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Mohamed Rezkallah

Comment aimer
sans faire
souffrir ?

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Une cloque
a fleuri,
à l’intérieur de la cuisse,
là où je t'ai embrassée...
Tu vacilles.

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Chapitre 1

Dix heures et quarante-sept minutes... J'ai le temps.


Nous avons le temps ! Charmante nymphe sous
l'emprise d'opiacés. Sachez-le, je n'ai pas toujours
été ce que je suis devenu... non.... Jadis... je
m'exprimais comme un chien affamé... J'errais
comme un chat en chaleur... Nous avons dix-heures
et des poussières, et je vous sens ouverte au
dialogue, à l 'écoute... Je remplis votre verre de
rouge et j'y viens...

Il s’en était passé des choses ! Beaucoup trop. Des


histoires à qui personne ne voudrait tendre l’oreille.
Des situations stupides. Des fins tragiques. Des
blagues pas drôles… Oui il s’en était passé des
choses… Je ne suis pas aigri malgré tout… L’envie
d’être original, la poésie pour plaire, la conquête de
l’autre, tout ceci est bien mort en moi… Ce qui
m’animait n’était que le plaisir d’aller au bout
d’une entreprise, de mettre en forme les murmures
venus à mon esprit et qui, dans l’ombre, s’étaient
cristallisés en une idée, une histoire, un futur, ou
rien, peut-être…
Je me suis confronté à des murs, des esprits fermés
comme des impasses avec l’enfer dans le dos, des
personnalités, des âmes, effrayées par l’obscurité
qui les habitait, les tyrannisait, et les poussait
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toujours à la recherche d’amour, de bonheur, de
beauté, de soleil, rejetant la violence, leur animalité,
leur haine, la mort, avec une violence inouïe, et
pourtant, ils y arrivaient mieux que moi, à tartiner
leur beurre sur leur pain, à peine réveillés au
lendemain d’un attentat perpétré à deux pas de chez
eux, ils étaient pour le mariage pour tous, pour la
sodomie légale et l’achat d’enfants du tiers-monde,
pour la mère poubelle, la mère porteuse, pour la
compétition entre pays, pour le spectacle… C’était
la réalité… J’étais très seul, isolé… passant des
nuits blanches, des journées transparentes, à
macérer dans mon jus… à éplucher mes désirs, mes
erreurs, mes années, mes souvenirs, qui perdaient
de leurs couleurs, de leur odeur.
Je réfléchissais à qui j’étais, ce que j’étais… ce que
j’étais en train de devenir… à quoi pouvais-je bien
servir… J’étais cerné. Être aimé pour ce qu’on est,
c’est impossible, voilà le problème. Mon problème.
Être soi et rien d’autre, c’était la mort… Mais je
faisais semblant de ne pas comprendre, de ne pas
voir. Je veux continuer à jouer. Je veux continuer à
faire n’importe quoi, comme tout le monde… Je
veux me consumer jusqu’au dernier soupir.
L’amour d’une femme aurait pu tout changer,
simple, limpide ; une rencontre, et vogue la vie.
Mais les dieux ont voulu m’apprendre autre chose.
Quelque chose de plus profond… parce que
jusqu'ici, je n’avais fait que répéter les mêmes
erreurs, sans varier dans mes actions d’un pouce.
Seul mon désir restait intact. Plus les années
passaient, plus les siècles se raffinaient, et plus la
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distance entre les êtres se développait, au point que
dans l’inconscience totale, de nouvelles races, de
nouvelles sortes de gens, émergeaient peu à peu.
Avec des vies virtuelles. Désincarnées.
Une chose ne changeait pas. L’envie de la chair. La
tension sexuelle, l’énergie première, le désir de
séduction et la peur de la mort. Trois principes
intimement entrelacés qui interagissent, se
soumettent, et se dominent, pour ne faire plus
qu’un… Juste une pulsion sourde qui tambourine à
la porte du cœur de l’humain.
Noël approchait. La tristesse avec. Ce n’était pas dû
au fait d’être seul, non, c’était autre chose… Peut-
être cet espoir que l’humanité plaçait en un soir,
tout ce qu’elle donnait comme cœur, expectation,
joie… juste pour un soir… Je n’avais pas besoin de
tout ça, de tout ce folklore, mais la tristesse qui
s’était abattue sur moi était si forte que je voulais
l’apaiser. Comme un gosse qui vous harcèle de son
chagrin pour son petit caprice.
J'avais chopé un petit job, de l'intérim, histoire de
mettre un poulet sur la table et des guirlandes sur le
sapin en plastique. C’était tout simple, distribuer
des journaux dans le coin. L'entretien s'était bien
passé. Un obèse grisonnant, bon vivant, de l'autre
côté du bureau, n'avait pas fait le difficile pour me
donner ma chance. De la réclame de Lidl à fourrer
dans les boîtes aux lettres. On devait porter la tenue
de la maison, pull et casquette. En binôme, avec un
ancien de la boite, l'un au volant, l'autre avec le
plan de route. CDD trois mois renouvelable.

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Le premier jour de boulot, je m’étais rendu aux
toilettes en arrivant. Ça couinait derrière une porte
de chiottes. Je ne voulais pas me mêler de ce qui ne
me regardait pas. Je pissai, me lavai les mains. La
porte du chiotte s'ouvrit timidement. C'était mon
collègue. Il s'essuyait les larmes, le nez rouge, le
dos rond, penché en avant. Il était mal. Et comme il
était mal, j’étais mal automatiquement.
— C'est rien, t’inquiète, fit-il, c'est rien !
Je passai mes pognes sous le séchoir automatique.
Lui se lava les siennes. Il se regardait, laconique,
dans le miroir, sans la moindre émotion. Il
ressemblait à Elvis Presley, coiffé en banane, mais
maigre comme un Carambar. Ses mâchoires étaient
puissantes, carrées. Cette tête s’était trompée de
corps, c’était mon impression.
Le jour de l'entretien, je ne l'avais vu qu'en photo,
punaisé sur le tableau. Le patron m'avait dit du bien
de lui. Enfin, je crois. Je ne pouvais pas me
permettre de me faire du souci. On attaquait dans
cinq minutes. Ça devait bien se passer. J'avais pas le
choix. La journée était maussade, et de la pluie était
prévue. Du soleil filtrait par-ci par-là pour le
moment. On monta dans la voiture chargée de
brochures et nous quittâmes le hangar.
— J'ai pas enregistré ton prénom... tu…
— Dominique.
— Moi, c'est Mo.
— C'est ton premier jour ?
— Yes...
— Tu verras, ça va aller tout seul !
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Elvis Presley qui, de bon matin, vous dit de pas
vous en faire... Que demande le peuple ? Mais j'ai
toujours la sale habitude d'être curieux... Pourquoi
chialer de bon matin ? Il avait sûrement une bonne
raison... J'allumai la radio et laissai sur les infos. On
parlait du camion allemand, que c’était la faute
d’Angéla, que le méchant responsable se trouvait
parmi la masse humaine de migrants à qui elle avait
ouvert la porte. Dominique conduisait très
sérieusement, il respectait le code de la route à la
lettre.
Les premières boîtes arrivèrent. Je descendis du
véhicule et commençai le bourrage. C’était un
boulot peinard, rien à dire. Physique tout de même.
Je pourrais prendre du bon vin, des gambas, et du
chocolat pour les fêtes... Ça me mettait en joie, je
me sentais humain d'un coup, je pouvais
comprendre les travailleurs... leur petite résignation
à se battre contre le système et, simplement, se
laisser couler... C’était moins fatiguant... plus sûr...
pour le chèque et les garanties... comme de se faire
mordre par un zombie et rejoindre le courant de
tristesse plutôt que de combattre, de résister. La
fierté, ça nourrit pas nos gosses, ça paye pas le
loyer, les soins dentaires... bref...
Je remontai en bagnole... Je donnai l'adresse
suivante à Dominique. Ça se couvrait. Vers midi, on
s’arrêta dans un bistrot pour casser la croûte. Je
commandai des spaghettis au saumon et mon
collègue un jambon beurre.
— C'est vraiment cool, comme job, dis-je, histoire
de parler.
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— Oui.. répondit Dominique.
— Si y'a un souci, n’hésite pas à m'en parler !
Il me transperça gentiment du regard, d'un air de
dire : tu essaies de foutre les pieds dans un plat que
tu ne peux même pas imaginer. Il se leva pour se
rendre aux toilettes. Le reste de son sandwich, son
portefeuille et son téléphone l’attendaient sagement
sur la table. J’attrapai le portable. Il y avait un code
de sécurité. Impossible de rentrer dedans. Je le
reposai, fouillai dans le portefeuille. Dans le fond
d’une tranche, il y avait une mèche de cheveux et
une dent pourrie. Je levai les yeux. Je crus voir dans
le fond du bistrot, caché derrière le mur, un regard
obscur qui m’épiait… J’eus soudain très peur,
reposai le portefeuille et fourrai ma fourchette dans
mon assiette. Deux minutes passèrent. Dominique
revint. Il constata que ses affaires n’étaient pas
disposées comme avant son absence, il les remit en
place, calmement, avec des petits gestes très
soignés. Il mordit dans son sandwich, puis dit :
— Mange, tu vas en avoir besoin.
Je n'avais plus envie de parler. Une fois le repas
fini, nous commandâmes les cafés, que
j’agrémentai en cachette d'un peu de whisky. Ce
n'était pas un mauvais bougre, il n'aimait pas qu'on
le fasse chier, c'est tout ; mais avec une gueule aussi
cool, on se sentait tout de suite trop à l'aise. J'avais
l'impression de le connaître depuis toujours. Je
n’aurais pas dû fouiller ses affaires… Je ne pouvais
pas m’empêcher… Je n’étais pas cleptomane mais
presque… Mes parents immigrés de première
génération avaient passé tout le long de ma jeunesse
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des disques du King. Je me souvenais surtout des
pochettes des 33 tours, et des slows qu'ils dansaient
dans notre petit salon. Tout ça, c’était loin, et Elvis,
à côté de moi, s'enfonçait dans un mutisme de plus
en plus profond. Je me sentais très mal… Je
n’aurais vraiment pas dû faire ça… mon premier
jour de boulot...
Dans le milieu de la journée, une femme habillée
d'une tunique rose fluo m'insulta derrière la grille
de sa résidence pendant que je faisais le boulot. Je
gardai mon calme. C’était une handicapée mentale.
Bouche de traviole et gestes incontrôlés. Elle s'en
donnait à pleins poumons, de la bave séchée aux
commissures des lèvres, les cheveux coupés court...
Je gardai mon calme. La première journée se
termina enfin. J’avais des courbatures et un mal de
dos qui me lança durant toute la nuit. Ce n’était
rien, il fallait juste le temps de s’habituer. Le
troisième jour à midi, dans le même bistrot,
Dominique était plus bavard que jamais.
— Je peux te poser une question qui fout mal à
l’aise ?
— Vas-y…
— T’as déjà fait l’amour avec une femme invalide ?
Ou dans le même style, genre endormie,
inconsciente, amputée ?
Je faillis m’étouffer avec un bout de sandwich.
Depuis quand étions-nous devenus proches à ce
point ? C’était sûrement encore un test pour voir si
j’étais solide et méritais le poste. Je jouais franc jeu.
— Fais pas ta fiotte, dit-il, tu peux te lâcher avec
moi…
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—J’ai… une amie, plutôt une connaissance, elle a
des problèmes de drogue…
— Et ?
— Elle se pique à l’héroïne. Toujours en ma
présence parce qu’elle n’a pas confiance…
— Tu prends cette saloperie, toi aussi ?
Dominique m’avait attrapé par le bras. Il avait de la
force, ce con.
— Non ! Jamais ! Mais elle se shoote qu’avec
moi… C’est pas une petite amie, mais c’est ce qui
s’en rapproche le plus… Je ne sais pas comment
expliquer…
— Et donc, pendant qu’elle plane… tu te la tapes…
c’est ça ?
— Oui…
— Pas mal !
La discussion s’arrêta là. Je voyais bien que ça
travaillait dans le crâne de Dominique. Il n’en dit
pas plus. Ne revint pas sur le sujet. J’aurais dû
fermer ma gueule… La journée se termina sans
problème. Vendredi arriva.
— Ce soir, on va boire un coup dans un pub, après
le boulot, dit Dominique.
— OK !
Je me sentais obligé de dire oui à tout tant que je
n'avais pas signé ce putain de CDI. À la fin de la
journée, de retour de la tournée, Dominique était de
très bonne humeur. Il me déposa chez moi. Il passa
me prendre à 20h.
Nous quittâmes la rue devant mon appartement
dans une Audi flambant neuve. Il portait un costard,
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s’était rasé, et empestait l’after-shave. J’avais fait
aussi un effort vestimentaire, jean, chemise propre
et veste de blazer. Nous arrivâmes par la voie rapide
dans le centre. On trouva une place de parking dans
le sous-sol de Masséna. La grande place était
illuminée de guirlandes, jeux de lumières, de grands
sapins. Les faciès joyeux, la marche rapide, les
passants se hâtaient de vivre leurs plus beaux
instants, leur plus grand bonheur, en famille, en
couple, ou avec un cœur plein d’espoir. Dominique
m’expliqua qu’il y avait un endroit sympa, un peu
caché sur la zone piétonne. Je me contentai de le
suivre. J’avais froid, j’aurais dû prendre ma
doudoune. Il fallait prendre en compte qu’on
bossait le lendemain.
On entra dans la zone et ses trottoirs de dalles
bombées et tordues. Les terrasses étaient bondées.
Obligés de frôler les corps en liesse pour se frayer
un chemin. Juste avant Foot Locker, nous
bifurquâmes dans un petit couloir de style
médiéval, embaumé de pisse, qui donnait accès à
une cour entre trois immeubles encastrés les uns
dans les autres. Dans l’entrée du fond, Dominique
tapa un code sur l’interphone et la porte s’ouvrit.
Après trois étages par les escaliers, il s’arrêta
devant la première porte du couloir. Des murmures,
du saxophone, des tintements de couverts nous
parvenaient. Dominique entra sans frapper. Souffle
chaud, relents de nourriture, d’alcool, de chaleur
humaine nous fondirent dessus dans un appel d’air
puissant. Je me dépêchai d’entrer et refermai
derrière moi. C’était tout simplement un pub en
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appartement. Le comptoir, la piste de danse, les
tables, les toilettes, les places VIP, tout y était. Les
murs étaient peints en noir, ornés de tableaux, de
portraits, de fines citations. Il n’y avait pas de
groupe de zicos qui jouaient live, mais un DJ placé
de manière discrète. Des serveuses et des serveurs
qui pourraient parader sur les podiums sans aucun
problème. Les clients avaient bonne mine, me
disaient bonsoir spontanément, comme si j’étais un
des leurs…
On se posa à une table proche du balcon. Je pouvais
voir le chahut de la zone. Je commandai un Jack
Daniel’s sans glaçon. Dominique une Heineken.
C’était vraiment plaisant comme lieu. Je ne savais
pas que ça existait de telles ambiances à Nice ; on
pouvait se croire à Paris, la prétention en moins, la
fraîcheur en plus.
— On est pas bien là ? dit Dom.
— C’est le top, dis-je.
— Je voudrais te présenter quelques personnes ce
soir…
— Pas de souci…
Un quart d’heure plus tard, une armoire à glace,
avec une gueule d’ange, vint s’asseoir à notre table.
Il commanda la même chose que moi.
— Mo, je te présente le commandant en chef du
commissariat de Nice, Louis Prinzil.
— Enchanté, monsieur, dis-je.
— Enchanté, Mo. Je suis un très bon ami de
Dominique ; c’est plus que ça, je veux dire… On
est de la même famille, en quelque sorte… Il m’a
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dit le plus grand bien de toi… J’espère que ta
carrière de chauffeur livreur va bien se passer… En
tout cas, si tu as le moindre souci, si on t’embête, si
tu as un problème, n’hésite pas à me contacter…
Il me tendit une carte.
— Je vous remercie, dis-je.
— Il y a de très belles femmes ce soir, dit le
commandant. Nous sommes gâtés.
— Louis, dit Dominique, tu devrais rester sage,
pense à ta femme un peu !
— Oh ! Je fais que ça, penser à elle… je t’assure…
Je suis perdu, je ne sais plus quoi faire… On
n’arrive plus à communiquer…
— Vous lui avez fait du mal ? demandai-je, vous
l’avez trompée ?
— Pas du tout… C’est le temps, juste le temps qui
désagrège tout...
Il se gratta la barbe naissante sous le menton, le
regard perdu sur un mal être sur lequel il peinait à
mettre des mots. Il semblait bien trop jeune pour
être si haut gradé. Il but une gorgée qui acheva son
verre et reprit :
— Le silence entre nous, ma femme est moi, je
veux dire… il est…
— Terrifiant, dit Dom.
— C’est ça, terrifiant. Je suis bien avec elle dans la
même pièce, dans le même lit, mais ce silence, ce
silence… qui s’insinue dans le moindre intervalle ;
il nous sépare d’une manière qui me paralyse, il
m’engloutit, m’ensache dans un suaire, et si je ne
me dépêche pas de parler, de parler encore, ou de
m’enfuir, j’ai l’impression que la ligne sera coupée
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pour de bon… tu vois… sans retour…
— Je crois comprendre, dis-je.
— C’est simple, dit le commandant, je ne me sens
bien que quand elle dort, quand je suis près d’elle et
qu’elle se repose paisiblement. Dans ces moments-
là, j’ai vraiment l’impression de me reconnecter, de
pouvoir lui dire ce que je veux lui dire, de
partager… d’admirer sa beauté… seulement dans
ces moments-là… Ah ! Dom, dit le commandant, je
me lasse jamais de te voir. Regarde ça, tous les
regards sont rivés sur toi ; c’est comme si je
picolais avec Elvis, une rock star, c’est dingue !
— Il faisait de la musique de merde, ce type ! J’ai
pas choisi de lui ressembler ! C’est une
malédiction.
— Je m’en fous de la musique qu’il jouait, c’est
l’effet qu’il faisait aux nanas… Toi, Mo, tu es de
82, tes parents sont venus en France dans les années
60, ils devaient être dingues du King. Ça devait
représenter tellement d’espoir pour eux. Ce type qui
se trémoussait en pantalon de cuir et fredonnait
d’une voix grave, la liberté, l’infini.
— C’est vrai que mes parents écoutaient beaucoup
Elvis Presley quand j’étais gamin…
Nous restâmes tous les trois un moment sans rien
dire, à siroter nos verres. Puis le commandant en
chef se leva et nous demanda de l’excuser. Dix
minutes plus tard, un autre invité s’installa à notre
table. Une femme de vingt ans, pas plus. Typée
nordique. Des cheveux blonds et fins coupés court.
Elle portait une belle salopette en jean noir, une
veste de tailleur vintage, une paire de ballerines
rouges. Elle fit la bise à Dom et me serra la main.
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— Je te présente China. C’est une étudiante
étrangère. Elle est très sympa.
Elle commanda une vodka orange. Elle n’avait
toujours pas dit un mot. Son verre arriva. Elle y
trempa les lèvres timidement. Dom commanda une
autre tournée pour nous. L’alcool montait
doucement. L’ambiance dans la salle battait son
plein dans le calme et la bienséance.
— Si tu te poses la question, Mo, elle ne parle pas
un mot de notre langue. Elle la comprend à peine.
De quoi commander un verre et de dire oui, ou non,
si elle voudra baiser avec toi ou pas.
Ça me fit rire. China nous regardait, sans rien
comprendre, avec une petite innocence qui
accompagnait chacun de ses gestes, et un feu
coquin dans les prunelles. Elle était si parfaite,
qu’un goût d’irréalité suintait sur le bois de notre
table, la buée de nos verres fraîchement servis, et
me remplissait l’estomac et peu à peu le cœur. Je
voulais demander à quoi ça servait de faire venir
une fille qui ne parle pas notre langue. Pourquoi me
présenter Louis ? Le sens de tout ça m’échappait.
Pour le moment, je me contentais de boire.
Dominique se leva à son tour, chuchota à l’oreille
de China, posa un billet de cent euros sur la table, et
ils quittèrent la table sans rien dire. Je me retrouvais
seul. Encore une fois.
Après quelque verres, je pris le N4 et rentrai chez
moi. Je ne pouvais pas déconner, je bossais le
lendemain.

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J’arrivai à l’heure, frais et dispo. Dom buvait un
café au gobelet. Il me salua timidement. Je chargeai
le coffre et nous quittâmes le hangar. Il faisait plutôt
beau, et le temps était au beau fixe.
— C’était cool hier ? Tu es bien rentré ?
— Oui, pas de souci !
— J’ai passé la soirée avec China. C’était pas top…
— C’est-à-dire ? demandai-je.
— Elle était trop… comment dire… présente…
C’était très étrange que je comprenne ce qu’il
voulait dire. Je me concentrai sur le boulot. C’était
la dernière ligne droite avant le week-end. Je
retombai sur la débile mentale en fluo. Elle me
cracha au visage. Je perdis mon calme. Grimpai la
grille. Elle se jeta sur moi et me roua de coups. Je
l’attrapai par le cou, j’avais envie de serrer et
qu’elle dorme pour un moment… Je me ravisai,
relâchai le cou et la maintins pas les bras… Son
visage tordu, rouge de haine, boutonneux, collait au
mien, elle m’insultait et postillonnait sur moi… Elle
puait… Elle ressemblait à un pigeon tout sale, tout
dégueulasse… Je retins mon envie de lui en coller
une… la relâchai et m’échappai en direction du
véhicule.
Dominique fumait une clope en regardant la scène
avec beaucoup d’intérêt.
— Des êtres de ce genre, me dit Dominique, tu en
croises tous les jours dans ce métier... tu verras... et
les trisomiques, c’est les plus cool… Bon, je vais te
faire un petit cadeau… Tu en parles à personne,
OK ?

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— Compte sur moi !
— Oui, on verra bien si je peux compter sur toi,
répondit Dominique.
Le taf fini, il me fit attendre au pied de son
immeuble qui se trouvait à Nice Nord, dans le
quartier Saint-Philippe. C’était plutôt bourgeois
mais sans prétention. Il redescendit trente minutes
plus tard avec un gros sac plastique bien chargé.
— Tiens, y a un vieux magnétoscope et une VHS.
Je veux que tu regardes et que tu me dises ce que
t’en penses. OK ?
— Je vais faire de mon mieux, répondis-je.
Il me ramena chez moi et disparut dans le tournant
du boulevard, mangé par la nuit. Ça m’intriguait
trop. Je mangeai sur le pouce, bus deux bières, me
douchai, enfilai un pyjama et branchai le
magnétoscope. J’insérai la cassette. Avant
d’envoyer la lecture, je me servis un petit verre,
histoire de m’ouvrir l’esprit. Je m’attendais au pire
avec le plus grand des naturels. Après une lampée
de whisky, je pressai la touche play.
Ça ne fit, ni une, ni deux, j’aperçus des corps nus en
rut un bref instant, et la bande se prit dans la bobine
d’un coup… À l’aide d’un tournevis cruciforme, je
dévissai le couvercle du magnétoscope et tentai de
libérer la bande. Tout ce que je réussis à faire, c’est
à bousiller la cassette définitivement. J’étais dans la
merde. Je passai la nuit sans fermer l’œil… et s’il
me virait ? Il en était capable… surtout que ça lui
avait coûté émotionnellement de me prêter cette
cassette ; je l’avais vu sur son visage… il tenait à ce
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que je la visionne. Après une heure d’un sommeil
entre deux états, je me levai et me préparai sans
aucune motivation. Même le café ne me fit aucun
bien. La cassette bousillée trônait sur la table du
salon. Je n’avais même pas débranché le
magnétoscope.
On attaqua la journée sous un ciel couvert. Il était si
bas qu’on aurait pu presque le toucher. Dominique
roulait doucement. Il m’avait à peine dit
« Bonjour ». Je savais qu’il attendait le bon moment
pour me le demander… C’était l’axe principal de sa
journée, le retournement de notre relation, à un
point où il se permettait de s’enfoncer dans sa
tristesse et son silence, tout en écoutant les infos.
Voir Elvis Presley avec ce visage… c’était quelque
chose…
A midi, on décida de casser la croûte au Burger
King. C’était bruyant comme une maternelle, avec
une odeur de graillon et des prototypes de la
prochaine jeunesse un peu partout. On mangea en
silence. J’agrémentai encore nos sodas de whisky ;
je me mis la double dose… Je pris le volant pour
l’après-midi. Je manquai de peu de renverser un
couple de vieux sur le lacet d’une route escarpée du
coté de Saint-Martin-du-Var…
Dominique se fâcha et reprit le volant !
— Putain, mais ils foutaient quoi au milieu d’un
lacet d’un circuit de formule 1, au beau milieu de
nulle part ? dis-je.
— C’est pas de leur faute, c’est de ta faute, Mo !
Faut toujours être prêt, vif !
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Je ne répondis rien ! La colère me brûlait l’estomac.
— Je sais que tu n’as pas regardé ma cassette, dit-il.
— Je…
— Si tu l’avais regardée, tu ne te tiendrais pas aussi
tranquille, à somnoler derrière le volant… Pourquoi
tu l’as pas regardée ? Dis-moi !
— Je voulais la regarder, Dom, je te jure !
— Mais ?
— Le magnéto a bouffé la bande…
— La cassette est foutue ?
— Foutue…
Sa manière de conduire changea. Pleine d'entrain.
Osée. Comme si la journée commençait enfin. On
allait si vite que je perdais mes repères et ne savais
plus où nous étions. Il freina brutalement devant
une grande maison. Un créneau parfait et on claqua
les portières. Je ne reconnaissais pas ce coin, on
devait être pas loin de Fabron, j'en n'étais pas sûr.
Elvis passa la grille d'un pas vif. Je ne le lâchai pas.
Il entra dans la baraque par la porte de la cuisine.
Le soleil n'entrait pas dans cette maison, il faisait
froid, l’intérieur était tout en pierres et en crépi. Un
silence marmoréen y régnait. Un salon qui faisait
trois fois mon appartement nous accueillit. Il y avait
une cheminée dans un sale état et un écran plasma
fêlé sur le mur principal. On traversa le salon, nous
prîmes un escalier et montâmes au premier.
— On fait quoi ici, au juste ?
— Tu le veux ce job ?
— Oui, bien sûr !
— Alors ne pose pas de questions et fais ce que je
dis !

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— Ça veut dire quoi ? dis-je.
— C'est moi qui décide de ton sort ! Et je veux pas
passer toutes mes journées avec un trou du cul ! Tu
saisis ?
— Idem pour moi ! répondis-je.
Est-ce pour sa vieille cassette qu’il m’avait traîné
jusqu’ici ? Il me manquait des données pour
comprendre clairement la situation… J’étais sûr
qu’il savait que j’avais fouillé dans son portefeuille,
et que maintenant, il voulait me faire payer… mais
je n’avais rien volé… Bien sûr que j’aurais bien
chipé un billet bleu, histoire de me mettre bien dans
la soirée après la journée de boulot, mais j’avais
pris sur moi et je n’avais rien touché.
On arriva devant une porte en bois qui tenait par
miracle. Elvis la poussa d'un coup sec. Une
poussière argentée s’éleva dans l'air froid. La
chambre était immense, meublée dans le style
gothique. Il y faisait encore plus froid. Le plafond
était si haut que j’en eus le vertige. Puis je la vis…
Mon souffle se coupa. Il y avait une femme nue sur
le lit… Ou plutôt le reste. C’était une femme tronc.
Comme il m’en avait parlé, sans vraiment le faire.
Ses bras et ses jambes étaient amputés à la base du
membre. Les cicatrices étaient larges, laides,
violacées… La pauvre femme, reliée à une
perfusion aux couleurs bizarres, était à peine
consciente de notre présence. Sa chevelure bouclée
était parsemée de nœuds desquels pendouillaient
des bigoudis délavés. Les poils brunâtres, au-dessus
de son sexe, avaient trop poussé et commençaient à
pousser sur l’intérieur du haut des cuisses.

24
— Tu vas faire comme moi, dit Elvis.
Il se défroqua sans la moindre hésitation, en un rien
de temps monta sur le lit, se cracha dans les mains,
les passa sur le sexe de la femme, vérifia que c’était
à son goût, et la pénétra.
— Si tu veux ce job, Mo, tu vas le faire aussi ! Tu
vas la baiser !
— Pourquoi tu fais ça ? C'est quoi ce bordel,
Dominique ?
— Tu veux savoir qui je suis, tu es curieux ? Je te
cacherai rien alors… Cette femme est une
meurtrière ; elle a renversé ma mère, l'a tuée sur le
coup et s'est enfuie ! C'est une ordure sans nom ! Je
ne fais que rendre justice ! Tu comprends, Mo? Tu
vas le faire, parce que tu es un gars bien qui veut
juste bosser pour subvenir aux besoins de sa famille
! Qui veut s’intégrer à cette société ! Hein ? Sinon,
je te fais virer sur le champ. Sinon, je dis à Louis
que t’es qu’un petit voleur et un violeur
d’héroïnomane… À vrai dire, il le sait déjà… s’il
ne t’a pas encore foutu en taule, c’est pour moi…
Tout en bourrant le corps inerte de coups de rein, il
prit son téléphone et lança un appel.
La femme avait un joli visage. Elle regardait le
plafond. Puis d'un coup, elle tourna son visage vers
moi et plongea son regard sans vie dans le mien.
— Allô, Boss, oui ! C'est Dom! Je vous appelle
pour vous parler du jeune que je dois former ! Oui...
ben...
Je levai les bras en l'air, fis signe que c'était OK !

25
— Ben je pense qu'il faudrait le garder, c'est un bon
élément, très motivé ! OK... on en parle en fin de
tournée, à ce soir...
Il se retira et me demanda une lampée de mon
whisky. Je lui tendis ma flasque. Il était exalté,
plein de plaisir, les yeux brillants...
— À toi, Mo... À toi de la fourrer cette meurtrière !
Tu vas voir, c'est pas si mauvais que ça ! C’est
comme avec ta copine droguée… tu aimes ça,
quand elle part… quand y a plus personne… juste
son corps sans défense… Tu es comme moi…
comme tous les hommes ; ne renie pas ta vraie
nature !
C’était un CDI à perpétuité que je m’apprêtais à
signer. La sécurité de l'emploi. Je baissai mon froc,
sous le regard rieur de Dominique. Honte à moi
d'avoir une érection, mais ce tronc était de toute
beauté. Je grimpai sur le lit, montai sur le monstre ;
mon gland effleura les lèvres humides et entra très
facilement.
— Vas-y Mo ! Bourre-la ! Bourre-la ! Tu vas
pouvoir contracter des crédits auprès des banques,
louer un appartement, acheter une voiture… Tu vas
vivre enfin !
J'allais et venais, m'agrippant aux épaules, là où je
pouvais. Je me laissai un peu aller, enfouis mon nez
dans le cou du corps. C’était bon... étrange et bon...
Elle sentait la lavande comme si on l’en avait
aspergée… J'entendis un murmure... D'où venait-
il ? Je relevai la face et me retrouvai nez-à-nez
26
avec la meurtrière. Ses lèvres fines aux contours
tatoués bredouillaient quelque chose. Je la croyais
inconsciente. Mon cœur sortit de ma poitrine. Je
tendis une oreille.
— Je m'appelle Ena... Aidez-moi... C'est un
menteur...
— Mo, fit Dominique, je vois plus ton beau cul
remuer, qu'est-ce qui se passe ? Surtout n’écoute
pas cette pouffiasse, c'est une vipère, une menteuse
de première ! Elle a percuté ma mère à 110
kilomètres heure et l'a laissée crever comme une
chienne ! Alors fais ce que t'as à faire pour
survivre ! Fais-le ! Elle aime ça ! Ne t’inquiète pas !
J'en pleure tous les matins, tant ce châtiment lui est
doux, mais elle ne mérite pas la mort ! Oh non,
Mo ! Fais-le, c'est toi ou elle ! Petit voleur ! Petite
fouine ! Allez ! Au boulot, sale arabe ! Terroriste !
Au boulot !
Je ne savais plus quoi faire ! Je bourrais, je
bourrais… Quoi faire d'autre... ?

27
28
ELLE (1)

Ils ont décidé que je serais punie. Et que je devrais


choisir moi-même la punition à m’infliger. Toute la
nuit, il y avait eu cette pluie autour de moi, contre
les grandes vitres. Je l’imaginais froide. Ce n’est
qu’au matin, dans le bruit des radios voisines et la
lumière blanche du jour, que j’ai pu commencer à
dormir.
J’ai dormi longtemps. Je n’ai pas entendu M.
rentrer chez lui. Je n’ai pas entendu le bruit de sa
clé dans la serrure ni rien. Simplement, j’ai ouvert
les yeux. Il était debout auprès de son lit et il me
regardait. Il m’a dit aussitôt que, maintenant, il
faisait soleil et que je pouvais me lever. Il m’a
demandé également si j’avais réfléchi. Je n’avais
pas réfléchi.
Sans vouloir m’en expliquer davantage, F.B.,
conduite autrefois dans une ville du Liban, m’avait
parlé de cet endroit, et de Nice, comme des
punitions les plus dures. J’ai demandé Nice. M. a
répondu que c’était bien, et il m’a semblé que son
visage avait soudain la même fixité attentive que
dans les cris du Palais des Sports, à la fin d’un
match de boxe.
J’ai enfilé le peignoir de M.. C’était un peignoir en
tissu-éponge blanc, sans ceinture. Je l’ai caressé
contre moi, en pensant à autre chose. J’étais
fatiguée surtout, et je crois que je dormais encore
un peu.
29
J’ai dit : « Je vais à la salle de bains. » M. ne m’a
pas répondu. Il s’était assis dans un fauteuil pour
regarder ses revues de photographies dont, la porte
fermée, je l’entendais encore tourner les pages.
Il s’est mis à téléphoner après un assez long
moment, quand j’ai commencé à prendre ma
douche, si bien que, dans le bruit de l’eau, je n’ai
rien pu comprendre de ce qu’il disait.
J’ai songé, néanmoins, qu’il appelait Raymond, ce
grand brun au pull-over rouge avec lequel j’avais
dansé, une fois, dans ce bar où M. m’avait
entraînée. Je me suis brutalement souvenu de la
pâleur de Raymond, de ses yeux noirs très enfoncés
dans les orbites, de ses questions polies, du contact
de ses mains sur mes épaules, et j’ai frémi sous le
tiède choc de l’eau.
M. et Raymond, je crois, ne sont pas à proprement
par1er des amis ; « pairs » conviendrait mieux,
parce que c’est un mot qu’ils emploient souvent
lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes. En tout cas, ils
aimaient rire ensemble.
La voiture est venue me chercher à quinze heures.
C’était la gris acier de Raymond. J’ai dû m’asseoir
devant, entre le chauffeur et M. J’ai demandé à M.
de bien vouloir baisser une vitre. Il a baissé la vitre
de son côté avant de s’accouder à la portière.
Mon front et la paume de mes mains étaient moites.
J’avais chaud, mais l’air du dehors m’a tout de
suite fait du bien et j’ai frissonné.
Nous avons roulé doucement, puis de plus en plus
vite. Je me rappelle qu’il faisait soleil et que
l’après-midi était d’un froid presque transparent.

30
Nous avons traversé Paris et pris l’autoroute du
Sud.
Sous le tunnel, brusquement, mon angoisse est
tombée. Peut-être parce que la lumière était
devenue orange par éclairs, par grondements,
comme dans un orage, et que, dans ce bruit, je ne
pouvais plus penser à moi.
Nous n’atteindrions jamais cette ville, nous
n’atteindrions jamais aucune ville. Et je n’avais
plus d’avenir.
En cours de route, j’ai dit plusieurs fois que j’étais
malade et que je voulais vomir. Ce n’était pas vrai
mais, chaque fois, M. donnait au chauffeur l’ordre
d’arrêter la voiture et j’avais ainsi la liberté de
marcher ou de courir le long du fossé.
J’aurais pu aussi bien appeler d’autres gens,
m’échapper. C’est pourquoi je reprenais
docilement ma place dans la voiture grise. C’est
pourquoi, aussi, je ne retirais pas mes doigts quand
M. les serrait dans ses mains.
J’ai trouvé que Lyon ressemblait à Paris. Il y avait,
comme à Paris, des arbres et des ponts, des cafés,
du bruit, des lumières montantes dans l’eau fixe et
noire. J’ai pensé tout de suite qu’au moins je ne
m’ennuierais pas, et j’ai été contente. Nous avons
tourné dans plusieurs petites rues, puis la voiture
s’est arrêtée devant un immeuble très sombre et
mal entretenu.
Le chauffeur n’a pas bougé, et c’est M. qui est venu
m’ouvrir la portière. Il m’a pris le bras, sans
serrer, pour me faire entrer dans un petit couloir,
dont les murs, écaillés, étaient sans couleur. Au

31
fond, il y avait une autre porte d’où arrivait l’air
frais du dehors.
Ça sentait la friture. J’ai eu faim.
M. a soulevé avec impatience le rideau sale qui
pendait en face de nous, mais il n’y avait personne
dans cette espèce de réduit contenant seulement un
évier encombré de vaisselle lavée et un grand
fourneau aux appliques de cuivre.
Alors que nous allions sortir, un homme a descendu
les escaliers pour venir à notre rencontre. C’était,
je crois, un Libanais, M. lui a serré la main, puis
tous deux ont parlé en allemand, sans me regarder.
Je ne comprenais pas l’allemand.
Ils ne m’ont regardée, en même temps, que
lorsqu’ils se sont arrêtés de parler. Je me suis
demandée avec un peu d’inquiétude si nous allions
vraiment dîner dans un lieu pareil, mais tant pis,
j’avais faim.
M., lui, ne mangerait probablement pas. Ça n’était
pas son genre d’endroit. Pas le mien non plus, bien
sûr, seulement je pouvais, au moins, manger
n’importe quoi.
« Nous sommes arrivés », a dit M. en me regardant
avec plus d’attention encore. J’ai eu brusquement
conscience d’être frappée au visage par le néon,
d’être laide, et cela m’a déplu. J’ai dû faire un
effort pour ne pas baisser les yeux. Je n’avais pas
compris. J’ai dit : « arrivés ? » Et M. a répondu
que oui.
Le Libanais a tendu une clé à M. Il lui a dit « la
chambre 7 » et il nous a tourné le dos. Il portait un
sweater gris, brillant, aux manches de laine. M. ne
disait rien. Il m’a tenue contre lui tandis que nous
32
gravissions l’escalier. Je lui ai demandé alors si
nous allions rester longtemps ici, mais il ne m’a
pas répondu.
Ça sentait la vieille humidité. Les ampoules étaient
jaunes et rares. Je ne comprenais toujours pas dans
quel but nous nous étions arrêtés ici. Je me
souvenais des exigences de M. dans les meilleurs
restaurants de Paris, où le champagne n’était
jamais assez froid, les fleurs jamais assez
éclatantes. J’ai pensé tristement que je ne
comprenais pas.
Au troisième étage, les vasistas touchaient le
plafond. Nous avons marché jusqu’à l’extrémité
d’un couloir étroit sur lequel ouvraient sept portes
semblables. Un « sept » se détachait en blanc sur
le marron de la dernière.
Au moment où nous entrions, j’ai entendu taper à
la porte, de l’intérieur de la pièce voisine. J’ai
regardé M. avec inquiétude. Il a dit : « Ce n’est
rien ». Puis aussitôt après, en allumant : « Votre
chambre ».
J’ai reculé. Ça n’était pas une chambre, mais un
débarras en désordre et sale. M. a refermé la porte
avant de me pousser en avant.
Il y avait un simple sommier de fer, dont la peinture
argentée était devenue terne, posé par terre, en
plein milieu de la pièce, des valises empilées dans
un coin, un balai de paille, une petite fenêtre aux
vitre nues et poussiéreuses, un seau de plastique
bleu avec des poignées, taché de raies boueuses,
comme si du liquide avait débordé en séchant sans
être essuyé. Seuls, le lavabo et le bidet paraissaient
neufs et très blancs.
33
Comme les murs, le plafond était orange avec, au
milieu, une ampoule jaune, semblable à celles du
couloir.
J’ai regardé M.. J’ai regardé la fenêtre. Je suis
allée jusqu’à la fenêtre. Je l’ai touchée. J’ai dit :
« On ne peut pas ouvrir ? »
M. n’a pas répondu, et je me suis approchée de lui.
Il ne m’a pas prise dans ses bras comme je
l’espérais, mais s’est au contraire éloigné un peu.
Je n’ai su que faire.
Il me tardait de descendre. Je préférais l’humidité
du couloir à la chaleur de cette pièce. Et puis,
surtout, debout en face de moi, M. m’observait
avec trop d’attention.
— On s’en va ?
M. a tapoté mon épaule. Il a répondu doucement :
— Déshabillez-vous, et couchez-vous

34
Chapitre 2

Marlène ne m’écoutait plus… J’avais beau lui


raconter, encore et encore… Même défoncée, elle
trouvait la force de ne pas me croire. De sa voix
frêle et basse, elle m’avait traité de fainéant, de
futur clodo… Une femme tronc ! Elvis ! Ça la
faisait rire.
Pendant que je préparais son shoot, sans transition,
elle m'avait balancé :
— Je veux qu'on m'aime sans raison ! (Je lâchais le
garrot de surprise…) Je veux pas me torturer
psychologiquement à essayer de me faire croire que
je mérite d'être aimée, parce que je suis comme ci
ou comme ça ! Tu saisis?
Je ne saisissais pas vraiment. La cuillère me crama
les doigts. Le fix était prêt. Elle resserra encore
l'élastique. Les veines se cachaient. C'était pas faute
d'être maigrichonne.
— On ne peut pas aimer sans raison, dis-je.
—Alors, dit Marlène, nous ne sommes que de la
marchandise...
Je réfléchis à ce qu'elle venait de dire. Je choisis
une veine bien grosse, bien épaisse. Plantais
l'aiguille.
— Doucement avec l'aiguille ! Te prends pas pour

35
une infirmière !
— Si t'es pas contente, tu vas demander de l'aide à
quelqu'un d'autre !
— Calme-toi, et tu ne le fais pas pour rien ! Te fous
pas de ma gueule...
— Je risque gros avec de l'héroïne chez moi... dis-
je.
— Arrête de t'inventer du suspens, personne ne sait
ce qui se passe ici, personne ne pense à toi, le
monde entier, les enfers et les paradis, se foutent
royalement de nous... Tu peux te détendre... Ici, t'es
chez moi... Tu ne fais que me garder un peu de
matos de temps en temps dans ton petit appart...
Marlène avait bossé chez Flunch pendant dix ans
avant de se retrouver au chômage. Elle ne le
supportait pas. La paperasse administrative et,
surtout, son passé d'héroïnomane avaient attendu
patiemment la bonne occasion pour lui sauter
dessus. Sa dernière semaine de boulot, je m'étais
présenté à sa caisse. Il me manquait deux euros.
Elle avait fouillé la poche de son pantalon trop large
et posé la différence sur le comptoir. Ça m'avait
presque fait chialer ; j’avais failli en faire tomber
mon filet de cabillaud et mes haricots. Fait la
promesse de revenir.
Quand j’étais revenu pour payer ma dette, un
manager qui ne dormait plus, les mèches pleines de
pellicules, m'avait expliqué la situation. J'avais
insisté pour avoir son nom. Le soir, je l’avais
contactée via FB assez facilement. Elle s’était
souvenue de moi. Je sais maintenant qu'à ce
moment précis, elle avait déjà replongé. Je pouvais
36
comprendre... Dix ans à bosser pour une franchise
de merde, et hop, à la rue ! Bye !
On peut se dire que ce n'est rien, qu'elle avait bien
cotisé, qu'elle avait de quoi et le temps de se
retourner, mais non... Ils s'étaient débrouillés pour
la faire démissionner. Une rébellion des employés
qui avaient piqué dans la caisse et avaient tout
caché dans son casier.
Ça, elle ne me le dira que plus tard. Tout ça, je m'en
fous à vrai dire. Moi, sa générosité m'avait touché
et m'avait mené à elle...
— On se regarde les uns les autres, reprit-elle, avec
sourire, parfum et politesse, comme on regarde
avec mépris la vitrine d'un magasin animalier... et
on fait son choix... de la valeur... la valeur ajoutée
de l'être humain...
— C'est normal, ça, dis-je. Tu veux faire comment
sinon ?
— C'est pas moi qui ai inventé la vie, c'est pas à
moi de trouver la solution...
— Très sérieusement... je ne vois pas...
Elle se redressa sur le canapé cuir et le garrot
relâcha la pression ; je retirai in extremis la
seringue.
— Fais gaffe, putain !
— Toi, Mo, tu te prends pour un écrivain... Y'a des
gens par ci et par là qui apprécient ce que tu fais...
mais dans le fond... ils t'aiment pas toi... Ils aiment
ta valeur ajoutée, et la valeur que ça leur donne de
te connaître... mais de toi, ils s'en foutent comme
d'une chiotte publique bouchée.
— Je vois où tu veux en venir... C'est sûr que c'est
moche... mais on peut pas se permettre de penser à
37
ça, ou même d'en parler... C'est sous-jacent... Ça
traîne en arrière-plan...
— Tu peux faire le tour et éplucher qui est en
relation avec toi et pourquoi... tu auras très vite
envie de gerber...
Je ne répondis rien... refis son garrot.
C'était la fin de la journée. Bleu et sombre dehors.
L'envie de sortir me prit. Marlène suait à grosses
gouttes. Repoussait le moment M. le plus possible.
Elle parlait, parlait, gigotait... se grattait les
cheveux... passait sa langue sur ses lèvres sèches.
Elle venait de prendre une douche, et l'odeur de
shampoing et de Dove s'évaporait doucement.
— Si la vie n'avait pas de valeur, dis-je, elle ferait
du sur place. Elle serait morte. On ne peut pas faire
autrement... Il faut le fort, le faible, la beauté, la
laideur... Moi, je ne suis pas là pour tes beaux
yeux... et toi non plus, Marlène...
— J'en conviens, dit-elle, avant de se mettre à rire.
Mais un jour, on pourra se passer les uns des autres,
et alors la paix naîtra... et une fois la paix sur terre,
on s'aimera sans raison.
Elle lâcha un pet malgré elle. Se leva, courut aux
toilettes et lâcha une diarrhée fulgurante. Je me
rendis à la cuisine, remplis un seau d'eau, jetai un
bouchon de liquide pour le sol et nettoyai les traces
de merde sur le faux carrelage. Y'en avait pas
beaucoup. Le produit pour le sol sentait très bon.
Saveur mangue, pain au chocolat.
Je pris mon temps. Me rendis sur la vieille chaine
hifi et cherchai de la musique sur la bande FM.
38
Marlène reprenait une douche. Je trouvai un air de
classique qui prenait fin. L'animateur radio lança le
titre du prochain morceau. Erik Satie. Gnossienne 1
pour piano. J'essorai le balai serpillière, l'eau devint
marron. Je repassai un coup.
La musique était belle, douce, lancinante, se
déversait dans ma poitrine, comme une valse
boiteuse, hésitante, qui ne savait pas où aller ; elle
rebondissait, riait, râlait, se faisait petite... et je
tanguais, le balai à la main, sur le triste piano.
Excité, lassé, le balai se rendit dans la cuisine, le
couloir, les chambres, les toilettes...
La musique prit fin.
Marlène, nue, revint sur le canapé cuir. Je coupai la
radio. Elle n'aimait plus la musique. Je la rejoignis,
refis le garrot pour la énième fois. Elle s'alluma une
clope. Je trouvai la veine idéale.
Les héroïnomanes détestent la solitude. Surtout
quand ils se shootent. Mais s'ils peuvent tout
s'envoyer dans l'âme et ne pas partager, ils ne s'en
privent pas... Marlène m'avait, moi. De la
compagnie et tout pour elle. Je tirai sur la seringue,
et Marlène monta au plafond. Je l'attrapai par le cou
et la couchai doucement.
Il faisait nuit maintenant. Sa clope fit un trou sur le
canapé. J'allumai la lampe de chevet. Remis la
radio. Je me déshabillai et regardai un moment
Marlène. Elle rêvait paisiblement. Elle en avait
pour des heures. Je lui écartai les jambes. Réfléchis
à son histoire de valeur ajoutée. Si je ne profitais
pas d'elle, alors je n'aurais plus de raison de la
fréquenter. Et elle qui se shoote en toute sécurité
avec moi, ma compagnie, mon écoute... mon temps
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de vie... si elle m'avait donné l'autorisation de
profiter d'elle pendant qu'elle se shootait, c'est
qu'elle profitait elle aussi de moi.
C'est la vie... Si je voulais que ça tourne, que ça
avance, je devais faire ce que j'avais à faire...
Je vis mon esprit poser deux euros sur la table basse
de son salon et s'en aller. Mon âme entra en elle.
Que je la prenne pendant son trip ne la dérangeait
pas ; elle disait qu’elle ne sentait rien, qu’elle était
si loin et si haut que c’était comme être une gamine
qui regarder deux fourmis se démener.
Je relâchais la pression, la frustration.
Je pensais l’amener voir la femme tronc. Pour lui
montrer que je n’étais pas un menteur. Que je
n’avais pas quitté le job par fainéantise… Travailler
avec un psychopathe… Baiser un joli tronc tous les
jours… Me faire hurler dessus, monter des côtes à
quarante-cinq pour cent, des piles de journaux sous
les bras… Je n’avais pas le courage… Noël, c’était
demain… C’était foutu, tant pis.
Je comptais revoir la femme tronc. Je le voulais.
Ena... Histoire de m’assurer que je n’avais pas tout
halluciné. Et parce que j’en avais envie, tout
simplement. J’avais moi-même du mal à y croire.
Dominique me passait un coup de fil par jour et me
mettait la pression. Il voulait me revoir, me laissant
tout de même du temps et le choix du rendez-vous.
Il disait qu’il avait la preuve irréfutable que tout
était vrai… Lui faire la gueule ne servait à rien… Je
comptais ne rien dire, et lui n’avait pas confiance.
Mais j’avais un doute. Avait-elle vraiment percuté
sa mère à cent kilomètres heure ? Et si elle n’était
qu’une victime ? Ça n’avait pas grande importance,
40
ça ne lui rendrait pas ses membres perdus de lui
rendre justice… Et plus ça allait, plus je
commençais à comprendre… Je ne savais pas quoi
au juste… mais ça me venait de très loin… du le
fond de l’âme…

Je fis mon actualisation Pôle emploi. M’inscrivis à


une formation intensive pour le retour à l’emploi.
Tant qu’on respirait encore sur cette terre, qu’on
était capable de se mouvoir, le Pôle emploi ne vous
lâchait pas. Des rendez-vous, toujours et encore…
des formations… des stages… des réunions
préventives… Tout, pourvu que vous fassiez
quelque chose, plutôt que de vous la couler douce
sous le soleil du sud… à une terrasse, ou sous les
draps collé aux douces fesses d’une femme à peine
rencontrée... À force d’allers-retours, j’avais
remarqué ça.
Le pôle emploi avait engagé les plus qualifiés de
ses chercheurs d’emplois pour apprendre aux plus
mauvais éléments de leur banque de données à
trouver un emploi… Une mère de famille française
pure souche, de trente-cinq balais, mais qui en
faisait déjà cinquante, m’avait bassiné tout une
matinée sur un banc avec son CV de championne…
Elle méritait… Elle avait le droit… Le maquillage
sec, les pellicules au chignon, c’était elle qui, pas
plus tard que ce matin, m’avait remis les pieds sur
terre quant à mes chances de trouver un job avec
mes si faibles compétences… Et pendant qu’elle
tapait les codes ROM les plus sales, qu’elle me
cherchait les boulots les plus pourris, je songeais à
41
tout ce que je voulais faire de ma vie, réellement ;
mes idées, mes projets, tout ce que je gardais pour
moi, tout ce que je ne pourrais jamais dire à mon
ex-amie de galère et de fortune, à présent
conseillère.
C’était comme être cerné… Dès que j’étais plus
seul, dès qu’une autre âme pointait son nez, c’était
la mort… Une vraie torture de ne pas pouvoir
échanger avec cœur et passion avec ce corps en face
de soi, aussi laid fut-il. Il avait des oreilles pour
m’entendre, des yeux pour me voir, un cerveau pour
me comprendre et me répondre… Mais c’était une
vraie mort, et elle se répétait tout au long des
journées.

Je ne résistai pas longtemps et donnai un rendez-


vous à Dominique dans un endroit neutre. Un
endroit sans risque : Carrefour.
J’attendais dans le fond d’un Brioche dorée. Deux
tables sur ma gauche, une jolie gamine de dix ans,
pas plus, vêtue d’une tunique de soie, effeuillait son
croissant en silence en me jetant de timides coups
d’œil. Enveloppée dans sa solitude tranquille, de la
curiosité bouillonnait dans son estomac… Coiffée
de belles couettes châtain, une raie parfaite séparait
son crâne en deux. Elle insistait, lorgnait vers moi...
Ouverte à une rencontre amicale, visiblement... Ça
faisait comme une lumière autour d’elle… Et cette
tenue d'adulte qui ne collait pas avec son jeune âge,
comme l’enseigne d’une station-service tard dans la
nuit au milieu de nulle part. Sans jugement,
ouverte. Oui, c’était le mot…
Pourquoi avoir peur d'une enfant ? pensai-je.
42
Ça faisait dix minutes qu'elle était seule avec son
croissant, à balancer les jambes dans le vide sous sa
table. Je pris un peu de courage...
— Bonjour, dis-je.
Elle se contenta de sourire, yeux tout plissés. Des
rides se dessinèrent et durcirent son visage au point
de ressembler à une autre. Ça me fit peur. Je perdis
confiance et la poésie que je voyais en elle avec. Je
tentai un retrait tactique, louchai sur le fond de mon
gobelet. Son regard pesait sur moi. Il fallait relever
la tête.
— Que c’est étrange, fit-elle.
Je me contentai de sourire, de la chaleur plein les
joues.
— Vous pouvez me voir, monsieur…
Sa phrase se faufila dans mon esprit, me fit l’effet
de l’ultime lueur d’un phare lointain en pleine
tempête.
— Bien sûr, je que peux te voir.
— On ne me voit pas habituellement, dit-elle.
Un flot d’humains passait, repassait, devant l’entrée
du café, caddies et sacs à bout de bras, en famille,
seuls, chacun à leur rythme. C’était comme
regarder un aquarium, mais depuis l’intérieur, bien
collé dans le fond. J’y étais sans y être. J’étais
tombé sur un drôle de poisson.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « On ne me voit
pas habituellement » ?

43
— Tu n’es pas Français ?
— Si... Enfin, je crois…
Son regard vert tropical, en forme d’amande, cessa
de cligner.
— Ça va petite ? Tu te sens bien ?
— Si tu me vois, c’est que tu as un cœur pur, dit-
elle.
— Un cœur pur, répétai-je malgré moi.
— Personne ne me voit, sinon. Pourtant, je suis
toujours là. Pas loin…
Une vendeuse s’approchait doucement pour
nettoyer les tables. Son t-shirt était trop petit pour
elle et la serrait au niveau des bras. Sa casquette lui
cachait les yeux. Elle pulvérisait sans grande
conviction le liquide nettoyant sur une table déjà
propre. Ça me fit de la peine. Comme si elle
m’avait capté, elle releva la tête sur moi, puis
remarqua la gamine et son croissant à la table
voisine.
— Elle te fait de la peine ? dit la gamine.
— Oui...
Elle sauta de la banquette en cuir, ignora la
vendeuse qui rassemblait les miettes de croissant
pour les faire basculer sur le plateau, et à la force de
ses bras menus, elle s’installa en face de moi. Sa
beauté enfantine me troublait. Je n’étais vraiment
pas à l’aise.
— Tu n’as pas avoir de peine… Tout va très bien
aller…
De quoi parlait-elle, au juste ?
44
— Comment tu le sais, petite ? Comment tu peux
être sûre de ça ?
Ses petits doigts longs et translucides replacèrent
une mèche derrière son oreille droite. J’aperçus
comme un minuscule tatouage sous son lobe.
— Si tu en a gros sur le cœur… Si tu te sens
perdu… Si tu souhaites abandonner… Appelle-
moi… Je te donnerai tout ce que tu désires… sans
exception… Absolument tout…
Elle trifouilla sa poche, sortit un bout de papier et
me le mit sous le nez. C’était la notice qu’on trouve
avec les jouets dans les œufs Kinder. Je le pris, le
déroulai. C’était une petite femme pulpeuse, en kit,
à monter. Elle avait de gros seins, des fesses
bombées, du rouge à lèvres, et une chevelure rose.
La gamine se mit à rire.
— Tu es content ?
Les larmes me vinrent aux yeux.
— Comment tu t’appelles ? dis-je.
Elle se retourna. Un couple se tenait devant l’entrée
du café. Une grande blonde, en jean, chemisette, et
doudoune longue et fine, et un chauve à lunettes, en
tenue d’employé de bureau. Ils cherchaient à
l’intérieur sans oser entrer.
— Je dois y aller, dit la gamine.
Elle bondit hors du siège et courut vers la sortie. Le
couple fit quelques pas en arrière, retourna dans le
flot du centre commercial, et l’enfant se dépêcha de
45
prendre le même chemin. Je me sentis très seul.
Comme si je venais de laisser passer une chance
inestimable… et pourtant, elle m’avait promis
qu’elle serait là pour moi, n’importe quand… Je
n’avais qu’à l’appeler. C’était stupide…
Dominique arriva dans la foulée.
— Qu’est-ce qui se passe ? T’as pas l’air bien du
tout !
— C’est rien… Allons-y !
La fin de la journée approchait doucement mais
sûrement. Ça pullulait de caddies pleins. Deux
hommes faillirent en venir aux mains pour une
place de parking. Ça fit rire Dominique qui prit la
peine de s’arrêter pour prendre le temps de
regarder. On nous klaxonna à notre tour. Les
hommes de la sécurité s’amenaient en courant,
talkie dans une main, et l’autre tenant leur pantalon
trop large par la ceinture.
Dominique se décida à avancer et, au niveau du
rond-point, plutôt que de prendre la direction de
Saint-Isidore, il prit le chemin vers la ville de
Carros.
Ça ne servait à rien de poser des questions, d’être
inquiet. Si j’étais là, si j’avais accepté de le revoir,
c’était que j’étais prêt à voir n’importe quoi… sans
jugement… sans réaction puérile.
Après le pont de la Manda, sur quelques kilomètres,
la nuit tomba en un rien de temps. L’intérieur de la
voiture était silencieux, on entendait à peine le
moteur. On planait sur la route nocturne. Il bifurqua
sans freiner dans le petit chemin du Lac du Broc.
Les derniers visiteurs claquaient leurs portières et
46
démarraient leur moteur, prêts à partir alors que
nous descendions de L’Audi. On ne voyait rien
autour de nous. Juste les cimes des arbres qui se
balançaient mollement sous le ciel pourpre étoilé.
Dom prit une lampe torche dans le coffre et me
demanda de le suivre. Son visage était sérieux. Je
n’arrivais pas à deviner ses intentions, ou la
tournure que prenaient les événements.
Nous entrâmes dans le sentier et, après une centaine
de mètres, pénétrâmes la grande plaine qui encercle
parfaitement le lac tranquille qui reflétait les lueurs
lunaires avec calme et indifférence. Un cygne
voguait avec délicatesse, seul au milieu de
l’étendue scintillante, passant avec aisance les
timides remous amenés par le vent du nord.
Nous marchâmes un long moment, suivant le
parcours des joggeurs, toujours sans rien se dire.
Dom alluma la lampe torche et, d’un coup, coupa
sur la gauche en direction d’un terrain impraticable
et s’engouffra dans la forêt. Je le suivis comme je
pus. L’odeur de terre, de feuilles, d’écorces, devint
plus forte, l’air se glaçait de seconde en seconde.
Ça ne dura pas longtemps. Nous tombâmes sur une
tente. Une lumière douce et dorée reflétait une
ombre qui se mouvait à l’intérieur. L’ombre
s’immobilisa et une lame d’ombre se leva en l’air.
— Qui va là, ? dit l’ombre, d’une voix agressive et
sûre. Allez emmerder quelqu’un d’autre. Vos jeux
pervers ne m’intéressent pas !
— C’est moi Suey, c’est Elvis…
L’ombre attrapa la fermeture éclair et, d’un geste
parfait, ouvrit la porte de tissu. Elle était plutôt
47
jolie, cette fille. Brune charbon. Ongles obscurs. Un
anneau lui perçait le bout du nez. Une gothique.
Avec le faisceau de la lampe torche en pleine face,
tout ce noir ressortait encore plus.
— Qu’est-ce que tu fous là ? Et c’est qui, celui-là ?
— C’est un ami… Je suis désolé de venir
t’emmerder. Mais j’ai besoin de toi. Pas longtemps.
Je te le promets. Allez, Suey…
C’était la première fois que je voyais Dominique
avoir autant de respect pour une personne.
— T’as cinq minutes. Je t’écoute ! Accouche ! Et
éteins cette foutue lampe torche, tu veux ? Tu vas
attirer tous les pervers du coin avec ça !
— OK, OK… Alors je veux que tu dises à mon ami
ici présent qui tu es. Tu peux tout lui dire,
t’inquiète… Ça risque rien…
Elle se gratta le front. Soupira. Releva la tête.
— Je vois… fit-elle en me dévisageant. Toi, tu as
rencontré ma mère.
— Ta mère ? répétai-je.
— Oui… Ma mère… Ena…
Je sentis comme une main venue de l’intérieur
m’écrabouiller l’estomac et repartir sans demander
son reste. Ça faisait un mal de chien. J’étais sous le
choc. Et encore plus sous le choc du calme de ces
deux personnes.
— Ma mère, reprit-elle, a renversé la pauvre mère
d’Elvis ici présent. Tu as vu ça comme il ressemble
au King ? C’est dingue ! Je crois que c’est un peu
pour ça que je me suis rangée de son côté… Bien
sûr, ma mère est un monstre… J’étais avec elle
48
quand c’est arrivé… Et elle s’est enfuie sans aucun
scrupule, m’interdisant même d’appeler une
ambulance… T’es content ? C’est ça que tu voulais
que je dise ? Pour qu’il sache que tu n’es pas un
menteur ?…Voilà…
— Ça te dérange pas l’état dans lequel est ta mère ?
demandai-je.
— Je suis coupable aussi, mon grand… Je n’étais
pas obligée de l’écouter… Je suis majeure. Je fais
ce que je veux de ma vie depuis mes quatorze ans…
J’aurais pu, mais j’ai rien fait… Je crois avec le
recul que je voulais que ma mère soit totalement
coupable, parce que prévenir la police ou faire quoi
que ce soit, l’aurait déresponsabilisée… Elle aurait
pu même oublier, ou en tirer profit... Puis tu crois
vraiment que j’avais le choix ? D’une manière ou
d’une autre, j’ai juste choisi mon camp pour mon
propre intérêt… physique, je veux dire…
— Bon, on va pas te déranger plus, dit Dom.
— Ça sert à quoi qu’il sache ? demanda Suey.
— Ça me regarde, répondit-il.
— Si tu le dis…
—Tu n’es pas obligée de rester ici, tu sais… Si tu
relates simplement les faits devant le tribunal, tu
t’en sortiras avec du sursis. Vu que tu as subi aussi
la disparition de ta mère, le procureur sera
clément…
— Non… non…
Un coup de fermeture éclair, et la porte de tissu se
referma. Nous rentrâmes sur Nice-Ouest sans dire
un mot. Dom me déposa devant mon entrée et me
demanda : « Tu reviens bosser dès demain. »
Il avait mis sa vie entre mes mains dans un certain
49
sens. J’étais au courant du secret qui était le socle
de son existence. C’était une invitation à double
tranchant, mais malgré tout, j’avais déjà accepté…
j’étais déjà dedans… Alors, je hochai la tête en
guise de réponse.

50
ELLE (2)

J’ai fait aussitôt remarquer à M. qu’il était


impossible de se coucher à même un sommier
complètement nu, mais M. a dit que ça n’avait ici
aucune espèce d’importance, et que je me rendrais
compte par moi-même à quel point la fatigue était
capable de vous endormir n’importe où.
Tandis qu’il m’expliquait cela, M. avait pris, dans
l’armoire, une chemise de nuit opaque, en nylon
mauve. Il me l’a offerte du bout des doigts.
Il a dit : « Enfilez ça. »
On voyait très bien que la chemise avait dû être
portée. A cause du col et des poignets crasseux. Je
me souviens que mes genoux tremblaient.
J’ai répondu : « Non merci, j’ai ce qu’il me faut, en
bas, dans la valise. Je vais le chercher. »
En même temps, je suis allée vers la porte.
M. m’a arrêtée tout de suite. Il m’a expliqué
tranquillement que c’était inutile parce que je ne
sortirais pas de ma chambre et n’aurais par
conséquent besoin d’aucun vêtement. Au contraire,
je devrais lui donner ceux que je portais en
arrivant et il se chargerait lui-même de les ramener
à Paris.
J’ai dit « non », plusieurs fois.
Je pense que je criais.
Il ne s’en est pas soucié.
Il a ramassé, par terre, la chemise que j’avais
jetée, me l’a tendue à nouveau, et je l’ai mise.
51
Quand j’ai eu terminé, M. m’a fait coucher sur le
sommier de fer et s’est allongé sur moi. Il est
demeuré un long moment ainsi, immobile, mon
visage dans ses mains.
Chaque fois que je voulais bouger, ou quand je
respirais trop profondément, je sentais les ressorts
de métal brûler mes épaules.
J’ai bougé, malgré tout, quand M. m’a pénétrée
sans hâte, avec une sorte de calme apaisant.
Je me souviens d’avoir eu mal pour m’être
soulevée d’un mouvement trop brusque, le fer
s’étant imprimé dans ma peau.
Après s’être rhabillé, M. a caressé longuement les
marques rouges. Il m’a embrassée plusieurs fois,
sur la bouche. Je tremblais de nouveau.
Après, M. a roulé dans ma robe, mon slip, mes bas
et mon soutien-gorge. Il est allé jusqu’à la porte. Il
s’est retourné. Il m’a souri.
A ce moment, la lumière s’est éteinte. J’ai parlé
d’une panne, mais il a dit que ça n’en était pas une,
et qu’on me couperait ainsi la lumière tous les
soirs, à neuf heures.
J’ai dit que ça n’était pas possible.
Il n’a pas répondu.
Je me suis accrochée aux revers de son veston
pendant que M. éclairait à peine la pièce avec la
flamme de son briquet. J’ai levé la tête. Un instant,
il y a eu son visage au-dessus du mien, comme dans
l’amour. Puis l’obscurité est revenue.
M. a détaché mes doigts de l’étoffe, l’un après
l’autre, avec beaucoup de calme. Moi, j’ai essayé
de résister, mais comme si je me heurtais à la force
aveugle d’une machine, en sachant déjà que mes
52
efforts ne serviraient à rien. Nous avons lutté ainsi
un moment, dans le noir.
Il me disait : « Allons, soyez raisonnable, vous
savez bien que je n’ai pas de temps à perdre. »
Dans mon désarroi, j’ai pensé bizarrement que
nous nous aimions. Je lui ai demandé de ne pas
partir et, malgré moi, mes mains ont serré les
siennes si fort qu’il m’a priée, en les dégageant, de
ne pas m’agiter ainsi.
Je me suis éloignée, j’ai eu honte.
Il a attendu encore un peu. Il a fumé en silence et
m’a donné sa cigarette avant de l’avoir terminée.
J’ai remarqué alors que ça n’avait aucun goût de
fumer dans le noir, mais je suis devenue plus
tranquille.
Sans le claquement sec de la clé dans la serrure, je
n’aurais pas su que M. venait de sortir.
Je suis devenue toute molle. C’était, en même
temps, comme si on allait me tuer, et comme si
j’étais déjà morte. Je tournais le dos à la fenêtre.
Le noir de la chambre s’était figé, solidifié en
masse compacte pour me fermer la bouche,
m’écraser la poitrine, m’étouffer.
Je me suis retenue au mur aussi longtemps que j’ai
pu, mais j’ai tout de même fini par tomber sur les
genoux. Ça a fait un immense bruit. Un bruit que,
sur le moment, je n’ai pas identifié. Je ne sais pas
exactement ce qui s’est passé alors.
J’ai dû appeler M. avec l’insistance des fous, car
j’ai soudain entendu sa voix, de l’autre côté de la
porte. Il parlait au Libanais. Je n’ai pas eu peur en
comprenant que tous deux allaient entrer.

53
Même s’ils étaient venus pour me frapper, je
n’aurais pas eu peur. J’aimais mieux être frappée,
que seule.
Ils ne m’ont fait aucun mal. Ils se sont contentés de
laisser la porte ouverte. Comme le couloir était
éclairé, j’ai pu tout de suite respirer à fond. Ils
m’ont regardée en silence. Je m’étais rapprochée
de la lumière et je jouais, du bout du pied, avec le
mégot écrasé de ma cigarette.
Après un assez long moment durant lequel ils ne
m’ont rien demandé et où, de mon côté, je n’ai rien
dit, M. m’a dit, sans colère, d’aller m’étendre. J’ai
obéi, mais lentement.
Le Libanais a dit alors : « Tu peux aussi bien lui
laisser la lumière. C’est son premier soir, non ? »
M. n’a rien répondu.
Il est allé lui-même tourner l’interrupteur du
couloir, et la pièce a de nouveau été plongée dans
l’ombre.
J’ai entendu la respiration de M. près de la porte.
J’ai eu très envie de crier. J’ai eu envie de sortir et
de crier comme s’il y avait le feu.
Ils sont restés encore quelques minutes à écouter,
derrière la porte qu’ils avaient refermée sans bruit,
puis j’ai entendu M. dire, sans élever la voix :
« Je pense que c’est fini maintenant. Elle va se
calmer. »

54
Chapitre 3

Des mois passèrent. Presque une année. Dans le


calme et la normalité absolue. Dominique ne fit
plus aucune allusion à notre passé commun. Me
demanda d'améliorer mon langage. Mes tenues
vestimentaires. De prendre soin de moi, de mon
apparence, et bientôt, je fus capable de partir en
tournée de distribution tout seul.

À midi et demi, comme tous les jours, je sortis faire


les courses, un grand cabas à l’épaule. Je passai
d’abord à la banque payer les factures de gaz et de
téléphone, puis allai au supermarché faire les
courses pour le dîner. Je mangeai un cheeseburger
au Burger King et bus un café.
Le téléphone sonna pendant que j’étais en train de
ranger les courses dans le frigo. Cette sonnerie me
parut extrêmement nerveuse. Posant sur la table du
salon une canette de coca à peine ouverte, je fonçai
et décrochai le combiné.
— Tu as fini tes courses ?
— Qui est à l'appareil ?
— Tu devrais le savoir...
J’étais incapable de raccrocher. Quelque chose dans
cette voix retenait mon attention.
— Non, à part les télévendeurs délocalisés en
Afrique, personne n’appelle sur le fixe.
55
— Tu vois que tu te trompes, dit la femme,
tranquillement.
Je pouvais sentir nettement l’atmosphère à l’autre
bout de la ligne : elle était confortablement assise
dans un fauteuil, jambes croisées.
— Si vous me disiez qui vous êtes, on gagnerait du
temps !
—Il n'y a pas que les pauvres téléprospecteurs qui
t'appellent... Moi aussi je t’appelle... et souvent...
— Vous êtes sûre qu’il n’y a pas erreur sur la
personne ?
— Non, dit la femme. Je te connais, je t’ai
rencontré plusieurs fois.
— Quand ? Où ?
— Un jour, quelque part. Mais ce qui compte, c’est
maintenant, tu es d’accord, non ?
— Donnez-moi juste une preuve. Une preuve que
vous me connaissez.
— Je sais que tu viens de faire tes courses. C'est
suffisant, non ?
— Mon âge ?
— Trente-quatre ans, répondit la femme. Ça te
convient ?
Je me tus. Elle me connaissait, c’était sûr. Je ne
reconnaissais pas sa voix.
— Bon, à toi maintenant... Essaie de savoir qui je
suis... où je suis... les habits que je porte...
— Je ne sais pas, et j'ai pas que ça à foutre !
— Allez, essaie ! Et ne sois pas vulgaire... Ça ne te
va pas...
Je jetai un coup d'œil sur ma canette de coca. Elle
56
perdait de sa fraîcheur.
— Je ne sais pas, répétai-je. Moi je ne vous connais
pas, je ne reconnais pas votre voix. Et j’ai beau
essayer d’imaginer, je n’arrive pas à voir qui vous
êtes.
— Vraiment ? dit la femme. Tu manques à ce point
d'imagination ?
Je n'avais rencontré aucune femme ces derniers
temps. Ça ne pouvait pas être Marlène qui me jouait
un sale tour... bien qu'elle en était capable... Depuis
six mois, je ne faisais que bosser comme un chien.
— Puisque tu ne vois pas qui je suis, je vais me
décrire, dit la femme. Je suis dans mon lit en ce
moment. Je viens de prendre une douche, et je suis
toute nue.
Toute nue...
— Tu préfères de la lingerie ? Des bas ? Tu as un
délire secret ? Un truc interdit ?
— C’est comme vous voulez. Mais moi, c'est pas
mon délire la téléphonie Rose. Si vous le voulez, si
vous me connaissez, pourquoi ne pas venir chez
moi ? Vous êtes la bienvenue !
— Deux minutes, c’est tout. Deux minutes de ton
temps, tu peux me les accorder ? Réponds au moins
à ma question. Tu préfères que je reste toute nue, ou
que je mette quelque chose ?
— Nue !
— Toute nue, alors ?
— Oui, c’est ça, toute nue.
Je raccrocherai dans deux minutes, me dis-je.
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— Je sais que tu aimes les touffes humides, dit-elle.
Avec la bonne odeur du shampoing encore chaud...
les gros seins humides.
—N'importe quel homme aime ça, ce n'est pas une
révélation !
— Et en-dessous, c’est encore plus chaud. Comme
du beurre qui fond doucement sur une poêle
brûlante. C’est vraiment brûlant... Je vais me mettre
en levrette, histoire de faire prendre l'air à mon
minou qui brûle...
Au ton de sa voix, je savais qu’elle ne mentait pas.
— Regarde, je passe une main entre mes jambes et
j’écarte mes lèvres pour te montrer comment ça
brûle, et comme c'est mouillé aussi... Lentement.
J’écarte. Je caresse de l'autre main mon téton
gauche... C'est trop sensible... trop... doucement
avec la pulpe du doigt, je passe sur mon bouton
d'amour... Oui, comme ça, très lentement.
Maintenant, je prends mon sein gauche et le malaxe
avec force... comme si je voulais faire sortir du
lait... Ça fait un peu mal... et puis je pince le
mamelon. Je recommence, je perds patience... j'y
vais à fond… encore plus, encore plus vite, je pense
que ça vient... je vais...
Je raccrochai. Elle avait réussi à me faire avoir une
érection... Je m’étendis sur le sofa, regardai
l’horloge et soupirai lentement.
Le téléphone sonna encore. Je ne répondis pas, et il
s’arrêta au bout d'un moment. Un silence rassurant
se déversa dans le salon

58
Peu avant deux heures, je sortis et me frayai un
chemin dans la jungle des travaux. Un chemin
éphémère en béton faisait office de passage vers le
côté ouest du quartier. On avait beau l’appeler la
ruelle, ce n’en était pas une à vrai dire. Pour être
plus précis, c’était un truc indéfinissable. Même pas
un chemin. La ruelle, donc, reliait sur environ cinq
cents mètres ce côté-ci du quartier avec le coin des
commerces.
Le lendemain, je bossais encore plus tôt.
Dominique revenait de vacances. J'avais travaillé en
solo et avais pris pas mal d'assurance. Les rayons
mordants du soleil de ce début de printemps
découpaient çà et là sur le sol les ombres des
branches au-dessus de moi. Il n’y avait pas un
souffle de vent, et ces ombres immobiles
semblaient de sinistres taches collées à terre. C’était
tellement silencieux qu’on aurait pu entendre
l’herbe respirer sous les rayons du soleil. Quelques
petits nuages clairs aux contours flottaient dans le
ciel. Le moindre objet sur lequel je posais les yeux
prenait des contours tranchants ; moi seul était
vague et mal défini.
Je portais une doudoune, un pantalon d'hiver, et des
Nike. La sueur suintait de mes aisselles.
Je marchais, d’un pas régulier, le long de la ruelle.
Des maisons bordaient le chemin des deux côtés. Je
me m'appuyai contre la clôture grillagée d'une des
rares maisons qui avait survécu aux travaux, le long
du boulevard. Je contemplai un moment le jardin.
Des pigeons roucoulaient, monotones, pas loin. Je

59
ne sais combien de temps exactement je restai
appuyé à cette clôture ; assez longtemps en tout cas
pour commencer à avoir faim. Les ombres des
pigeons s’étalaient sur le bitume de manière
grotesque au point de ne plus ressembler à rien.

Tout à coup, je sentis une présence, comme si on


m'attendait.
Je me retournai et aperçus une jeune fille debout
dans le jardin arrière de la maison. Petite, coiffée en
queue-de-cheval, elle portait des lunettes à monture
carrée, transparentes, comme le font tous les jeunes
de nos jours, et un pull rouge Tommy. Les deux
petites pognes minces qui en émergeaient étaient
d'une blancheur étrange... Une main dans la poche
de son pantalon, les fesses posées sur une barrière
rouillée, elle était proche et, en même temps,
comme à des années lumière de moi.
— Il fait froid, hein ? me dit-elle.
— Oui, lui dis-je.
Après ce bref échange verbal, elle resta plantée là, à
me regarder. Ensuite, elle sortit un paquet de
Marlboro de la poche de sa parka couleur crème,
prit une cigarette qu’elle mit entre ses lèvres. Elle
avait une petite bouche, à la lèvre supérieure
légèrement retroussée. Elle sortit un briquet de
couleur violette et l’alluma. Elle pencha la tête, et
j’aperçus ses boucles d'oreilles entre ses cheveux.
En or, en forme de cœur. Ses cheveux arboraient
des reflet cuivrés sous la douce lumière du soleil.
Elle aspira une longue bouffée, recracha la fumée
en faisant un O avec ses lèvres, puis leva les yeux
60
vers moi. Ses lunettes étaient ridicules, c'est ce que
je pensais, mais elle les portait avec tant de sérieux
que je trouvais que ça lui allait à la perfection. Et
l'envie de les essayer me vint presque. Elle toussota
comme pour briser le silence.
— Vous habitez dans le coin ?
— Oui, répondis-je, de l'autre côté, dans les
bâtiments en forme de camembert.
Je montrai la direction du bout du doigt, mais je
n’étais pas très sûr que ce soit la bonne direction, à
cause des travaux, des pelleteuses, des grues, des
barrières, les chemins tortueux, les déviations, que
j’avais pris pour venir jusqu’ici. En fait, mon doigt
indiquait nulle part. Je remarquai qu'elle n’exhalait
pas d'haleine blanchâtre comme moi. Elle ne
semblait pas avoir froid.
— Qu’est-ce que vous faites là, devant chez moi ?
— Je ne sais pas, à vrai dire... J'ai peu d'occasions
de voir une maison par ici, alors, sans le vouloir, je
me suis retrouvé là à faire le pied de grue...
— Vous en avez déjà vu ?
— De quoi ?
— Des pieds de grue !
— Hé bien oui, à vrai dire, y en a des dizaines dans
le quartier.
— C'est idiot ce que vous dites...
— Pourquoi ça ? Vous ne les voyez pas ? Elles sont
juste là...
— Une grue, c'est un animal qui n'est pas réputé
très intelligent... Faire le pied de grue, c'est attendre
avec un air idiot...
— Tu marques un point... Je ne savais pas vraiment
61
ce que ça voulait dire ça...
Elle se contenta de tirer une fraîche bouffée,
satisfaite. Elle paraissait ne pas avoir plus de seize
ans, et pourtant, toute sa gestuelle dégageait une
grande maturité. Elle me sourit pour la première
fois. Quand ses traits se relâchaient, elle paraissait
beaucoup plus gamine qu’à première vue.
— Donc, tu ne sais pas ce que tu fais ici ? C'est bien
ça ?
— Je discute avec toi... Voilà ce que je fais...
Une main posée sur la barrière rouillée, elle
réfléchit une quinzaine de secondes. Puis d'une
pichenette, elle envoya son mégot à mes pieds.
— Tu veux bien l’écraser pour moi ? Mes baskets
sont neuves, j'ai pas envie.
J’obéis.
— Moi, j’attends ma mère...
— Tu attends ta mère ? C'est à dire ?
— C'est à dire qu'elle s'en va comme ça, sans
prévenir, et qu'elle revient quand ça lui chante...
— Tu es seule ? Tu n'as pas d'autres gens qui...
— Je suis toute seule à la maison. C'est comme ça
depuis toujours. Il n'y a personne d'autre.
Midi moins dix. Drôle de manière de passer mon
jour de congé. A croire que travailler et ne rien faire
d'autre était plus simple que d'occuper son temps
libre et le voir filer vainement. Je me sentais plutôt
à l'aise avec cette adolescente.
—Tu veux attendre avec moi ?
—Tu sais, j'aime les hommes plus âgés...
62
Qu'est-ce qu'elle voulait dire au juste ? Que je lui
plaisais ? Que j'avais à gagner à accepter de rester
avec elle ? Mon instinct me disait de me barrer au
plus vite. Mais une douce chaleur qui m’inondait le
ventre m'intimait de rester. Ce n’était pas pervers,
salace, juste mon cœur qui appréciait cette délicate
invitation.
— Bon, d’accord, je reste...
En poussant la barrière pour entrer, elle marchait
d'une drôle de façon, à un rythme régulier en
s’inclinant sur la droite, comme un chanteur de
gangsta rap. Proche de la porte, elle se retourna vers
moi :
— On s'est fait cambrioler le mois dernier, ne fais
pas gaffe au bordel, dit-elle sobrement. C’était
pendant qu'on était a Carrefour, ils sont entrés et ont
pris presque tout. La télé, les ordis, les bijoux de ma
mère...
Au beau milieu de son jardin, deux transats en toile
étaient rangés. Sur l’un d’eux, un chat roupillait
tranquillement. Sur l'autre, un petit oiseau de la
taille d'une balle nous observait. Elle trifouilla de
nouveau son paquet de Marlboro et ouvrit la grande
porte de bois. Sur la table de la cuisine sur laquelle
l'entrée donnait, il y avait, posé sur sa tranche, un
Zippo doré, une tablette et des bouquins. Un rayon
de soleil qui se faufilait par une lamelle brisée du
store illuminait un bout du plancher...
— Ils sont passés par là, dit-elle. Heureusement
qu’ils n’ont pas pris mon Ipad. Et la connexion

63
internet...
— Oui, dis-je, ça, au moins, ça se vole pas...
Elle posa sur les dalles, à l'ombre, les objets qui
encombraient les transats, et fit peur au chat qui fit
deux bonds et disparut dans un feuillage de l'autre
côté du grillage. Elle me fit signe de m’asseoir et
entra à son tour dans la maison. Une odeur de bois
brûlé flottait dans l'air. Je tournai la tête et trouvai la
cheminée. De cette position, par le store brisé, je
pouvais apercevoir le boulevard, entre les arbustes
du jardin et, de l’autre côté, le magasin Car Glass.
Ça faisait un moment que cette jeune fille devait
attendre dehors. La maison semblait inoccupée
depuis des siècles.
C’était une maison sans prétention. La pelouse
s’étendait en pente douce, avec de jeunes bouleaux
disposés çà et là. À gauche des transats se trouvait
un assez grand bassin vide. Il n’avait pas été utilisé
depuis un moment, car il exposait au soleil un fond
verdâtre et décoloré. Derrière les bosquets d’arbres,
on apercevait une vieille maison, à la façade cosy,
le jardin sympa et bien entretenu.
— C’est mon jour de congé, dis-je pour briser la
glace.
— Ah bon ? fit la jeune fille d’un air indifférent.
— Et toi ? Tu étudies ?
— Non, je ne vais pas à l’école…
— Ta mère te laisse faire ?
— Et toi ? Ta mère te laisse entrer comme ça chez
les inconnus ?
— Mes parents sont décédés il y a longtemps déjà.
— Tu en as de la chance…
64
— Tu ne penses pas ce que tu dis, j’en suis certain,
dis-je.
— Et tu travailles dans quoi ? dit-elle pour changer
de sujet.
— Tu tiens vraiment à le savoir ?
— Tu es chômeur, et tu n’oses pas le dire ? C’est ça
? Tu n’as pas besoin de mentir avec moi…
— Mais pas du tout ! Je distribue des journaux, des
magazines, des prospectus…
— Je suis désolé pour toi… Tu as l’air d’être fait
pour autre chose tout de même… Enfin, c’est que je
ressens, dit-elle en posant une main sur son ventre.
— C’est gentil de ta part…
— Mais tu vas démissionner ?
— Pour ?
— Trouver mieux !
— Ce n’est pas dans mes projets. Tant que je peux
payer les factures, c’est le principal…
Le pigeon qui roucoulait de l’autre côté de la ruelle
s’était envolé. Je me rendis soudain compte du
silence qui enveloppait les environs.
— Ceux qui ont tout piqué chez moi, dit la jeune
fille en désignant le boulevard, ils passent encore
devant la maison ; je les vois tous les jours jeter des
coups d’œil à travers la barrière, puis sur la maison
d’en face. Toujours le même train-train. On n’est
pas en sécurité ici.
Elle remonta ses lunettes transparentes, plissa les
yeux pour regarder autour d’elle, les remit et souffla
la fumée de sa cigarette. J’avais eu le temps
d’apercevoir la cicatrice laissée par un piercing, au-
dessus de l’œil droit… Son visage n’était pas
65
vraiment joli, mais il avait beaucoup de charme ; la
lueur dans ses yeux ou de la forme étrange des
lèvres, sûrement.
— Dis, tu savais que M. Jokénisi était mort ? C’est
passé à la télé.
— M. Jokénisi ?
Elle m’expliqua qui était M. Jokénisi, mais je ne le
connaissais pas.
— Je ne regarde pratiquement jamais la télé, dis-je.
— Une famille de fous, expliqua la fille. Ils se
prennent pour des bourgeois alors qu’ils n’ont
même pas de voiture. Quand je les croise à Lidl, je
suis à deux doigts de leur dire ce que je pense…
Même après un décès, ils sont toujours aussi cons,
et la mère a déjà remplacé le mari…
— Ah bon ?
Elle prit son paquet de Marlboro, sortit une
cigarette, et la huma pendant quelques secondes.
— Et les Grosb, tu les connaissais ? demanda-t-elle.
— Vaguement. Je sais que leur fils va et vient entre
chez lui et la prison sans arrêt.
— C’est eux qui habitaient un appartement
inoccupé. C’était une famille discrète. Les deux
garçons fréquentaient le lycée de l’ouest. Le père
était plombier.
— Pourquoi tu parles au passé ?
Elle fit une grimace et haussa les épaules.
— Ils se sont fait sortir. Expulser. Ils ont été obligés
de prendre la fuite. Ma mère avait beaucoup de
sympathie pour eux. Elle cherche à avoir des
66
nouvelles, mais c’est comme s’ils n’avaient jamais
existé.
— L’état ne plaisante pas avec les fraudeurs…
Elle finit par allumer sa cigarette, puis hocha la tête.
— Même nous, on a du mal à joindre les deux
bouts, et les lettres de menaces d’expulsion
s’empilent sous la commode du meuble télé.
— On en est tous là, dis-je.
— Dans ma famille, il y a une fille un peu plus âgée
atteinte de calvitie. Ça lui est tombé dessus d’un
coup. Il lui reste qu’une couronne de cheveux
magnifique. Elle est jolie, en plus. On dit que ça
n’arrive qu’aux hommes, mais c’est faux. Ma mère
pense que c’est une sorte de mauvais karma à
expier…
— Hum, fis-je. Tu dis ça parce que je suis chauve
aussi ?
—Tu crois que c’est héréditaire, ces trucs-là ?
Comment dire… congénital ? Ou tu penses que
c’est le karma comme le dit ma mère ?
— Aucune idée. Je pense que tout est possible du
moment qu’on y croit.
Elle resta silencieuse un moment.
— Tu es sûr que tu ne veux rien boire ?
— Un café, je veux bien.
Elle se leva et s’attela, dans mon dos, à la cafetière.
— Mince ! Y a plus de filtres ! Je vais aller en
chercher au Schlecker ; tu ne bouges pas, j’en ai
pour deux secondes.
Pendant son absence, je ramassai un magazine sur
67
la table et le feuilletai. Sans intérêt. Je tournai en
rond dans la pièce tout en appréciant les motifs du
tapis oriental. Cette petite me faisait confiance…
Ou après leur cambriolage, elle pensait ne plus
avoir rien à perdre, que le malheur ne s’abat qu’une
fois sur un foyer…
Je remarquai comme une pliure nette sur le tapis au
travers de la table basse en verre. Comme un carré
d’un mètre sur un mètre.
Elle en avait bien pour quinze minutes pour aller et
revenir du Schlecker. Ça me laissait le temps pour
vérifier. Je tirai la table qui était plus lourde que je
le pensais. Roulai le tapis comme un nem…
Je ne m’étais pas trompé. C’était une trappe.
J’attrapai la boucle en ferraille et tirai de toutes mes
forces. La trappe se souleva en couinant. Un nuage
de poussière marron s’éleva dans le salon. Je
toussai, les larmes aux yeux.
Le fond de cette cave était sombre et humide. Un
appel d’air glacé s’en échappait. Je pris le Zippo sur
la table de la cuisine, posai un pied avec prudence
sur l’échelle, descendis et touchai le fond qui était
recouvert d’une substance moelleuse, comme de la
paille.
J’allumai le Zippo et, à l’aide de la molette,
augmentai la flamme au maximum. Une odeur de
nourriture de cantine stagnait dans cette cave. Je ne
voyais rien… Puis je crus halluciner… J’entendais
des murmures. Je me concentrai, tendis l’oreille.
Encore des murmures. Les contours des objets
commençaient à se dessiner. Un plan de travail et
divers outils étaient abandonnés là. Du foin

68
recouvrait le sol. « Par ici… par ici… » entendis-
je . Mon cœur se mit à tambouriner. Je déglutis. «
Faut pas avoir peur… approche. » La voix était
presque rassurante. Je la sentais toute proche. Je
tendis le briquet en avant. Un visage apparut.
« Oui… » Il souriait. Un anneau de fer relié par une
chaîne massive au mur lui serrait le cou. Chauve, il
avait perdu deux dents incisives du haut, ce qui
avait pour effet de rendre son sourire encore plus
authentique. Il était ligoté au niveau des poignets et
des chevilles. Il avait réussi à se défaire du foulard
qui le bâillonnait.
— Je suis si heureux de te voir !
Ses iris noirs, ronds et très brillants mangeaient le
blanc de ses yeux.
— Vous êtes qui ? dis-je. Qu’est-ce que vous faites
ici ?
— On n’a pas beaucoup de temps, mon grand…
écoute-moi bien…
— Mais….
— Ne t’en fais pas… Moi, je suis foutu, regarde…
en bas…
Je pointai la flamme vers son entrejambe.
— T’as vu ça ?… Ils m’ont pas loupé…
Un eunuque. On lui avait coupé le sexe et recousu
la plaie proprement. Il n’y avait plus aucune trace
de virilité. J’en tremblais et fis presque tomber le
Zippo. Puis je remarquai, au centre de son front,
une cicatrice étrange. En forme d’étoile. Cette
cicatrice semblait en cacher une autre.
69
— Écoute-moi… Concentre-toi… J’ai prié fort
pour que tu viennes jusqu’ici… Pour qu’un homme
arrive jusqu’à moi…
— Pour... p…
— Tu vas te rendre à l’église Notre-Dame, sur Jean-
Médecin. Jeudi soir. À 18heures. Il y aura une
réunion. Un groupe d’entraide. Tu iras t’asseoir à
leur ronde, et quand ce sera ton tour de te présenter,
tu répéteras mot pour mot : « Je suis un homme qui
a peur des femmes. » Rien de plus. Répète-le.
— Je…
— Allez…
— Je suis un homme… qui a peur… des femmes…
— Parfait…
— Vous ne voulez pas que…
— Non, c’est trop tard, je te l’ai dit… Dans cette
condition, je préfère ne plus revoir le monde…Mais
toi… toi…
Il se mit à sourire.
— Moi quoi ?
— Il faut que tu remontes… Vite ! Fous le camp
maintenant !
— Attendez…
Il tira sur la chaîne qui le tenait par le cou et, en
deux trois pas rapides, il vint à moi. Nous étions
nez à nez. J’étais pétrifié.
— Fous le camp, avant qu’on te la coupe à toi aussi
! Allez, dégage !

70
ELLE (3)

Ils sont descendus en parlant.


Après, il n’y a eu aucun mouvement à l’étage. Le
silence et la nuit m’ont empêchée de dormir.
J’ai pensé tout de suite que je n’aimerais pas me
souvenir, plus tard, de cette période. Une des
choses les plus pénibles pour moi avait été le
départ précipité de M..
Je me rappelle bien qu’il était venu tôt pour me
faire l’amour. On entendait crier une fille, dans la
chambre contiguë. C’étaient tantôt comme des
hurlements de chien, et tantôt comme des bribes de
phrases humaines mais haletantes, bredouillées,
incompréhensibles. Ça vous enfermait. Ça vous
recouvrait d’une chape de bruit. Ça vous plombait
la chair. On ne pouvait faire attention à rien
d’autre. M. m’avait dit qu’elle s’appelait Ena. On
l’avait entendue crier tout le temps, et, tout le
temps, j’avais dit à M. : « Qu’est-ce qu’on lui fait ?
Je ne te demande qu’une seule chose, c’est de me
dire ce qu’on lui fait. »
Et lui ne m’avait répondu à aucun moment.
Il avait plusieurs de ses doigts dans ma bouche, et,
quand je bavais, il essuyait mon menton d’un
revers de main. Je n’avais même pas envie de le
mordre. Je crois que je n’avais envie de rien. Sauf,
peut-être, de savoir en quoi consisterait exactement
la punition. Je n’ai pas pleuré quand M. est sorti
71
en m’expliquant doucement qu’il ne reviendrait pas
et que je ne devais pas me poser de questions.
La fille criait toujours. Sans arrêt maintenant.

Je n’avais pas vu mes doigts trembler, mais tandis


que je me lavais, la savonnette m’avait échappé
plusieurs fois. Je finissais de me sécher quand la
porte s’est ouverte si brutalement qu’elle a frappé
le mur. J’ai sursauté. Mon cœur s’est mis à taper
fort. Il y a eu un homme devant moi. Un Arabe.
Nous nous sommes regardés sans un mot. Il ne m’a
pas souri. Il a continué de me guetter pendant que
je marchais à reculons, la serviette serrée contre
mon corps. Il ressemblait un peu à Raymond. Je ne
le connaissais pas.
Je lui ai demandé ce qu’il voulait d’une voix
enrouée. Il m’a regardée mieux. Ses yeux noirs
étaient devenus étroits et fixes. Il a fait : « Dis
donc, je m’appelle Edoo. Je suis un client. » J’ai
répété après lui « un client ».
Je venais de me rendre compte que j’avais compris.
Bien avant de quitter Paris pour accomplir ma
punition, bien avant d’arriver dans cet hôtel, bien
avant de voir ce type dans la chambre. Je ne savais
pas à quel moment. J’avais compris. C’est tout.
Il s’est avancé un peu, et, cette fois, je n’ai pas
reculé. Il a défait sa ceinture en me regardant droit
dans les yeux. Je lui ai expliqué alors que j’avais
compris. Je lui demandais un moment. Il pourrait
revenir tout à l’heure. Il ne s’est pas mis à rire. Il
n’est pas sorti. Il a dit, lentement, qu’il n’aimait
pas le cirque, et que je ferais aussi bien d’arrêter le
mien. Ce qu’il ne supportait pas, c’étaient les
72
arrogantes. Il a ajouté, en ouvrant son pantalon,
qu’il en avait maté d’autres. Il pensait que j’avais
plutôt intérêt à lui obéir, mais de toutes manières, il
me frapperait aussi longtemps qu’il en aurait le
désir.
Il a jeté ma serviette par terre et, m’attirant à lui,
s’est caressé le long de mon corps. Je me sentais
froide. Il avait descendu son pantalon pour se
frotter contre moi. Il a dit : « Tourne-toi et baisse-
toi. Je vais te prendre debout, par-derrière. » Je
n’ai pas obéi. Je l’ai regardé.
A ce moment-là, un autre homme est entré dans la
chambre en ouvrant la porte d’un coup de pied.
Edoo s’est écarté de moi. La fille a crié dans
l’autre pièce. Je n’ai pas compris ce qu’elle criait.
Je n’ai rien dit.
L’homme était brun avec un torse épais. Il a dit à
l’Arabe, sans me regarder : « Fais ce que tu dois
faire. Ne t’occupe pas de moi. » Il a ri, avant
d’ajouter : « Aussi bien, on peut le faire ensemble.
C’est comme tu veux. » Edoo n’a pas répondu. Il
s’est gratté le crâne. Il a remonté son pantalon.
J’ai avalé ma salive. Mes doigts s’étaient mis à
trembler. J’ai regardé Edoo qui était resté
immobile, les mains sur sa ceinture.
Le nouveau venu s’est baissé tranquillement. Il a
ôté l’une de ses grosses chaussures de cuir et il l’a
lancée, par-dessus nos têtes, contre le mur du fond,
où elle a rebondi avant de tomber sur le sommier.
J’ai fermé les yeux. La chambre sentait la sueur, le
tabac et l’eau de Cologne. J’ai ouvert les yeux. Je
savais ce qu’elle criait, Ena. Cette fille dans la
chambre voisine. Elle criait : « J’étouffe (et aussi)
73
Ouvrez-moi, j’étouffe. » Et elle ne criait que cela.
Sans arrêt. Il m’a semblé que l’air était devenu
opaque.
J’ai tendu la main. J’ai mis ma main sur celle de
l’Arabe, et je l’ai serrée. C’était une main dure et
chaude. L’Arabe m’a attirée contre lui, doucement.
Il a dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu
as ? » Il a touché mes seins et mes cuisses. Son
souffle était rapide. J’ai reculé.
Il a dit : « Tu en veux, ça se voit. Ça n’est pas la
peine de te mettre à faire des manières maintenant
qu’on a compris ce que tu voulais. » Il s’est tourné
vers l’autre, sans cesser de me tenir fortement
serrée contre lui. Il a dit : « Si tu es prêt, Juan, on
va profiter de la prendre ensemble, pendant qu’elle
est bien disposée. »
J’ai mouillé mes lèvres avec le bout de ma langue,
j’ai fait non de la tête. Juan est venu vers moi. Ses
dents étaient blanches. Il avait un maillot de corps
blanc, trop court, et des chaussettes ardoise. Les
poils noirs de son ventre sortaient entre le pantalon
et le tricot. Edoo s’est mis derrière moi et, me
tenant par les coudes, m’a inclinée de force sur la
poitrine de Juan.
Ils se sont mis à souffler, le gros visage rouge de
Juan au-dessus du mien, les veines enflées de ses
tempes, l’odeur aigre de sa respiration, de son eau
de Cologne, de ses aisselles.
Et tes cris, Ena. Oh ! Ena , tes cris !
J’ai senti brusquement des mains aux ongles durs
s’enfoncer dans mon sexe, et la sueur de l’Arabe a
commencé de couler le long de mes jambes. Juan
n’avait pas baissé son pantalon. Il a expliqué,
74
d’une voix haletante, qu’il était préférable de me
conduire au lit d’abord. Edoo n’a pas répondu,
mais il a grogné, et tout de suite, sa peau humide et
brûlante s’est éloignée de la mienne.
Tous deux m’ont alors menée, en me tenant les
bras, jusqu’au sommier de métal où ils m’ont
couchée, nue, sur le ventre. Des mains hâtives et
lourdes ont fait plier ma nuque, tandis que d’autres
mains, pesant sur mes fesses, les écartaient et se
glissaient entre mes cuisses ouvertes de force.
Puis Juan a été sous moi, en même temps que le
poids aveugle d’un corps retombé sur mon dos,
qu’un écrasement de chair brûlante à l’intérieur de
mes reins.
Que tes cris, Ena, pendant que je criais.
Quand je me suis relevée, mes seins et un côté de
mon visage étaient striés de rouge. Tandis que les
clients se lavaient en disant des choses qui les
faisaient rire, j’ai regardé, dans la petite glace du
lavabo, l’autre côté, très blanc, de mon visage. J’ai
eu honte, mais aussi je me suis sentie fière. Triste et
fière. Je n’avais jamais éprouvé cela. Il m’a semblé
alors que je n’aurais jamais dû l’éprouver. Que je
me trompais, ou que quelqu’un d’autre, en moi,
s’était trompé. Comme si j’étais deux femmes qui
en regardaient une troisième. J’ai eu la gorge
serrée. Il m’a semblé qu’à travers ces femmes
étrangères, j’avais commencé de perdre celle qui
était moi, et que, si je n’y prenais garde, je ne la
retrouverais plus.
Après ces deux clients, il en est venu tout de suite
un troisième. Ça n’était pas un Arabe ; il m’a
frappée, quand je ne m’y attendais pas, au lieu de
75
me faire l’amour. J’ai su que ça n’était pas un
Arabe parce qu’il me l’a dit lui-même, et aussi
parce qu’il était blond, très pâle et grand. Il portait
des lunettes sombres, pas vraiment noires. Elles
dissimulaient en partie son visage, et il ne les a
ôtées à aucun moment.
Il s’est immédiatement adossé au mur. Il a souri.
Ses lèvres étaient minces, et je ne voyais pas ses
yeux. J’ai remarqué tout de suite qu’il portait à la
main de grosses courroies de cuir jaune, refermées
sur elles-mêmes au moyen de boucles d’acier. Nous
nous sommes observés, en silence, un moment. J’ai
avalé ma salive.
Après le départ des deux hommes, je n’avais pas eu
le temps de me laver, ni d’arranger mon visage ou
d’utiliser la boîte de plastique. J’ai touché mon
ventre. L’homme a cessé de sourire. Il m’a
demandé crûment si j’avais mal d’avoir joui, et j’ai
répondu que non.
Il a partagé les courroies en deux tas, les a enfilées
comme de gros bracelets. Il les a touchées, il a dit,
en les regardant : « Elles sont belles. Tu ne trouves
pas qu’elles sont belles ? » Je n’ai pas répondu. Il
a dit encore : « Tu n’as pas joui, n’est-ce pas ? Je
t’ai demandé ça pour t’humilier et, d’une certaine
manière, pour te punir. De même, tout à l’heure,
c’est pour te punir que je te lierai sur le seau. » Il a
ri avant d’ajouter : « Mais, tout à l’heure, quand
ces courroies t’auront massée. » Il a dit « massée »
comme il aurait dit « caressée », avec un bref
sourire, en décollant ses épaules du mur contre
lequel il s’était d’abord appuyé.

76
Chapitre 4

Je tournai le dos, fermai le Zippo, et courrai vers la


colonne de lumière. Je remontai l'échelle à toute
vitesse en me cognant les tibias et le menton. Mon
cœur allait sortir de ma poitrine. Je n’arrivais pas à
reprendre mon souffle. Je fis de mon mieux, me
dépêchai de remettre le tapis en place, la table, et
ouvris les fenêtres pour laisser sortir l’odeur et la
poussière. Je reposai le Zippo sur la table. Tentai de
rependre mes esprits.
C’était quoi ce bordel ?
J’aurais dû partir, mais j’étais tétanisé. Il était
évident que la petite fille qui vivait ici n’avait
aucune idée de ce qui se cachait sous sa maison.
Au bout d’un temps assez long elle revint, des sacs
de courses au bout des bras.
— J’ai été longue, désolée…
— Y a pas de mal, dis-je.
Elle prépara le café et, pendant qu’il coulait, rangea
les courses dans les placards. Elle me servit dans
une belle tasse blanche. Elle s’ouvrit un Coca bien
frais.
— Dis, qu’est-ce que tu ferais si tu t’apercevais que
la fille que tu aimes était chauve, comme ça, du jour
au lendemain ? dit-elle, reprenant la conversation
précédente.
— Je lui achèterais une perruque, peut-être.
— Vraiment ?
Je corrigeai aussitôt, étonné qu’elle m’ait pris au
77
sérieux :
— Non, je plaisante. Je crois que ça me serait égal.
— Même si ça risque de se transmettre à vos
enfants ?
Je réfléchis un instant au problème.
— Non, je crois que ça ne me dérangerait pas.
— Et si elle avait qu’un bras ?
— Je ne sais pas.
Un bras ? Le sujet paraissait inépuisable, je décidai
d’en changer.
— Quel âge as-tu ?
— Seize ans, répondit-elle. Je viens de les avoir. Je
suis en seconde.
— Tu ne vas pas à l’école ?
— Non, ça ne m’intéresse pas… Ça ne me
dérangerait pas de sécher l’école pendant tout ma
scolarité.
— Hum, dis-je.
— Mais pour revenir à ce qu’on disait tout à
l’heure, ça ne te ferait rien de te marier avec une
fille chauve, par contre si elle avait un bras en
moins, ça te déplairait, c’est bien ce que tu as dit ?
— Non. J’ai dit que je ne savais pas.
— Pourquoi tu ne sais pas ?
— J’ai du mal à imaginer.
— Mais tu peux imaginer une fille chauve comme
un grand-père.
— Oui, je peux…
— Où est la différence ? Chauve, un bras en moins,
c’est pareil, non ?
J’essayai à nouveau de réfléchir un peu à ça, mais

78
ça me faisait mal à la tête.
— Tu trouves que je pose trop de questions ?
demanda-t-elle.
— On te l’a déjà dit ?
— Souvent.
— Il n’y a pas de mal à poser des questions. C’est
mieux que le silence, dans un sens.
— La plupart des gens n’aiment pas réfléchir, dit-
elle en regardant le fond de sa canette. Ils ne font
que répondre mécaniquement.
On ne pouvait pas castrer un homme, le garder sous
sa maison, et être aussi insouciante… Impossible…
me demandai-je soudain. Cela dit, Dominique
ressemblait bien à Elvis, il était sympa, mais il
couchait bien avec la femme qui avait renversé et
tué sa mère, qu’il avait transformée en étoile de mer
avec l’accord de la fille de cette dernière… alors…
à quoi pouvais-je me fier ?
Les mains autour de ma tasse encore chaude, je
fermai les yeux une vingtaine de secondes.
En fermant les yeux sans bouger, je pouvais sentir
la sueur suinter de différents endroits de mon corps.
Sur le front, sous le nez, dans le cou ; des
sensations extrêmement délicates. Mon tee-shirt,
sous mon pull-over et ma veste, collait à ma
poitrine. J’étais mort de chaud.
— Tu peux te reposer, si tu veux. Sur le canapé. Tu
as l’air très fatigué d’un coup.
Ça me semblait être une très bonne idée. Me
reposer.

79
Les yeux clos, pendant un moment, je n’entendis
pas un son autour de moi. Je pensais à l’inconnue
du téléphone. Ni sa voix, ni sa façon de parler ne
me rappelaient qui que ce soit.
— Tu dors ? me demanda l’adolescente d’une voix
à peine audible.
— Non, répondis-je.
— Je peux me rapprocher ? Comme ça, je peux
parler à voix basse, je préfère.
— Ça ne me dérange pas, dis-je.
Elle tira sa chaise vers la mienne.
C’est drôle, me dis-je. La voix de cette fille quand
je ferme les yeux et quand ils sont ouverts est
complètement différente. Qu’est-ce qui m’arrive ?
C’est la première fois que je me sens comme ça.
— Je peux te parler un peu ?
— D’accord, fis-je.
— C’est beau quelqu’un qui meurt, dit-elle.
— Pourquoi ? demandai-je.
Elle posa un doigt sur mes lèvres.
— Pas de questions, dit-elle. Je n’ai pas envie que
tu me poses des questions maintenant. Et puis
n’ouvre pas les yeux. Compris ?
Je fis un hochement de tête, à peu près aussi peu
prononcé que ses mots.
Elle enleva son doigt de mes lèvres.
— Je n’arrête pas d’y penser. Sans doute parce que
je ne fais rien de toute la journée. Quand je ne fais
rien, mes pensées m’entraînent de plus en plus loin.
Elles vont trop loin, et après, je ne peux plus les
80
suivre. Ne t’en fais pas. Tu peux garder les yeux
fermés sans crainte.
Je devais être en train de m’assoupir. Je n’avais pas
vraiment envie de dormir, mais il me paraissait
impossible de résister à cette tentation.
Quand je me réveillai, j’étais seul. Allongé sur le
canapé. Il était confortable. Inconsciemment je
vérifiai que mon sexe et mes testicules étaient
toujours là, bien en place. Ma montre indiquait
seize heures quarante. J’agitai plusieurs fois la tête.
Il me semblait que j’avais terriblement vieilli
pendant mon sommeil. Je n’arrivais pas à décider
ce que je devais faire. Je me levai à nouveau, jetai
un coup d’œil sur la maison. La gamine était-elle
encore sortie ? Je pouvais sentir être le seul être
humain dans cette baraque. Le soleil étincelait sur
les vitres de la porte-fenêtre. Je posai un regard
effrayé sur les contours de la trappe sous la table
basse. Avais-je halluciné ? Je n’y retournerais pas,
c’était clair. J’attendis encore une dizaine de
minutes puis retournai chez moi.
Une fois à la maison, je rentrai le linge sec et
commençai les préparatifs d’un dîner tout simple.
Ensuite, je m’assis par terre dans le salon,
m’adossai au mur et lus le journal du soir.
À cinq heures et demie, le téléphone sonna, quinze
fois, mais je ne répondis pas. Lorsque la dernière
sonnerie s’arrêta, l’écho s’attarda longuement dans
la légère obscurité de la pièce, pareil à une traînée
de poussière. Les griffes dures de l’horloge
frappaient une planche invisible flottant dans

81
l’espace.
EST-IL POSSIBLE POUR UN ÊTRE HUMAIN
d’en connaître un autre à fond ? Connaître vraiment
quelqu’un nécessite du temps et des efforts
sincères, mais jusqu’à quel point peut-on approcher
l’essence de cette personne ? Savons-nous le plus
important de ceux dont nous sommes persuadés être
les intimes ?
Comme pour la plupart des événements importants
qui se produisent dans le monde, un infime détail se
trouvait à l’origine de mes vastes interrogations.
J’avais fourré toute la vaisselle sale dans le lave-
vaisselle, j’avais fait le lit, et m’étais mis à passer
l’aspirateur. Ensuite, j’avais jeté un coup d’œil aux
offres d’emploi dans le journal et aux publicités
pour les soldes. À midi, je m’étais préparé un
déjeuner sur le pouce, puis j’étais allé faire des
courses au supermarché pour le dîner et j’avais
acheté en sus de la lessive, des mouchoirs en papier
et du papier-toilette au rayon « bonnes affaires ».
Ensuite j’étais rentré à la maison préparer le repas.
Ça ne faisait pas très longtemps que je n’étais plus
au chômage. Je trouvais donc ce nouveau rythme de
vie plutôt rafraîchissant. Je m’étais même fait ami
avec une autre employée. On s’était croisés par
hasard dans le centre-ville et avions sympathisé très
naturellement. Camille. J’avais réussi à l’inviter à
dîner à la maison. Mais sans que Dominique le
sache. A priori, il la connaissait, mais je l’avais
supplié de ne me parler pas d’elle pour que je
puisse la découvrir.

82
Assis à la table de la cuisine, je bus une bière,
grignotai quelques biscuits apéritif ramollis trouvés
au fond du placard. Camille devait arriver d’une
seconde à l’autre. La grande aiguille de ma montre
approchait la demie de sept heures, je la regardais
distraitement passer ce cap.
Finalement, Camille n’arriva qu’à neuf heures
passées, l’air exténué, les yeux rouges.
— Désolée, je n’arrivais pas à terminer mon travail.
Je voulais t’appeler, mais je n’ai pas pu, il y avait
tout le temps quelque chose à faire.
— Ça ne fait rien, ne t’inquiète pas pour ça, dis-je
sur un ton le plus normal possible. Je sais que ce
travail est pénible.
D’ailleurs, je n’étais pas spécialement fâché.
Parfois, il faut s’acquitter de tâches sans intérêt
auprès de types sans intérêt, sans avoir trente
secondes de libres même pour téléphoner chez soi
et dire simplement : « Je rentrerai tard
aujourd’hui. » Ça ne prend pas plus de trente
secondes, et des téléphones, il y en a partout. Mais,
par moments, on n’arrive même pas à faire ça.
Je me mis aux fourneaux ; j’allumais le feu, versais
de l’huile dans le wok. Camille fit comme chez elle
et se servit une bière au frigo. Puis elle s’assit et but
sa bière sans un mot.
— Tu aurais dû dîner sans m’attendre, dit-elle.
— Je n’avais pas très faim. Et je voulais te voir
surtout.
Pendant que je faisais sauter les légumes, elle alla à

83
la salle de bains. Je l’entendis se passer de l’eau sur
la figure. De retour, elle m’ignora, puis elle posa les
coudes sur la table et enfouit son visage dans ses
mains. Elle ne semblait pas pleurer, ni dormir.
— Eh ben dis donc. Qu’est-ce qui se passe ?
Je posai une main sur l’épaule de Camille.
— Ça ne va pas ?
Pas de réponse.
— Tu es fatiguée ? dis-je.
Camille ne répondit pas. Elle ne bougea pas d’un
pouce.
Ne voyant pas quoi dire de plus, je m’assis en face
d’elle et la regardai. Une de ses oreilles dépassait
entre ses cheveux noirs coupés court.
Elle prit une inspiration profonde, garda l’air un
moment dans ses poumons, puis expira lentement.
— Et toi ? fit-elle.
— Quoi, moi ?
— Toi, tu n’es pas fatigué ?
Je secouai la tête.
— Je suis désolée, fit-elle, j’agis avec toi comme si
on était très proches…
Je réfléchis à ce qu’elle venait de dire.
— C’est plutôt bon signe…
Elle fixa à nouveau sa canette de bière vide. Elle
regarda l’étiquette, l’anneau d’ouverture, la fit
tourner entre ses doigts et l’observa sous tous les
84
angles.
Cette nuit-là, allongé dans le noir auprès de
Camille, je me demandais, en regardant le plafond,
ce que je faisais avec cette femme. Elle avait ses
règles. Je l’avais écoutée parler de choses et
d’autres, regardée se mettre à pleurer. Elle avait
voulu rentrer, m’avait presque m’insulté, puis
s’était endormie… Ma montre indiquait deux
heures du matin. Camille dormait profondément.
Moi, dans l’obscurité, je songeais à Ena… que
j’avais baisée sans échanger le moindre mot, la
moindre caresse…rien…
Aux infos du soir, ils avaient parlé d’un homme
tronc qui avait gagné le grand rallye de je ne sais
plus quel pays… Les images le montraient ceinturé
sur son siège, casqué, le regard lumineux, bavant
presque en conduisant le véhicule grâce à un
système spécial qui coûtait une fortune. A la fin de
la course, ses collègues l’avaient porté en l’air et
aspergé de champagne…
« UN HOMME TRONC GAGNE LE RALLYE
D’UN PAYS INCONNU »
Le sens de tout ça m’échappait. C’était une porte.
Une porte derrière laquelle s’étendait un monde que
je ne connaissais pas. J’imaginais une immense
pièce toute sombre. Je me promenais dans cette
pièce, seulement armé d’un minuscule briquet qui
ne me permettait d’en voir qu’une infime partie.
L’homme eunuque lui, était quelque part… et il me
donnait des indications… à gauche… à droite…
Est-ce que j’arriverais un jour à la distinguer en
85
entier ? Où est-ce que je vieillirais, puis mourrais
sans en avoir fait le tour ? Si c’était le cas, quel sens
avait la vie en couple ? Quel sens avait ma vie, si je
vivais et partageais mon lit avec une inconnue ?
Devais-je me contenter de Marlène, de me soulager
avec elle pendant son shoot ?
Telles furent mes réflexions cette nuit-là. Par la
suite, je continuais à y penser par intermittence. Je
ne le compris que beaucoup plus tard, mais à ce
moment-là, j’avais vraiment mis le doigt sur le
véritable problème.
Deux ans plus tard. Une connaissance du boulot,
ayant appris la mort de Dominique par hasard en
lisant le journal, m’annonça la nouvelle au
téléphone.
D’une voix lente, il me lut dans l’appareil l’unique
paragraphe de l’article paru dans l’édition du matin.
Une enquête était en cours. Le suicide serait la piste
la plus probable d’après la police.
— L’enterrement, où peut-il bien avoir lieu ?
demandai-je.
— Ça, je n’en sais rien, me répondit le patron de la
boîte.
Bien sûr, il avait une maison. Je téléphonai le jour
même à la police, qui me communiqua l’adresse et
le numéro de ses parents, et je les appelai ensuite
pour connaître la date de l’enterrement. Je n’aurais
pas été étonné de tomber sur sa mère au téléphone
bien portante, en pleurs. Parce que, dans le fond, je
n’avais jamais cru à son histoire. Malgré notre

86
visite nocturne à Suey. Je n’y croyais pas. C’était sa
grande sœur qui donna les informations avec
beaucoup de curiosité. Comme si le fait qu’un être
humain puisse s’intéresser à sa mort la surprenait au
plus haut point.

Le jour de l’enterrement, je pris le train à Nice


Saint-Augustin. J’en descendis non loin du
terminus. Sa maison était une vieille construction
en bois qui avait mal vieilli. Le porche franchi, je
trouvai sur ma gauche un étroit jardin au gazon
dégarni. Dans un coin gisait un pot de peinture dans
lequel stagnait, à ras bord, de l’eau de pluie. La
terre du jardin était noire, humide.
Des obsèques tranquilles, célébrées dans la plus
stricte intimité. Le cortège était surtout composé de
parents âgés. C’est une jeune femme, sa sœur, je
supposai, qui prit la tête du cortège.
Tout près des pompes funèbres, il y avait un petit
bistrot. C’était un endroit très ordinaire, mais on
pouvait y écouter du hard rock tout en buvant le
café de la maison. Sa sœur m’avait invité à boire un
verre une fois le cortège arrivé à bon port.
Timidement, elle s’était approchée de moi, sans
douter un instant que j’étais la personne qui avait
appelé en se disant être un ami de son frère. Et elle
avait raison. Mis à part des vieillards et des
mamies, lointains ou proches de la famille, j’étais le
seul ami ou collègue de boulot potentiel présent
dans la mêlée.
Ses lunettes ressemblaient à des mini-jumelles
d’espion. Elle avait les mains osseuses, mais

87
quelque chose en elle lui donnait un air avenant.
Elle ne ressemblait pas du tout à son frère. La
silhouette d’une femme du nord, solide, bien en
chair, très blanche. Au bout d'une heure de silence
ponctué de banalités, son café était froid ; elle n'y
avait pas touché et son cendrier était rempli de
mégots de cigarettes.
—De son enfance, dit-elle en parlant de
Dominique, je ne peux pas te dire grand-chose. Je
peux te tutoyer ?
—Pas de souci.
—Je préfère ; toi aussi, mets-toi à l'aise... Bref...
Nous avions huit ans d’écart. Je veux dire... c'est
trop pour créer un lien intime entre frère et sœur. Et
sa ressemblance avec Elvis Presley n’a pas aidé…
Je t’assure, mes parents s’en vantaient partout… Il
ne me parlait pas beaucoup. Toujours enfermé dans
sa chambre à écouter de la musique ou à
confectionner des maquettes de guerre. Une fois je
me souviens, je l'ai pris en flagrant délit de
masturbation. Ça me fait rire maintenant, quand j'y
pense...
— Pourquoi cela te fait rire ? Moi je n'aimerais pas
que ça m'arrive...
— Parce qu'il avait répété aux parents que je l'avais
fait exprès. Que je voulais le voir faire... que j'avais
un problème... Bien sûr, j'avais nié...
Elle alluma une nouvelle cigarette.
— À l’âge de seize ans, il s’est enfui de la maison
familiale après s’être disputé avec notre père.
Personne ne savait ni où il habitait ni de quoi il
vivait. Puis vingt ans plus tard, il est réapparu.
88
Autant dire que pour nous, c’était un étranger. Le
principal, c’était qu’il avait une situation, un travail,
un toit où dormir. Il n’était pas revenu par dépit,
pour demander de l’aide, de l’argent. Non.
Je ne pouvais m’empêcher de penser à ce qu’elle
venait de raconter. Je voulais qu’elle le dise…
— Cinq ans après son retour, notre mère est morte.
— Je suis au courant, je suis désolé. Ça doit être
difficile pour toi, toutes ces pertes.
— C’est la vie, dit-elle.
— Je ne suis pas sûr que la vie se résume à cela.
— C’est quoi la vie pour toi ? Je suis curieuse de
savoir.
Elle m’avait pris au dépourvu. Je ne savais pas quoi
répondre. Je regardai dans le fond de ma tasse à la
recherche d’une réponse.
— T’en fais pas, va, ce n’est pas un cours de philo.
— Et pour toi ? C’est quoi la vie ?
— Une visite en enfer, avec un ticket de sortie
garanti.
Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier plein. Un
peu de cendre tomba sur la table. Elle souffla
dessus puis se mis à sourire, les yeux brillants.
— En tout cas, dis-je, suis là, si tu as besoin de
parler, ou quoi que ce soit…
—Je te remercie, c’est gentil de ta part, tu n’es pas
obligé...
—J’en dois une à ton frère qui m’a donné ma
chance pour le boulot que j’ai aujourd’hui.
Elle me donna son numéro et prit le mien. Elle se
89
leva, serrée dans sa magnifique robe noire, et s’en
alla en frappant des talons. C’est moi qui réglai
l’addition.

J’étais rentré chez moi en ne pensant qu’à ça… à…


elle ne m’avait même pas dit son nom. Toutes les
femmes avec lesquelles j’étais en contact ces
derniers temps ne donnaient jamais leur prénom.
Tant mieux, c’était une bonne excuse pour
l’appeler.
Je passai au Lidl acheter un paquet d’Heineken, des
mouchoirs, des chips et du pain de mie. Je me
sentais comme dans le tambour d’une machine qui
venait de finir.
Le soir, après avoir bu mes bières, je trouvai le
courage d’ appeler.
—Je savais que tu allais appeler, dit-elle.
— Comment le savais-tu ?
—L’instinct.
—Et tu sais pourquoi j’appelle ?
—Tu veux que je te le dise… non ?
—Oui…
—Tu devras patienter. Tu es libre samedi prochain ?
—Comme l’air…
—À 14h, au parc de La Vallière.
Elle raccrocha. D’un coup, j’étais mort de faim. Il
était déjà vingt-deux heures. Je me préparai des
pâtes au beurre que je saupoudrai de fromage, et les
mangeai à même la passoire.

Cette nuit, impossible de fermer, l’œil. Je pensais à


ce que pourrait penser Dominique de ce rencard
90
avec sa sœur. Il me l’avait cachée. Il serait capable
de revenir de parmi les morts pour me faire la peau.
La pauvre, elle ne savait pas du tout qui était son
frère. Ce qu’il avait fait, et le poids qu’il avait dû
porter. Je songeais à Ena. Se trouvait-elle toujours
là-haut ? Dans une triste maison nichée dans les
hauteurs ? C’est lui qui s’en occupait, qui la
maintenait en vie. Mais il valait mieux oublier ça. Il
le fallait. Aller de l’avant.
Je m’endormis, soulagé de ne plus être mêlé à tout
ça, inconsciemment.

J’enchaînai les jours de boulot, comme des gorgées


de whisky sec, sans broncher. Sourire et bonne
humeur invariables.
Le samedi, j’arrivai au parc avec dix minutes
d’avance. Elle était déjà là, à l’ombre d’un
châtaigner. Elle portait un jean blanc qui lui allait
comme une seconde peau. C’était comme la voir
nue sans honte. Un pull en cachemire marron
soulignait la douce forme de sa poitrine. Il faisait
beau, sa veste était pliée et posée sur les écorces de
l’arbre. Dès qu’elle me vit, elle jeta sa brindille par
terre, se redressa et épousseta les herbes sèches qui
collaient à son manteau.
À la sortie du bois, on marcha jusqu’au bistrot pour
s’asseoir dans le lounge et grignoter un sandwich
froid. Vers deux heures, Fillon fit des apparitions
répétées sur l’écran de la télévision. Le réglage du
volume était cassé, on ne percevait quasiment rien
de sa voix ; du reste, c’était bien le cadet de nos
soucis.
Une fois nos sandwiches ingurgités, on reprit un
91
café. Juché sur une chaise, le gérant du bistrot
tripota un moment le bouton du volume, mais il
descendit bientôt de son perchoir, découragé, et
disparut tout aussitôt.
— J’ai envie de toi, dit-elle.
— Si tu veux, dis-je.
Et elle m’adressa un sourire. Les mains fourrées
dans les poches de nos manteaux, nous allâmes
d’un pas lent jusque chez moi.
Quand je rouvris subitement les yeux, sur le réveil,
il était trois heures passées… Elle pleurait en
silence. Ses fines épaules tremblotaient sous la
couverture. J’allumai le poêle. Une lune toute
blanche flottait au milieu du ciel. Elle s’était mise à
pleurer. C’était normal… j’allumai une cigarette et
lui passai. Elle tira trois bouffées d’affilée avant de
tousser.
— Dis…, tu couches souvent avec des filles dont tu
ne connais pas le nom ?
— Qui ça ? Moi?
— Qui d’autre, tu vois une autre personne sous les
draps ?
— Pourquoi tu me demandes ça maintenant ? Tu
n’as pas envie de partager ta peine plutôt ?
— Ne te fâche pas pour si peu ! J’essaie de me
changer les idées…
La cigarette aux lèvres, elle frotta ses paupières du
bout des doigts.
— Bien sûr que non, dis-je. Et tu es toujours invitée
à me dire ton prénom…
— Je trouve ça très drôle comme situation.
92
— Vraiment.
— Oui, c’est comme si j’avais du pouvoir sur toi…
Comme si je pouvais être qui je voulais… sans
contour ni forme, mais bien réelle…
— Tu penses que ton frère, était plus ou moins
enfermé dans sa ressemblance avec Elvis ? Tu crois
qu’il se sentait prisonnier de son costume
d’humain ? Parce que j’avoue que je ne voyais que
ça… comme tout le monde, je pense…
— Oui, acquiesça-t-elle avec lassitude. Il détestait
les miroirs, tu sais… Et des fois, ces derniers temps,
quand il passait nous voir, il parlait de chirurgie. De
changer de tête… mais jamais sérieusement…
toujours sur le ton de l’humour…
— Avec du recul, je pense que ça lui servait aussi…
C’est pour ça qu’il n’a rien changé…
— Ah ?
— Oui, j’en suis sûr, il avait bien profité de ce petit
avantage physique pour construire une vie honnête
et simple… Tu sais, c’était un responsable respecté.
Il bossait super bien, il m'a formé… C’était le top.
J’ai eu de la chance…
—Alors, après s’être bien servi de ce masque, peut-
être qu’il songeait à s’en débarrasser ?
—Possible…

93
94
ELLE(4)

J’ai attendu qu’il vienne. Mon cœur s’était mis à


taper. Nous avons tourné un moment autour du lit,
mais ça n’a pas servi à grand-chose puisque,
finalement, il m’a rejointe et jetée sur le sommier. Il
a pris mes poignets dans une seule main, les a
réunis au-dessus de ma tête, il est resté ainsi
immobile, haletant, debout à côté de moi, jusqu’à
ce que j’ai eu cessé de me débattre.
Ça n’est pas venu très vite.
Puis j’ai fermé les yeux ; il a dit « Salope ». Il a
sifflé entre ses dents et il s’est mis à rire,
doucement. J’ai ouvert les yeux. J’ai regardé le
seau de plastique, les traînées boueuses et sèches.
J’ai pensé que je ne pourrais pas. J’ai dit : « Je ne
pourrai pas. » Mais il n’a rien répondu.
Il a commencé de me frapper ; lentement d’abord,
puis de plus en plus vite, de plus en plus fort, au
rythme de mes cris, de mes sursauts, avec une
violence retenue et triste.
Je ne veux pas parler de ce qui s’est passé ensuite.
Il y a eu l’odeur, mes hurlements de révolte, mon
envie de tomber par terre pour ne plus me lever
jamais. Et Ena . Ses cris.
Quand Raymond est entré, j’étais encore assise sur
la boîte de plastique. Il est resté un bref instant
debout sur le seuil de la porte ouverte, les mains
dans les poches de son pantalon de toile, une
cigarette allumée aux lèvres. Dès que je l’ai vu, j’ai

95
ressenti, en même temps que de la honte, cette peur
sèche comme une fièvre qui me saisissait toujours
en face de lui.
Il a ôté la cigarette de sa bouche avant d’entrer
complètement dans la chambre. Il m’a regardée. Il
a froncé les sourcils et détourné les yeux. Je suis
devenue brûlante.
Mon client a sorti un peigne de sa poche. Il riait,
mais Raymond l’a prié, sans sourire, de me
détacher du seau et de bien vouloir quitter la pièce.
Mon client a fait immédiatement ce que Raymond
lui demandait. Il a claqué la porte en sortant.
Raymond l’a fermée à clé derrière lui. Il a glissé la
clé dans sa poche, et je me suis mise à pleurer
doucement.
Tout le temps que je me lavais, Raymond a fumé,
devant la fenêtre en me tournant le dos. Ensuite, je
suis allée m’asseoir sur le sommier. Il s’est tourné
vers moi. Il a dit : « Est-ce que tu as peur ? » Il
n’avait pas souri, mais son regard était amical.
J’avais la gorge si serrée que je n’ai pu répondre.
Je me suis contentée de secouer la tête.
Il s’est assis près de moi. Il m’a pris la main. Je
n’ai pas osé la retirer. Il a regardé, en silence, mes
jambes, mon ventre, mon visage, et il a froncé les
sourcils en accentuant la pression de ses doigts sur
les miens. Il m’a dit : « C’est parfaitement inutile
de mentir. Je sais que tu as peur. Tu as peur de moi
aussi. Tu ne dois pas. »
De sa main libre, il m’a tendu son paquet de
cigarettes. J’en ai pris une et j’ai dit : « Merci »,
d’une voix qui s’étranglait. Il a souri. Il m’a donné

96
du feu et a cherché un cendrier du regard avant de
laisser tomber l’allumette par terre, devant lui.
Nous avons fumé. Je ne pensais qu’à ma cigarette
et au regard attentif de Raymond sur moi.
Au bout d’un moment de silence, Raymond a dit,
très doucement : « Qu’est-ce qui ne va pas ?
Raconte-moi. Je ne veux pas que tu aies peur. Je
suis là pour t’aider. » Il m’a attirée contre lui. Il y a
eu la dureté rassurante de son épaule, son bras
autour de moi, la fumée de nos cigarettes, et j’ai eu
de nouveau envie de pleurer.
Je me suis détendue contre lui. Il n’a pas bougé. Il
a dit : « Voilà. C’est bien. » J’ai fermé les yeux.
Nous sommes restés ainsi un long moment.
Immobiles. Simplement, de temps à autre, l’un de
nous faisait tomber par terre les cendres de sa
cigarette. Puis il s’est mis à me caresser les
cheveux, il a dit : « Pleure, si tu as besoin de
pleurer. Ça peut aussi faire du bien. Il ne faut pas
en avoir honte. » Je n’ai pas répondu, et il a dit
alors qu’il était venu pour me faire l’amour, mais
qu’il avait changé d’avis en me trouvant aussi
inquiète. Et puis ces meurtrissures, sur mon corps,
devaient être douloureuses. Il ne me ferait l’amour
que si j’en ressentais le besoin, que si je le lui
demandais.
Je n’ai rien demandé. Mais toute une partie de moi
a éprouvé, cependant, l’envie d’être humiliée par
Raymond. J’ai pensé à cela, et que, d’une certaine
manière, il était juste de me punir. Il était juste
qu’on me frappe et qu’on veuille m’anéantir quand
on avait compris que je ne méritais rien d’autre.
J’ai essayé d’expliquer ces choses à Raymond. Il
97
m’a dit qu’il comprenait. Il a dit aussi que,
maintenant, je devais essayer de me reposer. Il
demanderait, en bas, qu’on me laisse dormir.
Je l’ai regardé. Je n’avais pas envie de dormir. Il
fallait que je parte. Il fallait que je parte
maintenant. J’ai dit : « Il faut que je parte.
Maintenant. » Il n’a pas répondu tout de suite. Il a
enfermé mon visage dans ses deux mains et l’a tiré
en arrière. Puis il m’a souri en détournant les yeux.
Il a dit, avec beaucoup de calme : « Voyons, tu sais
bien que c’est impossible. » J’ai mordu ma lèvre. Il
a fait, doucement : « Tu peux crier, si tu veux. Je
peux comprendre. » Et les mains, qui serraient mes
joues et mes tempes, sont devenues brûlantes.
J’ai remué la tête dans tous les sens. Dans le vide.
Comme on se cogne. Je n’ai pas crié. Il a attendu
un peu avant d’ouvrir les mains. Avant de
s’éloigner de moi. Il est allé jusqu’à la fenêtre. Là,
il a fumé, en me regardant, et sans me tendre son
paquet de cigarettes... Je voulais. J’avais cru
pouvoir me souvenir de ce moment avec Raymond
comme d’une minute de grâce. Je ne peux pas.
Je n’ai pas été surprise, après, quand il m’a priée
de remettre ma chemise de nuit, et, ensuite,
d’écarter les jambes. La chemise était assez étroite,
et j’ai été gênée presque tout de suite.
Raymond a touché le haut de mes cuisses sous
l’étoffe tendue. Il a dit : « Ecarte-toi encore. Fais
craquer. » J’ai obéi. Il s’est levé pour se mettre en
face de moi. Une couture de la chemise a cédé. Il
m’a dit alors de refermer les jambes, et je l’ai fait.
J’ai dû, ensuite, me mettre à quatre pattes sur le

98
plancher. Quand Raymond m’a permis de me
relever, mes mains étaient noires.
Il m’a demandé de les sucer. Je lui ai répondu que
si je le faisais, je tomberais malade, mais il a dit
que ça n’avait pas d’importance, au contraire,
qu’on me soignerait et qu’alors je pourrais sortir.
J’ai sucé les paumes ouvertes et noirâtres de mes
mains. Et puis mes doigts. L’un après l’autre. Je
crois que je m’étais attendue à tomber foudroyée
sur le plancher sale, mais il ne s’est produit rien de
tel. Je ne pensais à rien. Je n’avalais pas ma salive.
Je m’appliquais à baver. Il s’en est aperçu. Il m’a
dit : « Avale. » J’ai avalé.
J’étais en sueur. Ça n’avait aucun goût. Après,
Raymond m’a ordonné de me laver la bouche et les
mains pour venir l’embrasser. Il m’a prise dans ses
bras et serrée contre lui. C’est à ce moment, je
crois bien, que j’ai commencé de ne plus le haïr.
Pourtant, j’ai pensé au soir, quand mon ampoule
s’éteignait, quand je ne dormais pas. J’ai regardé
Raymond. Il a touché ma bouche avec ses mains.
J’ai senti que j’aurais dû avoir envie de le faire
mourir. Mais je ne l’avais pas. C’était autre chose.
J’ai su, en la voyant, que je connaissais Ena.
Je l’avais rencontrée pour la première fois « Chez
Sami », une boîte de nuit où j’avais accompagné
M.. Il lui avait parlé. Je me suis souvenue qu’elle
avait répondu à ses questions d’une manière
précipitée, haletante, comme si, d’une minute à
l’autre, le souffle pouvait lui manquer. J’avais
pensé, alors, qu’elle avait peur de M.. Elle était
très jeune, dix-sept ans peut-être ou dix-huit, pas
plus. Elle mettait des marguerites en plastique dans
99
ses cheveux noirs. Ou de petits peignes dorés,
comme les actrices des années folles. Elle avait une
grosse bouche, et elle riait en touchant ses cheveux.
Je crois qu’ils sont arrivés à démolir Ena. Elle a
cogné, puis elle a hurlé en continuant de cogner les
murs à l’intérieur de sa chambre, de plus en plus
fort. Elle hurlait : « J’étouffe. » (Et) « Sortez-moi
de là. J’étouffe. »
Raymond a froncé les sourcils. Il y a eu des pas
précipités dans l’escalier, une porte claquée, le
bruit sourd d’une chute, et, tout de suite après, des
gémissements ont remplacé les cris.
J’ai couru à la porte. Raymond m’a repoussée. Il
m’a dit de rester tranquille et il est sorti. Je me suis
mise aussitôt à tourner en rond, les mains serrées
sur mes côtes, à l’intérieur de ma cellule où l’air
sale m’était brusquement devenu irrespirable. Je ne
savais plus à quoi penser.
Il m’a semblé, un moment, que j’aurais pu enfoncer
mes ongles dans la gorge de Ena. Une seule fois. Et
que ça finisse.
Ils avaient dû la jeter par terre. J’ai essayé de
regarder par le trou de la serrure. Je n’ai rien vu.
Je me suis relevée. Mon cœur battait fort.

100
Chapitre 5

COMME LA DERNIÈRE FOIS, le téléphone sonna


pendant que je me préparais à manger.
Debout dans la cuisine, je coupais du pain que je
tartinais de mayo, puis recouvrais de tranches de
tomate et de fromage. Je m’apprêtais à couper ces
sandwichs quand la sonnerie du téléphone retentit
une fois puis se tut.
Je coupai mon sandwich, le posai sur une assiette,
essuyai le couteau à pain et le remis dans le tiroir.
Ensuite, je me réchauffai une tasse de café. Encore
une fois, le téléphone sonna une fois pour se taire.
Vaguement frustré, je bus mon café, mangeai mon
sandwich. Tout à l’heure, juste au moment de
couper le pain, le couteau dans la main droite,
j’étais en train de penser à quelque chose, et,
maintenant, je n’arrivais plus à me rappeler quoi.
C’était quelque chose d’important, que j’essayais
déjà de me rappeler depuis un bon moment, ça
m’était revenu, et voilà que je l’avais perdu de
nouveau. Je m’efforçais de m’en souvenir en
mangeant mon sandwich. En vain. Cette idée était
repartie dans le coin obscur de mon esprit où elle
vivait jusqu’alors.
J’avais fini mon déjeuner et étais en train de
débarrasser quand le téléphone sonna à nouveau.
101
Cette fois, je décrochai aussitôt.
— Allô, dit une voix de femme.
C’était la sœur de Dominique.
— Ça va ? Tu as déjeuné ?
— Oui, et toi ?
— Non. Je n’ai pas eu une minute depuis ce matin.
Je vais aller m’acheter un sandwich dans le coin.
— Tu as quelque chose de prévu ?
— Non.
— Excuse-moi, je ne peux pas rester très longtemps
au téléphone, il y a des gens qui m’attendent, et je
n’ai même pas eu le temps de déjeuner. Je te
rappelle tout à l’heure, OK ?
— Écoute…
Là-dessus, elle raccrocha. Cela ressemblait au coup
de fil d’une femme amoureuse à son amoureux. Un
échange inutile et vital.

C’était un lundi, jour de repos tranquille. Je


somnolais sur le canapé, et je crus d’abord qu’il
s’agissait du réveil. J’étendis la main pour l’arrêter,
m’aperçus qu’il n’y avait pas de réveil, que je
n’étais pas dans mon lit, et que ce n’était pas le
matin. Je me levai et me dirigeai vers le téléphone.
C’était mon nouveau responsable. Il n’était
d’ailleurs plus si nouveau que ça...
Les raisons pour lesquelles un homme se met à
boire régulièrement de grandes quantités d’alcool
peuvent être très diverses. Le résultat, lui, est
généralement le même. Mon nouveau responsable,

102
celui qui avait remplacé Dominique, était un
ivrogne heureux. Cet ivrogne était devenu
grincheux et, durant l’hiver dernier, il s’était
enfoncé encore un peu plus dans les méandres de
l’alcoolisme. Comme c’est le cas d’un grand
nombre de buveurs invétérés, il était, quand il
n’avait pas bu, quelqu’un de régulier et de
sympathique, quoique manquant sans doute de
finesse. Et tout le monde le trouvait ainsi : pas très
fin, mais régulier et cool. Lui-même pensait cela de
lui. Et c’est pour cela qu’il buvait. Car il lui
semblait pouvoir être, quand il avait bu, en parfaite
harmonie avec cette opinion qu’il était un homme
régulier et sympathique. Il y parvenait, certes. Mais
avec le temps, à mesure qu’augmentait la quantité
d’alcool, un léger écart se glissait, qui devint
bientôt un abîme. Son caractère régulier et
sympathique le devançait tellement que lui-même
n’arrivait plus à le rattraper. Le cas est fréquent.
Mais dans leur majorité, les gens sont loin
d’imaginer qu’ils appartiennent à cette catégorie du
« cas fréquent ». À plus forte raison quand ils ne
sont pas très fins. Pour retrouver ce qu’il avait
perdu de vue, il se mit à dériver au milieu d’une
jungle de verres et de bouteilles d’alcool toujours
plus dangereuse. Et la situation empira. Pour
l’heure, néanmoins, il demeurait régulier jusqu’à la
tombée du jour.
Dans la mesure où, depuis deux années déjà, je
m’arrangeais pour ne pas le rencontrer après la
tombée du jour, il était toujours correct avec moi.
Car je savais parfaitement ce qu’il devenait la nuit

103
venue, et lui aussi. Mais, par une sorte de pacte
tacite, jamais nous n’abordions ce sujet. Tout se
passait bien entre nous, comme d’habitude, mais ça
empirait malgré tout. C’était cela, au fond, que
vieillir voulait dire.
Quand j’arrivais au boulot, il en était à son premier
whisky. Peut-être était-ce une preuve de sérieux de
sa part de s’en être tenu à un seul verre ? Mais ça ne
changeait rien au fait qu’il buvait. Sans doute en
serait-il un jour au deuxième verre. Debout, à
éponger ma sueur devant la bouche de la
climatisation, je buvais un coca chaud du
distributeur de la boîte. Il ne disait pas un mot, ni
moi non plus. Les rayons ardents de l’après-midi se
déversaient sur le canapé crème de la salle de repos
en d’angéliques lueurs étranges. Mon camarade
tapait la paume de sa main gauche de la tranche
d’un prospectus.
—Tu as rencontré quelqu’un, toi, dit-il.
La tournée allait commencer Elle avait déjà
commencé, mais on n’était pas décidé à y aller.
J’ôtai mes lunettes de soleil, les yeux me brûlèrent.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— T’es à l’heure et t’es heureux de bosser !
— Ça se voit tant que ça ? demandai-je.
Il démarra la voiture avec un fin sourire moqueur.
Je gardais l’air embarrassé pour qu’il ne m’en
demande pas plus. L’odeur de son eau de Cologne
était assortie à celle de sa lotion capillaire. Ça
empestait dans le véhicule. Moi, je portais un tee-

104
shirt arborant le groupe RATM. De retour de la
tournée, j’allai m’asseoir dans le canapé moelleux,
et bus un café infecte de la machine.
— Et alors ? me demanda-t-il.
Il avait sorti la bouteille de bourbon de son sac à
dos et en avait bu une longue lampée. J’avais mal
pour lui
— Et alors quoi ?
Mon camarade opina du genre, c’est bon j’arrête de
t’emmerder vieux… Je me sentais désolé pour lui.
— En tout cas, fit-il, après une gorgée plus
modérée.
Je tendis la main, et il me passa la bouteille.
—Moi aussi, dis-je, j’espère que c’est la bonne !
Merci…
Je m’envoyai une gorgée d’homme et achevai la
bouteille.
—Deux gosses dans une école privée, ça coûte cher,
dit-il. Je m’estime plutôt riche pour mes quarante
ans passés. J’ai fait assez d’études, de pieds et de
mains, pour ne pas avoir à être à ta place, et te
donner les ordres au lieu de les recevoir… Mais je
t’assure qu’on n’en voit pas le bout… surtout avec
des enfants… Ça… pfiouu…
— Tu as bien gagné ta vie, dis-je. Il n’y a pas de
honte à ça.
— Mais je n’ai pas honte du tout, dit mon
responsable. Quand je repense au passé, je me
105
demande si je ne rêve pas. Toute cette époque où,
criblé de dettes, je courais partout pour un stage,
une formation.
— Si tu commences à être aussi chiant, je retourne
tout de suite distribuer des tracts. Si tu as besoin
d’alcool, on va en chercher, pas la peine de faire des
chichis.
Mon responsable releva la tête et me regarda :
— Je dis ça pour plaisanter.
— Moi non, dis-je.
On garda le silence un moment. Le silence
l’emporta. Fin de la journée de travail.

Je rêve…

Mais je me réveille et me demande où je suis. Je me


pose réellement cette question : « Où suis-je ? »
Question totalement inutile, car je connais la
réponse depuis le début : je suis dans ma vie, voilà
où je suis. Ma vie. Un appendice à ce sentiment
d’existence réelle nommé « moi ». Un état, des
événements, des circonstances qui se sont mis à
exister en un rien de temps en tant qu’attributs de
« moi », alors que je ne me rappelle même pas m’en
être particulièrement rendu compte.
Il arrive qu’il y ait une femme endormie à côté de
moi. Mais la plupart du temps, je suis seul. Seul
avec le grondement de l’autoroute sous mes
fenêtres, un fond de cognac dans le verre sur ma
commode, et des particules de poussière dans la
lumière aveuglante (le temps de s’y habituer) du
106
matin.
Parfois, il pleut. Quand il pleut, je reste dans mon
lit à rêvasser. S’il reste un fond de cognac de la
veille dans mon verre, je le bois. Je regarde les
gouttes de pluie tomber du rebord du toit ; je pense
à tout et à rien. J’étire lentement bras et jambes,
pour vérifier que je suis bien moi-même, que je ne
fais plus partie de rien. Je ne fais partie de rien.
Mais je me rappelle encore la sensation du rêve :
Camille me quitte.

Tous les rouages de mon existence se mettent à


bouger un à un, dans l’ordre, lentement,
précautionneusement, avec un léger bruit à chaque
palier. Je tends l’oreille.

— Je te quitte, dit-elle.

Et je perçois un bruit lointain et calme de sanglots.


Quelque part, au fond des ténèbres, je pleure…

Je me secouai l’esprit. Ce n’était qu’un rêve.


Je devais me préparer à partir. Mon responsable
voulait que je l’accompagne pour un voyage
personnel. Pourquoi pas ? m’étais-je dit. Changer
d’air ne pouvait pas faire de mal.

Il avait loué un hôtel dans un quartier pas très


reluisant de la ville de Marseille. Il m’avait dit y
avoir déjà séjourné toute une semaine, il y avait
quelques mois de cela. Le défraiement était pour la
boîte. Et il tenait à ce qu’on s’y rende en train. La
circulation à Marseille est un enfer, avait-il dit. Je

107
pense néanmoins qu’il voulait boire sans penser à la
conduite d’un véhicule, ce qui était plutôt sage.
J’avais pris le strict nécessaire dans un simple sac
de voyage. Il m’attendait sur le quai de la gare de
Nice-ville avec entre les jambes une belle valise
Samsonite noire flambant neuve. Nous prîmes deux
cafés à la machine automatique.

— Je pensais que t’allais te défiler. Merci d’être là.


— Moi aussi j’ai cru ne pas venir…
— Tu verras, dit-il, c’est important de savoir
décompresser.

Notre train démarra avec dix minutes de retard.


Assis face à face, avec le décor qui défilait
doucement, mon responsable ouvrit sa valise et en
sortit un thermos.

—J’ai dormi dans cet hôtel avec une fille. Pendant


une semaine. Sept jours de folie. Je m’étais
promené sur le port le premier jour de mon arrivée.
Et cette fille m’avait accosté comme une grande.
Une grande blonde perchée sur des chaussures
comme des talons, mais en bois… Je sais pas
comment on appelle ça… C’est elle qui l’avait
choisi. « Allons dormir là », avait-elle dit. Elle avait
même dit : « Il faut qu’on aille dormir dans cet
hôtel. » De toute façon, si elle ne l’avait pas exigé,
jamais je n’aurais été dormir dans un endroit pareil.
Dans ce petit hôtel minable, nous n’avions pas vu
défiler beaucoup de clients en l’espace d’une
semaine. Mais il devait bien y en avoir quelques-
uns en dehors de nous, puisqu’au panneau de la

108
réception, il manquait des clés de temps à autre. Le
bon sens me dit qu’un établissement inscrit dans les
pages jaunes de l’annuaire, et portant un panneau
« hôtel » sur sa devanture, dans une grande ville, ne
peut pas ne jamais avoir de clients. En tout cas, ces
clients-là étaient incroyablement discrets : on ne les
voyait ni ne les entendait jamais, on n’avait même
pas l’impression qu’ils existaient. Simplement la
disposition des clés sur le panneau différait
légèrement chaque jour. Peut-être se faufilaient-ils
le long du couloir, rasant les murs comme des
ombres évanescentes. De temps en temps,
l’ascenseur s’ouvrait, se fermait, au loin, mais
quand le bruit cessait, le silence paraissait d’autant
plus impénétrable. C’était un drôle d’hôtel. Il me
rappelait une vallée oubliée par le temps.

— Pourquoi ne pas être aller ailleurs ? demandai-


je.
— Tu trouves un endroit où tu peux faire crier une
fille sans que ça gène personne… ben crois-moi que
tu y restes… J’avais presque l’impression d’être
chez moi… C’était dingue… Mais ce n’est la faute
de personne. On ne peut tenir personne pour
responsable, personne n’y peut rien. Pour
commencer, on n’aurait jamais dû construire un
hôtel à cet endroit, c’est là que les erreurs ont
commencé.
— Il est construit où, cet hôtel, au juste ?
— Dans une impasse entre deux ruelles hyper
serrées. Si cette fille ne m’y avait pas conduit, je ne
l’aurais jamais trouvé. Et pourtant, il est bien dans
les pages jaunes, et le pire, c'est que c’est souvent
109
complet… Avoir construit un établissement à cet
endroit, voilà l'erreur de départ et, fatalement, ça a
semé le désordre dans tout l’édifice. C’est cette
anomalie qui le rend attractif… J’ai échangé
quelques mots avec le gérant… Il me l'a dit…
Chaque essai pour redresser les choses a de
nouveau donné naissance à un léger désordre.
Résultat, tout s’est mis peu à peu à se déformer. Si
on essaie de regarder tout ça en face, on est obligé,
par un phénomène naturel, de pencher plusieurs fois
le cou. Un genre de distorsion. Comme on penche
la tête selon un angle à peine prononcé, on ne se
rend pas vraiment compte de ce qui cloche dans
cette position, et on finit même par s’habituer.
Pourtant il y a, à n’en pas douter, une distorsion,
presque imperceptible, certes, mais telle que si l’on
s’y habitue. On ne pourra plus s’empêcher de tout
regarder, même le monde normal, en inclinant
légèrement la tête. C’est un hôtel comme ça.
N’importe qui pouvait voir qu’il avait quelque
chose de pas normal. C’est vraiment un hôtel
miteux. Miteux comme un chien noir boitant sous
une pluie de décembre. Les hôtels miteux ne
manquent pas dans le monde, mais celui-ci a
quelque chose de particulier : il correspond
parfaitement au concept de « miteux ». C’est
l’image même du minable. Il est sans doute inutile
de préciser que fort peu de gens choisissent de leur
propre chef un hôtel pareil ; il s’agit plutôt
d’ignorants qui se retrouvent là par erreur. Son nom
officiel est « Elvis Hôtel ». Le gérant est un fan du
King, Elvis Presley, tu connais ?
— Oui…oui…
110
Je me mis à penser à Dominique. C’était plus fort
que moi. J’avais l’impression d’être tombé dans un
piège, et qu’on m’amenait droit à lui pour qu’il
m’étripe

— Ça va ? Tu n’as pas l’air bien d’un coup... Tiens,


bois un peu de mon café… Il est corsé…

Son café était mélangé à du whisky. Ça me


réchauffa le ventre. Dominique était mort. Je
délirais complet. Une peur forte et irrationnelle qui
semblait incroyablement réelle.

— Je vois que tu vas déjà mieux… ha, ha…


— Continue, je t’en prie… J’ai dû avoir un petit
mal des transports ; c’est passé…
— L’« Elvis hôtel». L’entrée est ornée d’une statue
en marbre à l’effigie de la star du rock. Il y a aussi
une enseigne, indispensable car, sans elle, à mon
avis, personne ne prendrait cet endroit pour un
hôtel. Même avec l’enseigne, ça ne ressemble guère
à un hôtel, mais plutôt à un musée abandonné. Mais
attention, ce n’est pas un musée, ni un endroit où
faire un pèlerinage. Il n’y a que le nom et la statue
qui rattachent Elvis Presley à ce lieu, rien d’autre.
Si la façade de l’hôtel donne cette impression aux
gens qui passent devant, il ne s’agit pas seulement
d’un sursaut déplacé de leur imagination, car une
partie de l’hôtel est bel et bien aménagée en musée.
Qui peut bien séjourner dans un endroit pareil ? Un
hôtel transformé en absurde musée, où un
amoncellement de vieilles sculptures encombre le

111
fond d’un couloir sombre ?

Les contrôleurs vinrent vérifier nos tickets. Mon


responsable, passablement éméché, et il n’était que
onze heures, leur fit la causette. Ce qui leur tapa sur
les nerfs. Ça m’arrangeait, j’en avais marre
d’entendre parler de cet hôtel, et je voulais pouvoir
laisser place à ma peur, l’écouter, la ressentir, pour
qu’elle s’en aille le plus vite possible…
Heureusement, l’alcool aidant, mon responsable
passa à autre chose et finit par piquer un roupillon.

Nous arrivâmes assez vite. Le chauffeur de taxi


nous raconta sa vie. Je regardais un peu par la
fenêtre. Marseille. C’était vivant, coloré,
cosmopolite. En dix minutes, nous étions arrivés.
Comme il me l’avait dit, l’entrée se trouvait au bout
d’une impasse plutôt propre, je dois l’avouer. Je
découvris les lieux… Les meubles avaient des
teintes fanées, les tables étaient branlantes, les clés
mal adaptées aux serrures. Le plancher du couloir
était élimé, les ampoules éclairaient mal. Les
bondes s’ajustaient mal, les lavabos ne retenaient
pas l’eau. La sinistre toux caverneuse de la servante
obèse, aux jambes éléphantesques, résonnait dans
les couloirs. Installé au comptoir de la réception, le
gérant, un quadragénaire auquel il manquait un œil,
avait un regard triste de perdant.
Qui choisirait de séjourner dans un hôtel tenu par
un type pareil ? « Il faut qu’on aille dans cet
hôtel », lui avait dit cette fille rencontrée par
hasard.

112
— J’ai l’impression que le plus important, avait dit
mon responsable, c’était qu’elle m’amène dans cet
hôtel, que sans ce lieu, le reste n’aurait pas suivi…
Elle, son but était uniquement de me conduire ici.
C’était son destin. « Elle », je ne sais même pas son
nom. J’ai vécu une semaine avec elle. Je ne sais
rien de concret sur elle, sinon qu’elle faisait partie
d’un club très fermé de call-girls. Je n’étais pas
dupe, tu sais… mais elle m’avait pris sur son temps
de libre… Une prostituée de luxe, en somme.
Naturellement, elle devait bien avoir un nom
comme tout le monde. En fait, elle en avait même
plusieurs. Et en même temps, elle n’en avait pas.
Aucun des objets qu’elle possédait – c’est-à-dire
presque rien – ne portait de nom. Pas de carte
d’abonnement de train, ni de permis de conduire, ni
de carte de crédit. Elle avait bien un petit carnet,
mais il était plein de signes incompréhensibles
griffonnés partout. Je n’avais aucun point de repère
concernant son existence. Les prostituées ont
sûrement un nom, mais elles vivent dans un monde
où on n’en a pas. En tout cas, moi, je ne savais
presque rien d’elle. Je ne savais pas ce qu’elle avait
fait comme études. Je ne savais pas si elle avait de
la famille. Elle était venue de nulle part et repartie,
comme une averse soudaine, ne me laissant que
mes souvenirs.
— Dis-moi, est-ce que tu viens ici dans l’espoir de
la revoir ?

Tout en regardant tomber la pluie par la fenêtre de


sa chambre, il ne répondit pas.

113
Je dois l’avouer. Je trouvai une excuse valable et
retournai sur Nice le lendemain. Mon responsable
n’insista pas pour me retenir. Je ne désirais qu’une
chose, m’enfuir et retrouver Camille. Elle couchait
avec moi deux ou trois fois par mois. Elle me
trouvait lunatique.
« Dis, pourquoi tu ne retournes pas vivre sur la
Lune ? » me disait-elle avec un petit rire, nue dans
le lit, son corps collé au mien, ses seins pressés
contre mon flanc.

On discutait souvent comme ça, aux alentours de


l’aube, avec en bruit de fond le grondement continu
de l’autoroute, et les chansons monocordes de vieux
groupe de rock que déversait la radio. Elle me
trouvait bizarre. Moi, je ne voyais pas en quoi
j’étais bizarre ; je me prenais pour un type normal,
avec une façon de penser tout ce qu’il y a de plus
normale.

— J’aime bien être avec toi, disait-elle. De temps


en temps, je suis prise d’une envie folle de te voir.
Quand je suis au bureau en train de travailler par
exemple.
— Hum.
— De temps en temps, hein, insista-t-elle.

Il y eut un blanc de trente secondes.

— C’est ça le problème, reprit-elle. J’adore être


avec toi comme ça, mais je ne peux pas m’imaginer
vivant avec toi du matin au soir. Je ne sais pas
pourquoi.

114
— Hum.
— Ce n’est pas que je me sente mal à l’aise avec
toi, mais de temps en temps j’ai l’impression que
l’air se raréfie, comme si on était sur la lune.

— Mais un petit pas sur la lune est un grand pas


pour l’humanité !
— Arrête, je ne plaisante pas.

Elle se redressa sur le lit et planta son regard dans


le mien.

— C’est pour toi que je dis ça. Tu connais


quelqu’un d’autre capable de te dire les choses pour
ton bien ? Hein, dis-moi ? Il y en a d’autres qui te
disent ce genre de choses ?
— Non, répondis-je honnêtement. Personne.

Elle se rallongea, appuya doucement ses seins sur


mon flanc, tandis que ma main lui caressait le dos.

— En tout cas, quand je suis avec toi, de temps en


temps, l’air se raréfie comme si on était sur la lune,
voilà !
— Mais sur la lune, l’air n’est pas du tout raréfié,
lui fis-je remarquer, pour la bonne raison qu’il n’y
en a pas.
— Il est raréfié, fît-elle d’une petite voix.

Je me demandais si elle n’avait pas entendu ma


remarque ou si elle l’ignorait sciemment, mais sa
voix était si basse que j’en éprouvais une tension
soudaine. Un je ne sais quoi dans sa voix me
115
rendait nerveux.

— Oui, de temps en temps, l’air se raréfie, comme


ça, mine de rien, et tout à coup, j’ai l’impression
que tu ne respires pas la même atmosphère que moi.
— Manque d’informations, dis-je.
— Tu veux dire par là que je ne sais rien de toi ?
— Moi non plus, je ne sais rien de moi. Je ne dis
pas ça pour philosopher, mais dans un sens
beaucoup plus réaliste. Il y a un manque global de
données.
— Mais tu as déjà trente-trois ans, non ?

Elle, elle en avait vingt-six.

— Trente-deux, rectifiai-je Trente-deux ans et deux


mois.

Elle secoua la tête, puis se leva et alla ouvrir les


rideaux. Par la fenêtre, on apercevait l’autoroute. Et
au-dessus de l’autoroute, la lune de six heures du
matin, blanche comme un squelette. Elle portait un
de mes pyjamas.

— Retourne donc sur là-haut, dit-elle en montrant


l’astre du doigt.
— Il doit faire froid, dis-je.
— Sur la lune ?
— Mais non ! Ici, maintenant, tu n’as pas froid ?

On était en février. Debout devant la fenêtre, elle


exhalait une haleine blanche. À ma remarque, elle
s’aperçut enfin qu’il faisait froid. Elle se dépêcha
de se recoucher, et je la pris dans mes bras. Le
116
pyjama était glacé. Elle pressa le bout de son nez,
glacé lui aussi, dans mon cou.

— Je t’aime bien, dit-elle.

Je cherchais quelque chose à dire, mais les mots ne


me venaient pas. Moi, j’avais de la sympathie pour
elle. Quand on était au lit comme ça tous les deux,
le temps passait agréablement. J’aimais réchauffer
son corps, lui caresser doucement les cheveux.
J’aimais écouter sa respiration légère quand elle
dormait, l’amener à son bureau le matin, recevoir
mes factures de téléphone calculées par elle, voir sa
silhouette flotter dans mon pyjama trop grand. Mais
je ne pouvais pas exprimer tout ça en une seule
phrase. Je ne pouvais pas lui dire « je t’aime », car
évidemment, il ne s’agissait pas de ça et « je t’aime
bien » ne convenait pas non plus. Qu’est-ce que
j’aurais bien pu lui dire ? De toute façon, aucun mot
ne me venait. Et je sentais bien que mon silence la
blessait. Je le sentais aussi distinctement que la
forme de ses vertèbres que je suivais des doigts
sous la peau douce. Pendant un moment, nous
restâmes silencieux tous les deux, écoutant une
chanson dont j’ignorais le titre. Elle posa
doucement la main sur mon bas-ventre.

— Retourne dans les étoiles, te marier avec une


femme de l'espace et faire de beaux enfants
extraterrestres, dit-elle doucement.
— Oui, ce serait super.

Toujours enlacé avec elle, je regardais un rayon de


lune par-dessus son épaule. De temps en temps, un
117
camion lourdement chargé filait sur l’autoroute
avec un bruit sinistre d’iceberg prêt à s’effondrer. Je
me demandais ce qu’ils pouvaient bien transporter,
ces camions.

— Qu’est-ce qu’il y a pour le petit déjeuner ?


demanda-t-elle.
— Rien de spécial. La même chose que d’habitude.
Du jambon, des œufs, des toasts, le reste de la
salade de pommes de terre d’hier midi, et puis du
café. Je vais faire chauffer du lait et te faire un café
au lait.
— C’est gentil, dit-elle avec un sourire. Tu veux
bien faire les œufs au jambon, le café et faire griller
les toasts ?
— Évidemment, avec plaisir.
— Tu sais ce que je préfère ?
— Honnêtement, je n’en ai aucune idée.
— Ce que je préfère au monde, dit-elle en me
regardant dans les yeux, c’est l’odeur du café un
matin froid d’hiver où on n’a pas envie de se lever,
et l’odeur des œufs au jambon qui grésillent dans la
poêle, et me lever d’un bond au déclic du toaster
parce que je n’en peux plus d’attendre le petit
déjeuner !
— Très bien, on va essayer alors, dis-je en riant.

La nuit suivante, seul, je me levai vers les trois


heures du matin. D’un coup. Voilà, c’est moi, me
suis-je dit, debout devant le miroir de la salle de
bains. C’est toi. C’est toi qui t’uses toi-même, mon
vieux, et tu es beaucoup plus usé que tu ne le crois.
Mon visage paraissait plus sale que d’habitude, je
118
faisais plus vieux. Je me suis soigneusement lavé la
figure au savon, me suis frotté la peau avec de la
lotion, lavé les mains lentement ; enfin, je me suis
essuyé avec une serviette propre. Puis je suis allé
dans la cuisine et j’ai rangé le frigo en buvant une
bière. J’ai jeté des tomates qui commençaient à
pourrir, aligné les bières, transvasé des aliments,
fait une liste de courses. À l’aube, en regardant la
lune tout seul, je me suis demandé jusqu’à quand ça
allait continuer.

Je me blessai au travail assez gravement. Une


voiture sortant d’un parking de résidence me roula
sur le pied gauche. Je me retrouvai en arrêt maladie
indéfini, jusqu’à ce que les médecins me
diagnostiquent comme apte au retour à l’emploi.
La vérité, c'est que ce n’était pas si douloureux que
ça ; j’aurais pu continuer à bosser, mais je profitai
de l’occasion pour prendre du temps pour moi.

Les mois passèrent, et je m’étais retrouvé comme


aspiré dans un calme et une solitude dont je n’avais
jamais fait l’expérience jusque-là. Une sensation
d’absence d’une épaisseur presque effrayante
flottait dans mon appartement. J’avais passé six
mois enfermé chez moi. Je ne sortais pratiquement
pas, excepté pour acheter le minimum
indispensable à ma survie, et à l’aube, pour me
promener sans fin dans les rues désertes.

Je rentrais chez moi pour dormir, vers l’heure où les


gens commençaient à sortir. Je m’éveillais vers le
soir, me préparais un repas frugal, ouvrais une boîte
119
pour le chat. Le repas terminé, je m’asseyais par
terre, et retournais dans ma tête, encore et encore,
tout ce qui m’était arrivé, essayant d’y mettre de
l’ordre. Je répertoriais les événements, faisais une
liste des différents choix qui avaient dû exister à un
moment donné, réfléchissais au bien-fondé de mes
actes. Cela durait jusqu’à l’aube. Puis je sortais à
nouveau dans les rues désertes et marchais au
hasard pendant des heures. Ce schéma se répéta
jour après jour pendant six mois.

De février à juin 2017 je ne lus pas un seul livre,


n’ouvris pas un journal, n’écoutai pas un disque, ne
regardai pas la télé, n’allumai pas la radio. Je ne
voyais personne, ne parlais à personne. Je ne buvais
presque pas d’alcool, et n’avais même pas envie de
boire. Je ne savais rien de ce qui se passait dans le
monde, j’ignorais tout des célébrités montantes et
de la mort des personnalités connues.
Ce n’était pas tant un refus opiniâtre de toute
information qu’un manque d’envie de savoir ce qui
se passait. Je sentais pourtant que le monde
bougeait. Même enfermé, immobile, dans ma
chambre, je pouvais sentir vibrer sur ma peau le
mouvement du monde environnant. Mais cela
n’avait aucun sens pour moi. Tout passait en
m’effleurant comme une brise silencieuse.
Assis sur le plancher de ma chambre, je ressassais
sans fin le passé, le revivant dans ma tête. C’est
étrange à dire, mais même en me livrant à cet
exercice tous les jours pendant six mois, je ne
ressentis pas le moindre ennui ni la moindre
lassitude. Les événements dont j’avais été témoin
120
étaient trop énormes, avaient trop de facettes. Ils
étaient énormes et si réels que j’aurais presque pu
les toucher de la main… J’avais essayé de faire
comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était
passé… mais dès qu’un intervalle dans mon esprit
se créait, toutes ces images tombaient en avalanche
pour s’engouffrer en moi, et ne plus me quitter. Je
vérifiais tout à nouveau dans les moindres détails.
Les événements que j’avais vécus m’avaient bien
entendu causé certains traumatismes, des
traumatismes plutôt importants même. Beaucoup de
sang avait coulé, sans bruit. Beaucoup de blessures
s’étaient effacées avec le temps, mais beaucoup
aussi s’étaient ouvertes par la suite. Pourtant, ce
n’étaient pas ces blessures qui m’avaient tenu
enfermé chez moi six mois durant.
Simplement, j’avais besoin de temps.
Il me fallait une bonne demi-année pour vérifier et
remettre en ordre concrètement – réellement – tout
ce qui se rapportait à ces événements.
Ce n’était pas un enfermement volontaire, un refus
obstiné du monde extérieur, mais simplement une
question de temps. C’était un besoin purement
physiologique ; il me fallait un certain laps de
temps pour me remettre debout, réparer les dégâts.
J’avais décidé de ne réfléchir ni à ce que signifiait
« me remettre debout », ni à la direction que je
prendrais alors. Je me disais que c’était une
question à part, que je pourrais étudier par la suite.
Avant tout, je devais retrouver l’équilibre.
Le téléphone sonnait souvent. Je ne répondais
jamais. De temps en temps, quelqu’un frappait à la
porte, je ne répondais pas. Plusieurs lettres
121
arrivèrent. Mon responsable se faisait du souci pour
moi, il ne savait ni où j’étais ni ce que je faisais,
c’est pourquoi il essayait à tout hasard de m’écrire à
cette adresse. Il voulait savoir s’il pouvait faire
quelque chose pour moi.
Camille avait abandonné. Elle était passée à autre
chose. C’était mieux ainsi.

Sur le plan financier je n’avais pas de problèmes.


J’avais suffisamment d’économies pour vivre six
mois sans rien faire, et pour la suite, ma foi, on
verrait en temps voulu.
L’hiver passa, le printemps vint, illuminant mon
appartement d’une douce et paisible lumière. En
contemplant chaque jour les rais de lumière qui
pénétraient dans ma chambre, je vis l’angle du
soleil changer peu à peu. Les crépuscules de
printemps me faisaient repenser à des scènes du
passé. Le printemps avançait. Le parfum du vent
avait changé, la couleur de la nuit aussi, même les
sons prenaient un écho différent.

Encore une nuit de plus. Au volant de ma voiture


d’occasion achetée pour une miette de pain. Mais je
me sentais un peu triste. Les temps changeaient,
voilà tout. J’éteignis la radio, m’arrêtai à l’aire de
service la plus proche, entrai dans le restaurant,
commandai un sandwich et un café. J’allai aux
toilettes laver soigneusement mes mains puis je
revins manger une bouchée de sandwich et boire
deux tasses de café. Je restai une bonne heure à
contempler le gros sandwich végétarien dans mon
assiette. Au bout d’une heure, une serveuse en
122
uniforme violet vint me demander timidement si
elle pouvait enlever l’assiette. Je hochai la tête.
Bon, me dis-je. Il est temps de retourner à la
société.

Je savais avec quel genre de filles je devais coucher.


Et je savais aussi avec lesquelles je pouvais coucher
et avec lesquelles c’était impossible. Et même avec
lesquelles je ne devrais peut-être pas coucher. L’âge
venant, on commence à comprendre naturellement
ce genre de choses. Je savais aussi à quel moment il
convenait de rompre. C’était naturel et pratique.
Comme ça, je ne faisais de mal à personne, et
personne ne m’en faisait. Simplement, je
n’éprouvais plus cet espèce de tremblement qui
serre le cœur. Même si je le voulais, je n’aurais pu
rester plus longtemps dans cette douce léthargie. La
vie s’occupe de vous faire bouger que vous le
vouliez ou non. Un homme avec une voix de
baryton m’appela en panique de la part de Camille.
Me donna l’adresse d’un établissement de luxe
monégasque, et me dit qu’il fallait que je vienne au
plus vite avant de raccrocher. Le timing était
parfait. Moi qui voulais bouger mais ne savais par
où commencer, j’étais servi.

J’appelai et réservai une chambre à mon nom, au


cas où. Je pris le bus express 100 qui ne coûte
qu’un euro. J'arrivai proche du marché Condamine
et, d’un pas pressé, me rendit jusqu’à cet
établissement de luxe. Ce n’était ni un hôtel ni un
lieu pour adulte, mais un mix subtil entre les deux.

123
J’allai à la réception et déclinai mon identité. Trois
hôtesses en blazer bleu pâle m’accueillirent avec
des sourires de publicité pour dentifrice. Apprendre
aux employés à sourire de cette façon fait aussi
partie des investissements. Toutes ces filles avaient
des chemisiers d’un blanc aussi étincelant que la
reine des Neiges et des mises en plis impeccables.
Sur les trois, seule celle qui s’adressa à moi portait
des lunettes. Elle avait l’air sympathique, ses
lunettes lui allaient bien. Je fus un peu soulagé de
voir que c’était elle qui s’occupait de moi. C’était la
plus jolie des trois, et elle m’avait plu au premier
coup d’œil. Un je ne sais quoi dans son sourire
m’attirait. Je me dis que cette fille incarnait l’esprit
de l’hôtel. En agitant une petite baguette magique
en or, dans un chatoiement d’étincelles digne des
films de Walt Disney, elle allait faire apparaître la
clé de ma chambre. Mais elle utilisa un ordinateur à
la place de la baguette magique. Elle enregistra
avec dextérité mon nom et mon numéro de carte de
crédit, me sourit à nouveau après avoir vérifié son
écran, et me tendit une carte magnétique en guise
de clé. Le numéro de ma chambre était 1523. Je lui
demandai une brochure de l’hôtel, qu’elle me tendit
aussitôt. Je lui demandai depuis quand il était
ouvert. Depuis octobre dernier, me répondit-elle
machinalement. Ce qui voulait dire depuis pas
même cinq mois.

— Dites, je voudrais vous demander, fis-je,


arborant moi aussi un sourire avenant et
professionnel.
— Je vous en prie…
124
— Je me rends compte que c’est stupide, mais une
personne m'a appelé, en me disant qu’une amie était
ici et qu’elle avait des problèmes. Mais tout ce que
j’ai, c’est le prénom de cette amie.

125
126
ELLE (5)

Le Libanais a ouvert ma porte. J’aurais pu aussi


bien ne pas reconnaître Ena. Elle était à quatre
pattes au milieu d’hommes qui, debout, formaient
un cercle autour d’elle. Son visage, très pâle, était
gonflé, et ses lèvres, retroussées, découvraient ses
dents. Je me suis adossée au mur, les jambes
tremblantes. Le ventre me faisait mal. Ena s’est
traînée un moment ainsi, le long du couloir. Les
hommes s’étaient un peu écartés pour lui laisser un
passage. Les hommes, c’étaient le Libanais,
Raymond, et deux autres clients, sans doute des
Arabes. Leurs cheveux étaient frisés. Je ne les
connaissais pas.
Je me suis avancée vers elle. J’ai appelé,
doucement : « Ena ». Elle n’a pas répondu. Elle a
levé le visage vers moi. Son regard était animal et
vide. J’ai reculé. J’ai pensé qu’elle était trop jeune
et qu’ils l’avaient eue. Elle a fini par arriver à
l’escalier, toujours à quatre pattes.
Au moment où elle se mettait à descendre,
Raymond l’a saisie par la cheville. Il a tiré dessus
et il a ramené Ena jusqu’au milieu du couloir. Les
Arabes ont ri, et l’un d’eux a donné un léger coup
de poing à l’épaule de l’autre qui s’est baissé en
riant de plus belle. De fines gouttes de sueur
étaient apparues sous les cheveux noirs de
Raymond. Il a lâché Ena et l’a regardée en silence,
127
le front plissé. Elle a remué, doucement. Elle était
couchée sur le ventre et elle se tordait. Elle ne
criait plus. Ses petites tresses noires, à moitié
défaites, pendaient sur ses épaules.
J’ai remarqué brusquement qu’elle portait une
chemise de nuit identique à la mienne et j’ai eu la
gorge serrée... Ena, « Chez Sami », devant les
hautes glaces noires, en train d’arranger ses
cheveux ; les marguerites blanches, le scintillement
de la lumière sur sa peau.
Sur ta peau, Ena.
Je n’avais même pas envie de pleurer. Raymond a
demandé au Libanais de s’occuper de Ena et de
faire venir Bertheau, si elle n’allait pas mieux. Je
ne savais pas qui était Bertheau.
Raymond a dit aussi que Ena était probablement
devenue folle, qu’on n’y pouvait rien. A moins, plus
tard, de l’enfermer dans une maison.
Je n’ai pas aimé ce mot de folle prononcé devant
Ena. Je l’ai regardée. Elle bougeait
silencieusement. Elle était toujours allongée sur le
ventre. Elle n’avait pas l’air d’entendre.
J’ai sursauté quand Raymond a touché mon bras
en disant que je devais rentrer. Il a ajouté
doucement : « Je voulais que tu voies Ena. » Je
n’ai pas répondu. J’ai levé la tête. Je me suis souri
à moi-même, sans le regarder.
Par terre, devant la porte de ma chambre, j’ai
trouvé cette marguerite de plastique blanc, aux
pétales écrasés. Je l’ai ramassée et serrée dans ma
main. J’ai pensé qu’un de ces jours, il me serait
sans doute possible de la rendre à Ena, et qu’alors,
peut-être, elle serait contente.
128
Ma porte a été refermée. J’ai compris qu’on avait
ramené Ena dans sa chambre. Après, j’ai dû
immédiatement continuer. Avec un autre. Et encore
un autre après. Jusqu’au soir.
Celui qui est venu le dernier, je crois qu’il
s’appelait Germain. Mais comment le savoir,
maintenant ? Je me souviens, en tout cas, de ses
lunettes, de ce reflet blanc et froid des verres qui,
sous l’ampoule nue, m’est apparu comme une
matérialisation de ma solitude et de ma tristesse.
Je n’ose pas. Je n’oserai jamais parler de
désespoir. Et pourtant, ce soir-là, Germain m’a
obligée de mettre, puis d’ôter aussitôt, pour les
passer encore, ces vêtements de jeune garçon qu’il
avait apportés avec lui. Ses lunettes brillaient à
chacun de ses mouvements. Elles étaient rondes,
cerclées d’or, et je devais me tenir debout, quand je
n’aurais pas eu la force de me coucher. Mais, avec
ces vêtements, j’aurais pu partir. Mes doigts et mes
jambes tremblaient. Le dos me faisait mal, mais
j’aurais pu quand même. Oh, oui, j’aurais pu.
Un long moment, j’ai dû me tenir déshabillée, à
genoux, les vêtements de garçon posés sur mes bras
tendus. Germain s’était allongé, habillé, sur le
sommier, près duquel j’ai dû répondre à toutes les
questions qu’il m’a posées au sujet de ma vie
sexuelle. Une fois, j’ai refusé de répondre, et
Germain s’est levé pour aller dans le couloir. Le
Libanais est revenu avec lui, presque tout de suite ;
les deux hommes, alors, m’ont placée entre eux et
frappée en m’obligeant d’aller sans cesse de l’un à
l’autre. Quand ils ont eu fini, le Libanais m’a dit

129
qu’il regrettait bien, mais que je devais obéir aux
clients. Rien d’autre.
J’ai compris très vite que demander à une fille si
elle était encore vierge faisait partie des tics de
Germain. Il me jetait sous lui, m’écrasait de son
corps, s’insinuait de force en moi, sans cesser de
me tenir les poignets pour m’empêcher de me
débattre et, immédiatement après m’avoir prise, me
redemandait, contre toute vraisemblance, si j’étais
parfaitement vierge.
Lorsque j’ai dit non, que, bien entendu, je ne l’étais
pas, il a allumé une cigarette, l’un de ses coudes
écrasant ma poitrine, et il a approché la cigarette
de mon visage. Je n’ai pas attendu d’être brûlée.
J’ai répondu très vite ce qu’il désirait, après quoi il
m’a reprise. « Tiens, prends ça, espèce de salope, et
n’essaie pas de serrer les cuisses pour m’empêcher
d’aller au fond. » Il a fumé ensuite, en riant et en
me soufflant dans la figure.
Après son départ, j’ai compris que je ne le haïssais
pas autant que j’aurais dû. J’ai vomi dans le
lavabo, le front retenu par la céramique blanche et
froide. J’ai vomi comme si je devais en mourir. Je
n’ai pas tardé à me rendre compte que ce qui me
pesait le plus était la solitude. Celle du dimanche,
au long duquel je ne parlais à personne. Celle du
soir, quand l’ampoule s’était éteinte. Celle,
quotidienne, la moins pénible, peut-être, où les
hommes qui me prenaient ne m’accordaient aucune
attention.
Je me suis souvenue, à ce moment-là, de ce que ma
grand-mère avait coutume de répéter : « L’enfer,

130
c’est l’absence de Dieu. » Et j’ai eu conscience de
comprendre cette phrase pour la première fois.
Cependant, je n’étais pas en enfer. Je ne croyais
pas en Dieu. Il me manquait un être humain,
quelqu’un qui aurait vu, en moi, un être humain et,
pour moi, cette absence était un enfer.
Au-delà de ma solitude avec ces choses gluantes et
dures enfoncées dans ma bouche, mon sexe ou le
pli serré de mes reins, en dehors de l’ennui du
dimanche, je ne sortais pas, et il n’y avait pas de
soleil. Il n’y avait jamais de soleil.
L’intérêt de mes journées était devenu le moment
des repas. Une ou deux fois, sur le plateau monté
par le cuisinier libanais, il y a eu des cigarettes
brunes, sans filtre, en vrac. J’ai remercié le
cuisinier. Nous avons pu parler un moment. Il m’a
dit que c’étaient des « troupes ». Elles étaient
bonnes. Elles lui venaient d’un ami qui faisait son
régiment et qui s’appelait Antoni. Antoni passerait
peut-être un moment avec moi... Nous avons parlé
d’Antoni. Son rire, sa gentillesse. Les yeux très
clairs. Le Libanais était gros et brun, avec un
visage suant. Il portait une grande serviette en
tablier autour de la taille. Les taches de graisse
avaient fait des ronds par-dessus. Il n’a jamais
essayé de me toucher. Il m’a répété que, les
cigarettes, c’était interdit. Si je ne continuais pas
d’être sage, il me les supprimerait tout de suite.
J’ai essayé de lui parler encore, pour entendre le
son d’une voix, seulement il a dû se méfier et il est
demeuré beaucoup moins longtemps dans ma
chambre par la suite.

131
Ses omelettes étaient brûlées, mais j’aimais son
couscous. Il le savait. Il m’en donnait beaucoup,
dans de grandes assiettes fleuries. Il avait coutume
de me dire qu’avec le couscous, le sommeil forcé de
vingt et une heures et les cigarettes d’Antoni, ça
pourrait continuer d’aller bien un peu de temps.
Peut-être même que ça pourrait continuer toujours.
Quand j’essaye de me rappeler à quoi je pensais
dans ma cellule, je ne retrouve le souvenir d’aucun
mouvement de colère profond, rien d’autre que le
souvenir de petites joies attendues et précises,
telles que fumer, boire un verre de vin tiédi, rester
sans bouger, sur le dos, le dimanche, jusqu’à ce
que le mur d’en face ait disparu de la fenêtre.
Je ne pensais à rien. C’était comme une espèce de
contentement. Un engourdissement. Une mort. Il y
avait encore des soirs où je devinais la douceur des
rues, les visages heureux, dans la pénombre ; des
soirs où je tremblais, tandis que tu criais, Ena...
mais pour combien de temps ?
C’est la gentillesse d’Antoni que j’ai remarquée
d’abord. A cause de son âge et de ses yeux pâles, il
ne ressemblait pas aux habitués de l’hôtel ; je le lui
ai dit tout de suite, et il m’a répondu que moi non
plus, sans savoir expliquer pourquoi. Nous nous
sommes regardés un long moment, en silence, avec
une indécision pleine de curiosité.
Cette première fois, il n’a pas osé, ou pas voulu me
faire l’amour. Au contraire, il m’a parlé. Je dis : il
m’a parlé, parce que je n’en avais pas envie, et
qu’il a dû, presque tout le temps, se contenter de
parler seul.

132
Pourtant, quand il m’a demandé comment je
pouvais vivre de cette façon, je lui ai répondu très
vite, sans réfléchir, que je ne pouvais pas. Je ne
pouvais pas. Il s’était assis à côté de moi, mais
sans me toucher, et il ne me quittait pas des yeux,
un peu comme s’il avait cherché sur mon corps ou
sur mon visage une réponse aux questions qu’il me
posait. Il m’avait demandé de me déshabiller.

133
134
Chapitre 5

Son sourire se troubla à peine. Une espèce de


frémissement parcourut son visage, comme si on
avait jeté une capsule de bouteille de bière dans une
paisible fontaine, puis disparut aussitôt. Elle reprit
son sourire précédent, légèrement plus restreint.
J’observais admirativement ces changements
compliqués.

— Je me demande, dit-elle en touchant légèrement


de l’index sa monture de lunettes.
— Attendez, je ne vous ai pas donné le prénom de
mon amie.

Elle revint vers le comptoir, gênée.

— Désolée, dit-elle.
— Hum, fis-je.

Plus le temps passait, plus je la trouvais


sympathique. Moi aussi j’aurais voulu effleurer mes
lunettes de l’index, mais malheureusement, je n’en
portais pas. Je me sentais terriblement idiot. J’étais
venu à l’aventure sans aucune information sérieuse.
Elle réfléchit un moment en retenant son souffle.
Son sourire s’était effacé. Il est très difficile de
retenir sa respiration en souriant. Essayez, vous
verrez.

135
— Excusez-moi. Attendez un instant, dit-elle, puis
elle disparut dans le fond.

Au bout de trente secondes, elle revint


accompagnée d’un quadragénaire vêtu de noir. À
vue de nez, il avait l’air d’un professionnel de
l’hôtellerie. J’avais déjà rencontré plusieurs fois ce
genre de personnages au cours de missions
d’intérim. Ce sont des gens étranges qui, en
général, sourient toujours et ont à leur disposition
une panoplie d’environ vingt-cinq sourires
différents, en fonction des circonstances. Du sourire
froid et poli au sourire de satisfaction réprimé.
Cette gradation de sourires est numérotée de 1 à 25.

— Bienvenue, monsieur, dit-il en inclinant poliment


la tête et en m’adressant un sourire moyen.

Les deux mains posées sur le comptoir, je lui posai


la même question qu’à la réceptionniste.

— Veuillez m’excuser, dit-il, nous ne disposez pas


d’autres informations, si je puis me permettre cette
question ?

Je lui expliquai succinctement le pourquoi du


comment je m’étais retrouvé dans cette situation. Il
hocha plusieurs fois la tête.

— À dire vrai, Monsieur, le mieux que vous


puissiez faire c’est d’essayer de joindre votre amie
dans un premier temps, d’intégrer votre chambre
d’hôtel, puis de vous installer au bar afin de pouvoir
surveiller les environs tout en sirotant un verre.
136
Je n’aurais pu dire ce qui clochait, mais je ne
pouvais pas avaler leur réponse comme ça. Un
certain ton quand l’interlocuteur vous cache
quelque chose, une expression particulière quand il
vous sert un mensonge. Ce n’est pas un soupçon
fondé, juste une impression. On flaire la
dissimulation, le non-dit. Mais il était clair que
j’aurais beau continuer à les presser de questions
ici, je n’obtiendrais rien de plus. Je remerciai
l’homme. Il me répondit par une formule de
politesse et se retira.

Quand il eut disparu, je m’informai auprès de la


fille du fonctionnement du room-service et des
repas. Elle me répondit poliment, et pendant qu’elle
me parlait, je la regardais fixement au fond des
yeux. C’étaient de très jolis yeux, et il me semblait
qu’en les fixant ainsi, j’allais y découvrir quelque
chose. En rencontrant mon regard, elle se mit à
rougir. Elle ne m’en plut que davantage. Je me
demandais pourquoi. Était-ce parce qu’elle avait
l’air d’être la fée de l’hôtel ? Je la remerciai, quittai
la réception, et pris l’ascenseur pour monter à ma
chambre.

La chambre 1523 était plutôt splendide. Le lit


comme la salle de bains étaient très spacieux pour
une chambre simple. Le frigo était plein. Il y avait
aussi tout un assortiment de papier à lettres et
d’enveloppes. Le nécessaire pour écrire, le bureau
étaient luxueux. Dans la salle de bains, je trouvai un
nécessaire de toilette complet, du shampooing au
baume démêlant en passant par l’after-shave et la
137
robe de chambre. Le placard était grand, la
moquette moelleuse.
J’enlevai mon manteau et mes chaussures,
m’installai sur le canapé et lus la brochure de
l’hôtel. Équipées en installations ultramodernes, et
offrant un large éventail de services 24 heures sur
24 sans interruption, toutes les chambres avaient été
conçues dans un souci de confort et de délassement
parfait pour le client. Proposant un séjour
chaleureux et d’un calme inégalable, dans un cadre
exclusif. « Un espace humain », disait la brochure.
Autrement dit, ça avait coûté de l’argent, et les
tarifs étaient élevés. En lisant la brochure, je
m’aperçus que c’était effectivement un
établissement assez complet. Au sous-sol, il y avait
un shopping-center, une piscine couverte, un sauna
et un solarium. Un court de tennis couvert, un club
de santé avec entraîneur et des instruments de
musculation, une salle de conférence équipée pour
les traductions simultanées, cinq restaurants, trois
bars. Une cafétéria ouverte toute la nuit. Et même
un service de limousines privées. Une salle d’étude
équipée de tout le matériel de bureau et d’écriture
possible, à la disposition de tous. Il y avait tout ce à
quoi on pouvait penser. Même un héliport sur le
toit. Rien ne manquait. Équipement ultramoderne.
Décoration somptueuse.
Je jetai la brochure sur la table, m’enfonçai dans le
canapé, étendis mes jambes, et contemplai
l’étendue de ciel bleu de l’autre côté de ma fenêtre
du quinzième étage.

Je passai mon après-midi à visiter l’hôtel.


138
J’inspectai les bars et les restaurants, jetai un œil
sur la piscine, le sauna, le club de santé, le court de
tennis, allai acheter des livres au shopping-center.
Je traînai dans le hall d’entrée, fis plusieurs parties
au game-center. Le soir arriva en un rien de temps.
Un vrai parc d’attractions, me dis-je. Eh oui, on
peut aussi passer le temps comme ça en ce monde.

Le soir venu, je sortis de l’hôtel et flânai dans les


rues. Pendant que je marchais, la géographie des
lieux me revenait peu à peu.
À l’époque où j’avais séjourné à Monaco, je passais
mes journées à traîner dans les rues jusqu’à
l’écœurement. Je me rappelais en gros ce qu’il y
avait à chaque coin de rue.
Je marchai sans but pendant plus d’une heure dans
le dédale des rues. Le soleil s’était couché et je
pouvais sentir sur ma peau la fraîcheur nocturne. Il
n’y avait pas un souffle de vent, et il était plaisant
de parcourir ainsi les rues, dans l’air translucide.
L’éclairage nocturne donnait un air de propreté
fantasmagorique. Certains magasins, fermés,
portaient des écriteaux annonçant des projets de
construction. En fait, il y avait déjà de grands
immeubles en cours de construction. Restaurants de
fast-food avec service au volant, boutiques de
grandes marques, halls d’exposition de voitures
européennes, salons de thé au design moderne avec
des cours intérieures ornées de plantes tropicales,
immeubles de bureaux chics avec des vitres à
profusion, s’étaient développés. Les rangées de
maisons du quartier arboraient temporairement un
étrange alignement. Les banques avaient ouvert de
139
nouvelles succursales.
J’entrai dans un bistrot et y bus un peu de saké en
grignotant. C’était sale, bruyant, bon marché et on y
mangeait bien. Quand je dîne seul dehors, je choisis
toujours l’endroit le plus animé possible. Ça me
rassure : je ne me sens pas seul, et même si je me
parle à moi-même, personne ne m’entend. Le repas
me laissa une légère insatisfaction, et je commandai
à nouveau du saké pour combler ce manque. En
sentant le saké tiède couler lentement dans mon
estomac, je me demandais ce que j’étais venu faire
ici. Camille n’était pas ici.
Non mais, qu’est-ce que tu croyais trouver de plus
ici, hein ? Rien, pensai-je. Camille en larmes qui te
supplie de la reprendre ? Il n’y a rien que tu puisses
trouver ici.
Les lèvres serrées, je contemplai un long moment le
verseur à sauce de soja posé sur le bar.
Quand on vit longtemps seul, c’est incroyable le
nombre de choses qu’on finit par regarder fixement.
On parle tout seul aussi, de temps à autre. On dîne
dans des endroits animés. On se met à éprouver de
l’affection pour une vieille voiture. Et peu à peu, on
devient un ringard.

Je retournai dans l’établissement de luxe. Je m’étais


pas mal éloigné, mais il me fut facile de retrouver le
chemin. Il suffisait de lever la tête pour le voir, de
n’importe où.
Une fois dans ma chambre, je pris un bain, et
contemplai Monaco en sirotant un café instantané.
Je ne sais pas de quoi, mais c’était une entreprise.
Comme je n’avais rien à faire, j’arpentai la chambre
140
de long en large. Puis je m’assis dans un fauteuil et
regardai la télé. Tous les programmes étaient nuls.
J’avais l’impression qu’on me montrait des
vomissements artificiels. Comme c’était artificiel,
ce n’était pas vraiment sale, mais si on les regardait
fixement, ces vomissements prenaient un air réel.
J’éteignis la télé et me rhabillai pour me rendre au
bar du vingt-sixième étage.

Je bus un cognac au comptoir. Les murs du bar


étaient tous vitrés, si bien qu’on jouissait du
spectacle nocturne du pays. C’était un bar agréable
et tranquille. Ils savaient bien préparer les cocktails.
Les verres étaient de qualité supérieure, quand ils
s’entrechoquaient, leur son était agréable. À part
moi, il n’y avait que trois clients. Deux hommes
d’âge moyen discutaient à voix basse en buvant du
whisky, assis à une table du fond. À une table juste
à ma droite, il y avait une fillette de douze ou treize
ans, les écouteurs d’un baladeur sur les oreilles.
Elle était ravissante. Elle suivait le rythme de la
musique en tapotant du bout des doigts sur la table.
Ces doigts, fins et délicats, avaient quelque chose
de plus enfantin que le reste de sa personne.

Je me décidai et tentai de joindre Camille sur son


portable. Ça faisait presque un an que je ne lui avais
pas adressé la parole. Je me demandais vraiment ce
que je faisais ici. Sa ligne n’était plus attribuée.
L’appel, qui m’avait indiqué sa présence ici,
provenait depuis un numéro masqué. Je me sentais
comme le dindon de la farce.

141
Le barman s’approcha de moi et me dit d’un ton
confidentiel :

— Elle attend que sa mère revienne.


— Hum. Telle fut ma réponse ambiguë.

À la réflexion, il est vrai qu’une fillette de douze ou


treize ans attablée dans un bar à onze heures du
soir, en train de boire, des écouteurs sur les oreilles,
était un spectacle inhabituel. Moi, je la regardais
comme si c’était tout à fait normal. Je repris une
vodka et bavardai à bâtons rompus avec le barman.
Puis je déclarai, pour voir, que les environs avaient
beaucoup changé.

À ce moment-là, un nouveau client entra, et notre


conversation en resta là, sans porter de fruits. En
tout, je bus quatre vodka. Il me semblait que je
pouvais en boire sans limite, mais comme ça aurait
duré indéfiniment, je m’arrêtai à la quatrième et
signai ma note. Quand je me levai et quittai le
comptoir, la fillette au baladeur était toujours là. Sa
maman n’était pas revenue, et les glaçons avaient
complètement fondu dans son jus d'orange, mais
elle n’avait absolument pas l’air de s’en faire.

Au moment où je partais, elle leva les yeux, me


regarda deux ou trois secondes à peine, et me fit un
petit sourire. Peut-être que ses lèvres avaient juste
tremblé un peu. Mais moi, il me sembla qu’elle
s’était tournée vers moi pour me sourire. Et alors –
c’est drôle à dire – mon cœur trembla un instant.
C’était comme si elle m’avait choisi, en quelque
142
sorte. Et j’eus ce drôle de tremblement de cœur,
dont je n’avais jamais fait l’expérience jusqu’alors.
Je me sentais flotter à cinq ou six centimètres au-
dessus du sol. Troublé, je pris l’ascenseur et
redescendis au quinzième étage pour regagner ma
chambre.

Pourquoi étais-je aussi décontenancé ? Juste parce


qu’une fillette de douze ans m’avait souri ! Une
petite fille ! Je m’allongeai sur le lit sans enlever
mes chaussures, fermai les yeux et essayai de
repenser à tout les moments passés avec Camille.
Pour ne pas fondre en larmes, parce que je savais
très bien que je l'avais perdu pour de bon. Même si
ce n’était pas le grand amour, c’était de l'amour tout
de même, et c’était devenu rare de nos jours.

En fermant les yeux sans bouger, je pouvais sentir


l’alcool tournoyer dans mes veines. Je défis les
lacets de mes chaussures, me déshabillai, me glissai
sous les draps. J’étais bien plus fatigué que je ne le
croyais et, apparemment, complètement soûl.
J’attendis qu’une fille à côté de moi me dise : « Dis,
tu as un peu trop bu. », mais personne ne me dit
rien : j’étais tout seul. Je tendis la main et éteignis
la lampe. Je me demandai un instant, dans
l’obscurité, si j’allais rêver de Camille ou de la
petite fille du bar. Mais finalement, je ne fis pas de
rêve du tout.

Quand je me réveillai le lendemain matin, je me


sentais désespérément vide. Zéro. Ni rêve ni
personne à mes cotés. Je faisais des choses
143
déplacées, dans un lieu déplacé.
Je regardai par la fenêtre : le ciel était couvert de
nuages bas et sombres. Regarder le ciel m’ôta
l’envie de faire quoi que ce soit. Les aiguilles de ma
montre indiquaient sept heures cinq. J’allumai la
télé avec la télécommande, regardai un moment
depuis mon lit les infos du matin. Le présentateur
parla des prochaines élections. Au bout d’un quart
d’heure, je renonçai et me levai, allai à la salle de
bains me laver la figure et me raser. Bah, la journée
s’annonçait comme un de ces jours où rien ne
marche. Je me coupai le menton en me rasant, fis
sauter un bouton de la manchette de ma chemise en
l’enfilant.

Au restaurant, je croisai à nouveau la fillette de la


veille, accompagnée d’une femme, sa mère
apparemment. Elle n’avait plus son baladeur. Elle
ne toucha pratiquement pas à ses toasts ni à ses
œufs brouillés. Sa mère était une petite femme
approchant la quarantaine. Les cheveux attachés, un
pull en cachemire beige sur un chemisier blanc.
Elle avait un nez élégant, fin et droit, et une
manière touchante de beurrer ses toasts d’un air las.
Je passai à côté de leur table pour aller m’asseoir ;
la fillette leva les yeux et me fit un grand sourire.
Un vrai sourire franc, comparé à celui de la veille.

Tout en déjeunant seul dans mon coin, j’essayais de


réfléchir, mais le sourire de cette fillette avait
annihilé mes facultés de penser. Je n’avais rien à
faire. Je n’étais rien obligé de faire, et je n’avais
rien envie de faire. J’étais venu exprès jusqu’ici, à
144
seule fin de porter secours à Camille et je me
demandais si je n'avais pas halluciné ce coup de
téléphone... Et comme je ne l'avais pas trouvée, je
n’avais rien à faire, à part baisser les bras. Je ne me
résignais pourtant pas à rentrer. Il y avait bien une
trace d'un appel sur mon portable... preuve que
j’étais relié à la réalité... Je décidai tout de même de
mettre au point un plan d’action pour la journée, et
pour ce faire, je descendis m’installer dans l’un des
somptueux canapés du hall d’entrée.

Je n’avais pas envie de visiter Monaco, ni d’aller


quelque part en particulier. Je pensai un moment
tuer le temps au cinéma, mais aucun film ne me
tentait, et il me paraissait un peu stupide d’être venu
jusqu’ici pour m’installer dans une salle de cinéma.
Mais qu’est-ce que je peux faire ? J’ai rien à faire !
Dans le hall je m’interrogeai à nouveau : comment
passer le reste de la journée ? Pas la moindre idée.
Faute de mieux, je restai un long moment à regarder
distraitement les alentours, assis dans mon canapé.
J’aperçus la fille à lunettes d’hier à la réception.
Quand elle croisa mon regard, elle eut l’air
légèrement tendu. Je me demandais bien pourquoi.
Ma présence stimulait-elle par hasard quelque
chose en elle ?

Ma montre indiquait maintenant onze heures. À


cette heure-ci, je pouvais commencer à penser au
déjeuner. Je quittai le hall, marchai dans les rues en
me demandant dans quel restaurant j’allais
déjeuner. Aucun ne m’attirait vraiment. L’appétit ne
me venait pas. Du coup, j’entrai dans le premier
145
troquet venu et commandai des spaghettis et une
salade. Je bus de la bière. Il faisait toujours un
temps de neige, mais elle ne se décidait pas à
tomber. Les nuages immobiles étaient tapis au-
dessus de la ville. Ma fourchette était grise, ma
salade et ma bière aussi. On ne peut pas penser
normalement par un temps pareil.

Finalement je décidai de passer le temps en faisant


des courses dans les grands magasins. Je pris un
taxi et me rendis dans le centre. J’achetai des
chaussettes, des sous-vêtements, des piles de
rechange, une brosse à dents de voyage et un
coupe-ongles, ainsi que des sandwichs pour mon
dîner, et une petite bouteille de cognac. Je n’avais
besoin de rien de tout ça en particulier. C’était
seulement pour tuer le temps. Ça me fit passer deux
heures. Ensuite je me promenai dans l’avenue
principale du centre, regardant les vitrines, sans but
particulier, et quand j’en eus assez, j’entrai dans un
café et m’attablai devant un expresso.
Ce faisant, le crépuscule de cette journée, pareille à
un fastidieux navet au cinéma, arriva. C’est
épuisant de passer le temps à ne rien faire.
Quand je traversai le hall, quelqu’un m’appela au
moment où je passais devant la réception. C’était la
réceptionniste à lunettes. Je m’approchai, et elle me
guida vers un coin du comptoir un peu éloigné du
panneau de la réception. C’était l’endroit réservé à
la location de voitures, mais il y avait simplement
un tas de brochures posées à côté d’un panonceau,
et pas un employé en vue. Elle commença par me
regarder en faisant tourner son stylo dans ses mains
146
d’un air gêné, hésitant visiblement à parler.

— Excusez-moi, mais prenez l’air d’un client qui


veut louer une voiture, s’il vous plaît, dit-elle. Puis
elle jeta un coup d’œil de côté vers la réception. Le
règlement nous interdit d’avoir des conversations
personnelles avec les clients.
— Pas de problème, fis-je. Je vous demande les
prix des locations de voitures et vous me répondez,
ça n’a rien d’une conversation personnelle.

Elle rougit un peu :

— Excusez-moi, le règlement est sévère ici.

Je lui fis un grand sourire :

— Vos lunettes vous vont très bien.


— Pardon ?
— Ces lunettes te vont très bien, tu es très
mignonne.

Elle toucha légèrement sa monture du doigt, puis se


mit à tousser. Elle devait être du genre nerveux.
Elle se reprit et déclara :

— En fait, je voulais vous demander quelque chose


de personnel.

Si j’avais pu, je lui aurais caressé doucement la tête


pour l’aider à reprendre son calme, mais comme je
ne pouvais pas, je me contentais de la regarder en
silence.

147
— C’est au sujet de votre amie dont vous avez parlé
hier, dit-elle d’une petite voix.

Je fis semblant d’étudier une des brochures de


location de voitures.

— Qu’est-ce que tu veux dire, concrètement ?

Elle tira sur les deux pans de son chemisier banc,


toussota à nouveau.

— Eh bien… Je l'ai vue. Ou du moins il me semble


l'avoir vue.
— Je ne comprends pas très bien...

Elle jeta un coup d’œil du côté de ses collègues,


occupés un peu plus loin derrière leur comptoir. Ses
jolies dents mordirent légèrement sa lèvre
inférieure. Elle parut hésiter un moment puis hocha
la tête et se jeta à l’eau :

— On pourrait se retrouver quelque part après mon


travail.
— Tu finis à quelle heure ?
— Huit heures. Mais on ne peut pas se voir dans le
quartier. Le règlement est très strict.
— Si tu connais un endroit suffisamment éloigné
pour qu’on puisse parler tranquillement, je viendrai.

Elle pencha la tête, réfléchit un peu, puis inscrivit


sur le bloc-notes préparé sur le comptoir le nom
d’un bar et griffonna un plan.

— Attendez-moi là. J’y serai vers huit heures et


148
demie.

Je mis la feuille dans la poche de mon manteau.


Cette fois, ce fut elle qui me regarda fixement :

— N’allez pas vous imaginer des choses. C’est la


première fois que je désobéis au règlement. Mais il
faut vraiment que je vous parle, je vous expliquerai
pourquoi tout à l’heure.
— Je ne m’imagine rien du tout. Pas la peine de
t’inquiéter. Je ne suis pas méchant. En général, les
gens ne m’aiment pas particulièrement, mais je ne
fais jamais rien qui puisse nuire à mon prochain.

Elle réfléchit à ce que je venais de dire en faisant


tourner son stylo entre ses doigts, mais
apparemment, elle ne saisissait pas très bien le sens
de mes paroles. Un sourire indécis aux lèvres, elle
toucha à nouveau sa monture de lunettes du bout de
l’index.

— Bon, à tout à l’heure, fit-elle, puis après une


salutation professionnelle, elle retourna à son poste.

Elle avait du charme, cette fille. Et une légère


instabilité mentale. De retour dans ma chambre, je
mangeai la moitié des sandwichs au rôti de bœuf
que j’avais achetés au rayon alimentation du sous-
sol d’un grand magasin, arrosés d’une bière. Bon,
me dis-je, avec ça, la vitesse est enfin enclenchée.
Même si je roule en seconde sans savoir où je vais,
ça commence à bouger. Pas si mal.

Ensuite, je me lavai la figure, me rasai à nouveau,


149
tranquillement, en silence. Je mis de l’after-shave,
me brossai les dents, puis, pour la première fois
depuis longtemps, je me regardai longuement dans
le miroir. Je n’y découvris rien d’important. Je ne
débordais pas de courage. J’avais mon air habituel.

Je descendis vers sept heures et demie, pris un taxi,


montrai au chauffeur l’adresse qu’elle m’avait
donnée. Le chauffeur hocha la tête en silence et me
déposa bientôt devant l’endroit en question. C’était
à une distance de vingt euros en taxi.

Je poussai la porte d’un petit bar tranquille au sous-


sol d’un immeuble de cinq étages, et entendis
aussitôt un vieux disque de Miles Davis, juste au
bon volume sonore. Je m’installai au comptoir et,
tout en écoutant l’élégant solo de Miles, savourai
lentement un J&B coupé d’eau avec des glaçons. À
huit heures quarante-cinq, elle n’était toujours pas
là, mais je ne m’inquiétais pas. Elle avait dû être
retardée par son travail. Le bar était agréable, et
j’étais habitué à passer le temps tout seul. Je sirotai
mon whisky en écoutant la musique, et quand je
l’eus fini, j’en commandai un deuxième. Puis,
comme je n’avais rien de particulier à regarder, je
me mis à regarder le cendrier posé devant moi.
Elle arriva à neuf heures moins cinq.

— Désolée, fit-elle, j’ai fini plus tard que prévu. Il


y avait foule, et ma collègue est arrivée en retard.
— Ça ne fait rien. Il fallait bien que je passe le
temps quelque part, de toute façon.

150
Elle voulait s’asseoir à une table du fond. Je pris
mon verre et changeai de place. Elle enleva ses
gants de cuir, son écharpe à carreaux, son manteau
gris, et apparut alors en pull jaune et jupe de laine
vert foncé. En la voyant moulée dans ce pull fin, je
remarquai que ses seins étaient plus gros que je ne
l’avais cru. Elle portait d’élégantes boucles
d’oreilles en or. Elle commanda une Desperados.
Dès que sa boisson arriva, elle en aspira une gorgée.
Je lui demandai si elle avait dîné. Pas encore,
répondit-elle, mais elle avait grignoté à quatre
heures et n’avait pas encore faim. Je bus une gorgée
de mon whisky, elle reprit une gorgée de sa
Desperados. Elle avait l’air de s’être dépêchée pour
venir, et avait repris son souffle en silence pendant
une trentaine de secondes en arrivant. Je pris une
cacahuète, l’examinai avant de la croquer, et répétai
ce geste en attendant qu’elle retrouve son calme.
Finalement, elle poussa lentement un soupir. Un
long soupir, qu’elle dut elle-même trouver trop long
car elle leva ensuite la tête pour me regarder d’un
air nerveux.

— C’est dur, le travail ? demandai-je.


— Oui, assez. Je ne suis pas encore bien habituée,
et on n’est pas ouvert depuis très longtemps, nos
chefs nous asticotent tout le temps.

Elle posa les deux mains sur la table et croisa les


doigts. Elle portait un anneau minuscule au petit
doigt. Un anneau d’argent tout simple, sans aucune
décoration. Tous les deux nous regardâmes un
moment cet anneau en silence.

151
— À propos de ton amie, ou de ta petite amie, je ne
sais pas au juste... j’espère que tu ne lui veux aucun
mal dit-elle, tu ne bats pas les femmes...
— Battre une femme ? répliquai-je, surpris. Qu’est-
ce qui te fait dire ça ?
— Je me demandais, c’est tout, dit-elle.

Elle était vraiment mal en point... Pas


physiquement, mais psychologiquement...
Je me tus. Elle fixait un point sur le mur en se
mordant les lèvres.

— On a déjà eu des cas de ce genre depuis


l'ouverture... Des clients milliardaires, très
violents... Tu comprends, tout ça ternirait l’image
de l’hôtel auprès du public si les médias en
parlaient. C’est mauvais pour le commerce.
— Il y a déjà eu des articles là-dessus ?
— Oui, une fois, dans un hebdomadaire. Des
histoires de corruption et de gens qui refusaient
d’être expulsés après avoir quasiment battu une
femme à mort...
— Les riches se croient tout permis, ce n'est pas
nouveau... Et puis la prostitution, ici, est un art...

Elle haussa les épaules, but une gorgée.

— Peut-être. Ça expliquerait la méfiance du


manager à ton égard. Il était méfiant, non ?
— Oui, il n’était pas tranquille !
Elle secoua plusieurs fois la tête, puis tripota de la
main gauche l’anneau de son auriculaire droit.

— J’ai peur, murmura-t-elle, je crève de peur. Je ne


152
sais plus quoi faire tellement j’ai peur.
— Tu as peur ? Peur de quoi ?

Elle fit un petit signe de dénégation de la tête. Puis


laissa un moment ses lèvres posées sur le rebord de
son verre, l’air de chercher comment elle pourrait
expliquer sa peur.

— Je parle de quelque chose d’autre. De l’ensemble


de cet établissement de luxe. Il y a quelque chose
de bizarre dans ce lieu, de, comment dire, pas tout à
fait normal, une sorte de distorsion.

Elle se tut. Je vidai mon verre, en commandai un


autre, ainsi qu’une deuxième desperados pour elle.

— Quel genre de distorsion, concrètement parlant ?


demandai-je. Si toutefois il y a quelque chose de
concret là-dedans.
— Évidemment que c’est concret, dit-elle à regret.
Mais ce qui est difficile, c’est de l’exprimer
clairement. Voilà pourquoi je n’en ai jamais parlé à
personne jusqu’à maintenant. Ce que j’ai ressenti
est très réel, mais il me semble que si j’essaie de le
mettre en mots, tout le caractère concret de la chose
va disparaître. Alors j’ai du mal à en parler.
— C’est comme un rêve éveillé ?
— Ça n’a rien à voir avec un rêve. Je rêve souvent,
mais les rêves, leur réalité je veux dire, s’effacent
avec le temps. Mais ça, c’est différent. Le temps a
beau passer, l’impression reste vivante. Ça garde
toujours, toujours, toujours, sa réalité. Ça revient
flotter devant mes yeux.

153
Je me taisais.

— Bon, je vais essayer d’en parler, dit-elle.

154
ELLE(6)

Ça ne m’a gênée à aucun moment, pourtant ; je


suis restée assise quand il s’est levé avec agitation,
m’a offert une cigarette, en a pris une et s’est mis à
fumer en tournant dans la pièce étroite et sale.
Je pensais aux stries qui marquaient laidement
mon corps. Antoni les avait vues, bien sûr, mais je
devinais aussi qu’il les remarquerait davantage si
je tentais de les cacher. Je ne peux pas dire
pourquoi, devant lui, j’ai voulu et recherché tout de
suite cette dissimulation, comme l’envers d’une
fierté inexplicable.
J’ai aspiré puis avalé la fumée. Il a remarqué
doucement : « On dirait que tu meurs de soif. » J’ai
renversé la tête en arrière. J’ai été surprise parce
que, en disant cela, il n’avait pas eu l’air de me
regarder.
Il s’est arrêté devant moi. Il a jeté par terre sa
cigarette allumée avant de l’écraser sous le talon
de sa botte. Il a dit brusquement, sans élever la
voix, les yeux fixés sur le plancher : « Si tu veux, je
peux te procurer du cyanure... Ou n’importe quoi
d’autre dans ce genre. »
Je ne voyais que ses cheveux blonds. Je les ai
regardés. Je n’ai pas compris tout de suite de quoi
il parlait, mais, quand j’ai eu compris, je lui ai dit,
que, merci bien, je n’avais pas envie de mourir
155
pour le moment, que s’il tenait à me rendre service,
il pouvait toujours essayer de m’aider à quitter
l’hôtel. Je lui serais infiniment plus reconnaissante
de me procurer la clé de la porte que du cyanure.
Il a rougi. Puis il s’est mis à rire en disant qu’il
regrettait bien pour la clé : ça ne lui était pas
possible.
C’est quand il s’est penché pour m’embrasser le
front que j’ai pensé à la lui prendre. J’ai jeté ma
cigarette et je me suis renversée sur le sommier en
agrippant Antoni contre moi, mes deux bras croisés
sur son dos. Je lui ai donné ma bouche. Il a hésité
un instant avant de se laisser aller contre moi. Mes
doigts ont glissé en tâtonnant le long des poches de
son pantalon.
Quand j’ai ouvert les yeux il avait cessé de
m’embrasser. Il me regardait avec une curiosité
amicale et triste. Il a dit : « Tu peux me fouiller
tant que tu voudras. » Je l’ai poussé de côté d’un
mouvement brusque et j’ai fouillé ses poches sans
me gêner. Il n’y avait pas de clé, et j’ai fini par
comprendre qu’on nous avait enfermés ensemble
pour la durée de sa visite.
Je me suis rejetée sur le sommier. Antoni a voulu
me prendre dans ses bras, mais j’ai reculé. Je me
suis couchée et j’ai fixé le plafond. Il y avait des
craquelures, comme des visages tordus. J’ai pensé
que Antoni allait me frapper. Il ne l’a pas fait. Il
m’a forcée de le regarder. Il a plissé les yeux. Il a
dit : « Avoue, tu dois en avoir joliment assez du
casse-gueule ? » Je n’ai pas répondu.
Il m’a prise par le bras et m’a conduite devant la
glace du lavabo. Je me suis regardée. J’avais du
156
sang séché sur une joue. Antoni m’a souri
gentiment dans la glace, son visage tout près du
mien. J’ai détourné les yeux.
Au bout d’un moment, je lui ai dit que si j’avais un
jour envie de mourir, je lui demanderais son aide.
Je l’ai dit sans rire, et lui n’a pas ri non plus.
Il s’est tourné vers la fenêtre et a cherché quelque
chose dans ses poches. Ensuite, il a posé un pied
sur le sommier de fer. Enfoncé, le sommier a
grincé, et Antoni a eu un geste d’impatience. Je l’ai
vu griffonner sur son genou. Il m’a donné une carte
raturée, avec seulement son prénom et un numéro
de téléphone. Il a dit aussi qu’il reviendrait me
voir, que la carte c’était pour après, quand je
serais sortie. Il a regardé autour de lui et il a
ajouté, les yeux fixés sur le plafond, que c’était
moche mais qu’à son avis, je m’en sortirais sans
avoir besoin de lui. Nous avons ri ensemble cette
fois.
Il m’a aidée à passer ma chemise de nuit. Il a
remarqué à haute voix que les coutures avaient
craqué, et il a dit que, d’une façon générale, tout le
monde était des salauds. Même lui. Je n’ai rien
répondu.
Ensuite, il a regardé sa montre-bracelet. Il a dit
tristement : « C’est l’heure dans cinq minutes. » Je
me suis demandée comment il pouvait le savoir.
Nous nous sommes assis l’un à côté de l’autre sur
le sommier, et nous avons attendu en silence, les
yeux fixés sur la porte.
Quand elle a été ouverte par le Libanais, Antoni
s’est levé sans hâte. Il ne m’a pas embrassée avant

157
de partir. Du couloir, le Libanais m’a crié : « Ça
va, môme ? » Et j’ai répondu que oui, ça allait.
Même aujourd’hui, quand on me quitte et que la
nuit tombe, il m’arrive de faire un effort pour ne
pas me mettre à crier. J’ai crié souvent, à Nice, au
début, le soir. C’est quand mon dernier client s’en
allait, qu’il se mettait à exister pour moi. Je le
regardais s’habiller, se coiffer et, alors que j’avais
supporté ses exigences sans me plaindre, je pensais
brusquement à cet inconnu, à sa femme inconnue, à
sa vie, avec une haine qui me faisait trembler des
pieds à la tête.
L’un d’eux, une fois, a vu mes yeux dans la glace et
s’est tourné vers moi pour me demander avec
inquiétude ce qu’il y avait. Je lui ai répondu par
des injures dont la grossièreté m’a fait venir les
larmes aux yeux.
Il y avait cette obscurité soudaine, qui m’était
imposée, et à laquelle je ne m’habituerais jamais.
Neuf heures, ça n’est pas une heure pour dormir. Je
passais toujours un long moment à me calmer et,
même calme, je tremblais encore. Je ne pouvais pas
m’empêcher de penser qu’à cette heure du soir, les
rues se remplissaient de gens, que les lumières
s’allumaient et que le ciel devenait mauve ou noir.
La vie m’arrivait filtrée, lointaine, irréalisable, et
j’aurais tout donné pour marcher dans la rue, sous
les arbres, devant les vitrines éclairées, avec, sur
mon corps, la fraîche douceur des soirs.
Je me retournais alors sur le sommier, dans le noir,
parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Je
souhaitais la mort pour tous les habitants de la

158
ville, une bombe, une fin du monde. Quelque chose
comme Hiroshima...
Un soir, c’est Raymond qui est parti le dernier. J’ai
eu envie qu’en dépit de la crainte qu’il m’inspirait,
il puisse, même lui, demeurer toute la nuit auprès
de moi. Quand il m’a dit non, j’ai souhaité pouvoir
le tuer. Je crois qu’il l’a compris, car, avant de
partir, en prenant le temps de m’expliquer bien
qu’il allait marcher un moment, sans but, dans les
rues, avant de rentrer pour dîner, puis de se rendre
dans un bar, Raymond a pris soin de ne pas me
tourner le dos un seul instant.
Il est demeuré appuyé à la porte, son regard brun
rivé au mien tout le temps qu’il m’a parlé. Il a dit,
d’une voix devenue très basse et très lente, qu’il
serait volontiers resté davantage, mais que
l’ampoule de ma cellule allait s’éteindre. J’aurais
voulu pouvoir me retenir de lui répondre comme je
l’ai fait alors. J’aurais voulu pouvoir ne pas lire,
dans les yeux de Raymond, quelque chose qui
ressemblait à du mépris, mais je lui ai demandé
grâce. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je lui ai dit
que la punition me semblait suffisante, que je serais
docile. Désormais, je lui obéirais pour n’importe
quoi, et, s’il me laissait partir avec lui, maintenant,
tout de suite, je me mettrais, s’il le voulait, à
genoux devant lui.
Sans cesser de me regarder, il a dit sèchement :
« Eh bien, puisque tu es une comédienne parfaite,
mets-toi à genoux, et nous verrons ensuite ce que
nous avons à faire. » J’ai glissé à genoux tout de
suite. Je crois qu’à ce moment précis, je n’ai pas eu

159
honte et que ce mouvement a évoqué, pour moi,
l’écho d’un geste lointain.
J’étais seule, dans une colonie de vacances tenue
par les religieuses de Saint-Vincent-de-Paul. Un
voisin de mon père était venu me visiter. Il était gai,
très gros et il parlait fort. Dans un angle, sur une
console, il y avait une vierge de plâtre coloriée en
bleu et blanc. Et je m’étais agenouillée devant cet
homme, sur le carrelage froid du parloir, dans
l’espoir d’être ramenée chez moi. Bien entendu,
mon voisin était reparti seul. J’avais sept ans.
Si j’avais été la plus forte, je ne me serais pas mise
à genoux, j’aurais tué Raymond. Mais, ce jour-là,
encore, je n’étais pas la plus forte, et, comme dans
mon enfance, il m’a semblé que je devais en tenir
compte.
J’ai regardé Raymond bien en face, j’ai dit :
« Voilà, c’est fait. » Il a continué de me fixer un
long moment, puis il a souri en secouant la tête. Je
me suis brusquement rendu compte que j’éprouvais
une fierté diabolique à le voir me considérer ainsi.
Il s’est penché au-dessus de moi. J’ai cru qu’il
allait me gifler. M’embrasser peut-être. Il n’a fait
ni l’un ni l’autre. Il a dit, doucement : « Tu as
tellement envie de partir ? »
Je connaissais Raymond, et, le connaissant,
j’aurais dû répondre non, mais j’ai dit : « Oui, oh
oui, comme si une autre femme, en moi, voulait à
toute force me nier pour lui plaire. »
Et, de nouveau, stridents, les cris de Ena.
Notre silence.
Le regard de Raymond est devenu plus dur. Il a dit :
« Reste à genoux. Relève ta chemise. Dépêche-
160
toi. » J’ai relevé la chemise jusque sous mes seins.
Toujours penché sur moi, Raymond a soufflé, entre
ses dents, sans bouger les lèvres : « Renverse-toi en
arrière. » J’ai hésité. J’ai lâché ma chemise de
nuit. Raymond a allumé une cigarette en continuant
de me regarder. Ses mains ne tremblaient pas mais
son visage est devenu pâle. Il a cessé de sourire.
J’ai rejeté tout le buste en arrière, et posé les mains
bien à plat sur le plancher. Il y a eu l’ampoule
brillante et nue, son éclat dans mes yeux, inflexible
comme du verre. J’ai pensé que cette ampoule ne
devait pas s’éteindre, mais aussi que mon besoin de
la voir rester allumée toute la nuit n’était pas une
raison suffisante pour me laisser humilier de cette
manière. Ça n’était pas la seule raison. Plutôt, en
quelque sorte, un alibi, et je le savais.
Brusquement, j’ai compris que Raymond se
rapprochait de moi. J’ai retenu mon souffle. Il a
soulevé ma chemise d’une main. J’ai senti, contre
ma cuisse nue, la chaleur de sa cigarette. J’ai
pensé qu’il voulait me brûler. J’ai eu un mouvement
de tout le corps, mais Raymond m’a priée de ne pas
bouger. Sa main est remontée vers ma poitrine, elle
a pesé sur mes seins, par-dessus l’étoffe, tandis
qu’il me recommandait, en haletant à peine,
d’écarter les cuisses davantage. J’ai senti les
doigts de son autre main forcer mon ventre. Je me
suis reculée brutalement. J’ai crié.
Un genou par terre, il a attendu que je reprenne
mon souffle, puis ses doigts aux ongles durs ont de
nouveau été coulés en moi. Dans la position où je
me trouvais, je ne pouvais pas voir les yeux de
Raymond, mais je savais qu’il me regardait. Au
161
bout d’un moment, mes bras raidis se sont mis à
trembler. Raymond a dit de sa voix basse et
sifflante : « Cesse de bouger. Reste comme ça.
Reste comme tu es. » J’ai cessé complètement de
bouger. Ses doigts m’étaient pesants et douloureux.
J’ai dit : « Je ne pourrai plus tenir longtemps
ainsi. » Il n’a pas répondu, n’a pas non plus ôté sa
main, et j’ai dit alors, en fermant les yeux : « Je
crois bien que je vais tomber. »
Il m’a demandé si j’avais honte. Je n’avais pas
honte. J’étais fatiguée. J’ai ouvert les yeux sans
répondre et, l’espace d’une seconde, la lumière
s’est éteinte. Plus rien n’a existé en dehors de ce
noir, de mon corps trop tendu et de cette brûlure
dans les muscles. Rien, même plus la honte, même
plus la peur. Même plus Raymond.
J’ai ri. Je me suis laissée glisser à terre, bras et
jambes écartés. Un long moment après, je me suis
rendu compte que les doigts de Raymond n’avaient
pas lâché mon ventre et la honte est revenue
aussitôt, comme une vague. Nous sommes restés
ainsi longtemps, immobiles.
Raymond m’a prise par terre, dans le noir. Quand
il a eu fini, il a caressé mes cheveux. Il a dit, sa
bouche contre ma joue : « N’aie pas peur. Je vais te
prêter une robe. Je vais te faire sortir. »
Il est passé dans le couloir en refermant la porte à
clé derrière lui. L’ampoule s’est rallumée aussitôt.
Mon cœur battait à grands coups. J’ai attendu,
assise par terre, le dos contre le sommier, sans
pouvoir détacher mon regard de la porte.
Quand Raymond est remonté, il avait avec lui une
jupe et un shetland rose pâle. Il a dit : « Ces
162
vêtements appartiennent à Ena, mais je pense que
tu pourras les porter. »
J’ai regardé Raymond. Il a souri. Il m’a demandé
pourquoi je ne m’habillais pas tout de suite. Il m’a
tendu la jupe. Je l’ai passée en regardant
Raymond. Mes doigts tremblaient si fort qu’il a dû
m’aider pour attacher les agrafes. Raymond a
ouvert la porte et s’est effacé.
Nous avons suivi le couloir obscur. J’ai compris
soudain que l’on n’entendait pas crier Ena. J’en ai
fait la remarque, et Raymond a dit qu’on lui avait
donné quelque chose pour l’aider à se tenir
tranquille. Nous avons descendu l’escalier.
En bas, dans le couloir donnant sur la rue,
Raymond m’a forcée de m’arrêter en posant la
main sur mon bras. Il m’a demandé en riant, si,
d’après ce que je pensais, on allait me permettre,
maintenant, de sortir jusque dans cette rue. J’ai
répondu oui.
Raymond a ouvert la porte. J’ai senti l’ombre
humide sur mes épaules. Je pouvais avancer. Je
pouvais crier, me mettre à courir. Je ne l’ai pas fait.
Il m’a semblé que même si j’en avais encore le
temps, devant Raymond, je ne le ferais pas. Pour ne
pas lui donner le plaisir de me rattraper.
Presque tout de suite, il y a eu la main sèche de
Raymond sur ma bouche, mes poignets dans sa
main. Puis Raymond a crié au Libanais de venir,
qu’il aurait peut-être besoin de quelqu’un pour
m’obliger de remonter à l’étage.
Le Libanais a écarté le rideau de la cuisine. Il nous
a regardés, les yeux élargis, avant de s’approcher
de nous. Raymond, alors, a lâché mes deux mains,
163
et, un instant, j’ai été libre au milieu des deux
hommes. Raymond derrière moi, le Libanais
barrant la porte de la rue.
Je me suis jetée contre le Libanais, son corps solide
et mou. Je l’ai frappé. Il m’a repoussée vers
Raymond. Tous deux ont ri.
J’ai compris alors que j’avais perdu. J’ai cessé de
me débattre, et quand Raymond a dit : « Tu dois
remonter à l’étage, il le faut. » Je me suis dirigée
vers les escaliers sans répondre.

Il faut que je parle d’Ena. Avant les cris. Quand les


petites pâquerettes brillaient dans ses cheveux.
Quand elle se coiffait devant les hautes glaces, à la
lumière des bougies ; avec ses peignes démodés.
D’Ena, juste assez folle pour vivre avec un
souteneur, le croire chauffeur de poids lourds, et
voler un peu ses clients de la boîte de nuit.
Quand elle a refusé de coucher avec les clients, et
que son ami l’a conduite à Nice. Après les cris, ce
jour où Ena est entrée dans ma cellule, avec
Raymond et une autre fille que je n’avais jamais
vue. Ena s’est tout de suite assise sur le sommier, et
elle m’a souri. L’autre fille s’est approchée. Ena
s’est mise à tripoter ses cheveux en regardant droit
devant elle. La fille a posé, sur l’épaule d’Ena, une
main aux ongles sales et recourbés comme des
griffes. Elle a dit : « Est-ce que tu vas mieux,
Ena? » Sa voix était rauque, éraillée. C’était une
voix de malade. Une voix de fumeuse malade. Ena
a bougé les épaules. Elle a regardé la fille, elle
avait des cheveux jusque dans les yeux. Ça la

164
faisait loucher. Elle m’a regardée, puis elle a
regardé Raymond.
Selon son habitude, il était adossé à la porte, les
mains dans les poches de son pantalon. Ena a
touché les cheveux qui la gênaient, elle les a
écartés de son visage, a roulé une mèche sur l’un
de ses doigts. En croisant le regard de Raymond,
les yeux sombres de Ena sont devenus grands
ouverts et fixes. Brusquement, elle s’est levée. Elle
est venue vers moi, elle a passé un bras autour de
mon cou, et elle s’est mise à trembler. Elle sentait
l’eau de Cologne, les larmes et une odeur que je ne
parvenais pas à identifier. Je l’ai serrée contre moi.
J’ai dit : « Ne pleure pas. » Sans savoir ce que je
disais. J’ai tourné la tête vers les autres.
Ils étaient debout, près de la porte. Ils nous
regardaient. Raymond avait son pull-over rouge, et
la fille portait la même chemise de nuit qu’Ena et
moi. Son petit visage était blanc, avec une grande
frange au-dessus des sourcils. La fille a fait un pas
vers moi. Elle a dit, sans me regarder : « Ena m’en
veut. » Elle a ajouté, très vite : « J’ai été obligée de
la caresser, tu comprends, et elle m’en veut. »
Il y a eu un silence. Puis Gloria s’est mise à
pleurer, doucement, d’abord, et de plus en plus fort.
Elle était lourde comme une personne sans
connaissance. J’ai eu envie de l’embrasser mais je
ne l’ai pas fait. Je n’ai rien dit non plus. La fille
mordillait sa main. Elle a jeté un coup d’œil rapide
en direction de Raymond qui regardait les épaules
d’Ena, le dos d’Ena, qui essayait de deviner sous la
chemise, le douloureux fléchissement des jambes
d’Ena. La fille a dit encore : « Je crois qu’elle a
165
pas l’habitude. Tu as dû l’entendre crier, déjà. Tout
le monde a dû l’entendre crier. » J’ai incliné la tête.
Ena a pesé contre moi davantage, ses cheveux sur
ma joue devenue humide. J’ai dit : « Elle va
tomber. Elle a une crise de nerfs. »
Raymond s’est détaché de la porte, et il a dit, les
yeux fixés sur la nuque d’Ena : « Ça n’est pas une
crise de nerfs, mais une crise de folie. C’est une
folle. »
Je suis allée jusqu’au sommier, les mains jointes
autour de la taille d’Ena pour l’empêcher de
tomber. J’ai répondu que je l’avais rencontrée
avant, une ou deux fois, et qu’alors elle n’était pas
folle. Raymond a souri.
J’ai ôté mes mains de la taille d’Ena. Brusquement,
j’ai su que la chambre sentait le formol. Ena s’est
allongée d’elle-même, sur le côté. Elle pleurait
toujours, avec un peu moins de violence.

166
Chapitre 7

Elle but une gorgée et s’essuya les lèvres avec une


serviette en papier.

— C’était en janvier, début janvier. Juste un peu


après le Nouvel An. Ce jour-là, je travaillais tard le
soir. En général je ne le fais pas, mais ce jour-là, je
n’avais pas le choix. En tout cas, j’ai dû finir de
travailler aux alentours de minuit. Quand on
termine à cette heure-là, il n’y a plus de tram, alors
la direction nous paye un taxi qui nous ramène tous
chez nous, individuellement. Donc, j’ai fini de
travailler un peu avant minuit, je me suis changée et
je suis montée au seizième par l’ascenseur de
service. Je voulais aller à la salle de repos des
employés parce que j’y avais oublié un livre.
J’aurais pu attendre le lendemain, mais je voulais
continuer à lire ce livre, et puis la fille qui devait
rentrer en taxi avec moi était encore occupée, si
bien que j’ai voulu passer le chercher, tant qu’à
faire. On a une salle pour nous au seizième, à
l’écart des chambres des clients, où on peut faire un
petit somme, boire un thé. J’y vais de temps en
temps. Donc, la porte de l’ascenseur s’est ouverte,
et je suis sortie comme d’habitude, sans penser à
rien. Hein, ça arrive, non ? Quand on fait quelque
chose dont on a l’habitude, ou qu’on va dans un
167
endroit qu’on connaît bien, on avance sans penser à
rien, machinalement. Donc, je marchais
rapidement. J’ai sûrement pensé à quelque chose,
mais je ne sais plus quoi. Et tout d’un coup, au
milieu du couloir, les deux mains enfoncées dans
les poches, je me suis aperçue qu’il faisait noir.
Surprise, j’ai regardé derrière moi : la porte de
l’ascenseur s’était déjà refermée. J’ai pensé à une
panne d’électricité, évidemment, mais c’était
impossible. D’abord, l’hôtel possède son propre
générateur, et en cas de panne, il prend
immédiatement la relève. C’est automatique,
vraiment immédiat. Je le sais, c’est déjà arrivé.
Donc la panne d’électricité, exclue. Et si le
générateur avait été lui aussi en panne, la lampe de
secours du couloir se serait allumée. Donc, il n’y
avait aucune raison pour que le couloir soit plongé
dans le noir comme ça. Il aurait dû être éclairé au
moins par une lumière verte. Obligatoirement,
même en épuisant toutes les possibilités. Et
pourtant, à ce moment-là, le couloir était plongé
dans une pénombre totale. Tout ce que je voyais
comme lumière, c’étaient les boutons d’appel de
l’ascenseur et un chiffre rouge indiquant l’étage.
Évidemment, j’ai appuyé sur le bouton. Mais
l’ascenseur était reparti vers le bas, et ne remontait
pas. Je me suis dit : « Allons bon, qu’est-ce qui se
passe ? » en regardant autour de moi. Évidemment,
j’avais peur, mais en même temps j’étais vraiment
ennuyée, tu devines pourquoi ?

Je secouai la tête.

168
— Eh bien, pour que tout soit plongé comme ça
dans l’obscurité totale, il fallait qu’il y ait un
problème de fonctionnement dans l’hôtel ; une
machine ou une structure défectueuse. Ça allait
sûrement causer de l’agitation. On nous ferait
travailler les jours de congé, on aurait des
entraînements du matin au soir, on se ferait asticoter
par les chefs. J’en avais assez de tout ça, et ça
commençait juste à se calmer.
— Je comprends, dis-je.
— Du coup, j’ai senti la moutarde me monter au
nez. La colère était plus forte que la peur. Je me
suis dit, essayons de voir un peu ce qui se passe.
J’ai fait deux ou trois pas, lentement. Et alors,
c’était bizarre, mes pas ne faisaient plus le même
bruit que d’habitude. J’avais des chaussures à talons
plats, ce jour-là, et je n’avais pas l’impression de
marcher sur la même moquette que d’habitude. Elle
était plus rêche. Je suis très sensible à ce genre de
choses, alors je suis sûre de ce que je dis. Et l’air
aussi était différent, comment dire ? Ça sentait un
peu le moisi. Rien à voir avec l’atmosphère
habituelle. L’état de l’air est entièrement contrôlé
dans l’hôtel. Ils sont très pointilleux là-dessus. Ce
n’est même pas un air normal ; il est filtré de façon
à être plus propre. Impossible qu’il y ait des odeurs
de moisi ici. Mais l’air qu’il y avait à ce moment-là,
en un mot, c’était de la vieille atmosphère, datant
de plusieurs dizaines d’années. Une odeur comme
celle que je respirais, petite, en ouvrant la vieille
remise, chez mon grand-père. Comme si tout un tas
de vieilleries mélangées stagnaient là depuis des
années. Je me suis retournée vers l’ascenseur. Mais
169
même la lumière du bouton de l’ascenseur s’était
éteinte. On n’y voyait plus rien. Et tout était
mortellement calme. Alors là, j’ai eu peur. Normal,
non ? Seule dans le noir, ça fait peur. Mais avec en
plus ce silence mortel ! Pas un bruit. C’est bizarre,
non ? Imagine, s’il y avait eu une panne
d’électricité, et que l’hôtel ait été plongé dans le
noir, tout le monde se serait affolé, il y aurait eu du
tapage. On était presque complet, ça aurait dû
soulever un tollé. Pourtant, il régnait un calme
sinistre. Du coup, je n’y comprenais plus rien.

Nos boissons arrivèrent. Nous bûmes chacun une


gorgée, puis elle reposa son verre et remonta ses
lunettes. J’attendis en silence la suite de son récit.

— Tu comprends dans quel état je me sentais ?


— En gros, oui, fis-je en hochant la tête. Tu es
montée au seizième en ascenseur, il faisait tout noir,
il n’y avait pas la même odeur que d’habitude,
c’était trop calme. Il y avait quelque chose de
bizarre.

Elle poussa un soupir.

— Je ne dis pas ça pour me vanter, mais je ne suis


pas particulièrement trouillarde. Je me trouve même
plutôt courageuse pour une fille. Je ne me mets pas
à hurler comme une hystérique pour une simple
panne d’électricité. J’ai peur comme tout le monde,
mais je refuse de céder à la panique. Donc, je
voulais vérifier ce qui se passait. Alors j’ai avancé
dans le couloir à tâtons.
— Dans quelle direction ?
170
— Vers la droite, dit-elle.

Puis elle leva la main droite, comme pour vérifier


qu’elle ne se trompait pas.

— Oui, c’est ça, j’ai avancé vers la droite,


lentement. Le couloir est tout droit. J’ai avancé un
moment le long du mur, et après, il y a eu un
tournant sur la droite. Et là, au bout, j’ai vu briller
une lumière. Une lumière très forte, comme s’il y
avait une bougie allumée tout au fond du couloir. Je
me suis dit, quelqu’un a dû trouver des bougies et
est en train de les installer. Je suis allée voir en
direction de la lumière, mais, en me rapprochant, je
me suis aperçue que la lueur venait d’une porte
entrouverte. Une drôle de porte. Je ne me rappelais
pas l’avoir vue avant. Il n’y a pas de porte comme
ça à l’hôtel. En tout cas la lumière venait de là.
Debout devant la porte, je ne savais plus quoi faire.
Si un type bizarre surgissait de l’intérieur, j’aurais
été bien embêtée, et puis cette porte, je ne l’avais
jamais vue avant. Finalement, j’ai frappé un petit
coup à la porte pour voir, un petit toc-toc presque
inaudible. Mais le bruit a résonné bien plus fort que
je ne m’y attendais, parce que les alentours étaient
tellement silencieux. Il n’y a eu aucune réaction
pendant environ dix secondes, et pendant ces dix
secondes, je suis restée pétrifiée devant la porte.
Ensuite j’ai entendu des espèces de froissements à
l’intérieur. Comment dire ? Comme si quelqu’un
portant des vêtements pesants se relevait. Ensuite,
j’ai entendu des bruits de pas. Quelqu’un avançait
très lentement, en traînant des pieds, et le bruit se

171
rapprochait peu à peu de la porte.

Elle regardait dans le vide, comme si elle se


remémorait ce bruit de pas. Puis elle secoua la tête.

— Dès que j’ai entendu ce bruit, j’ai été terrorisée.


Ce n’était pas un bruit de pas humains. Je n’avais
aucune base me permettant de penser ça, c’était
juste une intuition. Mais j’ai compris à ce moment-
là ce que voulait dire l’expression « sentir un
frisson glacé courir le long de son épine dorsale ».
Ce n’est pas une exagération rhétorique, on a
vraiment le dos glacé. Je me suis enfuie en courant
à toutes jambes. J’ai même dû tomber une fois ou
deux en cours de route. Parce qu’après, j’avais mes
bas filés. Mais je ne me souviens de rien, à part que
je me suis enfuie en courant de toutes mes forces.
En courant, je ne pensais qu’à une chose : qu’est-ce
que je ferais si l’ascenseur était toujours en panne ?
Mais l’ascenseur fonctionnait normalement. Le
bouton indiquant les étages était allumé. Il était
arrêté au rez-de-chaussée. J’ai appuyé de toutes mes
forces sur le bouton, et l’ascenseur s’est mis à
remonter, mais avec une lenteur ! Il était
incroyablement lent. Deuxième… Troisième…
Quatrième… Comme ça, tu vois. Je le suppliais
mentalement. Dépêche-toi, dépêche-toi, je t’en
prie ! Mais ça ne servait à rien, il a mis un temps
incroyable à arriver. Comme s’il prenait plaisir à
faire attendre les gens.

Elle poussa un soupir, but une autre gorgée, fit


tourner sa bague autour de son petit doigt.

172
— J’entendais toujours les bruits de pas. Krhhh…
Krhhh… Krhhh. Ils se rapprochaient lentement,
inexorablement. La chose était sortie de la pièce,
elle avançait dans le couloir, vers moi. J’étais morte
de peur ! Non, ce n’était même pas de la peur.
J’avais l’estomac qui me remontait dans la gorge, la
sueur qui sortait par tous mes pores. Une sueur
glacée et fétide. Et des frissons ! Comme si un
serpent rampait sur ma peau. L’ascenseur n’arrivait
toujours pas. Sept… huit… neuf… et les bruits de
pas qui se rapprochaient toujours !

Elle se tut une trentaine de secondes. Elle continuait


à faire tourner son anneau, comme si elle réglait le
bouton de la radio. Au bar, une femme disait
quelque chose à un homme qui riait. Ils vont se
décider à remettre de la musique, oui ou non ? me
demandai-je.

— Ce genre de peur, on ne peut la comprendre que


si on en fait l’expérience soi-même, dit-elle d’une
voix étranglée.
— Et alors, que s’est-il passé ? demandai-je.
— Tout à coup, je me suis aperçue que la porte de
l’ascenseur était ouverte, fit-elle avec un
haussement d’épaules. Elle était ouverte, et la
lumière nostalgique des ampoules électriques se
déversait dedans à flots. Je me suis littéralement
effondrée à l’intérieur. Et j’ai appuyé sur le bouton
du rez-de-chaussée en tremblant de tous mes
membres. Quand je suis arrivée dans le hall
d’entrée, toute pâle, claquant des dents à ne pas
pouvoir parler, tout le monde était très étonné. Le

173
manager est arrivé, il m’a demandé ce que j’avais.
Je lui ai expliqué en retenant mon souffle qu’il se
passait des choses bizarres au seizième. Il a aussitôt
appelé un employé, et nous sommes montés là-haut
tous les trois, pour vérifier ce qui s’était passé. Mais
au seizième, tout paraissait normal. Lampes
allumées, pas d’odeur suspecte. Nous sommes allés
à la salle de repos interroger les gens qui s’y
trouvaient. Ils étaient réveillés, et n’avaient été
témoins d’aucune panne. Nous avons fouillé l’étage
dans les moindres recoins, mais tout était
parfaitement normal. Comme si j’avais été
ensorcelée par une renarde ! Quand nous sommes
redescendus, le manager m’a fait appeler dans son
bureau. Je pensais qu’il allait me tancer vertement,
mais pas du tout. Il m’a demandé de lui expliquer
en détails ce qui m’était arrivé. Alors je lui ai tout
raconté. Jusqu’au bruit de pas. Ça me paraissait
ridicule, je me disais qu’il allait éclater de rire en
me demandant si j’avais rêvé. Mais il n’a pas ri. Au
contraire, il avait l’air extrêmement sérieux. Et il
m’a dit de ne parler de ça à personne. D’un ton très
doux, très gentil. « Vous avez dû vous tromper,
mais les autres employés pourraient prendre peur
s’ils entendaient parler de ça, alors tenez votre
langue. ». Pourtant, le manager n’est pas du genre à
prendre des pincettes, d’habitude. Et c’est à ce
moment-là que je me suis dit que je n’étais peut-
être pas la première à qui ce genre de mésaventure
arrivait.

Elle se tut. Je mis son histoire en ordre dans ma


tête. Il me sembla que l’atmosphère se prêtait à
174
quelques questions.

— Tu as déjà entendu d’autres employés raconter


des histoires similaires ? Des choses bizarres qui
pourraient corroborer ton aventure, des anomalies
quelconques ? Même une simple rumeur ?

Elle réfléchit un instant puis secoua la tête.

— Non. Mais je sens qu’il se passe quelque chose


de pas normal. La réaction du gérant, quand je lui ai
raconté cette histoire, par exemple, et puis il y a
trop de conciliabules dans cet hôtel. Je ne peux pas
expliquer quoi, mais il y a quelque chose de bizarre.
Rien à voir avec l’hôtel où je travaillais avant.
Évidemment, ce n’était pas un établissement aussi
important, alors la situation était différente, mais
tout de même, c’est trop différent. Dans l’hôtel où
j’étais avant, il y avait bien des histoires de
fantômes – il y en a au moins une dans n’importe
quel hôtel – mais on en rigolait. Ici, ce n’est pas le
cas. L’atmosphère n’est pas à la rigolade. Alors j’ai
d’autant plus peur. Si le gérant avait ri de mon
histoire ce jour-là, ou s’il s’était mis en colère,
j’aurais pu penser que je m’étais trompée.

Elle plissa les yeux en regardant fixement le verre


qu’elle tenait à la main.

— Tu es retournée au seizième étage depuis ?


demandai-je.
— Plusieurs fois, répondit-elle d’une voix égale. Je
travaille dans cet hôtel, alors je suis bien obligée
d’aller là-haut de temps à autre, hein, même si je
175
n’en ai pas envie. Mais seulement dans la journée.
Je n’y vais jamais la nuit. Je n’irais pour rien au
monde. Je ne veux pas revivre une telle horreur.
C’est pourquoi j’ai décidé de ne plus travailler de
nuit. Je l’ai annoncé clairement à la direction.
— Et jusqu’ici, tu n’as parlé de ça à personne ?

Elle secoua la tête une seule fois.

— Je te l’ai dit tout à l’heure, c’est la première fois


que j’en reparle. Je n’avais personne à qui en parler,
de toute manière. Mais j'ai ressenti le même effroi
quand j'ai vu cette jeune femme en pleurs dans le
hall de l’hôtel.

Elle me regarda d’un air distrait.

— Je voudrais oublier tout ça... mais je ne sais


pas… Tu as débarqué en demandant après une amie
qui avait besoin d'aide… il me semblait que tu
pourrais avoir une idée pour expliquer ce qui m’est
arrivé.
— Je n’ai pas d’idée particulière, dis-je après avoir
réfléchi un moment. Je n’ai jamais entendu parler
de « drôles de trafics » ou de choses comme ça. .
— Pourtant cet après-midi, tu avais l'air de fouiner
dans le hall, un peu partout.
— C’est très personnel, lui expliquai-je. Si je
commence, ça risque d’être long. Mais je pense que
ça n’a rien à voir directement avec l’histoire que tu
viens de me raconter.

Déçue, elle regarda un moment les paumes de ses


mains en faisant la moue.
176
— Désolé de ne pas pouvoir t’être utile, alors que
tu m’as raconté ton histoire exprès, dis-je.
— Ça ne fait rien, ce n’est pas de ta faute. Et je suis
contente d’avoir pu parler. Ça m’a soulagée. On se
sent angoissé quand on garde une histoire comme
ça pour soi pendant longtemps.
— Sans doute, dis-je. Quand on garde quelque
chose pour soi sans en parler à personne, ça prend
toujours des proportions énormes à l’intérieur de la
tête, ça gonfle de plus en plus.

J’écartai les deux mains pour imiter un ballon en


train de gonfler.
Elle hocha la tête en silence. Elle tritura à nouveau
l’anneau autour de son doigt, finit par l’enlever, le
remit.

— Tu y crois à mon histoire, dis ? Mon histoire du


seizième étage ? fit-elle en regardant ses doigts.
— Évidemment, je te crois, répondis-je.
— Vraiment ? Tu ne trouves pas ça trop bizarre ?
— C’est bizarre, c’est sûr. Mais ce genre de choses
arrive. Je le sais. Et je te crois. Il arrive que les
événements s’enchaînent comme ça, à cause d’un
détail qui les déclenche.

Elle réfléchit un moment à ça, puis me demanda :

— Tu as déjà eu ce genre d’expérience ?


— Oui, je crois.
— Et tu as eu peur à ce moment-là ?
— Non, ce n’était pas de la peur. Les choses
peuvent s’enchaîner de différentes manières. Dans
mon cas…
177
Mais les mots me manquèrent, et je m’arrêtai tout à
coup, comme si quelqu’un, au loin, avait arraché la
ligne téléphonique. Je bus une gorgée de whisky et
dis que je ne savais pas comment exprimer ça, mais
que ce genre de choses arrivait, c’était sûr…

— C’est pour ça que je te crois. Même si personne


d’autre ne te croit, moi, je crois ce que tu me dis. Et
je ne mens pas.

Elle leva la tête et me sourit. Ce sourire différait un


peu de ceux qu’elle m’avait adressés jusque-là.
C’est un sourire privé, me dis-je.
Elle semblait un peu plus décontractée depuis
qu’elle avait dit ce qu’elle avait sur le cœur.

— Je me demande pourquoi, quand je parle avec


toi, on dirait que je suis plus calme. Je suis
terriblement timide et, d’habitude, j’ai du mal à
parler avec des gens que je rencontre pour la
première fois, mais avec toi, je peux parler sans
problème.
— C’est sans doute parce que le courant passe entre
nous ; on se comprend, lui dis-je avec un large
sourire.

Elle hésita un instant sur la réponse à faire, et


finalement, elle ne dit rien. Elle poussa seulement
un grand soupir. Mais ce n’était pas un soupir triste.
Simplement, elle réajustait sa respiration.

— Tu ne mangerais pas quelque chose ? J’ai faim


tout à coup, fit-elle.

178
Je tentai de l’inviter à dîner dans un restaurant
voisin, mais elle voulait juste grignoter un petit
quelque chose ici. J’appelai le serveur pour
commander des pizzas et une salade.
Nous discutâmes de diverses choses en mangeant.
De son travail, de la vie à Monaco Elle me parla
d’elle. Elle avait vingt-trois ans. Après le lycée, elle
avait étudié deux ans dans une école d’hôtellerie,
puis travaillé deux ans à Paris, et ensuite, elle était
venue à Monaco après avoir été embauchée sur une
petite annonce. Cela lui convenait parfaitement de
venir vivre à Monaco. Parce que sa famille à elle
tenait une auberge de style familial, également dans
le sud de la France.

— Alors ici, tu fais ton apprentissage ? Tu


t’entraînes pour pouvoir reprendre plus tard
l’auberge de tes parents ? demandai-je.
— Pas vraiment, fit-elle. Elle remonta à nouveau
ses lunettes. Je ne pense pas du tout à la succession
de mes parents, ni à l’avenir en général. J’aime
travailler dans l’hôtellerie, tout simplement. On voit
passer plein de gens qui viennent juste dormir et
puis repartent ; ça me plaît. Ça me rassure de vivre
dans cette ambiance. Ça calme mes angoisses. Je
vis là-dedans depuis que je suis toute petite, tu
comprends. J’y suis habituée.
— Je comprends, maintenant.
— Tu comprends quoi ?
— Pourquoi, debout derrière ton comptoir, tu as
l’air d’être la fée de l’hôtel.
— La fée de l’hôtel ? répéta-t-elle en riant. Quelle
jolie expression. J’aimerais bien l’être vraiment.
179
— Tu peux, avec un peu d’effort, dis-je en souriant.
Mais dans un hôtel les gens ne font que passer,
personne ne s’arrête longtemps. Ça ne te dérange
pas ?
— Non. C’est vrai ce que tu dis, mais moi, quand
les choses se figent, ça me fait peur. Je ne sais pas
pourquoi, c’est peut-être de la lâcheté, mais les gens
viennent et s’en vont, et ça me rassure. Je suis
bizarre, non ? Je ne crois pas que les filles normales
pensent comme ça. Normalement, les filles
cherchent la sécurité, non ? Moi, je suis différente,
je ne sais pas pourquoi.
— Je ne te trouve pas bizarre. Tu manques encore
de stabilité, c’est tout.

Elle me jeta un regard surpris.

— Comment se fait-il que tu comprennes ça ?


— Je ne sais pas. Mais il me semble que je
comprends, un peu.

Elle resta songeuse un moment.

— Parle-moi de toi, fit-elle.


— Ce n’est pas très intéressant, répondis-je, mais
elle insista.

Je lui racontai ma vie. Autoportrait. Vérités


objectives. À un détail prêt, je mentais totalement,
me faisant passer pour un journaliste de petite
revue. Du coup, elle voulait en savoir plus.

— Ça doit être passionnant comme travail, dit-elle.


— Je n’ai jamais trouvé ça passionnant. Ça ne
180
m’est pas trop difficile d’écrire. Je ne déteste pas
ça. Quand j’écris, ça me décontracte. Mais le
contenu de ce que j’écris, c’est zéro. Ça n’a aucun
sens.
— En quoi, par exemple ?
— Par exemple, faire le tour en une journée de
quinze restaurants, et manger juste une bouchée à
chaque endroit en laissant tout le reste. Je pense que
ce genre de choses est une erreur fondamentale.
— Mais tu ne pourrais pas tout manger de toute
façon, non ?
— Ça c’est sûr, sinon je serais mort au bout de trois
jours ! Et si je mourrais comme ça, tout le monde
me traiterait d’idiot ; il n’y aurait personne pour me
plaindre.
— Alors tu n’as pas le choix, dit-elle avec un
sourire.
— Je sais bien.
—Cette femme que tu es venu chercher. Elle
représente quoi pour toi ?
— Je ne sais plus dis-je.
— Tu l'as aimée, ça, j'en suis sûre... et elle t'a
quitté ? Tu as l'air de souffrir...
— N’importe quel être humain normal dans la
même situation serait blessé, non ?

Un coude sur la table, une main soutenant sa joue,


elle me regardait dans les yeux.

— Excuse-moi, c’était une question idiote. Mais je


n’arrive pas bien à imaginer comment tu peux être
blessé. Comment tu souffres ? Qu’est-ce que tu fais
quand tu souffres, je me demande.

181
— Je rencontre des fées !

Elle se mit à rire.

— C’est tout ? Rien que ça ?


— Tu sais, ça devient chronique, la souffrance.
C’est absorbé dans la vie quotidienne ; on finit par
ne plus savoir où est la blessure exactement. Mais
elle est là. C’est ça, souffrir. On ne peut pas montrer
un endroit précis en disant : voilà ma blessure.
Celles qu’on peut montrer ne sont pas les plus
importantes.
— Je comprends exactement ce que tu veux dire.
— Ah bon ?
— Je n’en ai peut-être pas l’air, mais moi aussi j’ai
été blessée dans la vie, et pas mal de fois, dit-elle
d’une petite voix. J’avais tout un tas de raisons de
quitter Paris et l’hôtel où je travaillais. J’ai
beaucoup souffert. C’était dur. Il y a des choses que
je ne sais pas gérer comme tout le monde.
— Hum, fis-je.
— Même maintenant, je souffre encore. Quand je
pense à tout ça, même maintenant, il y a des
moments où j’ai envie de mourir.

Elle ôta son anneau, le remit en place. Puis elle finit


son verre, remonta ses lunettes, et me fit un grand
sourire. Nous avions bu pas mal tous les deux.
J’aurais été incapable de dire combien de verres
nous avions commandés. Ma montre indiquait déjà
onze heures. Elle regarda la sienne et dit qu’elle
devait rentrer, qu’elle travaillait tôt le lendemain.
Je payai la note, et proposai de la raccompagner en

182
taxi. Son appartement était à dix minutes en voiture.
En sortant, je vis qu’il avait neigé. Pas une chute de
neige très importante, mais la surface de la rue était
humide et glissait sous nos pieds, si bien que nous
dûmes nous tenir par le bras pour marcher jusqu’à
la station de taxis. Un peu soûle, elle vacillait
légèrement. Elle continua à tenir fermement mon
bras. Elle était décontractée. Moi aussi.

— Ça faisait longtemps que je n’avais pas passé


une soirée aussi reposante, dit-elle.
— Moi aussi ça faisait longtemps que je n’avais pas
passé une soirée aussi reposante.

Je me dis à nouveau que le courant passait entre


nous. C’est pour ça que, dès le premier coup d’œil,
je l’avais trouvée sympathique.

Dans le taxi nous parlâmes de tout et de rien. Tout


en bavardant, je me torturais la cervelle pour savoir
comment je devais me comporter ensuite. Il
suffisait d’un petit coup de pouce pour coucher
avec elle, c’était clair. Je ne savais pas si elle avait
vraiment envie de coucher avec moi ou pas, mais je
savais qu’elle était prête à le faire, qu’elle en
envisageait la possibilité. Je voyais ça à ses regards,
à sa respiration, à sa façon de parler, d’agiter les
mains. De mon côté, évidemment, j’avais envie de
coucher avec elle. Je savais aussi que ça
n’entraînerait sans doute pas de complications.
« Les gens qui viennent et qui s’en vont, ça me
rassure », avait-elle dit elle-même tout à l’heure.
Mais je n’arrivais pas à me décider.

183
Quelque part dans un coin de ma tête, la pensée que
ce n’était pas très fair-play de coucher avec une fille
comme elle ne me quittait pas. Elle avait dix ans de
moins que moi, elle était instable, et si soûle qu’elle
ne marchait même plus droit. C’était comme de
jouer aux cartes avec un jeu truqué : ce n’était pas
honnête.

Mais quel est le sens du mot honnêteté dans le


domaine sexuel ? me demandais-je également. Il
fallait être vraiment naïf pour chercher une
quelconque équité dans ce domaine.
Je balançai un moment entre ces deux sens de
valeur, mais juste avant que le taxi s’arrête devant
son immeuble, elle vint résoudre mon dilemme en
m’annonçant tout de go qu’elle habitait avec sa
sœur. Je me sentis un peu soulagé, n’ayant plus à
réfléchir au problème.

Quand le taxi s’arrêta en bas de l’immeuble, elle me


demanda de l’accompagner jusqu’à la porte de son
appartement. Elle avait peur. Tard le soir,
m’expliqua-t-elle, il y avait parfois de drôles de
types dans les couloirs. Je demandai au chauffeur
de taxi de m’attendre cinq minutes, et la pris par le
bras pour l’aider à marcher jusqu’à l’entrée de
l’immeuble sur le trottoir gelé. Nous montâmes
l’escalier jusqu’au deuxième. C’était un petit
immeuble en béton armé tout simple, sans
décorations superflues. Arrivée devant la porte 306,
elle ouvrit son sac et fouilla dedans à la recherche
de sa clé, puis elle se tourna vers moi en souriant ;
d’un air maladroit, et me dit :
184
— Merci, je me suis bien amusée.

Je répondis que moi aussi, je m’étais bien amusé.


Elle fit tourner la clé dans la serrure, ouvrit la porte,
puis remit la clé dans son sac. Quand elle claqua le
fermoir, cela fit un petit bruit métallique qui
résonna dans le couloir. Puis elle me regarda
fixement, comme si elle inspectait les données d’un
problème sur un tableau noir. Elle hésitait. Elle était
perdue. Elle avait du mal à me dire au revoir. Je
m’appuyai d’une main au mur et attendis, mais elle
n’arrivait pas à se décider.

— Bonne nuit. Dis bonsoir à ta sœur de ma part,


dis-je.

Elle serra les lèvres durant quatre à cinq secondes.

— Je t’ai menti, dit-elle d’une petite voix. En fait,


je vis seule.
— Je sais, dis-je.

Son visage s’empourpra lentement.

— Comment le sais-tu ?
— Je ne sais pas, je l’ai deviné.
— Tu es bizarre, dit-elle calmement.
— Peut-être, dis-je. Mais je t’avais prévenu au
début, je ne fais jamais de choses qui déplaisent aux
gens. Je n’abuse jamais des situations. Ce n’était
vraiment pas la peine de mentir.

Elle hésita un moment puis se mit à rire, comme si


elle s’avouait vaincue.
185
— Tu as raison, ce n’était pas la peine de mentir…
— … Mais ?
— … Mais ça m’est venu naturellement. J’ai mes
blessures, moi aussi, comme je te l’ai dit tout à
l’heure. J’avais mes raisons.
— Moi aussi, j’ai mes blessures.
— Tu ne veux pas entrer boire un thé ? J’aimerais
bien bavarder encore un peu avec toi.

Je secouai la tête.

— Moi aussi j’ai envie de parler avec toi, mais


aujourd’hui, je vais rentrer. Je ne sais pas pourquoi,
mais je pense que ce soir il vaut mieux que je
reparte. Il me semble que toi et moi, on ne doit pas
parler de trop de choses d’un seul coup.

Elle me regardait à nouveau fixement, comme si


elle déchiffrait de petits signes sur un tableau noir.

— Je ne saurais pas t’expliquer pourquoi, mais il


me semble vraiment que c’est mieux comme ça,
dis-je. Quand on a beaucoup de choses à se dire, il
vaut mieux y aller petit à petit. Je le pense vraiment.
Je peux me tromper, remarque.

Elle réfléchit un moment à ce que j’avais dit. Puis


elle renonça.

— Bonne nuit, dit-elle avant de refermer


doucement la porte.

Je fis une tentative pour la rappeler.

186
— Dis !

La porte s’entrebâilla de quinze centimètres, son


visage apparut.

— Je pourrais t’inviter à nouveau dans les jours qui


viennent ? demandai-je à tout hasard.

La main sur la poignée, elle poussa un profond


soupir.

— Peut-être, dit-elle, puis elle referma la porte.

Le chauffeur de taxi avait déplié un journal de sport


qu’il lisait d’un air d’ennui. Quand je revins
m’asseoir et lui donnai l’adresse de l’hôtel, il parut
surpris.

— Vous rentrez vraiment ? demanda-t-il. Je croyais


que vous alliez revenir me dire que ce n’était pas la
peine d’attendre. L’intuition. En général, ça se
termine comme ça.
— Peut-être, acquiesçai-je.
— Ça fait longtemps que je fais ce métier,
d’habitude mon intuition ne me trompe pas.
— Si vous faites ça depuis longtemps, vous devez
forcément vous tromper quelquefois, c’est
statistique.
— C’est juste, dit-il, un peu troublé. Mais vous ne
seriez pas un peu bizarre, vous ?
— Vous croyez ?

Étais-je donc bizarre à ce point ?

187
188
ELLE (7)

J’ai reculé. Nous étions debout, de part et d’autre


du sommier de fer, Raymond près de moi et la fille
en face de nous. Ses yeux étaient gris, étrangement
pâles. J’ai dit : « Ça sent le formol. » Raymond
s’est penché au-dessus d’Ena, mais sans la toucher.
Quand il s’est relevé, il a remarqué, à voix basse,
qu’elle se calmait, et que c’était une bonne chose.
Sans hâte, il a sorti de sa poche son paquet de
cigarettes, en a pris une, l’a allumée, a jeté
l’allumette par terre.
L’autre fille était de nouveau contre la porte. Ses
yeux agrandis suivaient chaque mouvement de
Raymond. Au bout d’un moment, Raymond l’a
regardée. II a soufflé la fumée par les narines avant
de lui dire : « Explique-lui, veux-tu, pour le
formol. » La fille a mordu sa main. Elle a demandé,
en hésitant, si c’était vraiment nécessaire, et il a dit
que non, ça ne l’était pas, mais qu’il voulait tout de
même l’entendre. Elle a dit alors, très rapidement,
sans nous regarder : « Je mets de petites éponges
trempées dans le formol. J’avais pas de pilules et,
ici, on a pas voulu m’en donner. »
Raymond l’a priée de préciser à haute voix à quel
endroit du corps se plaçaient exactement ces petites
éponges. Elle l’a dit, et Raymond lui a demandé
pourquoi elle avait honte. Il l’a forcée de répéter le
mot jusqu’à ce qu’elle puisse le prononcer
distinctement, sans rougir. Elle avait gardé presque
189
tout le temps la main sur sa bouche. J’ai fini par
dire que le formol risquait de ronger les organes,
que c’était dangereux.
Elle s’est mise à rire. Son visage devenait dur,
quand elle riait, à cause des rides et de la fatigue.
Puis elle a cessé de rire, et elle a dit, lentement, les
yeux fixés sur Raymond : « Tu crois ? Eh bien moi,
mes organes, figure-toi que je m’en fous. »
Raymond a jeté sa cigarette par terre et l’a écrasée
du bout du pied, en prenant son temps, avec soin.
La fille s’est rapprochée de moi. Elle a posé les
deux mains sur ma poitrine, sans appuyer, comme
si Raymond n’était pas là. Elle a dit : « C’est pas la
première fois que je viens ici, mais je suis bien
contente parce que, au moins, ma fille me connaîtra
jamais. C’est un client de l’hôtel qui l’a emmenée,
toute petite, avec lui. C’était le père, peut-être, mais
j’en sais rien. »
Ses doigts ont pesé légèrement au-dessus de mes
seins. J’ai senti l’extrémité des ongles pénétrer ma
chair malgré l’étoffe de la chemise. Raymond a dit
alors qu’il s’en allait, mais tout à l’idée de sa fille,
ma compagne n’a pas tourné la tête au bruit de la
porte refermée. Elle a dit : « Je la connaîtrai pas,
et c’est très bien. J’aurais pas supporté de la
connaître. Je crois qu’elle aurait pas supporté non
plus. » Elle a levé brusquement la tête, et elle s’est
mise à rire en me regardant.
J’ai pensé que son rire me faisait horreur. J’ai
pensé que tout le monde me faisait horreur et que je
ne pouvais ressentir de pitié pour personne. J’ai dit
sèchement : « Tu aurais pu avoir l’intelligence de
te faire avorter. » Elle a eu un mouvement de recul.
190
Elle m’a regardée, la bouche entrouverte et
humide. « Je vois pas ce que l’intelligence vient
faire là-dedans. » Ses yeux brillaient. Elle aurait pu
être jolie. Ailleurs. J’ai ricané sans répondre.
Maintenant, Ena avait l’air tout à fait calme. Sa
bouche et ses yeux étaient gonflés. Elle a secoué
ses cheveux. Un petit peigne doré est tombé par
terre, à ses pieds. L’autre fille l’a pris et tourné
dans ses doigts, en le fixant, avant de le rendre à
Ena. Ena n’a pas dit merci.
La fille a regardé le lavabo avec envie en disant
que, lorsqu’elle-même se lavait, dans sa cellule,
elle avait l’impression de se salir. C’était rouillé, ça
sentait mauvais. Elle a croisé et serré les bras
autour de son buste, comme si elle avait froid.
« Est-ce que tu crois qu’on peut mourir, en buvant
du formol ? » J’ai répondu que je n’en savais rien,
mais que c’était probable.
Je n’étais pas le moins du monde surprise : cette
idée toujours présente du suicide me paraissait
justifier notre vie ; il me semblait que nous devions
toutes penser au suicide à un moment ou à un
autre. Et chaque soir, je me disais que c’était fou,
que je ne pouvais plus rester, que j’allais mourir si
je restais encore enfermée dans cette chambre.
Mais je ne mourais pas. Et je ne tentais plus de
partir. J’étais fatiguée.
Et puis ce jour, dans les cris d’Ena, il y a eu cet
homme. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite, mais
j’étais sûre d’avoir déjà vu son gros visage de
sportif souriant, ses cheveux blancs coupés en
brosse, son corps trapu. Il ne portait sur lui qu’un
slip de tricot blanc. Tout de suite, il a refermé
191
soigneusement la porte, et il a regardé autour de
lui en se frottant les mains. Quand il a eu fini
d’examiner la pièce, il a cligné de l’œil en riant.
Je n’ai pas ri, je n’avais pas envie de rire, mais
c’était comme s’il se trouvait là pour une bonne
farce. Il a dit, ses petits yeux rivés sur moi : « Je
paie très cher pour un moment dans ce trou. Il faut
être complètement fou. Ça ne fait rien. Je suis
complètement fou. » J’écoutais à peine, obsédée
par cette odeur, qui, la nuit, m’empêchait de dormir
lorsque j’étais seule. Un mélange de produits pour
cuvettes de w.c., de poussière et de pourritures
innommables. Je n’osais pas respirer à fond.
Et puis, maintenant, lorsque Raymond me
caressait, debout, si je fermais les yeux, je
retrouvais les bras et les caresses de F.B. Alors
j’ouvrais les yeux, je regardais Raymond. Il se
contentait de rire, silencieusement, la bouche
fermée. F.B. Mon amour, j’ai su depuis qu’il est
difficile d’être fouettée pour apprendre à caresser
un homme. Et je t’ai caressée à travers tous les
hommes. « Tu sais que je paie cher. Tu sais que je
suis fou ? » Il a emprisonné mon bras dans sa main
épaisse aux doigts courts. Son haleine sentait le
dentifrice et le tabac. Il a ajouté qu’il n’y pouvait
rien, il en avait assez de renverser des femmes sur
des canapés ou autres objets de luxe, et ce qu’il lui
fallait, maintenant, c’était ça. Ça, la cellule sans
air ni lumière, l’odeur, le sommier, moi, tout. Il
voulait bien trouver tout ça émouvant.
Je me suis adossée au mur. Quand il m’a demandé
de lui offrir une cigarette, je lui ai répondu que je
n’avais pas le droit de fumer. Il s’est rapproché de
192
moi. Il a dit qu’il se sentait excité, tout d’un coup.
Il s’est frotté les mains.
Je n’avais pas le droit ? Vraiment ? Mais est-ce que
je voulais bien m’étendre contre lui, et lui
raconter ? En somme, quels étaient mes droits ?
mes obligations ?... Ses doigts tremblants et
humides se sont glissés sous ma chemise. Mes
obligations, hein ? Son visage était rouge. Il riait
sans arrêt, les yeux fixes.
Je crois que c’est à ce moment-là que je l’ai
reconnu. Quand il a parlé de mes obligations. J’ai
dit : « Est-ce que vous êtes Sami, le musicien ? » Il
a eu l’air radieux. « C’est moi. Je savais bien que
tu me reconnaîtrais. La télévision, tu comprends,
on me reconnaît toujours. Tout le monde. C’est
agaçant. »
Il s’est laissé tomber sur le sommier. Son gros
corps était obscène, les jambes écartées. Il
ressemblait à une espèce de nourrisson
monstrueux. J’ai pensé que je ne coucherais pas
avec lui. Je ne pouvais pas. Je ne pourrais jamais.
Il m’a souri, et il est sorti de la chambre pour
revenir presque aussitôt avec un paquet de
cigarettes. Il en a pris une avec lenteur, l’a allumée
en me regardant. Il ne m’a pas tendu le paquet,
après, et, pendant quelques brèves secondes, j’ai
senti dans tout mon être combien je haïssais cet
homme.
Il s’est assis de nouveau. Le sommier s’est enfoncé
en grinçant, dans un grand silence. Sami a tapoté
le fer, près de lui, mais je suis restée collée au mur.
Il a eu son petit rire en rejetant vers moi une longue
bouffée de fumée par sa bouche grande ouverte.
193
Son visage rouge a gardé le masque du rire, tandis
qu’il continuait tranquillement : « Tu dois te
demander comment je peux arriver jusqu’ici sans
être reconnu ? Non ? » J’ai répondu que non, je ne
me demandais rien de tel. Son rire silencieux s’est
élargi : « Je mets un chapeau, un vieux manteau et
de grosses lunettes noires. Note bien que les gens,
leur opinion, tout ça m’est égal. »
Il s’est renversé, couché en arrière, écartant les
jambes. J’ai frissonné de dégoût. Je ne pouvais pas.
Oh non, je ne pouvais pas.
« Ça n’est pas à cause des gens que je m’efforce de
prendre toutes ces précautions. C’est à cause de ma
femme. Elle ne doit souffrir de rien, ne se douter de
rien. Elle est la mère de mes enfants. Je l’ai
choisie. Je l’aime, et je la respecte... Je laisse tous
mes vêtements à côté, dans mon placard. »
Les petites jambes velues et grasses de Sami ont
gigoté dans le vide. « Tu ne savais pas que j’avais
un placard à moi ? Un placard réservé dans le
couloir, à côté de ta chambre ? » Il s’était dressé. Il
me regardait en clignant les yeux à la lumière de
l’ampoule. J’ai dit sèchement que ses histoires de
placard ne m’intéressaient pas. Il a claqué sa
cuisse. Ça a fait un bruit mou. Il a dit, en riant :
« Tu me plais, toi. J’ai baisé une autre fille, dans
cette cellule. Elle s’appelait F.B. Elle avait un sacré
caractère, celle-là aussi. Pas commode, elle était...
et quand je dis pas commode... c’est un
euphémisme. »
Il m’a regardée avec une moue : « Bien entendu, tu
ne sais pas ce qu’est un euphémisme. » Presque
sans l’entendre, j’ai dit que je savais. Il a ricané. Je
194
me suis approchée de lui. Il avait tenu F.B. dans ses
bras. Il l’avait caressée. Il l’avait fouettée, peut-
être. Il l’avait... F.B. que j’aimais toujours. Il a
cessé de rire. J’ai pensé que son corps ne
m’inspirait plus de répulsion. Il a jeté ses cendres
par terre, les sourcils froncés. Il a dit : « Qu’est-ce
que tu as ? Tu es toute pâle ? » Je n’ai rien
répondu.
Il s’est soulevé, m’a tirée à lui par le bras. Il m’a
dit : « Viens. C’est la première fois que tu es là,
non ? Tu es là pourquoi ? » J’étais debout,
indécise, entre ses jambes. Il a entouré mes épaules
de ses bras. « F.B., elle avait peut-être un caractère
de cochon, mais elle était diablement excitante. »
De nouveau, malgré ce prénom de F.B., je ne
l’écoutais plus. J’avais l’impression qu’une vague
me battait les oreilles, une vague de mots, toujours
les mêmes mots, toujours le même bruit. Et que
c’était fatigant. Fatigant. A mourir. « Qu’est-ce que
tu as ? Tu es toute pâle. » Le même bruit, la même
vague. Et je n’en sortirais jamais. Je me noierais.
Je n’entendrais plus rien. Pour toujours.
« C’est triste d’être punie. Tu n’es pas triste ? »
J’ai répondu que je n’étais pas triste, et il a hoché
la tête en me regardant. Il a dit que j’étais fière,
que c’était bien.
Ensuite, je me suis retrouvée allongée par terre, de
tout mon long, comme une noyée, avec ce bruit des
vagues dans les oreilles, le visage lointain et plat
de cet homme au-dessus de moi, dans le flou. Je
n’ai pas dû rester évanouie très longtemps.
Ce jour-là, en tout cas, je n’ai pas fait l’amour.
Puis je me suis à tel point habituée aux hurlements
195
d'Ena que j’ai cru d’abord ne plus les entendre.
J’ai réalisé beaucoup plus tard que je ne pouvais
plus dormir durant les nuits où Ena ne criait pas.
Ce qui se produisait pour moi le dimanche était
sans doute du même ordre. Le dimanche était mon
jour de repos, celui où je ne recevais aucune visite,
et pourtant, je ne l’aimais pas. Au contraire, je
détestais cette plus grande solitude où me laissait
le vide inhabituel de ma chambre. A ces moments-
là, je ne désirais pas d’être frappée ou de faire
l’amour : je l’attendais. Mais quel nom donner à
cette sorte d’attente qui ressemble à de la crainte,
ou à de l’espérance ?
Les premiers temps, j’avais voulu me coucher par
terre, mais la crasse et la puanteur du plancher
m’en avaient dissuadée très vite. J’occupais donc
ces dimanches à marcher du lavabo à la fenêtre et,
quand j’étais trop fatiguée, je m’étendais sur le
sommier de fer. Je ne m’endormais pas. Il me
semblait que, depuis des années, je répétais les
mêmes gestes, entre ces murs toujours pareils. Les
mêmes gestes. Jusqu’à la folie.
Il y avait des moments où je pleurais sans raison ;
où, immédiatement après avoir pleuré, les yeux
encore pleins de larmes, je me surprenais à rire
toute seule, très fort, sans être capable de me
calmer.
La vue de certains objets me faisait horreur, par
exemple cette chemise mauve, que je portais nuit et
jour, quand on ne me mettait pas nue. Il me semble
aujourd’hui que cette chemise avait, à elle seule,
sapé une partie de mes forces. En tout cas, le
simple contact de cette chemise m’était devenu
196
intolérable. Quand le cuisinier montait mon
plateau, je lui demandais aussitôt de m’apporter
une robe, une jupe, n’importe quel vêtement de rue
et de soleil. Chaque fois, il m’expliquait avec
patience que c’était interdit par le règlement.
Je me souviens de ce dimanche, où, peut-être
honteux de ne pouvoir me procurer cette robe que
je lui demandais avec tellement d’insistance, le
Libanais a posé, près de mon assiette, une petite
balle en caoutchouc, bleue, avec des lapins et des
étoiles blanches. Il a dit, sans sourire, en posant
maladroitement le plateau contre mes pieds :
« C’est pour toi. Pour que tu oublies. Pour que tu
t’amuses. » Il m’a regardée. Nous avons ri
ensemble. Je me suis amusée tout de suite. Avant de
manger. Avant. J’ai envoyé la balle de toutes mes
forces contre le Libanais qui l’a bloquée, les bras
levés au-dessus de la tête, avec un grand rire
silencieux. Cette fois encore, comme le jour où, à
l’hôtel, je m’étais mise à genoux devant Raymond,
j’ai eu l’impression de retrouver mon enfance.
La balle était molle, un peu usée, et elle
rebondissait mal, mais je l’ai serrée contre moi,
bien lisse et ronde dans ma main. Autour d’elle, si
je fermais les yeux, il pouvait encore y avoir ce pré,
le figuier près du petit mur, le tilleul, la maison.
L’odeur du tilleul et de la maison.
Pourtant, s’il avait suffi de fermer les yeux, je ne
serais pas venue à Nice. Je n’aurais pas voulu. Je
serais morte. J’aurais tué. Je me suis mise à rire
très fort. Le Libanais a crié qu’on faisait trop de
bruit. Son grand corps encombrait la pièce étroite.
Il a fini par se coucher en serrant la balle contre
197
son estomac tandis que je le chatouillais pour lui
faire lâcher prise, en hurlant de rire. Puis il est
descendu, et j’ai continué, mais doucement, de
lancer la balle contre le mur.
Certains de mes clients ne faisaient rien. Je veux
dire, pas « rien » à la façon d’Antoni qui, le plus
souvent, s’était contenté de parler avec moi au lieu
de me faire l’amour. Antoni m’avait dit une fois
qu’il lui répugnait de me forcer après tous ces
hommes. Il avait affirmé aussi que, même en
payant, il n’avait pas le droit de se servir de moi.
Les clients dont je parle estimaient, au contraire,
avoir tous les droits. Y compris celui de ne pas me
parler, de ne pas me toucher, et de rester près du
sommier, immobiles, à me regarder.
J’avais appris à redouter ces hommes. Leur
présence silencieuse me rendait folle. Je pense à
leurs yeux. A l’expression de leur visage. Cette
même curiosité placide, cette patience qui leur
mettait de la salive au coin des lèvres.
La première fois, je n’avais pas osé faire un geste.
Mon client s’était fait apporter une chaise. J’avais
attendu, en silence, et, finalement, espéré, mon
regard sur celui de l’homme, un acte qui ne s’était
pas produit. Il m’a semblé alors que je serais
perdue si je montrais ma peur, si je bougeais, ou si
je quittais mon client des yeux. Il est venu vers moi,
et j’ai avalé ma salive plusieurs fois de suite. Nous
nous sommes regardés. Son visage était très rond,
avec des joues roses et des oreilles loin du crâne.
Ses yeux étaient petits et pâles dans la bouffissure
des paupières. Ils ne cillaient pas. Sans un mot,
l’homme a rabattu ma chemise de nuit sur mes
198
jambes. Il était incliné au-dessus de moi. Il sentait
la savonnette. Je me suis surtout efforcée de ne pas
regarder ses mains. J’ai pensé à ces mains tout le
temps que mon client est resté dans la chambre,
mais, pas une seule fois, je n’ai baissé les yeux sur
elles. Quand il est retourné s’asseoir, je me suis
aperçue que mon front était moite de sueur. Je ne
l’ai pas essuyé. Sur sa chaise, l’homme a croisé les
jambes, et il a continué de me regarder jusqu’au
moment de son départ. Il n’a rien fait d’autre. Je
crois qu’il était fou.
Il est revenu plusieurs fois, les jours suivants, et,
chaque fois, j’ai eu la gorge serrée par la même
inexplicable peur. On s’habitue aussi à la peur. Ce
que je supportais le plus mal, c’était la rupture trop
brutale entre l’incessant va-et-vient du jour et le
silence, l’obscurité solitaire des nuits. Ce que
j’éprouvais fugitivement, le matin, quand mon
premier client ouvrait la porte, c’était une joie dont
je n’ai cessé, depuis, d’avoir honte.
Il y a des moments où je manque peut-être
d’orgueil, mais à Nice, je préférais les gifles ou la
pitié des autres aux sanglots sans témoins dans le
noir de ma cellule. Il y avait même un client que je
retrouvais sans déplaisir. Il venait souvent. Je
l’avais appelé « le silencieux ». Il ne m’adressait la
parole que lorsque j’étais particulièrement triste. Il
ne s’était jamais trompé. Ce matin-là, il m’avait
demandé tout de suite si je ne me sentais pas trop
fatiguée. J’avais dit que non. « Parce que, si tu es
trop fatiguée, je peux revenir une autre fois. Je ne
voudrais pas me rendre insupportable. » Il avait
ajouté qu’en dépit des circonstances, il avait pour
199
moi un certain respect. J’avais compris ce qu’il
voulait dire. Après tout, il y avait des moments où
j’éprouvais, pour moi-même, un sentiment
insupportable dans lequel la considération se
mêlait au dégoût et au mépris. J’ai dit que le
Silencieux savait d’instinct quand je n’aurais pu
supporter d’être recouchée sur le sommier sans un
mot, gentil ou non. Cette fois encore, il ne s’était
pas trompé.
La veille, le musicien célèbre était revenu. Sa visite
m’avait laissée à bout de forces. Il m’avait frappée
tout de suite, sans brutalité mais, comme il l’avait
dit lui-même : « Pour se mettre en train », au
moyen des lanières de cuir que je connaissais déjà.
Après, j’avais dû écouter sans montrer
d’impatience le récit de sa déception, la première
fois qu’il était venu me visiter. Il a prétendu à ce
propos que, depuis, par ma faute, il lui était devenu
particulièrement difficile de pouvoir faire l’amour.
« C’est pourquoi, a-t-il ajouté, je me suis permis de
demander ces courroies et d’en user. » Malgré tout,
il n’avait pu demeurer en moi très longtemps, et il a
choisi de me frapper à nouveau. Il l’a fait,
beaucoup plus cruellement, ne s’arrêtant pour
souffler que lorsqu’il était en nage. Je m’étais
efforcée de ne pas crier. Ça n’était pas possible. Et
Ena criait aussi. A la fin, les yeux de mon client se
sont remplis de larmes. Il a dit, d’une voix
tremblante, en se laissant tomber près de moi sur le
sommier : « Je ne supporterais pas de voir frapper
ma femme comme je t’ai frappée. Si je voyais
quelqu’un frapper ma femme, je deviendrais un
assassin ou un fou. »
200
Cette conversation m’avait laissée mal à l’aise,
pleine de ressentiments envers le musicien, et
surtout sa famille inconnue. Je m’étais même
promis, au cours de la nuit, de faire du mal à cette
femme et, qui sait ? de l’entraîner à Nice, ne serait-
ce qu’une fois, si l’occasion s’en présentait.
C’est pourquoi, après cette soirée, j’étais contente
des attentions du Silencieux. Il faut dire que son
souci habituel n’était pas d’être aimable avec les
gens. Il s’est assis par terre. Il avait un costume
sombre et un visage maigre, un peu asymétrique,
avec des yeux verts et des cheveux roux. Il s’est
débarrassé de ses chaussures en poussant un
soupir puis, le pied droit appuyé contre la jambe
gauche, il a commencé de masser doucement le
bout de ses orteils. Ses chaussettes étaient ardoise.
Il a vu que je le regardais. Il s’est levé d’un bond.
J’ai détourné les yeux. Il a soulevé ma chemise et,
pendant un instant, rien d’autre n’a existé que le
bruit de sa respiration précipitée, son odeur de
tabac. Et Ena. Ses cris. Il a appuyé sa main sur ma
bouche. J’ai mordu ses doigts en même temps que
je ressentais un choc au tréfonds de mon ventre.
J’ai crié. Il m’a semblé que j’aurais pu connaître le
plaisir. Il m’a semblé. L’homme a attendu
patiemment, puis il a recommencé de bouger. Puis
il a cogné de nouveau dans mon ventre et, de
nouveau, j’ai crié. Non, tu n’étouffes pas, Ena je
t’en prie, ne crie pas, Ena.
Même dans l’après-midi, lorsque j’avais des
moments libres, j’aurais voulu prendre quelque
chose pour dormir. On ne me droguait pas, à Nice.
Et je n’avais pas sommeil, malgré la fatigue. Une
201
fois, j’ai demandé un somnifère au Libanais. Il m’a
répondu que donner des médicaments n’entrait pas
dans ses attributions. C’est à Raymond seulement
que je devais m’adresser. J’ai répondu que je ne
voyais pas beaucoup Raymond. Le Libanais s’était
appuyé au mur, la main sur la poignée de la porte,
et il me regardait manger en souriant.
Quand j’ai repoussé mon assiette, il a ajouté avec
prudence que, bien sûr, je pouvais toujours
demander, mais qu’à son avis, Raymond ne me
laisserait pas user de somnifères à cause du danger
que cela représenterait pour moi-même. Ça serait
en effet une trop belle occasion de me supprimer et
personne, ici, ne voudrait courir un tel risque. En
outre, les filles de l’hôtel étaient punies. Elles ne
devaient pas essayer d’échapper à la punition au
moyen d’une drogue quelconque. Au contraire,
elles devaient rester jusqu’au bout aussi
conscientes que possible. C’était l’une des
conditions essentielles de la punition.
J’ai donné un coup de pied dans le plateau. Le
Libanais s’est baissé. Il a réuni la vaisselle et l’a
portée un peu à l’écart. J’ai dit, en le regardant,
sans bouger : « On se couche quand il fait encore
soleil. » Il a haussé les épaules. Il a dit : « Tu
racontes des bêtises et, de toute manière, tu
n’aimes pas le soleil. » C’est seulement quand il a
été parti que j’ai eu envie de pleurer.
C’était vrai, je n’aimais pas le soleil. Je ne l’aimais
plus. Il m’a semblé que je n’aimais plus rien, que je
ne désirais vraiment plus rien, même pas sortir de
l’hôtel et, pour la première fois, j’ai eu peur. Je ne
veux pas essayer, aujourd’hui, de justifier, pour les
202
autres ou pour moi-même, cette période vécue à
Nice. Il me semble, en effet, qu’elle n’est justifiable
d’aucune manière, que je n’aurais jamais dû
l’accepter. J’essaie seulement de comprendre
pourquoi je l’ai subie sans une révolte excessive et,
pour cela, je crois que je dois parler de ce qui
l’avait précédée, c’est-à-dire la maladie et la mort
de mon père.
Bien sûr, c’était plusieurs années avant Nice, mais
j’avais employé toute mon énergie à ne pas
accepter cette mort. Et j’avais perdu. Après cela, je
pouvais tout accepter. L’au-delà du chagrin me
poussait, la nuit, vers l’eau de javel et les couteaux
de la cuisine. Je crois que, malgré la vigilance de
ma demi-sœur, j’avais hésité trop longtemps, et
sans pouvoir choisir, entre la vie et la mort. Je crois
que j’hésitais encore lorsque, à Paris, j’ai
rencontré une prostituée dont je suis devenue la
maîtresse, avant de me livrer à M. et d’en accepter
mes premiers clients.
J’ai su tout de suite que ma nouvelle vie pouvait
être pire que la mort et j’ai accepté, avec
reconnaissance, de savoir cela. C’était comme si
j’avais trouvé le moyen de payer effectivement ce
que je nommais alors ma lâcheté. A dater de ce
moment, tout est devenu aussi affreusement simple
que les coups : quelqu’un s’est mis à accomplir
mes gestes à ma place. Je m’étais contentée de
choisir, en une seule fois, sans possibilités de
revenir en arrière.
Ma punition de Nice, je l’avais, en quelque sorte,
voulue avant de savoir qu’elle existait. C’est
pourquoi je ne pourrais accuser personne sans
203
accuser d’abord, en moi-même, cette étrangère que
j’ai découverte à Nice et avec laquelle, désormais,
en dépit de tout, il me fallait vivre.
Je ne savais pas à quelle date on m’autoriserait à
sortir. Ni même si on m’y autoriserait. Cette
incertitude où M. et Raymond m’avaient laissée
m’éprouvait d’autant plus que je recevais, à ce
sujet, des nouvelles contradictoires.
Un matin, Raymond m’a fait dire, par le Libanais,
de me tenir prête et, toute la journée, j’ai attendu,
en vain, un signe de lui. Quand j’ai fini par
comprendre que je ne partirais pas ce jour-là,
l’ampoule était éteinte et je me suis mise à taper
contre la porte de ma cellule, en criant, comme
Ena. J’ai pensé, le lendemain, qu’on ne me
laisserait plus jamais partir de l’hôtel. Je savais
qu’il me serait impossible de m’évader seule : il
aurait fallu essayer de fuir par la fenêtre, mais elle
était soigneusement fermée. Même en cassant un
carreau, je n’aurais pu ni l’ouvrir ni la briser. Elle
était également située à une trop grande hauteur.
En supposant que je parvienne à l’ouvrir, je me
serais probablement écrasée en bas, si j’avais tenté
de descendre le long des chéneaux, comme je le
rêvais quelquefois.
Il était par ailleurs à peu près inutile d’essayer de
sortir par la porte, car chacun des hommes qui
entrait enlevait la clé de la serrure, après avoir
fermé, et la gardait soit dans une poche de ses
vêtements pliés, soit, plus rarement, dans la main.
Bien entendu, on ne me laissait pas l’argent qui
m’aurait peut-être permis d’acheter la complicité
de l’un de mes clients. Il ne me restait plus qu’à
204
tenter d’assommer l’un d’eux. J’y ai beaucoup
réfléchi et j’ai choisi Antoni parce qu’il m’était
apparu plus frêle que les autres. Il m’a semblé, en
outre, qu’avec un peu de chance, il n’essaierait pas
de me faire punir davantage si ma tentative
échouait. Le Libanais m’avait annoncé un peu à
l’avance la visite d’Antoni et je m’y suis préparée
avec beaucoup de soin.
A Nice, je m’étais efforcée de ne pas me préoccuper
outre mesure de mon aspect, car je n’avais à ma
disposition ni fond de teint, ni poudre, ni crayon
d’aucune sorte. Ce jour-là, pourtant, j’ai décidé
d’être plus belle qu’à l’accoutumée. Le Libanais se
trouvait encore dans ma cellule. Il avait monté mon
déjeuner. Il parlait de football ; tout seul, parce que
je ne lui répondais pas. Quand je lui ai dit que je
voulais des allumettes, il a soupçonné tout de suite
que l’idée m’était venue de mettre le feu à l’hôtel.
J’ai eu de la peine à le faire changer d’avis.
Il est resté debout devant la glace pendant que je
passais, sur mes paupières, l’extrémité noircie des
allumettes. Je n’essayais pas de mettre le feu.
J’essayais de me faire un regard profond et, quand
je lui ai expliqué cela, le Libanais a beaucoup ri. Il
a cligné de l’œil dans ma direction, en frottant
d’autres allumettes contre la boîte. « Tu as du goût,
môme. C’est un joli garçon, Antoni. » Je n’ai rien
répondu. Ma bouche était pâle, mais je pouvais la
mordre. Ça renforcerait l’éclat de mes yeux.
La veille, j’avais pris soin de laver ma chemise de
nuit. Il me restait encore l’attente... J’ai été gentille
lorsque Antoni est entré. Je suis allée vers lui et,
tandis qu’il s’adossait à la porte, je l’ai embrassé
205
sur la bouche. C’était une chose que je ne faisais
jamais. Il m’a serrée dans ses bras avec une
grande tendresse. Sa bouche était dure et froide sur
la mienne.
Au bout d’un moment, il m’a repoussée pour me
regarder et il a dit que c’était dommage. Je ne lui
ai pas demandé ce qui était dommage. J’ai pensé
avec colère qu’il allait recommencer de parler. Je
ne voulais pas qu’il parle. Pas aujourd’hui. Pas
cette fois. J’ai dit, doucement : « Je ne veux pas
que tu parles. Pas maintenant. Maintenant, j’ai
envie de toi. » Il a secoué la tête. Un pli vertical
s’était creusé entre ses sourcils. Il a dit :
« Ecoute... » J’ai fait alors une chose que je n’avais
jamais faite non plus de mon plein gré. J’ai dénudé
Antoni en tâtonnant. Je me suis courbée devant lui
et j’ai commencé de le sucer.

206
207
208
Chapitre 8

De retour dans ma chambre, je me lavai la figure,


me brossai les dents. En me brossant les dents, je
ressentis quelques regrets, mais finalement, je
m’endormis vite d’un sommeil profond. Mes
regrets ne durent jamais longtemps.

La première chose que je fis le lendemain matin fut


de téléphoner à la réception pour prolonger ma
réservation de trois jours. Il n’y avait aucun
problème, c’était la saison creuse. Puis j’achetai un
journal et entrai dans un café de la chaîne Starbucks
à coté de la gare. Je pris deux brioches, bus deux
grandes tasses de café. C’est bon marché, et on
vous ressert du café gratuitement. La serveuse qui
passait à ce moment-là me regarda bizarrement. J'en
eus marre d'un coup et regagnai l’hôtel.

Une fois dans ma chambre, je téléphonai à mon


responsable. Quelqu’un que je ne connaissais pas
décrocha, me demanda mon nom, puis me passa
quelqu’un qui me demanda mon nom, et
finalement, je l’eus au bout du fil. Il avait l’air très
occupé. Nous ne nous étions pas vus depuis près
d’un an. Je ne l’avais pas évité sciemment,
simplement je n’avais rien à lui dire. Mon amitié
pour lui restait intacte, mais il appartenait
maintenant pour moi – et moi pour lui – à un passé
révolu. Nos routes avaient divergé, et nos chemins
209
désormais différents ne se croisaient guère, voilà
tout.

— Tu vas bien ? lui demandai-je.

Il me répondit qu’il allait bien. Je dis que je


l’appelais depuis Monaco, il me demanda s’il faisait
froid. Je répondis que oui, et lui demandai comment
marchait son travail. Il avait démissionné depuis et
travaillait pour une société de covoiturage. Il
répondit qu’il était très occupé. Je lui recommandai
de ne pas trop boire. Il répondit qu’il ne buvait plus
beaucoup. Il me demanda s’il neigeait. Je répondis
que non. Pendant un moment, nous nous
renvoyâmes ainsi poliment la balle. Je finis par
interrompre le jeu :

— Je voudrais te demander un service.

Je lui avais prêté de l’argent autrefois. Il s’en


souvenait, et moi aussi. En outre, ce n’est pas mon
genre de demander des services à tout propos.

— D’accord, répondit-il simplement.


— Ce n'est pas grand chose. Je voudrais que tu
préviennes la police de ma disparition, si ne je te
donne pas de nouvelles d'ici une semaine.
— Dans quel merdier tu es en train de te mettre ?
— Je ne te demande pas de poser de questions, ou
de m'aider... Je te demande un service.. Tu peux le
faire ou pas... Réponds simplement par oui ou par
non...
— Pas la peine de t’énerver, hein...
— Oui, désolé…
210
— Compte sur moi ! Je le ferai d'ici une semaine.

Il raccrocha.

Je déjeunai succinctement à la cafétéria de l’hôtel.


En redescendant dans le hall, j’aperçus ma
réceptionniste à lunettes derrière son comptoir. Je
m’assis dans un coin et l’observai un moment. L’air
très affairé, elle ne parut pas s’apercevoir de ma
présence. Ou alors elle m’avait vu et m’ignorait
sciemment. Mais peu m’importait. Tout ce que je
voulais, c’était la regarder un peu. Et, tout en la
regardant, je me disais que si j’avais voulu, j’aurais
pu facilement coucher avec elle. Ça fait du bien de
se remonter le moral comme ça de temps en temps.

Après l’avoir observée une quinzaine de minutes, je


remontai au quinzième en ascenseur, et restai à lire
dans ma chambre. Ce jour-là encore, le ciel était
couvert. J’avais l’impression d’habiter une boîte de
papier mâché où la lumière pénétrait à peine.

Cette journée, dont rien ne vint égayer


l’atmosphère, ressemblait à un interminable
crépuscule. Du noir se mêla petit à petit au gris
cendre du ciel, la nuit vint. Seule la qualité de la
pénombre avait changé. Il semblait n’exister que
deux couleurs au monde : gris et noir, se succédant
tour à tour. Je téléphonai au room-service et me fis
monter des sandwichs, que je dégustai lentement,
puis je pris une bière dans le frigo et la savourai
tout aussi lentement, gorgée après gorgée. Quand
on n’a rien à faire, on se met à faire un tas de
211
choses patiemment, soigneusement.

Ensuite, je pensai un moment à mon ancien


responsable. Il avait le même âge que moi, mais
commençait à avoir de la brioche. Il avait tout un
assortiment de médicaments sur sa table de nuit,
prenait les élections au sérieux, se rendait malade
avec les problèmes d’école de ses enfants et se
disputait sans cesse avec sa femme à ce sujet.
Fondamentalement, c’était un type qui aimait la vie
de famille. Il avait un côté un peu faible, et buvait à
l’excès de temps en temps, mais pour l’essentiel, il
faisait bien son boulot. Un type régulier à tout point
de vue.
Au départ, nous n’étions pas vraiment des amis
intimes, mais on s’entendait bien. On se voyait tous
les jours, et on ne se disputait jamais. C’était un
type au caractère doux, bien élevé, et moi, je
n’aimais pas les discussions. Nous avions quelques
divergences d’opinion, mais nous nous respections
mutuellement, et continuions à travailler ensemble.
Il utilisait les gens au mieux en les flattant et en les
amadouant, racontait des blagues idiotes aux
secrétaires, faisait des efforts pour dépenser plus en
frais, invitait les gens dans des clubs, même si cela
l’ennuyait. Sans doute qu’avec moi, il n’aurait
jamais osé faire ça, il aurait été trop tendu. Il
s’inquiétait toujours de mon opinion, et passait son
temps à se demander ce que j’aurais pensé de ceci
ou de cela. Il était comme ça.
Moi, pour être franc, il pouvait bien faire ce qu’il
voulait à côté de moi, je ne ressentais rien de
particulier. Ça lui réussit mieux d’être seul, me dis-
212
je en conclusion.

À neuf heures, le téléphone sonna de nouveau. Je


n’attendais aucun appel, et je ne saisis pas tout de
suite la signification de la sonnerie. À la quatrième,
je compris que c’était le téléphone et décrochai.

— Dis donc, tu m’as regardée un bon moment


aujourd’hui dans le hall, non ? fit la voix de la fille
de la réception.

Elle n’avait pas l’air particulièrement fâchée, mais


pas particulièrement réjouie non plus, elle
s’exprimait d’un ton détaché.

— Oui, je te regardais, admis-je.

Il y eut une pause.

— Ça me rend nerveuse quand on me regarde


comme ça pendant que je travaille. À cause de toi,
j’ai fait plein d’erreurs aujourd’hui. Parce que tu me
regardais.
— Je ne te regarderai plus, dis-je. Je te regardais
seulement pour me remonter le moral. Je ne pensais
pas que ça te rendait nerveuse. Je ferai bien
attention de ne plus te regarder. Où es-tu ?
— Chez moi. Je vais prendre un bain et me coucher,
dit-elle. Au fait, tu as prolongé ta réservation, non ?
— Hum. Ce que j’ai à faire ici va me prendre plus
de temps que prévu.
— Mais ne me regarde plus comme ça, hein ? C’est
vraiment gênant pour moi.
— Je ne te regarderai plus.
213
Il y eut un petit silence.

— Dis, tu me trouves trop nerveuse ? Globalement


parlant ?
— Je ne sais pas. Il y a des différences d’individu à
individu dans ce domaine. Mais je pense que ça
rend tout le monde plus ou moins nerveux d’être
regardé fixement. Il n’y a pas de quoi t’en faire. Et
puis, tu sais, j’ai tendance à avoir le regard fixe de
temps à autre. C’est inconscient chez moi.
— D’où ça vient, cette tendance ?
— Tu sais, les tendances, c’est difficile à expliquer.
Mais je t’assure, je ferai attention à ne plus te
regarder. Je n’ai pas envie que tu fasses des erreurs
dans ton boulot à cause de moi.

Elle réfléchit un moment à ce que je venais de dire.

— Bonne nuit, dit-elle finalement.

Elle raccrocha.

Je pris un bain, puis trainai sur le canapé jusqu’à


onze heures. Ensuite, je me rhabillai et sortis dans
le couloir. J’arpentai jusqu’au moindre recoin de ce
long couloir plein de détours comme un labyrinthe.
Dans le coin le plus reculé de l’étage se trouvait
l’ascenseur de service. Il était situé de façon à être
difficile à emprunter par les clients, sans être
dissimulé pour autant. En marchant en direction de
la flèche indiquant « sortie de secours », je
découvris quelques portes sans numéros, et juste à
côté, l’ascenseur de service, avec un panneau
indiquant « monte-charge » pour éviter que les
214
clients ne l’empruntent par erreur.

Je restai un moment devant à observer les boutons


pour voir s’il se déplaçait, mais l’ascenseur ne
bougea pas du rez-de-chaussée. À cette heure-ci,
presque personne ne devait l’utiliser.
J’appuyai sur le bouton d’appel, pour voir.
Redressant la tête comme s’il s’était brusquement
réveillé, l’ascenseur se mit à monter. Il s’approchait
lentement, mais sûrement. Je contemplais les
chiffres – 1, 2, 3, 4, 5, 6 – qui changeaient sur le
bouton devant moi. S’il y avait quelqu’un dedans,
je pourrais toujours dire que j’avais confondu cet
engin avec l’ascenseur des clients. 11, 12, 13, 14. Je
reculai d’un pas, fourrai les mains dans mes poches
et attendis l’ouverture de la porte. À 15, les chiffres
s’immobilisèrent, puis il y eut un petit intervalle,
pendant lequel le silence régna. Enfin, la porte
s’ouvrit. L’ascenseur était vide.
Cet ascenseur est extrêmement silencieux, me dis-
je. J’entrai, appuyai sur le bouton 16. La porte se
referma sans bruit ; je sentis une minuscule
secousse, la porte s’ouvrit à nouveau. Le seizième
étage n’était pas plongé dans le noir comme elle me
l’avait dit. Il y avait de la lumière ; une musique
douce tombait du plafond. Ça ne sentait rien de
particulier.
Pour vérifier, je fis le tour de l’étage. Il était
exactement construit sur le modèle du quinzième.
Les chambres se succédaient le long d’un couloir
tortueux, avec des renfoncements aménagés par
endroits pour des appareils de vente automatique de
boissons ou de cigarettes et des ascenseurs à l’usage
215
de la clientèle.

Devant certaines portes étaient posés des plats vides


commandés au room-service. La moquette d’un
rouge intense, moelleuse et de qualité supérieure,
étouffait le bruit des pas. Tout était calme et
silencieux. La musique de fond avait changé :
maintenant, c’était du Jazz.

Je marchai jusqu’au bout du couloir, fis le tour par


la droite, et repris l’ascenseur jusqu’au quinzième.
Puis je recommençai pour voir. Je montai au
seizième par l’ascenseur du personnel, sortis : la
lumière était toujours allumée, tout était
parfaitement normal, on entendait toujours de la
musique Jazz. J’abandonnai la partie, redescendis
au quinzième et bus deux gorgées de cognac avant
de m’endormir.

Un jour gris succéda à nouveau au noir de la nuit. Il


neigeait. Bon, me dis-je, qu’est-ce que je vais faire
aujourd’hui ? Je n’avais rien à faire.
Comme d’habitude, je me rendis au Starbucks. Je
mangeai un beignet, bus deux tasses de café, lus le
journal. La journée passa comme un songe vide de
toute substance. Vers vingt deux heures, je finis par
n’avoir strictement plus rien à faire. J’avais fait tout
ce que je pouvais faire. Je m’étais coupé les ongles,
curé les oreilles, j’avais pris un bain, regardé les
infos à la télé. J’avais également fait des pompes et
des flexions/extensions, j’avais dîné, et terminé
mon livre. Mais je n’avais pas sommeil. Je voulais
examiner une fois de plus l’ascenseur du personnel,
216
mais il était encore trop tôt pour ça. Il valait mieux
attendre minuit, heure à laquelle plus personne ne
l’utilisait.

Après avoir réfléchi à diverses possibilités, j’optai


finalement pour le bar du vingt-sixième étage. J’y
bus un Martini en regardant par la fenêtre la vaste
étendue obscure sur laquelle tombait la neige. Le
barman vint vers moi et m’annonça avec un air
désolé que le bar allait fermer. Je regardai ma
montre : il était déjà minuit et quart. Il ne restait
plus que moi comme client, et le barman avait
presque fini de ranger la salle.

Je me demandais comment j’avais fait pour penser


si longtemps à rien face à cette vue pleine de vide et
d'obscurité. Je signai ma note, bus le fond de mon
verre de Martini, me levai et quittai le bar. Puis, les
deux mains dans les poches, j’attendis l’arrivée de
l’ascenseur. Là, quand la porte de l’ascenseur
s’ouvrit, sans le moindre bruit. j’entrai et appuyai
sur le 16.

La porte s’ouvrit à nouveau sans un bruit. Je sortis


distraitement. Les mains dans les poches, je
constatai l'absence de lumière. Le noir. Dans le noir
? Je m’aperçus soudain que l’obscurité régnait
autour de moi. Pas la moindre petite lueur. La porte
de l’ascenseur se referma derrière moi, et les
ténèbres parurent s’épaissir encore. Je ne voyais pas
ma propre main. Je n’entendais plus de musique.
Plus d’amour est bleu, ni d’amour un jour d’été.
Les ténèbres étaient totales, et ça sentait le moisi. Je
217
restai figé sur place dans le noir. Les ténèbres
étaient d’une densité terrifiante. Impossible de
discerner le moindre contour dans cette muraille
d’encre. Je ne voyais pas mon propre corps. Il était
difficile d’imaginer qu’il put y avoir quoi que ce fût
derrière ce néant noir. Dans des ténèbres aussi
totales, on ne peut envisager sa propre existence
autrement que comme un pur concept. Mon corps
s’était dissous dans les ténèbres, et ce concept de
« moi » sans substance flottait dans l’air comme un
ectoplasme. Libéré de mon corps physique, mais
sans nouveau lieu où m’incarner, j’errais dans un
univers de néant, sur l’étrange frontière entre rêve
et réalité.

Je restai un moment figé sur place. Privé de mes


sens habituels, je me sentais paralysé. Brusquement
plongé au fond de l’océan. J’essayai d’adapter un
peu ma vision à l’obscurité, en vain. Les ténèbres
auxquelles les yeux s’habituent ne sont pas de
vraies ténèbres. Ici, j’avais affaire à une obscurité
totale, sans le moindre interstice lumineux, comme
d’innombrables couches de peinture noire. Je
fouillai inconsciemment mes poches. Dans la
droite, je trouvai mon porte-monnaie et mon porte-
clés, dans la gauche, la carte magnétique ouvrant la
porte de ma chambre, un mouchoir et quelques
pièces de monnaie. Tout ça ne me servirait à rien
dans le noir. Pour la première fois, je regrettai
d’avoir arrêté de fumer. Au moins, j’aurais eu un
briquet ou des allumettes. Mais les regrets étaient
inutiles. Je sortis les mains de mes poches, les
tendis dans la direction où je pensais trouver le mur.
218
Au fond de la noirceur, je tâtai une surface verticale
et dure. Il y avait bien un mur, un mur glacial et
suintant: l’hôtel avait l’air conditionné et conservait
sa chaleur ambiante. Réfléchissons calmement.
Réfléchissons calmement !

Mon aventure était calquée sur celle qui était


arrivée à la fille de la réception. Ça n’avait rien de
menaçant. Elle s’en était sortie toute seule, donc
moi aussi je pouvais. Il n’y avait pas de raison. Je
devais me calmer, et agir exactement comme elle
l’avait fait. Il y avait un mystère dans ce lieu, qui
me concernait sans doute personnellement. C’est
pour ça que j’étais venu. Exact, ou pas ? Exact. Je
devais donc faire comme elle, et voir ce qu’elle
n’avait pas vu.
Tu as peur ? Je suis mort de peur.
Allons, bon, me voilà bien !
Mais blague à part, j’avais vraiment peur. Cette
impression de se retrouver tout nu tout d’un coup,
c’était d’un désagréable ! Des ténèbres
impénétrables refermaient autour de moi leurs
atomes de violence, mais je ne pouvais même pas
les voir s’approcher de moi, glissant comme des
serpents de mer visqueux. J’étais en proie à un
sentiment d’impuissance sans recours. Tous les
pores de ma peau me semblaient bouchés, emplis
de ténèbres. Ma chemise était trempée de sueur,
mon gosier desséché. Je m’efforçais de déglutir.
Où suis-je, bon sang ? Je suis ailleurs. Qu’ai-je
donc traversé pour me retrouver dans ce lieu
étrange ? Je fermai les yeux, pris plusieurs
inspirations profondes.
219
C’est trop silencieux ici. À cause de la peur. La
peur envahit plus vite un espace vide. Je commence
à dérailler. L’écho répercute mes pensées dans les
ténèbres. Mes pensées ont un écho ?
Je respirai profondément à nouveau. Ça ne pouvait
pas continuer indéfiniment. Il fallait agir.
C’est bien ça, non ? C’est bien pour ça que tu es
venu ici ?
Ma décision prise, je me mis à marcher lentement à
tâtons vers la droite. Mais mes pieds n’avançaient
pas bien. J’avais l’impression que ce n’étaient plus
les miens. Mes muscles et mes nerfs ne
fonctionnaient pas normalement. J’avais l’intention
de soulever les pieds, mais ils ne changeaient pas
tout de suite de place. Comme une eau sombre,
l’obscurité m’entourait, me retenant prisonnier. Les
ténèbres se poursuivaient à perte de vue. Jusqu’au
centre de la terre. J’avançais vers le centre de la
terre. Mais une fois que j’y serais parvenu, je ne
pourrai plus jamais remonter à la surface.
Non, essayons de penser à autre chose. Quand je ne
pense à rien, la peur prend totalement le contrôle. Il
faut redresser la situation. J’avançais les pieds l’un
après l’autre précautionneusement, en me disant :
elle s’en est très bien sortie, elle. Vraiment, je
l’admire. Plongée brusquement dans une
invraisemblable obscurité, elle s’en va voir toute
seule ce qu’il y a au bout de cette nuit, alors que
même moi, qui ai déjà entendu parler de l’existence
de ces ténèbres, je suis terrorisé. Si je m’étais
retrouvé plongé dans cette obscurité sans l’avoir
prévu le moins du monde, je crois que je n’aurais
pas eu la moindre velléité d’aller voir plus loin. Je
220
serais sûrement resté figé sur place devant
l’ascenseur. Je pensais à elle. J’avançais vers la
lumière. Tandis que je soulevais les pieds pour
avancer, les images dans ma tête s’effacèrent. Black
out. Je progressais le long du mur dans l’obscurité
muette. Je décidai de ne plus penser à rien. Ça ne
servait à rien de penser, sinon à allonger le temps.
Je me concentrais sur ma progression. Avancer les
pieds. Précautionneusement, sûrement.
La lumière éclairait faiblement les environs. Il ne
faisait pas assez clair, je ne voyais pas où j’étais.
J’aperçevais juste une porte. Une porte que je
n’avais jamais vue. Exactement comme elle l’a dit.
Une vieille porte en bois, avec un numéro dessus.
Mais je n’arrivais pas à le déchiffrer. Il faisait trop
sombre et la pancarte était sale. La qualité de l’air
aussi était différente. Qu’est-ce que c’était que cette
odeur ? Comme une odeur de vieux papier. La
lumière tremblotait de temps en temps. Sans doute
la flamme d’une bougie. Debout devant la porte,
j’observai un moment cette lueur. Puis je pensai à
nouveau à la fille de la réception. J’aurais dû
coucher avec elle, l’autre jour. Je me demandais si
je pourrais revenir dans le monde réel. Pourrais-je
avoir un nouveau rendez-vous avec elle ? Je me
sentais jaloux du monde réel, jaloux de la piscine et
du cours de natation. Ou peut-être n’était-ce pas
vraiment de la jalousie, juste des regrets
énormément déformés. Mais vu de l’extérieur, ça
ressemblait vraiment à de la jalousie. Allons bon !
Pourquoi éprouver de la jalousie dans une situation
pareille ? Je suis même un type qui n’a
pratiquement jamais éprouvé de jalousie. Je suis
221
peut-être trop individualiste pour être jaloux de
quoi ou de qui que ce soit. Mais maintenant, je suis
en proie à une jalousie d’une rare violence.
Je déglutis, et cela résonna très fort, comme une
baguette de métal s’abattant sur la peau d’un
tambour. Mais je n’avais fait qu’avaler ma salive.
Les sons résonnaient étrangement. Exactement
comme elle l’avait dit.
Il faut que je frappe à cette porte. Allez, frappe.
Et je frappai. Résolument, sans hésitation, toc-toc,
un coup léger comme si je n’avais pas envie d’être
entendu. Mais cela rendit un son terrible. Lourd et
glacé comme la mort elle-même. J’attendis en
retenant mon souffle. Il y eut un moment de silence.
Exactement comme quand elle avait frappé. Je ne
sais combien de temps dura ce silence. Peut-être
cinq secondes, ou une minute. Dans l’obscurité, le
temps est difficile à évaluer. Il vacille, se dilate
démesurément, se rétrécit. Moi-même je vacillais,
me dilatais, me rétrécissais dans ce silence. Je
subissais les mêmes altérations que le temps.
Comme mon image dans un miroir déformant de la
galerie des glaces à la fête foraine. C’est alors que
j’entendis sa voix... Je la reconnus sans le moindre
doute. Quelque chose de pas humain. C’était
exactement ça. Cette voix n’était pas, n’était plus
humaine. Quelque chose qui n’existait pas dans la
réalité – mais qui existait ici.
Je ne pris pas la fuite. Je sentais la sueur dégouliner
dans mon dos. Mais étrangement, plus les bruits de
pas se rapprochaient, plus la peur refluait en moi.
Ça va aller, me disais-je. Ce n’est pas un esprit
maléfique, je le sens clairement. Il n’y a rien à
222
craindre. Il faut se laisser aller dans le cours des
événements. Ça va aller.
Je tournai fermement la poignée de la porte, fermai
les yeux, retins mon souffle.
Ça va, n’aie pas peur.
Je me sentais au centre d’un tourbillon d’humeurs
tièdes. J’entendais les battements de mon cœur,
énormément amplifiés, dans les ténèbres. J’étais
enveloppé, englobé dans mes propres battements de
cœur. Il n’y a rien à craindre. J’étais simplement
connecté. Les bruits de pas cessèrent. La chose était
juste à côté de moi. Elle me regardait. Moi, je
fermais les yeux, en pensant : je suis connecté...

— Je t’attendais, dit la chose. Je t’ai attendu


longtemps. Entre.

Je sus qui c’était avant même d’ouvrir les yeux.


L’eunuque.

223
ELLE(8)

Sa voix était haletante quand il a demandé d’aller


sur le lit. Nous nous sommes accrochés l’un à
l’autre. Puis je me suis allongée sur lui, mes
cuisses le long de ses cuisses, ma bouche sur la
sienne. J’ai attendu. Il m’était facile d’attendre
parce que les gestes de mes clients n’éveillaient pas
d’écho en moi. Antoni a fermé les yeux. Ses cils
étaient longs comme ceux d’une femme.
J’ai soulevé sa tête par les cheveux, très
doucement, et je l’ai cognée, par deux fois, contre
le rebord de métal, avec une violence retenue et
triste.
Antoni a soupiré. Il a ouvert les yeux. Son regard
est devenu fixe.
J’ai eu peur de l’avoir tué, néanmoins j’ai
commencé tout de suite de fouiller ses poches. Si je
me laissais distraire par la mort d’Antoni, c’en
était fait de ma liberté immédiate. Au contraire, si,
grâce à cette mort, il me devenait maintenant
possible de fuir, j’étais du même coup assurée que
les flics n’auraient aucun moyen de me prendre :
m’accuser signifiant, pour mes « amis »,
reconnaître publiquement que j’avais été enfermée
à Nice, contre mon gré, dans un bordel dont
l’existence devait demeurer inconnue. De même, je
n’avais pas à redouter des représailles intérieures,
car je savais qu’une fille qui blessait, ou tuait l’un
de ses clients au lit, était considérée en état de
224
légitime défense grâce au pourcentage de
maniaques dangereux qu’elle était susceptible de
rencontrer. Toutes ces pensées se présentaient à
moi, pendant que je fouillais les pantalons
d’Antoni, jetés à terre à la hâte, quelques instants
plus tôt.
C’est seulement en ne trouvant, dans les poches,
rien d’autre que des pièces de monnaie, du
chewing-gum, un mouchoir sale et des cigarettes
que je m’en suis souvenue : Antoni était un client
que l’on enfermait avec moi tout le temps qu’il
demeurait dans ma cellule. Sans doute était-il trop
jeune et manquait-on de confiance en lui. Sans
doute. Mais peu importait maintenant.
Je me suis assise sur le lit. Mes jambes se sont
mises à trembler comme celles des chevaux
fourbus. C’est à ce moment que l’idée de la mort
d’Antoni m’a réellement atteinte.
Je me suis penchée sur lui. Il ne bougeait pas. Il
était blanc. Je me suis souvenue de son rire et de la
tendresse un peu morbide qu’il m’avait témoignée.
Au lieu d’en rire avec lui, je l’avais tué. Je l’avais
tué pour rien. Ma gorge était si serrée que je
respirais avec peine. J’ai regardé autour de moi.
Le robinet du lavabo fuyait doucement, et les
gouttes d’eau tombaient dans le silence avec une
obsédante régularité...
Peut-être n’était-il pas mort, après tout ? Je ne
possédais pas une telle force. Je me suis obligée à
respirer à fond avant de regarder à nouveau
Antoni. Une veine bleue battait, sur son cou. J’ai
attrapé une serviette de toilette, je l’ai mouillée et
j’en ai giflé le garçon en pleurant de soulagement.
225
Avant de s’asseoir, Antoni s’est tâté le crâne avec
beaucoup de précautions. Son regard est devenu
trouble, comme celui de quelqu’un qui a bu. Il a
fait une grimace et il a dit qu’il était bien content
de ma réaction. « Ça ne te ressemble pas de te
soumettre, a-t-il dit fermement, une main derrière
la nuque. Je finissais par me demander si tu n’étais
pas morte. » Je lui ai répondu que je m’étais posée
la même question un instant plus tôt, en ce qui le
concernait, et nous avons ri.
Quand il a eu fini de rire, il a ajouté prudemment,
sans me regarder, que, désormais, il me redouterait
avec le plus grand sérieux et ne me baiserait
qu’armé. Néanmoins, il se considérait désormais
comme lié à moi par cette peur mutuelle que nous
venions de nous infliger. Il m’a alors embrassée sur
la bouche et, tout de suite après, nous avons ri de
nouveau.
Nous étions encore en train de rire, debout,
accrochés l’un à l’autre, lorsque le Libanais a
ouvert la porte. Il a haussé les sourcils en
remarquant notre pâleur et notre bruyante gaieté.
Je l’ai entendu grommeler quelque chose
concernant ce qu’il appelait « la bizarrerie des
mômes », tandis que la porte se refermait sans que
je puisse faire un geste.
Dès que je me suis trouvée seule, j’ai ressenti une
impression de découragement si violente que je me
suis appuyée au mur, reprise de cette faiblesse
fiévreuse qui faisait trembler mes genoux. C’était
comme si, en moi, tout venait de craquer en même
temps. Comme si je me savais maintenant, sans
espoir de m’être trompée, à dater de cette minute et
226
pour toujours, exclusivement condamnée à l’échec.
J’avais choisi Antoni en raison de sa faiblesse
physique plus grande que celle de mes autres
clients, et je m’étais doublement ridiculisée à mes
propres yeux. D’abord parce que cette prétendue
faiblesse d’Antoni n’avait sans doute jamais existé
ailleurs que dans mon imagination, ensuite parce
que j’aurais dû me souvenir, avant de le tenter
stupidement, qu’assommer Antoni était un acte
aussi peu dangereux qu’inutile...
J’ai commencé de marcher, du sommier à la porte,
en m’efforçant de respirer d’une façon plus
paisible. Je me souviens en particulier d’avoir
parlé tout haut, à moi-même, et qu’au milieu de
mes paroles pleines d’espoir, j’étais entièrement
dominée par cette écrasante sensation
d’impuissance et d’échec à laquelle se mêlait, par
moments, le remords absurde de n’avoir pas tué
Antoni.
J’ai pris la décision de ne pas me laisser approcher
par un client ce jour-là. Il me semble que j’aurais
dû être surprise lorsque j’ai vu entrer M. au lieu du
client que j’attendais. Je n’ai pas été surprise. Ni
émue ni rien. Je l’ai regardé en silence tandis qu’il
refermait la porte et glissait la clé dans la poche de
son veston. Il portait un costume gris. Il paraissait
de mauvaise humeur et il avait des poches sous les
yeux. J’ai pensé qu’il buvait trop de whisky.
J’ai dit : « Tu bois trop. » Et, tout de suite après :
« J’ai décidé, aujourd’hui, de ne faire l’amour avec
personne. Si tu es venu pour ça, tu peux aussi bien
partir maintenant. » Nous nous sommes regardés
un moment, immobiles, debout de chaque côté du
227
sommier de fer. Le robinet du lavabo fuyait avec un
chuintement très doux. On n’entendait pas d’autre
bruit.
M. s’est penché en avant. Il a dit : « Mais moi, j’ai
envie, tu comprends. Je suis venu pour ça, et tu
feras ce que je veux, que tu le veuilles ou non. Je
t’ai prêté assez d’argent, autrefois, et tant que tu ne
l’auras pas rendu, je ferai avec toi ce que je veux. »
Sa voix était rauque. Elle résonnait dans le silence.
Je savais que ce qu’il disait ne signifiait rien : il ne
m’avait jamais prêté beaucoup d’argent, mais
s’était, par contre, assuré celui de mes clients. Il
aimait dire des choses de ce genre. Il avait peut-
être des raisons, mais je ne les connaissais pas.
Je n’ai pas répondu. Je n’éprouvais rien d’autre
qu’une fièvre âpre, sans angoisse ni peur. Je me
suis éloignée vers le mur. Les sourcils blonds de M.
se sont rapprochés jusqu’à se rejoindre au-dessus
de ses yeux pâles. Il a dit : « Petite salope. Quand
tu m’auras rendu l’argent que je t’ai avancé, tu
seras libre. Mais tu ne seras jamais libre avant.
Jamais... Et je vais me charger d’enfoncer tout ça
dans ta petite tête de cabocharde. Et tu peux croire
que je vais même me charger de t’enfoncer autre
chose dans le cul. » Les mots sifflaient entre les
lèvres et les dents si serrées que je voyais saillir,
sous la peau tendue, l’os aigu de la mâchoire.
M. s’est approché de moi avec lenteur, les mains en
avant. J’ai reculé encore. Ma bouche est devenue
sèche. J’ai tâté le mur, derrière moi, sans cesser de
fixer M. dont le regard pâle me brûlait.
Comment avais-je pu ne jamais ressentir, avant
Nice, ce besoin écœurant de recevoir des coups,
228
cette honte, ce goût du défi qui faisaient,
maintenant, partie de moi depuis toujours ?
M. s’est essuyé le front. Lui non plus ne m’avait pas
quittée des yeux. Il a continué d’avancer vers moi,
en contournant le lit, tout le corps tendu en avant.
J’ai fait un bond de côté. Il a soufflé. L’une de ses
mains a saisi et tordu mon bras en arrière tandis
qu’il me giflait de l’autre. Il m’a jetée avec violence
sur le sommier de fer et m’a calée, sous lui.
Ensuite, il m’a regardée, il a souri et il a commencé
de me battre. C’est devenu insupportable très vite.
La peur, l’humiliation rayonnaient en moi comme
une puissance chaleureuse et souveraine, comme
une joie trop forte, dont je n’étais pas responsable
et qui m’obligeait à crier malgré moi.
J’ai senti les croisillons de fer mordre ma peau à
travers le tissu. Je me suis raidie, et j’ai reçu de M.
une gifle plus forte. Je lui ai dit en haletant que, de
toute manière, il ne me prendrait pas de force. Il a
ri et il a secoué la tête en me regardant. Il a dit
qu’on verrait, puis il a fait tourner, à l’intérieur de
la main, le rubis que F.B. lui avait offert et qu’il
portait toujours.
Au début de nos relations, M. m’avait confié qu’il
ne conservait cette bague que pour des occasions
semblables à celle-ci, mais j’avais cru, alors, à une
plaisanterie même pas drôle.
J’ai regardé M. J’ai dit : « Non. » Il s’est soulevé
un peu et s’est laissé ensuite retomber sur moi de
tout son poids, en tenant dans une main mes
poignets bien serrés, et il a recommencé de me
frapper au visage, la pierre de la bague heurtant à
chaque fois mes mâchoires et mon menton. Je me
229
suis rendu compte qu’il n’usait pas ainsi de toute
sa force. Pourtant, chaque fois, j’ai crié.
Toi, tu ne criais plus, Ena.
Il a frappé mes seins de la même manière et, à
partir de ce moment, son visage attentif m’est
devenu étranger. Je le voyais par vagues
successives. Il m’apparaissait tantôt noyé dans une
ombre floue, tantôt, au contraire, net et brutal.
Surgi au-dessus de moi, comme au soleil, il
devenait le seul point solide où pourraient
s’accrocher ensemble mes deux mains.
Tout mon corps brûlait, douloureux comme dans la
fièvre. Je n’ai pas su à quel moment il a cessé de
me frapper ainsi. Mon corps brûlait. Longtemps
après que M. eût cessé de me battre, les coups
demeuraient en moi, comme un cœur.
Ses jambes ont écarté les miennes avec violence. Il
m’a prise. J’ai senti des larmes chaudes envahir
mes joues et ma poitrine et j’ai de nouveau crié.
Après avoir terminé, il a roulé sur le côté. Il a
craqué une allumette, mais je ne me suis pas
tournée vers lui. J’ai caché mon visage dans mes
bras repliés et je suis restée immobile.

230
231
232
Chapitre 9

Séparés par une vieille table, nous parlions. C’était


une petite table ronde sur laquelle était posée une
bougie, sur une simple soucoupe en terre cuite.
C’était à peu près tout ce qu’il y avait comme
meuble dans la pièce. Il n’y avait pas de chaises, et
nous étions assis sur des livres empilés par terre.
C’était la chambre de l’eunuque. Une chambre
longue et étroite. Les murs et le plafond évoquaient
les entrailles d'une grotte. L’unique fenêtre était
condamnée de l’intérieur par des planches,
apparemment depuis des années, car une poussière
grise s’était accumulée dans les interstices du bois,
et les têtes de clous étaient rouillées. À part ça, il
n’y avait rien dans la pièce. On aurait dit une
simple boîte rectangulaire. Pas de lampe. Pas de
placard. Pas de salle de bains. Pas de lit. Il devait
dormir par terre, couvert de sa peau de mouton. Il
restait juste assez d’espace au sol pour passer.
Partout ailleurs étaient empilés de vieux livres, de
vieux journaux, des dossiers débordant de vieux
documents, brunis par le temps, certains
irrémédiablement rongés par les vers, d’autres
défaits, leurs feuillets éparpillés çà et là. L'eunuque
m’observa un moment par-dessus la flamme
tremblante de la bougie. Son ombre grotesquement
agrandie vacillait sur le mur taché de moisissures.

233
— Voilà longtemps qu’on ne s’était vus, dit-il en
me regardant avec joie. Mais tu n’as pas changé.
Un peu amaigri, peut-être ?
— Oui. J’ai un peu maigri.
— Et alors, comment va le monde extérieur ? Rien
de neuf ? Ici, tu sais, je ne sais rien de ce qui se
passe.

Je croisai les jambes et secouai la tête.

— Non, rien n’a changé. Il ne se passe rien de bien


important. Le monde devient de plus en plus
compliqué, c’est tout. Et l’allure où vont les choses
est de plus en plus rapide. Mais à part ça, tout est
pareil.

L’eunuque hocha la tête.

— La guerre suivante n’a pas encore éclaté ?

J’ignorais quelle guerre était la dernière dans son


esprit, mais je secouai la tête.

— Pas encore.
— Oui, mais elle va éclater un de ces jours, dit-il
d’une voix normale, sans timbre particulier, tout en
frottant l’une contre l’autre ses deux mains. Fais
attention, hein ? Il vaut mieux faire attention si tu
ne veux pas te faire tuer. Il y a toujours des guerres.
Toujours. Il n’y a eu aucune époque sans guerre. On
a beau croire qu’il n’y en aura jamais, un jour, il y
en a une. Les humains, au fond, aiment s’entre-tuer.
Et ils s’entre-tuent jusqu’à ce qu’ils soient trop
fatigués pour continuer. Quand ils sont fatigués, ils
234
font la trêve un petit moment. Et ensuite, le
massacre recommence. C’est réglé d’avance. On ne
peut faire confiance à personne, et rien ne change.
Il n’y a rien à faire. Si on n’aime pas ça, il ne reste
qu’à s’enfuir dans un autre monde.

Il paraissait apaisé, plus sage et humain que la


première fois où je l'avais rencontré... dans cette
cave... plus usé qu’autrefois. Mais cette impression
était peut-être due à la pénombre de cette pièce
humide comme une grotte. Peut-être aussi parce
que la mémoire humaine, si incertaine, nous joue
des tours. Il poussait de temps à autre un profond
soupir, qui rendait un son étrangement douloureux,
un son déplaisant de tuyau bouché.

— Je pensais que tu viendrais plus tôt, dit-il en me


regardant. J’attendais tout le temps. Quelqu’un est
venu avant toi. Je croyais que c’était toi, mais non.
Cette personne s’était perdue, sans doute. C’est
étrange. Les autres ne devraient pas pouvoir venir
s’égarer si facilement par ici. Mais en tout cas,
j’attendais ta venue plus tôt.

Je haussai les épaules.

— C'est toi qui a manigancé tout ça pour me faire


venir ?
— Tu essayais d’oublier ?
— À moitié, oui, répondis-je franchement. Je
croyais t'avoir rêvé, que cette journée n'avait été
que le fruit de mon imagination...

235
Je me demandai avec étonnement d’où pouvait
venir ce vent qui faisait trembler la flamme de la
bougie.

— Je pensais que si je pouvais oublier ça à moitié,


je pouvais l’oublier complètement. Je voulais vivre
sans avoir plus rien à faire avec ici.
— C’est à cause de ton ami mort que tu pensais ça ?
— Oui, c’est à cause de mon ami mort.
— Mais tu es venu finalement, répondit l'eunuque.
— Oui, je suis revenu. Mais parce que tu m'as
manipulé... Quand je m’efforçais d’oublier, chaque
fois quelque chose venait m’y faire repenser. Que
ça me plaise ou non Je ne sais pas ce que ça peut
vouloir dire concrètement, mais je le ressens.

Eunuque me regarda fixement un long moment.


Puis il secoua la tête.

— J’ignore les détails moi aussi. Tout ce que je


connais, c’est cette chambre. J'ai eu la chance d'être
amené ici. De ne plus être attaché au cou. Alors je
ne peux pas te renseigner en détails. Mais en tout
cas, une chose est sûre, c'est que tu aurais dû
m'écouter. Tu aurais dû faire ce pourquoi tu es fait.
C’est ce que je pense. C’est pourquoi il ne faut pas
trop te poser de questions. Tu as perdu des êtres
chers en tentant de te comporter convenablement.
Mais ceci mis à part, ton retour ici est parfaitement
dans l’ordre des choses. Les oiseaux reviennent au
nid. C’est naturel.

Son ombre sur le mur vacillait fortement en

236
reproduisant les mouvements qu’il faisait. Comme
un fantôme noir au-dessus de ma tête prêt à fondre
sur moi. Exactement comme les vieux dessins
animés. Comme un oiseau revient au nid, pensai-je.
Depuis qu’il m’avait dit ça, je me rendais compte
que c’était ce que je ressentais. J’avais simplement
suivi le courant, et il m’avait ramené ici.

— Bon, raconte-moi un peu, dit tranquillement


l’eunuque. Parle-moi un peu de toi. C’est ton
monde ici, tu sais. Tu n’as pas à te gêner, tu peux
parler en toute liberté de ce dont tu as envie, en
prenant tout ton temps. Tu as sûrement beaucoup de
choses à dire.

Les yeux rivés sur l’ombre sur le mur, je


commençai à lui parler, dans la semi-pénombre, de
la situation dans laquelle je me trouvais. Je parlai de
moi-même pour la première fois depuis longtemps,
franchement et en ouvrant mon cœur. Je racontai
tout, en prenant mon temps, comme de la glace en
train de fondre. Du fait que je me maintenais en vie
tant bien que mal, mais que je ne pouvais plus aller
nulle part. Que je vieillissais ainsi, sans pouvoir
aller nulle part. Que je ne pouvais plus aimer
personne sincèrement. Que j’avais perdu ce
tremblement du cœur qui caractérise l’amour. Que
je ne savais plus ce que je cherchais. Que je
m’efforçais de mon mieux d’agir en fonction des
circonstances. Mais que cela ne servait à rien. Il me
semblait que je durcissais peu à peu ma carapace.
J’avais peur. Le seul lieu avec lequel je sentais
encore un lien, si ténu soit-il, c’était ici. Je sentais

237
que je faisais partie d’ici. Je ne savais pas où était
cet « ici ». Mais fondamentalement, voilà ce que je
ressentais : je faisais partie d’ici. L’homme-mouton
m’écouta en silence, sans bouger. Il avait presque
l’air de dormir. Mais quand j’eus fini, il rouvrit les
yeux.

— Ça va, tu n’as pas à te faire de souci. C’est ici


que tout commence, et que tout finit. Tu es relié à
tout. C’est ton nœud central, ici.
— À tout quoi ?
— À tout ce que tu as perdu. À ce que tu n’as pas
encore perdu. À tout ça. Tout est lié à ici ; ici, c’est
le centre.

Je réfléchis un peu à ce qu’il venait de dire. Mais je


ne saisissais pas très bien. C’était trop vague, je
n’arrivais pas à suivre. Je lui demandai s’il ne
pouvait pas expliquer tout cela de façon plus
concrète. Mais il ne me répondit pas. Il restait
silencieux, immobile. Ce n’était pas quelque chose
à expliquer concrètement. Il remua tranquillement
la tête. L’ombre sur le mur eut une vaste oscillation,
comme si le mur lui-même allait s’effondrer.

— C’est maintenant que tu dois comprendre. Quand


le moment sera venu de te l’expliquer, les
explications se feront tout naturellement, dit-il.
— Dis-moi, ceci mis à part, il y a une chose que je
veux savoir.
— Je t'écoute...
— Où se trouve Camille ?
— Elle s'est retirée de ce monde. Elle en avait

238
assez.
— À cause de moi ? C’est à cause de moi seul ?
— En partie…
— Pourquoi ?
— Pour que tu puisses revenir. Tout est relié, tout se
tient.

Je regardai un moment la flamme vacillante de la


bougie. Je n’arrivais pas encore à le croire.

— Et pourquoi est-ce que tout ça est fait exprès


pour moi ? Pour moi seul ?
— Mais parce que le monde d’ici est fait pour toi,
répondit l’eunuque comme si cela allait de soi. Ce
n’est pas la peine de chercher midi à quatorze
heures. Si tu cherches quelque chose, c’est que cette
chose existe. Cet endroit est fait pour toi, tu
comprends ? C’est important que tu comprennes
bien ça, tu vois. C’est quelque chose de vraiment
particulier. C’est pourquoi nous avons fait tous nos
efforts pour te permettre de revenir ici sans
encombre. Que beaucoup ont donné leur vie. Pour
que tu ne perdes pas de vue cet endroit. C’est tout.
— Alors je fais vraiment partie d’ici, hein ?
— Évidemment, toi aussi tu fais partie d’ici. Moi
aussi. Tout fait partie d’ici. Et ici, c’est ton monde à
toi, dit l’eunuque.

Puis il pointa un doigt en l’air. Un doigt énorme se


dressa aussitôt sur le mur.

— Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Qui es-tu ?


— Moi ? Mais je suis l'eunuque, dit-il, puis il eut un
rire cassé. Comme tu peux le constater, je vis dans
239
un monde qui échappe à la vue des humains. On
m’a poursuivi, et je me suis caché un peu partout. Il
y a bien, bien longtemps. Si longtemps que j’en ai
perdu le souvenir. Et ce que j’étais avant ça, je ne
me le rappelle plus. En tout cas, depuis ce temps-là,
plus personne n’a pu me voir. Si on s’efforce de
passer inaperçu, les gens finissent par ne plus vous
voir naturellement. Et puis un jour je suis sorti et je
suis venu vivre ici. C’est que j’ai besoin d’un
endroit à l’abri de la pluie et du vent. Même les
bêtes sauvages de la forêt ont des terriers. Non ?
— Bien sûr, approuvai-je.
— Mon rôle ici consiste à relier les choses. Comme
une station de distribution électrique. Je relie
différents lieux les uns aux autres. Ici, c’est le nœud
central. Moi, je relie tout ensemble pour que les
choses ne se dispersent pas dans tous les sens, tu
vois. Une station de distribution électrique. Je
connecte les fils, tu vois. Les choses que tu as
cherchées, désirées, obtenues, c’est moi qui fais le
lien entre elles. Tu saisis ?
— Un peu, dis-je.
— Bon, dit l’eunuque. Et maintenant tu as besoin
de moi, parce que tu es en pleine confusion. Tu ne
sais plus ce que tu cherches. Tu as perdu de vue ce
que tu cherchais, tu t’es perdu de vue toi-même.
Même si tu t’efforces d’aller quelque part, tu ne sais
pas où tu dois aller. Tu as perdu tout un tas de
choses. Tu as défait tout un tas de liens. Mais tu ne
peux rien trouver pour remplacer tout ça. C’est pour
ça que tu es confus. Tu as l’impression de n’être
plus rattaché à rien. Et tu n’es plus rattaché à rien.
Le seul lieu auquel tu restes attaché, c’est ici.
240
Je réfléchis un moment à tout ça.

— Oui, peut-être, oui, c’est bien ça. Tu as raison,


j’ai tout perdu, et je suis perdu. En pleine
confusion. Sans attache. Je ne suis plus rattaché
qu’ici.

Je m’interrompis pour regarder ma main éclairée


par la bougie.

— Mais je sens que quelque chose essaie de se


rattacher à moi. C’est pourquoi en rêve quelqu’un a
besoin de moi, quelqu’un pleure pour moi. Je
cherche à me rattacher à quelque chose, c’est sûr.
Tu vois, j’ai envie de recommencer de zéro. Et c’est
pour ça que j’ai besoin de ta force.

L’eunuque se taisait. Je n’avais plus rien à dire. Le


silence était terriblement lourd, comme au fond
d’un puits insondable. Le silence pesait de tout son
poids sur mes épaules. Même mes pensées étaient
sous l’emprise de ce silence pesant et poisseux, qui
les enveloppait de son voile sinistre. De temps en
temps, la flamme de la bougie vacillait en crépitant.
L’eunuque gardait les yeux fixés sur la flamme. Le
silence dura longtemps. Puis l’homme-mouton leva
lentement la tête et me regarda.

— Je vais faire tout mon possible pour te rattacher à


cette chose, dit-il, mais je ne sais pas si cela
marchera ou non. J’ai un peu vieilli moi aussi. Je
n’ai peut-être plus le même pouvoir qu’autrefois. Je
ne sais pas très bien dans quelle mesure je vais
pouvoir t’aider. Mais je ferai ce que je peux. Enfin,
241
même si ça marche, je ne peux pas te garantir que
tu seras heureux. Peut-être que tu n’as
effectivement nulle part où aller dans le monde de
là-bas. Je ne peux rien te dire de sûr à ce sujet. Mais
comme tu l’as dit tout à l’heure, tu as déjà l’air de
t’être pas mal endurci. Une fois durcies, les choses
ne redeviennent jamais comme avant. Et tu n’es
plus si jeune que ça, toi non plus.
— Qu’est-ce que je dois faire, alors ?
— Tu as perdu beaucoup de choses jusqu’à présent.
Beaucoup de choses importantes. Le problème n’est
pas de savoir à qui la faute. Le problème, c’est que
tu étais trop attaché à ces choses. Chaque fois que
tu as perdu quelque chose, tu as laissé avec de
petites parties de toi-même, qui y sont restées
accrochées. Comme des marques. Et ça, tu n’aurais
pas dû le faire. Tu as abandonné même des choses
que tu aurais dû garder, en même temps que celles
que tu perdais. Et ça t’a usé petit à petit. Pourquoi
as-tu fait ça ?
— Je ne sais pas.
— Peut-être qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Le
destin, peut-être ? Je ne trouve pas les mots justes
pour le dire mais…
— Une tendance ? suggérai-je.
— Oui, oui, c’est ça. Une tendance. Même si tu
recommençais ta vie de zéro, tu referais sans doute
exactement la même chose. C’est ça, les tendances.
Et une fois passé un certain point, elles deviennent
irréversibles. Si c’est trop tard, je ne peux rien faire
pour toi. Moi, tout ce que je peux faire, c’est
monter la garde ici, et connecter les fils les uns aux
autres. C’est tout.
242
Je réitérai ma question.

— Qu’est-ce que je dois faire, alors ?


— Comme je te l’ai dit tout à l’heure, de mon côté,
je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir. Je ferai ce
que je peux pour te mettre en relation. Mais ça ne
suffira pas. Toi aussi il faudra que tu fasses tout ton
possible. Si tu restes simplement assis à réfléchir, ça
ne marchera pas. Tu n’aboutiras nulle part. Tu saisis
?
— Oui, je comprends, répondis-je. Mais alors
qu’est-ce que je dois faire ?
— Je te l'avais déjà dit, ce jour là. Maintenant, je ne
sais plus si cela tient toujours. À toi d'aller voir. Tu
comprends ce que je te dis ? Ne te demande pas
pourquoi. Il ne faut pas penser à la signification des
choses. Il n’y en a aucune au départ. Si on
commence à y réfléchir, les jambes s’arrêtent. Et si
tes jambes s’arrêtent de danser, moi, je ne pourrai
plus rien faire pour toi. Tous tes liens disparaîtront.
Pour toujours. Et tu ne pourras plus vivre que dans
ce monde-ci, de ce côté. Tu seras aspiré par le
monde d’ici. C’est pour ça qu’il ne faut pas
t’arrêter. Même si tout te paraît stupide, insensé, ne
t’en soucie pas. Tu dois continuer à danser en
marquant les pas. Et dénouer peu à peu toutes ces
choses durcies en toi, un tout petit peu au début. Ce
n’est peut-être pas encore trop tard. Utilise tout ce
que tu peux. Fais de ton mieux. Il n’y a rien dont tu
doives avoir peur. Tu es fatigué, c’est sûr. Tu es
fatigué et tu as peur. Ça arrive à tout le monde. Tu
as l’impression que tout va de travers, que le monde
entier se trompe. Et tu t’arrêtes de danser…
243
Je levai les yeux et contemplai à nouveau l’ombre
sur le mur.

— C'est tout ce qu'il y a à faire. Si tu fais ça, alors


peut-être pourrai-je t’aider moi aussi.

Mes pensées se répercutaient à nouveau.

— Qu’est-ce que c’est, ce monde de ce côté-ci dont


tu parles ? Tu as dit que si je me durcissais, je serais
aspiré du monde de là-bas dans celui d’ici. Mais ici,
c’est un monde fait pour moi, non ? Pourquoi cela
serait-il un problème que je plonge dans un monde
qui m’appartient ? Tu as bien dit qu’ici existait
réellement, non ?

L’eunuque secoua la tête. Son ombre immense


vacilla à nouveau.

— Ce qui existe ici, c’est une réalité complètement


différente. Tu n’es pas encore capable de vivre ici.
C’est trop sombre et trop vaste pour toi. C’est
difficile de t’expliquer ça avec des mots. Je te l’ai
déjà dit tout à l’heure, mais même moi, je ne
connais pas les détails. Ici, bien sûr, c’est la réalité.
Tu me rencontres et me parles réellement dans cet
ici. C’est sûr. Mais la réalité n’est pas unique. Il y a
plusieurs réalités possibles. Moi, j’ai choisi cette
réalité-ci. Parce qu’ici il n’y a pas de guerre. Et
aussi parce qu’ici je n’avais rien à abandonner.
Mais pour toi, c’est différent. Il reste encore la
chaleur de la vie en toi. C’est pourquoi il fait trop
froid ici pour toi, pour l’instant. Il n’y a rien à
manger. Ce n’est pas un endroit pour toi.
244
Pendant qu’il parlait, je m’étais aperçu que la
température de la pièce baissait. Je fourrai mes
mains dans mes poches, grelottant légèrement.

— Tu as froid ? demanda l’eunuque.

Je hochai la tête.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps,


poursuivit-il. La température baisse au fur et à
mesure que le temps passe. Il vaudrait mieux que tu
t’en ailles dans pas longtemps. Il fait trop froid pour
toi ici.
— Brusquement tout à l’heure. Il me semble que,
dans ma vie, jusqu’à présent, je te cherchais. Il me
semble avoir aperçu ton ombre dans différents
endroits. Il me semble que tu étais là tout le temps,
sous diverses formes. Des formes très vagues. Ou
peut-être était-ce seulement une petite partie de toi.
Mais en y repensant maintenant, il me semble que
tout ça, c’était toi.

L’eunuque esquissa une forme avec ses deux mains.

— Tu dis vrai. Tu as raison, j’étais là tout le temps.


Comme une ombre, un petit morceau, mais j’étais
là.
— Je ne comprends pas. À présent je te vois en
entier, ton visage, ta silhouette. Pourquoi puis-je
voir maintenant quelque chose que je ne voyais pas
autrefois ?
— Parce que tu as déjà perdu beaucoup de choses,
répondit-il tranquillement. Parce que les endroits où
tu peux aller sont moins nombreux qu’autrefois.
245
C’est pour ça que maintenant tu peux me voir.

Je ne comprenais pas très bien le sens de ses


paroles.

— Ici, c’est le monde de la mort ? demandai-je


franchement.
— Non, c’est faux, répondit l’eunuque.

Puis il secoua les épaules et poussa un soupir.

— Ici, ce n’est pas le monde de la mort. Nous


sommes bien vivants, toi et moi. Nous vivons, aussi
clairement l’un que l’autre. Nous respirons, nous
parlons. C’est ça, la réalité.
— Je n’arrive pas à comprendre.
— Danse. Il n’y a rien d’autre à faire. J’aimerais
t’expliquer plus clairement un certain nombre de
choses, mais je ne peux pas. Moi aussi, c’est tout ce
qu’on m’a appris.

La température avait brutalement baissé. J’ai déjà


connu un froid comme ça, me dis-je en grelottant.
Oui, j’avais déjà fait l’expérience, quelque part, de
ce froid humide pénétrant jusqu’aux os. Il y a bien
longtemps, dans un lieu très éloigné d’ici. Mais je
n’arrivais pas à me rappeler quand. J’avais
l’impression que j’aurais pu m’en rappeler un peu
mieux, mais je n’y arrivais pas. Mon cerveau était
paralysé. Paralysé et durci. PARALYSÉ ET
DURCI.

— Il vaut mieux que tu partes, dit l’homme-


mouton. Si tu restes ici, ton corps va geler. Tu me
246
rencontreras à nouveau, si tu le souhaites. Je suis
toujours ici. C’est ici que je t’attends.
Il m’accompagna jusqu’au coude du couloir. Je lui
dis « au revoir ». Sans lui serrer la main, sans autres
mots d’adieu. Simplement « au revoir ». Puis nous
nous séparâmes dans le noir. Il retourna à son petit
réduit, et je me dirigeai vers l’ascenseur.
J’appuyai sur le bouton d’appel, l’ascenseur monta
doucement jusqu’à moi. La porte s’ouvrit, sa douce
lumière se répandit dans le couloir et m’enveloppa.
J’entrai dans l’ascenseur, et restai un moment
adossé à la paroi. La porte se referma
automatiquement, mais je restai appuyé contre la
paroi sans bouger.
Bon, me dis-je. Mais rien ne vint après ce « bon ».
J’étais au centre d’un énorme trou noir, vide de
pensée. De quelque côté que je me tourne, c’était le
vide. Je ne pouvais aller nulle part. Comme l’avait
dit l'eunuque, j’étais fatigué et j’avais peur. Et
j’étais seul. Comme un enfant perdu dans la forêt.
En sortant de l’ascenseur, je fus accueilli par les
sonorités diffusées par un haut-parleur dissimulé
dans le plafond. Le monde de la réalité – un monde
où je n’arrivais plus à être heureux, où je n’avais
nulle part où aller. Je regardai ma montre par
habitude. Il était trois heures vingt du matin. Je
poussai un soupir.

Une fois de retour dans ma chambre, j’emplis la


baignoire d’eau brûlante, me déshabillai et me
plongeai lentement dedans. Mon corps ne se
réchauffa pas facilement. J’étais glacé jusqu’à la
moelle et, même immergé dans l’eau brûlante,
247
j’avais toujours froid. J’aurais voulu rester dans ce
bain jusqu’à ce que cette sensation de froid
disparaisse, mais comme le contact de l’eau chaude
semblait ramollir ma conscience, je renonçai et
sortis.

248
ELLE (9)

Au bout d’un moment, M. a sauté du lit. Je l’ai


entendu s’agiter dans la pièce. Le robinet du
lavabo a coulé plusieurs fois avec bruit. M. a dit
sèchement qu’il sortait. Je n’ai rien répondu.
Je me suis levée dès qu’il a été parti. J’ai martelé
la porte de mes poings serrés. Je n’ai pas pleuré et
je n’ai pas crié. Ma tête était lourde. Mon corps
brûlait. J’ai effleuré mes tempes du bout des doigts.
J’ai touché mes joues et j’ai eu envie de vomir ;
alors, je suis allée jusqu’au lavabo. Je ne me suis
pas regardée dans la glace tout de suite, mais j’ai
attendu, penchée au-dessus de la cuvette, en me
retenant d’une main au robinet de métal. Je n’ai
pas vomi. J’ai levé la tête. La vue de mon visage
gonflé, barbouillé de sang, de larmes et de salive
m’a fait détourner les yeux. J’ai passé mes doigts
mouillés sur mes joues, avec précaution, puis je me
suis lavée, frissonnant lorsque la serviette touchait
ma peau. Ensuite, je suis revenue m’étendre sur le
sommier.
Je n’ai pas dormi ; pourtant des visages grotesques
se penchaient sur moi, obsédants, sans que je
puisse rien faire pour les chasser. Je n’ai pas
regardé le cuisinier quand il a monté mon repas. Il
m’a dit qu’il fallait manger, mais je n’ai pas
répondu. Je n’ai pas bougé. J’ai seulement fermé
les yeux, un bras sur mon visage. Le cuisinier a dit
que c’était malheureux. Il m’a appelée plusieurs
249
fois, puis je l’ai entendu fermer la porte et
redescendre...
Il ne devait pas être loin de neuf heures. L’ampoule
ne s’était pourtant pas éteinte. C’est la première
chose que j’ai été forcée de voir, en ôtant le bras de
ma figure, ainsi que Raymond m’en avait priée
avec gentillesse. La lumière jaune m’a fait mal. A
nouveau, j’ai caché tout de suite mes yeux.
« Qu’est-ce que tu as ? Est-ce que tu es blessée ?
Montre-moi, tu veux ? » Raymond avait parlé très
doucement. Je n’ai rien répondu. Il s’est assis à
côté de moi. J’ai bougé un peu, afin de ne pas le
toucher. Il a pris mon bras, sans violence, et l’a
écarté de mon visage. Je n’ai rien dit. Je me suis
laissée faire. J’ai simplement reculé encore un peu.
J’avais les yeux grands ouverts. Je fixais
l’ampoule. Ça me faisait mal. Ça brûlait. Partout.
Raymond m’a regardée un long moment, en silence,
puis il a pris mon poignet, et le chaud contact de
ses doigts sur ma peau m’a fait tressaillir. Il a dit,
sans élever la voix : « Calme-toi, allons... N’aie pas
peur. » Je n’avais pas peur. Il a ajouté, sur le même
ton rassurant et froid : « Tu as sans doute un peu
de fièvre. Ce n’est rien ; tu n’es pas défigurée...
Tout cela passera très vite... Ce n’est pas une
raison pour en vouloir à M.. » Mais je n’en voulais
pas à M.. C’était pire. Je ne savais pas ce que
c’était.
J’ai regardé la montre de Raymond, une montre
ronde, plate, en acier. Je n’ai rien dit. Il a lâché
mon poignet pour chercher son paquet de
cigarettes dans la poche de sa veste. Il a allumé
une cigarette avant de la glisser entre mes lèvres ;
250
ensuite, il en a allumé une pour lui. Il a laissé
tomber l’allumette sur le plancher, et nous avons
fumé.
Raymond avait cessé de me regarder. Ses yeux
noirs étaient fermés à demi. Je ne savais pas s’il
songeait à moi ou à autre chose. Ses mains étaient
brunes, fines et solides. Sans anneau. J’aurais pu
les aimer. Et je ne pourrais plus. Plus jamais.
Il a fini par dire, avec douceur : « J’ai demandé
que tu puisses garder la lumière, cette nuit. » Je
n’ai pas répondu. Raymond a haussé les sourcils.
« Tu n’es pas contente ? » Je ne savais pas si
j’étais contente ou non, pour la lumière. J’ai dit :
« Oui, bien sûr, je suis contente. » Je n’ai pas
ajouté « merci », et il ne l’a pas exigé non plus.
Il a lancé le bout incandescent de sa cigarette dans
la cuvette du lavabo. J’ai fait la même chose. J’ai
été surprise d’avoir visé aussi juste. Raymond a ri
en caressant ma nuque avec gentillesse. Il a dit :
« Ça va mieux, non ? » Il s’est allongé à côté de
moi. Je n’ai pas bougé. Mon souffle a été suspendu
une seconde.
Nous nous sommes regardés. Raymond a souri. Son
sourire était amical. Je ne lui ai pas rendu le
sourire. Il a dit : « Ce n’est rien. N’aie aucune
inquiétude ; si tu le veux bien, j’arrangerai ça avec
M.... » J’ai frémi quand ses doigts ont effleuré les
pointes de mes seins par-dessus l’étoffe.
Il a déboutonné son pantalon, mais j’ai secoué la
tête et dit que je ne voulais pas. Ma voix était
claire. Raymond a fini de se dégrafer, sans hâte,
puis il a posé sa main dure sur la mienne et il a dit,
en me regardant droit dans les yeux : « Tu as
251
besoin d’être calmée. Je crois que c’est nécessaire,
et que c’est nécessaire maintenant. »
Il a soulevé ma chemise de nuit, sans cesser de me
regarder, tandis que sa main remontait le long de
mes jambes. J’ai eu un mouvement de recul. J’ai
pensé qu’on n’entendait plus les cris de Ena. Il m’a
dit de ne pas me tendre, mais, au contraire, de me
laisser aller. Il a dit qu’il ne voulait pas me faire de
mal et d’autres choses encore que, dans mon
trouble, je n’ai pas comprises.
Il m’a serrée contre lui, sans tenir compte de mon
humiliation, en pressant les doigts sous mon corps,
et il m’a pénétrée, doucement. J’ai fermé les yeux.
J’étais froide et brûlante. J’ai fermé les yeux pour
dissimuler à Raymond la montée, en moi, d’un
sentiment que j’avais appris à connaître et qui, je le
crois, devrait se rapprocher du bonheur.
Un peu plus tard, M. est venu nous rejoindre.
Raymond m’avait déjà prévenue de sa visite, en me
répétant de ne pas avoir peur. Je n’avais pas peur.
Je crois plutôt que je n’étais plus en état de me
demander si j’avais peur ou non. Par à-coups, il y
avait encore ces taches éblouissantes qui éclataient
devant mes yeux...
M. était entré en prenant bien soin de ne pas faire
grincer sa clé dans la serrure. Debout au milieu de
la pièce, il avait aussitôt serré la main de
Raymond, sans me regarder. Il a dit d’un ton
brusque, précipité : « Comment est-elle ? »
« Bien », a répondu Raymond.
Le robinet fuyait. Il m’a semblé qu’on entendait
plus distinctement le bruit mat de chaque goutte
d’eau éclaboussant, dans le silence, la cuvette de
252
porcelaine. Je fixais, devant moi, les épaules
élégantes de Raymond, son sweater rouge, ses
cheveux bouclés et noirs qui, de dos, évoquaient la
silhouette de F.B....
J’ai eu la gorge serrée en pensant à elle. Je ne la
reverrais sans doute jamais. Et, même si je la
revoyais, ça ne serait plus pareil. Ça ne serait plus
jamais pareil, maintenant. Avec personne. Entre
moi et les autres, il y aurait, comme un barrage
vivant, cette étrangère que j’étais devenue à Nice,
et contre laquelle, j’en avais affreusement
conscience, je ne pouvais désormais plus rien.
Raymond a pris M. par le bras et l’a entraîné
devant la fenêtre où ils se sont mis à parler, d’une
voix animée et basse. C’était Raymond, surtout, qui
parlait. J’ai eu l’impression qu’il tentait de
convaincre M., mais je n’ai pas essayé d’entendre
leur conversation.
J’étais fatiguée, accaparée surtout par ces lueurs
brutales qui ne cessaient d’éclater devant mes
yeux. Il me semblait que les gestes habituels ne me
concernaient pas. M. a fini par se tourner vers moi.
Il a dit, en me regardant : « Tu quitteras Nice
demain matin. » En même temps que Raymond et
moi-même. J’ai haussé les épaules sans répondre.
Il ne pouvait s’agir que de leurs mensonges
coutumiers.
Raymond a dit, en souriant : « Ce qui te manque
surtout, c’est la confiance. » Mais je n’ai pas eu
envie de rire. Raymond s’est approché et il m’a
prise dans ses bras. Il a plaqué ma chemise sur
mon ventre, en me serrant contre lui. J’ai senti la
chaleur sèche de sa main à travers l’étoffe. J’ai
253
reculé. Debout, derrière moi, M. m’a saisie et
retenue par le coude. Il m’a fait pivoter sur moi-
même. Son haleine sentait le vin, et il était rouge,
avec des veines gonflées sur les tempes. Il m’a
poussée en avant, contre le sommier, et j’ai compris
qu’il avait envie de me reprendre.
Je me suis assise au bord du lit. J’ai pensé que
j’étais une folle si je ne bougeais pas. Je n’ai pas
bougé... M. s’est déshabillé en jetant à ses pieds,
avec une grimace de dégoût, son veston, son
pantalon et sa chemise. Le costume a fait un petit
tas sombre que M. a considéré fixement avant de
ramasser, puis de rassembler les vêtements qu’il a
ensuite disposés, bien à plat, sur le sommier. Il s’est
tourné vers Raymond, en clignant de l’œil. Il a dit :
« Je fais ce que je peux pour le rendre confortable,
zéro, le résultat, comme d’habitude. » Raymond a
répondu que c’était bien possible. Il riait. Il ne se
déshabillait pas.
Il a commencé de m’aider, avec des gestes pleins de
patience, à me débarrasser de ma chemise de nuit
en la faisant glisser au-dessus de ma tête. Il a
ensuite passé les mains sous mes aisselles et m’a
guidée, en me soutenant, pour me forcer
d’enjamber le lit et de m’asseoir sur les cuisses
nues de M..
J’ai senti le souffle précipité de Raymond sur ma
nuque. Immédiatement après, il a baisé ma bouche,
et j’ai crié, contre ses lèvres, tandis que le sexe de
M. s’enfonçait entre mes jambes. Tout de suite, j’ai
voulu descendre en bas du lit. Les mains plaquées
sur mes hanches et mon ventre, Raymond m’a
appuyée fermement contre lui, mon dos nu reposant
254
sur sa poitrine. Il a imprimé à tout mon corps un
mouvement inflexible et doux. Il a dit, très bas, la
bouche collée à mes cheveux, comme s’il me
priait : « Calme-toi, allons, calme-toi... »
Ces mots très simples, le ton qu’il a eu pour les dire
m’ont vidée de mes forces. Je me suis laissée aller
dans ses bras sans me débattre. Une forme pleine et
brûlante a éclaté dans mon ventre. J’ai essayé de
crier. Ce qui s’est passé ensuite ne m’a laissé qu’un
sentiment de désolation confuse.

255
256
Chapitre 10

J’appuyai mon front contre la fenêtre pour le


rafraîchir, puis vidai un verre de cognac et me mis
au lit. J’avais l’intention de m’endormir sans penser
à rien, le cerveau vide. Mais c’était impossible. Je
n’arrivais pas à fermer l’œil. L’esprit tendu, je restai
allongé dans le lit. Puis le matin arriva. Un matin
gris et nuageux. Il ne neigeait pas, mais le ciel était
couvert sans le moindre interstice de nuages
cendrés, et la ville entière était teintée de gris. Tout
ce que mes yeux percevaient était gris. Une ville
grise et misérable hantée par une âme misérable.
Mon insomnie n’était pas due à une activité intense
de ma pensée. Non. Je ne pensais à rien. J’avais le
cerveau trop fatigué pour réfléchir à quoi que ce
soit, mais le sommeil ne venait pas.
Mon corps et mon esprit tout entiers le réclamaient
désespérément. Mais une partie de mon cerveau
était si tendue qu’elle le refusait obstinément, au
point que je finis par atteindre un degré
d’énervement douloureux. Le genre d’irritation
qu’on peut éprouver en essayant de lire le nom des
gares sur des panneaux indicateurs, depuis la
fenêtre d’un train express lancé à pleine vitesse.
Une gare approchait, cette fois j’allais concentrer
mon regard et arriver à lire le nom de la ville, mais
non, impossible. La vitesse était trop rapide. Je
distinguais vaguement la forme des caractères, sans
parvenir à les déchiffrer. Et en un instant la gare
257
était dépassée. De petites gares de villes lointaines,
aux noms inconnus se succédaient ainsi, au rythme
des sifflements stridents du train qui vrillaient ma
conscience comme autant de piqûres de guêpes.

À neuf heures, je vérifiai l’heure à ma montre et me


levai, renonçant à essayer de dormir. De toute
façon, je n’y serais pas arrivé. Je me rendis à la
salle de bains, mais je dus me regarder plusieurs
fois dans le miroir en me disant : « Maintenant, je
me rase la barbe » pour parvenir à finir de me raser.
J'allai déjeuner au restaurant de l’établissement. Je
pris place près de la fenêtre, commandai un petit
déjeuner continental, bus deux tasses de café,
mangeai un toast. Il me fallut pas mal de temps
pour venir à bout de ce toast. Les nuages avaient
teint en gris même les toasts. J’avais l’impression
de mâcher de l’étoupe. Il faisait un temps à prédire
la fin du monde. Tout en buvant mon café, je relus
le menu au moins cinquante fois. Mais cela
n’atténua pas la tension de mon esprit. L’express
roulait toujours. J’entendais toujours le sifflet de la
locomotive. Je me sentais durci comme de la pâte
dentifrice séchée.

Autour de moi, des gens se passionnaient pour leur


petit déjeuner, mettaient du sucre dans leur café, du
beurre sur leurs toasts, maniaient couteaux et
fourchettes pour découper leurs œufs au bacon. Le
bruit des assiettes et des couverts s’entrechoquant
résonnait sans arrêt.
C’est aussi bruyant qu’une gare, me dis-je.
Je repensai soudain à l’eunuque. Il existait, en ce
258
moment même. Il était quelque part derrière ses
murs, dans un petit réduit situé en dehors de
l’espace et du temps. Oui, il était là. Et il essayait
de me communiquer quelque chose. Mais ça ne
marchait pas. Je n’arrivais pas à déchiffrer le
message. La vitesse était trop rapide. J’avais l’esprit
trop tendu pour arriver à lire les caractères.
Quelqu’un me parlait. Mais qui ? Je levai les yeux.
C’était le serveur, vêtu d’une veste blanche, me
tendant une cafetière à deux mains, comme un
trophée. « Souhaitez-vous reprendre du café ? » me
demanda-t-il fort poliment. Je secouai la tête. Dès
qu’il eut disparu, je me levai et quittai le
restaurant… Clic-clac, clic-clac, dans mon dos, les
bruits de couverts continuaient.

Je regagnai ma chambre, pris un bain. Cette fois, je


n’avais plus froid. Je m’allongeai lentement dans la
baignoire, réchauffai une à une en prenant mon
temps les moindres fibres de mon corps. Je fis
bouger le bout de mes doigts.
Ça, c’est mon corps, me dis-je. Je suis là. Dans une
pièce réelle, dans une baignoire réelle. Je ne suis
pas en train de voyager dans un train express. Je
n’entends pas siffler de locomotive. Je n’ai pas
besoin de lire le nom des gares. J’ai besoin de
penser à rien.
Je sortis du bain, me fourrai au lit et regardai ma
montre : il était déjà dix heures et demie. Allons
bon, me dis-je, songeant à renoncer à mon somme
pour partir en promenade. Mais le sommeil me
surprit pendant que je réfléchissais vaguement à
cette éventualité. Un sommeil aussi soudain qu’un
259
changement de décor sur une scène de théâtre. Je
gardai un net souvenir de l’instant où je sombrais.
J’étais plongé dans le noir, je n’y voyais goutte. Pas
la moindre note de musique. Un sommeil simple et
sans décor. Quelque chose m’appelait. Un train ?
Non, non, ce n’est pas ça. Je tendis la main vers le
téléphone au chevet du lit.

— Oui ?

Mais je n’entendais que la tonalité. Biiiiiip. Un


autre son vibrait dans l’espace. La sonnette de la
porte ! Quelqu’un sonnait à la porte. Biiiiiiip.
C’est la sonnette ! dis-je tout haut.
Biiiiip. J’enfilai une robe de chambre, allai jusqu’à
la porte, l’ouvris sans poser de questions. La fille de
la réception entra en coup de vent et referma la
porte. Ce n’était pas la peine de taper si fort, me
dis-je. Elle regarda la robe de chambre, puis moi.
Puis elle fronça les sourcils.

— Comment se fait-il que tu dormes à trois heures


de l’après-midi ? me demanda-t-elle.
— Trois heures de l’après-midi, répétai-je.

Je n’arrivais pas très bien à me souvenir.

— Oui, pourquoi ? fis-je, me parlant à moi-même.


— À quelle heure t’es-tu donc couché ?

Je réfléchis. Je m’efforçais de réfléchir. Mais je n’y


arrivais pas.

— Ça ne fait rien, ne cherche pas, dit-elle comme si


260
elle renonçait à savoir. Puis elle s’assit sur le
canapé, remonta ses lunettes, et me regarda d’un air
sévère.

— Tu sais que tu as une mine affreuse ?


— Je crois bien, oui, fis-je.
— Tu es pâle, et tu es tout gonflé. Tu n’as pas de
fièvre ? Ça va ?
— Ça va, il faut juste que je dorme ; après, ça ira
mieux. Ne t’inquiète pas. Je suis solide. C’est ton
heure de pause ?
— Oui. Je suis venue voir comment tu allais. Mais
si je te dérange, je m’en vais.
— Tu ne me déranges pas, dis-je en m’asseyant sur
le lit. J’ai envie de dormir à en mourir, mais tu ne
me déranges pas.
— Tu ne feras rien ?
— Je ne ferai rien.
— Ils disent tous ça, mais ils essaient quand même.
— Les autres peut-être, mais pas moi.

Elle réfléchit un instant puis se pressa les tempes du


bout des doigts comme pour vérifier le résultat de
ses pensées.

— C’est vrai, tu as l’air un peu différent des autres.


— En plus, pour le moment j’ai tellement sommeil
que je serais bien incapable de faire quoi que ce
soit, ajoutai-je.

Elle se leva, ôta son blazer bleu ciel, le posa sur le


dossier d’une chaise comme la veille. Mais cette
fois-ci, elle ne s’approcha pas de moi. Elle marcha
jusqu’à la fenêtre et resta debout à observer le ciel
261
gris. Sans doute parce que j’étais seulement vêtu
d’une robe de chambre, et que j’avais cette mine
affreuse. Mais je n’y pouvais rien. Moi aussi je
varie selon l’humeur du moment. Se montrer à
autrui sous son meilleur jour n’est quand même pas
le but de la vie.

— Je crois que je te l’ai déjà dit, mais il me semble


qu’il y a un je ne sais quoi, même ténu, qui passe
entre toi et moi.
— Ah ? fit-elle d’une voix dénuée d’émotion.

Puis elle se tut environ trente secondes, avant


d’ajouter :

— Comme quoi, par exemple ?


— Par exemple, commençai-je.

Mais les circuits de mon cerveau étaient


complètement coupés. Je ne pouvais penser à rien.
Aucun mot ne me venait.
Il y a quelque chose de ténu, un je ne sais quoi qui
passe entre cette fille et moi, voilà ce que je m’étais
dit. Sans « par exemple », « mais » ou autre
conjonction à la suite.

— J’en sais rien, fis-je. J’ai encore beaucoup de


choses à remettre en ordre. Je dois réfléchir
progressivement. Mettre de l’ordre.
— Super, dit-elle en s’adressant à la fenêtre.

Ni ironie ni admiration dans son ton, c’était


seulement neutre, détaché. Je me remis au lit et,
adossé, contemplai sa silhouette. Son chemisier
262
blanc sans un pli. Son étroite jupe bleue foncé. Ses
jambes élancées, gainées de bas. Elle aussi était
teinte en gris. C’est peut-être ça qui lui donnait l’air
d’une image sortie d’une photo ancienne. C’était
joli à regarder. Il me semblait que j’étais relié à
quelque chose. J’avais même une érection. Ce
n’était pas si mal. Un ciel gris cendre, une envie de
dormir à en mourir, et une érection ; tout ça à trois
heures de l’après-midi. Je la regardai pendant pas
mal de temps. Elle se retourna pour me regarder à
son tour, mais même à ce moment-là, je ne la quittai
pas du regard.

— Pourquoi tu me regardes fixement comme ça ?


demanda-telle.
— Pour rien...
— Quel type bizarre tu fais !
— Je n’ai rien de bizarre, dis-je. Je suis un peu
confus, c’est tout. Il faut que je remette de l’ordre
dans mes pensées.

Elle s’approcha de moi, posa une main sur mon


front.

— Tu n’as pas l’air fiévreux, dit-elle. Dors un bon


coup, va. Et fais de beaux rêves.

J’avais envie qu’elle reste là. J’avais envie qu’elle


reste près de moi tout le temps que je dormirais.
Mais c’était impossible. C’est pourquoi je ne lui
demandai rien. Je la regardai en silence remettre sa
veste bleu ciel et quitter ma chambre. Quand elle
fut sortie, je me recouchai aussi sec.

263
264
ELLE (10)

Je ne sais pas ce qu’ils ont fait de moi après


m’avoir obligée de caler, sous les reins, mes deux
poings serrés, tandis que j’ouvrais les jambes. Je
me souviens avoir terriblement essayé de penser à
autre chose, mais surtout de ne pas demeurer
consciente. A la fin, je ne l’étais plus tellement...
Et puis, dans les cris de Ena, il y a eu ce moment
où la porte de ma cellule s’est ouverte toute
grande, ce moment où j’ai pu marcher, dans la
pénombre jaune du couloir, appuyée aux bras de
Raymond et de M. avec une précaution éblouie de
convalescente. En marchant, je me répétais que,
bien sûr, c’était un leurre, un de ces mensonges
destinés, comme d’autres fois, à rendre plus
insupportable ma condition de prisonnière.
Je m’habituais de force à l’idée d’être reconduite
dans ma chambre après ces quelques pas, sans
pouvoir me défendre de croire à cette libération qui
m’était si brutalement proposée. Je devais, en
même temps, me préoccuper de régler mon allure
sur celle des deux hommes. Je ne devais pas
essayer de leur échapper, de courir. Je devais
descendre une marche après l’autre, au lieu de
sauter à pieds joints. Je devais être une malade.
Une patiente. Et je baissais la tête, attentive à
dissimuler au mieux cette rage qui me prenait à
l’idée de me trouver dehors. Dans le matin. Au
265
milieu des passants. Sous les arbres... Dans la rue.
Ils n’avaient pas rapporté mes vêtements avec eux,
mais ils m’avaient prêté un manteau bleu marine,
trop étroit et trop court, sous lequel j’étais nue, et
une paire de lunettes noires. Je ne sais pas — je
n’ai jamais su — à qui avaient appartenu ce
manteau et ces lunettes.
Ils ont fini par s’arrêter au milieu des escaliers. Je
me suis arrêtée avec eux, au milieu d’eux, et je les
ai regardés, le souffle suspendu. J’ai pensé qu’ils
avaient fait semblant et que, maintenant, ils
allaient m’enfermer à nouveau. Je me suis mise à
rire. Raymond a froncé les sourcils. Il m’a
demandé aussi d’ôter mes lunettes noires parce
qu’il voulait voir mes yeux. Je n’ai pas obéi. J’ai
dit, en cessant de rire, qu’ils avaient raison de me
donner le temps de me reposer ainsi, entre chaque
marche, parce que cette nuit m’avait fatiguée.
Raymond a eu un demi-sourire en portant la main
à mon visage. J’ai reculé. Il a arraché mes lunettes
d’un mouvement rapide et il les a fait tourner
doucement, du bout des doigts, sans me quitter des
yeux.
M. a dit, d’une voix sèche : « Tu n’es pas contente
de quitter l’hôtel ? » Je l’ai regardé. Il avait ce
visage attentif, presque tendu, que je connaissais
bien. J’ai regardé autour de moi. J’étais consciente
de la présence de Raymond. Je n’ai pas répondu.
La main de M. a pressé doucement mon épaule, en
un geste amical d’encouragement. Il m’a semblé
pourtant que, si je répondais, quoi que je puisse
répondre, je serais perdue. Il y a eu ce flottement
de quelques secondes, cet imperceptible temps
266
d’arrêt, quand on ne sait pas encore de quel côté
va retomber la pièce et que déjà, pourtant, les jeux
sont faits.
Après, nous avons continué de descendre et le
Libanais a soulevé le rideau graisseux de sa
cuisine au moment où nous sommes passés devant
lui. Il a dit, sans venir à notre rencontre et sans
regarder mon visage, qu’il était content de savoir
que je m’en allais. Je n’ai rien répondu ; il m’a
demandé alors, toujours sans me regarder, si je ne
voulais pas laisser un message pour Antoni, et j’ai
dit que non. Le Libanais a laissé retomber le rideau
derrière lui et il s’est avancé, en traînant ses
pantoufles. Nous l’avons laissé passer devant nous.
Il a ouvert la porte et serré la main de M. et de
Raymond en déclarant que le temps serait beau.
C’était la rue, et le jour se levait.
Je ne me suis retournée qu’une fois en direction de
l’hôtel. Le Libanais était appuyé contre le mur sale.
Il fumait une cigarette en regardant le ciel.
La voiture était garée un peu plus loin. Raymond
s’est installé au volant, et je me suis assise entre lui
et M.. Je me souviens que nous avons bu du café
très fort, dans un petit bar, à la sortie de Nice. Il y
avait de la sciure sur le sol carrelé. J’ai regardé la
serveuse en tablier noir poser du saucisson et deux
bouteilles de vin rouge sur une table de marbre, à
côté de la nôtre. Les occupants de cette table
parlaient fort et ils avaient l’air gai. L’un d’eux
regardait vers nous de temps à autre, comme par
distraction. Il portait une fine moustache noire et il
écrivait des chiffres sur un journal posé devant lui.
Je me laissais porter par les rires et les
267
claquements nerveux du flipper auquel se
cramponnait un jeune garçon en long manteau de
cuir. Au bout d’un moment, sans cesser de jouer, le
garçon m’a jeté un coup d’œil rapide. J’ai pensé
que j’aurais aimé le rencontrer en qualité de client.
Raymond m’a tendu mes lunettes par-dessus la
table. Ses doigts ont touché les miens, et j’ai
tressailli. Il a souri, les paupières baissées, en
laissant tomber un sucre dans sa tasse ; il a ensuite
élevé la tasse à hauteur de ses yeux, comme pour
me saluer. J’ai attendu un mot désagréable, mais il
n’a rien dit, et nous avons bu ensemble. Je me
souviendrai toujours du goût de ce café.
J’ai essayé, depuis, bien des fois, de le retrouver,
mais je n’ai pas pu. Une fois partie de Nice, j’ai
voulu perdre jusqu’au souvenir de cette ville et de
ce que j’y avais fait. J’ai été surprise de n’avoir eu
aucun effort particulier à fournir pour oublier
l’hôtel. Je crois même y être parvenue presque tout
de suite.
Durant mes premiers jours de liberté, lorsque dans
une conversation, quelqu’un parlait de Nice devant
moi, je devais encore m’efforcer de ne rien laisser
paraître de mon émotion. Il m’est arrivé alors de
croiser les mains sur mes genoux, de crainte de les
voir trembler.
Et puis, dès la deuxième semaine, Nice n’a plus été
pour moi qu’un nom désagréable auquel je
n’attachais désormais guère plus d’importance
qu’au souvenir de rêves ou de cauchemars
lointains.
Quand les visites que je continuais de recevoir chez
moi et mes occupations d’entraîneuse m’en
268
laissaient le loisir, je me promenais sur le
boulevard Saint-Germain. J’allais également voir
Antoni chaque fois qu’il m’en priait, mais nous ne
faisions pas l’amour. Il me demandait si j’étais
heureuse et je lui répondais que oui....
Puis l’ami d’un de mes anciens clients de Nice est
venu me voir à la boîte de nuit où je travaillais. Il
m’a aussitôt priée, en me tutoyant, de le retrouver
dans la salle du haut.
J’y suis montée quelques instants après lui. Nous y
étions seuls. Il n’y avait qu’une bougie sur notre
table et la musique jouait doucement. Il a descendu
mon slip et soulevé ma robe, en me faisant mettre
debout devant la grande glace du fond. Ses mains
humides et froides ont touché ma peau, et j’ai
reculé vers le mur, le souffle coupé, en comprenant
que je ne pourrais pas. Des souvenirs enfouis me
sont remontés à la gorge. J’ai eu la nausée. J’ai
tendu les mains pour écarter l’homme. Sa chemise
était trempée de sueur. On sentait la chair épaisse
et molle, par-dessous.
J’ai dit, en m’écartant de lui : « Je ne peux pas. Je
ne pourrai jamais. Prenez une autre fille et laissez-
moi tranquille. » Il m’a regardée. Un peu de salive
moussait au coin de ses grosses lèvres. J’ai ajouté,
presque doucement, tant je me suis sentie malade :
« Je vous en prie. » Il n’a pas eu l’air d’entendre. Il
m’a saisie à bras-le-corps et m’a couchée sur la
banquette de velours rouge. Nous avons lutté un
moment, dans un silence absolu. Je ne parle pas du
bruit de l’orchestre qui était comme le rythme,
comme la respiration saccadée de cette lutte et de
notre silence, comme si nous ne l’entendions pas.
269
Les yeux de l’homme ont brillé, dilatés à la lumière
de la bougie. Je n’ai pas eu peur. J’étais obsédée
par cette idée qu’il ne devait pas me toucher. Il a
dit, en essayant par sursauts de m’immobiliser
complètement et de me prendre, sa bouche épaisse
retroussée sur les dents : « Espèce de petite putain.
Il paraît pourtant bien que tu faisais moins la fière,
à Nice. »

270
Chapitre 11

Le nœud, me dis-je. Il était neuf heures du soir,


j’étais en train de dîner seul. J’avais émergé à huit
heures d’un sommeil comateux, aussi soudainement
que je m’étais endormi, sans aucun moment
intermédiaire entre le sommeil et l’éveil. Dès
l’instant où j’ouvris les yeux, je me sentis
pleinement réveillé. Je sentais que j’avais récupéré
toutes mes facultés mentales. La douleur à l’arrière
de ma tête avait disparu. Je ne me sentais plus les
membres alourdis, ni froids. Je me rappelais
nettement de tout. J’avais recouvré l’appétit. Ou
plutôt j’avais férocement faim.
Je me rendis dans le troquet, non loin de l’hôtel, où
j’étais allé le soir de mon arrivée, et bus un verre en
grignotant du poisson grillé, des légumes mijotés,
des patates douces, du crabe, toutes sortes de plats.
Il y avait à peu près autant de monde et autant de
bruit que la première fois. Le bar était plein de
fumée et d’odeurs. Tout le monde se disputait ou
hurlait à pleine voix.
Il faut que je remette de l’ordre, me dis-je. Où est le
nœud ? me demandai-je à moi-même au beau
milieu de ce chaos. Puis je prononçai ce mot à voix
haute. Je ne saisissais pas bien moi-même ce que
cela signifiait exactement. C’était une expression
trop allégorique. Mais il s’agissait sans doute de
quelque chose qui ne pouvait s’exprimer que
métaphoriquement. Il était inimaginable que
271
l’eunuque utilise des expressions métaphoriques
seulement pour s’amuser. S’il le faisait, c’est qu’il
ne pouvait s’exprimer autrement. Il avait dit qu’à
travers son monde – à travers sa centrale de
distribution électrique – j’étais relié à différentes
choses. Et il y avait de la confusion dans ces
connexions. D’où venait ce désordre ? Je ne savais
plus de quoi j’avais besoin, ni ce que je cherchais.
C’est pour ça que le nœud ne fonctionnait plus bien.
Je bus un verre, regardai un moment fixement le
cendrier en face de moi.
Ensuite, je me demandai ce qu’était devenu
Marlène. Je me souvins comme j’étais connecté
avec elle. Comme les choses allaient de soi entre
elle et moi. Elle avait eu besoin de moi, moi d'elle,
c’était simple, pas besoin de réfléchir. Mais d'un
coup quelque chose avait tranché le lien entre nous.
Comme un appareil débranché.
Pourquoi les choses étaient-elles aussi vagues ?
Parce que les connexions étaient en désordre, peut-
être ? Il fallait que je sache clairement ce que je
cherchais. Puis, avec l’aide de l’Eunuque, je
rétablirais les connexions une à une. Même si la
situation avait l’air complètement embrouillée, il
fallait démêler les fils patiemment un à un. Démêler
et relier. Il fallait que je révise toute la situation.
Où fallait-il commencer ? Je n’avais pas la moindre
prise. J’étais plaqué contre un mur trop élevé. Les
parois autour de moi étaient aussi lisses que des
miroirs. Je ne pouvais étendre la main vers nulle
part. Je ne pouvais rien agripper. Je ne savais plus
quoi faire.
Je bus quelques flacons de saké, payai ma note et
272
ressortis.
De gros flocons de neige descendaient lentement du
ciel en tourbillonnant. Ce n’était pas encore une
véritable chute de neige, mais cela suffisait à
étouffer les bruits de la ville. Je fis le tour du pâté
de maisons pour calmer mon ivresse. Par où devais-
je commencer ? Je marchais en regardant mes
pieds. Rien à faire, je ne savais pas ce que je
cherchais. Je ne savais même pas dans quelle
direction me tourner. J’étais rouillé. Rouillé et
durci. À rester seul ainsi, il me semblait que je me
perdais de plus en plus.
Allons bon, mais où fallait-il commencer ?
Il fallait bien que je commence quelque part.
Et si je commençais par la fille de la réception ? Je
ressentais de la sympathie pour elle. Je sentais que
le courant passait entre nous. Et il me semblait que
si je voulais coucher avec elle, c’était possible.
Mais que se passerait-il alors ?
Où pourrais-je aller à partir de ça ?
Je n’irais sans doute nulle part. Je ne ferais peut-
être que me perdre davantage. Parce que je
n’arrivais pas à saisir ce que je cherchais. Et tant
que je ne saurais pas ce dont j’avais besoin, je ne
ferais, comme disait mon ex-femme, que blesser
mes différentes partenaires.
Je fis le tour du pâté de maisons puis décidai d’en
faire un autre. La neige continuait à tomber
tranquillement. Elle tombait sur mon manteau,
hésitait un instant avant de disparaître. Tout en
marchant, je continuais à mettre de l’ordre dans ma
tête. Des gens me dépassaient, émergeant de
l’obscurité nocturne en soufflant une haleine
273
blanche. Le froid me tiraillait la peau, mais je
continuais à tourner dans le sens des aiguilles d’une
montre autour de mon pâté de maisons, en
réfléchissant. Si je restais comme ça, je continuerais
éternellement à blesser ceux qui entraient en
relation avec moi et à les perdre, cela ne faisait
aucun doute.

Marlène. C’était elle qui devait être ma première


prise pour escalader le mur. Mais son message
s’était évanoui en fumée à mi-chemin.
Par où devais-je commencer ? Je fermais les yeux
et cherchais une réponse. Mais il n’y avait personne
dans ma tête. Pas d’Eunuque, pas de petite
inconnue, pas de fée de l’hôtel. C’était vide. Il n’y
avait que moi, assis seul dans cette pièce vide.
Personne ne me répondait. Et je vieillissais dans
cette pièce vide, je me desséchais, m’exténuais. Je
ne dansais plus. Quel triste spectacle ! Je n’arrivais
pas à déchiffrer les noms des gares.

Mais la réponse vint le lendemain matin. Sans


prévenir, comme d’habitude. Quand je me réveillai,
il était huit heures du matin. C’est peut-être
complètement fantaisiste comme horaire de
sommeil, mais il était bel et bien huit heures du
matin. Comme si j’avais fait un tour complet pour
revenir au point de départ.
Je me sentais de bonne humeur. J’avais faim. Je me
rendis donc une fois de plus au Starbucks où je bus
deux tasses de café, mangeai deux beignets, après
quoi j’errai sans but dans la ville.

274
Les rues étaient verglacées, une neige légère
continuait à tomber comme une averse de plumes.
Le ciel était toujours couvert de nuages d’un bout à
l’autre. On ne pouvait pas dire que c’était un temps
idéal pour les promenades. Mais marcher ainsi dans
la ville me détendait l’esprit.
Le sentiment de douloureuse oppression que j’avais
ressenti jusque-là avait disparu, remplacé par la
sensation plaisante du froid vif sur ma peau.
Que se passait-il donc ? me demandais-je, étonné,
en marchant. Pourquoi me sentais-je d’aussi bonne
humeur alors que je n’avais encore rien résolu ?
Après m’être baladé environ une heure, je retournai
dans ma chambre et aperçus derrière le comptoir la
réceptionniste à lunettes. Il y avait une autre
employée à côté d’elle, mais elle était occupée avec
des clients. Quant à elle, le combiné coincé contre
l’oreille, tournant inconsciemment un stylo entre
ses doigts, un sourire professionnel aux lèvres, elle
répondait au téléphone.
En la voyant comme ça, je ne sais pourquoi, j’eus
envie de lui parler. De n’importe quoi, comme ça.
J’avais déjà trouvé un sujet de conversation idiot et
anodin. Je m’approchai d’elle et attendis en silence
qu’elle ait terminé son coup de fil. Elle me jeta un
coup d’œil méfiant, mais le sourire attrayant
conforme au manuel de l’employée modèle ne
s’effaça pas de son visage.

— Puis-je vous être utile ? me demanda-t-elle


poliment après avoir reposé le téléphone.

Je toussotai.

275
— En fait, l’autre soir, j’ai entendu parler de deux
jeunes filles qui avaient été dévorées par un
crocodile à l’école de natation, près d’ici, et je me
demandais si c’était vrai ? lui dis-je de mon air le
plus sérieux, débitant le premier mensonge qui me
venait à l’esprit.
— Eh, bien, je ne saurais vous dire, répondit-elle,
toujours sans se départir de son sourire
professionnel qui la faisait ressembler à une
magnifique fleur artificielle.

Mais en regardant ses yeux, je compris qu’elle était


en colère. Ses joues avaient rosi, il me semblait que
son nez s’était raidi.

— Je n’ai jamais entendu parler d’une chose


pareille. Veuillez m’excuser, mais ne serait-ce pas
vous qui faites erreur, monsieur ?
— Un crocodile énorme, gros comme un wagon,
aux dires de ceux qui l’ont vu. Il paraît qu’il a surgi
tout à coup en brisant les verrières du plafond et
qu’il n’a fait qu’une bouchée de ces deux jeunes
filles. Il aurait dévoré la moitié d’un palmier en
dessert avant de s’enfuir. Je me demande si on l’a
attrapé. Parce que si ce n’est pas encore fait, sortir
maintenant me paraît…
— Veuillez m’excuser, interrompit-elle sans
changer d’expression. Que pensez-vous d’appeler
vous-même la police pour leur poser la question ?
Ça me paraît plus sûr. Ou encore, vous pouvez aller
les voir directement, il y a un poste juste au bout de
la rue à droite en sortant.
— D’accord, c’est ce que je vais faire. Merci

276
beaucoup. Merci de votre aide.
— Je vous en prie, répondit-elle d’un air cool, en
remontant ses lunettes.

Je regagnai ma chambre et, au bout d’un moment,


le téléphone sonna : c’était elle.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? dit-elle d’une voix


blanche de colère. Je t’ai déjà dit de ne pas venir
m’embêter pendant que je travaille, non ? Je déteste
qu’on fasse ce genre de blagues quand je travaille.
— Je suis désolé, dis-je en m’excusant platement.
J’avais envie de te parler, quitte à dire n’importe
quoi. J’avais envie d’entendre ta voix. C’était peut-
être une blague idiote, mais le problème n’est pas le
ce que je t’ai dit. Je voulais juste te parler, je ne
pensais pas te déranger particulièrement.
— Ça me rend nerveuse. Je croyais te l’avoir déjà
dit. Je suis extrêmement tendue quand je travaille.
C’est pour ça que je ne veux pas être dérangée. Tu
avais pourtant promis de ne pas me regarder
fixement.
— Je ne t’ai pas regardée fixement, je t’ai juste
adressé la parole.
— Alors ne m’adresse plus la parole comme ça
désormais, s’il te plaît.
— Je te le promets. Je ne te parlerai plus. Je ne te
regarderai plus et je ne te parlerai plus. Je serai
silencieux comme un roc. À propos, tu es libre ce
soir ? Ou bien c’est le jour de ton cours
d’escalade ?
— Mon cours d’escalade ? fit-elle, puis elle
soupira. C’est une blague, hein ?

277
— Oui, c’est une blague.
—Parfois j’ai du mal à suivre ce genre de
plaisanterie. Cours d’escalade ! Ah ah ah !

Elle avait dit « ah ah ah » d’un ton plat et sec


comme si elle lisait ces mots écrits sur un mur. Sur
ce, elle raccrocha. J’attendis une demi-heure devant
le téléphone, mais il ne sonna pas. Elle était fâchée.
Parfois mon sens de l’humour échappe
complètement à mes interlocuteurs. Tout comme
mon sérieux d’ailleurs.
Faute de meilleure idée, je décidai de ressortir me
balader un moment. Si tout allait bien, je tomberais
peut- être sur quelque chose. J’arriverais peut-être à
découvrir quelque chose de nouveau. Il valait
mieux bouger que de rester à ne rien faire. Il fallait
tenter quelque chose.
Que la force soit avec moi.
Je marchai une heure mais ne découvris rien, à part
qu’il faisait froid. Il neigeait toujours.

À midi j’entrai dans un Mc Donald, mangeai un


cheese-burger et des frites, bus un Coca. Je ne suis
absolument pas enclin à manger dans les fast-food,
mais je ne sais pourquoi, de temps à autre, j’y
mange quand même. Peut-être que mon corps est
structuré de manière à réclamer périodiquement une
petite dose de fast-food.
Je ressortis du Mc Donald et marchai encore une
demi-heure. Il ne se passait rien. Seule la neige
augmentait d’intensité. Je remontai la fermeture
Éclair de mon manteau le plus haut possible,
enroulai mon écharpe sous mon nez. Mais j’avais
278
quand même froid, et terriblement envie de pisser.
Dire que j’avais bu du Coca, avec un froid pareil !
J’inspectai les environs en me demandant s’il n’y
avait pas des toilettes quelque part.
J'en avais marre d'un coup. Marre de Monaco, de la
neige, de tourner en rond. Je savais ce que j'avais à
faire. Je le savais que trop bien. J’avais décidé de
rentrer et voulais rentrer au plus tôt. Je fis mes
bagages, descendis payer ma note. Puis j’allai à la
réception et fis venir la fille aux lunettes du côté du
panneau « location de voitures ».

— Il faut que je rentre tout de suite, lui dis-je.


— Merci beaucoup. Nous espérons avoir à nouveau
votre visite, répondit-elle en arborant un large
sourire professionnel.

Ça l’avait peut-être un peu blessée que je reparte


brusquement, comme ça, sans l’avoir prévenue.
Elle était sensible.

— Je reviendrai bientôt, tu sais. On dînera


tranquillement tous les deux à ce moment-là et on
parlera de pleins de choses, d’accord ? J’ai pas mal
de choses à te dire. Mais pour le moment, il faut
que je regagne Nice, j’ai plein de choses à régler là-
bas. Quand ça sera fini, je reviendrai. Je ne sais pas
combien de mois ça va prendre, mais je reviendrai,
c’est sûr. Parce que de toute façon, ici, pour moi,
c’est… enfin, il me semble que c’est un endroit
particulier. C’est pour ça que je reviendrai, tôt ou
tard.
— Hum, hum, fit-elle d’un ton plutôt de

279
dénégation.
— Hum, Hum, fis-je d’un ton plutôt affirmatif. Ce
que je te dis doit te paraître idiot…
— Pas du tout, répondit-elle d’un air inexpressif.
C’est juste que je ne peux pas penser à quelque
chose qui doit se produire dans plusieurs mois.
— Je pense que ça sera dans moins longtemps que
ça. Nous nous reverrons toi et moi parce que nous
avons un je ne sais quoi de commun, dis-je comme
pour la convaincre.

Mais elle n’avait toujours pas l’air convaincue.

— Tu ne le ressens pas ? demandai-je pour voir.

Elle se contenta de tapoter la table du bout de son


stylo sans répondre à ma question.

— Tu ne rentrerais pas par le prochain Xpress par


hasard ? fit-elle.
— Oui, c’est ce que j’ai l’intention de faire.
— Alors j’aurais quelque chose à te demander. Tu
veux bien ?
— Évidemment.
— Il y a une fillette de treize ans qui doit rentrer
seule à Nice. Sa mère a eu un truc urgent à faire et
est partie je ne sais où avant elle. Elle a laissé sa
fille seule ici. Tu ne voudrais pas l’accompagner ?
Elle a pas mal de bagages, et cela m’inquiète de la
laisser seule.
— Je ne comprends pas très bien, fis-je. Pourquoi
une mère laisserait-elle sa fille toute seule pour aller
je ne sais où ? C’est complètement absurde, non ?

280
Elle haussa les épaules.
— Mais cette femme est absurde. C’est une
photographe célèbre, et elle est bizarre. Tu sais,
comme c’est une artiste, quand elle a une idée, elle
ne pense plus qu’à ça, le reste passe après. Elle s’est
souvenue de sa fille après son départ et elle nous a
téléphoné pour nous demander de la mettre dans un
bus et de la renvoyer à Nice parce qu’elle l’avait
oubliée chez nous.
— Elle ne ferait pas mieux de venir la chercher
elle-même ?
— Elle dit qu’elle doit rester encore une semaine en
Espagne pour son travail. En plus, elle est célèbre ;
c’est une cliente qu’on soigne particulièrement ; on
ne peut pas lui répondre brutalement de venir
chercher sa fille elle-même. D’après la mère, si on
se charge de l’amener, la gamine est capable de
rentrer chez elle toute seule, mais on ne peut pas
faire ça, n’est-ce pas ? On culpabiliserait s’il lui
arrivait quoi que ce soit. Et aussi il y aurait un
problème de responsabilité légale.
— Bon, fis-je. Une idée me vint à l’esprit et
j’ajoutais: dis-moi, cette gamine, elle n’aurait pas
les cheveux longs, un sweat-shirt avec un nom de
groupe de rock imprimé, et des écouteurs sur les
oreilles en permanence ?
— Eh bien alors, tu la connais ?
— Bon, fis-je.

Puis elle téléphona dans la chambre de l’enfant, la


pria de faire tout de suite ses bagages et de
descendre dans le hall, parce qu’elle avait trouvé
quelqu’un pour l’accompagner. « Ça ira, c’est
281
quelqu’un que tu connais et qui est très correct »,
ajouta-t-elle. Elle envoya un garçon d’étage prendre
les bagages dans la chambre. Ensuite, elle appela le
service de limousine de l’hôtel. Elle était rapide et
efficace. Je lui dis qu’elle était très habile dans son
travail.

— Je te l’ai déjà dit, j’aime mon métier. Ça me


correspond bien.
— Mais tu te vexes facilement quand on te fait des
blagues, fis-je.

Elle tapota le comptoir avec son stylo.

— Ça, c’est différent. Je n’aime pas beaucoup


qu’on fasse des plaisanteries ou qu’on se moque de
moi. J’ai toujours été comme ça. Quand on
plaisante avec moi, ça me rend extrêmement
nerveuse.
— Tu sais, je n’avais absolument pas l’intention de
t’énerver. Au contraire, quand je plaisante, c’est
pour mettre les gens à l’aise. Ce sont peut-être des
blagues idiotes, mais je fais des efforts à ma façon
pour être le plus drôle possible. Évidemment, par
moments, ça n’amuse pas autant les gens que je
l’aurais cru. Mais je fais ça sans mauvaise intention.
Je ne voulais absolument pas me moquer de toi. Je
fais des plaisanteries parce que c’est indispensable
à mon équilibre.

Elle me dévisagea en serrant un peu les lèvres. Elle


me regardait comme on regarde du haut d’une
colline un paysage qui a subi une inondation. Puis
elle fit un bruit étranglé, entre le soupir et
282
l’éternuement.
— À propos, fit-elle, tu n’aurais pas une carte de
visite, avec tes coordonnées ? Par respect des
convenances, puisque nous te confions la fille de
cette dame.

Je lui notai toute mes coordonnées sur une brochure


de établissement.

— Et toi, à propos, comment tu t’appelles ?


demandai-je.
— Je te le dirai la prochaine fois que nous nous
verrons, dit-elle. Puis elle effleura sa monture de
lunettes de son majeur. Si on se revoit…
— Bien sûr qu’on se reverra, fis-je.

Elle eut un sourire léger et serein comme la lune


nouvelle.

Dix minutes plus tard, la fillette descendait dans le


hall d’entrée en compagnie du garçon d’étage. Il
portait à la main une énorme Samsonite. Ce jour-là,
elle portait un sweat-shirt dont l’inscription
annonçait L'affaire Louis trio, un jean serré et des
bottines, avec, couvrant le tout, un manteau de
fourrure.
En la voyant, je fus frappé comme la première fois
par son étrange beauté transparente. Une grâce
délicate qui paraissait prête à s’évanouir le
lendemain même. Mais il me semblait que la vue de
sa beauté délicate pouvait déstabiliser celui qui
l’admirait. Ce n’était pas mal pour un nom de
groupe. La fillette me regarda. Cette fois elle ne me

283
souriait pas. Les sourcils froncés, son regard allait
de la fille aux lunettes à moi.

— Ça ira. Il n’est pas méchant, tu sais, fit celle-ci.


— Pas aussi méchant qu’il en a l’air, ajoutai-je.

La fillette me regarda à nouveau. Puis elle secoua la


tête d’un air de dire : « bah, on n’y peut rien s’il est
comme ça, ce n’est pas le moment de faire la
difficile. »

— Ne t’inquiète pas, ça ira, lui dit la réceptionniste.


Tonton aime bien plaisanter, mais il dit aussi des
choses intelligentes, et puis il est gentil avec les
demoiselles. Et c’est un ami à moi. Alors tu vois, tu
n’as pas à t’inquiéter.
— Tonton ? fis-je d’un air stupéfait. Non mais, je
ne suis pas encore un tonton ! Quelle horreur !

Mais personne n’écoutait mes protestations. La


réceptionniste avait pris la main de la fillette et se
dirigeait à grands pas vers la limousine garée
devant l’entrée. Le garçon d’étage avait déjà rangé
la Samsonite dans le coffre de la voiture. Je leur
emboîtai le pas, mon sac à la main.
Tonton ? Quelle horreur !

La fillette et moi étions seuls à l’arrêt de bus pour


l'Xpress…
— Comment tu t’appelles ? lui demandai-je.

Elle me regarda fixement, secoua légèrement la


tête, puis elle inspecta les alentours comme si elle
cherchait quelque chose dans le paysage.
284
— Lilie, fit-elle.
— Lilie ?
— Oui, c’est mon nom. Lilie.

Puis elle sortit son Ipod de sa poche et se plongea


dans son univers musical personnel. Jusqu’à l'arrivé
du bus, elle ne m’adressa plus le moindre regard. Je
me sentais un peu vexé. De temps en temps, elle
sortait un chewing-gum de sa poche et le fourrait
dans sa bouche, sans faire mine de m’en proposer
un. Je n’avais aucune envie de mâcher du chewing-
gum, mais elle aurait pu m’en proposer un par
politesse. Tout à coup, j’eus l’impression d’être un
vieux schnock.

Le bus arriva. Il était vide. N’ayant rien de mieux à


faire, je m’enfonçai dans mon siège et fermai les
yeux en songeant au passé. Je laissai Lilie tranquille
au comptoir prendre nos billets. Je payai les deux
avec ma carte de crédit, dans l’intention de calculer
après combien elle me devait. Il restait une heure
avant le décollage, mais il se pouvait que l’avion ait
davantage de retard, me dit l’employée. « Écoutez
bien les annonces, on vous indiquera l’heure exacte
de décollage. En tout cas, pour l’instant, la visibilité
est trop mauvaise. »

— Vous croyez que le temps va s’arranger ?


demanda une gentille dame sur le siège voisin.
— C’est ce que dit la météo, dis-je, mais on ne sait
pas combien de temps ça va prendre.
— Combien de temps as-tu passé dans cet hôtel ?
lui demandai-je.

285
— Dix jours, répondit-elle après un instant de
réflexion.
— Quand est-ce que ta mère est partie ?

Elle regarda un moment derrière la fenêtre, puis


répondit :

— Il y a trois jours.
— C’est les vacances de printemps à l’école ?
— Je ne vais pas à l’école, laisse tomber, fit-elle.

Puis elle sortit son Ipod de sa poche et se plaqua les


écouteurs sur les oreilles.

Ces derniers temps, je n’avais pas beaucoup de


succès avec les filles, et je me demandais pourquoi.
Simple question de chance, ou bien y avait-il une
raison plus fondamentale ? Je conclus que je ne
devais pas avoir de chance en ce moment. Pendant
que je somnolais, Lilie se leva une fois pour aller
aux toilettes.

Après avoir récupéré nos bagages à la gare routière


de Nice ville, je demandai à Lilie où elle habitait.

— À Cimiez, répondit-elle.
— C’est plutôt loin, fis-je.

Il était vingt heures passées, et même en taxi, ça


paraissait un peu compliqué de regagner Cimiez
maintenant.

— Tu ne connais personne à Nice ? Des parents,


des amis proches ?
286
— Non, personne de ce genre, mais on a un
appartement à Corniche Fleurie. Il est minuscule,
mais maman l’utilise chaque fois qu’elle vient à
Nice. Je peux dormir là-bas, il n’y a personne.
— Tu n’as pas de famille à part ta mère ?
— Non, fit-elle. Seulement moi et maman.
— Hum, fis-je. Allons d’abord chez moi en taxi, je
t’invite à dîner, et après le dîner, je te ramènerai en
voiture à ton appartement de Corniche Fleurie.
Qu’est-ce que tu en dis ?
— Ça m’est égal, répondit-elle.

J’arrêtai un taxi et lui indiquai mon adresse.


Puis je fis attendre Lilie dans l’entrée, entrai seul
dans l’appartement, posai les bagages, changeai de
vêtements. J’enfilai un pantalon normal, un blouson
de cuir normal et un pull normal. Puis je fis monter
Lilie dans ma Classe A et l’emmenai dîner dans un
restaurant italien à un quart d’heure en voiture de
chez moi. Je pris des raviolis et une salade, elle, des
spaghetti et des épinards. Puis je commandai une
assiette de beignets de poisson que nous
partageâmes. Le plat était copieux, mais Lilie avait
si faim qu’elle commanda encore un tiramisu en
dessert, pendant que je buvais un expresso.

— C’était délicieux, fit-elle.

Je dis que s’il y avait une chose que je connaissais


bien, c’était l’emplacement des bons restaurants.
Puis je lui parlai de mon travail, de mon accident,
de mon arrêt maladie indéterminé... Lilie
m’écoutait en silence.

287
— Tu n’aimes pas ton travail ?

Je secouai la tête.

— Non, rien à faire, je ne m’y fais pas. Ce que je


fais n’a aucun sens.

De l’autre côté de la table, Lilie me regardait


fixement. Comme un spécimen d’animal rare.

— Mais tu le fais quand même ?


— C’est le boulot, dis-je.

Puis je me rappelai que mon interlocutrice n’était


qu’une petite fille de treize ans.
Allons bon, qu’est-ce que je suis en train de
raconter à cette gamine ?

— Allons-y, dis-je. Il est tard, je te ramène chez toi.

Une fois dans ma Classe A, Lilie devint silencieuse.


Les rues étaient vides, et nous arrivâmes à Corniche
Fleurie en un rien de temps. Je demandai à Lilie
l’adresse de l’appartement.

— Je n’ai pas envie de te le dire, fit-elle.


— Et pourquoi ça ?
— Parce que je n’ai pas envie de rentrer.
— Dis donc, tu sais qu’il est dix heures passées ?
Ça a été une journée longue et difficile. Moi, je suis
claqué, j’ai envie de dormir.

Sur le siège à côté de moi, Lilie me regardait


fixement. Moi je regardais la route, mais je sentais
288
son regard fixé sur mon profil gauche. Un étrange
regard, dépourvu de toute émotion mais qui me
faisait battre le cœur. Après m’avoir fixé comme ça
un moment, elle finit par détourner les yeux vers la
fenêtre du côté opposé.

— Je n’ai pas sommeil. Si je rentre maintenant à


l’appartement, je vais me retrouver toute seule, et
puis j’ai envie de me balader encore un peu dans ta
voiture en écoutant de la musique.

Je réfléchis un peu.

— D’accord, encore une heure. Mais après, tu


rentres dormir, ça marche ?
— Ça marche, dit Lilie.

Toujours en écoutant de la musique, nous fîmes un


tour en voiture dans les rues de Nice. Lilie regardait
distraitement le spectacle nocturne de la ville, en
silence, la tête appuyée au dossier.

— Alors ta mère est en Espagne, il paraît ?


demandai-je.
— Oui, fit-elle d’une voix lasse.
— Tu vas être seule jusqu’à son retour ?
— Quand je serai rentrée à Cimiez, il y aura la
vieille domestique avec moi.
— Hum. Et ça arrive souvent ce genre de choses ?
— De m’oublier quelque part ? Ah oui, tout le
temps. Elle est comme ça. Elle ne pense qu’à elle,
quoi. Elle oublie mon existence. Comme elle
oublierait son parapluie. Elle m’oublie tout
simplement. Et elle s’en va toute seule quelque part,
289
tout d’un coup. Si elle se dit qu’elle doit aller en
Italie par exemple, elle ne pense plus qu’à ça.
Évidemment, après, elle réfléchit à ce qu’elle a fait
et elle me demande pardon, mais elle recommence
tout de suite après. Sur un caprice, elle a voulu
m’emmener avec elle à Monaco. C’était une bonne
idée, mais une fois là-bas, j’ai passé presque toutes
mes journées seule dans la chambre de luxe à
écouter mon Ipod. Elle, elle ne rentrait jamais, je
devais même manger toute seule… Tant pis, moi, je
renonce. Cette fois, elle a dit qu’elle serait de retour
dans une semaine, mais rien n’est moins sûr. Je ne
sais pas où elle ira encore après l’Espagne.

— Comment s’appelle ta mère ? demandai-je par


curiosité.

Elle me dit son nom, mais il m’était parfaitement


inconnu. Je le lui dis. Nous n’en dîmes pas plus au
sujet de sa mère. Elle ne semblait pas très désireuse
de parler d'elle, et moi, pas davantage. Nous
écoutâmes un moment la musique en silence. Je
serrais le volant en contemplant les feux arrière
d’une BMW devant moi. Lilie marquait le rythme
avec sa bottine, et regardait la ville.

— C’est une bonne voiture, ça, fit-elle au bout d’un


moment.
— Il n’y a pas beaucoup de gens qui prennent la
peine de me faire des compliments sur ma voiture.
C'est grâce à mon accident que j'ai pu me la payer,
sinon j’aurais été incapable de pouvoir me payer un
jour ce genre de véhicule. J'en suis pas fier...

290
— Je ne sais pas, mais on éprouve un sentiment
d’intimité dedans.
— Oui, je crois que c’est parce que j’aime cette
voiture.
— C’est pour ça qu’on se sent intime avec elle ?
— En harmonie, si tu veux.
— Je ne comprends pas très bien, fit lilie.
— On se soutient mutuellement, moi et ma voiture.
Elle m’accepte dans son espace. Je crois que je
l’aime d’amour, cette voiture. C’est de là que vient
l’atmosphère d’intimité. La voiture sent que je
l’aime. Je me sens bien. Et la voiture aussi se sent
bien.
— Comment une machine peut-elle se sentir bien ?
— C’est évident. Je ne sais pas comment, mais les
machines se sentent bien, s’énervent. Je ne peux pas
t’expliquer ça logiquement, mais je parle par
expérience. Pas d’erreur possible.
— Tu l’aimes comme une personne ?

Je secouai la tête.

— Non, les gens, ce n’est pas pareil. C’est un


sentiment limité au cas de ma voiture. Les
sentiments envers les humains, c’est différent. Le
sentiment amoureux change toujours légèrement
selon la personne à laquelle il s’adresse. Ça bouge,
ça hésite, ça gonfle, ça disparaît, ça se renie, ça fait
du mal. Dans la plupart des cas, on ne peut pas le
contrôler consciemment. Non, ce que je ressens
pour ma Classe A, c’est très différent.

Lilie réfléchit un moment.

291
— Tu ne t’entendais pas bien avec ta femme ?
— J’ai toujours cru qu’on s’entendait bien. Mais
elle, elle ne le pensait pas. Différence de points de
vue. C’est pour ça qu’elle est partie. Plutôt que de
réviser nos différences de points de vue, elle a
trouvé plus expéditif de partir.
— Ça n’allait pas aussi bien qu’avec ta Classe A,
hein ?
— Oui, c’est ça, fis-je.
— Dis-moi, qu’est-ce que tu penses de moi ?
demanda Lilie.
— Je ne sais encore pratiquement rien de toi.

Elle contemplait à nouveau fixement mon profil


droit. J’allais bientôt avoir un trou dans la joue si
elle continuait, tellement son regard était intense.
Bon ça va, j’ai compris, me dis-je.

— Je pense que tu es sans doute la plus jolie fille


avec laquelle je sois sorti jusqu’à présent, dis-je en
regardant la route devant moi. Non, pas sans doute,
c’est sûr, tu es la plus jolie. Si j’avais quinze ans, je
tomberais amoureux de toi. Je n’ai pas envie de
devenir plus malheureux que je ne suis. Je préfère
ma Classe A... Ça te va comme réponse ?

Cette fois Lilie me lança un regard plat, puis elle dit


:

— Tu es bizarre.

Ça me donna vraiment l’impression d’avoir raté ma


vie. Sans doute n’avait-elle aucune mauvaise
intention. Mais quand c’était elle qui disait ça, les
292
mots résonnaient fort en moi.

À onze heures cinquante, je repris la direction de


Corniche Fleurie. Cette fois, elle me donna
l’adresse de l’appartement. Je me garai devant le
petit immeuble de brique rouge qu’elle m’indiqua.
Je coupai le moteur.
Lilie haussa les épaules, ouvrit la portière, jeta le
chewing-gum qu’elle mâchait dans un pot de fleurs
voisin.

— Merci.
— De rien, fis-je. Et d’ici là, téléphone si tu as un
ennui quelconque. Si je peux faire quoi que ce soit
pour t’aider, je le ferai.

J’enlevai sa lourde valise du siège arrière, puis la


montai en ascenseur au troisième étage. Lilie sortit
une clé de son sac et ouvrit la porte. Je déposai la
valise dans l’appartement.
C’était un petit deux-pièces avec coin cuisine-salle
à manger, chambre et salle de bains. L’immeuble
était neuf, l’appartement aussi impeccable qu’un
appartement témoin. Meubles, vaisselle, appareils
électriques, rien n’y manquait, et tout avait l’air
luxueux et de qualité supérieure, mais on n’y sentait
aucune vie. Comme si tout avait été acheté en trois
jours sans lésiner sur le prix. Un appartement de
bon goût. Mais avec un je ne sais quoi d’irréel.

— Maman ne se sert pas souvent de cet


appartement, dit Lilie après avoir suivi mon regard.
Elle a son studio près d’ici, et elle vit pratiquement

293
tout le temps dedans quand elle est à Nice. Elle dort
là-bas, mange là-bas. Elle rentre seulement de
temps en temps ici.
— Je vois, fis-je. Elle a une vie très remplie.

Elle enleva son manteau de fourrure, l’accrocha à


un cintre, alluma le radiateur. Puis elle sortit de je
ne sais où un paquet de Marlboro et une pochette
d’allumettes, mit une cigarette dans sa bouche,
l’alluma tranquillement. Je désapprouve qu’une
fille de treize ans fume, et s’abîme la peau et la
santé, mais quand elle fumait, elle avait un charme
qui m’empêchait de lui dire quoi que ce soit. Alors
je me tus. Elle avait rétréci ses lèvres aux contours
aigus, comme dessinés au couteau, pour maintenir
la cigarette en place, avait lentement baissé ses
longs cils touffus comme du feuillage pour
l’allumer. La frange fine qui lui tombait sur le front
ondula délicatement en accord avec ses gestes
aériens. C’était parfait.
Si j’avais quinze ans, je tomberais amoureux, me
dis-je à nouveau. Un amour fatal comme une
avalanche de printemps. Et ne sachant comment le
lui avouer, j’aurais été terriblement malheureux.
Elle me rappelait une fille que j’avais connue
autrefois. Une fille que j’avais aimée quand j’avais
treize ou quatorze ans. Cet instant avait soudain fait
revivre tout mon chagrin de cette époque.

— Tu veux un café ? demanda-t-elle.

Je secouai la tête.

— Non, il est tard, je rentre.


294
Elle posa sa cigarette dans un cendrier, se leva pour
m’accompagner jusqu’à la porte.

— Attention à ta cigarette et au canapé en cuir, lui


recommandai-je.
— On dirait mon père ! fit-elle.

C’était pertinent, comme observation.

295
296
ELLE (11)

J’ai compris alors que cet homme m’avait été


envoyé par un de mes anciens clients ; j’ai éprouvé
un sentiment intense de colère et de désolation à
l’idée qu’un ivrogne, dont j’ignorais tout, pouvait
se permettre de me parler ainsi et de me mépriser
parce que, tout en restant pour moi un étranger, il
me connaissait, lui, d’une manière intime. Il m’a
semblé également que je comprenais pour la
première fois le sens des mots « fille publique » et
que j’étais bien devenue cette fille dont n’importe
qui pouvait, à tout moment, connaître le corps et
les secrets.
J’ai dit, sans crier, mais fort : « Laissez-moi
maintenant. Laissez-moi. » Il y a eu un remue-
ménage du côté de l’entrée. Le maître d’hôtel a
conduit un couple à l’une des tables. Sa lampe
électrique découpait des cercles blancs et mouvants
dans la moquette.
Mon client a poussé un grognement bref et s’est
rajusté. Il s’est ensuite servi à boire et m’a laissée
complètement tranquille. Ses yeux se fermaient à
demi tandis qu’il vacillait un peu.
De mon côté, j’ai arrangé mes vêtements, me suis
versé deux coupes du Champagne qui était dans le
seau à glace, et en ai bu une troisième d’un trait.
J’ai ensuite allumé une cigarette avec le briquet de
métal posé devant moi. Je me sentais bien. Il y
avait toujours la musique. Je ne sais pas combien
297
de temps je suis demeurée ainsi, immobile. A
certains moments, la flamme de la bougie se
mettait à battre de tous les côtés, comme l’aile
affolée d’un oiseau ; à d’autres moments, elle
oscillait à peine, en grésillant, avec une lueur
brève et plus vive.
J’étais occupée à regarder le couple qui dansait
silencieusement, enlacé, entre les tables, quand
l’homme s’est réveillé en sursaut et s’est levé en me
faisant signe de le suivre.
En bas, il s’est contenté de demander le patron et
de le payer. Il ne lui a pas du tout parlé de moi ; il
ne m’a rien dit non plus avant de sortir.

Je ne pensais plus à cette soirée quand Raymond


m’a appelée au téléphone. Je me préparais à sortir
et j’avais posé mon manteau et mon sac sur une
chaise. J’ai reconnu la voix de Raymond tout de
suite, mais je suis restée un moment silencieuse
avant de dire « allô ».
Il y a eu, au bout du fil, le rire de Raymond. Il a dit
ensuite : « Je ne sais pas si je me trompe, mais j’ai
plutôt l’impression que tu n’oublies pas si
facilement tes vieux amis. » Mon cœur s’est mis à
battre à grands coups. J’ai répondu qu’il ne se
trompait pas, qu’il n’y avait aucune raison pour
que je les oublie et il a dit que c’était bien, qu’il
s’arrangerait pour que ça continue.
J’ai avalé ma salive. Après un bref silence,
Raymond a repris, doucement : « Et tu n’as pas
oublié l’hôtel, non plus ? » J’ai répondu que non.
Je me suis assise sur les talons, par terre, en
tournant d’une main le bouton du transistor posé à
298
côté de moi sur la table basse. Il y a eu de la
musique de jazz. J’ai pensé que M. avait laissé un
rasoir et des lames dans un tiroir de ma commode.
Il avait dit que ce rasoir pourrait toujours servir
aux hommes qui viendraient dormir chez moi en
oubliant d’apporter le leur.
Raymond a dit encore qu’il avait rencontré un de
mes clients de la boîte, et que cet homme s’était
plaint de moi. « Tu as été, paraît-il, d’une insolence
rare avec lui, et tu l’as presque mis à la porte. Est-
Ce que c’est vrai ? » J’ai dit que c’était vrai.
Le jazz éclatait dans la petite pièce, en
lamentations aiguës et triomphantes. On pouvait
s’ouvrir les veines avec une lame de rasoir. Peut-
être même qu’avec un peu de chance, on pouvait
s’arranger pour ne souffrir pas trop.
« Est-ce que tu m’entends ? » a demandé Raymond
d’une voix plus sèche. J’ai dit oui. Il m’a expliqué
alors que, si je ne me résignais pas à perdre cette
habitude de me conduire mal avec mes clients, lui-
même se verrait dans l’obligation regrettable de me
punir en me faisant reconduire à l’hôtel. Je lui ai
demandé si c’était sûr. Je ne reconnaissais pas ma
voix, mais j’ai remarqué, avec plaisir, qu’elle ne
tremblait pas. Il m’a répondu que rien n’était sûr,
et il a raccroché.
J’ai gardé l’écouteur à la main plusieurs secondes
et je l’ai frotté machinalement contre mes genoux.
Je ne savais que penser. Rien n’était sûr. Pourtant,
je ne retournerais pas à Nice. Je n’y retournerais
jamais... J’ai posé doucement l’écouteur sur son
berceau avant de ranger mon sac et mon manteau
dans la penderie, puis je me suis assise sur le lit où
299
j’ai allumé une cigarette et fumé en réfléchissant à
ce que j’allais faire. La radio jouait, maintenant,
un air très lent et doux. J’ai pensé que la vie était
beaucoup trop belle et ne méritait pas d’être
gâchée. La cigarette à demi consumée m’a brûlé
les doigts. Je l’ai secouée, puis écrasée dans le
cendrier posé sur le divan, à côté de moi.
Ensuite, j’ai fait le numéro d’Antoni. Il n’a pas
répondu tout de suite, mais j’ai attendu patiemment
parce que je savais qu’il ne décrochait jamais
avant la huitième sonnerie. Il m’a demandé
comment ça allait. Sa voix était rapide, un peu
inquiète — comme toujours quand c’était à moi
qu’il s’adressait — , amicale. J’ai été contente de
l’entendre. J’ai dit que ça allait bien. J’ai ajouté
que j’avais décidé de mourir, mais que je voulais
d’abord prendre un verre avec lui, n’importe où,
parce que la mort me semblait une chose solennelle
qu’il fallait, en quelque sorte, fêter. Antoni est resté
silencieux si longtemps que j’ai cru qu’il n’écoutait
pas. J’allais raccrocher quand il a dit, presque
sèchement : « Est-ce que tu as bien réfléchi ? C’est
bête, la mort. C’est le moyen le plus bête de s’en
sortir, tu ne crois pas ? » Je ne croyais pas. Il a
précisé qu’il essaierait, malgré tout, de me faire
changer d’avis au cours de la soirée parce qu’il
était un égoïste et serait désolé de me perdre.
Néanmoins, il était prêt, si je ne trouvais pas
d’autre solution à mes ennuis, à tenir la promesse
qu’il m’avait faite à Nice de faciliter ma mort.
Je lui ai dit que j’avais seulement besoin de lui
pour prendre un verre. Et pour être gaie. Il a dit :
« O.K. » Nous nous sommes donné rendez-vous
300
« Chez Sami », pour le même soir, à onze heures, et
j’ai raccroché.
Ensuite, j’ai ouvert le tiroir de la commode et
trouvé le paquet de lames, sous la pile de
mouchoirs où je l’avais caché. J’ai fait glisser une
lame dans ma main, je l’ai regardée et je suis allée
la poser dans mon sac. J’ai passé le reste de
l’après-midi à fumer en écoutant des disques.

Antoni est arrivé à onze heures. Je l’ai aperçu la


première. Il se tenait debout devant la porte et me
cherchait, dans la pénombre, en clignant des yeux.
Il avait l’air inquiet.
J’ai quitté, sans un mot d’excuse, le client qui
s’était installé à ma table. Antoni m’a vue. Il a levé
la main et bousculé un vieux couple qui lui barrait
le passage. L’homme a prononcé une injure, à mi-
voix. Antoni s’est retourné, mais l’homme semblait
soudain absorbé dans la contemplation du
spectacle.
J’ai embrassé Antoni. Je riais. Nous nous sommes
installés sur la banquette du fond, et il a commandé
du Champagne. Je crois que nous étions bien
ensemble. Le maître d’hôtel a ouvert la bouteille
avec des gestes pleins de précautions. Un peu de la
mousse scintillante a coulé sur le goulot et dans
nos verres. J’ai appuyé la tête sur l’épaule
d’Antoni. Il sentait l’eau de Cologne. Il a cherché
son paquet de cigarettes, dans l’une de ses poches,
en prenant soin de ne pas bouger le corps. Il a
allumé deux cigarettes à la flamme de la bougie et
il a glissé, doucement, la première entre mes lèvres.
Nous avons fumé sans rien dire, et je me suis sentie
301
envahie d’un engourdissement heureux. Antoni
avait mis sa main sur la mienne, par-dessus la
table et, de temps à autre, posant ma cigarette sur
le bord du cendrier de porcelaine noire, je
cherchais à tâtons le sac demeuré sur la moquette
et je l’ouvrais. La lame était froide et solide sous
mes doigts. Son contact me rassurait.
J’ai tout de suite reconnu Ena quand elle a poussé
la porte. Elle avait sa bouche gonflée et rouge de
poupée, ses petites nattes, des pantalons et un
sweater amande. Elle s’est assise à une table, toute
seule, le dos bien droit, et elle a commencé de boire
en regardant le spectacle avec un air d’ennui
profond.
Antoni a lâché ma main. Il a dit : « C’est Ena. » Je
n’ai pas répondu. M. et Raymond sont entrés
ensemble, et Ena a cessé immédiatement de
regarder la fille occupée à se déshabiller sur la
piste. Ses yeux noirs et brillants ont suivi un
moment, avec attention, les gestes des deux
hommes qui riaient en parlant tout bas au maître
d’hôtel incliné devant eux.
Dès que le maître d’hôtel s’est éloigné, Ena s’est
levée tranquillement et elle est allée jusqu’à leur
table, toute raide, en souriant, sa coupe de
champagne au bout des doigts, comme si elle
marchait ainsi à la rencontre du destin. M. a levé
les sourcils d’un air surpris. Elle est restée debout
devant eux, et ils l’ont regardée par-dessus la
bouteille de whisky, au milieu de la fumée des
cigarettes et de l’éclat bleuté des projecteurs.
Dans le bruit déchirant des saxophones, Ena a fait
alors ce que je n’aurais pas osé faire. Elle a
302
interpellé M. et Raymond, d’une voix claire, sans
se soucier de la foule. Elle a dit : « Salauds ! »
La fille qui ôtait, sur la piste, un soutien-gorge
scintillant, a regardé dans la direction de Ena en
plissant les yeux. Son visage était lumineux et froid.
Il m’a semblé alors que la rumeur montant de la
salle avait pris, soudain, cette qualité d’attention
habituellement propre au silence. Et c’est presque
dans le silence qu’Ena a dit, très haut, sur un ton
haletant, essoufflé et rapide, ce que les deux
hommes avaient représenté pour elle, ce qu’ils
l’avaient contraint de faire, moins pour lui prendre
son argent que pour la démolir...
Elle aurait peut-être continué en parlant de Nice,
ou peut-être pas. En tout cas, ils ne lui en ont pas
laissé le temps. Elle a porté la coupe de
Champagne à ses lèvres et, sans lien aucun entre
ces deux images d’Ena , je l’ai vue par terre sur la
moquette, la bouche éclatée, le verre écrasé dans
sa main pleine de sang. Personne, dans la salle,
n’a essayé de relever Ena ou d’arrêter les deux
hommes qui se sont tranquillement approchés de la
porte. Moi non plus, je n’ai pas essayé. M. et
Raymond n’ont pas eu besoin d’écarter les gens.
On les a au contraire les laisser passer, dans un
silence qui m’a paru chargé de considération.
Des clients ont alors porté Ena sur le trottoir, et
une vieille dame aux mains pleines de bagues lui a
glissé une écharpe de soie bleue sous la tête. Le car
de la police est arrivé vingt minutes plus tard. Tout
le monde était parti. Presque tout le monde.
Antoni m’a serré la main, doucement. Un gros type
en uniforme s’est penché sur Ena. Il s’est mis à rire
303
et il a dit, en se tournant vers les brancardiers :
« C’est encore la folle. Mais, bon sang, j’espère
que cette fois elle ne va pas s’en tirer ainsi et qu’on
l’enfermera. Si elle n’en crève pas. »
J’ai regardé les portes noires se fermer derrière
Ena. Il m’a semblé alors que je lui devais quelque
chose, à elle, ou à cette femme qui avait été moi et
que j’essayais encore de rejoindre par-delà
l’étrangère que je m’étais laissée devenir. C’est à
ce moment que j’ai choisi non pas de mourir, mais
de vivre, et de garder, quand même, le souvenir de
cette ville dont Ena, désormais, était délivrée pour
toujours

304
Chapitre 12

Je rentrai chez moi, m’allongeai sur le canapé, bus


une bière. Puis je jetai un coup d’œil aux quatre ou
cinq lettres que j’avais trouvées dans la boîte.
Uniquement des lettres peu importantes. Je remis
leur lecture à plus tard, me contentant d’ouvrir les
enveloppes et de les jeter sur la table. J’étais épuisé,
j’avais envie de ne rien faire. Mais j’étais
nerveusement agité et je ne pourrais sans doute pas
m’endormir. Cette journée s’était vraiment
éternisée. Il me semblait que je l’avais passée sur
les montagnes russes à la fête foraine. J’en avais
encore le corps qui tremblait.

Combien de jours avais-je finalement passé à


Monaco ? Je n’arrivais pas à m’en souvenir. Il
s’était passé trop de choses, et mon temps de
sommeil était perturbé. Le ciel était gris sans un
interstice entre les nuages. Les événements et les
dates se mélangeaient.
D’abord, j’avais eu ce rendez-vous avec la fille de
la réception. J’avais téléphoné à mon ancien
responsable. J’avais rencontré l’Eunuque et discuté
avec lui. J’avais roulé tard la nuit avec une
ravissante gamine de treize ans. Combien de jours
en tout ? Je n’arrivais pas à compter.
On verra ça demain, me dis-je. Remettons à demain
tout ce qu’on peut remettre à demain.

305
J’allai à la cuisine, me versai un whisky, et le bus
sec. Puis je mangeai quelques crackers, le reste
d’un paquet à moitié vide. Ils étaient un peu
ramollis, spongieux, comme l’intérieur de ma tête.
Un peu en retard sur l’époque, comme mon
cerveau. Mais ça ne dérangeait personne. C’était
achevé, terminé. Ça n’allait plus nulle part. Comme
mon cerveau. Je me brossai les dents, mis mon
pyjama, bus ce qui restait de whisky au fond de
mon verre. Au moment où j’allais me mettre au lit,
le téléphone sonna. Je restai un moment figé au
milieu de la pièce à regarder le téléphone, mais finis
par décrocher.

— Je viens de finir ma cigarette, dit Lilie. Ça ira ?


Tu es tranquillisé ?
— Ça ira, dis-je.
— Bonne nuit, dit-elle.
— Bonne nuit.
— Dis… dans les couloirs, tu as vu un type qui n'a
plus de sexe...

Je m’assis sur le lit.

— Je sais que tu l’as vu. Tu n’as rien dit mais je le


sais. Je le sais depuis le début.
— Tu as rencontré l'homme sans sexe ? demandai-
je.
— Mmm, fit-elle d’un ton ambigu, puis elle fit
claquer sa langue. Je t’en parlerai la prochaine fois,
d’accord ? La prochaine fois qu’on se verra, je t’en
parlerai tranquillement. Maintenant, j’ai trop
sommeil.

306
Puis elle raccrocha. J’avais mal aux tempes. J’allai
à la cuisine me servir un autre whisky. Mon corps
était secoué de tremblements irrépressibles. Les
montagnes russes s’étaient bruyamment remises en
marche.
Dans la cuisine, appuyé contre l’évier, je bus encore
un whisky en réfléchissant à ce qui venait de se
passer. J’envisageais de rappeler Lilie, mais je me
sentais un peu trop fatigué, la journée avait été
longue.
Comme elle avait raccroché en disant : « À la
prochaine fois », je n’avais sans doute plus qu’à
attendre la prochaine fois. D’ailleurs, je ne
connaissais pas son numéro de téléphone.
Je me mis au lit, et restai assis dix bonnes minutes à
regarder fixement le téléphone à mon chevet avant
de m’allonger. J’étais sûr qu’elle allait me rappeler.
Ou peut-être quelqu’un d’autre allait-il m’appeler.

Dans ces moments-là, le téléphone me rappelle


irrésistiblement une bombe à retardement. Personne
ne sait quand il va se mettre à sonner. Seule cette
éventualité rythme le temps. Quand on le regarde
bien, un téléphone, ça a vraiment une drôle de
forme. En temps normal on ne s’en aperçoit pas,
mais si on le regarde fixement, cette masse
compacte prend une étrange profondeur. Le
téléphone a l’air de vouloir s’exprimer, et il semble
également détester être enfermé dans cette forme
appelée téléphone. On dirait un pur concept revêtu
par erreur d’une forme physique maladroite. Je
pensais au principe des télécommunications. Toutes
les lignes sont reliées. Une ligne part de cette pièce
307
même et va partout dans le monde. En principe, je
peux être relié à n’importe qui de mon choix. Je
peux téléphoner en Californie, à Monaco, ou chez
Marlène. Il y a des possibilités innombrables, dont
le nœud central est mon poste téléphonique. C’est
un ordinateur qui gère ce nœud. Les nœuds varient
en fonction de chiffres déterminés, et la
communication s’établit. Nous sommes reliés par
des cordons, des câbles souterrains, des tunnels
sous la mer, des satellites de télécommunications, le
tout sous contrôle d’énormes ordinateurs.
Mais si parfaite et si raffinée que soit la technique,
sans la volonté de communiquer, tout cela ne nous
relie nullement. Et, en sens inverse, même avec la
volonté de communiquer, si on ne possède pas le
numéro de téléphone de l’interlocuteur potentiel
(comme c’est mon cas en ce moment), on n’a aucun
moyen de communiquer. En outre, même si on s’est
informé de ce numéro, il arrive qu’on oublie de le
noter ou qu’on le perde. Et même en connaissant le
numéro, on peut se tromper en le composant. Dans
ce cas-là on n’est plus relié à rien.
La race humaine est vraiment extrêmement
imparfaite et irréfléchie.
Et je peux en rajouter : par exemple, même si je
remplis toutes les conditions nécessaires et que je
téléphone, mettons, à Lilie, elle peut toujours me
répondre : « Je n’ai pas envie de te parler
maintenant, salut ! » et crac, me raccrocher au nez.
Dans ce cas-là, aucune conversation ne peut
s’établir. Il s’agit seulement d’une manifestation
d’intérêt à sens unique.
Le téléphone a l’air énervé par cet ensemble de
308
circonstances. La machine téléphonique (je pourrais
dire « téléphone » comme tout le monde, mais je
choisis arbitrairement d’y voir une entité féminine)
est énervée de ne pouvoir exister en tant que
concept pur. Ça la met en colère de voir que la
communication est basée sur quelque chose d’aussi
imparfait et incertain. C’est trop approximatif, trop
hasardeux, trop passif pour elle.

Un coude posé sur l’oreiller, je restai un moment à


regarder la machine s’énerver.
Mais je n’y peux rien. Ce n’est pas de ma faute, lui
dis-je. C’est comme ça, la communication.
Imparfait, hasardeux et passif. Tu t’énerves parce
que tu comprends la communication comme un pur
concept. Mais ce n’est pas de ma faute. Tu peux
aller où tu veux, ce sera pareil. Mais peut-être es-tu
encore plus énervée d’être placée chez moi. En ce
sens, je me sens légèrement responsable. Il me
semble qu’inconsciemment, je stimule la passivité,
le hasard et l’imperfection.

À ce moment-là, je pensai soudain à Marlène.


L’appareil me regardait avec un silence de reproche.
Comme ma Marlène. Je l’aimais. Nous avions eu
des moments intenses. Nous avions plaisanté,
pleuré ensemble ; nous avions fait l’amour des
centaines de fois. Mais de temps en temps, elle me
regardait avec ce même air de reproche. Au beau
milieu de la nuit, tranquillement, fixement. Elle me
reprochait mon imperfection, ma passivité, mon
fatalisme. Ça l’énervait.
Ça marchait bien entre nous pourtant, mais entre ce
309
dont elle avait besoin, ce qui était dessiné d’avance
dans sa tête, et moi, il y avait une énorme
différence. C’était ça, pour elle, l’amour. Pas pour
moi, bien entendu.
Pour moi, l’amour était un pur concept doté d’un
physique mal adapté, quelque chose de terriblement
imparfait qui arrivait à grand-peine à se connecter,
en rampant péniblement à travers des câbles
souterrains ou des lignes téléphoniques. De temps
en temps, les lignes s’emmêlaient, on ne savait plus
le numéro. Ou alors on faisait une erreur de
correspondant. Ce n’était pas de ma faute. Dans la
mesure où notre existence était assujettie à ce corps
physique, ce serait éternellement comme ça. C’était
comme ça, fondamentalement. C’est ce que j’avais
essayé d’expliquer à Marlène à plusieurs reprises.
Mais un jour, elle en a eu marre. Peut-être l’avais-je
incitée à partir, à force d’attiser les imperfections.

Tout en regardant le téléphone, je me rappelais le


temps où j’avais des rapports physiques avec
Marlène... Bien sûr, cela n’était pas normal, mais
c’était tout sauf normal ; c’était de l’amour quand je
m’en rendais compte, maintenant…
Les trois mois qui avaient précédé notre rupture
silencieuse, elle n’avait pas couché une seule fois
avec moi. Parce qu’elle couchait avec un autre.
« Si tu couches avec une autre femme, ça ne me
fâchera pas, tu sais », m’avait-elle déclaré.
J’avais d’abord cru qu’elle plaisantait. Mais elle
parlait sérieusement. Je lui avait dit que je n’avais
aucune envie de coucher avec une autre femme. Et
c’était vrai, je n’en avais aucune envie. Et aussi que
310
nous devrions réfléchir tous les deux à l’avenir de
notre relation. Finalement, j’avais couché avec Ena,
contre ma volonté, mais c’était vraiment ce dont
j’avais besoin… un électrochoc… On ne pouvait
pas dire que j’étais vraiment intègre sur le plan
sexuel… Marlène, en plus d'être héroïnomane,
parlait toujours symboliquement des choses les plus
importantes.

Même à minuit passé, le vrombissement de


l’autoroute ne cessa pas. De temps en temps, on
entendait rugir un pot d’échappement de moto. Le
bruit était légèrement étouffé par les doubles
vitrages, mais je sentais peser sur ma vie la
présence de cette autoroute à proximité immédiate
de chez moi, circonscrivant mon espace. Las de
regarder le téléphone, je fermai les yeux. À peine
eussé-je clos mes paupières qu’un sentiment
d’impuissance en profita pour prendre possession
sans bruit de tout l’espace environnant. Habilement,
rapidement. Puis vint le sommeil.

Les jours passaient trop vite. On était déjà en avril.


Début avril. Ces délicates journées de début avril,
changeantes, sensibles, et si belles.
J’achetai à nouveau les légumes dressés à conserver
leur fraîcheur, une douzaine de boîtes de bière et
trois bouteilles de vin en promotion. J’achetai aussi
du café en grains. Et du saumon fumé pour me faire
des sandwichs.
En rentrant à la maison, je trouvai un message de
Lilie sur mon répondeur. D’une voix plutôt sombre
et sérieuse, elle me demandait d’être chez moi vers
311
midi parce qu’elle allait me rappeler. Puis elle avait
raccroché brutalement, ce qui devait être une forme
d’expression corporelle qui lui était propre.
La montre indiquait onze heures vingt. Je me fis un
café serré dans la cuisine, le bus brûlant, assis sur le
lit en lisant un magazine. À midi cinq, le téléphone
sonna. C’était Lilie.

— Ça va ? fit-elle.
— Très bien, répondis-je.
— Tu fais quoi, là, maintenant ?
— J’allais me préparer des sandwichs avec de la
laitue spécialement dressée et du saumon fumé que
je vais couper en tranches fines comme des lames
de sabre et assaisonner de raifort et d’oignons frais
rincés à l’eau glacée. Pour arriver à créer quelque
chose dans la vie, il faut un but ; ensuite, on
progresse à coups d’essais et d’erreurs.
— C’est nul, ton truc !
— Oui, mais c’est bon..
— Allons, allons, fit-elle en soupirant. Tu ne crois
pas qu’il serait temps pour toi de devenir un peu
adulte ?
— Tu veux dire que je devrais être plus sociable,
c’est ça ?
— J’ai envie de faire une balade en voiture, dit-elle
en ignorant ma question. Tu as le temps, ce soir ?
— Je pense que oui, dis-je après un instant de
réflexion.
— Tu viens me chercher à cinq heures sur la
Corniche alors ? Tu te rappelles l’adresse ?
— Oui, fis-je. Mais dis donc, tu es restée toute
seule là-bas depuis l’autre fois ?
312
— Hmm. Je n’avais pas envie de rentrer à Cimiez ;
c’est juste une grande maison vide en haut d’une
colline. Je n’ai pas envie de m’y retrouver toute
seule. Ici c’est bien plus amusant.
— Et ta mère ? Toujours pas rentrée ?
— Je n’en sais rien, je suis sans nouvelles. On ne
peut pas compter sur elle, je te l’ai déjà dit, non ? Je
ne sais absolument pas quand elle va revenir.
— Et pour l’argent, tu fais comment ?
— Oh, ça va, je peux me servir de sa carte de
crédit. J’en ai pris une dans son portefeuille, elle ne
s’est même pas aperçue qu’elle en avait une en
moins. Il faut que je me débrouille toute seule, tu
comprends, sinon je meurs. C’est normal, non,
puisqu’elle ne se conduit pas honnêtement avec
moi ? Tu ne trouves pas ?

Je fis une réponse vague pour esquiver la question.

— Et tu te nourris, au moins ? demandai-je à tout


hasard.
— Mais oui, je mange, qu’est-ce que tu crois ? Si
on ne se nourrit pas, on meurt, hein ?
— Je te demande si tu te nourris correctement !

Elle toussota.

— Ben je vais au KFC, au Mc Do, ce genre de trucs


quoi. Et il y a aussi les nouilles-minute… Rien que
des cochonneries !
— Je viens te chercher à cinq heures, et je
t’emmènerai faire un repas normal. Tes habitudes
alimentaires sont vraiment déplorables. Une
adolescente comme toi devrait manger de façon un
313
peu mieux équilibrée. Si tu continues comme ça,
quand tu seras grande, tu auras des règles
irrégulières. Évidemment, tu peux me répondre que
c’est toi qui choisis ce que tu veux devenir plus
tard. Mais si tu as des règles irrégulières, ça posera
des problèmes à ton entourage. Il faut penser un peu
aux autres aussi.
— C’est complètement nul, ton histoire ! fit-elle
d’une petite voix.
— Au fait, ça ne te dérangerait pas de me donner le
numéro de téléphone de ton appartement sur la
Corniche ?
— Pourquoi ?
— Ce genre de communication à sens unique ne me
paraît pas juste. Toi, tu connais mon numéro. Et
moi, je ne connais pas le tien. Tu peux me
téléphoner quand tu en as envie, mais moi, si j’ai
envie de t’appeler, je ne peux pas. C’est injuste. Et
puis quand on a un rendez-vous, comme
aujourd’hui, si jamais il y a une urgence, et que je
sois obligé de changer l’heure, je ne sais pas où te
joindre ; ce n’est pas très pratique.

Elle souffla un peu comme si elle hésitait, puis finit


par m’indiquer le numéro.

— Mais tâche de ne pas changer le rendez-vous


sans raison sérieuse, hein ? dit Lilie. J’ai assez de
maman pour me faire ce genre de plan.
— Ne t’en fais pas. Je ne changerai pas mon
rendez-vous avec toi, sauf cas de force majeure. Je
ne te mens pas. Il n’y a pas beaucoup de gens
capables de tenir leurs promesses comme moi. Mais

314
il existe en ce monde ce qu’on appelle « l’inattendu
». Des événements totalement imprévus qui se
produisent soudain. Le monde étant vaste et
complexe, il peut arriver des choses dont l’issue ne
dépend pas de moi. Si je ne pouvais pas te prévenir
en temps voulu dans ce genre de cas, cela
m’ennuierait beaucoup. Tu comprends ce que je te
dis ?
— « L’inattendu », dit-elle.
— Un coup de tonnerre dans un ciel bleu, dis-je.
— Ça serait bien que ça n’arrive pas, dit-elle.
— Exact, dis-je. Mais cela arriva quand même.

Nous partîmes dans ma Classe A pour Saint-


Laurent. L’après-midi était déjà bien avancé, et la
route peu encombrée. Lilie écoutait ses cassettes
sans ouvrir la bouche, confortablement appuyée
contre son dossier. Elle prit mes lunettes sur la
tablette, les mit sur son nez et fuma une cigarette en
cours de route.
Moi, je me concentrais sur mon volant, silencieux
également. Je changeais de vitesse et regardais la
route, loin devant moi. Je vérifiais soigneusement
tous les panneaux de signalisation que je
rencontrais.
De temps en temps, je l’enviais. Elle n’avait encore
que treize ans. Beaucoup de choses se reflétaient
comme de fraîches nouveautés dans son regard. Les
musiques, les paysages, les gens. Sans doute voyait-
elle les choses d’une façon entièrement différente
de moi.
Moi aussi, j’étais comme ça autrefois. Quand
j’avais treize ans, le monde était plus simple. Il y
315
avait des choses qui valaient la peine de faire des
efforts, les mots valaient la peine d’être sincères, le
monde était empli de beauté. Pourtant, à treize ans,
je n’étais pas un adolescent particulièrement
heureux. J’aimais la solitude, je pouvais avoir
confiance en moi quand j’étais seul, mais
naturellement, la plupart du temps, je ne pouvais
pas être seul.
J’étais enfermé dans deux cadres rigides : ma
famille et l’école, et cela m’agaçait. C’était l’âge de
la révolte. J’étais amoureux d’une fille, et
évidemment, ça ne marchait pas. Parce que je ne
savais même pas ce que c’était que l’amour.
J’arrivais à peine à lui parler normalement. C’était
l’âge de la timidité et des maladresses.
J’essayais d’élever des objections et de protester
contre le sens des valeurs que les professeurs et mes
parents tentaient de m’inculquer, mais je n’arrivais
pas à trouver les mots pour défendre mes
arguments. Quoi que je fasse, je le ratais. Mais je
pouvais voir la fraîcheur des choses. Ça, c’était
merveilleux. Les odeurs étaient de vraies odeurs,
les larmes étaient vraiment tièdes, les filles d’une
beauté de rêve, et le rock-and-roll éternel.
L’obscurité des salles de cinéma était douce et
intime, les nuits d’été avaient une profondeur et une
langueur infinies. Les livres, les films et la musique
accompagnaient les jours de révolte. Je m’étais
construit un monde à moi, et je vivais dans ce
monde-là. C’était ça, mes treize ans.

— Lilie, tu ne veux pas me parler de cet homme


sans sexe ? Où l’as-tu rencontré ? Et comment sais-
316
tu que je l’ai vu moi aussi ?
Elle tourna la tête vers moi, enleva mes lunettes et
les remit sur le tableau de bord. Puis elle haussa
légèrement les épaules.

— Tu peux répondre à ma question à moi d’abord ?


— Si tu veux, dis-je.

Elle fredonna un moment, reprit mes lunettes de


soleil et les tripota un moment.

— Tu te rappelles ce que tu m’as dit quand on était


à Monaco ? Que tu n’étais jamais sorti avec une
fille aussi jolie que moi ?
— Oui, je me rappelle l’avoir dit.
— C’était vrai ? Ou bien tu as seulement dit ça pour
me mettre de bonne humeur ? J’aimerais que tu me
répondes franchement.
— C’était vrai. Je n’ai pas menti, dis-je.
— Et tu es sorti avec combien de filles ?
— Un tas.
— Deux cents ?
— Quand même pas ! répondis-je en riant. Je ne
suis pas si populaire que ça. Je manque
d’envergure… Disons plutôt une quinzaine.
— C’est tout ?
— Eh oui, j’ai une vie misérable. Sombre, humide,
étroite.
— Restreinte ? fit Lilie.

Je hochai la tête. Elle réfléchit un moment à ce que


pouvait être une vie de ce genre. Apparemment, elle
avait du mal à comprendre. Tant pis. Elle était trop
jeune.
317
— Quinze filles, dit-elle.
— À peu près, dis-je.

Puis je fis à nouveau un retour en arrière sur le


passé de ma vie.

— En gros. Disons vingt, tout au plus.


— Vingt ? fit-elle d’un ton résigné. Bon, alors en
tout cas, c’est moi la plus jolie ?
— Oui, dis-je.
— Tu sors avec des filles plutôt ordinaires, non ?
demanda-telle.

Puis elle alluma sa deuxième cigarette. Comme je


venais de voir un policier au carrefour, je la lui
enlevai et la jetai par la fenêtre.

— Non, je suis sorti avec des filles plutôt jolies,


dis-je. Mais toi, tu l’es encore plus. Je ne te mens
pas. Je ne sais pas si tu peux comprendre cette
façon de dire, mais toi, tu as une beauté
indépendante et fonctionnelle. Les autres filles sont
complètement différentes. Mais, s’il te plaît, arrête
de fumer dans la voiture. On te voit de dehors, et
ma voiture va sentir le tabac. Je crois t’avoir déjà
dit que les filles qui fument dès leur jeune âge
s’arrêtent de grandir et ont des problèmes de règles
plus tard.
— C’est nul, dit-elle.
— Parle-moi de l’homme sans sexe.
— L’homme sans sexe ?
— Comment le connais-tu ? Où l’as-tu rencontré ?

Elle haussa les épaules.


318
— Mais je ne l’ai jamais vu. J’ai juste pensé à lui
comme ça, en te regardant, dit-elle.

Puis elle enroula une fine mèche de ses cheveux


raides autour de ses doigts.

— J’ai juste eu l’impression, comme ça, qu’il


existait un homme sans sexe autour de toi. Une
sensation comme ça. Chaque fois que je t’ai croisé
dans cet hôtel, je ressentais cette impression. C’est
pour ça que j’en ai parlé, pour voir ta réaction. Je ne
sais rien de particulier à ce sujet, en fait.

Je réfléchis un moment à ce qu’elle venait de me


dire, en attendant que le feu passe au vert. J’avais
besoin de réfléchir. J’avais besoin de resserrer les
boulons de ma tête. De bien les serrer.

— Tu as pensé à lui, cela veut dire que tu l’as vu en


toi, que tu as imaginé la silhouette de l’homme sans
sexe, demandai-je à Lilie.
— J’ai du mal à l’expliquer, répondit-elle.
Comment pourrais-je dire ? Ce n’est pas que j’aie
vu précisément à quoi il ressemblait, tu
comprends ? C’est comme si l’émotion ressentie
par la personne qui l’a vu réellement s’était
transmise à moi, comme un courant d’air. Ce n’est
pas quelque chose qu’on voit vraiment avec les
yeux. Je ne l’ai pas vu mais je l’ai ressenti, et je
peux transformer cette impression, lui donner une
forme, mais pas une forme précise. Une sorte de
forme. Si je pouvais montrer à quelqu’un
exactement ce que j’ai vu, il ne comprendrait
probablement pas de quoi il s’agit. Autrement dit,
319
c’est une forme que moi seule peut comprendre. Je
n’arrive pas bien à expliquer, c’est vraiment nul. Tu
comprends ce que je veux dire ?
— Vaguement, répondis-je sincèrement.

Lilie fronçait les sourcils en mordillant une branche


de mes lunettes de soleil.

— Dis-moi si je me trompe, mais tu veux dire que


tu ressens intuitivement les pensées ou les émotions
qui existent en moi ou qui m’obsèdent, et qu’ils se
reflètent en toi comme, disons, une espèce de rêve
symbolique, c’est ça ?
— Oui, peut-être. Tes pensées obsédantes, oui, mais
ce n’est pas que ça. Il y a quelque chose qui
fabrique ces pensées qui t’obsèdent. Quelque chose
de très fort. Une force qui fabrique les pensées, on
peut exprimer ça comme ça. Moi, c’est cette force
que je ressens. Je subis son influence. Et je la vois,
à ma façon. Mais pas comme un rêve. C’est un rêve
vide. Oui, c’est ça, un rêve vide. Il n’y a personne
dedans. On ne voit aucune forme. Comme, tu sais,
comme une télé avec un contraste mal réglé, trop
sombre ou trop clair. On ne distingue plus rien.
Mais on sait qu’il y a quelqu’un sur l’écran. Quand
on concentre bien son regard, on le sent. Il y a un
type qui n’a pas de sexe. Il n’est pas méchant. Non,
ce n’est pas un homme, en fait, mais ce n’est pas
une entité mauvaise. Il est là, comme un dessin à
l’encre sympathique. Je ne le vois pas, mais je sais
qu’il est là. Je peux le voir comme quelque chose
d’invisible. C’est une forme sans forme. Quelle
explication affreusement embrouillée ! ajouta-t-elle

320
en claquant la langue.
— Mais non, tu expliques très bien.
— C’est vrai ?
— Bien sûr, dis-je. Je crois très bien comprendre ce
que tu veux dire, mais il me faut un peu de temps
pour intégrer tout ça.

Nous traversâmes la ville et arrivâmes enfin au bord


de la mer, où je garai ma voiture dans une des
places de parking délimitées par des traits blancs en
bordure d’une forêt. Il n’y avait guère de voitures.
Je proposai à Lilie de marcher un peu.
C’était un agréable après-midi d’avril, sans un
souffle de vent. La mer était calme, et de toutes
petites vagues couraient vers le rivage, puis se
retiraient comme si quelqu’un au large avait
doucement secoué un drap.
C’étaient des vagues paisibles et régulières. Les
surfers avaient renoncé à mettre leurs planches à
l’eau et étaient remontés sur le rivage, où ils
fumaient des cigarettes, toujours en combinaison.
La fumée blanche de feux de camps allumés pour
brûler des ordures s’élevait droit vers le ciel.
Un grand chien noir nous dépassa, traversant la
plage de droite à gauche au petit trot. Plusieurs
bateaux de pêche flottaient paisiblement en haute
mer, survolés par le tourbillon blanc et silencieux
des nuées de mouettes. On sentait le printemps
même sur la mer.
Nous nous promenâmes lentement le long de la
digue, en suivant le rivage, croisant des lycéennes à
vélo, des sportifs qui faisaient leur jogging. Puis
nous trouvâmes un endroit pour nous asseoir sur le
321
sable et regarder la mer.
— Tu ressens souvent ce genre d’impressions ? lui
demandai-je.
— Pas tout le temps, répondit-elle. De temps à
autre. Il n’y a pas tellement de gens avec qui je
peux ressentir ça. Quelques-uns seulement. Mais de
toute façon, j’essaie d’éviter cette sensation. Même
si je ressens quelque chose de ce genre, j’essaie de
ne pas trop y réfléchir. Je me ferme dès que je sens
que ça va m’arriver. En général, je le sens
intuitivement avant que ça se produise. Si je me
ferme, j’arrive à ne pas ressentir les choses trop
profondément. Comme quand on ferme les yeux.
Moi, je ferme mes sensations. À ce moment-là, je
ne vois plus rien. Je sais qu’il y a quelque chose,
mais je ne le vois pas, et si je reste immobile sans
bouger, ça se termine sans que je ressente quoi que
ce soit. C’est comme, tu sais, au cinéma, quand on
ferme les yeux pour ne pas voir une scène qui fait
peur. On ferme les yeux jusqu’à ce que la scène soit
finie. Sans bouger.
— Pourquoi tu te fermes ?
— Parce que sinon, c’est désagréable. Autrefois,
quand j’étais plus petite, je ne me fermais pas.
Même à l’école, quand je ressentais quelque chose,
je le disais. Mais ça mettait tout le monde mal à
l’aise. Par exemple, je sentais à l’avance si
quelqu’un allait se blesser. Je disais à une amie : «
Tiens, regarde celui-là, il va se faire mal », et la
personne en question se faisait effectivement mal
peu après. C’est arrivé plusieurs fois, et après ça, ils
se sont tous mis à me considérer comme une espèce
de sorcière. On m’a même vraiment traitée de
322
sorcière. C’est la réputation que j’avais. Et ça m’a
terriblement blessée. Alors j’ai décidé de ne plus
rien dire à personne. Je n’en parle à personne, et dès
que je sens que je vais voir ou ressentir quelque
chose de cet ordre, je me ferme complètement.
— Mais dans mon cas, tu ne t’es pas fermée ?

Elle haussa les épaules.

— Avec toi, c’est arrivé si soudainement. Je n’ai


pas eu le temps de me prévenir. Tout d’un coup,
cette image a surgi. La première fois que je t’ai
rencontré. Au bar de l’hôtel, tu sais. J’écoutais du
rock… peu importe quoi. Mais quand j’écoute ma
musique, je ne fais plus que ça. Je ne me méfie pas.
Ça me détend. C’est pour ça que j’aime tant la
musique…
— Tu as peut-être un don de prémonition, fis-je,
puisque tu peux savoir à l’avance que quelqu’un va
avoir un accident ?
— Je ne sais pas. Mais je pense que c’est un peu
différent de la prémonition. Je ne prévois rien à
l’avance, simplement je sens ce qu’il y a là.
Comment dire, il doit y avoir une atmosphère
propice pour que telle ou telle chose se passe. Tu
comprends ? Par exemple, quelqu’un qui se blesse
en faisant des exercices à la barre fixe, c’est qu’il a
fait une faute d’inattention, ou alors qu’il s’est
surestimé, non ? Ou bien il s’amuse comme un fou
et se laisse entraîner par l’atmosphère. Et moi,
j’arrive à ressentir très précisément ces espèces de
vagues émotionnelles qui passent. Et ce flux
d’émotions devient comme une espèce de boule

323
d’air. Et je me dis, ah, attention, là c’est dangereux.
Et c’est là que survient cet espèce de rêve vide dont
je t’ai parlé. Et quand j’ai ce genre de rêve, la chose
dont j’ai « rêvé » arrive réellement. Ce n’est pas de
la voyance, c’est quelque chose de bien plus vague.
Mais ça arrive pour de bon. Je le vois toujours mais
je ne dis plus rien. Si je dis quelque chose, tout le
monde va me prendre pour une sorcière, alors… je
me contente de regarder. Je me dis, tiens, cette
personne va sans doute se brûler. Et hop, la
personne se brûle. Mais je ne peux rien dire. C’est
terrible, non ? Je ne peux plus supporter ça, c’est
pour ça que je me ferme. Si je me ferme, ça devient
plus supportable.

Elle joua un moment avec le sable entre ses doigts.

— Il existe vraiment, cet homme sans sexe?


— Oui, fis-je. Il relie des gens, des événements. Ce
lieu n’existe que pour moi, et l’homme sans sexe
travaille pour moi. Sans lui, je ne peux pas me relier
comme il faut à tout ce qui compose ma vie. C’est
lui qui dirige tout ça. Comme un standardiste.
— Relier ?
— Oui. Moi, j’ai besoin de quelque chose. Je
voudrais me relier à ce quelque chose, et c’est lui
qui me relie à ça.
— Je ne comprends pas très bien.

Je pris comme elle du sable dans ma main et le


laissai s’écouler entre mes doigts.

— Moi non plus. C’est lui qui m’a expliqué ça.


— Il existe depuis longtemps, cet homme sans
324
sexe ?

Je hochai la tête.

— Très longtemps. Depuis que je suis enfant. J’ai


toujours senti sa présence. Je savais qu’il y avait
quelque chose, mais cela ne fait pas si longtemps
que j’ai pu lui donner la forme précise de l’homme
sans sexe Peu à peu, sa forme s’est précisée, ainsi
que celle du monde où il vit. Au fur et à mesure que
je vieillissais. Je me demande pourquoi. Je ne sais
pas. C’était peut-être une nécessité. C’est devenu
inévitable, parce qu’en vieillissant, j’ai perdu
tellement de choses que cette aide m’est devenue
nécessaire pour survivre. Mais je ne comprends pas
avec certitude. Peut-être qu’il y a une autre raison à
tout ça. Ça fait un moment que j’y réfléchis. Mais je
ne comprends pas. C’est vraiment nul, hein.
— Tu en as parlé à quelqu’un d’autre que moi ?
— Non, à personne. Même si j’en parlais, je
suppose que personne ne me croirait. Personne ne
comprendrait. Et moi, je ne saurais pas bien
expliquer. C’est la première fois que j’en parle. Il
m’a semblé qu’à toi, je pouvais.
— Moi aussi, c’est la première fois que j’essaye de
bien expliquer à quelqu’un ce que je ressens. Je me
suis toujours tue. Papa et maman sont au courant
dans une certaine mesure, mais ce n’est pas moi qui
leur en ai parlé. Depuis que je suis toute petite, je
sais qu’il vaut mieux ne pas parler de ça.
Instinctivement.
— C’était bien de se parler, dis-je.
— Toi aussi, tu es un sorcier, dit Lilie en jouant

325
avec le sable.

En retournant au parking, Lilie me parla de l’école.


Elle me raconta quel horrible endroit était un
collège.

— Je n’y suis pas retournée depuis les vacances


d’été, dit-elle. Ce n’est pas que je n’aime pas les
études, c’est l’endroit qui me déplaît. Je ne peux
pas le supporter. Aller à l’école, ça me rendait
malade à vomir. Je vomissais tous les jours. Et
quand je vomissais, tout le monde se moquait de
moi. Ils me faisaient tous des misères. Même les
profs.
— Moi, si j’étais dans ta classe, jamais je ne ferais
de misères à une fille jolie comme toi.

Lilie regarda la mer un long moment.

— Mais tu ne crois pas qu’on peut aussi m’embêter


justement parce que je suis jolie ? Dans ces cas-là,
soit on prend excessivement soin de toi, soit on
t’embête plus que quiconque, c’est l’un ou l’autre.
Et puis je suis toujours dans les derniers. Je n’arrive
pas à m’entendre avec les autres. Je suis toujours
tendue. Tu sais, je t’ai dit, je suis obligée de fermer
mon cœur sans arrêt. Mais personne ne le sait. Et
personne ne sait pourquoi je suis obligée d’avancer
en boitant derrière les autres. Et quand je boite, j’ai
l’air d’un canard. Alors on m’embête. De façon très
méchante, tu sais. Tu n’imagines pas à quel point ils
sont méchants. Ils devraient avoir honte. Tu ne me
croirais même pas si je te disais de quoi ils sont
capables. Tiens, tu sais…
326
Je pris sa main et la serrai dans la mienne.
— Ça va, dis-je. Oublie ce genre de choses, ça ne
vaut pas la peine d’y penser. Ce n’est pas la peine
de se forcer à aller à l’école quand on n’en a pas
envie. Moi aussi, je sais que c’est un endroit
affreux. Des types infects qui prennent de grands
airs. Des profs ennuyeux à mourir qui font les
arrogants. Pour te dire franchement, je pense que 80
% des profs sont des sadiques ou des incapables.
Ou les deux à la fois. Ils sont bourrés de stress
qu’ils transmettent à leurs élèves de la façon la plus
vicieuse qui soit. Il y a trop de règles absurdes à
respecter. C’est un système destiné à écraser
l’individu, et ceux qui ont les meilleures notes ne
sont que des idiots sans la moindre parcelle
d’imagination. À mon époque, c’était déjà comme
ça. Ça n’a pas dû changer. Ce genre de choses ne
change jamais.
— Tu le penses vraiment ?
— Évidemment. Je pourrais te parler pendant au
moins une heure de tous les côtés ennuyeux de
l’école.
— Mais l’éducation est obligatoire jusqu’à seize
ans.
— Ça, c’est quelqu’un qui l’a décrété, tu as le droit
de penser différemment. Il n’y a aucune obligation
à fréquenter quotidiennement un endroit où tout le
monde te fait des misères. Absolument aucune
obligation. Tu as le droit de dire que ça ne te plaît
pas. Tu as le droit de crier : « Ça ne me plaît pas ! »
— Mais mon avenir ? Ça va être une répétition de
ce genre de choses tout le temps.
— Moi aussi, quand j’avais treize ans, il m’arrivait
327
de me dire ça. Ma vie va être perpétuellement
comme ça. Mais ce n’est pas vrai. Il se passe des
choses. Si tu ne t’en sors pas, il est toujours temps
d’y réfléchir sur le moment. Encore un peu de
temps, et tu vas commencer à tomber amoureuse.
Tu pourras t’acheter des soutiens-gorges, et ta
vision du monde changera.
— Tu es vraiment bête, dit-elle d’un air résigné. Tu
ne sais pas que, de nos jours, toutes les filles de
treize ans portent des soutiens-gorges ? Tu es en
retard d’à peu près un demi-siècle.
— Hein ? fis-je.
— Mais oui, dit Lilie, puis elle répéta son
assertion : tu es bête !
— Peut-être.

Elle marcha devant moi jusqu’à la voiture sans


ajouter un mot. Elle avait faim, nous nous rendîmes
dans un petit restau sans prétention du port.

—On a pas mal de différence d’âge, on ne vit pas


de la même façon, on ne ressent pas les choses de la
même façon, on ne pense pas de la même façon et
on ne vit pas dans le même environnement, mais il
me semble qu’on peut parler de plein de choses, toi
et moi. Tu ne crois pas ?

Elle haussa les épaules.

— Tu n’auras qu’à me téléphoner toi, quand tu


auras envie de me voir. Personne n’a aucune
obligation à voir quelqu’un s’il n’en a pas envie. Il
suffit de se voir quand on en a envie. Toi et moi, on
s’est dit des choses qu’on n’avait dites à personne
328
avant, on a un secret ensemble, non ?
— Mouais, fit-elle après une légère hésitation.
— Les secrets, si on les laisse comme ça, ça enfle à
l’intérieur, et il arrive qu’on ne puisse plus les
porter. Si on ne laisse pas entrer un peu d’air de
temps en temps, ça finit par exploser. Boum ! Tu
saisis ? Et là, ça devient difficile de continuer à
vivre. C’est dur de porter quelque chose tout seul.
C’est dur pour toi, et moi aussi je sens que c’est
trop dur parfois. Je ne peux le dire à personne, et
personne ne me comprend. Mais nous deux, on se
comprend, on peut se parler franchement.

Elle hocha la tête.

— Je n’exige rien de toi. Si tu veux me parler, tu


n’as qu’à me téléphoner, c’est tout. Et ne crois pas
non plus que je veuille jouer au grand frère ou au
tonton compréhensif avec toi. Nous sommes à
égalité dans un sens. Nous pouvons nous aider
réciproquement. C’est pour ça que ce serait mieux
qu’on se revoie tous les deux.

Elle termina son dessert sans répondre, but un verre


d’eau à grands traits. Puis elle jeta un coup d’œil de
côté aux membres d’une famille bien en chair
installée à la table voisine, tous passionnément
concentrés sur le contenu de leurs assiettes.
Elle est vraiment jolie, me dis-je.
Quand je la regardais longtemps, j’avais
l’impression d’avoir reçu une pierre au plus
profond du cœur. Voilà le genre de beauté qu’elle
avait. Le chemin vers le fond de mon cœur était

329
tortueux, compliqué et tellement long que
normalement personne ne pouvait l’atteindre, mais
elle, elle avait le pouvoir de viser juste et d’envoyer
ses petits cailloux tout droit au fond. « Si j’avais
quinze ans, je tomberais amoureux fou d’elle », me
répétai-je pour la vingtième fois au moins. Mais si
j’avais eu quinze ans, je n’aurais sans doute rien
compris à ce qu’elle ressentait. Alors que
maintenant, je pouvais, dans une certaine mesure.
Et je pouvais la protéger à ma façon. Mais je ne
pouvais pas tomber amoureux d’une gamine de
treize ans. C’est voué à l’échec, ce genre de choses.
Je comprenais bien ce qui poussait ses camarades
de classe à la tourmenter. Elle était trop belle, elle
dépassait leur quotidien. Elle avait un tranchant trop
aiguisé pour eux, et elle ne faisait jamais un pas
vers eux. Alors ils avaient peur d’elle, et la
tourmentaient de façon hystérique. Ils avaient
l’impression que leur communauté d’amis était
injustement dédaignée. Lilie, elle, était trop
occupée à essayer de vivre, toute seule. Elle y
consacrait toutes ses forces, elle n’avait pas le
temps d’affronter en détail les sentiments de son
entourage ni de penser à eux. Résultat, elle faisait
du mal aux autres, les laissait tomber, et se faisait
du mal à elle aussi… Une vie dure. Un peu trop
dure pour une gamine de treize ans.
Cela aurait été dur même pour un adulte. Je n’avais
pas la moindre idée de ce que l’avenir lui réservait.
Quel que soit le domaine de son travail, s’il
correspondait à la direction de sa force intérieure,
elle saurait y trouver une reconnaissance. Je n’avais
aucune base réelle pour imaginer son avenir de la
330
sorte, mais c’est ce que je ressentais. Une aura, et
du talent. Elle avait quelque chose d’exceptionnel
en elle. Ou peut-être qu’à dix-huit ou dix-neuf ans
elle se transformerait en une jeune fille ordinaire.
J’avais connu quelques exemples de ce genre. Des
fillettes d’une beauté transparente et d’une
intelligence aiguë à treize ou quatorze ans qui
perdaient tout leur éclat à la fin de l’adolescence.
Ce côté aiguisé qui faisait craindre de se couper
rien qu’en les touchant s’émoussait peu à peu. Et
elles devenaient des filles jolies mais pas vraiment
impressionnantes. Et elles avaient l’air heureuses
comme ça.
Évidemment, je n’avais pas la moindre idée de la
façon dont elle allait évoluer en grandissant. Tous
les êtres humains connaissent une apogée à un
moment donné. Une fois qu’ils l’ont atteinte, ils ne
font plus que redescendre. On n’y peut rien. Et on
ne peut pas savoir non plus à quel endroit de la vie
se trouve cette apogée. On se dit que ça devrait
encore aller un moment, et tout à coup on se
retrouve au niveau de la ligne de flottaison.
Personne ne peut savoir. Certains atteignent leur
apogée à l’âge de douze ans, et après mènent des
vies sans éclat. D’autres continuent à grimper
jusqu’à leur mort. D’autres encore meurent au
moment de leur apogée. Beaucoup de poètes ou
d’écrivains sont des malades chétifs, et meurent
avant trente ans parce qu’ils ont grimpé trop vite.
Mais Pablo Picasso a continué à peindre des
tableaux plein de force jusqu’à plus de quatre-
vingts ans, et est mort paisiblement. Jusqu’à la fin,
on ne peut pas savoir.
331
Et moi ? Je me demandais… J’avais beau regarder
en arrière, je ne voyais rien dans ma vie qui
ressemblât à un sommet. Ça me paraissait à peine
être une vie. Il y avait bien quelques ondulations de
terrain çà et là, des montées et des descentes. Mais
c’était tout. Je n’avais rien fait. Je n’avais rien créé.
J’avais aimé et j’avais été aimé. Mais il n’en restait
rien. Le paysage était étrangement plat, j’avais
l’impression de marcher à l’intérieur d’un jeu
vidéo. Un gameboy. Je grignotais une ligne à
l’intérieur d’un labyrinthe où j’avançais sans but. Et
un jour ou l’autre, j’allais mourir, à coup sûr. «
Peut-être que tu ne seras jamais heureux », avait dit
L’Eunuque.
Je m’arrêtai de réfléchir et fermai un instant les
yeux. Quand je les rouvris, Lilie était de l’autre côté
de la table et me regardait fixement.

— Ça va ? demanda-t-elle. On dirait qu’il y a


quelque chose qui ne va pas. J’ai dit quelque chose
qu’il ne fallait pas ?

Je secouai la tête en souriant.

— Non, tu n’as rien dit.


— Tu pensais à quelque chose de triste ?
— Peut-être.
— Ça t’arrive souvent ?
— De temps en temps.

Elle poussa un soupir et s’amusa un moment à faire


des pliages avec sa serviette en papier.

332
— Ça t’arrive de te sentir vraiment triste ? En
pensant à des choses, la nuit ?
— Bien sûr, répondis-je.
— Dis, pourquoi tu t’es mis à penser à ça, ici, tout
d’un coup ?
— Peut-être parce que tu es trop belle.

Elle me fixa un moment puis secoua tranquillement


la tête en silence.

Lilie insista pour payer la note du restaurant. Elle la


prit, se leva pour aller à la caisse, sortit cinq ou six
billets de dix euros de sa poche, paya avec l’un
d’eux, remit la monnaie en vrac dans la poche de
son blouson de cuir sans compter.

— Merci, alors, dis-je. Mais je te signale pour ton


instruction personnelle que c’est contraire aux
règles classiques du rendez-vous amoureux.
— Ah bon ?
— Oui, une jeune fille invitée à dîner par un
homme ne doit pas se lever à la fin du repas pour
aller à la caisse payer la note. Elle laisse l’homme
payer d’abord, et le rembourse après. C’est ça les
bonnes manières. Sinon, tu blesses l’homme dans
sa fierté masculine. Moi, ça ne me blesse pas,
évidemment. Parce que de quelque manière qu’on
regarde les choses, je n’ai rien d’un macho. Donc,
avec moi, ça va, mais j’en connais plein qui se
vexeraient. Les machos, ce n’est pas ça qui manque
!
— C’est nul, dit-elle. Moi, je ne sortirai pas avec ce
genre d’hommes, voilà tout.

333
— Évidemment, c’est un point de vue, dis-je, en
manœuvrant pour sortir la Classe A du parking.
Mais il arrive qu’on tombe amoureux de façon
complètement déraisonnable. On ne choisit pas
toujours. C’est ça, l’amour. Tu comprendras peut-
être ça quand tu commenceras à porter des soutiens-
gorges.
— Mais je t’ai déjà dit que j’en portais, non ? dit-
elle en me donnant un grand coup de poing dans
l’épaule, si bien que je faillis emboutir une grande
poubelle peinte en rouge.
— Je plaisantais, dis-je en arrêtant la voiture. Dans
le monde des adultes, on se dit des blagues et on en
rit ensemble. Ou peut-être que ce n’était pas très
drôle comme plaisanterie, mais il faut que tu
t’habitues.
— Mouais, dit-elle.
— Mouais, fis-je.
— C’est nul, fit-elle.
— C’est nul, fis-je.
— Arrête de m’imiter !

J’arrêtai de l’imiter. Puis je sortis la voiture du


parking.

— Mais, blague à part, il ne faut pas donner de


coups de poing comme ça à quelqu’un au volant,
dis-je. Si tu fais ça, il risque d’emboutir quelque
chose, et vous y restez tous les deux. Ça, c’est le
principe numéro deux des bonnes manières en
amour : on ne meurt pas, on continue à vivre.
— Mouais, fit Lilie.

334
Sur le chemin du retour, Lilie n’ouvrit pratiquement
pas la bouche. Elle se laissa complètement aller
contre le dossier, plongée dans ses pensées. De
temps en temps, elle avait l’air de s’endormir, mais
il n’y avait pas grande différence entre les moments
où elle dormait et ceux où elle était réveillée. Elle
n’écoutait plus de cassettes. Elle n’avait même pas
l’air de se rendre compte qu’il y avait de la
musique.
Moi, je conduisais en fredonnant en accord avec le
solo de Coltrane.
La route de Saint-Laurent de nuit est plutôt
monotone. Je me concentrais sur les feux arrière de
la voiture devant moi. Je n’avais rien à dire de
particulier. Une fois sur le périphérique, Lilie se
réveilla et se mit à mâcher du chewing-gum. Puis
elle fuma une cigarette. Elle tira trois ou quatre
bouffées puis la jeta par la fenêtre. Je pensais lui
faire une remarque si elle en fumait une deuxième,
mais elle s’arrêta là. Elle avait de l’intuition. Elle
savait ce que je pensais et savait où elle devait
s’arrêter. Je me garai devant son immeuble sur la
Corniche.

— On est arrivés, princesse !

Elle roula son chewing-gum dans le papier


d’emballage et le posa sur le tableau de bord. Puis
elle ouvrit la portière d’un air las, descendit, et
disparut dans l’immeuble. Sans dire au revoir, sans
refermer la portière, sans se retourner.
Quel âge compliqué ! Ou alors elle avait ses règles,
tout simplement. On dirait une scène d’un film. Une

335
jeune fille à un âge compliqué et vulnérable.
Je secouai la tête, me glissai vers le siège du
passager pour refermer la portière, la claquer plutôt.
Puis je rentrai chez moi en fredonnant un air d’une
chanson dont je ne me souvenais plus le nom.

Le lendemain matin, à peine levé, je sortis acheter


le journal. Il n’était pas encore neuf heures et,
devant la gare de Nice-ville. ça grouillait de gens
partant travailler. En dépit du printemps, on pouvait
compter sur les doigts le nombre de sourires. Et
encore, peut-être que ces gens ne souriaient pas
mais grimaçaient seulement. J’achetai deux
journaux, les lus en buvant du café, mangeai deux
beignets.
On parlait de l’ouverture du nouveau Ikea, de
Fillon, de la délinquance dans les lycées. Je jetai les
journaux à la poubelle et rentrai chez moi. Tout en
marchant, je me sentis soudain seul et très triste.
Ce fut une journée consacrée au rangement. J’avais
tout un tas de trucs à régler, et ce fut une journée
réaliste où je dus me coltiner avec une réalité bien
réelle. Je passai à la banque retirer un peu de
liquide, payai ma facture de téléphone et de gaz. Je
fis également un virement pour mon loyer. J’achetai
une pile pour mon réveil. Puis je rentrai à la maison
et rangeai en écoutant la radio. Je nettoyai la
baignoire, vidai le frigo, en nettoyai l’intérieur,
inspectai les provisions, les rangeai. Je frottai la
cuisinière à gaz, nettoyai le ventilateur, les fenêtres,
balayai le plancher, rassemblai les ordures. Je
changeai les draps et le traversin, passai
l’aspirateur. Tout cela me prit deux heures.
336
Pendant que j’essuyais les stores au chiffon, le
téléphone sonna. Personne ne parlait à l’autre du
bout du fil. Juste une respiration paisible qui, je
pouvais le deviner, souriait.

—Qui êtes-vous ? Allô.

J’entendis comme un râle de plaisir ou de douleur,


puis la ligne fut coupée. Je ne cherchai pas à en
savoir plus et finis tranquillement mon ménage. A
quinze heures, j’avais terminé.
Ça me trottait dans la tête déjà depuis un moment,
et je n’avais rien d’autre faire de toute façon. Je
pensais beaucoup à Marlène ces derniers jours.
C’était le signe qu’il fallait lui rendre visite peut-
être. Elle n’habitait pas loin, en plus.

Je m’y rendis à pied. Ses rideaux étaient tirés,


comme d’habitude. Le courrier débordait de sa
boite à lettres. Le hall de l’entrée était jonché de
détritus. Une fine pellicule de poussière recouvrait
la porte de son appartement. La trace de mes
phalanges s’imprima sur la porte quand je toquai.
Aucune réponse. Un autre essai. Rien.
Je soupirai. J’étais soulagé et stressé à la fois. La
porte de l’appartement d’en face s’ouvrit d’un coup
en grand. Un homme bedonnant, bouclettes
tombantes sur le front, sirotant un Pepsi, me regarda
un moment sans intérêt. Il me devança.

— Elle est pas là !


— Vous savez vers qu’elle heure elle revient ?
— Elle reviendra pas.

337
— Comment ça ?…
— C’est une ambulance qui est venue la chercher.
Elle est sortie de son appartement les pieds
devant…

Un vertige me prit, je faillis tomber contre la


colonne sèche.

—C’était une camée… C’était prévisible. Elle


vivait toute seule… Ça finit toujours comme ça.

J’avais besoin d’air. Sans dire un mot, je pris les


escaliers et quittai l’immeuble.
Le ciel était rose et pur comme un premier baiser
d’adolescent. La circulation sur la 202 était calme.
Des pies chantaient ci-et-là, plantant le bec dans la
terre fraîchement arrosée.
La nausée me remonta du bas ventre et je vomis
contre un arbre. J’aurais dû m’en douter.
Je retournai chez moi à pas lents. Très lents.
Prenant tout mon temps. M’attardant sur le décor
qui se laissait prendre par la nuit.
Elle n’était plus rien pour moi. Juste une passade
dans un moment creux et sale de ma vie. Juste un
peu de soutien, d’affection, le temps de rebondir.
Elle était condamnée d’emblée. Elle le savait aussi,
c’était pour cela qu’elle ne m’avait plus recontacté
quelque mois après les débuts dans la distribution
de journaux.
Ce n’est pas de la peine, que je ressentais, par pour
elle en tout cas, mais plus pour cette période. Cette
époque, qui me semblait si merdique, avait un goût
inestimable, qui me pinçait le cœur. J’avais évolué.

338
Avancé. Marlène, il ne faut pas m’en vouloir.

Je passai la soirée seul à boire, jusqu’à


l’évanouissement. Je me réveillai, dans l’après-
midi, avec une gueule de bois si atroce qu’elle me
fit croire que j’allais mourir pour de bon cette fois.

La pluie continuait à tomber paisiblement. Une


pluie douce et aimable qui faisait germer les plantes
dans la nuit.
Complètement, définitivement morte ! me dis-je à
moi-même. Complètement, définitivement. Ça
valait la peine de boire, non ?
J’avais du temps libre, rien de particulier à faire le
lendemain. En regardant l’autoroute entre les
persiennes. Un peu avant quatre heures du matin, le
sommeil venant, je me mis au lit et après avoir
pleuré, m’endormis.

Une semaine passa. Une semaine où le printemps


gagna rapidement du terrain. C’était complètement
différent du mois de mars. Les cerisiers avaient
fleuri, et la pluie nocturne dispersait les pétales. Les
élections étaient enfin terminées et le nouveau
trimestre scolaire avait commencé. Une suite de
jours sans but, sans nulle part où aller.
Cette semaine-là, je vis Lilie le mardi et le jeudi et
parlai avec elle, l’emmenai dîner.
Le lundi suivant, je l’emmenai se balader en voiture
en écoutant de la musique. Je m’amusais toujours
bien avec elle. On avait des points communs. On
avait le temps.
Tout se détraqua définitivement sans prévenir. Elle
339
alluma une cigarette et, sans même en tirer une
bouffée, la jeta par la fenêtre de la voiture.

— Dis, tu vas le faire quand ? dit-elle.


— De quoi tu parles ?
— Je sais que tu vas me détester, mais on peut pas
continuer comme ça. Je n’ai pas été complètement
honnête avec toi…
—Je t’écoute !
— Tu dois faire ce que t’a dit l’Homme sans sexe.

Ça ne servait à rien de faire semblant. Je lui parlai


franchement.

—Ce sont mes affaires, Lilie. C’est trop sombre et


sale pour toi. Ne fourre pas ton nez là-dedans.
—Je sais tout… Je sais même comment te sauver.
C’est l’homme sans sexe qui me l’a dit.
— Me sauver ?
— Que pense-tu que nous sommes en train de faire
toi et moi ? Une gamine de treize ans et un futur
chômeur trentenaire…
—Je ne comprends vraiment rien à ce que tu
racontes !
—Tu te conduis comme une chiffe molle. Avec la
plus jolie fille que tu as vu de toute ta vie. Et je suis
là, devant toi… et tu joues au bon samaritain… Tu
le sais très bien que si tu ne fais pas ce qu’il faut,
tout le monde autour de toi va mourir, tu vas tout
perdre…

Je me sentis très mal d’un coup. J’ouvris la portière,


et vomis de la bile. Nous étions en bas de chez elle,

340
je m’inquiétai des voisins.

— Tu attends quoi de moi ?…


— Dépucelle-moi ! C'est le seul moyen.

Elle me prit la main et la serra fort.

— Je t’aime beaucoup, tu sais… Si je suis là, il n’y


a pas d’autre raison…
— Lilie… rentre chez toi… tout de suite…

J’ouvris la portière de son côté et la fit sortir de


force. Je démarrai et pris la direction de mon
appartement. Tout ce à quoi je tenais se faisait
contaminer. Je ne pouvais pas y échapper. Fuir était
inutile.

— Vous êtes sûr ? La pension sera versée tous les


mois à la personne de mon choix ?
— Je vous le promets !
— Et c'est réellement sans risque...
— Sans risque aucun... Et si nous avions le malheur
de rencontrer des complications pendant le
déroulement de l'opération...
— Vous abrégez mes souffrances, et m'enterrez
dans les forêts d' Aspremont.
— Oui... Votre volonté sera entièrement respectée,
Monsieur, vous pouvez avoir confiance...

Nous avions discuté un nombre incalculable de fois,


avant que je n'accepte. Monsieur Sopal était un être
doué d'une patience infinie. Sous ses sourcils
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broussailleux et grisonnants, son regard sombre ne
clignait jamais. Un visage rond et juvénile, marqué
par l’expérience, qui ne laissait transparaître aucune
émotion. Il devait avoisiner la petite cinquantaine.
Je ne m’intéressais pas à l'âge des gens que je
rencontrais, je trouvais ça vulgaire. Et Dieu sait que
j'en rencontrais peu.

Le soir même de ma dernière conversation avec


Lilie, je me rendis à l’église de Notre-Dame. Il était
vingt-deux heures. Des clochards dormaient
couchés sur des cartons au pied des immenses porte
de bois. Ils sentaient très mauvais.
Je passai dans l’entrebâillement, et vis dans le fond
de la bâtisse, un groupe de gens assis sur des
chaises disposées en rond, un cercle parfait. Ils
chuchotaient. Le responsable des lieux me repéra,
alors que, le nez en l’air, j’appréciais l’architecture,
les vitraux, et le silence empli de fraîcheur.

Il m'a avoué d'entrée de jeu qu'il n’était pas


médecin, qu'il ne possédait aucun diplôme. Un
autodidacte. Que ses recherches portaient sur un
domaine peu connu, et reconnu par le monde
médical.
Il était venu à moi naturellement. « Des sans âmes
», c’était le thème du soir. Odeur de café cramé,
petits beurres, Freeway chaud, quiche brûlée.
Ambiance familière. « Tous les soirs de la
semaine », m’avait-il dit. Une personne douce, à la
voix rassurante et au sourire chaleureux.
Avec moi ça faisait, une douzaine de participants.
Chacun à notre tour nous confessions notre
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désarroi, notre peine face à l'absence d'émotion
dont nous avions fait preuve face à un proche en
difficulté. Monsieur Sopal se présenta. Il avait
rejoint le groupe début Janvier de l'année 2004. Il
s’était présenté, avait pendu sa veste de blazer, puis
n'avait plus dit un mot, se contentant d’observer.
Observer tout le monde sauf moi. Il s’était fait une
idée rapide sur tout le monde et m'avait divinement
ignoré.
Moi aussi, d’ailleurs... Je n’étais pas ici pour les
mêmes raisons.
C’était le tour de Navarreli. Un jeune
manutentionnaire, aspirant à l'art de la comédie.
Nous étions tous assis sur une chaise, en cercle.
Navarreli se tenait au centre, debout. Son visage
juvénile, recouvert d'une barbe soignée, exprima la
confusion avant de se lancer :

— Voilà, donc... Je... Je ne sais pas ce qui


m'arrive... J'ai perdu ma fiancée...
— Respirez... Calmement... Puis racontez-nous, dit
Heinke.
— Ça remonte à l’été dernier... C’était une belle
journée, j'avais pris mes congés. Nous étions sur le
port avec ma petite amie. Après six ans de relation,
nous nous étions fiancés. Quelque temps après les
fiançailles, elle était devenue étrange.
— Étrange ? C'est-à-dire ? fit Heinke.
— Elle ne dormait presque plus. Devenait de plus
en plus possessive. Son amour avait décuplé. Je la
trouvais de plus en plus enfant, ne trouvais plus ce
côté femme en elle. Elle m'appelait à longueur de
journée, me bombardait de textos, m'attendait
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devant le boulot... Elle passait des heures devant le
miroir, enfermée dans la salle de bains, des nuits
entières des fois... Je ne pouvais pas faire grand
chose. Le travail me prenait tellement de temps que
je ne pouvais me permettre de la suivre dans son
délire. Entre les factures et les économies pour le
mariage dont on devait fixer la date bientôt... Non,
je me devais de garder la tête sur les épaules... Je
me sentais coupable... Bref ce serait trop long de
tout raconter... Un beau jour, tout est rentré dans
l'ordre. Comme si rien ne s'était passé.
Évidemment, Je ne demandai pas mon reste et
oubliai tout ça rapidement... Donc, comme je le
disais, nous étions sur le port. Le temps était
magnifique. Nos verres arrivaient. La terrasse était
bondée. L'ambiance était vraiment bonne. D'un
coup, ma fiancée s’était mise à me raconter une
histoire. À la hâte, comme si elle voulait le faire
avant que les verres n'arrivent. Elle bafouillait, se
reprenait, au bord de la crise...
— Quelle histoire ? fit Heinke.
— Six avortements. Sans me le dire. En Espagne.
Je ne comprenais rien à ce qu'elle me disait. Elle
prenait la pilule. Ça n'avait aucun sens. J’étais
d'accord de plus pour avoir des enfants. À vrai dire,
je n'attendais que ça. Elle tenait à parler ! Ça
bouillonnait en elle. Avant même que je ne puisse
réagir, elle m'avait demandé si je pouvais deviner la
raison qui l'avait poussée à avorter ? Je ne la croyais
pas, et je n'avais pas de réponse. Elle se mit à
raconter une histoire sordide.

Tout le groupe était rivé aux lèvre de Navarelli. Le


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pauvre tremblait du menton.

—Prends ton temps, fit l'ex-psychiatre.


— Pendant son adolescence, son frère l'a violée...
du moins elle n'avait pas résisté... Putain... elle était
tombée enceinte de son frère et avait avorté deux
fois. Je ne savais même pas qu'elle avait un frère. Il
s’était suicidé à vingt ans. Sur la terrasse
ensoleillée, elle pleurait en m'expliquant qu'elle se
trouvait indigne d’être mère, qu'elle était un
monstre, qu'elle ne méritait pas de vivre. Et c'est là,
que j'ai foiré... Je ne sais pas pourquoi... Je me suis
mis à rire ! Un rire de joie. Elle s’était braquée en
me fixant comme si j’étais le diable. J'en riais
encore plus. Ma bière n’était pas encore sur la table
que j’étais déjà soûl, ivre de bien être. Je l'aurais
même giflée avec plaisir, enjoint les clients, les
serveurs et les passants, à se moquer d'elle, avant de
lui dire que ce n'était rien, et que je me serais bien
tapé des gambas flambées... C'est elle qui m'avait
giflé, et avant de me quitter pour toujours, elle
prononça son verdict. Je cite : « Tu n'as pas
d'âme ! » Désolé... je veux pas faire le mariole,
mais ça me fait rire, rien que d'y repenser... J'ai
vraiment un souci, elle doit avoir raison, je n'ai plus
d'âme !
— Merci, monsieur Navarelli pour ce témoignage,
dit Heinke, en l'invitant à reprendre sa place. Nous
allons méditer sur ce que nous venons d'entendre.
Et chacun notre tour, nous partagerons notre
ressenti. Prenez un café, un biscuit, nous reprenons
dans cinq minutes.

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Puis vint mon tour.

— Nous accueillons ce soir un nouvel ami.


Laissons-le nous dire quelques mots. Puis nous
reprendrons le cours de la séance.

Je me levai. Mes jambes me tenaient à peine. Je


peinais à trouver mon souffle.

—Je suis un homme qui a peur des femmes.

Sitôt dit, je me rasseyai. Voilà, c’était fait. J’avais


fait ce qu’on m’avait dit de faire. Je préférais ça que
de dépuceler une mineure, telle la pauvreté de ma
réflexion… Personne ne trouva ma déclaration
bizarre. Et nous passâmes à la suite.
Vers minuit, la séance prit fin. Heinke m’invita à
me raccompagner. J’acceptai. La nuit était douce,
sans vent. Les sans-abris poussaient leurs caddies.
Les amoureux tanguaient, ivres. La ville calme
flottait comme un songe. Dans le Range Rover,
Heinke me parlait comme si nous étions de vieux
amis.

—L’opération n’est pas douloureuse, vous verrez.


Ça ne prend que dix minutes.
—On y va maintenant ?
—Quand alors ? fit-il avant de se mettre à rire.
—Vous connaissez l’Eunuque ?

Il ne répondit pas puis reprit.

—Tout va bien se passer…

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Nous arrivâmes au quartier Gorbella. Passâmes une
porte de bois d’un vieil immeuble. Montâmes les
escaliers jusqu’au quatrième étage. Il ouvrit une
porte blanche blindée et me demanda d’attendre. Il
entra et je l’entendis désactiver l’alarme. Ça sentait
la naphtaline à l’intérieur. À tous points de vu,
c’était un cabinet de docteur. Salle d’attente, de
consultation, accueil, en plein milieu d’un
appartement familial, salon, chambre, cuisine,
toilette… Heinke nous servit du café.

—En quoi consiste l’opération ? demandai-je.


—Je vais insérer dans ton lobe frontal un corps
étranger.
—Un corps étranger ? De quelle taille ?
—Un centimètre sur un centimètre.
—Et…
—Ne me demande pas le but. On verra ça après. Au
moins tu en sais, au mieux ça fonctionnera.

Je me souviens de l’instant avant l’anesthésie. Le


regard de Heinke. Brillant. Heureux. Ça m’avait
rassuré.

Trois heures après, je m’étais réveillé avec une très


fine cicatrice au milieu du front. Aucune douleur. Je
me sentais plutôt bien. Heinke, buvait un verre.
Visiblement fatigué.

—Comment vous sentez vous ?


—Plutôt bien…
—Parfait… Je sais que tu dois avoir un paquet de
questions à poser, mais les réponses vont venir

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d’elles-mêmes, je te le promets…
—Je suis fatigué de vouloir tout comprendre, j’ai
juste une question à poser…
—Je t’écoute.

—Pourquoi moi ?

Heinke me regarda avec tendresse, s’approcha de


moi. Me tapota l’épaule. Puis il me tourna le dos et
quitta la pièce.
Ça sentait la menthe dans l’appartement. L’intérieur
était assez vide. Volets clos. Pas d'animaux.
Elle avait jeté ses talons à l'entrée et s’était faufilée
en vitesse, disparaissant derrière une porte. De l'eau
se mit à couler. J'avançai jusqu'à tomber sur le
living. La télé était en marche, en mode mute. BFM
TV tournait dans le cadre. Peinture beige crépi. Une
table en verre, basse, posée sur un tapis blanc, était
entourée d'un assortiment de canapés et fauteuils en
cuir marron.
L'odeur de menthe était là.
Un halogène éclairait timidement la scène. Il faisait
sombre, ce n’était pas agréable. Elle alluma. Une
faible lueur me permit de découvrir une chambre
dépourvue de fenêtre et de meubles, hormis, dans le
fond, un imposant objet recouvert d'une bâche sale.

Je l’avais repérée devant Séphora. Ou plutôt, ça


l’avait repéré. Cette chose lovée au centre de mon
front. Comme un son de cloche dans mon crâne. Je
l’avais suivie à bonne distance. Elle avait fait
encore quelques magasins, puis s’était rendue au
Parking. Elle conduisait une Audi, la même que
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Dominique. Je lui avais collé le train avec
discrétion. Au Cros-de-Cagnes, elle était entrée
dans une résidence plutôt luxueuse.

–Attends, entendis-je dans ma tête.

J'exécutai. Sortis mon thermos et allumai la radio.


Vingt minutes plus tard, on me dit à l’oreille que je
pouvais y aller. Je verrouillai la voiture. Enfilai un
bonnet. Baissai la tête. La porte du hall était
ouverte. Une sensation dans ma poitrine me tira
dans les escaliers, et se mit à me gratter l’estomac
au troisième étage. C’était là. Je me plantai au
milieu du couloir. Je vis la porte de gauche en
négatif dans ma tête. Je jouai de la poignée.
Ouverte. J’entrai sans faire de bruit.

Une faible lueur me permit de découvrir une


chambre dépourvue de fenêtre. Elle était là.
Endormie tout habillée. Une belle femme, dans le
style présentatrice télé. Classe, grande, les cheveux
longs. Un verre de vin rouge reposait sur la table de
chevet. Je m’approchai, attrapai le flacon tombé par
terre et lis l’étiquette : Stilnox 1000.

–Tu as 10h47 minutes, me dit une voix silencieuse.

Je soupirai, bus une gorgée de vin rouge. Corsé,


délicieux. J’enlevai mes chaussures et me rendis à
la cuisine me préparer à manger.
J’avais tout le temps devant moi…

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