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LA RENTRÉE DES CLASSES

L'école était l'avant-dernière maison en allant vers la plage. La


rentrée ! Le matin, de bonne heure, les enfants débouchaient de
tous les côtés, de tous les coins, de toutes les ruelles, avec des
sacs sous le bras, des cerceaux en mains. L'école bruyante,
mouvementée, animée, revivait. Elle faisait penser au retour des
tisserins dans les palmiers. Sa volée de moineaux lui était
revenue. Partout des chants, appels, des cris. Les anciens se
saluaient joyeusement, tandis que les nouveaux, dépaysés,
cherchaient un maintien. Tombés dans le monde des écoliers,
désorientés, inquiets, ils s'accrochaient à leurs parents.
Ici, l'on jouait aux billes, là on s'ébattait, ailleurs, c'étaient des
jeux de course, un peu plus loin, le saute-mouton, le colin-
maillard, le football.
Voilà le directeur, un homme grand, à la démarche calme. A son
approche les bruits cessent . Il répond aux nombreux « bonjour
Monsieur », sourit à tous, entre dans la salle de classe, passe le
doigt sur le tableau noir, sur un banc, pose ses livres sur la table
et se saisit d’une badine qu’il a fait coupé. Il l’a plie… Elle est de
race comme badine. Elle peut faire du bon travail, aider
efficacement à inculquer les rudiments du français et des autres
matières dans les esprits quelque peu bouchés.
Climbié sert son ardoise sous le bras et regarde le directeur qui
vient de siffler. Les élèves encourent. Les anciens s’alignent
devant leur classe tandis que les nouveaux se mettent à part.
C’est l’appel. Et chaque élève entre à l’appel de son nom. Les
nouveaux ne sont pas nombreux, l’exiguïté des salles limite leur
nombre. Des parents restent là, à supplier le directeur d’accepter
leurs enfants, qui pleurant, refusent de s’en aller
« Il n’y a plus de place.
- Ils peuvent s’asseoir dans l’allée , rester debout, pourvu
qu’ils apprennent quelque chose.
- Impossible. J’ai pris le maximum d’élèves .
- Alors que vont devenir les enfants refoulés de vote école ?
- Comment voulez-vous que je le sache ?
- Vous ne pouvez absolument rien pour eux ?
- Hélas ! »
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Et le directeur impuissant regarde partir les ces enfants. Il aurait


voulu, d’un seul geste, agrandir cette école. Les deux bras aux
chambranles de la porte, il semble tenter l’épreuve. Mais les murs
ne bougent pas.
Le directeur regarde partir les parents et leurs enfants. À chaque
rentrée, ce sont les mêmes scènes, le même spectacle.
Bernard B. Dadié,
Climbié, Seghers
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Lundi matin : départ précipité pour arriver avant huit heures. En


auto pour la première fois ! Le jeune homme rêve-t-il ou non ?
Entrée au collège avant même de voir M. Lembert, le
missionnaire. Fouroulou se sent perdu dans une foule d’élèves. Il
ne se reconnaît plus. Il est en costume européen comme les
autres. Azir, avant d’entrer, lui a noué soigneusement sa cravate,
en connaisseur.
Personne ne fait attention à lui, il marche dans l’ombre d’Azir,
rougit à chaque instant, sans motif. Il a peur d’ouvrir la bouche.
Des garçons lui serrent la main parce qu’ils viennent de serrer
celle de son ami. Il salue, lui aussi, en passant devant des
professeurs indifférents. Il entre en classe, ouvre comme les
autres un cahier pris au hasard dans son cartable, se met
machinalement à suivre le cours, imite tous les gestes.
Heureusement, on ne s’aperçoit pas de sa présence. Il n’est pas
inquiété. Le supplice dure une heure. Il suffoque, il se dit qu’il
n’est pas à sa place.
Allons donc, l’ex-gardien de troupeau ! Est-ce pour lui, cette
grande classe aux larges baies vitrées, aux tables neuves et
brillantes, toute cette propreté qu’on craindrait de souiller même
à distance ?

Est-ce bien pour lui, cette belle dame qui parle, qui explique, qui
interroge avec politesse,qui dit « vous » à tout le monde ? A-t-il
enfin la mine d’un camarade pour tous ces garçons bien vêtus,
bien élevés, à l’air si intelligent ? Il lui semble être un intrus dans
cette nouvelle société qui l’éblouit. Azir, qui n’est pas loin de lui se
tourne de temps en temps pour l’encourager d’un sourire. Son
cœur déborde de reconnaissance.
À la récréation, il commence à se rassurer. Les élèves sont
généralement aimables le premier jour. Si ceux des autres classes
ne le remarquent même pas, ses nouveaux camarades par contre
–quelques-uns d’entre eux tout au moins – mettent une certaine
coquetterie à attirer son attention : l’un fait de l’esprit pour le
faire rire, un autre explique avec fougue un théorème que tout le
monde a compris aussi bien que lui, un troisième déclame
comiquement les imprécations de Camille. Menrad est prêt à
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admirer tous ceux qui le voudront. Il admire tout le monde. Il se


voit si obscur, pitoyable, écrasé !
À onze heures, avec son ami, il déjeune à la gargote d’une
soupe, d’un plat de pommes de terre avec de la viande et de la
salade. C’est un festin ! Mais il goûte à tout du bout des dents ; il
n’a pas faim ; son estomac est contracté.
MOULOUD FERAOUN, LE FILS DU PAUVRE

À L’ÉCOLE
A l’école, nous gagnions nos places, filles et garçons mêlés,
réconciliés et, sitôt assis, nous étions tout oreille, tout immobilité,
si bien que le maître donnait ses leçons dans un silence
impressionnant. Et il eût fait beau voir que nous eussions bougé !
Notre maître était comme du vif-argent : il ne demeurait jamais
en place ; il était ici, il était là, il était partout à la fois ; et sa
volubilité eût étourdi des élèves moins attentifs que nous. Mais
nous étions extraordinairement attentifs et nous l’étions sans
nous forcer : pour tous, quelque jeunes que nous fussions,
l’étude était chose sérieuse, passionnante ; nous n’apprenions
rien que ne fût étrange, inattendu et comme venu d’une autre
planète ; et nous ne nous lassions jamais d’écouter… L'idée de
dissipation ne nous effleurait même pas ; et c’est ainsi que nous
cherchions à attirer le moins possible l’attention du maître : nous
vivions dans la crainte perpétuelle d’être envoyé au tableau.

Ce tableau noir était notre cauchemar : son miroir sombre ne


reflétait que trop exactement notre savoir ; et ce savoir souvent
était mince, et quand bien même il ne l’était pas, il demeurait
fragile ; un rien l’effarouchait. Or, si nous voulions ne pas être
gratifiés d’une solide volée de coups de bâton, il s’agissait, la craie
à la main, de payer comptant. C’est que le plus petit détail ici
prenait de l’importance : le fâcheux tableau amplifiait tout ; et il
suffisait en vérité, dans les lettres que nous tracions, d’un
jambage qui ne fût pas à la hauteur des autres, pour que nous
fussions invités soit à prendre, le dimanche, une leçon
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supplémentaire, soit à faire visite au maître, durant la récréation,


dans une classe qu’on appelait la classe enfantine, pour y
recevoir sur le derrière une correction toujours mémorable. Notre
maître avait les jambages irréguliers en spéciale horreur : il
examinait nos copies à la loupe et puis nous distribuait autant de
coups de trique qu’il avait trouvé d’irrégularités. Or, je le rappelle,
c’était un homme comme du vif-argent, et il maniait le bâton avec
une joyeuse verdeur !
Tel était alors l’usage pour les élèves de la petite classe.
Camara Laye, L’Enfant noir, Plon

L’ONCLE
Quand je me rendais à Tindican, c’était le plus jeune de mes
oncles qui venait me chercher. Il était le cadet de ma mère et à
peine sorti de l’adolescence ; aussi me semblait-il très proche
encore de moi. Il était naturellement gentil, et il n’était pas
nécessaire que ma mère lui recommandât de veiller sur moi : il le
faisait spontanément. Il me prenait par la main, et je marchais à
ses côtés ; lui, tenant compte de ma jeunesse, rapetissait ses pas,
si bien qu’au lieu de mettre deux heures pour atteindre Tindican,
nous en mettions facilement quatre, mais je ne m’apercevais
guère de la longueur du parcours, car toutes sortes de merveilles
la coupaient.
À mesure que nous avancions sur la route, nous délogions ici un
lièvre, là un sanglier, et des oiseaux partaient dans un grand
bruit d’ailes ; parfois aussi nous rencontrions une troupe de
singes ; et chaque fois je sentais un petit pincement au cœur,
comme plus surpris que le gibier même que notre approche
alertait brusquement. Voyant mon plaisir, mon oncle ramassait
des cailloux, les jetait loin devant lui, ou battait les hautes herbes
avec une branche morte pour mieux déloger le gibier. Je l’imitais,
mais jamais très longtemps : le soleil, dans l’après-midi luit
férocement sur la savane ; et je revenais glisser ma main dans
celle de mon oncle. De nouveau nous marchions paisiblement.
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— « Tu n’es pas trop fatigué ? demandait mon oncle.


— Non.
— Nous pouvons nous reposer un moment, si tu veux. »
Il choisissait un arbre, un kapokier ou un néré, dont l’ombre lui
paraissait suffisamment dense, et nous nous asseyions. Il me
contait les dernières nouvelles de la ferme : les naissances,
l’achat d’une bête, le défrichement d’un nouveau champ ou les
méfaits des sangliers, mais c’étaient les naissances surtout qui
éveillaient mon intérêt.
— Il est né un veau, disait-il.
— De qui ? demandais-je, car je connaissais chaque bête du
troupeau.
— De la blanche.
Camara Laye, L’Enfant noir, Plon.

SOUVENIRS D’ENFANT
J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père. Quel âge
avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement. Je
devais être très jeune encore : cinq ans, six ans peut-être. Ma
mère était dans l’atelier, près de mon père, et leurs voix me
parvenaient, rassurantes, tranquilles, mêlées à celles des clients
de la forge et au bruit de l’enclume.
Brusquement j’avais interrompu de jouer, l’attention, toute mon
attention, captée par un serpent qui rampait autour de la case,
qui vraiment paraissait se promener autour de la case ; et je
m’étais bientôt approché. J’avais ramassé un roseau qui traînait
dans la cour — il en traînait toujours, qui se détachaient de la
palissade de roseaux tressés dont notre concession — et, à
présent, j’enfonçais ce roseau dans la gueule de la bête. Le
serpent ne se dérobait pas : il prenait goût au jeu ; il avalait
lentement le roseau, il l’avalait comme une proie, avec la même
volupté, me semblait-il, les yeux brillants de bonheur, et sa tête,
petit à petit, se rapprochait de ma main. Il vint un moment où le
roseau se trouva à peu près englouti, et où la gueule du serpent
se trouva terriblement proche de mes doigts.
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Je riais, je n’avais pas peur du tout, et je crois bien que le serpent


n’eût plus beaucoup tardé à m’enfoncer ses crochets dans les
doigts si, à l’instant, Damany, l’un des apprentis, ne fût sorti de
l’atelier.
L’apprenti fit signe à mon père, et presque aussitôt je me sentis
soulevé de terre : j’étais dans les bras d’un ami de mon père.
Camara Laye, Souvenirs d’un enfant noir, Plon.

LA MAISON
La vie, hélas ! ne lui1 fut pas toujours légère.
Comme les paysans que le grand âge tord,
La maison a souffert, ennuis, deuils et misères,
Tant et tant que, peut-être, elle pense à la mort !

Elle a pâti2 du vent, des frimas, de la neige.


Plus d’une fois, les jours de gros temps, elle a dû,
Pour ne pas s’écrouler sur ceux qu’elle protège,
S’enraciner au sol d’un effort éperdu.
Puis elle a pris sa part des mauvaises années,
- Quand le sol est avare et que la glèbe3 ment,
Quand l’été furieux brûle l’herbe fanée
Et que les prés jaunis se meurent lentement.
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La veille des moissons, lorsque les blés mûrs penchent,


Maintes fois elle a vu le ciel crouler sur eux
Et tuer lâchement avec ses pierres blanches
Les épis qui riaient sous le soleil heureux !

Et des peines encore pires lui sont venues


De ceux des siens qu’elle a vus partir sans retour,
Et dont les pas amis et dont les voix connues
Ne font plus le bruit cher qu’ils faisaient tous les jours.

La maison a souffert… Mais les chagrins et l’âge


Ont mis en elle un charme émouvant et sacré :
On ne sait quoi d’humain respire en son visage ;
Et ses yeux semblent beaux d’avoir souvent pleuré.

Louis MERCIER , le Poème de la Maison.

Kalumbi le bavard
Kalumbi écoute le bruit qu’il fait en parlant, il parle pour le plaisir
de parler, il parle comme on respire, sans fatigue, et le sujet
importe peu, car Kalumbi est intarissable et universel. Il arrête à
peine de parler pour reprendre haleine, puis il repart de plus
belle.
S’il n’y a pas d’interlocuteur , Kalumbi se parle et se fait passer le
temps. Il est heureux qu’il existe des gens qui parlent beaucoup,
car connaissez-vous châtiment plus pénible que celui de vivre en
compagnie de gens taciturnes ?
Kalumbi n’est pas de ces pauvres mendiants qui ne devraient
jamais parler. Un homme de rien traité sa langue comme il traité
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sa chèvre, il l’attache. Kalumbi, homme libre , n’a pas besoin


d’attacher sa langue, il peut dire ce qu’il pense.
Loin du logis, Kalumbi parle sans interruption.
À la maison, Kalumbi se tait. Sa femme, Kialwe, parle pour deux.
Comment eût-elle fait pour élever ses enfants s’il lui avait fallu
écouter des discours ? Les plus beaux discours n’aident en rien
pour houer la terre ou pour récolter le grain. Devant elle, Kalumbi
se tait et se recroqueville en soi-même.

Philibert EDME, Scènes de la vie noire.

Soleils couchants
J’aime les soirs sereins et beaux, j’aime les soirs,
Soit qu’ils dorent le front des antiques manoirs
Ensevelis dans les feuillages ;
Soit que la brume au loin s’allonge en bancs de feu ;
Soit que mille rayons brisent dans un ciel bleu
À des archipels de nuages.
Oh ! regardez le ciel ! cent nuages mouvants,
Amoncelés là-haut sous le souffle des vents,
Groupent leurs formes inconnues ;
Sous leurs flots par moments flamboie un pâle éclair,
Comme si tout à coup quelque géant de l’air
Tirait son glaive dans les nues.
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Le soleil, à travers leurs ombres, brille encor ;


Tantôt fait, à l’égal des larges dômes d’or,
Luire le toit d’une chaumière ;
Ou dispute aux brouillards les vagues horizons ;
Ou découpe, en tombant sur les sombres gazons,
Comme de grands lacs de lumière.

Puis voilà qu’on croit voir, dans le ciel balayé,


Pendre un grand crocodile au dos large et rayé,
Aux trois rangs de dents acérées ;
Sous son ventre plombé glisse un rayon du soir ;

Cent nuages ardents luisent sous son flanc noir


Comme des écailles dorées.

Puis se dresse un palais ; puis l’air tremble, et tout fuit.


L’édifice effrayant des nuages détruit
S’écroule en ruines pressées ;
Il jonche au loin le ciel, et ses cônes vermeils
Pendent, la pointe en bas, sur nos têtes, pareils
À des montagnes renversées.

Ces nuages de plomb, d’or, de cuivre, de fer,


Où l’ouragan, la trombe, et la foudre, et l’enfer
Dorment avec de sourds murmures,
C’est Dieu qui les suspend en foule aux cieux profonds,
Comme un guerrier qui pend aux poutres des plafonds
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Ses retentissantes armures.

Tout s’en va ! Le soleil, d’en haut précipité,


Comme un globe d’airain qui, rouge, est rejeté
Dans les fournaises remuées,
En tombant sur leurs flots que son choc désunit
Fait en flocons de feu jaillir jusqu’au zénith
L’ardente écume des nuées.

Oh ! contemplez le ciel ! et dès qu’a fui le jour,


En tout temps, en tout lieu, d’un ineffable amour,
Regardez à travers ses voiles ;
Un mystère est au fond de leur grave beauté,
L’hiver, quand ils sont noirs comme un linceul, l’été,
Quand la nuit les brode d’étoiles.

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