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Copines de murge

L’alcool m’arrache le gosier ce soir. Sûrement parce que j’ai la gorge nouée et la nausée rien
qu’en repensant à ce qui vient d’arriver.

Putain de merde.

Joker est sur le carreau. Les autres savent que je suis mage.

Nouveau cul sec. Le liquide brunâtre du Jack glisse le long de mon oesophage aussi
délicatement que du magma le long d’un volcan. J’ai l’estomac en ébullition et un mal de
tête qu’un camion de doliprane ne ferait pas passer.

Le flacon de pillule que j’ai posé sur la table me fait de l'œil. Zen. Drôle de nom pour une
drogue. Je ne peux m’empêcher de sourire, combien de fois en ai-je donné à 9 pour pas
qu’elle ne me voit utiliser ma magie sur elle ?

Quelle putain d’hypocrite je suis. Je l’ai traîtée de Marie Madeleine… tout ça pour cramer
mon identitée comme une pauvre merde pour sauver une gamine que j’ai rencontrée y’a pas
deux semaines.

Je me ressers un verre de Jack. Je suis déjà à la moitié de la bouteille mais je sais qu’il
faudra plus qu’une simple bouteille pour me murger la gueule en bonne et due forme.

Joker. Pourquoi fallait-il que nos passés se ressemblent ? Pourquoi fallait-il que je fasse une
fixette sur elle ?

Putain. Je n’ai même pas été foutu de la soigner correctement. Même pas foutu de la
protéger correctement. Quelle piètre mentor je fais.

Saloperies de vampires. Je les avais pourtant vus au fond de l’église. Ils étaient là.
Comment nous ont-ils senti ?

Je me vrillais littéralement le cerveau pour ressentir le monde astral pendant qu’on avançait.
J’aurais dû les voir. Comment sont-ils sortis sans que je ne les repère ?

Peu importe. C’est trop tard, le mal est fait, j’ai été faible.

Puis, les autres savent à présent. Combien de temps avant qu’ils ne viennent me clouer à
un bûcher ? Avant qu’ils ne vendent l’info à un chasseur de tête ?

On toque à ma porte. Ça n'aura pas traîné. Je ne suis pas d’humeur mais je vais ouvrir.
1609 et Archima sont campées sur le palier. 9 a les bras croisés et le visage fermé, je veux
dire, plus que d’habitude.

Je leur fais signe d’entrer tandis que je retourne m'asseoir et m'enfiler un autre verre.
Lorsqu’elle ferme la porte, un pan de sa veste s’écarte et laisse apparaître l’espace d’une
seconde le glock planqué dans sa doublure. 9 est venue armée. Est-ce que j'espérais
vraiment que ça se passe autrement ?

Non. Je sais déjà à quoi m’attendre. Je suis une sorcière. Un vil serpent à qui on doit couper
la tête avant qu’il ne répande son odieux poison.

Manipulatrice. Traîtresse. Démon. J’avais déjà entendu ces mots trop de fois, pourtant ils
continuaient de m’atteindre. Froids et tranchants comme la lame d’un poignard.

Je m'étais promis d’arrêter de m’attacher aux gens. D’arrêter de croire que les choses
pouvaient changer. Pourquoi est-ce que je me suis fait avoir, une fois de plus ?

Quelle conne.

9 et Archima se tiennent debout devant moi. J’attends qu’elles parlent. Allez, crucifiez moi
qu’on en finisse.

- Ce qui c’est passé ce soir, c’était de la ma… de la maaaa…

9 ne finit volontairement pas sa phrase. Elle articule comme si j'étais une gamine de 8 piges
à qui on apprend à parler. J’ai envie de la gifler.

- De la magie, lâchais-je alors.

Je joue le jeu, je n’ai pas envie de me battre, je veux juste qu’on en finisse. Ce scénario, je
l'ai déjà joué tant de fois que c'en est presque devenu une pièce de théâtre.

J'attendais qu’elle dégaine son arme. Je l’immobiliserai alors avec un sort. Peut-être
Archima aussi si elle n’avait pas la présence d’esprit de se dire que je pouvais faire pire
qu’une simple immobilisation.

Je leur expliquerai ensuite que, si c'était comme ça, j’allais juste… disparaître de leur vie. Je
partirai en laissant tout derrière moi, je rendrai les clefs à Maestro et je me volatiliserai,
encore, comme je savais si bien le faire.

Je devrais à nouveau changer de ville, de fringues, de nom… c’est dommage, j’aimais bien
utiliser mon vrai nom. Ange.

Contrairement à ce que je pensais, 9 n’a pas dégainé son arme. Ce n’était qu’une question
de temps.

- Alors comme ça tu as pu les soigner, elles…

A ce moment, je ressens que toute l’amertume que dégage sa voix est dirigée contre moi.

- Tu parles d’un soin, Joker est encore sur le carreau je te rappelle, elle n'est pas en
train de sillonner les rues ou les bars là, répondis-je méchamment.
1609 a un regard pour sa main mécanique. Je comprends enfin où elle veut en venir. Ma
gorge se noue un peu plus lorsque j’essaye d’avaler le contenu de mon verre.

Ouai, encore un truc que j’ai foiré. Putain de merde. Un élan de colère me remue les tripes.
Je donne un grand coup dans le flacon de pilules sur la table. Le réceptacle s’écrase au sol
et déverse les comprimés au pied de mes invités.

- T'as cru que c’était quoi ? Des anti-douleurs ? Ricanais-je.


J’ai tout fait pour récupérer ta main, plusieurs fois. Tu t’en es juste pas rendu compte.
Sauf que je sais faire de la magie, pas des miracles…
- Et tu ne crois pas que nous en parler aurait pu simplifier bien des choses ?

Sa voix est calme, froide, dure et implacable. Comme d’habitude. Pourtant ce soir, cette voix
me juge, moi, et je n’aime pas ça.

- Tu sais seulement ce que c’est, être mage ? Lui demandais-je droit dans les yeux.
- Non.
- Non, alors tu ne sais pas ce que c’est que de vivre avec une cible dans le dos. Tu ne
sais pas non plus ce que c’est que d’être chassée où que tu ailles, quoi que tu fasses
! M’emportais-je.
Alors quoi, j’aurais dû vous en parler ? Vous faire confiance ? Alors qu’on se connaît
depuis même pas deux semaines ? Et prendre le risque de me réveiller avec un
carreau d’arbalète entre les deux yeux ?
- Je n’ai rien contre les mages, au contraire, je les admire, répondit simplement 9.

Menteuse, menteuse, menteuse… personne n’aime les mages et toi tu n’aimes déjà
personne à la base. Pourquoi devrais-je seulement te croire ?

- Estime-toi heureuse que j’ai pris autant de risques pour vous sauver les miches !
Continuais-je.

Maintenant que je suis lancée, je ne peux plus m’arrêter. Moi aussi, je suis pleine
d’amertume. Pleine d’amertume de constater qu’elles m'appréciaient plus lorsqu’elles
pensaient que je ne servais à rien.

Lorsqu’elles ignoraient ce que j’étais. Comme tous les autres. Sans jamais avoir la moindre
idée de tout ce que j’avais fait pour elles. Tout ça pour quoi ? Pour venir me jeter la pierre ce
soir.

Cramée pour cramée, autant jouer carte sur table avant de disparaître.

- Dans la supérette où on s’est rencontrées, Archima, tu serais morte si je n’avais pas


dévié le tir d’une de ces racailles qui nous a prises en otage.
Quant à toi, 9, si tu as réussi à en tuer un c’est parce que j’ai réussi à le faire
complètement paniquer. Je te rappelle aussi que j’ai sauvé ta main, ton autre main,
ce jour-là.
Ah et lors de la première mission de Maestro, si je n’avais pas manipulé le bras droit
du chef de gang il ne se serait jamais retourné contre son chef. On aurait peut-être
jamais eu d’occasion aussi grosse de se faire la malle, et je t’ai soignée… encore.

Laisser parler ma colère me soulage, mais pas autant que je ne l’espère, alors je continue à
déverser ma rage sur elles qui ne m'interrompent jamais.

- Dans le club lorsqu’on devait remettre la lettre au consigliere, j’ai créé des clones de
toi 9, lorsque tu es sortie des fumigènes, pour que les orcs ne soient pas capables
de te cibler.

Elles ne disent toujours rien. Pourquoi ne parlent-elles pas ? Pourquoi est-ce qu’elles ne me
coupent pas pour me dire à quel point elles ne croient pas les paroles d’une sorcière comme
moi ?

Pourquoi est-ce que je n’arrive plus à m’arrêter de crier ?

- Oh et n’oublions pas EvoCorp hein ! J’ai fait de mon mieux pour distraire les goules
que TU avais sorties de leurs cuves ! Quand l’une d'entre elles t’a foncé dessus,
crois moi, tu aurais perdu bien plus que la main si je n’avais pas réussi à la faire
trébucher. Où si je n’avais pas réussi à faire fuir l’autre assez longtemps pour que tu
l’achèves.

Cette fois-ci je vois le visage de 9 se refermer un peu plus, va-t-elle enfin réagir ?
J’attends quelques secondes, la boule au ventre, que l’inévitable se produise.

- Je continue ? Persiflais-je finalement.

Allez, dégaine-la ta putain d’arme et pointe-la sur moi. Je sais que tu en meurs d’envie.
Pourquoi tu ne dis rien, pourquoi tu ne fais rien ? RÉAGIS PUTAIN !

9 pince ses lèvres, avant de tourner les talons, de sortir de mon appartement et de claquer
la porte derrière elle.

Je suis confuse. Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?

Archima quant à elle se tient là, toujours face à moi.

- Tu as autre chose à me reprocher ? Demandais-je d’une voix cinglante en plongeant


mon regard dans le sien.

Je n’ai pas eu le temps de finir ma phrase que j’ai vu son visage se décomposer jusqu’à
devenir pâle comme la mort. Avait-elle peur de moi ?

- Je… merci de m’avoir sauvée à la supérette. Savoir que j’ai failli y mourir, j’en ai des
frissons rien que d’y penser, m’avoua-t-elle avec une petite voix.

Elle vient de… me remercier ? D’un coup, ma colère retombe. Elle m’a prise au dépourvu.
Je ne sais plus quoi faire, ni comment réagir. Ce scénario-là, je ne le connais pas.
- De rien, me contentai-je de répondre avant de recommencer à siroter ma bouteille de
Jack.

Après quelques secondes, Archima finit par se retourner et se dirige vers la porte, mais,
lorsqu’elle pose sa main sur la poignée elle se ravise et me dit :

- Tu m’invites à boire un verre ?


- Tu veux être ma copine de murge ? Répondis-je alors.

Je n’arrive pas à définir si ma voix trahit de l’espoir où une profonde ironie, mais Archima
semble le prendre comme une invitation.

Elle s’éloigne de la porte et s’approche de la table où elle s’installe à côté de moi. Je me


tourne et attrape un verre dans le meuble à ma droite avant de le poser sur la table et de la
servir.

Elle boit son verre, du bout des lèvres, sans un mot. Je sens au fond de moi un tas de
sentiments contraires. Une tonne de questions se bousculent dans ma tête.

M’ont-elles vraiment écoutée ? M’ont-elles crue ? Est-ce qu'elles me font confiance ou me


laissent-elles simplement le bénéfice du doute ? 9 admire-t-elle vraiment les mages ou
était-ce simplement un mensonge pour mieux me poignarder plus tard ?

Tout ce que je sais, c’est qu’en cet instant, Archima est capable de se laisser aller à prendre
un verre avec… avec… une amie ?

J’enchaine les verres cul-sec tandis qu’Archima les sirote timidement. Je ne sais pas si cette
situation me rend heureuse où incroyablement confuse, peut-être les deux ?

Avant même la fin de son premier verre, je vois déjà les joues d’Archima rougirent. Elle ne
tient pas l’alcool. Pourtant elle est là, avec moi, en train de picoler à s’en tourner la tête.
Comme une véritable copine de murge.

Plus elle boit, plus elle se montre curieuse à propos de mes pouvoirs. Elle n’arrête pas de
me demander “Est-ce que tu peux faire ça ? Et ça ?”.

En temps normal, je me méfierais de ce genre de comportement, mais son regard trahissait


une véritable curiosité de sa part, et non une manière détournée de connaître mon panel
d’aptitudes.

J’aurais pu utiliser ma magie, sonder son esprit pour en avoir le cœur net… mais… je n’en
avais pas envie. J’avais naïvement envie de croire que je pouvais lui faire confiance. J’avais
envie de croire qu’elle avait choisi de rester avec moi par amitié et non pour me nuire.

Pour une fois depuis bien longtemps, je me suis surprise à lâcher prise.
Voilà comment on s'est retrouvées, à 3 heures du matin, en train de nager dans une
montagne de newYens aux côtés d’un dragon rouge centenaire crachant des feux d’artifices
en plein milieu de mon minuscule salon.

A chacune de mes illusions, Archima ouvre de grands yeux et s'émerveille comme une
enfant en poussant des “oh” et des “ouah”. Elle me fait rire. Quand ai-je ri ainsi avec
quelqu’un pour la dernière fois depuis la mort de Lilly, 66 et Viper ? Je ne m’en souviens
plus.

Après deux bouteilles que j’ai descendues quasiment seule, Archima commence déjà à
piquer du nez. Je la raccompagne à son appartement et la laisse s’effondrer dans son lit.
Petite joueuse.

Je retourne dans mon salon, verrouille la porte et entame une troisième bouteille. Le regard
fixé sur la fenêtre aux volets fermés, je me demande encore ce que je dois faire.

Disparaître ?

Pour une fois, j’ai la sensation que quelque chose de différent est à l'œuvre. Peut-être ? Oui.
Peut-être que pour une fois, je pourrais rester. Peut-être que pour une fois, je ne serais pas
une paria…

Un sourire se dessine lentement sur mes lèvres. Je sens la douce chaleur de morphée
m’envelopper dans ses bras tandis que la fatigue me gagne.

“Copines de murge” pensai-je une dernière fois avant de m’endormir sur ma chaise.

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