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Copyright 2023 par Sarah S.

Cope
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photocopiée ou autre, sans la permission écrite de l'auteur.
Ceci est une oeuvre de fiction. Les noms, personnages, entreprises, lieux,
événements et incidents évoqués sont soit les produits de l'imagination de
l'auteur, soit utilisés de manière totalement fictive. Toute ressemblance avec
des personnes réelles, vivantes ou mortes, ou à des événements véridiques
est une pure coincidence.
AVERTISSEMENT : Ce livre romantique contient des scènes à
caractère sexuel et est très fortement déconseillé aux lecteurs de moins
de 18 ans.
CE QUI AURAIT PU ÊTRE

SARAH S. COPE
SOMMAIRE

Ce qui aurait pu être


Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22

Extrait du livre: Tu ne peux pas Acheter mon Amour


Chapitre 1
Chapitre 2
CE QUI AURAIT PU ÊTRE
SARAH S. COPE
1

Heather

San Francisco. C’est parti. Le temps est dégagé quand je sors de l’aéroport
international, prête à démarrer un nouveau chapitre de ma vie. Une fois
dans le taxi, j’ai le temps de me préparer mentalement. J’espère qu’ils
étaient sérieux quand ils m’ont parlé du logement. Je dois être un peu
dingue pour emménager dans un appartement que je n’ai jamais vu, dans
une ville que je ne connais pas, et sans aucune connaissance sur place. Mais
mon futur patron, ou devrais-je dire, mon tout nouveau patron, m’a assuré
que tout était « réglo ». Le chauffeur du taxi ne décroche pas un mot, mais
ça me va très bien. Je n’ai pas franchement envie de discuter avec lui. Je
suis bien trop concentrée sur moi-même. Et si tout ça n’était qu’une horrible
erreur ? Si je faisais la plus grosse bêtise de ma vie ?
Quand j’ai obtenu mon diplôme de journalisme, ma mère était encore là.
Elle m’a soutenue, encouragée, elle a cru en moi. Elle s’est privée de pas
mal de choses pour me permettre d’aller à l’université, prenant même un
second job, pour finir par y laisser sa santé. Son putain de cancer
foudroyant nous a surpris toutes les deux. Il n’y avait plus que nous de toute
façon, papa étant déjà parti depuis des années. Comment a-t-elle pu me
faire ça ? Comment a-t-elle pu croire que je m’en sortirais sans elle ? Entre
la célébration de mon diplôme et les recherches d’un nouvel emploi, elle
n’aura même pas pu me voir faire mes premiers pas de journaliste. Quel
gâchis !
Heather, arrête de te pourrir la vie avec ces pensées parasites.
Je dois être positive, pas vrai ? C’est ce qu’a dit mon thérapeute. C’est
tellement pathétique. Je n’ai aucun ami, aucun membre restant dans ma
famille avec qui partager ma peine. Je suis toute seule. Ça me donnera au
moins l’occasion de me concentrer sur mon travail. Quand j’ai vu cette
annonce pour un poste de pigiste au San Francisco Chronicle, j’ai tenté ma
chance. Le recrutement s’est fait par appel visio, et n’a pas duré bien
longtemps. J’imagine que tous les documents que j’avais envoyés
auparavant étayaient bien mon CV. Durant l’entretien, le rédacteur en chef
du journal a eu l’air satisfait, et il m’a informée que ma période d’essai
serait de deux mois. Je n’ai plus qu’à faire mes preuves.
Me voici maintenant dans un tout nouvel endroit, beaucoup plus grand que
les petites villes auxquelles j’ai été habituée pendant mon enfance, prête à
faire parler de moi. Il y a bien un moment où la roue doit tourner, et je
pense qu’il est arrivé pour moi.
Le chauffeur de taxi me dépose devant les locaux du journal, sort mes
quatre valises, qui contiennent tout ce que j’ai, et part après que j’ai payé la
course. Débarquer sur les lieux de son nouvel emploi avec ses bagages n’est
pas forcément l’idéal, mais n’ayant toujours pas reçu l’adresse de cet
appartement qui est proposé avec le poste, je n’avais pas vraiment d’autre
solution.
J’entre dans le hall d’entrée bien entretenu et essaie de laisser mes valises
dans un coin. J’ai déjà l’impression de sentir l’effervescence des
journalistes qui pullulent à l’intérieur. Je me dirige vers l’accueil, assez
modeste, et tente de capter l’attention de la femme derrière le comptoir.
— Bonjour ! Je suis Heather Collins. Je viens d’être engagée comme pigiste
et…
— Bonjour, tenez, prenez ceci, dit la jeune femme en me tendant un petit
post-it rose.
— Hum, merci, qu’est-ce que c’est ?
— Premier étage, bureau tout au fond de la pièce, droit devant vous. M.
Follett va vous recevoir.
— Très bien… merci. Euh, est-ce que mes bagages sont en sécurité juste
ici ? demandé-je en pointant du doigt mes valises tout près de l’entrée.
— Bien sûr. J’y jetterai un œil jusqu’à votre retour.
— Merci… euh…
— Norah.
— Très bien. À plus tard, Norah.
Je grimpe les quelques marches qui mènent à l’étage en quelques secondes,
un peu nerveuse à l’idée de rencontrer mon nouveau patron, Jo Follett. Je
n’ai eu que deux échanges par écrit avec lui, et un seul à l’oral. Il m’a l’air
d’être un homme assez occupé et plein d’énergie. J’arrive au cœur du
journal. Plusieurs journalistes, pigistes, documentalistes et autres, sont
occupés à leur poste de travail, derrière leurs ordinateurs. Ils parlent assez
fort et tout le monde bouge beaucoup. Je n’arrive pas vraiment à compter le
nombre de personnes, tellement ça fourmille dans tous les sens. Une petite
pièce exiguë se trouve sur la gauche dès qu’on arrive, et c’est apparemment
là que tout le monde vient chercher son café, à en juger par la grosse
machine qui trône sur un plan de travail un peu usé et les deux frigos qui
ronronnent dans la pièce mal éclairée. Une petite table y est également
installée avec trois chaises autour, laissant peu de place pour circuler. Dans
la grande pièce principale, tous les postes de travail sont disposés face à
face, avec de très fines cloisons en verre qui ne cachent pas grand-chose, et
permettent aux journalistes de se parler sans avoir à se lever.
— Marty ! J’ai terminé les recherches que tu m’as demandées ! Je lance
l’impression ! dit quelqu’un.
Rectification. Les journalistes se crient dessus à travers la pièce sans se
lever. Les murs sont peints dans tes tons clairs et modernes, et décorés
d’articles de journaux encadrés. Quelques prix trônent également sur des
étagères bien fixées, et des plantes de différents styles sont présentes un peu
partout dans la pièce. J’avance tant bien que mal dans ce capharnaüm pour
me rendre dans le bureau au fond de la pièce, que j’ai encore du mal à
apercevoir de si loin. Personne ne semble prêter attention à moi, j’évite
donc de fixer mes nouveaux collègues quand je passe près d’eux. Je suis
pratiquement arrivée quand je vois un homme sortir du bureau du rédacteur
en chef, semblant légèrement énervé. Il est grand, brun, a les yeux bleus, et
ne semble même pas me voir quand il me rentre dedans quasiment de plein
fouet.
— Désolé, je suis pressé, dit-il sans même lever un œil vers moi.
Super, j’espère qu’ils ne sont pas tous comme ça. Je frappe trois coups à la
porte ouverte du rédacteur en chef, attendant qu’il me fasse signe d’entrer.
— Hum… oui, c’est à qui ? demande-t-il alors que j’entre dans la pièce.
Je lui tends le morceau de papier sur lequel est inscrit mon nom, l’heure du
« rendez-vous » ainsi que l’intitulé de mon poste.
— Ah oui ! Mlle Collins ! Il me semblait bien que vous deviez arriver
aujourd’hui, dit-il en me tendant la main.
— Merci, oui, c’est bien ça. Comment allez-vous ? demandé-je en lui
serrant fermement la main.
— Bien, assez occupé comme vous pouvez le constater, mais que voulez-
vous, c’est toujours comme ça ici. Si on veut être au top et les premiers à
réagir, on ne doit pas s’endormir ! lance-t-il en riant presque à sa phrase.
— Hum… vous avez raison !
— Vous commencez bien officiellement demain, c’est ça ?
— Tout à fait. Je viens littéralement d’arriver de l’aéroport et…
— Oui, j’imagine que vous voulez pouvoir prendre possession de
l’appartement pour vous installer le plus rapidement possible, n’est-ce pas ?
— Exactement. J’espère que je vais prendre mes marques assez vite, dis-je
un peu plus détendue.
— Parfait. Tenez, voici la clé du logement. J’ai un accord avec quelques
agents immobiliers du coin qui me permet de proposer des logements quand
j’engage des gens qui ne sont pas du coin. Ça m’aide beaucoup pour le
recrutement, et ces logements sont de toute façon uniquement du
dépannage.
Je récupère la clé et la glisse dans mon sac à main.
— Du dépannage ? Comment ça ? Il s’agit bien d’un meublé, comme vous
l’avez précisé ?
— Oui, bien sûr. Ce que je veux dire, c’est que malheureusement, plusieurs
pigistes sont passés avant vous, et ils ne restent pas tous. Soit ils
abandonnent, soit ils trouvent un autre poste ailleurs. Ceux qui restent ont
ensuite envie d’avoir un endroit bien à eux, si vous voyez ce que je veux
dire.
— Je crois, oui.
— Ne vous en faites pas, tout est bien propre et en très bon état. Les
propriétaires remplacent les meubles de temps en temps et entretiennent
bien l’endroit.
Il griffonne quelque chose sur un post-il et me le tend.
— Voici votre nouvelle adresse ! J’espère que l’endroit vous conviendra.
Faut-il que je fasse envoyer un taxi pour vous y amener ?
— Ce serait sympa, oui. Je n’ai pas de voiture et quatre grosses valises
m’attendent en bas.
— D’accord, donnez-moi un instant, dit-il en décrochant son téléphone et
en appelant quelqu’un.
J’observe tout autour de moi et constate que son bureau est plutôt bien
rangé. Pas mal de journaux sont disposés çà et là, des récompenses
personnelles sont accrochées au mur, et une photo de sa famille est à moitié
visible sur son bureau. Il a l’air plutôt épanoui et bien établi.
— Oui, merci d’appeler un taxi pour Mlle Collins. Oui, voilà. Merci Norah,
dit-il avant de raccrocher rapidement.
— C’est vraiment gentil, merci, dis-je calmement.
— Il n’y a pas de quoi. On essaie tous de s’entraider ici quand c’est
possible. J’essaie de veiller à la bonne entente entre les collègues.
D’ailleurs, venez, je vais vous présenter rapidement, dit-il en se levant.
Je sors du bureau à sa suite, puis il se met à interpeller mes nouveaux
collègues.
— Hey ! Votre attention s’il vous plaît ! lance-t-il d’une voix forte.
Tout le monde arrête ce qu’il est en train de faire pour river les yeux sur
moi.
— Voici la nouvelle pigiste, Heather Collins. Elle commence dès demain et
nous vient tout droit de Diamond, dans l’Oregon. Je compte sur vous pour
lui apprendre les ficelles du métier et la faire se sentir à l’aise. Vous lui
expliquerez aussi le fonctionnement du journal concernant les dates de
rendu des premiers jets d’articles. N’hésitez pas à l’aider si elle a besoin de
contacts pour commencer à trouver des sujets. Rappelez-vous, nous
sommes une équipe. Vous avez besoin de moi pour signer vos chèques et
j’ai besoin de vous pour être capable d’en rédiger ! dit-il d’un ton un peu
plus amusé, ce qui récolte plusieurs rires dans l’assemblée.
— Enchantée, j’ai hâte de commencer à travailler avec vous tous, dis-je de
manière beaucoup plus réservée.
— Très bien, maintenant, au boulot ! Il faut absolument boucler le numéro
de demain avant ce soir dix-huit heures. Et vous, n’hésitez pas à vous
perdre un peu en ville dès que vous en avez l’occasion. Le meilleur moyen
de trouver des choses à raconter, c’est d’être au cœur de l’action. Repérez
les lieux, fondez-vous parmi les habitants et appréciez cette nouvelle vie,
dit-il en me gratifiant d’un large sourire.
Tout le monde reprend son activité et le rédacteur en chef me donne congé.
Quand je retrouve la réceptionniste en bas, mes bagages sont toujours là.
Dieu merci. Il y a toute ma vie là-dedans. Aussi pathétique que cela puisse
paraître.
— Mlle Collins ?
— Oui ?
— Le taxi devrait arriver d’ici cinq minutes. Vous pouvez patienter ici si
vous souhaitez.
— Merci, dis-je en prenant un des sièges qui se trouvent dans le hall
d’entrée.
Où est-ce que j’aurais pu attendre, de toute façon ? J’essaie de me rappeler
ce que m’a dit M. Follett. Il veut que je me perde en ville ? C’est ça ?
J’imagine que c’est sa façon de me conseiller de faire un tour dans les
environs. Il n’a pas tort, dans un sens. C’est en en découvrant un peu plus
sur le quartier et sur ce qui se passe dans les parages, que j’arriverai à
m’intégrer. Et c’est exactement ce que j’ai besoin de faire.
Quelques minutes plus tard, je tends l’adresse au chauffeur de taxi qui me
conduit à mon nouvel appartement. Il fronce les sourcils, mais ne dit rien. Il
longe la rue dans laquelle se situe le journal pendant quelques secondes,
puis tourne à gauche et s’arrête presque immédiatement.
— Est-ce qu’il y a un problème ? demandé-je au chauffeur.
— Non, vous êtes bien arrivée à destination. La course est déjà réglée, à
vrai dire j’ai déjà fait ça quelques fois pour M. Follett.
— Hum, d’accord, très bien.
Il m’aide à sortir mes bagages de la voiture alors que je récupère la clé qui
est dans mon sac.
— Est-ce que vous voulez de l’aide pour monter vos bagages ? demande-t-
il.
— Non, merci, ça devrait aller. Merci d’avoir proposé.
— Très bien, passez une bonne journée !
Le taxi repart et j’ouvre la porte d’entrée de l’appartement, faisant rouler
mes quatre bagages tant bien que mal. Il se situe au troisième étage, qui est
aussi le dernier, et il n’y a pas d’ascenseur. De quoi me mettre en forme.
Après avoir monté tous mes bagages, je suis à bout de souffle. Quand
j’ouvre la porte de mon appartement, je prends une grande inspiration et
entre avec un peu d’appréhension.
L’endroit est très propre, cosy. Je pose mes valises dans l’entrée et
m’enferme à double tour. Très bien. Un état des lieux global s’impose,
ensuite je vais pouvoir tout déballer. Sur la gauche, après avoir passé un
couloir étroit, se trouve la petite cuisine ouverte et tout équipée, qui donne
directement sur la petite pièce à vivre comprenant une table ronde et six
chaises. Un petit salon se trouve ensuite sur la droite, meublé d’un canapé
blanc cassé, d’une grande télévision et de systèmes de commande vocale
pour presque tout… c’est assez moderne et pourtant pas impersonnel. Dans
le petit couloir de l’entrée, sur la droite, il y a une porte derrière laquelle se
situe ma chambre. Composée d’un grand lit, de deux commodes, d’un petit
dressing, ainsi que de deux tables de chevet assorties, elle n’a rien
d’extraordinaire. La salle de bains est juste en face. Traditionnelle, mais
extrêmement propre. Me voilà rassurée.
Une heure plus tard, j’ai sorti et rangé toutes mes affaires. Mon estomac
semble se réveiller et je remarque que c’est l’heure du déjeuner. Je vais
tenter d’appliquer les conseils de mon patron tout de suite. C’est le moment
d’aller découvrir un endroit sympa ou manger.
Deux semaines se sont envolées sans que je m’en aperçoive. C’est fou
comme le temps passe vite quand on est occupé… Quelques collègues
disent que je m’en sors plutôt bien. Même si je ne suis encore proche de
personne. Les autres journalistes sont pour la plupart accueillants et
serviables et j’espère vraiment que cette ambiance de travail va durer. J’ai
déjà quelques endroits favoris dans le quartier, qui est rapidement devenu le
mien, puisque j’habite littéralement au bout de la rue. De plus, j’apprécie
particulièrement le fait de pouvoir me rendre au travail en marchant. J’ai
remarqué que ça me détendait énormément. Pour le moment, je n’ai écrit
que quelques petits articles secondaires, mais ils ont à chaque fois été
validés rapidement par Jo. J’ai également remarqué que les meilleurs
articles du journal ne se retrouvaient pas forcément dans les premières
pages. Les gros titres servent surtout à faire vendre, mais ne reflètent pas
toujours la réalité. Je pense que beaucoup enjolivent les choses, et je ne suis
pas totalement à l’aise avec ça. Cela dit, il faut bien que je commence
quelque part. Tant que j’arrive à écrire, je suis satisfaite. Aujourd’hui,
justement, je suis censée aller voir mon rédacteur en chef.
Une fois dans son bureau, il n’y va pas par quatre chemins.
— Bonjour, Heather. Alors, bien reposée ? J’espère que tu es en forme ?
— Bien sûr ! dis-je, un peu intriguée par son ton.
— Parfait, car je vais te donner une chance. Un sujet intéressant.
— Oh ? Euh… d’accord ?
— Tu as bien travaillé depuis que tu as commencé, même si c’est encore
tout frais. Tes articles sont plutôt bons, bien qu’encore assez…
conventionnels.
— Conventionnels ?
— Oui. Il n’y a rien de spécial qui s’en dégage pour l’instant, mais c’est
normal, tu es là pour apprendre. Il te faut juste faire preuve d’un peu plus de
piquant et ne pas hésiter à prendre un ton plus… mordant ! Je sais, je sais,
tu n’as pas encore eu l’occasion de l’être à cause des sujets que tu as traités
jusque-là, mais cela va changer. Ça va même changer assez vite, je pense.
— Comment ça ?
— Je pense que tu as un énorme potentiel, et on est tombés sur un sujet
assez intéressant. J’ai décidé de te le confier.
— Très bien, de quoi s’agit-il ?
— Tu vas interviewer l’homme d’affaires le plus populaire de San
Francisco.
— Hum. Quel est son nom ?
— Noah Hill, me lance-t-il tout naturellement.
Noah Hill.
Pourquoi ai-je l’impression de connaître ce nom…
2
Noah

Ma berline remonte tranquillement le long de Presidio Avenue quand mon


téléphone se met à sonner. Je lâche la main de celle qui m’accompagne ce
soir avant de décrocher.
— Oui ?
— M. Hill, j’appelais uniquement pour prendre confirmation de votre
présence demain dans les locaux de la chaîne.
— Je serai bien là, dès huit heures. Je sais qu’il y a pas mal de choses dont
nous devons discuter, et que ça risque d’être une journée chargée.
— Très bien. Faudra-t-il vous faire apporter un café ou quelque chose de
spécial pour le petit déjeuner ?
— C’est très aimable de vous en préoccuper, mais mon assistante a
probablement déjà dû s’en charger.
— Très bien, je ne vous accapare pas plus longtemps alors. Bonne soirée à
vous.
— Merci, à vous aussi.
Je raccroche et me concentre à nouveau sur mon invitée, pendant que
Stephan, mon chauffeur, gare la voiture sur la propriété. Nous sortons
rapidement de la voiture et il me remet les clés.
— Merci Stephan. Passez une bonne soirée.
— Merci monsieur. À demain.
J’avance jusqu’à l’entrée de la maison en tenant la main de Kirsten.
— Waouh. Ta maison est vraiment… épatante ! lance-t-elle d’un air
émerveillé.
— Merci. C’est vrai qu’elle est plutôt pas mal, dis-je alors que nous
arrivons dans le hall.
En un instant, nos lèvres sont collées. Je ne sais quasiment rien d’elle, mais
elle sait pratiquement tout de moi. C’est souvent comme ça, et ça me
convient. Je sais pertinemment que je suis l’un des célibataires les plus
convoités de la région, étant donné que je suis aussi l’un des plus riches.
J’ai appris à ne pas m’en formaliser. De toute façon, c’est toujours plus ou
moins comme ça, quand on vient d’une bonne famille et qu’on côtoie des
gens de certains milieux. Les apparences sont souvent bien plus importantes
que la réalité dans ce monde, même si tout cela n’est qu’un vernis.
Certaines personnes ne valent tout simplement pas la peine qu’on le gratte
pour découvrir ce qu’il y a en dessous.
Oui, ma famille a toujours eu de l’argent, mais s’il y a bien une chose que
mon père m’a apprise avant de nous quitter, c’est à gagner ma vie par moi-
même, d’oser me lancer dans des projets, de réaliser mes rêves, ou du
moins, de concrétiser certaines de mes ambitions en apprenant à gérer de
grosses sommes d’argent. Alors depuis, je suis assez touche-à-tout. J’ai de
nombreuses entreprises dans des domaines complètement différents, la
dernière en date étant une chaîne de télévision locale spécialisée dans les
news. J’aime me diversifier et jusqu’à présent, ça m’a plutôt bien réussi.
Grâce à ça, je mène une vie confortable et j’ai l’embarras du choix quand je
veux m’amuser un peu.
— Viens, allons à l’étage, dis-je à Kirsten en la balançant par-dessus de
mon épaule.
— Monsieur Hill ! Vraiment ! Je ne vous imaginais pas aussi… sauvage,
répond-elle en poussant des petits cris agaçants.
J’espère que ça ne va pas être le cas pendant toute la nuit. Nous arrivons à
l’étage, et j’ai le choix entre quatre chambres. J’essaie toujours d’éviter de
prendre la mienne, qui est la cinquième. J’aime garder une certaine part de
ma vie privée, et ma chambre et la seule chose qu’il me reste. Bon nombre
de femmes sont déjà venues ici, et entre les membres de mon personnel,
mes conquêtes, les journalistes, certains rendez-vous professionnels, je
pense que tout San Francisco a déjà vu ma maison étalée dans plusieurs
magazines. Je ne m’en plains pas, mais j’ai envie de conserver cette
dernière part de vie privée. Très bien, ce soir, ce sera la chambre bleue.
Kirsten a l’air de ne plus pouvoir se retenir plus longtemps.
— Waouh, elle est superbe. La décoration est vraiment parfaite ! lance-t-elle
alors qu’elle examine la pièce dans les moindres recoins.
Si elle savait qu’au moins une dizaine d’autres femmes sont venues dans
cette même chambre, rien que cette année. À chaque fois, je m’amuse bien.
Tant qu’elles ne sont pas trop bavardes.
— Alors, c’est ici que tu as décidé de me faire l’amour ? demande-t-elle en
me dévorant des yeux.
— Pour citer un des personnages les plus enviés de la littérature érotique, je
dirais que je ne fais pas l’amour. Je baise.
Elle se met à rire de manière incontrôlable.
— Toi ? Tu cites Christian Grey ? C’est vraiment incroyable !
Je lève les yeux au ciel en déboutonnant ma chemise. Je n’arrive pas à
croire que c’est toujours aussi facile. Je pourrais sortir n’importe quelle
connerie, ça marcherait à coup sûr. Cela pourrait limite devenir insultant, si
je n’y prenais pas autant de plaisir.
— Tu sais, on peut brasser des millions et avoir connaissance des œuvres
populaires et appréciées par bon nombre de femmes.
— Je me doute ! Ce serait bien dommage de ne lire que de la littérature
élitiste et ennuyeuse.
Tiens, elle connaît ce mot ? Étrange.
— Tu pourrais m’aider avec ça ? demande-t-elle en me tournant le dos afin
que je dégrafe son soutien-gorge.
— Hum, bien sûr. Viens par là.
Une fois que c’est fait, je la retourne, l’embrasse et la plaque contre le lit.
La nuit va être intéressante.

Mon réveil sonne quelques heures plus tard, m’indiquant qu’il est temps de
me préparer pour mon premier rendez-vous de la journée. Je m’éclipse dans
une des salles de bains sans même un dernier regard à Kirsten, qui dort
encore. Gloria, mon employée de maison, a l’habitude. Quand Kirsten se
lèvera, elle lui préparera un bon petit déjeuner. Ensuite, elle lui indiquera
une des salles de bains si elle souhaite se rafraîchir, puis elle la
raccompagnera jusqu’à la porte, en lui souhaitant une bonne journée. Rien
de plus. Pas de « à bientôt », pas de « ravie d’avoir fait votre connaissance »
ou quoi que ce soit de la sorte. Ensuite, elle changera les draps et fera un
bon coup de ménage dans la chambre. Ça a toujours été comme ça, et je ne
vois pas pourquoi ça changerait.
Une fois mon costume enfilé, je n’ai plus qu’à faire quelques pas pour
monter dans ma berline, où Stephan attend déjà. Les locaux de la chaîne ne
sont pas très loin, mais j’ai de quoi m’occuper sur mon téléphone en
consultant mon agenda de la journée et en vérifiant également les autres
rendez-vous de la semaine. Apparemment, j’ai encore une interview. Celle-
ci se déroulera directement sur les lieux de ma dernière acquisition : les
bureaux de la chaîne KGO-TV, situés au troisième étage des locaux du
ABC Broadcast Center. J’espère que l’endroit sera adapté et que nous ne
serons pas trop dérangés.
Lorsque j’arrive dans les locaux, je suis accueilli assez rapidement par
plusieurs personnes. Mon assistante a déjà fait porter mon petit déjeuner
dans une des loges prêtées par les co-présentateurs du journal télévisé de
l’après-midi. Je suis encore nouveau dans le domaine, mais j’ai fait mes
recherches.
Une demi-heure plus tard, nous sommes tous rassemblés dans une salle de
briefing afin que je sois présenté à tous.
— Écoutez-moi tous, je vous présente Noah Hill, le nouveau propriétaire de
la chaîne.
— Bonjour à tous, dis-je en adressant un sourire assez franc aux personnes
en face de moi.
— Comme vous le savez, M. Hill n’est pas là pour modifier quoi que ce soit
dans notre fonctionnement…
— Non, je suis juste là pour récolter le fruit de votre travail, dis-je sur un
ton humoristique.
La plupart des personnes présentent rient et les présentations se
poursuivent. Je suis ensuite présenté personnellement à chaque employé.
Tous sont indispensables au bon fonctionnement d’une chaîne de télé.
Même si j’ai des idées à soumettre, je sais que je vais devoir rester à ma
place. Cette chaîne a toujours bien fonctionné sans moi, alors autant ne pas
la faire couler. J’aurais simplement mon mot à dire concernant le
recrutement des futurs employés qui pourraient être amenés à rejoindre
l’équipe, et ça me convient. J’encaisse l’argent, certes, mais je distribue
également les chèques. Je pense que chacun est compétent dans son
domaine et que je n’ai pas de soucis à me faire.
— M. Hill ?
— Oui ?
— Bonjour, je suis Traci Lebron, me lance une jolie blonde en me serrant la
main.
— Enchanté. Je vous reconnais. Vous êtes la star de la chaîne, c’est ça ?
— Oh, je n’aime pas trop ce terme, disons plutôt que je suis le visage de
KGO-TV.
— Oui, vous êtes la reine de l’info. Tout le monde vous connaît, j’aurais été
dans de beaux draps si ça n’avait pas été mon cas, surtout en tant que votre
nouveau patron…
— En effet. Alors, que pensez-vous de l’envers du décor ?
— C’est très intéressant, je dois l’admettre. Peu de gens imaginent qu’il
faut autant de personnes pour produire un journal télévisé de qualité. Et il
n’y a pas que ça. C’est carrément toute une chaîne spécialisée dans l’info,
ce qui signifie qu’il y a toujours à faire.
— Exactement. En tout cas, je suis ravie que vous ayez rejoint l’aventure.
Je vous souhaite la bienvenue.
— Merci, c’est très gentil de votre part.
— Disons qu’il était temps que votre prédécesseur prenne sa retraite.
— Ah, ces vieux hommes d’affaires, ils n’en ont jamais assez, n’est-ce pas ?
Ils ne savent pas quand s’arrêter.
— Voilà… c’est une manière très polie de dire les choses.
— En même temps, je peux les comprendre. On doit y réfléchir à deux fois
avant de céder une chose qui nous rapporte des millions chaque année.
— Arrêtez. Il a tellement d’argent qu’il ne sait plus quoi en faire. Il devrait
peut-être s’inspirer de vous, dit-elle en me lançant un petit sourire
charmeur.
— Vous me flattez, vraiment.
— Voyons ! Je sais très bien où vous allez ce soir, ajoute-t-elle en me
faisant un clin d’œil.
— Ah oui ? Et où ça ?
— À l’œuvre de charité ! Vous pensiez peut-être qu’en tant que « reine de
l’info », je ne serais pas au courant de la soirée caritative que vous avez
organisée ce soir ? Ce serait un comble !
— J’en suis conscient. Mais j’évite de dire que j’en suis l’organisateur. Ce
soir, ce n’est vraiment pas moi qui dois être mis en avant.
— C’est très noble de votre part…
— Est-ce que… ça vous intéresserait de venir ? Vous et votre co-
présentateur ? Je peux vous faire parvenir deux invitations si vous le
souhaitez.
— Ce serait un honneur. John et moi pourrions vouloir nous délester de
quelques milliers de dollars après tout.
— Très bien. Je vous fais parvenir ça dans la journée.
— Merci beaucoup. Je vous laisse, je dois me préparer pour…
— Bien entendu.
Elle quitte la pièce et je me retrouve coincé entre plusieurs personnes qui
souhaitent toutes me parler. La matinée est loin d’être terminée.
Quand je rentre à la maison, la chambre dans laquelle j’ai « dormi » la
veille, est déjà rangée et les draps sont changés. Gloria est vraiment une
perle. Ma mère emploie encore la sienne, qui a été à notre service depuis
bien avant ma naissance, vingt-sept ans plus tôt. Gloria m’a également vu
grandir en quelque sorte, car elle avait une dizaine d’années quand je suis
venu au monde. Il est arrivé qu’elle me garde quelques fois quand mes
parents devaient s’absenter. Je me dirige vers ma propre chambre, retire
mes chaussures et ma cravate, puis je déboutonne ma chemise. Je sens les
effluves du bon petit en-cas qu’elle m’a préparé d’ici. Il ne m’en faut pas
plus pour que je descende rapidement.
— Gloria, c’est vraiment gentil.
— De rien. Je sais que vous avez eu une longue journée, et que la soirée
promet d’être encore plus longue.
— Comment vous le savez ?
— Vous croyez que je n’ai pas l’habitude ? Les galas de charité font partie
des choses que vous appréciez le moins, dit-elle en faisant des mimiques
avec ses yeux.
— Vous n’avez pas tort. Dans ce genre de réception, c’est encore la façade
qui prime. Il faut parler à des tas de gens avec qui on n’a pas forcément
envie de discuter, flatter l’ego de certaines personnes qui ont une réputation
de pingre, ou encore quasiment supplier quelqu’un de faire un don en
échange d’un service ou d’une apparition quelque part.
— C’est un bon échange de services, vous ne croyez pas ?
— Si, vous n’avez pas tort. Si seulement les choses étaient plus simples,
dis-je en mordant dans mon sandwich à la viande.
— Plus simples pour qui ? Vous ou eux ?
— Hum. Je ne sais pas. Les riches pourraient juste donner un peu de leur
argent sans qu’on doive les supplier. Ça devrait venir d’eux, pas d’autres
riches qui quémandent quelques milliers de dollars pour une cause dont ces
derniers n’avaient même encore jamais entendu parler.
— Je doute qu’il reste des personnes ne connaissant pas « Les enfants de
San Francisco ». Vous aidez des petits qui ont perdu leurs parents, vous leur
donnez la possibilité d’avoir un avenir. Ça n’a rien d’inutile !
— Vous voyez ce que je veux dire. Bien sûr que je suis heureux d’aider
trois fois par ans des associations, mais j’ai l’impression que c’est encore
trop peu.
— C’est déjà plus que ce que font la plupart des gens que vous côtoyez.
Arrêtez de vouloir toujours tout gérer. Vous faites ce que vous pouvez, et
vous le faites bien.
— Merci Gloria.
— Regardez, pour rompre avec vos petites amies, vous savez déléguer :
vous me laissez gérer. Vous devriez vraiment vous autoriser à souffler un
peu.
— Gloria ! dis-je en riant. Ce ne sont pas mes petites amies…
— Oui, je sais, juste des… amies de passage, répond-elle en souriant.
— C’est ça.
— J’ai appris à ne plus trop poser de question, Monsieur Hill. Mais je sais
que ce n’est pas ce qu’il vous faut. Au bout d’un certain temps, quand on a
assez joué, vient le moment de se poser et de réfléchir à ce qu’on veut
vraiment. Une existence accomplie sur le plan professionnel, enrichissante
au niveau culturel, entrepreneurial et caritatif, mais vide de sens au niveau
personnel et social c’est un peu triste. Ne vaudrait-il pas mieux trouver
quelqu’un pour vous vous accompagner à chaque étape ?
— Outch.
— Ne m’en voulez pas. Vous avez toujours apprécié mon franc-parler. Je
dis juste les choses comme elles sont.
— Je le sais. Et le pire, c’est que vous n’avez pas tort. Il faut juste que je me
réveille. Maintenant, il ne reste qu’à savoir quand.
— Et vous pensez que vous allez planifier ça aussi ? lance-t-elle en riant et
en faisant d’étranges bruits avec la bouche.
— Au fait. Ce sandwich est vraiment succulent, réponds-je en détournant sa
remarque.
— Hum…
— Gloria ? Est-ce que vous pourriez me sortir un costume pour ce soir ?
— Oui, bien sûr. Lequel ? Vous en avez tellement.
— Je pense que le… Dior devrait convenir.
— Très bien, c’est comme si c’était fait.
Quelques heures plus tard, j’avance vers l’estrade, face à une foule présente
spécialement pour l’occasion. C’est le moment de faire mon petit discours
afin de présenter l’association caritative et de capter l’attention des
potentiels donneurs.
3
Heather

Tout le monde connaît Noah Hill. Forcément. Un modèle de réussite pour


cette ville. J’ai déjà entendu son nom quelques fois, et même si je n’y ai
jamais prêté attention, j’ai l’impression d’en savoir beaucoup sur lui. Je suis
tirée de ma rêverie par Jo qui claque des doigts.
— Heather ? Tu es avec nous ? demande Jo.
— Oui, bien sûr, dis-je alors que quelques collègues nous ont rejoints.
— Très bien, j’ai déjà briefé les autres, ils vont pouvoir t’aider à cerner le
personnage et à poser les bonnes questions. La clé pour réussir ton
interview, c’est la préparation. Il faut anticiper les réponses pour rebondir,
éviter les sujets trop banals et savoir trouver les pépites qui se cachent.
— Les pépites ?
— Oui, les pépites. Les petits secrets inavoués, les difficultés qui ont pu être
rencontrées par la personne interviewée sur un évènement précis, on peut
même aller jusqu’à taper dans la vie privée si c’est nécessaire ! Le principal
est de bien vendre ton histoire.
— D’accord, mais le but est bien de mettre en valeur la personne, n’est-ce
pas ?
— Hum… oui, bien sûr. Mais le but est également de la faire découvrir sous
un autre jour, en lui posant des questions qui ne lui ont jamais été posées
jusqu’à présent. Personne n’a envie de lire la cinquantième interview où on
lui demande qui est la personne qui l’inspire le plus et pourquoi, ou de
savoir où il se voit dans dix ans, tu comprends ?
— Bien sûr. Trouver un angle sous lequel travailler pour écrire un article
qui sort de l’ordinaire et qui donnera envie d’être lu.
— Il ne doit pas seulement donner envie d’être lu. On doit parler de lui
jusque dans la rédaction d’autres journaux, les gens doivent en parler à leurs
amis, à leur famille. Ils doivent être choqués par certaines questions
audacieuses, et par ta capacité à sortir la personne interviewée de sa zone de
confort…
— Hum… d’accord. J’ai une question cependant.
— Oui ?
— Pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir confié cette interview ? Pourquoi ne
pas l’avoir simplement proposée à Maxine ou à Charlie, qui ont beaucoup
plus d’expérience en matière d’interview ? J’en suis encore au stade de la
découverte !
— Eh bien, tout simplement pour te faire grandir ! Tu as dit toi-même
quand je t’ai recrutée que tu souhaitais apprendre en accéléré, toucher un
peu à tout, voir ce que ça faisait d’être dans la peau d’une véritable
journaliste ! Tu sais tout autant que moi que les interviews sont un passage
inévitable dans la vie d’une journaliste, non ?
— Bien sûr. Je ne pensais juste pas que ça pouvait aller aussi vite. Est-ce
que je suis réellement prête ?
— On est là pour s’en assurer, me lance Maxine d’un ton rassurant.
— On va te guider pour les recherches, ajoute un autre de mes collègues.
— Très bien, j’imagine que si vous faites ça… c’est parce que vous avez
confiance en mes capacités.
— À la bonne heure ! J’ai cru pendant un moment que tu n’allais pas te
mouiller et me demander de refiler la tâche à quelqu’un d’autre, me lance-t-
il en riant doucement.
— Non, je suis là pour écrire, dis-je.
— Parfait. Tu vas alors pouvoir te préparer pour ta rencontre avec l’homme
d’affaires le plus important de la ville, je dirais même de la région.
— Il a été classé parmi les trente hommes d’affaires les plus riches du pays
l’année dernière, ajoute Charlie, qui a l’air impatiente de m’aider.
— Vraiment ? demandé-je, étonnée.
— Quoi, tu ne vas quand même pas me dire que tu n’étais pas au courant ?
demande Maxine.
— Pas du tout !
— J’ai aussi du mal à le croire, avoue Jo.
— Hey ! Vous savez, j’habitais un patelin un peu paumé quand j’ai terminé
mes études. Désolée si je ne m’étais jamais intéressée aux hommes
d’affaires de cette ville.
— OK, OK, on t’accorde le bénéfice du doute, mais ça me paraît tout de
même incroyable, dit finalement Jo.
— Je vous assure, dis-je en regardant désespérément mes collègues, hilares.
Je retourne à mon bureau quand la réalité me frappe aussi durement qu’un
home run des Giants de San Francisco. Noah Hill. Noah Hill…
Bon sang. Noah Hill ! Je manque de louper ma chaise quand je retombe
comme une masse dessus.
La réalité s’abat souvent sur vous sans que vous ne puissiez rien faire
d’autre que de la prendre en pleine face. Elle s’est sans doute bien amusée
quand elle a pensé qu’il serait approprié de me faire interviewer non
seulement le modèle de réussite de la région, mais aussi… mon ancien coup
de cœur du lycée ! Des images arrivent par centaine dans ma tête. Noah
Hill. Le lycée. Le beau gosse, capitaine de l’équipe de football. Intéressé
par toutes les filles sauf moi, même si…
— Ohé ! Tu as entendu ce que je t’ai dit ? demande Charlie quand elle a
terminé de me secouer pour me faire revenir à la réalité.
— Euh, non, désolée, j’étais perdue dans mes pensées.
— J’ai bien vu ça.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Rien… je viens juste de comprendre quelque chose, c’est tout, lui
réponds-je en tentant de noyer le poisson.
— Mouais… j’ai l’impression que tu ne me dis pas tout, mais ce n’est pas
comme si nous avions le temps d’approfondir la question. Il faut qu’on
démarre les recherches sur M. Hill. On doit en savoir un maximum avant de
prépare l’interview.
— Je ne comprends pas. Je vais l’interviewer, ne suis-je pas censée
découvrir ces choses justement en l’interviewant ?
— Franchement, tu n’as rien écouté de ce qu’a dit Jo ou quoi ? lance
Maxine d’un air amusé.
— Si, bien sûr que si ! dis-je en me reprenant.
— Alors qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est juste que je pense que ça va être… compliqué de creuser au-delà
de ce que tout le monde sait déjà.
— Comment peux-tu savoir ça si tu n’essaies pas ?
— Hum…
En même temps, elle n’a pas complètement tort. Il a peut-être changé. Il est
peut-être devenu quelqu’un de bien. Qui sait ? Le beau gosse tombeur, qui
faisait chavirer les cœurs, est-il devenu un modèle de vertu ? A-t-il troqué
ses baskets de garçon le plus populaire, pour des souliers de redoutable
homme d’affaires ? En arrêtant de faire couler les larmes, de faire des
ravages ? En cessant de tromper son entourage ?
Je ravale difficilement ma salive quand je me rends compte que je vais
effectivement l’avoir en face de moi, ce qui n’est pas arrivé depuis… depuis
cette soirée-là. Et Dieu sait si j’ai des choses à lui demander. Le problème,
c’est qu’elles ne concernent en rien ses nouvelles activités, ni même sa
réussite professionnelle. Et je doute que cela intéresse le journal. Bon sang,
j’aimerais disparaître dans un trou de souris !

Une petite semaine passe et je suis prête pour cette putain d’interview. Noah
Hill ne m’a pas laissé que de bons souvenirs. J’étais tellement insignifiante
à l’époque… mais hors de question qu’il ait une mauvaise opinion de moi
aujourd’hui. C’est pourquoi j’avais besoin de ce nouveau tailleur, qui fait
très professionnel. Je ne peux pas aller interviewer l’homme le plus riche du
coin dans un tailleur bon marché. Qu’est-ce que ça dirait de moi ? J’ai
également coiffé mes cheveux bruns dans un chignon soigné, ce qui change
de ma coiffure habituelle. Je ne me prends jamais autant la tête d’habitude.
Je redeviens la petite adolescente nerveuse et coincée, comme à l’époque du
lycée. Comment arrive-t-il encore à avoir cet effet sur moi, alors que je ne
l’ai pas vu depuis quasiment dix ans ?
Comme si ce n’était pas déjà assez stressant de devoir interviewer un riche
héritier qui a tout ce qu’il veut, il faut aussi que ça tombe sur lui, ce qui ne
fait qu’ajouter à ma nervosité maladive. Je sors du taxi difficilement,
engoncée dans ma jupe crayon un peu trop étroite et portant des talons alors
que je n’en ai pas l’habitude. Une chaîne de télévision. Sa dernière
acquisition. Ce sera certainement ma façon de démarrer l’interview. J’ai
opté pour la tactique spécifique qui consiste à poser des questions
complètement superficielles et d’y intercaler quelques questions «
juteuses », comme aime le dire Jo.
Je me présente à l’accueil, et on m’accompagne jusqu’au bureau où je dois
rencontrer Noah. Est-ce qu’il va me reconnaître ? Qu’est-ce que je vais
dire ? Un truc du style « Oh Noah ! Ça faisait longtemps ! Quelle
coïncidence ! Tu es toujours aussi riche et je suis toujours aussi…
pathétique. » Tu parles. J’essaie de respirer calmement, mais je sens
quelques gouttes de sueur perler sur mon front. Super.
— Mademoiselle Collins ? Vous pouvez entrer, M. Hill est prêt à vous
recevoir, me dit la femme qui m’a accompagnée jusqu’ici.
Elle disparaît presque instantanément, et je mets un pied devant l’autre. Les
paumes de mes mains sont moites. Ma sacoche semble peser de plus en plus
au fur et à mesure que j’entre dans la pièce. Le bureau est assez clair, grâce
aux multiples fenêtres qui font face à la porte d’entrée. Je ne vois personne.
J’avance encore un peu.
— Il y a quelqu’un ? demandé-je, pouvant pratiquement entendre les
battements de mon propre cœur.
Au bout de quelques secondes, quelqu’un sort d’une petite pièce ouverte sur
le côté gauche. C’est lui. C’est bien lui. Noah Hill. Bon sang. Il n’a
quasiment pas changé.
Si. Il est encore beaucoup plus beau qu’au lycée.
— Bonjour, vous êtes là pour l’interview, n’est-ce pas ? dit-il alors qu’il
tient deux verres entre ses mains.
— Hum, oui, c’est ça.
Il pose les verres sur son bureau et va s’y installer, m’invitant à m’asseoir
en face de lui.
— J’ai pris la liberté de vous servir une limonade, j’espère que ça vous
convient. Sinon j’ai aussi de l’eau ou du café…
— Ça ira très bien, merci, dis-je en me raclant discrètement la gorge.
Je bois une petite gorgée, puis je repose le verre et ouvre ma sacoche,
comportant mes notes et la liste des questions que j’ai apportées. Je sors
également mon portable et cherche l’application d’enregistrement.
— Vous êtes d’accord pour que l’interview soit enregistrée ? C’est pour
m’aider à rédiger mon article, au cas où j’oublierais de prendre certaines
notes, dis-je sans le regarder.
— Bien sûr, ce n’est pas un problème, répond-il.
Il me semble entendre au ton de sa voix qu’il a souri en disant ça.
— Très bien alors, si vous êtes prêt, c’est quand vous voulez, dis-je en
enclenchant l’enregistrement.
— Vous… vous ne vous êtes même pas présentée.
— Désolée, je suis… Mlle Collins, nouvelle pigiste pour le San Francisco
Chronicle, dis-je en le regardant brièvement.
Grossière erreur. Pourquoi j’ai fait ça ? Ses yeux sont encore plus verts que
dans mes souvenirs. Sa coupe moderne et un peu rasée sur les côtés met son
blond en valeur. On dirait qu’il rentre de vacances. Évidemment. Il me fait
un grand sourire et une lueur de malice semble percer dans son regard.
— Enchanté, Mlle Collins.
— Bien, pouvons-nous commencer ?
— Je n’attends que ça, dit-il sur un ton enjôleur.
Ça va être encore plus compliqué que prévu. Il n’a pas l’air de m’avoir
reconnue, pourtant, tous mes sens sont en alerte. J’ai l’impression de guetter
la moindre de ses réactions, encore une fois, comme à l’époque du lycée. Je
n’ai vraiment pas du tout changé depuis tout ce temps ? Il faut vraiment que
je sorte avec quelqu’un.
— Très bien. Vous venez d’acquérir la chaîne KGO-TV, dans les locaux de
laquelle nous sommes d’ailleurs en train de réaliser cette interview. Est-il
décent de demander le montant de la transaction ? demandé-je en me
concentrant sur la feuille devant moi.
— Eh bien ! dit-il en éclatant de rire, c’est une façon d’entrer dans le vif du
sujet ! Vous ne gardez pas les questions juteuses pour plus tard ?
— Hum… c’est votre toute dernière acquisition et je pense que nos lecteurs
sont curieux de connaître la valeur d’une chaîne de télévision spécialisée
dans les news. Est-ce que l’argent est un sujet tabou pour vous ?
— Pas du tout.
— Pourtant, vous n’avez toujours pas répondu à ma question, dis-je en
insistant.
— Hum… si vous tenez tant à avoir le chiffre, je vais bien sûr vous le
donner.
— Je vous écoute.
— 730.
— Mille ? J’en prends note.
— Millions. Vous êtes sûre de savoir de quoi vous parlez ?
— Bien sûr. J’ai juste… hum. Personne ne m’a jamais parlé de la valeur
d’une chaîne de télévision. Je suis juste un peu surprise.
— Je peux le comprendre.
— Très bien. J’imagine qu’avec cet argent dépensé, il va falloir en gagner
pas mal pour que l’investissement soit rentable.
— En effet.
— Comment comptez-vous vous y prendre ?
— En ne changeant quasiment rien à ce qui a déjà été fait. Ce qui nous
rapporte le plus est la publicité, à vrai dire, c’est avec ça qu’on peut faire
fonctionner une chaîne correctement. Mais c’est un système beaucoup plus
complexe qu’il n’y paraît. J’imagine que votre interview ne va pas
uniquement se concentrer sur ce sujet ? lance-t-il en prenant totalement de
court.
— Non, bien sûr que non. Hum. Cela dit… pourquoi avoir choisi de
racheter une chaîne de news ? Les autres domaines dans lesquels vous êtes
déjà impliqué sont bien variés : entreprises de luxe, domaine viticole en
France, plusieurs country clubs dans le pays, des chevaux de course,
l’exploitation d’un puits de pétrole… vous n’avez pas peur de vous perdre ?
— Justement. J’aime la diversité. Être là où on ne m’attend pas. Je
m’intéresse à beaucoup de choses sur un plan personnel, et les news en font
partie.
— Vraiment ? C’est-à-dire ?
— Je suis vraiment admiratif des journalistes, plus particulièrement de ceux
qui vont sur le terrain. Surtout quand il y a des évènements dangereux ou
imprévus.
— Vous faites sans doute référence aux reporters de guerre ou aux envoyés
spéciaux…
— C’est cela. Non pas que je dénigre votre travail, pas du tout, dit-il en me
faisant carrément un clin d’œil.
Complètement déplacé. Si je ne le connaissais pas déjà un peu, je pourrais
m’en offusquer. Mais c’est Noah. Qu’est-ce que je raconte ! Il croit qu’il
peut me berner aussi facilement ? Encore ? C’est ce qu’on va voir.
— En parlant de diversification, il semblerait qu’il y ait un autre domaine
dans lequel vous aimez… explorer.
— Oui ?
— Les femmes.
Il ouvre de grands yeux et semble réellement étonné. Tu ne l’as pas vu venir
celle-là, Noah Hill.
— Qu’insinuez-vous ?
— On ne vous connaît aucune fiancée officielle, cependant, on vous a déjà
vu au bras de bon nombre de femmes. À vrai dire, leur nombre est plutôt
impressionnant, dis-je en tentant de cacher la nervosité dans ma voix.
— Vous avez les chiffres ? Vous semblez y accorder une telle importance,
rétorque-t-il avec un rictus.
— Je dis simplement que vous êtes un homme à femmes. Avez-vous peur
de l’engagement ? Ou peut-être craignez-vous de vous lasser trop vite, peut-
être ?
— Je doute que cette question soit pertinente.
— Détrompez-vous. Vous êtes apparemment l’homme de l’état. Tout le
monde vous connaît, et les femmes ont l’air de vous courir après. Pourquoi
ne pas en choisir une ? demandé-je sans me démonter.
— Est-ce que vous allez bien ?
— Pardon ?
— J’ai l’impression que vous avez un petit coup de chaud, je me trompe ?
demande-t-il en se levant de sa chaise.
— Non, tout va bien, dis-je, mentant.
— Votre corps dit le contraire. Votre veste est bien trop chaude pour la
saison, et vous semblez avoir un peu de mal à respirer. Vous pouvez vous
mettre un peu plus à l’aise. Je ne vais pas vous sauter dessus si vous restez
en chemisier.
Putain. Il est vraiment agaçant. Je me lève rapidement, retire ma veste, et je
me sens tout de suite beaucoup mieux.
— Alors, ce n’est pas un peu plus confortable ? dit-il en se rasseyant
derrière son bureau.
— Bien sûr. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question.
— Quelle question ?
— Sur une… petite amie potentielle.
— Je suis libre comme l’air.
— Ça, j’avais compris, dis-je en sentant le rouge me monter aux joues.
— Vous pensez donc que je devrais me caser avec une des femmes qui me
courent après, Mlle Collins ? Ne pensez-vous pas qu’il y ait des femmes
beaucoup plus intéressantes qu’elles ? Celles qui n’ont aucune idée de qui
je suis réellement par exemple ? Sous ce vernis de perfection et sous les
milliards ?
Il vient vraiment de dire ça ? Il se considère comme parfait ? Une pointe
d’irritation commence à remonter en moi alors que je m’apprête à poser ma
prochaine question.
4
Noah

— Vous pensez que personne n’est capable de voir à travers cette fameuse
couche de vernis ? Que personne ne comprend qui vous êtes réellement ?
demande-t-elle, visiblement irritée.
— Eh bien, puisque vous avez l’air de connaître tous mes secrets, éclairez-
moi ! dis-je, amusé.
— Vous avancez. À grands pas. Tout ce que vous faites est dans le but de
vous enrichir, non pas que vous en ayez réellement besoin. Je pense que
tout ce qui compte pour vous, c’est le profit, et que vous êtes prêt à tout
pour réussir. Vous savez toujours tirer le meilleur parti des gens pour
obtenir ce que vous souhaitez, est-ce que je me trompe ?
— Heather, et si on arrêtait ce ton beaucoup trop sérieux ? dis-je en me
levant.
Dès qu’elle a mis un pied dans le bureau, je l’ai reconnue. Elle a quelque
peu changé, niveau physique. Elle était plutôt mignonne à l’époque, mais sa
beauté a vraiment éclaté avec le temps. Ses yeux noisette sont envoûtants,
et le pire, c’est qu’elle ne semble même pas le remarquer. Ce qui a
beaucoup changé en revanche, c’est sa façon de parler, son assurance. Elle a
pris confiance en elle, et même si je la sens stressée par notre échange, elle
a réussi à devenir ce qu’elle a toujours souhaité être : une journaliste
passionnée.
— Comment ça ? dit-elle en se raclant la gorge.
— Tu devrais boire un peu de limonade, ça te fera du bien.
Je choisis de m’asseoir à côté d’elle pour faciliter notre échange.
— C’est moi, ou tu es très tendue ? demandé-je en la regardant
prudemment.
— Hum. Oui, désolée je… mais… tu m’as reconnue ?
— Évidemment. Le lycée, c’était il y a quasiment une décennie, mais
heureusement, notre mémoire ne nous fait pas encore défaut à nos âges.
— C’est vrai. Je suis… j’aurais dû te dire tout de suite que je t’avais
reconnu. Je… j’imagine que j’ai voulu rester professionnelle.
— Je comprends tout à fait. Mais pour une raison ou pour une autre, tu
sembles te mettre une pression énorme concernant cette interview.
— Il faut que je la réussisse. C’est un tout nouveau job pour moi et…
— Ne t’en fais pas, tout va bien se passer, dis-je en remarquant qu’elle se
triture les mains depuis tout à l’heure.
— Franchement, je ne comprends pas moi-même pourquoi je suis aussi
nerveuse.
— C’est de me revoir après toutes ces années, qui te mets dans cet état ?
lancé-je, amusé.
— Noah !
— Ça va ! Je te taquine, désolé !
Elle pouffe légèrement, mais semble reprendre son calme presque
immédiatement.
— On va faire les choses différemment, si tu es d’accord. Vois ça comme
une conversation… entre anciens camarades de lycée. Tu n’as pas besoin
d’adopter un ton formel, après tout, tu vas bien rédiger un article, non ?
— Oui.
— Tu vas donc choisir les passages les plus intéressants pour ta rédaction et
laisser le reste. Faisons simple. Un échange de questions-réponses, mais
dans les deux sens. Si tu m’en disais un peu plus sur toi ?
Je vois qu’elle réfléchit quelques instants, puis prend une profonde
inspiration et acquiesce.
— Très bien. Cette interview est complètement biaisée de toute façon.
— Comment ça ?
— Eh bien tout le monde te connaît, je ne vois pas ce que je pourrais
apporter de plus te concernant…
— Peut-être que tu vas découvrir des cadavres dans mes placards ? tenté-je
de plaisanter.
— Noah, ce n’est pas drôle. Je viens tout juste de démarrer au journal et je
n’ai pas envie de foirer le premier sujet qui sort un peu de l’ordinaire.
Jusqu’à présent, je n’ai écrit que des articles sur des petites choses
quasiment insignifiantes à l’échelle de la ville. Mais là, mon patron m’a dit
que l’article serait probablement en seconde page du journal.
— En seconde page ? Pourquoi pas en première ? dis-je en riant.
— Tu ne t’arrêtes jamais ? dit-elle en riant.
— Tu me connais…
— Hum… oui… justement. Qu’est-ce que…
— À mon tour de te poser quelques questions. Tu es donc allée à
l’université après le lycée, c’est ça ?
— Oui, alors que tu as déménagé à l’autre bout du pays pour tes études, je
n’ai pas bougé pour poursuivre les miennes, et j’ai obtenu mon master en
journalisme très récemment. Puis, ma mère est morte.
— Tu…
Merde. Je ne m’attendais pas du tout à ça.
— Je suis désolé pour ta mère… je ne sais vraiment pas quoi te dire. Elle
était encore jeune.
— Oui. Son… son cancer a été foudroyant. Elle est partie en trois mois.
— C’est terrible.
— Le pire, c’est qu’elle n’a même pas pu me voir exercer le métier pour
lequel elle s’est tant sacrifiée…
— Je vois… tu as donc quitté Diamond pour démarrer une nouvelle vie ?
— Quelque chose dans le genre. Et toi ? Tu es allé à Columbia, c’est ça ?
Comme tu as toujours rêvé ?
— Oui. Partir à New York n’a pas été facile… j’ai choisi d’étudier les
sciences économiques à la Business School, comme tu t’en doutes.
— Le chemin qu’avait suivi ton père avant toi. C’est une université très
prestigieuse. Ils doivent être fiers.
— Ma mère l’est, oui. Mon père… il nous a quittés deux ans après mon
entrée à Columbia.
— Je sais, et j’en suis navrée. Ça n’a pas dû être facile de marcher dans ses
pas…
— En effet. Mais j’ai su rebondir. Nous avons une grande famille et tu sais
ce que pense ma mère du fait de montrer ses émotions en public…
— Hum, oui, je crois. Elle avait fait une sacrée scène à ta sœur quand elle
avait fondu en larmes après le savon qu’elle lui a passé en débarquant à la
fête d’anniversaire de ses quinze ans !
— Exact. C’est drôle que tu te souviennes de ça !
— Pas tant que ça. Elle avait invité quasiment tout le lycée chez vous.
— Oui, c’est vrai… bref, toujours est-il qu’après avoir obtenu mon
diplôme, j’ai tout de suite investi dans une boîte qui développe des
applications mobiles…
— Et c’était très bien vu. C’est ce qui t’a fait démarrer, n’est-ce pas ?
— Tout à fait. Même si j’avoue que faire partie d’une famille riche facilite
bien des choses… mais depuis, tout ce que j’ai, je l’ai gagné à la sueur de
mon front.
— Ce n’est pas totalement vrai. Tu as quand même touché quelque chose à
la mort de ton père, j’imagine…
— Quelqu’un a fait des recherches sur moi, on dirait.
— C’est un peu la procédure avant d’interviewer quelqu’un…
— D’accord… et toi alors, que deviens-tu ? Tu as débarqué à San Francisco
tout récemment ?
— Il y a moins d’un mois. C’est tout frais, oui.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— J’ai encore du mal à m’habituer à la pente de certaines rues, mais les
choses que j’ai pu voir pour l’instant sont plutôt pas mal.
— Tu as probablement déjà fait toutes les attractions touristiques, j’imagine
?
— Hum. Non. Du tout.
— Quoi ? Mais c’est une honte, Mademoiselle Collins ! dis-je en me
moquant.
— Pas tant que ça. Je suis très concentrée sur mon travail, c’est ce qui
compte vraiment pour moi.
— Oh. Et tu as dû laisser tes amis et peut-être même un petit ami à
Diamond ?
— Te voilà dans le rôle de l’interviewer. Mais non… pas d’amis, ni de petit
ami…
— Hum… je vois.
— Plutôt pathétique, hein ? dit-elle laconiquement.
— Pas du tout, c’est juste que… tu t’es donné les moyens de réaliser ton
rêve : être journaliste.
— Je débute à peine. Pas encore de quoi jubiler.
— Oh, mais je sens que ça va changer, tu as l’air d’être douée et
professionnelle. Il ne faut juste pas que tu te laisses manger par le stress…
— Hum… oui, c’est plutôt un bon conseil.
— Je sais.
— Frimeur.
— Rabat-joie.
Nous sourions tous les deux et l’interview se poursuit. Elle est beaucoup
plus détendue une fois que la gêne est passée. Outre quelques petites
questions un peu étranges, le reste de l’interview est assez classique.
Dès qu’elle a terminé, Heather se lève pour mettre fin à l’entrevue.
— Bon, c’est terminé, je crois que j’ai tout ce qu’il me faut. Je te remercie
de m’avoir accordé du temps, dit-elle en stoppant la fonction enregistrement
sur son téléphone.
— Il n’y a pas de quoi. C’était très sympa, dis-je en tentant de ne pas trop
me focaliser sur sa tenue.
Il faut avouer qu’elle la met plutôt bien en valeur. Dommage que ses
cheveux soient attachés dans ce chignon tout serré. Il me semble qu’elle
avait déjà une belle chevelure à l’époque.
— Heather ?
— Oui ?
— Est-ce que tu sais quand l’interview sortira ?
— Eh bien, mon rédacteur en chef doit encore le valider, mais
normalement, si cela lui convient, avant la fin de la semaine, répond-elle en
souriant.
— Très bien ! J’ai hâte de voir ça ! Voir son nom sous un article, dans un
grand journal, ça doit être quelque chose, tout de même !
— Je t’avoue que c’était plutôt pas mal, même si les sujets n’étaient pas
spécialement hyper excitants jusque-là. Mais ça pourrait changer avec ton
interview, si le résultat plaît à mon boss, bien sûr.
— J’ai confiance en ton travail. Je me souviens que tu étais déjà douée pour
écrire, à l’époque du lycée, dis-je en me levant à mon tour.
— Oh, tu te souviens de ça ?
— Bien sûr… dis-moi, est-ce que tu fais quelque chose là, tout de suite ?
— Euh, pas spécialement, pourquoi ?
— Je me demandais si peut-être, tu accepterais aller prendre un verre avec
moi, en souvenir du lycée ? Qu’en dis-tu ?
Je vois ses joues rosir légèrement, et je trouve ça adorable. Alors comme ça,
je lui fais toujours de l’effet. Je ne peux m’empêcher de sourire légèrement.
Elle réfléchit quelques instants, puis prend la parole.
— C’est très gentil, mais je vais passer mon tour. J’aimerais me mettre à
rédiger mon article dès que possible, tant que c’est encore frais dans ma
tête.
— Très bien… une prochaine fois peut-être ?
— Nous verrons bien… si jamais on se recroise, ajoute-t-elle d’une façon
mystérieuse.
— D’accord. Merci d’avoir fait le déplacement jusqu’ici, ça me facilitait les
choses cette semaine.
— Pas de problème. Bon, j’y vais.
— OK. À un de ces jours…
Elle me tend la main, et je la lui serre en plongeant mes yeux dans les siens.
J’avais oublié à quel point ils étaient beaux.
— Au revoir, Heather.
— Au revoir, Noah.
Elle quitte mon bureau et il me faut quelques secondes pour m’asseoir sur
ma chaise. Je n’arrive pas à croire que nos routes se soient à nouveau
croisées. Elle a réussi dans le domaine qui l’attirait depuis le lycée, ce qui
est super pour elle. Je n’avais pas pensé à elle depuis toutes ces années.
À vrai dire, quand nos chemins se sont séparés naturellement à la fin du
lycée, nous n’avons pas vraiment pris la peine de prendre des nouvelles des
uns et des autres. Cela vaut aussi pour mes anciens camarades, y compris
mes ex-petites amies. Déjà à l’époque, je m’amusais bien avec les filles.
J’étais un garçon assez populaire, et étant capitaine de l’équipe de football,
j’avais pas mal de succès. Ça n’a pas trop changé aujourd’hui, si ce n’est
qu’à l’époque, j’essayais de cacher le fait que ma famille avait de l’argent.
Les gens m’appréciaient ou non, mais ils ne me jugeaient pas par rapport à
la taille de mon portefeuille.
C’est bien différent aujourd’hui. Parfois, je n’arrive plus à savoir si les gens
me côtoient juste pour mon argent, mes connexions avec certains milieux,
ou s’ils m’apprécient pour la personne que je suis. C’est devenu un peu
compliqué, encore plus avec les femmes. Il m’est arrivé d’essayer de
m’engager dans des relations un peu plus sérieuses il y a quelques années,
mais je me suis toujours retrouvé coincé d’une manière ou d’une autre dans
quelque chose de faux et de complètement superficiel. Et j’ai même été
blessé. Alors, j’ai préféré arrêter les frais. Depuis, je m’amuse, sans attache.
Sans vouloir exagérer, je sais que je n’ai qu’à entrer dans une pièce pour
capter l’attention d’une femme. Sachant très bien qui je suis, elle se met en
tête de me harponner, ou de se laisser séduire, en fonction de son caractère,
et le petit jeu commence très vite. Elle obtient ce qu’elle veut, à savoir la
satisfaction de m’avoir eu dans son lit, et j’obtiens également ce que je
veux, ce qui se résume à une nuit ou un moment de bon temps, sans
promesses et sans attentes. Ma réputation me précède et tout le monde sait
que je ne suis pas le genre d’homme à vouloir une relation stable. Du
moins, pas pour le moment, et cela me convient bien. Je peux pouvoir en
profiter au maximum, sans avoir à en assumer les conséquences.
Tout de même. Heather a refusé ma proposition de prendre un verre. Cela
faisait bien longtemps qu’une femme n’avait pas refusé d’aller quelque part
avec moi, et ça me fait un drôle d’effet. Mais je ne vais pas m’en formaliser.
Je sors mon téléphone et compose un numéro enregistré.
— Bonjour… Dana ? demandé-je en prenant un ton enjôleur.
— Oui ?
— C’est Noah Hill. Nous nous sommes croisés au dernier gala de charité
que j’ai donné…
— Oh mon Dieu, oui, bien sûr. M. Hill. Comment allez-vous ?
— Plutôt bien. Je me demandais si vous seriez libre ce soir ?
— Oh… bien sûr. Qu’avez-vous en tête ?
— Hum… peut-être un dîner dans un restaurant chic, puis on pourrait aller
prendre un verre en ville, et terminer la soirée chez moi ?
— Ça me semble plutôt bien ! Pour quelle heure dois-je être prête ?
demande-t-elle avec une pointe d’excitation dans la voix.
— Est-ce que dix-neuf heures vous conviendrait ?
— Oui, c’est parfait. Je vous envoie l’adresse où venir me chercher par
message ?
— S’il vous plaît, oui. Quel type de cuisine préférez-vous ?
— Je ne suis pas très difficile. J’aime découvrir de nouvelles choses.
Surprenez-moi.
— Très bien. Je vous dis à ce soir.
— À plus tard. Merci d’avoir appelé, dit-elle avant de raccrocher.
Je repose mon téléphone sur mon bureau et je pense déjà à cette longue
paire de jambes que j’avais remarquée lors du gala. Je savais que je finirais
par l’appeler tôt ou tard. Rien qu’à cette soirée, une dizaine de femmes
m’ont abordé, dont deux qui étaient mariées. C’est ma limite. Je me fais
plaisir, certes, mais je refuse de passer ne serait-ce qu’une nuit avec une
femme mariée. Ce n’est pas quelque chose que j’aimerais qu’on me fasse si
j’étais en couple. Je ne vois pas pourquoi je le ferais à quelqu’un d’autre. Je
n’ai plus qu’à contacter l’un de mes restaurants préférés, dans lequel j’ai
mes habitudes et où il m’est assez facile d’obtenir une place.
La soirée s’annonce encore intéressante.
5
Heather

Quand je quitte le bureau de Noah, je suis un peu perdue. Je pense avoir


bien fait mon travail en récoltant les infirmations dont j’avais besoin, mais
il m’a un peu prise au dépourvu. D’abord, en me laissant croire qu’il ne
m’avait pas reconnue, me laissant bien patauger dans la semoule au début
de l’interview. Mais ensuite, il m’a carrément fait des petites allusions, et ça
m’a mise assez mal à l’aise. Non pas parce que je trouvais ça déplacé, mais
parce que je me suis sentie comme à l’époque de mes dix-sept ans. Le
revoir a déclenché une série de souvenirs dans ma tête, et je ne suis pas sûre
d’avoir envie de ça en ce moment.
Je rentre à mon appartement, et je me mets immédiatement à écouter
l’interview. Toute notre entrevue figure sur mon téléphone. Dès que
j’appuie sur lecture, c’est comme si je pouvais de nouveau sentir la tension
dans mon corps, et dans l’air. Je suis obligée d’avouer que sa voix me
perturbe. J’essaie tant bien que mal de rédiger tout ce que j’entends, afin de
faire le tri par la suite. Après plusieurs écoutes minutieuses, je pense que
j’ai tout. Ça, c’est le fond de l’article, la base sur laquelle je vais travailler.
Jo m’a déjà dit qu’on allait inclure uniquement quelques passages, et que je
devrais écrire un article qui résume mon ressenti concernant ma rencontre
avec lui. Le problème, c’est que je le connaissais déjà un peu. Comment
être certaine que mes griefs ou mes anciens sentiments ne viennent pas
fausser ce que j’ai pensé de cette entrevue ? Si je reprends bien tous les
détails, il a plutôt répondu ouvertement à mes questions, et c’est quelque
chose qui m’a surprise. Je dois absolument me concentrer, si je ne veux pas
foirer cet article.
Quelques heures plus tard, j’ai enfin terminé d’écrire ce que je vais
soumettre à Jo, et le plus tôt sera le mieux, sinon je ne vais faire que
recommencer encore et encore. Cette tâche mise de côté, j’essaie
maintenant de faire le point sur la façon dont je me sens après l’avoir revu.
Presque dix ans se sont écoulés depuis cette fameuse soirée, la nuit où il a
brisé mon petit cœur de lycéenne.
Après m’être rafraîchie sous la douche et avoir mangé un plat tout préparé,
sorti du congélateur, je peux enfin m’écrouler sur mon lit. Pourquoi le
visage de Noah ne quitte pas mes pensées ? Est-ce qu’il a encore ce pouvoir
sur moi ? Il faut croire que oui. Du moins en partie. Je ferme les yeux, mais
je n’arrive pas à chasser les souvenirs qui me reviennent bien précisément
en mémoire.
C’était notre dernière année de lycée. Noah était le plus populaire et toutes
les filles voulaient sortir avec lui, moi y compris. Il enchaînait les petites
amies, jusqu’à cette fameuse Paty Ericson. Je pense que c’était la première
fois qu’il tombait amoureux. Leur relation était bien particulière, à base
d’amour haine, si bien qu’on ne savait jamais s’ils étaient ensemble ou « en
pause ». Tout s’est très vite compliqué quand le bal de promo a pointé le
bout de son nez. Je me souviens encore du thème « années 30 » qui avait été
choisi par la quasi-totalité des élèves. La décoration était incroyable. Le
gymnase resplendissait et c’était une soirée plutôt réussie. Bien sûr, Noah
s’était rendu au bal avec Paty.
Pour ma part, j’avais été invitée par un nerd du club d’échecs, qui était
cependant mignon. Durant la soirée, mon rendez-vous était parti assez tôt,
prétextant qu’il ne s’amusait pas. Avec le recul, je pense que c’est parce que
je n’arrêtais pas de regarder Noah et Paty. Je faisais une fixette sur eux. À
un moment, ils se sont disputés violemment, lâchant tous les deux des
paroles qu’ils ont ensuite regrettées. Ensuite, ils sont partis s’amuser tous
les deux dans leur coin, Noah semblait assez énervé par la situation. Je me
souviens l’avoir vu se diriger vers les vestiaires, et je l’ai rejoint pour voir
s’il allait bien. Ce que je n’avais pas imaginé, c’était qu’il se livre à moi sur
sa relation avec cette fameuse Paty. Sur ce qu’il ressentait et sur la façon
dont elle le traitait. Il m’a franchement fait de la peine. De fil en aiguille,
nous nous sommes rapprochés, pour finir par nous embrasser dans les
vestiaires, avec la porte bien ouverte. J’aurais dû faire plus attention.
Bien sûr, Noah avait su dès le début que Paty nous observait, et avait
simplement cherché à la rendre jalouse, ce qui avait d’ailleurs très bien
fonctionné. Le tout s’est terminé en sorte de mini drame, et pour enfoncer le
clou, Noah m’avait balancé à la figure qu’il ne sortirait jamais avec une fille
aussi ennuyeuse que moi.
Dix ans plus tard, tout est encore clair comme de l’eau de roche. Même à
dix-sept ans, j’aurais dû me douter de ce qu’il était en train de faire. J’avais
un peu de recul sur la façon dont les garçons se comportaient au lycée, étant
déjà sortie avec quelques-uns. Heureusement, ce bal de promo a eu lieu à la
fin de notre dernière année, qui marquait aussi la fin de notre cursus.
Ensuite, tout le monde est parti dans différentes universités ou est sorti du
système. Peu de gens sont vraiment restés en contact. De toute façon, au
bout d’un moment, tout finit par s’étioler et il ne nous reste plus grand-
chose en commun avec nos « potes » de lycée.
Les gens changent, parfois beaucoup, parfois presque pas. Mais le contraste
finit toujours par se faire ressentir à un moment ou à un autre. On finit par
se sentir gênés aux réunions des anciens élèves, car on n’a rien fait de notre
vie, ou qu’on a préféré se consacrer à la création d’une famille, avec ou
sans enfants. Certains réussissent brillamment, mais il faut bien l’avouer,
ceux-là, on les déteste tous. Hors de question que je me sente à nouveau
comme ça. D’ailleurs, si une réunion venait à avoir lieu un jour… qui se
souviendrait de moi ? J’étais quasiment transparente.
Pourtant, Noah me rendait malade à l’époque. Je ne faisais que penser à lui,
nuit et jour, espérant qu’il me remarque. En tant qu’adulte, on trouve ça
assez pathétique, mais quand on est adolescent, les histoires de cœur sont
pratiquement le centre de notre monde. Le moindre sentiment se trouve
décuplé, à cause de nos hormones et du fait qu’on est en train de se
construire en tant que jeune adulte. Pour ma part, je ne suis pas du tout
nostalgique de cette période. Je suis plutôt heureuse de la façon dont j’ai
évolué, même si j’ai apparemment encore quelques petits problèmes à
régler avec moi-même.
On dit toujours qu’on n’oublie jamais son premier coup de cœur. Je ne suis
pas forcément d’accord avec ça. Je n’ai aucune idée de ce qu’est devenu ce
copain avec qui je traînais quand j’avais une dizaine d’années. Celui avec
qui j’ai échangé mon premier baiser sur la bouche, je n’ai même pas retenu
son prénom. Je pense plutôt qu’on se souvient de son dernier coup de cœur
de lycée. Celui qui a vraiment fait vibrer notre cœur, qui a fait naître de
nouvelles émotions plus physiques. Celui qui nous a fait nous dire « est-ce
que je pourrais entamer une relation avec lui tout en allant à la fac ? » ou
encore « je nous vois bien mariés avec deux enfants et des boulots de
dingue ». Celui qui nous retourne la tête, nous empêche de dormir, de
manger et parfois même de respirer quand il entre dans une pièce. Celui
pour qui nous passons notre temps à ruminer, rêver et attendre qu’il daigne
enfin nous accorder un regard. C’est toujours plus facile pour certaines
filles. Je ne faisais pas partie de cette élite. Le genre de fille qui n’a qu’à
claquer des doigts pour avoir trois ou quatre garçons qui lui courent après.
Le truc, c’est que Noah a été un vrai coup de cœur qui a duré plusieurs
années, trois exactement. Nous n’étions pas vraiment amis, mais souvent
dans la même classe, et je l’ai vu se transformer et devenir un très beau
jeune homme, intelligent quand il ne jouait pas à l’idiot, à l’avenir très
prometteur, même si, je m’en rends compte encore plus à présent, il agissait
parfois comme un petit con.
On n’imagine pas l’impact psychologique qu’un amour, ou coup de cœur
non partagé, peut avoir sur le mental d’une jeune personne en pleine
construction. J’ai bien mis une année entière à me remettre de cette soirée.
Avant de pouvoir refaire confiance à un garçon, et encore pire, avant
d’avoir de nouveau confiance en moi. Mais si on ne se relève jamais des
épreuves qu’on doit traverser, qui le fera pour nous ?
Les larmes s’échappent de mes yeux en repensant à cette partie douloureuse
de mon passé. Il faut vraiment que je prenne sur moi et que je passe à autre
chose. Si Noah réveille de mauvais souvenirs, c’est simple… Il ne faut pas
que je le revoie.
Déjà trois jours que j’ai remis mon article à Jo. Si je me fie au petit sourire
qu’il arborait en le lisant, je dirais qu’il en avait l’air plutôt satisfait. Je lui ai
également fait parvenir mes notes, car il souhaite voir la façon dont je
travaille et ce qui me pousse à choisir tel passage plutôt qu’un autre. Il
essaie réellement de comprendre ce que j’ai dans la tête, et c’est quelque
chose d’appréciable.
Quand j’arrive au journal, prête à démarrer une nouvelle journée, je sens
une vibration étrange dans l’air. Comme si quelque chose d’important allait
se produire. Tout le monde se retourne sur mon passage, ce qui est plutôt
inhabituel. Si certains sourires sont francs, beaucoup sont coincés, presque
gênés, voire pires, compatissants. Que leur arrive-t-il à tous ? Je dépose
mon sac sur mon bureau et je pose ma veste sur le dossier de ma chaise.
Quelques personnes se raclent la gorge, et je vois Charlie et Maxine
s’approcher de moi.
— Hum… Bonjour Heather. Comment vas-tu ce matin ?
— Qu’est-ce que vous avez tous ?
— Ton article est sorti, lance Maxine sans plus d’explications.
— Quoi ? Jo l’a validé ? Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? demandé-je en
cherchant à récupérer le journal du jour.
— Et bien… bon, de toute façon, tu finiras bien par le lire, non ? dit
Charlie.
Elle me tend le journal et je découvre avec surprise que mon article fait la
première page du journal ! Passé la surprise, mon visage se transforme
quand je lis le titre racoleur qui figure en gros caractère sur la première
page : « Hill, le milliardaire tombeur prêt à tout ». J’avale ma salive de
travers et je me mets à lire mon article… ou plutôt, l’article complètement
remanié qu’a dû écrire Jo pour le mettre à sa sauce. C’est une blague ?
Certains passages sont fidèles à la réalité, mais il y en a très peu. La
majorité de l’article est complètement extrapolée, et surtout, certaines
choses faisaient partie de confidences un peu plus privées… Comment a-t-il
pu faire ça ? Je serre les dents en pensant à ce que je vais bien pouvoir dire
à Jo. Je n’ai pas le temps d’y réfléchir plus longtemps, car il sort de son
bureau en trombe.
— Heather ! Félicitations pour cette première page ! lance-t-il avec un
sourire franc en approchant de mon bureau.
Les quelques personnes qui m’entouraient retournent à leur poste, excepté
Maxine et Charlie qui ne veulent pas en louper une miette.
— J’ai vu ça. Je… je suis un peu surprise par la tournure de l’article, dis-je
en me rappelant que je m’adresse tout de même à mon patron.
— Oui, je sais, je l’ai un peu remanié, mais comme je te l’ai déjà dit, il te
manque encore un peu de piquant pour attirer le lecteur. Tes notes m’ont été
d’une très grande aide, je dois dire.
— Hum… je… certaines de ces choses étaient plus confidentielles… elles
n’étaient pas censées se retrouver en première page du journal.
— Pourquoi les as-tu écrites alors ? Je dois bien avouer, j’ai été surpris
quand j’ai découvert certaines questions que tu avais eu l’audace de lui
poser, mais quand tu as rédigé ton article, tu en as retiré tout le croustillant.
— Le croustillant ? Allons, il y a beaucoup de choses que tu as amplifiées
ou même tout simplement inventées, dis-je en tenant le journal vers le haut
un peu plus fermement.
— Allons, Heather… je sais ce que ça fait de voir une grosse modification
sur un article qu’on a écrit, mais cela fait aussi partie du jeu. Ça ne sera pas
la dernière fois. Même les meilleurs ici ont parfois droit à des corrections
drastiques. Il faut suivre notre ligne éditoriale…
— Je pensais justement que la ligne éditoriale se contentait de faire un
rapport sur ce qui se passait dans notre ville, Jo.
— Tu as dû oublier de lire certains articles, alors…
— Probablement. Ça ne te pose pas de problème d’éthique ? Aucun
scrupule, c’est ça ?
— Pas le moins du monde. En plus, tu as vu, j’ai laissé ton nom, comme ça
tu en auras tout le mérite.
— Le mérite ?
Mais c’est une blague ? Je n’ai pas du tout envie que les gens croient que
j’ai écrit ce truc !
— Parfaitement. Je suis sûr que ça va t’encourager à améliorer ton style.
Je n’ai plus les mots pour rétorquer quoi que ce soit. Je n’arrive pas à le
croire.
— Allez, il est temps de te remettre au travail. Maxine va te briefer sur des
idées de sujet, mais il faut absolument que quelqu’un parle de la vitrine de
la boulangerie qui a encore été détruite. C’est la troisième fois ce mois-ci.
— Très bien, je… je vais m’y mettre, Jo, dis-je le souffle coupé.
Je ne pense pas lui avoir dit tout ce que je pense, mais là, franchement, je
n’en ai plus la force. Autant me concentrer sur une nouvelle tâche.
Quand je rentre à l’appartement, je suis au bout du rouleau. Et si Noah
tombe sur l’article ? Si ? Tu veux dire « quand » il tombera sur l’article. Il a
bien fait comprendre qu’il allait le lire à sa sortie. Bordel. Il va être furieux.
Et très sincèrement, il y a de quoi.
« Les diverses activités de M. Hill lui permettent certes de rencontrer de
potentiels nouveaux collaborateurs, mais c’est aussi un moyen pour lui
d’augmenter le nombre de ses conquêtes. À croire que le milliardaire le plus
célèbre de la côte ouest tient une sorte de carnet des comptes, précisant le
titre de la jeune femme si elle en possède un, la durée probable de leur
relation et l’endroit où il l’a rencontrée. »
« Les entreprises à plusieurs millions sont-elles la source principale de
revenus du bel homme d’affaires, ou tire-t-il ses revenus d’une source
beaucoup plus charnelle et secrète que ce qu’il laisse entendre ? »
« Que penserait le regretté Joshua Hill de son propre fils, s’il découvrait
qu’il ne peut même pas se tenir convenablement quand il est interviewé par
une journaliste sérieuse et professionnelle ? »
Je ne sais même plus quoi en penser. Comment peut-on altérer la vérité de
la sorte ? Noah va vraiment finir par me détester, et c’est bien la dernière
chose dont j’ai besoin en ce moment. Je m’immerge complètement dans
mon bain, en essayant de ne pas trop me torturer l’esprit, mais c’est peine
perdue. Il va être furieux. Je le serais si j’étais à sa place. Que va-t-il penser
de moi ? Que je n’ai rien écouté de ce qu’il m’a dit et que j’ai tout inventé
pour me faire mousser au journal ? Et dire que je ne voulais plus jamais
croiser sa route. Je vais être obligée de le voir pour lui expliquer la
situation. Il n’y a pas d’autre moyen. Je vais juste attendre quelques jours,
le temps que sa colère retombe. Je ne suis pas non plus suicidaire.
6
Noah

Bordel de m… !!!
Sérieusement ? C’est une blague ! Quel était donc le but de cette interview ?
Si c’était pour inventer des réponses ou parler uniquement des choses qui
l’arrangeaient, pourquoi avoir pris la peine de venir donner l’interview en
personne ? Elle aurait pu dire qu’elle m’avait rencontré sans même prendre
la peine de déplacer son joli cul hors de son journal. Bon sang ! Elle
n’imagine pas les dégâts que cela peut avoir sur ma réputation, sans parler
des gens avec qui je travaille, et de ceux qui travaillent pour moi. De tout
mon entourage, à vrai dire. Moi qui pensais qu’elle était tendue et qu’elle
n’était pas très à l’aise, visiblement, je me trompais. C’est elle qui a mené
sa barque comme une pro, m’amenant là où elle voulait que j’aille ! Et dire
que j’ai été prévenant et gentil, en souvenir du bon vieux temps.
Franchement, elle s’est bien foutue de moi ! Comment ai-je pu être aussi
con ? Je pensais qu’elle était passée au-dessus de ce qui s’était passé à
l’époque du lycée, qu’elle avait oublié toute cette histoire entre Paty, elle et
moi. J’aurais dû me douter que non.
Je suis pourtant conscient de lui avoir fait de l’effet. Je n’ai pas pu inventer
ça, si ? Ou alors j’ai tellement l’habitude que toutes les femmes me courent
après que je l’ai imaginé ? Bon sang, quel con ! Je me suis confié à elle, elle
s’est confiée à moi… et si tout ce qu’elle m’a dit n’était en fait qu’un tissu
de mensonges ? Sa mère est-elle vraiment morte ? Ou est-ce qu’elle a dit ça
uniquement pour m’amadouer et me soutirer certaines informations… après
tout, certains passages sont vrais dans cet article, mais la quasi-totalité n’est
qu’un gros tas de merde ! Pourquoi a-t-elle fait ça ? Pour essayer de coller
au style du journal ? Le San Francisco Chronicle… OK, ils produisent de
bons articles sur les news locales et ils ont des reporters de qualité, mais de
temps en temps, certains de leurs articles sont complètement hors de
propos. Même si je sais que beaucoup de gens aiment cette partie un peu
plus trash, comme quand ils ont démasqué un politicien qui harcelait
certaines de ses collaboratrices, ou quand ils ont révélé la corruption
sévissant dans le service de police… pourtant, ils n’avaient encore jamais
travesti la vérité à ce point. Pas avant qu’elle ne débarque au journal du
moins. Ce ne doit pas être une coïncidence. Certains passages sont
complètement absurdes.
« Les diverses activités de M. Hill lui permettent certes de rencontrer de
potentiels nouveaux collaborateurs, mais c’est aussi un moyen pour lui
d’augmenter le nombre de ses conquêtes. À croire que le milliardaire le plus
célèbre de la côte ouest tient une sorte de carnet des comptes, précisant le
titre de la jeune femme si elle en possède un, la durée probable de leur
relation et l’endroit où il l’a rencontrée. » Jamais je ne ferais une chose
pareille. Je lui ai simplement fait comprendre que je n’avais pas de mal à
séduire, rien d’autre ! Aurait-elle mal interprété les choses à ce point ?
« Les entreprises à plusieurs millions sont-elles la source principale de
revenus du bel homme d’affaires, ou tire-t-il ses revenus d’une source
beaucoup plus charnelle et secrète que ce qu’il laisse entendre ? » Elle
insinue carrément que ces femmes me paient pour passer une nuit avec
elle ! J’ai l’air d’un gigolo ? Sérieusement ?
« Que penserait le regretté Joshua Hill de son propre fils, s’il découvrait
qu’il ne peut même pas se tenir convenablement quand il est interviewé par
une journaliste sérieuse et professionnelle ? » Je n’arrive pas à croire qu’elle
ait mentionné mon père dans son article. Surtout après la tournure qu’avait
pris notre conversation… et en plus, elle croit que je lui ai fait du rentre-
dedans… Bon, j’admets que j’ai peut-être un peu flirté avec elle, mais je
voulais voir si elle était toujours sensible à mon charme… Est-ce que toutes
ses réactions étaient feintes ? Elle ne peut pas être aussi bonne actrice. Pas
la Heather dont je me souviens. Elle qui était tout innocente, toujours prête
à aider les autres et qui faisait passer tout me monde avant elle ? Comment
a-t-elle pu en arriver là ? Est-elle prête à tout pour essayer de se faire un
nom ou une réputation dans le milieu ? Quoi de mieux que de tester son
manège sur un milliardaire qui a beaucoup à perdre ? Putain, il va vraiment
falloir que je tire cette histoire au clair. J’ai également l’impression que les
femmes risquent de me fuir comme la peste à présent. Ce qui était censé
être une interview classique va se transformer en cauchemar. Les réseaux
sociaux vont s’en donner à cœur joie. Ce qui pourrait être le plus
préjudiciable, ce sont les réactions que cela pourrait engendrer sur les
potentiels donateurs invités aux œuvres caritatives dont je m’occupe.
Pourquoi n’a-t-elle pas pensé à ça ? Je lui ai pourtant dit que cela comptait
énormément pour moi… bon sang. Je ne sais plus quoi en penser. Il faut
que je me pose.
Je rentre à la maison et me dirige directement vers la cuisine. J’attrape une
bière dans le frigo, et Gloria apparaît aussitôt.
— Monsieur Hill, vous êtes rentré pour le déjeuner ? Pourquoi ne m’avez-
vous rien dit ? me demande-t-elle, affolée.
— Ce n’était pas prévu, Gloria. J’ai annulé tous mes rendez-vous de
l’après-midi.
— Oh, ça vous a vraiment touché, on dirait.
— Vous avez lu l’article ? demandé-je horrifié.
— Hm. Elle n’est pas claire cette histoire, mais c’est tout de même étrange.
— Quoi donc ?
— Eh bien, qu’elle ait écrit de telles absurdités sur vous ! Qui voudrait vous
faire ça ? Pourquoi ?
— Je n’en ai aucune idée, Gloria.
— Heather Collins… il s’agit bien de cette fille que vous aviez em….
— C’est bien elle, oui.
— Hm. Encore plus étonnant alors. Je croyais que vous lui plaisiez et
qu’elle était un peu… obsédée par vous. Pourquoi irait-elle inventer tout ça
maintenant ?
— Gloria ! Si seulement je le savais ! Je ne sais pas ce qui se passe dans son
cerveau ! Elle a peut-être complètement perdu les pédales à la mort de sa
mère, si elle est vraiment morte ! Ou alors elle m’a juste mené en bateau
afin de me nuire, par jalousie envers ma fortune ! Qu’est-ce que j’en sais ?
Gloria me regarde sans rien dire et secoue la tête.
— Je suis désolé Gloria, je n’aurai pas dû crier comme ça. Vous n’y êtes
pour rien.
— Ce n’est pas bien grave, vous êtes énervé, et franchement, je peux
comprendre. Toutes ces conneries étalées en première page, il y a de quoi
être contrarié, je vous le dis !
— Merci Gloria…
— Voulez-vous manger quelque chose ? Je peux vous faire une bonne
omelette ? Je sais que ça vous réconforte de manger quelque chose quand
vous êtes dans cet état.
— Hm… Je veux bien oui, merci.
— À la bonne heure ! Tenez, installez-vous confortablement à table pendant
que je vous prépare ça.
— Très bien. Qu’est-ce que je ferais sans vous, Gloria ?
— Oh, vous seriez probablement déjà mort de faim ou de soif. Mais n’y
pensez plus. Laissez cette histoire se tasser quelques jours, et voyez ensuite
ce que vous voulez faire, dit-elle en cassant quelques œufs dans un saladier.
— Ce que je compte faire ? Que voulez-vous dire ?
— Il me semble pourtant que c’est clair. Vous devez parler avec
Mademoiselle Heather de l’article et lui demander des explications.
— Je suis bien trop en colère pour ça.
— Pas aujourd’hui. Attendez un peu que ça retombe. Mais ne laissez pas les
choses s’envenimer. Surtout si ça vous cause des ennuis. Personne ne
devrait se mêler de la vie des autres comme ça !
J’écoute Gloria ruminer tandis qu’elle me prépare une de ses bonnes
omelettes. Quand j’ai terminé mon assiette, je me sens un peu mieux, mais
pas totalement. Gloria étant partie pour l’après-midi, je décide d’aller faire
une sieste.

Deux jours passent et cette étrange sensation ne me quitte pas. Il faut que
j’évacue ce que j’ai dans la tête. Entre la sensation d’avoir été
complètement roulé dans la farine et le fait et que j’ai été déstabilisé par
Heather, je ne sais clairement plus où j’en suis. Il faut que j’appelle
quelqu’un. Quelqu’un qui sait organiser des fêtes comme personne.
Trois heures plus tard, j’enchaîne les verres et je ne sais plus où donner de
la tête. Je ne m’étais plus lâché comme ça depuis le lycée. Je ne connais pas
la plupart des gens qui sont chez moi, mais tout le monde à l’air de prendre
du bon temps, alors pourquoi pas moi ? Je repère quelques filles « de bonne
famille » qui ne refusent jamais une fête un peu plus trash, mais qui ont la
décence de ne pas en parler devant nos familles respectives. Elles savent
aussi bien se tenir en société qu’être délurées quand il faut. Elles sont
légèrement plus jeunes que moi, probablement en troisième ou quatrième
année d’un master de je ne sais quoi dans une université prestigieuse.
Quand j’ai donné carte blanche pour l’organisation de la fête, c’est
exactement ce que j’avais en tête. De la musique à fond, de l’alcool, des
gens de tous horizons, et surtout pas de limite dans l’éclate. C’est comme si
je retombais un peu dans mes jeunes années à l’université. À cette époque,
je m’éclatais vraiment ! Je n’ai jamais rien fait qui aurait pu contrarier ma
mère, cela dit. Elle avait déjà bien trop changé depuis la mort de mon père.
La soirée touche à sa fin, et tout le monde rentre chez soi. Tout le monde,
mis à part trois superbes créatures avec qui j’ai pu finir la soirée en beauté,
dans le salon.
Au petit matin, je suis réveillé par quelque chose de bien désagréable :
Gloria qui me donne un coup de torchon sur la tête.
— Hey ! Gloria ! Hmm… désolée pour tout ce bazar… j’ai… j’ai fait une
petite fête hier, dis-je en vérifiant que je ne suis pas nu.
— Oh, j’en ai vu d’autres, vous savez. Je viens vous voir, car il y a
quelqu’un qui demande à vous parler, dit-elle d’une voix un peu plus basse.
— Ah bon ? Et qui ? dis-je en chuchotant à mon tour.
— Mademoiselle Collins, dit-elle en indiquant le hall d’entrée et en prenant
un air pincé.
En effet, Heather se trouve à quelques pas de là, ayant une vue imprenable
sur les restes de la soirée de la veille ainsi que sur les trois paires de jambes
qui occupent l’espace près de moi. Des bouteilles d’alcool, des verres et des
gobelets divers jonchent le sol et des restes d’une substance non identifiée
se trouvent près du canapé. Voilà qui ne va pas aider à nier les accusations
de son article. Je sens déjà l’affreux mal de tête pointer le bout de son nez.
Il me faut de l’aspirine. Clairement.
— Très bien… pouvez-vous lui demander de m’accorder dix minutes, le
temps que je sois un peu plus présentable ? Et que si elle veut parler, on
devra le faire dehors, accompagné d’un café. J’ai au moins besoin de ça
pour effacer la soirée d’hier.
— D’accord. Je vais lui dire.
— Merci Gloria.
Alors que Gloria se dirige vers Heather, je pars en catimini et m’éclipse par
une porte me permettant d’éviter de tomber directement sur elle. De quoi
veut-elle parler, d’abord ? J’espère qu’elle n’est pas là pour remuer le
couteau dans la plaie, car je ne suis pas vraiment d’humeur pour ça. Je saute
dans la douche, puis je prends soin de bien me brosser les dents. Rien de
pire qu’une haleine de lendemain de fête.
Dix minutes plus tard, j’ai rejoint Heather et nous nous dirigeons vers un
petit café pas très loin.
— Noah, je…
— Franchement, je ne sais même pas par où commencer ! Je suis tellement
furieux ! crié-je sans même lui laisser le temps d’en placer une.
— Écoute, je comprends que tu…
— Non, toi tu vas m’écouter. Je ne sais pas ce qui t’est passé par la tête,
mais tu as dû prendre un sacré coup. Comment as-tu pu écrire ce tissu de
mensonges sur moi ? Je ne t’aurais jamais crue capable d’une telle chose.
— Laisse-moi au moins t’expliquer ! dit-elle alors que nous continuons à
marcher à vive allure.
— Il n’y a pas grand-chose à dire ! Tu as demandé à me voir pour une
interview, j’ai joué le jeu. J’ai répondu honnêtement à toutes tes questions.
Je savais que je pourrais montrer certains aspects de ma personnalité qui
n’étaient pas connus de tous, mais bon sang, que tu ailles jusqu’à inventer
de telles choses !
— Stop ! Je ne suis pas responsable de ce merdier !
— Tu te fous de moi ? C’est bien ton nom qui figure en bas de l’article,
non ?
— Oui ! Mais je t’assure que je n’y suis pour rien ! J’ai remis mon article à
Jo et…
— Et quoi ? Comme par magie, il s’est transformé ?
— Il y a un peu de ça ! ajoute-t-elle alors que nous venons juste de nous
engager sur le passage piétons.
— Développe, dis-je en regardant la vitrine du café juste devant nous.
— J’ai remis mon article à mon rédacteur en chef et il l’a réécrit. Je n’étais
pas au courant, je t’assure !
— Et les détails concernant ma vie personnelle, il les a inventés eux aussi ?
demandé-je, encore énervé par la situation.
— Il a également demandé à voir mes notes. Elles contenaient la
retranscription exacte de notre entrevue. Il a pris ce qu’il voulait, l’a mixé à
sa sauce, et ça a donné ce ramassis de conneries !
— Enfin une chose sur laquelle nous sommes d’accord !
— Hey ! Je suis venue pour m’excuser, même si ce n’est pas ma faute, et
tout ce que tu fais, c’est me hurler dessus ! Je ne suis pas venue pour ça !
— Quoi ? Tu t’attendais peut-être à ce que je t’accueille les bras ouverts ?
Tu te moques de moi ?
— Pas du tout ! Je voulais simplement te dire que je n’étais pas responsable
de ce torchon !
— Évidemment ! Tu n’es jamais responsable de rien !
— Quoi ?
— Tu as très bien entendu.
Les quelques passants dans la rue nous regardent étrangement quand ils
nous croisent.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu crois que tu es la seule à te souvenir de l’époque du lycée ? Tu crois
que j’ai oublié que par ta faute, j’ai perdu mon premier amour ?
— Quoi ? Mais c’est une blague ? crie-t-elle, excédée.
— Pas du tout ! Paty n’a jamais voulu me reprendre après que tu m’as
embrassé.
— Que je… attends, tu inverses complètement les rôles ! Bon sang, c’est
n’importe quoi. Qu’est-ce que ça vient faire là de toute façon ! J’ai été bien
bête de vouloir m’excuser alors que je n’y suis pour rien ! dit-elle en
commençant à faire demi-tour.
— Heather, attends ! Je suis désolé ! Tu débarques pour discuter, mais tout
est encore confus dans ma tête. Reste, on va prendre un café et régler cette
histoire une fois pour toutes, dis-je en lui tenant le bras fermement pour la
ramener vers moi.
— Non ! Ça ne sert à rien, c’est complètement con, Noah ! Bordel,
j’aimerais ne t’avoir jamais rencontré !
— Heather, enfin, dis-je en tirant un peu plus sur son bras.
— Lâche-moi ! me lance-t-elle avant de se dégager violemment de mon
étreinte, dans un mouvement qui la fait basculer vers la route.
C’est précisément ce moment que choisit le conducteur de la voiture rouge
pour venir la percuter de plein fouet. Elle est projetée par-dessus le pare-
brise et le toit, avant de retomber lourdement sur le sol. Plusieurs personnes
se mettent à crier, moi y compris. La voiture ne s’arrête même pas, et je n’ai
pas le temps de réaliser ce qui se passe, qu’elle est déjà loin.

Heather est devant moi, allongée sur le sol. Inconsciente.

— Heather ! Heather ! Bon sang ! dis-je, n’en croyant pas mes yeux.
— J’appelle les secours ! dit quelqu’un dans le petit attroupement qui s’est
formé autour de nous.
— Que personne ne la touche, on ne connaît pas l’étendue de ses blessures,
dis-je, ayant complètement retrouvé mes esprits.
Du sang coule de plusieurs endroits de son corps, y compris de son nez et
de ses oreilles. Mon cœur bat à mille à l’heure. Je commence à me sentir
vraiment mal. Des frissons horribles remontent le long de ma colonne
vertébrale. Tout s’est passé si vite ! Je me penche vers elle, et colle mon
oreille près de son nez afin de déterminer si elle respire. C’est le cas. Elle
est vivante.
Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
7
Heather

Quand j’arrive devant chez Noah, je suis surprise par tout son système de
sécurité. Je veux dire, évidemment. Il est riche. Il doit protéger ses biens.
Mais bon sang, c’est sacrément sophistiqué ! De l’extérieur, on aperçoit
uniquement les étages de la maison, dissimulée à demi par quelques arbres,
et un peu décalée de ce qui semble être l’allée principale de la propriété.
Découvrir où il habitait n’a pas été une mince affaire, mais mes qualités de
fouineuse finissent toujours par payer. Je ne lâche jamais l’affaire. J’espère
simplement qu’il est prêt à discuter. Je sonne à l’interphone vidéo du grand
portail et quelqu’un me répond rapidement.
— Oui ?
— Euh, bonjour… je… je viens pour voir Noah. Est-ce qu’il est là ?
demandé-je, incertaine quant à l’identité de la personne à qui je m’adresse.
— Qui le demande ?
— Mademoiselle Collins.
— Miss Heather ? me demande une voix qui me rappelle quelque chose.
— Gloria ? dis-je en reconnaissant soudain mon interlocutrice.
— Oui ! Je ne vous avais pas reconnue, attendez, je vous ouvre, dit-elle
enfin.
Mon taxi m’ayant déposée à quelques rues d’ici, je me sens un peu ridicule
lorsque je passe l’énorme portail à pied. Je remonte l’allée menant jusqu’à
l’énorme propriété. Bon sang. C’est ici qu’il vit ? C’est complètement
insensé ! La propriété est imposante et la maison construite dans un style
assez moderne, possède tout de même quelques touches d’ancien. Je sais
que nous sommes dans l’un des quartiers les plus riches de la ville, mais
c’est tout de même quelque chose de voir une de ces maisons de ses propres
yeux. Déjà, je vois la porte d’entrée s’ouvrir et Gloria m’accueillir avec un
grand sourire.
— Bonjour Miss Heather ! me lance-t-elle alors que je reste sur le perron.
— Bonjour Gloria. Ça fait un bail, hein ?
À vrai dire, on ne se connaît pas vraiment, mais je l’ai souvent croisée dans
mon adolescence. Je sais qu’elle a toujours été très présente pour Noah, et
elle m’a toujours fait l’effet d’une femme sympathique. Toujours aux petits
soins, à anticiper les moindres besoins et désirs de la famille, tout comme sa
mère avant elle.
— Oui, oui ! Alors comme ça, vous venez voir M. Hill ?
— Oui, mais, il ne sait pas que je suis là. Je ne l’ai pas prévenu. J’aimerais
discuter avec lui… de certaines choses, dis-je en restant vague.
— Oh, je vois, je vais vous le chercher. Ne restez pas là, entrez.
J’entre dans la magnifique demeure et j’en ai le souffle coupé. Tout ici sent
le luxe à plein nez. Je n’ai pas vraiment l’habitude. Le sol du hall d’entrée
est en marbre. En marbre ! Un énorme chandelier en cristal pend du haut
plafond, et des moulures sont savamment disposées sur certaines parties des
murs. Le mobilier est épuré, mais luxueux, et tout est impeccablement
propre.
— Je reviens, M. Hill est… oh hum… il n’est pas très loin, dit-elle en se
dirigeant vers ce qui ressemble à un salon.
En total désordre, détonnant complètement avec l’impeccabilité de la
maison. On dirait qu’il a fait la fête. Il est… ce sont… combien ? Trois
paires de jambes que je distingue à ses côtés ? Bon sang. Fidèle à sa
réputation, finalement. Après plusieurs longues secondes, Gloria revient.
— M. Hill arrive, il… hum… il demande si vous pouvez patienter quelques
minutes… le temps qu’il se rafraîchisse. Il veut bien discuter avec vous,
uniquement si vous l’accompagnez à l’extérieur pour prendre un café.
— Très bien. C’est d’accord, dis-je en tentant de jeter un nouveau coup
d’œil au salon.
Il a disparu. Je ne sais pas où il est passé. Il a certainement emprunté une
porte dérobée pour m’éviter. Je sens le stress monter en l’attendant.
J’avance un peu, par pure curiosité. J’ai l’impression qu’il y a un nombre
incalculable de pièces, et je pense à cette pauvre Gloria qui doit
certainement gérer seule l’intendance de cette maison. Quel boulot !
Dix minutes plus tard, Noah revient frais et dispo. Il porte un vieux jean et
un tee-shirt simple mais de marque, ce qui lui donne un côté décontracté
que je ne lui connaissais pas encore. Ça lui va plutôt bien ! Bon, j’essaie de
me préparer mentalement…
— Salut, dit-il d’un ton froid.
— Salut, dis-je en essayant de ne pas me vexer.
— Je te préviens, j’ai la gueule de bois. Il me faut absolument du café.
— Très bien. Je te suis.
Nous avançons au pas de course vers une destination inconnue. Cette
discussion s’annonce un peu plus compliquée que ce que j’avais prévu.

Mais « compliqué » n’était pas le mot que j’aurais dû utiliser… Notre


discussion vient de franchir un cap sur l’échelle de l’absurde.
— Non ! Ça ne sert à rien, c’est complètement con, Noah ! Bordel,
j’aimerais ne t’avoir jamais rencontré ! lâché-je, de rage.
— Heather, enfin ! reprend-il en tirant un peu plus sur mon bras.
— Lâche-moi ! ajouté-je avant de tirer un coup sec sur son bras pour me
dégager de lui.
Je n’avais pas prévu que ce geste me fasse perdre l’équilibre. J’ai chancelé
sur la route, et avant d’avoir le temps de comprendre quoi que ce soit, un
énorme crissement de pneu retentit et mon corps est projeté par-dessus la
voiture. Puis, tout est noir.
J’ouvre les yeux difficilement, mais tout est embrouillé. Ma tête me fait un
mal de chien. Est-ce que j’ai pris une cuite hier soir ? Je me sens bizarre,
comme si je ne pouvais pas bouger de mon lit. Ça sent une drôle d’odeur
également. Je cligne plusieurs fois des yeux et j’arrive enfin à voir ce qui
m’entoure. Est-ce que… c’est un hôpital ? Qu’est-ce que je fais là ? Je suis
complètement vaseuse… J’ai les oreilles qui bourdonnent. Il y a une sorte
de capteur relié à mon doigt. J’ai une jambe et un bras dans le plâtre, et tout
mon corps est engourdi. Je me redresse tant bien que mal et je sens que ça
bouge près de moi… quelqu’un s’était endormi, la tête posée à côté de
moi… est-ce que c’est…
— Heather ? Oh mon Dieu ! Tu es réveillée !
Je fronce les sourcils. Noah ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Que fait-il ici ?
Pourquoi est-ce qu’il a l’air d’avoir vieilli de dix ans ?
— Noah ? C’est… qu’est-ce que t’as fait à ton visage ? Et… à ton…
Je n’arrive pas à prononcer la suite. Mais quand donc a-t-il eu le temps de
développer tous ces muscles ? Ils ont poussé dans la semaine ? Je ne
comprends rien à ce qui se passe. Je me sens beaucoup trop mal à l’aise.
J’ai l’impression d’être dans un mauvais rêve. Je vais me réveiller, c’est sûr.
N’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que je fais là ? Et… pourquoi tu viens me voir à l’hôpital ?
dis-je, curieuse d’en apprendre plus.
— Heather c’est… attends, je vais aller chercher le docteur. Tu as eu un
accident, mais tu vas bien maintenant. Je reviens vite.
Il disparaît de la chambre et mon cœur se met à battre la chamade. Noah
Hill est venu me voir, moi, à l’hôpital ! Si Paty apprend ça, elle va lui faire
une scène ! Mais il y a tout de même un truc qui me chiffonne… je n’arrive
pas à me souvenir de mon accident ! Est-ce que je conduisais ? Je suis
montée en voiture avec quelqu’un après une fête ? Je commence vraiment à
paniquer, surtout que je ne vois pas Noah revenir. Pourquoi personne n’a
prévenu ma mère ? Quelqu’un peut-il me dire ce qui se passe ? La bile me
remonte dans la gorge et je fais tout mon possible pour ne pas vomir mes
tripes. L’air sent les médicaments et le sang. Je me touche la tête et me rend
compte qu’un gros bandage l’entoure. Qu’est-ce que j’ai eu ? Ça me tire
tellement que j’ai envie de prendre une paire de ciseau et de couper ce qui
me serre le crâne.
Je sens des larmes couler le long de mes joues, je me sens comme
prisonnière. Je n’arrive pas à bouger comme je voudrai dans ce maudit lit !
Soudain, la porte de la chambre s’ouvre et Noah revient avec un homme
beaucoup plus âgé. Il doit avoir au moins quarante ans ! Je ne peux pas
m’empêcher de fixer Noah, qu’est-ce qu’il est beau ! J’ai un peu chaud tout
à coup. Noah s’assied à côté de moi et le docteur prend une mine sévère.
— Heather. Bonjour, je suis le docteur Abrahms.
— Hm… Bonjour, docteur, dis-je, sentant une pointe d’appréhension dans
mon ventre.
— Vous devez vous demander ce que vous faites ici, n’est-ce pas ?
J’acquiesce.
— Heather, je suis désolé. Vous avez eu un accident assez grave. Vous avez
été renversée par une voiture.
— Quoi ?!
— Quelqu’un a foncé droit sur vous, et ne s’est pas arrêté.
— Le salaud ! Putain ! lancé-je outrée.
— Heather, il faut que je vous dise autre chose.
Pourquoi il me vouvoie celui-là ? J’ai pas son âge hein !
— Heather… ça va aller, me dit Noah en me serrant la main.
Il me serre la main ! Pourquoi ? Ce n’est pas bon signe. Quelqu’un est mort
? Il fallait qu’il m’arrive un truc pour qu’il se rapproche de moi ? Il fallait le
dire plus tôt ! Quand je vais raconter ça à maman…
— Hm… Heather, voilà. Vous êtes restée inconsciente pendant trois jours.
Si cela était bien pour vos blessures, c’était assez inquiétant pour votre
tête…
— Je ne comprends rien. Pourquoi je ne me souviens pas de l’accident ? Et
pourquoi Noah a l’air différent ?
— Heather, nous n’avons pas encore bien pu mesurer l’étendue des dégâts
sur votre cerveau. Mais Noah est là pour vous aider. Vous n’allez pas
pouvoir vous débrouiller seule pendant quelque temps…
— Seule ? Mais vous rigolez ? C’est bon ! Ma mère peut très bien s’occuper
de moi, vous savez !
Le docteur dont j’ai oublié le nom et Noah se regardent étrangement, et je
sens comme une boule se former dans mon estomac.
— Vous me faites flipper ! Dites-moi ce qui se passe à la fin ! Je vais très
bien, vous voyez, je suis capable de parler… oh mon dieu !
— Quoi ? Que se passe-t-il Heather ?
— Aujourd’hui… c’est… on doit rentrer aussi vite que possible. C’est le
jour du choix de la décoration pour le bal de promo. Vous ne comprenez pas
docteur, c’est genre hyper important ! dis-je en essayant de me lever de mon
lit.
— Qu’est-ce que vous… vous ne pouvez pas vous lever. Gardez votre
calme, Heather. Tout ira bien. Vous êtes en sécurité ici. Votre corps va avoir
besoin de temps pour se remettre. Il a subi un énorme traumatisme.
— Oui Heather… c’est bon… ne t’inquiète pas, dit Noah d’un ton calme.
— Noah ?
— Oui ?
— Pourquoi tu es en costume ? Tu vas porter ça au bal ? Tu as fait des
essayages ? demandé-je sans grande conviction.
— Hum… quelque chose comme ça, Heather…
— Mlle Collins, je repasserai vous voir dans quelques heures, d’ici là, vous
devriez vous reposer.
— Me reposer ! Mais je ne comprends rien à ce qui se passe, dis-je en
m’agitant dans mon lit.
Le docteur bloque le seul bras que j’ai de libre, et je commence vraiment à
paniquer. Je sens mon cœur accélérer dangereusement et la machine qui est
reliée à mon doigt émet des bips de plus en plus rapprochés.
— Il faut que vous vous calmiez, Heather.
— Je suis calme… je… ah ! Putain, mon corps me fait un mal de chien !
avoué-je en sentant une énorme tension dans mes jambes.
— C’est normal ! Vous souffrez de multiples blessures. Regardez. Vous
avez des calmants si vous souhaitez vous soulager un peu. Il vous suffit
d’appuyer sur ce bouton. OK ?
— OK. Mais je veux sortir d’ici au plus vite. Y’a pas moyen que je rate les
cours trop longtemps, c’est hyper important.
— D’accord… très bien.
Le docteur sort de la pièce avec Noah et je me retrouve à nouveau seule.
Mon corps me fait trop mal. J’appuie sur le bouton que m’a montré le
docteur et j’essaie de me calmer. Comment je pourrais être calme ? Un taré
m’a écrasée ! On doit voter pour le thème du bal de promo et Noah reste
avec moi depuis tout à l’heure. Ça devait vraiment être très grave pour qu’il
ait peur comme ça. Je ferme les yeux. Je me sens un peu vaseuse, comme si
j’allais vomir.

Quand je me réveille, je sais plus ou moins où je suis. Noah est à côté de


moi. Je viens de faire un rêve trop bizarre. Déjà, il n’y avait pas de son.
Ensuite, je voyais une espèce d’immense baraque bien entretenue, le genre
de truc que peuvent se payer les célébrités. C’est clair, cette maison, tout le
monde aimerait y vivre. Mais bordel, ça doit être un vrai cauchemar à
nettoyer ! J’ai la bouche toute pâteuse. Noah me fixe et on dirait qu’il a
passé une sale journée.
— Heather. Comment tu te sens ? demande-t-il en me regardant avec ses
yeux verts vraiment trop beaux.
— Ça va. J’ai un peu soif…
— Tu veux que j’aille te chercher une boisson au distributeur ?
— Hum… juste de l’eau, là, ça ira, dis-je en remarquant une carafe posée
sur une table à roulettes pas très loin.
— D’accord… tiens.
Il me sert un verre d’eau et me le tend. Par réflexe, j’essaie de l’attraper
avec ma main droite, mais mon bras est bloqué par le plâtre. Je le prends
donc avec ma main gauche et je le porte à mes lèvres, en tremblant un peu.
Ça fait du bien.
— Merci, dis-je en lui tendant le verre vide.
Sa mâchoire se serre un peu. On dirait qu’il est sur le point de dire quelque
chose de compliqué.
— Heather… comme tu l’as compris, tu as eu un accident.
— Oui. D’ailleurs, où est ma mère ? Pourquoi elle n’est pas là ? Tu l’as
prévenue ?
— Bon sang… le docteur a dit que ça pouvait arriver… mais là, je… je ne
sais vraiment pas comment amener les choses, dit-il en se passant la main
dans les cheveux.
Je ne l’avais encore jamais vu faire ça… il agit si bizarrement.
— Le docteur Abrahms a dit qu’on ne devait pas attendre pour te dire
certaines choses, car ça pourrait être plus difficile à accepter après. Il espère
que ça ravivera aussi d’autres souvenirs…
— Difficile à accepter ? Quoi ? Ma jambe est foutue ? Je ne pourrais plus
marcher ? Putain ! Tu me fais peur, Noah !
— Non, non ! Ton corps va très bien… du moins, tout ce qui ne concerne
pas ton cerveau.
— Tu insinues que je suis un peu bête ? demandé-je, choquée.
— Pas du tout, Heather… j’essaie de t’expliquer, mais je suis un peu
maladroit.
— OK, balance la sauce alors ! C’est si terrible que ça ?
— Hum… Tu souffres d’une perte de mémoire. Lors de ton accident, ton
cerveau a dû se mettre en mode survie.
— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ? Il m’a dit que j’avais été inconsciente
trois jours… il a menti ?
— Non. Tu es bien restée inconsciente trois jours… sauf qu’il semble que
tu sois restée bloquée à tes dix-sept ans.
— Tu me fais marcher Noah ! J’ai dix-sept ans, et toi dix-huit !
— Non Heather… il s’est passé pas mal de temps, à vrai dire.
— Quoi ? Mais… je ne comprends pas…
— Tu sembles avoir occulté pas mal d’éléments, mais le docteur dit qu’il
est très probable que tes souvenirs reviennent peu à peu…
— Probable ? dis-je en paniquant.
Soudain, j’ai l’impression que mon corps ne m’appartient plus. Ma main se
pose sur ma poitrine, et je constate qu’elle est bien plus grosse que dans
mes souvenirs… qu’est-ce que c’est que ce bordel ? J’ai l’impression d’être
dans un film !
— Heather, je suis désolé, mais… tu as perdu plusieurs années de
souvenirs. Neuf ans pour être exact.
— Quoi ? Je… c’est impossible !
— Je suis tellement désolé Heather, me dit Noah en s’asseyant sur mon lit
d’hôpital.
Sans réfléchir, je me blottis contre lui et je m’effondre.
8
Noah

Je sors de la chambre d’hôpital avec le docteur Abrahms. Je suis tellement


inquiet.
— Bien, M. Hill… comme vous le constatez, on va devoir faire face à une
situation très complexe.
— Complexe ? Mais… elle n’a l’air de ne se souvenir de rien ! Comment
est-ce possible ? Et pourquoi a-t-elle l’impression d’être encore une
adolescente ?
— Je n’ai pas toutes les réponses, hélas. Tout ce que je sais, c’est que face à
un grand choc, le cerveau peut se verrouiller pour se protéger. La mémoire
est occultée… certaines personnes retrouvent leurs souvenirs, pour d’autres,
c’est plus compliqué. On va devoir faire un scanner pour voir comment
évolue son hématome cérébral. Il est situé sur la zone des souvenirs, on
savait donc que c’était une probabilité…
— Je… bon sang… elle va être complètement dévastée…
— M. Hill. Il faut absolument que vous soyez là pour elle… Avez-vous
contacté ses proches ?
— Elle… elle n’a plus personne, dis-je en repensant à ce qu’elle m’a dit
lors de l’interview.
Depuis, j’ai fait des recherches et j’ai découvert qu’en effet, sa mère est
bien décédée. Comment ai-je pu croire qu’elle avait menti sur ça ? J’ai bien
l’air d’un con, maintenant.
— Alors vous allez devoir l’aider à réapprendre qui elle est, me dit-il d’un
air compatissant.
— Sa mère est morte récemment…
— Je vois… hum, aussi difficile que cela puisse être, il faut le lui dire sans
plus attendre.
— Quoi ? Vous êtes sûr ? Ça ne va pas encore plus la déstabiliser ?
— C’est une possibilité, mais dans son cas, je pense qu’il faut le lui dire.
Elle a besoin de vite avancer pour se souvenir de la Heather d’aujourd’hui.
Lui cacher et lui avouer ça plus tard ne fera qu’empirer les choses.
— Très bien… je… je vais m’en charger…
— Essayez de voir comment elle se comporte à son prochain réveil, mais il
semble qu’elle soit en effet restée « bloquée » à ses années de lycée…
— Bon sang…
— Je sais que ça doit vous faire un choc à vous aussi… mais elle a besoin
de vous, Noah.
— Oui, je… je vais faire le maximum… merci docteur, dis-je alors qu’il
repart s’occuper d’autres patients.
Comment lui dire ? Et comment va-t-elle réagir quand je vais anéantir sa
vie ? Elle ne devrait pas avoir à revivre ça ! Et dire que c’est ma faute ! Si je
ne l’avais pas entraînée dehors pour aller boire un café, elle ne se serait
jamais débattue et n’aurait pas atterri sur la route… Elle disait justement
avoir mal vécu la période de fin de lycée, et voilà qu’elle retombe en plein
dedans ! La vie peut tellement être cruelle… de plus, pour elle, le bal n’est
jamais arrivé. Nous ne nous sommes jamais embrassés, et… il est évident
que son coup de cœur pour moi est au centre de ses pensées… Réfléchis,
Noah… Je vais devoir lui annoncer des choses terribles, mais au moins, je
peux être là pour elle. Elle n’est pas obligée de se sentir mal. Je peux faire
en sorte qu’elle aille bien. Je dois faire en sorte qu’elle aille bien.
Je m’éclipse à l’extérieur de l’hôpital pour passer quelques coups de fil
professionnels et mettre au courant le patron de Heather de sa situation.
Bien sûr, quand je lui ai dit qu’elle avait eu un accident à la suite à notre
discussion à propos de son article… il était dans ses petits souliers. Il m’a
garanti qu’elle aurait toujours son poste quand elle irait mieux, et que bien
entendu, elle serait payée jusque-là. Je n’ai aucune idée de comment va se
passer la suite. Je me sens tellement mal pour elle. J’espère qu’elle va
pouvoir sortir assez rapidement et surtout qu’elle va retrouver la mémoire.
C’est quelque chose de tellement flippant !
Quand je suis de retour dans la chambre, elle dort encore. Je profite de ces
derniers instants de calme avant de devoir bouleverser son présent. Même
s’il n’est pas le présent actuel.
Quelques minutes plus tard, je sens qu’elle remue sur son lit. Elle ouvre les
yeux et semble prendre quelques secondes pour observer son
environnement. On dirait qu’elle commence à assimiler certaines choses.
— Heather. Comment tu te sens ? demandé-je en essayant de ne pas trop la
brusquer.

— Quoi ? Mais… je ne comprends pas…


Comme prévu, elle ne semble pas comprendre ce que je lui raconte. J’ai
peur de lui dire la vérité. Ses yeux cherchent partout dans la pièce, et je
peux clairement lire la panique sur son visage.
— Tu sembles avoir occulté pas mal d’éléments, mais le docteur dit qu’il
est très probable que tes souvenirs reviennent peu à peu…
— Probable ? dit-elle, affolée.
Soudain, elle pose une main sur sa poitrine, puis se palpe le corps, comme
pour vérifier si je dis vrai. Quelque chose doit tilter dans sa tête, car elle a
l’air d’essayer de rassembler les pièces d’un puzzle.
— Heather, je suis désolé, mais… tu as perdu plusieurs années de
souvenirs. Neuf ans pour être exact.
— Quoi ? Je… c’est impossible ! dit-elle, sa voix se brisant.
— Je suis tellement désolé Heather, dis-je en m’asseyant sur son lit
d’hôpital.
Je me rapproche d’elle, et sa réponse ne se fait pas attendre. Elle m’entoure
de ses bras tremblants, pose sa tête contre mon torse, et fond en larmes. Bon
sang, j’aurais dû savoir que ça lui ferait cet effet. À quoi je m’attendais au
juste ?
— Chut… tout va bien, dis-je, tentant de la réconforter.
— Je… comment c’est possible, Noah ! dit-elle en sanglotant de plus belle.
— Ne dis rien… ça va aller. Je suis là maintenant. Tu n’es pas seule.
Ma mâchoire se serre et je fais de mon mieux pour ne pas pleurer avec elle.
Je dois être fort pour elle, et pour l’instant, elle n’a pas besoin de savoir que
je suis responsable de son accident. Elle ne peut pas se retrouver seule, pas
comme ça. Pas maintenant. Elle continue de pleurer contre moi, et je passe
la main dans son cou, ne pouvant atteindre le haut de sa tête à cause du
bandage. Ils ont pu faire en sorte d’ouvrir sans trop lui raser la tête. Elle
pourra facilement camoufler ça avec sa jolie chevelure.

Je ne sais pas combien d’heures ont passé, mais quand nous ouvrons les
yeux, le docteur entre dans la chambre.
— Comment va-t-elle ? demande le docteur Abrahms en pointant le menton
vers Heather.
— Ça pourrait être pire, dis-je en me redressant.
— Vous savez que je suis réveillée et que je peux entendre tout ce que vous
dites ? dit finalement Heather.
— Bien sûr… dit à nouveau le docteur.
— Heather, je suis tellement désolé…
— Mlle Collins, j’ai en effet demandé à M. Hill de vous faire part de
certaines choses, car je pense que ça peut être bénéfique pour vous sur le
long terme. Cependant, vos blessures physiques vont vous mettre
temporairement en arrêt de travail…
— De… travail ? Mais j’ai… je suis lycéenne…
— Non… tu… je t’ai expliqué, Heather…
— Laissez… elle peut mettre du temps à l’assimiler, c’est tout à fait normal.
Quand elle réagit de cette façon, poursuivez dans ce que vous voulez lui
dire et ne vous focalisez pas trop sur ce qu’elle répond.
— Très bien… c’est vous le professionnel.
— Alors… comme je disais… vous allez avoir besoin d’aide pour les
tâches du quotidien… et de quelqu’un qui s’occupe de vous également…
— Je… je pourrais le faire, proposé-je en regardant Heather.
Ses yeux semblent soudain s’éclairer, mais son regard s’assombrit assez
vite.
— Tu serais d’accord, Heather ?
— Hum… je suppose que je n’ai pas vraiment le choix, si ?
— En effet… c’est juste que…
— Ta mère est décédée, Heather. Il n’y a pas si longtemps, d’ailleurs.
Ses yeux se figent et se remettent à couler sans interruption, mais elle ne dit
rien.
— Je suis navré pour vous, Mlle Collins, mais il fallait que vous le
sachiez… étant donné que M. Hill propose de vous aider…
— Je pense que j’avais plus ou moins deviné par moi-même, arrive-t-elle à
dire.
— Quoi ? Comment ça ? dis-je, intrigué.
— Franchement, il m’arrive un truc comme ça, aussi grave, et ma mère
n’est pas là ? Si c’est arrivé il y a trois jours, elle aurait dû être là. La seule
raison qui peut expliquer son absence c’est… c’est qu’elle est bel et bien
morte…
Sa voix se brise à nouveau et j’ai l’impression que je vais m’écrouler à ses
côtés. C’est tellement injuste. Elle est passée à travers ça en étant adulte, et
c’était déjà assez difficile à vivre, mais en ce moment, son cerveau semble
croire qu’il a dix-sept ans, et vivre la perte d’un parent, en particulier à cet
âge, c’est vraiment horrible. J’aurais aimé qu’elle n’ait jamais à revivre ce
moment.
— Est-ce qu’elle… a souffert ? demande-t-elle en me suppliant du regard.
— Je…
— Non, ne me dis rien, ajoute-t-elle.
— Heather…
— Non, il vaut mieux que je ne sache pas. Si jamais elle est morte des
suites d’une longue maladie, je ne veux pas le savoir. Si ça a été soudain,
non plus. Elle est morte. C’est déjà bien assez horrible de toute façon.
— Je suis désolé, Heather, dis-je en me rasseyant auprès d’elle.
— Ce n’est pas ta faute…
— Très bien… je viendrai vous chercher demain matin pour un nouveau
scanner, et nous pourrons décider si une sortie est envisageable.
— D’accord. Et si c’est le cas ? demande-t-elle les yeux pleins d’espoir.
— Tu pourrais rester un moment avec moi, enfin… ma maison est bien
assez grande pour ça et j’ai des gens qui m’aident. Qu’en dis-tu, ça pourrait
être bien pour toi, non ? proposé-je.
— Tu es sûr que ça ne te dérange pas ?
— Pas du tout… je vais essayer de faire récupérer tes affaires. Tu dois juste
te concentrer sur ta guérison, d’accord ?
— D’accord.
— Je vous laisse, j’ai d’autres patients à voir.
— Bien sûr docteur… merci encore.
— Au revoir docteur.
Le docteur Abrahms quitte la pièce et je me retrouve avec Heather blottie
contre moi. Je dois avouer que ce n’est pas désagréable de la sentir si
proche. Elle n’a aucune hostilité envers moi et franchement, c’est un
soulagement. J’ai vraiment envie qu’elle aille mieux. Je dois l’aider.
— Noah ?
— Oui ?
— Tu… tu es resté. C’est vraiment gentil de ta part… je ne comprends pas
encore tout, mais si tout ce temps est vraiment passé, et que tu es là… c’est
que nous sommes amis, non ?
— Hum… je…
— Je suis tellement rassurée ! Je suis contente qu’on ne se soit pas perdus
de vue après le lycée, et si tu fais partie de ma vie, c’est que tu es quelqu’un
d’important pour moi. C’est tout ce que je sais.
Je réfléchis à ses paroles. Elles ne sont pas si bêtes que ça. Je veux dire… je
n’étais pas vraiment important pour elle… mais maintenant si. Elle se
raccroche à moi. Je peux devenir quelqu’un sur qui elle peut compter. Ça a
l’air de vraiment lui faire plaisir. Tout le monde mérite d’avoir un ami
proche qui le soutient dans les mauvais moments comme dans les bons.

Deux jours plus tard, Heather a enfin eu le feu vert pour quitter l’hôpital, et
nous arrivons à la maison ensemble. Tout mon personnel est au courant de
la situation, et je sais déjà que Gloria va m’être d’une grande aide. J’espère
qu’Heather va vite trouver ses marques et qu’elle va se remettre de ses
blessures. Je pousse son fauteuil roulant dans l’allée qui mène à la maison.
— Waouh ! Tu habites ici ? s’écrie Heather, admirative.
— Oui ! La maison te plaît ?
— Elle est démente ! Mais… c’est trop bizarre… j’ai une impression de
déjà vu ! Tu sais, comme si j’avais déjà vécu cette situation…
— Je vois… c’est… hum…
— Oh, je sais, mon cerveau est un peu en compote en ce moment, je dis
sûrement des conneries.
Nous arrivons devant la porte d’entrée, et je n’ai pas le temps de l’ouvrir
que Gloria nous accueille.
— Monsieur Hill ! Mademoiselle Collins !
— Gloria ! dit Heather, les yeux brillants.
Elle ne se souvient pas de ces neuf dernières années, et pourtant, elle se
souvient de Gloria ? Hum… j’imagine que pour elle, c’est comme si elle
l’avait vue quelques jours plus tôt… ce qui n’est pas totalement faux.
— Entrez, entrez ! Je vous ai préparé un bon petit plat pour vous souhaiter
la bienvenue.
Nous entrons et je referme la porte derrière moi. Je me rends compte que
c’est la première fois qu’une femme va habiter avec moi.
9
Heather

La maison de Noah est vraiment étonnante. Je n’aurais jamais imaginé


pouvoir vivre dans un tel endroit, même si ce n’est que provisoire. Je savais
que Noah faisait partie d’une famille de riches, mais le voir avoir sa propre
maison, c’est quelque chose. Je me sens complètement déboussolée depuis
que nous sommes rentrés la veille. Le docteur… je n’arrive jamais à me
souvenir de son nom, m’a expliqué que mon cerveau allait parfois réagir de
manière étrange. Comme si ma personnalité de mes dix-sept ans se
confrontait tout le temps avec ma véritable personnalité, du moins, celle que
je suis censée avoir. Parfois, je vais avoir des réactions complètement
adultes, et parfois, je vais réagir comme une ado. C’est vraiment particulier.
J’ai encore du mal à faire des tâches toutes simples comme manger ou me
déplacer, car je suis encombrée avec mes membres plâtrés.
Heureusement, Gloria m’aide pour me laver. C’est bizarre, mais je ne me
sens pas gênée quand elle est là. Noah essaie d’être présent, mais il a l’air
d’être quelqu’un d’important. Assez important pour être tout le temps
accroché à son téléphone… d’ailleurs, ils sont assez étonnants. Tout est
tactile, mais ça va bien plus vite que dans mes souvenirs. Les écrans sont
hyper grands. Je trouve ça un peu encombrant, mais apparemment, c’est la
norme.
Noah m’a proposé la chambre juste à côté de la sienne, au cas où j’ai besoin
de son aide. Le truc le plus chiant, c’est pour aller aux toilettes, j’essaie
donc de ne pas devoir y aller la nuit. Ce serait vraiment trop la honte si
Noah devait m’y emmener. J’ai encore un peu de mal à me regarder dans le
miroir, j’ai l’impression d’être vieille. Ça fait tout drôle. La seule chose que
j’aime bien, c’est mon corps. Si on met de côté que j’ai un bras et une
jambe dans le plâtre, je suis plutôt pas trop mal ! Mes cheveux sont
beaucoup plus beaux qu’avant, et j’ai l’air de m’entretenir un peu ! Je n’ai
plus qu’à remuscler mon cerveau. J’ai vraiment envie de retrouver ma vie.
Tout est si bizarre.
Imaginez que vous vous réveillez presque dix ans plus tard, et que votre
coup de cœur du lycée s’occupe de vous, car vous êtes incapable de le faire
vous-même. Il y a de quoi devenir maboule. J’essaie de faire abstraction de
ça, mais quand Noah s’approche de moi, ça me picote dans tout le corps.
C’est une sensation vraiment étrange, mais pas du tout désagréable. Je n’ai
aucune idée d’où il en est dans sa vie. Est-il encore avec Paty ? Ils étaient
tout le temps collés l’un à l’autre… même s’ils se disputaient souvent. C’est
obligé qu’elle soit encore dans les parages, non ? Elle est tellement belle.
Était ? Je n’en ai aucune idée. De toute façon, pour l’instant, elle n’est pas
là, et ça me va bien. Je peux profiter de la présence de Noah sans me sentir
trop coupable.
Quand Noah a fait venir mes affaires de chez moi ce matin, j’étais un peu
perplexe. Tout tient dans une seule chambre. Ça fait un peu pitié, non ? Je
n’ai pas grand-chose, mais je n’ai pas encore osé fouiller dans l’ordinateur
portable qui est posé sur la coiffeuse de la chambre. De toute façon, je ne
peux même pas utiliser mes bras correctement. C’est tellement frustrant ! Je
vais vraiment m’ennuyer à rester posée sur mes fesses sans pouvoir
bouger ! J’espère que Noah a prévu quelques trucs pour me changer les
idées, car je risque de vite tourner en rond, surtout coincée dans un fauteuil.
— Heather ? demande Noah en frappant deux coups contre la porte de ma
chambre.
— Ouais ? dis-je en pivotant vers lui.
— Tu… tout va bien ?
— Oui, bien sûr.
— Tu as faim ? Gloria nous a préparé quelque chose…
— Oui, je suis affamée. Ça sent drôlement bon.
— Je suis d’accord avec toi. Allez… viens, dit-il en se penchant vers moi
pour me porter.
Noah s’est procuré un second fauteuil, qui reste tout le temps au rez-de-
chaussée, alors que l’autre est prévu pour l’étage. Du moins le premier.
Bon, ce n’est pas comme si j’avais besoin d’aller visiter les autres étages.
Même si je suis curieuse. J’ai toujours été une petite fouineuse.
Quand il me porte, je me sens spéciale. Heureusement que je ne suis pas
trop lourde… quoi que, avec ses muscles saillants, je suis certaine qu’il
n’aurait aucun mal à me porter.
— Et voilà, madame est arrivée à destination.
— Merci Noah.
— Tu n’es pas obligée de me remercier à chaque fois.
— Quand même… devoir me porter à chaque fois… tu pourrais ne pas le
faire.
— Et quoi ? Je te ferais rouler jusqu’en bas des escaliers ? Tu plaisantes ?
Je ris de bon cœur en imaginant la scène. Ça ne serait pas vraiment
recommandé pour mes blessures, mais ce serait moins douloureux pour lui,
ça, c’est certain.
— Je vois que tu as toujours un bon sens de l’humour, dis-je en roulant
jusqu’à l’immense cuisine.
— Oui, il paraît, dit-il en me faisant un clin d’œil.
Nous nous installons et commençons à déguster les délicieuses lasagnes de
Gloria. Même si ma situation est compliquée, j’ai quand même l’impression
de vivre comme dans un rêve. Il y a pire que de devoir vivre avec un
homme sexy qui a l’air d’avoir bien démarré sa vie, surtout quand c’est
celui sur qui on a craqué. Noah m’observe et me sourit de façon
énigmatique.
— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai de la sauce tomate sur le nez ? demandé-je en le
taquinant.
— Pas du tout… c’est juste que… tu me surprends.
— Comment ça ?
— Tu sembles plutôt bien t’accommoder de la situation… étant donné les
circonstances.
— Ce n’est pas comme si j’avais le choix. Je suis toute seule. Je n’ai plus
de famille, et je n’ai pas non plus l’air d’avoir beaucoup d’amis.
— Je te rassure, en ce qui concerne les amis, je suis un peu dans le même
cas que toi.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tout simplement car c’est la vérité. J’admets que ma vie est plutôt pas
mal, mais j’ai seulement des connaissances dans mon cercle social.
— Je vois. Pas de réel ami. Personne que tu pourrais appeler pour planquer
un corps, par exemple, dis-je en souriant en coin.
Il secoue la tête et me sourit en retour.
— Quelque chose comme ça, oui. Vu le milieu dans lequel je suis, ce n’est
pas vraiment étonnant.
— C’est-à-dire ?
— Dans le monde des affaires, la plupart des affinités se créent lorsque
l’autre personne peut t’apporter quelque chose, un avantage, des
opportunités. Peu de gens sont sincères, et je suis conscient que c’est ce qui
me manque dans la vie.
— Et moi alors ? dis-je presque normalement.
— Toi ? Euh…
— Tu sais bien que j’ai toujours été sincère, non… enfin, j’imagine, si on
est restés en contact… Désolée, je ne sais pas très bien ce que je dis. Je ne
peux pas savoir ce qui est vrai et ce que j’aimerais être vrai.
— Ce que tu aimerais qui soit vrai ? demande-t-il en arquant un sourcil
alors qu’il termine son assiette.
— Hum… je euh… disons que mes pensées sont toutes mélangées. Je
devrais apprendre à réfléchir avant de parler.
— Oh ça… je te confirme que tu as développé une franchise assez
impressionnante avec le temps. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tu
ne mâches pas tes mots.
— D’accord ! Parfait alors ! Je suis devenue une casse-couille de première,
c’est ça ? dis-je en essayant de ne pas trop me sentir honteuse.
— Non, je dirais plutôt que tu as pris confiance en toi. Et c’est quelque
chose de super.
— Tu… tu as le droit de m’en dire plus concernant ma « nouvelle vie » ?
— Eh bien, le docteur Abrahms a dit que tu devais être confrontée à ta
réalité donc oui, peu à peu, je peux t’aider à rassembler quelques bribes de
ton identité.
— Génial. S’il te plaît, dis-moi que j’ai au moins…
— Tu es une brillante journaliste. Tu démarres, mais tu as beaucoup de
talent.
— Sérieusement ? dis-je, impressionnée.
— Oui ! Tu as su te donner les moyens de tes ambitions. Tu as obtenu ton
master en journalisme puis… tu es venue travailler ici. Tu as un avenir
brillant qui t’attend.
— C’est formidable ! Vraiment ! je pense que je n’aurais pas pu rêver
mieux !
— Je suis d’accord avec toi. C’est vraiment un luxe et une chance de
pouvoir faire le métier de ses rêves.
— Et toi alors ? J’imagine que ton père doit être tellement fier de toi ! Il a
toujours voulu te voir suivre ses pas, et vu l’endroit où tu vis, tu as l’air
d’avoir plutôt bien réussi !
— Je… euh… oui. Mais mon père nous a quittés quand j’étais encore à
l’université.
— Oh non ! Je suis sincèrement désolée. Merde. Je suis toujours du genre à
mettre les pieds dans le plat on dirait, non ?
— Un peu… mais ce n’est pas grave. J’ai fait mon deuil il y a un petit
moment maintenant.
— Je t’envie… enfin de veux dire… pas d’avoir perdu ton père, mais…
enfin, tu vois ce que je veux dire, j’imagine ?
— Oui… tu m’envies de ne pas avoir à repasser par là. Alors que toi… tu
ressens encore cette perte vivement avec ta mère.
— C’est ça… c’est tellement inexplicable !
— J’imagine.
— C’est comme de vivre dans un épais brouillard et que tout à coup, un
voile se lève pour te montrer la vérité, sauf que tu n’es pas prêt. C’est un
peu angoissant.
— Hum… je comprends tout à fait.
Je termine le contenu de mon assiette et bois un peu de limonade avant de
poursuivre la conversation.
— Maintenant… j’aimerais bien en savoir un peu plus sur toi…
— Comment ça ?
— Eh bien, déjà, pour commencer… je ne vois pas de Mme Hill ? Pourquoi
ça ?
— Toujours aussi directe… ça au moins, c’est un trait de te personnalité qui
n’a pas été effacé, et tant mieux.
— Hum… si tu le dis.
— Pour répondre à ta question, non, il n’y a pas de Mme Hill, car j’ai choisi
de m’amuser plutôt que de me caser. Je ne pense pas être encore assez
mature pour me consacrer pleinement à quelqu’un.
— Pourtant tu t’occupes de moi.
— Ça n’a rien à voir !
— Oh, je pense que si. Tu te voiles juste la face, c’est tout.
— C’est tout de même un peu différent. Tu…
— Hey ! Je te charrie, c’est tout… tu fais bien ce que tu veux, tu sais.
— Oui…
— Donc tu vis dans cette grande maison tout seul…
— Merci de me le rappeler.
— Désolée, je ne voulais pas être…
— Ne t’inquiète pas. Tu dis simplement ce qui te passe par la tête, et je ne
peux pas t’en vouloir pour ça.
— Merci.
— Arrête de me remercier.
— Non, vraiment. Tu n’étais pas obligé de m’accueillir chez toi. Je sais…
enfin, je comprends que tu es assez occupé, et ça doit venir perturber ton
agenda. Je suis désolée.
— Hey ! Heather. Ne fais pas ça. J’ai proposé de te faire venir ici, car je
pense que ce sera beaucoup plus pratique pour toi. Il y a Gloria, et Stephan
peut t’emmener où tu veux si tu le souhaites. Je vais essayer de passer un
maximum de temps avec toi, même si je devrais parfois m’absenter.
— Je comprends tout à fait.
— Mais il y a aussi de quoi t’occuper dans la maison. La télé, pour
commencer, avec un bon nombre de séries à découvrir… et la bibliothèque.
— Tu as une bibliothèque ? demandé-je, intriguée.
— Oui.
— Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ?
— Je t’avoue que je n’y ai pas trop pensé. Tu peux aussi lire sur tablette…
— Tu as un iPad ?
— Oui… même s’ils ont un peu changé depuis le temps. À vrai dire, il
existe même des liseuses…
— Des liseuses ?
— C’est relié à internet, et tu peux acheter la version numérique d’à peu
près tous les titres qui te font envie. Même si je suppose que…
— Oui, je suis plutôt classique en ce qui concerne les livres… j’aime le fait
de tenir un livre entre mes mains… bien que ces temps-ci, ça pourrait
s’avérer peu pratique, dis-je en pointant mon affreux plâtre du doigt.
— Ah… c’est vrai… mais je suis sûr que tu sauras te débrouiller. Pour le
reste… j’ai aussi d’autres idées.
— Vraiment ?
— Oui.
— Comme quoi ?
— Te faire découvrir la ville par exemple… tu ne la connais pas vraiment,
étant donné que tu n’es pas ici depuis très longtemps et…
— Ça me va, dis-je, pleine d’entrain.
— Parfait…
Quelques secondes passent et une petite boule apparaît au creux de mon
ventre.
— Noah, j’ai encore une chose à te demander…
— Oui Heather ? répond-il en me fixant intensément.
— Est-ce que… est-ce que Paty fait toujours partie de ta vie ? demandé-je
finalement.
Je peux voir son visage changer légèrement, puis il pince les lèvres pendant
de longues secondes avant de me répondre. J’espère que je ne l’ai pas
contrarié.
— Non… elle… nos chemins se sont séparés après le lycée…
— D’accord… je… hum. OK.
Je ne sais pas ce que je peux dire ou non. Je vois bien qu’il a de la peine.
Les choses se sont peut-être mal terminées entre eux. Je n’en ai aucune
idée. Même si je me sens mal pour lui, je ne peux pas m’empêcher d’être
tout de même un peu heureuse. C’est vraiment très étrange comme
sensation. C’est comme si on voulait cohabiter à deux dans mon corps, sauf
que je ne contrôle pas du tout ce que je ressens. Il faut que je me comporte
de manière un peu plus mature. Ou il va simplement me considérer comme
une petite adolescente paumée qui doit réapprendre plein de choses. Je ne
suis pas certaine d’avoir envie qu’il me considère comme ça.
Une heure plus tard, Noah m’a informée qu’il allait aller courir. Ça me
laisse tout le loisir d’aller découvrir la bibliothèque. Il pourra m’emmener
dans ma chambre quand il reviendra. Je suis un peu surprise qu’il coure
aussi tard, le soleil s’est déjà couché depuis plusieurs minutes.
Quand je trouve enfin la bibliothèque, cachée derrière le salon, je suis
sidérée. La pièce entière est consacrée à la lecture. Un petit coin cosy y est
aménagé avec un bon fauteuil et de gros coussins. Dommage que je ne
puisse pas m’y installer. Les murs sont recouverts de bibliothèques du sol
au plafond. Quelques objets de décoration y sont disséminés çà et là et une
seule bibliothèque est encore complètement vide. Tout est peint dans les
tons vert foncé, et les bibliothèques sont blanches, ce qui les fait joliment
ressortir. Après avoir contemplé la pièce quelques instants, je choisis
quelques livres dont les titres ne me sont pas totalement inconnus, et
d’autres qui m’interpellent. Finalement, ça ne va pas être si difficile de
trouver de quoi s’occuper ici.
10
Noah

Déjà une semaine qu’Heather est à la maison, et très franchement, je me


suis habitué à sa présence. Ce n’est pas désagréable d’avoir quelqu’un à qui
raconter ses journées, même si j’ai drastiquement raccourci les plages
horaires durant lesquelles je travaille. Elle a l’air d’avoir trouvé ses
marques. Même si je sais qu’elle va mettre du temps à s’en remettre
physiquement, je pense que d’être ici ne peut que lui faire du bien. Pour
l’instant, elle ne me pose pas trop de questions concernant son travail, ce
qui me va bien, car je ne souhaite pas forcément discuter de la raison pour
laquelle elle a eu son accident. Comment pourrais-je lui dire que c’est en
partie ma faute si elle s’est fait renverser par une voiture ? Je culpabilise
tellement, à tel point que je suis prêt à faire n’importe quoi pour la rendre
heureuse et que je serai même d’accord pour valider la moindre de ses
demandes.
Quand j’ai vu qu’elle prenait un réel plaisir à lire, même si elle bute encore
sur certains mots, je me suis dit que lui procurer une liseuse ne pourrait que
l’encourager dans ses efforts. Le cerveau est vraiment quelque chose de
complexe, il oublie comment faire certaines choses, il met un voile sur
certaines parties dont on ne veut pas se souvenir, mais il accentue d’autres
points qui avaient l’air sans importance auparavant. Je ne sais pas comment
fonctionne le cerveau des journalistes, mais je pense que le naturel
reviendra très vite au galop, et qu’elle va retrouver certains automatismes
comme la capacité de pouvoir lire assez rapidement, celle d’analyser, mais
également retrouver son envie irrépressible de fouiner. Pour l’instant, ce
n’est pas encore le cas, alors je me contente de prendre les choses comme
elles viennent. Ça ne sert à rien de se prendre la tête.
Ce matin, quand je suis allé la chercher dans sa chambre, elle avait réussi à
se préparer seule. J’ai donné sa journée à Gloria, car j’ai moi-même pris un
jour pour rester avec Heather. Nous venons de terminer de déjeuner et le
temps est splendide.
— Heather ? demandé-je avec un peu d’appréhension dans la voix.
— Oui ?
— Est-ce que ça te plairait si on s’installait un peu dans le jardin ?
— Hm. Étant donné que je ne l’ai pas encore vu, ça me ferait plaisir. On
pourrait peut-être y lire un peu ?
— C’est exactement ce que je pensais. Je te laisse aller choisir des livres et
je vais nous préparer une citronnade.
— Super ! dit-elle en se rendant immédiatement dans la bibliothèque.
Je suis content d’avoir opté pour un modèle de fauteuil électrique, ainsi, elle
n’a pas besoin de moi pour se déplacer. C’est déjà assez frustrant pour elle,
je ne voulais pas en rajouter. Elle a très vite compris comment faire pour le
diriger.
Quand elle réapparaît, j’ai terminé la citronnade, et un petit tas de livres est
disposé sur ses jambes.
— Hum. Des choix intéressants. Mais… comment as-tu fait pour prendre
celui-là ? Il est placé assez haut sur l’étagère !
— Hey ! Il me reste encore un bras et jambe, hein ! Je peux me débrouiller
un peu !
— Pourquoi tu ne m’as pas demandé de t’aider ?
— Tu sais bien… c’est un peu chiant d’être tout le temps assise, je voulais
me lever un peu. J’ai fait attention, ma jambe plâtrée n’a rien touché, j’ai
pris mon temps…
— Très bien, tant que tu ne te fais pas mal.
Elle lève les yeux au ciel et ça me fait sourire.
— Franchement, tu me maternes un peu trop parfois.
— Désolé, je veille juste à ce que tu ne te casses pas autre chose, dis-je en
riant.
— Très bien, mais fais attention, sinon c’est moi qui risque de te casser
quelque chose si tu es trop… prévenant, finit-elle par dire.
— C’est compris. Je te laisse te débrouiller.
— Merci.
Nous nous installons dans le jardin et je nous sers de la citronnade bien
fraîche.
— C’est très rafraîchissant.
— Parfait pour ces températures.
— Hum. Ton jardin est vraiment splendide. Toutes ces variétés d’arbres et
de fleurs, sans oublier les arbres fruitiers…
— Je n’ai pas beaucoup de mérite, hélas. C’est mon jardinier qui s’en
occupe.
— Eh bien, il fait un excellent travail, dit-elle en me lançant un sourire qui
me perturbe.
Elle se plonge dans son livre et j’en prends un pour faire comme elle. Je
n’arrive pas à me concentrer. Depuis qu’elle vit avec moi, j’ai le plaisir de
la voir tous les jours, et je dois reconnaître que c’est une très belle femme.
Elle n’a pas besoin d’artifices pour être belle. Sa peau légèrement mate est
ornée de quelques petites taches de rousseur. Je trouve que ça lui va
vraiment bien, ça fait ressortir le côté noisette de ses yeux. Son brun est
profond, avec des touches plus auburn quand le soleil vient le frapper
directement de ses rayons. Aujourd’hui, elle porte une petite robe légère, et
je me demande comment elle a réussi à l’enfiler toute seule. En revanche, je
suis certain d’une chose, elle ne doit pas porter de soutien-gorge. Bon sang.
Pourquoi je pense à ça ? Ce n’est vraiment pas le moment ! Gloria n’était
pas là pour l’aider ce matin, et je sais très bien qu’il est impossible de
mettre un soutien-gorge avec un seul bras, à moins qu’elle ne soit
magicienne. L’imaginer sans soutien-gorge sous sa petite robe blanche…
non. Bordel, recentre-toi.
— Tout va bien ? me demande Heather en levant un œil de son livre.
— Hum… oui, pourquoi ?
— Je ne sais pas, ça fait dix minutes que tu es bloqué sur la même page.
— Ah… euh… oui… je… disons que j’ai plein de choses en tête. J’ai pris
des dispositions pour pouvoir travailler d’ici, mais je vais devoir me rendre
à la chaîne d’ici deux jours.
— La chaîne ?
— Oui… je t’ai expliqué…
— Ah oui, pardon. Excuse-moi, avec toutes tes casquettes, ça fait pas mal
d’info à mémoriser, et on ne peut pas dire que mon disque dur soit optimal
en ce moment…
— Pas de problème, je comprends, dis-je en faisant tout mon possible pour
ne pas regarder sa poitrine. L’après-midi passe et je n’arrive pas à aller au-
delà du chapitre quatre.

Deux jours plus tard, c’est complètement dépité que je rentre assez tard
chez moi. J’ai failli y passer ! Un incendie s’est déclaré dans les locaux de
la chaîne, et je me suis retrouvé coincé dans les bureaux, à l’étage.
Heureusement, l’intervention des pompiers a permis une évacuation rapide
de toutes les personnes sur place, et n’y a que quelques blessés légers. On
ne connaît pas encore les causes de l’incendie, mais il semblerait que ce ne
soit pas un accident. C’est presque impossible, pas avec toutes les normes
de sécurités qui sont imposées là-bas. Quand je pense que j’aurais vraiment
pu rester coincé… Que serait devenue Heather ? Bien sûr, elle aurait su se
débrouiller et ses blessures auraient bien fini par guérir un jour, mais pour
ce qui est de sa mémoire, rien n’est moins sûr. Il lui faut vraiment
quelqu’un pour l’aider à se souvenir, mais il faut que ça soit une personne
qui lui veut également du bien. Et pour le moment, on ne peut pas dire que
son entourage regorge de candidats adaptés. Il faut vraiment qu’on sorte un
peu de la maison. Elle doit se faire des connaissances en ville, ou elle va
finir par devenir folle. J’ai conscience que la maison est assez grande pour
qu’elle ne se sente pas trop enfermée, mais tout de même. Je sais qu’au bout
d’un moment, on peut devenir fou à rester enfermé entre quatre murs. C’est
quelque chose que j’ai déjà expérimenté par le passé.
Heather a une force de caractère incroyable. Elle apprend des choses
terribles au fur et à mesure que le temps passe, et elle encaisse tout, sans
broncher. Je ne sais pas comment ça se passe dans sa tête, mais elle a un
sacré mental. Même avant que tout ça n’arrive. Elle avait l’air d’être sûre
d’elle, bien dans ses baskets.
À chaque fois que je la porte pour la monter ou la descendre, je respire
discrètement son parfum. Elle sent tellement bon. Je sais qu’elle prend le
temps de se parfumer. Elle pourrait s’en foutre complètement, pourtant,
c’est un geste qu’elle fait chaque matin. J’aime à croire qu’elle le fait un
peu pour moi. Après tout, il n’est pas interdit de flirter un peu, non ? Elle
n’est pas insensible à mon charme, et apparemment moi non plus.
Dernièrement, certains traits de caractère ressortent un peu plus, comme son
assurance ou sa franchise, tout comme son esprit analytique et sa logique.
Je suis persuadé qu’elle va retrouver la mémoire, même si pour le moment,
je n’ai aucune idée de quand cela va se produire.
Je pousse la porte d’entrée et je suis accueilli par un son très mélodieux :
celui du piano présent dans un des salons de la maison. Quand je découvre
que c’est Heather qui en joue, je suis estomaqué. Non seulement elle joue
avec une seule main, sa main gauche, mais en plus, elle est douée !
— Waouh, dis-je en arrivant derrière elle, ce qui la fait sursauter.
— Noah ! Je ne t’avais pas entendu !
— Désolé, je ne voulais pas te faire peur, dis-je en m’asseyant sur le siège
près d’elle.
— Je sais jouer du piano ! dit-elle d’une voix enjouée.
— Apparemment oui ! Et même plutôt bien.
— C’est tellement frustrant !
— Quoi donc ?
— Eh bien, pour commencer, ce plâtre commence vraiment à être pénible.
J’ai envie d’utiliser mes deux mains, mais je ne peux pas.
— D’accord…
— Ensuite… j’ai oublié comment faire plein de choses, mais je découvre
que je sais faire des trucs dont je n’avais aucune idée.
— Je crois que je vois ce que tu veux dire. Hélas, le docteur Abrahms ne
nous a pas fourni de manuel quand tu es sortie de l’hôpital.
— Il aurait dû ! Franchement, c’est n’importe quoi ! Comment suis-je
censée comprendre qui je suis, si je n’ai pas connaissance de ce que je peux
faire ?
— Sois patiente… je sais que c’est beaucoup demander en ce moment, mais
malheureusement tu ne peux pas faire grand-chose de plus. Tout va te
revenir, tu verras.
— Tu en es sûr ?
— Je le pense en tout cas.
Elle se remet à pianoter délicatement et je reste là, à la regarder. J’ai
l’impression d’être plus proche d’elle que je ne l’ai jamais été, pourtant elle
n’est pas totalement là. C’est très étrange comme sensation. J’ai envie de la
prendre dans mes bras et de la serrer contre moi, mais j’ai peur de gâcher ce
moment, alors je m’abstiens.
Quand elle a terminé de jouer, elle pose la tête sur mon épaule, et nous
restons quelques instants sans rien dire. Je peux sentir son parfum, et c’est
en train de jouer avec mes nerfs.
— Tu sens la fumée… dit-elle sans bouger.
— Hum… oui… je t’expliquerai ça plus tard.
Elle pousse un léger soupir, mais n’insiste pas.
— Il y a eu un incendie dans les locaux de la chaîne.
— Quoi ? dit-elle en se redressant immédiatement.
— Rien de grave… enfin, il y a eu quelques dégâts, mais heureusement, pas
de blessés graves.
— Mon Dieu, mais c’est horrible ! Tu es sûr que tu vas bien ?
— Oui, tout à fait sûr. Je ne voulais pas te contrarier avec ça.
— Je ne suis pas en sucre, tu sais.
— Je m’en rends compte. C’est juste qu’avec tout ce que tu traverses
actuellement, je ne voulais pas te rajouter de stress inutile.
— Je comprends. C’est très gentil, mais je suis plus solide que j’en ai l’air !
— Hm.
— Est-ce que tu sais à quoi c’est dû ? demande-t-elle, de la curiosité dans la
voix.
— Comment ça ?
— L’incendie ? Vous avez des pistes ? Des suspects ? Quelque chose dans le
système de sécurité était défaillant ?
Je la regarde, un peu perplexe. Le cerveau est en effet vraiment très étrange.
— Euh, on penche pour un incendie volontaire… des inspecteurs vont
enquêter en se basant sur les comptes rendus des pompiers et ensuite on
pourra décider de la marche à suivre. Franchement, je ne sais pas qui
pourrait vouloir faire brûler ce bâtiment…
— Moi non plus.
— Tu as déjà mangé ?
— Oui… je ne te voyais pas arriver, alors je ne t’ai pas attendu.
— Tu as bien fait.
— Et toi ? Tu dois avoir faim.
— Non, justement. Toute cette histoire d’incendie m’a coupé l’appétit.
— Je comprends.
— Tu veux boire quelque chose ? J’ai besoin d’un verre…
— Hum… je veux bien, mais… une boisson sans alcool pour moi. Le
docteur a dit qu’il valait mieux que j’évite l’alcool pendant un moment, le
temps que mon cerveau se remette. En plus, ce n’est pas forcément
compatible avec les médicaments que je prends.
— D’accord. Va pour une limonade alors.
— Merci.
Je pars chercher les boissons et quand je reviens, elle n’est plus près du
piano.
— Heather ?
— Par ici ! dit-elle au loin.
— Où es-tu ?
— Désolée, ta maison est trop grande. Je suis dans le salon cinéma.
— J’arrive.
Je la rejoins en quelques secondes, et je la vois, assise bien droite dans son
fauteuil.
— Tu as envie de regarder un film ? demandé-je patiemment.
— Oui, si tu veux bien le regarder avec moi. Ça pourrait te changer les
idées, non ?
— Tu as raison. Je pense même que c’est une excellente idée.
Je pose les deux verres sur la petite desserte à côté du sofa confortable.
— Tu veux que je t’aide à t’installer sur le sofa ?
— Oh, je veux bien oui. J’ai un peu mal aux fesses à force de rester tout le
temps dans ce machin…
— OK… attends, viens là ! dis-je en la portant dans mes bras et en la
déposant doucement sur le sofa.
— Merci.
— Tiens… hop, on va caler ta jambe avec ce pouf.
— C’est parfait. Merci beaucoup !
— Tu as une idée précise de ce que tu aimerais voir ? dis-je en m’asseyant à
sa gauche.
— Je ne sais pas, qu’est-ce que tu as à me proposer ?
— À peu près tout…
— Hum… c’est vrai, j’avais oublié.
— Alors, tu voudrais plutôt regarder quelque chose de drôle ? Ou un
thriller ? Une comédie romantique peut-être ?
— Hm. Pourquoi pas.
— Bridget Jones ?
— Déjà vu…
— Le Bébé de Bridget Jones ?
— Quoi ? Tu plaisantes ?
— Tu ne me crois pas ?
— Euh, non, ce n’est pas ça. Je trouve seulement ça un peu étonnant
comme suite. Allez, j’ai bien envie de me laisser tenter.
— Imagine le nombre de films que tu peux à nouveau voir comme si c’était
la première fois !
— J’avoue que je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle. Et ce
serait pareil pour les dernières tendances musicales… D’un côté c’est un
peu flippant, mais c’est aussi assez cool je trouve.
— Je suis tout à fait d’accord avec toi. Imagine le plaisir de découvrir
sixième sens pour la première fois !
— Tu m’étonnes ! Mais n’allons pas aussi loin. Si on se concentre sur les
films de cette dernière décennie, je pense qu’on a déjà de quoi faire.
— C’est vrai, dis-je en me rapprochant un peu d’elle.
Je mets le film en route et je vois qu’elle est tout de suite happée par ce
qu’elle regarde. Pour ma part, j’ai du mal à détacher mes yeux d’elle. C’est
comme si c’était la Heather que j’avais découvert il y a quelques jours, mais
avec son côté un peu insouciant des années lycée. J’ai terriblement envie de
l’embrasser. Mais là encore, je pense que ce n’est pas le bon moment. Ça ne
serait pas juste pour elle. Je pense que la Heather de l’époque du lycée
aurait terriblement envie que je pose mes lèvres sur les siennes, mais qu’en
est-il de la Heather du présent ? Aurait-elle envie d’être embrassée par celui
qui est responsable de son accident ? Aurait-elle envie d’être embrassée
alors qu’elle « aurait souhaité ne jamais m’avoir rencontré » ? J’en doute
fort.
Et je ne peux pas faire comme si je l’ignorais.
11

Heather

Aujourd’hui est un grand jour ! On va enfin me retirer le plâtre à la jambe.


Il était temps. Ce sera certainement un peu étrange de marcher les premiers
temps, mais je vais pouvoir retrouver mon autonomie. Plus besoin que
Noah me porte pour monter ou descendre les escaliers. Je ne sais pas si j’en
suis heureuse ou si ça va un peu me manquer. D’ailleurs, est-ce que je vais
rester ici ? J’imagine que si je peux me déplacer seule, je pourrais tout aussi
bien me débrouiller pour un tas d’autres choses ? Je ne sais pas. Très
franchement, j’aime passer du temps avec lui, j’ai l’impression d’être un
peu moins seule. En plus, il s’est arrangé pour avoir plus de temps à me
consacrer, alors autant en profiter. Il est très gentil et compréhensif, je suis
vraiment chanceuse qu’il soit resté dans ma vie. Si j’avais eu cet accident
sans qu’il soit là, j’aurais probablement dû rester à l’hôpital ou payer
quelqu’un pour s’occuper de moi toute la journée. Et honnêtement, je ne
sais pas si j’aurais pu me le permettre.
Gloria m’aide à me préparer. J’espère que je n’aurai plus à la déranger aussi
souvent dans le futur. Il y a quelque chose d’un peu gênant dans le fait
d’être adulte et d’avoir besoin d’aide pour ces tâches simples du quotidien.
— Cette robe vous va très bien, Miss Heather.
— Merci Gloria. Je vous avoue que j’ai un peu hâte de remettre des jeans,
même si je suis reconnaissante d’avoir eu la possibilité de mettre des robes
pendant tout ce temps.
— De toute façon, un rien pourrait vous habiller.
— Gloria ! Ça suffit avec la flatterie, dis-je en riant.
— Je dis juste la vérité, mais je crois que je comprends ce que vous voulez
dire. Et surtout, n’oubliez pas de prendre votre deuxième chaussure !
— Vous avez raison… Je ne sais pas encore si je vais pouvoir marcher sur
ma jambe directement, mais j’aurai sans doute l’air un peu bête si je n’ai
qu’une chaussure en sortant de l’hôpital.
— Voulez-vous que je vous tresse les cheveux aujourd’hui, Miss Heather ?
— Hm… pourquoi pas ? Si ça ne vous embête pas. Je crains que pour me
coiffer, je doive encore vous solliciter un peu.
— Ça ne me dérange pas, vous savez. Ça change un peu des choses que j’ai
l’habitude de faire ici.
— J’imagine. Vous ne devez jamais vous ennuyer avec une maison aussi
grande, n’est-ce pas ?
— C’est vrai. Il y a toujours de quoi faire. Heureusement, M. Hill est plutôt
respectueux de mon travail. Je veux dire, il n’exagère pas. La plupart du
temps il s’occupe de son linge lui-même… il souhaite juste que je lui
repasse ses costumes, car il n’a pas la patience pour ça… et je crois aussi
qu’il aime bien ma cuisine.
— Ça ! Je ne vais pas le contredire !
Elle sourit tout en terminant de rassembler mes cheveux dans une tresse
plaquée sur mon crâne. Quelques secondes plus tard, Noah frappe trois
coups à la porte avant d’entrer dans ma chambre.
— Est-ce que tu es prête ? J’ai préparé tes papiers pour l’hôpital et je vais
nous y conduire moi-même, dit Noah en m’examinant légèrement.
— Vraiment ?
— Oui… moi et… enfin juste deux gardes du corps, au cas où.
— Au cas où ? Au cas où quoi ?
— Si tout se passe bien, j’aimerais qu’on aille se balader ensuite. Et pour
ça, je…
— C’est vrai… bien sûr, je suis bête… très bien, ça me va.
— Merci Gloria. Vous pouvez prendre le reste de la journée, la maison est
impeccable.
— Merci M. Hill. Miss Heather, j’espère que tout se passera comme vous le
souhaitez !
— À bientôt, Gloria, dis-je en lui souriant gentiment.
Elle nous laisse ensuite seuls dans la chambre, Noah et moi, nous regardant
comme si le moment était sacré.
— Voilà, nous pouvons y aller, ajouté-je.
— Hm, très bien.
Nous roulons jusqu’aux escaliers, puis Noah s’éclaircit la gorge avant de se
pencher vers moi.
— C’est probablement la dernière fois que je fais ça, murmure-t-il en me
soulevant du fauteuil.
— Hm… je l’espère en tout cas…
Nous descendons les escaliers lentement. J’en profite pour graver chaque
seconde de ce moment dans ma mémoire, pour m’imprégner de son parfum
et tâter ses épaules sans me faire remarquer. Qui peut dire si je pourrais un
jour être si proche de lui à nouveau ?
— Hm… voilà, dit Noah en me déposant sur le fauteuil du rez-de-chaussée.
Nous allons jusqu’à la voiture et il m’ouvre la porte côté passager.
— Tu veux que je t’aide ?
— Hm… non, ça va aller, j’ai pris l’habitude, réponds-je avec une pointe de
déception dans la voix.
J’aurais pu lui demander de l’aide, mais jusqu’à présent, j’ai toujours su me
lever pour sautiller jusqu’au siège. Il n’y a pas de raison que ce soit
différent aujourd’hui. Il dépose le fauteuil dans le coffre et reviens fermer
ma portière. Quelques secondes plus tard, il est assis derrière le volant et
nous nous mettons en route.
— Hm… alors, pas trop nerveuse à l’idée de retirer ce plâtre ? me demande-
t-il après quelques minutes de route.
— Nerveuse ? Euh, non plutôt excitée. Ça devenait vraiment pénible de
devoir me déplacer en restant assise.
— J’imagine, toi qui aimes bouger…
— Hm…
Je regarde dans le rétroviseur et je remarque qu’une voiture nous suit depuis
la maison.
— Noah, tu sais qu’il y a une voiture qui nous suit ?
Il regarde dans le rétro et me sourit d’un air amusé.
— Bien sûr. Ce sont mes gardes du corps.
— Ah bon ?
— Oui, je t’ai dit qu’ils nous accompagnaient, non ?
— Ah oui, c’est vrai, mais je n’avais pas compris qu’ils viendraient aussi à
l’hôpital…
— Je ne l’avais pas précisé. Mais j’imagine qu’ils nous attendront sans trop
se faire remarquer. Parfois, je ne les remarque même plus, avoue-t-il en
regardant quelques secondes dans le vague.
— C’est quand même assez atypique de se balader avec des gardes du
corps. J’ai l’impression d’être une célébrité.
Un rictus se dessine sur le visage de Noah et une petite boule vient se
former au creux de mon estomac.
— Noah ?
— Oui ?
— Tu… tu penses que je pourrais rentrer chez moi une fois ce plâtre retiré ?
Il semble pris au dépourvu par ma question et une lueur étrange passe dans
son regard. Il pince les lèvres et s’éclaircit la gorge.
— Euh… hm, je ne sais pas. J’imagine que tu pourrais, oui… enfin, si c’est
ce que tu veux ?
En vérité, je n’ai pas vraiment réfléchi à la question.
— Euh… je ne sais pas… Pour être tout à fait honnête, je ne sais même pas
ce que je veux. Mon bras droit m’encombre encore pas mal… mais
j’imagine que nous devrons attendre de voir ce que nous diront les
médecins.
— J’imagine, oui, répond Noah sans me regarder.
Le reste du trajet se passe dans le silence et je reste perdue dans mes
pensées.
Une fois à l’hôpital, nous sommes vite pris en charge et après plusieurs
vérifications, le plâtre de ma jambe est enfin retiré.
— Voilà une bonne chose de faite, dit la personne qui a enlevé le plâtre.
— Merci !
— Vous devez marcher normalement dessus, ce sera un peu bizarre au
début, mais vous retrouverez vite vos réflexes. N’hésitez pas à revenir si
vous constatez une douleur ou que quelque chose vous semble anormal.
Je regarde ma jambe bizarrement. Elle est légèrement plus fine que l’autre,
mais c’est à peine perceptible.
— Allez-y, marchez !
— Quoi ? Déjà ? demandé-je en me mettant debout.
La sensation du sol frais sur mon pied nu est un peu étrange. J’effectue
quelques pas et je me sens un peu mal à l’aise, comme si je marchais sur du
coton.
— Aucune douleur ? Pas de pression étrange ?
— Euh, non, tout me semble normal, dis-je avec le sourire.
— Parfait ! C’est réglé alors !
— Très bien, c’est tout ? demande Noah, aussi intrigué que moi.
— Oui. Vous pouvez reprendre le cours normal de votre vie. La prochaine
fois, ce sera le bras !
— D’accord. Je vous remercie, dis-je en enfilant ma seconde chaussure.
— Vous pouvez rentrer chez vous…
— À vrai dire, nous devons encore voir le docteur Abrahms, ajoute Noah.
— Oh, je vois ! Eh bien, dans ce cas, je ne vous retiens pas…
Nous quittons la salle pour nous rendre au rendez-vous avec le docteur
Abrahms. Je suis un peu fébrile, mais je suis sûre que ça ira mieux dans
quelques minutes. Il me prend en charge assez vite, effectue un scanner de
mon cerveau puis nous fait patienter dans son bureau. Quelques minutes
plus tard, il revient avec les résultats.
— Alors, comme vous pouvez le voir ici, l’hématome s’est pas mal résorbé
depuis la dernière fois, nous dit-il en comparant le scanner d’aujourd’hui et
celui effectué juste après mon accident.
— C’est une bonne nouvelle, n’est-ce pas ? demande Noah.
— Plutôt oui. Mais il faut être prudents. Il n’est pas encore totalement
résorbé.
— Je vois…
— Est-ce que vous ressentez parfois des maux de tête, Heather ? demande
le docteur Abrahms en me regardant.
— Euh, pas spécialement, enfin… très rarement. Rien de plus qu’un mal de
tête classique.
— D’accord. Et au niveau de votre mémoire, des améliorations ?
— Je… non, rien. J’ai parfois d’étranges sensations, mais rien de très
probant.
— Des sensations ? demande-t-il en me scrutant attentivement.
— Hm, oui… je ne sais pas trop comment vous l’expliquer. C’est plutôt des
impressions, ça se passe plus au niveau de mon corps, de mon ressenti, que
dans mon cerveau, dis-je en restant vague.
— Très bien. Je pense que votre mémoire finira par vous revenir. Reste-t-il
encore des choses qui sont compliquées à faire pour vous ?
— Oui, sans parler du fait que je sois encore encombrée à cause de mon
bras, il a parfois des choses toutes simples que je n’arrive pas à faire,
comme me servir du micro-ondes ou de la télévision correctement par
exemple…
— Ce n’est pas étonnant, mais ça reviendra, je vous le promets. Il n’y a pas
d’autres saignements dans votre cerveau et tout semble guérir correctement.
C’est juste un processus assez long.
— Hm… d’ailleurs, je voulais vous demander… Pensez-vous qu’il serait
plus sage pour moi de… de rester chez Noah pour qu’il m’aide encore au
quotidien ?
Le docteur Abrahms regarde Noah, puis pose à nouveau les yeux sur moi.
— Eh bien, je pense que ce serait mieux, oui. Je sais que vous devez être
frustrée et que vous avez certainement envie de retrouver une indépendance
complète, cependant, ce sera bénéfique pour vous d’avoir quelqu’un à vos
côtés. Ne vous précipitez pas, essayez de prendre les choses au jour le jour.
À force de reproduire certains gestes, votre cerveau finira par les enregistrer
à nouveau, et les souvenirs referont surface à leur rythme.
— Très bien. Pas trop pressée, je retiens.
— Avez-vous une idée du temps que cela pourra prendre ? demande Noah,
intéressé par la conversation.
— Pas vraiment. Vous devrez prendre les choses comme elles viennent.
Nous pourrons faire le point lors de notre prochain rendez-vous. Si jamais
les choses évoluent d’ici là, n’hésitez pas à m’en faire part. Même chose si
des mots de tête persistants apparaissent, ou si vous avez la sensation que
quelque chose ne va pas, n’attendez pas. Venez me voir immédiatement.
— Très bien docteur. Merci encore, dis-je, reconnaissante.
— Oui, merci docteur Abrahms, ajoute Noah en lui serrant la main.
— Au revoir, bonne journée.
— Bonne journée.
Nous quittons l’hôpital, suivis de près par les gardes du corps de Noah qui
ont été assez discret, je dois bien le reconnaître. J’ai vraiment l’impression
d’être importante. Marcher me semble encore quelque chose
d’extraordinaire, mais la sensation devrait disparaître d’ici peu.
— Voilà… tu vas encore devoir me supporter un peu, j’imagine, dis-je alors
que Noah m’ouvre la portière pour que je grimpe dans la voiture.
— Te supporter ? Tu plaisantes ? répond-il en me gratifiant d’un clin d’œil
avant de refermer la portière et de se glisser côté conducteur.
Nous sortons du parking de l’hôpital et roulons tranquillement.
— Alors, tu te sens bien ?
— Oui, ça va.
— Tu es d’accord pour marcher un peu ? Si tu te sens assez en forme pour
ça, bien sûr ?
— Avec grand plaisir !
— Parfait, on va commencer avec la Coit Tower, puis la Transamerica
Pyramid. On verra ensuite si tu es encore d’attaque.
— Ça me semble bien.
Presque deux heures plus tard, nous avons vu les deux monuments que
Noah voulait me montrer. J’ai vraiment beaucoup aimé, c’était incroyable !
Me sentant encore d’attaque, il a décidé de m’emmener voir un dernier
endroit pour la journée. Quand nous nous garons, je ne remarque pas encore
où nous nous trouvons.
Nous marchons quelques minutes et nous nous retrouvons sur une sorte de
petite plage.
— Viens, retire tes chaussures ! dit Noah en enlevant les siennes.
— Euh, d’accord !
Je l’imite et le suis. C’est alors que je remarque le magnifique pont juste
devant nous.
— Voilà. La jetée emblématique, l’un des meilleurs points de vue pour
admirer le Golden Gate.
— Waouh ! C’est vraiment incroyable ! Jusqu’à présent, je ne l’avais encore
vu que dans des films. C’est encore plus impressionnant en vrai !
— Je ne m’en lasse pas, personnellement. J’aime bien venir courir ici de
temps en temps. Plus pour la vue que pour la performance. J’aime aussi
venir m’y détendre, ça dépend du moment.
— Je comprends. C’est un endroit vraiment agréable.
Nous marchons un peu, et je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil
derrière nous. Je m’esclaffe quand je vois les gardes du corps de Noah qui
peinent à avancer dans le sable avec leurs chaussures de ville et leurs beaux
costumes. Ils doivent avoir tellement chaud !
— En tout cas, c’était vraiment une bonne idée de m’emmener ici ! Je me
sens bien, avec les pieds dans le sable.
— La plage du Golden Gate est plutôt agréable, en effet. Tu voudrais qu’on
s’y installe un moment ? demande Noah avec petit sourire malicieux.
— Bien sûr ! Je t’avoue aussi que j’ai bien envie de tremper mes orteils
dans l’eau.
— Allez ! Je te suis !
Nous déposons nos chaussures sur le sable, et Noah part en courant vers
l’immense étendue d’eau devant nous. J’ai envie de l’imiter, mais je ne me
sens pas encore prête pour courir sur ma jambe fraîchement réparée.
Quelques secondes plus tard, l’eau vient lécher le bout de mes pieds.
— C’est tellement agréable !
— Rafraîchissant ! dit Noah en donnant de petits mouvements secs dans
l’eau pour me mouiller les jambes.
— Hé !
— Quoi ? Tu as dit que c’était agréable !
— Hm… OK, tu veux la jouer comme ça ? dis-je en lui envoyant une petite
vague avec mon pied.
Son pantalon en lin est déjà trempé jusqu’aux genoux. Je soulève
légèrement ma robe de ma main valide et m’avance un peu plus dans l’eau.
La sensation de mes pieds qui s’enfoncent dans le sable mou est vraiment
plaisante. Noah est de nouveau à côté de moi.
— Tu ne vas tout de même pas te baigner entièrement, si ? demande-t-il,
amusé.
— Hm… je ne sais pas, j’y réfléchis ! Est-ce que je suis assez timbrée pour
faire ça en temps normal ?
— Euh… je ne sais pas… peut-être ?
— Hm… dis-je, perplexe.
— Ce n’est pas que l’idée me déplaise, mais nous n’avons aucune affaire de
rechange.
— Je sais bien. De plus, je ne peux pas vraiment nager avec mon bras
bloqué…
— C’est vrai.
— Ce n’est pas grave, c’était quand même agréable, dis-je avant de
retourner sur le sable sec.
Noah m’accompagne et nous nous asseyons tous les deux face à la baie.
— C’est quelle baie, ici ? demandé-je, intriguée.
— Euh… la baie de Richardson, si je ne dis pas de bêtise.
— Hm…
— Qu’y a-t-il ? Quelque chose ne va pas ? demande Noah.
— Non, ce n’est rien… je me demandais juste… si j’avais voyagé… si j’ai
vu d’autres plages, d’autres océans, tu vois ?
— Je comprends… je suis désolé de ne pas pouvoir plus t’aider.
— C’est quand même bizarre…
— Quoi donc ?
— Eh bien, que tu sois dans ma vie, mais que tu ne saches pas si j’ai voyagé
?
— Hm… je…
— Oublie ce que j’ai dit, ce n’est pas si grave. Ça me reviendra de toute
façon.
Il se rapproche un peu de moi sur le sable et je me sens un peu perdue. J’ai
l’impression d’être encore une adolescente, même si je sais que
techniquement, je suis une adulte. J’ai du mal à savoir comment je dois agir,
ce qu’on attend de moi. Ce dont j’ai envie… Noah. Est-ce les sentiments
que je ressens à son égard datent de l’époque du lycée, ou sont-ils réels ?
Est-ce que je suis en train de vivre la meilleure période de ma vie, car il est
avec moi ? Est-ce que ça pourrait être pire ? Bien sûr. Mais ça pourrait peut-
être aussi être mieux. Il pourrait par exemple me prendre dans ses bras de
façon naturelle, je pourrais me caler contre lui et fermer les yeux quelques
instants. Mais nous ne bougeons pas ni l’un, ni l’autre. Il n’y a rien d’autre
que le bruit léger des vagues qui viennent s’écraser sur les rochers aux
alentours, le trafic très lointain et les quelques oiseaux qui virevoltent au-
dessus de nos têtes…
Rien d’autre que le bruit des pas de rares passants et le silence gênant qui
règne entre nous.
12
Noah

Faire découvrir la ville à Heather ces derniers jours a été quelque chose de
vraiment agréable. Le fait qu’elle n’ait plus besoin de son fauteuil pour se
déplacer nous a pas mal aidés. J’ai moi-même pu redécouvrir des endroits
emblématiques que je ne prends pas assez le temps de regarder quand je
suis en ville. Cette petite pause dans mon travail ne me fait pas de mal après
tout. J’ai l’impression d’être un peu plus en phase avec moi-même, mais je
ne saurais dire si c’est grâce au temps que je m’accorde ou aux moments
que je passe avec Heather. Je dois bien reconnaître que j’aime beaucoup sa
présence. Je n’aurais jamais imaginé autant apprécier la compagnie d’une
femme qui n’a pas passé la nuit avec moi. J’imagine qu’il n’y a que les
idiots qui ne changent pas d’avis. J’aime l’entendre rire quand nous
regardons des comédies dans le salon cinéma, j’aime la regarder dévorer
des livres ou les bons petits plats que Gloria nous prépare… oui, je crois
que je me suis habitué à l’avoir à la maison. Même si je ressens toujours
une pointe de culpabilité à certains moments.
Elle n’a aucun souvenir de l’accident, et je redoute sa réaction quand elle
retrouvera la mémoire. Alors pour l’instant, je me contente de prendre ce
qu’il y a à prendre et de vivre au jour le jour, comme nous l’a conseillé le
docteur Abrahms. Pouvoir lui raconter mes journées de travail, débattre de
certaines choses avec elle, lui demander son avis sur d’autres… c’est
vraiment agréable.
Gloria est en train de préparer le repas alors que je termine de répondre à
mes emails pour le travail. Je sors de mon bureau et me dirige vers la
cuisine, pressé de goûter aux lasagnes délicieuses qui embaument une
bonne partie de la maison.
— Noah ??
— Heather ? Tout va bien ?
— Oui… tu peux venir s’il te plait ?
— Tu es à l’étage ?
— Dans ma chambre, oui.
Sa chambre… hm. Je ne sais pas comment je me sens à propos de ça. Elle a
l’air d’avoir trouvé ses marques ici, ce qui n’est pas pour me déplaire. Je
monte les escaliers rapidement, puis je la retrouve dans sa chambre.
— Tu pourrais m’aider, s’il te plait ? lance-t-elle en se débattant avec son
chemisier.
La vue qui s’offre à moi est incroyable. Heather est en sous-vêtements, ses
fesses bien apparentes dans son shorty en dentelle rose poudré. Sa poitrine
est légèrement cachée par le chemisier qui n’est pas boutonné, mais je
remarque immédiatement qu’elle est mise en valeur par un joli soutien-
gorge assorti au shorty. Je m’éclaircis la gorge avant de m’avancer vers elle.
— Hm… tu veux que je t’aide… à le fermer, c’est ça ?
Une pointe d’espièglerie semble passer dans son regard, puis elle me sourit.
— Oui, s’il te plait. J’aurais bien demandé à Gloria, mais elle est occupée à
la cuisine… je ne voulais pas la déranger.
— Très bien… tu es consciente que… tu ne portes pas de pantalon, ni de
jupe ? demandé-je en boutonnant le bas de son chemisier.
— Hm. C’est un problème ? Tu es gêné ? demande-t-elle en se hissant
légèrement sur la pointe des pieds.
— Pas vraiment… je me demandais juste si tu le savais, c’est tout.
Son parfum est incroyable. Je suis tellement proche d’elle que si je penchais
la tête en avant, je pourrais sans doute coller mon nez contre son cou.
— Et toi… tu es conscient que… tu boutonnes mal mon chemisier ?
Je fronce légèrement les sourcils et je regarde les boutons qui ne sont pas
mis correctement.
— Mince. Ce que je suis maladroit ! Je vais devoir recommencer alors,
excuse-moi, réponds-je en la regardant droit dans les yeux.
Elle pince les lèvres puis se met à regarder ses pieds. Je défais les quelques
boutons mal positionnés puis je recommence, toujours en partant du bas. Je
déglutis lentement en essayant de rester concentré.
— Pourquoi tu… hm… pourquoi tu commences par le bas du chemisier ?
demande-t-elle en me regardant faire.
— Je… eh bien, il me semble que c’est évident.
— Comment ça ?
— C’est comme ça qu’il faut faire, non ?
— Hm… je ne sais pas. En général, je commence par le haut, enfin… je
crois ?
Je souris et continue lentement ma tâche. Mes doigts frôlent la soie douce
ainsi que sa peau, et pourtant, c’est moi qui ai l’impression de frissonner.
— Je ne vais pas te mentir, c’est quelque chose de plutôt plaisant à faire…
— D’accord… je ne vois pas trop pourquoi, mais si tu le dis…
Sur le coup, j’ai l’impression de me prendre un vent monumental. Une fois
sa chemise fermée, elle rouvre deux boutons de sa main gauche, afin de
laisser un petit décolleté très agréable à regarder. Je sens que je ne suis pas
tout à fait dans mon état normal.
— On se retrouve pour manger ? Je pense que c’est bientôt prêt, je te laisse,
dis-je en quittant précipitamment sa chambre.
Je lui jette un dernier regard avant de passer la porte, et je me dirige vers ma
propre chambre. Elle avait l’air perplexe.
C’était quoi, ça ? Une minute, j’ai l’impression qu’elle me taquine, et la
suivante, elle semble indifférente à mes sous-entendus. Peut-être que j’ai
mal interprété les choses ? Je m’assois sur mon lit et tente de reprendre mon
calme. Si j’avais encore des doutes sur mon attirance physique pour elle, ils
ont été dissipés, et pas qu’un peu. Le pire, c’est qu’elle ne semble pas avoir
conscience de l’effet qu’elle me fait. Ou alors, est-ce un jeu pour elle ?
Je sais très bien ce qu’elle pensait de moi à l’époque… ce qu’elle ressentait
aussi. Est-ce que ça a vraiment changé ? N’a-t-elle vraiment aucune idée de
son sex-appeal ? Ou bien est-ce tout à fait le contraire ? Je suis un peu
perdu, j’ai l’impression que mes pensées se mélangent. Je ne peux pas
m’autoriser à craquer pour elle. Impossible. Je vais forcément tomber de
haut quand elle va reprendre ses esprits. Une partie de moi souhaiterait que
ce ne soit jamais le cas. Je me déteste de penser ça. Est-ce vraiment si mal
d’aimer notre relation comme elle est aujourd’hui ? De la laisser évoluer à
son rythme ? Des images très vives de son shorty me reviennent à l’esprit et
il faut absolument que je les chasse. Pourquoi ne m’a-t-elle pas appelé
après avoir enfilé une jupe ou un jean ? Deux coups brefs sont frappés à ma
porte.
— Noah ? demande Heather, entièrement vêtue.
— Hm ?
— Gloria vient de nous dire que le repas est servi, tu n’as pas entendu ?
— Oh… D’accord… j’arrive tout de suite.
— Tout va bien ? demande-t-elle avant d’entrer dans ma chambre.
— Oui, ça va… pourquoi ?
— Je ne sais pas… je te trouve un peu pâle.
Elle s’approche de moi et reste debout alors que je lève les yeux vers elle.
Elle pose sa main sur mon front.
— Hm… pas de température…
— Depuis quand est-ce que la main sur le front est fiable ? demandé-je, un
peu amusé.
Mais tout ce que je retiens c’est ce bref contact qui m’a électrisé en un
instant.
— Je ne peux pas connaître ta température exacte, c’est vrai, mais au moins
ton front n’est pas brûlant, ce qui est plutôt bon signe.
— D’accord…
— Allez, on devrait descendre…
— On devrait oui.
Elle se tient droite devant moi, et je ne suis qu’à quelques centimètres
d’elle. J’ai une terrible envie d’enrouler mes bras autour de sa taille et de
poser ma tête contre son ventre… ou sa poitrine.
— J’ai vraiment très faim, me dit-elle en me tendant la main.
— Et moi donc, ajouté-je en la prenant et en me levant.
Quelques instants plus tard, nous savourons les délicieuses lasagnes de
Gloria et je peux affirmer qu’Heather se régale autant que moi.
Trois jours passent sans que rien de spécial ne se produise, si ce n’est
l’étrange sensation au fond de moi dès qu’Heather apparaît dans une pièce.
Elle s’est assez vite réhabituée à marcher, et avoir la possibilité de jeter un
œil à son fessier de temps en temps n’est pas pour me déplaire. Elle a du
mal à tenir en place. Il faut dire que la maison et ses alentours sont vastes,
et qu’elle a de quoi explorer.
Aujourd’hui, nous avons décidé de passer l’après-midi au parc. Nous nous
sommes installés tranquillement sur une couverture dans l’herbe, et Heather
a la tête posée sur mes genoux.
— Tu n’as pas envie de te dégourdir un peu les jambes ? demandé-je en
posant mon exemplaire de La ligne verte sur le côté.
— Pourquoi pas ? On pourrait peut-être aussi se trouver quelque chose à
grignoter ? J’ai un petit creux.
Heather me tend son exemplaire de Mansfield Park et je le pose au-dessus
de mon livre. Je l’aide à se relever, puis je hoche la tête une fois vers l’un de
mes gardes du corps. Ils sont trois aujourd’hui. Mark peut surveiller nos
affaires, les deux autres continueront à scruter les environs.
— C’est vraiment une journée agréable, me dit Heather alors que nous
marchons à la recherche d’un stand de nourriture.
— C’est vrai. C’est une journée de rêve. Il fait chaud, mais pas trop, et la
petite brise qui souffle n’est pas désagréable.
— Je n’arrive pas à croire que nous sommes ici depuis presque trois heures
déjà.
— Le temps passe vite quand on est absorbé par sa lecture, dis-je, amusé.
— Oh, je te le confirme. Ça change de lire ici. Ce n’est pas le plus
confortable, mais je ne dis jamais non à un peu d’air frais. J’imagine que
j’aime beaucoup marcher en temps normal.
— En temps normal ?
— Disons… d’habitude, avant… Je ne sais pas…
— Heather…
— Oui ?
— Tu sais… tu n’es pas forcée d’aimer les choses que tu aimais avant, et
vice-versa. Tu peux très bien essayer de découvrir de nouvelles choses, tu
seras peut-être surprise.
— De nouvelles choses ? Comment saurais-je si ce sont de nouvelles
choses, vu que je n’aurais potentiellement aucun souvenir de les avoir
essayées ?
— Je ne sais pas, je disais juste ça comme ça… je veux simplement dire
que tu n’es pas forcée de te rappeler ce que tu aimais, ce n’est pas grave. Je
comprends que tu veuilles retrouver tes souvenirs, mais peut-être que sur ce
point, en ce qui concerne les choses que tu aimes, il faut laisser couler…
— Laisser couler…
— Te laisser surprendre. Je doute fort que tu te découvres une passion pour
une chose que tu détestais faire avant, et c’est la même chose pour ce qui
est de tes habitudes alimentaires. Je ne vois pas pourquoi ton corps aurait
envie d’un burger riche en viande si tu étais végétarienne par exemple …
— Tu… tu crois que j’aurais pu être végétarienne ? demande-t-elle, à moitié
horrifiée.
— Toi ? Impossible. Pas vu la façon dont tu te régales dès que Gloria
prépare un truc à base de viande.
— J’espère que tu dis vrai. Je me sentirais vraiment mal sinon. Imagine, tu
te réveilles un jour et toutes tes convictions ont disparu. C’est difficile à
vivre. Aucune attente, aucune croyance immuable…
— J’imagine que ce doit être un peu effrayant.
— Oui… c’est comme si j’étais coincée. Comme si je n’avais qu’une demi-
identité. J’imagine… enfin, j’espère avoir évolué depuis la fin du lycée…
Sinon, bonjour l’angoisse.
— Je pense que je vois ce que tu veux dire.
— On se construit avec nos expériences de vie et nos souvenirs. Ne plus
avoir de trace de tout ça, c’est assez perturbant. Je suis comme une toile
vierge sur laquelle il faut tout recommencer.
— Vierge ? Vraiment ? lancé-je pour détendre l’atmosphère.
— Noah ! Tu es sérieux ? dit-elle en me donnant un coup de coude dans les
côtes.
— Quoi ? J’ai bien le droit de me moquer un peu, non ?
— Hm. Oh ! Regarde, ce ne serait pas un stand de beignets, là-bas ?
— Ah ! Bien vu !
Nous nous dirigeons tous les deux vers le stand au parasol bien voyant et
faisons la queue. Le vendeur tend aux trois personnes devant nous trois
énormes beignets remplis de sucre, puis ils repartent.
— Bonjour ! Que souhaitez-vous ?
— Hm… pour moi ce sera fraise s’il vous plaît. Heather ?
— Chocolat. Évidemment, dit-elle, amusée.
Je sors quelques billets pour payer, et Heather récupère les beignets. Nous
nous décalons sur le côté et elle me tend le mien. Nous croquons tous les
deux une bonne bouchée, tout en souriant bêtement.
— Hm ! Délichieux ! dit-elle, la bouche pleine de chocolat et de sucre.
— Ch’est vrai ! Pas mal ! ajouté-je en essayant de ne pas m’en mettre
partout.
Heather s’approche de moi et passe son doigt sur le côté de ma bouche, afin
d’y récupérer un peu de confiture de fraise. Elle suce son doigt rapidement
avant de me sourire.
— C’est pas mal à la fraise, aussi. Tu veux goûter le mien ? demande-t-elle
en me tendant le sien.
— Oui, pourquoi p…
Soudain, un sifflement brutal retentit, suivi rapidement d’un autre. La
panique. Les gens crient et se mettent à courir. Par réflexe, Heather et moi
nous baissons, puis je passe le bras au-dessus de sa tête.
— Qu’est-ce que c’est que…
— Des coups de feu. Ce sont des coups de feu ! dis-je, affolé.
Deux autres détonations retentissent, et je tente d’avancer avec Heather tout
en restant accroupi. Mark plonge soudainement devant nous, quand un
dernier coup de feu se fait entendre. Il s’effondre à nos pieds.
— Maaaark ! crie Heather.
— Il est touché au bras ! lancé-je en essayant de voir d’où viennent les
coups de feu.
— Merde !
— Tu vas bien ? Heather, tu vas bien ? dis-je en essayant de voir si elle a été
touchée.
— Oui, je n’ai rien, c’est juste mon bras qui me gêne.
— Très bien. Reste près de moi.
Quelques secondes passent, mais plus de coups de feu. Les gens courent
partout, en direction de leur voiture ou du métro pas très loin, certains
appellent la police. Je ne pense qu’à une seule chose. Rentrer le plus vite
possible à la maison, en sécurité, avec Heather. Bryan, un autre de mes
gardes du corps, nous rapatrie jusqu’à la berline où Stephan, mon chauffeur,
attendait.
— Monsieur ! Est-ce que vous allez bien ?
— Nous allons bien Stephan, mais je n’ai pas vraiment envie de m’éterniser
ici.
— Je comprends.
— Bryan, va aider Mark avec Carl, et foncez droit à l’hôpital. Tiens-moi au
courant.
— Très bien monsieur.
Heather et moi nous glissons sur les sièges arrière, et Stephan quitte
rapidement les lieux.
— Est-ce que tu es sûre que tout va bien ? demandé-je à Heather en
l’examinant de plus près.
— Oui, je t’assure, les balles nous ont juste frôlés !
— On est passé très près, en effet…
Je passe mes mains sur le visage d’Heather, et je sens ses joues humides.
Elle pleure légèrement, ce que je peux aisément comprendre. Un fou vient
de tirer dans la foule. Nous étions au mauvais endroit, au mauvais
moment… encore. Mais est-ce vraiment une coïncidence ? Mon côté parano
refait soudain surface. Je sais que je peux parfois attirer la jalousie… mais
quand même. Aller jusqu’à tirer sur quelqu’un ? Je ne sais pas trop quoi en
penser. Heather ne dit plus rien jusqu’à ce que nous soyons à la maison.
Quand nous sommes enfin assis sur le canapé du salon, elle se cale
instinctivement contre moi.
Une heure plus tard, mon téléphone sonne.
— Oui ?
— Monsieur, c’est juste pour vous faire savoir que Mark n’a rien de grave.
La balle a traversé l’épaule et elle est ressortie. Ça devrait aller.
— Très bien.
— Vous devriez limiter les déplacements, le temps que la police retrouve le
tireur.
— Je vais essayer. Merci Bryan.
Je raccroche, et Heather soupire légèrement.
— Il n’a rien de grave donc ? demande Heather tout en gardant la tête
contre mon torse.
— Non, tout ira bien. Tout ira bien, je te le promets…
Suis-je réellement en train de lui faire cette promesse ?
Une promesse que je ne suis pas sûr de pouvoir tenir ?
13
Heather

Noah devait régler certaines choses avec ses gardes du corps, je suis donc
montée dans ma chambre pour être un peu seule. Je n’arrive pas à croire
qu’on se soit retrouvés au beau milieu d’une fusillade ! Est-ce qu’on était
juste au mauvais endroit au mauvais moment ? J’essaie de prendre de
grandes respirations, mais je constate que mes mains tremblent toujours un
peu. Je suis censée me reposer et attendre que la mémoire me revienne,
mais je me retrouve dans des situations un peu compliquées… ce n’est pas
normal. Qu’est-ce que le docteur Abrahms dirait s’il avait connaissance de
cette information ? Est-ce que Noah compte lui dire ? Je suis pratiquement
certaine qu’assister à quelque chose d’aussi choquant n’est pas bénéfique
pour ma guérison. Et si je ne retrouvais jamais la mémoire ? Et si mes
pensées restaient à jamais bloquées dans les limbes ?
Tout se mélange dans ma tête. J’ai déjà du mal à assimiler que tant d’années
ont passé et que je suis devenue une journaliste accomplie. Enfin, si j’en
crois ce que me dit Noah. C’est quand même fou que je n’aie aucun
souvenir de mon travail. Et mon patron dans tout ça ? Avec tout ce qui
m’est arrivé, je n’ai pourtant reçu aucune nouvelle de sa part, ni de celle de
mes collègues… à moins que tout passe par Noah ? Non. Ce serait quand
même dingue. Quel genre de patron accepterait qu’une de ses employées ne
vienne pas travailler pendant plusieurs semaines ? Je plisse les yeux et
essaie de me concentrer pour tenter d’imaginer l’endroit où je pourrais
travailler. Je n’en ai aucune idée. Nous n’en parlons jamais.
Je ne sais pas non plus réellement en quoi consiste le travail de Noah. Tout
ce que je sais, c’est qu’il peut se permettre de travailler depuis chez lui.
Quand je prends le temps de regarder autour de moi, j’ai encore du mal à
me faire à l’idée qu’il soit devenu un homme d’affaires si riche. Certes, il
partait déjà avec des facilités, mais je pense qu’il a vraiment su bâtir sa
fortune par lui-même. Il est encore plus intéressant qu’à l’époque du
lycée… pour ce que je m’en souviens. Sa maison, enfin sa propriété plutôt,
est impressionnante. Tout est décoré avec soin, et j’ai remarqué quelques
tableaux qui doivent valoir pas mal d’argent. Il aurait pu avoir des goûts
extravagants, mais il n’en n’est rien. La maison n’est emplie que de choses
de bon goût.
C’est tellement frustrant. J’aimerais que quelqu’un me secoue la tête et que
tout rentre dans l’ordre, mais je sais que ce n’est pas comme ça que ça
fonctionne. On m’a dit d’être patiente, mais honnêtement, je ne sais pas si
j’en suis capable.
Ma tête me fait mal depuis une bonne demi-heure. Le docteur Abrahms m’a
prescrit des pilules dans le cas où ça arriverait. Il faut juste que j’essaie de
me rappeler où elles sont rangées.
Je descends dans la cuisine et commence à fouiller quelques placards.
Qu’est-ce qu’on en a fait ? Réfléchis, Heather. Où est-ce que les gens
rangent leurs médicaments ? Maman rangeait toujours les siens dans
l’armoire à pharmacie de la salle de bain, juste derrière le miroir. Je remonte
dans ma chambre et vais chercher dans la salle de bain attenante, sans
succès. Je vais essayer autre part. J’entre dans la chambre de Noah pour lui
demander, mais il n’y est pas. À la place, j’entends l’eau couler dans sa
salle de bain, et je me dirige instinctivement vers lui, sans faire de bruit. Je
ferme les yeux quelques secondes avant de les rouvrir sur Noah, sous la
douche, et le moins qu’on puisse dire, c’est que la vue est agréable. Les
parois transparentes laissent voir la quasi-totalité de son corps. Ce n’est pas
la première fois que je le surprends à moitié nu, car je suis déjà passée
devant sa chambre au moment où il se changeait, mais c’est la première fois
que je le vois complètement nu, même si une partie des parois est floutée
aux endroits stratégiques. Cependant, je peux facilement imaginer…
L’odeur de son gel douche est enivrante. Pourquoi tu restes là, espèce de
cruche ? Et s’il te remarque ? Il a les yeux fermés. Et s’il les ouvre ? Je
dirais que je me suis trompée de salle de bains ? Ressaisis-toi, Heather !
Pourquoi es-tu ici, à la base ?
Les médicaments pour la tête. J’ouvre délicatement l’armoire à pharmacie
et trouve un petit sachet qui contient deux boîtes de pilules à mon nom. Que
font-elles là ? Je referme l’armoire et jette un dernier coup d’œil à Noah, en
m’assurant que ses yeux soient toujours fermés. Bon sang, son corps est
magnifique. Mais je ne peux pas traîner ici. Je sors de la salle de bain en
catimini, puis de sa chambre, avant de redescendre vers la cuisine. La
maison est si calme. Pourquoi Gloria n’est-elle pas là, d’ailleurs ? Je sors
deux pilules de la boîte et les avale avec un grand verre d’eau, puis je
retourne dans ma chambre. Je m’allonge sur mon lit, même si je suis encore
encombrée à cause de ce foutu bras. Combien de temps vais-je encore rester
comme ça ? Et si Noah me mettait à la porte dès que je serais rétablie ?
Pourquoi est-ce que je me prends la tête avec des choses pareilles ? Je ferme
les yeux quelques instants. Les coups de feu me reviennent en mémoire.
Qu’est-ce qu’on foutait au milieu de tout ça ? Et si… en fait, ce n’était pas
un hasard ? Quelqu’un aurait-il pu vouloir me viser ? Ai-je des ennemis ?
Après tout, mon travail de journaliste contrarie peut-être certaines
personnes ?
Non, Noah m’aurait mise au courant, n’est-ce pas ? J’essaie de faire le tri,
mais c’est assez compliqué. Je sens que des larmes coulent le long de mes
joues. Pourquoi a-t-il fallu que cet accident arrive ? Tout allait bien avant,
non ? Pourquoi ai-je une drôle de sensation permanente dès que Noah est
près de moi ? Est-on si proches que ça ? J’ai envie qu’on soit proches. Plus
que tout.
Je me réveille en sursaut quand je sens que quelqu’un m’effleure le bras.
Évidemment, c’est Noah.
— Heather ? Désolé, je ne voulais pas te faire peur.
— Noah…
— Est-ce que tout va bien ? demande-t-il en s’accroupissant près du lit.
— Hm… j’ai dû m’endormir… ma tête… j’avais mal à la tête.
— Tu as mal à la tête ? Est-ce que c’est un simple mal de tête ou tu penses
que c’est…
— Non, ça va Noah. J’ai trouvé les comprimés que m’a prescrit…
Abrahms. Ça va mieux, ce n’était pas trop intense. Je crois que je suis
encore un peu sous le choc.
— C’est tout à fait compréhensible. Quelqu’un a tiré dans la foule, et nous
étions juste au milieu…
— Noah ?
— Oui ?
— Est-ce que tu penses que… que quelqu’un aurait pu me viser
directement ? demandé-je en guettant sa réaction.
— Quoi ? Pourquoi ça ? répond-il en arquant un sourcil et en me frottant
l’épaule.
— Je ne sais pas. Peut-être que j’ai des ennemis ?
— C’est impossible tu…
— Tu dis que tu ne sais pas tout de ma vie. Peut-être que je côtoie de
mauvaises personnes ?
— Ça m’étonnerait beaucoup. Tu es quelqu’un d’intègre et…
— Mais je n’en ai aucun souvenir. Je pourrais tout aussi bien sortir de
prison, je n’en saurais rien.
— N’exagère pas. Je…
Il écarte une mèche de cheveux de mon visage pour venir la placer derrière
mon oreille.
— Est-ce que tu as faim ?
— Hm… oui, je crois.
Mon estomac choisit ce moment précis pour se manifester.
— Je vois… si tu veux bien descendre, je nous ai préparé quelque chose.
— Tu as cuisiné ? Toi ?
— Oui. Ça a l’air si incroyable que ça ? demande-t-il d’un air faussement
vexé.
— Non, c’est juste que… je ne sais pas. Je pensais que tu avais pris
l’habitude que Gloria s’occupe de toi, c’est tout.
— Oh, ne te méprends pas, c’est le cas. J’ai juste dit à Gloria de rentrer
chez elle. J’avais envie de cuisiner. Ça me détend, parfois.
— Tu es tendu ? dis-je en me redressant dans le lit.
— Hm…
— C’est vrai… les balles ne sont pas passées loin de nous, ajouté-je en
regardant le sol.
— Hé ! Ça va aller, d’accord ? Il faut juste qu’on oublie ce moment et tout
ira bien.
— D’accord… En revanche, je ne sais pas si ça sera si facile.
— La police mène son enquête, et je suis sûr qu’on sera très vite rassurés
quand ils nous confirmeront que nous étions simplement là au mauvais
moment…
— J’espère vraiment que tu as raison…
— Allez, le repas est servi…
— Je viens. Je vais juste me passer un coup d’eau fraîche sur le visage, et je
descends.
— Parfait. À tout de suite alors.
Il quitte la chambre et je vais me rafraîchir dans la salle de bain. J’ai
vraiment une mine de déterrée. Je recoiffe rapidement mes cheveux bruns et
je me passe de l’eau sur le visage. Noah Hill a cuisiné pour moi… enfin,
pour nous. C’est tellement improbable. Vraiment ? Après tout, qu’est-ce que
j’en sais ?
Quand j’arrive dans la cuisine, je sens les doux effluves d’un poulet rôti,
accompagnés d’une odeur de pain à l’ail, de légumes vapeur et d’une pointe
de muscade qui émane de la purée de pommes de terre. Je me mets à table
et laisse Noah me servir.
— Ça a l’air vraiment très bon, dis-je en humant le fumet qui s’échappe de
mon assiette.
— Merci. Je ne veux pas me vanter, mais c’est vrai que ça sent bon…
— Carrément. Merci beaucoup.
— Ne me remercie pas, ça me fait plaisir. J’espère que le goût sera aussi
bon que l’odeur.
Nous goûtons tous les deux un morceau de poulet avec la purée.
— C’est vraiment délicieux, dis-je en prenant une autre bouchée.
— Hm, pas mal oui…
Noah me sourit et je dévore mon assiette. C’est vraiment très bon.
— Heather… j’ai parlé avec mes gardes du corps et ils me suggèrent de
limiter nos déplacements pendant un temps…
— Je vois…
— Ils pensent qu’il ne faut prendre aucun risque, au moins le temps que la
police ait une piste sérieuse.
— D’accord… Heureusement, il y a de quoi faire dans la maison.
— Oui…
Le repas se termine en silence, et mille pensées se bousculent dans ma tête.
Noah débarrasse la table, puis vient se rasseoir à côté de moi.
— J’ai également préparé un dessert… j’espère que tu as encore un peu
faim.
— Un dessert ? Mais, tu as eu le temps de faire ça à quel moment ?
— Pendant que tu dormais…
— C’est vrai… j’ai dormi longtemps ?
— Presque trois heures.
— Ah, ça explique pas mal de choses… Que nous as-tu préparé de bon ?
demandé-je, intriguée.
— De la mousse au chocolat. Tu aimes ça ?
— Je pense que je ne prends pas trop de risques en disant oui. Surtout
quand c’est fait maison.
— Que dirais-tu de prendre le dessert près de la piscine ?
— Près de la piscine ?
— Pourquoi pas ? Il fait plutôt doux ce soir…
— D’accord.
— Parfait. Si tu veux, tu n’as qu’à choisir un livre et je te rejoins dans
quelques minutes avec le dessert.
— Super. Merci Noah.
Je vais rapidement choisir un livre dans sa bibliothèque et je me dirige vers
la piscine, qui se situe un peu plus haut dans la propriété. Nous ne sommes
pas venus ici souvent, car c’était trop frustrant pour moi de voir une étendue
d’eau sans pouvoir m’y baigner. L’endroit est magnifique. Tout y est bien
pensé.
J’arrive au bord de la piscine, et c’est encore plus beau de nuit. Des
éclairages sont disséminés un peu partout autour, et un petit salon
d’extérieur se trouve juste devant le grand bassin bleu clair, lui aussi bien
éclairé. Si je n’avais pas le bras plâtré, je sauterais dedans. Les jardiniers
qu’il a engagés font très bien leur travail. Des rosiers et des petits arbres
fruitiers se mélangent avec d’autres variétés de fleurs, donnant l’impression
d’un jardin sauvage bien entretenu. Je remarque que les plantes sont
différentes de celles présentes dans le jardin qui jouxte la maison.
Je m’installe sur un des sièges devant la piscine et je rêvasse. Quelques
instants plus tard, Noah revient avec deux jolies mousses au chocolat, une
bouteille de champagne et deux flûtes.
— C’est en quel honneur ?
— Disons que… c’est pour oublier la partie désagréable de la journée. Je
refuse que le taré qui a tiré gâche le souvenir d’un après-midi quasi parfait.
— Quasi parfait ?
— Hm. Je me comprends…
— Très bien.
Noah fait sauter le bouchon du champagne, qui atterrit dans la piscine. Il
nous sert un verre, puis nous mangeons le dessert.
— C’est exquis. Ça va très bien avec le champagne, dis-je en levant mon
verre.
— Tout va avec le champagne… les fruits, le chocolat…
— Les hamburgers ?
— Pourquoi pas ! dit-il en riant.
D’un coup, il se lève, enlève ses vêtements et prend sa flûte à champagne.
— Noah ? Qu’est-ce que tu fais ?
— Le champagne va aussi très bien avec la piscine…
— Mais… tu n’es même pas en maillot de bain…
— Et alors ? dit-il en descendant lentement dans la piscine.
— Tu es un peu…
— Quoi ? Spontané ? Allez, viens !
— Je crois que ça va être un peu compliqué avec mon bras…
— Tu veux de l’aide pour te déshabiller ?
Je sens mon visage se réchauffer, mais j’essaie de ne pas lui montrer.
— Tu penses que je suis incapable de me débrouiller seule ?
— Tu as encore besoin d’aide pour t’habiller, me taquine-t-il alors qu’il est
presque complètement immergé dans l’eau.
— Pour m’habiller. Pas pour me déshabiller. Et seulement si ça comprend
des boutons… bref…
— Tu parles, tu parles…
— OK. J’arrive.
Il m’a provoquée. Je me défais tant bien que mal de mon jean et de mon
débardeur, pour me retrouver en sous-vêtements avant de descendre
lentement dans la piscine.
— Je devrais faire attention à ne pas mouiller ça…
— Peu importe. On te l’enlève dans trois jours, non ?
— C’est vrai. J’ai presque failli oublier…
— Des regrets ?
— Aucun.
— Tu me rassures. Allez, trinquons.
— Euh…
— Où est ton verre ?
— Je l’ai laissé sur la table basse…
— Attends, ne bouge pas.
Noah sort rapidement de la piscine, et son boxer… disons qu’il lui colle à la
peau. Son fessier bombé ressort bien sous le tissu noir. Quand il fait volte-
face avec ma flûte à champagne, je suis subjuguée par ses muscles bien
dessinés et la fine bande de poils qui part de son nombril pour descendre
jusqu’à son boxer. Bon sang. Je mets la tête sous l’eau pendant quelques
secondes avant de refaire surface.
— Oh. Qu’est-il arrivé à « je devrais faire attention à ne pas mouiller ça ? »
— Hm… J’avais très envie de mettre la tête sous l’eau.
— Tiens, me dit-il en me tendant ma flûte.
— À cette journée. Oublions la fin d’après-midi.
— Je suis d’accord. À cette journée.
Nous buvons notre seconde coupe de champagne de la soirée et je sens mon
corps se réchauffer. L’eau de la piscine a la température parfaite, mais la
proximité de nos deux corps me donne la chair de poule. Noah avance
encore un peu vers moi. J’ai à peine le temps de comprendre ce qu’il fait
que ses lèvres sont posées sur les miennes. Le baiser qu’il y dépose est
chaud et humide, avec le goût du chocolat et du champagne. Mon corps a
une réponse immédiate : je sens littéralement la pointe de mes seins durcir.
Je déglutis lentement, et une petite décharge parcourt ma tête. L’espace de
quelques secondes, je ferme les yeux, et des images me reviennent comme
un coup de fouet. Les couloirs du lycée. Noah. Moi. Sa bouche qui
approche de la mienne. C’est furtif, insaisissable. J’ouvre les yeux et c’est
déjà terminé. Qu’est-ce que c’était ? De véritables souvenirs ? Des
souvenirs mélangés ? Mon imagination ? Est-ce que le présent est venu se
mêler à mes souvenirs du lycée ? Aucune idée.
La température a encore augmenté. Sans m’en rendre compte, j’ai terminé
mon champagne, et Noah a reposé nos flûtes sur le bord de la piscine. Il
revient vers moi, m’entoure de ses bras et nous nageons doucement vers le
bord, qui monte graduellement. Il est maintenant allongé dans l’eau, la
partie supérieure de son corps est relevée, et je suis sur lui. Cette fois, c’est
moi qui l’embrasse. Nos lèvres se touchent pour la seconde fois, et c’est
encore meilleur. Je me laisse porter par le moment. J’essaie de ne pas
réfléchir. J’ai tellement chaud. Je ne savais même pas que c’était possible
dans une piscine. J’ai l’impression que mon plâtre s’est un peu ramolli. À
l’inverse du bas ventre de Noah. Je peux littéralement sentir son excitation
sous mon corps. Nos langues jouent l’une avec l’autre, et Noah passe ses
mains sur mon fessier, le malaxant allégrement. Mes joues me brûlent.
J’ouvre les yeux pour profiter du spectacle. Il est vraiment bien gaulé… Son
baiser se fait plus sauvage, plus brusque, et j’aime beaucoup. Je gémis sans
trop réfléchir, et je sens un sourire se dessiner sur ses lèvres. Ses mains ont
maintenant attrapé ma poitrine, et il la caresse doucement à travers le tissu,
m’excitant de plus en plus. Ma main gauche, la seule de libre, descend vers
son boxer et vient tâter son membre rendu si dur par notre excitation
mutuelle. C’est tellement bon.
— Noah…
— Heather… c’est…
— Divin…
— Tellement bon.
— Touche-moi.
— J’ai très envie de toi…
Je ne réponds rien, mais mon corps lui donne le signal. D’un geste habile, il
enlève mon shorty et je me retrouve les fesses à l’air, à califourchon sur lui.
La sensation est plutôt agréable. Noah nous remonte tous les deux
lentement afin que nos corps soient un peu moins immergés. Ne tenant plus,
j’attrape son membre et le sors de son boxer en le caressant de haut en bas.
Noah semble apprécier, car il me mord doucement le cou tout en le léchant.
Après quelques mouvements lents avec ma main, je me place dessus et
viens m’empaler sur sa longueur épaisse. Je lâche un soupir de satisfaction
et commence à remuer sur lui. Ses yeux me dévorent, il semble surpris. Je
ne peux m’empêcher de sourire. J’ai l’impression d’avoir attendu ce
moment pendant longtemps. Toutes ces années au lycée à lui courir après…
Sentir ses mains sur moi, c’est comme une récompense. Je bouge de plus en
plus vite, et les clapotis de l’eau mélangés au choc de nos deux corps
composent une musique dont je ne pourrais jamais me lasser. Ses mains
sont agrippées à mes fesses, et il accompagne les mouvements de mon
bassin en les pétrissant de bon cœur.
Nous sommes pratiquement assis sur le bord de la piscine. J’ai presque
oublié mon plâtre, et j’arrive étrangement bien à me servir de ma main
gauche. Je passe mes doigts dans ses cheveux, les tirant légèrement vers
l’arrière. Noah se laisse faire, m’offrant sa pomme d’Adam. Ma bouche
vient se plaquer dessus, l’embrassant, la mordillant, la léchant. Il agrippe
mes fesses un peu plus fermement et bouge également son bassin, donnant
des coups de reins plus profonds et secs. Je sens un orgasme arriver… du
moins j’en ai bien l’impression.
Mon corps de femme adulte réagit comme s’il savait ce qu’il faisait, comme
s’il reprenait possession des lieux. Je me sens divinement bien. Je crois que
je suis plutôt douée à ce jeu-là. D’un coup, Noah nous fait pivoter, et les
rôles sont inversés. Il est au-dessus, et je m’agrippe à son cou alors qu’il
continue ses mouvements de bassin. Je suis clouée sur place, prisonnière de
son corps. Ses bras sont de chaque côté de moi et j’accueille ses coups de
reins avec un plaisir non dissimulé. Mon corps tremble un peu, ma
respiration se fait de plus en plus courte et Noah de son côté, émet quelques
sons plutôt plaisants.
— Hm… Noah, ne t’arrête pas, dis-je en m’agrippant fermement à sa taille
avec mon bras valide.
— Heather… Heather… tu me rends dingue… hmmm…
Nous nous fixons tous les deux du regard alors qu’il poursuit son œuvre sur
mon corps prêt à céder. Je sens une vague monter en puissance, qui explose
tout sur son passage, et je ne peux m’empêcher de gémir bruyamment.
— Noah ! Hm… Ahhhh !
— Ahhh… Hmmm… Ah… ah…
Noah jouit instantanément quand il m’entend, comme pour accompagner
l’éclatement de mon orgasme. Ça me fait un effet monstre. Tous mes
membres tremblent, et pourtant, je ne voudrais être nulle part ailleurs qu’ici,
dans cette piscine, à moitié nue, avec l’homme de mes rêves qui vient de
me faire vivre quelque chose d’incroyable.
Après tout, c’est le premier orgasme dont je me souvienne.
14
Noah

Excellente. Tout simplement excellente. C’est ainsi que je qualifierai la


soirée que j’ai passée avec Heather. Elle s’est terminée de la meilleure des
façons. Jamais je n’aurais pu imaginer ça. Depuis qu’elle est à la maison,
j’ai bien sûr ressenti une attirance pour elle… comment rester de marbre
face à ce corps incroyable ? Mais avant tout, c’est de sa présence que je
commence à ne plus pouvoir me passer… Cet échange que nous avons eu…
je n’avais encore jamais fait l’amour à une femme de cette manière. Elle
était si réceptive. Elle savait ce qu’elle faisait. D’ailleurs, c’est elle qui a
mené la danse pendant la quasi-totalité de l’acte. Elle m’a pris au dépourvu.
Je ne la croyais pas si… quoi, si douée ? Elle a l’air de connaître
parfaitement son corps, même si elle pense ne pas s’en souvenir. Dès
qu’elle a ôté ses vêtements pour me rejoindre dans la piscine, j’ai su que ça
allait être difficile de résister. C’est comme si nos corps s’attiraient comme
des aimants.
Nous n’avons pas dû forcer beaucoup pour que cela se produise. Je vois
bien la façon dont elle me regarde parfois, et je suis sûr qu’elle a également
remarqué que j’observais ses courbes plusieurs fois par jour. J’essaie de ne
pas trop le faire, mais c’est presque inconscient. De son côté, elle ne m’a
jamais laissé entendre que ça la mettait mal à l’aise, c’est pourquoi je ne
m’en suis pas vraiment caché non plus. Mais il y a autre chose. Une ou
deux fois, je l’ai vue m’observer quand j’étais sous la douche. La dernière
fois en date, c’était hier, juste avant qu’elle ne fasse sa sieste. Elle croit
peut-être que je ne l’ai pas remarquée, et je dois dire qu’elle était plutôt
discrète, mais malheureusement pour elle, j’ai ouvert les yeux une demi-
seconde avant qu’elle n’entre dans ma salle de bains. Je savais
pertinemment qu’elle était là ! Je voulais voir ce qu’elle ferait. Je crois
qu’elle cherchait les pilules prescrites par le docteur Abrahms. Les pilules.
La pilule… Bon sang, quel con !
Je ne me suis même pas demandé si elle prenait un moyen de contraception.
Quel con ! Je n’ai pas vraiment envie de nous mettre dans ce genre de
situation… pas maintenant. J’envoie un message à Stephan, et il me répond
la minute suivante. Je suis un peu soulagé. Me concernant, je fais des tests
de dépistage assez régulièrement, et d’après ce que je sais, Heather est une
femme sérieuse et prévoyante… mais la Heather d’aujourd’hui… putain.
Tout se mélange dans ma tête. J’ai l’impression d’avoir fait l’amour avec
une femme ayant deux personnalités qui se chevauchent. J’espère ne pas
avoir dépassé les limites. Elle doit être encore plus perdue que moi. La
façon dont elle a répondu à mon baiser, la première fois… ça m’a tellement
rappelé le lycée. Mais cette fois, c’était largement mieux. Mieux contrôlé,
ou pas du tout. Non, justement. Imprévu. Pas calculé. C’est ce qui lui a
donné tant de saveur. J’ai l’impression que son corps a répondu au mien
comme par réflexe, comme s’il avait été entraîné pour ça. La sentir prendre
du plaisir sur moi… puis sous moi. C’était tellement grisant. J’ai envie de
recommencer. J’ai envie de l’embrasser, de l’étreindre.
Il serait bien plus sage de la laisser choisir et de voir la façon dont elle
réagit aujourd’hui, après cette soirée improvisée et riche en émotions.
J’espère également que la fusillade dans le parc ne la traumatisera pas trop.
Elle a déjà enduré beaucoup ces derniers mois. Est-ce que la Heather
d’avant l’accident aurait cautionné ça ? Sûrement pas. Pas vu son état de
colère envers moi. Mais les choses ont évolué entre nous ces dernières
semaines. Même si sa tête est un peu en vrac, elle reste toujours Heather.
Elle n’est pas stupide. Elle sait ce qu’elle fait, elle a le contrôle de ses actes.
La Heather qui m’a chevauché comme une déesse du sexe savait très bien
ce qu’elle faisait. Elle en a apprécié chaque instant, tout comme moi. Quand
je l’ai raccompagnée jusqu’à sa chambre pourtant, j’ai cru déceler quelque
chose dans son regard. Pas un regret, mais des questions. La nuit l’a
certainement aidée à y voir plus clair. En tout cas, je l’espère.
Quinze minutes plus tard, je reçois un message sur mon téléphone. Je vais
discrètement rejoindre Stephan devant la maison.
— Tenez, j’ai ce que vous m’avez demandé, dit Stephan en me tendant un
paquet.
— Merci, j’apprécie la discrétion Stephan.
— Je vous en prie.
— On se voit d’ici une bonne heure, il faut que j’aille à la chaîne…
— Oui, comme prévu.
— Très bien. À tout à l’heure.
Je rentre rapidement, monte les marches quatre à quatre et me dirige vers la
chambre d’Heather. Je frappe deux coups brefs, puis ouvre doucement la
porte. Elle dort encore profondément. Je dépose le paquet sur sa table de
chevet, puis je retourne me préparer. Une demi-heure plus tard, elle me
rejoint dans la cuisine alors que Gloria nous sert un petit déjeuner complet.
— Hey.
— Bonjour. Bien dormi ?
— Comme un bébé, dit Heather.
Elle tire une chaise et vient s’asseoir à côté de moi.
— Je… je dois m’absenter le reste de la journée pour le travail. Il faut que
j’aille dans les locaux de la chaîne.
— Ah. D’accord. Je vais en profiter pour lire un peu… peut-être près de la
piscine, lance-t-elle avec un regard amusé.
J’ai l’impression que mon corps se réchauffe un peu, et je manque de
m’étouffer avec un morceau de pain grillé. Le souvenir de son fessier
adorable dans son shorty en dentelle noire me revient en mémoire. Je
prends une grande gorgée de jus d’orange pour faire passer ma quinte de
toux.
— La soirée était très… intéressante, lâché-je en observant sa réaction.
Un sourire se forme sur ses lèvres et ses yeux semblent pétiller un peu.
— Très agréable, en effet, ajoute-t-elle.
— J’ai adoré la fin, dis-je en scrutant ses lèvres.
Elle se racle la gorge et enfourne un gros morceau d’omelette dans sa
bouche.
— Comme je disais… je ne serai pas là cet après-midi, mais je rentrerai
pour dîner.
— Très bien.
Quelques minutes passent sans qu’on se quitte du regard. Je m’apprête à me
lever quand Heather pose une main sur mon poignet. Gloria sort
discrètement de la cuisine, vaquant à ses occupations.
— Merci pour le paquet que tu as déposé sur la table de chevet… c’est très
attentionné.
— Il n’y a pas de quoi.
— Quand même. Je n’ai aucune idée de si j’utilise un moyen de
contraception, et hier… on a agi sans vraiment réfléchir. Ça ne me
ressemble pas. Je le sens.
— D’accord.
— Au moins, tu as vite réagi. Il faut absolument que je sache où j’en suis si
jamais… enfin…
— Si jamais quoi ?
— Si jamais on venait à recommencer. Je veux être prête.
— Oh, tu avais l’air plus que prête hier, crois-moi.
— Tu vois très bien ce que je veux dire ! Il faut que je prenne rendez-vous
avec un gynécologue.
Je ne peux m’empêcher de rire doucement alors qu’elle me donne une tape
sur le bras.
— Tu as raison, au moins tu seras fixée. Comment va ta tête ? demandé-je
un peu plus sérieusement.
— Je… ça va. J’ai eu une drôle d’impression hier, mais plus rien depuis,
donc je ne sais pas.
— Une drôle d’impression ? Comment ça ?
— Comme si des images venaient interférer avec le moment…
— Quel genre d’images ?
— Oublie ça… c’était sûrement n’importe quoi.
— Dis-moi…
— J’ai eu l’impression, je ne sais pas… d’avoir vu les couloirs du lycée.
— À quel moment ?
— Quand on s’est embrassés dans la piscine, avoue-t-elle en regardant son
assiette.
J’ai l’impression que ma nuque est un peu fraîche, comme si j’avais des
sueurs froides. Le lycée ? Vraiment ? Est-ce que ce serait un début de
souvenir ? Bizarre.
— Ce n’est pas très étonnant… quand tu t’es réveillée, tu croyais être
encore au lycée.
— Hm. Je sais, mais ce n’est pas ça. Tu vois, dans ma tête, j’ai bien
assimilé le fait que je suis une adulte, dans le présent, je suis consciente de
ça et de ce que je fais. Le fait que j’ai un travail et probablement une vie
sexuelle active… tout ça, je le sens. Mais je n’en ai aucun souvenir. C’est ça
qui est étrange. C’est comme si je savais des choses, mais que je n’arrivais
pas à mettre le doigt dessus. Comme si un tas de souvenirs et d’évènements
étaient à ma portée, mais que je n’avais pas la clé qui ouvre le tiroir qui les
contient, mais je sais que ça reviendra.
— Vraiment ? C’est super ! dis-je d’un ton un peu trop enjoué.
— Ah ?
— Oui ! Ce n’est pas ce que tu veux ?
— Si, bien sûr. C’est juste que…
— Quoi ?
— J’espère simplement que les souvenirs qui reviendront ne viendront pas
foudroyer les nouveaux que je suis en train de me faire… avec toi.
L’espace d’un instant, je ne sais plus quoi dire. Je me racle la gorge, puis je
remarque l’heure sur mon téléphone.
— Je vois… je vais devoir y aller. Stephan m’attend et je n’ai pas envie
d’arriver en retard.
— Oh, bien sûr. Vas-y…
Je prends quelques secondes, puis je décide de lui donner un baiser sur la
joue. Quand je sors de la maison, j’ai une petite boule au ventre. Un
mélange de peur et d’excitation. L’excitation de la retrouver ce soir, et la
peur que tout s’arrête si elle retrouve ses souvenirs.
L’après-midi passe très vite, et j’ai à peine le temps de cogiter que je suis
déjà sur la route du retour. Entre tous mes rendez-vous, j’ai dû gérer
quelque chose de particulier avec le personnel de la chaîne de télévision.
Apparemment, quelqu’un souhaite postuler pour travailler avec nous, mais
à chaque fois qu’ils essaient de contacter cette personne, elle n’est pas
joignable. Nous avons étudié son CV un peu plus attentivement, et en effet,
ça pourrait être une personne intéressante pour la chaîne. Le seul problème,
c’est qu’on ne trouve pas de renseignements sur son compte. Aucun réseau
social, aucune photo sur le net… j’ai même demandé à un enquêteur privé
d’effectuer des recherches et de me les transmettre. Mais ce soir, je n’ai plus
envie d’y penser, j’ai seulement envie de me poser pour une soirée
tranquille.

Quelques jours ont passé, et Heather n’a plus aucun plâtre qui la gêne. Elle
a retrouvé l’usage de son bras et semble heureuse. Elle est juste un peu
maladroite, parfois. Personnellement, je trouve ça plutôt mignon.
Cet après-midi, j’ai envie d’aller prendre un café avec elle dans un endroit
où nous nous rendons assez souvent. Je vais la voir sans sa chambre pour
lui proposer. Elle est en train de lire lorsque je frappe trois coups à la porte.
— Heather ? Je ne te dérange pas ?
— Non, pas du tout. Qu’y a-t-il ?
— Ça te dirait d’aller au Blue Bottle ? J’ai bien envie d’un bon café et
d’une petite pâtisserie.
— Oh ! Carrément ! dit-elle en sautant presque de son lit.
— Super, personnellement je suis prêt !
— Donne-moi cinq minutes, et je serai prête à partir !
— Parfait.
Après avoir demandé à Stephan de nous conduire, nous montons dans la
berline pour nous rendre au café. En temps normal, j’y serais allé à pied,
mais mes gardes du corps ont tous insisté pour que nous prenions la voiture.
Nous sommes sur la route depuis cinq minutes, quand je remarque
qu’Heather regarde nerveusement vers l’arrière.
— Qu’y a-t-il ? demandé-je d’une voix calme.
— Oh, rien… c’est juste que…
— Oui ?
— Mark et Bryan nous accompagnent ?
— Bien sûr. Comme d’habitude.
— D’accord. Dans ce cas, tout va bien.
Quel con ! Je n’ai pas pensé à ce que cette sortie pouvait lui faire ressentir.
Une source de stress inutile. Mais on ne peut tout de même pas s’empêcher
de vivre, n’est-ce pas ?
Quinze minutes plus tard, après avoir poussé la porte du café et passé
commande, nous nous installons à notre table habituelle.
— C’était une bonne idée tout compte fait. Ça fait du bien de sortir de la
maison, dit Heather en prenant une grande inspiration.
— Oui. Et puis, j’aime vraiment cet endroit.
— Je suis d’accord.
— C’est bien de voir d’autres personnes autour de nous. De plus, Mark et
Bryan ne sont pas loin.
— Oui, j’ai vu ça. Comment était ta matinée ?
— Plutôt calme. Des affaires classiques à régler, un gala de charité à
organiser… la routine, dis-je d’un ton nonchalant.
— Tu en organises souvent, des galas de charité ?
— Hm… ça arrive, réponds-je en me rappelant notre échange quelques
semaines plus tôt.
— Tu aimes ça ?
— Je trouve ça gratifiant, mais j’essaie de ne pas trop l’ébruiter.
— Pourquoi ça ?
— J’aime la discrétion. Je n’ai pas besoin que ce soit étalé à la une des…
hm. Disons que je préfère œuvrer dans l’ombre.
— Je vois. C’est tout à ton honneur. Les personnes qui font le bien et qui ne
le crient pas sur tous les toits sont encore plus impressionnantes, selon moi.
Nous sommes tellement pris dans notre discussion que nous avons à peine
remarqué que notre commande a été déposée sur notre table.
— Oh, c’est servi, dit Heather.
— Tu as pris quelque chose de nouveau ?
— Oui, je voulais essayer. Et toi ?
— Je suis resté sur l’habituelle tarte pralinée.
— C’est vrai qu’elle est bonne.
Elle croque un bon morceau de sa pâtisserie, à l’étrange pâte verte, et son
visage se transforme en une grimace disgracieuse.
— Oh, je crois qu’on a un verdict défavorable ici.
— Hm… beurk ! Apparemment, je n’aime pas la pistache…
Elle repousse sa pâtisserie vers le centre de la table, et fait passer le goût
avec une grande gorgée de son café latte.
— Tu veux échanger ? proposé-je en lui tendant ma part intacte de tarte
pralinée.
— Quoi ? Pourquoi ? Non ! Tant pis pour moi !
— J’insiste. Ça ne me dérange pas. J’aime bien la pistache.
Elle réfléchit quelques secondes puis finit par accepter en hochant la tête.
— Tiens, ça me fait plaisir.
— Merci, Noah.
Elle croque dans la tarte au praliné et un sourire gêné apparaît sur son
visage.
— Hum ! C’est vraiment trop bon.
— Je confirme, dis-je en prenant un morceau de son gâteau à la pistache.
— Bon… et ce soir. On a quelque chose de prévu ? lance-t-elle de façon
tout à fait naturelle.
— Euh… pas encore non, mais ça peut s’arranger. Tu as des idées ?
— Ça fait un moment que je ne suis pas allée au cinéma… enfin, j’ai
l’impression, dit-elle en levant les yeux au ciel.
— D’accord, je vois, dis-je en riant.
— Il y a quelque chose de drôle ?
— Pardon, je suis désolé, c’est juste que… quand tu dis quelque chose, tu
ne sais jamais si c’est vrai ou non et disons que parfois, ça me fait sourire.
— Ah, tu te moques ? dit-elle la bouche pleine du dernier morceau de tarte.
— Hm. Tu t’es régalée ? Tu ne m’en as même pas proposé un petit
morceau…
Son expression se fige et ses yeux s’ouvrent en grand alors qu’elle avale sa
dernière bouchée.
— Je suis désolée ! Tu pourrais en commander une autre part, non ? dit-elle
d’un air gêné.
— Hey ! Je te taquine Heather. Je sais très bien que je peux tout aussi bien
en commander une autre. Je crois juste que c’est assez de sucre pour la
journée…
— Hm… d’accord…
Une heure plus tard, nous sommes sur la route du retour, bien installés à
l’arrière de la voiture. Une musique moderne se fait entendre au-dessus du
ronronnement du moteur. Heather a la tête calée sur mon épaule et les deux
mains sur le ventre.
— Heather ? Tout va bien ?
— Hm ? Je… je ne sais pas, dit-elle d’une toute petite voix.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’ai terriblement mal au ventre. Vraiment très mal, dit-elle en se
tortillant.
— Tu crois que c’est mal passé ? Tu as… hm… tu as besoin d’aller aux
toilettes ?
— Non, ce n’est pas ça… c’est comme… je ne sais pas… tu sens cette
odeur ?
— Quelle odeur ?
— Ça me prend au nez, j’ai l’impression que c’est sur moi… j’ai chaud,
je… je me sens vraiment mal… j’ai…
Je sens sa tête beaucoup plus lourde sur mon épaule, puis son corps se
relâche complètement.
— Heather ? Heather ! crié-je en tâtant son front brûlant.
Je commence sérieusement à paniquer quand je vois qu’elle ne me répond
pas, et pire, qu’elle semble avoir perdu connaissance.
— Monsieur ?
— Stephan, à l’hôpital, vite, dis-je en ayant un drôle de pressentiment.
— Oui monsieur.
Stephan change de route et accélère, alors que j’essaie d’écouter si Heather
respire. C’est le cas, heureusement. Je lui tapote doucement le visage.
— Heather ? Tu m’entends ? Réveille-toi !
Son corps se met à trembler, à convulser, et je fais de mon mieux pour la
tenir correctement. Que se passe-t-il ? Elle est brûlante. Son pouls accélère
dangereusement. Je soulève ses paupières et remarque que ses pupilles sont
dilatées. Bon sang !
— Stephan, il faut faire vite. Elle ne va vraiment pas bien.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Je n’en ai aucune idée ! Mais vu son état, ce n’est clairement pas bon.
Je t’en supplie ! Que se passe-t-il bon sang ? Reste avec moi. Reste avec
moi.
Mon cœur bat à cent à l’heure et des larmes menacent de jaillir de mes
yeux.
Ne meurs pas. Je te l’interdis.
15
Heather

Je n’arrive pas à y croire ! Un empoisonnement ? Sérieusement ? Qui


pourrait vouloir faire une chose pareille ? Quand les résultats d’analyse sont
arrivés, le docteur n’y croyait pas lui-même. Ce n’était pas un simple
empoisonnement alimentaire, mais bien quelque chose d’intentionnel. Ils
ont retrouvé de faibles traces d’atropine dans mon corps, et apparemment,
je ne dois ma survie qu’à la réaction rapide de Noah et Stephan. S’ils ne
m’avaient pas amenée directement à l’hôpital…
C’est complètement insensé. Tout ce que je vis, depuis mon accident, c’est
de la folie. J’ai l’impression de me retrouver dans un mauvais film. D’abord
cet accident, puis les coups de feu au parc, et maintenant… ça ? Je ne
comprends plus rien. Je pensais qu’en vieillissant, la vie devenait plus
sympa. Pas une éternelle succession de choses douteuses comme au lycée,
et sur lesquelles on n’a aucun contrôle. Je pensais vraiment que je m’en
sortirais mieux en devenant adulte. Apparemment, j’avais tort. Le pire, c’est
que je ne fais pas vraiment de progrès en ce qui concerne ma mémoire, et ça
commence à me faire peur, à me déranger. J’ai la sensation de ne pas être
réellement moi-même, que ma propre vie échappe à mon contrôle. Comme
si j’étais bloquée entre deux étapes d’évolution et que je ne pouvais pas
avancer. Si Noah n’était pas là… je ne sais même pas comment je ferais
pour gérer.
Déjà deux jours que je suis coincée ici. C’est bien la peine de ne plus avoir
de plâtre, si c’est pour me retrouver direct à l’hôpital. J’ai l’impression
d’être piégée dans une boucle temporelle et de devoir toujours
recommencer la même chose. Je tourne en rond. Il est peut-être temps que
je… je ne sais pas, que je me trouve un travail. Qu’est-ce que je sais faire ?
Je n’en ai aucune idée. Mais il y a forcément un travail pour moi qui ne
nécessite pas de compétence particulière, un travail qui me permettrait
d’avancer tout de même dans la vie, si jamais la mémoire ne me revenait
jamais. Je ne peux pas rester une assistée toute ma vie, n’est-ce pas ? Aussi
gentil que soit Noah, je n’ai pas vraiment envie de dépendre de quelqu’un
pour le reste de mes jours. Il me manque une partie de mes souvenirs,
d’accord, mais je ne suis pas une bonne à rien. Je le sens. Je peux faire des
choses.
Je viens juste de fermer les yeux quand Noah entre dans ma chambre.
— Heather ? Comment te sens-tu ?
— Ça va. J’ai connu pire, dis-je en tentant un trait d’humour.
— Tu es sûre ? Tu n’as plus aucun symptôme ?
— Eh bien… j’ai toujours la gorge en feu, mais on m’a dit que ça allait
s’arranger.
Le médecin qui s’est occupé de moi entre après avoir frappé deux coups
rapides à la porte restée ouverte.
— Alors… vu votre dossier, Mlle Collins, vous pourrez sortir d’ici une
heure, le temps que la paperasse soit finalisée.
— Quoi, c’est tout ? demande Noah, intrigué.
— Oui, on ne peut rien faire de plus pour l’instant et elle va beaucoup
mieux. Vous me confirmez ça, Mlle Collins ?
— Tout à fait ! C’est inutile d’occuper une chambre alors que je pourrais
me reposer… hm…
— Oui, à la maison, poursuit Noah.
— Très bien, c’est réglé alors. Les analyses sont en cours pour déterminer
le type de poison exact. Il ne vous reste plus qu’à contacter la police si vous
souhaitez porter plainte contre le restaurant qui vous a servi…
— Oui, nous nous en occuperons, le coupe Noah.
— Bien. Je vous souhaite une bonne journée.
— Bonne journée docteur, merci, dis-je avec un grand sourire.
Le médecin quitte la pièce et je sors de mon lit.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Ça me semble évident. Je peux sortir, je ne vais pas rester coincée ici une
minute de plus.
— Oui, il a dit, d’ici une heure…
— Ça me laisse le temps d’aller prendre une douche et de me préparer. Tu
m’as bien amené des affaires de rechange ?
— Oui, elles sont dans le sac que j’ai déposé juste là…
— D’accord. Merci Noah. Vraiment.
— Il n’y a pas de quoi. Je vais m’assurer que la voiture soit prête pour le
moment où nous sortirons de l’hôpital, ajoute-t-il en se dirigeant vers la
porte.
— Hm… ils vont être encore plus collés à nous, n’est-ce pas ?
Il se retourne et fait quelques pas vers moi.
— Oui… c’est par mesure de sécurité, Heather, pas par plaisir.
— C’est quand même une histoire de fous.
— Mark pense avoir remarqué un mouvement inhabituel quand nous étions
au café… mais sur le moment, il n’y avait aucune menace apparente. Il est
en train de jeter un œil aux caméras de surveillance et d’interroger les
membres du personnel.
— Tu crois vraiment que c’est quelqu’un de là-bas qui a fait ça ? demandé-
je, interloquée.
— Et qui crois-tu que ça puisse être ?
— Je ne sais pas. Je n’en sais rien du tout en fait. Comme d’habitude.
— Tu… pourquoi tu dis ça, Heather ?
— Pour rien. Je suis juste tellement frustrée que les choses se passent
comme ça. Je ne me souviens même plus de la tête de la personne qui nous
a amené notre commande ce jour-là…
— À vrai dire, moi non plus, avoue-t-il un peu perplexe.
Je le dévisage étrangement.
— Que veux-tu dire ?
— C’est bizarre. D’habitude, on se souvient toujours d’un petit détail, d’une
impression, de quelque chose. Mais là, non. Rien…
— La personne qui nous a apporté notre commande…
— … ne voulait pas qu’on la remarque.
Mon cœur se met à palpiter un peu plus vite.
— Heather, je suis désolé, je… je ne voulais pas t’effrayer.
— Non, pas du tout, tu as raison. C’est la seule explication logique. La
personne qui nous a servis doit forcément avoir un rapport avec
l’empoisonnement, sinon, pourquoi se donner autant de mal ? Il faudrait
enquêter et demander à voir toutes les personnes qui travaillaient là-bas ce
jour-là.
— Bon, ne te soucie pas de ça. Va te préparer pour ta sortie, et je vais voir
Stephan.
— Très bien. On se retrouve à l’accueil ?
— Parfait.
Quarante-cinq minutes plus tard, je signe les papiers pour ma sortie et nous
montons dans la berline pour rentrer à la maison. Je suis toujours un peu
anxieuse, mais j’ai l’impression qu’on a avancé en échangeant nos
impressions sur la personne qui nous a servi notre commande. Il faut
absolument que j’arrête de me torturer l’esprit avec ça. Ou avec la façon
dont Noah me regarde ces derniers temps. Mon corps réagit beaucoup à sa
présence, et j’aimerais être un peu moins… lisible.
De retour à la maison, Noah a des choses à gérer pour le travail, et je
m’installe dans la bibliothèque pour lire quelque chose qui me changera un
peu les idées. J’ai envie de m’évader dans un monde créé de toute pièce et
qui ne me fera pas réfléchir sur ma vie personnelle.
Trois heures plus tard, j’en ai assez de lire et je décide de passer dans le
salon. À ma grande surprise, Noah y est déjà, il écoute de la musique en
pianotant sur son téléphone. De la musique classique. Je n’aurais jamais
pensé apprécier ça, mais ça a l’air relaxant. Je m’assieds sur le canapé, juste
à côté de lui.
— Tout va bien ? demande-t-il en levant un œil vers moi.
— Oui, ça va… j’imagine que je cogite un peu trop.
— Je te comprends. Avec tout ce qui est arrivé ces derniers temps, c’est
complètement légitime.
— Noah… est-ce que tu crois que… que quelqu’un pourrait essayer de s’en
prendre à moi ?
— De s’en prendre à toi ?
— Clairement. J’ai l’impression d’avoir une cible sur le dos.
— Je vois… je suis désolé que tu ressentes ça, Heather. Mais pourquoi
penser une chose pareille ?
— Je n’en sais rien. Apparemment, il a dû se passer quelque chose à un
moment donné dans ma vie. Les choses qui m’arrivent ne sont pas dues au
hasard. Pas après tout ça, je n’y crois pas.
— Hm… ça se défend.
— Le truc, c’est que si j’ai des ennemis… je n’ai aucune idée de qui ils
peuvent être. C’est peut-être lié à mon travail ?
— J’en doute, tu sais…
— Pourquoi ça ?
— Comme tu l’as dit toi-même, tu venais de commencer quand… nous
avons repris contact.
Je le fixe intensément. J’ai un peu de mal à le suivre.
— Ce que je veux dire, c’est que tu n’étais pas à ton poste depuis
longtemps, je doute que tu aies pu te faire des ennemis aussi rapidement.
Mais je t’avoue que je commence à y réfléchir sérieusement.
— Vraiment ?
— Oui. Il faut bien commencer quelque part, même si on fait probablement
fausse route. Dans tous les cas, je ne laisserai pas les choses continuer dans
ce sens. Tu es en sécurité ici.
— Tu es sûr ?
Il semble choqué, presque blessé quand je dis ça.
— Qu’est-ce que tu…
— Ce n’est pas ce que je veux dire… je veux juste souligner le fait que
lorsqu’il m’arrive des choses bizarres, et c’est toujours quand je suis avec
toi.
— Quoi ? Tu penses que je suis derrière tout ça ?
— Quoi ? Non ! Pas du tout ! Ce n’est pas du tout ce que je veux dire !
— Alors, développe, s’il te plait.
Je rêve ou il est en train de perdre son calme ? Je ne l’ai jamais vu comme
ça… Du moins pas depuis que je suis ici.
— Ce que je veux dire, c’est que… c’est peut-être lié à toi ? Si ce n’est pas
lié à moi, ça doit forcément être lié à toi, non ?
Il ne dit rien et se contente de me regarder. Il prend mes mains et les
embrasse.
— Heather. J’ai mis des gens sur le coup. Ils vont enquêter.
— D’accord, dis-je alors que des larmes commencent à couler sur mes
jours.
— Hé ! Viens là… ne pleure pas, d’accord ? Je déteste quand tu pleures…
Il me prend dans ses bras et me serre contre lui. J’aime tellement quand
nous sommes comme ça, tous les deux. Je me calme rapidement, et les
cercles réconfortants qu’il traçait dans mon dos avec ses mains se
transforment en caresses lentes sur mes bras. Il me fait littéralement
frissonner. Sa bouche s’approche dangereusement de la mienne, et je le
laisse faire. Ses lèvres sont un peu rugueuses, comme s’il les avait mordues
pendant des heures. Nos langues se trouvent rapidement et entament leur
parade sensuelle. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je me trouve
à califourchon sur lui, passant mes mains dans sa chevelure blonde. J’aime
vraiment le décoiffer. Je frotte mes doigts sur les côtés rasés de son crâne,
avant de saisir une poignée de cheveux un peu plus longue qu’il a
l’habitude de tresser quand il prend le temps de bien se coiffer. Ses mains
glissent du bas de mon dos jusqu’à mon fessier, jouant avec et le malaxant
comme une sorte d’anti-stress.
— Heather…
— Hm… chut.
Nous continuons à nous embrasser, puis il me soulève et me porte tout en
avançant. Mes jambes sont enroulées autour de sa taille alors qu’il
m’emmène jusqu’au piano.
— Heather, est-ce que tu as vu ton…
— Apparemment, j’ai un stérilet. Tu n’as pas à t’inquiéter de quoi que ce
soit, dis-je entre deux baisers.
— Hm…
— Et toi ? Tu…
— Mon dernier test de dépistage remonte à il y a un mois et depuis…
— D’accord. J’aime ce que j’entends.
Il me dépose sur les touches du piano, créant une suite de notes dissonantes.
L’excitation grimpe très vite. Alors qu’il m’embrasse, de minuscules
décharges électriques parcourent mon cerveau, et une sensation bizarre me
traverse. C’est tellement infime que je ne l’ai presque pas remarquée. Une
minute plus tard, il ne me reste plus que mes sous-vêtements et nous nous
apprêtons à jouer une mélodie qui rendrait fou n’importe quel mélomane.

Aujourd’hui, Noah est absent. Il a trop de choses à régler à l’extérieur. En


ayant assez de rester sans rien faire, je lui ai demandé de me remettre les
affaires qu’il a fait rapatrier de chez moi lorsque j’ai eu mon accident. Ne
voulant pas trop me chambouler jusqu’à présent, il les avait stockées dans
une autre pièce de la maison. Il se doute donc que je vais essayer de
retrouver des morceaux de ma vie. La première chose qui m’intrigue, c’est
cet ordinateur portable. Plutôt fin, il ne ressemble en rien à ce que j’ai pu
voir quand j’étais encore au lycée. Quand je l’ouvre enfin, il me faut bien
deux minutes avant de comprendre qu’il s’allume avec mon empreinte
digitale. Vraiment bizarre.
— OK… voyons ce que tu es devenue… Heather Collins…
J’y trouve des dossiers en pagaille sur mon bureau et quelques photos de
moi, seule. Pas très palpitant. Un dossier dénommé « recherches »
m’intrigue cependant. Quand je l’ouvre, je suis assez vite déçue. Des
documents Word et des extraits de témoignages concernant un sauvetage de
chien, des repérages de la ville de San Francisco… puis un nom propre. Le
San Francisco Chronicle… c’est un journal ? Est-ce que je viens enfin de
trouver le journal pour lequel je travaille ? Bon sang. Quelques recherches
en ligne me le confirment. Apparemment, mon patron se nomme Jo Follett.
C’est vraiment très bizarre que ça ne m’évoque rien… à moins que… non.
Je parcours un peu les unes du San Francisco Chronicle. Elles sont toutes
aussi scandaleuses que douteuses. C’est vraiment là-bas que je bosse ?
Merde. Et Noah qui disait que j’étais « une journaliste accomplie » ? Il se
foutait de moi ? Je continue de faire défiler les articles quand je tombe sur
un article avec une date qui m’intrigue. C’était juste avant mon accident. Il
correspond à… une interview de Noah ? Qu’est-ce que ça signifie ?
« Les diverses activités de M. Hill lui permettent certes de rencontrer de
potentiels nouveaux collaborateurs, mais c’est aussi un moyen pour lui
d’augmenter le nombre de ses conquêtes. À croire que le milliardaire le plus
célèbre de la côte ouest tient une sorte de carnet des comptes, précisant le
titre de la jeune femme si elle en possède un, la durée probable de leur
relation et l’endroit où il l’a rencontrée. »
« Les entreprises à plusieurs millions sont-elles la source principale de
revenus du bel homme d’affaires, ou tire-t-il ses revenus d’une source
beaucoup plus charnelle et secrète que ce qu’il laisse entendre ? »
« Que penserait le regretté Joshua Hill de son propre fils, s’il découvrait
qu’il ne peut même pas se tenir convenablement quand il est interviewé par
une journaliste sérieuse et professionnelle ? »
C’est… C’est une blague ? Qui a pu écrire un torchon pareil…
Je cherche des yeux le nom de l’auteur de l’article, et…
Quoi ?? Heather Collins ? Moi, j’ai écrit ce truc ? J’ai du mal à y croire. Et
Noah… Il est forcément au courant. Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? Ma tête
commence à me faire mal, et je dois fermer les yeux quelques instants, car
ma vue se brouille. J’ai chaud et j’ai l’impression d’être dans le brouillard.
Une petite décharge arrive dans mon cerveau, et des images plus nettes
apparaissent devant mes yeux. Noah et moi. Le lycée. Les couloirs du lycée.
Lui qui m’embrasse… Quoi ? Sa petite amie qui était au courant de la
situation, Noah qui m’a humiliée… Que se passe-t-il ? Tout résonne dans
ma tête et va à cent à l’heure. Une immense sensation de malaise s’installe
dans mon ventre. Des images de Noah, et de moi qui l’interviewe, des
années après le lycée… on ne se côtoyait plus ? Des conversations avec Jo,
qui a modifié mon article. Ma tête me fait mal et j’essaie de me calmer en la
prenant entre mes mains, mais tout va trop vite. Je voudrais que ça s’arrête,
mais les images ne cessent de défiler. La conversation houleuse avec Jo,
puis celle avec Noah… celle qui s’est déroulée juste avant que l’accident se
produise.
Mon accident.
J’essayais de fuir.
Je ne voulais plus lui parler.
La voiture rouge qui a déboulé au même moment.
Noah était bien avec moi. Au moins, il n’a pas menti sur ce point. Mais
pour le reste…
Il était bien présent, ça oui. Mais… il est en partie responsable de ce qui
m’est arrivé.
Si je n’étais pas déjà assise dans le canapé, j’en tomberais sur les fesses.
16
Noah

Cette journée était interminable. Ce qui a occupé la majorité de mon temps


a été l’organisation du prochain gala de charité. J’ai l’esprit préoccupé par
tant d’autres choses. Je sens que je ne suis pas aussi efficace que
d’habitude. Heureusement, je ne suis pas le seul à gérer. C’est dans ces cas-
là que je suis content d’être entouré d’une équipe qui assure dans son
travail. Pour le moment, je suis beaucoup trop concerné par tout ce qui
arrive à Heather. J’espère que nos enquêtes nous amèneront des pistes
sérieuses. Je sais qu’elle a certainement dû fouiller dans son ordinateur pour
trouver l’endroit où elle travaille, et je crains un peu sa réaction. Je
m’attends à devoir répondre à pas mal de questions.
Quand je pousse la porte de la maison, tout est calme. Gloria est déjà partie,
et le dîner finit de cuire au four. Heather est attablée dans la cuisine, en train
de lire un livre, un verre de vin blanc posé sur la table.
— Bonsoir !
— Bonsoir, répond-elle sans quitter son livre des yeux.
Elle doit certainement être trop prise par sa lecture.
— Tu vas bien ?
— Hm.
— Tu as essayé de fouiller un peu dans les affaires que je t’ai remises ?
— À vrai dire, j’ai changé d’avis. J’avais envie de lecture, et je me suis
plongée dans un autre roman juste avant.
— Je vois.
Je me sers un verre de vin et je m’installe à ses côtés.
— Et toi ? Comment s’est passée ta journée ?
— Trop de choses à faire. J’ai passé la plupart de mon temps à régler les
derniers détails pour le futur gala de charité. Il faut tout le temps gérer des
imprévus. Sinon, j’ai passé le reste de la journée dans les locaux de la
chaîne afin de prévoir des choses avec mes équipes.
— Tu n’as pas eu le temps de t’ennuyer à ce que je vois, dit-elle en
refermant son livre et en le plaquant sur sa poitrine.
J’aimerais être à la place de ce livre, en ce moment. Ses traits sont détendus,
même si j’ai l’impression qu’elle se donne une contenance.
— C’est ça.
— C’est super… d’être pris par son travail. J’aimerais beaucoup reprendre
le mien, d’ailleurs. Enfin, j’ai bien un travail, n’est-ce pas ?
— Je… oui ! Pourquoi cette question ?
— Juste comme ça. Je commence à trouver cela étrange que mon patron ne
me contacte pas pour savoir quand, ou si, je serais un jour capable de
reprendre mon activité.
— Il est compréhensif.
— Vraiment ?
— Oui. Disons que… nous avons une sorte d’arrangement.
— Plutôt pratique.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Comment ça ?
— Je ne sais pas, tu es un peu… bizarre ce soir.
— Ah bon ? Pas du tout. Je commence simplement à réfléchir à mon avenir.
Je veux dire… si je ne retrouve jamais mes souvenirs, il faudra bien que je
songe à me trouver une nouvelle carrière, tu ne crois pas ? Je ne peux pas
vivre à tes crochets toute ma vie, même si les moments que nous passons
ensemble sont… très plaisants, ajoute-t-elle avec un sourire en coin.
— Je comprends. Sache que tu peux prendre tout le temps nécessaire pour
réfléchir à ça. Pour l’instant, ça me rassure de te savoir ici, surtout avec tout
ce qui s’est passé dernièrement. Au moins, il y a toujours quelqu’un qui
veille à ta sécurité. Ça ne me dérange pas du tout de t’avoir à la maison,
surtout quand nous passons du temps ensemble.
Ses joues semblent rosir un peu.
— C’est très généreux de ta part. Non seulement tu m’héberges, tu m’as
aidée quand je ne pouvais pas trop bouger par moi-même, et maintenant tu
as la patience de voir si mon état s’améliore. Pourtant, un homme d’affaires
comme toi doit avoir un tas d’autres choses qui le préoccupe. Pourquoi
perdre ton temps avec moi, alors que tu dois faire fructifier ta fortune et
diriger des tas de gens ?
Qu’est-ce qu’elle a ce soir ?
— Vraiment, ça ne me dérange pas. Après, si tu te sens étouffée, tu n’as
qu’à le dire.
— Non, pas du tout ! Je n’étais pas en train de me plaindre… je faisais juste
un constat, répond-elle en posant son livre sur la table.
En le poussant un peu trop précipitamment, elle touche son verre à vin, qui
vient se renverser sur la table. Par réflexe, je le redresse avant qu’il ne roule
au sol.
— Je suis désolée ! Merde !
— Ce n’est pas grave, c’est juste un peu de vin, dis-je en posant ma main
sur la sienne.
— Hm… je suis devenue un peu maladroite, je crois…
— Encore une fois ce n’est rien. Si tu v…
C’est à ce moment-là que le four sonne. Je vais l’éteindre et sors le plat que
Gloria nous a préparé avant de partir. Comme d’habitude, ça sent très bon.
— J’étais là quand elle a commencé à cuisiner ! Les odeurs, bon sang,
c’était divin ! lance Heather, pour changer de sujet.
— J’imagine, vu comment ça sent maintenant !
— Un bon rôti bien assaisonné, avec des petits légumes qui ont cuit dans le
jus…
— Tu as l’air aussi impatiente que moi, dis-je, amusé.
S’il y a bien une chose que nous avons en commun, c’est le péché de
gourmandise. Nous aimons tous les deux les bons repas préparés avec
attention. Je nous sers, puis nous commençons à manger en silence.
— C’est délicieux, dit Heather en engloutissant son assiette à la vitesse de
l’éclair.
— Tu as raison, mais tu as le temps de manger, tu sais ?
Je pose à nouveau ma main sur la sienne, et elle s’empresse de la retirer
aussitôt.
— Désolée je ne m’y attendais pas…
— Ce n’est pas grave. Je sais maintenant qu’il ne faut pas te déranger quand
tu savoures ton repas, dis-je en tentant un faible sourire.
Elle fait une moue un peu étrange, puis se concentre à nouveau sur son
assiette. J’ai l’impression qu’elle est nerveuse.
— J’imagine que je suis moi aussi préoccupée par tout ce qui s’est passé
dernièrement. Je me demande vraiment si quelqu’un de mon entourage est
derrière tout ça. Ou quelqu’un du tien. Ça ne peut pas être quelqu’un qui
frappe au hasard. Plus j’y réfléchis, plus je me dis que j’ai peut-être… je ne
sais pas, écrit un article qui a déplu à quelqu’un ?
Je manque de m’étouffer en avalant ma gorgée de Chardonnay.
— Quoi ?
— Tu n’y as jamais pensé ? J’ai peut-être offensé quelqu’un… après tout, je
n’ai aucune idée du genre de journaliste que je suis. Je me suis peut-être
trompée sur toute la ligne.
— Ne dis pas ça. Tu réfléchis trop. Tu te prends trop la tête. Tu ferais mieux
de te concentrer sur ta guérison…
— Ma guérison ? Tu sais quoi, Noah ? J’en ai un peu marre. C’est tout ce
que je fais depuis des mois, et ça commence sérieusement à me gonfler. J’ai
envie d’avancer. Pas de rester bloquée au même point indéfiniment, tu
comprends ?
Je ne dis rien pendant plusieurs secondes. Son comportement est un peu
étrange ce soir, mais je mets ça sur le coup de l’émotion de ces derniers
jours.
— Tu comprends ?
— Oui, bien sûr.
— Merci, dit-elle en se levant.
— Tu vas quelque part ?
— Je me sens un peu fatiguée… je vais aller me coucher. J’espère que tu ne
m’en veux pas.
— Absolument pas. Repose-toi, tu as raison.
Elle disparaît de ma vue et je termine mon repas dans le silence le plus
total.
C’était vraiment étrange. Sa façon de parler était beaucoup plus posée que
d’habitude, mais pourtant, elle s’est emportée pour rien en un instant…
Cette histoire doit vraiment la miner. Je ne peux pas le lui reprocher. J’y
pense moi-même beaucoup alors que mon travail est très prenant. En restant
à la maison toute la journée, elle a tout le temps du monde pour y penser.
Forcément, ça doit la ronger plus que moi. Il faut vraiment régler tout ça.
Après être allé faire quelques longueurs dans la piscine pour me détendre, je
prends une douche et me glisse enfin dans mon lit. Des tas de choses se
bousculent dans ma tête, puis je pense à Heather, une fois de plus. Je me
suis tellement habitué à sa présence.
Et si tout s’arrêtait en un éclair ? Si elle décidait vraiment de passer à autre
chose et qu’elle se trouvait un autre travail ? Elle voudra certainement partir
d’ici… je ne pourrai pas la retenir. Ça ne serait pas juste pour elle. Alors
pourquoi est-ce que j’ai cette envie égoïste ? En temps normal, je n’aurais
aucune envie de faire rester une femme ici, ni de vivre au jour le jour avec
elle. Mais avec Heather, c’est étrangement facile. Je ne me pose pas de
questions, en tout cas, pas en ce qui concerne notre entente. Dans un sens,
j’ai de la chance qu’elle soit revenue dans ma vie, même si j’aurais souhaité
que ce soit d’une façon moins… choquante.
Je repense à cette époque, au lycée, et au con que j’ai pu être. Ce n’était
vraiment pas correct de me servir d’elle pour rendre ma petite amie jalouse.
C’était tellement pathétique. Pourtant, je me souviens de sa façon de
m’embrasser. Elle y avait mis tout ce qu’elle avait. Elle était à fond. J’ai
vraiment apprécié ce baiser, à l’époque. Mais clairement, ceux qu’on a
échangés dernièrement sont bien mieux. Ils ont plus de sens. Nous avons
plus d’expérience… Rien que de me rappeler la sensation de sa bouche
contre la mienne me réchauffe entièrement. Penser que quelqu’un puisse
s’en prendre à elle me rend malade. Qui pourrait vouloir faire ça ? A-t-elle a
raison ? Est-ce vraiment lié à son travail, ou au mien ?
Je suis tellement perdu dans mes pensées que je n’ai rien entendu.
— Noah ? murmure Heather alors qu’elle se trouve juste devant mon lit.
Les rayons de la pleine lune passent à travers la fenêtre de ma chambre et
atterrissent sur sa poitrine. Elle est complètement nue. Bon sang, qu’est-ce
qu’elle fait là ?
Ayant vu que je l’ai remarquée, elle ne dit rien de plus, puis avance
lentement vers mon lit. Elle est magnifique. Elle reste debout, me fixant
intensément à quelques pas du bout du lit. Une de ses mains se met à
effleurer son cou, puis à descendre lentement vers sa poitrine nue et dressée,
ses tétons se mettant à durcir instantanément. Quel spectacle ! Mon érection
naissante commence à me donner chaud. Ses mains caressent ses tétons
durcis par l’excitation, puis elle empoigne ses seins fermement. Elle ferme
les yeux, puis continue les mouvements sur sa poitrine. Mon sexe palpite à
la vue de cette scène terriblement bandante. Je repousse les draps de mon lit
qui tombent au sol, afin de lui offrir une vue attrayante. Elle s’humidifie les
lèvres, puis entrouvre la bouche. Une de ses mains glisse le long de son
ventre pour arriver jusqu’à son triangle lisse, tandis que l’autre s’affaire
toujours sur son téton.
— Caresse-toi, dit-elle d’une voix claire.
Bon sang, c’est terriblement excitant. Étant complètement subjugué par le
show, je n’ai pas besoin d’une autre demande de sa part pour m’exécuter.
J’empoigne mon sexe et commence à le branler tout doucement sans la
quitter du regard.
— Hmmm… parfait.
Ses doigts plongent dans son intimité, et elle commence à effectuer de petits
mouvements rotatifs en écartant légèrement les jambes. Nous restons
quelques minutes comme ça, à nous regarder.
L’ambiance est électrisante. Elle est magnifique. Elle est parfaitement
consciente de l’effet qu’elle me fait. Elle gémit un peu puis s’avance
légèrement, me rendant nerveux d’anticipation. Elle fait trois pas de plus,
puis grimpe debout sur le lit. Elle se trouve maintenant à mes pieds, au-
dessus de moi, me contemplant de toute sa hauteur. Je suis légèrement
redressé contre la tête de lit, et je poursuis les mouvements de va-et-vient
sur mon sexe, en exerçant une petite pression supplémentaire sur mon
gland. C’est divin.
— Hum… c’est bon, n’est-ce pas ? demande-t-elle en gémissant à moitié.
Jamais je n’aurais cru pouvoir être aussi excité sans la toucher. Mon sexe
palpite, et quelques gouttes claires s’échappent du bout.
— Terriblement…
— Accélère, ordonne-t-elle tout en écartant les lèvres de son sexe avec son
autre main.
La vue est saisissante. Deux de ses doigts jouent avec la petite protubérance
qui doit palpiter autant que ma queue. J’accélère le mouvement, si bien que
je dois fournir un effort important pour ne pas jouir sur le champ. C’est un
des avantages, mais aussi un des inconvénients de bien connaître son corps.
Je suppose que c’est la même chose pour une femme. La voir se masturber
est vraiment très intense. C’est assez audacieux et effronté de sa part. Elle
me rend complètement dingue. Nous continuons notre masturbation-
spectacle, étant si proche l’un de l’autre, mais sans nous toucher pour
autant. Ses gémissements commencent à prendre plus d’ampleur, et ma
respiration accélère.
— Hm… Noah… humm…
J’ai accéléré le mouvement une fois de plus, pour être au maximum. Vu son
état, elle devrait bientôt atteindre la jouissance. Des images obscènes
viennent se mélanger à la scène qui se déroule juste sous mon nez. Je
pourrais d’ailleurs l’enfouir en elle. Ma langue devrait faire des miracles sur
son bouton de plaisir. Elle me regarde avec ses yeux brûlants de désir, tout
en gardant la bouche entrouverte. Je n’ai jamais fait ça avant. Je sens que je
ne vais pas tarder à exploser. La voir gémir au-dessus de moi, comme ça,
c’est trop pour mon cerveau. J’ai envie de la sentir sur moi, d’être en elle.
— Ne t’arrête pas Noah, c’est vraiment… excitant de te voir comme ça…
— Heather… je ne vais plus tenir longtemps…
— Noah… hummm…
Sa respiration s’affole soudainement, ses gémissements sont de plus en plus
aigus et rapides, et les miens commencent également à devenir hors de
contrôle. Nous sommes prêts à atteindre le sommet ensemble.
— Ça vient… Noah… humm…
Juste avant de céder à son orgasme, Heather se place sur moi, quasiment
assise, sur mes cuisses. Enfin, elle s’autorise à se lâcher.
— Oh… ohhh… Noah ! Huummmm, ouiiii…
— Heather… huuummm…
Elle gémit encore en gardant les doigts sur son clitoris, puis observe mon
sexe prêt à terminer le spectacle. Elle se décale ensuite très légèrement pour
me laisser un peu d’espace, avant de prendre sa poitrine en main et de me
regarder droit dans les yeux.
— Jouis pour moi Noah… lâche-toi…
J’approche mon sexe brûlant de sa poitrine et fournit un dernier effort en
serrant encore légèrement le bout, avant de céder moi aussi à mon orgasme.
— Huuumm… Heather… Heather… ahhhhh !
Je n’arrive pas à me contenir. Sa sublime poitrine est maintenant recouverte
de ma semence, qui luit un peu sous la lumière de la lune. C’était tellement
intense. Heather se met à sourire, et nous tentons de reprendre notre souffle.
Je l’approche de moi d’un coup sec pour l’embrasser de manière torride.
Nous sommes encore pantelants, et une fine traînée de sueur coule le long
de son dos. J’attrape quelques mouchoirs sur ma table de chevet et je
nettoie mon « œuvre d’art » sur sa poitrine, avant de les balancer au sol.
Elle est magnifique. Je crois que je pourrais m’habituer à la voir sur moi, de
cette façon.
Quelques instants plus tard, nous ne tenons plus et partons pour une
deuxième représentation, cette fois-ci moins individuelle.
Je suis réveillé par une main qui passe le long de ma nuque. La voir étendue
avec moi, dans mon lit, c’est quelque chose que je veux voir beaucoup plus
souvent.
— Bonjour…
— Bonjour toi.
— Cette nuit était incroyable, dit-elle en passant ses doigts sur mon torse.
— Je ne vais pas te contredire.
Un sourire furtif passe sur ses lèvres et vient s’éteindre presque
immédiatement.
— Un joli dernier cadeau, ajoute-t-elle.
Mon sang se fige.
— Quoi ?
— Tu as bien entendu. C’était la dernière fois.
— Quoi ? Pourquoi ?
J’ai l’impression de faire un plongeon de plusieurs mètres dans le vide.
— Eh bien, je te l’ai dit hier, je vais reprendre ma vie en main. Je vais aller
voir Jo, récupérer mon travail au journal, mon appartement et remettre ma
vie sur les rails.
— Ta… Quoi ? Attends, tu as bien dit… Jo ?
— Oui. Dire que tout ça, c’est à cause de l’article qu’il a modifié sans mon
accord… enfin, j’imagine que ça n’a plus d’importance, maintenant.
— Tu… Tu te souviens ?
— Bon sang, ce que tu es lent, Noah !
— Quoi ? Je… quand-est-ce que…
— Toujours est-il que… je te remercie, pour ton aide. Mais pour le reste…
je ne te pardonne pas. Me cacher que tu étais responsable de mon accident,
c’était vraiment…
— Heather ! Laisse-moi m’expliquer !
Je me redresse dans le lit, et elle fait de même. Son visage à l’air de bouillir.
Comment a-t-on pu passer une nuit aussi extraordinaire et vivre ça,
maintenant ?
— Il n’y a rien à expliquer Noah. Je dois juste digérer et avancer. J’ai eu ce
que je voulais cette nuit… je dois bien avouer que cette partie fonctionne
plutôt bien entre nous. Mais pour ce qui est de la confiance, du respect… on
repassera. Tu m’as caché trop de choses. Comment veux-tu que je te
pardonne ? Tu te rends compte ? Tout ce temps ? Tu as profité de la
situation.
— Quoi ? Ce n’est pas ce…
— Tais-toi. Je n’ai pas envie de t’entendre. Tu as vu ce que ça donne quand
on se dispute. Ça finit en drame.
Elle se lève et cherche des vêtements, puis elle se souvient certainement
qu’elle est venue dans ma chambre complètement nue la veille.
— Je t’emprunte ça, dit-elle en trouvant mon peignoir en soie posé sur une
chaise.
— Je… Heather…
— Noah. Je ne veux plus te voir. C’était la dernière fois, cette nuit. J’espère
que tu vas bien la graver dans ta mémoire.
— Je ne comprends pas… pourquoi ? Pourquoi es-tu venue si tu savais déjà
que tu allais partir ? Si tu avais déjà tout découvert ?
Elle se fige un moment et me fixe étrangement. J’ai une énorme boule qui
remonte dans ma gorge.
— Pour que tu voies ce que ça fait d’être utilisé ! Ce que ça fait quand
quelqu’un se fout de tes sentiments et te brise…
— Comment… qu’est-ce que…
— Je sais pertinemment que tu as développé des sentiments pour moi,
Noah. C’est d’autant plus jouissif. Je te rends juste la monnaie de ta pièce.
Je reprends ma vie en main. Je ne veux plus te voir. Il n’y a rien de plus à
ajouter.
Elle quitte ma chambre en trombe, me laissant seul, nu et blessé, réalisant à
peine ce qui vient de se passer. J’imagine que je l’ai mérité.
Elle a raison sur toute la ligne.
J’ai développé des sentiments pour elle. J’ai enfin ouvert mon cœur à une
femme.
Et ça fait un mal de chien quand on le piétine.
17
Heather

Je ferme la porte de mon appartement, et je me sens beaucoup mieux.


Gloria m’a rendu mes clés et Stephan et Mark ont insisté pour m’aider à
rapporter mes affaires. Je ne me souviens pas avoir déjà eu autant de
choses. J’imagine que ça comporte aussi les choses que Noah m’a
offertes… Toute une collection de livres, des tenues, une liseuse… Tout ça
semble complètement dérisoire à présent. Je m’affale sur mon sofa, en
lâchant un gros soupir. Pourquoi m’a-t-il caché toutes ces choses pendant
tout ce temps ? Depuis que j’ai repris mes esprits, mes deux réalités se sont
entrechoquées. Mes anciens souvenirs se mélangent à ceux que j’ai
fabriqués avec Noah, quand je n’étais pas vraiment moi-même. Si je n’avais
pas cédé quand ma mémoire me faisait défaut… est-ce que je me sentirais
aussi mal aujourd’hui ? Probablement pas. C’était tellement facile de
l’apprécier. Il était tout le temps là pour moi.
Dans ma tête abîmée, il était tout ce que j’avais toujours voulu, du moins à
l’époque du lycée. Je nous revois nous embrasser, dans ma robe de bal de
promo, appuyée contre les casiers des couloirs… la brûlure de ce baiser est
encore intense. Elle me ramène à ceux que j’ai échangés avec Noah
récemment.
Des baisers qui ont le goût de la trahison. Mon cœur est partagé. Je ressens
trop d’émotions contradictoires en même temps. Depuis l’accident, il n’a
fait que prendre soin de moi. Mais est-ce que c’était uniquement dans le but
de s’assurer que je ne découvre jamais ce qu’il a fait ? À quelles fins
exactement ? Au fond, est-ce qu’il est vraiment responsable de tout ça ? Il
aurait voulu faire la même chose qu’à l’époque du lycée ? Mais qu’est-ce
que je raconte ? Il est devenu un homme d’affaires puissant et richissime.
Qu’est-ce qu’il pourrait bien me vouloir, à moi ? Je suis tellement
insignifiante dans son monde. Mais d’une façon ou d’une autre, je suis
devenue importante pour lui. J’ai pris de la place dans sa vie, alors qu’il ne
s’était jamais engagé avant. Il a été patient et a même pris le temps de
m’accompagner à tous mes rendez-vous médicaux.
OK. Reprends-toi. Reprends tout depuis le départ. L’accident. On était en
train de discuter… on se disputait, d’accord… mais… c’est moi qui me suis
dégagée de lui, avec mon sale caractère. C’est moi qui n’ai pas regardé la
route, ni le passage piéton sur lequel je me trouvais… Il n’est pas vraiment
responsable. Notre dispute en est la cause. À présent, même la cause de la
dispute semble futile. Dans ce cas, qui était dans la voiture ? Pourquoi
personne ne l’a retrouvé ? C’est tellement frustrant ! Je sens mon sang
bouillir et ma tête fait mille suppositions. Cherche bien dans ta mémoire.
Commence par le travail. Le journal. Jo ? Est-ce qu’il aurait pu faire ça ? J’y
crois moyennement… Dire que je me souviens de mon enthousiasme lors
de mon premier jour.
Mon premier jour… je secoue la tête involontairement. Des yeux bleus…
un homme brun… je l’ai croisé alors que je me rendais dans le bureau de
Jo. Hum. Impossible de mettre un nom sur son visage. Pourtant, je l’ai
recroisé une ou deux fois au journal… réfléchis… Je sais que Jo fait parfois
appel à des journalistes freelance, ou à des enquêteurs… c’est qui, ce type ?
Pourquoi son visage me semble si familier ? Je ferme les yeux. Les casiers
du lycée. Le lycée !
Bon sang ! Il ressemble à un type que j’ai connu au lycée ! Je cherche
encore dans ma mémoire… je crois même qu’il a… Non… Il a fait des
études de journalisme lui aussi ? Il était avec moi à l’université ? Mais…
pourquoi ? Il ne m’a pas reconnue ? Pourquoi ne m’a-t-il pas adressé la
parole depuis la fois où je l’ai croisé sortant du bureau de Jo ? Il avait l’air
énervé, ça, je m’en souviens. Pourrait-il être mêlé à tout ça ? Ce serait
complètement absurde. Jo a peut-être fait appel à lui pour remanier
l’article ? Je doute fort qu’il ait le temps de remanier lui-même tous les
articles du journal. Et si cet homme l’avait aidé ? Mon cœur commence à
s’affoler. Pourrait-il… être responsable d’une des choses qui se sont
produites ? D’un coup, je me sens un peu mal à l’aise. Au moins, j’étais en
sécurité chez Noah. Qu’est-ce qui m’a pris de partir ? Je voulais montrer
que je savais me débrouiller seule ? Bravo. J’attrape mon portable pour
envoyer un message à Noah, puis je change d’avis.
Il est temps d’être une journaliste accomplie. Je vais mener ma propre
enquête. Qui que tu sois, tes secrets vont bientôt être découverts.
Finalement, je décide de me rendre au journal. Jo devra bien me fournir des
explications.
J’entre dans les locaux du journal d’un pas décidé.
— Bonjour Norah, lancé-je sans même m’arrêter.
J’ai juste eu le temps de remarquer son regard choqué. Après tout, ça fait un
moment que personne ne m’a vue ici. Je me rends directement à l’étage et
j’avance en traversant la pièce pour rejoindre le bureau de Jo. Personne ne
semble me remarquer, si ce n’est Maxine et Charlie, en pleine discussion
houleuse, sans doute à propos du prochain sujet sur lequel écrire. Je
m’arrête quelques instants et ferme les yeux. Cet endroit me donne le
tournis. Est-ce que j’ai vraiment envie de revenir ici ? Je n’en suis plus si
sûre. Je fais les quelques pas jusqu’au bureau de Jo et je frappe trois coups.
— Entrez ! lance-t-il d’une voix énervée.
J’ouvre la porte, puis j’avance lentement dans le bureau de mon patron. Est-
il encore mon patron ?
— Bonjour, je…
— Heather ! Bon sang !
Il se lève et vient me serrer dans ses bras. Étrange.
— Comment vas-tu ? Ça fait plaisir de te revoir !
— Je vais bien, merci… j’ai retrouvé la mémoire.
— C’est une super nouvelle ! J’imagine que tu souhaites reprendre ton
travail, n’est-ce pas ? Tu es une journaliste bourrée de talent, tu as un avenir
prometteur. M Hill nous a demandé de veiller à ce que tu gardes ta place et
que tu sois toujours rémunérée… disons que son aide était plus que
bienvenue.
— Je ne comprends pas…
— Il a payé pour que l’on continue à te signer tes chèques.
— Quoi ? Mais c’est insensé !
— Écoute, tout ce que je sais, c’est que les versements ont continué grâce à
lui. Ce n’est pas moi qui gère cette partie administrative, tu sais bien.
— Hum. D’accord.
— Alors, tu te sens assez en forme pour attaquer avec un nouveau sujet dès
demain ? Que disent les médecins ? Tu as retrouvé toutes tes capacités
d’analyse ? Je n’imagine pas ce que tu as dû ressentir quand tu étais coincée
dans tes années lycée, tout ce que tu…
— Waouh… du calme. Quoi ? Comment avez-vous eu tant de détails ?
— Hum, eh bien…
— C’est Noah, c’est ça. Évidemment.
— Hum euh… en fait…
— Laissez tomber.
— D’ailleurs, Heather, je me demandais si tu serais d’accord pour te faire
interviewer ?
— Quoi ? Mais enfin, pour quoi faire ?
— Un retour d’expérience. Sur le fait de tout oublier et de découvrir une
réalité qui n’est pas vraiment la tienne. Ça a dû te faire quelque chose, du
moins j’imagine.
— C’était étrange, oui. Mais je n’ai pas envie d’étaler mon expérience dans
la presse. C’était assez bizarre comme ça.
— D’accord, d’accord, j’aurais au moins essayé. On a su se débrouiller
pendant ton absence, mais maintenant que tu es là, tu vas pouvoir te
remettre rapidement au travail.
— Jo, je ne suis pas venue pour ça.
— Ah bon ? Et pour quelle raison alors ?
— J’ai moi-même des questions à poser.
— À quel sujet ?
— C’est à propos de quelqu’un qui travaille ici. Enfin, qui a dû travailler
ici. Je ne l’ai pas vu en arrivant.
— Quelqu’un que tu as déjà croisé ici ?
— Oui, mais à de rares occasions. Je sais que parfois, certains pigistes ou
photographes sont engagés en renfort, ce genre de chose.
— Ça ne me dit rien.
— Il est brun, les yeux bleus… je suis désolée, mais je n’en sais pas
beaucoup plus. C’est pour ça que je demande.
— Navré, mais je ne vois pas qui ça peut être.
— Allez Jo, il faut vraiment que je sache. C’est un homme que j’ai croisé
quand je suis venue la première fois dans votre bureau. Il en sortait, et il
avait l’air plus que contrarié.
— Oh… je vois. Oui, je m’en souviens, même si ça remonte à plusieurs
mois.
— Et ?
— Il s’appelle Keith. C’est un journaliste que j’engage parfois, il m’aide à
remanier certains articles. Mais il travaille en freelance.
Mon cœur se met à accélérer.
— Ça fait un moment que je ne l’ai pas vu, ajoute-t-il.
— Pourquoi ça ?
— Il n’y a pas de raison particulière à ça. Je crois qu’il aime bien naviguer
de journal en journal. Aux dernières nouvelles, il me semble qu’il travaillait
chez KGO-TV.
KGO-TV… La chaîne de télévision que Noah vient juste d’acheter ? Drôle
de coïncidence…
— Pouvez-vous me donner son nom de famille ?
— Bien sûr. Je vais te l’écrire sur un post-it.
Lui et son obsession pour les Post-its. Il griffonne rapidement quelques
mots, puis me le tend.
J’y jette un rapide coup d’œil. Keith Blackstone. Non, ce nom ne me dit
rien.
— Merci.
— Et pour ce qui est… du travail ? Est-ce que tu comptes reprendre
bientôt ?
— Laissez-moi quelques jours pour y réfléchir, d’accord ? Je n’ai retrouvé
la mémoire que depuis hier.
— Bien sûr. Je ne voudrais pas t’épuiser. Nous ne sommes plus à quelques
jours près, après tout.
Je me lève, lui fait un signe de tête et je sors de son bureau. C’était plus
facile que ce que je croyais.
Je réalise alors que je n’ai rien mangé de la matinée et que c’est l’heure du
déjeuner. J’opte pour un petit restaurant en ville, afin de me laisser le temps
de digérer les choses que je viens de découvrir.
Une fois qu’on m’a amené ma salade composée et mon smoothie, je mange
en faisant fonctionner mon esprit, sans vraiment prêter attention à ce qui
m’entoure. Je cogite tellement. Tout se mélange encore dans ma tête, même
si j’ai retrouvé ma personnalité. Je suis à la fois furieuse, déçue, intriguée,
inquiète, curieuse… À cela vient s’ajouter le mélange de sentiments que
j’éprouve envers Noah. J’ai bien du mal à chasser les images de la nuit
dernière de mon esprit. Je voulais le blesser en partant ce matin, mais si, au
final, je m’étais fait plus de mal à moi-même ? Pourquoi tout bousiller alors
que les choses auraient pu être si bien ? J’ai encore une fois agi sur un coup
de tête.
À l’époque du lycée, j’aurais donné n’importe quoi pour que Noah pose les
yeux sur moi. Je ne voyais que lui. Si bien que si un autre garçon s’était
intéressé à moi, je ne l’aurais probablement même pas remarqué. J’étais
dans l’attente de la moindre attention, du moindre regard, du moindre petit
sourire. Je m’arrangeais pour toujours être près de lui, même si je n’osais
jamais l’aborder. Il était bien trop populaire pour moi. Hors d’atteinte,
surtout avec Paty toujours dans les parages. Maintenant que la voie est
libre, je me demande pourquoi je ne peux tout simplement pas me projeter
avec lui. C’est certainement un homme qui gagne à être connu. Au sens
intime du terme. Il est intéressant, même s’il peut parfois commettre
quelques erreurs. Personne n’est parfait. Il a dû gérer la situation comme il
l’a pu.
Tout en sirotant la fin de ma boisson, je remarque une présence à l’extérieur
du restaurant. Quelqu’un que j’ai l’habitude de voir, et qui est souvent dans
mon ombre. Je sors de la salle de restaurant, et je tombe nez à nez avec
Mark, qui n’a certainement pas compris pourquoi je suis sortie si vite.
— Mark. Qu’est-ce que vous faites là ? Noah est ici ?
— Hum… non, miss Heather.
— Alors que faites-vous ici ?
— Je… je suis sensé rester dans les parages, dit-il d’une voix gênée.
— Je ne comprends pas.
— M Hill nous a demandé de vous escorter quand vous sortez, par sécurité.
— Quoi ? Mais c’est n’importe quoi… je ne suis plus sous sa
responsabilité ! Je peux très bien me gérer seule.
— Oui, Miss Heather.
— Alors pourquoi…
— Il semblerait que M Hill se soucie beaucoup de votre sécurité, et qu’avec
les récents évènements, il n’ait pas l’esprit tranquille à l’idée de vous savoir
seule dans la ville.
— Donc je vais toujours avoir quelqu’un qui me surveille ?
— Pas qui vous surveille… mais qui veille sur vous.
Je ne dis rien, à moitié agacée, à moitié touchée par cette attention. Quand
même, je ne cours pas de danger immédiat, si ?
Je rentre chez moi en essayant de ne pas prêter attention à Mark. Si ça
l’amuse de rester devant la porte de mon immeuble, grand bien lui fasse. De
toute façon, je n’ai plus envie de sortir. J’attendrais demain pour me rendre
aux locaux de KGO-TV et rencontrer ce mystérieux Keith Blackstone.

—Bonjour miss Heather.


— Bonjour Mark. Vous êtes vraiment resté toute la nuit ?
— Eh oui…
Je ferme la porte de l’immeuble et hèle un taxi qui s’arrête devant moi. Je
monte à l’arrière et me tourne vers le garde du corps qui a l’air d’avoir
passé la pire nuit de sa vie.
— J’espère que Noah vous paie suffisamment… Ne prenez pas la peine de
me suivre, rentrez vous coucher.
Il me regarde d’un œil inquiet.
— Pouvez-vous au moins me dire ou vous allez ?
— Sérieusement, Mark, je doute qu’on vienne me kidnapper aujourd’hui.
Mais si vous tenez vraiment à le savoir, je vais aux locaux de KGO-TV.
Satisfait ?
Sans attendre sa réponse, je ferme la porte du taxi qui démarre en trombe, et
je laisse mon regard se perdre dans les rues qui défilent. Dans mon esprit,
un nom tourne sans cesse depuis hier soir.
Keith Blackstone, qui est-tu ?
Vingt minutes et une trentaine de feux rouges plus tard, me voilà enfin
devant l’immeuble de la KGO-TV. Je me dirige vers l’accueil, où une
grande blonde à forte poitrine me lance un sourire impeccable :
— Bienvenue à KGO, comment puis-je vous aider ?
— Bonjour, euh… je viens voir Mr Keith Blackstone.
— Bien sûr, vous avez rendez-vous ?
— Non, mais je…
— Désolé, Mr Blackstone n’accepte pas de visites sans rendez-vous.
— Bien sûr, je comprends, je…
Merde, je vais devoir improviser quelque-chose, vite…
— Je suis sa voisine, il a fait tomber ses clés ce matin sur le palier, alors
comme je passais devant son travail, je me suis dit que je pourrais les lui
rendre directement, et…
La réceptionniste me regarde d’un air dubitatif. Elle ne croit rien à ce que je
raconte, c’est sûr… Qui d’autre que moi pourrait inventer un mensonge
aussi gros… Soudain, son visage s’éclaire et elle s’exclame :
— Oh comme c’est gentil de votre part ! Bien sûr, entrez, son bureau est au
douzième étage, troisième porte à droite.
Je n’y crois pas… Il va falloir que je dise à Noah de revoir ses méthodes de
recrutement, si c’est aussi facile de rentrer dans son entreprise… Noah…
Une fois dans l’ascenseur, je me maudis intérieurement. Pourquoi faut-il
toujours que mon esprit aille vers lui, comme si je n’avais pas quelque-
chose de plus important à faire.
Ressaisis-toi, Heather.
Arrivée au douzième étage, je compte les portes dans le couloir mal éclairé.
Une, deux…
Trois. Je frappe.
— Un instant…
Non, je n’attends pas. Je pousse la porte. Je vais enfin avoir mes réponses…
— Keith Blackstone ?
Un homme brun est assis à son bureau. Il lève ses yeux bleus perçants vers
moi, et son visage deviens livide.
— Heather Collins ?? Qu’est-ce que…
Dès qu’il prononce mon nom, je le reconnais. Keith… Comment ai-je pu ne
pas faire le lien.
— Heather, je ne sais pas ce que tu fous-là, mais tu arrives au bon
moment…
Alors qu’il se lève pour venir vers moi, mon regard tombe sur ce qu’il tient
dans la main. Et je me rends compte que j’ai commis une grave erreur en
venant ici.
— Oh, oui, c’est parfait… Viens avec moi !! Viens, le monde entier va nous
voir !
Je dois fuir, mais je ne peux pas bouger. Je suis paralysée à nouveau. Il me
saisit par le bras, et me pousse vers la porte.
Dans sa main droite, il tient une arme, dont il presse le canon froid sur ma
tempe.
Je vais mourir.
Je vais mourir, et je n’ai même pas dis à Noah que je l’aimais…
18
Keith

Heather. Ma belle Heather. Dès l’instant où je t’ai vue, j’ai su que tu étais
faite pour moi. Si belle. Si gentille. Si intelligente. Tu t’intéresses à tout. Tu
es spéciale. Mais tu ne sais pas que j’existe.
Heather Collins. Nous sommes dans la même classe, mais tu ne me vois
pas. J’essaie de te parler, mais tu ne m’entends pas. J’essaie de me
rapprocher, mais tu ne poses même pas un regard sur moi. Non. Pourquoi le
ferais-tu ? Tu n’as d’yeux que pour le beau Noah. Le riche Noah. Le parfait
Noah. Tu t’arranges pour être toujours près de lui, mais il ne te voit pas. Tu
essaies de faire partie de ses amis, mais il t’ignore complètement.
Je suis là, moi. Pourquoi tu ne me vois pas, Heather ? Pourquoi tu agis
comme ça ? Tu es tellement parfaite. Tu vaux bien plus que cette Paty… il
ne veut pas te voir. Il ne te mérite pas. Regarde-moi, aime-moi. Écoute-moi.
Remarque-moi.
Tu es tellement intelligente. Tu surpasses toutes les autres. Tu as été créée
pour moi. Ce n’est pas pour rien que Noah ne te voit pas. Tu m’es destinée.
Nous sommes faits l’un pour l’autre. Je pourrais te rendre heureuse, tu sais,
mais tu ne me vois pas. Choisis-tu délibérément de ne pas me voir ? Non, tu
es juste trop prise par ce petit blondinet au compte en banque bien fourni.
Je ne te pensais pas si matérialiste. Si superficielle. L’es-tu ?
Probablement que non. Je dois me faire des idées.
Je dois me faire remarquer. Je dois être là pour toi. Je veux être important
pour toi, car tu mérites toute l’attention du monde. Tu sais que sans toi, je
serais probablement dans une institution spécialisée ? J’ai soi-disant des
troubles du comportement. Ils ne comprennent rien. Je suis juste un peu
plus sensible et perspicace que les autres. Je ne veux blesser personne.
Juste que tu me remarques. Juste que tu te donnes la chance d’être avec
quelqu’un qui saura t’aimer comme tu le mérites, qui saura t’apprécier à ta
juste valeur. Quelqu’un qui ne te rendra jamais triste, qui ne voudra que ton
bonheur, qui ne t’humiliera jamais.
Le bal de promo. Qu’est-ce que tu es belle ! Ton cavalier choisi à la
dernière minute ne vaut rien. Tu n’as d’yeux que pour Noah, une fois de
plus. C’est vrai que c’est un beau garçon. Mais qu’est-ce qu’il est stupide !
Il l’est forcément, pour ne pas réaliser à quel point tu es intéressante et bien
plus jolie que sa petite-amie.
Les couloirs du lycée. Les casiers. Toi et Noah. Noah près de toi. Noah sur
toi. Noah qui te goûte. Pourquoi en a-t-il le droit ? Je croyais qu’il ne te
voyait pas. T’a-t-il enfin remarquée ? A-t-il réalisé son erreur ? Tu sembles
être aux anges, ton visage est radieux. Ton sourire veut tout dire. Le sien ne
vaut rien.
Paty n’est pas loin. Elle observe, même si tu ne le sais pas. Noah qui fait la
girouette, ce qui était prévisible. Tu es triste. Dévastée. Humiliée. Je me
sens si mal pour toi ! J’ai bien envie de te prendre dans mes bras, mais tu
ne me connais pas. Tu ne me vois pas ! Tu ne sais pas que je suis caché tout
près. Tu vas mettre du temps à t’en remettre. Je ne veux pas te laisser.
C’est la fin du lycée et tout ce qui compte pour moi, c’est d’être près de toi.
Je m’intéresse à ce que tu fais. Je veux faire la même chose que toi. Peut-
être me mettre un peu au sport, pour que tu puisses enfin me remarquer.
Encore une fois, c’est un échec. Tu es concentrée sur tes études et tu ne vois
pas que je suis pourtant à portée de main. Tu n’aurais qu’un mot à dire et
je pourrais te rendre heureuse éternellement. Pourquoi est-ce que tu
décides de te saboter comme ça ? Noah t’a bien amochée. Tu vaux tellement
plus que ce gosse de riches. Tellement mieux que toutes celles qui passent
près de moi et me voient. Je veux être prêt pour toi. Il faut que je
m’entraîne. Je ne veux pas me retrouver incapable quand le moment sera
venu de te faire l’amour. Car tu finiras bien par me remarquer, n’est-ce
pas ?
Le journalisme s’avère être quelque chose de très intéressant. On peut en
apprendre plus sur les gens, noter leurs habitudes, les épier, se faire discret,
un peu comme un agent secret. Se fondre dans le décor est un peu l’une de
mes spécialités, et jamais je n’aurais pensé qu’elle puisse me servir à me
rapprocher autant de toi. Quand j’ai su que tu allais interviewer Noah,
j’étais dépité. Pourquoi le revoir après toutes ces années ?
Quand je t’ai bousculée en sortant du bureau, tu ne m’as pas vu. Tu ne
m’as pas reconnu. Sais-tu au moins qui je suis ? Sais-tu que tu es devenue
ma seule raison de vivre depuis l’instant où j’ai posé mes yeux sur toi ? Tu
dois le savoir. Tu es une femme intelligente. Je refuse de croire que tu ne
sois pas consciente de ton charme et de ta beauté. Je vais te montrer. Si
seulement tu n’avais pas revu Noah.
Tu étais contrariée, encore. Vous vous êtes disputés. Il n’a pas su te retenir
quand cette voiture t’a percutée. Il n’a rien vu venir. Je n’ai rien vu venir.
D’où sortait-elle, cette voiture ? Tout ça, c’est la faute de Noah. Il n’est
vraiment bon à rien.
Il faut qu’il paie pour son manque d’attention. Il ne mérite pas de te
connaître. N’aurais-je donc jamais ma chance ?
Puis tu as perdu la mémoire. Ça aurait pu être positif, mais il a fallu qu’il
joue les grands seigneurs. Qu’il s’occupe de toi, qu’il vienne te sauver, qu’il
vienne t’aimer. C’est tellement dégoûtant. Tellement répugnant. Après la
façon dont il t’a traitée ? Le pire dans tout ça, c’est que tu ne t’en rends
même pas compte ! Comment le pourrais-tu ? Tu n’es plus vraiment toi-
même, juste une ancienne version. Pas vraiment celle que je préfère. J’ai dû
agir. Il fallait que je fasse quelque chose, pour notre bien à tous les deux. Je
ne pouvais plus être spectateur de cette horrible mascarade.
Ce qui nous amène à ce moment précis. Je n’ai jamais voulu tout ça. Je ne
veux pas te faire de mal. Je ne veux pas te blesser. Et pourtant, je suis là,
derrière toi, pointant une arme sur toi. Maintenant tu me vois. Tout le
monde me voit. Es-tu heureuse de me voir, ma jolie Heather ?
19
Noah

Depuis qu’Heather est partie hier matin, tout semble complètement inutile.
Tout a perdu son sens. La maison me semble bien vide. Comment ai-je pu
être aussi stupide ? Pourquoi ne lui avoir rien dit depuis le départ ? Ça aurait
pu éviter un tas de choses. Je fais tourner l’alcool présent dans le fond de
mon verre en ressassant les évènements des dernières quarante-huit heures.
J’ai remarqué qu’elle était différente, j’aurais dû insister un peu plus.
Pourquoi a-t-elle attendu le lendemain pour m’avouer tout ça ? Elle voulait
réellement me faire du mal ? Elle voulait se venger ? J’imagine qu’elle a eu
ce qu’elle souhaitait. En même temps, je ne peux pas la blâmer.
Je lui ai tout caché depuis l’accident. Et je suis sûr qu’elle va encore en
découvrir davantage en menant son enquête. Elle va péter les plombs quand
elle va comprendre que c’est moi qui paie le journal pour qu’elle garde son
emploi. Qu’est-ce que je suis con ! Si je ne lui avais pas manqué de respect
à l’époque du lycée… si j’avais pris en compte ses sentiments au lieu de me
concentrer sur la querelle amoureuse que je vivais avec Paty… tout aurait
été différent. Certes, j’étais jeune et con, mais quand même. Je donnerais
n’importe quoi pour changer le passé, mais je sais pertinemment que c’est
impossible.
Il me reste au moins les souvenirs d’elle dans cette maison. Je scrute la
bibliothèque et tous les espaces vides laissés par l’absence de ses romans
préférés. Elle n’a pas vraiment eu le choix, j’ai fait déposer plus de la
moitié de ma bibliothèque avec ses affaires. Maintenant, tout ce vide ne fait
qu’accentuer son absence. Elle prenait peu de place dans la maison, mais
occupait tout l’espace de mon cœur. Pour une fois que je m’ouvre à une
femme… pour une fois que j’ose m’attacher à quelqu’un… ça m’apprendra.
J’aurais dû me contenter de subvenir à ses besoins et de l’aider avec les
tâches du quotidien. Pourquoi me suis-je laissé emporter par mes propres
sentiments ? C’est si facile de l’aimer. Elle est un mélange subtil entre la
Heather de l’époque et celle du présent. La douceur mêlée à la spontanéité.
L’impertinence mélangée à l’intelligence. Elle est tout ce qu’on peut désirer.
Sans oublier son corps, et la façon dont elle s’en sert. Jamais je n’aurais
soupçonné une telle confiance en elle et certainement pas s’exprimant de
cette façon. Par son sex-appeal. Sa puissance et son assurance qui
s’expriment à travers sa féminité, pour révéler toute l’audace de sa
personnalité. La première fois où nous avons fait l’amour a suffi à me faire
perdre la tête. Et j’ai tout gâché, une fois de plus.
— M Hill ?
Je manque de sursauter quand Gloria interrompt le fil de mes pensées.
— Désolée, je ne voulais pas vous faire peur.
— Pourquoi vous ne prenez pas votre journée, Gloria ?
— J’ai encore pas mal de choses à faire… et je n’ai pas envie de vous
laisser ruminer tout seul, dit-elle en s’approchant de moi.
— C’est gentil Gloria, mais je ne suis pas de très bonne compagnie en ce
moment…
— Je vois surtout que vous vous sentez mal, et je n’aime pas vous voir
comme ça.
— Comment voulez-vous que je me sente ? J’ai tout foiré avec Heather.
— Je suis désolée, ces choses-là ne me regardent peut-être pas, mais…
peut-être que vous pouvez encore tout arranger ?
— Je crains qu’il ne soit trop tard pour ça.
Je me lève et me dirige vers le Minibar.
— Asseyez-vous, Gloria.
— Comment ? répond-elle, presque choquée.
— C’est bon. Depuis le temps que vous travaillez pour moi… je ne vous ai
jamais vue vous asseoir un seul instant. Asseyez-vous.
— Très bien…
Elle s’assied, mais je vois qu’elle est mal à l’aise.
— Je vous sers quelque chose à boire ?
— Monsieur… je suis en plein service…
— Comme je vous l’ai dit, c’est exceptionnel. Je ferais comme si je n’avais
rien vu.
— Ce n’est pas sérieux.
— Je déteste boire seul.
— Alors, ne buvez pas ! Ressaisissez-vous !
— Un bourbon ?
— M Hill !
— Allez Gloria, relâchez-vous un peu, vous le méritez bien.
Après quelques longues secondes d’hésitation, elle accepte que je lui serve
un verre.
— Comment savez-vous que j’apprécie le bourbon ?
— On a déjà parlé plusieurs fois, je vous en ai même offert à Noël à
plusieurs reprises.
— C’est vrai… merci M Hill, dit-elle en prenant le verre.
Elle boit une gorgée raisonnable, puis me fixe de ses grands yeux marron
intenses.
— Quoi ? dis-je en arquant un sourcil.
Elle sourit, puis s’éclaircit rapidement la gorge.
— Alors, vous allez faire quelque chose ? Pour Miss Heather ?
— Je… je ne sais pas Gloria. Je crois que tout est vraiment foutu cette fois.
— Que s’est-il passé ? Si je comprends bien, elle a retrouvé la mémoire,
c’est ça ?
— Oui. Et elle n’a pas aimé ce qu’elle a découvert !
— Ce qu’elle a découvert ?
— Je suis en partie responsable de son accident.
— Quoi ? Mais enfin, vous dites n’importe quoi !
— Si. Nous étions en train de nous disputer quand elle a voulu se dégager et
qu’elle a reculé droit sur la route… au moment où la voiture…
— M Hill ! Vous n’y êtes pour rien ! Vous étiez juste là ! Ce n’est pas vous
qui l’avez poussée que je sache !
— Non.
— Eh bien arrêtez d’y penser ! Si vous n’aviez pas été là, si vous n’aviez
pas agi… et ce par deux fois, elle ne serait probablement plus là pour en
parler. Qu’est-ce qui peut tant la contrarier ?
— C’est un peu compliqué. Ça remonte à l’époque du lycée.
— Vous voulez dire, quand vous l’avez embrassée dans le seul but de
rendre cette pimbêche de Paty jalouse. Qu’elle s’est sentie trahie, mettant
probablement des années à s’en remettre, alors qu’elle en pinçait pour vous
depuis des années. Vous ne l’aviez jamais vraiment regardée, mais tout le
monde voyait qu’elle était complètement éprise de vous, sauf vous.
Je reste choqué quelques secondes.
— Eh bien, le bourbon vous délie la langue, Gloria.
— Je… pardonnez-moi monsieur, je me suis peut-être un peu emportée.
— Non, au contraire. C’est bien quand vous me parlez franchement, ça me
remet les idées en place. Je n’avais juste pas conscience… que vous en
saviez autant sur moi.
— On ne parle pas beaucoup, nous le personnel de maison, mais on voit
tout. Et puis, je la croisais souvent à la sortie du lycée quand je passais pour
aller faire des courses avec ma mère pour la vôtre… tout ça, ça reste.
— C’est ce que je vois.
— Hm.
— Donc… vous pensez qu’elle est partie comme ça, car elle est encore
blessée à cause de mon comportement au lycée ?
— Probablement. Je veux dire, je ne suis pas dans sa tête, mais elle n’est
pas insensible. Avec tout ce qu’elle a vécu dernièrement, ça a dû lui faire un
choc quand tout s’est mélangé et qu’elle a repris ses esprits. Il ne faut pas
lui en vouloir pour ça.
— Je sais bien. Je ne lui en veux pas, je suis juste blessé. Mais j’imagine
que je l’ai un peu cherché.
— Peut-être juste un peu. Mais ne soyez pas trop dur avec vous-même.
Laissez-lui le temps de se retourner, mais essayez tout de même de
reprendre contact avec elle. Une fois sa colère retombée, si elle veut
vraiment tirer un trait sur tout ça, alors il faudra la laisser partir, même si ça
fait mal. Personne ne peut forcer quelqu’un à nous aimer.
— Vous… vous avez totalement raison, avoué-je en avalant la dernière
gorgée de mon verre.
— Je ne dis pas que Miss Heather ne ressent rien pour vous. Simplement
que ses sentiments sont sûrement un peu confus, entre ceux qu’elle
éprouvait pour vous dans le passé, et ce qu’elle a pu ressentir ces dernières
semaines.
— Vous êtes très sensée, Gloria.
— Je suis sûre que vous l’auriez compris par vous-même… vous n’avez
simplement pas… l’habitude de penser à ce qu’une femme peut ressentir,
sans vouloir vous manquer de respect.
— Comment ça ?
— D’habitude, vous ne vous impliquez pas autant. Ce sont des femmes de
passage, mais Miss Heather, ce n’est pas n’importe quelle femme. Elle a
quelque chose de spécial. Je l’aime bien.
— Moi aussi Gloria, moi aussi.
— Bon, c’est pas tout ça, mais le repassage ne va pas se faire tout seul,
conclut-elle en terminant son verre et en prenant le mien au passage.
— Gloria ? Vous me retirez mon verre ?
— Monsieur, c’est le beau milieu de la matinée. Vous avez bu un verre,
c’est déjà trop. Essayez de réfléchir à ce que vous allez faire ensuite. Je
vous laisse tranquille, j’ai du travail.
Elle me laisse seul dans la bibliothèque et je secoue la tête devant la facilité
avec laquelle elle m’a dit les choses que je savais probablement déjà.
Heather. Sa présence me manque tant. Je l’ai blessée. Je m’en veux. Mais
elle va certainement réfléchir de son côté. Je suis sûr qu’elle a pris au moins
autant de plaisir que moi à notre petit jeu de séduction. A-t-elle vraiment
envie de renoncer à tout ça ? Est-ce qu’il lui faut juste quelques jours pour
faire le point sur sa vie, et décider ce dont elle a envie ? Pour l’instant, je ne
peux rien faire de plus, je suis obligé d’attendre que ce soit elle qui revienne
vers moi, si elle en a envie.
Je m’apprêtais à aller faire quelques longueurs dans la piscine quand mon
téléphone sonne.
— Oui ?
— M Hill.
— Salut Mark. Alors, des nouvelles concernant notre enquête personnelle ?
— Quoi ?
— Tu appelles pour les résultats plus poussés des analyses de…
— Non, pas du tout. Désolé. C’est pour autre chose. Vous vous souvenez de
celui qui n’arrêtait pas d’envoyer sa candidature à la chaîne et qui écrivait
des lettres et des lettres pour se faire engager ?
— Oui, bien sûr.
— Eh bien, apparemment, ils l’ont engagé.
— Et alors, quelque chose ne va pas ?
— Vous devriez vous mettre en route tout de suite pour les locaux de la
chaîne, monsieur.
— Mark ! Tu me fais peur, dis-je en attrapant les clés de la berline.
— Il faut que vous gardiez votre calme, d’accord ?
— Bon sang ! Tu vas me dire ce qui se passe, bordel ?
On repassera pour le calme.
— C’est… eh bien, cette personne qui travaille maintenant à la chaîne… cet
homme… il retient des gens en otage.
— Quoi ? Mark, je ne comprends pas un mot de ce que tu me dis.
Je grimpe dans la berline, je démarre et connecte mon téléphone sur le
Bluetooth de la voiture.
— Mark !
— M Hill. Le forcené retient plusieurs otages… en direct à la télévision.
Les caméras tournent, et il a une arme pointée sur eux. Elle est chargée. Il a
déjà tiré un coup en l’air.
— Bon sang !
J’accélère en tentant de garder mon calme, mais cette fois, ça va trop loin.
C’est quoi encore, cette histoire de fou ?
— Je… je suis désolé, mais ce n’est pas tout, M Hill.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Le… l’homme qui menace…
— Mark, crache le morceau !
— Heather fait partie des otages.
— QUOI ?
Je manque de rentrer dans une voiture et de tout lâcher quand j’entends ça.
— Monsieur ? Monsieur, tout va bien ?
— Attends, tu veux dire qu’Heather est présente ? Qu’est-ce qu’elle fiche
là-bas ?
— C’est un peu long à expliquer… elle a décidé de mener son enquête, et
ça l’a conduite jusqu’ici. Elle vous expliquera certainement pour les détails.
— Bon sang, mais que se passe-t-il encore ?
— Il a des demandes monsieur.
— Des demandes… mais… qu’est-ce qu’il veut ?
— Vous.
— Hein ?
— Il demande à vous voir le plus vite possible. Il a menacé toute la chaîne,
et a dit qu’il tirerait dans la tête des journalistes en direct si on osait couper
les caméras…
— Attends… tu veux dire que…
— Le pays entier peut voir ce qui est en train de se passer, oui.
Un mauvais pressentiment me traverse et me hérisse l’échine. Pourquoi
Heather s’est-elle retrouvée dans les locaux de la chaîne ? Cet homme est-il
impliqué dans autre chose ? C’est forcément le cas, sinon Heather ne serait
pas là-bas.
— Monsieur, vous êtes toujours en ligne ?
— Oui, je suis toujours là je… je suis en route… je fais le plus vite
possible.
— Je… je ne crois pas qu’il veuille réellement blesser Heather.
— Je ne sais pas si ça me rassure beaucoup.
— Il divague un peu. Il raconte pas mal d’âneries.
— Et Heather, comment va-t-elle ? Bon sang, elle a vécu bien assez de
traumatismes pour toute une vie, merde !
— Elle a l’air d’aller bien. Elle est étrangement calme, même si ses mains
tremblent un peu.
— D’accord… je fais au plus vite. Essaie de la garder en vie. Je t’en
supplie.
Je coupe la conversation et pousse un hurlement de rage en doublant toutes
les voitures sur mon passage. Je veille toutefois à ne pas faire n’importe
quoi, je n’ai pas envie de me faire arrêter, je perdrais trop de temps. La
police. Ils doivent forcément être au courant, si c’est en direct à la
télévision. Ils devraient agir vite. Ils pourraient même arriver avant moi.
Pourquoi ai-je l’impression que les choses vont mal tourner ? Je n’ai
vraiment pas envie qu’Heather soit de nouveau blessée. Ce serait trop
difficile pour elle émotionnellement. Qu’est-ce qui a pu l’amener sur la
piste d’un employé de la chaîne ? Ça n’a aucun sens. Un nouvel employé,
qui plus est. C’est totalement…
Je secoue la tête et essaie de rester concentré sur la route. Dire que trois
jours plus tôt, tout allait pour le mieux.
J’arrive près des locaux de la chaîne et déjà, une multitude de journalistes
sont sur le pied de guerre, à guetter ce qui est en train de se passer, dont le
San Francisco Chronicle. Ces rapaces. Ils n’ont vraiment pas honte. Je me
fraie un chemin parmi les journalistes pour tenter d’entrer.
— Monsieur Hill ? Monsieur Hill ? Pouvez-vous nous en dire plus sur la
situation actuelle dans les locaux de la KGO-TV ?
— Monsieur Hill, que se passe-t-il ? Connaissez-vous le preneur d’otages ?
— … Hill, selon les dernières nouvelles, il s’agirait d’un… Blackstone…
vous dit quelque chose ?
Toutes les voix se mêlent les unes aux autres. Je fonce dans le tas et
parviens à m’extirper de la foule juste avant de pénétrer dans les locaux de
la chaîne. Blackstone… pourquoi ce nom semble familier ? Je me précipite
à l’étage concerné, les battements de mon cœur retentissant à une allure
folle, et quand j’arrive parmi les membres de la chaîne, le silence règne. Les
projecteurs sont braqués sur la petite installation centrale. Les lumières
éclairent les décors du plateau et les personnes qui se trouvent en ce
moment même à l’antenne. Les deux journalistes phares, recroquevillés
avec les mains sur la tête devant le bureau du journal télévisé. Heather, les
mains tremblantes, fixant la caméra de ses beaux yeux noisette, qui semble
terrorisée à cause de l’arme pointée à l’arrière de sa tête. Et, le doigt sur la
gâchette, un homme. Brun. Même pas la trentaine. Les yeux d’un bleu
électrique.
Un horrible frisson me parcourt quand je me rends compte que je le
connais.
Qu’Heather le connaît !
Blackstone.
Keith Blackstone.
Il était au lycée avec nous.
20
Keith

— Keith ? Keith Blackstone ? lance Noah depuis un endroit sur le plateau.


Je n’arrive pas à le situer. Où est-il bon sang ? Les projecteurs créent des
zones d’ombre et je n’arrive pas à bien voir. Je reste fixé sur le point rouge
près de la caméra.
— Noah Hill. Tu as une bonne mémoire. Je te pensais cependant plus
malin.
— Keith, qu’est-ce que tu veux ? Relâche Heather ! Elle n’a rien à voir dans
tout ça !
— Oh, au contraire, elle a tout à voir avec ça, dis-je, peu surpris par son
manque de perspicacité.
— Quoi ? Je… je ne comprends pas. Pourquoi tu travailles ici, pourquoi
tu…
— Tu es vraiment long à la détente, mon gars. Mais je dois avouer que je
suis un peu contrarié, tu n’es pas facile à éliminer. Tu es comme la boue qui
colle aux chaussures une fois qu’elle est sèche. Impossible de s’en
débarrasser.
— Keith, vraiment, je ne te suis pas…
— Moi j’ai compris, dit Heather.
Oh, mon petit ange, tu penses avoir tout compris ?
— Noah, je pense que Keith est derrière l’article que Jo a remanié. Jo m’a
avoué qu’il faisait parfois appel à lui pour réécrire certains articles, et il a dû
s’occuper de celui qui te concerne. Je n’ai fait le lien avec Keith que quand
mes souvenirs se sont entrechoqués dans ma tête.
— Maligne.
J’appuie un peu plus le canon contre le crâne d’Heather et Noah manque de
faire une attaque.
— Keith ! Lâche-la ! Je suis sûr que tu ne veux pas lui faire de mal… n’est-
ce pas ?
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? De quel droit crois-tu savoir ce que je
ressens ? Tu es dans ma tête, peut-être ?
Il se fige un peu et lève les deux mains afin de me montrer qu’il ne tient pas
d’arme. Sage décision.
— Je… je ne comprends toujours pas le lien avec tout ce qui t’est arrivé,
Heather, ajoute Noah.
— Eh bien, je vais te la faire courte. J’étais présent lors de l’accident.
J’étais choqué quand j’ai vu la voiture rouge foncer sur Heather pour
ensuite commettre un délit de fuite. Je me serais bien précipité, mais
évidemment, le gentil Noah était là pour toi, Heather. J’ai littéralement pété
un câble juste après ça. Enfin, après que tu te sois si gentiment incrusté dans
sa vie. Je ne pouvais rien faire. Comme je l’ai dit… de la boue collée aux
chaussures.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Noah, abasourdi.
— C’est moi, l’incendie.
— Hein ?
— Tu as très bien entendu. Je suis responsable de l’incendie des locaux…
J’aurais dû utiliser plus de produit pour le démarrer. Je n’ai pas l’habitude
de faire ça, vois-tu. Je ne suis pas un pyromane…
— Quoi ? Tu… tu étais derrière tout ça, Keith ?
Heather semble attristée et choquée. Est-ce de la pitié ou de la compassion ?
Je me déplace pour mieux voir son visage, appuyant maintenant le canon de
l’arme contre sa tempe.
— Désolé de te décevoir ma belle Heather, mais ce n’est pas tout.
— Tu es également responsable des coups de feu au parc, n’est-ce pas ?
lance Noah en crachant presque ses mots.
— Oh, ça y est ! Tu commences enfin à comprendre…
— Mais… c’est complètement ridicule !
— Ridicule ? Ma chère Heather… si vous n’aviez pas autant bougé, j’aurais
atteint ma cible, mais j’avais peur de te toucher, ma chérie. Ce n’était pas le
but. Malheureusement pour moi, Noah a des gardes du corps qui font plutôt
bien leur travail.
— Tu es complètement taré ! T’es un psychopathe !
— Il paraît. Je suis fou d’amour pour une femme qui ne m’a jamais
vraiment vu. Mais d’après ce que je constate, j’ai l’impression que c’est un
peu ce que tu ressens actuellement, n’est-ce pas mon cher Noah ?
— Je t’interdis de…
— Ahh… ttta tttta ttta… je n’ai pas terminé. Le coup du poison… j’aurais
dû être plus prudent. On a bien failli te perdre cette fois…
Toutes les personnes présentes retiennent leur souffle. Ils boivent mes
paroles.
— Quoi ? Mais… c’est une blague ? Je… je pensais que tu ne voulais pas
me faire de mal. Si ça avait été dosé juste un poil plus, j’y passais ! Je ne
comprends pas.
— Ça m’étonne de toi. Tu ne te rappelles pas… ton cher Noah qui échange
avec toi ? Ça ne te dit rien ?
— Mais…
— À croire qu’il savait ce que contenait la part de tarte pralinée…
— C’est… n’importe quoi ! Noah n’aurait jamais fait ça ! Tu délires
complètement ! C’est lui qui a proposé d’échanger, car je n’aimais pas le…
— Peu importe. Mais quand j’ai vu que c’était toi qui mangeais la part de
tarte, je me suis barré de là vite fait. J’étais un peu mortifié, pour être
honnête, ce n’était pas toi qui étais visée. Personne ne m’a remarqué.
— Mes gardes du corps ont remarqué. Ils n’ont juste pas su t’identifier.
C’est toi qui nous as servi, n’est-ce pas ? demande Noah, choqué.
— Bien vu.
— Pourquoi ? Pourquoi prendre le risque de te faire reconnaître ?
— Oh, pour plusieurs raisons. Déjà, j’ai eu la chance d’être tout proche
d’Heather. J’aurais presque pu la toucher.
— T’es vraiment un malade, dit-elle en essayant de se débattre.
— Reste tranquille, Heather. Je n’ai pas vraiment envie de faire un trou
dans ta jolie tête. Non, c’était l’un des meilleurs moments de ma vie. Je la
voyais, mais elle ne me voyait pas, comme d’habitude. Ensuite,
l’adrénaline. La satisfaction de m’être approché assez près de l’homme que
je souhaite anéantir depuis des années.
— Pourquoi tu… est-ce que tu t’adresses directement à la caméra ? Tu veux
vraiment anéantir Noah, depuis des années ? demande Heather, sous le
choc.
— Oh, j’avoue que je l’avais presque oublié, mais quand tu l’as
interviewé… les choses ont changé pour moi, ma douce. J’ai eu une sorte
de déclic.
— Un déclic tordu, ouais, poursuit Heather.
— Heather, ma belle… ce langage ne te va pas. Tu vois comment il te rend
? Je ne suis pas certain que ça plaise aux téléspectateurs. Qu’est-ce que
vous en dites ?
— Tu es complètement malade… je peux bien m’exprimer comme j’en ai
envie…
— Bon, ça commence à m’énerver tout ça… qu’est-ce que tu veux, Keith ?
Je te signale que pour quelqu’un qui ne veut pas blesser Heather, tu te
retrouves avec une arme pointée sur elle ! crache Noah, très énervé.
— Évidemment. Monsieur commence à perdre patience.
— Dis-moi ce que tu veux, de l’argent ? J’en ai plein. Je te donnerai tout si
tu le souhaites, il suffit juste que tu laisses Heather tranquille.
— Tu ne comprends donc pas, Noah ? Peu importe l’argent. Bien sûr,
quelqu’un comme toi ne peut pas le concevoir. Tout ce qui compte pour toi,
c’est le fric.
— Tu n’as rien entendu de ce que je viens de dire ? Je te donnerai tout ! Je
donnerai tout pour elle. À quoi bon avoir une énorme propriété et de
l’argent à dépenser, si c’est pour vivre une existence vide de sens et
solitaire ? Je l’ai compris récemment, grâce à Heather…
— Comme c’est touchant. Vois-tu, tu vas pouvoir profiter de tes millions…
enfin non, qu’est-ce que je dis ? Ne te fais pas d’illusions. Quant à moi, je
vais pouvoir profiter d’Heather. C’est à mon tour. Tu la laisses partir avec
moi et elle vit. Je vais la rendre heureuse.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ? Ça n’a aucun sens ! À quel moment
Heather aurait-elle envie de partir avec un sale type comme toi ? Un putain
de harceleur ?
— Je ne veux que son bien ! Depuis toujours !
— Et pourtant, ces derniers mois, elle a failli mourir au moins trois fois !
Par ta faute.
— C’est vrai que j’ai été négligent, mais je suis sûr qu’elle pourra me
pardonner.
— Espèce de taré !
Je vise vers le haut et appuie une fois sur la gâchette, faisant sursauter tout
le monde. Quelques cris affolés sortent même de la bouche des plus
apeurés. J’ai un moment de gloire en direct à la télévision. La cerise sur le
gâteau.
— J’ai été assez patient, maintenant je veux qu’Heather me dise qu’elle
vient avec moi. Ou la prochaine balle est pour toi, Noah. D’ailleurs, c’est
peut-être la solution à tous mes problèmes. Deux petits trous dans ton
cerveau, et la belle Heather n’aura plus d’yeux que pour moi.
Je pointe cette fois mon arme sur Noah, au grand dam d’Heather.
— Non ! Laisse-le, Keith, pitié ! Ne lui fais pas de mal !
Pathétique. Elle prend encore sa défense ? Un des gardes du corps de Noah
s’approche, pour se retrouver juste à côté de lui.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? Tu n’as pas d’arme, Noah ! Ne sois pas
stupide.
— Non, mais moi…
Soudain, tout le monde bouge autour de moi. Je ne vois pas grand-chose.
Les projecteurs m’éblouissent.
— Police ! Lâchez votre arme ! Vous êtes cerné !
— C’est ce qu’on va voir !
Tout se passe extrêmement vite. Noah se penche vers moi, m’arrachant
Heather des bras. J’appuie sur la gâchette, provoquant un cri strident
d’Heather, puis une pluie de balles s’abat sur moi. Noah s’effondre au sol,
et Heather est déjà sur lui, alors que je sens la vie me quitter.
Une fois de plus, elle le choisit.
Elle ne me verra jamais. Elle ne me voit pas. Elle ne voit que lui.
Je ne vois plus rien.
21
Heather

J’ai les oreilles qui sifflent. Tout est flou. Noah est au sol. Je suis couverte
de sang. Mes bras, mes mains, mes jambes tremblent. Je me jette sur Noah
et prends son visage entre mes mains.
— Noah ! Noah ! Reste avec moi ! Je t’interdis de mourir, tu entends !
— Heather… hmm… ça fait…
— Chuuut ! Ne parle pas ! Je n’en ai pas encore terminé avec toi, d’accord ?
Alors, accroche-toi !
Tout se passe comme si je n’étais pas présente. C’est comme un mauvais
film en version accélérée. Les secours sont déjà sur place et placent Noah
sur un brancard. On me demande si je veux l’accompagner. Toutes les
personnes présentes relâchent la pression en pleurant ou en s’énervant. Ça
s’est passé si vite. Ce psychopathe a été abattu. Jamais je n’aurais cru qu’il
aurait pu être responsable de tout ça.
Quand je suis venue le confronter après avoir découvert qu’il devait avoir
un lien avec l’article, il a semblé très étonné de me voir. Il semblait presque
incrédule. On aurait dit qu’il avait vu un fantôme. Je comprends maintenant
pourquoi. Il préparait son coup depuis si longtemps. Mon accident a juste
un peu ralenti les choses. Il aurait peut-être été un peu plus radical si je
n’avais pas perdu la mémoire. Il a dû savoir que Noah s’occupait de moi et
c’est ce qui l’a poussé à agir de façon méthodique. Je pense qu’au début, il
a surtout voulu effrayer Noah. Il n’a pas vraiment réussi sur ce point. Noah
était si concentré sur ma guérison qu’il a probablement été moins
précautionneux et méfiant qu’en temps normal. Je l’ai complètement
accaparé. Comment pourrais-je encore lui en vouloir ? À présent, c’est moi
qui vais avoir du mal à me pardonner.
Je me retrouve dehors, dans la confusion la plus totale. Plusieurs chaînes de
télé sont en train de relater les faits en direct. Je veux juste sortir de cet
enfer.
— Madame ? Madame ? me dit un des pompiers présents.
— Oui ?
— Est-ce que vous souhaitez l’accompagner ?
— Je… oui, bien sûr.
— On vous suit, ajoute Mark en pointant Stephan du menton.
Sans trop m’en rendre compte, je me retrouve à attendre des nouvelles de
Noah dans la salle d’attente des urgences.
Au bout de deux longues heures, un chirurgien vient me voir.
— Bonjour… vous accompagnez bien monsieur Hill ?
— Oui.
— Il va s’en sortir. La balle est entrée dans l’épaule, mais n’en n’était pas
ressortie. C’était un peu plus long et compliqué à cause de l’angle de tir,
mais nous avons réussi à la retirer. Ses jours ne sont pas en danger.
— Bon sang ! Dieu merci !
— Nous vous ferons savoir quand il sera dans sa chambre. Vous pourrez
aller le voir à ce moment-là.
— Très bien. Merci beaucoup.
Le chirurgien me salue d’un signe de la tête et repart aussitôt. Je retourne
m’asseoir sur un des fauteuils de la salle d’attente stérile en poussant un
gros soupir de soulagement. J’ai envie de pleurer. De crier. De hurler.
Tout ça était complètement fou. Pourquoi Noah s’est-il avancé si près, si
soudainement ? Mark savait-il que la police était en chemin ? Pourquoi ont-
ils pris le risque d’abattre Keith alors que nous étions si proches d’eux ? Et
en direct à la télévision ? J’imagine déjà les gros titres. Avec un peu de
chance, les caméras ont pu se déporter à temps pour ne pas filmer l’horreur
en live. Je ne tiens pas particulièrement à revoir ces images.
Mais qu’est-ce qui m’a pris de lui en vouloir ? Il n’y était pour rien. J’ai
réagi comme une gamine. Ce jour-là, déjà, ma réaction a été un peu
démesurée, ce qui a conduit à l’accident. Je ne pardonnerais cependant
jamais au type qui s’est barré sans se retourner. J’espère qu’ils le
retrouveront, mais j’en doute. Tout ce qui compte, c’est que je sois en vie
maintenant. Que Noah soit en vie. Que Keith soit mort.
S’il avait visé un peu plus haut… il l’aurait certainement touché à la tête.
Qu’est-ce que j’aurais fait ? Je m’en serais probablement voulu à vie, car
pour le coup, ça aurait été ma faute. Mon accident n’était la faute de
personne. Je repense à toutes les choses que j’ai vécues avec Noah et je me
sens soudainement nostalgique. Ces moments-là sont probablement les
meilleurs de ma vie. Si on met de côté les drames et la folie. Je me sens
bien quand je suis avec lui. Notre connexion est réelle. Quand nos corps
interagissent ensemble c’est… presque magique. Je peux être moi-même
quand je suis au lit avec lui. C’est quelque chose que je ne croyais même
plus possible.
Il faut encore que ma tête assimile les derniers évènements. Nous avons
vécu en condensé ce que peu de gens vivent sur toute une vie. Je parle bien
sûr des choses déplaisantes. Nous avons tellement peu exploré le côté
plaisant de notre relation, car je ne peux le nier… c’est bien une relation qui
est née de tout ça. Et s’il avait fallu qu’on vive tout ça pour se retrouver
tous les deux ? Peut-être que ne souhaiterais finalement rien changer de ce
qui m’est arrivé, même si c’était difficile de perdre mes souvenirs. Il y a
quand même eu des exceptions, ne plus me souvenir de la douleur que m’a
causé la mort de ma mère… c’était incroyable, mais ça n’a pas duré. En
tout cas, je sais maintenant que j’ai envie d’être avec Noah. Vraiment.
Je pousse la porte de sa chambre d’hôpital, un peu plus d’une heure après
que le chirurgien m’ait parlé.
— Noah ! dis-je en allant à son chevet.
Il est un peu groggy, mais il sourit.
— Heather… tu es venue ? demande-t-il, les yeux pétillants.
Je tire un siège et m’installe à côté de son lit, puis je prends sa main dans
les miennes. Son bras droit est en écharpe, et un bandage recouvre la
blessure à son épaule.
— Bien sûr… tu croyais que j’allais te laisser seul ?
— Je… je ne sais plus trop quoi croire maintenant… tout ça est tellement
fou.
— Je sais… La police a abattu Keith. Il était mentalement instable, depuis
longtemps déjà. Il a toujours su se fondre dans la masse, mais il n’a pas
supporté de nous voir ensemble. C’est ce qui l’a poussé à faire toutes ces
choses.
— C’est vraiment triste…
— Dans un sens, oui. Je n’irais pas jusqu’à dire que je le comprends,
mais… enfin… quand il a parlé du fait que je ne le voyais pas… ça m’a
rappelé les sensations que j’avais au lycée.
— Tu… c’est ce que tu ressentais vis-à-vis de moi ?
— Oui… c’est un peu embrassant, mais…
— Je n’en avais aucune idée Heather, crois-moi.
— Allez… tu savais bien que j’en pinçais pour toi, non ?
— Oui… mais ce que je veux dire c’est que je pensais que c’était juste un
coup de cœur de lycée… jamais je n’aurais pu imaginer…
— Tu étais mon monde, Noah, même si tu ne me voyais pas. C’est pour ça
que j’ai été doublement blessée par ce qui s’est passé au bal de promo…
— Heather, je suis tellement désolé ! J’ai vraiment agi comme un con. Non
seulement à ce moment-là, mais aussi quand tu as perdu la mémoire.
J’aurais dû être plus honnête avec toi.
— Sincèrement, ce n’est pas si grave. Je ne sais pas du tout comment
j’aurais réagi si j’avais été à ta place. Tu as pris soin de moi, tu m’as
accueillie chez toi, tu as veillé à ce que je ne manque de rien. Je n’ai pas le
droit de t’en vouloir.
— Heather… je suis tellement heureux que tu sois de nouveau dans ma vie.
Mais j’aurais préféré que tu n’aies pas à vivre tous ces drames.
— Ce qui est fait est fait, Noah. Il faut qu’on aille de l’avant.
— Tu veux dire…
— Ensemble. Si tu es d’accord. Le chirurgien m’a bien expliqué que tu
allais être un peu gêné avec ton bras… et le moins que je puisse faire, c’est
t’aider pour ton quotidien, même si j’espère que tu lèveras un peu le pied
avec le travail.
— Très franchement, je ne pense même pas à ça en ce moment, me dit-il en
pressant sa main dans les miennes.
— Tu serais donc d’accord… pour que je revienne chez toi ?
— Bien sûr, ça me ferait vraiment plaisir.
— Tant mieux, car j’ai déjà demandé à Mark et Stephan d’aller récupérer
toutes mes affaires chez moi… enfin dans mon appartement… à vrai dire,
ce n’est plus vraiment chez moi.
— D’accord. Tout ce que tu voudras, Heather.

Deux jours plus tard, Noah et moi sommes en train de lire près de la piscine
quand Mark nous rejoint.
— M Hill ?
— Mark. Je te l’ai dit… tu peux me tutoyer maintenant… après tout ce
qu’on a vécu dernièrement…
— Pardon… c’est l’habitude. Noah. On a bien eu confirmation avec la
police que Keith était responsable de l’incident du ainsi que de
l’empoisonnement. Une perquisition a eu lieu à son domicile et il n’avait
rien dissimulé. Il pensait sans doute ne jamais se faire attraper.
— Vraiment con, si tu veux mon avis, dit Noah en regardant Mark d’un air
sceptique.
— Je suis d’accord. Pour ce qui est de l’incendie, c’est pareil. Il avait les
plans des locaux de la chaîne, ainsi qu’un reste du produit qui a servi à
démarrer le feu.
— Je ne comprends pas qu’il ait été assez stupide pour tout laisser chez lui,
franchement, dis-je, étonnée par ce que j’entends.
— Personnellement, ça ne m’étonne qu’à moitié. Son but était de se
rapprocher de toi, Heather. Tout ce qui comptait, c’était que tu le remarques,
ajoute Mark.
— Ça, c’est plutôt réussi…
— Bon sang, dire que nous sommes allés au lycée avec ce type, et pire,
qu’il était à l’université avec moi. Dans le même cursus. Ça me donne la
chair de poule.
— Tu n’as plus besoin de t’en soucier maintenant… la police l’a abattu. Tu
as vu son corps, contrairement à moi, dit Noah un peu plus bas.
— Hé ! Il est bien mort, crois-moi. C’est juste que depuis que j’ai retrouvé
mes souvenirs, les plus traumatiques remontent sans cesse à la surface, et
celui-ci en fait partie.
— Je suis désolé Heather. Je n’aurais pas dû…
— Arrête de t’en faire pour moi, tu veux bien ? Bon… j’ai un peu chaud. Tu
as amené ton maillot, Mark ?
— Hein ?
— Allez, tu as bien le droit à un peu de détente, non ? Où est Stephan ? On
pourrait lui dire de venir aussi ?
— Stephan est en congé… étant donné que j’ai décidé de rester à la maison
quelque temps…
— D’accord, je vois, dis-je, amusée.
Mark sourit et repart à son poste, pas très loin de nous. Je ne comprendrais
jamais comment font les gardes du corps pour rester si stoïques.
— Noah ?
— Oui ?
— Il faut que je te parle de quelque chose.
— Hm… dis-moi.
— Il va falloir que je me trouve un nouvel emploi, tu sais.
— Comment ça ?
— Attends ? Tu croyais que j’allais continuer de bosser pour ce con de
Follett ? Non merci. J’ai lâché mon job ce matin même. Si tu avais vu sa
tête.
— Tu es sérieuse ?
— Bien sûr. Je pourrais aussi bien trouver un emploi autre part.
— C’est bien pour toi Heather, vraiment. Tu as complètement raison. Je
suis sûr que tu peux faire tout ce que tu veux, que ce soit du journalisme ou
autre.
— Merci. Mais je pense que je vais rester dans cette branche. Je n’ai pas
vraiment eu l’occasion de l’explorer comme je le souhaitais.
Je me lève puis me dirige vers la piscine, marchant lentement sur la pente
pour m’immerger dans l’eau, offrant à Noah la vue sur mon fessier.
— Tu veux me rejoindre ?
— J’en ai très envie, mais j’ai mon épaule et…
— Ton pansement est situé assez haut, non ? Tu peux au moins te rafraîchir
un peu, tu ne crois pas ?
— D’accord…
Il ne se fait pas prier pour me rejoindre et avance dans l’eau jusqu’au
niveau de sa taille. Je le colle un peu, lui rafraîchissant le dos avec ma
poitrine trempée, puis je lui fais face. Nos lèvres se trouvent très facilement,
de la plus douce des manières. Je le fais reculer tout en continuant à
l’embrasser, pour le ramener près du bord.
— Il ne faut pas mouiller le pansement, ça m’embêterait de devoir tout
recommencer.
Après avoir fait venir une infirmière à notre retour à la maison, j’ai appris à
lui changer son pansement moi-même. Il s’assied sur la partie inclinée de la
piscine, ayant de l’eau uniquement jusqu’à la taille.
— Le bas de ton écharpe touche l’eau, mais franchement, je ne pense pas
que ce soit gênant, tant que la partie supérieure reste hors de l’eau…
— Je ne pense pas que ce soit gênant, en effet, ajoute Noah, me dévorant du
regard.
— Hm… dis… je pensais à quelque chose.
— Oui ? Quoi ?
— Pendant ta convalescence… est-ce que tu souhaiterais que je t’apprenne
à jouer du piano ?
— Tu es sérieuse ?
— Oui, pourquoi ?
— Tu as remarqué que j’ai un bras hors service, j’imagine ?
— Bien sûr. Mais… tu as toujours l’autre, non ? Tu pourrais déjà apprendre
les bases. Je suis sûre d’être une excellente professeure. Si tu apprends bien,
tu seras récompensé.
— Ah ? Tout de suite, ça devient plus intéressant. Tu sais comment captiver
mon attention.
— Arrête de dire des bêtises.
Nos bouches se trouvent une fois de plus, et nos langues dansent à
l’unisson. Du coin de l’œil, je trouve Mark, qui me signifie d’un
mouvement de tête qu’il a compris. Il disparaît en quelques secondes à un
endroit d’où il ne peut pas nous voir.
— Hum… la piscine restera toujours un de mes endroits préférés… c’est si
spécial.
— Ah bon ? Pourquoi ça ? Tu aimes être mouillée quand on fait l’amour ?
me demande Noah d’une voix enjôleuse.
— Pas du tout ! Enfin si… mais… disons que ce n’est pas…
— Hey ! Je te taquine. Tu crois sincèrement que j’oublierais l’endroit où
nous avons fait l’amour pour la première fois ? C’était tellement inattendu.
Incroyable…
— Et tellement bon ! dis-je en entrecoupant notre échange de petits baisers.
Ma main trouve son short de maillot de bain et le taquine légèrement.
— Je vois que tu es d’humeur joueuse. Ça tombe très bien.
— Noah ! Comment est-ce que je pourrais te résister ? Tu t’es vu,
sérieusement ?
Il éclate de rire et me rapproche de lui avec son bras valide. Ma poitrine se
presse contre son torse et l’air se réchauffe entre nous. Il aspire ma langue
dans sa bouche et me fait perdre la tête.
Le temps est dégagé, le soleil chauffe nos peaux humides. Des voiles
d’ombrages sont disposés un peu partout, si bien que nous pouvons profiter
d’un peu d’ombre tout en étant dans l’eau. C’est parfait.
— Hmm… Heather, dit-il interrompant notre baiser.
— Oui Noah ?
— J’ai très envie de toi…
— Dis-moi, y a-t-il des moments où ce n’est pas le cas ? demandé-je
amusée.
Il plaque sa main gauche sur mon fessier et la mienne passe sous son short.
Nous nous embrassons langoureusement alors qu’un fond de musique
classique se fait entendre dans les enceintes du jardin.
Ce moment est parfait.
22

Noah
Un an plus tard

Nous sommes installés sur nos sièges depuis près de vingt minutes quand
l’hôtesse de l’air de notre jet privé nous apporte des cocktails.
— Monsieur Hill, mademoiselle Collins, l’avion s’apprête à décoller.
Restez bien attachés.
— Merci, Sofia, dit Heather en prenant les cocktails en main.
Elle me regarde avec un petit air malicieux.
— Tu es au courant que je peux tenir mon verre moi-même depuis plus de
neuf mois, rassure-moi ?
— Bien sûr, répond-elle en riant.
— Ah… je me demandais.
— Tiens, à nos vacances.
— Merci Heather.
Nous trinquons tous les deux avant d’engloutir la moitié de notre verre.
L’avion décolle tranquillement, nous collant au fond de nos sièges.
— À nos vacances bien méritées, ajouté-je en lui souriant.
— Je suis tellement heureuse des décisions que tu as prises dernièrement…
je sais que ça n’a pas dû être facile pour toi. Je suis certaine que tu trouveras
toujours un moyen de te consacrer encore plus à tes œuvres de charité, cela
dit.
— Oui, mais maintenant, tu es là pour m’aider. Revendre toutes les
entreprises que j’avais acquises est la meilleure décision que j’ai prise
depuis bien longtemps. Je peux largement me permettre de ne plus travailler
pour le reste de mes jours, et de profiter de toi autant que j’en ai envie !
— Noah !
— Quoi ? C’est la vérité !
— Pas autant que tu le voudrais, je sais…
— Oui. Mais c’est aussi ton choix. Je le comprends parfaitement.
— Je ne peux pas rester sans rien faire, tu le sais bien. Je suis ravie que tu
m’aies permis de continuer à vivre ma passion. Monter tout un journal, ce
n’est pas une chose aisée. Tu m’as aidée à chaque étape, et pour ça, je ne te
remercierai jamais assez.
— Tu n’as pas besoin de le faire. Je suis vraiment content que tu puisses
faire ce que tu aimes, sans devoir obéir à une ligne éditoriale stupide qui ne
correspond pas à tes valeurs.
— J’ai bien aimé t’interviewer, cela dit.
— Ah oui ? Et tu as aussi aimé la partie qui disait n’importe quoi dans
l’article ? dis-je pour la taquiner.
— Noah ! Arrête avec ça ! Tu sais bien que…
— Oui, pardon, mais c’était trop tentant. Te voir t’énerver… je t’avoue que
ça a tendance à m’exciter.
— Tu pourrais me citer une chose que je fais qui ne t’excite pas ?
— Hm… je ne sais pas.
— Quand je cuisine peut-être ?
— Perdu.
— Quand je me rase les jambes ?
— Tu as tout faux.
— Tu n’y mets pas du tien.
— Peu importe. Tu n’es pas ravie de l’effet que tu me fais ?
— Bien sûr que si, répond-elle en s’approchant un peu plus de moi.
— Fais attention, nous ne sommes pas seuls ici…
— C’est vrai. Bon sang, bonjour pour la spontanéité.
— Oh, je sais que quand tu le veux vraiment, tu arrives à te débarrasser de
Mark, de Carl et de Bryan.
— Tu n’as jamais rien trouvé à redire, il me semble…
— Pas faux.
— Ils étaient vraiment obligés de nous accompagner ?
— Je préfère, oui. J’aurais l’esprit un peu plus tranquille. Après tout, je
reste quand même une cible potentielle à cause de ma fortune, et ça, je n’y
peux pas grand-chose…
— Oui… Ça pourrait être pire, cela dit. Je ne vais pas m’en plaindre. Trois
semaines d’affilée à l’île Maurice… je connais peu de gens qui refuseraient.
— Je sais. Bryan et Mark nous surveilleront de loin, ne t’inquiète pas. Ils
pourront même profiter de la plage et de tous les équipements de l’hôtel
quand ils le souhaiteront, du moment qu’il y en a toujours un de disponible,
au cas où…
— Après tout, ils n’ont pas l’air mécontents de venir avec nous, ajoute-t-
elle en jetant un œil aux gardes du corps en pleine partie de cartes.
Le téléphone d’Heather vibre plusieurs fois et elle le vérifie.
— Ce sont tes amis ?
— Oui. Ashley, Martha, Enrique et Stacy… enfin mon groupe sur
WhatsApp. Ils nous souhaitent de bonnes vacances et espèrent qu’on
rentrera bronzés et en forme. Ah, Stacy me demande aussi de ne pas les
oublier les SOUVENIRS. Elle a écrit en majuscules.
— Ça ne m’étonne pas d’elle…
— Elle est tellement drôle. Elle aime faire dans l’ironie et le second degré,
dit Heather en riant.
Voir Heather se faire des amis grâce à son nouveau travail est quelque chose
de très important à mes yeux. Je n’aurais pas voulu que tout tourne tout le
temps autour de moi. Et il s’avère que leurs compagnons respectifs sont
également devenus des amis pour moi. Comme ça, le cercle s’agrandit.
— Heather. Il faut que je te parle de quelque chose.
— Oui ? Dis-moi ?
— Eh bien, tu sais, on avait discuté de ma mère… je voulais te la présenter
et…
— Non, ça ne me dit rien. Je ne m’en souviens pas, dit-elle en esquissant un
sourire tout en regardant le plafond de l’avion.
— Ah, ah… tu es hilarante. Allez ! Écoute-moi…
— D’accord. Tu as toute mon attention.
— Je lui ai proposé de nous rejoindre pendant le voyage.
— Sérieusement ?
— J’espère que ça ne te gêne pas ?
— Pas du tout ! Quand la verrons-nous ? J’ai hâte de faire sa connaissance.
— Elle arrivera pour la dernière semaine. Je veux profiter de toi un
maximum avant qu’elle ne t’accapare.
— Comment ça ?
— Oh… il est évident qu’elle va t’adorer.
— Tu crois vraiment ? me demande-t-elle en attrapant mes mains.
— Bien sûr. Pourquoi en serait-il autrement ?
— Je n’en sais rien… on ne sait jamais. En tout cas, ça me fait chaud au
cœur que tu te sois rapproché d’elle cette année, même si je n’ai pas pu
assister à tout ça.
— Oui, c’était un peu… compliqué, on va dire. Mais nous aurons le temps
d’en discuter tous ensemble. Actuellement, elle est tellement investie dans
ses œuvres de charité et dans son cercle d’amis, qu’elle a à peine le temps
de s’occuper d’elle. Depuis la mort de mon père… enfin… elle a dû trouver
un nouveau sens à sa vie.
— Je comprends. Ça n’a vraiment pas dû être facile pour elle. Surtout avec
les entreprises que ton père a laissées et qu’elle a dû gérer…
— Oui… bon, ne parlons plus de ça, je n’ai pas envie de me miner le moral.
Quelle est la première chose que tu as envie de faire en arrivant ?
— La première chose ? dit-elle avec petit sourire en coin.
— Bon allez, la deuxième chose.
— Ah, ah ! Pour être sérieuse une minute… je crois que le premier truc que
j’aurais envie de faire est de plonger dans l’eau. Ça me semble évident.
— Très bon choix.
Nous nous embrassons, puis nous décidons de dormir un peu pour être en
forme. Le vol risque d’être long.

Déjà une semaine que nous sommes sur cette île paradisiaque, et le moins
qu’on puisse dire, c’est qu’on s’habitue très vite à une vie de farniente.
Aucun souci à gérer, plus de coup de fil intempestif, pas d’incendie qui
risque de vous tuer au travail, ni de poison dans la nourriture. Non. Juste le
plaisir de se faire plaisir. Heather est rayonnante, même si je la soupçonne
de rester à l’affût des news de San Francisco quand je la vois parfois
pianoter sur son téléphone. Le soleil a déjà bien doré nos peaux, et le bruit
de vagues nous berce tranquillement sur cette plage privée aux eaux
turquoise. Bryan et Mark ne sont pas très loin, occupés à régler leurs
téléphones pour prendre la millième photo de la plage depuis que nous
sommes arrivés.
Heather lit son livre tranquillement dans son bikini fuchsia, tandis que je
sirote un Maï Thaï en contemplant la vue.
— Heather ? Tu n’as pas trop chaud ?
— Non, et toi ?
— Ça chauffe un peu. Je vais me rafraîchir, tu veux venir avec moi ?
— Hm. Je termine mon chapitre et je te rejoins, d’accord ?
— Ça me va. Mais je risque peut-être d’en profiter pour retirer mon short
sous l’eau…
Je la laisse à sa lecture alors qu’elle explose de rire. Au bout d’une dizaine
de minutes, comme je ne la vois toujours pas venir, je décide de retourner
sur la plage.
— Alors ? Je pensais que tu finissais ton chapitre ?
— Oui… euh, désolée, ce livre est beaucoup trop bon ! rétorque-t-elle sans
même me regarder…
— Heather… tu ne me regardes plus, dis-je avec une voix dramatique.
— Quel bébé ! dit-elle avant de poser son livre sur la petite table entre nos
transats.
— Ah, ça y est !
Elle me sourit franchement, et je manque de tomber à la renverse, comme à
chaque fois. Elle prend une gorgée de son cocktail, puis se racle la gorge
avant de m’examiner de la tête aux pieds.
— Tu vas bien ?
— Oui, pourquoi ? demandé-je, interloqué.
— Oh, pour rien, juste une drôle d’impression.
Bon sang. Je m’éclaircis la gorge avant de prendre une grande inspiration.
Pour ajouter de l’effet, je m’approche d’elle et je pose un genou à terre.
— Miss Heather Collins. Les choses ont démarré entre nous il y a un petit
moment maintenant…
— Noah… je….
Elle semble choquée et des larmes se forment immédiatement dans ses
yeux.
— Nous avons déjà vécu mille et une choses ensemble, et nous avons
appris qu’à deux, nous sommes meilleurs. Tu me combles de bonheur
chaque jour que tu passes avec moi, et j’espère que tu continueras de le
faire en acceptant de devenir ma femme. Acceptes-tu de m’épouser ?
Heather me saute dans les bras, et nous finissons tous les deux dans le sable
brûlant.
— Oui, oui Noah Hill, j’accepte de t’épouser !
Nous nous embrassons langoureusement pendant que Mark et Bryan nous
filment en se rapprochant, mais sans nous interrompre.

Flash info de la gazette de San Francisco : en direct de l’île Maurice, le


célèbre homme d’affaires Noah Hill, qui a récemment revendu toutes ses
entreprises, vient de faire sa demande à la plus pétillante et courageuse des
journalistes de la ville, Heather Collins. Tous nos vœux de bonheur aux
deux tourtereaux.
FIN
EXTRAIT DU LIVRE:

TU NE PEUX PAS ACHETER MON AMOUR


NORA H. COYLE
1
Morgane

— Morgane, tu peux me passer l’eau s’il te plait, ma puce ?


J’attrape la carafe et la tends à ma mère. Nous sommes dimanche et comme
tous les dimanches, je suis venue déjeuner chez mes parents. Finalement, je
n’ai pas eu le temps d’être nostalgique de ma maison d’enfance puisque que
je reviens régulièrement.
— Tiens !
— Merci ma puce. Alors dis-moi, comment va le travail ?
— Ma foi, ça se passe bien. Je viens de signer un nouveau contrat pour
l’optimisation SEO d’un site, je suis plutôt contente.
— Décidément, je ne comprends rien à ton boulot.
J’adore mon père mais il semble toujours sortir d’une autre époque. Il a
seulement cinquante-six ans et il a toujours travaillé dans la même boite.
Son univers à lui, c’est les chiffres. Il est comptable et les merveilles de
l’informatique n’arrivent pas à trouver leur chemin dans son cerveau.
— Ne t’inquiète pas papa, tu n’as pas besoin de tout comprendre.
Je lui fais un petit sourire en coin auquel il répond avec un clin d’œil.
— En tout cas moi, je suis très fière de dire que ma fille est une
professionnelle d’internet.
Ah ma mère ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que la fierté la saisit dès
qu’elle parle de ses enfants. En même temps, elle a toujours été femme au
foyer et notre éducation était sa priorité. Ce qui me fait penser que…
— Au fait, vous avez des nouvelles d’Hayden ?
— Oui, il a appelé hier.
— Comment se passent ses études ?
— D’après ce qu’il nous a dit, tout va bien pour lui. Ton frère est vraiment
heureux en Angleterre.
— Mais quelle idée d’aller étudier en Angleterre !
— Papa, ne sois pas comme ça, il est jeune est sa fac jouit d’une réputation
mondiale.
— Oui mais c’est compliqué pour le voir.
— C’est vrai, et heureusement qu’il a eu une bourse pour payer ses études,
sinon on aurait eu du mal à tout financer.
— Comme tu le dis ma chérie. Heureusement que nos enfants sont
indépendants maintenant.
Je remarque que mon père semble un peu triste de dire ça. Peut-être que je
rêve mais j’ai vraiment l’impression que quelque chose le tracasse.
Malheureusement, je n’ai pas le temps de développer, quelqu’un frappe à la
porte et nous sommes plus que surpris.
— Vous attendez quelqu’un ?
Mes parents se regardent.
— Euh, non …
Un nouveau coup nous fait comprendre que le visiteur s’impatiente. Ma
mère se lève et je la suis. Nous passons de la salle à manger au couloir pour
enfin arriver devant la porte d’entrée. Je remarque au travers de la vitre
fumée de la porte qu’il y a trois silhouettes qui attendent devant la porte.
Ma mère ouvre et nous nous retrouvons devant trois hommes.
Le moins que je puisse dire, c’est que je reste interdite. Je les détaille avec
intérêt. L’un a les cheveux blonds et longs avec une barbe assez longue, il
doit faire dans les un mètre quatre-vingts et il est bâti comme une armoire à
glace. Un autre est chauve avec une barbe brune hirsute, il doit faire dix
centimètres de plus que le blond et il est encore plus imposant. Le troisième
est un peu plus petit que les deux autres mais il est vraiment charpenté. Il a
une coupe à l’iroquois avec des dessins tribaux sur le côté rasé du crane, lui
n’a pas de barbe.
Ce qui me choque le plus, ce n’est pas vraiment leur allure mais plutôt le
fait qu’ils aient tous les trois sur le dos un blouson en cuir à l’effigie des
Brother Hood. Il ne m’en faut pas plus pour comprendre que nous avons
affaire à des membres d’un club de bikers. Je suis un peu surprise. Qu’est-
ce que ces mecs peuvent faire là ? Le grand blond nous offre un sourire
ultra bright.
— Mesdames, nous voudrions parler au chef de meute.
— P-Pardon ?
Ma mère semble autant déstabilisée que moi alors que le chauve reprend :
— Oui, on est là pour Peter Pears.
Je ne sais pas pourquoi mais je ne la sens pas du tout cette histoire.
— Et pourquoi vous voulez le voir ?
—Écoute ma jolie, je ne crois pas que tu veuilles qu’on fasse un drame
devant la porte en face de ce charmant voisinage. Donc le plus simple reste
que tu nous laisses entrer.
Ce n’est pas notre autorisation qu’il demande puisqu’il accompagne ses
mots par une main tendue qui a l’avantage de nous pousser de leur chemin.
Les trois hommes rentrent à l’intérieur sous le regard dépité de ma mère et
du mien.
— Peter ? Peter ?
— Mais enfin messieurs, on ne rentre pas comme ça chez les gens !
Ma mère commence visiblement à perdre son calme…
Ils l’ignorent et marchent dans le couloir en regardant dans chaque pièce,
nous sommes sur leur talons et ils arrivent enfin dans la salle à manger.
— Ah te voilà mon pote ! Tu joues à cache-cache ?
Les trois hommes tirent une chaise et le grand blond chevauche la sienne.
Ce qui commence à m’inquiéter est l’attitude de mon père. Il ne dit rien et
pose sa tête entre ses mains alors que ses coudes sont posés sur la table.
— Alors petit cachotier, tu n’as pas parlé de nous à ta famille ?
— Papa, qu’est-ce qu’il se passe ?
Mon père ne répond rien mais devient de plus en plus blanc.
— Oui papa, explique à ta charmante fille et à ta femme pourquoi on vient
vous dire bonjour un dimanche.
— Les gars, vous étiez vraiment obligés de venir ? dit mon père d’une toute
petite voix. J’avais rendez-vous avec Spencer demain.
— Justement, le Prez voulait qu’on fasse un petit tour dans ta jolie maison
pour prendre un peu la température.
— Peter, est-ce que tu vas enfin me dire ce qu’il se passe ici ?
— Mary, je… Je t’expliquerai plus tard.
Le chauve se met à éclater de rire. Son rire est puissant, il arrive même à
faire trembler la vaisselle sur la table.
— Pourquoi attendre ? Tu veux que je lui explique ?
Mon père serre les dents et je comprends à cet instant que la situation est
bien plus grave qu’on ne pourrait le croire. Qu’est-ce qu’un gang de bikers
peut bien vouloir à mon père et pourquoi celui-ci ne semble pas vouloir
répondre ? C’est Mister Iroquois qui met fin à notre attente.
— Notre très cher ami qui est juste là….
Il pose sa main sur l’épaule de mon père qui finit enfin par relever les yeux
vers nous.
— …Il nous doit de l’argent. Il aurait dû nous rembourser il y a environ une
semaine, mais ce n’est pas le cas. Pourtant il l’avait promis, vous voyez. Et
nous on n’aime pas trop les menteurs…
Ma mère est stupéfaite et je vois son visage se décomposer.
— Papa, enfin dis quelque chose, c’est quoi cette affaire ?
— Ben oui, papa, tu lui expliques ?
Visiblement, Mister Iroquois trouve toute cette scène hilarante. Moi par
contre pas du tout. Je tente d’analyser les yeux de mon père et ce que j’y lis
ne me plait pas du tout.
— Donc voilà ce qu’on va faire. Maintenant que tu sais ce qu’il se passe
quand on nous prend pour des abrutis, on va gentiment te laisser finir ton
repas dominical et après tu vas nous suivre.
— Attendez, je vous ai dit que j’ai rendez-vous avec Spencer demain…
— Comme on l’a dit, on vient regarder ce qu’on va pouvoir prendre pour
solder ta dette, lance Mister Iroquois en balayant la pièce du regard.
Mon père n’en mène vraiment pas large et j’ai comme le besoin de lui venir
en aide.
— Attendez, qui est ce Spencer ?
Le grand blond tourne la tête vers moi et m’offre un sourire qui me donne
des frissons dans le dos.
—Eh ben la p’tite, on n’a jamais entendu parler de notre Prez, Wyatt
Spencer ? C’est le président de notre club, et je suis sûr qu’il se ferait un
plaisir de faire ta connaissance, si tu t’intéresses tant à lui…
— Désolée, mais s’il vous ressemble alors il n’est pas du tout mon genre…
Mister Iroquois s’esclaffe et tape dans le dos du blond :
— Et, c’est qu’elle a du cran la gamine !
— Donc mon père a rendez-vous avec lui demain, c’est ça ?
—Le Prez a décidé d’avancer le rencard.
— Si j’ai bien compris, mon père vous doit pas mal d’argent mais nous
n’étions pas au courant.
Ma mère semble enfin comprendre où je veux en venir.
— Oui, Morgane a raison, maintenant que nous sommes au courant de la
situation, peut-être qu’on va pouvoir trouver une solution ?
Visiblement, les trois gus en face de nous trouvent la situation bien drôle.
— Vous ?
— Oui, nous. Combien est-ce qu’il vous doit ? Je dois pouvoir…
— Vingt mille dollars. Paye et on s’en ira, ma p’tite…
Vingt… Bon sang ! Je n’ai pas cette somme sur mon compte ! Mais
l’important est de gagner du temps, du moins un temps suffisant pour
trouver un plan.
— Ma fille ne va pas payer nos dettes mais je suis sûre qu’on peut trouver
un terrain d’entente.
— Notre Prez n’est pas compliqué, soit vous payez, soit la maison sera à
nous.
J’ai l’impression que je viens de faire une chute de trente étages sans
parachute.
— La… La maison ?
Un regard à ma mère me fait comprendre qu’elle est aussi surprise que moi.
— C’est ce que Peter a signé comme accord avec le Prez, oui.
Je jette un coup d’œil au principal intéressé.
— Attends papa, c’est sérieux ? Mais enfin la maison vaut beaucoup plus !
Mon père a un petit tic nerveux qui lui parcourt le visage.
— Ok, je vois que mon mari a fait des siennes. Pensez-vous qu’il soit
possible de prendre une petite heure voire deux et d’en parler entre nous ?
Décidément, on a l’air d’un vrai spectacle comique pour ces trois sales
types. Mais je pense qu’à leur départ, on va avoir pas mal de choses à nous
dire.
— Alors qu’en dites-vous messieurs ?
— Qu’est-ce qu’on dit de quoi ?
— Vous partez et nous on prend un peu de temps pour réfléchir à tout ça.
D’ici la fin de la journée, on vous recontacte ?
Le chauve regarde ses deux acolytes, une pointe d’amusement dans les
yeux.
— Ça peut se faire mais on va devoir mettre une petite condition.
Il se lève et s’approche de moi.
— C’est toi qui vas venir nous voir.
Je prends une profonde inspiration.
— Pardon ?
— Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir une aussi jolie fille…
Ma mère intervient :
— Ma fille n’a rien à voir là-dedans.
— C’est la fille du mec qui nous doit du fric donc on va dire que oui, elle a
quelque chose à voir dans tout ça.
— Non, il est hors de question que je…
— Papa, maman c’est bon !
J’essaie de prendre toute l’assurance possible et de faire face au chauve qui
se trouve à quelques centimètres de moi.
— Ok, je serai là mais je suis sûre que vous pouvez comprendre que nous
devons trouver un plan de financement adapté.
Le gars devant moi pose sa main sur ma joue et un rictus apparait sur son
visage.
— Ok ma jolie, on va y aller et vous avez jusqu’à ce soir pour venir vers
nous.Si je ne te revois pas, je me ferai un plaisir de venir te chercher moi-
même, ma p’tite…
Je peux deviner à la lueur dans ses yeux qu’il se fera effectivement un
plaisir de revenir nous voir. J’avale un peu de salive et hoche la tête pour lui
faire comprendre que j’ai bien compris. Enfin, il retire son doigt de mon
visage.
— Ok les gars, on y va.
— Dommage, j’aurais bien fait un petit gueuleton avec nos nouveaux amis.
— Une prochaine fois.
Sans plus de cérémonie, les trois hommes partent en direction de la sortie.
Mon cœur bat à cent à l’heure et un silence total s’installe après la
fermeture de la porte. Je pousse un soupir de soulagement de les savoir
partis et tourne la tête vers ma mère qui est blanche comme un linge.
— Ok Peter, il va falloir que tu t’expliques.
— Mary, attends, je vais tout te dire, mais venez vous assoir.
J’avoue que j’ai bien besoin de me sentir soutenue par quelque chose. Mine
de rien, l’arrivée de ces mecs m’a beaucoup plus secouée que je ne l’aurais
cru. Je me jette sans aucune douceur sur le siège qu’occupait l’un des gars il
n’y a pas si longtemps. Ma mère par contre est beaucoup plus dans la
retenue mais elle finit par s’assoir.
— Ok Peter, je t’écoute.
Mon père prend une profonde inspiration. Je peux voir que c’est pour se
donner du courage.
— Voilà… Il y a six mois de ça, ma boite a fait un plan d’épuration du
personnel. Comme j’ai cinquante-six ans, j’ai fait partie de la vague
sortante.
Ma mère ouvre des yeux grands comme des soucoupes.
—Six… Six mois ?
— Oui, j’ai d’abord pensé que j’allais vite trouver autre chose et que je te le
dirais à ce moment-là mais à mon âge, c’est beaucoup plus compliqué.
— Mais enfin, Peter, pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Mon père semble tout à coup épuisé et pousse un long soupir.
— Je ne voulais pas t’inquiéter pour rien et du coup… voilà.
— Mais l’argent que tu as emprunté ?
— Je ne voulais pas que tu remarquesquoi que ce soit, alors je suis allé voir
ce club de motards et pendant plusieurs mois, ils m’ont donné l’équivalent
de mon salaire.
— Bon sang Peter, tu es comptable, tu as bien dû voir que cette solution
n’allait pas être durable !
— Je ne savais pas quoi faire.
Personnellement, c’est autre chose qui me dérange.
— Papa, qui t’a conseillé de faire appel à eux ?
Mon père réalise tout à coup que moi aussi je suis là.
— Excellente question !
— C’est un gars avec qui je traine à l’agence pour l’emploi.
J’ai l’impression que ma mère vient de tomber dans la quatrième
dimension.
—À l’agence pour l’emploi ? Trainer ?
Mon père pousse un autre immense soupir.
— Oui c’est là-bas que j’allais tous les matins.
— Et le reste de la journée ?
— Mary, est-ce qu’on a vraiment besoin de se faire du mal comme ça ?
Je peux voir que ma mère prend sur elle. Ce n’est pas le genre de femme à
faire des esclandres pour rien. Mais même la femme la plus patiente du
monde aurait forcément une réaction après une journée comme celle-là. Je
pose ma main sur celle de ma mère pour la soutenir et lui faire sentir que je
suis là.
— Maman, papa a raison, on essayera de savoir le pourquoi du comment un
peu plus tard. Là, il faut qu’on trouve une solution.
De ma main libre, je sors mon portable qui était dans la poche arrière de
mon jean et navigue sur l’application de ma banque.
— Ok, alors à ce jour, je peux vous passer cinq mille, on peut peut-être déjà
calmer le jeu avec ça.
Mon père lève les yeux au ciel.
— Bon sang, non, Morgane, je ne vais pas prendre ton argent.
— Papa, la question ne se pose même pas, tu en as besoin et moi je me
referai ma cagnotte plus tard. Donc on a déjà un quart de la somme.
— Attends, on peut peut-être leur demander d’étaler le paiement sur
plusieurs semaines ?
Une larme apparait au coin de l’œil de mon père.
— Les filles, je suis tellement désolé.
— Papa, on verra tout ça plus tard.
— Je pense que je peux ramener un peu d’argent.
Je regarde ma mère effarée, elle a toujours été une femme au foyer, elle n’a
jamais travaillé, comment diable pense-t-elle pouvoir se débrouiller ? Mon
regard doit montrer mon questionnement.
— Ne t’inquiète pas Morgane, j’ai une idée qui va peut-être nous aider.
— Rien de ….
Avec ce que je viens d’apprendre, je commence à me poser des questions
sur la manière dont mes parents réfléchissent en temps de guerre. Un
sourire vient illuminer le visage de ma mère.
— Morgane, je ne suis pas ton père, je te promets qu’il n’y a rien d’illégal.
Malgré moi, je ne peux empêcher un petit rire de sortir de mes lèvres alors
que mon père lève les yeux au ciel.
— Bon, tu me diras pour ton idée. En attendant, je peux probablement faire
rentrer environ deux mille pour la semaine prochaine. Donc le mieux, c’est
d’aller voir le fameux « Prez » et lui proposer un remboursement à deux
mille plus les cinq mille.
Mon père et ma mère acquiescent.
— Effectivement, c’est pas mal comme compromis.
Mon père parait tout à coup mal à l’aise.
—Par contre Morgane, il ne faut pas que ton frère l’apprenne ! Tu le
connais…
Je médite les paroles de mon père. C’est vrai qu’Hayden est légèrement
impulsif mais il faut tout de même lui parler, non ? Je veux dire, c’est un
problème familial après tout, et puis peut-être qu’Hayden a de l’argent de
côté ?
— Papa, je ne suis pas convaincue que tenir Hayden en dehors de cette
histoire soit une bonne idée.
— C’est peut-être la première fois depuis le début de la journée que je suis
d’accord avec ton père.
— Mais maman…
— Non je suis sérieuse, Morgane, je te remercie pour ton aide et pour le
reste, mais ton frère est trop impulsif. On ne sait pas comment il pourrait
réagir et on ne connaît pas bien les gens en face.
Il faut bien reconnaitre que mon frère est très immature sur les bords mais
aussi très protecteur envers nous. De plus, c’est vrai que nous ne
connaissons pas exactement le clan adverse. Mais j’avoue que j’hésite.
— Papa, maman, Hayden est un grand garçon.On devrait peut-être essayer
de lui faire plus confiance ?
— En d’autres circonstances je serais d’accord avec toi ma puce mais là, on
n’a ni le temps ni l’énergie nécessaire pour le gérer. Donc s’il te plait,
comprends la situation et ne lui dis rien.
— Ok ça va, je ne lui dirai rien mais on va tous devoir y mettre du nôtre.
— Je ne voyais pas les choses autrement.
Mon père n’a pas l’air très à l’aise.
— C'est-à-dire que… enfin….
— Qu’est-ce qu’il y a Peter ?
— Eh bien j’ai essayé de trouver un emploi mais pour l’instant, c’est le
calme plat.
— Mon chéri, je pense qu’on va devoir te trouver d’autres activités.
Elle lui prend la main avec un sourire rassurant. Mes parents sont ensemble
depuis plus de trente ans et leur amour est toujours aussi fort qu’au début.
Quelque part, j’envie cette alchimie entre eux. Mais ce n’est pas le moment
de s’attendrir. Loin de là !
— Ok, bon, on a une stratégie. Maintenant, on va aller voir cette bande et
trouver une solution.
— Bien parlé, ma fille. Mon chéri, où trouve-t-on ce club ?
Mon père ne réfléchit pas plus de trente secondes.
— Ils ont leur quartier général dans ce bar, l’Angel Snake.
Ma motivation perd un peu de sa superbe.
— Le bar à l’entrée de la ville ?
— Oui.
— Super !
Ce bar est connu pour être un repaire de mecs violents où de nombreux
abus sont régulièrement rapportés.
— Ma puce, je viens avec toi.
J’ai envie de rire. Ma mère est moi mesurons chacune un mètre soixante-
quatre. On est ce qu’on appelle des petits modèles et visiblement, bras
dessus bras dessous, on s’apprête à aller dans le bar de voyous par
excellence. Je crois que ma journée ne pouvait pas être plus imprévisible.
— Ok, on y va ?
— Attendez, je viens avec vous.
— Non mon cœur, toi tu restes ici et si c’est possible, tu pourrais
débarrasser la table ?
Mon père semble complètement choqué par la phrase de ma mère.
— Attends, t’es sérieuse ?
— Oh que oui, il est grand temps que les femmes de cette famille
reprennent les choses en main.
J’espère que tout ira bien dans le meilleur des mondes. En attendant, y a
plus qu’à. Bon sang, dans quelle histoire on va se mettre, ma mère et moi ?
2
Tyler

Wyatt a un grand sourire sur le visage lorsque je rentre dans l’Angel Snake.
J’ai encore mon casque à la main et Teddy sur les talons. Je me doute que
quelque chose se prépare au vu de l’attitude de mon président. Je pose mon
casque sur la première table que je vois et avance vers le Prez.
—Salut Wyatt.
— Ah voilà mon second, Tyler.
Ouais je confirme, quelque chose se prépare et je ne suis pas sûr que ça va
me plaire.
— Mon grand, je suis ravi que tu arrives.
—Dis-moi tout.
— Je viens d’avoir le Prez des Viper de Mexico. Aldo et Fred sont revenus
tout à l’heure et c’est bon, on a un accord.
Il me donne une grande claque dans le dos, visiblement ravi de la tournure
des événements.
— Et comment réagissent les Russes ?
— Pas très bien, fils. D’ailleurs, on risque d’en voir un ou deux débarquer
mais le gros de l’affaire est en place.
Les Viper traitaient avec une branche de la mafia russe jusqu’à très
récemment. Il y a fort à parier que les Russes ne vont pas accepter qu’on
leur vole aussi facilement le marché de plusieurs milliers de dollars.Ça plus
la surveillance de Brown qui devient de plus en plus oppressante, j’ai bien
peur que la situation ne dérape rapidement.
— Et Brown ?
— Ce petit connard de flic ? T’inquiète, j’ai la situation en main. Mais je
veux que tu sois celui qui va gérer la transaction avec les Viper.
Je suis le vice-président du club et le deal avec les Viper est l’un des plus
importants qu’on ait depuis pas mal de temps. On parle quand même de
cinquante kilos de cocaïne pure toutes les semaines. Il va falloir se
rapprocher de nos vendeurs, voir pour le système de diffusion et la manière
la plus sûre d’acheminer la coke. Bref, ça va être un gros bordel, c’est
normal que Wyatt me veuille sur le coup, même si moi en ce moment, je
suis en plein questionnement.
Le club, c’est toute ma vie, Wyatt m’a pris sous son aile quand j’étais
encore en dernière année de lycée et il a été le père que je n’ai jamais eu.
Ma mère était une loque vivante shootée à l’alcool et à la drogue et elle ne
s’est jamais occupée de moi. Quand Wyatt est rentré dans ma vie, il m’a
posé des limites, une famille dans le club des Brother Hood et une vie. Une
vie pour laquelle je me pose de plus en plus de questions.
— Ok, pas de soucis, je prends Teddy avec moi.
Il esquisse un nouveau sourire.
— Je ne voyais pas les choses autrement. Tu as à peu près un mois pour
planifier la première livraison avec Teddy et les Viper, je te fais confiance,
fils. Avec ce deal, on devient les premiers sur Riverfront. Donc prépare bien
ton coup.
Des éclats de voix se font entendre dans la salle. Mes frères ont vraiment
l’air survoltés ce soir. Je jette un coup d’œil dans la salle et vois un
rassemblement dans le fond.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Oh pas grand-chose, les gars ont besoin de se détendre.
— Et du coup ?
— Ils viennent d’organiser une petite séance improvisée avec des gars du
coin.
Les cris se font de plus en plus forts et les gars frappent dans leurs mains,
une partie semble complètement hilare.
— Bon, fils, prends un verre et détends-toi, tu pourrais peut-être rejoindre
tes frères et profiter du spectacle.
Wyatt ponctue sa phrase en me donnant une tape dans le dos une nouvelle
fois. Il fait un geste à une jeune fille très peu vêtue qui visiblement ne
demande pas mieux que de le suivre. Il se met sur le coin du bar et la jeune
donzelle se scotche dans ses bras, les lèvres déjà dans son cou.
Je fais un signe au barman qui comprend immédiatement et m’apporte un
verre de whisky sec. Le liquide ambré me brûle légèrement la gorge, c’est
mon premier verre de la journée et il me faut un peu de temps pour me
mettre dans le bain. Je reprends une gorgée mais les bruits qui viennent du
fond de la salle me rendent de plus en plus curieux. Je délaisse donc mon
verre et m’approche de mes frères.
Les gars sont survoltés et la tension est palpable. Je me rapproche d’Ugo,
un grand gars chauve baraqué comme une montagne. Il a trois ans de plus
que moi et je le connais depuis mon arrivée dans le club. Il rit de bon cœur.
Je lui donne une claque sur l’épaule et regarde le spectacle qui s’offre à
moi.
— Merde, c’est qui ces mecs ?
Au centre du regroupement de mes frères, je vois Marvin et Greg, deux
frères qui s’en prennent à trois gars qui semblent être à peine majeurs. Ils
semblent en difficulté, ils ont du sang plein le visage et semblent ne pas
pouvoir marcher. Mes frères se les envoient de l’un à l’autre et dès que l’un
essaye de lever les bras, il se prend de violents coups dans le visage.
—C’est rien, des petits merdeux qui voulaient trouver le grand frisson.
— Mais encore ? Je veux dire, vu leur état…
— Ils sont entrés ici pour tenter de trouver de l’alcool, des filles et de la
baston. Ils ont trouvé de l’alcool et de la baston.
Je crois comprendre que ces mecs sont, comme beaucoup d’autres, venus
pour se frotter aux Brother Hood. Mais là, ça tourne au carnage. Malgré
moi et sans vraiment tout connaitre de l’histoire, je prends mon ton
autoritaire.
— Ok les gars, mettez-moi ces trois tordus dehors.
Les gars sont visiblement déçus de mon ordre.
— Putain Tyler !
— Les gars, avec Brown sur nos talons, on n’a pas besoin de plainte pour
agression sur des petits bourges de merde.
Les huées s’élèvent mais mes frères savent que je fais ça pour notre bien à
tous. Ugo attrape l’un des gars par le col, le gars a un œil fermé et du sang
qui coule de sa bouche, je ne remarque que maintenant qu’il a un blouson
d’une université du coin. Ok ! Je vois le genre, des petits fils à papa qui
voulaient se frotter aux grands méchants bikers. Marvin et Greg s’occupent
de jeter dehors les deux autres, qui ne sont pas dans un meilleur état que le
premier.
En quelques secondes, le bar a retrouvé son atmosphère traditionnelle. La
musique reprend de sa ferveur, les filles qui sont présentes se déhanchent ou
se pendent aux bras de certains de mes frères. Oui, à l’Angel Snake,
l’ambiance est caliente ou violente. C’est notre monde, celui qu’on a choisi,
celui qui mêle liberté et borderline. Oui, on est des frères, on est unis mais
j’avoue que le côté hors la loi commence à me peser. J’ai envie de pouvoir
sortir sans regarder derrière moi, de pouvoir aller où je veux sans me méfier
des gens qui m’entourent.
Ugo vient s’assoir à côté de moi et fait un signe au barman. Rapidement,
une bière arrive sur le comptoir.
— Vous étiez vraiment obligés de les mettre dans un tel état ?
— Tyler, détends-toi, on rigolait c’est tout.
Teddy se pointe derrière moi avec une des filles à son bras.
— Je suis d’accord avec Tyler, c’étaient des gosses.
— Ils sont venus et ont commencé à nous chercher en voulant se mesurer à
nous.
— On n’a pas besoin de prouver quoi que ce soit à qui que ce soit.
Un sourire sur le visage, Ugo prend une gorgée de son breuvage.
— Enfin voilà, sinon vous avez fait quoi aujourd’hui ?
Je pose la question plus pour faire la discussion qu’autre chose. Du coin de
l’œil, je vois que Wyatt part dans son bureau avec la fille qui était avec lui.
— Waouh mon gars, si tu savais.
Une lueur étrange brille dans les yeux d’Ugo. Ça pique ma curiosité.
—Dis-moi.
— Mec, j’ai rencontré un ange aujourd’hui.
J’ai envie de rire.
— Un ange, rien que ça ?
— Ouais, écoute, Wyatt nous a envoyés récupérer de l’argent aujourd’hui.
Il n’est pas très compliqué de savoir où ils étaient.À l’heure actuelle, on a
qu’un seul mec qui nous doit du fric. Ce n’est pas un mauvais bougre, c’est
juste un petit vieux qui ne comprend pas vraiment où il a mis les pieds.
— Le comptable, c’est ça ?
— Ouais, on y a été, Marvin, Fred et moi et là, mon gars, on est arrivés en
plein repas de famille, et on a rencontré la fille du mec.
Je peux dire qu’Ugo est tout émoustillé par le souvenir de cette jeune fille.
J’avoue que ça m’amuse.
— Ah oui ?
— Putain mon gars, cette nénette, c’est pas le genre de fille qui traine avec
nous normalement, tu vois.
Il pointe du doigt la fille au bras de Teddy. C’est une très jolie blonde avec
des formes vertigineuses, elle a probablement les seins refaits et elle ne
porte qu’une robe très courte rouge qui dévoile la plus grosse partie de son
corps. C’est vrai qu’on est très loin de l’image de l’ange, le côté blond peut-
être.
— Elle n’est pas super grande, mais putain, mon gars, elle a un truc de fou.
— Et sinon vous avez récupéré l’argent ?
— Tu penses, le gars n’avait rien dit à sa femme et à sa fille. Du coup elles
nous ont demandé un délai.
— Laisse-moi deviner tu as dit oui si elle venait en personne ?
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