Vous êtes sur la page 1sur 171

LAURENT CHABIN

À TOMBEAU
OUVERT

Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à


ecole-secondaire-evangeline
À TOMBEAU OUVERT
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales
du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Chabin, Laurent, 1957-, auteur


À tombeau ouvert / Laurent Chabin.
(Atout)
Comprend des références bibliographiques.
Public cible : Pour les jeunes de 12 ans et plus.
ISBN 978-2-89781-199-0
I. Titre. II. Collection : Atout.
PS8555.H17A56 2018      jC843’.54      C2018-940731-X
PS9555.H17A56 2018

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier du gouverne-


ment du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt
pour l’édition de livres et de la Société de développement des entre-
prises culturelles du Québec (SODEC). L’éditeur remercie également
le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à son programme de
publication.

Illustration de la couverture : Julie Larocque


Conception graphique : Fig Communication
Mise en pages : Martel en-tête

Copyright © 2018, Éditions Hurtubise inc.

ISBN 978-2-89781-199-0 (version imprimée)


ISBN 978-2-89781-200-3 (version numérique PDF)
ISBN 978-2-89781-201-0 (version numérique ePub)

Dépôt légal : 3e trimestre 2018

Bibliothèque et Archives nationales du Québec


Bibliothèque et Archives Canada

Diffusion-distribution au Canada : Diffusion-distribution en Europe :


Distribution HMH Librairie du Québec/DNM
1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-Lussac
Montréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris FRANCE
www.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr

www.editionshurtubise.com
LAURENT CHABIN

À TOMBEAU OUVERT

C O L LE C TI O N
ROMANS POLICIERS DU MÊME AUTEUR
DANS LA MÊME COLLECTION

15 ans ferme
L’Assassin impossible
Le Canal de la peur
La Conspiration du siècle
Chassé-croisé
L’Écrit qui tue
L’Énigme du canal
L’Hôtel de la dernière heure
La Maison du silence
La Momie du Belvédère
La Nuit sort les dents
Partie double
Piège à conviction
Sang d’encre
Secrets de famille
Série grise
Les Trois Lames
La Valise du mort
Vengeances
Zone d’ombre

ROMANS POLICIERS DU MÊME AUTEUR


DANS LA COLLECTION CAMÉLÉON

Du sang sur le lac


1

OMBRES

Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que


mes étudiants sont plus vieux que moi ? Bon,
je ne suis pas un ancêtre, d’accord. J’aurai
bientôt quarante ans. L’âge mûr ? Je n’aime
pas ce mot. Je ne me suis jamais senti très
mûr. Mûr, vieux, quelle différence ? C’est
peut-être mon métier qui m’empêche de
vieillir. La BD, ça conserve…
Et pourtant, c’est vrai. Mes étudiants me
paraissent encore plus mûrs que moi. Ce que
je veux dire, c’est qu’ils me semblent plus
sages, plus soumis que je ne l’étais à leur âge.
Moins fous, moins portés par leur instinct,
par leur passion. Par leur désir. Plus avides,
peut-être, d’entrer rapidement dans le rang,
d’avoir une place dans la société plutôt que
de la contester.
Dire que je les trouve sclérosés ne serait
sans doute pas exagéré. Je supporte de moins
en moins leurs commentaires convenus,
leurs analyses sans finesse au-delà desquelles
je perçois ce à quoi se réduisent leurs réfé-
rences culturelles : des écrans et des réseaux

5
sociaux qui les abreuvent de philosophies
coulées dans le moule du conformisme le
plus réducteur.
Je n’ose plus essayer de leur expliquer ce
qu’est l’esprit critique, notion qui, trop sou-
vent, est pour eux synonyme d’agressivité.
Ce genre de choses, à Montréal comme ail-
leurs, a rejoint la cigarette et l’humour noir
dans la panoplie du méchant de service…
Ce n’est peut-être qu’un effet de l’univer-
sité, après tout. Cet endroit est conçu pour
formater les esprits, non ? Et puis, je ne peux
m’en prendre qu’à moi : je n’avais qu’à pas
venir y jouer les enseignants ! Normand
Gallo, professeur d’université ! On m’aurait
dit ça il y a vingt ans, j’aurais hurlé de rire…
Pourtant, c’est bien ce que je suis devenu.
Un prof d’université. Partiellement, disons,
avec une seule session par an. Et pas bien
longue. J’enseigne la bande dessinée. Eh oui,
ça s’enseigne…
Nous sommes même deux à le faire, ici,
à l’Université de Montréal. Scénarisation,
découpage, mise en pages, etc. Mon collègue
Régis D’Amours et moi partageons le même
bureau – nous ne sommes après tout que de
simples chargés de cours.
Régis est surtout connu pour ses albums
destinés aux enfants. De gentilles histoires

6
tout à fait convenables. C’est un monsieur
bien sous tous rapports.
À côté de lui, je fais un peu voyou, c’est
sûr, mais qu’est-ce que ce serait si j’avais
persisté dans le genre underground où je me
déchaînais quand j’avais vingt ans ! Mon côté
sex and drugs and rock’n’roll s’est quand même
pas mal atténué…
Régis et moi ne sommes pas vraiment
amis, je dois le préciser, mais nous cohabi-
tons avec tact et diplomatie. D’autant plus
que nous nous voyons assez peu. D’ailleurs,
la semaine passée, il est parti à Bruxelles
pour un séjour de six mois dans le cadre
d’une résidence d’artiste offerte par le gou-
vernement belge.
Je me retrouve donc seul à occuper notre
bureau ; du coup, j’y suis tranquille et j’y
travaille un peu plus souvent. Comme nous
sommes en fin de session, j’en profite pour
évaluer les travaux de mes étudiants.
Ça, c’est un véritable calvaire. La correc-
tion. L’aspect le plus pénible de ce métier.
Transmettre mes petites connaissances, ma
petite expérience, oui, ça me plaît. Mais
corriger tous ces projets qui se sont accumu-
lés sur mon bureau au cours de la semaine,
quelle plaie !

7
J’ai de plus en plus de mal à le faire avec
toute l’impartialité nécessaire. Je les trouve
mièvres, timides, conventionnels. Mais est-ce
bien leur faute, dans le fond ?
Alice me l’a déjà dit : « Tes étudiants ne
sont pas plus gnochons que tu ne l’étais à
ton époque, Normand. Vous ne l’êtes pas de
la même façon, c’est tout. Tu prends de l’âge.
C’est toi qui te scléroses. Tu deviens psycho-
rigide… »
Psychorigide ! Venant d’Alice, ça fait mal.
Elle ne va quand même pas me traiter de
vieillard ! Je fais mes deux heures de course
à pied chaque semaine, et je dépasse des
coureurs qui ont bien vingt ans de moins que
moi. Pas pourri, le vieux ! Et pourtant…
J’ai mal au dos, de plus en plus souvent.
Mal à la hanche. Mal aux yeux. Des visions ?
Presque. À deux ou trois reprises ce matin,
du coin de l’œil, j’ai cru voir passer une
ombre furtive dans le couloir.
Chaque fois, j’ai sursauté. J’ai relevé le
nez de mon paquet de copies, mais je n’ai vu
personne. Je me suis même levé pour aller
jeter un coup d’œil dans le couloir. Pas un
chat, bien entendu.
Mes « collègues » ne sont pas du genre
farceur. Les étudiants non plus. Quand ils

8
passent me voir à mon bureau, c’est en
général pour se plaindre d’une note, pas
pour me faire sursauter. Mon imagination me
joue des tours. La fatigue ?…
Tout de même. L’obsédante et ridicule
impression que quelqu’un passe et repasse
devant ma porte avant de disparaître s’ins-
talle et m’empêche bientôt de me concentrer
sur mon travail. D’autant plus que ce n’est
pas la première fois.
Je dirais que ça a commencé la semaine
dernière. Aussitôt que je suis installé dans le
bureau, la porte ouverte ou entrouverte, bien
entendu, j’ai à peine le temps de me plonger
dans mon travail que cette ombre s’agite au
coin de mon œil pour s’évanouir dans la
seconde qui suit.
Au début, je n’y ai pas prêté attention.
Aujourd’hui, cependant, j’en viens à me
demander si je ne devrais pas voir un oph-
talmo. Ou peut-être un… Non ! Je ne suis pas
fou.
Il ne s’agit aucunement d’hallucinations.
Une lésion de la rétine ? Glaucome, cata-
racte ? Ou le vieillissement, tout bêtement ?
C’est affreux. Peut-être que je travaille trop…
Bon, je déraisonne. J’ai besoin d’un peu
de repos, rien de plus. Ces satanés dessins

9
attendront à demain. Je rentre à la maison.
Je me repasserai Repo Man. Ce film m’a
toujours mis en joie. Ça me détendra.
Je quitte le campus pour me rendre au
métro. Les bâtiments de l’université me parais­
sent gris, aujourd’hui. Gris sale. Salement
administratifs…
Mais la jeunesse des étudiants que je
croise, leur allure nonchalante, le nombril à
l’air des filles malgré la fraîcheur de ce début
avril, tout ça me fait mal. Je me voûte un peu
plus, je ralentis le pas pour ne pas m’essouf-
fler. Oh ! mon genou !
Une fois dans le métro, je me demande
si j’ai bien fermé la porte de mon bureau en
partant. C’est la première fois de ma vie que
je me pose une telle question. Décidément,
ça ne va pas…
Arrivé à la maison, je glisse la main dans
la poche de mon blouson pour prendre ma
clé, mais je tombe sur un petit bout de papier.
D’où est-ce qu’il vient ? Elle est loin,
l’époque où Alice glissait des poèmes dans
ma poche le matin avant de partir…
Je le sors de ma poche. C’est une sorte de
billet, hâtivement plié en quatre. Je dépose
mon sac et déplie le papier. Une écriture
nerveuse, anguleuse, que je ne reconnais pas.
J’ai du mal à la déchiffrer.

10
Je rapproche le billet de mes yeux. C’est
insensé, voyons ! Qui a pu m’écrire une chose
pareille, et pourquoi ?
Pourtant non, il ne s’agit pas d’une erreur.
C’est bien mon nom qui est écrit, et il n’est
pas si courant. Mais cette phrase idiote :
Normand, soyez sur vos gardes. Il est revenu !

11
2

LA MARQUE SANGLANTE

Une farce ! C’est clair. Un étudiant a très


bien pu s’introduire dans mon bureau pen-
dant que je me trouvais aux toilettes et
glisser rapidement le billet dans la poche de
mon blouson, que je laisse toujours sur le
dossier de ma chaise.
Je chiffonne le bout de papier et le remets
dans ma poche avant d’entrer. Alice est déjà
là, j’entends sa voix qui vient du sous-sol, là
où se trouve mon bureau. Je descends. Au
moment où j’entre dans la pièce, Alice rac-
croche violemment le téléphone. Elle a l’air
excédée.
— Si ça ne fait pas dix fois en une heure,
je veux qu’on me coupe les oreilles ! s’exclame-
t-elle.
— Dix fois quoi ?
— Dix fois que le téléphone sonne et qu’il
n’y a personne au bout du fil.
— Une erreur, sans doute, je laisse tom-
ber, absent.
— Une erreur ! s’écrie Alice. Tu plai-
santes, Normand ! D’ailleurs, j’ai tort quand

13
je dis qu’il n’y a personne au bout du fil.
Je suis persuadée qu’il y a quelqu’un. J’ai
entendu une respiration, j’en mettrais ma
main au feu. On voudrait me rendre folle
qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
Je ne sais que répondre. Du coup, j’en
oublie de lui parler du papier trouvé dans
ma poche. Ce genre de blague, de toute
façon, la laisse froide. Et l’ambiance ne s’y
prête pas.
Et puis, je sais déjà ce qu’elle me répli-
querait. Que je ne devrais pas laisser ouverte
la porte de mon bureau quand je n’y suis pas,
surtout avec mon blouson bien en vue, conte-
nant clés et portefeuille. Elle n’aurait pas tout
à fait tort.
Au bout d’un moment, cependant, Alice
se calme. Mais elle n’est pas d’attaque pour
préparer le repas, et elle sait que si elle me
laisse faire, nous allons encore manger des
nouilles. Aussi me propose-t-elle d’aller au
restaurant, pour ne pas avoir à manger les
restes d’hier. Nous optons pour le péruvien de
la rue Masson, que nous adorons et dont nous
sommes devenus des habitués. Le patron
nous considère presque comme des amis.
L’ambiance de Rosemont est parfaite
pour me faire oublier l’université et mes
étudiants. J’aime mon quartier. Il fait un peu

14
frais ce soir, mais le Condor farci n’est pas
loin et nous nous y rendons à pied. Comme
toujours, le patron nous reçoit à bras ouverts.
Avant même que nous ayons commandé, il
dépose deux piscos sur la table. Je pousse un
long soupir d’aise.
Plus tard, au cours du repas, alors que je
suis en train de dévorer une énorme assiette
de calmars frits, Alice me signale à voix basse
que si j’étais placé du bon côté de la table
j’aurais droit à un spectacle tout à fait inha-
bituel dans cet établissement si tranquille.
Elle me le décrit avec un demi-sourire.
À une table proche de l’entrée, derrière
moi, est assise une sorte de vamp vêtue de
rouge et de noir, maquillée comme pour
l’Halloween. Elle ne cesse de se rendre détes-
table envers les serveurs, trouvant les plats
trop ceci ou trop cela, renvoyant le vin sous
prétexte qu’il est bouchonné et indisposant
les autres clients par de longs regards appuyés.
— Je ne pensais pas que le look gothique
se portait encore, ajoute-t-elle avec un petit
rictus agacé.
Je veux me retourner pour voir ça, mais
Alice me flanque un coup de pied sur le tibia
et me prévient en riant qu’elle ne m’a pas
invité au restaurant pour que je lance des
œillades aux « créatures » en chasse.

15
Je me concentre donc sur mes calmars,
excellents au demeurant. Étrangement, je me
sens tout à coup ragaillardi. Rajeuni. Parce
qu’Alice me croit encore capable d’attirer les
regards des poupounes en parade ? Qui sait ?
Je reprends une gorgée de pisco et grati-
fie Alice d’un sourire appuyé. Puis nous
parlons d’autre chose. Au bout d’un moment,
la femme invisible m’est complètement sortie
de la tête.
Nous avons fini de manger, payé l’addi-
tion et nous disposons à partir lorsque,
soudain, Alice lève les yeux d’un air étonné,
regardant juste derrière moi.
Je n’ai pas le temps de me retourner.
Je sens une pression désagréable sur mon
épaule, comme si quelqu’un s’y appuyait
pour ne pas tomber, et j’aperçois du coin de
l’œil cinq doigts blêmes, prolongés par cinq
ongles noirs et démesurés qui s’enfoncent
dans ma clavicule.
Une voix rauque, tout près de mon oreille :
— Je vous prie de m’excuser, j’ai perdu
l’équilibre.
Cette voix étrange, qui me semble à la
fois familière et venue d’un autre monde,
me pénètre jusqu’à la moelle. Je frissonne.
Puis la silhouette noire et mince se détache
de moi et se dirige vers les toilettes dans un

16
déhanchement à faire damner un saint, lais-
sant dans son sillage un parfum envoûtant.
Un parfum que…
Je dois avoir l’air ahuri, car Alice me
donne une tape sur la main et déclare, d’un
ton un peu sec :
— Allons-nous-en. Elle est complètement
soûle.

L’incident n’aurait pas mérité d’être retenu


si, ce matin, je n’avais découvert dans ma
poche – la même qu’hier – un autre billet plié
en quatre. L’écriture, large et rageuse, n’a rien
à voir avec celle de la veille. Le style non plus.
Ordure ! Le temps est proche…
Je trouve que la farce commence à aller
un peu loin. Que me voulait cette femme ?
Et qui est-elle ? Car ce ne peut être qu’elle,
bien sûr, qui a glissé ce bout de papier dans
ma poche, lors de cette scène grotesque au
restaurant.
Personne d’autre ne s’est approché aussi
près de moi au cours de la soirée. La femme
en noir a profité de ce qu’elle s’appuyait sur
mon épaule, prétextant avoir perdu l’équi-
libre, pour placer le papier dans mon blouson.

17
Je ne l’ai vue que de dos et pendant un
court instant, mais sa silhouette ne me rap-
pelle personne. Son parfum, peut-être ? Elle
ressemblait davantage à une de ces créatures
issues des films que j’affectionnais autrefois
qu’aux gens que je fréquente habituellement.
Si je suis la victime d’une sorte de plai-
santerie macabre, je n’en comprends pas la
raison. Tout cela me paraît sortir d’un rêve
absurde.
Le tas de projets d’étudiants, sur mon
bureau, a l’air de me narguer, comme s’il me
disait : « La réalité, c’est ça. C’est nous. Des
papiers à corriger, des notes à donner. Cesse
de t’inventer des histoires, reviens sur terre… »
Je souris faiblement en secouant la tête.
Voilà que les objets me parlent, à présent !
Mais ils ont raison. Je délire. Je vais des-
cendre à la cafétéria et prendre un café pour
me changer un peu les idées. Ensuite, je
m’attaquerai à ces projets. Et, cette fois, je
fermerai à clé la porte de mon bureau avant
de partir !
Tout en sirotant dans le brouhaha ce
liquide brun clair et brûlant qu’on appelle ici
du café, je me demande lequel, parmi mes
étudiants, a pu monter ce canular stupide, et
pour quelle raison. L’un d’eux a-t-il pu se
sentir vexé par mes propos ?

18
Je suis pourtant certain de ne jamais avoir
laissé transpirer mes opinions personnelles
dans mes commentaires, ni mes haines ni
mes dégoûts, que ce soit pendant un cours ou
dans la marge d’un travail corrigé. Devrais-je
malgré tout être plus vigilant ? Nous ne
sommes plus à l’époque où on pouvait dire
ce qu’on pensait.
C’est ce que je me dis en regagnant mon
bureau, bien décidé à ne pas me laisser
déstabiliser par un élément incontrôlé qui
tente de s’amuser à mes dépens.
Ce qui me frappe, lorsque j’entre dans la
pièce, c’est l’odeur. Pas une odeur forte, ni
même franchement désagréable. Plutôt une
sorte d’émanation légère, qui ne m’est pas
tout à fait inconnue, j’en jurerais, mais sur
laquelle je ne parviens pas à mettre un nom.
Je regarde autour de moi. Mes livres et
mes documents sont en ordre – c’est-à-dire
dans ce désordre apparent mais contrôlé
qui me sert de classement et dans lequel je
me retrouve parfaitement. Mon ordinateur
portable est à sa place, affichant en noir et
blanc son écran de veille de la semaine : la
haute silhouette décharnée de Nosferatu le
vampire.
L’image me fait sourire. L’acteur qui
jouait le rôle était, paraît-il, un véritable

19
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
vampire. Enfin, certains le croient. Je ne sais
plus qui a fait un film là-dessus.
Curieusement, je me dis que l’odeur
légère que j’ai remarquée en entrant pourrait
être celle, très diluée, dégagée par ce person-
nage de cauchemar. Puis je cesse de sourire.
L’odeur ne sort pas de l’écran. Elle est bien
réelle. D’où vient-elle ?
Une fois encore, je scrute les murs, les
étagères, le plafond… Rien. Je m’assois
devant l’ordinateur. L’odeur me semble plus
forte, à présent. Moins diffuse. Mes mains
sont moites. L’impression d’une présence,
invisible et pourtant si proche…
Je déplace nerveusement la souris et
Nosferatu s’évanouit. Mais pas son odeur. Je
me lève, me retourne. Rien. Contre mon
habitude, je vais fermer la porte, puis je
reviens m’asseoir. Comment travailler dans
ces conditions ? J’ai envie de tout envoyer
promener…
C’est alors que mes yeux tombent sur
la poignée du tiroir latéral de mon bureau.
Je déteste les poignées sales. Poignées de
porte, de tiroir, de valise… J’ai horreur de
saisir une poignée douteuse. S’il y a quelque
chose que je nettoie à la maison, ce sont les
poignées. Alice s’est beaucoup moquée de
cette obsession.

20
En tout cas, ce qui est certain, c’est que,
il y a quelques minutes, cette poignée était
propre. J’en suis sûr – je suis assez maniaque
pour pouvoir l’affirmer. J’en approche ma
main, avec dégoût, mais j’arrête mon geste
presque aussitôt. Quel liquide a pu tomber
là ? Je ne bois jamais au bureau, sauf de l’eau.
Je me penche, approche mon nez. Oui, cette
odeur…
Je prends un mouchoir en papier et, du
bout du doigt, je touche à la poignée. Légère­
ment collante. Je réprime un frisson. J’ouvre
le tiroir, avec une extrême lenteur, comme si
un diable allait en surgir pour me sauter à la
figure. J’ai un haut-le-corps.
Non, ce n’est pas un diable qui se trouve
là, mais un mouchoir. Un mouchoir en tissu.
Ensanglanté. Et pas qu’un peu ! Un sang
épais, rouge vif. Du sang frais… Et qui
dégage cette odeur fade de foie de veau cru
que je reconnais enfin.
Je me redresse brusquement, dégoûté. Il
ne s’agit plus d’une farce, c’est du harcèle-
ment ! Que vais-je trouver la prochaine fois
que j’ouvrirai cette porte ? Une main coupée ?
Une tête ? Ou, tout simplement, un rat crevé ?
Un de mes amis s’était amusé à ça, à
l’école primaire, pour faire enrager un ensei-
gnant qu’il détestait, et qui le lui rendait bien.

21
Mais l’université n’est pas l’école primaire
d’il y a trente ans !
Je me mets à tourner en rond avec ner-
vosité, la sueur au front, les mains crispées.
Je prétends avoir le sens de l’humour –
plus qu’il n’est courant dans une université,
même –, mais là, ça dépasse les bornes !
Un de mes étudiants ? Je n’arrive pas à le
croire. Le moindre texte un peu provocateur
les met mal à l’aise, la moindre allusion
polissonne leur fait perdre leurs moyens.
Cette femme inconnue du restaurant,
hier soir ? D’où sort-elle ? Pourquoi s’en
prendrait-elle à moi ? Et comment serait-elle
entrée ici ? La porte était fermée à clé, j’en
suis certain.
Je tâte mes poches. C’est idiot. La clé de
mon bureau, comme celle de la maison, est
toujours dans la poche droite de mon blou-
son. C’est l’avantage d’être maniaque. On ne
perd rien.
Sauf la tête, apparemment…
Incapable de rester en place, je me dirige
vers la porte. Je l’ouvre d’un geste brusque,
jette un coup d’œil dans le couloir. Personne.
Puis je me penche pour examiner la serrure.
Intacte. C’est le genre de serrure de sûreté
qu’on ne peut pas crocheter avec un trom-
bone ou un bout de fil de fer. Alors ?…

22
Alors, il n’y a qu’une solution. La per-
sonne qui est entrée ici avait la clé. Et là, je
souris. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
C’est bien simple : c’est parce que ce n’est pas
son genre. Mais le fait est là : une seule per-
sonne a pu me jouer ce tour pendable. Alice !
D’ailleurs, tout concorde : les deux papiers
trouvés dans la poche de mon blouson, le
souper improvisé au restaurant où, comme
par hasard, une inconnue sortie d’un chapeau
de magicien fait son cinéma. Une amie à elle,
bien sûr. Déguisée. Pourquoi ? Nous sommes
en avril, mais le 1er est déjà loin.
Non, il ne s’agit pas d’une farce, en fait.
D’une leçon, plutôt. Depuis le temps qu’Alice
me serine que mon goût immodéré pour le
trash n’est plus de mon âge, que je devrais
revenir sur terre, que je devrais cesser de
prendre la fiction pour la réalité. Que je
devrais, en un mot, devenir enfin sérieux.
Elle a voulu me montrer que ce qui me
passionne, dans un film ou une BD, n’est
plus dans la vraie vie qu’une source d’ennui
et de malaise. Alors elle a monté ce scénario
– pas très original, d’ailleurs – pour mettre
les choses au point.
Tout de même. Ce qui me gêne, c’est
qu’elle puisse croire que je ne suis pas capable
de faire la différence entre la fiction et la

23
réalité. Je n’en suis pas à ce point. Enfin, il
me semble…
Du coup, j’ai bien envie de lui rendre la
monnaie de sa pièce. Et si je lui faisais peur,
à mon tour ? Attendre la nuit pour revenir
à la maison et entrer sans bruit. Avec un
masque, peut-être.
Elle veut rire ? D’accord. Rions…

24
3

ON NE JOUE PLUS

Après avoir quitté l’université, je suis allé


passer la fin de l’après-midi et une partie de
la soirée dans un bar du Plateau avec Fred,
que je n’avais pas vu depuis longtemps.
Fred est un de mes plus vieux amis.
Un ancien de la BD underground, lui aussi.
Aujour­d’hui, il travaille avec Alice dans la
même agence de pub… Fred est un céli-
bataire invétéré qui n’est jamais en retard
d’une aventure – ce qui constitue chez lui un
inépuisable sujet de conversation.
Ce soir, j’ai droit au récit de ses essais
infructueux pour dévergonder une jeune
stagiaire qui travaille depuis quelque temps
à l’agence, mais avec laquelle il m’avoue
avoir perdu son temps.
— Jamais vu une potiche pareille  !
­s’exclame-t-il. Une fille insipide, transpa-
rente, ni blonde ni brune, ni grande ni petite,
ni grosse ni maigre. On la cherche, et on
s’aperçoit qu’elle était là, tout près, mais
qu’on ne l’avait pas remarquée. Et à peine
lui a-t-on tourné le dos qu’on a oublié son

25
visage. Tiens, même Alice n’a jamais pu
retenir son nom…
Fred ne changera jamais. Il fait nuit
depuis une bonne heure quand je réussis
enfin à me libérer et à me remettre en route.
En chemin, n’oubliant pas mon projet, je
m’arrête dans une boutique à un dollar où
j’achète un masque de Scream. Les quelques
bières que j’ai bues m’ont mis de bonne
humeur et je ris d’avance de la bonne farce
que je vais jouer à Alice.
Une fois devant chez nous, je ralentis. Il
n’y a pas de lumière, mais ça ne veut rien
dire. Alice est sans doute au sous-sol en train
de regarder un film. Parfait. Je sors ma clé
de ma poche… ainsi que le masque.
J’introduis doucement la clé dans la ser-
rure et… c’est inutile : la porte n’est pas
verrouillée. Ah bon…
J’entre. Le couloir est sombre. J’enlève
mes chaussures pour ne pas faire de bruit
puis, tout en essayant de ne pas me casser la
figure, je descends l’escalier avec mille pré-
cautions.
En bas, l’obscurité est totale. Le silence
aussi. Où est-elle ? S’est-elle endormie sur le
canapé ?
À tâtons, j’inspecte le sous-sol avant
d’allumer enfin. Vide. Tant pis. Elle doit donc

26
être là-haut. Toujours sans bruit, je remonte
au rez-de-chaussée, qui est plongé dans la
pénombre. La cuisine est vide, ainsi que le
salon.
Je reviens dans le couloir, arrive à la
chambre. Aucun rai de lumière ne filtre sous
la porte fermée. Je colle mon oreille contre le
battant. Pas un bruit. Déjà couchée ? Ce n’est
pas son habitude, il est à peine dix heures.
Je commence à transpirer abondamment sous
le masque en plastique.
C’est le moment d’ouvrir la porte et de
jaillir dans la chambre en poussant un hurle-
ment. J’ai déjà la main sur la poignée. Et, tout
à coup, je me rends compte de l’ineptie de
mon comportement. Qu’allais-je faire ? Peut-
être Alice a-t-elle raison. Je suis grand pour
rien. Je crois m’amuser en réalisant enfin les
farces que je n’ai pas jouées lorsque j’étais
adolescent. Mais nous ne sommes plus des
ados ni l’un ni l’autre. Et si elle avait une
crise cardiaque ?
Un peu piteux, je retire mon masque et
ouvre doucement la porte. Les rideaux n’ont
pas été tirés et la pièce baigne dans une faible
clarté dispensée par l’éclairage de la rue.
Surprise ! Le lit est vide.
Cette fois, plus de discrétion qui tienne.
J’allume et je l’appelle de toute ma voix.

27
Aucune réponse. Nerveux, je jette un
coup d’œil dans la salle de bains, ouvre les
placards, regarde sous le lit… Je ressors dans
le couloir, fais de la lumière, fouille partout.
Puis je descends l’escalier en trombe, criant
toujours.
Pour seul effet, j’effraie Cuchulainn, le
chat, qui dormait dans le fauteuil de mon
bureau. Je m’inquiète sérieusement. Alice ne
serait pas sortie sans verrouiller. Où donc
est-elle passée ? Est-ce qu’elle a vraiment juré
de me rendre fou ?
Découragé, je me laisse tomber sur le
canapé, dans la salle de télé. J’essaie de me
remémorer son emploi du temps. Je ne me
souviens pas de l’avoir entendue parler d’un
quelconque rendez-vous chez le coiffeur, le
masseur, son patron, une amie.
Je commence à craindre le pire. Un acci-
dent, une attaque, une crise… Une ambu-
lance qui l’emporte vers l’hôpital le plus
proche. Ça expliquerait la porte non verrouil-
lée. Si ça se trouve, elle a cent fois tenté de
me joindre au bureau dans le courant de
l’après-midi. J’ai honte…
Une note ! Elle m’a peut-être laissé un
message !
À cette idée, je me redresse comme un
diable à ressort. Bien sûr, elle a forcément

28
écrit un mot pour expliquer son absence. Je
suis probablement passé devant dix fois sans
le voir !
Je remonte en vitesse à la cuisine. Comme
prévu, coincé sous le vase de fleurs au milieu
de la table, un papier plié en deux. Je le
prends et le déplie. C’est à peine si je recon-
nais l’écriture d’Alice tant elle est tremblée
et anguleuse. Elle a manifestement écrit sous
le coup d’une émotion violente. Le texte,
d’ailleurs, le confirme :
Normand, je ne peux plus rester ici. J’ai peur.
Pas le temps de t’expliquer. Je crois qu’il est
revenu. Je serai ce soir là où nous étions hier.
Je suis atterré. Que s’est-il passé ? Et qui
est ce il ? Je crois, malheureusement, que je
le devine. Enver ! Qui d’autre ? L’ignoble
Enver Kazan ! Il est revenu. C’était donc ça !
Avec Enver, c’est tout un passé de cau-
chemar qui remonte à la surface. Cet homme
représente pour moi ce qui pourrait m’arri-
ver de pire. J’ai beau me dire qu’il tient de
l’obsession plus que de la réalité, qu’il ne m’a
jamais rien fait, il se dégage de sa personne
une aura tellement malsaine, tellement
angoissante, que je ne peux pas penser à lui
sans me mettre à transpirer de panique.
Enver, c’est un ancien collègue qui avait
disparu pendant plus de dix ans, dans des

29
circonstances assez louches, avant de réap-
paraître sans prévenir, l’année passée, semant
les ennuis et la peur sur son passage. J’avais,
à l’époque, eu de gros ennuis avec la police.
L’affaire s’était terminée par l’intervention de
la Sûreté du Québec, mais Enver avait réussi
à échapper à la police et il s’était de nouveau
évanoui dans la nature1.
Pourquoi est-il revenu ? Et comment s’est-
il manifesté à Alice ? L’a-t-il menacée ? Le mot
ne révèle rien là-dessus, mais une chose est
certaine : Enver est ici, et Alice – qui a tou-
jours eu une peur bleue du personnage – ne
s’est pas sentie en sécurité à la maison.
Je repense à ce billet découvert hier dans
ma poche. Normand, soyez sur vos gardes.
Il est revenu ! Je comprends maintenant à
qui cet avertissement faisait référence. Mais
qui d’autre est au courant de mes histoires
passées avec Enver ? Et pourquoi l’auteur de
cette mise en garde ne me l’a-t-il pas faite en
personne ?
Je suis submergé par un tourbillon de
questions sans réponses. Une fois encore, j’ai
l’impression de me retrouver au centre d’une
sombre affaire dont j’ignore tout, alors que

1. Voir L’Hôtel de la dernière heure, dans la même


collection.

30
des personnes de mon entourage semblent
au courant.
Il n’y a qu’un moyen de savoir ce qui se
passe vraiment. Retrouver Alice. Sa phrase
– Je serai ce soir là où nous étions hier – m’a
étonné sur le coup. Pourtant, à la réflexion,
elle est plutôt habile. Personne d’autre que
nous deux n’est censé savoir que nous
sommes allés hier soir à ce restaurant de
la rue Masson. De cette façon, si Enver,
d’une manière ou d’une autre, a pu prendre
connaissance du message, il ne saura pas où
se cache Alice.
Quand je pense que j’ai passé la soirée
dans un bar à cause de cette blague stupide
que je voulais lui faire ! Je suis à battre ! Et
Alice qui doit être au trente-sixième dessous,
s’imaginant peut-être que je suis tombé moi-
même entre les griffes d’Enver !
Je chiffonne le message dans ma poche
et me précipite dans la rue. Direction le
Condor farci. Il est presque onze heures
lorsque j’arrive au restaurant. La salle est
déserte. Le fils du patron, que je connais bien,
est en train de ranger les chaises. Il s’inter-
rompt et me regarde d’un air étonné.
Sans même lui dire bonsoir, je lui demande
où est passée ma femme, mais il continue à
me dévisager avec stupéfaction.

31
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
— Je… je ne l’ai pas vue aujourd’hui,
monsieur Gallo, répond-il, gêné. Aviez-vous
réservé pour ce soir ?
Je suis sur le point de lui raconter toute
mon histoire quand je me rends compte qu’il
est inutile d’entrer dans les détails. Le fait est
qu’Alice n’est pas là et qu’elle n’y est pas
venue de la soirée, ainsi que le confirme le
patron, qui s’est approché à son tour.
Mon inquiétude ne fait que redoubler.
Alice a-t-elle changé d’idée en cours de route,
ou bien l’a-t-on empêchée de venir jusqu’ici ?
Je bafouille de vagues excuses à l’inten-
tion des restaurateurs, puis je ressors dans la
rue, l’estomac noué par l’angoisse.
Je ne sais plus quoi faire. Rentrer ? Fouiller
encore la maison à la recherche d’un indice
qui m’aurait échappé ? Interroger mes voi-
sins ? Peut-être ont-ils vu quelque chose. Ce
sont des gens discrets, bien sûr, mais des
voisins quand même. Les yeux collés aux
fenêtres, comme tous les voisins du monde…
Je redescends aussitôt la rue Masson.
Comble de malchance, la pluie se met à
tomber. Une de ces averses glacées de prin-
temps qui vous transpercent en un rien de
temps. Je baisse la tête et je remonte le col de
mon blouson en pestant.

32
J’ai à peine eu le temps de faire quelques
pas qu’une silhouette se plante devant moi
et manque de me faire tomber. Je suis assez
perturbé comme ça. Si c’est un quêteux, je
l’écrabouille !
L’individu insiste. Je relève la tête. C’est
une femme, aux cheveux vaguement clairs,
pour autant que je puisse m’en rendre compte
dans l’obscurité. Elle porte un long manteau
d’un style un peu désuet.
— Monsieur Gallo, fait-elle d’une voix
haletante. Enfin, vous êtes là !
Je plisse les yeux, avance la tête. C’est
une femme très jeune au teint et aux cheveux
pâles. Son visage me dit bien quelque chose,
mais je ne la remets pas.
— Est-ce que… est-ce que je peux vous
parler ? souffle-t-elle d’une voix qui semble
brisée par l’émotion.
Sans trop réfléchir, je hoche la tête. Malgré
la pluie qui ruisselle sur son visage, la femme
semble soulagée. Elle a l’air frigorifiée, néan-
moins. Elle pousse un long soupir et passe
une main sur son front pour en écarter une
mèche de cheveux.
Ah oui, je la reconnais à présent. C’est
une de mes étudiantes. Il n’est donc pas
possible d’avoir la paix avec ces gens-là ?

33
Celle-là ne dit jamais un mot durant les cours
et je ne me souviens même pas de son nom.
— Je suis Hélène Ferrier, monsieur Gallo,
déclare-t-elle enfin. Vous me remettez ?
— Oui, en effet, marmonné-je. Mais je
n’ai guère le temps de discuter en ce moment.
Demain, si vous voulez, à mon bureau…
— Vous cherchez votre femme, n’est-ce
pas ? me coupe-t-elle.
Je ne sais que répondre. De quoi se mêle-
t-elle ? Néanmoins, je lui demande :
— Comment le savez-vous ?
— Je vous ai cherché tout l’après-midi. Je
me suis rendue chez vous. Je voulais vous
prévenir.
— Bon sang ! m’écrié-je avec violence,
incapable de me contenir davantage. Me
prévenir de quoi ? Que se passe-t-il, enfin ?
— J’ai déjà essayé, monsieur Gallo. J’ai
réussi à glisser un mot dans votre poche.
J’avais peur qu’il me voie, vous comprenez…
Ça fait des jours qu’il me harcèle, qu’il me
tourmente. Il vous cherche, il me l’a dit.
J’ignore ce que vous lui avez fait, mais il vous
hait…
Cette haine… Brusquement, un nom s’im­
pose à moi :
— Enver Kazan ?

34
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
— Il ne m’a pas dit son nom. Un homme
hideux, effrayant, au visage couvert de poils
noirs. Rien que d’y penser, j’en ai la chair de
poule…
C’est bien lui. Mon intuition était juste.
Mais que me veut-il encore ? Et pourquoi s’en
prendre à cette fille innocente ? Il sait pour-
tant où j’habite.
Peut-être cherche-t-il à m’atteindre en
visant les gens de mon entourage. Dans ce
cas, cependant, je ne m’explique pas qu’il ait
porté son choix sur cette fille. Je ne crois pas
lui avoir adressé la parole une seule fois
depuis le début des cours.
Je la regarde attentivement. Elle semble
en proie à la panique la plus totale. Je sais
quel effet pervers Enver peut avoir sur les
femmes jeunes, malgré sa laideur. C’est
incompréhensible, mais c’est un fait. C’est
d’ailleurs à la suite d’affaires de mœurs
jamais élucidées qu’il a dû disparaître.
Qu’a-t-il bien pu lui raconter ?
Hélène me dévisage avec des yeux agran-
dis par la terreur. Depuis combien de temps
m’attendait-elle là, sur le trottoir, en grelot-
tant ? Je me demande comment elle a pu
savoir que j’allais venir ici. A-t-elle parlé à
Alice avant qu’elle disparaisse ? Je lui pose
la question.

35
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
— Oh, non ! dit-elle. Je ne connais pas
votre femme, je n’aurais pas osé l’aborder.
— Alors comment se fait-il que vous
m’attendiez ici ? Ne me dites pas que vous
m’avez aperçu par hasard.
— Pas du tout, vous pensez bien. Il y a
longtemps que je vous attends. J’étais près du
porche, là, à quelques mètres du restaurant.
— Mais…
— Je vous cherchais depuis des heures,
je vous l’ai dit. Le fou allait frapper, il m’avait
prévenue. Je… je ne savais pas quoi faire.
Comme vous n’étiez plus à l’université, je
me suis précipitée chez vous. Au moment où
j’arrivais, votre femme sortait. Elle avait l’air
affolée. Elle n’avait même pas de sac à main.
« Elle s’est dirigée rapidement vers une
voiture garée de l’autre côté de la rue et je
l’ai entendue dire par la portière du chauf-
feur : “Je lui ai demandé de me retrouver au
Condor farci.ˮ Je n’ai pas saisi tout de suite
ce que ça signifiait, mais, plus tard, en allant
sur Google, j’ai vu qu’il s’agissait d’un res-
taurant. Alors je suis venue jusqu’ici et je
vous ai attendu.
— Et elle est montée dans cette voiture ?
De son plein gré ?
— Je ne crois pas qu’on l’ait forcée. Elle
en a fait le tour et elle est montée du côté

36
passager. Puis la voiture a démarré en trombe
et elle a disparu.
— Avez-vous vu qui conduisait ?
— Oui, mais malheureusement je n’y ai
pas prêté une grande attention. C’était une
femme. Pas le genre de la vôtre. Elle était
vêtue de noir. La seule chose qui m’a frappée,
ce sont ses mains. Elles étaient croisées sur
le haut du volant. Les ongles étaient vernis
de noir. Je n’en avais jamais vu d’aussi longs.
La femme du restaurant ! Ce n’était donc
pas une rencontre fortuite. Alice et elle se
connaissent-elles depuis longtemps ? Je ne
comprends pas ce qui a pu pousser Alice à
la suivre. Ni ce qui a pu leur arriver entre la
maison et le restaurant.
Autour de moi, la nuit est encore plus
épaisse…

37
4

UN APPEL DÉSESPÉRÉ

Je me sens pris au piège. Je serais pour-


tant incapable de définir en quoi il consiste…
Enver Kazan m’en veut à mort, c’est évident,
même si j’ignore totalement les raisons de
cette haine.
Après tout, ce n’est pas de ma faute s’il
a dû une fois encore disparaître. S’il a eu la
police aux trousses après notre dernière
rencontre, il sait très bien que je n’y étais
pour rien.
Kazan prétend être à ma recherche, alors
qu’il sait parfaitement où me trouver puis­
qu’il est déjà venu chez moi. La seule chose
qui me semble claire, c’est sa manière de
procéder : pour mieux brouiller les pistes, il
se sert d’une de mes étudiantes, une des plus
insipides. Une des plus facilement influen-
çables.
Et puis, il y a la mystérieuse brune aux
ongles noirs. Comment cette femme, qu’Alice
paraissait ne pas connaître hier soir au res-
taurant, a-t-elle réussi à l’entraîner dans une
fuite éperdue ?

39
Alice n’est pas particulièrement méfiante,
mais elle n’est pas naïve non plus. Elle
n’aurait pas suivi la première venue sans
prendre son sac à main ni fermer la porte à
clé derrière elle.
De plus, dans l’état qui était le sien – si
j’en juge par la teneur du mot qu’elle m’a
laissé –, elle devait être sur ses gardes.
Je ne vois qu’une raison à cela : elles se
connaissent. Forcément. Une amie, déguisée
peut-être. Elles ont voulu se jouer de moi
hier soir et elles ont imaginé cette petite mise
en scène afin de me ramener à la réalité.
Admet­tons. Jusque-là, tout cadre. Pas besoin
d’Enver dans le tableau.
Mais ensuite ? Comment cette farce rela-
tivement innocente a-t-elle pu déraper de la
sorte ? Hélène ne peut pas être dans le coup,
elle et Alice ne se connaissent pas. Simple
coïncidence ? Difficile à croire.
Il n’y a pas de coïncidences lorsque Enver
Kazan rôde dans les parages. Ce mot n’est,
au fond, qu’un aveu d’ignorance. Tout ce qui
arrive a été prévu, calculé, mis en place.
Enver ne laisse jamais rien au hasard.
Cette histoire lui ressemble parfaitement.
J’essaie d’imaginer quelle toile ce fou est en
train de tisser autour de moi. Il a toujours
fonctionné ainsi, à la manière d’une araignée :

40
invisible, insaisissable, il attend que ses vic-
times viennent se jeter d’elles-mêmes dans
le piège qu’il leur a tendu avec une minutie
maniaque.
Son arme préférée, ce sont les femmes.
C’est à elles qu’il s’en prend habituellement
pour atteindre ses objectifs. Il sait les mani-
puler, ne serait-ce qu’en les rendant folles de
terreur. Et lorsqu’elles s’en aperçoivent enfin,
il est déjà trop tard.
L’inconnue en noir est probablement la
clé de l’énigme. La question est de savoir si
elle est une véritable complice d’Enver, ou si
elle n’en est que la victime, elle aussi, qu’il
force à agir à son corps défendant. Ou à son
insu, qui sait ?
Impossible, quoi qu’il en soit, de mettre
de l’ordre dans mes pensées, qui partent dans
tous les sens. Et la présence d’Hélène à côté
de moi ne fait qu’amplifier mon malaise. La
pluie, qui ne faiblit pas, lui donne l’aspect
d’une pauvre poupée qu’un enfant lassé s’ap-
prête à jeter à la poubelle. Une autre victime…
Je la regarde à la dérobée. Elle a l’air
épuisée. Le menton sur la poitrine, les che-
veux collés sur le visage, elle est immobile,
les yeux fixés sur le trottoir, la respiration
difficile. Une goutte pend au bout de son nez,
tombe, est remplacée par une autre…

41
Elle aussi, la peur la ronge, c’est évident.
Elle la dévore vivante. Ce diabolique pouvoir
d’Enver… Je crois qu’il serait capable de tuer
une femme sans même avoir besoin de por-
ter la main sur elle.
Que puis-je pour Hélène, cependant,
dans l’immédiat ? Toute aide est au-delà de
mes capacités. La seule chose qui compte
vraiment pour moi, c’est de savoir ce qui est
arrivé à ma femme. Je dois donc rentrer à la
maison et, bien que cette seule idée me
révulse, appeler la police.
— Il faut que j’y aille, dis-je brusque-
ment, les poings serrés dans mes poches.
Hélène relève la tête vers moi. Ses yeux
coulent – pluie ou larmes… Ils reflètent
l’éclairage blafard et triste de la rue et expri-
ment un désespoir qui me brise le cœur. La
pauvre fille a l’air plus morte que vive. Je
n’ose pas la laisser en plan.
— Je dois appeler la police, vous compre-
nez. Il s’agit sans doute d’un enlèvement.
En prononçant ces derniers mots, je me
rends compte de leur inanité. Je parle d’enlè-
vement alors qu’Alice est partie à bord d’une
voiture dans laquelle elle est montée de son
plein gré, après m’avoir laissé un mot m’in-
formant de sa décision. Quel policier gobera

42
mon histoire ? On se fichera de moi. Je secoue
la tête tout en me frottant les yeux.
— La police ne peut rien pour nous,
murmure Hélène d’une voix tremblante,
comme si elle avait suivi le cheminement de
mes pensées.
— Elle pourra vous protéger de Kazan,
dis-je sans grande conviction, pour tenter de
la rassurer.
— Vous savez bien quelle sera la réaction
de la police si une jeune femme lui demande
de la protéger contre un homme qui ne lui a
rien fait d’ouvertement illégal, réplique-
t-elle. Les agents vont me renvoyer poliment
chez moi avant d’éclater de rire dès que
j’aurai tourné le dos. Sans parler des com-
mentaires qu’ils ne manqueront pas d’échan-
ger sur mon physique…
— Les choses ont changé, Hélène.
— Je ne crois pas, non. Pas pour nous, en
tout cas. Pour nous, les gens ordinaires. Et
puis, ce sont les journalistes qui en parlent,
pas la police. Il faut être célèbre…
Du coin de l’œil, je l’observe comme si
c’était la première fois. Son regard semble
maintenant perdu dans un néant qui s’effi-
locherait au-delà de l’espace. Ses vêtements
sont loin de la mettre en valeur, je l’admets,

43
surtout avec cette maudite pluie, mais son
profil, lorsqu’on s’y attarde, ne manque pas
de charme. Je veux parler de son visage, bien
entendu…
Ses traits sont fins et ses yeux, très
mobiles, défient la moindre tentative de fixer
son regard. Cela lui confère une expression
non dénuée d’un certain mystère. Et c’est
parfois ce qui séduit le plus les hommes :
cet aspect inaccessible, sans cesse mouvant,
indéchiffrable.
De surcroît, elle donne une impression
de fragilité et de sensibilité meurtrie qui
transformerait un avocat d’affaires en saint-
bernard.
Je ne peux que bredouiller :
— Voulez-vous m’accompagner ?
Elle pose soudain les yeux sur moi.
Bouche entrouverte, lèvres tremblantes, elle
reste muette. L’immense soulagement que je
lis dans son regard me bouleverse. Je hoche
la tête, puis je la prends par le bras et je
l’entraîne avec moi.
Tout en marchant d’un pas vif, je me
demande ce que je vais trouver chez moi.
Des traces d’une visite d’Enver ? Ou Alice,
bien vivante et riant aux larmes de la bonne
plaisanterie qu’elle vient de me jouer ? Malgré

44
l’évidence, je m’accroche à cette hypothèse
insensée, comme à une bouée de sauvetage,
pour ne pas perdre la raison.
Pendant tout le trajet, sous la pluie bat-
tante, nous n’échangeons plus un mot. Hélène
se cramponne à moi et me suis tant bien que
mal, comme une petite fille perdue.
Un quart d’heure plus tard, nous voici
devant la maison. Les fenêtres ne sont pas
éclairées. Je soupire et m’éponge le front, tout
en cherchant ma clé dans ma poche.
J’ouvre la porte et m’efface pour laisser
passer Hélène. Elle me frôle au passage. Son
parfum… Je ne l’avais pas encore remarqué.
Je ferme les yeux, essaie de ralentir mon
rythme cardiaque, puis j’entre à mon tour et
m’empresse d’allumer la lumière du couloir.
Ma première impulsion est d’appeler
Alice à voix haute, même si je sens que c’est
inutile. L’absence de réponse ne me surprend
pas. Hélène se tient toujours immobile sur le
palier. Comme fascinée, elle contemple les
ténèbres noyant l’escalier qui, vers la droite,
descend au sous-sol.
Accablé, je secoue la tête et lui indique la
cuisine, sur la gauche. Une tasse de thé, ou
n’importe quoi de chaud, nous fera du bien.
Une fois à la cuisine, je lui désigne une
chaise sur laquelle elle se laisse tomber sans

45
un mot. Un frôlement sur mes jambes me fait
sursauter. Cuchulainn. Je l’avais oublié.
Le chat miaule discrètement. Hélène ne
semble même pas remarquer son existence.
J’ouvre une boîte de pâtée, que j’étale dans
une assiette, et je mets de l’eau à bouillir pour
le thé.
Je remarque alors que le sac à main
d’Alice se trouve là, sur la table, devant le
vase de fleurs. J’arrête mon geste. C’est
curieux, d’habitude elle le place sur une
chaise, car elle répugne à poser sur la nappe
un objet provenant de l’extérieur. L’a-t-elle
pris en sortant, avant de changer d’avis et de
le mettre là en vitesse ? Mais pourquoi ? Si
j’osais…
Jamais, en plus de vingt ans, je n’ai
ouvert son sac. L’amour n’exclut pas la dis-
crétion… Cependant, je me dis que si elle l’a
placé là, bien en évidence, ce n’est peut-être
pas sans une intention précise.
Se pourrait-il qu’elle y ait laissé un indice
qui me permettrait de savoir ce qu’il lui est
arrivé ?
Je tends la main vers le sac. Hélène suit
mon geste des yeux, d’un regard qui mêle
étrangement la fixité et la vacuité totale,
comme si elle se trouvait dans un autre
monde. Le monde de la peur…

46
Le sac n’est pas fermé. Surmontant mon
malaise, je l’ouvre complètement. Portefeuille,
porte-monnaie, tube de rouge, coupons-
rabais, stylos, mouchoirs, babioles dont
j’ignore tant le nom que l’usage… Un carnet
d’adresses. Et puis, dépassant légèrement
d’un minuscule compartiment plaqué sur la
paroi du sac, un étrange objet.
Une fleur séchée. Non… En le saisissant
du bout des doigts, je me rends compte qu’il
s’agit d’une minuscule étoile de mer, com-
plètement déshydratée.
Jamais vu cela auparavant. Un souvenir ?
Un signe ? Mais de quoi ?
Le sifflement de la bouilloire interrompt
mes réflexions. Je glisse machinalement la
bestiole desséchée dans ma poche pour pré-
parer le thé. Hélène n’a pas desserré les
dents. Lorsque, quelques instants plus tard,
je lui sers une tasse brûlante, elle semble
enfin revenir sur terre. Elle tend la main et
sourit faiblement.
Je tente de réchauffer l’atmosphère en
appelant le chat pour le caresser, sans aucun
succès.
— J’ai tellement peur, finit-elle par bal-
butier. Si vous saviez combien j’ai peur…
Je ne sais que répondre. Je n’ignore pas
à quel point Enver peut rendre quelqu’un

47
fou d’angoisse. Que puis-je faire ? Je ne peux
pas rester indéfiniment assis là à me ronger
les sangs, il faudra bien que je me résolve à
appeler la police.
Hélène paraît de plus en plus nerveuse.
Elle me regarde comme si elle était sur le
point de dire quelque chose qu’elle n’osait
pas, ou ne parvenait pas à formuler. Comment
la mettre en confiance ? J’esquisse un sourire.
Elle se lance enfin :
— Je… est-ce que je pourrais utiliser vos
toilettes ?
En d’autres circonstances, j’aurais éclaté
de rire. Pourtant, face au désarroi de cette
pauvre fille, je n’en ai guère envie. Je lui
montre le couloir.
— C’est la première porte à votre gauche.
Ne confondez pas avec le placard à balais…
C’est la centième fois que je sors cette
blague, qui a aujourd’hui un goût amer.
Hélène se lève et disparaît dans le couloir.
Profitant de cet instant de solitude, j’essaie
de mettre au point une stratégie.
Devrais-je parler d’Hélène à la police ?
Ça me répugne, mais son témoignage pour-
rait être utile. Je sais d’expérience que, quand
je tente de cacher quelque chose à ces gens-là,
ils me le resservent toujours au moment où
je m’y attends le moins.

48
C’est alors que retentit la sonnerie du
téléphone. Je me lève d’un bond. Alice ? Je
me rue dans l’escalier qui mène au sous-sol,
au risque de me casser la figure.
Nous n’avons jamais voulu installer d’ap-
pareil au rez-de-chaussée, et chaque appel
déclenche immanquablement une galopade
quand nous sommes en haut. De toute façon,
je hais le téléphone.
Hors d’haleine, j’atteins mon bureau à
la quatrième sonnerie. Je décroche fiévreu-
sement.
— Normand ?
La voix est faible, lointaine, presque
méconnaissable.
— Bon sang, Alice ! Où es-tu ? Qu’est-ce
qui se passe ?
— C’est affreux, Normand. Je n’en peux
plus. Je ne sais plus quoi faire…
Sa voix est brisée, saccadée. Je la sens à
deux doigts d’éclater en sanglots.
— Tonnerre, Alice ! Dis-moi où tu te
trouves, j’arrive immédiatement.
— La Baie. Tu te souviens, les étoiles de
mer dans la bassine ?
— Mais qu’est-ce que…
Je n’ai pas le temps de terminer ma
phrase. Un bruit sourd, un objet qui tombe
sur le carrelage, un cri étouffé, une chute…

49
Puis un crachotement, et ce bip ! bip ! bip !
horripilant qui indique que la communica-
tion a été coupée.
Je hurle :
— Alice !
C’est inutile. Cette saloperie d’appareil
ne me répondra pas. Si jamais je retrouve
cette ordure d’Enver, je jure que je le tue !

50
5

SAGUENAY

Au moment où je débouche de l’escalier


dans la cuisine, affolé, j’entends le bruit de
la chasse d’eau. Quelques secondes plus tard,
Hélène apparaît devant moi. Elle me dévi-
sage avec effroi.
— Il s’est passé quelque chose ?
Je tente de lui résumer en trois mots
l’appel de ma femme, mais je ne réussis qu’à
lui débiter des bribes de phrases incohé-
rentes.
— Je dois partir sans délai pour Saguenay,
dis-je en guise de conclusion. Ma femme est
là-bas.
J’ai l’impression que sa bouche va tom-
ber. Elle a l’air d’avoir reçu un coup à l’esto-
mac. Elle se met à bredouiller :
— Vous… vous n’allez pas me laisser
seule ici ?
— Non, bien sûr. Vous devez rentrer chez
vous et…
— C’est impossible, coupe-t-elle d’une
voix qui semble sur le point de se briser. J’ai
trop peur. Et s’il revient ?

51
Que lui répondre ? Elle a raison. Je ne
peux pourtant pas l’emmener avec moi. Je
fais mentalement le tour de mes amis pour
voir à qui je pourrais la confier en attendant
que les choses se tassent, et je me rends
compte que je ne connais personne en qui
j’aurais assez confiance pour ça. Voilà qui
m’apprendra à être un ours…
Et puis, évidemment, Hélène n’est pas
un chien ou un chat qu’on peut laisser chez
un tiers comme si on partait en vacances. Ce
serait vraiment de la dernière indélicatesse
de ma part de la laisser tomber dans des
circonstances pareilles, d’autant plus que
c’est à cause de moi qu’Enver Kazan est à
ses trousses.
C’est alors qu’Hélène reprend :
— J’ai une amie à Saguenay. Une amie
d’enfance. Je suis de là-bas, vous savez. De
Jonquière, exactement. Personne ne la connaît
ici. Je pourrais me réfugier chez elle, si vous
acceptiez de…
J’ai compris. Et je ne peux pas refuser.
— D’accord, je vais vous conduire là-bas.
Mais il n’y a pas un instant à perdre.

52
Je n’ai pris que le temps de jeter une
brosse à dents et quelques affaires de toilette
dans un sac. Au dernier moment, j’ai craint
que ma voiture n’ait disparu elle aussi, mais
elle était bien là à sa place habituelle, dans
le renfoncement de la ruelle, à l’arrière du
jardin.
Vingt minutes plus tard, nous sommes
sur l’autoroute 40, fonçant à tombeau ouvert
en direction de Trois-Rivières.
À cette heure tardive – il est minuit
passé –, il y a peu de chances de tomber sur
des policiers et je peux pousser ma Honda
Civic à fond. Je sais que ma précipitation est
due à la nervosité et au fait que je suis inca-
pable de rester en place plutôt qu’à un
véritable désir d’efficacité. En entendant les
derniers mots d’Alice, j’ai compris où elle se
trouvait et je sais qu’y arriver en pleine nuit
sera inutile.
Tu te souviens, les étoiles de mer dans la
bassine ?
Comment ne m’en souviendrais-je pas ?
Le Musée du Fjord. Alice m’y avait emmené
il y a quelques années, connaissant mon goût
pour ce genre d’endroit. Il en reste de moins
en moins, d’ailleurs, la tendance étant à
fermer ces établissements qu’on considère
comme des prisons pour animaux.

53
Le Musée du Fjord se trouve en fait à
La Baie, près de Jonquière. Musée marin
destiné à faire connaître la faune du fjord
du Saguenay, il est constitué autour d’un
grand aquarium, plus modeste toutefois que
d’autres que j’ai visités autrefois, comme
celui de Vancouver, par exemple.
À La Baie, ni orques ni requins. Morues
et poissons du Saguenay, oursins et concom­
bres de mer… Devant la vitre de l’aquarium,
une cuve de béton a été aménagée pour
recevoir de petits animaux, crustacés ou
mollusques, de telle manière que les visiteurs
puissent les toucher.
C’est là qu’Alice, se penchant, avait déli-
catement saisi une minuscule astérie pour
me la montrer. Et c’est là que je lui avais
répliqué, faussement ébahi et non sans une
certaine malice :
— Oh ! Il y a même des étoiles de mer
dans la bassine !
Nous en avions ri pendant dix minutes,
sous l’œil perplexe des rares autres visiteurs.
Ainsi, ce serait dans cet édifice qu’Alice
aurait trouvé refuge. Qu’elle avait trouvé
refuge, plutôt, car je doute qu’elle y soit
encore, si j’en juge par la façon plutôt abrupte
dont notre conversation a pris fin. Mais pour
quelle raison ?

54
Pourquoi se sauver à La Baie et se cacher
dans un aquarium quand on est poursuivie
et menacée à Montréal ? Bien sûr, ne dispo-
sant d’aucun autre indice, je n’ai pas d’autre
choix que de m’y rendre.
Et puis je me souviens qu’Alice, à l’occa-
sion de ce voyage, m’avait parlé d’une tante
ou d’une lointaine cousine qui vivait dans le
coin, au sud du lac Saint-Jean. S’est-elle réfu-
giée chez elle ? Mais pourquoi alors m’avoir
aiguillé vers l’aquarium ?
Je finis par comprendre qu’il ne s’agit
sans doute pas d’une erreur, mais au contraire
d’une feinte très habile. Si Enver a surpris
ma conversation avec Alice – ce que je crois
qu’il a fait, puisque c’est sûrement lui qui l’a
interrompue –, il aurait tout de suite compris
où elle se cachait. Tandis que l’allusion aux
étoiles de mer dans la bassine, moi seul
pouvais en comprendre le sens.
Alice ne se trouve donc pas à l’aquarium,
mais elle m’y a donné ce rendez-vous secret
et codé pour m’y rencontrer. Vues sous cet
angle, les choses me semblent un peu plus
claires. Je respire un peu mieux, malgré la
tension provoquée par la conduite de nuit.
Vers une heure trente, je quitte la 40 avant
l’embranchement de Trois-Rivières et prend
la 55 en direction de Grand-Mère et La Tuque.

55
Hypnotisé par le ruban noir qui se déroule
devant mes phares, je jette de temps en temps
un coup d’œil à Hélène, qui n’a pas ouvert
la bouche depuis que nous sommes partis.
Les mains coincées sous les cuisses, le
cou raide, son regard est perdu dans la nuit.
Je devine que le sujet ne lui fera pas
plaisir, mais je dois absolument l’interroger
sur ce qu’elle sait. C’est par elle que tout a
commencé, dans le fond. Le message déposé
dans la poche de mon blouson ne laissait
aucun doute là-dessus :
Normand, soyez sur vos gardes. Il est revenu !
Quel besoin Enver a-t-il eu d’empoison-
ner la vie de cette innocente ? Quel lâche !
Qu’a-t-il pu lui raconter ? Et comment poser
la question à Hélène sans l’effaroucher ?
À un moment, elle se retourne et scrute
la nuit, comme si Enver allait surgir par la
vitre arrière. En dépit de l’obscurité, l’an-
goisse se lit sur son visage.
— Rassurez-vous, fais-je d’un ton qui se
voudrait bienveillant, je ne crois pas qu’il
nous suive.
En vérité, je préférerais mille fois qu’il
soit dans mon dos plutôt qu’à La Baie en
train de tourmenter Alice. Car je suis de plus
en plus certain que c’est lui qui a interrompu
aussi brusquement l’appel de ma femme.

56
L’a-t-il frappée ? Cette seule idée me fait
monter le sang au visage et je dois me cram-
ponner au volant pour éviter une embardée.
Pourtant, à la réflexion, je ne le pense pas.
Elle aurait crié, hurlé, elle se serait débattue,
le vacarme aurait été plus violent. Or, j’ai
plutôt l’impression que l’origine de la menace
était moins proche d’elle.
Alice a eu peur, c’est évident, elle a subi
un choc. Et elle a fait un faux mouvement.
Elle a laissé tomber quelque chose avant de
se sauver précipitamment pour se cacher ou
se mettre à l’abri. C’est ce que je veux croire,
en tout cas.
Enver venait-il de surgir ? C’est probable.
Cependant, si ce monstre a tout du démon, il
ne peut quand même pas être partout à la
fois. Il faut bien quatre heures, en roulant vite,
pour faire le trajet de Montréal à Saguenay.
Il est donc impossible qu’il nous suive.
— Peut-on vraiment savoir de quoi est
capable cet homme, murmure Hélène en
frissonnant. Il me semble que je ne connaîtrai
plus jamais le repos.
J’ai un instant le sentiment que la jeune
femme vient de lire dans mes pensées, mais
je me rends compte que, tout simplement,
elle ne fait que commenter la remarque que
je viens de lui faire. Je profite de l’occasion.

57
— Kazan est tenace et retors, c’est vrai,
fais-je en m’efforçant de sourire. Mais ce n’est
pas un surhomme pour autant. Nous finirons
par savoir ce qu’il nous veut. Ce qu’il vous
veut, à vous…
J’hésite un instant avant de poursuivre,
d’un ton cette fois moins assuré :
— Que vous a-t-il raconté ? Comment
est-il entré en contact avec vous ?
Hélène serre les poings, soupire et déclare
d’une voix blanche :
— Je n’arrive même plus à m’en souvenir
avec précision. Comme si, inconsciemment,
je voulais rayer ces souvenirs de mon cer-
veau. Il m’a abordée un jour à la cafétéria,
sur le campus de l’université. Il s’est assis à
côté de moi et il m’a dit…
Hélène se tait et porte sa main gauche
à son visage. Puis elle crispe les poings et
reprend :
— Il m’a dit que je le faisais bander…
Sa voix se perd dans un gargouillis. Ce
mot, dans la bouche de cette femme blonde
et frêle, me paraît tout à fait incongru. Enver
savait bien ce qu’il faisait en l’accostant ainsi.
On ne parle plus de cette façon, surtout
dans le milieu universitaire, englué dans la
bien-pensance.

58
D’emblée, il a donc cherché à la déstabi-
liser plutôt qu’à la séduire. Dans quel but ?
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Il a disparu avant que j’aie eu le temps
de réagir. Mais il est revenu. Dès le lende-
main. Il ne m’insultait pas vraiment, il me
harcelait d’une étrange manière. Il me disait
qu’il savait qui j’étais, ce que je voulais, où
je voulais en venir. Il agissait comme si c’était
moi qui l’avais approché pour lui demander
quelque chose.
Je reconnais la technique d’Enver, qui
consiste à mettre ses victimes dans la posi-
tion du tourmenteur et à faire naître en elles
un sentiment de culpabilité.
— A-t-il essayé de…
— Non. Enfin, pas si c’est à “ça” que
vous pensez. Tout est resté verbal. Mais sa
parole était plus lourde, plus agressante que
bien des gestes de séducteurs plus ordinaires.
L’oppression qu’il me faisait subir n’en était
que plus étouffante, d’autant que je ne pou-
vais l’appuyer sur aucun fait. C’est pour cette
raison qu’il m’était difficile de porter plainte.
Et puis, je ne savais pas qui il était.
Bien sûr. Sa technique, encore. Ne rien
laisser qui donne prise à l’adversaire. Enver
Kazan peut harceler quelqu’un jusqu’à le

59
rendre fou, mais, à l’heure des accusations,
que peut-on lui reprocher au juste ? Des mots,
des sous-entendus diffus qui feraient passer
sa victime pour une paranoïaque si elle
s’avisait de parler.
— Et… que vous a-t-il raconté sur moi ?
— Il m’a dit de me méfier de vous,
répond-elle lentement, comme en butant sur
les mots. Que vous n’étiez pas qui vous avez
l’air d’être… que vous étiez dangereux… des
choses de ce genre.
— Vous…
— Je n’en ai pas cru un mot, vous pensez
bien, rétorque Hélène avec vivacité.
Pas un mot ? Je ne demande qu’à la
croire. Cependant, me dit-elle tout ? Enver
n’a-t-il pas fait courir des bruits infamants
sur mon compte, donnant de moi l’image
d’une sorte de satyre ou de pédophile ?
C’est facile de détruire une carrière avec
ce genre d’accusations, aujourd’hui. Si tel est
son but, il faut avouer qu’il aura bien manœu-
vré : est-ce que je ne me trouve pas en ce
moment dans ma voiture, en plein cœur de
la nuit, avec une de mes étudiantes ?
— Il a aussi affirmé qu’il vous retrouve-
rait et qu’il vous ferait payer pour le mal que
vous lui avez fait, reprend la jeune femme.
Et que, si j’ouvrais la bouche à ce sujet, il

60
préférait ne pas me donner le détail de ce
que j’aurais à subir. C’était affreux.
De nouveau, elle porte ses mains à son
visage. On dirait qu’elle revit la scène qu’elle
est en train de raconter.
— Sa figure se déformait si hideusement
pendant qu’il parlait ! Et son haleine, qu’il
me plaquait au visage, j’aurais cru pouvoir
la toucher tant elle était infecte et épaisse…
Un véritable cauchemar.
Je n’ai aucun mal à la croire. Hélène est
recroquevillée sur son siège, le corps agité de
soubresauts comme si elle réprimait une
envie de vomir. Pauvre fille ! Je crois qu’il
vaut mieux que je la laisse tranquille, à
présent. Une voiture perdue au milieu de la
nuit n’est pas un endroit pour réveiller de
pareils souvenirs.
— Vous devriez essayer de dormir un
peu. Nous y verrons plus clair demain matin,
dis-je pour conclure, bien que je n’y croie pas
moi-même.

Lorsque nous quittons La Tuque, où je


me suis arrêté pour faire le plein, Hélène
semble s’être assoupie. Environ deux heures
plus tard, après que nous avons quitté la

61
route 155 au sud du lac, les premières lumières
de Saguenay apparaissent et nous traversons
bientôt les centres commerciaux de la ban-
lieue sud, déserts à cette heure-ci.
Dairy Queen, Scores, Tim Hortons, Petro-
Canada, McDonald’s, Shell, Canadian Tire,
Burger King… C’est à se demander si nous
sommes à Saguenay plutôt qu’à Calgary,
Saskatoon ou St. John’s !
Il fait encore trop nuit lorsque nous
arrivons à La Baie pour distinguer quoi que
ce soit. De toute façon, l’aquarium sera
fermé. Je décide de m’y rendre quand même
et, par prudence, je me gare à proximité du
musée pour attendre le jour.
Hélène, la tête sur le côté, les mains
entrouvertes, comme abandonnées sur ses
cuisses, ne s’est pas réveillée. J’esquisse un
geste pour lui caresser les cheveux…
Je m’arrête juste à temps…
Je me réveille en sursaut, plié en quatre,
fripé, la bouche pâteuse. J’ai mal au cou, aux
épaules. Je me retourne vers ma voisine. Ses
yeux sont posés sur moi. Profonds, inson-
dables. Est-elle réveillée depuis longtemps ?
Je me demande depuis combien de temps
elle me contemple ainsi, sans rien dire.
Je regarde ma montre. Huit heures.
L’aqua­rium n’ouvrira que dans une heure.

62
Tant pis. J’ai trop peur de manquer
quelque chose. Et si Alice m’attendait devant
l’entrée ? Je démarre, m’engage dans la rue.
En quelques minutes, nous voilà rendus.
Le bâtiment abritant l’aquarium est fermé,
le stationnement est désert. Je reste là, garé
au milieu, incapable de prendre la moindre
décision. Attendre Alice. Attendre patiem-
ment…
Hélène attend, elle aussi, son regard
anxieux toujours posé sur moi. Un regard
profond, qui me trouble. J’essaie d’imaginer
ce qui se passe dans sa tête. Le temps se traîne.
Jamais une heure ne m’a semblé aussi longue.
Machinalement, sans un mot, je me laisse
aller à passer un bras sur ses épaules. C’est
comme si elle fondait d’un seul coup. Elle se
penche et enfouit sa tête dans mon cou. Je
sens sa chaleur contre ma joue…
Soudain, un bruit de moteur nous fait
tressaillir. Nous nous dégageons vivement
l’un de l’autre. Une voiture arrive, ralentit,
manœuvre, se gare à quelques places de la
mienne. Mon cœur bat la chamade. Je me
dévisse douloureusement le cou pour voir
qui est au volant.
Non, ce n’est pas Alice. Ni quelqu’un que
je connais… Une jeune femme sort de l’auto,
se dirige d’un pas vif vers la porte d’entrée,

63
la déverrouille, entre. Elle nous a à peine jeté
un coup d’œil dépourvu de curiosité.
Les lumières s’allument à l’intérieur.
Nous y allons. La caissière, qui vient tout
juste d’ouvrir, me dévisage curieusement,
cette fois. Il faut dire que je dois vraiment
avoir l’air de sortir du bois… Qu’importe. Je
ne viens pas me marier ici, et la tenue de
soirée n’est pas de rigueur.
Je paie les deux entrées et nous pénétrons
dans le musée. Le tour des lieux est vite fait.
Hélène me suit comme une ombre. Je la sens
nerveuse. Je jette un coup d’œil morne aux
poissons qui, derrière leur vitre, n’ont pas
l’air plus réveillés que moi.
Je me sens stupide. Que suis-je venu
chercher ici ? Un indice, une trace ? Mais de
quel genre, et où chercher précisément ? Alice
n’a guère disposé de temps après son appel
avorté.
C’est alors que je me souviens de l’étoile
de mer séchée dans son sac à main. Un signe,
sans doute. Je me dirige nerveusement vers
le bassin aux crustacés et mollusques.
Me voici devant la « bassine ». Je me
penche. Escargots, petits crabes, étoiles de
mer… Je revois le geste d’Alice, autrefois.
Autrefois !… Comme si j’évoquais une autre
vie !

64
Je scrute le fond du bassin. Rien. Décou­
ragé, je me retourne vers l’entrée du musée,
espérant, sans trop y croire, voir Alice appa-
raître enfin.
Non. Pas d’Alice. Ni d’Hélène, d’ailleurs.
Où est-elle passée ? Je laisse errer mon regard
dans la salle. Je l’aperçois enfin.
Elle se tient devant un des murs dont les
étagères portent, sagement alignés, toutes
sortes d’objets reliés à la faune saguenéenne :
carapaces, animaux naturalisés, vernis, épin-
glés sur divers supports.
J’ai l’impression qu’elle vient d’inter-
rompre un mouvement du bras droit. Comme
si elle avait senti mon regard dans son dos,
Hélène fait volte-face. Ses yeux brillent. Elle
murmure :
— Normand…
Je la rejoins. D’un geste fébrile, pivotant
légèrement sur elle-même pour ne pas attirer
l’attention de la caissière, elle me tend son
poing fermé.
— C’était coincé entre les branches d’une
petite étoile de mer piquée sur ce panneau,
juste devant nous, lâche-t-elle dans un souffle
presque inaudible.
Elle ouvre ses doigts. Un minuscule rou-
leau de papier apparaît dans sa paume. Mon
cœur fait un bond.

65
Je prends le papier et le déplie fébrile-
ment. L’écriture d’Alice ! Déformée, cepen-
dant. Saccadée, tout juste lisible…
Normand, je t’en prie ! Il m’a retrouvée. Il va
me tuer ! Vite ! La Porte du Nor

66
6

VERS LE NORD

La Porte du Nord ? Ces derniers mots ont


été tracés dans la plus extrême urgence et
sont difficilement lisibles. La dernière lettre
manque et il n’y a même pas de point final…
La Porte du Nord, c’est le nom qu’on
donne à la petite ville de Chibougamau, si je
me souviens bien. Quelle idée ! Jamais nous
n’y avons mis les pieds. Pourquoi s’enfuir
là-bas ?
Et par quel moyen s’y est-elle rendue ?
Se trouve-t-elle encore avec sa mystérieuse
amie en noir qui lui servirait de chauffeur ?
Trop de questions, auxquelles je suis inca-
pable d’apporter la moindre ébauche de
réponse.
Je ne sais qu’une chose : elle m’appelle au
secours et ce n’est pas le moment de traîner.
Affolé, je me rue vers ma voiture, sous le
regard médusé de la caissière du musée,
entraînant Hélène dans mon sillage.
Dix fois, vingt peut-être, je manque de
perdre le contrôle de la voiture tellement je
suis hors de moi. J’ai la tête comme une

67
marmite, je conduis comme si j’avais reniflé
de quoi assommer un bœuf…
Ce n’est qu’une fois rendu sur la route de
Roberval, roulant toujours à un train d’enfer,
que je me rends compte que j’ai oublié de
déposer Hélène chez son amie. Elle est là,
muette de stupéfaction, assise à quel­ ques
centimètres de moi. Elle n’a pas prononcé
un mot depuis la découverte du message
d’Alice.
Il est hors de question de revenir en
arrière, pourtant, et de perdre un temps
précieux à Saguenay. Mais pourquoi n’a-t-elle
rien dit, aussi ? Je la revois, courant derrière
moi à la manière d’un petit chien, montant
dans la voiture, l’air perdue. A-t-elle eu peur,
tout simplement ? Peur que je la plante là et
que je disparaisse ?
Je me demande, pendant un court ins-
tant, si cette amie de Saguenay existe vrai-
ment, si elle ne l’a pas inventée tant son
angoisse de rester seule était insupportable.
C’est possible. Peu importe, au fond. En
tout cas, je ne peux pas la larguer sur le bord
de la route, au milieu de nulle part, et il ne
m’est pas possible de revenir en arrière.
Chaque minute, chaque seconde est vitale.
Chibougamau ! Je n’en reviens pas ! J’ima­
gine que l’été, là-bas, doit durer du 1er au

68
15 juillet… Que peut-il y avoir dans ce trou
perdu ? Trois cabanes en planches enfouies
sous la neige ? Je ne comprends pas ce qui a
pu pousser Alice à se réfugier dans un
endroit pareil.
Lui a-t-on vraiment laissé le choix, cepen-
dant ? Je ne sais que penser. Je ne peux que
me raccrocher à la réalité blafarde qui s’étale
devant moi à perte de vue : cette route triste et
droite traversant des étendues tristes et plates,
ce ciel incolore et cotonneux qui fait bloc avec
la terre, en l’absence de tout horizon.
La réalité… J’en doute, par moments. Je
pense aux visions de l’enfer qui hantent
certains des poètes que j’adorais lire lorsque
j’étais adolescent, des tableaux remplis de
flammes et de hurlements de damnés, et je
souris malgré moi. Il ne fait pas chaud, en
enfer. Au contraire.
Ce sont les anciens Scandinaves qui l’ont
le mieux compris. L’enfer est un lieu glacé,
silencieux et mort. Il y fait si froid que les
cris des suppliciés demeurent coincés au
fond de leur gorge, des aiguilles de glace
plantées dans les muqueuses… Et c’est là
qu’Alice a disparu ?
La route défile, morne et interminable,
bordée de conifères, partout identique à elle-
même. De temps en temps, une étendue

69
d’eau gelée où subsiste parfois – pour quelle
raison ? – une flaque d’eau libre. Je m’attends
presque à en voir émerger la tête de Grendel.
J’ai de la compassion pour ce pauvre
monstre, une sympathie comparable à celle
que j’éprouve pour les loups. Dans ce mythe
nordique, Grendel est un monstre qui, chaque
nuit, vient massacrer les guerriers du roi
Hrothgar dans son palais. Dans sa soue à
cochons, plutôt…
Hrothgar requiert donc les services du
héros Beowulf, qui va, dans un bain de sang,
débarrasser son hôte du visiteur indésirable,
puis de sa mère.
Et pourtant, qui sont ces prétendus che-
valiers qui boivent et chantent dans le palais
du roi du Danemark et que Grendel vient
tuer à la nuit tombée ? Les cow-boys du
passé, grandes gueules et prompts à dégai-
ner. Des ivrognes braillards et batailleurs qui
beuglent leurs misérables exploits guerriers
dans la chaleur de la grande salle de banquet
du roi. Des vantards qui ont construit leur
renommée sur de plus faibles qu’eux, qu’ils
ont fait disparaître de la carte.
La bière coule à flots et les poètes, en
échange de quelques verres, inventent la
littérature à laquelle leurs maîtres ne prêtent
attention que parce qu’elle parle d’eux.

70
Alors Grendel, réveillé par leur chahut
orgiaque, sort de sa retraite sous-marine pour
punir ces misérables en leur broyant la tête.
C’est lui le vrai héros de la saga, en défini-
tive, pas Beowulf, qui pourtant le tue sans se
poser de questions…
Mais je rêve éveillé. Pas le moindre
monstre dans ces trous inhabités qui ponc-
tuent ce paysage désolé. Le monstre que je
pourchasse est ailleurs et il ne croupit pas
dans une tanière glacée. Il rôde dans les
universités, il traque ses proies dans les
villes, il les terrorise au point qu’elles en sont
réduites à se sauver… jusqu’à Chibougamau !
Je me rends compte que, une fois de plus,
mon cerveau fonctionne à toute vitesse et de
manière incontrôlable. Il s’accroche à une
image qui surgit, l’abandonne pour une autre,
s’apitoie sur sa propre incapacité à aligner
deux idées cohérentes, mais est incapable de
produire la moindre réflexion positive.
J’ai beau me demander «  pourquoi
Chibou­gamau ? », j’ai beau tenter de mettre
en ordre les quelques indices qu’Alice a eu le
temps de semer derrière elle et d’en tirer une
conclusion, ou même une simple hypothèse,
rien n’y fait.
Je ne vois, au lieu d’une logique dans le
comportement du prédateur qui s’acharne

71
contre ma femme, que des monstres mytho-
logiques macérant dans des lacs gelés…
Hélène ne fait rien pour m’aider, mais
que pourrait-elle me proposer, la pauvre ?
Elle est manifestement dans un état pire que
le mien, elle n’a pour elle que la confiance
aveugle que, semble-t-il, elle a mise en moi.
C’est elle qui doit pouvoir compter sur moi,
pas l’inverse.
Je ne sais cependant pas comment je
pourrais la rassurer. En lui parlant de Grendel ?
— Êtes-vous déjà allé à Chibougamau ?
La voix d’Hélène me ramène sur terre. Je
la regarde furtivement, pour ne pas perdre
des yeux la route interminable. Elle est à
demi tournée vers moi et me dévisage comme
si j’allais rendre un oracle.
Je suis pourtant persuadé qu’elle se fiche
pas mal de ma réponse. Si elle a posé cette
question, c’est parce que le silence doit lui
être insupportable et qu’elle n’a rien trouvé
d’autre à dire.
— Non, fais-je d’une voix que je voudrais
détachée. Je n’ai jamais voyagé dans le nord.
Et vous ?
Quelle misère  ! Jusqu’où faudra-t-il
maintenir une conversation aussi inintéres-
sante ? Vais-je lui raconter mes souvenirs de
vacances ?

72
— Moi non plus, répond Hélène. Je
déteste la campagne. C’est… c’est étouffant.
Je suis surpris. Je la voyais bien dans une
petite maison au bord d’un lac – il doit y
avoir des tas de lacs, dans le coin –, habillée
dans le genre post-hippie, ample jupe bario-
lée et papillotes dans les cheveux.
— C’est étouffant et c’est froid, reprend-
elle. Et tous ces yeux invisibles, c’est effrayant…
Elle se tait. Mais je crois comprendre ce
qu’elle veut dire. Dans ces petites villes du
bout du monde où on ne croise jamais per-
sonne dans les rues, il est néanmoins impos-
sible de faire un pas dehors sans que tout le
monde le sache. Le premier étranger venu y
est un suspect en puissance.
Je ne vois guère, cependant, ce qu’une
fille aussi transparente qu’Hélène aurait à
redouter des commérages ruraux. À peine se
rend-on compte qu’elle respire.
Une fois de plus, je me demande pour-
quoi Enver a jeté son dévolu sur elle. Parce
qu’elle lui a semblé facile à manipuler ? Je ne
comprends pas dans quelle intention. En fait,
je ne comprends toujours rien. Une seule
lumière brille, faible et tremblotante, tout au
bout de ce tunnel : Chibougamau…
La conversation est morte aussitôt amor-
cée. Que dire de Chibougamau ? Vu que nous

73
n’y avons jamais mis les pieds ni l’un ni
l’autre, qu’allons-nous y faire ? Fureter, rouler
dans les rues silencieuses à la recherche d’un
indice laissé par Alice. Quel indice ? Je l’ignore.
Tourner en rond…
Ou bien… Ou bien est-ce là qu’Enver
nous attendra, dans ce piège qu’il a conçu
pour nous attirer très loin de Montréal et
mieux nous faire disparaître ? Qui irait cher-
cher nos cadavres dans cette ville au-delà de
laquelle plus rien n’existe ?
Le silence est retombé. Vers onze heures,
nous arrivons à Roberval. Je m’y arrête pour
prendre de l’essence – l’idée de tomber en
panne sèche dans ce désert me panique – et
pour manger quelque chose, car je n’ai rien
avalé depuis hier midi.
Puis nous reprenons la route 167 et, vers
deux heures de l’après-midi, nous arrivons
enfin à proximité de notre destination. Voilà
plus d’une heure qu’Hélène et moi n’avons
pas échangé une parole et l’atmosphère est
morose.
Que faire maintenant ? Je suis exténué, et
Hélène ne me paraît pas beaucoup plus
vaillante. Les yeux me piquent, mes oreilles
bourdonnent. J’ai besoin de me poser pour
réfléchir. Comme dans un rêve, je m’entends
grommeler :

74
— Il doit bien y avoir un hôtel dans le
coin.
Sans un mot, Hélène lève le bras et pointe
le doigt du côté gauche de la route. Un pan-
neau lumineux apparaît, sortant de nulle part,
à une centaine de mètres. Motel du Nord…
On se croirait dans un road movie américain…
Je ralentis, tourne à gauche, me gare dans
le stationnement désert, coupe enfin le
contact. Je me laisse aller en arrière et ferme
les yeux un moment.
Lorsque je les rouvre, je m’aperçois
qu’Hélène me dévisage. Elle semble épui-
sée. Interrogative, également. Que faisons-
nous ici ? Bien sûr, je ne m’attendais pas à
ce qu’Alice nous accueille avec un grand
sourire et une banderole à l’entrée du motel.
M’attendais-je à quelque chose, d’ailleurs ?
Je descends enfin de la voiture et jette un
long regard circulaire autour de moi. De
l’autre côté de la route, presque en face, un
bar de « danseuses exotiques ». Plus loin, des
enseignes de fast-foods. Tout cela un peu
perdu au milieu des arbres.
Ni l’un ni l’autre n’éprouvons le besoin
de parler. Sans un mot, nous nous dirigeons
vers l’accueil. Nul signe de vie en provenance
du bâtiment. Il est vrai qu’à cette heure-ci…

75
Faisant un écran de mes mains, je tente
de voir à l’intérieur, mais la pièce est trop
sombre. Je frappe à la porte. Pas un son. Je
commence à avoir froid.
Au troisième essai, il semble que mes
martèlements désespérés réveillent un sem-
blant de vie. Une silhouette apparaît dans le
hall d’entrée sombre. La porte s’ouvre enfin.
Une petite dame blonde, en chaussons,
l’air de sortir du lit, se tient devant nous.
Elle nous demande ce que nous voulons.
Tonnerre ! Que peuvent vouloir deux per-
sonnes, manifestement à bout de forces, qui
frappent à la porte d’un motel ?
Je suis trop fatigué pour m’énerver. Con­
servant mon calme, je demande s’il y a
moyen d’avoir deux chambres. La blonde
semble mettre un certain temps avant de
comprendre ma requête.
— Oui, oui, bien sûr, fait-elle d’une voix
molle. Vous comprenez, c’est très calme à
cette heure. Je… je faisais du repassage…
Constatant mon manque d’intérêt évi-
dent pour cette activité, la femme s’efface
enfin pour nous laisser entrer. Puis elle passe
derrière le comptoir en traînant les pieds
et fait semblant de consulter un registre.
« Comment, l’hôtel n’est pas vide ? », ai-je
envie de hurler.

76
— Une chambre ? reprend-elle de son ton
nonchalant.
— Deux, précisé-je de nouveau sur un
ton énergique.
Elle lève les yeux, nous dévisage longue-
ment, puis sort deux fiches d’un tiroir, qu’elle
nous pose sous le nez.
Nous prend-elle pour un père et sa fille ?
Ce pourrait être le cas. En ce qui concerne
l’âge, tout au moins. Peu importe. Ce dont j’ai
envie, à présent, c’est de m’allonger sur un lit.
— Combien de nuits comptez-vous res-
ter ?
Que lui répondre ? Je ne m’étais pas posé
la question.
— Une seule, je pense. Je vous prévien-
drai si nous devons prolonger notre séjour.
— Vous êtes ici pour affaires, sans doute…
Devant mon mutisme, elle n’insiste pas.
Elle finit par nous remettre deux clés et nous
indique où se trouve la salle à manger pour
le petit-déjeuner du lendemain.
— Vos chambres sont dans l’aile exté-
rieure, mais vous pouvez aussi passer par ce
couloir.
Elle nous l’indique d’un geste vague,
puis précise :
— C’est surtout pour l’hiver.

77
Tandis que nous nous y engageons, elle
ajoute d’une voix plus ferme :
— Nous avons également un bar, mais il
est fermé en cette saison.
Je hausse les épaules. Je n’ai qu’une
envie, m’allonger et essayer de comprendre.
Beau programme… En tout cas, une chose
est certaine : Alice n’est pas ici.
J’ignore pour quelle raison, mais on ne
nous a pas donné deux chambres contiguës.
Sans réfléchir, je prends la 7, et donne à
Hélène la clé de la 13.
J’ouvre ma porte, puis je lui propose de
nous retrouver plus tard, après avoir pris un
peu de repos, pour nous mettre en quête
d’un restaurant. Je n’entends pas sa réponse.
À peine la porte refermée, je me jette sur le
lit, en proie au désarroi le plus total.
Que faire maintenant ? Enquêter dans
les bars de Chibougamau ? Je me sens las,
inutile. Non que j’aie voulu jouer au héros
– je n’ai pas cette prétention –, mais je dois
admettre que j’ai agi sans réfléchir, sans
savoir dans quoi je m’aventurais. Et me voilà
dans ce lieu désert et rébarbatif, ayant perdu
toute trace d’Alice, incapable de prendre la
moindre décision.

78
Je ne sais pas combien de temps a passé.
J’ai dû m’endormir.
La nuit est maintenant tombée et je suis
toujours sur le lit, les chaussures aux pieds
et le cerveau en compote. Je consulte ma
montre. Sept heures. Du soir, évidemment.
Je me lève, incertain, vacillant. Le lit
craque, le plancher grince sous mes pas. Je
m’assois dans un fauteuil. Dans ce silence
sépulcral, le moindre mouvement provoque
un bruit qui doit s’entendre dans toutes les
chambres.
Je vais coller mon oreille à la porte,
espérant surprendre un quelconque signe de
vie. Hélène se trouve à trois portes de la
mienne, au bout du couloir. Je me demande
ce qu’elle est en train de faire. Rien, sans
doute. Je m’assois.
Soudain, un coup violent retentit. Je me
recroqueville dans le fauteuil, comme si
c’était moi qu’on avait frappé. Puis, repre-
nant mon sang-froid, je vais à la porte, que
j’ouvre doucement. Je passe la tête dans le
couloir. Personne. Étrange.
Je retourne m’asseoir, faisant toujours
couiner le plancher. Quelques secondes se

79
sont à peine écoulées que le bruit recom-
mence. Plus fort, dirait-on. Je me lève d’un
bond, ouvre la porte de nouveau. Le couloir
est toujours désert. Qu’est-ce que ça signifie ?
Intrigué, je vais m’asseoir sur mon lit. Et,
presque aussitôt, le tambourinement reprend.
J’ai l’impression que le son provient de la
dernière chambre…
Cette fois, je sors dans le couloir. Essayant
de ne pas faire de bruit, je me rapproche de
la porte d’Hélène. Silence. Non, pourtant, elle
ne peut pas dormir. Pas après ce vacarme. Je
frappe doucement.
— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ou je
hurle !
La voix d’Hélène est méconnaissable.
Déformée par la peur et les sanglots qu’elle
tente d’étouffer. On dirait un feulement de
bête traquée. Mais pourquoi me parle-t-elle
ainsi ?
Je comprends subitement que je ne me
suis pas posé la bonne question. J’aurais dû
me demander : Pour qui me prend-elle ?
— Hélène, c’est moi, Normand. Que se
passe-t-il ? Ouvrez !
Un bruit de pas, à l’intérieur. J’entends
sa respiration rauque. Hélène entrouvre la
porte, les yeux agrandis par la terreur. Puis,
me reconnaissant, elle paraît se calmer et elle

80
retire la chaînette de sûreté pour me laisser
entrer.
Aussitôt, elle se jette sur moi et se blottit
dans mes bras comme une petite fille. Ne
sachant que faire, je la serre contre moi et lui
caresse doucement les cheveux.
— J’ai bien cru qu’il finirait par entrer,
murmure-t-elle en frissonnant. Il m’a dit des
mots horribles… C’était atroce… Comment
nous a-t-il retrouvés ? Cet homme est le
démon…

81
7

ATTAQUE

Hélène n’a pas voulu rester seule. Je n’ai


pas eu le cœur de la laisser dans sa chambre
et je l’ai emmenée dans la mienne.
Après un long moment, pendant lequel
elle a gardé sa tête enfouie au creux de mon
épaule, elle s’est dégagée et m’a entraîné vers
le lit, où elle s’est allongée.
Je me suis étendu près d’elle, lui tenant
toujours la main, et elle s’est collée contre
moi, un poing posé sur la bouche, comme
une petite fille qui vient de faire un cauche-
mar et ne veut plus quitter le lit de ses
parents.
Les yeux mi-clos, elle sourit. Enver – ou
son fantôme – a l’air bien loin. Pourtant, il y
a quelques secondes à peine, il était là, dans
cet hôtel, à deux pas de moi, en train de la
harceler.
En tout cas, cela ne répond pas à la
question d’Hélène : comment a-t-il fait pour
nous retrouver aussi vite ? A-t-il compris ou
su, d’une manière ou d’une autre, qu’Alice
parviendrait à me faire savoir où la rejoindre ?

83
C’est impossible. Il ne peut quand même pas
lire dans les pensées à distance ! Et que veut-
il exactement ?
Quoi qu’il en soit, cela prouve qu’Alice
n’est pas plus en sécurité à Chibougamau
qu’ailleurs. Enver l’a retrouvée. L’a-t-il suivie
sans qu’elle s’en doute ? Ou ne m’a-t-il pas
plutôt suivi, moi, sans que je m’en aper-
çoive ? S’il l’a perdue à La Baie, à l’aquarium,
c’est peut-être là qu’il m’a vu et, dès lors, il
ne m’a plus lâché.
J’ai des sueurs froides à l’idée que c’est
moi qui l’ai conduit jusqu’à elle. Qui sait,
d’ailleurs, s’il ne l’a pas déjà rattrapée avant
de venir ici ? Qu’ai-je fait moi-même pour la
chercher ? Rien. Je me suis endormi dans une
chambre d’hôtel ! Pendant que je roupillais,
Enver était en chasse…
Comment Enver Kazan parvient-il à se
mouvoir avec une telle aisance dans ce réseau
de pièges qu’il a mis en place alors que j’y
patauge lamentablement ? Ça frise le surna-
turel. On dirait qu’il se trouve dans mon dos
à chaque instant, et qu’il sait avant moi
comment je vais réagir. C’est insensé.
J’essaie de réfléchir. Enver est tordu, c’est
entendu. Mais ce n’est qu’un homme. Il se
déplace sur deux jambes ou en voiture, et il
ne peut pas se trouver à deux endroits à la

84
fois. Qu’ai-je compris de travers, qui a fait
déraper mon raisonnement ? Quel est le détail
qui m’a échappé ?
Malheureusement, je ne suis pas en état
de penser. Hélène a posé sa main sur ma
poitrine. Elle a l’air tellement calme, à pré-
sent. Presque heureuse. Comme si la tension
et la terreur qui la maintenaient debout
depuis hier s’étaient envolées.
Je ne peux guère compter sur son aide.
Je suis seul. Seul pour retrouver ma femme
et faire face à Enver. En même temps, je ne
peux pas abandonner Hélène maintenant.
Que je tourne le dos quelques minutes et
l’autre resurgira aussitôt pour s’en prendre
à elle.
Je me demande où il se trouve en ce
moment. A-t-il quitté le motel précipitam-
ment ou rôde-t-il encore dans le couloir, dans
une chambre voisine, peut-être, nous écou-
tant à travers la cloison ?
Je n’ose interroger Hélène. Elle semble si
rassurée, maintenant, que je n’ai pas envie
de la ramener sur le sujet d’Enver. Pelotonnée
contre moi, elle passe sa main sur ma poi-
trine, sur mon ventre. Je suis ému par sa
naïveté.
Avec douceur, je repousse toutefois sa
main. Sa tête recherche mon épaule, mon

85
cou. Je sens ses lèvres sur ma joue, et son
corps tiède qui se colle au mien. Ne sachant
que dire, je bredouille :
— Hélène, que faites-vous ? Il… il est
peut-être encore dans les parages…
— Avez-vous peur qu’il nous surprenne ?
répond-elle avec une sorte d’amusement
dans la voix, avant d’enfouir de nouveau son
visage dans mon cou.
— Il ne s’agit pas de ça, voyons. Mais…
nous devons rester vigilants. Et puis, nous
ne savons toujours pas où se trouve Alice.
J’ai peur pour elle. Je ne comprends pas
comment elle a pu disparaître.
— Vous pensez à elle, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Comment penser à autre
chose ?
Hélène se redresse sur un coude. Son
parfum m’enveloppe, m’enivre. Tout s’em-
brouille dans ma tête.
— Alors, cherchez-la ! lance-t-elle en se
retournant sur le côté.
Son air boudeur me fait comprendre que
je suis en présence d’une femme-enfant qui
n’est pas consciente de l’ampleur du drame
dans lequel elle est pourtant impliquée. Quel
âge a-t-elle ? Vingt ans à peine, je suppose.
Elle n’a pas encore perdu ses illusions.
Tout de même, c’est elle qui a raison. Pourquoi

86
suis-je encore ici, dans cette chambre, au lieu
de chercher Alice ?
Je tente de repasser dans ma mémoire
mes souvenirs, les innombrables conversa-
tions que j’ai pu avoir avec Alice. Rien, même
en revenant des années en arrière, qui évoque
Chibougamau. Une excursion, une lointaine
cousine ?
Non, j’ai beau me creuser la tête, nulle
anecdote reliée à cette ville, nulle allusion ne
me revient. Chibougamau n’est pour moi
qu’un trou éloigné de tout. Une tombe.
Cependant, la présence d’Alice n’a pas
dû passer inaperçue. Surtout si elle est tou-
jours accompagnée de l’inconnue en noir. La
femme à la réception semblait voir en nous
les premiers étrangers depuis des semaines
– des mois ? Peut-être aurais-je dû vérifier
auprès des autres hôtels avant de prendre
une chambre ici.
Toutefois, il ne me semble pas prudent,
pour le moment, de laisser Hélène seule ici.
Et puis, même si je sortais, la nuit étant
tombée, où dirigerais-je mes pas ?
Dire qu’ils sont là, tout près de moi, Alice
autant que cette ordure d’Enver, et la seule
chose que je trouve à faire, c’est de rester
allongé sur ce lit. C’est lamentable !

87
Hélène est immobile, roulée en boule sur
le côté du lit. On dirait que son insouciance
de tout à l’heure a disparu. Que, déjà, la peur
l’a reprise.
Pauvre gamine… Je vais attendre qu’elle
s’endorme et, en vitesse, je filerai interroger
la patronne de l’hôtel. J’éteins la lampe et
m’astreins à demeurer immobile.

Un cri strident retentit dans la nuit. Je me


réveille en sursaut. La chambre est plongée
dans l’obscurité complète. En bougeant mon
bras pour regarder ma montre, je ne rencontre
aucune résistance. Je tâtonne un peu… rien.
Hélène a disparu !
Je me redresse, j’allume. Personne. Ce
cri… Ce ne peut être qu’elle. Je me lève
vivement et me précipite dans sa chambre.
La porte n’est pas fermée à clé. Mais le lit
est vide. Seul son parfum flotte encore dans
la pièce…
Je retourne dans ma chambre pour enfiler
mon blouson et je me précipite à la réception.
Personne. Tant pis, pas de temps à perdre.
Dehors, une faible clarté baigne le paysage
nocturne.

88
Par ma fenêtre, j’aperçois l’enseigne du
bar de danseuses qui clignote. C’est de cette
direction que venait le cri, il me semble. Je
sors en courant.
Ma voiture est toujours là. Mais il y en a
d’autres à présent. Je suppose que certains
clients du bar se garent ici plutôt qu’en face,
par souci de discrétion.
Je traverse au pas de course. Il est près
de minuit. Je me dirige vers l’entrée quand
la porte du cabaret s’ouvre violemment. Trois
types en sortent. De véritables armoires.
On dirait des camionneurs qui viennent
de finir de boire leur paye. Leurs trognes
rougeoyantes lancent des nuages de vapeur
qui se condensent dans l’éclairage du porche.
Les trois hommes s’immobilisent. Je
m’écarte pour les laisser passer. Mais non.
Ils n’ont pas l’air pressés de s’en aller. Côte
à côte, formant un mur infranchissable, ils
me dévisagent de leurs gros yeux stupides
comme si je venais de pisser sur les roues
de leurs camions. Oh, oh ! On n’a pas l’air
d’aimer les étrangers, par ici…
Bon, j’aimerais bien qu’ils passent leur
chemin. Cependant, les trois brutes ne sem­
blent pas de cet avis. L’une d’elles, finale-
ment, se dégage du groupe et fait trois pas

89
vers moi, tandis que les deux autres sourient
salement.
— Hey, face de rat, me lance l’homme, ça
t’amuse, de courir après les petites filles ?
Ça se présente mal. Je ne comprends pas
ce genre d’humour. Les trois ivrognes ont-ils
l’intention de terminer leur soirée par une
petite séance de bastonnade ? Ils en ont assez
de se battre entre eux, alors ils s’en prennent
au premier venu pour assouvir leurs ins-
tincts ? Surtout, éviter de les provoquer…
— Excusez-moi, fais-je avec un sourire
contraint. Je ne vois pas ce que vous voulez
dire. Je cherche simplement une amie qui…
— Une amie ! qu’il dit, le feluette, coupe
l’homme. Ben sûr ! Pis quoi d’autre, ensuite ?
La découper en morceaux pour la faire frire ?
Les deux autres s’esclaffent bruyamment,
mais je sens dans leur rire plus de haine que
d’amusement.
— On l’a entendue hurler jusqu’ici,
déclare l’un de ceux qui n’avaient pas encore
ouvert la bouche, tout en me décochant un
regard féroce. Pauvre tite fille.
— Ouais, ajoute l’autre. On n’a pas besoin
de vicieux dans ton genre, par icitte. Les
violeurs, chez nous, on les garroche dans un
trou pis on attend l’hiver…

90
Cette fois, je recule d’un pas. Ils n’ont pas
l’air de plaisanter. Mais je me rends compte
maintenant qu’il ne s’agit pas d’une simple
envie d’en découdre survenue à l’occasion
de leur beuverie : l’allusion à Hélène est
claire. Il faut que je me sorte de là.
— Vous vous trompez, dis-je. Cette jeune
fille est avec moi et…
— Elle est avec toi ! s’écrie le premier. Il
avoue, les gars !
— Je la cherche pour la protéger, vous le
voyez bien. Elle a quitté la chambre il y a…
Je n’ai pas le temps de poursuivre mes
explications. Un des types m’interrompt :
— Mets-en, qu’elle a quitté la chambre !
Elle avait assez peur. On aurait cru qu’elle
avait le diable au cul, c’est tout juste si elle
arrivait à aligner deux mots. Heureusement
que Robert l’a emmenée dans son pickup.
Mais toi, mon gars, on va pas te rater.
— Ce n’est pas moi, c’est l’autre qui…
— L’autre ? intervient le premier. Où ça,
l’autre ? Vous voyez quelqu’un d’autre icitte,
les boys ? ajoute-t-il en feignant de scruter les
environs. Il nous niaise, le cave !
Impossible de raisonner ces mastodontes.
J’imagine très bien ce qui s’est passé. Dans
le courant de la nuit, Hélène a voulu rega-
gner sa chambre et elle est tombée sur Enver,

91
qui n’attendait que ça. Elle s’est enfuie et a
trouvé refuge dans le bar, où ces types l’ont…
recueillie.
Comment leur faire comprendre leur
erreur alors qu’ils ont déjà décrété qu’ils
allaient me coller sous six pieds de terre ?
Autant discuter avec un grizzli…
Je juge bon de battre en retraite. À peine
ai-je esquissé un pas en arrière que les trois
brutes foncent sur moi. Ce n’est plus le temps
de la négociation. Je ne tiens pas à finir tapis
de salle de bains à Chibougamau.
Faisant volte-face, je détale en direction
du motel. Ou, plus exactement, en direction
de ma voiture, qui m’apparaît en ce moment
comme le seul lieu où je serai en sécurité.
J’entends une bordée de jurons dans mon
dos. Le premier de mes poursuivants s’est
ratatiné sur la route en trébuchant, et celui
qui le suivait est tombé sur lui. Le temps pour
le troisième de les aider à se relever et j’ai
déjà quelques dizaines de mètres d’avance.
Je suis content de ne jamais avoir aban-
donné la course à pied. Je suis capable de
courir vite et de fournir un effort intense sans
m’écrouler au bout de dix secondes.
Lorsque j’atteins ma voiture, les trois
lourdauds sont encore loin derrière. Mais
rien n’est joué pour autant. J’extirpe la clé de

92
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
ma poche, ouvre. Ouf ! Le plus rapide de mes
assaillants n’est plus qu’à quelques pas. Je
m’engouffre dans la voiture et je verrouille
in extremis les portières.
Il était temps ! Le type, furieux que je lui
aie échappé, agrippe la poignée et se met à
secouer la voiture. Les deux autres, qui
viennent de le rejoindre, s’acharnent sur elle
à coups de pied et de poing, arrachent les
essuie-glaces, crachent sur le pare-brise. S’ils
avaient des bâtons de baseball, je n’en aurais
déjà plus, de pare-brise…
Et mon moteur qui refuse de démarrer !
L’affolement affecte tous mes gestes. Ces
barbares ne vont rien laisser de la carrosserie,
si ça continue.
Enfin, ça y est ! Le moteur hurle, grince.
Je lâche l’accélérateur. Les trois brutes sem­
blent hésiter. J’en profite. Je passe en première
et démarre sur les chapeaux de roues. Sauvé !
Dans le rétroviseur, je les vois m’envoyer
menaces et imprécations.
Puis, au moment où je m’engage sur la
route 167 en direction du sud, je les aperçois
qui traversent la route en courant. Deux gros
pickups sont garés devant le bar.
Je comprends d’un seul coup. La chasse
à l’homme ne fait que commencer !

93
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
8

UN CADAVRE

Très vite, je me rends compte que je n’ai


aucune chance contre ces types furieux qui
ont des véhicules autrement plus puissants
que le mien et qui ont l’habitude de rouler
sur ces routes relativement étroites. J’ai trop
peu d’avance sur eux. Je ne me donne pas
trois minutes avant de les voir apparaître
dans mon rétroviseur.
Malgré le froid, la sueur ruisselle sur mon
front et sur mes mains. Où me cacher, dans
ce pays pelé comme un genou ? Ils vont me
cueillir sans la moindre difficulté, m’extirper
de ma voiture après l’avoir envoyée dans le
fossé, m’attacher des poids aux pieds. Je me
vois déjà dans un trou d’eau, cuisiné à petit
feu par la mère de Grendel…
Je n’ai que quelques secondes pour trou-
ver une solution. Je n’en vois pourtant qu’une
seule, la pire : foncer le plus vite possible vers
le sud… jusqu’à ce qu’ils me rattrapent.
La route 167 n’a que deux voies, une dans
chaque sens. Elle est généralement rectiligne,

95
bordée d’épinettes et, pour l’instant, plongée
dans l’obscurité la plus complète. Qu’est-ce
que j’espère en roulant tout droit ? Mes feux
arrière signaleront ma présence aussi sûre-
ment que si j’actionnais une sirène…
Tout à coup, sur ma droite, j’entrevois
une brèche dans la bordure d’épinettes. Un
chemin qui s’enfonce dans les ténèbres. Je ne
réfléchis pas davantage. Je freine à mort, vire
brusquement à droite, faisant crisser mes
pneus, j’éteins mes phares et je disparais
dans la nuit.
Au bout d’une cinquantaine de mètres,
j’immobilise la voiture. De toute façon, je ne
peux pas aller plus loin. Le temps est couvert,
il n’y a ni lune ni étoiles. Je suis invisible…
Quelques instants plus tard, des rugisse-
ments de moteurs éclatent dans mon dos. Je
me retourne juste à temps pour voir passer
deux pickups qui filent en trombe vers le
sud. Les niais !
Pourtant, il n’y a pas de quoi pavoiser. Je
ne dispose que d’un bref moment de répit.
Mes poursuivants ne vont pas rouler toute
la nuit avant de s’apercevoir qu’ils ont été
bernés. Ils vont revenir, rendus plus furieux
encore de m’avoir laissé échapper.
Je ne peux cependant pas rester à
­Chibou­gamau. Hélène, de toute façon, n’y

96
est probablement plus. Qui sait où l’autre
type l’a emmenée ?
Et Alice ? J’en suis bouleversé, mais je
crois que je n’ai aucune chance de la retrou-
ver seul. D’ailleurs, si elle était encore ici, je
pense qu’elle aurait imaginé un moyen pour
communiquer avec moi, ainsi qu’elle l’a fait
jusqu’à présent.
J’ai été naïf – et présomptueux – en
croyant que je serais capable de la tirer de ce
mauvais pas tout seul. Je me suis laissé
emporter par mes sentiments et j’ai agi sans
réfléchir. Ma méfiance instinctive de la police
n’a fait que m’enfoncer dans une impasse…
L’affaire est pourtant de son ressort. Je
le savais dès le départ, je dois l’admettre.
J’aurais mieux fait d’appeler les policiers
dès hier, à Montréal, plutôt que de jouer les
héros. Je n’ai plus rien à faire ici. Alice n’y
est plus, Hélène a disparu.
Et pourquoi a-t-elle quitté la chambre,
celle-là ? C’était se jeter dans la gueule du
loup. Elle qui avait si peur, qui semblait
paniquer à l’idée de me voir m’éloigner de
quelques centimètres… Est-elle vraiment
partie sans laisser de traces, elle aussi ?
Bien sûr que non. C’est impossible. Mais
j’ai quitté le motel dans une telle précipitation

97
que je n’ai pas eu le temps d’y regarder de
près. Encore une erreur…
J’essaie de me calmer. Mes poursuivants
vont sans doute rouler pendant un certain
temps avant de se rendre compte qu’ils se
sont fait avoir. Une demi-heure ? Peut-être.
Ensuite, ils rebrousseront chemin. Et ils ne
seront pas d’humeur à piquer une petite
jasette s’ils mettent la main sur moi.
Si je pars maintenant, toutefois, ils me
reconnaîtront certainement au moment où
nous nous croiserons, même s’ils ne voient
que mes phares : dans la nuit, à cette heure-ci,
quelle autre voiture que la mienne viendrait
en sens inverse ?
Ma seule chance, c’est de repasser au
motel en vitesse pour y chercher un message
ou un signe d’Hélène, puis d’attendre, dissi-
mulé derrière le bâtiment, que mes bourreaux
soient revenus. Alors seulement, je filerai.
Je redémarre et m’engage sur la route.
Quelques minutes plus tard, je me gare en
arrière de ma chambre. Aucune lumière dans
le bâtiment, aucun véhicule dans le station-
nement. Je me glisse dans l’ombre et entre le
plus silencieusement possible.
À tâtons, je me contente d’allumer la
lampe de chevet, effrayé à l’idée que la pleine

98
lumière joue le rôle d’un phare à l’extérieur.
La chambre est telle que je l’ai laissée. Le lit
défait et… rien d’autre puisque j’y suis arrivé
sans bagages. Rien sur les tables de nuit, rien
sur la commode, rien sur le bureau.
Je passe à la salle de bains, sans plus de
succès. C’est désespérant. Je reviens dans la
chambre, éteins la lampe et sors dans le
couloir. La chambre d’Hélène, peut-être ?
J’y suis en quelques pas. La porte n’est
toujours pas fermée à clé. Heureusement que
ces vieux motels de campagne ne sont pas
équipés de serrures magnétiques.
En allumant la lampe de chevet, mon
attention est vite attirée par un morceau de
papier qui dépasse de sous son pied. Je le
déplie fébrilement. Le message est bref, mais
il me jette dans une profonde perplexité.
Qu’est-ce que ça signifie ?
Normand, ne m’en veuillez pas. Je n’ai pas
pu faire autrement. Je suis sous son emprise. Alice
n’a pas quitté La Baie. Faites vite ! Je regrette…
H.
Sous son emprise ? Hélène serait donc la
complice d’Enver depuis le début ?
Non, pas la complice. La victime. Ce
monstre la tient entre ses griffes, je ne sais
de quelle manière. Il la manipule, il en a fait

99
sa chose et il l’a utilisée pour m’éloigner.
Quelle ordure ! Et moi qui ai mordu à l’hame-
çon comme un débutant !
J’aurais dû m’en douter, maintenant que
j’y pense. Comment Alice aurait-elle pu me
laisser un message dissimulé à l’intérieur du
musée alors qu’elle m’a appelé tard dans la
soirée – donc après sa fermeture – et que je
m’y suis présenté moi-même dès l’ouver-
ture ? J’ai été stupide.
Alice a pourtant bien dû s’y rendre. Elle
savait que moi seul comprendrais son allu-
sion à l’étoile de mer dans la bassine. C’est
là, sans doute, qu’Enver a perdu sa trace, et
il s’est alors servi d’Hélène pour me lancer
sur une fausse piste.
Comment il a procédé, je l’ignore. Cepen­
dant, les choses commencent à s’éclaircir
pour moi. Ce trajet invraisemblable, cette
course éperdue vers le nord… Un leurre !
Tout a été organisé, mis en scène par
Enver avec la complicité forcée d’Hélène. Je
comprends mieux l’étrangeté de son com-
portement, à présent. Et je saisis mieux,
aussi, pourquoi le répugnant personnage a
introduit cette pauvre fille dans son scénario.
Qui se serait méfié de cette blonde frêle et
terrifiée ? Je ne pouvais que tomber dans le
piège.

100
Oh, je suis loin d’avoir résolu l’énigme,
bien sûr. Mais je reconnais la patte d’Enver,
cette façon qu’il a de se servir des autres sans
jamais se mouiller, de tirer les ficelles de loin,
dans l’ombre, et de disparaître aussitôt.
Qui sait si ces trois imbéciles de camion-
neurs ne font pas partie – à leur insu, d’ail-
leurs – des pantins qu’il agite devant lui pour
mieux se dissimuler ?
Une chose est certaine : je dois filer au
plus vite. Retrouver la trace d’Alice. Où ? Si
elle n’a pas quitté La Baie, ainsi que le pré-
tend Hélène, elle doit s’y cacher en m’atten-
dant. Et elle doit surveiller le seul lieu où je
suis susceptible de la rejoindre : le Musée du
Fjord.
Tout à coup, un rugissement de moteur
me fait sursauter. J’éteins la lampe et vais me
poster à la fenêtre. Deux pickups reviennent
du sud. Mes cow-boys…
Ils ralentissent en passant devant le motel,
puis vont se garer dans le stationnement du
bar de danseuses, dans lequel ils entrent.
Je quitte la chambre sur la pointe des
pieds. Tant pis pour la note. Je téléphonerai.
Et puis, j’ai laissé l’empreinte de ma carte de
crédit, ça devrait suffire. Je passe comme une
ombre de l’autre côté du bâtiment et retrouve
ma voiture.

101
La dernière fois que j’ai fait le plein,
c’était à l’aller, à Roberval. J’ai donc tout juste
assez d’essence pour y revenir. Je m’arrêterai
à la même station-service. Le problème sera
de ne pas m’assoupir pendant le trajet.
Ma Civic est d’un vieux modèle, de ceux
dont les phares ne s’allument pas automati-
quement au démarrage. Je rejoins donc la
route tous feux éteints, et roule pendant un
bon kilomètre, à vitesse modérée, avant de
les allumer.
Il est presque une heure. J’enfonce l’accé-
lérateur. Je serai à La Baie avant l’aube.
J’aurai peut-être même le temps de dormir
un peu en chemin.
La route est déserte. Malgré la fatigue, je
suis moins tendu que tout à l’heure, le risque
de rencontrer mes trois brutes étant éliminé.
Je peux aussi réduire ma vitesse, qui devenait
dangereuse. La monotonie du trajet a failli à
plusieurs reprises me jeter dans le fossé.
Pour ce qui est du café, par contre, je
devrai m’en passer. Je poursuis donc mon
chemin, les tempes bourdonnantes, dans un
état second, le cerveau en mode veille…
En arrivant à Roberval, vers trois heures
et demie, je retrouve la station où j’ai pris de
l’essence à l’aller et je m’y arrête pour faire

102
le plein. Avant de repartir, je décide d’acheter
un café et de faire une pause.
Affalé sur le dossier de mon siège, que
j’ai abaissé, j’essaie de comprendre à quel
point Enver m’a possédé en m’envoyant
Hélène. Celle-ci joue-t-elle double jeu depuis
le début ? Oui, probablement. Mais comment
la tient-il en son pouvoir ? Quelle forme de
chantage pourrait-il exercer sur une fille sans
histoire du genre d’Hélène ?
J’imagine plutôt une menace. Lui a-t-il
dit qu’il la tuerait si elle n’obéissait pas ? Sans
doute aurais-je dû l’interroger davantage,
peut-être aurait-elle fini par se confier, par
avouer avant qu’il soit trop tard.
J’ai manqué de jugeote, c’est le moins
qu’on puisse dire. Je me demande où elle est,
à présent. Fuit-elle Enver, elle aussi ? Ou bien
l’a-t-il entraînée avec lui ?
Je me souviens qu’un dénommé Robert,
un ami des trois brutes du bar de danseuses,
l’a emmenée dans son pickup. C’est du moins
ce qu’ils ont prétendu. Où ? L’a-t-il abandon-
née en plein champ ? L’a-t-il violée ? Pourquoi
pas ? Facile, ensuite, de m’accuser…
Ou peut-être l’a-t-il vraiment ramenée à
Saguenay…
Et Alice, dans tout ça ? Je nage en plein
désespoir. Autant agir. L’immobilité ne me

103
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
vaut rien. Je termine mon café et redémarre.
Dans un peu plus d’une heure, je serai rendu
devant le Musée du Fjord. On verra bien…

Le jour est encore loin d’être levé mais,


au moins, les rues de La Baie sont éclairées.
Je n’ai croisé qu’une seule voiture sur la
route, une heure environ après avoir quitté
Roberval. Un gros pickup…
Ça m’a fait un choc, j’ai failli faire une
embardée et me retrouver dans un arbre.
Mais le véhicule a continué vers le nord sans
ralentir, et j’ai retrouvé un peu de calme.
Vers cinq heures, je me gare enfin dans
le stationnement désert du musée. Même s’il
n’est pas encore ouvert, j’ai le fol espoir de
découvrir un indice à l’extérieur. Un signe
d’Alice. Un objet, un graffiti, que sais-je ?
N’importe quoi…
L’air est plus que frais. Mains dans les
poches, je m’approche de l’entrée. J’avance
lentement, laissant mon regard errer au
hasard. J’examine le sol avec minutie, à la
recherche d’un objet ou d’une trace quel-
conque. J’inspecte plus particulièrement les
abords de l’édifice, m’imaginant qu’Alice y
aura dissimulé quelque chose.
Non, me dis-je. C’est idiot. Trop de gens
doivent passer par ici dans la journée. Je me

104
mets donc en quête d’un endroit plus retiré,
en faisant le tour du bâtiment.
Puis je me rends compte que j’agis comme
un imbécile, une fois encore. Il fait trop
sombre. Absorbé dans mes pensées, je ne
vois plus rien.
C’est alors que, derrière un grand conte-
neur à ordures, je trébuche sur quelque chose
de mou et m’étale de tout mon long. Je me
relève vivement, me demandant sur quoi je
viens de buter. Je me retourne. C’est un
corps !
Le corps d’une femme, allongé face
contre terre et vêtu d’un manteau que je ne
connais que trop maintenant.
Je m’agenouille près du corps d’Hélène.
Il est froid. Je le prends par les épaules, le
secoue. Il me semble terriblement lourd. Je
parviens cependant à le retourner.
Le visage est blême et glacé. Il porte une
blessure à la tempe, d’où s’est écoulé un
mince filet de sang, à présent figé par le froid
du petit matin.

105
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
9

UNE NOUVELLE AHURISSANTE

Ma vue se brouille. L’afflux de sang… Le


cauchemar ne s’arrêtera donc jamais ? Le
manteau d’Hélène est ouvert, son corsage
déchiré. Elle s’est battue. Débattue. Ses
poings sont crispés. Sa peau est bleuie par le
froid, on dirait de la cire.
Cette fois, je ne sais pas où Enver s’arrê-
tera. Pourquoi l’a-t-il tuée ? Parce qu’elle
refusait de continuer à lui obéir ? Parce qu’elle
menaçait de le dénoncer ? Ou par pur plaisir ?
Il n’y a aucune raison pour qu’il s’arrête
en aussi bon chemin. Et sa prochaine victime,
ce sera Alice. À moins que…
À moins que ce ne soit déjà fait.
Et après elle, ce sera mon tour. Je réprime
un frisson. Jamais je n’aurais pensé qu’Enver
en arriverait à une telle extrémité. Il a tou-
jours su s’arrêter, il me semble, avant de
commettre l’irréparable.
La police ne peut plus demeurer en
dehors de l’affaire à présent. Il y a eu crime.
Il y en aura probablement d’autres. Je ne
peux plus l’éviter. Je dois aller faire une

107
déposition, tout raconter aux flics. Ils me
prendront pour un fou ? Tant pis. Qu’ils
sauvent Alice, s’il est encore temps, je ne
demande rien d’autre.
J’ai recommencé à transpirer, malgré la
fraîcheur du petit matin. Je suis toujours
penché sur le corps d’Hélène. Une goutte de
ma sueur tombe sur son visage, se met à
couler sur sa joue, puis se fige sous l’effet du
froid.
Cette perle de glace semble me réveiller.
Me rendre à la police ? J’allais faire une belle
bêtise. Quelle naïveté, une fois encore !
Je vois d’ici comment les policiers vont
réagir. Surtout avec le témoignage des trois
camionneurs de Chibougamau, qui ne man-
queront pas de se manifester aussitôt que
l’affaire sera rendue publique et que la photo
d’Hélène paraîtra en première page du
Journal de Montréal.
Je comprends l’ultime astuce d’Enver. S’il
a pu commettre ce crime en toute sécurité,
c’est parce qu’il avait sous la main un cou-
pable tout désigné : moi. Et me voilà bel et
bien avec un cadavre sur les bras, et une
étiquette d’assassin collée au front.
Je cherche un moyen de me sortir de ce
guêpier. Oh, si au moins Alice était là, elle
saurait sûrement quoi faire !

108
Je me redresse, regarde autour de moi. Il
est cinq heures du matin et l’horizon blêmit.
Je suis seul, absolument seul dans cette ville
endormie. Personne ne m’a vu. Si je dispa-
rais, personne ne saura jamais que je suis
venu ici…
Je ne vois qu’une solution : revenir au
plus vite à Chibougamau, regagner discrète-
ment ma chambre au Motel du Nord et m’y
coucher comme si je n’en avais pas bougé de
la nuit. En forçant l’allure, je peux y être vers
neuf heures, heure de réveil normale pour
un artiste dans mon genre.
Je n’aurai rien vu, rien entendu. Sauf une
chose : un type de Chibougamau, du nom de
Robert, a emmené une jeune femme nommée
Hélène dans son pickup tandis que ses trois
complices s’en prenaient à moi.
Qui m’a vu dans le courant de la nuit ?
Le jeune homme de la station-service, un peu
plus tôt ? Un étudiant à moitié endormi qui
doit déjà avoir oublié qu’il a eu un client. Et
même si je dois prendre de l’essence en route,
il me suffira de m’arrêter à une pompe avec
paiement automatique.
Non, il n’y a pas à hésiter. Entre le témoi-
gnage d’un honnête professeur de l’Univer-
sité de Montréal et celui de quatre brutes
épaisses sérieusement imbibées d’alcool, je

109
pense que la police ne balancera pas long-
temps…
Je remonte mon col – comme s’il allait
me protéger des appareils photo d’une ima-
ginaire armée de paparazzis – et je rejoins
ma voiture au trot. Un dernier coup d’œil
aux alentours. Personne. Je m’installe dans
l’auto et démarre le moteur. Mais… je n’em-
braye pas. Une ultime angoisse m’étreint
encore le cœur. Et Alice ?
Suis-je devenu fou ? Je m’apprête à me
sauver pour échapper à une accusation de
meurtre qu’on n’a même pas encore portée
contre moi et j’abandonne la recherche de ma
femme avec une facilité qui me fait honte.
Serais-je donc le dernier des derniers ?
Je me suis contenté de fuir, jusqu’ici,
manipulé, par personne interposée, par un
psychopathe dont j’ignore les mobiles. Un
psychopathe qui n’hésite pas à tuer.
Une nouvelle fuite ne fera que retarder
le moment où la police me cueillera et elle
aggravera mon cas d’autant plus. Les fuyards
ont toujours tort. Tandis que si je vais me
présenter spontanément aux autorités, je
marquerai un point. Peut-être. On n’est tout
de même pas coupable simplement parce
qu’on a découvert un cadavre…

110
D’un autre côté, je me rends compte qu’il
ne sera pas facile de me disculper. Ma meil-
leure alliée, c’était Hélène. Elle ne pourra
plus témoigner en ma faveur.
On ne peut pas le nier, Enver est très fort.
Car je ne doute pas que ce crime ait été prévu
et calculé par lui de telle façon que les soup-
çons pèsent immanquablement sur moi. Il
aura réussi son coup sans jamais se montrer !
Et où se trouve-t-il en ce moment ? À
quelques mètres de là, qui sait ? Embusqué
dans une voiture, riant de ma déconfiture,
jouissant à l’avance de m’avoir mené à ma
perte sans faux pas ? C’est un artiste, dans
son genre. Un véritable génie.
J’essaie de me représenter ce que peut
signifier la possession d’un tel pouvoir pour
un individu. Un sentiment de toute-puissance,
de supériorité superbe sur le commun des
mortels. Oui, il doit y avoir dans cette faculté
des possibilités de jouissance que j’ignore, que
je ne peux même pas approcher par la pensée.
Je revois le désordre des vêtements
d’Hélène. Je me demande s’il l’a violée avant
de la tuer. Ou le spectacle de son agonie
a-t-il suffi à son plaisir ? C’est répugnant. Je
me souviens des bruits qui ont couru dans
le monde de l’édition, il y a quelques années,

111
à son propos. Et je n’ose imaginer le traite-
ment qu’il a infligé à Alice si elle est tombée
entre ses griffes. Ça me donne envie de
vomir.
La fatigue, la faim me font délirer. Je
parle de retourner à Chibougamau alors que
je suis incapable de garder les yeux ouverts,
que j’ai les mains qui tremblent et que je n’ai
plus la moindre maîtrise de mon propre
esprit.
Je ferais aussi bien de rester ici, dans
l’auto, et d’attendre que la police vienne m’y
cueillir.
Je secoue la tête. Puis je me raidis, tente
de m’étirer autant que le permet l’étroitesse
de la voiture. Et j’essaie surtout de réfléchir,
pour une fois, de ne plus me laisser aller à
des idées stupides. Il n’est pas davantage
question de retourner à Chibougamau que
d’attendre ici la police. Il faut que je revienne
sur terre, bon sang !
La meilleure chose à faire, c’est de me
reposer un peu avant de me rendre au poste
de police le plus proche. Je ne serai d’ailleurs
pas obligé de signaler aux flics que je viens
de tomber sur le cadavre d’Hélène.
Je me contenterai de raconter aux poli-
ciers la disparition d’Alice, ses appels, le
voyage dans le nord en compagnie d’Hélène,

112
sa disparition dans la nuit. De leur exposer
dans le détail le harcèlement qu’Enver nous
a fait subir.
Je pourrai produire, à titre de pièce à
conviction, le billet laissé par Hélène et que
j’ai glissé dans ma poche avant de quitter ma
chambre. Le texte est accablant pour Enver,
il me semble. Le corps d’Hélène, lui, sera
sans doute découvert dans la matinée, au
mieux. Encore faudra-t-il que quelqu’un ait
l’idée de faire le tour des bâtiments…
Pour commencer, je vais m’éloigner d’ici.
Retourner vers le nord, peut-être, m’arrêter
dans un quelconque stationnement de super-
marché ou de centre commercial. Dormir un
peu en attendant le lever du soleil, puis me
mettre en quête d’un poste de police.
Je démarre enfin et je reprends en sens
inverse le chemin que j’ai suivi pour arriver
jusqu’ici. Le mieux, je pense, est de remon-
ter vers Roberval. De me rapprocher de
la route 167. Au lever du jour, j’aurai l’air
d’arriver de Chibougamau.
Évidemment, quand on cherche un centre
commercial… on n’en trouve pas. Je roule
lentement, alors que le ciel rosit à l’est.
Enfin, alors que j’ai déjà vu plusieurs
panneaux indiquant la route 167, j’aperçois
l’enseigne lumineuse d’un poste d’essence.

113
Je ralentis. Ça semble un peu plus vivant, par
ici. Lumières rouges et jaunes de la compa-
gnie pétrolière. Et d’autres, bleues et rouges.
Clignotantes.
Clignotantes ?
Je freine brusquement. La police, déjà ?
Mon cœur s’emballe, mes mains deviennent
moites. Non, ce n’est pas pour moi. C’est
impossible. Comment ont-ils pu, aussi vite ?
Je tâche de retrouver mon calme. Petit à
petit, je reprends ma vitesse de croisière. La
station-service se rapproche. Je vais bientôt
la dépasser. La voiture de police est là, arrê-
tée à proximité des pompes, gyrophares
allumés, ressemblant à un fauve aux aguets.
Je suis incapable de discerner quoi que ce
soit à l’intérieur. Aucun flic ne se trouve à
l’extérieur, en tout cas.
Non, je ne peux pas m’arrêter ici. Et s’ils
me posent des questions ? Ça n’a pas de sens.
Mon pied, cependant, ne réduit pas sa pres-
sion sur la pédale d’accélérateur, comme s’il
n’obéissait plus qu’à lui-même.
Les mains crispées sur le volant, je passe
devant la station-service en accélérant dou-
cement et en m’efforçant de ne pas tourner
la tête, comme si, en les ignorant, je les
obligeais à m’ignorer aussi.

114
Je n’en peux plus, j’ai les tempes comme
prises dans un étau. Je vois partout des flashs
de lumière bleue et rouge, c’est tout juste si
je n’entends pas hurler les sirènes. Je ne me
possède plus, je me sens devenir fou. On
pourrait croire qu’un automate a pris ma
place au volant…
Brusquement, je tourne à droite, faisant
crisser mes pneus, et je m’engage sur une
petite route qui doit desservir des quartiers
excentrés. Puis je tourne à gauche, et encore
à droite. Je file tout droit maintenant. Il n’y
a plus de lumière.
Je suis épuisé. Je gare la voiture sur
l’accotement de la route, coupe le contact,
détache ma ceinture et m’effondre sur le
siège du passager. Je crois y sentir le parfum
d’Hélène…

Lorsque je me réveille, le jour est levé.


J’ai mal partout, ayant dormi plié en deux.
Pendant un moment, je me demande ce que
je fabrique ici, en bordure de ce terrain vague
où pourrissent quelques carcasses de voi-
tures. Puis tout me revient en un instant. La
police ! Il faut que je la retrouve.
Je démarre et fais demi-tour. Je ne me
souviens plus avec précision quel a été mon

115
trajet après avoir dépassé la station-service.
J’essaie un peu au hasard, un coup à droite,
un coup à gauche. Le soleil est dans mon dos,
je suis donc, en gros, dans la bonne direction.
Finalement, après avoir tourné en rond
pendant une quinzaine de minutes, j’aperçois
l’enseigne lumineuse rouge et jaune sur la
grande artère, juste à ma droite. Soulagé, je
me dirige vers elle.
La voiture de police n’est plus là. Tant
pis. Je vais d’abord prendre de l’essence, puis
je demanderai au pompiste l’adresse du
poste de police le plus proche. Je fais le plein
moi-même, puis je m’avance vers la bou-
tique. J’en profiterai pour me prendre quelque
chose à boire.
Au comptoir, je paie mes achats. En
attendant que l’employé me rende ma carte
de crédit, je jette un coup d’œil machinal vers
le présentoir à journaux.
Le type me tend la carte et le reçu, mais
il arrête son geste aussitôt.
— Monsieur, vous ne vous sentez pas
bien ?
Je suis blême. Ce que je viens de voir m’a
transformé en statue.
— Monsieur ? insiste le commis.
Toujours assommé, je tente péniblement
de reprendre mes esprits. Je tends la main

116
pour attraper carte et reçu, que je glisse dans
une poche de mon blouson. Puis, sans un
mot, je prends le Journal de Montréal, le pose
sur le comptoir et sors mon porte-monnaie.
Mon journal payé, sous l’œil perplexe du
vendeur, je regagne ma voiture, dans laquelle
je m’effondre. Je place le journal devant moi,
sur le volant. La une est sans équivoque.
Étrange affaire !
La police découvre une femme bâillonnée et
ligotée dans un appartement de Montréal.
La photo qui accompagne cette man-
chette est sans équivoque. C’est celle d’Alice.

117
10

MAUVAISE SURPRISE

Depuis son comptoir, derrière la vitre qui


le fait ressembler à un poisson prisonnier de
son aquarium, le commis me dévisage tou-
jours, la lèvre pendante.
Ce regard me gêne terriblement. Je jette le
journal sur le siège du passager et je démarre
nerveusement. Je reprends la route vers le
sud et, aussitôt que je m’estime assez loin
de tout regard, je me gare sur l’accotement.
J’étale le journal devant moi et le feuil-
lette nerveusement pour avoir les détails de
l’affaire. Article à sensation, bien sûr. Cepen­
dant, au fur et à mesure que ma lecture
avance, ma perplexité ne fait qu’augmenter.
Alertée par des voisins excédés qui enten­
daient des coups répétés frappés sur le mur
de l’appartement mitoyen, pourtant inoc-
cupé depuis plusieurs jours, la police a fait
irruption hier dans un logement du quartier
Ville-Émard.
Stupéfaits, les agents y ont découvert une
femme – Alice – ligotée et bâillonnée dans
un placard à balais. Malgré ses liens, elle

119
avait réussi à se déplacer de façon à pouvoir
donner des coups dans la cloison afin de
signaler sa présence aux autres habitants de
l’immeuble.
Deuxième coup de théâtre : le locataire
de l’appartement n’est autre que mon col-
lègue Régis D’Amours, que l’article présente
comme un artiste connu, en voyage en
Europe depuis plusieurs jours, et qui semble
difficile à joindre.
Très affaiblie, Alice a été amenée à l’hôpital
et mise en observation. D’après les premiers
interrogatoires, elle aurait été attirée dans cet
immeuble de Ville-Émard par une femme, une
relation professionnelle qu’elle connaissait un
peu et dont elle ne se méfiait pas.
Cette femme disait vouloir avertir Alice
qu’elle et son conjoint couraient un grave
danger, mais que, pour des raisons obscures,
elle ne pouvait pas lui en dire davantage. À
l’appartement, en revanche, elle devait lui
faire rencontrer une personne qui, elle, pour-
rait lui en dire beaucoup plus long et lui
expliquer ce qui se tramait.
Cependant, une fois rendue sur place,
Alice avait constaté que les lieux étaient
déserts. À tout le moins en apparence. Car,
en pénétrant dans le salon, elle avait reçu un
coup violent sur la tête et s’était effondrée.

120
Elle n’avait repris connaissance que dans
ce réduit obscur, bras et jambes solidement
ligotés et un bâillon sur la bouche. Elle avait
dû son salut au fait qu’elle avait pu se dépla-
cer suffisamment pour frapper des deux
pieds et de la tête contre la paroi de sa prison,
jusqu’à épuisement. Jusqu’à l’arrivée des
policiers.
Je laisse tomber le journal, complètement
abasourdi. Qu’est-ce que Régis vient faire
dans cette sombre histoire ? Puis je le reprends,
relis l’article. Je ne comprends toujours pas.
Cette femme, qui a conduit Alice dans
ce traquenard, ne peut être que la fameuse
femme en noir. Alice la connaît, c’est mainte-
nant confirmé. Était-elle la complice d’Enver
ou a-t-elle été abusée, elle aussi, à l’instar
d’Hélène ?
Les deux femmes sont manifestement des
marionnettes entre les mains d’Enver, mais
jusqu’à quel point sont-elles – ou ont-elles
été – consentantes ? Hélène, elle, n’a pas
survécu à ce jeu ignoble…
Et Régis ? Dessinateur et illustrateur pour
la jeunesse, « propre sur lui », honorablement
connu dans la profession, son profil ne cadre
pas du tout avec cette intrigue sordide.
Manipulé, lui aussi ? Je suis trop fatigué, trop
ébranlé pour comprendre quoi que ce soit.

121
Je dois cesser de délirer. L’affaire relève de la
police et d’elle seule.
Toutefois, ce qui me perturbe, dans cet
imbroglio ténébreux, c’est le fait qu’Alice,
comme cela semble évident à présent, n’a
jamais quitté Montréal. À quoi donc a rimé
cet aberrant voyage dans le nord de la pro-
vince dans lequel on m’a entraîné ?
Hélène m’a menti depuis le début.
Poussée par Enver, c’est entendu. Il s’agissait
de m’éloigner de Montréal. Mais comment
ont-ils procédé ? Les messages d’Alice, ses
appels téléphoniques ? Comment Enver a-t-il
appris tous ces détails, en apparence anodins,
de notre vie de couple ?
Et pourquoi ce salaud a-t-il supprimé
Hélène ? Pour qu’elle ne parle pas, je sup-
pose. Enver a sans doute senti qu’elle lui
échappait et il n’a pas voulu courir de risques.
Il y a pourtant quelque chose qui cloche
dans cette histoire. Alice a été libérée, elle se
trouve à présent sous la protection de la
police et je vais bientôt la rejoindre. La seule
véritable victime de ces manigances, finale-
ment, aura été Hélène, qui n’y était pour rien.
En fait, on dirait qu’Enver s’est trompé
de cible. Ça ne lui ressemble guère. Et c’est
ce qui m’inquiète. D’ailleurs, où est-il passé,

122
celui-là ? Se cache-t-il à Chibougamau, à
Jonquière ? Est-il déjà rentré à Montréal ? Le
cauchemar est-il vraiment terminé ?
En tout cas, plus question de traîner. Le
journal ne précise pas à quel hôpital Alice a
été transportée mais, puisqu’elle a été retrou-
vée à Ville-Émard, elle a sans doute été
conduite au plus proche, soit l’Hôpital de
Verdun.
J’ai fait le plein d’essence et j’ai pu dormir
quelques heures. En partant maintenant, je
peux y être avant midi.
Pour ne pas perdre trop de temps, je
décide de rentrer non par La Tuque, mais par
Québec. La route est un peu plus longue,
mais on peut rouler beaucoup plus vite.
Assez niaisé.
Tout en conduisant, j’essaie de faire le
point sur le déroulement des événements de
ces derniers jours.
Avant-hier, tandis que je me comportais
comme un enfant, la femme aux ongles
noirs venait chercher Alice à la maison et
partait avec elle pour l’appartement de Régis
D’Amours. Là, Enver, qui les attendait, a
assommé Alice et l’a ligotée. L’inconnue
l’a-t-elle aidé activement ou a-t-elle subi,
elle aussi, le même sort qu’Hélène ? Ce sera
à l’enquête de l’établir.

123
Pendant ce temps-là, Hélène me cher-
chait. Elle a entendu le nom du restaurant où
Alice comptait me retrouver le soir. Sans
aucun doute, Alice se savait déjà menacée.
Soupçonnait-elle que l’inconnu auquel allait
la livrer sa fausse amie n’était autre qu’Enver ?
Non, bien sûr, sinon elle ne l’aurait pas suivie.
D’un autre côté, si elle est partie sans
prendre son sac à main, sans même fermer la
porte de la maison à clé, c’est qu’elle devait
être complètement bouleversée. Serait-elle
partie sciemment à la rencontre d’Enver pour
m’éviter davantage d’ennuis, sachant à quel
point d’un simple incident je suis capable de
faire surgir une catastrophe ? Je ne sais que
penser.
Ensuite, que s’est-il passé ? C’est là que
tout s’embrouille. Le soir, alors qu’Alice est
déjà enfermée dans l’appartement de Régis,
Hélène me rejoint devant le Condor farci.
Je la revois, ruisselante sur le trottoir,
tremblante, n’osant pas me regarder en face.
Elle savait probablement déjà ce qu’il était
advenu de ma femme. Cependant, Enver la
tenait, elle aussi, et elle n’osait pas encore le
trahir.
Ce que je ne m’explique toujours pas,
c’est comment Enver s’y est pris pour laisser
les faux messages. La complicité de la femme

124
en noir est là encore évidente. Elle a pu
contrefaire l’écriture d’Alice et imiter sa voix
au téléphone, puisqu’elle la connaissait.
Mais comment ont-ils pu apprendre
l’anec­dote de l’étoile de mer, simple souvenir
de couple que, à ma connaissance, nous
n’avons jamais évoqué devant qui que ce soit ?
Je me rends compte alors que je suis sans
doute en train de reconstituer les événements
à l’envers et que je prête à Enver un savoir
qui, justement, lui manquait.
Se sachant menacée, Alice avait peut-être
déjà préparé sa fuite à La Baie en me laissant
un message m’indiquant où la retrouver.
Puis, avec l’arrivée de la femme en noir, elle
avait dû modifier ses plans, et Enver avait
ordonné à Hélène de me suivre.
Non. Ce scénario est encore plus idiot.
Alice se trouvait déjà entre ses griffes. Enver
n’avait pas à suivre qui que ce soit pour la
retrouver. Le but de la manœuvre était de
m’éloigner, de m’envoyer le plus loin pos-
sible pour me supprimer et ainsi écarter de
lui les soupçons.
Enver a demandé à Hélène de jouer la
jeune femme poursuivie, violée peut-être, et
de lancer une bande de bouseux à mes
trousses en me dépeignant comme un pédo-
phile enragé. De cette manière, sa vengeance

125
était complète sans qu’il ait besoin de se
montrer en personne à ses victimes.
Il lui suffisait ensuite de supprimer Hélène
pour qu’il ne reste plus aucun témoin de ses
machinations. Mieux encore, en me faisant
endosser le meurtre de la jeune fille, le mons­
tre me livrait à la police, là où les trois brutes
de Chibougamau avaient échoué.
Malgré l’énorme pression qui pèse sur
moi et les énigmes que je n’ai pas encore
résolues, je me sens à moitié soulagé. Après
tout, Alice est vivante et elle est hors d’at-
teinte d’Enver. C’est le plus important.
Lorsque j’arrive enfin en vue de Montréal,
j’ai le sentiment d’avoir récupéré une partie
de mon énergie. Le temps est plus doux ici,
il fait beau et le ciel bleu magnifique me
redonne un peu de courage.
Je descends par la 25, prends Notre-
Dame, puis Atwater et le boulevard LaSalle.
L’Hôpital de Verdun n’est pas très grand. Je
me gare à l’arrière et y pénètre par les
urgences.
À l’accueil, je demande si Alice a bien été
amenée ici par la police, expliquant, l’air
hébété, que je suis son mari et que j’étais en
voyage dans le nord de la province.
Je me doute bien que la réceptionniste
s’en fiche, que je sois son mari, son frère ou

126
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
son grand-père, et plus encore de l’endroit
où je me trouvais, mais je me sens si près du
dénouement de cette sinistre affaire que je
suis presque bavard.
La réceptionniste pianote sur son clavier,
regarde son écran, fronce les sourcils. Sa lèvre
inférieure reste un moment en suspens, puis
elle relève la tête vers moi et m’adresse un
sourire constipé :
— Chambre 557, aile D, monsieur Gallo.
Au bout de ce couloir, vous prenez l’ascen-
seur et c’est au cinquième étage.
Je m’éloigne rapidement dans le corridor.
Je n’ai jamais beaucoup aimé l’odeur des
hôpitaux, mais, aujourd’hui, elle ne me
dérange pas du tout. Fatigué, pas rasé depuis
trois jours, je dois avoir l’air d’un singe ou
d’un rescapé d’une de ces émissions de
télévision que je déteste. Tant pis. Alice
m’aime comme je suis, non ?
À la sortie de l’ascenseur, je demande
mon chemin à une infirmière qui m’indique
d’un geste la direction à suivre.
Je n’ai pas fait trois pas qu’un type sort
d’une chambre, à une vingtaine de mètres
de là, et se campe au milieu du couloir.
Rougeaud, massif, jambes écartées et bras
croisés. L’air mauvais…

127
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
Je m’arrête brusquement, comme si on
m’avait frappé au foie. Tonnerre ! Il ne man-
quait plus que ce clown !
Je me retourne. Surprise ! Un deuxième
larron vient d’apparaître juste derrière moi.
Il se tient lui aussi au milieu du couloir, les
mains dans les poches, l’œil froid. Plus mince
que l’autre, plus grand, le teint plutôt jaune.
Mais non moins déterminé. Je suis fait…
Toute ma belle énergie retombe comme
un soufflet. Eux ! Les enquêteurs Blais et
Bolduc, de la Sûreté du Québec. J’avais
pourtant espéré ne jamais les revoir1 !
Avant que j’aie pu esquisser un geste, le
gros Bolduc s’avance vers moi tandis que
Blais, d’un geste ferme, pose sa main sur mon
avant-bras, déclarant d’une voix à la fois
rauque et basse, comme s’il craignait d’ef-
frayer les pensionnaires de l’hôpital :
— Tout doux, Gallo. On ne bouge plus.
J’entends un déclic. En un éclair, sans que
j’aie eu le temps de réagir, Bolduc m’a passé
les menottes. Je recule pour me dégager mais
Blais me saisit par l’épaule et m’avertit :
— Ne faites pas de bêtises, monsieur
Gallo. Vous êtes en état d’arrestation.

1 Voir L’Hôtel de la dernière heure, dans la même


collection.

128
11

INTERROGATOIRE

Je ne sais plus depuis combien de temps


je suis là, assis sur cette chaise inconfortable
dans les bureaux de la SQ, sous le feu continu
des questions de Blais et Bolduc.
L’énergie que je croyais avoir retrouvée
à mon arrivée à Montréal s’est envolée. Je ne
suis plus qu’une loque, avachi sur ce siège
dur, le cerveau en miettes.
De quoi suis-je accusé ? Du meurtre
d’Hélène, bien sûr.
Abruti par la lumière violente, par les
aboiements de Bolduc qui me souffle son
haleine de charognard dans la figure, je ne
peux que murmurer :
— Il y a erreur. Ce n’est pas moi que fuyait
Hélène lorsqu’elle a quitté Chibou­gamau,
mais Enver Kazan. Vous le connaissez aussi
bien que moi. C’est lui, depuis le début.
— Chibougamau ?
Et il faut recommencer. Reprendre à zéro
le récit de mes tribulations insensées jusque
dans le nord de la province, les messages,
l’ombre omniprésente et invisible de Kazan,

129
et cette folie qui ne nous a pas lâchés d’une
semelle.
— Vous nous prenez pour des caves ?
gueule Bolduc dans mon oreille. À qui
­voulez-vous faire croire vos niaiseries, Gallo ?
Tout vous accuse !
Je ne réponds pas. Je ne veux plus répon­
dre. Oui, tout m’accuse. Les apparences sont
contre moi, je ne peux pas le nier. Mais c’est
le rôle des enquêteurs, justement, d’aller
au-delà des apparences.
Ce que je ne m’explique pas, c’est com-
ment Blais et Bolduc ont mis la main aussi
rapidement sur moi. Même si le cadavre
d’Hélène a été découvert quelques instants
après mon départ précipité de La Baie, com-
ment ont-ils pu faire si vite le lien avec moi ?
Bien sûr, tôt ou tard, ils m’auraient
retrouvé. Mais le corps d’Hélène, en tant que
tel, n’accusait personne. Là encore, je sens la
main d’Enver, sa diabolique habileté. C’est
lui qui les a avertis, aussitôt que j’ai eu tourné
le dos. Il devait être là, près du musée,
m’observant et jouissant du sale tour qu’il
était en train de me préparer.
À peine avais-je quitté la station-service
qu’il m’avait déjà dénoncé. C’était un jeu
d’enfant, pour les deux enquêteurs de la SQ,

130
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
de me cueillir en douceur à l’hôpital, où ils
se doutaient bien que, sans méfiance, j’allais
me jeter dans la gueule du loup.
Ils se sont assurés de la collaboration de
la réceptionniste de l’hôpital, j’en jurerais. Je
me rappelle à présent son regard suspicieux
lorsqu’elle a consulté son écran après que je
lui ai donné mon nom. Les deux flics m’at-
tendaient, c’est clair.
Ensuite, tout s’est passé très vite. On ne
m’a même pas laissé le temps de voir Alice,
qui devait pourtant se trouver là, à quelques
mètres à peine, dans la chambre.
Bolduc, en m’entraînant avec lui, a posé
sa main sur ma bouche pour éviter que je ne
fasse du scandale dans les couloirs de l’hôpi-
tal, tandis que Blais sifflait entre ses dents :
— Restez calme, Gallo. Inutile d’aggraver
votre cas. Vous allez nous suivre sans faire
de trouble.
— Je…
— Votre femme s’en sortira, si c’est ce qui
vous tracasse. Mais nous ne pouvons pas
vous laisser la voir. Elle est encore faible et
nous n’avons pas pu l’interroger en détail.
Et, de toute façon, vous avez pas mal de
choses à nous expliquer auparavant.
Expliquer. Il en a de bonnes, Blais ! Voilà
des heures maintenant que j’essaie de leur

131
expliquer, que je reprends inlassablement le
déroulement des événements.
Je leur ai même raconté la mauvaise
blague que je voulais jouer à Alice, au début,
quand je croyais que c’était elle qui était à
l’origine de ce qui me semblait une plaisan-
terie d’un goût douteux.
Le regard de Bolduc, à ce moment-là ! Un
mélange de pitié et de mépris… S’il avait eu
le droit de me pendre sur-le-champ, il l’aurait
fait sans hésiter. Je me suis tu.
Blais, lui, m’a l’air plus réservé. S’il m’a
demandé de répéter dix fois, vingt fois mon
récit, c’est qu’il espérait que je me contredise,
qu’il attendait la faille, l’erreur qui confirme-
rait ma culpabilité. Or, pour être sûr de ne
pas m’embrouiller, je m’en suis tenu à la
stricte vérité.
Alors, exaspéré, il finit par me tendre son
téléphone cellulaire après avoir pianoté des-
sus. Sur l’écran, en agrandissement, l’image
d’un bout de papier chiffonné. Je m’effondre
de nouveau.
L’écriture est désordonnée, les lettres trop
grandes, tremblées, comme si elles avaient
été tracées par une main engourdie. Deux
mots seulement. Enfin, un et demi…
Gallo… assass

132
— Nos collègues de Saguenay ont décou-
vert ce billet dans le poing droit de la victime
et nous ont transmis la photo, a précisé Blais.
Le crayon avec lequel elle l’a griffonné se
trouvait sur le sol, près du corps. Vous avez
une explication ?
Je me rappelle les poings crispés d’Hélène,
allongée derrière le conteneur à ordures.
— Vous pensiez lui avoir réglé son
compte, hein ! s’écrie Bolduc. Mais elle a eu
le temps de vous dénoncer. Allez-vous nier
encore ?
Je baisse la tête, épuisé. Comment Hélène
a-t-elle pu écrire une chose pareille ? Je me
sens perdu, définitivement perdu.
Et puis, d’un seul coup, je me redresse.
— Enver Kazan ! m’exclamé-je. C’est lui !
Toujours lui ! Lui qui a rédigé ce billet et l’a
glissé dans le poing d’Hélène. Il a juré ma
perte, vous ne comprenez donc pas ? Et
d’ailleurs, comment Hélène aurait-elle pu
écrire quoi que ce soit puisqu’elle était morte ?
J’ai vu son visage ensanglanté. Elle a dû
mourir sur le coup !
— Ça, faut avouer, grommelle Bolduc. Le
coup à la tempe était franc. Vous avez aimé
ça, hein, lui écraser la tête sur le ciment !
Je risque un coup d’œil vers Blais. Il
semble absorbé. Contrairement à Bolduc, il

133
a l’air de penser avec sa cervelle, lui. Et il
doit se demander, effectivement, comment
Hélène a pu trouver la force d’écrire un mot
alors qu’elle avait le crâne défoncé. Enfin,
défoncé… La blessure, pour autant que je me
souvienne, ne paraissait pas très profonde.
Mais je ne suis pas spécialiste.
Blais va-t-il se décider à réclamer un
mandat d’arrêt contre Enver ? Il me fixe
intensément.
— Alors d’après vous, Enver Kazan
serait à la base de toute cette affaire, finit-il
par déclarer d’une voix très basse, presque
songeuse. Pourtant, vous ne l’avez pas vu
une seule fois.
— C’est sa technique, vous le savez bien.
Manipulation, harcèlement. Vous connaissez
l’individu, il me semble. Il dresse les gens les
uns contre les autres sans jamais intervenir
directement. Comme ça, il ne laisse aucune
trace derrière lui.
— Et l’unique témoin de votre version
est mort, ironise Bolduc. À moins que vous
nous sortiez d’un chapeau votre énigmatique
femme en noir ?
Je préfère ne pas lui répondre.
Blais, après avoir glissé quelques mots
en aparté à son collègue, quitte subitement
la pièce. Je n’aime pas ça. Me voilà seul

134
avec cette brute épaisse de Bolduc, et je me
demande ce que ce flic sans scrupules va
inventer pour me torturer.
À ma grande surprise, cependant, Bolduc
se contente d’aller s’asseoir derrière un
bureau. Il prend le téléphone et demande
d’une voix bourrue qu’on lui apporte un
sandwich.
En attendant qu’on le lui livre, il pose ses
coudes sur le bureau et se met à me dévisa-
ger d’un air furibond. Peut-être n’a-t-il pas
le droit de me parler en l’absence de Blais ?
Au bout d’un moment, toutefois, je crois
que ça le démange vraiment trop pour qu’il
reste silencieux.
— Dites-moi, Gallo, lance-t-il d’un ton
rogue, ça ne vous dérange pas de tromper
votre femme pendant qu’elle se fait assom-
mer et séquestrer dans un placard à balais ?
Comment ose-t-il ? J’éprouve un furieux
désir de me lever pour me jeter sur lui, mais
je comprends que Bolduc ne cherche juste-
ment qu’à me faire sortir de mes gonds. Je
ravale donc mon indignation et, m’imposant
un effort surhumain pour ne pas le regarder
en face, je hausse les épaules.
— C’est un beau métier, artiste, poursuit-
il sur le même ton. Toutes ces filles aussi
chaudes que des toasts qui vous tournent

135
autour comme des mouches, c’est dur de ne
pas craquer, hein ? Des petites jeunes, des
étudiantes…
Silence obstiné de ma part.
— Cette Hélène, par exemple, elle en
voulait, non ?
Cette fois, je ne peux pas laisser passer.
Je me lève brusquement et le traite d’ignoble
charogne, d’une voix si forte qu’elle me râpe
la gorge.
La porte s’ouvre aussitôt pour livrer
passage à deux malabars qui se précipitent
sur moi. Sans se décontenancer, un sourire
mauvais aux lèvres, Bolduc leur fait un signe
de la main. Les gorilles s’immobilisent, me
regardent avec dédain, puis haussent les
épaules et ressortent. Bolduc a l’air content
de lui.
— J’ai touché dans le mille, non ? reprend-
il en ricanant. Mais vous avez voulu aller
trop loin, sans doute, et la belle ne s’est pas
laissé faire. Ce n’est pas l’université qui vous
met à l’abri du scandale sexuel, on voit ce
que ça donne depuis quelque temps. Le
“consentement” attendu n’est pas venu, alors
vous l’avez prise en chasse et vous lui avez
coupé le sifflet.
— Et pendant ce temps-là, répliqué-je en
essayant de calmer ma fureur, qui s’attaquait

136
à ma femme ? La question vous a-t-elle seu-
lement effleuré l’esprit ? Si toutefois vous en
avez…
J’aurais pu me dispenser de cette der-
nière remarque. Bolduc adore l’humour, sauf
quand il en est la cible. Il se lève si vivement
qu’il en renverse sa chaise avec bruit.
— Où est-ce que vous vous croyez, Gallo ?
hurle-t-il, rouge de rage. Vous oubliez où
vous vous trouvez ?
Je jette un coup d’œil vers la porte,
m’attendant à ce que les deux sbires fassent
de nouveau irruption dans la pièce pour
m’empoigner. Mais non. Bolduc ramasse sa
chaise et se rassoit, respirant bruyamment.
— Je vais vous le dire, moi, qui a séques-
tré votre femme, assène-t-il en reprenant son
souffle. C’est votre complice, cette fameuse
femme en noir dont vous nous rebattez les
oreilles et que personne n’a vue nulle part.
Une ordure dans votre genre qui neutralisait
votre femme pendant que vous alliez batifo-
ler dans le nord avec une étudiante sans
défense.
Je me mords les lèvres pour ne pas
riposter. Bolduc est en train de chercher à me
démolir, mais je ne lui donnerai pas le plaisir
d’y réussir. D’ailleurs, je me demande si tout
ça n’est pas un truc de flics, organisé de

137
concert avec Blais dans le but de me faire
craquer. Vu qu’ils ne peuvent pas utiliser la
baignoire ou les électrochocs, il a bien fallu
qu’ils inventent autre chose pour délier les
langues des suspects.
Et puis, je sens que ça le réjouit, Bolduc,
de me torturer. Piètre revanche du besogneux
obscur de l’administration sur l’artiste, qui
sait ? Comme si les artistes n’étaient pas bien
souvent, eux aussi, des besogneux de l’admi-
nistration…
Pour échapper à ces brimades, je tente de
m’abstraire et de penser à Alice. J’essaie de
me persuader que ce n’est qu’une question
de temps, que la vérité finira par éclater à la
figure des policiers, en dépit de l’esprit obtus
de Bolduc, et que je pourrai bientôt rejoindre
ma femme. D’ailleurs, quand ils auront enfin
arrêté Enver, les présomptions contre moi
tomberont d’elles-mêmes.
Je m’interroge aussi sur la raison du
départ subit de Blais, tout à l’heure. Il a eu
l’air tellement étonné lorsque j’ai parlé de
Chibougamau, au début de l’interrogatoire,
que je suppose qu’il est allé demander un
complément d’enquête dans cette ville. Et le
résultat risque de ne pas m’être favorable…
À moins qu’il ne se soit rendu à mes
arguments et qu’il n’ait ordonné qu’on dif-

138
fuse un avis de recherche pour Enver. Il n’est
pas idiot, Blais. Et il sait de quoi Enver est
capable puisqu’il a déjà eu affaire à lui.
N’empêche, il aurait pu envoyer Bolduc
s’en occuper à sa place. Blais, j’aurais pu le
convaincre.
Le temps ne passe pas. Moindre mal,
Bolduc a renoncé à me tourmenter, mais la
faim et la fatigue ont pris le relais. Quand un
jeune agent en uniforme entre et dépose
devant lui un énorme sandwich et une bou-
teille de ginger ale, je me demande si je ne
vais pas tourner de l’œil.
Il le fait exprès, le gros porc. Les yeux
fixés sur moi, il mâchouille interminablement
son sandwich en produisant d’ignobles bruits
de bouche, puis il boit non moins bruyam-
ment. Encore un peu et il va me roter en
pleine figure…
Puis je pense à Alice, qui a passé deux
jours pliée en deux dans un placard, ficelée
comme un poulet rôti, dans le noir, sans
savoir, elle, si elle s’en sortirait vivante. La
sensation de dégoût me reprend. J’ai hâte que
Blais revienne.
Je commence à perdre espoir quand la
porte s’ouvre de nouveau. C’est lui. Bolduc
continue à manger sans se gêner. Blais me
regarde longuement. Enfin, il déclare :

139
— Mauvaises nouvelles pour vous, Gallo.
Cette fois, Bolduc arrondit les sourcils et
cesse de mastiquer, un bout de pain dépas-
sant encore de sa bouche.
— L’information que j’avais demandée
vient juste d’arriver des États-Unis, reprend
Blais. Enver Kazan se trouve actuellement en
Floride.
— Mais…
— Et pas en vacances. Ça fait six mois
qu’il croupit dans un pénitencier pour une
affaire de détournement de mineures. Vous
voyez, cette fois, il n’a pas été assez habile.
Vous allez devoir sérieusement réviser votre
copie, Gallo.

140
12

QUI A TUÉ HÉLÈNE ?

La nouvelle me fait l’effet d’une douche


glacée. Je m’attendais à n’importe quoi sauf
à un coup pareil. Enver n’aurait rien à voir
avec cette histoire ? De là à ce qu’ils pré-
tendent que j’ai tout inventé…
Avec mes espoirs qui s’envolent, c’est
aussi mon monde qui s’effondre. Qu’ai-je
vécu, ces derniers jours, sinon un cauchemar
insensé ? Si Enver était absent de la scène,
qui donc tire les ficelles de ce sinistre com-
plot ? Et qui a tué Hélène ?
Je dois l’admettre, cette pauvre fille m’a
menti dès le début, et beaucoup plus que je ne
le pensais depuis ses aveux à Chibougamau.
Mais pourquoi a-t-elle créé de toutes pièces
le rôle d’Enver Kazan dans cette invraisem-
blable intrigue ?
Il est vrai qu’elle ne l’a jamais nommé.
Peut-être n’a-t-elle rien inventé, dans le fond.
Il n’y a pas qu’un seul abuseur au monde qui
soit pourvu de gros sourcils noirs. Un com-
plice ? Un frère ?

141
Je suis en train de perdre pied. L’épuise­
ment a raison de mon jugement. Le visage
sombre et inquiétant d’Enver danse devant
mes yeux fatigués, il grimace, se dédouble…
Ça y est ! Je comprends ! Un jumeau !
Enver a un frère jumeau ! Tout s’explique.
Voilà comment il peut faire croire à son
omniprésence… Blais me l’avait déjà avoué :
jamais il n’a été possible de pincer Enver
Kazan. Trop habile. Évidemment, avec un
frère lui ressemblant comme deux gouttes
d’eau, il lui était facile de se fabriquer des
alibis en béton. Deux Enver au lieu d’un seul !
L’horreur à l’état pur…
Blais va-t-il avaler cette monstruosité ? Il
le faudra bien. Il n’y a pas d’autre explica-
tion. Ne tenant pas compte du sourire nar-
quois et triomphant de Bolduc, je me tourne
vers son collègue pour lui faire part de ma
découverte. Celui-ci n’a même pas le temps
de répondre. Bolduc éclate d’un rire gras et
bruyant.
— Un deuxième Kazan ! s’exclame-t-il
en s’étouffant à moitié. Ça, c’est la meilleure
de l’année ! Et pourquoi pas une armée,
pendant que vous y êtes ? Vous vous croyez
dans La Guerre des étoiles, ma parole ! Écoute
ça, François. Son coupable disparaît, il te

142
le clone aussi sec, le Gallo. Il manque pas
d’imagination !
— Sérieusement, Gallo, intervient Blais,
l’air fatigué, vous croyez vous en sortir avec
des niaiseries pareilles ? Ce n’est pas en nous
prenant pour des imbéciles que vous allez
arranger votre cas. Vous feriez mieux d’avouer
maintenant.
Je ne sais plus quoi leur dire. Le rire de
Bolduc n’a pas cessé, il en postillonne des
bouts de sandwich sur son bureau.
— On va vous mettre en cellule pour la
nuit, Gallo, reprend Blais. Vous pouvez appe-
ler un avocat et vous contenter de répondre
en sa présence. Mais je doute que vous
parveniez à le dérider avec vos inepties. Je
ne crois pas que les avocats apprécient votre
sens de l’humour.

La nuit est tombée, mais elle ne m’apporte


pas le moindre apaisement. Un avocat com-
mis d’office – parce que, bien entendu, je n’en
connais aucun – est venu me voir dans la
soirée.
— Votre affaire est mal engagée, m’a-t-il
annoncé d’emblée. Les témoignages venus
de Chibougamau sont accablants. La patronne

143
du motel où vous avez séjourné a entendu,
au cours de la nuit, des bruits de dispute
violente dans l’aile que vous étiez les seuls
à occuper, vous et la victime. Puis vous avez
disparu sans la prévenir ni régler votre note.
« Ensuite, un dénommé Robert Cloutier,
mécanicien à Chibougamau, a également
présenté une déposition défavorable. Il a
recueilli Hélène Ferrier dans un bar, en face
de votre hôtel, avec trois de ses amis, alors
qu’elle disait fuir vos violences. Il l’a prise
sous sa protection et il a accepté de la con­
duire à La Baie, en pleine nuit, tant elle avait
peur de retomber sur vous.
« D’autre part, un employé d’une station-
service de Roberval a aussi déclaré aux
enquêteurs que quelqu’un correspondant à
votre signalement s’était arrêté au cours de
la nuit dans l’établissement où il travaille. Il
a insisté sur l’étrangeté de son comporte-
ment. C’était peu de temps avant la mort de
la victime.
« Enfin, on a relevé des traces de pneus
dans le stationnement du Musée du Fjord
qui correspondent à ceux de votre voiture.
« Je vous recommande donc de plaider
coupable. »
Coupable ? Et ce type se prétend avocat ?
Au lieu de me défendre, il m’enfonce aussi

144
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
sûrement que le ferait Bolduc lui-même. Je
ne peux vraiment compter sur personne…
Mon seul espoir, c’est Alice. Elle, elle ne
me trahira pas. Les médecins vont la remettre
sur pied et elle pourra en dire plus sur la
fameuse femme en noir.
Celle-là, elle doit en savoir long. C’est
sans doute elle, d’ailleurs, qui nous manipule
tous. La police ne lui a de toute évidence pas
encore mis le grappin dessus. C’est tellement
plus facile de faire porter le chapeau à quel­
qu’un qu’on a sous la main…
Cette femme, c’est la clé de l’énigme. En
fait, je ne crois plus qu’Alice la connaisse,
contrairement à ce que j’avais déduit du récit
d’Hélène lorsqu’elle m’a décrit son départ de
la maison en voiture.
Cette histoire, je ne peux guère y accorder
crédit, maintenant. Au restaurant, en tout
cas, Alice semblait considérer cette femme
comme la plus parfaite inconnue. Et puis,
encore une fois, je me répète qu’Alice n’aurait
pas laissé son sac à main à la maison et ne
serait pas partie sans verrouiller la porte,
même pour suivre une supposée amie.
Ce point de l’affaire reste à élucider.
Lorsqu’elle a été libérée de l’appartement où
elle était séquestrée, elle a eu le temps de
mentionner que la personne qui l’y avait

145
conduite était une connaissance. J’en déduis
que la femme en noir a utilisé quelqu’un
d’autre pour attirer Alice.
Je me demande, par ailleurs, ce que la
police attend pour obtenir plus d’informa-
tions sur les rapports entre Régis et Hélène.
Elle a bien dû le croiser à l’université. A-t-il
trempé lui aussi dans l’affaire, ou tout s’est-
il passé à son insu ? Ces maudits flics sont
tellement occupés avec moi qu’ils négligent
toutes les pistes qui pourraient les mener à
la vérité.
Plus tôt, j’ai demandé à appeler Alice à
l’hôpital, ce qu’on m’a refusé. Je ne sais
même pas si elle s’y trouve encore. J’espère
seulement qu’elle ne croit pas un traître mot
de ce qu’ont pu lui raconter les policiers à
mon sujet.
Et puis, alors que je commençais à m’en-
dormir, un garde vient me prévenir que Blais
me fait appeler à son bureau. Je m’y rends
donc, menotté, encadré par deux agents qui
me semblent avoir le même sens de l’humour
que celui que Blais prête aux avocats.
À ma grande surprise, l’enquêteur me
fait retirer les menottes et m’invite à m’as-
seoir. Puis il me demande de lui décrire la
fameuse femme en noir. Enfin !

146
Malheureusement, je n’ai vu cette femme
qu’un bref instant, de dos, et ce que j’en sais
se limite à la longueur de ses ongles.
— Une perquisition dans l’appartement de
Régis D’Amours a révélé une présence fémi-
nine indiscutable sur les lieux, m’apprend-il.
Nécessaire de maquillage, babioles, quelques
vêtements. Mais aucun document qui per-
mette d’établir l’identité de cette femme.
— Et D’Amours ?
— Vous le connaissez mieux que nous.
Aucun indice ne semble l’incriminer, et l’uti-
lisation de son appartement a très bien pu
s’effectuer à son insu. Nos services vont
communiquer avec lui mais, à cause du
décalage horaire, nous devons attendre encore
un peu pour pouvoir l’interroger.
Pourquoi Blais se montre-t-il si bavard ?
La femme en noir l’intrigue, c’est certain.
Pourtant, j’ai l’impression qu’il n’y croit qu’à
moitié. De toute évidence, l’affaire lui semble
moins claire qu’à Bolduc. Non que je lui sois
sympathique, je n’en demande pas tant, mais
je pense que, dans le fond, il refuse de croire
à ma culpabilité.
Il faut absolument que je le travaille dans
ce sens. Profiter de ce que je suis seul avec
lui – loin de Bolduc – pour le convaincre de

147
ma bonne foi. Je sais que je ne suis pas
coupable. C’est même ma seule certitude
dans cette affaire.
Mais ce coupable existe, il a commis des
crimes, il avait un mobile, aussi fou soit-il. Il
a séquestré une femme, il en a assassiné une
autre. Il a forcément dû laisser des traces.
Comment peut-il être aussi insaisissable ?
J’essaie de me souvenir de chaque ins-
tant, de chaque parole. Dans mon état d’épui-
sement, cependant, les images et les sons qui
me reviennent forment un mélange indistinct
et je suis incapable d’en déduire quoi que ce
soit.
— Comprenez-moi bien, Gallo, continue
l’enquêteur. Votre attitude est loin d’être
claire. Vous nous avez servi affabulation sur
affabulation à propos de je ne sais quel
complot invraisemblable. Pourtant, d’après
votre emploi du temps, rien n’aurait empê-
ché que vous vous soyez trouvé sur place à
chaque moment clé de l’affaire. Y compris en
ce qui concerne l’enlèvement de votre femme.
— Justement ! m’écrié-je. Pourquoi ne
l’interrogez-vous pas ? Elle me disculperait
sans équivoque.
— Si vous veniez de passer, comme elle,
plus de quarante-huit heures à étouffer dans

148
un cagibi, vous n’auriez sans doute plus
aucune énergie. Lorsque les agents l’ont
découverte, c’est tout juste si elle a pu arti-
culer quelques phrases et donner quelques
explications sur ce qui lui était arrivé avant
de s’évanouir. Depuis, les médecins sont à
son chevet. J’attends leur appel.
— Je suis heureux de voir que vous me
croyez, fais-je avec soulagement.
— Qui vous a dit que je vous croyais,
Gallo ? ricane Blais. Après les mensonges que
vous avez voulu nous faire avaler à propos
d’Enver Kazan ? Vous avez du front tout le
tour de la tête ! Je ne vois pas comment je
pourrais avoir confiance en vous. Je ne fais
qu’envisager les différents cas de figure possi­
bles. Je dois vous avouer que rien ne tient
debout dans cette histoire. Vos délires en
premier lieu. Et puis…
Blais hésite. Je jurerais qu’il détient une
nouvelle information qui complique un peu
l’analyse simpliste que Bolduc a pu faire de
la situation. Je lève un sourcil interrogateur.
— Le coroner de Saguenay vient de nous
envoyer son rapport. La victime n’est pas
morte du coup reçu à la tête. Il semble plutôt
qu’elle se soit blessée en tombant, alors
qu’elle était déjà mourante.
— Mourante ? Mais de quoi ?

149
— Hélène Ferrier est décédée des suites
d’un empoisonnement. De l’ingestion d’un
tube entier de somnifères, pour être précis.
Le froid intense a augmenté l’effet d’engour-
dissement et a accéléré le processus. D’après
le médecin, il a suffi d’une heure à peine. Le
contenant des médicaments a été retrouvé
dans le conteneur à déchets qui se trouvait à
côté du corps. Il ne portait que ses empreintes.
— Voulez-vous dire qu’elle s’est… ?
— Suicidée ? C’est possible. Bolduc est
parti enquêter auprès du pharmacien où les
somnifères ont été achetés, ainsi qu’auprès
du médecin qui les a prescrits.
Un suicide… Mais pourquoi ? Je suis
abasourdi. Quoi qu’il en soit, s’il n’y a pas eu
meurtre, ça signifie qu’il n’y a plus de charges
contre moi. Je n’ai pas le temps de poser la
question. Un téléphone sonne. Blais sort son
portable. Sans sourciller, il écoute longue-
ment, n’émettant que quelques « mmm » tout
en hochant la tête.
Après avoir raccroché, il pousse un pro-
fond soupir de lassitude, puis il m’annonce :
— Vous êtes libre, monsieur Gallo. Je
vous demanderai toutefois de ne pas quitter
Montréal, nous n’en avons pas tout à fait fini
avec vous.
D’un geste, il me montre la porte.

150
— À propos, ajoute-t-il après avoir mar-
qué une pause, vous pouvez passer à l’hôpi-
tal pour voir votre femme. Elle est réveillée,
elle va mieux.
Je me lève d’un bond, et la vivacité de
mon mouvement m’étourdit presque, tant je
suis faible.
— A-t-elle parlé ?
— Oui, grommelle Blais. Nous savons
maintenant qui l’a conduite à l’appartement
de Régis D’Amours.
Je le dévisage avec deux yeux ronds, la
lèvre inférieure en suspens, attendant la
suite. Il finit par lâcher :
— C’était Hélène Ferrier.

151
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
13

LES DEUX VISAGES

Alice est sortie de l’hôpital et son méde-


cin lui a prescrit une semaine de congé. Pour
ma part, j’ai pris une semaine également.
Mon médecin n’a pas posé trop de ques-
tions. Les médecins, à Montréal, n’aiment pas
perdre trop de temps avec un client et ils sont
trop heureux quand on fait le diagnostic à
leur place. Surmenage. Il m’a signé l’arrêt de
travail sans discuter…
La mort d’Hélène, que le Journal de
Montréal et quelques feuilles de chou locales
ont d’abord présentée comme un crime cra-
puleux, a vite disparu des écrans radar. Les
suicides, c’est moins juteux.
À l’université, pourtant, la nouvelle a
agité les étudiants un peu plus longtemps.
— Elle qui est passée totalement inaper-
çue de son vivant, voilà que tout le monde
se souvient d’elle, à présent, a commenté
Alice avec une certaine amertume. Il aura
fallu qu’elle meure pour qu’on la remarque.
C’est lamentable…

153
Oui, une vie lamentable. Blais nous a
révélé quelques détails de son enquête. Il me
devait bien ça.
Il a retrouvé chez Hélène des vêtements
noirs que personne ne lui avait jamais vu
porter et qu’Alice, à qui il les a montrés, a
formellement reconnus : c’est sous ce dégui-
sement, complété par un maquillage outran-
cier dont le policier a également ramassé la
panoplie au cours de la même perquisition,
qu’elle nous était apparue au Condor farci.
L’enquêteur a également découvert, parmi
ses livres, d’anciennes bandes dessinées de
mon époque underground, ainsi que deux ou
trois romans d’Enver Kazan, dont Vampires
et Le corps des femmes est un champ de bataille.
— Tout un programme, a-t-il commenté
avec un sourire amer.
Par ailleurs, le médecin qui avait prescrit
les somnifères à Hélène a fourni aux enquê-
teurs certains éclaircissements sur son com-
portement. Il soupçonnait depuis longtemps
ses tendances bipolaires, ou même schizo­
phrènes, et il avait essayé, sans succès d’ail-
leurs, de l’aiguiller vers un psychologue ou
un psychiatre.
Hélène, a expliqué cet homme de l’art,
pouvait passer d’un extrême à l’autre sans

154
transition. D’autre part, elle avait sans doute
cristallisé tous ses désirs sur moi. Et elle était
persuadée que j’étais amoureux d’elle.
Ce dysfonctionnement psychologique
porte un nom : l’érotomanie. Ce trouble s’était
développé sur un fond de schizophrénie et
Hélène avait complètement perdu les pédales.
En fait, il existait deux Hélène.
La première, jeune fille terne et médiocre,
timide, effacée jusqu’à l’invisibilité, que per-
sonne ne remarquait dans son entourage.
L’étudiante ou la collègue dont personne ne
se rappelait le nom.
Et l’autre, la « femme en noir », la séduc-
trice qui se nourrissait des désirs refoulés de
sa jumelle. C’était elle qui représentait sa
volonté maladive de séduire, de contrôler, de
dominer, elle qui était prête à tout pour que
sa proie se conforme à ses désirs les plus
profonds.
Hélène, pour quelque raison que ce soit,
était tombée éperdument amoureuse de moi,
en pure perte. Et elle n’avait pas compris
pourquoi cet amour, qu’elle n’avait d’ailleurs
jamais exprimé, n’était pas payé de retour.
J’étais devenu à ses yeux une espèce
d’amant impossible, un fantasme puissant
mais hors d’atteinte pour elle, étudiante

155
insignifiante et transparente. Elle s’était donc
déchargée sur son double de la tâche de se
venger.
La femme en noir avait alors pris les
choses en main en m’entraînant dans cette
course folle, à la suite d’une machination
minutieuse.
Jusqu’au bout, peut-être, elle avait cru
qu’elle pourrait atteindre son but. Pendant
quelques heures, elle était d’ailleurs par-
venue à m’avoir pour elle toute seule. À
Chibougamau, elle avait même réussi à se
glisser dans mon lit. Enfin, presque…
Et puis, comprenant que seule Alice
m’intéressait et qu’elle ne me posséderait
jamais, elle n’avait pu que constater son
échec. Elle avait disparu au milieu de la nuit
et était allée raconter à des camionneurs en
goguette dans le bar d’en face que je la
harcelais, que j’avais essayé de la violer.
Puis elle avait organisé sa fuite et mis en
scène son suicide de façon à faire croire à un
meurtre. Elle ne pouvait pas mourir seule.
Elle ne m’avait pas eu vivant, il fallait qu’elle
m’entraîne dans la mort.
Une vengeance effrayante…
Mais comment avait-elle appris tant de
choses sur nous ? D’où avait-elle tiré ces
minuscules anecdotes qui lui avaient permis

156
de polir jusque dans les moindres détails son
atroce machination ?
C’est Alice qui me l’a révélé. Elle m’a
surpris en m’apprenant que, contrairement
à ce que je pensais, elle fréquentait Hélène
depuis quelque temps déjà. Et que nous
avions même une connaissance commune :
Fred. La fameuse stagiaire un peu nunuche
que Fred avait tenté en vain de séduire n’était
autre qu’Hélène Ferrier !
En fait, Hélène avait vraisemblablement
constitué tout un dossier sur moi. Elle avait
appris qui était Alice, où et avec qui elle tra-
vaillait, et elle avait réussi à se faire embau-
cher comme stagiaire à la même agence… en
passant par Fred, qu’elle avait bien embobiné
et qui est tombé de haut en apprenant par la
suite la supercherie.
— Tu sais, Normand, m’a fait remarquer
Alice, moi non plus, je ne savais pas qu’elle
était ton étudiante. Elle n’était d’ailleurs pas
plus brillante dans son travail que dans tes
cours. Ni vraiment mauvaise, sans doute.
Elle était tout simplement insignifiante et, au
début, je notais à peine sa présence ou son
absence.
« Ce n’est que depuis quelques semaines
qu’elle est sortie de l’anonymat. Elle a com-
mencé à m’accompagner pour le dîner ou

157
pour prendre un verre à la fin de la journée.
Je dois avouer qu’elle m’a bien eue, moi
aussi.
« Sous ses airs de sainte-nitouche, elle
était très retorse, je m’en rends compte à
présent. Tu sais à quel point, tous autant que
nous sommes, nous n’aimons rien tant que
parler de nous-mêmes, et à quel point nous
sommes ravis lorsque nous trouvons un
interlocuteur qui nous écoute sans nous
imposer le récit de ses propres histoires.
« Tu sais, cette fille était diaboliquement
habile pour mener une conversation là où
elle le voulait. Sous ses allures falotes, c’était
une redoutable manipulatrice. Mine de rien,
elle m’a fait parler de nous, de toi, et, de fil
en aiguille, je lui ai raconté beaucoup de
choses dont je n’avais jamais fait part à
personne.
« Hélène était une virtuose pour soutirer
les confidences. Jamais elle ne m’a parlé
d’elle, en revanche. Tout ce qu’elle m’a confié,
c’est qu’elle était originaire de Jonquière, un
jour où je lui avais raconté notre visite à
l’aquarium de La Baie, justement, et évoqué
l’anecdote de l’étoile de mer. Je me demande
d’ailleurs, avec le recul, si elle n’a pas pure-
ment et simplement inventé ce détail pour la
circonstance…

158
— Et Enver ?
— Elle était un peu jeune pour connaître
le personnage, mais on en a pas mal parlé à
l’époque. Et n’oublie pas qu’elle possédait
plusieurs de ses romans. Le bonhomme a dû
frapper son imaginaire, et pas avec le dos de
la cuiller.
— Oui, j’imagine…
— Je lui ai raconté le reste, presque sans
m’en rendre compte, reprend Alice. L’affaire
de l’Auberge des Remparts1 n’est pas si
ancienne. J’y pense parfois encore, et ça me
fait frissonner. Elle a vite compris ce qu’Enver
représentait pour toi, et elle en a tiré profit.
Je me demande même si ce n’est pas l’irrup-
tion d’Enver dans l’histoire qui a tout déclen-
ché. C’était le paravent idéal.
J’ai souri à cette idée. Enver aurait pu être
un maître pour Hélène. Cette façon de jouer
avec mes nerfs grâce à ces petits mots qu’elle
laissait dans mes poches (oh, je la fermerai
toujours à clé, la porte de mon bureau,
dorénavant !) ou ce mouchoir ensanglanté
dans mon tiroir – quelle symbolique naïve et
dérisoire !

1 Voir L’Hôtel de la dernière heure, dans la même


collection.

159
La succession des événements m’appa-
raît maintenant avec netteté. Le vol facile de
mes clés pour en faire fabriquer un double
avant de les remettre en place, l’imitation de
l’écriture d’Alice.
L’imitation de sa voix aussi (Blais a
retrouvé sur le téléphone cellulaire d’Hélène
tous les numéros appelés au cours des der-
niers jours, dont le mien) ; le fameux appel
au secours d’Alice, prétendument réfugiée à
La Baie, qui provenait en fait de ma propre
salle de bains où elle s’était enfermée tandis
que je cavalais au sous-sol…
Et le reste, que m’a dévoilé Alice. Com­
ment Hélène est venue la voir, vendredi
après-midi, pour l’avertir du terrible danger
que je courais ; comment elle l’a persuadée
de l’accompagner à un certain appartement
de Ville-Émard où l’attendait, prétendait-elle,
quelqu’un qui pourrait l’aider.
C’est Régis qui a dû être surpris, lorsqu’il
a reçu à Bruxelles un appel de la Sûreté du
Québec ! Le pauvre, il n’était pour rien dans
toute cette affaire. Avec lui aussi, Hélène
avait bien manœuvré. Il lui avait laissé ses
clés pour qu’elle arrose ses plantes pendant
son absence.
Et la suite. Comment, après avoir assommé
Alice par-derrière, elle avait pris son sac à

160
main et l’avait rapporté chez moi, non sans
y avoir glissé une étoile de mer desséchée.
Comment, ensuite, elle avait patiemment
attendu que je revienne, puis m’avait suivi
jusqu’au Condor farci, où elle m’avait cueilli
comme une fleur.
Je n’avais plus été, dès lors, qu’un jouet
entre ses mains. Mais un jouet dont elle
n’avait pas pu profiter autant qu’elle l’aurait
voulu. Elle avait alors résolu de le détruire,
comme un enfant furieux de voir ses plans
déjoués. Et elle avait failli réussir.
Je me demande laquelle des deux Hélène
était la vraie : l’étudiante discrète et transpa-
rente, ou cette effrayante femme en noir qui
lui faisait concevoir des machinations aussi
tordues.
— Tu es incorrigible, Normand, a conclu
Alice. Tu te poses trop de questions. Ça te
jouera des mauvais tours. Il n’y avait ni vraie
ni fausse Hélène Ferrier. Il n’y en avait
qu’une, et elle a disparu pour de bon. Tâche
à présent de l’oublier.
Oublier ! Facile à dire.
J’ai failli me faire dévorer tout cru, quand
même. En tout cas, je crois que je n’ai pas fini
d’en rêver la nuit…

161
Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à
ecole-secondaire-evangeline
TABLE DES MATIÈRES

  1. Ombres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
  2. La marque sanglante . . . . . . . . . . . . . . 13
  3. On ne joue plus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
  4. Un appel désespéré. . . . . . . . . . . . . . . . 39
  5. Saguenay. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
  6. Vers le nord . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
  7. Attaque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
  8. Un cadavre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
  9. Une nouvelle ahurissante . . . . . . . . . 107
10. Mauvaise surprise . . . . . . . . . . . . . . . . 119
11. Interrogatoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
12. Qui a tué Hélène ? . . . . . . . . . . . . . . . . 141
13. Les deux visages. . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Les titres de la collection Atout

1. L’Or de la felouque** 17. L’Assassin impossible*


Yves Thériault Laurent Chabin
2. Les Initiés de la 18. Secrets de guerre**
Pointe-aux-Cageux** Jean-Michel Lienhardt
Paul de Grosbois
19. Que le diable l’emporte !**
3. Ookpik** Contes réunis par
Louise-Michelle Sauriol Charlotte Guérette
4. Le Secret de La Bouline* 20. Piège à conviction**
Marie-Andrée Dufresne Laurent Chabin
5. Alcali** 21. La Ligne de trappe**
Jo Bannatyne-Cugnet Michel Noël
6. Adieu, bandits !* 22. Le Moussaillon de la
Suzanne Sterzi Grande-Hermine*
Josée Ouimet
7. Une photo dans
la valise* 23. Joyeux Noël, Anna*
Josée Ouimet Jean Little
8. Un taxi pour Taxco** 24. Sang d’encre**
Claire Saint-Onge Laurent Chabin
9. Le Chatouille-Cœur* 25. Fausse identité**
Claudie Stanké Norah McClintock
10. L’Exil de Thourème** 26. Bonne Année, Grand Nez*
Jean-Michel Lienhardt Karmen Prud’homme
11. Bon anniversaire, Ben !* 27. Journal
Jean Little d’un bon à rien**
Michel Noël
12. Lygaya*
Andrée-Paule Mignot 29. Zone d’ombre**
Laurent Chabin
13. Les Parallèles célestes**
Denis Côté 30. Alexis d’Haïti**
Marie-Célie Agnant
14. Le Moulin de
La Malemort* 31. Jordan apprenti
Marie-Andrée Dufresne chevalier*
Maryse Rouy
15. Lygaya à Québec*
Andrée-Paule Mignot 32. L’Orpheline de la
maison Chevalier*
16. Le Tunnel**
Josée Ouimet
Claire Daignault
33. La Bûche de Noël** 51. Tiyi, princesse
Contes réunis par d’Égypte**
Charlotte Guérette Magda Tadros

34. Cadavre au sous-sol** 52. La Valise du mort**
Norah McClintock Laurent Chabin
36. Criquette est pris** 53. L’Enquête de Nesbitt**
Les Contes du Jacinthe Gaulin
Grand-Père Sept-Heures
54. Le Carrousel pourpre**
Marius Barbeau
Frédérick Durand
37. L’Oiseau d’Eurémus**
55. Hiver indien**
Les Contes du
Michel Noël
Grand-Père Sept-Heures
Marius Barbeau 57. La Malédiction**
Sonia K. Laflamme
38. Morvette
et Poisson d’or** 58. Vengeances**
Les Contes du Laurent Chabin
Grand-Père Sept-Heures 59. Alex et les
Marius Barbeau Cyberpirates**
39. Le Cœur sur la braise** Michel Villeneuve
Michel Noël 60. Jordan et la Forteresse
40. Série grise** assiégée**
Laurent Chabin Maryse Rouy
41. Nous reviendrons 61. Promenade nocturne
en Acadie !* sur un chemin
Andrée-Paule Mignot renversé***
Frédérick Durand
42. La Revanche de Jordan*
Maryse Rouy 63. La Conspiration
du siècle***
43. Le Secret
Laurent Chabin
de Marie-Victoire*
Josée Ouimet 65. Estelle et moi*
Marcia Pilote
44. Partie double**
Laurent Chabin 66. Alexandre le Grand
et Sutifer**
45. Crime à Haverstock**
Magda Tadros
Norah McClintock
68. L’Empire
47. Alexis,
couleur sang***
fils de Raphaël**
Denis Côté
Marie-Célie Agnant
71. L’Écrit qui tue**
49. La Treizième Carte*
Laurent Chabin
Karmen Prud’homme
72. La Chèvre de bois*
50. 15, rue des Embuscades*
Maryse Rouy
Claudie Stanké et
Daniel M. Vincent 73. L’Homme de la toundra**
Michel Noël
75. Le Diable et l’Istorlet**  98. Un fleuve de sang**
Luc Pouliot Michel Villeneuve
76. Alidou, l’orpailleur** 100. Les Crocodiles
Paul-Claude Delisle de Bangkok**
Camille Bouchard
77. Secrets de famille**
Laurent Chabin 102. Le Triomphe de Jordan**
Maryse Rouy
78. Le Chevalier et
la Sarrasine** 103. Amour, toujours amour !**
Daniel Mativat Louise-Michelle Sauriol
79. Au château de Sam Lord* 104. Viggo le Viking**
Josée Ouimet Alexandre Carrière
80. La Rivière disparue** 105. Le Petit Carnet rouge**
Brian Doyle Josée Ouimet
82. Sémiramis 106. L’Architecte du pharaon
la conquérante** 1. Un amour secret**
Magda Tadros Magda Tadros
84. L’Insolite Coureur 108. Spécimens**
des bois* Hervé Gagnon
Maryse Rouy
109. La Chanson de
85. Au royaume Laurianne**
de Thinarath** Denise Nadeau
Hervé Gagnon
110. Amélia et les Papillons**
87. Fils de sorcière** Martine Noël-Maw
Hervé Gagnon
111. Les Aventures de Laura
88. Trente minutes Berger**
de courage* 2. La nuit du Viking
Josée Ouimet Anne Bernard Lenoir
89. L’Intouchable aux 112. Tableau meurtrier*
yeux verts** Louise-Michelle Sauriol
Camille Bouchard
113. Pas l’ombre d’une trace**
91. Le Fantôme du Norah McClintock
peuplier**
114. Complot au musée**
Cécile Gagnon
Hervé Gagnon
92. Grand Nord : récits
115. L’Architecte du pharaon
légendaires inuit**
2. La femme roi**
Jacques Pasquet
Magda Tadros
93. À couteaux tirés**
116. Ma mère est Tutsi,
Norah McClintock
mon père Hutu**
96. Les Aventures de Laura Pierre Roy
Berger**
117. Le Jeu de la mouche et
1. À la recherche du
du hasard**
Lucy-Jane
Marjolaine Bouchard
Anne Bernard Lenoir
118. Délit de fuite** 135. L’Énigme du canal*
Norah McClintock Laurent Chabin
119. Les Aventures de Laura 136. Le Trésor de Zofia*
Berger** Mireille Villeneuve
3. Le tombeau des 137. 15 ans ferme**
dinosaures Laurent Chabin
Anne Bernard Lenoir
138. Le Baiser du lion**
120. Monsieur John** Élizabeth Turgeon
Guy Dessureault
139. Mille écus d’or**
121. La Louve de mer** Hervé Gagnon
1. À feu et à sang
Laurent Chabin 140. La nuit sort les dents**
Laurent Chabin
122. Les Perles de Ludivine**
Martine Noël-Maw 141. Les Illustres Farceurs*
Maryse Rouy
123. Mensonges et vérité**
Norah McClintock 142. Mon paradis perdu*
Cécile Gagnon
124. Les Aventures de Laura
Berger** 143. La Momie du Belvédère*
4. La piste du lynx Laurent Chabin
Anne Bernard Lenoir 144. L’Épopée de Petit-Jules**
125. La Fille du bourreau* Maryse Rouy
Josée Ouimet 145. La Main de fer**
126. Intra-muros** Sonia K. Laflamme
Sonia K. Laflamme 146. Le Canal de la peur**
127. La Louve de mer** Laurent Chabin
2. La république des 147. Les Fantômes de Mingan**
forbans Mireille Villeneuve
Laurent Chabin
148. Jeux cruels**
128. La Nuit des cent pas** Johanne Dion
Josée Ouimet
149. Captive**
129. Un avion dans la nuit* Élizabeth Turgeon
Maryse Rouy
150. Le Journal du corsaire**
130. La Louve de mer** Jonathan Gaudet
3. Les enfants de la Louve
Laurent Chabin 151. La Maison du silence*
Laurent Chabin
131. Dernière chance**
Norah McClintock 152. L’Hôtel de la dernière heure**
Laurent Chabin
132. Mademoiselle Adèle*
Cécile Gagnon 153. Chassé-croisé**
Laurent Chabin
133. Les Trois Lames**
Laurent Chabin 154. À tombeau ouvert**
Laurent Chabin
134. Amnesia**
Sonia K. Laflamme 155. Dangereuse poursuite**
Chantal Beauregard

* Lecture facile ** Lecture intermédiaire *** Lecture difficile


Ombres furtives, messages
menaçants, mouchoir
P O LI C I E R

ensanglanté dans un tiroir…


Plaisanteries macabres ? Non, ça
ne ressemble décidément pas à des
blagues : quelqu’un en veut à Normand.
À mort !

Lorsque Alice, sa conjointe, introuvable,


semble victime d’un enlèvement, Normand
part à sa recherche. Mais chaque fois qu’il croit
s’en rapprocher, Alice s’enfuit de plus en plus
loin. Où va-t-elle ? Pourquoi ? Quel monstre
tire les ficelles de cet imbroglio ? La réponse
à ces questions ne fera qu’amplifier la tension
qui imprègne ce récit.

Laurent Chabin est l’auteur de plus de 90 romans.


Avec À tombeau ouvert, parions qu’il tiendra son
lecteur en haleine de la première page jusqu’à sa
spectaculaire conclusion.

Illustration de Julie Larocque

HH Lecture intermédiaire

Licence enqc-13-51498-LIQ335607 accordée le 11 juin 2020 à


ecole-secondaire-evangeline
À tombeau ouvert
Laurent Chabin
ISBN: 9782897812003
Licence accordée à
ecole-secondaire-evangeline
Cette publication a été téléchargée
le 10 juin 2020
via Leslibraires.ca
Numéro de client : 51498
Numéro de transaction : LIQ335607
Le contenu de cette publication
numérique et ses éléments, y compris
mais sans y être limité, les textes,
images, graphiques, vidéos, photographies
et marques de commerce, sont protégés
par les lois nationales et internationales
de protection de propriété intellectuelle et
sont la propriété exclusive de son éditeur.

Vous avez acquis une licence individuelle


limitée, non exclusive et non transférable,
pour le téléchargement et la visualisation
de la publication à des fins personnelles,
privées et non commerciales. Son
téléchargement et sa visualisation ne
confèrent aucun droit de propriété sur
son contenu, en tout ou en partie. La
modification, l'édition, la publication, la
revente, la location, la distribution ou le
transfert à une autre partie, par quelque
moyen ou procédé que ce soit, sont
strictement interdits sans l'accord écrit
préalable de l'éditeur.

Vous aimerez peut-être aussi