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À tous ceux qui cherchent une raison d’aimer,


tome 1 : L’Ange du Crépuscule. Copyright ©
Charles L’écrivain des Gémeaux, 2021

Tous droits réservés, y compris de reproduc-


tion, d’adaptation et de traduction, intégrale
ou partielle, et sous n’importe quelle forme.

Cette histoire et ses personnages sont fictifs,


toute ressemblance avec des personnes vi-
vantes ou ayant existé serait totalement for-
tuite.

Illustrations : ©Jérémy Alexandre

ISBN :
Dépôt légal : septembre 2022

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Bonjour. J’aimerais vous poser une
seule question : croyez-vous en la force
de l’amour ?

Le temps que vous essayiez de


répondre le plus honnêtement possible
à cette dernière, je vous laisse découvrir
cette histoire.

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À TOUS CEUX QUI CHERCHENT
UNE RAISON D’AIMER

Tome 1 : L’Ange du Crépuscule

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Et vous, qu’auriez-vous fait si un
ange était rentré, comme ça, sans
permission, dans votre vie ? Qu’il vous
avait donné contre votre gré un sourire
oublié, sans raison, l’envie de croire, et
en tout affront, la joie de vivre ?
Si cet ange vous avait, contre votre
volonté, apporté du bonheur et de
l’amour, qu’auriez-vous fait ?

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L’amour a cette puissance
extraordinaire qu’est de guérir
tous les maux.

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Henry rentre dans le bureau.
L’atmosphère de la pièce est calme.
Une odeur douce et parfumée est
omniprésente dans l’air. Il voit la dame
assise dans un fauteuil en cuir vert. Elle
le fixe ensuite calmement, comme pour
le rassurer, puis l’indique un canapé en
velours de couleur blanche à l’allure
très confortable, juste devant elle.
Henry la fixe un petit moment à son
tour avant de se laisser tomber dans le
meuble confortable.
— Vous êtes celle qui répare les
cœurs meurtris ?
— Bonjour. En quelque sorte. À
première vue, nous allons être là pour
un bon moment, donc mettez-vous à
votre aise.
— D’accord.
— Bien. Déjà, pour commencer,
dites-moi un peu qui vous êtes. Juste
votre caractère en quelques mots.
— Alors, je suis déterminé,
travailleur et presque honnête.
— C’est déjà ça. Mais encore ?

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— Eh bien, j’étais un peu réticent à
l’idée de vous le dire, vu que vous êtes
une femme. Mais, je suis aussi
misogyne, sexiste et machiste.
— J’aurais vraiment tout entendu.
Bien, commençons par le
commencement. Je vous prierais,
monsieur le misogyne, de n’omettre
aucun détail, aussi infime soit-il. Plus
j’en saurai, mieux je pourrai vous aider.
— Très bien.
— Parfait ! Je vous écoute…

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Le destin nous réunit, mais seul
l’avenir sait,si on est fait pour
vivre ensemble.

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Chapitre 1 : Moi, cet abruti

L’argent vous éloigne du vrai bonheur


en vous mariant à l’avarice : sa fille.

J’avais tout. Enfin, tout ce que la


fortune peut apporter à un homme. Ma
villa si grande que même en y mettant
une centaine de personnes je n’aurais
jamais pu la remplir. Tellement de
voitures que les compter me donnait
parfois des migraines. L’argent ? J’en
avais une telle quantité que je ne savais
plus quoi en faire.
J’avais ces privilèges que d’autres
ne voyaient que dans leurs rêves les
plus fous, et à l’inverse de ceux qui
comptaient d’abord soigneusement
avant de dépenser, moi, je ne savais
même plus ce que gérer signifiait.
Les voyages sur un coup de tête, les
fêtes sur une simple euphorie étaient
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mes passe-temps favoris. Pendant que
d’autres grattaient des miettes, je
nageais dans l’opulence absolue.
J’avais arrêté la fac dès la première
année pour lancer mon business. J’étais
arrivé à la conclusion que parfois, dans
la vie, il faut être prêt à emprunter des
chemins différents et par moments peu
humbles pour réussir. « Un enfant doit
aller à l’école pour avoir un avenir… »
Ceux qui disent ça ne savent pas que cet
avenir-là est trop coûteux et n’est donc
pas à la portée de n’importe qui. Et tout
ça pour quoi ? Finir à travailler afin de
réaliser les rêves des autres qui nous
paieraient des misères même pas à la
hauteur des études effectuées ? Non,
moi, j’avais pris la décision de devenir
plutôt que d’obtenir. Et après des
années à galérer, j’avais enfin atteint
mes objectifs. Je profitais de mon dur
labeur avec appétit. Je croquais la vie à
pleines dents.
Mais maintenant, ma joie de vivre
s’étiolait, car je venais d’apprendre par
mon médecin qu’une tumeur maligne
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grandissait en moi et était devenue
inopérable à cause d’une arythmie qui
elle ravageait mon cœur. Vous
n’imaginez pas comment une seule
phrase, peut vous détruire.
Et pour couronner le tout, à cause
de la rareté de mon groupe sanguin,
nous n’arrivions pas à trouver des
volontaires pour une opération pouvant
redonner un peu de peps à mon muscle
cardiaque afin de l’aider à supporter
l’extraction de la tumeur.
Mon nom figurait tout en bas des
listes des receveurs d’organes et
notamment de cœur. En d’autres
termes, je devais attendre qu’il y ait au
moins une quarantaine de personnes qui
meurent avant de recevoir ce coup de fil
qui pouvait me sauver la vie.
Et comme si cela n’était pas déjà
assez, la tumeur avait eu la bonne idée
de se glisser entre mes poumons,
réduisant de moitié le maigre temps
qu’il me restait à vivre. J’étais
condamné et je ne pouvais rien faire.
Devant autant de désespoir, j’avais
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perdu goût à la vie. Maintenant, tout me
semblait triste et maussade. Après
l’annonce du diagnostic, le sourire était
devenu chez moi une denrée rare.
Je trouvais le sort injuste et je
demandais constamment à Dieu,
pourquoi me pourvoir d’autant de
richesses si c’était pour ne m’accorder
qu’un temps aussi infime afin d’en
profiter. Après les avoir si durement
méritées.
Cela me semblait tellement cruel.
Pourquoi était-ce moi qui devais
marcher avec en guise d’auréole une
épée de Damoclès ? Tant de questions
envahissaient mon esprit.

Les mois passèrent et je ne sortais


plus. J’avais arrêté les virées en
méditerranée ainsi que les croisières
aux Caraïbes. Les Safaris en Inde et les
soirées arrosées à Ibiza.
Je restais constamment chez moi, à
attendre la faucheuse.

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Je m’étais résolu à mon sort. Je ne
parlais plus à personne. Ni à mes amis
d’un soir et d’un shopping ni à ma
famille que j’avais abandonnée depuis
longtemps.

Les messages et les appels


s’empilaient dans mon répertoire, les
uns après les autres. J’en guettais
quelques fois certains avec
nonchalance, entre six verres de
Scotch ; dans ces moments-là, le nom
des destinataires devenait aussi flou
qu’un mirage en plein Sahara.
Je restais là, allongé sur mon lit de
deux mètres, fabriqué dans du marbre
comme un cercueil de luxe, et dans
lequel je pouvais voir, en totale
impuissance, les grains du sablier de ma
vie s’écouler tout lentement mais
sûrement.
J’avais cessé d’y croire et le silence
de mes médecins avait fait de moi un
homme esseulé et désespéré. Je ne
voulais plus rien et n’attendais plus
grand-chose de la vie.
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Je n’avais plus peur, je m’étais
résigné à mon sort. Après tout, de quoi
pouvait encore avoir peur un cadavre
ambulant ? Rien.

Je déambulais dans les multiples


salles de ma villa comme une âme
perdue, comme si la seule chose qui la
retenait sur terre n’était que ce corps qui
lui n’était pas encore en phase de
putréfaction.
L’obscurité. Elle était
omniprésente dans ma tête, je ne voyais
qu’elle. Je mangeais très peu, je ne
prenais plus soin de moi ; seulement
une douche par semaine me suffisait
pour ne pas retirer le privilège de ma
mort au mal qui me rongeait au profit
d’une asphyxie due à la puanteur d’un
corps privé d’hygiène.

Au fond de ma couette, je repensais


constamment au fil de ma vie.
Qu’avais-je accompli finalement ?
Avais-je vraiment profité de mon
existence ?
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J’étais encore si jeune, je n’allais
jamais connaître la vieillesse ou la
chaleur d’un foyer. Les rires de joie
d’un enfant, le sourire agréable d’une
femme.

Et ma famille ? Je l’avais quittée


pour réaliser mes rêves de grandeur.
J’avais promis de revenir auprès des
miens une fois que la gloire et la fortune
m’auraient souri. Le seul problème,
c’est que quand cette heure est arrivée,
je les ai tous reniés.
Avec l’argent, plus on en a, plus
l’avarice nous exprime ses meilleurs
sentiments. L’idée qu’ils viennent à
profiter des biens que j’avais tellement
peiné à amasser m’était inconcevable.
Oui, nous étions issus des mêmes
souches, mais cela ne signifiait pas que
les fruits que nous produisions étaient à
partager !
Je revoyais les visages de mon petit
frère et de ma petite sœur, courant après
moi dans le champ de blé situé juste
derrière chez nous. Nous y allions pour
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grimper sur le manguier qui se trouvait
en son centre. Sauf que certains jours,
avec les longues saisons de pluie, les
branches devenaient glissantes, ce qui
inquiétait constamment notre mère.

Notre mère. Cette femme forte qui


avait fait tout son possible pour nous
assurer une vie décente, ainsi qu’une
bonne éducation et un cursus scolaire
exemplaire, afin que nous ayons la
possibilité de réussir ce qu’elle n’a pas
pu accomplir.
Après que notre père, un homme
sans cœur, l’avait abandonnée pour
refaire sa vie, elle s’était battue bec et
ongles pour que nous ayons un avenir.
Ses cernes dus aux heures
supplémentaires dans l’usine du
quartier, qu’elle arrivait difficilement à
dissimuler, pouvaient en témoigner. Les
factures impayées qui s’entassaient
dans la petite boîte aux lettres de notre
trente mètres carrés étaient la raison de
ses efforts hors du commun qui parfois
lui donnaient des allures d’acharnée.
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Je ne comptais plus les fois où je
l’avais vue étirer douloureusement son
dos de trente-cinq ans d’âge, sous
l’effet de la fatigue. Les fois où elle
avait appelé du travail pour me
demander de veiller sur ma sœur et mon
frère, prétextant une petite virée entre
copines.
Dans ces moments-là, je savais
parfaitement qu’en fait, elle avait
encore été transportée à l’hôpital suite à
un évanouissement sur son lieu de
travail, causé par le surmenage.
Je revoyais le sourire qu’elle
essayait tant bien que mal d’afficher
pour me rassurer.
Le jour où j’avais obtenu mon
Baccalauréat. Elle était si heureuse
qu’elle l’avait crié dans tout le quartier
des semaines durant. À ce moment,
j’avais vu dans ses yeux toutes les
étoiles de ses espérances. C’était
comme un feu qui s’était allumé dans la
noirceur du désespoir.

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Je sortis de mes souvenirs
d’enfance en me tournant vers le côté
droit de mon lit. Je me mis ensuite à
penser à autre chose.
Je n’avais même pas d’héritier à
qui laisser le fardeau de mes biens. Un
qui, après moi, aurait aussi connu le
goût amer de l’argent.
Qu’allait devenir tout ce que je
possédais ? J’avais mis tellement de
temps à les amasser. Affaire après
affaire. Plan après plan. Travaillant
comme un forçat sans jamais rien lâcher.
Bâtissant pierre après pierre ma fortune.
Commençant au plus bas de l’échelle de
la chaîne alimentaire, dans ce monde
gouverné par le capitalisme.

Ma réflexion fut interrompue


quand un rayon de soleil malin se glissa
entre l’embrasure de mes rideaux pour
se déverser sur mon visage. Je me levai
et m’empressai de refermer cette brèche
malsaine.
Comment osait-il pénétrer chez
moi ? Il savait que je lui en avais
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interdit l’accès à lui et à tous ses rayons.
Je l’avais banni de ma maison pour
qu’il ne vienne plus se moquer de moi
en me présentant un espoir que je ne
pouvais saisir. Pour qu’il n’ait pas à
ricaner de mon malheur avec sa chaleur
de vie.
Je regardai ensuite mon horloge,
une pièce unique confectionnée par
Thomas Tompion en personne,
agrippée au mur. Il se faisait déjà midi.
Je n’avais pas vu l’heure passer.
Une odeur de désolation flottait dans
l’air. Celle de ma mort, qui approchait à
grands pas.
Mais ce que j’ignorais, c’était que
le destin était un vil farceur.

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Chapitre 2 : La rencontre

Il y a de ces êtres que tout oppose,


mais que le destin prend un malin
plaisir à rapprocher.

Il y a bien plus en l’avenir, que n’a su


offrir le passé.

Le parc. Je ne sais pas pourquoi,


mais ce jour-là s’instilla en moi une très
forte envie d’y aller.
Plus de cinq mois que je n’y avais
plus mis les pieds, et là, je ressentais
comme un besoin vital de m’y rendre.
C’était un endroit où il faisait bon
vivre. Juste à quelques mètres de ma
villa dans le premier arrondissement de
Paris : le square du Vert-Galant.
Avant, j’y allais quotidiennement
pour profiter de la belle brise venant du
Sud dès l’aube. Je faisais toujours un
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petit footing et quelques squats pour
m’étirer de bon matin et faire le plein
d’énergie.
Avec le lac qui se trouvait autour,
la sérénité et le calme étaient toujours
au rendez-vous. Un joli décor de carte
postale. Je me souviens même qu’en
cette année, il avait remporté le label
« Espace vert écologique » pour sa
faune et sa flore impressionnantes.
Une distinction bien méritée, qui
récompensait ses efforts de bien-être
universel. Monsieur François, le maire,
en était tellement fier.

Alors, d’un pas révolté, je sortis de


mon lit, pris un verre de Cognac
siégeant avec six autres de ses frères sur
ma table de chevet, et me dirigeai vers
la porte d’un pas lourd, direction la salle
de bains.
En passant par le salon, je jetai vite
fait un œil discret sur l’écran de mon
smartphone, histoire de voir si j’avais
reçu quelques mots de celui qui détenait
ma vie entre ses mains : Docteur
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Akoune. Mais je fis chou blanc au
premier regard. Pour tromper
l’évidence, je posai mon doigt sur
l’écran et je fis défiler les messages
précédents, espérant malgré tout
tomber sur l’un des siens. Non, rien de
rien, jamais. En revanche, je vis ceux de
Clara : « Bae, réponds ! Ça va faire sept
mois déjà. Ça va un peu ? » J’en fis
défiler d’autres qui se trouvaient plus
bas : « Mon poussin, réponds s’il te
plaît. Tu veux que je vienne ? Dis-moi
au moins où t’es. » Encore elle !
Putain, elle me les brise ! pensais-
je, en essayant d’atteindre d’autres
messages plus bas. C’était devenu un
vrai marathon en scroll, avec ses
centaines de textos entassés dans mon
répertoire ! Je crois qu’avec tous ces
mots, elle aurait pu en faire un thriller,
avec pour titre ‘La veuve narcissique’ !
Commençant à perdre patience, je
fus obligé de déverrouiller l’engin, et ce
qui devait n’être qu’une visite discrète
devint un travail plus approfondi.

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Je m’assis, seulement vêtu de mon
boxer, et avec pour compagnon
d’infortune, mon verre de Cognac à
moitié vide. Je regardais maintenant
plus scrupuleusement les autres
messages.
Après avoir passé les deux cents de
Clara, je tombai sur ceux de Jude :
« Salut, mec ! Réponds aux mess,
bordel ! Tu as disparu ça fait plus de six
mois. C’est quoi ? Une virée ? Une
poulette ? J’espère au moins qu’elle a
un cul de dingue. »
J’en ouvris un autre : « Là,
t’abuses, bro. Donne au moins des
nouvelles. Y’a Clara qui est au bord de
l’effondrement. C’est pas cool, gros.
On s’inquiète, tu sais ? Je prends le vol
pour Paris dans dix jours. Quand j’y
suis, je t’appelle. Et t’as intérêt à
répondre ! » Je vérifiai la date d’envoi :
c’était le 10 juin. Comme nous étions le
15, je supposai qu’il serait là aux
alentours du 21.

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Je jetai un coup d’œil à l’heure, il
était maintenant treize heures et le verre
de cognac étant à sa fin, je ne me sentais
plus avoir assez de persévérance pour
scroller le reste des messages. Je me
levai donc du fauteuil sur lequel je
m’étais assis, et je fis quelques
étirements avec les bras. Un petit
bâillement, et direction la salle de bains.

Le carrelage froid de la pièce


m’obligea à sautiller comme s’il était
brûlant.
Puis comme un fou, pris dans ce
réflexe anodin, je me mis à exécuter un
‘moonwalk’ à la Michael Jackson, en
poussant de petits « Yeah! Beach! ».
Je crois que si vous me demandiez
ce qui m’extasiait ce jour-là, je serais
incapable de vous répondre. Mon corps
bougeait tout seul !
Sous la douche, je chantais du
‘Billie Jean’ entre quelques coups de
savon. Je trémoussais mon derrière à la
façon obscène d’une stripteaseuse, en

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me servant du pommeau de douche
comme barre de scène.
Sincèrement, je ne sais pas ce qui
me prit. Peut-être le fait d’avoir cassé
ma routine. Et même maintenant, j’en
ris. On dit que parfois, ce n’est qu’au
crépuscule de sa vie, qu’un homme
comprend qu’il aurait dû profiter
pleinement de l’aube. Elle était peut-
être là, la réponse…
Une fois ma douche particulière
terminée et après un bon coup de rasage,
car je commençais à ressembler au
nouveau Messie, je traînai mes petites
fesses bien musclées d’agent
immobilier dans ma chambre afin
d’enfiler mon survêt qui semblait
sûrement ravi de pouvoir à nouveau
sentir ma carcasse.
Je pris ma montre connectée, mon
casque beats et mon bandeau favori. Il
avait en son centre une phrase qui me
plaisait beaucoup. Elle disait « Never
give up!1 »

1
« N’abandonne jamais », en anglais.
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Mon téléphone dans mon brassard
de course à pied, le nouvel album de Lil
Wayne lancé, et c’était parti ! Je sortis
de la propriété à grandes enjambées.

Madame Durane, la première


personne que j’aperçus en sortant de ma
résidence, ma voisine soixantenaire, me
vit apparaître comme un revenant et
resta figée avec dame Dorothie dans ses
bras, son chiwawa rose bonbon. Les
clefs de sa Bentley dans la serrure de la
portière, elle me regarda pendant un
long moment.
En même temps, ça faisait si de
longtemps que je n’étais plus sorti,
qu’elle avait pensé que le jeune
propriétaire de vingt-deux ans s’était
éteint dans sa demeure. Mort, noyé
dans ses sous, à la Balthazar Picsou.
L’air qu’elle affichait m’amusait
tellement, que je décidai de pousser
plus loin la stupéfaction. Je fis quelques
bonds sur place à la Rocky, puis sur un
tic, je fis quelques pas de moonwalk en
mode décontracté.
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— Oh ! s’écria-t-elle en me voyant
me trémousser.
Mais elle n’était qu’au début de ses
surprises, car j’enchaînai ensuite sur
une danse du ventre de haut niveau,
avec des « Yeah, baby! »
La pauvre dame était estomaquée.
Je pris ensuite la direction du parc
en courant, dans un fou-rire, laissant la
pauvre femme dans tous ses états.
En même temps, je pense qu’elle
devait être habituée à voir des jeunes de
ma trempe se trémousser ainsi si ce
n’est plus devant elle, au vu du nombre
de charmants profiteurs trop frais pour
elle entrant et sortant de son penthouse
personnalisé.
Mais qui étais-je pour la juger ?
Elle, au moins, prenait du plaisir à
aimer, et même si le retour n’était qu’un
mirage, c’en était quand même un. On
dit que le bonheur, tout comme l’amour,
peut revêtir des visages différents. Peut-
être était-ce là le sien. Et après tout, à
quoi ça sert d’être blindé de tunes si on
n’en profite pas ?
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J’arrivai enfin au parc. Je pressai
le pas pour me positionner au bout du
Square avant que le soleil n’atteigne
son zénith, car à cet endroit, on était
comme à la proue d’un navire voguant
sur la Seine. Quand le soleil
commençait à se lever et la chaleur à
s’installer, l’endroit devenait un vrai
havre de fraîcheur avec en panorama
une vue incomparable sur le lac. Ce qui
était idéal pour un homme un peu fou-
fou qui s’était levé du bon pied !
Je me mis donc tout au bout afin de
profiter du vent délicieux venant du
Sud. C’était un mélange exquis des
bouffées chaudes du midi de la France
et des vents frais du Nord. Le tableau
était parfait. Tout était aligné et prévu
pour que le grand Henry retrouve tout
son entrain !
Mais comme on dit, la réalité court
plus vite que les faux espoirs. Le
neuvième morceau de mon album
favori de Lil Wayne se coupa un court

33
instant pour laisser s’exprimer une
notification.
Je sortis donc mon portable du
brassard pour la consulter, priant pour
ne pas tomber sur le millième message
de Clara.
Le choc !
L’hécatombe !
La fin de l’euphorie.

Akoune : Il faut qu’on parle,


monsieur Henry.

C’est fou comme une seule phrase


peut faire plus de mal qu’un coup de
fusil en plein cœur.
La dernière fois qu’il m’avait dit de
tels mots, je m’étais réveillé d’une
soirée un peu trop arrosée, dans un
CHU de Rennes, à la suite de laquelle il
m’avait annoncé que je m’étais évanoui
à cause d’un rythme très irrégulier de
ma fréquence cardiaque.
Il avait chuté en dessous des
cinquante battements par minute. Une
bradycardie sévère.
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Ce n’était-là que le premier
symptôme de ma fin. Probablement à
cause de périodes de stress important.
Je savais que certaines drogues
pouvaient provoquer cela, il me l’avait
dit, et je ne pouvais m’empêcher de
culpabiliser en repensant aux quelques
pilules d’ecsta et de MDMA que
j’avalais quelques fois pour pimenter
les soirées.

Le diagnostic avait révélé que mon


cœur s’était déformé et que j’avais ce
qu’on appelle le syndrome de
Takotsubo. Ou plus communément
qualifié de syndrome du cœur brisé.
Mon organisme avait réagi de façon
négative aux drogues, et des caillots
s’étaient formés abondamment dans ce
dernier, rendant son fonctionnement
aussi enraillé qu’une montre suisse
vieille de mille ans.
Alors que j’avais pensé être déjà au
bout de mes peines, Akoune avait joint
ses mains à la façon d’un moine et avait
prononcé ces mots qui m’avaient fait
35
sombrer dans le néant « Après une
image inquiétante lors de votre
angiographie, nous avons approfondi
l’observation avec une scintigraphie, et
l’examen a révélé une tumeur maligne
primitive dont la source se trouve au
niveau de votre rein gauche.
Elle n’est pas encore très répandue,
et si nous procédons dans les deux mois
à venir à une opération pour l’extraire,
nous pourrons vous sauver.
Cependant, dans l’état actuel de
votre cœur, ce serait signer votre arrêt
de mort. Il ne pourra jamais supporter
une telle intervention. Il est donc
préférable de d’abord effectuer une
greffe de cœur, puis de procéder à
l’opération. Ainsi, le pourcentage de
réussite serait plus élevé.
Mais le temps de trouver un
donneur et que votre nouveau cœur
s’adapte à votre organisme, la tumeur
aura déjà gagné beaucoup de terrain. »
Ce qu’il avait essayé de me dire,
dans son charabia de toubib, c’était que
j’étais condamné. Impossible de me
36
soigner, car il me fallait d’abord un
nouveau cœur. Et le temps de le trouver
et qu’il s’adapte à mon organisme, la
tumeur m’aurait déjà acheté un joli
cercueil en or massif.
Dire que je payais près de six mille
euros mensuels, à cet homme qui venait
comme ça m’annoncer ma mort
imminente. S’il ne portait pas une
blouse blanche, je l’aurais confondu
avec un croque-mort. Ou un adapte de
Frankenstein. Voire un fervent disciple
de Voldemort.

Sonné par le message et


l’éventualité de sa signification
profonde, je perdis aussitôt mon entrain
et j’allai m’asseoir sur l’un des bancs du
parc.
Il devait être un sadique, à ses
heures perdues. M’envoyer ce message,
le seul jour où l’influence de la mort
m’accordait enfin un moment de répit !
C’est dans cet état pensif, à broyer
du noir, qu’elle m’apparut. Comme un
miracle de la providence. Comme une
37
fleur de lys en plein milieu d’un
marécage. Celui de ma vie.
Je me trouvais là, le regard perdu
sur les cimes des chênes, accablé par le
soleil qui venait d’atteindre son point
culminant et, comme à son habitude,
riait de mon malheur en me narguant de
ses rayons de vie sachant que la mienne
ne tenait plus qu’à un fil.
Mon ouïe était devenue comme
réfractaire aux bruits se trouvant autour
de moi.
Là, la brise vint perturber ma vue
en mouvant le feuillage des arbres, et je
détournai le regard vers la droite pour
échapper à son geste de douceur qui
ressemblait à de la consolation. Et c’est
là que je la vis.

Une silhouette fine, de longs


cheveux ondulés couleur de jais qui se
laissaient porter par les caprices du vent,
cachant légèrement une partie de son
visage et lui donnant un petit aspect
mystérieux. À peu près un mètre
soixante-dix et un teint métissé bien
38
bronzé, agréable au regard et qui ferait
saliver n’importe quel homme.
Elle semblait tellement heureuse et
pleine de vie, le sourire sur son visage
pouvait en témoigner.
Les vêtements qu’elle portait se
mariaient parfaitement avec l’ambiance
vivante du parc. Un legging noir décoré
de lignes roses sur les extrémités qui
sublimait son fessier de rêve, ainsi
qu’une brassière de sport assortie qui
avait toutes les peines du monde à
retenir son opulente poitrine.
J’étais admiratif devant autant de
beauté. Cette fille avait été créée pour
être admirée ! Je repensais aux
expressions de Jude, lorsqu’il voyait ce
genre de femme « Putain ! Elle est
bonne ! Une tchiza ! »
Mais malgré cette silhouette de
rêve, je ne pouvais m’empêcher d’être
irrité. Pour moi, quelqu’un avec un
sourire si gai ne pouvait comprendre la
souffrance des autres. Elle était tout
l’inverse de moi, vivante et heureuse de
l’être, souriante et heureuse de l’être.
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C’était comme si la vie me narguait
en me montrant d’aussi près ceux qui, à
l’inverse de moi, la croquaient à pleines
dents.
Je cessai de la regarder quand ses
yeux croisèrent subitement les miens et
que son sourire s’adressa
volontairement à moi. Ce qui me parut
étrange sur le moment, car n’importe
quelle femme dans cette situation aurait
été agacée, pensant être en présence
d’un obsédé.
Elle, en revanche, s’approcha de
mon banc et me demanda d’un signe de
la main si elle pouvait y prendre place.
Je me poussai sur un côté, un peu
honteux, pour lui laisser un coin de libre.
J’avais la tête baissée et elle, elle
chantonnait un single de Lorie. En
écoutant d’un peu plus près ses paroles,
même si cela ressemblait plus à des
braillements, je pus reconnaître un de
ses titres les plus célèbres : Ma
meilleure amie.

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Même maintenant, j’en ris encore,
tellement cela me semblait ironique.
Mon opposé émotionnel, qui venait
de s’asseoir près de moi pour me
narguer. Un humour noir à la Charlie
Chaplin. Le destin ne pouvait pas faire
mieux comme farce.
Après un petit moment, elle
entama la discussion.
— Vous allez enfin me dire
bonjour ? me demanda-t-elle sur un ton
plus qu’amical.
Cette question me révolta.
— Vous le trouvez bon, le jour ?
Une réponse que je n’aurais pas
donnée il y a de cela trente minutes.
Elle esquissa un bref sourire avant
de poursuivre :
— Le jour est toujours bon, le tout
est de savoir apprécier le goût qu’il a.
Après avoir laissé échapper un
soupir, je ne dis plus un mot.
Elle sortit du sac à dos qu’elle
portait une bouteille d’eau et but à
grosses gorgées, puis elle poursuivit
son interrogatoire :
41
— Vous venez souvent ici ?
Je ne répondis pas. Mais mon
silence ne l’empêcha pas de continuer :
— Moi, je suis nouvelle dans ce
quartier et je ne connais encore
personne, je m’y suis installée il y a
deux jours.
Je gardai mon vieil ami le silence.
Cela ne la découragea pas dans ses
tentatives pour me soutirer quelques
mots.
— Pourquoi semblez-vous si triste ?
On dit que ceux qui ne sourient pas à la
vie ne la verront pas leur sourire à son
tour.
Non, mais comment osait-elle ?!
Là, c’était le pompon, la goutte d’eau
qui faisait déborder mon vase plein
d’amertume bien gluante !
Devant de telles paroles, je me
devais de répondre !
— Ceux qui disent ça ne savent pas
à quel point elle peut être cruelle, dis-je
sur un ton agacé.

42
Ma réponse instaura, l’espace d’un
instant, un silence pesant entre nous
deux.
Puis d’un coup, elle me tendit la
bouteille d’eau qu’elle avait en main,
toujours avec ce sourire qui
commençait à me sortir par les yeux.
J’étais surpris, car je ne saisissais
pas le but de son geste audacieux et
incompréhensible. Peut-être que dans
une coutume de ses ancêtres, on devait
donner comme ça de l’eau à des
inconnus. Mais il fallait reconnaître que
mon gosier réclamait de ce nectar.
L’euphorie de ce matin ainsi que le
cognac bien corsé du petit-déjeuner y
avaient contribué.
C’était comme si elle avait deviné
que j’avais soif.
Inconsciemment, comme sous
l’emprise d’un sortilège malin, mon
bras se dirigea vers l’objet et le saisit.
— Prenez-la et buvez un grand
coup, vous verrez, on se sent mieux
après ! me dit-elle avec entrain.

43
Après avoir porté le goulot à ma
bouche, j’avalai quelques gorgées de
cet élixir de jouvence dont elle semblait
être si fière. Mais qui était-elle ? De
quel asile s’était-elle échappée ?
Le liquide atteignit mon gosier, et
là, débuta l’enchantement. C’était
comme si tout l’air du parc, qui, depuis
quelques minutes et surtout à cause
d’un certain message, me semblait
infect, s’était soudain purifié dans ma
gorge.

Quelle fraîcheur ! Pour la première


fois depuis plusieurs mois, j’appréciais
le goût de l’eau. Une substance qui
visitait maintenant rarement mon
estomac, depuis que le whisky était
devenu ma boisson de prédilection et
mon seul remède pour oublier pendant
quelques heures le fait que mes jours
étaient comptés.
Je décollai de mes lèvres la petite
bouteille pour fixer plus
scrupuleusement cet être étrange. Je
voulais voir sur son visage les
44
quelconques traces d’une éventuelle
magicienne ou sorcière. Dans les contes
de fées, soit elles avaient de grands nez
poilus, soit elles étaient pourvues
d’ailes, de rides formées par la
méchanceté, ou de boutons pleins de
vices. Ce qui n’allait pas avec ce visage
angélique. Ce visage d’ange.

Je restai là pendant un moment,


totalement ébahi devant cette étrange
créature.
— C’était bon ? me demanda-t-elle.
Je lui rendis la bouteille avant de
répondre d’un air indifférent, histoire
de ne pas lui avouer qu’elle venait de
rafraîchir ma journée et donc, pour
éviter de lui dire merci :
— Ce n’est que de l’eau.
Mais au plus profond de moi, je
cachais mon véritable état. J’étais
abasourdi du bien que venait de me
faire cette eau. C’était comme si elle
avait revivifié à elle seule le désert de
tout mon être !

45
Ma tête fourmillait de questions,
j’étais comme perdu. Qu’avait-elle mis
dans cette boisson ? Sûrement une
poudre magique comme celles qu’on
trouve chez les vendeuses de philtres
d’amour, sur les côtes orientales !
Je ne comprenais pas.
Après avoir repris sa bouteille, la
jeune femme se releva. Elle s’apprêtait
à partir quand elle me dit :
— J’ose espérer vous retrouver là
demain !
Puis elle tourna les talons et reprit
son footing d’un léger pas de course.
Dans ma tête, cette scène semblait
n’être qu’un rêve, et j’allais bientôt me
replonger dans le cauchemar d’où je
m’étais évadé pendant ces quelques
minutes extraordinaires.
Je me levai et rentrai chez moi.

Arrivé devant ma porte, je trouvai


une lettre sur le perron.
Elle avait été laissée là, bien en
évidence, bloquée par un petit caillou.
Au lieu d’être comme ses centaines de
46
sœurs, plongée dans les méandres de
ma boîte aux lettres. Comme si
l’expéditeur tenait absolument à ce que
je la vois. Il avait sans doute craint que
je ne la manque, s’il l’avait rangé dans
l’endroit prévu à cet effet, où bondaient
d’autres comme elles totalement
abandonnées.
Ce qui m’agaçait, c’était qu’il se
soit permis de franchir le portail sans
invitation. Même si cela était en partie
de ma faute puisqu’en partant tôt dans
la matinée, dans cet état fou-fou, j’avais
imprudemment oublié d’activer la
fermeture automatique, désactivant
ainsi l’alarme.
Le mal étant fait, je saisis
l’enveloppe pour en connaître le
contenu.
Ce qui y était écrit, jamais je ne
l’oublierai.

Monsieur Henry, après de nombreux


capitaux investis dans la recherche de
votre donneur, nous sommes heureux

47
de vous annoncer que notre
persévérance a enfin porté ses fruits !
En effet, comme un acte de la
providence, ce dernier s’est manifesté
de lui-même et est prêt à faire don de
son cœur. Je ne peux certes pas encore
vous dire si les tests de compatibilité
seront positifs, mais je peux au moins
vous dire de garder espoir, car il vient
de renaître de ses cendres. D’ici
quelques semaines, nous ferons le
nécessaire afin de déterminer si oui ou
non l’opération sera possible. Je vous
tiendrai au courant de la suite. En
attendant, prenez soin de vous ! Et
surtout, j’espère que vous suivez bien
votre traitement !

Docteur Akoune

Je n’en croyais pas mes yeux.


Après tant de mois d’agonie, enfin, la
chance avait pitié de moi.
Je repliai la lettre et la rangea
précieusement dans ma poche.

48
Elle était maintenant pour moi la
garantie, la preuve de ce que j’avais si
longtemps attendu : l’espoir.
Mais pourquoi tant de
miséricordes pour moi ? me dis-je
intérieurement. Moi qui n’avais jamais
eu d’empathie pour personne et qui
étais si avare. La clémence et la
compassion n’avaient jamais fait partie
de mon vocabulaire, car elles étaient
contraires à mes principes. Ceux du
mérite.
À mon sens, ceux qui acquièrent
rudement leurs biens doivent en profiter
seuls. Les mendiants étaient pour moi
comme des taches au-devant de mon
pare-brise, des profiteurs qui ne
vivaient que de l’ignorant altruisme de
ceux qui peinaient pour gagner leur
pain.
Les mêmes qui mendiaient en
journée pour du riz étaient ceux-là
mêmes qu’on voyait vêtus en Burberry.
Enrichis grâce aux naïfs.

49
Une pensée me vint subitement à
l’esprit : je ne me rappelais même plus
du dernier jour où j’avais appelé les
miens. Ils insistaient toujours pour
prendre de mes nouvelles, mais je
trouvais toujours comme excuse mon
travail. Sauf que la vérité était que je ne
voulais rien partager avec eux non plus.
Surtout quand ils commençaient à me
parler des frais médicaux de notre mère.
Qui, à chaque conversation, semblaient
plus élevés.
Ma pauvre mère. Cette femme qui
s’était donnée corps et âme pour son
ingrat de garçon afin qu’il décroche sa
licence pro métiers de l’immobilier.
Elle qui était si heureuse à en pleurer en
apprenant qu’il était sorti major de sa
promotion, avec une bourse d’études
pour Marseille.
Le rêve de milliers de jeunes de
mon âge. Surtout quand on vient d’un
pays aussi pauvre que le mien. Un bout
de terre délabrée situé en plein centre de
l’Afrique : le Gabon.

50
Ma mère n’avait plus revu son
Henry depuis tant d’années. J’avais
depuis bien longtemps cessé de la
revigorer de mes mots. À chacun de nos
appels, je sentais son euphorie au son
tremblant et exalté de sa voix. Avec
toujours les mêmes questions comme
base de la discussion : « Tu te nourris
bien ? », « Tu te couvres
correctement ? Pense à t’acheter des
trucs chauds, mon bébé. », « Ménage-
toi, avec le travail et l’école, mon
garçon. »
Et malgré toute cette noirceur
d’âme et ce cœur de pierre, quelqu’un
avait daigné me regarder et me tendre la
main !

Je rentrai et repris une douche


avant de me servir un verre de
Smokehead bien sec, de l’avaler d’un
trait, et d’aller m’écrouler sur mon lit.
Lit qui commençait sûrement à se lasser
de ma personne, si j’en croyais
l’affaissement du matelas.

51
Je gardais mon regard plongé dans
une magnifique toile d’Anselm Kiefer,
accrochée sur l’un des murs des
quarante mètres carrés qui faisaient ma
chambre. Je nageais dans des pensées
nostalgiques quand mon téléphone
(cette épée de Damoclès, grand
décidant de mes humeurs) se mit à
sonner.
Je pris le temps de bien lire le nom
à l’écran, histoire de ne pas tomber sur
des indésirables. C’était ce bon vieux
croque-mort d’Akoune.
Je commençai à m’extasier,
pensant qu’il m’appelait pour célébrer
avec moi la bonne nouvelle, et je
répondis en toute hâte.
— Bonjour, monsieur Henry !
— Bonjour, docteur.
— C’est sincèrement, pour moi, un
plaisir de pouvoir à nouveau entendre
votre voix.
— Plaisir partagé, docteur.
— Alors voilà, je pense que vous
avez appris la bonne nouvelle de ma
lettre.
52
— Oui ! Vous ne savez pas à quel
point cela m’a redonné envie de me
battre !
— Et vous avez raison. L’espoir, il
ne faut jamais le perdre. Cependant,
comme on dit, une bonne nouvelle est
toujours accompagnée d’une mauvaise,
je vous appelle au sujet de la tumeur.
— Qu’est-ce qu’elle a, celle-là ?
Elle est déjà pressée de creuser ma
tombe ? demandai-je sur un ton
ironique.
— Eh bien, cela fait déjà plus de
cinq mois, et en me basant sur
l’évolution habituelle de ce type de
tumeur, je peux vous dire qu’à l’heure
actuelle, elle doit déjà être à un stade
avancé. Je ne peux pas encore
confirmer mon hypothèse, mais son
expansion doit avoir grandement gagné
du terrain. Il serait vraiment vital de
commencer la chimiothérapie dans les
quatre mois à venir, sinon j’ai bien peur
que la tumeur ait raison de vous après
ce délai.

53
Je ne répondis pas aussitôt afin de
laisser à mon cœur un peu de répit après
un tel choc émotionnel. Je posai ma
main sur ma poitrine, et je le sentis
perdre en intensité. Un léger
picotement vint remuer le couteau dans
la plaie, je me mis à chanceler.
Heureusement, dans mon
étourdissement, j’eus le réflexe de
poser un genou au sol, pour redonner de
l’équilibre et de la stabilité à mon corps,
en réduisant la charge corporelle.

— Allo ?! dit ce bon vieux


fossoyeur en blouse blanche. Monsieur
Henry ? Vous êtes là ?
— Oui, docteur, je vous écoute, je
prenais juste un moment de réflexion,
répondis-je après avoir repris un peu de
force.
— Je sais que ça doit être un coup
dur, mais sachez que l’ensemble de nos
médecins travaille actuellement
d’arrache-pied pour que vous ayez une
chance de survivre !

54
— Je sais, docteur. À ce propos, je
voulais savoir si vous connaissiez
l’identité de mon donneur miraculeux
pour le cœur ? Je tiens à le récompenser
grassement pour une telle action.
Sauver un inconnu qui…
— Il tient à rester anonyme. Il ne
nous a donné que son nom pour les
formalités, me coupa-t-il.
— Et lequel est-ce ?
— Callas.
— Comme la fleur ? C’est quoi, le
nom de famille ?
— C’est ça.
— Eh bien, dites-lui qu’il sera payé
comme il se doit. Je vais
personnellement m’assurer que les
siens reçoivent une somme d’argent à
six chiffres, à la hauteur de son geste.
— Très bien. Comptez sur moi
pour transmettre le message.
— Merci infiniment. Bon !
Docteur, je vais vous laisser, j’ai une
chose urgente à traiter.
— D’accord. Prenez soin de vous,
et surtout, suivez bien votre traitement.
55
N’oubliez pas qu’il sert à ralentir la
progression de la tumeur, mais aussi à
assurer la bonne circulation sanguine de
votre cœur. Et si vous pouviez passer
dans une semaine, afin que nous
puissions voir l’évolution de tout ça,
cela serait bien.
— Entendu.
— Bien. Sur ce, je ne vous vole pas
plus de temps, et je vous souhaite une
bonne soirée.
— Ne vous en faites pas, il ne reste
plus rien à voler, dis-je avant de
raccrocher.

L’écran afficha aussitôt un


message :

Akoune : Gardez espoir, monsieur.

Je laissai tomber le téléphone qui


heurta violemment le sol.
Je ne comprenais pas pourquoi la
vie était si cruelle envers moi. Me faire
miroiter la possible naissance d’un

56
espoir et me l’arracher aussi vite qu’il
était apparu.
Des larmes descendirent le long de
mes joues et s’échouèrent sur mon
peignoir. Je plongeais de nouveau dans
cette tristesse qui m’avait hébergée
pendant des mois. Tristesse dont seule
la créature du parc était parvenue à me
sortir un court instant.
Ma respiration s’embrouillait, elle
ne savait plus comment suivre le
rythme de mon cœur qui perdait de son
tic-tac normal. Des palpitations s’en
suivirent. Je tenais ma poitrine pour
supplier l’organe à l’intérieur de tenir.
Dans cet instant de malaise, je
cherchai vite un endroit confortable où
m’écrouler pour ne pas me prendre un
meuble en pleine face comme cela
arrivait si souvent. J’atteignis en toute
peine le chevet de mon lit avant de
m’évanouir.

Quand je revins à moi, il faisait


déjà nuit. Je jetai un coup d’œil à mon
horloge, elle indiquait vingt-deux
57
heures. Je me levai avec difficulté. Un
mal de crâne horrible jouait au
troubadour dans ma tête.
J’allai dans la cuisine pour manger
quelque chose afin de reprendre des
forces.
J’ouvris le frigo qui ressemblait à
un désert de glace. Je ne faisais plus
beaucoup de courses. Je commandais
très fréquemment des plats à domicile
ou des pizzas hawaïennes. Les quelques
trucs que j’avais étaient des restes de
provisions que je faisais apporter par
des coursiers, une fois par semaine.
En faisant un petit tour
d’introspection avec ma main droite,
histoire aussi de ne pas tomber sur
certains aliments en voie de péremption,
j’aperçus une vieille pomme coincée
entre trois pots de yaourt. Je voulus la
saisir quand mes doigts se heurtèrent à
une bouteille d’eau.
Là, comme un déclic, je me
souvins de la fille du parc.
Tien ! Un titre typique à la Musso :
La fille du parc, me dis-je en souriant.
58
Cette folle inconnue, qui partage
son eau avec des étrangers, à la façon
d’un moine tibétain.
Je sortis la bouteille en même
temps que la pomme et j’en pris une
grande gorgée au clairon. Pensant
ressentir la même sensation qu’avec
celle de la fille du parc. Mais le résultat
ne fut pas tout à fait le même, l’eau
n’avait pas le même goût apaisant et
vivifiant que celle que j’avais bue avec
elle.
Je restai dubitatif et songeur en
repensant au probable contenu de cette
bouteille qu’elle m’avait tendue. Était-
ce vraiment de l’eau ? Ou plutôt une
potion soigneusement préparée par ses
soins ?
J’avais déjà entendu parler de ce
genre de sorcière pendant mes voyages
en Inde. Des sorcières au long nez, et à
la peau couverte de pustules, qui
prenaient l’apparence de top models
pour séduire les inconnus trop naïfs.
Je ris un instant en l’imaginant
tournant, munie d’une énorme louche et
59
d’une grande chaudière pleine
d’ingrédients de tous genres ; des
cuisses de crapauds, des araignées
toutes poilues, des criquets.
Je croquai ensuite dans ma pomme
avant de reprendre une gorgée de la
boisson incolore et insipide.
Après ce bref et fade repas, je
retournai sur mon lit en attendant le
lever du jour pour pouvoir de nouveau
revoir cette magicienne au parc.

La fille du Parc…

***

Tôt le matin, les oiseaux


commencèrent leur récital matinal à ma
fenêtre.
— Bordel, à quoi leur servent les
cages que je leur ai fait construire
exprès ?! dis-je en me redressant avec
peine dans mon lit, un peu agacé.
Le soleil et ses rayons moqueurs
s’écrasaient déjà contre la baie vitrée,
tels des désespérés qui frappaient à une
60
porte dont ils n’auraient jamais plus
accès.
Je me levai et allai prendre une
douche rapide.
Cette fois-ci, pressé de revoir la
fille du parc. Une inspection rapide de
la barbe, des cernes et d’éventuels
boutons qui auraient poussés. Il me
fallait être présentable !
J’enfilai rapidement mon under
armour, mon pantalon molleton swoosh,
ma paire de running Air Zoom, et je me
dirigeai vers la porte en courant, quand
mon ventre me rappela mes obligations :
la faim me tenaillait l’estomac, il fallait
que je me nourrisse.
En même temps, une pomme fade
et un peu d’eau ingurgitées la veille
n’étaient pas ce qu’on pouvait appeler
un repas convenable, et ce même pour
un nouveau minimaliste. Sauf pour
ceux ou celles qui avaient pour projet
de rejoindre l’armée de mannequins de
Victoria Secret.
Mais je n’avais vraiment plus le
temps. Il se faisait déjà neuf heures et je
61
ne pouvais me permettre de rater mon
rendez-vous ! Si on pouvait l’appeler
ainsi. Je saisis donc quelques Haribos
moisissant dans une de mes commodes,
et me mis à les macher telles des
pastilles énergétiques.

Mon déjeuner pris, je sortis,


dévalai le perron et commençai ma
course sur mon allée menant au portail
d’entrée. Une fois dehors, et pour ne
plus refaire la même erreur, je tapai le
code de sécurité afin de réactiver
l’alarme, puis je m’assurai que le
portillon soit bien refermé.
— Il faut vraiment que je pense à
prendre un gardien, dis-je en vérifiant la
poignée.
Et c’est parti ! Je fonçai à vive
allure, tel un coureur de fond. Impatient
de la retrouver.
Je ne me reconnaissais pas moi-
même. Pourquoi cette envie pressante
de revoir cette sorcière ? Je ne
comprenais pas, mais pour quelqu’un
dont les jours étaient comptés, cela
62
importait peu. Elle était ma nouvelle
lumière, et je comptais bien m’y
agripper de toutes mes forces.

Une fois au parc, je fis d’abord un


petit footing afin d’effectuer un rapide
balayage visuel discret, histoire de la
repérer. Je la cherchais du regard.
Mais le temps passait et je ne la
voyais toujours pas. Je soupirai, las de
fouiller. Je me mis face au lac et
j’observai les bateaux qui passaient. Je
commençais à désespérer, quand tout
d’un coup, une voix un peu familière
résonna derrière moi :
— Vous me cherchiez ?
Je me tournai et je fus accueilli par
un sourire radieux. C’était elle. Ma
nouvelle lumière. La fille du parc.
Elle avait tressé ses cheveux dans
un chignon, de telle sorte qu’on puisse
admirer l’intégralité de son visage. Et il
était lumineux.

Un de ceux qui vous lavent de toute


fatigue avant de commencer la journée.
63
Un de ceux qui vous donnent assez
de courage pour lutter même contre la
mort.
Elle était vêtue d’un bermuda
rouge cerise qui mettait ses belles
jambes en valeur, ainsi que d’un
décolleté jaune pâle. Cet assemblage
vestimentaire ainsi que les couleurs
sublimaient sa peau métissée. J’étais
sous le charme. Et ses formes ! Elles
faisaient saliver !
Elle incarnait la vie dans toute sa
splendeur, c’était toujours pour moi une
piqûre de rappel que certains profitent
encore pleinement de leur espérance de
vie. Dans un moment de timidité, et en
bon macho, je ne voulus pas qu’elle
comprenne qu’elle était la seule raison
pour laquelle j’avais battu un record de
course de bon matin.
— Non, pourquoi vous
chercherais-je ? Je n’ai pas que ça à
faire, répondis-je, en charmant
monsieur bourré de fierté.
Elle sourit de nouveau, ayant perçu
le manque de crédibilité dans mes mots.
64
Du doigt, elle m’indiqua notre
banc d’hier.
Celui de notre première rencontre.
C’était le seul de tout le parc à avoir un
pied rafistolé, les planches légèrement
abîmées par un passage ravageur de
termites. Cependant, il avait un
emplacement unique. Entre deux
pommiers à fleurs et face au quai.
Comme décor de carte postale, on ne
pouvait pas faire mieux !
Et puisqu’on était en été, quelques
bergeronnettes des ruisseaux avaient
établi leur nid juste sous les deux arbres.
Leurs ‘tsi tsi’ résonnaient comme un
concerto de Mozart au sommet de sa
forme.
Nous nous assîmes, et j’eus
également le temps de constater qu’elle
tenait un petit panier de pique-nique en
osier.
— En fait, j’ai été retardée par la
foule monstre qu’il y avait au centre
commercial. Je voulais tellement nous
acheter ces chaussons aux pommes
dont tout le monde parle. La boulangère
65
qui les fait vient de Boulogne-sur-Mer,
et d’après les dires, elle a des doigts de
fée, dit-elle en ouvrant le panier.
J’attendis un moment avant
d’ouvrir la bouche. Puis j’eus la
réponse du siècle :
— Mais pourquoi ne pas les faire
acheter par quelqu’un d’autre ?
Étant habitué aux coursiers payés à
l’heure, et n’ayant pas conscience que
ce genre de privilèges n’étaient pas à la
portée de tout le monde, je ne compris
pas de suite la bêtise de mes propos.
Elle leva le visage au ciel en riant
et riposta :
— Mais si je n’y vais pas moi-
même, je ne pourrai jamais rencontrer
de nouvelles personnes, gagner de la
sympathie, avoir des conversations. Je
serais condamnée à revoir toujours les
mêmes visages encore et encore.
Je ne comprenais pas le pourquoi
de toutes ces formalités. Était-on
obligés de rencontrer des gens qui,
peut-être, ne seraient attirés vers nous
que par intérêt ? Avait-on vraiment
66
besoin de leur sympathie ? Avait-on
besoin de nouvelles conversations ?
Des questions qui fourmillaient
maintenant dans mon subconscient et
me prenaient toute mon attention.
Me voyant songeur et un peu
déboussolé, elle reprit :
— Avez-vous des amis ?
Je répondis après quelques minutes
de réflexion, histoire de ne pas lui
donner l’image du solitaire qu’était la
mienne :
— Si les domestiques et ceux d’un
jour comptent, alors oui.
Elle éclata de rire, ce qui m’agaça
un peu.
Sentant mon air contrarié, elle
reprit sur un ton plus compatissant :
— Non, je vous parle de personnes
qui sont toujours là pour vous, qui vous
sourient quand vous êtes triste, qui vous
épaulent quand vous avez besoin d’aide.
N’ayant pas ce genre d’amis dans
mon répertoire aussi vide qu’un puits
asséché en plein Sahara, je restai

67
silencieux avant de lui demander à mon
tour :
— Et vous, vous en avez ?
Elle introduisit sa main dans le
panier qu’elle tenait et me tendit ensuite,
avec son sourire habituel, un chausson
bien chaud qui dégageait une odeur des
plus agréables.
Avec ma fierté légendaire, je
voulus d’abord faire un signe de refus,
mais mon ventre exprima son
mécontentement et se mit à gargouiller.
Ce qui la fit sourire.
Elle devait aimer ça, savoir qu’elle
pouvait lire en moi comme dans un
livre ouvert.
— Oui, j’en ai, mais ils ne sont pas
ici, ce qui m’attriste un peu, mais au
moins je m’en suis fait un nouveau.
Après avoir entendu ces mots, ma
curiosité prit le dessus.
— Déjà ?! C’est bien, et il est où ?
Si ce n’est pas trop indiscret.
Elle sourit de nouveau avant de me
répondre tout bas en baissant

68
légèrement sa tête et en me fixant de ses
yeux châtains :
— Il est juste à côté de moi.

Je ne saurais vous l’expliquer, mais


à cet instant précis, ce fut comme si une
nuée de papillons venaient subitement
de prendre leur envol dans mon ventre.
Et qu’après leur départ, un soleil venait
d’éclaircir la clairière qui jusque-là
demeurait dans la pénombre qu’était
devenue ma vision de la vie.
Ce n’était pas la première fois
qu’une fille se prenait de sympathie
pour moi, mais cette fois-ci, la
sensation ressentie était extraordinaire.
Mon cœur pouvait en témoigner
d’ailleurs. Il sonnait de l’intérieur
comme le clocher de Notre Dame. Bien
que son engrenage menaçait de
s’effondrer, ce jour-là, il ne manquait
pas d’entrain à vibrer de toutes ses
forces. C’était magique.

La fille du parc Square du Vert-


Galant.
69
Nous étions devenus amis…

70
— Est-ce qu’au moins, vous aviez
conscience que là, vous veniez d’avoir
un coup de foudre ?
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— J’aimerais vous poser une
question, monsieur Henry.
— Allez-y.
— Si vous deviez choisir un animal,
lequel serait-il ?
— Pourquoi ?
— Répondez, s’il vous plaît.
— Eh bien, je dirais un guépard.
— Bien. Je vais vous dire quelque
chose : ce choix vient d’être effectué en
réalité par votre subconscient. C’est sa
façon à lui d’exprimer ce que vous êtes
au fond.
— Et je suis quoi au fond ?
— Une personne qui fuit sans cesse
la réalité. Il faut avoir des jambes pour
ça. Il faut être aussi rapide qu’un
guépard. Mais pour moi, c’est une
forme de lâcheté. Nier l’évidence ne
l’effacera pas. Cependant, je ne vous
juge nullement, je ne fais que peindre
votre fond intérieur.
71
— Si vous le dites. C’est vous la
psy.
— Poursuivez l’histoire, s’il vous
plaît, monsieur Henry.

72
Maintenant, j’avais une raison de
vivre.

73
Je n’avais encore jamais éprouvé
ce genre d’émotion. Je dus détourner
mon visage pour ne pas montrer mon
exaltation.
Elle commença à manger son
chausson, et j’en fis autant avec le mien.
Il était si bon, j’en avais déjà goûté
plusieurs, mais celui-là semblait avoir
été préparé par des anges. Quelle
douceur dans ma bouche ! C’était
comme croquer dans un bout de ciel et
sentir la vie jaillir en moi.
Après un moment, je me souvins
de la galanterie et déclinai enfin mon
identité :
— Au fait, je m’appelle Henry.
Elle recommença aussitôt à parler,
sur un ton de satisfaction, comme si elle
avait attendu de moi ces mots depuis
longtemps :
— Enfin, vous me dites votre
prénom. Moi, je m’appelle Belle.
J’aurais dû apporter des chaussons le
premier jour, ça vous aurait rendu
beaucoup plus courtois !

74
Nous éclatâmes tous les deux de
rire.
Je n’arrivais pas à y croire, pour la
première fois depuis des mois et peut-
être des années, quelqu’un avait réussi
à me faire rire sincèrement. Elle avait,
tel un secouriste, retrouvé mon rire
perdu dans l’avalanche de la vie.
Comme guidé par je ne sais quelle
force, il me vint l’idée de l’inviter à
prendre le thé chez moi. C’était peut-
être ma manie de ne rien vouloir devoir
à personne. Je me disais
intérieurement : au moins, là, nous
serons quittes.
Elle hésita un peu, puis au bout de
quelques secondes de réflexion, accepta.
Nous convînmes d’un rendez-vous
pour demain dans l’après-midi, et là,
ma vie allait prendre un autre tournant.

75
D’un sourire, tu peux illuminer la
journée d’autrui.

76
— Excusez-moi, mais pourquoi
« quittes » ?
— Eh bien, pour dire que nous ne
serions plus redevables l’un envers
l’autre et que…
— Non, monsieur Henry, je sais ce
que signifie « être quittes ». Ce que je
ne comprends pas, c’est pourquoi vous
pensiez qu’elle vous montrait ces
marques d’affection parce qu’elle
attendait un quelconque intérêt en
retour ? Il ne vous est pas venu à l’esprit
qu’elle le faisait en tout
désintéressement ?
— Écoutez, avec tout le respect
que je vous dois, si vous pensez que les
gens se rapprochent de vous sans
arrières-pensées, c’est que vous devriez
repasser votre diplôme de psychologue.
— Je vois. Mais, dites-moi,
lorsqu’elle vous a rencontré au parc,
elle n’a pu voir aucun signe de richesse ;
vous n’étiez ni dans une voiture de luxe
ni dans un smoking à plusieurs milliers
d’euros, ou quoi que ce soit d’autre
laissant présager une vie fortunée. Sur
77
quoi vous êtes-vous basé pour penser ça
d’elle ?
— J’ai ma propre expérience de la
vie, madame. Et je sais que les femmes
ont le flair plus développé que celui
d’un tatou quand il s’agit de sentir
l’argent.
— Et dans cette analyse de la vie,
vous avez mis toutes les femmes à la
même enseigne ?
— Écoutez, elle se trouve là, dans
le couloir. Vous pouvez aller lui
demander si, en toute âme et conscience,
elle a agi ainsi envers moi par bonté
altruiste.
— Très bien. Poursuivez, s’il vous
plaît.

78
Elle était ma nouvelle lumière. Et
comme un papillon de nuit longtemps
privé de sa raison d’exister, je
voulais m’agripper à elle de
toutes mes forces, et de toute
mon âme avec vélocité…

79
80
Chapitre 3 : Entre
déclaration et faux espoirs

À aimer sans être aimé en retour,


on finit par haïr.

Ce matin-là, je m’étais levé en


trombe. J’étais comme les enfants au
matin de Noël qui, après un réveillon
impatient, se réjouissaient enfin d’être
au jour promis pour pouvoir ouvrir
leurs cadeaux.
Je jetai un œil à ma montre, il était
15 heures. Il faut dire que cette nuit-là,
et pour la première fois, j’avais dormi
comme un loir.
Ce sommeil miraculeux était dû
aux nouvelles émotions qui avaient
envahi mon cœur la veille. Cela faisait
si longtemps que je n’avais plus dormi
ainsi, à poings fermés, de manière

81
insouciante, oubliant l’épée de
Damoclès constamment au-dessus ma
tête.
Je n’avais pensé à rien d’autre
qu’au rendez-vous. Je crois même
l’avoir vécu dans mon rêve, où chaque
visage des personnes que j’avais
rencontrées était celui de Belle.
Ni les cauchemars habituels ni les
pensées obscures n’avaient pu troubler
mon sommeil. Comme si Belle avait
jeté un sortilège pour que ma nuit soit
douce.

Après un rangement farfelu de mon


salon, avec la collection de bouteilles
de whisky et de bourbon vides qui s’y
trouvait et qui rendait le décor triste et
maussade, je courus dans tous les sens
pour rassembler le strict minimum afin
d’avoir ce qu’il fallait pour un thé
convenable. Une bouilloire propre,
quelques tasses, des petits gâteaux qui,
heureusement, ne périmaient que dans
quatre jours.

82
Bordel ! J’aurais dû garder
Jeanine pour les tâches ménagères, me
dis-je, agacé.
Je fonçai dans le jardin, et là,
impossible de faire des miracles. Elle
comprendra. Le strict minimum de
ménage me semblait irréalisable. Et si
j’appelais un service spécialisé ? Mais
le temps qu’ils arrivent… pensais-je.
Je jetai un coup d’œil à ma montre,
elle m’indiqua cruellement 17 heures.
J’avais donc passé plus de temps à me
décider si j’appelais ou si je faisais les
choses moi-même qu’à nettoyer !
Je commençais à envier ceux qui
avaient des maisons plus petites. Plus la
vôtre est grande, plus vos efforts pour
satisfaire votre ego le sont aussi !
— Bon, on va passer l’après-midi
au bord de la piscine. C’est la seule
partie de la villa à encore ressembler à
quelque chose, dis-je sur un ton décidé
et surtout bien désespéré.
En même temps, la vue était
splendide. Elle donnait sur l’entièreté
du marché juste en face. On avait en
83
visuel l’animation de la ville, sans les
bruits agaçants.
Et avec ma demeure au style
Cortijo traditionnel, le ciel azuré et le
vent doux et léger, on avait l’impression
d’être sur des transats à Waikiki Beach.

J’avais aménagé l’endroit assez


correctement. Essayant de lui redonner
sa splendeur d’antan, disposant le
service pour le thé sur la table qui était
elle-même juste à quelques mètres de la
piscine pour la fraîcheur. À cet endroit,
les vents du Sud nous heurtaient
agréablement. En revanche, la piscine,
dans son état actuel, faisait peine à voir.
J’avais donc dû la recouvrir d’une
bâche.
Un petit check, histoire de vérifier
que tout était bien en place, et j’étais
maintenant prêt ! Dans mon bermuda
chino et mon polo uni col chemise, tous
deux bleu marine, couronné d’un
chapeau de paille, j’attendais
impatiemment sa venue.

84
Plusieurs minutes passèrent et
toujours aucun signe de sa présence. Je
commençais à déprimer en me disant
qu’elle avait peut-être dû changer
d’avis. Après tout, un homme qu’elle
connaissait à peine, qui ne lui semblait
pas très amical, comment s’y fier ?
Mais un quart d’heure plus tard,
l’interphone vidéo se mit à sonner. Et
avec ce son, l’espoir renaquit de ses
cendres.
Je me précipitai vers l’écran à vive
allure, secouant même quelques
meubles au passage, en heurtant
violemment d’autres, et ce, sans
pousser le moindre « aïe ».
Tout mon être était porté par une
force mystérieuse qui l’emplissait
d’une détermination à toute épreuve.
Là, devant cet écran de sept pouces,
son visage m’apparut. Comment aurais-
je pu l’oublier ? Toujours souriant et
radieux. Plein de vie. Une joie de vivre
très contagieuse.
Histoire de prolonger le plaisir, je
demandai une confirmation auditive.
85
Sachant que la caméra était bien
dissimulée, et que par conséquent elle
ne saurait pas que je la voyais.
— Bonjour. Qui est-ce ?
— Bonjour, Henry ! C’est Belle.
Ton amie.

86
C’est Belle. Ton amie…

87
— Vous savez, il y a des mots qui
ont une telle influence sur vous, que
même avec une réflexion poussée au
maximum, vous ne pouvez comprendre
le pourquoi.
— C’est le pouvoir des mots du
cœur, monsieur Henry. Il est tel, qu’il
peut donner assez de courage à tout un
peuple pour se révolter contre une
injustice. Il peut guérir encore mieux
que la médecine.
— C’est probable.
— Je vous en prie, poursuivez
votre histoire.
— Très bien.

88
C’était un ange qui apparut au
crépuscule de ma vie…

89
En entendant cette voix, mon cœur,
cet inconscient, se mit à battre la
chamade.
Après avoir actionné l’ouverture
automatique, je fonçai vers le portail à
pas de cerf, traversant le jardin à toute
vitesse sans me préoccuper des ronces
qui dépassaient.
J’atteignis enfin l’entrée ; elle se
tenait là, devant moi, dans une belle
robe marron, avec des imprimés fleuris,
sans manche, Trapèze, décontractée.
Les cheveux lâchés au vent, son
ombrelle en main, elle me jeta un de ces
sourires dont elle avait le secret.
Quel beau spectacle ! C’était
comme si la vie et l’espoir venaient de
frapper à ma porte.
— Bonjour, Belle.
Elle entra d’elle-même avant de me
répondre :
— Bonjour. Elle est grande, ta
maison, vous devez être nombreux ici.
Je refermai le portail avant de
poursuivre :
— Non, je vis seul.
90
Elle me regarda comme stupéfaite
pendant un moment, avant de continuer
son avancée.
Elle était pétillante de vie, partout
où elle passait, un germe de joie restait.
Je fus d’abord surpris de l’aise qu’elle
prenait à déambuler un peu partout,
s’arrêtant devant ce qui restait d’un
pommier, touchant une sculpture ou
deux, plongeant ses mains dans la
fontaine qui dominait le centre de la
cour. Certes, elle n’était plus en bon état,
mais le fond parsemé de galets ainsi que
la statue de cupidon versant une cruche
d’eau au centre étaient toujours un régal
pour les yeux.
— C’est splendide ! s’exclama-t-
elle, les yeux grandement écarquillés.
— Oh ! Cette fontaine tombe en
ruine. Je pense même à la faire
disparaître du décor d’ici quelques mois,
répondis-je, sur un ton désintéressé.
Voyant que je ne partageais pas sa
joie, elle me demanda d’avancer,
comme si elle avait vu quelque chose au
fond de l’eau.
91
— C’est quoi !? me demanda-t-elle
avec émerveillement
— Quoi ?
— Cette chose qui brille dans
l’eau !
— Peut-être une pièce tombée
malencontreusement.
— Non, non, viens voir ! Ça ne
ressemble pas à une pièce.
Je m’avançai pour voir cette chose
qui captivait autant son attention au
point de vouloir me la faire également
découvrir.
Mais aussitôt me fus-je approché
de l’eau qu’elle en prit discrètement
dans sa main et m’éclaboussa le visage
avec avant de rire aux éclats. J’étais
estomaqué. Je ne savais pas quoi dire.
Je la regardais rire vivement de son
forfait, totalement stupéfait. Mon polo
était mouillé, et ça l’amusait. Il n’était
pas question que je sois le seul à être
trempé ! Aussi, je recueillis dans mes
mains une plus grande quantité d’eau,
pour me faire justice.

92
Me voyant faire, elle lâcha son
ombrelle et se mit à courir pour
m’échapper. Je la poursuivis, tout en
essayant de conserver un maximum
d’eau dans les mains afin de lui rendre
la monnaie de sa pièce.
Cette action ne pouvait pas rester
impunie !
Quelque chose qui brille, mon œil !
Elle s’enfuyait en me riant au nez.
On gambadait comme des enfants,
dans une cour de récré. Moi, lui
ordonnant de s’arrêter pour que je lui
rende ce qu’elle m’avait fait, elle,
continuant à rire sans peur !

93
Pour sortir définitivement d’un
cauchemar, rien de mieux qu’un peu
d’eau subitement lancée au visage…

94
— Je vais vous dire quelque chose.
Je pense que par ce geste, elle a brisé le
mur qui commençait à se bâtir entre
nous.
— Comment ça ?
— Eh bien, vous voyez, ce mur qui
s’élève entre les gens quand ils veulent
mêler les messages du cœur aux règles
de la vie en société.
— Dans le jargon habituel, on
appelle ça briser la glace, monsieur
Henry.
— Oui, c’est ça ! Je pense que pour
elle, c’était sa façon de me dire que de
vrais amis, ça doit s’ouvrir l’un à l’autre,
et ce sans aucun effort. Sans gêne, sans
crainte. Et de cette façon, atteindre plus
rapidement le cœur.
— Vous voyez, à cet instant, vous
aussi vous arriviez à lire en elle comme
dans un livre ouvert.
— Peut-être. Moi, je pense que
quand les gens sont faits pour vivre
ensemble, ils n’ont pas besoin de mode
d’emploi pour communiquer.

95
— De mieux en mieux, monsieur
Henry. Continuez ainsi, et peut-être que
d’ici quelque temps, c’est vous qui
serez assis à ma place pour écouter une
autre personne.
— Vous êtes drôle.
— Mais dites-moi, comment vous
sentiez-vous à ce moment-là ?
— Je me sentais tellement heureux.
Vous pouvez aller lui demander, elle
vous dira que le sourire qui illuminait
mon visage ce jour-là était des plus
sincères.
— Je vois. Poursuivez, je vous prie.

96
Ceux qui sont faits pour vivre
ensemble n’ont pas besoin de
mode d’emploi pour communiquer…

97
J’avais, après plusieurs dérapages
et quelques pertes en eau, réussi à la
coincer dans un coin du jardin. Je lui
versai alors ce qu’il restait du liquide au
visage. Et comme un enfant, je riais de
ma vengeance, satisfait d’avoir pu me
rendre justice.
Après quelques instants
d’amusement, je lui indiquai enfin où
nous devions prendre le thé.
La table nous attendait au bord de
la piscine.
Elle s’assit, et nous commençâmes
à profiter du moment. J’avais déjà tout
disposé de manière à ce que rien ne
manque. Ni une seule petite cuillère ni
un biscuit.
Je ne me rappelais même plus du
jour où j’avais été ainsi aux petits soins
pour quelqu’un. Après quelques
minutes et une fois que j’eus scruté du
regard les alentours, elle fit une
remarque :
— Eh bien, c’est grand ! Mais quel
dommage que le paysage soit aussi

98
délabré. On dirait une demeure réservée
aux pharaons.
Je pris un moment pour répondre.
— On s’y habitue.
— Tu aimes ça, le désordre ?
— Disons qu’il m’apaise,
répondis-je sur un ton ironique.
— Je vois. Toi, tu te ferais recaler à
ton premier entretien d’embauche en
tant que décorateur intérieur.
— Ça ne me ferait aucun mal, je ne
travaille pas dans ce milieu.
— Ah bon ?! Tu fais dans quoi ?
— L’immobilier.
— Ah, d’accord ! Je vois. Tu fais
partie de ceux qui arrachent aux gens
leurs maisons ? demanda-t-elle en riant.
— C’est ça ! répondis-je, toujours
sur un ton ironique. Et toi ? Tu fais dans
quoi ?
— Moi, je suis en première année
de licence d’arts et technique, avec une
option design et graphique, à Com’art.
— Intéressant. Tu comptes
déboucher sur quoi ?

99
— Je veux travailler dans
l’animation, dit-elle, les yeux pleins
d’étoiles.
— Ah d’accord ! C’est pas mal.
Surtout que c’est un secteur en pleine
expansion depuis quelques années. Le
marché a grossi, et les opportunités
d’embauches accroissent.
— En espérant que je sois toujours
là quand il aura atteint son point
culminant en termes d’expansion, dit-
elle sur un ton assez fade.
— Pourquoi ? Tu sembles avoir du
temps. Puis-je me permettre de te
demander ton âge ?
— Hum… tu ne respectes pas la
galanterie, là. Demander à une dame
son âge… dit-elle en esquissant un
sourire.
— Non, c’est juste que je…
— Ne t’inquiète pas, va. Je ne suis
pas susceptible. Et je te le donne
volontiers. Je viens d’avoir dix-neuf
ans. Je les ai eus le mois passé.
Au vu de son jeune âge, c’était à
mon sens une bonne filière. Elle avait
100
encore toute la vie devant elle, dans un
domaine où on apprend beaucoup au fil
des années.

Après quelques tasses de thé


sirotées, elle se leva de sa chaise, puis
s’approcha de la piscine couverte.
Peut-être voulait-elle se baigner.
Elle se retourna ensuite vers moi.
— Tu as de quoi s’amuser, ici ?
Je dois reconnaître que la question
me parut d’abord étrange, mais après un
flash-back de notre petite scène de
chamailleries, et ayant eu un aperçu de
sa personnalité, je répondis :
— Oui, j’ai un baby-foot dans la
salle de jeux, mais il est trop grand pour
que je puisse le sortir seul.
Et sans que je puisse rien faire, elle
prit ma main et se proposa de m’aider à
le transporter. Elle me dit que, seul, les
choses peuvent paraître difficiles, mais
qu’à deux, c’est du tout cuit.
J’étais un peu réticent à l’idée
qu’elle découvre l’intérieur macabre de
la villa, mais les nouveaux liens qui
101
venaient de se tisser entre nous me
donnèrent assez de courage pour me
lever.

Quand elle entra dans la maison,


elle fut surprise par l’obscurité
omniprésente qui dominait l’intérieur.
Quelques ampoules allumées, juste ce
qu’il fallait pour me diriger entre les
pièces et ne pas me fracasser le crane
contre les murs, éclaircissaient
faiblement les lieux.
— Henry, pourquoi fait-il aussi
sombre ?!
Je ne pus lui répondre de suite,
mais après m’être brusquement
souvenu de ce qui hantait mon cœur, et
du mal qui me rongeait, j’eus enfin le
courage de parler.
Cette fois-ci, sur un ton peu amical.
Je dirais même qu’il était souligné
d’un peu d’agressivité. Comme si
l’espace d’un instant, la joie qui
jusqu’ici avait recouvert mon visage
s’était évaporée, et que la réalité avait
ressurgi de nulle part, avec tous ses
102
démons. Une piqûre de rappel dont je
me serais bien passée. Un retour cruel à
l’évidence qui suffit à renvoyer tous vos
rires à la dérive.
Mon regard s’était de nouveau
obscurci.
— J’aime l’obscurité… J’aime
mieux cette couleur, elle me convient et
elle me décrit mieux. C’est mon
obscurité à moi. Et….
Avant même que je n’aie le temps
de finir ma phrase, les rayons du soleil
me frappèrent de plein fouet.
L’intrusion fut brusque, et je ne pus que
constater les dégâts sur mon esprit : un
bain de rayons purificateurs.
Je cherchai la cause de cette
irruption saine et soudaine.
Et là, je constatai bien vite que
c’était Belle qui arrachait un à un
chaque rideau des fenêtres.
Je voulus d’abord entrer dans un
état de rage, avant que toute l’hostilité
ne se dissipe en la voyant rire aux éclats.
— Vas-y, fais comme moi et
arrache-les, ils t’empêchent de profiter
103
de la lumière du jour, dit-elle en me
regardant.
Ce visage qui pouvait désarmer un
tyran de toute mauvaise intention.
Elle s’esclaffait et son rire faisait
un écho dans toute la maison. J’avais
l’impression d’être en présence d’une
folle. Mais porté par une onde positive,
je me pris au jeu, et j’arrachai, comme
elle, chacun des rideaux.
On tombait, glissait avec le poids
de certains, mais le fait de les retirer me
libérait, et je riais maintenant avec
Belle à gorge déployée.
Et je m’en amuse encore
aujourd’hui. On était deux dégénérés
parcourant les pièces de la maison les
unes après les autres en quête de
rideaux à faire tomber.

Quand enfin nous eûmes terminé,


elle me demanda de contempler le
nouvel aspect de ma maison, et là, le
spectacle m’emplit de larmes.

104
C’était, un nouveau chez-moi que
j’observais pendant que la poussière
s’échouait au sol tout doucement.
Les six millions d’euros de bois et
de béton resplendissaient à nouveau.
Les lustres au plafond avaient
retrouvé de leur éclat. Les meubles de
leur valeur, bien qu’étant recouverts
d’un peu de poussière. Le sol en marbre,
de sa beauté. Les immenses fenêtres
donnaient une vue panoramique
splendide sur l’ensemble de la cour
avant, une chose dont je ne me
souvenais même plus.
Et avec le soleil qui commençait à
se coucher, le spectacle était digne
d’une carte postale.
Que c’est beau ! me dis-je, comme
si je redécouvrais ma propre maison.
Avec le temps, j’avais oublié à quel
point elle était magnifique. Ce qui était
une des raisons pour lesquelles je
l’avais achetée. Et pourquoi j’avais par
la suite embauché toute une armée de
coachs déco et d’ensembliers pour la
faire ressembler à un vrai palace.
105
C’était ma résidence principale, et je
n’avais pas hésité à mettre la main à la
poche pour la faire ressembler au
Louvre.

Je restais là à penser à tout ça, et


Belle me regardait toujours avec son
sourire légendaire. Le même qui, la
première fois, avait établi notre lien.
Après avoir récupéré ce pour quoi
nous étions entrés, le baby-foot, nous
en fîmes quelques parties, éclairés par
les derniers rayons du soleil.
Suite à tant d’émotions et de jeux,
nous allâmes nous reposer dans le
jardin se trouvant dans la partie avant
de la villa. Partie que je n’avais
vraiment plus aucune raison de lui
cacher, malgré son état en ruine. Après
tout, pourquoi vouloir mentir à
quelqu’un qui lit en vous comme
dans un livre ouvert ?
Nous y installâmes nos transats, et
nous parlâmes de sa passion pour le
dessin. J’apprenais les grands noms qui
lui avaient donné l’envie de se lancer
106
dans cette branche, les projets qu’elle
avait déjà en tête. Elle s’exprimait avec
tant d’assurance, qu’on avait
l’impression que la vie lui appartenait.
Je l’écoutais, faisais parfois des
remarques, posais quelques questions.
Et au fur et à mesure que je la regardais
s’animer en s’ouvrant sur sa passion,
quelque chose en moi grandissait.
J’éprouvais comme le besoin de
toujours être auprès d’elle. Le besoin de
l’entendre me parler pour toujours. Le
besoin de constamment la regarder.
Celui de toujours la voir.
Je comprenais. J’étais tombé
amoureux. Fou amoureux même !
Je pris donc la décision, en toute
hâte, de lui déclarer ma flamme. Après
tout, pourquoi aurais-je dû attendre ?
Mon temps était compté, et la
possibilité que je quitte ce monde sans
avoir pu profiter d’un tel bonheur, celui
de la savoir à mes côtés, m’effrayait
bien plus que la mort elle-même.
Je voulais la savoir toujours auprès
de moi, parce qu’à mon sens, c’était là
107
qu’était sa place, là où le destin l’avait
envoyée.
Je la fixai donc d’un regard intense,
ce qui la coupa dans ses propos et la fit
rougir, puis j’approchai mon transat
d’encore plus près. Assez près, pour
poser ma main sur la sienne qui était si
douce et chaude à la fois. Je voulais,
avant de lui parler, qu’elle lise les mots
que je venais d’écrire pour elle dans
mes yeux. À cet instant, ses yeux à elle
reflétaient le seul bonheur dont j’avais
besoin.
— Belle, je t’aime, lui dis-je, d’une
traite, comme guidé par une volonté
transcendante : celle d’être aimé et de
donner quelque chose à aimer.
Elle baissa tout doucement le
regard, comme si c’était là une
éventualité qu’elle avait longtemps
redoutée. Comme si elle s’était
intérieurement donné comme objectif
de m’offrir de l’amour, que le strict
nécessaire. Ce qui pour moi n’était pas
assez.

108
— Henry, tu ne dois pas m’aimer
de cette façon, me répondit-elle sur un
ton très triste.
En entendant ses mots, je lâchai la
tasse de thé que je tenais dans l’autre
main, la laissant se briser dans un bruit
sourd.
Je voyais la porte qu’elle avait
ouverte dans mon cœur se refermer tout
doucement, et dans un dernier espoir, je
pris mon courage à deux mains pour
l’empêcher de se fermer entièrement.
— Mais pourquoi ? Tu disais être
mon amie ! Je t’en supplie, ne me dis
pas ça, pitié, dis-je sur un ton désespéré.
Elle laissa échapper un soupir
avant de répondre, le premier que
j’entendais d’elle depuis notre
rencontre. Elle qui semblait avoir fait
du sourire son pain quotidien.
— J’aurais vraiment voulu rester
avec toi pour toujours, je le souhaitais
tellement, mais je vais bientôt partir. Je
voulais juste que pendant ces quelques
moments, le sourire regagne ton visage,
que ta vie redevienne enfin belle.
109
Ses dernières paroles ne
m’atteignirent pas, j’avais trop mal.
Mon cœur battait à se rompre, et ma
respiration commençait à perdre de son
rythme normal. Je ne pouvais l’accepter.
— Tu vas partir ? Où ça ? Tu
changes de pays ?
— En fait…
— Pourquoi avoir fait quelque
chose d’aussi cruel ?! lui demandai-je,
la voix chargée de rage.
— Henry, écoute-moi, s’il te plaît,
dit-elle sur un ton empathique.
— Pourquoi m’avoir abordé si
c’était pour après me faire autant de
mal ? Pourquoi avoir fait naître un tel
lien, si c’était pour après le rompre
aussi violemment ? Pourquoi ? Dis-
moi pourquoi ?!
Elle essaya de me répondre, mais je
ne lui laissais pas placer un mot. J’avais
tellement mal, et j’en avais marre que la
vie soit toujours aussi injuste avec moi !

Je quittai ma chaise et me retrouvai


agenouillé devant elle, en tenant ses
110
deux mains qui tremblaient entre les
miennes, avec un espoir mourant.
— Je t’aime, Belle, je suis tombé
amoureux de toi. Pitié, reste avec moi.
Ne pars pas ou j’en mourrai, lui dis-je,
les larmes aux yeux.
Elle baissa la tête avant de laisser
échapper à son tour une larme qui se
brisa sur ses cuisses. Puis elle répondit
d’une voix frêle :
— Ne dis pas ça, Henry, je t’en
supplie.
Je pleurais à chaudes larmes en
tentant de la retenir par le bras, après
qu’elle se fut levée, en la suppliant de
ne pas m’abandonner, de rester avec
moi. Je lui dis que je pourrais tout lui
offrir, qu’elle ne manquerait jamais de
rien.
Mais même cela ne semblait la
convaincre. Comme quoi, l’argent
n’est pas toujours un point d’ancrage.
— Mais comment peux-tu être
aussi cruelle ? Pourquoi me faire ça ?
Dieu t’a-t-il envoyée pour me torturer

111
davantage ? Je ne comprends pas,
explique-moi !
Elle cacha ses yeux avec ses mains
de sorte que je ne puisse voir ses larmes
qui maintenant trempaient sa robe.
Je la retins par le bras, ne pouvant
me résoudre à la laisser partir.
Je l’agrippais comme un naufragé
qui s’accrochait à la seule planche qui
pouvait encore le sauver en plein milieu
de cet océan de désespoir qu’était
justement sa vie.
Mon cœur ne freinait pas dans sa
course folle, de plus en plus intense, et
je commençais à manquer d’air.
Était-ce la fin ? Moi, c’était ce que
je voyais ; mon cœur me faisait si mal,
que maintenant, je sentais ses
battements comme des coups de
marteau dans ma poitrine. Ma vue
commençait à baisser, et dans cet état
de fatigue, mon bras qui la retenait
commença à lâcher prise.
Sentant mon emprise réduire
considérablement, elle put se dégager et
courir dans l’allée menant à la sortie. Je
112
la regardai disparaître dans l’horizon au
fur et à mesure que mes paupières
s’abaissaient.
Je ne voyais presque plus rien, ma
vue s’éteignait, mes forces me lâchaient.
Je me sentais partir, et la dernière chose
que j’aperçus de Belle fut son ombrelle
qui tomba dans son élan et son chapeau
de paille qui heurta le sol.
Là, je m’écroulai au sol, et tout
devint noir.

113
114
Chapitre 4 : Je t’appartiens
et toi tu m’appartiens

Les voies du cœur sont


impénétrables.

Quand j’ouvris de nouveau les


yeux, je me trouvais sur un lit d’hôpital,
un respirateur artificiel à ma bouche et
le ‘bip bip’ de l’électrocardiogramme à
mes oreilles.
Je fis un petit balayage des lieux
avec mon regard, et dans cette
observation, je tombai sur Belle. Elle
dormait à poings fermés sur une chaise,
dans un coin de la pièce. Elle portait
encore la même robe qu’elle avait pour
notre rendez-vous. Celui qui s’était fini
en drame.
J’essayai de bouger ma main, celle
qui n’était pas reliée à la perfusion à ma

115
droite, mais l’effort était assez difficile.
Elle était engourdie. Mêmes sensations
que je ressentais dans mes jambes,
quand j’essayais de me mouvoir. J’en
déduisis donc que j’étais allongé là
depuis un bon moment.
Soudain, la porte de la chambre
s’ouvrit. C’était ce bon vieux croque-
mort d’Akoune. Il tenait un document
d’analyse en main et affichait un air
inquiet.
— Bonjour ! Vous vous sentez
mieux ? demanda-t-il doucement pour
ne pas réveiller Belle.
— Oui, ça peut aller, répondis-je
avec difficulté.
— Vous m’en voyez heureux. Vous
nous avez fait peur, monsieur Henry.
— Comment je suis arrivé ici ?
— C’est grâce à votre amie. C’est
elle qui a appelé les urgences. Elle est
là depuis deux jours. Elle a veillé sur
vous pendant tout ce temps, me dit-il en
tournant le regard vers Belle.
J’en fis autant, mais mes yeux à
moi étaient chargés de rancœur.
116
— J’ai pour vous une bonne et une
mauvaise nouvelle, dit Akoune en
feuilletant son bloc note.
— Commencez par la mauvaise, la
bonne me servira d’antidépresseur.
— La mauvaise, c’est que la
tumeur a maintenant gagné l’intégralité
de vos reins. Et qu’à présent, elle
entame le foie.
— Et la bonne ?
— Eh bien, les examens effectués
sur votre donneur ont confirmé qu’il
était compatible et en bonne santé. Son
cœur est en bon état !
— Mais…
— Mais quoi ?
— Il devient un peu réticent à
l’idée de faire son don, dit-il, d’un ton
presque désespéré.
— Comment lui en vouloir. Il
mérite de vivre sa vie. Il n’a aucune
raison de la donner à un inconnu. Qui,
au fond, mérite de mourir ? répondis-je,
sans sourciller.
— Qu’est-ce que c’est que cette
attitude défaitiste, monsieur Henry ?
117
— Ce n’est pas du défaitisme,
docteur, mais du réalisme. Écoutez, si
vous n’avez plus de nouvelles pour moi,
j’aimerais bien me reposer un peu, s’il
vous plaît. Je sens mon cœur qui
recherche son ‘tic-tac’ normal.
— Très bien. Je vais vous laisser
dormir un peu. Une infirmière passera
dans quelques heures vérifier votre
tension ainsi que votre débit sanguin.
S’il y a le moindre problème, pressez le
bouton à votre gauche.
— Bien, répondis-je en me
tournant de l’autre côté du lit, de sorte
qu’il ne voie plus mon visage qui était
maintenant baigné de larmes.
J’entendis ses pas s’avancer vers la
porte, puis d’un coup s’arrêter.
— Vous savez, reprit-il, ça fait plus
de vingt ans que j’exerce la médecine.
Et en autant de temps, j’ai vu
énormément de personnes s’éteindre. Il
n’y a rien de plus déchirant pour un
médecin que le fait de se sentir
impuissant devant la détresse de ses
patients, quand son rôle est justement
118
de leur apporter de l’espoir. Sachez que
je ferai tout ce qu’il est humainement
possible de faire pour vous sauver. Vous,
en contrepartie, je ne vous demande
qu’une chose : agrippez-vous à l’espoir,
finit-il avant d’ouvrir la porte et de
sortir en la refermant derrière lui.

Le bruit de la porte réveilla Belle


qui se leva de sa chaise pour venir vers
moi.
— Bonjour, Henry, me dit-elle
avec douceur.
Je ne dis aucun mot. Je ressentais
tellement de rancune.
Pour moi, elle était la fautive.
C’était elle qui avait donné à mon cœur
l’illusion d’un espoir.
Elle s’accroupit près de mon lit, de
sorte à être face à mon visage. Mais ce
dernier restait froissé et noir. Je voulus
détourner le regard en changeant de
position, quand je sentis, quelques
secondes plus tard, la sensation chaude
d’un corps qui se collait au mien.
C’était le sien. Chaud et doux.
119
Elle s’était allongée près de moi et
plongeait son regard attendrissant dans
le mien. Il était comparable à un lever
de soleil.
Elle glissa sa main dans la mienne,
de sorte à les entrelacer, et me serra
davantage.
Je la saisis ensuite délicatement par
la nuque, avant de retirer le bec du
respirateur qui obstruait ma bouche, et
de l’embrasser tendrement.
Dès l’instant où mes lèvres se
posèrent sur les siennes, quelque chose
comme une décharge électrique
parcourut l’ensemble de mon corps.
C’était là le signe que nos deux êtres
avaient été conçus pour être ensemble.
Mes lèvres quittèrent ensuite les
siennes, et mon regard suffit à lui faire
comprendre que j’avais besoin d’elle.
Que sa présence m’était vitale.
Dans l’instant qui suivit, elle me
rendit mon baiser avec encore plus de
douceur, avant de me chuchoter ces
mots :
— Moi aussi, je t’aime, Henry.
120
Elle ferma les paupières, et je la
regardais ensuite dormir avec les yeux
d’un homme amoureux. Ce sentiment
était une nouvelle expérience pour moi.
C’était comme revivre à nouveau. Ou
plutôt, comme découvrir une nouvelle
vie : celle qu’on partage avec une
inconnue.

121
122
123
Le lendemain, un taxi nous déposa
devant ma villa, et quelques infirmiers
firent le trajet avec nous, pour m’aider
à m’installer correctement. Ils
m’aidèrent à marcher jusqu’à l’intérieur,
assistés de Belle, avant de repartir.
Celle que j’aimais décida de rester
avec moi le temps que je récupère.
— Je vais prendre une douche, tu
peux choisir une chambre en attendant,
lui dis-je. Tu pourras t’y installer
pendant quelques jours. Ça fait assez
longtemps qu’elles n’ont pas été
nettoyées en revanche. Mais il y en a
certaines qui sont encore en bon état. Je
viendrai vérifier avec toi, après mon
bain.
— D’accord. Merci.
— C’est à moi de te remercier de
vouloir rester avec moi, répondis-je,
avant de prendre la direction de la salle
de bains.
Je fis couler l’eau pour remplir la
baignoire, puis je me mis à me raser la
barbe. Et pendant cet instant, je
repensais aux paroles d’Akoune.
124
J’essayais de me mettre à la place de ce
mystérieux donneur. Je n’avais aucun
droit de lui en vouloir d’être maintenant
réticent. C’était son droit le plus
humain.
Je sortis de mes pensées quand
l’eau commença à déborder malgré le
trop-plein. J’allai arrêter le robinet
lorsque, dans un pas lent et maladroit,
je glissai et m’écroulai au sol. Ma chute
se fit entendre jusqu’au salon, ce qui
alerta Belle qui entra précipitamment
dans la pièce d’eau.
— Ça va, Henry ?! s’écria-t-elle en
ouvrant brusquement la porte.
Elle me trouva en train de rire de
ma chute. J’avais, dans un dernier geste,
agrippé le rideau de douche, ce qui
m’avait sauvé de l’effondrement.
— Oui, ça va, ne t’inquiète pas.
Une glissade maligne, dis-je en me
relevant.
— Tu es sûr que tu n’as rien ?!
Elle s’approcha pour m’aider à me
relever, et dans son élan de solidarité et

125
d’empathie, elle ne remarqua pas de
suite que ma serviette tombait.
Mon corps se découvrit
entièrement à elle, dans son vêtement le
plus naturel.
Belle cacha instinctivement ses
yeux avec ses mains et essaya de
revenir sur ses pas pour sortir de la
pièce, mais je la retins aussitôt par le
bras.

Je la saisis soudain par les hanches


et la posai en position assise sur l’un des
grands meubles de la douche. J’écartai
ses jambes, de sorte à me frayer un
passage jusqu’à sa poitrine. Elle gardait
toujours ses mains sur son visage,
comme unique barrière à une évidence :
j’avais tellement envie d’elle.
Je les retirai, l’une après l’autre,
afin de pouvoir contempler son regard.
Il était si envoûtant et innocent à la fois.
Je me mis à l’embrasser avec
fougue et désir. Et aidé par elle, je
retirai ensuite sa robe par le col et la
laissai tomber au sol.
126
Son corps était obsédant. Des
formes parfaitement dessinées et toutes
neuves, donnant l’impression d’un
territoire encore jamais foulé par aucun
homme auparavant.
Je la saisis avec passion et
l’embrassai de tout l’amour que
j’éprouvais pour elle. Elle sentait durcir
contre elle mon sexe qui se languissait
de pouvoir la goûter. La chaleur qui
venait de naître entre nos deux corps
devenait intense et inondait presque
toute la pièce.
Je retirai son soutien-gorge, tout ça
en maintenant son regard. Elle me
caressa ensuite la joue, avant de
m’embrasser tendrement à son tour.
J’étalai ma serviette sur le sol et la
soulevai du meuble pour l’allonger
délicatement dessus, sur le dos. Elle me
fixait avec tant de douceur.
J’embrassai tendrement ses seins,
si moelleux, avant de mordre
légèrement les tétons, ce qui la fit gémir
tout doucement. Je retirai ensuite sa

127
culotte lentement, découvrant ainsi
l’entrée de son intimité.
L’excitation était à son comble,
mon cœur qui sortait à peine des
urgences se mit à battre à un rythme
effréné. Mon sexe devint aussi tendu
qu’une lance. Une lance prête à
pourfendre la femme qu’il désirait tant.
Dont il était fou.
Dans un mouvement lent et précis,
j’entrai en elle en poussant un
gémissement suave. Je sentis à ce
moment-là tout son corps vibrer, à la
façon de celles qui découvrent la vie :
les pucelles.
Les va-et-vient étaient si intenses
que je suais à grosses gouttes. J’aspirais
la salive de sa bouche en l’embrassant,
comme un nectar précieux. Je savourais
sa chaire avec tellement d’appétit.
J’ouvris grandement ses jambes en V et
je me régalais de son doux intérieur.
C’était tellement délicieux, que pour
rien au monde je n’aurais souhaité
arrêter.

128
Ma sueur gouttait sur sa poitrine
généreuse et glissait le long de ses seins.
Je faisais des mouvements très
lents pour savourer chaque entrée et
sortie. Mon sang bouillonnait. Le
plaisir était si intense que j’avais
l’impression de cuire de l’intérieur. Elle
essayait quelques fois de se libérer un
peu de mon emprise. Une demande de
répit, pour me faire comprendre que
c’en était trop et qu’il fallait que je
ralentisse le rythme. Mais je ne pouvais
pas. J’étais guidé par une volonté bien
plus forte que moi : le besoin vital de la
posséder entièrement.
J’étais obsédé par son corps.
Comme possédé par un désir trop fort
pour être ressenti par de simples
mortels.
Aussi, quand elle essayait de
prendre appui sur mon torse avec ses
mains, pour se défaire légèrement de
mon emprise et récupérer un peu de
souffle, les miennes les saisissaient et
les écartaient de nouveau.

129
J’attrapai ses jambes et je les
refermai en cercle autour de mon bassin.
Puis je poussai vers l’avant de toutes
mes forces pour pouvoir la pénétrer au
maximum. La serviette était
entièrement trempée et avait déjà quitté
sa place initiale.
Je poussai, au bout d’un moment,
un gémissement discret et long. Je
venais de me répandre en elle. Mon
liquide brûlant, qui maintenant circulait
dans son corps, la fit également entrer
en orgasme. Des halètements s’en
suivirent, avant que je puisse de
nouveau la fixer dans les yeux et
l’embrasser avec tendresse.

Nous nous étions détachés l’un de


l’autre et fixions maintenant le plafond
de la douche.
— Je t’aime, Belle, lui dis-je, avant
de la regarder dans les yeux.

130
— Je sais, Henry. Moi aussi, je
t’aime, répondit-elle.
Je l’embrassai de nouveau
tendrement.
Au bout d’un moment, ses yeux se
posèrent sur le tatouage de la toile
d’araignée qui dominait toute la base
avant de mon épaule gauche.
— Elle représente quoi ? me
demanda-t-elle, en la scrutant d’un
regard intense.
— Le temps qui passe. Pour me
rappeler qu’il n’est pas infini pour moi.
J’étendis mon bras droit pour lui
montrer la plume qui s’étalait sur tout
mon biceps.
— C’est beau. Elle symbolise quoi ?
— Celle-là représente mon destin.
Pour me rappeler qu’il se trouve
toujours entre mes mains. Ainsi que la
page blanche. Pour ne pas oublier que
dans la vie, on peut toujours repartir de
zéro. Et que le plus beau reste toujours
à écrire.
— C’est très poétique, répondit-
elle en souriant.
131
— Mais toi, dis-moi, que
symbolise la petite ancre à la base de
ton mollet ? Je l’ai aperçue en baisant
tes pieds.
— La sécurité, l’espoir et
l’espérance. Pour moi, dans la vie,
l’espoir est toujours présent en ceux qui
le cherchent.
— Tu es mon espoir, lui dis-je en la
fixant intensément.
Elle se mit à rougir avant de se
cacher à nouveau le visage des deux
mains. C’était quelque chose que
j’aimais beaucoup chez elle. Ce geste
de grande pudeur, qui me donnait cette
irrépressible envie de la dévorer tout
entière.
Sa pudeur. La garantie que j’étais
son premier baiser, et aussi sa première
fois.
Je retirai ses mains, puis je me mis
au-dessus d’elle et l’embrassai. Mon
sexe se remit à gagner en force et revint
toquer aux portes du bonheur. Elle
écarta de nouveau les jambes en V pour

132
me laisser entrer dans la citadelle du
plaisir.
Et ce fut dans un gémissement
suave que je recommençai à la savourer.
Ma poitrine sur la sienne, j’entendais
les battements de son cœur. J’écoutais
sa respiration se synchroniser avec la
mienne, je sentais même son pouls. Un
lien puissant venait de naître. Un de
ceux qui pouvaient même défier la mort.

Au bout d’un moment d’intenses


ébats, je poussai de nouveau un
gémissement lent et discret. Je venais
encore de me répandre en elle.
Je la regardais maintenant
intensément tout en lui caressant les
cheveux. Mes yeux dans les siens, nous
communiquions en une langue
inaudible. Celle des amoureux.

À cet instant, je venais de voir en


elle, la valeur de ma vie. J’avais
maintenant une raison de m’accrocher.
De défier la mort.

133
***

Nous nous trouvions dans la


baignoire pour prendre ensemble notre
bain. Moi, assis et adossé contre une
des extrémités, et elle, assise et
adossée contre mon torse.
— Tu es malade ? me demanda-t-
elle, pendant que je lui lavais les
cheveux.
— Oui. J’ai un petit problème au
cœur. Mais c’est pas grand-chose, ne
t’inquiète pas.
— Mais Henry…
— Non, je veux que tu m’appelles
chéri, la coupai-je, en l’enlaçant de dos,
pressant par la même occasion ses seins
de mes mains.
Et comme à leur habitude, ses
paumes se précipitèrent sur son visage
pour cacher sa timidité. Chose qui était
l’aphrodisiaque de mon désir pour elle.
Je la retournai face à moi, de sorte
que juste un infime centimètre soit la
distance qui sépare nos deux corps. Je
134
retirai ensuite ses mains l’une après
l’autre, avant de tomber sur ce regard
châtain qui hypnotisait mon âme.
Une nouvelle fois, mon sexe se
dressa et se mit à frapper aux portes du
bonheur.
— Attends, murmura-t-elle pour
essayer de me ralentir dans mon élan
passionnel.
Mais il était déjà trop tard. La
minute qui suivit, j’entrai en elle dans
un gémissement suave.
La friction était telle, que nos corps
vibraient. Je mordillais ses tétons avec
tellement d’engouement que
maintenant, ses gémissements
pouvaient être entendus jusqu’au salon.
Après quelques minutes d’intenses
pénétrations, j’éjaculai de nouveau elle.
Jamais encore de toute ma vie, je
n’avais consommé une femme de cette
façon. Avec autant d’appétit, de désir.
Maintenant, je n’avais plus qu’une
seule raison de vivre : elle.

***
135
Dans ma chambre, allongés sur
mon lit, Belle dessinait des cercles sur
mon torse avec ses doigts, tandis que
moi, je caressais ses cuisses nues, car
son seul vêtement était maintenant l’un
de mes hauts.
— Je dois rentrer chez moi pour
récupérer quelques affaires, me dit-elle,
en posant sa tête sur mon corps nu.
— D’accord. Je vais
t’accompagner, répondis-je, en lui
caressant les cheveux.
— Tu es sûr ?
— Oui. Pour l’instant, tu peux
prendre un de mes bermudas. C’est un
vêtement mixte.
— D’accord.
— D’accord qui ?
— Mon lapin, me dit-elle, en
posant sa main droite sur mon visage,
ce qui me fit rire.
Son geste était compréhensible.
Elle venait à peine d’éclore en tant que
femme. Tout juste dix-neuf ans et
136
fraîchement étudiante. Sa pudeur était
encore à son apogée. Et moi, je ne
pouvais m’empêcher de la désirer en la
sentant vibrer à mon contact.
C’était comme une décharge
électrique qui, à chaque fois que nos
deux corps se touchaient, prenait vie.
Comme pour nous rappeler qu’ils
étaient faits pour toujours être ensemble.

Nous nous dirigeâmes vers le


garage où je devais prendre l’une de
mes voitures. Elle, vêtue d’un bermuda
rouge et de l’un de mes tee-shirts blancs
qu’elle avait noué à la ceinture pour
donner une touche féminine à
l’ensemble, moi, portant une culotte
Jean et un polo blanc.
— Tiens, ton téléphone, me dit-elle
en me tendant l’appareil.
— Merde ! Je ne l’ai pas chargé. Je
le ferai dans la voiture.
Je tapai le code de mon garage, et
les portes s’ouvrirent sur un espace de
plus de quarante mètres carrés où
jonchait toute l’étendue de ma fortune.
137
Deux Lamborghini Aventador SVJ
noires et rouges se trouvaient tout au
bout. Une Maserati Quattroporte
blanche luisait en plein centre. Une
Aston Martin gris métallisé se trouvait
juste à notre droite. Et le saint Graal de
ma collection, une Bugatti Veyron 16.4
noir carbone, qui demeurait sur une
estrade, légèrement recouverte d’une
bâche, se trouvait à notre gauche.
— Waouh ! Tu as le temps de
toutes les conduire ? me demanda Belle,
estomaquée.
— Pas vraiment, non, dis-je en
pointant mon trousseau de clefs en
direction de la Maserati.
— Bah, pourquoi en acheter autant ?
Une seule de ces voitures suffirait à
nourrir tout un quartier pendant des
semaines.
— J’adore les voitures de luxe.
— Tu es sûr que ce n’est pas plutôt
pour faire le gros malin, que tu adores ?
me demanda-t-elle en souriant.
— Ah ouais, le gros malin ?! dis-je
à mon tour, avant de la soulever
138
brusquement par la taille, comme une
captive.
Elle fut tellement surprise qu’elle
éclata de rire en criant :
— Arrête, lâche-moi !
Je la déposai sur le capot de la
voiture et la fixai passionnément.
Son regard intense me pénétrait
l’esprit. J’avais là une définition de
l’amour : être important pour quelqu’un.

D’un coup, je l’embrassai. Je


dévorai ses lèvres pulpeuses avec tant
d’entrain que j’aurais pu les lui arracher.
Mes mains se baladèrent autour de
ses hanches, puis remontèrent le long
de sa taille, sous le tee-shirt, jusqu’au
niveau de ses seins. Et d’un geste tendre,
je me mis à les caresser avec des
mouvements lents. Puis, trop excité, je
soulevai le tee-shirt tout doucement,
toujours en soutenant son regard. Je
retirai son soutien-gorge et me mis à
téter ses mamelons. La sensation la fit
gémir. Je m’apprêtai à baisser la
braguette de son bermuda quand elle
139
me stoppa tendrement dans mon élan
passionnel.
— Pas maintenant, mon amour.
Cette nuit, je serai de nouveau
entièrement à toi, me chuchota-t-elle à
l’oreille.

140
Être aimé, c’est être important
pour quelqu’un.
Et quand deux cœurs sont si
compatibles, qu’ils n’en forment
qu’un.

141
— Vous étiez amoureux, monsieur
Henry.
— Ça, de l’amour ? Non. C’était
quelque chose bien au-dessus.
— Pouvez-vous être plus explicite ?
— Je ne sais pas comment vous
l’expliquer. La raison ne le peut pas. Je
vais vous dire une chose : je ressentais
avec elle bien plus de sensations que
toutes les virées effectuées avec toutes
les voitures qui se trouvaient dans mon
garage. Je savais qu’on pouvait être
heureux, mais pas à ce point. Et elle
avait raison. Ce n’était pas ma personne
qui se trouvait à bord de chacun de ces
bolides à chaque fois que je les
conduisais, mais mon ego.
— Vous aviez trouvé votre moitié.
— Ma moitié ?! Vous voulez dire
mon tout ! Mais je sais que vous, en
bonne psychologue, vous trouverez à
cette sensation extraordinaire, des
termes qui lui feront perdre de toute sa
magie. Je comprends mieux les propos
de Corneille « La raison et l’amour
sont ennemis jurés. »
142
— Mais sans la raison, vous ne
pourriez pas comprendre l’amour. Car
l’amour est écrit dans un langage divin.
Et la raison est là pour s’approcher au
maximum de ses écritures.
— Si vous le dites.
— Poursuivez, s’il vous plaît.

143
L’amour est écrit dans un langage
divin que seul le cœur peut
décrypter et comprendre.

144
— Où habites-tu ? lui demandai-je,
assis derrière le volant de la Maserati,
en braquant vers la droite lorsque je
sortis de la propriété.
— Dans le quartier Saint-Germain
l’Auxerrois, en face du Louvre,
répondit-elle, en revêtant mon tee-shirt.
— Je connais.
Je branchai mon téléphone sur une
entrée USB du tableau de bord pour le
recharger. L’appareil s’alluma, et
aussitôt, des appels manqués défilèrent
sur l’écran. Parmi eux, ceux de Fabien,
mon responsable de direction et
assistant. Vu le nombre, j’en déduisis
que c’était urgent. Aussi, je relançai
l’appel avant d’activer le haut-parleur.
Quelques sonneries se firent entendre
avant qu’il ne décroche.
— Oui, allo ? Monsieur Henry ?
— Oui, bonjour, Fabien ! C’est
moi. Dites-moi tout. Que se passe-t-il ?
— Bonjour, monsieur ! J’espère
que vous vous portez bien.
— Je vais bien, merci de vous en
inquiéter.
145
— Je voulais vous joindre pour
discuter avec vous de l’affaire Brutimes.
Nous allons bientôt acheter les lieux et
entamer les travaux pour la
construction du centre commercial.
Mais une famille de migrants s’y est
installée pendant ce temps d’inactivité,
et maintenant, ils se placent comme
propriétaires d’une partie du terrain.
— Comment ça ?
— Eh bien, apparemment, ils
auraient un titre de propriété attestant
qu’un des leurs a acheté une partie du
terrain lorsqu’il n’était encore qu’un
entrepôt de caravanes.
— Et ce document est valable ?
— Apparemment, oui. Nous avons
fait une réclamation auprès de la mairie,
et après vérification, les documents se
sont avérés authentiques. Nous
voudrions, pendant une réunion en
votre présence, décider s’il faut qu’on
lance nos avocats sur le coup. Croyez-
moi, ils seront dégagés à la barre. Le
juge Belmont est sur l’affaire. D’ici

146
deux semaines, il peut nous obtenir gain
de cause.
Belle, qui écoutait toute la
conversation, me regarda. Comme si
elle attendait de moi le choix le plus
juste : chargé de compassion et
d’empathie.
— Est-ce qu’il ne serait pas idéal
de convenir d’un arrangement avec la
famille ? dis-je, en la regardant à mon
tour.
En entendant ma réponse, un léger
sourire illumina son visage. Un de ceux
que j’adorais voir chez elle.
— C’est possible, monsieur.
Cependant, il faut faire vite. La société
que nous avons embauchée pour les
travaux se retrouve en congés payés.
Autrement dit, nous perdons de l’argent.
— Très bien. Écoutez, faites-leur
une proposition d’emménagement dans
l’une de nos maisons situées dans le
sixième. Avec en plus, une somme de
dix mille euros, pour supporter les frais
de déménagement et d’installation.
S’ils ont des enfants qui partent à
147
l’école, pas de problème, nous les
ferons transférer dans des
établissements scolaires situés autour
de leur nouveau lieu d’habitation,
entièrement à nos frais.
— D’accord.
— Merci à vous, Fabien. Je vous
souhaite une excellente fin de journée.
— Merci, monsieur, à vous aussi.
Au revoir.
Je raccrochai en m’arrêtant à un feu
rouge, sur la voie Georges Pompidou.
— Ma puce, j’ai faim. Tu veux pas
qu’on s’arrête pour manger quelque
chose ?
— Si, mais d’abord, je vais me
changer.
— D’accord, répondis-je en
scrollant d’autres appels manqués sur
mon smartphone.
Je tombai sur un SMS de Jude.

Jude : Salut, mec. Je viens d’arriver


d’Amsterdam. Je fais un saut du côté

148
du port pour récupérer ma voiture et
je viens te rejoindre à la villa.

Le message se terminait par un


petit smiley d’explosion.
Il venait peut-être pour célébrer sa
dernière victoire aux championnats du
monde des rallyes. Le connaissant, il
n’allait pas passer inaperçu. Lui, le
pilote d’or de la prestigieuse écurie
Citroën Total World.

Après un carrefour, nous arrivâmes


au Saint-Germain l’Auxerrois. Belle
m’indiqua du doigt où elle résidait. Je
me garai devant un immeuble de neuf
étages, entièrement peint en blanc. Là,
nous prîmes l’ascenseur pour le
troisième. Nous traversâmes ensuite un
couloir assez étroit, avant d’arriver à sa
porte. Cette dernière s’ouvrit sur un
seize mètres carrés assez modeste. Un
lit d’une place se trouvait sur la gauche,
collé au mur. Une petite douche cloîtrée
trônait juste à côté de ce dernier, les

149
deux séparés par une table de nuit. Un
petit bureau en face, collé au mur où,
juste au-dessus, rayonnait une fenêtre
sans rideaux. Un autre meuble était
positionné juste à droite, avec dessus,
une plaque chauffante et un lavabo. Le
radiateur baissé au maximum était la
seule source de chaleur de tout l’endroit.
Puis, juste à un mètre de lui, s’étendait
la garde-robe. Si on pouvait l’appeler
ainsi.
— Tu peux t’asseoir sur le lit, juste
le temps que j’enfile quelques fringues,
me dit-elle, en retirant mon tee-shirt.
Je m’assis sur le matelas qui
semblait ne pas être de première
jeunesse. Je sortis mon téléphone de ma
poche, pour répondre à Jude.

Moi : Le code du portail est : 26-12-


2000.

Une notification sonna dans la


minute qui suivit :

150
Jude : Tu peux même pas dire bonjour
après ces huit mois d’absence ?!
Espèce de sale morveux !

Le message se terminait avec un


smiley très furieux à tête rouge et un
autre riant.
Je voulus répondre à nouveau,
quand mon regard fut attiré par la
magnifique silhouette qui se dénudait
devant moi. C’était Belle, dans sa
lingerie noire. Instinctivement, je me
levai pour l’enlacer par-derrière. Me
sentant collé à elle, elle lâcha la jupe
qu’elle s’apprêtait à enfiler, et celle-ci
s’échoua délicatement sur le sol.
Je sentais tout son corps trembler
contre le mien, et sa chaleur me
parcourir entièrement.
Je la saisis par la taille et
l’allongeai sur le lit avec délicatesse.
Mon regard se perdit ensuite dans le
sien, comme un canoé à la dérive en
plein océan.

151
Elle détacha son soutien-gorge
avant de se retourner, et moi, aussi vite
que possible, je retirai mon polo. Je pris
avec fougue ses seins dans ma bouche
et commençai à en sucer les extrémités.
Son corps frémissait tout entier.
Je retirai mes vêtements du bas
avant de l’allonger sur le lit. Et c’est
ainsi que, brûlant de désir, j’entrai en
elle dans un petit bruit d’eau qu’était
celui du contact de mon sexe avec sa
vulve. Des va-et-vient intenses
suivirent. Je l’embrassais en
permanence pour que nos
gémissements ne soient pas entendus
hors de la pièce vu la faible épaisseur
des murs.
Allongé sur elle, j’ouvris plus
grand ses jambes pour atteindre le
maximum de son intérieur pendant la
pénétration.
Je pris appui sur le lit avec mes
deux bras, en position pompes, pour
avoir plus de liberté de mouvement,
mais aussi pour qu’elle me regarde
entrer en elle. Pour qu’elle me voie me
152
délecter de sa chair. Qu’elle constate à
quel point je tremblais pour elle.
Qu’elle sente à quel point mon bonheur
dépendait d’elle.
Dans une dernière pénétration, plus
profonde, je versai en elle tout mon
liquide brûlant.
Je respirai maintenant au-dessus
d’elle, en la fixant dans les yeux. Puis
je l’embrassai ensuite tendrement,
avant de lui chuchoter à l’oreille :
— Tu m’appartiens, Belle.
Elle me rendit mon baiser avec
douceur, avant de me dire à son tour
tout bas :
— Oui, Henry. Je t’appartiens tout
entière.

Nous nous endormîmes quelques


minutes pour récupérer.
Lorsque nous nous réveillâmes, et
après qu’elle ait enfilé une jupe évasée
fleurie et un tee-shirt col V manches
courtes blanc, avec une plume
imprimée dessus, nous ressortîmes de
l’immeuble.
153
Une magnifique plume d’ange. Elle
était entièrement constituée de
plumes d’ange.

154
— Excusez-moi, monsieur Henry,
mais j’aimerais revenir sur un point.
— Lequel ?
— Vous aviez dit à Belle que vous
n’aviez pas d’amis s’inquiétant pour
vous, ou pensant à vous, au moment de
votre rendez-vous dans le parc. Mais au
vu de la description que vous me faites
de Jude, il colle parfaitement au rôle.
— Oui, mais ça, je le lui ai dit avant
qu’elle n’illumine à nouveau ma vie.
— Vous savez quoi ?
— Quoi ?
— Je pense que, dans votre
détresse, vous étiez devenu insensible
aux sentiments des autres. Vous pensiez
la vie tellement injuste envers vous, que
vous mettiez tous les autres dans le
même panier. Il faut que vous sachiez
que le plus grand mal qu’on puisse
faire à quelqu’un, c’est de cracher
sur ses sentiments.
— Super. Vous me jugez,
maintenant ?
— Je ne fais que vous dire la vérité,
monsieur Henry.
155
— Si je paye deux cents euros de
l’heure pour recevoir ce genre de vérité,
alors c’est pas la peine.
— La vérité ne changera pas pour
vous faire plaisir. C’est vous qui devez
changer pour l’apprécier. Vous savez, je
vous comprends, car il y a toujours une
part de détresse dans chaque excès. Et
votre excès d’orgueil est né de la peur
de votre fin qui approchait à grands pas.
Monsieur Henry, vous aviez peur, peur
de mourir. Ce qui à mon sens est
l’attitude la plus digne venant d’un être
humain. S’accrocher à la vie de toutes
ses forces et essayer de regagner son
pardon.
— Eh bien, vous, il ne faut pas
vous donner une œuvre à chroniquer,
sinon l’auteur en sortira délabré.
— Je suis morte de rire. Poursuivez,
s’il vous plaît.

156
Grâce à toi, le peu de temps qui me
restait était devenu plus beau que
le tout d’avant.

157
— On va manger ? lui demandai-je,
en sortant la voiture du parking.
— Oui. Je connais un endroit super,
répondit-elle avec vivacité.
— Où ça ?
— Le Caveau du Palais, sur la
place Dauphine.
— Sur l’île ?
— Oui. Ils font de vrais délices.
Des plats traditionnels français à
tomber par terre, dit-elle en s’extasiant
de plus belle.
Moi, je pensais au Pré Catelan en
face des Champs-Élysées, mon
restaurant habituel. Mais séduit par ses
commentaires, et comme ses mots
avaient sur moi l’influence de ceux
d’une déesse, j’acquiesçai.

Après plusieurs kilomètres, nous


arrivâmes devant l’endroit.
Une belle terrasse bien aménagée
et accueillante se dévoilait à nos yeux.
Le restaurant ressemblait à une auberge,
très chaleureuse. Nous passâmes la

158
porte, et de suite, une serveuse vint
nous accueillir.
De coutume, il fallait réserver en
amont, car l’endroit était apparemment
très fréquenté, mais une femme assez
corpulente reconnut Belle, et d’un geste,
elle l’orienta vers une table pour deux,
avant de lui chuchoter à l’oreille :
— C’est qui ? Ton copain ? Il est
beau gosse, dis donc !
Belle se mit à rougir avant de me
prendre par le bras.
La dame nous installa, avant de
nous remettre la carte.
Elle était assez diversifiée, et
surtout, les plats faisaient saliver.
Mais ce qui sublimait cet endroit,
c’était l’atmosphère familiale et
conviviale qui s’en dégageait. Cela
rendait les lieux tellement apaisants. On
avait l’impression d’être au sein d’une
famille ; des rires d’enfants, des
discussions à voix haute, et cette
ambiance agréable qui circulait à la fois
dans vos oreilles et votre esprit, rendant
les gens plus réceptifs à ce qui se passait
159
autour. On avait l’impression d’être à
un pique-nique en famille. Henri
Cartier-Bresson en aurait fait une prise
des plus magnifiques !
— Tu as choisi ? me demanda
Belle.
— Non, pas encore, je reste indécis.
— Je te conseille un potimarron
confit en entrée et un steak tartare en
plat de résistance. Ils le font revenir à
l’huile de noisette, ici. Et ça lui donne
une saveur plus provençale. Et une tarte
aux pommes en dessert. La leur est
arrosée de cannelle et de citron, et
entièrement faite maison, c’est
délicieux ! répondit-elle
machinalement.
On aurait dit qu’elle les avait créés,
ces plats.
— Bah, d’accord. Je vais prendre
ça, dis-je à la serveuse qui s’était
pointée devant nous quelques minutes
plus tôt, armée d’un bloc note et d’un
stylo. Tu t’y connais pas mal en
gastronomie française, repris-je ensuite
en sirotant mon verre d’eau.
160
— J’adore voyager. Et la première
chose que je fais quand je voyage, c’est
de goûter aux spécialités culinaires
locales !
— Logique. Je ne t’ai jamais
demandé, au fait, mais de quel pays es-
tu originaire ?
— Portugal ! me répondit-elle en
esquissant un sourire attentionné. Et toi ?
— Moi, je viens du Gabon.
— C’est où ?
— En Afrique.
— Waouh ! J’aimerais bien visiter
l’Afrique, un jour. C’est un de mes plus
grands rêves ! Les safaris, les
randonnées dans les grandes forêts
vierges. Toutes ces cultures encore
inconnues ! Tous ces peuples encore
ignorés du monde !
Quand elle en parlait, des étoiles
luisaient dans ses yeux. Les mêmes qui
se trouvent dans ceux d’un enfant qui
vous parle de son plus grand vœu.
— Et ton pays, le Gabon, il est
comment ?

161
— Accueillant ; la population est
très chaleureuse. En particulier avec les
étrangers. Nous avons aussi de quoi
appâter les touristes, avec nos parcs
nationaux, notre faune et notre flore
sauvages abondantes.
Elle avait rapproché sa chaise de la
mienne pour entendre mieux tous les
détails. Elle ne voulait pas en perdre
une seule miette.
— J’aimerais bien le visiter, ce
pays ! s’exclama-t-elle.
— Je t’y emmènerai, si tu veux.
— C’est vrai ?!
— Mais bien sûr, puisque je te le
dis, répondis-je en riant devant son
enthousiasme débordant.

La serveuse nous apporta les


entrées, et j’entamai mon potimarron
confit qui fumait légèrement. Une fois
mis dans ma bouche, une sensation de
douceur s’y répandit. Il était délicieux.
Cuit à la bonne température, les épices
bien mariées, l’huile noire bien dosée.

162
Un délice pour les papilles. Belle avait
dit vrai : il était à tomber par terre.
Je savourais la chose en poussant
de petits ‘hum ! hum !’, ce qui la fit rire.
— C’est bon ? me demanda-t-elle,
amusée.
— C’est délicieux, ma puce. Tu en
veux ?
— Non, je connais le goût que ça a,
répondit-elle en mangeant son entrée,
une émulsion de brie accompagnée de
toasts au fromage et beurre vanillé.
Dans les cinq minutes qui suivirent,
nous finîmes nos entrées, et la serveuse
nous apporta nos plats de résistance.
Elle déposa devant moi un magnifique
et succulent steak tartare parsemé de
branches de thym et baignant dans ce
qui s’apparentait, à l’odeur, à une sauce
noisette. Ce parfum transportait mes
papilles.
— Vas-y, goûte ! me dit Belle avec
un petit sourire.
Je ne me fis pas prier, et de suite, je
tranchai un bout de la viande. Le
couteau se heurta à quelque chose de
163
moelleux qui l’engloutit lentement
comme un sable mouvant.
Le bout retiré, je le dirigeai aussitôt
dans ma bouche encore dégoulinant de
sauce.
Et là, une explosion de saveur
renvoyant à mon enfance y naquit.
En un instant, je me retrouvai
devant les ragoûts délicieux que me
concoctait ma mère. Bien assaisonnés
aux herbes de provinces, qui me
donnaient envie de me dévorer les
doigts.
— C’est bon, n’est-ce pas ? me
demanda Belle, me sortant par la même
occasion de mon flash-back
nostalgique.
— Exquis, ma puce. Mais tu sais ce
qui serait parfait pour sublimer ce
repas ?
— Non. Quoi ?
— Toi, dis-je en m’approchant
d’elle.
Elle rougit et se mit à sourire. Me
sentant m’approcher d’elle, elle recula

164
légèrement pour augmenter l’espace
entre nous deux avant de dire :
— Pas ici, il y a des enfants !
Je me mordais la lèvre inférieure en
la regardant, ce qui la fit rougir
davantage. Dans un élan de folie, je la
saisis par le bras et la tirai à moi. Une
fois plus près, je la pris de nouveau par
la taille, et mes yeux se perdirent dans
les siens.
— Je t’aime comme un fou, lui dis-
je en collant son corps au mien.
— Mon amour, attends ! me
répondit-elle, en essayant de m’arrêter,
sentant mon étreinte se resserrer
davantage.
Voyant mes lèvres s’approcher
inexorablement des siennes, elle retira
sa tête en arrière.
Elle fut sauvée par mon téléphone
qui sonna juste avant que ma bouche
n’atteigne la sienne.
— Ce n’est pas fini, ma puce, dis-
je tendrement en la relâchant pour
décrocher.
L’écran indiquait le nom de Fabien.
165
— Oui, allo ?
— Monsieur Henry ?
— Oui, Fabien, je vous écoute.
— Selon vos recommandations,
nous avons discuté avec la famille de
migrants au sujet de votre proposition,
pour ainsi leur étaler l’intégralité de
notre offre.
— Et qu’ont-ils décidé ?
— Ils acceptent, mais pour vingt
mille euros de dédommagement au lieu
de dix. Il se trouve que la femme est
enceinte. N’étant pas prise en charge
par l’assurance maladie au vu de son
statut de réfugiée, elle a dû peiner pour
un rendez-vous qui sera annulé suite à
son déménagement. Et son mari, en
acceptant notre offre, perdra aussi son
travail, qui est leur seule source de
revenus. Chose qui ne pourra pas être
prise en charge par Pôle emploi vu qu’il
s’agit d’une activité non déclarée.
— Très bien, Fabien. Écoutez-moi,
dites à son mari que nous pouvons
l’embaucher sur l’un de nos chantiers
dans le sixième. Et pour ce qui est de sa
166
femme, dites-lui que nous prenons en
charge tous les frais médicaux en plus
de lui garantir un accouchement dans le
meilleur centre hospitalier de la ville.
Avantages qui seront bien sûr suivis de
leur chèque de vingt mille euros,
comme demandé.
— Heu… D’accord, monsieur.
Permettez-moi juste une question.
— Permettez-vous, Fabien.
— Vous vous sentez bien ?
demanda-t-il, comme s’il avait
l’impression de parler à quelqu’un
d’autre.
— Je viens de manger un repas
succulent, et la vie est belle.
— Bien… Alors nous allons
commencer les démarches
administratives.
— Merci à vous, Fabien.
— Passez une bonne journée ,
monsieur.
— Merci.
Profitant de ma conversation, Belle
était retournée discrètement à sa place.

167
— Au fait, il y a un ami à moi qui
passe à la maison aujourd’hui. Il vient
d’Amsterdam, lui dis-je.
— Super ! J’aimerais bien faire sa
connaissance, répondit-elle avec sa
vivacité habituelle.
— Je dois en revanche te prévenir
qu’il est particulier.
— Comment ça ?
— Eh bien, disons qu’il a son
caractère.
— D’accord.
La serveuse revint vers nous, et
après nous avoir demandé si le repas
nous avait convenu, chose à laquelle
j’acquiesçai grandement, elle
débarrassa les couverts.
Nous étions maintenant à la caisse,
et la gérante sortit notre facture. Elle me
scandalisa. Cent dix euros ! Je pensais
d’abord que c’était une plaisanterie,
puis après analyse du bout de papier qui
semblait authentique, je réglai avec ma
carte bancaire.
Franchement, autant de saveurs
pour un prix aussi dérisoire ! J’étais
168
habitué à des factures à plusieurs
centaines d’euros pour beaucoup moins
délicieux que ça !
— Merci infiniment de votre visite !
En espérant vous revoir ! nous dit la
dame, avant de lancer un clin d’œil
discret à Belle.

169
J’avais configuré mon cœur pour qu’il
réponde à chacune de ses attentes.

170
— Mais pourquoi dites-vous que
votre responsable de direction a semblé
ne pas vous reconnaître, lorsque vous
lui avez demandé de s’occuper de la
famille de migrants ?
— Simplement parce qu’il y a neuf
mois de cela, j’aurais envoyé mon
armada d’avocats les jeter comme des
chiens dans le caniveau.
— Ah ! d’accord, je comprends
mieux.
— Attendez, ces gens ne font rien
de leur vie et espèrent la voir leur
sourire. Pendant qu’il y en a d’autres
qui triment à longueur de journée, dans
le stress et l’anxiété, qui sacrifient leur
temps à travailler comme des forçats.
Ces incapables n’attendent qu’une
seule chose, le moment de tendre la
main. Des cadres à la main tendue ! Ils
déboulent dans les rues, drapeaux et
banderoles aux bras, pour nous juger
sur le fait que nous sommes aisés. Ils
n’ont même pas idée des sacrifices
réalisés pour en arriver là ! Surtout que
la majorité de ces ‘riches’, comme ils
171
les appellent, sont partis de moins que
zéro.
— Peut-être juste qu’ils n’ont pas
eu les mêmes chances de réussite,
monsieur Henry.
— Les mêmes chances de
réussite ?! Laissez-moi rire. Les mêmes
possibilités de paresse, oui ! J’ai connu
un homme paralysé suite à une maladie
génétique, entièrement, qui a réalisé des
prouesses intellectuelles, et ce malgré
son handicap. Un certain Stephen
Hawking. Le problème, c’est que cette
société est devenue aussi feignante
qu’un paresseux pendant les journées
d’été. Les gens sont tellement habitués
à la facilité et au confort, qu’ils pensent
naïvement que tout leur est acquis.
Qu’ils n’ont qu’à rester allongés sur des
transats pour que tout leur tombe du ciel.
Même dans la bible, pour les religieux,
il est dit que l’homme mangera à la
sueur de son front. « L’homme est le
boulanger de sa vie », disait aussi
Friedrich Engels.

172
— Très bien. Je comprends votre
frustration. C’est votre point de vue.
Poursuivez l’histoire, s’il vous plaît.

173
Obéir à chacun de tes caprices, pour
moi, c’était devenu la norme.

Je t’enlaçais, et soudain, j’avais


l’impression d’avoir le Graal entre les
mains.

174
Il se faisait déjà dix-neuf heures et
la ville entrait doucement dans un ballet
de lumières à couper le souffle. En
passant devant le Louvre à ce moment,
le théâtre éclairé était encore plus
époustouflant.
Nous entamions la rue de Rivoli
pour nous rendre dans le quartier du
Palais royal. Là où j’habitais.
Belle s’était endormie, bercée par
la douceur de la nuit qui luisait de mille
feux à travers les vitres. Une chanson
lumineuse qui l’avait immédiatement
transportée au pays des rêves.
J’aimais la regarder dormir. C’était
pour moi un privilège.
Un de ceux comparables au plaisir
qu’on peut éprouver en contemplant
une déesse grecque pendant son
sommeil. Mais celle-là était plutôt la
divinité de mon cœur. Là où se trouvait
maintenant son Olympe.
Je m’arrêtai à un feu rouge et
profitai de l’attente pour envoyer un
message à Jude.

175
Moi : Salut. Tu as pu entrer ?

Dans la minute qui suivit, il


répondit.

Jude : Enfin ton premier salut en six


mois ! Espèce de fils de ce que je ne
veux pas dire.

Le message se terminait par un


smiley sanglotant.

Jude : Mais mec, tu as tenté une


nouvelle expérience ou quoi ? Cette
maison ressemble de près à une
décharge !

Moi : Je n’ai pas vraiment eu le temps


de ranger.

Jude : À ce stade, ce n’est plus un


rangement qu’il faudrait, mais un
travail de déminage.

176
Son message se terminait avec un
smiley riant aux éclats.

Le feu passa au vert, et j’appuyai


sur l’accélérateur pour espérer dépasser
le suivant, trente mètres plus loin, avant
qu’il ne m’arrête lui aussi, mais trop
tard, il vira au rouge une fois à un mètre
de lui.

Jude : Mais, dis-moi, bro, j’ai


malencontreusement trouvé une robe
de femme étalée sur le sol de l’une de
tes salles de bains. Je savais qu’il y
avait une raison passionnelle à ton
silence !

Le message se terminait d’un


smiley riant en se cachant la bouche.

Moi : C’est celle de ma copine, elle vit


avec moi pour l’instant. J’ai oublié de
te le dire.

177
Jude : Ta copine ?! Et Clara ?! Je pense
qu’elle va pas trop apprécier, gros. Vu
le nombre de messages qu’elle me
laisse par jour me demandant si j’ai
des nouvelles de toi.

Moi : Clara et moi, ça n’a jamais été


du sérieux. Juste des histoires d’un
soir.

Jude : Et au fur et à mesure des soirs,


l’histoire s’est élargie.

Il termina son message avec un


violon.

Moi : MDR, tu fais dans la poésie


maintenant ?

Le feu passa enfin au vert et je


fonçai sur la voie.

178
Dors, ange de mes nuits. Ta présence
donne plus de splendeur à mes jours.

Où tu es, j’y suis. Et je veux que ce soit


ainsi pour toujours.

179
— Avec Clara, c’était juste des
histoires d’un soir ?
— Oui. Des soirées trop arrosées
où nous plongions dans des passions
éphémères et enivrées. Mais vraiment
rien de sérieux.
— Pourtant, vu le nombre de
messages qu’elle laissait, pour elle, ces
passions étaient bien plus que
‘éphémères’.
— Vous connaissez les femmes.
Elles ont tendance à trop s’attacher,
même quand ça n’en vaut pas la peine.
Elles vous traquent comme si vous leur
étiez redevable de quelque chose. Il
faudrait qu’elles sachent qu’on peut
baiser sans passer après par la case
mariage. Elles donnent du plaisir, et
pour moi, elles devraient se contenter
de ça. C’est un service d’utilité
publique.
— Monsieur Henry, vous êtes une
ordure.
— Et vous avez raison. Mais là
sont les propos que je tenais avant de

180
rencontrer cet ange. Cette lumière
purificatrice.
— Je n’ose imaginer le nombre de
femmes qui ont souffert de ces propos.
— Un sacré paquet, en effet.
— J’ai de la peine pour elles.
— Il faut pas, j’ai parfaitement
joué mon rôle au pieu.
— Si vous pensez que cela faisait
de vous le meilleur des hommes, je ne
vais donc pas vous sortir de votre bêtise.
Poursuivez, s’il vous plaît.

181
On n’a pas été faibles. On s’est juste
battus, contre un amour plus fort
que nous.

182
J’arrivai dans mon allée. Les
bornes Malmo en résine noire collées
au mur d’entrée éclairaient toute la
devanture. Je vis à l’entrée du portail,
un peu retirée sur la gauche, une Ford
Mustang dorée, aux jantes chromées.
Un modèle entièrement personnalisé.
C’était bien la sienne. Celle de Jude. Il
n’y avait que lui pour se promener avec
un tel engin en pleine ville.
— Il devrait la rentrer, cet abruti,
dis-je en braquant le véhicule vers le
portail qui s’ouvrit automatiquement.
Cela réveilla Belle.
— Tu as bien dormi, ma puce ?
— Oui, mon amour, me répondit-
elle en me regardant. Waouh ! Il est
effrayant le bolide, s’exclama-t-elle
ensuite en voyant le monstre mécanique
de Jude par la vitre.
— C’est la sienne. Celle de mon
ami. Tu vas le rencontrer.
— J’en suis impatiente !
— C’est un pilote de course
professionnel, et pour lui, toutes les
routes, même les plus étroites, sont des
183
terrains de course. Je lui avais pourtant
dit de louer une voiture de ville plus
adaptée.
— Pilote de course ! Waouh !
Génial !
— Et c’est une vraie star du milieu,
répondis-je en entrant dans le garage.
Une fois la voiture garée, nous
descendîmes.
— N’oublie pas ton sac, dis-je à
Belle en débranchant mon portable du
port USB.
Elle vint le sortir de la voiture, et
j’en profitai pour la plaquer contre la
portière.
— Je t’avais dit au restaurant que
ce n’était pas fini, lui chuchotai-je à
l’oreille.
Et avant même qu’elle n’ait le
temps de répondre, je dévorai avec
fougue ses lèvres pulpeuses. Je
l’enlaçai ensuite à l’étouffer et pressai
ma poitrine contre la sienne.
— Attends, mon amour. Nous ne
sommes plus seuls, me dit-elle, avant
qu’une voix ne nous interrompe.
184
Chapitre 5 : Entre
retrouvailles et découvertes

Il est difficile de se bâtir un


nouvel avenir, quand on marche avec
un passé inachevé.

— J’ai vu mieux comme endroit


romantique, dit Jude en nous regardant,
pressés l’un contre l’autre.
Sa peau bronzée, sa boucle de
diamant à l’oreille droite, sa
musculature bien conçue par sa
discipline, son sombréro qui rappelait
toujours ses origines mexicaines, ce
sourire narguant, ses 1 m 85 pour 70
kilos… Jude.
Il portait un débardeur blanc et très
fin, ce qui mettait en valeur la tête de
loup tatouée sur le côté gauche de son

185
cou, symbole de son courage et de son
désir ardant de victoires.
— Bonsoir, mademoiselle. Vous
devez être le rayon de soleil de cet
abruti. Enchanté, je m’appelle Jude. Et
je suis malheureusement son ami, dit-il,
l’épaule contre l’un des murs.
— Enchantée, moi, je m’appelle
Belle, répondit-elle en se dégageant de
mon emprise.
— Waouh ! Vous paraissez trop
jeune pour cet empoté, dit-il en
s’approchant davantage d’elle.
— Vous me donnez quel âge ?
demanda Belle, avec un sourire discret.
— Je dirais dix-huit.
— Bien essayé. J’en ai dix-neuf,
dit-elle en riant.
— Vous les faites pas du tout !
— Merci ! répondit-elle d’un air
enjoué.
— Tiens ! Un revenant, dis-je à
mon tour, en saisissant Belle par la
taille pour la coller de nouveau à moi.
— C’est comme ça que tu
accueilles ta famille ? répliqua Jude.
186
— Tu m’en diras tant !

Nous rentrâmes dans la maison et


nous installâmes dans le grand salon,
devant des replays des dernières
courses de Jude. Il aimait exposer ses
trophées et s’assurer que personne ne
les rate. Il s’empressa de nous montrer
ses records, ses départs fulgurants, ses
moments de célébration, avec tous les
ralentis les plus lents. C’était quelqu’un
d’assez prétentieux. Mais comme il le
disait si bien, on ne devrait pas en
vouloir à un homme qui brandit
ouvertement le fruit de ses durs labeurs.
— Helton de l’écurie McLaren. Un
bon concurrent. Il a fini deuxième
derrière moi, à Abou Dabi. Il était
sacrement coriace. Mais c’est dans un
dernier virage que tout s’est joué. Leurs
constructeurs ne font pas des moteurs
comme les nôtres. Les leurs sont certes
puissants sur les surfaces lisses et les
lignes droites, mais dans les chemins
sableux et les virages à 360 degrés, ils

187
morflent, dit Jude en imitant de ses
mains les mouvements du volant.
— Moi, je pense plutôt que sur ce
coup-là, tu as eu sacrement de chance,
dis-je d’un sourire moqueur, pour
titiller sa fierté.
— Ha ha. Je suis mort de rire.
— Tu as remporté combien de
courses cette saison ? demanda Belle,
en totale admiration.
— Vingt-cinq. Et parmi elles, sept
records de vitesse, répondit-il, la tête
haute, avec son humilité légendaire.
— En même temps, quand tu
pilotes une World Rally Cars, tu ne
t’inquiètes pas trop pour la victoire. La
majorité des autres écuries n’ont pas la
chance de pouvoir équiper leurs
voitures d’un moteur de 1,6 litre de
cylindrée turbocompressé et d’une
transmission intégrale, répliquai-je
pour le faire redescendre un peu de son
piédestal.
— Mais de quoi tu parles ?
Maintenant, presque la totalité des

188
écuries contre lesquelles je cours sont
pourvues de ce matériel.
— C’est ça, oui. Garde ça pour la
presse.
— Et la Mustang dehors, tu l’as toi-
même personnalisée ? nous coupa Belle,
sentant l’hostilité qui commençait à
monter entre lui et moi.
— Oui. C’est mon bijou préféré.
Elle peut atteindre les 339 km / h en
moins de deux minutes. Elle a un
moteur…
— V8 6,2l, 913 chevaux, associés
à quatre moteurs électriques de 1196
chevaux chacun, l’interrompit-elle.
Nous la regardâmes tous les deux,
la bouche grande ouverte, totalement
ébahis.
— Mon père était mécano, précisa-
t-elle par la suite, timidement.
— Au moins, toi, comparé à cet
abruti, tu respectes les voitures ! En
plus de les connaître un peu.
Belle regarda ensuite la pendule du
salon ; elle indiquait 22 heures.

189
— Je vous laisse, les garçons, je
dois aller me coucher. Demain, je
commence les cours tôt. Ce fut un
plaisir de te rencontrer Jude, dit-elle,
avant de se diriger dans ma chambre.
— Plaisir partagé, Belle, répondit-
il avec son sourire légendaire.
Celui qu’il servait aux médias,
pour les photos de couverture des
magazines.

Après quelques minutes, j’entendis


la porte de ma chambre se refermer.
C’était pour moi le moment d’avoir une
conversation sérieuse avec le pilote.
— Ça t’arrive souvent de t’inviter
comme ça chez les gens ? Je fais pas
auberge pour touristes, moi, dis-je tout
bas.
— Où voulais-tu que j’aille, bro ?
Je connais personne ici à part toi.
— L’ancien hôpital Saint Vincent,
tu connais ? Là-bas, il y a des dizaines
d’assos qui hébergent gratuitement des
personnes en difficultés et sans-abri.

190
— Et tu aurais laissé ton propre
frère dormir comme un mendiant,
pendant que toi tu jouis d’une villa ?!
— Pourquoi pas ? Tu es une star, de
l’argent, tu en as. Ton contrat ne stipule
pas aussi des hôtels cinq étoiles pour les
voyages de vacances ?
— Eres un hombre sin corazon2.
— Bordel, je t’ai déjà dit de ne pas
me parler en espagnol.
— Cette maison est aussi la mienne.
J’ai des parts dans l’entreprise.
— Des parts ?! Elles sont si
insignifiantes que je pourrais te les
racheter, là, maintenant, avec ce que j’ai
dans les poches.
— Ingrato3!
— Moi, un ingrat ?! C’est l’hôpital
qui se fout de la charité !
— Cet hébergement est ma
récompense pour avoir pris à ta place
tous les braillements de Clara et ses

2
« Tu es un homme sans cœur », en espagnol.
3
« Ingrat », en espagnol.
191
centaines de messages qui m’ont
presque rendu fou, dit-il en s’étirant.
Il se servit un verre de whisky
avant de reprendre :
— Il faudra que tu règles ce
problème, bro, elle ne te lâchera pas
sans ça. Et rappelle-toi que c’est toi qui
l’as abordée.
— Oui, je sais. Mais c’était sous
l’effet de l’ecstasy.
— Eh bien, cet effet a perduré dans
son cœur et est devenu bien plus que ça.
— Je suis amoureux d’une autre,
Jude. Elle est là, endormie dans cette
chambre, dis-je en pointant ladite
chambre du doigt. Et en seulement une
semaine, elle m’a apporté plus de
bonheur que tout l’argent que j’ai
amassé pendant toutes ces années. Je
l’aime à en mourir.
— Waouh ! Je pense bien que la
dernière fois que j’ai entendu de telles
paroles, c’était dans « Much Loved ».
Tu sais bien que je serai toujours là pour
défendre ton bonheur, Henry. Mais toi,
ne piétine pas les sentiments des autres.
192
Alors voilà ce que je te propose de faire :
tu vas l’appeler et en discuter
calmement avec elle. C’est une femme
compréhensive, même si elle n’en a pas
l’air.
— Bien-sûr ! Les trois cents
messages qu’elle m’a envoyés peuvent
en témoigner, ironisai-je. La
compréhension, c’est pas son fort.
— Oui, mais ça, c’est parce que tu
gardes le silence depuis des mois. C’est
un être humain, elle a un cœur aussi, et
tu te dois au moins de respecter ça.
Appelle-la et discute calmement avec
elle. Tu lui dois au moins ça.
— D’accord ! Je le ferai demain,
promis. Mais je serai bref, autant te
prévenir.
— Au moins, des mots sortiront de
ta bouche. Et surtout, n’oublie pas de
lui présenter tes excuses.
— Quoi ?! Mais pourquoi ? J’ai
rien fait, moi !
— Si. Tu lui as fait du mal avec ton
indifférence.
— Si tu le dis.
193
— Promets-moi que tu lui
présenteras tes excuses, insista-t-il.
Je gardai cependant le silence.

Et en moins d’une minute, je sentis


son bras me saisir par le cou à la façon
d’une prise de catch.
— J’ai rien entendu ! répliqua-t-il.
— Arrête, espèce de psychopathe !
criai-je en essayant de me dégager.
Mais il avait une sacrée poigne.
C’était toujours ainsi qu’il arrivait à me
faire céder quand je m’entêtais.
— D’accord ! Ce sera avec le
sourire et un chapelet gros comme ma
main que je l’appellerai demain. Ça te
va ? capitulai-je.
— Ça me va, oui, dit-il avant de me
relâcher.
— N’oublie pas que j’ai deux ans
de plus que toi. Je suis ton aîné et tu me
dois le respect et l’obéissance, ajouta-t-
il.
— Ouais, c’est ça. C’est pas de la
course automobile que tu devrais faire,

194
mais du MMA, espèce de brute, dis-je
en massant ma nuque.
— Si je me mets à faire du MMA,
ce n’est pas avec un simple torticolis
que tu ressortiras de mes prises, mais
avec un ticket VIP pour la réanimation.
Il se mit à rire et je l’imitai.

— Dis-moi, tu as des nouvelles de


ta famille ? me demanda-t-il, quelques
minutes plus tard.
— Non, ça fait des années que je ne
les ai plus appelés, répondis-je, le
regard vague, perdu dans mes pensées.
— Toi qui autrefois ne manquais
pas l’occasion d’acheter une carte pour
entendre leurs voix, même si cela faisait
des trous dans ta petite paye, ce qui
m’obligeait à te donner un peu de la
mienne pour que tu finisses le mois…
Que s’est-il passé, Henry ?
— La vie, Jude, répondis-je en me
levant du divan. Je vais me coucher. Je
te conseille de dormir au salon
aujourd’hui, la femme de ménage sera
là demain pour nettoyer les chambres,
195
tu pourras ensuite en occuper une,
comme apparemment je n’ai pas
d’autre choix que d’héberger tes fesses
mexicaines.
— Bonne nuit, sale cabot.
— Bonne nuit, Jude.

J’entrai dans ma chambre. Une fois


à l’intérieur, je retirai mes vêtements
avant de m’allonger auprès de mon
ange. Je lui donnai un baiser sur la joue,
ce qui la fit légèrement remuer dans son
sommeil, puis je m’endormis collé à
elle.

Le lendemain, je fus réveillé par


Belle dans ses préparatifs pour son
départ en cours. Elle avait dû se lever
en retard. Je la voyais sautiller dans tous
les coins, les cheveux encore trempés,
car elle sortait à peine de la douche,
avec juste un jean délavé et son soutien-
gorge. Un tube de rouge à lèvres à la
main, elle se maquillait devant le miroir
en toute hâte, surveillant constamment
l’heure sur la montre à son poignet.
196
Je levai mes yeux encore un peu
embrumés de sommeil sur l’horloge au
mur, elle indiquait 9 heures.
— Tu es en retard ? lui demandai-
je en m’étirant.
— Désolée, mon amour, je t’ai
réveillé ? Oui, je commence les cours
dans trente minutes. Et toi, tu ne
travailles pas, aujourd’hui ?
— L’avantage quand on est son
propre patron, c’est qu’on décide soi-
même de ses heures de travail.
— La chance ! s’écria-t-elle en
finissant de poser son mascara. Du coup,
je rentrerai pas avant…
Elle s’arrêta en voyant que je
m’étais levé et que je venais de
verrouiller la porte.
— Non, pas ça, je vais être en
retard, dit-elle en me voyant
m’approcher lentement d’elle.
Je me trouvais maintenant tout près
d’elle et je collai mon front au sien.
— Pas maintenant, mon amour, à
mon retour. Je vais être en retard, dit-
elle en affichant un sourire coquet tout
197
en posant ses deux mains sur ma
poitrine pour me freiner dans mon élan.
Mais cela ne suffit pas à me
dissuader, je la dévorais déjà du regard.
Elle poussa un petit cri, quand je la
soulevai par la taille pour l’allonger sur
le lit.
Je me trouvais maintenant au-
dessus d’elle, commençant à retirer son
soutien-gorge.
— Je vais être en retard, insista-t-
elle, tout en souriant.
— Tu veux vraiment que j’arrête ?
lui demandai-je tout bas.
— Non, pas vraiment, répondit-
elle en me le chuchotant à l’oreille.
Je l’embrassai dans la seconde qui
suivit, puissamment, à lui arracher les
lèvres.
— J’ai envie de toi, ma puce.
Elle regarda de nouveau sa montre
et constata que l’heure du premier cours
avait déjà débuté. Elle posa ensuite ses
yeux sur moi et vit les miens luire de
désir pour elle.

198
— Vas-y, prends-moi, me répondit-
elle tendrement.

Elle était allongée sur son ventre,


ses jambes nonchalamment enroulées
autour de mon bassin. J’impulsai tout
doucement des mouvements de va-et-
vient répétés. Au fur et à mesure des
frottements, le plaisir augmentait et
cette flamme passionnelle, qui
s’éveillait en moi à chaque fois que
j’entrais en elle, s’intensifia jusqu’à
devenir un feu de camp.
Au bout d’un moment, je la mis
assise de dos sur mes jambes. Une fois
bien emboîtée sur ma virilité, elle
oscilla d’avant en arrière, en équilibre.
Nous étions couverts de sueur et
brûlants de désir.
Après quelques minutes, les ébats
se terminèrent dans des gémissements
discrets.
Nous nous allongeâmes ensuite
l’un sur l’autre, elle de dos. Totalement
nus. Je caressais ses cheveux
199
naturellement bouclés. Je lui
embrassais la nuque de temps en temps.
— Je t’aime Belle, dis-je en la
serrant davantage contre mon torse.
— Moi aussi, Henry.
Elle toucha mes mains qui s’étaient
emparées de sa poitrine, comme une
chaîne tout autour d’elle.
— Mon prochain cours débute
dans deux heures, il faut que je
m’apprête, dit-elle avant de se retourner
pour se mettre face à moi.
Je posai ensuite un baiser sur ses
lèvres avant de lui demander :
— Tu as le permis ?
— Non, pourquoi ?
— Tu aurais pris une de mes
voitures.
— Je le passerai l’année prochaine.
— Pourquoi ne pas le passer
maintenant ?
— Mais…
— Pas de mais. Tu vas le
commencer aujourd’hui. Tu finis tes
cours à quelle heure ?
— Aux environs de 16 heures.
200
— Tu as ton code au moins ?
— Oui, bien sûr.
— Très bien, je viendrai te
chercher pour t’emmener chez une
connaissance à moi qui dirige une auto-
école, et tu le passeras.
— C’est vrai ?! répondit-elle en
souriant.
— Puisque je te le dis. Pour
l’instant, Jude t’accompagnera à ton
école. Ce sera sa compensation pour
son hébergement gratuit.
— Pourquoi compensation ? Il
t’aime beaucoup, ça se voit dans ses
yeux, dit-elle en riant.
— Il est surtout casse-pied,
répondis-je en sortant du lit.
— Tu vas travailler ?
— Oui, j’ai une réunion dans une
quarantaine de minutes. Tu viens avec
moi à la douche. De toute façon, il faut
bien que tu te laves de nouveau, dis-je,
avec un sourire coquin.
Elle esquissa le même avant de
sortir également du lit.

201
Lorsque nous passâmes dans le
grand salon, nous constatâmes que Jude
n’y était plus. La porte était grandement
ouverte.
— Il a dû aller courir, dis-je en
continuant mon chemin vers la salle de
bains. Pour un sportif, la forme
physique est son gagne-pain.

Quelques minutes plus tard, Belle


m’aidait à mettre mon costume. Je
saisis mon porte-documents avant de
l’embrasser tendrement et de me diriger
vers le garage. J’en ressortis peu de
temps après au volant de mon Aston
Martin DB11 gris métallisé. Je fis signe
à Belle qui se trouvait debout sur le
perron de la porte de la maison de venir
me retrouver.
— Ne t’inquiète pas, je vais écrire
à Jude pour qu’il te dépose. Et comme
je te l’ai dit, je passe à 16 heures te
récupérer.
— D’accord. Surtout, passe une
bonne journée, dit-elle avant que je
saisisse ses lèvres.
202
— Toi aussi, ma puce.
Je sortis de la propriété, puis dans
un petit virage, j’entamai l’allée
centrale de la rue à vive allure.
Je posai mon téléphone sur
l’emplacement prévu sur le tableau de
bord, et je profitai d’un feu rouge dans
le sixième pour appeler Jude.
— Bonjour, Jude. Dis, tu es parti
courir ?
— Oui, bro. Pourquoi, tu voulais
quelque chose ?
— Oui, que tu déposes Belle à son
école d’art, s’il te plaît. Elle n’a pas
encore le permis.
— D’accord. Mais son
millionnaire de copain ne peut pas lui
en faire faire un ?
— Très drôle. Je passerai la
chercher vers 16 heures pour
l’emmener chez Daryl de Conduite
Academy.
— Ah ! Avec toi, elle l’aura en
deux minutes, son permis. Moi aussi,
j’aimerais avoir un mec aussi friqué !

203
— Au lieu de dire des conneries,
n’oublie pas de la déposer à son école.
— OK, OK, répondit-il en riant à
l’autre bout du fil.
— Bon, passe une bonne journée.
— Oui, toi aussi. Et n’oublie pas
d’appeler Clara, s’il te plaît.
— Ne t’inquiète pas, je le ferai.
Je raccrochai avant de prendre la
dernière rue qui menait à mon lieu de
travail. Chez Oscorp House. Mon
entreprise. Après plus de trois ans de
dur labeur, j’avais fait de ce qu’était
auparavant une toute petite startup, un
des leaders nationaux de l’immobilier.
Un gouffre d’efforts fastidieux qui
m’avait coûté trois ans de ma vie. Je me
rappelais encore de notre premier
million lors d’une affaire. C’était pour
l’achat risqué d’un manoir dans le 8ème
arrondissement qui tombait en ruine.
Nous y avions usé tous nos fonds, et
c’était les doigts croisés que Jude et moi
avions attendu un bon client pour la
revendre.

204
Après des nuits d’anxiété et des
jours à se serrer la ceinture, un coup de
fil providentiel avait sonné. C’était un
prince arabe qui avait vu l’annonce
dans le journal ‘Les Échos’. Il voulait
en faire sa résidence principale en
France.
Et en moins de deux jours, et
grâce à l’art de la persuasion de Jude, le
contrat avait été signé, le titre de
propriété cédé, avec plus d’un million
sept cent mille euros à la clef.
Un bénéfice d’un million effectué
net. On était aux anges, ce jour-là, je me
rappelais même que Fabien avait dansé
le limbo dans mon bureau.
Mais tout ça était d’un temps
révolu, car maintenant, c’était des
contrats à plusieurs millions qu’on
signait. Aussi bien en France qu’en
Belgique, en Suisse, et même à Dubaï
qui était devenu l’eldorado des requins
de l’immobilier. Nous n’achetions plus
seulement des maisons, nous nous
étions diversifiés, et à présent, nous en
construisions aussi.
205
Le regard pensif devant le logo
présent sur la façade de notre immeuble,
représentant un phénix aux ailes
déployées, j’entrai dans le bâtiment.
Des « Bonjour, monsieur » se
déballaient devant moi tel un tapis
rouge.
Je pris l’ascenseur pour le dernier
étage, où se trouvait mon bureau.
J’entrai dans mes locaux.
Trente mètres carrés de luxe et de
confort, avec une vue imprenable sur la
ville des lumières. On se serait crus au-
dessus du Sacré-Cœur. C’était décoré
de meubles en bois d’acajou et d’une
moquette de luxe anti-feu.
Je m’assis dans mon fauteuil
PRADO en cuir avant de faire
demander ma secrétaire.
La trentenaire arriva, un porte-
documents en main.
— Bonjour, monsieur, c’est un
plaisir de vous revoir.
— Plaisir partagé, Janis. Un bref
topo de la situation, s’il vous plaît.
206
— Bien, monsieur. Alors, vous
avez réunion dans quinze minutes avec
le conseil d’administration au sujet des
fonds à investir pour le projet Brutimes,
et aussi pour discuter des raisons qui
ont causé son retard. Retard qui a coûté
pas mal d’argent à l’entreprise.
— Très bien, et Fabien ? Il est
arrivé ?
— Monsieur Fabien sera là dans
quelques minutes, il finalise les
démarches d’emménagement de la
famille de migrants.
— D’accord. Merci, Janis.
— Je vous en prie, monsieur. C’est
un plaisir de vous savoir de nouveau
parmi nous.
Elle ressortit en fermant la porte.
Je me levai de mon fauteuil, les
mains dans les poches de mon
Valentino bleu foncé, pour admirer la
vue à travers mon mur vitré.

***

207
Pendant ce temps, à la maison,
Jude rentra de son footing. Il croisa
Belle dans l’allée, essayant de redonner
un peu de beauté aux fleurs qui fanaient,
en les arrosant d’eau.
— Bonjour, Belle ! Bien dormi ?
— Bonjour, Jude ! Oui et toi ?
— Ça peut aller. Henry m’a
demandé de te déposer à ton école.
— Si tu veux bien, oui. Merci !
— Bien sûr que je veux. Et surtout,
je n’ai pas envie de subir les foudres
d’Henry en n’exécutant pas les ordres
de Sa Majesté, dit-il en riant.
— Vous vous connaissez depuis
longtemps ? lui demanda-t-elle.
— Depuis ses premiers jours en
France.
— Et ça fait longtemps qu’il est ici ?
— Près de sept ans. Tu ne le savais
pas ?
— Non pas du tout.
— Ça, c’est bien lui, cet abruti.
Toujours à oublier que tout est dans les
détails, dit Jude en posant sa main
droite sur le front en signe de
208
consternation. Donc je vais t’informer à
sa place. On s’est rencontrés dans un
fast-food dans le 13ème. On travaillait là,
avant.
— Eh bien, ça alors !
— Eh oui. Je me rappelle encore de
ce petit chétif venu tout droit d’Afrique,
chargé de détermination et d’ambition.
Pour lui, chaque tâche avait de
l’importance. Aussi, il se donnait à fond
dans tout ce qu’il faisait. Il disait qu’une
bonne action en entraînait une autre. Il
appelait ça : l’effet boule de neige.
Toujours disponible pour dépanner le
manager lorsqu’il était en manque
d’effectif, ou qu’un autre employé était
absent. Toujours là pour faire des
heures sup. Un truc de fou. Je me
demandais toujours où il trouvait une
telle détermination, répondit Jude, en
faisant quelques étirements.
— Je ne savais pas que vous vous
connaissiez depuis si longtemps, reprit
Belle en se levant.
— Pour être franc avec toi, nous ne
sommes pas de suite devenus les
209
meilleurs amis du monde. On était
même de vrais ennemis. Je ne pouvais
pas le blairer. Son air hautain, son
attitude dominante, sa façon qu’il avait
de me parler comme à un débile. Tout
ça m’horripilait chez lui. On s’est
même battus, une fois.
— Ah bon ?! s’écria Belle en riant
à gorge déployée.
— Oui, je te jure ! Pour une affaire
de frites ! Et après ça, notre manager
nous a licenciés net sans préavis, et
après avoir déduit de notre salaire les
dommages causés au sein de la cuisine.
À la suite de ça, nous avons sacrément
galéré. Nous étions colocataires, et les
difficultés financières, c’était notre
quotidien. Il venait d’une famille de
paysans et donc il n’avait aucun soutien
financier. Il ne connaissait personne ici.
Il était vraiment livré à lui-même. Et
moi aussi. J’étais un réfugié mexicain,
fraîchement débarqué dans la capitale.
Mais on se complétait, d’une certaine
façon. Il savait comment dénicher les
bons plans, et moi j’avais la tchatche.
210
C’est ainsi qu’après des centaines de
petits boulots, et deux semestres de
perdus pour lui en faculté, on a amassé
assez d’argent pour lancer notre affaire.
— Et c’était quoi ? demanda Belle
qui s’était assise sur une chaise de
jardin.
— Une agence immobilière. On a
sacrément peiné à la faire développer.
Et après tant d’efforts et de travail, elle
a enfin commencé à émerger.
Seulement voilà, une de mes plus
grandes passions a toujours été la
course de voiture. Je faisais de petites
courses dans l’Essonne, sur le circuit de
Marcoussis. Ça me rapportait un peu de
sous. Et enfin, un jour, après une course
mythique, un recruteur des écuries
Citroën m’a repéré. Et en moins d’une
semaine, je signais mon premier contrat
pro. Je devais malheureusement quitter
Paris pour ça, et me rendre à Turin où je
devais passer ma visite médicale avant
ma première course. Mais comme disait
Jacques Brel : « Le plus dur pour un
homme qui vit à Vilvorde et qui veut se
211
rendre à Hong Kong, c’est pas d’aller à
Hong Kong. C’est de quitter Vilvorde. »
Je devais quitter mon frère. J’étais ici sa
seule famille. Après tout ce qu’on avait
vécu ensemble. Après toutes nos
épopées folles, nos souvenirs
inoubliables, nos galères, nos jours
sombres. J’étais obligé de rompre un
lien aussi fort. Je pense que c’est ça qui
a fait naître chez lui cette petite rancœur
envers moi et qui a accentué son
caractère. Je l’ai pratiquement
abandonné.
— Oui, mais je pense qu’il devait
comprendre, au fond. Après tout, c’était
la chance de ta vie. Il devait être
heureux pour toi. Surtout après avoir
traversé autant d’épreuves avec toi.
Voir son frère réussir devait aussi le
rendre profondément heureux, à mon
avis.
— Peut-être, dit-il, avant de laisser
s’échapper un soupir.
— Moi, j’en suis sûre, insista Belle
avec un son sourire habituel.

212
—Tu es sacrément gentille comme
fille, toi, dit Jude avant de rire.
— Pourquoi ?
— Ta compassion est très noble !
Ça se voit que tu as un grand cœur. Ce
bouffon s’est trouvé la perle rare !
Belle baissa la tête, prise d’un élan
de timidité.
— Tu seras peut-être la future
madame BOULINGUI.
— BOULINGUI ?! demanda-t-elle,
l’air stupéfait.
— Oui, c’est son nom de famille.
Sauf qu’il déteste qu’on l’appelle ainsi.
— Pourquoi ?
— Il ne m’en a parlé que très
vaguement, mais d’après ce que j’ai
compris, son père l’a abandonné, lui,
son frère et sa mère, à la naissance de sa
sœur. Et sa mère a dû élever seule ses
enfants dans la misère.
— C’est vrai ? demanda-t-elle, sur
un ton plus triste.
— Il ne te l’a jamais dit ?
— Non.
— Il doit avoir ses raisons.
213
Jude jeta ensuite un coup d’œil à sa
montre connectée.
— Bordel ! Il faut que j’aille
prendre mon bain. Tu dois être à ton
école dans quelques heures c’est ça ?!
Laisse-moi juste le temps de prendre
une douche rapide et je suis à toi.
— D’accord, je vais me changer
pendant ce temps.

***

Je me trouvais maintenant en salle


de réunion avec l’intégralité des cadres
de l’entreprise : le CA, le conseil
d’administration.
— Avec notre budget actuel, nous
ne pouvons pas investir plus de cinq
millions d’euros, monsieur Henry.
— C’est un centre commercial qui
doit naître, monsieur Roger, pas un
chalet au bord de la plage. Si on veut
taper dans le haut standing et faire des
bénéfices conséquents, il nous faut
investir plus que ça.
214
— À combien pensez-vous ? me
demanda, d’une voix grave, un autre
homme en costume Brunello Cucinelli.
Une Rolex en or ornait le poignet
de sa main droite, et une bague de la
même matière était autour de son index.
C’était le PCA, le président du conseil
d’administration.
— Je vois comme une somme de
quinze millions, monsieur Aleka. Un
montant qu’on pourra vite rentabiliser
avec la revente du centre commercial au
maire de la ville.
— Sauf que mobiliser une telle
somme sur un seul projet, c’est mettre
sur la balance plus de quarante pour
cent de notre budget annuel. Ce qui
signifie mettre en pause l’avancement
d’autres projets en cours de réalisation.
— Faites-moi confiance, messieurs.
Ce n’est pas la première fois qu’on se
lance sur un tel projet ! C’est une
baleine qu’on a au bout de la canne, et
pas n’importe laquelle, Moby Dick !
— Sauf que cette baleine peut aussi
bien causer notre naufrage, voire notre
215
perte, comme le décrit Melville avec les
marins qui s’en sont approchés de trop
près, répliqua le PCA.
— Ne soyez pas si pessimiste,
monsieur Alexandre. Vous savez que le
monde des affaires est une jungle
perpétuelle de risques. Et comme on dit
très souvent : Qui ne tente rien n’a
rien.
— Je crois que ceux qui disent ça
n’ont pas l’habitude d’aligner plus de
dix millions d’euros en une seule
manche.
— Ça va le faire ! Fabien va vous
détailler les avantages du projet. N’est-
ce pas, Fabien ?
— Heu… oui, monsieur ! répondit
promptement le soixantenaire.
— N’oubliez pas de mentionner
aussi les inconvénients, monsieur
Fabien, ajouta monsieur Aleka, le PCA.
— Bien sûr.
— Bon, messieurs, je prends congé
de vous. Ce fut un plaisir, comme à
chaque fois, dis-je avant de me retirer.

216
Je regagnai mon bureau, et après
que Janis m’avait apporté un expresso
bien frappé, je m’assis sur mon fauteuil
pour chercher sur mon téléphone le
numéro de Clara. Une fois retrouvé, ce
qui ne fut pas difficile vu le nombre de
messages à son nom, je lançai l’appel.
Au bout de trois sonneries, elle
décrocha enfin.
— Allo ? C’est toi, Henry ?
— Oui, Clara, c’est moi. Comment
vas-tu ?
— Espèce d’enfoiré !
— Essaie de te calmer, s’il te plaît.
— Ah, parce que c’est à moi de me
calmer ?! Ça fait des mois que j’essaie
de te joindre. Je t’ai laissé je ne sais
combien de messages. Et toi, même pas
une réponse !
— J’étais un peu occupé.
— À quoi ? Des élections
présidentielles ?! Non, mais tu te fous
de moi ?! On ne disparaît pas ainsi, ça
remplit d’inquiétude les gens qui
tiennent à toi. Mais monsieur est très
occupé ! Il va devenir président de la
217
République, alors ceux qui s’inquiètent
pour lui, il s’en bat les noisettes ! hurla-
t-elle.
— Je m’excuse. Voilà ! C’est ce
que tu voulais entendre ?
— Oui, enfoiré, c’est ce que je
voulais entendre !
— Bon ! Je t’appelle aussi car j’ai
quelque chose à te dire.
— Économise ta salive, je viens à
Paris dans moins de quatre mois. C’est
bientôt la Fashion Week, et il me faut
organiser le gala de charité au cours
duquel tu dois participer, qui débute
deux jours plus tard. On aura tout le
temps de s’expliquer. Et t’as intérêt à
avoir les bons mots, monsieur le PDG.
— Très bien. À dans quatre mois
alors.
— C’est ça, oui. Et n’oublie pas
que tu avais promis de faire un don pour
notre gala de charité en l’honneur du
Secours populaire français. Sauf si, ça
aussi, tu l’as oublié. Ça fait un an qu’on
planifie ça, dit-elle avant de me
raccrocher au nez.
218
Dans la minute qui suivit, un
message d’elle s’afficha à l’écran :

Clara : J’espère que tu vas bien


maintenant. Je suis si heureuse d’avoir
pu entendre de nouveau ta voix.

Le message se finissait par un singe


qui se cache le visage.
Changement d’humeur soudain,
mais j’avais l’habitude avec cette
femme.
Je répondis quelques minutes plus
tard.

Moi : Pour moi aussi, ce fut un plaisir


d’entendre à nouveau ta voix.

Un autre message d’elle arriva, et


dans celui-ci, juste un grand cœur rouge.

***

219
— Tu es prête ? demanda Jude à
Belle, avant de démarrer son monstre
mécanique.
Un bruit similaire au rugissement
d’un lion se fit entendre dans toute la
rue.
— Tu es sûr d’être autorisé à
conduire ça dans cette ville ? demanda
Belle en mettant sa ceinture.
— Ne t’inquiète pas, Bella. Si j’ai
des problèmes avec les flics, ton copain
viendra me tirer d’affaire, répondit-il
avec un grand sourire aux lèvres.
Il braqua l’engin dans la rue, et
d’un seul coup d’accélérateur, il
parcourut les cinq cents mètres qui la
composaient, en moins d’une minute.
— Tu es au courant qu’il y a pas
mal de radars ici ? demanda Belle en
s’agrippant au siège.
— Ah, mince ! J’oubliais.
Il ralentit, car il s’approchait d’un
feu rouge.

220
— Dis-moi, il comienza a qué
hora4 ton cours ?
— Dans trente minutes, mais vu les
kilomètres que tu viens de dévorer, on
y sera en avance.
— D’accord. Ça te dit de prendre
un café conmigo 5 ? Tu pourras aussi
prendre ton petit-déjeuner.
— Pourquoi pas. OK !
— Tu conoces 6 un endroit sympa
dans le coin ?
— On peut aller au Café Blanc. En
plus, ils ont actuellement une
boulangère qui fait des chaussons aux
pommes à tomber par terre.
— C’est parti pour le Café Blanc,
Bella !

Quelques minutes plus tard, ils


arrivèrent sur les lieux. On les installa
et ils commandèrent tous les deux ces
fameux chaussons aux pommes. Nos
chaussons aux pommes à elle et moi.
4
« Commence à quelle heure », en espagnol.
5
« Avec moi », en espagnol.
6
« Connais », en espagnol.
221
C’était une des premières choses
qu’on avait partagées ensemble. Un des
premiers fils du lien.
Le lien de notre amour et
également celui de notre destin.

222
En changeant, on change tous ceux qui
nous entourent.

223
— Excusez-moi de vous couper,
mais j’aimerais savoir si vous
ressentiez de la jalousie envers Jude ?
— Jude ? Pourquoi ?
— Eh bien, il nouait de plus en plus
de liens avec Belle, et surtout, tout
comme lui, elle aimait aussi les voitures.
Et en plus, elle l’admirait un peu.
— Alors déjà, Jude, impossible. Il
est gay. Et ensuite, ce n’était pas
vraiment lui qu’elle admirait à
proprement parler, mais plutôt son
parcours. Il était parti de vraiment zéro
pour réaliser son rêve, et elle
s’identifiait un peu à lui. Et lui, avec sa
gentillesse légendaire, il ne pouvait
s’empêcher de faire tout son possible
pour que luisent ses yeux. Je vais vous
dire une chose, les homosexuels sont
les personnes les plus gentilles que je
connaisse. Ils savent ce que ça signifie
d’être injustement rejetés de tous, de
subir les préjugés sans raison. Ils le
vivent au quotidien. Jude a été le
premier à m’aborder, sans tenir compte
de ma couleur de peau. Il m’aidait avec
224
mes examens de fac, même s’il n’avait
aucun niveau scolaire, il me soutenait à
sa façon. Il faisait des courses
dangereuses pour que nous ayons de
quoi manger le soir et pour payer le
loyer, les mois de RAS, rien à signaler
niveau finances. Donc quand il a signé
ce contrat pro et que j’ai su qu’il partait
pour Turin, j’étais vraiment content
pour lui. Certes une part de moi était
contre cette idée, mais une autre, et la
plus grande, le soutenait entièrement.
— Je vois. Vous étiez en quelque
sorte tristement heureux de le voir partir.
— Oui. Et j’étais aussi tellement
fier de lui, de le voir réaliser son rêve.
Je suivais toutes ses courses, sans en
manquer une seule, même les essais.
J’étais fier de mon frère.
— Je comprends, et c’est louable
de vouloir du bien pour les gens qu’on
aime, monsieur Henry.
— Vous pouvez arrêter avec le
monsieur ?
— Pourquoi ?
— Juste comme ça.
225
— Je croyais que vous aimiez le
côté formel de la vie.
— Cette fois-ci, j’aimerais bien me
défaire un peu de ce côté.
— D’accord, Henry. Vous pouvez
poursuivre.

226
Le plus difficile quand on décide de
changer, c’est de changer l’image
que les gens ont de vous…

227
— Hum ! C’est bon, Bella. Tu
disais la vérité ! s’exclama Jude en
dévorant la pâtisserie.
— T’as vu ?!
— Alors, dis-moi, Bella, d’où
viens-tu ? Parle-moi un peu de toi,
l’invita-t-il en saisissant sa tasse de café.
— Je suis portugaise. Je suis née à
Porto, et ma famille s’est installée ici il
y a deux ans.
— Ta famille ? Ta maman et ton
papa ?
— Non, juste mon papa, ma mère
est morte suite à une maladie pendant la
traversée.
— Comment ça, la traversée ?
— Nous sommes des immigrés.
— Ah ! d’accord, je vois. Comme
moi alors.
— Ah oui ?!
— Eh oui, Bella. Vengo 7 du
Mexique.

7
« Je viens », en espagnol.
228
— Je comprends mieux ton accent
et tes mots en espagnol qui se glissent
si souvent dans tes phrases.
— C’est la culture qui reste sur la
langue ! répondit-il avant de rire à
gorge déployée. Et ton nom de famille,
c’est quoi ?
— Canaceas. Canaceas Belle.
— En effet, ton nom, lui, met plus
en valeur tes origines. Moi, c’est Flores.
Jude Flores.
— Ça fait un peu poétique.
— Et en plus j’aime beaucoup la
poésie. Tu connais Pablo Neruda ?
— Bien sûr ! Un grand classique !
Il avait un esprit très philosophe.
— C’est une chose que j’aime
beaucoup chez lui. J’appelle ça : la
douce philosophie. « Ils pourront
couper toutes les fleurs… »
— « Ils n’empêcheront jamais le
printemps », termina Belle.
— C’est ça, Bella, dit Jude avant de
rire à nouveau. Mais dis-moi, que veux-
tu faire plus tard ?
— Travailler dans l’animation.
229
— Ah ! c’est magnifique. Tu vas
nous faire des dessins pour la télévision ?
— Je vais essayer de me faire une
place. Même si produire mes propres
animations reste mon plus grand rêve.
Mais la réalité, c’est que les places sont
très chères dans ce domaine.
— Ne t’inquiète pas. Avec ton
copain, ta place est déjà prête et en plus,
faite de marbre. Avec lui, tu auras
l’impression que tous tes rêves sont à ta
portée, reprit Jude avant de boire une
nouvelle gorgée de son café.
Belle s’était mise à rougir, puis elle
prit une autre bouchée de son chausson.
— Tu sais, Bella, je suis tellement
fier et heureux pour lui. PDG d’une
grosse boîte et multi millionnaire à
seulement vingt-cinq ans. Quand je
pense au temps où on se cotisait pour un
kebab ; on mangeait la moitié le matin,
le reste le soir, et le sommeil nous aidait
à tenir jusqu’au lendemain. Nous avons
vécu tellement de choses.
— Et aujourd’hui, vous pouvez
être fiers tous les deux. Vous méritez
230
tout ce que vous possédez actuellement,
lui répondit Belle, le regard
compatissant.
— Dis-moi, est-ce que tu l’aimes ?
demanda subitement Jude. Parce que tu
vois, il est comme un petit frère pour
moi. Les difficultés de la vie ont tissé
des liens entre nous, aussi solides que
ceux qui se forment à la naissance. Je
ne veux qu’une seule chose pour lui :
son bonheur. Et je sais qu’il a ses
défauts, mais je ne laisserai jamais
personne, lui faire du mal.
— Jude, je l’aime à en mourir, lui
répondit Belle à son tour, en le fixant
droit dans les yeux. Je donnerais ma vie
pour son bonheur.
— Waouh ! J’ai entendu ces
mêmes mots de lui. Mais vous vous
connaissez à peine ! ajouta Jude.
— Oui, mais…
Une femme s’approcha soudain
d’eux, accompagnée de ses copines,
interrompant leur conversation par la
même occasion.

231
— Excusez-moi, vous êtes Jude
Flores ? demanda-t-elle, les yeux
pétillants d’admiration et le sourire béa
d’admiration.
— Oui, mesdames. Pour vous
servir.
— On peut avoir une photo avec
vous, s’il vous plaît ?! reprirent-elles
toutes les trois en hurlant telles des
groupies.
— D’accord, mais une seule. Je
suis accompagnée, répondit-il en se
levant.
— Merci ! crièrent-elles en se
collant toutes les trois à lui.
Le flash jaillit, la photo fut prise.
Elles étaient aux anges. Une
s’agrippa à son cou, totalement
submergée par ses émotions. Une autre
se saisit de sa main droite et la posa sur
sa joue à elle avant de faire un selfie.
D’autres femmes, attirées par la
scène, arrivèrent aussi à reconnaître la
star des Rallyes. Normal, ses photos
étaient en première page des magazines
au moins deux fois par semaine. Et sur
232
pas mal des panneaux publicitaires de
la ville. Et en moins de deux minutes,
une petite foule de fans hystériques
s’était formée autour de lui.
— Bella, il faut qu’on parte sinon
on va être noyés dans la foule, dit Jude
en essayant de se dégager de deux
autres femmes qui l’enlaçaient à
l’étouffer.
— D’accord, monsieur Flores,
répondit-elle en riant.
Ils foncèrent pour rejoindre la
Mustang, et c’est dans un tonnerre
d’admiration et d’acclamations qu’ils
quittèrent la terrasse.

— Elles auraient pu te dévorer tout


cru, dit Belle, sur un ton ironique.
— C’est un peu pour ça que je ne
reste pas trop dans des lieux publics,
répondit Jude en prenant un virage.
Son téléphone se mit à sonner. Il
jeta un coup d’œil à l’écran et vit mon
nom s’afficher.

233
— Maqué8, ton copain, que veut-il
encore ?
— C’est lui ?
— Oui, dit-il avant de décrocher.
Oui, Henry.
— Tu l’as déposée à son école ?
— Bien évidemment. Elle est déjà
rentrée dans sa classe.
— J’ai appelé les femmes de
ménage, elles sont à la maison. Elles
vont nettoyer.
— D’accord. Je vais faire un petit
tour dans le 2ème arrondissement avant
de rentrer.
— OK, dis-je avant de raccrocher.
— Tu ne m’en veux pas, Bella ?
J’ai menti un poco9. Je ne voulais pas
qu’il me braille dans les tympans.
— Non, t’inquiète pas, je t’en veux
pas. De toute façon, j’ai encore dix
minutes devant moi.
— Dis-moi, tu aimes voyager ?
— J’adore !

8
Mot impossible à traduire, propre au personnage.
9
« Un peu », en espagnol.
234
— Ça te dirait de venir avec moi à
Pretoria ? J’ai une course là-bas dans
six mois. Bien sûr, il faudra d’abord
demander la permission à ton copain.
— Je vais le faire ! C’est en
Afrique ! C’est mon rêve de découvrir
ce continent.
— Bah c’est cool alors. La grande
majorité des courses de la saison se
déroulent là-bas. Tu pourras bien
explorer.
— Merci beaucoup !
— Mais ne nous extasions pas
encore. Il nous faut d’abord le feu vert
d’Henry.
— Je vais le lui demander ne
t’inquiète pas. Et je suis sûre qu’il sera
d’accord.
— C’est là ta escuela10 ? demanda
Jude en se garant.
— Oui. Tu peux me laisser ici, je
vais faire les cinq mètres qu’il reste à
pied. Je ne tiens pas à me faire écraser

10
« Ton école », en espagnol.
235
par ta horde de fans encore une fois, dit-
elle en affichant un sourire taquin.
— D’accord, Bella. Et au fait, tu
pourrais m’accompagner demain dans
quelques magasins pour que je puisse
m’acheter des trucs ?
— Oui, bien sûr, sans problème. Je
connais de super coins où on pourrait
aller.
— Merci. Allez, passe une bonne
journée.
— De rien, Jude, et merci.
Il quitta la rue dans un bruit sourd.
Belle se dirigea vers l’entrée de son
école, et dans la minute qui suivit, un
message arriva sur son téléphone :

Moi : Salut, ma puce. Je viens te


chercher à 16 heures. Bisous, je
t’aime.

Quelques minutes plus tard, elle


me répondit :

Belle : D’accord. Moi aussi je t’aime,


mon lapin.
236
***

— Monsieur, voici le dossier


complet, me dit Janis en entrant dans
mon bureau.
— Vous avez aussi ajouté les
rapports d’investissement de Dubaï ?
— Oui, monsieur. Vous devez
d’ailleurs vous y rendre pour finaliser
l’accord avec notre client.
— Et c’est pour quand ?
— Vous devez y être le 10 juin,
dans moins de cinq mois.
— Très bien. Merci beaucoup.
— De rien. Au fait, le PCA est sur
la trois. Il tient à s’entretenir avec vous.
— Merci. Et faites-moi venir
monsieur Fabien, s’il vous plaît.
— Très bien, monsieur, répondit-
elle avant de sortir.
Je saisis ensuite le téléphone.
— Oui, monsieur Aleka.
— Monsieur Henry, c’est au sujet
d’un point essentiel du dossier que nous
a exposé monsieur Ferdinand Fabien.
237
— Oui ?
— Vous ne nous aviez pas dit que
le motif principal de retard du chantier
était dû à une famille de migrants qui
jouaient aux résistants sur notre terrain !
— J’ai jugé l’affaire de peu
d’importance, car nous venons de la
régler. Tout a été organisé, un accord a
été convenu avec la famille, et
maintenant, nous avons le champ libre.
—Avez-vous idée de combien
d’argent cette affaire de peu
d’importance nous a coûté ? C’est
inadmissible !
— Avec tout le respect que je vous
dois, ce n’est pas à moi que vous allez
informer de pertes financières. Je vous
rappelle que j’ai le montant de nos
finances constamment sous les yeux.
Aussi bien des investissements que des
entrées.
— Mais vous ne pouvez pas
décider seul des arrangements à faire.
Et de surcroît avec des migrants ! Des
crèves la faim qui nous ont fait perdre
plus de cent mille euros !
238
— Déjà, vous allez baisser d’un ton.
Ensuite, pour ce qui est de l’argent
perdu, il sera retrouvé à la fin du projet,
donc pas d’inquiétude à se faire là-
dessus. Et enfin, ces crèves la faim,
comme vous dites, sont des êtres
humains avec aussi des droits. Et un de
ces droits était de réclamer leur bout de
terrain.
— Mais monsieur Henry, vous…
— En plus de cela, le coupai-je, s’il
y a des pertes, on fera tous des
sacrifices pour sauver le navire. J’ai
moi-même dû vendre pas mal de mes
biens personnels pour renflouer nos
coffres. Vous pourriez vous aussi céder
quelques-uns de vos yachts qui se
trouvent amarrés sur la côte de Nice.
Avec un seul, nous pourrions combler
le déficit financier en un rien de temps.
— Mais nous ne serons pas obligés
d’en arriver là, monsieur Henry,
répondit-il, d’une voix tremblante.
— C’est aussi mon vœu, monsieur
Aleka, qu’aucun d’entre nous n’ait à
faire des sacrifices aussi conséquents.
239
Dans ce cas, nous nous activerons à
l’aboutissement du projet, et chacun de
nous pourra avoir des vacances bien
méritées. Vous pourrez de nouveau
fendre la mer avec vos palaces flottants
en direction des îles Caïmans, en
fraîche compagnie. Pensez au vent
marin qui fouette agréablement votre
visage, le ‘kek-kek’ des mouettes qui
vous berce, l’odeur douce de l’eau
bleutée et le soleil qui vous arrose de
ses rayons. Ne voulez-vous pas une
telle chose ?
— Si, monsieur Henry !
— Bien ! Alors, au travail. Signez
l’accord d’investissement de votre côté
avant que moi aussi je ne pose ma
signature. L’océan vous tend les bras,
monsieur Aleka. Pensez aux vagues !
— D’accord, monsieur Henry !
— Excellent ! Allez, vous me faites
ça, et ensuite vous donnez le dossier à
Janis, elle m’apportera les documents
signés demain matin, et avant lundi, les
quinze millions seront déplacés de nos
coffres.
240
— Très bien. Passez une bonne
journée.
— Merci, vous aussi. Et n’oubliez
pas le ‘kek-kek’ des mouettes, dis-je
avant de raccrocher.

Quelques minutes plus tard, Fabien


entra dans mon bureau.
— Monsieur, vous m’avez fait
demander ?
— Oui, Fabien. Prenez place, je
vous prie.
— Merci monsieur.
— C’était pour vous demander ce
que vous pensez du projet.
— Eh bien, selon moi, il est
audacieux, mais je crois qu’il a toutes
ses chances d’aboutir.
— Je le pense aussi.
— De plus, vous avez toujours su
flairer les bons coups. Ne vous en faites
pas, le conseil est peut-être un peu
réticent, mais je suis sûr que, comme
vous, ils voient les avantages qui en
découleront.

241
— Je veux que ce soit vous, comme
d’habitude, qui supervisiez les
opérations.
— Bien sûr, monsieur.
— Dans quelques mois, je dois me
rendre à Dubaï.
— Pour le projet Tulipe du désert ?
— Oui. Nous sommes prêts à
finaliser l’accord avec notre client. Et je
veux battre le fer pendant qu’il est
chaud. On doit signer au plus vite !
Dubaï est notre prochaine région
d’extension.
— Surtout que la ville est en plein
développement, actuellement. Ce serait
l’idéal pour que nous aussi, nous
plantions notre graine.
— Et c’est pour cela que je m’y
rends moi-même plutôt que d’envoyer
nos prestataires habituels, dis-je. Ce
projet-là sera l’apogée de notre
évolution. Par ailleurs, les princes
arabes payent bien.
— En effet, monsieur.
Janis entra dans le bureau.

242
— Le président de Bouygues
immobilier sur la quatre, monsieur, dit-
elle depuis la porte.
— Merci, Janis. Ah, j’oubliais, il y
a un paquet qui arrivera pour vous.
— Ah oui ?
— Oui, vous allez le recevoir d’ici
une heure.
— Heu… D’accord, monsieur, dit-
elle avant de sortir.
Je décrochai le téléphone qui
sonnait.
— Monsieur Pascal ? demandai-je.
— Oui, monsieur Henry. Je me
permets de vous contacter au sujet de
notre contrat. Je viens de recevoir un
mail de la part de votre PCA qui dit que
nous pourrons lancer le projet dans une
semaine.
— C’est exact. Les fonds vous
seront versés de moitié au début des
travaux et le reste à la fin.
— Comment ça ?
— Vous comprendrez que je
prenne mes précautions. Ce n’est en
rien contre vous, je sais à quel point
243
vous êtes professionnel. C’est d’ailleurs
la raison pour laquelle j’ai fait appel à
vous.
— Nous sommes numéro un en
termes d’entreprise de construction
dans toute la France, monsieur Henry.
— Vous n’avez pas besoin de
m’étaler votre palmarès, monsieur
Pascal. Il fait six mètres de long, et je
l’ai scruté deux fois. Votre expertise
n’est pas remise en question ici. Il me
faut juste rassurer mes actionnaires et
mes assureurs. Ce sont les affaires. Et
s’il fallait se fier uniquement aux succès
précédents pour accorder sa confiance,
une société comme la nôtre n’aurait
jamais connu la lumière des projecteurs.
Non, moi je me fie à mon instinct et à
mon expérience. Sans compter que je
mets aussi sur la balance l’argent
d’autrui donc je dois correctement
peser le pour et le contre.
— Je comprends, monsieur Henry.
— Parfait ! Nous nous verrons à la
banque ce mardi pour finaliser le
virement de fonds et ainsi, le jour
244
suivant, vous pourrez commencer les
travaux.
— Très bien.
— Allez, on fait ainsi. Je vous
souhaite une excellente fin de journée,
monsieur Pascal, et c’est pour moi un
plaisir de pouvoir bientôt travailler avec
vous à nouveau.
— Plaisir partagé, monsieur Henry.
Merci.
— Je vous en prie.
Je raccrochai avant d’afficher un
sourire vainqueur.
— L’accord est conclu ?
— Bien sûr, Fabien. Ce bon vieux
Pascal pensait qu’il aurait mon argent
aussi facilement. Eh bien non, ma
politique se base sur la méritocratie.
— Ça, je le sais, monsieur.
— Ils auront la moitié de l’argent
d’ici mardi et le reste à la fin des
travaux. Ça nous permettra de
minimiser les pertes en cas de pépin. Et
surtout de redonner le sourire à nos
actionnaires qui tremblent pour leur
portefeuille.
245
— Vous avez raison.
Dans la minute qui suivit, Janis
déboula dans le bureau, tout heureuse.
— Merci, monsieur ! Vous n’auriez
pas dû ! dit-elle en brandissant un
collier de perles blanches.
— Mais bien sûr que si, Janis.
Comment aurais-je pu oublier votre
anniversaire ?
— Merci ! répéta-t-elle en
admirant les perles blanches, éclatantes
comme de l’ivoire.
— Et voici le mien, Janis, dit à son
tour Fabien, en sortant un petit boîtier
rouge de la poche de sa veste.
Elle se pressa sur l’objet les yeux
brillants.
— M… merci, monsieur Fabien !
s’écria-t-elle en saisissant la boîte.
Elle la secoua ensuite devant son
oreille, histoire de deviner ce qu’elle
contenait.
— Ouvrez-la, enfin ! Au lieu de
jouer à la mama divinatrice ! répliqua
Fabien.

246
Elle ouvrit la boîte et tomba face à
un magnifique bracelet en perles
turquoise. Et dans un ‘hiiiii’, elle se
saisit du bijou et le mit à son poignet.
— Merci, monsieur Fabien, dit-elle
encore.
— Je vous en prie, joyeux
anniversaire. C’est le quantième déjà ?
Le cinquantième, c’est ça ? demanda-t-
il avec un sourire taquin.
— Ah ah ! Je suis morte de rire. Ne
me mets pas dans le même panier que
toi, vieux crocodile, dit-elle en riant. Au
fait, monsieur Henry, le PCA vient me
dire qu’il vous fera parvenir les
documents à signer, pour demain.
— Très bien. Merci, Janis.
Elle sortit quelques minutes plus
tard, les yeux braqués sur son bracelet.
— Bon, je vais prendre congé de
vous, monsieur, me dit Fabien.
— Très bien. Saluez votre femme
de ma part. Les petits sont en colo, c’est
ça ?
— Oui, ça nous fait, à elle et moi,
un peu de temps rien qu’à deux.
247
— Ha ! Vous le méritez, Fabien.
Profitez-en.
— Merci, monsieur. À plus tard.
— Merci à vous. Prenez soin de
vous.

Quelques minutes plus tard, un


message apparut sur mon téléphone :

Jude : Salut bro, j’espère que je ne te


dérange pas. C’était juste pour te
demander si tu voulais bien qu’on
sorte manger ce soir avec Bella ?

Moi : Oui, pourquoi pas ? On pourrait


aller au Train Bleu. »

Jude : D’accord pour le Train Bleu.


Mais j’ai regardé le menu. Les prix,
c’est pas donné ! C’est toi qui payes !

Le message se finissait d’un smiley


affichant un grand sourire.

248
Moi : Espèce de crevard. Tu fais quoi
de tes gains ? Les courses ça khalass
pas mal de fric non ?!

Jude : C’est la dèche en ce moment,


bro.

Le message se terminait d’un


smiley qui agonisait.

Moi : C’est ça. Bon, tu viendras avec


moi et Belle à l’auto-école pour lui
apprendre quelques trucs en
compensation.

Jude : Olé ! monsieur le PDG !

Je regardai ma montre, elle


indiquait 15 heures. Je rangeai mon
porte-documents et sortis. Je me rendis
dans le parking, et dans les instants qui
suivirent, j’entamai la rue de Vaugirard
en direction du 1er arrondissement.
Après quelques minutes, j’arrivai
devant l’entrée de Com’art. Je regardai
de nouveau ma montre, elle indiquait
249
15 h 55. Je profitai de cet instant pour
scroller ma liste de contacts. Et entre
deux glissements, je tombai sur un
numéro que je n’avais plus appelé
depuis près de deux ans. Celui de Siri.
Mon petit frère.
Mon doigt resta levé dessus,
comme si une bataille féroce avait lieu
dans ma conscience. J’avais peur de
lancer l’appel, car je ne savais pas quels
mots j’aurais à dire à ceux qui étaient
les miens et que j’avais lâchement
abandonnés depuis tant d’années.
Mon doigt tremblait légèrement,
mon cœur battait la chamade ; ce
pauvre vaillant qui luttait déjà contre la
mort.
À ce moment, Belle apparut à la
portière.
— Coucou ! hurla-t-elle en riant.
— Salut, ma puce, répondis-je en
rangeant discrètement mon téléphone.
Elle ouvrit ensuite la portière, et
entra dans la voiture.
— Ça a été, ta journée ? me
demanda-t-elle en me touchant la main.
250
Dans l’instant qui suivit, je la tirai
à moi pour l’embrasser avec fougue,
avant de lui demander à mon tour :
— Oui. Et la tienne ?
Un baiser, puis deux, puis trois
suivirent, avant qu’elle n’arrive à se
dégager de mon étreinte passionnelle en
disant :
— On va être en retard.
— Et alors ? répondis-je en la
saisissant de nouveau.

Après m’être bien rassasié de ses


lèvres, je démarrai l’Aston Martin.
— Au fait, on sort manger ce soir,
avec Jude.
— Ah oui ? Où ça ?
— Au Train Bleu.
— Waouh ! Je pense bien que les
seules fois où je l’ai vu de près, c’était
sur la première page du Parisien.
— Eh bien maintenant, tu vas y être.
— Ça doit être grandiose !
— En effet, ça l’est.
— Mais…
— Mais ?
251
— Je connais peut-être un endroit
où on pourrait être mieux, dit-elle en
défaisant ses cheveux qui étaient noués
en chignon.
— Ah oui ? Mieux qu’au Train
Bleu ?
— Je ne dis pas que c’est mieux
que là-bas, juste peut-être plus festif.
— D’accord. On ira dans ton
endroit festif.
— OK ! me répondit-elle avec son
sourire légendaire.
Celui qui me faisait oublier tous
mes soucis. Celui qui avait rapporté la
lumière dans ma vie. Celui qui m’avait
redonné toute mon énergie.
Je profitai d’un feu rouge pour
écrire à Jude.

Moi : Tu es où ? Ramène tes fesses, on


sera bientôt chez Conduite Academy.

Jude : Ouais, t’inquiète pas, je vous


rejoins dans cinq minutes chrono, bro.

252
Le feu passa au vert, et je pris sur
la droite, sur la rue Claude Bernard.
L’école se trouvait cinquante mètres
plus loin.
— Jude nous rejoint à l’auto-école,
dis-je à Belle.
— Ah, d’accord, super !
— Tu l’aimes bien ?
— Oui. Il est très gentil.
— C’est sa nature. Sous ses airs de
pratiquant de lucha libre, du catch
mexicain, se cache un vrai nounours.
— Il m’a beaucoup parlé de toi.
— Et il t’a dit quoi ?
— Un peu comment vous vous êtes
connus et surtout que, au début, vous ne
vous aimiez pas beaucoup, d’après lui.
Et que vous vous bagarriez tout le
temps.
— C’est parce qu’il me cassait les
pieds quasiment à chaque fois. Mais il
a été un des piliers fondateurs de ce que
je suis devenu aujourd’hui.
— Il a dit la même chose de toi.
— Nous en avons vécu, des choses,
tous les deux.
253
— Il pense que tu lui en veux d’être
parti pour réaliser son rêve.
— Non. Je ne lui en veux pas du
tout. J’aurais fait la même chose si une
telle occasion s’était présentée à moi. Je
l’aime comme mon frère. Et le devoir
d’un frère est de célébrer les victoires
de sa famille. Être heureux pour lui.
S’extasier avec lui pour ses réussites,
voire plus que lui. J’étais certes triste,
mais savoir qu’il allait réaliser son rêve
me rendait si heureux. Il est arrivé ici
clandestinement dans la soute d’un
navire marchand, et là, la vie lui tendait
ses ailes. J’étais au fond si fier de lui. Et
c’est aussi ça qui m’a donné la force de
travailler de mon côté aussi ardemment.
— Et au bout du chemin, vos rêves
ont éclos, me répondit-elle, en me
fixant d’un regard tendre.
Je profitai de ce moment intense
pour lui voler un baiser.
— Arrête ! s’écria-t-elle en riant.

254
Nous descendîmes de la voiture,
car nous étions déjà devant le portail
d’entrée de Conduite Academy.
Quelques pas plus tard, nous
rencontrâmes un mendiant faisant la
manche, assis sur le rebord du trottoir.
— Une p’tite pièce, missié, dit-il en
tendant la main dans notre direction.
En quelques minutes, Belle vida
tout le contenu de son porte-monnaie
dans sa paume. Il y avait à peu près une
trentaine d’euros. Je pouvais voir le
regard joyeux de l’homme.
— Voilà, c’est tout ce que j’ai, lui
dit-elle, le regard grandement
compatissant.
Je jetai un coup d’œil dans le sac
grand ouvert du mendiant qui se
trouvait près de lui, et je pus voir à
l’intérieur quelques seringues et des
petites cuillères noircies par le feu. Une
petite bouteille pleine d’un liquide
jaune dépassait également de l’une des
poches.
Je me heurtai ensuite au regard
compatissant de Belle qui m’incitait à
255
verser quelque chose dans la paume du
mendiant. Ce dernier me fixait d’un air
vainqueur, il avait réussi à gagner la
compassion de Belle. Ce qui, au
passage, n’était en rien un exploit vu la
crédulité débordante qu’était la sienne.
Dans un soupir, j’introduisis ma
main dans la poche de ma veste, et je
sortis mon portefeuille. J’en retirai
deux billets de dix, et le regard contrarié
de Belle s’intensifia. Elle me demandait
silencieusement d’en ajouter. Ce fut
donc dans un deuxième soupir que je
retirai deux autres billets de dix et que
je déposai le tout dans la main branlante
du mendiant.
— Merci, missié ! dit-il avec
excitation.
— Je vous en prie, répondis-je
avant de saisir Belle par le bras.
— Au revoir ! lui lança-t-elle.
Nous entrâmes enfin dans
l’enceinte de l’école.
— Eh bien, il vient de faire sa
journée ! dis-je d’un ton sarcastique.

256
— Il aura au moins de quoi manger
pour toute la semaine, répondit Belle.
— De quoi se doper surtout.
— Comment ça ? demanda-t-elle,
l’air surpris.
— C’est un camé. Son sac
regorgeait de seringues et de petites
cuillères pour ses doses. Il est déjà au
fond du gouffre, et malgré ça, il
continue à s’enfoncer davantage.
— Le plus important, c’est que
nous, nous lui avons donné notre part de
compassion. Ce qu’il en fera ne nous
concerne plus.
— Si tu le dis.
Quelques minutes plus tard, Jude
entra aussi dans la cour.
— Como estan los amantes 11 ?!
s’écria-t-il.
— Bordel, je t’ai déjà dit de parler
en français, répondis-je, agacé.
— Salut, Jude ! répondit Belle en
souriant et en levant la main pour le
saluer de loin.

11
« Comment vont les amoureux ?! », en espagnol.
257
— Hablo español si quiero 12 !
Salut, Bella, comment vas-tu ?
— Bien et toi ?
— Ah ! maintenant que je te vois,
ma journée est illuminée.
Belle se mit à rougir et cacha son
visage de ses mains, comme à son
habitude.
— Ne lui dis pas ça, tu la gênes,
crétin.
— C’est la jalousie qui pond ces
mots, répliqua-t-il.
— Bon, on y va.
Nous pénétrâmes dans le bureau du
directeur.
— Bonjour, messieurs et dame !
s’exclama-t-il en nous voyant.
— Bonjour, monsieur Daryl !
répondis-je après Belle et Jude.
Il entra en stupéfaction après avoir
mieux regardé le visage de Jude.
— Non ! Monsieur Flores ! cria-t-
il.
— Si, répondit Jude.

12
« Je parle espagnol si je veux », en espagnol.
258
— Je suis votre plus grand fan !
J’ai regardé toutes vos courses à Naples.
C’est un honneur de vous accueillir au
sein de mon école !
— Merci, monsieur Daryl.
— Oh ! pas de monsieur entre nous,
appelez-moi juste Daryl !
— Très bien, Daryl. Nous venons
pour notre Bella, il lui faut un permis.
— Bien sûr ! Monsieur Henry me
l’a dit au téléphone. Et c’est quel permis
qu’il faut à madame ? demanda-t-il en
se tournant vers Belle.
— Un permis B, ça te plairait ? lui
demandai-je à mon tour.
— Oui, répondit-elle timidement.
— Très bien, je vous prépare ça.
Vous l’aurez d’ici quelques semaines.
Nous commencerons par le passage de
l’épreuve théorique, puis l’inscription à
l’examen pour enfin déboucher sur
l’examen en lui-même. Croyez-moi,
d’ici à peine un mois, vous l’aurez,
votre permis. Mais déjà, commençons
par le commencement. Il me faut une
pièce d’identité, madame… ?
259
— Canaceas, répondit-elle en lui
tendant sa carte d’étudiante.

260
Chapitre 6 : La chute des
mouettes

Les plus touchés par nos


erreurs sont ceux qui tiennent à nous.

Soudain, mon téléphone sonna.


— Commencez les démarches,
monsieur Daryl, dis-je avant de
décrocher. Oui, allo ?
— Monsieur Henry ? C’est docteur
Akoune.
— Docteur Akoune, comment
allez-vous ?
— Bien, merci, et vous ?
— Ça va très bien.
— Vous m’en voyez heureux.
Dites-moi, vous avez une minute ? J’ai
quelque chose d’urgent à vous dire.
— Oui, bien sûr, allez-y.

261
— Alors, déjà, je vais vous
demander, s’il vous plaît, de ne pas
perdre votre calme. Votre cœur est
encore très fragile, et même si le
traitement porte ses fruits, il ne serait
pas intelligent ni sensé de le brusquer.
— Je le sais, docteur. Dites-moi ce
qui ne va pas, je vous prie. J’ai avec moi
une lumière qui peut me sauver de toute
détresse, dis-je en regardant Belle
remplir ses formulaires.
— Très bien. Alors, j’ai une bonne
et une mauvaise nouvelle.
— Commencez par la mauvaise,
vous savez que j’aime cet ordre.
— Eh bien, la mauvaise nouvelle,
c’est que votre donneur s’est désisté. Il
ne veut plus donner son cœur.
Dans un moment de tristesse, et
après avoir entendu ces mots, une larme
échappa à mon contrôle. Mais le visage
souriant et plein de vie de Belle
m’apparut et sécha toute ma peine.
— Et la bonne ? demandai-je, la
voix tremblante.

262
— J’ai un ami qui fréquente un
marché noir de vente d’organes. Certes,
ce n’est pas légal, mais cela peut vous
sauver la vie. Il peut m’obtenir un cœur
en bon état d’ici trois mois. Et dans le
quatrième qui suivra, vous serez ici, en
pleine opération.
— Donc si je vous suis bien,
docteur, vous me dites que pour sauver
ma vie, un innocent va sûrement être
assassiné et dépouillé de son cœur ?
— Je conçois que cela vous
répugne, mais écoutez-moi bien, si
avant la fin du mois de mai, nous ne
faisons pas cette opération, vous
n’aurez plus aucune chance de survie.
Car la tumeur qui déjà a dévoré tout
votre foie aura atteint votre cœur en
entier. Et il s’arrêtera net. Maintenant,
monsieur Henry, je vais raccrocher ce
téléphone et vous laisser jusqu’à la fin
du mois pour prendre votre décision.
Passé ce délai et devant le Dieu que je
prie, je laverai mes mains et je
contacterai un service funèbre pour
vous. Passez une bonne fin de soirée,
263
monsieur, dit Akoune avant de
raccrocher.
Je retournai auprès des autres avec
un soupçon de détresse dans les yeux.
— Ça va, mon cœur ? me demanda
Belle dès qu’elle croisa mon regard
abattu.
— Oui, bien sûr ! Pourquoi ça
n’irait pas ?
— Tu es sûr ? insista-t-elle.
— Oui, ne t’inquiète pas. Ils sont
où, Jude et monsieur Daryl ?
— Monsieur Daryl prend des
photos de Jude un peu partout dans ses
classes et devant ses élèves. Ça va lui
faire de la pub d’avoir eu dans ses
locaux le triple champion du monde de
Rallye.
— D’accord. Qu’ils viennent, on
va finaliser les démarches et aller
manger comme prévu.

Quelques minutes plus tard,


monsieur Daryl revint avec Jude en
papotant.

264
— Comme vous pouvez le voir,
monsieur Flores, mon école est pleine
de vos fans. Vous pourrez, si vous le
souhaitez, en parler lors de l’une de vos
interviews !
— Maqué, on verra. Pour l’instant,
c’est notre petite Bella qui doit prendre
des cours ! dit-il en la soulevant
brusquement par la taille.
Elle poussa un petit cri surpris
avant d’éclater de rire.
— Bien, monsieur Daryl, vous me
ferez parvenir la facture par mail, dis-je,
le regard un peu perdu.
Chose qui ne passa pas inaperçue
aux yeux de Belle qui semblait revoir le
Henry des premiers jours.
— Très bien, monsieur Henry.
Voulez-vous nous faire une
démonstration de vos talents sur notre
nouveau parcours, monsieur Flores ?
demanda ensuite le quadragénaire.

265
— Maqué, profesor 13 , pour ça, il
me faut au moins un adversaire,
répondit Jude.
— Je veux bien te servir
d’adversaire, répondis-je subitement.
— Toi ?! Ne le prends pas mal,
Henry, mais il s’agit de course
automobile là, pas de contrats
administratifs, répliqua Jude en riant.
— Quoi, tu as peur, Jude Flores ?
repris-je, titillant son ego.
— Maqué ! Tu l’auras voulu,
gringo. Change-toi et rejoins-moi sur la
piste, lança-t-il sur un ton agacé.
— Très bien. Vous avez de quoi me
changer ici, monsieur Daryl ?
— Heu… oui, j’ai une tenue de
course dans les vestiaires. C’est un
cadeau de mon fils. Nous avons presque
la même corpulence, il devrait vous
aller.
— Merci. Je vous rejoins ici,
répondis-je en retirant ma veste.

13
« Professeur », en espagnol.
266
— Tu es sûr de vouloir le faire ? me
demanda Belle, en me fixant
intensément.
— Oui, ça va. Je vais lui montrer, à
ce vantard.
— T’es pas obligé, tu sais ? reprit-
elle en posant sa main sur mon cœur.
— Ça va aller.

Une fois la combinaison enfilée,


nous nous retrouvâmes sur la piste de
course.
— Messieurs, cette piste est en
pleine reconstruction. Donc vous ne
pourrez courir que sur les 2000 mètres
utilisables. Ne prenez pas le virage tout
au bout, car après, la route devient du
gravier ; du sable et plein d’engins de
construction s’y trouvent. Donc je
répète, vous vous arrêtez au drapeau
rouge tout au bout. C’est la limite de la
piste utilisable, dit monsieur Daryl en
se tenant entre nos deux voitures
comme un Starter, un drapeau blanc à la
main. Nous répondîmes
simultanément :
267
— Compris !
— Une fois le drapeau blanc
abaissé, vous pourrez décoller.
— Allez les garçons ! cria Belle, à
l’abri, un peu plus loin.
— J’espère que tu es prêt, gringo,
me dit Jude, en me regardant, et en
affichant un sourire moqueur, avant de
faire parler son terrifiant moteur.
— Ton clapet, je vais te le rabattre,
répondis-je, déterminé.
— Tu as mis ta petite combinaison ?
C’est bien. Moi, pas besoin. Un
pantacourt, un polo, un chapeau et une
paire de tongs, ça me suffit pour
t’écraser, dit-il depuis sa Mustang.
— Tu as la chance que je n’ai pas
pris ma Bugatti, dis-je, installé dans
mon Aston Martin.
— À vos marques… commença
monsieur Daryl. Prêt… dit-il ensuite en
levant le drapeau. Partez ! hurla
finalement le Starter.
Le cri des pneus se fit entendre
dans tout l’endroit. Nous venions de
démarrer, et déjà, Jude écrasait la
268
deuxième aussitôt après avoir dépassé
la première. Il entamait déjà les 200 km
/ h. Je le suivais de près, en enchaînant
les 180 km / h. Le moteur de mon Aston
Martin DB11 hennissait tel un cheval
au galop. Je rattrapais déjà Jude de
quelques centimètres. Il avait sous-
estimé le moteur V12 de mon Aston.
Je piétinais maintenant la troisième
vitesse, dans un bruit sourd et agressif.
Mais le monstre mécanique de Jude
valait bien sa renommée, et surtout, ce
dernier était vraiment un pilote
d’exception. Il dévorait les mètres avec
une avidité fulgurante, ce qui lui
donnait toujours une avance de
quelques centimètres sur moi.
La ligne d’arrivée commençait à
montrer le bout de son nez et donc la fin
de la course approchait. J’étais toujours
derrière lui de quelques secondes. Il
nous fallait déjà ralentir, comme stipulé
par monsieur Daryl, pour avoir le temps
de freiner avant la fin de la piste. Mais
faire ça signifiait la défaite pour moi,
d’autant plus que Jude prenait encore
269
plus de distance. Je n’avais plus le
choix. Je devais partir en quatrième, ce
qui pousserait mon Aston Martin à sa
vitesse maximale. Même si cela
signifiait également qu’il me serait
probablement impossible de freiner à
temps. Pas question de perdre la face
devant ce sale prétentieux !
Avec force, j’appuyai sur
l’accélérateur, et mon moteur V12
gronda tel le tonnerre. Je rattrapai Jude
en un rien de temps et la ligne d’arrivée
se trouvait maintenant à cent mètres de
nous. J’atteignais à présent les 300 km
/ h. La route s’effaçait devant moi à vue
d’œil.
Avec cette dernière manœuvre, je
dépassai enfin Jude qui lui avait déjà
commencé à ralentir. Mais dès l’instant
où je passai devant lui, j’eus juste le
temps de le voir me faire de grands
gestes des mains pour me
dire : « Freine ! »

Il s’était arrêté bien avant les trente


mètres de la fin. J’essayai d’écraser
270
mon frein de toutes mes forces, mais
impossible, la distance était trop courte
et la vitesse du bolide trop importante.
Je pus ralentir un peu, mais cela ne fut
pas suffisant pour m’empêcher de
dépasser la ligne d’arrivée, et d’entrer
sur le chantier.
Le gravier faisait trembler ma
voiture, et j’esquivais autant que je
pouvais les bétonnières et autres engins
qui étaient disséminés un peu partout.
Par chance, la voiture heurta de plein
fouet un immense tas de sable. Ce qui
l’arrêta net, avant que mon airbag ne se
déclenche dans la seconde qui suivit
l’impact.
Jude, Belle et monsieur Daryl
vinrent me rejoindre en courant,
totalement affolés.
— Henry ! hurlait Belle, à six
mètres de l’accident.
Jude arriva en courant et ouvrit la
portière pour me sortir immédiatement
de la voiture.
— Henry ?! me demanda-t-il en
me déposant tout doucement sur le sol.
271
Je n’avais rien de grave, juste la
lèvre supérieure un peu fendue, et une
petite égratignure au front. Certes
j’étais légèrement dans les vapes à
cause du choc, mais l’airbag avait
amorti l’intégralité de l’impact.
— Ça va ! J’ai rien. Et en plus, je
crois que je t’ai battu, dis-je avec un
petit sourire vainqueur.
— Non, mais tu es complètement
malade ?! me hurla Jude.
— C’était de la folie, monsieur
Henry, reprit ensuite monsieur Daryl.
Je sentis par la suite quelqu’un me
donner de petits coups sur le dos.
— Pourquoi t’as fait
ça ?! demanda Belle, les yeux baignant
dans les larmes.
Je la saisis et l’enlaçai.
— Ça va, j’ai rien, lui dis-je
calmement à l’oreille.

***

Une heure plus tard, nous sortîmes


de l’enceinte de l’école.
272
— Vous êtes sûr que ça ira,
monsieur Henry ? me demanda de
nouveau Daryl.
— Mais puisque je vous le dis.
— Il faut te faire soigner, dit Jude
qui ramenait ma voiture. Par chance,
elle n’a pas subi de dégâts importants,
la pauvre, ajouta-t-il en l’examinant.
Belle était devenue distante. Elle
m’en voulait énormément.
— Bon, monsieur Daryl, nous
prenons congé de vous.
— Très bien, monsieur Henry.
Demain, madame Canaceas pourra
commencer son premier cours. Il
débute à 8 heures. Et comme c’est
samedi, je pense que cela ne devrait pas
trop la déranger pour son école d’art.
— Non, ça ira, répondit-elle.
J’ouvris la portière et je fus surpris
de voir Belle se diriger vers la Mustang
de Jude.
— Je vais monter avec Jude, dit-
elle, l’air contrarié.
— Bien sûr, acquiesça ce dernier.

273
— Non, pas question, répliquai-je
en la saisissant par le bras.
— Lâche-moi ! hurla-t-elle en
essayant de se défaire de mon emprise.
— Tu viens avec moi ! m’agaçai-je.
— Maqué ! Henry, laisse-la venir
avec moi. De toute façon, on va au
même endroit, non ?
— Non, elle vient avec moi,
répondis-je, sur un ton sec.
Je sentis soudain des larmes
goutter sur ma main. C’était les siennes.

Après l’avoir mis de force dans ma


voiture, on entama la rue Berthollet.
Jude se trouvait devant nous, arrêté à un
feu rouge. J’en profitai pour lui écrire
un message.

Moi : Avance et attends-nous à la


maison. Je dois parler avec elle.

Jude : D’accord. Profites-en aussi


pour t’excuser.

274
Je déviai ensuite sur une ruelle et
garai la voiture sur un parking un peu
plus loin, situé près du Musée Curie.
— Ma puce ? tentai-je.
Elle ne répondit pas.
— Pardonne-moi.
Elle resta toujours silencieuse,
mais cette fois-ci, une larme s’échappa
de ses yeux.
— Pourquoi avoir pris inutilement
un tel risque ? Je ne t’ai pas reconnu,
dit-elle, la voix tremblante.
Je la fixai dans les yeux un moment
avant de répondre. J’avais décidé de lui
parler du mal qui me rongeait.
— J’ai une tumeur maligne. Elle a
dévoré mes reins, et maintenant elle va
s’en prendre à mon cœur.
Belle me regarda, avec les yeux
pleins de tristesse.
— On peut me soigner, mais le
problème, c’est que mon cœur sort
d’une arythmie. Il est fortement
endommagé et ne pourra pas supporter
l’opération pour éradiquer la tumeur.
La solution serait de le laisser récupérer,
275
pour ensuite procéder à l’opération.
Mais le temps qu’il se remette, je serai
déjà mort. Il me faut donc un organe
plus neuf, capable de résister à
l’opération. Mais le problème est que
les donneurs, ça ne court pas les rues,
dis-je avec un sourire accompagné de
larmes.
Belle était en train de verser toutes
celles de son corps. La voir aussi triste
me chagrina encore un peu plus. Je la
saisis par le bras et la tirai à moi, avant
de la mettre sur mes jambes et de la
serrer contre mon torse. Elle était
inconsolable et pleurait à chaudes
larmes.
— Ne t’inquiète pas, ma puce, je
vais vivre. Tu es la plus belle chose qui
me soit arrivée jusqu’ici, et j’ai envie de
vivre pour toi.
Elle m’embrassa ensuite avant de
presser sa poitrine contre mon torse et
de me dire ces mots :
— Je t’aime, mon amour. Et je
veux que tu vives. Je ferai tout ce qu’il
faut pour ça. Mais la prochaine fois,
276
partage avec moi ta douleur. À deux, on
pourra l’atténuer.

J’arrivai quelques minutes plus


tard à la maison, en portant Belle, sa
tête en appuie sur mon épaule. Son
cœur battant contre le mien.
— Ça va, Bella ? demanda Jude en
nous voyant arriver.
— Oui, ça va, ne t’inquiète pas,
répondis-je en me dirigeant vers ma
chambre.
Je fermai la porte derrière moi
avant d’allonger Belle de tout son long
sur le lit. Je me mis ensuite sur elle et la
regardai dans les yeux. Nos visages
étaient si près que nos paupières
s’entrechoquaient dans leurs
battements. Mon front collé au sien, nos
souffles qui se confondaient, nos lèvres
si proches qu’elles devenaient
symétriques. Et là, dans cette union
privilégiée que même le ciel n’aurait pu
expliquer, je lui dis ces mots :
— Je t’aime, Belle. Tu es ma force
de vie. Tu es mon espoir.
277
Elle ferma instinctivement les yeux,
ce qui était son tic de timidité habituel.
Je décalai ensuite ma bouche vers son
oreille droite pour lui dire :
— Si tu fais ça, je vais te faire
l’amour.
Je sentis soudain tout son corps
vibrer contre le mien. Un frisson
contagieux qui parcourut aussitôt le
mien, allumant au passage la flamme de
mon désir.
Dans un geste lent, je retirai
délicatement sa jupe. Elle avait ouvert
les yeux en sentant mes mains caresser
ses cuisses. Je l’embrassai tendrement
au cou en faisant de légères succions, ce
qui la fit pousser de petits
gémissements discrets. Je m’apprêtais à
retirer son tee-shirt, quand la porte de la
chambre s’ouvrit brusquement.
— Bella ! hurla Jude. Ça va,
Bella ?! Tu as eu un problema14 ?
— Bordel, Jude ! Tu connais tous
les poèmes de Neruda par cœur, mais

14
« Problème », en espagnol.
278
frapper à une porte avant d’entrer, tu ne
sais pas faire ?! m’écriai-je à mon tour.
Il ne me prêta aucune attention et
enlaça Belle comme un bébé, après
m’avoir poussé brusquement sur le côté.
— C’est ce gringo qui t’a fait
pleurer, Bella ?
— Non, ça va, Jude, dit Belle en
riant à gorge déployée, à cause des
chatouilles qu’il lui faisait.
— Tu connais la définition
d’intimité ? demandai-je avant de
quitter le lit.
— Tu entends, Bella ? Comme le
son d’une abeille, dit-il avant de coller
sa joue à celle de Belle et de la presser
contre lui.
— Le son de l’abeille va t’écorcher
vif si tu ne dégages pas d’ici.
— Écoute, Bella ! Le son, il
revient !
Belle ne cessait de rire, et l’écho de
sa voix se propageait dans toute la pièce
et atteignait même le salon central,
après avoir fait un petit détour par mon
cœur.
279
— Ça va aller, ma Bella. Je suis là,
ne sois plus triste. Cet abruti ne sait pas
comment traiter les femmes. C’est un
rustre, dit Jude en me pointant de doigt.
— Bon ! Je vais prendre une
douche, dis-je avant de quitter la pièce.
Belle resta dans les bras de Jude.
— On sort, ce soir, ma Bella, lui
dit-il.
— Oui, je sais. Henry me l’a dit.
— On va au Train Bleu. C’est lui
qui invite, dit-il en esquissant un sourire.
— De base c’est là qu’il voulait
qu’on aille, oui, mais je connais un
endroit peut-être encore mieux, où on
pourra s’amuser comme des fous.
— Meilleur que le Train Bleu ?
— Non, je dis peut-être. Je ne suis
pas encore allée au Train Bleu,
répondit-elle en riant.
— Ta barbe me chatouille ! reprit-
elle en riant de plus belle.
— Ah ! Désolé, dit-il en retirant sa
tête. D’accord, Bella ! On va aller à ton
endroit. Et en plus, c’est ton copain qui
paye.
280
— Espèce de crevard, dis-je en
entrant de nouveau dans la chambre,
après avoir pris ma douche.
— Tout le monde n’est pas plein
aux as comme monsieur le PDG, dit
Jude en affichant un sourire taquin.
— Dit la superstar de Citroën,
payée à plus de deux cent mille euros
par mois. Sans parler des contrats pubs
et sponsors.
— Bella, il est dans un club de
bourges ! dit-il en se redressant et en me
pointant du doigt.
— Ce n’est pas un club de bourges,
c’est un club d’actionnaires.
— À trois cent mille euros
l’adhésion ! s’écria-t-il en riant.
— Normal, c’est un club, dis-je en
enfilant un pantalon bleu marine. Vous
devriez aussi vous apprêter, continuai-
je avant de revêtir une chemise bleu ciel
et un gilet bleu marine.
Je recouvris le tout avec un blazer
de la même couleur, et la touche finale :
une cravate accordée. Ma Midnight

281
Planétarium bleu turquoise au poignet,
j’étais prêt.
— Tu es magnifique, mon amour,
me dit Belle en me regardant.
— Ouais, en même temps quand tu
as des couturiers personnels et des
bijoutiers rien que pour toi, tu ne
galères pas trop, dit Jude de façon
détachée.
— C’est ça, oui. Bon, allez, faites
vite, on y va. Il est déjà 18 heures.
Je sortis ensuite de la chambre.

Quelques minutes plus tard, nous


étions tous les trois dans ma Maserati
Quattroporte, sur la rue de Turbigo.
— C’est quoi le nom de l’endroit,
Belle ? lui demandai-je en ralentissant
devant un feu qui passait au rouge.
— Tu connais le passage du Grand
Cerf ? me dit-elle, les yeux tout
pétillants.
— Lui, il ne connaît pas ce genre
d’endroit, Bella. À part les Trains Bleus
et rouges, il ne connaît plus d’autres
plaisirs de la ville, intervint Jude, assis
282
sur la banquette arrière, manipulant son
portable.
— Je vais te guider, t’inquiète pas.
Et tu verras, l’endroit en vaut la
chandelle, surtout que la nuit
tombe bientôt ! Tu verras un spectacle
de lumières extraordinaire ! reprit Belle
en souriant.

Quelques minutes plus tard, nous


arrivâmes devant l’entrée du passage,
sur la rue Dussoubs.
— À partir d’ici, il faut continuer à
pied ! s’écria-t-elle en détachant sa
ceinture.
Jude descendit en premier, vêtu
d’un pantacourt en lin belge slimé vers
le bas et d’une chemise Business
Contemporaine en popeline unie
blanche. Un ensemble assez
décontracté. Quant à Belle, elle portait
un bermuda en denim noir et un
décolleté de même couleur. Ses
cheveux bouclés, attachés en chignon et
deux nattes ornées de perles se
balançaient sur son front.
283
— Suivez-moi !
Elle nous prit, Jude et moi, par le
bras, puis elle se mit à courir en nous
entraînant avec elle, tout en riant.
L’endroit était féérique. Des stands
lumineux longeaient le passage et
créaient par la même occasion un
couloir illuminé. Je n’avais encore
jamais vu un tel lieu. Et dire que je
vivais dans cette ville depuis plusieurs
années.
Quelques mètres plus loin, Belle
nous fit entrer dans un petit restaurant
assez animé. L’endroit n’était pas du
tout luxueux, un confort et une
présentation basiques. Mais la ferveur
qui y régnait comblait tous les manques.
Une femme en chair vint nous
accueillir, trois chopes de bière à la
main.
— Bonsoir ! Bienvenue au
Frestbird ! hurla-t-elle, pour se faire
entendre malgré le vacarme immense
qui régnait.

284
— Bonsoir ! cria Belle à son tour.
Merci ! Nous voulons une table pour
trois, s’il vous plaît !
La femme nous demanda de la
suivre. Quelques pas en plein centre de
la pièce, et comme par enchantement, la
musique et les bavardages cessèrent.
Les regards étaient plutôt braqués sur
moi. Mon accoutrement n’allait pas
avec l’environnement. Mes bijoux
valaient bien plus que ce la majorité de
ces gens, pouvait gagner en six ans de
travail.
— C’est un rico15 ! s’écria Jude en
me pointant du doigt, voyant tous ces
yeux rivés sur moi.
— Bordel ! Mais tu es
définitivement con ! répliquai-je en le
saisissant par le col de sa chemise.
Dans la minute qui suivit, les
regards devinrent plus hostiles.
Heureusement pour moi, ces
messieurs ne comprenaient pas grand-
chose en espagnol. Mais cela ne les

15
« Riche », en espagnol.
285
empêcha pas de s’irriter davantage.
L’atmosphère devenait de plus en plus
pesante.
Alors la serveuse me fit un clin
d’œil discret, avant de me tendre une
des chopes de bière qu’elle avait en
main.
Je saisis l’objet, et tous les regards
suivirent mon geste. Tout le monde
retenait son souffle. Certains
commençaient même à se lever de leur
siège, pour réagir au cas où je viendrais
à échouer au test.
Heureusement pour moi, j’avais
maté six fois ‘Le bon, la brute et le
truand’, et j’avais vu plusieurs fois
Sentenza, l’un des héros du film mater
les méchants dans les bars, juste en
buvant une bière. Aussi, je levai ma
chope et la portai à ma bouche avant de
boire en une seule fois l’intégralité du
contenu, puis de pousser un
grand : « Hiaaaaaaa ! »
Inconsciemment, je venais de
briser la barrière sociale. Ce fut un
hurlement qui détendit aussitôt
286
l’atmosphère, et comme un mot d’ordre,
fit pousser d’autres sons identiques
d’un peu partout.
Les regards menaçants devinrent
aussitôt accueillants et chaleureux. On
nous donna même des poignées de
main et quelques applaudissements au
passage, comme la récompense d’une
validation d’examen.

La dame nous installa finalement


sur l’une des dernières tables libres.
— Tu l’as échappé belle, gringo !
dit Jude en s’asseyant.
— Espèce de bouffon ! répondis-je
avant que Belle ne me prenne le bras.
— C’est un coin d’ouvriers et de
rejetés de la société. Ils viennent ici
pour partager entre eux leur douleur.
C’est un refuge, pour eux. Voir un
homme appartenant à la bourgeoisie
entrer dans cet endroit sacré les a un peu
irrités, dit-elle en me donnant un baiser
sur la joue.
— Mais leur ‘chez eux’ est situé
dans un centre commercial, répliquai-je.
287
La serveuse revint vers nous avec
trois chopes de bière allemande et un
plat de Wurst16. Crue, bouillie, grillée, à
base de bœuf de veau. C’était le menu
du jour.
— Merci ! hurlai-je.
— De rien, monsieur, bon appétit !
répondit-elle en souriant, avant de
s’éloigner.
— Ça a l’air bon ! dit Jude, en
saisissant sa saucisse à mains nues.
— Bordel, Jude, tes manières ! Les
couverts, c’est pour Marie Curie ?!
— Maqué, regarde autour de toi !
Personne n’utilise de couverts,
répliqua-t-il en fourrant la saucisse dans
sa bouche.
— C’est une tradition, ici. Ils
mangent avec les mains pour montrer
qu’ils sont égaux. Ainsi, aucune
distinction de rang sociale, de manière
ou d’éducation particulière, reprit Belle.
— Je vois. Comme ça, plus de
complexes. Plus aucune règle

16
L’art de la saucisse.
288
divergente de l’éthique, dis-je en
saisissant ma chope.
— C’est ça !
— Elle est belle ta montre ! me dit
l’un des hommes en s’approchant de
moi.
— Il peut vous la donner ! répliqua
Jude en affichant un sourire malsain.
— Quoi ?! rétorquai-je, surpris.
— C’est vrai ?! Merci ! répondit le
vieil homme en commençant à défaire
ma montre de son propre chef.
— Bien sûr, je vous l’offre. Tenez,
dis-je, en pleurant intérieurement.
L’homme s’éloigna ensuite, son
trophée à la main.
— Tu as une idée du prix de cette
montre ? interrogeai-je Jude, en forçant
un sourire altruiste pour les regards
posés sur moi.
— Maqué, il est radin ton copain,
Bella. C’est juste une montre.
— Une montre à plus de cent mille
bifs, mon salop ! répliquai-je en
m’approchant davantage de lui, histoire

289
de lui faire passer l’envie de
recommencer.
Dans la minute qui suivit,
j’entendis un :
— Messieurs, accueillez comme il
se doit notre nouvel ami !
C’était l’heureux bénéficiaire de
ma montre qui venait de crier ces mots.
Des applaudissements retentirent
aussitôt dans tout le restaurant,
accompagnés d’une musique rythmée
faite de cymbales et d’accordéons qui
vous transportait en plein Fringe
Festival.
Des clappements de mains
suivirent, ainsi que des frappements de
pieds. Tous bien rythmés. Puis vinrent
des cris de fêtes à l’écossaise bien
accordés. L’ambiance était telle, que
tout votre corps se révoltait à l’idée de
ne pas danser. Vous ne pouviez qu’être
hypnotisés par les sons et les voix
heureuses qui bondaient la pièce.
— On va danser ? me demanda
Belle en se levant.
— D’accord !
290
Jude était déjà sur la piste depuis
un moment, à faire montre de son
savoir-faire en salsa, accompagné d’un
joli brun qui l’avait accroché du regard
depuis le début.
C’était magique.
Nos corps bougeaient tous seuls,
chacun se trémoussait comme il le
voulait. Et des rires de joie et des
applaudissements accompagnaient la
fête. Chacun à son rythme ; le plus
important était de s’amuser. De festoyer
à cœur joie.
Et Belle. Quelle lumière c’était.
Elle resplendissait de vie, et ses rires
devant mes pas de Moonwalk
inondaient mon cœur de gaieté. J’aurais
tellement voulu que ce moment dure
pour toujours. C’était comme une toile
sublime qui se déposait délicatement
dans ma mémoire. Une de celles qu’on
n’oublie jamais, même plongé dans
l’obscurité du désespoir, tellement elle
est lumineuse.

291
Belle était la lumière de ma vie et
rien ne me faisait plus plaisir que de la
voir heureuse.

292
En fin de compte, la seule chose que
chacun de nous souhaite tout au
fond de lui, c’est d’être aimé.

293
— Désolée de vous couper à
nouveau, mais si je vous demandais de
décrire ce moment en un seul mot,
lequel choisiriez-vous ?
— Pourquoi ?
— Henry, je suis votre
psychologue, et si je vous demande ça,
ce n’est pas pour ma grille de mots
croisés. Alors, répondez, s’il vous plaît.
— Je dirais : vie.
— Je comprends. Étiez-vous
heureux, à ce moment-là ?
— Bien sûr ! Vous pouvez aller le
demander à Belle, elle vous dira que ma
joie devenait presque palpable.
— Je vous demande à vous, Henry.
Quand je voudrai interroger Belle, j’irai
la chercher. Mais pour l’heure,
poursuivez l’histoire, s’il vous plaît.
— Très bien.

294
Elle était la lumière de ma vie. Une de
celle qu’on peut observer sans répit.

295
Quelques heures plus tard, nous
sortîmes du petit restaurant, et
également du passage du Cerf.
— Où est Jude ? demandai-je.
— Il m’a dit de te dire qu’il ne
rentrera pas ce soir, répondit Belle, sur
un ton timide.
— L’enfoiré.
J’ouvris ensuite la portière de la
voiture, puis je montai. Belle fit de
même.
— Tu sais ce que ça veut dire ? lui
demandai-je, en esquissant un sourire
coquin.
— Non, quoi ? demanda-t-elle
innocemment.
— Qu’on ne sera que tous les deux
ce soir, répondis-je en me penchant vers
elle, le regard chargé de désir.
Elle avait instinctivement caché
son visage de ses mains.
— J’ai envie de toi, ma puce, lui
dis-je, en me rapprochant de son oreille.
— Moi aussi, mon amour, me
répondit-elle, avant de découvrir son

296
visage, devenu aussi rouge qu’une
tomate, malgré sa peau métissée.

Nous roulâmes en direction de la


maison, mais je fis un petit détour sur la
rue de Seine, dans le sixième. Je voulais
qu’on se rende sur le pont des arts. Je
voulais qu’on scelle notre amour.
— Mais on n’est pas sur la bonne
voie, dit Belle en me voyant changer de
direction.
— Je sais, mais je veux qu’on fasse
quelque chose avant, répondis-je en
garant le véhicule.
De la boîte à gants, je sortis un
cadenas que j’avais préalablement
acheté dans la journée. Dessus, j’avais
fait graver les initiales de nos deux
prénoms.
H et B. Les lettres étaient faites
d’or blanc. Assez discret, pour ne pas
attirer la curiosité des voleurs et être par
la suite arrachés de leur emplacement.
Nous descendîmes et
commençâmes à marcher sur le pont,
main dans la main.
297
— Je t’aime, Belle, lui dis-je, en la
saisissant par la taille, pour la coller de
face contre moi.
— Moi aussi, Henry, répondit-elle,
avant de m’embrasser tendrement.
— Je vais sceller ici notre amour.
Je l’emmenai vers l’un des
parapets grillagés du pont.
Elle me regardait, les yeux
pétillants.
Je verrouillai le cadenas, puis je
retirai la clef.
— Tiens, jette-la dans le lac. Je
veux que ce soit toi qui le fasses, lui dis-
je en lui tendant la clef.

Dans la minute qui suivit, mon


téléphone sonna, nous interrompant.
C’était Jude.
— Allo ?
— Oui, Henry. Je ne rentre pas ce
soir, je l’ai dit à Bella.
— Fais attention à toi surtout,
répondis-je en m’éloignant de Belle et
en lui tournant le dos.

298
— Maqué, ne t’inquiète pas pour
moi. Je suis un grand garçon. Allez,
bonne nuit.
— OK, répondis-je, avant de
raccrocher.
Au même moment, j’entendis le
bruit d’un objet jeté dans l’eau.
Je me tournai de nouveau vers
Belle et vins l’embrasser.
— C’est fait, mon amour.
Maintenant, nous sommes liés à jamais,
me dit-elle en m’embrassant.

299
300
301
Belle se trouvait devant moi, dans
notre chambre, et venait d’enlever
l’intégralité de ses vêtements. Elle avait
éteint la lumière et s’était enfoncée dans
la pénombre de la pièce, avant de dire :
— Trouve-moi, mon amour.
Trouve-moi dans l’obscurité.
J’avançai droit dans le noir, avec
pour seul guide, mon cœur. Les
battements du sien étaient mon unique
repère.
Après quelques secondes, j’entrai
en contact avec sa peau, et la friction fut
immédiate. Je la tirai délicatement
contre moi, avant de la soulever par la
taille et de l’allonger sur le lit.
De la buée se formait sur les vitres
de la chambre, tellement la chaleur qui
s’y trouvait était intense. Nos ébats
étaient lents et doux. Délicieux et
passionnels. Je voulais la posséder,
entrer en elle et ne plus jamais en sortir.
Dévorer ses lèvres et les consommer
tout entières. Ses gémissements étaient
discrets et les entendre me rendait fou.

302
La flamme du désir me consommait et
allait bientôt faire de moi des cendres.

***

Le lendemain, je me levai aux


aurores. Il se faisait six heures, et je
voulais vite me rendre au bureau pour
finaliser les documents du déplacement
de fonds pour le projet de construction
de mon entreprise. Je m’apprêtais sous
le regard attentionné de Belle, encore
totalement nue sous la couette.
— Tu t’es levé très tôt, dit-elle en
redressant sa tête.
— Oui. Je dois finaliser quelque
chose en urgence.
— D’accord, me répondit-elle,
d’un air méconnaissable.
— Ça va ? demandai-je, en la
fixant.
— Oui, t’inquiète pas. Juste une
petite migraine.
— Tu es sûre ?

303
Je m’approchai d’elle, avant de
coller mon front au sien pour vérifier sa
température.
— Tu chauffes légèrement, ma
puce.
— Ça ira, t’inquiète pas, reprit-elle,
en esquissant un sourire.
— Hé, ma puce. Viens par là.
Je la pris dans mes bras. Je sortis
ensuite mon portable pour appeler
Fabien.
— Oui, Fabien ?
— Oui, monsieur. Bonjour !
— Bonjour. Je vous appelle pour
vous dire que je ne viendrai pas ce
matin.
— Et la signature ? Monsieur, vous
ne pouvez pas. Les documents sont
arrivés. C’est d’extrême importance
que vous soyez là !
— Je vous ferai ma signature de
façon électronique. Pour ce qui est des
documents, je vous laisse gérer.
— D’accord, monsieur.
— Très bien. Merci, Fabien, dis-je,
avant de raccrocher.
304
— Vas-y, mon amour. T’inquiète
pas pour moi, je vais bien, me dit Belle,
d’une voix tremblante.
— Pas question. Je reste avec toi
aujourd’hui, répondis-je, en composant
un autre numéro.
— Monsieur Daryl ?
— Bonjour, monsieur Henry ! Que
puis-je pour vous ? Elle est en chemin,
la dame ?
— C’est à ce propos que je vous
appelle. Elle est mal en point, et ne
pourra pas être là pour son premier
cours de conduite.
— J’espère qu’il n’y rien
d’alarmant ?
— Non, ça ira. Juste un peu de
repos suffira, je pense.
— Très bien, monsieur Henry.
Prenez soin de vous, et d’elle.
— D’accord, bonne journée.
Je raccrochai et composai encore
un autre numéro.
— Oui, gringo ?
— Bonjour, Jude. S’il te plaît, en
venant, prends des médicaments pour
305
Belle en pharmacie. Ses symptômes
sont : fièvre, maux de tête et…
— Belle est malade ?! Elle a quoi ?!
Bella ! Bella !
— Bordel, écoute, du con, avant de
m’exploser les tympans…
— Bella ! Bella ! Bella !
Je raccrochai dans la seconde qui
suivit, un peu agacé.
Belle riait.
— Je t’ai déjà dit qu’il s’est enfui
d’un asile ? dis-je en déposant mon
téléphone avant d’enlacer ma belle.
Je m’allongeai contre elle, ma
poitrine collée à son dos. Je lui caressai
les cheveux. J’aimais tellement le faire.
Ils étaient d’une telle douceur. Fins et
bouclés naturellement.
— Je ne savais pas que tu
t’appelais Boulingui, me dit-elle tout
doucement.
— Comment le sais-tu ?
— C’est Jude qui me l’a dit.
— C’est le nom de l’homme qui a
presque détruit ma mère. Donc je le
prononce presque jamais, répondis-je,
306
avant de lui donner un baiser sur la
nuque.

307
Le destin nous réunit, mais seul
l’avenir sait si on est fait pour
vivre ensemble…

308
— Est-ce qu’à ce moment-là, vous
vous doutiez de quelque chose, Henry ?
— De rien. Je pense que j’étais
devenu tellement dépendant de sa
lumière, que je ne la voyais pas faiblir.
— Vous n’aviez vraiment aucun
doute ?
— Je ne suis pas devin, madame.
Vous avez vu sa morphologie ?
Impossible de desceller quoi que ce soit
sans une méthode poussée. Même si,
pour être franc avec vous, je sentais
quelque chose de changé en elle.
— Comment ça ?
— Je sentais comme s’étioler sa
joie de vivre. Comme une fleur qui, peu
à peu, perdait de ses pétales. Mais dans
le désir de la savoir toujours pleine de
vie, je masquais cette sensation et ce
pressentiment de tous nos souvenirs
ensemble.
— Je vois. Vous refusiez de voir la
vérité ou même d’envisager son
éventualité ?
— Ce n’est pas que je refusais de
la voir. Disons plutôt qu’elle me
309
paraissait tellement improbable, qu’elle
m’apparaissait embrumée.
— L’amour rend aveugle, Henry.
— Ce qu’il y avait entre nous
dépassait le simple sentiment amoureux,
madame. C’était quelque chose que les
mots ne pouvaient expliquer.
— Je comprends. Continuez, s’il
vous plaît.

310
La vérité effraie toujours ceux qui se
plaisent dans le mensonge…

311
— Elle ne te manque pas, ta
famille ? me demanda Belle, au bout de
trente minutes.
— Comment ça ?
— Eh bien, Jude m’a dit que ça fait
très longtemps que tu n’as plus pris
contact avec eux.
— Disons qu’à un moment de ma
vie, je me suis égaré. Mais grâce à toi,
j’ai retrouvé mon chemin, lui dis-je en
la pressant davantage contre moi.
— Tu es plus chaud que moi, me
dit-elle en riant.
— Parce que je brûle d’amour pour
toi, ma puce, répondis-je, avant de la
retourner face à moi. Je veux que tu sois
ma femme.
Je l’embrassai.
Elle plongea ensuite dans mes yeux
un regard désemparé. C’était la
première fois, que je voyais un tel
regard venant d’elle. Elle le baissa
avant de dire :
— Henry, je…

312
Elle fut subitement interrompue
par Jude qui fit, comme à son habitude,
une entrée fracassante.
— Bella ! cria-t-il en se jetant sur
elle avant de me pousser.
— Bordel, Jude ! La porte, elle ne
demandait qu’à être frappée ! dis-je en
quittant le lit.
Mais comme toujours, il fit la
sourde oreille.
— Ça va, ma Bella ? Tu as mal où ?
lui demanda-t-il en la palpant de partout.
— Ça va, Jude, juste une migraine,
répondit-elle en riant.
— Regarde, je t’ai apporté des
cadeaux.
Jude lui donna l’énorme ours rose
qu’il avait apporté, ainsi qu’une boîte
de chocolats et un bracelet qui, d’après
la pierre verte tout au bout, devait valoir
sacrément cher.
— Et est-ce que parmi ton lot de
présents, il y a l’essentiel, que sont les
médicaments ? demandai-je.
— Maqué, pour qui tu me prends ?!
Bien sûr que je les ai achetés en premier,
313
répondit-il en donnant à Belle la boîte
de Nurofen. La femme de la pharmacie
a dit d’en prendre un maintenant, et un
deuxième dans six heures.
— Merci, Jude.
— Hé, ma Bella, j’ai une autre
surprise pour toi.
Il sortit un petit boîtier de sa poche
et le lui tendit.
— C’est quoi ? lui demanda-t-elle
en saisissant l’objet.
— Vas-y, ouvre !
Elle s’exécuta et découvrit un
trousseau de clefs de voiture, avec un
porte-clef portant son prénom.
— Me dis pas que c’est ce que je
pense ?! s’extasia-t-elle.
— Maqué, ma Bella, la surprise
n’est qu’à moitié. Viens avec moi, lui
dit-il avant de la saisir par le bras.

Il la conduisit ensuite dans la cour


avant. Je les suivais en composant un
numéro sur mon portable avant de
m’arrêter dans le salon.

314
— Monsieur Henry, vous avez
réfléchi à ma proposition ?
— Pas pour le moment, docteur
Akoune. Je vous appelle pour savoir si
vous pouvez venir chez moi
aujourd’hui, pour examiner mon amie
qui est malade.
— Bien sûr, pas de problème,
monsieur Henry. Je peux passer dans
une heure. Nous en profiterons aussi
pour parler de ma proposition de vive
voix.
— Très bien, docteur. À tout à
l’heure.
— À tout à l’heure.
Une fois que j’eus raccroché, j’allai
découvrir la surprise de Jude pour Belle.
Et là, je la vis sauter à son cou en
hurlant un :
— Merci !
Ils étaient devant une Ferrari F430
de couleur rouge.
— De rien, ma Bella. Tu sauras
bientôt conduire comme une vraie
pilote de course avec moi comme coach,
il te faut donc une voiture.
315
Jude la leva au ciel en la tenant par
la taille.
— Fais attention, elle est très peu
vêtue en dessous, dis-je en voyant mon
long tee-shirt dévoiler légèrement son
sous-vêtement.
Puis j’ajoutai discrètement pour
Jude pendant que Belle s’extasiait dans
son nouveau bolide :
— Eh bien, ça n’a pas de quoi
payer le resto, mais ça achète des
Ferrari.
— Maqué, de quoi tu parles ? C’est
juste une petite voiture de rien du tout.
— Ouais, c’est ça, prends-moi pour
une prune.
—Tu veux qu’on aille faire un tour
dedans ? proposa-t-il à Belle en entrant
la tête dans le véhicule.
— Elle n’est pas encore guérie,
demain, ce sera mieux. Le docteur va
passer l’examiner tout à l’heure, dis-je,
sévère.
— Merci, Jude ! s’écria Belle en
s’agrippant de nouveau à son cou.
— De rien, ma Bella. C’est pour toi.
316
Une heure plus tard, le docteur
Akoune arriva.
— Bonjour, monsieur Henry, dit-il
en entrant dans la maison.
— Bonjour, docteur.
— Elle est où, la malade ?
— Dans la chambre. Elle se trouve
avec mon frère. Je vous y conduis.
— Bien.
Nous entrâmes et trouvâmes Jude
et elle en train de jouer au UNO.
— Bonjour, dit Akoune.
— Bonjour, docteur, répondit Belle.
— Bonjour toubib, dit Jude à son
tour.
— Pouvez-vous me laisser seul
avec la dame, s’il vous plaît ? demanda
Akoune en posant son sac sur le lit.
— D’accord. Mais vous soignez
bien Bella, dit Jude, avant de lui poser
un baiser sur le front.

Il ressortit de la chambre une


trentaine de minutes plus tard.

317
— Ce n’est pas grand-chose. Un
malaise passager. Une bonne journée de
repos, quelques tisanes, et il n’y paraîtra
plus rien, dit-il en rangeant son
stéthoscope.
— Plus de trente minutes pour un
diagnostic aussi léger ? demandai-je,
suspicieux.
— Ma Bella, tu as vu, ça ira, dit
Jude en allant aussitôt l’enlacer.
— Maintenant, monsieur Henry,
nous devons parler de votre problème à
vous.
Il avait parlé assez fort pour que
Belle et Jude entendent.
— Maqué, docteur, de quel
problème vous parlez ? demanda Jude
en revenant vers nous.
— Il serait judicieux de ne plus rien
dire, monsieur Akoune. N’oubliez pas
le secret médical, repris-je sur un ton
agacé.
— Je vois que vous ne leur avez
rien dit, pourtant ce sont vos proches.
— Dire quoi ? Henry, de quoi il
parle, le toubib ?
318
— De rien, Jude, ne t’inquiète pas.
— Il est mourant. Il a une tumeur
maligne qui dévore tout son organisme.
Il est aux portes de la mort. Nous
devons l’opérer, mais son cœur est aussi
souffrant et ne peut donc pas supporter
une telle intervention. Par conséquent,
il nous faut un donneur en urgence pour
le sauver avant la fin des quatre mois,
qui représentent maintenant son
espérance de vie.
— Quoi ?! hurla Jude. Tu es en
train de mourir et tu ne me dis rien ?!
s’énerva-t-il ensuite contre moi.
— Bon, oui, je suis mourant, et tu
aurais fait quoi ? Tu penses que comme
par magie, tu aurais pu me guérir et
m’emmener en promenade sur les
routes de Rallye ? Ou tu…

Je n’eus même pas le temps de finir


ma phrase qu’un coup de poing très
violent me projeta deux mètres plus
loin. J’allai m’écraser contre une table
basse. C’était Jude qui, dans une colère
triste, venait de lever la main sur moi
319
pour la première fois depuis notre
séparation.
— Non, mais vous êtes fou ?!
Quelle partie de ‘son cœur est
souffrant’, n’avez-vous pas compris ?!
s’écria Akoune.
— Henry ! hurla Belle en quittant
le lit.
— Espèce d’enfoiré ! Tu veux te
battre ? dis-je avant de me relever en
trombe avec du sang aux lèvres.
Et là, pour la première fois depuis
que nous nous connaissions, je vis Jude
pleurer à chaudes larmes.
— Je te frapperai encore et encore
pour que tu te rappelles nos promesses :
« Nous serons toujours là l’un pour
l’autre. Nous veillerons toujours l’un
sur l’autre. » Et toi, tu me caches que tu
es en fin de vie. Quand arrêteras-tu de
piétiner les sentiments des autres ?! Tu
t’es tellement rabattu sur toi-même, que
tu ne vois même pas le mal que tu fais
à ceux qui tiennent à toi.
Sur ces mots, il sortit.

320
Au début, l’amour nous trace le
chemin. Mais au fur et à mesure
qu’on avance, les réalités de la
vie l’effacent.

321
— Saviez-vous à ce moment-là
qu’il ferait ce qu’il a fait ?
— Non.
— Henry, vous étiez comme des
frères. Vous étiez liés.
— Que voulez-vous que je vous
dise ? Je ne l’avais jamais vu dans un
tel état. Il m’est apparu comme
méconnaissable. C’est une personne
qui a toujours su dissimuler ses
émotions, ou plutôt jouer avec. On ne
pourra jamais vraiment savoir ce qui
envahissait son cœur à cet instant. On
n’aurait même pas pu en lire un infime
bout. Toujours souriant et
perpétuellement en joie. La réplique
masculine de Belle. C’était ça qui les
liait aussi fortement.
— Et tout comme elle, il ne voulait
qu’une seule chose, vous voir heureux.
— Je sais.
— Pourtant vous l’avez blessé en
le tenant à l’écart de vos problèmes.
— Je le reconnais. Mais que
voulez-vous, on est toujours persuadé
que tenir les nôtres à l’écart de nos
322
douleurs est la meilleure façon de
conserver leur bonheur.
— Oui. Sauf qu’on ignore que là
est la meilleure façon de leur faire du
mal.
— C’est vrai.
— Je vous comprends, ne vous
inquiétez pas.
— Merci.
— Poursuivez, je vous prie.
— D’accord.

323
Il n’y aura toujours que dans
l’adversité que tu pourras vraiment
tester toute la rigidité des liens que
tu as noués tout au long de ta vie.

324
Deux mois passèrent, et Jude ne
donna plus signe de vie. Mais
j’apprenais souvent de Belle, qu’il la
rejoignait toujours à ses cours de
conduite pour l’aider, ou qu’ils
traînaient quelques fois ensemble. Moi,
je lui écrivais, mais je restais toujours
sans réponse.
Il ne s’était jamais comporté ainsi
envers moi. C’est là que je compris que
je l’avais profondément blessé.
Belle s’était rapprochée de lui à tel
point qu’on aurait dit qu’ils étaient nés
ensemble. Je constatais aussi chez elle
certains changements d’attitudes, ou
d’habitudes.
Perte d’appétit, fatigues passagères
à répétition, une légère prise de volume
de ses seins. Et parfois même, quelques
sautes d’humeur injustifiées. Pour un
oui ou pour un non. Et il y avait aussi
son poids qui commençait à augmenter.
Elle faisait cependant des efforts
surhumains pour que je ne constate pas
ces détails au quotidien.

325
Mais malgré ça, chaque jour auprès
d’elle était plus beau que le précédent.
Je sentais sa joie de vivre redonner du
peps à la mienne. Ses yeux reflétaient
ma raison de me battre. Je pouvais
toujours voir en eux l’homme que
j’étais devenu. Un homme qui se
préoccupe d’autrui.
Elle avait changé tous mes défauts
en qualités, en polissant mon cœur.
C’est quand même fou, le pouvoir qu’a
l’amour. Aimer, ce petit mot de cinq
lettres qui résume à lui tout seul
l’essence même de la vie.
Comme quoi, il en faut très peu
pour être heureux. Il suffit d’avoir les
yeux, pour le comprendre.

***

Au troisième mois de ma dispute


avec Jude, mon téléphone sonna.
Je lisais des documents importants
pour le projet de construction de ma
société, et Belle était à son avant-

326
dernier cours de conduite qui durait
plus longtemps que prévu.
Je regardai attentivement l’écran,
et je vis son nom. Celui de Clara.
Je pris quelques minutes avant de
répondre, afin d’évacuer un peu de cette
culpabilité qui me gagnait à chaque fois
que je voyais son numéro.
— Allo ?
— Oui, est-ce le PDG d’Oscorp
House à l’appareil ? demanda-t-elle
d’une voix douce.
— Han han, je suis mort de rire. Et
qui le demande ?
— Une femme à qui il a volé le
cœur.
— Tu arrives quand ?
— Je suis déjà arrivée, mon chou.
Je suis au Pullman Paris Tour Eiffel.
— Je savais pas que tu étais déjà
arrivée. Je pensais que ce serait le mois
prochain.
— Bah, viens vérifier par toi-
même. Et peut-être même qu’on pourra
rattraper tout le temps perdu.

327
Je laissai s’échapper un soupir
avant de répondre.
— Tu te rappelles quand je t’ai dit
qu’il fallait qu’on parle ?
— Oui, je m’en souviens.
— Parfait. On peut se voir demain ?
On en discutera de vive voix. Et surtout,
je pourrai aussi te revoir, ça fait
tellement longtemps.
— Bien sûr, je serai libre jusqu’à
16 heures, après j’ai une séance
shooting. Tu veux qu’on se retrouve où ?
— Au Train Bleu, je vais prendre
une réservation pour 10 heures.
— D’accord. Pas de problème. Je
te dis à demain alors, et tu pourras aussi,
je l’espère, me parler de la raison de ton
si long silence.
— D’accord. Au point où j’en suis.
— Au point où tu en es ?
— Non, désolé, je pensais tout haut.
On se retrouve demain. Passe une
bonne nuit.
— OK ! Toi aussi.

***
328
Le lendemain, il se faisait 10
heures et je venais d’arriver à l’endroit
convenu.
— Monsieur désire un
rafraîchissement ? me demanda le
serveur qui m’installait.
— Un verre de MACALLAN 1950
Red Ribbon, s’il vous plaît, Gerald.
— Bien, monsieur.
— Vous nous apporterez la carte
une fois mon amie arrivée.
— Entendu.
Je regardai mon téléphone qui
venait de vibrer, et je vis un message de
Belle.

Belle : Dernière séance aujourd’hui,


mon amour !

Le message finissait avec un


smiley de petit singe qui se cachait le
visage.
Je répondis dans la minute :

Moi : Content pour toi ma puce.


329
Quelques minutes plus tard, Clara
fit enfin son apparition.
Un mètre quatre-vingt-dix de
charme et de beauté. Les cheveux
blonds et très longs, des yeux bleu
turquoise, de longues jambes, une
silhouette fine et une démarche de top
model. Elle portait une robe mini-
longue en mailles à décolleté plongeant
de couleur rouge qui mettait bien en
valeur sa poitrine opulente, et surtout,
qui sublimait l’éclat de ses jambes,
mettant également en valeur le tatouage
de scorpion qui serpentait le long de son
tibia. Une paire de Cartier noire pour
dissimuler légèrement son visage, car
elle couvrait aussi la une des magazines
de mode chaque semaine et ne tenait
pas à être dérangée par d’éventuels fans
en folie.
— Si madame veut bien me suivre,
lui proposa Gerald en la conduisant à
ma table.
—Tiens, un PDG ! dit-elle avant de
s’asseoir.
330
— Tiens, la première page de Poise
magazine ! dis-je à mon tour, avant de
lui baiser la main.
— Tu baises ma main ? Il n’y a pas
si longtemps de cela, tu te serais
d’abord jeté sur mes lèvres.
— C’est normal, tu es une femme
magnifique, répondis-je avant de faire
signe à Gerald de la main, pour prendre
sa commande.
— Tu veux boire quoi ?
— Un verre de Rocca Di
Frassinello, s’il vous plaît, dit-elle au
serveur.
— Bien, madame.
Il nous tendit ensuite le menu.
— Jude n’est pas dans les parages ?
C’est étrange, il est toujours collé à toi,
dit Clara, le regard plongé dans sa carte.
— Nous avons eu quelques
différends.
— Vous deux ?! Mais vous ne
savez même pas ce que ça veut dire.
— Les choses changent, Clara.
— Si tu le dis, répondit-elle en
plongeant subitement son regard bleu
331
dans le mien. Mais tu sais, je connais un
endroit où nous aurions pu discuter en
privé et en toute intimité. Et tu aurais
aussi pu découvrir, par la même
occasion, ma nouvelle couleur de
lingerie, ajouta-t-elle en frottant sa
jambe droite contre la mienne, sous la
table.

Soudain, c’est tout mon corps qui


se mit à frissonner. C’était comme si
elle avait réveillé, tout au fond de moi,
toute l’emprise qu’elle avait toujours
eue sur moi.
— Seul un fou résisterait à tes
charmes, dis-je en affichant un sourire
coquin.
— Et tu sais à quel point ils sont
délicieux, ces charmes, répondit-elle, se
mordant légèrement la lèvre inférieure.
Elle avait sur elle de quoi rendre
fou un homme. Tous les critères de
séduction les plus rares. Poitrine
opulente, grandes jambes ; l’arsenal
complet.

332
— Clara, je dois te dire quelque
chose.
Je contenais difficilement mon
excitation due à l’effet de ses
frottements coquins sous la table.
— Tu te souviens des Maldives ?
On avait tellement fait l’amour, qu’on
croyait qu’on allait en mourir, dit-elle
en remontant doucement la jambe avec
laquelle elle me caressait sous la table,
vers mon entrejambe.
— Je suis avec une fille dont je suis
amoureux, dis-je, de manière brève,
sentant le désir devenir de plus en plu
difficile à contenir.

Tout d’un coup, l’atmosphère


passa de sensuelle à hostile.
— Je te demande pardon ? dit-elle,
avant de retirer brusquement sa jambe
et de changer son doux regard turquoise
en un ciel obscurci.
— Clara. Je sais que c’est dur à
entendre, mais je suis vraiment tombé
amoureux d’une autre. Et…

333
— Tu n’es qu’un sale enfoiré. Tu es
au courant que, moi aussi, j’ai un cœur
et donc que je peux éprouver des
sentiments ? Que je ne suis pas qu’un
corps ? Tu m’ignores pendant des mois,
sans même un ‘salut’, pendant que moi,
comme une conne, je t’envoie message
sur message. Mais non, toi, tu t’en fous,
tu t’en moques ! Tu piétines les
sentiments des autres, sans vergogne.
Tu n’as pas le moindre respect pour moi.
— Attends, laisse-moi essayer de
t’expliquer, s’il te plaît.
— Ah, parce que maintenant, tu
veux m’expliquer ? Tu veux
m’expliquer quoi au juste ? Que tu t’es
servi de moi comme bouche-trou, et
que maintenant, tu veux me jeter
comme un vieux mouchoir ? Tu veux…
Elle s’arrêta quelques secondes
pour essuyer les larmes qui maintenant
noyaient son mascara.
— Clara, écoute, je…

334
— Do you think about others
sometimes 17 ? Tu es un monstre
d’égoïsme, Henry. J’espère que
quelqu’un d’autre te rendra tout le mal
que tu me fais.
Dans sa tristesse, ses racines
anglaises avaient repris le dessus.
— Je suis conscient du tort que je
t’ai fait. Je sais ce que tu ressens
actuellement, et…
— Tu sais ce que je ressens ?!
Laisse-moi rire, comment peux-tu
ressentir quoi que ce soit ? Ton cœur est
fait de marbre comme ta maison, dit-
elle avant de se lever et de s’en aller.

Par respect pour ses sentiments, je


m’abstins de la retenir.

***

Belle et Jude s’étaient beaucoup


rapprochés, ils avaient énormément de
points communs, et la nature

17
« Penses-tu aux autres parfois ? », en anglais.
335
protectrice de Jude donnait à Belle de
l’assurance.
— Ça fait trois mois maintenant,
dit-elle, en prenant un virage à bord de
sa Ferrari.
— Que quoi, ma Bella ?
— Que tu ne parles plus à Henry.
Je le surprends quelques fois la nuit à
t’écrire.
— Je sais, mon téléphone ne peut
plus prendre de messages, répondit-il
en riant.
— Il regrette, tu sais ?
Elle se gara dans le parking du
Westfield Forum des Halles.
— Maqué, je m’en fous.
— Je peux te demander un service,
Jude ?
— Bien sûr, ma Bella !
— Accepte de discuter avec lui, s’il
te plaît. Donne-lui une chance de tout
réparer. Fais-le pour moi, dit-elle en
plongeant ses yeux marron dans les
siens.
Devant ce regard, toute capacité de
refus était simplement annihilée. Il
336
essaya d’y résister encore un peu, mais
céda au bout du deuxième battement de
cils.
— Maqué ! D’accord. Mais c’est
seulement pour toi.
— Merci ! s’écria-t-elle avant de
l’enlacer par le cou.
— Tu veux qu’on t’achète quoi ?
demanda Belle, un peu plus tard, en se
promenant avec Jude devant les
magasins.
— Je te fais aveuglement confiance,
ma Bella. Mais n’oublie pas qu’on doit
aussi t’acheter une belle robe. Je t’ai dit
que tu venais avec moi à la soirée de
mon amie.
— Bien sûr que je viendrai. Mais,
dis-moi, cette amie, elle fait de la
course comme toi ?
— Non, elle est top model. Tu la
connais peut-être. Elle est assez célèbre
dans le milieu.
— Donne-moi son nom, peut-être
que je l’ai déjà aperçue dans un
magazine.

337
— C’est obligé, elle fait la
première page de presque tous. Elle
s’appelle Clara Dolvita, répondit-il en
regardant de plus près une veste de
costume qui semblait l’intéresser.
— Non ! Sérieux ?!
— Ah ! je t’avais dit que forcément
tu devais l’avoir déjà vue.
— Je suis une grande fan. Je suis
tous ses défilés, même les rediffusions !
Et à la Fashion Week, c’est toujours
uniquement pour elle que je prends le
temps de tout regarder !
— Maqué ! Tu voudrais la
rencontrer en privé pendant la soirée ?
demanda-t-il en riant.
— Tu peux le faire ? demanda
Belle, les yeux pleins d’étoiles.
— Bien sûr. Tu pourras discuter
avec elle.
— Je t’adore, Jude ! s’écria Belle
en s’agrippant à son cou.
— Je t’en prie, ma Bella. Mais
avant, il faut que je te parle de quelque
chose. Ça concerne également Henry,
lui dit-il, l’air compatissant.
338
— Comment ça ?
— Eh bien, Clara et Henry étaient
en couple.
Ils s’étaient assis sur un banc. Une
Frozen Pastèque à la main, ils se
parlaient maintenant les yeux dans les
yeux.
— Ils se sont rencontrés grâce à
moi, pendant une réception organisée
par mon écurie. C’était aussi un dîner
de charité. Clara et moi, on se
connaissait depuis longtemps déjà, et je
voulais qu’elle connaisse également
Henry. Seulement, un lien supérieur à
l’amitié s’est tissé immédiatement entre
eux. Mais c’était bien plus du désir
qu’autre chose. Leur relation a mis du
temps. Et ce qui pour Henry n’était que
des aventures sans lendemain est
devenu apparemment bien plus dans le
cœur de Clara. Mais Henry ne le voyait
pas. Ou plutôt, je pense qu’il ne voulait
pas le voir, un peu comme à son
habitude.
— Il ne voulait pas le voir ?

339
— Oui. C’était comme s’il faisait
tout pour ne pas nouer de liens trop forts.
Pour lui, il ne faut pas trop s’attacher
parce qu’on pourrait ne pas pouvoir se
défaire ensuite.
— Je comprends, dit Belle, avec un
air attristé.
— Maqué ! Bella, ne t’inquiète pas,
il est fou de toi ! reprit-il en la collant à
lui.
— Mais comment ça s’est fini ?
demanda-t-elle, prise dans une étreinte
d’affection.
— Eh bien, comme à son habitude,
Henry s’est simplement éloigné sans
donner la moindre explication. C’est
cette manie qu’il a de piétiner les
sentiments les autres qui me répugne le
plus chez lui.
— Je comprends. Mais tu sais,
maintenant plus que jamais, il a besoin
de toi, dit Belle en collant sa joue à la
sienne.
Jude laissa s’échapper un soupir,
avant de céder à cette douceur
légendaire.
340
— Mais toi, tu lui as dit ?
demanda-t-il soudainement, l’air
soucieux.
— Non, pas encore. Il n’est pas
encore au courant. Et pour être honnête
avec toi, j’ai peur de sa réaction. Je ne
sais pas s’il le prendra bien ou mal. Je
ne veux pas que cette nouvelle vienne
lui faire aussi un poids sur le cœur.
— Maqué, Bella. Regarde-moi, lui
dit-il, en la prenant par le visage, le
collant presque au sien. Henry ne
pourra jamais être furieux d’une telle
nouvelle. C’est une bénédiction que tu
as là, ma chérie. Tu vas au contraire
éclairer sa vie. Tu vas lui donner une
raison supplémentaire de se battre de
toutes ses forces.
— Tu le penses ?
— Fais-moi confiance, ma Bella.
Puis il la serra dans ses bras.

Dans la minute qui suivit, son


téléphone se mit à sonner.
— Bella, tu peux aller te renseigner
pour moi dans cette boutique, voir s’ils
341
ont de beaux costumes pour une soirée
de gala ? tenta-t-il pour l’éloigner, après
avoir vu mon nom apparaître sur l’écran.
— Bien sûr !
— Tu es un ange. Après on ira te
chercher une magnifique robe.
— D’accord ! répondit-elle en
s’éloignant.
Jude regarda longuement le nom
sur l’écran, et en repensant aux paroles
de Belle, il décida enfin de décrocher.
— Allo ?! répondit-il sur un ton
contrarié.
— Jude ?
— Maqué, qui le demande ?
— Tu sais que c’est moi.
— Oui, et alors ? Que veux-tu ?
— Peux-tu me rejoindre d’ici
trente minutes à la Brigade ? Dans le
deuxième.
— Pour quoi ?
— Viens, s’il te plaît. Mon frère.
Ces derniers mots lui firent laisser
échapper un soupir. C’était comme si
toute la rancune qu’il avait envers moi
venait de s’évaporer.
342
— Je serai là dans quarante
minutes.
— D’accord. Merci.
— Oui, c’est ça, dit-il, avant de
raccrocher.

Il retrouva Belle quelques minutes


plus tard, elle lui fit part d’un costume
assez beau qu’elle avait repéré ; un
magnifique ensemble veste de costume
coupe skinny à rayures larges, de
couleur noire. Après l’avoir essayé, il
vint se présenter à elle, tout heureux.
— Maqué, c’est magnifique, Bella !
J’aime beaucoup ! Je prends !
— Je te l’avais dit ! Il est très beau,
dit-elle en souriant.
L’ensemble lui allait comme un
gant, et la couleur noire mettait
grandement en valeur le tatouage de
loup qu’il avait sur toute la gorge.
— Il est imposant, ton tatouage, fit
remarquer Belle en l’observant de plus
près.

343
— Tu veux le toucher ? proposa-t-
il en saisissant sa main pour la porter à
sa gorge.
— Il symbolise quoi ?
— La victoire et le courage. Et toi,
Bella, tu as un tatouage ?
— Oui.
Elle releva son jean afin de
découvrir son mollet où était dessinée
une petite ancre.
— C’est beau. Et il signifie quoi ?
demanda Jude en lui caressant
légèrement le mollet.
— L’espoir, répondit-elle en
souriant.
— Viens. Suis-moi, dit-il soudain.
Il l’entraîna dans une cabine
d’essayage.
Une fois à l’intérieur, il retira la
veste de son ensemble, puis le dessous,
pour lui montrer un tatouage de trèfle à
quatre feuilles qui se trouvait juste sous
son sein gauche.
— Ça, ma Bella, c’est pour la
chance, l’espoir, la foi et l’amour.

344
— C’est beau, dit-elle en le
touchant.
Il était magnifiquement exécuté, et
la couleur verte était très vive.
— Nous sommes égaux, Bella !
Il la souleva par la taille, comme il
aimait le faire, et plongea son regard
plein d’affection dans le sien.
Suspendue dans les airs, elle fit de
même.

Après ça, ils se rendirent dans un


magasin Bershka.
— Bonjour ! les accueillit une
vendeuse.
— Bonjour, madame. Il nous
faudrait une robe magnifique pour elle.
Quelque chose de chic pour une soirée.
— Bien sûr, monsieur ! Nous
avons un large choix pour ce genre
d’occasions ! Et surtout, vous êtes
chanceux, notre nouvelle collection
vient d’arriver !

345
— Perfecto18 ! Prenez-la, et surtout,
ne voyez pas à la dépense, peu importe
le prix.
— D’accord, monsieur ! répondit
la vendeuse, avec tant d’entrain, qu’on
aurait dit que le Messi était revenu
parmi les mortels et qu’il avait cité son
nom en premier pour le paradis.

Quelques longues minutes plus


tard, la vendeuse revint vers Jude, avec
Belle, dans la robe qu’elle lui avait
choisie.
— Waouh ! Tu es magnifique,
Bella ! s’écria-t-il, la bouche grande
ouverte.

***

Il était déjà 15 heures, et j’étais là,


assis à notre lieu de rencontre. L’endroit
où un lien immense était né entre lui et
moi. Où nous avions travaillé pendant
des années. Où tout avait commencé.

18
« Parfait », en espagnol.
346
Ces deux âmes venant d’horizons
différents, et qui, sans le savoir, étaient
déjà liées depuis leur naissance. La
Brigade.
La Mustang de Jude se gara sur un
côté de la chaussée. Je la vis d’où j’étais
assis. J’observai ensuite mon ami en
sortir et s’avancer vers la porte, puis la
franchir. Il était là, mon frère d’une
autre mère.
— Maqué ! Dis-moi vite ce que tu
veux, exigea-t-il en s’asseyant.
— Hola 19 , comment vas-tu ?
répondis-je en affichant un sourire
tendre.
— Maintenant, tu parles ma
langue ? répondit-il sur un ton agacé.
— Jude. Je te demande pardon. Je
n’aurais pas dû te cacher que ma mort
était proche.
Quelques larmes perlèrent à mes
yeux.
Jude m’observa longuement, avant
de regarder tout autour de nous et de

19
« Bonjour », en espagnol.
347
dire avec une pointe de nostalgie dans
la voix :
— Ça a bien changé ici.
— Oui, la boîte a été rachetée par
un autre géant du secteur, répondis-je,
en essuyant mes larmes.
— Tu te souviens ? C’est comme si
c’était hier… dit-il en souriant.
— Je me souviens surtout des
produits qu’on piquait pour remplir
notre frigo, repris-je en riant.
— Et toi, j’avais beau te dire de ne
pas mettre les oranges dans les poches
externes de la veste de froid, car ça se
voyait de suite, tu ne comprenais pas !
— C’est ça. Et toi avec ta technique
de la fournaise. Mettre des morceaux de
viande chauds dans les poches de notre
tenue de travail… Sauf qu’au bout d’un
moment, ce sont tes cuisses qui
bronzent.
— Les pots de yaourt, Henry !
Dans les poches, toute la durée du
service !
— Oh putain ! Laisse tomber. Ça,
c’était le supplice du froid. Au bout
348
d’un moment, tu ne sentais même plus
tes jambes. C’était comme porter une
tenue scaphandrier en plein hiver, dis-
je.
Nous éclatâmes tous les deux de
rire. Puis, en le regardant, j’ajoutai :
—Tu me pardonnes ?
— Maqué, si je ne te pardonne pas,
que puis-je faire d’autre ? Le bon
Dios 20 m’a donné comme mission de
veiller sur toi, répondit-il en souriant.

Quelques minutes plus tard, il me


demanda :
— Tu as vu Clara ?
— Oui, on s’est vus.
— Et ?
— Je lui ai dit que j’avais une fille
dans ma vie, maintenant.
— Comment elle l’a pris ?
— Mal. Elle a fondu en larmes. Je
ne l’avais jamais vue aussi triste.
— Mais qu’est-ce que tu crois,
Henry ? C’est aussi un être humain. Et

20
« Dieu », en espagnol.
349
contrairement à toi, pour elle, ce que toi
tu appelais ‘aventures’ était bien plus.
— Je sais, Jude. Je l’ai compris en
la voyant.
— Elle m’a invité à son gala de
charité, dit-il en saisissant un verre de
jus d’orange.
— Moi, je dois y être pour faire
mon don. J’ai reçu la confirmation par
la Poste. Je crois que c’est son agent qui
me l’a envoyée. Car si ça avait été elle,
elle m’aurait appelé directement. Et je
pense même qu’elle ne le voulait pas.
Mais comme ma société fait partie des
plus gros donateurs, ils étaient obligés
de m’inviter en bonne et due forme.
— Tu ne peux pas lui en vouloir de
te détester, dit Jude, sur un ton
compatissant.
— Bien sûr que non. Elle en a le
droit.
Je sortis ensuite une petite boîte de
ma poche.
— Je vais demander Belle en
mariage, dis-je, subitement.
Jude avala de travers, puis toussa.
350
— Quoi ?! parvint-il finalement à
s’écrier.
— Tu m’as bien entendu. Je vais
faire d’elle ma femme, répondis-je, les
yeux pleins d’étoiles.
— Maqué, tu sais que le mariage,
c’est énorme. C’est une très grande
décision !
— Je sais, Jude. Mais je sais aussi
tout au fond moi que c’est elle que je
veux pour le reste de ma vie. Elle, et
personne d’autre, dis-je avec conviction.
— Mais ta maladie, as-tu trouvé
une solution ? Elle ne va pas épouser un
cadavre, dit-il tristement. Ou tu veux en
faire une riche veuve ? ajouta-t-il cette
fois-ci avec un léger sourire moqueur.
— Oui, ne t’inquiète pas. Je viens
de convenir de quelque chose avec mon
docteur. Je ne suis pas fier d’accepter le
choix qu’il m’a proposé, mais je suis
prêt à tout pour m’agripper à la vie.
Pour elle, je veux repousser la mort de
toutes mes forces.
— Sinon, j’ai fait des recherches
parmi mes connaissances, et ils peuvent
351
m’avoir un cœur d’ici deux semaines.
J’ai même déjà tout planifié.
— Non, non, garde tes mafieux au
repos. J’ai déjà la solution, répliquai-je
en riant à gorge déployée.
— Maqué, c’est toi qui vois. Pour
ce qui est de Bella, elle sera à la soirée.
— Comment ça ?
— Eh bien, je l’ai invitée. Ce sera
l’occasion pour toi, de lui prouver que
tu l’aimes comme tu le prétends. Tu le
feras aussi devant Clara, pour lui faire
comprendre que cette fois-ci, ce n’est
pas par caprice ou égoïsme que tu t’es
éloigné d’elle. Tu lui dois au moins ça.
Qu’elle voie dans tes yeux la véracité
de tes propos. Il y aura au moins une
centaine de personnes. Ce sera le
moment. Et en plus Bella a…
Il s’arrêta net, son regard ancré
dans le mien.
— Belle a quoi ?
— Elle… Heu… elle a envie de le
savoir. C’est ça, rectifia-t-il.

352
Je n’étais pas très convaincu, mais
sur l’instant, je ne trouvai pas ça très
important.
— Très bien ! répondis-je, d’un ton
décidé.

Après quelques heures, je rentrai


voir celle qui ne savait pas encore que
nos destins allaient être scellés pour
toujours ce soir.

353
Tu peux marcher sur mon bonheur vu
qu’il est déjà à tes pieds. Je ne vais
pas seulement t’élever, mais également
faire de toi une femme mariée.

Toi qui m’as sorti de la solitude d’un


baiser. Toi qui fais de notre flamme un
brasier…

354
— C’est ce soir-là que tout a
basculé, monsieur Henry ?
— Non, simplement Henry.
— Oui, j’oubliais, désolé.
— En effet. Vous savez, madame,
il y a dans le cœur des portes qu’il ne
faut jamais ouvrir sans être sûr qu’on
veut vraiment les passer. Sinon, après,
elles se referment pour toujours. Et le
passage qu’elles offraient disparaîtra
avec elles.
— Je crains de ne pas vraiment
vous suivre.
— C’est ironique, car c’est vous la
psychologue qui pourtant devrait voir
ça en moi la première.
— Je ne suis pas magicienne,
Henry. Je ne peux pas lire vos pensées.
Je peux juste vous aider à mieux les
comprendre. Mais si vous voulez, j’ai
dans mon sac une boule de cristal que
j’ai achetée pour les six ans de mon fils.
Je peux vous lire l’avenir avec.
— Très drôle.
— Comme vous le dites.
Poursuivez, s’il vous plaît.
355
— Très bien. Finissons-en.

356
Il y a dans le cœur des portes qu’il
ne faut ouvrir que si on est
vraiment sûr de vouloir les passer.

357
J’arrivai à la villa, le sourire aux
lèvres. J’étais heureux d’avoir fait ce
choix, au fond de mon cœur. J’étais sûr
que c’était le bon. Encore plus que je ne
l’avais jamais été de toute ma vie.
Je dévalai les marches à une vitesse
folle, traversai les pièces de la maison à
pas de géant. J’arrivai enfin dans notre
chambre, et je la trouvai là, debout
devant la fenêtre.
— Qu’est-ce qui t’arrive, mon
amour ? me demanda-t-elle en me
voyant m’avancer vers elle avec fougue.
Je la soulevai par la taille, et
l’allongeai sur le lit, avant de lui
répondre.
— Rien, ma puce. Juste que je
t’aime, lui dis-je, avant de l’embrasser.
Je retirai un à un chacun de ses
vêtements, et j’embrassai chaque partie
de son corps avec tant de passion, tant
d’amour, que tout mon corps entra en
ébullition. Je lui fis l’amour ce jour-là
de façon inconditionnelle. Mais
pendant quelques instants, je sentis
quelque chose faiblir en elle. Comme
358
l’impression d’une lueur qui perdait de
son éclat. Quelque chose qui s’éteignait
progressivement.

***

— Je dois aller retrouver Jude au


Mandarin Oriental, pour prendre ma
robe de soirée, me dit-elle alors qu’elle
était toute nue, collée à moi.
— C’est là qu’il logeait, ces
derniers mois ?!
— Oui.
— L’enfoiré !
Belle se mit à rire à gorge déployée.
— Tu es sûre de vouloir venir ? Il
y aura une personne là-bas qu’il serait
peut-être judicieux pour toi de ne pas
rencontrer pour l’instant, dis-je en
l’embrassant sur le front.
— Oui. Tu l’aimes toujours ? me
demanda-t-elle subitement, à son tour,
en cachant son visage de ses mains,
comme de coutume.
— Tu sais de qui il s’agit ?
demandai-je, l’air surpris.
359
— Oui. Clara, c’est ça ?
— C’est Jude qui t’a parlé d’elle ?
— Oui.
— Je vois.
Je la saisis pour l’allonger de tout
son long sur moi, avant de lui
répondre en la fixant tendrement :
— Tu es la femme que j’aime,
Belle. Et celle avec qui je veux partager
le reste de ma vie. Celle à qui je dédie
ce qu’il reste de mon existence.
Elle cacha de nouveau son visage
de ses mains, avant de sortir un petit :
— Moi aussi.
Je la saisis aussitôt pour pouvoir
me repaître à nouveau de sa chair. Un
tourbillon d’émotions me montait à la
tête, ainsi qu’une irrépressible envie de
la posséder tout entière. Je dessinais
déjà dans ma tête notre vie à deux. Je
voyais la bague à son doigt, la promesse
d’un amour éternel. Je visualisais la
destination de notre lune de miel.

Je planifiais mentalement les


endroits qu’on visiterait. La vie que
360
j’allais lui offrir. Le destin qui était
peut-être déjà écrit pour nous deux.
Même si cela ne faisait que trois
mois et deux semaines que nous nous
connaissions, je sentais au plus profond
de moi que cette femme était ma moitié.
Voire, mon tout. Je le sentais à
chaque fois que mes yeux plongeaient
dans les siens. À chaque fois que ma
peau touchait la sienne.
Nous étions faits pour nous unir. Et
ça, la vie s’était arrangée pour me le
faire comprendre. Avec moi, Belle
serait la femme la plus heureuse du
monde. Je comptais la placer sur un
piédestal, sur un trône. Celui de ma vie.
Celui que j’avais bâti pour elle, dans
mon cœur, dans mon âme, dans tout
mon être.

***

Jude était en train de se changer


quand son téléphone se mit à sonner. Il
jeta un coup d’œil à l’écran, et le nom
de Clara y était affiché. Il déposa la
361
veste de son ensemble sur le lit avant de
décrocher.
— Oui, Clara !
— Salut, Jude ! Tu penses être là
vers quelle heure ? Tu n’as pas oublié
l’endroit, au moins ?
— Non, c’est au Château de
Montvillargenne, c’est ça ?
— C’est ça. Tu ne peux pas le rater.
— OK. Là, il est presque 20 heures,
je serai là-bas vers 21 heures. J’attends
une amie qui doit arriver. Je l’ai aussi
invitée. J’espère que ça ne te dérange
pas ?
— Non, mon coco ! Invite qui tu
veux. Avoir la superstar de Citroën
présente à ma soirée sera la couronne
ultime ! Les dons vont affluer !
— Maqué, je suis mort de rire.
Mais cette amie, c’est la copine
d’Henry.
— C’est cette fille dont il dit être
amoureux ?
— Il l’est vraiment, Clara. Et ce
soir, il va te le prouver.
— Comment ça ?
362
— Je ne peux vraiment rien dire
pour l’instant. Même à toi.
— Ouais, c’est ça. C’est surtout un
gros égoïste. Un enfoiré qui ne voit pas
plus loin que sa petite personne.
— Clara ?
— Oui, Jude ?
— Il est fou d’elle. Je l’ai vu
manger dans un restaurant d’ouvriers.
Je l’ai vu offrir à un inconnu des bijoux
de valeur. J’ai vu la joie dans ses yeux.
J’ai vu un vrai sourire à ses lèvres. J’ai
revu mon frère d’antan. Et tout ça, c’est
grâce à cette fille, Bella.
— Bella ?
— C’est son prénom. Bella
Canaceas, son nom complet.
— Si tu le dis. En tout cas, rendez-
vous ce soir, mon coco.
— D’accord, répondit-il en
regardant à travers les rideaux de sa
chambre d’hôtel.
La Ferrari de Belle entrait dans le
parking.

***
363
Je les avais devancés. J’étais parti
en premier, secondé de Fabien qui
devait se charger de remettre notre
chèque de participation. On nous
accueillit avec les honneurs. Mais Clara
ne daigna pas me regarder. Elle évitait
constamment mon regard, car elle m’en
voulait énormément. Et par respect
pour elle, je me tenais loin d’elle. Je
savais que j’avais perdu le droit de
m’approcher.

Après quelques minutes, une


limousine se gara devant le bâtiment de
réception. Jude sortit en premier, puis il
ouvrit l’une des portières du milieu
pour laisser apparaître l’élue de mon
cœur.
Elle portait une robe de soirée
longue et fendue noire qui sublimait
son teint métissé. Ses cheveux bouclés
que j’adorais toucher et contempler,
entièrement relâchés, couronnaient le
tout.

364
J’étais sous le charme. C’était
comme lors de notre première rencontre
dans ce parc. Cette beauté et cette joie
de vivre qui m’avaient frappé de plein
fouet. Et la cerise sur le gâteau, son
sourire qui vint illuminer tout son
visage.
— Waouh ! Ce genre de femme,
mère nature n’en crée qu’une tous les
mille ans ! s’écria Fabien, en m’offrant
un petit clin d’œil complice.
Il savait. Je lui avais dit, à lui, mon
confident, que je devais dès ce soir
demander cet ange en mariage, pour la
soustraire à ses obligations célestes et la
garder auprès de moi.
— Tu es sublime, ma puce, dis-je à
Belle en m’approchant d’elle.
— Prends-en grand soin, me dit
Jude en la laissant devant moi.
— Merci, mon amour, me
répondit-elle timidement.
Je la saisis délicatement par le bras
et entrai avec elle.

***
365
La soirée se déroulait bien, et au
bout d’un moment, Jude vint chercher
Belle.
— Bella ! Tu veux maintenant la
rencontrer, Clara ?
— Oui ! s’écria-t-elle.
Il l’emmena devant cette femme
qui captait tous les regards et qui était
au centre de l’attention : Clara Dolvita.
L’égérie de la prestigieuse Victoria
Secret.
— Clara ! Je te présente une de tes
plus grandes admiratrices, Bella, dit-il,
le sourire aux lèvres.
Belle tremblait d’admiration et
bégayait en parlant.
— B… bon… jour, madame
Dolvita.
Cette dernière lui lança un regard
froid, avant de lui répondre :
— Bonjour, mademoiselle Belle.
— Vous saviez que c’était Belle
plutôt que Bella ? reprit cette dernière,
les yeux pleins d’étoiles.

366
— Bien sûr, Jude confond
couramment les langues.
Elle demanda ensuite aux hommes
autour d’elle de les laisser seuls, Jude,
Belle et elle, avant de reprendre
froidement :
— Donc comme ça, tu es la
nouvelle putain d’Henry ?
— Pardon ?! reprit Belle sur un ton
colérique.
— Ne la traite plus jamais de puta21,
Clara, dit Jude à son tour, sur un ton
plus furieux. Tu ne vas pas lui en
vouloir si Henry est tombé amoureux
d’elle ? ajouta-t-il.
— Cet égoïste ne peut tomber
amoureux que d’une seule chose, les
fonds d’investissement de sa société,
Jude, dit Clara sur un ton moqueur.
— C’est pas vrai ! Il n’est pas
égoïste ! reprit furieusement Belle.
— Ah oui ?
— Bon, ça suffit, Clara. Je ne suis
pas venu te présenter Bella pour que tu

21
« Pute », en espagnol.
367
t’acharnes aussi injustement sur elle.
On y va, Bella, dit Jude en la prenant
par le bras.

***

Je me trouvais avec Fabien, et nous


parlions d’affaires quand je sentis Belle
se coller timidement à moi.
— Hé, ça va, ma puce ? lui
demandai-je en l’enlaçant.
Chose que Clara pouvait voir d’où
elle était.
— Je suis allé avec elle et… essaya
de dire Jude.
Mais Belle le coupa net :
— Et je me suis sentie un peu mal,
mais ça ira.
— Tu es sûre ? Tu veux qu’on
rentre ? demandai-je, inquiet.
Je savais qu’elle avait
fréquemment des fatigues passagères.
Chose dont je n’arrivais pas à
comprendre l’origine. À chaque fois,
elle me disait que tout allait bien, qu’il
lui fallait juste un peu de repos, luttant
368
avec moi pour que je n’appelle pas
Akoune.
— Non, ça va, t’inquiète pas, mon
amour.
Un homme se mit devant la foule,
sur une estrade, un micro à la main, puis
annonça :
— Mesdames et messieurs, c’est
pour nous un grand honneur de vous
voir ici, pour ce gala de charité au profit
du Secours populaire français. Laissez-
moi également vous présenter l’homme
au grand cœur qui vient de faire un don
d’un million d’euros à notre cause.
Il me pointa du doigt. Je me
dirigeai ensuite vers l’estrade, sous les
applaudissements de la foule.
Jude et Belle s’étaient également
rapprochés. Et dans cette agitation, un
des invités renversa accidentellement
son verre de rosé sur la robe de Belle.
— Désolé, madame. Veuillez
m’excuser ! dit-il.
— Maqué, faites un peu attention !
s’énerva Jude.

369
— Ça va aller, je vais aux toilettes
pour mettre un peu d’eau, dit Belle,
avant de s’éloigner.

***

Une fois à l’intérieur des toilettes,


elle alluma le robinet et commença à
nettoyer la tache qui s’était formée,
quand la porte s’ouvrit. C’était Clara
qui, apparemment, l’avait suivie.
— Alors. Comment tu l’as flairé ?
demanda-t-elle en s’avançant vers
Belle.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Pas de ça entre nous. On sait
toutes les deux qu’il sent l’argent à des
kilomètres. Alors je te le redemande,
comment l’as-tu repéré ? Sur le bon
coin ? Dans la rubrique trous du
cul bourrés de fric ?
— Arrête ! Ne l’appelle pas ainsi.
Tu ne le connais pas, dit Belle, sur un
ton colérique.
— Moi, je ne le connais pas ?!
Parce que toi, si ? Je connais cet enfoiré
370
mieux que toi, ma pauvre. Il se sert des
femmes comme de pochettes jetables.
Tu as un corps de rêve, donc il baise
bien. Par conséquent, il te garde encore
avec lui.
— Ne dis plus un seul mot…
— Sinon quoi ?
— Sinon je… dit-elle, avant de
vaciller sur un côté.
Clara eut juste le temps de la
rattraper avant que sa tête ne heurte de
lavabo.

— Qu’est-ce que tu as ? lui


demanda-t-elle quelques minutes plus
tard, la tenant dans ses bras.
— J’ai eu comme une fatigue
violente. Et une envie soudaine de
vomir, répondit Belle, contre sa poitrine,
reprenant son souffle.
— Tu as pu manger aujourd’hui ?
Tu es pâle, lui dit à nouveau Clara, en
touchant son front pour vérifier sa
température.
— J’ai pas d’appétit, comme
d’habitude.
371
— Comme d’habitude ? Depuis
quand ?
— Depuis un moment, répondit
Belle.
— Oh ! non. Tu es…
— Clara ? coupa Belle subitement.
— Oui ?
— Puis-je te demander un service ?
Clara. Cette femme au grand cœur
masqué par des émotions fictives.

372
Si peu de temps pour une si grande
et belle vie.

373
— Enceinte ?!
— Oui, madame. Dans son ventre
grandissait mon enfant.
— Et vous ne le saviez pas ?
— Non. Elle ne me l’avait jamais
dit. Et je pense qu’elle non plus ne le
savait pas vraiment, enfin je pense.
C’était encore une nouvelle femme.
— Et vous n’aviez rien remarqué
pendant tout ce temps ?!
— Non ! Rien du tout !
— Comment est-ce possible ? Une
grossesse se fait sentir et voir, déjà au
bout du troisième mois. Voire un peu
avant.
— Elle l’avait dissimulée. Et vous
avez vu sa morphologie ? Toute fine. Je
suis sûr que Jude devait le savoir, ce
filou. Elle se confiait énormément à lui.
— Je vois.
— Père ! J’allais être père ! La
femme que j’avais enfin pu aimer, et
l’enfant dont j’avais tant rêvé.
L’accomplissement total pour la vie
d’un homme.

374
— C’est vrai, Henry. Je vous en
prie, terminez.

375
Si je ne pouvais pas t’empêcher de
partir, je voulais au moins te
donner une raison de rester.

376
À la fin de mon discours, je vis
Belle et Clara avancer vers nous. Je
savais que le moment était venu. Il
fallait que je le fasse maintenant. Mon
entrain se réduisit légèrement quand je
vis le visage de Clara.
Il semblait tellement triste, comme
si une chose l’avait dépouillé de toute
sa joie.
Belle lui avait dit quelque chose. Je
le sentais. Elle lui avait révélé un secret
bien trop lourd à porter pour elle. Je vis
même, l’espace d’un instant, une larme
perler sur sa joue, avant qu’elle ne
détourne son visage. Mais je repris de
suite de l’assurance en voyant celui
illuminé de Belle. Plein de vie, et
d’amour.
Je m’avançai vers elle, et là, je fis
ma demande.
— Belle, tu as été mon second
souffle durant ces quelques mois qui
m’ont semblé être mon sprint final. La
lumière qui a illuminé ma vie au
moment où elle sombrait dans le
désespoir le plus total. Le signe que
377
j’avais tant attendu du destin. Tu es le
soleil qui m’a permis de me battre
contre l’obscurité de la mort, et la
raison qui m’a redonné envie de sourire
à la vie. Je veux que tu fasses de moi
l’homme qui veillera sur toi, qui
t’honorera, et te comblera pour le
restant de ses jours.

En posant un genou au sol, je sortis


l’écrin qui gardait la bague et l’ouvris
devant elle et les centaines d’yeux qui
s’étaient tendrement portés sur nous.
Toute la foule se mit à applaudir, et
Jude poussa des ‘hourras !’ en espagnol.
Mais dans les secondes qui
suivirent, ce n’était plus un sourire qui
trônait sur le visage de ma Belle, mais
un déluge de larmes.

Je pensai d’abord que c’était


l’émotion, aussi, j’essayai de saisir sa
main afin de passer l’anneau à son doigt,
quand tout d’un coup, elle la retira
brusquement et se mit à courir en
pleurant en direction de la sortie.
378
Mon cœur, qui jusqu’ici s’était fait
oublier, redonna de la voix de la
mauvaise manière. J’avais si mal que
mon rythme cardiaque s’accéléra d’un
trait.
Je suivis Belle devant la
stupéfaction de toute la foule. J’étais
fou de rage. Je la rattrapai quelques pas
plus loin, la trouvant en train de pleurer
à chaudes larmes. Elle avait même
perdu un de ses escarpins dans la fuite.
— Pourquoi ?! lui demandai-je en
la saisissant violemment par le bras.
Pourquoi me faire autant de mal ?! Que
voulais-tu ?! Que je tombe amoureux
de toi pour que tu me jettes plus tard ?
Pourquoi, Belle ? Dis-moi ! hurlai-je à
me rompre les cordes vocales.

Jude et Clara arrivèrent en courant.


— Mon amour, écoute-moi…
essaya-t-elle de me dire.
Mais j’étais fou de rage, je ne lui
laissai même pas le temps de parler.
— Mon amour ? Comment peux-tu
encore m’appeler ainsi ?!
379
Soudain, je sentis mon corps
chanceler, pris d’un vertige violent.
Mon rythme cardiaque atteignait
maintenant les deux cents battements
par minute. J’étais en tachycardie. Je
sentais mon sang bouillir dans mes
veines, je sentais mes forces
m’abandonner. Mon cœur s’approchait
de son dernier tic-tac, dans cette course
effrénée. Je me sentais partir. Je sentais
mon cœur s’arrêter, il était arrivé au
bout du chemin. Tout comme moi, il
venait de perdre sa dernière raison de
continuer à lutter. Ses blessures
s’étaient rouvertes avec une telle
violence qu’il ne pouvait supporter plus
longtemps la douleur.
La dernière chose que je vis avant
de m’effondrer, c’était le visage plein
de larmes de Belle qui se collait au mien,
et le ciel qui noircissait.

***

Lorsque j’ouvris de nouveau les


yeux, je me trouvais sur un lit d’hôpital,
380
un respirateur artificiel couvrait mon
nez et ma bouche. Mes yeux
retrouvaient difficilement leur vue. Je
pus ensuite faire un tour de la pièce du
regard. Et dans cette ronde, je me
heurtai à Jude dormant sur un fauteuil
plus loin, et à Clara sur un autre, plus
près de moi. La première chose qui
attira mon attention fut les traces sèches
de larmes sur leurs joues. Je voulus
bouger, mais mon corps était trop
engourdi, et je manquais cruellement de
forces. J’eus donc l’idée de donner de
petits coups avec le saturomètre à mon
doigt contre les bords métalliques de
mon lit. Ce qui eut l’effet escompté ;
Clara se réveilla.
— Henry ! s’écria-t-elle, avant de
fondre en larmes.
Je la regardai et je constatai que sa
tristesse était bien plus profonde que le
simple fait de me voir allongé dans ce
lit.
Elle m’enlaça avant que Jude ne se
réveille à son tour.

381
Il était dans un état déplorable. Sa
veste était trempée de larmes. Il me
regarda quelques minutes, avant de
pleurer lui aussi.

La porte de la chambre s’ouvrit par


la suite, et le docteur Akoune fit son
entrée.
Son visage était un mélange de
tristesse et de joie. Il s’avança vers moi
et me regarda, lui aussi, pendant
quelques minutes avant de me parler.
— Monsieur, cela fait quatre jours
que vous êtes dans le coma. Vous avez
perdu connaissance. Et pendant les
quinze minutes qui se sont écoulées, le
temps qu’on vous transporte ici, vous
étiez mort.
— Comment ça ? parvins-je
difficilement à dire.
— Votre cœur s’est arrêté. Mais
quelqu’un vous a sauvé la vie.

Je regardai de nouveau autour et


constatai qu’il manquait une personne.
La plus importante.
382
— Où est Belle ? demandai-je,
d’une voix très faible.
Je vis ensuite Clara pleurer de
nouveau, et Jude retirer sa veste et se
couvrir le visage avec pour réduire
l’intensité de ses pleurs. Je l’entendais
hurler comme un enfant.
— Vous vous souvenez de votre
premier volontaire au don de cœur ? me
demanda Akoune.
— Callas ?
— Oui, monsieur.
Clara me prit la main, avant de me
dire :
— Callas, Henry. C’est du français.
En portugais, cela se prononce,
Canaceas.
Je compris. Mais cette chose qui
venait de s’éclaircir dans mon esprit et
ma mémoire m’était trop douloureuse
pour que je l’accepte. J’essayai donc de
me redresser, en m’efforçant
maladroitement de contenir ma peine.
J’avais retrouvé un peu de mes forces
ainsi qu’un faible contrôle de mon

383
corps, je pus donc retirer le bec du
respirateur artificiel de ma bouche.
— Docteur, vous m’avez dit qu’il
s’agissait d’un homme lors de nos
conversations.
J’étais au bord de l’effondrement.
— C’était son vœu. Son dernier
vœu. Et je me devais de le lui accorder.
Ce que vous ne saviez pas, monsieur,
c’était qu’elle était à un stade final de
cancer du pancréas au moment où elle
est venue se porter volontaire pour un
don du cœur qui, miraculeusement,
était encore exploitable. Son sort était
déjà scellé. Je lui ai ensuite parlé de
votre cas, et savoir qu’elle pourrait
sauver une âme avant sa fin lui suffisait
amplement. Elle ne vous connaissait
pas, monsieur Henry. Vous vous êtes
rencontrés par hasard. Elle a ensuite
demandé l’annulation de son don, car
elle voulait passer l’entièreté des cinq
mois qui lui restaient à vivre aux côtés
de l’homme qu’elle aimait. Ce n’est que
récemment qu’elle a découvert que
celui qui devait hériter de son cœur,
384
c’était vous. Quand elle a découvert
votre nom. Elle est entrée dans cette
salle opératoire les yeux pleins d’amour.
Au départ, elle voulait sauver un
inconnu, mais savoir qu’elle allait
sauver l’homme de sa vie l’emplissait
de joie. Je l’ai vu dans son regard,
quand nous l’avons allongée sur la table
d’opération. Il était chargé de tendresse,
de satisfaction, et surtout, d’amour.
Aucun regret n’obscurcissait son visage.
Elle était heureuse. Et son dernier
sourire, rivé sur votre corps qui
s’éteignait, pouvait en témoigner,
monsieur Henry. Vous avez fait des
jours qui lui restaient, les plus beaux de
toute sa vie.

Mon regard se perdit ensuite dans


le vide.
Moi, j’avais des regrets. Tout ce
temps, derrière ce sourire lumineux,
cette joie de vivre, il planait l’ombre
d’une mort certaine.
Je fus sorti de mes pensées quand
Clara posa sur ma main une petite boîte.
385
Je la regardai avec des yeux vides de vie,
avant de saisir l’objet et de l’ouvrir. Il
contenait une petite clef.
— C’est la clef du cadenas, Henry.
Celui sur le pont des arts. Elle m’a tout
raconté. Elle ne l’avait pas jetée. Elle
me l’a remise à la soirée. Elle m’a
demandé de te dire qu’elle ne voulait
pas que tu sois enchaîné à un amour qui
allait disparaître. Elle ne voulait pas
qu’il t’entraîne dans sa chute. Elle
voulait que tu poursuives ta vie, Henry.
La nouvelle, celle qu’elle t’a aidé à bâtir.
Je pris la clef, la regardai avec
peine, avant que toute la tristesse qui
avait obscurci mon cœur n’explose.
Je me mis à hurler comme un fou,
j’arrachai les perfusions à mains nues,
je griffai le lit, je frappai l’aspirateur
artificiel. Je rugis de toutes mes forces,
je criai à l’agonie, je déchirai mes mains
avec mes dents.
Akoune fit aussitôt appel aux
infirmiers. Clara essayait de me retenir
de toutes ses forces, mais elle n’y
arrivait pas. J’étais déchaîné et je ne
386
voulais qu’une seule chose : mourir là
et maintenant pour aller la retrouver.
Jude bondit de son fauteuil pour
venir me maîtriser, les larmes aux yeux.
— Tu vas te calmer, Henry ?! Elle
a sacrifié sa vie pour toi ! Ne la gâche
pas ! hurla-t-il à s’en rompre les cordes
vocales.
Je voyais dans ses yeux la même
douleur qui brûlait mon âme. Tout
comme moi, il venait aussi de perdre un
peu de lui-même.
— Elle était condamnée, monsieur
Henry. Et la grossesse a joué le rôle
d’accélérateur, dit Akoune.
— La grossesse ? demandai-je
d’une faible voix, le visage plein de
larmes et de morve, alors que j’étais
plaqué par Jude sur mon lit.
— Oui, reprit-il, cette fois-ci, avec
un grand sourire, un de ceux semblables
à un arc-en-ciel après une longue et
sombre pluie. Suivez-moi, je vous prie,
dit-il ensuite.

387
Quelques minutes plus tard, aidé
par Jude et Clara, j’arrivai avec Akoune
devant la vitrine d’une maternité de
type trois où se trouvait toute une
équipe de réanimation et de
néonatalogie. Il m’incita à regarder au
centre de la pièce. Mon regard se porta
alors sur une couveuse qui se trouvait
en plein centre.
— Vous êtes père, monsieur Henry,
me dit-il, en souriant.
À cet instant, quelque chose se
ralluma en moi. Comme une flamme
qui mourait déjà dans le désespoir. Je
voyais ce tout petit être, à peine
identifiable à un bébé, remuer dans cet
incubateur. Je me détachai de mes deux
escortes pour me coller difficilement à
la vitre.
Je posai ensuite ma main dessus
pour contempler d’encore plus près ces
quelques centimètres de chair qui
venaient de sauver ma vie de la tristesse.
Qui venait de m’empêcher de sombrer.
— Mon bébé… dis-je à voix basse,
les deux mains collées à la vitre.
388
— Oui, monsieur Henry, votre
bébé. Mes félicitations, vous êtes père
d’une jolie fille. Vous devez savoir que
cet enfant s’est échappé de l’emprise de
la mort, dit-il ensuite sur un ton
soucieux.
— Pourquoi ? demanda Jude.
— Eh bien, nous l’avons extrait à
sa vingt-deuxième semaine. C’est un
vrai miracle qu’il ait survécu. Nous
étions tous persuadés qu’il ne survivrait
pas. De toute ma vie, c’est la première
fois que je vois un très grand prématuré
s’en sortir à ce stade de la période de la
grossesse. Regardez-le ! Il est encore
loin d’être définitivement formé. Je n’ai
jamais vu ça. Même en se basant sur ses
huit cents grammes pour expliquer ce
phénomène, cela ne suffit pas. Quelque
chose s’est passé entre lui et sa mère.
On aurait dit que dans ses derniers
souffles, elle se battait avec lui contre la
mort elle-même. Sa mère voulait de
toute son âme qu’il vive. Pour ça, elle a
défié les règles de la nature.

389
— Faites tout ce qu’il est
humainement possible de faire pour le
sauver, dis-je à mon tour, sans lâcher
mon bébé du regard.
— Ne vous en faites pas, sa mère a
fait l’impossible pour qu’il survive, et
moi, je vais prendre le relais. Nous le
garderons ici en incubation jusqu’à la
fin de ce mois. Le mois prochain, nous
le transférerons à Johns-Hopkins, à
Baltimore. Ne vous inquiétez pas, nous
allons sauver votre espoir, répondit
Akoune, sur un ton plus que déterminé.
Après un court instant, il me
demanda :
— Comment voulez-vous appeler
ce miracle de la vie ?
Je regardai mon bébé un instant
avant de répondre. Son prénom m’était
venu en tête, comme soufflé par une
autre personne. Une qu’il m’était
maintenant impossible de voir :
— Samantha… dis-je, en fixant ma
fille avec tout l’amour d’un père.
Elle avait survécu à la mort pour
être mon nouveau soleil.
390
Tu as défié la mort, pour nous
offrir une vie.

391
— Bien, Henry, je vais vous dire
une chose. Cette femme continuera à
exister en vous, aussi longtemps que
vous aurez le plaisir et la joie de vivre.
Je sais que la peine et la douleur qui
inondent votre cœur actuellement sont
immenses, mais ne les laissez pas
noircir votre cœur après tous les efforts
qu’a faits Belle pour le purifier.
Regardez l’homme qu’elle a fait de
vous. Celui que vous êtes devenu. Il y a
quelques mois, vous portiez tous les
qualificatifs de l’homme détestable, et
maintenant, vous êtes plein d’humanité.
Elle vous a sauvé. Je pense donc que,
maintenant, il vous faut la remercier en
vivant. Croquez la vie à pleines dents,
comme elle le faisait avec vous. Bien
que ses jours à elle étaient comptés,
encore plus que les vôtres, bien qu’elle
savait que contrairement à vous, son
état ne pouvait espérer aucun miracle…
malgré tout ça, elle vous vouait un
amour inconditionnel, lavé de toute
noirceur, de toute tristesse. En plus
vous avez une fille ! Un lien puissant
392
entre elle et vous, devenu vivant.
Maintenant, vous devez vivre pour elle.
Pour Samantha. Elle est la preuve que
l’amour peut triompher de la mort. Elle
est votre nouvelle lumière. Maintenant,
levez-vous, et allez dire au revoir à
Belle.

FIN DU TOME 1

393
Merci à mon amie Virginie Cansier,
ma grande sœur de plume, qui m’a
exhorté à finir ce premier tome. En
m’aidant à développer mon
imagination.
Merci également à ma famille,
pour le soutien émotionnel dont ils
m’ont gratifié, comme toujours.
Merci à Belle, ma grande sœur, à
qui j’ai emprunté le prénom et la
personnalité pour bâtir mon héroïne.
Merci à Siri, mon petit frère, dont
j’ai aussi utilisé le prénom et la
personnalité, pour enrichir mon œuvre.
Enfin, un grand merci à une amie
très chère qui a quitté ce monde, et dont
la belle personnalité a été l’inspiration
majeure de ce livre : mon Elisabeth.

394
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- Le Prix de l’Espoir, tome 1 : l’Éveil


- Oh ! Femme être parfait

395

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