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Sophie Rondeau

1. Loin de toi
À Camille que j’aime de tout mon cœur.
15 avril

Je savais que maman ne comprendrait pas. J’ai eu beau lui


expliquer encore et encore pourquoi je ne veux pas aller au collège,
elle n’en démord pas: pas question que j’aille à la polyvalente. Selon
elle, si je ne vais pas au collège, je vais devenir une délinquante et
gâcher ma vie à tout jamais!
J’ai le cœur tout barbouillé. Il y a des semaines que je ronge mon
frein, que j’hésite à aller lui en parler… La semaine dernière, un soir
que papa prenait une bière tout seul sous la pergola après avoir
tondu la pelouse, je suis allée lui jaser un peu. Il m’a écoutée et
quand j’ai eu fini, il m’a regardée, en plissant les lèvres, contrarié.
«Lili, quand ta mère a quelque chose dans la tête, c’est très difficile
de la faire changer d’avis. Ça ne me dérangerait pas que tu ailles à
la polyvalente, mais tu sais comme moi qu’elle ne sera pas d’accord.
J’ai peu de pouvoir là-dessus.» Pourquoi c’est tellement facile de
discuter avec papa, et c’est tellement compliqué avec maman?
Je voudrais que papa s’occupe plus de nous, qu’il prenne les
décisions importantes pour nous. Mais il ne le fait pas, supposément
parce qu’il travaille souvent très tard le soir et parfois la fin de
semaine aussi. Maman travaille beaucoup de la maison, elle est
donc plus disponible… Le problème, c’est qu’elle veut toujours que
les choses soient faites comme ELLE le veut. Qu’elle décide de
repeindre le salon au complet en violet, qu’elle veuille manger du
tofu trois fois par semaine, qu’elle se convertisse à la méditation, au
yoga, au spinning, ça ne me fait ni chaud ni froid, mais je voudrais
au moins pouvoir décider de MON avenir! Si papa le voulait
vraiment, il affronterait maman, mais il y a quinze ans qu’ils sont
ensemble et il ne l’a jamais fait… Des fois, j’aurais envie de lui crier
de prendre sa place. Un jour, j’oserai peut-être le faire.
J’ai toujours un peu peur de parler à maman des choses
importantes… Depuis ma conversation avec papa, je me suis
réveillée presque toutes les nuits en pensant à ce que je lui dirais, à
ce qu’elle me répondrait.
Ce soir, j’ai dressé une liste d’arguments pour la convaincre, je me
suis même exercée devant le miroir avant d’aller enfin la voir. Elle
écoutait un téléroman lorsque je suis allée la trouver et j’ai même
attendu la pause publicitaire pour ne pas qu’elle soit déconcentrée.
J’ai tout fait pour tenter de la persuader, mais notre conversation a
viré au cauchemar.
Je n’ai aucune envie d’aller à cette école de snobs. Ça ne me
ressemble pas, ce n’est pas mon monde. C’est celui de Clara.
Quand maman comprendra-t-elle que nous sommes différentes l’une
de l’autre? Elle caressait le rêve d’aller dans une telle école quand
elle avait mon âge, c’est peut-être aussi le rêve de ma sœur, mais ce
n’est pas le mien et ça ne le sera jamais. Elle n’aura pas le dernier
mot. J’ai encore quelques semaines pour trouver le moyen de la
faire changer d’avis.
— Elle a dit non? me demande Clara lorsque j’entre dans notre
chambre, même si elle sait déjà la réponse.
Ma sœur devine souvent comment je me sens ou ce que je pense,
sans qu’un seul mot ne sorte de ma bouche. Et c’est la même chose
pour moi. Il paraît que ça arrive parfois chez les jumeaux. Nos
chromosomes identiques doivent être sur la même longueur d’onde.
Physiquement, Clara et moi sommes pareilles… ou presque: yeux
vert pistache, nez étroit et peu recourbé, lèvres minces (trop à mon
goût!), crinière brun clair aux accents roux avec une frange droite. Je
vais finir par la faire allonger, par contre, ça m’agace. Il faut la
couper tous les mois et j’ai toujours l’impression d’avoir des cheveux
dans les yeux! Je n’ai pas encore décidé officiellement de laisser ma
frange allonger, car la frange me fait bien. Mais j’y pense
sérieusement. Surtout l’été!
Une des seules différences entre Clara et moi, c’est une cicatrice
sur mon oreille droite, héritée d’une mauvaise chute à vélo quand
j’étais petite, mais elle se remarque peu, surtout lorsque mes
cheveux sont détachés. Une de mes incisives est également un peu
ébréchée. Parfois, les gens qui nous connaissent bien nous disent
que nos mimiques sont un peu différentes (j’ai tendance à plisser le
nez et Clara à faire la moue), sinon ma sœur et moi, c’est du copier-
coller! Je trouve que c’est drôle de voir constamment mon visage
devant moi, alors j’imagine à quel point c’est frappant pour les
autres.
Depuis environ deux ans, Clara porte les cheveux plus courts que
les miens pour qu’on nous différencie. Nous en avions assez d’être
des animaux de cirque. Combien de fois nous a-t-on dit: «Vous êtes
identiques! Je ne peux pas dire qui est Lili et qui est Clara!» Mille
fois, dix mille fois? Tout le monde nous le disait, même nos grands-
parents. Quand nous arrivions chez des amis de mes parents, dans
la parenté, ou que nous étions dans un endroit public, tout ce dont
on nous parlait, c’était de notre ressemblance. Un jour, nous avons
décidé qu’il fallait que ça change.
Nous avons tiré à pile ou face pour décider laquelle se couperait
les cheveux. Clara a perdu. J’ai pris les ciseaux de cuisine et chling!
J’ai coupé quinze centimètres de la tignasse châtaine de ma sœur.
Maman a failli en faire une syncope! Nous lui avions demandé un
million de fois d’arrêter de nous habiller pareil, d’arrêter de nous
coiffer pareil, d’arrêter de nous acheter les mêmes souliers, les
mêmes sacs à dos, les mêmes crayons, mais elle ne nous écoutait
pas. Nous savions que nous devions la mettre devant le fait
accompli, sinon elle n’aurait jamais accepté.
Pour mon choix d’école, par contre, je ne peux pas aller à la
polyvalente dans son dos. Je ne sais pas du tout comment je vais
m’y prendre.
— Alors, qu’est-ce qu’elle a dit? me redemande Clara.
— Que je devais mettre une croix sur la polyvalente.
— C’est peut-être mieux ainsi? On sera encore ensemble, dans la
même école, me dit-elle en souriant timidement.
C’est un peu ça le problème. J’aime ma sœur, je l’adore même.
Elle n’est pas seulement ma sœur, c’est aussi ma meilleure amie.
Nous nous complétons comme des morceaux de casse-tête qui
s’imbriquent parfaitement l’un dans l’autre. Nous aurions pu avoir
des chambres séparées, mais nous avons choisi d’en partager une
(qui est trèèèèès grande cependant), car nous voulions pouvoir nous
parler à toute heure du jour ou de la nuit. Quand on sera grandes,
j’espère qu’on habitera dans la même rue, qu’on aura des enfants en
même temps (moi un garçon et elle une fille) et qu’on les promènera
en duo au parc… Mais là, tout de suite, j’ai besoin de prendre MA
place. Toute seule. Quand je sors de chez moi, je veux être
simplement Lili Perrier et non plus «la jumelle» ou «la sœur de
l’autre». J’ai envie d’avoir des amies juste à moi et qu’on arrête de
me comparer à Clara. Elle a beau avoir les cheveux plus courts que
moi, on nous compare encore beaucoup. Trop.
Oui, nous sommes identiques, mais nos caractères sont presque
à l’opposé l’un de l’autre. Je suis une fonceuse, je dis ce que je
pense quand je le pense, je prends des risques. Clara est plus
réservée, plus timide (parfois trop même!). Et elle travaille beaucoup
plus fort que moi à l’école. Je me le fais toujours reprocher. Si je
n’avais pas de jumelle, on me dirait simplement que je suis une
élève moyenne, mais là, on ne cesse de me dire (lire ici: maman ne
cesse de ne me dire) que je suis moins bonne que Clara, que je
pourrais faire des efforts. «Regarde ta sœur, pourquoi ne prends-tu
pas exemple sur elle?» Pourquoi? Parce que c’est plate! Je déteste
passer des heures à étudier la phrase de base ou les tables de
multiplication; 6 x 12, 9 x 8, 11 x 11, ça m’ennuie, ça ne bouge pas
assez.
Il y a un programme de danse qui semble super chouette à la
polyvalente. Je veux en faire partie, apprendre le ballet, les
claquettes… J’ai déjà suivi quelques cours et j’adore danser. À la
maison, je danse souvent dans le sous-sol. Je choisis ma musique
et je m’invente des chorégraphies endiablées, ça défoule! Je sais
que je ne serai sûrement jamais une danseuse professionnelle, mais
je me sens bien quand je danse. C’est ce qui est important, non? Je
tape toujours du pied, j’ai le rythme dans le sang depuis que je suis
toute petite. Souvent, je regarde des clips sur YouTube et ça me
donne plein d’idées, mais ce n’est pas comme suivre de vrais de
vrais cours.
Il faut que je trouve une solution pour convaincre maman, coûte
que coûte. Mais quoi?
16 avril

Clara a dormi avec moi la nuit dernière, comme nous le faisions


souvent quand nous étions plus jeunes. Mais je ne pensais pas que
nous avions grandi à ce point depuis nos huit ans! Ouf! Nous étions
aussi tassées que des sardines. Et je ne me souvenais plus que
Clara gigotait autant pendant son sommeil. Une vraie girouette un
jour de grands vents! Mais ça en valait la peine. Avoir ma sœur près
de moi me réconforte comme rien d’autre au monde. Lorsqu’elle me
tient la main, j’ai l’impression que je ne suis plus seule avec mon
chagrin, que nous sommes plus fortes à deux.
Vers deux heures du matin, alors que Clara venait de me réveiller
en me donnant un coup de genou dans le dos, j’ai échafaudé un
plan pour faire changer maman d’avis. Après plusieurs minutes à
regarder l’ombre du chêne dans la cour bouger sur le plafond, j’ai
décidé de ne plus lui adresser la parole ni même parler en sa
présence si elle n’acceptait pas mon choix d’école. Je comptais me
lever ce matin et lui dire: «Tu ne veux pas m’écouter, alors je me
tais.» Et même si je devais rester muette pendant tout l’été, je
tiendrais bon. Quand je m’y mets, j’ai une vraie tête de cochon!
C’était sûrement un plan un peu boiteux, mais je n’avais pas de
meilleure idée.
Il est sept heures, j’entre dans la cuisine d’un pas ferme et décidé
même si je suis morte de trouille. Maman vide le lave-vaisselle en
écoutant les nouvelles à la radio et papa est parti au travail depuis
longtemps déjà. Je n’ai pas encore ouvert la bouche pour annoncer
mes couleurs que maman m’interrompt pour m’annoncer la nouvelle.
Je manque de me décrocher la mâchoire tant je suis étonnée.
— Quoi? Pour de vrai de vrai? Je peux aller à la polyvalente?
— Oui, mais c’est loin d’être de gaîté de cœur que j’accepte. Et
c’est à une seule condition: que tu gardes une moyenne d’au moins
70 %, sinon je te retire de là illico presto, compris? dit-elle d’un ton
tranchant.
Transportée de joie, je lui saute au cou et je l’embrasse vingt fois
sur les deux joues. Maman reste un peu raide. Elle semble presque
regretter de m’avoir donné son accord. Oh là là! Il ne faut pas qu’elle
change d’avis!
— J’ai manqué une bonne nouvelle, on dirait, intervient Clara qui
arrive dans la cuisine à son tour.
— Je vais pouvoir aller à la polyvalente! Maman a dit oui!
Clara sourit et lance un coup d’œil rapide à maman. Ma sœur
saurait-elle des choses que je ne sais pas?
— Qu’est-ce que vous manigancez, au juste?
Ma sœur répond, en se détournant pour prendre une orange dans
le bol de fruits sur le comptoir:
— Rien, rien. Je suis vraiment très contente pour toi.
— Et moi donc!
Je n’ai qu’une seule envie: sauter, crier, danser! Il n’y a personne
de plus heureux que moi!
Je pense que je rêve encore. Je n’arrive pas à y croire. Pincez-
moi quelqu’un! Maman a dit oui! Je peux aller à la polyvalente!
Youpidou! On dit que la nuit porte conseil, mais je n’aurais jamais cru
qu’elle lui en soufflerait de si bons!
Les yeux embués de Clara me ramènent les pieds sur terre. Zut!
Je sais à quel point elle se fait du mauvais sang à l’idée qu’on soit
séparées, elle doit être hyper inquiète en ce moment.
Clara renifle et essuie ses yeux du revers de la main.
— Non, non, je ne pleure pas.
Qui veut-elle convaincre? Moi… ou elle?
— C’est vrai, ça va aller, poursuit-elle. Je te jure que ça va aller,
Lili.
Deux grosses larmes glissent sur ses joues qu’elle éponge avec
sa manche aussitôt. Il est évident que ça ne va pas. Comme elle l’a
fait hier avec moi, je la prends dans mes bras pour la réconforter.
— Ne t’inquiète pas. C’est sûr que c’est stressant, mais après
quelques jours, on va s’habituer toutes les deux. On va se retrouver
ici tous les soirs et on va pouvoir se raconter nos journées en détail.
Et je vais toujours être là quand tu vas en avoir besoin.
Ma voix se casse un peu. Non! Je ne suis pas pour me mettre à
pleurer moi aussi. C’est le plus beau jour de ma vie! Je suis censée
être heureuse. Juste heureuse! Mais quelles braillardes de
compétition sommes-nous!
Maman vient nous rejoindre et nous entoure toutes les deux de
ses bras. Ah! Elle sent bon. Humer son parfum si familier m’apaise
déjà et je suis sûre que c’est la même chose pour Clara.
— Je ne vous comprendrai jamais, vous deux, mes p’tites
poulettes en chocolat! nous glisse-t-elle dans le creux de l’oreille en
nous serrant encore plus fort.
«Mes petites poulettes en chocolat», c’était le surnom qu’elle nous
donnait quand nous étions petites. Si elle nous appelle ainsi, c’est
qu’elle n’est plus fâchée. Ouf!
J’aimerais bien savoir ce qui l’a fait changer d’idée… J’ai la
conviction que je ne saurai pas tout de suite le fond de cette histoire,
mais mon petit doigt me dit que Clara y est pour quelque chose.
C’est peut-être ce qui explique, en partie, ses larmes…
30 août

Le collège que je trouvais si romantique de l’extérieur me rappelle


maintenant beaucoup plus un château hanté. J’aurais envie de
prendre mes jambes à mon cou et d’aller retrouver Lili. Zut et re-zut!
Pourquoi ai-je aidé ma sœur à changer d’école? J’aurais dû me taire
et ne jamais parler à papa et maman en sa faveur. Si je ne l’avais
pas fait, elle serait à mes côtés en ce moment et non à l’autre bout
de la ville.
Ma jupe de polyester me pique les cuisses et mes longs bas
blancs ne cessent de tomber. Et j’ai mal aux pieds avec mes
nouveaux souliers. J’aurais dû les porter quelques jours avant de
commencer officiellement l’école, mais j’avais envie d’étirer le plus
possible mes vacances… et de porter mes sandales aussi
longtemps que je le pouvais! Rien ne va aujourd’hui. Et il reste
encore une période.
À midi, j’étais tellement gênée que je n’ai même pas fait chauffer
mon repas dans le micro-ondes. Il y avait un groupe de filles qui
parlaient fort et chahutaient près des micro-ondes et j’ai eu peur
qu’elles me parlent ou, pire, qu’elles se moquent de moi. Je me sens
tellement stupide. J’ai mangé mon spaghetti à la viande froid. C’était
dé-gueu-lasse alors j’en ai jeté les trois quarts aux poubelles. J’ai
ingurgité en vitesse mon cupcake au chocolat, ce qui est une insulte
suprême à son bon goût, et je suis allée me réfugier à la
bibliothèque. Je suis à l’aise dans une bibliothèque. Les livres ne
m’ont jamais fait aucun mal, au contraire, ils me font toujours du
bien.
Quand je suis entrée dans la bibliothèque cependant, j’ai eu une
mauvaise surprise. Une dame à l’air sévère m’a arrêtée dès que j’ai
passé la porte. Pendant la période du dîner, les élèves de première,
deuxième et troisième secondaire ne peuvent aller à la bibliothèque
qu’une journée sur deux. Nous sommes presque mille à fréquenter
le collège et la bibliothèque est très petite. J’ai entendu entre les
branches que l’école a dû en convertir une partie en local
d’informatique. Depuis quelques années, une option médias est
offerte ici, ce qui nécessite plusieurs ordinateurs, alors un seul local
d’informatique ne suffisait plus, il en a fallu un deuxième.
Si aujourd’hui j’ai pu me réfugier à la bibliothèque, je ne sais pas
où j’irai demain midi… J’ai emprunté deux romans, je vais essayer
de me dénicher un petit coin isolé pour lire quelque part.
Je suis dans mon cours d’univers social et j’ai terminé les
exercices que le prof nous avait demandé de faire. Je me tourne les
pouces en attendant que le cours finisse. Je regarde les autres
élèves autour de moi, travailler ou perdre leur temps…
Nous sommes trente-quatre élèves dans mon groupe et il n’y a
que deux personnes qui fréquentaient la même école primaire que
moi (Zoé Dufour-Ouellette et Emerick Sénécal). Malheureusement,
je n’ai aucune affinité ni avec l’un ni avec l’autre. Zoé est une fille
tellement superficielle! Elle ne pense qu’à son maquillage et ses
cheveux. Quant à Emerick, je ne lui ai jamais vraiment parlé. En fait,
même si j’avais déjà voulu le faire, il ne m’en aurait sûrement pas
laissé l’occasion. Emerick est la plus grande pie qu’il m’ait été donné
de rencontrer. Il n’en a que pour sa petite personne, il coupe
constamment la parole aux autres et n’écoute jamais ses
interlocuteurs. Un jour, Lili lui a dit ses quatre vérités et tous les deux
en sont presque venus aux coups, raison de plus pour qu’il ne
devienne pas mon ami.
Je ne sais pas si je vais réussir à me faire des amis parmi les
élèves de mon groupe. Nous suivons tous nos cours ensemble,
alors il va sûrement falloir que je me mette en équipe avec d’autres
élèves un jour ou l’autre. Je déteste le travail d’équipe (sauf quand je
peux me mettre avec Lili, même si je finis par tout faire la plupart du
temps). Je travaille mieux toute seule. Mais les profs ne l’entendent
pas toujours ainsi… Mon prof de sixième année ne jurait que par le
travail d’équipe. J’ai hâte de voir ce qu’en pensent les profs ici. J’ai
neuf matières à l’horaire, donc autant d’enseignants, ils risquent
d’être fort différents les uns des autres.
Je sais que je devrais prendre exemple sur Lili. Elle n’a jamais eu
de difficultés à se tailler une place dans un groupe ni à se faire des
amies. Quelquefois, j’ai observé sa technique. Elle adresse la parole
à quelqu’un qu’elle ne connaît pas, mine de rien, et lui dit une
banalité: «Est-ce que je pourrais t’emprunter un crayon?», «Est-ce
que c’est possible qu’on habite dans le même quartier?», «As-tu
écouté Star Académie hier? Je l’ai manqué.» Ou bien elle lui fait un
compliment: «Elles sont vraiment chouettes, tes chaussures!» Elle
sourit. Ça doit être ça, la clé pour réussir. Parce qu’elle réussit
TOUJOURS. Les personnes lui répondent et elle entame la
conversation. Cinq minutes plus tard, on dirait qu’elles se
connaissent depuis des années!
Dans mon groupe, il y a une fille assise à côté de moi qui a l’air de
me ressembler un peu. Au début de l’année, tous les profs nous
placent par ordre alphabétique et nous sommes donc assis au
même endroit, peu importe le cours. Jusqu’à présent, il n’y a qu’en
éthique et culture religieuse que le prof a dérogé à cette règle non
écrite et nous a laissés choisir nos places. C’est un original,
monsieur Levasseur! Bref, cette fille m’a l’air d’être un peu timide,
comme moi. Je ne l’ai entendue parler dans aucun de nos cours. Je
ne sais même pas à quoi ressemble le timbre de sa voix. Son nom
est Estelle Monnier. Elle est plus grande que la moyenne des filles
(et des gars!), mince (un peu trop, même), et ses cheveux sont très
longs, châtains, aussi raides que des piquets de clôture.
Il faut que j’essaie de lui parler. Faut que je me lance. Qu’est-ce
qui pourrait m’arriver? Qu’elle ne me réponde pas? Qu’elle rie de
moi? Oui, c’est ça. Ou qu’elle rie de moi assez fort pour que d’autres
l’entendent et l’imitent. Je pense que ce serait vraiment le pire du
pire. Mathématiquement parlant, il doit y avoir moins de 5 % des
chances que ça arrive. Je ne raffole pas des maths (j’ai toujours
préféré le français), mais ici, je pense que les chiffres sont de mon
côté. Ose, Clara! Ne pense plus, ose!
— Bonjour! Moi, c’est Clara.
Il reste maintenant cinq minutes au cours d’univers social et le prof
nous a permis de parler jusqu’à la cloche. Estelle regarde l’horloge
en attendant que les aiguilles bougent. Elle semble m’ignorer. J’ai
chaud. Je n’aurais jamais dû lui adresser la parole, je savais que
c’était une erreur. Je souris et me force pour continuer.
— Est-ce que tu sais ce qu’on sert à la cafétéria demain midi?
— Non.
J’aurai au moins essayé. Lili a plus d’expérience que moi. Je suis
peut-être mieux sans amie, après tout. J’aurais dû ne rien dire, ne
rien tenter. Je n’ai même plus envie de parler à quelqu’un d’autre. Je
suis sûre que ça ne fonctionnerait pas de toute façon. Une fille
assise deux bureaux devant moi intervient, assez fort pour se faire
entendre malgré la cohue.
— C’est du pâté au poulet!
— Merci.
Est-ce que je poursuis la conversation? Après tout, c’est elle qui
m’a parlé en premier. Vas-y, Clara, tu es capable.
Driiiiiiiing!
La cloche. Tous les élèves se lèvent de leur siège dans un grand
brouhaha. La fille du pâté au poulet se faufile vers la porte sans
même se retourner. Voilà. Je me sens doublement nulle. Et
doublement seule. Je m’ennuie de Lili. Terriblement.
30 août

— Il y a tellement de choses à raconter, je ne sais pas par quoi


commencer!
— Allez! Allez! J’ai hâte de savoir ce que tu as fait, me presse
Clara.
— La journée a passé à toute allure. J’ai l’impression d’avoir vécu
mille journées dans une seule. C’est fou!
Clara et moi sommes assises sur son lit. Elle a enlevé son horrible
uniforme d’école (je suis teeeeeellement contente de ne pas avoir à
le porter!) pour mettre un vieux jogging rose tout élimé. Nous avons
chacune une pomme à la main, puisque maman ne veut pas qu’on
se coupe l’appétit avant le souper. Mais j’aurais envie de manger un
éléphant! C’est que j’ai bougé pendant des heures, moi! Souvent,
Clara a des biscuits cachés dans son bureau, mais nous les avons
tous mangés la semaine dernière.
On dirait qu’il s’est passé des millions de choses aujourd’hui, j’ai
un peu de mal à me souvenir de tout. Le matin, c’était mes cours
réguliers, à la polyvalente. Dans ceux-là, il n’y a pas de groupe A ni
de groupe B: les élèves du programme sont répartis de manière
aléatoire d’un cours à l’autre.
Pendant toute la matinée, j’ai observé les autres élèves pour me
préparer au classement de l’après-midi. Bien sûr, ce qui est le plus
frappant, c’est la forte concentration de filles. Du coup, les deux
garçons, Jérôme Savard et Louka Acosta, se font rapidement
remarquer. Dès le début, j’ai eu la forte intuition qu’ils allaient être
dans le groupe A. Jérôme est le fils de madame Loiseau, la
directrice de l’école de danse. Il a grandi entre les murs de miroirs
de l’école. Et Louka a été deux années de suite une petite souris
dans le ballet Casse-Noisette, à Montréal. Il n’en est pas à ses
débuts non plus!
— Quand j’ai entendu des filles se vanter qu’elles avaient passé la
moitié de l’été dans un camp de jour de danse pour se perfectionner
et être certaines d’être prises dans le groupe A, j’ai commencé à
avoir peur.
— Ouh là là! Je comprends!
— Elles regardaient tout le monde de haut, comme si nous étions
des sacs de poubelle. Après cinq minutes, je les détestais déjà. Le
premier mot qui me vient en tête lorsque je pense à elles est:
pimbêches.
Je vis peut-être trop intensément mes émotions, mais c’est vrai
que ces filles m’ont fait une très mauvaise impression. Elles
semblent être un petit groupe fermé de six ou sept et elles se croient
tout permis. Elles ont toutes des noms qui se terminent en A: Stella,
Emma, Priscilla, Andréa… et j’ai oublié les autres. De toute façon, ça
ne vaut même pas la peine que je cherche à m’en souvenir!
— Mais ce n’est pas grave. Il y a d’autres élèves avec qui je me
suis tout de suite bien entendue.
— Le contraire m’aurait surprise!
— Je pense que mes coups de cœur vont à Romy et Louka.
— Un des deux garçons?
— Ouais. Il est tellement fin! Nous n’avons pas arrêté de parler
ensemble pendant le cours de maths. Il est super drôle!
— Et Romy, c’est qui?
Ma sœur semble inquiète, comme si elle avait peur qu’une autre
prenne sa place. Je me dresse sur mes genoux, je fais mine de
froncer les sourcils et je la pointe du doigt, en prenant une grosse
voix:
— Clara Perrier, seriez-vous jalouse?
— Moi?
Elle rougit comme un enfant pris en flagrant délit, avant d’avouer.
— Oui, un peu… C’était la première journée et tu t’es déjà fait une
amie. Ce n’est pas juste.
— Ne t’inquiète pas, ça va t’arriver aussi. Donne-toi du temps…
Tu veux que je te parle de Romy ou pas?
Clara hoche la tête. Je sais qu’elle est folle d’envie d’en savoir
plus sur ma nouvelle amie.
— Elle s’appelle Romy Foucreault. Sa mère est agente
d’immeubles et son père est pompier. Elle habite tout près d’ici, à
côté du parc Arc-en-ciel, rue Melançon. Elle est plus petite que moi
et un peu plus grosse aussi. Mes seins ont l’air de balles de ping-
pong à côté des siens. Elle a tout un décolleté!
C’est vrai qu’au point de vue de la poitrine, Clara et moi avons tout
à envier à Romy. J’espère avoir de beaux seins comme elle un jour.
Je voudrais tellement porter plus que du 34A dans la vie! C’est
superficiel à l’os, mais c’est ce que je pense, alors pourquoi ne pas
le dire?
Clara a l’air tout offusquée.
— J’espère que tu ne lui as pas déjà parlé de ses seins! Ça ne se
fait pas, voyons!
— Ah! Tu joues vraiment à la mère poule, ce soir! Non, je ne lui ai
rien dit. Mais je l’ai pensé, par contre.
Je me suis même dit que pour danser, elle devrait mettre un super
bon soutien-gorge pour éviter que ses seins sautent de gauche à
droite!
— Elle me fait penser un peu à toi… en moins coincée!
— Ben là!
— Ah! Clara! Je blague, mais tu sais comme moi que tu n’es pas
la fille la plus dégourdie du monde. Tu devrais te dégêner un peu…
— Je sais, je sais…
Ma sœur a l’air un peu triste que je lui dise qu’elle manque
d’assurance avec les gens, même si elle sait que c’est vrai. Elle ne
m’a pas raconté sa journée en détail, mais j’ai senti que ça ne s’est
pas très bien déroulé. Je suis convaincue que sa timidité y est pour
beaucoup. Quand elle sera prête à m’en parler, elle le fera, j’en suis
sûre.
Clara change de sujet.
— Et comment s’est déroulé le classement? Es-tu dans le groupe
A, finalement?
— Non.
— Non? Comment ça? Tu es une danseuse hors pair! Tu danses
tout le temps, tu inventes des chorégraphies… Tu as le rythme dans
le sang!
— Je sais, mais il paraît que je manque un peu de technique. Je
n’ai aucune notion de ballet classique ou encore de claquettes… Et
certaines filles, si. Comme la petite clique de filles dont le nom se
termine en A.
— Oh!… Bon, bien maintenant, on va pouvoir les appeler les AA:
les filles dont le nom se termine par A et qui sont dans le groupe A.
Je me force pour sourire un peu.
— Ouin… C’est une bonne idée de code pour parler d’elles à
Romy sans qu’elles le sachent.
Trois professeurs de danse vont nous enseigner cette année.
Sandrine donnera les cours de ballet, Élise les cours de claquettes
et Mika le ballet jazz (Mika est une fille, même si elle porte le même
nom que le chanteur, que j’adore d’ailleurs!).
L’évaluation se déroulait en deux étapes. Tout d’abord, chaque
enseignante nous demandait de prendre une position précise ou de
faire un mouvement. Nous avons défilé une à la suite de l’autre dans
un des locaux de danse pour nous exécuter, et lorsque nous avons
eu terminé, nous sommes allés attendre dans le corridor ou dans les
vestiaires. Madame Loiseau circulait pour s’assurer que nous ne
parlions pas trop fort. Alors que je sortais du local de ballet
classique, Romy est tout de suite venue me trouver.
— Qu’est-ce qu’elle voulait que tu fasses, toi?
— Une première arabesque.
— Et tu as réussi?
— À moitié, je pense… Je ne connais pas bien, bien les termes
techniques de la danse…
— Moi, elle m’a demandé un grand jeté. Je ne savais même pas
de quoi elle parlait, il a fallu qu’elle me le montre et j’ai fait patate.
Ah! C’est difficile!
Sur ce, l’une des AA (Priscilla) a dit, assez fort pour qu’on
l’entende, à son amie assise à ses côtés:
— Ah! Il y a vraiment trop de débutantes ici. J’ai assez hâte que
nos vrais cours commencent! Au moins, dans le groupe A, je ne les
verrai plus! Tant pis pour elles!
Tout en souriant hypocritement, elle m’a regardée droit dans les
yeux pour être certaine que je comprenne qu’elle parlait de moi.
J’étais bleue! Pour qui se prend-elle? Je n’ai pas pu m’empêcher de
lui répondre du tac au tac:
— Je pense que ton ego prend trop de place. Personne ne pourra
faire partie du même groupe que toi, de toute façon. Dans la
catégorie “désagréable”, tu es franchement dans une classe à part!
La mâchoire a failli lui tomber. Même si je suis convaincue qu’elle
ne sait même pas ce qu’est un ego (moi, je le sais, car c’est un petit
mot facile à faire au Scrabble), elle a très bien compris que je ne lui
faisais pas un compliment!
Si la directrice de l’école n’était pas venue nous demander de
nous taire, je suis sûre que Priscilla aurait sorti une autre platitude.
Madame Loiseau était toujours devant moi à faire des gros yeux
lorsque les professeurs nous ont invités à réintégrer les locaux pour
la deuxième partie de l’évaluation. Sandrine nous a enseigné une
minichorégraphie de quelques mouvements, et nous l’avons répétée
pendant trente minutes. Les deux autres professeurs et madame
Loiseau notaient leurs observations en silence. Elles évaluaient
notre forme physique, s’assuraient que nous répétions
adéquatement les mouvements, vérifiaient si nous avions du style et
si nous respections le rythme. Ça faisait beaucoup de choses à
penser!
Ensuite, nous avons fait la même chose avec Mika. J’ai eu plus de
facilité en ballet jazz. Bien sûr, j’avais déjà suivi quelques cours, et
les chorégraphies que j’invente dans mon sous-sol s’apparentent
beaucoup à ce style de danse.
Après une heure de danse soutenue, madame Loiseau s’est
avancée au centre du local et a tapé trois fois des mains pour attirer
l’attention des élèves. Trois ou quatre filles étaient affalées le long du
mur depuis de nombreuses minutes, trop essoufflées pour
poursuivre.
— C’est parfait, tout le monde! Vous pouvez aller vous changer.
Nous allons nous réunir et dans une trentaine de minutes, nous vous
dirons qui est dans le groupe A et qui est dans le groupe B!
J’étais en sueur. J’ai vraiment donné tout ce que j’avais dans le
ventre. En allant me changer, j’ai fait bien attention pour rester le
plus loin possible de toutes les filles dont le nom finit en A afin de ne
pas provoquer une nouvelle escarmouche.
Vingt minutes plus tard, j’ai appris que je faisais partie du groupe
B. Quand j’ai vu le regard triomphant de Priscilla et de ses acolytes
(à qui elle avait sûrement raconté notre prise de bec), j’ai eu
l’impression de recevoir un coup de poignard dans le ventre. Je me
suis sentie humiliée, comme une vieille chaussette qu’on jette. Au
moins, Romy est également dans le groupe B, alors ce sera moins
pire. Louka est dans le groupe A, comme je l’avais prédit. Mais on
pourra tout de même se voir à la polyvalente.
J’étais loin d’être la seule à avoir la mine déconfite. Certaines filles
pleuraient à chaudes larmes en montant dans l’autobus. Moi, je ne
voulais pas pleurer, surtout pas devant les AA qui auraient été trop
contentes d’avoir un nouveau prétexte pour rire de moi.
Après avoir entendu le récit de ma journée, je sens que Clara est
vraiment triste pour moi.
— Mais pourquoi sont-elles aussi méchantes avec toi?
Je hausse les épaules.
— Je ne sais pas.
— Tu danses si bien! C’est dommage que tu ne sois pas avec les
meilleurs.
— Avant de prendre l’autobus, Mika m’a gardée une minute. Elle
m’a dit qu’il ne m’en manquait pas beaucoup pour aller dans le
groupe A. Et que si je travaillais fort, je pourrais peut-être être
promue en cours d’année.
Clara se met à genoux et applaudit en lançant un «Ouiiiiiiiii!»
suraigu.
— Je suis persuadée que tu es capable!
— Il n’y a rien d’assuré. Elle m’a dit “peut-être”…
Mais je vais faire tout ce que je peux pour me dépasser. Les AA
n’ont qu’à bien se tenir!
4 septembre

Pour souper, nous mangeons du saumon. C’est l’un de mes plats


favoris (après la lasagne). J’ai fait une tarte aux pommes hier soir et
il en reste encore pour le dessert aujourd’hui. Je compte bien m’en
servir une grosse part avec une boule de crème glacée à la vanille.
Au moins, ça finit bien la journée! Papa est rentré un peu plus tôt du
travail ce soir. Il ne cuisine pas beaucoup, mais c’est un champion
du poisson (pour le pêcher, mais également pour le cuisiner!).
Pendant le repas, maman n’a pas l’air dans son assiette. Elle
touche à peine à son plat et alors que je lui raconte ma journée
(enfin, les bouts que j’ai bien envie de lui raconter), elle étouffe deux
bâillements. Suis-je si ennuyante?
— Je m’excuse, Clara. Je suis très fatiguée. J’ai passé une
journée éreintante. Je vais aller me coucher tout de suite. Tu me
raconteras la suite demain, d’accord?
— Mais il n’est que sept heures moins le quart, Jacinthe!
s’exclame mon père en tapotant sa montre.
— Je suis désolée, mes paupières se ferment toutes seules.
Elle nous embrasse et monte à l’étage d’un pas traînant. Ça ne lui
ressemble vraiment pas. J’espère qu’il ne s’est rien passé de grave
au travail. Il arrive parfois qu’elle tombe sur des clients qui ne sont
vraiment pas commodes… Papa fronce les sourcils. Lui aussi trouve
qu’il y a quelque chose qui cloche. Il se tourne vers moi.
— Et si tu finissais de me parler de ta journée? Moi, j’ai envie de
savoir ce que tu as fait.
Bah, je n’ai rien de particulier à raconter, après tout, mais je me
force pour ne pas paraître trop négative. Je sais que je ne peux pas
berner Lili, mais je ne voudrais pas inquiéter papa.
21 septembre

Il y a trois semaines que l’école est commencée, et mon existence


suit le dicton: «Plus ça change, plus c’est pareil.» J’ai l’impression
que la même histoire se répète chaque jour. Je ne me suis toujours
pas fait d’amis et je n’ai pas l’impression que je suis sur le point de
m’en faire… Si je m’écoutais, je dévorerais quantité de petits
gâteaux pour me défouler, mais je n’aime pas rester à la cafétéria,
toute seule, perdue dans cette mer d’élèves.
Chaque fois que je veux parler à quelqu’un, quelques secondes
avant d’ouvrir la bouche, la peur me coupe tous mes moyens. Les
mots se bousculent dans ma tête, s’emmêlent, mon rythme
cardiaque augmente et je finis par ne rien dire. Je souris bêtement,
les joues rougies par la nervosité, et c’est tout.
Par chance, en classe, je n’ai pas vraiment à parler. Je ne suis
pas du tout du genre à lever la main pour répondre aux questions et
comme je ne dis jamais un mot, que je me fais toute petite, les profs
m’oublient la plupart du temps. Je suis sûre que plusieurs ne savent
même pas mon nom. Et cela ne me dérange aucunement, d’ailleurs.
En plus, je comprends bien, donc je n’ai pas besoin de leur
demander des explications supplémentaires lorsque nous faisons
des exercices. Je travaille fort, cependant. Le soir, j’ai toujours au
moins une heure de devoirs et de leçons à faire, alors je n’ai pas le
temps de chômer, loin de là! Mon agenda est vraiment devenu mon
meilleur ami, car avec neuf cours différents, c’est facile de perdre le
fil rapidement.
Présentement, je suis aux toilettes et le stress m’empêche de faire
pipi. Je déteste faire pipi à côté de quelqu’un d’autre. Je suis
intimidée de savoir qu’une autre personne est assise là, juste à côté,
les culottes baissées, les fesses nues. J’ai peur de péter sans le
vouloir et que l’autre personne rie de moi. Souvent, je me bouche les
oreilles, pour ne rien entendre, pour me concentrer et imaginer que
je suis à la maison, dans la salle de bain à côté de notre chambre, la
porte fermée.
Les doigts dans les oreilles, j’entends soudain cogner à la cloison
qui sépare les toilettes. Je suis dans une petite salle d’eau peu
fréquentée qui ne comporte que deux toilettes, au deuxième étage
de l’école, dans le corridor de l’aile 2. Je croyais pouvoir y faire pipi
toute seule, tranquille, mais non, quelqu’un est entré quelques
secondes après moi et j’ai été incapable de laisser sortir plus que
trois gouttes.
Prestement, j’enlève mes doigts de mes oreilles.
— Hé, tu m’entends? Est-ce que tu aurais une serviette
hygiénique ou un tampon?
Je ne reconnais pas tout de suite la voix de la fille de l’autre côté
de la cloison, même s’il me semble l’avoir déjà entendue.
Je farfouille dans le fond de mon sac à dos. Je n’ai pas encore
mes menstruations, mais j’ai toujours deux ou trois serviettes
hygiéniques en réserve dans une petite pochette, au cas où. Je ne
veux pas être prise au dépourvu quand cela m’arrivera. J’en sors
une et je la tends à ma voisine de toilettes, sous la cloison.
— Merci! Tu me sauves la vie.
Mais là, je sais que je serai incapable de faire pipi, même si j’ai
terriblement envie. On dirait qu’il y a un trafic monstre à la sortie de
ma vessie et que rien ne pourra passer.
Je sors de la cabine et je vais me laver les mains lorsque ma
voisine sort à son tour. C’est la fille du pâté au poulet (qui s’appelle
Clémentine finalement, j’ai entendu un prof la nommer en classe et
j’ai trouvé son nom tout à fait mignon).
— Merci encore. C’est la troisième fois de ma vie que je suis
menstruée et je déteste déjà ça.
— Hum…
Je reste figée, cherchant désespérément quelque chose à lui dire.
— Je n’étais pas certaine qu’il y avait quelqu’un à côté de moi. J’ai
dû regarder sous la cloison pour voir tes pieds. Cette toilette est
bloquée la moitié du temps d’après ce qu’on m’a dit. La tuyauterie
est sûrement aussi vieille que l’école elle-même!
En écoutant parler Clémentine-pâté-au-poulet, une idée
inattendue germe dans mon esprit.
— Bon, bien, à la prochaine! lance-t-elle.
Et elle sort en coup de vent. Dès que la porte se referme, je
m’élance de nouveau vers la cabine pour me soulager avant que
quelqu’un d’autre n’entre. Ah! Ça fait du bien!
Après avoir tiré la chasse d’eau, je me lève et je regarde autour de
moi. Cette cabine de bonne dimension est tout contre le mur du fond
de la salle de bain. Elle est censée être à l’usage des handicapés,
même s’il n’y en a aucun dans l’école. En fait, oui, il y a un garçon
qui a la paralysie cérébrale en troisième secondaire, mais il ne vient
pas dans les toilettes des filles! Et madame Bouvrette, la
technicienne en laboratoire, a une main déformée, mais elle ne doit
sûrement pas utiliser les toilettes pour handicapés. Je pense que je
viens de me trouver une cachette! Sur l’heure du dîner, quand je ne
pourrai pas aller à la bibliothèque, je viendrai me cacher ici! Je vais
préparer une pancarte «Toilette défectueuse» et je l’accrocherai à la
porte pour que personne n’entre ni ne sache que je suis là. Je
m’assoirai en tailleur, de façon à ce que la fille dans la cabine d’à
côté ne me voie pas, même si elle regarde sous la cloison. Et
comme l’a dit Clémentine, très peu de filles viennent dans cette salle
de bain.
Je vais pouvoir lire tranquille, écouter de la musique sur mon iPod
et déguster paisiblement mon dessert. Les lecteurs mp3 sont
strictement interdits sur le terrain de l’école, et on n’a pas le droit
d’apporter de nourriture sur les étages, mais comme je serai bien
cachée, personne ne le saura. En mettant le son au minimum, je
pourrai savoir si quelqu’un entre et on ne risquera pas d’entendre
ma musique. Espérons seulement que le concierge ne décidera pas
de venir réparer cette cuvette pendant l’heure du dîner.
3 octobre

Il est dix-huit heures et maman vient tout juste de revenir de chez


son client. Elle enlève ses chaussures (de superbes escarpins noirs
vernis dont j’espère qu’elle se lassera vite pour me les donner! Ça
n’arrivera sûrement pas, mais je peux tout de même rêver), elle
dépose sa mallette sur une chaise et monte se coucher. Encore.
Mais qu’est-ce qui arrive avec elle? Elle a l’air d’un zombie. Son
travail est parfois stressant, voire éreintant, mais on dirait qu’il y a
des semaines que ça dure.
Nous soupons donc en tête-à-tête avec papa. C’est vraiment
différent quand on est seules avec lui! Papa fait des blagues, il
semble plus détendu. Et on a le droit de prendre du dessert deux
fois! Clara est TELLEMENT contente!
4 octobre

Le programme danse-études, c’est vraiment comme une école à


l’intérieur d’une école. Nous vivons un peu dans un univers parallèle.
Nos cours généraux se donnent entre les murs de la polyvalente,
mais nous ne côtoyons quasiment pas les élèves qui ne sont pas en
danse. Ça ne me ferait ni chaud ni froid si ce n’était des garçons!
C’est bizarre d’être dans une classe où il n’y a que des filles (ou
presque). Dans une classe, habituellement, les garçons racontent
souvent des blagues pour détendre l’atmosphère (ou essayer de
faire fâcher les filles!), et ça me manque. Les garçons ne passent
pas par quatre chemins pour dire quelque chose, au contraire des
filles, qui semblent toujours manigancer des trucs. Une chance que
Romy existe et qu’elle est mon amie, car avec elle, je ne m’ennuie
jamais. C’est un vrai boute-en-train! Et tant mieux si j’ai de la facilité
en classe, sinon je serais incapable de retenir une seule information
avec un tel clown à mes côtés!
Aujourd’hui, dans notre cours d’anglais, Romy me fait des
grimaces pendant que l’enseignant nous explique le passé des
verbes irréguliers. Take, took, taken. Lay, laid, laid. Keep, kept, kept.
Eat, ate, eaten. Même assise trois rangées plus loin que moi, elle
réussit à attirer mon attention. J’essaie de ne pas la regarder, de
rester sérieuse, mais chaque fois que je me retourne, Romy me fait
rire.
Alors qu’elle me fait une mimique digne d’un clown du Cirque du
Soleil, je m’étouffe en riant et pour ne pas que le prof se rende
compte de notre manège, je simule une quinte de toux.
Monsieur Jane (oui, oui, c’est un homme. Jane, c’est son nom de
famille) me regarde, exaspéré.
— Puis-je aller boire de l’eau, s’il vous plaît? lui demandé-je bien
poliment en me frottant la gorge.
— If you ask in English, you can go1.
Oh là là! Je suis loin d’être la plus douée en anglais! Par contre,
j’écoute souvent des films en anglais. Papa et maman ont établi
cette règle quand nous étions petites, pour que nous apprenions
cette langue plus facilement, mais je n’ai pas l’impression que
l’expérience a été tout à fait concluante…
Je m’éclaircis la voix. J’ai les yeux comme deux points
d’interrogation.
— Drink water… please?
La moitié de la classe s’esclaffe. D’un signe de la main, monsieur
Jane fait taire tout le monde (personne n’a envie de rester en
retenue!).
— Repeat after me: “Can I go drink some water please2?”
Je répète sagement la phrase (avec un accent terrible, j’en suis
sûre) et finalement, il me laisse sortir.
En chemin vers la fontaine, je pense à Clara. Ma vie est tellement
différente sans elle! C’est à la fois agréable et difficile. J’essaie
souvent de m’imaginer ce qu’elle fait au même moment que moi. Il
m’arrive de me dire que si je me concentre très fort, je serai capable
de savoir comment elle se sent et ce à quoi elle pense. Mais je n’y
suis jamais arrivée encore.
Quand je lui pose des questions sur son école, elle reste toujours
un peu vague. Elle n’est pas à l’aise de me dire qu’elle ne s’est pas
fait d’amie et qu’elle ne parle à presque personne. Et quand je lui
parle de Romy, je sens un petit malaise. J’ai l’impression qu’elle est
jalouse. Je suis triste qu’elle n’ait personne à qui se confier. J’essaie
de lui donner des trucs pour l’encourager, mais je ne sais pas du tout
ce que je pourrais faire de plus.
Je ne pense pas qu’elle me dit de gros mensonges, mais j’ai la
curieuse impression qu’elle me cache de petites choses. Avant, on
se disait tout, tout, tout et je m’en veux parfois d’avoir demandé à
changer d’école et de m’être éloignée d’elle. Je ne sais pas ce que
je pourrais faire pour que tout redevienne comme avant.
Plongée dans mes réflexions, je heurte un garçon au détour d’un
corridor. Nos têtes se cognent violemment (je marche toujours assez
vite, donc j’avais une bonne erre d’aller) et une douleur vive irradie
mon front. Ayoye! J’ai si mal que des larmes me montent aux yeux,
même si je ne veux pas passer pour une pleurnicheuse devant ce
garçon. Du coin de l’œil, je remarque qu’il se tient aussi le front à
deux mains et tape du pied en grognant de douleur. Et zut! Pourquoi
n’ai-je pas regardé où j’allais?
Sur ces entrefaites, une surveillante qui fait sa tournée arrive près
de nous. Elle s’apprête à nous réprimander (je l’entends presque
penser: «Que faites-vous dans le corridor? Avez-vous une
autorisation de sortie?») quand elle remarque que nous nous
sommes fait mal. Elle m’effleure.
— Oh! Tu as déjà toute une prune qui a poussé sur ton front!
Je touche à mon tour. Aïe! On dirait vraiment qu’une bosse de la
taille d’une petite clémentine a surgi au-dessus de mon sourcil droit.
La surveillante se tourne vers le garçon.
— Elle ne t’a pas manqué, la petite, Grégory. Ton front est fendu, il
va falloir que je désinfecte et que je te mette un diachylon de
rapprochement. Tiens, en attendant, voici un mouchoir pour éviter
que tu mettes du sang partout. Fais une bonne pression.
Je n’avais pas remarqué qu’il saignait. Re-zut! Je me sens encore
plus coupable. Je suis vraiment écervelée! En chemin vers
l’infirmerie, la surveillante nous demande, le sourire en coin:
— Vous êtes-vous battus?
Voyons donc! À quoi pense-t-elle? Je ne connais même pas ce
garçon!
— Madame Narwan, je ne suis vraiment pas du genre à frapper
les filles. Pour qui me prenez-vous?
— C’est de ma faute, je ne regardais pas où j’allais, dis-je avec
une petite voix.
La surveillante hoche la tête.
À l’infirmerie, madame Narwan me donne un sac de glaçons avant
de s’occuper de Grégory. Sa chemise carreautée est tachée de
quelques gouttes de sang. Assis sur un lit face à moi, il fait une
pression avec une compresse sur sa plaie pour arrêter le sang. Je
me mords la lèvre de remords.
Madame Narwan cherche quelque chose dans la grande armoire
métallique dans le coin du local, sans paraître le trouver.
— Je n’ai plus de diachylon de rapprochement. Il va falloir que
j’aille au local de l’infirmière pour en chercher. Vous pouvez
m’attendre ici, tous les deux? J’en ai pour deux minutes.
Nous nous dévisageons en silence pendant quelques secondes
avant que je me décide à lui adresser la parole. Nous ne sommes
pas pour rester l’un face à l’autre sans se parler!
— Je suis vraiment désolée. J’étais dans la lune…
— C’est pas grave. J’essayais de me dépêcher pour aller chercher
ma calculatrice dans mon casier et je n’ai pas fait attention.
Silence. C’est rare que je sois impressionnée, mais là, je le suis.
Ce garçon n’est pas un pétard à proprement parler (la mâchoire ne
m’est pas tombée en le voyant et je n’ai pas non plus un filet de
bave sur le bord des lèvres), mais il a un petit je-ne-sais-quoi qui
m’attire… C’est peut-être ses yeux très clairs, ses cheveux mi-longs
un peu fous et sa belle chemise qui lui donnent un petit air de rebelle
tranquille qui me font cet effet. Je n’arrive pas à me l’expliquer, mais
c’est la première fois que je me sens ainsi.
Il faut que je trouve quelque chose à dire! Tout de suite!
— Tu t’appelles Grégory?
Ah! Idiote! Tu le sais déjà, madame Narwan l’a dit tantôt!
— Oui, et toi?
— Lili. Lili Perrier.
— Je ne pense pas t’avoir déjà vue avant. Tu es en première
secondaire?
Voilà! Je rougis. Tout le monde me dit que j’ai l’air plus vieille que
mon âge, mais ça ne doit pas être si vrai.
— Oui, mais je suis en danse-études. Je n’ai pas mes cours avec
les autres élèves.
— Ah! C’est pour ça!
— Sûrement. En tout cas, j’ai pris la peine de te laisser une carte
de visite assez… percutante, lui dis-je en pointant son front.
— Bah! T’en fais pas. Je vais avoir l’air moins nerd avec une
cicatrice. Je vais dire au grand Lacasse que c’est arrivé quand j’ai
mis K.O. un taré de son espèce qui m’agaçait un peu trop. Il va peut-
être me laisser tranquille dans l’autobus.
— Bonne idée! J’espère que ça va fonctionner!
— Ouais, moi aussi. Il m’achale depuis qu’on est au primaire, je
commence à en avoir vraiment assez.
Madame Narwan revient, une boîte de diachylons à la main. Elle
sourit en nous voyant.
— Vous avez l’air plus en forme que lorsque je vous ai trouvés
tantôt. Tu as même pris des couleurs, ma petite.
Après avoir soigné Grégory et s’être assurée que nous allions bien
(moi, à part ressentir des élancements, j’ai la forme), elle nous laisse
repartir en cours, avec un mot expliquant notre retard. En fait, il ne
reste que quelques minutes à la période. Avant de regagner son
local de classe, Grégory se tourne vers moi.
— On se recroisera sûrement un de ces jours.
J’espère bien!
En route vers ma classe, je ne peux m’empêcher de penser à
Grégory. Ma tête est lourde, mais mon cœur est léger, léger!
1. Si tu le demandes en anglais, tu peux y aller.
2. Répète après moi: «Est-ce que je peux aller boire de l’eau, s’il vous plaît?»
8 octobre

Je vis un dilemme moral. J’adore ma cachette. Je m’y rends


même parfois quand la bibliothèque est ouverte tellement je m’y
sens bien. Mais il y a un hic: je me sens indiscrète quand j’entends
ce que je ne devrais pas entendre. Par exemple, hier, une fille est
venue se faire vomir dans les toilettes. Je ne pense pas qu’elle était
malade, je suis presque sûre que c’était volontaire, car tout de suite
après avoir vomi, elle est sortie très rapidement comme si de rien
n’était. Il me semble que lorsqu’on a une gastro-entérite, on manque
d’énergie, on ne se relève pas aussi vite. Et on reste encore un peu
à côté de la cuvette au cas où la nausée nous reprendrait. Outre le
bruit qui m’a donné mal au cœur pendant deux heures (j’ai été
incapable de manger mon macaron aux framboises, c’est tout dire!),
je n’ai pu m’empêcher d’avoir pitié de cette fille. Se fait-elle vomir
depuis longtemps? Pour quelles raisons? Elle doit se sentir tellement
mal dans son corps! Depuis, je regarde toutes les filles un peu trop
minces dans le corridor pour essayer de deviner qui c’était. Cette
inconnue qui avait de grands pieds portait de jolies ballerines grises.
Mais même si je la retrouve grâce à ses chaussures, je ne sais pas
du tout ce que je pourrais faire pour l’aider. Je ne la connais pas, elle
non plus ne me connaît pas. Pourquoi me ferait-elle confiance? Je
me sens impuissante et coupable.
Il m’arrive aussi de surprendre des conversations. Souvent, en lien
avec des garçons. Une fille qui aime un garçon qui en aime une
autre. Une fille qui vient de se faire laisser. J’ai failli arriver en retard
à mon cours lundi justement, car il y en avait une qui était
inconsolable et qui ne voulait pas retourner en classe. Par chance,
ses amies étaient là pour la convaincre de sortir des toilettes, sinon
j’y serais encore, noyée dans l’immense mare de larmes qu’elle
aurait déversées sur le plancher.
La plupart cependant viennent simplement se maquiller et papoter.
Je sais maintenant quelle est la meilleure marque de gloss pour les
lèvres et la crème à main la plus douce! Parfois, j’ai l’impression de
suivre un téléroman. Je me demande toujours ce que me réserve le
lendemain, quel potin je vais apprendre… Je me dis que…
Toc! Toc! Toc!
— Je sais que tu es là.
Aaaaah! Qui sait que je suis ici? Mes pieds sont dissimulés, je ne
fais aucun bruit, comment quelqu’un pourrait savoir que je suis
cachée? Je ne répondrai pas, je vais faire la morte.
— Je sais que tu es là. Je suis souvent assise dans les marches
au bout du corridor. Ça fait deux midis que je te vois sortir des
toilettes quelques minutes avant la cloche.
Merdouille! Et moi qui croyais mon plan infaillible! Qu’est-ce que je
fais? J’ai tellement honte! Et comble de malheur, je viens de
reconnaître la voix de celle qui m’a démasquée: Clémentine-pâté-
au-poulet.
— Pourquoi te caches-tu?
Qu’est-ce que je peux lui répondre? Que j’ai peur de me mêler aux
autres? Que je n’ai aucune amie? Que je n’ai jamais affronté le
monde extérieur sans ma sœur? Elle ne connaît pas ma sœur, elle
ne sait même pas que j’ai une vraie jumelle. Personne ne le sait ici,
à part les élèves avec qui je suis allée au primaire. Et si je lui parlais,
que comprendrait-elle? La timidité et le manque de confiance en soi
n’ont pas l’air de faire partie de la vie de cette fille.
— Tu n’as pas envie de me parler? Je ne veux pas te piéger, tu
sais, je souhaite juste qu’on jase. Tu as l’air gentille, je suis sûre
qu’on s’entendrait bien toutes les deux.
Je retiens mon souffle. Ai-je bien entendu? Mais pourquoi
propose-t-elle d’être mon amie? Elle me connaît à peine. Je suis loin
d’être une personne intéressante… Je me trouve plutôt banale, sans
saveur.
Les pensées se bousculent dans ma tête. C’est la cacophonie, je
n’arrive pas à réfléchir. Mes joues sont rouges et brûlantes, mes
oreilles sifflent. Qu’est-ce que je fais?
— Tu ne veux pas me répondre? C’est correct. J’imagine que tu
ne t’attendais pas à ce que je découvre ta cachette. C’est une super
bonne idée, en tout cas, même si je ne sais pas de quoi tu te
caches. Je repasserai sûrement te dire bonjour un autre jour, et
peut-être auras-tu envie de me répondre. À plus!
Clémentine sortie, je reste seule dans mon refuge, complètement
chamboulée. Je me sens perdue. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle
découvre tout? Je ne fais de mal à personne. Oui, j’écoute des
conversations, mais ce n’est pas de ma faute, je ne cherchais qu’à
être seule, à ne pas affronter les autres.
Je sais que je ne peux pas me cacher toute ma vie. Maintenant
que Lili et moi ne fréquentons plus la même école, c’est le temps ou
jamais de me faire une petite place bien à moi, à mon image, mais je
ne sais pas comment m’y prendre. Je ne serai jamais une
extravertie, qui parle fort et déplace beaucoup d’air (comme ma
sœur). Mais je suis consciente que je dois cesser de vouloir être
invisible.
Quelqu’un d’autre entre dans les toilettes pour faire pipi. Je bloque
ma respiration, pour ne pas me faire remarquer, et j’attends que
cette personne sorte pour continuer à réfléchir.
Je crois que je sais ce que j’ai à faire. Je dois mettre mon cerveau
sur PAUSE. Je dois arrêter de penser. J’appréhende, j’angoisse et je
ne vis pas. Ça ne peut plus durer. On dirait que j’ai toujours su que
j’avais un problème, mais je n’ai jamais voulu me l’avouer.
Je vis dans ma tête, toute seule avec moi-même, et je m’éloigne
de la réalité. Encore plus depuis que Lili et moi sommes séparées. Il
faut que ça change. Et pas dans dix ans! À partir d’aujourd’hui…
non, de demain plutôt (je me laisse quand même un peu de temps
pour me faire à l’idée). Même si je suis confrontée à une situation
stressante, je vais compter jusqu’à trois dans ma tête et passer par-
dessus ma peur pour agir. Alors si Clémentine-pâté-au-poulet me
reparle, je vais lui répondre. Même si je suis morte de trouille, même
si je manque de faire pipi dans ma culotte. Que peut-il m’arriver de
grave, après tout?
La cloche sonne. Oups! D’habitude, je suis déjà sortie à cette
heure-là. Je décolle l’affiche «Toilette défectueuse» de la porte et je
la range dans la pochette de mon classeur d’éthique et culture
religieuse.
En passant devant le miroir, je me regarde comme si je me voyais
pour la première fois. «Tu es capable, Clara», me dis-je
mentalement pour me rassurer. Avec cette résolution, vais-je enfin
pouvoir être celle que je suis vraiment?
10 octobre

Je ne sais pas ce qui se passe, mais j’ai l’impression que papa et


maman nous cachent quelque chose. Ce matin, comme à mon
habitude, je me suis réveillée quinze minutes plus tôt que Lili (à son
plus grand bonheur!) pour pouvoir me préparer toute seule dans la
salle de bain. En passant devant la chambre de mes parents,
j’entends maman pleurer. Papa n’est pas parti pour le travail, il est
encore en pyjama. Alors que je mange mon déjeuner, papa se sent
obligé de me donner une explication.
— Je vais rester à la maison avec maman aujourd’hui.
Sa voix est blanche, son regard un peu vide. Peut-être est-il
seulement très fatigué… À moins qu’il ne soit malade? Nous
cacherait-il une terrible maladie? Même s’il n’a que quarante ans, il
n’y a pas d’âge pour le cancer. On en entend parler partout, il paraît
que c’est l’épidémie du 21e siècle. Il fumait avant notre naissance et
il est asthmatique, alors c’est peut-être le cancer des poumons!
Comme pour confirmer mes pensées, papa se racle justement la
gorge. Noooooooon! Tout, mais pas ça!
«Clara, garde les pieds sur terre», me dis-je intérieurement. Il faut
que j’arrête de m’imaginer le pire. Je me fais sûrement des idées. Je
me fais TOUJOURS des idées. Quand ça me concerne comme
lorsque ça concerne les autres.
— Tu es sûr que tout va bien, papa? Tu n’es pas malade, hein?
Papa cligne des yeux deux ou trois fois pour bien assimiler ma
question. Il prend le couteau à beurre que je tiens à la main, le
dépose et me serre contre lui.
— Ne t’inquiète pas, ma grande, je suis seulement un peu
préoccupé. Tout va bien.
Mais je sens dans sa voix qu’il n’est pas complètement convaincu
de ce qu’il dit. Je l’observe en silence alors qu’il se sert un café (bien
noir) et verse un verre de jus de pamplemousse pour maman.
Comme il sort de la cuisine, Lili entre, avec les marques de sa taie
d’oreiller encore étampées sur la joue. Ma sœur étouffe un
bâillement. Je lui dis que nos parents sont encore à la maison, que
j’ai entendu maman pleurer et que je trouve cela un peu
préoccupant.
— Bah, moi, ça ne m’inquiète pas. Ils ont bien le droit de s’offrir
une journée d’école buissonnière si ça leur dit.
— Mais ils ne le font jamais! Papa ne voulait même pas rester à la
maison l’année dernière quand il a fait sa pneumonie. Et maman a
accumulé des semaines de journées de maladie non utilisées. Je l’ai
entendue en parler à son amie Rachel l’autre jour. Peut-être que
maman a perdu son travail? Elle n’arrête pas de dire que son patron
est trop exigeant.
Lili fait la moue. Essayant de me convaincre que je n’ai pas à
m’inquiéter, elle tente une dernière explication.
— Et s’ils allaient magasiner nos cadeaux de Noël? Peut-être ont-
ils décidé de s’y prendre d’avance cette année?
— Je sais que papa déteste magasiner, mais si c’était ça la raison,
je ne pense pas qu’il aurait été aussi ébranlé qu’il l’était tantôt. Et
pourquoi aurais-je entendu maman pleurer?
— Ah! C’est beau, tu as gagné! Je n’ai aucune idée pourquoi ils
restent à la maison! Je ne sais pas non plus pourquoi papa avait l’air
tracassé et pourquoi maman pleurait! Tu es contente maintenant?
Elle prend son bol de céréales et va le manger toute seule dans le
salon, devant la télévision.
Je suis tout à l’envers. Je n’avais aucune envie de me disputer
avec Lili ce matin. Je sais que je m’inquiète sûrement pour rien, mais
Lili prend toujours les choses trop à la légère.
Je mâche et remâche ma bouchée et lorsque je l’avale, j’ai
l’impression qu’elle se coince un peu dans ma gorge. Je n’ai plus
faim pour le reste de ma rôtie. Rien à faire, je sais que ça ne
passera pas. Quand je ne suis plus capable de manger, c’est que je
suis VRAIMENT très inquiète.
Je mets mon manteau, j’enroule cinq fois autour de mon cou mon
beau foulard tricoté par grand-maman et je sors prendre l’autobus,
même si je sais que j’attendrai vingt minutes toute seule dehors
avant que d’autres élèves viennent me rejoindre. J’ai envie d’être
toute seule et de me changer les idées. Je vais m’asseoir dans les
marches du magasin de meubles usagés et je vais lire le nouveau
roman de Chrystine Brouillet que j’ai emprunté à la bibliothèque.
J’espère ne pas avoir trop froid.
10 octobre

Quand j’ai entendu Clara sortir de la maison, je me suis mordu la


lèvre. Pourquoi ai-je été si brusque avec elle? Je m’en veux un peu.
Je viens à peine de me lever, je ne suis pas encore tout à fait
réveillée et je n’ai aucune envie de jouer à Sherlock Holmes.
Pourquoi faut-il toujours qu’elle fasse une montagne avec tout?
En route vers l’école, j’essaie de ne plus penser à Clara et à mes
parents. Même si la matinée a mal débuté, je ne veux pas ressasser
cette conversation toute la journée. Ce soir, je m’excuserai à Clara et
tout sera oublié très rapidement, j’en suis sûre.
Je n’ai pas encore eu de grosse dispute avec Romy et c’est très
bien ainsi! On dirait que nous avons vraiment des atomes crochus
toutes les deux, et notre complicité n’a pas son pareil… excluant la
relation que j’ai avec Clara (sauf pour ce qui est de ce matin!). Je
dois tout de même dire que je m’entends assez bien avec la plupart
des filles de mon cours de danse. Ce que j’aime des élèves du
groupe B, c’est la diversité.
Mathilde, une des filles, doit bien peser presque cent kilos. Mais
elle adore danser. Elle finit toutes ses journées nageant dans la
sueur (elle dégoutte même!), car elle travaille plus fort que
quiconque.
À l’opposé, Gabrielle est aussi mince qu’un roseau et c’est aussi
la plus grande de la classe. Elle est même plus grande que Louka et
Jérôme, les deux seuls garçons de notre programme. On voit tous
les os de sa cage thoracique à travers sa peau, c’en est presque
effrayant. Quand elle danse, j’ai parfois peur qu’elle se casse!
Il y a aussi Maria, qui vient de l’Uruguay et qui parle français avec
un accent tout à fait craquant. Il ne faut pas lui expliquer les
mouvements avec des mots, mais avec son corps, sinon elle ne
comprend pas tout.
Josiane déteste le ballet classique, mais elle dit que c’est un
monstre qu’elle finira par dresser. J’aime bien son image. Mais elle
travaille très fort en jazz et en claquettes. Derrière chaque fille, il y a
une histoire, et je découvre chaque jour un nouveau chapitre.
Dans mon groupe de danse, il n’y a que deux ou trois élèves qui
ne semblent pas vraiment être à leur place. La moitié du temps, elles
sont affalées contre le mur à bavarder, à se plaindre qu’elles sont
fatiguées. Elles me tombent royalement sur les nerfs! Croyaient-elles
qu’elles allaient rester assises tout l’après-midi? Oui, la danse, ça
bouge, oui, nous avons de grosses journées, mais personne ne leur
a tordu un bras pour s’inscrire dans ce programme! Qu’elles soient
bonnes danseuses ou très mauvaises, personnellement, cela
m’importe peu, mais qu’elles fassent au moins des efforts. J’ai
l’impression que certaines d’entre elles ne feront pas long feu dans
le programme danse-études.
Une ou deux fois par semaine, nous répétons une chorégraphie
commune avec le groupe A. Les professeurs enlèvent les cloisons
mobiles qui divisent habituellement en deux une des grandes salles
de danse, pour avoir plus d’espace. Je suis toujours contente de
retrouver Louka, même si nous nous voyons chaque matin à la
polyvalente. Aussi, Romy et moi nous assoyons souvent sur le banc
derrière lui dans l’autobus qui nous transporte de la polyvalente à
l’école de danse. Quant aux filles de la clique des AA, j’essaie de les
éviter comme la peste, ou du moins, de les ignorer le plus possible.
Pendant qu’Élise et Mika, les deux profs qui sont avec nous cet
après-midi, retirent les cloisons, Priscilla et ses acolytes nous
regardent les bras croisés, en défiant du regard toutes les filles du
groupe B. Si elles pensent m’impressionner, elles se mettent le doigt
dans l’œil. Pfff! Elles ne me font pas peur.
— Allons, en place! nous lance Mika.
Les mains haut dans les airs et les jambes écartées, nous
simulons des personnes enfermées dans une bulle de verre. Nous
sommes jumelés deux par deux, et j’ai le malheur d’avoir Priscilla à
quelques centimètres de mon visage.
— Pouah! Tu as une haleine dégoûtante, Lili! Te serais-tu brossé
les dents avec une brosse à toilettes? clame-t-elle haut et fort afin
que les personnes autour de nous l’entendent.
Je me redresse, piquée au vif.
— Hé! Mais pour qui tu te prends, Priscilla Maranda?
Faussement offensée, cette dernière fait mine de ne pas
comprendre pourquoi je suis fâchée.
— Mika, as-tu entendu de quelle manière Lili vient de me parler?
Je ne lui ai rien dit et elle me traite comme une moins que rien.
— Menteuse, tu…
Mais Mika m’interrompt avant que j’aie terminé ma phrase.
— Bon, arrêtez vos niaiseries tout de suite. Je ne veux plus vous
entendre ni l’une ni l’autre. Vous êtes prêtes? Je commence la
musique.
Je bous intérieurement. Cette fille fait tout pour me faire fâcher.
Au fur et à mesure que nous répétons la chorégraphie, je
repousse Priscilla-la-précieuse dans un tiroir reculé de mon cerveau.
Je danse à côté d’elle, mais je ne la vois plus.
Quand je danse, le monde qui m’entoure se voile. Je fais résonner
la musique en moi et les mouvements de mon corps se calquent sur
le rythme. On dirait que mes bras, mon torse, mes jambes ne font
plus partie de moi. Ils bougent indépendamment de ma volonté, ne
se laissant guider que par le tempo.
J’ai le souffle court, la tête en ébullition. La chorégraphie est loin
d’être facile. Du coin de l’œil, je constate que quelques filles de mon
groupe sont complètement désorientées. Celles qui sont dans le
groupe A ont plus l’habitude des mouvements difficiles et s’en
sortent mieux. Mais moi aussi, je tire bien mon épingle du jeu. Il faut
dire que j’ai répété plusieurs soirs toute seule à la maison.
Le cours est sur le point de se terminer (au plus grand
soulagement de tous). Alors que je tourne sur moi-même, je vois
Priscilla qui trébuche et s’étale sur le sol. Elle prend sa cheville à
deux mains.
— Aaaaaaaah! Tu m’as fait une jambette, espèce de garce!
J’ai à peine le temps de regarder derrière mon épaule que je
constate, à mon plus grand étonnement, qu’elle parle… de moi! Non,
mais, faut pas exagérer! J’étais au moins à un mètre d’elle
lorsqu’elle est tombée!
Sur le coup, je ne peux m’empêcher de m’esclaffer (au maximum
une demi-seconde) devant la situation. A-t-elle vraiment besoin
d’autant d’attention? Mentirait-elle en m’accusant de l’avoir fait
tomber juste par plaisir ou par rancune?
Et comme si ce n’était pas assez, Stella, sa grande amie,
renchérit:
— Je l’ai vue! C’est Lili qui l’a fait tomber par exprès! Et elle se
moque d’elle en plus!
Je perds illico l’envie de rire. Je commence à ne plus trouver cela
drôle du tout, du tout. Élise arrête la musique qui joue encore à tue-
tête pendant que Mika s’avance vers la grande «blessée».
Priscilla est toujours sur le sol à se lamenter. Faut tout de même
lui accorder qu’elle est bonne comédienne. Elle a vraiment l’air d’être
souffrante. À moins qu’elle soit tombée (sans que personne ne l’ait
aidée) et se soit réellement fait mal.
Mika relève le legging noir de Priscilla pour dégager sa cheville
qui, de loin, semble bien un peu rouge. Élise s’approche à son tour:
— Viens, on va aller à la cuisine pour mettre un sac de glace.
Deux des acolytes de Priscilla la prennent sous les aisselles pour
la relever et l’accompagner vers l’extérieur du local (non sans me
jeter des regards foudroyants).
Mika se tourne vers moi et croise les bras, fâchée. Je ne l’ai
jamais vue comme ça.
— Alors, c’est vrai, tu lui as fait une jambette?
— Jamais de la vie! Je ne lui ai même pas touché!
— Stella a dit qu’elle t’avait vue faire.
— Elles ont tout inventé! Pourquoi je m’abaisserais à la faire
tomber? Elle me déteste et ferait tout pour m’humilier ou me faire du
mal. Le pire, c’est que je ne sais même pas pourquoi. Tu crois
vraiment que j’aurais fait ça?
Mika baisse les yeux un court instant.
— Je ne sais pas.
Et elle me défie du regard. Tout le groupe nous observe. Plusieurs
chuchotent entre eux. Tout à coup, Élise, qui avait accompagné
Priscilla à la cuisine revient dans le local et claque des mains.
— C’est fini pour aujourd’hui. Vous pouvez aller vous changer.
Un peu à contrecœur, les autres élèves quittent la pièce. Romy se
balance sur un pied et sur l’autre, ne sachant pas si elle doit rester
ou non.
Je n’arrive pas à croire que Mika, ma prof préférée que j’admire
beaucoup, pense vraiment que j’ai fait tomber Priscilla
volontairement. Il doit y avoir quelque chose que je ne comprends
pas, ça n’a aucun sens!
— Mika! Puisque je te dis que je n’ai rien à voir avec sa chute!
Mon enseignante reste silencieuse. Elle semble toujours froide et
distante. Elle ne déplace même pas la couette de cheveux rebelle
qui retombe sur son visage et ça m’agace.
— Viens, Lili, on va manquer l’autobus. Allez!
Romy me tire par le bras, mal à l’aise.
— Tu ne vois pas qu’elle a eu ce qu’elle voulait? dis-je enfin. Si tu
la crois, tu ne mérites même pas de savoir la vérité! Moi, je sais ce
qui est arrivé et c’est ça l’important!
Je sors du local en coup de vent. Les larmes me brouillent la vue
et mes oreilles bourdonnent si fort que c’en est énervant. Je ravale
mes larmes pour ne pas pleurer devant les AA. Elles seraient
beaucoup trop contentes de me voir m’effondrer. Je ne leur ferai pas
ce plaisir, c’est sûr et certain.
Dans le vestiaire, je me change à toute vitesse. Personne ne
m’adresse la parole, pas même la clique des AA, qui habituellement
n’hésite pas à me lancer quelques fléchettes empoisonnées. Romy
est à mes côtés et me touche le bras, pour me faire comprendre
qu’elle est là pour m’épauler. Mathilde s’approche de moi, je vois
bien qu’elle veut me dire quelque chose, mais on dirait qu’elle n’ose
pas.
Je n’ai envie de parler à personne. Je suis trop fâchée. Je ne veux
qu’une chose: rentrer chez moi.
10 octobre

Lili est arrivée de l’école humiliée, en furie et j’ai immédiatement


oublié notre dispute de ce matin. Elle a pleuré longtemps, blottie
contre ma poitrine, avant de me raconter ce qui était arrivé. Ces
filles, les AA comme elle les appelle, sont de vraies chipies! Si j’étais
face à elles, c’est sûr qu’elles ne feraient qu’une bouchée de moi,
qu’elles m’écraseraient comme une vulgaire petite fourmi. Lili a du
caractère, elle dit ce qu’elle pense, ces filles ne doivent pas aimer du
tout qu’elle leur tienne tête et elles ont décidé de le lui faire payer. Je
sais que ma sœur a des amis sur lesquels elle peut compter à
l’école de danse (surtout Louka et Romy), mais est-ce que ce sera
assez? Quelle sera la prochaine niaiserie qu’inventeront ces
charmantes sorcières?
J’ai même sorti des biscuits fourrés à la fraise de ma réserve
spéciale (le dernier tiroir de mon bureau) et nous avons mangé la
moitié du paquet. Ça fait tout le temps du bien. Les filles font
toujours ça dans les films quand elles sont déprimées. Je sais
qu’habituellement elles mangent de la crème glacée ou du chocolat,
mais dans la vraie vie, faut faire avec les moyens du bord. Je n’ai
pas de congélateur sous mon lit et je suis à court de chocolat. Les
biscuits à la fraise font tout de même l’affaire.
Il est dix-huit heures et papa nous appelle au rez-de-chaussée
pour nous dire que le souper est prêt. Lili s’est un peu calmée.
Certes, ses yeux sont encore rouges et bouffis, mais le pire est
passé.
Nous nous sommes assoupies sur mon lit et je me sens tout
engourdie de sommeil lorsque je m’assois à table. Je pense que j’ai
mangé trop de biscuits.
Je me souviens alors de ce qui s’est passé ce matin.
— Et puis, comment s’est déroulée votre journée de congé?
Papa et maman se regardent, un peu mal à l’aise. Papa finit de
remplir nos assiettes et vient s’asseoir avec nous.
— Nous voulions vous en parler, justement.
Il semble posé, mais je sens tout de même mon cœur se serrer.
J’ai l’impression qu’il s’apprête à nous dire quelque chose
d’important. Mon Dieu, faites que ça ne soit pas grave, faites que ça
ne soit pas grave, faites que ça ne soit pas grave. Maman sourit
timidement.
— Les filles… vous allez être grandes sœurs.
J’ai entendu ce que maman vient de nous dire, mais je ne suis pas
certaine d’avoir bien compris. Un bébé? Je n’arrive pas à y croire!
Lili semble aussi ébranlée que moi.
— Tu es enceinte? Pour vrai?
— Oui, oui, enceinte pour vrai.
Papa n’a pas le cancer, personne ne perd son emploi, tout va bien
alors! L’émotion me prend à la gorge et je me lève pour aller serrer
maman dans mes bras. Lili se lève en même temps que moi et nous
l’étreignons toutes les deux. Des larmes de soulagement coulent sur
mes joues. Quelles belles Madeleine nous faisons aujourd’hui!
Papa vient se joindre à nous en blaguant.
— Et moi, et moi?
Après plusieurs secondes de longue embrassade, maman se
dégage gentiment.
— Allez, rasseyez-vous. Il faut manger pendant que c’est chaud,
dit-elle. Le steak réchauffé, ce n’est jamais très, très bon.
Une fois la surprise passée et notre repas entamé, les questions
fusent. Ce n’est pas tous les jours qu’un événement inattendu
comme celui-ci survient!
— Je pensais que vous ne pouviez plus avoir de bébé, dit Lili, car
papa était vasectomisé.
— Je le suis encore, répond papa entre deux bouchées. Mais on
dirait que la nature a été plus forte que la chirurgie. Nous avons
rencontré un médecin ce matin. Il a dit que c’était extrêmement rare,
mais que ça pouvait arriver. C’est comme gagner à la loto et cette
fois-ci, c’est moi qui ai tiré le numéro chanceux!
— Et maman, tu n’es pas trop vieille pour avoir un bébé? renchérit
ma sœur.
Je lui donne un coup de pied sous la table. Lili a vraiment le don
de poser des questions insolentes parfois!
— Aïe! se plaint-elle en me faisant de gros yeux. Ben quoi? C’est
une question comme une autre!
Maman sourit en coin.
— Théoriquement, les femmes peuvent avoir des bébés jusqu’à
leur ménopause, ce qui arrive souvent à plus de cinquante ans. Mais
c’est vrai que les femmes sont beaucoup moins fertiles à mon âge et
les grossesses sont plus rares. Alors pour répondre à ta question,
oui, on peut encore être enceinte à quarante-deux ans, sinon je ne le
serais pas!
Je nous regarde tous les quatre, assis calmement à table, et je
nous imagine dans un an avec un petit bébé parmi nous. Notre vie
va être drôlement différente! Il y a seulement quelques minutes que
je sais que maman est enceinte et j’ai déjà si hâte de voir ce bébé,
de le prendre, lui donner plein de bisous partout!
— Ah! C’est long quand même, neuf mois avant de rencontrer
notre nouveau petit frère ou notre nouvelle petite sœur, soupiré-je.
Maman dépose sa fourchette, regarde Lili, me regarde. On dirait
qu’elle s’amuse à nous titiller…
— À vrai dire, c’est l’autre chose dont je voulais vous parler. Clara,
tu n’auras pas à attendre aussi longtemps, car à ma plus grande
surprise, je suis déjà enceinte de plus de quatre mois!
Je manque de m’étouffer avec ma gorgée d’eau. Quatre mois,
c’est la moitié d’une grossesse, ça!
— Mais tu n’as même pas de gros ventre!
Papa rit.
— Vous n’avez pas remarqué que votre mère a pris du poids? Je
croyais qu’elle se remplumait un peu et qu’elle aurait enfin quelques
belles poignées d’amour, mais tout est à cause du bébé!
Maintenant qu’il le dit, c’est vrai que j’avais constaté qu’elle avait
pris un peu de poids. Elle s’est acheté plusieurs nouveaux morceaux
de vêtements ces dernières semaines, car elle se plaignait que
quelqu’un (c’est-à-dire mon père!) avait mis ses pantalons et ses
blouses dans la sécheuse!
Maman nous explique qu’elle n’a passé un test de grossesse que
ce matin. Voilà pourquoi je l’ai vue pleurer. Quelle surprise ça a dû
être pour elle! Par une chance inouïe, elle a réussi à voir son
médecin qui lui a confirmé sa grossesse et l’a envoyée faire une
échographie d’urgence. «Le docteur Bouchard est vraiment une
perle!» qu’elle dit. Papa prend maman par la main.
— Disons que ça a été une journée riche en émotions de toutes
sortes.
Nous passons le reste du souper à parler du bébé. Lili et moi nous
offrons pour l’aider à magasiner les meubles et les vêtements ainsi
que pour décorer la chambre. Il y a trois chambres à l’étage dans
notre maison: celle de mes parents (immense!), celle de ma sœur et
moi, et l’autre fait office de bureau pour maman. Tout le fatras de
maman, sa table de travail, son portable, ses classeurs seront
descendus au sous-sol et la pièce sera transformée en chambre
pour notre future sœur ou notre futur frère. Je suis soulagée que
nous n’ayons pas à céder notre chambre, je n’aurais eu aucune
envie de dormir au sous-sol.
Lorsque je vais me coucher, j’ai le cœur léger. Un nouveau bébé!
Ah! La vie nous réserve parfois de belles surprises!
13 octobre

Exceptionnellement, cet après-midi, nous n’aurons pas de cours


de danse. Il y a eu un problème de plomberie pendant la fin de
semaine et une fuite d’eau est survenue. D’après ce qu’on nous a dit
ce matin, une bonne partie des locaux a été inondée. Dire qu’il y
avait de beaux planchers de bois franc partout!
Je ne pensais jamais dire cela, mais je suis soulagée de ne pas
voir mes profs cet après-midi. Je n’ai toujours pas digéré la réaction
de Mika. Mon cœur se serre encore quand j’y pense. Pour sa part,
Priscilla a un énorme bandage à la cheville et boite un peu. Pfff!
Qu’elle se soit blessée pour vrai ou non, ce n’est pas de ma faute et
c’est bien le cadet de mes soucis.
Pendant l’heure du dîner, Romy ne peut s’empêcher de me dire sa
façon de penser.
— Laisse-la jouer la grande tragédienne toute seule. Ça ne vaut
pas la peine de perdre de l’énergie sur son cas.
Je la dévisage. Depuis quand mon amie a-t-elle le mot
«tragédienne» dans son vocabulaire? Moi-même, je ne sais même
pas ce que ça veut dire! (Mais je suis sûre que Clara le saurait, par
contre!) Devant mon air ahuri, Romy pouffe de rire.
— C’est la prof de français qui nous a dit qu’elle était allée voir
une tragédie grecque, hier soir au théâtre. Elle nous a fait tout un
cours sur le genre. Une tragédienne est une actrice qui joue des
rôles tragiques.
Louka, qui dîne à la même table que nous, et qui ne tient pas cette
chipie en très haute estime, s’exclame:
— En plein Priscilla!
C’est vrai, après tout. Plus je lui accorde de l’attention, plus elle va
jouer à la victime.
— Si elle pense qu’on la croit, elle, plutôt que toi, madame la
prétentieuse se met le doigt dans l’œil jusqu’au coude!
On dit que c’est souvent dans les moments difficiles qu’on
reconnaît ses vrais amis. Je suis vraiment choyée de pouvoir
compter sur Romy et Louka!

Pendant l’après-midi, nous sommes tous confinés à la


bibliothèque pour faire une recherche sur le ballet. Nous devons
rédiger trois paragraphes sur l’histoire de cette discipline et
présenter les danseurs les plus renommés du monde. De prime
abord, ce devoir a l’air amusant, mais nous ne pouvons
malheureusement pas travailler en équipe. Une surveillante aigrie,
qui cache ses yeux globuleux derrière des fonds de bouteille (la
pauvre, elle n’a vraiment rien qui l’avantage), s’assure que personne
n’ouvre la bouche. Elle a envoyé deux élèves au local de retrait dès
que nous avons mis les pieds sur le tapis usé de la bibliothèque
sous prétexte qu’elles avaient l’air trop de bonne humeur!
Par mesure de précaution, Romy et moi avons choisi de nous
asseoir le plus loin possible l’une de l’autre, pour éviter d’avoir envie
de nous parler. Je lui adresse des petits signes de la main de loin
lorsque la méchante surveillante a le dos tourné, sans plus.
Une encyclopédie ouverte devant moi, je suis concentrée sur mes
recherches quand j’entends ronfler tout près. Le bruit semble
provenir du bureau en avant de moi. Chaque pupitre est entouré
d’une cloison de plus de cinquante centimètres de haut pour
favoriser le travail individuel, donc je ne peux pas voir qui est le
ronfleur.
Si la surveillante le découvre, il passera un méchant quart d’heure!
Afin de connaître l’identité de cette mystérieuse personne, je me
lève discrètement et j’étire le cou pour voir par-dessus la cloison.
Quelle n’est pas ma surprise d’apercevoir Grégory, le garçon
super mignon que j’ai heurté il y a peu de temps dans le couloir.
Affalé sur un cahier d’exercices (de maths), il dort profondément. Si
profondément qu’un filet de bave très disgracieux coule à la
commissure de ses lèvres.
Je vérifie que le chien de garde à lunettes ne me regarde pas, je
froisse doucement une feuille de papier et je la lance sur lui.
Grégory se réveille en sursaut, empoigne son crayon et se dresse
vivement sur sa chaise. La marque de son cahier est encore
étampée sur sa joue. Il lève vers moi un regard à la fois endormi et
surpris, et me reconnaît enfin. Je lui souris, m’empêchant de pouffer
de rire, et je me rassois avant de me faire avertir.
Je ris en silence d’avoir surpris Grégory dans sa petite sieste. Je
l’entends remuer sur sa chaise, sûrement pour replacer ses cahiers,
se recoiffer un peu ou essuyer la bave sur son menton. Oh, qu’il doit
être gêné! C’est vrai que ce n’est pas du tout esthétique, mais c’est
tout de même rigolo.
Une ou deux minutes plus tard, je vois un bras passer par-dessus
la cloison et faire tomber un bout de papier sur mon bureau. Je
m’assure que la surveillante ne me regarde pas et je déplie le
message.

Merci de m’avoir réveillé. Je me suis vraiment


couché trop tard hier. Que fais-tu ici? Tu n’es pas
supposée être à ton cours de danse?
G.
Je prends un stylo et je lui réponds.
Dégât d’eau à l’école de danse. La bibliothèque
était donc le plan B. Et toi?
Lili

Je laisse tomber le message et j’attends sa


réponse qui ne se fait pas attendre longtemps.
Je suis exempté du cours d’éducation physique
pendant deux semaines. Ma mère a eu peur que
j’aie une commotion cérébrale après ce qui est
arrivé l’autre jour.
G.

Je blêmis en me rendant compte qu’il parle de notre accident.


Lorsque la cloche sonne pour annoncer la récréation, je suis
encore tout à l’envers. En se levant, Grégory me dévisage. Il ne
s’attendait pas à ce que son mot me fasse un tel effet!
— Enfin, nous pouvons parler sans être torturés par cette
gardienne de prison! Tu en fais une tête! Est-ce que c’est à cause de
ce que je t’ai écrit?
— Je n’aurais jamais cru que tu aurais eu une commotion
cérébrale. Je me sentais déjà tellement mal de n’avoir pas fait
attention… Moi, je n’ai presque rien eu, à part une prune et un petit
mal de tête.
Grégory se met à rire, comme si j’avais dit une blague très drôle.
— Faut pas t’en faire. Je suis sûr que je n’ai aucune commotion
cérébrale. C’est ma mère qui fabule! Mon oncle est médecin et ma
mère l’a supplié de me rédiger un papier pour que je ne fasse pas
d’éducation physique, au cas où… À part le ping-pong et le ski, je
n’aime pas vraiment le sport, alors je suis bien content d’être
exempté!
Ouf! Ça me soulage un peu. Il vient de m’enlever un poids de mille
kilos de sur les épaules!
Tels deux conspirateurs, Romy et Louka s’approchent un peu de
nous.
— Je vais vous rejoindre, ne m’attendez pas.
Romy ébauche un sourire en coin, hésite un peu et fait demi-tour,
au bras de Louka. Je vois bien qu’elle aurait eu envie que je lui dise
avec qui je parle, que je la présente, mais je veux garder Grégory
pour moi toute seule encore un peu. Si mon amie est observatrice,
elle a peut-être remarqué la petite cicatrice au front de Grégory et a
deviné qui est mon interlocuteur. Grégory se tape la panse.
— J’ai faim. En fait, j’ai toujours faim. Est-ce que tu veux venir
avec moi à la cafétéria pour acheter une galette à l’avoine?
— Pourquoi pas!
En chemin, nous parlons de tout et de rien. Moi qui côtoie des
filles presque toute la journée, je suis contente de discuter avec un
garçon. Surtout avec CE garçon. Sait-on jamais, peut-être pourrions-
nous devenir plus que des amis…
13 octobre

La fin de semaine m’a permis de réfléchir. Il y a maintenant cinq


jours que Clémentine m’a dit, à travers la porte des toilettes, qu’elle
savait que je m’y cachais. Aujourd’hui, j’ai décidé de lui dire la vérité.
Mes jambes tremblent à la seule idée de lui adresser la parole, mais
ce serait encore plus pénible de passer mes journées à ses côtés
sans en parler avec elle. Qui sait si elle n’a pas révélé mon secret à
d’autres? Je n’ai pas envie d’être la risée de mon école. Au
contraire, je veux me faire oublier.
Sur l’heure du dîner, je ne me cache pas dans la cabine du
corridor de l’aile 2, mais je m’assois en haut des escaliers en
espérant que Clémentine viendra, comme elle le fait parfois. Moi, je
préfère les toilettes et elle, les escaliers. J’avoue que c’est un endroit
beaucoup moins inusité!
Dans la marge de mon cahier d’anglais, j’écris des prénoms que
j’aime pour le futur bébé. Arthur, Léo, Esteban, Charles… Simone,
Jeanne, Léonie, Mathilde… C’est dommage que nous ne sachions
pas encore si c’est un garçon ou une fille.
Une quinzaine de minutes avant que la cloche sonne la reprise
des cours de l’après-midi, à mon plus grand soulagement, je vois
Clémentine monter prestement les marches, ses livres sous le bras.
Lorsqu’elle me voit, elle ralentit la cadence, comme si elle
réfléchissait.
Alors que quelques marches nous séparent, je pense
sérieusement prendre la poudre d’escampette, mais je m’oblige à
rester assise. J’essaie d’imaginer que j’ai des vis dans les cuisses
qui m’immobilisent et m’empêchent de me lever. Je ferme
rapidement les yeux, je prends une grande bouffée d’air pour me
donner du courage et je me lance:
— Salut, lui dis-je d’une voix plus aiguë que je ne le voudrais,
j’aimerais te parler.
Clémentine ébauche un sourire. Elle dépose ses livres sur le sol et
s’assoit à mes côtés.
— Alors, tu as décidé de ne plus te cacher derrière la porte des
toilettes? me dit-elle, moqueuse.
— Chut!
Je regarde autour de nous, mais par chance, il n’y a personne. Je
ne veux pas que l’école au complet apprenne mon secret. J’ai
besoin de rassembler toutes mes petites miettes de courage pour
oser parler à Clémentine. Cette dernière me tend un paquet de
gomme à l’orange.
— Ne t’en fais pas, je n’en ai parlé à personne. Une gomme?
La gomme à mâcher est interdite à l’école, mais ce doit sûrement
être le règlement qui y est le plus défié. Ça et l’interdiction de
s’embrasser! Mais bon, ce dernier règlement ne me concerne pas
vraiment.
Maintenant, faut que je plonge, il est trop tard pour reculer.
— Tu as deviné. C’est bien moi qui étais cachée dans les toilettes.
C’est la cachette la plus sûre que j’ai trouvée.
— Mais tu te caches de quoi au juste?
— De tout, de tout le monde.
Je fais une pause avant de continuer.
— J’ai une sœur jumelle qui s’appelle Lili. Avant, nous étions
toujours ensemble, nous faisions tout à deux. Mais Lili a décidé
d’aller à la polyvalente et je me suis retrouvée seule, ce qui ne m’est
jamais arrivé. Et depuis, je me cache. Tout me fait peur.
— Wahou! Tu as une sœur jumelle? Identique?
— Oui, très identique même. Tu ne ferais sûrement pas la
différence entre elle et moi si nos cheveux étaient coiffés pareil.
— Méga cool!
C’est drôle, c’est souvent la réaction qu’ont les gens. Entre être
vraie jumelle et être un Martien, je pense qu’il ne doit pas y avoir une
grande différence pour le commun de mortels. «C’est cool!», «Trop
hot!», «Capoté!», «C’est chill!», je les ai tous entendus un jour ou
l’autre.
Je sors une photo de Lili et moi que je traîne toujours dans mon
agenda. Elle a été prise cet été, sur une plage à Cape Cod. Nous
nous tenons toutes les deux par le cou, portant un tankini (le haut du
mien est de la même couleur que le bas de Lili et le bas du mien est
de la même couleur que son haut), nos cheveux volent au vent et
nous rions à gorge déployée. J’ai un petit pincement au cœur en
nous voyant ainsi si proches, si heureuses. J’aurais envie de
retourner en arrière.
— C’est drôle, j’avais dans l’idée que les sœurs jumelles faisaient
tout ensemble, qu’elles étaient inséparables.
— Je pensais la même chose. J’aurais tellement voulu que Lili
vienne à la même école que moi. Tout aurait été différent. En mieux.
Mais c’est trop rigide pour elle, ici.
Clémentine me scrute avec ses grands yeux charbonneux. On
dirait qu’elle me scanne, comme le lecteur numérique de l’épicerie,
ce qui me rend extrêmement mal à l’aise. Que déchiffre-t-elle en
moi? Je suis un mystère pour moi-même, alors je me demande
vraiment ce qu’elle peut bien arriver à comprendre…
— Qui te dit que tu ne peux pas être heureuse aussi toute seule?
Ta sœur, tu ne l’as pas perdue. Elle sera toujours ta sœur et vous
avez sûrement beaucoup de plaisir à vous retrouver chaque soir.
J’acquiesce. Clémentine continue.
— Tu ne peux pas faire tout dans la vie en fonction de Lili. Oui,
vous êtes identiques, mais vous êtes deux personnes différentes.
Ces paroles résonnent dans ma tête en écho, comme si je n’y
avais jamais songé. Identiques… Différentes…
— Clara, je te l’ai dit l’autre jour dans les toilettes, tu as l’air très
gentille et j’aimerais beaucoup être ton amie. Je ne suis pas ta sœur,
mais je suis sûre qu’on s’entendrait bien quand même.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Clémentine a une tête de
cochon! Mais c’est vrai que nous semblons déjà avoir des affinités.
— Je ne pensais pas que ce serait aussi facile de te parler.
Ai-je vraiment dit ça? Je n’en reviens pas d’avoir osé. Mais c’est
vrai. J’avais des crampes à la seule idée de lui adresser la parole,
mais tout s’est déroulé à merveille. Comme quoi j’ai eu raison de
passer par-dessus ma timidité. Pourquoi ne pas continuer?
— Mais tu sais, il y a un autre avantage à me cacher dans les
toilettes. J’ai entendu tout plein de secrets!
— Ah oui? Je veux savoir! Je veux savoir!
À mi-voix, je lui raconte ce dont j’ai été témoin ces derniers jours
dans mon repaire secret. Comme je ne vois pas les filles, que je ne
nomme personne, ça ne doit pas être trop grave que je lui dise ce
que j’ai entendu. Potiner, c’est quelque chose qui fait du bien aussi,
à l’occasion! Surtout quand c’est avec une nouvelle amie!
20 octobre

Il est presque minuit. Je sais que je dois dormir, mais je suis


incapable de trouver le sommeil. J’ai plus envie de penser que de
rêver… Ou en fait, je crois que je rêve les yeux ouverts.
Ce matin, j’ai eu le plaisir de tomber sur Grégory à la cafétéria. Je
n’avais pas eu le temps de déjeuner, car je me suis levée en retard,
je suis donc allée me chercher un petit en-cas avant mes cours.
— Salut Lili!
— Allô! Toi aussi, t’as oublié de déjeuner?
— Ouais. Ma sœur a fini le pain ce matin et je n’avais pas envie
de manger les céréales granos de mon père. Beurk!
— Je te comprends. Tu veux t’asseoir à une table avec moi?
Nous avons mangé l’un en face de l’autre, moi une danoise et lui
un muffin aux bleuets. Nous avons parlé. Un peu. Mais nous avons
surtout été silencieux. Je tournicotais les mots dans ma tête, sans
qu’aucun ne me paraisse approprié. Me trouverait-il stupide de lui
dire telle chose ou telle autre chose? Lui aussi semblait un peu
gêné. Mais il souriait. Sa bouche souriait et ses yeux aussi. Surtout
ses yeux. Très brillants, très doux et enveloppants. J’ai soupiré de
déception quand nous avons dû nous quitter, moi pour aller à mon
cours de maths, lui pour aller en français.
Je ne sais pas quand j’aurai l’occasion de le revoir. Notre horaire
est tellement chargé en danse-études et nous ne sommes jamais à
la polyvalente les après-midi.
Ce soir, sur Facebook, j’ai fait une demande d’amitié à Grégory.
Quand j’ai cliqué sur ENVOYER, j’ai retenu ma respiration. Je me
sentais comme si je m’apprêtais à sauter en bungee.
En moins de deux minutes, il avait accepté. Sur mon mur, il a
même écrit un petit quelque chose: «C’est un honneur de faire partie
de tes amis!» Je suis à la fois très contente et nerveuse. Je ne sais
pas pourquoi. C’est comme si je venais de franchir une nouvelle
étape.
— Psttt! Clara!
— Je doooooors!
— Clara, j’ai besoin de te parler. Est-ce que je peux aller te
rejoindre dans ton lit?
— Mmmm.
On va dire que c’est un oui. Je prends mon oreiller et je vais
retrouver ma sœur sous ses couvertures. Elle est toute chaude,
toute ramollie par le sommeil.
— Clara, es-tu réveillée, maintenant?
— À moitié, me répond ma sœur, la voix pâteuse.
— Clara… Je pense que je suis amoureuse.
Clara ouvre un œil et me scrute.
— Avec qui?
— Il s’appelle Grégory. Il est teeeeeeellement beau! Et gentil. Et
attentif. En fait, il a toutes les qualités.
— Un gars parfait, on dirait!
— Oui!
Clara réfléchit quelques secondes.
— Est-ce qu’il a un frère jumeau, tu penses?
Elle est trop drôle, ma sœur! C’est sûr que si Grégory avait un
frère jumeau, je le lui présenterais! Je sais qu’il a une sœur (plus
jeune), mais je ne crois pas qu’il ait de jumeau. Il ne m’en a pas
parlé, en tout cas.
21 octobre

Je pense encore à ce que ma sœur m’a dit hier soir. Elle est
amoureuse d’un certain Grégory. Elle m’a montré sa photo sur
Facebook, c’est vrai que c’est un beau garçon. Ce n’est pas des
blagues, je suis sûre qu’elle va sortir avec lui avant Noël. Quand ma
sœur a quelque chose dans la tête, elle ne l’a pas dans les pieds.
Tout lui sourit et semble être facile pour elle… Je sais que c’est
injuste de parler comme ça. Tout n’est pas rose pour ma sœur. Il y a
ces filles, des idiotes de premier ordre, qui lui empoisonnent la vie,
mais elle n’a pas peur, elle fonce et vient toujours à bout des
difficultés qu’elle rencontre. Je n’aurais jamais cru que maman
accepterait qu’elle aille à la polyvalente, mais finalement, son désir
s’est réalisé. Je l’ai aidée un peu (beaucoup), mais elle a enfin eu ce
qu’elle voulait. Ça a toujours été comme ça pour Lili.
De mon côté, c’est une autre histoire. Je ne sais pas si c’est moi
qui sabote ma propre vie, mais j’ai l’impression d’être dans un grand
labyrinthe lugubre et d’être incapable d’en trouver la sortie. Je me
bute aux murs, je cherche à tâtons le bon chemin, mais je n’y arrive
pas… Aaaaah! Faut que je sois plus positive! Faut que je voie la vie
du bon côté, mais c’est tellement difficile!
J’ai à peine remarqué les gars qui sont dans mon groupe. Je
commence à connaître le nom de plusieurs, mais je ne leur ai pas
parlé, à part à un ou deux, quand j’ai été obligée par un prof de me
mettre en équipe avec eux. Et je n’ai envie de me rapprocher
d’aucun garçon, qu’il soit dans ma classe ou pas. Je les trouve
tellement bébés, toujours à raconter des blagues stupides, à rire des
filles, à lancer des boulettes de papier ou à perdre leur temps à faire
des niaiseries! La plupart me tapent franchement sur les nerfs!
L’amour, c’est une autre réalité, une quatrième dimension floue,
qui est située à des années-lumière de ma vie. De savoir que ma
sœur est amoureuse, ça me dépasse.
Douze ans, presque treize, ça semble quand même un peu jeune
pour avoir un chum… Bien sûr, je n’ai rien dit de ce que je pense à
Lili. Je suis sûre qu’elle se serait fâchée ou m’aurait boudée et je n’ai
pas envie que cela arrive.
J’ai bien vu un couple de première secondaire s’embrasser devant
les casiers une fois, mais j’ai senti un malaise. De penser que ma
sœur va (peut-être) se laisser aller dans les bras de ce Grégory d’ici
peu me dérange. Pourquoi ne sommes-nous jamais sur la même
longueur d’onde? Pourquoi Lili est-elle toujours en avance sur moi?
Suis-je vraiment si nouille?
31 octobre

C’est l’Halloween! Youppie! Depuis que je suis toute petite,


l’Halloween est la fête que je préfère. Avant la Saint-Valentin, avant
Pâques et, si ce n’était des cadeaux, avant Noël aussi!
J’ai toujours décidé moi-même quels seraient mes costumes, au
grand dam de mes parents. Trouver un costume de crabe ou de
melon d’eau n’est pas facile, je l’admets. Étant donné que je choisis
mes costumes très longtemps d’avance, maman m’en a souvent
commandé sur Internet. Deux ou trois fois, ma grand-mère m’a aussi
cousu des petits chefs-d’œuvre. En fait, si elle coud un costume
pour moi, elle en fait toujours un deuxième pour Clara, car tout vient
en double chez nous!
J’ai déterminé quel serait mon costume dès la fin de l’été. Maman
a eu beau dire que je suis maintenant au secondaire et donc trop
vieille pour passer de porte en porte, je ne l’ai pas écoutée. Je ne
récolterai pas de bonbons, mais je compte bien porter mon costume
toute la journée à l’école et ce soir à la danse. Sait-on jamais, je
pourrais peut-être gagner le concours du déguisement le plus
original.
Cette année, je suis un paon. Oui, oui, l’oiseau à la belle queue
chatoyante. Ma grand-mère m’a cousu un tutu en tulle bleu pâle,
beaucoup plus long à l’arrière qu’à l’avant. Elle a appliqué des sortes
de pétales aux couleurs mordorées sur tout le derrière du tutu. Je
mettrai mon léotard noir en dessous de ma parure, et sur ma tête, un
bonnet de bain où j’ai collé des plumes aqua tout partout, deux yeux
sur mes tempes et un bec doré au-dessus de mon front. Ma grand-
mère a fini de coudre le tout la semaine dernière.
— C’était l’un des costumes les plus faciles que je t’ai fabriqués,
mais je pense aussi que c’est l’un des plus beaux. Tu seras toute
pimpante en paon!
C’est la première année que Clara choisit de ne pas se déguiser.
Elle dit qu’elle ne veut pas se faire remarquer ni faire rire d’elle. Je
lui ai tout de même acheté un petit bracelet noir et orange qui brille
dans le noir, j’espère qu’elle acceptera de le porter! Je l’ai mis bien
en évidence près du lavabo et j’ai écrit «Cadeau!» au rouge à lèvres
dans le miroir.
Ce matin, maman m’a exceptionnellement permis d’utiliser son
maquillage. Encore en robe de chambre, les yeux à moitié collés par
le sommeil, elle m’a appliqué un peu de fard à paupières bleu-gris et
une ligne de crayon noir autour des yeux pour me donner un look
raffiné.
— Tu aurais pu en mettre un peu plus, maman!
— Lili, tu n’as que douze ans, ce n’est pas un âge pour se farder à
outrance.
Elle peut bien dire cela… Je me souviens de photos d’elle quand
elle était ado! Elle cachait littéralement son visage sous une épaisse
couche de poudre, de fard et de rouge à lèvres. Sans compter les
cheveux crêpés quinze centimètres dans les airs et les boucles
d’oreilles aussi grosses que des bracelets!
Mon costume a l’avantage de ne pas être trop encombrant. Pour
prendre l’autobus, je porte le tutu. Même s’il est assez volumineux, il
entre très bien sous mon manteau, mais je mets la tête du paon
dans un sac.
Lorsque j’entre à l’école, je regarde tout de suite si d’autres élèves
sont déguisés. À mon grand soulagement, il y en a quelques-uns. Je
savais bien que je ne serais pas la seule extraterrestre! Tiens,
justement, il y a une personne déguisée en extraterrestre assise à
une table près des casiers! J’adore l’Halloween!
31 octobre

Pour la ixième fois depuis que nous sommes revenues de l’école,


Lili me repose la même question:
— Pourquoi ne viendrais-tu pas à la danse avec moi? S’il te plaît,
s’il te plaît, viens!
J’ai un rhume carabiné depuis trois jours. Je me mouche aux dix
secondes et mon nez est gros comme un chou-fleur. En plus, je me
déplace comme un escargot en grève tant tous les gestes que je fais
me sont pénibles.
Dès que j’ai mis les pieds dans la maison, j’ai enlevé mon
uniforme d’école et j’ai enfilé mon pyjama en flanelle rose, des gros
bas épais et mes pantoufles molles. Affalée sur le sofa, je n’ai
presque pas bougé depuis.
— Lili! Je n’ai pas envie d’aller danser. Je veux rester à la maison,
m’emmitoufler dans une grosse couverture et donner des bonbons
aux petits qui sonnent à la porte. C’est tout ce que je suis capable de
faire présentement.
J’aime voir les enfants, surtout les tout-petits qui marchent à peine
et s’empêtrent dans leur déguisement. L’an dernier, l’un d’eux est
même entré dans la maison. Sa mère était mal à l’aise, mais nous,
on a beaucoup ri.
— Tu pourrais rencontrer mes amis! Appelle Clémentine pour
l’inviter aussi si tu veux!
— Je ne la connais pas tant que ça, Clémentine. Et je n’ai même
pas son numéro de téléphone. Une autre fois peut-être, mais ce soir,
c’est non. Je suis trop malade.
Lili fait la moue et soupire, découragée de n’avoir pu me faire
changer d’avis. Si je connaissais plus de personnes à la polyvalente,
j’y serais peut-être allée, mais je n’ai pas envie de rester seule dans
mon coin (à me moucher!) pendant que Lili danse. Je ne suis pas
bonne pour danser, en plus. Et la musique est beaucoup trop forte
dans ces soirées-là.
Je sais, je me trouve tout plein d’excuses pour ne pas y aller, mais
c’est que j’ai VRAIMENT envie de rester chez moi, près de ma boîte
de mouchoirs. Et d’un immense chocolat chaud avec plein de
guimauves miniatures.
Lili me trouve «super poche», mais il y aura sûrement plein
d’autres danses plus tard dans l’année où je pourrai aller. Et je suis
sûre que ce soir, ma sœur aura autant de plaisir que si j’étais avec
elle.
31 octobre (encore!)

La journée a passé à une vitesse folle! Je n’ai pas gagné le


concours du costume le plus original, mais ça ne fait rien. C’est un
garçon déguisé en tranche de bacon qui a remporté le premier prix!
C’était très ressemblant! J’ai quand même eu bien du plaisir à défiler
sur le grand tapis rouge au centre de la place de l’amitié, où se
déroulent tous les grands rassemblements d’élèves.
Comme je m’y attendais, Priscilla et ses amies n’ont pas oublié de
passer des commentaires désobligeants sur mon costume, du genre
«C’est en poule pas de tête que tu aurais dû te déguiser!» ou «Pfff! Il
n’y a que les bébés qui se déguisent encore!», mais je les ai i-gno-
rées. J’ai hâte qu’elles se lassent de faire de moi leur bouc
émissaire, ça commence à être exaspérant à la fin!
Il est dix-neuf heures et papa vient de me déposer devant l’école.
Toute seule, sans Clara. J’aurais tant aimé qu’elle vienne avec moi!
J’ai tout fait pour la convaincre, en vain.
Avant que je sorte de la voiture, papa prend sa grosse voix et me
fait ses recommandations habituelles.
— Je viens te chercher à dix heures tapantes, pas une minute de
plus. Si tu n’es pas là, adieu la prochaine danse, tu as bien compris?
— Oui, oui, mon beau petit papa d’amour! À plus tard!
— C’est ça, à plus tard.
Je suis certaine qu’il va rentrer à la maison, regarder un peu la
télé, et il y a une chance sur deux qu’il s’endorme et que ce soit lui
qui soit en retard! Papa n’est vraiment pas un couche-tard. Quand
j’allais à des danses au primaire, c’est toujours maman qui venait me
chercher, mais là, avec la grossesse, elle se couche souvent même
avant nous!
Je dépose mon manteau dans mon casier et je me hâte vers le
gymnase qui a été changé en salle de danse géante. Une fumée
dense flotte au-dessus du sol, et une immense boule en miroirs
accrochée au plafond réfléchit la lumière dans l’espace. La musique
est si forte que je sens mon tutu vibrer.
De petits groupes se sont déjà formés çà et là, mais personne ne
semble avoir vraiment envie de danser. Mais qu’est-ce qui cloche
avec les élèves de cette école? Ils ont tous payé cinq dollars pour
venir ici, mais personne ne danse?
Je repère Romy, Louka, Jérôme et quelques filles de mon groupe
de danse-études dans un coin et je me dirige vers eux. Romy, une
suce accrochée au cou, est déguisée en bébé, Louka se prend pour
un voleur de grand chemin et Maria, pour un mignon petit chat. Les
autres sont habillés normalement.
— Allô Lili! me lancent mes amies en sautillant sur place.
En fait, je lis plus sur leurs lèvres que je ne les entends tant la
musique est assourdissante!
Je me rapproche tout près d’elles pour qu’elles m’entendent
mieux.
— Allô! Allô! Allô! Mais qu’est-ce que vous faites toutes plantées
ici? Vous êtes venues pour danser ou pour parler? leur crié-je.
Les filles rient.
— Il n’y a encore personne qui danse. C’est gênant, me répond
Romy à l’oreille.
— Il est encore de bonne heure, renchérit la grande Gabrielle.
— Personne ne danse, vous dites?
Je fais un clin d’œil à Louka.
— Tu viens avec moi?
Je sais que Louka ne manque pas de cran et qu’il se fera un
plaisir d’ouvrir la danse avec moi. Une chanson de Lady Gaga vient
de commencer.
Louka et moi nous élançons donc au centre du gymnase, juste en
dessous de la boule en miroirs. Je vois bien que les autres nous
dévisagent un peu, mais je m’en fiche! J’ai trop de plaisir pour me
préoccuper de ce qu’ils pensent!
Quelques minutes plus tard, d’autres courageux nous suivent et
nous nous retrouvons quelques dizaines de danseurs à la fin de la
chanson. Pendant plus d’une heure, mes amis et moi dansons sur
toutes les chansons que fait tourner le DJ: des hits récents aux
chansons disco des années 1980. C’est vraiment drôle de voir tout
le monde déguisé danser: les superhéros côtoient les monstres, les
princesses et les bébés se déhanchent sur le même rythme que le
père Noël et les robots. Quel beau mélange!
Je regarde ma montre, il est 20 h 30. J’ai soif! Je m’approche de
Romy et lui demande si elle veut venir s’acheter une bouteille d’eau
avec moi.
À l’extérieur du gymnase, mes oreilles bourdonnent à cause de la
musique trop forte. Nous achetons une boisson au petit kiosque tenu
par des élèves du conseil étudiant et je vide ma bouteille d’eau en
moins de deux. J’entends soudain une voix connue dans mon dos.
Serait-ce… Oui, c’est lui, c’est Grégory! Il est en train de blaguer
avec deux ou trois autres garçons que je ne connais pas. Lorsqu’il
me voit, il me sourit et fait signe à ses copains de l’attendre quelques
instants.
— Hé! Salut Lili! Je savais bien que j’allais te trouver ici ce soir!
Je suis si contente de le voir. J’espérais le rencontrer, bien sûr,
mais je ne savais pas du tout s’il aimait les partys.
Depuis dix jours, je ne l’ai croisé qu’à deux ou trois reprises,
rapidement dans le corridor, et chaque fois il m’a fallu le reste de la
journée pour m’en remettre. C’est officiel: j’ai un sérieux béguin pour
ce garçon. Quand je me couche le soir, c’est à lui que je pense pour
faire de beaux rêves. Grégory, c’est un si beau nom en plus!
Il porte une chemise à carreaux (ce n’est pas la même qu’à notre
première rencontre, cependant), un jean moulant, des bottes de
cow-boy, un chapeau de cow-boy, et un faux revolver chromé est
accroché à sa ceinture. Mon cœur flanche, mais je dois me ressaisir,
agir normalement, sinon je vais passer pour une gourde!
— Tu commences à bien me connaître, je pense!
— Bah! Je n’étais même pas sûr que tu allais venir. Tu danses
déjà tout l’après-midi, je me suis dit que tu n’aurais peut-être pas
envie de danser encore…
— Moi, je danserais jour et nuit, si je m’écoutais!
Tout à coup, je me rends compte que Romy est là. Ouh là là!
Quelle mauvaise amie je fais!
— Tu te rappelles mon amie Romy? Elle est en danse-études
avec moi.
— Oui, on s’est vus de loin à la bibliothèque, le jour où tu m’as
réveillé.
Il sourit à pleines dents. Oh! Il est encore plus beau quand il sourit!
Il touche mon tutu du bout des doigts.
— Tu as un charmant costume!
— Merci!
— Et comment trouves-tu le mien?
— Tu fais un très beau cow-boy.
— Tut, tut, tut! Je ne suis pas seulement un cow-boy…
Romy me donne un coup de coude.
— Lili, regarde l’étoile, là.
Et elle pointe la poitrine de Grégory, où une grosse étoile dorée
est piquée sur sa chemise.
— Désolée, monsieur le shérif! Il est tard et je n’avais pas
remarqué votre magnifique insigne!
Romy s’excuse pour aller aux toilettes, et je continue la
conversation seule avec Grégory. Il me propose de sortir un peu
pour prendre l’air. C’est vrai qu’il fait très chaud (surtout depuis que
j’ai commencé à parler avec lui!). J’espère que Romy ne m’en
voudra pas trop de l’abandonner. Je suis sûre qu’elle comprendra.
Quand nous avons été confinées à la bibliothèque, nous avons parlé
de Grégory des heures au téléphone, plus tard ce soir-là. J’ai dû lui
dire de mille manières possibles à quel point il était beau et gentil. Et
beau. Et gentil.
Je prends mon manteau dans mon casier et nous sortons. Même
si je suis bien habillée, je frissonne un peu. La nuit est noire et
calme. Il y a une table de pique-nique pas très loin, sous un arbre, et
nous allons nous y asseoir. Quelqu’un a ouvert la porte du gymnase,
sûrement pour aérer un peu, et nous entendons encore très bien la
musique. Ça me fait tout drôle d’être ici, toute seule avec Grégory.
Nos genoux se frôlent sous la table et cela me fait l’effet d’une
décharge électrique.
Nous parlons de nos profs, des devoirs hyperpoches et très longs
en maths, des costumes de nos amis, de ma sœur qui n’a pas voulu
m’accompagner.
Tout à coup, je ne sais plus du tout quoi lui dire. Je cherche mes
mots, mais on dirait qu’ils sont tous coincés dans ma gorge. Moi qui
suis habituellement une vraie pie, je suis muette, perturbée au plus
profond de moi de savoir Grégory si proche. Je n’avais pas encore
remarqué, mais je sens tout à coup son parfum, très subtil, et je me
sens fondre.
Grégory me regarde très profondément dans les yeux et
s’approche encore plus près de moi. Oh! Oh! Pincez-moi quelqu’un!
Est-ce qu’on va s’embrasser, là, tout de suite? Est-ce que je rêve?
J’ai envie de fermer les yeux, mais en même temps, je veux les
laisser grands ouverts pour le regarder. Il approche sa main de mon
visage, effleure ma joue.
Lentement, ses lèvres se rapprochent des miennes. Elles sont
fraîches et douces. Et un peu mouillées. Ma langue se faufile hors
de ma bouche, sans que je ne m’y attende. Elle touche la sienne
timidement. Rien n’est brusqué, tout ce baiser est empreint de
douceur. C’est un moment d’éternité comme je n’en avais jamais
connu auparavant. Les sens aux aguets, je savoure chaque
microseconde. J’aime Grégory et je pense bien qu’il m’aime aussi!
L’Halloween est vraiment la plus belle des fêtes!
10 novembre

Maman a retrouvé son énergie habituelle, en même temps que


son ventre a explosé. C’est fou, un jour elle avait l’air normale et le
lendemain, elle avait l’air enceinte! Nous nous sommes maintenant
tous faits à l’idée et nous comptons les jours qui nous séparent du
grand événement. Papa a finalement convaincu maman de
demander le sexe du bébé, et ils iront passer une échographie 3D
dans une clinique spécialisée dans quelques semaines. En
attendant, le bureau de maman a été vidé. Un petit lit, une table à
langer, une commode et une chaise berçante ont été commandés,
mais les murs sont toujours blancs. Dès que le sexe du bébé sera
connu, elle choisira les couleurs. Maman empile les revues de
décorations sur la table du salon, corne les pages qui l’intéressent,
entoure les articles qui l’inspirent. La décoration de la chambre du
bébé est devenue une obsession.
Chaque jour, Lili propose un nouveau nom pour le bébé. Elle doit
sûrement y penser une partie de la nuit ou même en rêver! Le matin,
elle se lève et la première chose qu’elle dit à mes parents, c’est le
prénom auquel elle a pensé. Papa fait maintenant des blagues;
quand il la voit arriver dans la cuisine, il lui demande: «Et puis, quel
est le prénom du jour?» Ce matin, c’était Éloi, hier, c’était Juliette,
avant-hier Sacha (pour un garçon ou une fille, Lili trouve que les
deux sont beaux). C’est drôle. Lili est et sera toujours intense dans
tout ce qu’elle fait!
Avec elle, c’est tout ou rien! Mais je serais étonnée que mes
parents choisissent un des prénoms qu’elle propose. Maman a l’air
d’avoir déjà une bonne idée, mais elle ne nous en a pas parlé. Elle
est très discrète pour ce genre de chose… Même si Lili la harcèle
jusqu’à ce qu’elle parte pour l’hôpital, je crois bien que maman
tiendra sa langue. À moins que papa se laisse amadouer et ne
vende la mèche.

Si Lili pensait qu’elle travaillerait moins fort et aurait moins de


devoirs en étant à la polyvalente en danse-études, elle se trompait
énormément. Comme ses cours ne sont que le matin, tout est
condensé et le rythme est accéléré. Elle travaille autant que moi qui
n’ai que des cours enrichis. J’aimerais que les profs oublient de nous
donner des devoirs certains soirs. J’ai l’impression que c’est une
roue perpétuelle. Par chance, j’ai une très bonne mémoire, sinon je
ne m’en sortirais pas vivante.
Parfois, le matin, avant les cours, j’étudie avec Clémentine (si sa
mère vient la reconduire, car son autobus arrive toujours quelques
minutes seulement avant la cloche). C’est plus simple quand elle me
pose des questions. Et elle a le don de m’inventer des colles
hyperdifficiles! Moi, les questions que j’imagine sont beaucoup trop
faciles, elle y répond correctement à tous les coups!
En débutant l’année scolaire, je ne croyais jamais que je dirais un
jour que j’ai une amie, mais c’est maintenant la réalité. J’ai une amie,
une vraie de vraie! Clémentine et moi sommes inséparables. Nous
sommes presque à l’opposé l’une de l’autre, un peu comme ma
sœur et moi, mais c’est l’amie que j’ai toujours espéré avoir.
L’autre midi, Clémentine et moi parlions justement de nos
différences et celle-ci a sorti, tout de go: «Clara, c’est simple, je suis
le fruit, tu es le légume, mais nous sommes toutes les deux
délicieuses et bonnes pour la santé!» Je n’avais encore jamais
pensé faire un tel jeu de mots avec son prénom et j’ai trouvé son
analogie très rigolote. Encore faut-il savoir quel légume je suis,
toutefois. Sûrement pas une carotte ou un céleri, ils sont trop
croquants, ce qui ne me ressemble pas. Ni un avocat, qui est
beaucoup trop moelleux et tendre. Le brocoli est un légume
classique, mais qui devient facilement fade… Le radis: trop piquant,
rose trop foncé. Je pense que je suis un zucchini. Mon goût est
délicat, je suis discrète, je me rapproche beaucoup du concombre
(Lili ferait un très bon concombre!), ma peau est mince et fragile.
Oui. Le zucchini, c’est tout à fait moi.
Mais en fait, si j’étais un aliment, je ne crois pas que je serais un
légume. Il faudrait vraiment que je sois un dessert. Je pourrais être
une petite madeleine, dont le goût est doux et le parfum de citron est
subtil. Quand on trempe la madeleine dans un verre de lait, elle fond
dans la bouche. Ou je pourrais être une crème caramel, un peu
molle et vacillante.

Ce matin, Clémentine m’a demandé qu’on aille dans ma cachette


d’avant. À vrai dire, je n’ai plus vraiment envie de m’y réfugier depuis
que nous sommes amies. Je ne ressens plus le besoin de m’isoler,
de me cacher. Quand je suis avec Clémentine, je me sens plus forte.
Pas nécessairement à cause d’elle, mais parce que je suis avec elle.
Je suis toujours timide, effacée, mais avec ma nouvelle amie, je
m’ouvre tout doucement, je laisse tomber mes barrières. Je ne me
sens pas jugée et surtout pas ridiculisée. Je fais ma place, tout
simplement. J’essaie d’oublier les autres, de me concentrer sur cette
belle relation qui est née entre elle et moi.
Clémentine m’a suppliée qu’on se cache dans la cabine des
toilettes du corridor de l’aile 2 et j’ai flanché. Mon amie a un talent de
persuasion exceptionnel!
— Il faut vraiment faire attention pour ne pas se faire prendre. Il ne
faut pas bouger ou parler quand quelqu’un entre. Zéro bruit. On
pourrait avoir une retenue si quelqu’un nous démasquait.
— Clara! Je ne suis pas un bébé! Je parle fort en temps normal,
mais je suis amplement capable de me faire discrète quand il le faut.
— Et on le fait juste une fois.
— Une seule fois? a-t-elle rechigné en me faisant des yeux de
chiot abandonné.
— Une fois. C’est à prendre ou à laisser.
Après avoir soupiré exagérément, elle a accepté et nous avons
convenu de squatter la cabine des toilettes à midi, après avoir dîné.
Nous sommes donc dans les toilettes, collées l’une contre l’autre.
La pancarte «Toilette défectueuse» est accrochée à la porte, nos
pieds sont dissimulés et nous attendons.
Tout à coup, je me sens hyper mal à l’aise d’être là avec
Clémentine. Comme si cet endroit ne m’appartenait plus. Il y a
quelques semaines, je venais me réfugier ici, c’était mon moyen de
survie, mais aujourd’hui, ma vie a changé et je ne me sens plus à
ma place.
— On s’en va, OK?
— Ah non, pas…
Chut! Quelqu’un entre. En fait, ce sont deux personnes. L’une
d’elles se plaint que la toilette est encore brisée. Je ne reconnais pas
ces voix, mais ces filles ont l’air plus âgées que nous. Elles parlent
de leur examen d’anglais. L’une donne les réponses à l’autre.
Clémentine rit en silence et j’ai peur qu’elle laisse échapper un
couinement par inadvertance.
Quelques minutes plus tard, les deux filles quittent enfin les lieux,
à mon plus grand soulagement. Clémentine est sur le point de parler
quand je lui fais signe de se taire. J’ai cru entendre des pas feutrés
tout près, mais je n’en suis pas certaine. Très lentement, je me
penche pour regarder sous la cloison. Une personne est entrée au
même moment où les deux autres sont sorties. Elle porte de jolies
ballerines grises ornées d’une petite boucle noire. Alors que cette
nouvelle inconnue entre dans la cabine à côté de nous, je me
demande où j’ai bien pu voir ces ballerines auparavant.
Tandis que je fouille dans ma mémoire, j’entends un son tout ce
qu’il y a de plus disgracieux (pour ne pas dire dégueulasse) de
l’autre côté. Notre voisine de toilettes se fait vomir. Je me souviens
maintenant où j’ai vu ces ballerines. Il y a plusieurs semaines, j’ai
également surpris une personne qui se faisait vomir, et qui portait
ces mêmes chaussures, j’en suis certaine. Je me souviens, elle avait
de très longs pieds.
Clémentine porte les mains à sa bouche. J’ai peur qu’elle ait un
haut-le-cœur. Quel son dégoûtant à entendre. Mon estomac en est
tout retourné.
Figées, nous attendons impatiemment que cette personne ait
terminé et sorte enfin de la pièce. Lorsque nous sommes bien sûres
d’être seules, je regarde Clémentine droit dans les yeux.
— Si tu veux rester, tu peux, mais moi, je m’en vais.
— Moi aussi. Je ne reste pas ici une minute de plus.
Je sors de la cabine, je prends la pancarte «Toilette défectueuse»
et je la jette une bonne fois pour toutes à la poubelle. Je ne veux
plus revenir ici, je ne veux plus espionner personne, je ne veux plus
jamais entendre quelqu’un se donner la mort à petit feu.
Nous nous rendons à notre salle de classe et nous asseyons
devant la porte en attendant que la cloche sonne la reprise des
cours. Il reste encore une vingtaine de minutes.
Clémentine semble aussi mal à l’aise que moi. Je ne pense pas
qu’elle imaginait que cette escapade pourrait prendre une telle
tournure.
— Ce n’était pas la première fois que j’entendais cette fille, euh…
faire ça.
Clémentine est surprise.
— Ah oui? La pauvre…
Après quelques minutes de silence, elle semble avoir pris une
décision.
— Clara, il faut trouver qui est cette personne et l’aider!
Je fronce les sourcils, hésitante… Ce que vient de dire Clémentine
m’affole un peu. Ce que je veux à tout prix, c’est me faire la plus
petite possible, ne pas faire de vagues, me faire oublier… Mais d’un
autre côté, c’est vrai que cette inconnue a sûrement besoin d’aide.
Moi qui adore manger, j’ai bien du mal à imaginer quelqu’un qui se
fait vomir volontairement. Quelle souffrance doit vivre cette fille!
12 novembre

Ce qui s’est passé dans les toilettes de l’aile 2 me hante toujours.


Je n’arrête pas de penser à cette fille. Je ne sais pas qui elle est,
mais j’ai pitié d’elle. Peut-être est-ce parce que j’ai la phobie de
vomir. J’ai eu la gastro l’année dernière (en fait, toute la famille l’a
eue!) et je voulais mourir! Eurk et re-eurk! Chaque fois que je
vomissais, j’avais l’impression d’étouffer, je ne peux pas croire que
quelqu’un le fasse volontairement, et de manière régulière, en plus!
Cette personne doit vivre une détresse énorme pour faire subir une
telle épreuve à son corps.
Clémentine et moi en avons reparlé longuement. Elle veut
absolument découvrir l’identité de cette fille pour qu’on l’aide de
quelque manière que ce soit. Après m’avoir «sauvée», on dirait
qu’elle se sent investie d’une nouvelle mission. Je ne sais pas du
tout ce qu’on pourrait faire, mais c’est vrai qu’on ne perd rien à
essayer. Si au moins nous devenions ses amies, elle pourrait se
confier à nous, on pourrait l’épauler, la soutenir.
Hier et aujourd’hui, pendant l’heure du dîner, nous observons les
pieds de toutes les filles à la recherche de l’inconnue aux ballerines
grises. Clémentine vient justement de faire tomber le couvercle de
son thermos pour la deuxième fois à midi, afin de se pencher et de
regarder sous la longue table.
— Ton manège n’est vraiment pas subtil.
— Je sais, je sais… Mais ça fait deux jours qu’on cherche notre
inconnue, je commence à m’impatienter.
— Clémentine, on n’y a pas pensé avant, mais il se pourrait
qu’elle ait plus d’une paire de chaussures… Cette fille ne met peut-
être pas ses ballerines grises tous les jours.
— Ouin… C’est vrai.
Mon amie picosse dans son plat de crudités et effiloche ses
branches de céleri tout en réfléchissant. Comme d’habitude, moi, je
suis déjà rendue au dessert. Tout à coup, Clémentine se redresse
comme si elle venait d’être frappée par la foudre.
— Ah! Mais je suis tellement niaiseuse!
— Quoi? Quoi?
— Si cette fille est anorexique…
— Ou boulimique, on ne le sait pas.
— Je sais, je sais. Si cette fille est anorexique, elle ne dîne peut-
être même pas. J’aurais beau regarder sous toutes les tables, je ne
la trouverais jamais.
Zut et rezut. Je n’y avais pas pensé moi non plus. Qu’est-ce qu’on
peut être nouille parfois! Nous finissons notre repas en vitesse et
nous décidons d’aller à la bibliothèque, où nous aurons peut-être un
peu plus de chance.
J’arpente les allées en rivant mes yeux au sol. Je me prends un
livre au hasard sur un des rayons pour me donner une contenance.
Pendant ce temps, Clémentine se promène à travers les tables de
travail. Il ne nous faut que cinq petites minutes pour faire tout le tour
de la bibliothèque et malheureusement, ni l’une ni l’autre n’avons vu
de ballerines grises.
— Allons voir près des casiers.
Encore une fois, nous répétons le même manège. Tout en parlant,
nous circulons entre les rangées de casiers en observant les pieds
des filles. Nous sommes plus de neuf cents élèves à l’école, dont la
moitié sont des filles, nous allons bien finir par la trouver, ce n’est
pas comme s’il y en avait deux mille, ou dix mille!
Lorsque la cloche retentit, nous n’avons toujours pas retrouvé
notre mystérieuse inconnue. Un peu découragées, nous entrons
dans notre cours d’univers social. Je sors mon cahier d’exercices,
mon cahier de notes et je fouille impatiemment dans ma trousse
rose (que Lili a décorée pour moi) pour trouver mon pousse-mine.
Flûte! La moitié de mes affaires se répand sur le sol!
Pendant que je cherche à ramasser tous mes crayons, mes stylos,
mon liquide correcteur et tout le reste de mon tralala, je tombe nez à
nez avec… des ballerines grises! Je lève les yeux, incrédule, pour
voir à qui appartiennent ces pieds-là. C’est Estelle Monnier! Celle qui
se fait vomir dans les toilettes est Estelle Monnier, une fille de notre
classe qui est assise juste à côté de moi dans presque tous mes
cours. Et dire que nous la cherchons sans relâche à travers toute
l’école depuis deux jours!
15 novembre

Deux semaines. Il y a maintenant deux semaines que je sors avec


Grégory. J’écris son nom partout. Grégory. Grégory. Grégory.
Grégory. Chaque fois que je forme les lettres de son nom sur le
papier, j’ai l’impression de me rapprocher un peu plus de lui, de
l’aimer plus fort. J’écris Grégory en rose, en bleu, en vert, en violet.
Mon amour se conjugue sur toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. En
lettres carrées, en lettres attachées, en minuscules, en majuscules…
Clara en a marre de me voir faire.
— Arrête d’écrire son nom partout! Que tu lui parles au téléphone
tous les soirs, que tu chattes avec lui pendant une heure sur
Internet, ça peut toujours passer, mais arrête d’écrire son nom
partout! Je t’ai même vu tracer les lettres de ses initiales dans ta
rôtie au beurre d’arachide ce matin!
Bon, c’est vrai, j’exagère un peu. J’ai toujours eu des tendances
un peu extrêmes! Je laisse tomber mon carnet et mon crayon et je
vais rejoindre ma sœur sur son lit. Couchée à plat ventre sur sa
couette, Clara grignote des biscuits en étudiant ses verbes d’anglais.
— Il y en a trop! Je n’arriverai jamais à tous les retenir.
— Je sais, j’ai les mêmes à étudier. Je déteste tellement ça!
— On est deux.
Je vole un biscuit à ma sœur.
— Ne fais pas plein de miettes dans mon lit, par exemple!
— Ah! Est-ce que tu as envie qu’on jase ou pas? Sinon, je
retourne écrire le nom de mon chum dans mon cahier pendant toute
la soirée!
— C’est une blague! Mets-en que j’ai envie qu’on jase!
Clara repousse ses cahiers sur le sol et je me couche à côté
d’elle. Je m’ennuie de nos longues conversations d’avant. Même si
je suis contente d’être à la polyvalente, d’avoir ma vie à moi toute
seule, il faut que j’avoue que la présence de Clara me manque
souvent.
— Sais-tu ce que la clique des AA a encore inventé?
— Non, quoi? Elles te harcèlent toujours, ces chipies-là?
— Ça s’était un peu calmé, depuis l’épisode de la cheville foulée
de la princesse Priscilla, mais elles ont recommencé de plus belle.
En effet, cet après-midi, quelqu’un (je me doute fortement de qui il
s’agit) a vidé mon sac de sport et a éparpillé mes vêtements un peu
partout dans le vestiaire. J’ai retrouvé mon t-shirt dans les douches
(tout mouillé, évidemment), mes bas dans les poubelles et mes
jeans sur le dessus poussiéreux des casiers. Et impossible de
trouver ma bouteille de shampoing et ma brosse à cheveux. Romy et
moi les avons cherchées pendant une bonne dizaine de minutes,
avant de devoir partir pour ne pas rater l’autobus. J’ai demandé à
Sandrine, notre prof de ballet, de m’avertir si le concierge retrouvait
ma brosse et mon shampoing, mais je doute fort de les voir
réapparaître.
— Je ne sais pas qui exactement m’a joué ce sale tour, mais je
mettrais ma main au feu que c’est Priscilla ou ses amies.
— J’espère que tu t’es plainte à un prof ou à la directrice!
— La dernière fois, Mika ne m’a pas crue quand je lui ai dit que je
n’avais jamais fait trébucher Priscilla, alors à quoi bon l’accuser alors
que je n’ai aucune preuve? Et j’espère encore être mutée dans le
groupe A, donc je ne veux pas faire trop de vagues.
— Si ça m’arrivait, tu serais la première à me dire de me plaindre!
Tu ne peux pas te laisser faire! Pas toi!
— Je sais, je sais. Quand le moment sera venu, je le dirai, mais
pour l’instant, j’ai l’impression que personne ne me croirait.
Je vole un autre biscuit à Clara que j’engouffre d’une seule
bouchée. Chocolat et noix de macadam, mes préférés! C’est drôle
que ma sœur, si timide et si effacée, me parle de dénonciation.
Aurais-je eu une certaine influence sur elle avec les années?
— Tu ne dois sûrement pas être la seule à te faire écœurer par
ces filles, quand même!
— Elles en agacent d’autres, c’est vrai. Mais je pense qu’elles
s’acharnent sur moi, car je suis la seule à leur tenir tête.
Encore ce matin, alors que Grégory et moi nous tiraillions
amicalement près de mon casier, Stella et Emma, deux membres en
règle des AA, sont passées derrière nous et l’une d’elles a déclamé
haut et fort: «Je n’aurais jamais cru qu’un gars voudrait sortir avec
elle. Il doit être aussi niaiseux qu’elle, c’est sûr!»
Grégory et moi nous sommes instantanément figés et je n’ai pu
m’empêcher de leur cracher au visage: «Si tu t’avises de parler
encore ne serait-ce qu’une seule fois en mal de mon chum, tu vas
avoir affaire à moi, est-ce que c’est clair? Je fais du karaté depuis
que j’ai cinq ans, alors tenez-vous loin de nous.» À mes côtés,
Grégory, raide comme une barre, les défiait du regard le plus noir
que je lui ai jamais vu.
Quand elles ont été parties, je me suis retournée vers Grégory,
fière de ma réplique. Appuyé sur les casiers, les bras croisés, le
sourire en coin, il m’a lancé:
— Ouin… Je ne pensais pas avoir besoin d’une blonde pour me
défendre!
Oups! Je ne savais pas que sa virilité en avait pris un coup! Il m’a
attirée vers lui et m’a immobilisée les bras dans le dos. Malgré ses
apparences de doux, il est pas mal fort, mon chum! J’étais incapable
de bouger d’un centimètre.
— Aïe, tu me fais mal!
— Comme ça, tu fais du karaté depuis l’âge de cinq ans? Vas-y,
déprends-toi alors!
— Faut pas croire tout ce que je dis. C’était juste pour leur faire
peur. Allez, lâche-moi!
Grégory m’a serrée un peu plus fort et a commencé à
m’embrasser dans le cou, puis derrière les oreilles. Il me chatouillait,
mais j’aimais terriblement ça. Finalement, il a desserré son étreinte
en me murmurant à l’oreille que c’était lui, le chevalier servant.
Bien sûr, je lui avais déjà raconté les méchancetés que les AA
m’ont faites ou m’ont dites, mais il ne connaissait pas ces filles et n’a
aucun cours avec elles, alors c’était un peu difficile pour lui de
prendre ma défense. Aujourd’hui, c’était la première fois qu’il les
voyait en action et j’ai été plus vite que lui à réagir. Mais si je n’avais
rien dit, je suis convaincue qu’il leur aurait rabattu le caquet en
moins de deux!
Tiens, tiens, j’y pense, l’épisode de ce matin explique peut-être le
mauvais tour qu’on m’a joué cet après-midi… Ah! Je voudrais juste
me concentrer sur ma danse, mon chum et ma famille au lieu de me
faire embêter par ces nunuches!
17 novembre

Depuis le début de la semaine, nous sommes sur le cas d’Estelle.


Après des heures de délibérations, nous avons décrété que ce serait
mieux de ne pas dire tout de suite à Estelle que nous savons qu’elle
est malade, pour ne pas lui faire peur. Nous avons décidé que nous
essaierions tout d’abord de devenir ses amies. D’après ce que nous
avons trouvé sur Internet, l’anorexie est une maladie complexe et
Estelle a plus besoin de notre soutien que de notre jugement.
Je croyais que nous n’aurions jamais la chance de nous
rapprocher d’elle mais aujourd’hui, le prof d’univers social nous
lance une perche inespérée:
— Pour les trois prochaines semaines, je vais vous demander de
faire un travail sur la vie quotidienne dans l’Antiquité. Voici une
feuille décrivant plus précisément le travail à faire. Je vais la lire
avec vous dans quelques instants. Vous devrez effectuer cette
recherche en équipe de deux ou trois élèves, pas plus.
Je n’écoute pas le reste du bla-bla de monsieur Dugas-Fillion
(surnommé Dégât-de-finition, je ne sais même pas pourquoi
d’ailleurs, peut-être à cause de ses problèmes de peau), j’en suis
déjà à répéter mentalement ce que je vais dire à Estelle pour lui
demander de se mettre en équipe avec Clémentine et moi. Nous ne
nous sommes pas consultées, mais je sais que Clémentine a pensé
exactement la même chose que moi.
Estelle est assise juste à mes côtés, donc je crois que c’est plus
facile que ce soit moi qui lui demande d’être en équipe avec nous.
Ça aura l’air moins bizarre sûrement. La seule fois où je lui ai
adressé la parole (il y a de cela mille ans!), elle a été assez brusque.
J’espère que les choses ne se passeront pas de la même manière
aujourd’hui.
Pendant que le professeur finit de donner les consignes, une
moitié de mon cerveau joue à la meneuse de claques afin
d’encourager l’autre moitié à ne pas se dégonfler. C’est maintenant
ou jamais: faut que je le fasse!
— Vous pouvez vous mettre en équipe et établir les tâches de
chacun.
Comme le pistolet qui déclenche le début d’une épreuve sportive,
cette annonce provoque instantanément un brouhaha général. Les
élèves se lèvent, déplacent leur chaise, leur pupitre… Je me tourne
vers ma voisine et, le cœur tremblant, j’ouvre la bouche.
— Allô, on ne se connaît pas beaucoup, mais est-ce que ça te
dirait de te mettre en équipe avec Clémentine et moi?
Estelle semble hésiter. Elle tourne nerveusement sa gomme à
effacer entre ses doigts et ne me regarde pas directement dans les
yeux. Clémentine s’avance vers nous.
— Je ne sais pas trop…
— Ça nous ferait vraiment plaisir que tu te joignes à nous. Ce sera
plus facile à trois, en plus! Et tu vas voir, nous ne sommes pas du
genre à laisser faire tout le travail par quelqu’un d’autre.
J’ai tellement l’impression qu’elle va dire non, qu’on ne pourra pas
l’aider, qu’elle va rester toute seule avec sa maladie et…
— D’accord, j’accepte.
Je reste bouche bée de surprise, mais je me reprends vite.
— Super! Je suis vraiment contente! Tu vas voir, tu ne le
regretteras pas. Viens, on va coller nos pupitres pour voir ce qu’il y a
à faire.
Nous passons donc le reste du cours à faire le plan de notre
travail à partir des informations sommaires glanées dans notre
manuel et nos notes de cours.
Estelle semble être aussi timide que moi. Elle parle peu et s’en
tient seulement à l’essentiel. Je n’arrive pas à la cerner
complètement. Je me demande si elle est seulement gênée ou si
elle a peur de se compromettre en se rapprochant de nous, comme
si elle était sur ses gardes.
Je sens que Clémentine modère ses ardeurs pour ne pas
effaroucher Estelle. Habituellement, elle est beaucoup plus
pétillante, mais là, elle parle d’une voix posée, sans éclats de rire
répétés. Elle veut démontrer à Estelle qu’elle a bien fait d’accepter
notre proposition. Sait-on jamais, cette dernière pourrait encore
changer d’avis.
À la fin du cours, j’ai l’impression que nous sommes sur la bonne
voie.
19 novembre

Lili vient d’éteindre la lampe de chevet à côté de son lit. Je ne sais


pas quelle heure il peut bien être, mais il n’est pas tôt! Vingt-deux
heures, vingt-trois heures peut-être, je suis trop fatiguée pour me
lever et aller regarder ma montre sur mon bureau.
J’entends papa qui ronfle au bout du corridor. Même la porte
fermée, je l’entends. J’imagine à peine ce que ça doit être de
partager le même lit que lui! Je ne sais pas comment fait maman
pour réussir à dormir à côté d’un tel bruit de moteur de tracteur.
C’est un mystère que je ne comprendrai sûrement jamais. Même le
bébé dans le ventre de maman doit avoir de la difficulté à dormir.
— Lili?
— Quoi?
— Pourquoi penses-tu qu’une personne devient anorexique?
— Je ne sais pas. Les anorexiques ont peut-être juste envie d’être
maigres.
— Oui, mais il y a maigre et maigre. Certaines sont si malades
qu’elles ont l’air d’un squelette ambulant. Comment on peut se
rendre là?
— Ça doit être plus fort qu’elles. Une fois qu’elles commencent à
se faire vomir, à cesser de manger, elles ne sont plus capables de
s’arrêter. Comme une drogue.
Pas bête comme comparaison…
— J’ai même entendu dire qu’il y a des gars qui sont anorexiques,
le savais-tu?
En fait, je l’ai lu sur Internet quand je cherchais des informations
sur cette maladie la semaine dernière.
— Ah oui? Il y en a sûrement beaucoup moins, par contre.
— Mmm.
Clara rallume sa lampe et se redresse sur son lit.
— Clara, pourquoi tu me demandes ça? Ce n’est pas pour toi,
hein?
— Ben non, ne t’inquiète pas! J’aime trop les desserts et le
chocolat pour être anorexique! Je pense qu’il y a une fille de ma
classe qui l’est, par contre, et on a décidé de l’aider.
— “On”, c’est Clémentine et toi?
Je hoche la tête.
— Ah! C’est sûrement Clémentine qui a eu cette idée-là! Je ne la
connais pas du tout, mais je sais que ce n’est pas ton genre d’avoir
ce genre d’initiative, d’habitude.
C’est à mon tour de me relever.
— Qu’est-ce que tu as contre Clémentine?
— Rien, rien! Je suis super contente que tu te sois fait une amie.
Et c’est bien que tu parles aussi à d’autres personnes. Ça ne peut
pas te faire de tort de surmonter un peu ta timidité.
Effectivement. Quel beau hasard d’avoir rencontré Clémentine et
d’être devenue son amie. Le proverbe qui dit que les contraires
s’attirent s’applique tout à fait à nous deux!
21 novembre

Plus capable, plus capable, plus capable! J’ai essayé de les


ignorer, de les éviter, de les confronter, de les amadouer: rien n’y
fait. Elles ne manquent aucune occasion pour me rabaisser ou me
jouer des tours pendables. De l’extérieur, on dirait des poupées de
porcelaine parfaites, mais sous leurs traits d’angelots se cachent
des… Je ne trouve même pas de mots assez forts pour les décrire!
Les AA sont tout simplement ignobles!
Après l’épisode de la cheville blessée et celui de mes effets
éparpillés dans le vestiaire (sans compter toutes les insultes dont
elles m’abreuvent presque chaque jour), elles m’accusent de copier!
Je suis donc assise avec ma mère devant le bureau du directeur, à
l’écouter discourir à propos de la punition qu’on m’a donnée pour
quelque chose que je n’ai pas fait. Maintenant que Priscilla et sa
clique m’ont discréditée à l’école de danse, il fallait qu’elles le
fassent aussi à la polyvalente.
Nous avions un contrôle de verbes en anglais hier matin. Il se
trouve que j’ai étudié avec Clara dimanche après-midi, car elle
devait elle aussi apprendre presque tous les mêmes verbes que moi.
J’ai donc répondu aux questions très facilement, moi qui suis
habituellement archinulle dans ce cours. Comme j’étais fatiguée
(j’avais clavardé en cachette avec Grégory sur Facebook jusqu’à
vingt-trois heures la veille), quand j’ai eu fini de répondre aux
questions, j’ai repoussé ma feuille sur le coin de mon bureau, j’ai
croisé les bras et je me suis couchée, les yeux fermés.
Après une quinzaine de minutes, monsieur Jane a ramassé nos
copies. Le reste du cours s’est déroulé sans anicroche. J’ai bien
remarqué que Stella et Andréa, assises tout juste à ma gauche,
avaient l’air de comploter quelque chose. Mais on dirait TOUJOURS
qu’elles trament quelque chose de louche, alors je ne me suis pas
inquiétée outre mesure.
À la récréation, Grégory est venu me rejoindre. Avec Romy,
Mathilde et Louka, nous avons fait une «chaîne de massage»,
comme cela nous arrive parfois. C’est vraiment super trippant! Nous
sommes tous assis en tailleur, l’un derrière l’autre, et nous massons
les épaules de la personne devant nous, pendant que la personne à
l’arrière nous masse. Le mieux, c’est d’être la première personne de
la chaîne, car on n’a personne à masser, et j’ai eu la chance d’avoir
cette place! Yahou! Et comme c’était mon beau Grégory qui me
massait, c’était une détente assurée. Mais dix minutes, c’est trop
court! Quand la cloche a sonné, j’ai eu toutes les misères du monde
à me lever et à me diriger à mon cours. Tout mon corps était
engourdi.
Encore sonnée par le massage, je suis entrée dans ma classe de
mathématiques quelques secondes avant que le cours ne débute.
Madame Théberge, la directrice adjointe (aussi surnommée LA
Théberge tant elle a l’habitude d’effrayer les élèves), m’attendait de
pied ferme à l’avant de la classe.
— Mademoiselle Perrier, suivez-moi à mon bureau
immédiatement.
Ses yeux accusateurs ont eu comme effet de me fouetter et de me
sortir instantanément de ma léthargie. Mais qu’avais-je donc fait
pour avoir «l’honneur» d’être convoquée à son bureau?
Assise sur une chaise de suédine qui avait connu des jours
meilleurs, devant le bureau surchargé de la directrice, j’ai senti mon
estomac se nouer. Je ne savais pas ce qui était arrivé, mais je
savais que j’allais passer un mauvais quart d’heure.
— Mademoiselle Perrier, est-ce que vous pouvez m’expliquer
cela?
Et elle m’a tendu une feuille. C’était mon contrôle d’anglais, celui
que je venais tout juste de faire. Et il était même déjà corrigé par
mon professeur (en vert, puisque monsieur Jane déteste le rouge,
allez savoir pourquoi). J’avais eu dix-neuf sur vingt, ce qui est une
note exceptionnelle pour moi. Ma seule erreur était au verbe lire:
j’avais écrit read, read, readen, alors que le dernier mot aurait dû
être read également.
— Mais quel est le problème? J’ai réussi mon contrôle haut la
main, non?
— Effectivement. Mais d’après votre enseignant, des notes aussi
satisfaisantes ne sont pas courantes pour vous…
En gardant un calme olympien, la directrice a pianoté sur son
clavier d’ordinateur quelques instants, a levé les yeux par-dessus
ses lunettes et a lu quelque chose à l’écran:
— Si j’en crois votre bulletin de la première étape, en anglais,
vous avez eu 68 % en lecture et 62 % en écriture. Monsieur Jane
m’a aussi dit que vous avez échoué plusieurs contrôles qu’il a
donnés depuis le début de l’année. Surtout ceux sur les verbes.
J’ai voulu ouvrir la bouche pour m’expliquer et savoir quelle était la
vraie raison de cette convocation, mais elle a levé la main
brusquement pour me faire taire et a continué à me tourmenter.
— Ne trouvez-vous pas étrange qu’aujourd’hui, presque par
magie, vous ayez un résultat aussi élevé?
— Mais j’ai étudié, madame!
— Tut, tut, tut! Laissez-moi terminer. À la fin du cours, deux de vos
compagnes de classe sont allées trouver votre enseignant pour lui
dire que vous aviez copié sur l’une d’entre elles, assise juste à côté
de vous. Il se trouve que cette personne parle très bien anglais, mais
elle a fait une faute d’inattention sur sa copie, exactement au même
endroit que vous. Comment expliquez-vous cela?
Immédiatement, mon visage s’est empourpré et j’ai senti une
explosion de colère dans ma poitrine. Même à son école à l’autre
bout de la ville, je suis certaine que ma sœur a ressenti la fureur qui
rugissait en moi.
— J’ai passé tout l’après-midi d’hier à étudier ces verbes avec ma
sœur Clara, voilà pourquoi j’ai presque tout bon. Je n’ai pas copié
sur la feuille de Stella ni sur celle d’Andréa. Je suis sûre que c’est
elles qui sont allées voir monsieur Jane. Ce sont deux menteuses!
C’est elles qui ont copié sur moi!
Le visage de marbre, la Théberge n’a pas bronché.
— Bien que je n’aie jamais encore eu affaire à vous avant
aujourd’hui, mademoiselle, j’ai peine à croire ce que vous me dites.
Avec les informations que j’ai en main, tout porte à croire que c’est
bel et bien vous qui avez copié. En conséquence, vous serez
suspendue vendredi prochain.
Je me souviens à peine de la fin de notre conversation. Je
pleurais, j’essayais de me défendre, de m’expliquer, mais elle ne
m’écoutait pas. C’était comme si je parlais à un mur de béton.
Lorsque je suis sortie de son bureau, j’étais démolie, incapable de
retourner en cours, surtout que je savais que certaines filles de la
clique des AA seraient là. Je suis descendue au rez-de-chaussée et
j’ai demandé à la surveillante si je pouvais appeler ma mère pour lui
demander de venir me chercher, car je savais qu’elle travaillait à la
maison.
— Maman, c’est Lili. Est-ce que tu peux venir me chercher à
l’école?
— Qu’est-ce qui se passe? Tu es malade, tu as eu un accident?
— Non, non. Mais ça ne va vraiment pas. Vraiment, vraiment pas.
Maman ne m’a pas répondu tout de suite, comme si elle prenait le
temps de décider de ce qu’elle allait dire. Après avoir poussé un
soupir, elle m’a répondu qu’elle serait là dix minutes plus tard, à mon
plus grand soulagement.
J’ai pris mon sac, mis mon manteau et je suis sortie l’attendre
dehors, même s’il faisait un froid de canard. J’avais l’impression que
les larmes à moitié essuyées sur mes joues se cristallisaient sous le
vent glacial de novembre. J’ai pensé à Grégory à qui je n’avais pas
laissé de note pour expliquer mon départ précipité. Romy lui dirait
sûrement que j’avais été convoquée par la directrice, mais ni l’un ni
l’autre ne sauraient où j’étais allée par la suite. J’espérais qu’ils ne
s’inquiéteraient pas trop. Si j’avais un cellulaire, j’aurais pu leur
texter, mais je vais sûrement être majeure avant que mes parents
acceptent que j’en possède un.
Dans la voiture, maman a bien vu que je n’étais pas dans mon
assiette. En fait, dès que je suis montée à bord, j’ai éclaté en
sanglots. Encore. Entre deux soupirs, je lui ai rapporté la
conversation avec la directrice. Maman savait que j’avais étudié fort
avec Clara, car nous avions joué à nous poser des colles pendant le
souper de dimanche. Clara était souvent plus rapide que moi, mais
j’avais presque toujours les bonnes réponses.
— Bon, bien, je pense que je n’ai pas le choix. En arrivant à la
maison, je vais appeler à l’école pour demander à rencontrer le
directeur. Ce n’est pas vrai que tu vas être suspendue pour une
chose que tu n’as pas faite.
Voilà donc pourquoi nous sommes ici. Le directeur de l’école
n’était pas disponible hier après-midi, mais sa secrétaire nous a
donné rendez-vous avec lui ce matin.
À ma plus grande crainte, je vois madame Théberge s’approcher.
Ah non! Elle ne va pas être là elle aussi! Ma mère a voulu voir le
directeur général, qui est en quelque sorte le patron de la directrice
adjointe, pour contester la décision qu’elle a prise, mais je ne
pensais pas qu’elle allait être présente pour la rencontre. Je ne
l’aime pas du tout. Elle est trop raide, trop froide, trop intransigeante.
Lorsque nous entrons dans le bureau du directeur, ma mère me
prend la main et me lance un petit sourire d’encouragement. Elle
s’assoit tranquillement, sûrement parce qu’elle est un peu
déséquilibrée. Tous ses gestes sont un peu plus lents depuis que
son ventre est plus saillant.
Pendant toute la demi-heure qui suit, je reste presque muette.
Maman, avec une fermeté tranquille, affronte le directeur et la
directrice adjointe, exigeant l’annulation de la suspension. Elle me
défend avec ferveur, certifie qu’elle m’a vue étudier et qu’elle est
convaincue que je n’ai rien copié.
— Et pourquoi ces deux élèves auraient-elles inventé que Lili a
copié sur l’une d’entre elles?
— Depuis le début de l’année, elles me traitent de tous les noms,
elles rient de moi, parlent dans mon dos. Je ne sais pas pourquoi.
Peut-être parce que je ne me laisse pas faire…
Les deux directeurs se regardent. Finalement, le directeur général
(je ne suis même pas sûre de son nom… Desmarais? Dumontais?)
déclare que je ne serai pas suspendue, mais que je devrai reprendre
mon contrôle d’anglais en récupération. Pour sa part, madame
Théberge rencontrera Stella et Andréa qui se sont peut-être
méprises sur mes intentions. «Mon œil, oui!» ai-je pensé
immédiatement, mais j’ai gardé ma réflexion pour moi.
— Sachez, mademoiselle Perrier, que nous vous surveillerons
attentivement, continue la directrice adjointe. Vous n’avez peut-être
pas copié, mais votre attitude n’est pas sans tache non plus.
Mais quel est le problème? Je conteste son autorité? Je maintiens
ne pas avoir copié? Pourquoi avouerais-je quelque chose qui est
faux? Détournant un peu la conversation, ma mère s’étire sur son
siège et se penche vers l’avant.
— Si vous parlez de son absence d’hier après-midi, sachez que je
l’approuve. Ma fille était perturbée et je l’ai ramenée à la maison
pour qu’elle se repose.
Ma mère et la directrice se dévisagent quelques secondes et,
finalement, les lèvres de la directrice se plissent en un sourire
mielleux.
— Bien entendu, madame, bien entendu.
Que je l’aime, ma mère! Elle est parfois contrôlante et même
sévère, mais je sais qu’elle m’aime et qu’elle ferait tout pour moi. Si
nous n’étions pas dans le bureau du directeur, je lui sauterais dans
les bras (en faisant attention à sa grosse bedaine, quand même!).
Lorsque je sors du bureau, j’ai envie de pleurer tellement je suis
soulagée, mais en même temps, je me sens terriblement nerveuse
de ce qui va suivre. Les AA ne seront sûrement pas contentes que
j’aie eu l’affront de les dénoncer… J’aurais peut-être dû tout avouer:
les mots méchants au détour du corridor, mes effets éparpillés dans
les vestiaires de danse, la fausse accusation d’avoir blessé Priscilla,
mais je doute que la directrice adjointe et le directeur m’auraient
crue. Je suis sûre que madame Théberge est encore convaincue
que j’ai copié sur Andréa et Stella.
23 novembre

Il se passe trop de choses dans ma vie depuis quelques


semaines: l’entrée au secondaire TOUTE SEULE, une nouvelle
amitié qui débute, l’annonce de l’arrivée prochaine d’un nouveau
bébé dans la famille, Lili qui a un amoureux, le «sauvetage»
d’Estelle… Jusqu’à présent, j’ai plus ou moins réussi à garder la tête
hors de l’eau, mais ce soir, j’ai vraiment l’impression que ma vie
m’écrase. Lili est au centre commercial avec Grégory, et moi, je suis
enfermée dans ma chambre et je pleure comme une fontaine.
C’est trop difficile. Je sens que je n’y arriverai pas. Je me bats
constamment contre des dizaines de petits diables intérieurs. Ils ne
me laissent jamais tranquille. Ils me harcèlent en me disant: «Qu’est-
ce que les autres vont penser de toi? Tu es une bonne à rien! Tu ne
comprends jamais! Tu es ennuyante. Qui voudrait de toi comme
amie?» J’entends leurs voix en écho dans ma tête et je n’arrive pas
à les ignorer, à sauter dans le vide, à oser. J’essaie, j’essaie même
très fort, mais le naturel revient toujours au galop. Je dois faire des
efforts de tous les instants pour ne pas tenir compte de ces petits
diables.
C’est pénible. Je suis trop fatiguée, je n’en peux plus de moi. Je
voudrais mettre toutes mes peurs dans une boîte et… Oui! C’est ce
que je vais faire!
Je me précipite vers mon bureau pour prendre une feuille, des
ciseaux et un crayon, et je commence à écrire mes peurs sur des
bouts de papier. Les idées jaillissent à toute allure.
· J’ai peur d’être seule.
· J’ai peur du noir.
· J’ai peur quand quelqu’un parle fort.
· J’ai peur que les autres rient de moi.
· J’ai peur qu’on me pose une question et que je ne sache pas la réponse.
· J’ai peur que Lili ne m’aime plus.
· J’ai peur que maman me chicane.
· J’ai peur de parler à des inconnus.
· J’ai peur qu’on m’entende faire pipi.
· J’ai peur de grandir.
· J’ai peur d’échouer à mes examens.
· J’ai peur des gros orages.
· J’ai peur d’avoir un grain de poivre entre les dents et que les autres le voient
sans me le dire.
· J’ai peur que Clémentine se sente obligée d’être mon amie.
· J’ai peur qu’on se moque de mes cheveux, de mes vêtements (même si j’ai un
uniforme à l’école).
· J’ai peur de manquer l’autobus et que papa me dispute.
· J’ai peur que Clémentine ne m’aime plus.
· J’ai peur de changer.
· J’ai peur que grand-maman meure.
· J’ai peur que le bébé ne m’aime pas.
· J’ai peur que papa et maman m’aiment moins quand le bébé sera là.
· J’ai peur qu’un prof me demande de répondre à une question et que je me
trompe.
· J’ai peur d’oublier mon lunch à la maison.
· J’ai peur…
Plus j’écris mes peurs, plus j’ai l’impression de me libérer. Je
déniche une vieille boîte de chaussures dans la garde-robe et j’y
jette ma liasse de peurs. Je colle les côtés de la boîte avec un gros
ruban adhésif et je ne laisse qu’une petite ouverture sur le dessus,
pour y glisser des nouvelles peurs au besoin.
Je commence à cogner des clous, mes idées se brouillent un peu,
mais je suis sûre qu’il y a encore une TONNE de peurs auxquelles je
n’ai pas pensé et que je pourrais enfermer dans ma nouvelle «boîte
à peurs». Je suis contente de mon idée. Je suis toujours une
froussarde, une introvertie et une anxieuse, mais ça fait quand
même du bien. J’ai l’impression d’avoir l’esprit plus aéré, dégagé
d’un poids. Maintenant, je vais dormir. Trop d’émotions. Trop
fatiguée.
24 novembre

Hier soir, je me suis endormie tout habillée dans mon lit. Je n’ai
même pas entendu Lili entrer. Après avoir écrit mes peurs sur papier
pendant presque une heure, j’ai caché ma boîte à peurs sous mon
lit, je me suis étendue et paf! Une nanoseconde plus tard, je
dormais.
Tantôt, lorsque je suis allée aux toilettes, il y avait du sang sur le
papier quand je me suis essuyée. Je me suis penchée pour voir si je
ne me m’étais pas coupée, mais non, je ne voyais rien. Et puis il y a
eu un déclic dans ma tête.
Oh non, oh non! Il ne faut pas que ça soit ce à quoi je pense! Pas
déjà! Je cours dans notre chambre réveiller Lili qui dort encore. Je
sais qu’on est samedi et qu’elle veut sûrement faire la grasse
matinée, mais c’est une raison capitale pour la réveiller.
Je la brasse un peu pour la tirer du sommeil, mais elle est
vraiment très profondément endormie.
— Lili, Lili, réveille-toi! Allez! C’est important!
— Je dors. Ça peut sûrement attendre, me répond-elle d’une voix
pâteuse.
— Non! Ça ne peut pas attendre! Lili, je saigne. Je pense que je
suis menstruée.
Elle ouvre un œil.
— Pas vrai?
Je hoche la tête, l’air piteux. Je ne suis pas une spécialiste en la
matière, mais je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre.
— Hein! C’est cool quand même! Imagine, tu es une femme avant
moi!
Une femme? NON! Je ne suis pas une femme, je suis encore une
ado, presque une enfant. Je ne veux pas être une femme! Je ne suis
pas prête à être une femme!
Et c’est là que je me mets à pleurer à chaudes larmes. Je ne suis
pas prête pour un nouveau changement! C’est assez, là! Je veux
que ça arrête! Je veux que tout redevienne comme avant, quand la
vie était simple.
Lili se redresse dans son lit et me prend dans ses bras.
— Excuse-moi… Je ne savais pas que ça te bouleverserait à ce
point-là. Ça va finir par m’arriver un jour ou l’autre, tu sais. Sûrement
dans pas longtemps, en plus. On est de vraies jumelles, on est
censées être faites sur le même moule pour ce genre de choses. J’ai
dit que tu étais une femme, mais en fait, ça ne change rien. Tu es
pareille comme tu étais hier soir et avant-hier. C’est juste que là, une
fois par mois, tu vas saigner… Toutes les filles finissent par être
menstruées. À mon école, il y en a déjà quelques-unes qui le sont.
Ce n’est pas toi qui me disais que Clémentine l’était déjà?
Lili a raison, ce n’est pas la fin du monde… mais si j’avais pu
passer mon tour, je n’aurais pas hésité une seule seconde! Ça doit
être emmerdant quand même de saigner tous les mois, de mettre
des serviettes hygiéniques, des tampons. Brrr! des tampons! Juste
de penser que j’insère quelque chose dans mon vagin, j’ai des
frissons. Je pense tout à coup à ma boîte à peurs: faut que j’écrive
celle-là. Les serviettes hygiéniques vont être tout à fait correctes
pour moi.
Oups! Je viens de penser que justement, sous le coup de
l’émotion, je n’ai rien mis dans mes petites culottes. Je me relève
d’un bond, je m’assure que je n’ai pas taché le lit de ma sœur (il ne
manquerait plus que ça!). Il faut que je fasse quelque chose avant
de laisser ma trace partout.
— Te souviens-tu où sont les serviettes hygiéniques? J’en ai une
dans une pochette de mon sac à dos depuis des lustres, mais je ne
sais pas où maman les range habituellement.
— Viens, on va aller lui demander. Et je te gage cinq dollars
qu’elle se mettra à pleurer quand tu lui annonceras la “bonne”
nouvelle!
Depuis qu’elle est enceinte, les émotions de maman sont vraiment
en montagnes russes: un jour elle est très, très contente, positive et
souriante, et le lendemain, elle pleure pour des riens ou se met dans
une colère noire pour des broutilles. C’est à n’y rien comprendre.
Mais si maman pleure, moi aussi je vais me remettre à pleurer. Je
ne suis pas enceinte, mais je n’ai jamais eu les émotions autant à
fleur de peau. J’haïïïïïs être une fille! Ce n’est pas juste!
— Et tiens, pour fêter ça, pourquoi ne ferais-tu pas un gâteau?
propose ma sœur en m’entourant les épaules de son bras.
Oh! Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant? Juste à l’idée de manger
une grosse part de gâteau (aux pacanes? aux bananes? au chocolat
blanc? à la vanille?), je me sens déjà un peu mieux.
27 novembre

Je suis contente que ce soit ma sœur et pas moi qui soit


menstruée aujourd’hui, parce que là, je ne sais pas comment j’aurais
fait. Mes vêtements me collent au corps et j’ai l’impression de n’avoir
jamais autant sué. Nous avons dansé tout l’après-midi jusqu’à avoir
les jambes en compote. C’est vraiment rare que je sois aussi
fatiguée que ça.
Nous répétons pour le spectacle de Noël que nous donnerons à la
polyvalente lors de la dernière semaine d’école. En première
secondaire, nous présenterons cinq chorégraphies: une regroupant
tous les élèves de danse-études de première secondaire, une du
groupe A seulement, une du groupe B seulement, une autre
regroupant les quatre meilleures danseuses de notre cohorte, et un
solo. Et le solo… c’est moi qui le fais! Oui, oui!
En fait, c’était un tirage au sort, ce n’est donc pas un privilège. Ça
ne veut pas dire que je suis meilleure ou plus aimée que d’autres.
Madame Loiseau nous a dit qu’elle fait la même chose chaque
année, pour le spectacle de Noël et celui de fin d’année. C’est une
façon de donner leur chance à celles qui ne sont pas
nécessairement les plus douées, mais qui sont motivées à montrer
ce dont elles sont capables. C’est vrai que pour ma part, j’ai tout de
suite pensé que ce serait un excellent moyen de faire valoir mes
capacités à mes professeurs, et peut-être même d’être mutée dans
le groupe A en janvier. Même si ma relation avec Mika a subi un
creux à la suite de l’accident inventé de Priscilla, je crois que les
choses se sont tassées un peu depuis. (Je l’espère, en tout cas!)
Toutes celles qui souhaitaient faire le solo devaient donner leur
nom à madame Loiseau qui faisait le tirage au sort. Je ne gagne
jamais rien, mais là, j’ai été chanceuse. Il y a quand même eu une
trentaine de personnes qui ont tenté leur chance. C’est une
personne sur deux, environ. Quand madame Loiseau a annoncé que
j’étais la gagnante, j’ai senti les regards brûlants de certaines dans
mon cou, comme si elles voulaient m’envoyer des flèches de feu.
Mais je les ai carrément ignorées. Tant pis pour elles!
Le tirage a été fait la semaine dernière et depuis, deux fois par
semaine, je fais trente minutes de danse supplémentaires pour
répéter mon solo avec Mika. Ensemble, nous avons choisi une
chanson très rythmée, et les mouvements de ma chorégraphie sont
rapides et quelque peu saccadés. C’est vraiment une danse
dynamique, voire endiablée. C’est la raison pour laquelle je suis
aussi fourbue. Et dire qu’en arrivant à la maison, je devrai encore
faire mes devoirs et mes leçons! J’ai l’impression que je n’en aurai
jamais l’énergie!
Exceptionnellement, Romy vient souper chez moi ce soir. Son
père est en formation à l’extérieur de la ville et sa mère fait visiter
des maisons toute la soirée à un couple hypercapricieux (selon ses
dires), alors ma mère a offert qu’elle passe la soirée avec nous
plutôt qu’elle reste seule. Les grands-parents de Romy sont décédés
et elle n’a qu’un ou deux oncles qu’elle ne voit que très rarement.
Elle m’a dit que jusqu’à l’an dernier, elle se faisait fréquemment
garder le soir. Depuis le début de l’année, sa mère accepte de la
laisser seule à la maison, mais les soirées sont longues. C’est
beaucoup mieux si elle vient chez nous. Romy a rencontré Clara
quelques fois, elles s’entendent bien. Et maman la trouve donc fine
et polie!
— Ça te prenait une amie comme elle pour tempérer un peu ton
intensité! m’a-t-elle dit en blaguant hier, quand elle a proposé de
l’inviter.
— Je croyais que c’était le rôle de Clara, ça?
Ma sœur, occupée à faire une tarte rustique aux prunes, a paru
outrée.
— Ben là, comme si j’étais toujours calme et obéissante!
— Clara, quand n’as-tu pas été calme et obéissante, comme tu
dis?
— Euh… Pas souvent, mais ce n’est pas une raison pour me
donner une étiquette!
— Ah! Je fais des blagues! Je t’aime comme ça et je
n’échangerais ma petite sœur pour rien au monde.
J’aime bien taquiner Clara. Elle ne réalise pas toujours que je
plaisante et elle se fâche rapidement. Et c’est vrai qu’elle est
maintenant ma «petite» sœur: nous nous sommes rendu compte, à
son plus grand désarroi, que je mesure maintenant un demi-
centimètre de plus qu’elle!
Romy m’attend dans le vestiaire après mon entraînement de
danse. Il faut donc que je me dépêche à ramasser toutes mes
choses pour ne pas la faire poireauter trop longtemps.
Dès que j’arrive, elle range son iPod dans sa poche.
— Si tu avais entendu tout ce que les filles disaient de toi tantôt…
ouf! Tu te serais fâchée assez vite, merci.
— J’aime mieux ne même pas savoir ce qu’elles ont dit. Ça ne
vaut pas la peine. Elles trouveront toujours une bonne raison de me
dénigrer.
— En tout cas, j’ai essayé de leur répondre, mais ça n’a servi à
rien… à part qu’elles m’ont insultée moi aussi. Je n’ai pas le même
sens de la répartie que toi, alors j’ai franchement eu l’air folle.
— Et Louka? Et les autres filles, Maria, Josiane? Personne ne les
a confrontées?
— Louka a bien voulu me venir en aide, mais les autres sont
parties en l’ignorant.
— Oh là là… L’ambiance s’améliore de jour en jour…
Maman nous attend déjà dans la voiture lorsque nous sortons de
l’école de danse. En arrivant à la maison, Clara est d’une humeur
massacrante.
— J’ai encore taché mes petites culottes! Je n’arriverai jamais à
fixer cette satanée serviette comme il faut! Une chance que ça n’a
pas passé à travers mes pantalons, sinon j’aurais voulu mourir!
Je lui disais il y a quelques jours que ce n’était pas la fin du monde
d’avoir ses menstruations, mais à bien y penser, je me rends compte
que ce n’est pas non plus une partie de plaisir.
Après le souper, Clara, Romy et moi sortons nos trousses de
maquillage pour expérimenter différents styles inspirés de photos
trouvées sur le Net. C’est là que Grégory téléphone pour me parler,
comme cela arrive presque tous les soirs.
À défaut de ne pas pouvoir se voir plus souvent, on s’écrit sur
Facebook ou on se téléphone, au grand dam de Clara ou de ma
mère qui dit que je monopolise la ligne. Parfois, je me dis que
maman va se lasser et qu’elle finira peut-être par m’acheter un
cellulaire pour moi toute seule. Mais je ne rêve pas en couleurs non
plus. Je connais ma mère et son opinion sur les cellulaires, je sais
qu’elle ne m’en achètera pas.
— C’est ça, tu t’organises une soirée entre amis et tu ne m’invites
pas? me dit-il, blagueur.
— Nous faisons une soirée entre filles, ce n’est pas pareil. Tu as
vraiment envie de te peinturer les ongles d’orteils en rose ou de
parler de films d’amour?
— Bah… Pour les orteils, je ne porte plus de sandales à ce temps-
ci de l’année, alors ça ne me dérangerait pas. Mais pour les films
d’amour, c’est vrai que ce n’est pas ce que je préfère.
— On se reprendra en fin de semaine. J’ai hâte qu’on se voie. Si
on allait au cinéma justement, pour NE PAS aller voir un film
d’amour?
— Bonne idée. Il ne devrait pas y avoir de problème avec mes
parents. Ils pourraient peut-être venir te chercher? Je regarderai ce
soir quels films passent et on décidera lequel on a envie d’aller voir.
Et invite tes copines si tu veux. Et ta sœur aussi, tant qu’à y être.
Je me retourne pour vérifier que Romy et ma sœur ne m’écoutent
pas et je baisse un peu le ton.
— Non, j’ai envie qu’on soit seulement nous deux. Je les inviterai
une autre fois, d’accord?
— Si c’est ce que tu préfères, ça ne me dérange pas!
Si je connaissais un autre couple, je l’inviterais à se joindre à
nous, mais je ne veux pas que les filles soient mal à l’aise ou se
sentent exclues si je donne des becs à mon chum. Et on ne se voit
jamais sans personne autour de nous! Nous sommes presque
toujours à l’école, entourés de mes amis. Ça fait du bien de faire
quelque chose de différent à l’occasion et de se retrouver entre
amoureux!
Pour terminer notre conversation, nous nous disons tout plein de
petits mots d’amour super quétaines, avant que Romy se mette à
rire dans mon dos et que je finisse par raccrocher. Un jour, c’est moi
qui me moquerai gentiment d’elle et de son chum! Ce serait une
bonne idée que je lui en trouve un, d’ailleurs… Elle s’entend bien
avec Louka, mais je ne suis pas sûre du tout qu’il soit intéressé. Il
faudrait que je demande à Grégory s’il n’a pas un bon ami à lui
présenter… et à ma sœur aussi, tiens!
30 novembre

Plus les jours passent, plus je me sens soulagée de m’être fait


une amie. Si Clémentine ne m’avait pas découverte, si elle n’avait
pas fait les premiers pas pour se rapprocher de moi, que serais-je
devenue? Il ne faut pas que j’y pense trop, sinon je déprime.
L’important est que mes journées d’ermite soient derrière moi.
Clémentine est dynamique, un peu comme ma sœur, mais en
beaucoup plus drôle. Elle a le don de raconter des histoires
abracadabrantes! Elle exagère, se trompe une fois sur deux dans la
fin, bourre ses récits de détails inutiles et compliqués, mais elle me
fait rigoler à tout coup. Je crois que je suis un bon auditoire aussi.
Une fois que j’ai passé par-dessus ma gêne, je suis presque une
personne normale!
Ça fait trois midis qu’Estelle mange avec Clémentine et moi.
J’étais mal à l’aise de l’inviter à notre table, car je ne savais pas
comment elle allait réagir. Clémentine ne s’est pas posé autant de
questions que moi et elle a pris les devants. Sacrée Clémentine!
Le premier midi, Estelle nous a dit qu’elle dînait souvent avec un
groupe de filles qui étaient à la même école primaire qu’elle, mais
que ça lui faisait du bien de manger avec d’autres personnes. Je
sais de qui elle parle, ce sont trois ou quatre écervelées qui rient très
fort. Je trouve qu’Estelle ne leur ressemble pas du tout.
— Moi aussi, je trouve que je ne leur ressemble pas, m’a dit
Estelle lorsque je lui en ai fait la remarque.
Les mots sont sortis de ma bouche tout seuls, sans que j’y pense.
Je me suis aussitôt mordu la lèvre, persuadée qu’elle le prendrait
mal.
— Vous devez savoir ce que c’est, arriver au secondaire, ne
connaître personne. Au moins, elles, je les connais, même si ce ne
sont pas de grandes amies.
Je pense à moi, il y a à peine quelques semaines, tapie dans les
toilettes.
— Je sais de quoi tu parles.
À table, j’essaie de ne pas trop dévisager notre «invitée» pendant
qu’elle mange, mais c’est plus fort que moi. Je regarde son lunch
(une salade, un bâtonnet de fromage, un yogourt et une bouteille
d’eau), les aliments qu’elle porte à sa bouche. Elle semble manger
peu, mais normalement. Son lunch n’est pas très, très consistant,
mais elle ne fait pas la grève de la faim non plus. J’aimerais bien lui
proposer l’un de mes brownies ou un carré aux dattes, mais je ne
veux pas la mettre mal à l’aise.
Hier et avant-hier, après le dîner, nous sommes restées ensemble
pour avancer notre travail d’univers social et elle ne s’est pas
éclipsée aux toilettes pour vomir. Nous sommes-nous trompées de
personne? Je ne penserais pas, mais je doute quand même un peu.
Nous avons découvert depuis plusieurs jours qu’Estelle est celle qui
porte les ballerines grises, pourtant j’ai encore le réflexe de scruter
les pieds des autres élèves dans le corridor. Mais je n’ai vu personne
d’autre qui en porte.
Même si Estelle a accepté de manger avec nous deux, je sens
qu’elle est toujours réticente à se rapprocher de Clémentine et moi.
De par son attitude, ses paroles, on dirait qu’elle veut qu’on sache
qu’elle est capable de se débrouiller toute seule. C’est une personne
fière, mais je me demande si ce n’est qu’une façade, ou si elle
pense vraiment qu’elle n’a besoin de personne. Je me sens déchirée
entre la laisser tranquille et l’aider sans qu’elle ne devine que je
veuille l’aider.
Notre recherche avance bien. Nous y avons consacré beaucoup
de temps, mais c’est loin d’être fini. Je n’aurais jamais cru que ce
serait aussi demandant. Estelle est super pointilleuse et très
exigeante. Je ne veux pas la décevoir, surtout que c’est moi qui lui ai
demandé de faire équipe avec nous.
— Il y a trois fautes d’orthographe dans le paragraphe que tu as
rédigé, reproche justement Estelle à Clémentine.
— Ah! Ce n’est pas si grave que ça. Le français, ce n’est pas ma
force. Mais ne t’inquiète pas, on va tout réviser à la fin. De toute
façon, monsieur Dégât-de-finition, il en fait plein, des fautes, au
tableau. Ça m’étonnerait qu’il nous enlève des points si j’oublie un s
ou deux.
Estelle lui répond d’un ton glacial:
— Ce n’est pas une raison pour ne pas faire attention. Vaut mieux
tout faire correctement dès le début pour ne pas se retrouver avec
des problèmes en cours de route.
Hou là là. Je n’aime pas du tout la tournure que prend la
conversation. Clémentine perd patience. C’est la première fois que
je la vois fâchée.
— C’est quoi ton problème? On n’est pas en train d’élaborer les
plans d’un engin spatial, on fait un travail sur l’Antiquité! Et si tu n’es
pas contente, débrouille-toi toute seule!
J’ai beau lui faire signe de baisser le ton, ni l’une ni l’autre ne fait
attention à ce que je dis. On dirait que je n’existe plus.
— Je te ferai remarquer que c’est vous qui m’avez demandé de
me joindre à votre équipe. Je me serais très bien débrouillée sans
vous!
— Ben moi aussi, je suis capable de me débrouiller toute seule!
Sans que je puisse la retenir, Clémentine prend ses effets, se lève
et quitte la pièce d’un pas retentissant sous les regards curieux des
autres élèves.
Même si Clémentine est partie, Estelle ne décolère pas. Je me dis
que je suis mieux de lui parler, pour essayer de calmer le jeu. Un filet
de voix à peine audible sort de ma bouche tellement je suis troublée.
— Tu vas voir, Clémentine va reprendre ses esprits, on va
s’asseoir calmement et ça va s’arran…
Mais elle ne me laisse même pas le temps de terminer ce que je
veux lui dire.
— Je ne suis pas sûre du tout que nous allons être capables de
terminer notre recherche ensemble. C’était vraiment une mauvaise
idée, je n’aurais jamais dû dire oui pour travailler avec vous.
Avec mauvaise humeur, elle prend son classeur, sa trousse et sort
à son tour. Je reste toute seule, le cœur chaviré, comme si on
m’avait abandonnée. Il ne faut pas que je pleure, il ne faut pas que
je pleure. Mais que vais-je bien pouvoir faire pour recoller les pots
cassés?
1er décembre

— Qu’est-ce que tu veux faire plus tard?


— Policier peut-être… ou criminologue, répond Grégory. Je ne
sais pas trop encore.
— Wahou! Tu aimes vraiment les sensations fortes!
— Bah… Il me semble que j’aimerais surtout faire des enquêtes,
trouver des indices. Donner des contraventions, ce n’est pas mon
idéal de carrière, c’est sûr et certain!
Grégory et moi venons de sortir du cinéma. Nous avons justement
vu un film mettant en scène deux policiers qui s’infiltrent dans un
réseau terroriste. Le genre de film avec beaucoup d’action, peu de
subtilité et surtout une bonne dose de suspense et d’adrénaline.
Il y a un petit café sympa en face du cinéma. Je me suis pris un
grand chocolat chaud avec plein de crème fouettée et Grégory une
limonade. Ça fait du bien d’être juste tous les deux. Nous nous
sommes tenu la main pendant tout le film et, bien sûr, nous avons
échangé plusieurs baisers (entre les tirs de mitraillettes et les
explosions), même si l’ambiance n’était pas aux rapprochements!
Avec Grégory, je me sens zen, calme. C’est si facile de parler avec
lui, on est vraiment sur la même longueur d’onde!
— Et toi, tu veux faire quoi plus tard?
— Moi?
Silence.
Qu’est-ce que je veux faire dans la vie, au juste?
— Moi, je veux tout faire!
— Tiens, tiens, c’est drôle, mais ça ne m’étonne pas une miette!
Et il se met à rire. Moi aussi d’ailleurs. Alors que nous rions tous
les deux comme des fous, une fille que je ne connais pas s’approche
de nous. Elle tient à la main un sac de pop corn à moitié plein.
Comme nous, elle doit sortir du cinéma, mais je ne l’ai pas
remarquée dans la salle. Dès qu’il la voit, l’attitude de Grégory
change. Il s’arrête instantanément de rire et je le sens se crisper.
Mais qui est cette fille?
— Allô, Greg.
— Salut.
— Ça fait longtemps que je ne n’ai pas eu de tes nouvelles…
L’inconnue, une belle fille (et le mot «belle» est faible!) au teint
basané et aux lèvres trop maquillées, reste à côté de nous, figée. À
entendre son petit accent chantant, je me dis que sa première
langue doit sûrement être l’espagnol. Mais qu’attend-elle? Et
pourquoi Grégory n’a-t-il pas l’air de vouloir lui parler? Je prends ma
tasse entre les mains pour me réchauffer les doigts.
— Tu nous présentes, Grégory?
— Lili, je te présente Jessenia, Jessenia, voici Lili, ma blonde.
Grégory a articulé sa phrase tranquillement, en mettant l’emphase
sur le mot «blonde». Jessenia me dévisage. J’ai l’impression qu’elle
est au bord des larmes.
— Alors, c’est pour ça que tu ne réponds pas à mes courriels?
— Euh… oui.
Grégory détourne volontairement le regard pour éviter de la
regarder dans les yeux. Je n’ose rien dire. En fait, je ne saurais pas
quoi dire de toute façon. Tout à coup, je me sens de trop.
— D’accord, je crois que j’ai compris.
Et elle part aussi rapidement qu’elle est arrivée. Je laisse passer
quelques secondes, espérant que Grégory m’explique par lui-même
qui est cette Jessenia. Je me sens terriblement mal à l’aise.
Heureusement, il se décide de me parler assez rapidement.
— Vaut mieux que je ne passe pas par quatre chemins, hein?
Jessenia est la fille d’un couple d’amis de mes parents. Elle est en
deuxième secondaire au collège Honoré-de-Balzac. Cet été, ses
parents ont fait un gros barbecue avec tout plein de monde. À une
heure du matin, sous la galerie, on s’est embrassés en cachette. On
s’est revus quelques fois au mois d’août. Après le début de l’année,
je l’ai croisée une seule fois et j’ai décidé de passer à autre chose.
Mais je pense qu’elle n’avait peut-être pas tout à fait compris…
Ouf! Grosse nouvelle, quand même!
— Il me semble que j’aurais aimé que tu me dises que tu sortais
d’une relation qui n’était peut-être pas terminée officiellement.
Grégory soupire, un peu agacé.
— Lili, quand même! Oui, on se connaît depuis des années, mais
on n’est jamais officiellement sorti ensemble.
— Mais on n’embrasse pas tous ses amis d’enfance!
— Ouin… Vu comme ça, c’est vrai. Mais je ne l’aimais pas, cette
fille-là. Elle est belle, elle est charmeuse, on a juste eu un peu de
plaisir tous les deux, rien de sérieux. Et c’était avant de te
rencontrer.
On se parle de plein de choses, on rit ensemble, on se colle…
Alors pourquoi ne m’a-t-il jamais dit qu’il avait eu une relation
(ambiguë peut-être, mais quand même!) avec une autre fille
quelques semaines avant de sortir avec moi? Je lui ai dit que j’avais
embrassé Jérémy Lambert en jouant à la bouteille l’an dernier. Je
n’ai jamais cherché à le lui cacher. J’ai un pincement au cœur en
pensant qu’il m’a caché l’existence de cette fille. C’est comme s’il ne
me faisait pas tout à fait confiance.
On dirait qu’un mur s’est élevé entre Grégory et moi depuis
quelques minutes. Est-ce que j’exagère de réagir ainsi? Je sais
qu’on ne sort ensemble que depuis un mois, on se voit surtout à
l’école et rarement les fins de semaine. Il n’a peut-être jamais eu
l’occasion de m’en parler…
En tout cas, j’en veux à cette Jessenia de malheur d’avoir gâché
la fin de ma soirée d’amoureux.
2 décembre

Il y a maintenant trois jours que Clémentine et Estelle se boudent


et que je suis coincée entre les deux. La chicane est arrivée jeudi.
Vendredi, Estelle nous a évitées toute la journée, et j’ai senti
Clémentine tendue et distante. Aujourd’hui nous sommes dimanche.
J’ai appelé Clémentine ce matin pour qu’on fasse le point sur la suite
des choses et elle m’a invitée chez elle. Je déteste laisser les
choses traîner et s’envenimer.
Depuis la dispute, je ressasse dans mon esprit ce qui est arrivé en
me demandant ce que j’aurais pu faire, ce que j’aurais dû faire. Je
ne sais pas si c’était vraiment une bonne idée de demander à Estelle
de se joindre à nous, si nous n’aurions pas dû la laisser tranquille. Je
pense aussi que j’aurais pu dire à Estelle qu’elle exagérait un peu
avec les fautes, lui proposer de les corriger, n’importe quoi pour
éviter la bisbille.
Clémentine est en train de faire du scrapbooking dans sa
chambre. Des photos, des feuilles de papier multicolores, des
autocollants, des attaches parisiennes sont éparpillés un peu partout
sur son lit. Je ne connais pas tellement le scrapbooking, mais je
trouve que ce qu’a réalisé Clémentine est vraiment très joli. Il y a
tellement de détails, c’est un vrai travail de moine.
Je dépose une petite boîte de caramels à la fleur de sel que j’ai
faits exprès pour elle sur sa table de chevet. Je sais qu’elle les aime.
Elle me fait une petite place sur son lit et je prends bien garde de
ne rien écraser. Je décide de casser la glace d’emblée.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait?
— Je sais plus. Ce que m’a dit Estelle m’a tellement fâchée! Est-
ce qu’elle se croit vraiment supérieure à nous? Je pense que je n’ai
plus envie du tout de travailler avec elle.
— Alors, tout ce qu’on a fait depuis le début serait à
recommencer? Il ne reste qu’une semaine pour tout finir, c’est
beaucoup de travail… Tu ne penses pas qu’on devrait essayer de
s’entendre avec elle? Et comment on pourrait l’aider avec sa
maladie si on ne lui parle plus?
— Qu’elle s’arrange avec ses problèmes!
— Ah! Ce n’est pas la fin du monde, quand même. Elle t’a
seulement fait un commentaire sur tes fautes d’orthographe.
— Oui, mais c’est la manière dont elle l’a dit que je n’ai pas prise.
Elle était condescendante, snob. Je déteste les gens qui se pensent
meilleurs que les autres.
Je dois bien admettre qu’Estelle n’a pas une personnalité des plus
accueillantes. Mais nous avions décidé de l’aider, d’être amies avec
elle pour la soutenir.
— Et si j’essayais encore une fois de lui parler? La poussière est
retombée, peut-être voudra-t-elle de nouveau travailler avec nous?
On n’est pas pour rester fâchées pour une telle niaiserie!
Clémentine hausse les épaules. Elle n’a pas l’air convaincue. Elle
fait mine de s’occuper de son album.
— Bah, fais ce que tu veux après tout.
— Hé! On ne va pas se chicaner pour ça!
Les larmes me montent aux yeux. Clémentine semble un peu
surprise de ma réaction.
— Je sais qu’elle t’a fait de la peine. Elle ne s’est pas exprimée
correctement et je le comprends très bien. Mais peu importe ce
qu’on décide de faire, je ne veux pas qu’on se chicane nous aussi.
Tout ce que je désire, c’est que ça s’arrange. Et je ne veux pas te
perdre. Je n’ai que toi comme amie.
Ah non, je ne vais pas me remettre à pleurer! Je vais finir par faire
vivre les compagnies de mouchoirs!
Clémentine dépose son matériel de scrapbooking sur le sol et
vient me rejoindre. Elle m’enlace de ses longs bras pour me
consoler. Ça fait du bien.
— Toi, mademoiselle Inquiète, n’as-tu pas encore compris que je
suis un peu soupe au lait, que j’ai un caractère bouillant, mais que je
suis très fidèle en amitié? Faut pas toujours écouter ce que je dis. Je
m’emporte, je dis des niaiseries, mais je ne voudrais jamais te faire
de la peine. Va lui parler si tu en as envie, mais peu importe ce
qu’elle décide, je ne t’en voudrai pas. Tiens, prends un de tes bons
caramels pour te remonter le moral. Et donne-m’en un aussi.
3 décembre

Le matin, mon autobus arrive l’un des premiers à l’école, mais j’ai
remarqué qu’Estelle est toujours là avant moi. La plupart du temps,
elle lit ou elle étudie toute seule à une table de la cafétéria. C’est très
rare qu’elle soit avec d’autres personnes.
Aujourd’hui, je trouve qu’elle a les traits tirés, elle semble fatiguée,
cernée. Je m’assois en face d’elle, tout doucement. Elle relève les
yeux, se fige une demi-seconde et reprend sa lecture. Ça
commence mal!
— Est-ce que je peux te parler?
Elle m’ignore.
— Estelle, arrête de faire semblant. Je suis venue te voir pour
faire la paix. Clémentine s’excuse de s’être emportée.
— Et pourquoi n’est-elle pas venue me le dire elle-même?
Bon! Enfin, elle parle!
— Elle se doutait bien que tu ne voudrais pas lui adresser la
parole. Il reste la section sur les Jeux olympiques à écrire pour le
travail d’univers social, la conclusion et différentes photos à trouver,
et ensuite on a fini. Ce serait stupide de devoir tout recommencer
depuis le début, chacune de notre côté.
Elle ne dit rien, mais elle semble m’écouter, alors je poursuis.
— Tout ce que nous voudrions, c’est terminer le travail ensemble.
Qu’est-ce que tu en penses?
Estelle referme son livre. Elle est songeuse. Après avoir soupiré
longuement, elle ouvre enfin la bouche.
— Je vais y penser. Je te dirai ma réponse plus tard aujourd’hui
ou demain.
Ouf! Rien n’est encore perdu. J’ai hâte que Clémentine arrive pour
pouvoir lui dire la bonne nouvelle. Tant que ce n’est pas un non
définitif, il y a de l’espoir!

J’ai attendu toute la journée une réponse d’Estelle. Finalement, ce


n’est que cet après-midi, cinq minutes avant la fin de notre dernier
cours, qu’elle m’a accostée pour me dire qu’elle voulait bien terminer
le travail avec nous.
— Mais on ne reparle pas de ce qui s’est passé. Je veux tourner
la page, OK?
— Pas de problème. Je vais faire le message à Clémentine.
Et c’est reparti! En espérant qu’il n’y ait pas de nouvelles
mésententes.
4 décembre

Je suis en train de ranger mes livres dans mon casier quand une
fille que je ne connais pas du tout vient se planter à mes côtés.
— Eh bien! Je ne savais pas que tu venais à l’école ici, me lance-
t-elle d’un ton arrogant.
Je me fige et je serre mes livres contre moi pour me protéger. Je
sais que cette fille ne me sautera pas dessus, mais je n’aime pas du
tout son attitude.
— Est-ce qu’on se connaît? demandé-je avec un filet de voix.
— Hé, ne fais pas comme si tu ne t’en souvenais pas!
Je ne l’ai jamais vue auparavant. C’est sûr que je m’en
souviendrais si on s’était déjà rencontrées. Belle comme elle est, ce
n’est pas le genre de personne qu’on oublie. Et je ne connais
personne qui parle avec un accent espagnol.
Tout à coup, un déclic se fait dans mon esprit. Et si elle me prenait
pour ma sœur? Quand nous allions à la même école, ça nous
arrivait tout le temps. Même si Lili va à la polyvalente, cette
personne peut avoir rencontré ma sœur ailleurs et nous confondre.
— Moi, je m’appelle Clara. Peut-être me mélanges-tu avec ma
jumelle, Lili?
Mon interlocutrice sursaute un peu.
— Tu n’es pas la blonde de Grégory?
— Non, Grégory est le chum de ma sœur.
Elle me toise de la tête aux pieds, les lèvres pincées.
— Si tu le dis.
Et elle s’éloigne aussi vite qu’elle est arrivée. Clémentine
s’approche sur les entrefaites.
— C’est qui, elle?
— Je ne sais pas. Quelqu’un qui n’aime pas ma sœur, en tout cas.
6 décembre

— Lili, passe à un prochain appel, là! Arrête de faire tout un plat


avec cette histoire. Ton chum t’aime, il ne t’a pas dit qu’il avait eu
une similiblonde cet été, mais ce n’est pas la fin du monde non plus.
Notre prof de mathématiques nous a permis de nous asseoir en
équipe de deux pour compléter nos exercices. Comme Romy est
absente ce matin (elle a un rendez-vous chez l’orthodontiste), je me
suis assise avec Louka qui a décidé de me secouer les puces.
Habituellement, j’aime assez les mathématiques, mais aujourd’hui,
je n’ai pas la tête à ça. Je recopie les réponses de Louka en
continuant de ruminer.
Depuis le début de la semaine, je réalise que je ne dois pas être
un cadeau pour mes amis. Je n’arrête pas de penser à cette fichue
Jessenia et je me demande inlassablement pourquoi Grégory ne
m’en a jamais parlé.
J’ai même demandé à ma sœur de l’espionner. Comme elle s’est
fait accoster un peu brutalement par Jessenia il y a quelques jours,
j’ai dû supplier Clara à genoux pour qu’elle m’en apprenne plus. La
pauvre, elle était encore traumatisée. Mais je ne voulais pas qu’elle
devienne amie avec elle, je voulais juste qu’elle m’en dise plus.
D’après ce que Clara m’a dit hier, Jessenia se tient avec un groupe
de filles tout aussi belles qu’elle. Elles rient fort, se maquillent
comme si elles sortaient dans les clubs, aguichent les garçons,
roulent leurs jupes pour qu’elles soient plus courtes. Vraiment pas le
genre de filles avec qui je m’entends bien d’habitude.
À côté de moi, Louka dépose son crayon et fronce les sourcils.
— Lili. Je t’ai dit mille fois d’arrêter de penser à cette histoire.
— Qu’est-ce qui te dit que j’y pense encore?
— Le pli sur ton front, tes lèvres trop serrées et ton nez plissé.
Ah! C’est agaçant d’avoir un ami qui a un sens de l’observation
aussi développé que Louka!
— Ben oui, j’y pense tout le temps. Je me réveille la nuit pour y
penser.
— Là, il faut vraiment que tu en parles sérieusement à ton mec, ça
ne peut plus durer.
— Je sais.
— Et en plus, si tu es déconcentrée, tu vas danser comme un
pied. Tu as un solo à répéter, et moi, je veux que tu en mettes plein
la vue à tout le monde pour venir me rejoindre dans le groupe A.
Louka a raison. Ce n’est pas le moment de tout saboter mes
efforts. Et malgré tout, je sais que Grégory m’aime. Ça tombe bien,
je l’aime aussi.
7 décembre

— Maman! On veut savoir! Dis-le-nous, allez!


Papa et maman sont allés passer une échographie en trois
dimensions pour connaître le sexe du bébé. Ils ont ramené tout plein
de photos où on voit le bébé presque comme s’il était déjà là, mais
maman nous fait languir en ne nous disant pas si c’est un garçon ou
une fille.
Clara et moi trépignons sur place depuis que nos parents sont
rentrés, l’air mystérieux.
— Ils n’ont pas découvert un deuxième bébé caché en arrière du
premier, j’espère? demande Clara.
Papa manque de s’étouffer avec sa gorgée d’eau.
— Dieu du ciel, il ne manquerait plus que cela! Mais non, il n’y a
qu’un seul et unique bébé et il a tous ses morceaux à la bonne
place. À part la troisième main qui lui pousse dans le front…
— Vincent! Arrête de dire des niaiseries aux filles! Des histoires
pour qu’elles te croient!
— Voyons, elles n’ont plus sept ans, quand même. Je voulais
juste détendre l’atmosphère. Alors, on leur dit ou non?
Maman le regarde d’un air entendu, se retourne vers nous qui
sommes pendues à ses lèvres et…
— C’est une fille.
— Yahou!
Je saute de joie, j’embrasse maman, papa et Clara. Une autre
petite fille dans la maison, c’est génial! Je vais pouvoir lui montrer à
danser, je vais jouer à prendre le thé avec elle, je vais lui faire des
lulus. C’est tellement mignon, une petite fille avec des lulus! La
preuve, je m’en fais encore et tout le monde me dit que ça me donne
un style!
Mais bon, je sais que j’aurais été tout aussi contente si ça avait
été un garçon.
Clara se rapproche de papa.
— Tu n’es pas trop déçu de ne pas avoir un garçon?
Papa lui sourit et la serre contre lui.
— Mais non. Je suis très fier que vous soyez mes enfants et je ne
vous échangerais contre aucun garçon. Vous m’avez fait vivre les
plus belles surprises de ma vie: vous en étant deux, et votre future
petite sœur en se faisant un chemin dans la vie, alors qu’on ne s’y
attendait pas du tout.
Papa commence à couper les légumes pour le souper (un riz au
poulet, miam!) pendant que maman enlève ses chaussures et
masse ses pieds enflés. Ses bottes ont marqué sa peau
boursouflée, ça ne doit vraiment pas être confortable.
J’allais oublier! Ils ne nous ont pas parlé du prénom!
— Et comment elle va s’appeler, notre future petite sœur?
— Il va falloir que tu patientes encore quelques semaines pour ça,
parce que même nous n’en avons aucune idée.
Je fais la moue.
— Ah bon. Alors, je vais continuer à vous proposer des noms, je
suis sûre que je suis capable d’en trouver un que vous aimerez!
Clara soupire, découragée, pendant que moi, j’égraine déjà
l’alphabet dans ma tête pour songer à de beaux prénoms pour ma
petite sœur.
10 décembre

Hier soir, j’ai glissé un nouveau papier dans ma boîte à peurs, sur
lequel j’ai écrit avec un crayon-feutre orange: «J’ai peur de ce qui va
se passer demain.» Je pensais que mon cœur se desserrerait peut-
être en écrivant ma peur, mais même lorsque j’ai entendu le bruit
feutré du papier qui tombait dans la boîte, je n’ai senti aucun
soulagement.
Je suis stressée. J’ai eu de la difficulté à finir mon bol de céréales
ce matin. C’est cet après-midi que nous remettons notre recherche
en univers social. La semaine dernière, nous avons regardé ce qu’il
restait à faire, nous nous sommes séparé le travail équitablement et
à midi, nous allons colliger le tout. Clémentine m’a envoyé sa partie
par courriel samedi pour que je corrige les fautes, afin d’être bien
certaine qu’il n’en reste plus. Estelle et elle ne se sont pas vraiment
reparlé. J’ai dû faire l’intermédiaire entre les deux pour être certaine
qu’il n’y ait pas de nouvelles disputes. Bien sûr, Estelle n’est pas
venue dîner avec nous depuis notre accrochage, et je pense qu’on
ne réussira pas à devenir amies. C’est dommage. Et moi qui croyais
qu’on avait des atomes crochus…
Notre rencontre se déroule sans anicroche. Estelle feuillette les
pages que nous avons rédigées, elle ne semble n’y voir rien à redire.
— Ça a l’air correct. Qui remet le travail au prof?
— Je peux le faire, s’offre Clémentine.
Estelle met les feuilles en ordre et prend un trombone pour les
attacher ensemble, faute d’avoir une agrafeuse. Elle remet le travail
à Clémentine, marmonne quelques paroles incompréhensibles et
quitte la table où nous sommes assises.
Je la regarde s’éloigner, le cœur chiffonné. Dire que tout avait si
bien commencé! Nous avions de si bonnes intentions… Je suis
déçue que ça se termine de cette manière. Et qui va pouvoir aider
Estelle maintenant?
En attendant l’autobus du soir, Clémentine essaie de me rassurer.
— Quelqu’un d’autre se rendra sûrement compte qu’elle a un
problème. Ses parents, un prof, une amie…
— Oui, mais nous, on le sait déjà, et on n’a rien pu faire.
— On aura essayé, ce n’est pas comme si on n’avait rien fait.
Mais on n’est pas pour lui courir après ou essayer de l’aider si elle
ne veut même pas nous parler. C’est mon autobus qui arrive.
Téléphone-moi ce soir!
12 décembre

À midi, Clémentine est OBLIGÉE d’aller à la récup de français.


Elle a eu trop d’erreurs dans son dernier examen et la prof a exigé
que tous ceux qui avaient échoué viennent en récupération
aujourd’hui et vendredi midi pour faire un retour sur la matière. Mon
amie vient de manger son sandwich à toute vitesse et c’est à peine
si nous avons eu le temps de parler. Je sais qu’on se voit et qu’on se
parle tous les jours, mais je n’aime pas me retrouver toute seule.
Encore.
Pourquoi ai-je un tel besoin d’être avec quelqu’un pour me sentir
rassurée? Mon cœur s’affole chaque fois que je me retrouve en solo.
Depuis quelque temps, Lili a des répétitions supplémentaires de
danse le soir. Elle rentre à moitié morte à la maison, passe des
heures sur Internet ou au téléphone avec Romy ou Grégory, quand
elle ne va pas au cinéma ou au parc pour flâner, les soirs où il ne fait
pas trop froid. Et moi, ma vie se résume à pas grand-chose… Je lis,
je grignote ou je me morfonds toute seule.
Sans desserts et sans livres, ce serait l’enfer pour moi. Les deux
m’aident à combler un vide, d’une manière tout à fait différente. La
préparation de sucreries me permet de faire le vide dans ma tête, de
créer quelque chose et de partager ces réalisations avec les gens
que j’aime. Les livres me font expérimenter des aventures que je ne
pourrais jamais connaître dans la vraie vie. Quand je me plonge
dans un bon roman, j’oublie le monde qui m’entoure. Je deviens le
personnage du livre, je pense comme lui, j’agis comme lui. Je
voyage, je résous des enquêtes, je vis des histoires d’amour folles,
je recule le temps. Quand je viens de terminer une lecture qui m’a
touchée, je suis en deuil pour quelques jours… Jusqu’à ce que je
tombe tête la première dans un nouveau bouquin! Je suis vraiment
ce qu’on peut appeler une lectrice boulimique!
Je prends mon cahier et mon manuel pour mon prochain cours
(éthique et culture religieuse avec monsieur Levasseur, beurk!) et je
marche sans but dans les corridors. Je n’ai pas envie d’aller à la
bibliothèque, pas envie d’aller m’asseoir aux tables près des casiers,
avec tous les autres.
Au détour d’un corridor, je me rends compte que je suis dans l’aile
2 et que juste devant moi se trouvent les toilettes qui m’ont servi de
cachette pendant plusieurs jours. Je n’avais aucune intention de
venir ici. En fait, je marchais sans vraiment penser où j’allais et ça
me fait tout drôle de me retrouver à cet endroit. Et si j’allais faire
pipi? Un vrai pipi, je ne veux pas aller me cacher. J’ai juste envie de
voir si je me sens différente d’il y a quelques semaines dans ces
toilettes. Si je suis chanceuse, il n’y aura personne, car, comme je
l’ai constaté, il n’y a pas beaucoup d’élèves qui passent dans le coin
pendant l’heure du dîner.
Alors que je pousse la porte, j’arrive nez à nez avec Estelle qui est
en train de s’éclabousser le visage d’eau.
— Qu’est-ce que tu fais ici? me demande-t-elle.
— Euh… Je viens faire pipi.
Estelle ne semble pas être dans son assiette. Ses yeux et son nez
sont tout rouges, je suis sûre qu’elle vient de pleurer. Je suis
déchirée entre lui demander ce qui ne va pas ou faire semblant que
tout est normal. C’est le moment ou jamais. Il faut que je le fasse. Il
faut que je le fasse, sinon ça va me torturer pendant des semaines.
J’avance tout doucement la main et je la pose sur son épaule. Elle
tremble.
— Estelle, est-ce que ça va? Tu n’as vraiment pas l’air de bien
aller.
Elle hoche la tête.
— Oui, oui, ça va…
Mais je crois que sa bouche et son cerveau ne sont pas sur la
même longueur d’onde. Elle éclate en sanglots et me tombe dans
les bras. Je sens son corps interminable, tout maigre, s’affaisser
dans mes bras. Estelle pleure contre moi pendant quelques minutes
avant de se laisser glisser sur le plancher, le visage enfoui dans ses
genoux. Je n’ose pas lui parler, de peur de dire quelque chose
d’inapproprié. Que pourrais-je bien dire, de toute façon? Je reste
donc là, en silence. Je pose une main sur son épaule, en guise de
réconfort. Lorsqu’elle se calme un peu, je prends du papier de
toilette dans la cabine et je lui en tends un long bout.
— Merci, mais j’ai déjà des mouchoirs dans ma trousse à crayons.
Après s’être mouchée et essuyé les yeux, elle se décide enfin à
parler.
— Il y a plusieurs mois que ça ne va pas bien à la maison. Mes
parents se chicanent toujours. Je crois que mon père a trompé ma
mère. Ils ne me l’ont pas dit, mais je les ai entendus en parler. Ils
crient tellement certains soirs que tout le quartier doit être au
courant. J’ai beau mettre de la musique forte, me boucher les
oreilles avec les doigts, la voix aiguë de maman fait trembler les
murs. Il y a quelques semaines, ça s’était un peu calmé, mais ça a
repris de plus belle il y a dix jours.
Estelle fait une pause. Elle semble fixer un carreau du plafond
quelques secondes, puis elle reprend, la voix un peu enrouée.
— J’ai un grand frère. Il s’appelle Charles-Édouard et il a dix-neuf
ans. Il a toujours été bon à l’école, le meilleur de sa classe, même si
je ne l’ai jamais vu ouvrir un livre. Mes parents en étaient très fiers. Il
voulait être ingénieur comme papa, il en rêvait déjà à l’âge de cinq
ans. Depuis toujours, je sens une pression pour réussir à l’école,
pour être aussi bonne que Charles-Édouard. Je fais une heure de
devoirs minimum chaque soir, même les week-ends. Mais même si
mes résultats sont bons, je ne suis jamais la première de classe
comme lui. Au printemps, mon frère a soudainement échoué à tous
ses cours et il a annoncé à mes parents qu’il lâchait l’école. Il s’est
mis à sortir beaucoup dans les bars, à fumer de la drogue, à
courailler. Souvent, il ne rentrait même pas de la nuit. Bien sûr, mes
parents étaient furieux, ils ont essayé de le faire changer d’avis,
mais Charles-Édouard n’en a fait qu’à sa tête, comme d’habitude. Il
s’est pris un appart avec deux amis et il travaille maintenant dans un
petit magasin d’informatique. Il ne vient presque plus à la maison. Je
crois que ce qui est arrivé à mon frère n’a pas amélioré la relation
entre mon père et ma mère. Entre mes parents qui se détestent et
lui qui fout sa vie en l’air, c’est invivable chez moi.
À cet instant, j’ai envie d’excuser Estelle pour tout ce qu’elle nous
a dit, à Clémentine et à moi. Elle doit se sentir si seule, si mal! Mais
Estelle ne m’a pas tout dit. J’ai l’impression que le pire est à venir.
— Depuis l’automne, je mange très peu. Mes parents ne prennent
presque plus leurs repas à table: ma mère se trouve des excuses
pour sortir de la maison à l’heure du souper, ou mange toute seule
devant la télévision. Mon père apporte son assiette dans son bureau
et s’y enferme toute la soirée. Sais-tu à quel point c’est démoralisant
d’être toujours seule pour manger? De savoir que tes parents sont
dans la maison, mais qu’ils ne veulent pas te voir tellement ils sont
fâchés? Je suis si triste que je n’ai plus faim. Je ne garde presque
plus rien. Dès que je pense à mes parents, à mon frère, j’ai la
nausée. J’ai vomi plusieurs fois, sans vraiment le vouloir. Quand j’ai
trop de nourriture dans le ventre, je me sens pleine, comme si j’allais
déborder. Je suis une boule de colère, je suis découragée,
démoralisée, et tout d’un coup, la douleur me prend à la gorge et la
nausée me gagne… C’est tellement désagréable! Je me défonce
dans mes travaux d’école, j’essaie d’être meilleure, d’être LA
meilleure, pour que mes parents soient fiers, arrêtent de se chicaner
tout le temps et réalisent que j’existe, moi aussi. Mais ça ne
fonctionne pas. Ils ne me voient pas. Ils ne voient que leurs
chicanes, leur haine. J’essaie de manger, j’essaie, mais je n’ai pas
faim. Et je ne suis plus capable de vivre ainsi. Je me sens faible, je
me sens misérable, je suis épuisée. Je n’en peux plus. Je n’en peux
plus…
Et les larmes coulent à nouveau sur ses joues. Ses yeux sont
rouges, gonflés de larmes. À présent, je pleure avec elle. Je sens
tant de souffrance dans les paroles d’Estelle, comme un appel au
secours. Nous restons côte à côté quelques minutes, à pleurer et à
renifler. Je voudrais dire quelque chose, mais je ne sais pas quoi.
J’ai l’impression que je dirais une bêtise, que je la heurterais encore
plus.
Tout à coup, Estelle se raidit. Elle essuie ses yeux avec sa
manche.
— Je n’aurais pas dû te parler de ça. Je ne veux pas que tu en
parles à qui que ce soit.
Je retiens mon souffle et je cherche rapidement quelque chose à
dire. Mon petit hamster court à cent kilomètres à l’heure dans ma
tête. Je fais attention pour bien peser mes mots.
— Estelle, je pense que tu as besoin d’aide. Tu l’as dit toi-même,
ça ne va vraiment pas. Tu es toute maigre, tu as le teint blême, tu
vas te rendre malade si tu continues ainsi.
— Il n’y a personne qui peut faire quelque chose pour moi.
Personne.
Elle se lève, jette un rapide regard à son reflet dans le miroir et
sort en coup de vent.
Mais qu’est-ce que j’ai encore dit?
Au moins, je sais maintenant ce qu’a Estelle. Elle n’est pas
anorexique, mais elle a tout de même un gros problème. En fait, elle
vit un ensemble de problèmes qui la perturbent au plus profond
d’elle-même. J’essaie d’imaginer sa vie: avoir la nausée à cœur de
jour, vivre dans une maison où ses parents se détestent, avoir
l’impression qu’un éléphant est assis sur ses épaules à chaque
instant. Je la plains tellement!
Elle ne veut pas que je parle à quiconque de ce qu’elle m’a confié,
mais je ne peux rien pour elle si je suis toute seule. Qu’est-ce que je
dois faire?
13 décembre

Il faut que j’use de stratégie. Papa et maman aiment les noms


courts. Je m’appelle Lili Éva Perrier et le deuxième prénom de Clara
est Marie. Quels noms pourraient-ils aimer pour notre future petite
sœur? Stratégie, stratégie. Si je propose des noms tout en désordre,
sans faire de tri, ils ne m’écoutent pas. Je vais donc faire une liste.
— Clara, ça ne te tente pas de m’aider à faire une liste de
prénoms pour papa et maman?
Clara bûche sur un devoir de français depuis une demi-heure. Ça
ne semble vraiment pas facile. Elle grommelle une réponse
incompréhensible.
— Allez, Clara, ça va te changer les idées!
Ma sœur daigne finalement lever la tête de son cahier. Oh là là!
J’ai vraiment les yeux aussi exorbités que ça quand je suis fatiguée?
— Lili, il faut que je fasse cinq pages de ce foutu cahier pour
demain, sinon j’aurai une retenue. Je n’ai pas le temps de m’occuper
des prénoms du bébé. Et en plus, il est très clair que maman a déjà
fait son choix. Ça ne servira à rien que tu leur en proposes, tu perds
ton temps.
Pfff! Perdre mon temps, perdre mon temps… On ne sait jamais,
maman pourrait avoir un coup de cœur pour l’un des noms que je lui
suggère et notre sœur le porterait toute sa vie.
Tant pis pour Clara, je vais faire cavalier seul. Allons-y par ordre
alphabétique. Je prends une feuille lignée et mes stylos de couleur.
Lettre A
Depuis que la clique des AA m’a prise en grippe, j’ai un préjugé
négatif envers cette lettre. Mais il faut que je passe par-dessus. De
toute façon, je ne cherche pas un nom finissant par A, mais un
commençant par A. Il y a Amy. Mais mes parents n’aimeraient
sûrement pas la consonance anglophone de ce nom. Adèle, Alice,
Anne, Aude, Anaé, Alexa… Il y a donc bien des noms en A!

Lettre B
Euh… Pas d’idée. B… Est-ce qu’il y a vraiment des prénoms de
fille qui commencent par cette lettre, à part Babette? Et ça me fait
trop penser à la comptine que nous chantait maman quand on était
petite: «Babette la baleine fait de bien belles bulles!» Sans façon. Je
passe.

Lettre C
À part Clara, il n’y a pas des tonnes de prénoms courts
commençant par la lettre C. Chloé est le seul que je vois. Carla peut-
être, mais ça ressemble trop au nom de ma sœur.

Lettre D
Rien d’intéressant non plus avec cette lettre.

Lettre E
Élise, Élodie, Ève, Elsa, Édith. Il y en a, des prénoms pas trop
pires avec la lettre E. Elsa, c’est mon préféré (même s’il finit par A!).
On dirait que c’est un prénom romantique. Je verrais très bien une
princesse ou une fée s’appeler ainsi. Et ma petite sœur aussi! Je
suis sûre qu’elle va être hypermignonne! J’ai regardé les albums de
photos de Clara et moi l’autre jour, nous étions de très beaux bébés!
Et comme nous avons les mêmes gènes, notre petite sœur va
sûrement nous ressembler.

Lettre F
Fannie, Flore, Fiona. Mais Fiona, c’est le nom de la princesse
dans le film Shrek. Je ne pense pas que maman aimera la
comparaison entre sa fille et une ogresse verte.
Bon, bon, bon. Je pense que j’ai fait un bel effort pour ce soir. Je
laisse les prénoms pour clavarder un peu avec Grégory avant d’aller
au lit. Clara vient de fermer son cahier de français et lit sous ses
couvertures. Quand j’allume l’ordinateur, Grégory m’attend déjà.
La fin de semaine dernière, nous avons eu une longue
conversation tous les deux. Je lui ai fait part de mes appréhensions
concernant Jessenia, de ma déception aussi qu’il ne m’ait pas parlé
d’elle. Je ne sais pas pourquoi toute cette histoire m’a chamboulée à
ce point. On dirait que je ne veux pas partager Grégory avec son
passé. Je le veux pour moi toute seule avant, maintenant et plus
tard. C’est peut-être immature, mais c’est ce que je ressens. Je ne
peux pas refouler cette émotion. Alors, je lui en ai parlé. Je sais que
ça ne changera pas le fait qu’il a eu une relation avec cette fille, mais
de lui en parler, ça m’a fait du bien.
Ce qui me tracasse vraiment, c’est qu’elle veuille renouer. Elle a
bien compris que nous étions ensemble l’autre soir, mais j’ai peur
qu’elle ait tout de même de l’espoir, car c’est une fille qui semble
avoir beaucoup de caractère.
Les gars et les filles ne pensent vraiment pas de la même
manière. Oui, il y a des gars qui rompent définitivement et clairement
avec des filles, mais il y en a aussi qui, comme Grégory, pensent
que la fille va l’oublier, comprendra par elle-même qu’elle ne
l’intéresse plus. Une fille ne ferait jamais ça. Enfin, je crois… Je sais
que je n’ai pas une longue expérience en matière de relations
amoureuses, mais aucune de mes amies n’a jamais agi ainsi.
Depuis que j’ai vidé mon sac, tout est revenu au beau fixe entre
Grégory et moi. J’en suis tellement soulagée! Alors, Grégory et moi
commençons à chatter.
Grégory: Je ne pourrai pas te parler longtemps. Ma mère m’a à
l’œil.
Lili: Pourquoi?
Grégory: J’ai eu le malheur de lui dire que j’ai un examen
d’anglais demain matin. Elle ne veut pas que je me couche trop
tard.
Lili: Pas de problème. De toute façon, je suis très fatiguée à
cause de la danse.
Grégory: Je viens de regarder le calendrier, ton spectacle est
dans cinq jours!
Lili: Oui, et ça commence à me stresser.
Grégory: Je suis sûr que tu vas être la meilleure. J’ai assez hâte
de te voir!
Lili: Dans les chorégraphies de groupe, je ne serai pas facile à
trouver. On a toutes un costume semblable! Va falloir que tu
aies des yeux de lynx.
Grégory: J’apporterai mes jumelles!
Lili: Bonne idée! Une jumelle qu’on regarde avec des jumelles,
c’est l’idéal, hein?
Grégory: Ha! ha! Bon, ma mère vient de passer sa tête dans la
porte de ma chambre. Faut que je me déconnecte.
Lili: Déjà? Snif! Snif!
Grégory: Elle ne me lâchera pas tant que l’ordi ne sera pas
fermé. On se voit demain matin à l’école. Je t’aime. Bonne nuit.
Lili: Je t’aime tout plein. Bonne nuit aussi!
Grégory: XXX
Lili: XXX
14 décembre

J’ai honte de moi. Tellement, tellement honte! Bien sûr, après ma


conversation avec Estelle, j’ai été incapable de tenir ma langue. Je
sais qu’Estelle m’avait dit qu’elle ne voulait pas que j’en parle, mais
je ne pouvais rester avec ce secret-là sur les épaules. Que pouvais-
je faire pour l’aider toute seule? J’ai réussi à ne pas le dire à
Clémentine, même si les mots me brûlaient les lèvres, mais le soir
même, je me suis confiée à maman. Je me suis dit qu’elle serait la
meilleure pour me conseiller.
Papa et Lili faisaient une partie de Monopoly à la cuisine et
maman écoutait un téléroman, alors je suis allée la rejoindre pour lui
expliquer mon dilemme. Je lui ai rapporté ce qu’Estelle m’avait
confié et qu’elle m’avait fait jurer de ne le dire à personne, mon
malaise de la savoir si mal en point et de ne rien pouvoir faire. J’ai
cru que maman allait se mettre à pleurer. Elle semblait vraiment
attristée de savoir qu’une de mes amies vivait une situation aussi
difficile.
— C’est sûr que tu ne peux pas garder tout cela pour toi. Si elle
t’en a parlé, c’est parce qu’elle a besoin d’aide. Elle a l’air au bout du
rouleau, ton amie. Si ses parents sont si peu attentifs à elle ces
derniers temps, ils ne voient sûrement pas à quel point elle a perdu
du poids et semble dépressive.
— Mais qu’est-ce que je peux faire?
— Il y a bien une infirmière à ton école?
— Oui, elle est là deux ou trois journées par semaine, il me
semble.
— Va la voir, explique-lui la situation et elle va pouvoir prendre les
choses en main. Ce n’est pas à toi de trouver des solutions pour ton
amie, c’est aux adultes de s’en occuper.
Je me suis mordillé la lèvre.
— Oui, mais Estelle va être fâchée contre moi. Elle ne voudra
peut-être plus me parler si je confie son secret à quelqu’un d’autre.
— C’est possible, oui. Mais je crois que sa santé est plus
importante. Peut-être ne voudra-t-elle plus te parler pendant quelque
temps, mais une fois que l’orage sera passé, elle comprendra
sûrement pourquoi tu as révélé ses problèmes à l’infirmière.
Des larmes brûlaient mes yeux. Pourquoi tout est si compliqué?
Je ferais n’importe quoi pour avoir une petite vie tranquille, mais il
me semble que depuis le début de l’année rien n’est facile.
Je déteste par-dessus tout parler aux inconnus, je rougis de
penser que je dois parler à quelqu’un que je ne connais pas, et là,
j’allais devoir raconter les problèmes d’Estelle à l’infirmière de
l’école. La belle affaire! Et si elle ne me croyait pas? Si elle ne
m’écoutait pas? J’avais l’impression que les mots allaient se
bousculer dans ma tête et qu’une bouillie informe sortirait de ma
bouche lorsque ce serait le temps de lui expliquer pourquoi je suis
venue. Dans quel pétrin m’étais-je encore fourrée?
Ce matin, j’entre donc dans le local de l’infirmière. Elle n’était pas
présente hier et je me suis rongé les sangs toute la journée. Estelle
me fuit depuis qu’elle m’a confié son secret, comme si elle en avait
honte. Rien pour m’aider.
La pièce est petite et mal éclairée. Les murs sont d’un beige
malade, comme ceux de plusieurs locaux de l’école. Quelques
affiches sur les maladies sexuellement transmissibles ou sur les
vaccins ornent les murs. Un joli bouquet de fleurs trône sur le bureau
surchargé de feuilles de différentes couleurs, de dossiers pêle-mêle
et de stylos.
— C’était mon anniversaire il y a deux jours et mon mari m’a offert
ces fleurs. Je les ai apportées ici, comme ça je peux les voir toute la
journée. Et ça sent tellement bon!
Je fais un sourire un peu crispé. Mais c’est vrai qu’il flotte un léger
parfum de fleurs qui n’est pas désagréable. J’essaie de me
concentrer sur la douce odeur pour oublier ma nervosité.
L’infirmière dépose ses mains charnues sur ses cuisses et me
rend mon sourire. C’est une femme d’une quarantaine d’années, un
peu trapue. Elle a les cheveux frisés fins qui forment une sorte
d’auréole aérienne autour de sa tête. Elle ne porte pas de sarrau
blanc, comme la plupart des infirmières, mais un jean et un chandail
de marin rayé bleu et blanc. Elle me tend un petit bol contenant des
bonbons à la menthe. Ce ne sont pas mes préférés, mais manger
quelque chose de sucré me fait toujours du bien.
— Alors, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ta visite, ma belle…
Je tasse mon bonbon dans un coin de ma joue et d’un seul
souffle, d’une voix presque inaudible, je lui réponds:
— Clara. Je m’appelle Clara Perrier.
— Je t’écoute.
Bon, c’est le moment de me jeter à l’eau. Mais je n’y arrive pas.
Une boule d’émotions est coincée dans ma gorge, je suis incapable
de parler. Je triture mes doigts, je m’agite sur ma chaise, j’ai
l’impression qu’elle est trop dure, je ne suis pas à l’aise.
L’infirmière me jette un regard attendrissant. Elle a l’air gentille,
mais c’est plus fort que moi, j’aurais envie de fuir en courant.
— Prends ton temps, je ne suis pas pressée.
Je prends une grande respiration et lorsque j’expire, je laisse
tomber mes épaules et j’essaie de faire sortir tout le stress qui s’est
emparé de moi. Je regarde son bouquet de fleurs. Une rose, un peu
fatiguée, penche la tête sur le côté. D’ici ce soir, elle sera sûrement
fanée. Tout en accrochant mon regard à cette fleur, je commence à
parler. Les mots sortent tranquillement de ma bouche.
Je raconte à l’infirmière ce qu’Estelle m’a dit. Le fait que ses
parents se chicanent tout le temps, qu’elle ne mange plus, qu’elle
vomit souvent. Comme si sa vie lui donnait la nausée. Elle ne
m’interrompt pas une seule fois, de peur de m’effrayer et que je me
referme comme une huître, peut-être. Elle m’écoute attentivement,
un sourire rassurant aux lèvres.
— Tu as bien fait de venir me parler, Clara, me dit-elle lorsque j’ai
terminé. Je vais rencontrer ton amie. Elle semble avoir bien besoin
d’aide, pauvre petite.
— Maintenant que j’ai trahi sa confiance, elle sera fâchée contre
moi et ne voudra plus me parler.
— Quand je vais m’entretenir avec Estelle, je vais lui dire qu’une
personne qui l’aime et qui s’inquiète pour elle est venue me trouver.
Si tu n’avais pas à cœur son bien-être, tu ne serais pas ici
aujourd’hui. Tu ne veux pas lui nuire, tu veux lui rendre service. Tu
veux qu’elle soit heureuse et en bonne santé, et c’est tout à ton
honneur. Tu as fait ce que font les amis et tu n’as pas à t’en vouloir.
Je te félicite, Clara.
Espérons seulement qu’Estelle le verra de la même manière,
même si j’en doute beaucoup.
Je sors du bureau de l’infirmière le cœur barbouillé, mais je me
sens soulagée. J’ai l’impression d’avoir un poids de moins sur les
épaules. J’espère très fort que l’infirmière pourra l’épauler et l’aider à
se sentir mieux.
Lorsque je descends à mon casier chercher mes effets avant le
cours d’art, Clémentine m’interpelle.
— Où étais-tu? J’ai l’impression que tu me caches des choses
depuis quelques jours. Qu’est-ce qui se passe?
M’occuper d’Estelle, c’est bien beau, mais je sais que je ne dois
pas délaisser Clémentine, qui est une amie encore plus chère à mon
cœur. Comment lui dire qu’Estelle m’a parlé sans divulguer ce qui se
passe vraiment dans sa vie?
— Je suis allée voir l’infirmière pour lui parler d’Estelle.
Clémentine hausse les sourcils, surprise. Je pense qu’elle croyait
que «l’épisode Estelle» était clos.
— Estelle s’est confiée à moi il y a deux jours, mais elle ne voulait
pas que j’en parle à quelqu’un d’autre. Tu es ma meilleure amie,
mais je ne peux pas te répéter ce qu’elle m’a dit. J’en aurais très
envie, mais je veux respecter mon serment. C’est sa vie privée. J’en
ai parlé à l’infirmière seulement, car je sais qu’elle pourra lui venir en
aide.
Clémentine a l’air déçue que je ne lui en aie pas parlé avant, mais
si j’ai agi ainsi, c’est pour ne pas aggraver le problème avec Estelle.
— C’est sûr que j’aurais aimé que tu me dises ce qui se passe,
mais je comprends pourquoi tu ne l’as pas fait. La page est tournée.
Souhaitons que l’infirmière puisse faire quelque chose pour elle…
C’est ce qu’on voulait après tout, non?
Je hoche la tête. Je savais que Clémentine comprendrait. Je
n’échangerais ma meilleure amie pour rien au monde! Même pas
pour toutes les pâtisseries de la Terre!
18 décembre

C’est aujourd’hui le grand jour. Je n’ai presque pas dormi de la


nuit tellement j’étais nerveuse. Romy est venue dormir à la maison
pour qu’on parte ensemble ce matin et qu’on s’aide à se coiffer et à
se maquiller. Nous devons avoir les cheveux attachés très serré,
pour ne pas qu’ils nous bloquent la vue ou entravent nos
mouvements.
Présentement, je dois avoir la moitié de la bouteille de laque sur la
tête et plus de maquillage dans le visage que je n’en ai jamais eu
dans toute ma vie. Une chance que maman ne me verra pas de trop
près!
Le costume que je porte pour les deux premiers numéros est
vraiment très joli. Nous avons un haut pailleté noir avec une jupe
très courte, en plumes gris acier. Il faut juste que je fasse attention,
car la fermeture éclair a l’air un peu défectueuse. Romy l’a montée
tout doucement pour ne pas la briser.
Pour mon solo, j’ai un maillot zébré noir et blanc, ainsi que des
shorts en jeans où sont cousues des lanières noires, blanches et
argentées. C’est moi qui l’ai confectionné avec l’aide de maman. Et
un peu de Clara quand j’étais tannée!
Hier, la répétition générale s’est déroulée à merveille. Dans mon
solo, mes mouvements se sont parfaitement synchronisés sur la
musique. Je n’aurais jamais cru améliorer autant mes mouvements
et mon style en si peu de temps. Il n’y a même pas quatre mois que
je suis en danse-études. C’est fou comme le temps passe vite!
Notre Priscilla nationale s’est de nouveau foulé la cheville. Par
chance, je n’étais pas dans les environs, car je suis convaincue
qu’elle m’aurait fait le coup de m’accuser une deuxième fois. Elle
s’occupe donc de la musique et de la présentation de chaque
numéro. Je suis presque sûre qu’elle va faire exprès pour mal
prononcer mon nom afin de me ridiculiser. Me faire fâcher est
devenue sa spécialité. Mais quoi qu’elle fasse, je m’en moque, rien
ne pourra m’enlever ma concentration.
Les élèves entrent peu à peu dans l’auditorium. Tous ceux du
programme danse-études attendent impatiemment dans les
coulisses. Certains jettent des coups d’œil à travers le grand rideau
noir qui tombe de chaque côté de la scène. J’ai les mains moites, les
genoux qui tremblotent. Nous faisons notre représentation devant
l’école et ce soir, c’est devant les parents que nous nous produirons.
Au moins, si nous nous trompons tantôt, nous pourrons nous
rattraper ce soir.
Je pense que je viens d’entendre quelqu’un vomir dans une
poubelle derrière moi. Mais j’ai peut-être halluciné, on dirait que mes
oreilles bourdonnent. Il ne manquerait plus que ça m’arrive aussi.
J’essaie de contrôler ma respiration, de faire le vide dans ma tête,
mais c’est trop difficile. Madame Loiseau, la directrice de l’école de
danse, se promène parmi notre groupe. Elle n’arrête pas de nous
houspiller (en chuchotant bien sûr), de nous replacer une couette de
cheveux ou notre jupette de plumes. Je crois sincèrement qu’elle est
aussi stressée que nous le sommes! Sandrine, Élise et Mika sont
beaucoup plus calmes, elles arrivent même à plaisanter entre elles.
Romy arrive de la salle de bain. Il y a déjà trois fois qu’elle va faire
pipi depuis moins d’une heure. Elle a peur de ne pas arriver à se
retenir.
— Pas trop nerveuse? me demande-t-elle.
— Nerveuse: oui. Trop: je ne sais pas. Je suis nerveuse tout court.
J’ai hâte d’être sur scène, de danser comme une déchaînée, mais
en même temps, je voudrais que ça soit fini.
— Moi aussi. Est-ce que tu as vu où est Grégory?
— Non. Je ne réussirai jamais à le repérer parmi les trois cents
élèves. Il est là, c’est le plus important, peu importe où il est assis. Et
je crois que j’aime mieux ne pas le voir, comme ça, je serai moins
stressée.
Romy sautille sur place.
— Je pense que j’ai encore envie. Est-ce que tu crois que j’ai le
temps d’y retourner?
Sandrine fait signe à tout le groupe d’aller se placer sur scène.
— Non! On y va!
— Zut!
— Pense à autre chose, tu vas voir, ça va passer, lui chuchoté-je.
Il fait noir comme une nuit sans lune, mais quelques collants
fluorescents ont été appliqués sur le plancher pour qu’on puisse se
situer. Nous sommes tous immobiles sur la scène, et la voix de
Priscilla retentit en écho dans tout l’auditorium en même temps que
les projecteurs s’allument. Nous sommes figés comme des statues,
immobiles. J’essaie même de bloquer ma respiration pour qu’on ne
voie pas trop ma poitrine se soulever. «Mesdames, mesdemoiselles,
messieurs! Les élèves du groupe de danse-études de première
secondaire, sous la direction des professeurs de l’école de danse
Loiseau bleu, ont le plaisir de vous présenter leur spectacle de Noël.
En avant la musique!»
Et c’est parti. Les deux numéros collectifs auxquels je participe se
déroulent à merveille. Tout se passe comme je l’avais imaginé, et les
élèves dans l’assistance réagissent bien. Le troisième numéro est
celui présenté par les élèves du groupe A, ce qui me donne le temps
d’aller me changer pour mon solo, qui sera la quatrième
chorégraphie présentée, juste avant celle des quatre meilleures
élèves, dont Louka fait partie.
Pendant que je dansais, je n’ai pas eu le temps de m’en faire avec
mon solo, mais maintenant je me rends compte que dans quatre
minutes, je serai seule devant TOUS les élèves de première
secondaire de l’école. J’en ai le souffle coupé.
Romy m’aide à me dévêtir. Il faut faire vite. La satanée fermeture
éclair de mon costume, qui ne tenait qu’à un fil, lâche au moment
même où je l’enlève. Rapidement, je cherche du regard ma tenue
pour le solo et je ne la vois pas. Elle y était pourtant il y a une
dizaine de minutes, je l’ai laissée sur le banc près de mon sac à dos
et de mes espadrilles.
— Personne n’a vu mon costume zébré? Il était là tantôt, avant
qu’on fasse le numéro.
Les quelques filles qui sont autour de moi m’aident à le chercher,
en vain. La panique me gagne. Que vais-je faire? Je ne peux même
pas mettre mon premier costume, il est brisé!
— Tu cherches quelque chose?
C’est Priscilla. Appuyée nonchalamment sur ses béquilles, elle me
regarde avec un sourire narquois. C’est elle qui a caché mon
costume, j’en suis sûre!
— Priscilla! Donne-moi mon costume immédiatement, dis-je en
essayant de contenir la rage qui s’est emparée de moi.
— Ton costume? Mais je ne l’ai pas vu. Tu devrais faire attention à
l’endroit où tu ranges tes choses, tu sais.
Je n’ai pas le temps de discuter avec elle. Je dois être prête dans
une minute, une minute et demie peut-être.
Je regarde mes amies, désespérée. Romy réagit plus vite que
moi.
— Il faut trouver quelque chose à mettre à Lili! Vite!
En deux temps trois mouvements, toutes mes collègues se ruent
vers leur sac pour me trouver une nouvelle tenue. Je regarde tout ce
que mes amies me tendent et je mets finalement les leggins noirs
moulants de Josiane, le t-shirt gris inondé de paillettes au col
échancré de Romy et les jambières roses de je-ne-sais-plus-qui.
J’ai tout juste le temps de finir de m’habiller que le groupe A
termine son numéro. Je prends une grande inspiration et, le cœur
battant la chamade, je marche la tête haute et le pas décidé jusqu’au
centre de la scène. En me voyant passer, Louka me jette un regard
interrogateur, mais je n’ai pas le temps de lui expliquer. Plus tard, je
réglerai mes comptes avec Priscilla, mais pour l’instant, je dois me
concentrer sur mon solo.
Je sens trois cents paires d’yeux fixés sur moi. J’attends la
musique, mais celle-ci tarde à débuter. Mes mains tremblent un peu.
J’ai terriblement chaud, et ce n’est pas seulement à cause des
projecteurs. Ce n’était peut-être pas l’idée du siècle que de mettre
des jambières…
Soudainement, Mika s’avance sur scène et vient me voir. Que fait-
elle ici?
— Lili, on a un problème.
NON! Pas encore!
— On a perdu la musique de ton numéro. Qu’est-ce que tu veux
faire? Tu peux laisser tomber si tu veux, tout le monde comprendra.
Mais comment a-t-on pu perdre ma musique? Un fichier mp3 sur
un ordinateur, ça ne disparaît pas tout seul. Je tourne ma tête
instinctivement vers les coulisses. Les AA sont beaucoup trop
souriantes à mon goût. Eh oui, on dirait qu’elles ont encore frappé.
Ces filles veulent vraiment ma peau, pardi! Et cette fois, elles ont
gagné… Sans musique, sans rythme, j’aurais beaucoup trop peur de
me tromper. Toute seule dans ma chambre, ça ne me dérange pas,
mais devant quelques centaines de personnes, c’est une tout autre
histoire.
Je dois me résigner. Je me faisais une telle joie de faire ce solo,
mais je me reprendrai ce soir, je n’ai pas vraiment d’autre choix.
Je vois dans les yeux de Mika le reflet de ma propre déception. Je
me retiens pour ne pas pleurer de rage. Alors que je m’apprête à
quitter la scène, j’entends un clac! Puis un autre. Et encore un autre.
Sur le bord de la scène, dans les coulisses, Romy tape des mains.
À ses côtés, Maria, Josiane, Mathilde et Louka l’imitent à leur tour.
Je me rends alors compte que mes amis tapent la même cadence
que la chanson sur laquelle je devais danser. Ils sont devenus des
métronomes afin que je puisse faire mon solo, même sans musique.
Tous me lancent un défi: montre-leur de quoi tu es capable!
Bientôt, presque tous les élèves de danse-études, à part une
poignée, tapent des mains. Dans l’assistance, quelques-uns s’y
mettent également. Au fond de la salle, quelqu’un siffle même pour
m’encourager. Je jurerais que c’est Grégory.
Ce tempo qui résonne tout autour de moi m’insuffle une énergie
nouvelle. À l’autre bout de la ville, je suis sûre que Clara doit
éprouver la même chose. L’émotion que je ressens est si forte qu’il
ne peut en être autrement. Je sais que je suis capable de danser
maintenant. Mika me sourit et s’éloigne, me laissant la scène à moi
toute seule.
Je ferme les yeux quelques secondes, pour visualiser les
mouvements que je m’apprête à faire, pour que mon corps ressente
bien le rythme et vibre au son de tous ces battements. Et je danse.
Je danse, non pas parce que je dois faire mon numéro, mais bien
parce que j’en ai envie, j’en ai besoin. Je danse car j’aime danser,
voilà tout. Et je m’amuse comme jamais.
Mes bras, mes pieds virevoltent dans les airs avec vivacité et
grâce. J’ondoie, je bondis, je m’élance, je vole. Mon corps est le
résonnement de l’énergie que me transmet la salle. Maintenant,
toute l’assistance tape des mains, siffle. La foule ne fait qu’un et je
ne fais qu’un avec la foule.
Et puis, je termine ma chorégraphie aussi brusquement que je l’ai
commencée. Accroupie sur la scène illuminée, je halète. Les
battements de la salle se changent en applaudissements
enthousiastes, et je sais alors que j’ai gagné mon pari. Après un
rapide salut, je me précipite dans les coulisses où je saute dans les
bras de mes amis, mes sauveurs. Dans la liesse générale, Priscilla
en oublie presque de présenter le dernier numéro. Du coin de l’œil,
je jurerais qu’elle suffoque de rage.
20 décembre

Estelle n’est pas venue à l’école, ni hier ni avant-hier. J’essaie de


ne pas y penser, de me dire que ça n’a aucun rapport avec le fait
que j’ai divulgué son secret à l’infirmière, mais je me convaincs très
mal.
Clémentine lit dans mes pensées. Dès qu’elle me voit dans la
lune, elle claque des doigts. «Allez, on pense à autre chose, là!» Ça
me fait sourire.
Aujourd’hui, c’est une journée de cours ordinaire et demain,
plusieurs activités spéciales sont organisées à l’école. Clémentine et
moi avons choisi d’aller voir un film à l’auditorium en matinée et de
jouer à des jeux de société dans l’après-midi.
Avec mon argent de poche, j’ai acheté un peu de matériel de
scrapbooking à Clémentine. Je le lui donnerai demain. J’espère
qu’elle appréciera. Et je n’ai pu m’empêcher de lui refaire une recette
de caramels. Clémentine ira dans un chalet quelques jours avec ses
parents pendant les vacances, mais j’espère qu’on pourra quand
même se voir quelques fois. Avec Lili, on s’est justement dit que
nous aimerions faire une soirée de filles. On inviterait Clémentine et
Romy, on louerait des films romantiques super quétaines et on
jaserait jusqu’à deux heures du matin en mangeant des jujubes et du
pop corn. J’ai vu une recette de pop corn salé sucré l’autre jour sur
le Net, je pourrais même en préparer. J’espère que ça fonctionnera.
Et pas question que Grégory soit là, même si ma sœur insiste. Une
soirée de filles, c’est sacré. Un point c’est tout!
Je suis assise devant le casier de Clémentine et je l’attends.
Encore une fois. Son autobus a dû prendre du retard à cause de la
neige. Comme elle habite dans un rang de campagne, la route est
souvent mauvaise. Son autobus était toujours à la dernière minute
cet automne, mais depuis qu’il y a de la neige, un jour sur deux il
arrive carrément en retard.
Je viens de terminer un autre livre de Chrystine Brouillet. Il faudrait
que je me trouve une autre auteure que j’aime pour changer un peu.
J’espère que mes parents m’offriront un livre à Noël ou une carte-
cadeau dans une librairie. C’est vraiment le genre de cadeau que
j’apprécie le plus. Pas besoin de se casser la tête avec moi: un livre
me fait TOUJOURS plaisir. Lili me trouve plate, mais la lecture est
pour moi le plus grand des bonheurs. Je ne sais pas ce que je ferais
de ma vie sans mes livres!
Pendant que je glisse ma main sur la page couverture du roman
que je viens de finir, je vois des ballerines grises qui s’arrêtent tout
juste à côté de moi. Serait-ce?… Mais oui, c’est Estelle! On dirait
qu’elle veut me parler. Oh là là, j’ai peur de ce qu’elle va me dire.
Je me relève vivement. Je scrute son visage pour voir des traces
de colère ou d’arrogance, mais elle a l’air plutôt calme. Ses traits
sont extrêmement tirés, mais à mon plus grand étonnement, elle ne
semble pas fâchée contre moi. Cacherait-elle bien son jeu? Je ne
vais pas tarder à le savoir.
— Je sais que c’est toi qui as parlé à l’infirmière, me dit-elle
d’emblée.
Je ne dis rien. Que pourrais-je lui répondre, après tout? Je me
sens fondre comme un cornet de crème glacée sous le soleil de
juillet.
— Je ne suis pas fâchée. Je l’ai été sur le coup, mais je ne le suis
plus. Il fallait qu’il se passe quelque chose, je ne pouvais plus vivre
comme ça. Après ma rencontre avec l’infirmière, je me suis dit que
je n’avais plus vraiment le choix et que je devais parler à mes
parents. À ma mère, en fait. Elle m’a amenée à la clinique et selon le
médecin, je fais sûrement une dépression ou quelque chose comme
ça. Il m’a donné des médicaments et en janvier, je vais voir une psy.
— Je suis contente de savoir ça. Je suis sûre que ça va t’aider. Je
m’inquiétais, je me demandais pourquoi tu n’étais pas à l’école.
— Le doc m’a signé un papier pour que je sois en congé cette
semaine, mais je voulais venir chercher quelques trucs qui sont
restés ici. Ma mère m’attend dans l’auto.
— Chanceuse, tu commences tes vacances avant nous.
Elle me sourit faiblement. Je sais que ce ne sont pas de vraies
vacances et je regrette un peu mes paroles. Estelle se dirige vers
son casier qui est à quelques mètres de celui de mon amie. Elle
fourre deux livres dans son sac, sa trousse et un foulard. Lorsqu’elle
repasse devant moi, elle baisse les yeux, comme si elle était gênée.
— Pour les deux prochaines semaines, si tu as envie de m’écrire
ou d’aller au cinéma, ça me ferait plaisir. Clémentine pourrait aussi
être là. Tu as encore mon courriel?
Je hoche la tête.
— Bon, bien… Bonnes vacances. Et joyeux Noël en avance.
Je m’approche pour lui faire la bise. Elle reste près de moi
quelques secondes sans rien dire. J’ai l’impression que tout son
corps se réconforte à mon contact, me remercie pour ce que j’ai fait.
C’est un moment bref, où se mélangent l’affection et le malaise.
Puis, elle m’embrasse furtivement sur la joue et s’éloigne.
Je pense que tout n’est pas perdu entre Estelle et moi. Entre
Estelle et Clémentine non plus. Même si elles ont eu un petit
accrochage, je crois qu’elles pourraient se réconcilier. J’ai
commencé l’année scolaire sans aucune amie, finirai-je ma première
année du secondaire avec DEUX amies? C’est comme avoir non
pas une, mais deux cerises sur un sundae!
22 décembre

C’est ma première journée de vacances, il est 6 h 12 et je suis


réveillée depuis dix minutes. D’habitude, il faut que ma sœur allume
les lumières, que papa ou maman viennent me dire huit fois de me
lever ou que je laisse mon réveil hurler à tue-tête pendant vingt
minutes pour être capable d’ouvrir un œil et là, alors que je pourrais
roupiller comme un loir, je suis incapable de me rendormir. Mon
cerveau doit trouver qu’il se passe trop de choses dans ma vie pour
que je perde du temps à rêver.
Après notre spectacle de danse, nous avons eu toute une
discussion, madame Loiseau, Mika, Priscilla et moi. Romy m’a
accompagnée, pour me donner du courage. J’ai déballé tout mon
sac. Madame Loiseau et Mika se sont rendu compte par elles-
mêmes qu’il y avait eu un problème avec mon costume et avec la
musique au spectacle, mais je leur ai aussi parlé de mes effets
personnels répandus partout dans le vestiaire, de l’intimidation dans
les corridors, des fausses accusations de copiage. J’ai répété à Mika
que je n’y étais pour rien dans la blessure de Priscilla au mois
d’octobre, en la priant de me croire. Quand j’ai eu raconté tout ce
que j’avais sur le cœur, je me suis sentie tellement légère! Peu
m’importait qu’elles me croient ou non, je me sentais libérée d’un
poids immense.
Romy a plaidé en ma faveur, en disant que je n’inventais rien et
que plusieurs autres personnes pouvaient venir témoigner de ce qui
se passait depuis quelques mois.
Priscilla a bien essayé de se défendre, de me discréditer, de dire
que j’inventais tout cela pour qu’on s’occupe de moi, mais le non-
verbal de madame Loiseau et de Mika était très éloquent. Madame
Loiseau a regardé sa montre, le visage crispé.
— Il est presque 11 h 30. Allez dîner et cet après-midi, à l’école de
danse, nous allons tirer tout cela au clair.
En après-midi, on nous a mis le film Sur le rythme pour
décompresser après notre spectacle et nous reposer avant la
représentation du soir. Madame Loiseau a fait venir dans son bureau
plusieurs élèves à tour de rôle: mes amis, mais aussi presque toute
la clique des AA.
Le local où nous étions pour visionner le film était sombre et je
n’arrêtais pas de me retourner pour regarder le rai de lumière sous
la porte du bureau de madame Loiseau. Nos profs nous avaient fait
du pop corn, mais je n’avais pas faim. J’aurais tellement aimé être
un petit oiseau et écouter ce qui se disait derrière la porte!
Quand les élèves ressortaient, on voyait bien que plusieurs
avaient pleuré. Si habituellement les AA me jettent toujours des
regards noirs, là, aucune n’osait me regarder dans les yeux.
Avant qu’on parte pour aller souper, madame Loiseau est venue
me voir. Elle tenait le costume que je devais porter pour mon solo.
— Tiens, nous avons retrouvé ton costume. Il ne devrait pas y
avoir de problème pour le spectacle de ce soir, tu auras aussi ta
musique pour ton solo. Je n’ai pas encore pris de décision, mais tu
vas voir, dans les prochains jours, il va y avoir plusieurs
changements.
Et effectivement, il y a eu plusieurs changements… Tout d’abord,
hier, lors de notre dernière journée d’école, madame Loiseau m’a
appris que Priscilla et Stella étaient expulsées du programme danse-
études. Ni l’une ni l’autre ne reviendraient en janvier. Leurs amies,
Emma et Andréa, ont eu de sévères avertissements. J’en suis restée
complètement baba. Stella a avoué que c’était elle qui avait éparpillé
mes effets dans le vestiaire cet automne et caché mon costume pour
le spectacle de Noël. Et c’est Priscilla qui a effacé ma musique de la
clé USB contenant toutes les pièces musicales pour le spectacle,
sans compter toutes ses autres magouilles.
À mon grand étonnement, Mathilde a confié à madame Loiseau
que Priscilla et Stella l’auraient régulièrement traitée de «grosse
truie», de «grosse torche» et d’autres qualificatifs du même genre.
Elles lui auraient même envoyé des dessins obscènes, que Mathilde
a gardés et montrés à la directrice. Pauvre Mathilde, dire que je ne
me suis jamais doutée qu’elle aussi se faisait humilier par cette
bande de tartes. Oui, Mathilde est grassouillette, mais elle est
tellement belle et tellement gentille avec tout le monde. C’est un
cœur sur deux pattes.
— Lili, je veux que tous les élèves de mon école soient
respectueux les uns envers les autres et j’espère avoir passé un
message clair: il n’y a pas de place pour les intimidateurs ici. Mais si
jamais, par la plus grande malchance, cela se reproduisait, je veux
que tu viennes me voir absolument. Je ne comprends pas pourquoi
tu n’es pas venue nous en parler. Tu es une jeune fille déterminée,
qui a du caractère. Tu n’as pas à te laisser rabaisser par les autres.
— J’étais certaine que personne n’allait me croire. Tout le monde
trouvait Priscilla si extraordinaire… J’étais quoi, moi, à côté d’elle?
Madame Loiseau s’est radoucie. Elle a plongé ses yeux droit dans
les miens.
— Tu es encore plus extraordinaire qu’elle. Tu ne dois jamais
l’oublier.
Lorsque Priscilla et Stella ont ramassé leurs effets personnels
dans leur casier, j’ai fait bien attention de me faire oublier. Toutes les
AA reniflaient ou pleuraient, ce n’était pas du tout l’endroit où traîner.
Nous nous sommes assis trois ou quatre dans le plus petit des
locaux de l’école de danse et Gabrielle a essayé de nous montrer à
jouer au poker, mais je n’y comprenais rien de rien. Et je pense que
je n’étais pas toute seule. Romy et Louka avaient des points
d’interrogation à la place des yeux.
— C’est bien trop compliqué, ce jeu-là!
— Non, mon père m’a montré, vous allez voir, c’est facile.
— On ne peut pas jouer à autre chose à la place? Un jeu que tout
le monde connaît, ça serait beaucoup mieux.
C’est alors que j’ai eu ma deuxième bonne nouvelle de la journée.
— Lili, est-ce que je peux te parler?
C’était Mika. Je me suis levée et nous nous sommes éloignées un
peu de mes amis.
— Tout d’abord, je voudrais m’excuser. Je ne t’ai pas crue cet
automne quand tu me disais que tu n’avais pas fait tomber Priscilla
et j’aurais dû t’écouter.
— Elle vous a dit que ce n’était pas moi?
— Pas vraiment… Elle a admis plusieurs choses, mais nous ne
sommes pas revenues sur ce point. Quand c’est arrivé, je n’avais
aucune raison de penser que Priscilla mentait, mais à la lumière de
tout ce qu’elle a fait, je me rends compte que j’aurais dû te croire. Je
m’excuse sincèrement.
— C’est pas grave.
J’ai été vraiment touchée que Mika vienne me voir pour faire son
mea-culpa. Je m’entends bien avec elle et j’ai vraiment eu beaucoup
de peine qu’elle ait pensé que je mentais.
— Je voulais aussi te dire… À la suite de ton numéro
époustouflant au spectacle, nous serions prêtes à t’accueillir dans le
groupe A après les vacances. Je crois que tu t’es beaucoup
améliorée au cours des derniers mois et tu n’auras aucun problème
à t’intégrer.
Eh bien! Ça, je ne m’y attendais pas du tout.
— Pour vrai?
— Oui, oui. Mais c’est comme tu veux, si tu préfères rester dans le
groupe B…
— Non! Je veux aller dans le groupe A. Merci! Merci!
Je sautillais de joie. Wahou! J’allais être dans le groupe A! J’ai
donné deux grosses bises à Mika et je suis allée rejoindre mes amis
qui se demandaient ce qui se passait avec moi.
Alors, voilà. C’est ma première journée de vacances et je n’ai
qu’une envie: que l’école recommence pour pouvoir danser. Avec
Priscilla qui ne sera plus en danse-études et le groupe des AA qui
sera démantelé, l’ambiance va être tellement plus agréable!
Je sais que je vais sûrement danser un rigodon ou deux et
quelques sets carrés avec les tantes et les oncles la veille de Noël,
mais ma gang de danse-études me manque déjà. C’est avec eux
que j’aurais envie de fêter.

Clara ronfle presque en dormant. Les vacances vont nous


permettre de passer un peu plus de temps ensemble toutes les
deux. Ce sera notre dernier Noël avant l’arrivée de notre sœur, faut
en profiter. Et il y a Grégory aussi. Avec la préparation du spectacle
de Noël, je l’ai un peu négligé. Nous avons du temps à reprendre
ensemble.
Je bâille. Peut-être que je vais essayer de me rendormir un peu.
Après tout, je pense que les vacances vont être pas mal chargées.
Je sens que ma vie va bouger, que tout plein de choses positives
s’en viennent. Et j’en suis tellement contente!
Cupcakes au chocolat
(Les préférés de Lili)

INGRÉDIENTS

• 1 tasse de babeurre (ou une tasse de lait avec 1 c. à soupe de vinaigre ou de


jus de citron)
• 2 œufs
• 1 ½ tasse de sucre
• 2⁄3 tasse de beurre
• 1 c. à thé de vanille
• ¾ tasse de cacao
• 1 ¼ tasse de farine
• ½ c. à thé de sel
• 1 c. à thé de poudre à pâte

PRÉPARATION

1. Préchauffer le four à 350 °F (180 °C).


2. Dans un bol, mélangez ensemble le cacao, la farine, le sel et la poudre à pâte.
3. Dans un autre bol, battez le beurre en crème au malaxeur. Ajoutez-y le sucre
et la vanille.
4. Incorporez les œufs un à la fois en brassant bien.
5. Ajoutez les ingrédients secs à la préparation liquide en alternant avec le
babeurre.
6. Remplir les moules aux trois quarts et faire cuire les cupcakes pendant 20 à
22 minutes.
7. Faire refroidir.
8. Glacer à votre goût!

Donne entre 15 et 18 cupcakes.


Cupcakes et claquettes
Sophie Rondeau
Cupcakes et claquettes
Sommaire: t. 1. Loin de toi.
Pour les jeunes de 9 ans et plus.

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des institutions suivantes


pour leurs activités d’édition:
Conseil des Arts du Canada;
Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC);
Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC);
Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour
l’édition de livres.

Illustration de la couverture: Géraldine Charette


Graphisme: René St-Amand
Mise en pages: Martel en-tête

Copyright © 2013, Éditions Hurtubise inc.

ISBN 978-2-89723-148-4 (version imprimée)


ISBN 978-2-89723-149-1 (version numérique pdf)
ISBN 978-2-89723-155-2 (version numérique pdf)

Dépôt légal: 1er trimestre 2013


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada

www.editionshurtubise.com
À propos de l'auteure
Sophie Rondeau est l’auteure de plusieurs albums et de deux
romans pour adolescents. Elle est aussi enseignante au secondaire
et mère de quatre enfants! Auteure engagée auprès de la jeunesse
depuis de nombreuses années, elle aime particulièrement aller à la
rencontre de son public dans les écoles et bibliothèques.
De la même auteure
Non, petits gourmands! (coécrit avec Nadine Descheneaux), album,
Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 2012.
La Fée Chaussette, album, Montréal, Éditions Imagine, 2011.
La Collation de Barbo (coécrit avec Nadine Descheneaux), album,
Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 2011.
Violette à bicyclette, roman, Gatineau, Éditions Vents d’Ouest, 2010.
Papa a peur des monstres, album, Montréal, Éditions Imagine, 2009.
Étienne-la-bougeotte, album, Montréal, Éditions du Renouveau
pédagogique, 2009.
Louka cent peurs, roman, Gatineau, Éditions Vents d’Ouest, 2009.
Simone la Démone cherche cœur de pirate, roman, Rosemère,
Éditions Pierre Tisseyre, 2009.
La deuxième vie d’Anaïs, roman, Gatineau, Éditions Vents d’Ouest,
2009.
Simone la Démone des sept mers, roman, Rosemère, Éditions
Pierre Tisseyre, 2008.
Ton nez, Justin!, album, Montréal, Éditions du Renouveau
pédagogique, 2008.
La Course aux œufs, roman, Montréal, Éditions du Renouveau
pédagogique, 2007.
Quels drôles d’orteils! (coécrit avec Nadine Descheneaux), album,
Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 2007.
Je rêve en couleurs, album, Grand-Mère, Éditions Scolartek, 2006.
Le père Noël ne viendra pas, album, Montréal, Éditions du
Renouveau pédagogique, 2006.
Le Serment d’Ysabeau, roman, Rosemère, Joey Cornu Éditeur,
2004.
À propos des Éditions Hurtubise

Fondées en 1960 par Claude Hurtubise, les Éditions Hurtubise, alors


Hurtubise HMH, ont développé parallèlement les secteurs littéraire et
scolaire. Aujourd’hui la ligne éditoriale de la maison indépendante, membre
du groupe HMH, est davantage littéraire, autant pour la jeunesse (12 ans et
plus) que pour les lecteurs adultes, auxquels ouvrages se greffent les livres
de référence de la collection Bescherelle. Le catalogue littéraire des
Éditions Hurtubise est l’un des plus prestigieux parmi les éditeurs
francophones du pays, tant en essais qu’en fiction, avec environ 800 titres
au catalogue.
Avec Leméac Éditeur, les Éditions Hurtubise sont également
propriétaires de la Bibliothèque québécoise, qui se consacre à l’édition et la
réédition au format poche de textes littéraires (fictions et essais); une
maison d’édition qui comprend aujourd’hui un catalogue de plus de 200
titres.
Par ailleurs, les Éditions Hurtubise sont également très actives sur le plan
international comme en fait foi les nombreuses cessions de droits d’une
douzaine de titres différents par an, qui permettent à nos auteurs québécois
de connaître un rayonnement accru et de rejoindre de nouveaux lecteurs.
Il est également important de noter que notre groupe, via la société
Distribution HMH, se charge lui-même de sa diffusion et de sa distribution
en librairie. Le travail pour la vente dans les grandes surfaces est quant à lui
assumé par la Socadis, partenaire important des Éditions Hurtubise depuis
plus de dix ans et avec lequel nous sommes en contact sur une base
quotidienne.

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