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WITH YOU

Dark Romance
Amheliie & Maryrhage

WITH YOU

ISBN : 978-1544219646

© 2017 Amheliie & Maryrhage


Tous droits réservés, y compris droits de reproduction totale ou partielle, sous toutes ses formes.

Copyright Couverture :
© stryjek – Fotolia.com
Note des Auteurs
Attention, cette histoire est une Dark Romance qui contient des scènes pouvant heurter la sensibilité du
lecteur.

Une playlist du livre est disponible sur SPOTIFY et YOUTUBE sous le nom « WITH YOU ». Elle est
listée en fin de livre.

Vous trouverez également quatre dessins issus de l’univers de WITH YOU à la fin de l’ouvrage.

Bonne lecture.

Amheliie & Maryrhage


Chapitre 1
Reagan

4 Avril 2016,
Lancaster, Pennsylvanie.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je n’ai pas pu. Mon subconscient m’a tenu éveillé durant des heures,
m’empêchant de plonger dans un sommeil dont j’ai pourtant cruellement besoin. La journée d’hier a été
longue, et celle qui m’attend le sera tout autant.
Et je sais que ce n’est pas pour rien, si je suis resté immobile durant des heures, dans mon lit, à fixer le
plafond. Je savais très bien que si je fermais les yeux, les cauchemars viendraient, et personne n’a envie
de ça. Je n’avais pas envie de ça.
Aujourd’hui semble être un jour comme un autre, et pourtant, chaque jour est un combat contre moi-même.
Un combat contre tout, contre ces démons qui pourraient me faire descendre dans un enfer sans fin mais
contre lesquels je résiste. Contre les autres qui sont de vrais vautours, contre le temps qui a avancé à une
vitesse fulgurante.
Je pensais cette journée loin, mais elle est arrivée plus vite que je ne l’aurais cru. Comme tout.
Bax, mon Malinois remue contre moi, il s’étire de tout son long avant de venir poser sa tête de chien
malheureux sur mon torse. Il me jette ce regard qui en dit beaucoup, je soupire en lui caressant la tête.
Je jette un coup d’œil à la boite orange sur ma table de chevet, mon nom est inscrit dessus, elle contient
ce qui représente la facilité à mes yeux. Cela fait des mois que je n’ai pas mis mon nez dedans, preuve
que tout semblait bien aller. Enfin comme on peut prétendre aller bien dans mon cas.
Mais finalement, comme d’habitude, j’attrape mon paquet de clopes, et me lève pour aller m’en griller
une. J’allume la télévision pour avoir un bruit de fond, je n’aime pas ce silence. Le silence amène à
penser, et je n’ai pas envie de ça non plus.
Bax me suit vers la fenêtre de ma chambre. Je vis au dernier étage d’un immeuble en plein cœur de la
ville. C’est assez loin de la nature, mais avec mon boulot, je n’ai pas le choix. Je dois être au cœur de la
vie citadine. Ce serait dommage de passer à côté de l’air pollué.
J’ouvre la fenêtre, un courant d’air frais vient me filer les frissons. D’un geste tremblant, j’arrive à
allumer une cigarette que je fume les minutes suivantes en essayant de faire le vide dans ma tête.
Difficile, quand je vois le costume sombre accroché devant la porte de mon dressing ouvert.
C’est aujourd’hui.
Comme si ça ne suffisait pas, mon portable sonne mais je n’ai pas envie de décrocher. Je ne veux pas
entendre ma mère ou qui que ce soit d’autre me parler. Les gens n’ont rien à dire, ils ne savent pas quoi
dire depuis dix ans, ce n’est pas maintenant qu’une idée de génie va les frapper.
Je continue de fumer tranquillement, Bax reste sagement couché à mes pieds, comme le fidèle compagnon
qu’il est.
Je termine de bousiller ma santé, referme la fenêtre et pars ensuite vers la salle de bain. Bax continue son
job en se faisant discret. Malheureusement aujourd’hui, il ne viendra pas avec moi.
Je le laisse entrer dans la salle de bains, il grimpe sur la cuvette des toilettes baissée et me regarde faire.
Comme tous les matins.
La lumière est déjà allumée, à vrai dire, je ne les éteins jamais. Je dois avoir la facture en électricité la
plus élevée de toute la ville. Et sincèrement ? Je m’en fous.
Je frotte ma barbe de deux jours qui assombrit mes joues, des cernes noires creusent mes yeux verts, j’ai
l’impression d’avoir la gueule d’un type qui a fait la fête.
Je m’appuie contre le rebord du lavabo lorsque les tremblements de mes mains reprennent. C’est dingue,
ce putain de stress qui me gagne de plus en plus depuis quelques semaines.

— Ça va aller, Reag, ça va aller, je me murmure à moi-même.

Je suis avec toi, reste dans ma tête cependant. Car aujourd’hui, je suis seul devant cette glace. Je n’ai
personne pour me dire ça. Aujourd’hui j’ai vingt-huit ans, je ne suis plus ce gamin et pourtant, même en
me regardant dans le miroir, même en voyant l’homme imposant que je suis devenu, je vois toujours ce
gosse qui n’a pas eu de chance.

***

On m’avait donné rendez-vous à huit heures devant le palais de justice, je suis arrivé une heure en retard.
J’ai longuement traîné sous la douche, ce qui a fait râler Bax, avant de prendre tout autant mon temps pour
le sortir. C’était plus fort que moi.
Je n’ai pas envie d’être aujourd’hui.
Lorsque je suis arrivé, il y avait un monde fou. Des journalistes, des curieux, des policiers et même des
manifestants en tout genre. J’ai bien fait de me rendre à pied et non en voiture, jamais je n’aurais pu me
garer sans attirer l’attention.
Sur le chemin j’ai écouté les messages de mon portable. Ma mère m’a rappelé qu’elle serait présente
avec ma sœur. Comme si elles avaient besoin de ça. Mon meilleur pote aussi.
Ils se sentent obligés d’un quelconque devoir de soutien, mais si ça ne tenait qu’à moi, je leur dirais de
rester loin de tout ça. Ils n’ont pas besoin d’apprendre certaines choses. Malheureusement ce serait
comme parler à des sourds : profondément inutile de se battre contre la brigade anti-déprime.
Ils doivent m’attendre mais je continue de prendre mon temps. J’ai réussi à passer le barrage de flics
grâce à ma carte presse, et celui des journalistes grâce à Wendy, la secrétaire du Procureur Travers et de
son adjointe Andrews. Cette dernière est habituée à mes retards, elle n’a rien dit et s’est contentée d’un
simple « allons-y, Monsieur Kane », ce qui a déclenché dans la foule un élan d’hystérie collective que
j’aurais préféré éviter.
Je déteste ça.
Pourtant, je vais devoir m’y faire, je m’apprête à entrer dans une longue routine, qui va durer de longues
semaines, si ce n’est des mois. Dans ma malchance, on ne m’a pas demandé d’être sympathique en public.
D’un pas rapide, nous montons la trentaine de marches du palais de justice, jusqu’à l’entrée avec en bruit
de fond, les flashs des photographes et les cris des journalistes, mélangés à ceux des manifestants
catholiques et extrêmes concernant notre cas.
Cooper Truman.
Son nom ne cesse de résonner autour de moi, et en moi. Comme un écho blessant qui ravive certains
démons et rouvre certaines blessures.
Je tente de faire abstraction, d’ignorer les regards dans ma direction lorsque nous pénétrons dans le grand
bâtiment surpeuplé de personnes, de témoins, de chanceux qui vont pouvoir assister en direct à
l’audience. Je vois des politiques, des flics, des hommes importants, des avocats, mais surtout le
procureur et son assistante. Je ne cherche pas vraiment quelqu’un dans cette foule dense, non, je cherche
surtout à ignorer ce poids qui grandit dans ma poitrine alors que je m’avance dans la direction que je
rêverais de fuir.
Mais tu hais l’injustice.
Oui je hais l’injustice, je la hais quand on ne la rend pas pour les autres, je devrais la haïr dans ce cas-ci
également.
Sauf que tout est différent aujourd’hui.
Wendy arrive enfin à nous conduire jusqu’au groupe de personnes qui m’attend, je tente de faire comme si
de rien n’était alors qu’ils sont tous là.
Tous. Sans exception. Ma mère, ma sœur, mes amis, mais également le procureur et son assistante.

— Ah le voilà !

Je reconnais la voix de ma mère, Joyce Kane est une femme d’une cinquantaine d’années, que la vie n’a
pas épargnée non plus. C’est une grande femme, elle est toujours impeccable. Son ancien boulot de
professeur dans un lycée privé catholique a laissé des traces. Ses cheveux noirs ont pris une légère
couleur grise depuis quelques mois.
Ma mère reste en retrait et n’essaie pas de me toucher. Elle attend que je vienne de mon propre choix la
saluer, et si je ne le fais pas, je sais qu’elle ne m’en voudra pas. Et quand bien même cela la contrarierait,
aujourd’hui je m’en contrefous. Je n’ai pas envie de m’occuper des problèmes des autres, j’en ai
suffisamment avec les miens.
Dix paires d’yeux me scrutent avec attention, je refoule l’agacement qui me gagne et tente de me
convaincre que s’ils sont là, c’est pour une bonne raison.
Et il y en a des raisons, mec !

— Mon chéri, tu aurais pu mettre une cravate, me fait remarquer la femme qui m’a mise au monde.

Je soupire en ignorant son commentaire. Elle oublie vite qu’il y a des choses que je ne supporte pas pour
de très bonnes raisons. J’ai déjà fait l’effort d’enfiler ce costume qui me donne l’impression d’être mon
père, et qui me fait transpirer.
Je la salue rapidement en l’embrassant sur la joue avant de m’écarter et de saluer les autres.

— Salut, qu’est-ce que vous faites ici ? Je vous avais dit de ne pas venir, je lance d’une voix rauque mais
toujours aussi froide.

Un rire résonne dans le petit groupe, et seul un homme se permet de me rembarrer.

— Bonjour à toi, Reag, toujours aussi chaleureux, me répond mon meilleur ami, Parker.

Avec Parker, nous nous connaissons depuis toujours. Nous avons grandi ensemble. Il est l’ami le plus
fidèle au poste. Celui qui sait, mais qui fait comme si de rien n’était. Et j’apprécie cette qualité qui fait
cruellement défaut à certains : savoir et faire comme si on avait oublié ce qu’on sait.
Le grand brun me lance un clin d’œil avant de me tendre son café. Je le remercie d’un signe de tête et le
termine dans la foulée. J’ai oublié de fumer une clope sur le chemin, et je commence à ressentir les effets
secondaires d’une nuit sans sommeil doublée d’un stress que je tente de ne pas montrer.
Et je sais que ça marche. Reagan Kane est réputé pour être de glace. Je ne laisse jamais filtrer la moindre
émotion sur mon visage, ce qui a tendance à agacer les autres. Je ne laisse passer que ce que j’ai envie
que les autres sachent.
Ma sœur me lance un sourire chaleureux que je lui rends furtivement, j’aurais aimé qu’elle reste à
l’Université aujourd’hui, j’aimerais la préserver de ce qui va suivre. Je peux gérer notre mère, mais gérer
Rebecca c’est une autre histoire.
Farrell et Konnor sont plus discrets, et je n’ai pas le temps de m’épancher sur eux, qu’une voix féminine
et familière me sort de mes pensées.

— Reagan, vous êtes prêt ?

Je dévisage l’adjointe du procureur, Della Andrews, une femme d’une cinquantaine d’années, ses cheveux
bruns sont tirés en arrière dans un chignon impeccable, elle porte toujours son tailleur, elle me suit depuis
des années avec Bennet Travers. Ils m’ont vu changer, prendre des années, encaisser, me battre.
Aujourd’hui est un grand jour pour eux également.

— Qui pourrait être prêt à affronter ça ? je l’interroge à mon tour avec sarcasme.

Quelle question stupide.


Elle se contente de sourire tristement sans répondre. Ce qui me décroche un soupir. Derrière nous, le
procureur termine sa conversation au téléphone et nous rejoint. C’est un type à lunettes d’une soixantaine
d’années et aux cheveux gris, réputé dans la profession, il ne lâche jamais rien, et il ne m’a pas lâché. Au
fil des années, il est devenu plus qu’un simple membre de la justice avaleur de pouvoir.

— Mon garçon, tu ne changes pas, constate Bennet. En retard, et toujours aussi aimable.

Il me tend la main, je le salue d’une poigne ferme.

— Vous êtes habitué, je n’ai plus besoin de me forcer à être sympathique, je poursuis d’un ton neutre.

Bennet se contente de sourire pendant qu’autour de nous, les gens s’activent. Je vais m’asseoir sur le banc
à ma gauche, à côté des dossiers qui contiennent les détails de l’affaire.
AFFAIRE KANE-KRISTENSEN-TRUMAN.
Je frissonne en voyant mon nom écrit en noir. Je fouille dans les poches de mon costume, retire mes
lunettes de soleil dont je ne me souciais plus, et sors mon paquet de clopes.

— Reag, on ne fume pas ! lance ma sœur.

— Je n’allais pas l’allumer, je réponds froidement en jouant avec ma cigarette.

Faites que cette journée se termine.


Merde, j’ai vingt-huit ans, j’entends le discours sur le tabac depuis mes douze piges, aujourd’hui, si j’ai
envie de m’en griller une, personne ne viendra s’interposer.
— À quelle heure ça commence ? je demande à l’un d’eux pour éviter un sermon.
— Quand les forces de l’ordre auront dégagé l’accès, ils ne sont toujours pas arrivés, soupire Bennet.

Je me retiens de rire, c’est la meilleure, on doit en plus attendre les divas.


Je n’ai pas envie d’être là et ça se confirme. Il n’y a que les autres qui sont « ravis » d’être ici. Les
avocats, les juges, les jurés, les journalistes et les curieux. Après tout, c’est le procès de l’année, le
procès que la ville de Lancaster attend depuis dix ans. L’Affaire Cooper Truman a chamboulé toute une
communauté en plus de changer des vies.
Nerveux, je ne tiens pas en place. Je me lève, et commence à marcher. Je sens des regards sur moi, cela
ne fait qu’augmenter mon état de nerfs, personne dans mon entourage ne vient, et je les en remercie. Je
pense à mes dossiers qui m’attendent sur mon bureau, à toutes ces autres affaires qui ont besoin de
quelqu’un, je pense à n’importe quoi, sauf à celle-ci.
Puis, sans comprendre pourquoi, mon regard traverse la foule, et le choc m’envahit quand il tombe sur
une personne en particulier.
C’est comme si le destin ou une force supérieure auquel je ne crois plus depuis longtemps avait décidé de
cet instant.
Je me fige en plein milieu du monde qui marche et parle, mon corps en entier se bloque, absorbé par la
présence de cet être qui a laissé un vide en moi.
Dix ans.
Dix longues années que je n’ai pas croisé cette silhouette familière aux cheveux bruns, que je ne l’ai pas
serrée contre moi. Dix ans que je n’ai pas senti son odeur et ressenti la chaleur de son corps contre le
mien.
Dix putains de longues années.
Je serre les poings sans le vouloir alors qu’un sentiment familier et angoissant naît en moi. Je ne suis pas
encore assis sur cette chaise, je n’ai pas encore entendu ce que je ne veux pas entendre, et pourtant, je
suis de nouveau de retour là-bas lorsque je la regarde.
Elle a changé sans être devenue une inconnue. Elle devrait être une inconnue, mais ce n’est pas le cas, et
elle ne le sera jamais.
Pas avec ce qui nous lie.
Et comme si elle sentait mon regard, elle se tourne pour me faire face et son regard bleu accroche le
mien.
Mon cœur rate un battement, et je réalise l’espace d’une fraction de seconde, que tout ce que j’ai essayé
d’enfouir pour survivre à cette existence, ressort.
Aujourd’hui est sans doute l’un des jours les plus durs de ma vie, et la femme qui est en face de moi, qui
possède ce visage marqué par la méfiance et l’inquiétude au milieu de cette foule, me rappelle une
époque que je m’appliquais à oublier.
Elle est tout ce qui me fait replonger dans ce passé sombre, tout en représentant ce qui m’a manqué depuis
ces dix dernières années.
Chapitre 2
Vic

4 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Je jure en fermant ma valise, je n’aurais jamais dû laisser ma mère s’occuper de me trouver une tenue
pour aujourd’hui. Avec cette robe, je vais ressembler à une nonne, elle est hideuse. Je me laisse tomber
sur le lit qui grince sous mon poids. Mes yeux rivés sur le plafond, j’essaye de garder mon calme, de ne
pas paniquer, de ne pas me dire que dans quelques heures je vais faire face à ce passé que je veux
oublier.
Je lève les bras au-dessus de ma tête et tourne le bracelet de force à mon poignet en laissant apparaître
l’encre qu’il cache. Je vais le revoir, lui et aussi mon pire cauchemar. Comment je suis censée gérer cette
étape ? Ma mère n’arrête pas de me dire que ça va aller, qu’elle est là, que tout va bien se passer, mais je
n’ai plus l’âge d’entendre des mensonges auxquels je n’ai jamais cru. Ça ne va pas aller, c’est impossible
autrement. Je veux seulement limiter les dégâts, ne pas ressortir de ce procès avec l’impression d’avoir
revécu ce calvaire.

— Tu n’es pas prête ?

Je sursaute sur le lit, ce qui fait rire mon frère à l’entrée de ma chambre. À sa place, ma mère se serait
déjà confondue en excuse, mon père aurait accouru vers moi avant de s’arrêter en voyant qu’il me fait
plus peur qu’il ne m’aide, mais Elijah, lui, comme une personne normale qui vient d’en surprendre une
autre, ricane. Je me redresse, lui jette un regard noir, mais au fond, j’aime qu’il se comporte normalement
avec moi, c’est le seul dans cette famille qui a compris qu’après dix ans, je n’ai besoin de rien d’autre.
Je tire ma valise et en sors la robe hideuse que ma mère a pensé que je porterais au procès. Je la montre à
mon frère qui entre dans ma chambre les mains enfoncées dans son pantalon de costume.

— Maman ? il demande.

Je hoche la tête en reposant la robe avec l’envie de rire de cette situation grotesque. Je suis la victime, je
n’ai pas à faire bonne impression ou à me cacher derrière des vêtements d’un autre siècle, ce n’est pas
moi qui dois convaincre un jury de mon innocence.
Elijah s’assoit sur le lit, assez proche de moi, mais avec une certaine distance tout de même. J’observe
mon frère, il a vingt ans aujourd’hui et je me rappelle le jour où je l’ai revu après quatre ans d’absence.
Je l’ai quitté c’était un enfant capricieux qui passait son temps à fouiner dans ma chambre et quand je l’ai
revu, j’avais devant moi un préado qui a mûri bien trop vite et douloureusement.

— Grand-mère vient avec nous ? je demande à mon frère.

— Non, papa pense qu’elle ne le supportera pas.

Je détourne le regard sur ma valise, bien décidée à mettre une de mes tenues habituelles, soit, un jean et
un sweat. Mes vêtements en main je me dirige vers la salle de bain. Petite j’aimais bien cette maison,
j’adorais y venir en weekend, dormir dans cette chambre sous les toits qui avait des allures de cachette
secrète. Aujourd’hui, la maison de ma grand-mère me rappelle juste que je ne suis plus cette jeune fille
pleine de vie, qui pouvait passer des heures à jouer à cache-cache avec Elijah.
Je n’y avais pas remis les pieds depuis qu’on a déménagé de Lancaster il y a dix ans, pour fuir dans
l’Oregon à l’autre bout du pays. Mon père a soi-disant eu la promotion qu’il attendait depuis longtemps,
celle de gérer une filiale de l’assurance pour laquelle il travaille. Mais la vraie raison on la connaît tous,
il fallait m’éloigner de ce qui risquerait de me rappeler ce qu’il s’était passé. Comme si mettre des
kilomètres allait me faire oublier.
J’entre dans la salle de bain, mon frère s’allonge sur mon lit en me tournant le dos. Je ne ferme pas la
porte, je ne ferme aucune porte à part celle d’entrée de chez moi. Je me déshabille en évitant le miroir,
devant lequel je pouvais passer des heures avant. Celui dans lequel je me regardais sous toutes les
coutures avant d’aller à un rendez-vous avec John McArthur, le garçon qui faisait chavirer mon cœur à 14
ans. Aujourd’hui, tout ce que je verrais dans ce miroir, c’est une jeune femme au regard vide, à la
chevelure brune emmêlée et au corps abimé.
Je m’habille rapidement en questionnant mon frère sur sa sortie d’hier soir. Il a revu d’anciens amis, qu’il
avait ici. Elijah me raconte les changements dans la ville, l’épicier du coin qui a fermé, la pizzeria où
nous emmenaient nos parents qui n’a pas bougé d’un iota et le bowling qui a fait peau neuve.
J’écoute en me lavant les dents.

— Des nouvelles de Tracy ? je demande en sortant de la salle de bain.

Elijah rit en se levant, son costume lui va à ravir, il a les épaules larges d’un joueur de football et le
corps d’un sportif. On se ressemble physiquement, on a les mêmes yeux bleus hérités de notre père, plus
foncés que ceux de notre mère et les cheveux bruns de la lignée Kristensen. Ce qu’on a de ma mère ? Sa
peau pâle pour ma part, et pour Elijah, son sourire insistant quand il veut quelque chose.

— Ouais, dit-il en passant une main sur sa nuque, tu sais avec qui elle est mariée ?

— John.

Elijah secoue la tête.

— Comment t’as deviné ?

— Parce le procureur m’a informé qu’elle ne viendrait pas témoigner au procès, puisqu’elle habite en
Australie avec John et qu’elle est enceinte de sept mois.

Elijah me jette un regard sombre, qui est censé vouloir dire : « pourquoi tu me demandes si tu sais déjà ».
Pour l’embêter voilà tout !
— Bon, allons affronter l’armada de gardes du corps en bas.

Elijah me fait un clin d‘œil et tend sa main en direction de la porte pour que je le précède. Je sors dans le
couloir puis descend les escaliers, mon frère sur mes talons. On arrive dans la salle à manger de ma
grand-mère, la grande baie vitrée laisse entrer le soleil de ce début de matinée et mes parents sont déjà
installés à la table du petit déjeuner.

— Vic… soupire ma mère à mon encontre.

Mon frère s’installe à ses côtés, elle tend la joue et il dépose un baiser sur sa peau pâle. Mon père, alerté
par la contrariété de ma mère, laisse tomber son journal pour me jeter un coup d’œil. Il n’a pas l’air
d’apprécier ma tenue, mais il ne dira rien. Mon père ne dit rien, depuis dix ans maintenant, il attend que
ce soit moi qui lui adresse la parole et se contente de répondre à mes désirs. Par chance pour lui, je n’en
ai pas beaucoup.

— C’est bon maman, c’est un procès pas son mariage, lance mon frère.

Je me mets à rire en m’asseyant en face d’eux et de la porte que mon père a dû entrouvrir pour moi. Lui
est à ma gauche et je sens son regard sur moi. Plus jeune je rêvais de ce jour, celui où je serais au bras de
mon père et où je m’avancerai dans l’allée de l’église de Lancaster - la même que celle où mes parents se
sont dit oui - pour épouser John, évidemment. Aujourd’hui, le mariage est bien la dernière chose que
j’envisage.
Ma mère donne une claque sur le derrière de la tête de mon frère qui a déjà une tartine dans la bouche
avant de se tourner vers moi. Je prends le pichet de chocolat chaud et m’en verse une tasse.

— Comment tu te sens Vic ? elle demande en m’observant.

J’avale quelques gorgées de mon chocolat en la regardant par-dessus ma tasse. Ses yeux bleus ne cachent
plus leur inquiétude, c’est inutile de toute façon, depuis dix ans je ne les ai pas vu autrement qu’ainsi.
Elle a sorti l’attirail de la bonne mère de famille, une robe aussi moche que celle qu’elle m’avait choisie,
avec des fleurs, pour sûrement mettre un peu de gaieté à tout ce foutoir, le collier en perle assorti à ses
boucles d’oreilles et le chignon tiré à quatre épingles qui lui confère un air strict.

— Bien, je lance en me détachant de ma tasse chaude. Où est grand-mère ? je demande.

— Elle se repose, me répond mon père, tu la verras ce soir.

J’acquiesce en reprenant ma tasse, mon père et mon frère se mettent à parler football et résultat local,
pendant que ma mère m’observe. Elle ne croit pas à mon « bien » que je lui sers depuis dix ans
maintenant, mais j’ignore quoi répondre à ses questions. Comment je vais ? Même moi je l’ignore. Je suis
là, en vie, je pense que ça implique un ‘bien’, mais ensuite, je ne sais pas.

***
Nous y voilà. Je tente de calmer mon cœur, d’éviter qu’il ne m’échappe sur les marches du palais de
justice, mais je n’y arrive pas.
On arrive devant les escaliers, la foule de journalistes nous assaille directement, les questions, les cris,
les flashs fusent et je commence à me sentir désorientée et asphyxiée par trop de monde. Je ralentis et la
foule devient plus compacte, poussant mon frère contre moi alors qu’on tente de se frayer un chemin.
J’essaye de me concentrer sur ma respiration et pas le bruit autour de moi alors que l’air se raréfie, mais
je n’y parviens pas. J’entends mon père à côté de moi qui m’appelle, je lève des yeux larmoyants dans sa
direction, je ne vais pas y arriver, je ne vais pas le supporter.
Il tente de poser sa main sur moi, mais je couine et il se retient les lèvres pincées de se sentir impuissant
face à la situation. Mais c’est moi qui l’accroche, moi qui reprends son bras comme si je m’apprêtais à
fouler les dalles d’une église et nous montons le reste des marches qui conduisent au palais.
Je m’accroche au bras paternel comme à ma dernière bouée, mes jambes tremblent et si on n’entre pas
rapidement je vais m’évanouir avant que quoi que ce soit ne commence. La foule se dissipe alors qu’on
approche des portes de la salle d’audience et mon frère s’empresse de les ouvrir pour qu’on entre. Je
prends une grande inspiration en relâchant mon père et ma mère se jette sur moi alors que j’ai besoin
d’air. Elle m’encadre sans me toucher et si ce n’était pas ma mère je l’aurais sûrement poussée, mais elle
comprend d’elle-même et s’écarte enfin. Je me baisse les mains sur mes genoux et me raisonne
mentalement, en me disant que ça, ce n’était rien, que le plus dur reste à venir et qu’il va falloir être forte,
le supporter et ne pas flancher.
Je me redresse, ma famille me sourit en me disant encore que tout va bien aller. Je m’avance à mon tour et
mon regard croise le vert de celui qui a hanté mes nuits et ma vie depuis dix ans. Il est là. Une part de
moi a encore du mal à le concevoir alors que pourtant ça ne pouvait pas être autrement.
Je fais un pas avant de m’arrêter de nouveau. Reagan fait la même chose. On se dévisage à n’en plus finir
comme pour chercher ce qu’on n’a connu chez l’autre mieux que personne, ce qui nous a liés pendant ces
quatre années, durant les dix dernières qui nous ont changés. C’est lui, c’est toujours ses yeux verts qu’il
me demandait de regarder et auxquels je m’accrochais plus fortement qu’au bras de mon père. Il est fort,
bien plus fort que la dernière fois où je l’ai vu et l’aura froide qu’il dégage lui donne encore plus de
charisme et de force.
Dix ans… ça me paraît un siècle et en même temps c’est comme si c’était hier. Ce qu’on a traversé
ensemble ne s’oubliera jamais, comme je n’oublierai jamais l’amour que j’ai pour lui. Ces dix années ne
l’ont pas effacé et rien ne l’effacera, je l’interdirai, c’est la seule chose de belle dans ma vie, personne ne
me l’enlèvera.

— Vic, chuchote ma mère à mon oreille, il faut y aller.

J’inspire sans détacher mon regard de Reagan, j’en suis bien incapable de toute façon puis j’avance,
doucement, incertaine de la stabilité de mes jambes et avec mon cœur toujours prêt à sortir de ma
poitrine. Encore plus en reconnaissant l’homme qui l’a fait battre si fort que les souvenirs sont encore
vivaces. Reagan ne bouge pas, il m’observe toujours et je reconnais ce regard qui me dit, je suis avec toi.
J’arrive à sa hauteur, j’ai l’impression que toute la salle s’est tue en attendant notre réaction. En vérité
j’ignore quoi faire, à part murmurer un ‘salut’ stupide et bien dérisoire face à ce qu’on est tous les deux.
Reagan ne dit rien et l’huissier nous signifie de nous mettre à nos places avant que la séance ne débute.
Je coupe le lien visuel et retourne directement dans le présent, dans cette atmosphère tendue et cette pièce
qui va bientôt accueillir le monstre de mes pires cauchemars et où je vais voir ces gens déballer ce
calvaire que je veux fuir après toutes ces années. J’avance dans la direction du procureur, en dépassant
Reagan, je sens sa main frôler volontairement la mienne et si je ne supporte pas le contact des autres, le
sien, je le voudrais plus fort et plus appuyé. Je voudrais sentir sa main serrer la mienne et qu’il me répète
que tout ira bien, parce qu’il est le seul que je crois quand ces mots sortent de sa bouche.
Je rejoins rapidement le procureur à sa table. Reagan me suit, pour s’installer avec moi et derrière nous
nos familles prennent place.
Le silence règne dans la salle au moment où l’accusé fait son entrée, escorté par des policiers en
uniforme. Je ne me retourne pas, alors que tout le monde a la tête vers l’entrée de service, que les flashs
et les paroles des journalistes fusent.
Inspirer, expirer, se concentrer sur des choses simples et faire le vide… foutu vide que je n’arrive jamais
à faire, il y a toujours une pensée parasite qui vient me hanter. Je ne peux pas le regarder. Je peux
affronter Reagan, mais pas notre bourreau, c’est au-dessus de mes forces et je me retiens de me lever
pour sortir en courant.
Ma mère derrière moi me sort des paroles rassurantes, mais je ne veux rien de ça, je veux être loin d’ici,
dans mon cinéma, devant une comédie que personne ne veut voir. Je ne veux pas revivre ces moments de
douleur où mourir me paraissait si doux à côté de ce qu’il nous a infligé.

— Vic ?

Je lève la tête vers Reagan, il est debout, un petit sourire rassurant sur son visage.

— Il faut te lever, le juge va rentrer.

Je me lève en m’accrochant à la table et surtout sans regarder à ma droite surtout pas… alors pourquoi
mon visage se tourne pour regarder mon pire cauchemar ? J’ignore pourquoi je le fixe, lui, droit comme
un I les mains croisées dans le dos, dans son costume. Il est de profil, et pourtant je suis sûre qu’il me
sourit, comme il l’a fait tant de fois, un sourire carnassier et fier de lui. Mes jambes flanchent, le juge
entre et je me retiens à la table tant bien que mal. Respirer, simplement respirer et ne pas le regarder. Et
ce foutu vide qui ne veut pas s’installer dans ma tête qui m’envoie des images à vomir, qui me fait
ressentir la douleur, la honte et le désespoir du passé.
Le juge s’assoit et nous aussi. Je me laisse tomber sur ma chaise en ayant l’impression de mourir
d’asphyxie. Le procès ne se déroulera pas à huis clos, bien qui nous ayons été mineurs à l’époque des
faits, la défense a réussi à convaincre le juge qu’il n’était pas nécessaire de priver le public de cette
débâcle. Ce qui arrange les journalistes ainsi que les curieux qui ont envahi la salle. À mes côtés, Reagan
a les yeux tournés vers celui qui a fait de nos vies un enfer, j’arrive à voir la tension dans son corps caché
sous un costume.
Le jury s’installe à son tour puis le juge annonce dans des termes techniques dont je me fous ce qu’il va se
passer au cours de l’audience. Le procureur, Monsieur Bennet Travers, m’a briefé au téléphone sur le
déroulement du procès, je sais donc qu’on va passer la journée à sélectionner le jury.
Reagan se redresse et s’installe plus confortablement sur sa chaise. Je l’observe du coin de l’œil, les
mains moites et le palpitant au bord de l’explosion. Les émotions sont trop fortes en si peu de temps, mais
l’avoir à côté de moi, même si c’est troublant, même si ça me ramène au pire, c’est rassurant. Il est plus
fort que moi, il l’a toujours été et sans lui, je serais morte.
Chapitre 3
Reagan

4 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Ils sont là, tous les deux.


Mon pire cauchemar, et la personne à laquelle je tiens le plus dans cette vie aussi merdique qu’elle a été.
Ils sont présents, près de moi, dans une proximité qui me rappelle trop ce que nous avons vécu il y a
quatorze ans.
Nous avons passé la journée, côte à côte, Vic et moi. Cela ne m’était pas arrivé depuis dix ans, de sentir
son odeur, sa présence, son aura. Ce courage qu’elle provoque en moi alors que je devrais flancher.
Elle est toujours aussi belle, encore plus belle que dans mes souvenirs, malgré ce qu’il nous est arrivé.
Son visage est marqué par des années de souffrance, de nuits bien trop courtes et de peur, mais à mes
yeux, elle est toujours ma Vic. Celle qui a partagé plus qu’une vie avec moi, celle qui a partagé mon
calvaire. Elle est cette moitié que je n’ai plus, ce bout de mon être que je lui ai donné et qui nous a liés
pour toujours.
Sans le vouloir.
Je ne sais pas ce qui a été le plus douloureux. La revoir après toutes ces années, ressentir ce manque
douloureux au creux de ma poitrine en pensant à cette décennie qui nous a séparés, ou revoir l’homme qui
a fait de nos vies un enfer difficile à combattre chaque jour. Dans lequel les démons sont fidèles comme
nous l’étions l’un envers l’autre.
C’est magnétique entre nous. Elle était à mes côtés, et j’avais plus qu’une vague idée de l’ampleur des
séquelles laissées par notre passé, ma main me démangeait de saisir la sienne pour la serrer avec force et
lui donner ce courage qui lui a toujours un peu manqué.
La journée a été longue et épuisante, je suis dans un état de nerf impressionnant, la moindre remarque me
donne envie de péter un câble. J’aurais aimé qu’il y ait un huis clos, car c’est terrible de voir mes
proches dans cette salle, terrible de les sentir derrière moi, d’avoir leur regard compatissant, mais
malheureusement, nous ne l’aurons pas. Je ne veux pas qu’ils sachent ce que j’ai refusé de dire, et ce que
je cache depuis bien longtemps. Même si je sais que nos secrets vont être dévoilés, je sais aussi que ce
que nous avons enterré en nous va être exhumé au cours des prochains mois. Et ce plongeon dans le passé
va laisser des marques.
Rien que d’y penser j’en ai la nausée.
Je sors une autre clope de mon paquet. La journée est finie, mais personne ne semble vouloir sortir du
tribunal. Dès que le juge a levé l’audience, je suis sorti directement. J’avais besoin d’air, de m’éloigner
du regard prédateur et fier de l’autre enfoiré. Je n’ai pas prêté attention aux détails de l’audience
d’aujourd’hui.
Je veux voir Vic, je veux lui parler, mais pas comme ça, pas dans cette salle.

— Reagan.

Je me fige en entendant cette voix qui résonne dans ma tête comme un souvenir lointain que je n’ai plus
entendu depuis longtemps.
Ma clope au bec, je me tourne et fais face à l’homme qui vient rompre mon temps de détente.

— Monsieur Kristensen, je salue l’homme en costume noir à rayures.

— Michael, Reagan, depuis le temps.

Je l’observe attentivement, il me tend une main que je n’accepte pas. Je n’ai pas envie d’être touché, ou
de le saluer. Il ne semble pas se vexer et fait comme si de rien n’était.

— Comment tu vas ? m’interroge le père de Vic.

— Comment va votre fille ? je renchéris avec sarcasme.

Je le foudroie d’un regard noir en allumant ma cigarette. Je tire plusieurs taffes en le dévisageant avec
tout le mépris qu’il mérite, lui, sa femme, mes parents quand je pense à ça. À ce qu’ils ont fait.

— Je prends note que tu n’as pas oublié.

Je laisse échapper un rire ironique en passant une main nerveuse dans mes cheveux noirs.

— Non, je n’ai pas oublié, monsieur Kristensen.

Je n’ai pas oublié ce que vous nous avez fait, après. Vous tous.

— Qu’est-ce que vous vouliez ? je poursuis.

— Prendre de tes nouvelles. Tu as l’air en forme, j’ai vu tes reportages à la télévision, tu fais de sacrées
émissions journalistiques, commence-t-il.

Vas y, passe la pommade connard, mais mon opinion sur toi ne changera pas. J’ai une colère qui ne
s’est pas éteinte en dix ans.

— Je fais mon boulot, je déclare simplement en tirant sur ma clope.

Je bosse depuis cinq ans comme journaliste d’investigation pour l’émission CRIMINALS, qui met en film
des meurtres américains, et relate l’enquête. Je bosse avec des morts et des tarés toute la journée, autant
dire que je ne suis plus à ça près et que ce boulot doit être fait par quelqu’un. Autant qu’il soit fait par un
type qui ne craint plus rien.
Le père de Vic s’apprête à me dire quelque chose lorsque mon attention est attirée par le mouvement de
foule qui sort du Palais.
Je reconnais tout de suite cette silhouette familière entourée de sa famille.

— Vic ! je l’interpelle.

Elle cesse de marcher en entendant ma voix. J’écrase ma clope contre le mur et la range dans ma poche
en m’approchant d’elle, mais une femme que je reconnais très bien s’interpose devant moi.

— Reagan, pas maintenant, s’il te plait, me demande avec douceur Madame Kristensen.

— Je…

Je jure, incapable de dire quoi que ce soit de plus en la regardant. J’ai le souffle coupé comme lorsque je
l’ai vue dans cette foule. C’est comme si un lien invisible se tissait dans l’air entre nous.
J’aurais envie de lui dire tellement de choses, mais j’en suis incapable pour le moment, comme Vic est
incapable d’être davantage que la fille occupant le siège à ma droite.
On a tellement été plus que ça, toi et moi.
Mais je suis là. C’est ce que mon regard soutient lorsque le sien m’accroche. Je suis là. Mais je ne
pourrai pas être autant présent que je le voudrais. À cause d’eux.
On partage le même combat. Ça a toujours été, elle et moi contre les autres. Ils ne peuvent pas
comprendre, et ne font que creuser un fossé entre nous et la raison. On ne peut pas aider quelqu’un quand
on ignore ses secrets, surtout les nôtres, et nos familles ignorent tellement de choses. Protéger Vic ne
l’aidera pas, comme toutes les décisions qu’ils ont prises jusque-là.
Je la regarde partir avec sa famille, et mon cœur se serre, comme avant. Je pensais cette douleur-là
éteinte, mais j’avais oublié la force qui nous lie tous les deux.
On ne peut pas s’oublier.
C’est difficile d’imaginer qu’on a eu une vie avant ça. Difficile de se souvenir de cet avant, alors que ce
passé est omniprésent. Mais pourtant, notre vie n’a jamais cessé. Pas un seul instant, malgré tout. La
mienne s’est juste séparée en différentes parties ; une vie avant elle, avec elle, et après elle.
Et pourtant, jusqu’à ce fameux jour, nous étions deux gamins ordinaires qui ne se connaissaient pas. Puis
il y a eu cet « avec ». Suivi de cet « après ». Mais il y a eu un « avant ». Un avant où tout bascule. Et il
suffit d’un instant pour que tout change. Nos destinées comprises.

***

8 Mars 2002,
Lancaster, Pennsylvanie.

Nous sommes vendredi, j’ai terminé l’entraînement de baseball depuis une bonne heure, mais je traîne
pour rentrer chez moi. Je n’ai pas envie de voir ma petite sœur qui me colle et qui tente de faire la
grande. Je n’ai pas envie de me faire engueuler par mes vieux. On a dû recevoir le bulletin scolaire de
ce trimestre, et je doute que papa soit ravi en voyant mes notes en mathématiques et en sciences. Mes
moyennes ont considérablement chuté. Ce n’est pas que je ne travaille pas, seulement, je préfère faire
autre chose de mon temps libre. Comme lire des livres qui parlent du monde, sortir avec les potes, et
draguer les jolies filles du lycée.
C’est ce que je faisais. Brooke Corey m’a attendu après l’entraînement, et nous avons parlé. Je l’ai
ramenée chez elle, et j’ai même eu droit à un baiser devant sa porte. Le truc de dingue ! Demain j’en
parlerai à Parker. Cet idiot pense que je serai le dernier à me trouver une nana avec ma gueule d’ange
rebelle, il se trompe.
Je n’ai jamais eu de copine avant elle. On ne peut pas dire qu’elle soit vraiment ma copine, mais c’est
presque ça. Ça se voit qu’elle a envie d’être avec moi. Elle rougit à chaque fois que je lui parle, et ses
yeux ont une lueur bizarre qui me fait sourire. C’est une jolie fille, pas la plus belle du lycée, mais elle
me plait.
Je marche depuis plusieurs minutes, nous sommes en mars, et il commence à faire très froid.
J’enchaîne les musiques sur mon MP3, quand les notes arrivent à mes oreilles, j’oublie tout. Le monde
qui m’entoure, mes problèmes, et surtout mes responsabilités. Je ne pense pas à demain, ni même à
aujourd’hui.
Il fait nuit depuis un moment, les rues sont presque désertes dans le centre-ville de Lancaster. Je
croise peu de personnes sur le chemin qui me mène jusqu’à la maison. Le lycée est à une demi-heure à
pied de chez moi. En sportif, j’aime bien me dégourdir les jambes le soir après les cours.
Les voitures se font rares dans cette partie de la ville, il faut dire que je coupe par les petites rues
parallèles aux grandes, bondées de monde et de pollution. Je déteste l’odeur du carburant et des pots
d’échappement. Je chantonne en jouant avec une canette à moitié écrasée au sol.
Je n’entends pas la voiture qui arrive derrière moi, avec les écouteurs et le RAP qui hurle dans mes
oreilles, je suis plongé dans ma bulle, et je marche.
Je n’entends pas la portière qui s’ouvre ni les deux hommes qui en sortent. Je n’entends pas leurs pas
derrière moi. Je suis dans mon monde. Et pourtant, lorsque tout bascule, un sentiment étrange naît en
moi, car je me fige, prêt à me retourner, comme si mon inconscient voulait m’alerter d’une présence.
Malheureusement, je n’ai pas le temps de dire ou faire quoi que ce soit, que deux hommes habillés de
noir me sautent dessus. Tout va si vite. L’un d’eux m’attrape les bras, l’autre les jambes. Mon MP3 et
mon casque tombent sur le sol gelé, tout comme mon sac à dos. Je tente de me débattre, mais ils me
tiennent avec beaucoup plus de force. La panique et la peur m’envahissent. Mon cœur bat à tout
rompre, j’essaie de crier, mais l’un des hommes me fait taire en me couvrant le visage d’un mouchoir
en tissus baigné dans une substance étrange.
Je continue de me débattre tant que je peux alors qu’ils m’amènent vers ce fourgon gris que je n’ai pas
vu arriver.
J’essaye de lutter et de crier alors que personne ne m’entend, et puis, sans pouvoir me battre, mon
corps rend les armes, et je m’endors à cause du produit respiré. Je me sens partir dans les vapes alors
que je voudrais hurler, attirer l’attention, faire en sorte que ce qu’il se passe ne se produise pas.
C’est là que mon trou noir commence, ainsi que ma descente aux enfers. Mais ça, je ne le saurai
qu’après.
Je n’ai jamais pensé qu’on puisse s’en prendre aux mecs. C’est toujours les filles qu’on kidnappe.
Jamais les garçons de quatorze ans. Mais comme ma grand-mère me dit souvent « il ne faut jamais
dire jamais ». Et j’ai compris ce soir-là que je m’étais trompé.

***

Je me réveille avec un mal de crâne insupportable et j’ai soif. Je remue dans le lit où je me trouve avec
l’impression d’avoir fait la fête. Maman va me tuer. J’ai dû rentrer très tard de l’entraînement, et je
vais me prendre un savon au petit déjeuner.
Lorsque j’ouvre les yeux, je me fige. Je suis dans une pièce éclairée par une petite lampe sur ma
gauche. Ma vision est légèrement trouble, et mes yeux me piquent.
Depuis quand je dors avec une lampe de chevet ? Il n’y a que Rebecca pour dormir avec une veilleuse
comme un bébé.
Je me frotte le visage, en mettant quelques minutes à reprendre mes esprits. J’observe ce qui m’entoure
et mon cœur rate un battement : je ne suis pas dans ma chambre et le lit sur lequel je suis allongé n’est
pas le mien.
Je me redresse d’un bond en examinant la pièce où je me trouve, c’est une chambre avec une ouverture
donnant sur une petite pièce : un séjour, les murs sont de couleur sable. Il y a un autre lit en face du
mien. Les draps ne sont pas défaits. On dirait qu’il attend quelqu’un.
Je constate qu’il n’y a pas de fenêtre, seulement une porte derrière moi qui mène sans doute à une
salle de bain.
Je tente de m’asseoir, et un bruit de chaîne retient mon attention. Je baisse mon regard vers ma
cheville, et je remarque deux menottes sur mon pied droit, reliées à une chaîne fixée au mur. La chaîne
me parait très longue.
L’angoisse monte en moi alors que je commence à comprendre ce qu’il se passe. Mes chaussures ont
disparu, je suis attaché, et la mémoire me revient.
Hier soir, alors que j’étais sur le chemin du retour direction la maison, deux hommes m’ont agressé. Je
me souviens de leur force, et de mes tentatives d’échapper à leur bras, puis de cette forte odeur contre
ma bouche qui m’a fait plonger dans le sommeil.
Les larmes me montent aux yeux alors que la peur s’intensifie. Je les chasse, mais elles sont plus
fortes. Un mec de quatorze ans, ça ne pleure pas, et pourtant, j’angoisse, et je suis terrifié.
C’est un cauchemar, je suis dans un cauchemar, ça ne peut pas être possible. Il n’y a que dans les films
à la télévision, qu’on enlève des gens, ça ne peut pas m’arriver.
Je perds mon sang-froid, la peur devient maîtresse en moi. Je pense à mes parents. Je me demande ce
qu’ils doivent penser. Ils doivent être morts d’inquiétude. Je rentre toujours à la maison et si je ne
peux pas, je préviens. Mais là, ils n’ont pas eu de mes nouvelles depuis le matin et mon départ au
lycée.
Ils vont croire que j’ai fugué. Mais non, jamais je n’aurais fait ça. J’ai beau avoir un sale caractère,
jamais ça ne me viendrait à l’idée.
Si je me retrouve dans cette chambre, sur ce lit, attaché par une chaîne au mur, sans moyen de sortir,
avec la seule possibilité d’aller dans la petite salle de bain à côté, c’est parce que quelqu’un m’a mis
ici.
Je me débats inutilement, j’essaie de retirer les deux menottes à ma cheville, je tire sur le métal qui
commence à me lacérer la peau. J’ignore la brûlure causée par cette plaie, je veux juste m’enlever
cette chaîne.
Des larmes de rage et de peur glissent le long de mes joues, je craque. La terreur me tord les tripes.
J’ai quatorze ans, je sais ce qu’on fait aux gamins, j’ai suffisamment vu de films et de reportages. On
ne les enlève pas pour jouer aux échecs, on leur fait des choses affreuses. Des choses auxquelles je ne
veux même pas penser, au risque de vomir.
Seigneur ! Qu’on m’aide.
Je hurle de toutes mes forces en priant pour que quelqu’un m’entende. Je laisse exprimer ma rage,
j’appelle à l’aide, j’appelle ma mère, je veux me réveiller de ce cauchemar.
Je tente de me lever, mais je trébuche et tombe contre le sol froid. Le choc me fait taire, je reste
immobile et silencieux contre ce dernier, les larmes continuent de couler, alors que mon corps entier
est secoué par des spasmes nerveux. Je ne suis plus le gamin de quatorze ans qui fait le beau devant
ses professeurs pour impressionner les potes et les filles.
Non, j’ai peur.
Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?
Pourquoi moi ?
Qu’est-ce que je fais ici ?

— Hurler ne t’aidera pas, lance une voix sombre dans la pénombre.

Je me fige, un élan de terreur me glace le sang alors que je cherche du regard l’homme à qui
appartient cette voix dure et imposante.
Une bouteille d’eau roule dans ma direction et s’arrête contre mes jambes. Cette vision me rappelle à
quel point, j’ai soif.

— Qui est là ? je crie d’une voix tranchante.

Mais personne ne répond.


J’entends le bruit des pas dans le noir, suivis du grincement d’un escalier en bois, puis d’un trousseau
de clés, et d’une porte qu’on referme.
Je suis seul.
Seul.
Mais je sais qu’il est là Qu’un homme m’observait sans que je ne m’en rende compte, il m’a vu
craquer, succomber à la terreur. Il n’a pas réagi, et s’est simplement amusé du spectacle.
Qui fait ça ?
Je reste contre le sol froid, épuisé par la constatation de mon réveil. Je n’ai pas rêvé, on m’a bien
enlevé et je suis quelque part, séquestré. C’est dingue. Impossible à encaisser pour un ado. Irréel.
Pourtant, c’est la vérité.

— Ça va aller, Reag, ça va aller, je me murmure à moi-même.

Je me répète cette litanie comme lorsque j’étais gosse, que je me cachais sous les draps parce que
j’avais peur des monstres sous mon lit. Maintenant, le monstre du placard me semble bien sympathique
comparé à celui qui se cachait dans la pénombre. Ce monstre-là n’a rien d’imaginaire, il est bien réel,
et il m’effraie.
Moi Reagan Kane, 14 ans, qui n’est plus un enfant depuis longtemps, j’ai peur.

***

9 Mars 2002,
Lancaster, Pennsylvanie.

Il n’a rien dit de plus le premier jour, il s’est seulement montré le deuxième, et il n’était pas seul.
Lorsque je l’ai enfin rencontré, il avait avec lui, une autre personne.
Une fille.
Elle avait mon âge, et elle était endormie dans ses bras.
C’est la première fois que je l’ai vu de près. L’homme qui m’observait lors de notre « rencontre » est
un type d’une quarantaine d’années, ses cheveux sont bruns, il a des yeux sombres, et une expression
dure. Il est rasé de près, et se déplace comme un félin.
Lorsque j’ai entendu des voix d’hommes provenant de l’escalier, je me suis couché dans le lit, rabattu
mes couvertures, et fais semblant d’être endormi. Je ne voulais pas affronter son regard, ni même lui
parler. J’étais encore trop déstabilisé par ce qu’il s’était passé. Je suis un gamin intelligent, c’est ce
qu’on m’a toujours répété. Je suis plus mature que les autres, et j’ai une capacité d’analyse qui m’a
souvent sorti de pas mal de galères d’adolescent. Dans le sport, on m’a appris à gérer mes émotions
avant de réfléchir et d’agir, et c’est ce que je dois faire.
Mais avant, il doit partir.
Tout le temps durant lequel il est resté dans la chambre à s’occuper de la nouvelle arrivante, mon
cœur battait à cent à l’heure, j’ai cru qu’il allait exploser tant j’étais terrorisé. Je n’avais pas eu peur
comme ça depuis bien longtemps.
Il a attaché la fille comme moi, en menottant sa cheville au mur. Puis, il a fini par partir. Je l’ai
entendu descendre des choses dans la pièce d’à côté, mais je n’ai pas osé regarder avant qu’il ne
parte. Plus tard, quand je me suis levé, j’ai vu qu’il avait rempli le petit frigo dans la pièce et qu’il y
avait un lavabo. Question vaisselle, le type était prudent, pas de couteau, pas de fourchette, seulement
des cuillères, et le reste étaient en plastique. Il avait le souci du détail.
Il avait rempli la petite étagère de nourriture emballée. Que des trucs sains. Ce qui était étrange. Un
psychopathe dans les films tue ces victimes rapidement, il ne les engraisse pas avant.
Je me demande ce qu’il fabrique.
J’ai fouillé chaque recoin de cette pièce à vivre. L’endroit est dépourvu de fenêtre, il n’y a qu’une
porte au bout de ce salon. La porte est fermée à clé. Je me demande ce qu’il y a derrière. Sinon, il y a
une table avec trois chaises le tout vissé au sol, un canapé et une grande bibliothèque remplie de
livres. Pas l’ombre d’une télévision, d’une radio, rien qui nous permet de savoir quel jour nous
sommes, ou quelle heure il est. La décoration est plutôt étrange pour notre situation, elle est
chaleureuse. Le sol est en parquet, et la lumière est loin d’être désagréable comme dans les sous-sols.
Car il n’y a qu’en sous-sols qu’il y a l’absence totale de fenêtres.
Puis, après ma première inspection en dehors de la chambre, je suis retourné dans cette dernière. La
fille dormait toujours. Elle semblait aller bien.
Je me suis assis face à elle, dans mon lit, et je l’ai regardée. Elle est plus petite que moi en taille, mais
semble bien avoir mon âge, ses cheveux sont bruns, ils sont tressés. Sa peau est blanche, et ses
vêtements plutôt simples. Elle me fait penser à ces filles passe-partout au lycée. Elle semble jolie,
mais son visage est crispé par la peur. Même dans ce sommeil peu réparateur, elle semble savoir ce
qu’il se passe.
Navré de te compter dans l’équipe des kidnappés.
J’ignore combien de temps, je suis resté là, à la regarder, attendant de voir si elle allait se réveiller.
J’ai eu le temps de manger un paquet de biscuits bio, et feuilleter une pile de livres, avant que ma
nouvelle colocataire n’émerge.
Plutôt violemment.
Elle s’est redressée d’un bond sur son lit, terrorisée et prête à crier, sauf que j’ai parlé avant.
Il ne doit pas venir.

— Ne crie pas, je ne vais pas te faire de mal, je lance d’une voix éraillée.

Il va descendre sinon.
Ma voix l’interpelle, elle se frotte les yeux, et se tourne vers moi. La peur se lit dans son regard bleu,
elle est terrorisée, et aussi désorientée que je l’ai été.
Elle me regarde avec méfiance, elle se recroqueville contre le mur, ramenant ses genoux contre son
ventre.

— Qui es-tu ? me demande-t-elle au bout de longues minutes de duel visuel.

Sa voix est encore endormie, et elle ne cache pas sa peur. Elle est totalement apeurée. Et je la
comprends, moi aussi, j’ai cette boule dans le ventre et ces palpitations dans ma poitrine quand je
pense à ce qui est en train de se passer.

— Reag, Reagan Kane et toi ? je réponds.

— V… Vic. Vic Kristensen.

— Vic ? Comme Victoire ? Victoria ? je la questionne, curieux.

Comme toujours.
Elle secoue la tête en me corrigeant avec douceur.

— Seulement Vic.

En hochant la tête, je lui tends une main, elle me regarde, hésite une fraction de seconde avant de
serrer la mienne. Sa poigne est faible, c’est bien une fille.
Je me réinstalle, et continue de l’observer, ses joues sont rouges, ses yeux bouffis par les larmes
qu’elle tente de retenir.
Elle peut pleurer, je la comprends, j’ai fait pareil, et je recommencerai, pleurer soulage quand on ne
sait pas ce que l’avenir nous réserve.

— Salut, seulement Vic.

Je lui souris, et je n’ai même pas besoin de me forcer. Vic détourne le regard et observe l’endroit où
nous nous trouvons. Comme moi, elle se rend compte qu’elle porte une chaîne à son pied, et la terreur
la gagne de nouveau.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi nous sommes ici ? m’interroge-t-elle, apeurée.

Pas de doute, c’est bien une fille, elle pose plein de questions. Malheureusement, je n’ai pas de
réponse, et lorsque je lui dis, elle semble désemparée. Vic finit par craquer, de violentes larmes
s’échappent de ses beaux yeux. Son corps entier est secoué par des sanglots. Elle laisse parler sa peur
et son chagrin.
Et quand je la vois, si fragile, si jolie, et si triste, une part de moi, une part que jamais un garçon de
quatorze ans n’avait connue avant ça, a envie de faire une chose : la protéger, comme on protège sa
petite sœur des méchants.
Je ne la connais pas encore, mais cette part de moi me dit que très vite, nous allons devenir amis.
Après tout, nous sommes deux dans cette situation, autant se soutenir.
On sera plus forts.
***

15 Mars 2002,
Lancaster, Pennsylvanie.

Une semaine que je suis prisonnier de cette chambre, et d’un homme que je ne connais toujours pas.
Vic, la fille qui est avec moi, ne parle pas beaucoup, elle pleure très souvent, et hurle dans son
sommeil. Elle est terrorisée. Mais dès que nous pouvons, nous parlons. De tout et de rien. On évite le
sujet principal : celui de notre captivité. Elle ne m’a pas encore dit comment elle s’était faite enlever,
je pense qu’elle a peur. Elle m’a donné des informations la concernant, et j’ai fait de même, je sais
qu’elle a un petit frère, Elijah. Elle sait que j’ai une petite sœur se nommant Rebecca. J’ai appris que
nous étions tous les deux en première année de lycée dans le même établissement, c’est drôle, je ne l’ai
jamais croisée. Elle aime le cinéma, j’aime lire et le sport. Elle est gentille et semble timide.
J’ai peur également, la peur me noue l’estomac, mais la présence de Vic me rassure un peu.
Je ne suis plus seul.
L’homme n’est pas revenu lorsque nous étions éveillés. Si je tente de ne pas sombrer dans le sommeil,
la fatigue me rattrape et je ne peux pas monter la garde. Il dépose des plats préparés dans le frigo
sans doute quand nous dormons puis il repart.
Je me demande à quoi il joue, qui il est, mais surtout, ce qu’il veut.
Et ça, je ne vais pas tarder à le savoir.
Après avoir mangé ce qui semblait être le repas du midi, Vic est partie prendre une douche. Elle a mis
des vêtements que nous avons trouvés dans l’armoire face à son lit – comme par hasard – un hasard
qui ne cesse de m’inquiétait. C’est comme si notre ravisseur avait préparé notre venue.
J’entends des pas dans l’escalier.
Je me fige, et mon cœur s’emballe, tout comme celui de Vic, nous scrutons avec attention l’entrée de la
chambre, et le même homme qui l’a amenée apparaît.
Il déplie la chaise qu’il a emmené avec lui et s’assoit dessus dans l’entrée de la chambre. Il est vêtu
d’un costume gris qui semble coûter aussi cher qu’une année dans une école privée.
Nous le dévisageons avec attention, il est impressionnant et dégage une certaine forme de… danger.
Ce type est un danger, pas de doute.

— Bonjour, vous deux.

Je me tourne vers Vic, elle est assise dans son lit, contre le mur. Ni elle ni moi ne répondons. Il nous
scrute avec attention comme un psy le ferait.
Taré.

— Qu’est-ce qu’on fait ici ? je l’interroge.

Il ne me répond pas, mais se lance par contre dans un discours soigneusement préparé.

— Je suis Cooper, et désormais, vous allez vivre ici.

— Pourquoi ? je demande d’une voix tranchante en lui coupant la parole.


Mais l’homme – Cooper – ignore volontairement mes questions.

— Sachez qu’il vous est impossible de sortir d’ici, mais le studio est à vous. Alors, écoutez-moi bien,
car je ne répèterai pas deux fois ce qui va suivre. Vous êtes sous ma responsabilité, et vous apprendrez
bien assez tôt, la raison de votre présence à mes côtés. Vous n’aurez aucun contact avec l’extérieur.
Trois plateaux vous seront descendus par jour et pour chacun. Vous avez accès à la bibliothèque, ainsi
qu’à la salle de bain. Les douches sont autorisées en mon absence, mais en ce qui concerne certains
détails de votre hygiène, nous en rediscuterons plus tard, mais sachez que ce sera fait sous ma
supervision.

Je ne comprends pas un mot de ce qu’il dit, mais j’essaie d’enregistrer chacune de ses consignes. Tout
me paraît important, il a l’air d’être un homme de détails.

— Sachez que plus vous serez reconnaissant, plus je vous récompenserai.

Reconnaissant ? Reconnaissant envers quoi ? De nous avoir enfermés dans cette pièce comme des
bêtes ! Qu’il aille crever.
La peur laisse place à la colère, et à cette arrogance qui agace énormément mes parents.

— Qu’est-ce qu’on fait ici ? je répète sèchement.

— Tout ce que je viens de vous expliquer, vaut pour quand je ne serai pas là, termine-t-il.

Cooper cesse de dévisager Vic comme s’il allait la dévorer. Il a ce regard répugnant qu’avait mon
oncle lorsqu’il regardait les filles dans la rue. Un regard de prédateur.
Vic ne l’affronte pas, elle se contente de regarder le mur en se balançant d’avant en arrière. Cooper
semble apprécier l’effet qu’il a sur elle.
Taré.
Il me sourit, un sourire qui me file des frissons tant il est étrange, et… malsain. Il est rempli d’une
satisfaction étrange qui ne présage rien de bon.
Un petit rire sarcastique lui échappe quand il me répond simplement :

— Tu vas le savoir bien assez tôt, Reagan.

Comment connaît-il mon prénom ?


J’ignore cette question que je remettrai à plus tard, ma colère parle pour moi.

— Vous vous prenez pour qui espèce de taré !

Je tente de me lever vers lui, mais il recule, et me fait signe d’arrêter.

— Arrête-toi, avant de le regretter, me menace-t-il.

Je ne l’écoute pas, et m’avance quand même, quand une autre voix, restée silencieuse jusqu’alors, me
fait cesser le pas.

— Reagan ! murmure douloureusement Vic.


Elle a peur. Elle a peur que ma colère n’énerve notre ravisseur.
Je ferme les yeux en soupirant, mes poings se serrent mais je lui obéis. À elle. Parce qu’elle semble
terrorisée, et je refuse qu’elle le soit davantage alors qu’on ignore les intentions de l’homme en face
de nous. Si nous avons une chance, même infime de nous en sortir vivants, autant se la jouer fine.
Là, Reag, t’es le gamin intelligent que tu as toujours été.
Ma réaction semble distraire notre geôlier qui ricane de plus belle. Il se frotte les mains en récupérant
sa chaise.

— Profite des derniers instants avec ton côté rebelle, crois-moi, je vais vite te faire passer l’envie de
me défier, me prévient-il.

Si sur l’instant, je ne l’avais pas cru, plus tard, je saurais que chacune de ses menaces, ou de ses
promesses, il les mettait à exécution.
Effectivement, peu de temps après, il m’a enlevé l’envie de le défier, sans que je ne le vois arriver.
Chapitre 4
Vic

4 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Je sors dans le jardin avec l’envie d’être ailleurs qu’ici, les conversations concernant le jury et le procès
me fatiguent. La vie ne se résume plus qu’à cet évènement et j’aimerais avoir au moins quelques minutes
de liberté.
Je rejoins ma grand-mère, assise sur la balancelle, le regard perdu sur le jardin. Elle a toujours eu un
jardin fleuri, à l’anglaise, où enfant on aimait bien se faufiler avec mon frère.

— Vic ! dit-elle en me voyant arriver.

Elle tapote la place à côté d’elle, je m’installe en souriant. J’adore ma grand-mère. Elle est calme,
souriante et drôle, une vraie bouffée d’air frais.

— Comment ça s’est passé ?

Je hausse les épaules en poussant sur mes pieds pour nous balancer doucement.

— Comme un procès, je suppose.

Ma grand-mère me sourit en se recalant dans la balancelle. Le silence revient, troublé seulement par notre
balancement apaisant. Je ne sais pas trop quoi penser de cette journée, je crois que j’ai encore du mal à
réaliser tout ce que j’ai vu et entendu aujourd’hui. C’est beaucoup de souvenirs qui remontent alors que je
tente depuis dix ans de les enterrer. Mais comme dit mon psy, on n’enterre rien tant qu’on n’est pas
tranquille avec les souvenirs. Et le moins qu’on puisse dire après aujourd’hui, c’est que je suis loin
d’être tranquille avec ce passé pesant alors qu’on n’a même pas entamé le vif du sujet.

— Tu l’as revu ?

Je sursaute en entendant sa voix pourtant douce et calme. Je ne demande pas de qui elle parle, pas de
celui qui hante mes cauchemars, mais assurément de celui qui hante mes rêves. Elle a été la seule, il y a
dix ans à comprendre notre relation et le besoin que j’avais d’être près de lui. Mais mon père, son fils,
lui, pensait que je m’en sortirais mieux loin de tout.
— Oui.

— Comment est-il ?

Je réfléchis à sa question en levant les yeux sur le ciel rosi par le coucher du soleil. Je revois le visage
fier de Reagan, ses yeux verts si puissants et sa carrure imposante.

— Il est… l’homme qu’il doit être.

Ma grand-mère tourne son visage vers moi, appuyée sur le dossier de la balancelle. Elle semble épuisée
et son âge avancé à présent, me dit que je vis peut-être mes dernières années avec elle.

— Tu l’aimes encore.

Je baisse les yeux sur mes pieds, ce n’est même pas une question, sûrement que je dois parler de lui
comme la gamine amoureuse que j’étais à l’époque. Sauf que même si rien n’a altéré mes sentiments, je
n’ai plus dix-sept ans, mais vingt-huit. Pourtant, mes sentiments sont intacts, mais nos vies elles, elles ont
changé. Lui ici, moi à l’autre bout du pays, chacun à essayer de se reconstruire comme si être ensemble
était malsain ou risquait de nous empêcher de survivre. Alors que sans lui, durant ces quatre années à
subir le pire, je n’aurais pas survécu. Il m’a sauvé, aidé, on a été l’un pour l’autre, cette dernière bouée
de sauvetage à laquelle on pouvait se raccrocher. Alors ces kilomètres entre nous, même s’ils nous ont
empêchés d’être ensemble, pour ma part ils n’ont pas empêché mon cœur de penser à lui. De me
demander chaque jour, ce qu’il fait, avec qui, comment il va, qu’est-ce qu’il penserait de telle ou telle
chose… il n’y a pas un jour où Reagan n’était pas dans ma vie, malgré l’éloignement physique il était là
et il le sera toujours.

— Je l’ai vu, il y a deux semaines à la télé, reprend ma grand-mère, en plus d’être bel homme, il est
talentueux et passionné.

Je souris fièrement, comme si c’était grâce à moi qu’il était devenu ce journaliste investi alors que je n’y
suis pour rien. Mais je suis fière de lui, de son courage et de cette obstination à aller au fond des choses.
Je ne l’ai jamais regardé à la télé, c’est le genre d’émission que je fuis comme la peste, mais j’aurais pu,
pour lui, pour le voir seulement, le regarder et l’entendre argumenter sur ce qu’il croit juste. Reagan est
quelqu’un d’investi, qui une fois qu’il a mis le doigt sur un problème ne lâchera rien tant qu’il ne sera pas
résolu. C’est un combattant, intelligent et sur qui on peut compter. Il n’en fallait pas moins pour faire de
lui un bon journaliste.
La baie vitrée s’ouvre pour laisser passer Elijah qui a délaissé le costume pour un simple jean et t-shirt.
Il s’avance vers nous, en jouant à faire tourner ses clefs de voiture sur le bout de son doigt.

— Je vais à la pizzeria rejoindre Zac et Sarah, tu veux venir ?

— Maman risque de faire une crise cardiaque.

Elijah soupire en se rapprochant un peu de moi.

— Je ne te demande pas si maman va le supporter, mais si t’as envie de venir avec moi ?
— J’ai toujours su qu’on ferait de toi quelqu’un de bien, répond ma grand-mère, même quand tu faisais
péter tes pétards dans mes rosiers.

On se met à rire tous les trois, je revois mon frère sortir des rosiers avec ma grand-mère derrière lui,
manche de râteau en main en le menaçant de lui en mettre un coup dans le derrière.

— Alors tu viens ?

J’hésite, j’ai envie d’y aller, d’être loin de l’ambiance pesante et en même temps je n’ai pas envie
d’alarmer mes parents qui me verront directement confrontée aux commérages et surtout à ce qu’il s‘est
passé dans les rues de cette ville.

— Vas y ma belle, lance ma grand-mère en me faisant un clin d’œil, je me charge d’avertir tes parents.

Je jette un coup d’œil à mon frère qui s’impatiente en faisant toujours tourner ses clefs sur son doigt. En
Oregon, une fois par mois, on se fait une soirée pizza film, rien que lui et moi. Au début il invitait des
potes en essayant de me caser avec eux, mais il a fini par comprendre que la gent masculine ne
m’intéresse pas.

— OK, allons-y.

On embrasse ma grand-mère et nous voilà partis. Je n’ai même pas de sac, de papier d’identité ou
d’argent et encore moins de téléphone et j’adore ça. Me sentir entièrement libre, sans barrière, sans
penser à qui je dois rassurer sur mon état.

***

On entre dans la pizzeria, le « ding » qui nous accueille me rappelle toutes ces fois où je l’ai entendu
enfant. Je ferme les yeux en sentant l’odeur typique de pâtes levées, de tomate et d’olives. C’est comme
faire un bond olfactif dans le temps. J’ai beau avoir mangé dans d’autres pizzerias, à l’odeur similaire,
aucune n’a cette odeur d’enfance et de bonheur. On s’avance dans le restaurant, Zac et Sarah sont déjà
installés à une table, en train de se bécoter comme des ados.
Ils se lèvent en nous voyant arriver, ils saluent mon frère et se contente d’un simple « bonsoir » dans ma
direction. Je suis assez à l’aise avec eux, ils sont venus nous voir plusieurs fois à Portland depuis qu’on
est partis de Lancaster.
Je m’assois à côté de mon frère et en face de Zac le beau gosse blond au sourire tendre. Je regarde le
décor qui n’a pas bougé il y a toujours les drapeaux italiens, les vieilles photos jaunies en noir et blanc
de paysages, ou d’enfants souriants au soleil. C’est simple, convivial et surtout pas étouffant. Pourtant je
sens des regards sur moi, appuyés, un peu trop appuyés qui me disent clairement qu’on sait qui je suis et
ce que j’ai vécu il y a quatorze ans. Je baisse les yeux sur le menu, comme à chaque fois que quelqu’un
sait, je ressens cette honte que quand on me voit, on voit en moi la fille captive. C’est une horreur d’avoir
cette étiquette collée sur le front, de voir son intimité, ses blessures, dans les yeux des autres.
Je ris en entendant mon frère rire, alors que je n’ai pas entendu un traître mot de la conversation. J’essaye
de faire abstraction des regards, des messes basses que j’arrive à distinguer d’ici, tellement ils sont
discrets, mais je commence à étouffer dans cette prison qui me donne envie d’aller me cacher sous la
table. Mais elle donnerait raison à ma mère, qui je le sais, me dira en rentrant que je n’aurais pas dû y
aller, que c’était couru d’avance et que je ne suis pas assez forte pour supporter tout ça.
La serveuse vient prendre notre commande, elle aussi a un sursaut de compréhension en me regardant
quand je lui réponds. Mon frère lui fait clairement comprendre qu’elle a intérêt à arrêter de me regarder
comme un spécimen de foire avec sa voix froide et dure quand il lui balance ce qu’il veut sans qu’elle le
lui demande.
Elle repart et je me lève pour aller aux toilettes et prendre un bol d’air sans regards fixés sur moi. Le
restaurant est en « L », il faut donc longer toute la salle pour se rendre aux toilettes à l’autre bout. Je
regarde mes pieds en avançant jusqu’à ce que j’arrive dans la partie cachée proche de ma destination et
d’où les rires s’arrêtent net en remarquant ma présence.
Je lève les yeux, sur une grande tablée et je ne mets pas longtemps à comprendre pourquoi ce silence.
Toute sa famille est là, ses parents, sa sœur, ses amis certains que je connais et d’autres non et lui.
Reagan. À un bout de la table, les manches de sa chemise relevés sur ses avant-bras et le regard braqué
sur moi.
Je suis pétrifiée, comme un animal pris dans les phares d’une voiture, incapable de bouger ou de parler.
Rien.

— Vic ? demande Reagan de sa voix grave.

J’ai un sursaut en l’entendant et je me mets à repenser au jour où Reagan a mué et qu’il n’osait plus me
parler parce que je ne pouvais pas m’empêcher de rire d’entendre cette voix tenter d’être grave.
Je ris en le regardant, il paraît surpris puis un sourire se dessine sur ses lèvres. Je crois que j’évacue la
pression ainsi, grâce à se souvenir et grâce à lui. Quand Reagan sourit, c’est tout un monde qui s’ouvre à
moi, c’est tellement rare de le voir sourire, tellement sincère et profond qu’on croirait assister à une
renaissance. Il illumine une pièce avec son sourire, il me transporte dans notre passé, pas les mauvais
jours, mais les bons, où il me faisait rire, où il me souriait comme à cet instant et où j’avais l’impression
d‘exister tout simplement.
Je me reprends en constatant que tout le monde me regarde et arrête de rire pour aller rejoindre les
toilettes. Il voulait me parler tout à l’heure, à la sortie du tribunal, mais ma mère a estimé que je n’étais
pas en état de l’entendre. Pourtant j’en ai envie, il est une des rares personnes dont je recherche la
compagnie parce qu’avec lui, je ne suis pas une victime qu’on doit protéger de tout. Je suis certainement
ce que j’ai vécu, mais lui, il l’a vécu avec moi. Il fait partie de moi tout autant que le reste et je ne veux
pas le fuir, me sentir incapable alors qu’il m’a toujours poussée à me dépasser, à être plus forte. Ma mère
ne comprend rien de tout ça, elle cherche à me préserver, mais elle ne comprend pas, qu’après ce que j’ai
vécu, il ne peut plus rien m’arriver de pire. Que c’est pour elle, que j’obéis gentiment à ses
recommandations, à ses peurs, pour ne pas qu’elle s’inquiète parce que si j’ai vécu le pire, elle a souffert
aussi et je ne veux pas que ma famille se préoccupe de nouveau à mon sujet. Ils ont déjà trop donné, à moi
de faire en sorte de les épargner. Mais Reagan n’entre pas dans cette catégorie, il ne me fait pas de mal, il
ne m’en fera jamais. Lui, il est ce qui me fait du bien, ce qui me fait encore espérer que la vie peut être
belle.
Chapitre 5
Reagan

— Excusez-moi.

Sans prêter attention aux membres autour de la table qui se sont tus à l’arrivée de Vic, je quitte la table,
évitant le regard glacial de ma mère qui ne semble pas apprécier mon comportement. Je l’ignore, et
ignore le malaise qui s’installe, et espère que Parker trouvera un sujet pour combler ce silence.
Je marche vers la porte des toilettes, et pénètre dans celles réservées aux femmes en priant pour qu’il n’y
ait que Vic à l’intérieur.
La lumière au plafond m’aveugle, et l’odeur des produits ménagers agresse mon odorat. Je n’ai pas
besoin de la chercher, car elle est là, dos à moi, appuyée contre le mur carrelé rose. C’est comme si elle
cherchait une échappatoire, un moyen de sortie. Je remarque que sa poitrine se soulève irrégulièrement.
Moi aussi, ça m’a fait un choc de la voir en face de moi, en dehors du tribunal, où nos regards se fuient la
plupart du temps. Ce n’est pas facile de l’avoir aussi proche alors que ça fait plus de dix ans que nous
n’avons plus connu cette proximité.
Elle s’habille simplement, et je commence à croire que Vic a adopté ce look passe-partout pour ne pas
attirer l’attention, mais ce simple jean, et ce t-shirt noir ne me font pas oublier l’image d’elle que j’ai de
gravée en ma mémoire.
Je sens la tension naître dans la pièce, de l’électricité statique nous entoure, j’ai l’impression que rien
n’est réel. Elle ne peut pas être aussi près.

— Vic ? je demande d’une voix rauque et grave.

Elle se fige, mais ne sursaute pas. Elle devait se douter que j’allais venir, profiter de ce moment loin de
ses proches pour l’aborder. J’en meurs d’envie depuis qu’elle m’a regardé au palais.

— Ne t’en va pas, s’il te plait, je poursuis avec calme.

Je ferme la porte derrière moi et enclenche le verrou. Vic se raidit, et je comprends tout de suite ce que
ce son si banal déclenche en elle, moi aussi, j’ai mis du temps avant de pouvoir l’entendre. Mais je ne
veux pas que quelqu’un décide de venir gâcher ce moment.
Je l’attends depuis trop longtemps. Pouvoir se retrouver.
Lentement, je m’approche d’elle. Vic inspire avant de se tourner pour me faire face, et je me fige lorsque
ses yeux bleus croisent les miens.
— Salut, je lance en croisant son regard.

Le rouge lui monte aux joues, et j’aime ce petit effet sur elle depuis que ma voix a mué. D’abord elle rit,
puis elle se met à sourire et à rougir, comme si le son de ma voix voulait dire plus.

— Salut, Reagan, murmure-t-elle.

Nous restons un instant à nous toiser, comme si nous étions deux inconnus, alors que tellement de choses
nous lient pour le restant de nos vies. C’est plus fort que n’importe quoi, plus fort qu’un serment, plus fort
qu’une promesse. On est gravés l’un dans l’autre, et pourtant, à cet instant, j’ai l’impression qu’un gouffre
nous sépare.
Dix ans, Reag, dix ans que tu ne t’es pas tenu aussi près.

— Le gouffre est devenu si grand entre nous, que tu n’oses même pas m’approcher ? je demande avec
calme.

— Tu as tellement… changé, m’avoue Vic.

Je baisse les yeux sur ce que je vois de moi. Mais pas besoin, je sais ce qu’elle voit. Dans son souvenir,
je suis encore le gamin qui s’adapte à sa voix d’homme. Un gamin qui commence à prendre en muscle, à
se dessiner, à devenir autre chose qu’un ado qui se découvre. Aujourd’hui, je suis un homme d’1m90, mal
rasé, et au regard froid. Je suis un homme qui, en un seul regard, prouve aux autres qu’il a souffert et
vécu. Et ça, je ne peux pas le changer.

— En bien, j’espère, je poursuis.

— Tu es… impressionnant, et imposant. Regarde-toi Reagan, tu es…

Grand, et taillé dans la sueur de la vengeance et de la crainte.

— Je t’effraie ?

Vic secoue la tête.


On se dévisage un instant de plus, dans cette atmosphère étrange remplie de non-dits et de
questionnements. J’ai tant de choses à lui dire, et je ne sais même pas par où commencer.
Alors, je me contente de tendre une main dans sa direction, et Vic la saisit, ce qui me surprend. Sans
réfléchir davantage, je tire sur son bras pour l’attirer contre moi, et elle suit.
Son petit corps vient se fondre contre le mien, je la laisse faire, je lui laisse l’opportunité d’échapper à
ma prise, mais Vic glisse ses bras autour de ma taille pour se presser contre moi. Son odeur et sa chaleur
envahissent mes sens. Ses mains froides sont contre le fin tissu de ma chemise blanche.

— Ça fait longtemps que j’attends ça, je chuchote à son oreille.

Un frisson la parcourt, je ferme les yeux en repensant à la dernière fois que je l’ai serrée dans mes bras.
On n’était pas dans les chiottes publiques d’une pizzeria, mais dans un lieu aussi stérile et sans
personnalité que celui-là. Mais nous étions seuls, il n’y avait qu’elle et moi.
Le problème dans les dernières fois, c’est qu’on ne sait jamais que c’est la dernière, ce n’est que bien
plus tard qu’on le percute.

— Moi aussi murmure Vic contre mon torse, moi aussi.

J’aurais aimé qu’on se retrouve différemment que dans des chiottes publiques diffusant une mauvaise
musique des années 80 et à l’odeur de fleur de synthèse et de produit d’entretien.

— Tu m’as manqué, m’avoue-t-elle de but en blanc en s’écartant un peu.

Je cherche son regard, mais elle le fuit. Pourquoi ? Je l’ignore, elle a du mal à me regarder dans les yeux.
Mais les rares fois où elle l’a fait, c’était intense. Pas besoin de mots entre nous. Elle aussi, elle m’a
manqué terriblement. Je pensais cette blessure refermée, mais elle n’en est rien.
Le silence redevient maître dans les toilettes, alors que la musique de fond s’enclenche sur quelques
notes plus jazz.
Les minutes passent, et je sais que nos familles vont se demander où nous sommes.

— Vic, je ne peux pas m’attarder ici, mais je te promets qu’on va se revoir très vite. Nous devons parler.
Où puis-je te joindre ? je termine.

— J’ai… mon portable.

— Donne-le moi, je demande, je vais te rentrer mon numéro.

Elle tapote les poches de son jean avant de fermer les yeux et lancer un petit juron presque inaudible.

— Je l’ai… oublié chez moi.

J’esquisse un léger sourire, à peine perceptible. Je remarque que les choses ne changent pas. Alors, je
fouille dans la poche arrière de mon pantalon de costume et sors le stylo que j’ai toujours sur moi. Je
saisis sa main froide, et j’écris mon numéro de portable sur son avant-bras, je remarque que sa peau est
toujours aussi blanche.

— Appelle-moi, Vic. Quand tu pourras être un peu seule, loin de tes parents et de ta famille, il faudra
qu’on se voit, juste nous deux. J’ai besoin de te parler.

De te voir, seuls. Juste toi et moi.

— Oui, nous avons beaucoup à nous dire.

— Tu restes le temps du procès ? je l’interroge.

Elle hoche la tête, et je maudis cette conversation si banale et stérile. Dix ans nous séparent, je ne sais
plus qui j’ai en face de moi.

— Et toi ?

— Je ne suis jamais parti d’ici, je l’informe, avec un léger soupçon d’amusement.


Ses yeux bleus scrutent avec attention l’encre noire sur sa peau.

— Vic ?

Elle m’accorde de nouveau son attention. J’aimerais être dans sa tête comme j’ai pu si souvent la
comprendre durant ces années. À l’époque, il n’y avait aucun secret qui venait nous troubler.

— Je suis là.

Regarde-moi, ne regarde que moi.


Je suis là.
Ces phrases me hantent, elles raisonnent si souvent en moi et semblent faire le même effet à Vic.

— Je sais.

— Appelle-moi, j’insiste.

— Je le ferai, on se voit au Tribunal, conclut-elle en me contournant.

Au passage, Vic me frôle, déclenchant de l’électricité statique. Je ne réagis pas, et la laisse partir. J’aurai
bien l’occasion de la revoir.
Elle en a oublié qu’elle devait aller aux toilettes.
Je lui laisse le temps de sortir de la pièce, de longer le mur en fuyant le regard de ma famille sur elle.
J’évite de croiser mon reflet dans le miroir, compte jusqu’à 10, et sors à mon tour pour rejoindre la table.
Les conversations ont repris bon train, je m’installe entre mon père et Parker, ils parlent baseball.
J’attrape un bout de ma pizza et fais semblant de ne pas sentir le regard interrogateur de ma mère.
Laisse-moi respirer.

— Quoi ? je demande au bout d’un moment.

— Rien, déclare ma mère, froidement.

Elle fait grincer son couteau, faisant stopper toutes les conversations. Je ne lui accorde aucune attention,
lorsque je déclare d’une voix calme et grave :

— Je ne veux pas de ton avis, Maman.

— Tu as raison, tu le connais déjà.

— Et je m’en passe.

Je lève mon regard vert dans sa direction pour appuyer mes mots. Je ne veux plus jamais parler de ça
avec elle ni avec mon père. Il y a des sujets qui sont désormais devenus tabous dans cette famille, par ma
faute, et par la leur.
Je reprends la conversation avec Parker et ma sœur sur le match d’hier soir, en faisant comme s’il n’y
avait pas cette tension autour de la table.
Je refuse d’entendre son avis, je refuse de savoir ce qu’elle pense, car je le sais déjà. Ma mère a
participé à ma descente en enfer, et pour ça, je ne la remercie pas.
Aujourd’hui, je suis un adulte, et aujourd’hui, je fais ce que je veux.
J’essaie d’être dans la soirée, mais mon esprit n’est plus avec les autres. Il est avec elle, et dans ce passé
qui ne s’éloigne jamais. À l’époque, il y avait encore un « nous », aussi étrange que ce « nous » était.
C’était le nôtre.
Et lorsque j’y pense, même dans une petite partie de mon esprit, j’ai toujours ce pincement au cœur, car
Vic me manque.

***

8 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

C’est comme ça qu’on détruit une personne. C’est en lui faisant mal. Et je vais te faire mal, Reagan.
Tu ne saigneras pas encore, mais au fond de toi, tu sentiras la plaie s’ouvrir un peu plus à chaque
instant. Je vais te briser. Et plus jamais tu n’oseras te soulever contre moi.
Plus jamais.
Je me réveille en sursaut, un cri résonne dans la chambre plongée dans la pénombre.
Je me redresse et m’assois sur mon lit. Mon corps entier tremble de ce cauchemar qui n’en est pas un. Ma
peau est couverte de sueur, et mon cœur bat à cent mille à l’heure, mon souffle est désordonné. Je mets
quelques instants à percuter que je suis chez moi, seul dans ma chambre. Il fait nuit à l’extérieur, mais les
lumières de chez moi me permettent de voir. Bax reste imperturbable au pied de mon lit, il lève à peine la
tête dans ma direction pour voir si tout va bien. Je frissonne, et déglutis avec difficulté en tendant une
main pour caresser sa tête et le tranquilliser.
C’est comme ça qu’on détruit une personne.
Je jure en sentant le feu sur ma peau alors qu’il n’y a personne, et sans pouvoir me contrôler, je me rue
vers la salle de bain, et tombe à genoux près des WC pour y dégueuler ce que j’ai mangé après mes
recherches pour la prochaine émission.
J’ignore pourquoi ce soir, plus qu’un autre, ce cauchemar revient. Je présume que le procès fait remonter
beaucoup de souvenirs, et certainement pas les meilleurs.
Depuis que j’ai parlé à Vic, je suis… perturbé. J’ignore pourquoi, mais quelque chose en moi me ronge et
j’ai besoin d’en parler.
Ça me ronge. Il y a tant de choses qui me rongent. Ces secrets qui me bouffent depuis des années, ce qu’il
s’est passé, elle et cette blessure qui n’a jamais cicatrisé.
J’aimerais être fort constamment, mais lorsque je suis seul, lorsque je baisse ma garde, et qu’il n’y a plus
aucun témoin, je deviens faible. Je laisse la place à mes démons de s’installer dans mon esprit, de me
ramener au pire, et ils y arrivent.
Je ferme les yeux en essayant de chasser ces images, mais ces dernières reviennent de plus en plus vives,
et de plus en plus violentes.
On devient possédé par ce mal. On essaie de faire croire aux autres qu’avec le temps, les choses passent,
mais c’est faux. Rien ne passe, la douleur se terre pour revenir encore plus forte. L’humain ne se remet
jamais totalement de ce genre de plaies. Parfois, on oublie l’espace d’un instant qui on est, ce qu’on nous
a fait, mais il suffit d’une seconde pour replonger.
Je le sens encore. Je sens encore cette présence, ses mains sur moi, sa force et la douleur cuisante et
intense. J’aimerais oublier, mais ces impressions-là perdurent. Les plaies se sont refermées, mais les
cicatrices demeurent.
Je me laisse aller contre le rebord de ma baignoire, en sueur et tremblant dans la pénombre. Bax me
rejoint et vient s’allonger contre moi, sa tête sur mes cuisses et son regard rempli de tendresse. Je sais
qu’il comprend, quand ça ne va pas, il est là. Au moins, son regard est supportable comparé aux autres.
Lui il ne sait pas. Il ne sait pas ce que personne ne sait à part nous. Il ne sait pas que derrière ce regard
froid, et cette allure imposante, demeure un homme rongé par tant de choses.
Un homme qui aurait bien besoin de soulager sa conscience avec la seule personne qui pourrait le
comprendre. Vic ne m’a pas appelé, j’ignore quand elle le fera, mais je me surprends à l’attendre.
Je l’attends.
Je reste quelques minutes contre le carrelage froid, à reprendre le contrôle sur mon être, à remettre mes
idées en place.

— On va courir ? je propose à mon chien.

Bax se redresse et se met à bondir, excité. Je me relève péniblement, ignorant la fatigue de mon corps qui
dort de moins en moins.
Demain, pas de procès, demain, je pourrai faire semblant que tout est encore comme avant. Qu’il n’y a
que le boulot, ma routine, et l’oubli, mais après demain, on rentrera dans le vif du sujet, et j’espère être
assez fort pour affronter les paroles du procureur, qui mettra des mots sur des événements dont je n’ai
plus parlé à voix haute depuis bien longtemps.

***

10 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Un procès, c’est long, très long, surtout dans notre cas. Dix ans de procédures judiciaires pour en arriver
là, à cet instant où on prononcera une peine envers le responsable de tout ce qu’il s’est produit.
Ils viennent de sélectionner le jury complet, et ça a pris une semaine. Le procureur a dit entre quatre et
cinq mois, mais à ce rythme, j’ai l’impression que ça ne se terminera jamais.
Comme depuis le début, nous sommes assis côte à côte avec Vic. Aujourd’hui, elle a troqué le jean et le
sweat-shirt pour quelque chose de plus simple. Elle a l’air fatiguée, et je la comprends, c’est éprouvant
de le savoir là, à quelques mètres de nous.
Je dévisage Vic, qui fuit le regard de l’assistance alors que nous savons très bien que la descente en enfer
est pour maintenant.
Aujourd’hui, le procureur va entamer la deuxième phase du procès avec son introduction. Il va dire qui il
représente, qui il accuse et de quels motifs il accuse le prévenu. La liste est tellement longue qu’elle
ferait frémir n’importe qui.
Nous allons devoir faire face à ce passé et aux actes qui ont été commis, et les revivre une seconde fois.
Puis, il va démontrer clairement pourquoi il croit en la culpabilité de Truman grâce à des arguments
irréfutables. Ensuite, il va nous présenter nous, chacun notre tour. On a déjà répété ça dans son cabinet, je
sais ce que Bennet va dire, mais j’ignore si je vais pouvoir l’encaisser devant ma famille, la foule et les
journalistes qui sont encore présents.
Je me souviens parfaitement du jour où j’ai enfin posé des mots sur ce qu’il s’était produit. Il m’a fallu de
longues heures pour ouvrir la bouche. C’était après l’hôpital, après Vic.
J’ai regardé la femme du FBI qui était en face de moi, patiente, et inquiète à la fois de me voir réagir
aussi calmement.
Je lui ai dit que je ne le raconterai qu’une fois, qu’elle avait intérêt à bien tout enregistrer ou à noter, car
jamais je n’aurais le courage de réexpliquer.
Elle l’a fait. Elle a enclenché la caméra, et m’a écouté, longuement, sans jamais m’interrompre. Je n’ai
pas pleuré une seule fois, je suis resté de marbre alors que je lui racontais en détail ce qu’il s’était
produit, sans jamais la ménager.
Elle voulait la vérité, elle l’a eue. Et aujourd’hui, les membres du jury et les personnes dans la salle du
tribunal la veulent également, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons.
Revivre ce que cette ordure nous a fait endurer à travers les exposés introductifs du procureur me donne
froid dans le dos.
Pourtant, alors que le Président de la salle indique à Bennet qu’il peut commencer, mon regard se tourne
vers l’homme en costume qui ne cesse de nous dévisager.
Je soutiens ce regard froid et rempli de vices. Pas besoin de mots pour se comprendre même après tout ce
temps. Je sais que nous nous comprenons à cet instant précis où le procureur annonce qu’il est prêt à
entamer les deux premières phrases des exposés introductifs.
Truman sait que tout n’a pas été révélé, il sait que nous avons étouffé certaines choses, qu’il reste des
parts de mystères et des secrets que nous seuls, c’est-à-dire, Vic, lui et moi, savons. Il sait que nous
sommes restés silencieux à ces sujets pour nous protéger de lui, et des autres. Il sait que ce sont des
armes contre nous. Je sais également qu’il attend ça depuis tellement longtemps : finir son œuvre en nous
achevant avec nos propres démons.
J’espère que même s’il joue ces cartes ignobles, je ne flancherai pas, pour Vic et pour nous.
Chapitre 6
Vic

10 juin 2002
Lancaster, Pennsylvanie

Les fleurs, la rose, la lavande, la pivoine c’est l’odeur que dégagent mes draps et qui me fait sourire.
Je suis chez ma grand-mère, emmitouflée dans la chaleur réconfortante de mon lit. Je roule en riant,
heureuse de sentir cet endroit familier, jusqu’à ce que je tombe par terre.
Mon visage heurte le sol durement et les chaînes qui retiennent ma cheville me rappellent froidement
où je suis. Pas chez ma grand-mère, ni chez mes parents, mais dans cet endroit dont j’ignore la
localisation. Cette pièce où mon cauchemar devient réalité.
Je tourne sur moi-même et mes yeux fixent le plafond. Il fait sombre encore, c’est sûrement la nuit,
celui qui nous a enfermés là n’a pas allumé les lumières. En vérité il pourrait être trois heures de
l’après-midi que je n’en saurais rien. Depuis trois mois maintenant, c’est lui qui décide de notre
rythme de vie comme du reste. Je compte les jours à chaque réveil, quand la lumière est allumée.
Un bruit à ma droite me fait tourner la tête et Reagan me rejoint sur le sol, allongé sur le dos lui aussi.
J’aperçois à peine son visage, je distingue seulement des formes, mais son image je la connais par
cœur à présent.

— Un cauchemar ? il demande.

— Non, un rêve parfait. J’étais chez ma grand-mère.

Sa main prend la mienne, il la serre doucement et on reste ainsi, moi à le regarder et lui à fixer le
plafond. Dans mon calvaire et aussi égoïste que ça puisse paraître, je suis heureuse de ne pas être
seule, d’avoir quelqu’un à qui parler qui me permet de ne pas devenir folle. Reagan est solide, je ne
l’ai jamais entendu pleurer. La nuit parfois il fait des bruits qui peuvent s’assimiler à des cris, mais il
ne pleure pas, jamais. Alors que moi, j’ai craqué plus d’une fois.

— Qu’est-ce qu’il veut de nous Reagan ?

Cette question me hante, je n’en peux plus de me demander chaque jour ce qui nous attend et ce qu’il
attend pour agir. Qu’est-ce qu’il veut ? Pourquoi il nous a enlevés, tous les deux ? Qu’est-ce qu’on
fait là, dans cette pièce sans jamais voir la lumière du jour ? Je vais devenir folle à me poser des
questions, à essayer de comprendre l’incompréhensible, tout en me demandant si j’ai vraiment envie
de comprendre.
Ça fait trois mois maintenant qu’on cohabite par la force des choses avec Reagan et si son visage
m’était familier, on ne fréquentait pas le même genre de cercle d’amis. Reagan fait partie des
inclassables, de ceux qui sont sportifs, rebelles, et intelligents alors que moi, je suis la fille passe-
partout. Celle qu’on ne remarque pas. Il me parle de sa vie, de sa sœur, du baseball et de son équipe
préférée. Je ne connais rien au sport, mais j’écoute et parfois je me sens ailleurs en fixant son regard
vert. Il réussit à me transporter dans la vie normale l’espace de quelques minutes. Reagan lit
beaucoup, moi je feuillette, je n’ai jamais trop aimé lire, j’ai besoin d’images pour m’évader et de
sons. Alors il me lit des histoires parfois, il en choisit toujours des drôles et le temps passe comme ça.
Le matin il a pris pour habitude avant le petit déjeuner de faire des exercices, parfois j’en fais avec lui
pour détendre mes muscles qui à force de tourner en rond me réclament de l’effort et à d’autres
moments je l’observe. Pour un garçon de son âge, il est plutôt fort, le sport a déjà fait son effet sur son
corps d’adolescent.

— J’en sais rien, dit-il en passant une main dans ses cheveux. Il joue avec nos nerfs, il faut
s’accrocher Vic et ne pas craquer.

Son visage se tourne dans ma direction, la lumière jaillit et nous éblouit un instant. Pourtant on reste
allongés sur le parquet à tenter de se regarder. Je ne vais pas tenir, psychologiquement je suis au bord
de la crise de nerfs, le doute, la peur continuelle à chaque bruit va me rendre folle.

— On trouvera un moyen de sortir d’ici, en attendant accroche-toi.

On a fait des centaines de fois le tour de la pièce, à la recherche d’une minuscule particule qui
pourrait nous permettre de nous enfuir, mais on est enchaînés au mur, rien qu’avec cette chaîne on est
condamnés à rester là, tant que Cooper l’aura décidé. Il ne vient pas, on ne l’a vu qu’une fois et son
regard hante mes cauchemars depuis. Le frigo est rempli pendant qu’on dort, le linge sale ramassé et
le propre remis dans nos armoires. Comme si des lutins œuvraient pendant la nuit pour faire toutes ces
tâches pendant notre sommeil. Mais même si je n’ai que 14 ans, même si j’ai longtemps cru aux contes
de fées, aujourd’hui je suis certaine d’une chose, c’est que les monstres existent bel et bien.
Le bruit du verrou de la porte retentit. Mon cœur fait un salto dans ma poitrine, on se dévisage avec
Reagan, les yeux bien ouverts à présent en se demandant quoi faire. Il me montre mon lit du menton, je
m’empresse de remonter dessus, il fait pareil dans le sien et je rabats les couvertures sur ma tête. Je
tremble, la peur est tellement forte que je n’arrive plus à respirer. Je mords mon poing pour ne pas
hurler en entendant des pas se rapprocher. J’ai envie de hurler comme j’ai envie de prendre mon
courage, de me lever et de frapper cet enfoiré pour ce qu’il nous fait. Mais je ne fais rien de tout ça,
tétanisée par la peur, je me contente de trembler et de sentir mon cœur cogner contre ma poitrine.
« Accroche-toi », je me répète inlassablement ces mots, ceux de Reagan, je dois m’accrocher, ne pas
craquer, ne pas désespérer et avoir confiance en lui.
On tire sur ma couverture, je m’accroche à elle de toutes mes forces, comme si elle pouvait me
protéger de Cooper. Mais trop vite il réussit à la retirer et je me recroqueville sur moi-même.

— C’est le grand jour, dit-il de sa voix grave et froide, debout près de mon lit.
Je ne comprends rien de ce qu’il raconte, trop occupée à avoir peur, mais Reagan, lui, a bien entendu.

— Le grand jour pour quoi ? il demande.

— Pas pour toi, pour elle.

Sa main se pose sur mon bras je hurle pour qu’il me lâche, mais sa main revient frapper ma joue pour
me faire taire. Je roule sur mon lit pour m’éloigner de lui, sans crier. Reagan tente de le repousser,
mais lui aussi prend une claque qui le fait à peine flancher. Je regarde mon colocataire, la rage dans
ses yeux et je me lève, les jambes tremblantes avant qu’il ne fasse une connerie qui lui vaudrait plus
que des coups.
Cooper fait tomber Reagan sur son lit, il sort un lien de serrage de sa poche, à croire qu’il avait prévu
la réaction de Reagan. Il attache ses mains au lit, Reagan se débat autant qu’il peut, il prend d’autres
coups et malgré toute sa rage il n’est pas assez fort pour battre Cooper et sa carrure d’homme.

— Qu’est-ce que vous allez lui faire ? Laissez-la tranquille !

Reagan hurle, se débat et tente de se détacher, mais à part se faire mal il n’obtiendra rien d‘autre. Une
sorte de résignation s’empare de moi alors que je le vois faire tout ce qu’il peut pour me protéger.
C’est trop tard, on ne peut rien faire contre Cooper il nous tient et même si je suis morte de peur, je me
dis que s’il me tue au moins je serai libre.

— C’est bon Reagan, ça va aller.

Il arrête de se débattre pour me regarder, ses yeux verts grand ouverts. J’essaye de sourire, mais je
sens une larme couler sur ma joue. Je suis morte de peur, et si j’essaye de jouer à la dure c’est
seulement pour lui, pour qu’il ne lui arrive rien.
Cooper saisi violemment mon bras, mes yeux restent rivés sur Reagan, je le vois hurler de nouveau et
se débattre, mais je n’entends rien, je me contente de son image en me disant que si c’est la dernière
chose que je dois voir, c’est bien.
Cooper me bande les yeux, détache la chaîne à ma cheville et sans perdre de temps il me fait basculer
sur son épaule. Le noir qui m’entoure me fait reprendre pied dans la réalité et je me débats alors qu’il
avance. Mes pieds, mes poings frappent son dos, son ventre, mais rien ne l’arrête. Je mets toute ma
force engendrée par la peur et cet instinct qui me dit de me battre pour survivre. Mais rien n’y fait mes
petits poings ne font rien contre cet homme que je voudrais tuer.
J’entends le verrou et je cesse de le frapper, mes sens encore opérationnels à l’affut du moindre indice
qui m’indiquerait où je suis. J’entends le parquet grincer, je sens à sa démarche qu’il monte et une
odeur de friture se fait ressentir. Il avance ce qui me semble des heures sans rien dire puis il me pose
par terre. Sous mes pieds nus je sens un sol froid et je suis complètement désorientée.

— Tu vas m’écouter attentivement.

— Laissez-moi.
Ma voix tremble, je suis tétanisée et c’est encore pire quand je l’entends rire à mon oreille.

— Tu vas commencer par prendre une douche, ensuite je m’occuperai de toi. Ne cherche pas à crier ou
à t’enfuir ça ne servirait à rien. C‘est bien clair ?

Sa voix ne me laisse aucune échappatoire, elle est dure et me fait bien comprendre qu’au moindre
mouvement de ma part j’en paierai le prix. J’acquiesce de la tête incapable de parler.

— Très bien.

Il se déplace derrière moi et le bandeau sur mes yeux tombe. Je découvre une salle de bain, spacieuse
en marbre noir, digne d’un grand hôtel. Elle me rappelle celle que mes parents ont eue dans leur hôtel
de New York pour le voyage d’anniversaire de mariage que la famille leur avait payé.

— Déshabille-toi.

Je sursaute, il est toujours derrière moi et je sens tout mon corps se raidir en comprenant ce qu’il
vient de dire. Je pense à mes parents, à mon frère, à ma grand-mère, à toutes ces personnes qui doivent
s’inquiéter pour moi, qui doivent se demander où je suis à présent et pourquoi je ne suis pas rentrée à
la maison. J’aimerais tellement être à la maison, entendre mon frère courir dans le couloir un Buzz
l’éclair dans la main, ma mère qui nous crie de descendre pour le diner et retrouver mon père en train
de défaire sa cravate comme tous les soirs après le travail. Je veux rentrer chez moi, et retrouver ma
famille.

— Déshabille-toi !

Je sursaute en pleurant puis je m’exécute en tremblant. J’ai du mal à enlever le t-shirt qui me sert de
pyjama et surtout je n’en ai pas envie. Me retrouver nue devant lui, sous son regard dégoûtant, je ne
peux pas.

— Dépêche-toi, ou c’est moi qui le fais.

Il chuchote contre mon oreille et le dégoût que j’éprouve pour lui ne fait qu’augmenter. J’essaye de
contenir mes tremblements, de faire ce qu’il demande parce que je ne veux pas sentir ses mains sur
moi et petit à petit je me déshabille. Mon t-shirt, mon short et ma culotte finissent par terre. Il reste
derrière moi alors que j’essaye de cacher ma poitrine et mon sexe avec mes mains. Je l’entends
soupirer puis il fait le tour pour aller allumer l’eau de la douche. Il me tourne le dos et je regarde
partout autour de moi pour trouver un moyen de m’enfuir, mais à part la porte fermée il n’y a pas
d’issue et rien qui m’indiquerait où je me trouve.

— Viens.

Je sursaute de nouveau au son de sa voix, je me tourne vers lui, son regard glisse sur mon corps
dénudé et instinctivement je me retourne.
— Vic, entre dans la douche.

Je commence à comprendre où tout ce manège va me mener et comme l’idiote que je suis je n’avais
rien vu venir, mais maintenant avec ce regard tout est clair. Je ne veux pas qu’il me touche qu’il me…
je ne veux pas.
Ses mains saisissent mes bras, il me soulève et me dépose sous le jet. C’est une douche à l’italienne
complètement ouverte où il n’y a pas de vitre, ou de mur pour me cacher. Il reste devant moi à me
regarder complètement nue devant lui.

— Ne faites pas ça… s’il vous plait, pas ça.

— Lave-toi, dit-il en souriant fièrement.

Je ne bouge pas, je reste stoïque sous le jet d’eau chaude à le supplier du regard, mais j’ai
l’impression que c’est bien ce qu’il attend de moi, que je supplie et l’implore de ne pas me toucher. Je
le ferais, si ça permettait de l’arrêter je ferais tout ça.

— Lave-toi, ou je m’en charge.

Je tombe à genoux sur le marbre dur, je pleure, supplie, crie, implore qu’il me laisse, qu’il ne me
touche pas, que je veux retourner à ma vie, revoir mes parents, que je veux rentrer chez moi et qu’il
arrête de me torturer ainsi. Mais rien n’y fait, l’eau et mes larmes brouillent ma vue, mais je le sens
s’approcher de moi. Il saisit violemment mes cheveux et me fait redresser la tête.
Il est debout devant moi, mon visage à hauteur de son entrejambe et je remarque la bosse gonflée sous
son pantalon de costume trempé à présent.

— J’adore te voir à genoux me supplier et crois-moi, tu vas le faire souvent, mais c’est moi qui donne
les ordres Vic, fait ce que je te demande et tout ira bien.

Rien n’ira bien, il va me violer, il va… la nausée est de retour mon estomac se soulève, mais il est vide
et rien n’en sort. Il rit et tire sur mes cheveux pour me redresser. Je me lève sous la douleur de mon
cuir chevelu, mes pleurs ne veulent pas cesser et je crois qu’ils ne cesseront jamais.
Il verse du shampoing sur ma tête, il frotte mes cheveux alors que je reste inerte à cacher ma poitrine
avec mes bras. Ses mains glissent ensuite sur mes épaules et je m’éloigne d’un bond je ne veux pas
qu’il me touche. Alors je me lave, sous son regard lubrique que je fuis autant que je peux. Je m’exécute
mécaniquement en essayant de ne pas perdre pied, de penser à autre chose, mais je ne peux pas. L’eau
se coupe une fois que je suis rincée, il m’attire à lui, ses mains se posent sur mon corps et je me débats
comme je peux, mais là encore ça ne sert à rien. Il est trop fort pour moi. Sa main glisse entre mes
jambes fermées.

— Tu es vierge Vic ?

Je déglutis de dégoût en le sentant me toucher là. Son doigt entre en moi me tirant un cri de douleur.

— Oui, tu es vierge…
Ça a l’air de lui faire plaisir et je regrette de ne pas avoir couché avec tous les garçons qui ont croisé
ma route peut-être que ça m’aurait épargné de vivre ça, de sentir ce monstre dégoûtant me toucher.

— On va s’occuper de ça, dit-il en caressant les poils de mon pubis, je te veux toute lisse.

Il me relâche, je retombe à genoux sur le marbre, la douleur de la chute n’est rien comparée à celle
que je ressens dans mon ventre. Je ne peux pas supporter ça, je ne peux pas le laisser me toucher, je ne
peux pas.
Il revient me fait basculer avec son pied sur mes fesses, je suis du chiffon pour lui, manipulable comme
il l’entend. Je ne suis pas un être humain.

— Écarte les jambes.

Je relève la tête dans sa direction, il s’agenouille devant moi, un sourire sadique sur son visage froid.

— Fais-le Vic. Il faut que tu comprennes que si tu ne fais pas ce que je te dis je te forcerai à le faire.

Je m’exécute en pleurant au comble de l’humiliation, j’écarte mes jambes et lui donne une vue
imprenable sur ce qui fait de moi un membre du sexe féminin. Je détourne le regard sur le plafond en
sentant ses mains se poser sur moi. Il me caresse et mes jambes se resserrent pour l’en empêcher. Il
frappe ma cuisse pour que de nouveau je les écarte. J’obéis en pleurant, de honte, de peur, de dégoût,
de lui, de moi, de tout ce qui se passe et qui me fait mal. Il pose de la mousse sur mon pubis puis le
rasoir sur ma peau. J’aimerais qu’il me coupe, qu’il me tue plutôt que de sentir ça. Sans même le
regarder, je sens le plaisir qu’il prend à m’humilier, à me rabaisser à un simple objet pour son
amusement.
Il me parle pendant qu’il fait disparaître les poils. Il parle de mon cycle, qu’il a surveillé ces trois
derniers mois, que je ne dois pas m’inquiéter son but n’est pas de me mettre enceinte qu’il m’utilisera
que quand je ne risquerai rien à ce niveau.
Je n’en crois pas mes oreilles, tout ça n’est pas réel, rien de ça n’existe pour de vrai. Ce n’est pas
possible ce genre de choses, je ne suis pas dans une salle de bain les jambes écartées en train de me
faire raser par l’homme qui compte me violer. Ça ne peut pas arriver. Je ne veux pas que ça arrive, je
ne veux pas !
Il termine puis me fait passer sous le jet, je reste inerte à le laisser faire, sous le choc. Il me sèche,
passe de la crème sur tout mon corps puis il me remet le bandeau sur les yeux. Nue, il m’entraîne en
dehors de la salle de bain. J’avance, j’ignore comment, mon esprit se déconnecte de mon corps, je le
laisse faire ce qu’on attend de lui, mais je ne suis plus là, ma psyché a disparu et j’espère qu’elle ne
reviendra pas, qu’elle ne le laissera pas s’emparer d’elle.
On s’arrête, il m’enlève le bandeau et je découvre une chambre, avec un lit à baldaquin aux tentures
blanches, aux draps blancs tout est blanc et pur alors que pourtant ce qui va se passer dans cette
pièce est le comble de l’horreur. Mon esprit semble se reconnecter avec la réalité, mon cœur pulse
dans ma poitrine il frappe violemment pour me montrer ce qui va arriver si je reste là à ne rien faire.
Cooper s’éloigne de moi et j’en profite pour me ruer sur la porte. Elle est fermée à clef, mais je tire
dessus de toutes mes forces, je hurle, frappe et appelle à l’aide pour qu’on me sorte de ce cauchemar.
Il m’attrape par les bras, qu’il presse dans mon dos l’un contre l’autre et son corps dégoûtant vient se
frotter contre moi.

— Hurle, débats toi, j’aime ça, mais tu ne pourras pas t’enfuir.

Je cesse de me débattre, je ne veux pas lui donner satisfaction, mais je ne peux pas non plus le laisser
faire sans me défendre. Il me jette sur le lit, je me relève immédiatement, il me frappe, sa main claque
violemment ma joue et me renvoie sur le lit. J’entends le bruit de ses vêtements qui tombent et la peur
n’en peut plus d’inonder mon corps. Je me relève de nouveau, il est torse nu et je me retrouve
prisonnière entre ses bras. Je griffe, je mords, je frappe et lui il rit, amusé de mon comportement.

— T’es une vraie tigresse sous tes airs de gentille petite fille.

Il me jette de nouveau sur le lit, mais cette fois son corps vient se placer sur le mien. Il emprisonne
mes poignets dans une de ses mains et me force à écarter les jambes pour venir s’y frotter. Je me
débats de plus belle en hurlant en frappant avec mes jambes et la claque qu’il me donne cette fois me
sonne.

— Ça suffit maintenant, tu vas te laisser faire et tout ira bien. Sinon dit-il en ramenant mon visage en
face du sien, Reagan paiera pour toi.

Je me fige sous son sourire sadique, Reagan… je ne peux pas le laisser payer le prix de mes erreurs, je
ne veux pas qu’il s’en prenne a lui.
Cooper relâche mes mains, elles restent à leur place, trop effrayée pour bouger, trop apeurée de
donner à Cooper le moyen de faire du mal à la personne qui partage mon calvaire. Je peux l’endurer,
je peux le supporter, mais faire souffrir Reagan à cause de moi, je ne peux pas.
Cooper se redresse, la boucle de sa ceinture s’ouvre sous ses mains et je sais que le pire reste à venir,
mais je serai forte, je serai capable de l’encaisser, pour Reagan pour qu’au moins l’un de nous deux
reste en vie.

***

Après avoir remis ma chaîne, Cooper enlève le bandeau de mes yeux, j’entends Reagan hurler,
demander des explications, mais il n’obtiendra rien du pervers qui nous détient. Cooper s’approche de
lui et défait le lien de serrage qui maintenait Reagan attaché à son lit. Il ne perd pas de temps, il se
redresse et le frappe, mais un coup de poing de la part de Cooper le met à terre.
Cooper passe à côté de moi, sa main caresse ma joue tuméfiée par ses soins, je me retiens de
m’éloigner en frissonnant de dégoût.

— À bientôt, ma jolie.

Il sort de la pièce, je reste debout, inerte à fixer le vide en me disant que pleurer ne sert à rien. Je sens
Reagan s’approcher doucement de moi, comme on s‘approche d’une bête apeurée. Derrière les larmes
que mes yeux tentent de contenir, je vois son visage, rougi par l’impact du poing de l’autre dégénéré.
Il me parle, je n’entends rien, j’ai un bourdonnement dans les oreilles qui ne veut pas partir. Mes
jambes ne me soutiennent plus et Reagan me rattrape pour que je ne m’écroule pas. J’ai un mouvement
de recul en le sentant me toucher, mais quand je sens son odeur, douce, je me laisse aller dans ses
bras.
J’ai l’impression de retourner à la maison en le sentant contre moi, en sentant ses bras me serrer et
ses mots qui arrivent à se faufiler jusqu’à mon cerveau.

— Je suis là Vic, je suis là.

Oui tu es là, Reagan, tu es là et tu n’as rien. Moi je suis morte, il m’a tout pris, il a pris mon corps et mon
amour propre, il a pris ma dignité et ma virginité. Il m’a tout pris, mais toi tu es là.
Reagan me conduit jusqu’à mon lit où il me dépose doucement. Ses bras me lâchent, mais je le retiens.
Ses yeux verts scrutent les miens avec intérêt, je suis incapable de parler pour le moment, mais j’ai
besoin de lui, besoin de le sentir alors que pourtant un homme vient de me violer. Mais Reagan n’est
pas cet homme, il est mon ami, celui pour qui ce qui vient de se passer a un sens. Il s‘installe avec moi
dans mon lit, son front posé contre le mien et je respire. Je prends tout l’air qu’il y a entre nous et je
pleure. Reagan me serre dans ses bras sans rien dire, seulement à être là et je savoure ce contact
tendre après la violence, je savoure sa douceur après l’horreur. J’en ai besoin, il est vital ce contact
qui me dit que je ne suis pas seule, qu’il est là avec moi.
Les larmes se tarissent au bout d’un moment, j’ai l’impression d’en avoir relâché des litres et des
litres. J’en ai mal à la tête. Reagan me relâche un peu et je me retourne dos contre lui. Il pense à tort
que je ne veux plus de lui à mes côtés et tente de se lever, mais je le retiens. Je passe ses bras autour
de mon ventre et son corps vient englober le mien comme une barrière contre le monde entier.

— Le soir où je me suis fait enlever, je lance d’une voix enrouée, j’avais un rendez-vous avec John
McArthur. Je m’étais dit que s’il voulait de moi, je le laisserais faire.

Je repense à cette soirée, à mon mensonge à mes parents qui croyaient que j’allais passer la nuit chez
Tracy qui elle devait me couvrir en cas d’appel de mes parents. Ils n’ont pas dû s’inquiéter avant le
lendemain après-midi et sûrement que Tracy m’imaginait dans les bras de John.

— Je voulais une première fois avec lui… je voulais…

Les mots se meurent dans ma gorge et les larmes de honte, de désespoir reviennent. Reagan me serre
plus fort contre lui et j’aimerais être capable de m’enfouir dans son corps, m’y cacher à vie et ne plus
me sentir autrement qu’en sécurité.
Je sens des gouttes humides tomber dans mon cou, mes soubresauts de larmes s’arrêtent. Je me
retourne pour regarder Reagan et ce qui n’était jamais arrivé depuis qu’on est ici arrive enfin. Reagan
pleure, doucement, sans bruit, les larmes s’écoulent de ses beaux yeux verts. Je caresse sa joue
meurtrie par les coups et les larmes, il ferme les yeux.

— Je suis désolé Vic, tellement désolé…

— Chut, dis-je tout bas.


Ce n’est pas sa faute, ce n’est la faute d’aucun de nous, mais seulement celle du psychopathe qui a
décidé de faire de nous ses proies. Et je comprends maintenant en voyant Reagan pleurer qu’il a réussi
à faire de nous des dépendants l’un de l’autre. Il nous a laissé ces trois mois ensemble pour qu’on se
raccroche à l’autre comme à notre dernière bouée, la seule capable de nous protéger et de nous
maintenir en vie. Et si c’est notre force, c’est aussi notre plus grande faiblesse. On ne laissera jamais
l’autre souffrir à notre place et ça nous conduira à nous laisser faire pour protéger l’autre.
Chapitre 7
Reagan

15 Avril 2016
Philadelphie, Pennsylvanie.

Je soupire en voyant la personne de garde du service des pièces à conviction. J’ai dû manquer un tour de
garde, car je m’attendais à trouver Jerry derrière la grille d’entrée de l’immense pièce regroupant les
preuves des affaires policières de ces vingt dernières années. Malheureusement pour moi, c’est Nana qui
est de garde aujourd’hui.
Nana est une flic d’une cinquantaine d’année, d’origine mexicaine qui parle très fort et veut toujours avoir
raison. Jerry m’a raconté qu’elle a élevé seule quatre enfants et que rien ne peut l’attendrir. Même pas une
boite de chocolats qui me coûte la peau du cul et qui ravit l’autre gardien.
Je dévisage la flic en arrivant à sa hauteur. Elle ne lève même pas les yeux et déclare :

— Kane, le retour. Remballe tes chocolats, je ne suis pas Jerry.

— Salut, Nana.

Je pose la boite à côté de moi en la dévisageant.

— Tu ressembles au chat d’Alice. On dirait que tu vas déchirer tes joues avec ton sourire forcé.

— Alors, épargne-moi ça et laisse-moi entrer.

Nana tourne la page de son journal en secouant la tête. Je jure et tente de rester le plus calme possible,
sinon, j’en ai pour une bonne demi-heure de discussion.
Je m’apprête à ouvrir la boite de chocolat pour tenter de séduire Nana quand la sonnerie de mon portable
personnel résonne. Je le cherche dans les nombreuses poches de mon jean, et finis par le trouver avant de
rater l’appel.

— Reagan Kane, je réponds.

— Euh… Salut ?

Je me tais en reconnaissant cette voix timide et presque étouffée. L’interlocuteur est visiblement surpris et
gêné de me voir décrocher. Je m’apprête à l’envoyer bouler avant de percuter l’identité de la voix.

— Vic ?

— Oui, salut, Reagan, je te dérange ? Je dois sans doute te déranger…

— J’attendais ton appel, je la coupe, donc non, tu ne me déranges pas.

Et c’est vrai, depuis que nous nous sommes vus dans les toilettes de la pizzeria, j’attendais son appel
avec impatience. À chaque sonnerie, j’espérais voir un numéro inconnu s’afficher et au moment où je n’y
pensais plus, elle est là, dernière son portable, à faire les cent pas chez elle en se demandant si elle a
bien fait.
Le silence s’installe, et son hésitation m’a pris de court. Je passe une main nerveuse dans mes cheveux
noirs en pensant qu’une clope me détendrait. J’ai l’impression que cette future conversation est périlleuse
et primordiale quant à la suite des événements avec Vic.

— Je ne suis pas à Lancaster aujourd’hui, mais à mon retour, j’aimerais te voir, je lui propose de
nouveau.

— Où es-tu ? me questionne-t-elle.

Vic se tait avant de s’excuser subitement comme si elle s’était montrée indiscrète.

— Désolée, ça ne me regarde pas, la question est sortie toute seule.

— Il n’y a rien de secret, je suis à Philadelphie pour le boulot, je reviens ce soir. Je suis content que tu
aies appelé. Ça te dit de venir déjeuner avec moi demain ? je propose de but en blanc.

Silence à l’autre bout du fil, et même à plusieurs dizaines de kilomètres d’elle, je perçois son doute. Vic
semble se livrer bataille avec elle-même, et ça depuis que je l’ai revue. Elle a changé, son comportement
avec les autres aussi. Elle n’était pas comme ça il y a dix ans.
Je me rappelle encore de son regard bleu et presque éteint lorsque je l’ai croisée la première fois, et cet
écho qui disait « j’ai peur de cette foule ».
Vic est terrorisée par la vie, et je ne peux que la comprendre.

— Un déjeuner ? répète-t-elle.

Un léger sourire se dessine sur mes lèvres. Elle semble surprise que je l’invite au restaurant, comme si
c’était étrange.

— Tu préfères un diner ? Je connais un sympathique restaurant français à la sortie de la ville.

— Non, non, ce sera très bien.

Ne sois pas si distante, j’ai envie de lui dire. Mais je m’abstiens.

— Tu veux que je vienne te chercher chez toi ? Tu es chez…


— Ma grand-mère, pour le moment. Ma mère restera avec moi durant le temps du procès, quant à mon
père, il va rentrer. Ne t’embête pas à venir me chercher, je viendrai sans doute un peu en avance.

Tant mieux, bon débarras si son vieux se tire. Je n’ai toujours pas digéré notre discussion de la dernière
fois. Mais ça aussi, je m’abstiens de lui en parler.

— Alors, on se dit 11 h 30 devant l’Oriental Chinese Restaurant ? C’est près de Columbia Avenue.

—D’accord, 11 h 30 devant le restaurant.

Je m’apprête à lui dire de passer une excellente journée, qu’entendre le son de sa voix m’a levé un peu de
poids, mais Vic me prend de court en me demandant sans préavis :

— Pourquoi veux-tu que nous nous voyions ?

Je me fige, et encaisse la question. Elle est si méfiante que ça me donnerait envie d’user de mes poings
pour cette injustice dont on fait preuve.
C’est moi, et elle se comporte avec distance.

— Il me faut une raison pour vouloir passer du temps avec toi ? je l’interroge à mon tour.

— Non, c’est juste…

— Juste ?

— Tu as une vie.

Je soupire, j’adorerais savoir qui lui a mis ça en tête. Comme si j’étais passé à autre chose. Je survis moi
aussi dans ce milieu hostile qu’est la vie. Ma vie s’adapte à ce qu’il se passe.

— Ma vie est bien plus compliquée que tu ne le penses, Vic. Je suis un adulte, maintenant, je suis libre de
faire ce que je veux. Et j’ai envie de passer du temps avec toi. Mais toi, est-ce que…

— J’aimerais, oui.

— Parfait, je réponds dans un souffle.

Mais tant de questions demeurent, elle veut passer du temps avec moi mais en a-t-elle vraiment envie ?
Ou bien le fait-elle par politesse pour me montrer qu’on n’a plus rien à faire ensemble ? J’en sais rien, et
ça m’agace. J’arrive à cerner les gens désormais, par mon boulot, mais Vic, je n’y arrive pas et ça me
ronge.

— Reagan ?

Je sors de mes pensées en l’entendant prononcer mon nom. Je me racle la gorge en poursuivant :
— Oui ?

— Ce sera juste passer du temps ensemble ?

— Tu ne veux pas parler, je demande, sans vraiment demander.

— J’ai envie de juste passer un peu de temps avec toi… avant ça.

Je ne réponds pas tout de suite, le temps de cerner ses mots. Et je comprends à nouveau. Ce n’est pas
facile de parler du procès comme ça, de but en blanc alors que ça fait dix ans que nous ne nous sommes
pas côtoyés d’aussi près. Nous avons peut-être vécu ces événements, mais la vie nous a séparés. Dix ans
ont passé, nous avons changé, et nos blessures n’ont sans doute pas cicatrisé à la même allure. Vic veut
sans doute voir à qui elle a affaire à présent, et ça me va.

— D’accord, ça me va, je déclare en passant une main dans mes cheveux noirs.

— Merci.

— Vic ? je reprends.

— Oui ?

— Ne sois pas stressée ou mal à l’aise avec moi.

— Je…

— Je l’entends au son de ta voix, tu te demandes encore pourquoi tu as composé mon numéro. Je suis
Reag, Vic, pas un inconnu.

Elle ne dit rien de plus, et je pense que c’est suffisant pour aujourd’hui.

— Ça m’a fait plaisir de recevoir ton coup de fil, je lui confie, de ma voix grave.

—J’étais contente d’entendre ta voix. À demain.

Puis Vic raccroche aussi vite qu’elle a appelé, dans un coup de vent, sans prévenir. Elle vient, frappe, et
s’en va, me laissant figé.

— À demain, Vic, je soupire en rangeant également mon portable dans la poche de mon jean.

Je me tourne vers Nana, qui me snobe toujours, le nez dans son journal qu’elle ne lit même pas. Je
m’accoude au comptoir en soupirant.

— Écoute, Nana, je ne suis pas d’humeur à me battre avec toi, j’ai besoin d’accéder à un dossier pour ma
prochaine émission.

— Tu n’es jamais d’humeur, me fait-elle remarquer en haussant un sourcil.


OK, un point pour elle. Mais c’est dans ma nature, et depuis cinq ans que je viens l’emmerder une fois
par semaine, elle pourrait cesser cette querelle stupide qui la divertit, certes, mais qui me fait perdre un
temps fou.

— J’ai du boulot, et de la route à faire, je râle en tapotant ma main sur le bois.

— C’était ta copine au téléphone ?

Qu’est-ce qu’elle en a à foutre.

— Non, c’était…

Compliqué.
Je me tais, l’expression de mon visage se durcit. Comment expliquer ça à quelqu’un ? Comment mettre un
nom sur cette relation étrange qui me lie à Vic ? Est-ce qu’il y a une définition déjà toute prête ? J’en
doute. C’est beaucoup trop complexe pour être défini en l’espace de quelques mots. En voyant que je ne
poursuis pas ma phrase, mon silence fait réagir la gardienne.

— L’affaire Truman a débuté non ? déclare Nana l’air de rien.

— Ouais, je lâche amèrement.

Nous n’en sommes qu’au début, et déjà, j’aimerais être loin de tout ça.
Elle me tend le formulaire de signature par la petite fente de la grille en déclarant d’un ton las :

— On se battra un autre jour, fiston. Va chercher ce dont tu as besoin, photocopie tes rapports et sors.
T’as deux heures avant que je ne te dégage à coup de pied au cul.

Nana reprend son journal en continuant de mâcher son chewing-gum tout en faisant mine de ne pas me
prêter attention. Je date, inscris mes nom et prénom, et signe avant de lui redonner la fiche.

— Tu es un ange.

J’attrape mon sac et attends que le bip de la porte me l’ouvre pour pénétrer dans le sas qui mène à la
pièce qui m’intéresse.

— Faux-cul, me répond Nana via l’interphone.

J’esquisse un léger haussement des lèvres.

— Vipère, je lance avec amusement, en pénétrant dans la grande salle peu éclairée.

Et étrangement, au milieu de ces dossiers qui regroupent l’horreur et le sang, je me sens bien, loin du
reste, mais surtout, très loin de la réalité qui domine à l’extérieur.
Ici, je ne suis qu’un curieux qui s’occupe des affaires des autres, en oubliant les siennes. Surtout en
oubliant les siennes.
***

16 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Elle est là.


En jean et t-shirt ample, ses cheveux bruns détachés, et le regard perdu dans le vide comme s’il lui était
plus simple d’ignorer le monde alentour. Elle semble accaparée par la lecture de la carte du restaurant
chinois.
J’avance doucement pour ne pas l’effrayer, j’ai une demi-heure de retard, comme par hasard, mon
rédacteur en chef a décidé de me tenir la patte pour me parler de Truman. Je sais ce que cet enfoiré va me
demander et je n’ai pas envie de l’entendre.

— Excuse-moi, je suis en retard, je lance derrière elle, de ma voix grave.

Vic se retourne en faisant un bond en m’entendant. Elle m’offre un sourire timide en faisant mine de ne
pas avoir été surprise.

— Ce n’est pas grave, j’ai eu le temps de lire la carte deux fois et de discuter avec l’homme sushis sur
les bienfaits du poisson cru.

Elle me montre l’imbécile déguisé en rouleau de printemps qui distribue des tracts aux passants. Ils sont
toujours aussi tarés ces Japonais dans le restaurant d’en face.

— Salut, je déclare en me penchant vers elle pour embrasser sa joue.

La peau de Vic est fraiche et douce, et elle frissonne à mon contact. Sa main se pose sur mon épaule, et
elle dépose un bref baiser sur ma joue râpeuse.

— Salut, me répond-elle en prenant quelques couleurs.

Vic s’écarte l’instant d’après, comme si c’était mieux pour elle, un peu de distance entre nous. Je respecte
son choix, car ce bref instant a éveillé en moi une certaine réaction embarrassante, qui me surprend. Son
odeur féminine et sa présence sont deux mix puissants et dangereux pour mon self-control. L’espace d’une
fraction de seconde, j’ai eu l’impression d’être un adolescent qui découvre les joies de côtoyer le sexe
opposé.
Je mets ça sur le compte de la fatigue, c’est plus simple à gérer.

— On va manger ? J’ai les crocs. Tu aimes le chinois ? je lance en lui indiquant le restaurant d’un signe
de tête.

— C’est un peu comme le japonais ? me répond-elle avec amusement.


— On va dire ça, je poursuis en souriant.

Je lui indique de passer la première. Je lui ouvre la porte et elle pénètre dans le restaurant calme pour un
midi. Un serveur nous accoste et nous accompagne à une table un peu à l’écart. La décoration est typique
de ce style de restaurant et une musique d’ambiance chinoise résonne dans les haut-parleurs. Vic
s’installe face à la salle, et je prends le siège de dos. Elle commande un thé glacé et je pars sur une bière.
Le serveur repart quelques minutes plus tard, nous laissant en tête à tête. Son regard fuyant un peu le mien,
le mien cherchant le sien. Le silence est aussi pesant que notre interlude dans les toilettes.
C’est toujours moi, Vic.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? je l’interroge en la voyant se retenir.

— La situation, j’ai l’impression qu’on est devenus deux inconnus.

Son regard bleu accroche le mien, et je comprends que derrière son sourire gêné et adorable, elle cache
une grande part de vérité.

— Dix ans ont passé Vic, on a forcément changé. Tu es différente, et je suis différent. Mais nous restons,
au fond, les mêmes.

Je suis toujours le mec avec qui tu as traversé le pire. Et tu es beaucoup plus que tu ne le penses, Vic.

— J’aime toujours autant ta voix, me confie-t-elle, tu ne souris jamais ?

Je fronce les sourcils, surpris de sa question.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Tu as une expression surprise en te sentant sourire, comme si tu n’étais pas habitué à ça.

Un point pour elle.


Je frotte ma barbe de quelques jours en me demandant depuis quand je suis si lisible. Mais avec Vic, tout
est différent. Les autres pensent me connaître, et elle pense avoir affaire à un inconnu, alors que c’est
faux. Elle me connaît bien plus qu’elle ne le pense. La preuve, en deux minutes, elle a réussi à
comprendre quelque chose de moi, que peu de gens ont réussi à percer.

— Je ne suis pas habitué à sourire, je n’ai pas envie de me forcer avec les autres, je lance naturellement.

C’est la vérité. Je ne suis pas là pour leur bon plaisir. Je n’ai pas envie de faire semblant avec certains.
Mais pas elle.
Le serveur revient avec nos boissons et nous indique que le buffet est disponible. Je le remercie, et le fais
déguerpir rapidement. Pour le moment, je veux parler avec Vic. Visiblement, elle a la même idée.

— Qu’est-ce que tu fais désormais ? nous demandons en même temps.

Un rire nous échappe, ce qui détend légèrement l’atmosphère. Elle me fait signe de commencer, et je me
lance.
— Tu as repris tes études, constate Vic.

— Ouais, quand ça… s’est terminé, j’ai passé plusieurs mois à reprendre le dessus, puis mes parents
m’ont poussé à obtenir mon diplôme. Je l’ai eu à 20 ans. Ensuite, j’ai décroché un diplôme de journaliste
dans une école deux ans plus tard, et j’ai passé une autre année à me spécialiser dans les affaires
criminelles en bossant aux côtés d’agents de terrain dans les enquêtes non résolues. J’ai obtenu il y a trois
ans, un diplôme de profiler.

— C’est impressionnant.

— Ce n’est rien. Il me fallait un travail pour ne pas devenir fou, j’explique.

— Alors tu enquêtes sur des fous, conclut Vic avec une vision frappante de la réalité.

Je souris de nouveau, et j’ai l’impression que ça fait une éternité que je n’ai pas ressenti une telle
normalité en moi. Sourire, ne fais pas partie de mes qualités. Je suis plutôt réputé pour faire la gueule.

— Je relate les faits d’autres fous, oui.

— Et ton émission, qu’est-ce que tu y fais ? Je n’ai jamais regardé ça à la télévision.

— Tu vois les documentaires historiques qu’on peut faire sur Georges Washington ?

— Oui.

— Et bien, c’est pareil. La rédaction me propose plusieurs affaires et je choisis celle qui m’intéresse le
plus. Après, c’est beaucoup de recherches, de retranscription des faits, et de montages pour mettre à
l’écran des documents et une histoire qui n’existe que dans la tête des témoins.

— Et ça te plait ?

— C’est un travail comme un autre.

Je hausse les épaules en buvant ma bière, en vérité, j’avais un besoin presque maladif de travailler dans
ce milieu après ce qu’il nous était arrivé. J’ai besoin de m’occuper des autres pour ne surtout pas
m’occuper de moi.
Mais je n’ai pas envie de m’étaler sur ce sujet.

— Et toi ? Tu ne m’as pas dit dans quoi tu bossais, je l’interroge à son tour.

— Je travaille dans un cinéma.

Je souris, le cinéma et elle, c’est une grande histoire d’amour.

— C’est vrai, tu préférais regarder une histoire plutôt que de la lire. Tu es à quel poste ?
— Ouvreuse.

— Et ça te plait ? je reprends sa phrase en prenant le même air sûr de moi.

— C’est un travail comme un autre, me répond-elle en souriant légèrement.

Égalité.
Nous nous dévisageons plusieurs instants et c’est comme si un lien étrange se tissait de nouveau, c’est
comme si cette connexion entre nous, qui avait été arrachée, se reformait. Dans nos bons jours, on se
taquinait de la sorte, et on aimait ça. J’aimais ça. Et je n’ai partagé cette complicité qu’avec elle. Même
avec ma sœur et Parker, je n’ai jamais permis que ça se produise.

— Et tu fumes, constate Vic.

— C’est mieux que les médocs.

Elle m’offre son petit regard correcteur, celui qu’elle me faisait à chaque fois que je voulais prendre une
mauvaise décision. Bon sang, comme ce regard m’a manqué.
Ressaisissais-toi.
Je ne laisse rien passer, même avec elle, c’est trop frais.

— Je sais ce que tu en penses, je déclare.

— Je n’ai rien dit.

— Mais tes yeux parlent à ta place, je rétorque.

— Tu es trop beau pour mourir d’un cancer du poumon, m’avoue Vic.

Un rire sincèrement amusé m’échappe alors qu’elle boit à la paille de son thé.

— Tu penses qu’il n’y a que les fumeurs moches qui ont le droit de mourir d’un cancer du poumon ? je
plaisante en souriant légèrement.

— Non, je pense que c’est une raison de plus, que c’est du gâchis.

Je suis donc devenu trop beau. Mon cerveau masculin ne retient que ça. C’est pas mal pour mon
subconscient de ressentir ça avec ce qu’il se passe ces derniers temps.
Sans réfléchir, alors que Vic s’apprête à se lever pour découvrir la cuisine chinoise de Lancaster, je pose
la question qui me hante depuis nos retrouvailles.

— Tu as quelqu’un ? je demande.

Vic se rassoie face à moi, elle pose son assiette et secoue la tête, ses yeux se baissent comme si elle avait
honte alors qu’elle m’avoue dans un murmure.

— Non, personne.
Et toi ?
Elle n’ose pas le demander. Alors, je le fais à sa place.

— Il n’y a eu personne d’autre de sérieux, après toi, je confie naturellement.

Ma confession la surprend, je le lis sur son visage, tout comme la sienne. Il y a eu des filles après elle,
des coups d’un soir, des histoires sans lendemain. Des filles pour effacer son absence, pour ressentir
seulement du plaisir dans les bras d’inconnues et rien d’autres. J’ai traversé ces phases loin d’être
glorieuse avec ces histoires de cul. J’avais besoin de ça pour tenir. Mais jamais, je n’ai connu et ressenti
ce que j’avais ressenti auprès de Vic. Jamais.
Visiblement, notre captivité a également laissé des séquelles chez elle qui n’ont pas été cicatrisées. Et je
la comprends encore.

— Il y a un but à tout ça ? m’interroge-t-elle sans me regarder.

— À cette rencontre ? Au fait que je veuille te voir en dehors du procès ?

Vic hoche la tête, je tends une main près de la sienne pour la saisir. Avec chance, elle ne s’écarte pas.

— Je ne sais pas Vic, je réponds, entre toi et moi, c’est toujours flou, mais j’ai besoin de ta présence,
parce qu’on va revivre cet enfer, et seuls, je ne pense pas qu’on y arrivera. C’est toi et moi contre les
autres, comme depuis le début. Affrontons ça ensemble, comme avant.

— Et ?

Je sens mon cœur s’emballer face à la confession qui va suivre, mais je sais qu’au fond d’elle, elle
partage cette même envie.

— Une part égoïste de moi aimerait te redécouvrir, je reconnais.

— Pourquoi ?

Je soupire, mais ne lâche pas sa main, Vic serre même la mienne, et j’ignore depuis combien de temps, je
n’ai pas été aussi largué avec quelqu’un.

— Parce que dix ans ont passé, mais certaines choses n’ont pas changé, j’avoue d’une voix rauque.

— Mais certaines choses nous ont détruits Reagan, poursuit Vic d’un ton triste.

— Et on en parlera, Vic, n’oublie pas que nous ne sommes plus deux adolescents ayant vécu les pires
choses.

On a vécu le pire, et aujourd’hui, nous sommes encore là. Pour vivre un moment terrible que ni elle ni
moi, n’aurions aimé connaître un jour. Mais j’ai appris que rien n’arrive pour rien dans la vie. Cette
nouvelle épreuve en fait partie.
— Tu ne sais plus qui je suis, souffle-t-elle, d’une voix douloureuse.

Mon pouce caresse sa main froide, lui attirant des frissons quand je renchéris d’une voix plus grave que
la normale.

— Alors, aide-moi à réapprendre à te connaître. Faisons que ces prochains mois ne soient pas seulement
autour de ce procès.

Donne-nous une chance d’apprendre à nous reconnaître, même en tant qu’amis.


Chapitre 8
Vic

16 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

J’observe ma main dans celle de Reagan, sa grande main d’homme qui ne m’effraie même pas.
Évidemment que j’ai envie de le redécouvrir, de tout savoir sur lui, qu’il me dise ce qu’il a fait ces dix
dernières années, comment il s’en est sorti et tout ce qui fait sa vie aujourd’hui. J’ai envie de tout ça, mais
j’ai aussi peur. Où ça va nous mener ?
Je soupire en caressant sa main à mon tour, ma vie est une répétition de routines sans surprises, sans
débordement et depuis que je suis de retour à Lancaster tout est bouleversé. Le procès et Reagan. L’un ne
va pas sans l’autre et si je veux survivre, je sais que j’ai besoin de lui.
Je lève mon regard sur son visage, Reagan me tend un sourire sincère, un qui fait battre mon cœur à un
rythme effréné. J’enlève ma main de la sienne et me concentre sur mon assiette vide.

— Ce n’est pas toi qui avais les crocs ? je demande.

— Si, dit-il amusé, allons-y.

On se lève, Reagan passe devant et je le suis jusqu’au buffet. Le restaurant est plutôt sympa, calme et
tranquille, exactement ce qu’il nous fallait. J’observe Reagan avancer, la puissance qu’il dégage et qui
pourtant ne m’effraie pas. Il suffit qu’il me regarde pour que je sache que ce corps, même s’il a changé est
capable de la plus grande des douceurs et qu’il ne me fera jamais de mal.

— Bon, il lance, une fois devant le buffet, t’as une idée de ce que t’aimerais manger ?

Je regarde le buffet, des sushis, des beignets de crevettes, d‘autres choses aussi, du poulet, du bœuf, du
poisson et tellement de choix que je ne sais pas par où commencer.
Reagan commence à me parler des différents plats, il m’explique la composition et le goût que ça peut
avoir. Je pioche au fur et à mesure pendant que son assiette déborde puis on finit par rejoindre notre
table.

— J’ai pris dix kilos un an après notre sortie, je lance, j’ai commencé à manger tout ce que je pouvais,
comme si je redécouvrais le goût de tout.
Et c’est vrai en quelques sortes, ce qu’on mangeait pendant notre captivité n’avait rien de bon c’était
seulement de quoi nous maintenir en vie.
Reagan m’observe, ses baguettes à la main prête à attaquer ses nems.

— Je me suis fait des soirées découvertes du goût avec Rebecca, on s’empiffrait de tout et n’importe
quoi.

Je souris en attrapant un beignet avec mes doigts, je n’utilise jamais de couvert j’aime sentir avec mes
doigts ce que je m’apprête à avaler. Reagan suit chacun de mes gestes un sourire en coin collé sur ses
lèvres.

— Certaines choses ne changent pas, dit-il tout bas.

— Comment va ta sœur ?

Je ne la connais pas réellement, mais quand on était ensemble il m’en a tellement parlé que c’est tout
comme. Il doit ressentir la même chose vis à vis d’Elijah, je l’ai souvent bassiné avec mon chiant de petit
frère, mais eux aussi ont grandi à présent, et ils ne sont plus les petits qu’on nous a forcés à abandonner.
Reagan se met à rire, puis il me parle de sa sœur tout en mangeant ou plutôt dévorant son assiette pleine.
Il m’explique qu’elle a 23 ans maintenant, qu’elle est toujours aussi adorable et que comme lui elle
travaille dans le journalisme. Il dit tout ça avec des yeux brillant qui me montrent à quel point il aime sa
sœur.

— Et Elijah ? C’est un homme maintenant.

Je souris en grignotant mon nem aux crevettes, sacrément bon.

— Oui, il est à la fac de droit, il veut devenir procureur.

Mon frère veut devenir le défenseur des victimes et je ne cherche pas à savoir d’où lui vient cette
vocation subite alors qu’enfant il rêvait d’être pompier. Tous les week-ends il passait à la caserne avec
mon père pour aller voir les camions et avec un peu de chance monter dans l’un d’eux. Mais les choses
ont changé, ce que nous avons vécu avec Reagan a aussi eu un impact sur nos familles.

— Et toi les études ?

Je baisse les yeux sur mon assiette, gênée d’être la ratée de service au milieu de toutes ces personnes qui
ont fait des études, qui ont un emploi qui a un impact sur la société alors que je me contente d’indiquer la
salle à des gens qui viennent voir un film.

— Vic, chuchote Reagan en pressant ma main à plat sur la table, je ne voulais pas…

— Ce n’est rien, c’est juste que je me rends compte que mes rêves sont morts et enterrés et…

Je soupire, je ne vais pas commencer à pleurer ici, au milieu du restaurant alors qu’on se retrouve à peine
avec Reagan. Ce n’est ni l’endroit ni le moment. La main de Reagan joue avec mon bracelet et je
m’empresse de la retirer. Il semble perplexe de mon geste, normalement je ne fuis pas quand il me touche,
mais je ne veux pas qu’il voie ma peau tatouée. Je ne veux pas qu’il voit qu’il est gravé sur moi comme
dans mon cœur, qu’il me voit comme la pauvre fille incapable d’avancer alors que déjà ma situation
professionnelle le démontre assez.

— Ils ne sont ni morts ni enterrés, ils sont seulement en sommeil.

Je relève les yeux, il me sourit doucement, à chacun de ses sourires je sens mon cœur se serrer parce
qu’ils sont rares, comme des cadeaux précieux qu’il n’offre qu’à ceux qui comptent. Alors je compte pour
lui. Je suis quelqu’un qui a eu un impact dans sa vie, comme il en a eu un dans la mienne. Je suis bien
avec lui, ici, à l’aise même si je me sens relativement nulle en regardant l’homme accompli qu’il est
devenu, je me sens à ma place sous son regard. Il ne me juge pas, même avant il ne m’a jamais jugé,
quand j’ai craqué quand c’était trop dur et qu’il était le seul à pouvoir me soutenir, il ne m’a jamais jugée.

— Ils attendent sûrement leur prince charmant, je continue en jouant avec ma nourriture.

— Il arrive.

Je déglutis en entendant le sérieux de ses paroles, ce n’est pas de l’amusement, c’est une promesse, une
façon de me dire qu’il est là, et que si je lui laisse la place il entrera de nouveau dans ma vie.

***

On sort du restaurant, Reagan ne perd pas une minute et allume une cigarette. Je n’aime pas le voir fumer
et se détruire la santé. Le repas s’est plutôt bien passé, on a parlé de tout et n’importe quoi mais surtout
pas du passé qui nous lie et ça fait du bien, de déconnecter du procès quelques instants. Chez ma grand-
mère c’est toujours le sujet d’actualité, quoi qu’on dise on en revient à ça, et je sature. Mon père et mon
frère sont repartis ce matin pour Portland, mon frère a ses études qui l’attendent et mon père son travail.
Ne reste plus que moi et ma mère. Heureusement ma grand-mère sera là pour compenser les excès de
sécurité de celle qui m’a mise au monde.

— Tu rentres ? demande Reagan en tirant sur sa cigarette.

— Non, je vais aller me faire un cinéma.

On reste à se dévisager devant le resto avec derrière Reagan, l’homme sushis qui tente d’appâter le
client.

— Tu veux venir avec moi ? je finis par demander.

— J’ai cru que tu n’allais jamais me le proposer.

Je n’osais pas par peur du refus.


On avance dans la rue, le cinéma n’est pas loin et je me rends compte qu’on n’a jamais été au cinéma
ensemble. Le monde réel, on ne l’a jamais connu à deux, on était dans notre bulle quand on était ensemble
et ce bonheur qu’on avait malgré l’horreur n’a pas survécu à notre sortie. On n’a jamais partagé un resto,
un ciné, une simple sortie en ville, ce genre de choses que tous les couples font quand ils sont ensemble.
Nous, on a partagé la douleur et la cruauté d’un homme.

— Je vais devoir passer quelques coups de fil avant, me lance Reagan en sortant son téléphone.

J’acquiesce, on continue d’avancer pendant qu’il téléphone à son patron, je pense.


On arrive rapidement devant le cinéma, Reagan est toujours au téléphone on s’arrête le temps qu’il
termine. Je me tourne vers le kiosque en face, et les gros titres des journaux me refilent la nausée. On ne
parle que de nous, de ce procès qui n’en finit pas et qui commence à m’épuiser. Revivre le cauchemar, les
journalistes ne se rendent pas compte de ce que c’est pour une victime de revivre chaque jour la douleur
endurée pendant des années. On nous demande de guérir, d’apprendre à vivre avec ce passé, mais quand
on nous le balance à la figure sans aucune autre forme de protection c’est difficile. Déjà il y a dix ans
quand il a fallu parler, raconter, encore et encore, relater des détails sordides et réapprendre à vivre j’ai
cru mourir.
Une main se pose sur mon épaule, je sursaute tellement prise dans mes pensées, mais ce n’est que Reagan.

— Alors on se fait quoi ? Une comédie romantique ?

Je ris en regardant les films à l’affiche, il n’y a pas énormément de choix.

— Pour que tu t’endormes ? Hors de questions, un bon film d’action ce sera parfait.

Reagan prend ma main comme s’il avait peur que je change d’avis et que je l’oblige à voir une romance.
Je ris alors qu’il me traîne derrière lui, je me sens tellement bien avec sa main dans la mienne, avec pour
horizon ses épaules larges et son corps imposant capable de me protéger de tout. On entre dans le cinéma,
il prend nos places et s’adresse à la caissière avec un ton froid et sans appel. Un qui dit « ne m’adresse
pas la parole ». On passe ensuite prendre du popcorn et des boissons et nous voilà dans le noir de la
grande salle de cinéma quasi déserte.
J’adore ça, avoir une salle de cinéma entière pour moi toute seule, me sentir seule avec l’œuvre diffusée
devant moi. Je crois que si j’étais riche la première chose que je ferais dans ma grande villa ce serait une
salle de cinéma.
Les pubs commencent, Reagan pose sa cheville droite sur sa jambe gauche et pioche dans le popcorn sur
mes genoux.

— J’avais prévu de faire ça, dit-il.

Je me tourne vers lui en ne comprenant pas trop de quoi il parle. Il me lance un regard presque timide qui
fait palpiter mon cœur, parce qu’il me renvoie à ce jeune homme que j’ai connu il y a si longtemps et qui
avait presque disparu sous cette montagne de muscles et de colère qu’il est à présent.

— Quoi ?

— T’emmener au cinéma, il reprend, je me disais à chaque fois que je te lisais une histoire, qu’un jour je
t’emmènerai au cinéma et je n’aurai pas à lire, mais juste à te regarder.

Je déglutis en avalant difficilement le popcorn dans ma bouche. J’adorais l’écouter me lire des histoires,
les rendre vivantes juste pour moi et simplement entendre sa voix. Parfois je ne comprenais pas un traître
mot, trop occupée à écouter les sonorités qui sortaient de sa bouche et à me demander comment ça
sonnerait s’il disait tels ou tels mots.
Le film commence et je détourne le regard sur l’écran géant. Je prends la main de Reagan dans la mienne
en la serrant. Je ne sais pas si on s'en est sortis, si ce qu’on a traversé ces dix dernières années sans
l’autre nous a changé. Il est avec moi aujourd’hui et c’est comme si on était de nouveau seuls au monde,
mais libres.
Chapitre 9
Reagan

25 décembre 2002
Lancaster, Pennsylvanie

Neuf mois ont passé depuis notre enlèvement, et nous n’avons aucune nouvelle de l’extérieur. Pas de
télévision, pas d’internet, ni de radio. Rien. Seulement des livres, mais pas de journaux. Nous pouvons
avoir tous les récits que nous voulons, et je n’ai pas hésité à lui en réclamer en dressant une liste. La
bibliothèque déborde d’ouvrages en tout genre.
Une routine s’est installée entre Vic et moi. On apprend encore à se connaître, mais j’ai l’impression
d’avoir auprès de moi une amie de toujours. On parle souvent de nos familles, elle de son frère ainé,
moi de ma petite sœur. On aborde rarement le sujet de notre enlèvement parce que ça la fait pleurer, et
je n’aime pas la voir pleurer. Vic a de trop beaux yeux pour les noyer de larmes.
On parle de ce qu’on aimait faire avant. Je lui raconte mes exploits au baseball, les livres que j’ai lus.
Elle me parle des nombreux films qu’elle a vus, et je peux dire que Vic est une vraie cinéphile. La
télévision lui manque plus à elle qu’à moi. On passe nos journées à nous occuper comme nous le
pouvons. Vic à dessiner, elle dessine bien. Mieux que moi. Et pendant ce temps, je lui fais la lecture. Je
lis un livre par jour quasiment. On joue aux cartes et aux échecs, et je ne sais pas lequel de nous deux
est le plus doué.
Et on parle, beaucoup. De ce qu’on aimerait faire plus tard, quand on sortira d’ici. On parle de
projets, d’envies, de nourriture, de voyages. On espère, on ne se décourage pas, sinon c’est la mort. Je
refuse de baisser les bras. Je ne sais pas combien de temps on va rester là, mais rien n’est perdu tant
qu’on n’est pas au pied du mur. Pour le moment, on est captifs, pour le moment, nous avons toujours
nos chaînes, nous ne côtoyons pas l’extérieur et la lumière naturelle me manque. Mais pour l’instant,
nous sommes en vie, et je prie pour qu’un jour proche, on nous libère.
En attendant, il faut continuer de vivre. C’est ce que nous faisons, on devient la force de l’autre, le
pilier. Vic est mon pilier, et je suis sa force.
Neuf mois ont donc passé et nous ne connaissons rien de notre agresseur. Il ne laisse rien passer, il ne
nous donne aucune information sur lui, rien ne lui échappe. Il est juste Cooper, cet homme imposant
au regard sauvage et au sourire diabolique qui attire des frissons. Il est toujours aussi menaçant et
dupe.
J’ai tenté d’observer durant ces longs mois, j’ai surpris plusieurs fois une femme et un homme venir
nous descendre à manger, ou changer notre linge. Ils se montrent toujours la nuit lorsqu’ils pensent
que nous dormons à poings fermés. Ils ne nous regardent pas et se contentent d’agir. C’est comme si
nous n’existions pas.
Les mois ont passé, six de plus, et les visites de Cooper se sont faites plus régulières, plus nombreuses.
Il n’y avait que lorsque Vic était indisposée qu’il s’abstenait de venir. Tout comme lorsqu’il devait être
occupé par son emploi du temps personnel.
Il s’en est pris à Vic de nombreuses fois, et à chaque fois qu’il venait, je me demandais pourquoi elle
et pas moi. Qu’est-ce que je fais là ? Je me le demande, il ne m’a jamais… touché comme Vic. Il me
dévisage simplement avec cette impatience dans son regard. Comme une promesse silencieuse que
bientôt, mon tour viendrait. Mais mon tour ne vient jamais. Il s’en prend toujours à elle. À chaque fois,
j’essaie d’intervenir, je m’en prends une et Vic me dit d’arrêter. Nous avons essayé d’en parler, mais à
chaque fois, elle est au plus mal. Ses larmes parlent pour elle, et je sais qu’elle est détruite
intérieurement. Je n’ose même pas imaginer ce qu’il lui fait, et son regard parle pour elle.
Il l’a violée, encore et encore. Il prend son plaisir tout comme il lui prend son innocence, sa féminité,
sa vie.
Il l’éteint un peu plus à chaque fois qu’elle revient, la tête baissée, les yeux rougis. Elle s’enferme
dans la salle de bains, et en ressort longtemps après. Ensuite, elle s’allonge dos à moi, et je pars la
rejoindre pour la consoler. Je la prends dans mes bras en lui murmurant des paroles rassurantes que
jamais je n’aurais cru pouvoir sortir un jour. Je lui dis que ça va aller, que je suis là, que tout ira bien.
Mais est-ce que ça ira bien pour elle ? C’est un mensonge que je lui fais, mais un mensonge plus que
nécessaire.
Et malgré tout, j’aime la tenir contre moi, j’aime sa présence, j’aime être sa force quand Vic est faible.
Nous commençons à changer aussi. Physiquement d’abord, car l’adolescence ne s’est pas arrêtée
derrière cette porte.
Je présume que je deviens un « homme ». À bientôt 15 ans, mon corps, semble avoir pris cette
direction. Ma voix a changé, elle est plus rauque, plus cassée et plus grave. Je n’ai plus le ton d’un
gamin. Je prends en muscles aussi. Je travaille mon corps tous les jours en faisant des exercices dans
la mesure du possible. Je ne veux pas être faible face à l’autre taré, je veux être son adversaire,
pouvoir lui faire face, pas comme la première fois qu’il est venu prendre Vic. Et bordel, j’ai des poils !
Le truc que je rêvais d’avoir pour crâner devant les copains maintenant j’en ai. Sous les bras, très au
sud, sur les jambes, et une ligne s’est tracée de mon nombril jusqu’à mon aine. C’est… bizarre. J’ai
l’impression de ne plus me reconnaître, j’ai l’impression d’être devenu gauche, maladroit.
Mais ce n’est pas tout. Mon regard sur Vic commence à changer, et des envies se font de plus en plus
fréquentes lorsque je la regarde.
Elle aussi a changé, son corps se transforme et je sens que ça la met mal à l’aise. Sa poitrine est
devenue plus grosse, son corps a pris des formes au cours de ces derniers mois, des formes qui font
dresser la chose que j’ai dans mon caleçon à chaque fois que je la vois debout.
Vic est vraiment belle. Plus qu’avant. Avant, quand nous nous sommes rencontrés, je ne la regardais
pas ainsi, je voyais en elle une fille, une jolie fille. J’avais déjà de l’attirance pour les nanas, mais pas
comme avec Vic depuis plusieurs semaines.
Je la regarde comme Cooper peut la regarder et ça m’effraie. Je ne veux pas la dévisager ainsi, mais
mon corps, et ce frisson qui me gagne lorsque je la vois, est incontrôlable. L’excitation qui me gagne
me trouble. Je ne devrais pas ressentir ça, mais je le ressens. Vic est belle même avec cette tristesse
qui lui tache le visage.
Vic ne mérite pas de vivre un tel malheur, elle est trop innocente et douce. C’est la douceur incarnée,
elle me rappelle ma mère parfois, lorsqu’elle prend son air ronchon quand je dis quelque chose qui ne
lui plait pas. J’aime son rire quand mes mots l’amusent de ma voix qui mue.

— Tiens.
La voix de Vic me sort de mes pensées. Elle me tend ma bouteille d’eau, que j’accepte volontiers, je ne
sais pas pourquoi, mais aujourd’hui, la bouffe bio dégueulasse a plus de mal à passer que d’habitude.
J’avale plusieurs gorgées pour faire passer ma quinte de toux.

— Merci, je lance une fois ma gorge dénouée.

Vic me sourit en reprenant son assiette. Elle réduit en de petits bouts le steak de légumes et le mange
doucement. Visiblement, ça ne la gêne pas de manger avec les doigts, moi par contre, ça m’exaspère,
je m’en fous partout à chaque fois.
Je n’ai pas faim pour le moment, mais je reste avec Vic, enfin, physiquement, mentalement, je suis loin.
Ce matin c’était Noël. Nous avons trouvé sur la table deux paquets cadeaux. J’aurais voulu l’envoyer
se faire foutre, mais en voyant la joie chez Vic, je n’ai rien dit. Nous les avons ouverts pour découvrir
les présents que cet enfoiré nous a offerts. Un livre pour moi, le dernier Harry Potter en date, soit le
quatrième, et des crayons et feutres de marque pour Vic. D’ailleurs, je suis plongé dedans depuis notre
réveil et Vic a bien du mal à se faire à mon soudain silence.

— J’aimerais te dessiner, me lance-t-elle en me dévisageant.

J’acquiesce sans quitter des yeux mon livre, malgré ma colère, je n’ai pas pu résister à l’appel du
livre, j’attendais la suite avec une telle impatience, mais ça y est, il est sorti visiblement. Et je le
dévore. Vic pourrait me demander la lune, que je dirais oui sans même m’en rendre compte.

— Reag ?

— Hum ?

— Tu m’écoutes ?

Je secoue la tête en souriant, elle sait que je ne l’écoute pas, elle est comme ma mère, les femmes
devinent ces choses-là. Je tourne ma page pour accéder à la suivante. Sacré Potter !

— Lis-moi un passage.

— OK.

Je termine ma phrase, racle ma gorge qui semble toujours aussi nouée avant de lancer à voix haute.

— « … par un étrange phénomène, plus on redoute un événement, plus le temps qui nous en sépare
prend un malin plaisir à passer le plus rapidement possible, alors qu’on donnerait n’importe quoi
pour qu’il ralentisse… »[1].

Je me tais en comprenant ces mots, mon regard croise celui de Vic, je sais ce qui se passe en elle. Une
atmosphère pesante naît dans le petit salon, et un vent de tristesse s’empare de nous.
Pardon Vic.

— Désolé, je…
Vic secoue la tête, comme pour me faire taire.

— Tu ne pouvais pas savoir que la phrase suivante allait dire ça. Mais je dois avouer que le destin a
un sens de l’humour particulier avec nous.

Il l’a fait.
Je ferme le livre, je le poursuivrai plus tard, ces quelques mots m’ont glacé le sang. J’examine mon
assiette que j’ai à peine touchée. J’ai seulement mangé le steak, mais le reste ne me fait pas envie. Je
joue avec le restant de bouffe sans grande conviction. Un vertige me gagne, j’essaie de rester
concentré, mais ma vue devient floue. Sans m’en rendre compte, je commence à tanguer et mon
comportement inquiète Vic, je l’entends dans sa voix.

— Reag ?

— Je… je ne me sens pas bien.

Ma tête tourne de plus en plus. J’essaie de me lever, mais mon corps semble peser une tonne. Je tente
d’attraper ma bouteille d’eau, mais elle me semble si loin.

— Vic, je…

Mais je n’ai pas le temps de finir. Mon corps s’engourdit, j’entends le cri de Vic dans un écho lointain,
et je sombre. Je sombre dans ce même néant que lors de mon enlèvement. Mes mains ne tiennent plus
rien, je lâche tout ce que j’ai, ma bouteille en plastique, mon livre, et je tombe. Mes yeux se ferment, et
mon esprit se met en veille… pour je ne sais combien de temps.

***

J’ai été drogué.


C’est la constatation que je fais lorsque j’arrive à ouvrir mes yeux. Je ne suis pas dans ma chambre
avec Vic, mais dans une autre pièce plus étrange. Les murs sont rouges et noirs, et recouverts
d’étagères remplies d’objets de… torture, je n’ai que ce mot qui me vient à l’esprit en les voyant.
Je remue et très vite, je comprends que je suis allongé dans un lit. Les draps sont très doux, et… mes
mains et chevilles sont liées. Je me secoue pour voir si tout cela est solide, et ça l’est, mes chaînes
sont aussi tenaces que les autres.
L’inquiétude commence à m’envahir, je pense à Vic, où est-elle ? Qu’est-ce qu’il va m’arriver ?
Pourquoi je suis ici, attaché, comme une vulgaire offrande ?
Mais le pire, c’est lorsque je sens que rien ne m’habille. Je suis totalement nu. Et l’angoisse me
gagne.
Ça ne sent pas bon du tout.
Je n’ai pas le temps de me faire davantage de films, qu’une voix familière et glaçante résonne dans la
pièce.

— Aujourd’hui est un jour bien spécial, Reagan.


Mon regard cherche notre geôlier dans la pénombre de la pièce, j’entends ses pas, et le froissement
des vêtements qu’il enlève au fur et à mesure qu’il se rapproche.

— Je t’ai observé, longtemps, j’ai pris le temps de venir vers toi, et je sais comment le faire à présent.

Il apparaît devant moi, nu, et la gêne me gagne de voir un homme à poil. Son sexe dressé, visiblement
très excité par ce qu’il voit.

— Je joue avec Vic depuis des mois maintenant, et j’adore ça. Sa détresse, et cet abandon chez elle
lorsqu’elle s’allonge sur ce lit et se laisse faire. Oh bien sûr, parfois elle me résiste, et j’aime encore
plus.

Cooper me dévisage avec ce regard qui me répugne.

— Et toi Reagan, jusqu’à quel point es-tu prêt à jouer ?

— Vous êtes complètement taré, je lâche avec amertume.

Un rire s’échappe de Cooper alors qu’il monte sur le lit, et vient se placer à mes pieds.

— Je ne vais pas prendre en compte pour ne pas gâcher mon cadeau.

Je sens la peur me nouer l’estomac, qu’entend-il par cadeau ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Ça veut
dire que je vais…
Bordel !
Je me débats sans le vouloir, pris dans un élan de panique alors que la réalité me frappe. La main de
Cooper se pose sur mon genou et remonte très vite vers mon entrejambe exposé.

— Dis-moi, Reagan, tous les garçons de ton âge font ça, et toi ? Est-ce que tu te touches ?

Je continue de me débattre alors que sa main laisse une trace piquante sur ma peau. Il ne va pas faire
ça ?

— Bien sûr que tu te branles. Et si, aujourd’hui, c’était moi qui te faisais du bien ? Depuis quand tu
n’as pas fait ça ? Est-ce que tu l’as fait en pensant à Vic ? À sa main qui pourrait te faire… ça.

Je tente de nier, mais il me prend par surprise. Un hoquet m’échappe lorsque ses doigts saisissent mon
sexe, et qu’il commence à le faire coulisser dans sa poigne ferme, faisant naître en moi, le feu et la
honte.

— Arrêtez, je grogne.

— Pense à Vic, souffle Cooper.

Je secoue la tête, je ne veux pas penser à ça, pas à elle alors qu’il me fait ça. Mais c’est peine perdue,
mon cerveau fait le reste et les conséquences de ses doigts remuant sur cette partie si sensible chez
moi me font réagir. Mon sexe durcit davantage et bientôt, un halètement m’échappe lorsque Cooper
accélère la cadence.
Sa prise est ferme, ses gestes appuyés et experts. Le rythme de ces caresses affreuses, mais si bonnes
me rendent fou, je tente de résister à l’appel du plaisir alors que son pouce touche le bout de mon
sexe, mais je ne suis qu’un gosse qui n’a jamais tenu très longtemps lorsqu’il se branlait devant des
magazines de cul.
Je tente de chasser la vague de chaleur qui me gagne, je tente de repousser ce plaisir, parce que je ne
devrais pas ressentir ça, je ne devrais pas être… excité par un homme qui me touche, je tente
d’échapper à sa prise, toujours, mais rien y fait. Le taré me touche, et arrive même à me pousser à
bout, à l’extrême, et j’y succombe.
Comme un faible, je me laisse emporter par le plaisir de cette main experte et malveillante. Je jouis en
étouffant un gémissement de honte. J’ignore même si ce n’est pas un sanglot.
Il me repend dans sa main et il continue, il continue même lorsque je n’en peux plus, que ses doigts sur
mon membre me font mal. Il me fait mal juste après m’avoir arraché ce plaisir interdit.
Je ferme les yeux, pris par la honte, je ne veux pas le voir.
Le silence devient le maître dans la pièce alors que ma respiration est laborieuse, signe de ma récente
excitation. J’ai honte, putain comme j’ai honte.
Cooper finit par me lâcher et j’en pleurerais presque de soulagement tant ça fait du bien cette
distance.
J’ai honte.

— La prochaine fois, Reagan, je te baiserai comme je baise Vic. Sais-tu comment on fait ? Entre
hommes ? m’avoue-t-il au bout d’un moment.

Et il revient à l’assaut.
Sa main glisse sous mon sexe, je sens ses doigts à un endroit où personne n’aimerait les sentir, je tente
de me débattre, mais il arrive quand même à me toucher. À toucher cette zone. Il me dégoûte. Je veux
lui échapper, je ne veux pas de ça.
Bordel c’est injuste.

— Ici, tu vois. Je te plaquerai contre le matelas, et je m’enfoncerai en toi. Ma queue viendra baiser ce
petit cul insolent. Je le baiserai si fort que tu auras du mal à t’asseoir pendant plusieurs jours, à
chaque fois que tu bougeras, tu me sentiras. Seigneur, Reagan, comme j’attends ça.

Cooper me dit ça sur un ton rempli de promesse et d’excitation, ce qui ne manque pas de me dégoûter.

— Et si je te baisais maintenant ? Si je punissais ce petit cul insolent. Qu’en dis-tu ?

Ses doigts se font plus pressant et la peur continue de me ronger de l’intérieur.


Pitié pas ça.

— T’aimes ça hein ? Comme tu as aimé ma main sur ta queue ? Regarde comme ton corps réagit
malgré toi. Pour un gamin, tu es plutôt chanceux, dis-moi.

J’essaye de chasser la chaleur malheureuse qui me gagne alors qu’il me touche. Je ferme les yeux et
tente d’occuper mon esprit pour ne pas me faire réagir une seconde fois, lorsque soudain, sans raison,
Cooper s’arrête.
— Merci pour mon cadeau de Noël, lance-t-il, j’attendais ce moment depuis le début.

Il se relève du lit, mettant un terme à cette proximité désastreuse. Mon cœur bat toujours aussi vite, et
la peur me tord les tripes. J’ai honte d’avoir… réagi à ses caresses, honte d’avoir… aimé ça. Mais
c’était plus fort que moi, je n’arrivais pas à le contrôler. Et son regard lorsque j’ai… il me répugne.

— Les autres n’ont pas de garçons, mais moi, tu es mon plaisir interdit Reagan. Tu es ce trophée brut
que peu de gens peuvent s’offrir.

Je fronce les sourcils en entendant ça. Qu’est-ce qu’il raconte ? Qu’est-ce que ça veut dire… ces
autres ?

— En plus, j’ai découvert que tu y prenais un certain plaisir et ça m’excite d’autant plus, poursuit-il
avec arrogance.

Je me débats dans mes chaînes en hurlant :

— Je ne suis pas comme ça !

— Comme quoi ?

Je n’aime pas ça. Je n’aime pas sa main d’homme sur moi, je n’aime pas… cette intimité.
Cooper éclate de rire, mais très vite, son visage se ferme et sa voix est sans appel lorsqu’il me
menace :

— On s’en tape de savoir ce que tu es ou pas, tu es à moi. Et ton cul, ta queue ou ta vie
m’appartiennent, j’en fais ce que je veux. Si je décide de baiser ta bouche, je la baise, si j’ai décidé de
te toucher pour jouir de ta détresse de prendre plaisir à ce que je te fais, je le fais. Tu n’es plus rien,
mais tu m’appartiens.

De nouveau, il revient vers moi, cette fois-ci, il grimpe sur mon torse et s’y assoit lourdement, son sexe
est à quelque centimètre de ma bouche. Cooper saisit mes cheveux et tire avec violence en
m’ordonnant :

— Suce-moi.

Je secoue la tête en le foudroyant du regard. Il m’a piqué à vif, il a fait naître la honte sur moi, et
m’accuse de choses fausses.

— Je vais te la mordre, connard ! je déclare, fou de rage.

Cooper me tire une nouvelle fois les cheveux en m’attirant vers son sexe que je me refuse de regarder
sinon, je vais paniquer.
Son regard est glacial lorsqu’il m’annonce :

— Mors-moi, et je lui ferai mal. Je ferai mal à Vic, tu m’entends ? Je la donnerai aux autres. Ils
passeront tous sur elle, et je la baiserai encore et encore. Je baiserai son petit cul et sa petite chatte
toute chaude avec tellement de violence qu’elle en gémira de douleur. Je lui ferai tellement mal
qu’elle ne s’en relèvera pas. Sa jolie peau blanche deviendra aussi rouge que les draps, tu m’entends ?
Menace-moi encore une fois, et je te ferai terriblement mal Reagan. Je ferai plus que t’humilier en
touchant ta pauvre petite queue !

Je le dévisage avec toute la rancœur et l’insolence dont je peux faire part. Il m’a blessé aujourd’hui, il
m’a blessé et je ne m’en remets pas, j’ai besoin de me venger. De le pousser à bout comme il m’a fait
mal en me touchant sans mon autorisation.
Mais très vite, je comprends qu’à force de jouer avec le feu, on finit par se brûler.

— D’ailleurs, c’est ce que je vais faire, conclut mon bourreau.

Il se lève, je le regarde faire, en panique. Cooper va chercher dans l’une de ses étagères, un objet qui
ressemble à un… fouet.
C’est l’explosion de terreur chez moi. Je tente par tous les moyens de casser ces liens, mais mis à part
me faire mal, je n’arrive à rien.
Les minutes qui suivent sont affreuses. Cooper semble perdu dans sa colère, il a dans sa main un
martinet et n’hésite pas à s’en servir.
La première fois que les lanières fouettent ma peau, une brûlure méconnue jusqu’alors me gagne,
m’arrachant un râle de douleur. Au second, les larmes me montent, ça brûle, ça pique, c’est
douloureux. Mais il continue, trois fois, quatre fois, les lanières font un bruit terrifiant dans l’air, elles
me glacent le sang, et me font trembler lorsqu’elles arrivent sur ma peau.
J’ignore combien de fois, il répète ce mouvement, combien de fois, Cooper me fouette avec ces liens en
cuir, combien de fois, des gémissements étouffés m’échappent, mais avant que ma peau saigne, il
s’arrête.
J’ai le souffle court, mon corps tremble et mon cœur bat à vive allure lorsqu’il revient près de moi. De
la sueur perle sur mon front, je tremble des coups sur mon torse meurtri par ses soins.

— Maintenant, fais exactement ce que je te dis. Et si tu y mets les dents, je lui ferai la même chose,
OK ?

Je ferme les yeux en hochant la tête.

— Bien, bon garçon, tu vois, tout le monde peut dompter la bête. Je te l’avais dit que je te calmerais.

Cooper se réinstalle comme tout à l’heure, il me présente son horreur près de ma bouche, mais mes
lèvres restent closes.

— Ouvre la bouche ! exige-t-il.

Je sens le bout de son sexe contre mes lèvres, et l’odeur de son excitation, je sens le dégoût me mordre.
Il me dégoûte et me fout encore plus en colère. Malgré la douleur des coups de martinet sur mon torse,
je résiste.

— Tu ne veux pas obéir ? Très bien. Vic paiera, mais toi aussi.

Cooper s’écarte, et sans que je m’y attende, il me fait rouler sur moi-même, je me retrouve sur le
ventre, les bras croisés, mes épaules me font terriblement mal à cause des liens qui se sont emmêlés, je
n’arrive pas à bouger, et je comprends que les choses vont dégénérer.

— Lâchez-moi enfoiré ! je hurle d’une voix cassée.

Mais il ne m’écoute pas. Je tente de remuer, mais mes liens autour des poignets me maintiennent dans
une position désagréable qui m’empêche pratiquement tout mouvement. Les menottes m’entaillent la
peau alors que j’essaie d’échapper à sa prise.
Mais il est plus fort.
Cooper écarte mes jambes que j’essaie de maintenir fermer. Je résiste autant que je peux, mais ce
dernier sait y faire. Il relève mes hanches brusquement, me mettant dans une position plus
qu’humiliante. Je me sens exposé, et terriblement vulnérable.

— Prépare-toi, Reagan, ça va faire un mal de chien. Mais après tout, c’est comme ça qu’on les dresse,
dans la douleur.

Je l’entends cracher dans sa main, et la nausée me gagne.


Il ne va pas faire ça…
Cooper force sur mes jambes pour que je les ouvre davantage, je sens son sexe bandé contre mes
fesses, et la peur me gagne.
Il va le faire, vraiment.

— J’aurais aimé baiser ce petit cul autrement, mais tu ne me laisses pas le choix. À vrai dire, ça
m’excite même toute cette insolence.

Ses doigts s’enfoncent dans cette partie de mon corps jusqu’à présent intacte. Ma peau se recouvre
d’un frisson.
Je continue de me débattre dans le silence, je ne veux pas le supplier. Je ne peux pas. Mon père m’a
toujours appris à être fort, et un homme ne supplie pas, il se bat, et c’est ce que je tente de faire. Je
tente d’échapper à ses doigts qui remuent en moi, je tente d’échapper à la honte qui me gagne.
Bon sang, comme je me sens honteux à cet instant, et terrifié. Je suis terrifié de ce qui se passe.

— Dis-moi Reagan, fais-tu partie de ces types au lycée qui baisent toutes les petites chattes
innocentes ? Ou bien faisais-tu partie de ces stars populaires si sages et puceaux que tout le monde
respectait ?

Je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit, qu’il se met à l’œuvre. Son sexe se place à l’entrée de
mon corps, et d’un mouvement brutal et sec, il s’enfonce en moi d’un coup de reins.
Je mords le drap pour ne pas hurler, mais je hurlerais bien pourtant, tant ça fait mal. J’ai l’impression
d’être empalé sur un tisonnier brûlant. Mon corps est en feu, la zone où il opère est en feu. Je sens la
brûlure s’étendre dans mes reins, au fur et à mesure.
J’ai tellement mal. Mes entrailles sont à vif, et mon corps tremble sous ce choc de sentir quelque
chose d’étranger ici… sans accord.
Cooper halète, et pousse des hanches pour bien me faire sentir sa présence. Je tremble comme une
feuille, victime des pics de douleurs qui se rependent dans tout mon être.
Seigneur.
— Finalement, je dirais que tu fais partie du club des puceaux mignons. Quel dommage qu’une fille ne
soit pas passée sur cette queue avant moi, lâche-t-il dans un râle de plaisir.

Et il continue. Son sexe poursuit son agression, sans ménagement. Cooper me punit de mon insolence
et il n’y met pas de gant. Il se déchaîne, et me fait autant mal qu’il était en colère.
Je souffre, la douleur est terrassante, tellement que je n’arrive plus au bout d’un moment à contrôler
ma voix, et des cris de douleur résonnent dans la pièce. J’ai l’impression qu’il enfonce un poignard
dans mon corps qui me lacère de l’intérieur.
Je n’en peux plus d’entendre ses gémissements de plaisir, son corps en sueur contre le mien et son sexe
en moi. Il ne devrait pas être là, normalement, ça ne se passe pas comme ça.
Je suis que dalle. Je suis une sous merde qu’on baise comme un chien, bordel.
Jamais je n’aurais cru qu’on puisse faire ça… à quelqu’un. J’avais déjà vu cette… pratique dans les
films de cul sur le net, mais dans les pornos, ça ne semblait pas faire mal, et c’était avec une femme
qu’on faisait ça. Une femme, ou bien entre deux hommes gays, mais je ne suis pas gay. Et je n’aime pas
ce qu’il me fait.
J’ai mal, mais lui non, lui il prend son pied.
Des larmes silencieuses glissent le long de mes joues alors qu’il s’active à obtenir ce qu’il cherche de
mon corps maintenu par des liens. Cooper accélère la cadence, entretenant davantage le feu dans mes
entrailles. Je prie pour que cela s’arrête, pour que la douleur s’en aille et qu’il quitte cette partie de
moi. Je prie pour que ce cauchemar cesse, pour que tout cesse.
Comment je vais pouvoir regarder Vic en face après ça ? Comment je vais pouvoir me regarder en
sachant qu’on m’a… qu’il m’a…
Je pleure en silence, des gémissements à peine audibles sortent de ma bouche alors que Cooper
s’enfonce une dernière fois en moi, brutalement, comme depuis le début. La friction de son sexe dans
mon corps abusé déclenche des vagues de douleur étouffante. Un râle répugnant résonne à mes
oreilles et je sens quelque chose de chaud se déverser en moi.
Je ferme les yeux en laissant couler d’autres larmes silencieuses, je vais vomir, je crois, je suis à deux
doigts de le faire, mais une infime partie de la fierté qui me reste m’en empêche, qui sait ce qu’il me
ferait si je dégueulais dans ses putains de draps rouges.
Je reste inerte alors que Cooper reste figé, à savourer je ne sais quoi. Il met un moment avant de sortir
de mon corps meurtri, et lorsqu’il le fait, je m’effondre sur les draps rouges, témoins de mon
humiliation. La nausée me fait tourner la tête.
J’aimerais mieux crever que de ressentir ce que je ressens à cet instant.

— Tu n’imagines pas à quel point c’est bandant de voir mon foutre s’échapper de ton cul serré.

Je ferme les yeux en étouffant un sanglot, ses paroles sont pires que tout, agressives, tranchantes,
blessantes, mais surtout, humiliantes. Pas besoin de mots, je sens déjà quelque chose de liquide glisser
le long de mes cuisses et je doute que ça ne soit que son sperme.
Le sexe, tout ça, je ne connaissais qu’à travers les films, pornos la plupart du temps, et nos
conversations avec les copains, qui eux-mêmes avaient entendu leurs frères ainés en parler.
On avait même réussi à piquer un magazine de cul pour le regarder en cours. Papa m’en avait parlé
une fois, il m’avait pris à part un soir, pour parler « entre hommes », il m’avait dit « le jour où tu
voudras vraiment aimer quelqu’un autrement qu’avec des mots, il faudra être sûr que cette personne-
là le désire autant que toi, mais surtout, tu devras faire ce qu’il y a à faire avec respect, car le sexe
n’est pas un jeu, on peut blesser quelqu’un de l’intérieur… ».
Le sexe devait être une découverte magnifique, quoi qu’un peu désastreuse, comme toutes les
premières fois, ça devrait être un moment de bien-être, réconfortant, enivrant, plaisant… pas une
horreur comme celle-ci.
Cooper a même pris le restant de mon enfance. Il m’a volé ce que symbolise ce jour si spécial dans la
vie de chaque gamin, il s’est offert mon insouciance et y a mis fin en me faisant ça, le jour de Noël.
Mais maintenant je sais pourquoi je suis là, pour assouvir ses besoins sales et dingues. Ses besoins
tabous et dégueulasses.
Je déglutis avec difficulté, ma gorge est nouée, je n’arrive pas à bouger, je ne veux surtout pas qu’il
voie les dégâts sur mon visage.
J’entends ses pas dans mon dos, je frissonne. Il saisit ma tête pour que je le regarde, et c’est ce que je
fais, je l’affronte même si ça me tue de voir ses yeux sombres. Ça me tue de voir cette fierté et ce
plaisir dégoûtants dans ses yeux. Mais je ne veux pas lui donner raison.
Tu m’as brisé, mais tu ne m’auras jamais entièrement.

— J’aimerais te dire que la prochaine fois, je serai doux, que je prendrai le temps de prendre soin de
ce cul serré, mais j’ai tellement aimé te la mettre ainsi et sentir la détresse t’envahir, que je pense
recommencer, m’avoue Cooper.

Je ferme les yeux en serrant très fort mes paupières pour ne pas chialer. Plus jamais de larmes pour
toi, sale rat. Pourtant j’aurais envie de pleurer encore, car la peur est toujours là, mais la honte
surtout, seigneur, je n’ai jamais eu aussi honte de ma vie qu’à cet instant. Qui suis-je si ce n’est un
vulgaire sac de viande ? Car je sais que mon cauchemar ne fait que commencer.
Un rire résonne à mes oreilles, je sens la main de Cooper caresser mon visage lorsqu’il me demande,
amusé :

— Alors Reagan, où est passée ton insolence ? Je ne t’entends plus.

Elle est partie au même moment que mon innocence, enfoiré.

***

— Reag ? demande la douce voix de Vic.

Je l’ignore. J’attends juste d’être certain qu’il soit parti, loin de Vic, pour m’enfermer dans la salle de
bain. Mon esprit est déconnecté, je n’arrive pas à réfléchir. J’avance seulement vers mon but. Cooper
m’a détaché et m’a raccompagné jusque dans le salon, alors j’ai compris que j’étais dans la pièce
derrière cette porte tout le temps close.
Il n’a rien dit et moi non plus. J’ai juste vu Vic sur son lit et son regard rempli de panique en me
voyant seulement vêtu d’un caleçon.
Maintenant, je retire lentement ce caleçon, car tout mouvement me fait un mal de chien. Bordel comme
j’ai mal, mais je veux surtout enlever cette sensation répugnante entre mes jambes.
Je fonce sous la douche, et allume l’eau chaude, elle n’est pas brûlante, mais c’est ce qu’il faudrait au
moins pour l’effacer lui.
Sauf que rien ne soulagera ma peine.
Je me glisse sous le jet, je suis grelottant, et j’explose une fois sûr que mes larmes seront noyées dans
l’eau tiède. Je pleure mon désespoir, je pleure ma honte, et ma colère. Je pleure face à cette injustice
et face à la douleur. Je pleure pour mon arrogance qui m’a tant coûté.
Je pleure comme une âme en peine, sans témoin, sans personne pour me juger, car je devrai être un roc
après, pour Vic.
Est-ce que j’en ai la force ? Je n’en sais rien. C’est tellement… injuste. J’ai mal à la poitrine quand
j’y pense, en plus d’avoir mal physiquement des coups et de ce qu’il m’a fait, mon âme saigne de ces
horreurs.

— Reagan ? murmure une voix douce et inquiète.

Je me fige sous la douche et sèche rapidement mes larmes. Je sens déjà que l’eau a fait son job entre
mes jambes. Alors je me retourne pour faire face à ma seule amie, celle que je comprends mieux que
personne désormais.
Je lis la peur dans son regard lorsque Vic voit l’étendue des dégâts.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ? chuchote-t-elle, paniquée.

— Rien Vic, je souffle.

C’est tellement humiliant, tellement douloureux à avaler. Bordel, j’ai la nausée de sentir ses mains se
balader sur mon corps, ses doigts saisir mon… et le caresser. Ses doigts s’enfonçaient là… en moi et
le pire… c’est qu’il a raison. J’ai du mal à marcher, la brûlure est toujours aussi présente, à chaque
fois que je remue, elle se réveille et je le sens, ici, entre mes cuisses. Je sens les blessures qu’il m’a
causées et pas seulement dans mon être, mais surtout dans mon âme.
Je sens ses yeux sur les stries violettes sur mon torse, traces du martinet. Bien sûr qu’il m’a fait
quelque chose, elle en a la preuve sous les yeux.
Sans réfléchir, Vic pénètre dans la douche toute habillée, je suis à poil, mais elle ne semble pas s’en
soucier. Moi non plus à vrai dire, je n’ai plus cette honte du regard des autres, pas après ça.
Elle ne dit rien, et moi non plus.
Elle essaie de me prendre dans ses bras, mais je la repousse. Je ne veux pas la toucher avec son odeur
à lui sur moi. Elle me dévisage un instant, surprise, je vois la peur dans son regard, et elle n’a pas
besoin de ça. Je ferme les yeux, je l’attire contre moi, et la serre dans mes bras. L’eau coule autour de
nous, sur nous, maintenant Vic ne voit plus mes larmes. Elle est juste là contre moi, à vivre ce Noël
désastreux.
Je ne serai plus jamais le même.

— Ça va aller, me murmure-t-elle.

Vic me réconforte comme moi, je l’ai fait la dernière fois.

— Oui, je réponds.

Il m’a brisé, dans cette chambre, dans ce lit, il m’a brisé. Mais pas devant Vic. Elle ne sait pas, elle
n’a rien vu, je suis toujours le même pour elle, même si une part de moi sait, qu’elle sait déjà ce qu’il
s’est passé.
Je ferme les yeux, l’eau chaude fait mine de balayer les traces de Cooper sur nous. Les paroles de ma
précédente lecture me hantent et résonnent en moi comme un écho terrible.
« Plus on redoute un événement, plus le temps qui nous en sépare prend un malin plaisir à passer le plus
rapidement possible. »
J’aurais aimé rester dans ce sursis et ne pas avoir à entrer dans cette condamnation que ce taré m’a
imposée. J’aurais aimé que jamais ça n’arrive, mais le destin en a décidé autrement.
Bienvenue dans ce monde de fou, Reagan, et l’immersion est terriblement douloureuse.
Chapitre 10
Vic

17 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Ma mère démarre, je soupire en me calant dans mon siège. On part pour une autre journée de procès,
aujourd’hui on aura droit au réquisitoire du procureur.
Je me penche pour allumer le poste sur la station préférée de ma grand-mère, celle qui passe de vieux
tubes de country. Je souris en me calant contre la fenêtre pour regarder le paysage défiler.

— Alors, commence ma mère, qu’est-ce que tu as fait hier ?

Je me tourne vers elle, j’attendais cette question depuis que je suis rentrée après le cinéma. Hier elle ne
m’a rien demandé, elle s’est contentée de m’observer en silence et il ne fallait pas compter sur moi pour
parler. Mais voilà, elle est enfin arrivée à son maximum de patience et elle a besoin de savoir.
Elle tente de garder son calme, de me montrer que c’est une question banale en tapotant le volant au
rythme de la musique, mais je vois parfaitement ses petits coups d’œil qui insistent.

— J’ai déjeuné avec Reagan et ensuite on est allés au cinéma.

Elle arrête de tapoter en rythme, et encaisse ma réponse pendant que je repense à cette journée avec lui.
C’était bien, étrange par certains côtés, mais agréable.

— Vic, tu es sûre que c’est une bonne chose de le fréquenter pendant le procès ?

Elle s’arrête à un feu et se tourne vers moi, le regard réprobateur qu’on accorderait à un enfant qui a
fauté.

— En quoi est-ce mal ?

— Tu le sais très bien, dit-elle en prenant ma main.

Je la dévisage, toujours égale à elle-même parfaitement présentable, une femme qui inspire la confiance
et la bienséance. Je sais ce qu’elle sous-entend et qu’elle ne dit pas, que notre relation étrange pourrait
jouer en notre défaveur dans le procès, mais je me demande bien ce qui pourrait empêcher que Cooper
soit condamné. Rien, du moins je l’espère, que Reagan et moi ayons été plus que de simples amis durant
ce calvaire ne doit pas entrer en ligne de compte. Mais je sais aussi que ce sera le cas, qu’il va s’en
servir d’une façon ou d’une autre, j’espère seulement qu’il taira ce qui ne doit pas remonter à la surface.

— On est amis maman, et après ce qu’il s’est passé c’est normal non ?

Elle redémarre une fois le feu passé au vert et se concentre sur la route quelques secondes avant de me
répondre.

— Je sais ma chérie et je sais aussi qu’il te fait du bien, mais j’ai peur pour toi qu’on se serve de ce bien
pour le transformer en mal.

— Tu crois vraiment qu’on pourrait me faire plus de mal qu’on m’en a déjà fait ? je rétorque.

— Oui, dit-elle en prenant de nouveau ma main pour caresser mon poignet là où j’ai fait tatouer
l’importance de Reagan, parce que, ce que vous avez vécu ensemble compte pour toi et qu’il n’y a pas
grand-chose d’autre qui ait autant d’importance.

Je déglutis en détournant le regard. Mes doigts enserrent mon poignet comme si je pouvais nous protéger
ainsi. Je sais qu’on sera salis, que notre relation ne sera pas comprise, mais il y a une chose que personne
ne sait, une chose que pour rien au monde je ne veux voir sortir et être entendu de tout le monde et je prie
chaque jour pour que ce secret en demeure un. Je ne veux pas le revivre, je ne veux pas que ma famille
l’apprenne et me regarde encore différemment. J’ai déjà trop souffert, je demande juste à être un peu
épargnée, qu’on me laisse un minimum d’intimité et de dignité. Qu’on préserve notre bulle à Reagan et
moi.
On arrive sur le parking du tribunal, les journalistes n’ont toujours pas déserté, je pensais qu’ils allaient
se lasser au bout d’un moment, mais je suis trop optimiste. Cette affaire a fait grand bruit et tout le monde
veut savoir ce qu’il se passe. Ma mère détache sa ceinture et fixe le pare-brise.

— Ça va aller ? elle demande.

Je n’ai pas vraiment le choix, il faut que ça aille, sinon je m’effondre avant même d’être sortie de cette
voiture.

— Oui. Ne t’en fais pas, je crois que je m’habitue à croiser tous ces gens à chaque fois.

Ma mère sourit en se tournant vers moi, sa main s’approche de mon visage, j’ai un mouvement de recul
avant de la laisser faire. Elle dégage mes cheveux derrière mon oreille, un sourire nostalgique sur les
lèvres. Je crois qu’elle n’a pas fait encore le deuil de la jeune fille que j’étais avant de me faire enlever.
Celle qui adorait se faire coiffer par sa mère, lui piquer son maquillage et essayer tous ses talons.
Je détache ma ceinture à mon tour, pour fuir ce regard trop tendre qui me fait culpabiliser à chaque fois.
J’ai l’impression de devoir racheter ce temps manqué et cette souffrance qu’ils ont endurée à mon
enlèvement.

— Allons-y, lance ma mère.


***

—… C’est ce que je vais vous montrer tout au long de ce procès. Vous verrez qui est réellement monsieur
Truman, ce que ses victimes ont enduré grâce aux preuves, à leurs témoignages ainsi que ceux des experts
qui les ont suivis après leur sortie de captivité. Vous comprendrez, membres du jury, l’horrible histoire
qui s’est déroulée durant quatre ans dans la demeure de l’accusé, qui a brisé la vie de deux enfants
innocents, de leurs familles et de toute une communauté.

J’écoute religieusement Bennet Travers faire son introduction. Il est convaincant, il parle avec son cœur
plus qu’avec la loi et ça plait au jury.
On vient de passer pratiquement deux heures à l’écouter raconter ce qu’on a traversé et la vie de Cooper.
Je ne savais rien de lui, je ne voulais rien savoir surtout, parce que pour moi il n’est pas un être humain.
Il n’a pas de parents, pas de familles, il n’a pas été enfant et il n’a pas de sentiments. C’est un monstre et
rien d’autre, mais je viens d’apprendre qui est ce monstre. Il est banal dans sa vie, dans son histoire, il
n’a rien qui sort de la normale alors pourquoi a t-il fait ça ? Je ne sais pas si un jour on aura une réponse
à cette question et si lui-même a d’autres motivations que son propre plaisir pervers.
Le juge frappe son marteau et je sursaute, prise dans mes pensées. Le procès est ajourné pour écouter la
défense promouvoir son client. J’en ai la nausée de penser qu’on va tenter de lui trouver des excuses. Le
juge et le jury quittent la salle, ainsi que Cooper que je vois bouger du coin de l’œil, mais à qui je
n’accorde pas un regard. Reagan se lève pendant que le procureur range ses affaires, mais je le retiens
par le bras. Il baisse les yeux sur moi, je le dévisage en essayant de rester calme alors que je sens un
autre regard sur moi.
Reagan comprend immédiatement que quelque chose me met mal à l’aise et se rassoit. Cooper est enfin
sorti et je respire fortement.
Le procureur nous salue et nous dit à demain et nous voilà seuls dans cette immense salle chargée
d’histoire qui a dû voir passer les pires horreurs dont l’humanité est capable.

— C’était étrange, commence Reagan, j’avais l’impression d’être le spectateur de ma propre vie.

Je souris doucement, tout à fait d’accord avec lui. J’ai eu l’impression d’entendre une des histoires qu’il
me racontait sauf que celle-ci n’avait rien de belle. Je l’observe assis à mes côtés dans son costume
sombre qui lui va si bien, sa jambe s’agite nerveusement et je souris en pensant qu’il doit mourir d’envie
de s’allumer une clope, mais qu’il prend sur lui pour rester avec moi dans ce calme.

— T’as jamais regretté d’être revenu ? je demande en regardant la place vide que Cooper occupait
encore il y a quelques minutes.

Reagan ne répond pas immédiatement, mes yeux se portent sur lui, il a ce regard froid qui me fait
frissonner, pas de peur, mais d’autre chose, un regard qui réveille en moi la petite fille blessée et qui
donnerait tout pour être protégée par ses yeux capables d’affronter les pires ennemis.

— Je l’ai regretté quand tu es partie, m’avoue-t-il.

Il soupire en posant ses coudes sur la table puis sa tête entre ses mains, je vois ses doigts s’engouffrer
dans ses cheveux bruns et je repense à toutes ces fois où c’était les miens qui prenaient plaisir à faire ce
geste.
— J’étais heureux qu’on soit libres, en vie et ensemble et tu es partie et je…

Le silence retombe, j’attends qu’il continue, que les mots sortent parce qu’il sait que je peux tout entendre
et tout comprendre, que je suis cette personne pour qui le pire est la normalité. Il se redresse et tourne son
visage dans ma direction l’air grave et sérieux. Je tends la main pour la poser sur la sienne bien à plat sur
la table. Ses yeux se portent sur la jonction de nos deux corps, sur ma main sur la sienne que je presse
doucement. Il a un petit sourire désabusé qui me laisse voir parfaitement ce qu’il pense.

— Moi aussi, dis-je, je me suis demandée des centaines de fois ce qui était préférable, être libre sans toi
ou enfermé avec toi.

Reagan m’observe, oui ça peut paraître complètement fou de se poser ce genre de questions, mais du jour
au lendemain ce qui faisait le fondement de ma vie durant quatre ans m’a été enlevé et oui, plusieurs fois
j’ai voulu le retrouver plus que tout.

— On est vraiment détraqués hein ?

Je ris en relâchant sa main.

— Complètement. Je rêvais qu’on ne soit pas retourné dans nos familles, qu’on soit libre, mais tous les
deux, qu’on n’ait pas fait ce choix stupide de vouloir retrouver notre vie d’avant en espérant avoir un
avenir ensemble. J’ai voulu ça tellement de fois Reagan, que parfois j’avais l’impression que c’était vrai,
que tu étais là et que rien ne pouvait se mettre entre nous. Et puis je culpabilisais, je me disais que
j’aurais fait trop de mal à ma famille et la réalité revenait.

Reagan se cale dans sa chaise et je baisse les yeux sur mes doigts que je triture. Je n’ai jamais dit ça à
personne, pas même au psy en pensant que ce n’était pas normal de ne pas vouloir retrouver le confort
d’un foyer familial, mes parents, mon frère et leur amour.

— C’est nous les victimes, reprend Reagan de sa voix grave, et c’est à nous de s’assurer que les autres
sont heureux.

— Oui et finalement ce n’est pas quatre ans qu’on a sacrifiés, mais quatorze. Et qu’il paye un an ou toute
sa vie, rien ne nous rendra ce temps perdu.

Il se redresse rapidement et se penche dangereusement vers moi.

— Il doit payer Vic, il doit savoir ce que c’est de souffrir et d’être enfermé. Ça ne nous rendra rien, ça
n’enlèvera rien, mais il doit payer pour ce qu’il nous a fait.

Il y a une telle détermination dans son regard vert qu’instinctivement je recule sur ma chaise. Il est en
colère, Reagan se maintient en vie grâce à cette justice qui lui donnera un semblant de réparation, ou de
devoir accompli je l’ignore, mais la colère qu’il dégage, elle ne disparaîtra pas comme ça parce que son
pire ennemi sera incarcéré pour le reste de sa vie. C’est à lui de trouver l’apaisement.
Il se lève en jurant, il est déjà en train de fouiller dans ses poches à la recherche de la nicotine apaisante.
Je l’imite et fond dans ses bras avant qu’il ne s’en aille, je n’aime pas le voir ainsi, malheureux et qu’il
cache ce mal-être derrière cette froideur impénétrable qu’il ne doit pas avoir avec moi.
Ses bras se referment sur moi, je m’appuie sur son torse, j’entends son cœur battre à tout rompre dans sa
poitrine. Il soupire dans mes cheveux et son visage se pose sur ma tête.

— Je suis désolé, dit-il.

J’ignore pourquoi il s’excuse, ce n’est pas nécessaire, il a le droit de vouloir que Cooper paye ses actes
au prix de sa vie. Moi aussi je le veux, mais je me rends compte que rien n’effacera ce qui s’est passé.

— Ne t’excuse pas, je murmure en relevant le visage sur le sien.

Je ne veux pas qu’il soit désolé d’avoir mal. Mes mains encadrent son visage, ma vue se trouble, je
revois le jeune homme que j’ai connu mélangé aux traits de l’homme qui se tient devant moi si différent et
pourtant pareil. Derrière cette froideur qui lui sert de barrière, il est là le garçon que j’ai aimé, il est
caché derrière l’homme que j’aime encore.
Chapitre 11
Reagan

20 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Enfoiré.
Je quitte la salle d’audience en même temps que les autres. Aujourd’hui, nous étions sans nos familles,
dieu merci, aucun de nos proches, et surtout pas nos parents, n’ont pu entendre ce ramassis de conneries.
Je suis hors de moi, au bord de l’explosion tant ce que je viens d’entendre m’a piqué à vif, ça a rallumé
en moi un sentiment de haine si profond que j’en ai le cœur qui bat à deux cent mille. Je suis tellement en
colère que mes mains en tremblent.
Je sors du palais de justice plus vite que mon ombre, j’ignore les autres, j’ignore les journalistes qui me
demandent de leur adresser quelques mots. Bordel, je les déteste ces connards de reporters à la recherche
de la moindre info croustillante à se foutre sous la dent.
Dehors il y a du vent, le temps est gris, on va se prendre la flotte. C’est peut-être ce qu’il me faudrait
pour calmer mes nerfs, de la flotte. Me prendre une bonne rincée d’eau froide. Je vais sans doute rentrer,
prendre Bax et partir courir dans la forêt à l’extérieur de la ville.
M’éloigner de tout ce bordel.
Je me mets à marcher dans la rue, je cherche mon paquet de clopes dans les poches de mon costard, je ne
range jamais mes clopes au même endroit, je devrais, ça m’éviterait de tout le temps les chercher, c’est
comme mon briquet que je ne suis jamais foutu de mettre dans le paquet de clopes.
Désespérant.
Je finis par les trouver, j’en glisse une entre mes lèvres que j’allume dans la foulée. Je suis obligé de
m’arrêter pour l’allumer, tant le vent est puissant aujourd’hui.
Mon portable sonne, le temps que je le trouve lui aussi, je rate l’appel, mais lorsque je vois de qui ça
vient, ma colère ne fait que s’accroître.
Mon patron m’a laissé trois messages vocaux, je ne les écoute pas, je sais ce qu’il me demande. Il ne
lâche pas l’affaire, quand il a une idée en tête, il ne l’a pas au cul celui-là.
Je vais finir par l’envoyer se faire foutre, lui et ses envies d’audiences à la con.
Derrière moi, j’entends une voix essoufflée qui hurle :

— Reagan ! Attends-moi.

Mais je ne m’arrête pas, je change même de direction, je n’ai pas envie de parler, ni même d’exploser
devant témoin. Surtout pas devant Vic, il ne manquerait plus que ça. Déjà que l’autre jour c’était bien
parti pour. Je jalouse son calme, je jalouse sa peur, parce qu’à défaut d’être en colère, elle est occupée
par d’autres sentiments. Les miens me rongent et me font mal.
Il est 19 h, je ne réfléchis pas, mon corps me traîne directement vers un endroit où il sait que je vais
pouvoir encaisser tout ça.
Sauf que Vic n’est pas prête à me laisser seul, elle me suit depuis ma sortie fracassante du tribunal.

— Reag, arrête de marcher, on peut en discuter…

Je me fige, et me tourne pour lui faire face. Je tire sur ma clope et recrache la fumée avec colère en la
dévisageant. Elle est à quelques pas de moi, dans son jean noir, et son simple chemisier blanc qui lui va
trop grand, ses grands yeux bleus remplis de compassion, mais également d’inquiétude. Elle a senti que je
partais en couille aujourd’hui, elle l’a vu à ma façon de serrer la mâchoire, mes mains, et ma jambe qui
remuait beaucoup trop. Je n’ai rien dit, je ne l’ai même pas regardée, non, mon attention était focalisée
sur cet enfoiré qui dévisageait son avocat plaidant sa cause, dressant de lui un portrait de l’homme parfait
qui a pris, à un moment donné, une mauvaise voie.
Putains d’excuses.
Mais ce que Vic ne voit pas, c’est bien ce qu’elle engendre en moi depuis nos retrouvailles. Ça non plus,
je n’arrive pas à le contrôler, c’est trop fort, et trop déstabilisant. Cette journée avec elle m’a apporté
autant de bien que de mal. J’ai envie de certaines choses, qu’elle ne peut plus me donner pour diverses
raisons. Des choses que je pensais enfouies suffisamment profond pour affronter ce procès en homme
intouchable et impénétrable.
Vic me dévisage avec douceur, et seigneur, comme je l’envie cette douceur.

— J’ai besoin d’air, sinon, je doute de rester calme très longtemps, je déclare avec froideur, alors laisse-
moi seul ce soir, Vic.

Laisse-moi gérer une seule chose à la fois, laisse-moi gérer le contrecoup d’une journée aussi
merdique que celle qu’on vient de passer, laisse-moi gérer ce qu’il engendre lui, à défaut de gérer ce
que tu engendres toi. Il y a trop de trucs en même temps, et j’ai l’impression que je vais devenir fou.
Sauf que je le suis déjà.

— N’affronte pas ça tout seul, me lance-t-elle en s’approchant.

Mais je recule. Un rire amer m’échappe alors que je tire sur ma clope, au-dessus de nous, le tonnerre
gronde en écho avec ma colère intérieure.

— Je suis seul depuis bien longtemps Vic, je murmure d’une voix sombre.

Même toi, tu es partie, alors la solitude, je connais, j’y suis habitué, je vis comme ça depuis dix ans.
Personne ne peut comprendre, elle le pourrait, mais je ne peux pas. Je ne peux pas vider mon sac comme
ça alors qu’on évite le sujet depuis qu’on s’est revu.
Certaines plaies saignent encore. Elles sont douloureuses, à vif, et si profondes que j’ai l’impression
qu’elles ont été causées hier.

— Parle-moi, dis-moi quelque chose… m’implore-t-elle doucement.

Il y a tant de choses que j’aurais à lui dire, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, j’ai épuisé toute ma force
et ma retenue pour rester assis sur cette maudite chaise et ne pas me ruer sur le banc des accusés pour le
buter.
Un seul combat à la fois.

— Tu veux que je te dise quoi ? Ayons pitié de cet enfoiré ? Non merci. Je veux oublier cette journée.

— Reag…

Je ferme les yeux en sentant sa main saisir la mienne. Un frisson parcourt ma peau sous ce contact et
quelque chose de plus difficile à gérer naît en moi en une fraction de seconde. C’est comme si Vic
appuyait sur un interrupteur.
Ce putain de désir est de retour, au moment le plus merdique.

— Vic, va-t-en s’il te plait ! je la presse.

— Pourquoi ? me demande-t-elle.

Mes yeux s’ouvrent, je croise les siens, et ce que j’y lis, brise le peu de retenue qu’il me reste.
Elle ressent la même chose. Il y a toujours cette lueur.
Sans réfléchir, ce qui doit arriver depuis le début, arrive. Je jette ma clope, ma main la saisit pour la
rapprocher, et sans douceur, je me penche pour écraser mes lèvres sur les siennes. Le contact de sa
bouche m’électrise. Des frissons naissent en moi, ainsi qu’une pulsion incontrôlable d’en avoir plus.
Je la pousse jusqu’au mur du bâtiment derrière nous, nos deux corps entrent en choc, mais ça ne nous
arrête pas.
Vic ne me repousse pas, au contraire, ses lèvres réagissent aux miennes. Elle m’embrasse à perdre
haleine, comme si nos vies en dépendaient. Comme si ce baiser représentait tellement plus qu’un moment
de faiblesse.
Sa langue rejoint la mienne dans une caresse enivrante, je sens l’excitation en moi s’accroitre avec force,
dominant tout le reste. J’ai envie de la toucher, de sentir mes mains se balader sur son corps, comme
avant.
Notre baiser se fait plus pressant, plus langoureux. Ses mains s’agrippent à mon cou, glissent dans mes
cheveux, et je ne peux pas la repousser. J’aime ses lèvres qui me dévorent avec autant d’envie que les
miennes. J’aime la passion et la douleur que ce contact engendre aux souvenirs de toutes ces fois où on
s’est retrouvés ainsi, à s’aimer de nos bouches, avant de s’aimer avec nos corps
C’est pour ça Vic.
Je sens ma queue réagir dans mon pantalon, dure et prête à plus, à la retrouver totalement. Je sens son
corps réagir à cette pression, je n’ai pas oublié le son délicieux qu’elle fait lorsqu’elle a envie de plus, et
je jurerais que bientôt, je vais l’entendre, et c’est ce qui me fait me figer.
Je romps notre baiser, mon souffle court est en rythme avec le sien. Son front se pose contre le mien, je
jure en me sentant au bord de la rupture. Si je ne m’éloigne pas maintenant, je voudrais plus, et je ne
mérite pas plus.

— En fait, ça fait tellement mal de t’avoir comme ça, je chuchote contre sa bouche.

— Reag…

Je secoue la tête en m’écartant d’elle, loin de sa bouche douce, et des souvenirs que ce baiser engendre
en moi.

— Je suis désolé Vic, j’ai besoin d’être seul.

Je ne sais pas si je m’excuse pour ce qu’il vient de se passer ou pour le reste. Tout ce que je sais, c’est
qu’il y a bien quelque chose à me faire pardonner, quelque chose qu’elle ignore, mais qui me pèse.

***

On nous a raconté sa vie aujourd’hui, et c’est ce qui m’a rendu fou. Je n’avais pas envie d’entendre ça. Et
pourtant, tout ce qu’ils ont dit, je le savais déjà. Je savais que Cooper Truman bossait dans le commerce
international avec les pays du Moyen-Orient et d’Asie. C’était un grand homme d’affaires respecté dans
son milieu, craint, autoritaire, et brillant. Il avait apporté sa contribution dans le développement de
certaines structures pour les plus démunis. Truman était marié depuis plus de quinze ans. À la femme
qu’il avait rencontrée au lycée. D’après cette dernière, il était un père aimant, protecteur et toujours
présent. Ces proches disent de lui qu’il était un homme charmant, rempli d’humour, et de compassion. Un
homme avec lequel, on aime discuter. Il était aussi membre de plusieurs associations caritatives, il faisait
des dons pour aider les gamins dans les foyers à Philadelphie.

— À les entendre, on dirait que c’est un parfait samaritain. Un homme exemplaire, un père fabuleux, je
lâche d’une voix amère.

Je joue avec le fond de mon verre de whisky en le remuant. Je ne sais pas quelle heure il est, ni depuis
combien de temps j’ai posé mon cul ici. Parker m’a laissé la bouteille que je sirote depuis un moment.
L’alcool n’arrange pas les choses, mais ce soir, il m’aide à supporter ce que j’ai pu entendre.
C’est juste une ordure. Il n’est rien d’autre que ça, qu’une ordure qui a détruit nos vies.
Je sens le regard de mon meilleur ami sur moi, il essuie ses verres un à un. Le bar est fermé depuis une
bonne heure, les lumières sont tamisées, mais je n’ai qu’une envie, c’est terminer cette bouteille et ne pas
être lundi pour voir ce cauchemar recommencer.

— Il a deux enfants, bordel. Une fille et un garçon, je lance à Parker sans le regarder.

Truman a une famille. Il nous a enlevés à la nôtre en sachant ce que ça pourrait faire. Je l’ai su quelques
mois après notre libération. J’ai voulu en savoir le plus possible sur lui, sur ce monstre, je voulais
comprendre comment on peut faire ça à quelqu’un.
Mais le truc, c’est qu’il n’y a rien à comprendre. L’Homme est capable du pire, sa nature humaine peut
parfois être extrême. Cooper fait partie de ces humains qui se pensent capables de tout. Les psys ont
diagnostiqué chez lui un état sadique, pervers et manipulateur. Vivre une double vie l’excitait.
Ça l’excitait bordel.

— Et le pire, c’est qu’ils ont nos âges. Bordel, ils avaient le même âge que nous lorsqu’il…

Je serre mon verre en sentant la haine me tordre l’estomac. Seigneur comment on peut faire ça, comment
on peut serrer dans ses bras ses propres gamins alors qu’on maltraite ceux des autres.
— Comment on peut faire ça, je souffle. Comment on peut vivre auprès d’une famille, alors qu’en secret
on est capable de faire le pire à d’autres gosses.

Mon boss m’emmerde pour que je fasse un reportage sur notre affaire, parce qu’il sait que j’ai déjà en
possession tout ce qu’il me faudrait. J’ai tous les rapports d’expertises psychiatrique de ce dingue. Il
n’est pas fou, juste pervers et cruel.

— Reag ?

La voix de Parker résonne en écho dans ma tête, j’ai un mal de crâne puissant entre l’alcool et la colère
qui demeure en moi. Je n’arrive pas à l’évacuer, parce que je flippe à l’idée de le faire, je doute que je
serais capable de me contrôler.

— Je suis en colère, je marmonne d’une voix dure.

— Tu as le droit. Il le mérite, le contraire serait plus qu’inquiétant, renchérit Parker.

Je ferme les yeux en sentant ma poitrine se serrer, s’il n’y avait que lui, si ma haine était dédiée que pour
un seul homme.

— Je ne suis pas seulement en colère contre lui. Je le hais, si je pouvais, je le tuerais, je déclare avec
rage, on n’a pas plaidé la peine de mort… mais si ça ne tenait qu’à moi, ce pourri ne respirerait déjà
plus. Si ça ne tenait qu’à moi, je voudrais le voir crever. Je voudrais le voir noué sous la peur alors
qu’on lui administre l’injection létale pour qu’il ressente ce que ça fait d’être impuissant.

Il nous a tellement pris. Tellement. Tant de choses auxquelles on tenait, tant de liberté, de propriété, de
vie.
Je vois la vie comme un puzzle. Chaque pièce a son importance pour réaliser le tout. Mon puzzle est
troué, il lui manque plein de parties, plein de petites pièces qui avaient leur importance. Il les a remplacé
par d’autres, qui n’ont rien à voir avec le dessin de base. Elles sont noires, elles font tache dans le décor.
Mais surtout, elles sont douloureuses.
Je voudrais qu’il ait mal autant que j’ai mal. Je voudrais qu’il souffre autant que je souffre. Je voudrais
qu’il ait à vivre cette vie remplie de mensonges. Cette vie où chaque jour, il faut affronter le regard des
autres, de ceux qui savent, de ceux qui vous donnent envie de vomir avec leur pitié, pitié qui vous
rappelle ce qu’on vous a fait. Je voudrais qu’il ait à survivre à ces démons qui rendent fou, à ces nuits
remplies de noirceur où on n’arrive plus à faire la différence entre réalité et démence. Je voudrais qu’il
ait à affronter ce sentiment déchirant qui vous broie de l’intérieur, tant la douleur vous habite. Il faut
apprendre à vivre avec ça, avec ce mal qui vous ronge. Il faut une force surhumaine pour ne pas flancher.
Et après cette journée, je n’en ai plus.

— Tu es ivre, Reag.

Je me tourne vers Parker en levant mon verre, et en brandissant la bouteille de Whisky que je n’ai pas
encore finie. Bordel ouais, je suis ivre, et alors ?

— Je le déteste. On m’a séparé en trois, mon vieux. Il m’a pris un bout de moi, les autres ont pris le reste
en agissant comme ils ont agi…
Et il ne me reste qu’une parcelle. Qu’un seul bout, et ce bout-là, il déguste. Je parle tout seul, mes propos
n’ont pas de sens pour quelqu’un qui n’est pas dans ma tête, j’ai juste besoin d’extérioriser toutes ces
choses en moi qui demeurent depuis trop longtemps.

— Son avocat parle d’une dépression qu’il aurait eue, une sorte de dédoublement de personnalité qui
serait due à son enfance difficile, j’ironise.

Ce sont des putains d’excuses ! Ce n’est pas parce qu’il a grandi sans père qu’il est comme ça. C’est sa
nature, il est pervers, point barre. Combien de pères quittent leurs foyers ? Une tonne, et pourtant c’est
pas tous les gamins délaissés qui pètent un câble.
Non, il est juste taré.
Parker pose une main sur mon épaule qu’il presse. Il m’apporte ce réconfort silencieux et calme, il ne me
juge jamais, il écoute et ne dit rien, sauf si je veux entendre son avis. Il n’est pas comme mes parents qui
ne peuvent pas s’empêcher de l’ouvrir et d’étaler leur science.
Putain, je ne supporte plus personne ce soir.

— Je t’admire pour ton courage mon pote, mais là, tu vas exploser.

— Je suis toujours une bombe à retardement et tu le sais.

Je vide mon verre d’un trait, le liquide ambré ne me brûle même plus la gorge. Ma main tremble lorsque
je le repose.

— Je pensais être plus fort que ça. Je pensais que je tiendrais le coup durant ce procès, mais je me suis
amèrement trompé. Regarde ! Ça fait plus de deux semaines, et je suis déjà le cul dans ton bar, à boire
comme un trou. Ce mec n’a aucune excuse, Park, aucune.

Quand je pense à tout ce qu’on a subi, il ne faut pas être juste « déprimé » ou « sous pression » pour agir
ainsi. Il faut simplement être un taré, et c’est ce que Cooper est. Un dingue sadique et pervers qui prend
encore son pied derrière son box.

— Personne ne peut comprendre, je souffle.

— Si, Vic.

Vic. Vic que j’ai méchamment envoyé bouler aujourd’hui juste après l’avoir embrassée, avant de déclarer
que ça faisait mal. Depuis quand embrasser quelqu’un blesse ? Depuis que ça nous concerne nous. Ce
n’est pas seulement ses lèvres que j’ai embrassées, c’est beaucoup plus. C’est notre passé, nos épreuves,
et l’amour si puissant qu’on se portait, un amour qui dévaste quelqu’un. L’amour fait mal, et je peux le
confirmer. J’ai aimé une femme dans des circonstances ignobles, j’ai connu le déchirement quand on nous
a séparés, quand on a vécu le pire. Notre amour est malheureusement douloureux parce qu’il ne pourra
sans doute jamais contrer ce qu’il s’est passé.
Ces connards de romantiques diront que l’amour peut tout surmonter, j’aimerais leur dire que c’est faux.
L’amour ne guérit pas de tout, l’amour rappelle parfois le pire.
Quand je vois Vic, quand je l’embrasse, je repense à notre passé. À la première fois que je l’ai fait, la
première fois où j’ai frémi face à elle.
Notre amour est anormal, mais c’est le nôtre, il a traversé les années et je l’ai compris à la seconde où
mes lèvres se sont posées de nouveau sur les siennes. La douleur fulgurante qui m’a coupé le souffle
lorsque j’ai ressenti cette pulsion en moi, ces papillons dans le ventre. Ceux qui nous font comprendre
« merde, je suis amoureux ». Je les ai connus avec elle une première fois, et ils sont toujours là.
J’aime toujours une femme que je ne pourrai jamais avoir. Pourtant je lui ai demandé d’essayer, je l’ai
presque implorée de donner une chance à notre relation et voilà que je semble faire machine arrière parce
que je percute que je suis trop bousillé pour elle. En apparence, j’ai l’air d’être un mur impénétrable et
froid, et c’est ce que je suis, mais à l’intérieur, c’est le désastre.

— Je l’ai embrassée, je lance dans un chuchotement douloureux.

— Tu l’as embrassée, répète Parker.

Je ferme les yeux en me remémorant cette sensation dingue d’avoir sa bouche sur la mienne un bref
instant.

— Tu as son prénom tatoué sur le torse, déclare-t-il.

— Et alors ?

— Cette fille, ce n’est pas rien, mec.

— Cette fille, c’est tout, Park, et c’est bien ça le problème.

Elle me rappelle le pire, autant que le meilleur et je suis déchiré entre les deux, parce que justement,
aujourd’hui, ce n’était pas le pire, et je suis dans un état lamentable. J’ai peur à l’idée de rentrer chez moi
et de m’effondrer dans mon lit. J’ai peur à l’idée de ce que je vais pouvoir rêver cette nuit. Peur de ne
plus rien contrôler. J’ai l’impression d’être un pantin assis sur ce fauteuil dans cette immense salle à les
écouter raconter nos vies comme s’ils savaient réellement ce qu’il s’est passé.
Ils savent, ils savent les sévices, ils savent les récits, ils connaissent les actes, mais le reste ? Ce n’est
qu’éphémère à leurs yeux.
J’observe mes poignets, je me souviens de la douleur qui m’élançait alors que je me débattais. Personne
ne peut savoir ce que ça fait. Les flashbacks, les cauchemars, les douleurs internes qui ne se voient pas.
Cooper est détraqué, et bien moi aussi, il m’a détraqué.
Je ne sais pas quoi faire avec Vic, je suis tiraillé entre mon envie d’être avec elle, et mon envie de la fuir
pour ne pas souffrir un peu plus.

— Mon pote…

— Je le sens mal, je lâche d’une voix tremblante, je sens qu’un piège se referme autour de nous, et
personne ne le voit. Il est trop serein, trop maître de la situation. Si tu l’avais vu aujourd’hui…

Il souriait, cet enfoiré nous regardait et il souriait. Ça se voyait qu’il adorait le spectacle, me voir
m’énerver un peu plus à chaque mot. Bordel ouais, j’ai connaissance de sa fameuse gentillesse, elle m’a
laissé une tonne de cicatrices à l’âme, mais pas que.

— Le procureur a toutes les preuves pour le faire plonger à vie… m’assure Parker en essayant de
m’enlever la bouteille.

Mais je la saisis en le dévisageant. Je dois faire pitié à voir, et honnêtement, j’en ai rien à foutre.

— Justement, Park, il y a certaines choses, qu’il ne sait pas… je murmure d’une voix à peine audible.

Certaines choses que personne ne sait d’ailleurs et qui pourraient jouer en sa faveur. Mais je sais que
bientôt, ces secrets vont être déterrés. Truman va les utiliser, je le sais, j’ignore quand, mais je l’ai vu
dans son regard. Il va les dire, et ils seront tous au courant. Et ça nous achèvera. Il va finir le travail, et
j’ignore dans quel état il faudra me ramasser après ça. Et ce ne sera pas l’alcool qui me fera oublier le
pire. Dix ans de silence n’ont pas aidé, alors le reste…
Je me sers un nouveau verre que je vide d’un trait. Parker ne semble pouvoir plus rien dire, je ne lui en
veux pas. Ce soir, moi non plus, je ne sais plus quoi dire, ni même quoi en penser. La vraie vie la voici,
nous avons tous nos démons, et les nôtres sont beaucoup plus sales et vils que les autres. Tout comme nos
secrets.
Chapitre 12
Vic

15 Août 2003
Lancaster, Pennsylvanie.

— Vic… lance Reagan en soufflant.

Je souris, mais le cache très vite et lui tend ce regard de chien battu auquel il ne résiste pas. Encore
moins aujourd’hui. Il soupire de nouveau, passe la main dans ses cheveux mouillés et finit par me
donner ce que je veux.
Il s’assoit, dos au mur de son lit, ses jambes étalées devant lui emprisonnées dans une serviette et le
reste de son corps libre à ma vue. Son torse où des muscles se dessinent de plus en plus est parsemé de
gouttes d’eau, son visage aussi grâce à ses cheveux un peu trop longs qui gouttent sur lui. Il est…
sexy.
Je déglutis, puis je baisse les yeux sur ma feuille, je me trouve répugnante de penser ça.

— Ne… ne bouge plus.

Je me secoue mentalement, il va bien falloir que je le regarde pour le dessiner et pourtant je ne lève
pas une seule seconde les yeux sur lui. Je suis mal à l’aise des sensations que son corps a déclenchées
en moi. Du désir. Je déglutis en sentant la nausée arriver, ce que je ressens pour Reagan n’a rien à
voir avec ce que Cooper ressent pour nous deux, non rien, moi ce n’est pas cruel ou monstrueux, c’est
pur et innocent comment devrait l’être les relations de deux ados de notre âge. Je n’ai pas à en avoir
honte, pourtant c’est tout ce que je ressens. Une honte de le vouloir, alors que dans quelques heures je
subirai les assauts de l’autre dégénéré. Je ne suis pas normale, je ne le suis plus et si jusqu’ici Reagan
m’aidait à garder la raison, quand je le vois ainsi, j’ai du mal à la garder. Mon ventre se serre et entre
mes jambes l’humidité s’installe. Je me tortille sur mon lit, Reagan ne bouge pas il attend que je
finisse de le dessiner patiemment.
J’ai fait des dizaines de dessins de lui, quand il dort, quand il lit, quand il fait du sport, mais jamais
quand il sort de la douche et qu’il a tout de l’homme qu’il sera un jour. Même si son regard a changé
depuis Noël, Reagan sera un bel homme. Je ne suis pas super douée en dessin, mais j’aime ça, ça me
permet de penser à autre chose. Reagan rit parfois de mes dessins en pensant qu’ils n’ont rien à voir
avec lui, ce qu’il ne comprend pas c’est que je dessine ce que je vois de lui, pas ce qu’il pense être.
Il n’a plus cette lueur dans les yeux, ce regard déterminé prêt à mettre fin à tout, il est brisé à présent,
tout comme je le suis. Mais il ne perd pas espoir, il continue de me dire qu’un jour on sera dehors, que
tôt ou tard on s’en sortira. Je le crois, Reagan est ce qui m’empêche de sombrer et si lui sombre, on est
foutus. Je sais que je me repose trop sur lui, mais de nous deux, c’est lui le plus fort malgré ce qu’il
endure.
Je sais ce que lui fait Cooper, il m’en a fait lui-même l’exposé à plusieurs reprises et mon cœur se
brise à chaque fois qu’il revient et que je pose les yeux sur Reagan en sachant ce qu’il a enduré.
Il nous drogue tous les deux à chaque fois qu’il vient le chercher. Au début il se contentait de droguer
Reagan, mais il a dû en avoir marre de mes cris, de mes injures et des coups que je tentais de lui
donner. Alors, on ne sait jamais quand, mais on se retrouve dans les vapes et à mon réveil Reagan
n’est plus là.
Il revient et cours se jeter dans la douche, il m’empêche de le toucher avant qu’il soit lavé et je le
comprends, ce sentiment de saleté qui perdure, moi-même je frotte mon corps à n’en plus pouvoir et
pourtant il est toujours sale.
Si pour Reagan on ne sait pas quand il viendra le chercher pour moi, on le sait, c’est aujourd’hui.
Mon cycle est réglé comme une horloge et Cooper attend toujours que je ne sois plus en période
d’ovulation pour assouvir ses désirs répugnants.

— Vic, reprend Reagan d’une voix tendue, on peut faire ça une autre fois.

Je relève les yeux vers lui, sa voix a mué, il a encore du mal à s’en approprier chaque mesure, mais
cette fois elle est vraiment grave et brisée.

— Non, je…

Il relève les jambes contre son torse et détourne le regard de moi, je mets quelques secondes à
comprendre ce qu’il se passe quand je vois sa mâchoire crispée, ses yeux fermés et ses lèvres faire des
mouvements. Il se sermonne en serrant les poings et si je désire Reagan alors que je devrais être
dégoûtée à la vue d’une personne du sexe masculin, lui aussi me désire et il en a tout autant honte que
moi.
J’allais lui dire de ne pas se cacher de ne pas s’en vouloir quand la porte s’ouvre. Mon cœur palpite
en sentant l’heure proche, j’essaye de ne pas réagir, de ne pas me laisser submerger par la peur, mais
à chaque fois je suis toujours morte de trouille. Reagan ne bouge pas, il se contente de fusiller du
regard Cooper qui a fait son entrée dans la pièce. Mon carnet à dessin tombe à terre et Cooper
détourne le regard de Reagan pour se poser dessus. Je reste inerte à entendre les battements de mon
cœur en voyant son sourire carnassier s’effacer. Il regarde mes dessins, j’ai l’impression qu’il les
viole avec ses yeux de pervers et je me lève pour lui enlever le carnet des mains. Mais je récolte
seulement une gifle qui me fait retomber sur le lit.
Reagan se lève à son tour pour me venir en aide et Cooper lâche enfin mon carnet pour l’attacher
avec ce lien qui lui scie à chaque fois les poignets au bord du lit.
Reagan sans se laisser faire, et avec à chaque fois plus de force, finit quand même attaché.

— Tu deviens fort petit enfoiré, mais pas assez fort pour me battre, juste assez pour m’exciter un peu
plus.

Il caresse le torse de Reagan, je déglutis en le voyant prendre du plaisir comme j’ai pu en prendre à le
regarder à la sortie de la douche.
Sa main passe sous la serviette, Reagan se débat et je vois le regard de Cooper se faire plus dur. Il
relâche Reagan et se redresse en le fusillant du regard.
— C’est elle que tu veux ?

Sa voix est tranchante, Reagan ne répond pas il se contente de ne pas baisser les yeux et je retrouve sa
combativité.
Cooper sourit, puis se met à rire en s’approchant de moi. Je tente de refréner ma peur, de me dire
qu’après tout ce qu’il m’a fait rien ne peut plus me faire de mal. Mais je me trompe amèrement.
Cooper me saisit, il enlève mon t-shirt et arrache le short grâce au scratch à la taille, ainsi que ma
culotte. Je me retrouve nue, à me débattre contre cet enfoiré. Je le frappe, le griffe, sous les cris de
Reagan qui n’ont aucun effet, comme mes coups. Il me gifle, me retourne sur le ventre, je réussis à me
remettre sur le dos, mais il me prend par les cheveux et me remet sur le ventre. Il grimpe sur mon lit, je
ne sais plus où je suis entre, peur et instinct ni ce qu’il compte faire, mais j’en ai quand même une
petite idée et je ne veux pas.

— Non, non s’il vous plait non !

Cooper rit en portant sa main entre mes jambes alors qu’il me tient par les cheveux de l’autre.

— Ta gueule salope !

J’essaye de réfléchir de trouver un moyen d’échapper à ça devant Reagan, mais rien n’y fera je le
sais, il a décidé ainsi et ce sera comme ça.

— Dans la chambre, dis-je d’une voix à peine audible, s’il vous plait dans la chambre.

Cooper rit, sa main s‘abat sur mes fesses, la claque me fait crier, puis son doigt s’enfonce violemment
en moi avant de se figer.
Il redresse ma tête plus fortement pour me regarder, je sens son souffle sur ma joue et son haleine
dégoûtante.

— Toi aussi tu le veux, ou c’est pour moi que tu mouilles comme ça ?

Je ne réponds rien, il me relâche, se redresse et j’entends la ceinture de son pantalon se défaire.


Non, pas ici, pas comme ça, pas devant Reagan, pas ça…

— Laisse-la, enfoiré, laisse-la !

Reagan crie je suis incapable de le regarder trop honteuse qu’il me voie ainsi.

— Je voulais te donner une leçon, dit-il à Reagan, mais je vais vous en donner une à vous deux.

Je ne bouge plus, tétanisée par la peur, de toute façon je ne pourrais pas aller bien loin, il me tient, il
nous tient et fait de nous ce qu’il veut, à nous de trouver le moyen de fuir autrement que physiquement.
Et si à chaque fois qu’il m’emmène dans sa foutue chambre j’arrive à me sortir de mon corps, à ne
plus être là qu’en surface aujourd’hui c’est différent.
Cooper saisit mes hanches et me met à quatre pattes, sa main saisit mes cheveux et son corps se
penche sur le mien.
— Regarde-le pendant que je te baise.

Je ferme les yeux de toutes mes forces, alors qu’il tourne mon visage vers Reagan, je ne peux pas le
regarder alors que l’autre abuse de moi. C’est impossible.
Cooper entre violemment en moi, me faisant pousser un cri de douleur, mais je résiste à ouvrir les
yeux.

— Regarde-le !

Il frappe mes fesses alors qu’il me viole, qu’il me noie dans une mer de honte, mais je ne veux pas
regarder Reagan, je ne veux pas perdre la dernière chose qui me maintenait en vie.

— Regarde-le ! Il hurle à mes oreilles.

Ses coups sont de plus en plus violents et il gémit comme un porc en entrant dans mon corps.
Cooper se penche sur moi pour chuchoter à mon oreille.

— Regarde-le ou je fais pareil avec lui après m’être occupé de toi.

Je pleure sous mes yeux clos puis je décide de les ouvrir, de regarder Reagan, allongé sur son lit, le
visage impassible, qui fixe mes yeux plutôt que ce qui se passe sur le reste de mon corps. Il y a
tellement de peine et d’excuses dans ses yeux que j’en ai encore plus mal que ce que m’inflige Cooper.
J’ai tellement honte, je me sens tellement sale que j’ai envie de mourir. Que Reagan assiste à ça me
dégoûte, qu’il me voie ainsi, qu’il souffre à cause de ça finit de me dégoûter de moi-même.

— Elle est à moi, lance Cooper en continuant son maudit manège sur mon corps, regarde bien, c’est
moi qui la baise ta Vic.

Le regard de Reagan reste ancré au mien, je le vois inspirer, en serrant les poings, il ne peut rien faire
de plus que ce qu’il fait à présent. Il essaye de me donner du courage malgré tout, mais je sais déjà
que ce qu’il se passe nous détruit un peu plus tous les deux. Les larmes coulent sur mes joues et sur
celles de Reagan, il m’observe en pleurant silencieusement, avec désespoir et résignation. On ne peut
rien faire, à part subir encore et toujours et cette fois c’est la goutte de trop, celle qui vient d’enlever
ma dernière dose d’intégrité, celle qui me prive de ce qu’il me restait, le regard de Reagan sur moi.
Après ça je n’aurai plus rien à quoi me rattacher et j’en mourrai.

***

Je suis recroquevillée dans la douche à laisser l’eau s’écouler sur moi en espérant qu’elle enlève ma
honte, mais ça ne fonctionne pas. Cooper a fini sa sale besogne en riant de notre malheur puis il est
parti. Reagan n’a rien dit et j’aime autant, il n’y a rien à dire. Après avoir vomi tout ce que je pouvais,
je me suis réfugiée dans la douche et depuis je n’en ai pas bougé. Je ne peux pas. Je ne peux pas
retourner dans l’autre pièce et le voir. Je ne peux pas.
Je frotte mon corps avec le savon, mon entrejambe est en feu à force d’être ainsi maltraité, ma peau me
brûle, elle est rouge mais je continue de frotter. Je frotte si fort que mes ongles finissent par entrer
dans la peau de mes cuisses. Je me griffe en espérant enlever cette peau, ce truc qui plait tant à l’autre
et peut-être qu’il arrêtera de me toucher si je suis laide et que je n’ai plus la peau douce. Je griffe
mon corps, je pleure de douleur, mais je continue. Le sang coule dans la douche mêlée à l’eau il se
dissout petit à petit, je rêverais d’être comme lui de pouvoir me dissoudre, ne plus exister et ne plus
souffrir. M’évaporer dans le siphon de la douche et enfin me sentir libre.

— Vic…

Reagan lâche mon nom dans un hoquet de surprise, mais je n’arrête pas ma besogne je veux que ça
cesse, je ne veux plus ressentir tout ça, je veux qu’on m’éteigne, qu’on m’enlève cette enveloppe de
souffrance que je ne supporte plus.
Je sens les mains de Reagan sur mes poignets je vois les siens, striés de marques de lien et je me
débats contre lui.

— Laisse-moi ! je hurle contre lui.

Mes pieds le frappe, mais il résiste, il ne me relâche pas, je le gifle une fois ma main défaite de la
prise de la sienne, mais il est toujours là à essayer de me calmer. Je ne veux pas me calmer, je ne veux
pas le voir, je veux qu’on me laisse.
On se bat sous l’eau de la douche, moi je me bats, lui essaye juste de m’empêcher de me faire du mal
et tant pis si je lui en fais.

— Je ne veux pas te voir Reagan !

Je l’entends jurer et la seconde d’après je me retrouve dans ses bras. Il me serre si fort que j’ai du mal
à respirer. Qu’est-ce qu’il fait ? Je tente de m’éloigner, mais il est plus fort que moi, comme tous les
autres, lui aussi obtient ma reddition. Je ne suis plus qu’un pantin pour tous les hommes qui
m’entourent. Un corps dont on peut abuser à sa guise parce que je suis faible.

— Moi je veux te voir, dit-il contre mes cheveux trempés, et je ne veux pas que tu te fasses du mal.
Regarde-moi Vic.

J’enfonce mon visage dans son cou, en frappant sa poitrine de mes poings, mais je suis à bout de force
de me battre, contre lui, contre moi, contre tout. Je n’ai plus de courage, plus rien.
Reagan finit par prendre mon visage entre ses mains pour le relever vers le sien.

— Regarde-moi, ne regarde que moi, je suis là, dit-il tout bas.

Il n’y a pas de dégoût dans ses yeux, il y a juste une profonde tristesse et je fonds contre son torse
pour pleurer. Oui il est là, mais plus moi.
Chapitre 13
Reagan

23 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

— Je tombe encore sur ton répondeur. Mon chéri, je m’inquiète pour toi. Depuis que le procès est
devenu en huis clos, tu ne passes plus à la maison, tu ne réponds plus à nos appels, et tu évites ta sœur.
Elle m’a appelée hier pour me raconter ce qu’il s’était passé après la journée au tribunal. Mon chéri,
tu sais très bien que tu ne tiens pas l’alcool et…

Je jure en comprenant que mon meilleur ami doit sans doute baiser avec ma sœur sinon, elle n’aurait
jamais su ça. C’est génial, maintenant, je vais avoir la brigade anti-déprime sur le dos.
Comme si j’avais besoin de ça.
Je ne termine pas d’écouter le message sur mon répondeur, je l’efface et ne compose évidemment pas le
numéro de ma mère. Je ne veux voir personne. Quand est-ce qu’ils comprendront que si j’avais envie de
voir quelqu’un, je viendrais de moi-même, comme je l’ai fait avec Parker – d’ailleurs, je ne suis pas prêt
d’y refoutre les pieds s’il va tout raconter dans les jupes de ma petite sœur – je veux gérer les choses
seul. C’est déjà bien difficile en étant face à moi-même et Vic pour me rajouter les autres.
Ça fait donc deux jours que je fuis tout le monde, d’abord parce que j’ai eu du mal à me remettre de ma
cuite chez Parker. Mon meilleur pote a dû me ramener chez moi, j’ignore comment je ne m’en souviens
plus. J’ai dormi très longtemps, puis j’ai rattrapé mon retard sur la prochaine émission qui doit sortir
dans deux semaines. Le boulot pour oublier, et je reconnais que ça m’a détendu de me plonger dans
l’horreur des autres, car l’espace d’un instant, je n’avais pas à me soucier de la mienne.
Aujourd’hui, je suis allé dans les locaux de la chaîne pour filer les dernières informations aux monteurs
concernant le déroulement de l’enquête. On a tourné les quelques scènes où j’apparais dans une émission.
Une fois qu’ils auront terminé les montages, CRIMINALS aura 99 émissions à son compteur.
Quand on met en scène des crimes qui ont été vécus, on divise le récit de l’enquête en chapitres. Chaque
chapitre est rythmé par une de mes apparitions à l’écran où je résume le chapitre précédent et introduit le
chapitre suivant. Aujourd’hui, j’ai fait le plouc derrière la caméra, ce n’est pas que j’aime ça, seulement,
il paraît que ma gueule d’ange froid plait aux spectateurs. J’aurais une façon de faire vivre l’enquête que
même l’ancien présentateur n’avait pas. Sans doute que le fait d’être une victime d’une affaire me donne
une authenticité que peu de monde peut égaler.
Conneries.
Je tire sur ma clope en regardant Bax assis à mes pieds près de ma voiture. On est à la sortie de la ville,
proche de la forêt dense où beaucoup de sportifs viennent suer.
J’ai donné rendez-vous à Vic vers dix-sept heures. Je ne l’ai pas appelée, je lui ai envoyé un SMS, je
craignais d’être trop étrange à haute voix, alors qu’un texto ne laisse rien paraître.
J’ignore à quel point mon comportement a jeté un froid sur nous. On avait réussi petit à petit à se
rapprocher, à créer une brève complicité, mais il a fallu plonger un peu plus dans la noirceur de notre
passé, croiser le regard de ce fou, et ressentir ce désir l’instant d’après pour me faire exploser. C’était
trop à gérer, trop à entendre, trop à contrôler en même temps. Et j’ai craqué.
Je me suis énervé, je l’ai détesté lui, et je l’ai désirée elle.
Mon chien me fait sortir de mes pensées lorsqu’il quitte mes pieds, je m’apprête à l’engueuler parce qu’il
a désobéi lorsque je vois qui il est venu accueillir.
Vic.
Elle est là, elle est toujours dans un de ses jeans trop grands pour elle, et dans un t-shirt qui cache ses
formes. Ses cheveux bruns sont détachés, elle affiche une expression fatiguée, sans maquillage, mais c’est
tant mieux, aucune fantaisie extérieure ne vient gâcher ses magnifiques yeux bleus.
Malheureusement, comme je le craignais, mon entrejambe réagit en la voyante si naturelle, si… elle. Je
l’ai embrassée un court instant, et mon cerveau a déterré tous ces moments interdits.
J’ai encore sous mes doigts la sensation de sa peau, sur ma bouche le goût de ses lèvres et contre mon
corps, sa présence.
Vic se penche pour saluer Bax, elle lui frotte le haut du crâne et ce petit con adore ça. Il se blottit contre
elle en savourant chaque caresse.

— Bax doucement ! je l’engueule.

Mon pote à quatre pattes remue la queue devant cette nouvelle présence. Il ne m’écoute plus et fait le fou.
Il tente de se mettre sur ses deux pattes arrière pour lécher le visage de Vic comme il le fait des fois avec
moi, et je décrète qu’il lui a suffisamment fait la fête.

— Arrête mon vieux !

Je m’approche d’eux et l’écarte de Vic en le prenant par son collier. Mon chien me jette un regard
meurtrier.

— Il est adorable, lance Vic en le regardant lui, mais pas moi.

Je cherche son regard, je suis si insistant que je la sens se raidir. Le rouge lui monte aux joues, et à une
époque, lorsque nous sommes devenus plus que de simples amis, j’aimais la faire rougir. C’était si facile,
si tendre et amusant. Apparemment, ça marche toujours aussi bien.

— Salut, finit-elle par me lancer d’une petite voix.

Cette voix… elle m’a hanté ces derniers jours. Je l’entendais me répéter ces mots qu’elle me disait
parfois.
Encore.
Tu es à moi.
Je suis là.
Regarde-moi.
Je t’aime.
Ils sont si présents, comme ancrés dans ma boite crânienne, et une part de moi donnerait tout pour les
entendre de nouveau.
Sauf que tout est différent.

— Salut, Vic, je suis content que tu aies pu venir, je réponds la gorge nouée.

Alors qu’un putain de désir commence à naître en moi. Violent, comme une claque qu’elle viendrait de
me mettre. C’est comme l’autre jour à la sortie du tribunal, l’envie est si présente, si intense qu’elle me
noue la gorge et l’estomac.

— Tu as été discret, ces derniers jours, lance Vic, avec inquiétude.

Je passe une main dans mes cheveux noirs, mal à l’aise. Je savais que j’allais devoir me justifier.

— Je sais, j’avais besoin de souffler. Concernant ce qui s’est passé l’autre jour…

Les joues de Vic prennent davantage de couleur, mon rythme cardiaque s’accélère.
Je ne regrette pas d’avoir retrouvé tes lèvres.

— J’aimerais te dire que je regrette, que je n’aurais pas dû, mais je ne peux pas te dire tout ça parce que
je ne regrette pas.

Vic accroche mon regard, et j’ai l’impression qu’elle me gifle sous l’intensité de l’atmosphère entre nous.
Je pensais que ces quelques jours nous auraient fait du bien, je me suis trompé, en vérité, l’embrasser a
déclenché un ouragan.

— Moi non plus.

— Mais…

— Parce qu’il y a un « mais », je m’en doutais, m’avoue Vic.

Sans réfléchir, ma main vient caresser sa joue rouge, Vic frissonne sous ce contact inattendu. Sa peau est
toujours aussi douce, bordel.

—Au restaurant, je t’ai dit que j’aimerais être dans ta vie, j’ai bien réfléchi ces derniers jours, et je suis
certain aujourd’hui que je veux plus que ton amitié.

J’ai beaucoup réfléchi pendant que je cuvais, et Parker a raison. Vic est la seule qui peut me comprendre
et m’aider à traverser ça. J’ai le droit de me montrer vulnérable à ses côtés, même si ça me coûte. Elle a
déjà vu bien pire.

— Je ne pourrais pas te dire le contraire, se contente-t-elle de répondre.

Vic se met à marcher sur le sentier et naturellement, je la suis, mettant un terme à la conversation par
malaise ou bien parce qu’elle ne voit rien d’autre à rajouter. Nous marchons calmement, Bax quelques
mètres devant nous.
— Où es-tu allé après le tribunal ? me questionne Vic.

— Chez Parker.

Elle se tourne vers moi, surprise.

— Parker ? Le Parker ?

J’acquiesce, durant notre captivité je lui ai parlé de mon meilleur ami. C’est comme si elle le connaissait.
Nous continuons notre chemin pendant que je lui donne de ses nouvelles, et une fois l’inventaire des
exploits de mon meilleur ami patron d’un bar terminé, le silence revient. Pour un court instant.

— Tu te rappelles qu’on parlait souvent d’une vie en dehors de ces murs ? souligne Vic.

— Je me souviens de toutes les choses qu’on s’est dites.

Il n’y en a pas une que j’ai oubliée, je les avais notées sur un bout de papier à l’hôpital, et depuis, je l’ai
toujours dans une boite.

— Aller au cinéma en mangeant du pop-corn et faire une tentative ratée de rapprochement. Faire une
balade dans la forêt et s’y perdre, je commence.

Vic semble aussi surprise qu’amusée de m’entendre. Et visiblement, elle aussi les connaît par cœur.

— Nager nu dans la mer. Danser un slow dans une soirée. Manger une glace en février, poursuit-elle.

— Acheter de quoi faire un gâteau au chocolat et le réaliser. Observer les étoiles. Marcher en ville main
dans la main.

Je sens que nos mains en question se frôlent alors que nous marchons côte à côte sur le sentier, alimentant
un peu plus le feu en moi.

— Aller voir un match de Baseball et hurler à la fin, continue Vic.

Je me tourne pour observer sa réaction lorsque je lance d’une voix rauque :

— S’embrasser dans une voiture en priant pour ne pas se faire surprendre.

— Et faire l’amour comme s’il n’y avait pas d’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.

Nous nous dévisageons dans cette tension pesante remplie de non-dits, seuls dans cette nature calme.
J’entends les battements de mon cœur dans ma tête, curieux et en même temps craintif de savoir ce qu’elle
a en tête.

— J’aurais une question, me chuchote-t-elle.


— Pose-la.

— Il y a eu des filles, après… moi ? Beaucoup je veux dire ?

J’hésite à répondre, pas parce que la réponse lui serait déplaisante à entendre, mais plutôt, parce qu’elle
est complexe à expliquer. J’ai eu de drôles de comportements à notre libération, et plusieurs psys m’ont
appris à mettre des mots sur des actes que je ne comprenais pas toujours.
Je continue de marcher à son rythme en gardant un œil au loin sur Bax.

— Il y a eu beaucoup de filles pendant un temps, et ensuite, j’ai juste… ce n’était pas pareil entre toi et
moi, et elles et moi, j’explique avec sincérité.

Et c’est la vérité.
Je ne fais plus l’amour comme je lui faisais. Je ne respire plus de la même façon, je n’existe plus de la
même manière. Je suis différent, tellement que parfois, lorsque je me regarde dans la glace, je me
demande qui est cet inconnu. Qui est cet homme qui me ressemble en apparence, mais qui à l’intérieur est
devenu aussi froid qu’éteint.
Je suis éteint et je survis dans la noirceur en attendant le jour où un peu de lumière viendra éclairer ce
vide.
Avant, j’avais cette lueur dans la pénombre. Avant, je possédais une lumière, elle s’appelait Vic. Mais on
me l’a prise il y a dix ans de ça et depuis dix ans, j’avance dans l’obscurité en espérant ne pas chuter.

— Il n’y a eu personne d’autre depuis toi, m’avoue Vic dans un chuchotement.

Je me fige sur place, comme frappé par sa sincérité. Une part de moi bondit en apprenant qu’il n’y a eu
que moi qui comptais à ses yeux. Le seul qui avait le droit de lui faire ça. Cette même part de moi se sent
privilégiée. Et une autre réalise à quel point notre captivité a eu ses effets néfastes sur sa vie de femme.
Le sexe n’a jamais fait partie de sa vie depuis moi. Depuis cette dernière fois, que j’ai gravée dans mon
esprit. C’était si bon d’être ainsi avec Vic. Réapprendre à faire l’amour avec quelqu’un qu’on désire
quand on nous oblige à faire un acte qui ne devrait pas être ainsi, c’est une expérience étrange, et
bouleversante.
Mais j’aimais faire ça avec elle. J’aimais dans notre noirceur décrocher un petit bout de paradis qu’on
partageait dans les bras de l’autre.

— Je ne sais pas pourquoi je te dis ça… soupire-t-elle, mal à l’aise de mon silence.

Je me remets à marcher pour ne pas lui montrer que son aveu m’a touché.

— Parce que c’est le genre d’aveux que tu peux me faire, Vic, je réponds d’une voix calme.

— Et toi ? Si tu avais un aveu à me faire maintenant, lequel ce serait ?

Je la regarde du coin de l’œil en sentant cette tension en moi grandir de plus belle, l’atmosphère humide
de la forêt se gorge d’une tension sexuelle qui me bouffe de l’intérieur, lorsque je lui avoue :

— Je te dirais que j’aimerais être le prochain.


— Mais ?

Je souris, elle est aussi perspicace que moi quand il s’agit de moi. Je m’arrête pour lui faire face, Vic fait
de même, tout comme Bax. Je vois dans son regard qu’elle comprend que je vais être dur, et terriblement
réaliste.

— Mais j’ai peur que ça nous détruise Vic. J’ai peur que cette soudaine proximité, ce soudain
rapprochement nous plongent dans une spirale dangereuse. Je ne veux pas m’accrocher à toi en ne sachant
pas pour demain. J’en ai trop chié pour m’en sortir, je ne veux pas replonger.

Quand elle est partie, j’ai sombré, la séparation a été un déchirement que peu de monde a compris. Il n’y
a qu’un psy, celui qui me suit depuis neuf ans maintenant qui a compris l’importance qu’avait Vic dans ma
vie.

— Je n’ai que de l’incertitude à t’offrir, Reag, me confie-t-elle.

— Moi aussi.

Nous voilà sur un pied d’égalité.

— J’aurais aimé me reconstruire avec toi, et même ça, on nous l’a pris, me chuchote Vic d’une voix
douloureuse.

Sans ça, nous n’aurions pas à vivre ça. Sans ce qu’ils ont fait, on s’en serait sortis ensemble, comme
toujours. Comme durant ces quatre années.

— Je sais.

— Je leur en veux, si tu savais, poursuit-elle.

— Moi aussi Vic, moi aussi je leur en veux. C’est une plaie profonde qu’ils nous ont faite en plus des
autres. Ils pensaient bien faire, mais ils se sont trompés.

Ils se sont trompés. Nos parents. Ils pensaient que ce serait la solution. Pour continuer de vivre, il fallait
nous séparer, réapprendre à vivre notre ancienne vie d’avant, sauf que nos priorités à Vic et à moi avaient
changé. On ne peut pas se passer de quelqu’un qui nous a été vital lors des pires moments de notre vie. Et
ça, ils ne l’ont compris que trop tard.
Nous continuons à marcher dans ce silence pesant, un silence qui ne me plait pas, je le trouve trop lourd
pour un après-midi certes pluvieux, mais qui avait si bien commencé.

— J’aimerais te proposer quelque chose, je lance d’une voix plus légère.

Histoire de détendre l’atmosphère. Vic me lance un regard qui me fait comprendre que j’ai toute son
attention, alors je poursuis en ramassant une branche morte que je lance à Bax pour l’occuper.

— Dans une semaine, nous allons fêter la 99ème émission d’enquête dans mon boulot. Mon patron a
organisé une grosse fête dans nos locaux avec toutes les personnes travaillant pour la chaîne. On doit
venir accompagné. Et j’aimerais que tu m’accompagnes.

Je sens Vic se raidir, elle va me dire non.

— Reag…

— J’aimerais que tu m’accompagnes, je l’interromps. Je n’ai pas envie d’y aller crois-moi, mais je pense
que la soirée serait plus agréable si je t’avais à mon bras.

— Il faudra mettre une tenue de soirée ?

J’acquiesce en l’imaginant dans une belle robe qui moulerait un peu plus son corps que ses jeans et t-
shirts.

— Je crois bien.

— Tu seras en costume ?

— Oui.

— Je ne sais pas si j’en suis capable, mais j’aimerais te dire oui, m’explique-t-elle sans retenue.

— Alors, dis oui.

Vic se tait un instant, elle réfléchit sans doute au pour et au contre, avant de me répondre d’une petite
voix :

— Oui.

— Je suis content de ta réponse.

Vic me sourit timidement et j’ai du mal à contrôler les battements de mon cœur. Elle me fait toujours cet
effet. Il n’y a qu’avec elle que la glace fond et que ma froideur se réchauffe.
Elle est mon exception.

— Tu as réalisé autant d’émissions ? me demande Vic soudainement.

Je laisse échapper un rire amusé.

— Non, je n’en ai réalisé que dix-huit.

— C’est énorme !

C’est un gros travail effectivement.

— Et si on discutait ? je propose l’air de rien pour éviter qu’elle me pose d’autres questions sur ce sujet.
— De quoi ?

— De tout, et de rien. Surtout de tout, et beaucoup de rien.

Et c’est ce qu’on a fait. On a marché je ne sais combien de temps avec le tonnerre qui grondait au-dessus
de nous, dans l’herbe fraiche et mouillée avec cette légère brise. Elle m’a fait parler de mon boulot, des
gens que je rencontre, de mes amis, de ma famille, de ma sœur, des anecdotes qui me passaient par la
tête, et j’ai fait de même. Elle m’a raconté de sacrées péripéties dans son cinéma, avec sa famille, des tas
de choses naturelles que deux amis et… amants peuvent se raconter.

— Tu dessines encore ?

Vic secoue la tête en prenant un air mélancolique.

— Plus depuis toi.

— Tu aimais tellement ça, je soupire.

Vic hausse les épaules.


Tu dessineras à nouveau.
Je souris tristement en déclarant :

— Il y a beaucoup de choses que nous ne faisons plus depuis notre libération.

— Un exemple ?

— Eh bien…

Je suis tellement absorbé par Vic que je ne regarde même pas où je mets les pieds et comme un abruti de
première, je me prends une branche morte. Je perds l’équilibre, Vic tente de me rattraper, comme si elle
pouvait maintenir plus de 90 kilos de muscles. Elle me suit dans ma chute, et nous tombons le long de la
petite pente jusqu’au bord d’un petit ruisseau. La terre et les feuilles mortes et humides pourrissent nos
vêtements, nous finissons crades, l’un sur l’autre. Vic sur moi, contre mon torse, ses cheveux bruns
remplis de brindilles, sa joue droite couverte de boue. Elle rit aux éclats, et je savoure ce son.

— On ne t’a pas appris à marcher Kane ?

Je souris à mon tour en glissant une main dans ses cheveux pour la rapprocher de mon visage. Je n’aurais
qu’à lever un peu la tête et je pourrais l’embrasser à nouveau. Car la sentir si proche, met à mal mon self-
control et fais réagir ma queue violemment.
Vic ferme les yeux sous mon contact et soudain sa respiration se bloque lorsqu’elle me demande :

— Ça fait toujours aussi mal ?

Pas besoin de plus de mots, j’ai compris ce qu’elle voulait me dire. Je ferme les yeux à mon tour en la
serrant contre moi, dans cette boue dégueulasse, loin de tout. Juste elle et moi… et Bax qui aboie.
— Tu apaises plus d’un maux, je chuchote.

Même si tu en crées d’autres Vic, les plus profonds, les plus douloureux, tu les apaises par ta simple
présence.
Je ne devrais pas porter autant d’espoir en elle, mais c’est plus fort que moi. Au fond, je suis toujours ce
gamin qui est tombé amoureux d’une fille, au mauvais moment, au mauvais endroit, et ça, ni le temps, ni
les autres femmes, et encore moins la douleur ne pourra effacer l’amour et l’affection que je lui porte,
justement, c’est dans la détresse qu’on s’accroche à ce qui nous permet de garder la tête hors de l’eau. Au
risque de se noyer quand même.

— Reagan ?

— Oui ? je souffle.

— Et si une part de moi n’avait pas envie que…

Je l’interromps avant qu’elle ne termine car je sais ce qu’elle va dire.

— Je te répondrai qu’une part de moi aimerait te suivre, je réponds dans un souffle.


Chapitre 14
Vic

23 Avril 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Mon visage retombe sur le torse de Reagan, sur sa poitrine là où bat son cœur. Je me souviens comme si
c’était hier de la dernière fois où j’ai écouté ces battements, de leurs fréquences erratiques, le jour où
l’on s’est dit au revoir sans le savoir.
Je n’ai jamais dit adieu à Reagan, même si à l’autre bout du pays, je savais que je ne le reverrais pas
avant longtemps, au fond je savais qu’on serait amenés à se retrouver. J’ignorais seulement que ce serait
pour un procès, j’ignorais que ce serait en ayant la désagréable impression de n’être plus capable de rien.
À 17 ans j’aurais dû me battre pour lui, pour nous au lieu de me laisser entraîner par ce qui semblait le
mieux pour tout le monde, par les arguments qui aujourd’hui me semblent stupides. Comment j’ai pu
croire ces adultes, alors que tout mon être me disait le contraire ? Je ne sais pas, peut-être que je savais
au fond moi aussi, que je ne serais pas bonne pour Reagan, pour sa reconstruction, peut être que si j’ai
accepté sans faire trop de vagues, c’est que je pensais Reagan mieux sans moi.
Mais aujourd’hui tout est différent, je suis adulte, capable de prendre mes décisions seule et pourtant je
suis plus faible que cette fille qui était sortie de quatre années d’enfer. C’est ce qui est le plus déroutant,
se retrouver beaucoup plus fragile après toutes ces années, comme si durant notre captivité une force me
maintenait en vie et qu’une fois sortie, cette force s’est évaporée et je n’ai pas survécu.
Cette force, elle est là, sous moi, à se battre avec le désir qu’il ressent et que je perçois parfaitement sous
la couche de vêtements. Il est mal à l’aise de me désirer, alors que ça devrait être tout le contraire, parce
qu’il n’y a que d’un seul homme que je peux accepter ça et c’est lui.
Je frotte mon nez sur son t-shirt, il sent bon, il sent Reagan, la boue et la forêt, un mélange qui me plait. Il
joue avec mes cheveux l’air de rien et je le trouve touchant, lui si fort, si en colère, et pourtant si tendre
avec moi.
Je lève le visage pour l’observer, il me regarde, ce feu dans ses yeux ne me fait pas peur, il m’excite moi
aussi. Ça fait dix ans qu’aucun homme ne m’a touchée, dix ans que je ne désire plus personne et cette
sensation dans mon ventre, ce vide qui se crée me déroute.
Je rampe sur son corps, mon bas ventre se frottant sur le sien, Reagan grogne à moitié, je souris et
pourtant je dois être toute rouge de cette situation étrange. Nos corps ont changé, celui qui est sous moi
est fort, le mien a plus de formes qu’à l’époque. Je me hisse jusqu’à être à la hauteur de son visage, je le
prends dans mes mains, Reagan pose les siennes sur mes poignets, doucement, on se regarde dans cette
forêt, sur un lit de boue et Bax qui aboie à quelques mètres.
— Vic, je suis…

— Ne t’excuse pas, c’est…

Je détourne le regard, gênée, Reagan ne me laisse pas le temps de me dérober, sa main sur mon menton
ramène mon visage au-dessus du sien.

— C’est ? Il demande.

— Flatteur.

Je suis sortie avec quelques hommes depuis lui, mais ça n’a même pas dépassé le stade du baiser. Sentir
leurs mains sur moi me dégoûtait et surtout je n’avais ni l’envie ni le courage d’expliquer mes réactions
quand ils me touchaient. Une fille normale, ne fait pas un bond de dix mètres quand celui avec qui elle
sort pose sa main sur son corps, une fille normale ne maintient pas une distance avec le corps de l’autre
quand ils s’embrassent, mais pour moi, sans confiance je ne peux rien faire d’autre. Je n’avais pas envie
de m’expliquer, de dire qui je suis, et ce par quoi je suis passée. Qui a envie de se taper la fille brisée
qui ne sera peut-être jamais capable de passer à l’étape sexe ? Personne, et je préfère qu’on me prenne
pour une folle plutôt qu’une victime de viol.
Avec Reagan tout ça n’existe pas. Avec lui, je suis moi, avec mes blessures et mes doutes qu’il connaît,
sans avoir à me cacher, sans avoir peur de déplaire.
Et je n’ai pas oublié ce baiser à la sortie du tribunal, cette détresse qu’il a mise en m’embrassant et ce
désir si puissant qui émanait de son corps. Il m’a enflammée en une seconde, parce que c’est lui.
Mon visage s’approche dangereusement du sien, Reagan se fige sous moi, il ne fait aucun geste comme
s’il avait peur d’en faire un et de perdre le contrôle. J’aime quand il perd le contrôle, j’aime qu’il soit
fougueux avec moi, il me fait me sentir normale, comme une femme qui désire un homme et dont les
sentiments sont réciproques. Ma psy pense que je ne dois pas chercher à être normale, mais plutôt à
avancer en tenant compte de mon passé. Mais elle ne sait pas ce que c’est que de se réveiller en pleine
nuit avec la sensation réelle que quelqu’un abuse de votre corps, de sursauter à chaque porte qui claque,
de regarder derrière soi tous les dix mètres pour être certaine de ne pas être suivie, de redouter les
moments où je suis seule chez moi parce que chaque petit bruit me rappelle qu’autour de moi, dans ce
monde il y a des fous qui ne demandent rien d’autre que d’abattre leurs folies sur moi. Elle ne comprend
pas tout ça et l’envie que justement tout disparaisse pour se sentir normale.
Mes lèvres se posent doucement sur celles de Reagan, je les frôle en sentant cette douce euphorie prendre
possession de moi, parce que je suis cette femme, qui embrasse l’homme qu’elle aime depuis toujours et
qui apprécie ce simple geste. Reagan me laisse faire, il n’est plus comme l’autre jour au tribunal, il n’est
plus dévoré par le besoin et pourtant il est toujours aussi tendu. Mes mains caressent ses joues râpeuses,
et ma langue vient se frotter à ses lèvres closes.

— Embrasse-moi Reagan, montre-moi le chemin.

Il m’observe, de ses beaux yeux verts, le souffle court, je me demande s’il va le faire, s’il va me suivre,
comme il l’a dit, ou si tout simplement la part de lui qui a peur autant que moi de nous deux, va me
laisser.
Reagan me fait rouler sur le dos, son corps vient surplomber le mien et cette force brute qu’il dégage ne
m’effraie pas, elle me fait gémir d’envie. Reagan se jette sur ma bouche et je retrouve l’homme passionné
que j’ai aperçu au tribunal. Sa bouche dévore la mienne avec envie, sa langue trace les contours de la
mienne et s'en imprègne à n’en plus finir. Son corps pèse un peu plus sur le mien, j’écarte les jambes et
naturellement il vient s’y nicher. Il grogne dans ma bouche en se frottant à moi, ses mains se baladent sur
mon corps, comme pour découvrir chaque nouvelle courbe. Je suis une montagne de désir dans ses bras,
les sensations sont démentes, tellement parfaites que je succombe et en demande encore plus.

— Tout va bien là-bas ?!

Cette voix nous fait nous figer, nos lèvres se séparent, mais nos corps restent l’un sur l’autre.

— Ouais ! hurle Reagan en réponse, tout va bien !

— Votre chien n’arrête pas d’aboyer !

Reagan m’observe sans répondre à l’homme qui vient de troubler ce moment si parfait. Le vert de ses
yeux brille comme deux émeraudes en plein soleil, sa bouche entrouverte, laisse passer son souffle lourd
et ses cheveux en bataille à cause de mes mains viennent finir le tableau. J’ai envie de le dessiner comme
ça. J’imprègne son image dans ma mémoire pour plus tard, quand j’aurai une feuille de dessin dans les
mains et que je pourrai y graver cette expression brute et presque douloureuse.

— Bax ! Crie de nouveau Reagan sans même détourner le regard de moi, viens-là !

Le chien descend enfin et s’approche de nous, il n’attend pas et exprime sa joie d’avoir retrouvé son
maître en lui léchant le visage.
Je ris en voyant Reagan tenter de le repousser.

— C’est bon mon gros, je vais bien.

Reagan se relève, il est couvert de boue, de brindilles et de feuilles, je fais de même et enlève ce que je
peux de mes vêtements, mais je ne fais qu’étaler la boue dessus.
Une fois qu’on a fini de tenter de se nettoyer pour rien, on remonte sur le chemin. Reagan m’aide à
grimper et je manque de trébucher. Ce n’est décidément pas la journée pour faire de la marche. Il n’y a
que Bax qui garde son équilibre quoiqu’il arrive. Ce chien est magnifique, joyeux, plein de vie et je suis
heureuse que Reagan l’ait dans sa vie.
On revient tranquillement vers nos voitures dans le calme et comme si rien ne s’était passé. Pourtant il
s‘en est passé des choses, il s’est passé plus de choses cet après-midi que durant ces dix dernières années
pour moi et je suis un peu dans le brouillard, sûrement encore sous l’effet de Reagan.

— Alors dit-il, en croisant les bras sur sa poitrine, tu viendras avec moi à cette soirée ?

Je caresse Bax, assis à mes pieds, la langue pendante, son poil doux glisse sous mes doigts, tout comme
ma vie si j’accepte ce rencard avec Reagan. Elle glissera vers cette pente que je sais démente, que je ne
pourrais pas arrêter et que je meurs d’envie d’emprunter. Oui, j’ai envie d’être cette femme, normale et
capable de se laisser porter par l’ampleur de ses sentiments, mais je ne suis pas seule dans l’histoire, il y
a lui aussi.

— Et ensuite Reagan ?
Je délaisse le chien pour me concentrer sur le maître.

— Je ne sais pas Vic.

— Et ça te fait peur…

J’ai bien compris qu’il hésite à s’engager avec moi pour autre chose que de l’amitié, il a peur de souffrir,
et je ne peux pas lui donner tort. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, je ne sais pas si après ce procès
qui nous met à mal on sera encore capables de s’aimer, sans se faire de mal. Si tous les obstacles à notre
relation seront cette fois vaincus par nos sentiments. Je ne sais pas et quelque part, moi aussi j’ai peur,
mais l’envie de l’avoir, l’envie d’être avec lui, de me sentir vivante dans ses bras, supplante le reste.

— Tu as peur de moi.

— J’ai peur de ce que tu déclenches en moi, dit-il en s’approchant, et que tu m’échappes de nouveau.
Mais je ne peux pas non plus m’éloigner de toi.

Je souris en caressant sa joue, cet air froid qu’il donne à tout le monde est de retour il essaye de me
cacher ce qu’il ressent, mais c’est inutile, je le sais et je le comprends. Je suis capable de supporter
beaucoup de choses, j’en ai supporté beaucoup, mais il y en a une qui m’a toujours anéantie, c’est de le
voir souffrir.
Je fais le dernier pas qui nous sépare, il ouvre instinctivement ses bras et je m’y engouffre avec plaisir.

— Je viendrai avec toi.

***

On entre dans le vif du sujet aujourd’hui, avec l’écoute des témoignages des uns et des autres, des
spécialistes et de toutes les personnes touchées de près ou de loin par cette affaire. Aujourd’hui on fait le
tour des psychologues et des autres médecins qu’on a croisés depuis notre sortie. Des photos sont
accrochées sur un tableau blanc, de nos corps meurtris, des marques qu’il a laissées, pour certaines à
jamais, sur notre peau.

— Docteur MacTeller, vous êtes le médecin qui a ausculté, les victimes à leur sortie de captivité ?
demande le procureur au témoin.

— C’est ça, répond-il.

Je me souviens vaguement de lui, à l’hôpital, de sa voix douce qui essayait de me rassurer alors qu’il
posait ses mains sur moi pour m’ausculter. Je me souviens de ses questions auxquelles je ne voulais pas
répondre et des flashs qui n’ont pas arrêté, comme si on me violait une nouvelle fois.

— Quelles ont été vos premières constatations docteur ?

Le docteur se recale dans sa chaise, il remonte ses lunettes d’un doigt sur son nez, c’est un homme d’une
cinquantaine d’années, au regard brun aussi doux que sa voix. Il se penche en avant pour parler dans le
micro. Il n’a pas l’air à l’aise, peut-être est-ce la première fois qu’il vient témoigner dans un tribunal.

— Et bien, les deux patients étaient désorientés, affaiblis et craintifs. Mon équipe et moi-même avons tout
de suite compris qu’ils avaient été victimes d’une agression.

— Objection votre honneur ! Pure spéculation de la part du témoin, à ce moment il ignorait tout.

Le procureur soupire en se tournant vers l’avocat de la défense.

— Votre honneur, il reprend d’un ton dépité, le témoin était médecin aux urgences depuis une dizaine
d’années à l’époque des faits, il était largement capable de détecter les symptômes d’une agression.

— Rejeté, conclut le juge, reprenez maître.

Le procureur se tourne de nouveau vers le témoin.

— Donc docteur MacTeller, ensuite qu’avez-vous remarqué d’autre ?

— Leurs discours étaient incohérents, paniqués, on a essayé de les séparer pour pouvoir les ausculter et
les soigner, mais on n’a pas pu, alors on les a installés ensemble avant de leur administrer dans un
premier temps de quoi les calmer. Ils étaient…

Le docteur se tait un instant, son regard se porte sur Reagan et moi.

— Ils étaient… docteur ? Reprends le procureur pour le ramener au temps présent.

— Perdus, c’est ce que je me suis dit en les voyant, ces deux gosses étaient totalement perdus parce qu’on
venait de les projeter à nouveau dans le monde réel.

— Objection ! Pure spéculation à moins que le témoin ait déjà quitté ce monde pour un autre ?

Le procureur fait signe au juge qu’il accorde cette objection que je trouve stupide et reprend son
interrogatoire.

— Ensuite docteur ?

— Ensuite dit-il, on n’a pu les ausculter une fois qu’ils étaient calmés.

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Les deux patients souffraient de plusieurs blessures, des anciennes, des récentes, les radios ont montré
que la patiente a eu le bras cassé il y a plusieurs mois et que la fracture avait mal été consolidée. Le
patient lui, affichait des coupures sur le torse. Ils étaient tous les deux déshydratés et affaiblis. Ils avaient
tous les deux des traces de liens à la cheville.

Le docteur se tait et jette un coup d’œil aux photos qui démontrent parfaitement ce qu’il dit.
— Le garçon présentait aussi des marques de fouet dans le dos, dit-il en montrant la photo du dos de
Reagan et ses autres blessures, les hématomes sur les bras et sur les jambes, sont d’ordre défensif,
comme s’il avait voulu protéger son corps avec ses membres.

Reagan s’agite à mes côtés, je tends la main et prend la sienne, sur sa jambe qui s‘agite. Il serre ma main
tout en restant concentré sur le discours du témoin.

— Quant à la fille, les hématomes sur son corps laissaient penser à un viol, ils étaient localisés sur
l‘intérieur de ses jambes, sur son torse et son visage.

Je m’attends à entendre une objection sur les spéculations du témoin, mais l’avocat de la défense est trop
concentré à gribouiller sur son carnet pour relever, ou alors il a bien compris que ça ne servait à rien, le
docteur sait de quoi il parle.

— Qu’avez-vous fait ensuite docteur ?

— On a procédé à un examen gynécologique sur la patiente, et les lésions qu’on a décelées ont confirmé
ce que nous avions constaté dès le début. Elle avait été violée. Plusieurs fois. Son corps gardait les traces
de nombreux abus, son pubis était bleui par les coups, son vagin avait des lésions internes profondes
certaines cicatrisées et d’autres plus récentes.

Je baisse les yeux en entendant ces constatations stériles de mon corps, comme si j’étais une machine et
non un être humain. Je me sens mal à l’aise qu’on parle de moi en ces termes devant une dizaine de jurés
inconnus. Reagan resserre sa prise sur ma main et le débat continue.

— On a pratiqué le kit de viol, on a pu prélever du sperme et des poils pubiens qui n’appartenaient pas à
la victime.

— Ensuite docteur ?

— Au vu de l’état de la patiente, on s’est aussi demandé si le jeune homme avait subi des sévices
sexuels, puisque jusque-là leurs blessures étaient quasi similaires.

— Était-ce le cas docteur ?

— Oui, dit-il, lui aussi a montré des blessures dues à des sévices sexuels.

Je me déconnecte en regardant Reagan concentré sur le docteur, je ne veux pas écouter ce qu’il va dire, je
ne veux pas entendre la brutalité que Reagan a dû subir. Mon estomac ne le supportera pas, j’ai déjà la
nausée de ces termes crus et cliniques, qui pour le docteur sont habituels, mais pas pour moi. Il concerne
mon corps et celui de Reagan, il concerne nos âmes, marquées à jamais par ces blessures physiques, et
même si certaines ont disparu, elles sont gravées à l’encre indélébile en nous.
Chapitre 15
Reagan

10 Mars 2004
Deux ans de captivité.

Lorsque les choses changent, on ne s’en rend compte qu’une fois ce procédé terminé. Le plus souvent,
ils sont définitifs et si étranges qu’on se demande comment on a pu passer à côté de ça.
Quand j’étais encore dans ma famille, nous ne voyions pas souvent mes cousins. Mon père et mon
oncle ne s’entendent pas tellement, mais une fois tous les deux ans, nous fêtons Thanksgiving avec nos
grands-parents. Ma tante me disait à chaque fois qu’elle me revoyait « Reagan tu as tellement
changé ! ». Ma mère répondait souvent « c’est toujours le même, voyons », mais ma tante confirmait
que non, il y avait du changement chez moi. Et elle avait raison.
C’est lorsqu’on voit les gens chaque jour, qu’on s’habitue tellement à eux, qu’on ne les voit pas
évoluer. C’est lorsqu’on ne les voit que rarement sur une longue période qu’on remarque avec terreur
à quel point, l’humain évolue vite.
En sept cents jours, j’avais grandi, mon corps avait changé, ma vision du monde et des choses
également. Aux yeux de ma tante, j’étais un petit garçon, puis la fois d’après un préadolescent, avant
de devenir un adolescent.
Elle remarquait ces changements chez moi, alors que mes parents ne le voyaient pas. J’en suis arrivé à
la conclusion que tant qu’on ne nous fait pas remarquer que quelque chose a changé, on ne s’en rend
pas compte par soi-même.
Aujourd’hui, j’ai compté le nombre de traits sur le mur de notre chambre. J’ai regardé Vic qui
dessinait, perdue dans ses pensées, et j’ai voulu lui dire que ça fait deux ans et dix jours que nous
sommes captifs. Sept cent quarante jours pour être exact. Mais je n’ai pas pu. Autre chose de plus
intense m’a percuté en la dévisageant.
Cette sensation m’envahit de plus en plus. Cette chaleur qui se diffuse dans mon être, serre ma
poitrine avant de l’emballer et fait naître des frissons dans mon ventre. Je souris quand Vic me parle,
et j’ai mal quand elle est mal. J’ai compris il y a quelques mois de ça, qu’habiter avec une fille à nos
âges, engendrait forcément du désir. Et je désire Vic malgré ce q’il nous arrive. Je la regarde et je
réagis. Il faut dire que la pudeur et l’intimité n’existent pas ici. J’ai déjà vu Vic nue, et elle aussi m’a
vu.
Si au début, je la regardais sans la voir, désormais je la vois. Je vois à quel point elle est devenue
femme, à quel point son corps s’est dessiné. Je remarque ses formes, ses petites imperfections, sa
beauté cachée et brisée qui bouleverse.
Entre le désir que j’éprouve et les réactions de mon corps, je dois gérer ce changement.
Je me suis mis à adorer son rire, ses yeux bleus magnifiques. Je me suis mis à apprécier davantage ces
moments en tête à tête, à parler de tout et de rien, à lire, dessiner, manger, se regarder.
Aujourd’hui, je suis dans la peau de mes parents, ma conscience est ma tante, et Vic représente le
changement.
Un changement terrible que je ne semble pas pouvoir gérer. Je peux gérer ce que me fait Cooper, la
haine et la vengeance me maintiennent debout. Je sais qu’un jour, il paiera pour ce qu’il nous fait.
Mais je ne peux pas gérer le fait de vouloir Vic de la même façon.
Je la veux. Je veux respirer son odeur, caresser sa peau, la sentir contre moi, près de moi, être en elle.
Je veux la chérir et la protéger de ce malade.
Mais ce n’est pas tout. On dit qu’entre l’amour et la haine, il n’y a qu’un pas, et c’est pareil pour le
désir. La barrière est fine entre l’amitié et l’amour et je crois bien que nous l’avons franchie. Quand
ça ? Je l’ignore. Je l’ai simplement regardée et j’ai su.
J’ai su que j’étais tombé amoureux d’elle, pas que j’allais l’être, non, je le suis déjà. Je suis amoureux
de Vic et ça m’effraie. De nombreuses questions perdurent en moi depuis cette « révélation ».
À partir de quand, tombe-t-on amoureux ? Quand est-ce que notre regard change pour devenir plus
soutenu, plus intense et plus sensible à chacun de nos sentiments ? Qu’est-ce qui pousse une personne
à ressentir ce plus envers une autre ? Mais surtout, à quel moment précis, on tombe amoureux d’un
individu qu’on n’est pas censé aimer ?
Je doute que je sache un jour, je me contente de constater. Je n’ai rien dit à Vic, comment lui dire de
toute façon ? Je ne peux pas la regarder et lui dire : « Je t’aime dans cette horreur. Je t’aime même
lorsqu’il te fait mal, je t’aime lorsque tu pleures, lorsque tu es faible, lorsque je te réconforte, lorsque
tu me fais rire, que tu m’émeus, et que tu me rends plus fort. Je t’aime lorsque tu me soutiens, lorsque
tu me parles pour ne rien dire, lorsque le temps avec toi semble défiler plus lentement. Je t’aime
lorsque tu me fais oublier où nous sommes, ce que nous vivons. Je t’aime surtout quand il n’y a que toi
et moi, loin de tout, et de cette réalité qui nous bouffe, petit à petit. Je t’aime et je suis idiot de ne pas
réussir à le dire. »
Alors je ne lui dis rien, et je ne dors pas. J’ignore quelle heure il est, mais Vic dort paisiblement à côté
de moi.
De plus en plus souvent, nous terminons nos nuits dans le lit de l’autre. Soit parce qu’elle fait un
cauchemar et que je viens la rassurer, soit parce que l’envie est là, ce besoin de réconfort, de chaleur
humaine apaisante. On a besoin de contact alors que certaines personnes qui vivraient la même chose
que nous le fuiraient.
Nous ne sommes pas épargnés pourtant. Je porte sur moi les stigmates de la folie de Cooper. Quand il
ne vient pas me baiser, il exprime sa rage sur ma peau. Mon dos est souvent rouge de petites cicatrices
fabriquées par le martinet. Il m’attache sur sa table et frappe. Il frappe et me touche. J’ignore
combien de fois, j’ai terminé le corps tremblant, sa main sur ma queue pour me faire jouir et me
prouver que ce qu’il venait de me faire m’excitait.
J’ignore ce qu’il y a de pire. Être attaché et humilié, ou se sentir réagir. Ça fait plus d’un an qu’il se
fait « plaisir » avec moi, et ça fait plus d’un an que j’ai appris à dissocier mon esprit de mon corps.
Lorsqu’il me shoote et me baise, je ne suis pas avec lui, je ne pense pas, je n’existe pas, j’attends que
ça se termine pour aller prendre ma douche et rejoindre Vic. Obtenir le réconfort de sa voix, de ses
bras.
Et Vic fait pareil.
Sauf lorsque c’est plus violent. Lorsqu’il nous surprend à rire ou à nous réconforter, il se lâche. Il ne
l’a refait qu’une seule fois, et c’est toujours Vic qui trinque. Il la viole en lui faisant réellement mal,
avant de me battre. J’aimerais être obéissant, mais j’ai toujours été un rebelle. J’ai appris simplement
à en payer les conséquences.
Mais cette nuit, c’est Vic qui vient vers moi. Sans rien me dire, elle se lève de son lit, soulève ma
couverture et vient se glisser contre moi. La fraicheur de ses pieds me fait frissonner lorsqu’elle les
presse contre mes jambes. Je ne dis rien, je lève juste un bras pour la caller contre moi.
On vient tous les deux d’avoir seize ans. Elle m’a fait un superbe dessin et je lui ai offert un origami
avec des feuilles d’un livre que je n’ai pas aimé. C’était un aigle.
Nos chaînes s’entrechoquent, je me raidis lorsque je sens la main froide de Vic se poser sur mes
abdominaux. Je commence à voir des formes se dessiner là, et Vic me taquine avec ça. Mais ce soir,
sentir sa main ici, si près de ma queue qui reste de moins en moins sage près d’elle, me fait serrer la
mâchoire.
Ne réagis pas, ne bande surtout pas.

— Reag ? chuchote la douce voix de Vic dans la pénombre.

Je sens son souffle contre mon cou, et j’en frissonne, ça devrait être illégal d’être aussi près d’une
fille comme elle.

— Ouais ? je demande d’une voix tendue.

Sa main caresse mon ventre maladroitement avant d’effleurer le renflement de mon short.
Elle est curieuse, et maladroite, mais surtout curieuse. J’ignore pourquoi on fait ça cette nuit. Est-ce
parce que Cooper peut arriver à n’importe quel moment et recommencer à lui faire mal ? Je l’ignore,
je ne suis pas dans sa tête.

— Ça t’arrive souvent quand je suis près de toi ? me chuchote-t-elle à l’oreille timidement.

Je jure en fermant les yeux. Puis ma tête remue légèrement pour acquiescer.

— Je ne devrais pas Vic, je suis désolé, je m’excuse en embrassant le haut de son front.

— Ne t’excuse pas… à vrai dire…

— Quoi ?

Vic remue contre moi, sa main revient sagement près de mon torse, je sens son regard sur moi,
j’entends les battements de son cœur devenir aussi irréguliers que les miens et une forme de tension
naît entre nous.

— À vrai dire, je me demandais, si nous n’étions pas ici, si nous étions deux adolescents ordinaires,
est-ce que tu irais plus loin ?

Son aveu me laisse sans voix. Oui j’irais plus loin, et pas seulement parce que nous sommes deux
adolescents sous le joug des hormones.
Parce que je l’aime.

— Mais nous sommes ici, je souffle.

Nous sommes ici et je ressens tout ce que je devrais ressentir à l’extérieur.


— Nous sommes ici, mais je…

Vic se tait, elle hésite, je la sens mal à l’aise contre moi. Aussi, je m’écarte un peu pour lui laisser de
l’espace. Je sens qu’elle a besoin de parler, ce qui veut dire que ces paroles lui trottent dans la tête
depuis un moment.
Comme moi.

— J’aimerais ne pas ressentir ça, Reag. J’aimerais ne pas éprouver ces choses étranges lorsque je te
regarde.

J’aimerais les ressentir dans d’autres circonstances.

— Je crois que je suis amoureux et ça me terrifie, j’avoue sans réfléchir.

Contre moi, je sens Vic se raidir, elle se redresse pour m’observer dans la pénombre et je sens la
surprise la dominer.

— Tu es…

Je hoche la tête en répétant :

— Je suis amoureux de toi Vic, depuis un petit moment déjà.

Vic baisse le regard, un silence pesant envahit notre petite chambre. Je me sens idiot, mais à la fois
soulagé de lui avoir confié ce secret. J’ignorais comment le lui dire, comment elle le prendrait, qu’est-
ce que ça me ferait de l’entendre à voix haute.
Dans la vraie vie, on pense que ce type de déclaration se fait dans un endroit idyllique, mais la réalité,
c’est qu’on fait ce qu’on peut.
Quand j’étais gamin, j’ai été amoureux d’une fille, enfin, du moins je le pensais. Elle s’appelait
Brittany Coleman. Je lui ai envoyé un petit mot avec écrit dessus : TU VEUX ÊTRE MON
AMOUREUSE ? (Coche ta réponse). OUI, NON, PEUT-ETRE.
Elle avait répondu NON, et ça a dû être mon premier chagrin d’amour.

— Mieux vaut avoir peur à deux, qu’être terrifié tout seul, finit par me dire Vic.

Sa main saisit la mienne et elle reprend chacun de mes mots.

— Je crois que je suis amoureuse de toi Reagan et ça m’effraie.

On aura peur à deux, comme depuis le début.


Je la fais basculer sur moi, son corps contre le mien, je tente de rester concentré pour ne pas dire ou
faire un geste qui la terrifierait. Je ne sais pas où on va, mais je sais qu’on affrontera les choses plus
que jamais ensemble.

— On en fera une force, toi et moi, contre lui. On en a déjà fait notre force pour ne pas sombrer, notre
amitié, mais surtout… ça.
Ma main effleure sa joue, Vic croise de nouveau mon regard et j’y lis la peur.

— Même si ça fait mal, chuchote-t-elle.

— L’amour fait mal, c’est ce que les livres nous apprennent.

Et la vie.

— Nous ne devrions pas, souffle Vic.

Son visage est si près du mien, tellement, qu’il me suffirait de me pencher pour l’embrasser. Pour
poser ma bouche sur ces lèvres qui m’appellent depuis si longtemps. Je me demande ce que ça me
ferait si je l’embrassais, quelle sensation j’éprouverais et si je pourrais m’arrêter.

— Il y a tant de choses qui n’auraient pas dû se faire dans l’existence de chaque être. Je n’aurais pas
dû rentrer si tard du lycée, tu n’aurais pas dû te trouver là. Nous ne devrions pas connaître cette vie,
subir ce qu’il nous fait… Mais tomber amoureux de toi, n’en fais pas partie. Je suis amoureux de toi,
et je ne veux pas te le cacher.

— Il va nous détruire, lance Vic en fermant les yeux.

Son front s’appuie contre le mien, mais également son entrejambe et je jure silencieusement. Elle ne se
rend pas compte de l’effet qu’elle me fait.

— Plus qu’il ne l’a déjà fait ? Tu sais, il arrive un moment où la fissure est si grande et développée
qu’on ne peut pas davantage l’étirer. Chaque chose a une fin, je poursuis.

— Ma grand-mère me disait qu’aimer quelqu’un répare les pires blessures.

Je caresse sa joue, et Vic glisse une main dans mes cheveux, on n’a jamais été aussi proches l’un de
l’autre. J’entends mon cœur battre dans mes tempes, nos deux respirations sont saccadées, et
l’émotion est présente. Ce qu’on vient de s’avouer, en plein milieu de la nuit, ce n’est pas rien. C’est
beaucoup.

— Je veux bien réparer les tiennes, Vic, je murmure contre ses lèvres.

Dans cette horreur, nous avons eu la chance d’être deux. Dans cette horreur et dans
l’incompréhension, nous sommes tombés amoureux. Mais comment peut-on s’aimer dans une situation
comme la nôtre ? Je me le demande, sans vraiment y réfléchir, car ce que je vois dans ses yeux exprime
beaucoup plus que de la simple peur, de la fatigue ou autre chose. Vic ressent exactement la même
chose que moi, et cette nuit, elle a fait un pas dans ma direction. Cette nuit, je lui ai dit que je
l’aimais, et elle aussi. Et nos regards en disent plus. Ils parlent de ce désir, de ces envies qui ont
encore du mal à trouver des mots. Elle sent mon excitation, je perçois la sienne, mais le silence parle
pour nous.

— Embrasse-moi Reagan, me demande Vic sans me quitter des yeux.


Et c’est ce que j’ai fait. Bien souvent, trop de fois, et j’en ai aimé chaque instant. J’ai aimé le contact
de velours de sa langue sur la mienne, ses lèvres douces, les légers frottements de ma barbe contre sa
peau. J’ai aimé cette passion qui nous anime, la tension, et ce qu’un simple baiser engendre en nous.
Je l’ai aimé elle, envers et contre tout, depuis ce jour.
Chapitre 16
Vic

5 Mai 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Ce n’est qu’une soirée. C’est ce que je me répète inlassablement depuis ce matin. J’essaye de le faire
intégrer à mon corps qui n’arrête pas de trembler. Mais cette soirée me terrifie.
Je ne connais rien à ce genre d’évènement, les seules fois où je fréquente ce qu’il s’en rapproche le plus
et qui pourtant reste éloignée, c’est les fêtes de Noël au travail de mon père. Là, je dois être habillée pour
une soirée, je dois me comporter comme si tout ça était naturel et avec aisance, je dois faire honneur à
Reagan et ne pas lui faire honte. Et si j’échoue ?
Je grogne et lâche mon miroir qui de toute façon ne fait que m’indiquer que rien ne va. Mais rien n’ira
jamais parce que ce n’est pas moi. Et pourtant avant, j’aurais adoré ça, avant d’avoir 14 ans et de
connaître des années de souffrances, je me serais jetée sur cette occasion. Aujourd’hui, je me sens
seulement mal à l’aise dans ma robe trop serrée, comparée à mes vêtements habituels et trop instable sur
des talons alors que je ne porte que des baskets depuis dix ans.
Je jette un autre regard au miroir, mon corps est moulé dans une robe rouge qui finit par s’évaser à la
taille et jusqu’au genou. Je caresse le corsage en dentelle au-dessus de la poitrine et dans le dos où des
papillons y sont brodés, elle est magnifique. D’un rouge vif qui ressort sur ma peau blanche et je souris
comme quand je l’ai achetée ce matin. Je suis une femme comme ça. Une vraie femme. Je devrais donc
être heureuse, mais je suis simplement terrifiée. De ne pas plaire à Reagan, de ne pas être à la hauteur de
ce qu’il attend de moi… de tellement de choses en fait. Et ces choses gâchent ce moment qui devrait être
parfait.
Je repousse une mèche de mes cheveux qui n’a pas voulu tenir malgré la laque qui m’a permis de les
rabattre sur mon épaule droite et de laisser la gauche nue. J’ai vu ma mère faire cette coupe à chaque fois
qu’elle va à un grand évènement et enfant je l’ai toujours enviée en me disant que plus grande, moi aussi
je mettrais mes cheveux ainsi.
Mes bras aussi sont nus et quelques cicatrices sont visibles, mais l’essentiel est caché par ma robe.
On frappe à la porte de ma chambre entrouverte et je sursaute devant le miroir.

— Tu es prête ? demande ma mère en l’ouvrant complètement.

Je me retourne, elle m’observe la bouche ouverte et son regard insistant commence à me gêner.

— Maman ?
Elle s’approche, ses yeux brillent, et j’ai subitement l’impression d’aller au bal de promo, celui que je
n’ai pas eu la chance d’avoir.

— Tu es magnifique Vic.

Elle prend mes poignets et relève un peu mes bras pour mieux m’observer, les larmes aux yeux.

— Maman, ce n’est qu’une robe.

Son regard revient sur le mien, les larmes ne vont pas tarder si je ne l’arrête pas.

— C’est bien plus que ça, dit-elle tout bas.

Je détourne le regard, gênée, en sachant parfaitement ce qu’elle voit. Sa fille qui, à 28 ans, commence
enfin à se comporter normalement. Déjà quand je leur ai annoncé, à ma grand-mère et à elle que Reagan
m’avait invitée à cette soirée, j’ai bien vu qu’elles étaient ravies.

— C’est celui de ta grand-mère ?

Je suis le regard de ma mère sur ses doigts qui caressent le bracelet large en perles qui a remplacé celui
en cuir que je porte habituellement et qui cache mon tatouage. Même si mes notions de modes sont
vieilles, je sais qu’on ne peut pas porter ce genre de choses avec cette robe.

— Oui, je réponds simplement.

Ma mère finit par me relâcher, je la sens à deux doigts d’aller chercher l’appareil photo pour
immortaliser l’instant, alors je décide qu’il est temps de descendre, Reagan ne va sûrement pas tarder.
On descend les escaliers, ma mère sur mes talons. Mes jambes tremblent à chaque pas, encore plus
lorsque j’entends Reagan discuter avec ma grand-mère. Je me retourne vers ma mère qui me sourit, l’air
gênée.

— Il est là.

Je l’avais remarqué, mais elle aurait pu me prévenir. Mes jambes et tout mon corps n’en finissent pas de
trembler. Reagan ne m’a jamais vue habillée ainsi, à vrai dire il ne m’a jamais vue autrement qu’avec des
vêtements scratchés à la taille ou des jeans trop larges.
J’arrive tant bien que mal en bas des marches, Reagan est de dos, en pleine discussion avec ma grand-
mère souriante. Je vois ses larges épaules, moulées dans un costume sombre, entre le gris et le noir, son
dos est puissant comme le reste de son corps et j’ai hâte qu’il se retourne, que je puisse voir son visage et
me perdre dans la contemplation de son corps parfait.
Il se retourne doucement et mes yeux n’en perdent pas une miette. Il porte une chemise noire sous sa veste
ouverte, il a l’air élégant et décontracté à la fois, c’est sublime.
Je remarque seulement quand il prend ma main, quand son odeur est presque palpable pour mon corps,
qu’il est près de moi.

— On y va ? il demande de ce ton froid et sans appel qu’il emploie avec les inconnus.
Je me reprends en regardant autour de moi pour récupérer ma pochette. Ma mère me devance en me la
tendant.

— Prend soin d’elle, lance ma mère pour Reagan.

Je ne fais pas attention et je le précède en lâchant sa main pour sortir. J’entends vaguement Reagan
répondre à ma mère que je suis en sécurité avec lui pendant que j’inspire l’air frais. Si avant de le voir
j’étais fébrile, en l’observant je me suis détendue, parce que Reagan avec sa seule présence sait
m’insuffler cette dose de courage, cette assurance que tout ira bien s’il est là et que même le pire ne me
fera pas mal.
Mais sa froideur, elle, me fait redouter le pire.
Je sens une main sur le bas de mon dos, Reagan est à mes côtés, sous le porche de la maison de ma grand-
mère. La nuit est tombée, le vert de ses yeux brille à la lumière de la petite lampe au-dessus de la porte, il
a l’air si sombre ainsi, presque irréel.

— J’ai fait quelque chose de mal ? je demande sans le lâcher des yeux.

Il me sourit en m’entraînant vers sa voiture. Ça me rassure sur le fait que ça devait être la présence des
deux autres femmes de ma famille qui le mettait mal à l’aise.
Reagan ouvre la portière de son 4X4 et m’aide à monter, ma cuisse frôle son corps et ce simple contact
manque de me faire rater la marche. Je m’assois sur le siège, encore tremblante, il s’apprête à refermer la
portière, mais je le retiens.

— Qu’est-ce qu’il y a Reagan ?

Il m’observe, la main appuyée sur le haut de la portière, je n’arrive pas à le déchiffrer et ce n’est pas
normal. Si Reagan a changé, certaines choses entre nous demeurent, comme se comprendre en un regard
ou comme à chaque fois que l’un de nous se sent flancher au tribunal. Mais ce soir il n’y a rien que je
perçois.

— Désolé, dit-il, je ne voulais pas te laisser penser que…

Il soupire et ferme ma portière avant de faire rapidement le tour de la voiture pour s’installer à mes côtés.
Il y a quelque chose qui m’échappe dans son comportement. Reagan se tourne vers moi une fois assis puis
son regard glisse sur mon corps, sur mes jambes à moitié nues et le reste de ma personne. Je me sens
rougir parce que ce regard-là je le comprends.
Il se penche vers moi prend mon visage entre ses mains et sa bouche vient se poser sur la mienne. Sa
langue n’attend pas, comme s’il s’était déjà trop retenu et je souris en ouvrant la bouche pour aller à sa
rencontre. Je comprends maintenant pourquoi il semblait si froid, parce que nous n’étions pas seuls.
Reagan m’embrasse, avec envie et besoin, je me laisse aller à son baiser, appréciant de goûter à cet
homme qui hante ma vie de la meilleure des façons.
Mais trop vite il se recule puis son visage vient se nicher dans mon cou à la naissance de mon épaule. Il
respire ma peau, me faisant frissonner de bien-être.

— Tu es magnifique, dit-il en se redressant.


Je souris bêtement, en étant sûrement plus rouge que ma robe, mais je suis touchée qu’il me trouve belle.
Il se redresse et démarre, pendant que je regarde par la fenêtre la nuit englober la rue. Je repense aux
paroles de mon psy sur mon retard émotionnel. Pour elle, je suis encore une adolescente de 14 ans à ce
niveau, parce que je n’ai pas vécu ce que toute personne faisant partie du monde, et cohabitant
socialement avec d’autres, aurait dû vivre. J’ai vécu le pire pourtant et si ça m’a endurcie d’un certain
côté, d’un autre ça m’a privée des émotions de la vie normale et qui nous font grandir, de ces relations
qui nous acheminent vers l’âge adulte. Et ce soir je vais sûrement prendre quelques années émotionnelles
qui lui feront plaisir. Ce soir, je vais sortir pour la première fois de ma vie à un évènement mondain en
compagnie d’un homme.

***

Reagan serre ma main et m’entraîne dans les locaux de sa chaîne. C’est un grand bâtiment, où le logo
trône au sommet. Il me parle de la chaîne, de son histoire alors qu’on passe dans le hall d‘entrée qui
ressemble à une sorte de musée. D’anciennes caméras, des photos de tournage et d’émission d’il y a
plusieurs dizaines d’années y sont exposées. Puis on se dirige vers les ascenseurs où d’autres employés
attendent aussi. Reagan les salue et me présente, j’essaye de sourire, de paraître normale, mais, si ce ne
sont pas tous des journalistes, ils travaillent tous pour une chaîne de télé et savent parfaitement qui je
suis. Leurs regards me font me retrancher à côté de Reagan loin des yeux inquisiteurs qui essayent de
comprendre.
L’ascenseur arrive, tout le monde s’engouffre à l’intérieur, les discussions, les rires fusent et si je n’avais
pas la main de Reagan dans la mienne, je partirais en courant tellement je ne me sens pas à ma place. Les
étages défilent puis l’ascenseur s’arrête et tout le monde descend, sauf nous.

— Je vais te montrer mon bureau, me lance Reagan en souriant.

Je soupire de soulagement, j’ai besoin d’une pause avant d’affronter encore d’autres personnes comme
celles qui viennent de nous quitter.
L’ascenseur repart, je relâche sa main et me cale contre la paroi en regardant Reagan. Il a les mains dans
ses poches, avec son costume et son air sombre il respire la sensualité, celle qui donne envie de se
vautrer dans des draps et ne rien faire d’autre que découvrir ce corps parfait. Je baisse les yeux en sentant
mon ventre se tendre de désir quand le ding de l’ascenseur retentit.
Reagan reprend ma main et m’entraîne dans des couloirs sombres, éclairés seulement par quelques
bureaux encore occupés. On longe un open space puis on tourne à gauche et de nouveau un long couloir
sombre et enfin le bureau de Reagan. Il ouvre la porte, allume la lumière et me laisse entrer dans son
domaine.
Mes yeux s’attaquent à tout ce qu’ils peuvent voir, son bureau rempli de paperasse, les murs recouverts
d’articles, de photos et de divers documents.

— Je t’ai connu plus ordonné, je lance en frôlant les montagnes de dossiers posés à même le sol.

— À l’époque, j’avais du temps pour classer les livres par ordre alphabétique. Mais ne crois pas que
c’est le bordel, je sais exactement où tout se trouve.

Je fais le tour de son bureau et me laisse tomber sur son siège. La pièce n’est pas grande, il y a une
fenêtre qui donne sur l’extérieur, mais les stores sont baissés et une paroi vitrée près de la porte qui
donne sur le couloir sombre. L’espace est occupé en totalité et je crois que j’étoufferais rapidement dans
un endroit pareil.

— Tu passes beaucoup de temps ici ?

— Non, dit-il en s’approchant, la plupart du temps je suis sur le terrain ou en enregistrement. Le bureau
c’est principalement pour stocker les informations comme tu vois et rédiger le speech de l’émission. Le
reste on le fait en salle de réunion avec l’équipe.

Une photo de sa famille a résisté à l’invasion du bureau à côté de l’écran de l’ordinateur, il est au centre
entouré de sa sœur et ses parents, il est plus jeune que quand je l’ai connu. Je prends le cadre noir simple
dans mes mains pour mieux regarder son visage. Il rit, il a l’air heureux que je n’ai jamais connu.

— Je n’ai pas de photos de toi, je lance. J’aurais voulu en avoir une. Plus d’une fois, j’ai eu peur
d’oublier ton visage, de ne plus me souvenir à quoi tu ressemblais et je me disais que si j’avais une photo
ça n’arriverait pas.

— Les dessins ?

Je repose le cadre de sa famille à sa place avant de répondre.

— Je n’ai pas touché un crayon depuis qu’on est sortis. Même pour toi j’en suis incapable. Le dessin
c’était… un moyen de t’observer plus que de te rendre hommage par mes coups de crayon. Ça n’avait
plus d’intérêt sans toi.

Reagan fait le tour du bureau et me rejoint rapidement, il tire la tablette qui cache le clavier de son
ordinateur et une photo de moi apparaît à côté. Je tends la main pour toucher le visage de cette jeune fille,
c’est la photo que mes parents ont donnée pour les avis de recherches lors de ma disparition. Celle que
j’avais faite cette année-là, au collège, celle où je souris et où la vie brille dans mes yeux.

— Ce n’est pas moi… je chuchote en touchant du bout des doigts l’image tirée d’un journal.

Reagan fait tourner le fauteuil dans sa direction et il s’agenouille devant moi.

— Où sont-ils ces enfants Reagan ? dis-je en parlant de lui et moi avant que tout ça n’arrive.

— Ils n’existent peut-être plus tels qu’ils étaient, mais ils sont toujours là. Quand je suis avec toi, je suis
ce garçon heureux.

Je tombe à genoux sur le sol moquetté de son bureau et me pend à son cou, au bord des larmes en pensant
à tout ce temps perdu, à ce temps passé loin de lui et à ne plus être moi tout simplement.

— Est ce qu’on peut s’aimer comme ça encore, après ce qu’on a perdu ?

Reagan pose sa main sur ma nuque puis son front contre le mien. Je ferme les yeux en sentant sa proximité
apaisante, cette présence qui rassure et qui pourtant fait naître beaucoup trop de questions.
— Quand on faisait l’amour Vic, c’était seulement nous, moi en toi et rien d’autre malgré tout. On n’était
plus avec lui, on était ensemble et plus forts.

— Notre amour, il nous l’a pris quand…

— Non, me coupe Reagan en se pressant un peu plus contre moi, c’est la seule chose qu’il n’a pas pu
nous prendre Vic, même en faisant ça, même en croyant nous achever on était encore là et on s’aimait
encore.

Et je t’aime encore Reagan.


Les mots ne sortent pas, mais mon corps parle pour moi, mes mains resserrent leurs prises sur son cou et
mes lèvres se pressent durement sur les siennes. Je veux croire à ce qu’il dit, que tout n’est pas mort, que
tout est encore possible, que notre amour est encore là, quelque part, perdu entre passé et présent, entre
douleur et espoir et qu’aujourd’hui, même si ces enfants n’existent plus, nous, on est toujours là.

***

La soirée bat son plein, les gens dansent et ont l’air heureux. Le repas s’est plutôt bien passé, à notre
table il y avait deux autres couples dont un, composé uniquement de collègues de Reagan et les anecdotes
de tournages ont fusé pour le plus grand plaisir de mon cavalier. Il peut être un tyran au boulot, exigeant et
colérique, mais je sais qu’ils l’apprécient pour son professionnalisme qui ne laisse rien au hasard. Je suis
fière de lui, de ce qu’il a réussi à devenir malgré tout et de cette force qui ne le quittera jamais. Reagan a
vaincu plus d’épreuves que beaucoup de gens et il s’est toujours relevé.
Je rejoins notre table après être allée aux toilettes, il reste Steve un cameraman accompagné de sa femme,
une des seules personnes qui ne m’a pas regardée comme un monstre de foire durant la soirée. Sûrement
qu’elle n’est pas au fait de l’actualité et qu’elle ne sait pas qui je suis.

— Mademoiselle Kristensen ?

Je me retourne en écoutant mon nom, une grande blonde tout en jambes s’approche de moi dans sa robe
bleue électrique qui sublime encore plus sa silhouette.

— C’est bien cela, dit-elle une fois à ma hauteur, vous êtes Vic Kristensen ?

Elle me sourit faussement, puis elle porte sa coupe de champagne à ses lèvres en me détaillant. Ses yeux
se posent sur ma cicatrice au bras et instinctivement je croise les bras pour la cacher.

— Oui, c’est moi.

— Impressionnant, elle reprend avec son sourire toujours aussi faux.

Je ne réponds rien, son regard me perturbe. Elle est comme ces gens, qui cherchent la fille captive et
violée en me regardant, qui ne voient rien d’autre que ce que j’ai été et qui me donnent la nausée.
— Je me demandais, si vous étiez prête à m’accorder une interview pour le journal du soir ?

— Non.

— Pardon ?

Je soupire en resserrant mes bras, je suis subitement glacée alors qu’on doit frôler les 25 degrés dans la
grande salle de réception. Je commence à comprendre que j’ai affaire à Sylvia Stone, la présentatrice du
journal du soir et à mon avis la garce de service qui ne comprend pas qu’on lui dise non.

— J’ai dit, non, je ne vous accorderai pas d’interview.

Elle ouvre la bouche pour me répondre, mais la referme aussitôt quand une présence familière se faire
ressentir à mes côtés. Reagan nous observe avec son air froid et dur.

— Un problème ? il demande en se tournant vers moi.

— Non, je réponds, tout va bien.

— Reagan, le salue la grande blonde.

— Salut Sylvia.

Je ne peux m’empêcher de sourire en sentant sa main dans mon dos se tendre et ce ton si froid me laisse
penser qu’il ne porte pas la présentatrice dans son cœur.

— Un slow dans une soirée, je chuchote à son oreille.

Je le sens se détendre et quand je m’éloigne de son visage je le vois me sourire. Il prend ma main et nous
traîne sur la piste sans même s’excuser auprès de la journaliste.
Une fois au milieu des autres danseurs, il attrape ma taille et me presse contre lui. Mes mains viennent se
poser sur ses épaules solides et nous voilà en train de danser à une soirée.

— Tout va bien ? il demande en suivant le rythme lent de la musique.

— Oui, dis-je en posant mon visage sur son torse.

Sa main sur mon dos fait cette caresse apaisante et je me détends dans ses bras.

— Ne fais pas attention à leurs regards, ils ne te voient pas, dit-il, ce qu’ils voient c’est ta peau marquée,
mais ce n’est pas toi. Pas seulement. Tu es bien plus que ça Vic.

— Comment je peux être autre chose quand tout le monde me regarde comme une victime, quand ils
hésitent entre curiosité et pitié ? Comment tu fais Reagan ?

Je redresse la tête pour le regarder, il me sourit, son regard vert allumé à la fois de colère et de tendresse.
— Ce qu’on a vécu a laissé des traces sur nos corps et aussi sur notre comportement, mais ça ne nous
définit pas, sinon ça voudrait dire qu’il a gagné et c’est hors de question Vic, que je lui accorde cette
victoire. Jamais. À toi de choisir ce que tu veux montrer de toi. Si tu te caches, si tu agis comme une
victime c’est ce qu’on verra de toi. Mais, si tu te bats, si tu montres que tu es autre chose, que tu es cette
femme, douce, sensible, forte, intelligente et talentueuse, alors c’est ce qu’on verra de toi. C’est entre tes
mains Vic.

On se dévisage sur la piste de danse et j’ai envie de l’embrasser, de puiser la force d’être la femme qu’il
décrit, à la source même de la personne qui me donne envie de l’être. Parce qu’il a raison, il ne tient qu’à
moi d’être ce que je veux.
La musique s’arrête et me fait remarquer qu’on ne danse plus depuis un moment.
Une voix grave résonne au micro et on se tourne vers la scène pour regarder celui qui parle.

— Bonsoir tout le monde.

— C’est mon patron, me confie Reagan.

— Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Jamey Lane le chef de production de l’émission
CRIMINALS, qui fêtent ce soir sa 99ème émission.

Les applaudissements retentissent, le patron de Reagan, un homme âgé sûrement d’une cinquantaine
d’années, grand, mince et presque chauve a l’air ému.

— CRIMINALS, c’est donc 99 émissions à ce jour, des sujets pas toujours simples à traiter, on peut dire
qu’on côtoie le pire de l’espèce humaine en faisant ce travail d’investigation, mais c’est aussi et surtout
un travail d’équipe. J’ai la chance d’avoir à mes côtés les meilleurs dans le domaine, ceux qui font que
l’émission existe, et pas seulement ceux que vous voyez à 22h30, mais tous ceux qui bossent derrière la
caméra pour vous livrer à chaque fois le meilleur.

Je jette un œil à Reagan pendant que les applaudissements retentissent de nouveau, il est concentré,
sérieux et surtout fier que son travail soit reconnu pour ce qu’il est.

— On va donc s’attaquer à la 100ème, reprend le patron de Reagan, cette émission sera spéciale pour deux
raisons. D’abord elle hissera CRIMINALS au panthéon des émissions stars de la chaîne et ensuite elle
touchera un de nos collaborateurs personnellement.

— Non, chuchote Reagan, il ne va pas faire ça…

— Quoi ? je demande pendant que son patron installe le suspense.

— Vous voulez connaître le sujet de la centième ?

La foule crie son envie, ce qui fait sourire Jamey Lane, puis il se tourne et je vois un panneau caché par
un tissu noir et deux hommes de chaque côté prêts à le faire tomber.
La foule compte, je retiens mon souffle en sentant la catastrophe arriver. Le tissu tombe et nos visages
s’affichent en grand sur le panneau publicitaire accompagné de celui de Cooper.
Je suis stupéfaite et choquée de voir ça.
« L’affaire Truman-Kane–Kristensen vue de l’intérieur » voilà ce qu’il est écrit sur ce panneau.
Je me tourne vers Reagan pour lui demander s’il était au courant, mais je n’ai pas à formuler ma question.
Il est figé, son visage suinte la haine, ses mains forment deux poings le long de son corps, qui lui, est
tendu au maximum.

— Je vais le buter, dit-il dans un grognement de colère.

Je m’apprête à lui parler, mais il ne me laisse pas le temps et fend la foule massée devant la scène
pendant que j’absorbe le choc et que je me dis que la soirée vient de prendre un tout autre tournant qui
n’annonce rien de bon.
Chapitre 17
Reagan

6 Mai 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Cet enfoiré va saigner.


C’est ce que je me martèle en tête depuis que son idée de génie vient d’être révélée. J’ai horreur qu’on
me prenne pour un con et c’est ce que Jamey vient de faire. Je lui ai dit de nombreuses fois que je refusais
de mettre notre histoire en émission. C’est trop sensible, trop personnel, mais surtout, trop tabou. Je dois
déjà supporter le regard de pitié de certains de mes collaborateurs en sachant qui savent pour mon passé,
alors devoir étaler ce que j’ai subi, mais surtout ce que Vic a subi, c’est hors de question. On ne va pas en
rester là.
J’arrive devant le petit escalier montant sur la scène, mais deux gros bras me barrent la route. Je les
dévisage avec haine, je suis furieux.

— Le boss va te parler, Kane, mais pas maintenant.

Je les repousse et tente de forcer le passage.

— Non, on va parler maintenant, j’exige.

Les deux agents de sécurité me saisissent par les bras pour me faire reculer, je me débats, mais ils
ressemblent à Hulk et je me laisse traîner contre mon gré à l’écart.

— Lâchez-moi ! je lance froidement.

Ne me touchez pas.
Les types me lâchent, je les assassine du regard alors qu’ils m’ont traîné loin de la scène, donc loin de la
foule pendant que mon salopard de patron termine son discours.
Comme par hasard, Sylvia arrive, sourire aux lèvres, elle me jette un regard qui en dit long. À mon avis
la garce était au courant de cette histoire.

— Tu ne vas quand même pas faire un scandale un soir de fête pour ton émission.

— J’en ai rien à foutre de cette putain d’émission ! je renchéris avec colère.


La grande blonde fait signe aux types de nous laisser. Puis elle m’indique de la suivre dans le salon privé.
Je la rejoins à contrecœur, en espérant bien pouvoir approcher mon enfoiré de patron. La pièce est
décorée avec des vieux éléments du monde du journalisme, mais ce n’est pas ça qui m’intéresse sur
l’instant.

— Est-ce que tu savais lorsque tu as proposé ton immonde interview à Mademoiselle Kristensen ? je lui
demande toujours sur le même ton.

Sylvia ferme la porte en laissant échapper un petit rire. Je n’ai jamais supporté cette femme. Elle est
présentatrice sur la chaîne, possède les meilleurs horaires et suce autant de queues qu’une pute à bordel
pour réussir. Voilà pourquoi je suis heureux de bosser sur un programme qui passe la nuit, ça m’évite de
côtoyer ces journalistes.

— C’est donc Mademoiselle Kristensen en public, je pensais que c’était ta petite copine.

Je me tourne pour lui faire face, l’atmosphère dans la pièce se fait pesante. Elle veut jouer.

— Ma relation avec elle ne regarde personne, je rétorque sèchement.

Sylvia se mord la lèvre en prenant un air de séductrice qui commence à sévèrement me taper sur les nerfs.

— Tu vas me faire croire que tu ne la baises pas ? Tu es si gentleman Reagan, se moque-t-elle.

Je serre les poings pour ne pas lui en mettre une, tellement je suis hors de moi. La colère me domine et
j’ai toujours eu du mal à la contrôler depuis ma sortie de captivité. Je compte dans ma tête pour penser à
autre chose, j’essaye de penser à autre chose, mais je me sens si trahi que rien ne marche, sans compter la
présentatrice qui en rajoute une couche par sa présence.

— Ce n’est pas parce que tu baises avec Jamey que tout le monde fait de même.

— Jaloux ? me lance-t-elle en haussant un sourcil.

— Certainement pas, ta chatte a trempé la moitié des types bossant pour la chaîne. Tu n’es qu’une salope
qui ne mérite pas sa place ici.

Sylvia se met à rire de bon cœur en s’asseyant sur un des horribles fauteuils modernes.

— Reagan, voyons, ne t’énerve pas. Je n’y suis pour rien.

Mais vu son expression, j’en doute. Je lui lance un regard meurtrier en renchérissant :

— Ferme-la. Je n’ai pas pour habitude de frapper les filles, mais si tu continues à jouer la connasse
fouteuse de merde, je vais revoir ma règle.

Sylvia rit en levant les mains en signe de défense. Le silence retombe dans la pièce, je fais les cent pas
pendant que Jamey termine son discours en me lançant je ne sais combien de fleurs. Je bous de plus en
plus en entendant ses paroles. Comme si j’étais assez stupide pour laisser passer ça. Il était le
présentateur de l’émission avant moi. Il a couvert les plus grandes affaires du crime, il a gagné plusieurs
prix de prestige dans le milieu du journalisme. C’est un homme respecté et aimé qui prend des risques.
Personnellement, je vois en lui un opportuniste qui n’hésiterait pas à vendre père et mère pour obtenir ce
qu’il désire.
C’est un enfoiré pour faire bref.
Peut-être cinq minutes plus tard, la porte s’ouvre à nouveau, et laisse entrer mon patron. Il dénoue sa
cravate et un sourire naît sur son visage lorsqu’il me voit.

— Reagan ! lance Jamey avec un ton beaucoup trop aigu.

Il ouvre ses bras pour me saluer, mais je le repousse en reculant. Ma voix fracasse cette ambiance
délirante.

— C’est une putain de blague !

Mon patron va se servir un verre de Whisky dans le coin de la pièce, il se tourne et fait signe à Sylvia de
nous laisser. Cette dernière obéit et me fait un signe d’au revoir de la main qui me donne des envies de
meurtre devant son comportement. J’ai affaire à des gamins.
La tension dans la pièce s’agrandit lorsque nous nous retrouvons seuls, mon patron m’adresse un regard
froid, il reste calme en m’expliquant la situation :

— Tu me disais non, Reagan, il fallait que je ne te laisse plus le choix. Cette émission va nous propulser
dans une autre catégorie.

Je laisse échapper un rire amer, cet enfoiré reconnaît qu’il m’a dupé !

— Je refuse de la faire, ta putain d’émission, je déclare sans hésitation.

Jamey porte à ses lèvres son verre en secouant la tête.

— Tu la feras, parce que tu ne voudras pas qu’un autre le fasse à ta place.

L’enfoiré.
Je me fige en comprenant qu’il m’a piégé. Une première fois en déclarant devant toute la chaîne que
l’émission parlerait de Truman, une deuxième fois parce qu’il me connaît très bien. Je refuse de la faire
de moi-même, mais si on m’y oblige je la ferai parce que je refuse que notre histoire soit traitée comme
une vulgaire affaire d’histoire de pédophilie qui tourne au drame romantique.
La colère explose en moi si fort, et si vite, que je n’arrive pas à la contrôler. Mon poing se lève et part
exploser le nez de mon enfoiré de boss. Jamey laisse tomber son verre qui se brise sur le parquet, il fait
deux pas en arrière sous le coup, et termine sa chute par terre.

— Tu me le paieras salopard ! je le menace en le saisissant par les pans de sa chemise.

J’approche mon visage du sien, Jamey sourit, visiblement amusé, son nez pisse le sang, il s’en fout
partout, mais ça ne semble pas l’inquiéter.
— Tu ne penses qu’à ton putain de fric sans penser aux conséquences que tes décisions peuvent avoir sur
les autres. Tu ne sais même pas ce que tu vas réveiller, putain d’enfoiré. Certaines histoires méritent
d’être enterrées, car elles ne sont pas faites pour être mises sous le feu des projecteurs. Pourquoi ? Parce
que ces dernières renferment des secrets qui ne doivent pas sortir de l’ombre. Tout ne peut pas être
raconté !

Jamey me regarde droit dans les yeux, en trouvant encore la force de me pousser à bout.

— J’ai toujours su que tu cachais des choses, Kane, souffle-t-il en riant, visiblement fier de lui.

Je le lâche brusquement, il finit presque allongé sur le sol. Je ne lui accorde aucune sympathie en
déclarant froidement :

— Tu n’auras aucune coopération de notre part.

Je me dirige vers la sortie, lorsque Jamey conclut notre conversation avec son assurance légendaire qui
m’a toujours agacé.

— C’est ce que nous verrons ! J’ai hâte d’avoir tes premiers rapports d’enquête Kane.

Je ne réponds rien, je sors, j’ai besoin d’air, de respirer et de me calmer loin de ce délire qui va nous
détruire. Je maintiens ce que je lui ai dit, certaines histoires ne doivent pas être oubliées, mais elles ne
doivent pas non plus connaître la popularité. Car certains secrets sont beaucoup trop douloureux pour être
dévoilés.
J’ignore le monde autour de moi alors que je fends la foule pour trouver Vic et partir loin d’ici. Loin de
ces regards et de cette pitié qui me fait gerber. J’emmerde leur pitié, et je les emmerde tous.

***

J’ouvre la porte de mon appartement, allume et fais signe à Vic d’entrer. L’ambiance entre nous est
étrange, j’ai du mal à me calmer, la colère est tellement forte, qu’elle se lit sur mon visage. Si
d’apparence je suis froid, à présent, je semble renfermé.
J’entre à mon tour et ferme à clé mon appart en regardant Bax lui faire la fête.
Je prends quelques instants pendant que personne ne me voit pour fermer les yeux et souffler un bon coup.
Vic m’attendait dans le parking souterrain, je l’ai cherchée pendant dix bonnes minutes avant de penser
qu’elle avait sans doute eu besoin de s’éloigner de cette foule de rapaces.
Lorsqu’elle m’a vu, elle a baissé les yeux, et ça a ravivé la colère en moi. La honte se lisait sur son
visage, elle avait honte d’être le centre d’intérêt, d’être regardée ainsi par des curieux avides de fric et de
suspense.
Je n’ai rien dit lorsque j’ai ouvert la voiture pour qu’elle s’installe à mes côtés. La tension dans le petit
habitacle nous a mis mal à l’aise. J’avais l’impression d’être un enfoiré de première en ne sachant pas
quoi lui dire. Mais surtout, j’avais la certitude d’être responsable de tout ceci. Si je n’étais pas Reagan
Kane, le présentateur de l’émission CRIMINALS, ancien enfant enlevé, jamais nous n’aurions eu droit à
ce cirque.
Ce n’était pas ce que j’avais espéré pour notre première soirée ensemble. J’aurais aimé qu’elle s’amuse,
qu’elle profite du moment avec moi, de l’ambiance, de la bouffe, du vin et des conversations puériles
parlant d’anecdote de journalistes. Je voulais que Vic oublie notre vie l’espace d’un instant.
Au moment où je lui ai dit que je la ramenais chez elle, Vic m’a saisi la main et m’a demandé d’une voix
calme si nous pouvions aller chez moi. Sa question m’a tellement surpris, que l’espace d’un instant, ma
colère s’est tue. Je l’ai regardée dans les yeux, Vic commençait à rougir lorsqu’elle m’a avoué qu’elle ne
voulait pas que la soirée se termine ainsi.
Je lui ai simplement répondu d’accord et nous sommes partis en direction de chez moi.
Maintenant que je la regarde dans mon espace vital, je me demande si j’ai bien fait de l’amener ici. Mon
appartement c’est mon sanctuaire, celui où je me sens à l’abri de tout, des autres, du monde extérieur et
de la réalité parfois angoissante.
C’est le lieu où j’ai le droit de me montrer faible, de flancher lorsque ça ne va pas, d’être autre chose que
Reagan au regard froid. Je peux me permettre d’avoir peur, de craindre la foule, les regards lourds. Ici, je
peux être la personne qui a souffert, et qui peut baisser sa garde. La nuit, je suis seul, personne ne peut
m’entendre, personne ne peut être le témoin des dégâts qu’une captivité de quatre ans fait sur quelqu’un.
Je continue d’observer Vic en sentant le malaise m’envahir. D’habitude, je ne ramène aucune femme ici.
Quand j’ai envie de sexe, je me débrouille toujours pour aller chez la nana.
Une fois Bax satisfait de s’être fait caresser, il vient me voir pour m’accueillir. On dirait que ce chien fait
l’inspecteur de ma personne lorsqu’il me retrouve, comme pour s’assurer qu’en son absence, il ne m’est
rien arrivé.
Je lui caresse le crâne en regardant Vic observer mon appartement. Nous sommes dans l’entrée qui donne
sur un couloir à droite et sur le séjour à gauche. Ce n’est pas très grand seulement la cuisine et le salon,
suivis de ma chambre, mon bureau, et la salle de bain.

— C’est aussi bien rangé que ton bureau, plaisante Vic en regardant autour d’elle.

Je souris, je ne suis pas un as du rangement, mais je me retrouve dans mon bordel. J’ordonne à Bax de
rester tranquille et suis Vic. Elle s’arrête devant l’entrée de mon salon, où trônent trois énormes
bibliothèques remplies de livres en tout genre.

— Décidemment, tu ne t’arrêtes jamais de collectionner les livres, souffle Vic.

Elle pénètre dans la grande pièce chargée. Au centre, il y a deux canapés, avec un pouf et une télévision.
Ma cuisine est ouverte et laisse voir une table avec quatre chaises. La décoration est assez sommaire,
mais je reconnais qu’il traîne beaucoup de paperasse du boulot. Il y a très peu de photos de moi et de mes
proches, seulement dans le couloir.
J’ignore pourquoi, mais un sentiment étrange me gagne alors que je vois Vic évoluer dans mon
appartement. Je prends le temps de la regarder de la tête au pied, j’ai pu le faire furtivement au cours de
la soirée, mais pas comme maintenant. Dos à moi, dans sa magnifique robe rouge qui lui va à merveille,
elle éveille en moi un puissant désir que j’ai de plus en plus de mal à contrôler.
On peut se battre contre un démon à la fois, mais j’ai appris qu’il était très compliqué de se battre contre
plusieurs en même temps.
Ce soir, je me suis battu contre ma propre haine face à la nouvelle qui nous est tombée dessus. Mais je
doute d’avoir la force suffisante pour me battre contre l’attirance qui nous anime depuis nos retrouvailles.
Avec Vic, ça a toujours été électrique. Il suffisait d’un regard pour nous éveiller, et cette envie, elle est
toujours là, bien présente, enfouie depuis des années. Mais la flamme brûle toujours.
J’ai envie d’elle comme avant, si ce n’est plus. Et ce soir, je ressens le besoin de l’avoir dans mes bras,
contre moi, d’être en elle.
C’est tellement violent sur le moment, tellement brusque que je me fige en la voyant lire les titres des
nombreux ouvrages de ma bibliothèque.
Mon regard dévie sur les courbes magnifiques à peine couvertes par sa robe, Vic ne se rend même pas
compte de ce qu’elle crée en moi.

— Je suis désolé, je finis par lancer pour briser le silence.

Elle se retourne en m’adressant un sourire triste alors qu’elle tient dans ses mains, une version des
Liaisons Dangereuses.
Drôle de coïncidences.

— De quoi ? D’avoir un idiot pour patron ?

Je m’approche d’elle en retirant ma veste de costume que je jette sur l’un des canapés. Bax est
tranquillement couché dans son panier à nous regarder. Arrivé à sa hauteur, je sens la tension qui habite
son corps se faire plus présente, mais ce n’est pas le malaise, c’est quelque chose de plus profond.
Le désir.

— De t’avoir mis dans cette situation, je réponds.

Vic pose le livre en baissant les yeux. Je lui ai dit que je n’étais pas au courant et elle m’a cru, je pense
que ma réaction parle pour moi.

— Tu vas le faire ? me demande-t-elle.

Je caresse sa joue et soulève son menton pour que ses yeux bleus fixent les miens. Je veux toute son
attention, parce que j’en ai assez des non-dits.

— Oui.

— Pourquoi ?

Sa voix tremble, elle est inquiète et je la comprends. Nous allons nous retrouver exposés aux yeux de tous
et je déteste ça, être le centre d’attention. Mais nous n’avons pas le choix. Je refuse que quelqu’un d’autre
le fasse au risque de ne pas nous respecter, d’inventer ou pire de mentir.

— Parce qu’un autre le fera, et je refuse que quelqu’un d’autre le fasse à ma place. Je ne veux pas qu’on
raconte n’importe quoi.

— Tu ne peux pas empêcher cette émission ? me questionne-t-elle avec détresse.

— Non, je soupire.

Vic ne cache pas la déception dans ses yeux, mais ce qui me serre la poitrine, c’est bien son inquiétude.
Et je sais très bien que la question va franchir ses lèvres.

— Et en ce qui concerne…
Je la fais taire en lui coupant la parole. Je ne peux pas l’entendre. Je n’ai pas la force de lire ces mots sur
ses lèvres, d’encaisser ce qu’ils veulent dire. Je n’en ai parlé que très rarement à mon psy. Il n’y a que
Vic qui soit le sanctuaire de mes secrets, et je préfère qu’ils demeurent mystérieux pour cet appartement.

— On s’est fait une promesse Vic, je chuchote douloureusement, ça restera entre nous. Entre toi et moi.
Les autres n’ont pas besoin de savoir ce qu’on ne veut pas leur dire. Je nous protégerai je te le promets.

Vic rompt le pas qui nous sépare et vient se blottir contre moi. Son corps menu se fond avec aisance
contre le mien. Sa chaleur se mélange à la mienne, je sens son odeur si féminine envahir mes sens et la
douceur de sa peau sous mes mains.
Qu’on me vienne en aide, où je ne résisterai pas longtemps.
Vic s’accroche à moi, et mon cœur s’emballe. Il bat si vite, qu’elle doit le sentir, et pas seulement ça. Ma
queue se raidit en réaction à sa proximité. Le désir me tord les tripes d’avoir Vic si proche.

— C’est tellement apaisant d’être comme ça avec toi, m’avoue-t-elle naturellement.

Je ferme les yeux en la serrant davantage contre moi alors que la tension ne fait qu’augmenter. Je sais que
je devrais la repousser, m’allumer une clope et attendre que l’excitation descende d’elle-même. Mais je
ne peux pas. J’ai fini par apaiser ma colère auprès d’elle, mais pas mon désir, qui lui se réveille après
dix ans d’hibernation.
Pourtant, c’est mal placé de bander dans cette situation, mal placé de mettre Vic dans cette position, elle
vit sans sexe depuis quelques années, mais elle n’en est pas idiote pour autant, elle sait ce que ça signifie
d’avoir une queue dure pressée contre son ventre.
J’embrasse son crâne en savourant malgré tout sa présence. Et je me rappelle à quel point c’était bon de
l’avoir ainsi.

— Reagan… souffle Vic en s’écartant légèrement.

Je m’apprête à m’excuser de réagir ainsi lorsque je vois cette lueur dans ses yeux.
Elle me veut, elle aussi.

— Tu étais magnifique ce soir. Tellement que tu ne t’en rends même pas compte. Je sais que je ne devrais
pas, mais j’ai envie de toi.

— Reag…

Mes mains glissent le long de son corps, l’une s’arrête sur sa nuque, l’autre sur le bas de ses reins. J’ai en
mémoire la sensation de sa peau contre la mienne, de chacune de ses courbes sous mes doigts. Elle est
tellement femme que ça devrait être interdit. Interdit d’être aussi belle et aussi mystérieuse à la fois. Vic
se cache sous des vêtements larges pour ne pas attirer l’attention, mais face à moi, face à mon regard, elle
ne peut rien faire.
Mon visage s’approche du sien, je bande tellement s’en devient douloureux. Le désir pulse dans mes
veines, et perturbe ma respiration. Je vois chez Vic les mêmes signes.
Sur quelle voie allons-nous ? Est-ce que ça, nous pourrons le supporter après toutes ces années, tout ce
qu’on a traversé, et les souvenirs douloureux qui sont apparus suite à ce que nous partagions ? À quel
moment, s’aimer l’un l’autre est devenu aussi douloureux et primordial ? Pourtant, j’en meurs d’envie. Je
veux savoir ce que ça fait de partager ça avec elle sans craindre d’être découvert, sans compteur au-
dessus de notre tête, et sans cette boule au ventre à l’idée qu’on pourrait se faire prendre.
Cette nuit, il n’y a qu’elle et moi. Et il suffit d’un mot, d’une parole, d’un accord entre nous, pour que
nous nous retrouvions. Nous, nos corps, et notre passion, aussi douloureuse et bouleversante soit-elle.
Je ne suis qu’à quelques centimètres de sa bouche, ses mains sont dans mes cheveux, Vic ne me repousse
pas. Elle semble silencieusement m’encourager.

— Dis-moi que tu n’as pas envie de moi. Repousse-moi Vic, je n’ai plus la force ce soir d’être loin de
toi. Je me bats contre moi-même déjà, et je n’ai pas envie de me battre contre toi.

Elle ferme les yeux, le rouge vient colorer ses joues, l’espace d’une seconde, le temps s’arrête, et je sens
dans l’air comme un bouleversement. Est-ce que nous allons sauter, ou bien nous contenter de rester sur la
terre ferme ?
Le suspense me rend fou, tellement que je m’apprête déjà à m’écarter, quand soudain, dans un murmure,
sa réponse nous fait basculer.

— Alors, ne nous battons plus contre ça.


Chapitre18
Vic

2004
Lancaster, Pennsylvanie.

Je caresse doucement les cheveux de Reagan, comme par habitude. Il dort et je souris en regardant son
visage posé sur mes cuisses. Il a l’air détendu alors qu’il y a une heure il est rentré dans cet état que
je déteste, abattu, en colère et blessé. Je sais qu’il ne veut pas que je l’approche avant qu’il n’ait pris
sa douche alors je me retiens de me jeter sur lui, de lui montrer que je me fous qu’il se sente sale, pour
moi il ne l’est pas et ne le sera jamais, quoi que lui fasse Cooper.
Alors j’attends avec le peu de patience qu’il me reste à chaque réveil post drogue, que Reagan sorte,
qu’il se sente prêt à ce que je sois là pour lui. Puis il franchit la porte et en un regard je sais ce qu’il
attend de moi. Que je lui montre qu’il est toujours lui, tel qu’il était avant de partir et que je l’aime
toujours.
Normalement, je m’approche de lui doucement, je touche sa peau, je le serre dans mes bras et lui
répète inlassablement que je suis là. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui je me suis jetée dans ses bras en
voyant son regard qui me fuyait, en voyant cette blessure à vif dans ses magnifiques yeux. Aujourd’hui
je voulais qu’il comprenne que rien, jamais, ne le rendra différent à mes yeux. Reagan a fermé ses bras
autour de moi et m’a serré aussi fort qu’il le pouvait et je me suis sentie rassurée. Qu’il soit là,
quelque part sous sa souffrance qu’il aimerait me cacher, mais qui ne peut pas s’effacer sur une
simple envie.
Reagan m’a entraînée sur le lit, je l’ai laissé faire, on s’est allongés dans les bras l’un de l’autre juste
en se serrant et en partageant cette chaleur qui nous unit et nous maintient en vie. Il a fini par
s’endormir, sans verser une larme, sans hurler, sans frapper, sans rien, comme on s’endort quand les
émotions sont trop fortes et que notre corps demande à notre esprit de s’éteindre quelques instants
pour souffler.
Je déteste quand il revient, je déteste le voir ainsi, je déteste qu’il se sente comme ça devant moi, je
déteste tellement de choses ici… mais lui, je l’aime. Ça fait plus de deux ans maintenant qu’on
cohabite, qu’on se voit évoluer, changer, grandir durement et qu’on se soutient. Le lien qu’on a créé
durant ses deux années est beaucoup plus fort que n’importe quel lien qui dure depuis vingt ans dans
le monde réel. On est unis par notre malheur, par ce qu’on traverse et qui renforce le besoin de l’autre.
Souvent je me demande si dans le monde réel ce garçon plein de vie se serait arrêté sur moi. S’il
aurait pris la peine de vouloir connaître la fille un peu gauche qui rêvait du prince charmant ? Je
l’ignore et même si une vie parallèle est dessinée quelque part où lui et moi sommes amoureux, ça ne
change rien au présent et à ce qu’on vit maintenant.
On s’aime, ici et maintenant, et même si ce sentiment est autant effrayant que salvateur je ne peux pas
l’ignorer. Je ne peux pas le regarder et me dire que je ne ressens rien qu’un petit attachement et de
l’empathie pour lui. Mon corps crie qu’il a besoin de sa présence, mon âme hurle son envie de
s’accoupler avec la sienne, de devenir son âme sœur, ces deux doigts d’une main impossible à séparer.
J’ai déjà cru être amoureuse, mais à côté de ce que je ressens pour le jeune homme qui dort sur mes
jambes ce n’était rien.
Reagan m’apporte tellement, sans lui je ne serais plus là, peut-être que physiquement je serais
présente, mais mon esprit aurait dévié pour se protéger. Mais avec Reagan, c’est lui que mon esprit
veut protéger, c’est pour lui qu’il reste conscient et qu’il se bat. Il me donne cette force d’être
courageuse parce que lui aussi a besoin de craquer, lui aussi vit ces choses horribles et les supporte et
de temps en temps il a besoin d’évacuer ce que son corps subit. Aimer me rend forte, mais aimer me
fait aussi peur.
Si Cooper se rend compte de ce qu’on ressent, il en profitera pour nous faire encore souffrir, pour salir
ce qui nous unit encore plus violemment et je ne le veux pas. Je veux garder ces moments avec Reagan
où il n’y a que lui et moi et que le monde autour n’existe pas, je veux les garder parce qu’ils sont ma
seule source d’espoir. Sans eux, je sombrerais.
Alors on s’aime en se regardant, en se touchant comme avant, mais en prenant conscience que le corps
de l’autre nous apporte du désir, en s’embrassant tard dans la nuit quand être trop proche ne nous
permet plus de résister. On s’aime à notre manière, la seule possible pour garder cet amour pur. Pour
que cette étincelle dans ses yeux quand il me regarde ne soit pas salie par d’autres tortures. Mais
Reagan ne me touche pas comme un homme devrait toucher une femme. Il en a envie je le sais, je le
sens autant que moi, mais quelque chose le retiens et j’ignore quoi. Peut-être moi, alors qu’il m’a vue
subir Cooper, ou peut-être lui qui ne se sent pas digne de moi ou peut-être la peur d’aller trop loin et
de ne pas pouvoir revenir en arrière.
Je ne devrais sûrement pas ressentir ces élans de désir pour lui, mais même là, alors qu’il dort avec sa
bouche entrouverte j’imagine ma langue passer cette barrière et retrouver la chaleur de sa bouche.
J’imagine ses mains qui me caressent, doucement, tendrement, avec tellement de dévotion, comme si
mon corps était un diamant rare que j’en frissonne d’envie. Les gestes de Reagan à mon encontre
n’ont jamais rien eu de dur ou de violent, ils ont toujours été tendres et doux, et j’ai besoin de ça,
d’autres choses que de la violence et de la douleur, j‘ai besoin d‘amour et d’affection.
Reagan commence à s’agiter sur moi, son visage bouge, et je tente de l’apaiser, de chasser ce
cauchemar dont je connais la teneur par cœur parce que je fais le même, chaque nuit et que ses bras
me soutiennent à leur tour. Il n’y a que quand il dort, quand son esprit n’est pas conscient qu’il me
laisse voir sa douleur. Reagan est devenu fort physiquement, son corps est plus solide et on devine
l’homme qu’il sera un jour, un homme fort que rien n’atteindra par sa force physique et par ce qu’il
aura vécu. Reagan sera ce genre de personnes, ceux qui se blindent de ce qu’ils subissent alors que je
serai sûrement l’éternelle apeurée.
Je soupire en chassant mes pensées stupides sur l’avenir et je me penche pour embrasser sa tempe tout
en continuant à caresser ses cheveux qui glissent sous mes doigts comme de la soie.
Je pense à la sensation de ce tissu parfait que je n’ai pas senti depuis plus de deux ans, à ça et à
tellement d’autres textures et odeurs qui me manquent. On joue parfois à ce jeu avec Reagan, à décrire
les sensations qu’on ressent en touchant du jean, du vrai pas celui dont on est affublé, en sentant le
parfum d’une fleur, ou en voyant les nuages faire ces formes qui ressemblent toujours à quelque chose.
Le ciel, le soleil, sa chaleur, le vent, la neige, la pluie toutes ces choses qui nous montrent que le temps
passe me manquent, terriblement. J’ai peur de les oublier comme d’oublier le parfum de ma mère, le
chatouillement de la barbe naissante de mon père, les rides de ma grand-mère, et les rires de mon
frère. J’ai tellement peur que tout ça disparaisse et devienne un passé que je ne retrouverais plus.
Reagan s’agite de nouveau et ses yeux s’ouvrent d‘un coup. Il a l’air perdu quelques secondes puis son
regard vert se pose sur moi.

— Je me suis endormi, dit-il de sa voix profonde du réveil.

Je frissonne sous la douceur de ses cheveux sur mes cuisses nues et à cause de cette voix si grave. Il
ne bouge pas, il reste allongé sur moi à me regarder et à apprécier mes caresses.

— Il y a des choses que tu as oubliées ? je demande.

Il réfléchit quelques secondes en fronçant les sourcils avec l’air sérieux qu’il prend quand il lit.
J’aime le regarder lire, voir ses réactions à chaque phrase qu’il déchiffre, je crois que c’est devenu
mon activité préférée, le regarder et l’entendre lire.

— Les chamallows grillés, il finit par dire, je me souviens de l’odeur, de la texture dans ma bouche,
mais pas du goût.

Je ferme les yeux en pensant aux chamallows, à mon père qui allume le feu dans la cheminée, à Elijah
qui essaye de fourrer plusieurs bonbons mous dans sa bouche pour la faire gonfler, à ma mère qui
l’empêche de finir le paquet en se dépêchant de les mettre sur des brochettes et à cette odeur
délicieuse de sucre qui fond. Je pense à la texture dans ma bouche, élastique et tendre, chaude et
moelleuse.

— C’est fort, je lance, le sucre remplit ta bouche et l’arôme de fraise discret arrive pour ensuite
laisser place à l’amertume du manque qui te fera en manger jusqu’à l’écœurement.

J’ouvre les yeux en me léchant les lèvres comme si je venais d’engloutir un de ces délicieux bonbons.
Reagan lève la main en m’observant puis son doigt se pose sur ma lèvre et fait le tour de ma bouche
comme pour capturer à son tour le goût. Son doigt s’éloigne me laissant le souffle court comme à
chaque fois qu’il me touche puis je le vois disparaître entre ses lèvres.

— C’est exactement ça, dit-il en souriant, comme un baiser.

Reagan se redresse souplement, comme si son corps n’avait pas subi il y a quelques heures les assauts
de notre bourreau. Son visage se penche vers le mien, je retiens mon souffle dans l’attente de le sentir
puis ses lèvres se posent doucement sur ma joue à la commissure de mes lèvres.
Je ferme les yeux et savoure ce petit moment de plaisir, je les savoure tous parce que demain peut-être
qu’ils n’existeront plus, peut-être qu’on nous enlèvera ça aussi.
Reagan finit par s‘éloigner de moi, son regard me transperce.

— Si on est capable d’oublier, je reprends, tu crois que dehors ils nous ont oubliés aussi ?

Reagan baisse les yeux et j’aimerais qu’il me dise que non, même s’il pense le contraire. J’aimerais
être certaine qu’on existe encore pour le monde extérieur, que des personnes nous cherchent encore
parce qu’ils ne nous oublient pas. Deux ans c’est long, ça laisse le temps de penser qu’on est mort ou
bien qu’on s’est enfui loin. Deux ans, ça laisse le temps d’être oublié. Je ne veux pas qu’on m’oublie,
qu’on ne se rappelle plus de moi, qu’on oublie mon nom et qui j’étais. Je ne veux pas être un enfant
disparu de plus dans les statistiques, je veux encore être Vic Kristensen qui a une famille qui l’attend
quelque part. Je veux cet espoir que rien n’est fini et qu’un jour des flics viendront enfoncer cette
porte pour nous sortir de là.

— On n’oublie jamais les gens qu’on aime, me répond Reagan, jamais Vic. Dehors, ils nous cherchent
encore, ils ne baisseront jamais les bras, même si ça doit durer vingt ans. Ils penseront encore à nous,
on n’existera toujours pour nos familles.

Il est sincère dans ce qu’il dit, mais une petite voix en moi me dit que peut-être on n’existe plus, peut
être que notre vie restera celle qu’on a aujourd’hui et ça pour toujours.

— Comment tu peux en être aussi sûr ? Peut-être que…

— Non, dit-il en prenant ma main, je le sais parce que je serais incapable de t’oublier quoi qu’il
arrive.

Je baisse les yeux en rougissant sur nos mains jointes, sur la force des siennes, sur ma peau blanche
en contraste avec la sienne plus foncée. Mon cœur frappe délicieusement ma poitrine, mes sens sont
tous en alerte face à sa présence et me font sentir cet amour que je porte en moi. J’aime ma famille, je
les aime énormément, ils sont mon repère, mais ce qui fait mon monde c’est lui et jamais je n’oublierai
ce que je ressens en sa présence. Reagan a raison, je ne peux pas oublier les gens qu’on aime, on ne
peut pas oublier les battements de son cœur, l’euphorie dans les veines, le manque qui me broie le
ventre quand il n’est pas là, la douceur de sa peau, son odeur rassurante et ses baisers dévorants.
Jamais je n’oublierai Reagan.

— Promets le moi Reag, promets-moi que quoiqu’il arrive tu ne m’oublieras pas.

Il relève mon visage de sa main, ses yeux ont cette teinte de solennité qu’il prend quand quelque chose
lui tient à cœur et qu’il lui consacrera toute son attention.

— Jamais je ne t’oublierai Vic, je te le promets.

Je relâche sa main et me pends à son cou, au bord des larmes, à la fois de tristesse et de joie. Peut-être
que dehors on ne pense plus à moi comme quelqu’un de vivant qu’on doit encore chercher, mais je sais
en sentant ses bras se refermer sur moi que je ne serai jamais seule, que même si je ne suis plus là,
qu’on soit séparés, Reagan sera avec moi dans mon cœur tout comme je serai dans le sien.
Chapitre 19
Reagan

6 Mai 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Nos lèvres se retrouvent enfin et la chaleur explose en moi. Toute ma raison et mon self-control se mettent
sur pause. Je ne pense qu’à Vic, à ce désir ardent qui s’est ranimé entre nous et à l’envie que j’ai de
m’enfouir en elle pour calmer ce feu.
J’embrasse Vic comme si ma vie en dépendait, comme si son souffle était l’air dont j’avais besoin.
Et elle fait de même.
Vic répond à chacun de mes baisers, avec cet empressement et cette passion qui m’a toujours dévoré de
l’intérieur. Quand il n’y a que nous, nos deux corps l’un contre l’autre arrivent au point de rupture.
Ma queue se raidit, ma respiration devient plus irrégulière et les battements de mon cœur résonnent dans
ma tête.
Ma langue dessine le contour de sa bouche, ses lèvres sont douces et pulpeuses, on a envie de les
dévorer.
Je savoure chacune de ces sensations, mes mains glissent le long de son dos, sur ses fesses que j’agrippe,
j’attrape ses cuisses, et la hisse dans mes bras. Ses jambes se nouent autour de ma taille, Vic vient se
frotter contre mon érection, son souffle chatouille ma peau, nous ne réfléchissons plus.
J’ai besoin de l’avoir près de moi, contre moi.
Sans perdre notre temps, je nous conduis tant bien que mal vers ma chambre. À aucun moment, nos
bouches ne se séparent. Et j’aime ça, retrouver ce lien fort qui nous unit.
Mon dos heurte la porte, je l’ouvre d’un geste brusque du pied en gardant Vic contre moi. J’aime la
sensation de l’avoir collée, ses bras noués à mon cou, son entrejambe s’emboitant parfaitement contre la
mienne.
Je n’ai jamais voulu quelqu’un aussi fort qu’elle.
La pièce est dans la pénombre, mais nous y voyons suffisamment. Vic a toujours préféré faire l’amour
dans la pénombre, par timidité sans doute, mais un simple éclat de lumière peut rendre le moment brûlant
d’intimité.
Je veux que Vic se sente bien et à l’aise. J’ai vu dans ses yeux cette lueur qui a hanté mes nuits, cette
envie et ce désir qu’elle éprouvait pour moi.
Je romps notre étreinte un instant, le temps d’enlever toutes ces couches de vêtements qui ne nous servent
à rien. Vic redescend sur terre, ses deux pieds touchent le sol, elle tremble autant que mes mains qui
saisissent son visage pour l’embrasser de nouveau. Je n’en ai pas assez de cette bouche que j’ai tant de
fois regardée avant de l’obtenir.
— C’est si fort… chuchote Vic contre mes lèvres.

Je ferme les yeux un instant en acquiesçant. Le désir qui nous prend aux tripes, et cette impression que
notre cœur va exploser. C’est aussi douloureux que jouissif comme sensation, mais pour rien au monde je
n’arrêterai si Vic ne me le demande pas.

— Ça fait tellement longtemps que je veux te retrouver ainsi, je murmure à mon tour dans un souffle.

Pouvoir redécouvrir son corps, le toucher, l’aimer comme j’avais pu le faire. L’entendre soupirer de
plaisir et frémir sous mes caresses, me fondre en elle avec cette aisance, comme si elle avait été créée
pour qu’on soit deux pièces qui s’assemblent à la perfection.
Je suis persuadé qu’il existe sur cette terre une personne faite pour nous. Un idéal qui nous ressemble, un
double de sexe opposé. Une âme sœur.
Vic est mon âme sœur, je l’ai toujours su. J’ai vécu et ressenti des choses avec elle, que je n’ai plus
jamais retrouvées avec une autre personne.
D’une main tremblante, je caresse ses cheveux bruns qui dégagent une odeur enivrante. Mon érection se
durcit un peu plus, je sens la tension devenir de plus en plus intense.
Je déboutonne les premiers boutons de ma chemise, avant de la retirer. J’en fais une boule et l’envoi à
l’autre bout de la pièce. Une fois torse nu, je glisse de nouveau un bras autour de la taille de Vic pour la
rapprocher de moi. Ma main libre trouve la fermeture éclair de sa robe rouge, je commence à la
descendre quand le son de sa voix m’arrête.

— Reagan… souffle Vic.

Je me fige en baissant les yeux vers elle. Je vois ce qu’elle vient elle-même de découvrir.
Ses doigts tracent le contour de son prénom gravé à l’encre noire sur mon pectoral gauche, juste au-
dessus de mon cœur.
Vic lève ses yeux bleus vers les miens, j’y lis la surprise, mais également son trouble, elle doit se
demander, pourquoi. Pourquoi j’ai gravé son prénom ici. Pourquoi cet acte définitif.
Il y a une raison à ça.

— Tu n’as jamais quitté mon cœur, Vic, tu as toujours eu ta place ici, et tu l’auras toujours. On ne peut
pas oublier ceux qu’on aime, et je ne t’ai jamais oubliée, je chuchote d’une voix douloureuse.

Pas un seul instant, pas une seule fois. J’ai aimé faire l’amour avec d’autres femmes, mais aucune ne m’a
fait aimer l’amour comme Vic. Elle a quelque chose d’unique que je n’ai jamais retrouvé avec les autres.
Cette part d’elle qu’elle m’offrait à chaque fois qu’il n’y avait que nous.

— Tu as mon prénom ici, murmure-t-elle en caressant ma peau.

Son contact électrique attise un peu plus le feu en moi. Je dois prendre sur moi pour ne pas retirer sa
robe, baisser mon pantalon et m’enfoncer en elle pour nous faire soupirer d’un contact depuis trop
longtemps inexistant. Je dois prendre sur moi pour ne pas vriller.

— Oui, je l’ai fait juste après ton départ. J’en avais tellement besoin Vic, j’avais tellement besoin de toi,
j’explique douloureusement.
Et c’est vrai. Quand elle est partie, j’ai cru que j’allais crever de sa perte. J’avais le sentiment qu’elle
était définitive, que plus jamais je ne reverrais son visage magnifique, plus jamais je n’entendrais son
rire, le son de sa respiration qui s’enroue lorsqu’elle est au bord du gouffre. Plus jamais je ne sentirais
l’odeur de sa peau, son parfum naturel.
J’avais peur de l’oublier, d’oublier ce qu’il se passait en moi lorsque je la regardais. J’aimais tellement
ces papillons dans le ventre et cette impression que rien au monde ne pourrait me rendre plus heureux que
la présence de Vic. À l’époque, je n’arrivais pas à mettre des mots sur l’amour. Quels étaient les signes
qui nous indiquaient qu’on aimait quelqu’un ? Je n’avais pas de comparaison de l’amour avant Vic, ce
n’est qu’après elle que j’ai compris qu’aimer quelqu’un ne pouvait pas être réellement défini. On aime,
tout simplement, on le sent, et on le sait au fond de soi-même. Quand on aime, une part de nous-mêmes se
mélange avec l’autre personne, voilà pourquoi on a l’impression qu’il nous manque un bout de soi
lorsque tout s’arrête.
Tatouer son prénom sur mon corps a figé la douleur dans mon cœur. À chaque fois que je le voyais, les
battements devenaient plus irréguliers, faisant naître de nouveau ces fameux papillons au creux de mon
être et nos nombreux souvenirs ensemble, les bons et les moins bons. Et lorsque j’avais mal, je n’avais
qu’à fermer les yeux, toucher ce prénom, et la sensation d’être ensemble me revenait. Vic était là avec
moi, et je savais que ça irait.
Je n’ai jamais regretté de l’avoir fait. Cette énième marque est en réalité la meilleure qu’on ne m’ait
jamais faite, celle qui me prouvait pendant les jours sombres qu’il y avait toujours de l’espoir.
Vic se penche et dépose sa bouche sur les lettres. Un frisson gagne ma peau alors que ses mains glissent
le long de mon torse.
Nous ne devrions pas faire ça, mais je n’arrive pas à me convaincre de ne pas le faire.
Vic se hisse sur la pointe des pieds pour embrasser chastement mes lèvres avant de s’écarter d’un pas.
Elle bute contre le rebord de mon lit, un sourire se dessine sur mon visage devant sa maladresse.
Lentement, et avec une assurance un peu maladroite, Vic enlève ses chaussures. Le rouge lui monte aux
joues lorsqu’elle glisse ses mains dans son dos pour terminer de retirer sa robe. Cette dernière glisse
naturellement le long de ses jambes, mon regard suit le mouvement du tissu et mon cœur palpite en la
découvrant. Vic est magnifique.
Elle finit en sous-vêtements noirs, ces derniers sont en contraste avec sa peau blanche. Instinctivement,
elle couvre son ventre et ses seins, mais ça ne sert à rien. Sous mes yeux, j’ai exactement le souvenir de
ses formes. La taille de ses seins, la douceur de ses tétons et leur couleur. Le creux de ses hanches et le
goût de son intimité. Je me souviens de chaque détail.
Sans la quitter du regard, je défais la boucle de ma ceinture, descend la fermeture éclair de mon pantalon,
avant de le retirer, suivis de mes chaussures et chaussettes. Je me retrouve également en sous-vêtement
avec une putain d’érection qui laisse peu de place au doute. Les yeux bleus de Vic atterrissent dessus, ils
alimentent notre feu.
Au moment où je m’apprête à faire un pas vers elle, Vic retire son énorme bracelet de perles qu’elle pose
sur le sol, sous le lit, comme pour ne pas le perdre. Lorsqu’elle se redresse, elle me tend son poignet, sa
peau blanche est tachée de traits noirs qui captent instantanément mon attention.

— Moi aussi, j’en avais besoin, déclare-t-elle.

Je le saisis en douceur, et du pouce, je trace les lettres, un V et un R qui se nouent. Soudain, je


comprends. Vic ne m’a jamais oublié et comme moi, elle a ressenti ce besoin de graver sa peau, de faire
quelque chose de définitif.
C’est à cet instant précis que je percute, que malgré la distance qui nous a séparés, malgré les années et la
souffrance, notre nous perdure, il est plus fort.
Je romps le dernier pas qui nous sépare et me jette sur Vic pour la faire basculer sur le matelas du lit.
Nos corps rebondissent, je la surplombe. Vic ouvre ses jambes pour m’y accueillir, une main se glisse
dans son dos, je dégrafe son soutien-gorge. Ses bretelles se relâchent sur ses épaules, je pèse un peu plus
sur son corps. Vic me regarde dans les yeux, et je n’y lis pas de peur, ni d’appréhension, c’est comme si
nous n’avions jamais arrêté de faire ça. Ses doigts se glissent lentement dans mon caleçon, les miens
jouent avec son soutien-gorge que je lui retire en douceur. La fraicheur de la chambre fait frissonner sa
peau. J’envoie le bout de tissus rejoindre le reste, et redécouvre sa poitrine. Ses tétons pointent dans ma
direction, je me penche et en saisit un dans ma bouche que je lèche et suce. Les doigts de Vic jouent à
présent avec mes cheveux, un soupir de plaisir s’échappe de ses lèvres et j’en savoure chaque son. Je
prends mon temps, je savoure le goût de sa peau, ses réactions. Je fais traîner mes mains sur son corps,
retrouve chacune de ses formes.
Entre nous, il n’y a que la passion et le désir. Une douceur tendre, mais fiévreuse. Je sais que Vic n’est
pas en sucre, elle mérite qu’on lui fasse l’amour comme on le fait à une femme comme une autre, et c’est
ce que je compte bien faire. L’aimer simplement, à notre façon. En sachant très bien quelles sont nos
propres limites respectives.
Ma langue passe sur ses tétons sensibles, puis lentement, j’embrasse le creux de ses seins, son ventre, tout
en descendant vers son nombril. Je sens le regard de Vic sur moi, mais ce n’est pas de la suspicion, bien
au contraire. J’aime savoir qu’elle m’observe, qu’elle tente d’imaginer ce que je peux lui faire.
J’embrasse son ventre, glisse ma langue dans son nombril, des frissons naissent sur sa peau. Un léger
gémissement de plaisir s’échappe de sa bouche enflée lorsque j’arrive à hauteur de sa culotte noire.
Nos regards se croisent, je vois la tension dans ses yeux.

— Est-ce que j’ai le droit ? je demande lentement.

Ses joues prennent des couleurs, je la trouve adorable. Vic se mord légèrement la lèvre avant de répondre
dans un souffle :

— Oui.

Et je m’exécute. Mes doigts passent sous le tissu qui glisse le long de ses jambes. Vic les soulève et
m’aide à l’en débarrasser.
L’espace d’un instant, je la vois hésiter. Je peux la comprendre, ça fait des années qu’elle ne s’est pas
retrouvée aussi proche d’un homme, dans une intimité où rien ne peut être caché à l’autre.

— J’en meurs d’envie de te retrouver, je lance d’une voix rauque pour la rassurer.

Contre sa jambe, j’appuie mes hanches pour lui montrer à quel point elle me rend fou.
J’ai aimé son corps de nombreuses fois, je l’ai aimé de différentes façons, mais toujours avec tendresse,
parce que Vic ne mérite que ça.
Je me penche pour embrasser son genou, puis sa cuisse et enfin le haut de son intimité, je souffle dessus
pour l’inciter à écarter ses jambes. Je veux l’embrasser ici aussi, savourer la chaleur de son sexe, son
humidité, et voir Vic fondre sous mes caresses. Bordel, je bande comme un dingue rien qu’en y pensant.

— Je ne suis pas comme les autres filles, m’avoue-t-elle en se cachant le visage d’une main.

Je souris contre sa peau.


— Je n’en ai rien à foutre des autres, il n’y a que toi qui comptes. Et à mes yeux, tu es magnifique, alors
le reste, je m’en fous. C’est juste toi et moi, et ce qu’il y a entre nous.

Je relève mon regard pour croiser le sien, Vic m’observe déjà.

— Fais-moi confiance, c’est simplement moi, et jamais je ne te jugerais. Je te prends comme tu es,
comme avant même si nous ne sommes plus les mêmes, certaines choses n’ont pas changé.

Je me souviens de ce que ça faisait d’être près d’elle, contre elle, en elle. Cette sensation que plus rien
d’autre n’existait autour, il n’y avait qu’elle et moi, loin de tout, du monde extérieur et de la réalité. Il n’y
avait que la nôtre, et elle ressemblait à l’éternité.
Lentement, Vic écarte ses jambes, je me glisse entre elles, et l’instant d’après tout bascule. Ma bouche
entre en contact avec son sexe, et plus rien d’autre ne compte que Vic. J’embrasse son intimité, y laisse
courir ma langue dans chaque recoin. Je suce et mordille son clitoris, le lèche avec patience et envie. Je
prends le temps de redécouvrir chaque parcelle de son intimité, je savoure son goût et son excitation. Vic
a envie de moi, et elle ne le cache plus. Ses doigts tirent légèrement dans mes cheveux alors que ses
jambes se croisent sur mes épaules. Ses hanches se frottent contre ma bouche entreprenante. Je continue
mon manège, alternant les suçons avec les coups de langue. Je pénètre son sexe de ma langue avant de
revenir titiller sa zone sensible. Un râle de plaisir résonne dans ma chambre, la respiration de Vic se fait
laborieuse alors que j’accentue le rythme de ma bouche sur son intimité. Deux de mes doigts se joignent à
la partie, ils commencent à aller et venir en elle. Vic est brûlante et humide. Je sens son sexe palpiter
autour de mes doigts alors que je me concentre sur son clitoris.
Elle est au bord de l’orgasme, je le sens, je l’entends et bordel comme je bande de la voir s’abandonner à
moi.
J’ai toujours été tendre et patient au lit. Je ne suis pas le genre d’amant à buriner de la chatte comme
Parker. Certains diront que c’est dû à mon passé, et peut-être est-ce le cas, mais, qu’importe, aujourd’hui,
je vois le sexe comme un moment de partage. Un moment qui amène au plaisir et à la jouissance, et je
trouve qu’on peut être un très bon amant sans pour autant ressembler à une brute.
Un dernier mordillement, un dernier coup de langue, un dernier va-et-vient dans son sexe plus que prêt à
m’accueillir et Vic explose. Je la sens partir, et l’aide à atteindre le sommet en continuant de l’embrasser,
ma langue se déchaîne alors qu’elle jouit en étouffant un petit cri. Sa main tire mes cheveux, ses hanches
se pressent davantage contre moi.
Mon regard ne la quitte pas un seul instant. Et bon sang comme elle est magnifique les yeux clos, la tête
renversée en arrière, sa bouche légèrement ouverte, et cette couleur rosée sur ses joues. La jouissance lui
va toujours aussi bien.
Je continue de la caresser jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, qu’elle tente de s’écarter de moi. Je souffle
sur son sexe sensible et meurtri par les assauts de ma langue. Je me redresse, rampe sur elle pour venir
dévorer cette bouche qui me rend fou. Vic me rend chacun de mes baisers avec davantage de passion. Sa
main dérive vers mon caleçon qu’elle baisse pour laisser s’échapper ma douloureuse érection qui ne
demande que son attention.

— Tu as ce qu’il faut ? me demande Vic.

J’acquiesce en m’écartant d’elle pour ouvrir le tiroir de ma table de chevet et en sortir un préservatif. Je
me redresse sur mes genoux, entre ses jambes. Sous le regard de Vic, je termine d’enlever mon caleçon,
ma queue se dresse entre nous, fière et bandée. Je vois cette lueur étrange dans son regard qui m’est
familière. La première fois que nous avons fait l’amour, j’ai ri parce qu’elle m’a chuchoté à l’oreille « tu
crois que tout va rentrer ? ». J’ai aimé son innocence à cet instant, parce que cette simple question me
prouvait qu’elle avait gardé un peu d’elle, malgré ce qu’elle subissait.
Je saisis mon érection en retenant un râle. Bordel, j’ai déjà eu la gaule comme maintenant, une trique
d’enfer presque douloureuse tant l’envie me prenait aux tripes. Mon gland est tellement sensible
qu’enfiler le préservatif me fait haleter. Ça fait un bail que je n’ai pas eu la sensation d’être aussi fébrile
au pieu. Mais Vic est… Vic, elle fait naître en moi des choses intenses.
Je déroule la protection sous le regard observateur de Vic, je lui lance un clin d’œil ce qui la fait sourire
avant de m’allonger de nouveau sur elle. Nos deux corps s’emboitent parfaitement. Je sens la chaleur de
sa peau m’envahir, elle est si douce, si chaleureuse. J’ai toujours eu l’impression d’être aimé et choyé
dans les bras de Vic. J’aime cette sensation divine d’être en sécurité, à ma place. J’aime l’avoir dans mes
bras, putain. J’embrasse le bout de son nez, puis la commissure de sa lèvre, avant de mordiller son
oreille droite.

— Tu crois que tout va rentrer ? je murmure à son oreille avec taquinerie.

Vic ferme les yeux en se mordant la lèvre pour se retenir de rire. Sa jambe gauche se relève sur mes
hanches, modifiant l’angle de nos entrejambes. Ma queue vient se frotter contre son intimité sensible,
lentement, je bouge mes reins pour la faire glisser. Mon gland s’appuie contre son clitoris, lui offrant une
friction excitante.
Mais ce que j’aime surtout, c’est cette lueur dans son regard qui me hurle « encore ».

— Je te veux en moi, Reag, j’en ai tellement besoin que c’en est presque douloureux.

Je sais.
J’embrasse sa bouche de nouveau, c’est lent et enivrant, et j’aime ça. J’aime nous pousser à bout, sentir la
tension arriver à son comble, et attendre le dernier moment pour basculer. Il n’y a rien de meilleur que
ces quelques secondes avant d’obtenir ce qu’on veut tellement.
Je me place à l’entrée de son corps, même à travers la capote, je sens sa chaleur et son humidité. Je sais
ce que c’est, de connaître Vic sans latex, je n’ai jamais oublié cette sensation. Mais pour le moment, je
préfère qu’on soit prudents, ce n’est qu’un détail.
J’attrape la main de Vic, nos doigts s’entremêlent, mon regard ne quitte pas le sien lorsque je la pénètre.
Lentement, je prends mon temps et savoure le plaisir de la retrouver.
L’expression de Vic change, elle se crispe un peu, je m’arrête pour l’embrasser, le temps qu’elle s’adapte
à mon intrusion.

— Reag…

— Je sais.

Je sais que ça fait longtemps pour elle. Elle est tellement étroite, tellement serrée. J’ai l’impression
d’être emprisonné. Je sens son intimité se refermer autour de ma queue. J’ai rarement senti une telle
communion avec quelqu’un.
Quelques minutes passent avant que je ne poursuive, Vic se détend et s’ouvre à moi. Je m’enfonce en elle
en remuant des hanches, de lents va-et-vient qui viennent éveiller son sexe. Son souffle se fait plus
rapide, son bras se serre davantage autour de mon cou, et nos doigts se lient plus fort.
Une fois enfoncé jusqu’à la garde, je me fige, tremblant. Je suis tendu à l’extrême, ma peau est en sueur, je
suis au bord de la rupture tant Vic est divine. Elle n’imagine pas ce que ça me fait d’être en elle, c’est
tellement intense que j’en perds mes mots.
Elle ne dit rien et moi non plus. On laisse faire les choses en savourant nos retrouvailles.

— Fais-moi l’amour, murmure-t-elle contre mes lèvres dans un souffle.

Et c’est ce que je fais. J’appuie mon front contre le sien, je reste immobile un instant pour savourer le
moment avant de commencer le balancement de mes hanches. Mon érection sort du cocon chaud de son
corps, pour mieux y revenir. Je commence un rythme langoureux, où nos deux sexes se frottent l’un contre
l’autre, créant cette friction qui nous fait haleter.

— Oh bordel Vic, je jure contre sa bouche.

Ça fait tellement de bien d’être aimé, de se sentir aimé, et d’aimer quelqu’un de toutes les façons
possibles et imaginables, surtout les imaginables.
Nous ne sommes pas pressés, et même si l’envie d’elle me tord l’estomac, je veux savourer l’instant.
Le temps défile avec une lenteur agréable, ma main libre la touche partout alors que mon sexe la pénètre
avec plus de vigueur pour alimenter le feu en nous. Ma bouche embrasse son cou, ses lèvres. Je veux lui
donner tout ce que je peux de moi, comme si demain n’existait pas. Pour le moment, il n’y a que nous et
ce désir qui me ronge.
Les minutes défilent, notre étreinte devient de plus en plus forte et langoureuse. Mon érection l’enflamme,
je sens Vic perdre de nouveau pied, son intimité palpite de plus en plus, m’enserrant.
Un gémissement s’échappe de sa bouche lorsque je m’enfonce en elle avec plus d’ardeur. Vic me supplie
du regard de nous faire basculer pour éteindre ce maudit feu qui nous fait autant de bien que de mal, tant
le plaisir est énorme, tant c’est géant de connaître tout ce mix à nouveau, l’envie, le désir, la chaleur et
ces papillons de jouissance en nous.
J’accélère une dernière fois le rythme, Vic y réagit quelques instants plus tard. Elle se fige contre moi, ma
bouche étouffe son cri de plaisir lorsqu’elle bascule. Son orgasme lui fait fermer les yeux, elle
s’abandonne à moi comme elle le fait depuis le début, et la voir si belle, et confiante, me fait basculer à
mon tour. Je jouis profondément en elle, mon corps se tend, je laisse échapper un grognement de plaisir.
J’ignore combien de temps ce moment dure, mais je sens que c’est longtemps, comme je l’espérais.
Puis, tout se calme, lentement, notre esprit se reconnecte. Je me laisse aller sur Vic, nos deux mains
toujours enlacées. Ma tête vient se perdre dans son cou, je respire son odeur et savoure sa respiration
saccadée. Vic me serre contre elle quelques instants avant que je ne sorte de son corps à contrecœur.
Je me débarrasse de la capote avant de m’allonger, puis j’attire Vic contre moi. Nos jambes s’emmêlent,
un silence apaisant s’installe. Nous sommes bien ainsi, l’un contre l’autre. Je réalise que ce tremblement
dans ma poitrine, cette force surhumaine qui m’a fait tenir tant de temps en captivité semblent toujours
présente.
Il est là, au creux de ma poitrine, sous ton prénom.
Cette nuit, comparées à toutes les autres, nous avons le temps. Il n’y a pas de danger, pas de risque de se
faire surprendre. On peut s’aimer sans crainte, librement, comme nous ne l’avons jamais fait auparavant.
Et je compte bien savourer chaque instant, parce que j’ai conscience que demain, tout peut s’arrêter.
Chapitre 20
Vic

6 Mai 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Mon visage se frotte contre le torse sous moi, une odeur familière vient finir de me réveiller et je souris
avant d’ouvrir les yeux. L’espace de quelques secondes, entre sommeil et éveil, j’étais de retour dans le
passé. Dans ces quatre années qui ont brisé ma vie et qui m’ont en même temps permis de rencontrer
l’homme qui dort à mes côtés. La dernière fois que j’ai dormi avec Reagan, j’avais dix-sept ans et si
certaines choses n’ont pas changé, comme sa façon de me tenir contre lui, le corps que j’ai sous moi est
différent.
Mes yeux s’ouvrent, la lumière extérieure filtre à travers les rideaux et c’est la première fois que je peux
observer le corps de Reagan sous la clarté matinale. Je me redresse sur un coude, il est allongé, un bras
en travers de son visage, l’autre sur mon épaule. Sa peau plus sombre que la mienne brille et je ne peux
m’empêcher de toucher son tatouage.
J’étais là, toutes ces années loin l’un de l’autre, j’étais avec lui tout comme il était avec moi. Je déglutis,
émue de me voir sur sa peau, de savoir qu’il a tenu sa promesse et qu’il ne m’a jamais oubliée.
Il aurait pu m’oublier, peut-être même qu’il aurait dû, pour lui, pour se reconstruire et vivre une vie
normale. Il aurait pu trouver une femme qui l’aurait rendu heureux, qui lui aurait donné une famille et un
foyer. Il aurait pu avoir tout ça, mais il m’a attendue en quelque sorte. S’il ne s’est jamais investi avec
une autre, c’est parce que j’étais là, dans son cœur, gravée comme sur sa peau.
Je chasse les larmes qui commencent à couler en observant Reagan, je ris en me demandant ce qu’ont
pensé ses conquêtes de ce tatouage. Il bouge et gémit dans son sommeil, sa main resserre sa prise sur mon
épaule et je repose ma tête sur son torse.
Je suis bien. Je crois que je n’ai jamais été aussi bien que maintenant. Je me sens apaisée, comblée, en
sécurité et amoureuse. Si avant je l’étais, il y avait à chaque réveil la réalité de notre situation.
Aujourd’hui, il n’y a rien de tout ça, il y a Reagan et moi et notre liberté. Et c’est parfait. Ce moment
devrait durer toujours. On devrait rester là, dans les bras l’un de l’autre, à faire l’amour et oublier le
monde extérieur. Oublier, son travail et nos familles. Oublier qu’on n’est pas seulement Vic et Reagan,
mais aussi les victimes de Cooper et qu’un procès nous attend. Je soupire et fait frissonner sa peau, en
comprenant qu’on n’est jamais réellement libre, mais pourtant je vais faire en sorte qu’aujourd’hui on le
soit. Demain il sera temps de retourner à la vie et à nos obligations.
Mes doigts glissent sur son torse en de petites caresses qui le font de nouveau frissonner. Je souris,
amusée, de redécouvrir son corps et de toucher des muscles plus prononcés qu’il y a dix ans. Je descends
entre ses pectoraux pour toucher ses abdos, mes doigts dessinent les lignes et je me surprends à compter
les carrés qui forment son corps.

— Le compte est bon ? lance Reagan d’une voix basse.

Je relève le visage pour le regarder, son bras sur son front et les yeux baissés sur moi, il sourit.

— Il y a une ligne de plus, je réponds après avoir fait le tour de cette partie de son corps.

Reagan se frotte les yeux, puis sa main sur mon épaule glisse sur mes fesses qu’il pince gentiment.

— Et bien, il y en a un peu plus ici aussi.

— Je te faisais un compliment ! je lance un peu vexée.

— Mais moi aussi.

Sa main se met à pincer de nouveau mes fesses et je tente d’échapper à sa prise, mais Reagan est plus fort
que moi.

— T’es parfaite.

Il redresse mon visage et ses lèvres chaudes viennent se poser doucement sur les miennes. Il m’embrasse
d’abord doucement en picorant mes lèvres, puis sa langue vient tracer le contour de mes lèvres pour que
je les ouvre. Je ne me fais pas prier, sa langue entre dans ma bouche et tout mon corps ressent ce baiser. Il
se souvient de cette nuit, de ses baisers, de ses caresses, de son corps sur le mien, dans le mien. Cette
façon qu’a Reagan de faire l’amour, passionnément et pourtant tendrement. Avec lui je ne me sens pas
comme une victime que tout le monde observe, avec lui je me sens comme une femme.
Ma main sent le grondement qui sort de ses lèvres se répercuter sur sa poitrine et Reagan me fait
m’allonger sur le lit pour venir me surplomber. Il n’attend pas, ses jambes écartent les miennes et son
corps vient peser agréablement sur le mien. Ses lèvres dévient sur mon cou et mon corps s’enflamme. Il a
dix ans de manque à rattraper, dix ans sans lui, sans son corps, sans sentir ce plaisir qu’il me donne avec
envie.
Les mains de Reagan, sa bouche, sont partout sur mon corps et je me sens partir vers cette sensation
délirante où je ne contrôle plus rien. Je le sens dur entre mes jambes, la friction de nos corps me rend
fébrile et mes mains essayent de toucher tout ce qu’elles peuvent prendre de lui.

— Reagan… je gémis quand il prend mon sein entre ses lèvres.

Sa main glisse sur mon ventre quand, un aboiement nous fait sursauter tous les deux. On se fige en
regardant Bax, la langue pendante assis à côté du lit à nous regarder. Je me mets à rire, Reagan aussi en
posant son visage sur ma poitrine. Bax aboie de plus belle et Reagan lui ordonne de se taire en se
redressant. Son visage au-dessus du mien, il me regarde comme s’il n’était pas très sûr que je sois
réellement là. Je caresse ses joues où une barbe naissante pousse.

— Ce n’est que partie remise, dit-il en frottant son nez au mien.

— J’espère bien.
Il m’embrasse rapidement, puis il se lève. Je le regarde enfiler son pantalon de la veille, le désir que
j’éprouve pour lui n’est en rien calmé quand je le vois caresser Bax en souriant l’air heureux.

— Tu peux aller prendre une douche, dit-il en passant une main dans ses cheveux, sert toi dans mes
fringues, je vais préparer le petit-déj et ensuite on ira promener l’impatient !

J’acquiesce et le regarde sortir avec Bax dans ses jambes. Alors ça pourrait être ça, une vie avec Reagan.
Des réveils tendres, des petits-déj à deux, des promenades avec Bax et faire l’amour encore et encore.
Je me lève en m’étirant, mon corps reconnaît ses douleurs et l’espace d’un instant elles me rappellent
l’enfer. Je ferme les yeux en me sermonnant que ça n’a rien à voir, ici il est question de plaisir, pas de
torture. J’avance jusqu’à la salle de bain en secouant la tête parce que des images que je ne veux plus
voir viennent s’infiltrer dans mon esprit. Pas aujourd’hui, pas après cette nuit, je ne veux pas me rappeler
la douleur et la souffrance, je veux être heureuse et profiter de ces moments avec Reagan. Je ferme à
moitié la porte derrière moi, la salle de bain est petite et plus pratique qu’esthétique, elle est Reagan. Je
fais couler l’eau et en attendant qu’elle chauffe je m’observe dans le miroir.
Ma peau a gardé des traces du passage de Reagan, par endroit elle est rouge, mon sein a encore la marque
de ses lèvres et je ferme les yeux en pensant à combien c’est bon de le sentir et à rien d’autre.

***

7 Mai 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Je m’agite sur ma chaise, je déteste le sourire que l’avocat de la défense brandit, comme s’il était sûr de
sa victoire. Reagan reste impassible en entendant les questions qu’il sort à l’agent du FBI qui a enquêté
sur notre cas. C’est une grande blonde, j’avais oublié ce regard bleu froid qui a pris quelques rides
depuis la dernière fois où je l’ai vue, mais elle reste fidèle à elle-même, professionnelle et qui inspire
confiance.

— Quand l’accusation vous a interrogé, vous avez dit, je cite : Monsieur Kane s’est fait enlever par
deux hommes. Est-ce exact ?

— C’est exact.

— Agent Hart, où sont ces hommes aujourd’hui ?

L’agent fonce les sourcils en se penchant un peu pour répondre.

— On ne les a pas retrouvés.

— Les avez-vous seulement cherchés ?

— Objection ! crie le procureur en se levant, ce n’est pas le procès de l’agent Hart, il me semble.
— Je tiens juste à montrer aux jurés que l’enquête n’a pas été complète.

— Rejetée, conclut le juge en faisant signe à l’agent du FBI de répondre à la question.

Je soupire, je ne sens pas cet avocat il a l’air aussi perfide que son client. Reagan remarque ma gêne et
prend ma main sous la table. Je souris en regardant nos mains enlacées, en pensant à hier, à notre journée
loin de tout et où tout était paisible. On a déjeuné, fait une longue balade avec Bax, puis on est rentrés
pour regarder un film dont on ne connaîtra jamais la fin. J’inspire en serrant sa main, en me rappelant ses
caresses tellement agréables. C’était parfait, c’était le genre de dimanche que tous les couples amoureux
partagent. Ceux qui ont eu la chance de vivre une vie normale, de rencontrer la personne qui sera à leur
côtés pour le reste de leur vie. Mais cette journée a pris fin, il a fallu rentrer et affronter la réalité. On n’a
pas parlé du procès ou de l’émission qu’il va devoir faire. C’était notre moment, rien qu’à nous, celui où
l’on se retrouvait réellement tous les deux.
Je relève la tête quand l’agent reprend la parole, mon regard croise celui de Cooper qui fixe nos mains
jointes, un sourire sadique aux lèvres. Il relève les yeux et me dévisage. Je sens mon cœur arrêter de
battre sous ses yeux pervers qui me dégoûtent.

— Votre client ne nous a pas fourni les identités de ses hommes et les victimes n’ont aucun souvenir
d’eux, il n’y avait que des empreintes sur le sac à dos de monsieur Kane, mais la comparaison n’a rien
donné.

— À aucun moment, vous ne vous êtes dit que mon client pouvait ne pas connaître ces hommes ?

Je détourne le regard en déglutissant, le sourire de Cooper imprègne dans mes rétines, le même qu’il
avait quand il avait le pouvoir sur mon corps.

— Non, soupire l’agent.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ont enlevé deux gamins pour votre client.

— Comment pouvez-vous être sûre qu’ils les ont enlevés pour mon client ?

L’agent Hart fronce les sourcils et moi aussi devant la stupidité de cette question.

— Parce que c’est entre les mains de votre client que les victimes ont atterri, c’est chez lui qu’elles ont
été séquestrées, torturées et violées.

L’avocat retourne à son bureau l’air calme et serein il prend un papier avant de se retourner vers le
témoin.

— Agent Hart, lorsque vous avez interrogé monsieur Kane, sur les sévices qu’il a subi lors de sa
captivité vous a t-il révélé le mode opératoire de son agresseur ?

— Oui.
— Et quel est-il agent Hart ?

— Truman… l’accusé, le droguait quelques heures avant, sûrement dans sa nourriture pour qu’il ne
résiste pas puis il l’attachait et abusait de lui, une fois qu’il était réveillé.

— Votre honneur, je joins au dossier, la pièce à conviction qui est un rapport d’expertise sur la drogue
utilisée à l’encontre de monsieur Kane lors de sa captivité.

L’avocat s’avance jusqu’au juge et lui tend une feuille ainsi qu’à l’Agent Hart.

— Pouvez-vous nous lire à voix haute, la partie surlignée Agent Hart.

— La drogue a un effet immédiat, le sujet s’endort, plongé dans un sommeil profond durant un certain
moment selon la dose utilisée et la corpulence du sujet. Lors de son réveil, le sujet sera encore sous
l’emprise de la drogue, même si l’effet principal est dissipé, les effets secondaires sont nombreux :
vertiges, nausée, mots de têtes, sensations de soif, et hallucinations. Ce dernier symptôme demeure des
heures après la prise de la drogue.

— Hallucinations, agent Hart, la victime souffrait donc d’hallucinations après ses prises de drogue.

La main de Reagan quitte la mienne, il se penche pour parler au procureur à ses côtés. Si je n’entends pas
ce qu’il dit, je vois parfaitement sa mâchoire se serrer d’énervement.

— Est-il possible agent Hart que monsieur Kane ait halluciné en voyant monsieur Truman lors de ses
séances d’abus qu’il subissait ? Où même qu’il ait totalement imaginé ses séances de viols ?

L’agent Hart repose la feuille devant elle, la tension est à son comble dans la salle, tout le monde a
compris où l’avocat voulait en venir et je me demande comment on peut faire ce genre de choses.
Comment on peut faire douter de sa culpabilité quand on sait qu’il est coupable.

— Je ne suis pas médecin, Maître.

— Non, effectivement, vous n’êtes pas médecin, vous êtes un agent du FBI qui est censé tenir compte de
la présomption d’innocence durant son enquête. Et vous ne l’avez pas fait.

— Monsieur Kane a identifié très clairement son agresseur.

— Monsieur Kane était drogué et donc sujet à des hallucinations et monsieur Kane s’est fait enlever par
deux hommes qui ne sont de toutes évidences pas mon client.

Le silence revient dans la salle, l’avocat sourit à l’agent qui fulmine.

— Pas d’autres questions votre honneur.

Je me tourne vers le jury, ces hommes et ces femmes, qui sont censés rendre un verdict à partir de tout ce
qui a été dit dans cette salle. Je prie en les regardant pour qu’ils ne croient pas une seule seconde ce qui
vient d’être dit, on n’a jamais souffert d’hallucinations, on a très bien vu qui nous a fait du mal et on n’est
pas près de l’oublier.
Chapitre 21
Reagan

7 Mai 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Je boue de l’intérieur en entendant les propos de l’avocat de Cooper. On nous avait prévenus que la
défense employait bien souvent des tactiques pourries pour sauver la mise à son client, mais je n’aurais
pas cru qu’ils aillent jusque-là.
Bande de pourris.
Je ne prête pas attention aux questions que posent le procureur à la flic, je ne veux pas entendre encore
son récit, entendre de sa bouche que j’ai été… violé, séquestré, et torturé. J’en peux plus de passer pour
la victime, j’en ai marre qu’on nous voit comme les pauvres adolescents qu’on a détruits. Nous sommes
autre chose que des putains de victimes.
Je ferme les yeux l’espace d’un instant pour me calmer. La haine est tellement présente en moi lorsque je
suis ici, face à notre bourreau qui sourit, l’air de rien. Je sais qu’il prend son pied à entendre notre
histoire, je ne doute pas que de nombreux souvenirs dégueulasses lui reviennent en mémoire. Et ce n’est
que le début de son fantasme.
Je ferme les yeux et j’inspire. J’essaye de faire comme les psys m’ont appris. J’essaye de faire en sorte
de ne plus être présent mentalement dans un lieu où je ne veux pas être.
Je ne suis plus ici, je ne suis pas le cul assis sur ce maudit banc à entendre des conneries. Je ne suis plus
dans ce monde de dingue où on trouve des excuses à des bâtards en puissance. Je suis ailleurs, je suis
dans les bras de la fille qui serre ma main, je suis contre son corps, je suis loin. Je suis en elle, dans un
souvenir qui me fait vibrer avec toujours autant de force. Je suis dans ce moment où j’ai découvert
vraiment l’amour, et la puissance que ça faisait d’être aimé. Car à cet instant, je ne veux me rappeler que
de ça, que des bons moments, parce que les douloureux sont en train de nous détruire. Et je ne veux plus
ressentir ça… l’espace d’un instant.
Je veux juste me souvenir d’elle et de moi.

***

2005
Lancaster, Pennsylvanie.
J’ignore depuis combien de temps, nous étions dans notre bulle, où il n’y avait que nous qui comptait.
C’était plus simple à gérer, plus simple d’oublier ce qui nous arrivait, s’aimer était un moyen de
s’évader. Et j’aimais l’aimer bon sang. J’aimais la tenir dans mes bras, l’embrasser durant des
heures, faire comme n’importe quel ado. On a passé de longs moments dans le lit de l’autre, à parler
de tout et de rien, de ce qu’on aurait pu faire pour sortir « en amoureux », comme les autres. On a rêvé
de ce qu’on ferait ensemble le jour où on sortirait d’ici. J’aime espérer, j’aime croire que notre vie ne
se résumera pas aux désirs sadiques et pervers d’un homme. J’aime penser qu’un jour notre
cauchemar se terminera. Sinon pourquoi la vie nous a amenés à ressentir ce qu’on ressent l’un pour
l’autre ? Nous ne serons pas les prochains Roméo et Juliette bordel, je refuse. Je refuse d’accepter
notre sort, alors pour le moment, j’attends une erreur de la part de Cooper, une seule et on saisira
notre chance. Je suis patient, et heureusement, j’ai Vic.
Elle, elle ne parle pas d’elle-même de notre après, de cette vie qu’on aura après la chute de cet
enfoiré, je pense que ça lui fait trop mal. Et je la comprends, mais c’est dans la souffrance qu’on tire
ses armes, et c’est dans l’amour qu’on tire sa force. Nous avons la chance d’avoir les deux.
Je ne me souviens plus avec exactitude comment nous en sommes arrivés là, comment un jour, Vic m’a
regardé et s’est décidée.
Je sais seulement que je terminais Tristan et Iseult de Bérou, Vic voulait que je lise durant dix
lectures, les plus belles histoires d’amour. Je crois qu’elle est ce genre de fille à être romantique. Et
j’aime ça.
Alors c’est ce que j’ai fait ces derniers temps, j’ai lu les grands classiques en romance, Roméo et
Juliette de Shakespeare, les Hauts de Hurle-Vent de Emily Brontë, La Belle et la Bête de Gabrielle-
Suzanne de Villeneuve, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Le Lys dans la vallée d’Honoré de Balzac,
Jane Eyre de Charlotte Brontë, Anna Karénine de Léon Tolstoï, Le Rouge et le Noir de Stendhal et
Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell. J’ai eu l’impression d’être comme ma mère, à lire des
livres à l’eau de rose, mais c’était tellement touchant de voir Vic vivre et ressentir chacune de ces
histoires d’amour. Comme si voir les autres s’aimer, la rassurait sur nôtre amour. Comme si elle avait
une preuve que c’était normal.
Alors je les ai tous lus.

—… Ma décision est irrévocable : j’aime mieux vivre comme un mendiant avec elle, me nourrir
d’herbes et de glands, plutôt que de posséder le royaume d’Otran. Ne me demandez pas de la quitter,
car, vraiment, c’est impossible…[2]

Vic en face de moi se redresse de son lit en soupirant, son regard est sur moi, je lève les yeux pour le
croiser et lui demander ce qu’elle a. Je commence à croire que la tournure de l’histoire va devenir
tragique et que Vic ne va pas aimer, mais en la voyant, je comprends que ça n’a rien à voir avec
l’histoire que je lui lis, c’est autre chose.
Vic semble préoccupée, ailleurs. Comme si autre chose la préoccupait. Elle me demande sans
réfléchir :

—J’ai un problème Reag. Un problème qui dure depuis un moment et qui me trotte dans la tête. Tu
crois que ce n’est pas bien, si je veux ça ? Tu crois que c’est normal de désirer quelqu’un alors qu’un
autre nous fait autant de mal ?

Je me fige en comprenant où elle veut en venir.


— Il n’y a rien de mal à vouloir être bien, je réponds en posant le livre à côté de moi.

Vic évite mon regard et joue avec son doigt à dessiner des cercles sur ses draps.

— C’est plus que ça, Reag… je veux plus que ça. Plus qu’être bien avec toi. Je…

Sa voix s’enroue lorsqu’elle poursuit dans une confession timide :

— Je veux savoir ce que ça fait de frémir sous le corps de quelqu’un d’autre. Je veux éteindre ce feu
entre nous, te découvrir, nous aimer. Je veux vivre ce qu’ils vivent, ce qu’on devrait normalement
vivre.

Les livres d’amours lui réussissent à ce que je vois.


Mais moi qui parle si bien d’habitude, je n’ai pas de mots pour lui répondre tellement, les siens me
parlent, tellement ce qu’elle veut, je le veux aussi.
Je la dévisage en sentant mon cœur battre vite, et mon érection durcir, c’est tellement compliqué
lorsqu’elle est contre moi de faire taire mon désir. Je la veux aussi, mais je ne me suis jamais permis
d’y penser plus qu’en fantasme étant donné ce qu’il nous arrive.
Vic a passé ce cap visiblement.

— Reagan ? souffle Vic.

— Oui ?

Son regard bleu est si intense qu’il me tord l’estomac d’un désir puissant, l’atmosphère se remplit de
tension, mais ce n’est pas de l’inquiétude, bien au contraire, c’est fort. Troublant, mais intense, bon.
Je sens le désir qui émane d’elle, il se mélange au mien, et je crois bien que cette fois-ci, nous glissons
vers cette pente.
Vic me défie du regard de couper court à la conversation, si elle savait comme je n’ai pas envie de me
battre contre elle, si elle savait comme j’en ai envie.

— Et s’il n’y avait pas encore eu de premières fois, m’avoue-t-elle. Et si, il ne nous avait jamais fait ce
qu’il nous a fait ? Et si nous étions deux gamins dans une chambre, qui s’aiment, et qui veulent
s’aimer ? Comme n’importe qui, parce que c’est normal, parce que nous avons l’âge, parce que c’est
humain de désirer quelqu’un. Et si les fois d’avant ne comptaient jamais…

— Et si j’étais ton premier, je poursuis d’une voix tendue.

Vic acquiesce, ses mains tremblent sur le lit, elle me désire autant que je la veux, elle est sûre d’elle
malgré ce qu’il nous est arrivé. Même le fait que notre bourreau nous a prévenus qu’on n’avait pas le
droit de s’aimer, qu’on en paierait le prix. On s’aime et il ne peut pas lutter contre ça.

— Et si j’étais ta première fois, si j’étais la seule personne avec qui tu fais ça. La seule avec qui tu le
veux, et dont tu as envie, reprend Vic.

— Et si ça ne comptait qu’à partir de maintenant ? je renchéris, le souffle court.


— Et si on faisait de ces suppositions notre réalité ? chuchote Vic.

Je me fige, ça y est, elle l’a dit. Elle le veut, elle me veut, et bordel, c’est incroyable. Incroyable à quel
point, on résiste à Cooper, à quel point, on a fait de notre relation une force contre nos démons, on les
surmonte ensemble pour l’autre.
Et je veux l’aimer.
Vic a plus de courage que moi, sur ce coup-là, je le reconnais.

— Laisse-moi croire l’espace d’un instant que tout ce qu’il s’est passé n’a jamais existé. Laisse-moi
croire, qu’il n’y a que toi et moi, que nous ne sommes pas ici, qu’il ne nous a jamais rien fait, que nous
sommes deux adolescents de dix-sept ans qui s’aiment et veulent s’aimer normalement. Sans violence,
sans cruauté. Aime-moi Reagan et laisse-moi t’aimer comme on aime dans la réalité.

Je la regarde me parler sans répondre, je n’ai pas envie de briser ce moment où elle se confesse, où
elle m’avoue tout. Vic me dit souvent qu’elle m’aime, mais pas avec autant de ferveur que maintenant.

— Je sais que tu en as envie, je le sens, je le vois. Je vois à quel point tu es exceptionnel Reagan Kane.
Tu es trop bon. Trop galant. Trop protecteur. Soit trop amoureux et trop désireux de m’avoir cette nuit.
Choisis ces deux « trop », car ils n’ont rien d’excessifs.

Je reste un instant, figé sans rien dire ni faire, puis, je m’avance, et pose mes pieds sur le sol du lit
pour me lever. Face à elle, je suis plus grand, j’ai pris un peu en muscle, et en poids. Je deviens un
homme petit à petit.

— Je t’aime trop, tellement que t’arriverais à me faire manger dans ta main, je lance en souriant,
convaincu.

Je fais passer mon t-shirt gris au-dessus de ma tête et le jette dans un coin de la pièce. Je l’envoie de
l’autre côté de notre chambre en m’approchant de Vic qui me regarde faire.

— Et si on découvrait ensemble, ce que c’est d’aimer vraiment une personne ? je lui propose.

Vic m’a répondu oui, et c’est ce qu’on a fait. J’ai enlevé mon jean, et elle son t-shirt. Je me suis
allongé à ses côtés, elle m’a fait de la place. Je l’ai prise dans mes bras, et nous nous sommes
embrassés. Lentement et avec cette passion tendre qui cicatrise n’importe quelle blessure. On a laissé
la tension augmenter entre nous. Cette dernière a pris son temps, mais j’ai adoré chaque instant,
sentir Vic s’enflammer sous ma bouche, sous mes mains. J’ai cru devenir fou sous ses caresses, ces
gestes maladroits qui rendent encore plus ce moment intime et important.
Il planait au lycée une rumeur comme quoi, la première fois, ce n’est pas génial. J’en doute. Avec Vic
contre moi, avec cette chaleur en moi, ce besoin de combler cette envie, ce feu qui fait mal, je ne pense
pas que ça puisse être affreux.
Puis les choses se sont corsées, la tension est devenue trop lourde, trop insoutenable, l’envie trop
pressante. Nos caresses se sont faites plus soutenues plus appuyées, plus passionnées. Mes mains ont
dérivé plus bas, entre ses cuisses, et je l’ai caressée. Je me suis laissé guider par mes envies, j’avais
envie de voir Vic fondre sous moi. J’ai pris soin de l’enflammer, de la posséder, de lui faire du bien. Et
j’ai aimé ça. Tout comme j’ai aimé lorsque sa main s’est glissée dans mon caleçon pour me toucher.
J’ai aimé sa maladresse, j’ai aimé la voir se laisser aller. Oser des choses qu’elle n’avait jamais
faites, comme si les gestes nous venaient naturellement. Comme si inconsciemment, on savait quoi
faire pour aimer l’autre.
C’était étrangement silencieux entre nous, il n’y avait que nos respirations se mêlant l’une à l’autre,
la tension et le désir.
On a fini nus, l’un contre l’autre, nos lèvres se cherchant avec envie. Puis sans avoir à se poser de
questions, Vic m’a laissé l’approcher. Je me suis retrouvé contre elle, nos deux peaux nues se frottant.
Elle m’a regardé un instant avant que tout ne bascule, et j’ai lu dans son regard que c’était ce qu’elle
voulait, qu’elle m’aimait et que c’était exactement ce qu’il nous fallait. J’ai eu son consentement
contre mes lèvres, et j’ai brisé la dernière barrière entre nous. Je me suis enfoncé lentement en elle,
j’ai découvert sa chaleur, la sensation de son intimité autour de moi. J’ai ressenti le bien-être que ce
contact intime déclenchait en nous. J’ai senti Vic frémir sous mon intrusion, j’ai vu son visage se
crisper, d’abord d’appréhension, puis de plaisir. Ça n’a pas été très long, mais le peu de temps que ça
a duré c’était lent et bon, intime et doux.
Et j’ai cru craquer lorsqu’elle m’a murmuré à l’oreille « qu’elle aimait ça », à bout de souffle. Vic
aimait ça, et moi aussi. J’aimais la sensation de ne faire qu’un, d’être à elle, et de la savoir mienne.
De toutes les façons possibles, surtout celle-là, comme si ma présence, effaçait celle de Cooper. Je lui
ai fait l’amour comme je l’imaginais, avec tout ce qu’on peut donner à quelqu’un.

***

— C’est donc ça, faire l’amour, murmure Vic.

Je caresse sa peau, elle est douce, comme la peau d’un bébé. J’adore la toucher. On est allongé l’un
contre l’autre, c’est le calme après la tempête. C’est la première fois qu’on se retrouve nus dans le
même lit. Et j’aime bien cette sensation.

— Oui, c’est donc ça.

Les joues de Vic deviennent rouges, je sens qu’elle va me demander quelque chose d’intime, et ça
m’amuse de la voir soudainement timide.

— Tu as aimé ? me questionne-t-elle dans un chuchotement.

— Du début jusqu’à la fin, j’avoue sans hésitation, et toi ?

Vic se mord la lèvre.

— Oui. Tu es… tendre Reag, et doux, et… je ne sais pas, près de toi, je me sens bien, en sécurité,
aimée. Dans tes bras, sous tes mains, j’ai appris ce que ça faisait de désirer quelqu’un. C’est
étrangement bon.

— Je vais rougir autant que toi ! je la taquine.

— Reag !
Elle m’envoie un coup de coude et tente de s’échapper de mes bras, mais je suis plus fort et plus
convaincant. Je resserre ma prise autour d’elle, et glisse ma tête dans son cou, pour respirer son
odeur.

— Tu crois qu’il va le savoir ? m’interroge Vic en enfouissant ses doigts dans mes cheveux.

— On va faire attention.

— Et pour le reste ?

Je vois son inquiétude liée à d’autres problèmes qui ont leur importance quand il s’agit de sexe, je
reconnais qu’on n’a pas été très prudent ce coup-ci, mais… ça n’avait pas sa place dans notre esprit à
cet instant. Lorsqu’elle m’a demandé de lui faire l’amour, d’être le premier qui compte réellement,
mon cerveau s’est déconnecté.
Ce n’était pas malin, je le reconnais.

— On va faire attention, je reprends.

J’ignore comment, mais on trouvera une solution, parce que si Vic est d’accord, j’adorerais
recommencer. Me perdre en elle m’a fait perdre la réalité. L’espace d’un moment, il n’y avait plus que
nous, nous n’étions pas ici. Vic m’a donné une force indescriptible. L’amour qu’elle m’a témoigné,
jamais personne ne me l’a offert. J’en chialerai tellement c’est intense ce que j’ai ressenti.
Je me permets un instant de m’inquiéter pour la suite. J’essaye de ne pas le montrer à Vic, mais la
suite m’effraie. Cooper sait toujours tout, et je me demande comment je vais réagir la prochaine fois
qu’il viendra, pour moi, ou pour Vic. Comment je vais le prendre de le voir martyriser ce corps que
j’aime tant, Vic que j’aime tout simplement. La fois où il l’a touchée sous mes yeux, j’ai cru que
j’allais exploser tant ça m’a fait mal. Tant sa honte m’a brisé le cœur.
Comment réagir face à l’horreur qu’il lui fait subir ? Je ne sais plus, je sais seulement que ça fait mal,
terriblement mal, et heureusement qu’il nous reste notre amour, sinon, on serait devenu fous, aussi
troublant et inattendu, Vic reste ma bouée de secours.

— Reag ?

Sa douce voix enrouée me sort de mes sombres pensées. Je me tourne pour voir son visage, ses cheveux
bruns sont légèrement emmêlés. Elle est trop belle pour être vrai. Maintenant je comprends tous ces
grands auteurs de romance qui décrivaient sur des pages entières à quel point la femme qu’ils avaient
était belle. Si j’avais un stylo et une feuille, à cet instant, je ferais pareil.

— Oui ?

Vic remue contre moi, sa main se pose sur ma poitrine lorsqu’elle me demande d’une voix timide :

— On recommencera ?

Je souris en embrassant le haut de son crâne.

— On recommencera, hé, Vic ?


Elle lève son visage dans ma direction, je croise ses yeux bleus magnifiques qui portent encore la
lueur du bonheur, j’aimerais la voir plus souvent.

— Oui ?

— On recommence ? je propose en prenant sans doute une expression de malice.

Vic se mord la lèvre en hochant la tête, j’aime quand elle redevient timide, à croire qu’elle a épuisé
son quota de courage en me faisant sa demande il y a une heure de cela.
Je remue dans les draps de son lit, nos chaînes à nos chevilles teintent l’une contre l’autre, on les
ignore. Vic écarte ses jambes pour m’accueillir, sous le drap, la chaleur de nos deux corps se mélange.
Je me presse contre elle, et laisse peser mon poids. Je prends quelques instants pour la regarder droit
dans les yeux, savourer ce moment de bien-être. Mon cœur bat à cent à l’heure lorsque je lis dans son
regard, tout l’amour qu’elle a pour moi. C’est si fort bordel, que ma respiration s’emmêle.
Bordel comme j’aime cette fille. C’est dingue et indescriptible, et je doute d’être assez doué finalement
pour mettre des mots sur ce que je ressens.
Je l’aime, point barre.
Les bras de Vic m’encerclent, elle me presse contre elle comme si elle craignait que je m’échappe et
lentement, je la retrouve.
Lorsque je m’enfonce en elle, j’ai l’impression d’être ailleurs, mais en sécurité. En elle, il n’y a plus
cette peur constante d’être une victime, mais d’être un homme tout simplement. Un gamin de dix-sept
ans, qui découvre les joies de l’amour, aussi naïvement que n’importe qui d’autre. Je me laisse bercer
dans cette illusion que tout ira bien, que ça ne fait de mal à personne, que s’aimer ne nous apportera
rien de douloureux, car la souffrance, on la connaît déjà.
Chapitre 22
Vic

12 Juin 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Reagan s’agite sur le lit et je souris en rougissant. Je me demande qui est le plus mal à l’aise de nous
deux. Lui pour être nu devant moi avec seulement le drap qui cache son sexe ou moi pour le regarder.
C’est étrange et familier, c’est comme tout ce qui se passe avec Reagan depuis qu’on s’est retrouvés. Tout
est nouveau et à la fois pareil.
Je baisse les yeux sur ma feuille de dessin, mes doigts tremblent et j’ignore même si j’arriverai à sortir
quelque chose, mais Reagan ne me refuse rien et je suis bien contente de l’avoir sous mes yeux à cet
instant, magnifique dans sa glorieuse nudité.
Je me mords la lèvre en regardant le lit, les draps emmêlés par nos corps, le sien sous le mien alors qu’il
était en moi. Son regard, cette façon qu’il a de me voir, moi, Vic, pas seulement la jeune fille qui a
souffert, ni même l’enfant qu’on ne comprend plus, mais la femme que je suis. C’est tellement intense
cette sensation qui me dit que je suis à ma place, que je me suis trouvée parce qu’il me voit, simplement.
Je ne saurais pas l’expliquer, je n’ai jamais su, déjà à l’époque les mots ne suffisaient pas, mais
aujourd’hui je sais que je ne suis rien sans Reagan, sans son regard sur moi, qui me rend forte et éternelle.
Je pourrais mourir demain, il serait là pour se souvenir de moi.
Je soupire en trouvant ça à la fois vivifiant et trop excessif.

— Quoi ? Je n’ai pas bougé ! s’offusque Reagan sur le lit.

— Tu es parfait.

Il sourit de cette façon tendre qui me fait me tortiller sur ma chaise, celle qu’il n’emploie que rarement et
que je trouve excitante. Tout est excitant chez Reagan, son sourire, son corps, ses yeux, sa voix, sa façon
de marcher, celle de réfléchir, ou bien même de manger. Tout me ramène au sexe dès que je pose les yeux
sur lui. Je deviens accroc à son corps et au fond de moi il y a une petite voix qui me dit « attention ». Elle
est encore douce et timide et pour le moment elle me laisse savourer ce bonheur avec Reagan. Un mois
maintenant depuis qu’on a fait l’amour pour la première fois depuis dix ans et en un mois j’ai dû rattraper
mes dix ans d’abstinence. C’est parfait et je tiens à ce que ça le reste. Le procès continue, les experts, les
enquêteurs, les psys ont témoigné et chacun a retracé à sa façon notre traumatisme. L’avocat de Truman
arrive toujours à trouver quelque chose qui fait douter le jury et parfois même moi je doute. Quand
j’entends ses convictions, cette façon qu’il a de tourner la situation à son avantage, je me demande si
pendant quatre ans je n’ai pas été victime d’hallucinations. Mais il me suffit de regarder Reagan, de voir,
de sentir sa colère à chaque fois, son indignation face à la défense de Cooper et je sais que je n’ai pas
rêvé, on l’a réellement vécu, et les cicatrices de mon corps comme de mon âme sont réelles autant que les
siennes.
J’ai confiance en la justice de mon pays, même si je n’y connais pas grand-chose, je sais que chacun a
droit à un procès équitable et que chacun a le droit de se défendre. Mais je sais aussi qu’un monstre
comme Truman ne peut pas s’en tirer. Son avocat peut dire ce qu’il veut, il peut troubler les jurés, les
preuves sont là, les victimes sont là et elles ne mentiront pas quand elles témoigneront.
Je n’ai pas envie de me retrouver derrière la barre des témoins, mais je n’aurai pas le choix. Le jury a
besoin de sentiments après les témoignages techniques, ils ont besoin de voir ce que tout ce charabia veut
dire en nous écoutant. J’ignore si je serai performante, si je serai crédible dans mon propre rôle, mais je
le ferai, pas parce que j’en ai envie, mais parce qu’il le faut.

— Alors pourquoi tu n’as pas l’air contente ? reprend Reagan.

— Difficile de rendre justice à la perfection.

Il se met à rire, puis sa jambe se plie quand il la redresse contre son torse, son avant-bras posé dessus.

— Ne bouge plus, s’il te plait, c’est… parfait.

Il a cet air d’homme sûr de lui qui sait parfaitement qu’il vient de combler une femme dans ce lit où il est
assis. Je sens son regard alors que je commence à détailler les lignes de son corps sur mon papier. Ma
main a l’air de se souvenir parfaitement de ce qu’elle fait, c’est instinctif comme si elle savait qu’elle
devait mettre Reagan sur le papier.

— Tu fais toujours ça, reprend Reagan, doucement.

— Quoi ?

— Sortir ta langue entre tes lèvres quand tu te concentres.

Je souris en rentrant ma langue sans quitter ce que je fais des yeux, trop lancée pour m’arrêter.

— J’aime bien quand tu le fais. Même si ça m’a mis plus d’une fois dans une situation gênante.

— Moi qui croyais que c’était dû à l’excitation d’être devenu une muse.

— Une muse ?

Je le vois froncer les sourcils et je ne peux m’empêcher de rire à mon tour.

— La mienne.

— Je dois pouvoir vivre avec alors.

Reagan essaye d’étendre sa jambe, mais mon regard l’en dissuade, et la séance reprend dans le calme.
J’aime le dessiner, j’aime sentir cette euphorie dans mon ventre qui me dit que je crée et tant pis si le
résultat n’est pas à la hauteur du sujet. Je prends plaisir à le faire, à pouvoir l’observer sous toutes les
coutures avec pour excuse le dessin sous mes mains qui a besoin de précision. Reagan, même s’il n’a pas
fait ça depuis des années, joue très bien son rôle de modèle, il reste plusieurs minutes sans bouger, perdu
dans ses pensées, mais ses yeux ne me quittent pas. Je le sens sur moi, qui me suis, qui sait quelle partie
de lui je vais dessiner.

— À quelle heure arrive ton père ?

Mon fusain dérape sur la feuille me faisant grogner.

— À 19 heures.

Je reprends mon travail en songeant à quel point je n’ai pas envie qu’il revienne. Il le faut, pour le
procès, pour qu’il témoigne, mais son coup de fil et son « il va falloir qu’on parle Vic », ne me plaisent
pas. Parce que je sais déjà de quoi on va parler. De Reagan. Si ma mère n’a rien dit pour le moment, c’est
sûrement parce qu’elle attendait que mon père soit là. Je sais qu’elle ne désapprouve pas ma relation
avec Reagan, elle ne l’a jamais fait, mais je sais aussi qu’elle ne peut pas s’empêcher de s’inquiéter pour
moi. J’aurais aimé qu’Elijah soit du voyage, mais lui n’a pas à témoigner et il a ses cours qui le
retiennent. Ce petit con me manque et à chacun de ses SMS mon cœur se serre de le savoir à l’autre bout
du pays.

— On est adultes Vic, on n’a rien à prouver.

Je relève les yeux sur lui, toujours dans cette posture qui le rend invincible et en même temps vulnérable
par sa nudité.

— Est-ce que tu ferais ça avec quelqu’un d’autre ? je demande pour changer de sujet.

— Quoi ? Poser nu ?

Je hoche la tête en redessinant la courbe de son bras.

— Est-ce que tu ferais l’amour avec quelqu’un d’autre ?

Mon crayon dérape tellement je suis surprise par sa question. Je relève les yeux pour le voir sérieux en
attendant ma réponse.

— Non, je finis par dire.

Je n’envisage pas le sexe avec quelqu’un d’autre et il le sait. L’intimité qu’on partage n’est possible
qu’avec lui pour un milliard de raisons. La principale étant que je ne supporte pas que quelqu’un d’autre
me touche et je n’imagine pas me montrer nue devant une autre personne.
Je fixe Reagan en comprenant ce qu’il a voulu me dire en me posant cette question. Il se lève, je ne
bronche pas, je ne cherche même pas à l’arrêter, son image est de toute façon gravée dans ma mémoire et
je pourrais la refaire à l’infini. Il s’approche de moi et me retire des mains le papier et le crayon pendant
que j’observe son corps.
Il finit par prendre ma main pour que je me lève à mon tour et je me retrouve dans ses bras, contre sa
peau brûlante qui m’attire comme un aimant.
Il prend le dessin pour le regarder avec un œil critique.

— À chaque fois que je me vois sur un de tes dessins, je sais que ce n’est pas que mon corps que tu
dessines. Il y a mon âme et qui je suis, ce truc que tu es la seule à connaître et qui rend tout ça encore plus
intime que le sexe.

Il pose le dessin sur le lit et sa main prend mon visage en coupe.

— Avec qui veux-tu que je partage ça ? Qui pourrait le comprendre ? Qui pourrait me voir aussi
clairement que toi ? Personne Vic, parce que je ne laisserai personne d’autre m’approcher d’aussi près. Il
n’y a que toi, il n’y a toujours eu que toi.

Son front vient s’appuyer contre le mien et je me retiens de le serrer contre moi alors que l’envie de le
protéger me surprend. J’aurais envie de lui dire qu’il peut être cet homme aussi avec les autres, celui qui
est blessé et pas seulement celui qui est fort et qui a survécu. Mais Reagan a sa fierté et je m’estime
chanceuse d’avoir ce privilège, qu’il soit honnête et sincère avec moi, que même si je sais qu’il m’a
toujours portée à bout de bras, lui aussi a ses fêlures.

***

Mes parents entrent dans ma chambre après avoir frappé à la porte entrouverte. Je me redresse de mon lit
où je dessinais. J’aurais voulu allez chez Reagan ce soir aussi, mais ma mère m’a gentiment demandé de
rester pour qu’on discute. Le moment est arrivé. Je me sens ridicule, autant qu’eux apparemment qui se
tiennent devant mon lit les bras croisés sur leurs poitrines à me regarder sans rien dire.
On est allés chercher mon père à l’aéroport, on a diné tous ensemble avec ma grand-mère et tout avait
l’air normal, comme d’habitude, mais le changement est clairement visible dans les yeux de mon père.

— Ta mère m’a dit, pour Reagan et toi.

Il s’arrête comme s’il attendait que je le contredise, mais je n’ai rien à dire contre ça.

— Es-tu sûre que c’est le bon moment pour ce genre de choses Vic ? il demande.

Je fronce les sourcils en secouant la tête d’incrédulité en ayant peur de comprendre.

— Le bon moment pour quoi au juste ?

— Ce que veut dire ton père, c’est qu’avec le procès c’est peut-être dangereux de vous fréquenter. On
pourrait s’en servir contre vous et ce n’est pas ce que nous voulons pour toi ma chérie.

— Et qu’est-ce que vous voulez pour moi ?

Mes parents se jettent un coup d‘œil, après plus de trente années de mariage ils se connaissent
parfaitement et ils n’ont pas forcément besoin de plus pour se comprendre.

— Que tu sois heureuse évidemment Vic, mais aussi en sécurité.

— Reagan m’apporte tout ça.

— Vic… commence ma mère, mais je la coupe.

— Je n’ai rien dit, il y a dix ans quand on est parti. Je n’ai rien dit et je vous ai laissé faire. Aujourd’hui,
j’ai 28 ans, je suis adulte et j’ai guéri de tout ça. Je sais ce que je fais et je me fous de ce qu’on pourra
utiliser au tribunal contre nous, ça ne changera rien à ce qu’il y a entre Reagan et moi.

Mon père soupire puis il vient s’installer à mes côtés sur mon lit. Je m’écarte un peu de lui, mais il prend
ma main. Je le laisse faire, en sachant qu’il n’ira pas plus loin.

— Tu sais ce que le procureur a dit, l’avocat de Truman va vous salir toi, Reagan et votre étrange
relation. Ce que tu fais en ce moment c’est lui donner des munitions pour te détruire.

Je me mets à rire en dégageant ma main de la sienne. Tout ça est sacrément incohérent, je n’ai rien à
prouver à ce tribunal, je ne leur dois rien et je n’ai pas à m’empêcher de vivre pour lui. Et peut-être
qu’ils feront de notre relation une anomalie, quelque chose de malsain, mais je m’en moque. Pour une fois
dans ma vie je me moque de ce qu’on pense de moi et je le dois à Reagan.

— Et tu as ta vie Vic, à Portland quand tout ça sera fini qu’est-ce que tu comptes faire ? Rester ici et tout
quitter là-bas ?

Je lève les yeux sur ma mère et son pragmatisme qui me file des frissons. Je prône le fait que je sois
adulte et je n’ai même pas réfléchi à cette éventualité. Je n’ai pas pensé à l’avenir, trop occupée avec le
présent. Je n’ai pas pensé à ce que je ferais une fois le procès fini et que je devrais retourner au travail, à
Portland, à 4500 kilomètres de Reagan.
Durant ce mois on n’a pensé à rien, ni à l’avenir ni au procès ou à l’émission qu’il va devoir faire et qui
parlera de nous, de notre histoire et que je ne veux pas qu’il fasse. Mais il n’a pas le choix et je le
comprends. Je suis déjà agacée de voir ma vie décortiquée pratiquement chaque jour au tribunal alors la
voir sur un écran de télévision me file la nausée. Et dans notre fuite de l’avenir, si on était bien, si notre
bulle nous a réconforté et apporté ce bonheur perdu depuis trop longtemps elle vient de se fissurer. Parce
que maintenant j’entraperçois l’avenir, une lueur vient m’éclairer et me permet de voir que ce chemin que
je prends m’emmène inexorablement vers la douleur. La mienne et celle de Reagan.
Chapitre 23
Reagan

30 Juin 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Je reviens m’installer sur mon siège armé d’une bière, d’un coca et de hot-dogs. Le stade est plein à
craquer aujourd’hui, il faut dire que c’est une sacrée rencontre qui se prépare sur le terrain. Ça fait un
bail que je ne suis pas venu au Citizens Bank Park. La dernière fois, j’étais avec Parker, les Phillies
disputaient la victoire contre les Braves d’Atlanta. On s’est pris une sacrée raclée. Depuis, entre le
boulot, le procès et mes autres obligations, je n’ai pas eu le temps. Alors ce week-end, j’ai reçu une
alerte sur mon téléphone, j’ai proposé à Vic de m’accompagner. Elle n’est jamais allée voir un vrai match
d’un quelconque sport. C’était l’occasion de la dépuceler, sportivement parlant.
Je lui tends son soda, et son hot dog, Vic me remercie en souriant. Elle mord dedans, la mayonnaise lui
coule sur le menton, instinctivement, je me penche pour l’essuyer, mais ce n’est pas mes doigts qui la
rencontre, c’est ma bouche.
J’essuie d’un baiser cette tache, comme j’aurais aimé le faire avec les autres.
Vic frissonne dès que je l’effleure, que ce soit avec ma bouche, ou bien avec mes mains. Mon contact la
surprend, comme si elle ne s’y attendait pas, comme si elle pensait que ce dernier n’est pas réel. Comme
si nos retrouvailles n’avaient jamais eu lieu.
Je m’attarde un instant sur elle, mes lèvres rejoignent les siennes, je l’embrasse rapidement. Je retrouve
sa douceur, et un… goût de hot dog qui me fait sourire.

— On supporte qui ? me demande-t-elle contre mes lèvres.

Je m’écarte en priant pour que mon érection cesse rapidement, en public avec des enfants autour, ça peut
être très vite mal perçu.

— Les Phillies de Philadelphie voyons, je réponds en montrant nos maillots.

Vic en porte un qui lui va beaucoup trop grand, mais ça ne semble pas la déranger puisqu’elle porte
toujours des vêtements trop larges.
Les maillots des Phillies sont blancs avec de fines rayures rouges, le nom de l’équipe est écrit en attaché
de la même couleur. C’est simple.

— Ils jouent contre ? poursuit Vic en continuant de manger son hot dog.
— Les Mets de New York.

Eux, ils jouent en bleu, avec leur nom écrit en orange.

— Dis-moi quand je dois me lever en hurlant.

— En cas de joie ou de protestation ? je demande en buvant une gorgée de ma bière.

Vic se tourne vers moi, un sourire se dessine sur ses lèvres, ses joues ont toujours cette couleur que
j’adore. Elle est si expressive à mes yeux, et incompréhensible pour le monde extérieur.

— Les deux, me répond-elle, au fait, explique-moi les règles du jeu, je n’y connais rien.

C’est à mon tour de laisser échapper un rire. Expliquer à une femme les règles d’un sport, c’est comme
expliquer à un homme la différence entre rouge cerise et rouge vermillon.
Pourtant je me lance. Je lui tends mon hot-dog et me rapproche d’elle, la main tendue vers le stade pour
illustrer mes propos pendant que je lui explique.
Je lui montre tout pour qu’elle situe l’action du jeu.

— D’accord, en gros ils sont beaucoup sur le terrain. Ensuite ?

Je reprends mon hot-dog et conclus mes explications en lui lançant un clin d’œil. Je n’aurais pas cru être
capable d’expliquer aussi facilement, pour moi, c’est une évidence, et je ne suis pas bon pédagogue.

— Une partie se joue en neuf manches. L’équipe marque un point lorsqu’un joueur d’attaque revient en
quatrième base après avoir été sur les trois autres bases dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Et si jamais il y a égalité après neuf manches, les deux équipes jouent d’autres manches pour se
départager.

Vic me regarde avec un air que seules les femmes ont. Celui qui veut nous faire croire qu’elles ont
compris, alors que non.
Je passe un bras autour d’elle pour la chatouiller, elle rit, et j’aime ce son.
On termine l’un contre l’autre sur les sièges, Vic collée à moi comme elle le fait la nuit. J’aime dormir
avec elle, mais par-dessus tout, j’aime être celui qui reste éveillé. Je la regarde dormir en appréciant son
visage détendu et le petit son qui sort de sa bouche. J’aime l’avoir contre moi sans avoir peur d’être
surpris. J’aime baisser ma garde quand elle dort, et me laisser aller entre sa chaleur et son odeur.
J’aime avec excès et je crains notre retour dans la réalité.
Le match commence, la première manche, ce sont les Mets en attaque.

— Ça fait du bien d’être hors du tribunal, me lance Vic.

— Oui.

Son regard croise le mien, je vois dans ses yeux qu’elle pense à un sujet en particulier. Un sujet sensible.

— Et le boulot ?
Je me raidis, depuis un mois, entre elle et moi, c’est le top, on est souvent ensemble, et j’oublie mes
obligations, mais visiblement pas Vic.

— Je n’ai pas refoutu les pieds là-bas depuis la soirée, j’avoue.

— Mais…

— Je bosse chez moi, quand tu n’es pas là, je réponds.

Et c’est la vérité. Je prends des notes de ce que je connais depuis des années. J’essaye de traiter notre
affaire comme n’importe laquelle, mais je bloque, ce n’est pas n’importe quoi, c’est nous.
Et ça me tue de devoir faire ça.

— Tu es encore en colère, constate Vic en jouant avec mes doigts.

Elle a souvent fait ça, après l’amour, elle touchait mes mains comme moi je touchais son corps. Vic aime
les mains.

—Pas toi ? je demande en embrassant le haut de son crâne.

— Je suis inquiète de ce que ça va engendrer.

Moi aussi, mais je ne lui montre pas.


Je suis ton roc, ta bouée.

— L’émission ne sortira pas avant la fin du procès, mon patron veut une « fin », avec un verdict. Ça
n’engendrera rien sur le procès, j’explique.

Seulement sur nous.


Notre conversation se clôt au moment où les Mets marquent un point, et où les fidèles des Phillies se
lèvent en hurlant. Vic se met à rire, elle manque de peu d’être arrosée par la bière de son voisin.
On se détend, et on oublie tout grâce au sport.
Bienvenue dans le monde du baseball, Blanche Neige.

***

Je crois que je suis destiné à soutenir l’équipe perdante. Les Phillies se sont fait écraser par les Mets, on
a encore perdu. Je commence à croire que c’est moi qui leur porte la poisse, à chaque fois que je vais au
stade, ils perdent.
Nous marchons tranquillement dans l’allée menant aux parkings du stade, la sortie d’un match se termine
rarement en baston. J’ai glissé un bras autour des épaules de Vic, nous sommes l’un contre l’autre, bercés
par les commentaires des spectateurs autour de nous qui refont le match.
Je suis calme malgré la défaite, je savoure la présence de Vic à mes côtés. Elle est ma dope, mon
traitement contre mon mauvais sort, je me sens bien avec elle.
Perdu dans mes pensées, je n’entends pas tout de suite la sonnerie de mon téléphone, c’est Vic qui me le
fait remarquer.
Je m’excuse, on s’arrête, je sors mon portable et découvre le nom de la personne qui cherche à
m’appeler, « MAMAN ». Je soupire, et fais signe à Vic que je n’en ai pas pour longtemps.

— Ouais ?

— Bonjour, Reag, tu décroches enfin.

Je souffle en essayant de ne pas paraître trop irrespectueux, mais la vérité étant que je n’ai pas envie de
parler avec mes parents, ou qui que ce soit d’autre que je n’aurais pas contacté de mon propre chef.
Tu es un enfoiré égoïste Reag, me souffle une voix dans ma tête.

— Ouais, salut Maman. J’étais pas mal occupé.

— Je vois… comment tu vas ?

Sous-entendu : comment se passe le procès, tu sais, la chose importante dans ta vie d’où tu nous mets
à l’écart. Comment tu le vis ? Est-ce que tu ne déprimes pas trop ? Et tes « retrouvailles » avec la
fille dont il ne faut pas prononcer le nom ?
Je connais ma mère, j’ai appris à comprendre ses silences et ses non-dits, mon métier de journaliste et
mes études m’aident pas mal dans ce domaine.
Je passe une main dans mes cheveux sombres, je n’ai pas envie de parler de ça au téléphone. Je n’ai pas
envie d’en parler tout court à vrai dire.

— Ça va, je lâche d’une voix morne.

— Et… elle ?

Je me fige, surpris par la question de ma mère, depuis quand elle s’intéresse à Vic.

— Vic va bien.

— Ta sœur m’a dit que vous passiez beaucoup de temps ensemble.

Bordel, mais Parker baise avec ma sœur ou quoi ? Pour qu’elle ait ces infos, c’est obligé.

— Maman, tu ne veux pas connaître la réponse et je ne veux pas te la donner parce qu’on risquerait de
s’engueuler et j’ai autre chose à faire.

Silence. Ma mère réfléchit à une riposte ou bien à une question stupide à me poser pour me garder un peu
plus au téléphone.

— Ta sœur fête son anniversaire dans quelques jours, avec ton père, on organise un repas à la maison.
Viens avec Vic. Je sais qu’il y a une pause dans le procès, ça te fera du bien.

Je me tais à mon tour, je passe une main dans mes cheveux en me demandant comment on en arrive à être
si paumé entre un parent et son enfant.
Ce sont les blessures des uns et des autres qui en créent des communes.

— Je vais voir si Vic veut venir.

— Et toi ? Tu seras là ?

— Ouais, je souffle, je serai là pour ma sœur.

— Très bien… Reagan…

— Je dois y aller maman, à plus tard.

Et je raccroche.
Parfois, j’aimerais être moins strict avec mes parents, moins en colère contre eux, je l’étais passé un
moment, mais plus avec le retour de Vic qui réveille des souvenirs douloureux.
Je reviens vers elle. Vic s’est tenue à l’écart, l’air de rien. Je la reprends contre moi pour reprendre notre
chemin direction la voiture.
Un air électrique vient pourrir l’ambiance, Vic le sent et me demande d’une voix calme :

— Tu leur en veux toujours ?

Je serre mon bras autour de sa taille en soupirant :

— J’aurais pu me reconstruire facilement avec toi, mais au lieu de choisir la facilité et le difficilement
explicable, ils ont préféré choisir l’acceptable pour les autres. Alors non, je ne leur pardonnerai pas de la
souffrance supplémentaire qu’ils m’ont causée en voulant sauver les apparences pour tourner la page.

Silence.
Vic sait très bien où je veux en venir. Nos parents nous ont séparés suite à notre libération. On avait
besoin l’un de l’autre, et non pas de quatre mille bornes entre nous.
Je n’ai pas envie d’en parler ce soir.
Nous arrivons près de ma voiture, et soudain, je décide de me lancer concernant la question de ma mère.
Je me dis que ce serait un pas à faire vers eux.

— Ma sœur fête son anniversaire dans quelques jours, ma mère organise pour l’occasion un repas, tu
veux venir ?

Vic lève son visage vers moi, je vois la surprise dans son regard, et je la comprends. Elle sait que mes
parents ne l’aiment pas pour diverses raisons qui ne sont pas de sa faute.

— Déjeuner chez tes parents ? répète-t-elle.

— Oui. Mon père fera sans doute un barbecue, rien de très coincé, sinon mes parents savent que je ne
viens pas.

— Ils vivent comment le procès ?


Je fronce les sourcils, je ne vois pas le rapport.

— Comme le vivent les autres, je soupire.

— Tu les mets à l’écart ?

J’acquiesce en haussant les épaules.

— Pas toi ?

Vic me répond sans vraiment me répondre, elle leur dit ce qu’elle veut donc.

— Pourquoi tu veux toujours tout gérer seul Reag ? reprend-elle.

Je tends une main pour caresser son bras, l’air pensif.

— Je ne veux plus qu’ils me regardent avec cet air. J’ai vingt-huit ans, et ma mère me dévisage comme si
j’étais encore le gamin de dix-huit qu’ils ont retrouvé à l’hôpital. Je suis suffisamment en colère comme
ça pour ne pas être condamné à vie avec ce maudit regard.

Je le déteste ce regard, par contre, il y a une chose que j’aime dans les yeux de quelqu’un. Je ne veux plus
y penser.
J’attire Vic plus près de moi pour chuchoter à son oreille :

— Je veux qu’on me regarde comme tu me regardes Vic.

— Je te regarde comment ? me demande-t-elle dans un souffle.

J’embrasse sa joue, avant de renchérit d’une voix douce :

— Comme une femme regarde un homme.

Vic s’écarte légèrement de mon étreinte, sa main se pose sur ma poitrine, là où son prénom est inscrit, ses
lèvres sont à quelques centimètres des miennes.
J’ai envie d’elle, mais quelque chose de plus tendu se crée entre nous, ce n’est pas un jeu de séduction
qui se déroule, c’est une confession douloureuse.

— Je ne veux pas qu’on te regarde comme ça… Je ne veux pas que tu veuilles qu’on te regarde avec les
mêmes sentiments que j’éprouve quand je te vois.

Je souris devant sa jalousie à peine cachée.

— Vic ?

— Oui ? souffle-t-elle contre ma bouche.


— Regarde-moi encore, je murmure.

Aime-moi encore, comme avant, avec la même force, car j’en ai tellement besoin pour affronter
demain.
Je ferme les yeux, mon front s’appuie contre le sien, Vic s’agrippe à mes bras, nos souffles sont courts,
c’est plus troublant que la passion ou le désir, là, ce sont nos vieux démons, qui l’espace d’une
conversation ont fait leur grand retour.
Ma poitrine se serre, un sentiment me noue l’estomac, un sentiment que je ne veux pas ressentir en
présence de Vic.

— Reag ?

Je caresse ses cheveux bruns si doux qui sentent la nature.

— Oui ?

Ma voix est rauque, aussi tremblante que la sienne.

— C’est tellement douloureux et bouleversant de t’aimer, m’avoue Vic.

Je me fige en ouvrant les yeux pour croiser son regard, mon pouls s’accélère.
Elle m’aime.

— Un jour, ça ne sera plus que bouleversant, je lui promets.

Elle m’aime.

— Serre-moi contre toi, me demande-t-elle doucement.

Et c’est ce que j’ai fait. Sur le parking autour du stade des Phillies, alors que des gens marchaient autour
de nous, l’air de rien, entre nous, un instant précieux se déroule. Plus qu’un mot, plus qu’une confidence,
chacun de nos sous-entendus veulent tant dire.
Vic m’a avoué qu’elle m’aimait encore. D’une certaine façon, je le savais. La flamme qui nous habite ne
pourra jamais être éteinte, elle est comme le flot d’une rivière, l’eau coule sans jamais s’arrêter. Notre
amour est pareil, éternel, mais sensible.

***

Lorsque je travaille sur une affaire, il y a toujours cette étape difficile à encaisser, celle où les victimes
ne sont plus de simples noms, mais deviennent de vraies personnes.
Généralement, lorsque j’ai l’esprit totalement plongé dans les rapports d’enquête, les témoignages des
proches de la victime, je ne pense pas à elle. Je pense aux détails, aux informations, mais pas à la
personne principalement concernée par tout ça… avant que je ne tombe sur le rapport du médecin légiste.
Leurs mots retracent les derniers instants des victimes, malheureusement, ce sont les plus douloureux de
leurs vies.
J’ai toujours frémi en les lisant, j’ai toujours ressenti cette pointe dans ma poitrine, parce qu’une voix au
fond de moi me disait toujours « ça aurait pu être toi ».
Oui, ça aurait pu être nous, allongés sur une table d’autopsie, le corps froid et sans vie, avec un individu
qui nous aurait examinés sous toute les coutures pour déceler la moindre information.
Mais nous avons été chanceux. Sauf que la chance se résume à quoi ? Grande question dont je n’ai pas la
réponse.
Alors dans notre affaire, je n’ai pas de rapport d’autopsie, j’ai des rapports de médecins, mais nous
étions en vie.
Aujourd’hui, ce qui me fait perdre mon sang froid, ce sont mes propres dépositions. C’est notre histoire et
j’ai du mal à l’affronter seul, dans la pénombre de mon appartement, ma lampe de bureau allumée, avec
le silence pour seul accompagnant.
Je suis tellement tendu que mon subconscient m’a poussé à ne faire aucun bruit pour surveiller le verrou
de l’entrée. Mon esprit s’inquiète à l’idée de voir Cooper débarquer, et ma raison a mis les voiles. Je
suis seul, je n’ai plus besoin d’être ce roc qui ne doit pas montrer sa douleur.
J’ai mal, mais j’ai aussi peur. Cette terreur qui me pousse à deux heures du matin, à me lever de mon lit, à
sortir cette caisse marron fatiguée d’être toujours présente ici, de l’ouvrir, et de fouiller son contenu, pour
ressasser encore et encore chaque détail de notre histoire, de l’enquête.
Le procès me perturbe plus que je ne veux l’accepter ou le montrer. Je garde cette stature figée en public,
mais en privé, je me brise.
Je ferme les yeux en serrant la copie de mon témoignage. Celui que j’ai fait auprès d’un énième flic, d’un
énième psy.
La honte nous pousse à faire des choses étranges et stupides. La honte est une toile d’araignée qui se tisse
autour de nous et nous pousse à commettre des erreurs.
J’en ai commis un paquet pour ne pas croiser cette lueur dans le regard des gens, je la voulais moins
vive, plus supportable.
Je sors une clope de mon paquet qui traîne sur le bureau, et l’allume en me laissant aller contre le dossier
de mon fauteuil.
J’ai envie de me tirer. Si ma fuite n’avait pas de conséquence sur Vic, et sur le procès, je prendrais mon
chien et je partirais faire un road trip à pied dans le Grand Canyon.
Je prendrais ce bol d’air frais qui me manque tant. Le peu que je respire, je le noie dans de la nicotine
pour survivre, pour m’apaiser.
J’aimerais souffler en me perdant en Vic, sauf que ce soir, Vic n’est pas là. Je me rends compte à quel
point je suis retombé, mordu, passionné, foutu d’elle. À quel point il a suffi de la frôler de nouveau pour
tout réanimer. J’étais un mort vivant en colère sans elle, je dormais. Depuis son retour, je me réveille, je
suis toujours en colère, mais pas contre elle, elle, elle m’apaise.
Comme dans ce film pourri de zombie où l’amour sauve l’humanité. Comme c’est putain de cliché.
Je me tourne vers la porte de mon bureau, le cœur battant en entendant un grincement, mais ce n’est que
Bax qui vient monter la garde. Il me lance son regard interrogateur comme s’il s’attendait à ce que je lui
explique la raison de mon départ du lit.
Mon vieux, si tu savais.
Je tends la main vers lui pour lui frotter la tête.

— Elle chasse les démons, comme toi tu les fais fuir, mon vieux.

Mon chien vient se coucher sur mes pieds, il veille sur moi, comme toujours depuis qu’on s’est
rencontrés. Quand je suis sorti de l’hosto après plusieurs semaines, je suis allé dans un refuge.
Lorsqu’on était chez Truman, j’ai lu un livre qui racontait que les animaux avaient un effet apaisant sur les
hommes. J’avais besoin d’être apaisé, d’avoir une bouée de sauvetage. Un truc auquel me raccrocher, un
individu qui ne me jugerait pas et qui m’aimerait quoiqu’il se passe.
Alors je suis allé adopter un chien. Bax est le fils d’une chienne abandonnée. Lorsque sa mère a été
trouvée, elle était enceinte. Elle a accouché dans les locaux, et les chiots ont tous été donnés. Bax était le
dernier. Il avait quatre mois lorsque j’ai passé la porte du refuge. Et lorsque je l’ai vu, j’ai su. C’était lui.
Lui et moi. Et depuis, on se protège l’un l’autre, on se rassure l’un l’autre, mais ce soir, je crois bien que
sa présence n’aura aucun effet.
Ce soir, j’ai peur de fermer les yeux, de m’endormir et de revivre ce que je ne veux pas revivre. Ces nuits
où il me droguait et où je me réveillais dans ce maudit lit, attaché, et vulnérable.
Ce soir, j’ai peur de « demain », parce que je sais que le procès va prendre un tournant encore plus
sombre. La prochaine fois que nous entrerons dans le tribunal, il parlera, et nous savons très bien que
Cooper avouera. Il va nous entraîner dans sa chute, en espérant que notre descente le fera remonter.
Ce soir, j’espère encore que cette plaie à la poitrine va rester fermée, même si je sais que je demande
l’impossible. Parce qu’il me l’a promis. Il m’a promis qu’un jour, lorsque l’occasion serait la meilleure,
il me détruirait.
Je tire sur ma clope en tremblant, alors qu’une putain de larme vient tacher l’encre noire résumant quatre
années de calvaire. Je baisse les armes, et me laisse aller à cette peur redoutable qui nous pend au nez.
Je ne veux pas revivre ça, je ne veux pas ressentir cette douleur à nouveau, celle qui va au-delà de la
honte, et du traumatisme, celle-ci m’a pris un bout de moi-même et ne me l’a jamais redonné.
Chapitre 24
Vic

2005
Lancaster, Pennsylvanie.

— À quoi tu penses ? me demande Reagan.

Je relève les yeux de mon dessin où il n’y a qu’un énorme gribouillis en forme de cercle pour le
regarder. Il est dans son lit, un livre dans la main posée sur son torse nu.

— À « Retour vers le futur ».

— Le film ? lance Reagan en se redressant sur ses avant-bras pour mieux me voir.

— Oui, tu connais ?

Reagan se laisse tomber sur le lit un sourire sur les lèvres avant de se mettre à rire. Je l’entends
rarement rire et à chaque fois je trouve ça totalement déroutant. Je souris moi aussi, même si
aujourd’hui le cœur n’y est pas. Aujourd’hui Cooper s’est « occupé de moi » comme il aime le dire.
Pour moi il s’occupe seulement de me tuer un peu plus. Je ne supporte plus ses mains sur moi, je ne
supporte plus sa respiration sur ma peau, l’odeur qu’il laisse sur mon corps et cette intrusion qui m’a
fait vomir tout à l’heure. Je ne le supporte plus parce que maintenant je sais ce que ça fait de le faire
avec amour. Maintenant je sais ce qu’on peut ressentir quand l’envie est là et je ne veux pas d’autres
hommes que Reagan pour cet acte si intime. Je ne peux plus et Cooper s’en est rendu compte ce qui
n’a eu que pour conséquences de me faire encore plus mal.

— Qui ne connaît pas « Retour vers le futur » ?

— Hum, quelqu’un qui occulte totalement les années 80 ?

Reagan rit de nouveau avant de se redresser et de mettre son livre de côté. Je commence à réfléchir au
nombre de films que j’ai ratés et à combien je vais encore en rater. Si un jour on sort d’ici on pourra
me parler d’un film qui aura marqué les esprits et je ne saurai pas de quoi il parle ni quoi que ce soit
à propos de lui.
— Et pourquoi tu pensais à McFly ?

Je sors de ma rêverie déprimante pour me plonger dans la plus belle chose que j’ai vue de ma vie. Je
lui ai dit ça la dernière fois, mot pour mot, il m’a répondu qu’heureusement ça venait de moi, sinon il
se serait senti comme une fleur. Mais Reagan est réellement une personne magnifique. Pas que
physiquement, mais pour tout ce qu’il est. Et je l’aime.

— Pour la machine à remonter le temps.

Il perd son sourire et détourne le regard quelques secondes le temps de se reprendre. Il comprend très
bien ce que j’aimerais faire avec cette machine, ce que j’espère en pensant à elle et qui reste
impossible. Il finit par se lever pour me rejoindre sur mon lit. Je tente de cacher mon dessin avant
qu’il ne voie le trou que j’ai dessiné, mais il est plus rapide que moi. Il me l’enlève des mains et le fixe
avec attention.

— Pas d’inspiration, je lance en remuant des épaules.

Reagan pose le dessin sur le lit puis il m’observe comme il le fait si bien pour me comprendre. Je tente
de sourire en baissant le visage, mais sa main me retient par le menton.

— Ne baisse pas les bras, dit-il tout bas, ne fait pas ça Vic, pas maintenant.

J’essaye de lutter, vraiment, j’essaye de tout mon cœur, mais ça devient trop dur pour moi. Je ne veux
pas que Reagan me touche et qu’il sente l’autre sur moi, je ne veux pas partager mon corps avec
Truman alors que je ne désire que Reagan.

— Maintenant que toi et moi… je ne le supporte plus Reagan, je ne peux plus.

Sa main dévie sur ma nuque et m’attire contre lui. Il me serre de toute la force qu’il peut mettre avec
moi et j’inspire l’odeur de sa peau avec l’envie furieuse de hurler, de me rebeller et de partir d’ici. Je
voudrais briser ces chaînes et casser ces murs pour nous sortir de là, qu’on retrouve notre vie loin
d’ici et qu’on soit libres. Mais je ne peux rien faire à part subir et regarder Reagan en faire autant.
J’arrive au bout de mes capacités.

— Je suis là, reprend Reagan en caressant mon dos.

Je sais qu’il est là et quelque part, s’il est ma bouée de sauvetage, il rend aussi tout ça encore plus
dur. Parce que regarder la personne qu’on aime souffrir de cette façon et ne rien pouvoir faire pour
l’épargner c’est ce qu’il y a de plus cruel.

— Vic, dit-il en me dégageant de ses bras, reste avec moi…

Je prends son visage entre mes mains, je n’ai même pas de larmes, je n’en ai même plus, j’ai vraiment
l’impression d’être partie ailleurs où lui et moi sommes libres et heureux et qu’une infime partie de
moi persiste dans ce monde pour être à ses côtés.
Mes lèvres se posent sur les siennes, doucement avec la tendresse dont on a besoin lui comme moi
après la violence.
Je caresse son visage en m’emparant de sa bouche, en prenant ce souffle de vie qu’il m’injecte quand
il est près de moi et que tout peut être normal.

— J’ai besoin de toi, dit-il contre mes lèvres.

Je gémis en pensant que c’est la seule chose qu’il me reste, lui et que je n’ai pas le droit de craquer, de
lui infliger plus qu’il ne porte déjà. Je reprends ses lèvres, Reagan me rend mon baiser, plus
passionnément quand la porte s’ouvre et nous fait sursauter.
Ce n’est pas normal. C’est ce que je me dis alors qu’on s’éloigne l’un de l’autre pour ne rien laisser
paraître. Truman n’a rien à faire là, il a eu son compte il y a quelques heures et normalement je suis
tranquille jusqu’au lendemain. Il nous rejoint rapidement et le sourire qu’il affiche me glace le sang.
Il nous regarde chacun notre tour, ni moi ni Reagan ne bougeons dans l’attente de sa sentence, qui je
sens, ne va pas tarder.

— Tu te la fais ? Il finit par demander à Reagan.

— Non, il répond froidement.

Je n’ose même pas regarder Reagan de peur de me trahir si jamais je pose les yeux sur lui, alors je me
contente de fixer Truman, campé sur ses jambes qui a l’air bien trop calme.
Cooper s’approche de nous en laissant ses bras tomber le long de son corps et sa main gifle Reagan
violemment. Je sursaute sous l’impact du coup qu’il vient de recevoir.

— Est-ce que tu baises cette petite trainée ?

— Non, répond de nouveau Reagan en le foudroyant de son regard.

Il relève la main gauche par-dessus son épaule droite pour frapper de nouveau, mais je le coupe dans
son élan.

— Il ne m’a pas touchée.

Truman me sourit, ce qui me glace le sang et sans même regarder Reagan il le frappe de nouveau.
Reagan n’a pas le temps de se remettre de la claque que le poing de Cooper atterrit sur mon œil. Je
gémis de douleur en portant mes mains à mon visage où la douleur me fait perdre mon souffle. Je suis
sonnée et j’ai mal, mais je vois quand même Reagan se lever pour se jeter sur Cooper et une lutte
s’installe entre eux. Reagan n’est plus le fluet jeune homme qu’il a enlevé il y a trois ans, il est plus
fort à présent et leur lutte devient plus égale même si Truman a toujours l’avantage. Ma tête tourne, je
tangue sur le lit en luttant contre l’évanouissement que je sens proche, je ne peux pas laisser Reagan
affronter ça tout seul. La douleur fait couler mes larmes et ma vision s’obscurcit là où son poing m’a
percuté.
Reagan finit par atterrir sur le lit et me fait reprendre pied dans la réalité. Cooper s’approche de lui et
l’attrape par les cheveux pour qu’il lui fasse face. Je vois la lèvre de Reagan en sang et des traces
rouges sur son corps qui deviendront à n’en pas douter des hématomes. Mon cœur reprend une course
effrénée dans ma poitrine et me prive de la douleur que je devrais ressentir en pensant que rien n’est
fini, au contraire, tout commence à présent qu’il sait. Ce qu’on voulait éviter est en train d‘arriver.
— Si je l’ai prise vierge, ce n’est pas pour qu’un petit pédé comme toi passe derrière moi.

Cooper tourne son visage vers moi, ce sourire sadique habite encore son visage et me refile des
frissons d’angoisses.

— Il t’a dit combien il prend son pied avec moi ? Comment je fais jouir cette petite merde ?

Mes yeux se posent sur Reagan qui ne bouge pas et qui surtout me fuit. On ne parle pas de ça, de ce
qu’il subit, mais je ne suis pas stupide et je sais parfaitement ce qu’il lui fait, quand Reagan rentre il a
tellement honte qu’il ne dit jamais rien. Et je comprends maintenant à quel point ça doit être difficile
pour lui de voir son corps répondre à ce que son esprit rejette.
Il force Reagan à me regarder en lui tournant la tête, mais ses yeux sont baissés. Mon cœur se brise de
le voir ainsi, blessé et avec tellement de honte que les larmes coulent sur ses joues.

— Tu vois salope, ton petit copain prend son pied avec ma bite dans le cul !

Reagan essaye de se dégager de la prise de Cooper et il y parvient après quelques minutes à se


débattre. Il suinte la colère alors que l’autre s’en réjouit.

— Je m’en fous, je lance en regardant Reagan, je me fous de ce qu’il te fait et de comment tu réagis
Reagan… je m’en fous.

Je le vois fermer les yeux et inspirer, j’aimerais qu’il me regarde qu’il comprenne que ce que je dis est
vrai, que ça n’a pas d’importance pour moi, rien n’a d’importance quand il s’agit de Cooper, parce
que tout ce qu’il cherche à nous faire, c’est nous détruire, mais je ne lui donnerai pas ce pouvoir.
Reagan a fini par se tourner vers moi, le vert de ses yeux me coupe le souffle tellement c’est fort ce
qu’il arrive à me faire passer en un seul regard. J’y vois des excuses et de l’amour, tellement d’amour
que je me sens submergée et je me retiens de justesse de me jeter sur lui.
Mais Cooper est toujours là, il ne rate pas une miette de ce qu’il se passe entre Reagan et moi. Il
m’attrape à mon tour par les cheveux, la douleur qui émane de mon cuir chevelu me fait perdre
Reagan du regard, puis c’est celui de Truman que je perçois en même temps que son haleine sur mon
visage.

— Tu aimes baiser avec lui ? Il te fait prendre ton pied hein, espèce de salope !

Il me gifle et me repousse sur le lit. Reagan se met entre lui et moi, mais lui aussi se fait renvoyer sur
le lit, il tombe sur moi et mon ventre encaisse le choc de son poids.

— Baise-la, puisqu’elle aime ça !

J’en reste bouche bée en le regardant nous sourire de cette façon si cruelle, de celui qui sait qu’il fait
mal et qui adore ça. Je n’ose pas regarder Reagan à côté de moi que je sens pétrifié autant que moi.

— Baise-la, reprends Cooper, et fais-la jouir.

Mon cœur bat à tout rompre et je me répète inlassablement que ce n’est pas réel qu’il n’a pas fait cette
demande, qu’il ne va pas nous forcer à détruire la seule chose de beau qu’il nous reste. Mais c’est
l’homme le plus cruel que je connaisse qui est en face de nous, et qui attend patiemment qu’on lui
obéisse.

— Fais ce que je te dis, sinon c’est moi qui m’occupe d’elle, dit-il en commençant à détacher sa
ceinture.

Reagan se redresse pour faire barrage entre moi et Cooper avec tout l’aplomb qu’il lui reste il affronte
le monstre.

— Va te faire foutre enfoiré, je ne ferai pas ça.

Cooper hausse un sourcil devant la rébellion de Reagan puis il s’approche de lui et lui envoie son
poing sur le visage. Reagan tombe en arrière sur le lit mais Truman ne lui laisse pas le temps de se
relever, il le pousse et monte à son tour sur le lit. Je m’éloigne contre le mur, ma chaîne tinte contre les
barreaux et me paraît peser une tonne à cet instant parce que je sais ce qu’il va faire et je ne veux pas.
Je ne veux pas revivre ça, je ne veux pas que Reagan me voie de nouveau comme ça.

— Non, je murmure.

Cooper attrape mes jambes et les écarte afin de se mettre entre elles. Je me débats comme je peux en
criant. Mais il ne s’arrête pas.

— Reagan fais-le ! S’il te plait, fais-le !

Cooper se fige au-dessus de moi, son souffle projeté sur mon visage me donne envie de vomir. Je
préfère que ce soit Reagan, je peux vivre avec ça, avec le fait que Cooper nous regarde faire l’amour,
mais pas le subir une nouvelle fois devant Reagan. Je ne pourrais pas me relever de ça, plus
maintenant.
Truman arrête de bouger au-dessus de moi, son regard me dévisage pendant que je reste figée.

— Tu vois, elle veut que tu la baises, dit-il sans me lâcher du regard.

Je ne veux pas, je ne veux rien de tout ça, mais je choisis le moindre mal à défaut de pouvoir nous en
sortir complètement.
Cooper descend du lit, je vois Reagan debout à côté qui me regarde comme si j’avais perdu la tête,
mais je sais très bien ce que je fais. C’est la seule solution, après on sera tranquille après il nous
laissera et je n’aspire qu’à ça. Je lui tends la main, Reagan ne bouge pas trop atterré. Je tente de
sourire, j’entends Cooper rire, je le vois pousser Reagan vers moi, mais il ne bouge toujours pas.

— Reagan, s’il te plait, fais-le.

Il souffle et se tourne vers notre bourreau pour lui tendre un regard sombre.

— Je ne peux pas dit-il… physiquement, je ne peux pas faire ça.

Cooper éclate de rire.


— Tu veux que je t’aide peut-être ?

Reagan serre les poings sous cette question puis il se retourne vers moi.

— Non, dit-il en s‘approchant du lit.

Cooper part s’installer sur le lit de Reagan et nous observe. Reagan monte sur le mien, il me dévisage
avec tellement de peine que je détourne le regard sur son corps pour ne pas flancher. Il s’installe entre
mes jambes, je gémis en sentant le poids de son corps sur le mien puis sa main qui frôle mon œil
tuméfié.

— Vic, je ne peux pas devant lui, pas ça.

Je déglutis, le cœur au bord des lèvres de l’entendre me chuchoter ça au creux de l’oreille, comme un
aveu de sa faiblesse alors que je comprends très bien.
Mes bras encerclent son corps, ils le rapprochent de moi autant que je le peux.

— Je préfère que ce soit toi Reagan, fais-le, je t’en prie.

Il souffle dans mon cou, ma peau frissonne, j’ai Reagan dans mes bras, j’ai son corps et son odeur sur
moi et pourtant je ne ressens pas ce truc qu’il déclenche en moi quand on est comme ça et je me fais
violence en fermant les yeux pour oublier Truman qui se caresse en face de nous.
Mes jambes encerclent Reagan, mon bassin se lève pour se frotter contre lui, je ne l’embrasse pas, je
ne veux pas donner à Cooper toute notre intimité, je veux seulement qu’il voie ce qu’il attend, de la
baise et rien de plus, rien d’intime, rien qui nous relira à lui, quand de nouveau on se retrouvera ainsi.
Reagan ne bouge pas, son visage enfoui dans mon cou, il se contente de ressentir et après quelques
minutes je le sens prêt à donner ce qu’attend l’autre de nous.
Je baisse ma culotte, Reagan fait pareil avec son jogging puis sans trop tergiverser ou penser à ce
qu’on fait il entre en moi. Il peine, je ne suis pas prête à le recevoir et j’essaye vraiment de me dire
que c’est Reagan que c’est son corps, celui que j’aime qui va me faire l’amour, mais c’est difficile.
Reagan passe sa main entre nos corps et me caresse l’entrejambe tout en embrassant mon cou. Je ne
veux pas qu’il soit doux, qu’il soit tendre, je veux que ce soit lui et en même temps je ne veux pas. Je
lutte contre mon esprit qui part dans tous les sens, qui se bat avec mon corps et ce qu’il ressent.

— Je suis désolé, me dit Reagan, je suis désolé.

Il répète ces mots inlassablement en tentant de me faciliter les choses et petit à petit mon corps se
détend pour le laisser entrer.

— Regarde-moi salope, lance Cooper.

Je ferme les yeux, Reagan en moi ne bouge plus, il se contente d’embrasser mon cou avec douceur.

— Regarde-moi !

J’ouvre les yeux et tourne mon visage vers lui, il est assis sur le lit, son sexe sorti il se caresse en nous
regardant.
— Baise-la maintenant.

Je couine pour retenir les larmes, le regard de Truman comme je l’ai trop souvent vu, rempli
d’excitation pendant que Reagan exécute l’ordre.

— Tu aimes qu’il te prenne ?

Je déglutis en détournant le regard de dégoût, mais Truman ne m’en laisse pas le temps.

— Réponds-moi !

— Oui, dis-je doucement pour lui donner ce qu’il veut.

Je ferme les yeux en serrant Reagan contre moi, pour qu’il sache que je ne lui en veux pas de faire ça,
que je suis avec lui, malgré tout.

— Plus fort ! Elle aime quand c’est fort !

Reagan se fige un instant, ses poings à côtés de mon visage se ferment et je l’entends grogner dans
mon cou. Il ne change pas son rythme pour autant parce qu’il ne veut pas me faire mal et que c’est
déjà assez humiliant sans rajouter une dose de douleur physique.

— Simule Vic, qu’on en finisse.

Je ne sais pas trop comment faire, je n’ai jamais eu besoin de faire ça, mais j’imite mes réactions
quand je suis avec Reagan, je feins d’aimer ça, de prendre du plaisir en bougeant, en gémissant, rien
de tout ça n’est réel et Reagan le sait, mais Cooper a l’air de le croire.
Reagan accélère son rythme et bientôt tout ça sera fini. Je simule l’orgasme en me cambrant contre
Reagan sous le regard pervers de notre tortionnaire qui a l’air d’aimer ça puis Reagan jouit à son tour
en moi. Lui n’a pas la chance de pouvoir simuler, lui va devoir affronter ce plaisir qu’il a pris malgré
lui comme quand Cooper le touche.
Truman se lève et s’approche de nous, son sexe dressé dans sa main, il attrape les cheveux de Reagan
et tourne son visage vers lui contre le mien. Il se branle au-dessus de nous et finis par jouir sur nous.
Je pleure en sentant ce liquide couler sur mon visage.

— Vous êtes à moi, l’un comme l’autre, et si je vous revois faire ça, je vous tue.

Il se rhabille et disparaît de la pièce. Reagan se redresse rapidement, il part dans la salle de bain et je
l’entends vomir. Je relève mon t-shirt et m’essuie le visage avec avant de l’enlever et de le jeter par
terre.
Il ne nous a pas violés, pas cette fois, mais il vient de nous prendre quelque chose de plus important
que nos corps. Il vient de nous briser une fois de plus, de nous assujettir d’une façon encore plus
cruelle en perçant notre bulle de bonheur. Mais je ne le laisserai pas gagner, je ne laisserai pas
Reagan se morfondre dans sa culpabilité et la honte pour quelque chose qu’il n’a pas voulue. Mon
amour est toujours là et il battra Cooper, il battra toute ces horreurs qu’on subit et toutes celles qui
viendront jusqu’à ce que nous soyons libres.
Chapitre 25
Reagan

6 Juillet 2016
Lancaster, Pennsylvanie.

Qu’est-ce qu’on fout là, bordel.


C’est ce que je ne cesse de me répéter alors que je regarde ma famille assise autour de la table. Rebecca
a plus de la vingtaine maintenant, elle est belle et brillante. Elle mènera sans doute une très belle carrière
de journaliste.
Ce qui m’agace, c’est de voir qu’on me prend pour un con. Parker et elles me prennent vraiment pour un
con. Ils ont beau être l’un à côté de l’autre, l’air de rien, leurs regards en coin me confirment qu’ils sont
ensemble, tout comme les nombreuses informations que ma mère arrive à avoir sans que je n’en parle à
personne d’autre qu’à mon meilleur pote.
Mais je ne dis rien, je n’ai pas envie de faire le chieur, même si un de ces quatre, je finirai par leur dire
qu’ils peuvent arrêter leur cinéma, je préfère savoir ma sœur avec Parker, qu’avec Farrell ou Konnor.
Je me tourne vers Vic qui joue avec ses couverts sans vraiment manger, elle est stressée et mal à l’aise. Je
n’aurais pas dû l’emmener, ma mère sous ses airs de femme adorable et charmante, possède des regards
qui ne trompent pas. Elle ne supporte pas Vic, sa présence doit lui rappeler de sacrés mauvais souvenirs.
Elle représente toute la douleur de ces années à espérer me retrouver, elle représente ce mal-être qui m’a
fait sombrer, elle représente quatre ans de calvaire.
Ma mère n’aime pas Vic à cause de ce qu’elle représente. C’est la femme dont j’implorais sa présence
alors que je la rejetais elle, l’être qui m’avait mis au monde. Elle lui en veut, sans doute inconsciemment,
de m’avoir arraché à son amour et à son affection.
C’est ce que mon père m’a dit un jour, « ta mère ne l’aime pas pour ce qu’elle lui a pris ». Mais Vic n’y
est pour rien. Ma mère devrait l’aimer pour ce qu’elle m’a apporté durant ces années éloigné d’eux.
Parfois, je ne comprends pas les femmes.
Vic me jette un coup d’œil pour attirer mon attention alors que le silence s’est installé autour de la table.
Je lève mon regard vers mes parents, ma mère me sourit en répétant d’une voix un peu trop aiguë et
aimable :

— Quand est-ce que le procès reprend ?

Je souffle, nous y voilà, après avoir parlé baseball et journalisme, le sujet tabou et préféré de ma famille
revient. J’ai compris qu’ils ne voulaient pas en faire un secret, mais moi, je n’ai pas envie d’en parler.
Pour beaucoup de raisons qu’ils ignorent tous.
— Dans deux jours, je lance d’une voix sombre. Les avocats de la partie adverse ont souhaité quelques
jours pour se concerter.

— Une bonne nouvelle s’annonce, déclare ma mère.

Ou pas, je me demande quel plan foireux va nous concocter ce salopard, surtout qu’il ne va pas tarder à
comparaître à la barre, et ça, je ne suis pas certain de pouvoir l’encaisser en sachant qu’une partie de son
témoignage ne se fera pas sous huis clos.
La conversation s’amplifie, tout le monde donne son avis, sauf Vic et moi, on se regarde mutuellement, et
dans un silence, je m’excuse de l’avoir emmenée ici.

— Reag, une copine avocate m’a confirmé que de toute façon, Truman ne pourra pas échapper à une
lourde peine.

Génial, j’ai envie de lui répondre, peut-être que justice sera faite, mais pas à la hauteur de mes
espérances s’ils veulent mon avis.
Je ne réponds pas à ma sœur, je n’ai pas envie d’être blessant le jour de son anniversaire alors qu’elle est
toujours adorable avec moi. Rebecca est ainsi, un amour, elle est gentille, affectueuse, drôle et douce.
J’aime ma sœur, mais j’aime être avec elle seulement en tête à tête. Becca a ce regard sur moi qui dit à
tout le monde « je le comprends, et vous non », et ça me met mal à l’aise.
Je devrais être moins con, l’accepter davantage dans ma vie au lieu de l’écarter, peut-être qu’elle n’irait
pas se consoler dans les bras de Parker.

— Vous allez repartir Vic après ? demande ma mère.

Je me fige, fronce les sourcils face à cette question que me semble très importante.
Vic lance un sourire sympathique à mes parents, elle joue avec son steak et réponds naturellement, sans
faire trembler sa voix :

— Je ne sais pas, sans doute.

— Vous avez un métier non ?

Je foudroie ma mère du regard, elle m’ignore, Parker, Rebecca et mon père semblent très attentifs aux
infos que peut donner Vic, pas par curiosité mal placée, seulement pour comprendre qui est la femme qui
m’est aussi chère.
Mon paternel semblait ravi de me voir à ses côtés, il m’a posé plein de questions pendant qu’on préparait
le barbecue ensemble. Rebecca a même proposé à Vic un après-midi shopping. Il n’y a que ma mère qui
l’a ignorée poliment… jusqu’à maintenant.
Range tes griffes, Kane.

— Je travaille dans un cinéma.

— J’adore les films, déclare Rebecca, surtout les comédies humoristiques et dramatiques, on pourrait se
faire une sortie entre filles avant que tu ne repartes non ?
Ma sœur, cet amour, ça devrait être interdit d’être aussi gentille.

— Pourquoi pas, répond Vic, gênée.

— Tu n’y vois pas d’inconvénient, grand frère ? se moque gentiment Rebecca en me voyant tirer une tête
de dix pieds de long.

Non, ça ne me dérange pas, j’ai seulement du mal… avec l’idée d’un retour à la vie normale.
Je secoue la tête sans répondre, et sans quitter du regard Vic qui fuit le mien. Elle a compris que ça me
dérangeait, l’idée qu’elle reparte. Je sais qu’elle a une vie, mais… rien qu’en y pensant, ça me tord le
cœur.

— Et qu’est-ce qui vous plait dans le cinéma ?

— La solitude qu’on trouve dans l’obscurité des salles, répond Vic avec gentillesse.

Ma mère regarde mon père du coin de l’œil en pinçant ses lèvres. Elle essaye de garder un air poli, mais
je sens bien qu’elle n’approuve pas.
Pas assez bien pour mon fils, résonne autour de la table.
L’atmosphère se tend, je sens la colère naître en moi, si elle fait un faux pas, je lui saute au cou. Je ne
supporterai pas qu’elle mette Vic mal à l’aise avec ses questions stupides.

— Et vous comptez faire quoi plus tard ? Reprendre des études ? Travailler dans une autre branche ?

Sous-entendu, bosser pour un cinéma n’est pas assez digne pour son fils.
Je ferme les yeux en jurant, puis je craque et tape du poing. Un silence s’abat autour de la table, la
vaisselle tinte, je sens le regard des convives sur moi, ma mère a la bouche grande ouverte, elle me
demande des explications, et j’explose.
Elle me prend pour un idiot en plus.

— Ça suffit ! C’est quoi cet interrogatoire ?

— Mais Reagan, qu’est-ce qu’il te prend ! s’offusque ma mère.

— Arrête ça tout de suite ! Arrête d’essayer d’être la mère exemplaire alors que t’as merdé, arrête de
vouloir faire celle qui s’intéresse, mais qui ne peut s’empêcher de critiquer !

Ma voix est ferme et autoritaire, personne n’ose me contredire, je vois mon père prêt à agir si jamais ça
déborde, mais il n’intervient pas pour le moment.

— Je veux simplement me montrer sympathique, Reag, s’explique ma mère en montrant Vic d’un signe de
la main.

— Eh bien, ça ne marche pas tu vois, tu peux parler de la pluie et du beau temps, mais ne tente pas de
faire celle qui compatis, si on en est là, c’est par votre faute.

Je me lève de la table, repousse ma serviette et recule ma chaise. J’ai besoin d’air.


— Oh et puis, allez vous faire foutre.

Je sors mon paquet de clopes de la poche arrière de mon jean en marchant dans la pelouse
impeccablement entretenue pour m’éloigner d’eux quelques instants.

— Reagan ! m’interpelle ma mère, furieuse.

— Je reviens, je vais fumer une putain de clope pour éviter de continuer cette conversation, Maman !

Je ne me retourne pas, je traverse le grand jardin, et pénètre dans la maison pour aller de l’autre côté,
dans le jardin près de la piscine, au calme, loin de tout ça, loin de cette tension autour de cette table.
Peut-être qu’on n’en serait pas là aujourd’hui, peut-être que Vic aurait eu la chance de faire autre chose
qu’ouvreuse dans un cinéma, si nos parents n’avaient pas choisi pour nous. Je ne supporte pas les
remords de ma mère, je ne les supporte pas, parce qu’ils me rappellent les miens. Ils me rappellent à quel
point, moi aussi j’ai été un coupable dans tout ça. Nos parents nous ont peut-être séparés, mais j’aurais pu
la retrouver, j’aurais dû le faire.
En vérité, je nous ai abandonnés, et je le regrette chaque instant depuis que j’ai su qu’on n’était plus
ensemble.

***

Dix ans auparavant…

Les murs sont bleus, la décoration simple, il y a un tableau avec un bateau au mur. Les stores sont
baissés sur la fenêtre et diffusent un léger rayon de soleil.
Je me fige, mon cœur rate un battement. Je ne suis plus dans ma chambre, je suis ailleurs, je n’ai pas
Vic sur ma gauche, qu’est-ce qu’il se passe !
Je me tourne et découvre ma mère, assise à mes côtés, elle me sourit. Son visage a pris quelques rides
et semble fatigué.

— Où suis-je ? je demande d’une voix groggy.

Sa main caresse mes cheveux, je me sens fatigué, épuisé mentalement et physiquement. Mon corps me
fait mal, et je n’ai pas la force de lutter contre son contact.

— À l’hôpital mon chéri.

Oui, je suis à l’hôpital, ça fait deux semaines que j’y suis, deux longues semaines. Mon cerveau se
remet petit à petit en place, il faut que j’arrive à me concentrer davantage, je ne dois pas perdre le
nord, je dois rester fort et ne pas flancher.
Sauf que je n’ai plus besoin de me battre, d’être fort… puisqu’on est sortis, me dit une petite voix dans
ma tête.
Je regarde autour de moi, d’un œil méfiant, il n’y a pas mon père… et puis pourquoi la chambre est
plus petite ? Pourquoi il n’y a pas la place de mettre un autre lit ?

— Ce n’est pas ma chambre, je constate en me redressant.

Soudainement, je me sens plus vigoureux, plus alerte. Je sens mon rythme cardiaque s’accélérer, et la
peur me gagner.
Je me suis endormi et quelque chose s’est passé pendant mon absence.
Je dévisage ma mère à la recherche d’une explication, je sens la peur qui commence à me tordre
l’estomac.

— Pourquoi je ne suis pas dans ma chambre ? je demande d’une voix sèche.

Ma mère essaie de caresser ma joue, mais je la repousse.

— Où est Vic ? je l’interroge avec froideur et panique.

Pourquoi elle n’est plus avec moi ? Qu’est-ce qu’on lui a fait ?

— Reagan, mon chéri !

— Où est Vic ? je répète.

Je repousse les couvertures sur moi, ma tête tourne, mais j’ignore cette sensation, il faut que je la
retrouve.

— Reag, qu’est-ce que tu fais, me demande ma mère en se levant pour venir à ma rencontre.

J’essaye de me mettre debout, mais je tangue, bordel, je ne suis pas fatigué, on m’a drogué !
Je foudroie ma mère du regard à la recherche d’une explication, qu’est-ce qu’on m’a fait ?

— Vous m’avez filé un truc, je l’accuse.

Je n’ai pas oublié que la femme qui m’a mis au monde ne sait pas mentir.
Ils l’ont fait ! Bordel !

— Où est VIC ! je demande plus durement.

— Fils, soit raisonnable…

Je me tourne vers mon père qui vient d’entrer. Je vois le regard implorant de ma mère à mon père. Elle
l’implore de se charger de m’expliquer la raison de mon état.
Qu’est-ce que vous m’avez fait ?

— Je veux la voir.

— Fils, elle n’est plus ici. Elle a besoin de ses parents, et nous de toi, nous avons dû prendre une
décision pour votre bien.
Je me fige. Ils n’ont pas fait ça !

— Où…

— Ses parents l’ont ramenée chez elle, comme nous, nous te ramènerons demain.
Elle est partie. Ils m’ont filé quelque chose pour qu’on puisse enfin s’approcher de nous, ils… ils nous
ont séparés.
La nouvelle s’installe en moi, un amas de sentiments me gagne, la peine, la douleur, mais surtout la
colère. La colère immense d’avoir été trahi une seconde fois.

— Je veux la voir ! je hurle. Vous ne comprenez pas !

Vic a peur maintenant dans le noir, elle a peur des bruits qui l’entourent, des gens qu’elle ne connait
pas, des hommes, mais pas de moi. Elle a besoin de moi pour survivre à ce retour à la normale, pour se
convaincre que la vie est belle, et qu’on va pouvoir vivre normalement, ensemble.
Je regarde mes parents, et en une fraction de seconde, je comprends que tout ceci est bien vrai. Alors
j’explose.

— Barrez-vous ! je hurle, laissez-moi !

Ma crise de colère est si violente que mon cerveau se déconnecte de ma raison. Je me mets à jeter tout
ce qui me pase sous la main. J’arrache mes perfusions, du sang coule, mais je m’en fous, je veux avoir
mal autre part qu’à la poitrine.
Je vide l’armoire à pharmacie de la chambre, je casse la lampe de chevet. Je renverse tout. J’ai mal !
Ils m’ont trahi !
Ils me l’ont prise.

— Je veux Vic !

Des infirmiers arrivent, ils me parlent calmement, mais je les ignore. Je saccage tout sur mon passage,
les vases remplis de fleurs de ceux que je ne connais pas, les dessins de ma sœur, les cadres aux murs
et le matériel médical. J’ai mal, à l’intérieur. J’ai mal et je manque d’air. Mon cœur se serre, ma
respiration me brûle les poumons. Je veux que cette douleur qui me broie de l’intérieur cesse. Je veux
retrouver ce calme, cette ignorance. Je veux Vic. Je ne peux pas croire qu’elle m’ait abandonné.
Qu’elle soit partie. Elle n’a pas eu le choix, je ne vois pas d’autres explications.
Reviens-moi.
Deux costauds me sautent dessus pour me plaquer au sol. Je suis trop faible et en colère pour me
débattre. Je me retrouve la tête contre le plancher froid, la haine boue littéralement dans mes veines,
j’étouffe.
Une infirmière se penche pour me regarder dans les yeux, je suis tellement sous l’emprise de la colère
que ma vision est floue, ma tête me fait mal, je ne supporte pas de sentir le poids des deux costauds sur
moi.

— LÂCHEZ-MOI ! je hurle en me débattant

— Il va se faire mal, administre-lui le calmant, lance une voix masculine.


— NE ME TOUCHEZ PAS ! je poursuis avec haine et terreur.

Ne faites pas comme lui.


Rendez-moi Vic, je vous en supplie.
Des larmes de souffrances glissent le long de mon visage, j’entends le cri étouffé de ma mère qui
panique dans les bras de mon père de me voir dans cet état.
Personne ne peut comprendre.

— Reagan, on va te donner quelque chose pour que tu te calmes. Ça ira mieux après, continue la voix
de la douce infirmière.

Je vois une seringue qui s’approche de moi, je continue de me débattre, je hurle, je ne veux pas
m’endormir, pas comme ça.
Il faisait comme ça.

— NE ME TOUCHEZ PAS ! je répète.

Je sens une brûlure dans ma cuisse qui m’arrache un gémissement.


Pourquoi ils me font ça ? Pourquoi ils font comme lui ? Pourquoi Vic n’est pas là pour leur dire ?

— VIC ! je hurle.

Puis, en l’espace de quelques secondes, mon corps se détend, ma vision se fait lourde, et je plonge
dans un sommeil familier que je ne supporte pas. C’est le néant. Sauf que même lui n’a pas su calmer
la douleur que je ressentais à l’intérieur.

***

— Reagan ?

Je sors de mes pensées en entendant la voix de Vic. Je me rends compte que je suis figé, assis face à la
piscine éclairée, ma clope s’est quasiment consumé sans que je ne l’ai touchée.
Je n’étais plus ici, j’étais loin, dans des souvenirs douloureux qui n’étaient pas ressortis depuis un
moment.

— Je me suis souvenu du après. Quand on est retournés à la vie normale. Quand on nous a mis dans cette
chambre, nos deux lits côte à côte, parce que ni toi ni moi ne supportions le monde extérieur. Je me suis
souvenu de ce qu’il s’est passé lorsqu’on m’a annoncé que tu étais partie.

Vic me rejoint sur l’un des transats en face de la piscine éclairée en bleu. Elle ne dit rien, elle se contente
d’être là, de m’écouter parler. Je suis plus calme, quelques minutes seul me font toujours du bien.
Eh oui, j’ai parfois du mal à maîtriser ma colère, comme disait le psy, je suis toujours en colère.
J’ai de bonnes raisons.
— Tu savais que nos parents s’étaient mis d’accord ? Enfin… les miens avaient suggéré aux tiens de nous
éloigner.

— Je sais, souffle la femme de ma vie.

Je lui jette un regard en coin, ses yeux magnifiques qui ne cachent rien du tout de ce qu’elle ressent. Je
porte à mes lèvres ma cigarette, j’inspire.

— Je me rappelle de ce que j’ai ressenti lorsque je me suis réveillé, et que tu n’étais plus là. Mon
existence s’était résumée à toi et seulement toi pendant quatre ans et tu avais disparu du jour au
lendemain.

— Tu as le droit d’être en colère Reag…

— Elle n’avait pas le droit de se comporter ainsi, je la coupe.

Ma mère n’avait pas à être aussi curieuse, ce n’était pas par gentillesse, pas tellement, et si ça l’était, il
traînait dans l’air ce sentiment de méfiance que je n’aime pas.
Vic ne mérite pas d’être jugée, les choix qu’elle a dû faire concernant sa vie d’adulte n’ont pas été
faciles, ma mère devrait le savoir.

— Je suis désolé de t’avoir laissée là-bas, je soupire, sincère.

Vic attrape l’une de mes mains qu’elle serre.

— Ne t’excuse pas, tu as des différents avec tes parents, et je peux le comprendre, mais ta mère…
Reagan, tu es son fils, elle t’aime, elle sait pour nous, elle sait beaucoup de choses, mais elle ne sait pas
tout. Je reste la femme qui lui prend son fils, c’est normal qu’elle ait de l’animosité à mon égard, ça n’en
fait pas quelqu’un de méchant, je te promets que je n’ai pas mal pris ses questions.

Je la dévisage avec intensité, Vic est sérieuse et je sais qu’elle ne me dit pas ça pour me faire plaisir, elle
le pense.
Je porte à ma bouche sa main que j’embrasse et Vic frissonne. Bon sang, cette femme me rend aussi fort
que faible, elle souffle le chaud et le froid sur ma colère, le bonheur et la joie, l’amour, mais aussi cette
tristesse qui est toujours là.

— Je n’ai pas envie que tu rentres chez toi, je souffle.

Je sais que c’est inévitable, qu’on va devoir reprendre nos vies une fois ce procès fini. Je ne peux rien
exiger, je ne peux pas imposer à Vic de tout quitter pour rester avec moi. Ce serait égoïste de faire ça.
On est à côté de la plaque depuis plus d’un mois, on s’est enfermé dans notre bulle, on s’y est accroché
pour tenir le coup face au procès, mais la réalité n’est jamais très loin.

— Nous n’en sommes pas encore là, Reag.

Vic hésite, son regard se détourne du mien un instant, il faudra qu’on parle de « l’après » un jour, et plus
tôt que je ne l’aimerais.
L’atmosphère se gorge de tension.

— Nous ne savons même pas ce que nous sommes.

— Moi je sais et rien n’a changé Vic, je soupire.

— Je ne sais pas si je pourrais rester ici, m’avoue-t-elle.

Et je la comprends.
Je me raidis, en fin de compte, je ne suis pas prêt à avoir cette conversation. Je ne veux pas l’avoir, pas
ce soir alors qu’on est bien, elle et moi.
J’écrase ma clope dans le cendrier, et l’attire contre moi.

— Allonge-toi contre moi.

Vic vient se blottir dans mes bras, sur le transat près de la piscine de chez mes parents. Son corps chaud
se frotte au mien, je sens ma queue réagir dans mon jean, j’aime son souffle dans mon cou et sa proximité.
Je prends quelques minutes pour savourer le calme qu’elle m’impose. Puis je lui demande :

— Vic ?

— Oui ?

— Donne-moi ton portable.

Elle me regarde d’un air surpris.

— Je ne l’ai pas avec moi.

Parfait.
Ni une ni deux, je la prends dans mes bras, et la passe sur mon épaule comme un sac à patates. Elle
comprend ce qui va se passer et commence à protester.

— Mais… oh non ! Non ! Reagan lâche moi !

Elle tente de se débattre, mais je ne la laisse pas faire, nous nous mettons à rire. Je préfère ça, je préfère
mettre de côté le reste, et rire, être avec elle, croire que tout va bien, que le monde n’est pas minable, que
la vie est belle, et qu’on peut tout avoir.
Je veux être idéaliste une fraction de seconde.
Je nous amène jusqu’à la piscine, retire ses chaussures que j’envoie sur la pelouse et m’arrête près du
bord en retirant les miennes.
Je la fais redescendre sur ses pieds en la tenant fermement contre moi, son corps est plaqué contre le
mien. J’aime ça, l’avoir si proche.

— Prête, je chuchote à quelques centimètres de ses lèvres.

— Tu vas le payer très cher, Reagan Kane !


Le regard désireux qu’elle me lance fait bondir mon cœur.

— J’espère que ce sera avec ta bouche.

Vic se mord la lèvre, et j’en profite pour nous faire basculer, habillés, dans la piscine. Une fois dans
l’eau, comme deux gamins, nous nous battons en nous aspergeant l’un l’autre. On oublie tout, on rit. Ma
mère va me détester de tremper sa maison, mais qu’importe. À cet instant, lorsque j’entends Vic rire, je
me sens vivant, et c’est tout ce qui compte.
Pour l’instant, je veux me bercer dans cette utopie où nous sommes ensemble, où le reste ne compte pas.
On aura bien assez le temps de s’occuper du reste, la réalité nous rattrapera, nous le savons bien, car
nous l’avons déjà vécu.
Chapitre 26
Vic

8 Juillet 2016
Lancaster, Pennsylvanie

La salle est pleine, il y a même certaines personnes qui sont restées debout près des portes. C’est dire le
nombre de gens qui souhaitent voir le monstre témoigner. Je n’ai jamais vraiment compris ce côté malsain
ou voyeur du malheur des autres. Peut-être une façon de se rassurer sur ce qu’on est, au final moins pire
que le voisin, ou que notre vie n’est pas si pourrie en comparaison des victimes. C’est étrange ce besoin
d’aller vers le malheur des autres, de voir la misère, en être spectateur et ne rien faire pour autant à part
juger. Je n’ai jamais été ce genre de personnes, avant j’avais une vie d’adolescente et aujourd’hui, je sais
trop ce qu’on ressent en voyant sa vie étalée dans des journaux.
La pièce a beau être remplie, un silence d’église y règne, jusqu’à ce que Truman prête serment et que je
sursaute en entendant sa voix. Mon cœur risque de ne pas tenir à son témoignage, chaque mot qu’il
prononce me renvoie à il y a dix ans, à ses insultes, à ses paroles blessantes et destructrices encore plus
que les actes. On peut achever quelqu’un en quelques mots, en y mettant la conviction qu’ils sont vrais, on
peut le faire. On peut détruire une vie en répétant à une personne, chaque jour que dieu fait durant quatre
ans, qu’elle mérite ce qui lui arrive. Les mots peuvent être la pire des armes.
Il continue en se présentant et je me tourne vers mes parents assis derrière moi, à côté des parents de
Reagan. Mon père, habituellement calme et réfléchi, fusille du regard la barre des témoins quant à ma
mère, son regard est sur moi. Elle guette mes réactions et pour une fois je ne peux pas lui donner tort sur
le fait de s’inquiéter, moi-même j’ignore comment je vais réagir en l’entendant parler à sa sauce de ce
qu’il s‘est passé.
Je me retourne et jette un coup d‘œil à Reagan à mes côtés, comme toujours dans cette salle et même si je
savais que la colère devait suinter sur ses traits, celle que je vois me fait frissonner. Il pourrait se lever et
le tuer, il le ferait. Je ferme les yeux en me remémorant le jour où je lui ai demandé, le jour où je lui ai dit
« tue-le Reagan, s’il te plait tue-le » et qu’il m’a répondu « je n’attends que ça ». J’avais une telle
colère que j’aurais pu le faire moi-même. Il venait définitivement de nous briser, de nous prendre ce
qu’on avait Reagan et moi, de nous achever de la pire des façons. La colère, je la sentais courir en moi,
comme un serpent vicieux qui prend son temps pour appâter sa proie, mais qui sera rapide au moment de
l’attaque. Je la sentais, elle me rendait capable du pire, elle voilait ma raison et plus rien n’avait
d’importance que ce que je ressentais au fond de mon être qui me privait de tout. Je n’avais plus rien,
j’étais vide et ce sentiment me donnait des ailes. Il m’aurait fait commettre le pire je le sais et je ne
l’aurais même pas regretté. Surtout pas maintenant alors qu’il répond à son avocat sur un ton calme et
serein.
— Monsieur Truman, avait-vous enlevé ces deux personnes ?

L’avocat se tourne vers nous pour nous désigner du doigt. Le regard de Cooper lui, reste sur celui qui
l’interroge comme si on ne valait même pas la peine d’être regardés.

— Non.

— Alors comment expliquez-vous qu’ils se soient retrouvés chez vous ? Parce qu’ils étaient bien dans
votre maison durant ces quatre années ?

Oui, moi aussi je me demande bien comment il va expliquer ça.

— Oui, ils y étaient. De leur plein gré.

Je vois Reagan commencer à s’agiter sur sa chaise à la suite de ce mensonge qu’il sort comme si tout était
normal.

— De leur plein gré ? reprend l’avocat.

— Oui, ils ont débarqué chez moi, tous les deux, quelques semaines après leurs enlèvements, ils étaient
perdus et apeurés et je leur ai proposé mon aide.

Je me tourne vers Reagan la bouche ouverte de stupeur par l’incongruité de ce que raconte Cooper.

— Et qu’est-ce qu’ils ont fait ?

— Ils ont refusé que j’appelle leurs parents ou que je les emmène à l’hôpital, alors je leur ai proposé de
rester quelque temps ici, s’ils voulaient.

J’entends des brouhahas derrière moi, mais je suis pétrifiée de stupeur face à ce que j’entends. C’est du
délire ! Il ne peut pas dire ce genre de choses ! Ça ne s’est pas du tout passé comme ça !

— Ils sont restés ?

— Oui, ils sont restés.

— Pourquoi ?

— Ils avaient peur qu’on les sépare si jamais ils retournaient à leurs vies dans leurs familles. Ils étaient
amoureux.

Reagan se mord le poing qui claque ensuite sur la table me faisant sursauter. Ce n’est pas réel, tout ce qui
sort de sa bouche n’est pas réel, il ne peut pas mentir aussi impunément sur le calvaire qu’il nous a infligé
et retourner la situation à son avantage.

— Ce qui est arrivé par la suite, reprend Cooper un petit sourire niais sur le visage pour le jury.
— Des experts, des médecins ont témoigné dans cette salle et ils sont tous d’accord pour dire que ces
deux personnes ont subi de multiples sévices durant ses quatre années. Comment les expliquez-vous,
Monsieur Truman, si vous ne les avez pas violentés ?

Cooper se recale confortablement dans son siège, sa gueule d’homme bien propre sur lui, lui donne un
avantage, je le vois. Le jury semble l’écouter patiemment et non avec dégoût. Il lui donne une chance
alors qu’il ne mérite rien de tout ça. Il mérite de mourir pour ce qu’il nous a fait et certainement pas
d’embobiner ces gens.

— Je ne les ai pas violentés, ils étaient consentants. Tout ce qui s’est passé dans ma maison était sous
leurs accords.

— Et les viols ? Je rappelle qu’ils étaient mineurs au moment des faits.

— Je ne les ai pas violés. Là encore ils étaient consentants et rien ne s’est passé avant leur seize ans. Ils
aimaient le sexe un peu violent qu’ils pratiquaient déjà ensemble.

— Connerie ! hurle Reagan en se levant, tu ne racontes que des conneries !

— Tu as couché avec elle, répond Cooper toujours aussi calme.

Reagan fulmine, le juge tape avec son marteau pour faire régner le calme et intime au procureur de calmer
son client, mais c’est trop tard. Reagan a lâché les chiens et rien ne les ramènera en arrière à part lui. Et
je sais qu’il n’est pas prêt à ça, qu’il a besoin de dire ce qu’il pense face à ce tissu de mensonges qui
nous fait passer lui et moi pour des pervers, alors que le seul dégénéré dans cette pièce se tient à la barre
des témoins.

— Tu l’as violée ! Tu nous as violés et séquestrés pendant quatre putains d’années !

Le sourire que lance Truman à Reagan qui fulmine de rage ne me laisse pas de doute sur ce qui va sortir
de sa bouche. Il va le dire, il va signer notre fin, il va rendre réel ce que personne ne sait et je suis
incapable de faire quoi que ce soit pour l’arrêter.

— Et toi, tu l’as mise enceinte.

Le silence qui survient dans la grande salle remplie de gens est assourdissant. J’entends mon cœur battre,
j’entends le bruit d’une chaise qui racle sur le sol et je vois Reagan partir comme une furie en direction
de Cooper, mais je suis tétanisée par le choc. Celui qui m’empêche de bouger, qui rend mes muscles
inutiles et qui se contente de me répéter en boucle cette phrase qui annonce notre fin.
Je ferme les yeux en sentant une main sur mon épaule, celle de ma mère que je ne veux pas affronter, elle
comme le reste du monde. Je veux aller me terrer dans ma chambre à l’autre bout du pays et oublier ce
moment de ma vie. Oublier cette perte, oublier qu’il vient de la raviver, oublier tout. Mes mains se
portent à mon ventre, dans ce vide que jamais je n’oublierai malgré toute ma volonté, il a trop marqué ma
chair pour que ce soit le cas. Il était là, en moi, l’amour de Reagan et il nous l’a pris comme tout le reste.
Et aujourd’hui il joue de ça comme de notre calvaire pour nous anéantir une fois de plus. Il vient de
montrer au monde entier que nous sommes des détraqués. Que notre histoire est perverse et qu’elle n’a
rien de normal.

***

Une demi-heure plus tard, nous voilà réunis dans l’espèce de bureau alloué au ministère public dans
l’enceinte du tribunal. La séance a été ajournée suite à la déclaration de Cooper et au débordement de
colère de Reagan. Reagan qui n’est pas là, qu’on a dû sortir pour se calmer.
Alors j’affronte seule le procureur et mes parents, entassés au milieu de tonnes de dossiers dans cette
pièce étouffante.

— Vic ?

Je lève les yeux sur ma mère debout derrière moi mon père à ses côtés. Je suis encore dans le brouillard
de ce choc qui ne me quitte pas et que je bénis de ressentir. Parce qu’ensuite, les émotions vont
débarquer, ensuite je serais submergée par la réalité et j’ignore si j’y survivrai.

— Reagan, je lance d’une voix faible, je veux Reagan.

— Ce n’est pas le moment, répond mon père sur un ton froid.

Je le fixe, je vois une telle déception dans ses yeux que ça m’en coupe le souffle.

— J’ai besoin de savoir certaines choses, Vic, avant tout.

Je me tourne vers le procureur installé derrière le minuscule bureau.

— Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que tu es tombée enceinte durant ta captivité ?

J’inspire, mais l’air n’entre pas dans mes poumons, je sens mon corps trembler et je vais m’effondrer
dans pas longtemps.

— Reagan, dis-je avant que les larmes n’arrivent, j’ai besoin de Reagan.

Je veux le voir, je veux le sentir, je veux ses bras, je veux être avec lui, j’en ai besoin pour respirer. Je ne
peux pas affronter ces souvenirs toute seule. Je ne peux pas me rappeler l’horreur sans sa force.
Les larmes coulent et l’air qui ne voulait déjà pas entrer dans mes poumons devient de plus en plus rare.
Je suffoque sous l’avalanche de sentiments trop lourds pour mes épaules. Le choc s’en va, il me laisse
seule avec ces méandres de souvenirs que je ne tiens pas à ramener dans le présent, mais ce dernier est
plus fort que moi. Les sensations, la peur, la colère, la tristesse, le manque et mon ventre vide, encore
vide, toujours vide, ces sensations sont bien là.

— Reagan ! je crie à présent en me pliant en deux sur ma chaise.

— Va le chercher s’il te plait, lance ma mère à mon père.


J’entends la porte derrière moi, j’entends les chuchotements de ma mère qui se veulent rassurants et sa
main sur mon dos que je chasse en un coup d’épaule. Je ne veux pas qu’elle me touche, qu’elle me
console, qu’elle me dise que tout ira bien parce que c’est faux. Je veux Reagan et personne d’autre. Je
veux que lui me dise que tout ira bien, que c’est fini, ce procès, ce calvaire qui revient nous hanter dix
ans plus tard et qui n’en finit pas.
Je tire sur le col de mon sweat qui bien que grand, m’étouffe, j’ai chaud et mon corps tremble comme
frigorifié. Je tombe de ma chaise, ma mère pleure à mes côtés en tenant ses bras autour de moi prêts à me
retenir maintenant que je suis au sol. Je vais mourir, cette crise de panique va m’achever si Reagan
n’arrive pas bientôt.
La porte finit par s’ouvrir de nouveau alors que je suis à quatre pattes pour essayer de reprendre mon
souffle. Je lève les yeux et Reagan est là. Il se laisse tomber au sol et ses bras sont enfin autour de moi. Il
me serre contre lui et aussi étonnant que ça puisse paraître je respire. Il me serre de plus en plus fort, je
sens son corps chaud et tendu contre le mien et je commence doucement à me calmer.

— Je suis là, dit-il.

J’inspire par-dessus son épaule en m’accrochant à son cou comme une désespérée. J’ai conscience de
mon comportement stupide, mais la peur ne se contrôle pas.

— Il ne te fera plus de mal, reprend Reagan avec conviction, plus jamais Vic, plus jamais.

— Il l’a dit… je marmonne.

Je le sens se tendre sous mes bras.

— Je sais, se contente de répondre Reagan.

Je me dégage un peu de ses bras pour voir son visage, pour voir ses yeux. Ce vert qui m’a toujours
poussée à être courageuse, mais aujourd’hui lui aussi est mort une nouvelle fois. Aujourd’hui Reagan a de
nouveau perdu son fils.
Chapitre 27
Reagan

2005

Je pensais qu’on ne pouvait pas faire pire que notre vie. Je pensais que Cooper nous avait déjà tout
fait concernant le pire. Après le pire, il n’y a rien d’autre non ? Il n’y a pas pire que le pire ? C’est ce
que je pensais aussi. Je pensais qu’on ne pouvait pas faire plus. En vérité, la vie se charge de nous
montrer que c’est elle qui définit la limite de l’insupportable.
Est-ce qu’on a une sorte de pressentiment lorsque sa vie s’apprête à basculer ? Je le pensais, je n’en
ai pas eu un lorsque je me suis fait kidnapper, et aujourd’hui, lorsque je me suis réveillé, je n’en ai pas
ressenti un. Les bombes nous tombent dessus comme ça, sans prévenir. À nous de les gérer.
Ce matin, quand je me suis réveillé, je ne m’attendais pas à affronter cette journée-là.
Je sors de mes pensées en me tournant pour voir Vic de l’autre côté de la pièce, mais elle n’y est pas.
Son lit est vide. Mon cœur rate un battement, est-ce qu’il est venu pendant que je dormais ? Est-ce
qu’il est venu la prendre pour l’emmener ailleurs, loin de moi ? La peur me foudroie avec une telle
rapidité que mes mains en tremblent.

— VIC ? Je l’appelle d’une voix forte.

J’entends des bruits étranges provenant de la salle de bains. Je me lève, je tangue un peu. Maintenant,
les doses de drogues se sont faites plus fortes, plus violentes. Tellement que lorsque je me réveillais
dans la chambre d’à côté, je n’étais pas certain d’être dans la réalité. J’ai des crises d’hallucinations,
des cauchemars, et le retour à la réalité se fait de plus en plus difficile.
J’ouvre la porte de la salle de bains, et découvre Vic agenouillée devant les WC, la tête dedans en
train de vomir tripes et boyaux.
Je m’approche d’elle, mes mains glissent dans ses cheveux pour les relever. La crise dure quelques
minutes encore avant que Vic ne se calme.

— Hé, ça va ? je demande doucement.

Vic soupire. J’attrape un verre en plastique et le remplis d’eau. Je lui tends, elle accepte en me
remerciant d’un regard fuyant.
Je pense qu’elle a chopé un truc. Je ne sais pas quoi, ni même comment, mais rien d’autre n’explique
son état.
Ma main vient toucher son front, elle ne semble pas avoir de fièvre, mais qu’est-ce que j’en sais en
fait ? Je n’en ai pas eu depuis trois ans. On ne peut pas reprocher à Cooper de ne pas nous maintenir
en bonne santé. On mange normalement, équilibré et parfois des trucs dégueulasses. Il nous file même
des vitamines ! On ne peut pas tomber malade. Enfin, je pensais qu’on ne pouvait pas tomber malade,
mais visiblement, Vic n’est pas bien et je ne sais pas quoi faire. Nous n’avons pas de médicaments à
notre disposition, et l’autre enfoiré ne s’est quasiment pas montré. Il nous dépose seulement nos repas
quand nous dormons.
Je m’assois à côté d’elle. Vic ferme la cuvette et tire la chasse. Elle se laisse aller dessus, ses yeux se
ferment, elle ne semble pas bien du tout.
Et ça m’inquiète.

— Vic, qu’est-ce qu’il y a ? je demande, t’as mal quelque part ?

Je caresse sa joue, Vic se raidit. Entre nous, c’est différent depuis la visite de Cooper. Vic est
malheureuse, elle vit mal cette situation, un gouffre s’est créé entre nous. La peur de revivre ça nous a
poussés à nous éloigner tout court. Elle me manque. Son corps me manque, sa proximité me manque,
elle ne veut même plus que je l’embrasse ni que je la serre dans mes bras. Je ne lui ferais pas de mal,
jamais. Je veux juste recoller les morceaux, lui montrer qu’on peut survivre à ça, et s’aimer encore. Je
veux lui prouver que si nous arrêtons tout, si nous refoulons nos sentiments, nos envies et l’attraction
de nos deux corps, c’est lui qui aura gagné.
Reviens-moi, Vic.

— Je ne suis pas malade, soupire Vic.

Qu’est-ce qu’il se passe alors ?


Je la regarde, elle me regarde, ses yeux se remplissent de larmes. Je ne suis pas un monstre, je suis
toujours moi. Je suis toujours le garçon dont elle est tombée amoureuse, l’autre fois, ce n’est qu’un
souvenir douloureux, ce n’est qu’une blessure qu’on va devoir refermer ensemble, avec notre force et
nos sentiments.
Je rapproche Vic contre moi, elle se laisse faire, ne me résiste pas, ni ne cherche à me fuir. Ses bras
s’enroulent autour de mon cou, les miens autour de sa taille. Nous restons un moment l’un contre
l’autre à savourer la chaleur dégagée, ce contact qui nous manque depuis plusieurs semaines.
J’aimerais qu’on parle de ce qu’il s’est passé, il le faut, même si c’est douloureux. Je ne veux pas la
perdre, je ne veux pas le laisser gagner.

— Parle-moi Vic, je t’en prie, ne me tiens pas à l’écart comme ça, je murmure dans son cou.

N’oublie pas qui je suis.

— C’est pire que ça… souffle-t-elle d’une voix éraillée.

L’instant d’après, Vic s’effondre, un profond chagrin s’installe en elle. Son corps blotti contre le mien
est secoué. Elle laisse parler sa douleur, et visiblement le fardeau qu’elle porte est grand. Il la détruit
de l’intérieur. Depuis combien de temps, elle garde ça pour elle ? Depuis combien de temps, elle
affronte ça seule ? Qu’est-ce qui peut la bouleverser à la rendre malade ?
J’ai besoin qu’elle me parle, qu’elle me le dise elle, parce que je ne pourrais pas le deviner. .

— Vic, qu’est-ce qu’il se passe, je demande à nouveau.

Ses yeux larmoyants croisent les miens. Il y a tellement de détresse dans son regard que mon cœur se
serre. Je comprends que je retiens ma respiration en attendant de savoir ce qu’elle me cache.

— Je n’ai pas eu mes règles depuis deux mois. Je devais les avoir maintenant, je devais, mais toujours
rien. Et je vomis chaque matin depuis un moment déjà…

Le choc doit se lire sur mon visage, j’essaie de ne pas trop le montrer, mais pourtant, c’est bien ça,
c’est ce qu’elle essaie de me faire comprendre.
Elle est enceinte.
Bon sang !

— Ce n’est pas possible, ça doit s’expliquer, il y a bien une explication. Après tout ce qu’il s’est passé
ces dernières semaines… je bredouille comme un idiot.

Je me tais alors que mon cerveau réfléchit.


Ça fait deux mois qu’on n’a pas fait l’amour. La dernière fois remonte à l’intrusion de Cooper,
lorsqu’il nous a forcés à le faire devant ses yeux.
C’est aussi la dernière fois où quelqu’un s’est enfoui en Vic. Depuis, Cooper n’est pas revenu pour
elle. Il n’est revenu que pour moi, que pour me punir de ce qu’il a appris. Pour me montrer que je ne
suis rien, que Vic ne voudrait pas d’un homme qui se fait baiser contre sa volonté et qui aime ça en
plus. Je n’aime pas ça, mais mon corps parfois si.

— Reag, nous, on ne fait pas attention. Lui oui, mais nous, non, souffle Vic.

Je me fige.

— Oh bordel… je jure.

Les yeux de Vic se remplissent à nouveau de larmes. Je ferme les miens un instant pour encaisser la
nouvelle. Un tas de questions me viennent à l’esprit, mais la principale est celle-ci : comment on va
faire ? Une grossesse, ça se voit. Dans les premiers temps non, mais après si. Cooper ne va pas aimer
du tout, quand il va découvrir ça. S’il le découvre, je ne sais pas quelle sera sa réaction. Je ne veux
pas perdre Vic.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? me demande-t-elle, paniquée.

J’inspire et reprends le contrôle de mes émotions, je dois gérer pour nous deux, encaisser rapidement
la nouvelle et la rassurer.

— On va sortir d’ici.

— Ça fait trois ans et demi que tu essaies de trouver un moyen ! proteste-t-elle, la voix éraillée.

— Sauf que maintenant, on ne peut plus rester ici.

— Je suis terrorisée Reag ! me confie Vic.

Je le vois dans ses yeux, elle est paniquée.


— Je sais.

Moi aussi j’ai peur. Ce n’est pas parce que je vais avoir bientôt dix-huit ans qu’on est préparés à ça. À
apprendre qu’on va devenir responsable d’un enfant. Qu’on va devenir parent, le père de quelqu’un.
Vic est enceinte de mon enfant, d’un petit être qu’on a créé ensemble, par amour dans des
circonstances affreuses où on ne devrait pas avoir d’enfant. Ce n’était pas prévu, tellement pas prévu.
Je n’y pensais pas lorsqu’on voulait ces moments d’insouciance dans les bras l’un de l’autre ; On ne
pensait pas aux conséquences de nos actes. On voulait juste s’aimer, tout simplement.
C’est ce qui a toujours effrayé ma mère. Quand je suis entré au lycée, un soir, elle est venue dans ma
chambre pour discuter, elle m’a parlé d’un tas de choses, des filles, du sport, de l’université, des
notes… mais surtout des filles. Elle m’a regardé, et elle m’a dit que je pouvais faire ce que je voulais
avec elle, qu’elle ne viendrait pas me faire la leçon de morale si jamais je décidais de faire des choses
plus « poussées ». Seulement, je devais les faire protégé, parce qu’être parent à dix-huit ans, c’est tout
simplement gâcher sa vie. « C’est trop jeune, il est difficile d’être responsable d’un enfant, quand on
est soit même encore un enfant ».
J’ai pris un air détaché parce que j’étais gêné, mais ma mère avait raison. À dix-huit ans, on est
encore un enfant pour certaines responsabilités, on peut avoir une certaine maturité, être au-dessus de
la normale, mais on reste un gamin effrayé par l’avenir, par ces événements qu’on pense contrôler,
mais qu’on ne contrôle pas finalement.
Malheureusement, il n’y a pas d’âge pour tomber amoureux, tout comme il n’y a pas d’âge pour subir
les conséquences de l’amour, qu’on y soit préparé ou pas. L’amour n’est pas livré avec une mise en
garde, comme sur les paquets de cigarettes. Il n’y a pas de slogan en gras avec écrit « l’amour tue ! »,
pourtant, on devrait mettre « à vos risques et périls, l’amour ne vous tue pas, mais peut vous mettre
dans une sacrée merde si vous ne contrôlez rien ». Je pensais qu’on contrôlait la situation, je pensais
naïvement qu’il n’y aurait jamais de conséquences, j’avais tort. Dans chaque acte, bon ou mauvais, il
y a des conséquences, c’est comme en amour, seulement, on ne les gère pas de la même façon quand on
a dix-huit ou trente ans.

— Reag ? chuchote Vic contre moi.

— Oui ?

— Il est de toi, me murmure-t-elle.

Ce n’est pas une question, c’est une certitude, et pas une seconde je n’en ai douté. Cooper a trop peur
de ça, de mettre enceinte Vic, on le sait tous les deux. Il ne l’a jamais bourrée d’hormone pour éviter
qu’elle fasse une réaction à la pilule ou qu’elle le supporte mal.
Je croise son regard bleu, ses yeux sont noyés dans les larmes, ils sont rouges et inquiets.
Ça va aller.

— Je sais. C’est notre enfant, je n’en ai pas douté une seconde.

Elle détourne le regard, de honte ou de blessures, je ne sais pas. Elle ne devrait pas avoir honte, celui
qui se sent le plus honteux, c’est moi. Si je n’avais pas… en elle, on n’en serait pas là.

— Vic, regarde-moi.
— On a dix-sept ans Reagan ! On a dix-sept ans, on est captifs d’un fou ! Comment tu veux qu’on ait
un bébé ici, en plein milieu de ce chaos ! explose-t-elle de rage.

Elle a le droit d’être en colère, de m’en vouloir, je ne lui en veux pas. Vic m’envoie des coups, elle me
frappe pour exprimer sa colère et sa souffrance, je la laisse faire. Je la laisse exprimer sa douleur et
sa peur.
Puis, lorsqu’elle se remet à pleurer, qu’elle s’effondre de nouveau, je la prends dans mes bras et la
serre contre moi.

— On s’aime Vic, je lance à son oreille, ça va aller. Je te promets qu’on va trouver un moyen de sortir
d’ici, je te promets qu’on n’aura pas ce bébé ici… est-ce que… est-ce que tu le veux ce bébé ?

— Je ne sais pas… je ne sais pas ! Je ne voulais pas de tout ça comme ça. ! sanglote-t-elle.

Je sais, il y a plein de choses qu’on aurait voulu vivre différemment.

— Je sais.

Vic se remet à trembler, elle s’accroche à mon t-shirt en pleurant à chaudes larmes, par terre dans la
salle de bains de notre prison.

— Heureusement que c’était toi, ce jour-là, pleure Vic, heureusement.

— Je sais.

— Pardonne-moi Reagan, pardonne-moi, je t’en supplie.

— Te pardonner de quoi ? je demande en embrassant son front.

Je la berce dans mes bras en la laissant pleurer.

— De t’avoir mis à l’écart, de t’avoir rejeté après.

J’embrasse sa bouche.

— Je te promets qu’on va sortir d’ici, je vais prendre soin de vous deux. Il ne te touchera plus Vic, je
te le promets.

Je préfère prendre pour deux, qu’il ne la touche pas encore une fois.

— Vic, je t’aime. Je t’aime plus que ma propre vie, et si je dois payer le prix de tout ça, je le paierai si
ça peut te sauver toi.

— Tu me fais peur quand tu me dis ça…

Je ne réponds rien, je me contente de la laisser pleurer, de soulager son chagrin, en sachant que je
suis là pour l’épauler.

— Ça va aller, je murmure.

J’ai trois mois avant que ça ne commence à se voir. Trois mois pour trouver un moyen de nous sortir de
là… tous les trois.
J’avais peur d’un jour vivre une situation comme celle-ci, où nous devrions nous battre contre le
temps, et maintenant, je vais devoir être fort, pour elle, mais pour nous aussi.

***

Deux semaines plus tard…

Mes mains serrent les barreaux du lit alors que j’encaisse du mieux que je peux ses coups de reins
brutaux. Son sexe est comme une épée qui transperce ma peau, il me saigne de l’intérieur. Ça fait
toujours aussi mal, Cooper ne rend jamais les choses faciles, il me fait endurer le pire pour me punir.
Il me blesse, m’humilie. Mais je ne flanche pas. Mon esprit a appris à faire avec, avec ces moments
durs qui durent toujours trop longtemps. J’ai horreur de me retrouver à poil dans ce lit, attaché comme
un esclave qui subit ce que son putain de maître désire.

— J’ai une question à te poser, lance Cooper d’une voix rauque.

Je serre les dents alors que la brûlure de son sexe m’empalant se propage dans mon dos, mes jambes,
et vient mourir dans le mien, me faisant bander.
Putain je deviens complètement détraqué. Plus il me fait mal, plus je bande. Je débloque totalement.
Pourtant, je n’ai pas envie de ça, je n’ai pas envie, et en grandissant mon corps le sait. Alors, depuis
quelque temps, il a opté pour un cocktail charmant et humiliant qu’un jeune de dix-sept ans et demi
n’est pas censé prendre. Ces putains de pilules bleues, il me les a montrées l’autre jour alors que je
résistais. Il trouve tous les moyens les plus sordides et dégueulasses pour me détruire.

— Pourquoi tu t’es interposé ? poursuit Cooper.

Je ne réponds pas. Je ne veux pas répondre, sinon, je risquerais de dire ce qu’il ne faut absolument
pas révéler.

— Tu préfères que ce soit toi, que je baise ? renchérit mon bourreau.

Son coup de reins se fait plus vif, et me fait grogner, un mélange entre douleurs et cette pointe de
plaisir insupportable pour mon esprit.

— Où est-ce parce que tu la baises encore ? C’est ça ? Tu la baises encore ! s’énerve-t-il.

Tous les soirs, à chaque fois que tu n’es pas là ! J’ai envie de lui répondre, mais je me contente de ne
rien dire. Je me contente de serrer la mâchoire et d’endurer. Il tient de plus en plus longtemps, il fait
durer les choses pour prendre son pied davantage.
Il attrape mes cheveux, et fait basculer ma tête en arrière pour que je le regarde, mais mes yeux vont
ailleurs, je ne lui ferai pas ce plaisir.

— Tu me caches quelque chose Reagan, je le sens, et ça tombe bien.

Il me lâche, et sort de mon corps si vite, que je n’ai pas le temps de bien tout comprendre. Cooper
attrape quelque chose dans l’un de ses tiroirs si je me fie aux bruits que j’entends. Il revient, attrape
ma tête, et me bande les yeux avec un foulard noir. Je ne vois rien, rien du tout.
Mon rythme cardiaque s’accélère, j’ai un pressentiment qui me dit que ce qui va se passer ne va pas
me plaire du tout.

— Qu’est-ce que tu vas me faire ! Salopard ! je hurle en me débattant.

Cooper me fait basculer sur le dos, et je commence à sentir la panique arriver. Puis, il disparaît.
J’entends ses pas s’éloigner vers le fond de la pièce, une porte s’ouvre, j’entends des murmures, des
pas. J’ignore ce qu’il se passe, et ça me fait paniquer.
Je reste je ne sais pas combien de temps seul, avant qu’il ne revienne.

— Tu peux le baiser, il est là pour ça, déclare-t-il.

Oh bordel !
Je comprends qu’il y a quelqu’un d’autre dans la pièce. Cette constatation me fait froid dans le dos, je
me demande qui est-ce, qu’est-ce que cette personne vient foutre là, comment on peut accepter ça.

— Ne fais pas ça ! je hurle en me débattant.

Cooper et l’autre personne se mettent à rire. Je n’arrive pas à savoir si c’est un homme ou… une
femme. J’entends des pas se rapprocher, puis le froissement des vêtements qui tombent au sol.
Bordel, qu’est-ce qu’il va m’arriver ?

— Baise-le comme tu sais si bien le faire, bébé, ordonne Cooper à son invité.

Je sens le matelas réagir puis, un corps vient se poster sur moi, je sens son poids sur mes cuisses. Une
main attrape mon érection qui est devenue douloureuse à cause de mon bourreau. Le contact est doux
et expert. Cette main commence à me masturber, lentement, trop lentement. Je grogne, je ne veux pas
de cette main sur moi, des sensations que ces doigts me procurent, ni des gémissements que j’entends.

— Si tu savais comme tu es bandant comme ça Reag, transformé en putain, se moque Cooper.

Si je me fie au ton de sa voix, il se caresse aussi.


Sale rat.
Le plus difficile à encaisser, c’est lorsque je sens une langue râpeuse glisser le long de mon gland, elle
me lèche sur toute ma longueur. Personne ne m’a jamais fait ça, ni Vic, ni Cooper. Et c’est… bon. Trop
bon. Je voudrais ne pas le reconnaître, mais les vagues de plaisir qui se déchaînent en moi disent le
contraire. Ma respiration devient plus saccadée, mes hanches remuent dans cette bouche qui
m’accueille et me suce comme si j’étais le putain de dessert.
N’aime pas ça, Reagan, résiste bon sang, résiste.

— Dis que tu aimes ça ! m’ordonne Cooper.

Je me mords la joue pour ne pas gémir. Je ne veux pas aimer ça, mais… c’est comme boire après une
longue marche en plein désert. C’est trop bon, et surtout… c’est tendre. Ce n’est pas comme lorsque
Cooper me touche, c’est comme… Vic.
La personne qui me suce me touche comme Vic me touche. Avec tendresse.
Je me fige, un râle m’échappe, mon cœur s’arrête, je suis en train d’aimer ce qu’on me fait, je trahis
Vic, et c’est ce que Cooper veut que je ressente.
Bordel !

— Gémis où je lui demande de te baiser comme la petite pute que tu es ! poursuit mon bourreau en me
tirant les cheveux.

Est-ce une femme ? Un homme ? Je ne sais pas encore, mon esprit est dans le vague.
La langue de l’individu taquine le bout de ma queue, ses doigts jouent avec mes bourses, la personne
me tente, elle me pousse à bout, et je craque. Un grognement de plaisir m’échappe, tout comme une
décharge de plaisir dans toute mon aine.

— Parfait, bébé, baise-le maintenant.

Quoi ?
Je me mets à trembler alors que la bouche laisse tranquille mon érection. Je me prépare à être
retourné comme un vulgaire objet, mais au lieu de ça… c’est pire.
Je comprends que c’est une femme qui vient de me toucher, lorsque sa main saisit ma queue, qu’elle
me chevauche pour pouvoir s’empaler sur cette dernière.

— Elle te fait aussi bien jouir, Vic ? Est-ce que tu prends autant ton pied lorsque tu la baises ? me
chuchote Cooper à l’oreille.

Je ne réponds pas, je suis trop occupé à serrer les dents pour ne pas gémir. C’est une femme, il a fait
venir une femme. C’est pour ça qu’il m’a bandé les yeux, c’est pour que je ne le vois pas venir. Cette
chaleur, ce n’est que l’intimité d’une femme qui peut la dégager.
L’invitée sait ce qu’il faut faire, elle n’est pas hésitante, elle est douée, elle sait quel rythme avoir,
quoi faire pour m’emprisonner et me faire me sentir à l’étroit. Son rythme est fou, et jouissif.
Bon sang, n’aime pas ça, Reag, tu n’as pas à aimer ça.
Mais mon corps aime. Il aime trop ça, ne pas souffrir.
La femme ne retient pas ses gémissements, elle en fait beaucoup, ses cris de plaisir résonnent à mes
oreilles, et me marquent indélébilement.

— Tu es à moi, Reagan, si j’ai envie que tu baises la terre entière, tu le fais. Tu n’as pas ton mot à dire.
Tu n’es rien. Ton corps n’est rien, il ne t’appartient pas, tout comme ta queue. Elle est à moi. Et tu
n’as même pas besoin de le vouloir, puisque j’ai les moyens de te faire bander comme un cheval.

Je ne dis rien. J’encaisse. J’ai encaissé de me faire prendre comme un bout de viande, j’encaisse la
brûlure entre mes jambes, et le plaisir malsain que je prends malgré la douleur dans mon cœur.
J’encaisse pour nous deux, pour que Vic n’ait pas à le faire.
Et puis, au fond, je me punis de lui imposer notre situation. Si je n’avais pas fait ça avec elle, elle ne
serait pas enceinte.
La pire punition est celle qui suit. La femme que je ne vois pas accélère sa cadence, son intimité se
contracte autour de ma queue après plusieurs minutes intenses où elle me baise et prend de moi ce
qu’elle veut.
Je n’arrive pas à contrôler la vague de jouissance qui m’emporte. Je prends mon pied avec une autre,
une autre que Vic, une autre qui me fait du bien, sans me faire mal.
Et ça, c’est pire que tout, pire que la culpabilité, pire que Cooper qui me prend, pire que notre
situation. Je trahis Vic en la trompant, en prenant une autre femme, et ça… c’est trop.
Mon cœur saigne de ce que je viens de faire, Cooper le sait, il sait que ça me détruit, c’est bien pour
ça qu’il en a eu l’idée.
Il se venge encore, et ça me prouve qu’on doit trouver une solution pour s’échapper d’ici, sinon je
redoute ce qu’il pourrait nous faire si jamais il apprenait que j’ai mis Vic enceinte.
Il n’aime pas qu’on « souille » ses choses… non il n’aime pas ça. Et moi… j’ai aimé ça.

***

Je me laisse glisser le long du mur de la salle de bain. Mes fesses encaissent le choc douloureux
contre le sol trempé. Je chasse la douleur, j’ai toujours mal après, comme si on m’avait tabassé de
l’intérieur, mais aujourd’hui, j’ai mal autre part. J’ai mal à l’âme et au cœur.
Quand la femme en a eu fini, il s’est absenté durant un moment avant de revenir pour me rouer de
coups de martinet. Cooper m’a ensuite baisé à sec pour me punir d’avoir pris mon pied avec une autre
que lui.
C’est le trou béant que j’ai dans la poitrine en sachant ce que j’ai fait qui me blesse plus que tout.
Vic me pardonne de ce qu’il se passe avec Cooper, mais avec une femme ? Une autre qu’elle ? J’en
doute.
L’eau chaude coule sur mon visage, je ferme les yeux en laissant échapper des larmes. Je laisse libre
cours à mon chagrin, j’ai tellement mal de l’avoir trahie, de ne pas avoir pu me retenir, de subir
encore et encore et de ne pas pouvoir lutter contre les drogues et les autres merdes que cet enfoiré me
donne.
J’en ai assez d’être souillé, d’encaisser, je dois être fort, mais aujourd’hui, je me sens sale et minable.
Mon chagrin disparaît avec l’eau brûlante. Dès que je ferme les yeux, je la sens encore, avec ses
mains douces, le poids léger de son corps, ses gémissements alors qu’elle aimait me prendre en elle, et
surtout, cette chaleur que dégage l’intimité de deux corps qui fusionnent.
Je ne veux plus ressentir ça, ça fait trop mal.

— Reag ?

Je ne tente même pas de faire comme si de rien n’était. Lorsque j’ai franchi la porte de notre chambre.
J’ai attendu que Cooper s’en aille, j’étais nu comme un ver, mon corps portait les stigmates de trois
heures d’enfer dans cette putain de piaule aux horreurs où je suis devenu une pute. Ouais, c’est ça, je
suis la pute de Cooper.
Je n’ai pas pu regarder Vic dans les yeux, j’ai couru dans la salle de bains, j’ai vomi tripes et boyaux
avant de foncer sous la douche où je n’ai même pas pu me savonner tant me toucher me fait souffrir.
Je ne vais même pas pouvoir effacer leurs odeurs.
J’ouvre les yeux pour croiser Vic, elle est debout, face à moi, elle m’observe attentivement,
l’expression marquée par l’inquiétude.
Sans réfléchir, elle fonce sous la douche, son jean se trempe ainsi que son t-shirt, mais elle s’en fout.
Sa main vient caresser ma joue, elle attire mon regard.

— Seigneur, qu’est-ce qu’il t’a fait cette fois ? me demande-t-elle.

— Serre-moi contre toi, je murmure douloureusement.

Et c’est ce qu’elle fait. Vic pénètre sous la douche, le pommeau la trempe autant que moi, elle glisse
ses bras autour de mon corps et me serre contre son corps. Je n’arrive pas à contrôler mon chagrin,
alors qu’elle se blottit contre moi.

— Pardonne-moi Vic. Pardonne-moi, je lance, d’une voix étranglée.

— Te pardonner de quoi ? me demande-t-elle à l’oreille.

Le bruit de l’eau frappant le sol est fort et entre en écho avec celui des martèlements de mon cœur.

— Il…

Je n’arrive pas à le dire à voix haute. Je n’y arrive pas.


Vic s’écarte légèrement pour croiser mon regard, ses cheveux bruns sont trempés, ses vêtements lui
collent à la peau. Je la regarde intensément et je me demande comment la nature peut créer quelque
chose d’aussi beau et lui faire vivre le pire. Ça fait deux semaines qu’on sait pour sa grossesse, deux
semaines qu’on s’est rapprochés, c’est ce qui fait aussi mal, la trahir alors que je dois la protéger et
prendre soin d’elle.

— Je ne veux aimer ça qu’avec toi. Je ne veux ressentir qu’avec toi… je sanglote.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? répète-t-elle en entourant mon visage.

— Il… il n’était pas seul Vic. Il…

Je ferme les yeux en sentant la vague de douleur me serrer le cœur. Je craque à nouveau en
enfouissant ma tête dans son cou. Je m’accroche à son corps pour ne pas sombrer. C’était trop, c’était
humiliant, c’était cruel de sa part.
Je l’implore du regard. Je l’implore de me pardonner, de me faire oublier la sensation d’une autre
femme autour de moi, du plaisir que j’ai pris de m’enfouir dans une autre qu’elle. Je veux qu’elle
efface cette sensation, je ne voulais connaître qu’elle.
L’eau de la douche nous trempe de plus en plus, Vic s’écarte, j’ai l’impression qu’elle va partir, je me
prépare au rejet, mais non. Elle se contente de retirer son t-shirt mouillé, d’enlever son bas, sa culotte
et de revenir vers moi, totalement nue. Je n’ose rien dire, je la laisse faire.
Mon corps même après plusieurs heures difficiles, il réagit à sa présence. Je me maudis de sentir une
érection naître, je n’ai pas le temps de la cacher, que Vic s’agenouille sur moi, sa main s’empare de
mon sexe. Ces gestes ne sont que douceur, qu’amour.
— Il n’y a que moi qui compte, Reagan, d’accord ?

Elle soulève ses hanches pour venir se poster au-dessus de mon érection, lentement, elle se laisse
glisser dessus. Mon gland pénètre la chaleur de son intimité, mes yeux se ferment instinctivement pour
en savourer la sensation. Ça fait tellement longtemps qu’on n’a pas ressenti ça ensemble.

— Toutes les autres fois, ça ne compte pas, d’accord ? C’est ce que tu m’as dit une fois, que le reste,
ça ne compte pas, lance Vic en inspirant.

J’acquiesce, nos deux corps tremblent sous l’intensité des émotions. Ma tête se laisse aller contre le
mur, j’ouvre les yeux pour la regarder. Vic nue, l’eau de la douche perlant sur sa peau blanche, son
corps se frottant contre le mien. Elle est magnifique.
Comme un ange qui efface le pire en moi.
Tandis que nos deux corps se retrouvent, Vic ondule de plus en plus rapidement sur moi. Son sexe
s’empale sur le mien avec entrain. L’eau de la douche nous éclabousse, nous noyons la salle de bain,
mais qu’importe.
Mes mains caressent ses cuisses, son ventre qui abrite désormais ce qu’on peut faire de plus beau
quand on s’aime. Les picotements familiers reviennent, nos gestes aussi, comme si notre inconscient
savait quoi faire. Mes doigts glissent jusqu’à son entrejambe, mon pouce caresse son clitoris, je veux
qu’elle oublie la dernière fois, je veux qu’elle ne pense plus à l’humiliation, qu’elle ne se souvienne
que du plaisir. Un gémissement résonne dans la salle de bain, noyé sous les chutes d’eau chaude. Mon
bras libre se glisse dans son dos, je la plaque contre moi, et remuent des hanches pour accentuer la
cadence.

— Il n’y a que toi et moi, Reag, juste toi et moi. Le reste ne compte pas, je te le promets, me chuchote-
t-elle à l’oreille.

Et elle me le prouve. Son intimité m’accueille comme avant, il n’y a que nous deux, que notre désir, et
ce besoin de posséder l’autre, d’effacer le reste.
Ses lèvres retrouvent les miennes, nos deux souffles se mélangent. Elle m’a manqué, cette communion
m’a manqué.
Entre la douleur de la culpabilité, la souffrance de longues heures à endurer entre les mains d’un
monstre, entre les larmes de colère, et ma respiration rauque, Vic me restitue son amour, et le plaisir
de faire l’amour avec elle, effaçant le reste, refermant ces blessures du mieux qu’elle peut.
Chapitre 28
Vic

8 Juillet 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Je replonge dans ses bras pour fuir son regard. J’ai l’impression de revivre cette douleur, de revivre
chaque seconde qui m’ont privée de cet enfant. La douleur dans ma poitrine ne s’est jamais éteinte, on ne
m’a jamais guérie de ça. On a pansé les plaies, on a soigné mon corps, on a tenté de comprendre mon
âme, mais cette perte, cette épreuve de plus, elle n’est jamais partie. Chaque jour je pense à lui, chaque
jour je me souviens des coups dans mon ventre et de cette osmose spéciale qu’il y a entre une mère et son
enfant. Chaque jour depuis dix ans.

— Il aurait onze ans, je chuchote à Reagan.

Il se raidit un peu plus dans mes bras et je pleure sur son épaule en imaginant ce petit garçon qui était le
nôtre.

— Sortez, dit-il froidement.

Je m’écarte de son corps quand il tourne la tête en direction de nos parents qui nous dévisagent
complètement perdus.

— Sortez !

La voix de Reagan me fait sursauter et après quelques regards lourds de sens sur l’attente d’explication,
ils s’exécutent et nous laissent seuls dans ce petit bureau poussiéreux.

— Ils veulent des réponses, je lance une fois la porte refermée.

— Ils en auront Vic.

Je me laisse aller contre lui, Reagan s’assoit plus confortablement contre le bureau et me caresse les
cheveux tendrement en attendant que je me calme.

— Pourquoi il a fait ça ? je demande stupidement.


— Pour nous faire mal.

— C’est comme s’il le prenait une fois de plus.

Reagan inspire, puis il prend mon visage entre ses mains pour que je le regarde. Mais la douleur dans ses
yeux la même qu’à l’époque, est dure à soutenir.

— Il aurait tes yeux, je lance en caressant son visage, il serait fort comme toi Reagan, il serait nous…

Reagan ne dit rien, il serre sa mâchoire pour s’empêcher de parler, mais je vois les larmes prêtes à
franchir la barrière de ses yeux. Je vois sa peine, je la ressens tout comme la mienne, elle brûle à
l’intérieur, elle ne s’éteint jamais et je veux la garder. Je veux qu’elle existe pour toujours, parce qu’avec
Reagan on sera les seuls à se souvenir de lui, de son existence. Il n’y a que nous pour entretenir ce
souvenir même s’il fait mal. Et il le mérite, il mérite mille châtiments pour continuer d’être dans nos
cœurs.

— Tout le temps, reprend Reagan, il est tout le temps là.

Il montre sa tête en fermant les yeux. Je m’approche de son visage pour embrasser ses lèvres, pour qu’il
ne soit pas seul dans ce moment horrible, celui qui ravive les pires instants. J’aurais préféré subir une
année de plus entre les mains de Cooper que le perdre. J’aurais pu subir dix fois pire pour l’avoir
aujourd’hui avec moi. Reagan me laisse l’embrasser, ses lèvres bougent à peine sur les miennes, et je le
sens ailleurs. Je m’en veux d’avoir craqué, d’avoir ravivé tout ça, de le voir souffrir par ma faute en
ramenant ces souvenirs aussi beaux que terribles. Ce bébé n’était pas prévu, ce bébé n’aurait jamais dû
être conçu mais il était là. Et passé ce choc, tout en vivant constamment avec la peur, il était la plus belle
chose qu’on ait pu faire avec Reagan.

— Ce que tu as ressenti pour lui, chuchote Reagan contre mes lèvres, personne ne te le prendra Vic, c’est
à toi, c’est à nous, et même si on a mal, on a ça. On a ces souvenirs, les beaux, ceux où tout aurait pu être
bien. Garde-les, Vic, seulement eux.

Je soupire en reposant ma tête contre son torse. Il a l’air plus serein, pourtant son cœur que je sens sous
mon oreille, bat trop vite. Il a peur autant que moi, peur d’avoir encore mal, mais il est fort pour moi. Il
est solide pour que je puisse me reposer sur lui. Si à 14 ans, je ne savais pas pourquoi j’étais tombée
amoureuse de lui, aujourd’hui je sais pourquoi je continue de l’aimer, parce qu’il est moi. Il est cette part
de force dont j’ai besoin quand rien ne va, il est cette étoile dans la nuit qui me guide et me protège, il est
tout.

***

Tout le monde est de retour dans le bureau, mes parents, ceux de Reagan et le procureur. On est assis sur
les chaises en face de lui, nos parents derrière nous et il règne une atmosphère lourde en attendant qu’on
prenne la parole. Je ne sais pas combien de temps on est resté seul, mais sûrement trop longtemps, pour
qu’ils soient tous à bout de patience en ce qui concerne la vérité.
— Vic, commence le procureur, mais je le coupe.

— J’ai été enceinte.

Le silence se brise et des jurons de la part de mon père résonnent dans la pièce. Je me retourne étonnée
de l’entendre prononcer ce genre de choses, ce n’est tellement pas lui.

— Tu l’as mise enceinte ! il crie après Reagan

— Oui, répond l’intéressé sans même le regarder.

Mon père enrage et j’ai l’impression d‘avoir un autre homme que celui que je connais depuis toujours
devant moi. Il tourne la chaise de Reagan pour l’affronter.

— Mais c’était une enfant ! Comment tu as pu !

Reagan se lève, il surplombe mon père par sa force et j’espère qu’ils n’iront pas trop loin, dictés par leur
colère, celle qui ne quitte jamais Reagan, et celle que je découvre chez mon père.

— Moi aussi j’étais un gosse, il lance, et vous croyez quoi ? Que lui faire un enfant était dans mes
objectifs ? Vous pensez que j’ai aimé la voir souffrir comme ça ? Vous pensez que je ne m’en suis pas
voulu et que je ne m’en veux pas encore aujourd’hui qu’elle ait dû vivre ça ?

Il pousse mon père, il est prêt à exploser.

— C’est ce que vous pensez ?! répète Reagan.

Il regarde les autres autour de lui, ma mère qui est morte de trouille, ses parents qui le regardent comme
s’ils avaient un étranger devant eux.

— C’est ce que vous pensez tous ?!

Je me lève avant que ça dégénère pour me mettre entre mon père et lui. Reagan fixe ses parents et je
prends son visage pour qu’il me regarde.

— Pas moi, je lance, pas moi Reagan et c’est tout ce qui compte. Regarde-moi, c’est tout ce qui compte.

Je le relâche une fois que je le vois se détendre un peu. Je me tourne vers ces adultes, qui, il y a dix ans
ont pris la mauvaise décision, ceux qui n’ont jamais rien compris ce qu’il se passait entre lui et moi.

— Au cas où vous auriez oublié, il faut être deux pour faire un enfant. Et ce qu’on a fait avec Reagan, ce
qui en a découlé ne regarde que nous et n’a pas besoin de vos jugements. Ça ne changera rien, et je m’en
contrefous que vous compreniez ou pas. Parce que j’en ai marre. Marre d’essayer de vous épargner.
Reagan et moi on s’est aimé pendant notre captivité et oui on a fait l’amour et oui sans protection et oui je
suis tombée enceinte.
Ma mère ouvre de grands yeux ronds en m’écoutant lui dire ça à elle, comme aux autres. Je me rends
compte que ces dix dernières années j’ai passé mon temps à les réconforter, à penser à eux, à vouloir les
préserver de mon malheur sans même penser à me protéger. Et j’arrive à saturation aujourd’hui. Ils n’ont
pas le droit de juger, ils n’ont pas le droit de penser à ma place et de vouloir changer le passé. C’est ma
vie, pas la leur, c’est moi qui ai subi tout ça et même si je suis consciente qu’ils ont eu mal de mon
absence durant quatre ans, eux n’ont pas été violés, eux n’ont pas dû survivre chaque jour en se
demandant ce que l’autre fou allait trouver de nouveau pour me faire mal. Alors ma souffrance et la part
de bonheur que j’ai eu durant ce temps, elles m’appartiennent, elles sont à moi.

— Ma chérie, reprend ma mère de ce ton doux qui me file la nausée aujourd’hui, ce que veut dire ton
père, c’est que tu étais jeune, inconsciente et que votre situation vous a poussés à faire ça, mais que…

— Non ! je la coupe, non ! Personne ne m’a poussée à quoi que ce soit à part Cooper. Ce qu’il s’est passé
entre Reagan et moi était fait avec amour ! Comment tu peux dire ça !

— C’est pourtant vrai Vic, me répond la mère de Reagan, ce que vous pensez être de l’amour c’est
seulement un moyen de survivre.

— Tais-toi, marmonne Reagan dans mon dos, tais-toi, taisez-vous tous avant d’aller trop loin.

— On ne peut pas se taire plus longtemps, Reagan, on ne peut pas vous regarder vous détruire encore en
pensant que vous vous aimez. Si on vous a séparés ce n’est pas pour rien, c’est pour votre bien à tous les
deux, pour que vous repreniez une vie normale en dehors de votre captivité. Quand vous êtes ensemble,
vous prolongez votre calvaire et vous ne vous en rendez même pas compte.

Reagan fait un pas en direction de sa mère, je suis trop étonnée de ce que je viens d’entendre.

— Qu’est-ce que tu sais de moi ? demande Reagan, qu’est-ce que tu sais de ce que j’ai là ?

Il frappe violemment sa poitrine en la fusillant du regard.

— Qu’est-ce que tu sais de ça, maman ? Rien, tu ne sais rien de ce qu’elle fait pour moi, de ce qu’elle
m’apporte, de la souffrance qu’elle répare par sa simple présence alors ne dis plus jamais ça tu
m’entends ? Ne dis plus jamais qu’elle prolonge ma douleur parce que c’est tout le contraire.

Reagan inspire en se reculant.

— Ne jugez plus, aucun de vous.

Il retourne s’asseoir en face du procureur le corps tendu à l’extrême. Je jette un dernier regard à mes
parents. Je sais que ce débat n’est pas clos, qu’ils n’ont pas encore dit tout ce qu’ils avaient à dire, mais
je m’en fous pour le moment on a plus important à régler.
Je retourne aussi m’asseoir, j’ignore délibérément la pression dans les yeux de la mère de Reagan, puis je
me laisse tomber sur la chaise. La main de Reagan prend la mienne, son visage se tourne vers moi et le
sourire qu’il me fait apaise tout de suite la colère qui brûlait en moi.

— Bon, reprend le procureur, nous sommes dans un sacré bordel.


J’aime son franc-parler, avec lui on ne tourne pas en rond inutilement on va directement au fond du sujet
et c’est tant mieux.

— Je me doutais que s’il avait plaidé non coupable c’est qu’il avait quelque chose qui tiendrait la route,
mais là, j’avoue qu’il a battu toutes mes espérances. Votre relation on aurait pu la nier, on aurait pu la
faire tourner en amitié profonde qui unit deux victimes, mais aujourd’hui, après sa déclaration, après
votre réaction à tous les deux, les jurés ne croiront jamais que tout ceci est un mensonge.

— Il n’y a pas de raison de mentir, répond Reagan, ce qu’il s’est passé entre Vic et moi n’a rien à voir
avec ce que nous a fait Cooper. Les preuves sont là, il nous a violés durant quatre ans, il paiera pour ça.

Le procureur se cale dans son siège en se frottant le visage.

— C’est là où tu te trompes mon garçon. Les faits sont une chose, les sentiments une autre. Je vais te dire
ce qu’a vu le jury aujourd’hui. Ils ont vu un homme propre sur lui, qui présente bien, qui est sûr de lui, qui
a raconté son histoire où il a avoué avoir eu des déviances avec deux jeunes gens. Il a inversé les rôles. Il
vous a fait passer pour les pervers, ceux qui ont entraîné cet homme, bien sous tous rapports dans leurs
néfastes besoins sexuels. Ce que vous avez vécu ensemble, là-bas, si déjà vos propres parents ont du mal
à l’accepter, imaginez ce que ça représente pour quelqu’un d’extérieur à votre vie ? Ça ne colle pas, les
enfants. Ça ne colle pas quand vous dites avoir été violés durant tout ce temps et qu’après on apprend que
vous couchiez ensemble. Dans la tête du jury, on ne peut pas avoir envie de faire l’amour quand on subit
des viols.

La main de Reagan broie la mienne, mais je ne ressens rien de tout ça. Je suis glacée à l’intérieur par ce
que je comprends dans les paroles du procureur. On vient de passer de victimes à coupables. Et tout ça en
quelques paroles.

— Que comptez-vous faire ? demande le père de Reagan.

— Votre témoignage à tous les deux sera capital. Je vous ai dit que ce serait dur, mais ça le sera encore
plus. On ne peut plus nier votre relation, on va donc en jouer à fond. On va faire en sorte que vos
sentiments l’un pour l’autre nous sauvent de cette situation sinon… on pourrait perdre.

Reagan lâche ma main et se lève d’un bond, il se dirige vers la porte, mais le procureur l’arrête.

— Reste là, j’ai besoin de savoir certaines choses.

— Ça ne peut pas attendre ? répond Reagan froidement.

— Non, dit-il, le bébé, j’ai besoin de savoir ce qu’il est devenu avant le contre-interrogatoire de demain.

Je couine de douleur en pensant à ce qu’il va falloir dire à ce propos et Reagan est de retour à côté de
moi.

— Je peux le faire tout seul, dit-il, elle n’a pas besoin d’être là.
Je lève la tête dans sa direction, il a toujours été en colère depuis que je l’ai retrouvé, mais aujourd’hui il
semble prêt à exploser et il est hors de question que je le laisse seul.
Je prends sa main.

— Non, dis-je avec assurance, c’est toi et moi. On subit ensemble, on se bat ensemble Reagan.

Il me dévisage peut-être qu’il essaye de voir si je suis prête à parler de ce sujet. Je ne serai jamais prête
à en parler et je ne l’ai jamais fait. Mais avec Reagan à mes côtés, je suis capable de tout. Je suis capable
de revenir sur cette douleur, je suis capable de l’expliquer et de mettre des mots dessus. S’il est là, si sa
main est dans la mienne, si sa force est en moi j’en serai capable, pour lui, pour ce bébé qui me manque
chaque jour et pour nous.
Chapitre 29
Reagan

8 Juillet 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Une fois nos parents éloignés, je sens la tension retomber un peu. Je n’en ai plus rien à foutre de leur avis.
Ils n’étaient pas là, ils n’ont pas eu à vivre ce qu’on a vécu. Nous avons fait de notre mieux pour survivre
dans ce milieu hostile, alors certes, nous n’avons sans doute pas toujours fait les bons choix, mais nous
n’étions que des gamins. À dix-huit ans, on ne réfléchit pas comme un adulte de vingt-huit.
Nous devions lutter contre tellement de choses néfastes, nous ne pouvions pas lutter contre toutes. J’ai
choisi de ne pas lutter contre Vic, parce que je savais qu’à deux, on surmonterait le reste. Je savais qu’il
y aurait certains combats perdus d’avance, et celui avec Vic, était perdu avant même d’en devenir un.
Je regarde le procureur qui a consacré une décennie à notre affaire, il est devenu plus qu’un homme de loi
aux yeux de certains membres de nos familles. Cet homme qui nous défend pour obtenir la justice nous
dévisage avec ce mélange d’incompréhension et de déception. Il ne semble pas comprendre pourquoi
nous avons fait ce choix-là, pourquoi nous avons décidé de taire l’existence de notre fils, qui lui n’en a
pas eu.
Qu’est-ce que ça aurait changé au fond ? On aurait rajouté une ligne supplémentaire sur la longue liste des
chefs d’accusation de Cooper Truman, mais ça ne nous aurait pas rendu notre enfant. Ça n’aurait fait
qu’augmenter la peine qui nous ronge de l’intérieur. Ça n’aurait servi qu’à nous faire passer pour des
fous, des demeurés qui sont tombés amoureux en captivité.
Les gens ne comprendront pas que ce n’était pas prévu, ils ne comprendront pas que c’était si bon de ne
pas souffrir quelques instants.
Peut-être aurions-nous dû en parler, mais dix ans après, le traumatisme est encore là, à l’époque, nous
avions nos raisons, des raisons que je partage toujours.
La main de Vic serre la mienne, j’inspire, et lentement, je me lance, ma voix est rauque, elle ne cache pas
ma colère et la douleur que je ressens en y repensant.

— On a réussi à le cacher pendant cinq mois environ, avant que ça ne commence à vraiment se voir.

— Et quand il l’a vu ? me questionne le procureur, quand il a vu que Vic était enceinte, qu’est-ce qu’il lui
a fait, bon dieu ?! s’énerve-t-il.

Je le foudroie du regard pour le presser de se calmer, où bien c’est moi qui vais le calmer et je doute
qu’il apprécie.
— Avant de vous raconter ça, il y a quelque chose que je dois vous dire.

Vic croise mon regard, elle comprend tout de suite de quoi je vais parler. Je n’en ai jamais parlé avec
elle, j’ai toujours refusé d’en faire mention, par honte, et surtout… surtout après ce qu’il s’est produit.
Elle baisse les yeux en serrant très fort ma main.
La femme est comme notre fils, elle est secrète, et inexistante aux yeux de tous, comme aux yeux des
miens.

— Vu ta tête, je doute que ce soit une bonne nouvelle ! lance-t-il sèchement, encore un secret ?

S’il savait comme ces secrets nous ont coûtés durant toutes ces années.

— Parfois, Cooper n’était pas seul.

Le procureur se fige, son expression devient extrême, la colère s’empare de lui avec une telle force qu’il
en devient rouge. Une part de moi comprend sa réaction, il a bossé sur un sujet qu’il pensait connaître
depuis dix ans, et depuis dix ans, nous avons tu notre relation, caché l’existence de notre enfant, et de
certains sévices qui nous ont détruits.

— C’est une plaisanterie ?

— Non, je réponds en l’affrontant du regard.

Le procureur tape du poing sur son bureau blindé de paperasse.

— Je ne comprends pas pourquoi vous m’avez caché ça ! Vous ne vous rendez pas compte tous les deux
de ce que ça pourrait nous coûter dans cette affaire ?

— À quoi ça servirait ? je renchéris, pas une fois nous n’avons vu de nos propres yeux ces personnes.

— Ça s’est passé avec vous deux ?

Je détourne le regard, je serre ma main libre, ma mâchoire grince.

— Non seulement avec moi, j’explique. Seulement moi.

— C’est arrivé plusieurs fois ? m’interroge-t-il plus calmement.

— Quelques fois.

— Pourquoi tu m’avoues ça si subitement maintenant ?

Il me lance un regard suspect, un de ceux que seul un procureur peut vous donner, parce qu’il sait que
vous ne lui dites pas tout.
Alors comment t’as pu passer devant ces choses si flagrantes ? Sommes-nous d’aussi bons cachotiers ?
— Parce que ça aura son importance pour la suite de mon récit, j’avoue d’une voix serrée.

Le regard bleu de Vic croise le mien, je n’aime pas voir cette lueur, celle qui montre qu’elle souffre
énormément de l’intérieur, mais que pour sauver je ne sais quoi, elle ne le montrera pas davantage.
Donne-moi la force de revivre ça.

***

La journée a été rude, encore une fois, je ne pensais pas qu’elle le serait autant. Les autres le seront
également, je ne pensais pas qu’on aurait à supporter un tel élan de haine de la part des gens, de nos
proches surtout.
Le procès est en suspens pour une semaine, le temps que le procureur réorganise son approche.
Suite à mes révélations, il a décidé d’ouvrir une enquête pour essayer de trouver cette femme. Mais je
doute qu’il trouvera grand-chose, Cooper sait y faire pour planquer ses complices, aucune enquête n’a
réussi à trouver ceux qui nous avaient enlevés.
Pas de doute, nous allons comparaître devant le juge et les jurés. Nous allons devoir répondre à une
longue série de questions, de notre camp et du camp adverse.
On parle de nous partout, à la télé locale, dans les journaux, on passe pour des fous. Trois fous. Certains
demandent l’annulation du procès, d’autres notre « tête sur un piquet » pour avoir manigancé tout ça.
L’opinion publique est partagée. Qu’est-ce que je l’emmerde. Je les emmerde tous, ils ne comprennent
pas.
Avec Vic, on vit reclus chez moi. Après notre conversation avec le procureur, elle était effondrée, et moi
aussi. Remuer tout ça, devoir raconter quelque chose qu’on a jamais raconté à personne, y mettre des
mots, des explications, est sans doute l’exercice le plus difficile à faire. Je n’ai pas pleuré, pas un instant
devant le procureur, ni même devant Vic, mais elle oui. Elle n’a pas pu retenir ses larmes, et cette douleur
que doivent ressentir toutes les mères qui perdent un enfant.
J’ai attendu d’être seul, sous la douche, pour m’effondrer, pour hurler cette douleur qui me broyait de
l’intérieur. Elle était enfouie si profondément, que mon esprit l’avait presque occultée. Pour mon bien,
pour survivre à ce trou béant dans ma poitrine, mais maintenant, le barrage chute. Et ça fait mal,
terriblement mal de revivre ça.
J’ai beaucoup de mal à me reposer, Vic est chez moi depuis trois jours. Je la regarde dormir en me
demandant ce qu’on a fait pour mériter d’être traités de la sorte. Nos parents ne nous ont pas encore
adressé la parole, je n’attends rien d’eux, même pas leur pitié. Ils sont en colère, mais contre qui ? Contre
quoi ? Quelles sont leurs raisons d’être dans cet état-là ? Sans doute, le fait qu’on ait gardé ce secret pour
nous, les détruit. Parfois, mieux vaut ignorer la vérité que de souffrir en la connaissant. Je sais de quoi je
parle.
J’ignore quelle heure il est lorsque je sens Vic remuer dans mon lit, son corps est blotti contre le mien,
presque nu. Nous n’avons pas reparlé de ces deux longues heures dans le bureau du procureur. Je n’en ai
pas le courage.

— Reag ?

— Oui ?

— J’ai une question, chuchote Vic dans la nuit.


— Pose-la, je réponds doucement.

Elle hésite un instant, avant de se redresser dans mes bras pour croiser mon regard. Dans l’obscurité de
la nuit, j’ai du mal à la voir avec clarté.

— Tu voudrais des enfants un jour ? me demande Vic d’une voix presque inaudible.

Sa question me surprend, je ne m’attendais pas à ça, je ne pensais pas qu’on pourrait parler futur, ou
même suggérer qu’il y aurait un après, après tout ça.

— Je ne sais pas, j’avoue.

Ce qu’on a vécu m’a marqué à jamais, et j’ignore si je possède le courage suffisant pour revivre ça une
seconde fois.

— Pourquoi cette question ? je l’interroge à mon tour pour chasser mes pensées.

Pourquoi elle me demande ça en plein milieu de la nuit ?

— Parce que je n’arrive pas à m’imaginer un jour dans ce rôle-là, me confie-t-elle.

Parce que ce n’est pas le moment d’y penser. Parce que ça fait trop mal, parce qu’on vient tout juste de
remuer tous ces mauvais souvenirs.

— Je n’arrête pas d’y penser, Reag. Je n’arrête pas de me dire qu’on aurait pu avoir ce petit garçon. Je
me demande quelle serait la couleur de ses yeux, celle de ses cheveux, le son de sa voix. C’est étrange de
savoir que notre fils n’est plus un secret… Je l’avais enfoui si profondément en moi, qu’y penser me fait
si mal.

Sa voix s’étrangle, je ferme les yeux en resserrant ma prise autour d’elle, en laissant couler ces larmes
qu’elle ne voit pas.
Moi aussi ça me hante, cet avenir qu’on aurait pu avoir, mais dont il nous a privés, avec lui.

— Je me disais la même chose, je souffle.

— Est-ce qu’on aurait dû leur dire dès le départ ?

Qu’on s’est aimé comme l’humain respire pour continuer de vivre ? Que de cet amour est né un enfant ?
Je ne sais pas, je ne sais plus ce qu’il fallait faire ou pas, ce qu’il fallait dire ou non. Ce qu’il fallait
cacher et taire, ou bien révéler au risque d’allumer cette étincelle prête à tout faire exploser.
On l’a protégé. On a protégé notre fils de l’avis malsain des autres, on a protégé sa mémoire, son
existence des esprits étroits de tous ceux qui n’auraient pas compris.
On l’a protégé comme on ne pourra sans doute pas protéger notre amour, c’est un fait, c’est ce que je me
dis alors que je vois, j’entends la haine qui se déchaîne à l’extérieur. Les gens sont cruels face aux
situations qu’ils ne comprennent pas.
— Vic, regarde-moi, je murmure doucement.

Elle s’exécute. Mon pouce caresse sa joue douce qui a supporté tellement de larmes salées. Je confirme
qu’il est tellement douloureux de l’aimer. Je confirme que ça me fait mal de la voir si effondrée, de voir
ces larmes de nouveau, celles de la souffrance qui ne sont pas pareilles par rapport aux autres.

— Je ne regrette pas un instant que notre fils n’ait été qu’à nous, je lui confie. Regarde ce que les gens en
pensent, regarde le mal qu’ils font maintenant qu’ils savent. Je ne regrette pas d’avoir protégé sa mémoire
de toute cette haine et de toutes leurs incompréhensions.

— Et s’il s’en sort, Reag ? Et si à cause de notre choix, il s’en sort ? m’interroge Vic en sanglotant.

Les larmes se font plus intenses, son corps tressaute, je la prends dans mes bras et la serre avec force
pour la consoler.

— Je te promets qu’il paiera, que ce soit de la main de la justice, ou de la mienne, il paiera pour ce qu’il
nous a fait.

À toi, à moi, et… à lui.

***

Quelques jours plus tard…

— Tu m’en donnes une ?

Je me tourne en voyant ma sœur s’asseoir à mes côtés. Elle m’a invité chez elle pour discuter. Elle habite
dans la maison de nos grands-parents, il y a un petit jardin de l’autre côté où je me rappelle avoir joué
durant des heures avec elle lorsqu’elle n’était qu’un poussin.

— Becca, je soupire en tirant sur ma clope.

— Reag.

Elle me fait des gros yeux, et je capitule. Je n’ai pas envie de me battre contre quoi que ce soit. Je lui
tends mon paquet, elle attrape une cigarette ainsi que mon briquet.
Il fait nuit, l’air devient de plus en plus chaud. De la maison de notre enfance, on peut voir les étoiles.
J’aime la nature, à défaut d’avoir pu sentir sa présence autour de moi durant quatre ans, j’en profite
désormais. À chaque instant.
Quelques minutes passent dans un silence tendu, quelques minutes où je pense à Vic qui est retournée chez
ses parents, son frère aimerait la voir également, et je redoute que ça se passe mal pour elle. Quand je
l’ai quittée ce soir, elle était toujours aussi bouleversée, et je n’aime pas ça. Surtout en pensant que
demain, nous serons de retour au tribunal. Demain, je serai le premier à parler.
— Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ? demande ma sœur doucement.

Ce n’est pas un reproche, Rebecca est toujours aussi douce, et jamais, elle ne se permettra de me juger.
Elle est bien la seule, nos parents ne se sont pas gênés.

— Pourquoi j’aurais dû le faire ? C’était mon fardeau, ma douleur, tu n’avais pas à le supporter toi aussi,
je souffle.

La fumée de cigarette couvre l’expression de mon visage fermé. Je me suis enfermé davantage, j’impose
une expression rigide et sévère. Je veux que les gens n’osent plus nous balancer des horreurs en pleine
gueule par peur de ma réaction.
J’emmerde les journaux et les connards dans la rue.

— En as-tu parlé seulement à quelqu’un durant tout ce temps ? Aux psys ? poursuit Rebecca.

— Non, j’ai appris à faire ce deuil tout seul.

— Reag…

Sa voix est douloureuse, et je n’aime pas ça. Ma petite sœur de vingt-deux ans n’a pas à supporter ça non
plus. Elle est trop douce et gentille, elle mérite tellement mieux que les fardeaux de son frère ainé.

— J’avais dix-huit ans, j’étais amoureux autant que je souffrais de la situation. Ce n’était pas prévu,
d’aimer Vic, de… faire plus. Mais dans la douleur, on a trouvé comment l’apaiser. Et cet enfant…

Ma poitrine se serre, je tire avec plus de force sur ma clope.

— Les autres ne comprennent pas. Ils pensent que c’est dégueulasse, qu’on ne peut pas aimer quelqu’un
dans cette situation, mais ils ne peuvent pas imaginer une seule seconde ce que ça fait de vivre ce qu’on a
vécu. Et peut-être que lorsque les gens ignorants arrêteront de donner leurs avis sur tout et rien, peut-être
qu’on aura une chance de survivre dans cette jungle remplie de leur putain de bon sens.

Rebecca pose une main sur mon bras, je me tourne vers elle pour la regarder. Ses yeux bleus abritent
cette lueur qui ne me plait pas. Elle a de la peine pour moi, mais ce n’est pas de la pitié.

— Tu n’as pas à être seul, chuchote-t-elle.

— Pourtant, je me sens seul, je soupire.

— Je sais, mais sache qu’on ne pourra jamais comprendre totalement ce que tu as vécu, parce que pour le
comprendre, il faut le vivre, et nous n’avons pas eu cette malchance. Je ne me permettrai jamais de te
juger.

Rebecca pose sa tête sur mon épaule, mon bras s’enroule autour des siennes, j’accepte son étreinte, ce
réconfort qu’elle m’offre sans en attendre plus, sans jamais me le reprocher par la suite. C’est un ange qui
arrive à me comprendre.
— Tu as fait ce que tu as pu, ne regrette pas tes choix, même si certains semblent étranges pour nos
parents, ou pour les autres, ces choix-là, ils t’ont ramené à nous. Sans eux, sans ces épreuves, peut-être
que tu serais mort à l’heure qu’il est. Alors si tomber amoureux de Vic t’as sauvé, je ne peux que la
prendre dans mes bras pour la remercier. Et si papa et maman le prennent mal, tant pis, c’est qu’ils n’ont
rien compris. Mais moi je te comprends et je tenais à te le dire.

J’embrasse le haut de son crâne, ses cheveux noirs comme les miens. Je la serre fort contre moi, je prends
tout ce qu’elle me donne, je prends son soutien dont j’ai tant besoin.
Ma sœur, mon alliée dans cette bataille.

— Ça va aller tu vas voir.

Je lui offre un sourire triste qu’elle ne voit pas.

— J’aimerais que ce soit aussi simple.

Sauf que je crois bien que Cooper va gagner une seconde fois. Il a usé du pire stratagème, et connaissant
mon métier, connaissant une centaine d’affaires, si ce n’est pas plus, je sais qu’aux États-Unis, un petit
rien peut faire basculer un procès. Il se pourrait que ce petit rien, qui n’est qu’un gros boum pour nous,
soit l’élément qui pourrait tout faire changer, et ça, ça je n’y avais pas pensé quand on a pris la décision
de ne pas parler de notre fils.
En voulant enterrer un disparu, on a protégé un monstre, et ça va se retourner contre nous. Je le sais,
j’espère juste que la justice fera son boulot, mais même ça, après plus de cinq ans à étudier les procès, je
sais que ce n’est pas toujours le cas.
Chapitre 30
Vic

Début 2006

J’observe mon ventre dans le miroir de la salle de bain, il est gros et rond. Comme une grosse bosse
qui ne veut plus se cacher. Ce qu’il y a à l’intérieur veut se montrer, il veut dire je suis là et je sais
qu’il est là. Il bouge, la nuit il ne fait que ça. J’aime cette sensation, sentir cette vie qui prend forme
dans mon ventre et qui commence à être à l’étroit. Pourtant je ne suis enceinte que de cinq mois. Cinq
petits mois qui sont passés difficilement.
Reagan a fait son possible pour m’épargner Cooper et ça a marché jusqu’au mois dernier où Truman a
dû en avoir marre de jouer avec lui. J’ai vomi tripes et boyaux sur lui quand il est monté sur moi. Je
ne veux pas qu’il salisse mon bébé, je ne veux pas qu’il me viole alors que je porte cet enfant. Mais
Cooper ne le sait pas, il m’a seulement fait remarquer que j’ai grossi et que j’ai plutôt intérêt à faire
du sport avec Reagan si je ne veux pas qu’il m’affame en plus du reste. Pourtant il a quand même
abusé de moi. Rien ne l’arrêtera même si je ressemble à une baleine il me fera du mal.
Reagan est anéanti par ça. Il avait déjà cet instinct de protection envers moi, mais depuis que je porte
son enfant il s’est décuplé. Je souris comme à chaque fois que je comprends que je porte l’enfant de
Reagan, celui de notre amour étrange et sûrement incompréhensible, mais que j’aime par-dessus tout.
Mes mains caressent mon ventre en imaginant ce bébé, son visage avec le même sourire que son père.
Il sera magnifique. Il le sera si on arrive à sortir d’ici rapidement.
Mon cycle s’est terminé hier et Cooper devrait venir pour moi aujourd’hui. Je me coupe et Reagan
aussi pour simuler mes règles que je n’ai plus, jusqu’ici tout ce stratagème fonctionne, mais mon
ventre je ne peux plus le cacher. Nue on ne voit que ça.
Reagan entre dans la salle de bain, il se place derrière moi et ses mains viennent caresser mon ventre
tendrement. J’observe son visage posé sur mon épaule, dans le miroir. Il a de larges cernes sous les
yeux et les traits tirés. Il ne dort quasiment pas, il réfléchit et s’inquiète trop. Je n’aime pas le voir
comme ça, je n’aime pas le voir souffrir à cause de cette situation trop compliquée pour nos épaules.
Cet enfant on ne l’a pas voulu, cet enfant nous fout un peu plus dans la merde, mais à présent, après
cinq mois à le sentir en moi je sais que je ne pourrais pas vivre sans lui. Et Reagan aussi.
La nuit il vient dans mon lit, il se glisse derrière moi, ses mains sur mon ventre pendant que le bébé
fait ses cabrioles et je le sens sourire contre ma nuque. Ce sont nos petits moments de bonheur, ceux
où l’on pourrait être heureux de devenir parents. Mais trop vite ils disparaissent pour laisser place à
l’inquiétude et aux questions qui n’ont pas de réponses ou si elles en ont, elles ne sont pas
acceptables. La pire c’est, que fera Cooper s’il le remarque ? Je n’ose pas y penser, je ne peux pas
parce que sa cruauté est pire que tout.
— Je ne peux plus le cacher, je lance en soupirant.

Reagan enfouit son visage dans mes cheveux en resserrant sa prise sur mon ventre.

— Je ferai en sorte que ce soit moi.

— Non, dis-je en me retournant.

Il devient l’ombre de lui-même à force de se sacrifier pour moi et je ne veux pas qu’il subisse encore je
ne sais quoi que Cooper va trouver pour lui faire payer son insolence. C’est trop.

— Tu ne peux pas subir ça à chaque fois Reagan.

Je prends son visage entre mes mains, pour qu’il me regarde. Je retiens les larmes à la vue de ce
visage que j’aime tellement, être aussi abattu.

— Je ne veux plus Reagan, je ne veux plus…

— On n’a pas le choix.

Je le relâche en reculant.

— Non.

— Vic…

Je secoue la tête de toutes mes forces, je ne peux pas le laisser encore souffrir alors qu’il y a deux
jours quand il est rentré il ne tenait même pas sur ses jambes.

— Non Reagan, non c’est trop, tu… tu ne peux plus subir pour moi !

J’enfile un t-shirt et sort de la salle de bain, en réfléchissant à une solution autre que lui ou moi qui
subissons encore les désirs détraqués de Cooper. Pourtant on ne fait que ça, réfléchir à une solution,
Reagan passe son temps à échafauder des plans qui malheureusement n’aboutissent à rien. Mais je
suis sûr qu’une solution est possible, je veux y croire, je veux me dire qu’après plus de trois ans ici, on
va finir par s’en sortir.
Reagan me rejoint dans la chambre, énervé.

— Je ne veux pas qu’il te touche, il reprend une fois devant moi, tu comprends ? Je ne veux pas Vic !

Je le dévisage, sa mâchoire se crispe et sa fatigue se dissipe sous sa colère grandissante. Malgré tout
il reste fort, il essaye de me protéger de tout ça, mais il oublie qu’on est deux à vivre ici, à avoir fait
cet enfant et qu’il n’a pas à se sentir responsable de tout.

— Je peux survivre à ça, mais pas si c’est toi Vic.


— Et tu crois que moi je peux survivre en sachant ce qu’il te fait ? Tu crois que je peux supporter de te
voir rentrer avec ces marques sur ton corps ?! Tu crois que ça me fait quoi de te voir te sacrifier pour
moi !?

Je crie et pleure en même temps, je suis en colère de tout ce qui nous arrive et qu’on ne puisse rien
faire contre ça. La frustration d’être inutile me bouffe de l’intérieur et au final je suis comme Reagan,
je peux survivre aux attaques de Cooper, mais pas à la détresse de Reagan.
Il m’attire à lui et je me laisse aller entre ses bras en le serrant autant que possible. Cette situation
devient invivable pour nous deux. On pourrait s’habituer aux sévices, et parfois c’est le cas, on n’est
plus qu’une enveloppe de chair entre ses mains, nos esprits ont compris comment se protéger en
s‘évadant, c’est le seul moyen pour ne pas devenir fous, mais plus maintenant. Maintenant il y a un
être innocent dans mon ventre qui ne doit rien subir de tout ça, qui n’a rien demandé et que j’aime
trop pour lui infliger ce mal.

— Vous êtes ma famille, lance Reagan la voix lourde, lui et toi vous êtes ma famille. Je ne peux pas
vous laisser subir ça Vic, je ne peux pas…

Son visage vient se poser dans mes cheveux, je le serre en écrasant mon ventre contre lui. Ses mots me
brûlent de fierté et de dégoût à la fois. Je veux être sa famille comme il est la mienne, mais je ne veux
pas qu’il en souffre.

— On n’a plus le choix Vic, il va le voir.

Je gémis en sachant qu’il a raison, mais je ne veux pas pour autant qu’il lui arrive du mal.

— Il faut qu’on parte Reagan.

— Je sais.

Je rajoute de la pression sur ses épaules, mais comme il l’a dit on n’a plus le choix. Soit on se fait
prendre, soit on s’enfuit. Voilà nos seules options en sachant que la seconde est impossible. Il ne laisse
jamais rien au hasard et ces chaînes à nos pieds nous privent de liberté.
Je m’écarte de Reagan, on est coincé et j’ignore comment faire pour nous sortir de là. Chaque minute
qui passe nous rapproche de l’inévitable et je donnerais tout pour arrêter le temps. Pour garder ce
bébé dans mon ventre, invisible de tous sauf de Reagan et moi, pour qu’il puisse être en sécurité le
temps qu’on trouve une solution.
Mais on ne peut pas arrêter le temps et le bruit de la porte qui s‘ouvre me le rappelle amèrement.
Cooper fait son entrée dans la chambre, je suis tétanisée, Reagan à mes côtés a repris son masque de
rage ce qui amuse notre bourreau.

— Tu vas encore tenter de l’épargner ? il demande en riant.

Reagan se place devant moi, me masquant Cooper par son corps, devenu plus imposant. Il a
réellement changé depuis qu’on est là et ce sport qu’il pratique de plus en plus a son utilité. Il lui
permet d’être plus fort et de se préparer à affronter Cooper.
Il s’avance jusqu’à ce que son torse frôle Reagan qui ne bouge pas, résigné, courageux et
complètement fou selon moi. Il va l’énerver et ce sera pire au final.
— J’aime bien quand tu fais ton super héros, ça me fait bander.

Je recule en voyant le regard sombre qu’il envoie à Reagan, la tension qu’il y a entre eux n’annonce
rien de bon surtout de la part de Reagan qui je le vois se retient de le frapper.

— Alors, allons-y, dit-il d’une voix tendue.

Cooper se met à rire, sa tête part en arrière et la peur s’insinue en moi. Elle brûle mes veines et
contracte mon ventre ce qui m’envoie de sourdes douleurs dans mon utérus. Je me courbe en deux et je
sens le regard de Cooper sur moi.
Reagan vient près de moi et me soutiens alors que la douleur me fusille en bas du ventre.

— Qu’est-ce qu’elle a ? demande Cooper.

— Vic, chuchote Reagan, je t’en prie redresse-toi.

Je m’appuie sur son avant-bras, la douleur arrive par vagues et je me redresse avant qu’elle ne
reprenne en tentant de rentrer mon ventre, mais ce n’est pas un peu de graisse que j’essaye de cacher,
c’est un bébé.

— J’ai mangé un truc pas bon, je réponds à Cooper qui m’observe alors que je tente de ne pas
m’écrouler sous la douleur.

Je serre le bras de Reagan, mes doigts s’enfoncent dans sa peau, pendant que la vague passe à m’en
faire pleurer. Je reste debout en soufflant tant bien que mal, ma tête tourne et je ne sens rien de bon
arriver quand Cooper s’avance vers moi.
Il repousse Reagan et je me plie en deux de douleur. Reagan se jette sur Cooper je les entends se battre
et je tombe à terre. J’ai mal, tellement que ça me prive de ce qui se passe autour de moi. Ma main se
pose sur mon ventre, le bébé ne bouge pas et pourtant c’est comme s’il y avait un tsunami dans mon
utérus. J’ai peur. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose, peut-être que je suis en train de le perdre
et je regrette de ne pas avoir suivi ce foutu cours en sciences qui parlait de la grossesse. Je n’y
connais rien ! Je ne sais pas si tout ça est normal ou si je dois m’inquiéter.

— Reagan… je lance tout bas.

Je relève les yeux pleins de larmes de douleur sur leurs corps qui se frappent l’un l’autre. J’entends
des gémissements de douleur puis des bruits d’os qu’on craque. Je comprends trop tard que c’est mon
bras qui fait ce bruit quand Cooper me soulève et me le tord si durement que mon os vient de se briser.
Je hurle et la douleur surplombe celle de mon ventre. Elle est horrible et je la laisse sortir en criant.
Je n’essaie pas de me débattre j’en serais incapable tellement j’ai mal. C’est partout et j’ai
l’impression de mourir, mais rien n’est fini.
Cooper me retourne contre lui, il soulève mon t-shirt et ses yeux se posent sur mon ventre.

— Salope ! il crie avant de me gifler.

Mon corps tombe au sol, je suis étourdie et j’ai mal.


— Tu l’as mise enceinte petit enfoiré !

Je tente de me relever, mais mon bras me fait trop mal et mon ventre me plie en deux quand j’essaye de
me redresser.
J’entends des bruits de coups, mais je ne vois rien, ma vision est troublée par les larmes et la douleur.
Ma tête tourne, un assourdissant grésillement sonne à mes oreilles et je ne sais même plus où je suis.
La seule chose que je sens c’est Reagan. Il est là, quelque part près de moi et je me rassure en me
disant que je ne suis pas seule.
Je suis pliée en deux sur le sol en essayant de calmer la douleur de mon bras qui a l’air d’avoir triplé
de volume et celle de mon ventre. Je suis dans un cauchemar où la souffrance est partout et je ne peux
rien faire.
On me soulève, je pense que c’est Reagan, mais je l’entends crier derrière moi. Ma chaîne tombe de
ma cheville et on avance et je comprends que Cooper m’emmène. Je n’ai plus de force, plus de courage
plus rien et le noir m’envahit.

***

J’ouvre les yeux en criant lorsqu’une douleur fulgurante contracte mon ventre. Je tente de bouger,
mais tous mes membres sont attachés et je ne vois rien. Mes yeux sont ouverts, mais on a mis un tissu
sombre dessus, je ne distingue pas où je suis.
On passe quelque chose de froid sur mon ventre et j’entends des voix à côté de moi. Mon bras intact
me lance comme si on m’avait injecté quelque chose dans le sang.

— Elle est réveillée, lance une voix féminine.

Elle me paraît lointaine et pourtant je la sens proche. Je commence à reprendre de plus en plus
conscience. Ils ont dû me droguer. J’ai envie de rire, j’ignore pourquoi, mais je trouve ça hilarant qu’il
me shoote pour agir alors que Cooper me viole des centaines de fois sans s’occuper de ce que je
ressens.
Mon esprit reprend lucidité. C’est étrange, j’ai la sensation de ne pas être dans mon corps. Comme si
mes sens avaient disparu. Je ne sens presque plus la douleur dans mon bras cassé, mais très vite, les
sensations reviennent, et la souffrance aussi. Mon ventre se contracte à nouveau, ça fait mal.
Terriblement mal.

— Écoute-moi bien salope…

La voix de Cooper qui résonne directement à mon oreille me fait sursauter.

— Ce truc dans ton ventre… il commence, mais est interrompu par la femme.

— Un garçon, cinq mois, dit-elle en appuyant son appareil sur mon ventre, en parfaite santé.

— Rien à foutre qu’il soit en parfaite santé, il va dégager ! crie Cooper.


Je me fige en comprenant ce qu’il raconte et ce qu’il va se passer alors que je suis pieds et poings liés.

— Non… je chuchote avant de crier et de commencer à me débattre.

La douleur de mon bras revient, mais je n’en ai rien à foutre. Il va prendre mon bébé, il va le tuer et je
dois l’en empêcher. Je crie, je me débats, Cooper me gifle, mais je continue. Mes jambes sont écartées
et attachées par je ne sais quoi, mais je réussis à en défaire une. Elle part dans tous les sens pour
frapper tout ce qu’elle peut. J’entends des bruits métalliques, des injures, on me frappe, mais je
continue prise d’une frénésie instinctive qui me hurle que je dois me tirer de là si je veux sauver mon
bébé. Et je le veux, je ne veux que ça, qu’il reste dans mon ventre, qu’on me le laisse.
Ma jambe libre est rattrapée et de nouveau attachée. Mon corps a comme des convulsions pour se tirer
de là, mais rien n’y fait.

— Ça sert à rien ce que tu fais, lance la voix féminine, on va quand même t’avorter.

— Non ! je hurle, je ne vous laisserai pas faire !

Cooper rit, il est à côté de moi et sa main saisit mon visage pour le tourner vers lui. Je ne vois rien et
pourtant j’imagine son sourire satisfait de me voir essayer de lutter en vain.

— T’es là pour te faire baiser espèce de sale putain, par pour pondre des marmots.

Il pose durement sa bouche sur la mienne, j’essaye de le mordre et il rit.

— Garde ça pour la prochaine fois que tu te retrouveras dans mon lit.

Je dégage mon visage de sa main et continue de me débattre malgré la douleur. Je l’entends demander
des explications à la femme. Cette dernière lui dit que mon col est suffisamment dilaté avec les
médicaments, et qu’elle est prête à agir.
Je lutte, pour sentir encore cette vie grandir en moi, pour le sentir me donner des coups et même me
faire mal. Je me bats pour Reagan, pour tout ce qu’on a subi jusqu’ici et ce bébé qui nous donnait une
nouvelle lueur d’espoir. Je me bats parce que je l’aime. Je l’aime de toutes mes forces même si je ne
l‘ai jamais vu, même si je n’ai jamais entendu le son de sa voix, c’est mon fils.
Je sens quelque chose de froid entrer dans mon vagin et des bruits métalliques résonnent autour de
moi. Je me débats de plus belle, mais Cooper maintient mon bassin en appuyant son corps sur mon
ventre.

— Vous vous êtes bien foutus de moi tous les deux, et vous allez payer pour ça.

J’arrête de me débattre en comprenant qu’il est vexé de s’être fait avoir et je tente de me racheter.

— Je suis désolée, je lance, mais ne faites pas ça, s’il vous plait ne faites pas ça.

Les larmes coulent sous le bandeau qui couvre mes yeux et mon corps tremble de peur.

— Supplie-moi, peut-être que je pourrais faire quelque chose pour toi.


— Je vous en supplie, laissez-le, je vous en supplie…

Ma phrase se termine dans un cri quand je sens qu’on m’étire à l’intérieur. C’est encore pire que la
douleur que j’ai ressentie précédemment. Mon ventre se serre. La souffrance se diffuse dans tout mon
être. C’est comme si on m’écartelait de l‘intérieur.

— Ça fait mal ? ricane Cooper, j’espère bien que ça fait mal, ça te passera l’envie de recommencer.

— Non, dis-je entre deux cris de douleur, je vous en supplie, je ferai tout…

Je hurle de nouveau puis tout s’arrête, plus d’étirement, mais une douleur sourde qui bat dans mon
ventre. Le bébé se met à bouger et je pleure. Je pleure parce que je sais que quoi que je dise c’est trop
tard, on va me le prendre.
Puis c’est le calme en moi. Mon fils ne bouge plus. J’entends un bruit étrange une sorte de
vrombissement puis qu’on m’insère quelque chose.

— Dis adieu à ton gosse, salope, il va partir à la poubelle.

Je pleure en sentant la vie qu’on a créée avec Reagan se faire sortir de mon ventre. C’est comme si on
le décollait de force, et c’est le cas. On le déloge de sa maison, de sa famille, on me prend la mienne.
Ce petit être innocent se fait aspirer hors de mon corps et je ne peux rien faire pour l’empêcher. Je
subis une fois de plus la volonté cruelle de notre bourreau. Mais si j’arrive à me maintenir à flot
malgré tout, si Reagan me raccroche à la vie et à l’espoir, aujourd’hui je n’en ai plus. Il part avec mon
enfant, il est aspiré dans le vide, par ce boucher qui me prive de ce à quoi je tenais le plus et je ne
m’en relèverai jamais.[3]
Chapitre 31
Reagan

17 Juillet 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Je termine de jurer sur la bible que ce que je m’apprête à dire sera la pure vérité. J’agis machinalement,
sans réfléchir, sinon, je quitterais cette salle pleine de monde pour ne pas avoir à raconter l’histoire
tragique d’une mauvaise copie de celle de Roméo et Juliette en plus sombre et pathétique, l’histoire de
Reagan et Vic, les deux amants maudits qui n’auraient pas dû tomber amoureux. Notre récit ne se
terminera pas par un suicide injuste à la dague et au poison, mais par un lynchage sur la place publique.
Nous faisons partie de ce célèbre club des amours interdits, où s’aimer est un crime. Dans notre histoire,
nous sommes tout simplement les victimes.
Le procureur se lève une fois tout le monde installé, il va me poser quelques questions préparées à
l’avance, il n’y aura pas de surprise avec lui, par contre, avec l’avocat de la défense, je m’attends à tout.
Je suis prêt, tendu, mais prêt, je me répète sans cesse de ne surtout pas me tourner vers Vic qui me fixe. Je
sens son regard sur moi, et ce silence pesant dans la salle d’audience de ceux qui attendent la vérité.
Toute la vérité.

— Mesdames et messieurs les jurés, ce matin, vous allez entendre le récit authentique de l’un des deux
témoins de ces événements. Reagan Kane a été enlevé alors qu’il rentrait chez lui. C’en est suivi quatre
longues années où il a subi de nombreux sévices et blessures. Reagan Kane avait quatorze ans lorsque
tout a commencé, il n’en avait que dix-huit quand tout ceci s’est terminé. Reagan Kane n’était qu’un
adolescent qui vivait une situation de survie, où parfois, certains choix ont dû être faits, ou parfois,
d’autres auraient dû se faire. Mesdames et messieurs les jurés, ce matin, je vous demande d’être attentifs,
car vous allez assister à l’un des témoignages les plus importants de tout ce procès.

Le procureur commence à me poser les questions de base, est-ce que j’ai bien été enlevé ce jour-là, quels
étaient les circonstances, ma première rencontre avec Truman, notre quotidien, le genre de chose que tout
le monde sait déjà à travers le récit d’autres personnes, dont celui de l’accusé. Je réponds avec calme et
de façon concrète. Puis vient le vif du sujet, ce que tout le monde attend : la vérité sur notre relation. Il va
falloir l’expliquer sans laisser paraître la moindre hésitation qui pourrait amener à des soupçons. C’est là
que je commence à être nerveux.
Je regarde le procureur, ce dernier me demande avec calme :

— Avez-vous eu une relation avec Vic Kristensen ?


— Oui.

— Quel genre de relation aviez-vous ? poursuit-il toujours sur le même ton.

Je serre mes poings en ne jetant aucun regard autour de moi. Si je vois Vic, je vais hésiter et perdre cette
expression figée que j’affiche depuis que je suis assis ici, à côté du juge, sur cette place en hauteur qui
domine l’ensemble du tribunal.

— Je suis tombé amoureux d’elle, c’était beaucoup plus que de l’amitié. Vous savez lorsqu’on passe
quatre ans enfermés dans un deux-pièces, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept avec
une seule et même personne, des liens se créent obligatoirement.

— Vos relations étaient plus qu’émotionnelles ? Elles étaient également physiques ? précise le procureur.

— Oui.

— Vous auriez pu n’être que de simples amis, alors comment expliquez-vous que dans des circonstances
aussi tragiques, vous puissiez entretenir une relation amoureuse et physique avec mademoiselle
Kristensen ?

Les questions sont toujours posées avec un calme que seuls les membres de la justice peuvent avoir. Je
tente de dissimuler la tension qui me gagne, j’ai l’impression que c’est mon procès, et même en sachant
que reconnaître certains faits nous sauvera peut-être, être jugé de la sorte m’agace fortement.

— Pouvez m’expliquer pourquoi l’eau est transparente, pourquoi l’herbe est verte, pourquoi le soleil se
lève à l’est pour se coucher à l’ouest ? je lâche avec un soupçon d’arrogance.

Le procureur esquisse un léger sourire.

— Non.

— Eh bien, je n’explique pas comment je suis tombé amoureux de Vic. Je le suis, tout simplement. J’ai
appris à la connaître, elle est d’abord devenue mon amie, mon soutien dans ces moments difficiles, une
présence avec qui je m’entendais bien. Les mois ont passé, Vic était là lorsque ça n’allait pas, elle était là
pour m’offrir du réconfort, un soutien, des mots, du courage. Elle était cet éclat de lumière dans notre
obscurité. Mon ancre pour ne pas dériver, ma bouée pour ne pas couler, ma pierre pour ne pas m’envoler,
ma bouffée d’air frais pour respirer, la personne qui me faisait croire qu’un jour, un lendemain serait
meilleur. Si je suis encore vivant aujourd’hui, assis à la barre pour témoigner, je le dois à Mademoiselle
Kristensen. Elle n’était pas seulement mon amie, elle a été la femme dont je suis tombé amoureux, celle
qui m’a donné le courage de survivre même quand ça n’allait plus. Je lui dois tout, et je ne devrais pas
avoir à me justifier. Ce n’est pas un crime d’aimer quelqu’un, mais c’est un crime de briser quelqu’un que
vous aimez seulement pour ça. Cooper Truman nous a détruits, il n’a aucune excuse, et tout ce qui sort de
sa bouche n’est que mensonge. Par contre, je peux vous expliquer comment on s’accroche pour survivre
lorsqu’on est deux. Je peux vous expliquer que la lutte est plus simple lorsqu’on est deux.

— Vous avez bien menti en cachant la nature de votre relation et l’existence de la grossesse, comment
êtes-vous sûrs qu’il ne s’agissait pas de l’enfant biologique de Monsieur Truman ?

— La seule chose de bien qu’a fait Cooper était de protéger Vic d’un… accident comme celui-ci.

Ce que je n’ai pas fait.

— Il était très à cheval là-dessus, je reprends, il ne venait pas la voir quand il y avait un risque de la
mettre enceinte. Au début de notre captivité, Truman a observé ses cycles, il a joué un jeu pervers qui lui
permettait d’être tranquille. Il a eu de la chance.

Une chance que nous n’avons pas eue.

— Quel âge aviez-vous respectivement lorsque votre histoire a commencé ? m’interroge le procureur en
marchant devant moi.

Je ne regarde toujours pas la foule qui baigne dans un silence de mort, ni même Vic, nos proches ou
Truman et encore moins les jurés, seulement la démarche presque rassurante du procureur qui reste
calme, avec sa voix stricte, mais non agressive. C’en est presque apaisant.

— J’avais seize ans et Vic aussi. Cela faisait deux ans que nous nous connaissions.

— Et comment expliquez-vous qu’on puisse vouloir avoir des contacts charnels avec sa camarade de
cellule lorsqu’on subit à plusieurs reprises, durant des mois, des sévices sexuels de la part de l’accusé ?
m’interroge toujours le procureur avec calme.

— Votre honneur, pure spéculation ! intervient l’avocat de la défense.

Le juge la rejette, et c’est à mon tour de répondre. Je croise le regard du procureur qui m’encourage à me
lancer.

— Demandez à un malade s’il n’aimerait pas ne pas souffrir l’espace de quelques instants ? Sa réponse
sera sans doute positive. Eh bien, nous étions pareils, en souffrance constante sauf lorsqu’on succombait à
nos sentiments. Est-ce un crime d’aimer quelqu’un ? je rétorque sèchement.

— Pour beaucoup de personnes, c’est incompréhensible, soulève le procureur comme promis.

— On avait dix-sept ans la première fois, entre Vic et moi. À dix-sept ans, vous réfléchissez avec vos
émotions, pas avec votre logique ou le politiquement correct aux yeux de tous. Avec Vic nous nous
aimions. Cet enfant n’était pas prévu, nous ne voulions pas imposer cette vie à un être innocent qui n’avait
rien demandé. Peut-être que nous avons fait une erreur en nous aimant, mais je ne le vois pas ainsi. Je me
dis que nous n’avons pas eu de chance, et que monsieur Truman n’était qu’un monstre qui a profité de la
situation pour nous détruire. Lorsqu’il a appris notre relation, il nous l’a fait payer de nombreuses fois.
Lorsqu’il a appris pour la grossesse de Vic, il s’est vengé, à de nombreuses reprises. Je pourrais vous
parler durant des heures, du nombre de fois où il faisait hurler Vic de douleur pour que je l’entende dans
la chambre d’à côté, de toutes ces fois où il lui racontait ce qu’il me faisait. Ou bien de ces quelques fois
où il nous a forcés à coucher ensemble sous ses yeux.
Je me tourne vers l’avocat de la défense qui prend des notes au fur et à mesure de mes propos. Ma voix
est emplie de rage lorsque je lance avec amertume :

— Monsieur l’avocat de la défense atteste que nous délirions sous l’effet de la drogue, pourtant, je
n’étais pas drogué, monsieur, lorsque Cooper Truman a violé Vic sous mes yeux. Il l’a fait, et il ne l’a pas
fait qu’une fois.

La salle est toujours aussi silencieuse, on dirait qu’elle retient son souffle, moi aussi, je manque d’air.
Le procureur se met devant moi pour garder mon attention.

— Monsieur Truman nous raconte dans ses nombreuses déclarations que vous étiez consentants, vous et
mademoiselle Kristensen pour vivre ses expériences sexuelles, je cite.

— Je doute que le viol soit une expérience sexuelle, je rétorque en serrant les poings.

— Monsieur Truman disait que la dernière année, vous alliez de vous-même dans ce que vous appelez
dans vos dépositions, « la salle de jeu » de Cooper. Qu’avez-vous à répondre à ça ?

— Pour survivre, il faut parfois se jeter soi-même dans la gueule du loup. Ce que Monsieur Truman n’a
pas dû préciser, c’est qu’à cette époque, Vic était enceinte, et que je ne voulais pas qu’elle subisse ça. Je
voulais la protéger, même si pour ça, je devais me détruire un peu plus à chaque fois.

On apprend à se sacrifier pour la personne qu’on aime.

— Vous aimiez ça ?

Je croise les yeux Cooper, avec un courage que je ne pensais pas avoir, cet enfoiré sourit, et je ne doute
pas de ce qu’il doit se remémorer à cet instant. De toutes ces fois, où malgré moi, mon corps réagissait. Il
aimait ça, mais mon être, non.

— Non, je n’aimais pas ça, je souffle.

Mensonges.
Ma réponse semble cependant lui convenir.

— Lorsque Mademoiselle Kristensen est tombée enceinte, que s’est-il passé lorsque l’accusé s’en est
rendu compte ? reprend le procureur.

— Truman a fait avorter Vic de force, je réponds sans hésitation.

— Par qui ?

— On ne sait pas, Vic a entendu la voix d’une femme, mais on ne l’a jamais vue.

Même si je pense que c’était la même femme qu’il invitait parfois, mais ça, seule l’enquête qui est
toujours en cours nous le dira, même si je doute de son résultat.
— Étiez-vous présent ? me questionne le procureur.

La greffière prend toujours des notes, il n’y a que le son de ses doigts sur le clavier qui résonne, en écho
avec les battements de mon cœur.

— Non, mais Vic me l’a raconté, j’explique.

— Qu’est-ce que vous faisiez à ce moment-là ?

Des flash-backs viennent brouiller ma vue l’espace d’un instant.


Reste ici, Reagan, reste-ici.

— Je me remettais d’une bagarre que j’avais eue avec l’accusé. Lorsque Truman s’en est rendu compte,
Vic devait être enceinte de cinq mois, son ventre se voyait. J’ai voulu la défendre lorsqu’il a commencé à
s’énerver, c’est là qu’il lui a cassé le bras. On s’est battus. Après trois ans, j’étais devenu plus costaud,
mais il était plus fort que moi. J’ai morflé sévèrement ce jour-là. J’ai perdu connaissance après que
Truman m’ait éclaté la tête contre le rebord du lit. Lorsque je me suis réveillé, j’étais attaché à ce dernier,
recouvert de sang, et Vic hurlait dans la pièce d’à côté. Je n’ai rien pu faire, mis à part écouter la fille
dont j’étais amoureux, crier de douleur et d’impuissance alors que ce monstre…

Je n’arrive pas à terminer ma phrase. Depuis le début de mon récit, j’ai mis mon affectif de côté, mais
là… c’est comme si je revivais cette fameuse journée. J’entends les hurlements d’agonie de Vic, cette
souffrance qui nous a détruit. Elle avait si mal. Ils lui faisaient si mal. Je me sentais tellement impuissant,
incapable de bouger, témoin de cette horreur, du meurtre d’un enfant qui ne naîtrait jamais dans ce monde
de fous.

— Alors qu’il faisait subir de force un avortement sur mademoiselle Kristensen, conclut le procureur,
c’est exact ?

— Oui, c’est exact, je réponds d’une voix tremblante en baissant légèrement la tête.

Il l’a tué, il a détruit le fruit de notre amour incompris, et il a bien failli tuer Vic en faisant ça. Un
avortement à cinq mois, comme ça, sans appliquer la procédure médicale à la lettre, ça a failli la tuer.
J’aurais pu les perdre tous les deux.

— Vous ne savez pas ce qui s’est passé par la suite ? Ce qu’est devenue la dépouille de l’enfant ?
m’interroge le procureur.

— Demandez-le à lui, je rétorque sèchement.

C’est à ce monstre qu’il faut poser la question. C’est à lui de nous dire ce qu’il en a fait. Mais je doute
que la réponse serait supportable à entendre.
Le silence règne durant un instant, le procureur ne soulève pas, et poursuit.

— Et ensuite ?

— Ensuite, Vic est sans doute la mieux placée pour vous raconter ce qu’il s’est passé dans cette salle. Je
n’étais pas là, j’étais… là après.

— C’est cet après qu’il faut nous raconter.

Je laisse échapper un soupir. C’est plus facile à dire qu’à faire.

— Truman a fait soigner Vic par une inconnue, elle avait un bras cassé suite à notre lutte. Après…
l’avortement, il…

Je ferme les yeux en sentant ces derniers me brûler.


Je ne dois pas craquer.

— Vic saignait tellement, elle était si pâle, presque morte. La douleur l’a marquée à jamais. Il l’a
ramenée dans notre chambre, l’a allongée sur le lit, avant de partir, sans même prendre soin de lui donner
quelque chose, ou de lui demander si elle avait mal. Il se délectait du spectacle. Il m’a détaché, je n’avais
plus que mon lien à la cheville, et il est parti. J’ai pu m’occuper de Vic ensuite, malgré les douleurs de
mon corps battu. Elle avait plus besoin de moi, que j’avais besoin d’elle…

Je raconte à quel point, il était dur de rester assis près de son lit, à la voir pleurer, dormir, et tenter de
s’accrocher à la vie par je ne sais quel miracle alors qu’elle me suppliait de mettre fin à tout ça. Je l’ai
nourrie, changée, j’ai surveillé sa fièvre. J’ai prié pour qu’elle survive malgré ses pertes de sang plus
qu’abondantes.

— Je ne sais pas ce qui l’a maintenue en vie ce jour-là. Mais elle a survécu, et nous ne l’avons pas vu
pendant une dizaine de jours.

Quelqu’un venait la nuit déposer de quoi nous nourrir et nous habiller mais aucune de trace de Cooper
durant cette période.

— Et après ?

— Après il s’est vengé comme il savait si bien le faire.

Le procureur me regarde intensément, et je sais que c’est le moment, il va me demander de le faire, et je


tremble de tout mon corps à l’idée de m’exposer devant autant de monde.

— Reagan.

Je me lève, je prie pour que personne ne se rende compte que je suis sur le point d’exploser, de tomber
dans les pommes et de sombrer avec ce que je ressens. J’ai mal à la poitrine et quelque chose au fond de
moi a germé, c’est douloureux, terriblement douloureux de revivre tout ça en essayant de ne pas montrer à
quel point ces souvenirs me détruisent.

— Votre honneur, messieurs et mesdames les jurés, la cour, j’aimerais que vous voyiez de vos propres
yeux, ce que l’accusé est capable de faire. Retirez votre t-shirt, Monsieur Kane pour montrer votre dos
aux jurés.
Je me tourne dos à la cour, ferme les yeux en sachant que personne ne me verra, inspire et m’exécute. Un
élan de stupeur gagne la foule et les jurés en constatant par eux même un bout du désastre.

— Vous voyez ses marques blanches, ce sont la preuve que la victime a été sévèrement punie suite à ça,
mais pas seulement suite à cet événement, certaines marques datent d’avant, et d’autres qui ne sont pas
visibles dans son dos prouvent que les sévices ont été nombreux et violents. Merci, Reagan, vous pouvez
vous rassoir.

Je me rhabille à la hâte et me réinstalle tout aussi vite, en prenant soin d’ignorer ce regard lourd que me
portent les autres. Je n’aime pas l’atmosphère qui se dégage.
Allez tous au diable.

— Monsieur le juge, je n’ai plus de questions, vous pouvez passer la main à la défense.

Le juge le remercie et fait venir l’avocat du diable qui semble très sûr de lui. Il arrive face à moi et
demande sans préavis de sa voix arrogante.

— Monsieur Kane, vous étiez connu pour être un adolescent plutôt bagarreur et insolent au lycée.

— Votre honneur, c’est une pure supposition et non une question, intervient le procureur.

— Maître, posez seulement des questions.

— Étiez-vous un adolescent bagarreur et insolent au lycée ?

— J’étais un adolescent comme un autre, je réponds, je défiais l’autorité et je ne me laissais pas


emmerder lorsqu’on venait me chercher des problèmes.

— Êtes-vous homosexuel, monsieur Kane ?

Je me fige, il ne manque pas d’air.

— Et vous ? je réponds plus sèchement.

Reste calme.

— Il ne s’agit pas de moi, monsieur Kane, mais de définir vos relations avec l’accusé, déclare l’avocat
en souriant légèrement.

— Si je vous répondais oui, vous trouveriez ça plus normal de ligoter quelqu’un sur un lit, de le foutre à
poil en l’humiliant pour ensuite le violer ?

— Si ce sont vos pratiques, vous êtes libres d’aimer ce que vous voulez.

Enfoiré.

— Vous pensez sincèrement qu’un gamin de quinze ans a des goûts dans ce genre-là sans avoir connu une
vie sexuelle auparavant ? Permettez-moi, monsieur l’avocat de la défense, de vous répondre qu’à quinze
ans, je n’aspirais qu’à me trouver une petite amie pour l’embrasser à la dérobée entre deux portes,
certainement pas me faire battre comme un chien pour m’exciter. Je ne suis pas homosexuel, j’aime les
femmes, et ce, depuis que j’ai commencé l’adolescence. Les hommes ne m’ont jamais attiré, encore moins
le sexe avec eux.

Je jette un coup d’œil à Truman qui se retient de sourire, satisfait de me mettre dans l’embarras, or il se
trompe, il « m’agace » plus qu’autre chose.

— Ce n’est pas ce que dit l’accusé. Ce dernier explique que vous étiez consentant pour ce type de
pratique, mais que vous aimiez également ça.

Un rire sarcastique m’échappe.

— Combien de violeurs pour leur défense ont utilisé cette excuse, vous avez une défense pitoyable, je
lâche amèrement. J’étais drogué, attaché, dénudé, et violé contre ma volonté. Je ne vois pas ce qu’il y a
de normal là-dedans. C’est pourtant simple à comprendre.

— Vous étiez drogué…

Je lui coupe la parole.

— Non, ce que vous n’avez pas compris, monsieur l’avocat de la défense, c’est que lorsque que
Monsieur Truman me droguait pour que je ne me débatte pas, il attendait patiemment mon réveil pour
commencer les festivités, je lance ironiquement. Alors, sachez qu’il n’y a pas une fois, où je n’ai pas été
totalement conscient. Les blessures ne sont pas toujours visibles à l’œil nu. Les nôtres sont recouvertes
par des couches de vêtements, par une apparence qui nous aide à tenir sous le regard des autres. Vous
pensez sérieusement que j’aime ce regard insupportable qu’ont les gens sur nous ? Je n’aime pas ce rôle
de victime, je n’aime pas ce qui nous est arrivé, mais c’est arrivé, nos corps en portent encore les
stigmates, et mon subconscient en souffre toujours. Aucune justice ne pourra nous rendre ce que nous
avons perdu. En quatre ans, j’ai perdu mon innocence, mon insouciance, ma liberté, ma fierté, un enfant et
un bout de ma vie. Je survis chaque jour à mes démons, aux souvenirs douloureux et à ces parts que je
n’ai plus.

Je me tourne enfin vers les jurés, composés d’hommes et de femmes de tous milieux. Aucun n’a ce regard
de pitié, ils sont neutres.

— Une part de moi-même n’est jamais partie de là-bas. Et même si Monsieur Truman écopera d’une
peine à perpétuité, ce qu’on nous a pris, il ne nous le rendra pas. Vous n’avez pas à vivre avec le regard
des gens qui savent, avec la douleur de ces souvenirs qui vous hantent, l’absence, la souffrance, le
dégoût. Demain, lorsque ce procès sera fini, vous retournerez à vos vies, pendant que nous devrons
encore supporter la nôtre.

— Vous deviez éprouver une certaine attache à Monsieur Truman ? se contente de répondre l’avocat.

— Je n’éprouve rien envers Monsieur Truman, si ce n’est une haine profonde.


Je commence à perdre mon calme, je vois que le procureur, assit à côté de Vic que je n’ose toujours pas
regarder me fait signe de rester calme.
Plus facile à dire qu’à faire.

— Pourtant, il y a quatre ans, vous lui avez rendu visite, lâche la défense sans prévenir.

Coup de massue.
Mon cœur rate un battement lorsque j’entends cette énième vérité. Une réaction vivace naît au sein de la
foule et des jurés.
Et moi… je ne dis rien.

— Qu’avez-vous à répondre à ça ? Pourquoi être allé lui rendre visite, Monsieur Kane ? Pourquoi ? Par
compassion ? Par manque ? Par besoin ? insiste l’avocat.

— Objection, votre honneur, la défense porte un jugement inapproprié sur mon client.

— Retenu, maître reprenez votre question, les jurés ne devront pas prendre en compte cette allégation.

— Entendu votre honneur.

L’avocat va près de sa zone de travail, où siège l’accusé. Il en sort un document qu’il brandit et me donne
pour que je le lise.

— Monsieur Kane, j’ai ici en main, le registre datant de décembre 2012, la veille de Noël, vous êtes allé
rendre visite à monsieur Truman, est-ce bien votre nom ?

Il y est.

— Monsieur Kane, vous devez répondre, lance le juge d’une voix autoritaire.

Je ferme les yeux et souffle. Je ne peux pas nier, malgré la surprise de ce rappel blessant, la vérité est là.

— J’y suis allé, en effet.

Je vois la stupeur dans les visages qui m’entourent, je n’ai pas le temps d’apporter davantage de réponses
que l’avocat coupe court à l’interrogatoire.

— Je vous remercie pour vos réponses, Monsieur Kane nous avons ce qu’il nous faut. Mesdames et
messieurs les jurés, prenez en compte qu’il est étrange qu’une victime qui déteste autant son bourreau lui
rende visite la veille de Noël. Je tiens à rappeler à monsieur Kane que mentir sous serment est
punissable !

L’accusation devient folle face à ces propos de l’avocat, ce dernier ensemble satisfait. En quelques
secondes, la salle explose. Des réactions surgissent de partout, de l’incompréhension, des sifflements
alors que l’avocat de Truman revient s’assoir. Le juge doit menacer le public de les faire sortir avant
d’obtenir de nouveau le calme quelques minutes plus tard.
— Monsieur le Procureur ? lance le juge.

— Pour le moment, j’en ai fini avec le premier témoin, il reviendra ici après le témoignage de
Mademoiselle Kristensen, lorsque nous évoquerons leur dernier mois avant leur fuite.

— Très bien, second témoin à la barre, déclare le Juge.

Je croise enfin le regard de Vic, cette dernière est défaite, sous le choc.
Je suis désolé.
J’aurais aimé trouver le courage de lui dire avant, que j’avais commis cette erreur, mais je n’ai pas pu.
Comment justifier le fait qu’on rende visite une veille de Noël à son bourreau au lieu de rejoindre sa
famille ?
La réponse est simple, il y a quatre ans, ça faisait dix ans que le calvaire avait commencé, dix ans
s’étaient écoulés depuis cette fameuse première fois où mon monde a basculé.
Je sortais d’une affaire difficile sur le viol et le meurtre de deux jeunes filles qui avaient été enlevées et
séquestrées durant un an avant que leur ravisseur ne les tue parce qu’elles étaient devenues trop vieilles.
Cette histoire m’avait profondément perturbé, ma carapace s’était effritée pour en faire sortir de vieux
démons.
Une question me hantait, si nous n’avions pas saisi notre chance lors de notre fuite, serions-nous toujours
dans cette petite chambre, à attendre de subir un sort funeste ? Ou nous aurait-il tués tous les deux pour
nous remplacer par d’autres ?
Alors j’ai demandé un parloir à la prison, sans passer par les avocats, ni rien, juste lui et moi. S’il
acceptait de me rencontrer, j’irais, et Cooper a accepté.
Je me suis toujours demandé comment personne ne l’avait su, j’avais supposé que durant les fêtes de fin
d’année, la paperasse s’accumulait et que les infos n’étaient pas toujours transmises. Visiblement, Truman
a su s’en souvenir pour s’en servir contre nous.
On s’est rencontré dans cette grande pièce où des dizaines de parloirs téléphoniques sont côte à côte. Il
n’avait pas changé, pris seulement quelques années, ses cheveux étaient plus gris, mais cette expression
sur son visage et dans son regard n’avait pas changé.
Cooper était ravi de me voir, mais pas moi. Lorsque je me suis assis en face de lui, j’ai ressenti cette
profonde colère qui ne m’a jamais quitté depuis des années.
Truman avait engendré en six ans de cage, un besoin de se venger presque sanglant. Il a pris le téléphone,
j’ai fait de même et seulement deux mots ont résonné.
Dans un grand sourire, il m’a dit : « tu paieras ».
Effectivement, quatre ans plus tard, dans une salle pleine de monde, au moment où ce serait à lui de payer
pour ses crimes, c’est nous qui payons le prix de l’affront que nous lui avons fait en gagnant notre liberté.
Chapitre 32
Vic

17 Juillet 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Je me laisse tomber sur la chaise après avoir juré sur la bible que je dirais la vérité. Je ne sais pas si je
la dirai, je ne sais même pas si je la connais réellement cette vérité.
Il a été le voir.
Pourquoi ? Cette question ne quitte pas ma tête et pourquoi il ne m’a rien dit ? Que pensait-t-il obtenir en
allant le voir ? Pour quelles raisons ? Et bon dieu pourquoi ne pas me l’avoir dit !? Je me sens trahie par
la seule personne en qui j’avais une confiance aveugle. Reagan me cache des choses alors que pourtant il
devrait savoir que je ne supporte pas ça, surtout avec lui. Je peux tout entendre et tout encaisser si la
franchise est là. Alors pourquoi il a tu sa visite à Cooper ?

— Vic ?

Je sursaute au son de la voix du procureur et je remarque que je fixe Reagan sans même le voir. J’étais
déjà angoissée par ce témoignage, mais à présent je suis en colère, contre lui, contre tout et je n’ai qu’une
envie, sortir d’ici. Je jette un dernier regard à Reagan, qui n’a pas posé les yeux sur moi durant tout le
long de son interrogatoire et qui, à présent, ne me quitte plus.

— Est-ce que ça va ? me demande le juge assis à ma droite un étage au-dessus.

Je hoche la tête mécaniquement en serrant mes poings puis je me concentre sur le procureur.

— Mademoiselle Kristensen, pouvez-vous nous raconter votre enlèvement ?

J’ouvre la bouche, ma langue a l’air de peser une tonne et je suis incapable de parler. Alors que j’ai
envie de hurler, de crier sur Reagan, d’obtenir des explications, de dire aux jurés que tout ça n’est qu’une
foutue mascarade et que j’en ai marre. Oui, j’en ai marre, d’être là, de raconter ma vie, d’entendre les
autres la raconter, qu’on parle de moi comme d’un morceau de viande ou bien d’une menteuse. J’en ai
marre de ce spectacle qui ne rime à rien et qui n’effacera rien. Ce procès on me la vendu comme un
médicament, quelque chose qui me donnerait réparation, au lieu de ça il ravive les blessures, il les
ramène à la surface en me faisant mal. Encore plus quand la seule personne qui comprend tout ça me
ment.
— Vic ? reprend le procureur.

Je m’agite sur la chaise et déglutis avant de rouvrir la bouche et de tout balancer. Ma soirée prévue avec
ce garçon et le mensonge à mes parents. Mon amie qui me couvre et l’impression de tomber dans un trou
sans fin quand j’ai senti ces mains sur moi qui me serraient et m’emmenaient vers ce calvaire qui dix ans
plus tard n’a toujours pas pris fin.

— Vous avez donc menti à vos parents ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que j’avais 14 ans et que jamais mon père ne m’aurait laissée sortir un soir avec un garçon qu’il
ne connaissait pas.

Le procureur qui faisait les cent pas dans la salle, s’arrête devant moi.

— Alors, pourquoi l’avoir fait ?

—Ce garçon me plaisait je n’ai pas cherché plus loin.

— Étiez-vous vierge, quand vous avez été enlevée ?

Je baisse les yeux sur mes mains, serrées en deux poings, posées sur mes jambes tremblantes.

— Oui, dis-je doucement.

— Qui a pris votre virginité Vic ?

Je redresse vivement la tête, le procureur m’incite à répondre, mais je trouve sa question étrange.

— Il me l’a volée.

— Qui ?

— Cooper.

— Ensuite, que s’est-il passé ? il demande d’une voix douce.

Et le flot de paroles sort de ma bouche. Je parle, je raconte, je ne plie pas, j’explique les quatre années
de calvaire, j’explique les viols, les humiliations, les privations, toute l’horreur qu’on a vécue, d’une
voix claire et précise. Comme ces médecins qui ont parlé de moi et de mon corps. Je ne suis plus Vic, je
ne suis plus cette fille, je suis sa spectatrice, je suis dans ma salle de cinéma et j’assiste au film de ma
vie. Mes paroles sont entrecoupées de questions qui demandent plus de précision et je les donne crûment
sans aucun sentiment. Si je flanche, je sombre, je le sais et je ne me relèverai pas. Je fais ce qu’on attend
de moi et ensuite tout sera terminé. Oui, je raconte l’horreur comme si je ne l’avais pas vécue et tant pis
si on ne me croit pas, j’aurai fait ce qu’on attend de moi alors que je n’attends plus rien de personne ni de
ce procès, pas même de Reagan.

— Qu’est-il arrivé quand il a découvert que vous étiez enceinte ?

Le flot s’éteint, comme il est arrivé, brusquement, sans préavis, je quitte la salle de cinéma et je me
retrouve dans ma vie. Celle qui est laide, celle qui fait mal, celle où les souvenirs sont une torture et je
ferme les yeux quelques secondes en respirant calmement.
L’avortement, ce bébé, cette douleur sans fin dans mon cœur, ce vide en moi que rien ne comble, c’est la
seule chose qui mérite ma participation. Pour lui, pour que son meurtre soit puni, pour qu’il existe en
dehors de Reagan et moi.
J’ouvre les yeux, mon regard se pose sur Reagan, assis à la table de l’accusation. Il m’observe, il ne m’a
pas lâchée du regard tout le temps où j’ai parlé et je ne lui en ai pas adressé un seul. Mes yeux se
focalisent sur lui et j’oublie le reste de la salle, j’oublie que des dizaines de personnes attendent mes
réponses.

— Il l’a tué, je lance à Reagan, et tu as été le voir en prison ; ça ne compte pas pour toi ?

Je retiens un sanglot qui menace de sortir alors qu’on se dévisage avec Reagan et que j’attends son
explication, mais rien ne vient, il se contente de détourner le regard et j’ai l’impression de sombrer vers
le néant. Il m’abandonne.

— Vic ? m’interpelle le procureur, plus tard tu auras tes réponses.

Reagan baisse la tête et la prend entre ses mains alors que j’essaye de comprendre, mais je ne vois pas
pourquoi il y est allé. La date compte, je le sais, Noël n’a pas la même valeur pour Reagan que pour le
reste du monde, mais j’ignore ce qu’il a fait là-bas, j’ignore ce qu’ils ont pu se dire et qu’est-ce qui a
déclenché chez lui ce besoin. Et j’en suis malade.

— Il l’a tué, je lance au procureur. Le bébé, il l’a tué quand il a remarqué ma grossesse.

— Comment ?

Je renifle avant de continuer en fixant cet homme qui se bat à nos côtés et qui tente de nous rendre justice.

— Il m’a fait avorter. Il s’est battu avec Reagan, puis il m’a emmenée, j’étais inconsciente et quand je me
suis réveillée…

Ma voix se brise, lorsque je repense à ce qu’il s’est passé. Au noir, à la douleur et à ses mots qui ne
m’ont jamais quitté.

— J’avais les yeux bandés, j’étais allongée, attachée aux chevilles et aux poignets. Ils m’ont drogué et ont
plâtré mon bras.

— Qui « ils » ?
— Cooper et une femme que je ne connais pas, j’ai seulement entendu sa voix.

— Ensuite Vic ? Qu’ont-ils fait ?

— Ils ont…

Je regarde mes parents, mon père a le visage fermé, mais ma mère est en pleurs. Mes yeux errent sur le
reste de la salle, sur cette foule pendue à mes lèvres qui attend la suite de l’histoire sordide de ma vie.
Les visages sont tendus, les regards brillent d’émotions et j’ignore même s’ils peuvent imaginer ce que
c’était d’être là, allongée sur cette table et de sentir la vie quitter mon ventre.

— Ils l’ont aspiré, je finis par dire. Comme ça, ils ont… je déglutis avant de poursuivre, ils l’ont tué et je
ne pouvais rien faire. J’ai supplié encore et encore, mais ils l’ont fait, ils l’ont pris. Comme s’il n’était
rien…

Je réprime un sanglot en me frottant les yeux, je ne vais pas pleurer, je ne vais pas lui donner ce plaisir. Il
m’a déjà trop pris pour lui laisser encore quelque chose de moi.

— Je n’ai plus de question votre honneur, conclut le procureur.

Je relève la tête, il me sourit tristement, signe que j’ai fait ce qu’il attendait de moi, mais à quel prix ?

— Le témoin est à la défense.

Je regarde l’avocat de Cooper, il se lève doucement en refermant sa veste sur son ventre. Il reste à son
bureau quelques secondes, et je fais tout pour ne pas croiser le regard de mon bourreau. Il finit par
s’avancer, les mains dans les poches de son pantalon comme si tout ça n’était qu’une promenade de santé.
Pour lui sûrement, pour moi c’est l’épreuve de trop. Il se plante devant moi en souriant avant d’aller vers
les jurés.

— Mademoiselle Kristensen, finit-il par dire, laisser moi résumer votre témoignage…

— Objection ! lance le procureur.

— Une question en découlera votre honneur, lance perfidement l’avocat de la défense avec toujours ce
sourire suffisant collé aux lèvres.

— Rejeté, continuez maître.

— Mademoiselle Kristensen, vous avez donc menti à vos parents pour sortir le soir de votre soi-disant
enlèvement et ensuite vous nous racontez dans des termes presque cliniques, un peu comme si tout ça
avait été appris par cœur, votre calvaire avec mon client, pour finir en larmes en nous parlant de
l’avortement de votre bébé.

Il se retourne vers moi, tout en s’appuyant contre la barre qui le sépare du jury. Je les regarde, ils
semblent intrigués par ce qu’il raconte et moi aussi. Je ne vois pas encore où il veut en venir, mais à son
visage je sais qu’il ne va pas tarder à me l’apprendre.
— Êtes-vous actrice, mademoiselle Kristensen ?

— Objection !

— Ma question est légitime.

— Le témoin s’est déjà présenté et a révélé sa profession, reprend le procureur d’un ton agacé.

— Peut-être a-t-elle un passe-temps qu’on ignore.

— Rejeté, soupire le juge, répondez à la question mademoiselle Kristensen.

— Je ne suis pas actrice.

— Mais vous travaillez dans un cinéma ?

— Oui.

— Alors peut-être qu’à force de voir des films vous avez acquis un don pour la comédie.

— Objection nom de dieu !

— Je retire, avant que mon confrère ne fasse une crise cardiaque.

— Où vous voulez en venir ? je finis par demander agacée par son manège.

Je sais qu’il essaie de me faire passer pour une menteuse, qu’il pose doucement son jeu pour montrer au
jury je ne sais quoi qui me ferait perdre mes moyens, mais je ne lui donnerai pas satisfaction.

— Au fait que vous êtes menteuse, ce que vous avez vous-même déclaré à cette barre.

Il se retourne vers le jury, ses mains dans les poches, l’air détendu alors que je me vois me lever pour
aller le gifler.

— J’ai menti à mes parents, comme tout adolescent qui veut sortir et qui sait qu’il n’aura pas
l’autorisation. Le reste est la vérité.

— Et nous sommes donc censés croire une menteuse ?

— Faites ce que vous voulez je m’en fous ! J’ai dit la vérité qu’elle vous plaise ou non.

— La vérité mademoiselle Kristensen, c’est que pour aller voir un garçon vous avez menti à vos parents,
qu’est-ce qui nous dit que ce garçon n’était pas monsieur Kane, que vous vous êtes enfuie avec lui, que
vous avez atterri chez mon client pour vous adonner à vos vices avec votre amant en incluant monsieur
Truman à vos jeux pervers ?
— Moi !

— Vous, une personne qui reconnaît avoir menti pour obtenir ce qu’elle voulait ?

— Qu’est-ce que je ferais là alors ? Pourquoi je déballerais ma vie si ce n’était pas pour qu’il paye pour
ce qu’il nous a fait ?

— Pour cacher la vérité, celle qui fait de vous non pas une victime, mais la reine des garces.

— Objection !

— Retenu, maître mesurez vos propos.

Il fait demi-tour, ce sourire que j’ai envie de lui faire ravaler au coin des lèvres.

— Ce n’est pas un jeu, mademoiselle Kristensen, contrairement à ce que vous pensez croire, on n’est pas
dans un film et les personnes impliquées ne sont pas des acteurs.

Je fronce les sourcils.

— Vous pensez que je prends tout ça, dis-je en englobant la salle de ma main, pour un jeu ? Vous pensez
que venir ici, entendre toutes ces choses sur moi, sur ce qu'on a vécu, raconter tout ça, revoir celui qui a
brisé ma vie est un jeu pour moi ?

— Je crois que oui, dit-il calmement, je crois que vous mentez, que vous prenez ce tribunal et les jurés
pour des imbéciles en espérant qu’ils croient une menteuse. Vous avez menti à vos parents, vous avez
menti en ce qui concerne votre relation avec monsieur Kane et vous avez menti à propos du bébé.

— Je n’ai pas menti ! Je n’ai peut-être pas tout dit parce que ça fait trop mal ! Parce que ce bébé je le
ressens chaque nuit bouger dans mon ventre et chaque matin la réalité me rappelle qu’on me l’a enlevé de
force ! Je n’ai pas menti « maître » j’ai simplement empêché la douleur de revenir et si vous ne pouvez
pas comprendre ça c’est que vous êtes comme lui ! Un foutu psychopathe qui ne comprend pas qu’on
puisse avoir mal en parlant de l’horreur qu’il nous a fait vivre !

Je me tais et je remarque que je suis debout en train de hurler devant une salle pleine d’incompréhension,
le silence retentit et tout mon corps tremble de colère. Je ne comprends pas que ce soit à moi de me
justifier, à moi de prouver la vérité alors que tout accuse Truman.
Je me rassois lourdement, l’avocat se met à applaudir.

— Je m’incline devant tant de talent. Plus de questions votre honneur, dit-il en rejoignant son client.

— Le témoin peut disposer, répond le juge.

Il tape avec son marteau et annonce l’ajournement de la séance à demain. Je ne bouge pas, je regarde les
gens sortir et mes yeux se portent sur Reagan. Qu’est-ce que je viens de faire ? J’ai l’impression de
m’être faite avoir une fois de plus par cet avocat, mais si je peux l’accepter venant de lui, je ne peux pas
le tolérer venant de Reagan.
Chapitre 33
Reagan

Mars ou Avril 2006

Vic n’est pas morte suite à l’avortement barbare que Cooper lui a fait subir, mais elle aurait pu. Je ne
l’avais jamais vue dans cet état. Si faible, si pâle, sans vie. Vic était vivante, mais morte de l’intérieur.
Elle est devenue cet être vivant qui respire, mais qui souffre à chaque instant. Durant plus d’une
semaine, elle n’a fait que pleurer, de douleur physique, mais également d’une souffrance qui ne se voit
pas à l’œil nu.
On lui a pris son enfant, ce petit être qui était en elle et qu’elle aimait, comme une mère aime son
enfant.
Vic est traumatisée, je le vois dans ses yeux, il n’y a plus cette petite lueur, celle qui me disait qu’on
pourrait tout surmonter.
Nous sommes allés trop loin, et je le savais. Cooper nous avait plus ou moins pardonné notre affront
d’être tombé amoureux l’un de l’autre, mais il ne nous a pas pardonnés un enfant. Il a réglé le
problème en nous l’enlevant.
Et maintenant, alors que je dévisage Vic attachée à une chaise, face à moi, dans cette pièce qui est
synonyme de tous nos malheurs, je sais que Cooper va se venger. Sur moi, pour lui avoir fait l’affront
d’aimer Vic. Il va se venger, et je sais que la sentence sera douloureuse.
Je suis totalement nu, mes poignets sont attachés avec des liens de serrages en plastique à une petite
table matelassée où on s’allonge sur le ventre, les pieds au sol, notre dos et le reste sont totalement
exposés. Je sais ce qui m’attend, et une boule me noue l’estomac.
Je suis désolé Vic.

— Tu sais pourquoi je suis venu, déclare Cooper en tournant autour de moi, un fouet à la main.

Il jette un regard à Vic, elle retient ses larmes, mais moi, il me suffit de la dévisager pour qu’en une
fraction de seconde, je sois capable de voir qu’elle est dévastée, totalement apeurée par la situation.
Cooper nous a eus par surprise. Il nous a drogués et nous nous sommes retrouvés ici, ça fait plus
d’une heure qu’on l’attend, ainsi, en se regardant et en priant pour que rien d’autre d’affreux ne nous
arrive.

— Je vais le faire saigner, et ensuite, je le baiserai devant tes yeux pour te prouver qu’il n’est rien. Un
homme ne se laisse pas prendre. Reagan n’est qu’une petite merde insolente. Tu sais ce qu’il se passe
lorsque je lui fais ça ?

Cooper tire sur les cheveux de Vic pour qu’elle le regarde.


— Ton gentil Reagan bande comme une salope. Et lorsque je baise son cul comme je te baise toi, il
gémit. Et parfois, il aime ça.

Il se met à rire et me lance un regard espiègle qui me promet un long calvaire. Je tente de ne pas
réagir, mais au fond de moi, la peur me noue l’estomac et me fait trembler comme une feuille, car,
jamais il n’a eu cette expression sur le visage.

— Mais je doute qu’aujourd’hui, il aime ça.

Il se penche au niveau de l’oreille de Vic et lance d’une voix forte pour que je l’entende :

— Si tu n’es pas gentille Vic, si tu fermes les yeux une seule fois, je le tuerai. Je le ferai saigner, je le
baiserai, je vais l’humilier et lui faire tellement mal qu’il me suppliera de l’achever. Sauf si tu es
gentille. Je sais que tu veux te faire pardonner, n’est-ce pas ?

Il est fou. Il est devenu totalement fou. Il a perdu le contrôle, et sa raison s’est envolée.
Vic hoche la tête pour lui montrer qu’elle a compris, et Cooper s’écarte.

— Bien, nous allons commencer.

Et il a commencé, d’abord en me fouettant le dos avec violence, je sentais ma peau se déchirer sous les
coups secs et tranchants. J’ai mordu ma langue au début pour ne pas hurler, puis lorsqu’il a
commencé à taper sur les plaies existantes, je n’ai plus pu me retenir, j’ai hurlé. J’ai laissé échapper
ma douleur et Cooper a adoré.
Avant que ça ne devienne trop grave, il s’est arrêté, s’est déshabillé en décrivant à Vic ce qu’il allait
faire, je n’écoutais pas, je la regardais elle, je regardais ses yeux, en me disant à quel point j’avais eu
de la chance de la connaître, même si aujourd’hui, je devais payer le prix fort pour cet amour interdit.
Des larmes de souffrance se sont échappées de mes yeux, et un profond gémissement de douleur a
résonné lorsqu’il m’a pénétré avec son pieu brûlant et dur. À sec, sans rien.
Je me suis débattu, sans doute plus que lorsqu’il me fouettait, je tirais sur mes poignets, et ça tenait
du miracle que je ne m’entaille pas la peau.
Et il a continué, Cooper m’a baisé à vif, en appuyant sur mes plaies, en prenant ce qu’il voulait et en
m’infligeant le regard impuissant de Vic qui pleurait et le suppliait d’arrêter.
Le pire a été lorsqu’il a saisi son fouet, attrapé une des lanières, et l’a entourée autour de mon cou.
J’ai vu un voile sombre se dessiner dans mes yeux, j’ai vu Vic sous la force de ses cris et de son besoin
d’arrêter ce cirque, déchirer les minces entraves du siège.
Ma vue s’est troublée quand ma respiration est devenue impossible. J’ai tourné de l’œil avec en écho
les cris de Vic qui lui promettait de faire ce qu’il voulait en échange de ma vie.
Quant à moi, je ne cessais de lui murmurer que ça irait, et que malheureusement, il fallait bien que ça
se termine d’une façon ou d’une autre.

***

Je ferme les yeux en inspirant douloureusement. L’air qui entre dans mes poumons, me fait un mal de
chien. Ma gorge est en feu, j’ai du mal à respirer.
Cooper a essayé de me tuer.
Je le sais, il y était presque, je l’ai senti. Si Vic n’avait pas été là, je ne serais plus de ce monde.
Je tousse comme si j’avais fumé un paquet de cigarettes, j’ai l’impression d’avaler de l’acide, et il n’y
a pas que là, où la douleur est insupportable. Mon dos est en feu, et plus bas, là où cet enfoiré aime
tant me blesser, ça fait mal.
Pourtant, quelque chose en moi me fait tendre l’oreille. J’écoute les pas de Cooper, je l’entends
monter les marches menant vers la vie extérieure. Il y a seize marches à monter, puis le son de la clé
qu’il insère dans la serrure, suivi du grincement de la porte, de nouveau le verrou, puis le silence.
J’entends ouvrir la porte, j’entends le grincement, puis les secondes passent et je n’entends pas la clé
scellant notre sort.
Il est parti. Il est parti sans rattacher Vic.
J’entends d’autres pas venir vers moi, je redresse la tête, et vois le visage de Vic noyé de larmes, elle
est totalement apeurée, son corps tremble.
Elle se met à genoux devant moi, j’essaie de sourire, mais rien n’y fait, mon expression ne change pas
et reste figée dans la douleur.
J’ai mal, tellement mal, plus que les autres fois. Mon dos me lance, mes jambes vont flancher, et ma
dignité s’est envolée au même prix que mon fils. Il m’a détruit à coup de fouet, d’humiliation, et de
douleur. Voilà comment on fait flancher un homme, on lui fait vivre le pire, en lui faisant tellement de
mal en l’espace de quelques instants, que sa carapace s’effondre.
Je sens des mains froides sur mon visage brûlant trempé de sueur.

— Reag, je t’en prie, ne…

— Écoute-moi, je murmure doucement.

Mais elle ne cesse de parler. Elle commence à paniquer, et je dois la calmer. Il faut que Vic soit calme,
parce que je ne sais pas si je vais réussir à surmonter la douleur comme d’habitude en la faisant taire,
ou si, au contraire, je vais m’évanouir.

— Vic, il faut que…

— Seigneur, qu’est-ce qu’il t’a fait…

— Vic… je souffle, il n’a pas fermé la porte.

Ses mains caressent mon visage, je vois ces magnifiques yeux bleus baignant dans les larmes.

— Qu’est-ce…

— Il n’a pas fermé la porte, je n’ai pas entendu le verrou… il… je répète.

Je me tais, déglutis avec difficulté avant de reprendre. Je dois la faire fuir.

— Va-t-en, Vic, je lui ordonne d’une voix rauque et cassée, je ne vais pas pouvoir aller bien loin dans
cet état, mais toi… tu peux. C’est notre seule chance. Regarde, il a détaché tes liens et il n’a pas pris
la peine de t’enchaîner à nouveau. Son esprit est troublé, il ne s’est pas méfié de nous. Va-t-en.
Vic se fige, elle me dévisage avec horreur, elle est sur le point de s’effondrer, et elle ne doit pas. Je tire
sur les liens en plastique qui me maintiennent contre cette table.

— Non, non, je ne partirai pas sans toi, déclare-t-elle d’une voix peinée.

— Vic, je t’aime. Mais bon sang, écoute-moi, une fois. Il va revenir, et cette fois-ci, rien ne l’arrêtera.
Je ne veux pas qu’il s’en prenne à toi sous mes yeux.

— Il va te tuer, Reag ! s’étouffe Vic en saisissant mon visage avec ses doigts froids, laisse-moi
réfléchir…

Elle se redresse, je la vois regarder partout autour.

— Vic, qu’est-ce que tu fais…

Elle se jette sur la commode remplie de petits objets que Cooper aimait utiliser sur nous. Elle fouille
dans les tiroirs avec rapidité, avant de se figer et d’en sortir deux éléments. Une bougie noire et une
boite d’allumettes. Cooper se permet de laisser des choses ici, puisque nous n’y avons jamais accès
sans lui. On ne risquait pas de foutre le feu en son absence.
Vic revient vers moi, elle s’agenouille et me montre les deux objets, je n’ai pas besoin de ces
explications, j’ai compris ce qu’elle allait faire. Mes poignets sont entravés aux supports de la table
avec des liens en plastiques.

— Je vais sans doute te brûler, j’en suis désolée, mais je n’ai pas le choix.

Je ne dis rien, je me contente de me préparer à la douleur qui va suivre. Vic allume la bougie grâce
aux allumettes présentes également dans la commode, puis elle présente la flamme au niveau des liens
de serrages en plastique.
Je gémis en sentant la chaleur contre ma peau, la flamme brûle le plastique ainsi que ma peau par la
même occasion, un hurlement à peine étouffé m’échappe.

— Je suis désolée, s’excuse Vic, désolée, désolée.

Elle ignore mes râles de douleur, le plastique fond sur moi, sur le siège, ça fait un mal de chien, la
douleur semble durer une éternité. Je sens ma chair rougir et s’enflammer dans une brûlure sévère. Je
me mords la lèvre pour ne pas hurler. Au moment où je m’apprête à céder à mon self-control, le
premier lien saute.
Vic s’apprête à faire le deuxième, mais je la stoppe.

— Je vais le faire.

J’attrape la bougie noire, en ignorant déjà la douleur, je la présente au niveau du lien. Je serre les
dents en supportant la flamme qui rougit ma peau, la brûle. Le lien fond lentement, ça fait mal, mais
ça déclenche en moi une sorte d’endorphine mêlée à l’adrénaline qui me pousse à résister. Ça me
donne la force d’ignorer les autres douleurs.
Je tombe à genoux sur le sol lorsque le lien lâche. La bougie fait de même, et Vic l’éteint rapidement
avant que ça ne prenne feu.

— Reag ? chuchote-t-elle.

Je ferme les yeux un instant, je suis éreinté, mon corps est fatigué de supporter le mal. Il est fatigué de
souffrir des plaies que Cooper lui inflige.
Aujourd’hui, j’ai failli mourir, sous les yeux de Vic. Mon entrejambe est en feu, mes poignets me
lancent, ma gorge me brûle, et mon dos, j’ai l’impression qu’on m’a dépecé à vif. Je sens les entailles
saigner, du sang coule le long de mon dos, et je sais qu’il y en a aussi sur mes cuisses.
Bordel.

— Dis-moi que tu viens avec moi, me supplie Vic.

— Mes chevilles… je soupire.

Je sens une caresse sur mes joues brûlantes, je dois avoir de la fièvre parce que je frissonne.

— Reag, il ne nous attache jamais dans la Chambre. Juste nos mains. Nous ne sommes plus entravés.

J’ouvre péniblement les yeux, et quelque chose en moi opère un déclic. J’ignore comment, j’ignore
pourquoi, mais je puise en moi le courage de me lever. Si je n’ai plus d’entraves, ça veut dire que c’est
notre chance. Je dois la saisir, je dois penser à souffrir plus tard. On doit s’enfuir.

— Et s’il revient ? m’interroge Vic.

Ignore la douleur. Fais comme tu as toujours fait en sa présence, fais comme s’il ne t’était rien arrivé, fais
comme si la souffrance n’existait pas. Montre-toi fort !

— On va l’assommer, je lance.

Nous nous figeons lorsque nous entendons de nouveau les pas grinçants dans l’escalier. J’attire Vic
contre moi, près de la porte pour que Cooper ne nous voit pas tout de suite.
Il ouvre cette dernière et la seconde d’après, je lui envoie un coup de pied dans les jambes pour le
faire trébucher. Cooper s’effondre comme une masse, la tête la première contre la moquette noire. Je
ne réfléchis pas lorsque je me jette sur lui, mon corps pesant sur le sien. Poussé par l’adrénaline,
j’entame une lutte avec lui, je résiste, je veux le dominer, je veux qu’il ait mal et que plus jamais, il
puisse nous en faire. Cooper ne se laisse pas faire, mais cette fois-ci, dominé par la rage et
l’adrénaline, je suis plus fort. J’arrive à entourer mon bras autour de son cou, et à serrer,
l’immobilisant s’il veut continuer de respirer. Mon regard accroche celui de Vic, elle me dévisage
paniquée, les mains tremblantes.

— Vic, lance-moi un fouet ! je halète en maintenant ma prise.

Elle ne bouge pas, tétanisée par la peur sans doute, mais elle doit sortir de cette stupeur si nous
voulons avoir une chance.

— Vic ! je hurle.
Elle réagit enfin. Son regard scrute la grande pièce qui a abrité quatre années de tortures. Elle finit
par trouver ce que je lui demande, et me le tend.
Je fais glisser Cooper sur le ventre, contre le sol. Mon poids vient l’écraser, je relâche la pression
autour de son cou. Il se met à tousser, il est rouge, il s’étouffe.
Sans réfléchir, animé par la haine, j’entoure l’une des lanières autour de son cou, et comme lui l’a fait
quelques minutes plus tôt, je serre. Je serre son cou de toutes mes forces. Cooper se débat, mais je
résiste.
Il doit mourir.
Il ne doit plus jamais être une menace.
Perdu dans la folie, je continue de serrer, il se débat, un drôle de son, synonyme d’étouffement résonne
à nos oreilles, mais je l’ignore. Je veux qu’il crève, pour ce qu’il nous a fait. Je veux le voir mort sur
ce sol.
Je veux qu’il crève.
Puis, je ne sais combien de temps après avoir scellé ces lanières en cuir autour de sa gorge, Cooper se
relâche, son corps se détend, il tombe, immobile. J’arrête de tirer, mes mains tremblent, tout mon être
tremble. Je suis… sous le choc. L’adrénaline retombe.
Je l’ai tué.

— Tu… tu l’as tué… murmure Vic.

Je ne sais pas, mais oui, il a l’air mort, étendu sur le sol, les yeux clos. Je le dévisage un instant, avant
de me relever en puisant en moi le courage nécessaire pour agir.
Je me tourne vers Vic qui regarde notre bourreau sans savoir comment réagir. Je me mets devant elle
pour avoir son attention. Elle semble perdue.

— On doit agir vite, c’est sans doute notre seule chance.

Vic hoche la tête, elle se penche et ramasse le couteau tombé des mains de notre bourreau.

— Il était venu nous tuer, tu crois ? me demande-t-elle en regardant l’arme.

Je la prends doucement de ses mains sans répondre. Je me penche à mon tour au niveau du corps
inconscient de Cooper, je fouille ses poches, je trouve dans son jean, le trousseau de clés de l’espoir.
Si notre porte à nous n’est pas fermée, peut-être que d’autres le seront.
Puis, je saisis la main de Vic, et la traîne hors de cette pièce. Je prends soin de fermer la porte, pas à
clé, mais de la fermer quand même.
Je marche vers notre chambre à nous, vers ces étagères où Cooper et sans doute une autre personne,
dont nous ne connaîtrons jamais le nom, nous fournissait de quoi nous habiller. J’attrape un short et
un t-shirt.
C’est étrange de ne plus avoir à galérer pour s’habiller à cause des chaînes. Je l’enfile normalement
sans avoir à le scratcher. Mes muscles me crient leur douleur, mais je les ignore. J’aurai mal plus
tard. Le tissu contre mon dos meurtri me fait grimacer, mes plaies saignent encore. Qu’elles soient
visibles à l’œil nu ou pas. Cette fois-ci, Cooper n’y est pas allé de main morte.
Une fois habillé, j’attrape de nouveau la main de Vic. Sans prêter attention à l’endroit qui nous a vu
grandir et changer pendant quatre années, je nous guide vers cet escalier qu’on n’a jamais osé
emprunter. Les seize marches semblent interminables. Lorsque nous arrivons devant cette grosse
porte, mon cœur bat à toute allure, qu’est-ce qui se cache derrière ? Où avons-nous été retenus depuis
tant de temps, quelle heure est-il et surtout… est-ce que le monde ne nous a pas oubliés ?
Je me tourne vers Vic qui affiche une expression aussi tendue que moi.

— Promets-moi d’être toujours avec moi, je chuchote.

— Promets-moi en retour que la vie à l’extérieur ne sera pas aussi effrayante qu’ici.

— Je te le promets.

— Promets-moi qu’on s’aimera encore, même après tout ça, continue Vic en laissant échapper une
larme.

— Je te le promets.

Vic ferme les yeux, sa main tremblante se glisse dans mes cheveux noirs.

— Promets-moi que jamais on n’oubliera notre fils.

Mon front s’appuie contre le sien.

— Je te le promets, je chuchote à nouveau.

— Quand est-ce que s’aimer est devenu aussi douloureux à supporter ? m’interroge Vic dans un
murmure.

— Quand la vie a décidé de nous faire vivre tout ça, je réponds, mais sans ça, nous ne serions plus
vivants, Vic, sans ça, tu serais morte, j’aurais sombré dans la folie. Cooper nous aurait sans doute
rayés de ce monde un jour de faiblesse. Sans notre amour, et malgré ce qu’il nous a coûté, nous ne
serions plus vivants.

Je serre sa main.

— Soyons vivants à l’extérieur d’ici, je l’encourage.

Vic laisse échapper d’autres larmes avant de me donner son consentement. Elle a peur, ça se voit. Elle
a peur de l’extérieur autant que de notre calvaire ici.
J’inspire en poussant la porte, qui s’ouvre. Il n’a pas fermé. Derrière, il y a un autre escalier, avec une
autre porte, une petite lumière éclaire le tout. Pieds nus, nous les montons, lentement, comme si nous
nous apprêtions à être surpris. Je tiens toujours dans mon autre main, les clés, je me prépare à devoir
chercher celle pour ouvrir la serrure, mais non, j’arrive à l’ouvrir également. La porte n’était pas
fermée.
Nous déboulons dans un grand couloir, les lumières sont éteintes, il n’y a que la luminosité de
l’extérieur qui éclaire. La maison a l’air grande et calme, il y a très peu de déco, on dirait que ce n’est
pas habité. Je me tourne vers Vic, elle serre ma main comme si sa vie en dépendait, je fais de même.
Nous sommes méfiants alors que nous traversons ce couloir pour trouver la sortie. Un silence de mort
règne, je n’entends que les battements de mon cœur dans mes oreilles, je sens la peur me nouer
l’estomac, et si tout ceci n’était qu’un rêve ? Et si j’allais me réveiller et me rendre compte que ce
n’était pas vrai ?
La chute serait douloureuse.
Nous arrivons au bout du couloir qui mène sur une cuisine équipée, les rideaux ne sont pas tirés, je
vois l’extérieur.
Nous sommes dans un quartier résidentiel. Je jette un coup d’œil à Vic, elle a vu la même chose que
moi. Nous ne sommes pas au milieu de nulle part.
Puis mon regard dérive sur la porte qui trône sur le côté de la pièce et qui mène à… dehors.
Je jette un regard à Vic, elle pense comme moi. Nous nous en approchons, ma main se pose sur la
poignée, je tire, mais c’est fermé. Alors, je teste plusieurs clés, Vic est tendue, elle n’arrête pas de
gigoter. Je lui donne le couteau, comme ça, si jamais Cooper n’est pas mort, elle pourra le dissuader
le temps que je…
Et la porte s’ouvre.

— Viens, je lance en reprenant sa main.

Vic lâche le couteau, et se laisse guider lorsque je la traîne vers l’extérieur. Dehors il fait humide.
C’est bientôt le crépuscule. En un seul coup d’œil, je constate qu’il n’y a pas grand monde dans le
quartier. Il n’y a même personne dans mon champ de vision. Seulement des dizaines de maisons les
unes à côté des autres, avec des voitures hors de prix, des pelouses, des fleurs. L’air est frais. Je sens
la main de Vic entourer la mienne, elle me murmure quelque chose, mais j’ai du mal à la comprendre.
Mon esprit est désorienté, il y a trop de choses, ça fait trop de choses en une seconde. Trop de vie nous
entoure.
Elle commence à courir, et je fais de même, presque mécaniquement. Les douleurs de mon corps
s’éveillent, j’ai mal partout.
J’ai l’impression de perdre mes moyens, ma vue commence à se brouiller, je tente de marcher au même
rythme que Vic, mais je n’y arrive plus. Je stoppe ma course, le souffle court, la peau brûlante, je
tangue. Tout tourne autour de moi. Mon regard se perd dans le vide, j’entends Vic hurler, mon
attention se tourne vers elle.
Au loin, à peut-être quelques mètres de nous, je vois deux personnes qui s’arrêtent et nous dévisagent
avant de se mettre à courir.
Ce n’est seulement que lorsque je suis certain que ça y est, nous sommes en sécurité, que mon corps se
relâche, perdu dans la souffrance de mes récents abus, je perds l’équilibre et m’effondre sur le
goudron dur et chaud.
On a réussi, c’est tout ce à quoi je pense au moment de sombrer dans l’inconscient, nous sommes
sortis de ce calvaire, nous allons retourner à la vie réelle. Et je me demande quel goût aura notre
existence la prochaine fois que j’ouvrirai mes paupières. Est-ce que notre amour sera aussi
compliqué à supporter que la liberté ?
Chapitre 34
Vic

17 Juillet 2016
Lancaster, Pennsylvanie

Le procureur nous adresse un dernier sourire, puis il récupère son sac et quitte à son tour la salle
d’audience. Le silence retombe, alors qu’il y a quelques minutes cette salle était pleine à craquer et nous
voilà de nouveau seuls dans cet endroit qui renferme lui aussi les pires moments de notre vie.
Monsieur le procureur nous a rassurés en nous disant qu’on avait fait de notre mieux et qu’on n’avait rien
à se reprocher. Pourtant j’ai la désagréable sensation d’avoir échoué.
Reagan qui était appuyé contre la table vient s’asseoir à côté de moi. Il tente de prendre ma main, mais je
ne le laisse pas faire. C’est la première fois que je le repousse, que je rejette ses gestes et je sais que je
viens de le blesser. Mais je me sens tellement trahie que je ne suis pas sûre de reconnaître la personne à
mes côtés.
Je relève les yeux sur lui, il me dévisage avec peur et je sens mon cœur se serrer. Je l’ai rarement vu
ainsi depuis qu’on s’est retrouvé et je commence moi aussi à avoir peur.

— Pourquoi ? je demande.

— Tu ne comprendrais pas.

Je déglutis, les paroles de Cooper ressurgissent du passé, et entre son mensonge et ce procès qui me fait
moi aussi délirer quant à ce qu’il s‘est passé il y a plus de dix ans, je doute. Est-ce que ce qui s’est dit est
vrai ? Est-ce qu’on est des menteurs et est-ce qu’il a réellement aimé ça ? Ma raison me dit que c’est
impossible, que les marques et ses réactions quand il rentrait vont à l’encontre de ce raisonnement, mais
mon cœur meurtri ne sait plus où donner de la tête.

— Il faut que tu me le dises Reagan, sinon je vais croire ce qu’on dit ici.

Il se lève d’un coup, sa chaise part contre la barrière qui nous sépare habituellement de nos familles.

— Tu croirais ces conneries ?

— Si tu ne m’expliques pas oui !


— Tu crois que j’ai été le voir parce que je suis… bordel Vic !

Je me lève à mon tour, agacée par la tournure de cette conversation, qu’est-ce qu’il cache à la fin de si
terrible !

— Et qu’est-ce que je devrais croire ? Pourquoi n’avoir rien dit dans ce cas ?!

Reagan me fusille de son regard, cette colère toujours palpable chez lui est prête à exploser. Une
impulsion de ma part et j’aurais devant moi la furie qui tente de se maîtriser, mais qui après cette journée
forte en émotion ne tient plus en captivité que par un mince film inutile.
Je m’approche de lui, jusqu’à sentir son torse contre le mien, je reste calme, je le dois malgré toutes ces
choses qui tournent dans mon esprit et qui me demandent de fuir au plus vite, de retourner me terrer dans
mon cinéma à Portland pour tenter de guérir. Mais l’amour que j’ai pour lui, cette certitude au fond de
moi que cet homme est incapable de me faire du mal est encore présente, malgré le doute, malgré la peur,
malgré la honte, malgré tout. Reagan est mon essence, ce fluide vital qui coule dans mes veines et qui me
fait dire je suis en vie. Ce ne sont pas les battements de mon cœur qui comptent, c’est pour qui il bat qui
importe et c’est pour lui. Alors il doit me parler, il doit me dire ce qu’il cache et ce qui se passe dans sa
tête avant que je ne devienne folle à imaginer des centaines de scénarios possibles.

— Tu ne me fais pas confiance ?

— Toi non plus apparemment ! Et c’est bien parce que je te faisais confiance que je me sens trahie Reag !
Si tu n’as rien à cacher pourquoi tu ne dis rien !

— Parce que tu ne comprendrais pas, parce que…

Il se tait subitement et se laisse tomber sur la chaise, sa tête entre ses mains il la secoue mécaniquement.

— Reagan, je lance doucement.

— Je voulais des excuses, dit-il sans relever la tête, je voulais le voir prisonnier comme nous on l’a été
en pensant que peut-être il s’en voudrait de ce qu’il nous a fait.

Le silence revient entre nous, un silence qui s’abat comme une claque sur mon esprit. Reagan relève
doucement la tête et je me laisse tomber sur ses genoux. Ses bras m’entourent et je prends son visage dans
mes mains pour le regarder. Pour voir cette faille en lui, celle qu’il cache derrière sa colère et qui est à
vif à cet instant. Il souffre tellement.

— Je voulais qu’il regrette, qu’il me le dise, qu’il ait peur et mal, qu’il…

Son front vient percuter ma poitrine pour cacher ses larmes. Je caresse ses cheveux en retenant la douleur
qui me broie le ventre de n’avoir rien vu, de ne pas avoir compris à quel point il a besoin de cette
réparation. C’est ce qui le maintient en vie, ce combat, cette soif de justice et de vengeance et si on
échoue, il sombrera.

— Je voulais le voir souffrir à son tour, reprend Reagan, mais je n’ai rien eu de tout ça.
Je relève son visage aux yeux remplis de larmes de rage et de tristesse.

— Il a ri, cet enfoiré a ri de me voir espérer.

— Oh, Reagan, je suis tellement désolée.

Je le serre contre moi dans l’espoir d’enlever cette douleur dans son regard, mais je sais que rien n’en
viendra à bout tant qu’il n’aura pas sa réparation. Et j’ai peur qu’après aujourd’hui, il ne l’obtienne
jamais.

— Il doit payer Vic, par n’importe quel moyen il doit payer. Je ne pourrai pas vivre si ce n’est pas le cas.

Je regarde ce visage que je voyais chaque matin autrefois, celui qui était ma lutte, ma bataille, mon envie
de m’en sortir, et je me rends compte que je l’ai abandonné dans cette guerre. Je l’ai laissé porter ce
poids seul alors qu’il a toujours été là pour moi.

— Pardon, dis-je contre ses lèvres avant de l’embrasser.

Reagan m’embrasse avec tout ce besoin de ne plus être seul, d’avoir quelqu’un sur qui il peut se reposer
à son tour et je veux être cette personne pour lui. Je veux qu’il sache qu’il peut compter sur moi, qu’il
peut tout me dire et que je serai toujours là pour lui. Même si durant ce procès je n’y étais pas, même si je
me contentais d’être là physiquement, de faire ce qu’on attendait de moi parce que je ne cherchais rien
entre ces murs. Je ne cherchais pas à me battre, mais seulement à obtenir ce qu’on nous doit. Mais ça ne
fonctionne pas ainsi, aujourd’hui je le comprends, durant ces derniers jours et auprès de Reagan, je
comprends que ma vie sera un combat éternel, contre moi, contre le système et contre Cooper. On ne s’en
débarrassera jamais, on devra continuellement donner plus que n’importe qui pour faire de notre
quotidien une vie. Et je me battrai, pour lui et avec lui.

***

18 Juillet 2016
Lancaster, Pennsylvanie

J’entre dans la salle à manger, un silence d’église y règne. Ma grand-mère me sourit tendrement lorsque
je pose ma main sur son épaule et me penche pour l’embrasser. Je pars m’installer à ma place, en face de
la porte toujours entrouverte.
Je suis rentrée tard hier après le tribunal et je n’ai pas encore eu droit à la conversation qui, je le sens, ne
va pas tarder à éclater. Hier, on est allés chez Reagan, on a cessé de parler pour faire l’amour et je ne
m’étais pas rendue compte à quel point j’avais besoin de lui physiquement. Besoin de le retrouver et de
me perdre en lui pour nous retrouver. Depuis l’annonce de ma grossesse passée, j’ai l’impression qu’un
gouffre nous séparait et nous l’avons comblé. Puis il m’a parlé de ce jour, de sa visite à Cooper.
Je prends mon chocolat dans mes mains et le porte à ma bouche en faisant le tour des personnes assises à
cette table. Ma grand-mère à ma droite, fredonne un vieil air de country en beurrant ses tartines, ma mère
en face de moi, malgré son air digne, a de grandes cernes sous les yeux quant à mon père à ma gauche, il
ne lit même pas son journal, il a le regard vide qui erre sur la table.
— Désolée, je finis par dire.

Ma mère relève les yeux vers moi et me tend ce sourire indulgent qui pardonne tout.

— Pourquoi tu ne nous as rien dit ? demande mon père.

Je me tourne vers lui, il ne me regarde pas, son grand corps a l’air abattu et je me doute que c’est une
épreuve de plus pour eux.

— Michael, lance ma grand-mère, tu ne crois pas qu’elle a déjà assez souffert comme ça ?

Mon père se redresse en fusillant sa mère du regard avant de se tourner vers moi.

— Je ne sais plus qui tu es, dit-il.

Mon cœur se brise devant la franchise de ses propos.

— C’est toujours moi, je suis toujours ta fille.

Il se frotte le visage, épuisé comme on l’est tous, de ce combat qui n’en finit pas.

— Non, il reprend en se callant dans sa chaise, depuis ton retour j’essaye de te retrouver, mais ce n’est
plus toi.

J’essaye de comprendre ce qu’il raconte, mon retour ? Lequel ? Celui d’hier soir ou celui d’il y a dix
ans ?

— Avant ton enlèvement, tu étais ma fille, mon bébé, celle qui même à quatorze ans se jetait dans mes
bras quand je rentrais du travail, celle qui me voyait comme un héros et qui avait confiance en moi. Je t’ai
laissée comme ça, pendant quatre ans et dans ma tête tu n’as pas grandi. Chaque jour quand je pensais à
toi, je te voyais ainsi, comme cette jeune fille pleine de vie en me demandant où tu étais, si tu allais bien
et si tu étais toujours en vie.

J’entends ma mère renifler, je me tourne vers elle, elle tente de cacher son chagrin en prenant la main de
son mari. Je suis sous le choc de ses paroles et je n’arrive à rien d’autre qu’écouter.

— Tous les jours, toutes les nuits je me demandais quoi faire de plus pour te retrouver. Qu’est-ce qu‘on
n’a pas fait qui aurait pu nous mener à toi et pourquoi je n’ai pas vu que ma fille me mentait ce soir-là ?
Pourquoi je n’ai pas vu que tu étais amoureuse ? Pourquoi je n’ai pas su te protéger comme j’aurais dû le
faire ? Et tu es revenue.

Il jette un regard à ma mère.

— Quand on t’a rejoint à l’hôpital je me suis juré de ne plus te lâcher, de ne plus laisser qui que ce soit te
faire du mal et de te protéger comme j’aurais dû le faire à l’époque. Mais ce n’était plus toi, dit-il en se
tournant vers moi le regard brillant, ce n’était plus ma petite fille. Quand je me suis approché de toi, tu as
eu peur, tu t’es recroquevillée sur ton lit avec ce regard qui hante encore mes rêves. Tu étais terrifiée par
moi, ton père. J’ai cru que ces années sans toi, toutes ses secondes à se demander comment tu allais,
étaient les pires, mais voir dans tes yeux la peur que je te fasse du mal, c’était…

Il baisse les yeux en secouant la tête je ressens sa douleur comme si c’était la mienne parce qu’avec mon
père on avait ce lien particulier à une époque. On avait cette confiance absolue en l’autre et aujourd’hui il
ne reste plus rien de tout ça.

— J’ai perdu ma fille quand elle a été enlevée et j’ai compris que je ne la retrouverais jamais quand elle
est revenue. Je t’aime Vic, je vous aime plus que tout avec ton frère et je suis désolé de ne pas avoir pris
soin de toi comme je l’aurais dû. Tu as grandi sans nous, sans moi pour t’aider et tu as souffert plus que je
ne peux l’imaginer. Entendre toutes ces choses sur toi durant le procès, entendre combien tu as souffert,
entendre que tu as été enceinte et qu’on t’a avortée de force, voir ta douleur m’a fait comprendre que
l’enfant qui m’a été enlevé est définitivement enterré, que maintenant ma fille est cette jeune femme
tellement blessée qu’elle n’est plus capable de m’approcher. Je savais que tu allais mal, je savais ce que
tu as vécu, mais j’espérais te retrouver, j’espérais qu’avec le temps tu reviendrais vers moi, mais le
bébé…

Je me lève d’un bond en le voyant essuyer ses larmes, je ne réfléchis pas, voir mon père en pleur enlève
cette barrière de peur qui me retient depuis trop longtemps. Je plonge dans ses bras et mon père
m’accueille en me serrant contre lui.

— Je suis tellement désolé Vic, tellement désolé que tu aies dû vivre ça.

Je me laisse aller à pleurer sur son épaule, à déverser ce manque qu’il y avait entre nous et qui reviendra
si on fait un effort tous les deux.

— Ce n’est plus moi maintenant ce héros, celui vers qui tu te tournes quand tu as besoin d’aide et qui
serait capable de tout pour toi. C’est lui.

Il dégage mon visage de son épaule pour que je le regarde.

— Je sais à quel point tu l’aimes Vic et à quel point tu as besoin de lui et comme il te fait du bien, il
t’aide à te reconstruire. Et je regrette aujourd’hui d’avoir voulu vous séparer, de t’avoir voulue pour moi,
d’avoir cru qu’on serait suffisant pour toi alors que chaque fois que tu n’allais pas bien durant ces quatre
années, c’était lui qui était là pour toi.

Je dévisage mon père, ces années qui nous séparent de mon dernier souvenir de lui quand tout allait bien
dans cette famille est loin. Il n’est plus l’homme sûr de lui qu’il était à quarante ans, il est blessé par ce
sentiment d’échec qu’il a envers moi alors qu’il n’aurait rien pu faire. Mais je le comprends, totalement.
Je sais ce qu’on ressent quand on vous prend votre enfant et que vous ne pouvez rien faire. Mais je suis là
aujourd’hui, et si Reagan a pris la place la plus importante dans mon cœur et dans ma vie, mes parents
comptent plus qu’ils ne l’imaginent. Ils sont ma famille, ceux qui, même s’ils ne me comprennent pas
toujours, m’aiment. Ceux qui étaient là durant ces dix dernières années durant lesquelles j’ai tenté de
reprendre pied dans le monde réel. Leurs choix, leurs décisions ne sont pas forcément les meilleurs, mais
ils ont toujours été habité de bonnes intentions et je sais que mon père aurait tout donné pour me protéger,
pour ne plus vivre ce qu’il a vécu quand j’étais loin de lui et qu’il se demandait quoi faire pour me sortir
de là. Mais il n’a pas échoué, il est resté en retrait, il a attendu que je vienne vers lui, en pensant que sa
fille était encore là quelque part, cachée sous la peur, mais malheureusement elle n’existe plus. Cette
jeune fille est morte le jour de son enlèvement et une autre a pris place, une qu’il n’a pas vue grandir et
qu’il a prise pour une étrangère trop longtemps, mais je lui montrerai que je suis toujours Vic, une Vic
différente, mais toujours sa fille.
Chapitre 35
Reagan

18 Août 2016
Lancaster, Pennsylvanie
Un mois plus tard…

Il y a des moments dans votre vie, que vous attendez plus que certains. Le jour de Noël, son anniversaire,
son premier baiser, une bonne note, un trophée, un diplôme, une rencontre, un amour, une victoire.
À vingt-huit ans, je suis assis dans une pièce dans laquelle tout le monde retient son souffle, comme lors
d’une action à la 90e minute d’un match, où n’importe quoi pourrait faire basculer la rencontre.
Je sens cette tension palpable, l’inquiétude et le stress, les gens qui nous entourent sont tendus. Notre vie
est sur le point de basculer, de connaître un repos mérité grâce à un verdict, ou bien… non, je n’ose pas
l’imaginer. La vie ne peut pas être aussi chienne avec nous. On en a trop bavé. L’être humain a un quota
pour supporter ça, ce n’est pas possible sinon.
Je serre la main de Vic dans la mienne, nos regards se croisent un instant. Je vois à travers ses yeux tout
ce qu’elle ne veut pas montrer aux autres. De l’amour, mais aussi un courage et une compassion que nous
seuls pouvons comprendre.
Je ne sais pas de quoi sera fait demain, je ne sais pas où nous allons être, ce qu’il adviendra de notre
histoire, quelle importance vont avoir nos sentiments. Est-ce que nos vies vont reprendre leur cours ? Je
ne sais pas. Je doute de pouvoir continuer depuis son retour.
Je me suis rendu compte que je retenais mon souffle. Je ne vivais pas, je survivais. Aux autres, à mes
démons, au reste.
La vie est si douce et simple avec Vic. Même si sa présence à mes côtés me rappelle ce qu’on a vécu,
même si parfois, il est si douloureux de l’aimer. Elle reste Vic, je reste Reagan, et comme deux aimants,
nous sommes liés l’un à l’autre.
Je ne dis pas que se sera simple, mais j’ose espérer qu’avec la fin du procès et une chance de nous
reconstruire, nous deux, ça pourrait marcher.
Je veux y croire. Parce que même si ces quatre derniers mois n’ont pas été parfaits, même si nous nous
redécouvrions, nous les adultes que la vie a forgés, certaines choses n’avaient pas changé.
Elle était toujours Vic, et j’étais toujours Reagan.
Nous avons continué de passer du temps ensemble, avec nos familles, puis séparément. Vic a fait sa sortie
avec ma sœur et elles ont beaucoup parlé.
Ses parents m’ont accepté chez eux, et j’ai même pu parler avec son père. Contrairement au mien, il s’est
excusé. Il a admis ses fautes, et je reconnais que l’entendre m’a fait du bien.
J’ai compris qu’eux aussi ont été les victimes de Cooper. Lorsque nous sommes revenus dans leur vie,
dans la vraie vie, nos parents ont dû faire face à deux inconnus. Ils ont fait du mieux qu’ils ont pu.
Bien sûr, ça n’enlève pas dix ans de détresse, dix ans de souffrance, mais ces excuses apaisent certains
maux et font disparaître certaines colères.
La fin du procès s’est déroulée de manière relativement calme, nous sommes simplement intervenus sur
certains moments de notre captivité, mais également sur l’arrestation de Cooper et ce qui s’en est suivi.
Mon boss est impatient d’entendre le verdict, il sait que l’émission est prête, elle l’est depuis des années
dans un coin de mon appartement. Au cours de dix ans d’instruction, j’ai largement eu le temps de faire ce
qu’on pourrait faire en cas de mise en documentaire. Il ne manque que la fin et le tournage.
J’ai fui le bureau, parce que je ne supporte plus le regard de mes connards de collègues qui nous jugent.
Ils me jugent sur une histoire qu’ils ne connaissent pas. Ils nous jugent sur un amour qu’ils ne comprennent
pas. L’humain est parfois un sacré salopard, surtout avec ses semblables.
J’ai préparé ma démission. Je la remettrai à mon patron une fois sa centième émission tournée. Je ne veux
plus avoir affaire a des individus qui profitent de la souffrance des autres pour se faire du fric. Ils ont
voulu jouer et ont gagné cette partie, mais ils ne gagneront pas les prochaines.
Je ne sais pas ce que je ferai après, ça se discutera, comme pour beaucoup de choses. Peut-être qu’il sera
temps de vivre et de ne pas vouloir faire revivre les morts, ceux à qui on a fait la même chose qu’à nous.
Je sors de mes pensées lorsque Vic se dresse. Je comprends que les jurés ont enfin fini de délibérer, le
juge va annoncer le verdict.
Ce fameux verdict.
Tout le monde se lève, sauf Cooper, sagement installé dans son box des accusés, cet enfoiré s’est délecté
du spectacle qu’il a offert durant ces derniers mois. Je le savais pervers et manipulateur, mais pas à ce
point-là. Il nous a totalement bluffés par ses talents et s’est dégotté un avocat aussi peu scrupuleux que lui.
La terre entière n’a pas fini de nous surprendre.

— Accusé, levez-vous.

Cooper s’exécute, ses poignets sont scellés par des fers, j’espère que cet enfoiré crèvera avec.
Je n’écoute que d’une oreille les nombreux énoncés qui sont reprochés à Cooper, tout ce que je sais, c’est
qu’il mérite sa peine. Il mérite de finir sa vie en prison, derrière les barreaux. Même si à mon goût, je
trouve ça à peine suffisant.
Puis arrive ce moment, celui que vous attendez. Votre regard se porte vers l’homme assis parmi les jurés
qui tient dans ses mains, le papier qui fera basculer nos vies.
J’entends les battements de mon cœur dans mes oreilles, je sens ma respiration devenir de plus en plus
rapide, un sentiment dans mon estomac me tord les tripes. Je serre la main de Vic, depuis bien longtemps,
je me mets à prier Dieu de nous rendre justice.

— La cour et les jurés déclarent l’accusé, Cooper Truman, non coupable pour les faits qui lui sont
reprochés. Nous demandons la libération immédiate du prévenu pour…

Le reste n’est pas parvenu à mes oreilles. Je suis resté figé au mot « non coupable ». Une lueur s’est
éteinte en moi à cet instant précis. Mon regard a dévié vers Cooper et ses avocats, il a souri, avant
d’exploser de joie, comme s’il était la victime dans cette histoire.
Non coupable.
Il a été jugé non coupable pour les faits.
Ils vont le remettre en liberté…

— Le verdict est rendu. La séance est levée.


Je sors de ma transe lorsque j’entends le son du marteau du juge contre le bois, un bruit sourd qui me fait
réaliser que non, nous sommes bien dans la réalité.
C’est une blague. Je suis dans un putain de cauchemar !
Nous sommes tous sous le choc, mais je ne le reste pas longtemps, la haine déferle en moi tel le souffle
de l’ouragan. Je ne veux pas rester calme, je veux exploser, je veux montrer ma rage envers cette
injustice.
Vive l’Amérique, vive ces putains de principes où une faille peut rendre la liberté à un salopard.
Je me rends compte que le choc m’avait fait me rassoir, je lâche la main de Vic, je n’arrive même pas à
lui prêter attention, je ne pense qu’à cette haine qui boue en moi.
Je me lève d’un bond de ma chaise, mais je n’ai pas le temps de faire un pas que Parker et mon père
m’attrapent au vol. Leurs bras m’encerclent, mais je me débats. Je dois aller le voir, je dois agir et le tuer
de mes propres mains. Je ne veux pas voir son sourire, je ne veux pas le voir victorieux. Il a détruit nos
vies et pour des raisons que je sais reconnaître, il est remis en liberté ?! Il s’est servi de notre amour pour
échapper à la justice ! Son avocat s’est servi des failles de notre histoire pour lui donner la liberté.
Jusqu’au bout, il nous aura tout pris !

— C’est ça la justice ! je hurle.

— Monsieur Kane, calmez-vous ou vous le regretterez ! me menace le juge.

Je me débats, je veux échapper à la prise de mes proches. Je n’entends pas leurs paroles qui tentent de me
convaincre, je veux laisser sortir cette rage. Elle me fait si mal, elle me bouffe de l’intérieur, me coupe
mon souffle, me brise le cœur. Je ne suis plus humain lorsque je pense à ce qu’on nous a fait, je ne suis
plus un homme, je suis une chose aussi bestiale que Cooper l’était.
J’aurais dû le tuer cette nuit-là, j’aurais dû serrer davantage le lien autour de son cou, et il aurait payé.

— Vous relâchez un monstre dans la nature ! Un monstre qui a détruit nos vies ! Vous n’êtes qu’une putain
de bande d’enfoirés !

— Reagan !

Je me tourne vers Cooper, mon sang ne fait qu’un tour, je dois être bouillant de rage, tellement que ma
vision se trouble, mais pas suffisamment pour le voir se faire retirer ses menottes.
Il a gagné. Il nous a baisé, encore, il nous…
Je n’ai plus de mots.

— Tu paieras pour tes crimes, enfoiré ! Tu paieras ! Je te buterai, mais tu ne vivras pas ! je hurle d’une
voix affreuse.

Je continue de me débattre en hurlant des menaces. Je n’arrive pas à me contrôler, le choc est trop grand,
et cette rage qui sommeillait vient d’exploser. Des agents de la sécurité sont obligés de venir, je me
retrouve la tête contre le sol, menotté, mais j’use de ma voix. Je veux soulager cette douleur qui me
détruit de l’intérieur et me fais si mal. C’est injuste ce qui nous arrive. Je n’arrive pas à me calmer.
Si Vic laisse échapper des larmes, ce sont les cris de mon cœur meurtri qui résonnent. Les cris d’un
homme qui devra vivre avec ses démons. Les cris d’un homme qui ne pourra pas retrouver la paix.
Le juge, les avocats, nos proches, tout le monde me presse de me taire, mais je ne peux pas, je veux qu’il
entende ce qu’il risque en mettant un pied dehors.
La vraie justice n’a pas fait son boulot, mais moi, je ne le laisserai pas échapper à la mienne.

***

Ils m’ont gardé toute la nuit en cage pour me calmer. Je n’ai pas voulu coopérer, ni cesser mes menaces,
alors comme un putain de coupable, je me suis retrouvé derrière les barreaux. C’est assez ironique
comme situation, la victime en cage et le bourreau à l’extérieur.
Le monde est fou, les gens sont cons, et l’univers est injuste. Je les hais tous, je hais notre institution en
laquelle je croyais, je hais cet homme, je hais ces gens qui n’ont pas compris. Ils n’ont vu que ce que
Cooper a bien voulu leur montrer, ils se sont fait manipuler, et nous aussi…
Nous avons de nouveau été ses jouets et maintenant, il est en liberté.
Lorsque je sors du tribunal, il est très tôt, tellement tôt qu’aucun journaliste n’est encore arrivé. Je vois
seulement la lueur d’un soleil qui va bientôt se lever, et une berline au bout des escaliers. Une voiture que
je reconnais.
Je pensais voir mes parents, mais ma sœur a dû les convaincre de ne pas venir et ils ont bien fait. Je ne
pourrais pas gérer leur douleur, les miennes sont suffisamment imposantes.
Mais Vic est là.
Lorsque je commence à descendre les marches, deux portières s’ouvrent, elle n’est pas seule, son père est
venu avec elle. J’ai l’impression que ça va mieux entre eux. Ils ont dû parler, et c’est sans doute mieux.
Surtout avec ce que je m’apprête à faire. Une nuit en cage pour réfléchir à ma vie, à mes futurs choix, m’a
apporté son lot de réponses et de décisions. Et Vic va avoir besoin de soutien.
Quand j’arrive à sa hauteur, je remarque que son visage est légèrement bouffi, comme si elle avait pleuré
une bonne partie de la nuit, et je la comprends. Moi aussi j’aurais pu pleurer, il y avait de quoi, mais Vic
a assez de larmes pour nous deux, comme j’ai assez de haine pour nous.

— Salut, chuchote-t-elle dans la brise matinale d’une voix tremblante.

Je jette un coup d’œil à son père, son expression est triste également. Qu’est-ce qu’on peut nous dire mis
à part « désolé » ? Rien. Parce qu’aucune excuse n’apaisera nos maux.
Je tends la main vers le visage de Vic et caresse sa joue.
Je ferme les yeux et murmure douloureusement :

— On ne peut pas être ensemble, Vic, pas comme ça.

Je la sens se raidir, je sens la peur l’envahir. Sa main s’agrippe à la mienne, elle se rapproche de moi et
me fait ouvrir de nouveau les yeux.

— Ne me laisse pas, Reag, n’affronte pas ça seul.

— Vic, tu ne peux pas être avec moi, pas…

Pas s’il est en vie, pas s’il n’est pas puni.


Elle se fige, son expression se pétrifie, et je comprends que ça y est, elle a compris ce que je ne dirai pas
à voix haute en sa présence. Ou du moins, elle a une petite idée.
— Qu’est-ce que tu vas faire, Reagan !

Je l’ignore et me tourne vers son paternel.

— Monsieur Kristensen, je vous en prie, ne la lâchez pas lorsque je m’en irai.

Son père hoche la tête et contourne la voiture pour se rapprocher. Vic le foudroie du regard et lui fait
signe de ne pas bouger, mais entre son père et moi, se lit quelque chose de semblable à une promesse.

— Prenez soin d’elle.

Il acquiesce de nouveau, il a compris. Je commence à marcher, mais Vic court et me rejoint. Elle
m’attrape par le bras et me stoppe pour que je la regarde.

— Regarde-moi ! hurle Vic, regarde-moi je t’en supplie !

Je la dévisage avec tellement de tristesse, je n’arrive pas à la cacher, je suis détruit, faible et désespéré.
Je n’aurai pas le courage d’affronter ça une deuxième fois. On vient de me prendre ce dernier bout de moi
en nous refusant une justice. Je suis vide.
Je n’ai même pas besoin de mots pour m’expliquer, Vic comprend mes non-dits, ce que je n’ose pas
révéler à voix haute et qui me ronge de l’intérieur.

— Ne t’en va pas, je t’en prie, ne t’en va pas, ne fais pas ça ! me presse Vic.

Je caresse sa joue. C’est affreux ce que je lui fais, affreux ce que je lui impose, mais parfois en amour, on
est obligé de faire mal à l’autre pour son bien.

— Je t’aime Vic, je t’aime plus que ma propre vie, et tu mérites de vivre la tienne en ayant de quoi la
reconstruire. Sauf que nous ne pouvons pas être ensemble dans une vie où Cooper n’a pas payé pour ce
qu’il nous a fait.

Je me rapproche d’elle pour savourer sa chaleur, je mémorise chacun de ses traits, même figée dans la
peur et la tristesse, Vic reste une femme sublime et simple, une femme unique, mon exception. Celle que
je peux appeler mon âme sœur.

— Il doit payer, Vic, il doit. Je ne peux pas vivre si lui le fait librement, je ne pourrais pas être avec toi.

— Ne pars pas…

Sa voix s’étouffe dans un sanglot alors qu’elle craque, elle a le droit de pleurer, elle a le droit de me haïr.
Je suis injuste, je suis égoïste, mais je l’aime et je ne peux pas l’emmener avec moi dans cette descente
aux enfers.
Je me penche vers son oreille, mon souffle caresse sa peau, elle frissonne.

— Pardonne-moi que ça se termine ainsi, mais je n’ai pas le choix.


Son bras s’accroche au mien, elle me retient de toutes ces forces, mais ce coup-ci, elle ne gagnera pas.

— Je t’aime, ça, ça ne compte pas ? On pourrait recommencer, essayer de l’affronter, vivre ensemble…

J’encaisse ces mots, ces promesses qui me séduisaient hier, mais qui n’ont plus aucun sens maintenant.

— Vic, je ferais n’importe quoi pour ton bonheur.

— Mais c’est toi, mon bonheur.

— Pas dans un monde où il est toujours vivant, pas dans un monde où il ne paie pas, je déclare
douloureusement.

— Tu vas faire une erreur. Ne fais pas ça !

Son regard m’implore de revenir sur ma décision, mais est-ce qu’elle a conscience de l’ampleur de cette
dernière ? J’en doute.

— Je n’ai jamais regretté quelque chose nous concernant Vic. Je n’ai jamais regretté notre amour, je n’ai
jamais regretté notre fils. Je n’ai jamais regretté même si ça a détruit une part de nous-mêmes. Je t’aime,
alors ne retiens que ça, souviens-toi seulement de ça. De mes bras autour de toi, de mon souffle dans ta
nuque, de nos deux corps n’en faisant qu’un, de mon cœur entre tes mains. Tu m’as maintenu en vie
lorsque j’aurais pu sombrer, et tu me l’as redonné lorsque j’ai sombré.

Je l’embrasse violemment contre ses lèvres, un simple baiser, pas un baiser qu’on aimerait donner en
disant adieu à la personne qu’on aime. Je ne peux pas lui donner ça, je n’aurais pas la force de la
repousser après.

— Laisse-moi partir Vic, laisse-moi. Je ne pourrais pas… pas avec toi auprès de moi, je l’implore à mon
tour.

— Est-ce que c’est la dernière fois que je te vois, Reagan ? me questionne-t-elle.

Je sens les larmes me menacer, celles de Vic coulent depuis longtemps déjà. Est-ce qu’elle le sent comme
elle a toujours tout senti nous concernant ? Quel lien se crée entre deux personnes qui s’aiment avec tant
de violence et de passion entre elles ?
Je ferme les yeux avant de les rouvrir pour la dévisager avec un bref sourire, mais dans ma voix, toute la
peine est là.

— Si c’est la dernière fois, ne la retient pas. Ne retiens que notre dernière fois, ne retiens que lorsqu’il
n’y avait que nous deux, sans le monde extérieur. Ne retiens que le meilleur, mais ne retiens pas ça.

— Tu… tu me dis adieu.

J’embrasse son front une dernière fois avant de m’écarter. Vic essaie de me suivre, mais son père
intervient. Il glisse ses bras autour du corps de sa fille et la serre contre lui.
— Ou un au revoir.

Mentir parfois à l’être aimé est la meilleure chose qu’on puisse faire. J’aimerais lui promettre que ce
n’est qu’un au revoir, mais malheureusement, une part de moi sais que ce ne sera pas le cas.
Je m’éloigne en fermant les yeux, j’entame un pas rapide, je ne veux pas que quelqu’un me rattrape. Je ne
veux pas que Vic ait une chance de s’accrocher à moi. Je ne veux pas recroiser son regard, sinon, je ne
tiendrai pas. Je ne veux pas qu’elle voit ces putains de larmes de haine.
J’entends les cris de détresse de Vic, sa douleur qui la déchire. Nous n’avons pas gagné ce procès qui
aurait soulagé nos blessures, et j’en ouvre d’autres.
Elle m’a brisé le cœur une première fois en partant avec ses parents il y a dix ans. Je lui brise le sien en
faisant de même, au moment où elle a le plus besoin de moi.
Sauf que là où je compte aller, il n’y a pas de place pour elle. Il n’y a pas de place non plus pour notre
amour dans les bas-fonds de cet enfer, il y a juste la haine et ce besoin de vengeance qui m’anime.
Cooper doit payer, et il paiera, j’en fais la promesse puisque la justice ne l’a pas fait. Je ferai en sorte de
l’obtenir, même si pour ça, je dois y laisser Vic.
Chapitre 36
Vic

Mars ou Avril 2006

— Je vais vous laisser tranquille à présent.

L’agent se lève et s’approche de moi, avec elle il n’y a pas de larmes, pas de pitié, mais seulement une
compassion réelle et profonde. Sa main froide se pose sur mon bras, je refrène l’envie de me dégager
en prenant sur moi.

— C’est fini Vic, vous êtes en sécurité maintenant, on l’a eu.

Je me dégage doucement de sa prise, elle me sourit en retirant d’elle-même sa main en comprenant


mon embarras. Oui, on est en sécurité. On est libres. On est sortis de cet enfer et pourtant chaque
matin depuis plusieurs jours que je suis ici, je me réveille avec le poids de ma chaîne sur ma cheville
et la peur au ventre en pensant vivre un nouveau jour de torture. Mais tout ça est derrière nous à
présent.

— Prenez soin de vous, me lance l’agent depuis la porte qu’elle franchit la seconde d’après.

Je retombe sur mon lit confortable, et pourtant ce n’est qu’un lit d’hôpital, mais pour moi il a des
allures d’hôtel de luxe. Mon visage se tourne vers la fenêtre où le soleil tape. Je soupire de bien-être
en sentant sa chaleur se propager à mon corps. Mon dieu comme ça m’avait manqué.
L’agent a passé deux jours à m’interroger. Deux jours à répéter l‘horreur, à la faire revivre alors qu’il
n’y a pas une semaine elle faisait mon quotidien. Je sais que je devrai la répéter encore, quand le
moment sera venu de condamner le monstre qui nous a fait tant de mal, mais pour le moment je veux
profiter de ces moments de liberté que la vie a décidé d’enfin m’offrir.
Je me lève, j’ai encore le réflexe de tirer plus fort ma jambe gauche pour faire suivre la chaîne qui n’y
est plus. Il faudra du temps, je présume, pour que tout redevienne normal, et j’en meurs d’envie. J’ai
envie de redevenir Vic, de sortir, rire, danser, courir dans la rue sous la pluie et le froid, me rouler
dans la neige et bronzer des heures sur une plage. J’ai envie de tout ça avec Reagan.
J’enfile les chaussons confortables que ma mère m’a ramenés et je sors de ma chambre. J’ai revu mes
parents. Le choc a fait s’écrouler ma mère, les larmes ont suivi et tout s’est passé dans un brouillard
complet pour ensuite devenir une réalité. Je me sens comme un bébé qui vient de naître, tout a l’air
nouveau, les bruits, les gens, trop de gens et de sensations positives pour moi. Quand j’en ai parlé
avec Reagan il a eu le même ressenti en voyant ses parents, des étrangers avec qui on a eu une histoire
qu’on doit retrouver. Mais tout viendra en temps et en heure. Avec mon père ça prendra certainement
plus de temps. Autant j’ai laissé ma mère me toucher, pour qu’elle et moi comprenions que tout ça est
fini autant mon père je n’ai pas pu. Et c’est étrange parce qu’avant, les câlins c’était lui. Ma mère et
moi n’avions pas cette relation tendre que j’avais avec mon père. Il ne se passait pas un jour sans que
je ne sente ses bras se refermer sur moi. Mais entre-temps j’ai dû faire face à quatre années de torture
par un homme tout aussi fort que lui. Et même si je sais qu’il ne veut pas me faire du mal, il reste
potentiellement dangereux pour mon esprit qui n’a rien oublié de la douleur.
Je regarde si le couloir est vide, c’est le cas, ma perfusion et moi nous déambulons librement dans le
couloir de l’hôpital pour se rendre dans la chambre d’à côté, celle de Reagan. J’entre rapidement et
laisse la porte entrouverte derrière moi. Il y a encore mon lit à côté du sien, celui que je ne voulais pas
quitter mais que j’ai dû laisser pour que Reagan et moi puissions retrouver nos familles.
Il dort.
Je l’observe en m’approchant, il dort sur le ventre, son dos est totalement recouvert de pansements. Je
frissonne en grimpant sur le lit. Les images de ce calvaire qu’il a enduré sous mes yeux encore vivaces
dans mon esprit alors que la suite me semble confuse. Notre évasion a mis du temps à entrer dans ma
tête comme quelque chose de réel. Quand ces gens dans la rue se sont approchés, quand les secours
sont arrivés et que Reagan était inconscient je crois que même après tout ce que j’ai vécu entre les
mains de Cooper, ça a été les pires minutes de ma vie. Je pensais que peut-être tout ça avait été fait
trop tard, qu’on avait saisi cette chance au mauvais moment et qu’il n’y survivrait pas. Les coups ont
été si violents, son corps si marqué que c’est un miracle qu’il soit là, endormi sur ce lit à reprendre les
forces qu’il a laissées lorsqu’on s’est échappé.
Je me glisse sous les couvertures, près de la chaleur de son corps en souriant.

— Tu sais qu’ils ne sont pas dupes de ton petit manège ? lance Reagan en frottant son visage
ensommeillé sur l’oreiller.

Il lève son bras et je me faufile dessous en soupirant de plaisir. Je sais que le personnel de l’hôpital
est au courant de mon manège et qu’il laisse courir. Mais je ne peux pas me réveiller sans lui, je ne
peux pas passer de quatre années à sentir son corps contre le mien chaque matin à rien. Dès la
première nuit où ils nous ont séparés, je me suis retrouvée le matin dans les bras de Reagan comme
toujours. Je n’ai pas réfléchi en me réveillant au milieu de la nuit dans ma chambre vide, je suis allée
le retrouver et même s’il était à peine conscient à cause des médicaments qu’on lui a donnés pour
soigner son dos, il a senti ma présence et ça l’a apaisé autant que moi. Depuis, tous les soirs je vais
dans sa chambre, tous les matins je la quitte avant que les infirmières passent puis je reviens et je
reste avec lui jusqu’au prochain soin, et ainsi de suite.

— Ça va ?

Je souris en sentant sa main pincer mes hanches.

— J’ai vu mon frère ce matin.

Je repense à la tête brune de mon frère, à ses yeux bleus remplis de larmes et au doute dans son
regard. J’ai eu peur qu’il m’oublie durant ces quatre années, j’ai eu peur d’être physiquement une
inconnue pour lui, mais c’est lui qui est un inconnu pour moi. Il a grandi et je n’ai pas assisté à ce
changement. Reagan m’avait dit après avoir vu sa sœur qu’il ne l’avait pas reconnue, mais il a suffi
qu’elle ouvre la bouche pour qu’il retrouve sa sœur.
— Il m’a promis qu’il n’avait pas mis le bazar dans ma chambre.

Je tourne mon visage vers celui de Reagan il me sourit en caressant ma joue.

— Attends-toi à retrouver un vrai bordel alors.

— Tu crois que pour eux c’est pareil ? Qu’ils ont du mal à nous reconnaître ? je demande en
embrassant son nez puis sa bouche.

— On a tous changé Vic, eux, nous, et ça prendra du temps pour que chacun retrouve sa place. Mais ce
ne sera jamais plus pareil.

Je ne sais pas si je veux que ce le soit ou si je veux que ce soit différent. Pour le moment je ne sais
rien, je sais seulement que nous sommes libres et c’est tout ce qui importe, l’avenir nous dira pour le
reste. Reagan me rapproche de lui, sa bouche part dans mon cou et je savoure ses baisers qui n’ont
plus la crainte de voir arriver Cooper et qu’il nous fasse mal.

— Qu’est-ce qu’on fera Reagan ?

J’aime qu’il me parle d’avenir, j’ai toujours aimé ça, c’était notre évasion mentale, mais aujourd’hui
tout ce qu’il dira pourra être concret.

— On se roulera dans les feuilles mortes en automne, je t’apprendrai à conduire, on s’embrassera


dans ta chambre…

Je ferme les yeux, je me laisse bercer par ses paroles et je finis par m’endormir en pensant que la
chance a enfin tourné. Qu’elle nous offre une nouvelle vie, qui aura ses moments de douleur, qui aura
besoin de temps pour être savouré, mais tant qu’il me tient dans ses bras je sais qu’on peut tout
affronter.

***

On m’a enfin enlevé ma perfusion. Je suis bonne pour sortir bientôt. J’ai peur. L’hôpital a quelque
chose de rassurant, un endroit aseptisé avec certes beaucoup de monde, mais ce n’est rien face à
l’extérieur et je ne suis pas sûre de pouvoir l’affronter sans la main de Reagan dans la mienne. Lui va
sûrement devoir rester plus longtemps que moi, son état lui permet de marcher seulement depuis deux
jours.
Je m’apprête à le rejoindre pour la journée quand ma porte s’ouvre.
Mes parents entrent, ma mère a un sourire étincelant, un qui ne la quitte plus depuis qu’elle m’a
retrouvée, même si je la repousse sans cesse quand elle s’approche de moi. Je ne veux pas qu’on me
touche, que ces personnes qui sont mes parents me touchent, qu’ils sentent la saleté sur ma peau ou
qu’ils me blessent.
La psy de l’hôpital m’a dit que c’était normal d’être euphorique et apeuré, mais que cet état ne
durerait pas. Bientôt je prendrai tout pour de la normalité et c’est à ce moment-là que ça risque d’être
dangereux pour moi. Je pourrais chercher à retourner dans mes habitudes de ces quatre dernières
années. Selon moi, ce n’est pas près d’arriver, j’ai trop de choses à faire, à vivre pour penser à
retrouver mon calvaire. Qui voudrait le retrouver de toute façon ?
Mon père referme la porte et mon regard ne quitte pas sa main sur la poignée. Je revois d’autres mains
faire le même geste, dans la chambre de la douleur, fermer et ensuite…

— Vic ? demande ma mère apeurée.

— La porte…

Mon père s’empresse de l’ouvrir en grand et je respire de nouveau en voyant le couloir de l’hôpital.

— Désolée, je lance en baissant les yeux.

— Ne t’excuse pas, j’aurais dû y penser.

Mon père se place derrière ma mère en face de mon lit, ils ne s’assoient pas, d’habitude ils le font. Ils
me rapportent du chocolat ou des trucs à manger que je n’ai pas sentis dans ma bouche depuis trop
longtemps. Ils me parlent de mon frère de tout et de rien, mais pas aujourd’hui.

— Qu’est-ce qu’il y a ? je demande.

Ils se jettent un regard rempli d’appréhension et je commence à paniquer.

— Rien, tout va bien, ne t’en fais pas.

— Maman, je soupire.

Je souris, j’aime dire ce mot, j’aime savoir qu’ils sont là à nouveau et que je peux les appeler.

— Les journalistes nous ont assaillis quand on est entrés et c’était assez étrange toute cette foule.

Ils finissent par s’asseoir et ma mère reprend ses discours volubiles sur le monde et ce que j’ai raté
ces dernières années. Mon père, lui, a l’air ailleurs et inquiet.
Je me souviens de lui comme de quelqu’un de rassurant, quelqu’un qui supporte les problèmes et les
gère le mieux possible sans faillir, mais sûrement que ma disparition a eu cet effet néfaste sur lui
aussi.

— Qu’est-ce qu’il se passe entre toi et Reagan ? il finit par demander sans même se tourner vers moi.

J’attendais cette question depuis qu’on s’est retrouvés, depuis que j’ai réclamé Reagan plus que mes
parents, depuis que le plus important dans ma vie est dans la chambre d’à côté. Et je ne sais pas si je
dois mentir ou dire la vérité. Je ne sais pas s’il est préférable de leur épargner une relation étrange ou
s’il vaut mieux les confronter directement à la réalité.
Je jette un œil à ma mère, elle attend patiemment que je réponde en me tendant un sourire rassurant,
un qui me montre qu’elle acceptera toutes mes réponses. Et je décide de ne pas mentir, mes mensonges
m’ont coûté quatre ans de ma vie, sans compter que Reagan est vital pour moi, alors il fera partie de
ma vie autant qu’ils s’y préparent.
— On s’aime.

Mon père ferme les yeux et sa tête part en arrière contre le dossier du siège. Mon cœur tambourine,
comme s’il attendait un verdict, une chose qui définira ma vie au-delà de l’hôpital.

— Je croyais qu’ils mentaient, que vous étiez simplement…

— Quoi ? Tu croyais quoi exactement ?

— Qu’il était un soutien, mais pas ça.

Je secoue la tête, dépité par mon père qui a du mal à croire ce que je viens de lui dire. Pourtant on
s’aime, notre calvaire nous a rapprochés, il aurait tout aussi bien pu seulement faire de nous des amis,
deux êtres qui se soutiennent mutuellement, mais nous sommes tombés amoureux et aujourd’hui je ne
suis pas prête à renier mon amour pour lui, pas après tout ça. Pas après ce qui nous a liés durant ces
quatre années.

— Qui vous l’a dit ?

— Ses parents, me répond ma mère.

Reagan ne m’en a pas parlé et si c’est le cas c’est sûrement qu’ils ont compris.

— On s’aime, je reprends, c’est ainsi et même si ça peut paraître étrange il est tout ce que j’ai à
présent. Je sais que vous êtes là, que vous êtes ma famille, mais lui il a été là durant ces quatre
années, il était là chaque jour et sans lui… je ne serais pas ici aujourd’hui.

Ma mère se lève et tente de m’approcher, mais elle se retient de me toucher devant mon regard
d‘avertissement. J’essuie les larmes qui sont sorties sans préavis.

— On sait ma chérie, on sait qu’il est important pour toi.

— Je doute que vous sachiez à quel point.

Je me rallonge dans mon lit en leur tournant le dos. Je ne veux pas partager Reagan et notre relation
avec eux. Je ne veux pas qu’ils sachent ou qu’ils comprennent, je veux seulement qu’ils acceptent la
réalité. Je ne vivrais pas sans lui, comme je n’aurais pas vécu tout ce temps s’il n’avait pas été là. Il
m'a aidée, soutenu, il m'a porté quand ça n’allait pas et après le bébé, il a pris soin de moi alors que
j’ai cru mourir. Ils devraient le remercier, parce que si aujourd’hui ils sont soulagés de ma présence
c’est grâce à lui.

***

Je prends le chemin de la chambre de Reagan. La journée a été rude. J’ai dû me justifier sur notre
relation, j’ai dû expliquer ce que je ne voulais pas, mais au regard de mon père je savais qu’il ne se
contenterait pas de mon constat. Il lui fallait plus, comme il faut plus à tout le monde, au flic, au
médecin et à toute personne qui m’approche. Je passe mon temps à m’expliquer et je suis fatiguée de
ça.
J’entre dans la chambre de Reagan, il ne dort pas encore, il est toujours sur le ventre et il me sourit en
me voyant.

— J’ai cru que tu ne viendrais jamais, dit-il tout bas en tirant les couvertures pour me laisser entrer
dans son lit.

Je plonge dans la chaleur de son lit tout contre lui.

— Je te manquais ?

— Tu me manques à la minute où tu passes cette porte.

Je me redresse pour l’embrasser, sa bouche accapare la mienne, nos lèvres, qui se connaissent
parfaitement aiment tellement se retrouver, c’est comme rentrer à la maison, une bouffée d’oxygène
revigorante.
Reagan me fait passer sous lui, notre baiser devient plus passionné, plus empressé et j’ignore combien
de temps s’est écoulé depuis la dernière fois qu’on a fait l’amour, mais mon corps me dit que c’était il
y a trop longtemps. Le corps de Reagan se pose sur la mien, je me retiens de passer mes mains sur son
dos, j’attrape seulement sa nuque doucement en l’embrassant avidement. Je sens cette chose se
réveiller dès qu’il me touche, ce besoin grandissant qui l’appelle désespérément.

— Toi aussi tu me manques, dis-je contre ses lèvres en reprenant mon souffle.

Il me sourit en caressant ma joue, la veilleuse qu’ils laissent dans sa chambre nous éclaire
suffisamment pour que j’arrive à voir ses yeux magnifiques remplis de désir.

— Pourquoi tu n’es pas venue plus tôt ?

— Mes parents sont venus et…

— Et ? il demande en voyant mon hésitation.

— Ils m’ont demandé pour nous.

Reagan soupire et appuie son front contre le mien pendant que je continue de caresser sa nuque.

— Je leur ai dit la vérité.

— Et qu’ont-ils dit ?

Je repense à mon père prostré sur le fauteuil de ma chambre, le regard dans le vide comme si tout était
trop fort pour lui et que ça méritait réflexion pour savoir s’il pouvait l’accepter ou non. Ma mère, elle,
m’a souri et je sais qu’elle ne comprend pas, mais qu’elle prend, parce que c’est moi et que c’est tout
ce qui compte.

— Rien, il n’y a rien à dire de toute façon. Je t’aime, à eux de vivre avec ça.

Reagan pose de nouveau ses lèvres sur les miennes, mais je m’écarte avant de perdre le contrôle et
d’en oublier ma question.

— Qu’ont dit les tiens ?

Ses mains viennent encadrer mon visage, ses pouces me caressent et son regard grave et franc plonge
profondément dans le mien, si loin en moi qu’il doit être capable de voir mon âme.

— Je me fous de ce qu’ils disent ou pensent, tu es dans ma vie et tu y resteras qu’ils soient d’accord ou
non. Ce n’est pas ce qui compte Vic, c’est nous, toi et moi après tout ça. Personne ne nous séparera. Si
tout ce qu’on a traversé n’a pas réussi, ce n’est pas ça qui nous arrêtera. Je t’aime, je te veux avec
moi, dans cette vie comme dans la précédente, je veux qu’on fasse toutes ces choses qu’on a imaginées
pouvoir faire et je veux qu’on le fasse librement.

Je reprends ses lèvres avec passion, ses mots, son regard, son corps qui s’appuie de plus en plus sur le
mien ravive mon désir. Reagan est l’homme que ma vie a choisi, pas par dépit ou par besoin, mais par
envie. Parce qu’il est fort, parce qu’il est intelligent parce qu’il est drôle, parce qu’il est beau et parce
que je l’aime à m’en couper le souffle.

— Je ne te quitterai jamais Vic, je te le promets.

Et je l’ai cru, comme je l’ai toujours cru. J’ai cru qu’on serait inséparable qu’on serait ces deux êtres
que personne ne comprend, mais qui n’ont pas besoin de ça pour être heureux, qui ont seulement
besoin d’être ensemble. Reagan m’a fait l’amour doucement, tendrement avec amour et passion. On
s’est aimés une dernière fois et le lendemain je le quittais. Tout s’envolait comme moi qui partais à
l’autre bout du pays, loin de lui et de ce qui a fait mon monde durant les pires années de ma vie. On
m’a privé de mon essence en nous séparant, en me forçant à faire ce choix qui n’en était pas un, en
suivant mes parents à Portland. J’ai laissé Reagan ce matin-là, endormi sur le ventre, apaisé, son
corps semblait serein et son esprit n’avait pas l’air de le faire cauchemarder. Et je n’ai pas dit au
revoir. Parce qu’il n’y a pas d’au revoir, entre lui et moi, la distance sera immense, le temps long, mais
on se retrouvera, parce que Reagan ne rompt jamais ses promesses.
Chapitre 37
Reagan

10 Décembre 2016
Quatre mois plus tard…

Lorsqu’on côtoie le meurtre, on a la chance de savoir quelles sont ses failles. On sait les choses qu’il ne
faut pas faire pour plonger. Les erreurs qu’il ne faut pas commettre, les détails auxquels penser.
La vengeance parfaite ne se prépare pas en une nuit, il faut du temps, il faut des moyens, il faut de
l’intelligence, et j’ai tout ça. J’ai pris le temps de les obtenir. J’ai pris le temps de faire ce qu’il fallait
pour que tout soit parfait. J’ai attendu ce moment depuis dix ans, je n’ai pas envie de le rater.
Dans la vie, on n’a rien sans rien. C’est ce que j’ai compris après vingt-huit ans de vie. Après des années
à côtoyer le mal, à le dompter pour ne pas sombrer, ce soir, je vais le laisser me dominer.
J’ai lu un livre lorsque j’ai passé mon diplôme en criminologie qui disait que le mal était en chacun de
nous, et qu’il suffisait d’une fraction de seconde, d’un acte, pour le déclencher. Nous ne sommes plus
humains, nous devenons des monstres, le tout en quelques instants.
Petit j’avais peur de l’eau, j’avais peur de la mer et de sa profondeur, je pensais que l’océan allait
m’engloutir lorsque je m’y baignais. Je ne voyais pas le fond et je pensais qu’il n’y en avait jamais. Plus
grand, j’ai compris qu’il y avait un fond, seulement, on ne l’avait pas encore touché. Et qui sait, peut-être
que jamais nous ne le toucherions.
Autour de nous, il n’y a pas que l’océan qui nous engloutit, il y a la nuit aussi et ce calme presque
inquiétant. Nous sommes seuls au monde. Cela fait des heures que je navigue en mer avec le GPS pour
trouver l’endroit que j’ai repéré à l’avance en faisant des recherches.
Nous y sommes.
Je regarde Cooper inconscient, il git sur une bâche pour ne pas tacher le bois du bateau avec son ADN.
Ça fait deux jours que nous sommes en tête à tête.
J’ai mis mon plan à exécution lorsqu’il ne s’y attendait pas. Je ne me pensais pas capable d’être à ce
point cruel, et pourtant, la haine nous pousse à faire des choses inhumaines. Cette dernière m’a donné la
force d’aller jusqu’au bout.
Je l’ai observé durant quatre mois pour connaître ses habitudes, puis quand le moment a été propice, je
l’ai enlevé. Je l’ai maîtrisé en lui injectant un puissant somnifère dans les veines.
On a pris la route, puis le bateau, et il y a quelques heures, lorsque j’ai jeté l’ancre, je lui ai injecté un
produit spécial pour le rendre incapable de bouger à son réveil, mais qui ne l’empêchera pas d’être
conscient.
Maintenant j’attends qu’il se réveille.
Je tire sur ma clope, la fumée s’échappe dans la nuit, mon cœur bat à toute allure. Je n’ai jamais tabassé
personne, j’aurais pu tabasser Cooper, mais ça laisse des traces. Il faut dire que je n’ai pas vraiment eu
l’occasion au cours de mon adolescence d’user de mes poings.
Je regarde mon bourreau, et je me demande s’il le sent. S’il se doute que son heure a sonné. S’il sait que
la vengeance est proche et qu’il va payer.
J’ignore combien de temps j’attends avant que je ne voie sa tête remuer.

— Tu te réveilles enfin, je souffle.

Je tire une dernière fois sur ma cigarette avant de la jeter en mer. J’entends les gémissements de Cooper,
on dirait une petite fille.
Je ne ressens aucune compassion, je suis froid, glacé de l’intérieur. Les quatre mois qui ont suivi la fin du
procès ont été difficiles. Les médias nous ont harcelés, j’ai terminé le documentaire en le jetant à la
gueule de mon patron qui riait. J’ai démissionné, déménagé, confié mon chien à Parker en disant que je
reviendrais le chercher dans quelques temps. Je n’ai pas vu mes parents ni ma sœur, je me suis isolé. J’en
avais besoin, je voulais être seul pour réfléchir à tout ça, à ce que j’allais faire, sans prendre le risque
d’être découvert. L’amour peut nous faire faire des choses stupides pour protéger l’autre, et je n’ose pas
imaginer ce qu’auraient pu faire mes proches.
J’ai l’impression que je vais exploser, je sens cette haine si puissante en moi que j’en tremble, elle me
domine tellement, elle n’a jamais été aussi forte. J’ai craqué ma carapace et mes démons en sortent, ce
n’est pas beau à voir.
Je me lève et marche vers Cooper pour le voir avec plus de clarté. Il est réveillé, ses yeux sont ouverts,
mais je n’ai pas l’impression que le reste de son corps bouge. Sans doute que la drogue que j’ai injectée
fait effet.
Son regard croise le mien, il se fige, l’espace d’un instant, je vois dans ses yeux marron la peur. Bordel,
il peut se chier dessus en effet.

— Où sommes-nous ? m’interroge-t-il d’une voix pâteuse.

— En mer, je déclare d’une voix froide.

Cooper commence à paniquer mais son corps ne bouge pas. Je ne ressens rien, lui, ça l’excitait de nous
voir nous débattre de nos liens, mais moi, j’ai juste pitié. Pitié du monstre qu’il est. J’ai juste la haine de
l’avoir si près de moi.
Il m’interroge du regard pour savoir ce qu’il lui arrive et j’ai pitié.

— Je t’ai injecté un truc, tu ne peux pas bouger. T’es fait comme un putain de rat, je déclare froidement.

Je me baisse, saisis ses cheveux et tourne sa tête dans ma direction. Je n’oublie pas que j’ai affaire à un
monstre, un monstre qui a endossé le rôle d’une victime durant quatre mois. J’ai écouté ses interviews,
j’ai lu ses putains d’articles, il nous aura fait passer pour des fous. Il nous aura détruits jusqu’au bout,
même nos vies d’adultes, il nous les aura prises.
Cooper esquisse un léger sourire, puis il se met à rire, et ce son sec et tranchant me fait bouillir
davantage.

— Nous y voilà enfin, chuchote-t-il.

Je le lâche sans répondre, et marche vers l’autre bout du bateau de pêche, je n’ai pas dormi et je
commence à être épuisé. C’est l’adrénaline qui me maintient en alerte, savoir que je touche du bout des
doigts mon but. Après, je m’effondrerai.

— Tu as enfin les couilles d’agir, lâche Cooper, immobile, tu es enfin un homme !

Il se moque mais je ne l’écoute pas. Je retire la bâche de l’objet que j’ai construit de mes propres mains
et le tire vers le centre du bateau.

— On ne te retrouvera jamais Cooper, je m’en suis assuré, je lance d’une voix terne.

Je sens le regard de mon bourreau sur la boite en métal trouée à la taille d’un homme. Il se remet à rire.

— Tout ce qui tombe en mer finit par ressortir un jour.

Je me surprends à sourire, la colère fait battre mon cœur plus vite. Je laisse même échapper un rire
nerveux. Il fait erreur, dans notre situation, rien ne remontera.

— Non, pas cette fois.

Je sors de plusieurs sacs de sport les nombreuses chaînes en acier et les cadenas que j’insère dans les
zones créées exprès, tout en lui fournissant des explications.

— Il y a trois ans, j’ai fait une émission sur un homme qui a tué plusieurs femmes. Il les a jetées à la mer,
en lestant leurs corps dans une simple housse. Malheureusement, il n’avait pas prévu qu’avec la
décomposition, et l’environnement, la housse ne tienne pas. Plusieurs cadavres sont remontés et il a été
arrêté. Son idée était loin d’être mauvaise, alors j’ai réfléchi. La mer est un vrai cimetière, mais elle n’est
pas une très bonne amie. Alors il faut faire en sorte de devenir son meilleur ami, comme ça, elle nous le
rendra bien.

Je montre le sol d’un signe de la main tout en continuant de lui parler d’une voix froide.

— Sous nos pieds, il y a une faille comme il y en a beaucoup sur la terre. Elle est si profonde que
personne ne s’en approche, ce n’est pas une zone de pêche, ce n’est rien.

Personne ne viendra fouiller ici, et si un jour, quelqu’un vient mettre son nez dans cette zone, Cooper sera
introuvable depuis longtemps. Je m’en suis assuré.
Je sens la tension s’échapper de Cooper, suivis de près par la colère et la peur, cet enfoiré vient de piger.
Il ne pourra pas se délecter un instant de me voir payer son meurtre.

— Tu as tout préparé salopard ! crache-t-il.

Je jette la chaîne au sol, et me jette à mon tour sur lui.

— Ne l’avais-tu pas fait ? Lorsque tu as pris la décision de nous séquestrer, n’avais-tu pas fait en sorte
que tout se passe pour le mieux, pour toi ?

Il est pire que moi dans l’histoire. C’est lui qui a fait en sorte que tout soit parfait pour ses putains de
fantasmes. Il avait l’argent pour séquestrer deux gamins, pour en faire des esclaves sexuels. Il le pouvait
alors il l’a fait. Je ne lui rends que la monnaie de sa pièce.
Cooper se remet à rire, je crois que les anesthésiants ont certains effets secondaires sur sa personne, mais
je m’en fous.

— La justice a été clémente et stupide envers toi, mais ne me demande pas de l’être à mon tour, je
renchéris.

— Comment tu vas la regarder avec mon sang sur les mains, lance-t-il.

Encore une fois, il est à côté de la plaque.

— Non Cooper, je n’arrivais pas à la regarder comme elle le méritait. Tu as privé notre fils de sa vie, tu
as détruit la nôtre, tu mérites d’en subir les conséquences. Tu vas sombrer dans l’oubli, tu ne seras sans
doute personne aux yeux de la justice, mais tu n’existeras plus aux yeux du monde.

— Tu vas devenir comme moi, se moque Cooper.

Je me fige en le dévisageant. Il se trompe, pour devenir comme lui, il faut exercer l’horreur longtemps, je
ne vais la laisser m’emporter qu’un instant.

— Non, j’accède à la paix comme je peux, et si pour ça, je dois vivre avec d’autres démons, au moins
j’aurai chassé les tiens.

— Tu n’es pas comme ça Reagan.

Pourtant à cet instant, je ne vaux pas mieux que lui, sauf que je m’en contrefous.
Je me tourne sans l’écouter et pars chercher son futur cercueil. Je tire vers lui la caisse en métal troué et
prête à être lestée. Je ne réfléchis pas lorsque je le saisis par les bras et le soulève pour le mettre dedans.
Je le fous dans sa caisse sans prendre le temps de le ménager, il ne sent rien de toute façon. Une fois qu’il
est allongé dedans, je l’observe un instant, le souffle court. C’est ma dernière chance de savoir ce qui me
hante tant depuis des années.

— J’aimerais savoir si t’as quelque chose à dire enfoiré, je lance en m’appuyant sur son tombeau.

Cooper rit toujours, et j’ai l’impression qu’il mourra avec, comme le pauvre fou qu’il a été durant des
années. Il va mourir, mais ne semble pas paniquer, il semble l’accepter, comme une fin logique à notre
histoire.

— J’aurais dû te tuer devant ses yeux, lâche-t-il dans un chuchotement. Au moins, je me serais délecté de
son chagrin. Si je ne regrette qu’une chose, c’est bien ça. De ne pas t’avoir tué lorsque j’ai découvert que
tu la baisais.

— Tu as raté ta chance, mais je ne raterai pas la mienne, je souffle d’une voix éteinte.

Les battements de mon cœur se font plus rapides dans ma poitrine. Jusqu’au bout, il aura trouvé le moyen
de me faire mal.
Malheureusement pour lui, c’est bientôt fini.

— C’est ainsi.

Mais aux yeux de tous, il aura remporté la bataille. Je gagnerai la nôtre, mais officiellement, il ne paiera
jamais.

— J’aurais trois questions, je lance en le dévisageant.

— Pose, mais n’attends pas des réponses.

Je le foudroie du regard en serrant la mâchoire.

— Bien sûr que si tu vas répondre, pour ta putain de conscience ou pour simplement te délecter de me
faire souffrir une dernière fois. Alors, la première s’est : pourquoi nous ? Qu’est-ce qui a fait la
différence ?

Je me suis longtemps demandé pourquoi il nous avait choisis avec Vic, qu’est-ce qui l’avait poussé à
nous prendre nous, plutôt que deux autres. Je me le demandais à chaque fois qu’il entrait dans notre
chambre, à chaque fois que je devais encaisser ses coups, subir ses actes. Pourquoi nous ? Qu’avions-
nous fait ?
Cooper sourit.

— Le hasard. Un jour je suis allé avec les gars que j’ai embauchés pour vous kidnapper devant votre
bahut et je vous ai choisis. J’aimais bien ta petite gueule de rebelle et son petit cul de vierge, se moque
Cooper.

Le hasard. C’est le hasard qui nous a menés ici ?


Je serre les poings, la colère se réveille, la rage de l’injustice qui m’a tant de fois tirée du sommeil.
C’est une réponse aussi logique que dégueulasse, à sa hauteur. Je ne suis même pas surpris.

— La femme, c’était qui ? je demande d’une voix sèche.

— Une amie que je protégerai comme tu la protèges, me répond-il sans hésiter, tout en restant vague.

Enfoiré.
Il va m’user jusqu’au bout. Il ne dira rien, je le sais, il mourra avec ses derniers secrets et même dans la
torture, il ne confiera rien, parce qu’il aime ça.
Alors jamais nous ne la retrouverons, jamais elle ne paiera. Mais lui, il paiera pour elle.

— Et le bébé ? T’en as fait quoi ? j’ose demander d’une voix tremblante.

Cooper esquisse un sourire diabolique qui me fout des frissons. Je sens venir le coup fatal qui va faire
atrocement mal.

— Elle s’en est occupée, et jamais tu ne retrouveras sa dépouille, comme on ne retrouvera jamais la
mienne. Tu n’enterreras jamais votre putain de chose, puisqu’elle a fini à la poubelle, rit Cooper.
Le son de sa voix criarde et moqueuse me fait bondir.
Sans réfléchir, mon poing atterrit dans son visage. J’ignore la douleur de ce coup, parce qu’il fait moins
mal que l’organe dans ma poitrine qui entend ces paroles.

— J’étais certain que tu réagirais ! se moque Cooper en crachant du sang.

— Tu vas crever salopard ! je hurle en m’éloignant légèrement.

Sinon, je vais le tuer de mes propres mains.


Je m’assois un instant sur le rebord du bateau, il faut que je me calme, il faut que je reprenne mes esprits
sinon je vais commettre une erreur.
Fais le deuil de ses excuses, Reag, tu ne les auras pas. Il ne te les fera jamais, comme il ne te les a pas
faites lors de ta visite.
Tu ne sauras jamais ce qui s’est passé avec ton fils.
Tu ne retrouveras jamais cette femme.
Je me balance sur moi-même pour tenter de faire taire ces voix dans ma tête qui me rendent fou. J’ai
tellement mal dans la poitrine et la colère est si puissante. Comment peut-on gérer ça ?

— Je ne te supplierai pas de m’épargner, lance-t-il, au bout d’un moment.

Je me fige, mon cœur bat de plus en plus vite, ma vue est trouble tellement mon sang bouillonne de rage.

— Je n’espérais pas que tu le fasses, je réponds dans un souffle amer.

Je ferme les yeux et inspire. Je n’obtiendrai rien de plus alors à quoi bon me faire plus de mal en
retardant l’échéance ?
Je me lève, marche vers lui, et le regarde une dernière fois. Ma voix est sans appel lorsque je déclare :

— Adieu pourriture, et puisse les enfers t’engloutir.

Cooper se met à rire, il rit toujours lorsque je ferme son cercueil en métal. Mes gestes ne sont pas
hésitants un seul instant. Je termine de fixer les chaînes en acier cadenassées de part et d’autre pour le
maintenir fermé. Je vérifie que tout soit parfait. Le cercueil a été fabriqué par mes soins. Il a des petits
trous sur toute sa surface pour permettre à la nature de faire son travail. J’espère que les poissons
boufferont cet enculé.
Je fixe le grillage souple sur quelques zones, d’ici quelques mois, le tombeau de Cooper sera transformé
en corail par la mer. Il disparaîtra.
Une fois certain que son tombeau en restera bien un, mon esprit ignore les rires et les insultes de Cooper
qui résonnent.
Je pousse le cercueil jusqu’au bout du bateau de pêche. C’est lourd, je n’aurais jamais pu le balancer par-
dessus bord sans ce type de bateau construit sans barrière de sécurité. Je l’ai loué il y a plus d’une
semaine sous un faux nom, en me grimant. J’ai prétexté une envie de pêcher en pleine mer, et j’étais
crédible avec le matériel que j’ai acheté exprès, en liquide.
Lorsque j’arrive au bout, à un pas de le faire tomber à l’eau, je me fige.
Je sens la colère battre dans mes veines. Mais surtout, je sens ce profond soulagement que personne ne
peut comprendre en sachant que bientôt, ce monstre ne vivra plus.
Je ferme les yeux, en inspirant un grand coup, le visage de Vic apparaît devant mes yeux, et me donne la
force de faire ce dernier pas. Je pousse son cercueil en mer, ce dernier fait un bruit sourd en heurtant
l’eau. Je le regarde couler, j’entends les hurlements un peu étouffés de Cooper qui voit et sent la mort
arriver, mais je ne bouge pas.
Je le regarde prendre l’eau et sombrer. Dans la pénombre de la nuit, je vois les bulles d’oxygène
remonter puis… plus rien. Plus de vagues, plus de signes qu’on a jeté quelque chose à l’eau. Ça n’a duré
qu’une minute et il faut deux minutes pour se noyer.
Quelques instants plus tard, il n’y a plus rien. Seulement le calme plat d’une nuit en mer, éclairé par la
lune qui vient de devenir témoin de mon crime.
Je l’ai tué.
Cooper est mort.
Je sens des larmes glisser le long de mes joues, elles sont brûlantes et nombreuses, tellement nombreuses
que ma vue se brouille. Je ne vois plus rien, je ne ressens plus rien. Cette colère s’éteint petit à petit,
remplacée par autre chose.
Je n’ai pas de regrets, c’est simplement le soulagement qui me frappe de plein fouet et met mes émotions
à rude épreuve.
Je tombe à genoux près de là où j’ai jeté mon bourreau à la mer, et je pleure. Je pleure comme j’ai
rarement pleuré au cours de ces dix dernières années. Je pleure pour le mal qu’on nous a fait durant ces
quatre années, je pleure pour mon fils qui ne connaîtra jamais la paix. Je pleure pour Vic, pour tout ce
temps où nous avons souffert, pour toutes ces fois où il nous a abusés. Je pleure la colère et la honte que
j’ai pu ressentir, je pleure à notre injustice, et au fait que j’ai dû moi aussi me transformer en monstre
pour agir.
Je pleure, et ça fait du bien d’évacuer ça, de laisser sortir ces démons qui me rongeaient de l’intérieur.
J’ai tué mon bourreau, je nous ai vengés, mais sa mort ne calmera pas la souffrance de nos plaies. Elles
sont là, elles seront toujours présentes, mais désormais, elles feront moins mal qu’avant.
Il ne suffit pas d’un geste, pour en effacer des milliers, il ne suffit pas d’une action pour en oublier des
centaines. Je savais que rien de tout ça n’arriverait, j’espérais seulement un peu de soulagement et en
effet, il est là. Il est naissant au creux de ma poitrine. Il remplace la culpabilité d’un homme qui commet
un crime impulsivement. Je ne regrette rien, si ce n’est de ne pas avoir pu agir avant. Certains penseront
que je l’ai tué, et ils n’auront pas tort, mais rien ne le prouvera. Cette nuit-là, je n’étais pas chez moi,
j’étais ailleurs, et Cooper aussi. Nos chemins ne se sont jamais croisés, il s’est perdu, aura disparu
comme certains journalistes criminalistes disent lorsqu’ils parlent des criminels qui échappent à un
jugement. Il aura fui à l’autre bout du monde, fuyant sa famille et ses responsabilités, et ça n’étonnera
personne. Il aura laissé une carte postale dans la boite aux lettres de la maison de sa femme avec écrit
« Pardonnez-moi ». Il endossera le rôle d’un homme fuyard qui devait se reprocher quelque chose, et
peut-être que certains le verront comme un coupable. Peut-être que personne ne s’imaginera qu’il a été
enlevé puis assassiné. Les criminels fuient souvent pour recommencer une vie à l’étranger. Et c’est ce
qu’il aura fait. Si jamais quelqu’un sait que je mens, jamais il ne pourra le prouver. Pas de corps, pas de
meurtre, et vu ce qu’il en est de la justice, je me dis que je ne risque pas grand-chose.
Je suis déjà emprisonné d’une certaine façon, alors si demain je dois retourner dans une cage, je saurai
pourquoi j’y suis. Il y aura une bonne raison à tout ça.
Si demain, je finis en prison, ce ne sera pas celle avec des barreaux en métal, mais bien celle érigée de
par mes actes.
En attendant, je dois vivre, je m’en suis donné les moyens, peut-être égoïstement, mais il est temps de
voir ce que donne un monde où la pire des raclures n’y vit pas.
Il est temps de découvrir une vie peut-être aux côtés de Vic, si après mon silence, elle veut toujours de
moi.
Chapitre 38
Vic

Fin 2016
Portland, Ohio

La vie peut être la reine des garces. Si on ne tient pas compte des actes voulus, le reste n’est qu’une
question de chance, de bon numéro sorti au bon moment ou pour moi, de poisses qui collent à la peau. Ma
vie avait pourtant bien commencé, je suis née dans une famille heureuse, mes parents ont une bonne
situation financière, ils m’aiment comme doivent le faire des parents et mon enfance s’appelait bonheur.
J’ai grandi, j’ai découvert malgré moi ce dont la vie est capable. Le pire que l’humanité peut engendrer,
la cruauté que seul un humain peut commettre. Les animaux ne sont pas cruels. Ils se battent pour survivre,
pour des raisons vitales, mais jamais par simple plaisir. L’homme si. Et c’est lui l’être le plus avancé que
porte cette terre. Mais l’homme, avec son beau cerveau capable de réfléchir, avec sa sensibilité, est
quand même capable de laisser un monstre dehors. Oui, celui qui se croit au-dessus de tout sur cette
planète, qui se croit fort et impérialiste fait des erreurs. De grosses erreurs, des erreurs qui me coûtent.
J’ai mis des années à tenter de faire taire la peur en moi, de me dire qu’il était enfermé, que je ne risquais
rien en marchant dans la rue, que personne ne viendrait forcer ma porte et m’enlever. Aujourd’hui, la peur
est revenue au grand galop. Elle bouffe mon existence. Je ne dors plus, je sursaute à chaque bruit, je
regarde derrière moi en étant certaine que je verrais des mains se tendre pour me bâillonner et je suis
épuisée de ressentir tout ça. Je pensais ces années mortes, même si on ne guérit jamais vraiment de ce
qu’on a vécu, je pensais avoir fait le plus gros et surtout j’avais Reagan.
Maintenant, je suis seule avec ma peur pour seule compagnie et je ne suis pas sûre de pouvoir vivre ainsi
longtemps. Je n’ai plus l’énergie de me battre, je n’ai plus l’envie non plus.
Il m’a laissée.
Reagan m’a abandonnée. Une part de moi comprend sa raison, une autre enrage. Je sais ce qu’il va faire
et je dois ajouter ça à toutes les peurs qui me tiraillent ces derniers temps. Il va le tuer. Reagan a besoin
de justice, de vengeance, de savoir que le mot « fin » est prononcé d’une façon ou d’une autre. Il a choisi
de le mettre lui-même. Mais je ne veux pas qu’il devienne un meurtrier, je ne veux pas qu’il risque sa
liberté pour Cooper, je ne veux pas qu’il souffre d’une façon ou d’une autre. Mais en le laissant en vie, il
ne vivra jamais réellement, il aura toujours cette sensation d’injustice et ce manque de considération que
notre pays n’a pas voulu nous accorder. Et je comprends ça, je le comprends puisque je me sens pareille.
Moi aussi je veux qu’il meure, je veux tirer un trait sur ce passé macabre, je veux qu’il disparaisse de la
terre et que plus jamais il ne puisse faire du mal à qui que ce soit. Mais je ne veux pas perdre Reagan. Je
ne peux pas le perdre. La vie nous a déjà séparés une fois, et durant ces dix années où on était loin l’un de
l’autre, je n’ai pas vécu. J’ai seulement flotté au-dessus de tout, mais sans lui rien n’avait de sens. Il me
manquait cet essentiel, ce qui nous tient en vie et fait de nous des êtres humains capables du meilleur,
l’amour de ma vie.
Je l’ai retrouvé et il est parti.
Au fond je ne sais pas ce qui ce serait passé entre Reagan et moi si le procès avait tourné différemment.
Qu’est-ce qu’on serait devenu ? Est-ce qu’on aurait eu un avenir en commun ? Est-ce que nos rêves durant
notre captivité auraient pu devenir réels ? Je n’en sais rien, la vie est une garce.
Je suis de retour à Portland depuis quatre mois. Je ne voulais pas rentrer, je voulais rester à Lancaster
attendre, espérer, je ne sais pas, mais rester proche de Reagan. Mais la vie, elle, reprend son cours, elle
s’est déjà arrêtée trop longtemps et ma vie c’est ici qu’elle se joue. J’ai repris le boulot, mes séances
chez les psys qui sont passés d’une à deux fois par semaine, parce qu’à mon traumatisme s’ajoute le
procès raté et la perte de Reagan. Mon frère vient une fois par mois pour notre soirée pizza, ma mère
m’appelle tous les jours et mon père me regarde comme s’il s’attendait à ce que j’explose à tout moment.
Je ne sais pas au fond ce qui me retient de craquer. J’ai pleuré après le procès, j’ai pleuré pour l’injustice
et l’incompréhension et j’ai été en colère. Reagan lui a explosé, tout ce qu’il a toujours tenté de contenir
sort enfin et peut-être qu’après tout ça, il sera plus serein. Pour ma part, c’est avec lui que je le serais,
j’aurais beau lâcher ma hargne, crier, hurler ma colère au monde entier, rien ne me calmera à part Reagan.
Il est le balancier de ma vie, celui qui fait qu’elle est en équilibre et que l’horreur devient acceptable
parce qu’il l’anéantit par son amour.
Mais ça fait plus de quatre mois à présent, que je revois chaque jour ses yeux embués de larmes, que je
vois sa peine et sa détermination qu’il avait devant le tribunal. On ne s’est pas dit adieu. On ne se dit
jamais adieu avec Reagan on est lié d’une façon ou d’une autre, nos routes se recroiseront, je le sais,
mais je ne veux pas attendre dix ans cette fois.
Pourtant si l’envie de parcourir le pays à sa recherche me tente énormément, je sais que c’est inutile.
Reagan a besoin de temps, peut-être qu’il reviendra sur sa décision et quand il se sentira prêt il
reviendra. J’ai cette certitude qu’il ne me laissera pas, parce qu’il ne l’a jamais fait, il fait juste les
choses comme il pense qu’elles doivent être faites. Sans moi.
J’inspire en voyant la première vague de spectateurs arriver devant moi et je colle un sourire de façade
sur mon visage. Je ne regarde pas les gens, mes yeux sont sur leurs mains, sur les billets qu’ils me tendent
et mon éternel discours résonne déjà dans ma tête.

— Bonjour, salle 6 au fond du couloir sur votre gauche, bon film.

Et toujours la même chose encore et encore, une routine qui me plait d’une certaine façon, qui semble
normale dans le chaos de ma vie. Tous ces gens, qui rient, qui parlent fort, qui parfois ne font pas
attention à moi ou qui me disent merci, ne savent rien de moi. Le procès, son résultat surtout, a fait le tour
du monde, mais dans mon cinéma, je suis l’ouvreuse, je ne suis pas la perverse qui a accusé un homme
innocent. J’ai eu droit à la tonne de journalistes chez ma grand-mère, aux questions stupides et même ici,
chez mes parents, mais heureusement pour moi ils ne savent pas où j’habite, mon adresse officielle étant
celle de mes parents.
Je termine la première vague de clients, la seconde va arriver dans une vingtaine de minutes pour les
films qui commencent plus tard, ensuite je pourrai rentrer. Comme plus personne de mes collègues ne veut
bosser avec moi je me retrouve sur les séances du matin, celles où il n’y a besoin que d’une personne, et
ça me va parfaitement. Je ne sais pas si j’aurais pu travailler le soir, sortir et rentrer alors qu’il fait nuit
dehors aurait été impossible.

***
Je sors du magasin en tentant de trouver un équilibre entre tous mes sacs de courses. Je crois que j’y suis
allée un peu fort sur les tablettes de chocolat, mais au moins je n’en manquerai pas. Je prends le chemin
de chez moi, il est seize heures, les rues sont calmes en semaine à cette heure-ci et j’ai hâte de rentrer. De
retrouver mon espace personnel où il n’y a que moi et mes envies. Et j’ai envie de dessiner. En ce
moment je ne fais que ça. Grâce à mes nuits courtes et mon boulot qui me laisse pas mal de temps libre,
j’ai de quoi occuper mes journées. Alors je dessine Reagan encore et encore, sous toutes les coutures,
avec toutes les images que j’ai de lui de ces mois passés ensemble.
J’aurais aimé avoir les différents portraits que j’ai faits de lui durant notre captivité, mais ce sont des
preuves et j’ignore si un jour j’aurai le droit de reprendre ce qui m’appartient.
J’arrive dans ma rue, mon immeuble est au centre sur le côté gauche, celui où le soleil vient se poser
toute la journée, ce qui est plus qu’agréable en cette saison. Ma rue est faite principalement de maisons
transformées en appartements, elle est calme et pratique pour sa situation proche du centre-ville. Je passe
la porte d’entrée toujours ouverte, je jette un œil à ma boite aux lettres et récupère le courrier déposé ce
matin par le facteur.
Je monte les deux étages qui me séparent de mon terrier comme l’appelle mon frère en regardant avec
dégoût les factures et l’offre de crédit de rêve qu’on me propose et qui va terminer sa vie dans ma
poubelle.
J’arrive au dernier pan de l’escalier qui mène à mon palier, que je suis la seule à occuper, quand mes
courses m’échappent des mains.
Reagan est assis en haut des marches le dos contre le mur, son visage tourné vers moi. Je reste figé à le
regarder et lui non plus ne bouge pas. Mon cœur fait des saltos dans ma poitrine alors qu’on se dévisage
dans un silence troublant.
Reagan est là.
Je suis encore sous le choc quand il se lève, qu’il me dévoile son grand corps et qu’il descend les
quelques marches qui nous séparent. Je l’observe faire, je le vois se baisser pour ramasser mes courses
éparpillées et prendre les sacs dans ses mains. Il ne dit toujours rien quand il remonte pour aller jusqu’à
ma porte les déposer et m’attendre. Peut-être que je rêve. Peut-être que tout ça est dans ma tête et qu’à
force d’espérer je perds la tête, mais il y a quelque chose qui me fait dire que tout est réel.
Son regard, ses yeux verts dévastateurs sont différents, ses gestes, sa façon de se déplacer et d’être…
détendu.
Je déglutis et monte les marches en m’aidant de la rampe tellement mes jambes tremblent. Je cherche les
clefs dans mon sac en essayant de rester calme.
Je finis par ouvrir la porte, Reagan prend mes sacs et entre, je le suis et referme derrière moi avant de me
débarrasser de mon manteau. Il trouve la cuisine facilement, mon salaire ne me permet pas de me payer
un appartement de luxe, mais seulement un studio avec une petite cuisine que le propriétaire m’a vendu
comme exceptionnel !
Je rejoins Reagan avec une drôle de sensation dans le ventre, une qui me dit que tout ça est trop étrange.
Il a posé mes sacs sur la table ainsi que son cuir sur une chaise. Il observe mon environnement par-delà le
bar qui sépare la cuisine du reste de l’appartement.
Je reste à la porte et moi c’est lui que j’observe. Sa présence, ici, chez moi, est étrange comme tout le
reste et comme ce silence qui ne s’éteint pas. Reagan finit par se tourner vers moi, ses yeux dans les
miens et je n’ai pas besoin de demander, je sais.

— Tu l’as fait.
Il hoche la tête, je ne lui demanderai pas quand ou comment, je n’ai pas besoin de savoir ça. Il n’y a
qu’une chose que je veux savoir.

— Est ce que tu es en sécurité ?

— Oui, dit-il en fourrant ses mains dans les poches de son jean.

Sa voix résonne dans la cuisine, l’écho se projette encore et encore dans mes oreilles et je sens la tension
quitter mon corps. Je sens ce que je redoutais en même temps que je l’attendais depuis tellement
longtemps. Cette sensation de légèreté qui vient battre dans ma poitrine, comme si on avait enlevé le
poids de mon existence et qu'une page blanche s’était créée.
Je me laisse glisser le long du mur, les larmes de soulagement coulent de mes yeux et je ne les retiens pas,
tout comme ce cri qui sort de ma bouche. Un cri violent qui fait ressortir les années de peur, de douleur,
d’absence, de doutes, de souffrances et de tout ce que ma vie comporte de mauvais et que je devais à une
personne. Celle qui n’est plus là, celle que Reagan a tuée, celle qui ne fera plus jamais de mal à qui que
ce soit et qui ne sera pas ces ombres que je vois dans la rue, ces sourires carnassiers qui se dessinent sur
le visage des inconnus et ce regard répugnant que je vois même dans le ciel.
Il est mort.
Je sens les mains de Reagan sur mon visage brûlant, il le redresse pour que je le regarde, accroupi devant
moi. Je tremble, mon cœur bat si fort dans ma poitrine qu’il va bientôt exploser ma cage thoracique à ce
rythme.

— Vic, dit-il doucement.

Je ferme les yeux en appréciant sa voix, en appréciant qu’il soit là, en vie, en sécurité et que tout soit fini.
Je me redresse pour me jeter dans ses bras. Reagan les referme sur moi et me serre contre lui, contre mon
chez-moi, contre ma vie, contre l’amour que je lui porte.

— Merci, dis-je dans son cou.

Je ne m’attendais pas à ressentir ce soulagement violent, je ne m’attendais pas à ce que la mort de Cooper
me fasse autant de bien. Ça doit sûrement faire de moi un monstre, mais je m’en fous. Toute ma vie j’ai
vécu avec la douleur et la peur et aujourd’hui c’est comme prendre une grande inspiration d’air frais,
sans pollution, sans que rien ne vienne le détériorer. C’est respirer.
Je m’accroche à Reagan en humant son odeur, en sentant sa peau sous ma joue, en passant mes mains dans
ses cheveux, en le désirant à en avoir mal.

— Tu ne m’en veux pas ? il demande.

Je me fige un instant dans ses bras avant de dégager mon visage pour le regarder. Ses yeux brillent et je
comprends maintenant ce qui a changé chez lui, ce qui n’était pas là avant et qui a remplacé la colère dans
son regard. L’apaisement.
Comment je pourrais lui en vouloir ? Il a tué un monstre, il nous a rendu justice, il a fait ce que personne
n’aurait jamais fait pour nous. Il a fait ce qui lui permet aujourd’hui de se tenir devant moi sans éprouver
l’envie de tout foutre en l’air et de craquer. Je ne peux pas lui reprocher ça, même si ces derniers mois
ont été durs, même si son absence a fait mal elle était justifiée. Égoïstement, j’aurais voulu qu’il reste
avec moi, mais raisonnablement, je sais qu’il a fait le bon choix. Moralement, je m’en contrefous. On a
passé notre vie à être jugés, que ce soit par notre famille ou des étrangers qui n’ont pas idée de ce qu’on a
traversé tous les deux. Alors je me fous de ce que la morale en dit, je sais ce que je ressens et je sais qui
est Reagan, certainement pas un monstre sans cœur qui prend plaisir à faire du mal aux gens, il est
simplement une victime qui voulait réparation et qui a éradiqué la pire des ordures de la terre.
Je ne réponds pas à sa question, je laisse parler mon corps, celui qui sait comment dire à Reagan combien
il lui est reconnaissant d’avoir eu le courage de prendre cette décision pour nous deux et combien je
l’aime. Ma bouche se pose sur la sienne, je soupire de bien-être en retrouvant la douceur de ses lèvres,
en sentant sa chaleur et son goût quand ma langue s’immisce entres elles. Reagan m’embrasse avec
douceur alors que mon corps ressent dans chaque centimètre qui le compose, la présence de celui que
j’aime plus que tout. J’ai envie de lui, envie de le sentir en moi, de le retrouver et de l’aimer, tellement
envie de l’aimer comme il doit l’être.
Mes mains glissent sur son corps, sur ses larges épaules, sur son dos puissant pour le sentir encore plus
contre moi. Ma poitrine s’écrase contre son torse, mon bas-ventre vient se frotter au sien et je le sens dur,
avec les mêmes envies que moi. Reagan n’attend pas, il m’allonge sur le sol de la cuisine, son regard
dans le mien quand nos bouches se détachent quelques instants.

— Je t’aime tellement dit-il contre mes lèvres.

Je ne réponds pas, je reprends sa bouche, je ne veux pas parler, je veux seulement le retrouver. Nos
baisers deviennent plus intenses, plus passionnés et ses mains parcourent mon corps pour me retrouver.
Nos vêtements tombent rapidement, nos souffles erratiques se retrouvent tout comme nos peaux. Je gémis
quand Reagan revient sur moi seulement vêtu de son caleçon, il appuie son entrejambe sur le mien et son
torse brûlant vient réchauffer ma peau. J’ai tellement besoin de le sentir en moi, de reprendre ce qui nous
a unis en des temps sombres pour en faire aujourd’hui, quelque chose de lumineux.
La bouche de Reagan part dans mon cou, il m’embrasse avec passion, sa langue trace ma jugulaire et fait
naître des frissons d’impatience dans tout mon être. Il défait mon soutien-gorge et l’enlève rapidement,
avant de revenir prendre mes seins dans ses mains et les tétons dans sa bouche. Je gémis, je me cambre
pour plus de caresses, plus d’amour, plus d’attention.

— Reagan, je lance alors qu’il s’apprête à enlever ma culotte.

Il se redresse, les cheveux en bataille à cause de mes mains, ses lèvres brillantes et ses yeux tellement
pris par le désir. Mon ventre se crispe lorsque je le vois, je le veux. Je me redresse et le fait basculer sur
le dos, Reagan m’aide à l’installer sur le sol pour que je puisse le chevaucher. J’ai envie de redécouvrir
son corps, de passer ma langue et ma bouche sur chaque partie de lui. Je reprends sa bouche en me
penchant vers lui, les mains de Reagan caressent mon dos et mes fesses en me pressant sur son sexe dur.
Je mordille sa lèvre avant d’aller moi aussi parsemer son corps de baisers et de caresses. Les réactions
de Reagan m’enhardissent, lui donner du plaisir, faire que ce que nous faisons soit de l’amour et de la
jouissance c’est tout ce que je veux. Je m’apprête à baisser son caleçon, ma bouche sur son nombril, je
passe ma langue dedans et Reagan frissonne. Son sexe est libéré et ma main n’attend pas pour le prendre.

— Vic, dit-il d’une voix si grave que j’en frissonne.

Ma langue passe sur son gland et je retrouve l’odeur et le goût de Reagan, ces choses qui m’ont toujours
plu, cette sensation d’être la maîtresse de son bien-être et je veux tellement lui en donner.
Ma bouche l’englobe, Reagan gémit en frissonnant alors que je le suce avec tout l’amour que j’ai pour lui.
Mais il ne me laisse pas le temps d’aller plus loin. Reagan se redresse, attrape son jean et en sort un
préservatif qu’il me tend. Je caresse sa verge en installant le latex sur lui, une fois fait, il n’attend pas, il
me soulève de ses bras forts et m’installe sur lui. Je gémis en me frottant contre son sexe, son torse contre
moi et sa bouche qui me dévore de nouveau. Ses doigts s’insinuent entre mes jambes et il comprend qu’il
n’a pas besoin d‘attendre, que je suis plus que prête pour le recevoir. Son sexe se presse à l’entrée de
mon corps et doucement je descends pour le faire pénétrer en moi.
Les yeux de Reagan me dévisagent en captant chacune de mes réactions, sa bouche sur la mienne respire
difficilement et je ne peux m’empêcher de penser qu’il est là, qu’il est avec moi et à présent en moi.

— Je t’aime dis-je en finissant de m’empaler sur lui.

Il ferme les yeux et son front vient s’appuyer sur le mien alors que je nous emmène doucement vers le
plaisir en ne quittant pas son regard vert hypnotique, celui qui m’a toujours soutenue qu’on fasse l’amour
ou qu’on se brise.

***

Je souffle sur la mousse qui recouvre en partie le torse de Reagan et je souris en voyant sa peau tatouée
frissonner. Je caresse doucement ce bout de moi qu’il a gravé à jamais sur lui. On a fait l’amour sur le sol
de ma cuisine, puis dans mon lit. Sans parler, sans chercher à comprendre, sans rien d’autre que nos corps
qui expriment le manque et le besoin d’avoir l’autre. Mais maintenant que la tension sexuelle est
retombée il reste les questions.
Je bouge dans la petite baignoire, mon corps emmêlé à celui de Reagan qui prend toute la place.
Je caresse son visage détendu.

— Tu es différent, je lance, plus… moins…

Reagan sourit en se redressant un peu.

— Ça change tout, dit-il plus sérieusement, tout Vic. Lui, nous, ce que je gardais en moi, tout.

— Tu regrettes ?

— Pas une minute.

Je soupire en reposant ma tête sur son torse contre son tatouage. J’entends les battements de son cœur,
même lui est apaisé.

— Je ne pouvais pas faire autrement Vic, on n’aurait pas pu vivre avec lui en liberté, blanchi par la
justice.

— Je sais, dis-je, je me rends compte que j’en avais besoin aussi et je ne sais pas comment je dois vivre
ça, me réjouir du fait que tu aies tué quelqu’un.

Reagan fait de grands mouvements dans la baignoire, l’eau part éclabousser le sol quand il me soulève
sur lui.
— Ce n’est pas ce que tu ressens Vic, ne prends pas le soulagement pour de la joie. Je n’ai pas fait ça par
plaisir, mais il devait payer, il devait être reconnu coupable par quelqu’un et être condamné.

Je me dégage de ses bras pour fondre sur son corps, j’ai tellement besoin de le sentir contre moi.

— J’ai peur pour toi, je lance d’une petite voix.

— J‘ai passé des années à parler de crimes et à les décortiquer, je sais quoi faire pour ne pas laisser de
traces. Ne t’inquiète pas pour moi, personne ne remontera jusqu’à moi.

Je m’inquiète pour lui, je crois que je m’inquièterai toujours pour lui c’est ce qui se passe quand on est
amoureux, on s’inquiète.

— J’ai vu l’émission.

Reagan se crispe sous moi et je le caresse doucement pour l’apaiser.

— Plusieurs fois.

Il rit en se frottant le visage m’envoyant de l’eau sur le mien.

— Je te manquais à ce point ?

Oui, pour que je regarde le défilé de nos vies encore et encore, c’est que j‘avais besoin de le voir.

— Tu me manques même quand t’es là.

— J’ai démissionné.

Je me redresse d’un bond, mon genou vient frapper sa hanche et le fait gémir.

— Quoi ?

— Je ne pouvais pas continuer à bosser pour un con. J’ai fait l’émission et je me suis barré.

Reagan se lève alors que je le dévisage encore. Il me soulève et me sort de la baignoire.

— Ce n’est pas le plus important Vic, dit-il en m’enveloppant dans une serviette.

— C’est quoi le plus important ?

— C’est toi et nous et…

Il presse mes épaules en pinçant les lèvres, dans ses yeux je vois le doute l’assaillir et je repense au
premier jour en sa compagnie. Ce jour où j’ai ouvert les yeux dans ce sous-sol et qu’il était là. Ce jeune
homme apeuré, mais encore vivant. Celui qui avait encore de l’espoir dans les yeux, celui qui m’a rassuré
et sur qui j’ai pu compter tout ce temps.

— Ce qu’on va devenir toi et moi, il termine.

Je laisse tomber la serviette au sol, mon corps frissonne sous le manque de chaleur avant de sentir celui
de Reagan encore humide.

— Je t’aime. Quoi que tu aies fait, je sais qui tu es Reagan, je sais ce qu’il y a là, dis-je en touchant son
cœur, je sais que tes actes ne sont pas gratuits, que tu ne l’as pas fait par plaisir, mais pour nous, pour
qu’on puisse avancer et se reconstruire.

Je baisse les yeux en souriant. Je veux cette vie qu’on nous a enlevée, je la veux avec lui. Je veux qu’on
fasse toutes ces choses qu’on n’a jamais pu faire parce qu’on ne nous a pas laissés le faire. Je veux tout
ça, avec lui.

— On va s’en sortir maintenant, reprends Reagan, on va avoir le droit de vivre enfin, de penser à demain
et plus seulement à hier, de construire autre chose même si on n’oubliera jamais.

Il relève mon visage et se penche vers moi, ses lèvres à un cheveu des miennes.

— Nos blessures, on les aura toujours Vic, rien n’effacera ça, pas même sa mort, mais on ne craint plus
rien maintenant, on n’a plus à avoir peur et à chercher la force d’affronter chaque jour. On l’a cette force,
c’est ce qu’il y a entre toi et moi, c’est notre amour, ça a toujours été ainsi. Seulement aujourd’hui on est
libres dans nos vies comme dans nos choix. Et mon choix, c’est toi Vic, c’est nous, c’est ce qui me pousse
en avant, qui me fait voir le monde autrement qu’en sombre, qui me rend heureux et qui me donne envie
de vivre des milliers d’années pour seulement être avec toi.

J’ai le souffle court contre ses lèvres, je ressens chaque mot qu’il prononce comme ces serments qu’on a
prononcés à l’époque, ces promesses que jamais il n’a rompues et qui apaisent mes tourments.
Reagan me soulève dans ses bras, mes jambes s’enroulent autour de lui et mes bras s’accrochent à son
cou. Nos fronts se collent et je ferme les yeux.

— Je veux t’aimer Vic, chaque jour que dieu fait je veux être avec toi, vivre cette vie dont on a rêvé et
qui aujourd’hui est possible. Laisse-moi être avec toi…

Je ne réponds pas, submergée par l’émotion, je l’embrasse pour lui faire comprendre que c’est tout ce
que je veux. Être avec lui, lui donner l’amour qu’il mérite et dont j’ai besoin. Construire cet avenir qui
nous attend ensemble, vivre avec le passé, mais ne penser qu’à l’avenir. S’aimer encore et encore c’est
ce que je veux plus que tout, lui, moi et la vie qui nous attend.
Epilogue
Reagan

Cinq ans plus tard.

Le bruit des vagues m’hypnotise. Lorsque nous étions dans notre chambre, dans le sous-sol qui nous a
forgés durant notre captivité, je rêvais de rencontrer de nouveau la nature. Cette sensation de liberté.
Maintenant, je vois l’océan comme le meilleur des confidents. Il n’y a que lui qui sait ce qu’il s’est
véritablement passé il y a cinq ans, il est comme une maîtresse qu’on s’appliquerait à cacher aux autres.
Une maîtresse dont on prend bien soin.
C’est étrange d’apprendre à vivre sereinement. C’est étrange de s’habituer à ne plus faire de cauchemar
chaque nuit, de ne plus sentir cette haine intérieure nous dévorer petit à petit.
Réapprendre à vivre à presque trente ans a été une période difficile. On a vécu notre existence entière
avec de fidèles compagnons malveillants.
Et pourtant, la lumière triomphe toujours de l’obscurité.
Je souris en regardant Vic courir après un petit bout pas plus grand que trois pommes dans le sable
mouillé. Elle est rayonnante, jamais je n’aurais cru voir cette expression sur son visage, elle possède tant
de vivacité.
Ses cheveux bruns sont plus longs et ondulent légèrement sur les derniers centimètres. Et son sourire, il
est magnifique, elle respire la joie de vivre.
L’organe dans ma poitrine s’emballe devant cette vision, d’elle, de son corps en maillot de bains qu’elle
n’hésite plus à montrer à certaines occasions, de sa joie de vivre qui se ressent. Vic sait qu’il n’y a pas de
monde à cette heure-ci sur la plage où nous allons tous les jours depuis notre déménagement sur la Côte
Ouest.

— Monsieur Kane ?

Je sors de mes pensées, et me tourne vers l’homme qui se tient debout derrière moi. Il est en costume
cravate, alors que nous sommes à Los Angeles et qu’il fait plus de trente degrés.

— Qui le demande ? je le questionne en fronçant les sourcils.

Je retire mes lunettes de soleil pour croiser le regard de l’homme suant qui ne semble pas acclimaté à la
région. Ses yeux se posent une fraction de seconde sur les marques blanches dans mon dos, avant de
reporter son attention sur moi.
Il esquisse un fin sourire, une expression que je ne connais que trop bien auprès des journalistes et des
hommes bossant pour la justice.
— Disons personne, d’accord ? renchérit-il.

Personne.
Ce type bosse pour quelqu’un. Ça doit être un privé pour se montrer si discret.

— Qu’est-ce que vous voulez ? je l’interroge un brin méfiant, ici c’est un coin tranquille, peu de gens
savent comment le trouver.

L’homme s’accroupit près de moi, il me jette un coup d’œil amusé, comme si me retrouver sur une plage
était la chose la plus compliquée à faire.

— Un certain nombre de choses. J’ai vu que vous étiez rentré il y a peu d’Europe. Ça n’a pas été facile
de vous mettre la main dessus.

C’était le but.
Après l’affaire Truman, les mois qui ont suivis ont été très compliqués, alors, lorsqu’a éclaté dans la
presse sa disparition et qu’une enquête a été ouverte, nous avons été placés sur la liste des suspects
numéro un. Chose normale qui ne m’a pas tellement surpris, lorsqu’un matin, une brigade est venue chez
nous, avec Vic, m’interpeller.
Je suis resté calme, et j’ai laissé faire. Je ne m’inquiétais pas, et j’ai dit aux autres de ne pas s’inquiéter
non plus. Vic a été la plus traumatisée de cette période, mais j’avais prévu le coup. Trois mois après
avoir tué Cooper, nous nous sommes mariés. Un truc discret, avec nos familles et nos quelques amis.
On a fait ça par amour, mais surtout, pour se protéger mutuellement. Parce que la justice américaine est
toujours aussi mal faite. On ne peut pas forcer une femme à témoigner contre son mari en cas de meurtre.
De toute façon, puisqu’elle ne savait rien aux yeux des autorités, elle ne risquait rien, mais dans le doute,
mieux vaut prévenir que guérir.
J’ai passé un mois en prison en préventive avant d’être relâché. Ça n’a pas été facile de vivre de nouveau
entre quatre murs, mais j’ai tenu le coup, puisque je savais qu’on ne trouverait rien contre moi. Le bateau
qui a servi à transporter le corps de Cooper s’est perdu en mer et n’a jamais été retrouvé, je m’en suis
assuré. Personne ne s’en est même soucié. Il n’existait rien qui prouvait ma culpabilité. Cooper a laissé
une carte à sa femme et puis c’est tout.
L’avocat de Truman était persuadé que j’avais fait en sorte de le faire disparaître, il n’avait pas tort, sauf
qu’ils n’ont jamais rien pu prouver. L’enquête a conclu à une disparition, et les journaux se sont emparés
de l’affaire en traitant Cooper comme un exilé de justice. Sa fuite l’a rendu coupable pour ses crimes,
mais nous n’avons pas relancé l’affaire. Le jugement a été prononcé, il en est sorti non coupable, mais
pas aux yeux de la société, il l’était après sa « fuite ».
Aux nôtres, il a payé. Si jamais personne ne l’apprend un jour, nous le savons avec Vic, et c’est ce qui
nous a permis de nous reconstruire petit à petit.

— Nous sommes partis vivre en Angleterre le temps que les gens oublient l’Affaire, je réponds d’une
voix ferme.

Nos proches n’ont pas apprécié de nous voir nous exiler de l’autre côté de l’océan Atlantique, mais nous
en avions besoin. Nous avions besoin de nous retrouver, de réapprendre à vivre comme nous aurions dû
le faire à notre libération. Nous sommes partis nous installer avec Bax dans le Yorkshire en Angleterre,
dans un petit patelin tranquille où personne n’avait entendu parler de nous. Vic a repris des études par
correspondance en stylisme. Elle avait trop de talent pour le laisser de côté, et j’ai commencé à écrire
des articles pour des journaux indépendants. Des choses simples. On a vécu des trucs chouettes et des
trucs plus tristes. Notamment la perte de Bax, qui nous a quitté après être tombé malade. J’ai été très
affecté de la mort de mon fidèle compagnon depuis des années. Et peut-être qu’un jour, je tenterais de
nouveau l’aventure avec un autre chien.
Suite à ça, et à cette nouvelle vie pour nous, on a fait des tas de trucs dingues durant trois ans, on a
voyagé dans cinq pays, on a vécu. Simplement, librement, selon nos envies.
Et puis, il y a eu un léger accident après une soirée un peu arrosée pour le Nouvel An en Chine, qui nous
a confirmé que la vie peut être surprenante et belle. Et seigneur, comme j’ai chéri ce moment avant de
sentir la panique et la joie m’envahir lorsque Vic m’a appris qu’elle était enceinte. Une seconde fois. J’ai
vécu ce moment comme une bénédiction. Tout allait être différent à présent, cet enfant, nous pouvions
l’avoir, et nous l’avons eu. Une magnifique petite fille se prénommant Sasha. C’est à sa naissance que
nous avons décidé de rentrer ici dans notre pays, pour que nos familles profitent de la nôtre.
On a pris le temps de prendre notre temps, et je ne regrette rien. Je ne regrette pas la vie que je nous ai
offerte à Vic et moi. Elle méritait l’ultime sacrifice de mes mains couvertes du sang du bourreau qui ne
devait pas de vivre.

— Oui, vous vous êtes fondus dans la masse, reprend le détective. Même en tant que journaliste, vous
étiez sur des sujets plus que calmes. Pas mal le pseudonyme.

— Je pense que je le mérite, non ? je rétorque avec sarcasme.

Le détective s’assoie à mes côtés, il se met à regarder ce que je contemple bien trop souvent. Vic s’en
amuse, mais j’aime graver au fond de ma mémoire chaque petit bout de nos vies qui se déroulent sous nos
yeux, pour pouvoir m’en rappeler plus tard, lorsque ça ne va pas.

— Vous savez pourquoi je suis ici, continue le détective.

— J’ai cru comprendre que vous êtes un privé, c’est la première fois depuis notre retour que nous en
croisons un.

Oui, je sais pourquoi il est ici, mais je reste sur mes positions, l’océan m’est fidèle.

— On m’a payé pour retrouver Monsieur Truman…

Je me tourne pour le dévisager, ses yeux marrons deviennent sombres.

— Sauf que je ne le retrouverai jamais n’est-ce pas ?

Je ne réponds rien et me contente de remettre mes lunettes de soleil. Ce dernier ne tape pas encore fort, il
faut dire qu’il commence à se faire tard. Cette sphère flamboyante descend pour se coucher à l’horizon,
offrant un spectacle des plus merveilleux. Elle sera bientôt remplacée par la lune, et elle aussi m’est
fidèle. La nuit ne m’effraie plus comme avant, pourtant, c’est bien dans la nuit que j’ai commis le pire
acte qu’un homme puisse faire de ses mains.
Mais ça aussi, j’ai appris à vivre avec.

— On dit que le crime parfait n’existe pas, lâche le privé, pourtant, il se pourrait que ce ne soit plus le
cas. J’ai lu le rapport d’enquête, c’est impressionnant comme la police a trouvé tous les éléments
permettant de les envoyer sur la piste de la fuite.

— Les journaux ont dit que Truman avait disparu. Combien de criminels coupables fuient le pays qui
l’accuse vers un autre qui ne l’extraderait pas, j’explique, évasif.

J’ai peut-être quitté le monde du journalisme criminel pour les faits divers sans importance, j’en ai
encore de bons restes.

— Hypothèse qui se tient. Mais sa fille pense le contraire, m’apprend le privé.

Je regarde Vic attraper notre fille, et la soulever dans ses bras pour la faire tournoyer. Sasha a un an et
demi, elle marche à peine, mais elle sourit autant que sa mère. À vrai dire, on se demande si c’est bien la
mienne et si Vic ne l’a pas fait toute seule tellement elle lui ressemble. Ses yeux, son sourire, ses
cheveux, il n’y a que dans ses mimiques que je me retrouve, mais j’aime ça, voir sa mère chaque fois que
je la regarde. J’aime ma fille comme j’aurais aimé mon fils et comme je l’aime à chaque fois que j’y
pense. Être parent a été la boucle finale à notre reconstruction. Ça n’a pas été facile de revivre ça, mais
nous l’avons vécu différemment. Comme une sorte de rédemption.

— Parfois, l’ignorance est ce qu’il y a de mieux à supporter, je souffle.

Je sens le regard rempli de compassion et de curiosité du privé. Il acquiesce en lâchant simplement :

— La justice n’a pas été tendre avec vous,

— La justice n’a que le nom de juste parfois, je réponds.

Et elle ne l’a pas été avec nous. Certains pensent que faire justice soi-même est mal, je suis d’accord,
c’est mal, mais lorsqu’on ne fait rien pour panser nos plaies, lorsque les salauds s’en sortent, l’humain a
besoin de trouver sa rédemption dans quelque chose. Il doit agir lui-même. Et je ne regrette rien. Quand
je vois ma fille, quand je pense aux moments où elle me parlera des monstres sous son lit, j’aurai la
certitude qu’il y en aura un de moins.

— Qu’est-ce que vous comptez dire à sa fille ? je finis par demander au bout d’un moment.

Le privé cesse de regarder Vic et Sasha jouer dans l’eau.

— Je continuerai mes recherches avant de classer l’affaire, certaines personnes ont les moyens de
disparaître et Monsieur Truman les avait. Dans trente ans, peut-être que nous obtiendrons la vérité.

— Peut-être pas.

Le détective sourit en se relevant.

— Vous auriez fait un excellent avocat, Monsieur Kane. Vous êtes une tombe.

Je ne réponds rien, si certaines choses ont changé, je ne suis pas redevenu bavard avec les inconnus. Ma
relation avec mes parents s’est améliorée, ma sœur s’est mariée avec Parker et ils ont eu un petit garçon
il y a quatre ans. Elijah est un brillant procureur qui collectionne les filles, mais il finira par se calmer.
Nos vies ont repris leur cours, il l’a fallu, et il était temps.

— Profitez de la vie, vous le méritez, finit par déclarer le privé avant de s’en aller.

Je ne réagis pas, à quoi bon, il ne pourra rien prouver et il l’a lui-même compris, s’il s’attendait à ce que
je lui fasse des aveux, il est bien stupide.
Certaines choses sont mortes et enterrées pour toujours.
Vic se tourne vers moi, notre fille dans les bras, elle me lance un sourire radieux, sa voix résonne :

— Reag, tu viens ?

Toujours.

— J’arrive, je lance en me levant.

Je pose mes lunettes de soleil sur la serviette de plage, et marche dans le sable encore chaud. Une fois à
hauteur de Vic, je glisse un bras autour de sa taille et embrasse le haut de son crâne.
Elle se love contre moi, ma fille en fait tout autant en réclamant mes bras.
J’aime son odeur, j’aime tout chez cette femme mais surtout, je l’aime elle, d’un amour indescriptible.
Comme je lui dis souvent, « il est douloureux de t’aimer », mais tant que je l’aime, le reste ne compte
pas. Rien n’a été simple, nous avons côtoyé le pire, mais dans la douleur, nous avons réussi à construire
quelque chose. Ce n’est pas parfait, notre amour peut être jugé étrange ou incompréhensible, mais
qu’importe.
Je sais qui est Vic, ce qu’elle m’apporte. Elle m’a sauvé et m’a ressuscité. Elle est comme l’ange de mon
cœur qui chasse les démons et ramène la paix.
Jamais je ne serais devenu l’homme que je suis, si mon chemin n’avait pas croisé le sien. Et à trente-trois
ans, j’ai compris que la vie pouvait enfin être belle, avec elle.
Avec toi.

Fin
Remerciements
Une nouvelle aventure s’achève. Et quelle aventure ! Ce n’est pas tous les jours qu’émerge dans notre
esprit une histoire comme celle-ci. Et c’est avec une certaine fierté que nous sommes heureuses de la voir
prendre son envol dans vos liseuses et vos bibliothèques papier.
Écrire WITH YOU a été une aventure livresque très dure émotionnellement. C’est un bouquin qui nous a
menés vers des sentiers inconnus. Un réel défi.
Nous ne vous cacherons pas que l’écriture de l’histoire de Reagan et Vic a été parfois compliqué. Nous
aussi, nous avons souffert à leurs côtés. Les boites de Kleenex ont défilé. Notre cœur s’est emballé.
Pourquoi écrire une histoire possédant des sujets pareils ? Parce que toutes les histoires d’amour sont
belles à leur façon, dans n’importe quel contexte.
Nous voulions voir de quoi nous étions capables en traitant des sujets aussi délicats.
Être auteur c’est ça aussi, se remettre constamment en question, tenter des choses, atteindre ses limites,
les surpasser parfois.
Ça n’a pas toujours été simple, souvent, on se demandait « je suis capable de faire ça ? », et ces pages
tâchés d’encre ont été écrites avec le cœur, avec passion, et une certaine rage. C’est une histoire qu’on
écrit avec ses « tripes ».
WITH YOU a été un bouquin qu’on a eu du mal à quitter une fois notre chapitre du jour terminé.
Longtemps, l’histoire restait dans notre esprit. Parfois jusque tard dans la nuit. Chaque jour lorsque nous
bossions dessus, revenir à la vie réelle pouvait être un peu compliqué. Nous y pensions très souvent en
dehors de nos phases d’écriture.
Il est toujours compliqué d’écrire des histoires sombres, mais ce sont souvent ces histoires-là qui nous
poussent à nous donner à cent pour cent.
Nous espérons que l’histoire de Vic et Reagan a su vous captiver. Nous nous doutons qu’elle ne laissera
pas indifférente étant donné les sujets traités. Mais peut-être que malgré les passages sombres et
l’intensité du récit, votre cœur a chaviré pour leur romance, comme elle nous a séduites en l’écrivant.
On tient à faire un clin d’œil aux playlists Disney, à Éros et au groupe dont on ne prononcera pas le nom,
grâce à eux, au chocolat, et à nos barres de rires, on a pu détendre l’atmosphère quand le travail sur
WITH YOU devenait dur.

C’est aussi l’heure des remerciements.

Merci à Micheline, notre marraine la bonne fée de l’orthographe et de la grammaire. Ton travail est
toujours aussi fantastique, tu te donnes toujours à fond pour nos bébés. Tu les peaufines, les corriges. Tu
enlèves ces petites imperfections et tu nous aides à rendre l’histoire « parfaite ». Merci à toi pour ta
fidélité et cette collaboration chère à notre cœur.

Un immense merci à Claire, notre talentueuse dessinatrice qui a su créer pour de vrai les dessins de Vic.
Tu t’es imprégnée de l’histoire en quelques explications. Tu as réussi à faire ressortir la détresse et
l’intensité du personnage qu’est Reagan avec tes coups de crayon. Tu as de l’or dans les doigts. Merci
pour cette fantastique collaboration. Tu es une artiste de talent ! Une sœur fabuleuse, et une femme
exceptionnelle. Ne change jamais.
Merci à Magali, l’ultime bêta, qui décèle les petites coquilles qui se seraient glissées par-ci, par-là.
C’est avec toi qu’on débat longuement sur l’histoire après la lecture et dont le retour est toujours écouté.
C’est le premier avis de lectrice qu’on reçoit une fois les corrections faites. Merci pour ton soutien,
maman et pour ton aide.

Merci à notre Tahlly, toujours fidèle au poste après tant d’années, tant de bouquins, tant de soirées sur
Skype et Facebook à nous écouter nous chamailler, rire, penser, imaginer. Tu es l’amie en or qu’on
voudrait tous. Par chance, nous t’avons. Ne change pas, même si on t’exploite de temps en temps, c’est
bien parce qu’on adore te taquiner et partager tout ça à tes côtés.

Merci à nos fidèles lectrices. À toutes celles qui ne sont plus dans l’ombre et celles qui le sont encore. À
celles avec qui des liens très forts se sont tissés, qui sont devenus plus que de simples pseudos sur le net.
À celles qui nous suivent dans n’importe quelle aventure les yeux fermés, qui vivent au quotidien nos
péripéties d’auteurs. À celles qui rient, pleurent, fantasment avec nous et nous maudissent pour notre
sadisme légendaire et notre goût prononcé pour les cliffhanger. À celles qui nous soutiennent et qui sont là
depuis le début. À celles qui nous ont rejoints en cours de route. À celles qui restent anonymes et qui nous
découvrent par hasard. À toutes celles qui nous lisent et sont présentent chaque jour, que ce soit au travers
d’un commentaire, d’une photo, ou d’une lecture. Nous nous répétons encore et toujours, mais : sans vous,
nous ne vivrions pas tout ça. On vous doit tout. Alors merci d’être des fans aussi fantastiques.

Merci à notre équipe de partenaires, dont la fidélité est toujours aussi importante. Vos soutiens, vos
retours et vos partages font partie de l’aventure. Sans vous non plus, nous ne pourrions pas vivre tout ça.
On ne compte que de belles rencontres et de beaux souvenirs à vos côtés. Que ce soit avant la sortie d’un
bouquin, ou après, lorsqu’on papote suite à vos retours de lectures. Les filles, vous êtes des lectrices en
or.

Merci à toi, chère lectrice et lecteur, qui viens d’acheter ce bouquin. « WITH YOU » n’est pas comme les
autres. On espère qu’il t’aura plu. N’hésite pas à laisser ton avis où tu le souhaiteras, qu’il soit bon ou
mauvais, passionné ou mitigé.

À bientôt pour une nouvelle aventure.


Amheliie & Maryrhage
Dans l’univers de WITH YOU
Quand les dessins de Vic prennent vie.
Par Claire Casalini-Astier.

REAGAN 1
© Claire Casalini-Astier
Tous droits réservés, y compris droits de reproduction totale ou partielle, sous toutes ses formes.
REAGAN 2
© Claire Casalini-Astier
Tous droits réservés, y compris droits de reproduction totale ou partielle, sous toutes ses formes.
REAGAN 3
© Claire Casalini-Astier
Tous droits réservés, y compris droits de reproduction totale ou partielle, sous toutes ses formes.

REAGAN 4
© Claire Casalini-Astier
Tous droits réservés, y compris droits de reproduction totale ou partielle, sous toutes ses formes.
Playlist
1 : James Arthur - Certain Things
2 : Amber Run - I Found
3 : Ana Johnsson - We Are
4 : Damien Rice - I Remember
5 : Ryan Cabrera - I Will Remember You
6 : Nothing More - I'll Be Ok
7 : JR Richards - Until I Wake Up
8 : David Cook - Come Back to Me
9 : Within Temptation - Utopia
10 : Hozier - Take Me To Church
11 : Golden State - All Roads Lead Home
12 : Agnieszka Chylińska & LemON - Against All Odds
13 : My Chemical Romance - The Light Behind Your Eyes (Lyric Video)
14 : Clare Teal - Chasing Cars
15 : Secondhand Serenade - Fall For You
16 : Sixx A.M - Skin
17 : MARIANAS TRENCH - Lover Dearest
18 : CHARLENE SORAIA - Wherever You Will Go
19 : MICK MCAULEY & WINIFRED HORAN - To Make You Feel My Love
20 : BETWEEN THE TREES - Changed By You with Lyrics
21 : CAM NACSON - Crazy Kids
22 : LIKE A STORM - Change Tomorrow
23 : JOSHUA RADIN - In Your Hands
24 : FEVER RAY - Keep The Streets Empty For Me'
25 : SCORPIONS - Still Loving You
26 : ADELITAS WAY - Hurt
27 : STATE OF SHOCK - Best I Ever Had
28 : CAM NACSON - Maybe, Maybe
29 : MATTHEW PERRYMAN JONES - Save You
30 : MS MR - All The Things Lost
31 : SILVERCHAIR - Miss You Love
32 : STONE SOUR - Taciturn
33 : JACOB SAYLOR - Whattaya Say
34 : BROKEN DOOR - It´s Amazing
35 : LEA MICHELE - Battlefield
36 : DANIELA ANDRADE (Radiohead) - Creep
37 : OCEANS DIVIDE - Now It's Over
38 : KEYWEST – XO
39 : ANGELS FALL – Yesterdays Gone
Prochainement

Par MARYRHAGE & AMHELIIE


BLOOD OF SILENCE
Tome 5 : Nirvana (18 Juin 2017)
Tome 6 : Rhymes (Décembre 2017)
Tome 7 : Creed & Hurricane
Tome 8 : Andreas

JÄGER (Romance M/M) (Novembre 2017)

***

Par MARYRHAGE :
Velvet Love (Mai 2017)
Free Fallin’ #2 (Août 2017)

***

Par AMHELIIE :
SLAVES
Tome 5.5 & 6.5 : Trenton & Louis (Octobre 2017)
Tome 6 : La Guerre des Damnés (23 Avril 2017)
Tome 7 : L’Ordre des Déchus
Tome 8 Les Maudits

LÉGION
Tome 1 : Legio Patria Nostra (Septembre 2017)
Tome 2 : Omnia Vincit Amor

Le Cri du Cœur (Juillet 2017)


Les auteurs, Amheliie & Maryrhage :

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***

L’artiste, Claire Casalini-Astier

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[1]
: Extrait du livre « Harry Potter et la Coupe de Feu » de JK Rowling.
[2]
: Extrait de Tristan et Iseult.
[3]
NDA : L’avortement dans le récit est un avortement par dilatation et extraction intacte (D&X), appelé aussi par les pro-vie : « avortement
par naissance partielle ». Elle est réservée pour les avortements tardifs au troisième trimestre. La D&X est conçue pour être utilisée avant tout
dans les cas où le fœtus est mourant ou malformé ou lorsqu’il présente un danger pour la santé de la mère. La procédure implique de retirer le
fœtus de l'utérus jusqu’à la tête, trop large pour passer sans risque de blessures pour la femme. La tête est alors affaissée pour pouvoir retirer
le corps. (Source La Coalition pour le droit à l'avortement au Canada). Cette technique abortive est interdite aux États-Unis depuis 2003. Elle
est également interdite en France.

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