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C’est Noël à New York

Théo Lemattre
Jupiter Phaeton
Ce livre est une fiction. Toute référence à des événements
historiques, des comportements de personnes ou des lieux réels
serait utilisée de façon fictive. Les autres noms, personnages, lieux
et événements sont issus de l’imagination de l’auteur, et toute
ressemblance avec des personnages vivants ou ayant existé serait
totalement fortuite.
Les erreurs qui peuvent subsister sont le fait de l’auteur.

Le piratage prive l’auteur ainsi que les personnes ayant travaillé


sur ce livre de leur droit.

Crédits

Design de couverture @ Anéline Owl


Relecture et corrections du texte @ Emilie Chevallier Moreux

Dépôt légal : novembre 2020


Première édition
Panda Jones éditions
Copyright © Théo Lemattre
Copyright © Jupiter Phaeton
1
Chapitre Post-30 novembre

KATLYN

Je plonge les lèvres dans mon mug de chocolat chaud en


observant la pluie tomber dans la rue. Derrière le comptoir, Marysa
soupire en observant la même chose que moi. Elle passe les doigts
dans ses cheveux bruns, longs et frisés, pour replacer les mèches
derrière ses oreilles. Son tablier vert du Starbucks lui sied
parfaitement. Elle a ces formes exceptionnelles dont tous les
hommes raffolent. Je me mords la lèvre inférieure en réalisant que je
suis en train de me comparer et peut-être même de faire preuve d’un
brin de jalousie envers elle, ce qui n’est pas dans mes valeurs. Je
me répète pour la centième fois que ce n’est pas le sujet, que je dois
m’aimer pour qui je suis, que mon corps n’a rien à envier à celui
d’autres femmes et que, de toute façon, mon projet n’est pas de
devenir top model.
Mon projet, c’est d’être écrivain. Enfin, je devrais plutôt dire que je
suis écrivain, parce que j’écris tous les jours et nous sommes ce que
nous faisons de manière répétée, non ? J’écris, donc je suis
écrivain. Enfin, je crois.
Mes épaules s’affaissent alors que je soupire pour la énième fois.
La pluie, dehors, est en train de se transformer en neige et les
flocons tombent du ciel comme une myriade de confettis.
Décembre s’est abattu sur New York.
Décembre, ses décorations, ses magasins bondés, ses gens
stressés d’avoir le cadeau idéal, ses bouchons, son sapin
gigantesque sur la place de Times Square devant le Rockefeller
Center, ses Pères Noël qui agitent des clochettes dans les rues, ses
lutins qui se baladent le soir en chantant en chœur.
Je déteste Noël.
Marysa me fait sursauter en arrivant à côté de moi, je ne l’ai pas
entendu arriver.
— Tu veux autre chose ? me demande-t-elle avec un grand
sourire.
Elle est aux petits soins pour moi. Il faut dire que je fréquente ce
Starbucks tous les jours ou presque depuis six mois et que nous
avons eu le temps d’échanger. J’en sais tellement sur sa vie que je
la considère comme une amie. Je sens bien qu’elle se retient de son
côté, comme si le fait que j’étais une cliente l’empêchait de franchir
une limite qui n’existe pas. Qui a dit que les baristas ne devaient pas
devenir amis avec leurs clients ?
Je regarde mon mug de chocolat chaud, pas encore vide. J’ai
avalé toute la chantilly en arrivant et depuis, il trône à côté de mon
ordinateur. Je le sirote de temps à autre, mais je vois bien que le
cœur n’y est pas aujourd’hui.
Parce que décembre est arrivé. Il ne me reste qu’un mois avant de
devoir reprendre un job, retourner travailler comme salariée. Dans
un mois, j’aurai échoué dans tous mes plans : je n’aurai pas réussi à
accomplir mon rêve.
— Non, merci.
Ma réponse est polie, elle sent que quelque chose ne va pas. Elle
nettoie la table d’à côté pour pouvoir continuer de me parler.
— Qu’est-ce qui te tracasse aujourd’hui ? me demande-t-elle.
D’habitude, je suis celle qui pose des questions. Marysa en sait
beaucoup sur moi, mais j’essaie toujours de m’intéresser autant que
possible à mes interlocuteurs. Je suis curieuse de tout : j’aime savoir
d’où elle vient, où elle a grandi, combien elle a de frères et de
sœurs, ce qui l’a amenée à New York, comment est-elle devenue
barista, et quels sont ses rêves…
— Il me reste un mois, lui dis-je alors que je ne comptais pas
lâcher l’information.
— Déjà ? s’étonne-t-elle.
— Eh oui, dans un mois, j’imagine qu’on ne se verra plus.
— Mais non, tu peux encore y arriver, non ?
— Je suis à court d’économies, Marysa. Pire : je suis endettée.
Je ne vais pas pouvoir m’en sortir un mois de plus. Venir au
Starbucks est déjà un luxe, honnêtement. Je le fais parce que je
m’y sens bien et que c’est ici que j’écris le mieux. Mais je ne
vais pas réussir à finir le mois. Non, je crois que le glas a
sonné : je dois retrouver un job.
Elle affiche une mine triste. Ses grands yeux bleus m’observent, à
la recherche d’une solution.
— Tu sais que je peux dire un mot à la direction et ils
t’embaucheront sans problème, je pense. Après les fêtes de
Noël, le temps que le rush se tasse.
— Je sais et je te remercie d’y penser. Mais j’ai peur que la
paie du Starbucks ne suffise pas à éponger mes dettes en
janvier. Il va falloir que je trouve un deuxième job. Ou un autre
mieux payé en tout cas.
— Mais tu es super diplômée, tu trouveras sans problème !
s’exclame-t-elle avec enthousiasme.
— Ah, si seulement les diplômes suffisaient à trouver un job
aujourd’hui. J’ai beau avoir fait des années d’études, je ne sors
pas de Harvard ou d’une grande école, Marysa. L’intitulé de
mon diplôme n’intéresse aucun recruteur.
— Je t’apporte un nouveau chocolat chaud, décide-t-elle. C’est
offert.
Ma tasse est encore à moitié pleine, mais je n’ose pas lui dire que
ce n’est pas la peine tant ça a l’air de lui faire plaisir. Je lui souris et
je la remercie.
Mes doigts repartent sur mon clavier d’ordinateur. J’ai bien
avancé, je suis sur le dernier tome de ma saga, tous les autres sont
déjà publiés.
Et aucun n’a eu de véritable succès.
Oh, j’ai bien fait quelques ventes à gauche et à droite,
essentiellement grâce à des amis qui avaient pitié de moi, ainsi que
de quelques personnes qui se sont trompées en cliquant sur le
bouton « acheter » de la plateforme en ligne. Mais rien de significatif,
et certainement rien pour remplir mon compte en banque, payer mon
loyer et éponger mes dettes.
Est-ce que ça vaut encore la peine de finir ce dernier tome ? Qui
l’achètera ? Qui le lira ? Je pensais que j’écrivais pour moi, mais je
réalise que j’ai soif d’avoir des retours. J’ai envie que les gens
ressentent des émotions, qu’ils soient portés par mon histoire et
qu’ils se mettent à la place de mes personnages. J’ai envie qu’ils
ferment le livre en se disant qu’ils viennent de vivre une aventure
extraordinaire, qu’ils soient pleins de belles valeurs et qu’ils aient
envie de les appliquer dans la vraie vie ensuite. J’ai envie de leur
donner de l’espoir, dans ce monde trop gris.
La porte du Starbucks s’ouvre, et un nouveau client vient s’ajouter
à la file déjà longue. Je l’observe du coin de l’œil ; je le vois tous les
matins, à la même heure. Il porte encore son écharpe bordeaux, il
retire son béret gris de sa tête. Qui porte encore un béret de nos
jours, franchement ? Il essaie de se vieillir ? Il a l’air d’avoir mon âge,
pas loin de la trentaine. Bon sang, je me rappelle soudainement que
j’aurai trente ans en avril. Trente ans ! J’ai l’impression qu’il est trop
tard pour mes rêves, que c’était ma dernière chance. Est-ce que je
vais passer le reste de mon existence en mode métro-boulot-dodo,
sans aucun espoir d’épanouissement ?
Marysa est retournée au comptoir, elle prend les commandes
tandis que Théo prépare les boissons. Je retourne à mon clavier.
Même s’il ne me reste qu’un mois, je vais finir cette histoire. J’ai
beau être stressée par l’argent, la vie n’a jamais été aussi belle que
depuis que j’ai lâché mon dernier job pour écrire. Dire que tout va
s’arrêter après Noël me donne des frissons, et pas des bons
frissons. J’en ai presque les larmes qui me montent aux yeux.
Non, non, non, il n’est pas question que je me mette à pleurer au
milieu du Starbucks. Je suis la pire des madeleines, quand une
larme coule, des centaines d’autres suivent sans que je parvienne à
les arrêter. Il va me falloir une tonne de mouchoirs pour endiguer le
flot et…
Ça n’arrivera pas.
Je ne pleurerai pas.
Je ne suis plus une gamine, bon sang. Je relève la tête, mes
doigts pianotent sur le clavier, je ne sais même pas ce que je tape.
Mon héroïne maîtrise enfin ses pouvoirs magiques, elle a l’air d’avoir
trouvé un équilibre, il lui reste une grande bataille à mener pour
remporter le combat et s’en sortir. Quand cette scène d’action sera
écrite, je n’aurai plus qu’à parler du destin des personnages et ce
sera fini.
Quatre tomes.
Six mois.
Et je retournerai à une vie qui ne me plaît pas.
— Au moins, j’aurai eu ces six mois.
Je grommelle à voix haute pour moi-même.
— Six mois pour ? demande une voix masculine.
Je relève la tête, surprise que quelqu’un m’ait entendue. Les bruits
du Starbucks sont tellement forts que je n’imaginais pas que
quelqu’un puisse m’écouter. Entre les musiques de Noël qui
résonnent dans les haut-parleurs, la porte qui s’ouvre et se ferme
sans cesse, les boissons en préparation, le chuintement de la
machine à café, la caisse enregistreuse et les discussions des gens
autour, c’est un véritable capharnaüm.
— Désolée, dis-je sans même savoir pourquoi je m’excuse.
L’homme à l’écharpe bordeaux est à côté de ma table, debout, un
immense gobelet de café dans sa main gauche. Il a les cheveux
bruns, courts, il porte une barbe de trois jours qui doit sûrement le
vieillir un peu, mais lui donne un sacré charme. Sous sa veste grise,
il porte une chemise noire, un pantalon beige, assortis d’une paire
de chaussures en cuir marron.
Non, à part son béret gris qui détonne, il a la panoplie du parfait
New-Yorkais en route pour le travail.
— Six mois pour ? répète-t-il.
J’ouvre la bouche pour lui répondre, puis je réalise que ça ne le
regarde absolument pas. Je reste silencieuse, incapable de dire quoi
que ce soit. Qu’est-ce qu’on est supposé dire à un inconnu qui nous
aborde ? Il ne pourrait pas me demander mon numéro pour que je
l’éconduise gentiment ?
Je hausse les épaules face à ma propre stupidité : bien sûr qu’il
ne va pas me demander mon numéro, ce type est probablement en
couple depuis des années avec une jolie blonde aux jambes
parfaites, qui porte des robes tous les jours, passe une heure à se
préparer pour être belle et a un job d’enfer. Je commence à me
tourner sur ma chaise, pour voir si je le gêne d’une quelconque
manière, car il n’a aucune autre raison de m’aborder. Il se racle
finalement la gorge.
— Six mois pour ? continue-t-il.
— Rien, rétorqué-je.
— Pas très loquace, le matin ? demande-t-il.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Il garde le silence, ses grands yeux noisette m’observent. Non, il
me dévisage carrément, il me scrute comme s’il espérait m’arracher
une réponse.
— Je peux m’asseoir ? fait-il finalement.
Je n’ai pas le temps de dire non qu’il prend place en face de moi,
je referme prestement mon ordinateur et je le tire vers moi, ainsi que
mon mug de chocolat, pour lui laisser de la place. Marysa revient à
ce moment précis pour déposer ma nouvelle boisson sur la table.
— Tout va bien ? me demande-t-elle.
Elle n’a pas l’habitude que je voie du monde ici et j’imagine que,
comme moi, elle connaît cet habitué, au moins par son allure.
— Très bien, répond-il à ma place.
Quel culot ! Je fais un sourire à Marysa et je la remercie pour le
nouveau chocolat. J’aligne le mug à côté du premier, me demandant
comment je vais bien pouvoir ingurgiter autant de chantilly pour la
seconde fois de la journée. Il y a un tel dôme qui déborde du mug
que je suis obligée de m’y attaquer tout de suite, sous peine que
l’ensemble s’écrase sur la table. J’attrape la cuillère de mon autre
tasse et commence à avaler goulûment la mousse blanche.
— On a faim à ce que je vois, commente le jeune homme.
Je le fusille du regard. Il s’invite à ma table sans autorisation et se
permet de faire un commentaire sur la manière dont j’engloutis ma
chantilly ?
Je lâche ma cuillère, essuie mes lèvres avec une serviette en
papier, joins mes mains sur la table en les posant sur mon ordinateur
fermé. J’ai changé de personnalité. Bye-bye la gentille et
bienveillante Katlyn, bonjour celle qui refuse de se laisser marcher
sur les pieds.
— Un problème ? demandé-je.
— Ça fait beaucoup de chantilly, commente-t-il avec un grand
sourire.
— Mon alimentation ne regarde que moi, cinglé-je. Je ne suis
pas sûre qu’un…
Je déchiffre les lettres inscrites sur son gobelet Starbucks.
— … machiatto venti soit beaucoup plus sain, Logan.
Son prénom était également sur le carton, et il ne se montre
même pas surpris quand je le prononce.
— Aucune journée ne peut être bonne sans un macchiatto
digne de ce nom, rétorque-t-il avec un grand sourire.
— Eh bien, pour moi, c’est un chocolat chaud.
— De la chantilly au chocolat chaud, corrige-t-il.
— OK, peut-être que Marysa a un peu exagéré sur la quantité
de chantilly.
Je dois bien reconnaître que je vais avoir mal au ventre si
j’ingurgite tout ça. Mais ce n’est pas une raison pour laisser Logan
me juger.
— Maintenant, est-ce que je peux me remettre à bosser ? dis-
je avec toute la politesse dont je suis capable de faire preuve.
Parce que ce dernier tome ne va pas s’écrire tout seul et que le
temps est compté.
— Dans quoi est-ce que tu travailles ? demande-t-il.
Je cligne plusieurs fois des yeux et papillonne des cils, le tout
avec un sourire crispé.
— Tu as quelques minutes à tuer avant d’aller travailler, c’est
ça ? Je ne suis pas la bonne personne avec laquelle faire la
discussion, surtout ce matin, alors s’il te plaît, va trouver
quelqu’un d’autre à embêter.
— Oh, on n’est pas d’humeur, dit-il avec un sous-entendu qui
me hérisse les poils.
— Vraiment ? C’est la première réflexion qui te vient ?
— Eh bien, quand on agresse un inconnu qui n’a rien fait de
mal, reconnais que c’est la conclusion logique.
— Je me demande vraiment pourquoi les hommes ont une si
mauvaise réputation de nos jours. Oh non, attends, je sais
pourquoi : parce qu’il y a des gens comme toi qui se permettent
d’affirmer des choses sans avoir la moindre idée de ce qu’il se
passe vraiment.
— Il suffirait que tu m’expliques, dit-il en haussant les épaules.
— Quelle excellente idée que de me confier à un parfait
inconnu ! Qui pourrait tout à fait être un psychopathe.
— Qui a des préjugés alors, maintenant ?
Je serre les dents. Je me lève de ma chaise, attrape mes affaires
et commence à les poser sur la table d’à côté. Je n’ai pas à le
supporter, j’ai du boulot et il n’a qu’à aller s’en prendre à quelqu’un
d’autre.
— Attends ! dit-il en attrapant un bout de mon ordinateur alors
que je me lève.
Je regarde ses doigts sur le coin de ma Surface, il a intérêt à
lâcher parce que c’est le bien le plus précieux que je possède. Et,
entre autres choses importantes, sur cet ordinateur, il y a tous les
romans que j’ai écrits à ce jour. Bon sang, je savais qu’il fallait que je
les sauvegarde sur le Cloud. Pourquoi est-ce que je repousse
toujours cette tâche, hein ? Je vais finir par me faire voler mon
ordinateur et je serai bien dégoûtée. Oh, à ce stade je ne pourrai pas
tomber plus bas, c’est certain.
— J’ai une proposition à te faire, lâche soudain Logan.
2
Chapitre Post-stalking

LOGAN

— Et allez, c’est parti, répond-elle. Une proposition… Je ne donne


pas d’argent pour le calendrier des stalkers.
Je m’esclaffe. Moi, un stalker ? Les seules choses que je traque,
ce sont les actions et les bonnes affaires qu’on peut trouver dans le
coin. Rien d’autre. Si sa réponse me fait autant rire, c’est parce que
je me suis réellement imaginé un calendrier des stalkers. Pour le
mois de janvier, un mec en imperméable avec des lunettes et un
chapeau qui suit une jeune femme dans la rue et en août le même,
mais en short, tongs et chemise à fleurs – le même chapeau,
cependant, il n’a pas une garde-robe très fournie, notre jeune
malade mental.
Sa réticence commence doucement à m’énerver. Je suis un
homme d’affaires et je n’ai pas le temps pour ces choses-là,
d’ordinaire. Si je m’arrête au premier café venu pour aller taper la
discute à une jeune femme, c’est que j’ai une bonne raison de le
faire. L’espace d’un instant, après avoir ri à sa blague, j’ai eu
l’impression que l’ambiance s’était un peu détendue, mais ce n’est
visiblement pas le cas. Elle reste fermée. Ses grands yeux clairs
sont noyés par un orage brillant de détermination. Elle garde les
muscles tendus, comme si elle était prête à m’asperger de bombe
au poivre. Elle n’est pas mal, celle-là. Disons que ce ne sera pas la
plus belle que je me serai tapée, mais ça peut convenir. Elle a de
beaux cheveux roux, bouclés, et une bouche fine, le regard
énergique et une tenue plutôt acceptable. Terriblement bon marché,
mais acceptable.
— Dommage, je faisais la collecte. Plus sérieusement, tu vas finir
par me donner la réponse que je demande depuis tout à l’heure ?
— Pourquoi est-ce je te parlerais ? Pourquoi est-ce que je te
répondrais, au juste ? Qui es-tu ?
— Logan Archer. À ton tour.
— Fouslecamp. Tout attaché.
Je souffle par le nez et esquisse un sourire. Putain, qu’est-ce
qu’elle me fait, celle-là ? D’habitude, dès que je donne mon nom, ça
suffit largement. C’est qui, cette fille ? Je ne suis pas une rockstar,
mais dans le milieu des affaires, on peut dire que je déchire.
Je déteste ce genre de situations. Si elle n’est pas contente, je
vais faire ma proposition à une autre fille.
Et dire qu’il n’y a même pas deux heures, j’étais chez moi…
Une fois que 6 h pointe le bout de son nez, je prends un petit
déjeuner frugal et équilibré. Fruits, fromage blanc sans matière
grasse et parfois un peu de miel pour aller avec. Bref, de quoi tenir
toute la journée. À 6 h 15, je prends une douche. Je me rase de
façon à conserver ma barbe de trois jours – celle que je préfère.
Ensuite, je passe mes bagues aux doigts. La première, en argent,
qu’on m’a offerte quand j’ai créé ma boîte à vingt ans. Cadeau de
mes parents. La seconde, en or, qu’on m’a offerte pour mon premier
million. Toujours dans ma vingtaine. Et la dernière, une chevalière en
or blanc, que j’ai achetée moi-même. J’y ai fait graver mes initiales :
L.A. Deux à la main gauche, une à la main droite. Je suis fier de tout
ce que j’ai accompli et je ne m’en cache pas.
Il est 7 h, mon téléphone sonne tandis que je suis sur mon
ordinateur. La vue sur tout New York, depuis mon appartement, est
absolument splendide. Je m’en délecte en m’accordant un café noir
comme le cœur de Donald Trump – autant dire très très serré.
— Allô, Greg. Quoi de neuf ?
— Ça va, cyber-boy ?
— La ferme, Greg. Qu’est-ce que tu m’apportes comme nouvelles,
ce matin ?
Greg – alias Gregory Marshall – est mon meilleur ami. Et aussi le
seul. Il travaille dans ma société de fonds d’investissement en
qualité de vice-président. C’est moi qui l’ai mis là. Il a toujours été
présent pour moi quand j’en avais besoin et sa joie de vivre a
tendance à contraster avec ma façon d’être. Je ne le lui dirai jamais,
mais j’aime bien l’avoir avec moi. C’est toujours l’assurance de
passer un bon moment.
— J’en ai trouvé quelques-unes.
— Elles sont comment ?
— Euh… bah… je ne sais pas… je… Logan, tu sais, je me sens
un peu sale de faire ça.
— Est-ce que le garagiste ne se salit pas les mains pour réparer la
voiture ?
— On ne parle pas de bagnoles, là.
— Dommage. Ce serait sans doute moins compliqué. Le prix ?
— Ce sont des locations.
— J’imagine, oui. Mais ça ne me dit pas combien elles coûtent.
— Il y en a une à cinquante mille dollars… une autre à soixante-
cinq et… quatre-vingt-quinze mille dollars pour la dernière.
— Dis donc. C’est une sacrée somme.
Greg garde le silence à l’autre bout du fil. Je l’entends soupirer.
— Oui. Et je vais te le répéter encore une fois, mais… je trouve ça
vraiment ridicule ! Il y a moyen de faire autrement, et tu le sais très
bien. Tu ne peux pas juste trouver par toi-même ?
— Et puis quoi, encore ? Le temps, c’est de l’argent. Pour moi,
c’est que dalle. C’est juste que je trouve ça exagéré pour une
quinzaine de jours.
— Eh, c’est la période de Noël, qu’est-ce que tu crois ?
— Mouais.
— Tu ne veux vraiment pas essayer par toi-même ?
— Il faut qu’elle soit parfaite, Greg. Elle doit impressionner ma
famille ! Comme ça, ils me foutront la paix.
— Tu es vraiment en train de te prendre la tête à ce point juste
pour tes parents ? Qu’est-ce qu’on s’en fiche !
— Tu ne peux pas comprendre. Tes parents t’adorent parce qu’ils
sont cons. Les miens sont un peu… différents.
À l’autre bout du fil, Greg éclate de rire. Je ne pensais pas que de
traiter ses parents de cons produirait cet effet sur lui. Tant mieux,
cela dit. Disons que ça m’évite d’avoir à m’excuser par la suite – ce
que de toute façon je ne ferai pas, parce que je le pense vraiment.
Et il n’y a pas à s’excuser de donner son avis.
— Bon, et tu veux leur en mettre plein la vue, donc. D’accord,
alors je te commande laquelle ?
— Décris-les-moi, d’abord.
— Une blonde, une brune et une rousse.
— On dirait le début d’une blague. Elles sont comment, sur dix ?
— Bah… à ce prix-là… dix !
— Laisse tomber. Ça va être des pimbêches sans discussion qui
ne vont impressionner personne. Je vais chercher de mon côté.
— Quoi ?! Mais ça fait deux semaines que je te cherche les
meilleures. Je me suis senti super sale !
— Alors, lave-toi les mains. Bye. On se voit au bureau.
Je raccroche sans attendre ses protestations. Je dois vraiment
trouver une solution, et au plus vite. Pour Noël, je vais chez mes
parents à Beverly Hills. Ça fait des années que je repousse
l’échéance, mais cette fois-ci, je n’ai plus le choix. Je suis dos au
mur et je ne peux plus rien inventer pour leur échapper. D’ailleurs, ça
fait tellement longtemps que je m’esquive que j’ai l’impression d’être
un ninja croisé avec un magicien. Je suis doué pour éviter ma
famille, en général. Mais pas cette fois. Et évidemment, ils ont très
envie de rencontrer ma petite amie, parce qu’ils ne me lâchent pas
avec ça. Le problème, c’est que je n’ai personne. J’ai dû me séparer
de la dernière en date et encore, ce n’était pas sérieux. Il ne se
passait plus rien. Il n’y avait plus la petite étincelle. J’ai perdu du
temps et de l’argent, dans cette histoire d’amour bidon. Et ce qu’il y
a, avec les histoires d’amour, c’est qu’elles ne sont pas sous
garantie. On ne peut pas les renvoyer au fabricant pour être
remboursé. Reproduire deux fois la même erreur en attendant un
résultat différent, c’est la parfaite définition de la folie. Or, je ne suis
pas fou. Aussi, je n’ai aucune envie de me relancer dans une vraie
relation. Tout ce que je veux, c’est du fake. Du factice. De la poudre
aux yeux. Je vais devenir le roi de l’illusion. Ça fait donc deux
semaines que je demande à Greg de me chercher, sur son temps
libre, la partenaire idéale pour aller passer les fêtes avec ma famille.
Mais j’ai besoin de quelqu’un d’assez intéressant et d’assez
intelligent pour avoir du répondant sans pour autant qu’elle en fasse
trop, de façon à être facile à oublier. Et surtout, je ne veux pas d’une
plante verte en robe qui bave quand on lui parle. Pour ça, j’ai déjà ce
qu’il faut, merci bien.
Bref, la femme parfaite, mais sans avoir à me la coltiner ensuite.
J’ai donc décidé que je la paierais, qu’elle ferait son travail et
qu’ensuite, nos chemins se sépareraient. L’amour, ce n’est qu’un
truc dont on s’encombre pour avoir du sexe et du sexe, je peux en
avoir quand je veux. Je n’ai pas l’habitude qu’on me dise non.
Il est 8 h, je sors de chez moi après avoir analysé les journaux
financiers du jour. Il est temps pour moi d’aller chercher ma
deuxième boisson chaude de la journée au Starbucks.
C’est là que je l’ai aperçue…
Ce qui nous ramène à notre foutue discussion, avec cette jeune
femme qui refuse d’être docile.
— C’est un joli nom, rétorqué-je. C’est d’origine allemande ?
— Hollandaise.
Je jette un œil à l’ordinateur qu’elle garde tout collé contre elle,
comme si elle protégeait la chose la plus importante à ses yeux.
Je fronce les sourcils.
— D’accord, tu sais quoi ? Laisse tomber, madame la Hollandaise.
Je me lève et me dirige vers la barista. Elle a un physique
particulièrement avantageux, et cela fait des semaines que je la
travaille à coups de petits regards enflammés et de compliments –
ce qui ne me ressemble pas, d’ordinaire.
Bien sûr que non, et d’ailleurs, je n’en pense pas un mot. Je me
fous pas mal de la façon dont elle fait ses cafés, mais Marysa est
bien roulée et je suis certain qu’elle a envie de quitter ce job et de
prendre quelques vacances rémunérées pour Noël.
Je vais aller la voir et lui faire un petit coup de rentre-dedans.
Puisque ça ne fonctionne pas avec celle-là, essayons avec l’autre.
Après tout, les gens, ce ne sont que des corps animés
interchangeables, non ?
3
Chapitre post-proposition

KATLYN

Une proposition, hein ? Non, mais qui s’exprime comme ça de nos


jours, c’était quoi sa proposition indécente ? Il m’a prise pour une
prostituée ? Je le vois filer en direction de Marysa, qui lui fait son
plus beau sourire. Pas question qu’il s’en prenne à elle aussi !
Je m’approche, l’oreille à l’affût, il lui sort son numéro de charmeur
à deux balles. Qui peut se croire charmeur avec un béret,
franchement ?
— Hey !
Je tapote son épaule, j’ai tout laissé en vrac sur ma table, je
surveille du coin de l’œil mon ordinateur portable, parce que
vraiment, s’il venait à disparaître, mon rêve s’envolerait pour de bon.
— Quoi ? lâche-t-il avec mauvaise humeur.
— N’embête pas Marysa, rétorqué-je.
— Je ne l’embête pas, je m’apprêtais à lui faire une
proposition. Mêle-toi de ce qui te regarde.
Il se tourne vers la barista et m’ignore royalement. Marysa
papillonne des yeux en sa direction et je me demande tout à coup si
je ne suis pas en train d’interrompre quelque chose pour laquelle elle
est totalement consentante.
Marysa peut parfaitement se défendre toute seule, après tout. Je
retourne à ma table, j’ouvre à nouveau mon ordinateur, mais la
concentration n’est pas là. Je ne fais que tendre l’oreille pour écouter
ce qu’il raconte à mon amie. Foutu inconnu qui met ma matinée en
vrac.
Ignore-le, Kat. Ignore-le. Il n’en vaut pas la peine. Si Marysa veut
l’éconduire, elle l’éconduira, un point c’est tout.
Il repart cinq minutes plus tard, je sens la tension quitter mon
corps, ce qui me fait réaliser que j’étais tendue. C’est ce type qui m’a
donné envie de bander tous mes muscles comme pour passer à
l’attaque ? Il est vraiment ignoble et toxique.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
Je ne peux m’empêcher de venir poser la question à Marysa dès
que la file d’attente des clients se tarit.
— Je ne sais pas, il est parti sans me demander, finalement. Il
disait qu’il avait une proposition, mais je crois que tu l’as un peu
sonné.
— Désolée, dis-je en faisant la grimace. Il avait l’air du genre
rentre-dedans et je ne voulais pas qu’il t’embête pendant ton
service.
— C’est un habitué, fait-elle en haussant les épaules. Je ne
pense pas qu’il me voulait du mal. Peut-être que je lui ai tapé
dans l’œil à force de lui servir son macchiato !
Elle me sourit pour me montrer que, malgré tout, ce n’est pas
grave.
— Il reviendra demain, ajoute-t-elle. Comme tous les jours de
la semaine, un macchiato, à 8 h 30 précises, du lundi au
vendredi.
— Il est réglé comme une machine ?
— J’imagine qu’il prend tous les jours le même train ou le
même métro.
— Encore désolée de vous avoir interrompus.
Je la laisse travailler et retourne à ma table, en me demandant
bien ce qui m’a pris d’intervenir. J’ai peut-être foutu en l’air une
opportunité pour Marysa. Ce n’est pas parce que ma vie
sentimentale est un désert que je dois également faire en sorte que
la vie des autres le soit.
Mes doigts ne veulent plus glisser sur le clavier, je finis par ouvrir
WhatsApp sur mon ordinateur, pour essayer de me décharger via la
messagerie. Il faut que je me libère de cette énergie négative, sinon
je ne vais pas avancer d’un brin aujourd’hui. Je me retrouverai à
Noël, énervée de ne pas avoir réussi à finir ma saga et le nez dans
mon CV en me demandant si quelqu’un acceptera de me recevoir en
entretien.
Et ensuite, je mangerai des pâtes pendant six mois. Adieu le
Starbucks, adieu les sourires de Marysa, adieu mon bon chocolat
chaud gavé de chantilly. Ce sera métro-boulot-pâtes-dodo.

Katlyn : Help, émotions en désordre par ici…

Camilla me répond presque immédiatement.

Camilla : Camilla au rapport, j’écoute !


Katlyn : Toi, tu t’ennuies ferme au travail.
Camilla : J’ai bien peur que mon job, dans la vie, consiste à
m’ennuyer et à faire des sourires à tous les rendez-vous de mon
boss.
Katlyn : Il est arrivé ?
Camilla : Pas encore, c’est extrêmement important que je sois là à
8 h pétantes, tu vois, des fois qu’un jour le mec se lève tôt et arrive
plus tôt au travail, mais il ne vient jamais avant 9 h. J’ai vraiment
l’impression que son but, dans la vie, c’est de me faire perdre mon
temps. Je t’ai raconté ce qu’il a fait hier ?
Katlyn : Tu m’as parlé d’un incident avec l’eau ?
Camilla : Oh ça, ce n’était rien…

Camilla a un patron déjanté, un brin pervers, pour ne pas dire très


pervers, qui prend un malin plaisir à faire des allusions très subtiles
toute la journée quant aux courbes de mon amie. C’est trop subtil
pour qu’elle rapporte ses propos à la direction des ressources
humaines, mais juste assez pour qu’elle ne le supporte plus.

Katlyn : Alors qu’a-t-il fait de nouveau ? Parce que le coup de


renverser comme par hasard son verre d’eau sur ton chemisier
blanc mériterait bien un appel à la RH.
Camilla : Il aurait plaidé l’accident. Accident, tu parles oui ! Le type
ne m’a jamais demandé un verre d’eau de sa vie, et voilà que tout à
coup il se trouve un amour pour les choses saines ? Il n’y a rien de
sain chez lui.
Katlyn : Et donc ?
Camilla : Il m’a demandé de réagencer son bureau.
Katlyn : OK… et ?
Camilla : Trois fois, il m’a fait bouger tous les meubles trois fois !
En disant « hmm un peu plus haut » ou encore « un peu plus à
droite », jusqu’à ce que je capte son regard, qui ne faisait que mater
mon cul et que je comprenne qu’il me faisait tout bouger parce qu’il
pouvait en profiter pour regarder mes fesses pendant que je
déplaçais les tableaux sur ses murs.
Katlyn : Oh, je vois qu’il a toujours autant d’imagination !
Camilla : Je te jure, si ce n’était pas aussi bien payé, il y a
longtemps que j’aurais déclaré forfait.
Katlyn : Mais qu’ont les hommes aujourd’hui, sérieusement ?
Camilla : C’est vrai que tu avais lancé l’alerte « émotions en
désordre », et je me suis éloignée du sujet, désolée…
Katlyn : Un type m’a abordée au café, à ma table.
Camilla : Oh, tu t’es fait draguer ?
Katlyn : Non, je ne crois pas, j’en sais rien, enfin tu sais bien que
je ne me fais pas draguer comme ça, je n’ai pas ton physique.
Camilla : Dépréciation numéro 1 de la journée !

Plutôt la centième, mais Camilla tient les comptes et j’évite de lui


dire que dans ma tête, mon estime de moi est au plus bas, surtout
alors que la fin de mes six mois approche à grands pas et que je n’ai
rien accompli de ce que j’espérais. À part peut-être finir ma saga. Et
encore, ce n’est pas dit que j’y arrive.

Katlyn : OK, je suis belle à ma manière, et je suis tout à fait en


capacité d’attirer des hommes.
Camilla : Encore faudrait-il que tu le veuilles.
Katlyn : Mon rêve d’abord, les hommes ensuite. Enfin ce qu’il
reste de mon rêve. Plus rien, quoi.
Camilla : Le délai n’est pas encore écoulé.
Katlyn : C’est tout comme. Bref, retour sur mes émotions : un type
avec des airs supérieurs s’est pointé, a voulu me faire une
proposition, a décidé que j’étais probablement irrespectueuse et a
finalement jeté son dévolu sur Marysa.
Camilla : La barista ?
Katlyn : Oui.
Camilla : OK, et pourquoi tes émotions sont en désordre ?

« Émotions en désordre » est une sorte de code entre Camilla et


moi. Nous utilisons cette expression quand nous n’arrivons plus à
nous concentrer parce que nos pensées font des bonds à droite et à
gauche et que nos émotions ont décidé d’accaparer tout notre
cerveau.

Katlyn : Il était imbuvable, insupportable.


Camilla : Comme beaucoup d’hommes de nos jours…
Katlyn : De quel droit il est venu s’asseoir à ma table ? Il ne m’a
même pas demandé l’autorisation. OK, il l’a demandée, mais j’avais
pas répondu qu’il était déjà assis et il a critiqué absolument tout.
Camilla : Tout ?
Katlyn : Surtout la quantité de chantilly dans mon mug.
Camilla : Il faut reconnaître que tu avales plus de chantilly que de
chocolat dans ta journée, quand même.
Katlyn : Ne t’y mets pas, je t’en supplie, pas aujourd’hui.
Camilla : Oh je te taquine !
Katlyn : Je n’ai pas aimé son attitude et je ne sais pas pourquoi je
n’arrive pas à m’en défaire.
Camilla : Il était beau ?
Katlyn : J’imagine que selon les critères de la société, oui, il était
plutôt beau gosse.
Camilla : Décris-le-moi.
Katlyn : Brun, les yeux marron, chemise noire, pantalon beige,
chaussures en cuir, mais pas too much, tu vois ? Il avait une
écharpe bordeaux et un béret. J’avoue que le béret, ça ne marque
pas des points en sa faveur.
Camilla : Quel âge ?
Katlyn : La trentaine ? Un peu moins ? Je ne sais pas, il a une
petite barbe de trois jours qui fait qu’il pourrait être plus jeune. Mais il
se la joue, clairement. Le type est prétentieux et imbu de lui-même,
rien que dans son attitude quand il marche, ça se sent.
Camilla : Oh, tu l’as observé pendant qu’il marchait ?
Katlyn : Il vient tous les jours quand je suis là, évidemment que j’ai
eu l’occasion de l’observer !
Camilla : C’est un habitué, alors ?
Katlyn : Oui.
Camilla : Peut-être qu’il voulait juste faire ta connaissance ?
Katlyn : Il a une drôle de manière de présenter les choses dans ce
cas !
Camilla : Quel est le vrai problème, Kat ? Depuis quand un mec
est-il un problème pour toi ?

Je soupire, j’attrape la cuillère, je l’enfonce dans la chantilly et


l’amène jusqu’à ma bouche. Il va bien me falloir une double dose de
chantilly pour la suite.

Katlyn : C’est bientôt Noël.

Camilla ne répond pas tout de suite, je me demande si son patron


est arrivé, si un client ou un collègue a fait irruption dans son bureau.
Elle prend son job très à cœur, malgré le fait qu’elle n’ait pas grand-
chose à faire. Elle aimerait pouvoir en faire plus et elle est
persuadée qu’il y a plus à lui confier. Elle n’a jamais vu une
assistante de direction avoir si peu de travail. Mais son patron a l’air
de l’avoir embauchée juste pour faire joli. Peut-être qu’avec le
temps, il lui déléguera plus de missions et qu’elle pourra s’épanouir
dans son métier.

Camilla : Désolée, un appel pour le patron, qui n’est PAS là


évidemment, tu sais combien de fois j’ai dû justifier son retard
auprès de ses rendez-vous ? Franchement, ce type va me rendre
folle.
Je lui envoie quelques émojis pour la soutenir.

Camilla : Désolée, Noël, je sais que tu n’aimes pas cette période.


Katlyn : Et cette année, c’est double peine, ça veut aussi dire que
mon rêve tombe à l’eau.
Camilla : Ton rêve ne tombe pas à l’eau, tu sais que je peux te
prêter de l’argent si tu veux continuer d’essayer, et tu devrais
continuer d’essayer, t’as du talent comme personne Kat, tu vas y
arriver.
Katlyn : Le talent ne suffit pas aujourd’hui, il faut savoir toucher au
marketing, se démarquer, faire sa promotion, je ne connais rien à
tout ça, tout ce que je sais faire, c’est écrire.
Camilla : Et tu le fais merveilleusement bien.
Katlyn : Mais ça ne rapporte rien, et bientôt je serai à la rue si je
ne reprends pas un job. J’ai fait les calculs Camilla : en janvier, il faut
que je me retrouve un boulot qui paie bien.
Camilla : Tu ne veux pas venir vivre chez moi ? Rends ton
appartement et je t’héberge le temps que ça décolle.
Katlyn : T’es un amour, mais non, je ne veux pas tomber sur toi et
un de tes nombreux amants, ton appartement est beau et spacieux,
mais il n’a qu’une chambre et puis… je ne sais pas, je me sentirais
plus bas que terre d’en arriver là, et ça ne me permettra pas de
payer mes dettes de toute façon, il me faut un job.
Camilla : Ce n’est pas être plus bas que terre que de te lancer
dans une colocation avec ta meilleure amie.
Katlyn : Tu sais ce que je veux dire.
Camilla : OK, OK, chaque problème en son temps. Noël, on va le
faire ensemble, d’accord ?
Katlyn : Tu ne dois pas t’envoler pour Miami pour le fêter avec ta
famille ?
Camilla : Je leur dirai que je descendrai plus tard, OK ?
Katlyn : Non, pas question ! Je ne vais pas me taper la colère de
la Mama parce que tu as raté le 24 ou le 25 décembre en famille,
elle me maudira pour les années à venir, que dis-je ? Pour le restant
de mes jours !
Camilla : Alors descends le fêter avec nous, elle sera super
contente de t’avoir !
Katlyn : Je ne me sentirai pas à l’aise.
Camilla : T’es chiante.
Katlyn : Je sais, mais de toute façon j’ai pas les moyens de me
payer l’aller-retour.
Camilla : Je te le paie.
Katlyn : Tu es la meilleure amie de tous les temps, mais pas
question, OK ? Je ferai mon Noël avec mon CV et le moteur de
recherche de petits boulots. Ça ira très bien.
Camilla : Tu es la bienvenue si tu changes d’avis.
Katlyn : Je sais, merci.
Camilla : File écrire pendant que je fais semblant de travailler et
ponds-nous une fin digne de ce nom pour cette saga, OK ?
Katlyn : Promis, merci.
Camilla : Je te tiens au courant des divagations de mon patron
dans la journée.
Katlyn : Avec plaisir.

Le sourire me revient, mes doigts ferment la fenêtre WhatsApp et


reviennent sur mon fichier Word. Mon héroïne a un super pouvoir
peu commun : elle est empathe, elle peut capter les émotions des
autres. Or, elle vient justement d’être traversée par un paquet de
sentiments.
Tant mieux, moi aussi. Je me sens prête à l’écrire, la suite de ses
aventures. Je me plonge dans la peau de Ryvenn, et mes doigts
pianotent sur le clavier à toute vitesse.
4
Chapitre Post-Refoul

LOGAN

— Comment ça, un « connard » ? demandé-je en mimant des


guillemets avec mes doigts. Là, tu me troues le cul, Greg.
J’avais la cible parfaite. Elle était top : barista, pas très bien
payée, plutôt bien foutue… et l’autre est arrivée avec sa tronche
de carotte et a tout fait foirer.
Greg éclate de rire. Il est 14 h et, comme toujours à cette heure-là,
nous sommes dans la salle de sport que j’ai fait installer dans les
locaux de la société. Il y a quelques machines et des tapis sur
lesquels, avec mon meilleur ami, nous nous exerçons au karaté. Le
sport m’aide à me détendre.
— Quoi ? Quoi ? Allez, qu’est-ce qui te fait marrer ?
— Mais rien, c’est toi. C’est du grand Logan, ça. Allez, pare
plutôt ce coup de pied et ferme-la.
— C’est quoi du « grand Logan » ?
— C’est toi qui te comportes comme un directeur de société
dans tous les aspects de ta vie, même les plus personnels.
Détends-toi un peu. Tu as quand même fait une « proposition »
à cette fille ! Tu imagines ? À croire que tu allais l’embaucher,
éclate-t-il de rire.
— Mais j’allais l’embaucher, idiot.
— Exact, confirme Greg en m’envoyant un coup de pied qui me
démolit la mâchoire.
Je reste quelques instants au sol, avec la tête qui tourne. Greg me
tend la main pour que je me relève. En fait, c’est surtout lui qui
pratique le karaté depuis longtemps. Moi, j’apprends, et c’est parfois
douloureux : comme maintenant quand il me met son pied dans la
gueule.
—Tu ne peux pas engager les gens en leur parlant comme ça.
Surtout pas pour un travail de ce genre. Ça ne marche pas
comme ça.
— Alors ça marche comment ?
— J’en sais rien, moi. Essaie d’être plus sympa.
— Plus sympa ? Mais c’est un échange de bons procédés. Je
suis son patron, non ?
— Techniquement, non.
Deuxième coup de pied qui vole dans ma tronche. Je soupçonne
Greg d’y prendre du plaisir. Dans la vie de tous les jours, je suis
impitoyable. Je suis le meilleur en affaires dans les négociations et
le reste. Mais au karaté, je me fais latter la tronche comme Mufasa
sous un troupeau d’antilopes. Il ne manquerait plus que Greg me
lâche un « Longue vie au roi ! » avant de me mettre au tapis, et on y
serait complètement.
— Bon, OK, OK, ça va. Ça suffit pour aujourd’hui. Si on
continue, tu vas vraiment finir par me péter le nez.
— Oh, allez, je venais juste de commencer.
— Fais le malin. Quand je serai un grand maître du karaté, tu…
— … je serai toujours ton sensei et te latterai toujours la
tronche. Ce sera peut-être un peu plus dur, mais j’aurai toujours
une longueur d’avance sur toi.
Je prends une deuxième douche dans les vestiaires de la salle.
J’aime les douches qui suivent le sport. Elles ont quelque chose de
magique. Je sens l’eau chaude ruisseler sur moi. Enfin, quand je dis
eau chaude, je veux dire eau bouillante. C’en est arrivé à un tel point
que Greg m’appelle « le homard », parfois.
Douche, check. Je change de tenue et retourne au bureau. J’ai
une réunion dans moins d’une demi-heure et il fallait bien une
séance de karaté pour aiguiser ma combativité physique, qui
s’harmonise maintenant très bien avec ma combativité mentale.
— Et demain, tu comptes y retourner ? demande Greg en
passant dans le couloir après la séance.
Lui aussi vient de prendre une douche.
— J’y suis toujours à 8 h 30. J’imagine qu’elle sera là aussi.
— Ça fait combien de temps que tu penses à elle ?
— Que je pense à elle ? On dirait que je suis un genre
d’obsédé quand ça sort de ta bouche. Je ne pense pas à elle.
Je l’envisage comme candidate, c’est tout.
— On est toujours sur du grand Logan, là.
— Bref. Ça fait des semaines qu’elle est dans le coin et que je
la vois sur son ordinateur. Je ne sais pas du tout ce qu’elle
fabrique dessus et j’ai envie de savoir.
— Pourquoi ?
— Je n’en sais rien, dis-je en haussant les épaules. Parce que
ça me perturbe. Elle tape sur son clavier à une vitesse dingue et
j’ai envie de savoir ce qu’il se passe.
— Peut-être qu’elle est dactylo.
— Dis pas de conneries. Elle a sûrement un métier prenant et
si elle peut travailler à distance, c’est encore mieux. Elle serait
idéale. C’est pour ça que je pensais à elle.
— Ton approche n’était pas du tout la bonne, en tout cas, si tu
veux mon avis.
— Et si je ne le veux pas, ton avis, il y a un bouton off ?
— Désolé, vieux, pas de bouton off ! Allez, on se voit ce soir.
— C’est ça… À ce soir.

***

Même matinée, même journée. Je suis dans la queue du


Starbucks et du coin de l’œil, je regarde si Carotte est dans le coin.
Je ne sais pas pourquoi, mais il y a quelque chose qui me chiffonne,
avec cette fille. Je n’arrive pas à la comprendre. Avec Marysa, c’est
encore différent. Je ne crois pas qu’elle ferait une très bonne
candidate. Elle était trop… lisse. Trop plate. Trop convenue. Mais
elle, elle s’est carrément opposée à moi quand j’ai commencé à lui
faire du rentre-dedans. Qu’est-ce que c’est, cette nana ? Une sorte
de super-héros qui vole au secours des baristas qui se font draguer
par des milliardaires ?
Mon téléphone vibre. Un SMS de Caroline, mon assistante.
Caroline : Vos parents ont appelé au bureau. Ils veulent
confirmation pour Noël.
Moi : Dites-leur que c’est bon.
Caroline : Accompagné ?
Moi : Bien sûr.
Caroline : Son nom ?
Moi : Ils veulent quoi, aussi ? Ses mensurations ?
Caroline : Je leur demande ?
Moi : Pas besoin d’en arriver là. Je les appellerai moi-même à
mon retour. D’accord ?
Caroline : OK.

Ah, Caroline ! Une merveilleuse assistante sur laquelle on peut


toujours compter pour gérer au mieux les problèmes personnels,
surtout mes parents ! Elle me fait office de bouclier. Quand je ne suis
pas là – et même quand je suis là – et que mes parents appellent,
c’est elle qui répond à ma place et invente toujours mille excuses
pour justifier mon absence. Elle est tellement inventive que je pense
qu’elle devrait sérieusement se mettre à raconter des histoires… en
plus, elle tape à une vitesse phénoménale sur son clavier, elle aussi.
C’est une personne efficace et qui me comprend. Greg c’est quand
je veux passer du bon temps, mais Caroline, c’est quand je veux
être dans le vif du sujet et dans l’action. Elle aussi, c’est un petit peu
une amie, tout compte fait. Mais je ne le lui dirai jamais.
— La même chose ? me demande Marysa avec un grand
sourire.
— Non, je vais changer.
— Changer ?
Elle a ces yeux effarés d’une personne qui ne comprend pas ce
qui est en train de se passer.
— Quoi, je suis si prévisible ?
— Non, non…
— Dites-le franchement.
Mon ton était peut-être un peu sec.
— Pardon, Marysa. Je vais prendre la même chose que
d’habitude, mais vous me rajouterez un chocolat chaud.
— C’est pour Katlyn ? J’ai vu que vous lui parliez, hier.
— Katlyn ? Moi, je l’appelle Carotte. Ça lui va bien, aussi.
— Elle n’apprécierait pas.
— Ça restera entre nous.
Je ponctue ma phrase d’un clin d’œil et d’un sourire Colgate. Avec
ça, ça devrait passer comme une lettre à la poste.
—Au fait, hier, on parlait, et…
— Plus besoin de parler, Marysa. À demain.
Au lieu de quitter le Starbucks comme je le fais d’habitude avec
ma boisson, je me dirige vers la table de Carotte, que j’aperçois
dans un coin du café.
Je m’assois en face d’elle sans lui demander sa permission. Elle a
de beaux cheveux roux et frisés, ainsi qu’une paire d’yeux verts qui
vont à ravir avec l’ensemble.
— Encore toi ?
— Je crois qu’on est partis du mauvais pied.
— Pas tant que ça, puisque tu as failli prendre le mien dans la
gueule.
— Bien envoyé. J’aime la répartie. Alors, qu’est-ce qui se
cache sur cet écran ?
— Tu es une sorte de malade mental ?
— Ça arrive qu’on dise ça de moi, oui. Mais je suis sûr que
c’est pareil pour toi. Une jeune femme qui s’isole dans le même
café, avec la même boisson, tous les jours, pour taper
facilement cent vingt mots à la minute, tu es réglée comme du
papier à musique et tu as l’air d’aimer ce que tu fais.
— Tu as compté les mots ?
— C’est une approximation.
— Mais peut-être que j’ai tapé des chiffres ?
— Des chiffres qui commencent par les lettres du clavier,
alors ? Intéressant…
— Pas très sain, ta boisson, ce matin.
— Oh, ça ? Il y en a une pour moi et une pour toi.
— Je ne comprends pas.
— Est-ce que tu veux bien devenir ma copine pour Noël ?
5
Chapitre Post-Est-ce que tu veux bien être ma
copine pour Noël ?

KATLYN

Je venais de porter mon mug à mes lèvres et je manque de


recracher mon chocolat chaud par le nez tellement je suis sous le
choc. Je repose la tasse et il en pousse une vers moi, remplie de
chantilly, une petite cuillère à l’intérieur. Je jette un coup d’œil en
direction de Marysa, derrière le bar. Elle nous zieute du coin de l’œil
et son sourire légendaire a disparu.
Elle m’en veut.
À cause de cet ignoble jeune homme.
C’est certain, je vais le bousiller.
— Tu t’es cru à la maternelle ?
Ma question fuse, je laisse son mug de côté. À voir l’attitude de
Marysa, elle peut avoir empoisonné ce chocolat. Je ne compte pas
mourir aujourd’hui, j’ai une saga à finir.
— Comment ça, à la maternelle ? lâche-t-il en retour, sur la
défensive.
Ah, il démarre au quart de tour, ça va être facile de l’envoyer
bouler.
—Personne ne dit ce genre de choses.
—Ce genre de choses ?
—Est-ce que tu veux être ma copine pour Noël ? répété-je en
l’imitant.
—Je ne parle pas comme ça, s’agace-t-il.
—C’est mot pour mot ce que tu m’as dit.
—Et ta réponse ?
Je me mets à rire, c’est nerveux, et je ne comprends franchement
pas ce que ce type me veut.
— Non, bien sûr. À quoi est-ce que tu t’attends en sortant une
telle phrase ?
— Non ? répète-t-il. Mais qu’est-ce que je fais de mal ?
Je l’ignore et me remets à taper sur mon clavier, ce n’est pas en
discutant avec Monsieur Béret que je vais finir ma série. J’ai repris
du poil de la bête cette nuit, notamment grâce à Camilla. J’irai au
bout, je reprendrai un job, mais j’aurai la satisfaction d’avoir écrit ma
saga du début à la fin. Rien ne m’empêche de continuer d’écrire en
dilettante tout en ayant un job, si un seul suffit à éponger mes dettes.
Elle va voir pour m’obtenir une place dans sa boîte. Non pas que j’ai
très envie de travailler pour son patron, mais je ne vais pas pouvoir
faire la fine bouche. J’ai comme dans l’idée que Marysa ne compte
plus me rencarder auprès de son boss.
La scène d’action que je suis en train d’écrire est à la fois épique,
triste et satisfaisante. Elle apporte des réponses à toutes les
questions que les lecteurs pouvaient se poser. Elle est surprenante,
car rien ne se passe comme dans les schémas narratifs habituels, et
elle me plaît. Oui, elle me plaît.
—Qu’est-ce que tu écris ? Tu es journaliste ? demande Logan.
—L’espace d’un instant, tu étais tellement silencieux que j’ai
cru que tu avais disparu et avais choisi de me laisser tranquille.
Ce qui, entre nous, serait une excellente idée.
—Je ne pars pas tant que tu ne m’as pas dit ce que tu fais sur
cet ordinateur. Qu’est-ce que tu fais comme métier ? Un truc à
distance ? Tu travailles pour un de ces grands groupes qui
autorisent le télétravail en permanence ?
—Quelque chose comme ça.
Je réponds vaguement, en pinçant les lèvres. Ma vie ne le regarde
pas.
— Katlyn, reprend-il.
— Comment est-ce que tu connais mon prénom ?
Il tourne la tête vers le bar. Marysa lui a vendu la mèche. Je ne
peux pas lui en vouloir.
— Tu comptes me laisser bosser ou tu as prévu de
m’emmerder toute la matinée ?
— Toute la journée, s’il le faut. Il paraît que j’ai un débit de
paroles très impressionnant. Je pourrais continuer de te saouler
pendant des heures.
Il prend ses aises sur la chaise, son macchiato à la main, il sort
son smartphone et lance une vidéo, je capte quelques mots et je
comprends tout de suite qu’il s’agit d’économie, du cours de la
Bourse et de toutes ces choses auxquelles je ne comprends
absolument rien.
— Vraiment ? Une vidéo, plein son, dans un Starbucks, sans
même utiliser d’écouteurs ?
— Il te suffit de répondre à ma question et je disparais.
— Ma vie privée ne te concerne pas.
— Alors je reste.
Je lève les yeux au ciel, agacée. Il est en train de me faire perdre
mon temps, bon sang ! C’est un psychopathe ? Il compte rester et
me suivre chez moi jusqu’à ce que je réponde à sa question ?
— Tu savais que les pandas avaient six doigts ?
Apparemment, c’est pour mieux manger du bambou, j’ai lu ça
hier sur une application. Il paraît qu’ils en mangent jusqu’à vingt-
trois kilos par jour, dingue, non ? Tu t’imagines ingurgiter vingt-
trois kilos de nourriture tous les jours ? On exploserait. En plus,
ils ne sont pas friands de l’exercice sportif, à ce que j’ai compris.
Leur but dans la vie est de manger et dormir, si ça c’est pas
ennuyeux à souhait. Je ne comprends pas ce que les gens leur
trouvent, à ces pandas, on dirait que ce sont les animaux les
plus mignons du monde à leurs yeux, mais ils n’ont absolument
rien pour eux.
Je fais de mon mieux pour l’ignorer. Je ne compte pas donner de
réponse à sa question, mais je ne vais pas non plus réussir à me
concentrer s’il reste dans les parages. Je décide d’ouvrir WhatsApp
pour écrire à Camilla et j’attrape en même temps mes écouteurs
dans mon sac, que j’enfile sur mes oreilles tout en les branchant à
mon smartphone. J’allume Spotify et lance une playlist de Taylor
Swift. La mélodie m’apaise tout de suite, je me laisse embarquer par
le son et j’oublie la présence de Logan.
J’en oublie même d’écrire à Camilla, ou plutôt je n’en ressens plus
le besoin. Je tapote sur mon clavier, j’imagine la scène que j’écris,
mes personnages se battent sous mes yeux pour leur vie et je
tremble pour eux, alors que je sais exactement ce qui va leur arriver.
Puis la main de Logan passe devant mon écran avec son énorme
gobelet de café dont quelques gouttes jaillissent pour tomber sur
mon clavier. Je retire immédiatement mes écouteurs, fâchée.
— Non, mais sérieusement, ça va pas la tête ? Tu prends ton
café et tu te tires de cette table, c’est clair ? Il y a des grandes
personnes qui ont besoin de travailler et qui n’aiment pas avoir
des gamins qui traînent dans leurs pattes.
Il m’observe, amusé.
— Moi aussi, j’aimerais aller travailler, mais je n’ai qu’une
parole et je me suis promis de rester ici jusqu’à ce que tu me
dises ce que tu fais comme métier. Si les gamins qui traînent
dans mes pattes pouvaient me donner la réponse, je serais déjà
à mon bureau en train de conquérir le monde. Mais les gamins
sont boudeurs aujourd’hui.
— Tu connais le respect de la vie privée ?
— Je te demande ton métier, pas ton numéro de sécurité
sociale ou ta pièce d’identité.
— Je te demande de dégager.
— Oh, mais c’est qu’elle a de la répartie, s’amuse-t-il.
— Oh, mais c’est qu’il veut vraiment mon poing dans la gueule.
T’as cinq minutes pour déguerpir, sinon je vais me plaindre au
bar et les garçons qui bossent avec Marysa se feront un plaisir
de te mettre dehors. Ils me connaissent bien et je ne pense pas
qu’ils apprécieront de savoir qu’on m’embête.
— Jusqu’aux dernières nouvelles, les tables sont ouvertes à
tout le monde et je peux m’asseoir où bon me semble.
Je regarde la pièce. Les New-Yorkais ont pour habitude de
prendre des boissons à emporter et s’arrêtent rarement en boutique
pour déguster leur café, ce qui fait que les tables autour de nous
sont vides. Et que Monsieur Logan avait tout le loisir de s’asseoir
ailleurs plutôt que de venir me faire chier.
Il reste confortablement installé et je sens que je vais exploser. Je
reviens sur mon onglet WhatsApp et je tape si vite sur mon clavier
que j’ai l’impression que de la fumée va bientôt s’en dégager.

Katlyn : Le type est de retour.

La réponse ne se fait pas attendre. Nous sommes encore tôt le


matin et le patron de Camilla n’est pas encore là.

Camilla : Le type ? Quel type ?


Katlyn : Celui qui voulait me faire une proposition hier.
Camilla : Oh, ce type.
Katlyn : Il est là et il a décidé de rester à ma table tant que je ne lui
dirai pas ce que je fais comme métier.
Camilla : Dis-lui et il s’en va.
Katlyn : Pas question de lui donner une seule info, Marysa lui a
déjà filé mon prénom, c’est beaucoup trop.
Camilla : Oh, mais qu’est-ce que ça change qu’il sache ce que tu
fais ?
Katlyn : C’est du chantage, pour commencer. Et je ne compte pas
céder au chantage.
Camilla : Tu te rends compte qu’un beau gosse s’arrête à ta table
pour s’intéresser à toi et que tu ne veux même pas lui répondre ?
Katlyn : Oh, avant ça il m’a demandé si je voulais être sa copine
pour Noël.
Camilla : Quoi ? Il t’a invitée à sortir ?
Katlyn : Non non, il a dit, je cite « est-ce que tu veux être ma
copine pour Noël ? »
Camilla : C’est louche, c’est méga louche.
Katlyn : Ah, merci.
Camilla : Dis-lui que tu es astronaute.
Katlyn : Il va jamais me croire.
Camilla : Invente autre chose, c’est toi l’autrice, tu devrais avoir
plein d’idées à ce sujet.
Katlyn : Un truc qui explique pourquoi je suis dans un Starbucks
tous les jours à bosser ?
Camilla : Journaliste ?

—Je suis journaliste, dis-je en soupirant comme si le fait


d’avoir donné l’information m’énervait grandement.
—Dans quoi ? demande Logan.
—J’ai répondu à la question, si tu ne veux pas que je ponde un
article sur un certain Logan qui passe son temps à embêter les
femmes dans les cafés, je pense que tu ferais mieux de
dégager.
À ma grande surprise, il se lève, remet la chaise à sa place, me
fait un sourire et me lance :
—À demain, Katlyn, journaliste.
—Quoi ? À demain ? Non, pas question de « à demain ». À
tout jamais, à plus jamais, adieu !
Mais il est déjà parti.
6
Chapitre Post-proposition de maternelle

LOGAN

De retour au bureau, j’ai un grand sourire aux lèvres. Je crois que


je viens de me prendre ce qu’on appelle communément une
« veste » et j’y prends goût. Étrangement, j’ai vraiment adoré ça.
C’était nouveau, c’était frais… Me faire recaler ! Et encore, quand je
dis une veste, j’entends un vrai trench à l’anglaise avec toutes les
belles coutures. Elle m’a sacrément refoulé, Carotte.
— Bizarrement, me dit Greg, tu es le seul mec que je n’aime
pas voir sourire comme ça. Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je me suis pris un râteau.
— Ah ? Et… ça a l’air de te faire… plaisir ?
— Pas qu’un peu ! C’était tellement nouveau, j’ai adoré
l’expérience.
— Ça ne t’est jamais arrivé avant ?
— Jamais. Cette nana-là résiste et j’aime ça. Elle ne fond pas
devant moi. Elle a un peu de caractère et ça me plaît. Je la
remonte de deux points.
— Quoi ?
— Dans la liste.
Greg fronce les sourcils.
— Deux points ? Tu sais que ça la fait passer en troisième
position ?
— Mes parents méritent l’excellence.
— En parlant de ça, tu dois les rappeler. Caroline m’a dit que
tu allais oublier et que je devais le mentionner.
Ah, voilà qui a de quoi effacer mon sourire pour la journée.
Appeler mes parents, c’est au moins aussi agréable qu’un toucher
rectal avec un gant de boxe. Pour le moment, je suis joyeux. Quand
j’aurai ma mère à l’appareil, les choses changeront immédiatement
et mon air enjoué disparaîtra pour être remplacé par la tronche de
Jack Nicholson dans Shining.
J’attrape mon téléphone et compose le numéro avec réticence.
—Tu ne veux pas les appeler et leur faire croire que c’est moi,
à l’autre bout du fil ? demandé-je à Greg.
— Nope. Pas question. Je connais trop bien tes parents. Je
refuse catégoriquement cette mission.
— Je te donne cinq cents dollars.
— Même pas en rêve. Bye !
Je soupire en regardant Greg retourner à son bureau. Bordel, il en
a de la chance, lui. Ses parents ne sont pas du tout à cheval sur ce
qu’il fait. Ils s’en cognent comme de leur première chaussette.
Allez, Logan… Fonce, fonce, fonce…
— Allô, mère.
— Enfin ! L’homme d’affaires le plus injoignable de New York.
— Tu as essayé de joindre les autres avant de dire ça ?
— Silence. Pas d’insolence.
Je soupire déjà. Avoir une mère aussi autoritaire qu’une fusion
entre Hitler et Voldemort, ce n’est pas facile tous les jours. Et puis,
sa rhinoplastie n’a rien arrangé pour le côté Voldemort…
— Bon… qu’est-ce que vous voulez ?
— Tu n’es pas fichu de répondre toi-même ? Je tombe tout le
temps sur ton assistante. C’est elle que je vais finir par inviter
pour Noël.
— Caroline ? Oh, tu devrais faire ça… je suis sûr qu’elle en
serait ravie. Venir avec vous passer les vacances à Beverly
Hills, qui n’en rêve pas ?
De l’autre côté de mon bureau, à travers la porte que j’ai laissée
ouverte, j’aperçois Caroline qui agite l’index pour m’interdire de
continuer sur cette pente.
— Peut-être bien que je vais le faire.
— Tu as son numéro, de toute façon. Sinon, je te le donne…
— Silence ! Tu es encore insolent. Tu crois qu’être milliardaire
t’autorise à te comporter comme un crétin ?
— Je ne me comporte pas comme un crétin.
— Ah bon ? Presque la trentaine et pas encore marié. Tu
appelles ça comment ?
— La modernité ?
— De la connerie. Ton père et moi…
— Oui, je sais, je sais…
— SI-LEN-CE !
Ah, là, ça ne sent pas bon. Quand elle commence à détailler les
syllabes, c’est qu’elle est à deux doigts de prendre le premier avion
pour venir m’en coller une.
—Alors, ta copine, comment elle s’appelle, cette fois ?
Camille ? Marie ? Constance ?
— Katlyn.
— Katlyn ? Et tu l’as rencontrée où ?
— Au… au café.
Merde. Maintenant que j’ai donné ce nom, plus moyen de faire
marche arrière. Deux solutions s’offrent à moi : soit je convaincs
définitivement Carotte de m’accompagner chez mes parents, soit je
passe pour un con. Ou alors, dernière option, je cherche une nana
qui s’appelle Katlyn, mais son nom est relativement original et ce
serait assez circonstanciel. Ou alors, je fais en sorte de trouver
n’importe quelle personne en lui demandant de se faire appeler
Katlyn pour toute la durée du séjour. Bref… je conjecture ! Je pose
mes doigts contre ma tempe.
— Tu vas dans les cafés, maintenant ?
— Ah, mince… je suis en train de passer sous un tunnel, là.
— Quoi ?
— Ça… ça grésille, je ne t’entends plus. Krrr krrrr krrrrrrr.
Je raccroche.
C’était moins une. J’étais dos au mur. Je sentais qu’elle n’avait
pas fini de me poser des questions personnelles juste pour
m’emmerder, il valait mieux couper court. Je passe mon téléphone
en mode avion. Là, au moins, je sais que je n’aurai pas d’ennuis.
— Caroline, je ne veux pas qu’on me dérange pour le reste de
la journée.
— Entendu.
Je me remets immédiatement au travail. Je n’ai pas de temps à
perdre. Le temps, c’est de l’argent, et j’ai encore assez de place
dans mes villas pour y mettre des piscines de billets. Et maintenant,
j’aimerais que la journée se passe dans un calme parfait… Il n’y a
plus que moi, mon bureau et ma concentration la plus absolue. Dans
la rue, en bas, je vois passer en tout petit des lutins du Père Noël,
des elfes et toutes ces conneries qui me fatiguent. Et dire que je vais
devoir aller à Beverly Hills avec mes parents… Quel enfer !
On frappe à ma porte. Bordel, j’avais dit que je ne voulais pas être
dérangé et ma tranquillité aura duré, au mieux, une heure !
— Hé, Logan, me dit Greg.
— Quoi ?
— Oh, tu es un peu soupe au lait, aujourd’hui, non ?
— Oui, parce que je bosse et qu’on n’arrête pas de me
déranger.
— C’est pas plutôt parce que Carotte t’a dégagé ?
— Je m’en fous, de Carotte. Elle est troisième, seulement, je te
rappelle. Bon, tu veux quoi ?
— Le repas de demain.
— Eh ben ?
— Aucune des deux premières n’est dispo.
— Non, c’est pas vrai ?
— Elles ont décommandé.
— Je ne peux pas demander à Carotte, c’est trop tôt. Je crois
qu’elle ne m’apprécie pas trop, pour le moment.
— Elle fait quoi, dans la vie, tu as pu savoir ?
— Ouais, journaliste.
— Pas mal. Ça en jette. Les personnalités qui sortent avec des
journalistes sont assez nombreuses, tu sais. Ça pourrait être un
bon point pour toi, son job est plutôt valorisant.
— C’est pour ça qu’elle est remontée dans la liste, et pour rien
d’autre. Je ne suis pas fan des rousses.
— Espèce de menteur. Tu es sorti avec des rousses quand on
était en France.
— Ouais, c’est vrai qu’en Bretagne j’ai sauté plus de meufs
que de crêpes. Mais ça ne veut rien dire.
— Tu sais que t’es con quand tu t’y mets ? Allez, fais un effort
avec elle. En plus, si elle est journaliste et que tu la ramènes au
repas, les autres ne vont pas moufter de peur qu’elle fasse un
papier sur eux après. Non seulement on sera au centre de
l’attention, mais en plus ils fermeront leurs grandes gueules.
À nouveau, je pose mes doigts contre mes tempes et les
remue. J’ai besoin de ça pour réfléchir.
—Tout dépend du caractère. On peut aussi bien trouver une
autre journaliste qui se ferait passer pour ma copine et qui serait
très contente de venir. D’ailleurs, pourquoi est-ce que je dois
absolument avoir une copine ? C’est pas vrai, ça !
— Parce que c’est mieux vu, c’est tout. Tu ne peux pas rester
comme vieux garçon, les gens se posent des questions et ça
fait jaser.
— Les gens sont cons. Je suis marié à mon travail.
— Moi je le sais, et tout le monde ici le sait. Mais on a besoin
que les autres te prennent pour un humain normal.
— Je suis un humain normal.
Greg éclate de rire.
— Désolé, mais c’est que quand ça sort de ta bouche, c’est
trop drôle. Et pour répondre à ta question, non, on ne peut pas
vraiment passer par une autre journaliste. Tu sais bien comment
elles sont ? On n’a pas le temps d’en chercher une et ensuite, la
plupart sont prêtes à tout pour rentrer dans ces endroits
privilégiés pleins à craquer de chefs d’entreprises et de
bourgeois. Elles s’aplatiraient complètement et on n’en tirerait
rien. Ce serait contre-productif. D’après ce que tu m’as dit,
Carotte a du caractère, non ?
— Oui, elle en a.
— C’est bon, ça ! Elle doit sûrement travailler pour un journal
de gauche tenu par un bobo en sarouel qui mange du quinoa,
ça va leur faire peur !
Je commence de plus en plus à considérer l’idée de Greg. Si je l’ai
mis ici, ce n’est pas seulement parce que c’est un bosseur, c’est
aussi parce qu’il est de bon conseil concernant les relations
humaines qui ont tendance à ne pas vraiment m’intéresser. Je suis
plus du genre à aimer les chiffres, la froide logique et la raison. Au
moins, je sais que je n’ai pas de marge d’erreur de ce côté-là. Je fais
confiance à mon esprit, mais les réactions imprévisibles des gens
causées par leurs émotions me mettent mal à l’aise. Est-ce que j’ai
vraiment envie de compter là-dessus ?
— Mouais. Regarde si on n’a pas une autre nana du genre en
stock.
— Pas la peine de regarder, on n’en a pas. Attends, tu as
vraiment parlé de « nana en stock », là ?
— Oui, pourquoi ?
— Du grand Logan.
— Arrête avec ça !
— Bon, alors on part sur Carotte ?
— Elle s’appelle Katlyn. J’irai la voir demain, au Starbucks.
Quitte à lui proposer de l’argent.
— Essaie de te montrer un peu plus convaincant, cette fois.
— Ferme-la, Greg. Je sais m’y prendre avec les femmes.
— C’est moi qui suis en couple depuis cinq ans. Pas toi.
— Tu es plan-plan, toi.
— Tu veux que je t’aide ?
— Que tu m’aides ? Comment ?
— Tu gardes tes AirPods dans les oreilles, et je te dis
comment réagir quand elle te parle.
— On dirait un plan pourri tiré d’un cartoon.
— C’est le cas. Mon fils a regardé Scooby-Doo, ce matin, et ça
a bien marché.
— Putain, Greg…
— On fait ça ?
Je grimace.
— Ouais, on fait ça.
7
Chapitre pré-emmerdes

KATLYN

Je fais craquer mes doigts en les étirant par-dessus mon clavier,


en gémissant presque de plaisir. J’ai fini ma scène épique, il ne me
reste que l’épilogue, ouvrir un peu l’histoire pour que le lecteur
puisse s’imaginer le destin des autres, une relecture, beaucoup de
corrections, et je l’aurai fait : j’aurai écrit une foutue saga de quatre
tomes en l’espace de six mois.
J’inspire et je déguste la dernière gorgée de mon chocolat chaud
pour me récompenser. Aucune goutte ne vient jusqu’à mes lèvres, et
ce, pour une bonne raison : le mug est vide. Mais je m’en fiche, j’ai
la satisfaction qui réchauffe mon cœur et ça faisait longtemps que je
ne m’étais pas sentie aussi bien. Il n’est pas encore midi et je me dis
que c’est l’instant idéal pour fêter ça.

Katlyn : On déjeune ensemble ?


Camilla : Oh, tu vas oser mettre un pied en dehors de ce
Starbucks ?
Katlyn : Ne me fais pas changer d’avis…
Camilla : En bas de mes bureaux dans 10 minutes ?
Katlyn : Adjugé.

Je récupère mes affaires, pose mon mug sur le bar sans échanger
un mot avec Marysa, qui fait mine d’être affairée ailleurs. Il faudra
que je tire cette histoire au clair. Si elle veut sortir avec ce
psychopathe, qu’elle n’hésite pas. Moi, je n’en veux pas, et ce n’est
pas parce qu’il a décidé que je serais victime de son harcèlement
que Marysa doit subitement me faire la gueule.
Je quitte le Starbucks, au 1411 sur Broadway, et je prends à droite
pour marcher vers les bureaux de Camilla. Il y a plusieurs raisons
pour lesquelles je choisis tous les matins de venir écrire sur l’île de
Manhattan plutôt que de rester dans mon appartement de Brooklyn.
D’abord, je dispose d’un agréable voisin qui apprend apparemment
le violoncelle et pense que s’exercer toute la journée est une idée
formidable. Ensuite, je finis toujours par être distraite quand je suis
chez moi : la vaisselle, le ménage, une réorganisation des meubles.
Et être là-bas me rappelle que, d’ici un mois, si je ne trouve pas un
job bien payé, je serai probablement à la rue, obligée d’accepter
l’offre de Camilla de m’héberger.
Enfin, c’est aussi beaucoup plus agréable de travailler tout près
des locaux de ma meilleure amie et de pouvoir déjeuner avec elle à
l’improviste ou la rejoindre à la fin de sa journée de travail. Au moins,
je vois un peu la ville, et je n’ai pas l’impression d’être enfermée
entre les quatre murs de mon petit studio.
La neige s’est arrêtée de tomber, mais les lutins vagabondent
encore partout en ville. Les décorations de Noël ont envahi les
vitrines depuis le Black Friday. Des branches de houx, de sapins, de
la neige artificielle, du rouge et du doré : New York vit au rythme de
l’achat des cadeaux. J’aperçois mon reflet dans une vitrine. J’y vois
mes longs cheveux roux frisés et mes yeux verts, comme deux
émeraudes au milieu de mon visage, comme me disait souvent mon
père. Je secoue la tête en effaçant ce souvenir, il serait bien triste de
voir que je n’ai encore rien accompli dans ma vie. Il me fustigerait de
ne pas avoir gardé mon précédent job, me dirait que la sécurité du
travail et la sécurité financière, il n’y a que ça d’important.
Je commence à ressentir la pression qu’il mettait sur mes épaules,
alors qu’il n’est plus de ce monde. Je me sens bien bête tout à coup.
Est-ce qu’un jour je laisserai tomber les attentes qu’il avait pour
moi ?
J’arrive en bas des bureaux de Camilla et je patiente en soufflant
sur mes mains pour les réchauffer. Sa tour de verre comporte
quatre-vingt-huit étages, il y a quelque chose comme douze
ascenseurs pour permettre à tout le monde de circuler correctement,
et la boîte pour laquelle elle travaille se trouve au 42ème étage.

Katlyn : En position, prends ton temps, c’est pas comme si on était


en décembre et qu’il gelait dehors.
Camilla : Le patron me réclame un truc, j’arrive dans cinq minutes.

Je commence à faire les cent pas pour me réchauffer, tandis que


quantité de personnes sortent de la tour pour aller se trouver à
manger. Tantôt par deux, tantôt par petits groupes. Ils rient, ils
discutent, ils semblent s’amuser tous ensemble. J’en entends
quelques-uns se plaindre de la quantité de travail qu’ils ont pour
cette fin d’année, d’autres parlent du dernier jouet à la mode que
leurs enfants réclament, se demandant bien dans quel monde on vit
maintenant pour que des toupies puissent se vendre trente dollars
l’unité.
J’aperçois la tête de Camilla dans l’entrée, ses longs cheveux
bruns légèrement bouclés tombent sur son manteau bleu marine,
elle a enfilé des gants et je découvre qu’elle est accompagnée. Je
baisse aussitôt ma main et fais mine de passer par là. Quand elle
sort, j’observe l’homme en costume gris, sans cravate, qui discute
avec elle. Il n’a même pas enfilé un manteau et n’a pas l’air de
trembler dans le froid. Il est métis, les racines de ses cheveux sont
brunes, mais il a décoloré le reste. Il a l’air d’avoir trente-cinq ans et
il parle avec beaucoup de dynamisme dans la voix.
— Et elle m’a dit d’aller me faire foutre, lâche-t-il. Tu te rends
compte ?
— Non, je ne me rends pas compte, Trevor. Qui pourrait oser
vous dire d’aller vous faire foutre ?
Je vois que Camilla lève les yeux au ciel à un moment où son chef
ne s’en aperçoit pas. C’est donc lui, le fameux Trevor ? Le pervers
de patron qui gâche ses journées ? J’ai presque envie de siffler
devant son allure de beau gosse.
Mais je me rappelle également toutes les anecdotes de Camilla et
tout à coup, je me serre les poings. J’ai bien envie de lui en coller
une, au patron.
— Exactement ! confirme-t-il. Quelle femme pourrait se
permettre de me parler comme ça, franchement ? Je comptais
lui apporter un deal sur un plateau en or, elle n’avait qu’à signer
les papiers, c’était une bonne offre de rachat, et je lui ai expliqué
de A à Z ce que ça signifiait parce que ça avait l’air de sonner
creux dans sa tête. Et elle, elle me dit d’aller me faire foutre !
— Dingue, approuve Camilla.
Je connais par cœur ma meilleure amie et son hypocrisie transpire
par chacun des pores de sa peau.
— Donc elle n’a pas signé ? ajoute-t-elle.
— Non.
— Et vous avez perdu le deal que vous aviez déjà annoncé
avoir gagné au conseil d’administration ?
— Oui.
— Et vous voulez que je trouve un moyen de leur annoncer ça
cet après-midi pour que ça passe tranquillement ?
— Tout à fait.
— Non, dit-elle finalement.
— Quoi ? s’énerve le patron.
— C’est votre erreur, pas la mienne. Je suis votre assistante,
pas votre mère. Je ne suis pas là pour réparer vos erreurs et
encore moins pour les assumer. Si vous aviez montré un peu de
respect à cette femme, vous n’en seriez probablement pas là.
Oh, elle n’est pas de très bonne humeur et a décidé qu’elle ne se
laisserait pas marcher sur les pieds aujourd’hui.
— Camilla ! Tu feras ce que je te dis.
— Non.
Elle commence à se diriger vers moi et Trevor la suit.
— On va aller déjeuner ensemble et tirer cette histoire au clair,
ajoute-t-il.
— Je vais aller déjeuner avec ma meilleure amie, annonce
Camilla en passant son bras sous le mien, tandis que je fais de
mon mieux pour me tenir droite. Vous allez trouver un moyen
d’expliquer votre bourde au conseil d’administration.
— Tu joues avec le feu, Camilla ! Je ne garde pas les gens qui
me manquent de respect à leur poste. Ne t’avise pas de revenir,
la sécurité t’escortera dehors.
Je me mets presque à trembler pour ma meilleure amie. Elle va
perdre son job pour ça ?
— Bien sûr, soupire-t-elle comme si ça n’avait pas
d’importance. Bonne chance pour retrouver une assistante qui
vous supportera, hein.
Elle me pousse pour m’entraîner vers notre restaurant préféré,
levant la main quand son patron se remet à l’invectiver.
— Mais… mais…
Je balbutie, pas certaine de ce dont je viens d’être le témoin.
— Tu vas être virée ?
— Non, me dit-elle calmement.
— Mais il vient de dire que tu allais être virée.
— Oh, ça lui prend à peu près toutes les semaines de me
menacer de me virer, mais il ne l’a jamais fait. Il aime trop mon
cul pour ça.
— Et tu lui parles comme ça ?
— Je te rassure, je ne parle pas à tous mes patrons comme
ça. Juste lui. C’est un enfant, il faut lui parler selon son âge
mental. Enfin franchement, quel patron n’est pas capable
d’assumer ses erreurs ? Je ne vais pas aller essuyer les pots
cassés auprès du conseil d’administration parce qu’il n’a pas
conclu son deal, je n’ai rien à voir dans cette affaire, qu’il se
débrouille.
— OK. C’est un patron tout à fait normal.
— Non. Mais il paie bien. Et je commence à le connaître, je
suis dans ma zone de confort, là.
— C’est ta zone de confort de te faire menacer par ton patron
d’être virée ?
Elle me sourit avec malice et ses yeux marron pétillent dans la
fraîcheur new-yorkaise.
— Tout à fait, confirme-t-elle. Bon où est ton amoureux transi
qui te veut comme copine à Noël ?
— Nulle part, j’ai réussi à le faire décamper en lui disant que
j’étais journaliste, mais je risque de devoir l’affronter demain, il a
l’air de vouloir revenir.
— Tu ne veux pas changer de Starbucks ? Il y en a à tous les
coins de rue.
— Non, c’est une question de principe, je ne vais pas fuir mon
Starbucks habituel juste parce que Môsieur Logan a décidé de
venir m’enquiquiner.
— Tu as bien raison. Qu’est-ce qu’on célèbre alors ?
— L’écriture d’une scène épique !
Mon enthousiasme remonte à la surface si vite que je réalise que
c’est vraiment ce que je veux faire de ma vie : écrire, écrire sans
cesse, tous les jours. Je n’ai jamais ressenti une telle passion et une
telle excitation pour mes anciens jobs.
— Ça mérite un double cheeseburger, approuve Camilla.
Quand est-ce que je lis cette merveille ?
— À la fin du mois, le temps que je finisse l’ensemble, que je
l’homogénéise.
— Promets-moi que tu ne passeras pas cent ans sur ta
correction comme les fois précédentes. Je t’ai répété vingt fois
que ce n’est pas parce que tu changes une virgule que tu
changes la face de l’histoire.
— Je ne te promettrai pas une telle chose, mais je te jure
d’essayer.
— C’est déjà ça.
Nous nous arrêtons en face de la devanture de notre restaurant
préféré. Même si Camilla fait une taille mannequin, je suis
persuadée qu’elle cache plusieurs estomacs dans son corps, car elle
est capable d’engloutir trois cheeseburgers sans broncher. Et sans
prendre un gramme, évidemment.
Nous passons commande à Fred, le gérant, qui nous connaît bien,
et nous nous installons sur une table dans le coin de la salle. Fred
songe presque à inscrire notre nom dessus tellement nous venons
souvent ici. Je crois même qu’une fois, il n’y avait pas notre table
disponible et que nous avons fait demi-tour. Les autres tables n’ont
pas la même saveur et ne sont pas chargées des mêmes souvenirs.
— Bon, maintenant, il faut qu’on parle, m’annonce Camilla.
— Oui ?
Je fais une grimace, ça ne sent pas bon quand elle me dit ça.
C’est généralement qu’elle s’apprête à « intervenir », donc à me
faire la morale sur un sujet ou un autre pour me dire que je suis en
train de lamentablement me vautrer.
Est-ce qu’elle va me dire que je ne suis pas faite pour écrire ?
— Qu’est-ce que tu fais jeudi à 15 h ? me demande-t-elle.
— Pourquoi ?
— Réponds juste à la question.
— Je ne fais rien jeudi à 15 h et tu le sais, j’écris au Starbucks.
Bon, ce n’est pas rien, mais…
— Parfait ! s’exclame-t-elle avec enthousiasme. Parce que tu
as rendez-vous chez Pearl Éditions.
Je cligne des yeux. Je balbutie.
— Par quel miracle ? finis-je par demander.
Pearl Éditions est LA plus grande maison d’édition que je
connaisse, c’est peut-être LA plus grande du monde.
— On n’a pas besoin de parler des détails, lâche Camilla sur
un ton de conspiratrice.
Puis elle se met à regarder ses ongles et à souffler dessus,
comme si elle voulait se faire mousser.
— Peut-être que je leur ai envoyé ton premier tome, tu vois.
Peut-être que j’ai écrit une splendide lettre de motivation, peut-
être que je les ai harcelés d’appels jusqu’à ce que quelqu’un
accepte de me parler. Peut-être que j’ai fait semblant de pleurer
au téléphone…
— Mon Dieu, Camilla, tu es un démon quand tu t’y mets !
— Va à ce rendez-vous, c’est tout ce que je te demande.
J’ai les larmes aux yeux en réalisant ce qu’elle a fait pour moi.
— Qu’est-ce qu’ils veulent ? Me rencontrer, moi ? Ils ont lu ce
que j’ai écrit ?
Elle se pince les lèvres.
— Je ne suis pas sûre qu’ils aient lu, je pense qu’ils te
reçoivent pour que je les laisse tranquilles, honnêtement.
Je commence alors à comprendre.
— Oh, tu as utilisé ton nom de famille.
Elle soupire, parce qu’elle sait que je n’aime pas quand elle fait ça.
— Qu’est-ce que ça change ? demande-t-elle.
— Ils ont accepté juste à cause de la réputation de tes parents,
de l’argent qu’ils reniflent en y pensant. Tu sais qu’il n’y a pas de
mal à être riche, Camilla, et que je m’en fiche de la fortune de ta
famille.
— Tu sais que je ne leur réclame pas un sou et que je fais de
mon mieux pour me tenir éloignée de leur argent. Mais c’est ma
famille, c’est mon nom. Je n’y peux rien s’il ouvre des portes.
Autant l’utiliser, non ?
— Pas pour moi. Je n’irai pas, Camilla. Je suis désolée, mais
ils ont accepté le rendez-vous juste parce que ton nom les a fait
flancher. Ils n’ont sûrement pas lu mon livre, ils n’en ont rien à
faire de moi. Ils doivent se dire que c’est l’opportunité rêvée
d’écrire un livre sur toi et ta famille ou je ne sais quoi. Ces gens-
là reniflent l’argent.
— Tu vas aller à ce rendez-vous, Katlyn Kerwood ! Je t’interdis
de ne pas y aller. Tu vas y aller, peu importe comment je l’ai
obtenu et tu vas les bluffer par ton synopsis et ta passion, est-ce
que je suis claire ?
J’inspire et j’esquisse un maigre sourire.
— OK, dis-je. OK, je vais y aller, mais…
À l’instant où je m’apprête à évoquer les mille raisons pour
lesquelles cet entretien ne va pas bien se passer, une bagarre éclate
dans la rue, juste de l’autre côté de la baie vitrée où nous sommes
installées. Deux jeunes hommes commencent à se battre et je
réalise avec horreur que je connais l’un des deux.
— Dan !
Je crie, repousse ma chaise et me précipite pour aller aider mon
frère.
8
Chapitre post-appel de mère autoritaire qui te
remonte le slip plus haut que les oreilles

LOGAN

Je suis confiant, comme toujours. Pas nerveux pour un sou. Être


nerveux, c’est pour ceux qui échouent, et ce n’est pas mon cas. Je
ne voudrais pas avoir l’air de me vanter, mais tout ce que je touche
finit toujours par se transformer en or.
Je jette un œil à ma montre. C’est l’heure de manger et je vais
devoir aller voir Amber. Je n’en ai aucune envie, mais je n’ai pas le
choix. À chaque fois que je pense à ma famille, c’est la même chose
: stress. Nous avons rendez-vous dans un restaurant près d’ici. Je
vais profiter de ma clope pour aller la voir.
Je décide de fumer une cigarette, mais je n’ai aucune intention de
le faire dans la tour. C’est ma tour et si je refuse que les employés le
fassent, je ne vais pas déroger à la règle que j’ai moi-même établie.
Être un bon patron, ce n’est pas simplement être dans son bureau,
assis, à ne rien faire et à crier sur ses employés. Ça, c’est la partie
fun seulement. Un bon patron doit se montrer inspirant et donner
l’exemple.
Aussi, je prends l’un de nos nombreux ascenseurs pour me rendre
au rez-de-chaussée. Je ne fume pas souvent. Seulement quand je
ressens une pointe de nervosité, ce qui arrive rarement. Tout le
monde dit que je suis une machine. Un robot. Un genre de
cyberhumain qui ne ressent rien. C’est en grande partie vrai. Ce
n’est pas que je ne ressens rien, c’est plus que les gens sont
tellement inintéressants qu’ils ne produisent aucune émotion en moi.
Je passe les portes automatiques. Dehors, il gèle. Bordel, c’est un
vrai cauchemar. Pourquoi est-ce qu’il fait un temps aussi pourri, à
New York ? À croire que Noël n’apporte que des engelures. Au
moins, la neige s’est arrêtée de tomber. C’est déjà ça.
Sur mon passage, tout le monde me salue. Notre business est
particulièrement compliqué, et cette tour possède plusieurs
entreprises en son sein qui travaillent main dans la main. Nous
avons de gros contrats sur le feu, mais je n’ai pas le temps de
m’assurer de leur réussite. Pour cela, j’ai des directeurs. Des cadres.
Et bien sûr : Greg.
J’aperçois la fille du Starbucks et fronce les sourcils. Elle ! Qu’est-
ce qu’elle fiche ici ? Elle ne devrait pas être en train de rédiger des
articles dans son foutu café ? Ça, ça ne sent pas bon. Je n’aime pas
beaucoup voir la presse traîner autour de chez nous. Non pas que
nous ayons des choses à cacher, mais j’aime mieux que nos
activités restent secrètes.
Je tire une latte sur ma cigarette. C’est dégueulasse, mais ça
détend.
Elle se les gèle, elle aussi. Elle a l’air d’attendre quelqu’un. Je
pourrais directement aller la voir. Elle comprendrait au moins à qui
elle a affaire, mais je crois que ça ne ferait que la déstabiliser. Je
vais attendre encore un peu pour voir où ça nous mène…
Sa main se lève au passage d’une jeune femme qui a l’air de
s’engueuler avec un autre employé.
— Je vais aller déjeuner avec ma meilleure amie, annonce la
mystérieuse brune en glissant son bras sous celui de Carotte.
Voilà une information qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd.
Tandis qu’elles partent, j’attrape le type avec lequel la brune
s’engueulait quelques secondes auparavant.
— Hé, toi.
— Oh, euh… boss ? Vous… vous fumez ? Je peux fumer avec
vous ?
— Bien sûr.
Sa réaction est immédiate : il dégaine un paquet.
— Des soucis ?
— Non, rien de grave. Juste un petit désaccord de principe.
— Tu t’appelles comment, déjà ?
— Trevor. Quarante-deuxième étage.
— Ah, oui, c’est ça… ta tête me disait quelque chose. Tu viens
parfois aux CA et tu fais des présentations. Tu en as une sur le
feu d’ailleurs, non ?
Ma mémoire se met en action. De manière générale, les gens qui
travaillent pour moi — exceptés Greg et Caroline — sont des
employés sans visage tirés à quatre épingles mais, quand je décide
de faire appel à ma concentration et que j’y mets un peu de bonne
volonté, je peux réussir à remettre certaines personnes.
— C’est ça. Et… et vous, ça va ?
— On peut dire ça, oui. C’était qui, cette fille avec laquelle tu te
disputais ?
— Je tiens à dire que c’est elle qui a commencé et que…
— Je m’en fous, Trevor. Je veux savoir qui elle est.
— C’est Camilla. Mon assistante.
— Intéressant.
— Pourquoi, patron ?
— Fais-la monter dans mon bureau quand elle reviendra de sa
pause déjeuner.
— Vous savez, elle n’est pas très agréable ni serviable. On
devrait peut-être la virer.
— Sûrement pas. J’ai de bien plus grands projets pour elle, si
elle a de l’ambition…
— Et pour moi ?
— Je n’ai aucun projet pour toi, Trevor. Je me rappelais tout
juste ton visage. J’ai dû me concentrer au point de me faire
violence pour m’en souvenir.
— Je vois…
J’écrase ma cigarette et regarde Katlyn partir avec sa meilleure
amie. Dans un film de genre, j’aurais été le méchant de l’histoire, à
cet instant précis. Je ne le suis pas. Ou peut-être seulement un petit
peu. Quoi qu’il en soit, je vais avoir besoin de la collaboration de
cette jeune femme pour parvenir à mes fins. Le plan Scooby-Doo de
Greg peut marcher, mais il n’en reste pas moins complètement idiot.
— Au fait, Trevor. J’espère pour toi que le deal que tu as
vendu comme acquis au CA tient toujours. Sinon, j’espère que
tu as un parachute.
Il blêmit.
À ces mots, je le laisse sur le parvis de la société tandis que
j’avance dans le vent gelé de New York.
Je me rends à quelques pas d’ici, dans le petit restaurant typique
où je dois avoir rendez-vous avec ma sœur.
Lorsque j’arrive, une jeune femme blonde à la taille de guêpe se
lève et vient m’enlacer. Amber. Je ne l’ai pas vue depuis des mois et
je m’en portais très bien. Je déteste qu’elle soit là. Elle me rappelle
trop de souvenirs douloureux.
L’endroit est assez classique. C’est un restaurant New-Yorkais tout
ce qu’il y a de plus simple, avec des menus typiques à base de
burgers qui dégoulinent de fromage et de gras.
Nous prenons une petite table près de la vitre. D’ici, je peux
observer la neige tomber et les faux Père-Noël se livrer une guerre
sans pitié pour les différents trottoirs. On dirait un combat de gangs.
Dans deux minutes, j’ai l’impression qu’ils vont sortir des crans
d’arrêt de leurs sacoches et s’étriper sous le regard des enfants.
Amber me fait la bise comme les gens qui sont beaucoup trop
enthousiaste : c’est à dire en collant vraiment les lèvres aux joues. Il
n’y a rien de pire.
— Coucou, grand frère. Ça va ?
— Ça allait.
— Oh, allez, toujours ronchon ?
— Qu’est-ce que tu fais dans le coin ?
— Je ne suis à New York que pour quelques jours, je me suis
dit que je pouvais dormir chez toi, non ?
— J’ai souvent de la visite, chez moi. Tu ne peux pas faire ça.
— Je me ferai discrète.
— À chaque endroit où tu passes, des tapis de yoga poussent
du sol et se multiplient jusqu’à ce que tes locations se
transforment en temples bouddhistes.
— Le yoga et le bouddhisme, ça n’a rien à voir, tu le sais.
— Je m’en fous. C’est non.
— Je voulais te faire une surprise, je pensais que tu serais
content ! C’est bientôt Noël ! Je ne te sens pas trop l’esprit festif,
là.
— Tu trouves ?
Ce qu’il y a d’agaçant, avec Amber, c’est qu’elle est toujours
souriante, alors on lui passe tout. Amber est mignonne, Amber est
gentille, Amber fait du yoga, Amber est zen, tu devrais faire comme
Amber, Logan. Est-ce qu’on monte un empire financier en moins de
dix ans, en partant de presque rien avec seulement un peu d’argent
de ses parents en étant zen ? Je ne crois pas. Alors pour les
sandwichs au tofu et les exercices de respiration, elle repassera. Je
n’ai pas que ça à faire que de l’accueillir chez moi. Ce n’est pas
comme si les hôtels ou les locations Airbnb n’existaient pas.
— Maman m’a dit que tu avais une copine, je suis un peu
venue en éclaireuse pour la rencontrer, tu vois ?
— Tu ne la rencontreras pas. Elle n’habite pas avec moi.
— Mais… tu dois bien la voir, non ? Oh, c’est pour ça que tu
ne veux pas que je vienne ? Vous vous voyez régulièrement
pour…
— Non.
— Tu peux le dire, tu sais. Ce sont des besoins naturels qui…
— Je te dis que non.
— Quoi, ta bite aussi est faite d’acier, frangin ? Je croyais que
ce n’était que le cœur, moi…
— Ça, c’était pas très yogique, comme remarque.
— Allez, on va passer un bon moment ! Ta sœur préférée
chérie que tu ne vois qu’une fois par an – et encore – est dans
ta ville, et tu ne vas même pas l’accueillir ?
— Primo, tu es ma seule sœur, donc tu ne peux qu’être la
préférée, par défaut, mais aussi la pire, je te signale.
— Et allez, on est repartis pour du grand Logan.
— Qu’est-ce que vous avez tous, avec ça ?
— Tu vas finir tout seul, frérot. Mets un peu en pause ta froide
logique et essaie de vivre et de profiter de la fête.
Je regarde autour de moi en soupirant. Tout le monde est souriant,
tout le monde est heureux de vivre. Les lutins chantent et les gros
Pères Noël obèses sont pendus aux fenêtres comme des
condamnés à mort. À chaque fois que je les regarde, j’ai l’impression
de voir de pauvres bougres à la potence, comme dans les westerns.
Qui a eu cette idée saugrenue de suspendre ce gros bonhomme
rouge aux fenêtres ? Au mieux, il passe pour un cambrioleur. Au
pire, il passe pour un cadavre pendu. Dans les deux cas, ce n’est
pas très « Noël ».
— C’est Noël, donc bientôt la fin de l’année, donc bientôt les
bilans. C’est la course, pour moi. Je ne donne pas des cours de
yoga à des bourgeois oisifs.
— Tu devrais essayer de venir à un de mes cours. Ça te ferait
du bien. Je t’en ferai un, ce soir.
— Ce soir ? Mais je t’ai dit que…
— Maman a dit que tu m’accueillais.
Et voilà. Elle joue son joker. Ça n’a pas traîné. La carte
« Maman » est sortie. Dans Yu-gi-oh, Maman, c’est le Dragon blanc
aux yeux bleus. Quand on la joue, tout ce qui se trouve sur le terrain
disparaît instantanément et on gagne la partie. Et papa, on s’en fout,
il ne parle jamais. Je crois qu’il vit dans une dimension parallèle, une
sorte de film muet. Il doit se prendre pour Chaplin.
— Pourquoi tu as mêlé Maman à tout ça ?
— Parce que sinon je savais que tu dirais non.
— Et tu aurais eu raison.
— Donc j’ai aussi eu raison de prévenir maman. CQFD. Allez,
ne t’en fais pas, je ne serai pas envahissante. Et puis si tu veux
voir ta copine, tu peux. Y a aucun souci. On pourrait même
devenir amies, pourquoi pas ?
— Parce que non ?
— C’est pas une raison, ça.
— Parce que j’ai pas envie, tu préfères ?
— C’est toujours pas une raison. Tu sais, tu me remercieras.
— Ah bon ?
— Oui, je pourrais lui parler de sexe tantrique. Le yoga, ce
n’est pas que pour…
— Ah, ça va, ça va, arrête ! N’en dis pas plus. Putain, tu es ma
sœur.
— Ta sœur prof de yoga et sexologue. Tu peux parler
librement, avec moi.
— Sûrement pas. Bon, d’accord, tu peux venir chez moi. Mais
seulement quelques jours, et après je te mets à la porte. C’est
compris ?
— C’est compris !
— Et demain, tu ne me déranges pas. J’ai un truc à faire le
matin, et je ne veux pas de chantier dans le salon, genre :
avalanche de tapis de yoga qui barrent le passage ou papier
d’Arménie qui me flingue les narines. OK ?
— Et c’est quoi, ce « truc à faire » ?
— Un rendez-vous dans un café. Je vais recruter une nouvelle
employée et avec un peu de chance, après ça, tu pourras
rencontrer Katlyn… Et tu ne lui parles pas de ton sexe je ne sais
pas quoi, là. Je ne veux pas me retrouver attaché, ou
commencer à faire des trucs bizarres et à mettre des trucs dans
des endroits où je n’ai pas envie qu’ils aillent !
9
Chapitre post-Trevor

KATLYN

— Qu’est-ce que tu fous ? Dan ! Dan !


Je dois m’interposer au milieu de la bagarre, j’écope d’un coup sur
la tempe, un peu à l’extérieur de l’œil et je manque de tomber au sol,
mais je me reprends à temps. Je vois Camilla débarquer dans mon
champ de vision. Elle se met à gueuler :
— Nan, mais ça va pas la tête ! s’énerve-t-elle.
Elle attrape Dan par le col, le pousse en arrière, tandis que je
reste entre mon petit frère et son adversaire. Je reprends mon
souffle et mes esprits en même temps que j’observe son état. Il
saigne du nez, du sang a goutté sur son t-shirt gris, sa dégaine
ressemble à celle d’un SDF, il est sale, barbu et ses cheveux
châtains ont tellement poussé qu’ils lui tombent jusqu’aux épaules.
— Je suis désolée, dis-je à son adversaire, un adolescent de
dix-huit ans. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais je
m’occupe de lui, OK ?
— Tu le défends ! crie Dan. Il a voulu me voler ma thune et tu
le défends !
L’adolescent, blême, part en courant sans demander son reste.
— Il a piqué ma thune, Kat, il a pris de l’argent dans mon pot et
il est parti avec et toi, tu le laisses filer ! C’est moi, le méchant
de l’histoire ?
Je m’approche de Dan, Camilla le lâche et renifle en grimaçant.
Oui, elle raison : mon petit frère pue la mort.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Ma question fuse sur un ton dur. Je ramasse les pots cassés de
Dan depuis la mort de nos parents. Il a beau avoir six ans de moins
que moi, je commence à saturer de jouer la mère de famille avec lui.
Il dit qu’il ne veut pas de mon aide, mais il est bien content à chaque
fois que je lui fais un virement parce qu’il n’arrive pas à se trouver un
job.
— Je faisais la manche et je te jure, il est venu chiper dans
mon gobelet !
Il pointe du doigt dans la direction que l’adolescent a pris.
— Tu faisais la manche ?
Je répète les mots avec incrédulité. Mon frère n’est pas à la rue,
mon frère dispose d’un appartement pour lequel j’ai avancé six mois
de loyer il n’y a pas si longtemps que ça. C’est l’une des raisons qui
font que je ne peux pas être écrivain à temps plein plus longtemps :
parce que mon compte en banque est à sec, que j’ai dû faire un prêt
pour être capable de financer mon frère, avant de lâcher mon job
pour essayer malgré tout de vivre mon rêve, ce qui n’était pas si
intelligent que ça.
— Tu déconnes, j’espère ?
Je sais que mon ton n’est pas bienveillant, mais là, Dan a dépassé
les bornes.
— Je vais aller régler, m’annonce Camilla.
Nous n’avons même pas goûté à nos cheeseburgers.
— Dan, c’est quoi cette histoire de faire la manche ? Tu vas
m’annoncer que t’es à la rue ?
Il commence à bougonner dans sa barbe, son regard est fuyant, il
tourne la tête à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, tout
pour éviter de me faire face.
— DAN !
Je suis obligée de crier. Je sens bien que tous les regards se sont
tournés vers nous dans la rue, les clients du restaurant nous
observent à travers la vitre. Je m’en fous. Je m’en contrefous
totalement.
— J’ai… j’ai rendu l’appart, OK ? J’avais besoin d’argent
pour…
— Pour quoi ? Explique-moi la raison pour laquelle tu avais
besoin d’argent ? Pour manger ? Parce que j’avais subvenu à
ces besoins-là, aussi. Tu vas me dire que tu as claqué toute la
thune que je t’ai filée ?
— Tu peux pas comprendre, OK ?
Je croise enfin ses yeux ; ils sont bleus, tandis que les miens sont
verts. Il a pris de notre père et moi, j’ai hérité de ma mère. Mais
surtout, les yeux de mon petit frère sont injectés de sang.
— Oh non, Dan, dis-moi que tu n’as pas replongé. Dis-moi que
tu t’es tenu éloigné de cette merde.
Il devient tout penaud tout à coup, et je comprends que j’ai visé
juste. Je serre le poing gauche, je ne sais pas contre qui je suis le
plus en colère. Contre moi, qui viens de passer les dernières
semaines à écrire sans me soucier de savoir si Dan tenait bon ? Ça
fait un an et demi qu’il est clean, pourquoi est-ce que je m’en serais
inquiété ? Je pouvais enfin souffler, je pouvais avoir du temps pour
moi, rien que pour moi, et j’ai sauté dessus comme une sale égoïste,
pendant qu’il replongeait.
Je suis en colère contre cette foutue drogue, contre les dealers,
contre les gens qui vendent des substances qui rendent accro. Je
suis en colère contre l’Univers de m’avoir laissée dans la merde,
sans nos parents pour nous aider.
— Qu’est-ce qui m’a pris de croire que je pouvais devenir
écrivain ?
Je murmure entre mes dents. Dan n’entend pas, il est en mode
parano, je le vois bien. Ses yeux vagabondent d’un point à l’autre, il
est dans la mauvaise phase. L’adolescent ne lui a probablement rien
piqué, il a cru voir quelque chose, peut-être même qu’il a déposé de
l’argent dans son gobelet.
— OK, OK, dis-je en essayant de faire le vide dans mon esprit.
Où sont tes affaires ?
— Pas loin.
Il se gratte le crâne, puis le bras, avec frénésie. Je n’ai pas les
moyens de payer un centre de désintoxication. Camilla ressort du
restaurant, un sac sous le bras, elle a pris notre commande à
emporter, elle tire un emballage du sac et le tend à Dan.
— Mange, lui dit-elle.
Je la remercie du regard ; je sens mes yeux se remplir de larmes,
mais je tiens bon. Je ne peux pas craquer maintenant, il a besoin de
moi. Dan s’assoit sur le trottoir, en tailleur, et plante ses dents dans
le burger avec appétit.
— C’est bon ! s’exclame-t-il comme un enfant.
— Il n’est pas encore redescendu, dis-je à Camilla. Je suis
désolée.
— Ce n’est rien.
Ma meilleure amie m’observe, elle a l’air prête à dire quelque
chose, elle ouvre la bouche, la referme, l’ouvre à nouveau.
— Ce n’est pas ta faute, dit-elle finalement.
— Ouais.
— Quelqu’un doit te le dire, Kat, ce n’est pas ta faute. Tu n’es
pas responsable des faits et gestes de ton frère. Il est adulte, il
est supposé se gérer et tu as déjà fait tout ce que tu pouvais
pour l’aider.
Il engloutit son burger et Camilla lui tend également le sien. On
fera l’impasse sur le déjeuner, j’imagine. De toute façon, je n’ai plus
d’appétit, maintenant.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? me demande-t-elle.
— Je vais le ramener chez moi, j’imagine. S’il a rendu
l’appartement, il n’a plus de toit. Il faut qu’il soit clean si je veux
espérer qu’il trouve un job et puisse subvenir à ses propres
besoins. Et je vais devoir trouver un job aussi. Heureusement,
ça, c’était déjà au programme.
Adieu mes rêves d’écriture, adieu la fin de mon roman. Il faut que
je me remette à chercher un job dès demain. Si je dois nourrir Dan,
en plus de moi, ça ne va pas être simple. Il va falloir le surveiller
aussi. Oh bon sang, je ne vois pas comment je vais m’en sortir.
— Tu sais que je peux t’aider, ajoute Camilla. Je peux
demander à mes parents, ils lui trouveront un centre de
désintox, ils paieront, ils ne te demanderont rien en échange, tu
le sais.
Je la regarde avec un sourire mi-figue mi-raisin.
— On va s’en sortir, lui dis-je finalement.
Je ne peux pas me résoudre à demander un tel geste à Camilla.
Je sais à quel point ce serait difficile pour elle de demander de
l’argent à ses parents. Elle a tout fait pour ne pas avoir à le faire,
même si ça paraît être le comble. Elle veut réussir par elle-même.
Son nom de famille lui ouvre déjà un paquet de portes, mais elle fait
de son mieux pour l’étouffer, pour ne pas le prononcer, pour faire
comme s’il n’existait pas.
— Merci.
J’ajoute ce dernier mot dans un souffle rauque, en étouffant un
sanglot.
— Ça va aller ? me demande-t-elle.
— Oui.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Non, tu dois retourner travailler.
Je secoue la tête de droite à gauche, Dan a fini d’engloutir le
deuxième hamburger et Camilla lui a tendu nos frites au cheddar. Il
avale goulûment la suite.
— Tu m’appelles, tu m’écris, tu me tiens au courant, OK ?
Elle m’embrasse sur la joue et me serre dans ses bras. Je la
laisse faire, mais je me sens comme dans une autre dimension tout
à coup, comme si je n’étais plus vraiment dans mon corps. Je suis
étrangère à tout ce qu’il se passe autour de moi, je me suis
recroquevillée ailleurs pour ne pas souffrir de toutes mes émotions.
J’observe la scène depuis un troisième point, hors de mon corps.
— Salut, Dan, ajoute-t-elle en filant. Prends soin de ta sœur,
hein ?
Il hoche la tête avec vivacité et renverse des frites au passage. Du
cheddar a coulé sur son t-shirt, ce qui me fait soupirer. J’ai
l’impression d’avoir sur les bras un enfant de huit ans, mais un
enfant de huit ans qui connaît les dealers du coin et qui est capable
d’acheter de la drogue.
— On y va ?
Je lui pose la question quand il a fini ses frites.
— On va où ? demande-t-il.
— Chez nous, je lui réponds en soupirant. On va juste
récupérer tes affaires avant.
Mon studio n’est clairement pas assez grand pour nous deux,
mais il faudra que ça fasse l’affaire. Adieu la possibilité d’être
hébergée par Camilla, même si je ne l’envisageais pas vraiment.
C’était bon de savoir que c’était une alternative dans un coin de mon
esprit. Je raye l’hypothèse avec soin, je la barre à plusieurs reprises
dans mon crâne. Rien ne sert de rêver. Dan vient de me ramener à
la réalité.
Je lui prends la main comme s’il était un enfant, de peur qu’il
s’échappe parce qu’il verra quelque chose que personne d’autre ne
voit. Et alors que nous avançons dans la rue, j’abandonne
méticuleusement mes rêves, j’énonce toutes les raisons qui font que
ça n’aurait pas fonctionné. De toute façon, ça fait six mois que
j’essaie sans résultats.
Nous traversons une partie de New York à pied et, quand nous
franchissons la porte de l’appartement, j’ai déchiré chaque pensée
qui pouvait m’amener sur la voie de mes rêves et je les ai laissés
derrière moi.
Il n’y a plus de Katlyn autrice. Il n’y a qu’une Katlyn qui doit
retrouver un job, coûte que coûte, et s’occuper de son frère.
10
Chapitre post-manigances

LOGAN

Je suis au bureau. Il n’y a pas d’endroit que je préfère sur Terre.


C’est là que se créent les meilleures opportunités. D’ici, du haut de
ma tour de béton et d’acier, je contrôle mon univers. Je suis en
position. J’attends quelqu’un. Elle ne devrait pas tarder à arriver…
On frappe trois fois à ma porte.
— Entrez.
Trevor apparaît en compagnie de la jeune femme qui
accompagnait Carotte, ce midi. Ce que j’aime, en général, c’est lire
sur le visage des gens. Mais celle-là, elle ne laisse rien transparaître
du tout. C’est comme si elle était faite de marbre. Je me demande
comment elles se sont rencontrées et, plus important encore, je
crains que cette jeune femme ne donne des informations
confidentielles à Carotte, sa meilleure amie journaliste. Mais je
m’occuperai de ça plus tard.
— Vous m’avez fait demander ?
— Oui. Installez-vous.
Trevor reste sur le côté, comme s’il attendait des instructions de
ma part. Je le balaie d’un geste de la main en lui proposant d’aller
voir ailleurs si j’y suis.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Ce que je vais vous demander est un peu personnel.
— Oh, euh… ?
— Je vous ai vue avec une jeune femme. Rousse. Vous étiez
sur le parvis de la tour.
— Oui, et alors ?
Comment expliquer ça sans passer pour un malade mental ? Je
crois qu’il n’y a aucune alternative potable, en fait. Quoi que je dise,
je vais avoir l’air d’un fou furieux.
— J’aimerais lui proposer quelque chose.
— Quel genre de chose ?
Je fronce les sourcils. J’ai l’impression qu’elle se doute. Comment
le pourrait-elle ?
— Un travail.
— Euh… ?
— Est-ce que vous pourriez la faire venir dans mon bureau, s’il
vous plaît ? J’aimerais simplement lui parler.
La jeune femme hoche la tête.
— Je vais lui envoyer un message pour lui demander de
passer, mais… est-ce que vous pourriez m’en dire plus ?
— C’est strictement confidentiel.
Elle se mord l’intérieur de la joue, puis hoche la tête avant de se
lever pour sortir.
Aujourd’hui, Carotte sera dans ce bureau et je pourrai enfin lui
parler un peu plus en détail de ma proposition. Je ne sais pas si elle
est dans une situation de besoin, mais quoi qu’il en soit, je lui ferai
une offre qu’elle ne pourra pas refuser. J’ai absolument besoin d’elle
ce soir, à l’essai. Je n’ai pas cherché d’autres candidates, pour être
sincère. Je sais que c’est elle qu’il me faut. Greg a raison sur ce
point. Caractérielle, journaliste, plutôt mignonne… Elle n’a que des
atouts et je ne vais pas me priver d’elle.
J’ai un peu de temps pour tout préparer. Je devrais avoir Carotte
dans mon bureau d’ici peu, aussi, je prépare une bouteille de
champagne avant d’aller à la salle de sport pour y retrouver Greg.
— Alors ?
— Alors Carotte vient dans mon bureau en fin d’après-midi.
— En fin d’aprèm, seulement ? demande-t-il en m’envoyant un
crochet du droit que je parviens à éviter de justesse. Ça fait un
peu short, non ?
— Je n’ai pas pu l’avoir avant. Je suis passée par sa meilleure
amie. Elle bosse ici.
— Ah ouais ?
Je lui réexpédie un coup de pied qu’il n’a aucun mal à bloquer,
après lequel il contre-attaque d’autant plus violemment, me faisant
tomber à la renverse.
Outch. Tomber sur la tête, même sur un tatami, ça fait mal.
— Ouais. Aïe, vas-y mollo.
— Tu veux apprendre le karaté ou la danse classique ?
— On n’est pas dans Karaté Kid, d’accord ?
— Bon, et qu’est-ce que tu vas lui proposer pour ce soir ? Tu
sais qu’on n’a pas d’autre option. Il nous la faut absolument, tu
as traîné à chercher, là.
— J’ai déjà ma petite idée en tête…

***

Elle est là, face à moi et j’essaie de lui faire mon plus beau
sourire. Je pense qu’elle ne comprend pas tout à fait ce qui est en
train de se passer. D’abord, je l’aborde au Starbucks, puis elle se
rend compte que je suis le patron de sa meilleure amie, et de toute
la tour, au passage. Tout à coup, son regard change, mais pas pour
de l’intérêt, non. Elle n’est pas intéressée. Elle est seulement
intriguée. Elle regarde sa montre toutes les deux minutes. Qu’est-ce
qu’elle a, cette fille ?
—Le stalker du Starbucks… c’est pas vrai, je n’y crois pas.
— Et pourtant ! Comment vas-tu en cette charmante après-
midi de période de Noël, madame la journaliste ?
Elle roule des yeux et son regard dérive cette fois vers l’horloge
discrète qui se trouve dans mon bureau, sur le mur de droite.
— Un verre de champagne ?
— Je ne bois pas.
— Tu ne vas pas me laisser boire seul, si ?
— Le champagne, ce n’est pas quand on conclut un accord ?
— Précisément.
Carotte fronce les sourcils et me dévisage.
— Qu’est-ce que tu me veux, au juste ?
— Je te demande juste de m’accompagner pour une soirée.
— Quand ?
— Ce soir.
— C’est pas vrai, je suis sûre que tu es du genre à tirer les
cheveux des filles pour attirer leur attention, toi.
— Quand je tire les cheveux d’une fille, crois-moi, c’est que j’ai
déjà toute son attention.
— Est-ce que tu viens de faire une allusion sexuelle ?!
— Oui m’dame. Alors, pour ce soir ?
— C’est non. Désolée. J’ai mieux à faire que de traîner avec
un type comme toi.
Elle me force à sortir l’artillerie lourde. Est-ce que ce sont ses
jambes ? Sa démarche ? Sa coupe de cheveux ? Elle n’est pas si
mal, cette fille... disons qu’elle pourrait faire l’affaire, au moins pour
un essai.
— Même pas pour dix mille dollars ?
Elle s’arrête net, et je souris. Je viens de ferrer le poisson. Elle a
mordu à l’hameçon et je la vois contracter tous ses muscles.
Elle se tourne de nouveau vers moi.
— Tu es quel genre de tordu, au juste ?
— Le genre prêt à payer dix mille dollars pour que tu
m’accompagnes à une soirée privée avec des investisseurs et
des chefs d’entreprise. Pour une journaliste, c’est le rêve, non ?
— Je ne suis pas journaliste économique.
— Tu vas les épater, j’en suis sûr.
— Je n’ai pas encore accepté.
— Allez, quoi… C’est payé combien, journaliste ? Deux mille ?
Trois mille ? Maximum. On sait tous les deux que tu gagnerais
peut-être cinq fois ton salaire juste pour une soirée avec moi.
C’est si terrible ?
— Et qu’est-ce que je devrais faire ?
— Être ma petite amie.
— Tu cherches une escort, quoi.
— Sans le sexe qui va avec. Mais c’est à peu près ça, oui.
— Et pourquoi ne pas directement faire appel à une escort ?
— Parce qu’elles n’ont pas ton petit caractère et ta
connaissance du métier de journaliste. Tu vas leur faire peur et
c’est tout à fait ce que je recherche. Alors, nous avons un
accord ?
Kaltyn hésite. Elle se mord la lèvre. Elle ne sait pas encore quoi
répondre.
— Comment j’aurai l’argent ?
— Un chèque.
— Quand ?
— Après la soirée.
— Juste après ?
— Bien sûr, on ne va pas attendre plus longtemps. Alors ? On
a un accord ?
Je lui tends une main qu’elle ne peut refuser. Elle la serre.
— Je passerai te chercher en bas de l’immeuble à 19 h. Sois à
l’heure. Tu auras ton chèque à la fin de la soirée. Considérons
ceci comme un test, tu veux bien ? Peut-être que tu
reconsidéreras ma proposition pour Noël…
— N’y compte pas trop, fait-elle sèchement en quittant mon
bureau.
Tout ce qu’elle me laisse, c’est le sourire qui vient d’éclore sur
mon visage. Quelle étonnante jeune femme. J’apprécie son
caractère. Nous devrions former un magnifique contraste, tous les
deux. Pour un faux couple, c’est super : le feu et la glace.
Le début de la soirée approche et je n’ai que très peu de temps
pour rentrer chez moi me changer, prendre quelques affaires et me
rendre à la soirée.
J’entre dans mon rooftop. Trois-cent cinquante mètres carrés sur
les hauteurs de New-York. Deux étages, un sol noir immaculé, des
murs neutres, une décoration contemporaine. Rien de surchargé.
J’ai fait appel à un architecte d’intérieur pour tout décorer. Ce que
j’aime le plus ? Mon immense baie vitrée et la terrasse, derrière, qui
va avec.
Personne en vue. J’ai un peu de temps pour fumer une cigarette.
Encore. Pourquoi est-ce que le simple fait d’aller passer cette soirée
avec Katlyn me rend nerveux ? Ça ne devrait pas.
— Ah, voilà mon frère ! Enfin ! Dis donc, tu travailles assez
tard pour un patron, non ? Je croyais que tu mettais les pieds
sous le bureau et que tu te contentais de donner des ordres,
moi.
Merde, je ne pensais pas qu’elle était déjà là ! Je projette la
cigarette par-dessus la rambarde de la terrasse et me tourne vers
elle. Pris de cours, je lui lâche sèchement :
— Je suis le plus performant de ma boîte, en fait.
— Oh, quel leader !
— Oui, si tu le dis. Je sors, ce soir. Ne m’attends pas.
— Mais… où est-ce que tu vas ? On devait se voir, non ?
— Annule. Finalement, je ne serai pas là. On se verra demain.
Je rentrerai tard. Tu peux te commander un truc à manger.
Sinon, il y a des restes dans le frigo.
Je vais passer la porte quand Amber me bloque le passage. Je
lève les yeux au plafond et soupire.
— Je vais être en retard, Amber. Décampe.
— Pas question ! Je suis là pour passer du temps avec toi,
alors où que tu ailles, tu m’emmènes.
— Je ne peux pas, c’est privé.
— Ah bon ? Tu ne peux pas ? L’un des plus grands
milliardaires de New York ne peut pas ? J’ai du mal à y croire.
Pourquoi ce n’est plus comme avant, Logan ?
Elle me regarde avec ses grands yeux de biche et me ramène des
années en arrière, quand on passait tout notre temps ensemble.
Avant que je ne change définitivement pour devenir l’homme que je
suis aujourd’hui.
— Je ne veux pas. Tu préfères ?
— Non, pas du tout !
Amber a l’air triste. Je soupire. Elle me fait son regard suppliant de
chaton miséreux.
— Pourquoi tu refuses qu’on passe du temps ensemble ?
— Tu me rappelles Maman.
— Mais je n’ai rien à voir avec elle.
— Tu es proche d’elle et je trouve ça louche. Je n’ai pas envie
qu’elle vienne mettre son nez dans mes affaires.
— Mais on parle de moi. Pas de Maman. Tu sais que nous
sommes des personnes différentes, pas vrai ?
— J’ai du mal à le croire. Maintenant, pousse-toi de mon
chemin. Tu as deux solutions : t’écarter ou te trouver un autre
logement. Et je ne le répéterai pas.
Elle secoue la tête en s’écartant.
— Qu’est-ce que tu es devenu, Logan ?
— Un sacré connard. Tout le monde le pense, mais je suis le
seul à qui personne ne le dit jamais. J’ai des affaires sur le feu.
Bonne soirée.
Je claque sèchement la porte. Amber m’a mis en retard. Je n’ai
pas que ça à faire que d’emmener ma sœur dans des soirées
privées avec des investisseurs et des patrons. Ce n’est quand même
pas si compliqué à comprendre. Et puis elle peut bien passer une
soirée seule, non ? C’est une grande fille, on se verra plus tard. Je
vais déjà me coltiner ma famille pour les fêtes de Noël, ce n’est pas
en plus pour avoir à la supporter quand je suis au travail. Avec une
vie personnelle aussi tendue, le travail est devenu pour moi une
sorte de bulle d’oxygène dans laquelle je me réfugie. Il n’y a que ça
qui compte.
Mon chauffeur me conduit jusqu’aux pieds de la tour où nous
récupérons Carotte, qui grelotte de froid dans sa robe noire,
relativement simple. Elle a mis un manteau par dessus, mais il
faudra qu’elle le retire. Il ne conviendra pas. Il n’est pas assez chic.
Au moins, les bretelles sont fines, mais j’ai connu plus élégant. Elle a
assorti le tout d’une paire de talons. Pas mal. Ça aurait pu être pire.
J’ouvre la portière.
— Monte.
Elle s’exécute sans discuter et nous roulons en direction de l’hôtel
particulier où se déroulera le dîner. Un endroit tout à fait charmant,
privatisé pour l’occasion.
— Alors ? demandé-je.
— Alors quoi ?
— Comment tu te sens ?
— Comme une prostituée.
Je m’esclaffe. C’est donc ça l’effet que je produis sur elle ? Je
m’attendais plutôt à ce qu’elle soit sous le charme, comme
toutes les autres.
— Katlyn, c’est ça ?
Elle hoche la tête en regardant dehors, par la fenêtre. Ses yeux se
perdent dans l’immensité de la ville.
— Logan Archer…
— En effet.
— Il y aura du monde ?
— Du beau monde, oui. Avec ta dégaine de journaliste, tu vas
leur faire peur, j’ai hâte.
— Pourquoi est-ce qu’ils craignent la presse ?
— Les trois-quarts d’entre eux font du détournement et l’autre
quart trempe dans des affaires plus que douteuses.
— Et toi, tu es dans quel quart ?
— Je te laisse deviner.
Durant le trajet, elle reste relativement silencieuse. Je décide
de m’intéresser à elle. Je suis toujours curieux. Nous avons
beau nous diriger vers une soirée en tant que faux couple, j’ai
envie d’en savoir davantage. Cette fille pique ma curiosité.
—Tu travailles pour quel journal ?
— Un journal… indépendant.
— Ça ne me dit pas le nom.
— Tu vas encore me cuisiner comme au Starbucks ?
— Je pourrais bien, oui. Ah, merde, téléphone… deux
secondes. Oui, Greg ? Oui, on arrive ! Ça va, j’ai pris un peu de
retard à cause de ma sœur, mais on est là dans deux minutes.
Je m’en fous, moi… eh bien, tu leur dis d’attendre !
Je raccroche aussi sec.
— Autoritaire, hein ?
— Toujours. Une main de fer dans un gantelet d’acier.
— Ce n’est pas ça, le proverbe.
— Ce n’est pas un proverbe, c’est ma façon d’être. Nous
sommes arrivés.
La voiture s’arrête devant l’immense hôtel particulier. Nous
descendons et empruntons la double porte qui mène jusqu’au hall
principal. L’endroit est immense, guindé de décorations toutes plus
démesurées les unes que les autres : des buffets, des montagnes
de coupes de champagnes prêtes à l’emploi, un tapis rouge sur le
devant et des serveurs tirés à quatre épingles qui passent et
repassent sous l’énorme lustre de cristal pour aller satisfaire les
demandes des plus grandes fortunes de New-York.
J’aperçois Greg, un peu plus loin. Il se dirige vers moi.
— Tu en as mis, du temps.
— J’ai été retenu par Amber.
— Comment va-t-elle ?
— Ce n’est pas ça le souci. Amber fait du yoga, Amber aime la
vie, Amber la croque à pleines dents. Bref, Amber est une
personne qui rayonne et que tout le monde adore.
— Ça vous fait un point commun, alors, ironise-t-il.
Sa remarque fait sourire Katlyn, à laquelle Greg se présente.
— Vous devrez être Katlyn, c’est ça ?
Elle hoche la tête.
— Je suis Greg. Enchanté. Le premier Cerbère du démon à
côté de vous.
— Tu te lances dans l’humour ?
— Ne vous fiez pas à son caractère de cochon, Katlyn. Il a le
cœur tendre.
— Et voilà, c’était Greg, dis-je en dirigeant ma fausse petite-
amie dans une autre direction après avoir salué mon ami.
Je crois que son intervention de type détendu, au milieu d’une
soirée guindée, a eu pour effet de la mettre un peu plus à l’aise. Mon
seul regret est de ne pas avoir pu le faire moi-même. Je ne veux pas
qu’elle se sente mal, ici. Greg m’a coupé l’herbe sous le pied. Je
vais essayer de détendre l’atmosphère avec une pique :
— Va donc leur faire peur, Carotte.
— Comment tu m’as appelée ?
— Katlyn, pourquoi ? ironisé-je en souriant.
— J’ai très bien entendu.
— Je trouve que ce surnom te va à ravir.
— C’est comme si je t’appelais petite prune à cause de ta
couleur de cheveux.
— Si ça te fait plaisir. Ce sera nos petits surnoms
d’amoureux…
11
Chapitre post-recrutement

KATLYN

Dan est la seule raison pour laquelle je me trouve ici. Dan et la


perspective de le remettre dans un appartement qui ne soit pas le
mien. Je ne songe même plus à mon rêve, je l’ai décortiqué
méticuleusement et je ne le referai pas venir sur le devant de la
scène. Non, je ne serai pas écrivain. Cette idée est enterrée à tout
jamais. Si je suis là, ce soir, au bras d’un milliardaire, dont j’ai googlé
le nom à peine rentrée chez moi, c’est pour les dix mille dollars.
Avec dix mille dollars, je peux payer mon loyer, les courses, et peut-
être même une désintox pour Dan. Pas pour longtemps, certes, mais
je peux au moins lui donner une chance de s’en remettre, de
redevenir lui-même. Je ne peux pas laisser s’échapper cette
opportunité.
Je jette un coup d’œil à Logan, dans son costume parfait. Il croit
toujours que je suis journaliste et j’imagine que c’est l’unique raison
qui fait que je suis ici. Il a envie de faire peur à ses pairs, voilà ce qui
l’a poussé à m’inviter. Pourquoi veut-il leur faire peur ? Parce qu’il
veut être le seul requin dans ces eaux troubles ? Si tout le monde
trempe dans des affaires louches, dans quoi trempe-t-il de son
côté ? Je ne suis peut-être pas journaliste, mais j’ai des capacités de
déduction, tout de même.
J’inspire alors que nous montons les marches du hall principal. Il
tend son bras pour que je passe ma main autour, mais je renifle
nerveusement.
— Une escort, rappelle-t-il. Nous sommes un couple. Un
formidable couple, très puissant. Si tu ne prends pas mon bras,
les gens vont se demander si tu n’es pas juste une journaliste
que j’ai payée pour les faire trembler.
— Ce qui serait la vérité, non, au fond ?
Je lâche la phrase avec ironie.
— Pas que, me répond-il sans me regarder.
Ses yeux sont déterminés et fixés sur la foule des invités. Je
passe naturellement ma main autour de son bras, parce que je
ressens soudain le besoin de m’accrocher à la seule personne que
je connais dans cette assemblée.
— Bien, approuve-t-il dans un murmure.
— Tais-toi.
Je grommelle entre mes dents. Il ne m’avait pas dit qu’il y aurait
autant de monde ni des gens aussi bien habillés. J’ai beau avoir
enfilé ma plus belle robe, un truc tout simple, noir, avec de fines
bretelles et une paire de talons assortis, je vois bien que je suis la
pauvre du groupe. Ici, les robes des femmes scintillent, elles ont des
coiffures sophistiquées, tandis que j’ai laissé mes cheveux détachés.
De toute façon, mes boucles rousses sont indomptables, rien ne sert
d’essayer de les faire tenir dans un chignon, elles s’échappent avec
une facilité déconcertante, comme si elles aspiraient à la liberté.
Je retiens quelques tremblements, il ne manquerait plus que je
trébuche face à tous ces regards. Mais franchement, qu’est-ce que
je fous dans cet hôtel ? J’ai l’impression d’être entrée dans une
dimension parallèle où tout le monde est riche. L’argent s’affiche sur
les poignets, autour des cous, dans les cheveux et dans les
chaussures et les sacs à main des femmes. Oh, je ne sais même
pas si on peut appeler ça des sacs à main. J’essaie de cacher le
mien, qui pend misérablement à mon bras. Il vaut vingt dollars,
sûrement cent fois moins cher, peut-être mille fois moins cher que
les petites pochettes qu’elles tiennent à la main.
— Qu’est-ce que je fous ici ?
Cette fois, je l’ai dit à voix haute, mais Logan Archer ne bronche
pas. Je raffermis ma prise sur son bras, m’attendant à ce qu’il me
rassure, me dise quelque chose pour que j’entre dans mon rôle.
— Tu joues ton rôle, lâche-t-il. Tu ne fais pas un seul faux pas,
sinon tu peux dire adieu aux dix mille dollars. Comporte-toi
comme si tu étais ma petite amie.
— Comme une connasse alors, sifflé-je.
Est-ce un sourire que je vois se dessiner sur son visage ?
— Si tu imagines que ma petite amie est une connasse, fais-toi
plaisir, mais sois dans ton personnage.
La musique bat son plein, les hommes portent tous des costumes,
des montres hors de prix et la décoration de l’hôtel me donne le
vertige. Le plafond est au moins à six mètres au-dessus de nos têtes
et des lustres illuminent ce qui pourrait être une immense salle de
bal. Je suis sûre que des rois auraient pu être couronnés ici,
tellement c’est immense.
— Allez, on commence, me lance Logan.
Nous faisons un détour par le vestiaire, où je laisse mon manteau,
mon écharpe et mon sac, dont je peine un peu à me séparer. Il
contient, entre autres, mon téléphone portable. Or, sans lui,
impossible d’appeler Camilla au secours pour lui demander si je ne
dois pas faire demi-tour.
Je lui ai bien évidemment raconté toute l’histoire et la raison pour
laquelle j’ai cédé. Si j’ai besoin de m’échapper, je sais que je n’ai
qu’à l’appeler. Et je devrais également garder mon téléphone, au cas
où Dan aurait besoin d’aide. Camilla veille sur lui ce soir, pour me
permettre d’aller récupérer ces foutus dix mille dollars, mais elle ne
connaît rien aux junkies. Elle est capable de céder au sourire de Dan
juste parce qu’elle l’a vu grandir et qu’elle le connaît depuis qu’il a
onze ans. J’ai déjà eu peur de le laisser tranquille une heure cet
après-midi pour me rendre à la convocation de Logan. Je pensais
qu’il voulait m’offrir un job, un vrai. Mais j’ai pris quand même ce qu’il
me proposait, parce que j’ai un couteau sous la gorge maintenant
que je dois mettre Dan en cure.
Logan ne me laisse pas le choix, quand il voit que j’hésite, il
attrape mon sac à main et le tend à l’employé qui s’occupe des
vestiaires. Il récupère un ticket, qu’il glisse dans sa poche. J’ai juste
le temps de zieuter le numéro dessus, je pourrai toujours jouer les
femmes désespérées tout à l’heure, prétextant que j’ai perdu le
ticket. Personne ne se dira que j’essaie de voler quelque chose en
récupérant un sac à vingt dollars.
Logan attrape ma main, la remet sur son bras, comme si j’étais sa
propriété, et me tire vers les convives. Je me compose un visage
journalistique : mon plus beau sourire hypocrite, les yeux grands
ouverts, les oreilles à l’affût du moindre scandale.
— Qu’est-ce que je cherche comme info ?
Je me mets dans la peau du personnage, Logan a l’air satisfait.
— Oh, il suffit de faire semblant de chercher, pas besoin de
plus.
Il nous dirige vers un couple plutôt âgé. L’homme doit avoir la
soixantaine, il a un air de Sean Connery. Il porte un costume noir et
une chemise blanche comme à peu près la moitié des hommes ce
soir. Il est toujours plus difficile pour la gent masculine de faire
preuve d’originalité, mais Logan a tout de même sorti un costume
bleu marine qui lui va à ravir. En même temps, qu’est-ce qui ne va
pas à un milliardaire qui a moins de trente ans ? Forbes l’a nommé
parmi les personnes les plus influentes dans les moins de trente
ans, cette année. Je m’en veux de ne pas l’avoir reconnu la
première fois. J’aurais peut-être pu m’épargner tout ça.
Et passer à côté de dix mille précieux dollars.
Je rassemble mon courage et tends la main au sosie de
Sean Connery, qui la saisit, tandis que lui et Logan échangent des
banalités. La femme me sourit, elle ne me donne pas son prénom et
reste silencieuse, comme une belle potiche.
Est-ce que c’est ce que je dois faire, la potiche ? Non, ce n’est pas
dans le contrat. Logan veut que je fouine, il n’a pas dit quel
comportement exact je devais avoir, et si j’ai envie de jouer les
connasses pour être au diapason avec son attitude égoïste, je le
ferai.
— Alors, dans quelle affaire louche vous trempez en ce
moment ?
Je mets les pieds dans le plat face au sosie de Sean Connery, qui
balbutie :
— Par… pardon ?
Logan attrape tout de suite ma main.
— Ça va pas la tête ? murmure-t-il à mon oreille.
— Je croyais qu’il fallait creuser.
— Ce type n’a strictement rien de louche, tu t’attaques à
l’agneau dans la bergerie.
— Comment je suis censée le savoir, hein ?
— Excusez-nous, fait Logan en me tirant à l’écart.
Il attrape deux flûtes de champagne sur un plateau qu’un serveur
tient d’une main et m’en met une entre les doigts.
— Je te demande de leur faire peur, pas d’enfoncer des
portes.
— Je ne comprends même pas l’intérêt de leur faire peur.
— Dis juste que tu es journaliste, OK ? Y a pas besoin de plus.
— Donc faut que je me tienne à ton bras et que je me la ferme
toute la soirée ?
— Ce serait bien, oui. Tu sais quoi ? Laisse-moi parler et ne
pipe pas un mot. Si c’est pour que tu fasses des bourdes
comme ça, c’est pas la peine.
Je serre les dents, les dollars s’affichent devant mes yeux et je ne
réponds rien.
Oh, j’ai de la répartie.
Mais j’ai aussi un instinct de survie. Et vu l’état de mes finances,
me la fermer reste la meilleure chose à faire.
Je déglutis et nous retournons dans la foule. Logan fait la
discussion, il aligne des mots auxquels je ne comprends rien :
NASDAQ, Dow Jones, le cours de je ne sais quelle action, la vente
d’un immeuble dans Manhattan, la perspective d’ouvrir des
boutiques sur Broadway. Les hommes lui répondent avec
enthousiasme, les femmes s’essaient parfois à lui faire un
compliment, mais restent bouche bée la plupart du temps.
Et on m’ignore royalement, jusqu’à ce qu’il se décide à
m’introduire :
— Je vous présente Katlyn, elle est journaliste.
Je souris, ça cligne des yeux en face, et l’atmosphère change tout
à coup, comme si tout ce qu’ils venaient de dire pouvait être répété
et déformé dans un article demain matin. Je m’apprête à enfoncer le
clou, mais Logan me donne un coup de coude. Je le fusille du
regard, il me le rend bien.
Je me la ferme.
Je déteste être soumise comme ça, à la merci d’un type qui peut
faire des chèques comme ça lui chante. Pourquoi est-ce que je n’ai
pas négocié ? Qu’est-ce que ça représente pour lui dix mille
dollars ? Son salaire journalier ? Son salaire à l’heure ? J’aurais dû
demander plus. J’ai été con, si con.
— Je vais aller me rafraîchir.
L’annonce ne le perturbe pas, il est en train de discuter avec un
homme de quarante ans environ, dont les cheveux grisonnent déjà.
Ils parlent de startups depuis dix minutes et je sais maintenant qu’il
est possible de mourir d’ennui, parce que je suis à deux doigts
d’atteindre ce stade.
Je retire ma main du bras de Logan, je dépose ma coupe de
champagne sur une table, elle est encore pleine, c’est tout juste si j’y
ai trempé les lèvres. Je cherche les toilettes des yeux, ne les trouve
évidemment pas et finis par poser la question à un serveur qui me
donne les indications nécessaires. J’évite au maximum les groupes,
la foule. De toute façon, je suis journaliste, personne ne veut me
parler. C’est comme si je portais sur moi un virus hyper contagieux
qu’il ne faudrait approcher sous aucun prétexte. Je pensais que les
célébrités voulaient toutes faire la une des journaux, et je réalise que
dans les finances, ils préfèrent se la jouer profil bas.
Logan a raison, il est fort probable que la moitié de cette
assemblée trempe dans des choses louches dans lesquelles ils ne
veulent pas que les journalistes mettent le nez.
Je pousse la porte des toilettes et je me sens soulagée quand je
me retrouve dans cet espace clos, où la musique a baissé d’un cran.
Je vais jusqu’au premier lavabo pour me rafraîchir le visage et les
mains, tout en prenant soin de ne pas bousiller le peu de maquillage
que j’ai mis sur mes yeux. Une porte s’ouvre derrière moi et une
jeune femme sort des toilettes ; elle vient utiliser le lavabo juste à
côté de moi.
— Fatigant, hein ? me dit-elle.
— Hmm ?
Je ne m’attendais tellement pas à ce qu’on s’adresse directement
à moi que j’en suis choquée.
— Ces soirées mondaines, c’est fatigant, ajoute-t-elle.
Je hoche la tête pour approuver.
— Tu es au bras de Logan Archer, non ? Il nous cache sa
copine depuis des mois. Tu t’appelles comment ?
— Katlyn, dis-je en lui souriant.
Elle est mignonne, un peu jeune pour être présente ici ce soir. Elle
a de beaux cheveux blonds, l’air d’avoir vingt-cinq ou vingt-six ans.
Je me demande quel homme âgé a mis le grappin sur elle et si elle
l’aime vraiment, ou si elle fait ça pour l’argent.
Comme moi.
Mes entrailles se serrent en réalisant que je suis en train de me
vendre pour me tirer d’une situation merdique. OK, c’est sympa
l’instinct de survie, pour la survie. Pour l’ego, en revanche, ce n’est
pas tip top.
— Amber, me répond-elle en tendant sa main propre.
12
Chapitre post-entrée

LOGAN

Absorbé par une conversation des plus intéressantes à propos


d’actions boursières, je laisse Katlyn-Carotte s’échapper quelques
instants. Je crois qu’elle a besoin de se ressourcer avec un petit
verre de quelque chose. Ça ne lui fera pas de mal, je la sens un peu
tendue, avec toute cette histoire.
Je l’ai peut-être jugée un peu vite. Tout à l’heure, au pied de la
tour, elle n’était pas à son avantage. Mais dans la lumière, elle est
particulièrement élégante et même plutôt sexy. Elle passe en
deuxième position de la liste. Elle est particulièrement élégante,
avec sa robe décolletée et ses talons, en fait. Ma première
impression n’était pas si bonne. Je me surprends même à la mater
un petit peu lorsqu’elle quitte mon bras pour aller chercher à boire.
Sortez de ma tête, vilaines pensées. En tout cas, habillée comme
ça, elle me vend du rêve, je l’avoue.
— Vous m’écoutez, Archer ?
J’opine du chef. Cet instant très court durant lequel j’ai maté
Katlyn a semblé une éternité à mon interlocuteur et a réussi à me
faire perdre le fil de la discussion.
— Oui, oui… les actions, les actions... en ce moment, c’est
une véritable catastrophe, mais il y a encore des secteurs
extrêmement porteurs. Il suffit de lire la presse et de croiser les
informations pour vous faire votre propre avis. Mais je ne vous
apprends rien, monsieur Abernaty.
Sans attendre sa réponse, je le quitte prestement. Il n’y a rien
de pire que les relations humaines, quand elles ne sont pas
physiques. Si je commence à m’aventurer sur ce terrain avec
lui, je ne suis pas sorti de l’auberge ou, comme ma mère aime à
le dire : je n’ai pas le cul tiré des ronces. Je vais être obligé de
lui parler, de l’écouter, de le consoler, de voir ses grosses
larmes couler et je n’ai aucune envie de ça. Et puis, d’abord, je
n’ai pas de mouchoirs sur moi. Il n’a qu’à faire comme tout le
monde : boire.
Et merde, j’ai perdu de vue Katlyn. D’une certaine façon, je
m’inquiète. Vu la facilité avec laquelle elle se fait remarquer, elle ne
tardera pas à complètement terrifier les personnes avec lesquelles je
négocie régulièrement. Le but, c’est de les intimider, pas de leur faire
dresser les cheveux sur la tête. Elle n’a pas froid aux yeux, la petite.
Tandis que je la cherche, je suis arrêté par un homme dans la
cinquantaine, plutôt bien bâti, qui me serre la main d’office, comme
si j’en avais envie. Note à moi-même : prendre du gel
hydroalcoolique sur moi en toute circonstance. Ou un taser. Au
choix.
— Archer ! Comment allez-vous ?
On est censés se connaître, en plus ? Merde, sa tête ne me dit
absolument rien et plus je reste coincé avec lui, moins je surveille
Katlyn, qui à l’évidence n’est pas juste allée se chercher à boire. Elle
a dû faire quelque chose en chemin et je ne suis pas vraiment
rassuré par cette perspective.
— Bien, bien, merci, dis-je en essayant de regarder par-
dessus l’épaule de cet enquiquineur.
— Vous cherchez quelqu’un ?
— Non, je regarde s’il reste des roulés à la saucisse. Bien sûr
que je cherche quelqu’un !
— Ah, Archer ! Toujours dans le jus, hein ? Le stress de fin
d’année !
— Pas vous ?
— Non. Moi, vous savez, je suis dans les jouets, alors… ça se
vend très bien.
— Tant mieux pour vous.
— Les jouets pour adultes.
— Oh, je vois... oui, et bien... tant mieux pour vous, alors. Si
vous voulez bien m’excuser, je dois retrouver une jeune
femme...
Sans un mot de plus, je quitte la discussion de la même façon que
j’ai quitté la précédente. Ce qu’il y a de formidable avec les
téléphones portables, c’est qu’on peut juste raccrocher. Je suis
partisan de dire que dans la vie de tous les jours, c’est à peu près la
même chose : c’est juste que les gens n’osent pas. Il suffit d’avoir un
bon répondeur oral : « je suis occupé, allez voir ailleurs si j’y suis »,
et c’est tout. La magie opère. Personne ne vient plus vous parler et
vous vous retrouvez enfin seul. Bon, dans mon cas, comme je suis
extrêmement riche et puissant, ça ne fonctionne pas aussi bien. On
vient quand même me voir même si je me comporte comme un
connard asocial.
Où peut bien être Katlyn ?!
Mon sang ne fait qu’un tour et je me fige. Ma fausse petite amie
est là, en compagnie d’Amber, ma sœur. Ma sœur ! Mais qu’est-ce
qu’elle fiche ici, celle-là ?! Je lui avais expressément dit de rester à
la maison. Je lui avais même défendu d’en sortir. Elle ne m’écoute
jamais, il faut toujours qu’elle n’en fasse qu’à sa tête.
Bordel, elles ont l’air de bien s’entendre, toutes les deux. Elles
rient, s’échangent des histoires. Non, non, pas ça ! Je dois
absolument intervenir.
— Archer !
Oh, non, pas cette fois.
— Je suis occupé, allez voir ailleurs si j’y suis.
Je laisse le bonhomme incrédule et me dirige, déterminé, vers
Katlyn et Amber. Tant pis pour l’image de businessman. Je dois me
mettre entre elles !
J’arrive à leur niveau et attrape Carotte par le bras.
— Et c’est le moment où tu quittes cet endroit, maintenant, dis-
je sèchement.
— Logan ! gronde Amber. Mais laisse-nous, enfin. On était en
train de parler.
— De parler de quoi ?
— De toi, idiot.
— C’est pour ça que je suis intervenu. Il y avait un grand
pourcentage de chances pour que ce soit le cas. Maintenant,
Katlyn, si tu veux bien, chérie… on peut peut-être laisser ma
sœur à ses affaires.
— Oh, mais non, ne sois pas bête, me répond Carotte. On va
rester un peu avec elle, elle ne connaît pas grand monde, m’a-t-
elle dit.
Je serre la mâchoire. Je ne peux pas avoir l’air de refuser. Pour
quel genre de copain est-ce que je passe auprès de ma sœur ? Cela
dit, l’intervention d’Amber est loin d’être anodine. Le fait qu’elles se
soient rencontrées toutes les deux est une sacrée tuile. De fait, elle
passe numéro un sur la liste puisqu’elle a déjà rencontré un membre
de ma famille et qu’elle s’entend plutôt pas mal avec.
— Du moment que ma sœur ne parle pas de choses qui ne la
concernent pas, je n’y vois pas d’inconvénients.
Je lance un regard chargé d’éclairs à Amber.
— J’ai déjà parlé du sexe tantrique, trop tard.
— Oui, très intéressant comme sujet, hein ? balayé-je en
vitesse. Katlyn, chérie, tu n’irais pas nous chercher des roulés à
la saucisse, rapidement ?
Elle aussi me fusille du regard. Je sens que je réveille la bête.
J’adore ses yeux si expressifs. Dedans, j’y vois un subtil mélange de
colère et de… colère, en fait. Pourquoi est-ce que ça me fait cet
effet ?
— Bien sûr, ma grosse prune.
Je l’attrape par le bras et lui murmure :
— Le « grosse », tu n’étais pas obligée.
— C’est parce qu’à la place de prune, à la base, c’était le mot
connard dans ma tête. J’ai dû faire un remplacement de
dernière minute. Tu m’as prise pour ta bonne ?
Je ne lui réponds rien et souris à ma sœur tandis que Katlyn
s’éloigne. Je suis presque sûr que chacun de ses pas déclenche une
vague de magma sur son passage. Elle a l’air furieuse. Ça ne fait
rien. Elle le sera moins quand elle aura son argent.
— Qu’est-ce. Que. Tu. Fous. Là ?
— Tu détailles les mots comme Maman, quand tu es énervé ?
— Ne me compare pas à elle.
— Pourtant, tu fais pareil.
— C’est une soirée privée. Tu ne peux pas juste te contenter
de me suivre partout où je vais.
— Qu’est-ce qui te dit que je te suis ?
Je ricane.
—D’accord. Et à part en brandissant mon nom comme un
gage de garantie avec la sécurité, en bas, comment tu aurais pu
rentrer ?
— Je suis la plus un de quelqu’un…
— De qui ?
— De Mike Fellbow.
Rien que l’évocation de son nom me hérisse le poil. Mike est mon
rival. Nous avons un parcours presque similaire, lui et moi. Une
année sur l’autre, nous nous volons des places sur le très sélect
podium des personnalités les plus influentes du monde des affaires.
Ce n’est qu’un trentenaire frimeur, blond aux yeux bleus, prétentieux
et froid, qui court derrière tous les jupons qu’il croise. Rien à voir
avec moi, donc. Lui et moi sommes diamétralement opposés. Enfin,
je crois…
— Quoi ?! Pourquoi ?! Vous vous fréquentez encore ?!
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi lui ?
— Parce qu’il est gentil, c’est tout.
— Ce n’est pas un homme pour toi.
— Tu penses que tu as le pouvoir de choisir un homme pour
moi ? Ça va, ne fais pas l’offusqué, pour qui tu me prends ? J’ai
roulé ma bosse, moi aussi, hein. Je me suis tapé tout un tas de
mecs dans mes cours de yoga. Ne sois pas si naïf.
Beurk, j’ai envie de gerber.
—Oh, non, mon estomac va se retourner… Tu as fait tes trucs
de… de sexe tantrique, là, avec Fellbow ?
— Tu plaisantes ? C’est lui qui m’a montré !
— Là, c’est clair, je vais dégueuler. Mais tu ne savais même
pas où j’allais !
— Quand tu as dit que tu allais dans une soirée importante,
j’étais certaine que Mike irait aussi. Un coup de fil, et c’était
réglé.
Bon sang, depuis qu’ils se sont rencontrés, ces deux-là ne se
lâchent pas et c’est aussi pour ça que je ne veux pas voir ma sœur.
— Pitié… Je regrette vraiment que les parents te l’aient
présenté une fois. Depuis, vous êtes collés comme…
— Une serviette hygiénique à son vagin ?
— Oui, voilà, ironisé-je, c’est exactement comme ça que j’allais
finir ma phrase.
— Relax, frérot. Mais ta copine est très cool ! Journaliste,
alors ?
— Ouais.
— Plutôt sexy, en plus.
— Arrête, Amber. Tu fais chier, là.
— Oh, oh, la voilà qui revient !
Amber devient d’autant plus familière avec Katlyn qu’elle sait
qu’elle va la revoir à Noël. D’ailleurs, elle ne se prive pas pour le lui
dire.
—J’ai hâte de t’avoir à Noël à Beverly Hills chez les parents,
Katlyn.
Le faux sourire de Carotte se fige, tandis que je me racle la gorge.
—Ça va être génial ! continue Amber sans se départir de son
insupportable bonne humeur.
Oh, bon sang… quand elle est comme ça, j’ai envie qu’elle
s’envole comme Aladdin sur un tapis de yoga et qu’elle ne revienne
plus jamais mettre les pieds dans mon univers. Plus jamais ! Et
surtout pas avec un sale type comme Mike Fellbow. Putain, celui-là,
je vais le tuer !
— Ah bon… Logan ne m’en a pas parlé, dit-elle en tournant la
tête vers moi.
— Oh que si, ma Carotte, je t’en ai parlé… Rappelle-toi le
Starbucks.
— Comment oublier ?
— Oh, d’ailleurs, alors… Comment vous vous êtes rencontrés,
tous les deux ?
Nous répondons en même temps, mais nos réponses sont
parfaitement différentes.
— Une interview, dis-je.
— Le Starbucks.
Et merde. Amber fronce les sourcils.
— Enfin, euh… une interview dans un Starbucks, quoi !
— Génial. Je suis tellement contente que mon frère au cœur
de pierre ait enfin trouvé une petite amie qui lui plaise. Katlyn,
dis-moi franchement… comment tu fais pour le supporter ?
Je lève les yeux au ciel. Elle est vraiment insupportable.
— On s’y fait. Ce n’est pas facile tous les jours, mais on s’y
fait.
Je lui donne un coup de coude.
— Parfois, il est gentil, continue-t-elle. Enfin, je sais qu’on ne
dirait pas, mais il y a un petit cœur qui bat là-dessous.
Pour ponctuer sa phrase, elle tapote sur ma poitrine.
—Merci, ma Carotte.
— Et je crois qu’il faut qu’on parle, non ?
— J’allais y venir.
— Bon, je vous laisse, tous les deux. À plus tard !
Amber s’en va comme une tornade en ne laissant derrière elle que
des ruines.
— Alors ? Tu comptais m’en parler quand ?
— C’est la première chose que je t’ai dite au Starbucks, tu
plaisantes ?
— Sympa, ta sœur.
— Bon, pour Noël ?
— Disons que maintenant que j’ai rencontré ta sœur et que
nous avons sympathisé, tu ne me laisses pas réellement le
choix. Mais je veux négocier le prix. J’ai besoin de cet argent, et
tu as besoin d’une copine. Tu es partant ?
13
Chapitre post-rencontre Amber

KATLYN

— Tu veux négocier, c’est ça ? Combien tu veux ? lâche-t-il en


comprenant tout de suite où je veux en venir.
Je me sens tout à coup terriblement mal de négocier. Je me
plaignais tout à l’heure de passer pour une prostituée, et voilà que
j’en suis à revoir mes tarifs. Combien je vaux, hein ? Qu’est-ce que
coûtent mon temps et ma vie ?
— Je…
Il m’a déstabilisée, mais il sort déjà son portefeuille de sa poche,
j’aperçois une liasse de billets, un chéquier, et je me rappelle alors
que ce type est un connard.
— Cent mille dollars.
Je lâche le chiffre sans plus réfléchir, si une soirée ici vaut dix
mille, quelques jours à Noël méritent ces cent mille dollars. Non
seulement ils me permettront de remettre Dan dans le droit chemin,
mais ils effaceront mes dettes et je pourrais prendre le temps de
retrouver un job.
— Cent mille dollars, tu m’accordes trois rendez-vous avant
Noël pour qu’on mette au point notre histoire et qu’on ne se
retrouve pas dans la merde comme avec ma sœur, tu passes
Noël avec moi à Beverly…
— Tu t’occupes de tous les frais, je ne dépense pas un rond
pour aller à Beverly Hills, le coupé-je.
— Évidemment. Nous irons dans mon jet de toute façon. Donc
tu passes Noël avec moi à Beverly, je te ramène et ensuite nos
chemins se séparent.
Je me demande bien comment il va vendre notre prétendue
séparation à ses parents, puisque j’imagine que c’est son but
ensuite.
— Oui.
Je confirme le deal en tendant la main, pour sceller notre accord. Il
la serre avec un enthousiasme retrouvé.
— Je m’attendais à trois cent mille dollars, minimum, s’amuse-
t-il. Maintenant que ma sœur t’a rencontrée, je n’ai plus
vraiment le choix.
Je le fustige du regard. C’est ça, sa vie de connard ? S’amuser de
sa vision de l’argent et la comparer à celle des autres ? Il me faudrait
peut-être deux ou trois ans pour réunir cent mille dollars.
Je dois trouver quelqu’un pour prendre soin de Dan pendant les
vacances de Noël, prévenir Camilla que j’ai résolu mon problème
financier majeur et booker trois rendez-vous dans mon agenda avec
Logan Le Connard. C’est complètement faisable. Ce sera juste un
mois de décembre plus pénible que les autres, mais ensuite, je serai
soulagée.
— De quoi vous avez parlé avec ma sœur ? demande Logan,
à présent que les tensions sont apaisées entre lui et moi.
Probablement parce qu’il a obtenu ce qu’il voulait, que j’ai obtenu
ce que je voulais également, et que nous baignons tous les deux
dans le soulagement.
— De sexe tantrique.
Ma réponse fuse, plus pour l’agacer qu’autre chose. Amber est
adorable, très ouverte et complètement transparente. La première
chose qu’elle m’a dite c’est qu’elle était là pour espionner son frère
et sa copine, qu’elle s’en fichait de la soirée et qu’elle voulait juste
voir quelle femme parvenait à supporter son frère, parce que, selon
ses propos, « il est imbu de lui-même au plus haut point, j’ai peur
que ce soit irrécupérable ». Elle n’a pas tort. J’ai tout de suite ri et
sympathisé avec elle, je lui ai demandé qui était son frère, et ma
gorge s’est nouée en réalisant que je devais jouer la comédie.
Je n’aime pas le mensonge. Amber a l’air adorable et j’ai dû
mentir sans vergogne pour défendre le rôle que je joue ce soir, tout
ça parce que Logan Archer a sûrement un complexe hétérosexuel,
ou je ne sais quoi, et qu’il refuse de sortir sans être affiché au bras
d’une nana.
Ou bien cette histoire de journaliste qui fait peur est vraie.
À ce stade, je n’en sais plus rien. Parce que s’il a besoin de moi à
Noël, c’est que ça va plus loin que cette histoire de faire peur à ses
concurrents.
— Amber sera là ?
Je pose la question, et il comprend tout de suite que je parle de
Noël.
— Oui, confirme-t-il. Interdiction de lui révéler le pot aux roses.
Elle a l’air mignonne et sympathique, mais c’est une vipère dont
le seul but dans la vie est de me griller auprès de ma mère.
— J’ai des doutes là-dessus, elle est vraiment adorable. C’est
la première personne qui m’a parlé ce soir.
— C’est parce que tu es journaliste.
— Il n’y a pas écrit « journaliste » sur mon front, fais-je
remarquer. Les gens pourraient m’aborder pour se présenter.
— Et tu pourrais en faire de même.
Je déglutis en réalisant que je n’ai pas fait beaucoup d’efforts ce
soir, trop intimidée par toutes ces robes claquantes. Mais cet idiot
m’a également donné comme instructions de me la fermer.
— J’ai bien peur que ça viole notre accord qui consiste à faire
en sorte que je me la ferme.
— J’ai…
Il ouvre la bouche, j’ai presque l’espoir que des excuses sortent de
sa gorge. Mais il la referme aussi sec et nous entraîne vers un autre
couple de gens barbants, avec lequel il discute argent, économie et
placements pendant dix bonnes minutes. Je retiens au moins trois
soupirs, je fais basculer mon poids de droite à gauche sur mes
talons. Quel inconfort total ! Comment font les femmes pour tenir
debout toute la soirée ? Est-ce qu’il n’y a pas une salle avec des
tables autour desquelles on peut s’asseoir ?
Puis j’avise Amber, au bras d’un blond aux yeux bleus, et l’espoir
renaît au fond de mon esprit. Je tire Logan en arrière, prête à aller
mener la discussion avec Amber. Il émet quelques mots d’excuse et
se laisse entraîner.
— Qu’est-ce que tu fais ? demande-t-il.
Je ne réponds pas, tout ce que je vois en Amber, c’est une bouée
de sauvetage. Il est trop tard quand Logan se rend compte du
traquenard que je lui tends.
— Amber ! je lance en arrivant auprès d’elle.
— Oh, Katlyn, je te présente Mike, Mike, voici Katlyn.
Amber est adorable, elle fait les présentations, m’inclut, et nous
nous mettons à discuter quand, tout à coup, je réalise que Mike et
Logan se dévisagent sans prononcer un mot.
— Logan ?
Ma question est timide.
— Oh, ne t’inquiète pas de ces deux-là, ils se font la guerre
depuis des années, me rassure Amber. C’est à qui aura la plus
grosse.
— La plus grosse ? m’étonné-je.
— La plus grosse fortune, précise-t-elle. Ils sont en compétition
permanente sur tous les sujets, à croire qu’ils ne supportent pas
l’existence de l’autre et qu’ils font de leur mieux pour s’écraser
mutuellement.
J’écarquille les yeux et je hoche la tête.
— Mais tu sais tout ça, non ? Tu es journaliste dans
l’économie, j’imagine ?
Logan me donne un petit coup de coude, signe qu’il écoute malgré
tout. Mais je ne me vois pas jouer le rôle de journaliste économique,
c’est un domaine dont j’ignore tout, alors je saisis l’opportunité de
rétablir une identité à laquelle il sera plus simple pour moi de coller.
— Eh bien, je suis journaliste, mais pas dans l’économie.
Logan avait envie qu’on fasse un peu peur à tous les requins de
ce soir, alors je n’ai pas précisé mon domaine de prédilection.
— Oh, s’extasie Amber. Quel est ton domaine de prédilection
dans ce cas ?
J’ai presque envie de lui répondre le sexe tantrique, juste pour
m’amuser, mais ce n’est pas un domaine dans lequel je suis assez
expérimentée pour pouvoir tenir une discussion poussée, sans
compter que la sœur de Logan a l’air d’en connaître un rayon sur le
sujet. Je fais défiler tous les domaines qui m’intéressent dans la vie
et je lance finalement :
— La psychologie. La manière dont nous gérons nos
émotions, ce genre de choses.
Je ne suis pas spécialiste du domaine, mais j’ai suffisamment lu et
décrit des émotions dans mes romans pour être capable de faire
illusion.
— Vraiment ? s’étonne Amber. Je pensais que quelqu’un qui
disposait d’une palette d’émotions et d’une compréhension de
l’être humain ne perdrait pas son temps avec mon frère. Il n’a
qu’un cœur de pierre et il a décidé de mettre ses émotions dans
un placard quand il était gosse.
Elle le nargue, mais il est trop occupé à dévisager Mike.
— Vous comptez vous déclarer la guerre ?
Ma question est prononcée sur un ton banal, mais je vois que
Logan serre les dents.
— Mike ne devrait même pas être là, articule mon cavalier. Je
pensais que ceux qui commettaient des délits d’initié finissaient
en prison.
— C’est une rumeur, rien n’a été prouvé, se défend Mike.
— Oui, bien sûr, parce que l’information est apparue comme
par magie devant tes yeux peut-être.
— Je vais te coller un procès pour diffamation si tu continues.
— Essaie, mes avocats t’écraseront comme la merde que tu
es avant même qu’on soit au tribunal.
— Ne t’avise pas de me chauffer, Logan Archer, ça fait un petit
moment que j’ai envie de te montrer qui est le plus fort.
— Par avocats interposés ? demandé-je.
— N’essaie pas de comprendre, me fait Amber en balayant
l’air de sa main.
— On y va, décide soudainement Logan.
Sans même me laisser le temps de dire au revoir, il me tire en
arrière, je manque de m’écrouler avec mes talons en ratant une
marche qui traînait par là, mais sa poigne est forte et je m’accroche
à lui pour ne pas me vautrer par terre. Il me guide jusqu’au vestiaire,
tandis que je proteste. Il récupère nos affaires, j’attrape mon
manteau, que j’enfile, ainsi que mon sac à main. Il me pousse vers
la sortie.
— Mais c’est quoi, ton problème ? lâché-je une fois à
l’extérieur, attendant son chauffeur.
— Je n’ai pas de problème, la soirée est finie, c’est tout. Tu as
rempli ton rôle, maintenant casse-toi.
— Pardon ?
— C’est vrai, j’oubliais.
Il tire son chéquier de la poche de son manteau, défait le stylo qui
y est accroché et commence à écrire frénétiquement. Il décroche le
feuillet et me le tend.
— Dix mille dollars, comme convenu.
J’attrape le bout de papier,
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
J’ai envie de savoir ce qui le met dans cet état. Logan n’a pas
bronché de la soirée et voilà que, face à Mike, il se transforme en
gosse boudeur. Pour quelqu’un qui n’a pas d’émotions, ça a l’air de
sérieusement bouillonner dans son crâne, mine de rien.
— Dégage, OK ? Mon chauffeur va te raccompagner.
— Tu ne montes pas ?
— Je vais marcher.
— Tu vas marcher sur toute l’île ?
— J’ai besoin de prendre l’air.
La limousine se gare devant nous, il ouvre la portière, le geste
aurait pu être gentleman, mais il a plutôt l’air de vouloir se
débarrasser de moi aussi vite que possible, comme si j’avais la
peste.
— Et notre accord ?
Je tremble tout à coup à l’idée qu’il revienne dessus. J’ai besoin
de cet argent, terriblement besoin.
— Mon assistante t’appellera, lâche-t-il.
Oh, il ne le fera même pas en personne. Génial. Me voilà réduite à
l’état de bout de viande.
— Très bien, rétorqué-je sur un ton sec.
Je m’engouffre dans le véhicule, donne l’adresse au chauffeur et
croise les bras sur ma poitrine comme une gamine sans jeter un seul
regard vers l’extérieur. J’espère qu’il se gèlera les couilles en
rentrant chez lui. Il ne doit jamais marcher, il doit avoir des employés
qui le portent dans la rue probablement. Un type imbu de lui-même
comme ça, ça ne marche pas. C’est pour le commun des mortels, ce
genre de conneries.
Tandis que ma colère gronde, j’ouvre mon sac à main et j’attrape
mon smartphone.
C’est là que je vois les huit appels en absence de Camilla et que
je fais défiler ses nombreux messages WhatsApp, où elle s’exprime
sur un ton affolé.
Logan n’est plus que de l’histoire ancienne. Toutes pensées
concernant le beau gosse milliardaire s’évanouissent
instantanément.
— Changement de plan, dis-je au chauffeur. On va à l’hôpital.
14
Chapitre post-soirée mondaine

LOGAN

Il gèle. Fait chier. Cette soirée était complètement merdique.


Pourquoi faut-il que Mike Fellbow soit toujours en train de traîner
dans mes foutues pattes ? J’ai l’impression qu’il essaie de
s’introduire dans ma vie comme un serpent et que pour ça, il est prêt
à charmer tous les êtres qui comptent un tant soit peu pour moi. Je
n’apprécie pas beaucoup ma sœur, mais c’est ma sœur. S’il fait ça,
c’est juste parce qu’elle s’appelle Amber Archer. Rien d’autre. Elle
n’est même pas classée au magazine Forbes, elle donne des cours
de yoga ! Bien sûr, grâce à moi et à nos parents, elle dispose d’une
clientèle un peu plus prestigieuse que la normale, prête à allonger
des dollars pour faire la position du chien tête en bas, mais quand
même ! Et puis, elle a bien quelques petites affaires à côté, mais elle
ne s’en occupe pas beaucoup – à mon grand dam, d’ailleurs.
Bon, d’accord, ce n’était peut-être pas une si bonne idée que ça,
cette promenade dans la neige. Mais je sais où je veux aller. Chez
Shawn. Ce n’est pas très loin d’ici et j’ai besoin de réfléchir. J’ai
peut-être été un peu sec avec Carotte, mais franchement cette nana
me gonfle. Elle a son petit caractère et c’est plutôt mignon, mais
c’est comme le sel : si on en met trop, ça devient immangeable.
J’ai les mains dans les poches. Le vent froid me fouette le visage.
Que des vipères, autour de moi ! Que ce soit Mike, ou encore
Amber… et peut-être même Carotte, qui veut juste me faire raquer
un maximum de pognon. Tous des vipères ! Elle va faire quoi, avec
ça ? S’acheter un ranch en Arizona ?
Comme toujours, l’établissement est ouvert. C’est une vieille
cantine dans laquelle les ouvriers new-yorkais aiment bien aller
déguster quelques plats faits maison par le chef : Shawn lui-même. Il
était déjà vieux quand j’étais jeune et, maintenant, il l’est encore
plus.
Rien n’a changé. Toujours ce bon vieux comptoir à l’entrée, sur
lequel s’entassent les assiettes pleines de biscuits apéritifs et les
pintes de bière, ainsi que les assiettes sales des clients qui viennent
de partir. Quelques tabourets de bois qui ont connu plus de fesses
qu’il y a de personnes dans cette ville — d’accord, j’exagère peut-
être. Tout, ici, a l’air usé, rustique, comme si le temps s’était figé et
avait gardé avec lui, dans sa bulle, les immenses tables de bois
avec ses bancs sur lesquels on peut tenir à douze. Bref, tout le
charme de chez Shawn.
À peine ai-je passé la porte qu’une délicieuse odeur de steak
haché et de purée m’envahit les narines. Comme toujours : cuisine
peu élaborée, mais suffisamment goûteuse pour ravir les papilles.
Je me pose au niveau du comptoir. La rage m’a déjà envahi. Je
suis maintenant dans une phase un peu plus mélancolique – surtout
quand je vois ce lieu.
— Un coca sans bulle avec des glaçons ? demande une voix
bien familière.
— Ah, Shawn. Comment tu vas ?
— Comme un type que tu n’es pas passé voir depuis près de
six mois.
— Je sais, Shawn… Je suis désolé.
Shawn est un homme de soixante-dix ans, à peu de choses près,
qui porte toujours une casquette sur la tête pour cacher sa calvitie –
autant dire qu’il la porte depuis longtemps. Son visage, usé par le
temps, est froissé comme du vieux journal et contraste avec ses
deux magnifiques yeux d’un bleu clair comme les eaux caribéennes.
J’aurais tellement voulu que mon grand-père soit comme lui.
—Tu vas bien ?
— Non, évidemment.
— Je m’en doutais. Allez, prends ton coca sans bulle
dégueulasse, va ! Ça va te faire du bien. Raconte-moi un peu.
— La salle est bondée, Shawn. Je ne vais pas te faire perdre
de temps.
— Avec toi, ce n’est jamais une perte de temps, mon grand.
Je souris. C’est vrai, je suis une machine. Un robot sans cœur,
mais cet homme sait faire naître en moi des émotions. Il est comme
un sorcier. Un nécromancien sentimental qui me met un peu de
baume au cœur à chaque fois que je passe le voir – c’est-à-dire
rarement. Trop rarement.
— Tu ne parles pas ? insiste-t-il. Je croyais que tu étais
toujours dans ton dicton : « Fonce, fonce, fonce ». C’est bien ça
que tu dis, non ?
— Ouais. C’est vrai. Mais je fonce quand je sais où je vais et
là, j’ai l’impression d’être un peu perdu.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Mike.
— Ah, Mike ! Vous vous chamaillez encore, tous les deux ?
Vous avez bossé ensemble dans la même boîte et vous étiez
amis, à l’époque. Je ne comprends pas…
Il s’en est passé, des choses, ces dix dernières années. Lorsque
je suis arrivé à New York, j’étais un gamin de vingt ans qui aspirait à
devenir trader, et c’est ce que j’ai fait. J’ai profité du nom de mes
parents et de leur petite fortune de rentiers pour faire de bonnes
études et commencer une carrière à Wall Street. Mike était là, lui
aussi. Nous étions les deux cadets de la boîte et rapidement, nous
nous sommes liés d’amitié. Nous étions comme cul et chemise :
inséparables. J’avais confiance en lui et lui en moi. C’était une amitié
saine et réciproque. On faisait du chiffre, mais ce n’était pas le plus
important. À l’époque, on parlait déjà de se lancer tous les deux à
notre compte. Juste tous les deux, et d’éclater la concurrence.
Et puis, nous nous somme disputés.
— Je te rappelle que c’est lui qui a commencé !
— Ah, Logan ! Tu vieillis, mais tu ne grandis pas. Quand est-ce
que tu vas commencer à oublier tout ça, et à pardonner ? Il
serait temps, tu sais…
— Jamais. Tant que cette petite merde sera tranquillement
dehors en train de vivre sa vie, je ne lâcherai rien.
— Bah, dis donc… Tu n’es pas sorti de l’auberge, mon grand.
Tu sais que ça ne marche pas comme ça. Tu ne te souviens
pas, quand vous veniez tous les deux manger ici, le midi ?
Shawn avait déjà son petit restaurant et avec Mike, nous aimions
aller déjeuner ensemble. C’était toujours sympathique. Convivial.
Shawn a fini par nous connaître et en quelques mois, nous étions
devenus comme ses petits-enfants. Le pauvre n’a pas eu une vie
facile. Il a toujours dû bosser comme un dingue pour gagner des
clopinettes et n’a jamais accepté notre aide. Sans doute par fierté.
—Toi non plus, tu ne grandis pas. Je peux toujours te donner
ton sésame pour quitter cet endroit de merde et partir vivre ta
vie ailleurs.
— Et comment tu ferais, tous les six mois, par une belle soirée
enneigée et glaciale, pour venir trouver conseil ?
— Très drôle.
— C’est peut-être un boui-boui de merde, mais je me plais
toujours à te rappeler que c’est là que tu viens quand tu
cherches de la sécurité, Logan.
— Ça va, pardon, Shawn. Je suis énervé, c’est tout.
— Il y a autre chose ?
— Je dois payer une nana plusieurs dizaines de milliers de
dollars pour qu’elle accepte d’être ma petite copine pour Noël.
— Comment ça ? demande-t-il en levant un sourcil et en
prenant un air amusé. Tu ne peux pas simplement te trouver
une vraie copine ?
— Si on fait le ratio temps que ça me prendrait et pognon que
cette nana me bouffe en faisant semblant d’être la copine
parfaite, je gagne plus d’argent en continuant de bosser que si
je me consacrais à ça. Tu comprends le raisonnement ? Le
temps, c’est de l’argent, Shawn.
— Et cette femme, elle est gentille ?
— C’est une tête de mule invétérée, une paysanne sans
éducation qui rentre dans le lard de tout le monde et en plus,
elle fait des caprices.
— Mais tu l’aimes bien.
— Pas tant que ça, non.
— Ce n’était pas une question.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Elle me plaît bien, moi, cette femme.
— Tu ne la connais même pas !
Shawn me sourit et s’accoude à son comptoir.
— Si elle est capable de te faire sortir de tes gonds et de faire
en sorte que tu ne sois pas un robot froid et métallique, alors,
elle me plaît. Point barre.
— Il y a beaucoup de gens qui me font sortir de mes gonds.
— Ah bon ? Moi, je crois que tu as la colère assez froide, au
contraire, et que les impulsions colériques que tu as de temps à
autre ne sont dues qu’à des membres de ton entourage. Si elle
arrive à te faire réagir et à t’asticoter, toi, le cyberhumain, c’est
qu’elle a quelque chose de spécial et ça me plaît.
Je soupire. Quand Shawn est comme ça, il ne lâche pas l’affaire.
Inutile de lui dire toute l’inimitié que je ressens pour Carotte. Elle m’a
bien aidé, mais elle y avait aussi son intérêt.
— Et qu’est-ce que tu comptes faire avec Mike, hein ?
— À chaque fois que tu dis son nom, j’ai les poils qui se
dressent.
— Non, mais franchement ?
— Je vais lui coller mon poing dans la gueule.
— Ah, ça, c’est une décision qui montre que vous êtes encore
un peu amis, quelque part.
— Certainement pas ! Lui et moi, nous sommes ennemis.
Ennemis à la vie à la mort. J’irai bouffer son âme en enfer s’il le
faut.
De toute façon, je suis convaincu que cet enfoiré me poursuivra
où que j’aille. Je pourrais aussi bien me barrer de l’autre côté du
pays qu’il serait là, à deux pas, à me narguer avec son sourire idiot
et sa coupe ridicule. Je ne comprends même pas comment un type
comme lui a pu réussir. Il est stupide. Si on lui met du grain sur une
table, il picore. Con comme une poule !
— Et ta petite copine, tu en as fait quoi, ce soir ?
— Je l’ai mise dans la voiture de mon chauffeur pour qu’il la
raccompagne.
— Et ?
— Et quoi ? C’est tout. Il devrait y avoir autre chose ?
— Tu l’as embrassée ?
— C’est pour de faux, Shawn ! Elle a touché dix mille dollars
pour cette soirée, je ne vais pas non plus lui tenir la porte, si ?
— Tu pourrais quand même te montrer élégant. Qu’est-ce que
tu lui as dit, en partant ?
Je marmonne dans ma barbe.
— Quoi ? Je n’ai pas entendu.
— J’ai dit : « mon assistante t’appellera ».
— Charmant ! Du grand Logan !
— Vous vous êtes tous passé le mot, avec cette expression ?
J’aurais dû lui dire quoi ? Gente demoiselle, mon assistante
vous recontactera dans les plus brefs délais afin de vous faire
savoir toute mon affection ?
— Non, tu aurais dû lui dire que tu allais l’appeler !
— Encore une fois, c’est pour de faux. C’est du business. Ça
n’a rien de perso, je ne vais pas l’appeler moi-même. J’ai une
assistante !
— Si elle te plaît, tu devrais te comporter différemment.
— Tu m’écoutes, quand je te parle ?
— Et toi, tu m’écoutes ? Essaie de mettre ton cerveau de
machine sur off, et d’écouter un peu ce que te dit ton instinct.
— On dirait un conseil tiré d’un Disney. Pitié, Shawn…
— Je sais très bien que tu peux le faire.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que tu es ici, et ce n’est pas ta tête qui t’y a conduit,
fait-il en me tapotant sur la poitrine du bout du doigt, avant de
m’adresser un clin d’œil.
D’accord. 1 pour Shawn, 0 pour Logan. Il n’a peut-être pas tort,
après tout. Je vais peut-être envoyer un message à Carotte.
Il s’agit simplement d’un message de courtoisie, et rien de plus.

Moi : Bien rentrée ? Logan A.


15
Chapitre post-mauvaise nouvelle

KATLYN

Heureusement que je n’ai pas à payer la limousine parce que je


n’ai pas un rond sur moi, je fais un signe de la main au chauffeur
après l’avoir remercié, et je fonce droit vers les urgences en courant.
Je franchis l’accueil, observe la salle d’attente et tombe
immédiatement sur Camilla. Elle a les yeux rouges, le téléphone
scotché à la main, attendant peut-être un message de ma part pour
lui indiquer que j’arrive. Il sonne, quand je m’approche d’elle, elle
décroche :
— Mama, tout va bien, je vais bien, c’est Dan, ce n’est pas
moi, OK ? Diego n’aurait jamais dû te dire que j’étais aux
urgences sans t’expliquer, je vais bien, OK ? Je vais très bien, je
suis en pleine santé. Non, je n’ai pas besoin que tu appelles le
directeur de l’hôpital, je…
Elle lève la tête et me voit.
— Je te rappelle, Mama. Pour la énième fois, je vais bien.
Elle raccroche. Elle ouvre la bouche, elle a du mal à parler et je
vois bien, à ses traits tirés, qu’elle vient de passer la dernière heure
à pleurer, c’est certain.
— Je suis désolée, Kat, dit-elle alors que les sanglots montent
à nouveau dans sa gorge. Je l’ai laissé une minute dans les
toilettes, il s’est enfermé à clef et au bout d’un moment, je
commençais à m’inquiéter, alors j’ai tambouriné à la porte,
tambouriné, tambouriné… Il ne répondait pas et…
Les larmes dévalent ses joues comme jamais et je me sens prise
d’un élan de compassion pour elle qui fait céder toutes mes
barrières de froideur. Je m’élance, je la serre dans mes bras tandis
qu’elle pleure. Je suis du genre glacial quand l’adrénaline est encore
dans mon corps, je ne me fie qu’à ma raison et je mets mes
émotions de côté. Mais pas avec Camilla. Elle a besoin d’être
rassurée, elle a besoin que je lui dise que…
— Ce n’est pas de ta faute, OK ?
Je murmure à son oreille tandis qu’elle hoche la tête contre mon
épaule.
— Il… J’ai pas réussi à ouvrir la porte et tu ne répondais pas,
alors j’ai appelé les pompiers, ils sont venus, ils ont défoncé la
porte de ta salle de bains, je suis désolée.
— Ce n’est pas grave, la rassuré-je. Ce n’est qu’une porte.
C’est matériel, ça n’a pas d’importance.
— Et il était là, sur le sol de la salle de bains, et il… il y avait du
vomi et du sang aussi, je crois. Les pompiers ne m’ont pas
laissé voir.
— C’est mieux comme ça, ce ne sont pas des images que tu
veux graver dans ta tête.
— Je suis tellement désolée, Kat. Tu m’avais fait confiance
pour veiller sur lui et j’ai tout foutu en l’air.
Je la détache de moi, je la prends par les épaules, et je plonge
mon regard dans le sien :
— Camilla, il n’y a aucun monde où tu as à être désolée.
Qu’est-ce que tu m’as répété toutes ces années quand c’était
moi qui m’autoflagellais parce que je l’avais lâché des yeux une
minute ?
Elle renifle, je fouille dans mon sac à la recherche d’un paquet de
mouchoirs et le lui tends. Elle sait très bien ce qu’elle m’a répété
toutes ces années, mais je le redis, à voix haute, pour que ça
s’imprègne dans son cerveau.
— Ce n’est pas de ta faute, ce n’est pas de ta responsabilité.
Peut-être qu’il avait encore de la drogue sur lui et qu’il l’a
ingurgitée sans que tu t’en rendes compte, peut-être qu’il était
en redescente, peut-être que… On ne peut pas savoir, OK ? Et
nous ne sommes pas responsables de son comportement ou de
ses actes. Il est adulte. C’est moi qui suis désolée que tu aies
dû en passer par là.
Elle me serre dans ses bras, je lui rends son étreinte, aucune
larme ne roule sur ma joue. Je sais que tant que tout ne sera pas
réglé, je serai en tension, incapable de me relâcher, incapable de
pleurer. Camilla me connaît par cœur, elle ne dit rien, ne fait pas de
remarques sur mon sang-froid. Elle retire son sac de la chaise à côté
d’elle et nous nous asseyons pour attendre.
Combien de fois ai-je attendu dans un hôpital pour Dan ? Je ne
compte plus depuis belle lurette. J’ai tout essayé, depuis la mort de
nos parents, pour le remettre dans le droit chemin, mais rien n’y a
fait. Il n’a pas vécu les choses de la même manière, il reste
persuadé que c’est une injustice flagrante, qu’ils n’auraient pas dû
mourir. Il est dans ce cercle vicieux de déni, de rejet, et il n’accepte
pas la situation.
Je me demande s’il voit Papa et Maman quand il est dans ses
délires. J’aimerais bien les revoir, encore une fois, pour leur dire tout
ce que j’ai sur le cœur. Pour leur dire de ne pas m’abandonner,
parce que je ne suis clairement pas capable de prendre soin de mon
petit frère toute seule. Et encore moins de moi-même.
— S’il s’en sort…
— Il va s’en sortir, me coupe Camilla. Il doit s’en sortir.
— S’il s’en sort, je le mets en cure de désintox.
— Tu n’as pas les moyens.
— J’ai les moyens, ton super patron vient de me les donner.
J’ai un chèque dans ma poche qui va me permettre de voir venir
janvier, et un futur paiement qui devrait éponger mes dettes et
payer toute la cure de Dan.
— À ce point ?
Je hoche la tête.
— Ensuite, je n’ai plus qu’à retrouver un job, à retourner à la
vie que mes parents avaient choisie pour moi, et tout rentrera
dans l’ordre. Je surveillerai Dan tous les jours, je ferai en sorte
qu’il ne replonge pas. Je serai là pour lui. Pas comme ces
derniers mois.
Camilla grogne.
— Quoi ? demandé-je.
— Tu es en train de culpabiliser d’avoir pris du temps pour toi
et l’écriture, dit-elle.
— Pas du tout, j’ai essayé, ça n’a pas marché et on voit bien
les conséquences aujourd’hui. Je dois jouer les escorts et les
fausses petites amies à Noël pour un milliardaire. Un connard
milliardaire, qui plus est.
— Il a remis sur le tapis cette histoire de Noël ?
— Complètement.
— Et ?
— Et j’ai dit oui. Cent mille dollars, Camilla. Je ne peux pas
passer à côté.
Elle déglutit. Elle connaît l’ampleur de mes dettes. Une fois que
j’aurai remboursé mon prêt étudiant, qui s’élève à quarante-cinq
mille dollars, que j’aurai payé le crédit à la consommation que j’ai dû
prendre pour aider Dan, et que j’aurais payé sa cure de désintox, il
ne restera presque rien. Juste de quoi voir venir janvier, peut-être.
Mais je n’aurai plus de dettes et je m’en sentirai plus légère. Ce
sera comme si l’ardoise était revenue à zéro, comme si j’avais une
nouvelle chance de réussir dans la vie. Je ne compte pas gâcher
cette opportunité. Je vais suivre la voie que mes parents avaient
tracée pour moi.
— Ça pourrait te permettre d’écrire plus longtemps, glisse-t-
elle.
— Non. J’ai abandonné cette idée. Il est temps de redevenir
sérieuse. Dan m’a ramenée à la réalité. Je ne peux pas me
permettre de m’amuser. J’ai presque trente ans, Camilla. Il est
temps de me poser, d’avoir un job stable et d’arrêter de courir
après des rêves qui ne se réaliseront jamais.
— Dan ne devrait pas être une raison de tout arrêter. Tu l’as dit
toi-même : il est responsable de ce qu’il fait.
— Mais je suis responsable de lui. Je suis sa grande sœur. Je
suis sa seule famille, Camilla. Si je ne parviens pas à le
remettre dans le droit chemin, je dois au moins subvenir à ses
besoins financiers.
— Ce n’est pas la bonne solution.
— Quelles solutions est-ce que j’ai à ma disposition, Camilla ?
Dis-moi, qu’est-ce que je peux faire ? L’abandonner à son sort ?
Ça me briserait le cœur. Je me sentirais tellement mal que je ne
pourrais plus rien faire de mes journées. Le forcer à garder un
job qui ne lui plaît pas ? Il n’a pas tenu plus de deux semaines
dans le dernier. Je ne sais pas quelle est sa voie, mais le temps
qu’il la trouve, je dois être là pour lui.
— OK, OK. Tu es remontée, c’est normal. On en reparlera à
tête reposée, d’accord ? Je ne pense pas que…
Elle s’interrompt quand un médecin appelle son nom.
— Camilla ? Camilla Kerwood ?
Ma meilleure amie me fait une moue bougonne quand mon nom
de famille retentit. Elle n’aime tellement pas le sien qu’elle utilise
régulièrement le mien pour éviter qu’on lui pose des questions.
— Tu as très bien fait, lui dis-je. Viens, on va dire qu’on est ses
sœurs.
— Je n’ai aucune ressemblance avec ton frère, argumente-t-
elle.
Camilla a des origines cubaines, elle est persuadée que n’importe
qui peut repérer sa peau hâlée et dire d’où elle vient, mais elle se
trompe complètement.
— Peu importe, tu es sa sœur de cœur, viens.
Nous nous levons toutes les deux, le médecin nous demande si
nous sommes de la famille, nous hochons la tête et il ne pose
aucune question. Il nous guide dans les couloirs tout en nous
expliquant la situation :
— Nous avons dû lui faire un lavage d’estomac, il est mal en
point, en salle de réanimation, mais il va s’en sortir, je vous
rassure tout de suite. Les tests de toxicologie sont revenus, il
était positif à…
La liste des substances qu’il énumère me donne la nausée.
Pourquoi mon frère se rend-il constamment malade de cette
manière ?
— … Le psy va devoir le rencontrer.
Je n’ose imaginer la facture d’hôpital qui va s’ensuivre. Peut-être
que je ne vais finalement pas pouvoir rembourser toutes mes dettes.
Est-ce que je pourrais soutirer plus d’argent à Logan ? Ce n’est pas
quelqu’un qui a l’air de revenir sur un deal conclu.
— Le mieux pour lui serait d’aller en cure de désintoxication,
ajoute le médecin.
— Oui, je vais faire de mon mieux pour l’y mettre, s’il le veut
bien. Je veux que ce soit volontaire, que ça vienne de lui, sinon
ça ne marchera pas, ajouté-je.
— Je ne pense pas qu’il soit dans un état où il est capable de
voir ce qui est bien pour lui, poursuit le médecin. Mais vous en
discuterez avec le psy. Il est spécialisé en addiction, j’espère
qu’il pourra vous aider.
Il nous laisse devant une immense baie vitrée. Mon frère est
derrière, allongé dans un lit médical. Camilla va pour ouvrir la porte,
mais je reste figée devant la silhouette de Dan.
Je me rappelle cet hiver, il y a cinq ans, où c’était la silhouette de
mon père qui se trouvait dans un lit similaire. Après de longues
heures à s’être battu pour vivre, il avait finalement renoncé et s’était
éteint.
Je n’ai même pas pu lui dire au revoir. Je n’ai pu qu’observer sa
silhouette depuis un couloir. Ma mère avait déjà rendu son dernier
souffle avant d’arriver à l’hôpital. Et Dan… Dan était dans l’avion, il
rentrait de son échange universitaire pour passer Noël avec nous.
J’avais prévu de lui offrir un bonnet, tricoté par mes soins, comme à
chaque Noël. Celui-là était rose bonbon, et je savais que même s’il
détestait le rose, il le porterait. Parce que Dan et moi, à l’époque,
nous étions comme les doigts de la main : inséparables.
Camilla revient vers moi, m’attrape le poignet et me tire vers la
porte.
— Ce n’est pas comme il y a cinq ans, me dit-elle.
Elle sait à quoi je pense. Je lui souris, j’efface mes peurs et je la
suis, tremblante.
Nous restons au chevet de Dan, attendant son réveil. Les heures
défilent sans qu’il sourcille et je finis par ordonner à Camilla de
rentrer : elle travaille demain et ne peut pas se permettre d’être en
retard, avec son patron pervers à cheval sur les horaires. Elle me
quitte à regret, me fait promettre de lui donner des nouvelles dès
que possible. Je hoche la tête et l’embrasse.
— Je te jure, Dan, quand tu te réveilles, toi et moi on va avoir
une sacrée discussion. Plus question que tu me fasses des
frayeurs comme ça. Si ce n’est pas pour toi, fais-le pour moi.
Il ne me répond pas, évidemment. Il ne m’entend probablement
pas. Et s’il m’entend, j’imagine que ce n’est pas ce que je viens de
dire qui va l’inciter à ouvrir les yeux.
Quelle conne, je suis. Je devrais lui dire que je l’aime, que je ne
veux pas qu’il disparaisse, que j’ai un poids immense sur le cœur de
le voir dans cet état et que j’ai la frousse qu’un jour, on m’appelle
pour me dire qu’il est mort.
Je ne survivrai pas à la mort de Dan.
Je fouille dans mon sac, à la recherche de mon smartphone pour
me changer les idées, et je tombe sur un texto du très riche
Logan Archer.

Super Connard : Bien rentrée ? Logan A.

Je ne réponds pas.
16
Chapitre post-Shawn

LOGAN

Comme à chaque fois que je passe dans son restaurant, je reste


un moment chez Shawn. Il se fait de plus en plus vieux et j’ai peur
que, bientôt, il ne puisse plus le fermer. Ni même l’ouvrir, pour être
sincère. Alors, je l’aide. Ça me fait plaisir et puis ça me change.
Évidemment, je suis maladroit. Je ne suis pas spécialement habitué
à ce genre d’exercice. Je suis quelqu’un de physique, mais pour
moi, le travail quotidien qu’accomplit Shawn est un mystère absolu.
— Merci, mon grand.
— De rien, Shawn. J’ai l’impression d’être Luke Skywalker qui
vient sur Dagoba demander conseil à Yoda, à chaque fois que
je viens te voir.
Il me donne un coup de torchon derrière la tête.
— Aïe ! Pardon, pardon !
— Tu me compares à une petite créature verte et putride ?
— Oui, mais terriblement agile.
De nouveau, coup de torchon.
J’éclate de rire et attrape mon téléphone tandis que mon ami sort
deux verres dans lesquels il verse un fond de délicieux whisky.
— Allez, ça va te réchauffer, ça.
— Mmh mmh.
— Qu’est-ce que tu fais sur ton engin ?
— Je regarde mes messages.
— Tu regardes si elle t’a répondu, pas vrai ?
— Quoi ? Non, bien sûr que non.
— Menteur.
— C’est juste que je lui ai demandé si elle était bien rentrée et
elle n’a pas répondu.
— Et alors ? Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, non ?
— Pas du tout. Pas de nouvelles, inquiétude.
— Je croyais que tu t’en fichais de cette fille.
— Je m’en fiche, mais j’investis gros sur elle, donc je ne
voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose. J’appelle Armin, mon
chauffeur.
J’attrape mon téléphone sous les yeux rieurs de Shawn. Je sais
très bien ce qu’il a en tête et il se goure complètement, mais je n’ai
même pas envie d’essayer de lui prouver qu’il a tort. Quand ce vieux
bonhomme a une idée en tête, il devient têtu comme un âne :
impossible de le faire changer d’avis. Il va aller jusqu’au bout de sa
pensée et n’en démordra pas tant que je n’aurai pas admis qu’il a
raison.
— Armin ne répond pas. Putain, c’est pas vrai…
— Tu parais bien paniqué pour un type qui s’en fout, Logan.
— Je viens de la payer dix mille dollars et elle a mon numéro
de téléphone. Bien sûr que je suis inquiet. Je ne voudrais pas
qu’elle commence à faire n’importe quoi dans mon dos. Je me
méfie. Qui sait de quoi elle est capable ? Noël approche et je
dois l’emmener dans ma famille.
— Pourquoi ça ? Tu ne me l’as pas dit !
Je soupire. Il ne comprendrait pas. Moi-même, en fait, je ne suis
pas bien sûr de comprendre. C’est important pour plusieurs raisons.
La première, c’est que je ne veux pas qu’on m’emmerde et qu’on
commence à me poser des questions à propos de ma vie
sentimentale. Elle ne regarde personne d’autre que moi et je n’ai pas
envie que le sujet revienne sur le tapis tout le temps. Pourquoi est-
ce que les éternels célibataires paraissent si suspects ? Dans ce
monde, j’ai l’impression que si je n’ai pas une partenaire sexuelle, on
me regardera toujours de travers. Avoir une copine, c’est déjà une
façon de marquer ma masculinité. Plus un point pour le virilisme
forcé, mais c’est comme ça, je ne peux pas y couper. La seconde,
c’est que mes parents m’ont prêté de l’argent pour créer ma
première société. Ce n’était peut-être pas grand-chose, mais je leur
ai cédé une part du capital dans la boîte et maintenant, une grande
partie des actions leur appartiennent. Mes parents veulent une
descendance, un empire. Ils veulent que la famille perdure et pour
cela, ils me mettent une pression de dingue !
La vie de couple équilibrée est donc pour eux un passage
obligatoire pour être un bon gestionnaire de vie professionnelle. Si je
me ramène avec Katlyn et que je la présente comme une petite amie
intéressante, mais oubliable, ils arrêteront de me gonfler avec ça, et
ils ne réfléchiront plus à vendre leurs parts. Je n’aurai qu’à prétexter
ne pas pouvoir venir pour les prochains Noëls et les prochaines
fêtes de famille, esquiver la situation pendant quoi… deux ou trois
ans ? Et ça me laissera largement le temps de trouver quelqu’un de
plus convenable que Carotte. Sauf si Amber vient foutre son nez
dans mes affaires, évidemment.
— C’est compliqué, Yoda.
— Appelle-moi encore une fois comme ça, Logan Archer, et je
te casse une bouteille sur la tête.
— Tu n’oserais pas.
— Tu sais très bien que si.
En effet, je sais très bien qu’il oserait. Shawn est un survivant. Il a
connu New York et toutes ses crises. Il est né ici et il mourra
sûrement ici sans avoir jamais foutu le nez hors de la ville. Un vrai
New-Yorkais pure souche. J’ai déjà vu ce mec se battre contre
plusieurs personnes en même temps qui foutaient le bordel dans
son restaurant, et les mettre en fuite. D’abord, il a toujours un
énorme couteau à thon à portée de main et si ça ne suffit pas, il sort
le fusil pour les foutre dehors sauf quand il a envie de se dégourdir
les jambes et de coller quelques beignes. Bien sûr, maintenant, ce
n’est plus vraiment possible, à cause de son âge avancé.
Ah, enfin, Armin me rappelle.
— Putain, qu’est-ce que tu foutais ? Tu es censé être mon
chauffeur. Tu décroches de jour comme de nuit, dis-je en
trempant mes lèvres dans le whisky. C’est ton job, je te paie
assez cher comme ça.
— Pardon, boss.
— Tu as déposé la fille ?
— Oui, comme prévu.
— Chez elle ?
— À l’hôpital.
Mon sang ne fait qu’un tour.
— Comment ça, à l’hôpital ?
— Je ne sais pas, elle m’a demandé de la déposer là-bas.
— Passe me prendre chez Shawn. Je t’envoie l’adresse.
Merde, Armin, tu aurais dû me prévenir.
Je raccroche aussi sec et avale mon whisky d’une traite.
—Un problème ?
— Elle est à l’hôpital.
— Bon sang, qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Rien, apparemment. Enfin, je ne sais pas. Je vais tirer ça au
clair.
— Parce que tu t’inquiètes ?
— Parce que je veux surveiller mon investissement. Je ne
voudrais pas qu’elle ait une maladie ou un truc du genre.
Après avoir dit au revoir à Shawn, je me retrouve une fois de plus
dans les rues glacées de New York. Bon sang, cette ville est
tellement immense et en même temps si petite. J’ai l’impression de
la tenir dans le creux de ma main.
Pourquoi Carotte est-elle à l’hôpital ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas
répondu ? Pourquoi n’a-t-elle rien dit ? Autant de questions qui se
succèdent dans ma tête et je me déteste de me les poser de cette
façon. J’ai l’air d’un mec complètement accro alors que ce n’est pas
le cas. Pas du tout. Je veux simplement m’assurer que tout va bien
pour elle parce que j’ai besoin d’elle. Pour rien d’autre. Je ne veux
pas que ça passe pour de la faiblesse ou de la bêtise. Je vais juste
aller jeter un œil à ce qu’il se passe dans cet hôpital.
Je n’ai pas pour habitude de réécrire un message avant qu’on ne
m’ait répondu, mais cette fois-ci, je fais une entorse à mon
règlement.

Moi : Tout va bien ? Armin m’a dit qu’il t’avait déposée à l’hôpital.
Si tu as une maladie qui peut te faire mourir dans les trois semaines
à venir, j’aimerais que tu tiennes au moins jusqu’à Noël. On a un
deal.
J’hésite à envoyer le message. Ce n’est peut-être pas très
charmant et un peu abrupt. J’ai les doigts gelés, et je m’énerve.

Moi : Tu es malade ?

Non, elle va croire que je suis en train de lui faire un reproche à la


con pour quelque chose qu’elle aurait fait dans la soirée.

Moi : Pourquoi est-ce que tu es à l’hôpital ? J’espère que tu n’as


pas une maladie contagieuse.

Non, ça fait le mec qui ne pense qu’à sa gueule.

Moi : Carotte ?

Je crois que c’est le mieux que je puisse faire. Je ne peux pas être
plus sympathique que ça avec elle. Je reconnais que je ressens tout
de même une pointe d’inquiétude. Je n’aimerais pas qu’il lui arrive
quelque chose de trop grave. Ça compromettrait notre deal, mais
surtout, ce serait dommage pour elle. Elle ne mérite quand même
pas ça.
Armin débarque enfin pour me récupérer.
—Tu en as mis du temps.
— Chez vous, boss ?
— Non. Au même hôpital. Je veux savoir ce qui se trame là-
dessous.
D’accord, peut-être que je m’inquiète quand même un peu. Même
beaucoup. J’ai déjà ouvert mon cœur par le passé et tout ce que j’en
ai retiré, ce sont des blessures. Même si je l’apprécie, je ne veux pas
qu’elle le sache. Jamais. Je ne veux pas qu’on puisse encore profiter
de moi comme on l’a déjà fait avant. Je ne commettrai pas cette
erreur deux fois et tant pis pour ma vie amoureuse. Je dois faire un
choix.
17
Chapitre post-arrivée aux urgences

KATLYN

Mon téléphone vibre encore sous le coup d’un message de Logan.


Je n’ai pas envie de lui répondre, ma vie privée ne le regarde pas et
je ne veux pas de son regard de pitié.
— Kat…
Dan ouvre les yeux, je me lève de ma chaise, soulagée, et je sens
les larmes qui envahissent mes joues. J’ai tenu bon jusqu’à ce qu’il
soit hors de danger, mais maintenant, c’est un torrent qui dévale
mon visage.
— Dan, murmuré-je. Ne me refais plus jamais une telle frayeur.
— Où… où est-ce que je suis ?
— À l’hôpital.
Je caresse ses cheveux châtains, il n’a pas hérité de la tignasse
rousse, lui. Mais ça va à ravir avec ses beaux yeux bleus.
— Je… suis… fatigué…
— Oui, c’est normal. Je vais te laisser te reposer, d’accord ? Je
reviendrai demain.
— D’acc…
Il referme les yeux et se rendort presque aussitôt. Je vais devoir
prendre des arrangements pour pouvoir le mettre dans un centre
digne de ce nom. J’espère que cette fois, ce sera la bonne, qu’il aura
vraiment envie de se soigner. Je refuse de le mettre là-bas contre
son gré. Si ça ne vient pas de lui, rien ne fonctionnera.
Demain matin, première heure, j’irai à la banque déposer le
chèque de Logan et ensuite je prendrai rendez-vous avec son
médecin pour discuter des centres les plus proches. Ou peut-être
qu’il faut que j’en choisisse un loin de la ville ? Peut-être que New
York ne lui rappelle que des mauvais souvenirs ? Si seulement il
pouvait se confier à moi, comme avant. Nos parents disaient parfois
que nous aurions pu être jumeaux, tant nous étions proches. Dan a
beau avoir cinq ans de moins que moi, je n’ai jamais été aussi
proche de quelqu’un que de lui.
Je renifle, passe devant le bloc des infirmières et les préviens que
je m’en vais. Elles me jettent un sourire fatigué, me souhaitent bon
courage et retournent à leur travail épuisant. Elles doivent avoir une
énergie de dingue pour tenir douze heures d’affilée debout, à
s’occuper des patients.
Je suis de retour dans le hall des urgences et je vois les portes
vitrées qui s’ouvrent sur Super Connard.
Bon sang, Logan Archer s’est pointé à l’hôpital. Tout ça pourquoi ?
Parce que je ne répondais pas à ses messages ? Qu’est-ce que je
fais ? En situation de stress, il y a trois réponses possibles : se
battre, fuir et rester paralysée. Je n’ai pas l’intention de rester
paralysée, je m’enfuirais bien, mais il barre la sortie. Non, je n’ai pas
d’autres solutions que de l’affronter.
Je marche d’un pas décidé, faisant comme si je ne l’avais pas vu.
— Hey ! Carotte ! lâche-t-il en m’apercevant.
Je lève la tête, bien décidée à ne pas lui montrer la moindre
faiblesse. Il ne saura pas que j’ai pleuré, il ne saura pas que mon
frère est ici. Il ignorera même que j’ai un frère. Il serait capable de
voir ça comme un défaut qui m’empêcherait d’accomplir mon devoir
à Noël. Au contraire, c’est une force à mes yeux, c’est la raison pour
laquelle je dois garder ce contrat coûte que coûte.
Mais il n’a pas intérêt à me titiller de trop, parce que je ne suis pas
d’humeur.
— Logan, dis-je sur un ton froid.
— Je t’ai écrit, tu ne m’as pas répondu. Ça ne fait pas partie du
deal.
— Que je ne réponde pas ? Il faudrait que tu rédiges un
contrat si tu comptes inclure de nouvelles clauses toutes les
heures. Le contrat dit : trois rendez-vous, Noël avec ta famille à
Beverly Hills, tous frais payés par tes soins et cent mille dollars
à la fin. Mets ça par écrit et je le signe avec plaisir. Rajoute des
petites clauses comme le fait que tu as le droit de me harceler
de textos sur ma vie privée et que je suis supposée te répondre,
et je ne signe plus rien du tout.
Je le défie du regard. Je joue un jeu dangereux, mais je ne
compte pas me laisser marcher sur les pieds. Super Connard est
comme tous les milliardaires : il se croit tout puissant, il pense qu’il
peut imposer ses règles comme bon lui semble. Je vais tenir mon
engagement, mais je ne le laisserai pas me piétiner avec sa
supériorité à deux balles.
— Très bien, tranche-t-il après une demi-seconde de réflexion.
Ce sera par écrit. On le signe demain.
Je lutte pour ne pas me décomposer. Vraiment, il va mettre ça par
écrit ? Après tout, pourquoi pas. Je hausse les épaules et poursuis
jusqu’à la sortie, les portes automatiques s’ouvrent et il sort avec
moi.
— Je te fais déposer chez toi ?
— Non, merci.
Je réponds sèchement, j’ai encore un arrière-goût de « mon
assistante va t’appeler » dans la bouche et je ne compte pas lui
laisser l’opportunité de me caler un nouvel épisode de ce type.
Il paraît surpris que je lui dise non. Quoi ? Aucune nana n’a jamais
refusé de monter dans sa limousine, c’est ça ? Il croit que l’argent
achète tout ? Il se racle la gorge et je me retourne en soupirant.
Qu’est-ce qu’il me veut encore ?
— Qu’est-ce que tu faisais dans cet hôpital ?
— Ça ne te regarde pas.
— Si ta santé est en danger, ça me regarde. Ça fout en l’air
mes plans.
— Si tu as besoin que je te signe une attestation sur l’honneur
dans ton foutu contrat comme quoi je vais bien, que je suis en
bonne santé et que je ne vais pas clamser dans les jours à
venir, je le ferai.
— Je préférerais une attestation de ton médecin.
Je lève les yeux au ciel. Il déconne, j’espère ?
Non, il ne déconne pas.
— Très bien, dis-je avec un sourire forcé. Tu auras une
attestation de mon médecin. Tu paieras le coût du rendez-vous,
en revanche.
— OK.
Il a l’air dubitatif. Il s’imagine quoi ? Que je suis mourante ? Ou il a
changé d’avis et cherche un moyen de se sortir de son engagement
sans passer pour un type lunatique ?
Il marche à côté de moi tandis que je prends la direction de l’arrêt
de bus. Les bus de nuit ne sont pas mes préférés, mais là, entre la
limousine de Logan et les camés du bus de nuit, je préfère
largement le second choix.
— On doit prendre rendez-vous, ajoute Logan.
— OK, prenons rendez-vous.
— Demain, annonce-t-il.
J’inspire. Ma journée de demain ressemble à un marathon, alors
que je n’ai même pas de boulot. Mais je ne compte pas rentrer dans
des explications.
— Demain, confirmé-je. 14 h.
Il ne regarde même pas son agenda.
— Très bien. 14 h, mon bureau.
— Non, tranché-je. 14 h, le Starbucks habituel. Je veux un lieu
public, pas un bureau que tu peux fermer à clef.
— Comme si j’allais te faire quoi que ce soit.
— Le Starbucks, insisté-je.
— Franchement, tu es prétentieuse.
— Elles tombent toutes seules, c’est ça ?
Il a un sourire pervers.
— C’est ça.
— C’est plutôt l’argent qui les fait tomber, parce que ton
attitude de connard est du genre repoussante.
Je monte dans le bus sans lui laisser le temps de répondre, il n’a
même pas l’air de s’offusquer de ce que je lui balance. Combien de
fois est-ce qu’on l’a insulté pour que ça coule comme ça sur lui ?
Même moi je me sens sale d’avoir dit de telles choses, ce n’est pas
dans mes valeurs, je m’en veux et je me mords la lèvre.
— Demain, 14 h, au Starbucks ! articule-t-il à côté de la vitre
du bus où je me suis installée.
Je hoche la tête en faisant rouler mes yeux dans leurs orbites.
Oui, c’est bon, j’ai compris, il a besoin d’insister pendant vingt ans ?
Le bus s’éloigne enfin et je soupire de soulagement. J’envoie un
message à Camilla pour la rassurer et mes yeux errent dans le
vague pendant le reste du trajet.

***

Je suis arrivée en avance au Starbucks. Ma matinée a été longue,


et peut-être que ça se voit sur mon visage, parce que Marysa, qui
avait un air fermé quand elle m’a vue arriver, se déride en me voyant
de plus près.
— Ça va ? me demande-t-elle, et je sens l’inquiétude dans sa
voix.
— Sale nuit, dis-je. J’ai eu quelques problèmes, mon frère…
Je la regarde, je réalise qu’elle va sûrement discuter avec Logan
quand elle lui servira son café et d’un seul coup, je n’ai plus envie de
me confier.
— Ce n’est rien, dis-je finalement. Je suis désolée pour hier,
par contre.
— Pour hier ? demande-t-elle en préparant mon chocolat
chaud.
— J’ai eu l’impression que tu m’en voulais que Logan vienne
me parler. Je te jure que je n’ai rien fait pour ça, que je ne
cherchais pas à te tuer ton coup, et que c’est strictement
professionnel entre lui et moi.
— Professionnel ? Tu lui écris un roman ? Tu écris sa
biographie ?
— La biographie d’un type qui n’a même pas trente ans ?
m’étonné-je.
— Eh bien, il a quand même une sacrée carrière derrière lui
déjà, non ? Et puis il doit y en avoir des choses à écrire sur sa
famille. Je l’ai googlé.
— Je… Oui, c’est ça, j’écris sa biographie, enfin pas tout à fait.
Je change de discours, parce qu’après tout, c’est ce qui fera le
plus sens pour Marysa, et si nous devons nous confier, Logan et
moi, des aspects de nos vies pour pouvoir faire illusion devant ses
parents, ce sera tout à fait justifié pour l’écriture d’un tel livre.
— N’hésite pas à glisser un petit mot sur moi, il est drôlement
beau. Et puis bon, il est riche. Ça a un côté sexy indéniable.
Je me retiens de cligner des yeux à plusieurs reprises. Je
n’imaginais pas que c’était le genre de choses qui attirait Marysa.
— Je glisserai un mot à ton sujet.
Je lui en fais la promesse tandis qu’elle me donne ma tasse
surmontée du dôme de chantilly le plus monstrueux que je n’ai
jamais eu. Elle me fait un grand sourire, je comprends qu’elle
m’achète à coups de chantilly.
Et je dois avouer que ça fonctionne.
Je m’installe à ma table habituelle, je sors mon ordinateur, pas
pour écrire, non, je n’en ai plus envie et je ne veux pas que Logan
me surprenne dans l’écriture de mon roman. Je me mets à glaner
des informations sur les centres de désintoxication dont le médecin
m’a parlé ce matin. Il y en a trois qui pourraient convenir à mon
budget, qui ne sont pas trop loin de New York et qui disposent de
jardins où Dan pourra prendre l’air régulièrement. Ils ont de bons
avis, un taux de réussite correct, je cherche le taux de rechute, mais
ce ne sont pas des informations que les centres aiment mettre en
avant. Même s’ils œuvrent pour le bien-être de la population, ce sont
des organismes privés, ce qui signifie que, pour eux, c’est un
business.
Logan franchit la porte du Starbucks, les épaules de sa veste sont
pleines de flocons de neige, il se secoue dans l’entrée et je me dis
que comme ça, avec son écharpe bordeaux, il a presque l’air
normal.
Puis il ouvre la bouche pour réclamer son café à Marysa et son
ton hautain me ramène sur Terre.
18
Chapitre post-hôpital

LOGAN

Je ne suis pas en couple avec Carotte, et pourtant je me vois mal


flirter avec Marysa. Quand j’ai une cible, je n’en ai qu’une à la fois.
Je lui demande ma boisson habituelle sans répondre à ses appels
de phare.
— Bonne journée, me dit-elle en m’adressant un clin d’œil.
J’attrape mon café sans lui rendre sa politesse avant de m’installer
à table avec Katlyn.
— Je suis un peu vexé qu’on fasse ça ici.
— Je m’en fous. Je trouve ça normal qu’on signe dans un lieu
public. On ne sait jamais.
— Je vais littéralement t’emmener chez moi, dans ma
chambre, à Noël.
— Oh, tu as une petite chambre chez tes parents ? Trop
mignon.
Je secoue la tête, devant son sourire ironique et moqueur.
Décidément, elle n’en perd pas une, celle-là. À chaque fois qu’elle a
l’occasion de me tailler un costard, elle fait ça mieux que mon
tailleur.
— J’ai dit qu’on allait à Beverly Hills, je n’ai pas dit qu’on allait
nécessairement chez mes parents. On y sera que pour les
repas et, d’une manière générale, aussi peu souvent que
possible. J’ai aussi une villa, là-bas.
— Le contraire m’eût étonnée.
— Tu rédigeais un article sur ton ordinateur ? À propos de
quoi ?
— Ça ne te regarde toujours pas. Secret professionnel.
— Super. En parlant de professionnel, on va devoir accorder
nos violons, ma chère. Je ne veux pas qu’il y ait d’incohérences
dans notre histoire. Alors voilà ce que je te propose : tu as fait
une interview de moi, tu es tombée éperdument amoureuse, fin
de l’histoire.
— C’est tout ? Elle est archinulle, ton histoire.
— Tu as une meilleure idée ?
— Au moins des centaines, là, comme ça.
Je m’agace. Elle dit de moi que je suis prétentieux, mais elle n’est
pas mal non plus dans le genre.
— Alors, vas-y, éblouis-moi.
— L’interview est une étape obligatoire, on a servi ce
mensonge à ta sœur. Ensuite, on peut romancer un peu. Il faut
donner du détail, il faut donner de la saveur à ton récit. Sinon,
comme on s’y attache ?
— Qu’est-ce qu’on s’en fout ? Il s’agit de quelques points sur
lesquels on se met d’accord pour ne pas passer pour des cons.
Le reste, c’est inutile, je n’ai pas l’intention d’en faire un roman
de genre.
— Si c’était un roman, une chose est sûre, ce ne serait pas
une romance.
— Non, ce serait de la science-fiction. Les mecs comme moi
ne traînent pas avec les filles comme toi, en général.
L’air de Carotte s’assombrit. Ses yeux s’emplissent de fureur.
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Que si tu piques, je mords, et qu’un moustique a peu
d’intérêt à affronter un loup.
— C’est toi, le loup ? Tu me fais rire.
Je reste de marbre devant sa remarque. Inutile d’aller plus loin. Il y
a plusieurs choses qui me laissent à penser que je ne suis pas en
position de faiblesse, dans cette histoire. J’ai certes besoin d’elle,
mais elle a aussi besoin d’argent. Je peux le sentir d’ici. C’est une
accumulation de petits détails qui me met la puce à l’oreille. L’hôpital
– coûteux –, les vêtements bon marché, le sac bon marché et,
surtout, le métier. Si elle est journaliste, elle a sûrement étudié. Si
elle a étudié, elle a des dettes. Personne ne paie ses études aussi
facilement, dans ce pays.
— J’ai apporté le contrat, dis-je en tirant un tas de papiers
reliés d’une pochette.
— Hâte de lire ce que tu as écrit, ironise-t-elle.
— Ce sont les conditions dont nous avions parlé. Tu peux les
relire. Tout est là. Je me suis permis d’ajouter ce que tu m’as dit
hier, justement. Concernant les messages. Je veux qu’on soit
clairs et qu’on se réponde.
— Pour quoi faire ?
— Pour m’assurer que tout va bien.
— Tu t’inquiètes pour moi, maintenant ?
— Non. Je protège mon investissement.
— Bah voyons…
— Demain, tu fais un check-up complet chez le médecin. À
mes frais. Je veux être sûr que tout va bien avant qu’on signe
ce contrat. Si tu veux modifier des choses dedans, tu m’en
parles maintenant, mais je te suggère de ne pas être trop dure
sur la négociation. Je suis légèrement irrité depuis hier soir.
— Ah bon ? Je croyais que tu étais comme ça naturellement.
— Non. Là, je suis plutôt calme. Quand je serai vraiment de
mauvaise humeur, fais-moi confiance, tu le sauras.
— Bon, accordons nos violons concernant l’histoire qu’on veut
raconter à tes parents et à ta famille.
— Tu avais une idée, non ? Enfin, plutôt, des centaines… Si tu
préfères, je détaille un peu : je m’assois pour l’interview, je sens
que tu es déjà un peu tendue. Je commence à parler, ma
prestance t’impressionne, et à la fin de notre jeu de questions-
réponses, tu oses te lancer et tu me demandes mon numéro de
téléphone, ce que j’accepte parce que je trouve que tu as de
jolis yeux. On se revoit quelques fois, on décide de se laisser
une chance et paf, te voilà.
— Tu trouves que j’ai de jolis yeux ?
— Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mon personnage
trouve que tu as de jolis yeux.
— Mais ton personnage… C’est toi, dans l’histoire.
— C’est une façon de parler ! Rah, laisse tomber.
— Si cette histoire te fait plaisir, fais ce que tu veux. Mais moi,
je dis que ce n’est pas crédible.
Je fronce les sourcils.
— Pourquoi ça ?
— Parce que personne ne tombe amoureux comme ça ?
— Tu rigoles ? Ça m’arrive tous les jours quand je fais des
interviews.
— Les femmes ne tombent pas amoureuses de toi, elles
tombent amoureuses de ton argent. Et encore !
Une nouvelle fois, Carotte m’arrache un sourire. J’étais de
mauvaise humeur avec l’histoire de Mike, hier soir, mais avec son
caractère de cochon qui se roule dans la boue, elle me fait marrer.
Ce n’est vraiment pas à la portée de tous. Elle me dit les choses en
face. Des choses que personne n’ose me dire, habituellement. Tout
le monde pense que je suis un connard, mais je suis le seul à qui
personne ne le dit jamais. Ils ont peur des répercussions. Ils ont peur
que je ruine leurs vies minables. Et ils ont raison. Je pourrais le faire
genre… comme ça, en un claquement de doigts. J’ai le bras si long
que j’ai l’impression d’être un poulpe. Si je veux les griller dans New
York et ses alentours, je peux le faire. Mais elle, elle ne semble pas
en tenir compte. De l’inconscience ? De la folie ? De la témérité ? Je
ne sais pas. En tout cas, ça me plaît parce que ce n’est pas habituel.
Elle me contrarie. Ça devrait produire l’effet inverse sur moi, mais ce
n’est pas le cas.
— Tu sais que plus tu es sèche, plus je te trouve amusante ?
Elle prend une expression étonnée.
— Quoi ?
— On dirait un chaton qui essaie d’avoir l’air menaçant.
— C’est comme ça que tu me vois ?
— Non. Je te vois plus comme une carotte rebelle qui refuse
de se faire râper.
Pourquoi est-ce qu’elle sourit ? Je plisse les yeux et elle
m’arrache un sourire que je m’efforce de cacher. Je ne dois pas
montrer de faille. Jamais. Aucune.
— On a trop souvent essayé de me raper pour que je me
laisse faire.
— Moi aussi.
— Toi ? Pff, c’est ça.
— Tu ne me crois pas ?
— Si tu ne me racontes rien, aucune chance.
— Je n’ai pas envie d’en parler.
— Si on ne se raconte rien de nos vies, on n’aura pas l’air
crédibles, je te signale.
Bon, d’accord, là, elle marque un point. Il faut qu’on soit un peu
plus intimes que de simples connaissances qui se lient par contrat si
on veut avoir l’air d’un couple.
— OK.
Je commence par lui parler de ma vingtaine. Ma vie d’avant n’a
aucun intérêt. Elle est fade et insipide. C’est quand je suis arrivé à
New York et que j’ai commencé à devenir un vrai requin que ma vie
a réellement débuté. Avant, je n’étais que l’ombre de moi-même. Un
gamin au potentiel inexploité qui se contentait de bosser pour les
autres sans jamais oser se lancer. Ça n’a pas pris longtemps avant
que je devienne cette machine froide et métallique qu’on appelle
Logan Archer et qui signe des deals pour plusieurs dizaines de
millions de dollars. Tout au plus quelques années. J’ai eu le temps
de me faire au monde de la finance, de me former à la bourse et à
tous ses arcanes – si complexes pour le commun des mortels.
— Et dis-moi, Logan Archer, dans tout ça, tu ne fais jamais
mention d’un couple ni même d’une petite amie.
— Ce n’est pas ce qui est intéressant.
— Au contraire, ça l’est. Si je veux rentrer dans le personnage,
je dois aussi savoir à quoi ressemblaient tes ex.
Je fais rouler mes yeux dans leurs orbites. Elle a le sens du détail.
Elle a envie d’en savoir plus sur moi. Je ne sais pas si c’est vraiment
pour apprendre à me connaître et jouer son rôle au mieux ou pour
déballer ma vie privée dans la presse ensuite.
— Tu improviseras.
— Tu ne me fais pas confiance ?
— Tu es journaliste. Bien sûr que non.
Comment lui faire confiance ? Impossible. Si mes affaires privées
sortaient dans la presse, je prendrais un grand coup. N’importe qui
peut évidemment fabuler sur ce qu’il s’est réellement passé,
n’importe qui peut inventer une histoire et l’écrire. Ce n’est pas
compliqué. Mais la réalité dépasse souvent la fiction. Et dans le cas
présent, j’en fais les frais. Mes aventures amoureuses. J’entends par
là, la seule que j’aie vraiment eue, et qui m’a laissé le cœur en
miettes. C’est à ce moment-là que j’ai su que j’en avais un et que
l’offrir aux autres pouvait être très douloureux. Dorénavant, je ne
laisserai plus ce genre de faiblesse me déconcentrer et m’écarter de
mes objectifs. Je préfère être considéré comme un sans-cœur que
comme un faible qu’on peut manipuler à l’envi.
J’aimerais lui faire confiance, parce que cette fille est intéressante,
mais je ne peux pas.
— Je vois. On part sur de bonnes bases, je trouve.
— Des histoires de cul sans intérêt.
— Comme je suis surprise.
— Celles-là, je ne les compte plus.
Marysa fait son apparition. Elle a un grand sourire. Elle porte un
plateau à la main, profitant que les clients sont peu nombreux et que
son collègue s’en charge.
Elle apporte un roulé à la cannelle et une boisson chaude spécial
Noël – à la cannelle aussi, donc.
— J’ai pensé que ça pouvait vous faire plaisir, monsieur
Archer.
— Je vous en prie. Appelez-moi Logan.
— D’accord, Logan.
Carotte fait une drôle de tête. Marysa s’en va, après avoir offert la
boisson chaude à la journaliste et le roulé à moi-même.
Je souris en apercevant son numéro, griffonné sur la serviette. Je
l’attrape et l’enfourne dans ma poche.
— Tu vois ? Ça m’arrive tout le temps.
— C’est ton argent qu’elle veut.
— Ou mon corps. Va savoir.
— Si elle peut avoir les deux, elle ne se gênera pas.
— Elle ne pourra avoir que l’un des deux.
— Pourquoi est-ce qu’on parle de ça ? Et puis, sérieux, tu es
vraiment intéressé par Marysa ?
Je hausse les épaules.
— Je n’en sais rien. Je verrai bien. J’imagine qu’on commande
à manger seulement quand on a faim, non ?
— Quelle horrible métaphore...
J’ai l’impression que quelque chose la turlupine. Est-ce à cause de
Marysa ? Peut-être bien. Je crois que j’aimerais qu’elle soit un peu
jalouse. C’est le seul moyen puéril qu’il me reste pour mesurer son
intérêt pour moi. Reste à savoir comment elle réagira… C’est
maintenant que les choses deviennent intéressantes.
19
Chapitre post-roulé à la cannelle (miam)

KATLYN

— Elle t’aime bien, sache-le.


Je fais mon annonce pour tenir ma promesse et jette un coup
d’œil en biais à Marysa au passage. Nous échangeons un regard qui
veut dire « oui, je lui ai dit, t’inquiète ». Je n’ai pas envie qu’elle sorte
avec lui parce que c’est un Super Connard, mais j’ai besoin de tenir
mes promesses.
Comme celle de prendre soin de mon petit frère.
— Tu ne dis rien ? ajouté-je.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Si tu ne fais pas
l’affaire, je me tournerai vers elle, tout simplement. Je suis sûr
qu’elle, au moins, ne me fera pas chier à chercher une histoire
crédible comme toi. Elle se contentera de ce que je lui donnerai.
— Et après tu pourras la jeter comme un vulgaire mouchoir
utilisé ?
— Exactement.
— Vraiment, Logan Archer, tu me dégoûtes.
Je renifle pour appuyer mes dires. Il me donne la gerbe, mais j’ai
l’impression que je m’y fais puisque je suis capable de me
concentrer sur la suite sans faire tourner ses paroles cent fois dans
ma tête. Il a l’air déçu quand j’enchaîne :
— OK, j’en sais un peu plus sur ton passé, enfin à noter que
ce que tu me racontes, je l’avais déjà lu sur Google, hein.
— Alors tu m’as googlé ?
Il papillonne presque des yeux, se rengorgeant à cette idée. Il vit
pour la célébrité et l’approbation des autres ou quoi ? C’est tout ce
qu’il a dans sa vie ? Si c’est le cas, c’est bien triste, il ne pourra
jamais nouer de réelles relations à courir comme ça après la
célébrité.
— Oui, je t’ai googlé. Pour savoir dans quoi je m’engageais. Tu
pensais que j’allais accepter d’aller à un repas avec toi dans un
hôtel privé sans vérifier qui tu étais ?
Il perd son air satisfait. Décidément, j’ai le don pour l’agacer.
— Quel type de questions est-ce que tes parents vont poser ?
demandé-je.
Il hausse les épaules.
— Je ne sais pas, qu’est-ce que les parents posent comme
questions habituellement ?
— Tu ne sais pas ? Ils n’ont jamais posé de questions sur tes
ex ?
Il me regarde d’un drôle d’air.
— Non, m’assure-t-il.
— Vraiment ? insisté-je. Elles se sont pointées et tes parents
ne les ont même pas considérées ? Elles ont servi de potiches,
c’est ça ?
— Non.
Il est fermé. Je déteste ces réponses monosyllabiques.
— Logan, je veux bien qu’on ne se fasse pas confiance, je
veux bien que toute cette affaire soit une… farce, honnêtement.
Mais si tu veux qu’on aille au bout, tu dois me donner un
minimum d’informations, sinon tout ton plan va capoter, ils vont
découvrir le pot aux roses, et tu seras comme un con à leur
expliquer que tu m’as payée pour jouer le rôle de ta petite amie.
Il soupire, pèse le pour et le contre et finit par me lâcher l’info :
— Je ne leur ai jamais présenté une copine.
Logan Archer n’a jamais ramené de femme à ses parents. Voilà
qui promet de rendre l’histoire intéressante.
— Donc je suis la première fille que tu leur présentes ?
Il hoche la tête et murmure un « officiellement ».
— OK, OK. Tu n’as vraiment aucune idée du genre de
questions que les parents posent, en fait ?
— Non. Mais quelles qu’elles soient, imagine-toi que ce ne
sera pas le genre de mes parents. Ils seront bien plus incisifs,
intrusifs, et d’autres mots en -ifs.
— OK. On va commencer par les questions de base, les
questions que mes parents poseraient si je ramenais quelqu’un
à la maison pour Noël. Qu’est-ce que je fais dans la vie ?
— Tu es journaliste, pas besoin de mentir sur le sujet, c’est
parfait. On se tient à l’histoire, je te dis. Journaliste, t’as eu le
béguin pour moi, et voilà.
— Et en quoi je suis différente de toutes les autres journalistes
avec lesquelles tu es sorti ?
— Je ne suis pas sorti avec, j’ai couché avec, nuance.
J’inspire pour ne pas perdre patience.
— En quoi est-ce que je suis différente de toutes les autres
journalistes avec lesquelles tu as couché ? reprends-je.
— Pourquoi tu serais différente ?
Il n’a pas l’air de comprendre où je veux en venir ; je sens que je
vais devoir expliquer le principe d’une relation et des sentiments à
Logan comme s’il était un enfant de quatre ans.
— Eh bien, il faut une raison pour laquelle tu t’accroches à
moi, non ? Toi, le grand Logan Archer, qui pourrais avoir
n’importe quelle femme à ton bras, pourquoi tu m’aurais choisie,
moi, Katlyn Kerwood, journaliste de bas étage ?
Je force un peu le trait de la caricature, histoire de bien lui faire
comprendre la raison pour laquelle notre romance est hautement
improbable et pourquoi il va falloir sortir l’artillerie lourde pour vendre
cette histoire à ses parents.
— Je ne sais pas, dit-il en haussant les épaules. Il faut une
raison ?
— Oui, quand tes parents te poseront la question, il faudra leur
dire quelque chose. Autant qu’on soit d’accord sur la réponse.
— Ils ne poseront pas la question.
— Ils ne se demanderont pas comme tu es tombé amoureux ?
— Ils ne s’attendent pas à ce que je tombe amoureux. Ce
qu’ils veulent, c’est que je me case. Et de toute façon, l’objectif
de ce Noël, ce n’est pas de leur vendre une histoire d’amour,
c’est que tu te montres passable, tout au plus, qu’ils ne te
remarquent pas, et qu’ils ne me reposent jamais de questions
sur toi.
Je déglutis en assimilant les informations. Donc le but, c’est que je
passe inaperçue. C’est donc pour ça qu’il m’a choisie ? Parce que je
suis banale ?
— OK, formidable, dis-je en serrant les dents.
L’argent, l’argent, l’argent, je me répète cette phrase comme un
mantra. Dan, Dan, Dan. Il le mérite. J’ai promis. C’est mon petit
frère.
— Sois correcte tout au plus, sois toi-même, quoi. Ça fera
l’affaire.
— Très bien.
J’encaisse. Il ne me connaît pas, peu importe l’opinion qu’il a de
moi, elle n’est pas le reflet de qui je suis, et ce qu’il pense ne
m’intéresse pas. J’ai un contrat à remplir.
— Je pense que c’est mieux d’être préparés pour ce genre de
questions malgré tout, on ne sait jamais, tes parents pourraient
avoir une montée de romantisme aigu.
Il se met à ricaner et se passe la main dans les cheveux. S’il
restait comme ça, il serait mignon. Le problème, c’est qu’il ouvre la
bouche ensuite :
— Ça n’arrivera pas. Mes parents ne pigent rien au
romantisme, je ne suis pas certain qu’ils connaissent le principe
des émotions.
— Je commence à comprendre pourquoi tu es un connard de
robot, alors.
Je lui souris, il ne le prend pas mal. C’est à croire que ça lui plaît
quand je le traite de connard.
— Qui ici a le plus d’expérience dans le fait de présenter ses
copains à ses parents ? finis-je par demander.
Il me regarde d’un air consterné.
— Tu veux vraiment mettre ton expérience en avant ? Parce
que, qui a le plus d’expérience dans la gestion de mes parents,
hein ?
— Ta sœur, rétorqué-je sans hésitation. Et ça tombe bien, je lui
ai donné mon numéro de téléphone hier soir, elle va pouvoir tout
me raconter sur ta vie, tes parents, et je vais pouvoir lui étaler
notre relation. Si on ne se met pas d’accord sur les détails, je
vais pouvoir lui raconter tout ce que je veux et quand elle te
posera des questions, tu te retrouveras comme un con à ne pas
savoir quoi répondre ou à tout faire foirer. Alors on fait quoi ? On
se la joue solo comme tu as l’air de vouloir le faire ou on se met
d’accord sur un mensonge qui tient la route ?
— Pourquoi est-ce que tu tiens à ce que notre mensonge
tienne la route à ce point ? C’est un mensonge, de toute façon.
— Je me sentirai plus à l’aise comme ça. Tu sais à quel point
ça va me stresser d’être de l’autre côté des États-Unis, avec
des gens que je ne connais pas, à prétendre être quelqu’un que
je ne suis pas ?
— Tu es Carotte, journaliste, et tu te balades à mon bras, tu
n’as pas besoin d’autre chose sur ta fiche d’identité.
Déjà, cette fiche d’identité est erronée, ce que je me garde bien de
lui dire, mais en plus elle ne me plaît pas. Elle manque de saveur, de
détails, et je sais que je vais bégayer si mon personnage n’est pas
peaufiné.
— OK, alors tu es tombé amoureux de moi parce que je n’ai
pas la langue dans ma poche et que je suis capable de te dire le
bon comme le mauvais. Je ne suis pas attirée par ton argent.
— Elle est bien bonne, celle-là, s’amuse-t-il. C’est tout le point
de notre contrat.
— Dont tes parents ignorent l’existence. Je ne suis pas attirée
par ton argent et j’ai mes propres rêves et mes propres
ambitions.
— Comme quoi ?
— Comment ça, comme quoi ?
— Si tu veux entrer dans le détail, je suis supposé les
connaître tes rêves et tes ambitions, non ? Tu veux gagner un
Pulitzer comme tous les journalistes ?
— Non. Je veux être écrivain.
L’information est sortie toute seule. Ce n’est pas si grave, non ? Je
l’ai abandonné, ce rêve, qu’est-ce que j’en ai à faire que
Logan Archer soit au courant ?
— Oh parfait, c’est tout à fait banal, lâche-t-il. Excellente idée.
Je ne lui dis pas que ce n’est pas une idée, que ça a tout à voir
avec la réalité et que j’ai déjà publié des livres sur des plateformes
numériques. Il n’en a rien à faire de toute façon.
— Et toi, dis-je pour changer de sujet. Quels sont tes rêves et
tes ambitions ? Ne me sors pas le bullshit habituel que tu
balances à toutes les journalistes qui t’interviewent. Sors-moi la
vraie came.
20
Chapitre post-questions

LOGAN

Je soupire. Carotte est bien curieuse, tout à coup. Est-ce que c’est
son âme de journaliste qui se réveille ? Elle est décidément une
sorte d’archétype à elle seule. Une journaliste qui aimerait devenir
écrivain. Quoi de plus cliché ? Quoi de plus banal ? Mes parents
vont adorer ça. Ils n’ont en plus aucun problème particulier avec la
littérature ou ceux qui rêvent d’en faire. Ils aiment les grands romans
américains, comme on les appelle. Ils ne vont pas spécialement
l’aimer, elle, mais au moins ils n’auront pas de franches réticences à
son égard. Elle a quand même un boulot fixe.
— Qu’est-ce que je pourrais bien avoir comme ambition,
Carotte ? J’ai déjà tout ce que je veux et le monde entier me
mange dans le creux de la main.
— Je ne sais pas. Il n’y a pas un rêve qui tient à cœur à
Logan Archer ?
— Si, celui de passer un Noël sans qu’on me pose de
questions idiotes.
— Disons que pour celui-là, c’est raté. On verra pour le
prochain. Alors ?
— Je n’en sais rien, dis-je en haussant les épaules.
Elle en a de bonnes, Katlyn ! Dans la vie, ce qui me motivait,
c’était de devenir riche pour ne plus jamais avoir besoin de rien. Très
riche. Mais d’une certaine façon, je me demande toujours : l’est-on
jamais assez ? Peut-on vraiment être satisfait ? Ce n’est pas ma
philosophie. Pour moi, la vie est un long combat. Une très longue
quête de satisfaction dans un monde illusoire. Nous ne serons
jamais satisfaits. Jamais ! Moi le premier.
Elle me prend au dépourvu. Tout ce que j’ai à proposer comme
piste de réflexion, c’est de la philosophie de comptoir à deux balles.
La même que celle qu’on déballait chez Shawn, avec Mike. Je
voulais réussir, c’est tout. Parce que c’est ce que les gens font. C’est
ce à quoi les gens aspirent.
—Tu ne voudrais pas avoir des amis ?
— J’ai des amis. J’ai Greg, l’un de mes associés.
— Qui d’autre ?
— Mon chauffeur.
— Des amis que tu ne paies pas, peut-être ?
— C’est pareil.
— Absolument pas.
Bordel, ce rendez-vous n’a déjà que trop duré. Je n’ai pas envie
que nous passions toute la journée à tenter de me faire une foutue
introspection. Je ne crois pas à ces histoires. L’introspection… Vaste
blague ! C’est comme si on sortait de notre propre esprit pour voir ce
qui n’allait pas dedans. Comment pourrait-on sortir de notre esprit
autrement que par le prisme de notre esprit, justement ? Ça n’a
aucun sens. En tout cas, une chose est sûre : au niveau des
questions, elle diffère franchement des autres journalistes que j’ai pu
rencontrer.
— Bien sûr que si. Il y a aussi mon assistante…
— Que tu paies. Encore et toujours. Tu paies les gens pour
qu’ils t’entourent, c’est ça ? Même ta fausse petite amie, tu veux
la payer.
Si les gens en voulaient à autre chose qu’à mon argent, je
pourrais peut-être leur ouvrir mon cœur mais jusqu’à présent, ça n’a
jamais été le cas et je ne vois pas pourquoi ça commencerait
maintenant.
— Tu poses beaucoup de questions.
— Pourquoi tu ne t’entends pas avec Mike Fellbow ? J’ai
l’impression que de le voir t’a fait l’effet d’une douche froide. Tu
étais à la fois écœuré et en colère.
— Je crois que tu devrais encore un peu travailler ton style
avant de devenir écrivain.
Je suis dur. Méchant gratuitement, et je le sais. Je ne veux pas la
blesser, simplement lui faire changer de sujet.
— Je t’emmerde. Alors ?
Raté.
— Lui et moi, on a une vieille rivalité. C’est tout.
— À propos de quoi ?
— J’en ai déjà trop dit.
— Mais je ne sais toujours rien de toi !
Elle commence à m’agacer. Je serre les poings. Pourquoi est-ce
que ce que je l’intéresse autant ? Pourquoi elle ne peut pas
simplement faire ce que je lui demande ? C’est comme ça que
doivent procéder les employés, non ? On leur donne des ordres, ils
obéissent et ils la ferment. Si elle voulait être payée pour réfléchir,
elle est mal tombée. Elle est là pour agir et encore, pas agir de sa
propre initiative : les directives viennent de moi. Si j’ai réussi à diriger
plusieurs grandes sociétés dans ma vie, je crois que je devrais être
capable de diriger cette fille à tête de mule.
— Je m’appelle Logan Archer, je n’ai pas de rêves, j’aime le
karaté et je n’ai qu’une ambition : faire de la vie de Mike Fellbow
un enfer. Pourquoi on ne parle pas plutôt du fait que tu as la
trentaine, que tu as des rêves, mais que tu n’as rien fait pour les
réaliser ? Tu veux devenir écrivain ? Très bien. Qu’est-ce qui
t’en a empêché, jusqu’à présent ? Quand on veut quelque
chose, on le fait, et c’est tout. On ne laisse rien se mettre en
travers de notre chemin, sinon c’est qu’on ne le veut pas
vraiment et qu’on ne le mérite pas plus. On appelle ça de la
velléité. Tu écris, au moins ? Fonce, fonce, fonce !
— Je… je…
— C’est bien ce que je pensais.
Son regard se ferme. On dirait que j’ai touché un point sensible.
Alors, elle est comme ça ? Comme tous les autres ? Comme tous
ceux qui disent « je veux faire ci, je veux faire ça », mais qui ne se
donnent jamais les moyens d’accomplir leurs ambitions ? Je me
demande toujours : ont-ils plus peur du succès que de l’échec ?
— Détrompe-toi, lâche-t-elle. J’ai écrit.
— Tu m’en diras tant. Bon, bref… Tout ça, ce ne sont que des
conneries. Je ne veux pas de tes histoires, et je n’ai pas envie
de te raconter la mienne non plus. Si tu veux me tirer les vers
du nez pour en faire un article, tu devras t’y prendre autrement.
— Visiblement, tu veux la jouer perso. Super. Quand on se
sera fait griller, tu ne viendras pas pleurer. De toute façon, ce
sera ton problème, et pas le mien. Moi, tes parents, je ne les
reverrai pas. Ce sera à toi d’assumer tes conneries.
Le reste de ce rendez-vous préliminaire est utilisé à des fins
administratives. Nous revoyons ensemble certains points du contrat
sur lesquels Carotte n’est pas d’accord. Je les note
scrupuleusement, nous négocions, et nous finissons par arriver à un
accord. Très bientôt, elle pourra signer les papiers modifiés et cela
marquera notre premier vrai « rendez-vous ». Habituellement, quand
je suis supposé avoir un rencard, je ne m’encombre pas de
complaisance ni de banalités. J’emmène la femme chez moi
directement et en moins d’une heure nous sommes aux portes du
paradis – sans vouloir me vanter. Parfois, je les autorise à passer
une nuit chez moi, mais c’est rare. L’immense majorité du temps, je
les fais raccompagner par Armin.
— Demain, on déjeune ensemble.
— Pourquoi ? demande-t-elle.
— Parce que je veux voir comment tu te tiens à table. Il y a
des manières à respecter et je vais te les apprendre. Je peux
déjà voir à ta façon de te comporter que tu es sûrement une
sauvageonne qui mange avec les doigts.
— Oui, et je me roule dans la boue, aussi.
— Je ne sais pas si c’était un trait d’humour, mais je vais
prendre ça au premier degré. À demain.
— Ton assistante m’appellera ?
— Exactement. Et Armin te donnera les détails.
Après avoir lâché ces quelques mots, je m’éclipse. Nous n’avons
pas besoin de passer plus de temps ensemble.
— Marysa, tu peux mettre ses prochaines consommations sur
ma note. Je réglerai demain.
Je ne suis même pas sûr qu’il y ait une note dans ce genre
d’établissement, mais je sais que Marysa fera ça pour moi.
Je quitte le rendez-vous, essoufflé. Je n’y arriverai pas. Je n’y
arriverai jamais. Je retrouve chez Katlyn les mêmes choses qui
m’attiraient chez celle qui m’a mis en mille morceaux. Je suis en
apnée à chaque fois que je suis avec elle. Bordel de merde, elle me
plaît et je ne veux pas de ça. Je ne la laisserai pas réellement entrer
dans ma vie mais je n’ai pas le choix jusqu’à la fin de Noël. Je serai
dur. Intransigeant. Je ne laisserai pas une femme me détruire une
nouvelle fois.
Je me rends jusqu’au bureau. Il n’y a pas de meilleur endroit que
le haut de ma tour. Le reste m’est bien égal, en fait.
Demain, j’irai déjeuner avec Carotte et je lui apprendrai les bonnes
manières dans le même temps. Il y a des codes très particuliers à
respecter, et mes parents sont très à cheval dessus. Elle ne doit pas
y déroger, sinon, ce sera la catastrophe. Ce sera la première étape.
Je repense aux paroles de Shawn à propos de Carotte. Et de
Greg, aussi. Ils se sont tous donné le mot pour utiliser leur fameuse
expression : « du grand Logan ». Comme si je n’étais pas quelqu’un
de gentil ou de fréquentable. Je fais les choses efficacement, moi.
Je vais à l’essentiel à chaque fois et je tape dans le mille. Si on veut
se mettre en couple, c’est pour avoir des relations sexuelles de
façon régulière. Je préfère sauter l’étape du couple et juste avoir des
relations sexuelles. C’est moins contraignant.
Je ne vais pas me comporter comme un goujat. Carotte m’amuse.
Elle me distrait mais me fait peur en même temps. Ma vie se partage
entre mon bureau et mon appartement. Le karaté aussi, parfois.
Mais le plus souvent, je suis réglé comme du papier à musique et je
crois que sa façon d’être apporte une petite bulle d’oxygène dans
ma vie. J’apprécie sa compagnie, mine de rien. Je n’irai pas jusqu’à
dire que je ne pourrais pas m’en passer, mais être avec elle m’en
apprend un peu plus sur moi. Elle a au moins ce mérite. Demain, je
vais essayer d’être agréable. Disons… dix pour cent de plus
qu’aujourd’hui. Pour cela, je vais avoir besoin d’aide.

Moi : Caroline, montez dans mon bureau. ASAP.


Mon assistante apparaît. Elle a les yeux pleins de questions.
D’habitude, je ne lui demande rien. Ou pas grand-chose, à part mes
rendez-vous et l’organisation de mon agenda.
—Vous souhaitez connaître vos prochains rendez-vous de la
journée, Monsieur ?
— Annulez le suivant.
— Mais…
— Annulez, Caroline. Je me fiche de ce que ça peut bien être.
J’ai besoin de votre aide.
— Pour quoi faire ?
— Vous êtes une femme, non ?
— Euh…
— Oui, question rhétorique, Caroline. Quand vous avez un
rencard, comment ça se passe, pour vous ?
— C’est… c’est très personnel, je…
— Oh, allez, un peu de sérieux. Regardez, je vais vous mettre
en confiance, je vous donne le rencard type en ce qui me
concerne : je l’invite chez moi, je la baise. Voilà. Vous êtes
contente ? À vous.
Caroline se gratte légèrement la tête et croise les jambes sur la
chaise. Elle a l’air perdue dans ses pensées. Je me demande ce
qu’elle est en train de se dire. Elle doit sans doute s’imaginer que je
suis un énorme connard imbu de lui-même qui saute tout ce qui
bouge. Elle n’aurait pas tout à fait tort. Je saute tout ce qui bouge
pour peu que ce soit élégant.
— Je… euh… Un restaurant ?
— Un restaurant ? Classique à mourir.
— Un cinéma, alors ?
— Vous voulez que je meure d’ennui, Caroline ? Donnez-moi
un vrai rencard intéressant !
— Je ne comprends pas, monsieur.
— Exécution ! Je ne vous demande pas votre avis !
— Un bowling ?
— Nul !
— Un… un… un verre dans un événement culturel ?
— Mmmh… continuez.
Carotte doit certainement être du genre à aimer ce type de
conneries. Elle est journaliste et veut devenir écrivain. La culture, ça
doit carrément être son dada.
—Une exposition ? Un vernissage ? Le lancement d’un livre
dans une librairie ?
— Le dernier truc que vous avez dit, là.
— Un lancement ?
— Oui. Ça. Est-ce que vous avez ça quelque part, Caroline ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas cherché, vous n’envisagez jamais
ce genre d’événements, alors…
— C’est vrai, mais cette fois-ci, oui. Cherchez sur votre
téléphone ! Plus vite !
Les doigts de mon assistante s’agitent sur son clavier numérique.
Elle recherche à toute allure un événement qui pourrait me convenir.
Je n’ai jamais assisté à ce genre de choses, j’imagine que ça
pourrait être une première expérience qui me sortirait un peu de la
routine et me permettrait d’en apprendre plus sur Carotte. Je vais
essayer de la tester, de mettre à l’épreuve ses limites comme elle a
essayé de le faire avec moi tout à l’heure. Elle a voulu jouer avec
mes ambitions et tout le reste, je vais la mettre en face des siennes
en l’envoyant voir un écrivain qui a réussi à trouver une maison
d’édition et à sortir son livre. Peut-être que ça lui donnera un peu de
motivation ou, dans le meilleur des cas, que ça lui donnera un bon
coup de pied au cul pour qu’elle termine ce qu’elle a commencé !
—Il y a la dédicace de Harvey Staalman.
— L’auteur qui écrit des trucs du genre... dragons et
compagnie, là ? Ces machins ?
— Oui. Il lance le dernier volume de sa trilogie demain, dans
une librairie-café. C’est un auteur de fantasy très célèbre,
monsieur.
— Envoyez-moi l’adresse. Je crois que j’ai trouvé un endroit
privilégié où en apprendre un peu plus sur Carotte. Ne lui
envoyez rien et obtenez-moi deux places, Caroline. Peu importe
le prix. J’ai comme qui dirait une petite revanche à prendre, et
une leçon à donner à une jeune femme…
— Bien, monsieur.
— Oh, vous enverrez un message à Armin pour qu’il passe la
prendre dès le matin. Il doit l’emmener faire son examen
médical. Je ne veux pas de mauvaise surprise. Vous pouvez
disposer, Caroline.
J’ai un sourire en coin. Toutes les dispositions sont prises.
Demain, nous saurons ce que Carotte a dans le ventre.
21
Chapitre post-Loganisation

KATLYN

Quand Logan s’en va, je suis épuisée. J’ai l’impression d’avoir le


cerveau découpé en rondelles. Je tremble et je réalise que cet idiot
m’a dit quelque chose d’important.
J’ai un rêve.
J’ai envie de le réaliser.
Mais Dan ne mérite pas que je l’abandonne. Je ne me vois pas
écrire et subvenir à ses besoins. J’ai essayé de gagner ma vie avec
l’écriture pendant les cinq derniers mois, en vain. S’il n’y avait que
moi, peut-être que je continuerais, j’essaierais encore. Mais il y a
Dan.
Je déglutis. Je ne m’attendais pas à ce qu’il dise quelque chose
d’intelligent. Je sors mon ordinateur, reste assise à la table devant
un écran noir et finis par l’allumer. Les pages des centres de
désintoxication se rouvrent, je me laisse absorber par les avis puis je
clique sur mon document Word, dans un coin à gauche de mon
bureau.
Il s’ouvre. Et j’ai l’impression que je n’ai jamais décidé d’arrêter
d’écrire. J’ai l’impression que ça fait partie de moi, qu’un poids
disparaît de ma poitrine et que je revis. Mais je n’écris pas pour
autant. Je suis bloquée et terrorisée par ce qui est arrivé à Dan. J’ai
peur de me raccrocher à mon rêve et de le voir s’envoler pour de
bon la prochaine fois que mon petit frère replongera.
Parce qu’il replongera, non ? J’ai perdu l’espoir qu’il se débarrasse
un jour de son addiction.
J’ai perdu l’espoir de retrouver le petit frère que j’aime tant.
J’ouvre WhatsApp et je commence à tenir Camilla au courant des
derniers rebondissements.
Katlyn : Rendez-vous effectué, le type est toujours un Super
Connard, c’est même sous ce nom que je l’ai rentré dans mon
téléphone, il veut m’obliger à signer son foutu contrat, t’imagines ?
On se croirait dans Fifty Shades of Grey.

Camilla ne doit pas être disponible, car elle ne répond pas et


j’observe la page WhatsApp désespérément vide de sa présence. Je
me remets à zieuter les centres de désintoxication, j’en appelle trois
différents, discute des modalités, décide finalement de prendre le
plus cher, mais le plus à même d’aider mon frère selon mon opinion.
Puis mon téléphone sonne et je sursaute. J’étais plongée dans
mes pensées, en train d’imaginer ce qu’aurait été ma vie si Dan
n’était pas devenu un junkie.
— Oui ?
— Caroline, assistante de monsieur Archer, fait une voix à
l’autre bout.
J’ai immédiatement envie de grogner. Il envoie vraiment son
assistante me donner les informations. Je suis outrée.
— Oui ? répété-je, car je ne trouve rien de mieux à dire.
— Monsieur Archer souhaiterait que vous soyez disponible
pour lui demain soir.
— On sort déjà de son foutu rendez-vous, Noël est loin, je ne
vais pas lui donner toutes mes journées d’ici là.
— Il indique que c’est important et que ça fait partie du contrat.
Elle a l’air peinée de devoir m’annoncer ça. La vie ne doit pas être
rose tous les jours quand on est l’assistante de Super Connard.
— Il attendra. Je dois déjà me coltiner sa visite médicale
demain matin, je ne vais pas lui donner toute ma journée non
plus. Il s’imagine quoi ? Que je n’ai rien à faire de ma vie ?
Ce qui n’est pas faux, mais il pense que je suis journaliste, donc il
doit bien se dire que je dois travailler à un moment, non ?
— J’ai bien peur que monsieur Archer ne soit pas habitué au
refus.
— Eh bien, s’il n’est pas content, il n’a qu’à m’appeler.
Et je raccroche.
Je ne m’attendais pas à ce que ça me fasse autant de bien de
l’envoyer bouler par assistante interposée. Je suis un peu chagrinée
pour cette pauvre Caroline, mais j’imagine qu’elle a vécu pire en
étant au service de l’ego surdimensionné de Logan Archer.
Demain, si Dan va mieux, il sortira de l’hôpital et je devrais
l’emmener jusqu’au centre de désintoxication, je ne compte pas
enchaîner avec une soirée qui va encore mal se passer.

Camilla : T’as survécu alors ?


Katlyn : Oh, tu m’as manqué, l’assistante de Logan vient de
m’appeler, le type veut déjà qu’on se revoie demain, il a cru que
j’allais lui donner tout mon mois de décembre ? Il faudra payer
beaucoup plus cher pour ça.
Camilla : Et demain, tu sors Dan de l’hôpital.
Katlyn : Exactement.
Camilla : Tu as raison de refuser, la famille d’abord.
Katlyn : Oui.

Puis, après un instant d’hésitation :

Katlyn : Il ne va pas tout annuler si je ne vais pas à son rencard,


n’est-ce pas ?
Camilla : Toi, t’as les émotions en désordre… Je ne sais pas, je ne
connais pas Logan Archer, c’était la première fois que je le
rencontrais quand il m’a convoquée.
Katlyn : Mais tu sais comment les riches réagissent.
Camilla : Je vais faire comme si tu n’avais pas dit ça, au nom de
notre amitié, parce que tu sais que ma famille n’a rien à voir avec ce
personnage égocentrique.
Katlyn : Pardon.

J’ai tellement peur qu’il ne me paie pas. Je me suis engagée


auprès du centre de désintoxication, même si je leur ai dit que ça
dépendait de la décision de Dan. Mais si Dan dit oui, il pourrait y
rester des mois avant de pouvoir sortir. Sans l’argent de Logan, je ne
pourrais rien financer du tout.
Je me lève, range mes affaires, ne trouve pas la force de discuter
avec Marysa et je préfère filer à l’anglaise sans demander mon
reste. Mes pas m’emmènent jusqu’à l’hôpital, et je réalise alors que
je n’ai pas déjeuné avant le rendez-vous avec Logan. Mon estomac
ne gronde même pas. Se nourrir de chocolat chaud est
apparemment suffisant. Je franchis le hall d’accueil de l’hôpital, les
murs blancs m’accueillent, accompagnés de leur odeur de
désinfectant. Je déteste cette odeur, elle me rappelle la mort de nos
parents.
Je me dirige entre les couloirs pour retrouver la chambre de Dan,
je dois montrer patte blanche aux infirmières, mais ensuite je peux
circuler librement. Je vais jusqu’à sa chambre, il n’est pas dans le lit
et je fronce les sourcils.
— Dan ?
Je ressors, cherche dans le couloir, mais il n’est pas là. Son lit est
toujours là, ce qui signifie qu’ils ne l’ont pas emmené faire des
examens. J’ouvre la porte de la salle de bains.
Elle est fermée à clef.
— Oh non, bon sang. Pas encore.
Les larmes montent automatiquement à mes yeux sous le coup de
la panique.
— Dan !
Je frappe à plusieurs reprises à la porte, il ne répond pas.
— Dan ! Dan !
Je m’apprête à filer demander de l’aide aux infirmières quand la
porte s’ouvre enfin.
— Ola, sœurette, doucement ! me lâche-t-il.
Il s’essuie le nez en reniflant. Je vois immédiatement qu’il vient de
s’enfiler quelque chose. Le type sort d’un lavage d’estomac et la
première chose qu’il fait, c’est recommencer ? Pourquoi je n’ai pas
fouillé les poches de ses vêtements, hier soir ? J’aperçois le sac en
plastique dans lequel se trouvent ses effets personnels ; il a été
éventré. Je jette un coup d’œil dans la salle de bains. Son jean est
par terre, la chasse d’eau vient d’être tirée. Pourquoi aurait-il
emporté son jean dans la salle de bains pour ne pas l’enfiler ?
— Dan, dis-moi la vérité, est-ce que tu viens de te droguer ?
Je garde une voix neutre, mais je sens bien que mon ton est
accusateur.
— Mais non, pas du tout ! s’exclame-t-il.
Il se libère de la main que j’avais posée sur son épaule et se dirige
vers son lit, bougon. Mais il ne s’allonge pas. Il est comme monté sur
ressorts, trop énergique pour faire quoi que ce soit. Je me faufile
dans la salle de bains, je fouille ses poches à regret, mes doigts
ressortent avec une poudre blanche dessus. Il ne reste pas grand-
chose, le sachet a peut-être explosé dans sa poche, je ne sais pas.
Je me rince les doigts, je vérifie qu’il n’y a rien d’autre et j’essaie de
me faire violence pour ne pas l’agresser en sortant. C’est trop tard.
C’est fait. Au moins, il n’a plus rien à disposition.
— OK, dis-je. Je te crois.
Je mens ouvertement, parce que je ne veux pas déclencher une
dispute. Hier, il était entre la vie et la mort, et voilà qu’aujourd’hui il
se fait à nouveau du mal.
— Assieds-toi, s’il te plaît.
Je tapote le lit, tandis qu’il sautille tout autour, une aiguille dans le
bras, les roulettes qui maintiennent la perfusion dans l’autre, ce qui
ne peut que mener à la catastrophe.
— S’il te plaît ?
J’insiste, il grommelle comme un gosse et finit par s’asseoir.
— Quoi ?
— Il faut qu’on parle.
— Je ne veux pas parler.
Il croise les bras. Mon frère a huit ans d’âge mental quand il est
drogué.
— On ne peut pas continuer comme ça, Dan. Tu dois te faire
soigner.
— Pourquoi ?
— Pour ton addiction.
— Addiction à quoi ?
Je lève un sourcil et écarquille les yeux. Vraiment ? Il veut jouer à
ça ?
— Je ne veux pas te mettre dans un centre de désintoxication
contre ton gré, mais j’ai l’impression que tu ne me laisses pas le
choix.
— Laisse-moi vivre ma vie. T’as pas à décider pour moi.
— Dan, je ne veux que ton bien, crois-moi. Mais je ne peux
pas passer mes nuits à trembler en attendant qu’on m’appelle
pour me dire qu’on a retrouvé ton corps et que tu es mort d’une
overdose dans un caniveau. Tu comprends ça ? Je ne peux pas
revivre un tel appel.
Nos parents ne sont pas morts d’une overdose, mais recevoir
l’appel était suffisamment traumatisant pour que je ne veuille pas
réitérer l’expérience.
— C’est MA vie, Kat, pas la tienne. J’en fais ce que je veux.
— Et la bousiller, c’est le meilleur moyen que t’as trouvé ?
cinglé-je.
— Quoi ? Il faudrait que je sois comme toi, propre sur moi, que
j’ai un job et que je m’enlise dans une vie robotisée, métro-
boulot-dodo ?
— Je ne te demande même pas de retrouver un job, je te
demande juste de faire attention à ta santé.
— Non ! Je ne serai pas comme toi, anesthésiée à tout ce qu’il
se passe. Même là, quand tu me regardes, tu ne me vois pas, tu
ne vois que ce que tu as envie de voir, tu as déformé la réalité.
La drogue, au moins, me permet de garder les yeux bien
ouverts sur ce qu’il se passe vraiment dans le monde.
Il l’a admis sans même s’en rendre compte. J’inspire, je ne voulais
pas l’y mettre contre son gré, mais j’en ai le pouvoir.
— Je te vois, Dan. Et j’ai mal en te voyant, parce que je me
rappelle l’homme que tu étais, je me rappelle que tu étais mon
frère, mon meilleur ami, mon confident, et que jamais on n’aurait
laissé passer une telle période sans se parler, que jamais tu ne
te serais battu avant, que tu n’aurais jamais touché à la drogue
comme ça et que tu avais un brillant avenir, qui te faisait envie,
avant.
— C’était avant. J’ai changé. Il est temps que tu t’y fasses.
— Comment tu veux que je me fasse aux hôpitaux, à la peur
qui me noue le ventre à chaque fois que je pense à toi ?
Comment tu veux que je passe à autre chose si je sais que tu
n’es pas bien ? J’ai la sensation parfois qu’on est tellement
connectés que je peux ressentir ta peine, même à distance,
même pendant les périodes où on ne se parle plus. Parce que
parfois j’ai si mal, sans qu’il y ait une raison valable, que je me
dis que c’est toi qui souffres et que je le ressens à cause de
notre connexion.
Il me regarde, ses yeux exorbités.
— C’est toi qui te drogues. On n’est pas connectés pour un
sou.
Il se lève, me tourne le dos et regarde par la fenêtre comme s’il
était soudainement aspiré par la vision du monde extérieur.
— Je veux sortir de là, dit-il.
J’essaie de discuter, je lui parle du centre de désintoxication que
j’ai choisi, du lieu où il se trouve, je sors même mon pc pour lui
montrer des images. Il ne m’écoute pas, garde le dos tourné, jusqu’à
ce que j’insiste un peu trop et, cette fois, il vole en éclats. Il envoie
valser mon pc, qui tombe au sol, il pousse le lit, qui me percute, et il
s’avance vers moi, la main levée. Il m’assène une gifle, puis me
balance un coup de poing dans le ventre avant de partir en courant
dans le couloir.
22
Chapitre pré-tatami

LOGAN

Je suis sur le tatami, prêt à encaisser le coup de Greg. Il ne


m’aura pas une fois de plus avec son fameux coup de pied retourné.
Je me prépare, me mets en position, et le reçois quand même en
pleine poire. Bordel, ça fait mal. Il me tend la main, comme à chaque
fois, pour que je me relève.
— Tu m’as encore éclaté la mâchoire, espèce de sale…
— Ta-ta-ta ! Pas d’insulte dans mon dojo !
— C’est ma tour.
— Ouais, c’est ça. Allez, en garde.
Je me remets en position et frappe dans les gants en mousse que
Greg me tend. Coup de pied sauté. Coup de pied latéral. Front kick.
Tout y passe. Je ne suis pas exténué, mais pas loin.
—Tu es plus doué en muscu.
— Là-dessus, je te bouffe tout cru.
Mon ami éclate de rire.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Tu es plus musclé, et alors ?
Si tu ne sais pas te servir de tes muscles dans un combat, ça ne
sert à rien. Tu vois bien que même avec de gros biscoteaux, ça
fait quand même mal de prendre une droite, non ?
J’acquiesce.
— Bon, quoi de neuf ? Prêt pour Noël avec tes parents ?
— Ne m’en parle pas.
— Quoi ? Des déboires avec Carotte ?
— Elle est agaçante.
— Pourquoi ?
— Greg, je peux te parler franchement ?
— Bien sûr, ouais, mon pote, vas-y.
On dirait qu’il essaye de m’encourager à accoucher, là. C’est si
rare que ça, que je m’ouvre un tant soit peu ?
— J’ai un vrai souci avec elle.
— Je ne comprends pas.
— Elle me rappelle mon ex.
— Oh, non... Sans blague, Logan ? Elle te plaît, c’est ça ?
Je me ressaisis.
— Pas du tout ! Mais elle n’est pas obéissante. Enfin... disons
que j’ai de la tendresse pour elle.
— Du genre ?
— Parfois, j’ai envie de replacer ses cheveux derrière son
oreille. Elle a toujours une petite mèche rebelle.
— Tu as souri quand tu en as parlé.
— Pas du tout ! Arrête de faire le sentimental, Greg !
— Tu voudrais qu’elle se plie complètement à ta volonté,
Logan. C’est aussi un être humain. Tu ne peux pas
complètement la tordre comme un roseau. Par contre, tu ne
dois pas avoir peur de recroiser ton ex dans tous les aspects de
ta vie. Et arrête d’essayer de la mater, tu ne peux pas !
— À partir du moment où je la paie, bien sûr que si.
— OK, je vais t’apprendre un truc : les gens qui t’entourent ne
sont pas des machines comme toi. Ils ont…
— Des sentiments ?
— Ouais, voilà. Tu dois aussi les prendre en compte, sinon tu
vas droit dans le mur.
Qu’est-ce qu’il croit, Greg ? Moi aussi, j’ai des sentiments. Je ne
les laisse juste pas transparaître comme tous ces idiots qui se font
avoir ensuite. Je préfère prévenir que guérir. Je ne veux pas avoir le
cœur en mille morceaux.
— J’ai toujours fonctionné ainsi et je n’ai jamais eu de
problèmes. Mais tu m’as donné une bonne idée.
— Laquelle ?
— Je vais la googler.
— Tu ne l’as pas encore fait ?
— Pas du tout. Je me fiche pas mal de cette fille. Je vais
essayer d’en apprendre un peu plus sur elle et son travail
journalistique sur Internet. Nul doute que si c’est une journaliste
classique, elle se sera vantée de ses papiers à la con auprès
d’autres confrères.
— Pourquoi est-ce que tu parles d’elle comme ça ? Je vais
être franc, mon pote : là, tu es un connard.
Si je suis aussi dur, c’est parce qu’elle me rappelle des aspects de
ma vie que je préférerais oublier. Je ne suis pas prêt. Ce n’est pas
elle, le problème. Je le sais.
— Tu as raison. Mais je ne veux pas qu’elle profite de moi.
— Et si tu te relâchais un peu et que tu profitais simplement ?
Essaye de la connaître un peu mieux. Moi, je l’ai trouvée
vraiment sympa, à la soirée.
— Mmh. On verra. Je vais commencer par ta première idée.
— Donc, l’idée que je t’ai donnée, c’est de la stalker.
— Tu as une façon tellement négative de voir les choses… Je
vais me renseigner pour savoir ce qui la tracasse.
Pour le coup, je me donne un point d’office. Je ne souhaite pas
faire de mal à Carotte ni prendre des informations sur elle pour les
retourner contre sa personne. Rien de tout ça. Si je veux me
renseigner, c’est pour savoir si elle est clean dans tous les aspects
de sa vie.
— Tu sais à peine faire des recherches, je ne me fais pas de
souci.
— Je vais demander à Caroline de le faire.
Aussitôt, je lui envoie un message.
Greg secoue la tête en soupirant.
— Décidément, tu ne comprends rien.
— Quoi ?
— Si tu veux nouer quelque chose qui tienne et qui vaille
vraiment le coup, même si c’est pour de faux, tu dois lui faire
confiance.
— Confiance ? Greg, je suis dans les affaires. On ne fait
jamais confiance. Merde, tu le sais, c’est l’une des premières
règles. Baise avant de te faire baiser. C’est comme ça que ça
marche.
— Elle n’est pas dans les affaires, elle. Elle se contente de
vivre sa vie comme elle peut, et tu le sais très bien. Ce n’est pas
une ennemie.
Mon regard se durcit. Je n’aime pas quand Greg essaie de me
faire la leçon. Lui faire confiance ? Et puis quoi ? Est-ce qu’elle me le
rendrait d’une façon ou d’une autre ?
— Elle me remercierait ?
— Donne avant de recevoir.
— Je crois que j’ai déjà assez donné. On parle quand même
de dix mille dollars.
— Ouais, pour toi, c’est comme aller acheter un bagel.
— Bon, ça va, j’ai compris. Je vais faire quelques efforts. Elle
est passée numéro 1 de la liste, mais j’ai peur qu’elle soit un
peu trop volatile et un peu trop portée sur la négociation. Je vais
quand même voir la numéro 2.
— Mauvaise idée.
— Pourquoi ?
— Parce que tu commences à t’entendre avec elle et à nouer
quelque chose, non ? Et puis, elle a rencontré ta sœur, alors tu
n’as plus vraiment le choix.
J’ai peur d’apprendre à la connaître et qu’elle me plaise encore
davantage mais ça, un type qui vit pour son couple comme Greg ne
peut pas le comprendre. Il n’a jamais eu de déboires de ce genre,
lui.
— On se frite à longueur de temps, avec Carotte !
— Et avec la 2 ?
— Elle m’écoute docilement. Elle fait ce que je lui demande de
faire et elle ne pose pas de questions.
Où est-ce qu’il veut en venir, au juste ?
—Et avec laquelle tu préfères passer du temps parce qu’avec
l’autre tu t’ennuies ? demande-t-il avec un sourire malicieux.
Je ne prends même pas la peine de lui répondre. Ce serait lui
donner raison, et je n’en ai aucune envie. Il m’a bien eu, sur ce
coup-là.
C’est la fin de notre séance de karaté. Je prends une douche
rapide et me rhabille. Je retourne jusqu’à mon bureau en marchant
lentement. Dans le couloir, je réfléchis à un SMS à lui envoyer.

Moi : Laisse tomber le rendez-vous médical. À ce soir pour le


rencard officiel. Je te fais confiance.

Accorder cette marque de confiance m’a coûté extrêmement cher,


mais je dois faire un pas vers elle si je veux que les choses
marchent. Je dois prendre sur moi et être plus fort que mes peurs de
replonger dans une relation toxique et inextricable.
Je rentre dans mon bureau et avise Caroline qui s’y trouve déjà.
— Qu’est-ce que vous faites là, Caroline ?
— Je vous attendais, monsieur. J’ai fait mes recherches sur
Katlyn, la femme que vous fréquentez.
— Je ne veux rien savoir. J’ai décidé de lui accorder ma
confiance. Au moins un petit peu. Désolé pour le temps perdu.
Je préfère apprendre à la connaître honnêtement.
23
Chapitre post-coup de poing

KATLYN

Dan n’est pas allé bien loin, la sécurité l’a arrêté, il a été attaché
à son lit. J’ai une marque sur la joue, mais rien de grave. J’ai pu
discuter avec le médecin et nous en sommes arrivés à la conclusion
que Dan allait passer sous ma tutelle.
Ce qui me donne l’autorisation de l’envoyer en cure contre son
gré.
J’ai signé les papiers. Je ne vois pas d’autres solutions.
— Ce serait peut-être mieux que vous ne reveniez pas, a
ajouté le médecin.
Il ne le disait pas méchamment, juste que je ne suis pas la
personne que Dan a envie de voir en ce moment. Il doit se soigner
et ensuite, peut-être qu’il aura envie de me voir. J’ai serré les poings,
hoché la tête. Le centre de cure m’a dit la même chose, qu’il ne
fallait pas que je vienne le visiter avant qu’il ne le réclame lui-même.
J’ai acquiescé, payé le premier mois, contemplé la facture d’hôpital
avec un air désabusé.
Je n’ai déjà plus un rond.
Comme ce n’est pas moi qui vais finalement emmener Dan au
centre de désintox, mais une ambulance, je décide de me
reconcentrer sur la mission importante du moment, celle qui remettra
de l’argent sur mon compte en banque : Logan Archer. Je passe par
la chaîne de commandement, pour ne pas être désagréable et
j’appelle donc Caroline.
— Caroline, assistante de Logan Archer, que puis-je faire pour
vous ?
— C’est Katlyn, dis-je en me raclant la gorge.
— Katlyn ? Katlyn ?
— Katlyn Kerwood.
Suis-je bête. Elle doit avoir un paquet de Katlyn au téléphone dans
sa journée, je suis sûrement le cadet de ses soucis.
— Oh, cette Katlyn, dit-elle.
— Je tiens à m’excuser pour mon comportement au téléphone.
— Vous n’avez rien fait de mal, ce n’était pas dirigé contre moi.
— Ce n’était pas une raison pour que je hausse le ton.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Dites à Logan que je suis disponible demain soir finalement.
— Ah, monsieur Archer sera très content de le savoir, il n’aime
pas que ses plans soient contrariés. Pour être honnête, je ne le
lui avais pas encore annoncé. J’attendais la dernière minute
avant de partir pour pouvoir filer et ne pas encaisser sa colère.
— Je…
Je ne sais pas trop quoi répondre à ça. Je n’imaginais pas qu’il y
aurait de telles conséquences.
— Armin passera vous chercher à votre domicile à 17 h.
Donnez-moi l’adresse.
— Je préférerais qu’on se retrouve au bas de la tour des
bureaux, dis-je.
Pas besoin qu’Armin découvre que je vis dans les bas quartiers de
Brooklyn.
— Très bien. 17 h 30, dans ce cas ?
— Oui, dites-lui aussi qu’il n’a pas besoin de m’accompagner
demain matin, je me débrouillerai pour aller au rendez-vous
médical.
— Monsieur Archer a annulé le rendez-vous médical.
— Ah bon ?
Je regarde mon téléphone portable et tombe sur le texto.
Je raccroche après quelques échanges polis, scellant mon sort
auprès de Logan Archer. Je serai sa chose, je serai la potiche
banale qu’il recherche, puisqu’il le faut. Tant qu’à la fin, j’ai de quoi
sauver Dan. Mais il semble avoir retrouvé un brin de dignité en
annulant le rendez-vous chez le médecin et je ne sais plus
exactement quoi penser de lui.
*****
Je déambule dans les rues de Manhattan pour me détendre, je
passe devant mon Starbucks habituel en rentrant, hésitant à m’y
arrêter. Puis je me rappelle que mon ordinateur ne démarre plus
depuis que Dan a mis un coup dedans. Je renonce et attrape un bus
pour rentrer chez moi.
Je passe l’après-midi à essayer toutes sortes de tenues, mais je
n’ai aucune idée du lieu de notre sortie et de la façon dont je dois
m’habiller. Est-ce qu’il ne pourrait pas être moins mystérieux ? Ou
carrément me faire envoyer des tenues pour que je sois dans le
thème ? Il n’y avait pas ça dans un film ? La tenue expédiée
directement chez la nana ? Je suis certaine que c’est un cliché, mais
que Logan pourrait tout à fait le faire.
À 17 h 25, je suis en bas de ses bureaux. La neige tombe en
flocons épars. J’ai mis un bonnet vert, qui couvre mes cheveux en
partie, mais fait ressortir mes yeux. J’ai opté pour une jupe noire,
une paire de collants épais, des talons bien moins hauts que la
dernière fois et une chemise verte proche du corps. Je suis dans les
couleurs militaires, mais j’aime bien et je me sens… moi. Avec tous
les mensonges qui virevoltent dans ma tête quand je suis à côté du
milliardaire, me sentir bien dans ma peau est important.
À 17 h 30, la limousine s’arrête devant les bureaux, Armin
descend et m’ouvre la portière.
— On n’attend pas Logan ?
Il me sourit.
— Monsieur Archer est déjà sur place, me dit-il finalement.
Nous le retrouverons là-bas.
— Là-bas… ? Où ?
Il me sourit à nouveau.
— Monsieur Archer m’a précisé de garder la surprise.
Je bougonne, j’entre tout de même, me rappelant ma promesse
de bien me comporter, et je sors mon téléphone pour tenir Camilla
au courant. J’active également ma localisation GPS, parce que je
suis parano. On n’est jamais trop prudente.
Je suis surprise quand nous nous arrêtons, quinze minutes plus
tard, et que je découvre que nous sommes devant l’une des plus
grandes librairies de Manhattan.
— On est arrivés ?
Ma voix est étonnée, je suis presque paralysée sur le siège
arrière. Armin sort et m’ouvre, je secoue la tête pour reprendre mes
esprits. Il y a un piège ? Qu’est-ce que je fais ici ? Est-ce que Logan
est au courant que je suis écrivain et pas journaliste ?
Il est là, et il n’a pas revêtu un costume, pour une fois. Est-ce qu’il
est passé se changer après sa journée de boulot ? Il a sûrement un
dressing à son travail, remarque. Il porte un jean bleu délavé, plutôt
simple, un t-shirt et une veste qui met son torse en valeur. Son
écharpe bordeaux toujours nouée autour du cou, il s’approche de
moi et me tend son bras. Je me demande comment il fait pour ne
pas être frigorifié. J’ai l’impression que si je reste deux minutes de
plus sous la neige, je vais me transformer en glaçon.
— Carotte, dit-il.
— Toute la magie est rompue, grommelé-je.
— La magie ? Il y avait de la magie ?
— J’arrive en limousine devant une librairie, ce qui est un peu
mon petit paradis sur terre, un beau jeune homme galant me
tend son bras… Non, ça démarrait plutôt bien cette histoire.
Puis tu as ouvert la bouche.
Je le taquine. J’ai promis de bien me comporter, mais je ne peux
m’empêcher de m’amuser un peu avec ses nerfs. Il n’a pas l’air de
prendre la mouche pour autant.
— J’aime bien ce petit surnom, il est… mignon, tu vois ?
Il me regarde et je vois qu’il s’arrête sur la griffure sur mon visage.
— Tu as un chat qui s’amuse à te griffer ?
—Je suis tombée, dis-je. J’ai un bleu également, mais rien de
grave.
Je montre mon flanc à travers mon chemisier, mais ne le soulève
pas.
— Tu es maladroite, alors ?
— Oui.
Je pince les lèvres. Je ne suis pas connue pour ma maladresse,
au contraire. Je suis du genre à faire tellement attention que je ne
fais jamais rien tomber.
— Serait-ce de l’inquiétude ? demandé-je pour changer de
sujet.
— Je m’inquiète pour notre deal. Je ne peux pas amener une
nana couverte de bleus à mes parents, ils vont croire que je la
bats.
Je lève les yeux au ciel. Adieu le charme, adieu le romantisme.
Voilà le retour du Logan terre à terre. Il voit qu’il a fait un faux pas,
car il se racle la gorge et me présente la librairie.
— Nous sommes ici pour la séance de dédicaces d’un auteur
très connu, explique-t-il.
— Très connu ?
— Harvey Staalman, dit-il avec fierté.
J’ouvre la bouche, la referme, la rouvre. Harvey Staalman
représente le sommet de la fantasy de nos jours. Sa trilogie est
mondialement connue, je l’ai dévorée au moins trois fois,
m’immergeant dans l’univers et m’identifiant à maints personnages.
Mais surtout, j’ai rêvé que j’étais Harvey Staalman, et que moi aussi
je vivais de mon écriture.
— Vraiment ? dis-je, incrédule.
Il pointe de l’index la pancarte sur notre gauche ; elle indique le
nom de l’auteur.
— On y va ? propose-t-il.
Je hoche vivement la tête, lui attrape le bras et me serre contre lui,
trop enthousiaste à l’idée de rencontrer l’auteur de mes rêves. Les
portes de la librairie s’ouvrent automatiquement devant nous et, tout
de suite, l’odeur du livre monte à mes narines. Je prends plaisir à
respirer, je m’extasie presque sur la décoration de Noël, moi qui
déteste ça habituellement. Je suis dans mon élément. Il y a foule
autour de la table de dédicaces de Harvey Staalman. Logan veut
s’en approcher tout de suite, mais je lui dis que ce n’est pas
nécessaire.
— On a tout le temps, non ? On peut flâner dans les allées ?
Il me regarde. Je ne sais pas ce qui réussit à le convaincre. Mon
sourire ? La douceur de mon ton ? Le fait que c’est vraiment
agréable pour moi d’être ici ? Il a l’air de se détendre à l’instant où il
me dit :
— Oui, bien sûr.
Ses épaules retombent un peu, il ressemble plus à un homme de
mon âge qu’à un businessman, maintenant. Je l’entraîne vers le
rayon fantasy, mon préféré, et je passe mon index sur la tranche des
livres que j’ai déjà lus et dévorés, lui expliquant à chaque fois le
point qui me paraît le plus intéressant dans chaque histoire. Il ne
connaît aucun des titres dont je lui parle.
— Vraiment ? Harry Potter ? Tu n’as pas lu Harry Potter ?
Il hausse les épaules.
— C’est… bluffant, dis-je finalement. Tu n’as même pas vu les
films ?
— Non, avoue-t-il.
— Très bien, avant la fin de ce contrat, nous ferons en sorte de
te mettre au moins devant les films, décidé-je sur un coup de
tête.
Je me rends compte, la seconde suivante qu’il s’agit de huit films,
fort longs, et que je viens plus ou moins de proposer de les regarder
avec lui. Son regard s’est allumé et je n’ai pas envie de revenir sur
mes paroles.
— C’est l’histoire d’un jeune garçon, orphelin, qui vit chez sa
tante, dans un placard et qui découvre qu’il est admis à
Poudlard, l’école des sorciers, commencé-je à expliquer.
— Katlyn ! s’écrie une voix dans mon dos.
— Oh, Amber ! dis-je en apercevant la sœur de Logan. Qu’est-
ce que tu fais ici ?
Elle se précipite vers moi et me prend dans ses bras comme si
nous étions les meilleures amies du monde. Je lui rends son
étreinte, parce que je ne me vois pas refuser autant d’amour. Amber
est débordante d’énergie et d’affection, c’est fou. Je me demande
comment elle peut avoir des gènes en commun avec Logan.
Le regard de ce dernier s’est assombri. Amber n’est pas seule.
Mike est juste derrière elle.
24
Chapitre post-entrée librairie

LOGAN

Je dois avouer que cette petite promenade dans le rayon des


livres, avec Carotte, a été plus que distrayante.
Le seul point noir dans cette affaire, c’est cet idiot de Mike.
Pourquoi faut-il qu’il se pointe partout où je vais ? J’ai l’impression
qu’il me suit.
— Mike, toujours derrière moi, à ce que je vois. Et… dans tous
les domaines.
— En ce moment, glisse-t-il, je suis surtout derrière ta sœur,
pour être précis.
L’enflure. Je ne prends même pas la peine de relever. S’il veut
faire du sexe tantrique ou du yoga sexuel avec ma sœur, libre à lui.
Je n’en ai rien à faire. Pour être sincère, je ne suis plus si proche
que ça de ma sœur, alors sa provocation tombe à l’eau.
— Content pour toi.
— Et toi, tu traînes avec… une sorte de… ? Journaliste ?
Je regarde Carotte et ma sœur discuter un peu plus loin. Elles ont
vraiment l’air de bien s’entendre. Un peu trop, même. Je flaire le
coup fourré d’ici. S’il y a bien une personne qui ne doit pas
apprendre que je paie une femme pour être ma petite amie, c’est
bien Mike Fellbow. Il amplifierait tellement la rumeur tellement que
les Martiens seraient au courant en deux jours. Je n’ai pas vraiment
envie de ça.
— Tu viens, Katlyn ? On devrait aller faire un tour, tu ne crois
pas ?
— Oh la la, ce que tu peux être possessif, me taquine Amber.
— C’est ça. Je te laisse avec ton Logan Archer Leader Price,
dis-je en désignant Mike. Moi, je récupère ma copine, si ça ne te
fait rien.
Je vois Katlyn articuler « désolée » à l’intention d’Amber, puis elle
se rattache à mon bras.
— Ça ne fait rien. Mon frère est comme un enfant à qui on
prend un jouet. Il ne s’en sert pas, mais il a quand même envie
de l’avoir. On se parlera plus tard de toute façon, nous allons
attendre la conférence et la dédicace.
— Depuis quand tu lis, toi ? balancé-je à ma sœur.
— Depuis qu’elle se cultive. Pas comme toi, Logan, rétorque
Mike.
Je ne fais même pas attention à sa réponse. J’en ai rien à foutre
de son avis. Il peut tout aussi bien s’étouffer avec sa laque bas de
gamme.
— Dis donc, me glisse Carotte. On dirait bien que c’est
vraiment la guerre, entre vous deux. Tu ne comptes toujours
pas me dire pourquoi ?
— C’est sans importance. Viens. Allons naviguer entre
d’autres rayons. Je ne veux pas parler de Mike Fellbow, ça
gâcherait ce faux rencard.
— Tu as déjà brisé tout le romantisme avant d’arriver, et tu
viens de recommencer.
— Nous sommes censés avoir du romantisme ?
— C’est mieux, oui. Pourquoi pas, après tout ?
— Mmmh…
Je me mets à considérer sa proposition. Pourquoi ne pas mêler
l’utile à l’agréable, effectivement. En ce sens, Carotte n’a pas tort.
— D’accord, alors qu’est-ce qu’on fait pour passer un agréable
rencard, avec toi ? demandé-je.
— Eh bien, on commence par ne pas briser la magie toutes les
deux minutes. Disons que si tu étais muet, tu ne t’en tirerais pas
trop mal.
Je m’esclaffe. Carotte aussi. Pour une fois, on dirait que nous
avons trouvé un terrain d’entente. La séance de dédicaces ne
tardera pas à arriver.
— Tu sais que l’agent de Staalman sera là ?
— Et alors ?
— Tu pourrais te présenter, non ?
Je la vois rougir.
— Tu vas passer de carotte à tomate, si tu continues. Bientôt,
on va se faire tout le potager.
— Je ne vais pas me présenter à Delinda Bay. C’est une vraie
tueuse dans le milieu.
— Justement. Si tu as du talent, elle saura le reconnaître,
non ?
— Écrivain, c’est juste un rêve.
— Tu sais pourquoi je n’ai pas su te donner mes ambitions et
mes rêves, la dernière fois ? Parce que j’ai accompli tout ce que
je souhaitais, dans la vie. Je cherche un nouveau rêve. Tu peux
comprendre ça ? Tu peux imaginer avoir réussi à un tel point
que tu te demandes si tu peux encore monter plus haut ? Toi, tu
peux.
— C’est à la fois gentil et condescendant. C’est bizarre.
— Prends-le comme tu veux, mais je crois que si tu aimes ça,
tu ne devrais pas abandonner. C’est l’entrepreneur qui te parle,
pas ton patron.
— Et voilà, tu as encore tout gâché. On n’a pas encore signé
le contrat.
— Non, on a trois rencards à faire, dont celui-là. Viens, allons
dans la salle principale.
Nous sortons des longues allées pleines de livres pour nous
recentrer au niveau du comptoir de la librairie. Tout a été installé
pour que cette soirée de lancement se passe au mieux. Il s’agit d’un
événement privé auquel le public aura droit d’assister en fin de
cérémonie. Dans un premier temps, d’après ce que m’a dit Caroline,
il y aura la présentation du livre de l’auteur, quelques mots de
l’éditeur, une séance photo et, enfin, un petit buffet. Après quoi
seulement le public sera autorisé à entrer pour acquérir le sacro-
saint dernier livre de Harvey Staalman. Et cette fois-ci, Carotte sera
aux premières loges. Je peux voir ses yeux briller et je dois bien dire
que j’adore ça. Elle a des flammes dans le regard. Ça me plaît. Je
me surprends même à faire de cette vue une sorte d’addiction. Pour
voir ses yeux briller et son sourire illuminer son visage, je suis prêt à
l’écouter parler de livres qui ne m’intéressent pas pour un sou
pendant de longues minutes. Je vois bien que ça lui fait plaisir et ça
me permet, d’une certaine façon, d’oublier cet enfoiré de Mike qui se
plaît à dire qu’il aime prendre ma sœur en levrette.
— Pourquoi est-ce que vous ne vous entendez pas, avec ta
sœur ?
— Je ne m’entends pas avec grand monde.
— L’inverse m’aurait étonnée.
— Viens, voilà l’auteur.
Carotte est rouge comme une tomate confite. Elle se liquéfie
presque sur place au passage de Harvey, propre sur lui, dans son
costume d’écrivain : un gilet bordeaux et un blazer par-dessus. Il est
plutôt bel homme. Je lui donne à peu près la cinquantaine, quelques
cheveux blancs, genre poivre et sel, et un regard perçant. C’est lui,
en chair et en os. Et juste derrière, celle que Carotte a qualifiée de
« tueuse dans le milieu » : Delinda Bay. Une blondinette assez
jeune. Jupe plissée, chemisier. Très professionnelle, celle-là.
—On dirait que c’est ton jour de chance, Carotte. Tu vas
pouvoir aller la voir et te présenter.
— Si tu n’y es pas allé avant. J’ai bien vu comme tu la
regardais.
— Elle est sexy, oui. Tu préfères que je couche avec avant,
pour tâter le terrain ?
Elle me donne une tape sur le bras. Je ne sais pas si la
plaisanterie l’a vraiment beaucoup amusée.
— Je ne vais pas aller la voir. Ne dis pas de conneries.
— Pourquoi pas ?
— Parce que je ne suis personne.
— Personne ? Tu plaisantes ? Tu es la petite amie de
Logan Archer. Tu es loin d’être personne. C’est clair que si tu
vas te présenter à elle, tu vas être bien reçue, je te le garantis.
— Comment tu as pu obtenir des places pour la soirée de
lancement du livre ?
— Rien de bien compliqué. J’ai mes ouvertures un peu partout
dans le milieu de la culture et des affaires.
— Oh, Logan Archer aime la culture ? Première nouvelle.
— C’est parce que la culture se vend bien. Chez moi, j’ai un
tableau entièrement rouge estimé à plus de cent mille dollars.
Elle lève les yeux au plafond. Quoi, est-ce que j’aurais dit une
connerie ? Si elle ne va pas la voir, de toute façon, j’irai le faire pour
elle.
— Est-ce que tu as un livre de fini ? demandé-je.
— Si je réponds non, tu iras quand même la voir. Quel intérêt ?
— Tu as raison. Mais d’abord, écoutons ce que l’auteur a à
dire.
Harvey Staalman prend le micro et remercie toute l’assemblée
d’être ici. Nous sommes en petit comité et puisqu’il a commencé à
parler, forcément, il a attiré ma foutue sœur et son petit-ami adepte
de sexe tantrique. Tout le monde est là, à l’écouter. Amber a l’air
passionnée, et Mike aussi. Lui, il fait semblant, c’est clair. Il fait
comme s’il était passionné par la littérature, mais je suis certain que
lorsque l’auteur parle, dans sa tête, un singe est en train de jouer
des cymbales. En revanche, je m’étonne que ma petite sœur
apprécie autant l’auteur. Je suis certain qu’elle est là pour me casser
les noix. Et le pire, c’est que ça fonctionne ! Elle passe son temps à
me suivre comme si elle voulait me surveiller. C’est tout à fait
désagréable. Si je devais qualifier Amber, je dirais que ce n’est pas
un suppôt de Satan, mais un suppôt de Maman : ce qui n’est pas
beaucoup mieux – même bien pire.
Carotte, elle, de son côté, boit les paroles de l’auteur et de
l’éditeur avec énormément d’assiduité. On dirait une morte de faim
qui découvre un sandwich au beurre de cacahuète. Elle n’en laisse
pas une miette et à chaque fois que je pousse un léger soupir,
même quand il s’agit de respirer un peu fort, je prends un vilain coup
de coude dans les côtes, accompagné d’un « chhht » de
bibliothécaire mal embouchée. Putain, ça doit être le genre de nana
prête à faire un attentat terroriste en cas de parodie de Jeopardy.
Une vraie intello pure et dure.
Ça la rend plutôt sexy, elle aussi. À chaque fois qu’elle me fait
signe de me taire, j’imagine tout un tas de situations dans lesquelles
ce serait à moi de lui faire fermer sa bouche de différentes façons.
Ça y est, tout le monde a enfin fini de parler du dernier chef-
d’œuvre de l’auteur et maintenant ma fausse petite amie est
complètement paralysée alors même qu’elle a l’occasion de parler à
son idole. Bordel, elle est vraiment coincée.
— Va. Le. Voir.
— Ce n’est pas parce que tu parles plus fort et que tu articules
chaque syllabe que ça va me donner du courage.
— D’accord, on va la jouer autrement : va le voir, ou j’y vais
pour toi et je te montre du doigt.
— Tu ne ferais quand même pas ça !
— Bah voyons, ricané-je en avançant vers Harvey.
Elle me retient par le bras en me suppliant de faire demi-tour.
— N’y vas pas, tu vas te taper la honte et me la foutre aussi.
Alors ça, c’est terriblement vexant. En général, les gens sont
plutôt flattés de traîner avec moi. Je mets seulement la honte à Mike
et à mes parents, mais ça, c’est pour le plaisir.
— Je sais tout faire, Carotte. Tu vas devoir l’apprendre. Les
seules fois où j’échoue, c’est quand j’essaie de perdre.
Un point pour moi, zéro pour la modestie.
— Tu n’as aucune référence littéraire.
— J’ai lu les premières pages du Seigneur des Anneaux.
— Et qu’est-ce que tu en as retenu ?
— Que trente pages pour décrire des gnomes et des maisons
en terre, c’était beaucoup trop.
— Non, ne…
Trop tard, j’y suis.
— Harvey Staalman ? Enchanté, je m’appelle Logan Archer.
25
Chapitre post-état de paralysée

KATLYN

Je me rends compte que je suis paralysée et incapable d’aligner


deux mots. Bordel, je suis capable de faire face à mon frère junkie,
je tiens tête à un milliardaire à l’ego surdimensionné, mais je ne suis
pas capable de dire bonjour à l’un de mes auteurs préférés ?
— Elle est ravie de vous rencontrer, dit Logan en me poussant
en avant.
Harvey Staalman ressemble exactement à la photo de lui qu’on
peut retrouver sur les quatrièmes de couverture de ses romans. Il a
la cinquantaine, le crâne un peu dégarni, les cheveux poivre et sel,
un sourire franc et, pourtant, une forme de timidité qui m’émeut. En
fait, il a l’air d’avoir aussi peur que moi, ce qui me rassure. Logan
garde sa main dans mon dos et murmure à mon oreille :
— Il faut savoir saisir les opportunités qui se présentent à
nous, Carotte. Ceci en est une.
Je hoche la tête, balbutie des syllabes qui ne font pas sens, me
prends un coup de coude de la part du milliardaire et je retrouve
alors tous mes esprits.
— Je suis l’une de vos plus grandes fans, lâché-je.
Oh bravo, Katlyn. La phrase bateau qu’il a déjà entendue dix mille
fois au bas mot. Non, vraiment, pour une autrice à l’imagination
fertile, je fais fort.
— Je suis ravi de l’entendre, me répond-il avec un grand
sourire.
Je sens la chaleur dans ses mots, ce qui me détend et Logan
commence à passer sa main de haut en bas dans mon dos, comme
pour me rassurer.
— Elle est autrice, également, précise le milliardaire.
Je le fusille du regard. Est-ce qu’il sait ? Non, il a ce sourire amusé
de celui qui aime me mettre dans des situations encore plus
stressantes.
— Vraiment ? fait Harvey. Qu’est-ce que vous avez écrit ?
— Ri… rien… rien que vous puissiez connaître en tout cas.
— Elle n’est pas encore publiée, précise Logan.
Merci pour l’humiliation. Il indique que je suis autrice, puis que je
ne suis pas publiée. Combien de fois Harvey Staalman a-t-il eu des
fans en admiration devant lui qui rêvent d’écrire et lui confessent
leurs ambitions ? Oh bon sang, je remplis tous les clichés du genre !
Cette révélation me donne des sueurs dans le dos et je prends une
grande inspiration pour me calmer.
Harvey est adorable, il n’attend rien de moi, il prend son temps
pour échanger des banalités. Logan essaie de me pousser vers son
agent, qui observe la scène du coin de l’œil, mais je résiste. Je n’ai
même pas un livre à faire dédicacer, mais l’auteur s’en fiche. Je finis
par céder ma place aux suivants, je lui ai pris assez de son temps
avec mes balbutiements.
— Oh, c’était génial ! s’exclame Logan une fois que nous
sommes éloignés de la table.
C’était comme observer mon rêve. Harvey Staalman représente
tout ce que j’aimerais être. Une simple table nous séparait, mais la
vérité, c’est que je ne pourrai jamais franchir cette table. Je n’ai
même plus mon PC, mes textes… Je pourrais en retrouver une
partie, stockée dans mes emails. Pour ce qui est du dernier tome,
j’ai peur qu’il soit perdu à tout jamais.
— Ce n’était pas génial, c’était gênant, dis-je. Je me suis
comportée comme une groupie de huit ans.
— Mais c’est ça qui était super ! Tu n’avais plus ta répartie
légendaire, ta confiance en toi, tu étais timide et… mignonne.
Il n’y a pas d’humour dans ses mots, il a l’air sincère. Mais
Logan Archer sait-il être sincère ?
— La conférence parle de quoi ?
— De l’avenir de l’auto-édition, je crois.
Harvey Staalman n’est pas autoédité, mais je trouve formidable
qu’il s’intéresse aux divers moyens de se publier aujourd’hui. J’ai
hâte d’entendre son point de vue sur la question, car je suis moi-
même autoéditée. Information que je me garde bien de mentionner à
Logan.
La conférence commence à s’organiser, les gens se massent
dans l’espace central de la librairie et Amber me rentre presque
dedans en voulant s’installer.
— Ah ! Je te retrouve ! s’amuse-t-elle.
Tout le monde est en train de prendre place, je demande à Logan
de nous réserver des sièges. Mike a l’air de faire pareil pour la sœur
du milliardaire.
— Je ne savais pas que tu écrivais, ajoute-t-elle.
Elle sort son smartphone et ouvre une page Amazon avec le
premier tome de ma saga affiché dessus. Mon sang se glace, mon
cœur se met à tambouriner jusque dans mes oreilles. Je la regarde,
interdite.
— Je… je…
— C’est génial ! Je l’ai acheté, j’ai hâte de le lire. Je ne savais
pas que mon frère pouvait sortir avec quelqu’un d’un peu
artiste ! J’ai hâte de lui en parler, peut-être que son cœur de
pierre est en train de s’ouvrir, finalement…
— N… non !
Je l’attrape par le bras alors qu’elle se dirige vers l’espace de
conférence. Je ne peux pas la laisser ruiner ça pour moi. Je ne peux
pas. Si Logan apprend que je ne suis pas journaliste, mais écrivain,
s’il commence à chercher mon nom sur Google… Il découvrira le pot
aux roses, il m’en voudra, et tout le contrat tombera à l’eau.
— Il ne le sait pas, dis-je à toute allure. Il… il croit que je suis
journaliste. Il pense qu’écrire n’est qu’un rêve, et ce n’est qu’un
rêve d’ailleurs, que j’ai abandonné et…
Je ne sais plus ce que je lui raconte. Je suis prête à tout lui dire
pour qu’elle n’aille pas faire capoter l’affaire.
— Tu lui mens sur ton métier ? s’exclame-t-elle. Mais
pourquoi ? Mais… comment tu l’as rencontré alors ? Je croyais
que vous vous étiez vus lors d’une interview !
Je ferme les yeux brièvement en soufflant, je suis prise au piège
et je ne peux plus reculer si je veux avoir une chance de m’en sortir.
— Amber, on ne s’est pas rencontrés lors d’une interview, dis-
je calmement.
Je la pousse en arrière pour qu’on soit loin des oreilles indiscrètes.
— Et je ne suis pas journaliste, mais ça, ton frère ne le sait pas
et je ne peux pas le lui dire, sous peine de faire capoter notre
contrat.
— Votre contrat ? De mariage ?
— Non ! rétorqué-je immédiatement.
Amber replace ses longues mèches blondes derrière ses oreilles
et ajuste sa robe, un peu mal à l’aise.
— Ton frère et moi, on ne sort pas ensemble, avoué-je. Je t’en
supplie, ne lui dis pas que je te l’ai dit, il pourrait tout annuler à
cause de ça.
— Je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous foutez ensemble
si vous ne sortez pas ensemble ?
Elle ne le connaît effectivement pas assez pour imaginer un truc
aussi tordu.
— Il me paie pour jouer le rôle de sa petite amie à Noël,
expliqué-je.
— Pardon ?
— Plutôt pour le mois de décembre, j’imagine. Le but est que
tes parents me rencontrent, que je ne fasse pas d’éclats, qu’ils
m’oublient aussitôt et que ton frère soit tranquille.
— Et tu as accepté une telle chose ? Tu vas venir fêter Noël
dans notre famille, alors que tu n’as pas du tout l’intention de
faire partie de notre vie ? Tu vas partager un repas avec tout le
monde et…
Mes yeux la supplient d’arrêter, elle a l’air de comprendre que je
suis aussi mal à l’aise qu’elle et stoppe sa tirade.
— OK, dit-elle. OK, OK. Mon frère est non seulement con,
mais il est aussi tordu comme c’est pas permis. Quelle idée de
t’embaucher pour ça… Et pourquoi tu ne lui as pas dit que tu
n’étais pas journaliste ? Où il t’a trouvée ?
— Dans un Starbucks dans lequel il passe tous les jours et où
j’écris depuis quelques mois. Il… il m’est un peu rentré dedans
avec cette histoire de fausse petite amie pour Noël, et j’étais sur
la défensive, alors je n’ai pas voulu lui dire la vérité, je lui ai dit
que j’étais journaliste, ça l’arrangeait et depuis je n’ai pas
démenti, de peur qu’il change d’avis sur moi. Je… Amber, j’ai
besoin de l’argent qu’il va me verser. Sinon je n’aurais jamais
accepté un tel deal.
Elle ne doit pas savoir ce que c’est, de ne plus avoir un rond sur
son compte en banque, de devoir renoncer à ses rêves et de devoir
assumer les finances d’un frère junkie. Mais elle prend quelques
secondes pour réfléchir et quand elle se remet à parler, elle n’a pas
de ton vindicatif, ce qui me soulage des pieds à la tête.
— OK, dit-elle. OK. Je comprends. C’est tordu, mais je crois
que je comprends.
Un sourire commence à s’afficher sur son visage.
— Je vais tellement pouvoir le torturer sans même qu’il le
sache.
— Il ne doit pas savoir, dis-je.
— C’est ce que je viens de dire, il ne le saura pas. Mais je vais
prendre un tel plaisir à faire en sorte qu’il s’emmêle dans ses
mensonges, tu ne peux pas savoir. Ça lui fera les pieds.
— Tu me jures de ne rien lui dire ?
— Tu rigoles ? Si ton seul souci c’est que tu n’es pas
journaliste, ça m’est bien égal. Tout ce que je vois, c’est une
opportunité de le mettre mal à l’aise un bon paquet de fois et ça,
ça me va parfaitement.
— Je crois qu’il n’y a pas besoin d’aller bien loin pour le mettre
mal à l’aise, la simple présence de ton copain suffit.
— Ah, lui et Mike, c’est une rivalité qui dure depuis des
années. Mais quand il va savoir que Logan paie carrément
quelqu’un pour jouer le rôle de sa petite…
J’écarquille les yeux.
— OK, OK, dit-elle pour m’apaiser. Je ne dirai rien à Mike.
Mais c’est tentant, avoue-le.
— Je t’en supplie, je ne peux pas me permettre de faire foirer
cette… transaction.
— Drôle de transaction, tout de même. Je sais que Logan est
réputé pour les affaires et que notre mère l’emmerde
grandement avec le fait qu’il doit à tout prix se marier, pour faire
un héritier et toutes les conneries qu’elle lui sort, mais de là à…
enfin, tu m’as comprise.
Je hoche vivement la tête. Je suis prête à la remercier pour le
restant de mes jours, si elle ne dit rien et, en même temps, je suis
étrangement soulagée de tout lui avoir avoué. Le fait qu’elle ne me
juge pas me rassure aussi, je ne sais pas, il y a ce petit quelque
chose chez Amber qui fait qu’on a envie de lui faire confiance dès le
premier regard.
Des cris retentissent derrière nous et je me retourne pour voir que
plein de personnes sont debout dans l’espace de conférence, plutôt
qu’assises. Il y a l’air d’y avoir une bagarre au centre de la pièce. Je
me mets sur la pointe des pieds pour essayer de capter ce qu’il se
passe et Amber m’imite, perchée sur ses talons de dix centimètres.
Nous nous rendons compte à la même seconde de la situation.
— Logan ! crié-je, affolée.
— Mike ! s’exclame la sœur du milliardaire en même temps.
Les deux hommes d’affaires sont en train de se battre. Logan
envoie un coup de poing dans la joue de Mike, qui réplique avec un
uppercut. La foule autour essaie en vain de les arrêter.
Des gosses. Des gosses riches, voilà ce qu’ils sont.
26
Chapitre post-premier coup de poing

LOGAN

L’enfoiré ! Son uppercut m’a drôlement amoché, mais je ne me


laisse pas démonter. C’est comme au karaté. Je tente un coup de
pied frontal qui le repousse et il se retrouve automatiquement saisi
par quelques personnes ainsi que par ma sœur, tandis que Carotte
m’attrape par le bras.
— Je fais du karaté, je vais te défoncer !
— Et moi du judo ! Viens, vas-y !
Je crois que notre petite scène attire les foules. Carotte tente de
me calmer et me tire hors du ring. Amber fait de même avec Mike. Il
a de la chance. Je lui aurais sorti un coup de pied retourné qui
l’aurait laissé au sol.
— Tu as vu comme j’ai défoncé ce connard ?
— C’est toi, le connard.
Non, mais franchement ? De qui elle se moque, là ? Tout le
monde sait que c’est Mike le plus gros connard de la Terre.
— Viens, on s’en va, dit-elle sèchement.
— Tu ne voulais pas écouter la conférence ?
— Je ne crois pas que j’en sois encore capable sans
m’écrouler de honte, Logan Archer.
D’expérience, je sais que quand une personne dit votre nom
complet, ce n’est jamais bon signe. C’est souvent qu’on s’apprête à
vous envoyer vous faire cuire un œuf puissance mille.
Nous quittons la librairie et commençons à marcher dans le froid
glacial de la ville. Notre rencard n’est pas exactement comme je
l’espérais, c’est sûr. Mais d’une certaine façon, c’est aussi bien
comme ça. Je n’en pouvais plus d’entendre parler de littérature.
— Tu es fâchée ?
— Tu viens de te battre comme un gamin de dix ans en face
de mon auteur préféré. J’avais l’occasion de lui parler, de parler
à son agent et d’essayer de nouer des contacts, mais non, il a
fallu que tu viennes tout foutre en l’air en te comportant comme
un gosse pourri gâté ! Quand est-ce que tu vas te décider à
grandir, Logan Archer ?
Elle a l’air drôlement en colère. Elle a les sourcils froncés et ses
yeux me fusillent littéralement. Elle me gueule dessus comme si
j’étais un petit garçon et je ne sais pas pourquoi, je ne peux réfréner
quelques envies lubriques en la voyant se tenir droite, comme ça.
Elle a des postures royales, une voix claire et tranchante, et son
regard est sans concession. Elle ne sait pas qu’elle est presque
davantage en train de m’exciter qu’autre chose. Je ne prends même
pas en compte son air autoritaire. Pour moi, elle n’en a aucun. Ce
n’est qu’une petite créature qui essaie de montrer qu’elle a de la
force.
— Tu ne serais pas allée leur parler de toute façon. Je t’ai vu
te comporter avec eux. On aurait dit que tu étais tétanisée.
— Est-ce que tu es en train de me faire des reproches, là ? Tu
es en train de retourner la situation alors que c’est toi qui as tout
foutu en l’air ? Ne me dis pas que tu essaies vraiment de faire
ça, parce que je te jure que l’uppercut de Mike, à côté de ce que
je vais te mettre, ça passera pour la caresse d’une douce brise
d’été !
Je m’esclaffe.
— Quoi ? Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Rien. Tu es vraiment une autrice. Personne ne dit ça, dans
la vraie vie.
— Qu’est-ce que tu connais de la vraie vie, toi ?
— Plus que tu le penses. Viens, la soirée n’est pas terminée.
— En ce qui me concerne, elle l’est.
— Tu n’as pas le choix. Allez, dis-je en l’attrapant par le bras.
Dans une optique d’optimisation de notre chaleur corporelle
respective, je la prends contre moi, même si elle n’a pas tout à fait
l’air d’apprécier. Nous sommes collés l’un contre l’autre et nous
marchons dans les rues de New York alors qu’elle continue de se
plaindre. La plupart des magasins sont encore ouverts. Ils
dégueulent de décorations de Noël, de jouets, de bonbons et à tous
les coins de rue, on peut croiser cet enfoiré de gros bonhomme
rouge et blanc qui a l’air d’avoir un don d’ubiquité.
— J’ai une idée pour rattraper un peu ce faux rencard.
— Ah oui ? Elle a intérêt à être bonne.
— Tu sais que mon corps est un temple, pas vrai ?
— Si c’est un temple, il est dédié à Cthulhu, clairement. Tu es
un vrai démon !
— Je ne fais rien rentrer de gras ou de trop sucré dedans,
c’est ce que je voulais dire. Mais pour toi, je vais faire une
exception parce que je sens que tu as faim.
— Comment tu sais ça ?
— Ça fait quinze minutes que ton estomac gargouille à mort.
J’entraîne ma fausse petite amie dans un snack. Je peux sentir
d’ici l’odeur de la viande qui grille et du fromage qu’on dépose
dessus avant d’en finir la cuisson. C’est un bon restaurant new-
yorkais comme on les aime, qui sert des cheeseburgers à gogo. Les
plus gros et les plus gras de la ville. Il paraît qu’en manger un, c’est
risquer de faire une attaque cardiaque dans l’heure qui suit. Bon,
d’accord, j’exagère peut-être un peu.
— Un fast-food ? Logan Archer, dans un fast-food ?
Je ne crois même pas qu’elle comprenne à quel point ça me coûte
d’être ici. Il paraît qu’on est ce qu’on mange, alors, j’aime autant être
un plat sain et équilibré plutôt qu’un énorme cheeseburger.
— Je ne sais même pas comment commander, ici.
— Je sens que ça va être amusant.
Carotte est toujours en colère, mais j’ai l’impression que la tension
est redescendue d’un cran. Nous ne sommes peut-être plus dans le
glamour d’une grande librairie de Manhattan avec tout le charme
que cela sous-entend. Nous ne sommes plus non plus en
compagnie de son auteur préféré pour une soirée de lancement
guindée, mais au moins, nous sommes tous les deux, et c’est ce qui
compte dans un rencard. Même un faux.
Nous nous avançons vers le comptoir. Carotte insiste pour que je
commande en premier.
— Je vais vous prendre… un cheeseburger… mais est-ce que
ce serait possible de prendre du fromage à zéro pour cent ? Ou
un peu moins gras ?
Le type me regarde avec un drôle d’air. Carotte reprend :
— Il plaisante. Mettez-lui un extra fromage et un extra bacon,
aussi. On va prendre tout ça sur place, il fait froid, dehors.
Si je n’étais pas en tort pour cette soirée et que je n’avais pas tout
gâché, je la fusillerais du regard pour lui faire comprendre que je
n’aime pas du tout cette façon qu’elle a de prendre les devants pour
remplir mon corps de graisses saturées. Pour une fois, je la ferme.
Je dois me rattraper, pas empirer la situation.
Nous nous installons à une table.
— Même la table a l’air grasse.
Carotte ricane de me voir dans une telle situation. Elle s’amuse du
fait que je ne sois pas à mon aise. Je peux sentir qu’elle y prend un
plaisir monstre.
— Tu jubiles, pas vrai ?
— Un peu, avoue-t-elle en souriant. Bon, tu vas continuer
longtemps à te battre comme un chien de la casse avec Mike,
ou tu as l’intention d’arrêter un jour ?
— Notre rivalité ne peut pas s’arrêter.
— En tout cas, ça a pas mal pourri ce rencard, je te signale.
Est-ce que je vais devoir en payer les conséquences à chaque
fois ?
— Première et dernière fois. Je m’assurerai que ma sœur
arrête de me suivre. À croire qu’elle veut fourrer son nez dans
mes affaires à longueur de temps. C’est incroyable, tu ne
trouves pas ?
— Tu fais du karaté ?
— Oui. J’apprends. Je ne suis pas mauvais, mais Greg est
bien meilleur que moi. C’est un vieil ami, et c’est aussi lui qui
m’apprend. Je t’assure, je l’aurais vraiment envoyé au tapis si tu
m’avais laissé faire.
— J’en suis sûre, mais ça n’aurait pas été la solution. Il a
quand même suffi que je te laisse quoi… trois minutes tout seul
pour que tu dérapes complètement et que tu te mettes à le
frapper ?
— C’est lui qui a commencé !
— Franchement, les gars… on dirait que vous avez dix ans.
— Merci de m’avoir soutenu.
— Est-ce que j’ai le choix ? Tu es censé être officiellement
mon copain.
— Tu sais, concernant l’auteur et son agent, je pourrai rentrer
de nouveau en contact avec eux par le biais de mon assistante.
Ce n’est pas compliqué pour un type comme moi d’avoir ce qu’il
veut.
J’essaie tant bien que mal de me rattraper. Je ne sais pas si ma
façon de faire est maladroite, mais au moins, je tente ma chance. Il
ne sera pas dit que je n’ai rien tenté pour rattraper le coup avec
l’agent littéraire. Si Carotte peut bénéficier d’une opportunité, j’en
serai vraiment ravi pour elle.
— On verra. Tu sais que tu commences par dire des choses
pour m’aider et qu’ensuite tu ramènes tout à toi ?
— Mmh… non, je ne crois pas faire ça. Bref, alors, qu’est-ce
que tu écris ?
Carotte soupire. J’ai l’impression qu’elle n’a pas vraiment envie
d’en parler.
— OK, je vais devoir te googler…
— De la fantasy. De la fantasy épique, avec des combats, de
l’action, des personnages… des… bref… de la fantasy.
— Est-ce qu’il y a de vieilles sorcières comme Amber et des
connards de première comme Mike, dans ton livre ?
— J’imagine qu’on doit pouvoir assimiler certains personnages
à des personnes qui existent, oui.
— Génial. Je ne vais pas te mentir, je n’ai pas spécialement
envie de te lire. De toute façon, je n’en ai pas le temps. Je suis
quelqu’un de très occupé. Mais bon, c’est bien que tu aies une
passion. Maintenant, il faut que tu t’accroches si tu veux que ça
devienne un peu plus qu’un rêve qui te rend mélancolique
quand tu t’endors, le soir.
— Ça va, je gère, merci, monsieur l’entrepreneur. Commence
par trouver le moyen de calmer tes pulsions meurtrières à
l’égard de ton rival. Qu’est-ce qu’il avait fait, cette fois ? Il t’a dit
qu’il baisait ta sœur en faisant le poirier indien ?
— Non. Ça, je m’en fous.
— Alors quoi ? Qui a mis le premier coup de poing ?
— C’est moi.
— Pourquoi ?!
Je plonge mon regard dans le sien et fais la moue. J’ai agi
impulsivement et j’ai honte, mais je dois dire la vérité :
— Il a dit du mal de toi.
27
Chapitre post-bagarre

KATLYN

— Mais pourquoi ?
Ce n’est pas la première question qui m’est venue. C’était plutôt
« et tu tiens suffisamment à moi pour tabasser quelqu’un qui dit du
mal de moi ? ».
— Pourquoi quoi ? Pourquoi il a dit du mal ?
— Non, ça, je n’ai aucun doute sur le fait que c’était pour
t’énerver, te faire sortir de tes gonds et déclencher une bagarre.
— Pourquoi quoi, alors ?
— Pourquoi tu l’as frappé ?
— Parce qu’il m’a énervé et fait sortir de mes gonds ? dit-il sur
un ton qui indique clairement que son humeur n’est plus au
beau fixe.
Et ce n’est ni la faute des cheeseburgers ni la faute de la table
grasse. Non, c’est celle de Mike.
— Tu ne veux pas me dire quel est le problème entre vous
deux ?
— Non.
— OK, alors qu’est-ce qu’il a dit sur moi pour que tu décides
de te jeter sur lui ?
Il se renfrogne et je sens que je vais devoir lui tirer les vers du
nez.
— Ça me concerne, je te ferais remarquer, ajouté-je.
— Nan. Tu n’as pas à savoir. C’est un truc entre Mike et moi.
— Apparemment, c’est entre Mike, toi et moi puisque je suis le
sujet de la bagarre. Crache le morceau, Logan. Qu’est-ce qu’il a
dit ?
— Que si tu étais intelligente, tu te barrerais comme mon ex.
Je ne vois pas trop en quoi c’est dire du mal de moi. C’est plutôt
une atteinte à l’ego de Logan. Qu’est-ce qu’il s’est passé avec son
ex pour que ça soit important pour lui ?
— Et que tu étais fringuée comme un sac à patates, ajoute-t-il.
— Oh. Ça va, ça aurait pu être pire.
— C’est tout ce que tu trouves à dire ?
— Je ne me fringue pas spécialement bien, il n’a pas tort. Ça
m’est égal qu’il dise ça, honnêtement.
— C’est l’effet que ça te fait ? Tu te couches, tu le laisses dire
n’importe quoi ?
— Ce n’est pas tout à fait n’importe quoi, rétorqué-je en
observant ma tenue.
J’aime porter du vert, parce que je sais que ça fait ressortir mes
yeux, mais je dois avouer que mes vêtements ne sont pas du tout de
la même qualité que ceux de Logan ou des autres personnes qui se
trouvaient à cette conférence. Je n’ai pas d’excellents goûts
vestimentaires et l’intégralité de ma garde-robe provient des friperies
de Brooklyn. Non, on ne peut pas dire que j’ai du style.
— Carotte, tu ne devrais jamais laisser quelqu’un te dire que
tu… personne ne devrait dire du mal de toi, OK ? Et
certainement pas de ton physique, ils seraient gravement dans
l’erreur. Tu es mignonne et tu m’excites. Mike n’est qu’un gros
con qui est jaloux parce que…
Je n’écoute pas la suite et je cligne des yeux deux fois en réalisant
les mots qu’il vient de prononcer. Je suis mignonne ? Et je l’excite ?
Et il dit ça sur le ton de la conversation, comme si ça n’avait aucune
importance ? J’inspire un grand coup pour avaler les informations,
c’est du grand Logan en fait. Pour lui, le fait que je l’excite ne change
rien à la situation, c’est juste une information, un fait, un constat.
— OK, il a été con et toi, plutôt que de tourner les talons et de
le laisser dire, tu lui es rentré dans le lard.
— C’est ça, confirme Logan en croisant les bras sur sa
poitrine.
Il n’a pas osé toucher à son cheeseburger dégoulinant de gras. Je
prends le mien à deux mains et croque dedans. Il me regarde avec
un air amusé.
— Quoi ? demandé-je.
— Tu en as partout sur le visage.
Il prend une serviette en papier sur la table, tend le prend et
essuie mon menton.
— Je ne suis pas maladroite, dis-je.
— Mais tu te fais griffer par des chats.
Il repose la serviette pleine de sauce et caresse de l’index la
cicatrice que m’a laissée mon frère sur le visage. Je repousse aussi
sa main et lui jette un regard mauvais.
— Je sais à quel jeu tu joues avec ton histoire de griffes de
chat. Je n’ai pas de chat, Logan. Je suis tombée, point barre.
— Donc tu es maladroite, confirme-t-il.
Je lève les yeux au ciel. C’est moi qui ai initié le mensonge, et
voilà que je continue de me vautrer dedans.
Mais la tension est retombée entre nous, la bagarre est oubliée et
je me sens étrangement bien. Je termine mon burger, puis observe
celui de Logan.
— Tu dois le manger, dis-je. Je n’admets pas le gâchis.
— Ce machin est tellement gras que je vais sûrement me
boucher les artères avec.
— Tu dois essayer ! insisté-je.
Il bougonne, mais attrape le burger. C’est à croire qu’il n’en a
jamais mangé de sa vie, vu la façon dont il le tient.
— OK, et maintenant tu ouvres la bouche et tu enfournes le
truc dedans.
Il secoue la tête de droite à gauche comme pour dire que je suis
incorrigible, mais s’exécute, mord un petit bout, ne serre pas assez
fort les deux pains et voit le steak à l’intérieur se faire la malle vers
l’arrière du sandwich.
— Ce truc est immangeable, décrète-t-il après avoir avalé une
première bouchée.
Mais deux minutes plus tard, tandis que je lui raconte pourquoi je
suis tombée en amour avec les burgers, il reprend un morceau et
semble apprécier le goût.
— Mon père m’emmenait tous les mercredis soir manger un
burger quand j’étais gamine, expliqué-je. On commandait
toujours une nouvelle recette, on essayait des mélanges
improbables.
— Il ne peut pas y avoir autant de recettes que ça.
Je lui jette un regard consterné.
— Ton expérience avec les burgers se limite à vingt minutes
dans un snack, alors je vais ignorer ta phrase et ne pas t’en
vouloir.
Il rit de ma réponse.
— Je dois dire que s’il y a bien un sujet où tu me surpasses, il
s’agit de celui des burgers.
C’est la première fois que je l’entends dire qu’il n’est pas le
premier quelque part, je me sens flattée qu’il m’accorde du crédit
pour quelque chose, même s’il s’agit d’une histoire de gras.
— Qu’est-ce que vous vous êtes dit avec Amber ? demande-t-
il ensuite, continuant de manger son burger avec parcimonie.
— Rien qui te concerne, rétorqué-je.
— C’est ma sœur, lâche-t-il.
— Oui, je suis certaine qu’elle est ta sœur quand ça t’arrange.
— Un point pour toi.
Et deux points en moins de quelques minutes. Est-ce l’odeur
alléchante du gras et de la friture qui font que Logan a laissé de côté
sa cape de Super Connard ?
Le reste de la soirée se déroule dans une entente bon enfant.
Nous déambulons un peu dans les rues de New York, il m’offre la
barbe à papa la plus gigantesque que je n’ai jamais mangée et je
dois insister pendant vingt minutes avant qu’il accepte d’en manger
un bout. À peine le sucre pénètre-t-il dans sa bouche qu’il se met à
crier comme si c’était du poison. Il m’amuse avec ses manies
étranges. Je ris aux éclats. Il finit par appeler Armin quand je me
mets à trembler de froid. Il passe sa main plusieurs fois dans mon
dos pour essayer de me réchauffer et finit par me coller contre lui.
— On va te déposer, décide-t-il quand la limousine se gare à
côté de nous sur le trottoir.
— Non, dis-je fermement.
J’ai beau avoir passé une soirée agréable, sans vraiment
comprendre comment ou pourquoi, je ne veux pas qu’il sache où
j’habite.
— Comment ça, non ? Tu es gelée. Si tu tombes malade, pas
de Noël à Beverly Hills.
Je lève les yeux au ciel.
— Je ne vais pas tomber malade parce qu’il fait un peu froid.
La neige a cessé de tomber, le sol est recouvert de flocons et pour
la première fois depuis cinq ans, je ne ressens pas d’animosité
envers décembre, son temps neigeux et ses décorations de Noël.
— Ne m’oblige pas à te citer le contrat, lance Logan.
— J’ai juste envie de rentrer toute seule, ce n’est pas pour
m’opposer à toi.
Les mots sortent avec douceur de ma bouche, en vue de l’apaiser.
Je suis sincère. J’ai envie de prolonger cette sensation de bien-être
que je ressens dans mon cœur. Je ne pense pas à Dan, je ne pense
pas à mes parents, je ne pense même pas à la galère financière
dans laquelle je suis. J’ai l’impression que j’apprécie simplement le
moment présent, et ça ne m’est pas arrivé depuis des mois, peut-
être des années. Je n’ai pas envie de gâcher ça avec les
commentaires de Logan sur le lieu où je vis.
— Tu sais que tu as indiqué ton adresse dans le contrat,
ajoute-t-il. Je sais où tu vis. J’ai vu la gueule de ton immeuble
sur Google View. Et je ne peux pas dire que ce soit sexy, mais
j’imagine que les journalistes ne gagnent pas un rond, donc je
ne peux pas dire que je sois étonné.
Il n’y a pas très longtemps, j’aurais eu peur qu’il dispose d’une
telle information sur moi. Mais je suis responsable de ce mensonge
aussi, et ça me convient parfaitement.
— OK, dis-je finalement en montant dans la limousine. Mais je
ne veux pas un seul commentaire sur l’aspect délabré de mon
immeuble, sur le fait que mon métier ne rapporte rien, ou autre
chose.
Il ne promet rien, mais m’incite à monter à côté de lui. Je m’installe
à l’arrière de la limousine, je donne l’adresse à Armin et il lance le
GPS pour nous sortir de Manhattan.
— J’ai le droit de parler au moins ? demande Logan.
— Je ne sais pas, ça dépend de ce que tu vas dire.
— Je ne m’attendais pas à passer un bon moment lors d’un
faux rencard, lâche-t-il.
L’information circule dans mon corps et je sens un peu de chaleur
m’envahir.
— Je ne m’y attendais pas non plus, confirmé-je.
Il ne dit rien de plus de tout le trajet, nos corps s’effleurent, côte à
côte, à l’arrière de la limousine. J’essaie de faire le tri dans mes
émotions de la soirée, sans y parvenir. Quand la limousine s’arrête
devant mon immeuble, j’ai l’impression que c’est trop tôt et trop tard
à la fois. Trop tôt parce que je n’ai pas envie que cet instant s’arrête.
Trop tard, parce que nous n’avons pas échangé un mot de plus et
j’ai l’impression d’être tout à coup gauche, maladroite et mal à l’aise.
Armin sort pour m’ouvrir la porte.
— Vous n’aviez pas besoin, dis-je au chauffeur. Il fait un froid
de canard et vous n’avez même pas de manteau.
Il me sourit aimablement. Je ne trouve pas mes mots pour dire au
revoir à Logan, mais je n’ai pas envie non plus de faire attendre
Armin. Alors je me lève et m’échappe de la voiture. Je me retourne
un bref instant avant que la portière se referme. Le regard de Logan
brille, il est fixé sur moi.
Moi, Katlyn, la banale de service.
— Je…
La portière est fermée, mais la vitre s’abaisse tandis qu’Armin
reprend sa place au volant.
— On se revoit pour signer le contrat, lance Logan.
Le véhicule disparaît, je le regarde s’éloigner en me demandant
s’il est subitement redevenu Super Connard ou si, comme moi, il ne
savait pas quoi dire de plus. J’attrape mon smartphone dans mon
sac tout en ouvrant la porte de mon immeuble et j’écris
immédiatement à Camilla.

Katlyn : Soirée finie.


Camilla : T’as survécu ?
Katlyn : `Plutôt bien, en fait, c’était… surprenant.
Camilla : OK, file l’info la plus surprenante de la soirée.
Katlyn : Il s’est battu pour défendre mon honneur.
Camilla : Quoi ? Comment ça ? Quelqu’un t’a mis une main au
cul ?
Katlyn : Non, rien de tout ça, un type qui s’appelle Mike m’a traitée
grosso modo de sac à patates et Logan s’est jeté sur lui.
Camilla : Wa, un vrai chevalier en fait.
Katlyn : C’était super étrange.
Camilla : Autre chose ?
Katlyn : Il a dit que j’étais mignonne et excitante.
Camilla : Excitante comme dans « tu m’excites et je veux te
baiser » ou « tu dégages de l’enthousiasme » ?
Katlyn : Première hypothèse.
Camilla : Oh.
Katlyn : Double oh.
Camilla : Et qu’est-ce que tu vas faire ?

C’est la question à cent mille dollars.


28
Chapitre post-limousine

LOGAN

Sur le retour, je me sens détendu. Un peu triste, mais détendu. Je


ne m’attendais pas réellement à passer une bonne soirée. L’objectif
était que Carotte en passe une. Moi, pour une fois, c’était
accessoire. Je pensais davantage à elle qu’à moi. Je voulais qu’elle
apprécie ce rencard. Je ne sais même pas vraiment pourquoi. Je la
trouve mignonne et plutôt excitante. Disons que si elle avait voulu
aller plus loin dans notre contrat et décidé de rentrer chez moi pour y
passer la nuit, je n’aurais pas refusé.
— Monsieur ? Où est-ce que je vous dépose ?
— À la maison, Armin.
Les rues défilent à une vitesse folle. Je suis perdu dans mes
songes. Je pense à Carotte. Quand est-ce que je la reverrai ? Je
dois regarder dans mon agenda. A priori, notre rendez-vous doit
déjà être organisé. Caroline a dû le noter. C’est dingue, je ne
pensais pas qu’elle serait réellement capable de me faire de l’effet.
Je rentre la clef dans la serrure. La porte est déjà ouverte. Je fais
rouler mes yeux dans leurs orbites. Je sais très bien ce que cela
signifie : Amber.
À peine ai-je passé la porte qu’elle me saute littéralement dessus.
— Tu es devenu dingue, ou quoi ?
— Oh, ça va, lâche-moi.
— Tu as attaqué Mike devant tout le monde ! Toute une
assemblée ! Tu trouves ça digne de toi ?
— Amber, je vais peut-être me répéter, mais… lâche-moi.
— Je ne sais pas comment fait Katlyn pour te supporter.
— Ne me parle pas d’elle, dis-je en haussant le ton.
Ma sœur me regarde avec un air interloqué. Elle papillonne des
cils comme si elle ne comprenait pas la scène qui est en train de se
dérouler sous ses yeux. Qu’est-ce que ça peut lui foutre, après tout,
mes histoires de cœur ? Tout ce qui l’intéresse, c’est de mettre son
nez dans mes affaires tout le temps.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est ma copine.
— Mais… attends… tu es vraiment amoureux ?
— N’importe quoi, Amber. Fous-moi la paix. Je veux juste
qu’on respecte son honneur. C’est une fille bien, c’est tout.
— Là-dessus, je suis d’accord. Même sans doute trop bien
pour toi.
Je lève une fois de plus les yeux au ciel. Je n’ai pas envie
d’entendre ses remarques, ce soir. Tout ce que je veux, c’est aller
me coucher et mettre fin à cette journée qui a été absolument
épuisante et qui n’a que trop duré.
— Tu me fatigues, Amber.
— Noël approche, frangin. Et je sais des choses sur ta petite
amie que tu ne sais pas…
Elle dit cela d’un ton malicieux. Juste pour me faire bisquer.
Décidément, Amber ne sait plus comment s’y prendre pour attirer
mon attention. Elle est vraiment fatigante avec ses gamineries à
deux balles.
— Elle t’a fait des confidences à propos de sexe tantrique ?
Quoi ? Tu lui as parlé de Mike et elle t’a dit qu’elle le trouvait
con ? D’ailleurs, on peut parler du fait que tu sortes avec ce
connard et que tu ne prennes même pas ma défense quand on
se tape dessus ?
— C’est mon mec !
— Arrête ton cinéma, pourquoi est-ce que tu sors avec lui,
réellement ?
— Parce que je l’aime bien. Et je crois que vous pourriez être
amis.
— On l’était, je te signale. Avant que…
— Avant que quoi ?
— Avant que rien. Laisse tomber.
— Si je le demande à Mike, il me le dira.
J’éclate de rire.
—Non, je ne pense pas. Il va t’inventer une excuse bidon pour
se tirer d’affaire, mais il ne te dira pas la vérité. Tu peux en être
sûre.
Amber me fusille du regard. Ce ne sont plus des yeux, mais un
véritable peloton d’exécution qui me fixe. J’aime bien la faire tourner
en bourrique. Après tout, elle le mérite. Elle passe son temps à
m’espionner pour le compte des parents et cela, je ne le supporte
pas.
— Pourquoi est-ce que tu me chasses de ta vie ?
Comme si je ne chassais pas absolument tout le monde de ma
vie. Je suis comme ça. Je ne supporte pas de m’attacher. Une fois
qu’on commence à ouvrir son cœur, on donne une emprise aux
autres sur nous. Je ne veux pas qu’on puisse peser sur moi.
D’aucune façon. Je veux rester absolument sans attaches et sans
cœur. J’ai appris à vivre ainsi, et je ne compte pas replonger. Ça m’a
trop fait de mal par le passé. Aujourd’hui, je ne me fie plus qu’à ma
froide raison et à la logique. Ce sont les deux seules choses qui ne
me trahiront jamais. Même si Amber et moi étions très proches à
l’époque, cela n’a aucune chance d’arriver de nouveau.
— Ça n’a rien de personnel, sœurette, mais je n’aime
personne.
— À part toi.
Je me rends jusqu’à ma chambre en grommelant entre mes
dents :
— Je n’en suis même pas sûr.
Le lendemain, lorsque je me lève, je trouve un mot sur la table de
la cuisine. C’est un mot d’Amber. Elle est partie très tard, hier soir,
pour rejoindre Mike. Elle a dormi chez lui. Dormi est un bien grand
mot. Je pense qu’ils ont à peu près tout fait sauf dormir, mais ce ne
sont pas mes affaires.
Ça y est. La seule personne de ma famille qui souhaitait encore
me voir de bon cœur vient de me fuir. Tout le monde autour
s’accorde à dire qu’Amber est une fille gentille qui n’est qu’amour,
allégresse et yoga. Je ne suis pas d’accord. Je pense que c’est une
vipère assez souple pour faire le grand écart et qui traîne en
leggings. C’est tout.
Ma première pensée du matin va droit à mon bureau et à mes
affaires. Mes seuls amours dans la vie. Je repense aussi à la soirée
d’hier. Elle était quand même pas mal, Carotte. Si elle avait été là,
avec moi, sous la douche, je lui aurais demandé de m’épuiser de
façon cochonne.
Direction le Starbucks et enfin le bureau avec mon café à la main.
J’envoie un message à Carotte.

Moi : Bien dormi ? Rendez-vous à quatorze heures pour la


signature du contrat. Dans mes locaux. Armin passera te chercher.
Carotte : OK.
Réponse sobre et efficace. Je ne suis pas passé par Caroline.
J’espère qu’elle le notera. Elle a l’air d’avoir du mal avec le fait que
je passe par un tiers pour communiquer avec elle. Mais il ne faut pas
se faire d’illusions : nous nous arrangeons bien. C’est un échange
de bons procédés. Je ne peux pas mettre ma vie entre parenthèses
pour elle, même si nous passons plutôt de bons moments.
La matinée passe à toute vitesse. Je ne crois pas avoir encore
quelque chose à prouver vis-à-vis de Mike, que j’écrase dans tous
les domaines, mais je décide quand même de prendre un cours de
karaté en accéléré, histoire d’être prêt pour notre prochain
affrontement.
— Quoi, tu as pris une dérouillée ? me demande Greg.
— Tu déconnes ? J’allais lui mettre le coup de pied sauté de
sa vie, à cet enfoiré. Je te jure que je l’aurais séché sur place. Si
Carotte n’était pas intervenue, je me le faisais complètement.
— Pourquoi vous vous êtes tapés dessus, au fait ?
Je ne peux pas lui dire que c’était pour défendre l’honneur de
Carotte. Je ne sais pas pourquoi. C’est stupide. Je devrais pouvoir
être capable de prononcer de tels mots. Je devrais être en mesure,
à mon âge, de dire à mon meilleur ami et plus proche collaborateur
que je n’aime pas qu’on dise du mal d’elle parce que je la trouve
intéressante et plutôt charmante, mais je n’en fais rien. Je pourrais
simplement lui dire que c’est parce qu’elle me plaît et que je ne veux
pas qu’on dise du mal d’elle, mais pour quoi est-ce que je passerais
?
— Pour rien. Une connerie.
Je m’en voudrais presque d’avoir dit ça. Mais je ne peux pas me
permettre de m’attacher ni d’être faible. Je dois me montrer
absolument inflexible. Comme un chef.
— Une connerie qui t’a coûté un sacré coup dans la mâchoire.
Il t’a bien amoché, quand même, non ?
— Ouais, à peine. Trois fois rien. Je te jure que la prochaine
fois, je lui casse la gueule en deux et il ne verra rien venir.
— Alors tu veux un entraînement accéléré ?
— Oui. Un truc beaucoup plus intense que d’habitude. De me
battre, hier, ça m’a donné un coup de fouet. J’ai besoin d’aller
plus loin. De me dépasser. Je veux qu’on passe à la phase
supéri…
Je ne pensais pas que Greg me prendrait autant au mot. Je n’ai
même pas le temps de prononcer la fin de ma phrase que je
ramasse un coup dans les gencives qui me fait tomber à la renverse.
— Putain, Greg !
— Dans un combat, ton adversaire ne te préviendra pas !
Je serre la mâchoire et, tout en restant au sol, donne un coup de
pied circulaire pour le déséquilibrer. Raté. Greg a plus d’un tour dans
son sac et il saute avec agilité pour éviter mon assaut, avant de
retomber sur moi, jambe tendue, en m’explosant le torse avec son
talon.
— Oh, bordel, couiné-je. D’accord, je vois qu’on passe
vraiment à la phase supérieure.
— C’est toi qui l’as voulu !
— OK, OK, tu as gagné.
— Je n’ai pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour gagner,
me fait-il en m’aidant à me relever.
J’attrape son bras et le tire vers moi pour prendre l’ascendant.
Greg est surpris. Il titube et chute. Je le bloque complètement et
l’immobilise.
— Eh !
— Dans un vrai combat, ton adversaire ne te préviendra pas,
ironisé-je.
— Je vois que tu apprends vite.
Nous terminons notre séance de sport. Je sens le fauve. Ma peau
est couverte de transpiration. Le temps de prendre une douche
rapide, et je file jusqu’à mon bureau. C’est bientôt l’heure. Je vais
revoir Carotte et je reconnais que j’en suis assez content.
D’une minute à l’autre, elle va passer la porte et autant dire que je
ne suis pas peu fier de moi. J’ai demandé à Caroline de remuer ciel
et terre pour obtenir un livre dédicacé de Harvey Staalman à son
nom. Katlyn. Avec tous ses encouragements et toute sa
bienveillance pour devenir une grande écrivaine. Je suis sûr que ça
lui plaira.
Caroline passe la tête par l’entrebâillement de ma porte.
— Elle est là.
— Comment je suis ?
— Élégant, monsieur. Je me dois de vous prévenir que...
— C’est bon, allez-y, Caroline. Je n’ai pas le temps.
Je me racle la gorge et Carotte fait son apparition. Elle est toute
timide et toute gênée d’être ici, mais au moins, elle a accepté de
venir dans mon bureau.
— Finalement, on se fait un peu confiance ? Tu apprécies la
vue ?
Je vois le début d’un sourire se dessiner sur son visage, ce qui a
pour effet immédiat d’en afficher un sur le mien. J’aime quand ses
yeux pétillent comme des bulles de champagne. Elle regarde par la
fenêtre, je suis à côté d’elle. Nous observons New York et son
ambiance de fête, en contrebas, comme si nous étions les maîtres
de la ville.
— On se fait confiance, confirme-t-elle. Prêt à signer le
contrat ?
— D’abord, j’ai un petit quelque chose pour toi.
Une nouvelle fois, on frappe à la porte.
Je fronce les sourcils.
— Pardon, Caroline est très occupée. Elle a dû partir faire
autre chose.
— Nous sommes occupés, merci !
Une jeune femme pénètre dans mon bureau. Cette jeune femme,
je la connais bien. Elle s’appelle Sandra, et c’est la numéro deux sur
ma liste. Je comprends rapidement que j’ai fait une erreur d’agenda
et qu’en faisant venir Carotte sans consulter Caroline auparavant, je
l’ai par erreur fait venir sur le rendez-vous avec numéro deux.
L’avertissement de Caroline me revient en tête. Je lui avais
pourtant dit de ne pas entrer !
— Monsieur Archer ? Quand est-ce que nous aurons notre
premier rencard ? demande-t-elle.
Et merde…
29
Chapitre post-intrusion

KATLYN

— Votre premier rencard ? répété-je, un peu sous le choc.


La nouvelle venue est blonde, magnifique, ses jambes semblent
interminables. Elle porte des talons rouges, sûrement des Louboutin,
assortie d’une robe noire avec un décolleté tel que même moi j’ai du
mal à ne pas plonger les yeux entre ses seins.
Elle se pince les lèvres, m’observe de la tête aux pieds, paraît
décider que je n’ai aucune importance et reporte son attention sur
Logan.
— Euh, oui… Nous verrons cela plus tard, Sandra, si tu veux
bien.
Je regarde le milliardaire, puis la dénommée Sandra, puis le
milliardaire. J’ai peur de comprendre ce qu’il se passe.
— Donc il y en a plusieurs, dis-je en me tenant droite tout à
coup.
Il a l’air mal à l’aise, mais il reprend très vite son air glacial
habituel. Monsieur Logan Archer ne saurait avoir des émotions, ce
n’est pas digne de lui.
— Tu n’étais pas spécialement prête à accepter au début, et
j’avais déjà posé des options, dit-il.
— Des options, répété-je.
Le terme a une connotation « objet », c’est à croire qu’il
réfléchissait à la voiture qu’il allait acheter.
— Des options, confirme-t-il.
— Des options, dis-je encore en faisant rouler le mot sous ma
langue.
Il n’ose pas dire quoi que ce soit d’autre, mais Sandra n’a pas
l’intention d’en rester là.
— Monsieur Archer ? fait-elle. Je prends date pour ce soir ?
Demain ?
Je laisse passer deux secondes de silence, pour voir si Logan va
réagir.
Chose qu’il ne fait pas.
— Ce soir, dis-je en me levant de ma chaise. Prenez rendez-
vous pour ce soir.
J’attrape mon sac, oublie la vue imprenable qu’il y a sur
Manhattan depuis les baies vitrées et me dirige vers la porte.
— Car… Katlyn ! lâche Logan.
Je ne me retourne pas. Oui, j’ai besoin d’argent. Oui, ce contrat
présentait bien des avantages pour moi. Mais je ne suis pas prête à
passer pour un bout de viande à ce point. Qu’est-ce qu’il croit ? Qu’il
lui suffit d’appeler toutes les femmes de Manhattan, de leur proposer
un rencard et de choisir ensuite laquelle il va présenter à ses
parents ?
Je trouverai un job. Je n’ai pas besoin de lui. Ce n’est qu’un
connard avec un joli costume. Sandra me cède la place près de la
porte et entre dans le bureau, elle va directement s’asseoir à ma
place. Logan n’a pas bougé, il me regarde un instant, puis secoue la
tête comme si ça n’avait pas d’importance.
— Oh mon Dieu, dis-je en claquant la porte.
Même pas de tentative pour s’excuser ou se rattraper. Rien de
tout ça. Est-ce que j’ai rêvé les instants que nous avons vécus hier ?
Bien sûr que je les ai rêvés ! Le type s’en fout complètement de moi,
je ne suis qu’un contrat pour lui, un moyen d’avoir la paix pendant
les vacances de Noël et les mois qui s’ensuivent. Je suis la plus
banale possible pour ne pas attirer l’attention de ses parents.
Quelqu’un dont il peut se débarrasser avec facilité dès que les
vacances seront finies.
J’enrage et j’appuie vingt fois sur le bouton de l’ascenseur en
trouvant qu’il ne va pas assez vite. J’ai peur que Logan débarque,
j’ai peur qu’il essaie de me retenir, j’ai peur de céder. Qu’est-ce que
ça dit de moi, si je cède ? Que je suis une fille prête à tout pour de
l’argent ? Prête à me battre contre la compétition ?
La porte de son bureau s’ouvre alors que l’ascenseur n’est pas
encore arrivé, je me tourne vers lui, attendant ses excuses.
— Donc tu pars sans signer le contrat, dit-il d’une voix glaciale.
— A priori, tu as déjà quelqu’un d’autre à qui le faire signer,
cinglé-je en retour.
— Nous sommes bien d’accord, tu renonces à tes cent mille
dollars ?
La mention du montant me fait frissonner, mais je ne suis pas
prête à céder. Il m’a blessée, sans que j’arrive exactement à
comprendre pourquoi. J’avais laissé mon ego de côté en acceptant
sa proposition.
— Je renonce à servir de bout de viande, lâché-je.
— Tant mieux, rétorque-t-il. Je vais faire des économies avec
Sandra. Tu étais bien trop cher. Niveau rapport qualité-prix,
j’étais perdant.
Je secoue la tête de droite à gauche, trop bluffée par les mots qu’il
vient de prononcer.
— Wouah, j’en suis réduite à être comparée à une voiture, à
ses options, à son rapport qualité-prix. Non vraiment, c’est d’une
classe…
Le ding de l’ascenseur retentit, je lui jette un dernier regard, il se
mord la lèvre, je ne sais pas si c’est de regret, de satisfaction, ou
autre. Et je n’en ai rien à foutre. Je m’engouffre dans l’ascenseur,
j’appuie frénétiquement sur le bouton du rez-de-chaussée, les portes
se referment et je me retiens de fondre en larmes.
Au lieu de quoi, j’attrape mon smartphone.

Katlyn : ALERTE ÉMOTIONS EN DÉSORDRE ! Ce mec est le


pire connard du monde.

Camilla ne me répond pas tout de suite, elle est sûrement


occupée. En revanche, j’aperçois un texto d’un numéro inconnu.

Inconnu : Hello ! Ici Amber, la sœurette de ton contrat ! Je vais


aller faire du shopping, tu veux venir ?
J’enregistre son numéro à la va-vite, parce que je ne supporte pas
d’avoir des numéros inconnus dans mon téléphone, puis j’hésite
finalement à le supprimer. Amber ne veut pas faire du shopping avec
moi, Katlyn, elle veut faire du shopping avec la femme qui s’apprêtait
à signer un contrat avec son frère.
Contrat que je n’ai pas signé.
Contrat que Sandra est sûrement en train de signer.
Sandra et ses longues jambes interminables, Sandra et ses
cheveux blonds, légèrement bouclés, parfaitement coiffés, qui
tombent sur ses épaules avec classe et élégance.

Katlyn : Tu peux supprimer mon numéro, ton frère et moi n’allons


finalement pas faire affaire.

La réponse d’Amber ne tarde pas, à croire que le téléphone est


une extension de son bras.

Amber : Tu veux dire que je ne vais pas pouvoir le torturer


psychologiquement ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Je ne réponds pas, je n’ai pas le cœur à le faire. Les portes de


l’ascenseur s’ouvrent, je traverse le lobby à toute allure et me
retrouve dans la rue, sous la neige qui tombe depuis ce matin.
Comme pour me rappeler que ma vie est merdique à souhait.
Comment est-ce que je vais payer la cure de Dan, maintenant ?
Je dois trouver un job, et tout de suite. Je n’ai même plus de PC
fonctionnel, je vais devoir éplucher les petites annonces sur mon
smartphone.
Mon téléphone se met à sonner, je décroche sans faire attention
et j’entends la voix d’Amber à l’autre bout du fil.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demande-t-elle.
Je note qu’elle ne s’imagine même pas que j’ai pu faire quoi que
ce soit et qu’elle impute immédiatement la faute à son frère.
Finalement, elle le connaît peut-être mieux que je l’imaginais.
— Il voyait plusieurs filles en même temps.
— Plusieurs ?
— Une dénommée Sandra est entrée dans le bureau alors
qu’on allait signer le contrat. Elle demandait quand ils auraient
leur premier rencard.
— Oh.
— Précisément.
— Pas de contrat, alors ?
— Pas de contrat, je suis partie. Je crois que je pensais
bêtement…
Qu’est-ce que je pensais, hein ?
— … je pensais qu’on commençait à se faire confiance, dis-je.
Je ne m’attendais pas à ça. Mais maintenant, avec le recul, je
me dis que j’ai été conne d’imaginer qu’il pouvait en être
autrement. Il a sûrement fait s’aligner des femmes dans un
bureau pour choisir celles qui lui convenaient le mieux. Il a
probablement déjà eu des dizaines de rendez-vous. Il a même
sûrement couché avec la moitié d’entre elles.
Mon ton est vindicatif, je me sens frustrée, blessée, énervée et
triste à la fois.
— Toi, tu as la voix de quelqu’un qui s’est accroché à lui, me
dit Amber à l’autre bout du fil.
— Non, rétorqué-je fermement. On a juste passé un bon
moment ensemble hier après la bagarre et… Mike va bien ?
— Mike va bien, me confirme-t-elle.
— Je pensais juste qu’on apprenait à se connaître et qu’on se
faisait confiance, c’est tout.
— Mon frère est le roi des déceptions.
— Je n’ai même plus envie de parler de lui.
— Shopping ?
— Amber, sincèrement, je ne suis pas shopping et en plus, je
n’ai pas un rond.
Il s’écoule deux secondes à l’autre bout du fil avant qu’elle se
remette à parler :
— OK, alors je t’offre un café. Je suis dans Manhattan, je
t’envoie ma position. Et le lèche-vitrine ne coûte rien.
— Je ne…
Elle ne me laisse pas le temps de protester et raccroche. Il n’y a
que les milliardaires pour faire ça, ou les gens dans les séries
télévisées. Dans la vraie vie, on raccroche en échangeant des
formules de politesse.
Je soupire. Je ne bois même pas de café. Mais j’imagine qu’il y a
bien un chocolat chaud sur la carte du lieu où elle se trouve ou, tout
du moins, de celui où elle compte nous emmener.

Camilla : Hier, il avait l’air d’être un mec décent et aujourd’hui,


c’est un connard ? Désolée si je réponds en dilettante, mon très cher
patron a décidé d’être un pervers machiavélique aujourd’hui.
Katlyn : Trevor fait des siennes ?
Camilla : Trevor veut organiser un casting avec des top models
pour mettre en avant la nouvelle marque que le groupe aurait dû
acquérir, mais dont il a fait capoter la vente.
Katlyn : Il veut se rincer l’œil.
Camilla : Tout à fait. Alors, qu’a fait Super Connard ?

J’hésite à lui raconter toute l’histoire, mais elle a l’air d’avoir déjà
pas mal à gérer sur les bras, alors je décide de garder les
informations pour plus tard.

Katlyn : Si tu m’offres une tequila ce soir, je te raconte.


Camilla : Oh, on en est à la tequila, c’est que la situation est
désespérée. Ça marche, tequila ce soir !

Elle n’a pas besoin de préciser le lieu, nous avons notre bar
habituel. Moi qui ne bois jamais d’alcool fort, je vais être servie, ce
soir. Il faudra au moins ça pour que je me remette de mes émotions.
Et dès demain matin, ce sera la quête d’un job, et certainement pas
dans les bureaux de Camilla. Je refuse de croiser Logan Archer une
fois de plus dans ma vie à partir de maintenant. Je l’enterre, je
l’étripe en pensées et j’espère qu’un piano va lui tomber dessus,
voilà. Ou qu’il attrapera la syphilis à force de coucher avec tout ce
qui lui tombe dessus.
Amber m’a envoyé sa géolocalisation, elle n’est qu’à deux blocs
de là. Je me mets à marcher d’un pas vif pour me réchauffer. Je me
retourne une dernière fois vers la tour de bureaux du milliardaire, je
ne sais pas pourquoi. Est-ce que j’espère qu’il va se pointer et
s’excuser ?
Non, je n’espère rien de ça. Logan Archer n’est pas du genre à
s’excuser. Logan Archer est du genre à décider de ce qu’il veut, à
l’obtenir, quitte à piétiner les gens comme s’ils étaient des objets.
Logan Archer appartient au passé.
30
Chapitre post-non signature de contrat

LOGAN

Je regarde du haut de ma tour en espérant apercevoir Carotte.


Mais rien. Elle est partie comme un coup de vent et j’ai bien peur
qu’elle ne revienne jamais. Le livre de Harvey Staalman reste sur
mon bureau, à me narguer. Comme si j’avais réellement besoin de
ça.
Comment j’ai pu être aussi bête ? Je viens de la laisser filer et je
m’en veux atrocement.
À la base, j’avais prévu de faire venir dans mon bureau une
dizaine de nanas un peu dociles et d’en choisir une qui serait celle
qui passerait Noël avec moi, sur différents critères de sélection. Je
vais peut-être revoir ma copie. Il ne s’agit pas de la meilleure façon
de procéder. Je risque d’en offusquer certaines et je veux garder
mon choix à disposition, pas qu’il se carapate. Ça ne serait pas très
professionnel.
Je ne voulais qu’elle. Je viens de la perdre pour une connerie. Si
j’allais voir Greg maintenant, il me dirait que je me suis comporté
comme le dernier des connards. Je dois arranger la situation.
— Monsieur, tout va bien ?
— J’ai merdé.
— Je vous laisse, Monsieur.
Mon ton était froid, sec et tranchant. Caroline l’a senti et a
immédiatement pris ses jambes à son cou comme pour ne pas subir
ma colère. Bordel de merde ! Pourquoi est-ce que je suis en colère ?
Je ne devrais pas. Tout ça ne devrait me paraître qu’un contretemps
à la con. Je ne devrais pas avoir cette drôle de sensation… Si
désagréable.
Le soir, je quitte mon bureau sans le moindre regret. Peut-être
juste une pointe de tristesse dans le cœur, mais rien
d’insurmontable. Je m’étais juré de ne plus laisser ces foutues
émotions dicter ma façon de vivre ou de penser et je dois m’y tenir.
Je ne suis pas une personne qu’on dit être émotive pour la simple et
bonne raison que je ne le suis pas et ce n’est pas aujourd’hui que ça
va commencer. J’ai d’autres problèmes bien plus graves à gérer
comme : comment vais-je faire pour Noël maintenant ?
Je passe la porte de mon appartement et, à peine ai-je le temps
de me servir un spritz qu’Amber débarque et me colle une gifle à
m’en faire clignoter la joue. Oui, clairement, celle-ci était méritée. Je
ne vais pas m’en offusquer.
—T’es vraiment qu’un connard, Logan Archer !
Amber, évidemment. Qu’est-ce que j’ai encore bien pu faire ? Je
passe mon temps à me faire vilipender de partout, en ce moment. Je
commence à être habitué.
— Je sais.
— C’est tout ce que tu trouves à dire pour ta défense, trou du
cul que tu es ?
— Mollo sur les insultes. Le connard, j’ai l’habitude. Le reste
un peu moins, dis-je en trempant les lèvres dans ma boisson.
Ma petite sœur reste derrière moi, les bras croisés. Je me
retourne vers elle et son expression n’a pas changé. Nous
passerons sur le fait que gifler les gens dès qu’ils entrent chez eux
sans même leur donner la raison, ce n’est quand même pas très
yogique. J’espère qu’elle a noté que je ne me suis même pas
demandé pourquoi. Pour moi, c’est si naturel que je ne me pose
même plus la question. Ça coule juste de source. C’est un fait que
j’ai intégré.
— Tu en mérites des centaines d’autres ! Tu te rends compte à
quel point tu as été une enflure ?
— Bon, d’accord, alors déjà on va éclaircir un point : de quoi
on parle, là ?
Elle me fait de grands yeux et me recolle une tarte. Je suppose
que grâce à Greg, je devrais avoir des réflexes de karatéka, mais
rien. Je la laisse faire.
— Ça y est, tu as fini de me frapper ?
— Je ne sais pas, tout dépend : tu as encore beaucoup de
questions idiotes dans ce genre ?
— Amber, sérieusement, éclaire-moi, là.
— Katlyn !
— Ah, Carotte. Oui, on s’est séparés. Enfin, séparés est un
bien grand mot puisqu’on n’était pas vraiment ensemble, tu
vois ? C’était juste un contrat qu’on n’a même pas signé,
d’ailleurs. Tu vas pouvoir arrêter de jouer la comédie en faisant
semblant d’être sympa. Ce n’était pas ma vraie copine. Voilà.
— Tu es le seul à pouvoir faire ça. Moi, je l’aimais bien.
— Tu n’as qu’à quitter Mike et sortir avec, alors.
Content de mon bon mot, j’attrape mon verre de spritz et vais pour
quitter la pièce quand sa voix me rattrape :
— Toi aussi, tu l’aimais bien.
Je me fige dans le couloir.
— Je l’ai vu dans tes yeux, Logan. J’ai eu l’impression de te
retrouver quand...
— Ne prononce pas son nom, Amber.
— Je croyais vraiment que tu allais tourner la page.
— Fous-moi la paix, avec ça. J’ai tourné la page depuis le jour
où ça s’est arrêté avec elle.
— Non, tu as juste fermé ton cœur. Ça ne s’appelle pas
tourner la page. J’ai cru que Katlyn était en train de réussir à
l’ouvrir de nouveau.
— Eh bien, tu as eu tort, visiblement. Je suis toujours le même.
Le même connard. Bonne nuit, sœurette, je vais me coucher.
— Tu peux encore arranger les choses, tu sais.
— C’est ça, ouais. Laisse tomber, j’ai d’autres plans,
maintenant.
Je rentre dans ma chambre et me pose juste devant mon
ordinateur.

Moi : Désolé, ça ne va pas le faire. Au revoir.


Sandra : Quoi ? Mais pourquoi ?! Je peux être bien plus qu’une
copine.
Moi : Tu ne conviens pas.
Sandra : Tu préfères l’autre qui était dans le bureau, c’est ça ? Elle
n’est pas pour toi. Elle n’est pas comme nous.

Je ne prends pas la peine de répondre. Elle n’est pas comme


nous, mais c’est peut-être ça qui me plaît, justement.
Je ne voulais rien savoir à son sujet. Rien de plus que ce qu’elle a
pris la peine de bien vouloir me dire, mais je cède à la tentation et
décide de la googler. Je tombe en tout premier sur ses livres.
Visiblement, elle en a déjà publié quelques-uns. Ce qu’elle s’est bien
gardée de me dire. Ma crainte, désormais, c’est qu’elle se rende à
son journal et qu’elle décide de faire un papier glaçant sur moi en
révélant toutes les ficelles du contrat que je comptais lui faire signer.
Elle ne pourrait pas me détruire. Je ne suis pas un colosse aux pieds
d’argile. Mais elle pourrait me faire du mal et je n’ai pas envie qu’on
se détruise. Je ne voudrais pas non plus avoir causé trop de dégâts
chez elle. Je sais ce que c’est que de se sentir humilié.
En revanche, Katlyn semble avoir déjà publié de nombreux
bouquins, mais elle-même.
Je fronce les sourcils. Pourquoi est-ce qu’elle ne m’en a pas parlé,
tout simplement ? Ce n’était pas une information cachée, en plus.
Une recherche sur internet suffisait largement à la découvrir.
J’en achète un. Peut-être que j’en apprendrai un peu plus sur elle
au travers de ses textes ?

Sandra : Tu ne vas pas me répondre ?

Je bloque le numéro. Je ne veux plus entendre parler d’elle. Ni


d’elle ni des autres, en fait. Peut-être qu’Amber avait raison.
Je quitte ma chambre et me rends jusqu’au salon dans lequel ma
sœur est en train de lire.
— Tu ne dors pas ?
— Non.
— Insomnie ? C’est ta culpabilité qui te torture ?
— Ça va peut-être t’étonner, mais oui. Je crois que j’ai
vraiment merdé, avec elle. Mais c’est aussi un malentendu.
— Un malentendu ?
— Une bête erreur d’agenda. J’ai demandé à Katlyn de passer
alors que Sandra était programmée dans mes rendez-vous.
— Mais qu’est-ce que tu es allé foutre avec une autre nana ?
— En fait, on a fait des recherches et on en a sélectionné dix,
pour être précis. Mais Katlyn était la numéro un, je t’assure.
— C’est un être humain, pas un objet que tu peux piétiner et
jeter.
— J’ai coupé tout contact avec les autres et il ne s’est jamais
rien passé. Je te le jure. Tu sais que je suis un connard. Ça ne
me dérangerait pas de te dire la vérité même si elle était
offensante pour qui que ce soit.
— Là-dessus, tu n’as pas tort.
Content qu’elle le reconnaisse. Ce n’est qu’un demi-compliment,
toutefois. Mais je m’en contenterai pour le moment.
— Je n’ai pas voulu la blesser. C’est elle que j’avais choisie. Le
contrat était posé sur mon bureau.
— Putain, Logan… Tu mens aux parents avec ta copine, tu
mens à tout le monde. Tu ne peux pas te contenter de faire les
choses normalement, pour une fois ? Un contrat ! Un contrat
pour être ta copine, est-ce que tu te rends compte du délire ?
C’est complètement tordu.
— Écoute, si je te l’ai dit, c’est pour que tu me fasses
confiance. Je t’ai… je t’ai ouvert mon cœur, justement. Je t’en
prie, ne dis rien aux parents.
— Logan, je n’ai rien besoin de dire. Ils le découvriront eux-
mêmes. Pourquoi tu penses que j’allais… balancer ?
— Je crois que tu es là pour ça. C’est tout. Espionner pour le
compte de Maman, comme une sorte de drone.
La remarque que j’assène à Amber a l’air de lui faire beaucoup de
peine. Elle baisse légèrement les yeux, le regard larmoyant.
— C’est comme ça que tu me vois ? C’est pour ça que tu
fuyais ta propre petite sœur ?
— Tu dis le contraire ?
— Tu n’as pas pensé un seul instant que je pouvais être là
parce que je voulais passer du temps avec toi ?
Je ne réponds rien. Je reste totalement silencieux face à sa
question. Je ne crois pas, de toute façon, qu’elle attende réellement
une réponse.
— Je voulais juste venir passer du temps avec mon grand
frère.
— Et Mike, dans tout ça ?
— Tu n’as jamais voulu me dire pourquoi il était le diable en
personne, comment tu voudrais que je le voie différemment que
comme un homme ?
— Le fait que je le déteste aurait dû te suffire.
— Tu détestes tout le monde, Logan ! Ce n’est pas un
argument. Tu sais quoi ? Je vais te donner tort. Je ne vais rien
dire aux parents parce que ça n’a jamais été mon intention,
mais je m’en vais.
— Où est-ce que tu vas ?
— Là où tu n’es pas. On se reverra à Noël.
Amber ramasse ses affaires à la va-vite et appelle un taxi.
— Attends, on pourrait au moins en discuter.
— Non. Je ne crois pas, non. On reparlera quand tu auras
changé et que tu auras mis un peu d’ordre dans ta vie. Tu as
beau être le graaaaand milliardaire Logan Archer, il y a de
nombreuses choses sur lesquelles tu es bien pauvre.
Ne me laissant même pas le temps de rétorquer, Amber quitte
mon appartement à toute vitesse et s’en va attendre son taxi en bas,
dans le froid, plutôt qu’ici. Est-ce que c’est cela, l’effet que je produis
sur tous ceux qui croisent ma route ? Une sorte de repoussoir ?
Je décroche mon téléphone.
— Armin ? Viens me chercher chez moi.
J’ai un plan très précis en tête. Il est risqué, mais Amber m’a mis
une sacrée gifle.
Je monte dans la voiture de mon chauffeur.
— Où est-ce qu’on va, Monsieur ?
— Au bureau. Je dois aller chercher un livre que j’ai laissé…
— Et c’est tout ?
— Non. Tu as toujours l’adresse de Katlyn ?
— Oui, Monsieur.
— On va là-bas. J’ai… j’ai des excuses à lui présenter.
31
Chapitre post-connard attitude

KATLYN, quelques heures avant

À ma grande surprise, Amber est dans un Starbucks. J’ai pu


commander mon chocolat chaud préféré, avec un supplément
chantilly. L’atmosphère habituelle, chaleureuse, du café m’a remis un
peu de baume au cœur. Amber se lève de sa table, elle me prend
dans ses bras, encore une fois, comme si j’étais sa meilleure amie
ou quelqu’un de la famille. Je ne sais pas si je pourrais m’habituer à
un tel contact physique.
Je m’assois en face d’elle, je trempe ma cuillère dans la chantilly
et avale la première bouchée avec gourmandise. Bon sang, je crois
que les seules choses dont je me sois nourrie récemment, c’est d’un
burger et de chocolat chaud. C’est dingue que le médecin m’ait
décrétée en bonne santé.
— Alors, il a été con encore une fois ? demande-t-elle.
— Je n’ai plus très envie d’en parler.
Amber ne le prend pas mal, elle ne se départit pas de son
magnifique sourire. Elle commence à me parler de son métier, à me
changer les idées puis de temps en temps, elle cale une anecdote
sur elle et son frère. Elle a l’air de beaucoup l’aimer, même s’il ne le
lui rend pas bien. Quand elle parle de lui, il y a une lueur différente
qui s’allume dans ses yeux, comme si elle était nostalgique.
— Comment est-ce que tu peux l’aimer autant ? demandé-je
enfin quand j’ose la couper dans son discours.
Jusque-là, je n’ai fait que hocher la tête, répondre par des
monosyllabes, soignant mon cœur blessé. Mais pourquoi est-ce qu’il
est blessé, hein ? Je ne peux pas m’être déjà attachée à lui, c’est
tout bonnement impossible.
— Ah, je crois que c’est parce que j’ai encore en tête le
souvenir de mon frère, du temps où il n’était pas un riche
homme d’affaires qui se pavanait à droite et à gauche. Avant
Mike et avant… avant Tess.
— Tess ?
— Son ex. Leur histoire a duré longtemps, mais elle lui a
piétiné le cœur. Maintenant que j’y pense, c’est sûrement pour
ça qu’il piétine le cœur des autres, à présent.
— Donc il a bel et bien eu une vraie relation, fut un temps,
commenté-je.
— Tu ne savais pas ?
— Non, il n’en a pas parlé, je l’ai interrogé sur ses ex, mais il
n’a rien voulu me dire.
— Enfin, avant tout ça, avant qu’il entre dans le monde des
affaires et qu’il se prenne la tête avec Mike et Tess, les deux
personnes qu’il aimait le plus au monde, avant ça, lui et moi, on
était proches. Oh, j’étais encore une gamine, je ne connaissais
rien de la vie, mais il prenait du temps pour jouer avec moi, il
m’apprenait des choses. On s’allongeait dans le jardin des
parents, sur des serviettes et il me montrait les étoiles, les
nommait les unes après les autres et me disait pourquoi elles
s’appelaient comme ça, ce qu’elles représentaient, il me
racontait même les histoires d’amour à l’origine de certaines
légendes.
En l’écoutant, je réalise à quel point ces moments devaient être
magiques pour elle.
— Je crois même que c’est lui qui m’a appris ce qu’était
l’amour, le vrai. Parce que ce ne sont pas nos parents qui nous
ont enseigné les émotions. Quand j’allais mal, il ne me disait
pas « arrête de pleurer et ravale tes émotions, elles sont
inutiles ». Non, ça, c’était plutôt l’attitude de notre mère, ça l’est
toujours d’ailleurs. Il me regardait, me caressait la joue, essuyait
mes larmes et me demandait ce qui n’allait pas, comment je me
sentais et ensemble, on analysait mes émotions. Il ne me
demandait pas d’aller mieux, il me serrait dans ses bras jusqu’à
ce que je me calme et quand il devait s’absenter, il m’écrivait
toujours un petit mot pour vérifier que je tenais le coup.
— Raconté comme ça, on dirait que c’était un grand frère
adorable.
— Il l’était.
— Alors qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Il a subi deux coups durs en même temps, je crois : Mike a
fait quelque chose, je ne sais pas quoi, tout ce que je sais c’est
que c’est en rapport avec le travail. Et Tess l’a quitté, comme ça,
du jour au lendemain. Il a refusé de rentrer à la maison pendant
un long moment et quand il est enfin revenu pour me rendre
visite, il n’était plus le même. C’était comme si son cœur s’était
endurci, que ses émotions avaient disparu et qu’il avait
remplacé l’ensemble par une attitude glaciale. Il est devenu
comme nos parents, en fait, je crois.
— C’est… triste.
Je n’ai pas envie de ressentir de la compassion pour Logan, mais
je sens bien que mes émotions sont apaisées, d’une certaine
manière, par le discours d’Amber. Il y a donc un homme sous la
carapace, il y a quelqu’un qui, fut un temps, était capable de
considérer les autres êtres humains, et pas juste de les voir comme
des bouts de viande.
— Ouais. C’est Logan, soupire-t-elle. Je n’ai pas perdu espoir,
mais je dois dire que son coup du jour me donne envie de le
gifler.
Nous échangeons encore plein d’anecdotes en dégustant nos
boissons. Amber me parle d’elle, de sa relation avec Mike, de la
manière dont elle adore s’occuper de ses classes de yoga. Puis,
subitement, elle réalise quelque chose :
— Tu sais que si tu as besoin d’argent, je peux te faire un
chèque, dit-elle.
— Non, c’est très gentil, mais je ne me sentirais très mal que
tu me fasses la charité à cause du comportement de ton frère.
Je n’étais déjà pas très à l’aise avec l’idée de mentir pour
gagner de l’argent, mais là… Je ne sais pas, je ne le vivrais pas
bien. Tu ne m’en veux pas ?
— Non, bien sûr que non.
Elle tend la main par-dessus la table pour saisir la mienne et la
serrer.
— Tu m’appelles si tu changes d’avis, OK ? J’oublie parfois
que j’ai la chance de faire ce que je veux comme métier sans
me soucier de l’argent, grâce à mes parents et à mon frère. Et
j’ai plus d’argent que je ne pourrai jamais en dépenser. Alors si
tu as besoin, sache que ça ne change rien pour moi.
Je me pince les lèvres, il me suffirait de dire oui et tous mes
problèmes seraient réglés. Mais je sais que je me sentirai mal pour
le restant de mes jours. Foutue fierté qui se met en travers de mon
chemin.
— Non, c’est vraiment gentil, mais je veux m’en sortir seule. Je
crois que j’ai besoin de me prouver quelque chose à moi-même.
Nous rions aux éclats pendant les minutes qui suivent quand elle
me raconte comment Logan s’est déguisé en Père Noël une année
pour lui faire plaisir et qu’il a voulu arriver par la cheminée pour
qu’elle croie réellement à l’histoire. Il n’était bien sûr pas monté sur
le toit, mais il avait grimpé dans le conduit d’un mètre pour lui faire la
surprise. Quand il avait enfin pu descendre, il était bourré de
crampes, il était tombé les fesses la première dans l’immense
cheminée du foyer familial, sa barbe s’était arrachée, ses vêtements
étaient noir de suie et Amber riait aux éclats.
— C’est depuis ce jour que je ne crois plus au Père Noël, me
dit-elle avec malice.
Nous nous quittons avec le sourire. Elle me reprend dans ses bras
et cette fois, je ne résiste pas, je la serre à mon tour. Il y a quelque
chose de vivant chez Amber, comme si sa chaleur lui donnait
quelque chose en plus.
L’heure tourne et je prends la direction du bar pour rejoindre
Camilla. Quand j’arrive, elle m’attend déjà et ma tequila est prête. La
musique retentit très fort dans le bar.
— C’est soirée dansante, m’explique-t-elle.
— Trevor le pervers a abandonné son projet de mater des top
models ? demandé-je.
— Eh bien…
Elle a l’air gênée de me répondre.
— Quoi ?
— J’ai bypassé son autorité, dit-elle finalement.
— Comment ça ?
— J’ai écrit un email à Logan. Cinq minutes plus tard, Trevor
était escorté dehors par la sécurité.
— Quoi ? m’étranglé-je.
— Je n’ai plus de patron, admet-elle. Mais plus de pervers non
plus.
— Mais qui va le remplacer ?
— Je ne sais pas. Mais j’ai très envie de trinquer à ce
retournement de situation.
Je lève mon verre qui tinte contre le sien quand ils
s’entrechoquent. Logan aurait fait en sorte de libérer Camilla de son
patron ? Vraiment ?
— Alors, qu’est-ce qu’il t’a fait ?
— Je…
Je ne sais plus si j’ai vraiment envie d’en parler, finalement.
— Ça n’allait pas marcher, cette histoire de contrat, dis-je
simplement. Je n’étais pas son premier choix.
— Son premier choix ?
— Je crois qu’il a préparé des contrats pour des dizaines de
nanas, Camilla. Comme si c’était un casting.
— Oh.
Son « oh » veut tout dire.
— Exactement.
— Donc il mérite la mort par décapitation ? demande-t-elle.
— Tout à fait.
— Même s’il m’a permis de ne plus avoir Trevor comme
patron ?
— Je ne sais pas si ça rachète tous ses méfaits.
Elle commande une nouvelle tournée et avec une deuxième
tequila et l’estomac rempli seulement de chocolat chaud, la tête me
tourne vite. Nous dansons, entourés d’inconnus, l’alcool faisant son
effet pour me désinhiber. Je tourne sur moi-même et, pendant de
longues minutes, j’oublie.
Camilla me commande un taxi pour que je rentre, elle décide que
je suis trop éméchée pour prendre les transports de nuit, seule.
— Il est encore tôt, grommelé-je.
— Ouais, un peu trop tôt à mon goût, confirme-t-elle.
Minuit est passé, je crois que je n’ai jamais veillé aussi tard depuis
longtemps. Camilla doit convaincre le taxi de me prendre, il dit que
j’ai l’air sur le point de vomir.
— Elle ne vomira pas, lui assure-t-elle. Ramenez-la à bon port.
Elle le paie d’avance, m’ouvre la porte et m’installe à l’intérieur.
Elle ne monte pas avec moi, car elle habite dans un immeuble juste
à côté.
— Tu m’écris quand tu es arrivée, OK ? réclame-t-elle.
— Promis, chef ! dis-je en effectuant un salut militaire.
Le taxi démarre et j’observe les lumières de la ville. New York ne
dort jamais vraiment, il y a toujours une activité quelque part, qui bat
son plein, dans un quartier ou un autre.
— On y est, annonce le chauffeur alors que j’ai l’impression
que seulement trente secondes se sont écoulées. Vous avez
besoin d’aide ?
Il regarde par sa fenêtre en me disant ça, et c’est alors que
j’aperçois Logan Archer, adossé au mur de mon immeuble, sa
limousine garée juste à côté.
— N… non, ça ira.
Je descends et manque de trébucher, Logan se précipite pour me
rattraper. La chaleur de sa main, sur mon bras, me fait frissonner.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? demandé-je sans aucune
diplomatie.
— Je t’attendais. J’étais inquiet, tu ne répondais pas à ton
téléphone. J’ai essayé de t’appeler au moins dix fois.
Mon téléphone est au fond de mon sac, sac qui est… toujours à
mon bras, heureusement. Je n’ai plus les idées très claires. Sans
Camilla, je crois que je ne serais pas rentrée chez moi ce soir,
j’aurais fini endormie sur la table du bar.
— Tu n’es pas avec Sandra, en train de lui présenter son
auteur préféré pour lui faire miroiter une vie qu’elle n’aura
jamais ?
Mes mots cinglent, ils n’auront sûrement pas de sens pour Logan,
mais ils en ont pour moi.
— Carotte… dit-il doucement.
— Non ! m’exclamé-je en le forçant à me lâcher. Il n’y a pas de
Carotte qui tienne. Il n’y a rien qui tient entre nous et on n’a pas
signé de foutu contrat. Alors tu peux dégager du bas de mon
immeuble et m’oublier.
— J’étais inquiet, fait-il.
— Je n’ai pas signé ton contrat, Logan Archer, je suis
exemptée de l’obligation de répondre à tes messages ou à tes
appels.
— Katlyn, dit-il avec douceur.
Il essaie de m’amadouer, mais ça ne fonctionnera pas. Je prends
les clefs dans mon sac et je passe le badge qui déverrouille la porte
d’entrée. Je veux pousser la porte, mais tout à coup, mes jambes se
dérobent sous moi. Je m’écroule et suis rattrapée par les bras de
Logan, qui s’est précipité pour me soutenir.
— Je vais t’aider, dit-il d’un ton ferme et autoritaire.
— Je n’ai pas besoin de ton aide, grommelé-je en retour.
— Carotte, voilà ce qu’il va se passer : je vais t’aider à monter,
je vais m’assurer que tu es dans ton lit, au chaud et en bonne
santé. Et tu n’as pas le choix.
32
Chapitre post-arrivée de Carotte

LOGAN

Qu’est-ce qu’elle fiche dans cet état ? J’espère que ce n’est pas à
cause de ce qu’il s’est passé aujourd’hui. Je m’en voudrais
sincèrement.
— Qu’est-ce qu’il t’a pris ?
— Et toi ?
Un point pour elle. Par ces deux petits mots, elle comprend tout ce
que j’ai pu faire de travers durant notre fausse relation et me le
renvoie à la figure avec brio. J’aime la répartie de Carotte quand elle
est sobre. Mais quand elle est bourrée, elle n’a plus aucun filtre.
La porte du bas de son étage est ouverte et, clairement, vu la
façon dont elle titube, elle ne parviendra pas à monter jusqu’en haut.
Espérons qu’elle habite au rez-de-chaussée.
— Tu habites au combien ?
— Troisième.
— L’ascenseur marche ?
— Bien sûr… il y a… hips… des lustres en cristal dedans,
aussi. Et il… il te sert même le… hips… café…
— Ça va, j’ai compris, pas besoin d’en dire plus, dis-je en la
tenant pour éviter qu’elle ne tombe.
Elle ne répond rien. J’ai l’impression qu’elle est à deux doigts de
vomir. Tant pis, je tente le tout pour le tout. Carotte n’est pas en état
de marcher, je vais devoir la porter.
— Qu’est-ce que tu fais ?!
— Je te porte.
— Lâche-moi !
— Il ne fallait pas te mettre dans un état pareil.
Je ne la porte peut-être pas de la meilleure façon. Je m’en
aperçois et change de position.
— Agrippe mon cou.
Je la porte comme si je l’emmenais dans la chambre pour une nuit
de noces, mais elle refuse de s’accrocher à moi, d’une façon ou
d’une autre.
— Je ne peux pas te maintenir comme ça à bout de bras. Ce
n’est pas possible si tu ne t’accroches pas.
— Va te faire foutre, marmonne-t-elle.
— D’accord, tu ne me laisses pas le choix.
Je change de position et la transporte maintenant comme un sac
de patates : par-dessus mon épaule. Je suis obligé de la tenir et pas
par l’endroit le plus flatteur. J’ai la main sur ses fesses, mais je crois
qu’elle ne s’en formalise même pas. Carotte est trop occupée à
essayer de se retenir de vomir.
Nous arrivons jusqu’à son étage. Elle m’indique vaguement la
porte, j’attrape ses clefs, et nous entrons.
Son appartement est petit, à l’image de l’immeuble insalubre dans
lequel elle vit. J’ai un pincement au cœur. C’est donc ici qu’elle
rentre seule, le soir ? Même la porte de la salle de bain a l’air dans
un très mauvais état comme si elle avait été… défoncée ? Et qu’est-
ce que c’est que cet insupportable son de musique ? On dirait qu’un
chat passe sous un trente-six tonnes au ralenti !
— Ça va, je suis rentrée, tu… tu peux me lâcher, maintenant.
— Je vais te mettre au lit.
— Après m’avoir mis la main au cul ? Quoi, Sandra ne te
suffisait plus, c’est ça ?
— Arrête avec ça. C’est un… c’est un putain de malentendu qui
m’a explosé à la figure.
— Un malentendu, ouais…
— Tu n’es pas en état pour que je t’explique quoi que ce soit.
Je la dépose dans le canapé, où, au lieu de s’endormir, elle décide
d’énumérer toutes les raisons pour lesquelles je suis un vrai connard
qui mérite la peine capitale. Je ne l’écoute pas. Ou alors seulement
à moitié. Pour le moment, je lui sers un verre d’eau du robinet
puisqu’elle n’a pas de bouteilles et je cherche de quoi lui préparer un
chocolat chaud. Pourquoi est-ce que je fais tout ça ? Logan, tu es en
train de replonger ! Je devrais me ressaisir, mais de la voir comme
ça, je ne peux pas faire autrement. Elle a besoin de quelqu’un et tant
pis si elle me déteste. Je serai quand même là pour elle. Et merde !
— Qu’est-ce que tu fous dans mes placards ?
— Toi, tu te reposes.
— Ma maison, mes règles.
— Ton appartement, rectification. Et tu es sûrement locataire,
ce qui veut dire que je peux appeler le propriétaire et faire de
chez toi chez moi genre en claquant des doigts pour une
bouchée de pain.
— Du graaaaand Logan Archer.
Je roule des yeux. Évidemment, il fallait que cette phrase ressorte.
Je finis par trouver le cacao et le lait. Je le fais rapidement chauffer
sur sa plaque à gaz où je manque de me brûler les doigts à trois
reprises et finit par le lui servir. Elle n’a même pas touché au verre
d’eau.
— Tu ne te nourris que de chocolat, hein. Et vu l’odeur… De
tequila, aussi. Alors quoi, tu avais un événement à fêter ?
— Ta sortie de ma vie.
— Manque de bol, il faudra remettre ça. Ce n’est pas
d’actualité pour le moment.
— Ce n’est pas parce que tu as fait le chevalier servant que ça
fait de toi une bonne personne.
— Je sais.
— Tu fais ça pour te racheter une conscience ?
— Je fais ça pour toi. C’est trop tard pour la conscience.
— Et Sandra ?
De nouveau, je lève les yeux au ciel. Katlyn se redresse. Elle
dessaoule doucement. Elle attrape son chocolat sans même
envisager le verre d’eau. J’ai aussi commandé à manger. La
livraison ne devrait pas tarder. Ça lui remplira l’estomac et ça
épongera un peu toute la tequila qu’elle s’est envoyée.
— Sandra est venue au mauvais moment. Erreur d’agenda.
— Super. Donc tu ne nies même pas. Le principe, c’était juste
que je ne sois pas au courant…
— Pas du tout. J’avais prévu, à la base, de faire venir plusieurs
femmes pour choisir celle qui correspondrait le mieux aux
attentes de mes parents. J’ai beaucoup de pression vis-à-vis
d’eux. Mais… j’ai changé d’avis. J’ai dit à Sandra que ce ne
serait pas possible et les autres ont été éconduites par Caroline.
— Pourquoi ?
— C’était mieux comme ça.
Pour elle, bien sûr. Pourquoi est-ce que j’ai autant de mal à dire ce
que je ressens ? Elle n’attendait que ça. Elle avait les yeux brillants.
Elle attendait ma réponse, elle était pendue à mes lèvres, elle voulait
savoir. Elle voulait comprendre pourquoi… et je suis resté évasif.
— Super. Donc, retour à la case départ.
— Pas vraiment, non. Je sais que je n’ai pas été exemplaire
avec toi, mais… je veux vraiment que tu sois celle que mes
parents vont rencontrer. Je… je te présente mes excuses,
Carotte. C’était une erreur. Ça ne se reproduira pas. Tu sais,
j’aime passer du temps avec toi, même si... ce n’est peut-être
pas l’impression que je donne.
Quel étrange mélange. Nous ne sommes pas réellement en
couple, pourquoi est-ce que je ressens le besoin de me justifier
auprès d’elle d’avoir vu d’autres filles ? Est-ce que c’est le fait d’avoir
été mise en compétition qui lui déplaît, ou simplement de s’être
sentie trahie par moi ? Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Je
n’arrive pas à comprendre d’où proviennent ses émotions, et ce
n’est pas elle, dans son état, qui va m’éclairer.
— Est-ce que c’est Logan Archer qui présente ses excuses ?
— S’il te plaît, ne joue pas avec moi.
— C’est toi qui as joué. Pourquoi est-ce que tu as
immédiatement pensé que j’allais te faire un sale coup ?
— Je n’en sais rien.
Je ne peux pas lui parler de Tess. Ce serait malvenu. Ce serait
stupide. Je ne peux pas. J’aimerais, mais j’en suis incapable.
— C’est à cause de Tess, c’est ça ?
Mon sang ne fait qu’un tour. Je me glace et bouillonne en même
temps. C’est un torrent d’émotions qui déferle en moi et m’attrape
pour m’entraîner par le fond. J’ai l’impression que la simple
évocation de son nom est une porte ouverte pour m’engloutir tout
entier.
— Ouais, c’est ça. Vu ta réaction, ça ne peut pas être autre
chose.
— Je n’ai pas envie d’en parler. Comment tu as su ça ? Amber
a bavé. La sale petite…
— Elle tient à toi. Elle essaie de t’aider, mais tu la rejettes
comme tu rejettes tout le monde.
Mon regard se ferme. L’espace d’un instant, j’ai été envahi
d’émotions et l’instant d’après, je fais tout mon possible pour les
contenir et les garder sous contrôle.
— Je n’arrive pas à faire autrement.
La commande arrive. Le livreur est en bas. Je descends puis
remonte avec d’énormes burgers dégoulinants. Voilà qui devrait lui
remplir l’estomac bien comme il faut. Et puis, elle qui aime les repas
copieux, elle va être servie.
— Ce sont les meilleurs burgers de la ville.
— Livrés chez moi.
— Tout à fait. Installe-toi, dis-je en déballant le tout.
À la voir manger, j’ai l’impression que Carotte n’a rien avalé de la
journée à part de la tequila et du chocolat chaud.
— Est-ce que… est-ce qu’on pourrait réessayer ?
— Je ne sais pas, Logan. Tu ne peux pas savoir à quel point je
me suis sentie humiliée.
— Tu n’as pas été très honnête non plus.
Elle avale une bouchée de burger et ouvre de grands yeux. Je
souris.
— J’ai lu le début de ton livre de fantasy. Le premier tome.
Celui qui est publié sur Internet.
Elle en recrache presque son plat. Elle me regarde avec des yeux
paniqués, cette fois-ci.
— Et… ?
— Mmh…
— Là, c’est toi qui es en train de jouer avec moi, Logan Archer !
— Tu as du talent, Carotte. Pourquoi tu ne cherches pas à le
faire publier par une maison d’édition ?
— Parce que je n’ose pas.
— Tu as tort.
— Tu es marrant, toi… Tu penses que c’est facile ?
— Je n’ai jamais dit ça, mais tu as deux choix : soit tu te lances
et tu présentes ton manuscrit à une maison d’édition, soit je
rachète la maison d’édition.
— Alors ça, c’est…
— Du grand Logan ?
Elle sourit.
— Oui, exactement. Qu’est-ce qui est arrivé à ton ordinateur ?
Je l’ai vu dans un coin de la pièce. Il a l’air en mauvais état.
— Il est mort. J’ai tout perdu.
— Mort ? Jamais de la vie. Je suis sûr qu’on peut le réparer.
— Il est foutu, je te dis.
— Demain, j’envoie Armin l’emmener en réparations.
— Je n’ai pas un rond.
— Je paierai les frais. Rassure-toi.
D’une certaine façon, elle a l’air soulagée.
— Tu ne peux pas arriver et penser que l’argent va tout
acheter.
— Je le sais.
— Et je t’en veux toujours.
— Je m’en doute.
— Et tu m’as mis la main aux fesses.
— C’était le meilleur moment de la soirée, lui dis-je avec un air
malicieux.
Carotte mange encore un peu et après qu’elle s’est rassasiée, elle
s’endort sur le canapé. Je la porte pour l’emmener jusqu’à son lit. Je
caresse son front pour dégager ses cheveux en bataille et remonte
la couverture sur elle pour qu’elle n’ait pas froid.
Je retourne dans le salon et avise son appartement dans les
moindres détails. Rien ne m’échappe. Elle ne devrait pas avoir à
vivre ici…
Je pense qu’elle est encore ivre. Et pas qu’un peu. Je vais
attendre qu’elle se réveille demain pour parler de nouveau avec elle
de tout ce qu’il s’est passé. Pour le moment, je m’étale de tout mon
long sur son fauteuil. Je vais rester là, cette nuit, au cas où...

Moi : Je suis désolé, Amber. C’est toi qui avais raison. Elle me
plaît bien, cette fille.
33
Chapitre post-j’ai trop bu

KATLYN

J’ai la migraine au réveil, je suis dans mon lit, toute habillée et je


sens… oh mon Dieu, c’est ma propre haleine que je sens. Et
apparemment, j’ai ingurgité suffisamment d’alcool pour manquer de
tomber dans le coma. Pourquoi je ne tiens pas l’alcool, hein ?
Pourquoi Camilla m’a laissé boire autant ? Je secoue la tête, ce qui
accentue la migraine, je me traite d’imbécile et cherche mon
téléphone portable pour que ma meilleure amie se mette face à ses
responsabilités.
Je ne trouve pas ledit téléphone, je commence à me demander si
je ne l’ai pas oublié au bar. Non, je suis rentrée chez moi, c’est que
j’avais mes clefs et donc mon sac.
Je me lève, la tête me tourne, mais les murs se stabilisent après
quelques secondes. La main collée au front pour enrayer la
migraine, je me dirige vers l’espace salon de mon studio, qui est…
eh bien, à trois pas.
Et c’est là que je le trouve.
Logan Archer.
Et tout me revient en mémoire.
— Oh bordel de…
— Carotte ! s’exclame-t-il en refermant le journal qu’il est en
train de lire.
Il porte son costume habituel, il est parfaitement coiffé, il n’a pas
de traces d’oreiller en travers de la joue et pourtant, il est là. Où est-
ce qu’il a dormi ?
— Le canapé, dit-il en désignant mon clic-clac qui ne s’ouvre
plus depuis belle lurette. Pas très confortable, si tu veux mon
avis.
— C’est que Môsieur est sûrement habitué à un certain
confort, avec un matelas hors de prix, des draps de soie et je ne
sais quoi encore.
Je croise les bras sur ma poitrine. Il ne s’offusque pas, me sourit,
se lève du fauteuil où il dépose le journal qu’il est en train de lire,
attrape un gobelet Starbucks sur ma table, qui me sert de
bureau/plan de travail/table à manger, et me le tend.
— Qu’est-ce que c’est ? dis-je en reniflant.
— La seule chose qui te maintient en vie, apparemment,
rétorque Logan.
Du chocolat chaud. Je trempe mes lèvres dedans, il est encore
brûlant, il vient donc d’arriver. Il s’est faufilé hors de l’appartement
pour aller en chercher ? Non, il a sûrement demandé à Armin de le
faire.
— Va prendre une douche, ajoute-t-il quand j’ai bu la moitié du
gobelet.
Je n’aime pas qu’il me donne des ordres chez moi, mais je ne le
contredis pas. Je disparais dans la salle de bains, qui n’est ni plus ni
moins qu’un placard. Un placard sans porte, en plus. Je vérifie trois
fois que le rideau de la douche est bien fermé sur tous les bords et
je pose ma serviette sur l’évier pour pouvoir l’attraper sans sortir.
Un vrai placard. Littéralement, hein. C’est même plus petit que les
placards dans lesquels je range mes fringues. Je me déshabille et
m’asperge d’eau, me savonne, attrape la serviette et m’enroule
dedans. Je réalise alors que je n’ai pas pris de vêtements de
rechange. Je soupire et fais un pas en dehors de la salle de bains en
espérant que Logan Archer n’a pas les yeux rivés sur moi. Je n’ai
pas de serviettes gigantesques et mes fesses, tout comme mes
seins, sont tout juste couvertes.
— Tu ne t’es pas noyée ? demande la voix amusée du
milliardaire.
— Tu ne devrais pas être à ton bureau en train d’essayer de
piétiner un quelconque concurrent ? demandé-je en retour.
— Je suis là. Caroline a annulé tous mes rendez-vous.
Son téléphone portable vibre, il le regarde, lit un message avec un
regard amusé et le laisse de côté sans même répondre.
— Habille-toi, ajoute-t-il.
— C’est ce que je comptais faire, dis-je comme une gamine.
Je me faufile derrière le paravent, fouille dans le placard à la
recherche des vêtements qui diront « OK, hier j’étais bourrée, mais
ce n’est pas qui je suis la plupart du temps ». Enfin, qui me
remettront dans la peau de quelqu’un de mature, qui a les pieds sur
terre et je ne sais quoi encore.
Quand je suis vêtue d’un jean noir et d’un t-shirt bleu canard, je
cherche du regard mon sac à main. Je fouille à l’intérieur, trouve
mon téléphone, découvre qu’il n’a plus de batterie et le met en
charge. Camilla doit être sur le point de me tuer.
— Je l’ai prévenue que tu vas bien.
— Quoi ?
— Tu allais écrire à Camilla, non ? fait-il. Ton téléphone n’a
pas arrêté de sonner hier soir, j’ai fini par décrocher.
— Oh.
— Je lui ai dit que tu étais au chaud, dans ton lit.
Je rougis en me rappelant qu’il m’a portée jusqu’à mon lit, qu’il m’a
bordée et que j’étais… eh bien, une loque, voilà.
— Elle m’a remercié, ajoute-t-il. C’est ce que font les femmes
quand on les aide, généralement. Elles remercient.
— C’est un message subliminal ?
— Je pensais qu’il était plutôt explicite.
— Merci, dis-je sur un ton sec. Maintenant, dégage de mon
appartement.
J’entends le voisin qui s’est déjà mis à jouer du violoncelle de bon
matin.
— Non.
— Non ?
— Non.
— Et en quel honneur ?
— Armin est allé récupérer les papiers à mon bureau. Je veux
que tu signes le contrat.
Il sort une liasse de papier d’une sacoche en cuir marron.
— Pardon ?
— Tu signes le contrat, insiste-t-il en me tendant un stylo.
— Et pourquoi je ferais une chose pareille ?
— Parce que tu as besoin d’argent, sinon tu n’aurais pas
accepté le deal.
Il me regarde, mais il n’y a plus la même froideur dans son regard.
— Trois rencards, un déjà passé, Noël à Beverly Hills, et
ensuite j’ai mon argent ? demandé-je.
— Exactement.
J’inspire. Je suis dans un sale état, mais j’ai suffisamment de
jugeote pour réaliser que je n’ai pas d’autres moyens d’obtenir
l’argent pour aider Dan et m’aider moi-même, accessoirement.
Je signe. Logan me prend le stylo des mains, nos doigts
s’effleurent, j’ai l’impression qu’un courant électrique me parcourt,
puis il signe à son tour. Il attrape ensuite la liasse de papiers, m’en
laisse un exemplaire, fourre le reste dans sa sacoche et tire alors
une Microsoft Surface avec un autocollant collé dessus que je
connais bien, puisque c’est moi qui l’y ai mis. Il est rouge et indique
« I love Myself ».
— J’ai réveillé un mec de l’informatique, il a bossé une partie
de la nuit dessus, mais il me dit qu’il fonctionne parfaitement et
qu’il a pu récupérer toutes tes données.
J’attrape mon ordinateur comme si c’était un bijou précieux.
— Je… merci ?
Je ne suis même pas certaine de ce que je dois dire.
— Écris, Carotte. Je t’ai aussi ramené ça.
Il me tend un exemplaire du dernier livre de Harvey Staalman.
— Et je t’ai arrangé un rendez-vous avec son agent, cet après-
midi.
— Cet après-midi ?
J’ai encore la tête dans le cul et je dois me présenter à un agent
cet après-midi ?
— Camilla t’accompagnera, je lui ai donné son après-midi. De
toute façon, elle n’a plus de patron à qui obéir pour l’instant. Et
je veux être certain que tu iras à ce rendez-vous. Et que
quelqu’un sera là pour défendre au mieux tes intérêts.
Mon téléphone se rallume, un paquet d’appels en absence
s’affiche dessus, dont un numéro inconnu avec un message. Je le
laisse en charge, je regarderai plus tard. Pour l’instant, j’ai beaucoup
d’informations à digérer.
— Je vais aller travailler, ajoute Logan. Je te retrouve ce soir
pour notre prochain rencard.
— Ce soir ?
— Pas d’excuses, Carotte. Tu as signé le contrat. Ce soir, tu
es à moi.
Je déglutis. J’ai l’impression de me réveiller et que quelqu’un a
pris tous mes problèmes en main pendant mon sommeil pour les
régler un à un. La sensation de ne plus avoir le contrôle sur ma vie
est puissante, mais celle de voir des solutions l’est encore plus.
Il se lève, s’approche de moi, lève sa main droite et caresse ma
joue avec délicatesse. L’espace d’un instant, j’ai envie qu’il
m’embrasse. Mais il recule, ouvre la porte et disparaît.
Bordel de chiottes.

Katlyn : Logan Archer vient de quitter mon appartement.


Camilla : J’ai cru comprendre que la nuit avait été chaude.
Katlyn : Absolument pas ! Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
Camilla : Que tu étais au chaud dans ton lit.
Katlyn : Parce que j’étais bourrée, parce que tu m’as laissé boire !
Camilla : Comment est-ce que je suis supposée savoir que tu vas
être bourrée au deuxième verre ? T’es prête pour ton rendez-vous
de cet après-midi ?
Katlyn : Non, absolument pas.
Camilla : Eh bien, prépare-toi, parce que je ne compte pas te
lâcher d’une semelle. Non seulement nous allons au rendez-vous
que je t’ai pris, mais nous enchaînons avec celui de Logan ensuite.
Et non, tu n’as pas le droit de protester.

Je lui envoie une émoticône qui tire la langue et lance ensuite le


message vocal que j’ai reçu.
— Bonjour, je suis le docteur Leclair de la clinique où séjourne
actuellement Daniel Kerwood, nous vous appelons pour vous
informer qu’il y a eu un petit… contretemps. Je vous propose de
me rappeler pour que nous puissions en discuter.
Je lance tout de suite le bouton de rappel. Hier soir, à force de
boire et danser, j’en suis arrivée au point où je ne pensais même
plus à Dan. Je ne sais pas si je m’en veux d’en être arrivée là ou si
c’était un soulagement.
— Bonjour, ici Katlyn Kerwood, j’appelle au sujet de mon frère,
Daniel.
— C’est un patient ? fait une voix bourrue à l’autre bout du fil.
— Oui, confirmé-je. On m’a laissé un message. Un docteur…
Leclair ?
— Je vais voir s’il est disponible.
On me met en attente et je fais les cent pas dans mon
appartement tandis qu’une mélodie de violons retentit. Trois minutes
et cinquante-sept secondes plus tard, la musique s’arrête.
— Mademoiselle Kerwood ? fait une voix un peu plus
chaleureuse, mais au ton très sérieux.
— Oui ?
— Docteur Leclair.
— Oui ?
Il n’a pas l’air de vouloir en dire plus. C’est pourtant lui qui m’a
laissé un message.
— Votre frère a eu un… Il ne se sentait pas bien cette nuit et il
a essayé d’attenter à ses jours.
Ma respiration se coupe momentanément.
— Mademoiselle Kerwood ? Vous êtes toujours là ?
— Oui, dis-je en déglutissant avec difficulté.
Mon cœur bat à cent à l’heure, j’ai une boule dans la gorge et
dans le ventre.
— Il va bien ? demandé-je.
— Il est hors de danger, me confirme le médecin. Ce serait
bien que vous passiez à la clinique. Il refuse de parler à
quiconque.
— Je croyais que je ne devais pas venir tant qu’il… tant qu’il
ne le voulait pas.
— Je pense que nous avons dépassé le stade où il est
capable de voir ce qui est bon ou non pour lui. Ce serait bien
qu’il voie un visage familier. Vous pouvez venir aujourd’hui ?
Je n’hésite même pas. La clinique est à trois heures de route de
New York, je n’ai pas de véhicule, mais il doit bien y avoir un train,
quelque chose. Je suis prête à payer un taxi une fortune s’il le faut.
— Oui, bien sûr.
— Présentez-vous à l’accueil et demandez-moi, je viendrai
vous chercher.
— Merci.
— À tout à l’heure.
Je m’écroule en larmes dans mon appartement dès que j’ai
raccroché. Je me roule en boule contre le mur. Comment est-ce que
je pouvais être si bien il y a quelques minutes, avec l’espoir que tous
mes problèmes s’envolent ? Comment est-ce que j’ai pu boire au
point d’oublier Dan ? Dan qui va tellement mal qu’il a essayé de se
suicider ?
J’essaie de reprendre mon souffle, mais je n’arrive plus à respirer.
J’angoisse à l’idée de perdre le dernier membre de ma famille.
J’angoisse à l’idée que Dan veuille m’abandonner.
On frappe à la porte, mais je n’ai pas la force de me lever et
d’ouvrir. C’est probablement le proprio qui vient réclamer le loyer ou
se plaindre que j’ai fait du bruit pendant la nuit. Je tente de retenir le
bruit de mes larmes, pour qu’il ne m’entende pas ; les murs sont en
carton dans cet immeuble.
Puis on appuie sur la poignée et je comprends que ça ne peut pas
être mon proprio. Il a beau être arrogant, il ne se permettrait pas de
rentrer chez moi sans permission, même si c’est ouvert.
Logan franchit alors la porte d’entrée. Il me découvre en larmes, le
dos collé au mur, les genoux repliés contre moi.
34
Chapitre post-signature

LOGAN

— J’ai oublié ma saco… Carotte ?


Aussitôt après que je suis entré, elle essuie ses larmes d’un
revers de manche et prend son sourire le plus faux. Ça ne prend pas
avec moi. Je suis bien trop fort pour cacher mes émotions pour
qu’une autre personne joue à ce jeu mieux que moi.
— Tout va bien. Tout va bien, continue-t-elle.
Est-ce qu’elle essaie de me persuader moi, ou elle ? Dans les
deux cas, c’est raté.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
—Je ne pourrai pas être au rendez-vous cet après-midi.
— Qu’est-ce qu’il se passe, bon sang ?
Elle prend une grande inspiration. Je m’assois à son niveau. Près
d’elle.
— C’est mon frère. Dan. Il est en clinique, dans un centre de
désintoxication. Il a fait une tentative de… putain…
Elle se remet à pleurer. Presque instinctivement, je la prends
contre moi jusqu’à ce qu’elle cesse de sangloter.
— Où est la clinique ?
— À trois heures d’ici.
Je décroche mon téléphone et lui fais signe de patienter deux
petites secondes.
— Caroline, annulez mes rendez-vous de cet après-midi et
envoyez-moi Armin. Tout de suite !
— Non, non… Ne fais pas ça…
— Ne discute pas. Si tu prends un taxi, tu vas le payer une
fortune.
Carotte se blottit contre moi et nous restons là, tous les deux,
durant quelques minutes. Je surprends ma main en train de se
perdre dans ses cheveux, à les caresser. Dès que je m’en rends
compte, je m’arrête net dans mon geste.
Elle relève la tête vers moi. Elle ne le prononce pas, mais je peux
presque entendre sa remarque qui cingle que je suis tactile.
— Je… euh… Ah, voilà Armin ! Viens.
Nous descendons en catastrophe jusqu’à la voiture de mon
chauffeur.
J’ai passé une minute à consoler Carotte, en haut.
L’espace d’un instant, il n’y avait eu que nous, blottis l’un contre
l’autre au pied de ce mur délabré.
— Où est-ce qu’on va, Monsieur ?
Je me tourne vers Katlyn, qui indique l’adresse à Armin. C’est
effectivement à trois heures d’ici. On peut dire que nous ne sommes
pas rendus, mais cela lui laissera peut-être le temps, en chemin, de
m’en dire un peu plus.
Durant les trois-quarts du temps que dure le trajet, Carotte reste
silencieuse. Elle observe le paysage par la fenêtre sans dire un mot
tandis que j’essaie de gérer toute ma vie depuis mon téléphone
portable, pour compenser l’annulation de mes rendez-vous. Qui dit
annulation de rendez-vous dit pertes. Beaucoup de pertes. Et
toujours pas de nouvelles d’Amber.
— Tu ne veux pas en parler, c’est ça ?
— Pas vraiment, non.
—C’est ton petit frère, c’est ça ?
— J’ai dit que je ne voulais pas en parler. S’il te plaît.
Le reste du trajet, je ne dis plus rien, et même si Carotte ne pipe
pas un mot non plus, elle cherche le réconfort. Elle cherche
quelqu’un pour l’aider à traverser cette épreuve et aujourd’hui, c’est
moi. Nos doigts s’effleurent à peine sur la banquette arrière, mais
nous ne les retirons pas. Je crois que chacun fait comme s’il n’avait
rien senti juste pour que ce moment dure un peu plus longtemps.
Merde, mais qu’est-ce qui est en train de se passer ? Je ne veux pas
replonger…
Nous arrivons à la clinique. Je décide d’accompagner Carotte.
— Non. Ne viens pas, me dit-elle.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’est pas en état de voir qui que ce soit à part
moi.
— Je t’attends, dans ce cas.
La clinique dans laquelle Carotte a mis son frère est tout à fait
classique. En dépit de sa volonté, je décide de tout de même m’y
rendre. Elle doit déjà être dans la chambre avec lui, je peux donc me
promener librement.
— Monsieur ? Je peux vous aider ? demande l’hôtesse
d’accueil.
— Oui, je cherche le directeur de l’établissement.
Mon ton était sec. Je suis légèrement remonté.
— Il n’est pas disponible, Monsieur.
— Il ferait mieux de l’être. Vous savez qui je suis ?
Elle secoue la tête.
—Logan Archer. J’ai fait la couverture de Forbes récemment.
Je suis l’un des hommes d’affaires les plus influents de notre
pays et même du monde, alors je vous conseille de demander à
votre directeur de rappliquer fissa s’il ne veut pas que l’envie me
prenne de construire ma prochaine piscine privée à la place de
son établissement à la con. C’est clair ?
— Je… je vais voir ce que je peux faire.
Je secoue la tête et reste au niveau de l’accueil. J’ai un peu de
temps devant moi, le temps que Carotte arrange ses affaires. Je
comprends maintenant pourquoi elle a besoin d’argent. J’attrape la
brochure. Les soins sont hors de prix ici. Surtout pour la qualité
dispensée par l’établissement. Elle a mal fait son choix, mais je ne
peux pas le lui reprocher. C’est un établissement bon marché dans
lequel doivent s’entreposer tous les toxicomanes de New York et des
alentours.
L’hôtesse revient en compagnie du directeur. Un petit bonhomme
dans la soixantaine, au crâne dégarni et à l’allure chétive.
— Monsieur Archer ? Je suis le docteur Smith et je dirige aussi
cet établissement. Je peux vous aider ?
— Moi, non. Mais vous, oui. Allons dans votre bureau, dis-je
en entamant la marche.
Nous montons au premier étage. Le petit docteur me suit de si
près que j’ai l’impression d’être l’anneau unique et qu’il est Gollum. Il
m’indique la direction à prendre sans protester.
— Je… je ne comprends pas pourquoi vous m’avez sollicité,
Monsieur.
Je m’assois en face de lui et l’invite à en faire de même. Il y a des
signes qui ne trompent pas, dans le monde des affaires. Et il y a
aussi une posture à adopter : celle de la domination. Ce monsieur
s’aplatit complètement en face de moi. Je pourrais aussi bien me
mettre dans son fauteuil ou pisser sur son bureau qu’il sourirait
poliment et essuierait l’urine avec sa blouse. Je n’ai pas l’intention
de le laisser s’en tirer à si bon compte après la boulette qu’ils
viennent de commettre. Je ne suis pas du genre à être tendre en
affaires, loin de là. Je ne suis pas un requin : les requins attaquent
les victimes qui saignent déjà. C’est moi qui les fais saigner et qui
les écartèle, ensuite.
— Kerwood. Ça vous dit quelque chose ?
— Kerwood ? Je… oui… oui, vaguement.
— Vaguement ? Il est dans votre établissement. Monsieur
Kerwood.
— Je ne vous suis pas…
— Il a tenté de mettre fin à ses jours dans cette clinique. À
votre nez et à votre barbe, docteur Gollum.
— Monsieur, je vous en prie… pas besoin d’être…
— Attentif ? Oui, je constate que vous prenez vos aises. Votre
clinique est un trou à rat malfamé plein de camés et de
dégénérés, mais s’il y en a bien un auquel je veux que vous
fassiez particulièrement attention, c’est lui. Alors voilà ce que
vous allez faire : vous allez gentiment retourner voir les
médecins et infirmiers qui s’occupent de monsieur Kerwood et
redoubler d’efforts pour qu’il sorte de votre cloaque puant. Et si
j’apprends qu’il s’est fait du mal, qu’il a tenté de mettre fin à ses
jours ou qu’il a reçu de mauvais traitements, je vous jure sur ma
tête que je fais raser votre clinique de merde et que j’en fais un
terrain de golf dont vous tiendrez la buvette. C’est clair ?
Tous ceux qui pensent que la loi est faite pour tous et que je n’ai
pas plus le droit qu’un autre de menacer ce monsieur peuvent aller
se rhabiller. La loi est faite par les classes dominantes pour que les
classes dominées se tiennent tranquilles. De temps en temps, une
tête tombe pour leur faire croire que tout le monde est égal face à la
justice, mais c’est faux et aujourd’hui, j’ai décidé de le faire
comprendre à ce brave petit docteur qui a tout intérêt à aller dans
mon sens.
— Très clair, Monsieur. Nous allons être extrêmement
vigilants.
— Ça vaut mieux pour vous. Vous aurez des nouvelles de mon
avocat concernant la facture. Je crois qu’avec la vigilance dont
vous avez fait preuve, la maison pourrait bien faire une petite
réduction, non ?
En fait, il n’a aucune obligation légale. Il n’est aucunement tenu
d’accéder à mes exigences, mais je sais qu’il le fera. Je peux le voir
à sa posture. Il est intimidé. Terriblement intimidé. Il ne fera rien qui
puisse contrevenir à ce que je lui ai demandé.
— Certainement, Monsieur.
— Envoyez la nouvelle facture à mademoiselle Kerwood, sa
sœur, qui est également ma petite amie.
J’insiste sur le dernier mot pour qu’il comprenne à quel point je
suis sérieux et à quel point ne pas satisfaire ma requête serait
dangereux pour lui et son petit poste.
Je quitte le bureau du type. Je pense qu’il s’est pissé dessus. Ou
pas loin.
Quoi qu’il en soit, je retourne vers la voiture. Je ne veux pas que
Carotte sache que je suis intervenu auprès du directeur de
l’établissement.
— Madame n’est pas avec vous, monsieur ?
— Elle est toujours avec son frère à l’intérieur. Je suis allé faire
un tour du côté de la direction.
Je vois au sourire d’Armin qu’il sait très bien ce que je suis allé
faire.
Le quart d’heure qui suit est employé à changer l’heure du rendez-
vous avec l’agent de Harvey. Elle n’est pas forcément contente, mais
je m’en fous. Je ne suis pas là pour me plier à ses exigences. Au
lieu du rencard de ce soir, elle ira au rencard avec l’agent et moi, je
l’attendrai au bureau après ma dernière séance de karaté. Je lui
proposerai peut-être d’aller boire un verre à la maison. Je ne
supporte pas de savoir qu’elle dort dans un appartement aussi pourri
que celui-là. Je suis même prêt à prendre le canapé, une fois de
plus.
— Armin, quand elle reviendra : ne lui dites pas que je suis
entré dans la clinique. D’accord ? On lui dira simplement que je
suis resté ici à l’attendre.
35
Chapitre post-arrivée à la clinique

KATLYN

On me conduit jusqu’à la chambre de Dan et je tremble avant d’y


entrer. Ici, les murs sont blancs, à en faire mal aux yeux. Au sol, il y
a un lino gris qui me déprime. Rien dans cet endroit ne me donne
envie de rester, de sourire ou d’avoir de l’espoir.
Et c’est ici que j’ai balancé Dan.
Contre son gré.
J’inspire quand on m’ouvre la porte. Le docteur Leclair a eu le
temps de me faire un topo sur la situation. Mais je ne m’attends pas
à la mine absolument déprimée que je vois sur le visage de Dan.
Il a les bras attachés à son lit médical, ses poignets sont
recouverts de bandages. On m’a prévenue qu’il a essayé de se
tailler les veines avec un couteau. Comment est-ce qu’il a réussi à
mettre la main là-dessus ? Je croyais que dans ce type d’endroit, on
faisait très attention à ne pas laisser d’objets dangereux à la portée
des patients.
Il est réveillé, il tourne la tête vers moi. Le docteur Leclair murmure
à mon oreille, me dit qu’il va nous laisser quelques instants et que je
n’ai qu’à appeler s’il y a le moindre problème. Je hoche la tête. La
porte se ferme avec douceur dans mon dos et je dois me forcer à
m’avancer vers le lit de Dan. Il y a une chaise dans un coin, mais je
n’ai pas envie de m’asseoir, alors je reste debout, collée à la barrière
de son lit, qu’ils ont certainement mise là pour l’empêcher de se
lever.
— Tu veux me raconter ?
Je lui pose la question d’une voix douce. Ce sont les mêmes mots
que j’ai utilisés maintes et maintes fois durant notre enfance quand il
était fâché, bougon ou triste. Je ne l’ai jamais forcé à me dire quoi
que ce soit et j’ai toujours attendu qu’il soit d’humeur à parler.
Il me fixe du regard, mais n’ouvre pas la bouche. Il a le teint
blafard, la mine triste, et une lueur s’est éteinte dans son regard.
Depuis cinq longues années, je n’ai pas vu les yeux de Dan
pétiller.
— Tu sais qu’à chaque fois qu’il t’arrive quelque chose, je me
mets à trembler et à pleurer ? J’ai peur pour toi, Dan. J’ai peur
que tu partes, que tu disparaisses, comme Papa et Maman, et
que je ne te retrouve plus jamais.
Je tends la main vers la sienne et caresse ses doigts en
prononçant ces mots. Il ne réagit pas. Est-ce qu’il est sous sédatif ?
Est-ce qu’ils l’ont drogué pour éviter qu’il fasse une nouvelle bêtise ?
— Si seulement tu voulais bien me dire ce qui ne va pas, on
pourrait peut-être en discuter ensemble.
Il déglutit, ouvre la bouche et les mots qui sortent de sa gorge me
transpercent de plein fouet.
— Je t’en veux.
Il m’en veut ? De quoi ? D’avoir été là pour lui toutes ces années
pendant qu’il faisait ses conneries ? D’avoir réparé ses erreurs ? De
l’avoir aidé financièrement à chaque fois qu’il en avait besoin ?
— De quoi ? dis-je avec tout le calme dont je suis capable.
— Ils seraient encore vivants si tu m’avais laissé faire.
Je manque de m’étrangler. Je sais de quoi il parle, je sais de qui il
parle, mais je ne m’attendais pas ça. Il pense quoi ? Que je n’ai pas
culpabilisé toutes ces années ?
— Ça aurait dû être toi, ajoute-t-il.
Les larmes montent à mes yeux, je les refoule. J’essaie de me
raisonner, de me dire qu’il est malade, qu’il ne pense pas ce qu’il dit,
parce que s’il le pense, j’ai perdu mon frère à tout jamais. Il ne peut
pas m’accuser de ça. Il ne peut pas décider que si les choses
avaient été différentes…
— Je bossais, lui dis-je, la gorge nouée. Et je savais que je ne
finirais pas à l’heure pour aller te chercher à l’aéroport. Alors je
leur ai demandé s’ils voulaient bien y aller. Ils ont dit oui.
Comment est-ce que… comment est-ce que je pouvais imaginer
qu’il neigerait autant, qu’une voiture s’échapperait de la voie
d’en face et les percuterait ? Comment j’aurais pu savoir ça ?
— Ça aurait dû être toi, insiste-t-il.
J’inspire de grandes goulées d’air pour éviter la crise de larmes
qui monte.
— C’est pour ça que tu te fais du mal ? demandé-je. C’est pour
ça que tu fous ta vie en l’air ? Parce que tu m’en veux ? Qu’est-
ce que je peux faire pour que tu arrêtes ?
Il laisse passer cinq longues secondes de silence.
— Rien. Je préfère mourir plutôt que de continuer de vivre
dans cet univers où ils n’existent plus. Où il n’y a pas de justice.
Si tu avais tenu ta promesse de venir me chercher à l’aéroport,
on n’en serait pas là.
Je lui avais effectivement promis que je serais là pour l’accueillir à
son retour d’Europe. J’avais juré d’être la première devant les portes
du terminal des arrivées.
Et j’ai failli à ma promesse. Il n’y avait personne, à l’aéroport, pour
accueillir Dan, il y a cinq ans. Il n’y avait que la sonnerie de
téléphone, qui a retenti dès qu’il l’a rallumé, pour le prévenir de
prendre un taxi et de se rendre à l’hôpital, parce qu’un accident avait
eu lieu. C’était ma voix, sur la boîte vocale.
Je lui reprends la main en essuyant une larme qui coule sur ma
joue de l’autre.
— Lâche-moi, m’ordonne-t-il.
— Dan, tu crois que je ne m’en veux pas assez comme ça ?
Tu crois que je ne me dis pas tous les jours de ma vie que si
j’avais tenu ma promesse, ils seraient toujours là pour toi ?
Qu’ils pourraient te voir grandir, t’épanouir, que tu aurais pu leur
présenter une petite amie, ils auraient été à ta remise de
diplôme, ils auraient… il y a tellement de choses dont ils
auraient pu être les témoins.
— Et ils n’ont rien vu de tout ça à cause de toi.
Il me regarde et je me sens transpercée par ses yeux bleus. Je
déglutis, lui lâche la main et me dis qu’il est temps de fuir avant de
m’écrouler pour de bon. Je ne pourrai pas l’aider si je perds tous
mes moyens.
Il est malade.
Il est malade.
Je dois me le répéter en boucle dans ma tête pour éviter de
m’effondrer.
— Je vais y aller, Dan. Je serai toujours là pour toi si un jour tu
veux me parler. Je vais te laisser tranquille.
Il ne me répond pas.
Je m’éloigne, je me retiens de courir jusqu’à la porte, je l’ouvre et
je trouve le docteur Leclair juste derrière, en train de m’attendre.
— Alors ? demande-t-il. Des progrès ?
Est-ce que ce n’est pas plutôt à moi de poser ce genre de
questions ?
— Il a parlé, mais je ne pense pas qu’il voudra me revoir à
l’avenir, expliqué-je. Il me blâme pour quelque chose que je ne
peux malheureusement pas changer. C’est à lui d’en parler s’il
le souhaite. Moi, je n’ai plus la force de discuter de ce sujet.
Et je m’éloigne en courant. C’est plus que ce que je peux
supporter. Mon cœur bat dans mes tempes et j’ai l’impression que si
je m’arrête de courir, je vais tomber et ne jamais plus pouvoir me
relever. J’entends la voix du docteur Leclair, dans mon dos, mais je
n’en ai rien à faire.
Je veux retourner à cette veille de Noël, je veux être celle qui
conduit et qui se tape l’accident, je veux être celle qui agonise à
l’hôpital. Je veux tout, plutôt que de vivre dans une réalité où Dan
estime que je lui ai enlevé ses parents. Nos parents.
Je dépasse l’accueil et je cours vers l’extérieur. Logan m’attend
devant la portière de la limousine et, sans réfléchir, je me jette sur
lui, me colle contre son torse, il resserre ses bras dans mon dos et je
me mets à pleurer comme une madeleine.
— Carotte ? fait-il d’une petite voix.
Je suis incapable d’articuler le moindre mot.
— Tu n’es pas obligée de dire quoi que ce soit, ajoute-t-il d’une
voix rassurante. Je suis là.
Il me serre contre lui tandis que mes sanglots redoublent. Je ne
sais pas si je pourrais un jour regarder à nouveau Dan en face.
— Tu… tu… devrais… appeler… Amber, dis-je entre mes
crises de larmes. Lui… dire… que… tu l’aimes…
Parce qu’une fois qu’il y a trop de choses entre un frère et sa
sœur, plus rien n’est réparable.
— Elle le sait, m’assure-t-il.
Je n’en suis pas certaine, mais je n’ai pas la force de me battre
sur ce sujet.
— Tu veux me dire ce qu’il s’est passé ? demande-t-il tandis
qu’il me pousse gentiment dans la limousine pour que je
m’installe.
Je fais non de la tête. Il demande à Armin de nous ramener à New
York et le trajet est aussi silencieux qu’à l’aller. Je suis tellement
épuisée que je laisse ma tête se poser contre l’épaule de Logan et je
ferme les yeux. Il tapote sur son smartphone. Je l’entends passer
des coups de fil, annuler des rendez-vous, en gérer d’autres. Je
crois même qu’il prononce le nom de Camilla, à un moment.
Je finis par m’endormir, bercer par le ronron du moteur et la
conduite souple d’Armin.
— Carotte ? fait une douce voix pour me réveiller.
Je soulève ma tête. Ma nuque est ankylosée au possible.
Clairement, dormir avec la tête posée contre l’épaule de quelqu’un
est le meilleur moyen de se choper un torticolis.
— Viens, dit-il en tendant la main vers moi alors qu’il quitte le
véhicule.
Je l’attrape sans réfléchir, j’ai l’impression d’être épuisée, de ne
plus avoir de forces en moi.
— Tu n’as rien mangé de la journée.
— Toi non plus, rétorqué-je.
— Je suis d’une meilleure constitution que toi et Armin a
toujours des sandwichs prêts dans la voiture. J’en ai grignoté un
pendant que tu dormais. Ce n’est pas la nourriture saine que
j’espérais, mais…
Il cesse de parler en voyant que je ne l’écoute pas. Nous sommes
de retour à New York et la nuit est déjà en train de tomber. Les
flocons de neige continuent de tomber et de recouvrir le sol de la
ville, comme pour me rappeler que Noël approche.
— Viens, insiste-t-il en me tirant par le bras.
— Où est-ce qu’on est ?
Ce n’est pas chez moi et ce n’est pas non plus les bureaux de son
entreprise. L’immeuble est classe, on dirait plus un hôtel, d’ailleurs.
C’est probablement une résidence sécurisée à en croire le gardien à
l’entrée et le tapis rouge qui mène jusqu’aux marches.
— J’habite au dernier étage, explique-t-il. Je vais faire à
manger et tu vas te reposer.
— Il n’est que 17 h, dis-je.
— Et tu as besoin de dormir. Entre ta soirée alcoolisée d’hier et
les émotions d’aujourd’hui, tu as besoin de t’allonger.
— Je vais rentrer, dis-je en lui lâchant la main et en faisant
demi-tour.
— Katlyn Kerwood ! me somme-t-il sur un ton autoritaire. Ne
m’oblige pas à mettre Camilla sur haut-parleur pour qu’elle te
dise que tu dois te reposer.
— Elle prendra toujours mon parti.
— Je ne pense pas. Je pense qu’elle serait d’accord avec moi
pour dire que tu ne dois pas être seule ce soir. Et que tu dois te
reposer.
— Je peux aller chez elle.
— Elle est en mission pour moi.
Je plisse les yeux, me demandant de quelle mission il parle.
— S’il te plaît, Carotte, insiste-t-il.
Il tend à nouveau sa main, je la saisis et il m’entraîne dans
l’immeuble.
36
Chapitre post-retour clinique

LOGAN

J’insiste pour que Carotte vienne chez moi. Je n’ai pas envie
qu’elle passe la soirée toute seule, surtout pas avec l’épreuve qu’elle
vient de traverser. Voir son frère se faire du mal comme ça et se
retrouver dans un tel état, ça ne doit vraiment pas être facile.
J’imagine un instant ce que j’aurais pu ressentir si ça avait été
Amber. Je crois que j’aurais surtout été terriblement déçu et que je
lui aurais remis les idées en place en l’envoyant dans une bien
meilleure clinique. Je n’y serais pas allé par quatre chemins, je ne lui
aurais pas laissé le choix un seul instant parce que, de toute façon,
ce n’est pas mon genre, à la base.
Toujours aucune réponse de la part de ma sœur, d’ailleurs. À
croire qu’elle a oublié de charger son téléphone ou qu’elle me fait la
tête.
Nous entrons dans l’immeuble, puis dans l’ascenseur. Nous
montons jusqu’au dernier étage et tandis que la cage grimpe,
Carotte tente de me tirer les vers du nez à de multiples reprises.
— Je ne te dirai rien. Elle exécute une mission pour moi, c’est
tout.
— Quel genre ?
— Du genre importante. Elle bosse pour moi après tout, non ?
— Ce n’est pas ton genre de ne pas répondre et de ne pas te
vanter de ce que tu as fait.
— Exact.
— C’est donc que tu ne veux pas que je sois au courant. Tu
sais qu’elle me le dira, de toute façon ?
— J’espère bien, oui.
Elle enrage. J’adore la voir comme ça. Elle pourrait presque
trépigner en tapant du pied par terre tant elle est faussement
furieuse. Je la fais bisquer le plus possible. Je n’ai aucune raison
particulière de la malmener comme ça. C’est juste pour le plaisir de
la voir s’agacer et de voir ses yeux pétiller d’intelligence en
cherchant toutes les idées tordues que j’aurais bien pu avoir.
Elle entre dans mon appartement et ouvre de grands yeux.
Forcément, après avoir passé autant de temps dans le sien,
différence doit clairement la choquer.
— Waouh.
— Trois cents-cinquante mètres carrés en rooftop, avec une
superbe mezzanine où se trouve d’ailleurs ma chambre. J’ai
aussi une chambre d’amis. Normalement, c’est Amber qui y
loge, mais… pas là.
— Elle est partie, hein ?
— Ouais. Elle ne m’a pas répondu, depuis. Ça fait presque
vingt-quatre heures, je commence à être inquiet.
—Ne t’en fais pas, me dit Carotte. Elle est sûrement occupée.
Ta sœur ne passe pas beaucoup de temps sur son téléphone, à
ce qu’elle m’a dit. Elle préfère nettement faire de la méditation,
ou d’autres trucs du genre…
— Si tu me parles de sexe tantrique…
— Non, non, ricane-t-elle. Pas de sexe tantrique.
— Je vais préparer à manger.
Je m’attelle à la tâche en cuisinant un bon repas. Avant, j’aimais
bien cuisiner. Maintenant, c’est plutôt une sorte de calvaire que je
vois comme une perte de temps, mais c’est aussi une marque
d’intimité et d’affection. Je pourrais commander tous les plats les
plus chers et les plus délicieux de la ville en un claquement de
doigts, mais rien n’aura plus de saveur pour une personne qu’on
veut mettre à l’aise que de sentir qu’on prend soin d’elle pour de
vrai. Et pour montrer ma bonne foi, je ne peux pas offrir quelque
chose que j’ai en quantité presque illimitée : de l’argent. Je dois
donner une chose qui a vraiment de la valeur à mes yeux et aux
siens : du temps. Mon temps. Celui que je prends pour cuisiner de
foutus croque-monsieur les plus sains possibles, bien que celui que
je prépare à Carotte déborde de fromage. Avec ça, elle sera
requinquée, et c’est le but. Je la sens encore fragilisée par son
passage à la clinique. Elle va encore avoir le moral dans les
chaussettes pendant un moment, mais je serai là pour l’aider et pour
la réconforter sans jamais le lui dire. Je ne voudrais pas qu’elle se
doute de quelque chose...
—Je n’ai pas oublié notre conversation d’hier, dit-elle en
s’approchant de moi.
— C’est étonnant, ça. Tu avais assez d’alcool dans le corps
pour devenir cracheuse de feu. Je m’étonne que tu te
souviennes de quoi que ce soit.
— Je sais que c’est un sujet délicat, mais j’ai envie de me
changer les idées et je crois que tu en as besoin aussi. Plus que
tu veux bien l’admettre, alors… parle-moi de Tess.
Aussitôt, je repose mon sandwich et plante mes yeux dans les
siens. Je ne sais pas vraiment si le moment est bien choisi pour
évoquer le passage de ma vie le plus douloureux.
— Je n’ai pas vraiment envie d’en parler.
— J’ai besoin de savoir.
Il serait peut-être temps, en effet...
— Tu es sûre que tu veux parler de ça ?
— À moins que tu t’y refuses catégoriquement.
Je prends une grande inspiration et me lance.
—Tess et moi, on s’est connus quand on était à l’université. Il y
avait aussi ce con de Mike. On était une belle bande d’amis,
avant. C’était même plus que ça, en fait… C’était presque… ma
famille, tu vois ? J’ai toujours pensé que ma famille était à chier.
Mes parents sont de véritables tyrans, et ma sœur était encore
trop jeune. Et de toute façon, j’avais quitté la maison. Alors, on
s’est tout de suite tous très bien entendus. On traînait tout le
temps à trois, c’était une super époque.
— Mais… Il y a un mais, pas vrai ?
— Ouais. Un gros « mais », même. Tess et moi… on a
commencé à sortir ensemble. Ça ne posait aucun problème. On
était toujours aussi proches, avec Mike. On est restés en couple
pendant près de cinq ans. Cinq longues années. J’avais eu le
temps de commencer à faire des affaires, à gagner de l’argent,
bref… à poser les bases de tout ce qui constitue ma vie
aujourd’hui. Et… ils m’ont planté un poignard dans le dos. Mike
faisait aussi des affaires. Nous étions devenus concurrents,
mais la concurrence était plus… bon enfant qu’autre chose. On
n’essayait pas de se tirer dans les pattes. Il y avait du respect
dans notre secteur d’activité et on ne voulait pas se nuire. Bref,
ils m’ont fait un coup de pute.
— Et tu t’arrêtes là ?
— Je l’ai très mal vécu, tu sais. Je me suis complètement
refermé et j’ai décidé de ne plus m’ouvrir aussi... facilement.
— Je comprends, mais tout le monde n’est pas comme ça.
— Pour autant, j’ai décidé de rester méfiant.
Carotte se renfrogne et nous finissons la soirée en discutant de
banalités sur nos vies respectives.
— Tu vas te décider à me dévoiler la mission de Camilla ?
— Elle est partie pour défendre ton manuscrit auprès des
agents.
Carotte manque presque de s’étouffer.
— Pardon ?! Et tu comptais m’en parler quand ?
— Quand le rendez-vous serait fini, ce qui doit être le cas. Elle
doit me faire un rapport.
— Je vais l’appeler immédiatement.
— Hors de question. Elle est peut-être encore avec eux et ce
serait malvenu. Le mieux, c’est d’attendre qu’elle te donne des
nouvelles.
La journée a été longue et je reconnais que, pour le coup, nous ne
faisons pas long feu. Nos yeux se ferment en regardant Harry Potter,
que Carotte tenait absolument à me montrer. Nous nous endormons
littéralement l’un contre l’autre jusqu’à ce que le bruit de la porte me
fasse sursauter et cligner des yeux.
— Amber ? Qu’est-ce que… ? Pourquoi tu ne me répondais
pas ?
Carotte s’éveille à son tour.
—Vous êtes mignons, tous les deux, sourit-elle. Katlyn m’a dit
que vous vous étiez réconciliés.
Je tourne la tête vers ma fausse petite amie, qui hausse les
épaules en me lançant un adorable sourire.
— C’est pour ça que tu es revenue ?
— Pas du tout. On était partis sur le yacht de Mike pendant
une journée. Je n’avais pas de réseau.
— Comme ça, en plein mois de décembre ?
— Eh bien… oui, pourquoi ?
— Avec qui ?
— Juste tous les deux.
— Je ne veux rien savoir de plus.
— Ça me fait plaisir de voir que vous vous êtes endormis
devant la télé, ensemble, comme de vrais amoureux.
— Ça va, ne me prends pas la tête, ce n’est pas du tout ce que
tu crois.
— Ouais, c’est clair, dit-elle en déposant ses affaires et en
riant.
Elle attrape un verre d’eau et continue :
— Je vais me coucher, je suis claquée. Contente de t’avoir
vue, Katlyn, dit-elle chaleureusement. Je vois que mon frère a
parfois un cœur. Ça me rassure.
— Encore une fois, ce n’est pas ce que tu crois.
— Ouais, c’est ça. À demain. On brunche, hein ?
— Oh, tu sais, je vais…
— Être occupé, oui, c’est ça. Je le sais. Comme toujours.
Laisse tomber, va.
— Désolé.
Carotte me donne un coup de coude dans les cottes.
— Mais… tu sais quoi ? me ravisé-je. Ça ne fait rien. Je peux
bien passer un peu de temps avec ma sœur, non ? Tu aimerais
qu’on aille bruncher au restaurant en bas ?
Amber a l’air à la fois surprise et émue.
— Je… euh… Oui, ça me ferait vraiment plaisir. Katlyn, je ne
sais pas ce que tu fais à Logan Archer, mais surtout, ne t’arrête
pas.
Je secoue la tête, et ma sœur entre dans sa chambre. Il est minuit
passé. Nous avons chacun un appel de Camilla en absence. Merde.
Trop tard pour la rappeler. Nous décidons d’un commun accord que
nous la recontacterons demain à la première heure pour en savoir
plus sur ce qu’a donné le rendez-vous avec les professionnels du
livre.
— Bon, euh… on dirait que la chambre d’amis est prise par
Amber, alors je vais te laisser la mienne. Le lit est déjà fait. Tu
peux te coucher. Mais pas touche à mes affaires !
— Je ne vais pas te prendre ton lit, je vais dormir sur le
canapé.
— Arrête. Ma maison, mes règles. Tu vas dans ce lit et tu te
reposes. Interdiction d’en sortir avant que je te le dise. On a
signé un contrat, tu te souviens ?
L’évocation du papier ne semble pas la déranger, cette fois.
Carotte accepte son sort sans trop broncher. Elle m’embrasse sur la
joue et me laisse devant la télévision.
— Bonne nuit, Logan.
37
Chapitre post-dodo

KATLYN

Je me réveille dans le silence, ce qui est suspect. Il n’y a rien de


plus bruyant que mon immeuble de Brooklyn. On entend les
voitures, le métro, le voisin d’au-dessus, les gens dans la cage
d’escalier, la porte de l’immeuble qui claque sans vergogne quand
on ne la retient pas.
Et là, rien d’autre que le silence, des draps doux, une luminosité
réduite. J’ai l’impression que je ne suis plus à New York. Je me lève
dans la pénombre, j’appuie sur un bouton et les volets qui couvrent
les fenêtres se lèvent automatiquement.
Il fait enfin beau, à New York, en décembre. La neige recouvre le
toit des immeubles autour, mais elle ne tombe plus. La vue est
splendide et j’ai du mal à m’arracher à la contemplation de
Manhattan sous le soleil matinal.
J’ai dormi en sous-vêtements. Je n’ai pas de pyjama ici ni de
vêtements de rechange, et je renfile mes affaires de la veille en me
demandant à quoi je ressemble. La chambre où j’ai dormi, celle de
Logan, est minimaliste. Il n’y a pas de gadgets, d’objets de
décoration superflus. Il a d’immenses placards sur la droite de son
lit, mais j’ai promis de ne pas fouiller. C’est son jardin secret à lui.
Hormis ça, il y a un lit, deux tables de nuit, et c’est tout. Pas de
commode, pas de petit salon improvisé. C’est un lieu fonctionnel,
épuré, et je m’y sens bien.
J’ouvre la porte, Logan est déjà debout, il a préparé du café, dont
l’arôme agresse mes narines.
— Comment tu fais pour boire ça ? demandé-je.
— Je vois que Carotte est réveillée. Tu as bien dormi ?
— C’est du jus de chaussette, ajouté-je.
— Tu as bien dormi, confirme-t-il. Tu as retrouvé ta capacité à
me contredire et à m’agacer sur tous les sujets possibles.
— Le café est une boisson absolument dégueulasse.
Je dis ça avec mon plus grand sourire, il me prend au sérieux et
me tend un mug qui ne sent pas le café.
— C’est pour ça que j’ai fait fondre du chocolat dans une
casserole de bon matin et que j’y ai ajouté du lait pour te faire
un vrai chocolat chaud à l’italienne, dit-il.
— Tu sais que ça marchait tout aussi bien au micro-ondes ?
C’est son tour de lever les yeux au ciel.
— Les vrais cuisiniers n’utilisent pas un micro-ondes,
m’assure-t-il.
Je trempe mes lèvres dans le chocolat, il est délicieux, et je
remercie Logan à demi-mot.
— Tu as pu dormir ? demandé-je.
— Mon canapé est plus confortable que le tien.
— Merci pour tout ce que tu as fait hier.
Les mots sont sortis sans que je les contrôle, mais je me sens
mieux de les avoir prononcés. Il hausse les épaules, comme si tout
ce qu’il avait fait n’avait aucune importance. Logan Archer m’a donné
de son temps. Et je sais bien que ça a de l’importance.
— Je ne faisais que protéger mon précieux contrat, dit-il.
Et il me couve du regard en même temps, ce qui fait que je ne
prends pas ombrage de cette allusion.
Amber sort de sa chambre, elle porte une tenue de yoga, chose
que s’empresse de lui faire remarquer Logan.
— Je croyais qu’on allait bruncher, dit-il.
— Bien sûr qu’on va bruncher ! s’exclame-t-elle.
— Dans cette tenue ? s’étonne-t-il.
Le pantalon épouse parfaitement les courbes d’Amber. Elle porte
un simple débardeur par-dessus.
— Tu vas mourir de froid, fait remarquer son frère.
— Je vais mettre un pull, un manteau et des bottes chaudes,
ajoute-t-elle. Et on n’est pas encore partis, que je sache !
Ces deux-là ont une capacité à s’agacer qui est fulgurante.
— Je vais rentrer chez moi, il faut que je prenne une douche,
que je me change, que…
Logan cligne deux fois des yeux. Je repose mon mug et j’attrape
mon sac. Je ne veux pas déranger leurs retrouvailles entre frère et
sœur. Ils ont sûrement beaucoup à se dire.
—Il n’en est pas question, lance Amber en m’attrapant pas le
bras. Tu nous accompagnes.
— Elle nous accompagne ? répète Logan.
— Je ne compte pas passer ce brunch en tête à tête avec toi,
tu es capable de ne faire que parler finance. J’aimerais avoir
quelqu’un à table qui s’intéresse un minimum à ma vie, histoire
que tu ne prennes pas tout l’espace, tu vois ? Ton ego a
tendance à écraser celui des autres et le mien aimerait une
petite dose d’épanouissement, ce matin.
— Je ne…
— Tutututut ! fait Amber en levant un index. Pas un seul mot,
je te connais mieux que tu le penses et je sais que tu vas me
farcir le crâne avec tes prochaines affaires qui vont te rapporter
ton prochain milliard. Spoiler alerte, Logan : tout le monde s’en
fout.
— Les parents ne s’en foutent pas, rétorque-t-il.
— Parce que les parents n’ont que ça à faire de leur temps, de
compter combien de milliards il y a sur leur compte en banque.
Je suis étonnée qu’ils ne se soient pas encore lassés de ce petit
jeu. La vérité, c’est qu’une fois que tu as plus d’argent que ce
que tu pourras en dépenser dans ta vie, tu ne devrais plus te
prendre la tête.
Je suis un peu gênée par cette conversation. Les sommes
d’argent dont ils parlent me sont inaccessibles, et je connais quantité
de personnes qui tueraient pour avoir accès ne serait-ce qu’à 1 % de
leur fortune. D’un autre côté, même si c’est dit de manière
maladroite, je comprends ce que veut dire Amber.
— La cheffe a parlé, soupire Logan. J’ai bien peur que tu sois
obligée de nous accompagner, Carotte.
Il n’a pas l’air si déçu que ça par cette nouvelle.
— J’ai le temps d’appeler Camilla ? dis-je d’une petite voix
timide.
— Bien sûr, sourit Logan.
Amber va se servir à la machine à café et elle échange quelques
mots à voix basse avec son frère, qui s’agace immédiatement. Je
m’éloigne de quelques pas, pour me rapprocher des immenses
baies vitrées du salon, qui donnent sur Manhattan.
J’appelle ma meilleure amie, qui décroche à la troisième
sonnerie.
— Alors ? demande-t-elle immédiatement.
Il y a un sous-entendu lubrique dans son « alors ».
— Alors j’ai bien dormi, dis-je.
— Comme dans « vraiment bien dormi » ?
— Comme dans j’ai enfin pu me reposer après avoir appris
que mon frère avait fait une tentative de suicide.
— Il m’a dit.
Elle a tout de suite changé de ton.
— Je suis désolée, ajoute Camilla. Tu ne mérites pas ça,
personne ne mérite ça et si je pouvais faire quoi que ce soit
pour…
— Camilla, tu en fais déjà des tonnes, ne t’avise pas d’essayer
d’en faire plus. Je ne sais pas ce que je ferais de ma vie sans
toi et j’espère qu’un jour, je pourrais te rendre un dixième de ce
que tu m’as apporté.
J’ai presque les larmes aux yeux en lui faisant cette déclaration,
ce qui est bien le signe que mes émotions sont en vrac ces derniers
temps et que la fatigue accumulée n’a pas encore été évacuée.
C’est aussi le signe que j’aime Camilla de tout mon cœur.
— Tu vas me dire ce que tu faisais hier soir en mission pour le
milliardaire ?
— Déjà, je tiens à dire que ta relation contractuelle étrange
avec Logan Archer m’a apporté la démission de Trevor et ça, ça
vaut de l’or, tu vois. Mes journées ne sont plus un calvaire
monstrueux et je ne sais pas qui va remplacer Trevor, mais j’ai
dans l’idée que ça ne peut pas être pire. Il n’existe pas de
personnes plus abjectes sur cette planète que Trevor lui-même.
— C’est noté, mais je te fais quand même remarquer que c’est
toi qui as pris les choses en main en écrivant à Logan.
— Et que Logan ne savait même pas qui j’étais il n’y a encore
pas si longtemps et que la seule raison pour laquelle il a fait
quelque chose pour moi, c’est parce qu’il te fréquente.
— Admettons. C’est Logan qu’il faut remercier, pas moi.
— Oh, t’as fini avec tes politesses sans fin ?
— Et si tu me disais plutôt ce que tu faisais hier soir en mission
pour lui ?
— En mission pour toi, pour être précise.
— Comment s’est passé le rendez-vous ?
— Les rendez-vous, au pluriel. Donc il t’a craché le morceau
malgré tout.
— Je me suis montrée particulièrement insistante.
— J’ai rencontré mon contact chez Pearl éditions et je… Bon,
de ce côté, je pense que tu avais raison. J’ai ruiné toutes tes
chances avec eux, pour être honnête. Ils étaient là pour moi,
pour mon nom de famille et ils voulaient tisser des liens avec
mes parents. Je les ai envoyés chier très poliment. OK, pas si
poliment que ça. Il y a des chances que tu sois sur liste noire
chez eux, du style « ne jamais la laisser entrer, ne jamais
répondre à un seul appel téléphonique de sa part ».
Je m’amuse à l’autre bout du fil. Camilla n’est pas du genre à se
laisser marcher sur les pieds, c’est d’ailleurs pour ça qu’elle a
survécu aussi longtemps sous le règne de Trevor.
— Le deuxième rendez-vous s’est mieux passé que ce que
j’imaginais. J’ai rencontré l’agent de Harvey Staalman,
Delinda Bay. On a discuté pendant une bonne heure de tes
romans, de qui tu étais, de tes valeurs, de ce que tu voulais
pour ton avenir.
— Lâche le suspense, je t’en supplie.
— Eh bien, elle a proposé de m’enrôler dans une formation
pour devenir agent parce que, je cite, « vous avez été tellement
convaincante que si je devais écrire un roman un jour et
chercher quelqu’un pour défendre mes droits et les vendre, je
vous appellerais ».
— Oh, mon Dieu, non, c’est pas possible !
— C’est tout à fait possible. Du coup, elle aimerait te
rencontrer, en ma présence bien sûr, parce que je crois que je
suis officiellement ton agent, à présent.
— Mais oui, mais mille fois oui !
Je sautille presque au téléphone ; l’idée de travailler avec Camilla
sur ce sujet m’enthousiasme autant que celle de rencontrer l’agent
de Harvey Staalman.
— Fais des miracles avec tes romans, comme ça je pourrais
quitter mon autre job.
— Tu adores ton autre job, fais-je remarquer.
— C’est pas faux, s’amuse-t-elle.
— Merci, Camilla, merci d’y être allée. Merci d’être aussi
géniale.
— Remercie Logan également, il a tout orchestré pour être sûr
que je sois reçue.
Il y a un petit silence pendant que je réfléchis à l’implication du
milliardaire dans cette affaire. Je tourne la tête vers lui et le bar de la
cuisine où Amber est installée sur un des tabourets, en train de lui
parler. Il me regarde, et j’ai l’impression d’être sa protégée. Je
détourne les yeux tandis que Camilla me fait remarquer qu’elle doit
faire semblant de travailler, même si elle n’a pas de patron.
— J’ai des rendez-vous à annuler dans son agenda, explique-
t-elle. Et je crois que mon nouveau patron débarque aujourd’hui.
J’ai intérêt à faire bon effet. Je suis quand même responsable
de la démission du dernier, je ne sais pas si le nouveau verra ça
d’un bon œil.
— Logan veille sur toi, rappelé-je. Je ne doute pas qu’il a fait
passer un message comme quoi il ne faut pas toucher à un seul
cheveu de ta tête.
— Je ne veux pas non plus d’un traitement de faveur.
— Merci Camilla, répété-je.
— Ouais, c’est ça. Je vais raccrocher avant que cette
conversation devienne gênante. Je t’aime fort.
— Moi aussi.
Je raccroche, je me sens plus légère malgré ce qui est arrivé hier.
Mon rêve n’est plus si lointain. Je ressens l’envie d’écrire, d’aller au
bout de ma saga. Et tout ça est possible grâce à Logan Archer. De
loin, je le dévore du regard. Puis Amber me fait un signe et
m’appelle.
Elle s’habille un peu plus chaudement, j’enfile mon manteau et
nous partons tous les trois en direction du brunch. Le repas est bon
enfant, Amber passe son temps à taquiner son frère, je souris à ses
blagues et à ses anecdotes. Logan se défend de temps à autre, se
chamaille avec sa sœur, mais rit aux éclats avec nous.
Je ne l’avais jamais entendu rire comme ça, encore. C’est un son
qui réchauffe mon cœur et l’apaise. Les blessures à vif que je
ressentais s’estompent peu à peu.
Les semaines qui suivent s’écoulent si vite que quand les
vacances de Noël débarquent, j’ai l’impression que décembre vient
tout juste de commencer.
38
Chapitre pré-Noël

LOGAN

Les semaines passent et ne se ressemblent pas. Avec Carotte,


nous apprenons à nous connaître un peu mieux et nous enchaînons
les rencards. En fait, pour être tout à fait précis, même si les trois
inscrits sur le contrat ont déjà été remplis, nous avons décidé de
faire un peu de zèle – seulement dans le but de peaufiner notre
coordination, évidemment.
Nous sommes prêts. Amber est rentrée un peu avant, juste
histoire de tâter le terrain avec les parents.
Nous sommes à l’aéroport, prêts à prendre l’avion. Nous serons
reçus à Beverly Hills par ma sœur. C’est elle qui nous conduira
jusqu’à la maison. Pour le moment, je n’ai encore rien acheté des
cadeaux que j’aimerais faire à ma famille.
—Nous sommes à l’aéroport, dit Carotte, mais tu ne m’as
toujours pas donné les billets.
— Les billets ?
Je prends mon air le plus prétentieux possible, juste pour l’agacer,
et l’emmène jusqu’à la piste que j’ai réservée.
— Alors ?
— J’ai un jet privé, Katlyn. Pour qui est-ce que tu me prends ?
Tu crois que je fais la queue dans les aéroports et que j’achète
mes billets en réduction ?
Elle lève les yeux au ciel.
— Ben oui, j’aurais dû m’en douter, je pensais que tu rigolais
en disant ça la dernière fois…
Nous montons dans mon avion ultra spacieux. Le véhicule est
luxueux et tout est à disposition pour satisfaire nos besoins durant le
transport. Il y a des lits, de confortables fauteuils en cuir, un bar, de
quoi manger, une télévision, du Wi-Fi, et même une cabine de
douche.
Durant le trajet, nous ne prononçons pratiquement pas un mot.
Nous en avons pour bien six heures de vol avant d’atteindre la
Californie. Ce n’est que vers la fin, alors qu’elle a encore le visage
collé sur le hublot, que Carotte prend la parole :
— Hâte de revoir tes parents ?
— Hâte de marcher sur un clou rouillé plein de tétanos ?
Elle s’esclaffe.
— Logan Archer peut même faire de l’humour.
— Il y a plein de choses que je peux faire et dont tu n’es pas
au courant.
— Et tu vas me montrer ?
— Je ne pense pas, non.
Carotte me sourit. Je lui rends son sourire. Ça faisait longtemps
que je n’avais pas été aussi serein. Dommage que ce soit à
l’approche d’une réunion avec mes parents – ce qui est
objectivement la pire des choses. Au moins, Amber sera là, ce qui
devrait calmer un peu l’ambiance, maintenant que je suis réconcilié
avec elle.
En ce qui me concerne, c’est rare, mais j’ai le trac. Ça ne m’était
pas arrivé depuis longtemps. Mes parents sont vraiment du genre à
me gonfler avec leur histoire d’héritier et compagnie. Ils sont de la
vieille école.
— Oh, j’oubliais… dis-je en sortant une boîte de ma poche.
Carotte me regarde avec un drôle d’air. Je lui ai encore préparé
une surprise pour laquelle elle n’est clairement pas prête, mais c’est
malheureusement indispensable.
— Quoi ?
Je dégaine une bague de fiançailles.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Logan Archer ?
— Une bague en or vingt-quatre carats. Elle est incrustée de
diamants.
— Pourquoi tu me donnes ça ?
— Je veux que tu la portes. Mes parents doivent croire que
nous sommes fiancés sinon, ils n’accepteraient jamais de voir
une fille à la maison. Je te l’ai dit, ils sont de la vieille école.
— Tu comptais m’en parler quand ?!
— Sur la route.
— On peut dire que tu choisis tes moments, toi…
De mon côté, le plan tient toujours. Nous allons nous rendre à
Beverly Hills, passer un Noël en famille, mes parents croiront que
nous sommes fiancés et quand nous serons de retour, Carotte aura
son argent et moi, j’aurai la paix que j’ai tant attendue. J’espère
simplement que nous pourrons nous séparer en de bons termes. Je
sais que Katlyn ne voudrait pas réellement de moi. Ce serait trop
compliqué, même si elle me plaît. Elle me déteste, c’est certain et je
peux la comprendre. Je ne me suis pas montré toujours très gentil,
avec elle. J’ai essayé de changer, mais c’est si compliqué, de
s’ouvrir de nouveau...
Noël, une super fête de famille, fondée sur le partage et l’amour.
Tu parles. Je sais qu’ils vont discuter d’affaires et de finances. Ce ne
sont pas des discussions qui m’ennuient, loin de là, mais je suis
conscient du fait qu’il y a un temps pour tout et puis, cette fois, je
suis accompagné. Je sais que Carotte sera à la hauteur de la tache
et qu’elle ne me décevra pas. Je crois en elle. J’ai fait le bon choix et
j’ai été sincèrement ravi de passer ces dernières semaines à
essayer de la connaître un peu mieux. Quand tout sera terminé, je
l’inviterai à boire le meilleur chocolat chaud à la cannelle de sa vie.
Nous débarquons à l’aéroport et descendons. Il fait déjà meilleur,
ici, niveau température.
— Et qui est censé venir nous chercher ? demande-t-elle.
— Amber. Elle est arrivée ici quelques jours avant. Tiens, voilà
sa voiture, dis-je en attrapant nos valises.
Mike sort du véhicule avec un grand sourire.
— Comment va mon beau-frère préféré ? Ouais, tes parents
m’ont envoyé te chercher à l’aéroport. Sympa, non ?
— Mike, qu’est-ce que tu fous là ? Tu es venu prendre le
deuxième round ?
— Relax. Relax. Je suis là pour affaires, promis.
— Ça n’est pas plus rassurant.
— Tu sais, toi et moi… On opère dans le même secteur
d’activité, alors… Tes parents ont aussi décidé de devenir
investisseurs chez moi. Marrant, non ? Je crois qu’ils aimeraient
qu’on parle d’une… fusion, continue-t-il avec un sourire
malicieux.
Putain, je sens que Noël va être mouvementé…
39
Chapitre post-jet privé

KATLYN

Je sens que la guerre démarre alors que les vacances de Noël


viennent juste de commencer. La neige a disparu, le soleil brille en
Californie même s’il fait un peu frais. Nous sommes loin des toits
blancs de New York, loin de l’agitation perpétuelle de la ville. Ici, à
Los Angeles, ce n’est pas un Noël embourbé dans les bouchons
créés par le froid. Mais il y a de l’animation tout de même.
C’est dans le silence que Mike nous conduit jusqu’à Beverly Hills,
le quartier le plus huppé de la ville où habitent les parents de Logan.
— On va chez toi ? demandé-je, car il m’a déjà dit qu’il
disposait d’une villa là-bas.
— Oh non, rétorque Mike. On dort tous chez monsieur et
madame Archer. En plus, ils ont lancé des travaux chez toi,
Logan. J’ai bien peur que tu sois prisonnier d’eux le temps des
vacances. Il y a des ouvriers qui s’agitent partout autour de ta
villa, impossible d’avoir la paix si tu vas là-bas.
— Et tu dors chez mes parents aussi ?
— Évidemment.
Je dois presque retenir Logan d’étrangler Mike.
— C’est ça, l’esprit de Noël : la famille. Et je ferai bientôt partie
de la famille, ajoute Mike sur un ton mystérieux.
Va-t-il demander Amber en mariage ? Si oui, j’ai bien peur que ce
soit la goutte d’eau qui fera déborder le vase des émotions de
Logan. Il n’est déjà plus le même. J’avais l’impression d’être avec un
homme doux, ces dernières semaines. Il prenait presque soin de
moi, tout mon quotidien s’est transformé, mais pas trop, comme s’il
ne voulait pas m’envahir et me faire peur. Je sais que ce n’est qu’un
contrat, il ne se passe rien de physique entre nous. J’ai eu envie,
plusieurs fois, de lui prendre la main, de me hisser sur la pointe des
pieds et de l’embrasser. Mais je ne me risque pas sur ce terrain. Il a
beau être adorable, il peut changer de ton en une seconde, comme
maintenant, et me rappeler que tout ce que nous faisons, nous le
faisons pour ce contrat. La preuve ? La bague de fiançailles à mon
doigt, qu’il m’a donnée sans une once de diplomatie.
Et d’un autre côté, il a fait quelque chose à la cure de
désintoxication de mon frère, parce que j’ai reçu une facture bien
moins importante que ce que j’imaginais. Un petit mot
l’accompagnait, disant : « Nous espérons que la clinique vous
satisfera vous, ainsi que monsieur Archer ». Je n’ai rien dit, je ne
savais pas quoi dire.
Logan est plein de surprises.
Et de colère.
Il serre les dents durant tout le trajet et j’observe le paysage de
mon côté, me demandant qui vit dans des maisons aussi grandes.
On ne peut plus appeler ça des maisons : ce sont des villas de six
cents mètres carrés avec dépendances, piscine et terrain de tennis,
dans l’une des villes les plus chères du monde. Nous empruntons
une allée qui monte en zigzag pour accéder à la villa des parents de
Logan, qui vivent au sommet d’une colline. J’aperçois une immense
demeure, dotée de baies vitrées sur toute la largeur, avec vue sur la
mer, et trois autres bâtisses plus petites, qui doivent servir pour les
invités, mais dans lesquelles on pourrait loger sans problème une
famille complète à l’année.
La maison est en pierre blanche et, quand le portail électrique
s’ouvre après que nous avons passé la sécurité, je découvre un
jardin immense, entretenu à la perfection, ainsi que deux piscines :
l’une intérieure, surmontée d’une véranda, et l’autre extérieure, tout
en longueur. Et quand je dis « en longueur », je veux dire vingt
mètres de long, au minimum.
— C’est pour pouvoir faire des longueurs plus facilement,
m’explique Logan. Les deux sont chauffées, on pourra y faire un
saut si tu veux.
— Je ne sais pas nager, avoué-je.
Je n’ai jamais eu l’occasion d’aller à la mer, je ne suis jamais
entrée dans une piscine de ma vie. Ma mère ne savait pas nager
non plus, mon père pouvait, je crois, mais je n’ai jamais eu
l’occasion de le voir faire.
— Tu n’es jamais allée te baigner dans la mer ?
— Non, j’ai marché sur quelques plages, mais je n’ai jamais
fait que tremper mes pieds dans l’eau. Je ne sais pas nager.
Toute colère à l’égard de Mike a disparu de son visage.
— Alors ce sera l’occasion d’apprendre, ma chérie.
Il insiste sur le dernier mot, lève ma main gauche sur laquelle j’ai
enfilé la bague de fiançailles et embrasse mes doigts comme un
gentleman des temps anciens. Il approche sa tête de la mienne, j’ai
l’impression qu’il s’apprête à m’embrasser, mais il glisse juste ses
lèvres tout près de mon oreille.
— C’est l’heure de jouer la comédie et les amoureux transis,
murmure-t-il. Nous sommes dans l’antre démoniaque tant
redouté.
Je déglutis. Oui, le contrat. Le jeu d’acteur. Je peux le faire. Pour
Dan. Même si mon frère ne m’a plus contactée depuis ce fameux
jour à la clinique, même si j’ai appelé tous les jours sans relâche,
demandant s’il avait prononcé mon nom. Il ne veut plus entendre
parler de moi.
Mike gare sa voiture sous un préau, nous descendons, et un
employé de maison vient s’occuper de nos bagages. Il vide le coffre,
puis appuie sur le bouton d’une télécommande. La voiture se met
alors à descendre dans les entrailles de la Terre, littéralement. Une
sorte d’ascenseur mécanique permet au véhicule de monter et
descendre vers le sous-sol.
Je suis bluffée.
— Les riches passent vraiment leur temps à dépenser pour
des trucs inutiles, dis-je alors.
Logan m’attrape par les épaules, s’amuse de ma remarque et
m’emmène vers la villa principale tout en ignorant soigneusement
Mike.
— Prête ? me demande le milliardaire.
— Absolument.
Je réponds avec mon plus beau sourire, mais je n’en mène pas
large. Quelles sont les conditions de ma réussite ? Que se passe-t-il
si nous ne parvenons pas à jouer le jeu ? Est-ce que Logan me dira
de dégager, annulant notre contrat ?
Est-ce que j’ai encore envie de penser à ce foutu contrat ?
Je ne sais pas même si j’ai besoin de cet argent, maintenant que
Camilla défend mes intérêts auprès de l’agent de Harvey Staalman
et que je suis sur le point de signer avec une maison d’édition,
certes pas aussi grosse que Pearl éditions, mais suffisamment
importante pour m’assurer une diffusion nationale.
Mais ça ne paiera pas la cure de désintox de Dan, pas plus que ça
n’effacera mes dettes, à moins que j’aie un succès tellement
immense que mon livre soit dans toutes les librairies.
Ce qui est peu probable.
Je suis déjà heureuse de signer un contrat, c’est comme si mon
rêve était enfin à portée de main.
J’attrape mon smartphone avant qu’on entre pour écrire à Camilla
et la prévenir que je suis bien arrivée. Elle me répond
immédiatement.

Camilla : Je pars déjeuner avec mon très cher nouveau patron, et


ensuite je m’envole pour chez mes parents, est-ce que je ressemble
à quelque chose ?

Elle m’envoie une photo sur laquelle elle est un peu maquillée,
mais pas trop. Ses cheveux sont détachés, elle porte un décolleté
bleu marine qui met en valeur son teint.

Katlyn : Il y a du flirt dans l’air…


Camilla : Dis à Logan qu’il a très bien choisi ce nouveau patron.

Le nouveau boss de Camilla a trente-cinq ans et il a tout de l’allure


du top model qui ne se prend pas au sérieux. Avec son visage en
triangle, ses cheveux d’un blond vénitien typique des Australiens, il a
même l’accent qui va avec et le bronzage des gens de là-bas.
Owen, originaire d’Australie, a tapé dans l’œil de Camilla à la
seconde où elle l’a vu. Elle ne parle que de lui, mais pour une fois,
ce n’est pas pour rapporter ses frasques, plutôt pour commenter le
dernier pantalon moulant qu’il a enfilé.
— C’est bon ? demande Logan qui s’impatiente devant la
porte.
Mike a décidé que la patience n’était pas son fort et il est déjà
entré en criant dans la villa que nous venions d’arriver. Je franchis
l’entrée, main dans la main avec Logan, pinçant les lèvres. Pas de
faux pas, pas de faux pas. Je suis là pour jouer la comédie, Amber
est au courant, elle est notre alliée et elle pourra rattraper les choses
si ça dérape.
N’est-ce pas ?
— Oh, Logan ! fait la voix d’une femme aux cheveux blancs en
entrant dans la pièce.
Le lobby est immense, mais je n’imagine pas une seconde qu’une
seule pièce puisse être qualifiée de petite ici.
— Mère, fait Logan en saluant la femme qui s’approche.
Maman, je te présente Katlyn, Katlyn je te présente Fiona, ma
mère.
Fiona n’est pas un prénom commun pour quelqu’un de l’âge de la
mère de Logan, je ne l’ai jamais entendu pour une personne de son
âge, mais je me garde bien de faire un quelconque commentaire. Je
souris poliment, salue et garde les yeux baissés au sol comme si
j’étais la plus timide de toutes les personnes de cette planète.
Amber débarque alors, suivi par un homme plus âgé, qui doit être
le père de Logan. Il s’appelle Robert, et Amber m’a prévenue que
derrière ses airs bourrus et autoritaires, il est en fait aux basques de
Fiona. Peu importe ce qu’elle dit, sa volonté fait loi. Ses cheveux
sont grisonnants, mais il y a bien un air de ressemblance entre lui et
Logan. Je me surprends à comparer leur mâchoire et leur nez.
— C’est ici que tu as grandi ?
Je pose la question à mesure que nous avançons dans l’immense
villa. Le plafond est si haut qu’il doit falloir une échelle de six mètres
pour l’atteindre.
— Non, répond Logan. Mes parents habitaient déjà Beverly
Hills, mais une autre villa, plus bas dans le quartier. Ils se sont
installés ici il y a cinq ans.
— Quand Logan a commencé à faire fortune pour de bon,
termine Mike qui espionne notre conversation.
Mon faux fiancé fait de son mieux pour l’ignorer et me guide à
travers l’immense bâtisse moderne. Ici, tout brille, tout scintille, tout
est… transparent, à cause des baies vitrées, immenses et
grandioses.
— C’est magnifique, dis-je en observant la vue en contrebas,
la piscine intérieure et les jardins parfaitement entretenus.
— Viens, il est encore tôt, je vais te faire visiter Los Angeles,
décide soudain Logan.
— Prends la voiture des invités, dit son père en entendant nos
plans.
— Tu pars alors que tu viens d’arriver ? fait remarquer sa
mère.
— Nous serons de retour pour le dîner, promet Logan.
Nous ne sommes que le matin, ici à Los Angeles, tandis qu’il est
déjà l’heure de déjeuner à New York.
— Je te montrerai le reste de la maison tout à l’heure, me dit-il
en m’entraînant à nouveau dehors.
Qui a une voiture spécialement pour les invités ? C’est la question
qui tourne dans mon crâne.
— Cinq minutes, dis-je alors qu’il prend le volant d’une Jaguar.
Tu as tenu cinq minutes.
— Je pensais tenir moins, avoue-t-il.
— Tu as conscience que ce soir il va falloir tenir tout le repas,
n’est-ce pas ? Je me demande si ce n’est pas toi qui vas avoir
le plus de mal à remplir ta part du contrat.
— J’ai bien peur que tu aies raison. Je dois déjà me retenir de
fracasser le crâne de Mike contre un mur dès qu’il ouvre la
bouche. Je n’ose imaginer passer tout un repas à table avec lui.
Déjà, les parents. Mais lui en plus ? Non, j’ai besoin de me
défouler.
Nous quittons la villa alors que nous venons d’arriver, et il appuie
si fort sur l’accélérateur que je me demande s’il n’a pas des
tendances suicidaires.
40
Chapitre post-je veux fracasser le crâne de Mike
contre un mur

LOGAN

J’appuie sur l’accélérateur encore un peu. Je crois que ma


conduite légèrement agressive a tendance à dérouter Carotte, qui se
tient à la poignée de sécurité avec ardeur.
— Ne t’en fais pas. Je vais ralentir. J’ai juste besoin de me
détendre un peu.
— Tu pourrais te détendre sans nous tuer, de préférence ?
Devant son inquiétude, je ralentis. Je ne voudrais pas lui faire trop
peur non plus. Nous ne sommes là que depuis quelques minutes et
déjà, je me suis tiré le plus loin possible de mes parents comme s’ils
avaient la peste.
— Désolé. C’est juste que tu as raison. J’ai tenu cinq minutes
montre en main.
— Je ne pensais pas que c’était à ce point-là.
— Je te l’avais dit : je n’aime pas beaucoup passer du temps
avec mes parents. Tiens, on va s’arrêter ici, dis-je en bifurquant
sur le côté au niveau d’un parc.
Nous descendons du véhicule. J’adore cet endroit. Rien que de le
voir, cela me rappelle que j’ai passé du bon temps aussi, à Beverly
Hills. Je n’ai pas que de mauvais souvenirs, ici.
— Un parc ? Pour un rencard, c’est pas mal. Mais
contractuellement, on les a déjà tous faits, non ?
Je m’esclaffe et me surprends à prendre Carotte par la main. Elle
n’a pas l’air de s’en offusquer. Loin de là.
— Merci d’avoir été là pour moi, murmure-t-elle.
— C’est ce que font les faux petits copains, non ?
— Tu as l’air contrarié.
— Je vais passer Noël avec Mike… Comment ne pas l’être ?
— Ça va aller. Je serai là.
— Ce mec est imbuvable…
À mesure que nous progressons dans le parc, de meilleurs
souvenirs me reviennent. Ceux que j’ai avec Amber, en particulier.
J’adorais passer du temps ici avec ma sœur, quand nous étions plus
jeunes. On jouait dans ce parc. Enfin, pour être précis, je jouais avec
elle. Elle était encore assez jeune. Ça me fait du bien d’en parler un
peu à Carotte. Elle m’écoute sans rien dire, en affichant un sourire
sincère. Ce qui est bien avec elle, c’est qu’elle écoute.
Nous nous tenons toujours la main et marchons sous un air
légèrement frais, mais beaucoup moins que celui de New York. Je
pose ma veste sur les épaules de Carotte. Je n’ai pas très froid,
même en chemise. Nous ne sommes même pas obligés,
techniquement, de nous tenir la main de la sorte et de jouer les
amoureux transis dans la mesure où la famille n’est pas là, mais ça
ne fait rien.
— Qu’est-ce qu’on fait, au juste ? demande-t-elle avec un
sourire. On s’entraîne, c’est ça ?
— On doit être crédible, tu ne crois pas ?
— Alors, qu’est-ce que tu vas acheter à ta famille ?
— Pour ma mère, j’ai pensé à un collier en or. Mon père, une
montre. Ma sœur, une voiture de collection que je vais aller
acheter cash chez un concessionnaire, et pour Mike… une
chaussette trouée.
— Comme Dobby, dans Harry Potter ?
— Si seulement ça me permettait de le délivrer de ma maison
pour qu’il se casse, comme l’elfe horrible qu’il est.
— Tu commences à faire référence à Harry Potter, attention…
je crois que tu es en train de changer, Logan Archer.
— Ça se pourrait bien, oui.
— Étrange, hein ?
— Ce qui est encore plus étrange, c’est que je ne t’ai pas parlé
du cadeau que j’allais te faire…
— Oh, non, s’il te plaît… Pas ça… Ne m’offre rien, je ne
pourrai pas te le rendre correctement.
— Pas me le rendre financièrement ne veut pas dire ne pas
me le rendre correctement.
— Tu as agi concernant la clinique, au fait ?
Je hausse les épaules.
— Logan ?
— Non, non…
Elle me regarde en plissant légèrement les yeux. Elle sait que je
mens, mais elle n’ose pas me le dire. En tout cas, je crois.
Nous n’avons pas beaucoup de temps. J’ai au moins jusqu’à ce
soir, pour le repas. Je sais que le reste de la journée, ils vont passer
tout leur temps à discuter en famille, à boire du vin et à se chamailler
en col roulé pour des bêtises. Je n’ai aucune envie de participer à
tout cela.
— On va aller chercher les cadeaux de tout le monde.
Nous passons le reste de la journée à tout récupérer. Je passe du
bon temps, avec Carotte. Cette fille a quelque chose de spécial.
C’est comme si, en elle, il n’y avait que de la bienveillance.
— Tu ne m’as toujours pas vraiment dit ce qu’il s’était passé
avec Tess.
— Tu as raison. Écoute… Je veux bien évoquer le sujet, mais
je ne le ferai qu’une fois, alors ouvre bien les oreilles.
Elle hoche la tête.
— Ils étaient ensemble, avec Mike.
— Comment ça ?
— Ils couchaient ensemble, étaient en couple, bref... Ils
avaient prévu de s’associer et Tess a divulgué tous les secrets
de mon entreprise à Mike. Elle n’était intéressée que par
l’argent. J’étais la bonne poire de la bande. Le type gentil sur
lequel tout le monde s’essuie les bottes.
— Je suis désolée… Et qu’est-ce qu’elle est devenue ?
Le simple fait d’en parler me retourne complètement. Je revois,
encore et encore, l’image de Mike et de Tess en train de forniquer.
C’est insupportable. Je serre les poings, mais Carotte passe une
main sur mon torse.
— Ça va, on n’en parlera plus.
— Elle est partie refaire sa vie sur la côte ouest. Je crois
qu’elle a trouvé un mari, depuis. Un magnat de l’immobilier.
Bref, elle continue une belle carrière de croqueuse de diamants.
Elle ne changera jamais.
— C’est aussi pour ça que tu ne voulais pas venir ?
— En partie, oui. Je sais que c’est ridicule, mais ça me bloque.
Tout, ici, m’évoque des souvenirs. C’est à la fois un mélange de
bon et de mauvais. Ce qui me raccroche à cet endroit, c’est
Amber. Tu avais raison sur ce point : je devrais plus souvent lui
dire que je l’aime, et passer plus de temps avec elle. Elle en a
besoin, et peut-être bien que moi aussi. Mais je ne pourrai
jamais lui pardonner de s’être mise avec un type comme Mike.
Je ne peux pas le supporter. Elle ne sait pas ce qu’il a fait.
— Et tu ne veux pas gâcher sa relation avec lui ?
— Elle a l’air de vraiment être attachée à Mike et bizarrement,
j’ai l’impression que c’est pareil pour lui. Je sais que ce n’étaient
que des querelles d’entreprises, mais ça m’a vraiment blessé,
cette trahison.
Et depuis, j’ai fermé la porte à tout ce qui pouvait me rendre
heureux par le passé. Ma famille, ma sœur, et une relation stable.
Une fois, pas deux.
Nous n’en parlons pas plus longtemps et remontons dans la
Jaguar.
— Eh, Carotte… Tu veux conduire ?
— Quoi, moi ?! Ce véhicule ?
Je lui souris avec un air malicieux.
— Oui, pourquoi pas ?
— Mais… je…
— Si tu l’abîmes, je dirai que c’est moi. Ne t’inquiète pas.
— Mais…
— Allez, dis-je en lui lançant les clefs.
Elle les rattrape au vol et s’installe au volant avec inquiétude.
— Tu sais conduire, quand même, non ?
— Oui, bien sûr que je sais.
Elle démarre la voiture. Elle sait conduire, mais pas vraiment avec
ce genre d’engins. Elle n’a pas l’habitude. En deux temps, trois
mouvements, elle prend le coup de main, et je me laisse bercer par
le ronronnement du bolide.
Tandis qu’elle a les yeux rivés sur la route, j’ai les yeux rivés sur
elle. Je n’avais pas remarqué comme elle était belle. Elle m’attirait,
mais sans plus. Maintenant, je peux l’affirmer. Quand je la vois
prendre confiance à ce point et appuyer sur les pédales comme une
folle et se prendre au jeu, je peux l’affirmer : j’ai envie d’elle. Mais ce
n’est pas dans le contrat, et ce ne serait pas correct de tenter
quelque chose.
Nous arrivons au salon de maquillage et de coiffure, il est à peu
près 16h. Nous prendrons l’apéritif vers 19h. Katlyn a donc trois
heures pour devenir époustouflante, physiquement parlant. Mais il y
a très peu de travail. Je la trouve... terriblement sexy.
Je peine à la reconnaître lorsque les mains expertes des petites
abeilles de ce salon en ont fini avec elle. Je reste bouche bée.
— Tu...
— Oui ?
— Tu es absolument... enfin, tu es bien, quoi.
— C’est tout ? Je ne me sens pas tout à fait à mon aise.
— Je t’assure que tu es magnifique, je finis par lâcher.
Katlyn me lance un sourire et nous retournons en direction de la
villa de mes parents. Cette fois, je suis au volant. Je ne vais pas lui
infliger de conduire avec ces talons.
— Ah, vous voilà enfin, dit ma mère.
— Oui, Mère.
— Tu comptais m’en parler quand ?
— De quoi ?
— De la bague de fiançailles qu’elle porte.
— Oh, ça ? Oui, je comptais vous l’annoncer… mais vous ne
m’en avez pas vraiment laissé le temps jusqu’à maintenant.
— C’est toi qui es parti au bout de cinq minutes.
Je tente tant bien que mal de me contenir. C’est Carotte qui m’y
aide en prenant la parole.
— Madame, je suis très heureuse d’être ici. Vous avez une
magnifique maison.
— Merci, ma chère, sourit ma mère. Vous venez ? Nous allions
passer à l’apéritif. Il est plus que temps de boire un coup
ensemble et de parler affaires. Logan, je dois dire que je suis
contente que tu aies trouvé une femme.
Je crois que Katlyn fait sensation. Elle porte une robe Chanel, et
une belle paire de Louboutin. Je lui ai également pris quelques
bijoux. Je la trouve splendide, mais je la préfère comme elle est
d’habitude.
Nous talonnons ma mère jusque dans le salon.
— Je ne suis pas très à l’aise dans cette robe et avec ces
talons. Je manque de tomber à chaque fois.
— Fais un effort !
— Je voudrais bien t’y voir, toi, murmure-t-elle. Tu veux les
essayer, peut-être ?
— Sans façon, merci, j’aime mieux les chaussures plates.
— Et moi, les baskets.
— Tu pourras les garder.
— Pour en faire quoi ?
Je hausse les épaules.
— Pareil pour les bijoux.
— Ils sont trop chers, Logan.
— Je m’en fiche. Concentrons-nous sur cette soirée, tu veux
bien ? C’est maintenant que tout se joue.
Nous nous installons à table. Tout le monde est déjà présent. On
n’attendait que nous. Et merde… J’ai envie d’être partout plutôt
qu’ici…
41
Chapitre post-shopping

KATLYN

On me présente Theodore, l’oncle de Logan, du côté de sa mère.


Il a l’air d’avoir la cinquantaine, il porte une barbe rectangulaire et il a
tout du hipster californien. Il a les cheveux bruns, quelques pellicules
se baladent sur sa chemise sombre, il a de l’embonpoint et, de ce
que je comprends du langage corporel de mon faux fiancé, ni l’un ni
l’autre ne s’apprécie.
Avec les parents de Logan, Theodore, Amber et Mike, la table est
complète. Je triture la bague à mon doigt, machinalement ; je ne me
sens pas à l’aise avec les bijoux que je porte, la robe trop chère, les
talons qui coûtent un mois de loyer. J’ai envie de me débarrasser de
tout ça et de redevenir Katlyn Kerwood. Ou Carotte. Il y a quelque
chose de mignon dans la manière dont Logan prononce mon
surnom, c’est comme s’il n’y avait que lui qui avait le droit de
l’utiliser.
Et de fait, il n’y a que lui qui l’utilise.
J’ai laissé mon smartphone dans mon sac, dans l’entrée. Je n’ai
toujours pas vu la chambre où nous allons dormir et je me demande
si j’arriverai seulement à dormir. J’imagine que nous allons être dans
le même lit, pour entretenir les apparences et rien que ça, ça me fait
frissonner. Enfin, sans téléphone, je ne peux pas prendre de
nouvelles de Camilla. Elle doit être arrivée en Floride et baigner
dans les accolades de sa famille. Je souris en songeant qu’elle va
revenir plus tôt de ses vacances, tout ça pour aller à une soirée
mondaine avec Owen.
— Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ? me demande
Logan.
— Owen, dis-je.
— Owen ?
— Le mec que tu as recruté à la place de Trevor, le nouveau
patron de Camilla, précisé-je.
— Ah, cet Owen-là, reprend-il.
— Camilla l’aime beaucoup.
— Oui, je n’en doute pas, c’est un gentleman, j’ai demandé à
Caroline de s’occuper personnellement de son recrutement.
— À Caroline, ton assistante ? Elle fait aussi DRH ?
— C’est la première fois que je lui demande une telle chose,
mais elle était contente. Je lui ai dit de recruter le patron de ses
rêves, que si elle pouvait me remplacer par quelqu’un, n’importe
qui, je voulais que ce soit la personne qu’elle appelle.
— Waouh, tu as presque mis ton ego de côté.
— Je lui ai précisé qu’elle continuerait de vivre l’enfer avec moi
malgré tout, que je ne comptais pas mettre quelqu’un à mon
propre poste.
— Eh bien, tu lui diras qu’elle a très bien choisi, Camilla est
ravie.
Sa mère se racle la gorge et je me tais, comme si j’avais commis
une bourde en parlant à messes basses avec Logan. Elle préside la
table, son mari est à sa droite et Theodore à sa gauche. Nous
venons ensuite, côte à côte. En face de nous, Mike et Amber se
tiennent la main.
— Le sapin a été installé, indique Fiona. Vous pourrez
disposer vos cadeaux dessous après le repas. Nous les
ouvrirons demain.
Je lève un sourcil. Elle n’installe pas elle-même le sapin ?
J’imagine qu’elle a des employés pour faire ça. Mais bon, le faire le
24 décembre, c’est un peu tard, non ? On ne peut pas profiter de la
décoration. Est-ce qu’elle va le faire enlever dès le 25 au soir ?
— Maintenant, parlons affaires, lance-t-elle.
Et elle se tourne vers Logan, puis vers Mike. La discussion
s’engage, mon partenaire serre les dents à chaque fois que le
copain d’Amber ouvre la bouche et je pose ma main sur sa cuisse
pour le rassurer. C’est Noël, ce serait mieux qu’il n’explose pas à
table dès le premier repas. S’il ne le fait pas pour lui, qu’il le fasse
pour Amber. Ses yeux miroitent quand elle regarde Mike, il a l’air de
la rendre heureuse, et ça me fait plaisir pour elle.
Comme la discussion ne nous intéresse pas, la sœur de Logan
me lance sur des sujets plus frivoles. Nous parlons de mon roman,
de mon avancée sur les corrections du dernier tome, de mon contrat
avec la maison d’édition et de la manière dont Camilla a pris les
choses en main.
— Elle va faire ça à temps plein maintenant ? me demande
Amber.
— Je ne pense pas, je crois qu’elle aime trop son job pour le
quitter.
Je jette un coup d’œil en direction de Logan, mais il ne m’a pas
entendue.
— Vraiment ? s’étonne Amber.
— Il y a un rapport avec la manière dont son nouveau boss est
physiquement intelligent, dis-je.
Elle comprend tout de suite, me sourit et enchaîne :
— Je pourrais peut-être leur donner des conseils de sexe
tantrique.
Je lève les yeux au ciel. Amber ne fait pas du tout une obsession
sur le sujet, elle s’amuse simplement à en faire un gag à répétition,
et ça marche à chaque fois. Personne ne nous entend à la table, ils
sont trop absorbés par leur histoire d’OPA. Quand elle n’en peut plus
de les entendre discuter finances, Amber se met à tousser
bruyamment et fait un grand sourire.
— Et si on parlait d’autre chose ? propose-t-elle.
— J’avais justement des sujets que je voulais mettre sur la
table, lance Mike.
— Oh, fait-elle, touchée qu’il s’engouffre dans la discussion.
Fonce.
La mère de Logan se renfrogne, mais elle ne dit rien de plus. Ils
reprendront leur discussion avec un cognac dans la main après le
repas. Je les imagine bien faire ça, probablement parce que c’est un
cliché que j’ai repéré dans les films.
— Oui, j’ai des questions pour nos nouveaux amoureux
transis.
Il nous sourit et je sens toute l’hypocrisie dans son expression.
— Quel est votre meilleur souvenir ensemble ? demande-t-il.
— Peut-être que tout le monde devrait répondre, lance Logan,
pour effacer notre discussion sur les finances. Ça mettrait un
peu de baume au cœur dans cette soirée.
Amber est ravie, la mère de Logan soupire, mais s’exécute avant
même que j’ouvre la bouche. Ça tombe bien, je ne sais pas ce que
je vais répondre. Quel devrait être le meilleur souvenir de la copine
de Logan ? Dans quels types d’endroits est-ce qu’il l’emmènerait ?
— Le jour où nous avons emménagé ici, lance Fiona. Ton père
et moi étions vraiment heureux de pouvoir quitter l’ancienne
villa. Nous sommes enfin là où nous voulions être depuis tout ce
temps. N’est-ce pas, mon chéri ?
Robert hoche la tête, murmure que c’est la même chose pour lui. Il
n’a même pas pris le temps de réfléchir à la question. Est-ce que
c’est ça, leur meilleur souvenir ensemble ? Je suis triste pour eux, si
c’est le cas.
— Et vous ? demande Logan à Amber pour repousser le
moment où nous devrons répondre.
Theodore ne se mêle pas à la discussion, il est célibataire de ce
que j’ai compris, par choix. Il paraît qu’il couche avec une nouvelle
femme toutes les semaines.
— Sur le yacht, répond Amber, les yeux brillants. Nous avons
passé une journée où il n’y avait que lui et moi, personne pour
nous déranger, pas de téléphone qui sonne en permanence.
C’était le bonheur absolu.
— J’ai été aux petits soins pour elle, précise Mike. C’était une
journée exceptionnelle.
Les yeux se braquent maintenant sur nous, Logan ne sait pas quoi
dire, je le sens. Le silence dure depuis déjà trois secondes et j’ai
l’impression qu’une seconde plus serait la seconde de trop.
— La nuit où j’ai fait manger un burger à Logan pour la
première fois. Plein de gras dégoulinant. Il avait peur de le
toucher, m’amusé-je. Je pense qu’il s’imaginait que les calories
se transmettaient dans son corps rien que par la vue. Et après,
nous sommes allés marcher dans les rues de New York, il
neigeait et l’atmosphère était magique. Il y avait foule, mais
j’avais la sensation qu’il n’y avait que nous.
On nous sert l’entrée tandis que je me rappelle ce souvenir,
touchant. Puis, à ma grande surprise, Logan prend la parole.
— La fois où on a fait tous les cafés de la ville pour tester le
meilleur chocolat chaud. On a pris le top 10 des chocolats
chauds à goûter à New York et on a fait chaque endroit dans la
journée, pour établir notre propre classement. J’avais tellement
mal au ventre à la fin que j’ai refusé de boire les trois derniers !
— Mais je l’ai fait. Je ne refuse jamais un chocolat chaud,
assuré-je.
— Tu as ingurgité plus de chantilly que de chocolat, dit-il.
— Absolument pas. C’était du 50-50.
Je souris, je suis une gourmande. Si je n’étais pas du genre à me
nourrir uniquement de chocolat chaud, je suis persuadée que je
prendrais des kilos toutes les semaines.
— Quand on est allés au zoo de New York, aussi, ajouté-je.
— Oh, stop ! Vous êtes tellement dégoulinants d’amour que ça
m’écœure, lâche Amber avec amusement.
— Et depuis quand est-ce que vous êtes fiancés ? demande la
mère de Logan.
Ma bouche devient sèche. J’ai pensé à poser plein de questions à
Logan pour en savoir plus sur lui. Des trucs bateaux comme sa
couleur préférée, sa musique préférée, mais la bague m’a tellement
surprise que je n’ai pas songé à lui demander quelle histoire je
devais raconter à ce sujet.
— J’aurais aimé être au courant un peu plus tôt, ajoute-t-elle.
J’entrouvre les lèvres, balbutie et, heureusement, Logan prend la
suite.
— J’ai cuisiné, dit-il. Un dîner, à la maison. J’ai fait des croque-
monsieur.
— Des croque-monsieur ? s’étrangle sa mère. Tu as demandé
ta copine en mariage avec des croque-monsieur ?
— Je lui ai offert ce que l’argent ne peut pas acheter : mon
temps.
— Et j’adore les croque-monsieur, ajouté-je.
— Le sien avait plus de fromage que de pain, s’amuse-t-il.
Fiona est consternée, elle en oublie d’amener sa fourchette
jusqu’à sa bouche.
— Tu l’as prévenue dans quoi elle s’embarquait ? demande
Robert avec amusement.
Il a déjà avalé deux verres de vin, plus un cocktail avant qu’on se
mette à table. J’ai l’impression que l’alcool a déjà fait son effet sur
lui.
— Oh, nous avons beaucoup discuté des implications d’une
telle relation, dis-je en utilisant des termes précis. C’est à croire
que nous avons déjà signé un contrat de mariage.
Je m’amuse à jouer sur les mots.
— Et comment est-ce que vous vous êtes rencontrés, déjà ?
lance Mike.
— Lors d’une interview pour le magazine pour lequel travaille
Kat, répond Logan.
— Ah oui, quel magazine ? demande Mike.
— Un truc de psychologie, fait Logan en faisant un geste de la
main pour dire que ça n’a aucune importance.
— Vraiment ? insiste son ennemi juré. Et pourquoi est-ce
qu’un magazine de psychologie voudrait une interview de toi ?
— Pour connaître mes habitudes de vie et le mental qui m’a
hissé au sommet, rétorque Logan. Tu sais, la philosophie de
gagnant, celle que tu n’auras jamais et qui fait que tu seras
toujours deuxième sur le podium.
Mike ne prend pas la mouche, ce qui est étonnant. Ces deux-là
ont tendance à se sauter à la gorge dès qu’il y a une opportunité.
J’imagine que la présence des parents de Logan garde les
hormones masculines sous cage.
— C’est quand même fou que tu arrives à inventer toute une
histoire sur ce sujet, s’amuse Mike. Parce que ta Katlyn n’est
pas journaliste pour un sou. Elle n’a aucun diplôme, elle n’est
accréditée pour aucun magazine connu et j’ai eu beau chercher
quelque chose qui la reliait à ce métier, je n’ai rien trouvé. Aux
dernières nouvelles, elle était sans emploi. Et avant ça, elle
bossait comme assistante marketing dans une boîte
quelconque. Alors, qu’est-ce que tu veux nous cacher sur votre
rencontre, hein, Logan Archer ?
Ma gorge est complètement desséchée cette fois. Je tourne la tête
vers Logan, je balbutie, je ne sais pas quoi dire. Je n’ai jamais rétabli
la vérité sur ce sujet, j’ai eu maintes opportunités de le faire. Au
début, je ne voulais rien dire, parce que j’avais peur de perdre le
contrat. Et au fur et à mesure, cette peur a disparu, j’avais envie
d’être sincère avec Logan, mais l’occasion ne s’est pas présentée.
— Pourquoi est-ce que tu balances ça ? lâche Amber.
Elle, elle est au courant. Est-ce qu’elle peut nous sauver la mise ?
Je plonge mes yeux verts dans ceux de Logan, j’essaie de deviner
ce qu’il pense, s’il est fâché, s’il est sous le choc, s’il va exploser ?
Je déteste le mensonge, bon sang. Je déteste toute cette histoire.
— Carotte ? demande-t-il tout simplement.
42
Chapitre post-révélation

LOGAN

Ma fausse fiancée se décompose littéralement. J’ai l’impression


qu’elle est en train de fondre et que dans quelques secondes, elle
aura rejoint le sol et coulera entre les joints du carrelage. Je décide
de lui épargner cette peine. Personne ne dit rien. Elle se confond en
balbutiements incompréhensibles tandis que tous les yeux sont
braqués sur elle.
Je m’esclaffe et plante mon regard dans les yeux de Mike.
— Qu’est-ce que tu cherches à prouver, au juste,
Mike Fellbow ?
— Que c’est une menteuse, et toi aussi.
— Bah voyons ! Tu te prends pour un génie, à déclamer ça
devant tout le monde comme si tu étais Sherlock Holmes ? Il
suffit d’une recherche sur Google pour se rendre compte que
Katlyn n’est pas journaliste, en effet. Je suis fier de toi, mon
grand, tu as réussi à utiliser un téléphone !
— Logan ! gronde ma mère. Cesse d’être arrogant comme ça.
— Arrogant ? Je peux l’être. Je suis fiancé à une personne…
(je tourne la tête vers Carotte) … à une personne
exceptionnelle, qui ne manque pas de cran, de caractère, et qui
sait m’épauler quand j’ai besoin d’elle.
À mesure que je déclame ma tirade, les yeux de Carotte tombent
vers le bas et elle rougit.
— Si tu pensais que j’allais avoir honte d’elle parce qu’elle
n’était pas « journaliste », tu t’es planté, Mike. C’est toi qui
devrais avoir honte et te sentir minuscule, parce que cette
femme est bien plus grande que tu ne le seras jamais. Tu peux
mesurer la taille de ton compte en banque, tu peux mesurer la
taille de ta bagnole ou celle de ta bite, peu importe : Carotte,
quand on l’a connue, on ne revient pas en arrière. Elle a changé
ma vie et pour rien au monde je ne voudrais que tout ça soit un
tour de passe-passe.
— Pourquoi nous as-tu menti ?! gronde de nouveau ma mère.
— Parce que j’avais peur que vous soyez intimidés, comme je
l’ai été. Carotte est écrivaine. Elle va signer dans une très
grande maison d’édition et bénéficier d’une diffusion nationale et
faire la tournée des librairies. Je vous le garantis. Elle est
extrêmement talentueuse. J’ai lu son roman en cachette parce
que je sais qu’elle m’aurait tué si je l’avais fait devant elle. J’ai
été bluffé. Au début, c’était un peu pour me moquer, parce que
je ne connaissais pas ce monde. Cet univers. Et puis, je me suis
rendu compte que c’était elle qui avait raison. Au lieu d’être
cynique, j’ai décidé d’être ouvert. Carotte est la meilleure chose
qui me soit arrivée, et je ne laisserai personne s’opposer à cela
ici. Si vous avez choisi de la juger et de la regarder de haut,
nous irons passer Noël ailleurs. Sans vous.
Plus personne ne dit un mot.
— Tu… tu le savais ? marmonne-t-elle.
— J’ai menti. Je t’ai googlée, dis-je en souriant. Et j’ai acheté
ton livre, oui.
— Logan, je…
— Ne dis rien. Tu n’as pas à parler. Tu n’as pas à t’excuser
d’être ce que tu es. Je t’ai choisie pour ça, et je ne regrette pas
une seule seconde.
Je ne m’attendais pas à ce que mes mots trouvent un écho aussi
retentissant dans le cœur d’Amber. Ma jeune sœur a les larmes aux
yeux et commence à taper dans ses mains.
— Bon, ça suffit, c’est trop, dit ma mère en se levant de table.
Qu’est-ce que c’est que ces manigances ?
— Rassieds-toi, dis-je fermement.
— Comment oses-tu ?
— Si tu veux parler affaires, rassieds-toi tout de suite. Si vous
n’acceptez pas ma fiancée, alors vous ne m’acceptez pas. Ne
comptez pas sur moi pour revenir l’année prochaine ni pour
vous faire des faveurs. Je n’ai pas à me justifier de mes choix
auprès de vous.
Carotte a l’air mal à l’aise. Cette fois, c’est moi qui pose ma main
sur sa cuisse pour ne pas qu’elle vacille. Toute cette histoire doit lui
demander beaucoup de courage et lui pomper énormément
d’énergie.
— Je ne veux pas rester en compagnie d’une pouilleuse dans
son genre, tonne Mike.
— Répète, pour voir ? dis-je en me levant.
— Stop ! Ça suffit ! éclate Amber. Vous vous rasseyez tous les
deux et on passe un bon moment, d’accord ? Mike, Katlyn est
une fille géniale, et tu devrais apprendre à la connaître avant de
parler d’elle. Moi aussi, je l’aime bien.
Mon rival roule des yeux et se rassoit. Je ne pensais pas qu’il en
resterait là, mais il faut croire qu’il a vraiment du respect pour ma
sœur s’il accorde du crédit à sa parole.
— Est-ce qu’on peut passer une bonne fête de Noël, en
famille, comme des gens normaux ?
— Je suis d’accord avec Amber, dit Mike. Tu sais quoi,
Logan ? On en parlera après les fêtes.
— Compte sur moi pour t’écraser, oui.
— Voilà, conclut ma sœur, tout le monde est content. Vous
allez gentiment partager de la dinde et quand tout ça sera
terminé, vous réglerez vos comptes dans un octogone ou dans
l’endroit qui vous plaira, et vous nous laisserez en dehors de
votre rivalité débile, d’accord ?
Je ne réponds rien et me renfrogne. Je garde le nez dans mon
assiette. L’avantage, au moins, c’est que nous ne parlons plus
d’affaires. On peut dire que mon coup de gueule a calmé ma mère.
Habituellement, je ne suis pas du genre à l’ouvrir, et sûrement pas
devant mes parents qui sont aussi des gens influents. Mais
aujourd’hui, je peux vivre ma vie par moi-même et je suis en
confiance pour me détacher de leur emprise grâce à Carotte. Elle
est là, à côté de moi, et même si je sais qu’elle n’a pas les moyens
de s’opposer à eux, elle me donne le courage de le faire par sa
simple présence à table.
Il n’y a que mon oncle qui se fiche pas mal de ces histoires et qui
continue de picoler comme si le vin était de l’eau plate.
— Logan, moi je suis très content pour toi, dit-il en levant son
verre.
— Merci, oncle Théodore.
— Peu importe les moyens de la personne qu’on choisit, non ?
Ce qui compte, c’est qu’il soit heureux, le petit.
— Oui, enfin, fais quand même un contrat pour ton mariage, je
suppose… souffle ma mère.
— Je ferai ce que bon me semble. Katlyn vivait très bien sans
moi. Elle n’a pas besoin de tout mon argent pour être heureuse.
— Et donc, reprend ma génitrice, vous allez faire Noël chez
ses parents ensuite ?
D’un seul coup, Katlyn se rembrunit.
— Mes parents sont morts.
La nouvelle me fait l’effet d’un coup de massue. Je me revois
encore lui parler de moi, toujours de moi, et si peu d’elle. J’ai pris
toute la place sans même me rendre compte que je ne savais pas
l’essentiel d’elle. Mon sang ne fait qu’un tour. Si elle avait l’oreille
plus attentive, elle pourrait entendre mon coeur se briser, là,
maintenant et voir à quel point je suis peiné pour elle.
— Carotte ? Mais… on n’en avait jamais parlé, je…
— Tu aurais peut-être dû googler un peu plus…, lance Mike.
— Toi, la ferme. Viens, Carotte.
Je la traîne hors de table et nous montons dans la chambre dans
laquelle nous sommes censés dormir. Je sais que dans les
traditions, on ne se lève pas du repas comme ça, mais la situation
est grave. Je suis un poil remonté. D’une part, le repas ne se passe
pas du tout comme prévu – bien que l’incident ait été assez
prévisible – mais d’autre part, je ne savais rien des parents de
Carotte et je m’étonne qu’elle ne m’en ait pas parlé. J’aurais dû être
plus attentif aux détails, à son histoire, à elle ! Quel idiot !
— C’est quoi, cette histoire ?
— Mes parents sont morts.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— C’est ma vie privée, Logan !
— Ta vie privée me concerne aussi quand on a un
arrangement.
— Alors c’est tout ce que c’est, pour toi ? Je peux aussi bien
partir maintenant, si tu veux. De toute façon, tout est tombé à
l’eau.
Je ne réponds rien et garde les poings serrés. Je n’apprécie pas
de ne pas avoir le contrôle sur la situation et je suis résolument
impuissant. Je ne peux rien faire.
— C’est bon, j’ai compris. Ton silence parle pour toi, m’assène-
t-elle en ouvrant la porte.
J’attrape son bras.
— Non. Reste.
— Qu’est-ce que tu me veux, maintenant ?
Elle me regarde avec ses grands yeux verts, larmoyants. Dedans,
j’y vois un océan de tristesse, mais aussi d’espoir. Elle a besoin de
remonter la pente de ses émotions. Moi aussi. Nous avons tous les
deux été bouleversés, ces derniers temps.
— Je veux que tu restes.
— Pour ton foutu contrat ?
— Non. Pour moi. Je veux qu’on passe plus de temps
ensemble et je veux tout savoir de toi. Je ne t’ai pas laissé
assez de place dans cette histoire, je suis désolé.
Elle papillonne des cils. Je crois qu’elle ne comprend pas ce que
je veux dire.
— Carotte, je…
— Tu le pensais ?
Je ne réponds rien.
— Tu le pensais ? répète-t-elle.
Embrasse-la, Logan. Embrasse-la ! J’ai envie de l’embrasser. Je
vois ses lèvres frémir, ses yeux me transpercer comme si elle lisait à
l’intérieur de mon esprit. Je vois son cou dénudé et je brûle d’y coller
ma bouche. J’aimerais la prendre tout entière, là, maintenant. Je
voudrais qu’elle soit mienne. Qu’elle soit réellement mienne. Pas
contractuellement. Parce qu’il y a des choses qu’un contrat ne peut
pas acheter ni réguler.
Les palpitations de mon cœur se font de plus en plus fortes. Je
commence à être pris de panique. Je ne pensais pas que cette
sensation pourrait revenir un jour. Elle est anxiogène et grisante à la
fois.
— Oui.
C’est elle qui fait le premier pas. Carotte m’attrape par le cou,
enroule ses bras autour de moi, tandis que je la prends délicatement
par la taille, et colle ses lèvres aux miennes dans une harmonie
parfaite. À l’intérieur de moi, c’est une explosion. Je n’avais jamais
ressenti ça avant. Je voudrais que cet instant dure une éternité. La
chaleur de ses baisers m’enivre et le contact de sa bouche est d’une
exquise délicatesse. Un océan de douceur s’empare de moi et,
l’espace d’un instant, j’oublie tout le reste.
Nous nous décollons doucement l’un de l’autre comme si nous
sortions d’une transe, et reprenons nos esprits.
Je redresse mon col, elle réajuste sa robe.
— C’était… c’était pour s’entraîner.
— Oui, répondis-je directement pour confirmer son sentiment.
Bien sûr.
— Là, on devrait être crédibles.
— Oui, je pense aussi. Ça devrait aller.
— On était au point, non ?
— Vraiment pas mal.
— On devrait s’entraîner régulièrement.
— J’approuve cette idée.
Nous redescendons à table où tout le monde nous attend dans
une ambiance un peu plus festive. L’alcool commence à faire de
l’effet sur tout le monde, et je crois que, pour une fois, je pourrais
même me laisser tenter…
43
Chapitre post-baiser

KATLYN

Je suis déstabilisée par le baiser que nous venons d’échanger.


Pas déstabilisée parce que c’était bon. Déstabilisée parce que c’était
naturel, c’était comme si on aurait dû le faire depuis belle lurette.
Comme si on l’avait déjà fait, en fait.
Les doigts entrelacés à ceux de Logan, nous nous rasseyons,
prêts à rejouer la comédie. Sauf que je crois qu’il n’y a plus vraiment
de comédie.
Tout est tellement bizarre ici que les autres font comme si nous ne
venions pas de tous nous disputer. Mike ravale sa langue de vipère,
il joue le parfait invité, donne du monsieur Archer et du madame
Archer à Robert et Fiona, complimente la cuisine comme si la mère
de Logan avait elle-même tout préparé, alors que ce sont des
employés de maison qui dépose l’ensemble des plats dans nos
assiettes depuis tout à l’heure.
Le dessert vient enfin, j’ai l’impression que ce repas est
interminable. Il n’y a que la conversation d’Amber qui me garde
enjouée. Elle a toujours un petit mot sur tout, un sujet sur lequel je
peux embrayer, de quoi me faire sentir que je ne suis pas une
intruse.
Mike relance ces sujets de conversation auxquels tout le monde
peut participer, je me demande si ce n’est pas Amber qui
l’encourage dans cette manière de s’ouvrir aux autres. Est-ce que,
sans elle, il serait dans le même état que Logan aujourd’hui ? Fermé
à l’expression de ses sentiments ?
— Le prochain projet que vous avez ensemble ? demande-t-il
à la cantonade. Le projet tout court pour vous, Théodore.
L’oncle de Logan est le premier à prendre la parole, je ne sais pas
pourquoi mon faux fiancé est aussi tendu quand il parle, j’ai
l’impression qu’il ne l’aime pas et pourtant Théodore a été le premier
à être heureux pour lui, tout à l’heure.
— Acheter un bateau, dit-il. Pour aller faire un tour du monde
avec.
— Évidemment, grogne Logan. Avec l’argent de la famille.
Oh, c’est donc une question de sous.
— La vie est belle quand on peut profiter de l’argent des autres
et ne pas contribuer à la société ?
Théodore soupire à la remarque de Logan.
— Je suis en paix avec qui je suis, répond-il. Je ne sais pas si
ce que tu fais contribue significativement à la société, mais
j’apprécie ma vie et j’entends en profiter autant que possible.
J’ai une chance que d’autres n’ont pas, ça ne veut pas dire que
je dois me mettre une pression monstrueuse pour me sentir
digne de cet argent. Je n’en suis pas digne. Je le sais. Et si ta
mère et toi n’étiez pas là, je n’aurais rien. Alors oui, je suis un
profiteur.
Il déclame sa tirade sur un ton tranquille, qui montre effectivement
qu’il est serein. Moi, je l’aime bien. Il s’assume et ne fait pas
semblant d’être quelqu’un d’autre. Finalement, c’est peut-être la
personne la plus authentique de cette tablée.
— La piscine intérieure, annonce Fiona. C’est notre prochain
projet.
— Elle est déjà magnifique, fais-je remarquer.
Elle me regarde avec dédain comme si je n’y connaissais rien, ce
qui n’est pas faux.
— Elle est vieillissante, la couleur des carreaux autour n’est
plus à la mode et le lino bleu comme ça, ça ne se fait plus. On
est au blanc maintenant.
— Oh, d’accord.
Pourquoi est-ce qu’ils ne parlent que de projets matériels et
financiers ? Je n’ai aucun projet de ce type, je n’ai tout simplement
pas les moyens. Non, mes projets incluent de faire en sorte que Dan
aille mieux, de trouver un job, et peut-être de signer un contrat dans
une prestigieuse maison d’édition si les manigances de Camilla nous
mènent au but. Elle ne cesse de négocier et renégocier, je
commence à avoir la boule au ventre qu’elle les fasse fuir à force.
Mais j’ai toute confiance en elle malgré tout. Elle fait ce qu’elle
estime nécessaire, ce n’est que mon anxiété qui parle.
— Je vais apprendre à nager à Katlyn, lance Logan. C’est
notre prochain projet.
Je rougis quand Mike fait une remarque sur le fait que je ne sache
pas nager. Amber lui met immédiatement un coup de coude dans les
côtes et il termine sa phrase dans sa barbe.
— C’est un très joli projet, fait Amber. J’approuve totalement.
Tu devrais lui apprendre à skier aussi.
— Tu ne sais pas skier ? s’étonne Logan.
Je fais la grimace. Mes parents n’ont jamais eu les moyens de
nous emmener à la montagne.
— Non, avoué-je.
— Alors on commencera par le ski, c’est de saison, décide-t-il.
Je ne sais plus ce qui est de l’ordre de la comédie et ce qui est de
l’ordre du réel. Quand il me parle de projets, j’ai l’impression qu’il
veut réellement les concrétiser. Mais pourquoi est-ce que
Logan Archer s’embarrasserait de moi dans sa vie ? Échanger un
baiser, c’est une chose, mais faire de moi une sorte de petite amie
officielle, c’est quand même… étrange ? Lui et moi ne sommes pas
du même monde.
Mike se racle la gorge et me tire de ma rêverie.
— Moi aussi, j’ai des plans pour nous, dit-il en s’adressant à
Amber.
— Ah ? Une autre virée sur le yacht ? demande-t-elle.
— Non.
Il repousse sa chaise de la table, fouille dans sa poche et met un
genou à terre. Je vois immédiatement Logan se crisper.
— Amber, il n’y a pas plus beau projet que celui de passer le
reste de ma vie à te rendre heureuse.
Il ouvre l’écrin noir qu’il tient dans sa main et une bague en
diamant apparaît sous les yeux d’Amber. Elle scintille de mille feux.
— Est-ce que tu veux bien me faire l’honneur de devenir ma
femme ?
Amber est abasourdie, je ne pense pas qu’elle s’attendait à une
telle chose. De ce qu’elle m’a raconté de sa relation avec Mike, elle
s’amuse, elle l’aime bien, mais elle ne m’a pas donné l’impression
de chercher plus. D’un autre côté, il est avec elle pour un Noël chez
ses parents, c’est donc du sérieux. Mais de l’autre, elle dort le plus
souvent dans l’appartement de Logan. Pourquoi n’emménage-t-elle
pas chez Mike si elle cherche une relation stable ?
Elle balbutie en observant la bague. Fiona applaudit alors qu’elle
n’a pas encore dit oui et elle lève son verre pour trinquer à cette
excellente nouvelle, selon elle.
— Je suis tellement heureuse que Mike rejoigne pour de bon
la famille, dit-elle. C’est un excellent parti, stable et qui a la tête
sur les épaules, sans compter qu’il va intégrer notre business.
— Il ne va rien intégrer du tout, grogne Logan. Et il ne va
certainement pas épouser ma sœur !
Mon faux fiancé se lève de la chaise et jette sa serviette dessus.
— Tess ne te suffisait pas ? Il faut que tu prennes ma sœur
maintenant ? Tu es tellement jaloux que tu as besoin de faire
tien tout ce qui m’appartient ?
— Logan Archer ! s’exclame Amber. Je ne t’appartiens pas !
Mais il ne l’écoute pas, il se penche par-dessus la table, j’ai
l’impression qu’il s’apprête à marcher dessus pour aller foutre son
poing dans la gueule de Mike.
— Ce ne sont pas tes affaires, siffle ce dernier. C’est entre ta
sœur et moi.
— Dans ce cas, évite de faire ta demande devant toute la
famille si tu veux que ça reste vos oignons. Tu t’es demandé si
c’était délicat pour elle de faire ça ? Elle fait comment si elle
veut refuser, hein ? Elle se tape la honte devant ma mère qui
vient déjà d’approuver votre union sans même laisser le temps
à sa fille de s’exprimer ?
— Elle ne va pas dire non.
Je m’affole en voyant qu’ils se permettent de parler d’Amber
comme si elle n’était pas dans la pièce.
— Que tu couches avec elle et que tu prétendes que c’est ta
petite amie, tout ça pour me faire enrager, c’est une chose. Mais
que tu ailles jusqu’à la demander en mariage, je ne te laisserai
pas faire, Mike.
— Je ne fais pas ça pour toi, gros con.
— Ah oui ? Tout comme tu n’as pas couché avec Tess pour
obtenir des infos pour me faire couler ? Tout ça pour la larguer à
la seconde où elle a été arrêtée, hein ? Ça fait quoi
d’abandonner des gens que tu disais aimer ? Ça fait quoi d’avoir
voulu me rouler dessus et d’avoir utilisé ma copine pour ça ? Et
de l’avoir jetée une fois que t’avais obtenu ce que tu voulais ?
Tu comptes faire pareil avec Amber ? Parce que je ne le
permettrai pas.
Mike a le visage fermé, je déglutis avec difficulté devant la tension
qui règne. Même Fiona se tait.
— Je suis désolé, Amber, lâche Logan. Mais tu n’épouseras
pas ce pauvre con. Je ne voulais pas que tu apprennes ce qu’il
s’est passé avec Tess parce que je voulais que tu puisses
t’amuser, mais là il va trop loin.
Amber a les yeux écarquillés.
— JE LE SAVAIS ! se met-elle alors à crier.
Ce qui débloque enfin Logan, qui arrête de fixer Mike comme s’il
comptait le tuer.
— Qu’est-ce que tu savais ?
— Je sais ce que Mike a fait, je sais ce qu’il s’est passé et
j’essaie de faire en sorte que tu t’ouvres à moi depuis tout ce
foutu temps pour ne pas te mettre sous le nez le fait qu’il m’a
déjà tout raconté, absolument tout raconté.
— Mais… mais si tu sais, qu’est-ce que tu fous avec ce
connard ?
— Tu te souviens de qui il était et tu fais toujours en sorte
d’ignorer le fait qu’il a changé. Oui, quand vous êtes tous les
deux dans la même pièce, vous me faites penser à deux gamins
qui jouent et rejouent la même scène à l’infini. Mais si vous
preniez le temps de vraiment vous écouter, vous verriez que
vous avez changé. Mike n’est plus l’ami que tu connaissais. Et
je te ferais remarquer que t’as été un sacré connard ces
dernières années. Est-ce que je suis en train de ressortir à
Katlyn toutes les fois où t’as été un idiot fini pour ternir ta
réputation ? Est-ce que tu penses que tu es toujours ce salaud
qui file une enveloppe de cash aux nanas après avoir couché
avec pour se débarrasser d’elles ? Tu crois qu’elles se sentent
comment, quand tu fais ça ?
Je regarde Logan. Je savais qu’il traitait les femmes comme des
objets, mais là, même pour lui, c’est un peu fort. Néanmoins, je
comprends ce que veut dire Amber : je ne crois pas qu’il soit cet
homme aujourd’hui encore.
— Tu savais et tu es resté avec ce connard ! s’exclame Logan.
C’est tout ce qu’il comprend du discours d’Amber.
— Alors tu vas l’épouser ? enchaîne-t-il. Tu vas épouser le
mec qui a ruiné ma vie ? Qui m’a pris la seule personne que j’ai
jamais aimée ?
Mon cœur se serre à ces mots. Je ne m’attends pas à ce que
Logan m’aime, nous avons tout juste échangé un baiser et… rien de
ce que nous avons partagé ne signifie quoi que ce soit.
Apparemment.
Ce n’est qu’un contrat.
Je serre les dents.
— Eh bien, merci pour ta famille, lâche Amber. Formidable de
savoir que tu ne m’as jamais aimée, je me demande ce que
pense Katlyn de ça.
Logan balbutie, se tourne vers moi, tourne à nouveau la tête vers
sa sœur. Je suis désemparée, j’ai l’impression qu’on a ouvert une
brèche dans mon cœur. Est-ce que je me suis accrochée à Logan à
ce point ?
— Et pour ta gouverne, non, je ne vais pas épouser Mike.
— Quoi ? demande ce dernier.
— Mais ce n’est pas pour te faire plaisir, ou pour t’arranger, ce
n’est pas pour t’écouter. C’est parce que c’est trop tôt dans
notre relation et que, oui, Mike, tu aurais pu choisir un meilleur
moment pour me faire ta proposition plutôt que de faire ça
devant mes parents.
— Je pensais que ça te ferait plaisir ! se défend ce dernier.
— Je suis maîtresse de ma vie et de mes décisions et
personne dans cette maison ne me dictera mes choix, est-ce
que c’est clair ?
Elle se lève, tourne les talons et disparaît dans la maison. Je me
lève à sa suite, je sens les larmes qui commencent à rouler sur mes
joues et je n’ai pas envie que quiconque soit témoin de ça et surtout
pas Logan.
44
Chapitre post-demande en mariage

LOGAN

Ma mère se lève aussi de table, ainsi que mon père et mon oncle.
Bref, tout le monde. Bientôt, il ne reste que Mike et moi, l’un en face
de l’autre. Nous nous regardons en chiens de faïence. J’ai
l’impression qu’on nous a laissés là pour que nous réglions nos
comptes une bonne fois pour toutes. Nous avons beaucoup d’armes
possibles à notre disposition et j’envisage bien de lui planter une
fourchette dans le crâne.
Quoi qu’il en soit, nous nous retrouvons comme deux gros cons.
Plantés sur nos chaises comme des idiots, nous ne bougeons pas.
Carotte est partie, vexée, et tout est de ma faute.
— Tu n’y es pas allé de main morte, siffle Mike.
— La ferme. Tout ça, c’est de ta faute.
— Ma faute ? Tout ce que j’ai fait, c’est vouloir prendre ta sœur
pour épouse.
— Oh, c’est tout ? Rien de plus ? Tu t’incrustes dans ma vie
comme un serpent et tu sapes tout, comme tu l’as toujours fait.
— Je ne suis plus le même ! Et toi non plus !
— Tu es capable de changer, toi ?
— Écoute, je suis désolé que tu le prennes comme ça, Logan.
Mais tu sais quoi ?
— On s’est comportés comme deux gros cons et on a fait fuir
tout le monde ?
— Non. Je te trouve toujours aussi naze, et je pense que c’est
toi le gros con de l’histoire, mais je crois que pour aujourd’hui,
on devrait au moins faire une trêve.
Nous restons tous les deux assis sur nos chaises. Je me sers un
verre de vin en soupirant. J’ai encore tout gâché et je me retrouve
tout seul. Il n’y a que Mike. Est-ce que ce sont les décorations ? La
magie de Noël qui plane dans l’air ? Quoi qu’il en soit, j’ai envie d’en
partager un peu avec lui. Peut-être qu’on pourrait avoir une
explication franche.
— Tu en veux ?
Il opine du chef.
— Il est bouchonné, j’espère. Sinon, c’est que tu n’es pas
vraiment mon meilleur ennemi.
— Pour qu’on soit ennemis, il faudrait qu’on soit au même
niveau, rétorqué-je.
— Attends un peu. Dans quelques semaines, je serai passé
numéro un.
— Compte là-dessus !
Nous soufflons du nez. Ce n’est pas exactement un rire, mais
c’est au moins une manifestation d’amusement. Puis, le calme
revient. Nous faisons machinalement tourner notre vin dans nos
verres. Je crois que nous avons tous les deux beaucoup de choses
à nous dire et peut-être des ponts à reconstruire. C’est pour ça que
nous restons là. Je le sens. Aucun de nous n’ose prendre la parole.
— Alors, avec ma sœur, c’est du sérieux ou tu t’amuses ?
Dans les deux cas, tu prendras mon poing dans la gueule alors
sois honnête, pour ta conscience personnelle.
— Écoute, Logan… J’aime vraiment ta sœur. J’aurais dû te
demander la permission, mais…
— Non, elle a raison. C’est à elle de choisir. Elle est libre de
faire ses propres choix, elle est grande. Si elle veut traîner avec
un numéro deux, elle en a le droit.
Mike s’esclaffe.
— Je suis content que tu l’aimes vraiment, en tout cas,
confirmé-je. Si elle savait la moitié des crasses que tu m’as
fait... en particulier pour Tess.
— Tu sais que je ne suis plus le même. C’est vrai qu’on a eu
des différends, mais je n’arrête pas d’essayer de revenir vers
toi, comme tout le monde, mais tu rejettes la Terre entière. Et, tu
sais... Amber est au courant.
— Quoi ?! Comment peut-elle prétendre être de mon côté si
c’est pour traîner avec un con comme toi ?
— Elle m’a pardonné. C’est tout. Je lui ai tout expliqué en
détail. On a eu une discussion franche et posée à propos de ce
qu’il s’était passé et maintenant, on a décidé d’aller de l’avant et
de laisser ça derrière-nous. Tu devrais peut-être essayer
d’être... différent ? Et d’en faire autant.
— Après le sale coup que tu m’as fait, comment tu veux que je
sois différent ?
— Je sais, fait-il en baissant la tête. Je le sais. Je suis désolé
pour ce qu’il s’est passé avec Tess. Je n’aurais pas dû. Ça ne
vaut peut-être rien pour toi, mais je voulais que tu saches que je
le regrette tous les jours. J’ai été déloyal et lâche. Est-ce qu’on
peut parler franchement, Logan ?
— Ce n’est pas ce qu’on fait depuis tout à l’heure ?
— Je veux dire : parler de Tess.
— D’accord. Je t’écoute.
Ma voix est ferme et tranchante. Il n’a pas intérêt à dire un mot de
travers. Tess… C’était tout, pour moi. Aujourd’hui, c’est une blessure
encore à vif. Pas parce que je l’aime, mais parce que j’ai encore la
marque de cette trahison gravée dans mon âme. C’était une épreuve
terrible et insupportable.
— Tess… Ce n’était pas une fille pour toi.
— Attention, Mike.
— Tant pis si tu me frappes. Peu importe. Je vais te dire les
choses franchement, parce que ça fait trop longtemps que ça
dure. Tess n’était pas une fille pour toi. Elle allait te bouffer tout
cru, Logan. Tu étais comme mon frère ! On était meilleurs amis.
— Et c’est bien la confiance que j’avais placée en toi qui a failli
me détruire. Si j’avais eu moins de résilience, je me serais foutu
en l’air. Tu sais par quoi je suis passé ?!
— La haine. Oui, j’imagine.
—Tu as dû avoir envie de me tuer.
— Chaque jour de ma vie.
— Elle n’a pas hésité à te trahir, et je n’ai pas eu besoin
d’insister pour ça. Est-ce que tu as déjà retourné les choses
dans ce sens ? Tess n’était personne. Ses parents n’étaient pas
fortunés. Elle nous a vus commencer à bâtir des empires et elle
a voulu en profiter, rien de plus. Elle n’a jamais aimé personne
d’autre qu’elle. Nous sommes tombés dans le même piège.
Quand elle est partie refaire sa vie après m’avoir pillé aussi, tu
sais... j’ai souffert.
— Ne dis pas ça, parce que je te jure que…
Mes poings commencent à se serrer. Je suis à deux doigts de
grimper sur la table pour lui coller ma main dans la gueule. Je crois
que je vais exploser.
— Tu aimes Katlyn, pas vrai ?
— Ce ne sont pas tes affaires.
— Je n’aurais pas dû formuler ça comme une question. Tu as
déjà tiré un trait sur le passé. Tu es en bonne voie. L’amour, ça
guérit, Logan.
— Ça y est, je pense que je vais te frapper.
Je me lève, me dirige vers lui avec fureur, et l’attrape par le col
pour le plaquer contre le mur.
— Donne-moi une bonne raison, une seule, de ne pas
t’encastrer maintenant dans le mur. Vas-y.
— Tu t’attaques encore au passé alors que l’avenir est devant
toi. J’ai arrêté de haïr quand j’ai rencontré ta sœur.
— Et ça t’a rendu faible. Tu es le numéro deux.
— Non. Ça m’a rendu fort. Je suis amoureux.
Ses dernières paroles m’émeuvent. Je lâche son col et
l’époussette légèrement.
— Tu l’aimes vraiment, hein ?
Mike hoche la tête.
— Bien sûr. J’aime ta sœur. Je vais prendre soin d’elle pour le
restant de mes jours, si elle veut bien de moi.
— Avise-toi d’en faire autrement, et tu ne profiteras pas
longtemps de ta vie.
— Et toi, Katlyn, alors ? C’est du sérieux ?
— J’en sais rien, Mike. Je suis perdu. Je n’ai pas envie de
replonger dans la merde comme avec Tess.
Il me pose la main sur l’épaule et me sourit. Je vois, au fond de
ses yeux, toute la sincérité du monde. J’ai l’impression, l’espace d’un
instant, que nous redevenons les amis que nous étions avant.
Quand je lui racontais tout. Quand on partageait nos problèmes, nos
angoisses et nos peurs et qu’on se confiait vraiment. Dans la plus
grande transparence. À cet instant, en croisant son regard, j’ai
l’impression de retrouver un frère disparu depuis une éternité.
— Je suis désolé pour tout ce qu’il s’est passé entre nous,
Logan. Sincèrement.
Je hoche la tête. Moi aussi, je suis désolé, mais je n’en suis pas à
l’origine.
— Enlève immédiatement ta main de mon épaule ou je te fais
bouffer les personnages de la crèche.
— Est-ce que tu veux bien trouver la force au fond de toi pour
me pardonner ?
— Ça prendra du temps, Mike. Ça prendra du temps.
Je sais que ses intentions ne sont pas mauvaises. Peut-être qu’il
est temps pour moi de laisser derrière moi toutes ces mauvaises
pensées et de me tourner vers le meilleur. Mais c’est dur.
Terriblement. Mike n’a pas seulement été odieux avec moi, ces
dernières années. Je sais qu’il a essayé plusieurs fois de revenir et
que je l’ai chassé et qu’ensuite, notre rivalité s’est envenimée, mais
je ne contrôlais pas ma fureur à son égard. Il m’envoie encore des
cartes pour mon anniversaire, et me propose de temps à autres de
nous voir.
Est-ce que c’est moi, le méchant de l’histoire ?
— Tu lui plais. Vraiment, tu sais.
— Pourquoi tu dis ça ? demandé-je.
— J’ai vu comme elle t’a regardé quand tu as parlé de Tess.
C’était le regard d’une personne blessée.
— Merde… J’ai encore tout foiré. Pourquoi est-ce que je fais
toujours… tout… foirer ! crié-je en tapant dans une chaise.
— Calme-toi, dit-il en me prenant par les épaules. Logan,
calme-toi. Rien n’est perdu, d’accord ?
— Ne me demande pas de me calmer. Et pour la deuxième
fois, lâche-moi.
— Tu ressens quoi pour elle ?
— Si je ne m’éloigne pas, je vais replonger. Tête la première.
Je le sens.
— Alors plonge. Vis-le à fond. Si tu commences tes histoires à
reculons, tu ne leur donnes aucune chance d’exister.
— Tu la traitais de pouilleuse il n’y a pas si longtemps, espèce
de connard.
— J’ai dit ça pour te provoquer. Tu tiens à elle, pas vrai ? Tu as
vu comme tu réagis ? Tu m’as déjà frappé pour elle.
— Oui, je tiens à elle.
— Alors pourquoi tu ne lui dis pas ? Dis-lui que Tess, c’est du
passé, et tourne la page. Ton avenir est peut-être avec elle. Ne
fous pas tout en l’air.
Pour une fois, je dois bien reconnaître que Mike a raison. Cela fait
plusieurs minutes que nous nous agitons en bas et je n’ai même pas
pris de nouvelles de Carotte. La simple évocation de son surnom,
dans mon esprit, me donne des palpitations.
Je laisse Mike seul devant son verre de vin et je monte la
retrouver. Elle est là, dans la chambre. Je ne suis pas sûr, mais je
crois qu’elle a pleuré. Son maquillage n’est plus aussi impeccable
que tout à l’heure.
Elle me regarde. Je ne sais pas si je peux lire dans ses yeux de la
peine ou de la colère. Ou alors, il s’agit d’un harmonieux mélange
des deux.
— Carotte…
— Tu ne me dois rien, Logan. Tu as raison. Tout ça, c’était…
c’était con. J’ai cru que… que ça pouvait vraiment donner
quelque chose, tu vois ? C’est bête, hein ? Pourquoi
Logan Archer s’embarrasserait-il d’une femme comme moi ?
Elle me remue le cœur. Sait-elle à quel point elle le fait
tambouriner dans ma poitrine ? J’ai l’impression qu’il est à deux
doigts d’exploser. Toutes ces émotions contenues depuis si
longtemps font surface d’un seul coup et me submergent. J’ai
l’impression de perdre le contrôle, mais pour une fois, je ne retiens
pas la barre. Je la laisse aller où elle veut. Je n’ai pas le contrôle, et
je l’accepte.
— Carotte, écoute… Je ne veux pas te retenir. Tout ce que je
veux, c’est que tu sois bien. Tu as rempli ta part du contrat. Si tu
veux, tu peux partir. Tu es libre. Sois heureuse. Avec ou... Sans
moi.
— C’est ce que tu veux ?
— Non. Je voudrais que tu restes encore dans ma vie.
— Et le contrat ?
— Au diable le contrat ! Tu me plais, et je ne veux plus laisser
le passé ruiner mes chances d’avenir. Peut-être que je ne la
mérite pas, mais je te demande de me laisser une chance.
Laisse-moi faire partie de ta vie.
45
Chapitre post-dispute

KATLYN

— Une chance ? répété-je. Une chance de coucher avec moi


et de laisser une liasse de billets ensuite sur la table pour me
dire de partir ?
Je pince les lèvres en prononçant ces mots, je n’ai pas vraiment
voulu le mettre face à son passé, mais ce qu’a balancé Amber a suffi
à me mettre mal à l’aise. Est-ce que ce n’est pas ce qu’il est en train
de faire avec moi en ce moment même ? Le contrat n’est-il pas la
même chose que ce qu’il a fait avec toutes ces filles avant ?
— Non, ce n’est pas ça, et tu le sais. Tu l’as senti aussi, non ?
Il y a quelque chose entre nous.
— Qu’est-ce qu’il y a, Logan ? Parce que tout ce que je vois,
c’est un contrat et une répétition de ce que tu fais depuis que
Tess est sortie de ta vie. Est-ce que tu es vraiment capable de
passer à autre chose ?
— Je…
Il se passe la main sur son visage.
— J’ai envie de te dire que ce n’est plus une blessure béante.
Mais la vérité, c’est que je n’en sais rien. J’ai envie de te dire
que je veux plus avec toi qu’un stupide contrat, plus que des
rendez-vous arrangés, plus que des questions qu’on se pose
simplement pour jouer la comédie. Je veux quelque chose de
sincère avec toi, Carotte. Quelque chose où tu es simplement
écrivaine et pas journaliste pour maintenir les apparences.
Quelque chose où je suis un homme d’affaires impitoyable,
parfois un connard – OK, souvent un connard –, mais qui a de
la tendresse pour toi.
— Comme le connard qui n’a pas hésité à annuler tous ses
rendez-vous pour m’emmener avec son chauffeur à la clinique
de mon frère ? dis-je en faisant un pas vers lui.
— Quelque chose comme ça.
— Comme le connard qui a accepté de faire tous les cafés de
la ville pour qu’on détermine le meilleur chocolat chaud de
Manhattan parce qu’il sait que j’adore ça ?
Il hoche la tête.
— Comme le connard qui a fait en sorte que je sois en
négociation avec une maison d’édition pour mon roman ?
Il me sourit tandis que je me rapproche.
— Comme le connard qui s’est caché pour lire mon roman
sans rien me dire ?
— Je ne voulais pas passer pour quelqu’un qui s’intéressait à
toi.
— Et pourquoi donc, Logan Archer ? dis-je alors qu’il n’y a plus
que quelques centimètres qui nous séparent et que je dois lever
la tête vers lui pour l’observer. Qu’est-ce que ça dit de toi, le fait
que tu m’apprécies ?
— Je…
Il a du mal à aligner les mots.
— Que je suis un sacré idiot ? propose-t-il. Que je ne te mérite
pas ? Que je vais te faire du mal ? Que tu vas me briser le cœur
si je m’attache ?
— Alors, tu n’es pas prêt, dis-je dans un murmure. Parce que
l’amour, c’est être prêt à prendre le risque d’avoir le cœur
arraché. L’amour, c’est accepter d’être vulnérable, entier et
authentique face à l’autre. C’est lui montrer qui nous sommes,
sincèrement.
Je pose ma main sur son torse, à la recherche de son cœur.
— C’est l’écrivain qui parle ? demande-t-il.
— J’imagine, dis-je en haussant les épaules.
— Je ne sais pas ce que je veux, Carotte, fait-il en posant sa
main sur ma joue. Je ne sais pas si je veux m’engager pour le
restant de mes jours.
Mon cœur me donne l’impression de se briser en mille morceaux
lorsqu’il prononce ces mots. J’ai déjà perdu Dan, est-ce que je vais
également perdre Logan, ou le peu que j’ai vu de lui ?
— Mais je sais que je ne supporterai pas l’idée que tu partes
maintenant, je ne supporte pas non plus l’idée de ne plus te
revoir. Je crois que tu as mis une substance étrange dans ces
chocolats chauds que tu m’as forcé à boire.
Je ris et m’amuse.
— Quel genre de substance ? demandé-je.
— Le genre qui donne des frissons rien qu’en caressant ta
peau.
Je déglutis, surprise par la douceur de ses mots et de sa paume
sur ma joue. Je ferme brièvement les yeux pour apprécier la
caresse.
— Tu sais que j’ai pensé à t’embrasser au moins cent fois ?
fait-il en approchant ses lèvres des miennes.
— Je pense que je te bats à ce sujet.
— Notre dernier baiser m’a laissé en manque.
— Ne t’avise pas de t’arrêter cette fois.
— Je n’y comptais pas.
Logan me fait taire en m’embrassant, nos lèvres se joignent, et je
sens un feu d’artifice de frissons et d’émotions dans mon corps. Sa
langue trouve la mienne avec facilité, tandis que mes mains
caressent son dos et qu’il me serre contre lui.
J’ai l’impression qu’il n’existe plus rien autour de nous. J’ai
l’impression que nous ne sommes pas à Beverly Hills, que nous ne
sommes pas dans la villa de ses parents. J’ai l’impression que nous
sommes hors du temps.
Il m’attrape par les cuisses, me soulève et j’enroule mes jambes
autour de sa taille. Il me porte jusqu’au lit à baldaquin, me dépose
avec douceur sur les draps et continue de m’embrasser comme si la
fin du monde approchait. Il y a une telle passion et une telle urgence
dans la manière qu’il a de me toucher et de me caresser que j’ai
l’impression d’être unique en cet instant, comme s’il dévouait toute
son énergie pour moi, comme si aucune autre femme n’avait jamais
existé.
Mes mains quittent son dos et mes doigts s’attaquent aux boutons
de sa chemise. Il embrasse mon cou et je gémis de plaisir, sa main
remonte jusqu’à mon sein et je me sens fondre. J’en ai enfin fini
avec sa chemise et j’ai presque peur qu’il cesse de m’embrasser
pour l’enlever. Je tire sur le tissu et il se redresse, au-dessus de moi.
Il retire sa chemise avec lenteur, en me regardant droit dans les
yeux. Ses cheveux bruns sont en bataille, son regard est brûlant de
désir.
Je n’ai jamais eu autant envie de quelqu’un.
Il revient avec douceur au-dessus de moi, effleure mes lèvres,
mais ne m’embrasse pas, il passe la main le long de ma cuisse,
remonte en dessous et pousse ma robe vers le haut. Puis, sur un
coup de tête, il se redresse, me tend la main, que je saisis et me
lève à mon tour. Debout à côté du lit, il me met dos à lui et embrasse
ma nuque tandis qu’il dézippe la robe si lentement que j’ai envie de
lui crier d’accélérer. Elle finit par tomber au sol, alors que je porte
encore mes talons. Je commence à lever le pied pour les enlever,
mais il murmure à mon oreille :
— Garde-les. Tu es bien trop sexy avec.
Je me retourne, j’ai peur qu’il soit déçu de la vision de mon corps,
mais il a l’air d’apprécier, son regard court de mes seins à mes
cuisses, s’arrêtant au milieu sur mon string noir en dentelle. Mes
mains descendent vers la ceinture de son pantalon et je la défais
avec rapidité. Je manque arracher un bouton dans la précipitation,
mais je parviens à dézipper le bas de son costume, qui tombe au sol
à son tour. Il porte un boxer moulant, noir, qui met en valeur le V de
son corps. Il m’allonge à nouveau sur le lit, se colle à moi et je
frissonne en sentant sa peau sur la mienne. Chaque contact est un
courant électrique qui me fait gémir.
— Ils ne risquent pas de nous entendre ? demandé-je tout à
coup.
— Cette villa fait six cents mètres carrés, Katlyn. S’ils viennent
se balader par ici et qu’ils nous entendent, c’est leur problème.
Ils ont de l’espace pour respirer. Et si tu veux tout savoir, je n’en
ai rien à foutre qu’ils entendent quoi que ce soit. J’ai bien
l’intention de te faire crier.
Sa bouche fond sur la mienne et je commence à tirer sur son
boxer tout en le caressant. Ma respiration est de plus en plus rapide,
mon désir est si fort que j’ai l’impression que je vais exploser. Il
dégrafe mon soutien-gorge au moment où son pénis se pose sur
mon string, aiguisant encore plus mon envie de lui.
Il attrape un de mes seins tandis que mes ongles s’enfoncent
dans la peau de son dos, puis il descend le long de mon ventre,
glisse ses doigts sous le tissu de mon string, je pense qu’il va me
l’enlever, mais il le laisse et commence à me caresser.
Je n’ai jamais autant mouillé de ma vie.
Après une torture extrêmement agréable, mais presque
insoutenable tant j’ai envie qu’il me pénètre, je finis par retirer moi-
même le sous-vêtement.
— On n’en peut plus ? demande-t-il avec un sourire.
Ma main caresse son pénis, mais il n’y a pas besoin de le stimuler.
Logan bande, son érection m’excite.
— Je te jure que si tu attends plus longtemps, je risque d’avoir
un orgasme avant même que tu me pénètres, lâché-je.
— Peut-être que je vais attendre, s’amuse-t-il.
— Logan Archer ! m’exclamé-je. Tu as intérêt à me faire
l’amour tout de suite.
— Je croyais que c’était déjà ce qu’on faisait.
Il ouvre un tiroir de la table de nuit, attrape un préservatif, déchire
l’emballage et l’enfile avec dextérité. Il se rallonge au-dessus de moi,
guide son membre et me pénètre avec une telle lenteur que j’ai
envie d’attraper ses fesses pour qu’il plonge plus vite en moi.
Ce que je fais.
— Tutututut, dit-il. J’ai prévu toute une séance de torture.
Les minutes qui suivent sont un long jeu de caresses, tant de son
côté que du mien, de pénétrations tantôt lentes, tantôt rapides et je
gémis tant de fois que j’en perds le compte.
Je crie sans même me soucier de qui nous entend quand ses
coups de boutoir se font de plus en plus rapides et que la délivrance
arrive. Il jouit également, m’embrasse avec tendresse et se retire. Le
préservatif disparaît, il tend le bras alors qu’il est allongé sur le dos
et m’attire à lui. La tête contre son épaule, les jambes emmêlées aux
siennes, j’essaie de me rappeler où nous sommes.
— Je crois que je n’ai jamais eu un tel orgasme, avoué-je.
— Je crois que je n’ai jamais pris autant de plaisir à torturer
quelqu’un.
Le terme « torture » devient même sexy dans sa bouche.
— Tu crois qu’Amber va vraiment refuser la proposition de
Mike ? demandé-je.
Il soulève un peu la tête pour essayer d’apercevoir mon
expression de visage.
— C’est à ça que tu penses, là, tout de suite ? fait-il.
— Je n’ai pas le droit de me poser de questions sur la suite
des événements ?
— J’imaginais que cette partie de jambes en l’air avait
pulvérisé toute pensée cohérente dans ton cerveau.
Je ris, amusé qu’il puisse imaginer ça.
— Pourquoi ? demandé-je.
— Parce que c’est le cas dans le mien, m’assure-t-il. Il n’y a
plus rien de cohérent. J’ai envie de prendre un avion pour les
Bahamas, de t’emmener avec moi et de ne plus jamais remettre
un seul pied à Beverly Hills.
— Pourquoi donc ?
— J’ai envie de dire adieu à mon passé, souffle-t-il.
— Ce n’est pas en fuyant quelque chose qu’on dit adieu à son
passé, lui expliqué-je.
— Tu vas me dire que c’est en acceptant ses émotions, hein ?
— Quelque chose comme ça.
— Toi et ma sœur avez beaucoup trop de points en commun,
grommelle-t-il.
— Est-ce qu’on ne devrait pas aller voir comment ils se
portent ?
— Non, m’assure-t-il.
— Non ?
— Non. Je te veux pour moi tout seul, toute la nuit. Qu’ils
aillent se faire foutre.
Je m’endors dans ses bras, le sourire aux lèvres, sans même me
soucier de ce qui pourrait arriver pour la suite de ces vacances.
46
Chapitre post-love

LOGAN

Je me réveille avec Carotte entre les bras. Elle est blottie contre
moi, et nos corps chauds forment un cocon dont il est difficile de
s’extraire. Je serais bien resté là une bonne heure de plus, mais
mon téléphone n’arrête pas de sonner – même le jour de Noël.
J’aurais dû le mettre en silencieux. Ça doit être des alarmes en tous
genres qui s’activent. J’attrape l’appareil et commence à scroller
pour voir ce qu’on me veut à 7 h du matin, un vingt-cinq décembre.
Il s’agit de photos. De Carotte et moi, la veille, quand nous étions
en voiture. Ça titre que j’ai une nouvelle petite amie, et certains
paparazzi ont même pris Katlyn en photo en zoomant sur sa main
portant la bague de fiançailles : « Le milliardaire bientôt marié ? Qui
est cette mystérieuse inconnue ? ».
Oh, j’imagine que ça ne va pas lui plaire.
— Qu’est-ce que tu fais ? bougonne-t-elle.
Elle prend une mine boudeuse en se protégeant de la lumière.
Aussitôt, je m’engouffre dans la brèche et passe à l’assaut, en
l’embrassant pour la faire taire.
— Bonjour, Carotte.
— Salut, Logan.
Je sais que mes obligations familiales vont me forcer à prendre la
route pour le rez-de-chaussée, mais alors que Carotte s’étire et se
lève, je l’entraîne de nouveau dans le lit.
— Qu’est-ce que tu fiches ?
— Je profite encore un peu de toi, dis-je en frottant mon nez
contre le sien. Je ne veux pas que ma fausse fiancée avec qui
j’ai vraiment fait l’amour parte si vite.
— Mais on va nous attendre, non ? J’ai cru comprendre que
vous étiez des lève-tôt.
— On s’en fiche. J’ai envie de passer un moment juste avec
toi, ici.
— Encore du sexe, c’est ça ?
— Non, dis-je en l’attrapant et en me positionnant en cuillère
derrière-elle. Juste un câlin.
Je n’arrive pas à croire moi-même les mots qui sortent de ma
bouche : « juste un câlin ». Non mais, franchement... j’ai quel âge, là
? Je suis gaga. C’est d’un ridicule... Katlyn va me trouver idiot mais
je m’en beurre les noisettes.
— On va parler de ce qu’on a fait hier soir ? Demande-t-elle.
— On s’est entraînés à être encore plus crédibles ?
Elle s’esclaffe.
— Oui, c’est ça.
Après quelques minutes supplémentaires blottis l’un contre l’autre
dans la chaleur de nos corps, nous descendons au salon. Tout le
monde est déjà réveillé, même à une heure aussi matinale. J’avais
oublié que ma sœur était prof de yoga, Mike un psychopathe et mes
parents des personnes âgées. Évidemment, en nous levant aux
alentours de 7 h, nous sommes même les derniers. Il n’y a que
l’oncle Théodore qui roupille encore à l’étage. Lui, il se pose
vraiment dans le genre glandeur.
— Ah, voilà les retardataires, dit Amber. Bien dormi ?
— Oui, très bien.
— Je peux te voir une seconde, Logan ?
Et merde. Je vais déjà passer un sale quart d’heure alors que je
n’ai rien demandé. Je ne suis même pas spécialement impatient de
regarder les cadeaux qui se trouvent sous le sapin. Pour être
sincère, je m’en fiche un peu. Qu’est-ce qu’on peut réellement offrir
à un milliardaire ? De quoi est-ce que je pourrais avoir besoin que je
ne puisse pas m’acheter ?
Je lâche la main de Carotte et talonne Amber jusqu’à la cuisine.
— Amber, je…
— Mike m’a raconté pour hier. Tu sais que vous vous êtes
vraiment comportés comme des cons ?
— Ça va, je sais.
— Non, tu dis que tu sais, mais ce que je te raconte rentre par
une oreille et sort par l’autre.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Je ne suis pas un objet. Mike peut me demander en
mariage sans avoir besoin de ton approbation. Et puis quand
bien même tu ne me la donnerais pas, je m’en fous.
— Fais ce que tu veux, avec lui.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je te demande pardon. Fais ce que tu veux avec lui. C’est
toi qui as raison. Si tu veux partager ta vie avec Mike, alors vas-
y. Je suis sérieux.
Elle fronce les sourcils comme si elle attendait la chute de la
blague ou le dénouement du piège, mais il n’y a rien. Je reste là,
adossé au mur de la cuisine, une tasse de café à la main, à la
regarder droit dans les yeux.
— Mais ne compte pas sur moi pour être son témoin.
Je ne sais pas si c’est de surprise ou de soulagement, mais
Amber éclate de rire, et sa joie est toute de suite communicative. Je
l’imite.
— Pour l’instant, ce n’est pas d’actualité, mais si ça doit arriver
un jour, Katlyn pourrait être ma demoiselle d’honneur !
— Ça lui ferait plaisir. En plus, elle est pleine de vertus.
— Mouais. Je vous ai entendus, hier. La salle de bain de mon
côté n’était pas praticable. Enfin, la douche était réglée sur
« décapage de four », je crois.
— Ah, si tu as entendu quelqu’un, ce n’est pas moi, dis-je en
riant.
— Vantard, va. Bon, allez, allons retrouver les autres pour les
cadeaux. Et je ne veux pas d’embrouilles ce matin, c’est clair ?
— On s’est beaucoup parlé avec Mike. Je crois que ça va un
peu mieux. Ne compte pas sur moi pour bruncher avec, mais on
va dire que j’aurai moins envie de lui coller mon pied dans la
bouche. Juste un peu moins. N’exagérons rien quand même.
Amber me prend par les joues et les secoue dans tous les sens
comme si j’étais un bébé.
— C’est mon Logan au cœur de pierre, ça ! fait-elle avec une
voix idiote.
— Allez, ça suffit.
Nous retrouvons tout le monde. J’ai pris la peine, dans la cuisine,
de faire un vrai chocolat chaud à Carotte. L’occasion était trop belle
pour la manquer. Je lui apporte la tasse dans laquelle j’ai même
ajouté de la chantilly maison. Nous sommes tous là, près du sapin, à
prendre un petit déjeuner plutôt frugal. Dans notre famille, nous ne
sommes pas du genre copieux, le matin. Un café, à la rigueur un
biscuit, et c’est tout.
— Tous ces cadeaux ont l’air magnifiques, fait ma mère.
— Ça déborde, remarque Robert, comme chaque année.
— Oh, tais-toi un peu. C’est Noël !
Mon père s’exécute. Il ne dit pas un mot de plus pour ne pas
contrarier la grande déesse de la maison. Celle-là, quand on
l’énerve, elle peut facilement montrer les dents et mon père n’a
jamais vraiment osé la contredire. Je crois que je l’ai vu essayer une
fois, quand ils parlaient de notre éducation. Il n’a plus jamais
recommencé tant il a reçu un nombre incalculable de seaux de
merde à la tronche. Comme d’habitude, Père reste l’ombre de lui-
même.
Tout le monde se fiche pas mal de recevoir quelque chose, ici. Ce
qui compte vraiment, c’est d’être tous ensemble et pour une fois,
même si quelques tensions ont éclaté durant ce séjour, je reconnais
que ça fait un peu de bien, l’apaisement de Noël. Tout ce que ça
aura vraiment coûté, c’est le temps passé à aller le chercher, ou le
temps passé à téléphoner à un domestique pour qu’il le fasse lui-
même. Quoi qu’il en soit, j’ai appris que le vrai cadeau qu’on pouvait
ouvrir quand on était riche d’argent, c’était le temps. Nul besoin
d’offrir à Carotte un cadeau complètement dispendieux, mais…
quand même, je vais m’y risquer.
Amber est surexcitée. Bon, elle n’est pas milliardaire, c’est pour
ça. Elle est seulement millionnaire. Multimillionnaire. C’est d’ailleurs
la seule de la famille, avec Théodore — qui doit toujours roupiller
comme l’idiot bourré qu’il est. Mais c’est aussi parce qu’elle ne s’en
donne pas vraiment la peine. Amber tient de nombreuses sociétés
qui prospèrent allègrement, mais refuse de devenir une impitoyable
femme d’affaires. Ce qu’elle aime, elle ? Le yoga. Et c’est ce qu’elle
veut continuer à faire dans sa vie, pour le moment. J’espère que
Mike, pour une fois, agira comme un type bien et lui donnera
quelques conseils pour gérer ses affaires avec plus de sérieux. Je
suis sûr qu’il a même déjà commencé.
Pour ce qui est de Carotte, évidemment, ma famille a pensé à elle,
mais ce sont beaucoup de vêtements et de bijoux qui la mettent très
mal à l’aise. Ce n’est pas du tout son genre…
— Ne t’en fais pas, lui chuchoté-je en riant. Tu gardes les
étiquettes, tu pourras les rendre.
Elle pouffe de rire.
— Moi aussi, j’ai un cadeau pour toi, dis-je en m’approchant
d’elle.
— Quoi, on va s’embrasser sous le gui comme dans un film de
Noël ?
— Hein ? Non… Enfin, si tu veux. On peut, oui. Mais ce n’est
pas ça.
— Tu m’as offert un cadeau totalement dispendieux et tu
t’attends à ce que je te rende cette faveur en nature ?
— Mmh… non plus, mais tes idées sont décidément très
intéressantes.
Elle plante son regard dans le mien et l’espace d’un instant, je me
perds dans la beauté de ses yeux verts.
— Allez, je me lance.
Je lui tends une enveloppe.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une surprise, je ne vais pas te le dire.
Elle l’ouvre et découvre avec stupéfaction un contrat éditorial
signé pour sa saga tout entière. La maison d’édition décide de
reprendre toutes ses œuvres pour les publier à l’échelle nationale.
Et, en plus de cela, l’à-valoir est plus que confortable.
— Joyeux Noël, Carotte.
— Je vais quand même t’embrasser sous le gui, marmonne-t-
elle en collant ses lèvres aux miennes.
Je souris après avoir reçu son doux baiser, et la laisse étudier son
contrat à table. D’un seul coup, tous les bijoux et les vêtements de
grande valeur ont complètement disparu, pour elle. Elle est même
accompagnée d’Amber, qui n’hésite pas à donner son avis sur le
contrat en ressortant quelques petites notions de droit qu’elle a
glanées par-ci par-là. Bref, tout va pour le mieux, mais mes parents
ne sont pas là. Étrange. Ils n’ont rien ouvert de leurs cadeaux et ont
disparu dans la cuisine.
— Comment tu as osé me contredire, Robert ?
Ah, d’accord, je comprends mieux. Ils s’engueulent et font ça en
privé.
— Il s’agit de nos enfants, continue ma mère. Nos enfants !
Comment tu peux laisser Logan être dans la… décadence,
comme ça ? Tu vois bien que c’est une profiteuse, non ? Une
vulgaire pique-assiette comme on en voit tout le temps ! Elle
n’est pas la première à essayer de lui tourner autour pour son
argent et elle ne sera pas la dernière non plus. Même toi, tu
reçois des propositions indécentes.
Je fronce les sourcils. Bah voyons, le contraire m’eut étonné. On
dirait que ma mère n’approuve pas mes choix, mais ce ne sera pas
la première fois, après tout.
— Laisse-le un peu tranquille, tu veux ? Il n’a pas souri depuis
longtemps.
— Et c’était très bien comme ça. Ça a fait de lui une machine
puissante et redoutable, et maintenant quoi ? Il est amoureux
d’une… d’une écrivaine ratée !
— Elle est gentille, cette fille, Fiona. Arrête d’être aussi
méprisante, nom de Dieu !
— Ferme-la. Je ne t’ai pas demandé de parler. Il est hors de
question qu’on laisse notre fils avec elle. Elle va le déstabiliser,
lui prendre de l’argent et il va encore se retrouver en miettes.
Les croqueuses de diamants n’ont pas de cœur, Robert.
— Tu ne peux pas lui dire ce qu’il doit faire. Il est assez grand
pour décider. Ce n’est pas comme ça que je voulais que nos
enfants soient éduqués.
— Tant pis pour toi. Maintenant, c’est trop tard. Ils sont sous
mon contrôle et j’en fais ce que je veux. Et j’ai décidé qu’il
n’épouserait pas cette fille. Elle n’est pas faite pour lui.
— Alors qui ?
— Britney Cooper.
— Oh, sérieusement ? Tu veux arranger un mariage pour
notre fils ? Et son bonheur, ça ne compte pas, pour toi ?
— Pas du tout. Il a tout ce qu’il faut pour être heureux. S’il ne
l’est pas, tant pis pour lui.
— Fiona, il est temps que tu le lâches.
Le ton commence sérieusement à monter. Je ne m’attendais pas à
ce que mon père prenne ainsi ma défense en privé, lui qui ne dit
jamais un mot plus haut que l’autre devant une assemblée. Et
surtout pas pour contredire ma génitrice.
— Je vais le forcer à rompre.
— Et comment, hein ?
— Observe et apprends.
47
Chapitre post-cadeaux

KATLYN

Le contrat d’édition me paraît briller de mille feux, bien plus que


les bijoux et vêtements qui se trouvaient dans les cadeaux à mon
nom. J’ai également amené quelque chose pour Logan, mais je ne
suis pas certaine que ça lui plaise. Je n’ai pas ses moyens.
Quand je lis l’avance que la maison d’édition compte me verser,
je manque tomber de ma chaise.
Cinquante mille dollars.
Ce n’est probablement rien, pour eux. C’est sûrement un
minimum, et c’est normal : je ne suis pas connue. Mais c’est énorme
pour moi. Ça ne me met pas à l’abri de quoi que ce soit, mais ça me
permet de continuer d’écrire pendant un long moment avant de
trouver un job si jamais tout capote.
Et si rien ne capote ?
Waouh.
J’en ai des frissons.
Je cligne plusieurs fois des yeux pour m’assurer que je ne rêve
pas. J’écris à Camilla pour la prévenir.

Katlyn : Contrat reçu, c’est… fou ! C’est toi qui as négocié ça ?


Camilla : Logan a un peu aidé, enfin il m’a dit jusqu’où je
pouvais aller, je crois que d’une certaine manière, il m’a formée en
négociations.
Katlyn : Tout se passe bien de ton côté ? Merci pour ce cadeau
merveilleux.
Camilla : Je ne fais que mon job, ma chère, héhéhé ! Oui, tout
se passe bien ici, j’ai échangé quelques textos sexy avec Owen et
même si j’aime ma famille, bon sang que j’ai hâte de rentrer ! S’ils
me parlent encore une seule fois de reprendre l’empire hôtelier, je
crois que je vais me suicider.
Katlyn : Oui, alors le suicide, je te propose d’éviter, j’ai déjà
donné avec les tentatives de mon frère, et j’aimerais vraiment ne pas
avoir à recommencer, mais sinon rentre vite à New York, les sextos
n’ont pas l’air suffisant pour te faire patienter…
Camilla : Ce ne sont pas des sextos ! Ce sont des textos…
sexy, voilà. On flirte, c’est tout. J’aime le flirt. C’est beau, c’est
nouveau, ça brille, j’ai l’impression d’être sa reine. Je ne sais pas s’il
a vraiment envie de quelque chose avec moi, après tout je suis son
assistante, ça fait cliché, non ?
Katlyn : On n’invite pas son assistante à dîner et on ne lui
envoie pas des textos sexy pendant les vacances de Noël.
Camilla : OK, un point pour toi, experte en séduction.

Je lève les yeux au ciel devant cette réplique. Je suis de loin la


moins experte de nous deux, mais Camilla perd tout recul quand il
est question d’elle-même sur ce sujet.

Camilla : Et comment se porte le milliardaire ?


Katlyn : Plutôt bien, je crois… Je crois qu’on a passé un palier.
Camilla : Vous avez enfin couché ?
Katlyn : Camilla !
Camilla : Quoi ? C’était tellement évident toute cette tension
sexuelle entre vous deux !
Katlyn : Je dirais que nous sommes à un degré de confiance
plus important, NA !
Camilla : Oui, vous l’avez fait.

Je m’amuse de sa réponse ; ma meilleure amie me connaît par


cœur et même si je voulais lui cacher quelque chose, ce serait
impossible.

Katlyn : Je te retrouve à mon retour à New York et j’espère que


tu auras du temps pour moi malgré ton emploi du temps
extrêmement chargé avec Owen.
Camilla : Je trouverai toujours du temps pour toi.

Elle m’envoie une photo d’elle avec toute sa famille, le sapin en


guise d’arrière-plan. Ils sourient tous, portent des bonnets de Noël et
font les pitres. Son frère, Diego, a enfilé la tenue du Père Noël pour
l’occasion.
Au moment où je relève la tête de mon smartphone en me disant
qu’il est temps que j’aille offrir son cadeau à Logan, la sonnerie de la
porte d’entrée retentit. Un employé de maison, qui apparemment
travaille le 25 décembre, va ouvrir et revient, accompagné d’une
femme aux longs cheveux châtains, aux yeux de biche et vêtue
d’une robe de marque.
— Britney ? s’étonne Logan en l’apercevant.
Il a l’air surpris de la voir ici, est-ce encore une surprise ? Une
amie de la famille ? Une sœur dont j’ignore l’existence ? Non, Amber
m’en aurait parlé.
La belle femme s’avance vers Logan et l’embrasse sur les deux
joues, tout en posant sa main sur son bras. Elle est française pour
lui faire la bise comme ça ? Il passe sa main dans son dos pour
l’enlacer et je sens tout mon corps se tendre.
Je me lève et me dresse à côté de Logan, qui semble se rappeler
ma présence et balbutie en me présentant.
— Voici Katlyn, dit-il. Ma… ma…
Il ne sait plus comment m’appeler. Sa fiancée, dois-je le lui
rappeler ? Pas vraiment fiancée, mais nous sommes supposés jouer
la comédie tant que nous sommes ici sur ce sujet.
— Enchantée, Katlyn, lance la nouvelle. Je suis Britney, la
copine de Logan. Je suis venue pour lui déposer son cadeau. Il
t’attend dehors.
Elle précise ce mot sur un ton de connivence et je me demande
bien quel cadeau elle lui a fait. Mais non, en fait je me suis arrêtée à
« la copine de Logan ». Je lève la tête vers le milliardaire qui cligne
plusieurs fois des yeux, attrape ma main et serre discrètement mes
doigts.
— Joue le jeu, me réclame-t-il.
— Le jeu de quoi ? grommelé-je.
— Tu es ma fiancée, joue le jeu jusqu’au bout, me réclame-t-il.
Est-ce que ça fait partie de son plan ? Est-ce qu’il avait prévu une
scène de ce type pour qu’on se sépare et que ses parents ne lui
posent plus de questions sur moi dans les mois à venir ? Il joue
drôlement bien la comédie si c’est le cas, parce que les lèvres de la
bimbo sur ses joues étaient un peu trop sensuelles à mon goût.
— Qui c’est, elle ? dis-je, un ton plus haut. Pourquoi elle fait
comme si elle était ta copine ?
Amber a levé la tête, ainsi que Mike, et les parents de Logan
débarquent dans le salon. Seul Théodore est encore quelque part, à
l’étage, en train de dormir, probablement.
— Tu viens ? lance la voix cristalline de Britney depuis le
lobby.
— J’arrive ! s’exclame Logan.
Je les suis, et toute la famille m’emboîte le pas pour aller découvrir
ce qu’il se passe. Il fait un peu frais pour une matinée en Californie,
en plein mois de décembre, et je frissonne sous mon pull en mettant
un pied dehors.
Puis je le vois.
Oh.
Mon.
Dieu.
Dans quel monde est-ce que j’ai atterri ? Des barrières ont été
dressées autour du véhicule, pour servir de ruban d’inauguration,
j’imagine. Britney s’avance vers une personne qui pourrait être son
chauffeur, récupère une immense paire de ciseaux et les tend à
Logan.
— À toi l’honneur, dit-elle.
Derrière le ruban rouge se trouve un hélicoptère.
Un vrai.
Un putain d’hélicoptère.
— Il sait piloter ça ?
Je pose la question à Amber, à côté de moi, parce que Logan est
allé couper le ruban et est tout excité par son cadeau.
Forcément, c’est un PUTAIN d’hélicoptère.
— Oui, me confirme Amber. Il a son permis et il prend du
temps tous les ans pour faire ses heures. Il dit que c’est quand il
est dans le ciel que tous ses problèmes disparaissent. Parce
que là-haut, il n’y a que lui, les oiseaux et des règles qu’il
connaît par cœur. Tandis qu’en bas, il y a beau avoir des règles,
les humains s’amusent à les piétiner comme si elles avaient été
créées pour être contournées.
— Qui est cette nana ?
— Britney Cooper, me dit-elle comme si elle me dressait sa
fiche d’identité. Fille de Richard et Magnolia Cooper, qui ont fait
fortune dans le pétrole pendant les belles années. Je ne sais
pas ce qu’elle fait de ses journées, à part du shopping. Je ne
savais même pas qu’elle devait venir.
— Et en quoi est-ce qu’elle est la copine de Logan ?
— Elle s’est présentée comme ça ? fait Amber avec une
grimace.
— Exactement comme ça, confirmé-je en croisant les bras sur
ma poitrine.
— Ah… eh bien…
Britney a maintenant la main dans le dos de Logan tandis qu’il fait
le tour de l’appareil. Je n’en reviens toujours pas. Qui offre un
hélicoptère, un véritable hélicoptère, à Noël ?
— Je dois reconnaître qu’ils couchent régulièrement ensemble,
soupire Amber. Elle vient souvent sur la côte est pour le voir, il
l’emmène dans les meilleurs restaurants. Elle vient d’une famille
riche comme c’est pas permis.
— Je vois ça, dis-je.
— Et du coup, je crois qu’ils se comprennent à un certain
degré ?
Elle est hésitante sur sa dernière phrase, ne sachant pas tout à
fait si elle se pose une question ou non.
— Et elle se pointe, non annoncée, pour offrir un hélicoptère à
mon fiancé, fais-je remarquer.
— Faux fiancé, précise Amber.
— Fausse fiancée qui est supposée piquer une crise de
jalousie monstrueuse, là, non ?
— J’imagine que oui.
— Eh bien, je crois que je ne vais pas trop avoir besoin de me
forcer.
Pendant que Logan s’extasie sur son nouvel hélicoptère et que
Britney en profite pour le tripoter de partout, sous les yeux du reste
de la famille, je tourne les talons et me dirige vers le sapin, attrape le
cadeau qui était à destination de Logan et cours presque jusqu’à la
chambre.
— Katlyn, qu’est-ce que tu fais ? me demande Amber en me
suivant.
— Je joue les fausses fiancées jalouses, rétorqué-je.
— Mais il n’a pas de sentiments pour cette fille, fait remarquer
la sœur de Logan.
— Ah oui ? Du coup, il peut se laisser tripoter et accepter son
cadeau que je ne pourrais jamais de ma vie égaler ? Mais qui
offre un tel truc ? En plus, elle est canon cette fille. Ah, mon
Dieu, je me déteste de dire ça, mais elle est vraiment canon. Ils
sont du même milieu social, ils ont des points en commun, tes
parents n’ont pas l’air de désapprouver et Logan non plus.
Comment est-ce que tu veux que je puisse tenir la comparaison,
hein ?
— Je trouve que tu t’emballes un peu vite pour pas grand-
chose.
— Logan m’a demandé de jouer la comédie, eh bien, crois-moi
que si j’étais sa fiancée, face à une telle surprise, je me
barrerais.
— OK, OK, admettons, fait Amber. Il ne t’a rien dit ?
— Non, il m’a dit de continuer de jouer le jeu et je croyais… je
croyais que le jeu était fini, Amber. Je croyais que c’était bon.
Cette nuit a été magique et malgré tous les rebondissements
d’hier, j’ai l’impression, j’avais l’impression en tout cas qu’on
était sur la même longueur d’onde, lui et moi. Que ce contrat
n’existait plus. Et voilà qu’il me rappelle ça de bon matin en
voyant Britney. Il avait prévu de l’inviter, il avait prévu cette
scène, j’en suis certaine. Et il me demande de jouer mon rôle
jusqu’au bout, parce qu’il n’en a rien à faire de ce qui va se
passer après. Il n’y a pas d’après. Il est juste content d’avoir
baisé l’écrivaine de service.
— OK, je pense que là, tu te fais des films. Il a l’air attaché à
toi, je ne l’ai pas vu aussi attaché à quelqu’un depuis…
— … Tess, terminé-je.
— Et elle est de l’histoire ancienne. Tu fais ressortir le meilleur
de Logan. Il ne va pas te laisser tomber comme ça.
Des cris d’enthousiasme retentissement depuis le rez-de-
chaussée de la maison. C’est Britney qui ne cesse de répéter à quel
point elle est heureuse d’être ici et que Logan lui a tellement
manqué. Fiona lui propose carrément de déjeuner avec nous.
C’est la goutte d’eau.
— J’y vais, dis-je à Amber. Tu peux choisir de m’emmener à
l’aéroport ou de rester ici pour partager ce merveilleux repas de
Noël avec Britney, la future fiancée de Logan.
Elle n’hésite pas longtemps.
— Je t’accompagne, décide-t-elle. Mais… tu es sûre ? Je sais
que tu comptais sur l’argent du contrat.
L’avance de la maison d’édition devrait suffire à me maintenir à flot
pour quelques mois. Mes dettes resteront, et il y aura quelques mois
chaotiques, le temps que les romans sortent et s’ils ne rencontrent
pas le succès… mieux vaut ne pas y penser.
— Je me suis débrouillée jusque-là, dis-je. J’y arriverai.
— OK.
Elle passe dans sa chambre, attrape les clefs d’une voiture, son
manteau, et revient en courant au moment où je mets le dernier
coup de zip à ma valise.
— On va passer par l’arrière de la maison, me dit-elle.
— Parfait.
— Tu es sûre de toi ?
— Amber, je ne sais pas ce que fout Logan, mais je suis à peu
près certaine que même si nous avions une chance de…
quelque chose, Britney vient de prouver que nous n’en avons
pas. Nous n’appartenons pas au même monde. Et Logan peut
s’amuser quelques semaines avec moi, mais on sait que ce
n’est pas son mode de vie habituel. Son naturel revient au
galop. Mets-lui un hélicoptère devant les yeux et il oublie tout.
Même les moments que nous avons passés ensemble.
Elle m’attrape par les épaules, la mine triste, et nous filons à
l’anglaise.
48
Chapitre post-coptère

LOGAN

Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Je fais mine de sourire, je


dis merci, et je me renfrogne en privé. Je savais que ma mère me
ferait un coup comme ça.
Passé le moment de jouer la comédie en souriant devant toute la
famille, je me rends jusqu’au salon où la jeune femme me suit.
— Alors ?
— Il est magnifique, Britney. Merci beaucoup, mais tu n’aurais
pas dû.
— Oh, tu sais que ce n’est rien.
— Non, mais je veux dire : vraiment, tu n’aurais pas dû.
— Comment ça ? demande-t-elle en essayant de m’enlacer.
Désormais, nous ne sommes plus en public et je peux l’éconduire
gentiment.
— Logan, mais qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Pourquoi es-tu là ?
— C’est ta mère qui m’a conviée. Pourquoi tu me repousses ?
— Parce que je ne voulais pas que tu viennes.
— Et pourquoi on ne monterait pas… dans ta chambre ?
— Non.
Elle fronce les sourcils et pose les mains sur ses hanches.
— Comment ça, « non » ?
— Pas habituée, hein ? Laisse, je t’expliquerai une autre fois.
Où est Katlyn ?
— La fille qui était à côté de toi ? Je ne sais pas, elle est partie,
je crois.
— Partie ?!
— Logan, mais qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je crois que tu le sais très bien. Sous tes airs de potiche, tu
n’es pas si bête, Britney. Tu l’as fait exprès, pas vrai ?
— Arrête, tu n’es pas vraiment avec cette fille… ?
Je soupire et tente de me contenir, pour ne pas exploser de rage.
Alors, c’est comme ça ? Tout était prévu depuis le départ. J’aurais eu
beau ramener une fiancée, rien n’aurait été assez beau pour mes
parents du moment que ce n’était pas elle. Tout ça, ce n’était que de
la comédie… Il leur fallait une riche héritière ou rien. Quelqu’un
comme Mike, en somme. C’est la raison pour laquelle ils n’ont pas
désapprouvé sa possible union avec Amber, au mépris total de ce
que je pouvais en penser.
— Si. Je suis vraiment avec cette fille. Pour de vrai.
Elle a un regard de dégoût et de mépris.
— Je déteste tout ce que je vois dans tes yeux, Britney.
— Arrête, c’est une passade… Tu ne vas pas réellement finir
avec elle.
— Oh, tu crois ?
— Logan, elle n’est pas du même monde que toi. Que nous.
Tu n’as rien à faire avec elle, continue Britney en me prenant les
mains.
— Lâche-moi, rétorqué-je en me dégageant. Ça n’a jamais été
sérieux, entre nous. Juste… du sexe, en fait.
— Tu délires, là !
— Pas du tout.
— Tu vas me lâcher comme ça ?
— Oui. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai une
personne que j’aime vraiment à aller retrouver. Toi... tu n’étais
qu’une passade. Elle, c’est mon avenir.
Je laisse Britney sans voix et me rue vers l’extérieur, près de
l’hélicoptère qui fascine encore mes parents.
— Oh, Logan, me dit ma mère. Content de ton nouveau
bolide ?
— Et toi, tu es contente de toi ?
— Je… je ne comprends pas ?
— Pourquoi avoir invité Britney ?
— Parce qu’elle était dans le coin, je me suis dit que ça te
ferait plaisir.
— Je suis avec Katlyn !
— Allons, Logan…
— Non. Tu sais quoi, Maman ? Je t’emmerde. Je t’emmerde
bien profond. J’aime Katlyn. Elle me rend heureux, et je n’ai pas
besoin d’un foutu hélicoptère pour ça !
— Tu n’es pas sérieux, Logan…
— Je suis extrêmement sérieux. Passez un bon Noël, vous
tous.
Je ne cherche pas d’approbation dans le regard de ma mère. Tout
ce que j’y vois, de toute façon, ce sont des éclairs de rage. En
revanche, mon père et moi nous comprenons par le biais d’un demi-
sourire qu’il ose esquisser. Il incline légèrement la tête. Son
mouvement suffit à me faire comprendre que, quels que soient mes
choix à l’avenir, j’aurai toujours au moins un de mes deux parents de
mon côté.
— N’espère pas revenir ici si tu épouses cette femme.
— Je ne comptais pas l’épouser, mais merci pour l’idée, Mère,
elle est très bonne.
— Logan, je t’interdis…
— De toute manière, je ne comptais pas revenir, dis-je en
souriant. À plus, Papa. Mère… je vous salue bien bas.
C’est la première fois que je l’appelle papa. Qui sait ? C’est peut-
être le début de quelque chose de nouveau...
Plus de temps à perdre en provocations, maintenant. Je n’ai pas
de voiture, je dois trouver le moyen de partir, et je ne compte pas
vraiment sur mes parents pour me prêter celle des invités.
— Besoin d’un chauffeur ? demande Mike en approchant.
— Mike, je te revaudrai ça.
— Monte, dit-il en attrapant les clefs de son bolide.
Sur la route, j’ai le temps d’envoyer quelques SMS à Carotte.

Moi : Carotte, où es-tu ?

Pas de réponse, évidemment. Un appel d’Amber.


— Allô ? Amber ? Tu es avec Katlyn ?
— À ta place, je me bougerais le cul…
— Je suis en route !
— Alors ?
— Appuie sur le champignon, Mike.
— Et prendre une amende ?
— Allez, sois sérieux.
Mike ricane et met le pied au plancher pour accélérer. Je
raccroche avec Amber, je ne l’entends même pas avec le bruit du
moteur.
— Elle a bien foutu la merde, cette Britney. Je ne savais pas
que tu avais déjà une copine.
— Moi non plus, si tu veux savoir.
— Ça m’étonnait aussi.
— Quoi ?
— Qu’une femme veuille bien de toi.
— Katlyn veut bien, elle.
— Ouais, c’est pour ça que tu dois absolument la rattraper. On
est bien d’accord là-dessus. Il n’y a qu’une personne sur Terre
qui pourra accepter ton caractère et je pense que tu as eu la
chance de la trouver.
Puisque je n’ai toujours aucune réponse, je regarde dans la
panique les vols disponibles pour New York. Il y en a un,
effectivement. Je dois me dépêcher. Enfin, Mike doit se dépêcher.
Bon sang, est-ce qu’il conduit comme une tortue ? Non, a priori, il
conduit même plutôt vite.
Nous arrivons à l’aéroport.
— Mike, je n’ai pas le temps de te remercier. Est-ce que tu
peux… ?
— Gérer tes parents ? Ouais, c’est bon, fonce.
— On prendra un café.
Il hoche la tête et je disparais de sa vue en fonçant dans la foule
de l’aéroport. Maintenant, je dois retrouver une blondasse et une
carotte. Ça ne va pas être une mince affaire. Avec Noël, les départs
sont nombreux.
Je me rends aussitôt au niveau de la porte d’embarquement pour
New York. Elles ne doivent pas en être trop loin.
Dans la foule, je l’aperçois.
— Carotte !
Elle tourne la tête vers moi, puis baisse le regard comme si elle
voulait se cacher.
— Carotte !
J’arrive à son niveau, essoufflé comme jamais. J’ai dû courir tout
du long, c’était harassant.
— Carotte, mais… qu’est-ce que tu fais ?
— Il n’y a aucune chance pour que ça colle, Logan. Nous ne
sommes pas du même monde. Un hélicoptère, sérieux ? Tu
devrais rester avec… avec l’autre blonde. De toute façon, on en
a terminé, non ?
— Non. On ne se débarrasse pas de moi si facilement,
Katlyn Kerwood. Tu pensais vraiment que j’allais te laisser
partir ?
— Le contrat est terminé.
— Où est Amber ?
— Elle m’a juste déposée. Elle est repartie.
— J’emmerde le contrat, Carotte. Je te veux, toi. Tout entière.
C’était une manigance de ma mère, cette histoire. Elle
n’approuve pas, c’est tout. Je voulais que tu joues le jeu pour la
piéger, mais ce n’est pas grave. Je croyais que tu avais
confiance, que tu savais que ce n’était rien du tout, pour moi.
— Mais elle n’approuve pas.
— Non, je sais…
— Alors comment on fait ?
— On l’ignore. Je me fous pas mal qu’elle approuve ou non.
Ça n’a aucune importance, pour moi. Ne pars pas.
— Et rentrer ?
— Oui.
— Hors de question. Ta famille ne m’aime pas.
— Rentrer à New York, je voulais dire.
Ma mère a déjà perdu cette bataille. Et même la guerre, en fait.
Tout ce qu’elle a fait, ces derniers jours, a été de me pousser hors
de la maison et de me faire prendre conscience que ma vie était
peut-être plus belle sans ses injonctions.
— Mais…
— Je suis désolé pour Britney. Elle était dans les combines de
ma mère. Je les ai tous envoyés se faire foutre et tu me
connais, je ne fais pas les choses à moitié. Je veux qu’on soit
tous les deux. De toute façon, les paparazzi nous ont déjà
flashés, non ?
— Ça ne va pas mettre la pagaille dans tes affaires ?
Je hausse les épaules.
— Les affaires, ça va, ça vient… et puis, si j’ai un problème, je
crois que je pourrai compter sur le soutien de Mike, dorénavant.
Au moins un petit peu. Il a des choses à se faire pardonner et je
compte bien en profiter, dis-je en souriant.
Carotte ne répond rien. Elle reste tout à fait silencieuse.
Insondable.
— Je ne veux pas être une de ces filles que tu jettes.
— Tu as fait ressortir le meilleur de moi durant ces dernières
semaines. Je ne te jetterai jamais et pour la première fois
depuis longtemps, j’ai peur.
— De quoi ?
— Que ce soit toi qui me jettes. Carotte, je…
Je plonge dans ses yeux avant de terminer ma phrase. Ils sont
hypnotiques, fascinants.
— Je t’aime. Je ne veux pas te perdre.
49
Chapitre post-fuite aéroportuaire

KATLYN

Les mots roulent dans mon crâne, ils se répètent sans fin. Il
m’aime. Il m’aime. Il m’aime. Je cligne des yeux parce que c’est tout
bonnement impossible. Puis je décide, en un instant, que s’il le dit,
c’est que c’est la vérité.
Et je l’embrasse, au milieu de l’aéroport, en lâchant mon sac, en
m’agrippant à lui comme si l’apocalypse s’était déclenchée et que
c’était notre dernier baiser avant la fin du monde.
Il me prend les mains et je souris bêtement. Il m’explique avec
calme que c’était une manigance de ses parents, cette histoire de
Britney, et que dans son envie de déjouer le plan de sa mère, il n’a
pas pris le temps de tout m’expliquer en détail. Il pensait que je lui
faisais confiance, que je comprenais. Et il a été blessé de voir que
j’ai filé sans même lui laisser le temps de me révéler l’intégralité de
ce qu’il savait.
Je me mords l’intérieur de la joue, je m’en veux de l’avoir jugé si
rapidement.
— Je viens avec toi, décide-t-il. On rentre, maintenant.
— Sans tes affaires ?
— J’ai des tonnes d’affaires à New York. Tu as ce qu’il te faut ?
— Oui, mais je pense que le vol est complet maintenant,
Logan. J’ai déjà eu la chance d’avoir une place à l’improviste un
25 décembre.
— Le vol n’est jamais complet pour moi, m’assure-t-il. Au pire,
il y a mon jet.
Le jet n’est finalement pas nécessaire, il négocie un billet, et je
découvre qu’en fait il reste de la place sur ce vol, en première classe
évidemment. Il brandit alors deux billets sous mes yeux.
— J’en ai pris un pour toi, m’explique-t-il. J’imagine que tu n’as
jamais goûté aux joies de la première classe.
— Non, avoué-je. Mais j’ai goûté aux joies de ton jet privé, je
vois mal comment ça pourrait être plus luxueux.
— Ça ne l’est pas, effectivement. Mais les gens sont à ton
écoute à chaque seconde, à l’affût de tes moindres désirs.
— Je n’ai pas besoin de ça.
— Ne me gâche pas mon plaisir, viens.
Il me prend la main, nous passons les portes d’embarquement, et
Logan Archer rentre à New York à bord d’un vol commercial.
L’information est apparemment importante puisque des gens
s’amusent à nous prendre en photo à l’aéroport. À New York, une
fois que nous avons atterri, le calme est retrouvé. Il n’est pas tout à
fait une célébrité, il est plutôt un homme d’affaires. Il exerce une
certaine fascination sur les autres, mais pas du même style que les
chanteurs hyper populaires. Tant mieux, je ne me vois pas passer
mon temps à me cacher des journalistes.
— Il va y avoir des conséquences à tout ça ? demandé-je.
— Des conséquences à quoi ?
— À notre départ du Noël de chez tes parents. Je n’ai pas
vraiment rempli le contrat et…
— Tu auras l’argent quand même, Carotte.
— Non, dis-je fermement. Je ne parle pas de ça et… je ne
veux plus de cet argent, Logan.
— Mais…
— Logan, écoute-moi. Cet argent, j’ai l’impression qu’il est
sale. Il est né de tous les mensonges que nous avons pu nous
raconter, ou raconter à tes parents. Je n’en veux pas. Je me
débrouillerai, d’accord ? L’argent du contrat de la maison
d’édition me permet largement de voir venir pour quelques mois,
je pourrais continuer d’écrire, m’occuper de mon petit frère, au
moins financièrement, et il sera temps d’aviser dans quelques
mois si je dois reprendre un job ou si mes ventes de livres
décollent suffisamment pour que j’engrange de nouveaux
revenus. Mais je ne veux pas de ton argent. Tu me comprends ?
Il me sourit et hoche la tête. Le taxi dans lequel nous étions nous
dépose devant mon Starbucks habituel. Logan voulait appeler
Armin, mais je l’en ai empêché : qu’il laisse son chauffeur fêter Noël
tranquillement. D’autres ont choisi de travailler aujourd’hui, autant
leur donner de quoi gagner leur vie.
— Donne-lui un pourboire, dis-je.
— J’allais le faire, grogne-t-il.
— Non, un gros pourboire, quelque chose qu’il aurait pu
gagner dans sa journée. Ça ne représente rien pour toi, mais ça
lui permettrait de rentrer fêter Noël avec les siens.
Il n’a pas l’air de comprendre ce que je veux dire, mais il
obtempère, tire des billets de son portefeuille. Je me demande
d’ailleurs pourquoi il se balade avec autant de cash sur lui. Il se
penche et donne les billets à notre chauffeur, qui n’a pas l’air d’en
croire ses yeux.
— Allez fêter Noël avec les vôtres, dis-je simplement. Vous
avez fait votre journée. Il y a des moments qu’il ne faut pas
rater.
Après avoir balbutié cinquante mercis, le chauffeur s’éloigne et
Logan me regarde, perplexe.
— Je n’ai pas compris ce qu’il vient de se passer, me dit-il.
— Parce que tu es habitué à vivre dans l’argent, rétorqué-je.
Pour nous autres, qui ne vivons pas avec autant de cash sur
nous, ni même sur notre compte en banque, les deux cents
dollars que tu viens de lui donner, c’est une fortune.
— OK, admettons. Donc là, avec ce que je lui ai donné, il va
pouvoir rentrer chez lui et profiter de sa famille, c’est ce que tu
voulais ?
— Exactement.
— Peut-être qu’il n’a pas de famille.
— Il a une famille, il y a la photo de sa femme et de ses
enfants accrochée au rétroviseur.
— Et tu as remarqué ça ?
— Bien sûr. Je regarde toujours ce genre de petits détails. Pas
toi ?
— Armin est du genre discret. Je ne lui pose pas de questions
et il n’amène pas des objets personnels dans le véhicule.
— Peut-être que si tu lui posais des questions, tu découvrirais
des choses sur lui, il s’ouvrirait un peu, tu t’ouvrirais aussi, et
vous pourriez avoir un autre type de relation.
— C’est mon chauffeur !
— Et alors ?
Les portes du Starbucks s’ouvrent et Logan tire ma valise à
l’intérieur en me tenant la main. Je repère tout de suite Marysa, qui
est en train de rire aux éclats avec l’un de ses collègues. Il est
nouveau, est arrivé ce mois-ci, et ils ont tous les deux l’air très
proches. Elle me fait un grand sourire et n’a pas l’air de se soucier
que je sois au bras du milliardaire qu’elle convoitait.
— Katlyn ! s’exclame-t-elle. Joyeux Noël !
Nous commandons nos boissons, échangeons quelques banalités
sur les vacances, la météo et cette neige qui a transformé New York
en un paradis du flocon… et des bouchons. En quelques minutes,
les voitures sont collées les unes aux autres dans les rues. Ah la joie
de la circulation New-Yorkaise ! Un instant, le trafic est fluide, la
suivante, il est à l’arrêt.
Je déguste mon chocolat chaud du bout des lèvres, Marysa m’a
carrément filé deux mugs : l’un rempli de chantilly, l’autre de ma
divine boisson chocolatée. Logan, fidèle à lui-même, a pris un
macchiato.
J’attrape mon sac à main, en tire un paquet cadeau maintenant
froissé et le mets devant les yeux du milliardaire.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.
— Ton cadeau, dis-je.
— Je croyais que tu ne te sentais pas de me faire un cadeau ?
— Disons que j’ai eu de l’inspiration.
Je souris à ma métaphore. Logan déballe le paquet et tombe sur
un carnet rouge, dans lequel j’ai écrit à la main, plutôt qu’à
l’ordinateur. Ça m’a pris une éternité. J’ai mis un titre, plutôt simple :
« Comment j’ai appris à aimer à nouveau décembre ».
— J’imagine que ça parle de neige, de sapins, de Père Noël et
de décorations ? demande Logan en tournant les pages
manuscrites.
Il commence à lire le début à voix haute et je rougis. C’est si
étrange d’entendre son propre texte lu par la voix de quelqu’un
d’autre. J’ai toujours imaginé mes mots avec ma propre voix
intérieure.
— Décembre, depuis cinq ans, représente la pire période de
l’année à mes yeux. Je ne peux m’empêcher de penser à mes
parents, à l’accident, et à tout ce qui a bouleversé ma vie quand
ils sont morts. Ce mois de décembre a l’air de s’annoncer
encore pire que les autres : je me fais harceler au café et mon
frère a refait des siennes. Je crois que je vais devoir dire adieu
à ma vie d’écrivain et bonjour à un nouveau travail inintéressant.
Il lève la tête.
— On n’a jamais vraiment parlé de tes parents, dit-il. Je suis
vraiment désolé.
— Ce n’est pas grave. Enfin, si c’est grave, mais c’est du
passé, Logan. Tu sais aussi bien que moi qu’on ne peut pas
s’accrocher indéfiniment au passé. Continue.
— J’ai l’impression de lire ton journal.
— C’est précisément ça.
— Tu m’offres ton journal intime ?
— Continue de lire, l’encouragé-je.
— C’est moi qui te harcèle au café ?
— Logan ! m’exaspéré-je. Lis !
— OK, OK.
Il obtempère en ronchonnant et j’avale une gorgée de chocolat
chaud. Il tourne la page et choisit un nouveau passage.
— Décembre n’est plus aussi sombre. Logan m’a emmenée
faire la tournée des cafés de la ville pour que je fasse mon
propre top 10 du meilleur chocolat chaud de New York. Il m’a
même encouragée à ouvrir un blog sur le thème « les meilleurs
chocolats du monde ». Il a dit qu’il m’emmènerait dans toutes
les capitales de la planète pour que je puisse tous les déguster.
J’imagine qu’il rigole.
Il relève la tête.
— Je ne rigolais pas, m’assure-t-il avant de reprendre sa
lecture. Mais l’idée ne me déplaît pas. Il y a quelque chose chez
lui qui m’attire, je ne sais pas si c’est le mystère, si c’est le fait
que je commence à voir qu’il y a des émotions sous sa
carapace ou si c’est son envie de vouloir me protéger dans
toutes les situations. Mais c’est touchant, et je crois que je suis
en train de m’attacher.
Je me sens tout à coup très vulnérable. Je ne l’ai pas dit à Logan,
mais je ne suis pas la meilleure pour exprimer mes émotions à voix
haute. Je suis écrivain, après tout. Je sais coucher les mots sur le
papier, mais quand il est question de me mettre à les prononcer,
c’est une autre affaire.
— Tu as écrit ça pendant tout le mois de décembre ? Alors
qu’on était sous… contrat ?
— C’est mon journal, c’est le seul endroit où je suis
authentique, je ne cache rien à mon journal. J’en écris un par
mois.
— Alors tu n’as pas fini celui-ci, fait-il remarquer.
— Non.
— Finis-le, me réclame-t-il. Je veux le récupérer le
31 décembre, quand tu auras fini de décrire ce mois. Et je ne
veux pas que tu te censures. Si ce Noël en famille était une
catastrophe pour toi, écris-le. Je veux comprendre ce qu’il se
passe dans ta petite tête de Carotte.
C’est touchant, aussi j’obéis, récupère le carnet et commence tout
de suite à noircir une page.
— Pas immédiatement, s’amuse-t-il. Tu peux attendre d’être
seule.
— Il y a des choses qui ne méritent pas qu’on attende,
rétorqué-je en tournant le carnet pour lui montrer la page du
jour.
Sur laquelle, j’ai inscrit, au stylo bille noir : « Je crois que je
l’aime ».
50
Chat-pitre
(C’est quand un chat fait du stand-up, par exemple. Alors
que c’est un chat et que ça devrait pas être possible parce qu’il
peut pas tenir un micro entre ses pattes. Bref.)

LOGAN

Je me les gèle dans le grand froid, dehors, jusqu’à ce qu’avec


Carotte, nous entrions dans le restaurant. Je me sens toujours bien,
ici, et je crois qu’il est temps de lui montrer mon petit havre de paix.
Je vois Mike agiter sa main, au fond. Il est déjà là, avec Amber. Je
ne sais pas vraiment pourquoi, mais je souris. Même Camilla et
Owen sont présents. Ils ont eu le temps de faire connaissance. Nous
sommes les derniers arrivés.
— Tiens, je croyais qu’ils avaient dit 19 h 30, moi, dis-je.
— Tu vois ? Je t’avais dit que c’était pile.
— Faut croire que tu avais raison, ma Carotte.
— Comme toujours.
— Je vais me le faire tatouer, souris-je en l’embrassant dans le
cou.
Nous rejoignons la bande et les saluons chaleureusement.
— Alors ? Qu’est-ce qu’on se prend, cette fois, Logan ? me
demande Mike.
— Sur la carte de Shawn, rien n’a jamais changé. C’est
l’avantage.
— Mais où est-ce que vous nous avez emmenés, les
garçons… ? se plaint Amber.
— Ne te plains pas, continué-je, cet endroit est super rustique.
C’est ça, le vrai New York.
— Ça t’intéresse, maintenant, le vrai New York ? Viens prendre
des cours de yoga, plutôt.
— Hors de question.
— Je vais en donner à ta copine.
— Du moment que ce ne sont que des cours de yoga…
— On verra pour le reste, dit-elle en adressant un clin d’œil à
Carotte.
Owen et Camilla ont l’air proches et je sens bien qu’il n’est pas
tout à fait à l’aise que je sois là. Je suis son boss, et je ne crois pas
qu’il ait réellement été prévenu que je serais présent.
— Owen, c’est ça ? Il paraît que tu fais du bon boulot. Camilla
ne dit que du bien de toi.
— Merci, Monsieur.
— Ici, tu peux m’appeler Logan.
Ma phrase fait même lever les sourcils de Mike.
— Eh bien, tu te soucies de tes collaborateurs, maintenant ?
— La ferme, Mike. Tu te souviens quand on venait ici ?
— Ouais, bien sûr que je me souviens. Quand je t’ai donné
rendez-vous à cet endroit, je savais que ça te ferait plaisir.
— On venait y manger presque tous les jours.
— Les repas étaient excellents.
— Ils le sont toujours, bande de petits merdeux, tonne Shawn
depuis sa cuisine un peu plus loin.
— Bon, alors, amorcé-je, qu’est-ce que vous allez faire ?
— Nous marier, répond Mike du tac au tac.
— On n’en avait pas parlé, rétorque Amber.
— Je comptais insister jusqu’à ce que tu dises oui, en fait.
— Ah, génial. Quand ça ? demandé-je pour taquiner Amber.
— On prévoit ça pour cet été, dit Mike. À ce propos, j’avais une
question à te poser…
— C’est non. Je ne serai pas ton témoin.
— Hein ? Non, pas du tout. Je n’ai aucune envie que tu sois
mon témoin. T’es pas un peu fou, toi ? Non, je voulais juste
savoir si tu voulais bien amener ton yacht, toi aussi. Je voulais
faire ça sur l’eau.
— Le tien n’est pas assez grand ?
— J’essaie de te racheter l’Amarina depuis au moins trois ans.
Tu ne peux pas me reprocher de vouloir ce qu’il y a de mieux
pour ta sœur…
— C’est vrai, tu as raison. Ce sera le cadeau de mariage de ma
sœur. Mais pas le tien. Il ne sera pas à ton nom, quoi.
Il me donne une tape sur l’épaule en souriant.
— Merci. Mais t’es quand même un peu un enfoiré.
— Je sais.
— Mais… J’ai toujours pas dit oui, hein, reprend Amber.
— Bon, alors, vous deux ? demande Carotte en regardant
Camilla.
— Chht, répond l’intéressée. On en parlera plus tard.
Je suis presque sûr que Camilla fait des signes obscènes à
Carotte en essayant d’être discrète. C’est un peu raté parce que j’ai
tout vu, mais je vais faire semblant.
Quoi qu’il en soit, j’ai l’impression que tout va pour le mieux. Nous
commandons à manger. Même Shawn a le sourire de nous voir
ainsi, avec Mike. Ça faisait longtemps que nous n’avions pas
partagé un moment convivial ensemble.
— Et vous, quels sont les projets ? demande Mike.
— Eh bien… Katlyn est devenue écrivain depuis qu’elle a signé
son contrat, ce qui veut dire qu’elle va passer énormément de
temps dans le Starbucks où elle écrit à plein temps. Elle va
pouvoir le faire l’esprit tranquille et dormir chez moi, puisque
c’est à deux pas.
— C’est ce qu’on avait dit ? me demande Carotte avec un air
malicieux.
— Mmh… je crois bien, non ?
— Non, non.
— Bon, alors je reformule : Katlyn va emménager chez moi
parce que mon appartement est bien mieux que le sien et elle
pourra se consacrer uniquement à l’écriture.
Tout le monde applaudit de concert.
— C’est grâce à cette tueuse de Camilla, dit-elle en rougissant.
— C’est grâce à toi, ma belle, répond l’intéressée.
— Bref, que de bonnes choses, quoi.
— Donc vous allez vraiment vivre ensemble.
— Oui, on dirait bien.
Mike hoche la tête tandis que Carotte pianote sur son téléphone.
— Tout va bien ?
— Oui, me dit-elle avec le sourire. C’était un SMS de Dan. Il va
beaucoup mieux.
— Génial. Dans ce cas, on va pouvoir aller le voir
prochainement pour lui souhaiter de joyeuses fêtes à lui aussi.
Et ne t’en fais pas, ton frère va se maintenir et il trouvera un job.
Tu m’as dit qu’il avait fait des études de commerce, non ? Je
suis sûr qu’on peut lui trouver quelque chose.
— Oh, non, Logan, ne…
— Owen ?
Il tourne la tête vers moi.
— Oui, patr… Logan ?
— Tu penses que tu pourrais trouver de la place pour un
garçon, dans la boîte ? J’aimerais bien qu’il se fasse une place,
tu vois ?
— Je crois que ça ne devrait pas poser de souci. On a toujours
besoin de monde.
— Parfait. Je te le confie, dans ce cas.
Je me retourne de nouveau vers Carotte.
— Non, mais tu vois ? Il suffit de demander.
— Vantard, va.
Mike m’interpelle.
— Tu m’accompagnes ? J’aimerais faire un petit tour au bar et
saluer Shawn.
— Oh, tu sais, il a beaucoup de travail…
— J’insiste.
Je roule des yeux et trouve l’approbation dans le regard de
Carotte. Je dirais même qu’elle m’y encourage vivement et c’est bien
pour ça que je le fais.
— Bon, qu’est-ce que tu veux ?
— Un lait de poule.
— Beurk.
— C’est une boisson appropriée avec un peu de cannelle, pour
Noël.
— Tu m’as fait déplacer de table pour me parler de lait de
poule ?
— Non. Je voulais te parler de Katlyn et toi.
— Tu vas encore critiquer, c’est ça ? Je peux toujours te clouer
au sol. J’ai presque battu Greg, la dernière fois.
— Et il va bien, d’ailleurs ?
— Super, il est avec sa famille dans le Wisconsin, dis-je en
tirant de la monnaie de ma poche pour la laisser dans la jarre à
pourboire.
— Ah oui ? Tu laisses même des pourboires, maintenant ?
Mais qui es-tu ?
— Un homme nouveau, Mike. Tu vois, Katlyn m’a dit que c’était
bien d’en laisser.
En même temps que la monnaie, j’ai tiré de ma poche l’écrin de la
bague que Carotte m’a rendue. Mike ne se gêne pas pour sauter sur
l’occasion.
— Quel gâchis, cette bague.
— Pas du tout, espèce d’idiot, dis-je en baissant la voix. Ce
n’est pas perdu. Elle me servira bien un jour, ne t’inquiète pas.
Je la lui passerai au doigt.
— Le premier de nous deux qui est marié a gagné ?
— Avec ma sœur, tu es mal barré.
— J’avais peur que tu sois réticent à l’engagement. Mais…
c’est bien, je vois que tu es serein, dit-il en me tapant sur
l’épaule.
Shawn apporte deux laits de poule.
— Oh, non, Shawn, je…
— On goûte avant de dire non !
— D’accord, d’accord…
Avec Mike, nous entrechoquons nos verres et buvons à l’amour,
mais aussi à ce qui ressemble à de l’amitié. En tout cas, de plus en
plus. Nous parvenons même à rire ensemble, sous le regard amusé
de Carotte et de ma sœur.
— Attends d’être dans une chambre, non ?
— Qu’est-ce que tu racontes, Mike ?
— Je vois comme tu la déshabilles du regard.
— N’importe quoi.
— Dans le déni ?
— Pas du tout. Ça fait une demi-heure que je la déshabille du
regard. C’est pour ça que tu te trompes : je la vois déjà nue.
Mike éclate de rire. Pas moi. Je me contente de sourire en
croisant le regard de Carotte. Cette petite Carotte que j’ai croisée au
Starbucks pour la première fois. Jamais je n’aurais cru qu’une aussi
belle chose pourrait arriver dans ma vie.
À partir de maintenant, j’adore les fêtes, et particulièrement Noël.
Cette année m’a apporté le plus beau des cadeaux : la femme que
j’aime.
Remerciements

Théo Lemattre :

Je suis très (très) nul en remerciements et donc je vais essayer


d’être assez concis. J’aimerais d’abord attirer l’attention sur un point
extrêmement important pour moi : ma co-autrice, Jupibro. Bropiter.
Quand elle m’a proposé ce projet de romance de Noël, j’ai
évidemment dit oui tout de suite. Quoi de plus naturel ? Je sais que
nos plumes s’accordent très facilement et que nous nous
comprenons mutuellement. Elle pourra vous le confirmer. Puis je me
suis aussi dit qu’elle ne trouverait personne d’assez dingue pour
venir mettre son nez là-dedans avec elle. Parce que ce qui est
chouette, c’est qu’on peut tenter des choses. On peut essayer, se
planter, recommencer, se faire plaisir et surtout, toujours rester dans
la bienveillance et l’entraide. C’est l’esprit que j’aime, chez Jupiter,
mais aussi chez Panda Jones, la maison d’édition. Ces valeurs, c’est
aussi ce que nous voulons transmettre. Et puis, j’ai tellement pris
mon pied à écrire CMDI (Comment se Mettre en Danger Inutilement)
que je ne pouvais pas passer à côté d’une nouvelle occasion de
commettre un méfait littéraire avec elle. L’occasion fait le larron,
comme on dit, et voilà donc une belle romance de Noël comme je
les aime. Pleine d’amour et de chocolat ! J’espère de tout cœur que
ce moment de lecture vous aura plu, et je tiens évidemment à
remercier toutes les personnes qui prennent la peine de me (nous)
lire. De commenter sur Amazon, de partager notre travail et nos
délires. Vos mots ne sont pas un moteur de voiture, mais un moteur
de fusée ! Merci !
Peignez-moi la tronche de cette super Jupiter sur une grande
fresque, merci !

Jupiter Phaeton :
J’aimerais prendre le temps de remercier nos merveilleuses bêta-
lectrices, qui ont fait un travail formidable sur cet ouvrage, ainsi que
notre correctrice en chef, Émilie, qui nous a maudits au moment où
on lui a annoncé le délai pour corriger ce roman.
(Message de ladite correctrice : je vous maudis encore, et toi
jusqu’à la quinzième génération MINIMUM).
Théo, alias Thébro, alias mon jumeau de cerveau, c’est toujours
une aventure aussi extraordinairement drôle d’écrire avec toi et de
voir la connexion de nos esprits. Pour tout vous dire, j’ai un héros qui
s’appelle Logan Archer dans une autre série et j’ai pour manie de
reprendre régulièrement le prénom d’un héros pour le balancer dans
une autre série, par jeu. J’ai donc choisi Logan comme prénom de
son héros. Mais à aucun moment je ne lui ai donné le nom de famille
« Archer » et il n’a pas lu la série dans laquelle mon héros s’appelle
ainsi.
Or, quand j’ai lu son chapitre où j’ai vu apparaître le nom de
famille du héros, j’ai bugué, hein.
Et s’il n’y avait que ça… Dans les grandes lignes, comme dans les
détails, je crois que nous n’avons pas besoin d’écrire de trame
commune, Théo et moi, parce que même en l’écrivant de manière
séparée, on retombe sur les mêmes idées.
Alors Thébro, c’est l’amour, la générosité, le rire, l’écoute et la
bienveillance. C’est tellement agréable d’écrire avec lui que, bah, on
a envie de recommencer à peine on a fini. C’est pourquoi on sera
super heureux de vous retrouver avec la suite des aventures de
CMDI (Comment se Mettre en Danger Inutilement) l’année
prochaine et qu’on compte bien carburer dessus, parce que si on
peut vous faire rire ne serait-ce qu’un peu, on est contents.
Et puis nous, on se tape des franches marrades pendant l’écriture
aussi.
Merci mon Thébro, je ne sais pas comment j’ai vécu avant de te
connaître.
À tous les pandas, je vous embrasse fort !
D’autres romans de Théo Lemattre

Série Prêts à tout (terminée)


Tome 1 : Prêts à tout (disponible librairie)
Tome 2 : Tout pour elle (prochainement en librairie)
Tome 3 : Tout ou rien

Série Comment se mettre en danger inutilement (un bon paquet


de tomes prévus), co-écrite avec la plus Jupi de toutes les Jupis.
Tome 1 : Envisager de brûler la guilde de l’Oriflamme (et se
foirer)
Tome 2 : Tymo joue les beaux gosses (et se vautre)
Tome 3 : à paraître

Livres indépendants (en one-shot)


Cinq pas vers le bonheur (disponible librairie)
Retomber amoureux
Ce qui nous oppose nous unit
Karma
La fête continuera sans toi
Opération Mariagicide
Nos rendez-vous secrets
Juste avant de disparaître
Sur le fil du coeur
Love in Paris
Match Love
Te souviens-tu de nos promesses ?
Au bout de nos rêves
Le prince Sarmate
Le Lamevent (tome 1)
My loving (he)art (à paraître)
D’autres romans de Jupiter Phaeton

Série Ryvenn (terminée)


Tome 1 : La dernière empathe
Tome 2 : Le loup de Stony Point
Tome 3 : La bataille de New York
Tome 4 : La nouvelle meute
Intégrale

Série Akalie O’Lys (premier arc terminé)


Tome 1 : La clef des portails
Tome 2 : La reine des elfes
Tome 3 : La gardienne des clefs
Intégrale

Série Kacy Matthews (en cours, 9 tomes prévus)


Tome 1 : Balasaï
Tome 2 : Yakuna
Tome 3 : Ygnit
Tome 4 : Castle Creek
Tome 5 : Aramis
Tome 6 : Portail
Tome 7 : Erlan
Tome 8 : Virgo
Tome 9 : Ragotar (à paraître)

Série Archibald Skye (série terminée)


Tome 1 : Y a-t-il pénurie de chamallows à San Francisco ?
Tome 2 : Les pandas sans bambou sont-ils des tueurs à gages ?
Tome 3 : Combien de lance-flammes faut-il pour brûler San
Francisco ?
Tome 4 : Le sens de la vie se trouve-t-il dans les chamallows ?
Série Faith Ezreal (terminée)
Tome 1 : Alters
Tome 2 : Berserk
Tome 3 : Faucheur

Série B.O.B. (3 tomes)


Tome 1 : Maja
Tome 2 : Valya
Tome 3 : à paraître

Série Defined Zone (2 tomes)


Tome 1 : Hot Chocolate Makes Everything Better
Tome 2 : à paraître

Série Haze Malone (3 tomes)


Tome 1 : Je bute des gens à la pelle (et parfois j’utilise un râteau)
Tome 2 : à paraître
Tome 3 : à paraître

Série Comment se Mettre en Danger Inutilement (pas mal de


tomes prévus), co-écrite avec le génial Theo Lemattre
Tome 1 : Envisager de brûler la guilde de l’Oriflamme (et se foirer)
Tome 2 : Tymo s’habille en Prada
Tome 3 : à paraître

Hors série :
Atypique : guide de survie d’un zèbre accro au chocolat chaud

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