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Le bonheur dans

la poche

Paul Vernon
La tendresse à des secondes qui
battent plus lentement que les
autres.

Romain Gary

L’humour renforce notre


instinct de survie et sauvegarde
notre santé mentale.

Charlie Chaplin
1.

Ce que je peux vous dire en premier, c’est qu’on habitait


en haut d’une rue et qu’avec mon cartable sur le dos et
seulement deux pieds pour marcher, c’était un crève-cœur
de tous les jours, avec la côte et les allers-retours. Il y avait
aussi dans l’immeuble un escalier sans ascenseur jusqu’au
troisième. Je sifflotais malgré tout en grimpant les
marches et je ne me plaignais pas d’autre part car j’avais
pour moi douze ans et toute ma vie devant. Et je peux déjà
vous dire que la vie, je la trouvais bien plus raide qu’un
escalier.

Ce n’était pas toujours la joie à la maison à cause des loyers


en retard et des fins de mois en avance. Parfois mes parents
s’engueulaient et les assiettes volaient dans la cuisine.
Alors je descendais avec Tristoune chez Monsieur Guérant
là où il n’y en avait pas. Je vous parlerai de Tristoune un
peu plus tard si ça vous intéresse et je parie que vous n’allez
pas me croire.
Monsieur Guérant habitait au rez-de-chaussée et il ne
recevait jamais de visite à cause de la solitude et des odeurs
de la vieillesse. Mais il avait un regard qui ne sentait rien
de particulier et j’ouvrais toujours la fenêtre en entrant.

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—Monsieur Guérant, comment on sait qu’on devient un
adulte ?
Monsieur Guérant faisait toujours des bruits d’évier avec
la gorge avant de parler et son déambulateur ne lui servait
à rien car ses jambes ne le portaient plus.
—Arg…Tu as de drôles de questions, mon petit Alex. Je
suis devenu adulte il y a très longtemps et je ne me
souviens plus très bien à cause des souvenirs qui s’en vont
souvent avant la mémoire. Je crois qu’au début, ça m’a
bien plu. Mais avec la vieillesse, je me suis fait avoir comme
un gamin, et depuis je regrette.
Monsieur Guérant savait beaucoup de choses grâce à sa
culture et aux livres qu’il avait lus avant que ses yeux ne
blanchissent. Ses oreilles étaient en bon état pour un
aveugle mais je devais souvent lui répéter ma question.
— Monsieur Guérant, dites-moi la vérité. Comment on
sait ?
Monsieur Guérant semblait un peu embêté. Il a tourné la
tête vers la fenêtre pour éviter mon regard, puis il a reniflé
comme pour me prévenir que ça allait être triste.
— On sait qu’on est devenu un adulte quand on lève la
tête la nuit pour regarder les étoiles et qu’on ne voit
que du noir qui se cache.
Je suis remonté chez moi quand les assiettes étaient
cassées par terre et je me suis mis à pleurer avec maman
parce que papa était sorti en claquant la porte. J’avais
souvent de la peine pour maman même si j’aimais mon
père, mais je le trouvais parfois injuste. J’ai toujours eu un
problème avec l’injustice et ça ne s’est pas amélioré avec
l’âge comme vous le verrez après si vous trouvez que ça
vaut la peine. L’injustice, elle est pas juste.
Je suis né à l’Ouest, complétement même, d’après
Monsieur Rigault, tête de veau, et je crois que n’ai jamais
été bébé car j’ai toujours eu d’autres soucis en tête. J’avais

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déjà une petite réputation en tant que fils de mon père et
j’ai eu ma première panne d’oreiller le jour de ma
naissance, c’est dire si ça commençait bien. A l’école, j’étais
assis au fond de la classe loin de Sophie et des règles de
grammaires, et je me faisais souvent tirer l’oreille car c’est
toujours à ça qu’on reconnait un cancre. Le dernier jour du
trimestre, j’avais pris l’habitude de chaparder un truc en
passant devant l’épicerie du coin pour me faire engueuler
et j’en étais quitte pour un trimestre et on n’en parlait plus.

J’étais peut-être un cancre à l’école, mais dans le quartier,


il y en avait des plus mabouls que moi. Il y avait Dring-
dring, Boito, Poilo et le Coyote. Ils étaient une bande de
débiles et on est vite devenus amis. Pour l’amitié, on a pas
besoin de réfléchir, c’est le cœur qui sait. Après l’école, ils
s’amusaient à sonner aux portes des maisons avant de
ficher le camp en courant, ou ils entraient chez le boucher
pour lui acheter des brioches au sucre. Les gosses, je vous
jure, un rien les amuse.

Dans cette ville, mon père était connu comme le loup blanc
et il connaissait tout le monde aussi. Un loup d’un mètre
quatre-vingt-dix, ça ne passe pas inaperçu. Quand on lui
demandait ce qu’il faisait dans la vie, il répondait
« t’occupe », ou « je t’en pose des questions ». En vrai, il
était coiffeur. Il tenait un petit salon aussi enfumé que le
bar de Monsieur Emile et il ne coupait les cheveux que
d’une seule manière, avec un peigne et des ciseaux. Et si ça
ne vous plaisait pas, c’était pareil. Mon père était un grand
rêveur, mais à soixante ans, il devait se dépêcher, car à cet
âge, les rêves ont souvent fichu le camp depuis bien
longtemps, croyez en ma vieille expérience. Papa s’appelle
Henry mais je l’appelle toujours papa parce que je suis son
fils et que je l’aime bien, pas seulement parce qu’il est de
ma famille mais parce qu’il n’est pas comme tout le monde.

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La nuit, il dort. Et le jour, il rêve. Il se prend pour un
écrivain célèbre. Dans la salle d’attente de son salon, il y a
des magazines avec des filles en maillot de bain allongées
sur la plage, et même sans plage et sans maillot de bain un
peu plus loin, mais c’est pour que personne ne sache qu’il
lit des romans le soir en cachette. Après maman, il était
tombé amoureux de Monsieur Romain Gary qui était très
connu comme écrivain. Mais mon père n’était pas pédé. Il
préférait l’écriture. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui. Et
depuis, il lit toujours le même roman car c’est pour lui le
meilleur moyen pour l’empêcher de devenir un souvenir.

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2.

Sophie nous venait de Paris avec ses parents, ses deux


couettes et un regard qui marquait comme une frontière.
Elle était mutique parce qu’elle ne parlait pas beaucoup
mais on n’y pensait jamais tellement elle était jolie. Son
père était directeur d’une banque et sa mère avait besoin
de repos. Ils étaient venus dans le coin comme on vient en
vacances, sans trop savoir si la région leur plairait, mais ils
recherchaient le grand air et pour ça ici on était les
meilleurs. Durant la récréation, elle était seule parce
qu’elle était nouvelle et c’est bien connu que les enfants
n’aiment pas les étrangers mais seulement les surprises. Il
pleuvait quand je me suis approché d’elle mais elle ne s’est
pas abritée sous le préau comme les autres et c’est comme
ça que j’ai eu la foudre. Elle m’a dit « pourquoi tu es si
triste ? » avec son goûter à la main puis elle a déposé un
morceau de sa madeleine au chocolat dans la mienne et
après ce fut le noir total. Je me suis réveillé avec le visage
de l’infirmière au-dessus de moi et celui de Monsieur
Rigault qui disait « reculez, reculez ! ». L’infirmière m’a
giflé et je me serais bien mis à gueuler mais je n’avais pas
assez de force. Elle m’a tendu un sucre et un verre d’eau

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pour se faire pardonner et je me suis senti un peu mieux.
J’ai réfléchi longtemps après sur le lit de l’infirmerie et je
crois que Sophie m’a demandé pourquoi j’étais si triste
parce que ça la rassurait. Elle n’était plus seule dans sa
tristesse. Nous étions deux.

Après l’école, je la raccompagnais chez elle et elle me


raccompagnait chez moi. Nous passions des heures à
marcher sur le trottoir en silence. On parlait de rien mais
c’était chouette, car avec Sophie, rien, c’était déjà
beaucoup. Parfois, nos épaules se frôlaient et je sentais un
truc bizarre venir me chatouiller le bas du ventre comme si
j’avais faim. Mais c’était pas ça. Quelque fois, Sophie me
prenait la main et on courait se cacher derrière un des
arbres du parc. Là, au pied un tronc large comme un pied
d’éléphant, elle me demandait de lui donner un baiser sur
la joue car je crois qu’elle devait me trouver bien mignon
comme maman que j’embrassais parfois sur la bouche
avant de rencontrer Sophie. C’était tellement bon que j’ai
eu peur de devenir un vrai drogué et un obsédé sexuel et
j’imaginais comment ça devait être encore plus incroyable
sur la bouche. J’avais les yeux éblouis, et sous mes airs
calmes, je me sentais plus agité que Tristoune quand il fait
son mauvais acteur de théâtre. Il faut que je vous parle de
Tristoune mais c’est tellement fou que je suis sûr que vous
n’allez pas croire, alors je traîne encore un peu pour
trouver les mots.

Ce que nous adorions faire avec Sophie, c’était de traîner


dans la vieille bagnole désossée du terrain vague, de
descendre les côtes à vélo en fermant les yeux, de souffler
dans nos sarbacanes sur des bouteilles vides et de se
pousser fort à la balançoire pour se faire peur. Sophie était
maigre comme un clou mais elle m’a tout de suite rendu
marteau. Le soir quand je la quittais, je rêvais les yeux

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ouverts et j’avais souvent des hallucinations. Je n’ai jamais
mis un pied à la campagne de ma vie mais je voyais des
chevaux, une carriole et un ciel étoilé. C’était tellement vrai
que j’avais l’impression que je l’avais déjà vécu. Les copains
se foutaient de moi car j’avais l’air encore plus bête que
d’habitude, mais que voulez-vous que j’y fasse. Mon cœur
se met toujours à battre sans moi et je n’ai jamais su lui
dire quand il en faisait trop.

Après le terrain vague, il y avait les immeubles qu’on


appelle des HLM. Ils étaient haut comme tours et ils
gâchaient la vue, mais chez nous c’était déjà moche avant
alors personne ne disait rien. Boito habitait au septième
avec ascenseur alors il était fier comme un crâneur. Le père
de Boito faisait la circulation devant l’école avec son sifflet
à la bouche alors on ne savait pas qu’il était policier. Sa
mère gardait des enfants à domicile et surtout chez elle, et
Boito s’appelait Régis mais il était né dans le hall de
l’immeuble alors tout le monde l’appelait Boito.

Je me suis rendu à pied vers les immeubles car la côte était


aussi une descente et c’était son bon côté. Boito est
descendu par les escaliers et il m’a rejoint sur une pelouse
couverte de merdes de chien et j’ai mis un pied dedans
mais pas le bon, alors merde. Boito avait un secret à me
confier mais il attendait que je sois bien assis avant de me
le dire. J’ai rigolé en posant une fesse sur un morceau de
mur et j’ai dit vas-y. Il m’a dit « Sophie va déménager ».
J’ai fait comme si j’avais mal entendu à cause du choc. J’ai
mis les mains dans les poches et j’ai dit répète.

— Sophie va déménager, tfou tfou, juré craché. C’est son


père qui l’a dit au mien à son club de tennis, même que ce
jour-là, il est arrivé en retard et qu’ils ont perdu contre des
brêles.

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Boito, je l’aime bien, mais parfois il raconte des cracks pour
se faire mousser. Il y avait des gosses qui couraient partout
autour parce qu’on était mercredi et j’ai serré les poings
même si je n’ai tapé sur personne. Ça fait toujours mal de
taper sur quelqu’un. Boito avait toujours un ballon sur lui
et on est allés faire une balle à l’américaine contre un mur
car le sport vide la tête. Et c’est vrai que je me suis senti
mieux. Et puis c’est revenu avec des élancements dans la
poitrine et j’ai demandé à Boito c’est pour quand et il m’a
dit ch’ai pas. Après, la mère de Boito a passé une tête par
la fenêtre et elle a dit « Régis, on y va » et Boito a dit j’arrive
et il a ramassé son ballon pour que personne ne lui vole
parce que dans les cités, on ne sait jamais et on s’est fait
salut et je suis parti.

Je suis rentré à pied par la ligne de chemin de fer car j’avais


besoin d’être seul et c’était un bon endroit pour ça parce
qu’elle était abandonnée. Je marchais dessus les bras en
croix, et dans ma tête, y avait pas d’affaire. S’il y avait eu
une petite boite en fer, j’aurais donné un coup de pied
dedans et dans ma tête y aurait rien eu à faire. Je fredonne
toujours un petit air de musique quand je suis seul, ça me
permet de faire le vide. Le vide et moi, on se connaît bien
et on s’est apprivoisé. Je le laisse venir quand il veut, ma
porte est toujours ouverte. Il passe parfois une tête et
rentre cinq minutes, puis il repart comme il était venu. Le
vide, il est un peu comme la marée, il va et il vient, mais il
est toujours là.

Je me suis baladé encore un moment pour ne pas rentrer.


J’ai compté les traverses en bois du pont jusqu’à la petite
porte en zinc et j’ai arrêté à cent parce ça faisait trop. Et
moi, quand ça fait trop, ça me dépasse. Il y avait du soleil
sur le haut des immeubles et c’était joli comme spectacle.
Un jour, j’habiterai à Paris où il y a beaucoup d’immeubles

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et Sophie ne pourra plus jamais partir car elle sera déjà
partie avec moi. On se mariera et on aura deux enfants
mais pas plus, parce qu’après ce n’est plus pour l’Amour
mais juste pour les allocs. Je ne croyais pas beaucoup à
l’histoire de Boito et j’ai continué à marcher et à
chantonner car la musique adoucit les mœurs et j’avais
besoin d’adoucir les miens. Il était presque cinq heures, et
avec toutes ces émotions, je n’avais pas vu la journée
passer. Le vide a refrappé à la porte et a repassé une tête
mais il n’est pas resté longtemps car chez moi tout était en
ordre à part un peu de spleen et de vague à l’âme qui
traînaient, mais rien de grave.

Devant la maison, j’ai aperçu Dring-dring avec son vélo


mais je n’étais pas chez moi alors il est reparti. Je me suis
caché derrière un buisson et Dring-dring est passé comme
un fou en faisant tintinnabuler sa sonnette pour le plaisir
car il n’y avait personne à prévenir. J’aurais pu l’appeler et
lui demander qu’est-ce que tu fais et il m’aurait répondu
rien et on serait allés au terrain vague mais je ne
m’ennuyais pas assez pour ça. Et puis, je repensais à papa
et à son livre. Papa écrit le soir dans son bureau mais c’est
un secret entre hommes. Et que je n’aille pas le dire à mère
parce qu’elle ne pourrait pas comprendre comme dans une
chanson d’un chanteur blond à paillettes de la télévision.

Papa avait un meilleur ami, Jean. Il était petit et chauve et


il travaillait à la sous-préfecture au bureau des timbres et
des courriers. Papa l’appelait toujours Jeannot pour faire
moins petit et il ne lui coupait jamais les cheveux pour ne
pas le vexer. Pour son handicap, il n’en parlait jamais parce
que ça ne regardait personne. Et si on regardait bien, ça ne
se voyait même pas. Je n’en parlerai pas non plus parce que
les handicapés ne sont pas plus mabouls que les autres et
j’aime bien quand les gens sont un peu cinglés. Jean

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passait ses soirées à lire dans la salle d’attente du salon
parce que son travail finissait trop tôt dans l’après-midi et
que chez lui, personne ne l’attendait. Quand je passais, il
reposait toujours son magazine sur ses genoux avant de
dire « Voyez qui est là ! Mais c’est Monsieur Alexandre le
bienheureux ! ». Quand on a l’air absent, les gens pensent
toujours qu’on va bien. Il m’emmenait ensuite manger une
crêpe au chocolat et c’était toujours lui qui payait.

Maman restait à la maison mais elle n’était pas une femme


au foyer comme les autres. Elle travaillait à son compte
comme couturière pour les voisines qui ne savaient pas
coudre et pour les autres aussi. Maman n’était pas sectaire
comme femme. Elle s’appelait Anne, mais on pouvait dire
Annette ou Annouille si on voulait. Maman n’était pas
bégueule non plus. Elle était très douée comme couturière
et elle me faisait tous mes habits car ça faisait des
économies sur le compte. Elle avait un mannequin de
couture, une Singer avec une pédale, un grand miroir et
tout un tas d’aiguilles qui le prouvait. Elle avait surtout le
plus merveilleux sourire du monde jusqu’à ce que je
rencontre Sophie. J’étais son petit Alex chéri et elle me
serrait toujours contre elle pour que je lui fasse un câlin et
je crois qu’elle ne me voyait pas grandir parce qu’elle
m’appelait toujours mon loulou alors que je m’appelle
Alexandre, merde.

Le mercredi, je restais à la maison et je tournais en rond et


Tristoune grimpait sur la table en poussant des petits cris
et c’était pas le plus rigolo chez lui. Mais aujourd’hui,
j’avais un problème d’argent de poche à régler à cause de
mon cahier de texte où il y avait écrit coquelicot à la place
d’anniversaire. C’est en regardant la face de Tristoune que
j’ai eu l’idée du siècle. Je suis monté au grenier, j’ai ouvert
une vieille malle poussiéreuse et j’ai sorti un chapeau, une

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longue cape, un foulard, quelques balles en mousse et une
boite en métal. Ensuite, je suis redescendu et j’ai habillé
Tristoune. Au début, il ne voulait pas se laisser faire, il
faisait des criiihs…criiihs comme un chat de gouttière
affamé et le déguisement devait sûrement lui rappeler de
mauvais souvenirs. Je l’ai laissé s’énerver quelques
minutes, puis il s’est calmé et je lui ai parlé. Tristoune avait
parfois dans le regard quelque chose de pas de chez lui et
de très humain. Il a compris et s’est laissé faire. Une fois
habillé, je l’ai regardé devant le miroir et je savais que
c’était gagné.

Devant la place du château, il y avait un grand magasin


comme à Paris et on s’est installés à côté d’une grande
porte à tourniquet parce qu’il y avait du monde. Au début,
les passants passaient sans nous voir car ils croyaient
qu’on faisait la manche. Mais après, ils ont mieux compris
et ils se sont mis à ralentir et même certains se sont arrêtés
avec leurs cabas parce qu’il ne pleuvait pas encore. C’est
une vieille dame avec un sac en toile de jute qui nous jeta
la première pièce car les personnes âgées connaissent
mieux que quiconque le prix des choses et surtout leur
valeur. Quand la boîte cliqueta, j’ai senti mon cœur
s’emballer et je me suis mis à imaginer des cadeaux grands
comme des folies. Tristoune grimpait sur mon épaule et
sautait contre le mur en émettant de petits cris furtifs. En
quelques minutes, un attroupement se forma avec des gens
qui souriaient et qui riaient comme devant un spectacle de
rue. Il y eut même des applaudissements quand Tristoune
jongla avec trois balles sans les faire tomber. La boîte à
métal se mit à cliqueter plus vite qu’un battement de cœur.
J’étais tellement heureux que je ne savais plus où donner
de la tête. J’étais prêt moi aussi à participer au spectacle en
faisant un tour de magie mais je n’en connaissais aucun et
je n’avais rien répété. Avec Tristoune, on est restés presque

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toute la matinée en attendant la pluie. Dès qu’il se mit à
pleuvoir, on s’est abrités sous un arbre et j’ai compté toutes
les pièces pendant que Tristoune mangeait des graines car
j’avais pensé à en prendre. Dans la boîte, il y avait 47 francs
50 et des centimes encore plus petits. J’ai compté une
deuxième fois pour être sûr et j’ai fourré l’argent dans ma
poche car c’est toujours là qu’on met son argent liquide. Je
souriais comme un imbécile heureux et j’imaginais la tête
de Sophie devant des paquets gros comme des folies avec
son sourire qui brillait comme un diamant. J’ai ramené
Tristoune à la maison parce que je n’avais pas de laisse, et
dans les magasins c’est obligatoire, et je suis parti faire du
lèche-vitrines. Je me suis baladé un moment les mains
dans les poches en sifflotant devant les bijouteries, les
boutiques de fringues et de parapluies, mais au bout d’une
heure j’avais mal aux pieds et je n’avais aperçu aucune
folie, même pas une toute petite.

J’ai repensé à Sophie pour me faire du bien et j’ai imaginé


une pomme d’amour. Je suis un peu guimauve, je le
reconnais, mais que vous voulez que j’y fasse, quand je
pense à Sophie, je me sens tout chamallow. C’est parce qu’il
y a toujours un petit côté fête foraine quand nous sommes
ensemble. Avec Sophie, c’est les montagnes russes, le train
fantôme, le palais des glaces, ça sent les beignets et le pop-
corn. C’est l’insouciance du mercredi et du dimanche et
pour moi, c’est toujours comme si c’était le premier jour.
J’ai arrêté de rêver et j’ai recommencé à lécher les vitrines
encore un peu mais c’était seulement pour l’espoir, alors
au bout d’un moment, j’en ai eu marre et j’ai retiré mes
chaussures sur les marches d’une maison et j’avais les
pieds en feu. Vous n’allez sûrement pas me croire, comme
pour Tristoune dont j’ai finalement décidé de ne rien vous
dire et de vous laisser deviner, eh bien tenez-vous bien, j’ai
fourré ma main dans ma poche et j’ai jeté toutes mes pièces

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dans le caniveau. J’ai parfois des sursauts de lucidité qui
font peur à maman et qui m’ont été donnés par papa, car
maman dit que, dans sa famille, ça n’a jamais existé. J’ai
claqué la porte de ma chambre quand je suis rentré à la
maison, j’ai fermé les volets et je me suis mis à chialer
comme un veau avec les poings dans les yeux. Les folies, je
les déteste. Elles croient qu’on ne les regrettera jamais,
mais avec moi, elles sont mal tombées car je ne pensais
déjà plus à elles tellement je n’y pensais plus.

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3.

Papa avait des soucis de santé à cause de ses poumons et


de son paquet de cigarettes. Ils étaient pour ainsi dire
comme une bande de tueurs à gages planqués en
embuscade pour lui faire la peau. Pour un complot, il faut
être au moins deux. J’ai toujours connu mon père malade
mais ça ne changeait rien. Papa et moi, on n’avait rien à
voir l’un et l’autre mais on s’entendait tellement bien qu’on
se comprenait sans se parler.

Comme je l’ai déjà dit, je suis né en retard. Et aussi très


tard dans la vie de mes parents. Papa allait avoir cinquante
ans, maman en avait dix de moins, ce qui est déjà beaucoup
pour une actrice, même pour une doublure. Papa
commençait donc à vivre ses premières vieilles années ou
du moins ses dernières jeunes quand j’ai été livré. Il avait
déjà ses tocs, sa légendaire mauvaise foi, aimait follement
ma mère, la lecture, les cigarettes, faire la sieste et écrire.

Pour un coiffeur, papa avait de grosses mains poilues de


garagiste mais il avait la grâce d’un cygne quand il écrivait.
Et sous des airs j’m’en foustistes, il était un écrivain avec
des principes car parfois il y en a. Papa écrivait peu mais il
écrivait tous les jours et il avait des idées sur tout et surtout
des idées. Il disait que bien peu de gens savent aimer parce
que bien peu savent tout perdre. Et aussi que les souvenirs
nous reviennent toujours par les narines, grâce aux

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parfums des fleurs ou à celui des sentiments, parce que le
nez est plus proche du cœur que les yeux.

Papa me couvait comme une vraie mère poule. Il


s’inquiétait du moindre rhume ou du moindre retard et
l’autorité lui était aussi étrangère qu’un lever de soleil la
nuit. C’était un grand naïf, il était trop bon et trop comique
comme vous le verrez plus tard. Il avait souvent un train de
retard, c’est pourquoi il ne courait jamais après. A quoi bon
se fatiguer disait-il, quand il était plus agréable d’attendre
le suivant en lisant un bon livre sur un banc.

Un jour, mes parents avaient pris une décision et d’un


commun accord ils étaient d’accord pour divorcer. J’avais
à peu près huit ans quand ils me l’ont annoncé sans me
demander mon avis mais seulement pour que je choisisse
avec qui j’allais habiter. J’ai fait ma première fugue le
lendemain matin, elle a duré trois jours et quand je suis
revenu à la maison, papa et maman n’avaient pas encore
divorcé et Tristoune était assis sur la rambarde de
l’escalier. Je ne leur ai jamais dit où je m’étais caché durant
ce temps-là et c’est mon secret avec Monsieur Guérant.

Depuis, chaque mercredi, je me rends chez un docteur qui


soigne les terreurs nocturnes et qui dit toujours à maman
que je vais bien mais qu’il veut me revoir le mercredi
suivant parce que c’est le principe d’une thérapie. On est
arrivés à l’heure mais avant il faut que je vous raconte mon
cauchemar sinon vous n’allez rien comprendre. Vous allez
dire que je mélange tout mais je fais ça pour plus de clarté.

Ça avait bien commencé comme rêve, mais ça a mal fini


comme cauchemar. J’étais allongé sur un nuage, je
regardais le paysage défiler sous mes yeux et je ne pensais
à rien. J’avais l’impression de voler comme un oiseau, mais
pas comme un pigeon, je n’aime pas les pigeons, ni les

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poulets, chez moi, c’est physique. Je luttais de toutes mes
forces pour retenir ce moment heureux mais j’ai bâillé
deux fois et mes yeux se sont fermés. Et patatras, d’un,
coup, tout est devenu noir. Et dans le noir, le cauchemar
est chez lui et il fait régner la terreur. Autour de moi, c’était
le vide du cosmos et je me suis mis à me poser des
questions existentielles comme qui-suis-je et quel est le
sens de ma vie. J’en avais des suées tellement je n’avais pas
de réponse. Les questions sans réponses me donnent
toujours un mal de crâne à me taper la tête contre les murs
mais je ne le fais jamais parce que je dors. Je sais bien que
les spécialistes vont dire que je fais des cauchemars
métaphoriques et que le vide du cosmos, chez moi, c’est
juste de l’angoisse qui se cache. Je le sais bien, mais ça
n’empêche pas les terreurs nocturnes et les nœuds dans la
poitrine. Monsieur Guérant m’avait dit un jour que le
meilleur moyen de lutter contre le vide, c’était de le
combler avec tout ce qui nous rend heureux. Comme ça, il
voit bien que la place est déjà occupée et il est obligé d’aller
s’adresser ailleurs. Alors, j’ai décidé de remplir mon vide
avec de l’humour, de la tendresse, des pains au chocolat,
du parfum et des fleurs, et si ça ne suffit pas j’ai aussi pensé
à l’amitié et à l’Amour. J’espère bien ne pas avoir besoin
d’en arriver là, mais au moins, comme ça, je suis prêt. Dans
la vie, qui peut le plus peut le moins. L’angoisse peut
toujours se pointer avec sa tête de serpent, elle trouvera à
qui parler. Mais bon, je dis ça quand ça va mieux et que la
lumière s’est rallumée. Parce que sinon, tout seul dans le
noir, je me mets à hurler et c’est toujours à ce moment-là
que je sors de mon lit comme un somnambule qui s’est
brûlé le cul et que je cours avec mes jambes vers la chambre
de mes parents. Ils me font toujours une petite place au
milieu du lit et maman me prend dans ses bras, car dans
les bras de maman, il y a toujours de la place pour deux.

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Après, je ne me souviens jamais de rien car je m’endors
toujours comme une pierre.

Donc, on est arrivés à l’heure et c’était le jour d’après


l’épisode du parc qu’il faut que je vous raconte aussi, car
c’est pour ça que maman est venue spécialement avec moi
à cause du choc et de la gravité. Monsieur Rigault dit aussi
que je mélange tout et que chez moi, tout est bancal, mais
je vous voudrais bien vous y voir, avec tout ce qui m’arrive
en ce moment, je ne sais plus où donner de la tête. Papa me
rassure toujours en me disant que dans la vie, rien n’est
jamais vraiment droit, ça penche toujours d’un côté ou de
l’autre et que le tout est d’avoir un bon équilibre, sans quoi,
on ne va pas très loin. Papa, il est tellement intelligent
parfois que personne ne croit qu’il est coiffeur.

Avec Sophie donc, on était peinards et on regardait les


canards glisser entre les feuilles de nénuphars parce que
chez eux c’est une habitude dont ils ont du mal à se défaire
parce qu’elle est naturelle. Sur le banc d’en face, il y avait
un type en imperméable avec un sachet de bonbons posé à
côté de lui. Ou un sachet avec des morceaux de pain pour
jeter aux piafs, je ne voyais pas très bien et je m’en fichais.
Sophie était en jupe et je ne pourrai pas vous décrire la
couleur de ses mollets tellement c’était pas croyable. Ils
étaient dorés et parfaits. A côté, je regardais les miens
blancs et poilus comme des culs et j’ai eu envie de les
enfouir sous terre. Un jour, on a eu cours de science
naturelle et monsieur Rigault tête de veau nous a parlé de
la reproduction et des organes génitaux. Il avait projeté
une image de zob en gros plan et il nous nommait tous les
endroits du bout de sa baguette avec l’air dégagé du type
qui a tout vu. Le zob n’était pas plus gros que ça mais en
gros plan, je vous jure que ça ne fait pas le même effet. Moi,
j’étais assis au fond alors ça allait, mais Sophie au premier

17
rang a hurlé derrière sa main. Toute la classe s’est mis à
grimacer, même les gars de la bande à Villeni s’arrêtèrent
de faire les mariolles et faisaient des tronches de gars qui
ont mordu dans des citrons. Au final, le zob n’était qu’un
schéma parce qu’on était trop mineurs pour voir une
photographie avec des poils et des trucs dégueulasses,
mais tout de même, ça faisait son effet et j’ai rien mangé à
la cantine après.

Avec Sophie, je ne voyais pas le temps passer et je n’ai pas


vu l’homme à l’imperméable s’approcher. Il avait son
sachet à la main et c’était bien des bonbons. Il avait une
tête qui faisait pitié, mais pas trop non plus. Plutôt une tête
de con avec des yeux globuleux. Je n’aime pas juger les
gens au premier abord et il faut toujours que je m’approche
un peu pour me faire un avis définitif. Sauf pour Sophie.
Sur elle, mon avis est le plus définitif possible, on ne peut
rien faire de plus définitif, c’est l’Amour avec un grand A
ou le grand Amour avec un grand G, comme vous voulez,
de toute façon, c’est définitif.

Sous son imperméable, le type n’avait pas l’air très habillé


car on voyait des touffes de poils sortir de partout. Il se
fichait pas mal des canards parce qu’il ne regardait que
nous. C’est le genre de type un peu louche que l’on croise
dans les parcs mais à ce moment-là on n’y pensait pas
encore. A un moment, il a dit « Voulez-vous que je vous
montre où j’habite ? » ou un truc du genre. Sophie et moi,
on s’est levés parce que ça nous intéressait pas du tout et
qu’on voulait pas être malpolis. Le type s’est encore
approché et il n’était plus loin du tout et il avait vraiment
une tête à clouer les pattes des chats dans une cave et
même plus que ça. Il a redit « Voulez-vous que je montre
où j’habite » avec un sourire tellement tordu que j’en avais
mal pour lui et il commençait sérieusement à me faire chier

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alors j’ai attrapé Sophie par la main et je lui ai dit viens on
se casse.

On s’est levés et c’est à ce moment-là que la chose s’est


passée. Je dis la chose dans son sens général car elle n’est
pas responsable particulièrement et puis les mots me
manquent à cause de l’émotion. Le type a jeté son sac par
terre et il a ouvert son imperméable en grand. Je revois
encore très bien l’oiseau mort entre ses jambes et sa phrase
qui était moins floue parce qu’il était très près. « Voulez-
vous que je vous montre ma bite ? » Au début, j’ai cru
qu’on aurait le choix de répondre non en rajoutant merci
pour la politesse, mais ce n’était pas une question et je
n’avais pas la ponctuation pour m’en rendre compte.

Sophie ferma les yeux et poussa un cri comme c’est pas


possible. Mon cœur se mit à rater des marches et dans ma
tête, une voix me gueulait de foutre le camp en vitesse et
nous avons foutu le camp en vitesse et même en courant.
On a couru sans savoir où aller à cause des larmes qu’on
avait dans les yeux, et à un moment on a entendu un type
avec un bleu de travail vert et une casquette verte et une
poubelle verte dire « Eh les mômes, où qu’c’est qu’vous
courez comme ça ! ». Il tenait aussi un balai à la main mais
je ne l’ai vu qu’après parce qu’avant je courais.
—M’sieur, M’sieur », j’ai dit sans lever la main, « Y a un
type dans le parc il veut nous montrer sa bite de pervers
sous son imperméable ! »
Le type a écarquillé les yeux et la bouche en même temps
et j’ai eu peur qu’il avale la clope qu’il avait au bec.
—Qu’est-ce que vous me chantez-là les enfants ? Un
pervers ? Dans le parc ?
Le gars s’appelait Michel mais tout le monde l’appelait
Mich-mich par sympathie et il a regardé derrière nos
épaules parce que moi je n’osais pas encore. Le gars Mich-

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mich s’est gratté le menton, il a posé son balai contre un
arbre et il a dit « Venez les enfants, on va appeler vos
parents ». Après, il nous a demandé si on était blessés et
si on avait subi des attouchements. Je ne savais pas quoi
répondre car je ne savais pas ce qu’était un attouchement
même si je me doutais bien que ça devait se situer au
niveau de la bite ou par là. Le gars Michel est entré dans
une cahutte en bois qui sentait les feuilles et j’ai dit « non,
le pervers ne nous a pas touché la bite à Sophie et à moi ! ».
Je vous prie de bien vouloir m’excuser pour la vulgarité de
mes propos ; c’est vrai que d’habitude je ne dis jamais bite
mais plutôt zob ou zizi, ou zigounette, mais là je suis obligé
de retranscrire les faits comme ils se sont passés et le
pervers avait dit bite alors je dis bite. Le gars Michel a souri
sous la surprise et j’ai vu apparaître une bouche où il y avait
parfois des dents et parfois pas. Le gars Michel m’a fixé
bizarrement pendant un moment et j’ai cru qu’il était
pervers lui aussi et j’étais prêt à attraper Sophie par la main
mais j’ai été rassuré quand il a dit « Dis-donc, tu ne serais
pas le fils du coiffeur par hasard ? Le petit Alexandre
Morant ? »
Je vous avais dit que j’avais déjà une petite réputation en
tant que fils de mon père. J’ai fait oui de la tête avec mes
yeux de vedette parce qu’à force d’être reconnu et sollicité,
je suis blasé. Le type Michel a dit qu’il l’aurait parié parce
qu’il m’avait vu tout petit et que je n’avais pas beaucoup
changé. « Je connais bien ton père, c’est lui qui me rabote
la tête tous les quatre matins. » Le gars Michel a soulevé sa
casquette et j’ai vu une piste d’atterrissage pour les
mouches. Une fois de plus, j’étais bien le fils de mon père.
Le gars Michel a demandé à Sophie comment elle
s’appelait et où elle habitait. C’est moi qui lui ai répondu à
cause du mutisme pendant que Sophie faisait oui de la tête.
Ensuite, le type Michel a ouvert un placard derrière lui, il a

20
décapsulé une bouteille avec les dents et il l’a vidé d’un
trait. Il s’est essuyé la bouche avec la manche de sa veste, il
a roté, puis il a dit « Allez, venez les p’tiots, je vous ramène
chez vous ». Le type Michel a tout refermé derrière lui et
on a remonté le boulevard Schuman à pied avec une
poubelle à roulettes qui nous suivait partout.

On est arrivés devant la porte de la maison et on a sonnés.


Maman nous a ouvert avec une bassine de linge sous le
bras et des yeux pleins d’angoisse. Dès qu’elle m’a vu, elle
a jeté sa bassine à terre et elle m’a serré dans ses bras.
« Mon Dieu, Alex, où étais-tu passé, je me suis fait un sang
d’encre ». Le type Michel a retiré sa casquette et a dit à
maman qu’elle n’avait plus à s’inquiéter et que nous étions
sortis d’affaire. C’est lui qui a raconté pour la bite et le
pervers car moi j’étais encore trop mineur pour dire des
vulgarités à la maison. Avec Sophie, on est allés à la cuisine
boire un grand verre de lait à la fraise car on avait besoin
d’un petit remontant. Maman a remercié Mich-mich pour
sa gentillesse et le gars Mich-mich a répondu « De rien
M’dame » en remettant sa casquette. Il est reparti ensuite
car il avait encore beaucoup d’allées à balayer à cause des
feuilles et des arbres du parc.

La mère de Sophie est arrivée sans sonner à cause de


l’émotion. Ses cheveux étaient dressés sur sa tête et elle
semblait plus vieille que d’habitude même si je l’avais
jamais vue avant. Elle s’est jetée sur Sophie en lui disant
des mon trésor, mon trésor à l’oreille pendant que maman
lui expliquait en chuchotant pour la bite et le pervers. Je
crois que la mère de Sophie, qui doit s’appeler Madame
Lapie parce que Sophie s’appelle Sophie Lapie, avait envie
de se boucher les oreilles car ce ne sont pas des mots pour
les filles, ni pour les dames, qui sont des filles aussi mais
en moins jolies. On s’est quittés comme ça avec Sophie et

21
Madame Lapie est repartie aussi vite qu’elle était venue et
le soir en me couchant je me suis dit que c’était une journée
que je ne risquais pas d’oublier de sitôt. Allongé sur mon
lit, je revoyais l’oiseau salement amoché entre les jambes
du pervers et j’ai senti une boule pousser dans mon ventre.
Alors je me suis jeté sur le pervers et je l’ai roué de coups,
parce que, tout de même, on n’a pas idée de tuer des
oiseaux pour se les fourrer dans le slip. Les pervers, je vous
jure, on devrait leur couper la bite.

22
4.

Avec maman, on s’est assis dans la salle d’attente et on a


attendu. Il y avait d’autres malades avec nous, surtout des
vieux avec des cernes et mines de cachets d’aspirine. J’étais
le plus jeune avec maman, même si maman n’est plus toute
jeune mais elle l’a été un jour et parfois ça lui reste un peu.

Le docteur avait de gros sourcils et un regard doux caché


derrière des lunettes sales comme de la peau de saucisson.
Il s’appelait Docteur Hakiki mais je l’appelais simplement
Docteur pour ne pas faire d’histoires. Il nous a fait un geste
du bras qui voulait dire par ici et je me suis assis en face de
lui dans un fauteuil trop rouge et trop grand. Maman se
frottait les genoux et le pouce avec un air angoissé. Moi
j’étais déjà habitué et le docteur ne m’impressionnait pas
avec ses diplômes aux murs et ses expressions pour qu’on
le comprenne pas.

Le docteur me demanda comment se portaient mes


terreurs nocturnes. Je lui ai répondu au poil docteur, en
faisant un rond avec mon pouce et mon majeur et ça n’a
pas plu à maman. Elle lui expliqua pour le pervers et la bite
mais en disant exhibitionniste et zizi pour ne pas
m’effrayer. Pendant qu’ils se parlaient à messes basses, je
regardais le cadre accroché au-dessus du bureau. C’était la

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photo d’un voilier blanc comme un albatros avec des voiles
grandes comme des ailes. Il avait une coque fuselée comme
un avion et je rêvais les yeux ouverts devant la mer avec les
îles au loin et le ciel au-dessus.
— Docteur, je suis très inquiète. Avec ce qu’il s’est passé
avec son père, j’ai peur que ça recommence.
Le docteur Hakiki se tourna vers moi et fronça ses gros
sourcils. Mais il avait un regard doux et gentil en dessous.
— Alexandre, qu’as-tu ressenti quand l’homme du parc
a ouvert son imperméable devant toi ?
Je regardai le bateau qui glissait tellement vite sur l’eau
que j’ai même reçu des éclaboussures sur le bras.
— J’étais triste pour l’oiseau mort.
Le docteur a regardé maman et a hoché la tête.
— De quel oiseau mort veux-tu parler, Alexandre ?
Le docteur me faisait bien marrer.
— De la bite du pervers, pardi !
Maman mit sa main devant sa bouche pour cacher son
hoquet et ça me faisait de la peine qu’elle se fasse autant de
souci pour moi car je me sentais très bien et qu’il n’y avait
pas de quoi s’inquiéter. Mais les mamans sont toujours les
premières à s’inquiéter à cause du peau à peau et des tout
premiers jours de la vie, du sein et des petits doigts
accrochés à travers les barreaux du lit, que je ne lui en veux
pas du tout et je crois qu’il faut beaucoup d’anxiété pour
élever un enfant sinon il peut vite devenir un sale gosse.
— Est-ce que tu sais ce qu’est un pervers, Alexandre ?
J’ai failli éclater de rire car j’avais l’impression que le
docteur me prenait pour un gamin de douze ans. Mais je
fis comme si de rien n’était pour ne pas faire plus de peine
à maman.
— Un pervers c’est un type qui veut vous enfermer dans
une cave pour vous montrer sa bite car il n’a rien de
mieux à proposer.

24
Le docteur s’est reculé dans son fauteuil, il s’est frotté le
menton et il m’a regardé par en dessous par-dessus ses
lunettes. Je pense qu’il faisait ça pour mieux voir si je disais
la vérité.
— Tu sais Alexandre, les pervers sont des gens qui ont
de gros dérangements dans leurs têtes et qui
prennent du plaisir à faire du mal aux autres. Tu as
été très courageux.
Maman m’attrapa la main pour se rassurer et je l’ai serrée
très fort pour lui montrer qu’elle pouvait compter sur moi.
— Je n’ai pas eu peur pour moi mais plutôt pour Sophie
car c’est toujours chez les autres qu’on a le plus peur
comme dit toujours Monsieur Guérant.
Les sourcils du docteur ont disparu dans son front quand
il a souri.
— C’est tout à fait juste, mon petit Alexandre, c’est une
remarque très pertinente. Dis-moi, que représente
cette Sophie pour toi ?
Ça peut vous paraître bizarre mais j’étais assis devant le
docteur sans être là. Je regardais le grand voilier et je
voyageais sans bouger de mon siège. Heureusement que
l’imagination existe sans quoi la vie serait bien trop triste.
— C’est une fille terrible qui ne parle à personne à cause
de son mutisme et qui comprend toujours tout alors
elle s’ennuie.
Le docteur a remonté ses lunettes sur son nez et il s’est
regratté le menton en me fixant dans les yeux. Je crois qu’il
était un peu surpris mais il fit semblant de rien comme
moi. C’est vrai que des fois je me surprenais moi-même et
c’était toujours une surprise quand ça arrivait.
— Et…comment dire…Est-ce que tu ressens des
sentiments pour cette Sophie ? ça serait normal à ton
âge ?
— Des sentiments comment ?, j’ai demandé

25
— Comme de l’amour par exemple.
J’ai repensé aussitôt à la madeleine et à l’orage, aux yeux
verts et aux 47 francs 50 que j’ai jetés dans le caniveau et
aussi à tout ce qu’on n’avait pas vécu encore ensemble et
j’ai dit.
— Sophie est ma meilleure amie, elle est comme ma
sœur et je ne suis pas un pervers qui montrerait sa
bite à sa sœur, il y a des limites tout de même. Jamais
je ne ferais un truc pareil, juré, craché.
Le docteur est resté bête et il a regardé maman en fronçant
les sourcils comme si elle avait fait une bêtise.
— Je ne parle pas de l’amour physique, Alexandre, mais
de l’amour du cœur.
Alors là, s’il compte que je lui parle de la foudre, des jambes
qui flageolent et des bruits d’éviers dans l’estomac, il se
fourre le doigt dans l’œil jusqu’à l’os. Je regardais le voilier
qui filait à cent à l’heure et j’étais à mille lieux d’ici grâce à
l’imagination et le docteur ne pourrait jamais me rattraper
avec ses questions intimes. L’intimité, c’est personnel, et
ça ne regarde personne.
Le docteur se leva. Je ne voyais plus le voilier et je sentis
que mon voyage allait toucher à sa fin. Il s’assit à son
bureau et écrivit un mot.
— Mme Morant, je vais vous prescrire des
anxiolytiques et je vous recommande à un confrère
pour que vous puissiez lui parler de vos angoisses. Ce
n’est qu’un problème d’anxiété chez vous mais il ne
faut pas le laisser traîner car il peut être mauvais
pour votre fils.
Maman semblait sous le choc car ce n’est pas facile
d’apprendre une mauvaise nouvelle. Mais j’étais là et je lui
souriais avec tendresse.
— Votre fils se porte très bien et ses réactions sont tout
à fait normales. Il est encore protégé par une forme

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d’innocence et c’est très bien ainsi. Il ne souffre
d’aucun traumatisme et je le trouve même assez
malin pour son âge.
Maman devint toute grise et je dus l’aider à se lever de son
siège en la soutenant par le bras. Je la trouvais assez mal
en point pour quelqu’un qui sort de chez le docteur. Elle ne
dit même pas au revoir et c’est moi qui attrapai
l’ordonnance. En sortant, j’ai dit au docteur qu’il ne
s’inquiète pas et que je prendrais bien soin de ma mère. Les
mamans, je vous jure, je me demande bien ce qu’elles
feraient si on n’était pas là pour prendre soin d’elles.

27
5.

Ce que je peux vous dire, c’est que pour faire de la


politique, il vaut mieux être coiffeur que député. Dans les
rues, papa se faisait taper sur l’épaule à chaque pas et on
n’avançait pas. Il serrait des louches à tour de bras à des
types qui s’appelaient tous le père. Il y avait le père Marcel
le mareyeur, le père Polo le primeur, le père Jean-Louis le
gérant du petit bazar tout à dix francs, le père Luc le
guichetier de la banque, et même José qui vendait ses
crêpes sur la place du château avec Madame bonjour s’il
vous plaît. Madame bonjour s’il vous plaît s’appelait
Liliane mais elle vous abordait toujours comme ça alors
c’est resté. Les habitudes, c’est tenace.

Papa était très populaire et il était partout comme chez lui.


C’est vrai que dans sa jeunesse, papa avait tout fait pour se
faire remarquer car c’est toujours dans le regard des autres
qu’on grandit le mieux. Il parlait souvent du bon vieux
temps, surtout depuis que le docteur Petit lui avait dit que
ça n’allait pas durer encore très longtemps. J’avais l’oreille
collée sur la porte quand il avait marmonné dans sa
moustache. Quand je vois un type avec une moustache, je
pense tout de suite à Monsieur De Funès et big moustache.

28
Monsieur De Funès est le type le plus drôle de la terre. Avec
papa, on regarde ses films à la télévision et on rigole
toujours au même moment car c’est pour nous comme un
rendez-vous. Les comiques sont des gens très drôles et je
les aime aussi pour ça.

Le dimanche, on allait voir la mer. C’est l’avantage


d’habiter près des côtes, la mer n’est jamais très loin. On y
allait en voiture avec les suspensions de la Citroën de papa.
Au loin, on apercevait les îles anglo-normandes qui sont
toujours au même endroit. Nous, on était pas loin sur une
presqu’île. Presque, c’est presque ça mais pas tout à fait.
Papa et maman fumaient les vitres ouvertes. Le coude de
papa était posé contre la portière. A la radio, on écoutait
Monsieur Alain Souchon dire à sa maman qu’il s’était fait
des bobos. C’était le bonheur. Un bonheur de carte postale.

Ensuite, on allait déguster une glace à l’italienne sur la


plage. Je ne suis pas raciste comme beaucoup de Français
et je ne compte pas le devenir un jour parce que j’aime bien
le coyote qui est né à Marseille comme Arabe et que je ne
veux pas d’histoire de religion entre nous. Et pour les
glaces, je suis italien, qu’on se le dise. Après, on s’allongeait
sur le sable et on regardait défiler les nuages. Chez nous,
ils sont très nombreux car ils ont l’esprit de solidarité et
Monsieur Guérant dit toujours que les solutions sont
toujours collectives. Ce qu’on aimait faire, c’était de leur
imaginer des formes. Maman était très fortiche à ce jeu,
elle voyait des fleurs, des visages heureux ou des papillons.
Moi je voyais des nageoires de baleines, des trompes
d’éléphants ou les cheveux bouclés de Sophie. Papa ne
voyait rien par manque d’imagination et il préférait creuser
un trou dans le sable et s’enterrer dedans pour ne rien voir.
Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés.

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Après, j’allais me baigner avec mon masque et mon tuba.
Maman n’aimait pas trop ça à cause de la digestion et de
l’hydrocution de l’eau. Elle voulait toujours que j’attende
trois heures et même des plombes après manger pour me
baigner. Alors je me mettais à pleurer et à faire une crise
de violence avec les mains et les pieds et maman disait bon,
vas-y. J’aimais bien ces après-midi sur la plage parce que
c’étaient des moments de famille et que parfois il en faut,
surtout le dimanche. Papa roulait des épaules comme un
athlète. Il était si maigre qu’on pouvait lui compter les
côtes à vue d’œil. L’air de la mer faisait du bien à maman
et chassait sa mélancolie du dimanche. Maman était
heureuse d’être triste et triste d’être heureuse. C’était à
cause du passé qui est toujours présent et des choses de la
vie qui sont mal faites. Elle fermait les yeux et offrait son
visage aux embruns salés et elle souriait en pleurant. Je
crois qu’elle essayait de faire naître en secret un arc-en-ciel
car maman s’y connaissait en poésie et en magie. Dans sa
jeunesse, maman avait voulu être actrice. Un jour, devant
le port, quelqu’un est venu l’aborder pour savoir si elle ne
voudrait pas jouer la doublure d’une actrice très connue
parce qu’on tournait un film sous des parapluies et qu’il
avait repéré maman à cause de sa beauté et de ses jambes.
Je le comprenais parfaitement car les têtes tournaient
toujours au passage de maman, elle laissait derrière elle un
sillage d’Amour. Après le maquillage, maman était encore
plus jolie que d’habitude mais elle était moins ma mère et
de toute façon ça ne me regardait pas parce que je n’avais
pas encore été livré. Je sais tout ça par Monsieur Guérant
qui a une mémoire collective et qui connaît bien mes
parents car il a été leur professeur dans sa jeunesse et aussi
dans la leur. La carrière de maman s’arrêta le jour de la
projection du film car personne ne l’a reconnue sur l’écran.
Il y avait bien une épaule ou un pied qui dépassaient de

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temps en temps mais c’est bien trop peu pour se faire un
avis. Les pieds où les épaules n’ont pas de talent. C’est
après la projection que papa décida d’emmener maman
dîner pour la première fois dans le restaurant Italien de
Monsieur Lorenzo où nous allons toujours dîner quand il y
a une mauvaise nouvelle à oublier. C’est ce qu’on appelle
une habitude ou un rituel qui donne des repères et c’est
très important pour ne pas se perdre dans la vie.

Après on rentrait et on avait tous un coup de blues en


voiture parce qu’on avait été heureux un moment et on
était pas sûr que le bonheur reviendrait comme ça
gratuitement à cause des soucis et des peines de la vie et du
début de semaine qui arrive toujours trop vite comme un
réveil qui sonne trop tôt.

31
6.

Aujourd’hui, c’est le jour du Carnaval et c’est un grand


jour parce qu’il est unique et qu’il n’arrive qu’une fois par
an. J’ai encore eu une idée terrible en regardant Tristoune
et je me suis enfermé dans la salle de bains. Dans le petit
meuble sous l’évier, j’ai trouvé des tubes, des poudres et
des pinceaux et je me suis installé devant la glace. J’ai fait
ça de mémoire car je ne voulais pas que Tristoune me voie
et ceci pour préserver mon effet. J’ai dû m’y reprendre à
deux fois. Mais quand je suis sorti, j’ai entendu Sophie rire
et quand Sophie rit, je ne peux pas vous dire tellement c’est
le bonheur. Elle était déguisée en princesse avec une
longue robe blanche cousue de perles et des diamants dans
les cheveux, Tristoune était déguisé en singe capucin
d’Amérique Centrale et moi j’étais déguisé en Tristoune
dans un costume de gorille. La boucle était bouclée et il
fallait nous voir tous les trois car on faisait la paire. On est
sortis sur le trottoir et personne ne s’aperçut de rien. Il y
avait des militaires, des fées, des pompiers et des
majorettes qui se dirigeaient vers la grande place où il y
avait des géants en carton-pâte qui allaient être brûlés sur
un bûcher pour le clou du spectacle.

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Dans la foule, j’ai reconnu Jean-Philippe, plus connu sous
le nom de Dring-dring, le Coyote et Poilo. Poilo, s’appelle
Fabien mais tout le monde l’appelle poilo à cause du poil
au cul et de l’ours et des bagarres dans lesquelles il est
toujours fourré parce qu’il est très costaud. Son père est
gardien de prison mais il ne surveille que la cantine et il est
souvent chez Poilo pour la sieste. Il nous regarde ensuite
jouer par la fenêtre du quatrième avec son sifflet à la
bouche pour éviter les bagarres. Les copains avaient dû
sacrément se creuser la tête car leurs déguisements étaient
vachement bien réussis. Dring-dring était en coureur
cycliste, le Coyote en guépard et Poilo en boxeur.
Heureusement que je les connaissais bien sinon je ne les
aurais pas reconnus. On a fait un bout de chemin ensemble
jusqu’à la place et Poilo a fait un compliment à Tristoune
en disant que son déguisement était au poil. Je l’ai pris
pour moi et ça m’a fait plaisir. Tristoune a poussé un petit
cri et il a grimpé sur mon épaule. Il fait toujours ça quand
il est heureux.

La grande place semblait plus petite tellement il y avait de


monde. Sur les marches du théâtre, il y avait un orchestre
d’Arlequins que personne n’écoutait tellement on
s’amusait bien. Poilo a sorti des pétards de sa poche en
disant ce sont des mammouths, reculez-vous, et il les a
jetés par terre au milieu de la foule et ça a formé un
attroupement de panique. Les mamans braillaient qu’elles
allaient appeler la police en nous traitant de sales gosses.
Les mamans pouvaient toujours se déguiser, on les
reconnaissait à chaque coup à cause du regard et de
l’anxiété dedans. Nous, on s’en fichait et on est partis en
courant en se marrant car on savait bien que les policiers
étaient des faux et qu’ils ne pourraient jamais nous
reconnaître avec nos déguisements. Dans la foule, tout le
monde voulait toucher Tristoune qui était accroché à mon

33
bras et c’est lui qui avait le plus de succès même s’il n’était
pas déguisé. Je crois que les gens nous prenaient pour deux
frères et ils n’avaient pas tort. On se marrait bien et je ne
pensais plus à l’infractus de papa ni à la mélancolie de
maman. Depuis ce jour, j’ai toujours préféré le bonheur à
la vie. Le bonheur, c’est un gars simple, il ne fait pas de
chichi. Avec lui, c’est juste des bons moments à passer.
Alors qu’avec la vie, c’est coups tordus, peaux de bananes
et glissades à volonté.

L’embêtant, c’est qu’il s’est mis à pleuvoir comme vache


qui pisse. Tristoune sentait le chien mouillé au bout de
mon bras et même ailleurs. On est partis s’abriter sous un
porche et on a croisé la bande à Villeni qui sont des copains
entre eux mais pas les nôtres et ça a failli mal tourner. Ils
étaient déguisés en mousquetaires avec des blasons et des
épées mais même avec leurs déguisements on les
reconnaissait à leurs sourires stupides. Ils étaient fiers
comme des crétins et ils me faisaient bien rigoler tous les
trois car ils se prenaient pour de vrais mousquetaires alors
qu’il en manquait un mais ça n’avait pas l’air de les
déranger tellement ils étaient incultes.

— Eh morveux, tu t’es déguisé en face de babouin !


ricana Villeni qui était leur chef car il en faut
toujours un pour montrer aux autres qui est le plus
bête.
— Et ta sœur, répondit Poilo à ma place.

Poilo, c’est le genre de type qu’il ne faut pas chercher


sinon on le trouve. Un des gars de la bande à Villeni
balança son pied sur le tibia du Coyote, plus connu sous
le nom de Karim, qui jura en arabe ou en chinois parce
qu’on n’y comprenait rien même si ça ressemblait plus
de l’arabe à cause de l’accent. Poilo fila un coup de
poing dans le buffet du type qui fit un O avec la bouche

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par surprise et aussi pour reprendre de l’air. Un autre
type brandit son poing mais Poilo l’attrapa au vol et lui
fit une clé anglaise dans le dos et le type jura en français
sur la mère de Poilo qui était une pute.

— Retire ça tout de suite ! hurla Poilo.

Le type avec le bras dans le dos cria « va te faire foutre,


poil au cul » et c’était exactement ce qu’il ne fallait
jamais dire devant Poilo. Poilo est devenu tout rouge, il
a sorti encore plus de muscles et il a serré le bras du
type encore plus fort. Les passants nous regardaient
comme si on était une bande de sale gosses même si ce
n’était que des apparences et qu’elles étaient
trompeuses. Papa m’a toujours dit que dans la vie, il
fallait savoir se défendre et que c’était légitime. Mais je
n’aime pas me battre car je suis un peu douillet de
nature. La seule chose qui pourrait me faire sortir de
mes gonds c’était si quelqu’un s’en prenait à Sophie. Là,
je pourrais devenir un vrai cinglé et même un terroriste
et il faudrait m’enfermer car je serais capable du pire.
Je n’ose même pas y penser tellement ça serait un
carnage. Mais pour le reste, je suis doux comme un
agneau.

Sans savoir pourquoi, Tristoune se mit à crier et à


sauter partout en filant des baffes à l’aveugle et les gars
de la bande à Villeni en sont restés comme deux ronds
de flan car Tristoune était un sacré bon acteur et qu’on
voyait bien qu’il ne faisait pas semblant. Je ne sais pas
ce qui m’a pris mais je me suis mis à limiter en poussant
des cris de singe enfermé dans une cage. Un cercle s’est
formé autour de nous et je crois que les spectateurs ne
savaient pas si c’était du lard ou du cochon.

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Le temps passe toujours trop vite quand on s’amuse
bien et on n’a pas vu la pluie s’arrêter. Et puis d’un
coup, il y eu une odeur terrible. On s’est tous pincé le
nez mais même par la bouche, ça sentait fort. Ça
ressemblait à l’odeur de la salade que maman prépare
pour les pique-niques quand elle fait cuire des œufs
dans une casserole pour qu’ils soient durs. Je peux vous
dire que personne n’a demandé son reste et que tout le
monde a fichu le camp en vitesse. On a marché un bon
moment sans savoir où aller car on ne reconnaissait
plus les rues à cause des géants en carton-pâte et ceux
montés sur des échasses et aussi des cotillons, des
guirlandes et de la fumée de saucisses et de frites. On a
passé une journée pleine de souvenirs pour la vie mais
je ne pouvais pas encore m’en rendre compte parce que
je n’avais que douze ans pour la mémoire. La vie, je
peux vous dire qu’elle ne perd vraiment rien pour
attendre.

36
7.

Il n’y avait pas que le cœur de mon père qui était en


mauvais état. Il y avait aussi son foie à cause des apéritifs
à rallonge dans le café de Monsieur Emile où ça parlait fort
et ça refaisait le monde. Je me rendais bien compte que
papa se dégradait un peu pendant mon absence car je lui
trouvais le teint pâle à mon retour. Voire même un peu
palot. Le docteur Petit lui avait prescrit tout un tas
d’ordonnances avec médicaments et pilules, et sur ses
conseils, papa allait respirer deux fois par semaine de
l’oxygène dans un caisson prévu à cet effet à l’hôpital du
coin parce que, pour l’air pur, les montagnes, c’était pas la
porte à côté. Quand il rentrait, papa avait une vraie mine
de montagnard avec des coups de soleil sur les joues et
maman et moi on avait les poumons gonflés d’espoir.

L’école obligatoire avait obligé papa à avoir son certificat


d’études puis à apprendre un métier pour la peine. Papa en
avait essayé beaucoup avant de trouver le bon car on ne
trouve pas chaussure à son pied du premier coup. Il avait
été tourneur-fraiseur, ajusteur, monteur, éboueur avant de
devenir coiffeur. L’apprentissage, c’est fait pour ceux dont
le cerveau a migré dans les mains et on ne peut rien contre
les lois de la nature qui sont mal faites comme la vie et qui

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ne vous font jamais de cadeau. Dans la vie, on ne choisit ni
ses parents, ni sa famille, ni d’avoir le cerveau à la bonne
place, ni d’être gaucher ou petit, ou heureux, ce genre de
choses. La vie, elle est très injuste et on n’y peut rien. Mais
papa était sacrément doué tellement il était intelligent et
j’avais de la compassion pour lui en tant que gaucher
heureux et heureux de l’être mais que l’école veut à tout
prix contrarier car le bonheur fait toujours des jaloux. C’est
dans sa jeunesse que papa devint accro aux substances qui
rendent la vie plus joyeuse parce que la vie, il faut se la
coltiner tous les jours pour comprendre. C’est aussi à cette
époque qu’il respira beaucoup de cochonneries, comme
des fibres ou des particules que l’on trouve dans les
ateliers. Comme l’amiante, qui a un joli nom de fleur mais
dont il faut se méfier car c’est une sacrée peau de vache qui
plonge ses racines dans vos poumons et qui vous pompe
tout votre air.

Si je vous parle de l’amiante, c’est à cause des radios de


l’hôpital que le docteur Petit tenait à la main et qu’il
regardait de très près avec un air effaré. Papa était allongé
dans son lit et sa respiration sifflait comme une vieille
cocotte. Le docteur Petit avait ouvert les rideaux et s’était
approché de la fenêtre pour plus de clarté. Moi je rentrais
de l’école où j’avais passé une journée ennuyeuse et inutile
mais c’était le quotidien et chez moi le quotidien me
rassure alors je me sentais bien. Papa transpirait du front,
il avait les yeux hagards et sa main tremblait dans celle de
maman.

— J’ai un cancer, c’est ça ! Dites-moi la vérité, Docteur,


j’ai un cancer ?

Le docteur Petit faisait des heum heum dans sa


moustache. Il avait un regard de dépressif qui a mal
partout mais qui s’en fout parce qu’il ne sent plus rien. Sur

38
la radio, on voyait un énorme bouquet de fleurs avec des
branches et pétales en surbrillance et je peux vous dire que
c’était un bouquet qui aurait mérité un vase tellement il
était beau. Mais je voyais que le docteur Petit n’était pas de
mon avis et c’était lui le spécialiste alors j’ai pas discuté.

Maman m’a demandé de sortir de la chambre et d’aller


jouer dans la mienne avec Tristoune. Je sentais bien que je
dérangeais comme enfant et je suis descendu par l’escalier
chez Monsieur Guérant. Il faisait sombre car Monsieur
Guérant vivait dans le noir à cause de ses yeux et de la
caratacte qui ne fonctionne pas bien chez lui.

Chez Monsieur Guérant, je pouvais entrer sans frapper et


me servir dans les placards comme chez moi. J’ai tapé mon
goûter tranquille pendant que Tristoune se tapait une
bonne sieste. Je mâchais en silence pour ne pas réveiller
Monsieur Guérant qui n’avait pas bougé d’un pouce et qui
semblait taper sa meilleure sieste aussi. Je dis beaucoup
taper car je viens d’apprendre que c’est une expression à la
mode et que je veux absolument être dans le coup, quitte à
faire en trop.

Chez Monsieur Guérant il y a un poste de télévision caché


sous un drap à cause de la poussière et je l’ai allumé. Ça a
fait pas mal de lumière mais Monsieur Guérant dormait
dans la pièce d’à côté et il avait le dos tourné. J’ai mis la
deuxième chaîne et c’était l’heure de Goldorak. Je me suis
installé dans le canapé car c’était là qu’on voyait le mieux
et c’était un moment de bonheur car j’étais sûr que ça allait
me plaire.

J’ai pas été déçu car dans cet épisode Goldorak était dans
sa meilleure forme. Il brillait de mille feux et on voyait bien
qu’il n’avait peur de rien ni de personne. Il avait un regard
d’acier et même que de l’acier il en avait partout sur lui.

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L’acier, il n’y a rien de mieux pour mettre une rouste à ceux
qui vous cherchent des noises. Celui que j’aimais le plus
après Goldorak, c’était Actarus qui était un fermier qui
travaillait dans une ferme pour que personne ne sache qu’il
était un prince sur une autre planète. Il était aussi
amoureux de Vénusia qui était très belle et qui ne venait
pas de Paris mais du même bled que lui dans la galaxie où
ils s’étaient souvent raccompagnés l’un l’autre le soir après
l’école. Dans Goldorak, les méchants rient toujours dans
leurs costumes quand ils imaginent un mauvais un coup à
faire. Je savourais en avance de voir ça car je savais qu’ils
ne feraient pas le poids et qu’ils allaient se faire écraser par
Goldorak avec ses missiles gamma, ses cornofulgures et ses
fulguropoings. J’aime bien quand je ne comprends pas ce
que je dis. Ça me rassure et je me sens moins seul car il y a
tellement de gens dans l’incompréhension qu’il n’y a pas
de place pour la solitude. Après un épisode de Goldorak, je
me sens plus fort et je suis prêt à écrabouiller tous les
pervers et toutes les bandes à Villeni de la Terre et je file
souvent des coups de poings dans le vide pour faire plus
vrai. J’ai filé pas mal de coups de poings dans le vide dans
le salon de Monsieur Guérant. J’ai fini par gagner même si
les golgoths étaient trois et qu’ils m’avaient attaqués par
derrière comme des lâches. Dehors il faisait sombre. On
voyait de la lumière sortir des fenêtres des HLM avec des
gens dedans qui bougeaient comme des marionnettes. J’ai
éteint la télé. J’ai remis le drap dessus et une couverture
sur Monsieur Guérant et je suis remonté chez moi épuisé.

40
8.

A la maison, mon père était une mère comme les autres.


Il mettait la table, faisait la vaisselle, le ménage et plein
d’autres choses qu’un enfant de douze ans ignore. Maman
disait qu’elle avait de la chance parce qu’il était un homme
moderne et qu’il n’y en avait pas beaucoup comme lui à
cause du machisme et du patriarcat qui dominent les
femmes. Mais papa n’était pas patriarcal comme homme
car il était non violent et ma mère avait le droit de faire ce
qu’elle voulait, il s’en fichait. Ma mère était une femme
comme tous les hommes et elle avait le droit de râler et de
se plaindre car chez moi c’était le fiménisme avant les
autres.

Plusieurs fois par semaine, on recevait la visite des


poubelliers du quartier. Ils arrivaient en faisant vibrer les
fenêtres du salon sur leur camion au gyrophare jaune. Ils
portaient des dossards réfléchissants et des bottes en cuir
et ils fumaient comme des pompiers. Ils avaient de grosses
têtes rouges avec des trous dans la barbe et des voix graves
et ils riaient avec des bouches qu’on aurait pu appeler des
gueules tellement il leur manquait de dents. Mais pour des
poubelliers, ils ne sentaient pas les ordures et ils étaient
propres. Papa les invitait à s’assoir dans le canapé du salon

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et ils buvaient une petite liqueur de prune ou de poire avec
le café. Papa les avait bien connus dans sa jeunesse avec
toutes les poubelles qu’il avait ramassées le soir et même le
matin quand il faisait noir et très froid et qu’il cherchait
encore chaussure à son pied. Quand c’est difficile, on a
toujours la solidarité pour se sentir mieux avec les liens du
cœur et le respect. Les poubelliers avaient souvent mal au
cœur dans notre salon à cause du gâchis et des gens qui
jetaient à la poubelle des trucs qui marchaient encore très
bien. « O tempora, o mores » disait souvent un des
poubelliers en avalant son verre cul sec. Les poubelliers de
notre quartier n’étaient pas des éboueurs comme les
autres. Ils étaient des poubelliers instruits, et ça, je peux
vous dire que ça m’en a bouché un coin. Papa avait toujours
sur lui des livres qu’il mettait dans un carton comme
cadeaux aux éboueurs. Il le déposait sur la table basse en
disant « Je vous ai mis un peu de tout. Il y en a des vieux et
des moins jeunes ». Les poubelliers avaient créé une
bibliothèque dans un vieux magasin qui ne servait plus et
ils se fournissaient au bon cœur des gens et de leur
générosité pour que les rayons ne soient pas vides et que
leur bibliothèque ressemble à une vraie bibliothèque
comme on se l’imagine. L’entrée était gratuite et on pouvait
prendre le livre qu’on voulait gratuitement aussi et sans
jamais rien payer. Quand je pense que les profs nous
rebattent les oreilles de travailler à l’école sans quoi on va
finir éboueur. Hé bien, je peux vous dire qu’après avoir vu
ce que j’ai vu dans mon salon, je sais dans quel camp se
trouvent les mariolles de l’histoire et depuis ce jour je fais
toujours attention aux préjugés qui veulent nous faire
croire à des mensonges. Monsieur Rigault tête de veau
peut bien aller se faire foutre avec ses devoirs, je suis pas
prêt à gâcher ma jeunesse à toutes ces conneries. Plus tard,
quand j’aurai plus d’âge, je veux être un éboueur instruit

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moi aussi, ou un flic, pour filer des amendes aux profs et
les mettre en prison, ou un chef avec un pouvoir, comme
maire ou député, et j’interdirai l’école obligatoire et les
mains gauches dans dos pour les gauchers et les cartables
qui pèsent une tonne, et l’algèbre et les langues mortes
parce qu’il faut bien leur ficher la paix un jour ou l’autre, et
je repousserai l’âge des adultes pour qu’il soit moins lourd
à porter quand on est encore mineur et illégitime. Pour le
futur, faites-moi confiance, j’ai plein d’idées. Le futur, j’en
fais mon affaire, croyez en ma vieille expérience et je vais
même lui fabriquer un avenir pour qu’il soit moins
incertain. Au fond, je suis un gars sérieux, qu’est-ce que
vous croyez.

43
9.

Il y avait rue Aubert une petite môme qui me plaisait


bien. Elle était mon style avec ses cheveux blonds et ses
vingt ans à la louche. Je trainais devant son magasin quand
j’étais urgent nulle part ailleurs pour lui montrer que j’étais
là. Mais je gardais toujours les mains dans les poches pour
ne pas avoir l’air de racoler. Ce n’est pas mon genre. La
môme vendait des chaussures comme vendeuse et elle
étudiait son droit à la fermeture. Il y avait toujours un type
qui l’attendait le soir avec un bouquet de fleurs mais il ne
pouvait pas savoir pour l’adultère et j’étais discret. La
môme avait une patronne que je ne souhaite à personne
avec des airs de dragon et de gonzesse mal mariée. Elle
donnait des ordres comme on parle à un chien. Elle avait
toujours sur elle des reproches à faire et elle ne pouvait pas
s’en empêcher. La môme montait et descendait des
escaliers en vitesse à cause des clients qui attendaient
pénards sur un pouf comme des rois. C’est le commerce qui
veut ça. Avec le commerce, il y a des rois et des reines
comme au Moyen Âge et c’est une bonne chose par ailleurs
car ils sont des clients et que le commerce en a besoin. Le
commerce, il n’a pas changé depuis des siècles et il s’assoit
sur les droits de l’homme et ceux des esclaves car ce n’est
pas son affaire. Le commerce, il vend. Point.

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La petite môme avait un prénom comme les autres et
c’était Cosette. Non, Juliette, j’ai confondu. Parfois, elle me
regardait à travers la vitrine. Je savais qu’elle m’avait
repéré avec ma tignasse mais elle faisait tout pour le cacher
en regardant ailleurs. Les filles, elles me font marrer des
fois. J’étais désolé pour la môme car je pouvais venir que
le mercredi. Les autres jours, j’étais très occupé et puis
j’avais déjà quelqu’un. Ça me rendait triste qu’elle me
cherche partout sans me voir mais je n’avais pas le choix.
Et puis je ne devais pas trop lui en montrer, car les filles
s’attachent vite.
Monsieur Jean m’avait dit que les garçons qui aiment des
filles plus vieilles s’appellent des gigolos. Ils sont des
hommes qui ont de beaux costumes sur eux et des grosses
voitures pour la taille. Ils n’ont pas le temps de travailler
comme escrocs car il y a beaucoup de femmes riches qui
ont besoin d’eux. Les gigolos, on les reconnait dans la rue,
on peut pas se tromper. Ils sont toujours tirés à quatre
épingles avec des cheveux bien coiffés et de la laque dessus.
Les gigolos, c’est la classe.
Moi je ne me sentais pas du tout un gigolo car la môme
n’était pas si vieille et j’avais assez de taille sur moi, je
n’avais rien à compenser. J’ai été gâté par la nature et de
ce côté-là, tout va bien, merci. La nature ne peut pas se
planter à chaque coup. Une fois, dans la salle de bains, j’ai
regardé combien j’avais de taille et j’ai pas eu de pot, car
maman est entrée sans gêne. C’était pourtant très gênant
mais elle a souri. Maman connaissait bien le sujet, alors
elle a pris l’air de rien et m’a dit d’en profiter pour faire ma
toilette intime et même, elle m’a montré. On ne peut
vraiment rien cacher à sa mère.
Il y avait des gigolos qui traînaient en costume-cravate
dans le café de monsieur Emile comme ils en ont le droit.
Et un café est un bon endroit pour ne pas travailler. Ils

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jouaient parfois au baby ou au flipper très sérieusement car
il y avait de l’argent en jeu. Les gigolos ne rigolent pas avec
l’argent, chez eux c’est sacré. Quand il y en avait un qui
perdait, il balançait sa bière sur le comptoir et criait à tout
le monde quoi, vous voulez ma photo. Les gigolos sont des
types sensibles comme leurs noms ne l’indiquent pas. Je
les voyais quand j’accompagnais papa car je n’avais pas le
droit de rentrer moi-même dans le café comme mineur.
Les gigolos étaient de toutes les couleurs et de toutes les
tailles car on ne nait pas gigolo, on le devient. Pour ça, il
faut avoir raté à peu près tout dans sa vie et il n’y a plus que
les femmes pour vous sortir de là. Les femmes, c’est elles
qui sauveront le monde, croyez en ma vieille expérience.
Les gigolos sont très fiménistes comme homme car ils ont
les femmes en adoration et ils sont prêts à faire beaucoup
d’efforts pour en avoir une auprès d’eux. C’est même un
but pour eux et dans la vie, il faut toujours en avoir un, sans
quoi elle n’a pas de sens. Les gigolos ont une mauvaise
réputation qui dessert leur image à leurs dépens et je crois
qu’ils valent bien mieux que ça. Il n’y a qu’à voir comment
Monsieur Valentin Barrio, gigolo de profession, ouvre
toujours la porte aux dames devant elles et comment il fait
le baisemain comme un chevalier servant en les regardant
dans les yeux. Avec les gigolos, les femmes sont comme des
princesses.
Papa connaissait bien monsieur Valentin Barrio car il était
un très bon client de son salon. Il était le plus vieux gigolo
de la place et il était très couru car il était très en forme
pour son âge. Il paraissait même vingt ans de moins grâce
au bistouri. Il avait un appartement pour recevoir en toute
discrétion et il avait aussi beaucoup de style et de
conversation. A part l’argent, les gigolos sont des types qui
ont tout pour eux. Je crois qu’on ne peut pas faire plus
fiméniste que les gigolos et que les gens se méprennent sur

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leur compte. Les gigolos n’en ont pas après le cœur des
femmes mais seulement après leur argent. Ils ne sont pas
des vrais salauds.
La petite môme sort parfois sur le trottoir pour griller une
clope. Elle en grille même deux quand sa patronne n’est
pas là mais je ne cafterai pas, je ne suis pas un collabo. Je
m’approchais d’elle l’air de rien et elle faisait toujours
semblant de rien aussi. Elle devait avoir peur d’une
relation avec un mineur car c’est interdit par la loi en tant
que pédophilie. Mais la môme n’avait rien à craindre car je
n’étais pas un pédophile moi-même et je ne comptais pas
le devenir un jour. Mon truc à moi, c’est les filles plus
matures, comme Sophie qui a deux mois de plus et qui les
fait bien. Je voyais les niches de la môme sous sa chemise
et une fois elle m’a souri par hasard en regardant vers moi
et j’ai senti que j’avais plus de taille d’un coup. Les filles,
elles ont un sacré pouvoir surtout quand elles n’en n’ont
pas l’air.
A cause des clients de son magasin, la môme ne peut
jamais rester longtemps. Alors je file par le trottoir et je
rentre au Prisu où je peux piquer des trucs pour me faire
du bien. Au Prisu, ils vendent des barres de chocolat avec
des noisettes dedans et je ne peux pas résister, c’est plus
fort que moi. J’en glisse une dans ma manche ni vu ni
connu et je vais la manger dehors sur un banc. Je ne suis
pas un voleur car voler c’est un métier et je suis encore trop
petit pour le prétendre. Mais je me débrouille pas mal car
je ne me suis encore jamais fait choper. Et pourtant, je
viens tous les mercredis à la même heure. Les dames des
rayons ne se méfient jamais d’un môme. Surtout quand je
leur fais mon regard comme je sais faire. Une fois, il y en a
même une qui m’a vu et qui n’a rien dit. Elle m’a fait les
gros yeux pour le principe mais elle souriait aussi et elle

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m’a fait signe de filer en vitesse. Si je veux me faire choper,
c’est pas au Prisu que j’irai.
D’ailleurs, je ne me fais choper que le jour du bulletin. Je
choisis toujours une petite épicerie et j’attends de m’être
bien fait voir avant et même bien exprès pour plus de
remarque. Il n’y a qu’un jour de bulletin par trimestre, je
ne dois pas me louper. Je ne le fais pas pour moi-même
mais plutôt pour Henry et Anne pour qu’ils aient un truc
grave à me reprocher comme parents quand je rentre.
Comme ça, ils sont moins déçus. Chacun y trouve son
compte.

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10.

Dans la vie, il faut s’attendre à tout et surtout à


l’inattendu. Un matin, Dring-dring est venu sonner à ma
porte pour me dire que Monsieur Rigault tête de veau était
malade et qu’on n’avait pas classe. J’ai sauté de joie les bras
en l’air et Dring-dring m’a dit grouille, j’ai un truc à te
montrer. J’étais très embêté car maman ne sort jamais de
la maison because son atelier de couture se trouve dans la
cuisine. J’ai eu de la chance car des fois j’en ai. Une voisine
des maisons voisines du quartier est arrivée à ce moment-
là avec un sac sous le bras et des affaires à reprendre et c’est
comme si je n’existais plus et par ici je vous en prie. J’ai
sauté sur l’occasion, j’ai enfilé un pantalon et je suis sorti.
En bas de l’immeuble, il y avait Boito, Poilo, et le Coyote,
mais Sophie était là alors je me sentais moins seul.

On a couru à travers la ville et la circulation et j’avais


l’impression de faire l’école buissonnière. L’école
buissonnière, ce n’est pas toujours courir derrière des
buissons comme son nom l’indique. Il ne faut pas toujours
tout prendre au pied de la lettre. C’était chouette comme
sensation. Je me prenais pour Tom Sawyer, le héros de
Mark Twain que j’ai lu en livre avant de le regarder à la
télévision car les histoires sont toujours des mots avant

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d’être des images. On courait tous ensemble et on était
prêts à renverser des montagnes et même qu’une
montagne on allait en grimper une pour de vrai. Chez nous
on l’appelait la montagne du Roule. Elle était haute de cent
mètres mais en vrai ce n’était qu’une colline à cause de sa
pente qui n’était pas assez douce. C’est important la
douceur, il ne faut pas rigoler avec ça. La douceur, c’est un
peu comme de la tendresse, mais en plus petit.

Malgré la côte et la fatigue, on avait le visage heureux et le


cœur léger et on était bien, pas la peine d’aller chercher
plus loin. Après plusieurs virages que l’on nomme lacets,
on est arrivés devant une grotte et on s’est tous assis pour
le souffle et la respiration. A part Dring-dring qui n’avait
pas couru sur son vélo et qui était déjà assis. Je me suis
tourné vers la vue et j’ai regardé la ville de cette hauteur
auguste et j’étais soufflé. On voyait la mer au loin, avec des
nuages dessus et de la pluie qui tombait en rideau de
mitraillettes, et du gris partout alors j’étais heureux car
j’étais chez moi. J’étais si bien que j’ai attrapé la main de
Sophie car j’avais besoin de ça pour y croire. Je me suis
souvent demandé si les sentiments avaient une odeur et
qu’est-ce que ça sentait, l’Amour ? Avant de rencontrer
Sophie, je trouvais que l’Amour sentait le pain perdu et le
lait chaud. Et aussi le tabac dans le cou de papa.
Aujourd’hui, je trouve que l’Amour, ça sent la pluie et les
fleurs fanées. Ce n’est pas de moi, je l’ai lu dans un livre et
aujourd’hui, c’est pour moi comme une maxime.

A un moment, Dring-dring a fait psst psst et a dit il est là.


Boito a demandé qui ça pour tout le monde et Dring-dring
a répondu le clodo et il a ajouté il dort. Il faut que je vous
présente parce que vous n’êtes pas du coin et que ce n’est
pas de votre faute. Maman dit toujours qu’il faut avoir de
l’indulgence pour les fautes involontaires.

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Le clodo était un type grand et barbu qui avait un œil qui
n’avait pas de chez lui non plus et qui regardait partout
ailleurs où il n’y avait rien. Les habitants le connaissaient
depuis toujours, il était ce qu’on appelle une figure locale.
Mais il était surtout un clodo et pour les enfants, c’est un
avantage pour le reconnaître. Il était aussi une légende
locale pour les mêmes raisons et il y avait des tas de
rumeurs qui couraient sur lui. Quand on le croisait,
maman disait le pauvre et c’était vrai car pour être clodo
c’est obligatoire. Il était toujours penché au-dessus des
poubelles pour récupérer des trucs qui se mangeaient
encore très bien et il ne faisait jamais la manche car il avait
sa réputation. Le clodo marchait vite pour rester en forme
car ne pas travailler c’est terrible pour la santé, on peut se
dégrader vite, surtout du cœur et de la tête, alors il ne faut
pas traîner en route. Tout le monde racontait tout et
n’importe quoi à son sujet et je crois que les gens croient
vraiment à ce qu’ils disent et que c’est pour ça qu’ils le
disent. Les gens qui ne savaient rien disaient qu’il devait
être russe ou polonais à cause des cargos qui passaient au
large comme clandestin, ou cubain à cause des trafics de
drogues ou d’enfants, ou de Paris à cause de la délinquance
et des faux papiers. Devant la grotte, Boito a dit venez les
mecs d’un geste du bras et on l’a suivi. Le clodo était
allongé sur un vieux matelas déglingué avec des taches
dessus et des bouteilles vides autour et une couverture qui
gratte. On avançait dans la grotte à tâtons car c’était mal
éclairé et aussi très malpoli de rentrer chez les gens sans
frapper. Mais on ne faisait que passer et on ne toucherait à
rien. Le clodo ronflait du sommeil du juste mais peut-être
qu’il ne s’en fichait pas tant que ça et que ce n’était pour lui
qu’une bonne nuit parmi d’autres. C’est le Coyote qui l’a
réveillé en trébuchant sur une bouteille vide. On a tous eu
peur et on s’est figés comme c’est toujours dans ces cas-là.

51
Le clodo s’est redressé lentement comme au ralenti.
Derrière sa barbe, le clodo avait un visage où il restait des
traces de joie et de bonheur mais il fallait avoir l’œil fin car
on devinait plus qu’on voyait et le temps avait commencé
par faire le ménage et par passer le balai. Le clodo était
assis au bord du matelas et il nous regardait comme tout le
monde. Nous, on le regardait comme une légende. On avait
l’impression de le connaître par cœur alors qu’on ne le
connaissait que par sa barbe et sa réputation. Après un
moment, le clodo s’est levé pour traverser la grotte. Il a vidé
une bouteille d’eau dans un pot et il s’est passé de l’eau sur
le visage. Il était déjà habillé car il dormait avec son gros
manteau du cou jusqu’aux genoux, ce qui est bien pratique
pour être à l’heure même si personne ne vous attend. Le
clodo est repassé devant nous en silence et il s’est assis sur
un banc au soleil. Il a regardé la mer comme s’il la voyait
pour la première fois et il ne me faisait plus pitié car la pitié
c’est pour ceux qui ont froid et qui sont seuls mais le clodo
n’était pas seul parce qu’il était avec lui-même et il se
réchauffait au soleil. Le père de Boito avait entendu des
rumeurs d’agents de police comme quoi le clodo était un
ancien médecin qui avait soigné des enfants dans des
orphelinats en Indochine et en Afrique et qui en avait
perdu quelques-uns, et même le sien, alors après on
dégoupille et il n’y a plus rien. Sophie a fait un pas vers le
clodo et s’est assise sur le banc. Sophie aime bien quand les
gens sont silencieux car elle entend mieux l’essentiel et les
grandes douleurs sont toujours muettes. Le clodo a sorti
un livre de sa poche avec des lunettes et il s’est mis à lire
comme ça, pour rien. Quand j’ai lu le titre sur la
couverture, les bras m’en sont tombés, même si ça ne peut
pas à cause des nerfs et des tendons mais je n’ai rien trouvé
de mieux comme expression. Le clodo lisait un livre de
Monsieur Emilie Ajar qui s’appelle « La Vie devant soi » et

52
que papa a déjà lu et relut et qu’il trouve meilleur que les
livres de Monsieur Romain Gary. Sophie regardait
l’horizon avec ses lignes de fuites d’où on peut prendre le
large et moi je regardais Sophie. Les autres ne faisaient
rien de particulier non plus et on aurait pu rester des
heures comme ça à glandouiller mais je n’avais pas la vie
devant moi et encore moins la journée. On était suspendus
aux lèvres du clodo dans l’espoir d’une parole et on avait
mal aux bras tellement c’était long. Il semblait aussi
mutique que Sophie quand elle ne connait personne.
D’ailleurs, je me suis un peu renseigné sur le mutisme dans
le dictionnaire et auprès de Monsieur Guérant. Je pense
que chez Sophie, tout compte fait, c’est seulement un peu
de pudeur et de timidité, de la solitude et de la tristesse
aussi, de la peur et de la phobie sociale…Bref, j’étais
rassuré et je me suis dit qu’on n’allait pas en faire tout un
fromage.

A un moment le clodo a refermé son livre et il s’est tourné


vers nous et il a dit un truc en chinois ou dans une langue
étrangère pour ne pas qu’on le comprenne. Le clodo avait
le choix pour l’incompréhension car on ne parlait que le
français courant, et encore, plutôt le marchant que le
courant. Le clodo a répété sa phrase pour plus
d’explications et on était tous rassurés car on ne
comprenait toujours rien. Le clodo nous a vraiment fiché
la trouille car c’est terrible l’incompréhension tellement on
ne comprend rien. Et puis il s’est mis à rire et il ne
ressemblait plus à un clodo car je n’avais jamais vu rire un
clodo avant alors je ne pouvais pas me l’imaginer.
— Bonjour les enfants. Je vous connais et je vous ai vus
grandir.
Là ça a été la stupéfaction et la sidération et on a rien dit
car c’est toujours ce qu’on fait dans ces cas-là. Son œil lui
donnait l’air de personne et il se dégageait quelque chose
53
du clodo qui n’était pas des odeurs mais plutôt une sorte
de chaleur qui réchauffait à l’intérieur. C’est vraiment une
expérience unique de rencontrer une légende. Faites-le si
vous le pouvez, vous ne serez pas déçu. Les légendes sont
plus abordables qu’on ne le pense.
Poilo prit son courage à deux mains avec tous les muscles
qu’il avait sur lui et dit.
— Pourquoi vous êtes devenu un clodo ?
Le clodo n’avait plus rien d’un mendiant, même avec une
doudoune sale et usée. Il sourit, et même à travers sa barbe
on voyait bien que c’était pour de vrai.
— Je n’ai pas choisi. Les grands choix de notre vie
s’imposent à nous.
On est tous restés avec nos têtes d’imbéciles heureux et
Boito a pris la parole.
— Mon père dit que les clochards ne sentent pas tous
mauvais et qu’il y en a des bons comme partout et
qu’à ceux-là, on devrait leur trouver un foyer avec le
chauffage central pour l’hiver car on est pas à l’abri
que ça nous arrive un jour à cause du chômage qui
est en masse et de l’individualisme qui est partout.
Il y a eu un silence. On s’est tous regardés et on s’est promis
de ne plus jamais appeler Boito Régis, car Régis est un con
et là Boito était devenu trop intelligent pour faire marche
arrière.
— Que ton cœur reste toujours aussi grand, mon
garçon.
J’ai culpabilisé en repensant à toutes les fois où j’avais vu
le clodo assis sur un carton et à tout ce que je n’avais pas
fait pour lui. Je m’en suis voulu comme c’est pas possible
et j’avais envie de faire une connerie ou d’aller voler un truc
dans un magasin car la fraternité ça vous file le bourdon et
le nœud au bide pour de vrai. Je n’étais pas dans cet état à
cause des larmes que je voyais couler chez les autres mais

54
plutôt à cause de tout ce que le clodo n’avait pas dit sur
l’enfant qu’il avait perdu que mon cœur envoyait des SOS
à chaque battement.
Heureusement que le coyote était là sans quoi j’aurai mal
fini comme émotif. Le coyote, il n’a pas son pareil pour
faire rire à ses dépens et c’est très utile quand il n’y a rien
de drôle autour.
— Pourquoi vous avez baragouiné ? Vous êtes anglich ?
Le Coyote est un gars obsessionnel qui ne pense qu’à la
course à pied et qui ne s’encombre pas la tête avec des
choses superflues car pour bien courir, il faut être léger.
Je ne savais pas à quel point le sport pouvait vider la
tête, mais maintenant que je le sais je ferai gaffe. Le
clodo ne devait pas être anglich car il n’a rien répondu
et il s’est tourné vers Sophie car elle ne disait rien et ça
devait l’intriguer.
— Je ne t’ai jamais vue par ici. D’où viens-tu ?
Je voulais dire au clodo pour le mutisme qui est en fait de
la timidité maladive mais Sophie m’a pris de cours et elle a
répondu sans me laisser le temps.
— Je m’appelle Sophie Lapie et je viens de Paris
Au nom de Paris, le visage du clodo s’est encore plus éclairé
et je crois que maintenant on pouvait dire qu’il rayonnait.
Je suis allé une fois à Paris et c’est vrai que la tour Eiffel ça
éclaire beaucoup et ça illumine même quand on y repense.
Le clodo a dit bienvenue à toi Sophie et il a posé une main
sur son cœur pour saluer. C’était un moment solennel
comme on dit et même à des guignols comme nous, ça nous
a fait quelque chose. Comme on commençait à avoir de la
sympathie pour le clodo, Dring-dring a pris la parole pour
dire on est désolés pour vot gamin et après on ne savait
plus où se mettre tellement on était gênés.
Le clodo était un adulte pareil aux autres, mais aussi très
différent, surtout dans le regard et on ne pouvait pas savoir

55
ce qu’il pensait. Il est resté droit et digne et il nous a
regardés dans les yeux d’un œil à cause de l’autre et chacun
son tour parce que tous ensemble on ne peut pas. Il s’est
passé quelques secondes comme ça où il ne s’est rien passé,
peut-être même plus. Et puis le clodo a levé le bras et il a
fait un signe de croix en partant du front puis il a dit.
— Dieu ait son âme. Je pense à lui chaque jour. Il
accompagne chacun de mes pas et je sais qu’il est là,
à côté de moi et qu’il m’entend.
On s’est tous regardés et ça nous a fait de la peine. Je dis
bien de la peine et pas de la pitié, car la peine, c’est un
châtiment très lourd à porter avec le chagrin et la tristesse
alors que notre pitié, le clodo n’en avait pas besoin car on
n’en ressentait pas. On a aussi pensé que le clodo n’avait
plus toute sa tête parce qu’il regardait un coin du banc qui
était vide et qu’il parlait tout seul. J’ai appris plus tard par
Monsieur Guérand qu’on disait soliloquer en bon français
mais au moment où se passait la scène, je ne le savais pas
encore et merci de votre compréhension.
C’est un silence de plomb qui nous est tombé sur les
épaules et on s’est tous sentis très lourds. Le visage du
clodo était rentré à l’intérieur et on ne voyait plus que sa
barbe et son œil qui fuyait nos regards. Je crois que nos
questions ont fait remonter des souvenirs que le clodo
avait dû enfouir sous des tas de déchets et qu’avec le temps,
ils ont fait beaucoup de dégâts à l’intérieur.
Ça me taraudait l’esprit alors c’est moi qui ai demandé.
— Clodo, pourquoi vous ne marchez pas tout droit au
lieu de tourner en rond ?
J’étais très embêté d’appeler le clodo le clodo car
maintenant que je le connaissais mieux, je trouvais qu’il
méritait un prénom comme tout le monde et qu’il avait une
tête à s’appeler Pierre, Paul ou Jacques. Mais je ne voulais

56
pas me tromper car c’est très malpoli quand les relations
sont encore fraîches.
— J’ai fait la promesse de vivre dans la misère jusqu’à
la fin de mes jours. Et mon fils est enterré ici.
Les paroles du clodo ont claqué dans l’air et la messe était
dite. Dring dring a enfourché son vélo et il s’est mis à
descendre la côte à toute berzingue. On l’a tous regardé un
moment parce qu’on ne savait pas quoi faire d’autre.
Après, il y a eu un silence pas désagréable et le clodo nous
a invités dans sa grotte. Je regardais les graffitis obscènes
et je ne comprenais pas comment on pouvait avoir envie de
s’embrasser ici. Il y avait des bites, des cœurs brisés et des
initiales gravées pour l’éternité sur les murs et après on est
bien embêté si on change d’avis. Il fallait bien passer le
temps alors le clodo nous a expliqué que la grotte était un
endroit à l’abri des regards et qu’il avait souvent de la visite
à cause de la passe qui était à cinquante francs. Boito a fait
un petit mouvement du menton Ah oui je vois. Il avait un
secret avec le clodo et c’était insupportable pour les autres
alors Poilo a dit accouche et Boito a dit que son père lui
avait raconté pour les descentes de flics et les trafics et les
homosessuels qui se donnent rendez-vous à l’abri des
regards pour qu’on voie moins qu’ils sont pédés.
Je regardais le clodo et je n’arrivais pas à lui donner d’âge.
Il semblait éternel vu que je le connaissais depuis toujours.
Le clodo nous a dit qu’il nous venait de Russie. Il était venu
en France pour étudier sa médecine et il s’appelait Pavel en
vrai, mais en réalité tout le monde l’appelait le clodo. Il
avait cinquante-cinq ans mais c’était dans la barbe que ça
se voyait le plus. Il avait perdu son accent et beaucoup de
souvenirs et aussi son œil à la guerre à cause d’un éclat
d’obus. Mais ce n’était pas ce qui lui faisait le plus mal
aujourd’hui. Il avait soigné des enfants à l’hôpital mais il
n’avait pas pu les sauver tous, et surtout le sien, et des

57
drames pareils, ça vous change un homme pour le reste de
la vie.

On était tristes pour lui et on a entendu une sonnette


tintinnabuler et ça nous a sortis de là. C’était Dring-dring
qui était de retour. Il tenait son guidon d’une main et un
carton dans l’autre et je me demandais comment rien ne
tombait, mais non, rien ne tombait. Il y avait du lait, du
pain, des œufs et du jambon dedans et le clodo aurait à
manger pour une semaine sans faire les poubelles et c’était
offert par la maison. Après ça, on a pas traîné car il n’y avait
plus rien à dire. On a dit au revoir au clodo et il nous a
répondu до свидания ce qui était la même chose mais chez
lui ça venait du cœur et aussi de plus loin.

Il était déjà tard quand je suis rentré et j’ai craint le pire


surtout après l’histoire de pervers. Mais maman n’était pas
morte d’inquiétude mais plutôt bien vivante et accroupie
devant un ourlet à reprendre. Elle n’avait pas vu l’heure
passer et j’ai mis la table pour faire comme si de rien
n’était. Ça a marché et tout est bien qui finit bien.

58
11.

Il est temps que je vous parle de Tristoune et je compte


sur vous pour garder le secret. Motus et bouche cousue.
Tristoune est un singe capucin d’Amérique Centrale. On l’a
appelé Tristoune à cause de son regard humide, le même
qu’un chien derrière les grilles d’une fourrière. Ça lui
donne un air triste, mais pas trop non plus, alors Tristoune,
c’était pile-poil. Je ne sais pas comment il est arrivé chez
nous car j’étais absent pour raison de fugue. Mais quand je
suis revenu, Tristoune était là et je n’ai pas cherché à en
savoir plus. Maman dit que c’est mon ami imaginaire. Elle
nous trouve trop mignons tous les deux car on est toujours
fourrés l’un avec l’autre. Surtout Tristoune qui me colle
comme s’il avait personne d’autre à aimer. Je trouve que
maman a tort à propos de Tristoune car il n’a rien
d’imaginaire. Il crie, il saute, il parle. On forme comme qui
dirait un duo de comique. Comme toutes les vedettes,
Tristoune a parfois des moments de folie bien à lui où il se
met à crier et à sauter partout. Il en fait des tonnes pour
trois fois rien et il se met dans des états, je ne vous dis pas.
Du haut de mes douze ans, je trouve que c’est un sacré
manque de maturité mais je lui passe tout alors je ne dis

59
rien. Il faut bien que jeunesse se passe. Je suis descendu
chez Monsieur Guérant pour tirer cette histoire d’ami
imaginaire au clair car Monsieur Guérant me dit toujours
la vérité. Il était debout cette fois car le salon était éclairé
et il buvait un café qui est très bon pour se réveiller le cœur
et la tête.
— Monsieur Guérant, est-ce que vous trouvez que
Tristoune est imaginaire comme singe ?
Monsieur Guérant a bu une gorgée de café qui devait être
très chaude car il avait de la fumée devant lui.
— Non, je le trouve très vivant. Surtout quand il est au
bout de ton bras. L’imagination peut nous faire
croire ce qu’elle veut, mon petit Alex, c’est son
pouvoir et il est sans limite. L’essentiel, c’est d’y
croire.
— Et vous Monsieur Guérant, vous y croyez ?
— Bien sûr que j’y crois.
Il s’est levé, il a ouvert un placard de sa cuisine et il a
attrapé un sachet.
— Tiens, je garde toujours un peu de graines pour
Tristoune car tu m’as dit qu’il aimait beaucoup ça.
Monsieur Guérant a mis quelques graines dans sa main
devant la gueule de Tristoune pour plus de réalité.
Tristoune faisait un peu son boudeur et il n’y a pas touché
mais j’ai gardé les graines pour une prochaine fois. Je suis
remonté par l’escalier et j’ai croisé Madame Tesson sur son
palier du deuxième.
— Tu en as une belle peluche ! Comment s’appelle-t-
elle ?
Madame Tesson est la femme de Monsieur Tesson, le gros
Monsieur du 2e qui est un charcutier chauve en retraite
avec un ventre comme une brioche et qui a un chien qui
aboie sur Tristoune au pied de sa porte. Madame Tesson a
des yeux comme des cafards et elle me parle comme si

60
j’étais un demeuré. Elle a toujours quelque chose sur la tête
quand elle sort de chez elle. Parfois ce sont des bigoudis
parce qu’elle ne sort pas vraiment, mais juste pour aller
chercher le courrier et que la boite aux lettres ne lui fera
pas de remarque. Je prends toujours un air con quand je
lui réponds car je ne l’aime pas.
— Il s’appelle Adolf. Et il ne faut pas s’approcher parce
qu’il mord.
Madame Tesson me fait toujours un regard mon pauvre
petit, tu me fais de la peine et je tape du pied pour faire
peur à son sale clébard et Tristoune fait crihh crihh en
retroussant les lèvres comme un vampire et je me barre en
courant. Madame Tesson gueule toujours après son chien
qui est excité comme une puce et ça me fait bien marrer.
Le plus gentil dans le quartier après Monsieur Guérant,
c’est Monsieur Emile qui tient le café d’en bas où papa boit
des apéritifs à rallonge avec Jean, qui s’appelle Monsieur
Désireux mais que papa appelle Jeannot. Son café est trop
enfumé et je tousse toujours quand j’accompagne papa
mais papa ne tousse pas et même il fume. Je n’ai jamais
fumé car je n’en ressens pas le besoin mais il ne faut jamais
dire jamais et ça me tente bien de faire comme tout le
monde. On ne se méfie pas assez du conformisme. Le
conformisme, ça peut tuer.
Chez Monsieur Emille, papa prend toujours un demi avec
des cacahouètes et un cendrier après le petit coup d’éponge
sur la table. Et moi, je commande un lait fraise sans rien
d’autre. Je suis un gars simple.
Dans le café de Monsieur Emile, on croise aussi Monsieur
Lenormand qui tient la petite épicerie du quartier et qui
s’assoit toujours avec nous en soufflant et en s’essuyant le
front. Papa dit que Monsieur Lenormand est un
commerçant très riche parce qu’il pousse à la
consommation et qu’il en met toujours trop sur la balance.

61
Mais il est très fort pour le service et la proximité et chez
lui l’accueil ne se perd pas comme ailleurs.
Le café de Monsieur Emile est toujours noir de monde.
C’est l’ennui qui fait ça. Et le chômage. L’ennui et le
chômage, c’est la peste et le choléra. A part pour les
cafetiers. Pour faire passer le chômage, il y a des
allocations. Mais pour l’ennui, il n’y a rien. C’est la
perpétuité à vie sans remise de peine. Le chômage, c’est la
faute des patrons qui sont des salauds. L’ennui, c’est la
faute des psychanalystes qui sont des salauds. Les salauds
ne sont pas toujours les mêmes. C’est même à ça qu’on les
reconnait.

Au comptoir du café de Monsieur Emile, il y a pas mal de


types qui tuent le temps en jouant leurs allocations sur des
chevaux et des paris sportifs et même sur des jeux de
hasard. Je ne crois pas beaucoup au hasard car il ne m’a
rien prouvé jusque-là. Je préfère toujours garder mon
ticket sur moi comme un gagnant, car tant qu’il n’est pas
gratté, c’est l’espoir et on ne sait jamais. C’est toujours un
bon moment pour moi car je m’imagine ce que je pourrais
acheter à Sophie si j’étais riche. Et ça me suffit comme
plaisir, je ne suis pas exigeant.

62
12.

Un jour, papa reçut une lettre d’un Monsieur qu’on


appelle éditeur. La lettre lui donnait rendez-vous à Paris
car le monsieur éditeur avait lu son manuscrit et voulait le
publier comme livre. Papa s’assit sous le choc et devint tout
gris. C’était pour lui comme une bonne nouvelle qui arrive
trop tard, ou une mauvaise qui arrive trop tôt, ce qui est
pareil pour le cœur et les artères. Papa relut la lettre avec
une main sur la poitrine et maman n’en croyait pas ses
oreilles. Elle a dit que ça se fêtait et qu’elle allait acheter
des huitres, du saumon et une bouteille de champagne. Le
soir, il n’y a pas eu un mot sur mon bulletin et sur mes zéros
en mathématiques qui étaient pourtant arrivés en même
temps dans la boite à lettres. J’ai essayé d’attirer l’attention
durant le repas avec des pleurs et des cris mais mes parents
étaient d’humeur joyeuse et ils prenaient mes résultats
scolaires avec une certaine philosophie. Je dirai même
qu’ils les prenaient carrément par-dessus la jambe et ça
commençait sérieusement à m’agacer. J’ai bien tenté de
faire pleurer Tristoune avant le dessert, de dire des gros
mots et de me lever de table sans demander la permission,
mais rien. Papa et maman étaient ivres de joie et de
bonheur et il n’y en avait que pour papa qui avait rajeuni
de dix ans et d’une enveloppe. Chez nous, ça ressemblait à

63
un soir d’anniversaire. Monsieur Jean et Monsieur Emile
étaient présents autour de la table, avec Monsieur
Lenormand et même Monsieur Guérant qui avait fait le
déplacement depuis le rez-de-chaussée sur les épaules
d’un des éboueurs.

Maman avait poussé les meubles et roulé les tapis pour


plus de place et tout le monde dansait dans le salon sur la
musique du tourne-disque avec du jazz et des airs de
guinguettes. Je me suis couché fâché et j’ai à peine fermé
l’œil à cause du ramdam. J’ai eu froid toute la nuit mais je
me suis réchauffé au petit matin quand j’ai entendu le
couloir craquer. Papa est entré comme le jour, sur la pointe
des pieds et il m’a dit habille-toi Alex, je t’emmène à Paris.
Ni une ni deux, je me suis retrouvé dans un wagon de 2 e
classe avec papa déguisé comme pour un mariage et
Tristoune avec une laisse autour du cou car c’est
obligatoire dans les transports en commun.

A Paris, on ne voyait pas la tour Eiffel à cause de la


pollution qui se cachait derrière le brouillard et nous avons
pris un taxi conduit par un chauffeur en casquette qui jetait
des regards inquiets dans le rétroviseur. Il a dit à papa qu’il
y aurait un supplément à cause de l’animal sauvage et que
son taxi n’était pas l’arche de Noé. Papa lui demanda de
quel animal sauvage il parlait et Tristoune attrapa sa
casquette et la jeta par la fenêtre, parce que bon quoi à la
fin, en voilà des manières. Le chauffeur freina sec et nous
débarqua comme des sacs de pommes de terre sur le
trottoir. Par chance, c’était à deux pâtés de maison de notre
rendez-vous et c’était un vrai coup de bol quand on connait
l’immensité de Paris comme capitale.

On a marché sur un trottoir grand comme une rue et on


s’est arrêtés devant un immeuble parce qu’on était arrivés.
Il y avait une plaque en or de médecin avec écrit dessus

64
« Bertrand Portejoie, Editions du Mercure au chrome ».
On est entrés sans faire de bruit et on s’est essuyé les pieds
sur un paillasson grand comme un tapis. Il y avait une
dame assise bien droite derrière un comptoir qui nous a
dévisagés des pieds à la tête et même de la tête aux pieds.
Elle ressemblait à une speakerine de la télévision avec un
chignon et des cheveux blonds autour et même à une
playmate de magazine avec une plage derrière.

On s’est assis poliment dans une salle prévue pour ça, avec
des tableaux aux murs et des moulures aux plafonds. Le
monsieur de la lettre vint nous chercher quelques minutes
plus tard en ouvrant la porte et les bras en même temps et
cher Monsieur Morant, vous avez fait bon voyage et par ici
je vous en prie. Le monsieur de la lettre était tout en
bonnes manières et il était tellement propre sur lui qu’il en
paraissait sale. On a traversé un couloir en faisant un
boucan de tous les diables à cause du parquet et des
chaussures neuves de papa. Tristoune se tenait à carreau
sous le regard rieur du monsieur de la lettre. On est entrés
ensuite dans une pièce avec des fenêtres encore plus
grandes et des livres partout dans les coins et même sur le
bureau. Le monsieur à la lettre a tendu le bras vers des
fauteuils vides et il a dit :
— Bien. Je suis ravi de vous rencontrer Monsieur
Morant. Asseyez-vous, je vous en prie. Café ?
— Volontiers.
— Je vois que vous êtes venu en famille. Vous êtes
éleveur d’animaux ?
Papa expliqua pour l’orage et l’adoption. « Il s’appelle
Tristoune et il fait partie de la famille ». « Intéressant »
répondit le Monsieur à la lettre que je vais appeler
désormais Monsieur Portejoie et peut-être même Bertrand
un peu plus tard si on se connait mieux et que vous n’y
voyez pas d’inconvénient et ceci pour plus de clarté.
65
— Monsieur Morant, je n’irai pas par quatre chemins et
je ne tournerai pas autour du pot. J’ai beaucoup
apprécié votre manuscrit. Surtout votre style. Il m’a
fait penser à un écrivain célèbre qui a eu son heure
de gloire. Vous voyez de qui je veux parler ?
— Je pense que vous faites allusion à Monsieur Romain
Gary.
— Parfaitement. Et plus précisément à sa période Ajar.
Gros-câlin, La vie devant soi, l’angoisse du Roi
Salomon.
— Je connais parfaitement ses œuvres. Presque par
cœur même.
Une dame svelte comme maman, mais moins jolie et
plus jeune, habillée avec un tailleur et des talons
comme c’est pas possible, déposa sur le bureau un
plateau avec deux cafés et un verre de lait à la fraise
avec deux pailles. C’était très aimable comme attention
et j’en suis resté baba tellement c’était gentil. La
gentillesse, ça m’émeut toujours le cœur. Tristoune se
saisit de la paille avec sa main toute molle et il n’arrivait
pas à aspirer et il se mit à bouder sur mes genoux. Les
épaules de Monsieur Portejoie disparurent dans son
fauteuil quand il s’assit dedans et il prit une longue
inspiration.
— Monsieur Morant…il y a dans votre écriture…
comment dire… un ton et une forme d’humour que
je ne retrouve que trop rarement dans la production
littéraire actuelle.
— Merci. Vous me faites trop d’honneur.
— Vous faites quoi dans la vie ?
— Je suis coiffeur. Je rends les gens plus beaux.
Monsieur Portejoie ouvrit une boîte avec du velours
dedans et la tendit à papa.
— Cigare ? Ce sont des Montecristo.

66
Ce monsieur Portejoie avait quelque chose d’amusant
dans le costume. Il approcha un briquet au bout du
cigare de papa et des ronds de fumée s’élevèrent dans
la pièce. Je n’aime pas l’odeur du cigare, ça me donne
mal au ventre comme en voiture quand les fenêtres sont
fermées.
— Monsieur Morant, j’ai une proposition à vous faire.
Je vous l’ai dit, j’aime votre style, mais votre
manuscrit manque un peu de… comment dire… de
structure. Le comité de lecture est un peu frileux
pour sa publication, ils sont un peu pisse-froid et
l’originalité leur fait toujours un peu peur. Il ne faut
pas déplaire aux lecteurs, n’est-ce pas ! Mais je
tenais à vous rencontrer car je pense que vous
pouvez écrire une autre histoire, plus structurée,
plus aboutie, et je m’engage d’ores et déjà à la
publier. Qu’en pensez-vous ?
Papa tirait sur son cigare comme un homme d’affaires qui
réfléchit sérieusement à une proposition sérieuse. Il me
faisait marrer avec son cigare trop gros et son costume mal
taillé et ses faux airs d’homme du monde, et je trouvais que
tout sonnait faux. Mais j’étais aussi heureux pour lui après
tout le mal qu’il s’était donné. Et depuis ce jour, je me dis
que l’habit fait toujours le moine.
— Qu’entendez-vous au juste par manquer de
structure ?
— Disons qu’il y a de nombreuses incohérences dans le
récit et que l’histoire n’a… comment dire…
— Ni queue ni tête ?
— Vous m’enlevez les mots de la bouche, cher Monsieur
Morant. Ni queue ni tête, c’est le terme que je
cherchais.
Papa reposa le cigare sur le bord du cendrier et il se
leva d’un bond.

67
— Viens Alex, on s’en va !
Le visage de Monsieur Portejoie perdit aussitôt son air de
mouette rieuse.
— Monsieur Morant… mais… attendez !
Papa dressa l’index devant le nez de Monsieur Portejoie
qui recula dans son fauteuil.
— Cela fait vingt ans, Monsieur Portejoie, vingt ans
vous m’entendez, que je reçois des lettres de gens
comme vous qui m’écrivent que mes histoires n’ont
ni queue ni tête ! Sans compter tous ceux qui ne me
répondent jamais car ils ont sans doute bien mieux à
faire que de prendre le temps de répondre à un
auteur qui a consacré son temps et sa vie à essayer
de faire jaillir la flamme de l’inspiration, qui a sué
sang et eau pour écrire chaque mot, chaque phrase,
avec la foi du charbonnier, qui a largué les amarres
de la raison pour partir à l’extrémité de lui-même
rencontrer cet autre qui l’aidera à accoucher de la
vérité cachée derrière les évidences. Oui,
parfaitement, la vérité, Monsieur Portejoie ! Alors
quand c’est trop, ça déborde !
Je n’avais jamais vu papa dans un tel état. S’il n’avait pas
été mon père, j’aurais eu presque peur.
—Monsieur Morant, calmez-vous, je vous en prie… Et
rasseyez-vous.
Je voyais des flammes danser dans son regard. Tous les
manuscrits refusés de sa vie y brûlaient et je ne préférais
pas m’approcher. Papa était en boucle.
— Ni queue, ni tête, ça ne veut rien dire. Pour écrire un
roman, il ne suffit pas d’avoir une feuille et un stylo.
Il faut avoir du cœur et de l’estomac.
— Monsieur Morant, Monsieur Morant, écoutez-moi,
je vous ai entendu et je vous fais mes plus plates
excuses en mon nom et en celui de toute la

68
profession. Cela vous convient-il… Oui … Alors
asseyez-vous et écoutez-moi… Je vous laisse carte
blanche Monsieur Morant. Ecrivez ce qu’il vous
passe par la tête, je m’engage dès aujourd’hui à le
publier.
Papa se rassit sur sa colère et sur toutes ses années de
maltraitance littéraire. Il paraissait plus grand de
quelques manuscrits. Il sortit un mouchoir de sa poche,
s’essuya le front et déboutonna son nœud de cravate.
— Je ne sais pas. Je manque souvent d’imagination.
Le visage de Monsieur Portejoie s’éclaira comme le ciel
après la pluie. Je n’avais jamais vu quelqu’un porter
aussi bien son nom.
— Vous ne manquez pas d’humour en tout cas.
— Pour un écrivain, ce serait une faute de goût.
— J’en connais un tas qui en manquent cruellement.
L’humour normand est encore trop méconnu. Alors
c’est d’accord ?
— P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non.
— C’est bien ce que je disais !
Monsieur Portejoie se leva et se dirigea vers la fenêtre.
Il marchait comme sur des œufs.
— Vous savez, au fond, l’imagination, c’est un regard et
rien d’autre. L’imagination est au bas de la rue,
l’aventure à portée de main pour qui sait la saisir. Il
faut savoir faire un pas de côté, prendre la tangente,
faire sonner les tocsins de son cœur et tout
réinventer…
Monsieur Portejoie nous fixa Tristoune et moi comme
si on avait mis nos pieds sales sur la table.
— Ecrivez sur votre famille. Sur votre vie.
— Cela n’intéressera pas le public. Je ne suis personne.
— On s’en fiche que vous soyez connu ou non, ce n’est
pas le sujet. Servez-vous de votre vie comme

69
matériau de base et fictionnez-la ! Mettez-y du cœur,
soyez généreux, faites-nous rire et pleurer, et peu
importe que cela soit une grande histoire ou pas,
c’est avec de petit riens qu’on fait de grands touts !
Il me plaisait bien ce Monsieur Portejoie et j’ai eu soudain
une envie terrible de l’appeler tonton Bertrand. Papa
faisait une moue de client qui trouvait l’article un peu cher
mais dont le sien était tombé en panne et qui n’avait pas le
choix.
— Je vais essayer. Mais je ne vous promets rien.
— A la bonne heure, Monsieur Morant. Prenez votre
temps et écrivez à votre rythme… c’est vous le patron
ah ah ah… Ah oui, une toute dernière chose…
L’écriture, c’est une rencontre. N’en dites pas trop et
taisez ce que vous voulez dire, les lecteurs adorent
qu’on les mène en bateau. Je vous souhaite bon vent,
Monsieur Morant.

70
13.

Dans le wagon du retour, on n’entendait que ta-tac-ta-


toum ta-tac-ta-toum. Papa réfléchissait les yeux fermés.
Tristoune dormait en boule sur la banquette. Moi, je
pensais à Sophie en regardant la campagne car quand c’est
beau je ne peux pas faire autrement que de penser à
Sophie. Maman nous attendait sur le quai de la gare avec
son imperméable parce qu’il pleuvait et son écharpe parce
qu’il faisait froid. Papa et maman se sont embrassés et sont
partis en marchant bras dessus bras dessous.
De derrière, j’entendais des « alors, qu’est-ce qu’il t’a dit…
Oh tu sais, ces gens-là, j’ai appris à m’en méfier. Un jour ils
te disent blanc, l’autre jour, c’est noir. Mais pour ton livre ?
Il veut que j’en écrive un nouveau et il le publie. J’ai un
contrat dans la poche. Mais c’est formidable mon chéri… et
tu vas écrire sur quoi ? Sur ma vie… » Ils se stoppèrent. On
ne peut pas décrire un visage en point d’interrogation, ce
n’est pas assez ressemblant, alors je l’écris comme ça et je
vous laisse imaginer. « Sur ta vie ? Tu veux dire sur la nôtre
? Mais qu’est-ce qu’elle a de bizarre notre vie ? » Papa prit
maman et son imperméable dans ses bras. « Mais rien
voyons » Maman m’a regardé avec son regard suspicieux
comme si c’était de ma faute. J’ai fait comme si de rien

71
n’était et je suis parti devant parce que je n’y étais vraiment
pour rien et qu’ils règlent leurs histoires entre eux à la fin.
A la maison, papa avait l’air absent dans le canapé et j’ai
voulu le ramener avec nous. Alors je me suis assis à côté de
lui et j’ai posé ma tête contre son épaule pour qu’il se sente
moins seul.
—Je peux t’aider pour ton livre.
Papa me passa une main dans les cheveux sans rien
chercher de particulier mais il y trouva un peu de
réconfort.
— C’est gentil Alex. Mais je ne sais même pas par où
commencer.
Je lui ai répondu de commencer par le début et papa se mit
à rire. Je ne voyais pas ce qu’il y avait de drôle mais le rire
de papa faisait comme une couverture sur mes genoux.
— Tu vois Alex, quand j’étais plus jeune, j’avais dix
idées par minute, tout m’intéressait, je regardais
quelqu’un dans la rue et hop, j’imaginais une
histoire, des personnages, je voyais les scènes défiler
sous mes yeux. C’était magique et terrifiant à la fois.
Mais avec la vieillesse, il y a de gros cailloux comme
les soucis et les tracas qui bouchent la source,
comme les graisses dans les artères, et après elle est
tarie et c’est la page blanche.
La pluie sur les carreaux n’arrangeait rien mais pour la
météo je ne pouvais rien faire. Alors il fallait absolument
que je m’occupe de papa sans quoi la pluie n’allait pas
s’arrêter de tomber de sitôt. J’ai dit à papa que des
histoires, j’en avais plein la tête et que c’était pas ce qui
manquait chez moi. Avec Sophie, Poilo, Boito et le Coyote
et aussi la bande à Villeni, et Monsieur Rigault, tête de
veau, et le pervers, et l’oiseau mort et tous les trucs qui vont
encore me tomber sur le coin de la gueule un jour où
l’autre, papa pourra écrire des centaines de livres

72
fastoches. Et si ça ne suffit pas, je peux aussi inventer. Je
suis très fort pour ça. Moi aussi, un jour je serai un
écrivain. Je tiens un petit carnet qu’on appelle journal
intime et qui est presque plein et j’entends déjà les
critiques sur le style mais je suis prêt à tout entendre pour
réussir. J’ai commencé à raconter ma vie à papa. Il a fermé
les yeux pour mieux entendre et il m’a dit continue. C’est
ce que j’ai fait et ça a bien duré une heure ou deux car je
n’avais plus de salive et j’avais soif comme un chameau. Je
ne lui ai pas tout dit non plus car Monsieur Portejoie avait
dit qu’il ne fallait pas tout raconter et papa se redressa d’un
bond du canapé quand la pluie cessa de cogner contre la
fenêtre. Avec sa santé qui le lâchait un peu de partout, j’ai
eu peur des cailloux dans ses artères et des conséquences.
Mais il avait retrouvé des forces et j’ai compris qu’il venait
de s’éloigner du bout de quelque chose et il nous proposa
d’aller nous promener au bout de la jetée du port car il avait
besoin de respirer à pleins poumons.
C’est de là-bas qu’on a entendu un type dans une voiture
rouge gueuler « cirque Brandini, tarifs réduits pour les
enfants, allez, allez, on en profite ». J’ai tout de suite senti
que papa avait envie d’y aller car il faisait la même tête que
Poilo devant la vitrine de la pâtisserie. Il a dit que ce serait
l’occasion d’une sortie en famille et qu’il pourrait la
raconter dans son livre. Maman a dit pourquoi pas. J’ai
levé les bras au ciel comme toujours quand je suis content
et Tristoune ne disait rien car il regardait la mer et les
vagues et à voir sa tête, je crois qu’il la voyait pour la
première fois. On a respecté son silence et on s’est éloignés
un peu pour ne pas lui gâcher son moment. On a beau faire,
après, on ne retrouve jamais la magie d’une première fois.
Devant la caisse du cirque, il y avait une longue file avec
beaucoup d’attente et ça sentait le foin et le purin. On
voyait des chèvres attachées à des piquets et des tigres en

73
cage qui roupillaient sous le regard des enfants à tarifs
réduits. Je ne sais pas pourquoi il y a des tarifs réduits pour
les enfants mais je trouve ça injuste. Les enfants, on ne les
respecte pas assez. On leur donne un prix réduit comme
s’ils avaient moins de valeur et qu’ils étaient une sous-
espèce. Je suis bien content d’avoir douze ans et de ne plus
être à tarif réduit car c’est assez humiliant même si papa et
maman ont toujours gardé le secret pour ne pas me faire
de la peine. Pour le père Noël, je me suis débrouillé tout
seul et j’ai gardé le secret pour ne pas leur faire de la peine
non plus. Dans les familles, il y a toujours des histoires et
des secrets, on ne peut jamais faire semblant. Dans le
regard de maman, il y a des secrets qui poussent et qui
essaient de sortir à tout prix car ils sont trop lourds à
porter. Mais maman ne se laisse pas faire et elle est assez
fortiche à ce petit jeu. Les secrets s’accrochent comme des
saligauds dans ses yeux pour s’exprimer mais c’est maman
qui a toujours le dernier mot et qui fait régner le silence.
Mais un jour, je crèverai l’abcès, foi d’Alex.
On a hésité à prendre Tristoune because comme singe il
allait se faire repérer et on risquait de nous le voler. J’ai
toujours un œil sur lui et je veille au grain mais parfois il
n’en fait qu’à sa tête et il reste en boule par terre ou sur un
fauteuil et après on le cherche partout comme un doudou.
Je n’ai jamais eu de doudou comme les bébés car je n’ai
jamais été bébé, rappelez-vous. Mais Tristoune se
comporte parfois comme s’il en était un et ça me fait de la
peine pour lui. Maman s’est approchée de Tristoune qui
était sur mon bras, elle l’a regardé dans les yeux et lui a dit
je t’aime et je ne veux pas que tu t’en ailles. C’était un
moment très émouvant et ça nous a chamboulés un peu. Et
puis papa a dit « Quoi de mieux qu’un cirque pour qu’un
singe passe inaperçu ». Papa, je vous jure, pour un coiffeur,
il a des idées de génie.

74
Il faisait une chaleur de tous les diables sous le chapiteau
et on était serrés comme des sardines. Les enfants criaient
tellement fort que j’ai cru que le spectacle était déjà
commencé. Mais non, c’était juste pour patienter. Pour
plus de discrétion, papa avait habillé Tristoune avec un de
mes vieux anoraks de quand j’ai eu trois ans, une casquette
de baseball et des lunettes de soleil. Comme ça, on était
tranquilles, personne ne le remarquerait tellement on ne
voyait que lui.
D’un coup, le rideau se leva et un homme vêtu d’une veste
rouge avec des boutons dorés apparut avec un micro à la
main. Les enfants se mirent à crier encore plus fort et le
type nous demanda si on allait tous bien comme si c’était
personnel. Je savais que c’était un ça va en général alors
j’ai laissé les autres répondre à ma place. Je ne peux pas
tout vous raconter car la mémoire fait toujours un tri à
cause du trop-plein, mais les clowns et les tartes à la crème,
j’ai bien aimé. Les clowns s’appelaient Fosco et Arthuro
Brandini. Ils étaient deux frères avec de la paillasse dans
les cheveux et du maquillage partout même là où ça ne se
voyait pas. Ils parlaient du nez mais on les comprenait
quand même parce qu’ils criaient aussi.
— Bonzour les n’enfants !! Oh lalala !!
Ils avaient des pieds et des mains bien trop grands pour
leur taille et leurs guiboles flottaient dans leurs costumes
comme dans un déguisement de carnaval. On sentait bien
qu’ils voulaient faire les cons car ils cherchaient toutes les
conneries possibles et imaginables à faire et c’est pour ça
que les enfants les aiment bien. Il y a eu un long roulement
de tambour et le clown Fosco qu’on reconnaissait à son
nœud papillon jaune s’est approché d’un monsieur avec
une chemise blanche et une grosse barbe pour la tailler.
Leur numéro s’appelait les barbiers en folie et j’ai tout de
suite pensé à papa. Pensez-donc, un coiffeur qui se ferait

75
tailler la barbe par des clowns c’était drôle à tomber par
terre. Mais le clown Fosco tenait le monsieur à la chemise
blanche par le col et c’était trop tard. Surtout que papa
n’avait pas de barbe sur lui à tailler. Les clowns ont enfilé
un peignoir immense au type et ils lui ont barbouillé les
oreilles et les yeux avec de la mousse à raser. Le type ne
voyait plus rien et c’était le but. J’ai jeté un regard vers
papa et il souriait comme les autres enfants avec une main
sur la cuisse de maman. Je me sentais tellement bien que
j’aurais voulu que ça dure toujours et je ne pouvais pas me
douter un seul instant que c’était la fin.
Les clowns ont demandé au public de compter à haute voix
un, deux, trois, et le clown Fosco s’est approché du type
avec un sabre à la main et un doigt sur la bouche pour
qu’on ne vende pas la mèche et c’était à mourir de rire et
on se retenait tous de faire ahahah. On a entendu des ohhh
et des ahhh quand le sabre a sifflé en passant à deux
centimètres de la tête du type et maman a eu peur pour lui
parce qu’elle a dit mon Dieu. Le clown Arthuro qui devait
être le chef parce qu’il y en a toujours un, a disparu un
moment derrière le rideau et il est réapparu avec un
éléphant derrière lui au bout d’une longue laisse et un seau
au bout du bras. Je n’en croyais pas mes yeux et Tristoune
se mit à s’énerver en poussant de petits cris et en tapant
des mains. Je crois qu’il n’avait jamais vu d’éléphant de sa
vie et je le comprenais parfaitement car c’était la première
fois que j’en voyais un aussi.
L’éléphant n’était pas si grand que ça et ne devait être
qu’un éléphant mineur ou un éléphanteau car il n’avait pas
assez de défense sur lui pour se faire une place dans le
monde des adultes. Le petit éléphant plongea sa petite
trompe dans le seau d’eau pour l’aspirer. Il y a eu un
nouveau roulement de tambour. Les clowns nous ont fait
gueuler jusqu’à trois et le petit éléphant a balancé toute la

76
flotte qu’il avait sur lui dans la poire du type qui se marrait
comme nous car il était beau joueur et qu’il avait encore sa
barbe et sa tête. Les clowns se sont mis à danser et à taper
des mains sur la musique de l’orchestre et les enfants ont
crié un autre, un autre. Cette fois, c’est un homme sans
barbe mais avec beaucoup de cheveux qui se leva sous les
applaudissements. Le public rigolait déjà car on
connaissait la chute et qu’elle était hilarante. J’avais oublié
comment c’était si bon de rigoler aux dépens de quelqu’un.
Je ne me sentais pas très fier car maman disait que ce
n’était pas beau de se moquer mais je n’arrivais pas à me
retenir. Je pouffais, je pouffais et puis en regardant autour
de moi, j’ai vu que les autres s’en fichaient alors j’ai pensé
merde et je me suis tapé les mains sur les genoux et je me
suis bidonné et j’ai tout lâché.
Papa et maman avaient l’air d’avoir retrouvé leur âme
d’enfant car le cirque, ça vous ramène toujours un peu en
arrière, c’est obligé. Nous sommes rentrés à pied après le
spectacle. Papa avait les yeux humides et je ne savais pas si
c’était de la joie ou de la tristesse. Les souvenirs, on ne sait
jamais ce qu’il y a dedans avant de les ouvrir et ils peuvent
vous péter à la gueule en moins de deux. Les plus
terroristes, ce sont les souvenirs heureux et les grands
moments de la vie. Ceux-là, on devrait les interdire à cause
des dégâts et de cette saleté de nostalgie. Je ne suis pas
nostalgique comme garçon, je n’ai pas assez vécu pour ça.
Mais quand on a vécu plusieurs vies comme papa et qu’on
aborde le dernier virage, on est rattrapé par quelque chose,
c’est obligé. On a laissé tellement de bouts de soi partout
en marchant qu’on ressent forcément le poids des pertes et
qu’il n’y a rien qui pèse plus lourd qu’une absence. Papa
devait être quelque part en arrière parce que des souvenirs
en avant, on ne peut pas. En rentrant, il s’alluma une
cigarette et se mit à écrire. Je le regardais de mon lit car

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c’est petit chez nous. Il a écrit un bon moment sous la
lampe de chevet et j’avais envie de savoir quoi. A un
moment, il a reposé son stylo et il est sorti. Ni une ni deux,
j’ai repoussé les couvertures sur mes pieds et je me suis
levé. Je marchais sur la pointe des pieds et j’avais des
picotements dans le ventre mais c’était bon. Papa m’avait
dit qu’un écrivain, c’était un voleur de souvenirs et je
voulais savoirs lesquels il m’avait volé. Je me suis penché
au-dessus du tas de feuille et j’ai failli me mettre à chialer.
L’écriture de papa était tellement illisible que j’ai eu envie
de déchirer toutes les pages pour que personne ne puisse
les lire. J’ai entendu le petit ricanement de la vie et je
l’aurai étranglé sur place tellement c’était insupportable.
La vie, elle doit bien s’emmerder pour faire des blagues
aussi minables. J’étais dégouté et je me suis recouché avec
une boule dans le ventre. Papa est rentré avec son odeur de
tabac et s’est rassis à la table et c’était plus facile pour lui
parce que c’était son écriture.

78
14.

J’avais mal à la poitrine et aussi du mal à respirer depuis


quelques jours. J’ai eu peur que papa m’ait refilé son
amiante avec ses branches et ses pétales et je voulais que le
docteur Petit regarde mes poumons à travers son
stéthoscope. Mais Monsieur Guérant m’a dit que c’était
inutile parce que l’amiante n’était pas contagieuse et que
ce ne devait être chez moi qu’un peu de mimétisme.
Après son infractus raté du cœur et les coups de sabots
dans son estomac à cause des traitements médicaux, il y
avait chez papa comme du fatalisme. C’était vraiment pas
de veine et même la poisse d’être touché par le fatalisme.
Car le fatalisme, c’est très dangereux et ça peut même être
fatal. C’est même ce qui peut arriver de pire dans la vie.
L’œil perd tout de suite de sa brillance et on est plus surpris
de rien. Papa se battait comme il pouvait avec ses forces
qui le quittaient une par une et je ne pouvais rien faire que
d’assister à cette déroute en fermant les yeux pour ne pas
voir ça.
Papa n’a pas été seulement malade dans sa vie. Avant, il
s’était défendu comme coiffeur et il avait eu une sacrée
réputation comme comique. Pour travailler, papa portait
toujours sur lui une cotte en jean par-dessus un tee-shirt
blanc comme Monsieur Coluche, l’autre comique de la

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lessive Omo. Papa l’avait vu en vrai et en spectacle et il
avait été tellement ébahi qu’il reprenait toujours ses plus
fameuses expressions pour faire rire ses clients. Il les
recevait comme chez lui ou comme au bistrot, juste pour
passer un bon moment et le reste ce n’était que de la
littérature. Dans son salon pour hommes, papa recevait
beaucoup de messieurs qui n’avaient pas trop envie de
rentrer chez eux après le travail à cause des tâches
domestiques, du bricolage et des devoirs de l’école. Ils
restaient dans la salle d’attente juste pour rire et ils se
faisaient couper les cheveux uniquement pour le principe.
Ils remerciaient aussi toujours le ciel de ne pas être
chauves sinon ça les aurait privés. Ils avaient toujours sur
eux de l’argent liquide car ils payaient papa au black et ils
buvaient des demis plus grands que des moitiés et ils
finissaient à moitié carpettes au bar de Monsieur Emile.
Il y avait déjà Monsieur Jean, avec sa canne et son livre à
la main. Monsieur Jean, qu’on peut appeler aussi Jeannot
par amitié, était pris de crises et de spasmes nerveux quand
il avait une émotion positive comme le rire. Papa devait
trouver ça drôle de le voir trembler de partout car il en
rajoutait toujours des tonnes et des tonnes et même des
caisses en imitant Monsieur Coluche et le nouvel Omo et
les flics et les belges.
Moi je pense que Monsieur Jean devait s’ennuyer ferme
dans la vie pour trembler de partout et que dans ces cas-là,
on est moins exigeant sur la marchandise et on prend tout
ce qui vient avec humour. C’est vrai que travailler derrière
un bureau, je ne le souhaite à personne, pas même à Cédric
Villeni, à cause du sentiment d’inutilité et de la routine qui
est mortelle. Ce n’était pas non plus de la faute de
Monsieur Jean s’il avait sur lui des déficiences d’origine et
des malfaçons à la sortie de l’usine. Car si la vie faisait bien
son travail, il aurait été refusé à la naissance et il se serait

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épargné bien des peines et des souffrances. Mais la vie, elle
s’en fout, elle laisse tout passer et après ce n’est plus son
affaire, débrouillez-vous.
Papa a toussé puis il a eu une quinte de toux. C’était une
quinte royale et il a mis la main devant sa bouche pour ne
pas que ça se voie. Puis il a retoussé et maman est arrivée
parce que papa manquait d’air et qu’elle était son oxygène.
Mais pour l’oxygène, les médecins préféraient celle des
bouteilles de l’hôpital et maman lui mit un masque sur la
bouche et elle m’a fait sortir de la chambre.
Je suis descendu chez Monsieur Guérant à l’heure du
goûter et c’était toujours pour lui une source de joie. J’ai
grignoté quelques gâteaux secs par politesse en regardant
par la fenêtre. Je regarde toujours par la fenêtre quand
Monsieur Guérant trempe ses gâteaux dans son bol de café
sinon, j’ai des haut-le-cœur.
Après il s’est essuyé la bouche et je l’ai aidé à s’assoir dans
son fauteuil et j’ai mis le frein. J’aimais bien être chez
Monsieur Guérant car il faisait très sombre et on pouvait
se parler en s’écoutant, on n’était distraits par rien.
— Monsieur Guérant, comment vous avez connu mon
père ?
Monsieur Guérant m’a répondu que c’était il y a très
longtemps quand mon père était très jeune et que lui était
seulement jeune. Je le savais déjà car Monsieur Guérant
m’avait raconté qu’il avait été son instituteur et aussi celui
de ma mère. J’ai dit à Monsieur Guérand que je voulais
parler de mon père quand il est devenu mon père.
Monsieur Guérand n’avait pas l’air de comprendre alors
j’ai voulu être plus clair.
— Je sais que mon père n’est pas mon père mais je
voulais vous le demander pour en être sûr.
Monsieur Guérant eut un brusque mouvement de recul sur
son fauteuil. Une chance que j’aie mis le frein sinon

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Monsieur Guérant aurait pu jouer les cascadeurs dans
l’escalier.
— Qu’est-ce que tu me chantes là, mon petit Alex ? Qui
t’a raconté des sottises pareilles ?
— Ce ne sont pas des sottises, Monsieur Guérant. Mon
père et moi, on n’a rien à voir l’un et l’autre. Je ne
suis pas idiot et je sais bien que ma mère ne me dit
rien pour ne pas me faire de peine. Mais à moi, on ne
la fait pas.
Monsieur Guérant hochait la tête de gauche à droite et de
droite à gauche et il marmonnait misère de misère.
— Et qu’est ce qui te fait croire ça ?
Là, j’ai sauté sur l’occasion car c’était trop facile et je
n’allais pas me priver.
— Il n’y a aucune photo de moi bébé avec lui.
Monsieur Guérant tâtonnait devant lui avec la main car la
caratacte, c’est comme l’espoir, ça n’est pas définitif, ça
laisse toujours des possibilités. Il ouvrit un tiroir et sortit
une enveloppe et les autres tombèrent au sol. Je les ai
ramassées parce que ça n’a pas l’air comme ça, mais je suis
bien élevé comme garçon.
— Tiens, regarde, c’était le jour de la finale. Tu es assis
sur les genoux de ta mère. Et ton père est derrière
toi.
Monsieur Guérant était penché de tellement haut sur la
photo que j’ai cru qu’il allait tomber. Je n’ai pas voulu faire
le sale gosse mais on ne voyait rien à cause des cornures et
des rayures et je ne pouvais pas reconnaître mon père à
cause du temps qui passe et de la moustache qui était
tombée. Parfois, il ne reste qu’une photo ratée des beaux
jours.
— C’est gentil, Monsieur Guérant, mais c’est une
photographie trop floue pour se faire un avis.

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Monsieur Guérant se resservit une tasse de café sans en
faire tomber à côté et je me suis dit que parfois, les yeux,
on pouvait faire sans aussi.
— Et qu’est-ce que ça ferait, mon petit Alex, si ton père
n’était pas ton père ?
Alors là, je suis resté con car je n’y avais pas pensé. J’ai
mangé deux autres gâteaux secs pour faire comme si et
puis j’ai regardé le mur blanc et j’ai réfléchi.
— Je crois que ça ne changerait rien mais j’aimerais
bien le savoir en tant que premier concerné par la
situation.
Ensuite, Monsieur Guérant m’a parlé de sa jeunesse et de
son père à lui. Monsieur Guérant avait une sacrée mémoire
car il m’a tout raconté dans le détail. Il en a même rajouté
un peu pour la gloire mais c’était très bien fait car ça se
voyait à peine. Monsieur Guérant m’a dit que l’essentiel,
dans la vie, c’est la chaleur humaine et la présence
physique. Sans ça, c’est l’absence et avec l’absence, on
mange froid tous les jours et on rêve toujours trop grand.
Il y en a qui se sont fait de vrais malheurs avec des pères
légendaires en Amérique du Sud ou du Nord et même
beaucoup plus loin. C’était des pères de tellement loin
qu’ils en devenaient des oncles. Il vaut mieux avoir un père
qui n’est pas son père que pas de père du tout. Monsieur
Guérant a fait arg et il a relevé la tête. Ses yeux étaient plus
blancs que d’habitude comme si on avait tiré un rideau.
— Pour les mères, il n’y a jamais de doute. Et quand il
y a un doute, il n’y a pas de doute.
Et puis c’était fini. Monsieur Guérant a fait tourner les
roues de son fauteuil et il s’est dirigé vers sa chambre pour
s’allonger sur son lit. Et deux minutes après, il ronflait. Les
vieux, on dirait qu’ils sont toujours pressés par manque de
temps.

83
15.

Aujourd’hui, c’est le jour de la sortie scolaire et on est


montés dans un bus. On est arrivés au musée Malraux avec
trois quarts d’heure de retard à cause des pannes de réveils
qui sont un fléau dans le monde scolaire et dont Monsieur
Rigault, tête de veau, a dit nous en reparlerons plus tard,
allez hop, on se dépêche. Il avait sa tête des mauvais jours,
comme tous les jours et nous avons commencé la visite sur
les chapeaux de roues par les œuvres des impressionnistes
qui n’avaient rien de si impressionnant parce qu’un soleil
levant, il y en a un par jour et qu’avec les copains, on en fait
pas tout un plat.
On avait un guide qui était une fille sans couettes avec la
peau lisse et on voyait bien qu’elle n’était pas beaucoup
plus vieille que nous. Mais on aurait dit qu’elle avait vécu à
l’époque des impressionnistes tellement elle savait tout sur
eux. Elle souriait comme si elle avait gagné à la loterie et
elle sautillait d’un pied sur l’autre, les paumes vers le ciel,
comme à l’église avant de recevoir le petit gâteau sec.
Sophie regardait les tableaux à travers ses lunettes et je
voyais bien qu’elle n’avait pas besoin d’explication. Sophie
comprend toujours tout toute seule. Il y a un mot pour ça,

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c’est le mot autodidacte. C’est un mot qui fait plus vieux
que son âge. Si on m’avait dit que Sophie avait quinze ans
et pas douze, je l’aurais cru aussitôt tellement ça ne pouvait
pas être autrement.
Celui dont on était sûr qu’il avait quinze ans, c’était Poilo
parce que c’était écrit sur sa carte d’identité. Poilo avait
redoublé deux fois de classe malgré les efforts de ses
parents qui étaient dans un extrême embarras, surtout
pour le directeur, et désespéré parce qu’ils ne savaient plus
à quel saint se vouer. Avec Poilo, il ne fallait pas faire de
longues phrases sinon il vous disait accouche microbe et il
vous donnait un coup de poing sur le pif. Poilo, c’était un
type qui ne rigolait pas. Il faisait même peur aux
surveillants qui préféraient ne pas le surveiller pendant la
récréation pour être bien sûrs de ne rien voir.
Avec Boito et le Coyote, on a descendu un escalier qu’on
appelle colimaçon et on est entrés dans une salle aux
fauteuils rouges. Devant nous, il y avait une lumière rouge
qui s’est allumée d’un coup et après, il y a eu un vacarme
terrible, comme un avion qui va s’écraser. On a baissé la
tête et on a tous regardé le plafond, mais rien, le vacarme a
continué et il est devenu encore plus fort. Au-dessus, il y
avait de grosses enceintes noires et c’était écrit
Auditorium. Le Coyote est parti en courant vers la porte
d’entrée mais elle était à sens unique. On s’est bouché les
oreilles parce que ça sifflait de partout avec des bruits de
réacteurs d’avion vachement bien faits. Et puis d’un coup,
plus d’avion. Mais des bruits de vagues. De pluie. D’orage.
Avec des images sur un écran blanc comme au cinéma.
C’était tellement beau que j’en avais presque la larme à
l’œil. Et après, un orchestre s’est mis à jouer de la grande
musique pour que ce soit encore plus beau. On aurait dit
un orchestre symphonique mais je n’étais pas sûr, parce
que moi, la musique, à part la flûte, je n’y connaissais rien.

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Monsieur Rigault criait derrière la porte en verre avec son
cou qui ressemblait à des racines d’arbres, mais on
n’entendait rien. Je ne sais pas pourquoi, mais d’un coup,
j’ai flippé. Je me suis mis à regarder partout comme un
cinglé. Je venais de repenser à une scène de film interdite
aux mineurs où il y avait des tueurs à gages cachés derrière
des rideaux noirs. Mais ouf, j’étais rassuré car dans la salle,
il n’y avait pas de rideaux.
Il faut que je vous explique sinon vous allez me prendre
pour un fou. Dans le film interdit aux mineurs, c’est la
guerre mondiale à cause de la famine et des dictateurs et il
y a des types qui exterminent des vieux derrière des
rideaux noirs parce qu’il n’y a plus assez à manger pour
tout le monde. Après, ils leur font des trucs dégueulasses
qu’on ne voit pas mais qu’on imagine, et c’est pire et même
un peu pervers et c’est pourquoi c’est interdit aux mineurs
pour les protéger. C’est terrible la peur, ça vous fait
paniquer et on se met à imaginer le pire tellement on est
certain qu’il va se produire.
Après, la musique s’est arrêtée et la porte s’est ouverte.
Monsieur Rigault nous a attrapés par le bras et ça n’allait
pas faire un pli que nos parents allaient être convoqués
dans le bureau du directeur.
Ensuite, on a retrouvé notre classe et on a continué la visite
par la salle des sculptures. Les sculptures étaient posées
sur des podiums et elles manquaient de bras et de jambes
mais elles n’étaient pas handicapées, elles étaient juste
antiques et c’était normal dans leur état. Surtout, les
sculptures avaient des petites bites devant nos yeux et on
ne voyait que ça. Dring-dring me tapait sur les côtes et il se
retenait de rigoler. Il rigolait par le ventre pour plus de
discrétion. Mais même par le ventre, le rire c’est vraiment
contagieux. Dring-dring n’en pouvait plus, alors il a dit
tout haut c’est le musée des p’tites bites et on s’est tous mis

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à rigoler comme des baleines. Notre guide s’est arrêtée de
parler et elle a regardé une petite bite de plus près pour
mieux mesurer l’incompréhension et c’était pas mieux.
Sophie, ça ne la faisait pas rigoler du tout de voir des p’tites
bites partout. Elle devait repenser à celle du pervers et c’est
vrai que c’était beaucoup moins drôle. Je me suis approché
d’elle pour faire fuir son souvenir. Elle m’a souri mais ça l’a
rendue encore plus triste. J’ai dit aux copains ça suffit,
qu’ils arrêtent de faire les marioles et qu’il n’y a pas que le
sexe dans la vie.
Après le pique-nique, les copains ont voulu faire une partie
de football sur le parking pour se dégourdir les jambes. Il y
avait un ballon dans la soute de notre bus et Monsieur
Rigault avait été un sacré joueur dans le passé. Les adultes,
il faut toujours qu’ils aient été quelqu’un avant. Ils se
raccrochent beaucoup à ça et ça les aide à avancer même si
je trouve que c’est risqué d’avancer en regardant en arrière.
Boito s’est mis dans les buts qu’on avait faits entre deux
arbres et c’est Poilo qui a fait les équipes. Le chauffeur de
bus a dit qu’il voulait bien jouer car il avait été une
ancienne gloire locale lui aussi mais on devait faire
attention à ne pas tirer des boulets de canon sur son bus.
Les gars de la bande à Villeni ont reniflé en même temps
comme des sales types et ils ont dit qu’ils jouaient dans la
même équipe et qu’on n’avait pas le choix. Dring-dring a
dit que ce n’était pas juste parce que les gars de la bande à
Villeni jouaient au foot en club et que c’était de la triche et
que si c’était comme ça il ne jouerait pas. Mais Poilo l’a
regardé avec son regard juste avant un coup de poing et
Dring-dring a dit bon d’accord. Nous, on a dit qu’on était
les Verts et que l’équipe adverse c’était le football club du
Partizan de Belgrade parce que le match était passé la veille
à la télévision. Dring-dring a encore dit que ce n’était pas
juste parce que l’équipe du Partizan de Belgrade était des

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brêles et qu’ils avaient perdu sept à zéro. Mais Poilo a
encore regardé Dring-dring et Dring-dring a encore dit bon
ok.
Le chauffeur de bus a donné le coup d’envoi et après ce fut
un grand bazar avec de la poussière et des cris et le ballon
a rebondi et il a disparu. Après on a entendu un grand
ouille et merde. On s’est retournés vers le but et on a vu
Boito assis en tailleur avec une main sur le nez. Il a dit
putain, faites attention bordel et Monsieur Rigault s’est
approché mais le nez de Boito ne saignait pas alors on a
repris la partie. Boito a dégagé le ballon n’importe où parce
qu’il était énervé et on s’est remis à courir après comme
c’est le principe au football et la pagaille a recommencé.
Mais elle s’est vite arrêtée de nouveau car le ballon a atterri
au pied d’un type en costume qui a dit en voilà des
manières et qui a confisqué le ballon.
Le type en costume et en question était le directeur du
musée et il était furax. S’il avait eu des cheveux, ils auraient
été dressés sur sa tête comme de la paille. Il a dit que c’était
interdit de jouer au ballon dans la cour et que c’était le
musée Grévin pour tout le monde. Le musée Grévin, c’est
quand on est foudroyé et qu’on ne doit pas bouger même
si ça nous gratte quelque part. Monsieur Rigault nous le
fait faire souvent durant la récréation. C’est une punition
très célèbre et je suis très fort moi-même. Le directeur du
musée a gueulé qui nous avait autorisés à jouer au ballon
dans la cour et on s’est tous retournés vers Monsieur
Rigault, mais très discrètement à cause de notre musée
Grévin. Monsieur Rigault, tête de veau, transpirait du front
et il a demandé au bon Dieu ce qu’il avait fait pour mériter
ça. C’est la première fois que je voyais Monsieur Rigault se
faire engueuler et ça me faisait bien marrer même si je ne
pouvais pas le montrer. Il me faisait aussi un peu de peine
et j’ai eu envie de le consoler en lui offrant un caramel mais

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je me suis vite repris car je commençais à faire du
sentimentalisme et je me suis souvenu de toutes les fois où
je m’étais fait tirer les oreilles et où j’avais été privé de
récréation et j’ai pensé bien fait et j’ai bouffé mon caramel
de bon cœur et il y avait une justice tout de même.
Monsieur Rigault s’est excusé auprès du directeur en
faisant des ronds de jambes et des courbettes et le
directeur a dit allez allez reprenez-vous mon vieux et nous
avons repris notre visite par la grande bibliothèque où il
fallait parler en chuchotant et même chuchoter. La grande
bibliothèque était encore plus grande que ça avec des allées
qui croisaient d’autres allées et si on se perdait il fallait
rejoindre le guichet d’accueil où il y avait une dame avec
une choucroute sur la tête. Avec Sophie, on marchait en
silence sur la moquette pour ne pas faire de bruit alors que
d’autre s’en foutaient et couraient dans tous les sens. Je me
serais bien mis à faire comme eux pour faire chier les vieux
qui faisaient chut avec un doigt devant la bouche. Mais j’ai
toujours respecté les livres et un jour moi aussi je serai un
grand écrivain comme Emile Ajar et j’écrirai La vie devant
soi et papa sera très fier de moi.
La plus douée pour le silence, c’était Sophie et elle n’avait
pas besoin de doigt devant la bouche pour y arriver. Il faut
dire qu’avec le mutisme, c’est plus facile. On a marché un
bon moment entre les allées et je repensais à la
bibliothèque des poubelliers. Quand je serai connu, je leur
offrirai tous mes livres en plusieurs exemplaires et même
gratuitement s’il vous plaît car il faut toujours donner aux
autres quand ils sont dans le besoin. Sophie a pris un livre
et elle est partie s’assoir sur un tas de coussins de toutes les
couleurs. Elle plongea aussitôt dans sa lecture. Je l’ai
regardée un moment et j’ai cru voir un ange passer. Mais il
n’est pas passé et il est resté avec moi. J’ai attrapé un livre
de Monsieur Alexandre Dumas et je me suis jeté sur les

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coussins à mon tour. C’était un très bon livre mais j’adorais
encore plus sentir la peau de Sophie sur mon bras. Quand
j’ai relevé la tête, le soleil n’éclairait plus mes pieds et la
salle était presque vide. Il ne restait que Sophie mais ça me
suffisait largement. On s’est relevés en se soutenant l’un
l’autre à cause des fourmis qu’on avait dans les jambes et
on a marché vers le guichet d’accueil où la dame à la
choucroute a dit enfin et on se dépêche en nous voyant. On
s’est rangés deux par deux pendant que Monsieur Rigault,
tête de veau, comptait dans sa tête. Ses lèvres bougeaient à
peine et c’est ce qu’on appelle de la ventriloquie. Je suis
assez doué moi-même et je vous montrerai plus tard de
quoi on est capables avec Tristoune. Vous allez être bluffé,
comme les copains. Mais je vous demanderai aussi de faire
preuve d’indulgence, car la ventriloquie est un spectacle
visuel par nature et que derrière des mots, ça risque de ne
pas avoir le même effet. Mais ça se tente et je n’ai pas dit
mon dernier mot.

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16.

Je me suis fait une frayeur en rentrant. J’ai cherché


partout. Mais rien. Tristoune avait disparu. Papa et
maman n’avaient rien vu, rien entendu. J’ai attrapé un bol
dans la cuisine, j’ai mis des graines, des feuilles et des
morceaux de pommes dedans et je me suis baladé dans
l’appartement et dans l’escalier. J’ai frappé chez Monsieur
Guérant et même chez Madame Tesson. Mais rien.

C’était la première fois que Tristoune fuguait et j’ai craint


aussi qu’on nous l’ait volé. Je suis descendu sur le trottoir
et je me suis mis à courir. Il fallait que j’évacue le trop plein
avec l’amiante, le déménagement, et ma vie n’avait plus
aucun sens et que ceux qui disent qu’elle est belle, je les
emmerde et je leur crache dessus et qu’ils aillent tous se
faire foutre. Mes larmes venaient du cœur et coulaient sur
ma peau comme mon sang. Je revoyais la bouille de
Tristoune avec son regard de chien battu et j’ai encore plus
fondu en larmes

Je voulais mourir ou me réfugier dans mes cauchemars


car ils n’étaient rien à côté de l’enfer que je vivais. Mes
cauchemars, je les prends tous un par un, ils ne me font pas
peur, ces minables. C’est la réalité qui me fait peur. Avec

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elle, c’est la pierre au cou où l’échafaud, faites votre choix.
La réalité est comme la vie, elle ne fait pas de cadeau, la
salope. La réalité est sous nos yeux, mais sous les miens, il
n’y avait rien que des rues luisantes, des trottoirs
dégueulasses et des saletés de plaques d’égouts. Je voulais
les soulever et me foutre dedans pour disparaître parce que
sans Tristoune, sans mon frère, à quoi bon continuer.
Une vieille personne en ciré et capuche m’a vu et s’est
approché.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive mon petit bonhomme ? Tu t’es
perdu ?
Je voulais lui répondre d’aller se faire voir mais je n’avais
plus la force de me mettre en colère. Mes jambes étaient
molles et mes bras aussi.
— Je… snif… cherche… snif… mon… frère…
La vieille personne a soulevé sa capuche. Elle avait l’air
moins vieille et plus masculine.
— Comment s’appelle ton frère ?
— Tristoune.
— …Tristan ?
— Non. Tristoune.
— C’est un drôle de prénom.
— C’est un singe capucin.
— Ton frère est un singe ?
— Laissez tomber.
Le vieux monsieur m’a pris la main.
—Tu saignes ?
— C’est rien, j’ai fait. Celui-là, il ne fait pas mal. C’est pour
de faux.
Le vieux monsieur a hoché la tête.
— Tes propos sont incohérents, mon petit. Viens avec moi,
je vais te ramener chez tes parents.
J’ai fait un bref mouvement du poignet et je me suis libéré.
J’ai couru quelques pas et je me suis retourné. Allez-vous

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faire foutre, j’ai gueulé et je lui ai fait un bras d’honneur et
je me suis planqué sous une porte cochère et j’ai repris mon
souffle. La pluie s’est arrêtée et j’ai continué vers le parc.
J’ai pensé que Tristoune pourrait être là-bas à cause des
arbres et des branches qui ne sont jamais loin. J’ai couru
dans les allées en criant Tristoune et je ne pensais pas du
tout au pervers. J’ai croisé Mich-Mich avec son balai et sa
poubelle et je lui ai expliqué.
—Ne n’inquiète pas fiston, on va le retrouver ton frangin.
Le gars Michel a posé son balai et m’a pris la main.
—Je connais le parc comme ma poche. On va commencer
par jeter un œil aux réserves de céréales pour les piafs. Les
bêtes sont toujours attirées par la bouffe.
On a marché côte à côte dans les allées mais on a dû
s’arrêter car j’avais des graviers dans mes chaussures. A un
moment, j’ai entendu un petit cri furtif. J’ai levé la tête et
le chauffage s’est rallumé chez moi. Mais c’était les piafs.
— Il s’appelle comment ton frangin.
— Tristoune. Mais on peut aussi faire wouaf wouaf !
Mich Mich a souri. Des personnes âgées en manteaux de
laine donnaient à bouffer à des oiseaux devant des bancs.
Ça m’a fait trop envie et j’ai pas pu résister. J’ai tapé du
pied et j’ai crié pour leur faire peur. Les vieux ont fait une
de ses gueules quand les oiseaux se sont envolés, c’était
trop poilant. Les vieux, ils ont des rides qui leur poussent
sur le visage quand ils sont contrariés et ils font encore plus
vieux. Mich Mich n’a rien dit et il s’est accroupi pour qu’on
soit encore plus proches.
— Il a peut-être rencontré une copine, ton frangin ! Ça
arrive ces choses-là. La période des chaleurs, c’est pas que
pour les chiens. Ils sont sûrement en train de se bécoter
quelque part sur un banc et une fois qu’il aura fait sa petite
affaire, il reviendra.

93
Le gars Michel avait gardé sa clope au bec et il avait un petit
rictus qui lui donnait un air niais.
—Houai, j’ai dit. C’est possible. Mais je pensais tout le
contraire.
Devant la grille du parc, j’ai dit bye bye au gars Michel qui
était un brave type tout de même.
J’ai traîné dans le quartier encore une bonne heure. J’ai
croisé Dring-dring qui m’a dit je vais faire un tour au
terrain vague et aux immeubles et le Coyote qui est parti en
courant vers le centre-ville en faisant wouaf wouaf. J’ai
beaucoup de chance. Ils sont vraiment sympas, mes potes.
On s’est retrouvés devant chez moi mais personne n’avait
rien vu. Les copains ne savaient pas quoi dire, alors ils ont
rien dit. J’ai aperçu papa et maman à travers la fenêtre de
la cuisine, ils m’ont vu et ils sont descendus. Papa m’a dit
qu’il allait prévenir les chenils, la SPA et la police et qu’on
allait retrouver Tristoune et que ça ne ferait pas un pli.
Maman avait son regard mélancolique et je voyais bien
qu’elle s’imaginait le pire. Elle essayait pourtant de sourire,
mais ça ne marchait plus car son sourire ressemblait à une
grimace. Je n’avais plus envie de jouer à faire semblant car
c’était la vraie vie et que la vie est vraiment une fille de
pute, pardonnez-moi l’expression, et j’ai craché par terre
pour éviter de vomir.
Papa a passé ses appels dans le salon avec le fil du
téléphone qui le suivait partout. J’étais blotti dans le
canapé avec une couverture mais j’avais froid. Maman m’a
apporté un verre de lait fraise avec du pain perdu, mais je
n’ai touché à rien. Les chenils et la SPA n’avaient pas
récupéré de singe capucin. D’ailleurs ils n’en récupéraient
jamais et ils ont cru à une mauvaise blague. Papa a
raccroché aussi sec, il a enfilé son imperméable par-dessus
son pyjama et il a dit « je sors ».

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Je voulais tellement que Tristoune revienne que je l’ai
appelé toute la nuit dans mon sommeil, et même si je ne
crois pas à la religion, j’ai fait le signe de croix dix fois, cent
fois, mille fois et je me suis endormi avec une pomme dans
la main car j’étais sûr que ça lui ferait plaisir quand il
rentrerait.

95
17.

Le lendemain, je suis allé à l’école comme d’habitude


sauf que je me suis arrêté devant les grilles et j’ai fait
marche arrière. J’ai aperçu Sophie sous le préau et j’ai eu
envie de lui faire un signe. Mais j’ai repensé au
déménagement et la colère a baissé mon bras. Je me suis
mis à courir vers l’angle de la rue parce que j’étais à deux
doigts de craquer. Sophie, je ne peux pas la regarder trop
longtemps, sinon j’ai l’impression que mes yeux me
brûlent. J’ai croisé Poilo en retard qui m’a demandé où
j’allais comme ça. J’ai répondu t’occupe et fais pas chier.

J’ai planqué mon cartable derrière un buisson et j’ai pris la


direction de la place. Il y avait des balayeurs avec des balais
à la main qui ramassaient les détritus et des vieilles dames
qui marchaient à deux à l’heure avec un panier sous le bras.
Les rideaux métalliques des magasins étaient baissés, à
part ceux des cafés qui étaient déjà noirs de monde et j’ai
reconnu Emile et Jean avec un journal à la main et des
croissants sur le comptoir. J’assistais au spectacle des rues
qui s’éveillent et je me sentais bien. C’était si bon de faire
l’école buissonnière et de ne plus s’en faire que je me suis
mis à siffloter les mains dans les poches sous le regard des
passants. Je ne savais pas que c’était si jouissif de s’en

96
foutre à ce point-là. Je pensais aux copains assis dans la
classe et c’était encore meilleur que possible. J’avais
quelques pièces dans ma poche et je me suis acheté un pain
au chocolat que j’ai mangé sur un banc. Il y avait des
pigeons sur le bitume qui picoraient des bouts de pain et je
les trouvais tous plus vilains les uns que les autres. Les
pigeons, vraiment, je peux pas.

J’étais heureux de ne plus être inquiet de rien mais j’avais


comme un arrière-gout dans la bouche. Je pensais à Sophie
et j’essayais de me convaincre qu’elle n’était pas si jolie que
ça finalement et qu’une de perdue, c’était dix de
retrouvées, et bon débarras Madame la marquise. Mais je
ne me croyais pas moi-même et c’est à ce moment-là que
j’ai croisé le clodo. Il marchait vite alors j’ai accéléré le pas
pour le rattraper.
—Bonjour, Pavel, j’ai dit.
Le clodo a baissé les yeux.
— Bonjour, mon garçon.
Je l’aime bien Pavel. Il avait un regard bleu profond qui
m’a transpercé le cœur. D’un coup, quelque chose a cédé
chez moi et j’ai tout lâché. Je me suis mis à pleurer comme
un veau. Il a posé sa main sur mon épaule et on s’est assis
sur un banc. Le clodo m’a écouté parler un moment. Il était
un peu philosophe par la barbe et je crois qu’il m’avait bien
compris. Les cloches se sont mises à sonner et il était midi.
Le clodo m’a dit que je ferais mieux de rentrer chez moi ou
de retourner à l’école car mes parents devaient se faire du
souci. Il m’a dit que la vie était parfois dure et difficile mais
que je devais l’affronter parce que c’était la condition
humaine et que la vie c’était d’abord de la survie. Je devais
me battre et m’accrocher parce que sans ça, c’est perdu
d’avance. Les larmes sont ressorties. Le clodo m’a dit vas-
y pleure, ça te fera du bien. Il a dit que j’étais déprimé et
que c’était sérieux à cause du suicide des adolescents.

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Il y a eu un moment étrange même s’il ne s’est rien passé
de bizarre. Je n’étais pas sûr d’avoir bien entendu à cause
des sanglots dans ma gorge. Mais ça ne pouvait être que ça.
Le fils du clodo avait été un adolescent lui-même. J’ai eu
honte d’un coup d’avoir chialé à cause d’une peluche et
d’une rumeur et je me suis senti minable. Le clodo a
compris que j’avais compris grâce à la lumière qu’il avait
dans le regard. Je me suis senti con, mais alors vraiment
con. Le ciel était sombre comme du charbon. Et le clodo a
rajouté.
—Le désespoir est toujours une soumission. Ne sois jamais
désespéré, Alex.
Le clodo s’est redressé. Il m’a salué et il est parti. D’un
coup, les visages de Tristoune, de Sophie et de papa sont
apparus devant mes yeux. Mais je les voyais comme dans
un film qu’on rembobine à l’envers. L’amiante sortait des
poumons de papa, Tristoune sortait de dessous mon lit et
Sophie me sourirait et me prenait la main. Ça semblait
irréel mais c’était comme une seconde chance et je me suis
mis à y croire pour de vrai.

Quand je suis rentré à la maison, personne ne m’a rien dit


et j’ai pris mon goûter comme d’habitude. Maman m’a
demandé si j’avais passé une bonne journée et j’ai fait
houai. Ce n’était pas un mensonge. Avec l’école
buissonnière, on apprend toujours des trucs sur la vie.
Papa était assis dans la cuisine, il avait encore chuté d’un
étage et ses bronches sifflaient toujours mais il avait
Tristoune sur ses genoux. Je ne sais pas comment le dire
autrement tellement ce fut un choc. Papa a voulu le faire
parler mais il n’était vraiment pas doué comme
ventriloque. Il m’a lancé Tristoune et c’est comme si j’étais
complet, avec rien qui manque. Il n’y a pas de mot pour
décrire les grandes émotions alors je préfère en rester là et
je suis sûr que vous me comprenez parfaitement.

98
18.

L’autre jour à école, on a eu un remplaçant. Le type est


arrivé en retard pour son premier jour avec le directeur à
côté de lui et on s’est tous levés pour la politesse. Il était
fraîchement diplômé et s’appelait Georges. On devait lui
faire le meilleur accueil sans ricaner et sans se moquer de
son nez qui ressemblait à une fraise. Après les
présentations, le directeur est sorti de la classe en disant je
vous ai à l’œil mais il ne pouvait rien voir parce qu’il était
déjà dans le couloir. Les gars de la bande à Villeni ont
commencé à faire le chahut et Georges a réclamé le silence
en tapant de la main sur le bureau et c’était comme avant.
Le jeudi, c’est cours de mathématiques et je regarde
toujours par la fenêtre pour la distraction. Et ce matin, je
me demandais comment j’avais bien pu faire avant pour
vivre si longtemps sans connaître Sophie. Et comment je
ferais sans elle si elle me quittait à cause du
déménagement. Le problème était plus compliqué qu’un
problème de mathématiques et il n’avait pas de solution

99
alors qu’avec les mathématiques, il y en a toujours une. Et
puis la porte de la classe s’est rouverte. Le directeur a passé
une tête et m’a demandé de le suivre. J’ai mis un peu de
temps à comprendre comment le directeur m’avait
retrouvé sur la plage avec Sophie pendant qu’on regardait
passer les étoiles filantes. Mais il a pris sa grosse voix de
directeur et c’est là que j’ai compris. Il n’y avait pas
d’aurores boréales dans le ciel, avec du vert et du bleu, mais
s’il y en avait eu, on les aurait regardées aussi. Je l’ai suivi
pour ne pas faire d’histoires et le directeur a dit à Georges
soyez ferme Monsieur Poireaux en fixant la fraise que
notre remplaçant avait sur le nez car il faut dire que c’était
très ressemblant.
A cette heure-ci, le couloir vide m’a paru immense comme
quelque chose qui manque. On l’a traversé en silence car
l’immensité est toujours silencieuse. J’ai été surpris car
maman n’était pas dans son atelier comme d’habitude
mais assise sur une chaise dans le bureau du directeur. Elle
se caressait le pouce très fort quand je suis entré et même
après. Je l’avais vue une heure plus tôt dans la cuisine sans
maquillage, avec sa robe de chambre et ses grosses
chaussettes alors les bottes en cuir, les joues roses et le
manteau, j’ai trouvé ça curieux, mais je m’y suis fait car
pour sa mère, on se fait à tout.
Je ne suis pas nunuche et je sentais bien qu’il se tramait
quelque chose de pas normal à cause du pouce que maman
se caressait bien trop fort et du directeur qui s’éclipsa à
cause d’une affaire urgente à régler. Dans ces cas-là, je fais
toujours comme si de rien n’était et je sifflote les mains
dans les poches comme quelqu’un qui s’en fout. Monsieur
Guérant dit que ce sont des airs que je me donne et qu‘ils
sont pour moi comme une carapace, et que je ne m’en fous
pas tant que ça car ce sont les j’men foutistes qui sont les
plus sensibles.

100
J’étais donc prêt à entendre tout et n’importe quoi et c’est
exactement ce qui s’est passé. Maman m’a demandé de
m’assoir sur une chaise mais j’ai préféré rester debout car
la chaise était vide et que je me sentais déjà assez seul
comme ça. Puis maman a dit « Alex, mon chéri. Papa a fait
un malaise. Il est à l’hôpital. C’est très grave et je dois rester
avec lui ».
C’était vraiment n’importe quoi et pendant un moment, ça
ne m’a rien fait. Mais des larmes ont coulé sur les joues de
maman et c’est là que c’est venu avec une force que je ne
peux pas vous dire à cause des mots qui manquent. Je ne
savais pas quoi faire alors j’ai pris maman dans mes bras
avant qu’elle ne le fasse car je savais qu’elle le ferait parce
qu’elle fait toujours ça quand elle pleure. Je sentais des
sanglots dans ma gorge mais je ne devais pas craquer.
Alors j’ai fait le dur à cuire et j’ai dit à maman de ne pas
s’en faire parce que papa avait un livre à écrire et que ça lui
donnait l’espoir d’être un jour un grand écrivain et qu’il
n’allait pas abandonner son rêve maintenant. Maman a fait
des yeux ronds pour l’incompréhension et j’ai rajouté que
papa avait mal au bide et qu’on ne pouvait pas avoir de
l’amiante au bide mais seulement au poumon et au
poumon papa n’avait pas mal, alors relax.
Maman s’est relevée car j’avais dû lui faire du bien et elle
m’a demandé de retourner en classe et que c’est Jean qui
viendrait me chercher à la sortie. Il n’y avait rien d’autre à
faire pour l’instant et je devais être fort. Le directeur est
entré dans son bureau en frappant pour ne pas déranger
mais il nous dérangeait quand même mais c’était son
bureau alors on n’a rien dit. Il a tendu un mouchoir à
maman et maman pouvait compter sur lui pour quoi que
ce soit.

101
Ensuite, il y a eu la récréation. Et pour une fois, je n’étais
pas puni. Mais j’aurais préféré car il y a moins de regards
en coin dans une classe vide.
Les mathématiques m’ont fait un bien fou et ils sont ce qu’il
y a de mieux pour se changer les idées à cause de
l’incompréhension et du mystère. Et le mystère, c’est
fascinant. Je pourrais passer des heures à essayer de
comprendre quelque chose que je ne comprends pas juste
pour savoir pourquoi je ne le comprenais pas avant. Les
mathématiques sont aussi ce qu’il y de mieux pour l’espoir
car ils sont infinis et l’infini est ce dont j’avais le plus besoin
aujourd’hui.

102
19.

Jean et sa canne m’attendaient devant la grille quand la


cloche sonna. Ça me fait toujours bizarre de voir des gens
autre part que d’habitude mais je savais bien que c’était
Jeannot alors ça ne changeait rien. Il avait un pain au
chocolat à la main pour moi. Il a pris mon cartable et on a
fait l’échange. J’avais gagné au change et ouf, ce que c’était
lourd et qu’est-ce que je pouvais bien trimballer là-dedans.
On est rentrés à la maison mais on pouvait aller au parc ou
au terrain vague si je voulais. J’ai dit non merci. Je n’avais
envie de rien comme un dépressif. Je ne pensais pas
particulièrement à papa car il était avec maman et quand
ils sont ensemble ces deux-là, je sais bien qu’ils sont
heureux. Mais je n’avais aucune envie d’aller jouer sans
Sophie ou les copains et Jean était trop vieux pour aller
sauter sur la vieille bagnole désossée du terrain vague à
cause de sa canne et du ridicule.
Jean a allumé la télévision pour l’ambiance mais
aujourd’hui Goldorak me faisait chier aussi et je me suis
enfermé dans ma chambre. Dans le poste de télévision, ça
hurlait et ça rigolait et c’était fatigant tellement ça voulait

103
être drôle. Sur le lit, Tristoune a posé sa main poilue sur
ma joue, et dans ses yeux, j’ai vu de la compassion. Et
même de la tendresse. La tendresse a quelque chose de
différent dans le regard, comme de la pitié, mais en fait
c’est de la piété. Tout le monde se trompe à une lettre près
mais il faut être précis car le diable se cache toujours dans
les détails. Mais dans la tendresse, il ne peut pas car chez
moi elle prend déjà toute la place.
Les rires débiles se sont stoppés et le plancher a craqué. On
a frappé à la porte et Jean est entré et il s’est assis sur le
bord du lit. Il a regardé ma bibliothèque et surtout mes
livres et il a fait houa tu as lu tout ça ? J’ai fait oui et il s’est
levé pour voir ça de plus près car il n’en croyait pas ses
oreilles. Je ne voyais pas ce qu’il y avait d’extraordinaire
mais Jean a refait houa et il a pris un livre dans sa main car
cette fois il voulait toucher pour y croire.
— Tu as lu Les Misérables ?
— Houaip, j’ai fait.
— A douze ans ?
J’ai pas répondu car je savais pas quoi répondre. Jean a
sifflé entre ses dents et il a dit ben ça alors. Il a pris d’autres
livres comme Oliver Twist ou Tom Sawyer. J’ai dit que ce
n’était que des mots après tout mais je voyais bien que je
commençais à le perdre alors j’ai fait le débile avec
Tristoune et Jean a trouvé ça drôle que Tristoune parle.
Bon, c’était bien sympa tout ça mais on n’allait pas y passer
le reste de la journée et j’ai dit à Jean « si on allait au
Continent ? ».
Le Coyote m’avait raconté que l’endroit était super. Il y
avait des rayons et des caddies et des promotions qui
faisaient tourner la tête. Il y avait aussi des escaliers qui
montaient tout seuls et des agents de sécurité plus
costauds que des policiers. C’était un endroit magique qui
pouvait rendre maboul à cause de la féérie du lieu et des

104
guirlandes de lumières qui clignotaient comme des clins
d’œil. On y est allé à pied car la côte descendait aussi et que
le Continent était situé à côté des immeubles car c’était
toujours là qu’on mettait les supermarchés.
Jean a pris un caddie pour faire comme tout le monde et
Tristoune et moi on est montés dedans et roule ma poule.
On est entrés par une porte qui s’est ouverte toute seule
devant nous et on a eu très chaud d’un coup à cause des
sèche-cheveux qu’ils mettent au-dessus des portes pour
qu’il fasse moins froid dehors.
Le Coyote avait raison, le Continent, c’est super. Les gens
derrière leurs caddies étaient heureux grâce à la musique
et aux vitrines qui brillaient comme des diamants. Au
Continent, on oublie tout comme par magie et je ne pensais
à rien et ils étaient sacrément fortiches les agents de
sécurité. Tristoune avait les yeux grands ouverts au bout de
mon bras et je crois qu’il était sous le charme lui aussi. Il y
avait un monde de dingue et tous les gosses voulaient
toucher les jouets derrière les vitrines. Les jouets
donnaient vachement envie, mais ils étaient sans
obligation d’achat de notre part et on pouvait même jouer
avec ceux en démonstration. Les plus fabuleux étaient
posés sur des estrades géantes à la vue de tous pour que
tout le monde les repère parce que c’était le but. Ils étaient
animés tout seuls et ils avaient besoin de beaucoup de piles
pour satisfaire leur public car ils bougeaient sans arrêt. Il y
avait de grands ours qui remuaient la tête et les bras
comme des vrais, des trains qui filaient à toute berzingue
sur des rails qui revenaient toujours au départ, des voitures
qui étaient téléguidées par des fils et même certaines sans
fil qu’on appelle télécommandés. Il y avait aussi des écrans
de télé avec des fantômes dans un labyrinthe qui vous
couraient après pour vous manger. C’était des jeux très à la

105
mode à cause de la technologie et des consoles made in
Japan.
Je me suis fait un vrai kif avec ces jouets car ils étaient tous
mieux les uns que les autres et je les voulais tous pour moi-
même car j’avais un vide à combler et il était immense.
Chez Continent, ils ont une règle d’or qu’on appelle un
principe et je trouve que c’est une idée de génie. Chez eux,
le client est roi et il peut faire ce qu’il veut. Moi ça m’allait
très bien comme principe et j’ai commencé à m’imaginer
en roi et je me suis passé une main dans les cheveux pour
toucher ma couronne et elle était bien là. Je me sentais plus
fort et je regardais partout autour de moi comme un roi
capricieux sur un cheval et je ne m’étais pas senti aussi bien
depuis ma rencontre avec Sophie. J’ai bien tenté de résister
car il m’en faut un peu plus pour perdre totalement les
pédales. Mais quand j’ai vu les autres gamins jouer avec
mes jouets sans permission de ma part, je ne sais pas ce qui
m’a pris, j’ai eu la folie des grandeurs et aussi des
hallucinations et j’ai eu envie de dégoupiller une grenade
et de tout faire péter. Je respirais par le nez pour me calmer
mais c’est Tristoune qui est devenu bizarre. Il s’agitait tout
seul au bout de mon bras et d’un coup il a sauté du caddie
en poussant des cris et je n’avais pas d’autre choix que de
le suivre car ma main était dans son cul. Je me suis
précipité vers l’estrade en courant et je me suis jeté sur les
piles de jouets en démonstration et même sur ceux dans
leurs boîtes et ça a fait un raffut terrible quand les piles se
sont cassé la gueule.
Les gens du Continent n’ont pas réagi parce qu’ils n’avaient
jamais vu ça. On ne comprend pas ce qu’on voit pour la
première fois. Je suis resté un bon moment vautré sur les
piles de carton les bras en croix à regarder le plafond et
c’était le pied. Un des gens du Continent a commencé à

106
réagir et il m’a attrapé par le col et par ici mon p’tit
bonhomme on va appeler tes parents.
J’ai gueulé que c’était pas moi, qu’il faisait une erreur
judiciaire et lâchez-moi et Tristoune est venu à mon
secours. Il a balancé ses bras partout à l’aveugle en
poussant des cris si forts que j’en avais mal à la gorge et le
type du Continent a pris une baffe au passage et c’était bien
fait pour lui. C’était une vraie pagaille et même une scène
de guerre et tout le monde braillait et on n’entendait même
plus la musique joyeuse qui rend zinzin.
Les clients roulaient sur les boîtes neuves avec leurs
caddies et les agents de sécurité sont arrivés en courant
avec leurs muscles pour calmer tout le monde. J’étais à
l’écart avec le type du Continent quand Jean est arrivé. Il a
dit qu’on me relâche tout de suite car je n’étais qu’un môme
et qu’il en parlerait personnellement au préfet pour qui il
postait le courrier tous les jours depuis vingt ans.
Autour de nous, il y avait encore plus de monde qu’au
début et c’était à croire que le monde attirait le monde et
pour une animation réussie, c’était une animation réussie.
Jean profita de la pagaille pour me choper le bras et pour
me mettre dans le caddie et par ici la sortie.
Il avançait le plus vite possible mais il glissait sur le
carrelage et une canne ce n’est pas ce qu’il y a de mieux
pour la vitesse. On a réussi malgré tout et on a passé la
porte avec les gens de Continent au cul et une fois dehors,
on s’est planqués derrière un buisson et on s’est bien
marrés. Je me sentais rudement mieux grâce au Continent
et je peux vous dire que je vais recommander chaudement
l’endroit à tous ceux qui ne sont pas dans leur meilleure
forme car ça marche du tonnerre.
Le Coyote m’avait dit que sa mère allait souvent au
Continent le soir car le Continent ferme très tard et que
c’est toujours le soir que les gens sont les plus tristes. Elle

107
d’achetait des trucs, surtout des trucs inutiles, car ça lavait
le cerveau comme rien d’autre et quand on paie à la caisse,
c’est le Paradis.
C’était comme une drogue sur moi car je commençais à
sentir le manque et j’ai eu envie d’y retourner avec
Tristoune pour faire une autre connerie. Mais Jean me
retenait par le bras et je pouvais lui taper fort sur le ventre
tant que je voulais pour me faire du bien mais le Continent
n’y était pour rien pour mon père et je me suis mis à
chialer.
Je devais être complétement lobotomisé en rentrant car je
me suis affalé dans le canapé et j’ai dormi huit heures
d’affilée tout habillé et au matin Jean avait disparu et
maman était de retour.

108
20.

Maman était assise devant moi avec son regard du


dimanche. Elle était habillée comme dans le bureau du
directeur et même à son âge, elle était vraiment très belle
pour une fausse blonde. Maman a parfois de la mélancolie
dans les yeux et elle prend des tranquillisants pour son
bonheur. La mélancolie, si on la laisse faire, elle vous fout
le moral en l’air en moins de cinq minutes. Mais maman
avait ses pilules et elle était plus heureuse comme ça. On
devrait tous prendre des pilules pour le bonheur. Le truc
bizarre, c’est que mélancolie chez maman c’était surtout le
dimanche et on était jeudi.
— Alexandre, il faut que je te parle de ton père.
Maman avait dû prendre une double dose de
tranquillisants car elle parlait avec de la bouillie dans la
bouche et elle avait des yeux de bovin. J’aurais bien pris
des tranquillisants moi aussi car je craignais le pire. Et ça
n’a pas loupé, maman a dit.
— Alexandre, ton père est mort et je te dois une
explication.
J’ai senti aussitôt que quelque chose se coinçait dans ma
poitrine et j’ai eu très froid d’un coup. Je faisais des efforts

109
pour fixer maman dans les yeux car il fallait absolument
que je me raccroche à quelque chose.
— Ton père n’est pas ton père, Alex. Ton père était un
homme violent qui me frappait et qui a tenté
d’abuser de toi.
Je regardais partout dans le salon mais je ne voyais pas
Tristoune. Ça devenait urgent, j’avais vraiment besoin de
lui. Quand c’est l’incompréhension, je panique et je peux
faire des crises de violence. Il n’y a que Tristoune qui arrive
à me calmer. Le psychiatre aux gros sourcils dit que
Tristoune est mon alter ego et qu’il me protège de la réalité.
Maman avait vraiment dû charger la dose car elle fixait le
mur avec un sourire bête. Je me suis retourné mais il n’y
avait rien de drôle. J’ai bien essayé de repenser à mon père
pour donner le change. Mais je ne voyais rien que du blanc
sur du blanc. Les souvenirs n’avaient rien imprimé chez
moi car je devais être trop jeune quand il m’a eu. Au
premier âge il n’y a pas encore de souvenirs, on est obligé
de faire confiance. J’ai fermé les yeux pour plus d’effort
mais je n’entendais que des cris lointains. Maman n’était
vraiment pas dans sa meilleure forme. Le maquillage de
ses yeux coulait et lui faisait une tête de panda. Je lui aurais
bien proposé d’aller faire un tour au Continent pour
chasser son spleen mais les types de la sécurité devaient
encore me chercher et je devais me faire oublier comme
c’est le principe quand on est en cavale.
— Ton père était un ivrogne, Alex. Il rentrait du travail
directement dans le canapé avec des bières. Il les
buvait plus vite que son ombre et après il devenait
violent.
Maman a laissé passer quelques secondes. Ses yeux étaient
très loin en arrière pour mieux se rappeler.
— On était au lycée ensemble et c’était mon premier
amour.

110
Ses yeux sont encore allés plus loin en arrière et à
l’intérieur, c’était comme un film qui passe à l’envers.
— Au début, il était charmant et je ne pouvais pas me
passer de lui. On était amoureux et c’était le
printemps chaque matin et on allait vivre toute notre
vie comme ça. Mais je ne pouvais pas savoir pour son
enfance et pour son père. Et quand il est devenu un
homme à son tour, il s’est mis à l’imiter car il ne
savait pas faire autrement. Il disait que c’était
comme ça qu’il me prouvait son amour. Il était très
possessif car il avait été abandonné à la naissance et
il buvait beaucoup pour oublier. Il s’excusait
toujours après et il revenait avec des fleurs plein les
bras. Je le consolais dans les miens et la vie reprenait
comme si de rien n’était. Je me maquillais davantage
autour des yeux et sur le visage car c’était toujours là
qu’il me prouvait son amour.
Maman s’est arrêtée sur ce mot. La Terre s’arrête toujours
de tourner quand on est amoureux.
— A part ça, je ne manquais de rien. Et quand tu es
venu au monde, je croyais dur comme fer qu’il allait
changer et qu’on allait être heureux.
Le silence est venu interrompre maman et elle s’est mise à
pleurer du nez et des yeux. Sur la table, sa plaquette de
médicaments était vide. Maman ne se ressemblait plus.
Elle coulait de partout.
— Il te punissait pour un oui ou un non. Tu as passé
plusieurs heures à genoux sur une règle en métal
devant le mur de la cuisine. J’en avais la nausée et je
voulais le tuer. Il t’enfermait aussi dans le placard à
balais quand tu faisais pipi au lit et tu devais
t’agenouiller devant lui pour sortir. Je suis allé à la
police une fois car je n’en pouvais plus. Mais ils ne
m’ont pas crue. Je n’avais personne d’autre à qui

111
parler et si je parlais, il me tuait. Alors, je n’ai pas eu
le choix. Je l’ai fait pour te protéger. Mais c’était un
accident.
Le téléphone s’est mis à sonner comme s’il était sans gêne.
J’ai tiré sur le fil et j’ai collé le combiné contre l’oreille de
maman et la mienne contre l’écouteur et j’ai écouté la
conversation. C’était l’hôpital. Mon père était stable. Mais
il avait un pronostic vital qui était engagé et maman devait
prendre des dispositions urgentes pour son état. J’ai pris le
combiné et j’ai dit au docteur qu’il devait faire erreur car
mon père était déjà mort depuis un bail et c’était ma mère
qui l’avait tué. Et puis j’ai raccroché. C’était un peu brutal,
je le reconnais, mais je n’allais pas faire comme si je n’avais
pas compris parce que j’avais très bien compris, merci
bien, je ne suis pas aussi débile que j’en ai l’air.
J’ai reposé le téléphone et j’ai apporté un verre d’eau à
maman. Elle a bu quelques gorgées et elle s’est essuyé le
noir autour des yeux et c’était pire que pire. Je me suis
approché et j’ai posé ma tête contre son cœur et on était
bien comme ça l’un près de l’autre. Monsieur Guérant
m’avait dit que le plus court chemin pour aller de soi à soi
passait toujours par les autres. Il m’avait dit ça quand on
parlait de la solitude et que je lui avais dit que j’en avais
rien à fiche des autres et que je voulais devenir un grand
écrivain comme Emile Ajar et que pour être un écrivain, il
faut toujours s’en foutre un peu sinon on ne peut pas. Mais
contre le cœur de maman, je ne me suis jamais senti aussi
près de moi et je n’avais pas besoin de Tristoune pour me
faire passer la pilule. J’étais bien pour rien et je ne voulais
pas comprendre pourquoi. Il ne faut pas toujours chercher
à tout comprendre

112
21.

Je suis descendu chez Monsieur Guérant avec Tristoune


car chez Monsieur Guérant, il n’est pas une marionnette
comme ailleurs, il est quelqu’un à part entière. Monsieur
Guérant était assis près de la fenêtre avec ses lunettes de
soleil alors qu’il pleuvait. La caratacte, ça vous donne
toujours l’air d’une vedette qui se cache. Monsieur Guérant
m’a entendu rentrer car chez les malvoyants, les oreilles
sont en meilleur état que le reste et que la porte grince un
peu, surtout les gonds. Il écoutait la radio quand je suis
entré. C’était une émission historique qui parlait du bon
vieux temps, de Charles Trenet et d’Edith Piaf, quand il
était encore jeune et qu’il pouvait se le permettre.
Monsieur Guérant a baissé le poste quand je me suis assis
et il m’a dit c’est toi Alexandre ? J’aurais pu être méchant
et lui dire qui voulez-vous que ce soit, vous ne recevez
jamais de visite, mais Tristoune a froncé les yeux et je me
suis retenu.

113
— Monsieur Guérant, je sais que mon père n’est pas
mon père. Maman me l’a avoué pour soulager sa
conscience. Ça n’est plus la peine de me mentir.
Monsieur Guérant a fait arg avec la gorge ou ah, je
confonds parfois. Il avait l’air surpris mais avec les lunettes
de soleil, je n’étais pas sûr. C’est toujours dans les yeux que
les gens sont les plus surpris. Il était assis dans son fauteuil
pour malvoyants car ils en ont aussi et il a fait un quart de
tour vers moi. On était face à face à présent et on pouvait
tout se dire en se regardant dans le blanc des yeux.
— Mon petit Alexandre, tu es bien jeune pour
apprendre une si triste nouvelle. C’était un secret et
ta mère me l’a fait promettre quand tu étais encore
tout petit.
Je savais bien que maman me cachait des choses sur mon
enfance dont je ne pouvais pas me souvenir à cause du
blanc sur blanc. Elle aurait pu me raconter n’importe quoi
sur ma jeunesse, me dire que mon père était un aviateur ou
un explorateur et que son avion s’était écrasé dans une
forêt équatorienne, je l’aurais crue sur parole et même sur
l’honneur. Je lève la main droite et je dis je le jure. Au fond,
je me fichais de savoir que mon père était le dernier des
hommes et le pire alcoolique qu’il existe, j’avais un père de
remplacement et très souvent les remplaçants valent bien
mieux que les titulaires et c’est la présence qui compte
avant tout. Je ne voulais pas d’un père qui soit un oncle
d’Amérique ou même d’ailleurs mais un père bien de chez
nous et sur une presqu’île, tout est une affaire de
proximité.
— Monsieur Guérant, parlez-moi de votre jeunesse
quand vous aviez encore vos yeux en pleine santé ?
Avez-vous été amoureux vous aussi ?
Monsieur Guérant a soupiré puis il a retiré ses lunettes de
soleil car avec il faisait déjà assez sombre chez lui.

114
— Bien sûr que j’ai été amoureux, mon petit Alexandre.
Sans amour, la vie ne vaut pas d’être vécue. Elle
s’appelait Jeanne. Elle était la plus belle chose que je
n’avais jamais vue de ma vie. Elle était belle à en
perdre la vue. D’ailleurs, l’amour, c’est un peu ça. On
ne voit plus que l’essentiel et l’essentiel est toujours
invisible pour les yeux.
Monsieur Guérant faisait souvent de jolies phrases et je ne
savais jamais si elles étaient de lui, ou de Flaubert, ou de
Balzac, ou de grands poètes qu’il avait lus pour devenir
professeur de français. Mais ça ne faisait rien, c’était doux
pour les oreilles et la douceur, c’est essentiel pour vivre.
— On a vécu de longues années ensemble et on s’est
mariés pendant la guerre. A l’époque, j’écrivais des
articles pour un petit journal et je rêvais de devenir
écrivain. Comme toi, hein !
Monsieur Guérant s’est laissé emporter par son sourire
et il a voulu me faire un clin d’œil comme à la grande
époque de sa jeunesse. Mais c’était raté. C’était plus un
clin d’œil avec le coin de la bouche qu’autre chose. Son
œil n’avait pas fait le moindre geste pour l’aider. Les
yeux sont sans pitié pour les malvoyants.
— On habitait un tout petit appartement sur le port que
les Allemands ont fait exploser pour éviter que les
Américains débarquent le jour du Débarquement.
J’étais en reportage sur une ligne de front quand le
bombardement a eu lieu. Ça s’est passé au petit
matin. Les Nazis étaient des types qui adoraient se
lever tôt. Ils bombardaient ou ils exécutaient
toujours avant leur petit déjeuner. C’était pour eux
comme une fringale. Jeanne n’a pas pu entendre les
sirènes hurler pour se réfugier dans une cave car elle
était sourde de naissance. Elle dormait
profondément quand elle est morte. J’ai eu un

115
chagrin comme je ne le souhaite à personne en
marchant sur les gravats pour la chercher. Il ne
restait d’elle qu’une chemise de nuit tachée de sang
entre deux grosses pierres. J’ai voulu mourir sur
place pour la rejoindre mais Dieu en a décidé
autrement. Et c’est toujours lui qui tient le crayon
pour écrire l’histoire. J’ai attrapé une arme à la
ceinture d’un soldat à terre mais la balle n’a fait
qu’effleurer ma tempe. Dieu avait tapé sur mon bras
pour me faire rater mon coup. Il a pris mes yeux pour
le compte et on était quittes. Dieu n’a pas cœur.
J’ai cherché Tristoune et j’avais oublié que je l’avais posé
sur le canapé du salon en entrant. De loin, il ressemblait à
une peluche désarticulée. Tristoune ne peut rien tout seul.
Il a toujours besoin de moi, je suis ses mains et sa voix. Lui
et moi, on est dépendants. Il le sait et il en profite, le
chameau. Monsieur Guérant a versé un peu de thé dans
une tasse sans en renverser une goutte. Il était un
malvoyant qui voyait mal au-dessus mais encore très bien
en dessous. C’est pourquoi il avait souvent le menton en
l’air comme pour regarder le plafond. Mais il vous
regardait dans les yeux sans vous méfier.
On a discuté encore un peu car je ne voulais pas le quitter
sur une note aussi triste. Monsieur Guérant m’a aussi parlé
des enfants qu’il n’avait jamais eus et je crois qu’on avait
touché le fond. Les malheurs des autres, au bout d’un
moment, ça vous enterre aussi un peu. J’allais me lever
quand il m’a parlé de ses voyages pour me retenir. C’était
plus gai et je me suis rassis. Monsieur Guérant avait voyagé
dans la France entière car il avait été un fonctionnaire et
que chez eux c’est obligatoire à cause des mutations. Chez
les fonctionnaires, ceux qui n’ont pas d’attache et pas de
famille sont des privilégiés. Ils voyagent gratuit et c’est
l’Etat qui paye. Ils ont même des gratifications pour bonne

116
conduite et service rendu. Monsieur Guérant avait fait
preuve de beaucoup de bonne conduite et de services
rendus comme fonctionnaire car il avait des médailles qui
le prouvaient. Il avait eu de la chance car il n’avait pas eu
de famille pour l’empêcher. Les médailles brillaient dans
des cadres accrochés aux murs et elles étaient toujours
avec lui car elles n’avaient pas la vie pour les séparer.
Monsieur Guérant avait aussi des photographies des
quatre coins de la France comme Grenoble, Strasbourg ou
Limoges, et il avait atterri chez nous quand il avait fait le
tour des coins et qu’il cherchait un bout pour se poser. Et
chez nous, on ne peut pas faire meilleur comme bout car
c’est le bout du monde. Ce qui était triste chez Monsieur
Guérant, à part la solitude et le manque de lumière,
c’étaient les photographies où il n’y avait personne de sa
famille par inexistence. Et même aucune photo pour le
prouver. A part une seule en noir et blanc sur le meuble à
vaisselle, avec sa femme dans une robe à fleurs et Monsieur
Guérant méconnaissable avec ses yeux grands ouverts et
son sourire comme une promesse pour tous les bons
moments à venir. Ce n’était pas vraiment vrai qu’elle était
jolie, la femme de Monsieur Guérant. Mais elle avait plutôt
bien traversé les époques sans vieillir et elle s’en sortait pas
si mal sans les rides.
J’ai remonté les étages car c’est redevenu trop triste et j’ai
appelé Sophie. La vie de Monsieur Guérant m’avait fait
réfléchir à la mienne. Je ne savais pas encore si je voulais
devenir coiffeur ou fonctionnaire ou écrivain quand
j’aurais plus d’âge. J’hésitais encore. Mais je devais me
décider avant que la vie ne décide pour moi. On ne peut pas
compter sur l’avenir pour prendre une décision. L’avenir
ne nous apprend jamais rien, c’est son plus gros défaut.

117
22.

J’ai passé un coup de fil à Sophie où je ne pouvais rien lui


dire au téléphone mais plutôt au terrain vague dans une
heure. Quand elle est arrivée, j’attendais depuis un
moment sur le capot de la vieille bagnole mais j’ai rien
montré pour l’agacement. Elle s’est assise à côté de moi et
j’ai pas ouvert la bouche non plus. Je la regardais de profil
et c’était vraiment son meilleur. A un moment, j’ai sauté
par terre et je me suis mis à siffloter gentiment les mains
dans les poches pour mettre un peu d’ambiance. J’ai
tourné autour du pot un bon moment et Boito est arrivé
avec son goûter à la main en pleine scène de ménage et il
tombait mal. Il nous a dit salut en s’asseyant sur un fauteuil
déglingué mais Sophie et moi on était trop occupés à régler
nos histoires et on lui a à peine jeté un coup d’œil. Boito,
c’est le genre de type qui est toujours de bonne humeur car
il est né de bonheur et c’est fatigant tellement c’est chiant.
Je lui ai fait un petit signe discret de la main et il a mis du
temps à comprendre mais il a fini par partir à cause d’une
excuse bidon.

118
J’ai dit à Sophie il faut que je te parle mais je ne savais pas
par où commencer. On n’était pas encore mariés et je
n’étais pas tellement légitime pour lui faire des reproches.
Je n’étais même pas sûr qu’elle était amoureuse de moi,
même si je me doutais un peu. Mais avec le doute, on n’est
jamais sûr et je préférais me méfier par prudence.
Et puis, un miracle s’est produit au bon moment et Sophie
s’est mise à parler. J’en ai perdu la voix avec le menton
pendu tellement c’était pas croyable. Il m’a fallu du temps
pour comprendre pourquoi tu m’as donné rendez-vous.
C’était un peu direct comme approche mais les filles, elles
sont comme ça. Quand elles veulent quelque chose, on ne
peut pas les arrêter. J’avais peur de bafouiller alors j’ai
sorti Tristoune de ma poche et je lui ai donné ma voix.
Tristoune n’y allait pas de main morte mais ses reproches
passaient comme des lettres à la poste. Tu aurais pu me le
dire, je suis tout de même ton meilleur ami, apprendre ça
par un autre, ça m’a fait de la peine… Sophie lui répondait
avec le sourire et avec des yeux qui disaient comme il est
mignon. Elle lui a même passé la main sur la tête comme
s’il était le plus merveilleux petit singe capucin de la Terre.
Leur petit manège commençait à m’agacer et je n’étais pas
venu pour tenir la chandelle. C’était un stratagème
tellement has-been que ça a fini par me faire marrer. Faire
du gringue à mon meilleur ami pour me rendre jaloux, pff,
j’vous jure. Aucune chance que ça marche avec moi.
Sophie m’a regardé comme un invité de dernière minute et
elle m’a fait un compliment sur ma voix de ventriloque qui
était très réussie et qu’il faudrait que je me produise en
spectacle. Je lui ai dit que Tristoune et moi on s’était déjà
produits dans les rues pour son anniversaire et qu’on s’en
était bien sortis avec 47 francs 50 et des centimes comme
recette. J’ai vu dans les yeux de Sophie que je venais de
faire une bourde et j’ai repensé aux folies et à la cascade de

119
pièces dans la bouche d’égout. Je crois que Sophie a lu dans
mes pensées car elle a posé un baiser sur mon front en
m’embrassant tendrement. Elle a chuchoté à mon oreille
que c’était l’attention qui comptait et que j’étais trop chou.
J’ai failli fondre plus vite qu’un cornet de glace sur la plage
mais Boito est revenu derrière moi sans faire de bruit et il
m’a fait peur et c’était passé.
Boito avait un clébard dans les bras qu’il avait trouvé
abandonné dans le parc attaché à un arbre. Le toutou avait
un collier sans nom et sans adresse et Boito était sûr qu’il
était sans famille. Il était petit, avec de longues oreilles et
un œil avec du blanc autour. Il avait trois couleurs sur le
dos et ressemblait comme deux gouttes d’eau à un beagle.
Boito était excité comme un gosse qui a trouvé un truc pas
à lui et il était chiant tellement il était encore plus heureux
que d’habitude. Sophie a voulu prendre le clebs dans ses
bras mais Boito a dit non pas tout de suite parce qu’il fallait
que Rémy s’habitue d’abord à lui comme nouveau maître.
Boito avait décidé de l’appeler Rémy, j’ai oublié de vous
dire. C’était pas mal comme nom mais pas terrible non plus
à cause du cliché mais j’ai rien dit, c’étaient pas mes
oignons.
Boito a posé son beagle au sol et le clébard s’est mis à courir
et à sauter partout comme un dératé. On criait Rémy au
pied mais le clebs aboyait et faisait le fou comme un cinglé.
Boito a même eu peur qu’il se barre parce qu’il n’avait pas
de famille et que c’était naturel chez lui. Mais Boito a sorti
une brioche de sa poche et les animaux sont des vrais
crétins avec la bouffe. Le clébard s’est approché de Boito
en reniflant et Boito a fait une laisse avec sa ceinture autour
du cou de Rémy et il était piégé. Rémy n’était plus un chien
sans famille, il était un chien adopté. Pour l’amour, on a
besoin d’attache.

120
Boito est parti en courant derrière son chien et Sophie et
moi on s’est retrouvés tout seul d’un coup avec Tristoune
qui ne disait plus rien et Sophie qui m’embrassait sur la
bouche. J’ai compté les secondes entre la lueur de l’éclair
et le grondement du tonnerre et après, je me suis endormi
dans un champ de coquelicots avec un goût de réglisse sur
les lèvres.

121
23.

J’ai marché par la ligne de chemin de fer un bon moment.


Il faisait nuit. C’était beau. Les étoiles brillaient et je
sifflotais les mains dans les poches. Maman était assise
dans la cuisine quand je suis rentré. Ses yeux étaient
revenus du passé et elle m’a fait un signe de la main pour
me prouver qu’elle allait bien. Sa manche était remontée
jusqu’à l’épaule et le docteur Petit lui a fait une piqûre pour
la nuit.
C’est à ce moment-là qu’un des poubelliers m’a fait
sursauter en disant ça te dirait de faire un tour de camion
avec nous ce soir, gamin ! Il était dans le noir derrière moi.
Les deux autres étaient là aussi avec leurs bottes en cuir et
leurs chasubles. J’étais un peu pris au dépourvu mais
c’était tellement gentil que je n’ai pas eu le courage de dire
non. Et puis, j’ai presque eu la larme à l’œil quand ils m’ont
offert une vraie tenue de poubellier avec des ourlets pour
la taille. Les gants étaient coupés avec du scotch au bout et
les bottes étaient bourrées de papier journal pour la
pointure. La tenue était beaucoup trop grande mais elle

122
m’allait au poil. J’étais comme Monsieur De Funès
pendant la guerre dans un uniforme allemand et j’ai
entendu la voix de papa imiter Monsieur Bourvil non mais
dites donc et me faire un clin d’œil. Les poubelliers ont
souri dans leurs barbes à trous et leurs visages faisaient
vachement plus vieux que leurs yeux. On est descendus au
rez-de-chaussée et j’aurais voulu montrer ma tenue à
Monsieur Guérant mais on était déjà en retard et on ne
pouvait pas se permettre en tant que professionnels.
On a commencé par ramasser les poubelles dans les beaux
quartiers car elles sont toujours pleines par abondance de
biens et on a fini par les HLM où c’était moins intéressant.
Les gens gaspillent toujours moins par manque d’argent.
Le camion vibrait et fumait à chaque démarrage et avec le
gyrophare jaune, on ne voyait que nous. On avait une file
de voitures derrière avec des types qui gueulaient au
volant. Les types qui gueulaient faisaient marrer les
poubelliers et ils ralentissaient la cadence pour les faire
gueuler encore plus. J’étais assez doué pour balancer les
sacs dans le cul du camion et je pouvais faire un très bon
poubellier plus tard si je voulais. C’était la première fois
qu’on me recommandait et ça m’a fait un petit pincement
au cœur.
J’ai passé la meilleure soirée de ma vie même s’il faisait
froid comme un soir de Noël. La solidarité, ça vous
réchauffe toujours les bons organes et j’étais bien couvert
avec la chaleur humaine comme couverture. Les
poubelliers ont garé leur camion au dépôt et après, on est
allés casser la graine dans un local mal chauffé avec du
fromage, du pain et du pâté. Je me suis régalé mais j’ai
refusé poliment pour le petit ballon de rouge car j’avais
peur qu’il me tourne un peu la tête par manque d’habitude.
Les poubelliers m’ont parlé de mon père et du type
formidable qu’il était. Ils avaient même des anecdotes pour

123
le réalisme, mais ils me regardaient avec des yeux humides
comme si l’avenir me préparait un mauvais coup. Ils ont
voulu me montrer leur bibliothèque et on a traversé une
cour car elle était en face. Elle était petite comme une petite
librairie mais il y avait des livres partout et j’ai reconnu
ceux de Monsieur Romain Gary et de Monsieur Emile Ajar.
Il n’y avait pas La Vie devant soi car il avait été emprunté
et je me suis dit qu’il faudrait que je le lise un jour pour
savoir comment s’est fait. Ça me faisait bizarre de voir des
poubelliers assis avec un livre à la main et je ne comprenais
pas ce que je voyais. J’ai fait comme eux, j’ai pris Gros-
Câlin et je me suis assis. Je l’ai choisi pour le titre car
parfois je cherche de la tendresse comme on fait la manche
et que la tendresse sans câlin, on ne peut pas. J’avais les
yeux rouges à cause des horaires de nuit. J’ai à peine lu
deux pages et je me suis endormi. Les câlins, il n’y a rien
de mieux pour s’endormir.

124
24.

L’autre jour était un dimanche et c’était une belle journée


pour mourir. Je ne sais pas encore quel jour je choisirai car
c’est des questions qu’on se pose toujours trop tard. Mais
papa avait choisi celui-ci et c’était son droit le plus légitime.
Vous devez me trouver un peu distant mais la mort ne me
fait rien. La mort, elle ne m’aura pas vivant, croyez en ma
vieille expérience. Je préfère l’ignorer, elle ne mérite pas
mieux. Et l’ignorance est très pratique pour ne pas se
rendre compte. Et je ne dois pas m’en rendre trop compte
sinon je vais faire une crise de violence comme mon autre
père qui tapait ma mère. Je me souviens d’ailleurs très bien
maintenant de son oiseau mort dans ma main et des cris
de maman derrière la porte de la salle de bains. Le chagrin,
il n’y a pas mieux pour se souvenir. Je sais que mon autre
père et moi, on a rien à voir l’un et l’autre et je vais le dire
à ma mère. Les lois de la nature ne peuvent rien contre
l’amour. On ressemble toujours plus à un père qui nous a
aimé qu’à un père qui nous a engendré.

125
Il y avait du monde chez nous et on était serrés là-dedans
avec les pleurs et les condoléances. Alors je suis descendu
chez Monsieur Guérant. Madame Tesson était sur son
palier du deuxième car la mort de papa était une nouvelle
pour tout l’immeuble. Quand je suis passé, elle m’a fait son
regard mon pauvre petit et j’ai fermé les yeux. Les Tesson,
ce sont des cons et même quand ils seront morts, ils seront
toujours cons, y a pas de raison.
Monsieur Guérant était assis avec son café fumant et il ne
savait encore rien. J’ai fait comme si en entrant. J’ai ouvert
le placard à madeleines et j’ai goûté. On a papoté pour rien
pendant cinq minutes et c’est quand j’ai dit qu’Henry était
mort dans son lit que Monsieur Guérant s’est brulé la
langue. Mais je n’y étais pour rien si c’était trop chaud. Il a
fait arg et il s’est essuyé le menton parce que ça coulait. Les
vieux, ils coulent toujours un peu. C’est le naufrage de la
vieillesse qui veut ça. Il a relevé la tête pour mieux me voir.
— Mon Dieu ! Qu’est-ce que tu racontes, Alexandre ?
J’étais sûr de moi et j’ai parlé des cierges et des fleurs
comme c’est toujours le cas quand quelqu’un meurt. J’ai
dit aussi que papa voulait être enterré sans cérémonie
religieuse parce que je l’avais entendu dans la cuisine. Il
était athée et il se passerait de la bénédiction du Seigneur
et se débrouillerait tout seul là-haut. Papa s’était toujours
débrouillé tout seul comme autodidacte et il n’a jamais rien
demandé à personne. Dans la vie où dans les cieux, c’est
toujours une affaire de piston.
Je voyais bien que Monsieur Guérant avait du mal à me
croire à cause des larmes qui ne coulaient pas sur moi.
Mais c’était trop tard pour pleurer. On ne peut rien espérer
du passé. Avec lui, c’est toujours définitif. C’était vraiment
un dimanche particulier parce qu’il s’est passé un miracle.
Monsieur Guérant voulait absolument monter se recueillir
auprès d’Henry. Il s’est dressé sur ses jambes avec son

126
déambulateur et il s’est mis à marcher en tremblant
jusqu’au placard de l’entrée pour mettre une jolie veste et
une cravate avec un gros nœud. Je ne devais surtout pas
l’aider car il n’était pas un infirme mais seulement un
malvoyant. Je ne l’avais jamais vu debout avant et j’ai levé
les yeux pour mieux le voir. Monsieur Guérant était beau
et digne dans son costume. Il a laissé son déambulateur
dans le couloir et il a monté chaque marche un pied après
l’autre en se tenant à la rambarde de l’escalier. On a mis
plus de temps qu’il en faudrait pour installer un ascenseur
mais on y est arrivé. Quand on a ouvert la porte, Monsieur
Guérant était humide et tout gris et les poubelliers se sont
précipités vers lui et lui ont fait de l’air.
Maman ne m’a pas disputé pour l’absence. A la place, elle
m’a serré sur son ventre comme sur son cœur. C’est un peu
plus tard que j’ai commencé à sentir que ça me faisait
quelque chose. J’avais perdu deux pères en quelques jours,
ce n’est pas rien et ça fait un sacré choc tout de même.
Heureusement, je pouvais mettre les mains dans les
poches pour m’en foutre un peu, sinon, j’étais cuit. Dans la
vie, il y en a qui choisissent de rire ou de pleurer pour la
supporter. Ils font comme ils veulent, chacun est libre.
Moi, j’ai choisi de m’en foutre, chacun sa croix.
Je suis entré dans la chambre quand tout le monde était
parti. Il y avait des bouquets de fleurs par terre avec des
regrets écrits dessus. Henry était allongé sur le dos et c’est
à ça que j’ai vu qu’il était mort. Papa dort toujours sur le
côté d’habitude pour respirer les cheveux de maman. Ses
mains étaient croisées sur son ventre. Ses yeux étaient
fermés et il avait une mine qui ne respiraient pas la santé.
Je me suis approché et j’ai posé une main sur son front. Il
était glacé. J’ai attrapé une couverture et je l’ai recouvert
jusqu’aux pieds. Je suis resté un bon moment comme ça à
côté de lui. Il n’a pas bougé d’un pouce. C’était triste alors

127
j’ai voulu mettre un peu d’ambiance et j’ai sorti Tristoune
de ma poche. Papa aime bien quand je fais le ventriloque.
J’ai fourré ma main dans le cul de Tristoune et on a fait un
petit numéro de comique avec des blagues pour l’humour.
Mais papa n’a pas souri. Je crois que c’est l’état de mort
qui veut ça. La mort, elle manque beaucoup d’humour,
c’est son plus gros défaut avec tout le reste.
J’ai appris plus tard qu’Henry était mort depuis la veille
mais je laisse l’histoire en l’état car je vous prie de croire
qu’il n’est déjà pas simple d’écrire un livre pour rendre
hommage à son père, alors je vous demande toute votre
indulgence. J’ai des larmes qui coulent sur ma feuille mais
vous ne pouvez pas les voir pas car elles se glissent derrière
les mots par pudeur. Mes larmes et moi, on se ressemble
comme deux gouttes d’eau salées.
Je comprends mieux pourquoi le docteur Petit avait piqué
le bras de maman et pourquoi j’avais ramassé les poubelles
toute la nuit. Un enfant, ça dérange toujours un peu quand
la mort rôde. La mort, elle ne me fait pas peur pourtant.
Tant que je suis en vie, je n’ai rien à craindre. Et puis, j’ai
choisi d’avoir douze ans à vie pour plus de tranquillité. Je
ne me fais pas de souci pour moi mais plus pour maman
car c’est la première fois qu’elle perd un mari. Oui, je sais,
mais la première fois, ça ne compte pas. Quand il n’y a pas
d’amour, rien ne compte.

Je ne vais pas en dire davantage sur cette journée car il faut


bien se faire une raison. Il faut se faire une raison à tout.
C’est l’acceptation qui veut ça. Papa était mort et je ne
pouvais plus rien faire pour lui dans son état de décès. Mais
dans son état d’avant, il n’était pas encore trop tard pour
agir et papa m’avait laissé un mot dans un tiroir de son
bureau. Sur un petit bout de papier, il avait écrit ses
dernières volontés. L’écriture était illisible, mais j’ai pris

128
tout mon temps. Il me disait de prendre la clef dans le
cendrier et d’ouvrir la porte de gauche de son bureau. Il y
avait une enveloppe qui m’était destinée. Je me suis baissé
et j’ai ouvert le placard. J’ai pris l’enveloppe. Il y avait une
lettre à l’intérieur qui commençait par : Mon petit Alex…
Elle était longue comme une lettre d’adieu, alors je me suis
assis pour le confort et j’ai lu. « A cause de la mort, je
n’aurai sans doute pas le temps de terminer mon
manuscrit. Je ne serai donc jamais connu comme écrivain
de mon vivant et il est trop tard pour avoir des regrets. Je
peux malgré tout devenir un écrivain à titre posthume et
c’est toujours un avantage comme publicité, surtout pour
un premier roman. J’ai écrit plus de deux cents pages. Tu
trouveras mes cahiers dans le placard sous l’enveloppe. Je
t’ai choisi comme narrateur. Je raconte la vie d’un petit
garçon de douze ans avec ses joies et ses peines. Mais
rassure-toi, j’ai beaucoup inventé et beaucoup menti. Je
t’ai bien volé deux trois trucs au passage mais c’était pour
le réalisme et j’espère que tu ne m’en voudras pas. »
J’ai laissé couler quelques larmes, je me suis essuyé les
yeux et j’ai continué. « Il reste le dernier chapitre à écrire
et j’ai une faveur à te demander. Je ne peux pas savoir
comment se passera ma vie après ma mort, alors
j’aimerais que tu l’écrives à ma place si tu t’en sens le
courage. J’ai écrit l’histoire comme le ferait un enfant de
ton âge. Sans mots ni phrases compliqués. Je suis sûr que
tu seras capable de reprendre l’histoire où je l’ai laissée. Si
c’est trop difficile, demande à Monsieur Guérant. Je sais
qu’il pourra t’aider. Ensuite, porte le roman à Monsieur
Portejoie. Nous avons un contrat et même sans ça, j’ai
confiance en lui.
Je pense que tu sais déjà depuis longtemps que je ne suis
pas ton père biologique et je sais que tu as fait semblant
d’y croire pour me protéger. Alex, tu es l’enfant que

129
j’aurais aimé être et l’enfant que je n’ai jamais eu. Je suis
un homme qui n’a jamais pu avoir d’enfant. J’ai rencontré
ta mère assez tard dans ma vie. Le bonheur prend
toujours son temps car il transporte avec lui l’éternité.
C’est le hasard qui a prévu notre rencontre. Le hasard n’a
rien d’hasardeux. Le hasard, c’est un ami qui nous veut du
bien.
Notre rencontre a été une évidence, Alex. Je ne pourrai
jamais l’oublier. Et maintenant que je suis mort, j’en suis
sûr, je ne l’ai jamais oubliée. A cette époque, ta mère était
une femme blessée et traumatisée par la violence de ton
père et elle a mis beaucoup de temps à me faire confiance.
Je n’ai jamais levé la main sur qui que ce soit mais je
n’avais rien qui le prouvait. De toute façon, les salauds ont
toujours des papiers en règle sur eux en cas de contrôle.
Avec Anne, on s’est apprivoisés petit à petit et on a fait
notre nid ensemble. Ta mère a été la plus belle chose qui
me soit arrivée dans la vie. Jeune, j’étais rêveur et
immature. Adulte, j’étais rêveur et mature par obligation.
J’ai fait mille et un métiers, dont celui de coiffeur qui m’a
bien plu par défaut. Mais il était seulement là pour les
factures et le loyer car ce dont je rêvais en secret, c’était
de devenir écrivain. J’avais pris beaucoup de retard sur
la précocité car je n’avais jamais lu un livre avant
quarante ans. Je suis venu à la lecture sur le tas et aussi
sur le tard. Mais je me suis bien rattrapé. J’ai lu tous les
jours pendant vingt ans. J’ai écrit tous les jours aussi. J’ai
dormi peu et fumé beaucoup. Je ne sais pas si j’ai le
moindre talent, mais ce dont je suis sûr, c’est que le talent
n’a rien de confortable. Ecrire, c’est une vie qui n’en est
pas une. On est là sans être là. Ta mère a fait preuve d’une
patience inouïe avec moi. Si mon roman rencontre un jour
des lecteurs, c’est à elle que je le devrai. Au fond, je crois
que pour écrire, il faut être désespéré quelque part.

130
Alex, ma toute dernière faveur est pour ta mère. Et elle est
toute simple. Prends bien soin d’elle. Son café du matin,
elle le prend avec deux sucres et une lichette de lait. Les
tartines sont au pain de seigle et grillées avec du beurre
sans sel. Le thé, c’est trois fois par jour avec un peu de
cannelle et une verveine menthe à l’heure du coucher.
Pour la musique, tu as les disques sous l’électrophone, de
la variété française fera très bien l’affaire. Dalida et
Paroles paroles, ce sera parfait. Les jours de beau temps,
ouvre en grand les fenêtres du salon et n’aie pas peur des
courants d’air. Ils transportent avec eux les odeurs des
fleurs du balcon et Annette adore ça. Laisse-la arroser ses
pots elle-même surtout, c’est son plaisir quotidien, ne lui
gâche pas. Pour les courses, je te laisse porter les paquets
dans l’escalier. Demande aussi à Monsieur Lenormand de
ne pas avoir la main trop lourde et de vous faire crédit.
Ta mère et toi, vous n’aurez plus de souci avec le
propriétaire pour le loyer. Avec la vente du salon, j’ai
acheté l’appartement. J’ai laissé tous les documents qui le
prouvent à la banque et un mot pour ta mère dans le tiroir
de sa table de nuit. Ta mère est très douée comme
couturière et je sais qu’elle vous fera vivre tous les deux.
Mais je ne vous laisse pas sans rien et je suis plus
tranquille comme ça.
Enfin, je voulais aussi te parler d’homme à homme. Alex,
je sais bien que tu as eu deux pères et que ça fait déjà un
de trop dans une vie. Mais on ne sait jamais ce que l’avenir
nous réserve et ta mère est encore très jolie. Alors, si un
jour la vie met par hasard un homme sur son chemin,
laisse-le prendre sa place car il y en aura toujours une
pour moi. Je serai partout où il y aura de l’Amour, Alex.
La mort ne peut rien contre ça. Avec la mort, j’ai fait un
pacte. Elle prend l’imposteur allongé sur mon lit, celui

131
avec le teint de cire. Et moi je reste ici. L’accord est juste.
Un mort en vaut un autre. »
J’ai encore eu des larmes et je n’ai pas pu lire la fin à cause
de mes yeux qui avaient la vue brouillée. Des fois, je chiale
comme un veau, selon l’expression. Mais là, c’était plus
comme une madeleine. Il faut bien reconnaître qu’il y avait
de quoi.

132
25.

Je suis repassé voir la môme rue Aubert et quand elle m’a


vu, elle m’a reconnu. Les filles vous reconnaissent toujours
avec un bouquet de fleurs à la main. Je l’avais fait moi-
même s’il vous plaît, avec des restes dans une poubelle et
du papier aluminium. J’ai pas voulu la déranger car c’était
pour elle l’heure de pointe avec du monde partout devant
les miroirs et un pied qui attendait l’autre. Cosette courait
en réserve dans les étages car les clients achètent toujours
les chaussures par deux à cause des pieds. C’est pour eux
comme un principe. La môme avait l’air heureuse car elle
souriait toujours pour l’accueil. Elle remerciait aussi les
dames d’être venues et elles avaient fait le bon choix car le
modèle était plus joli à leurs pieds que dans sa boîte. Après,
la môme a eu une pause et elle est sortie fumer sa clope sur
le trottoir.
— Je te reconnais, toi. Tu es mon admirateur
anonyme !
Je n’avais rien d’anonyme mais j’ai laissé dire.

133
— Tu en as un joli bouquet de fleurs. C’est pour ton
amoureuse ?
J’ai tout de suite pensé à Sophie mais j’ai rien montré pour
ne pas faire de peine à la môme.
— J’ai pas d’amoureuse. C’est les fleurs de mon père
parce qu’il est mort.
La môme a ouvert ses yeux en grand pour la surprise.
— Oh, mon pauvre petit bonhomme… Je suis désolé.
Elle m’a passé une main dans les cheveux et j’ai eu plus de
taille d’un coup.
— C’est pour vous. Je l’ai fait moi-même.
J’ai tendu le bouquet mais la môme a reculé d’un pas. Je
savais bien qu’elle avait quelqu’un d’autre mais j’étais pas
sérieux non plus. C’était rien qu’une aventure sans
lendemain. Je ne voulais pas qu’elle s’imagine le service en
porcelaine et les serviettes en forme de cœur.
— Tu es bien mignon mais… Je ne peux pas accepter.
On n’offre pas des fleurs comme ça à une inconnue.
Elle n’était pas du tout une inconnue.
— Vous vous appelez Juliette. Vous avez vingt ans et
des bananes. Vous avez un Jules qui vous attend le
soir et vous étudiez le droit.
Là, j’ai senti que ça lui avait fait un choc. Elle a encore plus
reculé et elle m’a regardé avec des yeux curieux. Mais je l’ai
rassuré sur mon côté Rome antique.
— Je ne suis pas un pervers comme dans le parc. Et j’ai
quelqu’un à moi aussi. Elle est très jolie mais elle a
moins de niches que vous et les niches, c’est ce qu’il
y a de mieux pour la taille. Mais rassurez-vous, je ne
suis pas un gigolo non plus, c’est juste pour
l’adultère. Après, je m’en vais.
La môme a tiré un long moment sur sa clope et elle a
regardé autour d’elle. Mais c’est bien à elle que je parlais.
— Ecoute mon petit bonhomme…

134
— Moi c’est Alex.
— Ecoute… Alex… C’est très gentil mais…
Je voyais bien que la môme avait l’air embarrassée.
Alors j’ai voulu la mettre à l’aise tout de suite.
— Ce ne sont pas des fleurs qui engagent. Vous et moi,
c’est juste pour le cul et on en parle plus.
J’ai tout de suite vu que j’avais été trop loin parce que la
môme m’a arraché mon bouquet des mains et elle me l’a
balancé en plein visage.
— Petit merdeux ! Fiche le camp d’ici tout de suite.
La môme a jeté sa clope par terre et elle est rentrée dans sa
boutique furibarde. Elle avait les niches qui gigotaient sous
son chemisier et je serais bien resté encore un peu pour le
spectacle mais il y avait des passantes qui s’étaient arrêtées
pour le scandale, alors j’ai ramassé mes fleurs et j’ai pas
traîné. Les filles, c’est toutes les mêmes. Elles disent
qu’elles sont Rome antique mais quand on l’est soi-même,
elles vous trouvent gnan gnan et elles préfèrent toujours
les types plus âgés. Les filles, elles ne comprennent rien
aux sentiments.

135
26.

A cause de son décès, papa restait allongé toute la


journée. Je passais le voir le soir pour qu’il ne s’ennuie pas
trop. J’allais aussi à l’école entre deux et je m’occupais de
maman le reste du temps. J’avais repris ma vie d’avant en
somme. Il faut tout de suite remonter à cheval. Les
poubelliers passaient après leur tournée mais ils ne
sentaient jamais les ordures. Ils respiraient tout le
contraire. Ils faisaient la vaisselle, les courses et aussi un
peu de ménage chez nous. Jean passait après sa journée à
la sous-préfecture. Il avait toujours sur lui un livre pour
patienter. Il lisait des heures en silence et je crois que
c’était un homme qui était taillé pour l’éternité. Monsieur
Emile quittait son café trois fois par jour et arrivait avec un
plateau dans les mains et une tournée pour tout le monde.
Monsieur Emile racontait des anecdotes sur ce sacré Henry
avec un sourire plein la bouche. Monsieur Emile souriait
beaucoup grâce à ses dents qui étaient très blanches. J’en
ai appris de belles sur mon père et maintenant qu’il était
mort, mon père et moi, on peut dire qu’on se ressemblait

136
comme père et fils. Monsieur Lenormand retirait toujours
le calot de sa tête avant de rentrer dans la chambre. Un
épicier sans calot, ça ressemble de très près à un ami. Il
apportait du pain et du jambon avec lui et après c’était
juste un bon moment convivial. Il en restait toujours un
peu car papa n’avait plus d’appétit depuis son décès.
Monsieur Guérant grimpait les marches sur le dos d’un des
poubelliers et s’asseyait toujours prêt de la fenêtre comme
chez lui. Ensuite, il s’approchait du lit et posait ses mains
sur le visage de papa. C’était pour lui comme une lecture
en braille. Monsieur Guérant savait lire sur les visages
comme personne. C’est le pouvoir des malvoyants. On ne
peut rien leur cacher.
Maman dormait le jour et la nuit pour oublier sa tristesse.
Je pouvais donc travailler sur le manuscrit de papa. J’ai lu
toutes les pages et son écriture était devenue moins illisible
qu’au début. J’ai souri souvent car mon père était un sacré
voleur de souvenirs et qu’il m’avait fait les poches plus
d’une fois. Ça me faisait drôle d’être un personnage fictif et
plus moi. Je me disais aussi qu’il faudrait que j’en parle à
mon psychiatre car devenir un écrivain, ce n’est pas sans
risque pour la santé mentale. On peut vite devenir
schizophrène et même plus et je n’avais pas envie de
devenir quelqu’un d’autre car j’avais déjà bien assez de moi
pour m’occuper.
J’ai passé trois jours et deux nuits à écrire la fin. J’ai tout
jeté à la poubelle plusieurs fois et je n’arrivais à rien et
j’étais le plus mauvais écrivain du monde. Heureusement,
j’avais Monsieur Guérant pour m’aider. Je lui ai lu les
passages qui parlaient de lui et ça lui a redonné le sourire.
Papa avait écrit que Monsieur Guérant ne recevait jamais
de visite. Mais c’était un faux mensonge. Monsieur
Guérant en avait reçu une un jour d’une vieille dame qui se
souvenait encore très bien de Monsieur Guérant comme de

137
son premier amour. Elle était arrivée habillée pour la
gaieté, avec des couleurs partout sur elle, et une personne
plus jeune pour la pousser. Monsieur Guérant m’avait
demandé de rester car il était timide comme un jeune
premier. Ils ont pris un goûter avec des madeleines et du
thé dans le salon car c’est toujours ce que font les vieux
pour meubler les souvenirs. La vieille dame faisait des
manières et elle avait des petits sourires vainqueurs et
satisfaits sur les lèvres comme si elle se souvenait de bons
moments intimes. Moi, je voyais bien que Monsieur
Guérant s’en fichait pas mal. Il y a des signes qui ne
trompent pas. Il était très courtois et il s’était habillé pour
l’occasion avec une cravate mais il ne levait jamais la tête
pour mieux voir et il ne pouvait pas compter sur ses yeux
pour se rappeler de Geneviève. J’avais oublié de vous dire
qu’elle s’était présentée comme Geneviève Dupot. Les
souvenirs sont cruels et dans la vie, on n’a pas tous le même
premier amour. Elle avait été amoureuse de Monsieur
Guérant jeune, mais Monsieur Guérant n’avait pas pu le
savoir car c’était en secret et que Geneviève Dupot avait dû
déménager loin de Monsieur Guérant à cause de ses
parents. C’était une histoire avortée avant le début et chez
Monsieur Guérant c’était sans regret et c’était mieux ainsi.
On ne peut pas regretter ce qui n’a jamais commencé.
C’est un passage sans intérêt qui sera coupé à la
publication, mais je le laisse tout de même pour l’honneur
et c’est tonton Bertrand qui décidera. J’ai continué à écrire
la nuit suivante et l’autre aussi. Quand j’avais terminé une
page, j’allais voir papa et je la lui lisais. Il restait toujours
de marbre comme son état lui permettait. Mais je sentais
bien quand quelque chose ne lui convenait pas. Pour le
réconfort, j’aimais bien poser ma tête dans son cou comme
je le faisais quand j’étais encore petit. Le cou de papa ne
sentait plus le tabac comme avant mais plutôt la

138
naphtaline. Papa ne sentait pas mauvais mais il ne sentait
pas le linge frais non plus. Il ne sentait rien de connu car la
mort n’a pas d’odeur. Quand maman entrait dans la
chambre et qu’elle nous voyait nous faire un câlin, elle se
mettait à crier et à hurler sur tous les saints du bon Dieu et
elle me renvoyait dans ma chambre pour la peine. Maman,
je la trouvais injuste. Mais je ne le lui en voulais pas car
c’était des histoires d’hommes et qu’il faut en être un soi-
même pour comprendre.

139
27.

Je suis retourné à l’école et devant la chaise vide, j’ai été


pris d’un vertige. Car Sophie n’y était pas. C’était la
panique à l’intérieur et je me suis tout imaginé. Mais
Monsieur Rigault ne savait rien et la cloche sonna.
Monsieur Rigault, il ne sait jamais rien.
C’était la récréation et j’étais puni. Je me suis levé. J’ai
marché à travers la classe et je me suis assis à la place de
Sophie. A la place de Sophie, j’étais comme à la mienne.
J’étais triste comme les pierres et j’étais prêt à faire toutes
les conneries du monde et même à bouffer ma chaussure
pour me soulager. J’avais la poitrine écrasée et j’ai éclaté
en sanglots. Je manquais d’air et de Sophie. Je souffrais et
quand on souffre, le temps est une sacrée peau de vache et
il nous en fait baver des ronds de chapeaux. J’ai eu un
éclair de lucidité et j’ai regardé sous son bureau. Ses
cahiers et ses livres étaient encore là.

140
J’ai passé le reste de la journée à ne rien écouter. A la
maison, j’ai sauté sur le téléphone et j’ai appelé. J’ai laissé
sonner pour l’espoir. Sophie n’a pas répondu. J’ai eu peur
qu’elle ait déménagé. Mais sa mère, oui. Sophie avait chopé
la grippe et elle était malade. J’ai sauté de joie et j’ai
remercié madame Lapie pour ces bonnes nouvelles. J’ai vu
ses yeux ronds à travers le combiné et j’ai raccroché.
Après, j’avais un sourire heureux et j’étais heureux. J’ai
même regardé Goldorak en goûtant tellement je me sentais
bien. J’avais frôlé la catastrophe et quand on est un
survivant, la vie a tout de suite meilleur goût que
d’habitude.
Maman était très inquiète de mon état joyeux, alors je me
suis enfermé dans le bureau de papa et j’ai écrit. J’étais si
inspiré que j’ai écrit jusqu’au soir sans m’arrêter.
J’ai inventé des anecdotes pas croyables et je me suis
même rajouté quelques exploits au passage. On n’est
jamais mieux servi que par soi-même. J’étais très en forme
et j’aurai même pu écrire sans les mains si j’avais voulu.
Après dix pages tombées du ciel, je me suis levé pour les
lire à papa.
Mais la porte de sa chambre était fermée. J’ai tourné
plusieurs fois la poignée. J’ai insisté. Mais rien. Je suis allé
voir maman pour l’explication. Elle dormait. Mais zut, je
l’ai réveillée parce que tout de même. Elle a sursauté et m’a
dit Alex, va te coucher, c’est un ordre. Je me suis mis à
gueuler dans toute la pièce et à balancer mes feuilles
partout. J’ai gueulé si fort que j’ai réveillé les voisins. Mais
les Tesson sont des cons et je m’en foutais. Maman m’a dit
de me calmer mais ça n’y faisait rien. Elle a appelé le
docteur Petit en pleine nuit mais il n’est pas venu pour le
dérangement. Je faisais une crise de réalité, rien de plus.
J’ai passé une nuit d’insomniaque à ne pas dormir et j’ai
renversé mon lit pour être sûr de ne pas flancher. Je vous

141
l’ai dit, je peux être une vraie teigne quand je veux. Le
lendemain matin, maman est entrée dans ma chambre car
je m’étais endormi de rage. Elle voulait me parler
calmement et m’expliquer que papa avait été mis dans une
bière par les pompes funestes pour ne pas qu’il se détériore
de trop. Et qu’on ne pouvait plus le voir à cause du cercueil
qui était fermé pour l’enterrement.
J’ai trouvé son excuse bidon mais j’ai pas discuté. Quand
maman a reçu de la visite, elle a ouvert la chambre de papa
et j’ai piqué la clef. J’ai attendu que tout le monde sorte en
larmes et je suis entré ni vu ni connu. Il faisait froid comme
dans une cave. Il y avait encore plus de fleurs par terre et
j’ai failli marcher sur un adieu. On n’y voyait rien à cause
des bougies mais j’ai pas allumé. Papa était allongé dans sa
bière avec le couvercle ouvert et une couronne de fleurs sur
lui. Maman, j’avais été à deux doigts de la croire. Autour, il
y avait des photographies de papa jeune avec des sourires
et des gens qui ne me disaient rien. Je me suis regardé dans
un petit miroir qui était là. J’ai pris une pose et j’ai regardé
une photo du coin de l’œil. C’était pas flagrant comme
ressemblance mais tout de même, il y avait quelque chose.
C’était dans le regard que ça se voyait le plus. Après, j’ai lu
mon texte à papa, mais pas les ratures, et pour le style, j’ai
dit que c’était de mon mieux. Henry n’a pas paru surpris
car son état ne lui permettait pas et j’ai pris son silence
pour un silence de mort. Je m’attendais à rien d’autre de sa
part. Après, il y a eu des coups sur la porte avec des cris et
quand maman est entré, elle a encore dit mon Dieu. Dieu
devait être dans le coin pour que maman l’appelle à chaque
fois. Mais papa et moi on s’en foutait car on était athées
tous les deux. Je me suis fait attraper par le col et j’ai pris
un coup de pied au cul mais c’était bon parce que j’étais
vivant et j’ai fait un bras d’honneur à la mort en sortant
parce que elle et moi, on est pas du même monde. Je suis

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un écrivain et la mort ne pourra jamais me choper car les
écrivains sont immortels. Ils ont des livres pour ça qui le
prouvent.

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28.

C’est un chapitre que l’on nomme épilogue et que vous ne


trouverez pas dans le livre car je l’ai écrit précédemment et
merci de votre compréhension.
C’était un après-midi triste à mourir avec de la pluie et du
vent pour les conditions et des mines d’enterrement pour
l’ambiance. Il n’y avait pas de prêtre comme c’est toujours
le cas quand Dieu ne nous a rien prouvé avant. A la place,
il y avait de l’amour et de la fraternité et maman et moi, on
se soutenait l’un l’autre comme on pouvait. Il y a eu des
discours et des au revoir là-haut et même des chants. Mais
le plus émouvant, c’était les salopettes des clients de papa
qui étaient toutes en jean par-dessus un tee-shirt blanc. Là,
ça m’a vraiment foutu un coup, il n’y a pas d’autre mot. Ils
étaient des dizaines de Coluche à marcher sous la pluie
derrière le cercueil et je me retournais à chaque pas
tellement je n’y croyais pas. Maman a beaucoup pleuré et
ses pilules n’y pouvaient rien. J’ai vu au loin les Tesson
sous un parapluie mais ça m’a rien fait. La connerie, c’est
comme le passé, c’est toujours définitif.

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On s’est tous arrêtés devant un trou et ce fut le silence. Ce
sont les poubelliers qui ont porté papa sur leurs épaules
mais on pouvait pas les reconnaître car ils étaient rasés
comme des militaires et ils ne fumaient pas. Il y a eu des
signes de croix partout et j’en ai fait un moi-même car
maman me regardait et je ne voulais pas être un sale gosse.
Les copains se sont approchés pour l’amitié et Sophie m’a
attrapé la main pour l’amour. Dans l’autre, je tenais le livre
de papa. Les poubelliers ont descendu le cercueil avec des
cordes et quand papa a été livré, je lui ai jeté mon livre
dessus. Après, tout le monde m’a imité avec des fleurs et le
cercueil a disparu sous les roses. Je n’ai pas envie d’en dire
plus car après, c’est du voyeurisme et du sentimentalisme
à deux balles et ça ne fait jamais des bons romans.
Mais je suis tout de même obligé de reconnaître que je ne
me suis jamais senti aussi seul que lorsque le couvercle
s’est refermé sur la vie de papa. Ça m’a fait une douleur
comme c’est pas permis et j’ai pensé c’est pas humain de
souffrir à ce point-là. Puis les invités se sont mis à chanter
pour la joie une chanson de Monsieur Bourvil vivre sans
tendresse, il n’en est pas question, non, non, non, non, il
n’en est pas question. Je m’arrêterai là. Je pense que vous
m’avez compris.

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FIN

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