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Frédérique Marseille

sauf quand je suis un aréna

Roman

LES ÉDITIONS DE TA MÈRE


Direction littéraire : Maxime Raymond
Révision linguistique : Maude Nepveu-Villeneuve
Design graphique et illustrations : Benoit Tardif
Infographie : Rachel Sansregret

Bibliothèque et Archives nationales du Québec — 2022


Bibliothèque et Archives du Canada — 2022
ISBN — 978-2-925110-42-2

© Frédérique Marseille
© Les Éditions de Ta Mère
www.tamere.org

Nous remercions de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada, la Société de déve-
loppement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) et le gouvernement du Canada.

Le nom de la maison d’édition ne garantit aucune propriété légale de l’entreprise à votre


mère. LC ♥
A good hockey player plays where the puck is. A great
hockey player plays where the puck is going to be.

— Wayne Gretzky
J’aimais aller sur le chantier de construction de l’aré-
na la nuit, marcher dans les carcasses. J’arrive pas à
dormir : je pense à l’aréna, mais aussi à quatorze autres
business que j’aimerais partir. Du plus loin que je me
souvienne, j’ai inventé des entreprises quand je dor-
mais pas. À neuf ans, je voulais acheter le Château
Montebello. J’en aurais fait un pensionnat pour enfants
rejets. Dans toutes les classes, on aurait remplacé les
chaises par des lits. On aurait eu le droit de dormir en
sécurité, d’apprendre à l’horizontale. On aurait utilisé
les ascenseurs en métal pour aller dans nos chambres,
on aurait couru dans le tunnel pour aller à la piscine. La
chaîne hôtelière Fairmont a investi avant moi, j’avais
pas encore reçu l’indemnité de décès du Mort de la
SAAQ. Ma première idée, c’était pour aider ma mère
à se trouver un emploi. J’avais sept ans, je cultivais déjà
mes plans d’affaires et un pattern complexe de sau-
veuse. On avait une machine à coudre, on n’avait plus
vraiment mon père. Il était parti avec notre chien en
nous oubliant entre deux boîtes de déménagement. J’ai
eu l’idée de fabriquer des toutous. Ces toutous allaient

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être comme des M. Patate, mais doux. J’ai toujours dé-
testé les jouets en plastique. J’ai détesté les Barbie, les
poupées. J’avais une collection de toutous. J’ai encore
cette collection de toutous. Je n’ai pas de partenaire
de vie. Tout ça fait du sens, quelque part. Le nez, les
oreilles, les moustaches, les dents de nos M. Patate al-
laient être très doux. On allait leur coudre des petits
morceaux de velcro mâle dessus. Tous les morceaux al-
laient venir dans un sac en satin. Pas du vrai, du faux,
comme pour les robes de bal de finissants. Le corps du
M. Patate allait être un oreiller rectangulaire, mais en
polar couleur peau. Dans ce temps-là, la couleur peau
avait juste une couleur. Pour vendre nos M. Patate, ma
mère et moi on allait faire du porte-à-porte dans les
quartiers qui entourent les centres d’achats de région.
Quartiers de semi-détachés, de sixplex, quartiers de
Weed Eater, quartiers de terrains de baseball. C’était les
années 90, le stade olympique me coulait sur la tête,
j’écrivais « Let’s go Vladimir Guerrero » sur des cartons
du magasin un dollar, je passais sur le grand écran du
stade quand mon père venait me chercher une fois par
été. On faisait tout ça et on allait devenir riches avec
des oreillers en polar sur lesquels on pourrait recons-
truire des visages. J’allais passer des après-midis avec
ma mère, à coudre de la douceur et à cogner à des
portes. Finalement, elle est retournée travailler comme
serveuse dans un sports bar. Elle a travaillé là vingt ans.

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Il y a deux ans, j’ai enfin engagé ma mère. Elle fait la
comptabilité, les payes, la tenue de livres de l’aréna. Elle
ne se fait plus pogner les cuisses, elle ne se couche plus
à deux heures du matin. Moi, je cherche toujours des
morceaux de visage avec des bouts de velcro mâle.

La compagnie d’affichage publicitaire avec qui on


fait affaire voulait mettre des annonces du prochain
show du Chanteur derrière chaque porte de toilettes. Je
leur ai dit que s’ils me reproposaient ça une autre fois,
je brisais notre contrat. À la place, ils ont mis des af-
fiches qui montrent des gens qui sont censés avoir l’air
normaux, avec un casque de construction sur la tête
ou des cheveux blancs. Par-dessus, en grosses lettres
rouges, on nous dit que ça peut arriver à tout le monde.
C’est la semaine de la prévention de la maladie men-
tale. Je me demande si je risque d’attraper une maladie
mentale quand je ne me lave pas les mains après être
allée aux toilettes. Dans les toilettes individuelles de la
cantine, je fais semblant de me laver les mains pour ne
pas me faire juger. Derrière la porte fermée, je laisse
couler l’eau du robinet dans le vide, je demande au sé-
choir d’être bruyant. Il crie vraiment fort pour enterrer
le son de mes mains pas lavées qui font ensuite sem-
blant d’être propres et normales. Mes mains mentent.
J’ai attrapé ça de ma mère. Elle va aux toilettes à toutes
les dix minutes. Elle ne se lave jamais les mains non

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plus. C’est dommage qu’on puisse pas juste mettre
une bonne dose d’Antiphlogistine sur notre mala-
die mentale. On peut juste la gratter, se faire des gales,
les gratter encore, avoir des cicatrices, les montrer aux
autres. Je regarde mes mains pas lavées, avant d’aller
manger la frite-sauce que le petit Brouillard m’a pré-
parée. Il s’appelle Oli, mais tout le monde le connaît
par le nom de famille qu’on voit d’écrit sur le dos de
son chandail des Blackhawks. Je regarde mes mains qui
aiment trop prendre celles de ma mère, qui aiment flat-
ter des têtes, des mains dans lesquelles des hommes
pleurent, des mains qui veulent sortir les gens de leur
passé, des mains qui se craquent les jointures, des
mains qui ont jamais donné de coup de poing. Je crois
que mes mains ont une maladie mentale.

La lumière s’invite sous les draps en flanellette que


j’aime plus que la majorité des corps que j’ai connus.
J’éternue, je suis allergique aux tapis et au reste de ma
vie. Il y a du tapis partout dans le chalet, il y a du tapis
partout dans ma vie. Je me lève. Depuis deux jours,
quelqu’un s’est installé chez moi. C’est le parfum
de Karine. Karine, c’est une personne qui a loué ma
maison pendant le temps des fêtes parce que je la mets
sur un site de location pour touristes qui raffolent
de notre coin de pays champêtre, de notre bucolique
paysage. Juste quelques jours, pendant la pause des

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entraînements qui recommencent demain. Je fais de
l’argent sur le dos de mon propriétaire qui me vole
mes huit cent cinquante piasses mensuellement. Mon
propriétaire est aussi le propriétaire des fameuses
Retraites Gaïa-mazing, cette chaîne de domaines qui
accueillent des groupes de méditation et de guérison
de toutes sortes. Les gens de la ville s’arrachent chaque
lit simple et beige, chaque goutte d’huile essentielle,
chaque gourou tatoué vêtu de Lululemon. Le reste du
temps, le propriétaire des Retraites Gaïa-mazing est
un homme avec des yeux dégueulasses. Les bénéfices
qu’il fait sur l’égarement des disciples, la respiration
abdominale et les rebirths dans l’eau glacée sont
investis dans des chalets mal entretenus qu’il loue
trop cher aux habitants de la région. Karine est partie,
mais son parfum est resté. Ça sent meilleur que les
tapis, le plafond en stucco et le sous-sol d’où montent
les vapeurs de mulots morts. J’ose pas ramasser les
cadavres. Pas parce que ça me dégoûte, mais parce
que ça me fait de la peine. Il faudrait des compagnies
qui font des célébrations mortuaires pour les mulots
morts. Je me demande si je prends une douche, j’essaie
de respirer mon épaule. On dirait que c’est impossible
de se sentir. Je mets mon nez dans mon linge, dans mes
cheveux, dans mes mains. Qu’est-ce que je sens ? Je
remets mon visage dans mon épaule, mais je ne sens
rien. Je prends une petite tasse blanche et je me fais

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une eau citronnée, tiède. Il paraît que l’eau citronnée, ça
désacidifie le corps. Je suis une femme saine, mon PH
est neutre. Je clenche la vaisselle d’hier soir en regardant
par la fenêtre qui donne sur un conifère bleu dont je
ne connais pas la sorte. C’est mon grand sapin, roi des
sapins, dont j’aime la parure. C’est probablement une
épinette. La lumière de huit heures du matin entre dans
le salon, elle a la clef de la porte-patio qui n’a pas de
serrure, de toute manière. Plus je regarde cette lumière,
plus je me dis que je pourrais faire ma vie avec elle.
Elle se penche sur le côté, remet une mèche d’ombre
derrière son oreille, me regarde en clignant du vent.
Elle est coquette, je la prends en photo. Je suis un vieux
pervers qui fait de la porn avec de la lumière trop jeune.
Dans mon téléphone, j’ai seulement des photos de mon
salon vide et des estrades pleines de l’aréna. Je prends
mon téléphone. Je broie toutes mes notifications, je
réponds à des emails, je fabrique des horaires, je fais de
l’origami avec les pages du calendrier, je mets des gens
en contact, j’en mets d’autres en maudit, je m’assure
que Mme Elizabeth rentre ce soir, je sacre après les
annonces qui parlent du dernier album du Chanteur,
je texte Brouillard pour lui rappeler de pas arriver en
retard, j’ouvre et je ferme des applications, j’attends le
message de quelqu’un. Je ne sais pas c’est qui, quelqu’un.
La journée passe en claquant des portes. Il est rendu
trois heures trente, j’appelle ça le soir. Je lave le bain. Je

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me remets à l’eau, comme les truites que je pêchais à la
mouche et que mon père assommait sur les bords de
sa chaloupe, la semaine où je le voyais en juillet. Je riais,
ce qui est aussi une manière de se taire. Même morts,
je remettais les poissons à l’eau. Le bain est bouillant,
je me brûle le dos et les pieds. Je me couche dedans
et j’attends que la marée monte au-dessus des seins.
Je me noie, ce qui est aussi une manière de se calmer.
Je bois du vin. J’ai pas beaucoup de souffle, mais je
pense très vite, ce qui me permet d’être nostalgique
au fond d’un verre. Des fois je suis nostalgique pour
les autres, des fois je suis nostalgique d’un temps qui
est pas encore arrivé. L’eau est brûlante et je pense à
la chanson monotone d’une piscine hors terre. De dix
piscines hors terre. Une chorale de piscines hors terre
qui se sentent seules, séparées par des haies de cèdres
bien coupées. Je leur dis que ça va aller, aux piscines
hors terre. Je pense à faire des tornades dans la piscine
avec mon père. On ne peut pas faire des tornades
dans un bain, je me demande comment va mon père.
J’avais deux maillots pour laisser le temps au premier
de sécher pendant que je me baignais avec l’autre. Les
tempêtes, dans un maillot. Je me dis que je pourrais
en profiter pour me donner du plaisir avec la douche
téléphone. Je n’ai aucune motivation, je laisse faire.
Personne ne le saura jamais que, souvent, je préfère lire.
Je sors du bain et je ramasse tous mes vêtements qui

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s’accouplent sur le plancher. Je les envie d’avoir envie.
Je ne comprends pas d’où viennent tous les vêtements.
Ils ont l’air tristes quand je les remets sur des cintres.
Les têtes des cols roulés pendent. Je me fous de leurs
émotions, je suis une femme émancipée qui prend soin
d’elle avant que les autres le fassent. J’allume la lumière
et je mets de l’huile de coco sans odeur sur mon corps.
Je suis luisante et douce. Je ne sens toujours rien. Je fais
à souper pendant que les fourmis mangent les corps
des mulots morts en bas. Tout le monde décide pour
lui-même, on forme une grande famille. Il est rendu
huit heures du soir, je vais me coucher. Je demande
au matelas, à voix haute, d’être bon pour mon dos. Je
demande à Dieu, à voix basse, d’avoir une famille avant
trente ans. Je dis Dieu en cachette, je dis beaucoup de
choses en cachette, j’ai de la misère avec l’affirmation.
Il me reste deux semaines pour avoir un enfant avant
trente ans. Il serait très prématuré. Je n’ovule pas avant
une semaine, je le porterais une semaine et demie dans
mon ventre. Il serait très, très prématuré. Mais j’aurais
un bébé avant trente ans et je ne serais pas une ratée
aux yeux de Johanne, des fournisseurs, du représentant
des assurances, des patineuses de sept ans qui me
demandent si j’ai un mari. Je pourrais sentir que je suis
une femme accomplie qui réussit dans la vie. Ma mère
avait un enfant à mon âge. Bravo ma mère ! Moi, j’ai le
fantôme de Karine, le PH neutre et un aréna.

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« Faque l’hiver va être long c’t’année », que je dis à
personne en particulier, accotée sur le garde-fou des
estrades. Ça fait deux semaines que l’aréna dormait,
soufflait, se refaisait des forces pour la « saison », celle
qu’on met entre guillemets, pas la présaison, pas le
no man’s land que sont la rentrée scolaire, l’automne,
les sélections, mais la vraie, la grande saison, celle des
tournois et des compétitions et des tests de style libre,
la saison, la fameuse, celle qui commence au lende-
main des remboursements du Boxing Day, celle qui
déboule jusqu’au printemps comme un slapshot dans
la nouvelle année. Je retrouve tous les parents où le
temps des fêtes les avait laissés. Il n’y en a pas un qui
a l’air d’avoir bougé. Est-ce que les parents existent
en dehors des arénas ? Ils sont agglomérés pas loin de
la porte de la patinoire et se mettent à jaser entre eux
pendant que leurs jeunes se préparent dans le vestiaire.
Ils sont assis dans cette posture propre aux parents
d’arénas : la tête rentrée dans les épaules, le menton
dans le collet de leur manteau de Ski-doo, les mains
en prière entre les cuisses. Ils prient, ils prient quoi ?

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Que les Canadiens fassent les séries, que je démarre
un centre de Dek Hockey cet été, qu’aucun jeune ne
se pète une clavicule au tournoi intercité. J’aime par-
ler de la température parce que c’est souvent le même
temps qu’il fait à l’intérieur de tout le monde. Dire
« eille, fait frette aujourd’hui », c’est offrir aux autres
la chance de parler d’eux. C’est un truc pour se faire
aimer, ça, inviter le monde à parler d’eux. Je voudrais
qu’on me tende la boîte de beignes communautaire,
me choisir une roussette, mettre ma tête sur les ge-
noux d’un parent, rire une blague pour vrai. Je reste
debout, à manger l’intérieur de mes joues. Si seule-
ment je me permettais de raconter autre chose que
la météo, de raconter les histoires qui me poussent
dans la tête quand je conduis. Lafleur, pas Guy, là,
Stéphane, dit « tu vois à travers les hommes, les murs
et les manteaux de poils ». Je me demande si je vois à
travers. Souvent, je pleure quand je vois des tracteurs
qui roulent très lentement. Je les dépasse. Ensuite je
pleure parce que je les dépasse, je trouve que tout va
trop vite. J’aimerais demander aux parents des pa-
tineurs si eux aussi pleurent derrière des tracteurs.
Johanne dit « en tout cas, c’est le centre de ski qui va
être content » et les parents repartent en slaloms de
mots et de savoir-dire. Je cherche des yeux à plonger
dedans pour gruger autre chose que mes joues, mais
les nez repiquent dans les verres Tim Hortons alors

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que les enfants arrivent sur la glace en criant. L’écho
des lames, de la porte de la bande, de la playlist d’en-
traînement me demande d’intervenir, de dire quelque
chose. Dis quelque chose, dis quelque chose de drôle,
fais-nous rire, que l’écho dit. Je réponds que je dois
aller aider ma mère à changer le rouleau Interac dans le
bureau, même si ça a pas rapport. Le monde trouve sou-
vent que j’ai pas rapport, le monde trouve souvent que
je parle trop. « Baisse le ton, je suis juste à côté », qu’ils
disent. J’ai honte. Quand je suis à côté de quelqu’un, je
me sens toujours loin. Alors je crie pour que ma voix
se rende aux gens qui sont à des kilomètres, même
quand je suis assise à côté d’eux. Mon père me deman-
dait souvent de me taire, mais après il disait « c’t’une
joke, come on, fais pas c’te face-là ». Il laissait toujours
notre chien japper, je sais pas si ça a rapport. Derrière
mon sourire, là où je fais de mes joues un buffet, un
champ de mines, un fromage suisse, je l’envoyais chier.
Va chier, va chier, va chier. Personne n’entend jamais
ça. Ça me donne mal aux yeux. « Ben oui, y’en annonce
toute une demain, peut-être ben que les écoles vont
fermer », et je me demande si la mère de Laura-Lee me
dit ça à moi ou au père de la belle Piérique. Je voudrais
raconter à quelqu’un que depuis l’accident du Mort, j’ai
perdu nos souvenirs. Je voudrais raconter que toutes
les images du Mort, quand il était vivant, ont été rem-
placées par le vent, le vide, la peur des haut-parleurs,

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la voix du Chanteur dans ma tête. Je vais me cacher
dans le bureau pour éviter une autre conversation sur
le fameux voyage en Chine des parents de Laura-Lee,
quand ils sont allés l’adopter. « On voulait garder un
petit quelque chose de son pays d’origine dans son
nom, tu comprends ? » Je comprends pas. Je vou-
drais raconter des histoires, celles dans ma tête, celle
du Mort, je voudrais voir à travers les hommes, les
murs et les manteaux de ski. Je suis pas sûre d’avoir le
droit. Je ne suis pas en phase terminale, je ne suis pas
transgenre, je ne suis pas quadriplégique, je ne suis
pas autochtone, quoique faudrait que je demande à
ma grand-mère pour être sûre, mais elle est morte. Je
ne suis pas violée, ou en tout cas presque pas, je ne
suis pas noire, je ne suis pas voilée, je ne suis pas laide,
je ne suis pas vieille, je ne suis pas droguée, je ne suis
pas diplômée non plus, je pense que je suis alcoolique,
ce serait déjà ça, mais en même temps je ne suis pas
certaine, c’est dommage, je suis dommage, je ne suis
pas la blonde d’untel ni la sœur de l’autre, je suis juste
la fille de mon père mais il est aussi le père de sa fille,
quoique des fois ce soit pas clair, et ça c’est moi, mais
c’est souvent pas assez. Et j’ai les dents droites et les
cheveux droits et le ventre plat et un diplôme d’études
secondaires au programme international PEI et des
patins Jackson 7.5 parce que mes pieds sont étroits,
au moins 3A, avec des lames à six cents dollars que

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j’utilise maintenant juste sur la patinoire extérieure
derrière l’école primaire du village même si c’est un
blasphème de faire ça. Debout dans les anciens pa-
tins de hockey de son grand frère, pour protéger
ses beaux Josée Chouinard à mille dollars, elle me le
dit que ça a pas de bon sens de patiner dehors avec
des lames de compétition. Elle fait du stroking dans
des bottes noires trop rigides pas de pique qui l’em-
pêchent de faire des sauts, des spins et de la magie
blanche. Je devrais raconter l’histoire d’une femme
de presque trente ans qui déménage dans un patin
pour gars au lieu d’un des chalets du propriétaire des
Retraites Gaïa-mazing, mais à la place je vais faire les
horaires de la saison dans le bureau.

Je suis pas capable de partir mon feu. Ça fait trois


fois que j’essaie et je ne suis toujours pas capable de le
partir. C’est lui qui part, dans un autre foyer peut-être,
dans une forêt du Yukon, dans un camping, dans la
loupe d’un enfant qui brûle des feuilles. Je ne sais pas,
c’est son voyage, moi j’ai le mien. J’ai mon voyage,
oui. D’essayer de sauver des feux et de ne pas être
capable. Pourtant je suis bonne. Je suis bonne dans
tellement de choses. Je suis bonne dans mon lit, dans
mon divan, dans mon auto, dans mon bain, dans mon
aréna. Je souffle dans le feu très fort en pensant au
Chanteur. Le Chanteur qui a expliqué à la télé qu’il

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avait soufflé dans la balloune et que tout était ben
beau. Ben ben beau, tout le monde le trouve ben beau,
le Chanteur. Les gens connus et beaux s’en sortent,
ils ensortilègent, écrasent, remplissent les écrans et
les deuils. Il se vantait de ça, le Chanteur, de souffler
légal, de souffler pas coupable. « C’était un accident,
un bête accident. » Le Chanteur qui fait beaucoup de
vent avec sa bouche quand il s’agite sur la scène prin-
cipale des festivals. Il souffle comme le méchant loup
dans le conte. Le loup, la bête, le bête accident. Le
Mort était les trois petits cochons à lui tout seul, parti
dans le vent que le Chanteur a fait en le frôlant en
char. Un vent qui emporte tout, qui emportière. Un
vent qui m’a soulevée de la ville, qui m’a ramenée d’où
je viens, qui m’a repoussée dans le bois, qui m’enca-
bane chez les autres. Chez Merle, chez le propriétaire
des Retraites Gaïa-mazing, dans les jupes de ma mère.
Ça fait trois ans que j’essaie de rebâtir une maison en
béton, sauf que c’est pas une maison, c’est un aréna.
C’est pas moi qui l’ai bâti, c’est Merle et la compagnie
de construction commerciale qui l’engage au noir. Y
a pas un seul petit cochon qui a pensé à ça, un aréna
en béton, hein ? Je suis le porc le plus smart de la por-
tée, je me suis construit une boîte en béton armé, mes
livres de croissance personnelle en barricade. J’ai une
grande culture en ce qui concerne les livres de crois-
sance personnelle. Je ne sais pas si on peut considérer

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ce domaine d’études comme de la culture. Ni comme
un domaine d’études. J’ai une tablette complète de
ma bibliothèque dans laquelle s’entassent les troubles
de l’abandon, le triangle victime-bourreau-sauveur,
Matthieu Ricard et des livres sur les multi-orgasmes
féminins selon le tao. Des livres en barricade, des
livres en garde-fou, des livres en pont-levis. Quand
on les ouvre, il y a des petites notes que j’ai prises un
peu partout, comme si une fée était passée me dire
des secrets en bas de page. Je suis une fée, celle des
dents qui sourient même quand le parent d’un joueur
de hockey lui donne des conseils sur comment gérer
son aréna en l’appelant « ma belle ». Liste des moyens
de défense, liste des besoins, liste des émotions. Le
feu boucane, me tousse dans la face, rit de ma gueule
en donnant des coups de coude à ma to-do list du
lundi.

– Avertir Mme Elizabeth que sa strap est OK


– Commander une nouvelle imprimante
– Appeler la municipalité pour les reçus d’impôt

Les to-do lists, des poèmes qui commencent avec


des traits d’union. Je remplis des calepins pleins de
vers écrits à l’infinitif, de verbes importants et proac-
tifs. Au lieu de rappeler Mme Elizabeth pour lui dire
que sa Zamboni a été réparée ce matin, je vais fouil-
ler dans mes livres de croissance personnelle que je

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cache derrière des piles de romans pour pas que les
gens qui louent ma maison le weekend me jugent.
J’ouvre Je réinvente ma vie. J’ai recouvert le dessus avec
du papier de Noël pour pouvoir le lire au bar, dans les
estrades, dans la salle d’attente de mon esthéticienne.
Sur le papier, des couples de bonhommes de neige se
tiennent par la main en dansant. Ils ont l’air heureux,
je me demande s’ils ont déjà fait de la thérapie, je me
demande s’ils sont alcooliques, je me demande s’ils
aiment se coucher tôt, je me demande s’ils haïssent
danser sur les airs du Chanteur. Je devrais être plus
souple d’esprit, m’intéresser au polyamour et fon-
der des relations ouvertes avec ces couples heureux.
Peut-être qu’ils finiraient quand même par emprun-
ter les mots de Merle, des humoristes, des annonces
de char, de mon père. Par dire des choses comme « on
pourrait pas avoir juste du fun ? », des choses comme
« tu penses trop », des choses comme « sti que les
femmes c’est compliqué », des choses comme « ton
travail prend donc ben de la place ». Trois cent cin-
quante places assises, pour être exacte. Dix-sept mille
pieds carrés de glace, pour être exacte. J’arrache le pa-
pier d’emballage, je fais une boule avec et la mets dans
le poêle à bois. Sur la couverture originale, le dessin
d’une femme qui saute à travers des rubans de cou-
leur en s’extasiant de joie. Les livres de croissance
personnelle et les compagnies de tampons engagent

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les mêmes firmes de graphisme. Les bonhommes de
neige partent en feu, les cendres reprennent confiance
en elles, guérissent leurs traumas d’enfance. Un petit
morceau de la tête d’un des bonhommes s’évade du
poêle, atterri dans mon œil une fraction de seconde
avant d’aller faire une marque noire sur le plancher
flottant du propriétaire des Retraites Gaïa-mazing qui
y lira un signe, un oracle, l’avenir de mon bail.

On penserait que l’aréna dort à cette heure-ci,


mais les petites filles de l’équipe de compétition de
patinage artistique s’entraînent tous les matins à cinq
heures quarante-cinq. Quand j’étais petite, on se levait
à quatre heures du matin pour aller à mes pratiques.
On avait pas d’aréna au village, fallait conduire une
heure pour se rendre à la banlieue la plus proche. Ma
mère m’amenait avec deux heures de sommeil dans le
corps, deux tonnes de petit change dans le regard. À
peine revenue de son shift au sports bar, elle se pun-
chait sur le shift de mère. C’était une route que je
rêvais de raccourcir. Je roule vers l’aréna en évitant les
roadkill. J’ai déjà hâte de revenir à la maison ce soir,
toujours hâte de revenir à la maison ce soir. Revenir,
c’est toujours vingt-neuf minutes. Aller aussi. Mais
on dirait que revenir c’est plus long. C’est comme
prendre l’avion en revenant de vacances. C’est comme
prendre le pont pour revenir vivre où t’as grandi. C’est

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comme conduire un truck de déménagement rempli
de plantes bouturées à partir de celles du Mort pour re-
forester ce qu’il te reste de vivant quand un gars connu
est déclaré non coupable de l’avoir tué. Construire
l’aréna, une manière de revenir. Conduire l’aréna, une
feuille lignée, celle sur laquelle je fais des to-do lists
très importantes de ministre. Ministre des tournois de
hockey, ministre des compétitions de patin, ministre
des plans d’affaires qu’on dessine à coups de lames
dans’ glace, ministre des thermos à café, ministre des
cheveux sales, ministre des insomnies, ministre des vi-
siteurs et ministre du local des employés. Je roule de
bord en bord des marges, je tourne à gauche à la shop
de moteurs, je tourne à gauche au BMR, je tourne à
gauche au Korvette, je tourne à gauche au petit pont,
je tourne ensuite à gauche au gros monsieur qui est
toujours assis sur son balcon, je tourne, je tourne, je
tourne à gauche toujours, je tourne pour tourner en
rond, je tourne comme les enfants cet après-midi,
ceux qui vont tourner sur la patinoire. Je tourne pour
rattraper le temps qui s’enfuit avec les lignes orange
de la route qui me dégouline entre les roues, qui coule
dans le paysage que j’ai même pas le temps de regar-
der. Qui a ce temps-là ? Qui l’a économisé dans une
banque, un compte d’épargne, une poche de manteau
d’hiver, un pot de cennes noires ? J’aurais préféré que
le Mort me donne du temps en héritage. Google Maps

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me dit que c’est vingt-sept minutes, de l’aréna à la mai-
son du propriétaire des Retraites Gaïa-mazing. Moi je
lui dis : sauf l’hiver. Je lui dis, sauf quand je suis un
touriste, sauf quand je suis une personne âgée, sauf
quand je suis un élève au volant, sauf quand je suis
une saleuse, sauf quand je suis un camion qui nettoie
le bord de chemin. « Je suis beaucoup de choses », que
je réponds à Google Maps. Je suis une femme, je suis
une propriétaire d’aréna, je suis celle qui a vu l’ours qui
a vu l’homme qui a frappé mon ami sur Saint-Denis.
Je suis celle qui ne se souvient plus de rien, sauf l’ac-
cident, l’accident en boucle, l’accident éparpillé dans
les journaux, ceux dans lesquels on ne nomme jamais
le nom du Mort, toujours celui du Chanteur. Je suis
celle dont la colère a mangé la mémoire. Je ne veux pas
vivre proche de l’aréna. L’aréna est une sorte de vide,
une boîte noire dans les débris de quelque chose qu’on
cherche dans le bois. J’ai beau me magasiner une fa-
mille dans tous les sacs de hockey, je trouve juste des
rouleaux de tape à bâton qui recolle pas grand-chose.
Qui est-ce que je connais à l’aréna ? Je vois des casques
et des visières, des jupettes et des bâtons de ringuette,
mais je reconnais personne en dessous. L’équipe de
garage m’a invitée à prendre un verre après un match
amical il y a deux semaines, mais j’ai pris la route à la
place. Je ne sais pas qui leur présenter quand je me
présente. Ce serait trop long, trop long expliquer les

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cinq étapes du deuil, trop long raconter l’enfance,
la mienne mais surtout celle de ma mère, trop long
définir le mot « féministe », trop long compter les an-
nées de différence entre Merle et moi. Ce serait long
comme revenir, long comme vingt-neuf minutes. Je
manque de temps, je manque d’énergie, je manque
une marche, celle de l’escalier qui part de mon bu-
reau et déboule jusqu’aux vestiaires où on entend
des petits gars qui ne sont pas les miens jouer au mi-
ni‑hockey en attendant que leurs grandes sœurs qui
ne sont pas les miennes finissent de pratiquer leurs
double loops le mercredi soir. J’arrive à l’aréna. On
a un groupe d’école cet après-midi. D’habitude je
les booke le matin, après l’entraînement des petites,
mais aujourd’hui ma mère s’est trompée. Les qua-
rante-deux enfants s’en viennent patiner entre deux
pratiques du sport-études hockey de la polyvalente
du village d’à côté. On a construit une seule patinoire
dans notre aréna, c’est un aréna de région. Ça rend
les horaires compliqués. Je voulais aussi construire
une petite glace, mais mon partner a dit non. Mon
partner, c’est ma mère. La journée passe trop vite, j’ai
l’impression d’avoir à peine eu le temps d’être assise à
regarder le soleil faire des dégâts sur mon bureau. Le
soleil me demande pas mon avis, le soleil joue sou-
vent au golf avec mon père en Floride, le soleil n’a
pas lu les articles sur le consentement. J’haïs ça quand

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il fait beau, j’haïs ça la Floride. Le groupe arrive, je me
cache dans le bureau. J’haïs ça, les groupes. Qu’est-ce
que je fais ici ? Le soleil continue de se saouler la face
sur mes dossiers. Le groupe est un enfant à quatre-
vingt-quatre pattes qui fait des percussions dans les
escaliers. L’écho se cogne la tête partout sur les murs.
Je pense aux assurances qu’on a pas encore renouve-
lées. Je pense aux quatre-vingt-quatre lames environ
affûtées qui trancheront d’éventuelles gorges si on
prend pas plus soin de notre matériel. Faut pas que
je pense à ça. Je pense à ne pas penser. Pense pas,
pense pas. Mais quand je pense à ne pas penser, je
pense quand même. Ça me fait capoter. Je ferme la
porte du bureau, je continue de regarder le ciel bleu,
le ciel Floride, le ciel qui se met tout nu sur mes dos-
siers sans me demander mon avis. La porte s’ouvre,
s’ouvre encore, s’ouvre chaque fois, sur ma mère
qui s’est toujours demandé comment entrer quelque
part. Est-ce qu’il faut une permission pour chaque
porte ? Je regarde ses cheveux teints blonds et la re-
pousse qu’elle cache sous une tuque rose à l’effigie
de Minnie. J’ai envie de me sauver, mais je dois sau-
ver les finances de notre aréna à la place. Ministre des
sauvetages, ministre des mères sans âge. Elle me de-
mande d’ouvrir le tableau Excel des budgets de caisse,
celui des prévisions sur deux ans, celui des états finan-
ciers. On tourne et retourne les chiffres pendant une

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demi-heure qui en paraît deux mille. Qui a ce temps,
qui a ce temps ? Ministre du temps plein, ministre du
temps c’est de l’argent. Ma mère conclut : « Tu crois
pas qu’on devrait louer l’aréna pour des mariages
l’été ? » Je lui réponds que je ne crois pas au mariage.

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Merle c’est son vrai nom, je le jure. Dans le bureau,
en dessous de la fenêtre qui donne sur la patinoire
d’où je vois Mme Elizabeth remplir de neige les trous
dans la glace, Merle a installé une tablette pour dé-
poser des livres, des harmonicas, une vieille dactylo
achetée dans une vente de garage, mon livre sur les
oiseaux d’Amérique. Le livre me dit ça, de Merle : « Il
chante tôt le matin et dans la lumière tombante du
crépuscule, la plupart du temps à partir d’un perchoir
élevé. C’est une série de phrases courtes et parfois
hésitantes composées de gazouillements liquides qui
montent et qui descendent. » Je n’avais jamais lu ce
livre-là, acheté au sous-sol d’église surtout pour ses
images d’oiseaux que je détache, que je dissèque et
que j’épingle sur les murs de la toilette de la cantine,
celle qui est la plus proche de mon bureau. Je ne sa-
vais pas que c’était un livre de poésie, je ne savais pas
que c’était une biographie. Merle pose du bardeau
d’asphalte sur des toits, perchoir élevé. Merle finit des
jobs de coffrage après le souper, lumière tombante du
crépuscule. Il fait ça en écrivant dans sa tête une série

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de phrases courtes et parfois hésitantes. Merle est un
gars de construction, Merle est un gars de poèmes. Je
l’ai rencontré dans la prose d’un deux par quatre. Il
posait de la laine isolante la fin de semaine, pour pas
se faire prendre par la CCQ sur le chantier de l’aré-
na. « Le mâle visite parfois le site où sera situé le nid
avant que ne commence la construction de celui-ci. Il
se peut aussi qu’il apporte des matériaux pour le nid
à sa partenaire, mais le choix du lieu de nidification et
la construction du nid reviennent à la femelle. » Merle
est un oiseau d’Amérique qui est pas encore compa-
gnon. On s’embrassait en cachette de ma mère, de
ses enfants, dans le stationnement pas encore asphal-
té de l’aréna. J’ai compris plus tard que ses clous et
ses vis étaient une manière de dire, de siffler, de se fâ-
cher aussi. Une manière de faire des trous. Je sais pas
contre quoi y se fâchait, je pensais toujours que c’était
contre moi. Je me dis souvent que c’est de ma faute
les dégâts d’eau, les pare-brise craqués, les pierres au
rein, les tickets de vitesse, les journées de grêle, les
dettes, les mauvais souvenirs, les divorces de son ex.
Pas de chicane dans ma cabane, il y a juste moi qui vis
dedans, maintenant. Je retourne à mon livre sur les
oiseaux d’Amérique : « Il est présent dans les prés et
dans les clairières, dans les peuplements de conifères,
les bosquets d’aulnes et les terres cultivées bordées
d’arbres. Sur l’ensemble de son aire de répartition, il

30
est commun dans les champs avec haies, sur les pe-
louses, dans les jardins, dans les parcs, les vergers et
les massifs d’arbustes de la campagne, des banlieues
et des villes (y compris les plus importantes comme
New York). » Une des dizaines de villes qu’il avait ai-
mées à dix-huit ans quand il voyageait sur le pouce.
J’étais pas encore née. « Les femelles peuvent choisir
les mâles sur le critère de leur chant », et je dirais que
c’est vrai, parce que Merle chante bien, Merle chante
mieux qu’il le pense. Le matin, on se levait en même
temps que les enfants qui partaient à la poly. Pendant
que je partais le café et les grilled-cheese en les regar-
dant s’éloigner par la fenêtre, Merle allait au piano à
queue désaccordé. Il y avait d’autres instruments qui
dormaient dessus, l’accordéon, la flûte, l’autre affaire
dont j’ai oublié le nom, les partitions, les vis aussi, tou-
jours des vis, et les boulons, les gamelles et les bidons,
la poussière de gyproc, les échantillons de photos de
sixième année de sa plus jeune, les clefs du Sprinter
rouillé dans le driveway. Il chantait, toujours plus aigu
que sa vraie voix qui était pourtant grave. La voix des
merles, contrebasse. « Les mâles et les femelles de-
meurent normalement ensemble pour la saison de la
reproduction, mais s’accouplent souvent avec d’autres
individus l’année suivante. La plupart des adultes re-
producteurs retournent à peu près dans les mêmes
régions chaque année, mais les jeunes oiseaux nichent

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généralement ailleurs. » La peine monte, comme elle
monte toujours quand je lis l’histoire de l’oiseau que
j’aimais. J’haïs, j’haïs, j’haïs que Merle ait renversé sa
vasectomie pour nous, que Merle s’accouple peut-être
avec d’autres femmes cette année, que je sois jeune
et ailleurs. « Les combats sont fréquents au cours de
cette période », que dit l’auteur en parlant de la repro-
duction. Reproduction des blessures, des patterns,
reproduction des œuvres d’art qu’on cache dans nos
yeux, des traumatismes intergénérationnels qu’on
pond de nid en nid. Reproduction de recettes aussi,
celles qu’il cuisinait pour me faire plaisir quand les en-
fants étaient chez leur mère. « La pariade comprend le
nourrissage de la femelle par le mâle. » Merle m’appor-
tait du poulet panné dans le lit où je lisais des romans
entre deux « cérémonies des becs ouverts où le mâle et
la femelle s’approchent l’un de l’autre et se touchent le
bec en chantant ». Champs de rire, champs de draps. Je
referme le livre, il me déchante, il me décrisse. Je le re-
mets sur la tablette qui a la tête d’un cimetière, d’un nid
vide. Je texte la plus vieille de Merle, savoir si elle veut
manger des œufs bénédictine avec moi ce midi, quand
j’aurai fini mes appels avec le gars de la compagnie de
tapis en caoutchouc qu’on doit changer dans les ves-
tiaires. Elle me répond : « Est-ce que tu peux encore
être ma belle-mer ? » Je me demande si je devrais corri-
ger sa faute d’orthographe. Je réponds « je t’aime » à la

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place. Je me dis que les samedis devraient être remplis
d’enfants, et que les enfants devraient être remplis
de samedis. « Ils peuvent demeurer dans le territoire
de leurs parents pendant trois semaines et être nour-
ris par le mâle pendant que la femelle couve les œufs
de l’autre couvée. » Je m’ennuie des enfants de Merle,
mais je ne suis pas leur parent, même après deux ans
à leur faire des lunchs. On ne devient pas parent en
coupant les croûtes des sandwichs au jambon. Je me
dis que mon ventre devrait être rempli d’eux, et eux
de mon ventre. On mangerait nos toasts assis devant
le feu, la tête de l’un sur les cuisses de l’autre, les sou-
rires en parallèle et la promesse de vivre la vie à coup
de grosses gorgées pleines de jus de pomme bues à
même la pinte. Je ponds des nids pour eux, je ponds
des nids pour toutes les autres couvées, je ponds des
nids pour les œufs bénédictine que je vais manger
toute seule. La plus vieille de Merle me dit qu’elle est
pas disponible pour m’accompagner au restaurant.
« Les oisillons se déplacent à une distance pouvant
aller jusqu’à plusieurs mètres. » Je me demande si l’au-
teur n’a pas fait une faute d’orthographe dans le mot
« mère ».

Je traverse le village, une montagne sur la poi-


trine de mon char. Je déteste déblayer. Dehors, c’est
une journée bleu et blanc. Ce qui veut dire qu’il est

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quinze heures, qu’il a l’air de faire chaud, mais que
les bancs de neige crissent sous les bottes et que c’est
la nuit dans quinze minutes. C’est une journée fleur
de lys. Le vent veut rien savoir de moi, il me chasse
par en dedans. J’aurais dû aller jouer dehors pareil, dé-
fier le vent. Mais il fait froid, il fait bleu. C’est le vent
qui décide et je me dédouane, je me dégonfle, j’entre
dans le bar comme on entre dans un corps. Il fait
chaud. La fumée arrête automatiquement de sortir
de ma bouche. Elle trouve d’autres emergency exits.
Mes épaules, ma tête. Je suis un show de boucane.
J’aimerais demander à Merle de poser des thermos-
tats dans mon corps, même si c’est illégal qu’il fasse
des jobs d’électricité. J’enlève l’éternité de foulards
qui m’étranglent. La statique me transforme en so-
leil, en oursin, en pissenlit. On me sert ma bière sans
me demander ce que je veux. Je sais que Denise re-
garde toujours par-dessus mon épaule pour voir ce
que je fais quand elle me sert ma pinte. J’écris des em-
ails. Je suis une grande poète. J’ai enlevé mes bottes
et je mange une frite, nu-bas dans le bar. Ça passe,
parce que j’habite à la campagne et qu’on a le droit de
faire n’importe quoi ici, même lécher le fond du petit
contenant de ketchup avec son doigt ou se mettre en
couple avec le grand pin blanc qui habite un champ
à lui tout seul. Je regarde mon verre que j’ai fini trop
vite. Je me sens comme lui. Je sais qu’ils se sentent

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comme ça, les verres. J’ai de la compassion pour eux,
je devrais partir un groupe de soutien pour les verres
vides. Les verres qui ont froid par l’intérieur, qui ont
le ventre vide. Je plonge le nez dedans, je cherche
quelque chose d’invisible. Denise me regarde en riant.
Je continue mes recherches, je lève le verre entre mes
yeux et la lumière, je regarde le monde changer de
forme. Je trouve des petites gouttes de bière que le
verre m’avait cachées. C’est dur de se cacher dans du
verre. Un homme ouvre la porte du bar. Son man-
teau Fox Racing ouvert laisse voir un hoodie à l’effigie
du Chanteur. Il a de la misère à refermer la porte tel-
lement le vent rentre comme un char dans un mort.
Le vent s’engouffre, s’entête, s’empare de mon verre
et le jette à terre. Je fais le saut, je fais dur, j’ai trop bu
pour savoir retenir ce que je tiens dans mes mains.
Tout se casse et s’émiette sur le plancher du bar, au
pied de mes nu-bas, incluant le sourire de Denise qui
voit le dégât que je viens de faire. Tout le monde ap-
plaudit, comme on fait dans tous les bars. Je ramasse
les plus gros morceaux de vitre même si Denise me
dit que c’est correct. Je ramasse ma sacoche, mon or-
dinateur et l’éternité de malaises qui m’étranglent. Les
accidents me font partir. Si on me déménageait, il fau-
drait écrire FRAGILE sur ma boîte.

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L’écran de mon téléphone est collant, je laisse par-
tout les traces de ma joue. Je texte mes employés pour
m’excuser de faire leurs horaires à la dernière minute.
Ça sent la poutine et l’eau de Javel dans les couloirs
de l’aréna. Dans le bureau, je regarde les chèques, les
photocopies, les factures fripées qui s’enlèvent la vie
dans la filière mal fermée. Je m’excuse aux trombones
de les perdre, aux imprimantes de ne pas les éteindre
la nuit. Je m’excuse à mes patins de ne jamais les sor-
tir de mon coffre de char. Je m’excuse à Mme Elizabeth
d’avoir encore oublié de barrer la porte du garage de
sa Zamboni. Je m’excuse à mon char de ne pas l’avoir
branché. Je m’excuse à Merle pour la vasovasostomie.
Je m’excuse au monsieur du dépanneur de ne jamais
avoir d’argent comptant. Je m’excuse à mes yeux de ne
pas regarder le paysage. Je m’excuse au paysage de ne
pas le regarder. Je m’excuse au balcon de la sortie de se-
cours de laisser l’hiver le prendre en otage. Ça fait des
jours que je dois le déblayer. L’hiver me chicane, m’en-
chaîne aux listes, me chique vivante. Je ne sais pas il y
a combien de pieds carrés à déneiger, mais je tourne
en rond des heures avant de trouver une pelle. Je suis
poche en géométrie. Si c’était juste de moi, j’aurais
laissé ça comme ça. J’aimais voir la sortie de secours de-
venir de plus en plus opaque, jusqu’à empêcher la fuite.
Le ciel avait clairement travaillé fort pour me faire un
fort. Il fallait une compagnie d’assurances pour venir

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donner des coups de pied dedans. Il y a toujours une
compagnie d’assurances pour briser vos forts, pour rire
de vos bonhommes de neige. Je dois pelleter pour les
compagnies d’assurances, pour les services d’incendie,
pour les codes du bâtiment. Ma bonne pelle me per-
met de casser la glace en plusieurs morceaux. Je me
rappelle préférer cette texture-là à celle de la neige col-
lante, quand j’étais petite. J’aimais les plaques blanches
qui s’empilent les unes sur les autres. Les croûtes de
neige. Les gales de l’hiver. Je fabriquais des continents
dans le driveway, en mettant les plaques de janvier les
unes à côté des autres. J’ai vingt-neuf ans, onze mois,
deux semaines et je décide de faire une exposition uni-
verselle de diamants sur le garde-fou du balcon de la
sortie de secours de l’aréna. Je mets mon one-piece
de neige pour un tête-à-tête avec le moins trente de
l’après-midi. Je sélectionne les plus beaux morceaux.
Je les pose doucement sur la rambarde, pour qu’ils
tiennent en équilibre. J’en mets un, deux, trois. Je suis
le gars d’internet qui empile des roches dans un équi-
libre impossible, mais moi c’est de la neige et c’est plus
facile. Janvier passe à travers les trous que forment les
morceaux empilés, le soleil fait ce qu’il veut. Je regarde
la route et je me dis que, bientôt, des centaines de per-
sonnes vont arriver pour mon exposition universelle,
qu’on dira qu’une femme incroyable a inventé l’art
d’être un enfant avant d’avoir trente ans. Les quarante

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places de stationnement de l’aréna, déneigées à la souf-
fleuse par Mme Elizabeth, ne seront pas assez. On va
avoir besoin de contrôleurs routiers pour gérer le tra-
fic. Je regarde mon œuvre sur le garde-fou, je me garde
d’être folle. Finalement, personne ne vient. Je suis triste
parce que je me dis que c’est beau et que je trouve ça
pathétique de vivre la beauté toute seule. Je me dis aussi
que si j’avais des frères et sœurs, ils auraient aimé jouer
avec moi dans mon fort. Tant pis pour eux, ils avaient
juste à naître, ce qu’ils ont toujours oublié de faire. Y
savent pas ce qu’ils manquent.

J’ai une coccinelle apprivoisée depuis quelques


jours. Elle vit sur mon bouchon de tube de pâte à
dent, dans la salle de bain du propriétaire des Retraites
Gaïa-mazing. C’est une coccinelle avec un fort tem-
pérament. Même si j’enlève le bouchon, elle reste
dessus. Généralement, je n’aime pas les coccinelles
parce qu’elles sont nombreuses. Je n’aime pas les
choses nombreuses. Je n’aime pas les quantités. J’aime
les antiquités. J’aime les enfants bizarres. J’aime les
chauves. J’aime les chanterelles. J’aime ce qui arrive
en paquet de un, j’aime ceux qui n’ont pas de gang,
pas de clan, j’aime le chant du merle. Cette coccinelle
est pratique et unique. Elle mange les pucerons. Ils
se sont construit une ville sur le cactus de Noël qui
vit sur la tablette au-dessus de l’évier. Il fait une seule

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fleur rose par année, début février. C’est un cactus
de Noël qui ne croit pas en Jésus, c’est un cactus de
Noël en retard. Je l’aime comme ça. Je n’aime pas les
pucerons. Ils fabriquent une sorte de pisse qui rend
la tablette toute collante. Par chance, j’ai une cocci-
nelle domestique qui les mange, à ma demande. Elle
m’écoute. Je lui nomme mes besoins et elle respecte
mes limites. Nous sommes une relation mère-fille
idéale, un amour impossible. Tous les jours, matin et
soir, j’espère la retrouver sur le bouchon de la pâte à
dent. Et chaque jour elle est là, à mastiquer un à un les
pucerons. C’est une coccinelle de garde, qui attaque
tous ceux qui ne sont pas les bienvenus dans le grand
territoire de la tablette au-dessus du lavabo. Les autres
coccinelles sont paresseuses et menteuses, elles font
semblant de dormir sur le bord de la fenêtre, cou-
chées sur le dos, et bougent des fois leurs pattes, les
jours où le soleil fracasse tous les meubles et les murs
et les familles de la maison.

Merle et ses trois enfants mangent des ailes de pou-


let à la Cage aux Sports. C’est le Super Bowl. Il fallait
réserver deux mois à l’avance. Merle m’avait invitée,
mais l’hôtesse au bout du téléphone lui a dit que c’était
impossible de réserver une table pour cinq. On pou-
vait réserver une table pour deux ou quatre. Je ne suis
jamais de la bonne quantité. J’écoute Ramblin Mike sur

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internet, dans mon salon. J’écoute des vidéos YouTube
de gens qui tirent le tarot pour mon signe du zodiaque.
Ramblin Mike a de belles bagues en turquoise, un hu-
mour de mononc’ et des dons de voyance. Ramblin
Mike est un de mes bons amis, Ramblin Mike soupe
tous les soirs avec moi, Ramblin Mike habite à Daytona
Beach et je suis une de ses viewers. Ramblin Mike est
mon lecteur de tarot préféré, même s’il demande des
dons à la fin de ses vidéos. Moi aussi j’aimerais deman-
der des dons à la fin de quelque chose. Ramblin Mike
sort plusieurs cartes et me dit que si je ne me reconnais
pas dedans, je peux les jeter. Je me reconnais dedans.
Je jette les os des ailes de poulet 911 que j’ai fait cuire
pour le Super Bowl que je ne regarde pas. Je mange
le Super Bowl, je regarde mon tarot. Des milliers de
Verseau écoutent Ramblin Mike et se reconnaissent
dans mon histoire. Des millions de gens mangent des
ailes de poulet. Vingt-deux mille, pour être exacte, qui
écoutent Ramblin Mike. Quatre-vingt-dix-huit millions
écoutent le Super Bowl. Tous les Verseau de la terre
vont être surpris par février, un twin flame et le chan-
gement. Tous les gens normaux vont être surpris par
les annonces de Budweiser, le show de la mi-temps et
le touchdown d’un tel. Je suis heureuse de faire partie
de la grande famille des Verseau. Les Verseau et moi
on se comprend, on passe nos soirées ensemble de-
vant Ramblin Mike. Ramblin Mike a les cheveux longs

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et gris, il est réconfortant et drôle, il porte un t-shirt en
Gore-Tex et un bracelet en cuir, il tire le tarot sur une
table recouverte d’une nappe en plastique. Derrière
lui, il a accroché un paréo aux motifs de soleils. Il a
l’air fiable, il est un homme bon, il rit tout seul devant
des cartes remplies de dessins et une webcam. Il n’a
rien de menaçant, j’aimerais sortir avec lui. Je lui en-
voie un don avec ma carte de crédit. Je like sa vidéo
du mois de février. Il sort juste des bonnes cartes. Des
cartes de changement, de communication, d’amour, de
Sagittaire. Des cartes qui font revenir Merle dans ma
vie, avec ses enfants et son banc de scie et ses champs
de fraises et ses quarante-neuf ans. Des cartes qui
feraient disparaître ses dents serrées, mes larmes en ca-
chette dans l’auto, ses trois étages de maison-pas-finie,
les appels paniqués de ma mère, mes attentes déme-
surées, les dégâts d’eau dans les vestiaires, mes autres
attentes pas si démesurées que ça, les chicanes épui-
santes avec son ex-femme, ses yeux qui s’enfuient des
miens, les miens qui lui courent après, des cartes qui fe-
raient que je sois assez, qu’il le soit aussi, des cartes qui
feraient d’autres enfants, des cartes qui partiraient en
voilier, des cartes pour boire du café et pour jouer du
piano, des cartes pour s’embrasser sans rien attendre
au bout de la langue, sans rien demander, en donnant
mais juste assez, sans s’oublier, dans une poche ou
dans une bouche ou dans un bras ou dans un lit, sans

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se perdre, dans une rue, dans une chambre, dans un
corps trop grand ou trop petit, des cartes, des cartes,
des cartes pour peut-être juste jouer aux cartes en-
semble, assis sur un perron au soleil. Je voudrais
frimer tous les deux de mon deck et arrêter de jouer à
cinquante-deux ramasse avec Ramblin.

J’ai peur des fins d’après-midi. Ça m’arrive tous les


jours. Les après-midis m’arrivent tous les jours. C’est
une malédiction, un sort, une maladie. J’aime les jour-
nées, j’aime les nuits, mais le petit bout entre les deux
est effrayant. Je vis en attendant le noir qui me court
dans le dos. Elle a l’air fatiguée, la noirceur, elle a hâte
de tomber sur toutes les maisons, de faire cligner les
fenêtres des yeux, bailler les portes. J’angoisse quand
la nuit approche en prenant son temps. Comme si j’al-
lais mourir avant qu’il soit six heures, surtout quand
je suis chez moi. La pratique de patinage artistique a
été annulée ce soir, je dois avertir Mme Elizabeth. Je
tourne en rond, je retarde mon départ, je ratisse les
lieux en déplaçant des objets, je balaie des yeux, je bats
de l’aile, je bats en retraite. Je me mange les joues. Je
trouve Mme Elizabeth, comme toujours, dans son ga-
rage qui s’ouvre directement sur la patinoire. Elle me
salue et je regarde sa bouche qui économise ses mots
depuis soixante et onze ans. C’est une bouche qui
s’ouvre rarement. Ça fait pourtant quelques weekends

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que je la vois parler, sa Zamboni stationnée à côté du
tas de neige éternelle dehors, avec le petit Louis-Mìro
qui vient toujours à la cantine manger des toasts le
samedi matin. Ils doivent bien avoir soixante ans de
différence. Je demande à Mme Elizabeth depuis quand
elle est amie avec ce petit gars. Elle me dit « depuis
deux-trois vies ». Je regarde ses cheveux bien coupés et
son balayage blond, ses vêtements normaux du centre
d’achats. Je suis surprise qu’elle parle comme Ramblin
Mike. Depuis quand les opératrices de Zamboni sont
ésotériques ? « Est-ce que tu sais lire le tarot ? » Elle me
regarde du genre « voyons donc, tu me prends-tu pour
une vraie folle ? ». Alors je lui dis que c’t’une joke, en
allant peser sur le bouton de la porte de garage auto-
matique pour qu’elle se referme. La mécanique remplit
tous les sons, ça grince par en dedans et par dehors.
Elle me dit que Louis-Mìro rêve de devenir un joueur
de hockey de la LNH mais que ses parents sont des
architectes récemment arrivés dans la région. Ils ont
fait de leur chalet leur maison principale, mais gardent
un petit pied-à-terre en ville. On les connaît, les gens
de la ville. Ça vient vivre ici sans croire en la coupe
Stanley, sans déménager toute son linge. Le pied droit
dans le bois, le gauche encore pris de l’autre bord du
pont. Quand j’entends l’expression « petit pied-à-terre
en ville », mes routes, mon village, mon enfance se
vomissent dans la bouche. Je remonte le col de mon

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habit de neige pendant que Mme Elizabeth regarde si
son monstre a assez d’huile. Avec un chamois vert très
propre, elle vérifie que le niveau est bon et me regarde,
la tête penchée sur le côté comme une quenouille. Elle
me demande pourquoi je suis encore ici, justement, si
ma job est finie pour aujourd’hui. J’ai beau être sa boss,
je me sens toujours dans ses jambes. Des onomatopées
en forme d’excuses me tombent de la gorge alors que je
cherche ma tuque dans ma manche. Je prends mon sac
par tous les bords en m’enfargeant dans sa pile de squee-
gees, ses tourelles de seaux. Mme Elizabeth me répond :
« Non, non, c’est pas ça. Va chercher tes patins. » Les
onomatopées continuent de grêler. « Tu feras quelques
tours sur ma glace, je veux voir si j’ai fait une belle job. »
Je sors dehors dans le stationnement que ma mère a re-
fait niveler avant la neige. Mes patins sont toujours dans
mon coffre d’auto. Je ne veux pas faire attendre Mme
Elizabeth, je cours pour revenir à l’intérieur, les patins
accrochés en bandoulière. Mes patins sont gelés et mes
bas sont bien plus gros que les petits collants beiges que
je portais cinq fois par semaine quand j’étais patineuse.
J’attache mes lacets, assise sur le marchepied de sa
Zamboni. Elle boit un thé qu’elle pose sur le banc de sa
machine en me regardant faire le mouvement que j’ai fait
des milliers de fois dans mon enfance. Tire, croise, ac-
croche dans les œillets, croise, accroche dans les œillets,
croise, accroche dans les œillets, nœud, boucle, double

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boucle, accroche les boucles dans les œillets pour pas
m’enfarger dedans en patinant. J’ai beau dépasser Mme
Elizabeth de deux têtes avec mes patins, elle reste plus
grande. J’enlève mes protège-lames multicolores et je les
accroche sur le bord de la bande. On dirait deux insépa-
rables à l’animalerie. J’embarque sur la glace. Ça sent le
froid. C’est beau, la lumière des néons. C’est beau, le son
de la ventilation. Je reste deux minutes de même, immo-
bile, comme un héron qui se demande pourquoi le lac est
gelé. Comme une fille de cinq ans, le jour de sa première
compétition de patin, quand elle entend son nom dans
les haut-parleurs d’un aréna qu’elle connaît pas. C’est
beau, la fumée qui sort de la bouche de Mme Elizabeth.
Je me dis que je devrais faire ça plus souvent. Patiner,
parler à Mme Elizabeth qui ne dit pas grand-chose. Je
fais trois tours de glace, beaucoup de croisés par en ar-
rière, un petit saut de valse. Je refais les pas dont j’arrive
encore à me souvenir de la Valse Européenne que je pra-
tiquais à douze ans. Je me sens anachronique, comme
si toutes les patinoires de la terre étaient gênées quand
les adultes s’amusaient dessus. Je reviens vers Mme
Elizabeth et je freine avec le pied droit en avant, perpen-
diculaire au pied gauche qui glisse en ligne droite. Ça fait
une petite tempête de neige sur le bord de la bande. Elle
me dit « regarde l’heure, tu vois que c’était pas si pire que
ça ». Il est six heures et quart, il fait noir dehors, je ne
suis pas morte et Mme Elizabeth est une médium.

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Après la nuit, je me lève. Le temps est passé sous
les ponts, la glace aussi. J’ai un nouveau pyjama, il est
doux et par définition il est gris. Les choses grises sont
douces, c’est leur superpouvoir. J’aimerais être grise.
J’aimerais avoir des superpouvoirs. Merle est de plus en
plus poivre et sel, il fait pousser ses cheveux. Les écrans
me l’ont dit. Je lâche mon téléphone. Je vais dehors. Je
descends dans la cave faire le lavage dans le noir. Mes
laveuses-sécheuses sont dans le sous-sol. Pour accé-
der au sous-sol, je dois sortir dehors par la porte-patio,
descendre du balcon, marcher dans la neige et en-
trer par une petite porte, sur le côté du chalet. Je suis
Alice au pays des électroménagers. Aucune des am-
poules du sous-sol ne fonctionne, j’illumine ma route
avec la lumière de la sécheuse dont je laisse toujours la
porte ouverte. J’ai toujours envie d’entrer dans les sé-
cheuses, comme s’il y avait un monde de l’autre bord
du tambour. Je m’entête à ne pas changer les ampoules
de la cave parce que le propriétaire des Retraites Gaïa-
mazing ne veut pas que j’utilise le sous-sol, sauf pour
faire mon lavage. J’ai pas le droit d’y ranger mon vélo,
mes boîtes de souvenirs. Le propriétaire des Retraites
Gaïa-mazing est un homme exact et mauvais, qui cal-
cule chaque cenne, même celles des pieds carrés vides
et inutiles de ses placements immobiliers en région, fi-
nancés par des âmes perdues en quête d’ouverture de
chakras. Si je voulais garder mes boîtes de souvenirs

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dans sa cave, le propriétaire des Retraites Gaïa-mazing
exigerait que je paye cinquante dollars de plus par
mois. Pour me venger, je change pas ses ampoules.
J’avais aussi décidé de ne pas allumer le chauffage en
bas. Pourquoi je payerais le chauffage pour un étage où
j’ai pas le droit d’aller ? Tant mieux si son vieux parasol
grelotte, tant mieux si sa dalle de béton craque. Je vide
le compartiment à mousse de sécheuse qui est plein et
chaud. Je laisse les mousses de sécheuse partout sur le
plancher de béton du sous-sol. C’est pour les mulots.
C’est la plus jeune de Merle qui m’a appris à faire ça.
Il paraît que les souris et les oiseaux savent toujours
trouver le doux, dans la nature. Ils ont un sixième sens
pour ça, ils le trouvent partout où il se cache. Ensuite
ils en prennent des petits bouts pour isoler leur nid.
J’aurais dû être élevée dans une famille de musaraignes
ou de mésanges. Il n’y a pas de plus belle perspective
que d’être élevée dans une mousse de sécheuse. La fille
de Merle, elle les cueille à même la machine, avant que
son père les jette dans la poubelle. Dans ses mains ou-
vertes vers le haut, deux petites montagnes. Elle les
disperse partout dans la cour. Elle choisit ses points
de chute comme on organise une chasse au trésor. Elle
sème de la lumière de sécheuse sur son chemin, pour
tous les enfants animaux qui vivent dans les bouleaux
et les tas de feuilles et les vélos rouillés et les piles de
matériaux de construction et les abris Tempo oubliés.

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Je voudrais que la fille de Merle me trouve un coin
dans sa cour, vienne vérifier si je suis correcte entre
deux bordées de linge pâle. Je remonte chercher plus
de linge sale, que je laverais bien en public, mais je
vis seule, loin du village. J’ai trois brassées qui dor-
ment dans un panier. Trois brassées qui s’aimaient en
secret dans la chambre d’amis. Ma chambre d’amis
est devenue un garde-robe à aire ouverte où je lance
des bordels de guenilles en fermant vite la porte. La
chambre d’amis accueille jamais d’amis, je les annule
toujours dernière minute et ils me traitent de lâche.
Ceux qui me connaissent sont habitués, ils s’orga-
nisent des plans B parce qu’ils ne croient pas aux A.
Je suis en pyjama gris, je retourne dans le sous-sol
noir, et je barre au stylo Bic des choses écrites dans
ma tête. Je suis apaisée de réussir à traverser des listes,
à défaut de traverser les murs. J’aimerais faire de la
magie. Je remonte. Je remplis un chaudron d’eau que
je fais bouillir pour me faire des œufs à la coque. Je
me demande si on doit mettre les œufs avant que ça
bouille, ou après. Je m’en fous. Je mange mon œuf
à la coque, il goûte bon quand même. Je garde l’eau
bouillante pour réchauffer ma cire épilatoire au
bain-marie. Mes poils d’aisselles sont rendus longs.
Je devrais laisser pousser mes aisselles éternellement,
comme les impossibles cheveux de Raiponce. Peut-
être qu’un jour un prince charmant arriverait en bas

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de mon patio et grimperait sur mes longs poils d’ais-
selles pour me délivrer de ma solitude. Je m’épile les
jambes, les aisselles et l’aine dans l’eau de mon œuf à
la coque. J’ai des jambes à la coque, des aisselles à la
coque, des aines à la coque. Si quelqu’un me prenait
et me cognait doucement dans le fond d’une assiette,
ma coquille craquerait sans me faire couler partout.
On me déshabillerait par petits bouts pas égaux, les
pelures seraient déposées directement sur la table,
en dehors de l’assiette, pour pas déranger le sel et le
poivre. J’ai toujours peur de déranger. Je serais parfai-
tement cuite, environ six minutes.

Comme chaque fois que je respire, que je pense,


que je vis, je vais à l’aréna. Je vais toujours à l’aré-
na, même quand j’en reviens. Je travaille. Des fois je
rêve. La nuit, mais aussi le jour, en char, quand je vais
à l’aréna. Je rêve de plein de choses. Je rêve d’un camp
de chasse pas d’électricité, je rêve d’avoir une déca-
potable, je rêve d’avoir plus d’amis, je rêve d’avoir un
chien, je rêve d’adopter les enfants de Merle. Je vais à
l’aréna comme plusieurs vont à Rome. Tous les rangs
mènent à l’aréna. Quand je conduis, je risque de mou-
rir parce que j’oublie que c’est moi qui conduis. Dès
que je vois une chose, un ciel, un cheval, j’oublie que
c’est moi qui tiens le volant. Je conduis comme une
folle, le cellulaire en mode haut-parleur sur les cuisses,

49
pour pas que la police me colle, en plein meeting avec
le courtier en assurances de l’aréna. Il y a un feu sus-
pendu par des fils au-dessus des deux chemins qui se
croisent. Une lumière qui clignote jaune, comme on
en voit dans toutes les campagnes, une lumière pour
faire attention, une lumière pour laisser passer. Les
yeux ailleurs que dans le pare-brise, une main sur le
volant, l’autre qui raccroche l’appel avec le courtier,
je décélère à toute vitesse. Parce qu’un homme. Parce
qu’un homme en bleu de travail. Parce qu’un homme
en bleu de travail qui est ni sur la route ni sur le trot-
toir. Je décélère parce que c’est beau, je freine parce
que c’est fou. Je ne savais pas que ça existait pour vrai,
mais là j’en vois un de mes yeux vu : un ange. Il porte
un manteau de Ski-doo dézippé même si on gèle.
En dessous, une chemise bleu marine et des panta-
lons de la même couleur en tissu pas confortable. Le
tissu mi-jean, mi-carton que les gars de shop portent,
tissu ignifuge, hydrofuge, et tout plein d’autres mots
qui finissent en -uge comme refuge et grabuge et luge.
Je suis certaine qu’en dessous du bleu, il y a des bas
blancs et que dans les bas il y a des mollets qui voient
jamais le soleil, encore moins le sourire des femmes.
Les hommes pensent qu’ils ne peuvent pas montrer
leurs mollets, que ça les rendrait trop vulnérables.
Deux-trois voitures me dépassent, j’ai le regard qui
arrive pas à redécoller. Soixantaine d’années, depuis

50
deux cents ans. Peut-être depuis qu’il a lâché son se-
condaire trois, peut-être plus tôt, peut-être quand il
avait huit ans, pour des raisons qu’on saura jamais.
Un ange avec un ventre qui tient mal dans sa cein-
ture. Un homme à qui il manque des cheveux mais
qui ose pas les raser. Un homme avec des paumes de
mains plus larges que la longueur de ses doigts. Un
homme avec des bottes de travail en cuirette noire,
trop usées sur l’intérieur du pied parce qu’il a pro-
bablement besoin d’orthèses mais que dans la vraie
vie des vrais gens, le monde porte pas ça, des or-
thèses. Savent même pas c’est quoi. Un homme avec
la tête de celui qu’on regarde pas, qu’on regarde ja-
mais, un homme qui s’oublie, qui se rend pas compte
qu’aujourd’hui, une propriétaire d’aréna le voit, en ra-
lentissant au feu qui fait des clins d’œil en or. Je le vois,
l’ange, et il a l’air d’attendre. Je me dis que les choses
qui attendent sont plus belles que celles qui sont
déjà rendues. Les choses comme le matin, les choses
comme le sommeil, les choses comme un corps habil-
lé, les choses comme un croquis, les choses comme le
printemps. Les choses comme la couleur bleu marine,
avec l’homme quelconque dedans. C’est un ange, c’est
sûr que c’est un ange, c’est rare et c’est impressionnant
et c’est tout, c’est ça, c’est un ange aussi vrai que mon
aréna est froid, un ange qui fait quelque chose qu’on
voit plus les adultes faire, quelque chose de géant et de

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simple, quelque chose en voie de disparition, quelque
chose comme la grâce : il marche sur la chaîne de trot-
toir. Qui fait ça, qui, sinon les enfants et les anges ? Les
bras ouverts sur les côtés, les bras en outarde, le gars de
shop marche en essayant de pas tomber. Un pied de-
vant l’autre, concentré, à chercher l’équilibre sur une
bande de béton. Une ligne, une ride, il marche comme
la trace que le patin fait. L’ange ne me voit pas le voir.
Est-ce que les anges le savent, quand on les trouve ?
Il se concentre, il se balance, il attend quelque chose.
Dans mon rétroviseur, une Ford Focus arrive vite en
klaxonnant, mais je bouge pas, je suis pas capable, je
suis occupée à regarder un ange qui attend. Il est, il est
plein de choses, il est tout seul, il est lent, il est le pied-
de-vent, il est le gazon dans la neige, il est le linge qui
tient sans épingle sur la corde. La Focus me dépasse en
criant des fuck you par ses fenêtres, et j’échappe mon
téléphone qui a glissé de mes genoux, entre le brake
à bras et le reste de l’univers. Je pèse sur la clutch, re-
pars. Dans ma tête, je demande au bleu : « Comment on
fait, pour voler ? » Il ne dit rien, il ne me voit même pas,
mais il répond « attends ».

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Demain, je ne serai plus jamais dans la vingtaine.
Quand j’étais petite, mon père m’appelait la veille de
ma fête. Il me disait chaque fois que plus jamais, ja-
mais, jamais de toute ma vie j’aurais l’âge que j’avais
là. Que demain, le temps serait passé et que je ne
pourrais plus jamais revenir en arrière. Mon père ne
m’a pas encore appelée ce soir. Comme une balle de
tennis qu’on échappe d’un gratte-ciel, le temps c’est
une chose qui tombe. Ça accélère. Cet après-midi,
je ne travaille pas et la lumière se cache dans le bois.
J’allume juste les lumières du four et le feu du poêle
à bois. Les deux sortent ensemble. Ils sont un beau
couple, mais ils n’ont pas le même âge et s’embrassent
en cachette dans les ombres qu’ils fabriquent. Le
poêle a quarante-neuf ans, c’était sa fête en décembre.
Le four va avoir trente ans dans quelques heures et
dans son ventre il cuit pas grand-chose sauf de la lu-
mière. On se prépare pour une grande fête et tout le
monde est heureux : ma coccinelle, la table, les chaises
de cuisine, la boîte à bois, le tapis IKEA. On forme
une grande famille. C’est le début d’une bonne année.

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D’une année grandiose. Tout va se passer cette année.
C’est Ramblin Mike qui le dit, sur les écrans qui ne
me quittent jamais. J’ai trente ans, je vis seule dans le
bois avec ma coccinelle et Ramblin Mike. On forme
une foutue de belle famille. Je pars un jambon à la
bière. Je suis les indications de Ricardo qui ne peut pas
venir à ma fête, mais qui m’a quand même envoyé sa
recette de jambon à la mijoteuse sur Google. Ma mi-
joteuse est trop petite pour mon jambon qui dépasse
du couvercle. Mon jambon et moi on se sent pareil. Le
jambon pas cuit est dans le frigo depuis quatre jours,
j’ai pas eu le temps de le cuisiner avant, j’étais trop oc-
cupée à avoir vingt-neuf ans. Je me demande s’il est
encore bon. Je me dis que si je le fais cuire dix heures,
toute bactérie risque de mourir. Je me dis que je suis
comme le jambon, je me demande si je suis encore
bonne. Je me dis que si je me fais cuire un autre dix an-
nées, toute possibilité de fonder une famille aura collé
dans le fond du chaudron. Je voudrais qu’il existe des
agences d’escortes qui loueraient des gens pour me
prendre dans leurs bras. Les familles pourraient louer
leurs enfants. Ils viendraient me serrer les genoux en
criant mon nom quand j’entrerais dans la maison. Une
industrie lucrative se dessine, personne n’en profite.
Les femmes comme moi, en peine d’amour de la fa-
mille d’un homme vingt ans plus vieux, payeraient cher
pour se faire aimer les soirs du dernier jour de leur

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vingtaine. Tout le monde s’en fout de mes idées d’en-
treprises géniales. Tant pis pour le monde. Dix heures
passent, je veille. J’ai vieilli, j’ai trente ans. J’ouvre la mi-
joteuse : le jambon a rapetissé. Je demande à Ricardo si
c’est normal, son site me dit que oui.

Avec moi, sur moi, partout sur mon linge noir, dans
mon cœur dans mes doigts dans le fond de mon oreille,
partout, partout dans ma peau, sur mes bancs, sur mes
cuisses, sur le siège passager, puis sur mes cuisses en-
core, partout, autour et en dedans, à côté et en avant,
il y a un chiot. Il y a un chiot sur le banc passager, il y
a un chiot partout dans le bruit, il y a un chiot qui ca-
pote, il y a un chiot qui essaie de manger le vent qui
rentre par la fenêtre baissée de l’auto, même si on est
en février et que j’arriverai plus à la remonter parce
que son mécanisme va geler. Ma mère me demande, au
téléphone, pourquoi j’ai fait ça. Faire quoi ? Un crime,
un bricolage, une folle de moi. Qu’est-ce qu’on peut
faire d’autre ? Faire du pain, faire peur, faire l’amour. Je
ne sais pas faire tout ça. Je suis assise dans mon char
stationné sur les quatre flashers, les jambes croisées et
le chien en petit feu au milieu. Je lui réponds : « Je sais
pas. » Je suis une vieille folle de trente ans qui ne sait
rien, mais qui a un chien depuis vingt minutes. C’est
une femelle aux yeux blonds, molle, avec des pattes
déjà très longues. Elle pleure, elle se déchire, je ne sais

55
pas pourquoi. Je ne sais pas non plus pourquoi je suis
allée me chercher un chien. Ma mère me diagnostique,
me dit que c’est la crise de la trentaine. Ma mère me
digère, me copie-colle, me dégénère. Ma mère me dit
que c’est probablement parce que j’ai pas d’homme
dans ma vie, pas d’enfants dans mes boîtes à souve-
nirs, que c’est parce que je n’ai pas encore accepté que
le Mort soit mort, que c’est parce que je me sentais
seule. Je ne suis pas seule, que j’ai envie de répondre,
je ne suis pas seule, que j’ai envie de crier, je ne suis
pas seule parce que j’ai une porte-patio, un balcon, un
four, un poêle à bois, des vêtements qui font la guerre
sur le plancher, je ne suis pas seule parce que j’ai le
propriétaire des Retraites Gaïa-mazing. Ma mère me
dit que c’est une grosse responsabilité, un chien, et de
certainement pas compter sur elle pour le garder. Ma
mère raccroche. J’étouffe, j’ai un chiot dans la gorge.

Le chiot pleure, la tête accotée sur le bord du bain.


J’essaie de me noyer, je veux échapper au chiot. J’ai
adopté un chien, ça m’échappe pourquoi. Je suis une
autruche aquatique, un concombre de mer. Elle pleure
la nuit, elle pleure le jour, elle dort l’après-midi. Je
passe des heures interminables à chercher sur inter-
net des trucs de dressage, je questionne les blogs pour
savoir si j’ai le droit de la laisser dormir dans mon lit.
Je compose huit fois un message texte pour demander

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de l’aide à mon père. Je les efface tous parce que je me
rappelle que c’était ma mère, de toute façon, qui avait
mis notre chien propre, à l’époque. Je retourne à inter-
net qui est un parent qui m’interdit des choses, qui me
rappelle d’acheter une cage à l’animalerie. « Les chiots
ont besoin de structure », que je lis sur la page d’un
éducateur canin. YouTube me bombarde de tutoriels
pour m’apprendre à marcher en laisse. Les techniques
s’emmêlent, je ne sais pas si je dois prioriser l’utilisation
de gâteries ou l’achat d’un choker. Je pensais qu’avoir
un chien, ça ressemblerait à avoir une coccinelle, mais
plus grosse. J’imaginais marcher sur la principale avec
ma bête sans laisse, fidèle, celle qui m’écouterait quand
je dirais au pied, assis, couche, je t’aime. On nous re-
connaîtrait de loin, silhouette à deux têtes, mi-femme,
mi-chienne, ce serait poétique, voire attirant, une pro-
priétaire d’aréna qui arrive partout avec son molosse
au regard sage, « elle a une vieille âme », que tout le
monde dirait, et aussi « wow, c’est quoi son nom ? », et
je pourrais répondre « Fred, c’est Fred son nom » et
on me dirait que c’est pas un nom pour une fille, et je
répondrais que c’est un beau nom pour une chienne,
j’aurais quelque chose à dire, j’aurais un chien pour
parler. Fred pleure toujours, la tête sur le bord du bain,
les pattes aussi, elle fait tomber les bouteilles de revi-
talisant, mon espoir de repos. Ses pleurs sont irritants,
des sortes de petits cris qui appellent l’instinct en moi,

57
celui qui soigne et qui plie, plie les genoux, plie le dos,
plie les doigts autour de la petite cage thoracique d’un
chiot qui veut se faire prendre, se faire bercer, se faire
vivre. Je plonge. Le stucco du plafond de la salle de
bain redevient mouillé, le stucco retrouve son état de
plâtre, son état d’avant d’avoir été posé avec expressi-
vité sur le plafond d’une salle de bain de région par un
gars de réno trop sensible payé au noir en 93. Je vou-
drais être du stucco, je voudrais être le plafond d’avant
la décision de prendre un chien. Je prends beaucoup
de choses dans la vie. Je prends mon temps, je prends
des bains, je prends des chiens, je prends des coups de
soleil, je prends la critique, je prends ma mère sur mes
épaules, je prends rarement des congés, je ne prends
jamais de shooter. Je suis sur le dos, étendue dans le
bain, les genoux pliés sur le côté, à laisser un peu d’air
sortir par ma bouche pendant que je bouche mon nez
avec mes doigts. Je n’ai jamais été capable de retenir
mon souffle sous l’eau sans me noyer. J’émerge en
toussant très fort. Je m’étouffe, j’étouffe. Je suis peut-
être allergique aux chiens. Je suis peut-être allergique
à l’eau.

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Ma mère garde Fred. Elle disait tout le temps,
quand je sortais dehors pas de tuque, de surtout pas
compter sur elle pour prendre soin de moi si j’attrapais
la grippe. Ses soupes Lipton, quand je manquais de
l’école à cause de la fièvre, goûtaient bon. Je conduis
jusqu’à l’aréna Maurice-Richard. Le petit Michaël s’est
qualifié aux provinciaux, sa mère Johanne m’a invi-
tée entre deux larmes. Faut aussi que j’aille acheter du
bacon en vrac. Dans ma région, le bacon se rend pas.
Il faut aller le chercher en ville, il faut aller le pêcher
à la source. Le bacon sait pas conduire. Il n’y a pas
d’autobus qui se rend jusqu’à l’aréna. Il n’y a pas d’au-
tobus, mais il y a des boutiques de ski, il n’y a pas de
grossiste de bacon, mais il y a des boutiques de vélo,
des boutiques de hockey, des dépanneurs. Il y a des
magasins à un dollar, il y a des Cora, il y a des Lebeau
Vitres d’autos, il y a des salles de quilles, il y a des mai-
sons Maison Laprise, il y a des rues, il n’y a pas de
trottoirs. À la cantine, il nous manque du bacon pour
les clubs sandwichs d’après-midi. On pend du monde
pour moins que ça. On ne penserait pas que les gens

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mangent du bacon dans les arénas, mais les gens sont
les gens. Ils mangent des choses étranges dans des
lieux étranges. Comme des bretzels dans New York,
comme des blés d’Inde dans des cours d’école, comme
des frites dans les buffets chinois, comme du bacon
dans un aréna. Le bacon est une action qui fluctue
quand elle part au chalet, le bacon vaut plus en région.
Je voudrais investir dans le bacon, à la place j’investis
dans le patinage artistique amateur. Un père de fa-
mille, dans son VUS blanc de l’année, me colle dans la
bretelle d’accès à l’autoroute. Je vais lent, je vais rien, je
vais caramboler si je freine. J’ai peur des bretelles, j’ai
peur des courbes, j’ai peur des familles de skieurs qui
retournent en ville. Je respire, j’accélère, j’embarque
sur l’autoroute. Le VUS blanc de l’année me dépasse,
je sauve ses enfants de la violence de leur père. Ça me
fait du bien de sauver les autres. Ça me fait du bien
de partir deux jours. Ça en fait huit que Fred vit dans
ma vie. Je suis épuisée, je suis à bout, je m’enfuis, je
m’enfarge. Je m’en fous aussi des rénos que ma mère
a décidé de faire sans me consulter. On change tous
les tapis en caoutchouc des vestiaires parce que ceux
qu’on avait étaient usagés. C’étaient des anciens tapis
de vaches qu’un des gars de l’équipe de garage nous
avait donnés quelques semaines avant l’ouverture de
l’aréna. On s’était dit que ça ferait la job. Une auto-
route c’est laid. Ça va trop vite, ça va trop large. Je ne

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vois plus le VUS blanc. Tout le monde me dépasse par
la gauche, par la droite aussi, d’ailleurs. Mon téléphone
vibre sur mes cuisses. Je donne un œil au téléphone,
l’autre au train routier qui me postillonne dans la
face. C’est ma mère qui m’envoie vingt-sept photos de
Fred. Je les regarde en conduisant, je suis dangereuse,
je suis Indiana Jones, je suis attendrie, je suis la fille
de ma mère. Fred qui est tellement belle, Fred qui fait
que les gens me parlent plus souvent à l’aréna. Il n’y a
rien comme une chienne pour attendrir le cœur d’un
goaler, d’un ailier gauche. Les champs sont plats, les
ciels sont neige. Et il y a un bar de danseuses et il y
a un verger et il y a un Tim Hortons et il y a un via-
duc en construction et il y a une bretelle et il y a un
centre d’achats et il y a d’autres centres d’achats et il
y a un centre de go-kart et il y a un Tim Hortons et
il y a des bretelles et d’autres bretelles. Il y a des voi-
tures et des camions et des voitures qui brassent de la
boue dans le même sens que moi. Je vois les nuages
orange, loin, au-dessus des gratte-ciels. Les buildings
de Radio-Canada, de TVA, de Desjardins, la pinte de
lait. En ville, j’étais toujours occupée à fouiller dans
les poubelles des fleuristes pour trouver des champs
qui étaient nulle part ailleurs. Les poubelles pleines de
bouquets pas vendus où je sauvais le cou des lys et les
têtes des gerberas pour les ramener chez moi. C’étaient
des fleurs que j’allais mettre un jour sur le vélo blanc en

61
bas des escaliers où je vivais avec le Mort. À Montréal,
quand quelqu’un meurt d’un accident de vélo, on pein-
ture le bicycle accidenté en blanc et on l’accroche là
où le deuil pousse comme de la mauvaise herbe. La
mère du Mort fleurit son vélo fantôme depuis trois ans.
Elle nettoie le guidon au printemps, elle repeint les pe-
tits bouts où le blanc est parti avec la neige. Où va le
blanc quand la neige fond ? Où vont les morts quand
les vélos blanchissent ? Où va ma mémoire, quand une
auto la frappe ? Montréal me dirait que c’est pas de sa
faute, qu’elle était pressée, qu’elle a pas vu quand elle
a ouvert sa portière. Montréal se trouverait plein d’ex-
cuses et recevrait à peine un ticket pour avoir tué le
plus sage des gars de vingt-sept ans. Montréal ferait
des shows, Montréal marcherait sur le tapis rouge de
l’ADISQ, Montréal serait la coqueluche. La coque-
luche a tué beaucoup de gens, on va se le dire. Il y a
de plus en plus de voitures autour de la mienne, le tra-
fic ralentit. Le débit s’arrête, le bouchon des banlieues
opère. Une autoroute c’est laid, c’est long. Montréal
s’en sacre, Montréal est en vie.

La hauteur des bandes, la longueur de la glace, l’en-


droit où les bancs des pénalités sont installés, la texture
des sièges individuels en plastique. J’observe tout. Je
vais devoir prendre en note c’est qui leur compagnie
de lumières, prendre en note la marque de leurs néons.

62
Personnellement, je trouve la statue de Maurice épeu-
rante dehors. Deux adolescentes, assises derrière des
tables pliantes à l’entrée, surlignent au highlighter les
noms des patineurs qui arrivent par les grandes portes
principales. Sur la feuille, les athlètes sont classés par
catégorie : prénovice, novice, junior, senior. J’entends
l’écho d’un tango, quelque part dans l’aréna. À cette
heure-ci, ils doivent être rendus aux novices. Je sais
pas pourquoi j’attends ici, coincée dans ces légions de
petites filles armées de pics jusqu’aux dents. Elles pa-
tientent en file dans le portique, accompagnées de leurs
mères qui les tiennent par les épaules ou replacent une
mèche au fixatif. Les filles portent les robes de patin
faites par les couturières émérites de leurs banlieues
émérites. Ça sent le spray net. Ça sent mes amies d’en-
fance. Ça sent la coupe, comme diraient les gars. Les
deux adolescentes récupèrent des CD sur lesquels les
chansons instrumentales des patineurs sont gravées.
Pas de paroles, c’est la loi. On fait des montages, on
coupe la voix, on ferme les gueules. Les bandes sonores
doivent répondre aux besoins du circuit compétitif de
Patinage Québec. Je sors de la file, je la contourne, et je
rentre dans l’aréna même si une des deux adolescentes
me regarde croche. Quand j’étais en cinquième année,
je voulais faire mes compétitions sur du techno. Toutes
mes amies voulaient les chansons thèmes de Un homme
et son péché ou de Titanic. Moi, je voulais du techno, et

63
je l’avais eu. On me regardait croche, je sortais de la
file. Sur la glace, une petite fille en robe jaune fluo à
manches longues fait une arabesque en tenant son patin
dans sa main droite, le bras gauche parfaitement étiré
devant elle. Elle glisse en souriant devant la table des
juges qui ont l’air de trouver le temps long. L’arabesque
de la petite l’est encore plus. Les estrades doivent être
huit fois plus grandes que celles de mon aréna. Je me
sens petite, mais je relève la tête, je souris devant les
juges. J’aimerais couper des gorges avec des patins
Josée Chouinard. Je m’achète une frite. J’ai mon man-
teau du C.P.A. de notre village et je sais que les gens de
la cantine se demandent qui je représente. Je représente
Michaël Bilodeau, et je suis fière d’être la propriétaire
de son club de patinage artistique. Je mange ma frite, je
me promène. Je cherche les feuilles imprimées, collées
à même les murs en béton des couloirs des vestiaires.
Sous les feuilles, l’habituelle table pliante où des gros
bols remplis d’oranges coupées en quartiers s’offrent
aux mains des athlètes. Les line-ups sont écrits sur les
feuilles. Qui passe quand, dans quel ordre, contre un tel
ou pas. Je regarde la liste des petits gars qui compéti-
tionnent dans le même pool que Michaël en mangeant
une tranche d’orange. Michaël passe quatrième sur
neuf patineurs de la même division. Il y a le maudit
petit Bernard Carignan dans le même groupe, il passe
en deuxième. Le petit Carignan a un talent qui fait peur.

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Il est reconnu, dans les chambres de hockey, pour avoir
les plus beaux costumes et pour faire cinquante pull
ups à même le cadre de porte de la toilette. Ça brise la
confiance des autres petits gars pendant qu’ils attachent
leurs patins noirs. Ils se sentent petits dans leur one-
piece en Spandex, trente minutes avant la compé. Avec
des bras de même, Carignan devrait faire du couple,
mais ce petit gars-là c’est un sauvage, il patine tout seul
et atterrit des sauts qui vont le traîner aux Olympiques.
Je retrouve les parents de Michaël, dans les estrades
trois couleurs trop vides, trop creuses. Johanne est là,
à finaliser à la main le costume deux-pièces qu’elle a
cousu pour son fils dont le patinage artistique est de-
venu la passion. Le père, Réal, me prend dans ses bras.
Ils sont assis et fébriles, dans cet état de souffrance ex-
citée du parent d’enfant athlète. Johanne termine de
coudre les dernières paillettes de l’ours polaire qui va
danser sur la chemise de Michaël. Je n’en reviens pas
qu’un si petit bonhomme de chez nous se rende aux
provinciaux. Je l’ai regardé pratiquer son solo des cen-
taines de fois, atterrir son double flip une fois sur deux.
Il va faire son fameux spread eagle sur les airs de Final
Fantasy VI, dont je suis surprise qu’il connaisse la mu-
sique.

Le distributeur alimentaire ferme dans quinze


minutes. J’aurais pas dû rester pour la remise des

65
médailles. Le boulevard Pie-IX faisait rien pour m’ai-
der, défonçant mes shocks à coups de nids de poule.
Michaël, notre Michaël, médaille d’argent aux pro-
vinciaux ! J’en reviens pas de combien c’est beau un
podium en plywood recouvert de tapis synthétique
rouge. Je devrais en faire fabriquer un pour l’aréna
quand on commencera à accueillir des grosses compé-
titions dans quelques années. Michaël qui y grimpe en
deuxième, ses « patins de fille » noirs dans les pieds. Le
son étouffé des protège-lames sur le podium, comme
le bruit de quelqu’un qui cogne doucement dans une
fenêtre l’hiver. À la table pliante de la porte d’entrée,
les mêmes deux adolescentes vendaient des bouquets
d’œillets. La victoire et la mort sentent toutes les deux
les fleurs cheaps. J’aurais voulu que Johanne me serre
dans ses bras quand l’annonceur a dit le nom de son
fils dans le micro, mais il y avait un siège vide qui nous
séparait. Au cinéma, chez le dentiste, à l’aréna, je laisse
toujours un siège entre les autres et moi. Il y a des nids
de poule sur Pie-IX, il y a des nids de poule entre les
gens. Dans mon aréna, on a peut-être pas des beaux
bancs en plastique qui se replient tout seul, mais les
longues banquettes en bois permettent de ne pas sa-
voir à quel endroit ma place commence et où finit celle
de l’autre. Des bancs rétractables, c’était bien trop
cher. Je ne sais pas combien coûtent des nids de poule.
Ça doit être cher. Je suis certaine que ça se calcule.

66
C’est comme le bacon : je ne sais pas combien j’en
veux et le bonhomme du centre de distribution me de-
mande : « How much bacon do you want, Miss ? » Les
employés du centre de distribution font leur close,
le plancher de la boucherie a déjà été lavé au gun. Je
dis « environ ça » en simulant une épaisseur avec mes
mains. Je parle le langage des signes, je ne parle pas an-
glais. Je mesure les choses avec mes mains. Je mesure
les tissus, les gens, le bacon, les nids de poule, mon
cœur, les hommes avec mes mains. Le bonhomme,
petit dans ses immenses bottes en caoutchouc, m’an-
nonce une très mauvaise nouvelle : le prix du bacon
a encore monté. Je fais la blague de « pour le reste il
y a Mastercard », mais je paye avec ma Visa. Un jour,
je serai très riche et j’achèterai autant de bacon que je
veux. Pour le reste, il y a le bronze, l’or, l’argent.

67
La pose de tapis des vestiaires est plus longue que
prévu, c’est le vacarme depuis une semaine. Il faut les
tailler à la scie ronde, les découper sur mesure. Mon
aréna est un casse-tête géant, un puzzle en rubber. Il y a
une paire de bouchons dans le tiroir de la salle des em-
ployés, mais j’hésite à les mettre dans mes oreilles. Je
les inspecte, ils sont rose fluo. Peut-être que quelqu’un
a porté ces bouchons-là avant moi. Ils ont l’air propres,
mais je veux pas prendre de chance. C’est dégueulasse,
mettre les bouchons de quelqu’un d’autre. Ils étaient
dans le tiroir où on lance toutes les choses dont on
n’a pas besoin, mais qu’on n’ose pas jeter. Le tiroir
des élastiques, des trombones, des demi-feuilles de
papier, du gant perdu, des clefs sans serrure, des rou-
leaux de tape mal déchiré, des stylos qui survivent, des
élastiques à cheveux épuisés, des cartes cadeaux péri-
mées, des factures de gaz d’il y a deux ans, des boîtes de
Tylenol remplies de pilules qu’on reconnaît pas. C’est
le tiroir des rescapés, des pauvres types, des étranges,
des oubliés. C’est le tiroir des béquilles, des survivants,
des perdus, des rejets, des gauchers, des magnifiques.

69
C’est le tiroir des arts, des bricolages, des bâtons de
colle séchés, des crayons-feutres essoufflés. C’est le ti-
roir de mon aréna. J’ai mal à la tête de baigner dans le
chant des scies qui bouffent du caoutchouc du matin
au soir. L’odeur de semelles brûlées ajoute à mon aci-
dité gastrique. J’ai un pneu dans l’œsophage. Il veut
sortir par ma bouche et déraper sur les routes d’hiver.
C’est un pneu quatre saisons, c’est un pneu à clous. Il
me brûle l’estomac, c’est un pneu de char qui fait de
la drift dans mon système digestif. Ma mère arrive et
je ne suis plus capable de rien. Ma mère, joyeuse, tou-
jours. Une joie nerveuse, fébrile, qui parle aigu. Ma
mère est toute petite et marche comme un enfant-sol-
dat qui a l’air de jouer même quand il va au front. Ma
mère est un gun qui aime le rose. Elle ne porte que
du rose, même quand elle porte du mauve. Le mauve,
c’est un peu du rose, mais plus triste, plus vieux, plus
fatigué. Elle parle très vite, pleine de joie, elle a un
cadeau pour moi. Ma mère a toujours des cadeaux.
Elle sort dix-huit cannes de thon d’un sac réutilisable :
« Ça a presque rien coûté, ma cocotte ! » Ma mère a
tellement peur de me faire des cadeaux qu’elle me
confirme toujours que ça a presque rien coûté. Elle
a peur de me faire des cadeaux parce que je suis tou-
jours déçue et fâchée qu’elle cautionne le capitalisme
en m’achetant deux nappes en polyester cheap au
Walmart. « C’était deux pour un ! Ça a presque rien

70
coûté ! » Ma mère veut me faire plaisir, ma mère essaie
de trouver des racoins pour me donner de l’amour.
Je crois que ça lui fait plaisir à elle. Je fais ça à Fred
aussi. Je l’oblige à rester dans mes bras et je la flatte
en attendant qu’elle arrête de bouger. Je veux lui faire
plaisir et ça ne coûte presque rien. Ma mère m’offre
des boîtes de thon comme on flatte un chat. C’est
pas pour mal faire. Ça part d’une bonne place. Elle
veut que je ronronne, ça lui ferait plaisir. J’aimerais
qu’on m’offre des cadeaux que je veux vraiment, sans
que j’aie à redonner du petit change en retour. Dans
mes poches, j’ai toujours du petit change. Des sou-
rires, des exclamations, deux bras très minces et longs
pour faire des câlins et remercier. Dans mes poches,
j’ai plusieurs remerciements. Je vois le regard de ma
mère qui me tient par la peau du cou, elle attend que
je ronronne. Je la remercie en lui donnant un bec sur
la joue tout en lui rappelant que les thons sont en voie
d’extinction. Ma mère me domestique.

C’est la Saint-Valentin et j’ovule tranquillement au


bar. Ma mère est en date avec Fred qu’elle m’a suppliée
de garder. C’est rempli de monde que je ne connais
pas. Ceux qui ont des chalets et des passes de ski et
des visages qui ne me disent rien. Il y a aussi quelques
faces que je reconnais. Celles des deux-trois vedettes
de télé qui s’achètent des maisons de campagne grâce

71
aux cotes d’écoute gonflées par les gens comme
ma mère. « Je me suis acheté une belle ancestrale, je
vais y faire une grande rallonge contemporaine », dit
l’animateur de talk-show en parlant de la terre où il
cultivera des apéros au vin nature et la visite d’un
chroniqueur du 7 Jours. Ils viennent envahir notre
région du vendredi soir au dimanche après-midi. Je
me dépêche toujours de faire mon épicerie le jeudi.
Denise prend ma commande, me demande si je veux
une frite et je réponds non. Une madame en suit de
neige dispendieux, le fard à paupières éparpillé et
une tuque en polar à imprimé de flocons, s’assoit à
côté de ce qui semble être son mari. C’est peut-être
un cadavre, je ne suis pas sûre. J’ai envie de dire aux
pantalons de neige qu’ici, c’est pas chez eux. Qu’ils ont
beau venir tous les weekends dévaliser le frigo à bières
du dépanneur, ils ne portent pas les bonnes bottes ni
les bons coats. Ils sont des gens de la ville et ici ce
sont les rangs de terre, les pits de sable, la gravelle. La
madame aux flocons demande s’il y a du kombucha,
par hasard. J’ai envie de lui dire que par hasard, je vais
péter les pneus de sa nouvelle Tesla blanche. J’ai des
crampes, je suis de mauvaise humeur. Je change de
place, je m’assois dans les divans en face de la fenêtre
qui montre les amoureux qui achètent du miel local et
du cidre de glace sur la rue principale. La neige remplit
les trous que les voitures fabriquent en quittant les

72
stationnements, à l’heure où les petits couples s’en
vont faire l’amour au condo. Il y en a un à la table d’à
côté qui dit que c’est dommage que le chairlift numéro
4 ait été fermé aujourd’hui. La fille a des cheveux
frisés. J’aimerais avoir des cheveux frisés. Elle et son
chum ont rien à se dire mais chantent Stand by Me,
en même temps que la radio. Je devrais arrêter de les
écouter, je devrais rester dans ma première bière du
deal deux pour un de la Saint-Valentin. Denise revient,
ma deuxième bière dans sa main droite et une frite que
j’ai pas commandée dans sa main gauche. « Tiens, c’est
sur mon bras. C’t’année c’est toi ma valentine. » Elle
repart en chantant Lean on Me. Je suis sur son bras,
je suis un oiseau. Ce serait beau, de changer de job.
Je serais pigeon voyageur. Je pourrais me percher
sur un bras, livrer des lettres qu’on attacherait à ma
cheville, roucouler comme Merle. À la place je cherche
une prise où brancher mon ordinateur. Je m’enlaisse
aux murs, aux écrans. Personne ne m’enlace la nuit.
Je demande à la fille aux cheveux frisés si elle peut
m’aider et brancher le fil derrière sa chaise. Je suis en
date avec la fille aux cheveux frisés. Je réponds à des
emails, je suis un pigeon voyageur qui fait du télétravail
en mangeant des frites. J’échappe de la mayonnaise,
directement sur la touche backspace de mon clavier.
J’angoisse, il ne faut pas que la touche backspace ne
puisse plus effacer. Il faut qu’elle efface, il faut que

73
j’efface. Je ne peux pas faire ma vie sans pouvoir
backspacer. Je ne sais pas quoi faire, je suis dans le bar.
Je me mange les joues. J’ai plusieurs tics. En général,
les gens se rongent les ongles. Je ne me ronge pas les
ongles. Je suis très fière de moi. Je fais tout le reste.
Si un jour je me ronge les ongles, j’aurai tout perdu.
En attendant de tout perdre, je me mange l’intérieur
des joues. Parfois, pour être plus efficace, je pousse
sur ma joue avec ma main droite pour la coince entre
mes dents et décrocher les petits bouts de peau molle
et chaude qui me dérangent dans ma bouche. Je me
craque les doigts. Avec toutes les techniques possibles.
Des fois, je me craque les doigts en poussant sur ma
joue pour pouvoir la manger. Une pierre deux coups.
Je gratte mes boutons, je gratte tout ce que je trouve.
Je gratte les gales, les blessures, le fond de ma tête. Je
me mange les lèvres, aussi. Je fais ça, je mange mes
lèvres et ça me fait des blessures qui saignent. Ensuite
je les gratte. Je suis efficace, je suis productive, je
suis performante. Mon père serait fier de moi ! La
mayo sèche sur la touche backspace. Je prends la
serviette de table qui est en dessous du petit bol de
frites et je pèse très fort sur la touche collante. Ça
efface à toute vitesse la moitié du email que j’écrivais
à la commission scolaire pour le lancement du sport-
études ringuette. La mayonnaise renfonce dans le
clavier. Je perds patience, je perds mes mots, je soupire

74
tellement fort qu’une table entière de pantalons de
neige se retourne et me regarde. Je tâte frénétiquement
le kyste que j’ai dans le lobe d’oreille, je me craque le
cou. Je n’ai plus le choix. Je lève l’ordinateur portable à
ma bouche, je colle mes lèvres sur la touche qui efface,
j’aspire le plus fort que je peux. J’embrasse toutes les
possibilités d’effacer, j’embrasse tout ce que j’ai déjà
effacé, j’embrasse tous mes emails, j’aspire comme je
n’ai jamais aspiré, un professeur de yoga me donnerait
une médaille, je regarde, en louchant, mon texte qui se
remplit de caractères surprenants, des runes magiques
et indéchiffrables du genre « :::;llķ<;kķ,^^^²». Je me dis
que je devrais envoyer ce message à Ramblin Mike, il
me dirait ce que ça veut dire. Je devrais partir un sport-
études de tarot. Je repose l’ordinateur sur mes genoux.
J’ai tellement mis de bave que c’est pire. Tout est pire
maintenant. Dans ma bouche, il restait des petits bouts
de frites. Il y a de la mayo, de la bave, des petits bouts
de frites. J’écris à mon père pour savoir comment on
fait pour fendre un clavier à cœur ouvert et nettoyer
des touches backspace. Il ne me répond pas, c’est la
Saint-Valentin qu’il passe probablement avec une date
Tinder. Je maudis la mayonnaise, je maudis les frites,
je maudis les chérubins, je maudis les pantalons de
neige, je maudis ma bave, je maudis mon père. Je suis
un pigeon qui ovule.

75
Il est quatre heures quarante-quatre et je veux faire
un vœu. Sur mon four c’est écrit 16:44. Est-ce qu’on
peut faire des vœux, en pm ? Je décide d’aller au Canac
pour me vider l’esprit, me vider les poches. Je n’ai rien à
acheter. Mme Elizabeth m’a conseillé de me demander,
tous les matins : « De quoi ai-je besoin ? » Alors je me
demande s’il me reste des vis à bois, du duct tape, des
échantillons de couleurs de peinture. Oui, il m’en reste.
Il m’en reste tellement parce que je vis seule et que c’est
long, un rouleau de duct tape. C’est long comme les
cheveux que j’avais quand j’étais patineuse, ceux qui se
soulevaient en tresses horizontales quand je faisais des
spins. Je vais au Canac parce que je ne sais pas quoi
faire d’autre. Tant qu’à être au village, je vais faire des
choses au village. Comme aller au Canac. Je vais aller
en voyage au Canac. J’ai toujours voulu acheter une
franchise du Canac, rouler un Canac. Je répète souvent
les mêmes mots, je manque de vocabulaire. Canac,
Canac, Canac. Oui, c’est une bonne idée. Je vais partir
très loin, je ne vais peut-être jamais revenir. Je vais aller
au Canac, dans les allées que je ne connais pas, je vais
me dépayser, je vais me mettre au défi, je vais m’instal-
ler une tente et dormir là, à tout jamais, sur mon
matelas de sol. Ce sera incroyable, dans la rangée de la
plomberie. Ce sera incroyable, dans les échantillons de
tapis. Je me sens perdue. Je vais aller me retrouver au
Canac, dans l’allée des tarps. Je cherche le commis aux

76
cheveux noirs, celui qui semble être le gars le plus aban-
donné de toute la terre. J’aimerais devenir son amie, sa
sœur, sa cousine. Je crois qu’il travaille au Canac depuis
qu’il a douze ans. Maintenant, il doit en avoir trente-
cinq ou soixante et onze. Je me dis qu’un vendredi soir,
ça pourrait être lui, ma raison de vivre. Aller au Canac
et devenir la mère du commis. Je n’ai rien à acheter,
alors je prends une canne d’huile à power steering et un
paquet de cinq paires de gants blancs de construction.
Ça me donne une contenance de discontinuée.
J’arpente chaque allée avec attention, comme on visite
des temples bouddhistes. Je trouve ça magnifique, la
dévotion des outils DeWalt. Eux aussi, j’aimerais les
sauver. Leur construire une école, un puits, un pays. Au
Canac, d’habitude, on cherche ceci ou cela, on passe le
prendre, on paye, on part épuisé par la radio commer-
ciale et le regard achevé des caissières. Là, j’ai envie
d’autre chose, là j’ai envie de cinq paires de raisons de
vivre. Je fais le tour de chaque allée, avec dans mes
mains ma canne d’huile et mes gants comme seuls
compagnons. Je porte un manteau immense du surplus
de l’armée, des bottes immenses, une tuque rouge im-
mense, un cœur immense, une vie trop petite. Je tourne
dans l’allée la moins utile. Je vois le commis. Je me
cache derrière le bout de la rangée pour l’espionner.
On est vendredi, il est cinq heures vingt-deux et il
range les gros contenants de produits nettoyants pour

77
piscine. Il a l’air passionné, je me dis que ce n’est pas lui
qui fait pitié. Que lui, il sait ce qu’il a à faire dans la vie
et que son vendredi soir est rempli. Le mien est vide
d’une canne d’huile à power steering et d’un pattern de
sauveuse. Je prends mon souffle et j’avance dans l’allée,
en laissant traîner mes bottes pour me faire entendre.
Je regarde longtemps dans le dos du commis, de loin,
en criant très fort « regarde-moi, regarde-moi, re-
garde-moi » dans ma tête. Ça fonctionne. Je lui fais un
sourire trois quarts fort, un sourire qu’on mesure mal.
Celui que je garde dans une petite poche cachée de
mon visage. Il se retourne et me sourit. Ses deux ca-
nines sont pointues et ça confirme bien des choses. Il
n’est pas juste un commis. Il est un loup, un loup du
Canac, un loup qui protège sa meute de caissières, un
loup qui chasse les trous vides dans les étagères, un
loup qui nous sent venir de loin, un loup qui sait quoi
faire de ses mains. Je voudrais adopter une meute. Je
repars vers la caisse. Je regarde les sécateurs en me de-
mandant qui a besoin de ça l’hiver. Une gérante a l’air
de faire des inventaires dans son calepin, à l’autre bout
de l’allée, en tapant du pied au rythme de la radio. Elle
chantonne des paroles. Des paroles qui se rendent
jusqu’au fond de ma tête, les maudites paroles dont je
reconnais toujours la voix, celle qui m’a volé mes sou-
venirs. Quand je les entends, le vent se lève et m’arrache
encore, encore un petit bout de plus. Les speakers

78
sonnent plus fort, trop fort, les speakers prennent
toute la place dans l’allée, dans mes mains, dans le
Canac. Speakers, speakers, speakers et je kicke la canne,
je jette les gants, je laisse tout traîner sur un kit de patio
pas loin de la sortie. Je pars sans passer à la caisse. Je
quitte le Canac, je quitte la chanson, je quitte les radios
qui me suivent partout, je quitte le Chanteur qui s’y
vide de poste FM en station satellite. Je claque la porte
de ma Golf, je pèse sur le gaz comme les enfants pèsent
sur leurs bleus. Je vois le A&W, je vois le Jean Coutu, je
vois le Thaïzone, je vois l’épicerie Tradition. La voix du
Chanteur qui les inonde, les envahit, un hit à la fois,
dans la tête de tous les commis, des gars d’entrepôt,
des filles de cosmétiques, une collision à la fois sur les
artères principales. Partout, le Chanteur rebondit sur
les murs et sur les meubles et sur les sourires des fans
qui ne savent rien de moi, de la famille du Mort, du
Mort. Les grands titres « Le Chanteur emportière acci-
dentellement un cycliste » sont déjà oubliés, les
journaux chauffent les poêles à bois en toussant. Le
Chanteur est au dépanneur, le Chanteur est chez le
comptable, chez l’ostéopathe. Le Chanteur est dans la
TV, le Chanteur est dans les oreilles des joueurs de hoc-
key, dans les yeux brillants des patineuses qui vont à ses
spectacles gratuits. J’ai beau m’enfuir de Montréal,
m’enfuir du Canac, le Chanteur remorque l’accident
partout où je me stationne, où je m’arrête. Alors je

79
conduis plus loin, je conduis plus vite, je cherche l’aré-
na, ma boîte en tôle, mon château de cartes de hockey.
J’ai dû mettre cent kilomètres d’autoroute entre ma ca-
bane et la rue Saint-Denis. Je me suis cachée dans le
fond du bois pour ne plus rien entendre des voitures
qui frappent, rien entendre sauf le bruit de l’hiver qui
passe en me saluant, assis dans son tracteur à neige. J’ai
construit l’aréna, l’aréna, l’aréna, je dis toujours les
mêmes mots, l’aréna qui apparaît au coin de la rue
comme le dos d’un ours endormi, l’aréna entouré de
son stationnement dans lequel je fais chanter tous mes
pneus. L’aréna du vendredi soir, dix-huit heures dix-
huit, l’aréna pas de vœu pas le temps, parce que je
rentre sans saluer personne. La glace remplie de gar-
çons qui tournent d’un bord, de l’autre, savent même
pas faire des vrais croisés des deux côtés, savent même
pas patiner pas de bâton, la glace remplie de joueurs
paddés des tibias jusqu’au cœur, qui font des concours
de vitesse, on appelle ça des « suicides », entre les lignes
rouges, les lignes bleues, les lignes rouges, se donnent
envie de vomir tellement ils s’appliquent à se suicider,
ils freinent en même temps, on entend le son des lames
qui écorchent la glace, et je marche vite, je cours
presque, dans le passage entre la porte d’entrée qui
m’avale et les escaliers qui me recrachent, jusqu’au cu-
bicule où on a branché le système de son de l’aréna,
celui où une petite fenêtre en plexi ouvre son œil sur la

80
patinoire, la salle cyclope, qui tient le système de son
dans son ventre, branché au fil 1/8 où voyage la toune
du mois que je veux plus entendre, pas ici, toujours
bien pas ici. Je déconnecte le téléphone du capitaine de
l’équipe qui a mis le dernier album du Chanteur en
boucle. Ça fait un bruit d’explosion dans les haut-
parleurs quand je rebranche l’ordinateur de l’aréna,
l’aréna, l’aréna qui sort de son écran de veille en se de-
mandant ce que je veux. Je veux du piano, et ses notes
de boîte à musique. Une boîte à bijoux en glace.
J’entends les gars huer mon choix, me demander ce
que j’ai. Je prends le micro qui sert aux animateurs des
tournois et je dis : « Aujourd’hui, le Chanteur va ben-
cher. »

Mon char porte un masque brillant. J’essaie de


courir dans le driveway sans tomber sur le dos, mon
sac d’un bord, mon thermos à café de l’autre et Fred
dans les jambes. Ma Golf est prise dans la glace, les
quatre portes sont gelées. Je suis en retard, je suis
pressée. Mme Elizabeth m’a dit de jamais forcer la
poignée glacée d’un char, je pourrais la casser. Ma Golf
est pas consentante, ma Golf a pas envie aujourd’hui,
ma Golf a mal à la tête. Je verse un peu de mon café
sur sa serrure, mais ça fait rien. Je tire. C’est le contour
de la porte qui ne veut pas se décoller du frame. Le
chien saute d’une patte à l’autre, joue à Twister, grandit

81
chaque jour trop vite, se disproportionne, lèche le café
que la neige absorbe, en redemande. Moi je voudrais
lui demander de faire ses nuits, d’arrêter de pisser en
dedans sur mon tapis IKEA. Je pose le thermos sur
le hood, je retourne en dedans chercher un couteau à
beurre. Je ressors. Entre la porte et le body de la Golf,
je fais glisser le couteau tout le tour de la porte, en
sacrant. Je tue le verglas, je suis une meurtrière. J’ouvre
la porte contre son gré, je joue du block heater. J’essaie
le reculons, mais les pneus font du surplace, en criant
aigu. Je sors mes traction aids du coffre. J’ai pas le
choix. J’ai pas de gants. J’en ai, mais ils sont tous de la
main gauche. Je suis droitière et j’ai besoin de mes deux
mains. Où sont mes gants droits ? J’ai pas le temps, j’ai
pas de gants et j’ai pas de frein à main non plus. J’ai
seulement la première vitesse de mon auto manuelle
que je peux embrayer pour l’empêcher de glisser dans
le faux plat du driveway. Où est mon frein à main ?
J’installe les traction aids, je chausse mes roues comme
le prince enfile la chaussure de Cendrillon. C’est l’enfer,
je glisse avec mes petites bottes connes de propriétaire
d’aréna, je me tiens sur un pied puis sur l’autre, j’oscille,
je titube, je fais un triple axel, un chassé-croisé, je suis
la meilleure des jeux de pieds, j’atterris sur les mains,
c’est du jamais vu, ovation debout, dix sur dix, les juges
pleurent d’émotion. Je recommence trois fois la danse
des traction aids. Allumer l’auto, avancer d’un pied,

82
embrayer en première, éteindre l’auto, sortir de l’auto,
retrouver les traction aids dans la glace, les remettre en
dessous des roues, retourner dans l’auto, la rallumer, ne
pas caler, recommencer. Je réussis à sortir de l’entrée,
les pneus s’époumonent. J’ai tellement peur de rester
prise une quatrième fois que je pars sans mes traction
aids. Je les regarde dans le rétroviseur, pris dans la glace,
mes traction aids pleurent, mes traction aids ont froid,
j’ai abandonné mes traction aids. Fred vient s’asseoir
sur moi, je crois que c’est illégal. Elle est rendue trop
grosse, je vois à peine la route entre ses deux oreilles
dans lesquelles je plonge mon nez jusqu’au cœur. Je
m’en fous de voir la route, je m’en fous d’avoir une
chienne hors la loi, je suis libre, je suis dépognée, je fais
la révolution dans le stationnement du propriétaire des
Retraites Gaïa-mazing. J’abandonne mes traction aids,
mes jumeaux, mes héritiers légitimes, je pars, je suis la
meurtrière au couteau à beurre, celle qui tue l’hiver à
mains nues.

Je ne sais pas si je devrais m’arrêter. Le nombre de


fois que Merle a embarqué des pouceux, même avec
ses enfants dans l’auto. Assis entre les deux plus jeunes,
des hommes pêchés sur le bord des autoroutes fai-
saient un bout de chemin dans une van familiale. La
forme floue arrive vite dans mon pare-brise. Il y avait
des pouceux qui parlaient trop, le genre de gars qui

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se saoule aux mots. Il y en avait d’autres qui se tai-
saient, qui regardaient leurs bottes, qui avaient envie
de pleurer peut-être. Des fois, ils sentaient fort. Des
fois ils sentaient fragile. Les enfants se tenaient des
deux côtés, strappés dans leurs sièges de bébé. C’est
le bordel dans mon char, il y a trop de sacs réutili-
sables à moitié vides sur le banc passager, il y a mon
snowboard en diagonale et il y a deux boîtes en car-
ton pleines de retailles de bois de construction que
Merle m’avait données avant qu’on se laisse. Il y a mes
Rollerblade, une pelle, des mitaines solitaires, des sacs
en papier du A&W, deux romans pas chers de la li-
brairie d’échange couchés dans la slush par terre. Il y a
Fred qui pleure de joie, qui me tape sur les nerfs aussi,
qui encombre mon char de ses poils, de sa bave, de ses
désobéissances. J’ai pas de place pour aider mon pro-
chain, j’ai pas de place pour un humain. Je vois la forme
de plus en plus proche, elle enfourche la ligne orange,
le bras tendu vers le trafic, un cowboy sans cheval. À
la dernière minute, je mets mon flasher. Je m’arrête.
« Deux secondes, je vais juste toute sacrer en arrière. »
Cinquantaine d’années, probablement vieux depuis
cent ans. Il s’assoit à côté de moi, sur une couverte
mexicaine que j’ai pas eu le temps d’enlever pendant
que je pousse ma chienne en arrière. Fred qui pleure,
Fred qui fait de l’anxiété de séparation, Fred qui de-
vrait lire des livres de croissance personnelle. « Faque

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je m’en vais à la shop de lumières, celle à gauche du feu
jaune, tu peux me laisser là, ça va être ben beau. » Je
suis chanceuse, mon pouceux n’est pas un meurtrier.
On jase. Je suis bonne pour faire la conversation. Je lui
pose des questions. J’ai appris ce truc-là tôt dans la vie.
Les gens disent que je suis sociable. Je devrais vérifier
dans le dictionnaire, voir s’il existe une définition pour
quelqu’un qui a appris à rire fort même quand c’est pas
drôle. Je regarde mon passager sans qu’il s’en rende
compte. Il m’explique qu’il trouve ça rough les shifts
de nuit. Il a l’air trop grand pour ma Golf. Ses deux
mains se tiennent compagnie, entre ses genoux. Je lui
demande ce qu’il aime dans la vie. Il parle de la shop
de lumières, du fait que depuis des années, il demande
pour travailler de jour, mais ses boss disent toujours
non. On parle du gouvernement, des maladies inven-
tées en laboratoire, des théories de conspiration. On
s’entend bien. On se met d’accord sur le fait que les
extraterrestres existent. Je suis surprise qu’on se confie
après dix minutes, les extraterrestres c’est intime. Je me
dis que ce serait doux de partir sur la route, à tout ja-
mais, pour me mettre au service des pouceux. Je ferais
le tour du monde pour les retrouver tous, les porter
un bout, les déposer. Je demande au gars pourquoi il
change pas de job. Il m’explique qu’il aurait vraiment
aimé devenir chauffeur de camion, pour voyager. Que
la formation est juste six mois, et que la compagnie

85
de truck te charge juste cent trente-deux dollars pour
faire le cours de conduite poids lourds. Le problème,
c’est qu’il gagne pas assez à la shop de lumières pour
pouvoir pas travailler pendant six mois. « Ce serait vrai-
ment pratique si mes boss me renvoyaient, j’aurais du
chômage. Mais y’ont trop besoin de moi. Même si y
me laissent au poste de machiniste, y m’utilisent sou-
vent pour faire de la programmation. J’ai appris plein
de langages par moi-même sur internet. Tsé que je
fais souvent la même job que des gars payés cent mille
piasses par année ? » Je lui dis que c’est dommage, que
c’est vrai que la vie de camion ça serait bien. « En même
temps, je sais pas si je pourrais emmener mon cocka-
tiel sur la route avec moi. » Il tourne son visage vers
moi, pour la première fois, et ses yeux sont remplis de
bout du monde, de plumes, de chants, d’oiseaux pré-
historiques. Sa plus grande passion, qu’il me dit, c’est
les oiseaux exotiques. Sa Lucie, elle a dix-huit ans. Il at-
tend que je réagisse, mais je ne sais pas, moi, si c’est
beaucoup. « Les cockatiels c’est censé mourir à qua-
torze ans ! » Il me raconte comment d’autres passionnés
partent en Nouvelle-Zélande, au Brésil, en Indonésie
pour ramener des œufs de perroquet, de canari. Il me
raconte combien de mots Lucie connaît. Il me raconte
qu’elle fait pas juste imiter les sons, elle les connaît et
les produit pour s’exprimer. J’aimerais être un cocka-
tiel, moi aussi. J’aimerais dire « bonjour » et que ce soit

86
honnête. Je lui demande si Lucie est sociable. On arrive
à la lumière et je passe à deux doigts de proposer qu’on
continue la route ensemble, jusqu’aux Antilles où on
irait acheter une douzaine d’œufs. Il ouvre la porte
et je lui dis que je suis la propriétaire de l’aréna, qu’il
peut passer quand il veut. Que ça paraît pas, mais que
la cantine est ouverte le jour et que le bacon y est bon.
Que mon petit staff Brouillard fait des sacrés bons
McMuffin. Il sourit et part à pied, sur l’accotement. La
lumière est encore rouge. Je le regarde qui s’éloigne.
Il fait une petite steppette, saute sur la chaîne de trot-
toir, marche un pied devant l’autre. « Tabarnak. » Je dis
tabarnak à voix haute, je dis tabarnak en riant, je dis ta-
barnak comme on dit je t’aime comme on dit j’ai peur.
Tabarnak comme magnifique comme vrai. Tabarnak
comme dans cibole, je l’avais pas reconnu. Je souris tel-
lement fort que ça fait du bruit. Tabarnak, c’était mon
ange.

87
La soirée spaghetti annuelle pour la levée de fonds
du club de hockey commence dans quarante-cinq mi-
nutes. Ma mère me texte pour me dire merci. « Je peux
juste pas les soirs, tu me connais, j’haïs le soir. » Elle
m’abandonne, m’envoie au front, me lègue ses peurs.
On fait ça directement sur la patinoire où on a dérou-
lé plein de tapis qui sentent la poussière et le vinaigre.
Mme Elizabeth a passé l’après-midi à installer les
tables qu’on a louées à la cabane à sucre commerciale
du village d’à côté. Les familles arrivent, Fred court
sur la glace et tombe souvent sur le côté. C’est drôle,
c’est adorable, c’est le bout de la marde. Je l’enferme
dans le bureau avec un os à soupe qu’elle va gruger une
bonne demi-heure, le temps que la soirée commence
du bon pied. Le bon pied, celui qui a pas le droit de
se mettre des patins, même si on passe la soirée sur
la glace. Sécurité, assurances et parents saouls. Pas le
droit de patiner. On a aussi loué des jeux de lumière
parce que « ça me rappelle les discothèques », comme
dirait Mme Elizabeth. Tous les parents des joueurs de
hockey viennent jouer au bingo et s’enfiler des pintes

89
de sauce tomate. Les parents sont ravis et font des bla-
gues en buvant des bières commanditées pas buvables.
Les parents se demandent si les Canadiens vont faire
les séries, Brouillard fait sourire tout le monde avec ses
Blackhawks en qui personne croit sauf lui. Les mères
ont du rouge à lèvres brun et des camisoles Punta
Cana. Les pères se tiennent debout, les mains dans
les poches des hoodies XL qui leur donnent un « air
yo ». Les adolescents ont honte. Tout est pour le mieux
dans le meilleur des mondes. On attend jusqu’à cent
personnes, ce qui n’est pas surprenant parce que la soi-
rée spaghetti du club de hockey est l’activité la plus
attendue du village. Je déteste les soirées et je déteste
le hockey. Je déteste les soirées où je déteste le hoc-
key. Chez mon père, dans la bibliothèque du salon, il
y avait juste la biographie de Bobby Orr et les 365 pen-
sées de sagesse de Wayne Gretzky. Pendant les vacances de
Noël, j’allais chez lui le vingt-quatre décembre seule-
ment. Il me lisait Le chandail de hockey comme on lit la
Bible. Je détestais monsieur Eaton comme un enfant
dévoré par les mites. Il me souhaitait joyeux Noël en
refermant le livre plein d’images tristes. Je fermais les
yeux pour chercher les bruits du père Noël sur le toit.
Je trouvais juste les cris des vieux matchs de hockey
du temps des Nordiques que mon père réécoutait sur
des vieilles cassettes. Ça vibre dans ma poche, ça doit
être ma mère, encore. Je suis trop occupée à sourire

90
à des gens qui veulent savoir comment je vais, mais
qui me demandent toujours comment va l’aréna. « Si
seulement je vous montrais les états des résultats des
derniers mois », et les gens rient, sans savoir c’est quoi
des états des résultats. Je ne sais pas non plus, c’est ma
mère qui s’occupe de ça. Je bois, je mange, je répète
des mots. Je suis bonne, j’ai appris à être bonne. Je fais
des blagues, je danse, je m’emporte sur la politique et
je serre dans mes bras les enfants qui pleurent. Je rem-
plis doucement l’aquarium, verre après verre. J’arrive
pas à compter, mais on doit bien être rendus quatre-
vingts sur la patinoire. Je suis proche de la table du
buffet, à côté du bar à salade iceberg. Je me dis que
le monde savent pas qui je suis. Je marche, je parle,
je fonctionne. Je suis aussi vraie qu’une Zamboni. Je
devrais peut-être faire un toast, m’avouer. Je pour-
rais me mettre debout sur une chaise pliante et taper
mon verre en styromousse avec un couteau en plas-
tique. J’annoncerais, haut et fort, que j’ai peur des fins
d’après-midi. Je pourrais leur dire que j’ai vu la vieille
madame qui habite au-dessus du dépanneur poser des
plastiques dans ses fenêtres avec son séchoir à che-
veux. Que ça m’impressionne parce que je sais pas
comment faire ça, moi, poser des plastiques dans des
fenêtres. Les gens crieraient « Un bec ! Un bec ! » et je
m’embrasserais. Je leur dirais que j’ai envie de boire en
leur compagnie jusqu’à ce que ça soit le fun. Ça va le

91
devenir à un moment ou à un autre. Du fun à crédit,
du buvez maintenant payez plus tard. Je vais comp-
ter mes dettes en nombre de Tylenol et de souvenirs
malaisants où je flirte avec mes employés de dix-neuf
ans. Si je faisais ce discours-là, je finirais par tomber
de la chaise pliante qui se refermerait sur mes tibias.
Je m’abstiens. Je marche jusqu’à la bande de la pati-
noire pour me percher dessus, compter on est rendus
combien. On est trop, on est cent, je suis sens des-
sus dessous. J’ai mal à la tête. Je vais voir Brouillard,
entouré de son public, assis à la table des filles de pati-
nage artistique qui font acte de présence au souper de
la ligue de hockey. Je pique la bouteille de Sex on the
Beach qu’il a apportée dans son sac réutilisable caché
en dessous de la table. Je lui avais dit que je voulais pas
qu’il apporte son propre alcool. Je pars rejoindre Fred
qui crie son isolement maintenant que l’os à soupe est
grugé, je pars me noyer dans la beach du bureau. En
haut des escaliers, je regarde tout ça. L’aréna, les ados,
les parents, le disco. Ils ne connaissent que la pointe
de ma salade iceberg.

J’aime pas les fêtes, j’aime pas le soir, j’aime pas la


draft. J’aime le bois, la boucane, la pluie, le matin, le
café, les livres et les yeux tristes. J’aime les humains,
mais un à la fois. Il y en a huit milliards sur terre, je
me demande combien de jours va durer ma vie, si

92
j’aurai le temps. Des dizaines de soldats en panique
courent dans mes poumons, se perdent dans la brume
de la cigarette de trop. Je fais ça aussi dans les soirées,
je roule des cigarettes mieux que personne, j’ouvre
des bouteilles avec des lighters. Je suis tough, je suis
hot, je suis trop. Pourtant, je ne suis qu’une personne.
Je mange toujours pour deux. Du spagatti, comme ils
disent. Il en reste sur mon t-shirt, je mange toujours
jusque sur mon linge. Je reste pourtant très mince. Il
y a trop de visages entre mes repas, trop de paysages,
trop de chemins, toujours trop de chemins. Ils me di-
gèrent, ils me maigrissent. J’absorbe les tristesses et
les peurs et les questions qui s’écrivent dans les yeux
des autres, ça fait moins de place pour les calories.
De places, oui, de places assises, de places debout, le
parterre coûte plus cher, cheap tickets, billets, tickets
tickets, mon cœur est un scalper qui me refile une
passe backstage à la porte principale de l’aréna, et
il y a trop de gens, trop de petites filles, de garçons,
de parents, de coachs, d’équipes, de distributeurs de
napkins, de machines distributrices de stickers bril-
lants, de matchs nuls, de chevilles virées, de double
salchow pas atterris, de « we will rock you » et de cross-
check dans’ gorge. Je suis une pile très puissante, mais
qui se vide vite. Je dois me promener partout avec des
câbles à booster. Il y a une marée qui monte, qui brise
les châteaux de sable dans ma gorge. J’ai honte, j’ai

93
trop bu, les métaphores s’en vont dans tous les sens.
Pourtant je suis bonne, je suis bonne bonne bonne.
Plus tu le dis, plus tu l’es. Je suis drôle. Je bois. Je dis
des blagues de moins en moins drôles. Je bois. Ensuite
j’ai honte. Ensuite je bois encore. Ensuite je ris trop
fort. Je m’irrite. Je vais aux toilettes, mon reflet me
griffe les joues, je fais des grimaces qui s’oublient vite.
Je plonge, je me trempe, pour éteindre quoi, je sais pas,
pour m’allumer, oui, allumer toutes mes phrases, ma
répartie, mes rentabilités. Tout le temps, des pétards
qui m’explosent en dedans, entre chaque poil, chaque
dent, des mines antipersonnel, une sorte de panique,
la fébrilité d’être trop parmi trop de gens, l’envahisse-
ment de tous les sentiers. Sentir et entendre, le regard
de la mère de Chloé, les noms à coucher dehors de
tout le monde, la coke dans le nez du père de Piérique,
le rire aguichant de Piérique qui se sait déjà belle à
onze ans, Brouillard qui regarde Lili, mon père, mon
père, où est mon père, les mères, ma mère qui est pas
là, que je voudrais pas voir là, ma mère qui dort, moi
qui veux dormir, les yeux, des yeux, toujours des yeux,
toujours deux, même ceux de Fred qui est tannée, qui
regarde la porte de la sortie de secours par laquelle on
part tous les soirs, la sortie VIP, la sortie des boss. La
fébrilité s’est construit une piscine à vagues dans mes
muscles. Je prends des bouillons, je me remplis d’eau,
je me remplis de trop, je me bouche le nez mais je sens

94
tout pareil. Les gens qui parlent me transforment en
monstre, en tempête de pluie. Je fais des backflips
dans le Sex on the Beach, c’est bon, je sens moins, je
sens rien.

Je cherche mon manteau, il est sur mon dos. Maudite


niaiseuse. Je cherche mes clefs, Fred suit en me pinçant
les bottes du bout des dents, en faisant des huit entre
mes pieds qui s’enfargent, s’encombrent. Partir, juste
partir, même si je tombe dans le stationnement. Où
sont mes clefs ? La centaine de voitures stationnées qui
me regardent avec des gros yeux, je leur dis que ce n’est
pas l’alcool qui me fait tomber, c’est la glace, toute la
glace, celle en dedans, celle dehors, toute la glace, okay ?
Les autos ferment leur trappe. Mangez de la marde,
mangez de la glace. Je retrouve mes clefs, qui étaient
dans mes mains. Je roule. Je suis une fugitive, une fa-
tigante, une figurante, une fin du monde qui chante à
tue-tête par-dessus les speakers qui me font des back
vocals. Tout le Sex on the Beach qui me coule sur les
joues, qui sort des deux trous que j’ai dans la face. Je
descends la côte des vergers, celle qui apprend aux gens
à voler. Et je chante, et je cante, tout est là sans rien de-
mander d’autre que repeat, que repeat les fenêtres, que
repeat la pluie dans les visages. Il me reste dix-huit mi-
nutes à faire du slalom entre les ratons laveurs et les
patchs de glace noire. Mon cerveau est lourd dans la

95
casquette des Blackhawks que j’ai volée à Brouillard
en partant. Je pense qu’elle me va bien, même si moi je
vais moyen. Il commence à faire clair, l’axe de la Terre
penche de mon bord. J’aurais dû rester chez nous à
manger du feta en regardant mon tarot. Je suis rendue
loin dans mes pensées, à sentir le ventre de Merle qui
remplissait tout mon dos. Mais la voiture est pleine,
pas de place pour un oiseau d’Amérique. « NON ! » que
je dis à Fred qui braille sur le siège passager. Elle ha-
lète, le museau collé dans la vitre. Elle finit par coucher
sa tête sur mon ventre, sa gorge traîne sur le brake à
bras, et nous traversons l’amour qui est dans le pré qui
est dans la branche qui est dans l’arbre, avec les tem-
pêtes de neige en back vocals et les pneus à clous pour
le drum. Les vitres pleines de bave, les vitres pleines
de givre, les vitres pleines de l’éventuel lever d’un so-
leil sur la hanche d’une montagne. Le ciel qui a toutes
les réponses, réponses comme bonne soirée, réponses
comme bon appétit, réponse comme regarde-moi
papa je suis bonne je suis forte je suis meilleure, ré-
ponse comme bleu marine et mauve et pruches et
lignes jaunes qui m’hypnotisent sur l’asphalte. C’est le
tour du monde en quatre-vingts détours, aller-retour,
le soir le matin le soir le matin le soir, pour retrouver
de la solitude payée en pleins de gaz après des jour-
nées à l’aréna, des journées de chiffriers, des journées
de salut bonjour comment ça va vraiment bien et toi

96
ça se passe comment ces temps-ci la business ça se
passe super bien mais c’est pas évident en famille haha
oui c’est clair je peux même pas imaginer en effet tu
peux pas imaginer en tout cas bonne chance oui merci
bon match yes je vais donner mon cent dix pour cent.
Combien de gaz je dépense par semaine ? Je pourrais
m’acheter une maison, juste avec le nombre de tinques
que je vide aux deux jours. Je pourrais empiler tous
les bidons rouges, un par-dessus l’autre, attachés avec
des tie wraps. Si quelqu’un approche, je m’allume une
toppe. Et alors boum, la solitude qui s’impose en fai-
sant sauter tout le monde. Sauf Fred bien sûr, Fred
que je finis par aimer, Fred qui sent le puppy et la
pisse, Fred que j’empaillerais juste pour le plaisir de la
flatter sans qu’elle se débatte. J’arrive à la hauteur de
la scierie, qui entre chaque fois par mes fenêtres, ha-
billée de son odeur que tout le monde aime. Je pense
aux arbres à qui on coupe les pieds, tous les jours. Ça
me fait de la peine. À ma droite, je vois le Pin Blanc.
Son contre-jour, dans le ciel déjà lendemain de veille,
fait la révérence. Au milieu du champ, à vingt mètres
d’un boisé de bouleaux, je me demande s’il se sent
seul. Peut-être que non, peut-être que c’était son choix
de germer dans ce petit carré de foin là, il y cent ans.
Il sait danser, les deux mains ouvertes en calottes, un
peu penché. J’y demanderais de marcher à mon bras si
je me mariais un jour. Je me marierais bien pour un pin

97
blanc. Je pense à ses pieds, j’ai peur qu’on les coupe,
qu’on les transforme en plancher, en deux par quatre,
en ripe à cheval. Je rentre dans cette chute-là, celle de
quand mes yeux chauffent, de quand je me remplis à
ras bord du vertige trop grand, de quand j’oublie que
c’est moi qui conduis. J’oublie, j’oublie tellement de
choses partout. Je perds mes clefs, je perds mes bas, je
perds la conscience de mon corps. J’oublie de mettre
mon clignotant à gauche, j’oublie de peser sur la pédale
de frein pour ralentir avant le stop. J’ai les yeux pleins
d’eau, j’ai les yeux pleins de pin, je vois rien. La per-
pendiculaire de la route arrive trop vite pour ma tête
enterrée vivante dans les pensées trop creuses. Mon
cerveau dit à ma jambe de peser sur le frein, mais ça ne
fait rien. Mon corps reçoit une shot de quelque chose
qui le fait spinner trop vite. Je reviens un peu à la sur-
face, j’essaie de peser encore, mais ça ne fait rien, ça ne
fait rien, ça ne fait encore rien, et mes yeux s’ouvrent
plus grands que mes paupières, et mes bras s’étirent
et mon dos se colle dans le banc et je me réveille fina-
lement, comme un coup de poing sur la yeule, je me
réveille d’être allée pleurer les pins ailleurs, au point
d’oublier de conduire, et quand je réalise ce qui m’ar-
rive, je panique et je pèse le plus fort que je peux et on
dirait que la pédale s’enfonce dans la mort qui me dé-
file devant les yeux alors que le croisement de deux
routes dans le presque trafic du matin se rapproche

98
de mon pare-chocs, de mon pare-brise, de mes peurs,
et alors le temps capote, et le Pin Blanc me regarde au
loin, il ne peut rien faire, les chevilles dans le gazon
gelé, et j’ai peur, soudainement j’ai peur, oui c’est ça
j’ai peur, le temps arrête de fonctionner comme du
monde, je comprends rien, ça va vite mais j’ai le temps
de penser, le temps capote, il ralentit et me montre un
million de petits détails dans l’instant qui est en train
de se passer et alors je vois mon écouteur pendre à
mon oreille, je ne sais même pas ce qu’il fait là, j’écou-
tais la radio il me semble, je vois mes dix ongles dans
le volant, je vois les phares de la voiture qui arrive à
droite, je vois qu’elle va peut-être me rentrer dedans,
je vois la shop de petits moteurs en face, de l’autre
bord de la rue, je remarque la pancarte accrochée sur
la porte où c’est écrit « On est fermer », je remarque
le mauvais accord du participe passé, je remarque que
tout va changer pour toujours, que si je ne meurs pas
je vais être gravement blessée, je réalise que j’ai peur
d’être défigurée, de perdre des dents, et j’ai peur d’être
laide. Je mets mon bras droit devant Fred pour la pro-
téger de rien pantoute, et j’entends Mme Elizabeth
dans ma tête qui me dit, qui me dit, que quand on perd
le contrôle d’un char faut pas bouger le volant et rester
le plus mou possible, alors j’essaie de me ramollir, et
j’attends, et j’attends, j’attends des heures qui ne sont
que quatre secondes, peut-être trois, j’attends de voir

99
ce que sera le reste de ma vie après la route que je tra-
verse sans avoir été capable de freiner.

« Arrête de t’excuser, ma belle, c’est correct, tout


va être correct. » Une bouche parle au-dessus de
ma tête, je comprends pas ce qu’elle dit. J’entends
quelqu’un qui arrête pas de s’excuser. La bouche
prend mon poignet. Je suis où ? Une grande fête, oui
c’est ça, un party, je dois être encore au party, les lu-
mières qui tournent, qui flamment sur le mur, rouge,
bleu, rouge, bleu, la porte au bout de mes pieds, ou-
verte comme la bouche qui parle, une porte qui
montre la neige, le vent qui rentre, qui prend, le ciel,
bleu, rouge, bleu, y a des crécelles et du criard, j’ai
mal à la tête, ça tourne, bleu rouge bleu rouge. Est-
ce que je suis à un match des Canadiens ? J’ai pas le
souvenir d’aller au Centre Bell, j’ai pas de souvenirs.
Je suis où, c’est qui, qui est cette bouche ? J’ai envie
de dormir, j’ai tellement envie de dormir. Je suis où ?
Je veux me lever, ça tournerait moins, c’est pire sur le
dos, laissez-moi me mettre debout, ma tête, immense,
ma tête planète, je rentre dans le plancher, on dirait
que le plancher bouge, j’enfonce, je recule, si seule-
ment je savais j’étais où, j’ai envie de vomir, je veux
me lever. La bouche m’attache, me dit de rester calme,
que tout va bien, « elle est consciente, c’est beau, on
décolle ». On décolle où, on vole ? Je suis qui, je ne me

100
rappelle pas qui je suis, tout est gluant. « Tu vois com-
bien de doigts ? », la bouche arrête pas de parler, elle
tient ma tête, questionne, à qui elle parle ? « Regarde
ici, combien de doigts tu vois ? » Allez ! Réponds ! Que
la personne qui voit les doigts réponde ! Pour que la
bouche se taise, me laisse dormir. Je suis fatiguée,
oui je suis tellement fatiguée, laissez-moi dormir.
« Reste avec moi ma belle, raconte-moi donc ta soi-
rée. » Je ne sais pas c’est qui, je ne sais pas je suis qui.
Je vomis. J’arrête pas de vomir, la bouche me tourne
sur le côté, me laisse me vider. J’émerge, je remonte,
par la gorge, par la bile, je reviens ici, ici, mais oui ici,
sur la route, la route de l’aréna, fuck fuck fuck, j’ar-
rête pas de vomir, et plus je vomis plus je reviens. Où
est Fred, où est mon char, où sont les doigts que je
devais compter ? La route, le pin blanc, la patinoire
remplie de monde, j’ai mal au cœur à mesure que les
images me reviennent. Bleu, rouge, bleu, les sirènes,
les cris, le coin de rue Jean-Talon Saint-Denis, les ru-
bans jaunes caution do not cross, la sandale du Mort,
son sac éparpillé pas loin du vélo plein de nœuds, la
canicule, la soirée normale, celle où on se dit à peine
bye et salut parce qu’on est censés se revoir dans
quelques heures, son bec sur mon front, bleu, rouge,
et la police qui me demande si je le connais, bien oui
que je le connais, l’envie de vomir, là tout de suite, sur
la rue Saint-Denis, dans les bras de la police, vomir,

101
j’arrête pas de vomir, tout remonte, le spaghetti, la
pointe de l’iceberg, les mains du Mort qui fait un gâ-
teau au chocolat, sa manière de rouler des joints, ma
mère, est-ce que quelqu’un a appelé ma mère, et la
peur de perdre Fred, où est mon chien ? Personne ne
répond, et j’entends son rire, dans la chambre du fond
de l’appartement, les plantes qu’on achetait au marché
Jean-Talon, le Mort, le Mort, parti en ambulance avant
que j’arrive à temps, c’est sûrement juste un bras, sû-
rement juste un bras cassé, mais les polices ont des
faces de fin du monde. Je me dégorge, je crache, l’am-
bulancière passe quelque chose sur ma bouche, je
veux m’asseoir, laissez-moi m’asseoir, des straps me
tiennent la tête. Le Mort que je retrouvais toujours
assis les jambes croisées sur le divan, comme un secret
que la vie m’avait confié, le Mort, un chuchotement,
une chose que je savais sans savoir, et l’ambulance qui
me traîne, quelqu’un tape des mains devant ma face,
veut pas que je m’endorme, je serais tellement bien
pourtant, ce serait tellement doux de dormir, ça avait
à voir avec sa manière de dormir, oui, sur le dos, les
mains l’une dans l’autre, les mains en cabane, les mains
en maison, la porte toujours ouverte. Je recommence
à vomir sur l’ambulancière à qui je m’excuse, je m’ex-
cuse tellement de l’avoir oublié. « Arrête de t’excuser,
ma belle, c’est correct. On s’occupe de toi. »

102
Je comprends pas comment je suis pas morte, je
comprends pas, je comprends pas comment je survis
dans mon cœur qui me prend à la gorge chaque fois
que je vois un pin blanc. Mes assureurs me disent que
ça va me coûter un bras, je me trouve chanceuse d’en
avoir encore deux. J’ai aussi deux piscines creusées
dans le visage. C’est comme si la vie était trop grosse
pour l’univers, qu’il fallait qu’elle déborde par quelque
part. Alors elle choisit mon char qui rentre dans un
fossé, elle choisit mon windshield, elle choisit mes yeux
pour sortir, mes yeux en rivières fin mars, mon visage
en zone inondable. Ça vaut pas cher sur le marché im-
mobilier, ce visage-là. Ce serait risqué de construire
un sous-sol sur mes joues. Je suis pourtant un terrain
magnifique, avec des roseaux et des saules et des gre-
nouilles et des réserves sans fin d’odeur de pluie. Pour
vivre en moi, il faut un canot, une barque, des bottes de
pêche. Je suis pas au goût du jour, je suis un projet pour
bricoleur. J’ai mal à la tête, j’ai mal aux yeux. Je m’étais
promis de ne plus aller dans les partys depuis la fois où,
à vingt-six ans, j’avais fait une folle de moi en essayant

103
de montrer à tout le monde que je savais faire des roues
latérales. C’était un cinq à sept dans une galerie d’art
de Montréal, j’avais fini par accrocher une œuvre avec
mon pied en faisant une rondade, par vomir la moitié
d’un vinier dans le sac de sport du Mort qui était venu
me chercher. Les partys m’exagèrent, m’extrapolent.
Le Mort savait me récupérer, me ramasser, se racheter
un sac de sport. Mon cerveau pousse sur mes globes,
je porte des lunettes fumées dans la maison. Je les ai
volées dans le sous-sol du propriétaire des Retraites
Gaïa-mazing. La vie m’a toujours sorti des yeux, mais
là c’est pire. Le trop grand, par tous les trous. De l’autre
bord de la rue, entre les lattes des stores sales du pro-
priétaire des Retraites Gaïa-mazing, je vois un vieil
homme regarder dans sa boîte à lettres vide. Ça me fait
pleurer, les boîtes. Ça me fait pleurer, les lettres. Ça me
fait pleurer, les cartes postales que j’envoyais au Mort.
Celles qu’il collait sur sa porte de chambre avec de la
gommette bleue. J’allais dans des boutiques souvenirs
de la rue Sainte-Catherine, je lui écrivais des nouvelles
de moi que je lui envoyais par la poste. On les rece-
vait à la maison et il n’y avait aucune surprise à lire ce
que j’avais écrit parce qu’on vivait ensemble. La porte
de sa chambre était remplie de ces traces-là. Ça me fait
pleurer, le email de Johanne qui me demande si j’ai
besoin de son aide pour quoi que ce soit de pas hési-
ter toute la petite famille est là pour toi pis regarde le

104
beau dessin que Michaël t’a fait on s’ennuie de toi. Je
sors de mon lit. Je suis une rivière qui se repart un café
pour tougher jusqu’à la nuit. Ma mère m’a apporté des
Tupperware pleins de vol-au-vent au poulet St-Hubert.
Sur le couvercle, elle m’a laissé un petit mot écrit à la
main que je laisse traîner sur le comptoir. « Ton char est
scrap ma cocotte. Fais-moi signe si tu veux un lift. Ah
pis chauffe la sauce au micro-ondes une minute max,
pas plus. Maman xox » Je fais des siestes qui ne fonc-
tionnent pas. Je voudrais faire rembourser mes siestes,
je voudrais commander de l’énergie sur internet et la
recevoir en deux jours ouvrables. Le monde est trop
grand pour seulement huit heures de sommeil par nuit,
ça prend des journées de convalescence pour shimmer
le trop-plein. Je ne fais rien de la journée. Je texte mes
employés pour m’excuser de mon absence. J’écoute les
camions de gravelle qui passent sur la rue, j’attends la
prochaine heure de manger, j’attends que le monde fi-
nisse de sortir de moi, j’attends d’avoir des nouvelles
de l’état de ma chienne, j’attends une minute max pour
la sauce à vol-au-vent. Quand elle passe, la trop grande
vie, je ne peux rien faire. Je suis un ground, j’empêche
la planète Terre de faire sauter ses breakers en la lais-
sant couler par mes yeux. Je me recouche.

Les vol-au-vent ont migré dans la poubelle, je


m’hydrate aux verres d’eau que je cale quand j’avale

105
des Tylenol. Ma mère trouve que ç’a pas d’allure,
ma mère me traîne et m’emporte. Je lui dis que ça
va, que je peux encore survivre quelques jours, que
j’ai pas besoin d’aide, pas besoin d’aller à l’épicerie,
que le jeûne c’est bon pour la santé selon le proprié-
taire des Retraites Gaïa-mazing. Dans sa Hyundai, elle
a un couvre-volant rembourré à motif de pattes de
chien. Je pense à Fred qui nous attend à la maison,
Fred qui a un cône autour de la tête à cause de sa frac-
ture de la patte, Fred qui s’est ramassée entre mon
snowboard et le brake à bras, Fred qui a huit points
de suture, Fred que ma mère a amenée chez le vétéri-
naire d’urgence à une heure de char de mon accident,
Fred pour qui les ambulances existent pas, Fred qui
a coûté deux mille sept cent quarante-cinq dollars
d’opération, Fred qui est correcte, Fred qui est cor-
recte. Je pense à ma tête qui élance, ma tête qui a plus
de voiture, ma tête qui dépend des lifts de sa mère.
Elle m’attend dans l’auto pendant que je fais mon épi-
cerie. « Presse-toi pas, là. Je vais en profiter pour faire
des appels, voir si quelqu’un peut te remplacer pour
débarrer l’aréna demain matin. C’est le début des pra-
tiques du spectacle de patin. Maudit timing. » Je me
traîne les pieds dans les allées, je regarde les gens en
cachette sous mes lunettes fumées. J’attends à la caisse
des douze articles et moins. Je vois la bouffe de la per-
sonne avant moi glisser sur le tapis noir, lentement,

106
péniblement, fatiguée, aliments tannés d’attendre de
se faire vider, une bonne fois pour toutes, videz cette
coquille Saint-Jacques pour un, ce sac de trois avocats,
videz cette bouteille de Perrier à la lime. Entre eux et
moi, un petit bâton en plastique pour bien délimiter
nos vies. Je lève les yeux et j’espionne à travers mes
lunettes fumées. C’est un gars qui s’achète du pesto
et un sac de pâtes fraîches, une poitrine de poulet,
un litre de Coke et un petit sac de SunChips au fro-
mage. D’autres choses aussi. Je compte ses articles, il
en a plus que douze. Je ne le dénonce pas. Il paye son
épicerie avec sa carte de crédit et s’apprête à prendre
des sacs en plastique, mais se retient et dit que ça va
être correct. Il voit que je le regarde, que je lis une
vie d’isolement dans sa commande, comme Ramblin
Mike lit dans les cartes de tarot. Je suis une diseuse de
mésaventures, je suis pas subtile dans mes lunettes. La
caissière de dix-neuf ans a des cheveux teints en noir
et une grosse frange, le visage caché derrière des che-
veux qui ont l’air en plastique. Plastique ou papier ? Je
vais prendre en plastique s’il vous plaît. Oui, juste un.
Non non, j’ai pas la carte de points. Non je ne la veux
pas. Oui je veux les timbres. Ah okay, il faut la carte
de points pour avoir les timbres. Okay je vais prendre
la carte de points. Je peux avoir les timbres ? Okay,
non, je ne veux pas les couteaux, je peux-tu avoir les
Creuset ? Ah, c’est pas Creuset, okay, heum, ben non

107
je veux pas les timbres alors. Ah je peux pas annu-
ler les timbres. Est-ce que je peux annuler la carte de
points ? Ah ? Je dois appeler, okay, je vais pas appeler.
Qui appelle pour vrai ? Je vais prendre les chaudrons
en téflon, c’est beau. Ben, la petite poêle à œuf, là. Oui,
c’est petit, en effet, c’est pratique. C’est correct. Oui
c’est parfait, je vais prendre un deuxième sac de plas-
tique. Oui j’ai oublié mes sacs réutilisables. Faut que
je paye quinze cennes de plus ? Mais je viens de payer
avec ma carte, je vais toujours bien pas utiliser ma
carte pour quinze cennes. Le gars qui était devant moi,
encore occupé à faire rentrer seize articles dans un sac
à dos, fouille dans son portefeuille et me donne une
pièce de vingt-cinq sous, « tiens, si ça peut t’aider ». Je
dis merci, les yeux en lac dans mes lunettes. Je sors les
mains pleines de quelque chose qui déborde. Ma mère
m’attend dans le stationnement pour handicapés, l’au-
to sur les quatre flashers.

Ce serait pratique que Dieu ait une surjeteuse


quand il nous fabrique, cette sorte de machine à
coudre à plusieurs fils qui permet de faire des rebords
qui s’effilochent pas. Je crois en Dieu. Je m’effiloche.
Effilocher, un mot magnifique. Je le prends en note
dans un carnet. Je perds toujours mes carnets. Je le
prends en note dans ma tête. Je perds toujours ma
tête, surtout depuis que je transperce des pare-brise

108
avec. Je me trouve drôle, je fais de l’humour, je fais
dur, je fais de la couture. Je voudrais faire des horaires,
superviser les pratiques du spectacle de patin, faire des
commandes de bouffe pour la cantine. Je voudrais aller
à l’aréna, servir à quelque chose, servir des poutines
peut-être, mériter mes nuits, n’importe quoi, poser du
gyproc, accoucher de jumeaux, construire un puits.
« Tu veux-tu je t’apporte mes machines à coudre ? Tu
pourrais refaire les trente-cinq capes de Harry Potter
pour le numéro de fermeture. » Johanne me rappelle
que l’année passée, c’étaient des capes de Superman.
Je pense au fait que c’étaient juste des petites filles
dans le numéro de Superman. Johanne me dit que ce
serait pas super compliqué de transformer les trente-
cinq capes rouges en suits de Gryffondor. Johanne est
pleine de ressources, Johanne est une grande artiste. Je
passe le temps assise derrière sa surjeteuse que j’ai mise
sur la table de la cuisine. Le bruit d’une surjeteuse me
rappelle l’adolescence. Me rappelle mes soirées, toutes
les soirées, dans le salon du trois et demie de ma mère.
J’écoutais des émissions de vampires en surjetant des
robes de patinage artistique, entourée de tablettes en
mélamine sur lesquelles étaient posés, pêle-mêle, des
livres de cuisine que ma mère ouvrait rarement, sa
collection de vernis à ongles et des photos laminées
du Grand Canyon. Il y avait aussi des crochets avec
mes médailles pendues les unes à côté des autres et

109
un trophée. Je suis une professionnelle du lycra et des
velours extensibles. J’ai passé onze ans de ma vie à
habiter dans des robes en tissu brillant et des collants
beiges. J’ai déjà atterri mon double axel. C’était avant
ma poussée de croissance, les doubles axels. C’était
avant ma poussée de croissance, les chouchous dans
le chignon. J’étais minuscule, je tournais comme un
broyeur. J’étais la meilleure. J’avais des cheveux longs
jusqu’aux fesses que ma mère transformait en tresses
de chaque côté de ma tête. Quand je faisais un backspin,
j’étais un hélicoptère. Je ne suis plus un hélicoptère, je
suis une femme de trente ans qui fabrique des capes
de sorcier. Je n’atterris plus mon simple axel. En
sixième année, ma mère me déposait au Club Tissus
où elle me laissait passer l’après-midi pendant qu’elle
allait faire les commissions de la semaine. Je glissais
ma main sur les rouleaux de Lycra, je choisissais des
rubans. Je trouvais ça doux, je trouvais ça beau, je me
magasinais de la tendresse en rouleau. Je choisissais
avec mes mains. Je cherchais une texture, une caresse.
Ce que j’aime des tissus extensibles, c’est leur capacité
à pardonner. Quand c’est pas parfait ce que je fais, ça
s’étire et on ne voit presque pas où je suis mal cousue.
Je pense au visage du Mort, le seul qui savait répondre
aux monologues de certaines grandes gueules qui
avaient la manie de prendre en otage nos soirées, nos
sofas et nos opinions. Le Mort écoutait ces amis qu’on

110
avait en commun, de ceux qui rentrent chez vous et
vous disent comment penser. La tête penchée sur le
côté, contrairement à moi qui me taisais, il partait à
rire, se levait, et allait se coucher. Le Mort, un morceau
de Lycra dont je m’ennuie. Je découpe les morceaux
par terre, à défaut d’avoir une table de billard comme
chez mon père. Dans son sous-sol, quand je le visitais,
mon père avait une table de pool qu’il avait construite
lui-même. Je traînais toujours mes tissus, mes aiguilles.
Il me permettait de l’utiliser comme table de coupe, en
échange de quoi je devais l’aider à fabriquer les poches
en cuir qui recueillaient les boules. Je suis à quatre
pattes dans le salon et je réalise que j’utilise encore
mes ciseaux à l’envers. Je mets toujours le pouce dans
la grosse partie et tous mes autres doigts dans le trou
de la petite section. C’était la deuxième condition de
mon père. J’avais pas le droit de grafigner le tapis en
feutrine rouge de sa table de billard avec mes ciseaux
de couture. Je devais utiliser mes ciseaux à l’envers, la
pointe arrondie en bas et le bout pointu sur le dessus.
Je n’habite plus avec mon père, j’habite des morceaux
de robe de patin. Je revire les ciseaux dans le bon sens,
ils font des doubles axels dans mes mains. J’espère
grafigner le plancher flottant du propriétaire des
Retraites Gaïa-mazing.

111
Je fais un spectacle de marionnettes à Fred. Je lui ai
enlevé son cône, je l’ai transformé en abat-jour pour
que la lumière glisse plus doucement dans mes yeux.
Mes journées finissent encore plus tôt que d’habitude,
parce qu’elles ne commencent même pas. Je n’ai plus
de voiture. Mme Elizabeth m’a proposé de me prêter la
sienne : « Je vais me débrouiller sans char, inquiète-toi
pas. » Je lui ai dit que ça allait, même si au fond ça ne va
nulle part. J’ai peur de conduire. Mes mains se cram-
ponnent aux draps, aux bras, aux bords du lit chaque
fois que j’entends le moteur du frigo repartir la nuit.
Je ne me vois pas tourner la clef, allumer les chevaux
qui crient dans le ventre d’un char. Je suis prise dans
le chalet du propriétaire des Retraites Gaïa-mazing
avec Fred. Je suis un lion en cage, une chienne dans
un cône, une Golf dans un ditch. Je suis un éléphant
dans ma pièce de marionnettes. C’est ma mère qui a
acheté à Fred un éléphant toutou qui fait squick. Je
me dis que j’aurais vraiment dû partir la compagnie de
bonhommes patates en tissu. Je cache l’éléphant der-
rière le bras du sofa. Ma chienne regarde le spectacle.
Je crois que j’ai du talent. Il est deux heures et quart
de l’après-midi. La journée va être longue. Fred me re-
garde et sursaute quand l’éléphant apparaît et disparaît.
J’ai du talent, je suis un chien savant. J’attends d’avoir
le droit de dormir. Je ne peux rien faire sauf écouter,
écouter la neige, écouter les gouttières qui bouchent,

112
écouter la radio et écouter les bouleaux qui grincent.
Je ne peux rien faire d’autre que coudre des maudites
capes de Quidditch, faire des spectacles de marion-
nettes. Je lis, j’ai mal, je cours, j’ai mal, je regarde mon
écran, j’ai mal, je travaille, j’ai mal. Je ne travaille pas,
j’ai mal encore plus, quelque part, quelque part qui est
dans la tête, qui est pas dans le corps. Faudrait que je
demande à mon père, il a toujours eu mal à cet en-
droit-là. Il ne m’a toujours pas rappelée. Parler au
téléphone lui fait peut-être mal.

Je me demande qui lave sa salière avant de la rem-


plir. Qui lave les choses quand elles sont vides ? Avant
de les bourrer de neuf ? J’essaie de faire mes bagages.
Est-ce que je me lave, avant de me remplir ? Est-ce
que je devrais jeter ma brosse à dents plus souvent ?
Mme Elizabeth est venue me porter du bouillon de
poulet maison cet après-midi. Elle dit que c’est sa
spécialité. Que ça guérit à peu près tout, pas juste la
grippe. Je vais sur internet pour vérifier si le bouillon
de poulet guérit vraiment les grippes. Ça dit qu’il aide
surtout la réparation des ligaments. Je me demande si
les boîtes crâniennes sont des ligaments. Je regarde
ma cheville droite, ma jambe d’atterrissage au patin.
Ma cheville est un chemin, une trail, une route trop
souvent foulée. Mme Elizabeth m’a reparlé de sa voi-
ture, que ça lui ferait plaisir de me la prêter. Je savais

113
pas quoi répondre, donc j’ai dit merci pour le bouil-
lon ç’a l’air super bon. « T’es rendue que t’as peur de
conduire ? » Mme Elizabeth qui lit les lignes du front,
les premières pages du Journal de Montréal, les boules
de cristal, les affaires prises dans la langue. « Ça te ten-
terait pas de te faire un petit campement à l’aréna ? Le
temps que le spectacle de patin soit passé. Je dis ça, je
dis rien. J’en connais une gang qui seraient contents
que tu reviennes. » Je lave ma salière, je la laisse sécher
dans le bac à vaisselle. J’attends, j’attends que le temps
passe et sèche sur mon passage. La journée pleut par
les fenêtres dont je viens de jeter les stores. J’ai eu la
permission du propriétaire des Retraites Gaïa-mazing,
mais il était réticent. Je vais devoir lui rembourser ses
stores brisés, tachés de gouttes de café, de temps et
d’ex-locataires. Je regarde par la fenêtre sans store.
Je vais mettre son chalet en location, me remplir les
poches des siennes. Embaumer mon bail du parfum
des Karine, des skieurs de printemps et des amoureux
de la route des vins. Je pars vivre à l’aréna, je lave le
chalet avant de m’en vider.

114
Le vétérinaire nous a prescrit de ne pas dormir
dans le lit ensemble. Le vétérinaire est un planifica-
teur conjugal, le vétérinaire est un fin psychologue
spécialisé en troubles anxieux de la séparation. Il est
trois heures quarante-huit du matin et Fred dort par
terre, à côté de mon lit de camp. Je me demande si
c’est proscrit de dormir toutes les deux sur un mate-
las de sol, entre deux chaises de bureau. J’appellerai le
vétérinaire demain matin. Une power bar, à côté des
filières, fait de la lumière. La pièce brille vert, des pen-
sées font des triples lutz dans ma tête qui ne dort pas.
J’attends les pics-bois. Les trois derniers matins, je
pensais que quelqu’un venait faire des rénos sans que
je le sache, qu’une équipe de foreurs attaquait le toit.
Je me lève sur un coude, mets mes lunettes fumées et
regarde l’écran de mon téléphone. Je trouve un forum
de jardinage qui parle des pics-bois : « Le pic a dé-
couvert que le revêtement agit comme une caisse de
résonance, y frapper amplifie le son. À défaut de chant
pour marquer son espace, il se sert de ce tambouri-
nage pour annoncer aux autres pics de son espèce

115
que c’est son territoire. Si on le laisse faire, le pic tam-
bourinera jusqu’au début du printemps. Le vacarme
cessera normalement quand l’oiseau commencera sa
nichée. » Son tapage me réveille chaque matin. L’aréna
est une boîte en tôle, un tronc sur lequel il fait bon
cogner. Dormir ici me fait comprendre qu’avant les
lames des patineuses à cinq heures quarante-cinq, il
y a les pics. Je dors dans le nid d’un marteau-piqueur,
d’un feu d’artifice. Fred s’étire, met son museau sous
les couvertes, se glisse contre moi. Je mets mon nez
dans son cou, continue d’attendre que les becs fra-
cassent mes projets d’entrepreneuriat. Si j’étais une
scientifique, je mettrais un sensor sur tous les oiseaux
du boisé qui sépare l’aréna de la shop de lumières. Je
voudrais savoir lequel fait le premier chant du matin.
La première note. Lequel, mais réellement lequel,
pas celui-là, mais lui, là, non pas lui, non, l’autre, sur
cette branche-là, avec sa petite tache sur le bord de
l’œil, oui, lui, lui. Lui, c’est lequel ? Pourquoi lui ? Les
scientifiques perdent leur temps à prouver des choses
utiles. La science devrait se soumettre aux insomnies
des femmes qui ont une commotion cérébrale. Il fait
encore noir. Fred marche à trois pattes, sort du bu-
reau, se traîne jusqu’à la porte de la sortie de secours,
pleure. Bravo Fred, tu es enfin propre, tu es acrobate,
tu es à l’autre bout de l’aréna. Je traverse les estrades
en bobettes, nu-pieds sur le béton froid des couloirs

116
vides. Pendant une seconde, je me demande s’il y a
des caméras de surveillance, mais je réalise que c’est
mon commerce, que j’en ai jamais posé et que s’il
y en avait, je serais la seule à en visionner les tapes.
Je suis une femme libre, une femme toute nue dans
un aréna. Je niaise, je fais des pas de bourré, j’essaie
de twerk mais je suis pas capable. Ça faisait toujours
rire le Mort quand je me pratiquais sur des tounes de
Sean Paul, dans le salon de la rue Saint-Denis. Je sors
Fred. Je mets un bout de bois dans le cadre de porte,
la fin de l’hiver vient se réchauffer dans ma bâtisse.
Viens, l’hiver, je suis là pour toi. Je vais à la toilette de
la cantine, je laisse les néons éteints, je m’oriente de
mémoire. Je connais l’emplacement de chaque chose,
les tables de bistro vissées par terre, l’abreuvoir mural
proche des vitrines à médailles, le distributeur de pa-
pier brun dans la toilette. Tout est calme, les docks
de ventilation ronronnent. Je pisse la porte ouverte,
je masse mes yeux qui me font toujours mal depuis
l’accident. Je retourne à la sortie de secours, j’appelle
Fred. Elle revient du petit boisé. J’entends son col-
lier qui chante, son collier qui marque un territoire,
son collier qui boite. On retourne se coucher dans le
bureau, l’une suivant l’autre dans les méandres de ma
boîte en tôle, nues comme des chiennes. Le bureau
brille vert au bout du couloir, on dirait un laboratoire
de pierres précieuses. Je m’étends dans le petit lit de

117
fortune, le sac de couchage est riche de chaleur. C’est
paisible, un bureau la nuit. Fred accoste sa tête sur le
bord du matelas de sol, je l’enveloppe d’une couver-
ture en laine, je mets mes doigts dans les replis de son
cou qui sent ce qu’on finit par trouver qui sent bon,
même si ça pue. Je la grande-cuillère, je l’adopte. Par
la fenêtre du bureau, celle qui donne sur le dehors, je
vois le ciel qui passe du vide au bleu, du bleu au rose.
Et ça commence. Toc toc toc. Qui est là ? C’est le pic.
Le pic qui ? Le triple boucle piqué.

Ma mère est assise à son ordinateur, termine les


payes de l’équipe de ménage. Je sais qu’elle me re-
garde. Les mères, c’est comme les chiens, ça sent la
peur et après ça vous saute dessus, vous pose des
questions, vous offre des pantoufles. Je suis mal de-
bout, je suis mal couchée, je suis le mal de tête qui
me rentre dedans comme je rentre dans les fossés. Je
me cache dans le bureau pour ne pas entendre, une
treizième fois, la musique du numéro des 8-9 ans qui
pratiquent encore et encore leur chorégraphie disco.
Ah ah ah ah stayin’ alive, stayin’ alive, reste vivante,
reste vivante, que disent les 8-9 ans en faisant des
sauts de valse pas synchro. Je cherche sur internet
si on peut mourir d’une commotion cérébrale. Elle
me cogne sur le front du matin au soir. Oui allô ? Il
n’y a personne, il n’y a que moi. Je lâche l’écran, me

118
couche sur le lit de camp où Fred lèche ses points de
suture du matin au soir. En dessous de son bureau,
je regarde les petites ballerines mauves que ma mère
porte à moitié, la partie du talon pliée. « Prends donc
la journée off. » Ma mère qui me propose de prendre
des journées comme on prend un enfant ou un coup.
Je m’obstine, ce qui est une façon d’avouer qu’elle a
raison. Pas capable de travailler, pas capable de cou-
rir. « Les patineurs vont survivre sans toi, repose-toi
donc. » Une des roues de sa chaise de bureau est coin-
cée dans mon sleeping bag qui dépasse du matelas de
sol. Je me dis que je devrais me ramasser un peu. Je
me dis aussi que c’est vrai que peu importe que je sois
là ou pas, la glace s’abstiendra de fondre, le banc de
neige de la Zamboni pleurera ses hivers dans le sta-
tionnement. L’huile sera d’arachide, qu’on en meure
ou pas. Le monde continuera de tourner en rond sur la
grande glace, comme on tourne sur le pic d’une lame
de fille. Que je sois n’importe où, aujourd’hui, les buts
vont se scorer et les pénalités seront données. Ça me
prend tout mon jus pour sortir du matelas de sol, res-
susciter. « Whether you’re a brother or whether you’re
a mother, you’re stayin’ alive, stayin’ alive », que les 8-9
ans crient en cœur sur la patinoire, sauf qu’ils parlent
pas anglais et que ça donne « wèner rhouadabodeuro
whanamodeur youstingalaï stingalaï ». Le plafond ré-
pète les rires en canon. À la cantine, au comptoir où

119
les bancs en cuirette tournent, je suis pas surprise de
retrouver le petit Louis-Mìro et ses habituelles toasts
du samedi matin. Je m’assois à côté de lui, j’attends
que Brouillard lâche son cell et voie que sa boss est là.
La patinoire continue sa chorale, sa répétition. « Life
goin’ nowhere, somebody help me, somebody help
me, yeah (ah, ah, ah). » Louis-Mìro doit avoir appris
l’anglais à Montréal, parce qu’il me tend son assiette
en carton. « Tu veux-tu une toast au beurre de pea-
nut ? Brouillard a mis du beurre normal, en plus du
beurre de peanut, pis j’aime pas ça les toasts au beurre
de peanut avec beurre. » Moi non plus j’aime pas ça,
mais je mange ses restes pour être polie. Il est midi
passé, les parents de Louis-Mìro ne sont toujours pas
arrivés. C’est peut-être la dernière tempête de neige
qui les ralentit, leur char pas 4x4 pris dans la côte de
l’aréna. « Sont allés à un atelier de poterie japonaise,
je sais pas quand ils vont revenir. Je vais aller me pro-
mener dans le bois en attendant. Tu veux-tu venir ? »
Je lui demande de quel bois il parle, et il me pointe la
patch de jeunes bouleaux qui sépare l’aréna de la shop
de lumières. Je laisse Fred se téter les plaies tranquille,
quelque part dans les jupes de ma mère. Louis-Mìro
est un guide de plein air. « Je veux pas scraper la neige.
On a l’air d’être les premiers à sortir. Peut-être que
les chevreuils sont restés chez eux. D’habitude, il y a
déjà des traces. Des fois je me dis que les chevreuils

120
bâtissent des autoroutes. Ils reprennent toujours
les mêmes chemins on dirait. L’hiver, c’est facile de
les suivre, on voit même à quel endroit ils dorment.
Regarde, juste en dessous de c’te gros arbre-là qui a
l’air d’avoir chaud aux chevilles. L’été, c’est plus dur
de voir par où ils passent, les chevreuils. Il faut spot-
ter les trous entre les arbres, les petits corridors. » Les
pas de Louis-Mìro ouvrent un petit chemin qui se re-
ferme derrière nous, ses mots en garde-chasse dans
ma tête. Il continue de raconter, de me donner tout
ce qu’il sait. « C’est Norbert qui m’apprenait toute ça,
pis aussi les nœuds, les vols, les perdrix, la mousse, la
carabine, les solos de cuillères. » Je lui demande pour-
quoi il conjugue Norbert à l’imparfait. « Ben, c’est
parce que c’est pas parfait qu’il soit mort. Norbert
c’était pas mon vrai grand-père, mais j’y avais de-
mandé si y voulait le devenir. Il avait dit oui, même si
y’avait rien dit. » Louis-Mìro me raconte son Norbert.
J’imagine un genre de bonhomme qui disait oui avec
les yeux, qui disait oui avec le son d’une Black Label
qu’on débouche, celle cachée à l’intérieur du man-
teau quand on a pas les mots dans le fond des poches.
« Y’avait jamais peur que je me fasse mal, lui. Que je
sois pas capable, que ce soit trop dur. » Je pense au
Mort. J’explique à Louis-Mìro que je le comprends,
que j’ai vécu la même chose avec un ami qui était pas
mon vrai frère. Le Mort qui me liftait en vélo, pas de

121
casque, pas de peur. Le Mort qui m’apprenait à scier,
à respirer, à rire. Louis-Mìro me propose de manger la
neige à même les branches, sans les mains. « Pourquoi
les adultes nous disent toujours que la neige c’est sale,
de pas manger ça ? Je crois que ce qui salit la neige,
c’est nos mitaines quand on la prend. » Je croque la
poudreuse qui brille sur les bouleaux. C’est de la neige
qui a juste touché de la neige. C’est de la neige sans
histoire ou presque, de la neige blanche comme neige.

J’ai pas d’agenda, je les perds tout le temps. Je


m’échappe par tous les moments où j’ai la tête en
bandoulière. Le monde savent pas à quel point une
commotion cérébrale, c’est sérieux. Je lis des articles
qui parlent des joueurs de la LNH qui ont mal aux
yeux, qui voient flou, qui perdent la mémoire, qui ont
le cou barré. Je me perds dans internet, je m’enfarge
dans les études sur les miracles du CBD et d’autres
acronymes qui ressemblent à des plaques d’immatricu-
lation, à des codes postaux. Je viens de me rappeler que
c’est la date limite pour remplir les demandes de com-
manditaires pour le spectacle de fin d’année du club de
patin. Le noir s’est éparpillé partout dehors. J’ai aban-
donné le projet de ranger mes restants de lit derrière
la filière. Le bureau est un campement permanent, une
tranchée, une cathédrale de draps sales. Je suis le bossu
de l’aréna. Je passe à travers le bottin des entreprises

122
du village. Il est tard. J’envoie des emails au restaurant
de déjeuner Banli’oeuf, à Plomberie Tib-Eau et fils, au
Coco Bronzage, au dépanneur. Je feuillette les jeux de
mots tirés par les cheveux, je les passe au peigne fin.
J’en ai pour des heures, je ne vois pas le bout. Comme
dirait la plus jeune de Merle : « On est pas rentrés dans
le bois. » Je sors du bureau quelques minutes, je prends
une pause. Je veux me noyer dans un bol de frite-
sauce à la cantine. C’est encore Brouillard qui travaille
ce soir. Il se lève de sa chaise, la renverse presque, et
lance son téléphone le plus loin possible sur le comp-
toir en stainless. Je pars à rire et lui dis que je l’ai vu,
que je vois aussi la pile de vaisselle qui traîne dans
l’évier. Brouillard ouvre la champlure en s’excusant,
« trop sorry, boss ». Brouillard, je l’aime. Quand j’étais
patineuse, dans mes collants beiges et mon chandail
en polar rose, je le savais que j’étais pas intéressante
pour les gars de hockey qui, en plus, avaient une job à
la cantine. Je passais le plus vite possible devant eux,
en tirant ma valise à roulettes derrière moi. Elle faisait
un bruit de tonnerre, j’étais toujours sur le bord d’écla-
ter. On utilisait des valises de voyage pour traîner nos
patins, nos gants magiques, nos protège-lames, nos
pompes d’asthme, notre honte. J’ai trente ans et je suis
la boss des gars de seize ans que j’ai jamais embrassés.
Brouillard sait que je prends toujours une frite-sauce
le soir, depuis que je vis ici. Il me demande « la même

123
chose que d’habitude ? » et je glousse en remettant une
mèche derrière mon oreille. Je repars vers la patinoire
avec mon kilo de brun et des cœurs dans les yeux. La
ligue de garage joue une game amicale. Je les regarde.
Je suis toute seule dans les estrades, à l’exception du fils
de neuf ans d’un des gars de l’équipe. Le petit dessine
dans un cahier Canada, sur un des bancs qu’il utilise
comme une table. Il est assis par terre, les jambes croi-
sées, un manteau d’hiver à l’effigie de Spiderman sur le
dos. Il dessine pendant que son père s’offre une heure
de glace. « Qu’est-ce que tu dessines ? » Spiderman est
gêné, il dit rien, mais me montre sa feuille. Un gros
carré pas égal, gris, avec des lignes rouges et bleues
qui le traversent de bord en bord. Je comprends qu’il
a dessiné la patinoire. Je lui dis que c’est très beau et il
sourit, puis retourne à ses œuvres qui sont un peu la
mienne. La partie se termine, un des deux côtés a vrai-
semblablement gagné, le fond de mon casseau de frites
est tiède et mou. J’arrive pas à me lever pour retourner
à mes commanditaires, mes pieds sont tièdes et mous.
Je reste là, à regarder les monstres sortir de la glace. Je
regarde Mme Elizabeth ouvrir les portes de la bande,
avancer avec sa Zamboni. Il est tard, je me sens mal
que Mme Elizabeth ait un shift à cette heure-ci. Je re-
garde cette boîte qu’on a construite avec ma mère, avec
Merle, cette caisse qui se remplit chaque jour de gens et
d’histoires qui tournent et freinent et accélèrent et font

124
des croisés par en avant et par en arrière. Des coups de
patin sur les lignes bleues et rouges peintes sous l’eau
glacée, sur la glace, sur mes yeux qui ferment tout seuls.
Je m’échappe dans le chemin lisse que la Zamboni
laisse derrière elle. Il est rendu onze heures et demie
et les gars de la ligue de garage partent tranquillement.
Spiderman dort par terre au pied du banc, son père le
réveille. Il a l’air fatigué. Le fils, le père. Je tiens la porte
d’entrée à tous les gars ce soir, pour prendre le temps
de leur dire salut, de reconnaître leurs visages. Je me
sens calme tout à coup, je vais dormir dans ma grotte
en tôle et protéger mon fort de glace. Je vais chercher
des commanditaires pour ma solitude.

Je fais le tour des vestiaires. À la droite de chaque


cadre de porte, je trouve l’interrupteur des néons qui
s’allument les uns après les autres. Je suis dans un mau-
vais film de meurtrier. Je comprends pas pourquoi on
doit se lever tôt pour encourager la jeunesse à s’agiter
sur de la glace, je comprends pas pourquoi les néons ça
existe, je comprends pas pourquoi les joueurs de hoc-
key ont d’affreux goûts musicaux, je comprends pas
pourquoi la compagnie d’électricité qui a eu le contrat
pour notre building refusait qu’on installe le lot de vieux
globes en verre givré Player’s que l’ancienne taverne du
village, celle à côté de la mairie, avait laissés dans son
driveway avec une pancarte en carton brun qui disait « a

125
donnez » au Sharpie rouge. Si je m’étais écoutée. Je me
dis toujours que j’aurais dû m’écouter. La lumière se-
rait jaune plutôt que bleue, les matins seraient chauds
pour nos yeux, on boirait nos cafés filtres dans une am-
biance de bar, on aurait encore des cernes, mais ça se
verrait pas, on pourrait mettre du jazz et fumer des ci-
gares en mangeant nos McMuffin. À la place, on a des
néons pour se rappeler que les enfants patinent trop
tôt pour la santé, que les weekends sont préfabriqués.
J’arrive dans le premier vestiaire, celui qu’on utilise le
plus, directement en bas des escaliers. La lumière est
déjà allumée. Je passe la tête et je vois Chloé qui enlève
ses patins. « T’as déjà fini ? La pratique vient de com-
mencer, non ? » En même temps, de quoi je me mêle.
Je suis pas sa coach ni sa mère. J’aurais pourtant rêvé
d’être coach. « J’ai froid aux pieds, c’est long les pra-
tiques du spectacle, on attend à rien faire pendant des
heures. » C’était son tour de sortir réchauffer ses pa-
tins. Je lui dis que je comprends, que c’était la même
chose dans mon temps. Elle va dans la toilette, en pieds
de bas, et part le séchoir à mains sur lequel elle colle
la bouche de son patin droit, puis celle de son patin
gauche. Je ramasse deux-trois bouts de tape collés par
terre autour de la poubelle grise qu’on a mise au centre
de chaque chambre de hockey. Je ramasse un pad de
tibia perdu. Chloé se rassoit sur le banc qui longe les
quatre murs du vestiaire. Il est fait de deux planches de

126
huit pouces de large, avec un espace d’un pouce entre
les deux. On les a protégées à la peinture à l’huile jaune
pissenlit, parce que c’est ma couleur préférée. Une fois,
quand j’étais petite, j’étais allée voir mon père jouer au
tennis. Un homme avait attaché son dalmatien à la clô-
ture du terrain. J’avais cueilli des pissenlits et les avais
frottés sur les zones blanches de son dos. C’était ma-
gnifique, un dalmatien jaune et noir. Son maître m’avait
chicanée très fort et mon père m’avait demandé d’at-
tendre dans la van jusqu’à la fin de la partie. Il avait
gagné, comme toujours. Le maître du chien, mon père,
le pissenlit. Chloé s’assoit sur ma couleur préférée,
Chloé s’assoit sur un champ de fleurs sous-estimées,
Chloé s’assoit en diagonale, le pied gauche au sol et
l’autre sur le banc. Elle met son pied droit dans son
patin, et la lame du patin dans la craque d’un pouce
entre les deux planches. Nos bancs sont des racks à bi-
cycles, mais pour lames. Je faisais la même chose dans
mon temps.

Je suis assise sur le siège passager de la voiture neuve


de la mère de Brouillard. Ça sent les bancs en cuir et le
poulet. Je laisse Mme Elizabeth gérer la livraison des
rideaux du spectacle de patin. J’ouvre la fenêtre parce
que je veux battre le réchauffement planétaire avec l’air
climatisé du char de la mère de Brouillard. « Check,
viens livrer du poulet avec moi c’t’aprèm, ça va être

127
relax. J’ai pris un shift à’ rôtisserie vu que la saison de
l’aréna est presque finie. » Brouillard qui m’a trouvée y
a quarante-cinq minutes dans le bureau, couchée sur le
béton gelé, une débarbouillette froide sur le front, Fred
étendue sur les cuisses. Depuis le siège passager, je vois
les rues, les maisons, les trottoirs d’un autre angle. J’ai
des yeux de bonhomme allumette, je vois en boutons
de chemise de l’uniforme de livreur de Brouillard. Je
vois les plates-bandes trop entretenues, je vois les haies
qui ont reçu plus d’amour que les enfants de leurs pro-
priétaires. Brouillard me dit : « Ce serait nice me semble
de me stationner directement sur la tourbe du monde.
Je laisserais des traces de pneus sur les plus beaux ter-
rains. » Je trouve que c’est une grande idée, mais j’ai de
la peine pour le monsieur qui a commandé une pizza
bambino et qui aime son gazon plus qu’il s’aime. Il
paye avec sa carte de crédit, et Brouillard, en revenant
vers la voiture, me fait un clin d’œil à travers ses lu-
nettes de soleil qu’il remet au ralenti sur ses yeux. Il se
retourne, le visage plein d’un printemps timide, dans
sa chemise de travail noire, rentrée dans ses pantalons,
le sourire de celui qui vient de gagner un pari, ses sou-
liers de skate, sa ceinture banane pleine de vingt-cinq
cennes, sa confiance, ses canines, sa moustache de gars
qui a pas fini le secondaire. Dans le background, un se-
mi-détaché en briques roses, entrée split, un driveway
en asphalte lavé au gun, un sprinkler, un arc-en-ciel. Je

128
regarde la vie au ralenti. Elle me lave au gun. Je pense
au paillis bourgogne du monsieur Bambino, à la soi-
rée qu’il va passer seul devant un film de Bruce Willis
traduit en français, avec des annonces. Brouillard voit
que je suis triste. « Peut-être qu’un jour je vais écrire un
livre sur les gens que je rencontre en livraison. » Ça me
rassure et je souris, en me disant qu’on devrait appeler
« livreurs » ceux qui écrivent des livres. On traverse des
rues et des boulevards et des stationnements de ma-
gasins de meubles et on repasse souvent au même feu
de circulation. Quand on revient au restaurant, sa voi-
ture fait le tour de la bâtisse et se stationne proche de
la sortie arrière, en file derrière ses collègues aux per-
mis de conduire fraîchement acquis. Chaque voiture a
un dôme lumineux en forme de poulet accroché sur
son toit. On est la brigade de la cuisse, de la poitrine,
de la salade crémeuse, on est la brigade du bonheur, on
est la brigade des frères et sœurs. On prend toutes les
rues de la mi-banlieue, mi-village. Des presque villes,
en région, qui abritent les centres d’achats à moitié
loués et les duplex pas rénovés. On cogne à la porte
de tous les isolés qui ne savent pas se faire à manger.
Brouillard est une main tendue, un rayon, un fils, un
frère, pour tous les habitants du territoire de la rôtis-
serie. Même les voisins du restaurant se font livrer. Le
temps que Brouillard rentre dans l’auto et en sorte, ils
auraient pu faire l’aller-retour à pied. Peut-être qu’ils

129
veulent absolument que quelqu’un cogne à leur porte.
Peut-être qu’ils veulent qu’on les visite. Brouillard sort
faire une livraison, sur une rue où on est déjà passés
deux fois. Un douze-plex avec des balcons beurrés de
fausses plantes et de lumières de Noël bleues. Le bloc
ouvre sa bouche et mange Brouillard. Brouillard est
dans le ventre d’un immeuble, Brouillard est dans le
ventre d’une baleine en Maibec blanc-jaune. Il revient,
part l’auto et sort à reculons du stationnement de l’im-
meuble. Par les fenêtres ouvertes, je vois qu’il fait noir.
Je ne m’en étais pas rendu compte. Je couche ma tête
sur le bord de la fenêtre et je laisse la banlieue passer sa
main dans mes cheveux. On revient au restaurant, on
attend notre tour. Les choses qui attendent sont belles,
elles sont en devenir. On attend notre tour de poulet,
on attend notre tour de bonheur, on cogne aux portes
des gens seuls qui attendent leurs onion rings. Je me
demande j’étais où, quand j’étais pas dans la voiture de
la mère de Brouillard. Je suis en gestation dans un char
qui fait de la lumière en forme de poulet. Elle me berce,
elle me met au monde. Brouillard revient avec un sac
brun. Des taches foncées de gras brillent dans le soir
qui commence encore tôt. « Même affaire que d’habi-
tude. » Et cette fois-ci, c’est pas une question, c’est une
demande d’amitié.

130
Je mets le polar trop grand que la fille de Merle m’a
donné. Je mets une tuque sur ma tête et des mitaines
rouges dans mes mains. Je mets mes feutres dans mes
bottes et mes bottes dans la boue. Je dois aller surveil-
ler la forêt de Louis-Mìro. La forêt est toute trempe.
Le ciel se demande ce qu’il veut. Il pleut, il change
d’idée, il neige, il se mélange, il s’arrache les cheveux,
il revient sur tout, ses décisions, ses rêves, le ciel grêle
le temps que je prenne ma marche. Il se demande
s’il faut prendre la trail à droite ou celle à gauche, s’il
rouvre la porte à Merle qui lui écrit chaque jour de-
puis l’accident. Le ciel est déchiré, le ciel est cassé.
Partout dans le bois, il tombe en grosse guerre de fu-
sils à l’eau sur les épines et sur les troncs et sur mes
yeux qui cherchent, qui cherchent quoi ? Je marche
lent, Fred boite entre les flaques. La forêt sonne
comme une botte de pluie. Fred prend le sentier de
droite, me perd de vue. La neige est brune, la neige
est molle, la neige est disparue en petits continents
qui coulent partout où on passe. Le vert se faufile au
bout du chemin. Je me penche. Je cueille une branche

131
fluo en tirant très fort avec mes mitaines. On dirait
que j’épile les sourcils de la forêt. Ses yeux se rem-
plissent d’eau, j’y dis que c’est ça être une femme.
Je cueille une, deux, trois branches de la seule chose
verte qui apparaît dans le coude de la trail. Il y en a
jusqu’au bout de la gauche, de la droite. Deux feuilles
douces, deux feuilles brillantes, deux feuilles poèmes,
deux feuilles pareilles. Attachées au milieu, avec juste
un pied pour marcher du fond de la terre jusqu’aux
mains de ceux qui les reconnaissent. Ça sent l’ail. Je
croque. Ça goûte l’ail. Si dans trente minutes je ne suis
pas empoisonnée d’avoir goûté une plante que je ne
suis pas sûre de reconnaître, c’est que je suis tombée
sur la plus grosse talle d’ail des bois de l’histoire. Je dis
« merci la forêt ! » et je mets la feuille dans ma tuque.
Une plume à mon couvre-chef. Je cueille juste cette
branche-là. Je suis Robin de l’ail des bois et je cherche
comment cuisiner le précieux pesto des pauvres.

Merle sait. Merle sait faire de la sauce tomate, en-


tailler des érables, fabriquer des instruments de
musique, mettre une roulotte au niveau, embouteiller
du cidre maison, élever trois enfants. Merle est là, de-
vant moi, coincé entre le soleil et la porte principale,
avec sa gorge orange et ses cheveux poivre et sel,
mêlés. Il avait les cheveux rasés, là il se les laisse pous-
ser. « Je veux en profiter, pendant que j’en ai », qu’il

132
me dit de son beau chant fait de courtes phrases. Ça
fait ressortir ses yeux. Des cheveux comme des cils,
des cheveux comme des feuilles, des cheveux comme
un gars qui revient du chantier. Je sais pas quoi faire
de mes bras, ceux qui tiennent le cadre du vestibule
en attendant que quelque chose se passe, que Merle se
pose. J’ose pas le serrer, lui faire la bise, le toucher.
D’un coup qu’il s’envole. Il me suit à la cantine, le
printemps avale son redoux de travers. Merle met son
sac sur une des tables en plastique d’où il sort deux
petites truelles. J’aimerais déménager dans deux pe-
tites truelles. « T’es-tu correcte ? » et je me dis que
Merle a toujours eu le talent de dire le minimum pour
demander le maximum. Je suis correcte, oui, j’ai sou-
vent mal à la tête, ça part pas, je dors trop, je dors
beaucoup, j’oublie beaucoup l’aréna, mais j’y dors,
justement, je me rattrape, j’ai eu peur, j’ai pensé à toi
dans l’ambulance, j’ai pensé à tes enfants, je repense
souvent au Mort aussi, j’ai recommencé à me rappeler
ses mains, ses cheveux noirs, mais oui ça va, c’est cor-
rect, c’est long une commotion, et le monde savent
pas ce que j’ai parce que ça se voit pas, ce genre de
blessure là, mais c’est correct et toi, toi comment tu
vas, et la maison, et les kids, et ta pierre au rein, com-
ment ça va ? On est gênés. Nos mots se voient
rarement. Merle profite de mes phrases pour remplir
son sac à dos de choses, en se servant l’autre bord du

133
comptoir. C’est lui qui a construit les étagères, qui a
encastré les fours. Il fait comme chez lui, parce que ça
l’est un peu. Des sacs de plastique, une bouteille
d’eau, des gants de travail, une bière de route. Je me
concentre pour mettre ma tuque sans l’embrasser
dans le cou. C’est compliqué, mettre une tuque quand
on essaie de rester seule et indépendante en face d’une
opportunité facile de redevenir la femme de
quelqu’un. Je dois travailler sur moi, il me reste du
chemin à faire pour mettre ma tuque. Le silence de
Merle nous prend par la main, remet le sac plein de
truelles sur nos dos et nous pousse dans le sentier qui
déroule son tapis rouge, celui des feuilles de l’au-
tomne passé qui remontent à la surface de la neige.
« Cueillir de l’ail des bois, c’est un délit grave au
Québec, tu le savais-tu ? » Non, je savais pas. Aussi
grave qu’une femme de vingt-huit ans qui a sorti avec
un homme de quarante-huit ? Les gens se jugent entre
eux d’en cueillir. L’ail est en voie de disparition, c’est
illégal d’en ramasser plus que quarante branches par
année. Merle et moi, on part cueillir ce qui se peut
pas, ce qui a pas le droit, on part en cueillir deux fois
vingt branches, deux fois dix ans de différence. On va
peut-être en prendre plus. On va braconner l’ail en ca-
chette de l’hiver, de la SQ, en cachette de ce que le
monde au village vont dire. On est des prospecteurs,
on est des chercheurs d’or, on est deux parties et un

134
tout. Les branches crachent des bruits, c’est long un
sentier sans voix. Je me déboule dans la gorge, je me
retiens par tous les bords pour pas trop dire, juste
rire, juste rire oui. Merle est bon pour rire, dire un peu
moins, Merle qui a toujours voulu les rires, les désirs
aussi, il les voulait, des fois je les avais, pas assez sou-
vent peut-être, les désirs cachés dans ses grands
chandails que je portais en cabane, en parachute, en
saut dans le vide d’un retour en région. On marche
dans le sentier de droite, avec ma chienne qui ouvre la
piste, qui dessine un chemin. Merle ne parle pas, ou
presque. Le silence fait taire tout le monde, je me la
ferme aussi. Merle chante. Je me dis que j’aurais dû
apprendre à trouver ça assez, son piano, sa guitare, ses
blagues, ses yeux pleins d’eau. Merle trop plein, la
maison de Merle trop pleine, le congélateur de Merle
trop plein. Ce même congélateur, rempli des pots de
pesto d’ail des bois des années passées, transis de
froid, à jamais immangeables. Merle s’essouffle à mar-
cher à mon rythme, mon cerveau est un moteur qui a
trop de gaz dans le cœur, faut courir pour me suivre.
L’ail nous fait sursauter, nous agenouille. On plante
nos truelles dans la bouette. Je regarde de côté pour
savoir comment Merle picosse sa talle. Je cherche les
trucs, l’astuce, pour déterrer le bon du gelé. Je reviens
vers lui, je lui raconte quelque chose. Je parle, je parle,
je parle, je m’étourdis. Merle s’envole plus loin. Je me

135
repenche sur ma flaque de boue en me rappelant de
m’occuper de mes oignons tranquille. Sauf que là
c’est pas des oignons, c’est de l’ail. On se perd un peu
dans le bois, Merle et moi. Je le vois plus, je dois être à
cinq minutes de marche de lui, je l’entends quand
même chanter dans la trail, pas loin d’où elle dé-
bouche sur le terrain de la shop de lumières. L’ail
m’entraîne hors des sentiers battus, l’ail m’entraîne
hors de Merle. Je remplis mon sac de tiges belles
comme des yeux. Je cherche Merle qui pellette autour
des ruisseaux. Je lui montre le contenu de mon sac
« c’tu assez ? » mais je pense « je suis-tu assez ? ». Il me
dit que c’est en masse, que des fois c’est trop pour lui,
l’aréna, ma mère, toute, mais qu’il aurait voulu trouver
une manière que ça marche, que ça aurait été assez
beau de vivre ensemble, que ce sera juste la quantité
qu’il faut en tout cas pour faire du pesto tout
l’après-midi avec lui. On détricote nos pas jusqu’à
l’aréna. Les pattes de Fred beurrent le plancher de la
cantine, les miennes se retiennent de toucher le dos
de Merle. On s’installe derrière le comptoir en stain-
less, dans ma cuisine pas exactement MAPAQ.
L’endroit est désert, j’ai soif. Ça sent l’huile à frire, le
pain steamé. Il me montre à laver les gousses, à enle-
ver leur robe, à faire de la dentelle avec les feuilles. Ça
sent fort. Quand j’étais petite, on vivait dans le loge-
ment numéro cinq d’un six-plex. Dans les escaliers, à

136
la hauteur des appartements trois et quatre, ça sentait
la cuisine. Ma mère roulait les yeux, les bras remplis
de temps qui manque, en disant que ça sentait l’ail. La
voisine de l’appartement six m’avait dit que c’étaient
des pauvres qui vivaient là. Dans ma tête d’enfant, je
savais pas c’était quoi des pauvres. J’avais fini par
comprendre que c’étaient des genres de méchants qui
fumaient la cigarette, crossaient le câble, venaient
souvent d’un autre pays et sentaient l’ail. J’ai com-
mencé à manger de l’ail en vivant avec le Mort. Merle
a pas l’air de m’écouter. Il est encore parti quelque
part qui est pas d’ici. Quand il se cache au fond de sa
tête, je parle encore plus. Je m’enroule, je m’agite, je
cherche tous les nids de son visage, d’un coup qu’il y
aurait des mots dedans. J’ai souvent l’impression que
je le dérange. On essayait, les semaines où il avait les
enfants, de souper toute la famille ensemble. On s’as-
soyait sur des chaises dépareillées que j’avais trouvées
dans une vente de garage, on se parlait de nos jour-
nées. Sauf Merle, qui se taisait quelque part en
dessous de la table, aspiré par ses mains qui crampon-
naient toujours le fond de ses poches. Quand on
cherchait son attention, il était pas là, il volait quelque
part de très loin. Ses yeux, qui évitaient souvent les
nôtres, qui évitent encore les miens alors que je jette
l’eau sale d’un cul de poule dans l’évier vide. Peut-être
qu’il m’écoute, dans le fond. Peut-être qu’il prend

137
toutes mes phrases en otage, les met dans des boîtes
de déménagement qu’il laissera dans son sous-sol,
avec les caisses de livres et les kilos de souvenirs.
J’attends que Merle parle, j’attends peut-être que Merle
parte, j’attends toujours quelque chose qui commence
par « P ». On met le pesto dans des sacs Ziploc pour le
congeler. Des sacs transparents et chauds, frais, verts
comme être riche de quelque chose. Des sacs qui
sentent les pauvres, ceux qui savent faire à manger. On
ramasse nos carnages, on lave le robot culinaire. Merle
ouvre enfin le bec, lâche le fromage. Ses vers lui
sortent du nez, ceux qu’il écrivait mieux que personne
quand il m’envoyait des messages la nuit. Il me parle
d’amour, de temps, d’enfants, de regrets. Je passe une
guenille sur le comptoir, je range ce qu’il reste de
l’après-midi. Le shift du soir commence dans vingt mi-
nutes, Brouillard arrive bientôt. Deux-trois parents
déposent leurs jeunes dans le stationnement, je vois
des sacs de hockey qui marchent à travers la fenêtre de
la cantine. J’écoute Merle qui me parle d’excuses,
d’aide, de travail émotionnel, de besoins. Mon télé-
phone arrête pas de crier. Tu peux le prendre, c’est
correct, mais non voyons je t’écoute là, je rappellerai
tantôt c’est ma mère sûrement. Merle reprend son fro-
mage et se tait, je suis un renard qui a un téléphone
intelligent qui sonne trop souvent. On a perdu le fil, je
sais plus ce que Merle disait. Merle prend un pot

138
Mason plein d’ail. Merle reprend sa bouche pleine de
mots qu’il a retenus en dedans. Brouillard arrive en
mascotte, en bonne humeur, en high five. Je le salue à
moitié, anxieuse de voir Merle planer lentement vers la
porte. Je le suis comme je peux, je regarde mon télé-
phone au passage. Merle me dépose des notes dans
l’oreille, pris dans l’ouverture de la porte de la sortie
de secours. Mon téléphone déclenche des séismes
dans ma main, je regarde vite et je crois que c’est mon
père. « Oui bonjour ? – Scuse Merle, deux secondes –
ah, Johanne, euh, non, non, tu me déranges... euh…
pas, oui c’est beau, c’est un bon moment, oui, oui. »
J’essaie de retenir Merle d’une main en me crampon-
nant au téléphone de l’autre. « Une minute Johanne, je
vais aller dans le bureau te mesurer ça, donne-moi
deux secondes… » Merle se frotte les yeux, part un feu
dedans et laisse la porte de l’aréna se fermer derrière
lui en faisant le signe que c’est correct, sans parler. Ça
ressemble au geste que les brigadiers font quand une
voiture passe sans s’arrêter.

139
« Va donc courir. » Mme Elizabeth me voit tourner
en rond dans son garage en me craquant les jointures
comme on fait du petit bois. Je lui explique que l’ur-
gentologue m’a dit d’attendre six mois, que c’est pas
bon pour le cerveau de rebondir dans ma boîte crâ-
nienne, dans ma boîte de pickup. Mme Elizabeth me
prescrit de m’en sacrer, me donne mon congé. Je pro-
fite de son absolution pour aller me changer dans le
bureau qui ressemble de plus en plus à un squat, une
maison hantée. Je mets le vieux chandail qui est brûlé
au coude droit, celui qui appartenait au Mort, celui
que je lui ai volé le jour où sa mère est venue vider sa
chambre. La couleur de sa peau, par le trou du chan-
dail, une sorte de fenêtre dans laquelle je tombais sans
le vouloir. Sa peau de chevreuil, sa peau d’ours. Je
connaissais pas sa peau de proche, j’y ai rarement tou-
ché, sauf pour les câlins de coin de rue, les becs sur le
front avant d’aller au travail. J’ai connu sa peau comme
quelqu’un qui, à partir d’un coude, sait reconstruire le
frère tout autour. Le chandail sur le dos, je porte mon
deuil en doublure, en épaisseur. Il neige sur le balcon

141
de la sortie de secours qui ressemble au fond d’une
boîte en styromousse, mon balcon colis fragile, this
side up, plie tes genoux pour pas te barrer le dos, mon
dos, celui que j’ai presque cassé dans un fossé. Je mets
des runnings. La gestion de l’aréna tombe en bas de sa
chaise, je la laisse là. Fred, ma chienne qui a retrouvé
ses quatre pattes, qui a recommencé à courir dans les
couloirs des vestiaires, le soir, quand les pratiques sont
finies, Fred que j’attache à son harnais, son harnais à
ma taille, avec de la corde, de la corde de bateau parce
que c’est loin où est-ce qu’on s’en va et que la neige
fond dehors. L’arche de Noé sans les licornes, on part
en traversée, en rescapées. Les petits escaliers sont
glissants, il y a un aréna sur chaque marche. Et je pars,
et je pars pour la première fois depuis des semaines.
Les jambes, mes longues jambes, celles dont je vois
jamais le bout, mes jambes to-do list, celle qui s’ac-
tivent, tournent dans le beurre, beurre d’asphalte, on
parle de slush, je pense à la slush, je pense à mes pieds
dans mes runnings, dans mes routes qui me fondent
d’un bord et de l’autre, qui me rentrent dans les bas,
qui me mouillent, qui me trempent le bout des jambes,
celles qui se disloquent, toujours plus vite, que ça fait
du bien, que ça fait longtemps, le crâne en figurine pas
de colonne, déglingué, le dos déguerpi, celui que les
jambes brassent, les jambes, celles qui courent telle-
ment vite qu’elles tournent, Road Runner en accéléré,

142
des roues au lieu des pattes, mes jambes qui tirent, et
je cours et je cours et je pars en courant par la route de
gauche au tournant, celle qui me donne une chance de
courir encore, toujours, jamais de cul-de-sac au bout
de mes jambes, jamais de nœud au bout de la corde
de Fred, elle court elle tire elle guide et on descend la
pente trop raide, j’en profite pendant que la côte est
du bon sens de la pente, avant qu’elle revire de bord,
qu’elle change d’idée, je cours les jambes convexes,
les jambes plus longues que le corps, je mesure trois
mètres au moins, j’ai un cache-cou orange fluo et une
tuque de hockey, j’ai des mains pas de gants et des
gants perdus, j’ai des lacets mal attachés, mais je cours,
je cours dans les flocons de neige qui se trompent de
ciel. L’adresse du printemps mal écrite sur l’enveloppe,
la tempête est perdue rare dans son calendrier, comme
les outardes qui me font de l’ombre sur les épaules,
comme les nuages dont je me rappelle jamais les noms,
mais je cours plus vite que les outardes, que les nuages,
que les ombres. Je cours, je cours jusqu’au camping.
Il pleut, il grêle, il neige, le village sonne comme un
sac à clous, le village comme tous les villages, où on
range sur le côté les quartiers industriels, les deux-trois
blocs appartements de pauvres, les bars de danseuses,
les polyvalentes, les arénas. La rue dégouline jusqu’en
bas de la côte, jusqu’au camping. Qui veut d’un cam-
ping comme voisin ? Je l’imagine qui se remplit d’eau,

143
les VR qui se gonflent, qui explosent. Je cours jusqu’au
camping « closed 4 winter », je cours quatre à quatre, je
cours toujours jusqu’à l’hiver, quand il est pas là, je pars
à sa rescousse, je le cherche je le trouve je cours avec
lui, je le dépasse, je le dépèce, par les poumons, par les
mêmes jambes qui me servent de grues, de béquilles,
de cirques, l’hiver qui me rentre dans le corps en grafi-
gnant ce qui sert de tuyaux, ce qui sert de respire, ce qui
sert de tripes. Le ciel qui annonce que c’est peut-être
le dernier hiver de la saison, peut-être la dernière pa-
nique dans les driveways du monde, la dernière gloire
des pelles et des crampons et des souffleuses et des té-
lésièges et du sel et je cours et je cours encore jusqu’au
camping et rendue au camping je saute par-dessus la
chaîne, Fred que je détache passe en dessous, je re-
garde partout avec de la buée dans la bouche, je vois
plus rien, mais je regarde si l’été est commencé, j’ai
les doigts croisés dans mes mitaines perdues, j’espère
que non j’espère que non, j’espère que c’est pas l’été,
parce qu’ici c’est plus à personne, l’hiver, ici la neige
c’est à tout le monde, l’hiver en yes trespassing, le ciel,
les chevreuils, les cieux, les femmes de trente ans qui
courent pour autre chose que maigrir, qui courent pour
que leurs jambes arrêtent de faire mal, arrêtent d’être
trop longues, jambes qui courent pour aller plus vite
que la rivière qui coule dans l’autre sens, y a une belle
rivière une vallée un pic des caps de bière dans le gazon

144
mouillé beige du camping de roulottes fermé pour l’hi-
ver, des hivers ouverts pour le monde comme moi qui
cours le plus vite possible jusqu’à ce que quelque chose
de fantastique arrive, quelque chose que personne peut
comprendre, mais pourquoi pas, peut-être que ça se
comprend, peut-être que tout le monde saurait, toutes
les voitures qui passent sur le bord du camping, un ca-
mion UPS, un dix roues plein de coupes à blanc, une
PT Cruiser difficile à regarder, tous ces chars qui se de-
mandent pourquoi un cache-cou orange est en train de
faire ça, ça, c’est terrible, c’est gênant, c’est dégueulasse
presque, mais comme c’est beau, comme c’est pas pos-
sible, comme c’est bon de courir jusqu’à un camping
vide des restes de souvenirs qui sont pas les miens, qui
traînent partout en dessous des bâches, des palettes,
des racks à bicycles vides, et là, drette là, au milieu d’un
bout de terre gelée, sur le gazon qui germe une nuit
sur deux, avec des érables qui pleurent un matin sur
quatre, de monter le son des écouteurs dans toutes
mes oreilles, et que j’en ai que j’en ai des oreilles, et
là, direct là, faire ça. Danser. Danser fort, danser mal,
danser pour personne, danser sans spectacle, danser les
bras en hélices et les tresses de la même manière, dan-
ser comme quand j’étais petite sur la glace, mais grande
sur de l’eau, danser avec personne, jusqu’à ce qu’il ne
me reste rien, pas même le souffle pas même la tête
pas même l’hiver.

145
Johanne rentre dans la chambre de hockey qu’on
a transformée en atelier de décors pour le spectacle
de patin. Jusqu’à samedi, l’aréna sera un poulailler
rempli de mères qui courent dans tous les sens, at-
telées à leurs souliers achetés chez Yellow. La course
des mères, qui résonne dans le corridor entre l’entrée
principale et la salle des décors. Johanne trouve une
chaise en plastique pliée dans le coin et la rapproche
de notre table où on fabrique des immenses virevents
avec des cartons fluo que je viens d’acheter au ma-
gasin un dollar. Johanne est toute rouge et souriante,
essoufflée de joie. Elle lance, au milieu de la table, un
sac en plastique. On est les membres d’une mafia, as-
sises autour d’une table de fortune dans une pièce
pas de fenêtres, idéale pour torturer des gens. Notre
femme de main nous ramène le butin. On regarde
dans le sac, sans lâcher nos virevents, pour décou-
vrir le plus beau tissu à paillettes que j’ai jamais vu.
Il passe d’orange brûlé à or, dans un effet de dégra-
dé qui tient plus du domaine de la magie que de celui
du textile. Je dois avouer que Johanne a l’œil, même
si moi je choisis avec les mains. On la félicite en ho-
chant la tête de façon solennelle, sans lâcher notre
sale travail. Johanne arrive pas encore à s’asseoir. Elle
défait et refait ses cheveux, fière et excitée. Elle parle
vite, elle a peut-être sniffé de la paillette. Elle nous
raconte. En allant acheter le tissu du costume de fin

146
d’année de son Michaël à Montréal, elle s’est arrê-
tée au Tim Hortons sur Jean-Talon pour se prendre
le cappuccino glacé qu’elle s’offre chaque fois qu’elle
part en ville : « C’est pour me donner le courage de me
stationner en parallèle ! » Et qui c’est qu’elle voit pas
sortir d’une boutique de saucisses juste à côté ? « Eille,
je vas-tu te dire que j’ai pas regardé des deux bords
de la rue pis que j’ai couru pour aller y dire combien
que mon gars aime ses chansons pis que, crime je vas
te dire que même moi je suis rendue que j’aime ça de-
puis que la prof de cardio-hip-hop a’ met ça dans ses
cours ! » Elle fait deux-trois steppettes en chantonnant
un air que je reconnais pas. Elle sort son téléphone et
nous montre un selfie où le Chanteur semble mal à
l’aise alors que Johanne rayonne de joie en faisant un
signe de rock and roll avec sa main gauche. Les autres
mamans, autour de la table, lui posent plein de ques-
tions, lui demandent s’il est grand, s’il est beau, s’il
sent bon. Je souffle doucement sur mon origami. Le
virevent me fait voler très loin. Loin de la chambre des
décors, loin de Jean-Talon, loin de l’accident, proche
du coin Saint-Joseph et Saint-Laurent. « J’aimerais ça
que tu sois dans ma vie, si ça te tente », que j’avais
dit en ouvrant mes bras longs comme deux phrases
de chaque côté de ma question. Il était plus petit que
moi. Souvent, on se mesurait dos à dos, debout dans le
salon de ce qui allait devenir notre appartement un an

147
plus tard. Chaque fois, il s’obstinait, disait qu’on était
exactement de la même grandeur. Il m’avait répondu
« okay » et ça voulait dire « je t’aime aussi ». Le frame
de mon corps pognait dans le couloir de vent de la rue
Saint-Laurent. Le Mort était parti en riant du solen-
nel inutile que j’impose souvent aux choses pourtant
évidentes et simples comme l’amitié. Je secoue la tête.
Je me concentre sur mes pliages, en silence. Personne,
ici, sait que le Chanteur et moi, on est liés à la vie, au
Mort. Je souffle une dernière fois sur mon virevent,
je fabrique des brises qui ne font mal à personne. Il
ralentit, s’essouffle, tasse doucement une mèche de
cheveux qui était sur ma joue. Johanne finit par s’as-
seoir et prendre une grosse gorgée du café filtre qu’elle
traîne dans son thermos. Je regarde les femmes autour
de la table. Mes doigts sentent la colle Lepage. Je me
recolle en bâton.

Il est trop tôt, trop tôt pour déterminer si ce sont


des patineuses ou des joueurs de hockey sur la glace,
trop tôt pour que les patins soient blancs ou noirs.
Je rentre dans la cantine où Brouillard dort sur son
coude, accoté sur le grille-pain industriel qui tourne
dans le vide. Je pose la main sur son épaule, il se ré-
veille en sursaut, sa coupe de cheveux de gars de seize
ans revire de l’autre bord. Des yeux de panique, dans
son visage de lendemain d’open house. Il rit, tout le

148
malaise pris dans sa bouche qui sent le vodka can-
neberge, ses longs bras, son gros nez, son menton.
Je remarque qu’il s’est rasé une ligne dans le sourcil
gauche. Les jeunes de classe moyenne de région se dé-
guisent en violents, en bastonneurs, en fils battus. Il
se lève debout, les yeux à moitié ouverts, attend que
je parle, que je lui donne un ordre, peut-être. « C’est
correct, repose-toi, je venais juste me chercher un
chocolat chaud. » Je pèse sur le bouton de la machine
automatique qui mélange, instantanément, du sucre
à saveur artificielle de chocolat, du lait en poudre et
de l’eau chaude, directement dans ma tasse en car-
ton. Brouillard sait plus où se mettre, alors il se rassoit
et couche sa tête sur ses bras. Je bois mon chocolat
chaud en passant une guenille sur le comptoir. « Pis,
tu vas-tu faire la valse cette année ? » Il m’explique que
c’est compliqué, que deux patineuses lui ont deman-
dé, mais qu’il est même pas sûr de vouloir la faire tout
court. « Je sais pas, je trouve ça cave de me déguiser en
veston-cravate pour faire des steppettes en patins de
hockey à côté d’une fille. En même temps, je le sais
que c’est un numéro important du spectacle, pis que
tous les gars de hockey vont finir par faire la valse, un
jour ou l’autre. C’est juste chiant, les pratiques le mer-
credi soir, les photos, me trouver un suit. Je sais pas
trop. En même temps, Lili... » et il mime un gun sur
sa tête, en souriant. Je lui réponds que ce serait fin

149
qu’il dise oui, que cette année on a de la misère à trou-
ver des partenaires pour nos patineuses. Matcher les
gars de hockey avec les filles de patin, dans un numé-
ro de trois minutes et demie sur « La vie en rose », les
filles habillées en gâteaux, les gars en tuxedo. Que ce
serait beau de voir les boys se motiver à tenir le bras
des jeunes filles, tous les mercredis soir de pratique.
En plus, ça fait vendre des billets aux parents des gars,
ce qui est pas rien dans les retombées. Que ce serait
beau, de mélanger les patins noirs et les patins blancs.
Brouillard se recouche sur son coude, me dit qu’il va
y penser. C’est encore un peu la nuit et tous les patins
sont gris.

« Tiens le boutte fort ! » et je tiens, et je tiens, mais


Mme Elizabeth trouve que c’est pas assez. J’ai pas
grand-chose à dire, alors je travaille, je m’agite, je tiens.
Je me suis proposée pour l’aider à la pose des rideaux
du spectacle de patin. Elle est jackée dans sa nacelle,
je suis sur la glace à suivre ses directives. J’ai mes pa-
tins dans les pieds, même si c’est mes pieds qui sont
dans mes patins. Le monde disent ça, le monde disent
« j’ai mes patins dins pieds » mais ça veut rien dire,
et le monde c’est Mme Elizabeth, c’est moi, c’est les
trente et une ados de quinze ans qu’on appelle des sé-
niors parce que le patinage artistique ça reçoit sa carte
de la FADOQ en secondaire quatre. Les séniors qui

150
se tiennent les bras en X, un par-dessus, un par-des-
sous, pour faire une grande roue à quatre branches qui
tournent, une roue mais c’est pas une roue, on appelle
ça une roue mais c’est une croix sur lame, un Disney on
Ice sans les costumes, des jeunes ados en cotons oua-
tés, en leggings, en petits gants magiques, en couettes
en tresses en toupets, et tout le monde se tient par la
taille ou les bras ou les épaules, c’est naturel, on sait
faire ça quand on patine depuis qu’on a trois ans, on
s’y connaît, on le fait dans le numéro d’ouverture et de
fermeture, depuis qu’on est petites, et même Michaël
rendu là a été petite, et ça va vite, et on rit, et les plus
menues sont au milieu de chaque branche pour pas
ralentir personne, et les plus fortes sont aux bouts et
patinent fort, elles ont des « cuisses de cheval » comme
disait mon père en regardant les patineuses olym-
piques à la télé. Les plus matures dirigent, comptent
les temps, cinq, six, sept, huit, savent c’est quand dans
« Toxic » qu’il faut se rejoindre au centre de la pati-
noire pour fabriquer des croix avec les mains, celles
qui sont plus ou moins au chaud dans nos gants ma-
giques. Magiques, je me demande encore ce qu’ils ont
de magique à part toujours disparaître. Les trois quarts
des séniors ont des gants dépareillés. « Lâche pas le ri-
deau là, je l’accroche pour vrai dans deux secondes »,
et je réponds en ne répondant rien sauf tenir encore et
toujours du faux velours, du corduroy peut-être. Ces

151
rideaux-là ont été loués tellement et tellement de fois
qu’on ne sait plus en quoi ils sont faits, ils sont faits
de spectacles pour enfants, de théâtre d’été des an-
nées quatre-vingt, de banquets de Grandeur Nature.
Ils sont faits du grand, du fameux, de l’incontour-
nable spectacle de patin de notre patinoire de région.
« C’est beau ! Tu peux lâcher ! » Mais je lâche pas, je suis
pas sûre que ça tienne ces rideaux-là, que c’est solide
tout ce qu’on installe dans mon aréna. « Lâche ! Je te
dis, fais-moi confiance, lâche ! » Et je lâche, même si
j’ai pas confiance. Je lâche parce que c’est la pause de
dix minutes pour les patineuses qui attendent que la
coach aille se chercher un café à la cantine. Je patine
jusqu’à la trentaine de filles qui attendent en soufflant
dans leurs mains pour se réchauffer. Elles me pro-
posent de jouer au Nœud pour passer le temps. Je suis
fatiguée, pas sûre, mais elles me motivent. « Come on,
c’est sûr que t’as pas joué au Nœud depuis mille ans ! »
Elles me prennent pour une madame, une has been,
un vieux morceau de velours. Je dis okay, et je retrouve
les gestes longtemps oubliés du fameux jeu. On se met
en tas au milieu de la glace. Toutes serrées, collées, on
pointe les mains vers le milieu de notre motton. Des
dizaines de mains qui s’emmêlent et qui se croisent,
s’étirent pour se rejoindre. Je sens des épaules contre
les miennes, des hanches qui m’emboîtent. On ferme
les yeux. « Vous êtes prêtes ? À go on attrape n’importe

152
quelle main qu’on peut avec la droite, puis n’importe
quelle autre avec la gauche... GO ! » Les couleurs des
petits gants se mélangent, s’agrippent et se retiennent.
On fabrique une bête à soixante bras qui grouillent et
s’accrochent. On s’attache les unes aux autres, on se
cramponne, on rouvre nos yeux. « Okay ! Pis là, pas le
droit de tricher en détachant les mains. Go ! On dé-
fait le nœud ! » Le but est de démêler le noyau qu’on a
fabriqué avec nos mains sans se lâcher, sans s’échap-
per, d’enjamber les bras de l’une, de se tortiller entre
les jambes de l’autre, de dénouer la toile de bras et de
corps qui nous lie sans lâcher nos mains. On manque
de se trancher les poignets avec nos lames, on tombe,
on s’effondre, on rit, on se ramasse de dos, de face, en
diagonale. La coach arrive sur la glace, nous regarde
nous défroisser. « Allez les filles, je vous donne une
minute, après on recommence la choré. » Je roule les
yeux d’exaspération en regardant Chloé dont je tiens
la main gauche. Elle rit en imitant en silence la coach.
On réussit enfin à démêler le nœud, ça forme un grand
rond fait de corps main dans la main. Le motton est
dépris. On crie, on est fières, on est un grand cercle
dont je fais partie. Mme Elizabeth me rappelle, elle est
débarquée de sa nacelle et marche avec assurance dans
ses runnings qui ont pourtant aucune adhérence sur la
glace. Je suis plus grande qu’elle, dans mes patins.

153
Je prends la pelle en aluminium et je casse tous les
icebergs qui s’enfargent sur le balcon de la sortie de
secours. Je les lance en bas, je fais de la place pour le
soleil. Je traîne le matelas de sol du bureau jusqu’à la
sortie, Fred essaie d’en mordre la partie qui glisse à
terre. Le spectacle commence le weekend prochain,
on prend deux jours off pour se faire des forces.
L’aréna est vide, j’adore quand l’aréna est vide. Je vais
aux toilettes sans fermer la porte, je fais des grands
jetés dans les couloirs, je bois à même les pintes de jus
d’orange de la cantine. Je ne me lave pas les mains et
je touche à tout, je tousse sur les poignées juste pour
le fun. L’odeur du boisé rentre par la porte de la sor-
tie de secours, ça sent la terre qui a chaud. J’installe
le matelas là, sur la petite île sèche que je viens de
fabriquer. Je crois qu’il serait triste de manquer le
printemps, mon matelas. Je me demande s’il a déjà vu
le premier des beaux jours en vrai. Je suis là pour lui,
je lui offre des opportunités. Le matelas, Fred et moi,
on s’étend pour lire le bout des branches qui nous
pendent au-dessus de la face. On lit que les fleurs ar-
rivent, du fin fond du bois. Le bois, celui des arbres,
celui des troncs. On reste étendus comme ça, le ma-
telas, Fred et moi, à se confier des choses dans l’air
frais qui démêle les cheveux que j’ai cachés sous les
tuques. J’ai peur que le monsieur du déneigement ar-
rive dans le stationnement. Il m’a dit qu’il passerait

154
pour récolter son dernier paiement. C’est le temps qui
passe à sa place, qui récolte du rouge sur mes joues.
J’ai chaud, Fred dort. Je lève mon chandail en laine
pour inviter mon ventre à se joindre à nous. Le so-
leil se précipite, le soleil vient s’étendre à la grandeur.
Mon ventre est heureux. Mon cou se détend, se fris-
sonne. J’ai envie, finalement, de faire une grande fête
surprise et d’inviter ma peau au complet à nous re-
joindre sur le matelas. Il fait frisquet, mais le balcon
de la sortie de secours est orienté plein sud. Il n’y a
aucune pratique aujourd’hui, pas grand chance que
quelqu’un passe et me voie. C’est rapidement l’été,
partout sur mes cuisses et ma gorge, alors que j’en-
lève tous mes vêtements et leur redonne leur liberté.
Ils partent en courant, contents. Je suis orientée plein
sud, le soleil me réchauffe partout où je m’offre, mes
mains jouent du piano. Elles ont toujours su fabriquer
des canicules mieux que tout le monde.

Ça fait cinq fois que je vois le show en deux jours.


Il est quinze heures quinze, je fais pas de vœu. La der-
nière représentation commence. Je dirige les petites
filles dans les coulisses avec une flashlight. Je suis un
phare de brume, je suis une adulte. Les rideaux ont
tenu, Mme Elizabeth a fini la job. Ils forment une
belle demi-lune qui longe les bandes. On a un mètre
et demi de backstage pour se rendre côté cour, côté

155
jardin. Je ne sais jamais lequel est lequel, je dis « va
de l’autre côté » ou « reste de ce côté-là ». Tout le
monde se comprend, surtout les patineurs de sept
ans qui portent des costumes d’enfants perdus dans le
numéro de Peter Pan. Un monde de paillettes, de cos-
tumes loués, de bobby pins, de tresses françaises, de
barrettes, de lacets neufs et blancs, de rouge à lèvres
rouge ou rose se déplace dans le noir. Je porte mes
patins pour percer les ombres. Je glisse lentement à
travers le nuage de chuchotements, de rires étouffés,
de cris d’excitation quand une petite fonce dans la fille
en avant d’elle. C’est un spectacle de prestidigitateur,
ça sent la glace sèche que la machine à fumée crache
depuis quinze minutes. Je dis « chut », je pointe ma
lampe de poche sur la patinoire. Je veux pas qu’elles
s’enfargent sur les fils électriques des systèmes de son,
ceux qu’on a collés au duct tape directement sur la
glace. Dans le rai de lumière, je vois des patins pas-
ser, sans savoir à quel corps ils sont attachés. Ça se
met en ligne derrière les ouvertures des rideaux, les
plus grands tiennent le bateau pirate en carton. Ils
sont quatre, dont Michaël qui fait Capitaine Crochet.
Chloé est fâchée de pas avoir eu le rôle, déguisée en
Fée Clochette. Le show du dimanche est toujours le
plus plein, les estrades sont bourrées de grands-pa-
rents, de tantes, des amis de Brouillard qui sont venus
le voir faire la valse. Je cherche Merle dans les estrades

156
en sachant qu’il ne sera pas là. Il n’aime pas les spec-
tacles. Est-ce que les merles, ça migre ? Faudrait que
j’aille dans le bureau trouver le livre sur les oiseaux
d’Amérique et que je regarde quel poème l’auteur a
écrit à ce sujet-là. J’ai pas le temps, Laura-Lee fait son
solo, mon cœur bat trop vite chaque fois qu’elle prend
de la vitesse avant son double cherry. Qui dit double
boucle piqué, à part à la télé ? Personne. C’est cherry
flip, qu’on dit. Elle l’a atterri, la foule est en délire. Je
cours en protège-lames dans les escaliers qui mènent
aux vestiaires, je vais voir les 6-8 ans qui se tiennent
en ligne dans le corridor, debout sur leurs lames, ma-
quillés et peignés dans leurs petits costumes d’Aladin,
d’abeille ou de Grease. J’ai mal au ventre pour Louis-
Mìro. Je vois dans le moniteur du caméraman, installé
sur le coin de la patinoire, qu’il vient de tomber dans
la grande chaîne humaine en forme de huit du numé-
ro des débutants. Dans le fond du vestiaire, en arrière
de la pole à costumes, je vois Jessika avec un « k » qui
pleure d’angoisse. Sa coach lui demande ce qu’elle a.
Elle veut pas retourner faire son numéro des Beach
Boys en bikini. Elle est tannée, tannée de son corps
qui change trop vite, qui est gênant à montrer à tout
le monde. Je retourne sur la glace, je suis une éclai-
reuse, une vigie, une coursière. Je replace une robe
ici, je donne une tape dans la main là, je me demande
il est quelle heure et quand est-ce que je peux partir.

157
Je texte ma mère, je lui demande si elle peut finir le
show sans moi, je lui dis que je sens une migraine qui
commence à cause de la commotion, toutes les com-
motions. « C’est beau ma cocotte, je suis là pis toute
roule comme sur des roulettes. » Tout glisse comme
sur une lame, que je réponds en riant de fatigue. J’ai le
cœur trop gros pour tout le spectacle, tous les spec-
tacles. J’ai envie d’un entracte à perpétuité, the show
will go on sans moi.

158
Je suis assise dans une décapotable rouge. C’est
une Cabrio 87 avec les phares ronds et le body carré.
Toute la géométrie du monde arrive pas à m’expliquer
pourquoi je suis là. Je me regarde dans le petit rétrovi-
seur rectangulaire et je vois la joie qui fait de la corde
à danser sur mes joues. Je trouve pas de diagnostic
logique. J’allais juste acheter la Matrix grise du père
du gars qui aiguise les patins à la boutique de hockey
sur la principale. Là, je suis au volant d’une Cabrio 87
rouge, le toit baissé et l’émotion qui monte. Je m’en
allais juste m’assurer que j’allais rouler, chaque jour,
chaque aller-retour, dans une auto sécuritaire qui sait
freiner sans manquer de me tuer. J’allais juste faire le
choix adulte de dépenser cinq mille deux cent cin-
quante dollars pour une Matrix usagée, mais fiable,
automatique, donc plate. Je sais pas comment c’est ar-
rivé, mais dans ma main droite j’ai une vieille clef et
dans mes cheveux beaucoup de ciel. Je suis arrivée là-
bas, à deux villages de l’aréna, avec Mme Elizabeth
qui conduisait trop vite pour le trousseau de nou-
velles phobies qui pèse lourd dans ma sacoche. Je me

159
suis retenue de m’impatienter, parce qu’elle me fai-
sait un lift et venait inspecter la Matrix avec moi. Elle
connaît la mécanique générale et voulait s’assurer que
le gars me crosse juste assez, mais pas trop. Chaque
fois qu’on s’est approchées d’un stop, j’ai tenu les ac-
coudoirs du banc, comme si ça pouvait me sauver.
J’ai fermé ma gueule quand Mme Elizabeth collait de
beaucoup trop proche le fifth wheel devant nous. On
est arrivées chez le gars qui aiguise les patins et qui,
semble-t-il, renippe des vieilles voitures. Sur le ter-
rain avant d’un bungalow à entrée split en brique bleu
poudre, on s’est stationnées dans le cimetière de car-
casses jackées sur des blocs en béton. Et là, je sais pas
comment, mais je suis assise dans une décapotable
rouge, à sourire plus fort que le temps doux assis sur
le siège passager, sur mes yeux, sur mon front, sur le
volant qui a probablement pas de coussin gonflable
dans le ventre. Mme Elizabeth est repartie de son
bord, en me disant qu’au fond, une décapotable c’est
comme une Zamboni. Les vieilles Cabrio ont ça de
pratique : même le pied au fond, elles roulent lent.

On dit « être dans sa trentaine », comme si c’était


un habit de neige, un scaphandre, une cour à scrap, un
char. On est dedans, comme un endroit, comme un
trou, comme un nid. La première moitié de la mienne va
disparaître comme la nuit dans le printemps. Je conduis

160
la décapotable. Je me dis qu’à défaut de devenir mère,
je pourrais devenir propriétaire de plusieurs chars. Ça
m’encourage de penser à ça, ça m’apaise. Je serais en-
viron heureuse, ce qui est déjà plus que la moyenne.
Je vivrais l’amour, l’amour pour les chars. Ça date de
ma première Hyundai Excel hatchback, que l’oncle
de ma mère m’avait donnée. Le banc conducteur était
mal bolté. Je pouvais me bercer à tous les coins de rue,
j’étais déjà vieille. J’avais dix-sept ans. C’était l’époque
où j’apprenais à faire des stationnements en parallèle, à
faire l’amour dans des stationnements. Faudrait un livre
pour chaque voiture que j’ai eue. Chrysler Concorde,
Corolla beige 98. Je devrais écrire une série, une saga,
puis vendre les droits à Netflix. Avec les vieux chars
viennent les réparations, ce qui me fait sentir que même
si je ne fais pas de compost, je recycle pas pire dans
le domaine automobile. Je dois aller faire enligner la
Cabrio. Est-ce qu’on dit enligner ou aligner ? Faudrait
qu’un garagiste m’explique. Je pourrais lui demander de
m’enligner aussi, tant qu’à y être. Ils savent faire ça, les
garagistes, et me dire que j’ai besoin de nouveaux pads
de brakes. Je vais faire enligner la Cabrio, je vais aller au
village, je vais refaire le monde, je vais mettre du gaz, je
vais acheter des chandelles au Korvette. Mais je dépasse
le village, le garage, les stations d’essence. Je manque ma
shot, je roule, je dérape en dehors de ma liste de choses
à faire. Fred mange frénétiquement l’air qui s’engouffre

161
par le ciel de la décapotable, assise sur le banc arrière.
Je dépasse le village en fendant la principale en plein
centre, je suis Moïse qui fend la mer. C’était Moïse ou
Jésus qui faisait ça ? Je vais devoir chercher sur inter-
net, mais là je tranche les routes, je suis une chainsaw,
je suis une séparation entre deux tresses, je roule, je
roule sur les rangs et les trails, jusqu’à vider ma tinque,
jusqu’à vider ma tête. Je suis rendue la fille qui fait du
char pour aller nulle part, la fille qui roule pour siffler
tout le paysage par les yeux. J’irai faire enligner la déca-
potable lundi avant de redéménager dans le chalet du
propriétaire des Retraites Gaïa-mazing. Ma convales-
cence a des limites, comme mon corps, comme ma tête,
comme la vitesse sur les panneaux. Je pourrais peut-
être me matcher avec le gars qui aiguise les patins, on a
des passions communes. On pourrait avoir des enfants,
des nuits blanches, des dimanches au Kenny U-Pull. Je
tourne. L’ange apparaît. Il est là, le bras dans le vent, un
fanion d’aéroport local. J’allume mes flashers en m’ar-
rêtant. « T’es rendue avec une décapotable », et c’est pas
une question, c’est un poème. En m’étirant pour ouvrir
la porte, je dis que c’est bon pour la santé de conduire
les cheveux dans le printemps. « Ah, moi y m’en reste
pas beaucoup, des cheveux. » Sur le banc passager, Fred
sait plus où se mettre, se piétine en rond. J’essaie de la
repousser en arrière, mais mon ange me dit que c’est
correct, qu’il va la garder sur lui. Elle s’assoit sur ses

162
cuisses et le lèche dans le cou, le visage. L’ange, c’est
un passager qu’on porte chacun notre tour. Je pense
aux autres conducteurs qui le ramassent toutes les fois
que je le manque. Je me demande qui ils sont. J’enlève
mes flashers dès que j’ai assez de vitesse. On s’envole
presque, à quatre-vingt-dix-huit kilomètres-heure.
L’ange me parle les yeux fermés pendant que Fred
l’embrasse. Je lui demande s’il a toujours ses shifts
de nuit, comment ça se passe à la shop ces temps-ci.
« J’t’allé sur un site de vente de maisons pis j’ai cher-
ché, dans toute le Canada au complet, la propriété la
moins chère. Les premières pages, c’était pas viable
pour deux cennes. Mais là, j’suis tombé sur un maudit
bon deal, une couple de pages plus tard. Un condo,
toi, à vingt-deux mille dollars ! » La route me passe la
main sur le front, le soleil réchauffe mes épaules, et
j’écoute un ange qui veut déménager à côté d’une an-
cienne mine au BC. « Le monde vendent à des prix,
tu croirais même pas ça. Il y a les maisons du quar-
tier des familles, pis le quartier des gens tout seuls.
Ça fait même pas cent vingt-cinq dollars par mois,
ça, pour un beau condo presque neuf. Avec ma rente
que je vais avoir dans deux ans, ça va être plus qu’en
masse. » Le paysage glisse en arrière de sa tête comme
dans un vieux film. Fred lui lèche le même petit carré
de peau depuis une demi-heure, celui entre le men-
ton et le cou. Je me demande c’est quoi le nom de

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ce bout de corps là. Je me demande c’est quoi son
nom à lui. Je me demande plein de choses. Comment
il va déménager son cockatiel ? Combien coûte un
sac de pâtes dans un dépanneur d’une ville minière
fantôme ? Est-ce qu’il va se sentir seul ? « Tsé, moi je
suis un gars qui aime ça être tranquille. Tant que j’ai
du temps pour apprendre des affaires sur internet.
Je trouve juste dommage que la retraite ça dure pas
longtemps, parce que ben souvent tu meurs pis t’en as
pas eu ben ben long pour apprendre l’italien ou com-
ment faire de la mayonnaise maison. » On arrive à la
shop de lumières, j’entre dans le stationnement, je ral-
lume mes flashers. Je tiens Fred par le collier pendant
que l’ange sort de la décapotable. « Écoute, je me dis
qu’un jour ou l’autre, j’irai rejoindre ma Lucie, mon
oiseau rare, qui sera sûrement déjà partie, pis a’ m’ap-
prendra à voler. J’aurais pu besoin de faire du pouce,
ce serait pas pire ! » Il ramasse son sac, met sa main en
casquette au-dessus de son front. Je lui demande qui
va le lifter, jusqu’au BC. « Je sais pas, mais une chose
est sûre : on reconnaît le bonheur quand on peut se
taper des milliers de kilomètres dans une auto sans se
rendre compte que c’est long. » J’ai envie de rouler, de
jouer à ce que le Mort et moi on faisait quand on sa-
vait pas de quelle couleur était une journée. Le Mort
voulait trouver le bout des routes, mais il avait pas de
permis. On prenait mon char, la rue Saint-Denis, un

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plein de gaz et l’après-midi pour trouver le bout de
quelque chose. Une rue, une autre, on partait avec
comme seule consigne de revenir seulement quand on
aurait frappé le bout de la route. Des fois c’était un
cul-de-sac, des fois c’était un stationnement, des fois
c’était Natashquan, des fois c’était la fin de la 35, là où
on peut se parker et marcher sur l’autoroute abandon-
née. C’était jamais long, ces kilomètres-là. L’ange sort
de la décapotable, marche lentement vers la shop de
lumières. Je fais un U-turn, je décolle.

Les pantalons de ski migrent vers les garde-robes


de cèdre. Le ciel se remplit d’autre chose que de bor-
dées de neige. Les pantalons de ski migrent vers les
boîtes de plastique rangées dans les sous-sols des mil-
lionnaires. Leurs nids se remplissent d’un autre genre
de charognes : les cuissards et les vélos trop chers.
L’eau coule dans le parking vide. C’est le déluge, c’est
l’arche de Noé. Il y a le camion de la compagnie de
réfrigération René-frigération, stationné n’importe
comment devant la porte de garage de la Zamboni.
Une chance que Mme Elizabeth est partie en vacances
à Kennebunkport. Mme Elizabeth ferait une face qui
dit « get the fuck out » si elle voyait ça. J’éteins le mo-
teur de ma décapotable. L’été, le silence a des criquets
dedans, des cigales, des avions, des tondeuses, des
thermopompes, des enfants qui disent « Marco ! » et

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d’autres qui répondent « Polo ! ». J’ouvre la porte de
l’auto, Fred saute par le pas-de-toit. Il fait chaud, il
fait sueur, il fait comme une saison qui se force en
fin de match. Le printemps donne son 110% en troi-
sième période. Le ciel jaune s’assoit sur mon cou,
le soleil beige, sur la casquette des Blackhawks que
Brouillard a fini par me donner. Je regarde la grosse
boîte en tôle. Ce serait beau de planter des tomates
tout le tour du building, pour cacher les fondations
en béton. C’est gros pareil, un aréna. Faudrait que
j’achète beaucoup de plants de tomates. Je traverse le
stationnement, la main en visière sur mon front qui a
encore souvent mal à la tête. Je rentre dans l’aréna, je
libère Fred par en dedans. J’entends le monde qui rit,
à l’autre bout de l’aréna. On a invité la ligue de garage
à faire un petit party pour fêter le dégel de la pati-
noire. J’ai demandé à ma mère si on avait le lousse de
laisser les staffs se servir des drafts à la cantine, à nos
frais. « Bien sûr, voyons don’, pis eille, j’y pense, je vais
laisser sur le comptoir ma belle nappe, tsé là celle que
je garde pour le brunch de Pâques, en tout cas je te
laisse tout ça à côté de la machine à café, envoie-moi
une photo, là, okay ? » Je suis tranquille dans la cantine
vide, à placer les verres jetables sur une des tables vis-
sées au sol. « Je peux-tu prendre une bière, moi avec ? »
et je sors un verre en plastique rouge à Brouillard.
« Fais juste cacher ton permis de conduire qui dit que

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t’as seize ans. Pis va rejoindre les boys en arrière, j’ar-
rive dans cinq minutes pour partir le BBQ. » Il fait
chaud dehors, mais dans ma boîte en tôle on est bien.
Les arénas sont des airs climatisés géants. On a loué
un gros BBQ qu’on a mis à côté de la porte de la sor-
tie de secours. Ça jase avec des pintes de Molson dans
les mains, des sourires d’après-match dans la face. Ils
me voient à travers la porte ouverte et me disent allô,
me disent « BBQ ! BBQ ! BBQ ! BBQ ! » en criant de
plus en plus fort. J’arrive, j’arrive, deux minutes ma
gang de sacs de hockey. J’ai toujours eu peur de partir
un BBQ. Mon père disait que c’était dangereux, que
c’était une job de gars. J’ai parti un aréna à la place.
Aujourd’hui, je suis une fille et je mets l’allume-feu
dans le trou, à gauche, pendant qu’une vingtaine de
dudes chantent « OLÉ, OLÉ, OLÉ, OLÉÉÉÉ ».
J’ouvre le gaz, je déclenche le lighter. Je suis une
femme et les flammes partent sans me tuer. Je suis
quelqu’un. J’ai un aréna, j’ai un BBQ. Tout le monde
m’applaudit, ça sent le feu et la saucisse. Je retourne
à l’intérieur gérer les gars de René-frigération qui ont
commencé le dégel de la glace il y a trente minutes.
J’aime les bruits de l’aréna. Des bruits d’aération, des
bruits en protège-lames. Des bruits qui résonnent sur
les bandes, qui scorent dans le coin droit de ma jour-
née. Je regarde le spectacle de la glace fondue qu’une
pompe à eau aspire et recrache dehors. Elle se déverse

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dans le stationnement, elle se déverse dans l’été, elle
se déverse dans cette deuxième année qui vient de
finir. Faudrait aussi installer des pompes pour vider
mes paupières dans le stationnement. Quand ce sera
bien dégelé, les gars de René-frigération vont asper-
ger le tapis réfrigéré à la hose. Un des gars, en bottes
de pluie à caps d’acier, me crie, depuis la patinoire,
qu’ils vont être prêts à retracer les lignes de hockey et
les logos des commanditaires dans quarante-cinq mi-
nutes. Je lui réponds que cette année, je veux mettre
de quoi de spécial tout le long de la ligne rouge du mi-
lieu. Une forme qu’on a jamais vue. Pas d’étoile, pas
de cercle ou de logo du McDo. Je sors de mon sac
réutilisable un gros stencil en Coroplast que je tiens
haut et fort. Au bout de mon bras, un calque d’oiseau
d’un pied par six pouces, un oiseau en plastique blanc,
un oiseau pas égal des deux bords, un oiseau coupé à
l’Exacto.

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REMERCIEMENTS À :

• Mes trois chacos, Élie, Achille et Berthe


• … ainsi que leur père
• Les staffs du Backbone
• Ma famille, dont le papa n’a pas été absent du tout
• Tous ceux qui ont lu ce manuscrit en amont et
ont participé à la transformation du brouillon en
roman
• Tous ceux qui ont goûté aux recettes et ont parti-
cipé à l’élaboration du bouillon de ramen
• Gastone, Flatu et Lilou
• Los Ogdenes
• Bern

Et bien sûr Maxime et Maude, éditeur et éditrice aux


conseils formidables et à la collection de Dragon Ball
qui fait envie.
LES LIVRES DE TA MÈRE

00 Le livre noir de ta mère, collectif


01 Je pense que ce recueil s’adresse à toi, Maxime Raymond
02 American épopée, Guillaume Cloutier
03 Les plus belles filles lisent du Asimov, Simon Charles
04 Plusieurs excuses, Stéphane Ranger
05 Vers l’est, Mathieu Handfield
06 Événements miteux, Frédéric Dumont
07 Sens uniques, Gautier Langevin
08 Ceci n’est pas une histoire de dragons, Mathieu Handfield
09 Un monstre, Christophe Géradon
10 Partir de rien, Maude Nepveu-Villeneuve
11 m.i.c.h.e.l. t.r.e.m.b.l.a.y., Orson Spencer
12 Les cicatrisés de Saint-Sauvignac (histoires de glissades d’eau),
Sarah Berthiaume, Simon Boulerice,
Jean-Philippe Baril Guérard et Mathieu Handfield
13 Ménageries, Jean-Philippe Baril Guérard et Benoit Tardif
14 Maison de vieux, collectif
15 Danser a capella, Simon Boulerice
16 Toutes mes solitudes !, Marie-Christine Lemieux-Couture
17 Villes mortes, Sarah Berthiaume
18 Maison des jeunes, collectif
19 Les fausses couches, Steph Rivard
20 Clotaire Rapaille, l’opéra rock,
Olivier Morin, Guillaume Tremblay et Navet Confit
21 Albert Théière, Matthieu Goyer
22 Sports et divertissements, Jean-Philippe Baril Guérard
23 Igor Grabonstine et le Shining, Mathieu Handfield
24 L’assassinat du président,
Olivier Morin et Guillaume Tremblay
25 Des nouvelles de Ta Mère, collectif
26 La remontée, Maude Nepveu-Villeneuve
27 Des explosions, Mathieu Poulin
28 Hiroshimoi, Véronique Grenier
29 Épopée Nord, Olivier Morin et Guillaume Tremblay
30 À la fin ils ont dit à tout le monde d’aller se rhabiller,
Laurence Leduc-Primeau
31 Géolocaliser l’amour, Simon Boulerice
32 Des nouvelles nouvelles de Ta Mère, collectif
33 Royal, Jean-Philippe Baril Guérard
34 Petite laine, Amélie Panneton
35 Musiques du diable et autres bruits bénéfiques,
Alexandre Fontaine Rousseau et Vincent Giard
36 Chenous, Véronique Grenier
37 Juicy : une idylle à quatre pattes, Mélodie Nelson
38 De l’utilité de l’ennui : textes de balle, Andrew Forbes
39 Antioche, Sarah Berthiaume
40 La singularité est proche, Jean-Philippe Baril Guérard
41 Alice marche sur Fabrice, Rosalie Roy-Boucher
42 Dimanche, Jérôme Baril
43 Nyotaimori, Sarah Berthiaume
44 Manuel de la vie sauvage, Jean-Philippe Baril Guérard
45 Vieille école, Alexandre Fontaine Rousseau et Cathon
46 Fille d’intérieur, Frankie Barnet
47 Les Secrets de la Vérité, Olivier Morin et Guillaume Tremblay
48 Si j’étais un motel j’afficherais jamais complet, Maude Jarry
49 Ta maison brûle, Simon Boulerice
50 Carnet de parc, Véronique Grenier
51 La lutte, Mathieu Poulin
52 Sainte-Foy, Akena Okoko
53 Deux et demie, Carolanne Foucher
54 Le clone est triste, Olivier Morin et Guillaume Tremblay
55 Verdunland, Timothée-William Lapointe
et Baron Marc-André Lévesque
56 Terres et forêts, Andrew Forbes
57 J’attends l’autobus, Alexandre Castonguay
58 Combattre le why-why, Rébecca Déraspe
59 Haute démolition, Jean-Philippe Baril Guérard
60 Dis merci, Camille Paré-Poirier
61 Après Céleste, Maude Nepveu-Villeneuve
62 Il est strictement défendu de boire en studio,
Alexandre Fontaine Rousseau
63 Nous nous sommes tant aimés, Simon Boulerice
64 Submersible, Carolanne Foucher
65 Les rois du silence, Olivier Niquet
66 Couchés en étoile dans la combustion lente des jours,
Sophie Jeukens
67 Que ceux qui m’aiment me sauvent, Alexandre Dostie
68 Manipuler avec soin, Carolanne Foucher
69 Sauf quand je suis un aréna, Frédérique Marseille

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