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Comment aimer
sans faire
souffrir ?
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Une cloque
a fleuri,
à l’intérieur de la cuisse,
là où je t'ai embrassée...
Tu vacilles.
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Chapitre 1
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Le premier jour de boulot, je m’étais rendu aux
toilettes en arrivant. Ça couinait derrière une porte
de chiottes. Je ne voulais pas me mêler de ce qui ne
me regardait pas. Je pissai, me lavai les mains. La
porte du chiotte s'ouvrit timidement. C'était mon
collègue. Il s'essuyait les larmes, le nez rouge, le
dos rond, penché en avant. Il était mal. Et comme il
était mal, j’étais mal automatiquement.
— C'est rien, t’inquiète, fit-il, c'est rien !
Je passai mes pognes sous le séchoir automatique.
Lui se lava les siennes. Il se regardait, laconique,
dans le miroir, sans la moindre émotion. Il
ressemblait à Elvis Presley, coiffé en banane, mais
maigre comme un Carambar. Ses mâchoires étaient
puissantes, carrées. Cette tête s’était trompée de
corps, c’était mon impression.
Le jour de l'entretien, je ne l'avais vu qu'en photo,
punaisé sur le tableau. Le patron m'avait dit du bien
de lui. Enfin, je crois. Je ne pouvais pas me
permettre de me faire du souci. On attaquait dans
cinq minutes. Ça devait bien se passer. J'avais pas le
choix. La journée était maussade, et de la pluie était
prévue. Du soleil filtrait par-ci par-là pour le
moment. On monta dans la voiture chargée de
brochures et nous quittâmes le hangar.
— J'ai pas enregistré ton prénom... tu…
— Dominique.
— Moi, c'est Mo.
— C'est ton premier jour ?
— Yes...
— Tu verras, ça va aller tout seul !
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Elvis Presley qui, de bon matin, vous dit de pas
vous en faire... Que demande le peuple ? Mais j'ai
toujours la sale habitude d'être curieux... Pourquoi
chialer de bon matin ? Il avait sûrement une bonne
raison... J'allumai la radio et laissai sur les infos. On
parlait du camion allemand, que c’était la faute
d’Angéla, que le méchant responsable se trouvait
parmi la masse humaine de migrants à qui elle avait
ouvert la porte. Dominique conduisait très
sérieusement, il respectait le code de la route à la
lettre.
Les premières boîtes arrivèrent. Je descendis du
véhicule et commençai le bourrage. C’était un
boulot peinard, rien à dire. Physique tout de même.
Je pourrais prendre du bon vin, des gambas, et du
chocolat pour les fêtes... Ça me mettait en joie, je
me sentais humain d'un coup, je pouvais
comprendre les travailleurs... leur petite résignation
à se battre contre le système et, simplement, se
laisser couler... C’était moins fatiguant... plus sûr...
pour le chèque et les garanties... comme de se faire
mordre par un zombie et rejoindre le courant de
tristesse plutôt que de combattre, de résister. La
fierté, ça nourrit pas nos gosses, ça paye pas le
loyer, les soins dentaires... bref...
Je remontai en bagnole... Je donnai l'adresse
suivante à Dominique. Ça se couvrait. Vers midi, on
s’arrêta dans un bistrot pour casser la croûte. Je
commandai des spaghettis au saumon et mon
collègue un jambon beurre.
— C'est vraiment cool, comme job, dis-je, histoire
de parler.
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— Oui.. répondit Dominique.
— Si y'a un souci, n’hésite pas à m'en parler !
Il me transperça gentiment du regard, d'un air de
dire : tu essaies de foutre les pieds dans un plat que
tu ne peux même pas imaginer. Il se leva pour se
rendre aux toilettes. Le reste de son sandwich, son
portefeuille et son téléphone l’attendaient sagement
sur la table. J’attrapai le portable. Il y avait un code
de sécurité. Impossible de rentrer dedans. Je le
reposai, fouillai dans le portefeuille. Dans le fond
d’une tranche, il y avait une mèche de cheveux et
une dent pourrie. Je levai les yeux. Je crus voir dans
le fond du bistrot, caché derrière le mur, un regard
obscur qui m’épiait… J’eus soudain très peur,
reposai le portefeuille et fourrai ma fourchette dans
mon assiette. Deux minutes passèrent. Dominique
revint. Il constata que ses affaires n’étaient pas
disposées comme avant son absence, il les remit en
place, calmement, avec des petits gestes très
soignés. Il mordit dans son sandwich, puis dit :
— Mange, tu vas en avoir besoin.
Je n'avais plus envie de parler. Une fois le repas
fini, nous commandâmes les cafés, que
j’agrémentai en cachette d'un peu de whisky. Ce
n'était pas un mauvais bougre, il n'aimait pas qu'on
le fasse chier, c'est tout ; mais avec une gueule aussi
cool, on se sentait tout de suite trop à l'aise. J'avais
l'impression de le connaître depuis toujours. Je
n’aurais pas dû fouiller ses affaires… Je ne pouvais
pas m’empêcher… Je n’étais pas cleptomane mais
presque… Mes parents immigrés de première
génération avaient passé tout le long de ma jeunesse
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des disques du King. Je me souvenais surtout des
pochettes des 33 tours, et des slows qu'ils dansaient
dans notre petit salon. Tout ça, c’était loin, et Elvis,
à côté de moi, s'enfonçait dans un mutisme de plus
en plus profond. Je me sentais très mal… Je
n’aurais vraiment pas dû faire ça… mon premier
jour de boulot...
Dans le milieu de la journée, une femme habillée
d'une tunique rose fluo m'insulta derrière la grille
de sa résidence pendant que je faisais le boulot. Je
gardai mon calme. C’était une handicapée mentale.
Bouche de traviole et gestes incontrôlés. Elle s'en
donnait à pleins poumons, de la bave séchée aux
commissures des lèvres, les cheveux coupés court...
Je gardai mon calme. La première journée se
termina enfin. J’avais des courbatures et un mal de
dos qui me lança durant toute la nuit. Ce n’était
rien, il fallait juste le temps de s’habituer. Le
troisième jour à midi, dans le même bistrot,
Dominique était plus bavard que jamais.
— Je peux te poser une question qui fout mal à
l’aise ?
— Vas-y…
— T’as déjà fait l’amour avec une femme invalide ?
Ou dans le même style, genre endormie,
inconsciente, amputée ?
Je faillis m’étouffer avec un bout de sandwich.
Depuis quand étions-nous devenus proches à ce
point ? C’était sûrement encore un test pour voir si
j’étais solide et méritais le poste. Je jouais franc jeu.
— Fais pas ta fiotte, dit-il, tu peux te lâcher avec
moi…
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—J’ai… une amie, plutôt une connaissance, elle a
des problèmes de drogue…
— Et ?
— Elle se pique à l’héroïne. Toujours en ma
présence parce qu’elle n’a pas confiance…
— Tu prends cette saloperie, toi aussi ?
Dominique m’avait attrapé par le bras. Il avait de la
force, ce con.
— Non ! Jamais ! Mais elle se shoote qu’avec
moi… C’est pas une petite amie, mais c’est ce qui
s’en rapproche le plus… Je ne sais pas comment
expliquer…
— Et donc, pendant qu’elle plane… tu te la tapes…
c’est ça ?
— Oui…
— Pas mal !
La discussion s’arrêta là. Je voyais bien que ça
travaillait dans le crâne de Dominique. Il n’en dit
pas plus. Ne revint pas sur le sujet. J’aurais dû
fermer ma gueule… La journée se termina sans
problème. Vendredi arriva.
— Ce soir, on va boire un coup dans un pub, après
le boulot, dit Dominique.
— OK !
Je me sentais obligé de dire oui à tout tant que je
n'avais pas signé ce putain de CDI. À la fin de la
journée, de retour de la tournée, Dominique était de
très bonne humeur. Il me déposa chez moi. Il passa
me prendre à 20h.
Nous quittâmes la rue devant mon appartement
dans une Audi flambant neuve. Il portait un costard,
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s’était rasé, et empestait l’after-shave. J’avais fait
aussi un effort vestimentaire, jean, chemise propre
et veste de blazer. Nous arrivâmes par la voie rapide
dans le centre. On trouva une place de parking dans
le sous-sol de Masséna. La grande place était
illuminée de guirlandes, jeux de lumières, de grands
sapins. Les faciès joyeux, la marche rapide, les
passants se hâtaient de vivre leurs plus beaux
instants, leur plus grand bonheur, en famille, en
couple, ou avec un cœur plein d’espoir. Dominique
m’expliqua qu’il y avait un endroit sympa, un peu
caché sur la zone piétonne. Je me contentai de le
suivre. J’avais froid, j’aurais dû prendre ma
doudoune. Il fallait prendre en compte qu’on
bossait le lendemain.
On entra dans la zone et ses trottoirs de dalles
bombées et tordues. Les terrasses étaient bondées.
Obligés de frôler les corps en liesse pour se frayer
un chemin. Juste avant Foot Locker, nous
bifurquâmes dans un petit couloir de style
médiéval, embaumé de pisse, qui donnait accès à
une cour entre trois immeubles encastrés les uns
dans les autres. Dans l’entrée du fond, Dominique
tapa un code sur l’interphone et la porte s’ouvrit.
Après trois étages par les escaliers, il s’arrêta
devant la première porte du couloir. Des murmures,
du saxophone, des tintements de couverts nous
parvenaient. Dominique entra sans frapper. Souffle
chaud, relents de nourriture, d’alcool, de chaleur
humaine nous fondirent dessus dans un appel d’air
puissant. Je me dépêchai d’entrer et refermai
derrière moi. C’était tout simplement un pub en
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appartement. Le comptoir, la piste de danse, les
tables, les toilettes, les places VIP, tout y était. Les
murs étaient peints en noir, ornés de tableaux, de
portraits, de fines citations. Il n’y avait pas de
groupe de zicos qui jouaient live, mais un DJ placé
de manière discrète. Des serveuses et des serveurs
qui pourraient parader sur les podiums sans aucun
problème. Les clients avaient bonne mine, me
disaient bonsoir spontanément, comme si j’étais un
des leurs…
On se posa à une table proche du balcon. Je pouvais
voir le chahut de la zone. Je commandai un Jack
Daniel’s sans glaçon. Dominique une Heineken.
C’était vraiment plaisant comme lieu. Je ne savais
pas que ça existait de telles ambiances à Nice ; on
pouvait se croire à Paris, la prétention en moins, la
fraîcheur en plus.
— On est pas bien là ? dit Dom.
— C’est le top, dis-je.
— Je voudrais te présenter quelques personnes ce
soir…
— Pas de souci…
Un quart d’heure plus tard, une armoire à glace,
avec une gueule d’ange, vint s’asseoir à notre table.
Il commanda la même chose que moi.
— Mo, je te présente le commandant en chef du
commissariat de Nice, Louis Prinzil.
— Enchanté, monsieur, dis-je.
— Enchanté, Mo. Je suis un très bon ami de
Dominique ; c’est plus que ça, je veux dire… On
est de la même famille, en quelque sorte… Il m’a
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dit le plus grand bien de toi… J’espère que ta
carrière de chauffeur livreur va bien se passer… En
tout cas, si tu as le moindre souci, si on t’embête, si
tu as un problème, n’hésite pas à me contacter…
Il me tendit une carte.
— Je vous remercie, dis-je.
— Il y a de très belles femmes ce soir, dit le
commandant. Nous sommes gâtés.
— Louis, dit Dominique, tu devrais rester sage,
pense à ta femme un peu !
— Oh ! Je fais que ça, penser à elle… je t’assure…
Je suis perdu, je ne sais plus quoi faire… On
n’arrive plus à communiquer…
— Vous lui avez fait du mal ? demandai-je, vous
l’avez trompée ?
— Pas du tout… C’est le temps, juste le temps qui
désagrège tout...
Il se gratta la barbe naissante sous le menton, le
regard perdu sur un mal être sur lequel il peinait à
mettre des mots. Il semblait bien trop jeune pour
être si haut gradé. Il but une gorgée qui acheva son
verre et reprit :
— Le silence entre nous, ma femme est moi, je
veux dire… il est…
— Terrifiant, dit Dom.
— C’est ça, terrifiant. Je suis bien avec elle dans la
même pièce, dans le même lit, mais ce silence, ce
silence… qui s’insinue dans le moindre intervalle ;
il nous sépare d’une manière qui me paralyse, il
m’engloutit, m’ensache dans un suaire, et si je ne
me dépêche pas de parler, de parler encore, ou de
m’enfuir, j’ai l’impression que la ligne sera coupée
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pour de bon… tu vois… sans retour…
— Je crois comprendre, dis-je.
— C’est simple, dit le commandant, je ne me sens
bien que quand elle dort, quand je suis près d’elle et
qu’elle se repose paisiblement. Dans ces moments-
là, j’ai vraiment l’impression de me reconnecter, de
pouvoir lui dire ce que je veux lui dire, de
partager… d’admirer sa beauté… seulement dans
ces moments-là… Ah ! Dom, dit le commandant, je
me lasse jamais de te voir. Regarde ça, tous les
regards sont rivés sur toi ; c’est comme si je
picolais avec Elvis, une rock star, c’est dingue !
— Il faisait de la musique de merde, ce type ! J’ai
pas choisi de lui ressembler ! C’est une
malédiction.
— Je m’en fous de la musique qu’il jouait, c’est
l’effet qu’il faisait aux nanas… Toi, Mo, tu es de
82, tes parents sont venus en France dans les années
60, ils devaient être dingues du King. Ça devait
représenter tellement d’espoir pour eux. Ce type qui
se trémoussait en pantalon de cuir et fredonnait
d’une voix grave, la liberté, l’infini.
— C’est vrai que mes parents écoutaient beaucoup
Elvis Presley quand j’étais gamin…
Nous restâmes tous les trois un moment sans rien
dire, à siroter nos verres. Puis le commandant en
chef se leva et nous demanda de l’excuser. Dix
minutes plus tard, un autre invité s’installa à notre
table. Une femme de vingt ans, pas plus. Typée
nordique. Des cheveux blonds et fins coupés court.
Elle portait une belle salopette en jean noir, une
veste de tailleur vintage, une paire de ballerines
rouges. Elle fit la bise à Dom et me serra la main.
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— Je te présente China. C’est une étudiante
étrangère. Elle est très sympa.
Elle commanda une vodka orange. Elle n’avait
toujours pas dit un mot. Son verre arriva. Elle y
trempa les lèvres timidement. Dom commanda une
autre tournée pour nous. L’alcool montait
doucement. L’ambiance dans la salle battait son
plein dans le calme et la bienséance.
— Si tu te poses la question, Mo, elle ne parle pas
un mot de notre langue. Elle la comprend à peine.
De quoi commander un verre et de dire oui, ou non,
si elle voudra baiser avec toi ou pas.
Ça me fit rire. China nous regardait, sans rien
comprendre, avec une petite innocence qui
accompagnait chacun de ses gestes, et un feu
coquin dans les prunelles. Elle était si parfaite,
qu’un goût d’irréalité suintait sur le bois de notre
table, la buée de nos verres fraîchement servis, et
me remplissait l’estomac et peu à peu le cœur. Je
voulais demander à quoi ça servait de faire venir
une fille qui ne parle pas notre langue. Pourquoi me
présenter Louis ? Le sens de tout ça m’échappait.
Pour le moment, je me contentais de boire.
Dominique se leva à son tour, chuchota à l’oreille
de China, posa un billet de cent euros sur la table, et
ils quittèrent la table sans rien dire. Je me retrouvais
seul. Encore une fois.
Après quelque verres, je pris le N4 et rentrai chez
moi. Je ne pouvais pas déconner, je bossais le
lendemain.
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J’arrivai à l’heure, frais et dispo. Dom buvait un
café au gobelet. Il me salua timidement. Je chargeai
le coffre et nous quittâmes le hangar. Il faisait plutôt
beau, et le temps était au beau fixe.
— C’était cool hier ? Tu es bien rentré ?
— Oui, pas de souci !
— J’ai passé la soirée avec China. C’était pas top…
— C’est-à-dire ? demandai-je.
— Elle était trop… comment dire… présente…
C’était très étrange que je comprenne ce qu’il
voulait dire. Je me concentrai sur le boulot. C’était
la dernière ligne droite avant le week-end. Je
retombai sur la débile mentale en fluo. Elle me
cracha au visage. Je perdis mon calme. Grimpai la
grille. Elle se jeta sur moi et me roua de coups. Je
l’attrapai par le cou, j’avais envie de serrer et
qu’elle dorme pour un moment… Je me ravisai,
relâchai le cou et la maintins pas les bras… Son
visage tordu, rouge de haine, boutonneux, collait au
mien, elle m’insultait et postillonnait sur moi… Elle
puait… Elle ressemblait à un pigeon tout sale, tout
dégueulasse… Je retins mon envie de lui en coller
une… la relâchai et m’échappai en direction du
véhicule.
Dominique fumait une clope en regardant la scène
avec beaucoup d’intérêt.
— Des êtres de ce genre, me dit Dominique, tu en
croises tous les jours dans ce métier... tu verras... et
les trisomiques, c’est les plus cool… Bon, je vais te
faire un petit cadeau… Tu en parles à personne,
OK ?
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— Compte sur moi !
— Oui, on verra bien si je peux compter sur toi,
répondit Dominique.
Le taf fini, il me fit attendre au pied de son
immeuble qui se trouvait à Nice Nord, dans le
quartier Saint-Philippe. C’était plutôt bourgeois
mais sans prétention. Il redescendit trente minutes
plus tard avec un gros sac plastique bien chargé.
— Tiens, y a un vieux magnétoscope et une VHS.
Je veux que tu regardes et que tu me dises ce que
t’en penses. OK ?
— Je vais faire de mon mieux, répondis-je.
Il me ramena chez moi et disparut dans le tournant
du boulevard, mangé par la nuit. Ça m’intriguait
trop. Je mangeai sur le pouce, bus deux bières, me
douchai, enfilai un pyjama et branchai le
magnétoscope. J’insérai la cassette. Avant
d’envoyer la lecture, je me servis un petit verre,
histoire de m’ouvrir l’esprit. Je m’attendais au pire
avec le plus grand des naturels. Après une lampée
de whisky, je pressai la touche play.
Ça ne fit, ni une, ni deux, j’aperçus des corps nus en
rut un bref instant, et la bande se prit dans la bobine
d’un coup… À l’aide d’un tournevis cruciforme, je
dévissai le couvercle du magnétoscope et tentai de
libérer la bande. Tout ce que je réussis à faire, c’est
à bousiller la cassette définitivement. J’étais dans la
merde. Je passai la nuit sans fermer l’œil… et s’il
me virait ? Il en était capable… surtout que ça lui
avait coûté émotionnellement de me prêter cette
cassette ; je l’avais vu sur son visage… il tenait à ce
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que je la visionne. Après une heure d’un sommeil
entre deux états, je me levai et me préparai sans
aucune motivation. Même le café ne me fit aucun
bien. La cassette bousillée trônait sur la table du
salon. Je n’avais même pas débranché le
magnétoscope.
On attaqua la journée sous un ciel couvert. Il était si
bas qu’on aurait pu presque le toucher. Dominique
roulait doucement. Il m’avait à peine dit
« Bonjour ». Je savais qu’il attendait le bon moment
pour me le demander… C’était l’axe principal de sa
journée, le retournement de notre relation, à un
point où il se permettait de s’enfoncer dans sa
tristesse et son silence, tout en écoutant les infos.
Voir Elvis Presley avec ce visage… c’était quelque
chose…
A midi, on décida de casser la croûte au Burger
King. C’était bruyant comme une maternelle, avec
une odeur de graillon et des prototypes de la
prochaine jeunesse un peu partout. On mangea en
silence. J’agrémentai encore nos sodas de whisky ;
je me mis la double dose… Je pris le volant pour
l’après-midi. Je manquai de peu de renverser un
couple de vieux sur le lacet d’une route escarpée du
coté de Saint-Martin-du-Var…
Dominique se fâcha et reprit le volant !
— Putain, mais ils foutaient quoi au milieu d’un
lacet d’un circuit de formule 1, au beau milieu de
nulle part ? dis-je.
— C’est pas de leur faute, c’est de ta faute, Mo !
Faut toujours être prêt, vif !
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Je ne répondis rien ! La colère me brûlait l’estomac.
— Je sais que tu n’as pas regardé ma cassette, dit-il.
— Je…
— Si tu l’avais regardée, tu ne te tiendrais pas aussi
tranquille, à somnoler derrière le volant… Pourquoi
tu l’as pas regardée ? Dis-moi !
— Je voulais la regarder, Dom, je te jure !
— Mais ?
— Le magnéto a bouffé la bande…
— La cassette est foutue ?
— Foutue…
Sa manière de conduire changea. Pleine d'entrain.
Osée. Comme si la journée commençait enfin. On
allait si vite que je perdais mes repères et ne savais
plus où nous étions. Il freina brutalement devant
une grande maison. Un créneau parfait et on claqua
les portières. Je ne reconnaissais pas ce coin, on
devait être pas loin de Fabron, j'en n'étais pas sûr.
Elvis passa la grille d'un pas vif. Je ne le lâchai pas.
Il entra dans la baraque par la porte de la cuisine.
Le soleil n'entrait pas dans cette maison, il faisait
froid, l’intérieur était tout en pierres et en crépi. Un
silence marmoréen y régnait. Un salon qui faisait
trois fois mon appartement nous accueillit. Il y avait
une cheminée dans un sale état et un écran plasma
fêlé sur le mur principal. On traversa le salon, nous
prîmes un escalier et montâmes au premier.
— On fait quoi ici, au juste ?
— Tu le veux ce job ?
— Oui, bien sûr !
— Alors ne pose pas de questions et fais ce que je
dis !
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— Ça veut dire quoi ? dis-je.
— C'est moi qui décide de ton sort ! Et je veux pas
passer toutes mes journées avec un trou du cul ! Tu
saisis ?
— Idem pour moi ! répondis-je.
Est-ce pour sa vieille cassette qu’il m’avait traîné
jusqu’ici ? Il me manquait des données pour
comprendre clairement la situation… J’étais sûr
qu’il savait que j’avais fouillé dans son portefeuille,
et que maintenant, il voulait me faire payer… mais
je n’avais rien volé… Bien sûr que j’aurais bien
chipé un billet bleu, histoire de me mettre bien dans
la soirée après la journée de boulot, mais j’avais
pris sur moi et je n’avais rien touché.
On arriva devant une porte en bois qui tenait par
miracle. Elvis la poussa d'un coup sec. Une
poussière argentée s’éleva dans l'air froid. La
chambre était immense, meublée dans le style
gothique. Il y faisait encore plus froid. Le plafond
était si haut que j’en eus le vertige. Puis je la vis…
Mon souffle se coupa. Il y avait une femme nue sur
le lit… Ou plutôt le reste. C’était une femme tronc.
Comme il m’en avait parlé, sans vraiment le faire.
Ses bras et ses jambes étaient amputés à la base du
membre. Les cicatrices étaient larges, laides,
violacées… La pauvre femme, reliée à une
perfusion aux couleurs bizarres, était à peine
consciente de notre présence. Sa chevelure bouclée
était parsemée de nœuds desquels pendouillaient
des bigoudis délavés. Les poils brunâtres, au-dessus
de son sexe, avaient trop poussé et commençaient à
pousser sur l’intérieur du haut des cuisses.
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— Tu vas faire comme moi, dit Elvis.
Il se défroqua sans la moindre hésitation, en un rien
de temps monta sur le lit, se cracha dans les mains,
les passa sur le sexe de la femme, vérifia que c’était
à son goût, et la pénétra.
— Si tu veux ce job, Mo, tu vas le faire aussi ! Tu
vas la baiser !
— Pourquoi tu fais ça ? C'est quoi ce bordel,
Dominique ?
— Tu veux savoir qui je suis, tu es curieux ? Je te
cacherai rien alors… Cette femme est une
meurtrière ; elle a renversé ma mère, l'a tuée sur le
coup et s'est enfuie ! C'est une ordure sans nom ! Je
ne fais que rendre justice ! Tu comprends, Mo? Tu
vas le faire, parce que tu es un gars bien qui veut
juste bosser pour subvenir aux besoins de sa famille
! Qui veut s’intégrer à cette société ! Hein ? Sinon,
je te fais virer sur le champ. Sinon, je dis à Louis
que t’es qu’un petit voleur et un violeur
d’héroïnomane… À vrai dire, il le sait déjà… s’il
ne t’a pas encore foutu en taule, c’est pour moi…
Tout en bourrant le corps inerte de coups de rein, il
prit son téléphone et lança un appel.
La femme avait un joli visage. Elle regardait le
plafond. Puis d'un coup, elle tourna son visage vers
moi et plongea son regard sans vie dans le mien.
— Allô, Boss, oui ! C'est Dom! Je vous appelle
pour vous parler du jeune que je dois former ! Oui...
ben...
Je levai les bras en l'air, fis signe que c'était OK !
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— Ben je pense qu'il faudrait le garder, c'est un bon
élément, très motivé ! OK... on en parle en fin de
tournée, à ce soir...
Il se retira et me demanda une lampée de mon
whisky. Je lui tendis ma flasque. Il était exalté,
plein de plaisir, les yeux brillants...
— À toi, Mo... À toi de la fourrer cette meurtrière !
Tu vas voir, c'est pas si mauvais que ça ! C’est
comme avec ta copine droguée… tu aimes ça,
quand elle part… quand y a plus personne… juste
son corps sans défense… Tu es comme moi…
comme tous les hommes ; ne renie pas ta vraie
nature !
C’était un CDI à perpétuité que je m’apprêtais à
signer. La sécurité de l'emploi. Je baissai mon froc,
sous le regard rieur de Dominique. Honte à moi
d'avoir une érection, mais ce tronc était de toute
beauté. Je grimpai sur le lit, montai sur le monstre ;
mon gland effleura les lèvres humides et entra très
facilement.
— Vas-y Mo ! Bourre-la ! Bourre-la ! Tu vas
pouvoir contracter des crédits auprès des banques,
louer un appartement, acheter une voiture… Tu vas
vivre enfin !
J'allais et venais, m'agrippant aux épaules, là où je
pouvais. Je me laissai un peu aller, enfouis mon nez
dans le cou du corps. C’était bon... étrange et bon...
Elle sentait la lavande comme si on l’en avait
aspergée… J'entendis un murmure... D'où venait-
il ? Je relevai la face et me retrouvai nez-à-nez
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avec la meurtrière. Ses lèvres fines aux contours
tatoués bredouillaient quelque chose. Je la croyais
inconsciente. Mon cœur sortit de ma poitrine. Je
tendis une oreille.
— Je m'appelle Ena... Aidez-moi... C'est un
menteur...
— Mo, fit Dominique, je vois plus ton beau cul
remuer, qu'est-ce qui se passe ? Surtout n’écoute
pas cette pouffiasse, c'est une vipère, une menteuse
de première ! Elle a percuté ma mère à 110
kilomètres heure et l'a laissée crever comme une
chienne ! Alors fais ce que t'as à faire pour
survivre ! Fais-le ! Elle aime ça ! Ne t’inquiète pas !
J'en pleure tous les matins, tant ce châtiment lui est
doux, mais elle ne mérite pas la mort ! Oh non,
Mo ! Fais-le, c'est toi ou elle ! Petit voleur ! Petite
fouine ! Allez ! Au boulot, sale arabe ! Terroriste !
Au boulot !
Je ne savais plus quoi faire ! Je bourrais, je
bourrais… Quoi faire d'autre... ?
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ELLE (1)
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Nous avons traversé Paris et pris l’autoroute du
Sud.
Sous le tunnel, brusquement, mon angoisse est
tombée. Peut-être parce que la lumière était
devenue orange par éclairs, par grondements,
comme dans un orage, et que, dans ce bruit, je ne
pouvais plus penser à moi.
Nous n’atteindrions jamais cette ville, nous
n’atteindrions jamais aucune ville. Et je n’avais
plus d’avenir.
En cours de route, j’ai dit plusieurs fois que j’étais
malade et que je voulais vomir. Ce n’était pas vrai
mais, chaque fois, M. donnait au chauffeur l’ordre
d’arrêter la voiture et j’avais ainsi la liberté de
marcher ou de courir le long du fossé.
J’aurais pu aussi bien appeler d’autres gens,
m’échapper. C’est pourquoi je reprenais
docilement ma place dans la voiture grise. C’est
pourquoi, aussi, je ne retirais pas mes doigts quand
M. les serrait dans ses mains.
J’ai trouvé que Lyon ressemblait à Paris. Il y avait,
comme à Paris, des arbres et des ponts, des cafés,
du bruit, des lumières montantes dans l’eau fixe et
noire. J’ai pensé tout de suite qu’au moins je ne
m’ennuierais pas, et j’ai été contente. Nous avons
tourné dans plusieurs petites rues, puis la voiture
s’est arrêtée devant un immeuble très sombre et
mal entretenu.
Le chauffeur n’a pas bougé, et c’est M. qui est venu
m’ouvrir la portière. Il m’a pris le bras, sans
serrer, pour me faire entrer dans un petit couloir,
dont les murs, écaillés, étaient sans couleur. Au
31
fond, il y avait une autre porte d’où arrivait l’air
frais du dehors.
Ça sentait la friture. J’ai eu faim.
M. a soulevé avec impatience le rideau sale qui
pendait en face de nous, mais il n’y avait personne
dans cette espèce de réduit contenant seulement un
évier encombré de vaisselle lavée et un grand
fourneau aux appliques de cuivre.
Alors que nous allions sortir, un homme a descendu
les escaliers pour venir à notre rencontre. C’était,
je crois, un Libanais, M. lui a serré la main, puis
tous deux ont parlé en allemand, sans me regarder.
Je ne comprenais pas l’allemand.
Ils ne m’ont regardée, en même temps, que
lorsqu’ils se sont arrêtés de parler. Je me suis
demandée avec un peu d’inquiétude si nous allions
vraiment dîner dans un lieu pareil, mais tant pis,
j’avais faim.
M., lui, ne mangerait probablement pas. Ça n’était
pas son genre d’endroit. Pas le mien non plus, bien
sûr, seulement je pouvais, au moins, manger
n’importe quoi.
« Nous sommes arrivés », a dit M. en me regardant
avec plus d’attention encore. J’ai eu brusquement
conscience d’être frappée au visage par le néon,
d’être laide, et cela m’a déplu. J’ai dû faire un
effort pour ne pas baisser les yeux. Je n’avais pas
compris. J’ai dit : « arrivés ? » Et M. a répondu
que oui.
Le Libanais a tendu une clé à M. Il lui a dit « la
chambre 7 » et il nous a tourné le dos. Il portait un
sweater gris, brillant, aux manches de laine. M. ne
disait rien. Il m’a tenue contre lui tandis que nous
32
gravissions l’escalier. Je lui ai demandé alors si
nous allions rester longtemps ici, mais il ne m’a
pas répondu.
Ça sentait la vieille humidité. Les ampoules étaient
jaunes et rares. Je ne comprenais toujours pas dans
quel but nous nous étions arrêtés ici. Je me
souvenais des exigences de M. dans les meilleurs
restaurants de Paris, où le champagne n’était
jamais assez froid, les fleurs jamais assez
éclatantes. J’ai pensé tristement que je ne
comprenais pas.
Au troisième étage, les vasistas touchaient le
plafond. Nous avons marché jusqu’à l’extrémité
d’un couloir étroit sur lequel ouvraient sept portes
semblables. Un « sept » se détachait en blanc sur
le marron de la dernière.
Au moment où nous entrions, j’ai entendu taper à
la porte, de l’intérieur de la pièce voisine. J’ai
regardé M. avec inquiétude. Il a dit : « Ce n’est
rien ». Puis aussitôt après, en allumant : « Votre
chambre ».
J’ai reculé. Ça n’était pas une chambre, mais un
débarras en désordre et sale. M. a refermé la porte
avant de me pousser en avant.
Il y avait un simple sommier de fer, dont la peinture
argentée était devenue terne, posé par terre, en
plein milieu de la pièce, des valises empilées dans
un coin, un balai de paille, une petite fenêtre aux
vitre nues et poussiéreuses, un seau de plastique
bleu avec des poignées, taché de raies boueuses,
comme si du liquide avait débordé en séchant sans
être essuyé. Seuls, le lavabo et le bidet paraissaient
neufs et très blancs.
33
Comme les murs, le plafond était orange avec, au
milieu, une ampoule jaune, semblable à celles du
couloir.
J’ai regardé M.. J’ai regardé la fenêtre. Je suis
allée jusqu’à la fenêtre. Je l’ai touchée. J’ai dit :
« On ne peut pas ouvrir ? »
M. n’a pas répondu, et je me suis approchée de lui.
Il ne m’a pas prise dans ses bras comme je
l’espérais, mais s’est au contraire éloigné un peu.
Je n’ai su que faire.
Il me tardait de descendre. Je préférais l’humidité
du couloir à la chaleur de cette pièce. Et puis,
surtout, debout en face de moi, M. m’observait
avec trop d’attention.
— On s’en va ?
M. a tapoté mon épaule. Il a répondu doucement :
— Déshabillez-vous, et couchez-vous
34
Chapitre 2
35
une infirmière !
— Si t'es pas contente, tu vas demander de l'aide à
quelqu'un d'autre !
— Calme-toi, et tu ne le fais pas pour rien ! Te fous
pas de ma gueule...
— Je risque gros avec de l'héroïne chez moi... dis-
je.
— Arrête de t'inventer du suspens, personne ne sait
ce qui se passe ici, personne ne pense à toi, le
monde entier, les enfers et les paradis, se foutent
royalement de nous... Tu peux te détendre... Ici, t'es
chez moi... Tu ne fais que me garder un peu de
matos de temps en temps dans ton petit appart...
Marlène avait bossé chez Flunch pendant dix ans
avant de se retrouver au chômage. Elle ne le
supportait pas. La paperasse administrative et,
surtout, son passé d'héroïnomane avaient attendu
patiemment la bonne occasion pour lui sauter
dessus. Sa dernière semaine de boulot, je m'étais
présenté à sa caisse. Il me manquait deux euros.
Elle avait fouillé la poche de son pantalon trop large
et posé la différence sur le comptoir. Ça m'avait
presque fait chialer ; j’avais failli en faire tomber
mon filet de cabillaud et mes haricots. Fait la
promesse de revenir.
Quand j’étais revenu pour payer ma dette, un
manager qui ne dormait plus, les mèches pleines de
pellicules, m'avait expliqué la situation. J'avais
insisté pour avoir son nom. Le soir, je l’avais
contactée via FB assez facilement. Elle s’était
souvenue de moi. Je sais maintenant qu'à ce
moment précis, elle avait déjà replongé. Je pouvais
36
comprendre... Dix ans à bosser pour une franchise
de merde, et hop, à la rue ! Bye !
On peut se dire que ce n'est rien, qu'elle avait bien
cotisé, qu'elle avait de quoi et le temps de se
retourner, mais non... Ils s'étaient débrouillés pour
la faire démissionner. Une rébellion des employés
qui avaient piqué dans la caisse et avaient tout
caché dans son casier.
Ça, elle ne me le dira que plus tard. Tout ça, je m'en
fous à vrai dire. Moi, sa générosité m'avait touché
et m'avait mené à elle...
— On se regarde les uns les autres, reprit-elle, avec
sourire, parfum et politesse, comme on regarde
avec mépris la vitrine d'un magasin animalier... et
on fait son choix... de la valeur... la valeur ajoutée
de l'être humain...
— C'est normal, ça, dis-je. Tu veux faire comment
sinon ?
— C'est pas moi qui ai inventé la vie, c'est pas à
moi de trouver la solution...
— Très sérieusement... je ne vois pas...
Elle se redressa sur le canapé cuir et le garrot
relâcha la pression ; je retirai in extremis la
seringue.
— Fais gaffe, putain !
— Toi, Mo, tu te prends pour un écrivain... Y'a des
gens par ci et par là qui apprécient ce que tu fais...
mais dans le fond... ils t'aiment pas toi... Ils aiment
ta valeur ajoutée, et la valeur que ça leur donne de
te connaître... mais de toi, ils s'en foutent comme
d'une chiotte publique bouchée.
— Je vois où tu veux en venir... C'est sûr que c'est
moche... mais on peut pas se permettre de penser à
37
ça, ou même d'en parler... C'est sous-jacent... Ça
traîne en arrière-plan...
— Tu peux faire le tour et éplucher qui est en
relation avec toi et pourquoi... tu auras très vite
envie de gerber...
Je ne répondis rien... refis son garrot.
C'était la fin de la journée. Bleu et sombre dehors.
L'envie de sortir me prit. Marlène suait à grosses
gouttes. Repoussait le moment M. le plus possible.
Elle parlait, parlait, gigotait... se grattait les
cheveux... passait sa langue sur ses lèvres sèches.
Elle venait de prendre une douche, et l'odeur de
shampoing et de Dove s'évaporait doucement.
— Si la vie n'avait pas de valeur, dis-je, elle ferait
du sur place. Elle serait morte. On ne peut pas faire
autrement... Il faut le fort, le faible, la beauté, la
laideur... Moi, je ne suis pas là pour tes beaux
yeux... et toi non plus, Marlène...
— J'en conviens, dit-elle, avant de se mettre à rire.
Mais un jour, on pourra se passer les uns des autres,
et alors la paix naîtra... et une fois la paix sur terre,
on s'aimera sans raison.
Elle lâcha un pet malgré elle. Se leva, courut aux
toilettes et lâcha une diarrhée fulgurante. Je me
rendis à la cuisine, remplis un seau d'eau, jetai un
bouchon de liquide pour le sol et nettoyai les traces
de merde sur le faux carrelage. Y'en avait pas
beaucoup. Le produit pour le sol sentait très bon.
Saveur mangue, pain au chocolat.
Je pris mon temps. Me rendis sur la vieille chaine
hifi et cherchai de la musique sur la bande FM.
38
Marlène reprenait une douche. Je trouvai un air de
classique qui prenait fin. L'animateur radio lança le
titre du prochain morceau. Erik Satie. Gnossienne 1
pour piano. J'essorai le balai serpillière, l'eau devint
marron. Je repassai un coup.
La musique était belle, douce, lancinante, se
déversait dans ma poitrine, comme une valse
boiteuse, hésitante, qui ne savait pas où aller ; elle
rebondissait, riait, râlait, se faisait petite... et je
tanguais, le balai à la main, sur le triste piano.
Excité, lassé, le balai se rendit dans la cuisine, le
couloir, les chambres, les toilettes...
La musique prit fin.
Marlène, nue, revint sur le canapé cuir. Je coupai la
radio. Elle n'aimait plus la musique. Je la rejoignis,
refis le garrot pour la énième fois. Elle s'alluma une
clope. Je trouvai la veine idéale.
Les héroïnomanes détestent la solitude. Surtout
quand ils se shootent. Mais s'ils peuvent tout
s'envoyer dans l'âme et ne pas partager, ils ne s'en
privent pas... Marlène m'avait, moi. De la
compagnie et tout pour elle. Je tirai sur la seringue,
et Marlène monta au plafond. Je l'attrapai par le cou
et la couchai doucement.
Il faisait nuit maintenant. Sa clope fit un trou sur le
canapé. J'allumai la lampe de chevet. Remis la
radio. Je me déshabillai et regardai un moment
Marlène. Elle rêvait paisiblement. Elle en avait
pour des heures. Je lui écartai les jambes. Réfléchis
à son histoire de valeur ajoutée. Si je ne profitais
pas d'elle, alors je n'aurais plus de raison de la
fréquenter. Et elle qui se shoote en toute sécurité
avec moi, ma compagnie, mon écoute... mon temps
39
de vie... si elle m'avait donné l'autorisation de
profiter d'elle pendant qu'elle se shootait, c'est
qu'elle profitait elle aussi de moi.
C'est la vie... Si je voulais que ça tourne, que ça
avance, je devais faire ce que j'avais à faire...
Je vis mon esprit poser deux euros sur la table basse
de son salon et s'en aller. Mon âme entra en elle.
Que je la prenne pendant son trip ne la dérangeait
pas ; elle disait qu’elle ne sentait rien, qu’elle était
si loin et si haut que c’était comme être une gamine
qui regarder deux fourmis se démener.
Je relâchais la pression, la frustration.
Je pensais l’amener voir la femme tronc. Pour lui
montrer que je n’étais pas un menteur. Que je
n’avais pas quitté le job par fainéantise… Travailler
avec un psychopathe… Baiser un joli tronc tous les
jours… Me faire hurler dessus, monter des côtes à
quarante-cinq pour cent, des piles de journaux sous
les bras… Je n’avais pas le courage… Noël, c’était
demain… C’était foutu, tant pis.
Je comptais revoir la femme tronc. Je le voulais.
Ena... Histoire de m’assurer que je n’avais pas tout
halluciné. Et parce que j’en avais envie, tout
simplement. J’avais moi-même du mal à y croire.
Dominique me passait un coup de fil par jour et me
mettait la pression. Il voulait me revoir, me laissant
tout de même du temps et le choix du rendez-vous.
Il disait qu’il avait la preuve irréfutable que tout
était vrai… Lui faire la gueule ne servait à rien… Je
comptais ne rien dire, et lui n’avait pas confiance.
Mais j’avais un doute. Avait-elle vraiment percuté
sa mère à cent kilomètres heure ? Et si elle n’était
qu’une victime ? Ça n’avait pas grande importance,
40
ça ne lui rendrait pas ses membres perdus de lui
rendre justice… Et plus ça allait, plus je
commençais à comprendre… Je ne savais pas quoi
au juste… mais ça me venait de très loin… du le
fond de l’âme…
43
— Tu n’es pas Français ?
— Si... Enfin, je crois…
Son regard vert tropical, en forme d’amande, cessa
de cligner.
— Ça va petite ? Tu te sens bien ?
— Si tu me vois, c’est que tu as un cœur pur, dit-
elle.
— Un cœur pur, répétai-je malgré moi.
— Personne ne me voit, sinon. Pourtant, je suis
toujours là. Pas loin…
Une vendeuse s’approchait doucement pour
nettoyer les tables. Son t-shirt était trop petit pour
elle et la serrait au niveau des bras. Sa casquette lui
cachait les yeux. Elle pulvérisait sans grande
conviction le liquide nettoyant sur une table déjà
propre. Ça me fit de la peine. Comme si elle
m’avait capté, elle releva la tête sur moi, puis
remarqua la gamine et son croissant à la table
voisine.
— Elle te fait de la peine ? dit la gamine.
— Oui...
Elle sauta de la banquette en cuir, ignora la
vendeuse qui rassemblait les miettes de croissant
pour les faire basculer sur le plateau, et à la force de
ses bras menus, elle s’installa en face de moi. Sa
beauté enfantine me troublait. Je n’étais vraiment
pas à l’aise.
— Tu n’as pas avoir de peine… Tout va très bien
aller…
De quoi parlait-elle, au juste ?
44
— Comment tu le sais, petite ? Comment tu peux
être sûre de ça ?
Ses petits doigts longs et translucides replacèrent
une mèche derrière son oreille droite. J’aperçus
comme un minuscule tatouage sous son lobe.
— Si tu en a gros sur le cœur… Si tu te sens
perdu… Si tu souhaites abandonner… Appelle-
moi… Je te donnerai tout ce que tu désires… sans
exception… Absolument tout…
Elle trifouilla sa poche, sortit un bout de papier et
me le mit sous le nez. C’était la notice qu’on trouve
avec les jouets dans les œufs Kinder. Je le pris, le
déroulai. C’était une petite femme pulpeuse, en kit,
à monter. Elle avait de gros seins, des fesses
bombées, du rouge à lèvres, et une chevelure rose.
La gamine se mit à rire.
— Tu es content ?
Les larmes me vinrent aux yeux.
— Comment tu t’appelles ? dis-je.
Elle se retourna. Un couple se tenait devant l’entrée
du café. Une grande blonde, en jean, chemisette, et
doudoune longue et fine, et un chauve à lunettes, en
tenue d’employé de bureau. Ils cherchaient à
l’intérieur sans oser entrer.
— Je dois y aller, dit la gamine.
Elle bondit hors du siège et courut vers la sortie. Le
couple fit quelques pas en arrière, retourna dans le
flot du centre commercial, et l’enfant se dépêcha de
45
prendre le même chemin. Je me sentis très seul.
Comme si je venais de laisser passer une chance
inestimable… et pourtant, elle m’avait promis
qu’elle serait là pour moi, n’importe quand… Je
n’avais qu’à l’appeler. C’était stupide…
Dominique arriva dans la foulée.
— Qu’est-ce qui se passe ? T’as pas l’air bien du
tout !
— C’est rien… Allons-y !
La fin de la journée approchait doucement mais
sûrement. Ça pullulait de caddies pleins. Deux
hommes faillirent en venir aux mains pour une
place de parking. Ça fit rire Dominique qui prit la
peine de s’arrêter pour prendre le temps de
regarder. On nous klaxonna à notre tour. Les
hommes de la sécurité s’amenaient en courant,
talkie dans une main, et l’autre tenant leur pantalon
trop large par la ceinture.
Dominique se décida à avancer et, au niveau du
rond-point, plutôt que de prendre la direction de
Saint-Isidore, il prit le chemin vers la ville de
Carros.
Ça ne servait à rien de poser des questions, d’être
inquiet. Si j’étais là, si j’avais accepté de le revoir,
c’était que j’étais prêt à voir n’importe quoi… sans
jugement… sans réaction puérile.
Après le pont de la Manda, sur quelques kilomètres,
la nuit tomba en un rien de temps. L’intérieur de la
voiture était silencieux, on entendait à peine le
moteur. On planait sur la route nocturne. Il bifurqua
sans freiner dans le petit chemin du Lac du Broc.
Les derniers visiteurs claquaient leurs portières et
46
démarraient leur moteur, prêts à partir alors que
nous descendions de L’Audi. On ne voyait rien
autour de nous. Juste les cimes des arbres qui se
balançaient mollement sous le ciel pourpre étoilé.
Dom prit une lampe torche dans le coffre et me
demanda de le suivre. Son visage était sérieux. Je
n’arrivais pas à deviner ses intentions, ou la
tournure que prenaient les événements.
Nous entrâmes dans le sentier et, après une centaine
de mètres, pénétrâmes la grande plaine qui encercle
parfaitement le lac tranquille qui reflétait les lueurs
lunaires avec calme et indifférence. Un cygne
voguait avec délicatesse, seul au milieu de
l’étendue scintillante, passant avec aisance les
timides remous amenés par le vent du nord.
Nous marchâmes un long moment, suivant le
parcours des joggeurs, toujours sans rien se dire.
Dom alluma la lampe torche et, d’un coup, coupa
sur la gauche en direction d’un terrain impraticable
et s’engouffra dans la forêt. Je le suivis comme je
pus. L’odeur de terre, de feuilles, d’écorces, devint
plus forte, l’air se glaçait de seconde en seconde.
Ça ne dura pas longtemps. Nous tombâmes sur une
tente. Une lumière douce et dorée reflétait une
ombre qui se mouvait à l’intérieur. L’ombre
s’immobilisa et une lame d’ombre se leva en l’air.
— Qui va là, ? dit l’ombre, d’une voix agressive et
sûre. Allez emmerder quelqu’un d’autre. Vos jeux
pervers ne m’intéressent pas !
— C’est moi Suey, c’est Elvis…
L’ombre attrapa la fermeture éclair et, d’un geste
parfait, ouvrit la porte de tissu. Elle était plutôt
47
jolie, cette fille. Brune charbon. Ongles obscurs. Un
anneau lui perçait le bout du nez. Une gothique.
Avec le faisceau de la lampe torche en pleine face,
tout ce noir ressortait encore plus.
— Qu’est-ce que tu fous là ? Et c’est qui, celui-là ?
— C’est un ami… Je suis désolé de venir
t’emmerder. Mais j’ai besoin de toi. Pas longtemps.
Je te le promets. Allez, Suey…
C’était la première fois que je voyais Dominique
avoir autant de respect pour une personne.
— T’as cinq minutes. Je t’écoute ! Accouche ! Et
éteins cette foutue lampe torche, tu veux ? Tu vas
attirer tous les pervers du coin avec ça !
— OK, OK… Alors je veux que tu dises à mon ami
ici présent qui tu es. Tu peux tout lui dire,
t’inquiète… Ça risque rien…
Elle se gratta le front. Soupira. Releva la tête.
— Je vois… fit-elle en me dévisageant. Toi, tu as
rencontré ma mère.
— Ta mère ? répétai-je.
— Oui… Ma mère… Ena…
Je sentis comme une main venue de l’intérieur
m’écrabouiller l’estomac et repartir sans demander
son reste. Ça faisait un mal de chien. J’étais sous le
choc. Et encore plus sous le choc du calme de ces
deux personnes.
— Ma mère, reprit-elle, a renversé la pauvre mère
d’Elvis ici présent. Tu as vu ça comme il ressemble
au King ? C’est dingue ! Je crois que c’est un peu
pour ça que je me suis rangée de son côté… Bien
sûr, ma mère est un monstre… J’étais avec elle
48
quand c’est arrivé… Et elle s’est enfuie sans aucun
scrupule, m’interdisant même d’appeler une
ambulance… T’es content ? C’est ça que tu voulais
que je dise ? Pour qu’il sache que tu n’es pas un
menteur ?…Voilà…
— Ça te dérange pas l’état dans lequel est ta mère ?
demandai-je.
— Je suis coupable aussi, mon grand… Je n’étais
pas obligée de l’écouter… Je suis majeure. Je fais
ce que je veux de ma vie depuis mes quatorze ans…
J’aurais pu, mais j’ai rien fait… Je crois avec le
recul que je voulais que ma mère soit totalement
coupable, parce que prévenir la police ou faire quoi
que ce soit, l’aurait déresponsabilisée… Elle aurait
pu même oublier, ou en tirer profit... Puis tu crois
vraiment que j’avais le choix ? D’une manière ou
d’une autre, j’ai juste choisi mon camp pour mon
propre intérêt… physique, je veux dire…
— Bon, on va pas te déranger plus, dit Dom.
— Ça sert à quoi qu’il sache ? demanda Suey.
— Ça me regarde, répondit-il.
— Si tu le dis…
—Tu n’es pas obligée de rester ici, tu sais… Si tu
relates simplement les faits devant le tribunal, tu
t’en sortiras avec du sursis. Vu que tu as subi aussi
la disparition de ta mère, le procureur sera
clément…
— Non… non…
Un coup de fermeture éclair, et la porte de tissu se
referma. Nous rentrâmes sur Nice-Ouest sans dire
un mot. Dom me déposa devant mon entrée et me
demanda : « Tu reviens bosser dès demain. »
Il avait mis sa vie entre mes mains dans un certain
49
sens. J’étais au courant du secret qui était le socle
de son existence. C’était une invitation à double
tranchant, mais malgré tout, j’avais déjà accepté…
j’étais déjà dedans… Alors, je hochai la tête en
guise de réponse.
50
ELLE (2)
53
Même s’ils étaient venus pour me frapper, je
n’aurais pas eu peur. J’aimais mieux être frappée,
que seule.
Ils ne m’ont fait aucun mal. Ils se sont contentés de
laisser la porte ouverte. Comme le couloir était
éclairé, j’ai pu tout de suite respirer à fond. Ils
m’ont regardée en silence. Je m’étais rapprochée
de la lumière et je jouais, du bout du pied, avec le
mégot écrasé de ma cigarette.
Après un assez long moment durant lequel ils ne
m’ont rien demandé et où, de mon côté, je n’ai rien
dit, M. m’a dit, sans colère, d’aller m’étendre. J’ai
obéi, mais lentement.
Le Libanais a dit alors : « Tu peux aussi bien lui
laisser la lumière. C’est son premier soir, non ? »
M. n’a rien répondu.
Il est allé lui-même tourner l’interrupteur du
couloir, et la pièce a de nouveau été plongée dans
l’ombre.
J’ai entendu la respiration de M. près de la porte.
J’ai eu très envie de crier. J’ai eu envie de sortir et
de crier comme s’il y avait le feu.
Ils sont restés encore quelques minutes à écouter,
derrière la porte qu’ils avaient refermée sans bruit,
puis j’ai entendu M. dire, sans élever la voix :
« Je pense que c’est fini maintenant. Elle va se
calmer. »
54
Chapitre 3
58
Peu avant deux heures, je sortis et me frayai un
chemin dans la jungle des travaux. Un chemin
éphémère en béton faisait office de passage vers le
côté ouest du quartier. On avait beau l’appeler la
ruelle, ce n’en était pas une à vrai dire. Pour être
plus précis, c’était un truc indéfinissable. Même pas
un chemin. La ruelle, donc, reliait sur environ cinq
cents mètres ce côté-ci du quartier avec le coin des
commerces.
Le lendemain, je bossais encore plus tôt.
Dominique revenait de vacances. J'avais travaillé en
solo et avais pris pas mal d'assurance. Les rayons
mordants du soleil de ce début de printemps
découpaient çà et là sur le sol les ombres des
branches au-dessus de moi. Il n’y avait pas un
souffle de vent, et ces ombres immobiles
semblaient de sinistres taches collées à terre. C’était
tellement silencieux qu’on aurait pu entendre
l’herbe respirer sous les rayons du soleil. Quelques
petits nuages clairs aux contours flottaient dans le
ciel. Le moindre objet sur lequel je posais les yeux
prenait des contours tranchants ; moi seul était
vague et mal défini.
Je portais une doudoune, un pantalon d'hiver, et des
Nike. La sueur suintait de mes aisselles.
Je marchais, d’un pas régulier, le long de la ruelle.
Des maisons bordaient le chemin des deux côtés. Je
me m'appuyai contre la clôture grillagée d'une des
rares maisons qui avait survécu aux travaux, le long
du boulevard. Je contemplai un moment le jardin.
Des pigeons roucoulaient, monotones, pas loin. Je
59
ne sais combien de temps exactement je restai
appuyé à cette clôture ; assez longtemps en tout cas
pour commencer à avoir faim. Les ombres des
pigeons s’étalaient sur le bitume de manière
grotesque au point de ne plus ressembler à rien.
63
internet...
— Oui, dis-je, ça, au moins, ça se vole pas...
Elle posa sur les dalles, à l'ombre, les objets qui
encombraient les transats, et fit peur au chat qui fit
deux bonds et disparut dans un feuillage de l'autre
côté du grillage. Elle me fit signe de m’asseoir et
entra à son tour dans la maison. Une odeur de bois
brûlé flottait dans l'air. Je tournai la tête et trouvai la
cheminée. De cette position, par le store brisé, je
pouvais apercevoir le boulevard, entre les arbustes
du jardin et, de l’autre côté, le magasin Car Glass.
Ça faisait un moment que cette jeune fille devait
attendre dehors. La maison semblait inoccupée
depuis des siècles.
C’était une maison sans prétention. La pelouse
s’étendait en pente douce, avec de jeunes bouleaux
disposés çà et là. À gauche des transats se trouvait
un assez grand bassin vide. Il n’avait pas été utilisé
depuis un moment, car il exposait au soleil un fond
verdâtre et décoloré. Derrière les bosquets d’arbres,
on apercevait une vieille maison, à la façade cosy,
le jardin sympa et bien entretenu.
— C’est mon jour de congé, dis-je pour briser la
glace.
— Ah bon ? fit la jeune fille d’un air indifférent.
— Et toi ? Tu étudies ?
— Non, je ne vais pas à l’école…
— Ta mère te laisse faire ?
— Et toi ? Ta mère te laisse entrer comme ça chez
les inconnus ?
— Mes parents sont décédés il y a longtemps déjà.
— Tu en as de la chance…
64
— Tu ne penses pas ce que tu dis, j’en suis certain,
dis-je.
— Et tu travailles dans quoi ? dit-elle pour changer
de sujet.
— Tu tiens vraiment à le savoir ?
— Tu es chômeur, et tu n’oses pas le dire ? C’est ça
? Tu n’as pas besoin de mentir avec moi…
— Mais pas du tout ! Je distribue des journaux, des
magazines, des prospectus…
— Je suis désolé pour toi… Tu as l’air d’être fait
pour autre chose tout de même… Enfin, c’est que je
ressens, dit-elle en posant une main sur son ventre.
— C’est gentil de ta part…
— Mais tu vas démissionner ?
— Pour ?
— Trouver mieux !
— Ce n’est pas dans mes projets. Tant que je peux
payer les factures, c’est le principal…
Le pigeon qui roucoulait de l’autre côté de la ruelle
s’était envolé. Je me rendis soudain compte du
silence qui enveloppait les environs.
— Ceux qui ont tout piqué chez moi, dit la jeune
fille en désignant le boulevard, ils passent encore
devant la maison ; je les vois tous les jours jeter des
coups d’œil à travers la barrière, puis sur la maison
d’en face. Toujours le même train-train. On n’est
pas en sécurité ici.
Elle remonta ses lunettes transparentes, plissa les
yeux pour regarder autour d’elle, les remit et souffla
la fumée de sa cigarette. J’avais eu le temps
d’apercevoir la cicatrice laissée par un piercing, au-
dessus de l’œil droit… Son visage n’était pas
65
vraiment joli, mais il avait beaucoup de charme ; la
lueur dans ses yeux ou de la forme étrange des
lèvres, sûrement.
— Dis, tu savais que M. Jokénisi était mort ? C’est
passé à la télé.
— M. Jokénisi ?
Elle m’expliqua qui était M. Jokénisi, mais je ne le
connaissais pas.
— Je ne regarde pratiquement jamais la télé, dis-je.
— Une famille de fous, expliqua la fille. Ils se
prennent pour des bourgeois alors qu’ils n’ont
même pas de voiture. Quand je les croise à Lidl, je
suis à deux doigts de leur dire ce que je pense…
Même après un décès, ils sont toujours aussi cons,
et la mère a déjà remplacé le mari…
— Ah bon ?
Elle prit son paquet de Marlboro, sortit une
cigarette, et la huma pendant quelques secondes.
— Et les Grosb, tu les connaissais ? demanda-t-elle.
— Vaguement. Je sais que leur fils va et vient entre
chez lui et la prison sans arrêt.
— C’est eux qui habitaient un appartement
inoccupé. C’était une famille discrète. Les deux
garçons fréquentaient le lycée de l’ouest. Le père
était plombier.
— Pourquoi tu parles au passé ?
Elle fit une grimace et haussa les épaules.
— Ils se sont fait sortir. Expulser. Ils ont été obligés
de prendre la fuite. Ma mère avait beaucoup de
sympathie pour eux. Elle cherche à avoir des
66
nouvelles, mais c’est comme s’ils n’avaient jamais
existé.
— L’état ne plaisante pas avec les fraudeurs…
Elle finit par allumer sa cigarette, puis hocha la tête.
— Même nous, on a du mal à joindre les deux
bouts, et les lettres de menaces d’expulsion
s’empilent sous la commode du meuble télé.
— On en est tous là, dis-je.
— Dans ma famille, il y a une fille un peu plus âgée
atteinte de calvitie. Ça lui est tombé dessus d’un
coup. Il lui reste qu’une couronne de cheveux
magnifique. Elle est jolie, en plus. On dit que ça
n’arrive qu’aux hommes, mais c’est faux. Ma mère
pense que c’est une sorte de mauvais karma à
expier…
— Hum, fis-je. Tu dis ça parce que je suis chauve
aussi ?
—Tu crois que c’est héréditaire, ces trucs-là ?
Comment dire… congénital ? Ou tu penses que
c’est le karma comme le dit ma mère ?
— Aucune idée. Je pense que tout est possible du
moment qu’on y croit.
Elle resta silencieuse un moment.
— Tu es sûr que tu ne veux rien boire ?
— Un café, je veux bien.
Elle se leva et s’attela, dans mon dos, à la cafetière.
— Mince ! Y a plus de filtres ! Je vais aller en
chercher au Schlecker ; tu ne bouges pas, j’en ai
pour deux secondes.
Pendant son absence, je ramassai un magazine sur
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la table et le feuilletai. Sans intérêt. Je tournai en
rond dans la pièce tout en appréciant les motifs du
tapis oriental. Cette petite me faisait confiance…
Ou après leur cambriolage, elle pensait ne plus
avoir rien à perdre, que le malheur ne s’abat qu’une
fois sur un foyer…
Je remarquai comme une pliure nette sur le tapis au
travers de la table basse en verre. Comme un carré
d’un mètre sur un mètre.
Elle en avait bien pour quinze minutes pour aller et
revenir du Schlecker. Ça me laissait le temps pour
vérifier. Je tirai la table qui était plus lourde que je
le pensais. Roulai le tapis comme un nem…
Je ne m’étais pas trompé. C’était une trappe.
J’attrapai la boucle en ferraille et tirai de toutes mes
forces. La trappe se souleva en couinant. Un nuage
de poussière marron s’éleva dans le salon. Je
toussai, les larmes aux yeux.
Le fond de cette cave était sombre et humide. Un
appel d’air glacé s’en échappait. Je pris le Zippo sur
la table de la cuisine, posai un pied avec prudence
sur l’échelle, descendis et touchai le fond qui était
recouvert d’une substance moelleuse, comme de la
paille.
J’allumai le Zippo et, à l’aide de la molette,
augmentai la flamme au maximum. Une odeur de
nourriture de cantine stagnait dans cette cave. Je ne
voyais rien… Puis je crus halluciner… J’entendais
des murmures. Je me concentrai, tendis l’oreille.
Encore des murmures. Les contours des objets
commençaient à se dessiner. Un plan de travail et
divers outils étaient abandonnés là. Du foin
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recouvrait le sol. « Par ici… par ici… » entendis-
je . Mon cœur se mit à tambouriner. Je déglutis. «
Faut pas avoir peur… approche. » La voix était
presque rassurante. Je la sentais toute proche. Je
tendis le briquet en avant. Un visage apparut.
« Oui… » Il souriait. Un anneau de fer relié par une
chaîne massive au mur lui serrait le cou. Chauve, il
avait perdu deux dents incisives du haut, ce qui
avait pour effet de rendre son sourire encore plus
authentique. Il était ligoté au niveau des poignets et
des chevilles. Il avait réussi à se défaire du foulard
qui le bâillonnait.
— Je suis si heureux de te voir !
Ses iris noirs, ronds et très brillants mangeaient le
blanc de ses yeux.
— Vous êtes qui ? dis-je. Qu’est-ce que vous faites
ici ?
— On n’a pas beaucoup de temps, mon grand…
écoute-moi bien…
— Mais….
— Ne t’en fais pas… Moi, je suis foutu, regarde…
en bas…
Je pointai la flamme vers son entrejambe.
— T’as vu ça ?… Ils m’ont pas loupé…
Un eunuque. On lui avait coupé le sexe et recousu
la plaie proprement. Il n’y avait plus aucune trace
de virilité. J’en tremblais et fis presque tomber le
Zippo. Puis je remarquai, au centre de son front,
une cicatrice étrange. En forme d’étoile. Cette
cicatrice semblait en cacher une autre.
69
— Écoute-moi… Concentre-toi… J’ai prié fort
pour que tu viennes jusqu’ici… Pour qu’un homme
arrive jusqu’à moi…
— Pour... p…
— Tu vas te rendre à l’église Notre-Dame, sur Jean-
Médecin. Jeudi soir. À 18heures. Il y aura une
réunion. Un groupe d’entraide. Tu iras t’asseoir à
leur ronde, et quand ce sera ton tour de te présenter,
tu répéteras mot pour mot : « Je suis un homme qui
a peur des femmes. » Rien de plus. Répète-le.
— Je…
— Allez…
— Je suis un homme… qui a peur… des femmes…
— Parfait…
— Vous ne voulez pas que…
— Non, c’est trop tard, je te l’ai dit… Dans cette
condition, je préfère ne plus revoir le monde…Mais
toi… toi…
Il se mit à sourire.
— Moi quoi ?
— Il faut que tu remontes… Vite ! Fous le camp
maintenant !
— Attendez…
Il tira sur la chaîne qui le tenait par le cou et, en
deux trois pas rapides, il vint à moi. Nous étions
nez à nez. J’étais pétrifié.
— Fous le camp, avant qu’on te la coupe à toi aussi
! Allez, dégage !
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ELLE (3)
76
Chapitre 4
78
ça me faisait mal à la tête.
— Tu trouves que je pose trop de questions ?
demanda-t-elle.
— On te l’a déjà dit ?
— Souvent.
— Il n’y a pas de mal à poser des questions. C’est
mieux que le silence, dans un sens.
— La plupart des gens n’aiment pas réfléchir, dit-
elle en regardant le fond de sa canette. Ils ne font
que répondre mécaniquement.
On ne pouvait pas castrer un homme, le garder sous
sa maison, et être aussi insouciante… Impossible…
me demandai-je soudain. Cela dit, Dominique
ressemblait bien à Elvis, il était sympa, mais il
couchait bien avec la femme qui avait renversé et
tué sa mère, qu’il avait transformée en étoile de mer
avec l’accord de la fille de cette dernière… alors…
à quoi pouvais-je me fier ?
Les mains autour de ma tasse encore chaude, je
fermai les yeux une vingtaine de secondes.
En fermant les yeux sans bouger, je pouvais sentir
la sueur suinter de différents endroits de mon corps.
Sur le front, sous le nez, dans le cou ; des
sensations extrêmement délicates. Mon tee-shirt,
sous mon pull-over et ma veste, collait à ma
poitrine. J’étais mort de chaud.
— Tu peux te reposer, si tu veux. Sur le canapé. Tu
as l’air très fatigué d’un coup.
Ça me semblait être une très bonne idée. Me
reposer.
79
Les yeux clos, pendant un moment, je n’entendis
pas un son autour de moi. Je pensais à l’inconnue
du téléphone. Ni sa voix, ni sa façon de parler ne
me rappelaient qui que ce soit.
— Tu dors ? me demanda l’adolescente d’une voix
à peine audible.
— Non, répondis-je.
— Je peux me rapprocher ? Comme ça, je peux
parler à voix basse, je préfère.
— Ça ne me dérange pas, dis-je.
Elle tira sa chaise vers la mienne.
C’est drôle, me dis-je. La voix de cette fille quand
je ferme les yeux et quand ils sont ouverts est
complètement différente. Qu’est-ce qui m’arrive ?
C’est la première fois que je me sens comme ça.
— Je peux te parler un peu ?
— D’accord, fis-je.
— C’est beau quelqu’un qui meurt, dit-elle.
— Pourquoi ? demandai-je.
Elle posa un doigt sur mes lèvres.
— Pas de questions, dit-elle. Je n’ai pas envie que
tu me poses des questions maintenant. Et puis
n’ouvre pas les yeux. Compris ?
Je fis un hochement de tête, à peu près aussi peu
prononcé que ses mots.
Elle enleva son doigt de mes lèvres.
— Je n’arrête pas d’y penser. Sans doute parce que
je ne fais rien de toute la journée. Quand je ne fais
rien, mes pensées m’entraînent de plus en plus loin.
Elles vont trop loin, et après, je ne peux plus les
80
suivre. Ne t’en fais pas. Tu peux garder les yeux
fermés sans crainte.
Je devais être en train de m’assoupir. Je n’avais pas
vraiment envie de dormir, mais il me paraissait
impossible de résister à cette tentation.
Quand je me réveillai, j’étais seul. Allongé sur le
canapé. Il était confortable. Inconsciemment je
vérifiai que mon sexe et mes testicules étaient
toujours là, bien en place. Ma montre indiquait
seize heures quarante. J’agitai plusieurs fois la tête.
Il me semblait que j’avais terriblement vieilli
pendant mon sommeil. Je n’arrivais pas à décider
ce que je devais faire. Je me levai à nouveau, jetai
un coup d’œil sur la maison. La gamine était-elle
encore sortie ? Je pouvais sentir être le seul être
humain dans cette baraque. Le soleil étincelait sur
les vitres de la porte-fenêtre. Je posai un regard
effrayé sur les contours de la trappe sous la table
basse. Avais-je halluciné ? Je n’y retournerais pas,
c’était clair. J’attendis encore une dizaine de
minutes puis retournai chez moi.
Une fois à la maison, je rentrai le linge sec et
commençai les préparatifs d’un dîner tout simple.
Ensuite, je m’assis par terre dans le salon,
m’adossai au mur et lus le journal du soir.
À cinq heures et demie, le téléphone sonna, quinze
fois, mais je ne répondis pas. Lorsque la dernière
sonnerie s’arrêta, l’écho s’attarda longuement dans
la légère obscurité de la pièce, pareil à une traînée
de poussière. Les griffes dures de l’horloge
frappaient une planche invisible flottant dans
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l’espace.
EST-IL POSSIBLE POUR UN ÊTRE HUMAIN
d’en connaître un autre à fond ? Connaître vraiment
quelqu’un nécessite du temps et des efforts
sincères, mais jusqu’à quel point peut-on approcher
l’essence de cette personne ? Savons-nous le plus
important de ceux dont nous sommes persuadés être
les intimes ?
Comme pour la plupart des événements importants
qui se produisent dans le monde, un infime détail se
trouvait à l’origine de mes vastes interrogations.
J’avais fourré toute la vaisselle sale dans le lave-
vaisselle, j’avais fait le lit, et m’étais mis à passer
l’aspirateur. Ensuite, j’avais jeté un coup d’œil aux
offres d’emploi dans le journal et aux publicités
pour les soldes. À midi, je m’étais préparé un
déjeuner sur le pouce, puis j’étais allé faire des
courses au supermarché pour le dîner et j’avais
acheté en sus de la lessive, des mouchoirs en papier
et du papier-toilette au rayon « bonnes affaires ».
Ensuite j’étais rentré à la maison préparer le repas.
Ça ne faisait pas très longtemps que je n’étais plus
au chômage. Je trouvais donc ce nouveau rythme de
vie plutôt rafraîchissant. Je m’étais même fait ami
avec une autre employée. On s’était croisés par
hasard dans le centre-ville et avions sympathisé très
naturellement. Camille. J’avais réussi à l’inviter à
dîner à la maison. Mais sans que Dominique le
sache. A priori, il la connaissait, mais je l’avais
supplié de ne me parler pas d’elle pour que je
puisse la découvrir.
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Assis à la table de la cuisine, je bus une bière,
grignotai quelques biscuits apéritif ramollis trouvés
au fond du placard. Camille devait arriver d’une
seconde à l’autre. La grande aiguille de ma montre
approchait la demie de sept heures, je la regardais
distraitement passer ce cap.
Finalement, Camille n’arriva qu’à neuf heures
passées, l’air exténué, les yeux rouges.
— Désolée, je n’arrivais pas à terminer mon travail.
Je voulais t’appeler, mais je n’ai pas pu, il y avait
tout le temps quelque chose à faire.
— Ça ne fait rien, ne t’inquiète pas pour ça, dis-je
sur un ton le plus normal possible. Je sais que ce
travail est pénible.
D’ailleurs, je n’étais pas spécialement fâché.
Parfois, il faut s’acquitter de tâches sans intérêt
auprès de types sans intérêt, sans avoir trente
secondes de libres même pour téléphoner chez soi
et dire simplement : « Je rentrerai tard
aujourd’hui. » Ça ne prend pas plus de trente
secondes, et des téléphones, il y en a partout. Mais,
par moments, on n’arrive même pas à faire ça.
Je me mis aux fourneaux ; j’allumais le feu, versais
de l’huile dans le wok. Camille fit comme chez elle
et se servit une bière au frigo. Puis elle s’assit et but
sa bière sans un mot.
— Tu aurais dû dîner sans m’attendre, dit-elle.
— Je n’avais pas très faim. Et je voulais te voir
surtout.
Pendant que je faisais sauter les légumes, elle alla à
83
la salle de bains. Je l’entendis se passer de l’eau sur
la figure. De retour, elle m’ignora, puis elle posa les
coudes sur la table et enfouit son visage dans ses
mains. Elle ne semblait pas pleurer, ni dormir.
— Eh ben dis donc. Qu’est-ce qui se passe ?
Je posai une main sur l’épaule de Camille.
— Ça ne va pas ?
Pas de réponse.
— Tu es fatiguée ? dis-je.
Camille ne répondit pas. Elle ne bougea pas d’un
pouce.
Ne voyant pas quoi dire de plus, je m’assis en face
d’elle et la regardai. Une de ses oreilles dépassait
entre ses cheveux noirs coupés court.
Elle prit une inspiration profonde, garda l’air un
moment dans ses poumons, puis expira lentement.
— Et toi ? fit-elle.
— Quoi, moi ?
— Toi, tu n’es pas fatigué ?
Je secouai la tête.
— Je suis désolée, fit-elle, j’agis avec toi comme si
on était très proches…
Je réfléchis à ce qu’elle venait de dire.
— C’est plutôt bon signe…
Elle fixa à nouveau sa canette de bière vide. Elle
regarda l’étiquette, l’anneau d’ouverture, la fit
tourner entre ses doigts et l’observa sous tous les
84
angles.
Cette nuit-là, allongé dans le noir auprès de
Camille, je me demandais, en regardant le plafond,
ce que je faisais avec cette femme. Elle avait ses
règles. Je l’avais écoutée parler de choses et
d’autres, regardée se mettre à pleurer. Elle avait
voulu rentrer, m’avait presque m’insulté, puis
s’était endormie… Ma montre indiquait deux
heures du matin. Camille dormait profondément.
Moi, dans l’obscurité, je songeais à Ena… que
j’avais baisée sans échanger le moindre mot, la
moindre caresse…rien…
Aux infos du soir, ils avaient parlé d’un homme
tronc qui avait gagné le grand rallye de je ne sais
plus quel pays… Les images le montraient ceinturé
sur son siège, casqué, le regard lumineux, bavant
presque en conduisant le véhicule grâce à un
système spécial qui coûtait une fortune. A la fin de
la course, ses collègues l’avaient porté en l’air et
aspergé de champagne…
« UN HOMME TRONC GAGNE LE RALLYE
D’UN PAYS INCONNU »
Le sens de tout ça m’échappait. C’était une porte.
Une porte derrière laquelle s’étendait un monde que
je ne connaissais pas. J’imaginais une immense
pièce toute sombre. Je me promenais dans cette
pièce, seulement armé d’un minuscule briquet qui
ne me permettait d’en voir qu’une infime partie.
L’homme eunuque lui, était quelque part… et il me
donnait des indications… à gauche… à droite…
Est-ce que j’arriverais un jour à la distinguer en
85
entier ? Où est-ce que je vieillirais, puis mourrais
sans en avoir fait le tour ? Si c’était le cas, quel sens
avait la vie en couple ? Quel sens avait ma vie, si je
vivais et partageais mon lit avec une inconnue ?
Devais-je me contenter de Marlène, de me soulager
avec elle pendant son shoot ?
Telles furent mes réflexions cette nuit-là. Par la
suite, je continuais à y penser par intermittence. Je
ne le compris que beaucoup plus tard, mais à ce
moment-là, j’avais vraiment mis le doigt sur le
véritable problème.
Deux ans plus tard. Une connaissance du boulot,
ayant appris la mort de Dominique par hasard en
lisant le journal, m’annonça la nouvelle au
téléphone.
D’une voix lente, il me lut dans l’appareil l’unique
paragraphe de l’article paru dans l’édition du matin.
Une enquête était en cours. Le suicide serait la piste
la plus probable d’après la police.
— L’enterrement, où peut-il bien avoir lieu ?
demandai-je.
— Ça, je n’en sais rien, me répondit le patron de la
boîte.
Bien sûr, il avait une maison. Je téléphonai le jour
même à la police, qui me communiqua l’adresse et
le numéro de ses parents, et je les appelai ensuite
pour connaître la date de l’enterrement. Je n’aurais
pas été étonné de tomber sur sa mère au téléphone
bien portante, en pleurs. Parce que, dans le fond, je
n’avais jamais cru à son histoire. Malgré notre
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visite nocturne à Suey. Je n’y croyais pas. C’était sa
grande sœur qui donna les informations avec
beaucoup de curiosité. Comme si le fait qu’un être
humain puisse s’intéresser à sa mort la surprenait au
plus haut point.
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quelque chose en elle lui donnait un air avenant.
Elle ne ressemblait pas du tout à son frère. La
silhouette d’une femme du nord, solide, bien en
chair, très blanche. Au bout d'une heure de silence
ponctué de banalités, son café était froid ; elle n'y
avait pas touché et son cendrier était rempli de
mégots de cigarettes.
—De son enfance, dit-elle en parlant de
Dominique, je ne peux pas te dire grand-chose. Je
peux te tutoyer ?
—Pas de souci.
—Je préfère ; toi aussi, mets-toi à l'aise... Bref...
Nous avions huit ans d’écart. Je veux dire... c'est
trop pour créer un lien intime entre frère et sœur. Et
sa ressemblance avec Elvis Presley n’a pas aidé…
Je t’assure, mes parents s’en vantaient partout… Il
ne me parlait pas beaucoup. Toujours enfermé dans
sa chambre à écouter de la musique ou à
confectionner des maquettes de guerre. Une fois je
me souviens, je l'ai pris en flagrant délit de
masturbation. Ça me fait rire maintenant, quand j'y
pense...
— Pourquoi cela te fait rire ? Moi je n'aimerais pas
que ça m'arrive...
— Parce qu'il avait répété aux parents que je l'avais
fait exprès. Que je voulais le voir faire... que j'avais
un problème... Bien sûr, j'avais nié...
Elle alluma une nouvelle cigarette.
— À l’âge de seize ans, il s’est enfui de la maison
familiale après s’être disputé avec notre père.
Personne ne savait ni où il habitait ni de quoi il
vivait. Puis vingt ans plus tard, il est réapparu.
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Autant dire que pour nous, c’était un étranger. Le
principal, c’était qu’il avait une situation, un travail,
un toit où dormir. Il n’était pas revenu par dépit,
pour demander de l’aide, de l’argent. Non.
Je ne pouvais m’empêcher de penser à ce qu’elle
venait de raconter. Je voulais qu’elle le dise…
— Cinq ans après son retour, notre mère est morte.
— Je suis au courant, je suis désolé. Ça doit être
difficile pour toi, toutes ces pertes.
— C’est la vie, dit-elle.
— Je ne suis pas sûr que la vie se résume à cela.
— C’est quoi la vie pour toi ? Je suis curieuse de
savoir.
Elle m’avait pris au dépourvu. Je ne savais pas quoi
répondre. Je regardai dans le fond de ma tasse à la
recherche d’une réponse.
— T’en fais pas, va, ce n’est pas un cours de philo.
— Et pour toi ? C’est quoi la vie ?
— Une visite en enfer, avec un ticket de sortie
garanti.
Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier plein. Un
peu de cendre tomba sur la table. Elle souffla
dessus puis se mis à sourire, les yeux brillants.
— En tout cas, dis-je, suis là, si tu as besoin de
parler, ou quoi que ce soit…
—Je te remercie, c’est gentil de ta part, tu n’es pas
obligé...
—J’en dois une à ton frère qui m’a donné ma
chance pour le boulot que j’ai aujourd’hui.
Elle me donna son numéro et prit le mien. Elle se
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leva, serrée dans sa magnifique robe noire, et s’en
alla en frappant des talons. C’est moi qui réglai
l’addition.
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ELLE(4)
95
ressenti, en même temps que de la honte, cette peur
sèche comme une fièvre qui me saisissait toujours
en face de lui.
Il a ôté la cigarette de sa bouche avant d’entrer
complètement dans la chambre. Il m’a regardée. Il
a froncé les sourcils et détourné les yeux. Je suis
devenue brûlante.
Mon client a sorti un peigne de sa poche. Il riait,
mais Raymond l’a prié, sans sourire, de me
détacher du seau et de bien vouloir quitter la pièce.
Mon client a fait immédiatement ce que Raymond
lui demandait. Il a claqué la porte en sortant.
Raymond l’a fermée à clé derrière lui. Il a glissé la
clé dans sa poche, et je me suis mise à pleurer
doucement.
Tout le temps que je me lavais, Raymond a fumé,
devant la fenêtre en me tournant le dos. Ensuite, je
suis allée m’asseoir sur le sommier. Il s’est tourné
vers moi. Il a dit : « Est-ce que tu as peur ? » Il
n’avait pas souri, mais son regard était amical.
J’avais la gorge si serrée que je n’ai pu répondre.
Je me suis contentée de secouer la tête.
Il s’est assis près de moi. Il m’a pris la main. Je
n’ai pas osé la retirer. Il a regardé, en silence, mes
jambes, mon ventre, mon visage, et il a froncé les
sourcils en accentuant la pression de ses doigts sur
les miens. Il m’a dit : « C’est parfaitement inutile
de mentir. Je sais que tu as peur. Tu as peur de moi
aussi. Tu ne dois pas. »
De sa main libre, il m’a tendu son paquet de
cigarettes. J’en ai pris une et j’ai dit : « Merci »,
d’une voix qui s’étranglait. Il a souri. Il m’a donné
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du feu et a cherché un cendrier du regard avant de
laisser tomber l’allumette par terre, devant lui.
Nous avons fumé. Je ne pensais qu’à ma cigarette
et au regard attentif de Raymond sur moi.
Au bout d’un moment de silence, Raymond a dit,
très doucement : « Qu’est-ce qui ne va pas ?
Raconte-moi. Je ne veux pas que tu aies peur. Je
suis là pour t’aider. » Il m’a attirée contre lui. Il y a
eu la dureté rassurante de son épaule, son bras
autour de moi, la fumée de nos cigarettes, et j’ai eu
de nouveau envie de pleurer.
Je me suis détendue contre lui. Il n’a pas bougé. Il
a dit : « Voilà. C’est bien. » J’ai fermé les yeux.
Nous sommes restés ainsi un long moment.
Immobiles. Simplement, de temps à autre, l’un de
nous faisait tomber par terre les cendres de sa
cigarette. Puis il s’est mis à me caresser les
cheveux, il a dit : « Pleure, si tu as besoin de
pleurer. Ça peut aussi faire du bien. Il ne faut pas
en avoir honte. » Je n’ai pas répondu, et il a dit
alors qu’il était venu pour me faire l’amour, mais
qu’il avait changé d’avis en me trouvant aussi
inquiète. Et puis ces meurtrissures, sur mon corps,
devaient être douloureuses. Il ne me ferait l’amour
que si j’en ressentais le besoin, que si je le lui
demandais.
Je n’ai rien demandé. Mais toute une partie de moi
a éprouvé, cependant, l’envie d’être humiliée par
Raymond. J’ai pensé à cela, et que, d’une certaine
manière, il était juste de me punir. Il était juste
qu’on me frappe et qu’on veuille m’anéantir quand
on avait compris que je ne méritais rien d’autre.
J’ai essayé d’expliquer ces choses à Raymond. Il
97
m’a dit qu’il comprenait. Il a dit aussi que,
maintenant, je devais essayer de me reposer. Il
demanderait, en bas, qu’on me laisse dormir.
Je l’ai regardé. Je n’avais pas envie de dormir. Il
fallait que je parte. Il fallait que je parte
maintenant. J’ai dit : « Il faut que je parte.
Maintenant. » Il n’a pas répondu tout de suite. Il a
enfermé mon visage dans ses deux mains et l’a tiré
en arrière. Puis il m’a souri en détournant les yeux.
Il a dit, avec beaucoup de calme : « Voyons, tu sais
bien que c’est impossible. » J’ai mordu ma lèvre. Il
a fait, doucement : « Tu peux crier, si tu veux. Je
peux comprendre. » Et les mains, qui serraient mes
joues et mes tempes, sont devenues brûlantes.
J’ai remué la tête dans tous les sens. Dans le vide.
Comme on se cogne. Je n’ai pas crié. Il a attendu
un peu avant d’ouvrir les mains. Avant de
s’éloigner de moi. Il est allé jusqu’à la fenêtre. Là,
il a fumé, en me regardant, et sans me tendre son
paquet de cigarettes... Je voulais. J’avais cru
pouvoir me souvenir de ce moment avec Raymond
comme d’une minute de grâce. Je ne peux pas.
Je n’ai pas été surprise, après, quand il m’a priée
de remettre ma chemise de nuit, et, ensuite,
d’écarter les jambes. La chemise était assez étroite,
et j’ai été gênée presque tout de suite.
Raymond a touché le haut de mes cuisses sous
l’étoffe tendue. Il a dit : « Ecarte-toi encore. Fais
craquer. » J’ai obéi. Il s’est levé pour se mettre en
face de moi. Une couture de la chemise a cédé. Il
m’a dit alors de refermer les jambes, et je l’ai fait.
J’ai dû, ensuite, me mettre à quatre pattes sur le
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plancher. Quand Raymond m’a permis de me
relever, mes mains étaient noires.
Il m’a demandé de les sucer. Je lui ai répondu que
si je le faisais, je tomberais malade, mais il a dit
que ça n’avait pas d’importance, au contraire,
qu’on me soignerait et qu’alors je pourrais sortir.
J’ai sucé les paumes ouvertes et noirâtres de mes
mains. Et puis mes doigts. L’un après l’autre. Je
crois que je m’étais attendue à tomber foudroyée
sur le plancher sale, mais il ne s’est produit rien de
tel. Je ne pensais à rien. Je n’avalais pas ma salive.
Je m’appliquais à baver. Il s’en est aperçu. Il m’a
dit : « Avale. » J’ai avalé.
J’étais en sueur. Ça n’avait aucun goût. Après,
Raymond m’a ordonné de me laver la bouche et les
mains pour venir l’embrasser. Il m’a prise dans ses
bras et serrée contre lui. C’est à ce moment, je
crois bien, que j’ai commencé de ne plus le haïr.
Pourtant, j’ai pensé au soir, quand mon ampoule
s’éteignait, quand je ne dormais pas. J’ai regardé
Raymond. Il a touché ma bouche avec ses mains.
J’ai senti que j’aurais dû avoir envie de le faire
mourir. Mais je ne l’avais pas. C’était autre chose.
J’ai su, en la voyant, que je connaissais Ena.
Je l’avais rencontrée pour la première fois « Chez
Sami », une boîte de nuit où j’avais accompagné
M.. Il lui avait parlé. Je me suis souvenue qu’elle
avait répondu à ses questions d’une manière
précipitée, haletante, comme si, d’une minute à
l’autre, le souffle pouvait lui manquer. J’avais
pensé, alors, qu’elle avait peur de M.. Elle était
très jeune, dix-sept ans peut-être ou dix-huit, pas
plus. Elle mettait des marguerites en plastique dans
99
ses cheveux noirs. Ou de petits peignes dorés,
comme les actrices des années folles. Elle avait une
grosse bouche, et elle riait en touchant ses cheveux.
Je crois qu’ils sont arrivés à démolir Ena. Elle a
cogné, puis elle a hurlé en continuant de cogner les
murs à l’intérieur de sa chambre, de plus en plus
fort. Elle hurlait : « J’étouffe. » (Et) « Sortez-moi
de là. J’étouffe. »
Raymond a froncé les sourcils. Il y a eu des pas
précipités dans l’escalier, une porte claquée, le
bruit sourd d’une chute, et, tout de suite après, des
gémissements ont remplacé les cris.
J’ai couru à la porte. Raymond m’a repoussée. Il
m’a dit de rester tranquille et il est sorti. Je me suis
mise aussitôt à tourner en rond, les mains serrées
sur mes côtes, à l’intérieur de ma cellule où l’air
sale m’était brusquement devenu irrespirable. Je ne
savais plus à quoi penser.
Il m’a semblé, un moment, que j’aurais pu enfoncer
mes ongles dans la gorge de Ena. Une seule fois. Et
que ça finisse.
Ils avaient dû la jeter par terre. J’ai essayé de
regarder par le trou de la serrure. Je n’ai rien vu.
Je me suis relevée. Mon cœur battait fort.
100
Chapitre 5
102
celui qui avait remplacé Dominique, était un
ivrogne heureux. Cet ivrogne était devenu
grincheux et, durant l’hiver dernier, il s’était
enfoncé encore un peu plus dans les méandres de
l’alcoolisme. Comme c’est le cas d’un grand
nombre de buveurs invétérés, il était, quand il
n’avait pas bu, quelqu’un de régulier et de
sympathique, quoique manquant sans doute de
finesse. Et tout le monde le trouvait ainsi : pas très
fin, mais régulier et cool. Lui-même pensait cela de
lui. Et c’est pour cela qu’il buvait. Car il lui
semblait pouvoir être, quand il avait bu, en parfaite
harmonie avec cette opinion qu’il était un homme
régulier et sympathique. Il y parvenait, certes. Mais
avec le temps, à mesure qu’augmentait la quantité
d’alcool, un léger écart se glissait, qui devint
bientôt un abîme. Son caractère régulier et
sympathique le devançait tellement que lui-même
n’arrivait plus à le rattraper. Le cas est fréquent.
Mais dans leur majorité, les gens sont loin
d’imaginer qu’ils appartiennent à cette catégorie du
« cas fréquent ». À plus forte raison quand ils ne
sont pas très fins. Pour retrouver ce qu’il avait
perdu de vue, il se mit à dériver au milieu d’une
jungle de verres et de bouteilles d’alcool toujours
plus dangereuse. Et la situation empira. Pour
l’heure, néanmoins, il demeurait régulier jusqu’à la
tombée du jour.
Dans la mesure où, depuis deux années déjà, je
m’arrangeais pour ne pas le rencontrer après la
tombée du jour, il était toujours correct avec moi.
Car je savais parfaitement ce qu’il devenait la nuit
103
venue, et lui aussi. Mais, par une sorte de pacte
tacite, jamais nous n’abordions ce sujet. Tout se
passait bien entre nous, comme d’habitude, mais ça
empirait malgré tout. C’était cela, au fond, que
vieillir voulait dire.
Quand j’arrivais au boulot, il en était à son premier
whisky. Peut-être était-ce une preuve de sérieux de
sa part de s’en être tenu à un seul verre ? Mais ça ne
changeait rien au fait qu’il buvait. Sans doute en
serait-il un jour au deuxième verre. Debout, à
éponger ma sueur devant la bouche de la
climatisation, je buvais un coca chaud du
distributeur de la boîte. Il ne disait pas un mot, ni
moi non plus. Les rayons ardents de l’après-midi se
déversaient sur le canapé crème de la salle de repos
en d’angéliques lueurs étranges. Mon camarade
tapait la paume de sa main gauche de la tranche
d’un prospectus.
—Tu as rencontré quelqu’un, toi, dit-il.
La tournée allait commencer Elle avait déjà
commencé, mais on n’était pas décidé à y aller.
J’ôtai mes lunettes de soleil, les yeux me brûlèrent.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— T’es à l’heure et t’es heureux de bosser !
— Ça se voit tant que ça ? demandai-je.
Il démarra la voiture avec un fin sourire moqueur.
Je gardais l’air embarrassé pour qu’il ne m’en
demande pas plus. L’odeur de son eau de Cologne
était assortie à celle de sa lotion capillaire. Ça
empestait dans le véhicule. Moi, je portais un tee-
104
shirt arborant le groupe RATM. De retour de la
tournée, j’allai m’asseoir dans le canapé moelleux,
et bus un café infecte de la machine.
— Et alors ? me demanda-t-il.
Il avait sorti la bouteille de bourbon de son sac à
dos et en avait bu une longue lampée. J’avais mal
pour lui
— Et alors quoi ?
Mon camarade opina du genre, c’est bon j’arrête de
t’emmerder vieux… Je me sentais désolé pour lui.
— En tout cas, fit-il, après une gorgée plus
modérée.
Je tendis la main, et il me passa la bouteille.
—Moi aussi, dis-je, j’espère que c’est la bonne !
Merci…
Je m’envoyai une gorgée d’homme et achevai la
bouteille.
—Deux gosses dans une école privée, ça coûte cher,
dit-il. Je m’estime plutôt riche pour mes quarante
ans passés. J’ai fait assez d’études, de pieds et de
mains, pour ne pas avoir à être à ta place, et te
donner les ordres au lieu de les recevoir… Mais je
t’assure qu’on n’en voit pas le bout… surtout avec
des enfants… Ça… pfiouu…
— Tu as bien gagné ta vie, dis-je. Il n’y a pas de
honte à ça.
— Mais je n’ai pas honte du tout, dit mon
responsable. Quand je repense au passé, je me
105
demande si je ne rêve pas. Toute cette époque où,
criblé de dettes, je courais partout pour un stage,
une formation.
— Si tu commences à être aussi chiant, je retourne
tout de suite distribuer des tracts. Si tu as besoin
d’alcool, on va en chercher, pas la peine de faire des
chichis.
Mon responsable releva la tête et me regarda :
— Je dis ça pour plaisanter.
— Moi non, dis-je.
On garda le silence un moment. Le silence
l’emporta. Fin de la journée de travail.
Je rêve…
— Je te quitte, dit-elle.
107
pense néanmoins qu’il voulait boire sans penser à la
conduite d’un véhicule, ce qui était plutôt sage.
J’avais pris le strict nécessaire dans un simple sac
de voyage. Il m’attendait sur le quai de la gare de
Nice-ville avec entre les jambes une belle valise
Samsonite noire flambant neuve. Nous prîmes deux
cafés à la machine automatique.
108
réception, il manquait des clés de temps à autre. Le
bon sens me dit qu’un établissement inscrit dans les
pages jaunes de l’annuaire, et portant un panneau
« hôtel » sur sa devanture, dans une grande ville, ne
peut pas ne jamais avoir de clients. En tout cas, ces
clients-là étaient incroyablement discrets : on ne les
voyait ni ne les entendait jamais, on n’avait même
pas l’impression qu’ils existaient. Simplement la
disposition des clés sur le panneau différait
légèrement chaque jour. Peut-être se faufilaient-ils
le long du couloir, rasant les murs comme des
ombres évanescentes. De temps en temps,
l’ascenseur s’ouvrait, se fermait, au loin, mais
quand le bruit cessait, le silence paraissait d’autant
plus impénétrable. C’était un drôle d’hôtel. Il me
rappelait une vallée oubliée par le temps.
111
fond d’un couloir sombre ?
112
— J’ai l’impression que le plus important, avait dit
mon responsable, c’était qu’elle m’amène dans cet
hôtel, que sans ce lieu, le reste n’aurait pas suivi…
Elle, son but était uniquement de me conduire ici.
C’était son destin. « Elle », je ne sais même pas son
nom. J’ai vécu une semaine avec elle. Je ne sais
rien de concret sur elle, sinon qu’elle faisait partie
d’un club très fermé de call-girls. Je n’étais pas
dupe, tu sais… mais elle m’avait pris sur son temps
de libre… Une prostituée de luxe, en somme.
Naturellement, elle devait bien avoir un nom
comme tout le monde. En fait, elle en avait même
plusieurs. Et en même temps, elle n’en avait pas.
Aucun des objets qu’elle possédait – c’est-à-dire
presque rien – ne portait de nom. Pas de carte
d’abonnement de train, ni de permis de conduire, ni
de carte de crédit. Elle avait bien un petit carnet,
mais il était plein de signes incompréhensibles
griffonnés partout. Je n’avais aucun point de repère
concernant son existence. Les prostituées ont
sûrement un nom, mais elles vivent dans un monde
où on n’en a pas. En tout cas, moi, je ne savais
presque rien d’elle. Je ne savais pas ce qu’elle avait
fait comme études. Je ne savais pas si elle avait de
la famille. Elle était venue de nulle part et repartie,
comme une averse soudaine, ne me laissant que
mes souvenirs.
— Dis-moi, est-ce que tu viens ici dans l’espoir de
la revoir ?
113
Je dois l’avouer. Je trouvai une excuse valable et
retournai sur Nice le lendemain. Mon responsable
n’insista pas pour me retenir. Je ne désirais qu’une
chose, m’enfuir et retrouver Camille. Elle couchait
avec moi deux ou trois fois par mois. Elle me
trouvait lunatique.
« Dis, pourquoi tu ne retournes pas vivre sur la
Lune ? » me disait-elle avec un petit rire, nue dans
le lit, son corps collé au mien, ses seins pressés
contre mon flanc.
114
— Hum.
— Ce n’est pas que je me sente mal à l’aise avec
toi, mais de temps en temps j’ai l’impression que
l’air se raréfie, comme si on était sur la lune.
123
J’allai à la réception et déclinai mon identité. Trois
hôtesses en blazer bleu pâle m’accueillirent avec
des sourires de publicité pour dentifrice. Apprendre
aux employés à sourire de cette façon fait aussi
partie des investissements. Toutes ces filles avaient
des chemisiers d’un blanc aussi étincelant que la
reine des Neiges et des mises en plis impeccables.
Sur les trois, seule celle qui s’adressa à moi portait
des lunettes. Elle avait l’air sympathique, ses
lunettes lui allaient bien. Je fus un peu soulagé de
voir que c’était elle qui s’occupait de moi. C’était la
plus jolie des trois, et elle m’avait plu au premier
coup d’œil. Un je ne sais quoi dans son sourire
m’attirait. Je me dis que cette fille incarnait l’esprit
de l’hôtel. En agitant une petite baguette magique
en or, dans un chatoiement d’étincelles digne des
films de Walt Disney, elle allait faire apparaître la
clé de ma chambre. Mais elle utilisa un ordinateur à
la place de la baguette magique. Elle enregistra
avec dextérité mon nom et mon numéro de carte de
crédit, me sourit à nouveau après avoir vérifié son
écran, et me tendit une carte magnétique en guise
de clé. Le numéro de ma chambre était 1523. Je lui
demandai une brochure de l’hôtel, qu’elle me tendit
aussitôt. Je lui demandai depuis quand il était
ouvert. Depuis octobre dernier, me répondit-elle
machinalement. Ce qui voulait dire depuis pas
même cinq mois.
125
126
ELLE (5)
129
qu’il regrettait bien, mais que je devais obéir aux
clients. Rien d’autre.
J’ai compris très vite que demander à une fille si
elle était encore vierge faisait partie des tics de
Germain. Il me jetait sous lui, m’écrasait de son
corps, s’insinuait de force en moi, sans cesser de
me tenir les poignets pour m’empêcher de me
débattre et, immédiatement après m’avoir prise, me
redemandait, contre toute vraisemblance, si j’étais
parfaitement vierge.
Lorsque j’ai dit non, que, bien entendu, je ne l’étais
pas, il a allumé une cigarette, l’un de ses coudes
écrasant ma poitrine, et il a approché la cigarette
de mon visage. Je n’ai pas attendu d’être brûlée.
J’ai répondu très vite ce qu’il désirait, après quoi il
m’a reprise. « Tiens, prends ça, espèce de salope, et
n’essaie pas de serrer les cuisses pour m’empêcher
d’aller au fond. » Il a fumé ensuite, en riant et en
me soufflant dans la figure.
Après son départ, j’ai compris que je ne le haïssais
pas autant que j’aurais dû. J’ai vomi dans le
lavabo, le front retenu par la céramique blanche et
froide. J’ai vomi comme si je devais en mourir. Je
n’ai pas tardé à me rendre compte que ce qui me
pesait le plus était la solitude. Celle du dimanche,
au long duquel je ne parlais à personne. Celle du
soir, quand l’ampoule s’était éteinte. Celle,
quotidienne, la moins pénible, peut-être, où les
hommes qui me prenaient ne m’accordaient aucune
attention.
Je me suis souvenue, à ce moment-là, de ce que ma
grand-mère avait coutume de répéter : « L’enfer,
130
c’est l’absence de Dieu. » Et j’ai eu conscience de
comprendre cette phrase pour la première fois.
Cependant, je n’étais pas en enfer. Je ne croyais
pas en Dieu. Il me manquait un être humain,
quelqu’un qui aurait vu, en moi, un être humain et,
pour moi, cette absence était un enfer.
Au-delà de ma solitude avec ces choses gluantes et
dures enfoncées dans ma bouche, mon sexe ou le
pli serré de mes reins, en dehors de l’ennui du
dimanche, je ne sortais pas, et il n’y avait pas de
soleil. Il n’y avait jamais de soleil.
L’intérêt de mes journées était devenu le moment
des repas. Une ou deux fois, sur le plateau monté
par le cuisinier libanais, il y a eu des cigarettes
brunes, sans filtre, en vrac. J’ai remercié le
cuisinier. Nous avons pu parler un moment. Il m’a
dit que c’étaient des « troupes ». Elles étaient
bonnes. Elles lui venaient d’un ami qui faisait son
régiment et qui s’appelait Antoni. Antoni passerait
peut-être un moment avec moi... Nous avons parlé
d’Antoni. Son rire, sa gentillesse. Les yeux très
clairs. Le Libanais était gros et brun, avec un
visage suant. Il portait une grande serviette en
tablier autour de la taille. Les taches de graisse
avaient fait des ronds par-dessus. Il n’a jamais
essayé de me toucher. Il m’a répété que, les
cigarettes, c’était interdit. Si je ne continuais pas
d’être sage, il me les supprimerait tout de suite.
J’ai essayé de lui parler encore, pour entendre le
son d’une voix, seulement il a dû se méfier et il est
demeuré beaucoup moins longtemps dans ma
chambre par la suite.
131
Ses omelettes étaient brûlées, mais j’aimais son
couscous. Il le savait. Il m’en donnait beaucoup,
dans de grandes assiettes fleuries. Il avait coutume
de me dire qu’avec le couscous, le sommeil forcé de
vingt et une heures et les cigarettes d’Antoni, ça
pourrait continuer d’aller bien un peu de temps.
Peut-être même que ça pourrait continuer toujours.
Quand j’essaye de me rappeler à quoi je pensais
dans ma cellule, je ne retrouve le souvenir d’aucun
mouvement de colère profond, rien d’autre que le
souvenir de petites joies attendues et précises,
telles que fumer, boire un verre de vin tiédi, rester
sans bouger, sur le dos, le dimanche, jusqu’à ce
que le mur d’en face ait disparu de la fenêtre.
Je ne pensais à rien. C’était comme une espèce de
contentement. Un engourdissement. Une mort. Il y
avait encore des soirs où je devinais la douceur des
rues, les visages heureux, dans la pénombre ; des
soirs où je tremblais, tandis que tu criais, Ena...
mais pour combien de temps ?
C’est la gentillesse d’Antoni que j’ai remarquée
d’abord. A cause de son âge et de ses yeux pâles, il
ne ressemblait pas aux habitués de l’hôtel ; je le lui
ai dit tout de suite, et il m’a répondu que moi non
plus, sans savoir expliquer pourquoi. Nous nous
sommes regardés un long moment, en silence, avec
une indécision pleine de curiosité.
Cette première fois, il n’a pas osé, ou pas voulu me
faire l’amour. Au contraire, il m’a parlé. Je dis : il
m’a parlé, parce que je n’en avais pas envie, et
qu’il a dû, presque tout le temps, se contenter de
parler seul.
132
Pourtant, quand il m’a demandé comment je
pouvais vivre de cette façon, je lui ai répondu très
vite, sans réfléchir, que je ne pouvais pas. Je ne
pouvais pas. Il s’était assis à côté de moi, mais
sans me toucher, et il ne me quittait pas des yeux,
un peu comme s’il avait cherché sur mon corps ou
sur mon visage une réponse aux questions qu’il me
posait. Il m’avait demandé de me déshabiller.
133
134
Chapitre 5
— Désolée, dit-elle.
— Hum, fis-je.
135
— Excusez-moi. Attendez un instant, dit-elle, puis
elle disparut dans le fond.
141
Le barman s’approcha de moi et me dit d’un ton
confidentiel :
147
— C’est au sujet de votre amie dont vous avez parlé
hier, dit-elle d’une petite voix.
150
Elle voulait s’asseoir à une table du fond. Je pris
mon verre et changeai de place. Elle enleva ses
gants de cuir, son écharpe à carreaux, son manteau
gris, et apparut alors en pull jaune et jupe de laine
vert foncé. En la voyant moulée dans ce pull fin, je
remarquai que ses seins étaient plus gros que je ne
l’avais cru. Elle portait d’élégantes boucles
d’oreilles en or. Elle commanda une Desperados.
Dès que sa boisson arriva, elle en aspira une gorgée.
Je lui demandai si elle avait dîné. Pas encore,
répondit-elle, mais elle avait grignoté à quatre
heures et n’avait pas encore faim. Je bus une gorgée
de mon whisky, elle reprit une gorgée de sa
Desperados. Elle avait l’air de s’être dépêchée pour
venir, et avait repris son souffle en silence pendant
une trentaine de secondes en arrivant. Je pris une
cacahuète, l’examinai avant de la croquer, et répétai
ce geste en attendant qu’elle retrouve son calme.
Finalement, elle poussa lentement un soupir. Un
long soupir, qu’elle dut elle-même trouver trop long
car elle leva ensuite la tête pour me regarder d’un
air nerveux.
151
— À propos de ton amie, ou de ta petite amie, je ne
sais pas au juste... j’espère que tu ne lui veux aucun
mal dit-elle, tu ne bats pas les femmes...
— Battre une femme ? répliquai-je, surpris. Qu’est-
ce qui te fait dire ça ?
— Je me demandais, c’est tout, dit-elle.
153
Je me taisais.
154
ELLE(6)
157
de partir. Du couloir, le Libanais m’a crié : « Ça
va, môme ? » Et j’ai répondu que oui, ça allait.
Même aujourd’hui, quand on me quitte et que la
nuit tombe, il m’arrive de faire un effort pour ne
pas me mettre à crier. J’ai crié souvent, à Nice, au
début, le soir. C’est quand mon dernier client s’en
allait, qu’il se mettait à exister pour moi. Je le
regardais s’habiller, se coiffer et, alors que j’avais
supporté ses exigences sans me plaindre, je pensais
brusquement à cet inconnu, à sa femme inconnue, à
sa vie, avec une haine qui me faisait trembler des
pieds à la tête.
L’un d’eux, une fois, a vu mes yeux dans la glace et
s’est tourné vers moi pour me demander avec
inquiétude ce qu’il y avait. Je lui ai répondu par
des injures dont la grossièreté m’a fait venir les
larmes aux yeux.
Il y avait cette obscurité soudaine, qui m’était
imposée, et à laquelle je ne m’habituerais jamais.
Neuf heures, ça n’est pas une heure pour dormir. Je
passais toujours un long moment à me calmer et,
même calme, je tremblais encore. Je ne pouvais pas
m’empêcher de penser qu’à cette heure du soir, les
rues se remplissaient de gens, que les lumières
s’allumaient et que le ciel devenait mauve ou noir.
La vie m’arrivait filtrée, lointaine, irréalisable, et
j’aurais tout donné pour marcher dans la rue, sous
les arbres, devant les vitrines éclairées, avec, sur
mon corps, la fraîche douceur des soirs.
Je me retournais alors sur le sommier, dans le noir,
parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Je
souhaitais la mort pour tous les habitants de la
158
ville, une bombe, une fin du monde. Quelque chose
comme Hiroshima...
Un soir, c’est Raymond qui est parti le dernier. J’ai
eu envie qu’en dépit de la crainte qu’il m’inspirait,
il puisse, même lui, demeurer toute la nuit auprès
de moi. Quand il m’a dit non, j’ai souhaité pouvoir
le tuer. Je crois qu’il l’a compris, car, avant de
partir, en prenant le temps de m’expliquer bien
qu’il allait marcher un moment, sans but, dans les
rues, avant de rentrer pour dîner, puis de se rendre
dans un bar, Raymond a pris soin de ne pas me
tourner le dos un seul instant.
Il est demeuré appuyé à la porte, son regard brun
rivé au mien tout le temps qu’il m’a parlé. Il a dit,
d’une voix devenue très basse et très lente, qu’il
serait volontiers resté davantage, mais que
l’ampoule de ma cellule allait s’éteindre. J’aurais
voulu pouvoir me retenir de lui répondre comme je
l’ai fait alors. J’aurais voulu pouvoir ne pas lire,
dans les yeux de Raymond, quelque chose qui
ressemblait à du mépris, mais je lui ai demandé
grâce. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je lui ai dit
que la punition me semblait suffisante, que je serais
docile. Désormais, je lui obéirais pour n’importe
quoi, et, s’il me laissait partir avec lui, maintenant,
tout de suite, je me mettrais, s’il le voulait, à
genoux devant lui.
Sans cesser de me regarder, il a dit sèchement :
« Eh bien, puisque tu es une comédienne parfaite,
mets-toi à genoux, et nous verrons ensuite ce que
nous avons à faire. » J’ai glissé à genoux tout de
suite. Je crois qu’à ce moment précis, je n’ai pas eu
159
honte et que ce mouvement a évoqué, pour moi,
l’écho d’un geste lointain.
J’étais seule, dans une colonie de vacances tenue
par les religieuses de Saint-Vincent-de-Paul. Un
voisin de mon père était venu me visiter. Il était gai,
très gros et il parlait fort. Dans un angle, sur une
console, il y avait une vierge de plâtre coloriée en
bleu et blanc. Et je m’étais agenouillée devant cet
homme, sur le carrelage froid du parloir, dans
l’espoir d’être ramenée chez moi. Bien entendu,
mon voisin était reparti seul. J’avais sept ans.
Si j’avais été la plus forte, je ne me serais pas mise
à genoux, j’aurais tué Raymond. Mais, ce jour-là,
encore, je n’étais pas la plus forte, et, comme dans
mon enfance, il m’a semblé que je devais en tenir
compte.
J’ai regardé Raymond bien en face, j’ai dit :
« Voilà, c’est fait. » Il a continué de me fixer un
long moment, puis il a souri en secouant la tête. Je
me suis brusquement rendu compte que j’éprouvais
une fierté diabolique à le voir me considérer ainsi.
Il s’est penché au-dessus de moi. J’ai cru qu’il
allait me gifler. M’embrasser peut-être. Il n’a fait
ni l’un ni l’autre. Il a dit, doucement : « Tu as
tellement envie de partir ? »
Je connaissais Raymond, et, le connaissant,
j’aurais dû répondre non, mais j’ai dit : « Oui, oh
oui, comme si une autre femme, en moi, voulait à
toute force me nier pour lui plaire. »
Et, de nouveau, stridents, les cris de Ena.
Notre silence.
Le regard de Raymond est devenu plus dur. Il a dit :
« Reste à genoux. Relève ta chemise. Dépêche-
160
toi. » J’ai relevé la chemise jusque sous mes seins.
Toujours penché sur moi, Raymond a soufflé, entre
ses dents, sans bouger les lèvres : « Renverse-toi en
arrière. » J’ai hésité. J’ai lâché ma chemise de
nuit. Raymond a allumé une cigarette en continuant
de me regarder. Ses mains ne tremblaient pas mais
son visage est devenu pâle. Il a cessé de sourire.
J’ai rejeté tout le buste en arrière, et posé les mains
bien à plat sur le plancher. Il y a eu l’ampoule
brillante et nue, son éclat dans mes yeux, inflexible
comme du verre. J’ai pensé que cette ampoule ne
devait pas s’éteindre, mais aussi que mon besoin de
la voir rester allumée toute la nuit n’était pas une
raison suffisante pour me laisser humilier de cette
manière. Ça n’était pas la seule raison. Plutôt, en
quelque sorte, un alibi, et je le savais.
Brusquement, j’ai compris que Raymond se
rapprochait de moi. J’ai retenu mon souffle. Il a
soulevé ma chemise d’une main. J’ai senti, contre
ma cuisse nue, la chaleur de sa cigarette. J’ai
pensé qu’il voulait me brûler. J’ai eu un mouvement
de tout le corps, mais Raymond m’a priée de ne pas
bouger. Sa main est remontée vers ma poitrine, elle
a pesé sur mes seins, par-dessus l’étoffe, tandis
qu’il me recommandait, en haletant à peine,
d’écarter les cuisses davantage. J’ai senti les
doigts de son autre main forcer mon ventre. Je me
suis reculée brutalement. J’ai crié.
Un genou par terre, il a attendu que je reprenne
mon souffle, puis ses doigts aux ongles durs ont de
nouveau été coulés en moi. Dans la position où je
me trouvais, je ne pouvais pas voir les yeux de
Raymond, mais je savais qu’il me regardait. Au
161
bout d’un moment, mes bras raidis se sont mis à
trembler. Raymond a dit de sa voix basse et
sifflante : « Cesse de bouger. Reste comme ça.
Reste comme tu es. » J’ai cessé complètement de
bouger. Ses doigts m’étaient pesants et douloureux.
J’ai dit : « Je ne pourrai plus tenir longtemps
ainsi. » Il n’a pas répondu, n’a pas non plus ôté sa
main, et j’ai dit alors, en fermant les yeux : « Je
crois bien que je vais tomber. »
Il m’a demandé si j’avais honte. Je n’avais pas
honte. J’étais fatiguée. J’ai ouvert les yeux sans
répondre et, l’espace d’une seconde, la lumière
s’est éteinte. Plus rien n’a existé en dehors de ce
noir, de mon corps trop tendu et de cette brûlure
dans les muscles. Rien, même plus la honte, même
plus la peur. Même plus Raymond.
J’ai ri. Je me suis laissée glisser à terre, bras et
jambes écartés. Un long moment après, je me suis
rendu compte que les doigts de Raymond n’avaient
pas lâché mon ventre et la honte est revenue
aussitôt, comme une vague. Nous sommes restés
ainsi longtemps, immobiles.
Raymond m’a prise par terre, dans le noir. Quand
il a eu fini, il a caressé mes cheveux. Il a dit, sa
bouche contre ma joue : « N’aie pas peur. Je vais te
prêter une robe. Je vais te faire sortir. »
Il est passé dans le couloir en refermant la porte à
clé derrière lui. L’ampoule s’est rallumée aussitôt.
Mon cœur battait à grands coups. J’ai attendu,
assise par terre, le dos contre le sommier, sans
pouvoir détacher mon regard de la porte.
Quand Raymond est remonté, il avait avec lui une
jupe et un shetland rose pâle. Il a dit : « Ces
162
vêtements appartiennent à Ena, mais je pense que
tu pourras les porter. »
J’ai regardé Raymond. Il a souri. Il m’a demandé
pourquoi je ne m’habillais pas tout de suite. Il m’a
tendu la jupe. Je l’ai passée en regardant
Raymond. Mes doigts tremblaient si fort qu’il a dû
m’aider pour attacher les agrafes. Raymond a
ouvert la porte et s’est effacé.
Nous avons suivi le couloir obscur. J’ai compris
soudain que l’on n’entendait pas crier Ena. J’en ai
fait la remarque, et Raymond a dit qu’on lui avait
donné quelque chose pour l’aider à se tenir
tranquille. Nous avons descendu l’escalier.
En bas, dans le couloir donnant sur la rue,
Raymond m’a forcée de m’arrêter en posant la
main sur mon bras. Il m’a demandé en riant, si,
d’après ce que je pensais, on allait me permettre,
maintenant, de sortir jusque dans cette rue. J’ai
répondu oui.
Raymond a ouvert la porte. J’ai senti l’ombre
humide sur mes épaules. Je pouvais avancer. Je
pouvais crier, me mettre à courir. Je ne l’ai pas fait.
Il m’a semblé que même si j’en avais encore le
temps, devant Raymond, je ne le ferais pas. Pour ne
pas lui donner le plaisir de me rattraper.
Presque tout de suite, il y a eu la main sèche de
Raymond sur ma bouche, mes poignets dans sa
main. Puis Raymond a crié au Libanais de venir,
qu’il aurait peut-être besoin de quelqu’un pour
m’obliger de remonter à l’étage.
Le Libanais a écarté le rideau de la cuisine. Il nous
a regardés, les yeux élargis, avant de s’approcher
de nous. Raymond, alors, a lâché mes deux mains,
163
et, un instant, j’ai été libre au milieu des deux
hommes. Raymond derrière moi, le Libanais
barrant la porte de la rue.
Je me suis jetée contre le Libanais, son corps solide
et mou. Je l’ai frappé. Il m’a repoussée vers
Raymond. Tous deux ont ri.
J’ai compris alors que j’avais perdu. J’ai cessé de
me débattre, et quand Raymond a dit : « Tu dois
remonter à l’étage, il le faut. » Je me suis dirigée
vers les escaliers sans répondre.
164
faisait loucher. Elle m’a regardée, puis elle a
regardé Raymond.
Selon son habitude, il était adossé à la porte, les
mains dans les poches de son pantalon. Ena a
touché les cheveux qui la gênaient, elle les a
écartés de son visage, a roulé une mèche sur l’un
de ses doigts. En croisant le regard de Raymond,
les yeux sombres de Ena sont devenus grands
ouverts et fixes. Brusquement, elle s’est levée. Elle
est venue vers moi, elle a passé un bras autour de
mon cou, et elle s’est mise à trembler. Elle sentait
l’eau de Cologne, les larmes et une odeur que je ne
parvenais pas à identifier. Je l’ai serrée contre moi.
J’ai dit : « Ne pleure pas. » Sans savoir ce que je
disais. J’ai tourné la tête vers les autres.
Ils étaient debout, près de la porte. Ils nous
regardaient. Raymond avait son pull-over rouge, et
la fille portait la même chemise de nuit qu’Ena et
moi. Son petit visage était blanc, avec une grande
frange au-dessus des sourcils. La fille a fait un pas
vers moi. Elle a dit, sans me regarder : « Ena m’en
veut. » Elle a ajouté, très vite : « J’ai été obligée de
la caresser, tu comprends, et elle m’en veut. »
Il y a eu un silence. Puis Gloria s’est mise à
pleurer, doucement, d’abord, et de plus en plus fort.
Elle était lourde comme une personne sans
connaissance. J’ai eu envie de l’embrasser mais je
ne l’ai pas fait. Je n’ai rien dit non plus. La fille
mordillait sa main. Elle a jeté un coup d’œil rapide
en direction de Raymond qui regardait les épaules
d’Ena, le dos d’Ena, qui essayait de deviner sous la
chemise, le douloureux fléchissement des jambes
d’Ena. La fille a dit encore : « Je crois qu’elle a
165
pas l’habitude. Tu as dû l’entendre crier, déjà. Tout
le monde a dû l’entendre crier. » J’ai incliné la tête.
Ena a pesé contre moi davantage, ses cheveux sur
ma joue devenue humide. J’ai dit : « Elle va
tomber. Elle a une crise de nerfs. »
Raymond s’est détaché de la porte, et il a dit, les
yeux fixés sur la nuque d’Ena : « Ça n’est pas une
crise de nerfs, mais une crise de folie. C’est une
folle. »
Je suis allée jusqu’au sommier, les mains jointes
autour de la taille d’Ena pour l’empêcher de
tomber. J’ai répondu que je l’avais rencontrée
avant, une ou deux fois, et qu’alors elle n’était pas
folle. Raymond a souri.
J’ai ôté mes mains de la taille d’Ena. Brusquement,
j’ai su que la chambre sentait le formol. Ena s’est
allongée d’elle-même, sur le côté. Elle pleurait
toujours, avec un peu moins de violence.
166
Chapitre 7
Je secouai la tête.
168
— Eh bien, pour que tout soit plongé comme ça
dans l’obscurité totale, il fallait qu’il y ait un
problème de fonctionnement dans l’hôtel ; une
machine ou une structure défectueuse. Ça allait
sûrement causer de l’agitation. On nous ferait
travailler les jours de congé, on aurait des
entraînements du matin au soir, on se ferait asticoter
par les chefs. J’en avais assez de tout ça, et ça
commençait juste à se calmer.
— Je comprends, dis-je.
— Du coup, j’ai senti la moutarde me monter au
nez. La colère était plus forte que la peur. Je me
suis dit, essayons de voir un peu ce qui se passe.
J’ai fait deux ou trois pas, lentement. Et alors,
c’était bizarre, mes pas ne faisaient plus le même
bruit que d’habitude. J’avais des chaussures à talons
plats, ce jour-là, et je n’avais pas l’impression de
marcher sur la même moquette que d’habitude. Elle
était plus rêche. Je suis très sensible à ce genre de
choses, alors je suis sûre de ce que je dis. Et l’air
aussi était différent, comment dire ? Ça sentait un
peu le moisi. Rien à voir avec l’atmosphère
habituelle. L’état de l’air est entièrement contrôlé
dans l’hôtel. Ils sont très pointilleux là-dessus. Ce
n’est même pas un air normal ; il est filtré de façon
à être plus propre. Impossible qu’il y ait des odeurs
de moisi ici. Mais l’air qu’il y avait à ce moment-là,
en un mot, c’était de la vieille atmosphère, datant
de plusieurs dizaines d’années. Une odeur comme
celle que je respirais, petite, en ouvrant la vieille
remise, chez mon grand-père. Comme si tout un tas
de vieilleries mélangées stagnaient là depuis des
années. Je me suis retournée vers l’ascenseur. Mais
169
même la lumière du bouton de l’ascenseur s’était
éteinte. On n’y voyait plus rien. Et tout était
mortellement calme. Alors là, j’ai eu peur. Normal,
non ? Seule dans le noir, ça fait peur. Mais avec en
plus ce silence mortel ! Pas un bruit. C’est bizarre,
non ? Imagine, s’il y avait eu une panne
d’électricité, et que l’hôtel ait été plongé dans le
noir, tout le monde se serait affolé, il y aurait eu du
tapage. On était presque complet, ça aurait dû
soulever un tollé. Pourtant, il régnait un calme
sinistre. Du coup, je n’y comprenais plus rien.
171
rapprochait peu à peu de la porte.
172
— J’entendais toujours les bruits de pas. Krhhh…
Krhhh… Krhhh. Ils se rapprochaient lentement,
inexorablement. La chose était sortie de la pièce,
elle avançait dans le couloir, vers moi. J’étais morte
de peur ! Non, ce n’était même pas de la peur.
J’avais l’estomac qui me remontait dans la gorge, la
sueur qui sortait par tous mes pores. Une sueur
glacée et fétide. Et des frissons ! Comme si un
serpent rampait sur ma peau. L’ascenseur n’arrivait
toujours pas. Sept… huit… neuf… et les bruits de
pas qui se rapprochaient toujours !
173
manager est arrivé, il m’a demandé ce que j’avais.
Je lui ai expliqué en retenant mon souffle qu’il se
passait des choses bizarres au seizième. Il a aussitôt
appelé un employé, et nous sommes montés là-haut
tous les trois, pour vérifier ce qui s’était passé. Mais
au seizième, tout paraissait normal. Lampes
allumées, pas d’odeur suspecte. Nous sommes allés
à la salle de repos interroger les gens qui s’y
trouvaient. Ils étaient réveillés, et n’avaient été
témoins d’aucune panne. Nous avons fouillé l’étage
dans les moindres recoins, mais tout était
parfaitement normal. Comme si j’avais été
ensorcelée par une renarde ! Quand nous sommes
redescendus, le manager m’a fait appeler dans son
bureau. Je pensais qu’il allait me tancer vertement,
mais pas du tout. Il m’a demandé de lui expliquer
en détails ce qui m’était arrivé. Alors je lui ai tout
raconté. Jusqu’au bruit de pas. Ça me paraissait
ridicule, je me disais qu’il allait éclater de rire en
me demandant si j’avais rêvé. Mais il n’a pas ri. Au
contraire, il avait l’air extrêmement sérieux. Et il
m’a dit de ne parler de ça à personne. D’un ton très
doux, très gentil. « Vous avez dû vous tromper,
mais les autres employés pourraient prendre peur
s’ils entendaient parler de ça, alors tenez votre
langue. ». Pourtant, le manager n’est pas du genre à
prendre des pincettes, d’habitude. Et c’est à ce
moment-là que je me suis dit que je n’étais peut-
être pas la première à qui ce genre de mésaventure
arrivait.
178
Je tentai de l’inviter à dîner dans un restaurant
voisin, mais elle voulait juste grignoter un petit
quelque chose ici. J’appelai le serveur pour
commander des pizzas et une salade.
Nous discutâmes de diverses choses en mangeant.
De son travail, de la vie à Monaco Elle me parla
d’elle. Elle avait vingt-trois ans. Après le lycée, elle
avait étudié deux ans dans une école d’hôtellerie,
puis travaillé deux ans à Paris, et ensuite, elle était
venue à Monaco après avoir été embauchée sur une
petite annonce. Cela lui convenait parfaitement de
venir vivre à Monaco. Parce que sa famille à elle
tenait une auberge de style familial, également dans
le sud de la France.
181
— Je rencontre des fées !
182
taxi. Son appartement était à dix minutes en voiture.
En sortant, je vis qu’il avait neigé. Pas une chute de
neige très importante, mais la surface de la rue était
humide et glissait sous nos pieds, si bien que nous
dûmes nous tenir par le bras pour marcher jusqu’à
la station de taxis. Un peu soûle, elle vacillait
légèrement. Elle continua à tenir fermement mon
bras. Elle était décontractée. Moi aussi.
183
Quelque part dans un coin de ma tête, la pensée que
ce n’était pas très fair-play de coucher avec une fille
comme elle ne me quittait pas. Elle avait dix ans de
moins que moi, elle était instable, et si soûle qu’elle
ne marchait même plus droit. C’était comme de
jouer aux cartes avec un jeu truqué : ce n’était pas
honnête.
— Comment le sais-tu ?
— Je ne sais pas, je l’ai deviné.
— Tu es bizarre, dit-elle calmement.
— Peut-être, dis-je. Mais je t’avais prévenu au
début, je ne fais jamais de choses qui déplaisent aux
gens. Je n’abuse jamais des situations. Ce n’était
vraiment pas la peine de mentir.
Je secouai la tête.
186
— Dis !
187
188
ELLE (7)
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207
208
Chapitre 8
Il raccrocha.
Elle raccrocha.
223
ELLE(8)
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231
232
Chapitre 9
233
— Voilà longtemps qu’on ne s’était vus, dit-il en
me regardant avec joie. Mais tu n’as pas changé.
Un peu amaigri, peut-être ?
— Oui. J’ai un peu maigri.
— Et alors, comment va le monde extérieur ? Rien
de neuf ? Ici, tu sais, je ne sais rien de ce qui se
passe.
— Pas encore.
— Oui, mais elle va éclater un de ces jours, dit-il
d’une voix normale, sans timbre particulier, tout en
frottant l’une contre l’autre ses deux mains. Fais
attention, hein ? Il vaut mieux faire attention si tu
ne veux pas te faire tuer. Il y a toujours des guerres.
Toujours. Il n’y a eu aucune époque sans guerre. On
a beau croire qu’il n’y en aura jamais, un jour, il y
en a une. Les humains, au fond, aiment s’entre-tuer.
Et ils s’entre-tuent jusqu’à ce qu’ils soient trop
fatigués pour continuer. Quand ils sont fatigués, ils
234
font la trêve un petit moment. Et ensuite, le
massacre recommence. C’est réglé d’avance. On ne
peut faire confiance à personne, et rien ne change.
Il n’y a rien à faire. Si on n’aime pas ça, il ne reste
qu’à s’enfuir dans un autre monde.
235
Je me demandai avec étonnement d’où pouvait
venir ce vent qui faisait trembler la flamme de la
bougie.
236
reproduisant les mouvements qu’il faisait. Comme
un fantôme noir au-dessus de ma tête prêt à fondre
sur moi. Exactement comme les vieux dessins
animés. Comme un oiseau revient au nid, pensai-je.
Depuis qu’il m’avait dit ça, je me rendais compte
que c’était ce que je ressentais. J’avais simplement
suivi le courant, et il m’avait ramené ici.
237
que je faisais partie d’ici. Je ne savais pas où était
cet « ici ». Mais fondamentalement, voilà ce que je
ressentais : je faisais partie d’ici. L’homme-mouton
m’écouta en silence, sans bouger. Il avait presque
l’air de dormir. Mais quand j’eus fini, il rouvrit les
yeux.
238
assez.
— À cause de moi ? C’est à cause de moi seul ?
— En partie…
— Pourquoi ?
— Pour que tu puisses revenir. Tout est relié, tout se
tient.
Je hochai la tête.
248
ELLE (9)
255
256
Chapitre 10
— Oui ?
263
264
ELLE (10)
270
Chapitre 11
274
Les rues étaient verglacées, une neige légère
continuait à tomber comme une averse de plumes.
Le ciel était toujours couvert de nuages d’un bout à
l’autre. On ne pouvait pas dire que c’était un temps
idéal pour les promenades. Mais marcher ainsi dans
la ville me détendait l’esprit.
Le sentiment de douloureuse oppression que j’avais
ressenti jusque-là avait disparu, remplacé par la
sensation plaisante du froid vif sur ma peau.
Que se passait-il donc ? me demandais-je, étonné,
en marchant. Pourquoi me sentais-je d’aussi bonne
humeur alors que je n’avais encore rien résolu ?
Après m’être baladé environ une heure, je retournai
dans ma chambre et aperçus derrière le comptoir la
réceptionniste à lunettes. Il y avait une autre
employée à côté d’elle, mais elle était occupée avec
des clients. Quant à elle, le combiné coincé contre
l’oreille, tournant inconsciemment un stylo entre
ses doigts, un sourire professionnel aux lèvres, elle
répondait au téléphone.
En la voyant comme ça, je ne sais pourquoi, j’eus
envie de lui parler. De n’importe quoi, comme ça.
J’avais déjà trouvé un sujet de conversation idiot et
anodin. Je m’approchai d’elle et attendis en silence
qu’elle ait terminé son coup de fil. Elle me jeta un
coup d’œil méfiant, mais le sourire attrayant
conforme au manuel de l’employée modèle ne
s’effaça pas de son visage.
Je toussotai.
275
— En fait, l’autre soir, j’ai entendu parler de deux
jeunes filles qui avaient été dévorées par un
crocodile à l’école de natation, près d’ici, et je me
demandais si c’était vrai ? lui dis-je de mon air le
plus sérieux, débitant le premier mensonge qui me
venait à l’esprit.
— Eh, bien, je ne saurais vous dire, répondit-elle,
toujours sans se départir de son sourire
professionnel qui la faisait ressembler à une
magnifique fleur artificielle.
276
beaucoup. Merci de votre aide.
— Je vous en prie, répondit-elle d’un air cool, en
remontant ses lunettes.
277
— Oui, c’est une blague.
—Parfois j’ai du mal à suivre ce genre de
plaisanterie. Cours d’escalade ! Ah ah ah !
279
dénégation.
— Hum, Hum, fis-je d’un ton plutôt affirmatif. Ce
que je te dis doit te paraître idiot…
— Pas du tout, répondit-elle d’un air inexpressif.
C’est juste que je ne peux pas penser à quelque
chose qui doit se produire dans plusieurs mois.
— Je pense que ça sera dans moins longtemps que
ça. Nous nous reverrons toi et moi parce que nous
avons un je ne sais quoi de commun, dis-je comme
pour la convaincre.
280
Elle haussa les épaules.
— Mais cette femme est absurde. C’est une
photographe célèbre, et elle est bizarre. Tu sais,
comme c’est une artiste, quand elle a une idée, elle
ne pense plus qu’à ça, le reste passe après. Elle s’est
souvenue de sa fille après son départ et elle nous a
téléphoné pour nous demander de la mettre dans un
bus et de la renvoyer à Nice parce qu’elle l’avait
oubliée chez nous.
— Elle ne ferait pas mieux de venir la chercher
elle-même ?
— Elle dit qu’elle doit rester encore une semaine en
Espagne pour son travail. En plus, elle est célèbre ;
c’est une cliente qu’on soigne particulièrement ; on
ne peut pas lui répondre brutalement de venir
chercher sa fille elle-même. D’après la mère, si on
se charge de l’amener, la gamine est capable de
rentrer chez elle toute seule, mais on ne peut pas
faire ça, n’est-ce pas ? On culpabiliserait s’il lui
arrivait quoi que ce soit. Et aussi il y aurait un
problème de responsabilité légale.
— Bon, fis-je. Une idée me vint à l’esprit et
j’ajoutais: dis-moi, cette gamine, elle n’aurait pas
les cheveux longs, un sweat-shirt avec un nom de
groupe de rock imprimé, et des écouteurs sur les
oreilles en permanence ?
— Eh bien alors, tu la connais ?
— Bon, fis-je.
283
souriait pas. Les sourcils froncés, son regard allait
de la fille aux lunettes à moi.
285
— Dix jours, répondit-elle après un instant de
réflexion.
— Quand est-ce que ta mère est partie ?
— Il y a trois jours.
— C’est les vacances de printemps à l’école ?
— Je ne vais pas à l’école, laisse tomber, fit-elle.
— À Cimiez, répondit-elle.
— C’est plutôt loin, fis-je.
287
— Tu n’aimes pas ton travail ?
Je secouai la tête.
Je réfléchis un peu.
290
— Je ne sais pas, mais on éprouve un sentiment
d’intimité dedans.
— Oui, je crois que c’est parce que j’aime cette
voiture.
— C’est pour ça qu’on se sent intime avec elle ?
— En harmonie, si tu veux.
— Je ne comprends pas très bien, fit lilie.
— On se soutient mutuellement, moi et ma voiture.
Elle m’accepte dans son espace. Je crois que je
l’aime d’amour, cette voiture. C’est de là que vient
l’atmosphère d’intimité. La voiture sent que je
l’aime. Je me sens bien. Et la voiture aussi se sent
bien.
— Comment une machine peut-elle se sentir bien ?
— C’est évident. Je ne sais pas comment, mais les
machines se sentent bien, s’énervent. Je ne peux pas
t’expliquer ça logiquement, mais je parle par
expérience. Pas d’erreur possible.
— Tu l’aimes comme une personne ?
Je secouai la tête.
291
— Tu ne t’entendais pas bien avec ta femme ?
— J’ai toujours cru qu’on s’entendait bien. Mais
elle, elle ne le pensait pas. Différence de points de
vue. C’est pour ça qu’elle est partie. Plutôt que de
réviser nos différences de points de vue, elle a
trouvé plus expéditif de partir.
— Ça n’allait pas aussi bien qu’avec ta Classe A,
hein ?
— Oui, c’est ça, fis-je.
— Dis-moi, qu’est-ce que tu penses de moi ?
demanda Lilie.
— Je ne sais encore pratiquement rien de toi.
— Tu es bizarre.
— Merci.
— De rien, fis-je. Et d’ici là, téléphone si tu as un
ennui quelconque. Si je peux faire quoi que ce soit
pour t’aider, je le ferai.
293
tout le temps dedans quand elle est à Nice. Elle dort
là-bas, mange là-bas. Elle rentre seulement de
temps en temps ici.
— Je vois, fis-je. Elle a une vie très remplie.
Je secouai la tête.
295
296
ELLE (11)
304
Chapitre 12
305
J’allai à la cuisine, me versai un whisky, et le bus
sec. Puis je mangeai quelques crackers, le reste
d’un paquet à moitié vide. Ils étaient un peu
ramollis, spongieux, comme l’intérieur de ma tête.
Un peu en retard sur l’époque, comme mon
cerveau. Mais ça ne dérangeait personne. C’était
achevé, terminé. Ça n’allait plus nulle part. Comme
mon cerveau. Je me brossai les dents, mis mon
pyjama, bus ce qui restait de whisky au fond de
mon verre. Au moment où j’allais me mettre au lit,
le téléphone sonna. Je restai un moment figé au
milieu de la pièce à regarder le téléphone, mais finis
par décrocher.
306
Puis elle raccrocha. J’avais mal aux tempes. J’allai
à la cuisine me servir un autre whisky. Mon corps
était secoué de tremblements irrépressibles. Les
montagnes russes s’étaient bruyamment remises en
marche.
Dans la cuisine, appuyé contre l’évier, je bus encore
un whisky en réfléchissant à ce qui venait de se
passer. J’envisageais de rappeler Lilie, mais je me
sentais un peu trop fatigué, la journée avait été
longue.
Comme elle avait raccroché en disant : « À la
prochaine fois », je n’avais sans doute plus qu’à
attendre la prochaine fois. D’ailleurs, je ne
connaissais pas son numéro de téléphone.
Je me mis au lit, et restai assis dix bonnes minutes à
regarder fixement le téléphone à mon chevet avant
de m’allonger. J’étais sûr qu’elle allait me rappeler.
Ou peut-être quelqu’un d’autre allait-il m’appeler.
— Ça va ? fit-elle.
— Très bien, répondis-je.
— Tu fais quoi, là, maintenant ?
— J’allais me préparer des sandwichs avec de la
laitue spécialement dressée et du saumon fumé que
je vais couper en tranches fines comme des lames
de sabre et assaisonner de raifort et d’oignons frais
rincés à l’eau glacée. Pour arriver à créer quelque
chose dans la vie, il faut un but ; ensuite, on
progresse à coups d’essais et d’erreurs.
— C’est nul, ton truc !
— Oui, mais c’est bon..
— Allons, allons, fit-elle en soupirant. Tu ne crois
pas qu’il serait temps pour toi de devenir un peu
adulte ?
— Tu veux dire que je devrais être plus sociable,
c’est ça ?
— J’ai envie de faire une balade en voiture, dit-elle
en ignorant ma question. Tu as le temps, ce soir ?
— Je pense que oui, dis-je après un instant de
réflexion.
— Tu viens me chercher à cinq heures sur la
Corniche alors ? Tu te rappelles l’adresse ?
— Oui, fis-je. Mais dis donc, tu es restée toute
seule là-bas depuis l’autre fois ?
312
— Hmm. Je n’avais pas envie de rentrer à Cimiez ;
c’est juste une grande maison vide en haut d’une
colline. Je n’ai pas envie de m’y retrouver toute
seule. Ici c’est bien plus amusant.
— Et ta mère ? Toujours pas rentrée ?
— Je n’en sais rien, je suis sans nouvelles. On ne
peut pas compter sur elle, je te l’ai déjà dit, non ? Je
ne sais absolument pas quand elle va revenir.
— Et pour l’argent, tu fais comment ?
— Oh, ça va, je peux me servir de sa carte de
crédit. J’en ai pris une dans son portefeuille, elle ne
s’est même pas aperçue qu’elle en avait une en
moins. Il faut que je me débrouille toute seule, tu
comprends, sinon je meurs. C’est normal, non,
puisqu’elle ne se conduit pas honnêtement avec
moi ? Tu ne trouves pas ?
Elle toussota.
314
il existe en ce monde ce qu’on appelle « l’inattendu
». Des événements totalement imprévus qui se
produisent soudain. Le monde étant vaste et
complexe, il peut arriver des choses dont l’issue ne
dépend pas de moi. Si je ne pouvais pas te prévenir
en temps voulu dans ce genre de cas, cela
m’ennuierait beaucoup. Tu comprends ce que je te
dis ?
— « L’inattendu », dit-elle.
— Un coup de tonnerre dans un ciel bleu, dis-je.
— Ça serait bien que ça n’arrive pas, dit-elle.
— Exact, dis-je. Mais cela arriva quand même.
320
en claquant la langue.
— Mais non, tu expliques très bien.
— C’est vrai ?
— Bien sûr, dis-je. Je crois très bien comprendre ce
que tu veux dire, mais il me faut un peu de temps
pour intégrer tout ça.
323
d’air. Et je me dis, ah, attention, là c’est dangereux.
Et c’est là que survient cet espèce de rêve vide dont
je t’ai parlé. Et quand j’ai ce genre de rêve, la chose
dont j’ai « rêvé » arrive réellement. Ce n’est pas de
la voyance, c’est quelque chose de bien plus vague.
Mais ça arrive pour de bon. Je le vois toujours mais
je ne dis plus rien. Si je dis quelque chose, tout le
monde va me prendre pour une sorcière, alors… je
me contente de regarder. Je me dis, tiens, cette
personne va sans doute se brûler. Et hop, la
personne se brûle. Mais je ne peux rien dire. C’est
terrible, non ? Je ne peux plus supporter ça, c’est
pour ça que je me ferme. Si je me ferme, ça devient
plus supportable.
Je hochai la tête.
325
avec le sable.
329
tortueux, compliqué et tellement long que
normalement personne ne pouvait l’atteindre, mais
elle, elle avait le pouvoir de viser juste et d’envoyer
ses petits cailloux tout droit au fond. « Si j’avais
quinze ans, je tomberais amoureux fou d’elle », me
répétai-je pour la vingtième fois au moins. Mais si
j’avais eu quinze ans, je n’aurais sans doute rien
compris à ce qu’elle ressentait. Alors que
maintenant, je pouvais, dans une certaine mesure.
Et je pouvais la protéger à ma façon. Mais je ne
pouvais pas tomber amoureux d’une gamine de
treize ans. C’est voué à l’échec, ce genre de choses.
Je comprenais bien ce qui poussait ses camarades
de classe à la tourmenter. Elle était trop belle, elle
dépassait leur quotidien. Elle avait un tranchant trop
aiguisé pour eux, et elle ne faisait jamais un pas
vers eux. Alors ils avaient peur d’elle, et la
tourmentaient de façon hystérique. Ils avaient
l’impression que leur communauté d’amis était
injustement dédaignée. Lilie, elle, était trop
occupée à essayer de vivre, toute seule. Elle y
consacrait toutes ses forces, elle n’avait pas le
temps d’affronter en détail les sentiments de son
entourage ni de penser à eux. Résultat, elle faisait
du mal aux autres, les laissait tomber, et se faisait
du mal à elle aussi… Une vie dure. Un peu trop
dure pour une gamine de treize ans.
Cela aurait été dur même pour un adulte. Je n’avais
pas la moindre idée de ce que l’avenir lui réservait.
Quel que soit le domaine de son travail, s’il
correspondait à la direction de sa force intérieure,
elle saurait y trouver une reconnaissance. Je n’avais
aucune base réelle pour imaginer son avenir de la
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sorte, mais c’est ce que je ressentais. Une aura, et
du talent. Elle avait quelque chose d’exceptionnel
en elle. Ou peut-être qu’à dix-huit ou dix-neuf ans
elle se transformerait en une jeune fille ordinaire.
J’avais connu quelques exemples de ce genre. Des
fillettes d’une beauté transparente et d’une
intelligence aiguë à treize ou quatorze ans qui
perdaient tout leur éclat à la fin de l’adolescence.
Ce côté aiguisé qui faisait craindre de se couper
rien qu’en les touchant s’émoussait peu à peu. Et
elles devenaient des filles jolies mais pas vraiment
impressionnantes. Et elles avaient l’air heureuses
comme ça.
Évidemment, je n’avais pas la moindre idée de la
façon dont elle allait évoluer en grandissant. Tous
les êtres humains connaissent une apogée à un
moment donné. Une fois qu’ils l’ont atteinte, ils ne
font plus que redescendre. On n’y peut rien. Et on
ne peut pas savoir non plus à quel endroit de la vie
se trouve cette apogée. On se dit que ça devrait
encore aller un moment, et tout à coup on se
retrouve au niveau de la ligne de flottaison.
Personne ne peut savoir. Certains atteignent leur
apogée à l’âge de douze ans, et après mènent des
vies sans éclat. D’autres continuent à grimper
jusqu’à leur mort. D’autres encore meurent au
moment de leur apogée. Beaucoup de poètes ou
d’écrivains sont des malades chétifs, et meurent
avant trente ans parce qu’ils ont grimpé trop vite.
Mais Pablo Picasso a continué à peindre des
tableaux plein de force jusqu’à plus de quatre-
vingts ans, et est mort paisiblement. Jusqu’à la fin,
on ne peut pas savoir.
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Et moi ? Je me demandais… J’avais beau regarder
en arrière, je ne voyais rien dans ma vie qui
ressemblât à un sommet. Ça me paraissait à peine
être une vie. Il y avait bien quelques ondulations de
terrain çà et là, des montées et des descentes. Mais
c’était tout. Je n’avais rien fait. Je n’avais rien créé.
J’avais aimé et j’avais été aimé. Mais il n’en restait
rien. Le paysage était étrangement plat, j’avais
l’impression de marcher à l’intérieur d’un jeu
vidéo. Un gameboy. Je grignotais une ligne à
l’intérieur d’un labyrinthe où j’avançais sans but. Et
un jour ou l’autre, j’allais mourir, à coup sûr. «
Peut-être que tu ne seras jamais heureux », avait dit
L’Eunuque.
Je m’arrêtai de réfléchir et fermai un instant les
yeux. Quand je les rouvris, Lilie était de l’autre côté
de la table et me regardait fixement.
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— Ça t’arrive de te sentir vraiment triste ? En
pensant à des choses, la nuit ?
— Bien sûr, répondis-je.
— Dis, pourquoi tu t’es mis à penser à ça, ici, tout
d’un coup ?
— Peut-être parce que tu es trop belle.
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— Évidemment, c’est un point de vue, dis-je, en
manœuvrant pour sortir la Classe A du parking.
Mais il arrive qu’on tombe amoureux de façon
complètement déraisonnable. On ne choisit pas
toujours. C’est ça, l’amour. Tu comprendras peut-
être ça quand tu commenceras à porter des soutiens-
gorges.
— Mais je t’ai déjà dit que j’en portais, non ? dit-
elle en me donnant un grand coup de poing dans
l’épaule, si bien que je faillis emboutir une grande
poubelle peinte en rouge.
— Je plaisantais, dis-je en arrêtant la voiture. Dans
le monde des adultes, on se dit des blagues et on en
rit ensemble. Ou peut-être que ce n’était pas très
drôle comme plaisanterie, mais il faut que tu
t’habitues.
— Mouais, dit-elle.
— Mouais, fis-je.
— C’est nul, fit-elle.
— C’est nul, fis-je.
— Arrête de m’imiter !
334
Sur le chemin du retour, Lilie n’ouvrit pratiquement
pas la bouche. Elle se laissa complètement aller
contre le dossier, plongée dans ses pensées. De
temps en temps, elle avait l’air de s’endormir, mais
il n’y avait pas grande différence entre les moments
où elle dormait et ceux où elle était réveillée. Elle
n’écoutait plus de cassettes. Elle n’avait même pas
l’air de se rendre compte qu’il y avait de la
musique.
Moi, je conduisais en fredonnant en accord avec le
solo de Coltrane.
La route de Saint-Laurent de nuit est plutôt
monotone. Je me concentrais sur les feux arrière de
la voiture devant moi. Je n’avais rien à dire de
particulier. Une fois sur le périphérique, Lilie se
réveilla et se mit à mâcher du chewing-gum. Puis
elle fuma une cigarette. Elle tira trois ou quatre
bouffées puis la jeta par la fenêtre. Je pensais lui
faire une remarque si elle en fumait une deuxième,
mais elle s’arrêta là. Elle avait de l’intuition. Elle
savait ce que je pensais et savait où elle devait
s’arrêter. Je me garai devant son immeuble sur la
Corniche.
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jeune fille à un âge compliqué et vulnérable.
Je secouai la tête, me glissai vers le siège du
passager pour refermer la portière, la claquer plutôt.
Puis je rentrai chez moi en fredonnant un air d’une
chanson dont je ne me souvenais plus le nom.
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— Comment ça ?…
— C’est une ambulance qui est venue la chercher.
Elle est sortie de son appartement les pieds
devant…
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Avancé. Marlène, il ne faut pas m’en vouloir.
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je m’inquiétai des voisins.
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Puis vint mon tour.
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Nous arrivâmes au quartier Gorbella. Passâmes une
porte de bois d’un vieil immeuble. Montâmes les
escaliers jusqu’au quatrième étage. Il ouvrit une
porte blanche blindée et me demanda d’attendre. Il
entra et je l’entendis désactiver l’alarme. Ça sentait
la naphtaline à l’intérieur. À tous points de vu,
c’était un cabinet de docteur. Salle d’attente, de
consultation, accueil, en plein milieu d’un
appartement familial, salon, chambre, cuisine,
toilette… Heinke nous servit du café.
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d’elles-mêmes, je te le promets…
—Je suis fatigué de vouloir tout comprendre, j’ai
juste une question à poser…
—Je t’écoute.
—Pourquoi moi ?
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