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NOUVEAU DÉPART

On vient de déménager. Les cartons


r'~ sont empilés dans le salon et un peu
~) partout, mais demain je vais dans ma
~ -~-î nouvelle école.
Demain, c'est la rentrée. La maison sent
le dedans et le dehors, le plancher et
l'herbe sèche, pleine de toutes nos alléès
et venues au cours de cette journée
particulière. Ça fait un peu camping...
Je garde les yeux ouverts dans mon
ancien lit, dans ma nouvelle chambre.
Sur mon oreiller, mon doudou sent le
bon vieux doudou qui n'a pas changé.
Je ris tout seul à cette idée.

6 7
La porte s'ouvre en grand, Papa pisse Je suis déjà sur le chemin d'une
la tête. Sa bouche dit quelque chose. histoire: et si la nouvelle maison
Il vient s'asseoir au bord du lit, pose s'échappait du jardin pour aller dans
la main sur mon front. la forêt?
Dans la pénombre, on se sourit.
Je commente :
- Elle est bien, notre nouvelle maison!
Il hoche la tête exagérément et brandit
les deux pouces en signe de victoire.
Je l'attrape par le cou, il parle fort contre
mon oreille :
- La nuit est calme, les chauves-souris
se baladent, les branches du grand
charme se penchent sur les belettes et
aucune voiture ne passe dans la rue.
Tu peux t'endormir maintenant, mon
Thibo.
Sa main se pose sur mon bras. Pour moi,
le silence est le même partout.
Mes paupières s'abaissent, je sens son
départ au moment ail je m'endors.
C'est lui, le grand charme.

B 9
2

CERISIER ROUX

J'enfile mes baskets, mon blouson,


range un goûter dans mon cartable de
l'année dernière. A part les baskets,
Maman ne m'a rien acheté de neuf.
J'ai voulu conserver' ma grosse trousse
qui cOl].tient tous mes feutres de couleur
/"'
"- en plus du reste. Je rentre en CMI.
J'aurais bien aimé conserver mes
copains, Bastien et Sami, de mon école
d'avant. Avec Sami, on se connaît depuis
la crèche! Il a même été le premier
à démonter mon appareil auditif, mais,
à ce qu'il paraît, je l'ai aussitôt imité
en décortiquant le second: les piles

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"
d'un côté, les embouts de l'autre, et les - J'ai confiance, vaillant petit homme!
amplificateurs bien cachés! Le jour de Ses doigts me dépeignent sans y penser.
cet exploit, ma mère n'avait pas le cœur Tant mieux, je déteste la raie qu'elle
à rigoler. Chaque appareil coûtait plus me fait les jours de rentrée ou de
d'un mois de salaire. Elle les a retrouvés consultation à l'hôpital.
en pièces détachées dans le jardin de
la crèche à deux pas du bac à sable - Je me promets de ne pas lui dire si je
heureusement, pas dans le sable. sens que ça va mal se passer à l'école.
- Thibo, tu es bientôt prêt'? C'est mieux En Cp, je suis tombé dans une classe
d'arriver en avance le premier jour, tu ne où les autres ne m'acceptaient pas.
crois pas? Je m'en souviens. Heureusement que
- Si. Attends, je prends un livre. j'ai pu changer en janvier, et retrouver
- Un pas trop gros, crie Maman. Sami dans l'autre CP... avec la
- Pourquoi? plus merveilleuse des maîtresses! Elle
- Oh, pour rien. Fais comme tu veux. m'encourageait, me félicitait, et j'ai
Elle a ses yeux chagrin et le visage tiré. appris à lire grâce à elle. Mi-février,
Le jour de la rentrée la met toujours je savais lire. Depuis, j'adore lire.
dans cet état. Et elle ne peut pas m'em- Je dévore. Quand je vois les mots,
brasser avec son rouge à lèvres de dame. les phrases, le déroulement des histoires,
- T'inquiète pas, Maman. Elle sera très je comprends du premier coup et tout
bien, la nouvelle école; je vais me faire seul. Comme tout le monde. Depuis
plein de nouveaux copains. la rentrée, je lis Le merveilleux voyage de

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Nifs Holgersson à travers la Suède. À cause
de l'oie sur la couverture et de l'enfant
qui s'envole avec elle.
Quelle importance que ce livre soit
gros?

Dans l'ancien quartier, on sonnait à


mi-chemin chez Sami, et l'une ou l'autre
de nos mères nous accompagnait jusqu'à
l'école par un boulevard bruyant.
Ici, c'est très différent. Les arbres sont

1\
( ...
~

~~l\
.......
"''''',.
-
t ......" - partout et j'entends le chant des oiseaux.
Fini le brouhaha confus des voitures,
des bus du centre-ville, qui augmentait
'\'/ ,\
\, ',
<0
"" - les bouchons dans mes oreilles. Maman
chantonne en marchant, je lui souris.
Au bout de notre petite rue, on traverse
une ancienne voie de chemin de fer
puis un lotissement. Au feu tricolore,
une femme en gilet fluorescent oblige
les véhicules à freiner devant l'école.
Beaucoup d'élèves se pressent et, passé le

'4 '5
porche, je découvre deux bâtiments. ciment. Maman me montre le rang des
Autant de cris, de paroles, d'appels CM!. Je le rejoins.
autour de moi que d'élèves et de parents. - Léon-Blum, me répète Maman,
Tous s'exclament, hurlent et gesticulent, soucieuse que je ne me perde pas et
sauf Maman et moi. Je ne connais que j'entegistre le nom de l'école dès
personne. Ne saisis rien de ce qui se dit. le premier jour.

- récole élémentaire Léon-Blum est Mon école précédente s'appelait


celle de gauche. , Commandant-Arnaud. Léon, c'est mieux
Maman réapparaît du groupe des mères que Commandant. Mais je préférerais
qui l'ont renseignée et me pousse vers « Trois Platanes» ou « Cerisier roux ».
l'escalier. Pourquoi est-ce qu'on ne demande pas
En haut des marches, la cour est grande. aux enfants de baptiser leur école?
Trois platanes, un triangle d'herbe un Comm~ ça, en plus, on changerait de
peu en retrait sous un arbre au feuillage nom chaque année! Génial, non?
orangé. Il ressemble au cerisier qui
pousse devant la fenêtre de ma chambre.
Ça me plaît.
Les robes des filles et les sacs à dos
mettent des couleurs dans la cour.
Peu à peu, les élèves s'alignent devant
les poteaux ronds du grand préau en

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3

LES FILLES

Le tapage s'arrête. Les enseignants


arrivent. La maîtresse qui se place en tête
de ma file est correcte. Mais celle du
rang à côté est souriante, cheveux longs
et dorés: les CM2 ont de la chance.
Man;an parle avec la maîtresse correcte..
Je les rejoins sur un signe. Je suis content
d'aller à l'école et, de près, la maîtresse
. .
est vralment mleux.
La maîtresse répond « oui, oui}) chaque
fois que Maman lui parle. Puis me.
répète son nom plus fort :
- Je suis Madame Chevalier.
Je souris jusqu'aux oreilles: je ne vais pas

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m'ennuyer avec un chevalier. Maman très noirs me fait une grimace que je lui
lui demande un rendez-vous, mais la rends. Le soleil tombe sur mon bureau,
maîtresse ne nous regarde plus, alors il fait beau. Deux pigeons beiges
je retourne dans le rang. r
survolent la cour. étire le cou, ce sont
des tourterelles.
Dans le couloir, une fille me dit
bonjour, puis une autre et encore une Et puis l'école commence pour de vrai.
autre, comme si les trois copines La maîtresse écrit la date au tableau avec
décidaient de s'occuper du nouveau. une craie. Je croyais qu'on en aurait un
Je m'entends bien avec les filles. Dans blanc informatique, mais il est vert
mon ancienne école, à part Damien et normal. La fenêtre encadre le bel arbre
Sami, tous mes copains étaient des filles. à l'écart.
La maîtresse me place au deuxième rang, Peut-être que, par beau temps, les cours
à côté de la première fille qui m'a souri. auront lieu sous le cerisier?
Ses tresses brunes aux élastiques rouges
bougent sans arrêt, elle a l'air joyeuse.
r ai de la chance. En plus, je suis dans
la rangée sous les fenêtres! Double
chance! La fille sort ses affaires: un
carnet, une trousse avec plein de feutres,
elle aussi aime dessiner. Des garçons
chahutent. Le plus costaud aux cheveux

20 21
4

MAUVAIS COUP
~-----
t

~

,
''lI.'.1-a.
,-"-"-+-,
1.....IL)l ......
~

- Tu boites? s'inquiète Maman.


- Un peu, je grimace en tirant la jambe.
-..... - Tu t'es fait mal?
- Hier, on est allés au stade faire du
sport, je me suis cogné le tibia.
-~
- Montre-moi.

~
_J(,- Je relève le bas de mon pantalon.
- En effet, tu as un gros bleu. Vous avez
w. joué au foot?
- Non. Je me suis tapé pendant le saut
en hauteur.
- La maîtresse t'a passé une pommade
à l'arnica?
Je secoue la tête.

22 23
- Tu ne lui as pas dit, Thibo ? - Lou, ma voisine de table, est très
-Non. gentille. Elle est super bonne élève et
- Dommage. Dépêchons-nous, avant la ses deux copines, Chloé et Kim, aussi.
pluie! - Tu es bien tombé, alors.
Oui, je suis bien tombé. Surtout hier
Les nuages sont de plus en plus noirs. à la récré, mais je préfère ne pas lui en
Hier, à la récré, les garçons de la classe parler. Je veux me débrouiller. Je vais
faisaient un match. Ils m'ont appelé aller vers les garçons qui aiment rigoler
sur le terrain parce qu'il manquait un et qui se moquent de perdre un match.
arrière, mais je suis nul au foot. Quand Je ne suis pas un nul. A la corde lisse,
ils l'ont réalisé, ils ne voulaient plus de j'atteins le sommet alors que d'autres
moi. Je n'ai pas compris qu'ils me n'arrivent pas à soulever leur derrière !
criaient de sortir du jeu, alors ils m'ont - Tu ne boites plus? dit Maman
poussé et j'ai reçu un coup de pied. - Je n'ai.pas envie d'arriver le dernier.
Ce n'est pas grave, le foot ne m'intéresse - Alors traverse vite au vert, Thibo.
pas. Je suis bon aux billes. Mais, dans Mon bus arrive, je te laisse.
cette école, ils ne jouent qu'au foot ou au
rugby. Le rugby avec les mêlées, ce n'est Les nuages crèvent d'un coup. Lou me
pas la peine d'essayer. Y a que les filles double sous un parapluie jaune vif,
qui jouent au loup glacé ou à l'élastique. recule, me prend le bras, m'abrite.
- Ta nouvelle classe est sympa? insiste On court en riant comme des fous sous
Maman. l'averse qui claque et tambourine.

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- Déluge! hurle Lou. attention à ne pas utiliser trop de mots,
- Lécole va se transformer en arche de de phrases compliquées au milieu du
Noé! Génial! vacarme.
- Mes chats! On les emporte ! Est-elle déjà mon amie?
Lou hurle toujours à cause de la pluie.
- Avec les tourterelles de la cour et tous
les loups de la Terre!

On s'engouffre sous le préau. Je vois


ses lèvres s'ouvrir, se fermer, je tente des
. . .
gnmaces pour commumquer, en vam.
Élèves et maîtres, tous se sont réfugiés là.
Terrible tintamarre entre les murs.
Machinalement, je m'apprête à éteindre
mes appareils auditifs, mais le regard de
Lou retient mon geste. Je me rapproche
d'elle, et glisse à son oreille:
- J'ai bientôt fini Le voyage de Nils. Si tu
veux, je te le prête.
- D'accord.
Elle prononce juste ce mot et me
regarde. Lou a compris. Elle fait

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'\1." 4 5
3
S'3::'-2
~~ IMPITOYABLE
"1'!-'"
<y'\
Madame Chevalier n'est pas correcte,
en fait. Je ne l'imagine plus du tout sur
un cheval blanc. La maîtresse n'aime pas
les rêveurs, les inattentifs. Encore moins
ceux qui ne répondent pas quand on les
appelle, ou parlent sans être interrogés.
Pendant ·les mathématiques, j'admirais
le cerisier. Son feuillage rouge marron
tombait sur l'herbe et le banc. Je
surveillais les allées et venues de ses loca-
taires, les tourterelles, quand Madame
Chevalier m'a interpellé. Le regard
j ..
v •
encore plongé à l'extérieur, j'ai entendu:
..p.
- Thibo, donne-nous ton « N'arbre» !
- Cherisier !

28 29
Toute la classe s'est esclaffée, Lou ·m'a fois plus attentif que les autres me
fait les gros yeux. Des yeux de hibou. fatigue. Madame Chevalier n'est jamais
Madame Chevalier, très agacée, s'est indulgente.
, ,
detournee: Lorthophoniste me fera réviser le « che»
- Louis, donne-nous ton résultat. et le « ce ». Les noms des arbres, je n'ai
-37 ! pas envie de les abîmer. Je vais chez l'or-
- Exact. Thibo, sors ton carnet de thophoniste deux soirs par semaine. Elle
• o. 1

liaison, je suis obligée de prévenir tes est sympa, malS souvent Je SUIS creve,
parents de ta mauvaise volonté en classe. j'aimerais mieux rester tranquille à la
Et on ne dit pas «cherisier» mais maIson.
« cerisier », a grimacé Madame Chevalier. À la récréation, je me réfugie sur le banc
dans l'odeur de feuilles mouillées.
Je n'entends pas beaucoup, alors pour Les aurres jouent au foot. Je ne me sens
suivre les leçons, je dois observer à la fois plus forcé de participer aux matchs,
le tableau, la maîtresse et les élèves! Sans même s'ils se moquent de moi qui lis à
décrocher une seconde. Sinon je perds chaque récré. Je soupire, je n'ai pas
le fil et je ne comprends plus les paroles beaucoup d'amis dans la nouvelle école.
échangées. Pour me faire mentir, Mathias, le gardien
C'est partout pareil. Toute la journée, de but rigolo, me fait de grands signes
je regarde les visages pour décrypter les complices quand Lou et compagnie fon-
expressions et lire sur les lèvres. Pour cent sur moi. Pas trop discret, Mathias,
anticiper ce qui va se passer. Être trois mais je crois qu'il devient mon copain.

30 31
Les trois filles font un concours de
barrettes, ça en jette! Lou gnmpe sur

"\.r~
le dossier du banc:
- Qu'est-ce que tu lis? Fais VOIr:
Jonathan Livingston le goéland
- Écoute ça: « Mes frères! s'écria
Jonathan. Mille années durant, nous avons
joué des ailes et du bec pour ramasser des
têtes de poisson, mais désormais nous avons
une raison de vivre: apprendre, découvrir,
être libres. » Tu vois que c'est bien.
Ce Jonathan, c'est un drôle d'oiseau,
il ne respecte pas les limites de son
espèce,. il est épris d'idéal!
- Épris d'idéal? répète Chloé.

--.....
~i'" . . .
~-
.r~_
Je suis étonné. D'habitude, c'est moi qui
répète. Ses copines me décortiquent
comme si j'étais un insecte d'une espèce
-- inconnue et s'en vont. Lou fait des yeux
de loup profond:
- Tu me lis la suite?

32 33
,
-- -.
.~

6
([1 ~ \~
~~

-
... ........
- .....e$ LES DRAGONS DE Lou
~.
'\ '\
1'\
. . . .1, .
.... -

Maman brandit mon carnet de liaison


sous le nez de mon père:
- Écoute ça: « VOtre fils n'estpas dans une
école qui lui convient. » Voilà, tout est à
recommencer, lâche 'Maman, découragée.
Chaque rentrée, c'est elle qui discute,
. , .
argumente sur mon Integration en me
présentant au nouvel enseignant. Moi,
je suis content d'être dans une école
« normale ». Je pourrais le dire si le direc-
teur me posait la question. « Normale »,
ça veut dire l'école publique ouverte à
tous les enfants du quartier. Une école
qui n'est pas réservée aux sourds.

34 35
Dans ma famille, je suis le seul qui
n'entend pas, alors je n'ai pas l'habitude
de fréquenter des sourds. Je suis bien
avec les entendants. Mais je vois que
pour eux, c'est étrange.
Est-ce qu'il existe une école pour
les aveugles, une école pour les « en
fauteuil », une autre pour les sourds?
Et si on est sourd et en fauteuil, qui tire
au sort pour savoir dans quelle école
s'inscrire ?

Je laisse les parents discuter. Je reviens de


la bibli0thèque. Elle est proche de notre
petite maison, la chance! Je mets les
livres en piles de chaque côté de mon lit.
, À portée de main.
~.
Je m'allonge à plat ventre pour regarder
le grand livre des dragons. Ce matin,
Lou m'a montré ses dessins. Elle est la
reine des dragons, elle sait très bien les
dessiner. Je suis resté bête, je ne pensais

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pas que Lou s'intéressait aux dragons. pour l'aider! Elle pétait à chaque
Elle en a inventé des fabuleux, avec marche. Quand j'ai raccroché, on était
des ailes, des gueules, des pattes, morts de rire.
des couleurs extraordinaires. Sa copine Maman, des fois, je ne l'entends pas
Chloé dessine des princesses et leurs parler, mais Sami, je comprends tout
costumes. Kim ne fait que des chevaux, ce qu'il me dit. Est-ce parce que sa voix
mais elle en reproduit même les muscles. fait partie de ma vie depuis que je porte
A nous quatre, on va inventer une des appareils auditifs?
histoire géniale. Je ne peux pas quitter Si sa belle voix grave avait une couleur,
• A •

l'école maintenant ! ce serait surement vert saplll.


Peut-être que Mathias se mettra avec
nous. Rester immobile est un supplice
pour lui, alors il n'a rien promis.
Quand on parle, il ajoute toujours des
trucs qui font rire. Un peu comme
Sami. Sami, je ne l'ai pas revu depuis
le déménagement. On s'est juste parlé
au téléphone. Il m'a raconté qu'en
grimpant aux arbres du boulevard
devant chez lui pour jeter des avions
en papier, il était resté bloqué et que la
vieille qui pète avait sorti son escabeau .

38 39
7

~
1. • • " L~l
ACCROCHAGE
, III •

S'il n'y avait pas cette histoire d'école,


le quartier serait bien. J'ai le droit d'y
faire du vélo. J'ai reçu le VTT de mes
rêves en cadeau: cadre rouge, fourche
suspendue, six vitesses, freins V-Brake
avec « p.ower control» et casque assorti.
l' Mais le casque appuie trop sur mes
Il
..:.~~~ ~
Il
....
appareils, qui se mettent à siffler et,
quand je l'enlève, il les arrache.
Je l'oublie dans ma chambre.

Je sors de chez nous. Tourne à gauche,


à droite, à gauche, repasse devant le
portail en pédalant à fond pour un

40 41
grand tour qui englobe le lotissement.
Je me chronomètre. Lair vif soulève mes
cheveux, le froid me pique les joues,
je regarde droit devant. Je pars pour le
tour du monde. Les ralentisseurs
s'appellent Himalaya, le haut trottoir
devient la Grande Muraille de Chine.
Je force sur les pédales, sprint pour
rejoindre l'Australie, et...
Big! Bang! Une voiture surgit. Chute
libre dans le Pacifique Nord.
Langoisse de l'inconnu qui se précipite
sur moi m'effraie. '
Je me concentre sur sa bouche pour
distinguer ce qu'il répète:
- Petit, réponds-moi!
Je souris pour le rassurer. Je suis sonné.
Le choc a éteint mon appareil droit.
J'abaisse et relève le potentiomètre,
j'insiste. Plus rien. Le gauche fonctionne,
ouf
- Mal à la tête, gamin? Envie de vomir?

42 43
Je dis non de la tête. Lhomme me simefabuleux et mon doudou serait
soulève dans ses bras en costume, heureux de ma présence. Je louperai
m'allonge sur la banquette arrière de l'école et passerai ma journée dans
sa voiture. Parfum cuir. Sa moustache l'encyclopédie que Papa vient d'acheter
frémit à deux centimètres de mon au vide-grenier. Vingt volumes pour le
vIsage: prix d'un dictionnaire parce que les gens
- Tu habites la petite maison au portail préfèrent les recherches sur Internet.
vert? Moi, j'adore tourner les pages, lire au
- Oui, je dis en m'asseyant, tout hasard, passer d'un sujet à l'autre.
tremblant. Un jour entier d'école buissonnière,
Dans le rétro, j'ai l'air décomposé. Il me peut-être deux si j'insiste. Sans l'affreuse
surveille avec inquiétude. Madame Chevalier. Plus elle s'énerve
- Tu te sens bien? sur moi, plus suivre ~es leçons devient
- Ça va. difficile
- Je ldaxonne toujours quand je sors en Pourquoi est-ce que la maîtresse ne veut
marche arrière de mon garage. Tu n'as pas me regarder en face pour me parler?
pas entendu? A-t-elle peur des sourds?
-Non.
Mon vélo dans le coffre, il me reconduit.
On est mercredi, pourvu que Maman
propose de sa voix mauve que je me
repose demain. Ce serait supergrandiss-

44 45
8

PAR CŒUR

Par la fenêtre, je les vois tous les deux.


Les parents sont en avance, ils attendent
à l'entrée de l'école. Maman a échangé
son blouson de motarde contre un
manteau de dame et Papa a enfilé son air
sérieux. Je leur fais un signe qu'ils ne
voient pas au travers du cerisier nu.
~ .
.. _,
.
. ;~41 •
Des pies ont remplacé les tourterelles.
Mes parents arrivent dans la classe.
-~,~" ". "
• .. Je me jette dans leurs bras malgré le
regard pincé de la maîtresse. Je reviens
vers elle, entre eux.
Avec les élèves de l'étude qui crient
dans la cour et ceux qui courent encore

46 47
dans les couloirs, pas la peine que
j'essaie d'entendre les adul tes.
Je m'installe à mon bureau avec une
bande dessinée que j'ai apportée. Assez
vite, mon père vient me chercher. Je suis
f'!:' le centre de leur discussion. Poliment,
je souris à la maîtresse crispée. Elle me
· .
..
f' .." ~1
'-'
'

Il demande:
- Thibo, récite l'alphabet.

)~
-A, D, V, B, E...
- Comme vous le constatez, il ne le
sait pas! A son âge! ,
Elle prend mes parents à témoin,
. .
vICtOrIeUse.
- Mais il sait lire, objecte Maman.
- Ce n'est pas la question. Cet enfant
doit connaître l'alphabet ...
- Est-ce qu'il lit bien, oui ou non?
questionne Papa, agacé.
- Il fait partie des meilleurs lecteurs
de la classe, murmure la maîtresse en
regardant ailleurs.

48 49
-Ah bon! et les mois de l'année dans l'ordre,
Les parents sont soulagés. Moi, je le propose Papa.
savais déjà. - Cela ne suffira pas. J'ai une classe
- Être lecteur ne suffit pas pour rester entière sous ma responsabilité, votre
dans cette école. Votre fils ne connaît fils n'est pas le seul dont je dois
pas non plus l'ordre des mois de l'année. m'occuper!
- C'est vrai? me demande Maman, qui - Bien entendu, souffle Maman avec
ne s'en était pas rendu compte. lassitude.
Papa éclate de rire. Moi aussi. Nous, Elle a sa voix beige et plate.
on sait comme Maman s'emmêle dans - Mais Thibo a 19 en grammaire!
les dates. Mais on reprend vite notre réplique Papa. Il assimile les règles en
sérieux, la maîtresse a blêmi de colère. lisant des romans.
- Une liste qui n'est pas rattachée - C'est la preuve qu'il est capable d'ap-
à quelque chose de concret est très prendrç~, rétorque Madame Chevalier
difficile à apprendre pour un enfant avec humeur. Votre fils sera mieux dans
sourd, explique Papa. Puisque Thibo un établissement adapté, j'en ai parlé
lit parfaitement, savoir l'alphabet n'est au directeur et...
pas fondamental, n'est-ce pas? - Alors nous prendrons rendez-vous
- Les élèves de ma classe le connaissent avec lui, coupe Papa. Au reVOlf,
par cœur. madame!
Maman observe le cerisier par la fenêtre. - Attendez, il y a autre chose.
- Nous lui ferons répéter les lettres Papa s'immobilise, Maman ferme les

sa SI

,-
yeux une seconde. La maîtresse continue
. .,
sans pItie:
- Votre fils ne peut s'empêcher de

~ me prendre la main quand je suis à


proximité de lui. Un geste inadmissible
à son âge. Il faut qu'il change.

•,~ ~./< Le silence est blanc et coupant comme


le givre. Mon père regarde lui aussi le
cerisier. C'est lui qui m'apprend à recon-
.- naître les arbres, les étoiles et les oiseaux.

L Mes parents savent que, pour inciter la


personne qui me parie à se placer face à
moi, j'ili pris l'habitude de la toucher.
En général, les adultes le comprennent

l

,

~~. ~J) ~
è\

~ . '
1
i
1 .")
Il\\':'
"\~,
et deviennent plus attentifs. Ma mère,
furieuse, me prend par l'épaule et nous
tournons le dos à Madame Chevalier.
Est-ce qu'elle, la maîtresse, pourrait
réciter sans se tromper la liste des
planètes de notre galaxie? Et la liste
des plus vieux arbres d'Europe?

52 53
9

MATHIAS LE TERRIBLE

/,0
_"-- '""M' J
, ..::?::."/ .~.
·,1 ,,-.,~\-
Cet après-midi, mes amis sont chez moi.
,~_..
"'\ ~"" \.,...~
.~ -;;:, &--
"'" - < ~ ,,;'"
,',
1
On a décidé d'avancer notre histoire

->(~--2~')~'1:) li
dessinée. Le sol de ma chambre est
jonché de papiers. Mathias n'arrête pas

"
.,..
0J" /'
-?
-/-,-..-~/
/ /"
iz

~
-J/
J' de bouger. Pour finir,' il écrase ma boîte
de quar,!-nte-huit crayons de couleur.
/ Énervé, je le pousse hors de la pièce.
\. Il réapparaît à l'extérieur, tambourinant
à la fenêtre :
- Maniaque! Macaque maniaque!
Je réplique:
- Pingouin! Cimpansé! Diblodocus
moche!
- Chimpanzé, diplodocus, corrige Chloé.

54 55
Mathias agite son derrière et fait le pitre: de joie en se jetant dessus et puis on
- Horreur! hurle Kim quand la langue se tait. Nos bouches sont pleines.
de Mathias s'écrase sur la vitre.
- Beurk ! Je vais te la trancher d'un coup Après le festin, on retourne dessiner.
d'épée, menace Lou à l'instant où Mathias suggère d'ajouter des nez
Maman passe la porte. de cochon aux princesses ailées, et
- Venez goûter, propose-t-elle avec un de mettre des patins à roulettes et des
long regard étonné sur ma copine. crinières en crème chantilly aux
Dans la cuisine, il y a exactement ce chevaux. Chloé transforme ses dessins,
qu'on préfère: sucre roux, confiture Mathias grogne comme un porc et
rouge, miel doré, chocolat fondu on se marre comme des baleines.
fumant et une bombe de crème Je regarde les autres, ils sont contents
chantilly, que Maman s'empresse de d'être ici. Je suis heureux. Mes nouveaux
mettre hors de notre portée. amis me Pl1rlent et agissent avec moi
- Elle sera pour plus tard. Lorsque vous sans problème. Quand je leur réponds
serez calmés. à côté, ils prennent juste l'air étonné,
- Je suis très calme, madame, dit un air que je reconnais pour chacun
Mathias, qui vient de claquer la porte mallltenant.
d'entrée. - Pourquoi tu ris? me demande Lou,
- Je vois, mais vous attendrez un peu dont je comprends presque toujours
pour que je vous rende la chantilly. la voix cerise.
À la vue de la pile de crêpes, on hurle Je fais celui qui n'a pas entendu. Je ne

56 57
peux pas lui répondre que ça me fait
marrer de me retrouver avec autant de
copines et un seul copain!

Quand ils s'en vont, je repense à l'école.


Depuis la semaine dernière, la maîtresse
nous enseigne chaque matin des notions
8 d'anglais. C'est coton, les notions!
Quand je récite l'alphabet anglais, je
reproduis le gargouillis de la fontaine du
quartier. Mais je suis le seul à savoir que
la fontaine récite l'alphabet anglais.
Gowlouyou glow glow. :.
. - Do Y01f understand ? a écrit Lou sur ma
-..,r.J-"T~~" -.~..,..---:.v: • ·-'\24..Z !,!iIÇ}.$ _? 3:;;:; 4!' .,.,#2,kl_?_;, . @ 6
gomme.
Évidemment, Madame Chevalier a
trouvé mon antisèche et son anglais
a aussitôt dérapé dans les aigus. On ne
l'avait jamais vue dans une telle colère.
Plus les horribles sons ricochaient contre
mes oreilles, plus sa bouche se défor-
mait. Alors, j'ai éteint mes appareils.

58 59
Tout à coup, la maîtresse m'a attrapé par débrouiller avec les malentendants.
le bras pour me traîner jusqu'au bureau J'avais donc un allié dans l'école et pas
du directeur. n'importe lequel: le directeur !
C'est lui qui, avec patience, m'a fait
signe de me reconnecter. La maîtresse Mais j'ai bien vu que l'idée de se
hurlait toujours. Quand elle s'est enfin retrouver en position d'élève ne plaisait
arrêtée, j'ai expliqué d'une traite que pas du tout à la maîtresse. Limaginer
je n'arrivais pas à distinguer les mots assise à l'un de nos petits bureaux
étrangers, que l'anglais était comme m'a fait sourire et le directeur m'a prié
une bouillie et que, de toute façon, en fronçant les sourcils de faire des
la maîtresse ne m'aidait jamais. efforts, moi aussi. Un point partour.
.. Je me suis tu pour regarder le directeur La maîtresse a repris son air déterminé
avec appréhension, mais, à ma grande et j'ai compris que ce n'était pas gagné.
surprise, il n'avait pas l'air en colère. Si elle yeut vraiment me renvoyer
Brisant le silence, il m'a expliqué que ce de l'école, que vais-je devenir ?
n'était pas si facile pour Madame
Chevalier.
Tu parles ! La maîtresse entend des deux
oreilles et c'est une adulte... Mais j'ai
gardé mes réflexions pour moi parce que
le directeur était en train de lui proposer
une formation pour apprendre à se

60 61
10

FAUX PRINTEMPS

r.,)
. ."1
..... , '1',:,1 ,,, .'.1 . ,
Merveille des merveilles du monde,
l'arbre de la cour s'est transformé en
bouquet géant.
. .,
",, Dans notre jardin, le cerisier n'est pas
~
'. ~\. 1\ • ."
,
\ fleuri. Mystère. Ni aucun autre arbre.
,~
\'I{

Je détaille longuement les fleurs roses


serrées et lumineuses. Puis je grimpe
l'escalier en courant. Je suis le dernier
à entrer dans la classe.
- Tu te souviens, Thibo ? On a contrôle
de français, chuchote Lou à mon oreille.
- Mais tu es excellente en français,
tu vas le réussir.

62 63
- Oui, mais si je rate, et si j'oublie tout, - Est-ce que, s'il vous plaît, je peux
et S1. .. aller chercher quelque chose dans
- Regarde le cerisier en fleurs au lieu de l'encyclopédie pendant le calcul oral?
paniquer. Promis? -Acoé.
- Promis. Et déjà elle pose la devinette
1
mathématique suivante avec sa VOIX
Sa voix tremble gris souris comme avant de présentatrice météo pressée.
chaque contrôle. Pendant celui de Lou me pousse du coude:
récitation, l'autre jour, elle n'arrivait - Lève-toi! Elle t'a dit: « Accordé ».
plus à articuler alors qu'elle connaissait
le poème par cœur. Au fond de la classe, je tourne les pages.
Lou se bloque. Alors je lui souris en Trouve la réponse. Me retiens de crier.
grand pour lui donner des forces. Prunus serrulata .' Le cerisier qui fleurit
Pour l'instant, on fait du calcul mental. en une;; multitude de fleurs roses
Je suis bon en calcul mental, mais et doubles au printemps se nomme
seulement par écrit. Mais écrire les « cerisier du Japon ». C'est un arbre
chiffres ralentit la maîtresse, qui préfère d'ornement qui ne donne pas de
qu'énoncés et réponses fusent à travers la fruits.
classe. Au lieu de rester à l'écart, comme Je reviens joyeux à mon bureau, salue
d'habitude, je lève le doigt. Étonnée, à travers la vitre le beau Prunus serrulata
elle me donne la parole. J'en profite et glisse un petit papier à ma voisine.
pour demander en parlant très vite: J'y ai écrit:

64 65
« Le cerisier de la cour est japonais et il est
le porte-bonheur de Lou. Lao- Tseu l'a dit. Ii
Elle pouffe derrière sa main. J'ai réussi.

Samedi dernier, mon père nous a fait


mourir de rire en déclarant à notre
insupportable voisin :
- Si le ciel est bleu, il est bleu. Et s'il
est bleu, le cœur est heureux, a dit
Lao-Tseu.
Papa avait sa voix sentencieuse grenat.
(
Le voisin, qui passe son temps à se
plaindre, a tourné les talons. On en
riait ençore en le racontant au repas.
Lou mangeait chez nous. Depuis, on
accommode le sage chinois Lao-Tseu
à toutes les sauces.

Lou coince sous ma trousse un papier


roulé serré comme à la loterie. Je le
déroule sous mon bureau pendant que
la maîtresse distribue les cahiers de

66 67
contrôle. Mon amie a dessiné un c"œur le soir. Ni rester malheureux tout au
vert strié de nervures dorées au milieu long de l'année scolaire.
d'une couronne de fleurs roses et Est-ce que lorsqu'on entend tous les
rondes. C'est joli. bruits de la vie, on n'a plus envie de
Quand je sens Lou s'agiter sur sa chaise, sourire ?
je la fixe. Elle lève les yeux sur le cerisier Ou est-ce de ne pas entendre la vie qui
japonais, tombe sur mon plus grand donne l'envie de sourire?
sourire d'encouragement et cesse de Et qu'en dirait Lao-Tseu ?
mordre son crayon.

Madame Chevalier n'aime pas que je


soutienne Lou. Elle me lance son pire
regard. Mon sourire la dérange. Je ne
corresponds pas à sa vision de l'autre,
c'est Maman qui dit ça. Des mots
compliqués sur ce que je ressens tous les
jours en classe. La maîtresse n'accepte
pas que je sois bon élève alors que je
n'applique pas ses méthodes. Elle ne me
supporte plus. Elle m'en veut.
Ce n'est pas parce que je suis sourd que
je dois pleurer le matin et me désespérer

68 69
11

SILENCE RADIO

Dans la cuisine, la radio est réglée


beaucoup trop fort. La vieille chaudière
à gaz ronfle, c'est Maman qui prend sa
douche. La pluie tombe, frappe et crisse
contre les vitres. Encore une journée
d'école avec les récréations forcément à
l'abri, dans le raffut du préau, j'en ai
marre. Marre du vacarme qui m'isole.
Le lait a refroidi dans la casserole,
beurk! Je déteste la peau qui s'est
formée. Je verse trois fois trop de cacao
dans le bol, le pain est rassis. Je n'ai pas
faim. Papa ouvre la porte dans mon dos
en sifflant à pleins poumons. Je plaque

70 71
mes mains aux oreilles, un sifflement
suraigu sort des affreux bidules. Je les
arrache, les balance loin, cours dans
ma chambre. Mais qu'est-ce qu'ils ont,
ce matin! Des cauchemars plein la tête,
je me jette sur mon lit, m'enroule dans
la couette. Je n'en peux plus.

C'est la faute des parents. Ce sont eux


qui m'ont forcé à déménager. À Léon-
Blum, dès que j'ouvre la bouche,
les autres se moquent. Ils hurlent
de rire pour être sûr~ que j'entende.
Les garçç>ns m'en voulaient déjà parce
que je ne joue ni au foot ni au rugby,
mais maintenant, toute l'école est
persuadée que je fais des manières.
Des chichis. Il paraît que je conjugue
les verbes à des temps inconnus, pires
que le passé simple et le passé antérieur.
Les garçons me traitent de « chochotte »,
de « mauviette» ou de « chamallow »...

72 73
Si, en plus des leçons d'anglais; colère pour une histoire de patins à
de l'orthophonie, il faut que j'apprenne roulettes. J'ai balancé mes deux appa-
leuts injutes imprononçables, je n'y reils Sut les graviers du parc. Foutus.
arriverai jamais! Les deux d'un coup. Autour de moi, la
Mon père me retourne, fort et calme. ville était devenue silencieuse. Les chiens
Ses grandes mains loutdes de tristesse. n'aboyaient plus, les voitutes se taisaient,
Il me passe un des appareils auditifs les êtres humains étaient des morts-
pOut que je le mette. Lautre est piteuse- vivants. Dix jours sans entendre. Ni
ment posé sur une serviette tachée Sami, ni personne. C'est très long. Après,
de chocolat. Je le regarde, catastrophé. on m'a prêté des appareils de rechange
Papa articule : impossibles à régler. Au moins, j'enten-
- J'ai appelé mon travail pour prévenir dais, mais les voix des parents,
de mon retard. Va prendre une douche, des amis, étaient bizarres; déformées. À la
cela te fera du bien. Ensuite, je te maison, <était difficile de se comprendre.
conduis chez l'audioprothésiste pOut Je me mets à pleurer. Maman arrive,
faire tester ton appareil. livide sous ses cheveux mouillés. On est
- Donne, je vais l'essayer. à bout tous les trois.
- Pas la peine, Thibo. Au COutS préparatoire, quand j'ai su lire,
Papa actionne le potentiomètre, referme j'étais plein d'espoir. J'ai demandé au
la main autout de l'embout, aucun médecin qui s'occupe de moi à l'hôpital :
sifflement, rien. Il est hors d'état. - Quand mes oreilles auront grandi, est-
Lannée dernière, je me suis mis en ce que je pourrai enlever les appareils?

74 75
12

RAS-LE-BOL

Le ciel est lourd et noir. Une étrange


, lueur se reflète sur le tronc du cerisier
\
\ \\ \ " du Japon.
\
\
,\ ,
\
\
\\ \
, \1 Je suis debour devant le tableau et la
classe rigole une nouvelle fois de mon
anglais inventé. J'en ai plus qu'assez des
moqueries, je leur envoie des grimaces.
Madame Chevalier me punit. Au lieu
d'écrire une rédaction - j'adore ça! -,
je dois faire cent lignes en anglais.
e est totalement injuste. Absurde.
Surtout que la maîtresse a fait exprès
de me faire réciter en anglais. Son air
narquois ne m'a pas échappé. Facile
pour elle de s'acharner, je la déteste.

]6 77

1
\ \
, \ '\
La cloche sonne la récréation et crève les
~
\
nuages. Vent et pluie. Le flot des élèves
\ 1 \ ,I \ 1\ . \, \
il"'&i(\" , me projette dans le préau. Où sont Lou
\, . \ \ \ , . , \'
l ';,.\ ,\,

"\\~\' "~,;,,,,,('lU\1 \ et Mathias? Je ne les vois pas.


~;;.'
.~_ \ 1Ir'\ \ •
•~.tl~'
~~ ~..Il
"'l
Il . -...",;,\ ~ ~'\ 1
1 \ \
\ ~I
......
\ \ 1 .\
Soudain, le visage de Madame Chevalier
se déforme à un mètre de moi. Elle me
\·11\ \ \ l' \1\,\ \
\\ \ ,\/t;~\\\
\ ' menace de la main, qu'est-ce qu'elle me
, ,\ \,
\
\
\
\ ' veur encore? Je n'ai rien fait.
\ """,.. ,\1 ....
~
1 \\ \ . \

\' ,) '. li Mains sur les oreilles, je m'échappe de la


\,. '~,'l~~'~
J.'" II'
\}l \ \.1
fureur du préau. J'ai besoin qu'on me
laisse tranquille. Un éclair fend le ciel,
\ ~ . \.J , " \ des trombes d'eau s'abattent sur la cour.
Le pqrtillon du fond est entrouvert,
"
.l. ,.,./~",
.' \" \ .. c'est tentant. Je fais un grand pas,
\ '.
\. <;
~
C
\\'
fr\_0\
\.", \ ..."
des gouttières se déversent dans mon
cou. Je regarde en arrière, personne ne
\ " fait attention à moi. Sous un rideau de
pluie, je me précipite vers la sortie.
En colère, je fonce n'importe où, mes
cheveux dégoulinent sur mes yeux.
J'enlève mes appareils, les fourre dans

78 79
ma poche en les essuyant comme Je J'ai froid. Engourdi, j'ouvre les yeux.
peux contre le tissu. Je ne sais pas depuis combien de temps
je suis ici. Des rigoles se sont formées
Un camion me frôle et m'éclabousse, autour de mes jambes. De dessous le
je suis trempé. Devant moi, un grand feuillage, j'observe la statue, une lyre
cèdre domine la rue. Je pénètre dans dépasse de son bras gauche. Contre lui,
le square désert. Ni cabane ni jeux où le visage du directeur surgit. Les mains
m'abriter, mais une statue géante et pâle en porte-voix, il appelle. Le directeur en
frappée par l'averse. Au moment où je personne me cherche! Je ris en douce
passe derrière son dos pour me protéger et m'aplatis sous les lauriers. Pour ne pas
des rafales, l'orage cesse. Je me glisse au me faire surprendre, vite, je remets mes
cœur de l'épaisse haie qui pousse contre appareils auditifs.
son socle. Sous les feuilles de laurier, - Thibo, Thibo !
le sol est moins détrempé qu'ailleurs. Ils sont plusieurs à m'appeler. Quand
Madame Chevalier traverse mon champ
Je vais rester ici. La maîtresse sera bien de vision, je recule sous les branches
embêtée par mon départ. Bien fait. basses. A son tour d'être mal dans sa
Je me mets en boule sous les branches peau, je ne me montrerai pas. Mon nom
sombres. Renard dans son terrier, tourne en écho dans le square.
loup dans sa tanière. Je m'enfonce dans Je jubile, on dirait bien que toute l'école
le monde du silence. Personne ne m'y se préoccupe de moi!
trouvera.

80 81
13

LE HÉROS DU JOUR

Je reste blotti sans bouger. Je suis mouillé


comme un poisson dans un lac. Quand
mon coin secret retrouve son calme, je me
redresse sur les coudes pour chasser les
crampes et c'est alors que je la vois: Lou!
." Adossée au. tronc du cèdre, elle se frotte
... ~ les joues. Je me mords les lèvres pour
./
. ~. '1 retenir son prénom. Mon amie a pleuré.
'~J ~

~.
.. .../ .. Son regard fouille les branches, elle me
"

cherche en hauteur avec les oiseaux.


Ses chaussettes sont pleines de boue.
Maintenant, c'est elle que l'on appelle.
Lou hésite à partir. Elle a l'air toute
perdue.

82 83
Je ne veux pas lui faire de peine. Pas à - Viens.
Lou. Alors je jaillis des lauriers en Côte à côte, on escalade le socle de
agitant les bras. Sa bouche s'ouvre, la statue.
elle court vers moi sans pousser un cri. - Tu te rends compte, c'est une
• • .) 1 1
Elle me prend les mains pour m'aider mUSiCienne qUi t a protege, murmure
à m'extirper du massif Et soudain, Lou de sa voix vanille en caressant les
elle éclate de rire, moi aussi, du coup. plis de la robe en marbre. Elle a attiré
les regards pour les détourner de toi!
- On dirait que tu as pris une douche Mon amie comprend tout. Je me
tout habillé!! J'hésite entre le vieux suspends à la lyre, Lou s'accroche à moi.
chien mouillé ou le cochon sauvage! On dégringole ensemble.
Mais tu as dû mourir de froid ... - Il faut retrouver le directeur. Tu ne
Elle me contemple avec admiration. seras pas puni, Thibo. Il a eu trop peur.
- Un peu. Mais j'ai eu de la chance, Tu n'as. pas entendu le tonnerre? Il a
la pluie s'est arrêtée quand je me suis mis tonné une fois, très fort, au moment
là-dessous. Bravo, tu m'as trouvé quand où, dans la classe, on se rendait compte
A
meme ... de ton absence. C'était bizarre.
- C'est toi qui m'as trouvée! Tu n'étais - Et la maîtresse?
pas obligé de sortir, je ne t'avais pas vu. - Elle se tordait les mains de regret
En fait, je n'ai pas supporté son air et je crois même qu'elle a pleuré dans
triste, mais c'est impossible à avouer, le bureau du directeur, dit Lou d'un air
alors je la tire à mon tour par la main: victorieux. En calcul et en anglais,

84 85
elle est forte, mais avec toi, elle est nulle!
- Chut, la voilà.
Ma main dans celle de Lou, je la regarde
venir sans inquiétude. Le directeur la
devance et se met face à moi pour me
parler. Son visage est aussi doux que
d'habitude.
- Soulagé de te retrouver, Thibo ! Nous
parlerons de ton escapade plus tard.
Allons vite te mettre au sec et retrouver
tes camarades.

Je reprends le chemin de l'école entre lui


et Lou. Madame Chevalier nous suit
sans un mot, mais son regard a changé,
comme si elle revenait d'un stage
« Comment comprendre tous les
enfants ».
Nous arrivons dans la cour alors que les
élèves vont à la cantine. Je suis parti
longtemps, j'ai dû m'endormir sous les
lauriers. Lou se joint aux autres après

86 87
m'avoir fait un bisou dans le cou. ne va pas, Thibo, n'attends pas pour
Je frissonne. Maman passe le portail en m'en parler.
courant. Elle me serre contre elle et me Je hoche la tête. Je n'en reViens pas:
répète qu'elle a confiance en moi en me je ne suis pas puni!
tendant des vêtements propres. Je vais
me changer dans les toilettes pendant Et puis tout va très vite. Je rentre
que les adultes décident de mon sort. manger à la maison avec Maman à qui
Fuir était une grosse bêtise, maintenant j'explique la matinée. Après t'angoisse
que je réfléchis. Mais c'est fait, alors et la colère, on se détend devant un film
autant être franc. de pirates et on recommence les explica-
- Veux-tu rester dans cette classe et dans tions sérieuses au retour de mon père.
cette école, Thibo? demande Maman Qui comprend. Je reçois plein de coups
quand je les rejoins. de téléphone: de Lou, de mon copain
- Je veux rester avec mes amis. Sami à,la voix de sapin, et de Mathias
- Dorénavant, cela se passera mieux, aussi. Les parents passent la soirée
Thibo, ajoute la maîtresse d'une voix autour de moi. Ils me couvent. Parfois,
ouatée. Même si c'est grave ce que tu ils ne réalisent pas que j'ai grandi.
as fait.
- Promets-nous de ne plus t'échapper, Au moment de me coucher, je suis
demande le directeur. Il n'y aura pas de crevé, mais je n'arrive pas à ra' endormir.
prochaine fois, n'est-ce pas, Madame Est-ce qu'on peut apprendre à jouer de
Chevalier? Mais si quelque chose la musique quand on est sourd?

88 89
14

~ CALME BLANC

~~ j ~, Il neige sur le minuscule jardin de notre


~ /-"Y
~~ a'--~~;~~
\ .( ;' '.. .""--:
1
maison. Tout est blanc doux. Silence

apaisé. Le plus merveilleux des cadeaux.
~7
~ 8:.~':~~:-:';,';.:~, ~
- -. " ' . - '-
~"", -- Par la fenêtre de la cuisine, j'observe
,-,.- .... ,............ /~_ ..... -.--
--'
les traces de pattes: Elles convergent
~ . .< :

;.'.....::7::... :<?i;. ~;~;:-~. ( ...' vers l'.endroit où j'ai jeté des miettes.
Je suis au milieu d'un village en coton.
.
.~
• ,.' .. ' ", ;" ! - ' ••.••• '
-..... - :
... -\.....
. .'.
,

.:"
~
. Les bruits amortis caressent les robots
de mes oreilles. Je rêvasse, livre ouvert
sur les genoux. Maman prépare un
déguisement. Lou fait une fête. Lou
m'invite à sa fête. Lou est géniale.
On sonne, c'est Mathias, avec une
longue luge vert pomme.

90 9'
- Tes amis pensent à toi! s'exclame J'adore la neige. Les courses s'enchaÎ-
Maman, ravie. nent, à deux par luge. C'est avec moi
Je n'aime pas quand elle insiste comme que Lou fait le plus de descentes.
ça pour me dire que la vie est belle! Luge renversée, on prend le fou rire les
- On va glisser sur le talus de l'ancienne fesses dans la neige. Chutes ou batailles
voie ferrée, la seule pente du quartier, de boules, sous mon passe-montagne
dit Mathias en me faisant un clin d'œil. bleu, mes oreilles restent bien protégées.
- D'accord, habille-toi chaudement, Lou le soulève en riant, neige dans
Thibo, et rentre avant la tombée du le cou pour moi, cheveux mouillés
jour. Maman ne lève pas le nez du tissu pour elle. Sa voix claire est jaune citron.
que ses mains guident habilement sous Elle me bombarde coup sur coup. Je me
l'aiguille de la machine. venge, mais évite de viser son visage,
- Les filles sont déjà là-bas avec des elle me saute dessus. On roule dans la
luges, précise Mathias. poudreuse, joues écarlates, elle attaque:
- Tu me protèges, tu me prends pour
Dans le paysage enneigé, les sons une poule mouillée!
tintent, distincts. Les paroles des - Non, pour une princesse!
copains dansent au-dessus du quartier Elle cesse de m'envoyer ses pelletées
étouffé par les flocons. Fabuleux, on a de neige. Les yeux graves, elle me fixe.
trois luges. Je dépose un baiser sur son nez glacé.
Je fais mon casse-cou, dévale la butte - Hou, hou, les amoureux! J'ai tout vu !
à plat ventre, prends toutes les bosses. s'excite Mathias.

92 93
..-' , - Thibo et Lou sont amoureux!
..... ~
scandent Kim et Chloé. Oh! les
amoureux !

r~ ,}o ~
Nous devenons leurs cibles. Aussi
_' .t. t ...
/
~

,'- -- ,:
f~

/"-
. -..J ",,',
, ....
:.
..-
~~
~

1.(
couverts de neige l'un que l'autre,
on s'échappe. Arrivés au sommet du
4IS
~M
~
.-

... -
~
..... talus, j'attrape sa main. Alors ensemble,
~.; L JI bien droits, on se laisse tomber dans
• la neige vierge. Les autres accourent et
~
~
nous copient. Nos empreintes marquent

~~
le manteau blanc. Celle de Lou et moi
est la plus profonde, la plus réussie.
Est-ce que Lou m'aime pour de vrai?
( "
-: \,) Et comment fait-on pour embrasser
•) l~,) lorsqu'on est amoureux, en hiver, sans
se geler les lèvres ?
"

94 95
\ 15

~, '''i'\'~'' DANSEZ, MAINTENANT!

~ ~
~- ...: ;J

Toute l'école prépare la fête de fin


d'année. Maman doit tenir le stand
de pêche à la ligne. Papa a fabriqué
les cannes en bambou. Moi, je danse.
Si, si, je danse. Je découvre au fil des
répétitiç:ms que j'aime vraiment danser.

La classe va présenter une danse


indienne. « Inde, pays d'Asie qui occupe
~ I~
la majeure partie du continent indien »,
dit l'encyclopédie. Je n'ai pas encore vu
le costume de Lou. Sa mère nous
fait répéter depuis plusieurs semaines.
La mère de Lou est devenue l'amie

96 97
de Maman. On se voit beaucoup depuis
ma matinée sous la statue.
Mathias me menace d'être jaloux, mais
c'est pour rire. Lui, les filles, il ne les
fréquente qu'avec moi. Ses autres
copains sont des garçons, d'ailleurs ils
commencent à m'accepter dans leur
groupe de sportifs.

Madame Chevalier est ravie que la mère


de Lou nous apprenne une danse. À la
première séance, elle nous a expliqué
qu'il y avait de célèbres danseurs
homrqes dans le monde entier, ce qui
n'a pas empêché les garçons de faire
la grimace. Mais ils ont bien accroché
avec la musique. La maman de Lou
l'a choisie spécialement pour que j'en
perçoive le rythme. C'est notre secret,
à Lou et à moi. Je ressens les
vibrations des percussions. Les basses
des tambours sont faciles à distinguer

98 99
et je bouge en mesure, sans déclencher barrière pour rejoindre les farfadets,
l'hilarité générale. Je reçois même des comme dit Maman, mais elle a
compliments! Je suis souple et léger redécouvert l'existence d'un cinquième
comme l'eau ou le vent... Vive la sens : le toucher!
musique indienne! - En progrès, la maîtresse! Tralalère !
- Chut !!!
Depuis ma fuite précipitée, Madame Lou, à mes côtés, me fait signe de la
Chevalier a changé. Elle est devenue fermer.
attentive et plus juste, et avec la fin de Je ne suis même pas vexé. Il paraît
l'année scolaire, elle se détend enfin. que je chante horriblement faux et fort.
C'est une lente. Papa s'en amuse. Il ne Et aigu!
faut surtout pas le lui dire car elle n'a Je ne m'entends pas chanter, alors
aucun sens de l'humour. comment en être sûr?

Il aura fallu neuf mois d'école pour que


la maîtresse accepte un simple contact.
C'était pendant la danse, justement.
Hier, elle voulait m'apprendre un pas.
La musique pulsait à fond. Je lui ai pris
la main, elle ne l'a pas retirée!
Lalalère ! Finie la galère! Tralalalalère !
La maîtresse n'est pas prête à sauter la

100 101
v
v
~
\ 16
, t ................. ",,"""

! --"-
il'. J;, SUPER DOUDOU

"'" "'- v
,,-v - Fini, le CM 1 ! Bientôt les vacances !
;< <-\ 1 A
~

.-vv' Je pirouette avant de rebondir debout


\5l -l\ sur mon lit.
lb

- C'est d'aller danser avec Lou q ur


t'excite comme ça ? rit mon père.
Je vire au rouge écrevisse. Il bredouille:
- Excuse-moi. Elle est très bien ta
copine, dit-il avant de fuir lâchement.
Je lui lance mon doudou dans le dos.

Je l'avais oublié, celui-là! Il était coincé


sous mon lit depuis une éternité.
Sûr qu'en CM2, plus un garçon ne
s'endort avec un doudou. Trop la honte!

102 103
Mais, rien qu'en imaginant la future t-elle vêtue d'un sari bleu comme la
rentrée de septembre, je vais le ramasser. fille dont elle m'a montré la photo?
D'abord, je ne suis pas n'importe Une jeune Indienne dressée au-dessus de
quel garçon et ce n'est pas n'importe la mer, drapée dans une superbe étoffe
quel doudou. Je l'installe à sa place qui s'envolait.
de toujours, au centre de mon oreiller. Maman fait le salut indien qui doit
- Tiens, le voilà de retour! lance terminer notre ballet et me pousse
Maman qui entre dans ma chambre. dans l'entrée devant la glace en pied.
- C'est toujours sa place. Un turban complète ma tenue:
Mon ton est sérieux. - Admire-toi, petit maharajah !
- Ton compagnon mérite la meilleure - Il est beau! Lou ne va pas me
place pour toutes les heures tendres reconnaître! Merci, merci !
, .
passees avec toI. Je touche l'émeraude fixée au centre
En parlant, elle étale mon costume de du turban.
danseur sur le lit puis envoie au doudou - C'est toi qui as fait ça aussi, Maman?
un baiser du bout des doigts : Je n'ai rien vu.
- Il est souvent venu à mon aide, - Les fées et les elfes sont venus la nuit le
tu sais! coudre de leurs mains fières et habiles !
- Je leur ouvrais la porte, ajoute Papa
J'enfile la tunique crème et laisse avec un clin d'œil à ma mère, comme si
Maman enrouler la longue ceinture je gobais encore leurs histoires!
outremer autour de ma taille. Lou sera- Il m'ouvre ses bras, Maman se colle

104 105
à nous. On se serre fort. Très fort.. Maman, les yeux brillants, m'admire.
Je redeviens petit, petit comme quand - Je vous attends dehors en grillant
je m'accrochais à mon doudou dès que une cigarette.
la nuit tombait. - Je croyais que tu avais arrêté! s'étonne
Comment m'endormir quand mes Maman en se tournant vers mon père.
appareils auditifs sont posés sur la - Moi aussi, mais je me suis trompé.
table de nuit? Quand mes parents - Le goudron, c'est le goudron, et
transformés en fantômes s'éloignent le goudron bouche les poumons ...
sans bruit? Comment trouver le La voix ocre de mon père se joint à
sommeil sans doudou quand je sombre la mienne:
chaque soir dans le silence des abysses? - ... a dit Lao-Tseu !!!
Sans entendre les sons rassurants de
la maison, les chuchotis de ceux que
j'aime, la porte de leur chambre
refermée sur leur sommeil ?
Comment s'endormir au milieu de
l'absence? Coupé de toute vie?

- Avant de danser, n'oublie pas de


mettre le pantalon sous la tunique, raille
Papa pour freiner la marée d'émotion
. .
qUi monte entre nous trOiS.

106
107
17

LA F.ËTE

Sur le trajet, Maman transporte mon


costume sur un cintre pour ne pas le
froisser. Papa tient les cannes à pêche,
le caméscope en bandoulière.
J'accélère, les double'. Ma tête est en
ébullit~on. J'imagine Lou au-dessus du
golfe du Bengale. Ses cheveux noirs
parés de fleurs roses, celles du Prunus
serrulata, plus précieuses que les
orchidées. Je dépose entre ses sourcils
un rond rouge, le bindi indien. Bindi,
sari, Lou, des mots simples et beaux.
Je lance une supplique au ciel, au soleil
et aux étoiles filantes :

108 109
- Faites que Lou soit dans ma classe
.",
.~~
l'année prochaine!

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~-(iL"'';:·
Une tornade me bouscule. Mathias crie
({ Salut! », je sprinte pour le rattraper.
Devant l'école, les élèves et les familles
sont encore plus nombreux que pour la
- "-""~
.,:': ,1

V"',,', .......'
~:
rentrée. J'aperçois Chloé, Kim et enfin
Lou qui monte les marches.
Impossible d'appeler mon amie au
milieu de la cacophonie qui jaillit
des haut-parleurs de la cour, de la
foule agitée.
Je fera.i mon CM2 ici, c'est sûr.
o-W'
Les parents ne veulent plus déménager.
Moi non plus.

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