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Lucy K.

Jones

SECRETS INTERDITS
L'Intégrale et bonus
1. De la même trempe

J’avais une vie claire avec des objectifs, des principes et des valeurs, bien ancrés. J’avais réussi, à
force de le vouloir, à enfouir profondément les fantômes du passé. J’avais surtout commencé à construire
mon avenir, grâce à la seule force de ma volonté. Et puis, il est entré dans ma vie. Et tout a basculé…

***

Le soleil brille sur San Francisco et, chose rare pour un matin de juillet, il ne fait pas trop chaud. Un
temps à aller à la plage… Ou à se rendre à pied au travail, quand on a, comme moi, la chance d’habiter à
proximité. Autre avantage : comme je peux me changer et me rafraîchir sur place, je combine mon trajet et
mes quinze minutes de jogging quotidien. J’adore commencer ma journée ainsi. Je ferme la porte, attache
mes cheveux en queue-de-cheval et part à petites foulées, heureuse de sentir mes muscles travailler et le
vent me fouetter le visage.

Je ralentis à quelques mètres du commissariat central, un bâtiment gris et imposant, qui


m’impressionne toujours. Il faut dire que je ne l’ai intégré que depuis une semaine, en tant qu’officière de
police. J’entre et salue mes collègues à l’accueil avant d’aller me changer. Dans les vestiaires, j’enfile
une tenue plus présentable : un jean ajusté et un chemisier noir, cintré. Joli, mais neutre. Je range mes
affaires dans mon casier et me dirige vers la grande salle. On hoche la tête sur mon passage, mais
personne ne s’arrête pour me saluer.

Rien à voir avec l’ambiance feutrée de la brigade financière où j’ai passé mes deux premières années
dans la police. Là-bas, les espaces de travail étaient clos et le silence, souvent bienvenu. Ici, tout est
ouvert, ça parle fort, on se bouscule, on chahute…

Décidément, c’est une vraie fourmilière, ici !

Enfin, avec moi, personne n’a encore osé avoir ce type de comportement. Non que cela me dérange
vraiment, mais mon nom de famille tient mes collègues sur la réserve. Je suis l’officière de police Nina
Connors, fille du commissaire principal Jack Connors.

Je n’étais pas peu fière quand on m’a annoncé ma mutation au commissariat central. Mes états de
service m’auraient permis de progresser au sein de ma brigade, mais j’avais envie de faire autre chose.
Je n’ai pas choisi ce métier pour rester derrière un bureau ! Même si mon travail me plaisait, je voulais
plus d’action. J’avais aussi besoin de prouver à mon père que je suis un bon flic. Il n’a jamais fait
mystère sur ce qu’il pense de la brigade financière : « des pantouflards et des gratte-papier ». Certes,
j’avais choisi la même voie que lui, mais il m’a bien fait sentir que nous n’étions pas de la même trempe.
Alors, j’ai demandé cette affectation. Je savais qu’il ne m’accueillerait pas à bras ouverts. D’ailleurs, il a
commencé par refuser, mais comme je n’avais émis aucun autre choix… Il a fini par accepter en me
précisant bien que je devrais apprendre, comme tout le monde. Sur ce point, depuis une semaine, je ne
suis pas déçue ! Paperasse et classement sont devenus mon quotidien, sous prétexte de me « familiariser
avec le fonctionnement du service ». C’est le lot des nouveaux, d’autant plus celui des nouvelles. Il faut
d’ailleurs que je m’y remette…

– Salut Nina ! Je t’offre un café ?

– Non, merci, Josh.

J’ai répondu sans le regarder, mais cela ne le décourage pas. Alors que je finis de ranger mes affaires,
il s’appuie contre les casiers et commence à discuter.

– Quel dommage ! J’aurais pu te raconter mon week-end. Une folie… Et toi ? Que fait un si joli brin
de fille de son temps libre ?

Josh Campbell est nouveau lui aussi. Il a fait ses classes dans la prestigieuse police de New York et
ses états de service au sein de l’unité criminelle dans laquelle il vient de passer dix ans sont exemplaires.
Est-ce que cela lui donne le droit de me faire du rentre-dedans ? Si je déplore que mes autres collègues
m’ignorent un peu trop, avec lui, c’est carrément l’inverse ! Je ne compte plus le nombre d’allusions
douteuses : mon chemisier fait de moi « une vraie bombe », ou encore, il a hâte que nous soyons ensemble
sur une enquête pour pouvoir me joindre « à toute heure du jour et de la nuit ». Ça n’a rien de méchant et
Josh, à 32 ans, est plutôt beau avec ses cheveux noirs et ses yeux verts. Mais d’une part, il n’est pas mon
type d’homme, d’autre part, je ne suis pas du genre à accepter quelque proposition que ce soit sur mon
lieu de travail.

Ce qui me rassure, c’est que lui aussi est plus ou moins snobé par les autres. Ses blagues légèrement
sexistes ont fait rire certains anciens pour qui la place d’une femme est dans une cuisine et non dans un
commissariat, mais la plupart sont restés silencieux et indifférents. Nous n’existons pas encore. Sans
doute devons-nous faire nos preuves avant d’être totalement intégrés.

Je cherche une manière polie de rembarrer mon encombrant collègue quand une voix tonitruante
retentit dans tout le commissariat :

– Connors ! Campbell ! Dans mon bureau !

Nous nous présentons dans le bureau de notre chef, assis derrière plusieurs piles de dossiers. Il prend
le temps de finir ce qu’il est en train de faire, sans nous regarder. L’entretien commencera quand il l’aura
décidé.

Mon père est une légende ici. Déjà physiquement, avec son mètre quatre-vingt-dix et ses cent vingt
kilos, c’est une montagne. Ce grand roux aux yeux marron indéchiffrables porte une cicatrice au menton
qui lui donne l’air encore plus menaçant. Mais Jack Connors est avant tout un flic hors pair, qui n’a volé
ni son grade ni ses galons. Il est de la vieille école : excellent au tir et au corps-à-corps, il mène ses
enquêtes à l’instinct. J’aime penser que j’ai hérité de sa ténacité et de son intuition, deux qualités
essentielles dans le métier que nous avons choisi.

Enfin, il relève la tête et s’adresse à nous :


– Je viens de prendre une plainte de Judith Barlow, dernière héritière de cette grande famille,
commence-t-il avec emphase. Ce matin, un expert en œuvres d’art l’a informée que le tableau qu’elle
souhaitait mettre en vente était un faux. Il s’agit d’une toile de Charles Willington. Vous allez vous rendre
au bureau de Bruce Willington, le petit-fils et unique ayant droit du peintre. C’est la seule porte d’entrée
que nous ayons. MmeBarlow a acheté cette toile il y a treize ans.

– Un trafic de tableaux ? En quoi cela nous concerne-t-il ?

Un silence glacial me répond. Mon père me regarde durant un temps qui me semble infini. J’ai
outrepassé mes fonctions.

– Un problème, Connors ?

– Non, chef.

Il acquiesce, satisfait. Le message est clair : il est plus que temps que je me souvienne que je parle à
mon supérieur hiérarchique. À mes côtés, Josh ne bronche pas.

Incorporer le fief de mon père, sa chasse gardée, est un défi, je le sais. La police est une grande
famille, dont il est une figure importante, depuis longtemps. Double pression. Pour n’importe quelle
nouvelle recrue, il n’est jamais simple de se faire accepter. Je l’ai compris à ma sortie de l’école de
police, il y a deux ans. J’ai dû montrer patte blanche, faire mes preuves au sein d’un groupe déjà constitué
et très soudé. Pourtant, j’y suis parvenue. J’y arriverai ici aussi. Même si l’ambiance est très différente de
ma précédente affectation, je parviendrai à faire ma place.

– Charles Willington était déjà célèbre de son vivant et son œuvre a pris beaucoup de valeur depuis sa
mort, en 2001, continue le commissaire. Il est donc normal que des faussaires s’y intéressent. Je viens
d’avoir le maire au téléphone : il m’a demandé de suivre ce dossier, car il implique deux des familles les
plus riches de San Francisco, ajoute-t-il.

OK, j’ai compris.

Depuis quelques années, mon père aspire à une carrière politique. Il cultive de bonnes relations avec
tous les notables de la ville, dont le maire, évidemment. L’affaire aurait dû atterrir sur le bureau d’une
brigade spécialisée, mais le maire a orienté MmeBarlow vers son ami le commissaire Connors. Je
comprends ses ambitions et son envie d’évoluer dans sa carrière, mais une part de moi ne peut
s’empêcher de se dire que ce n’est pas très réglementaire.

Mais c’est ma première affaire. Et je ferai tout pour la résoudre.

– Je compte sur vous pour être irréprochables et surtout efficaces, poursuit-il. J’exige des résultats
rapides.

Nous hochons la tête, presque au garde-à-vous. Le fait qu’il nous fasse travailler ensemble n’est pas
anodin : il teste les nouveaux. Je soupçonne aussi mon père d’avoir eu du mal à me caser auprès d’un
membre de sa brigade. Ce n’est déjà pas drôle de devoir répondre des faux pas d’une nouvelle recrue,
mais quand celle-ci s’avère être la fille du patron, c’est pire. Josh va donc s’y coller et faire ses preuves
en même temps. Pour lui non plus, ça ne va pas être évident…

D’un signe de la main, le commissaire nous indique la porte, avant de se replonger dans ses dossiers.
L’entretien est terminé.

Des têtes se lèvent à notre sortie du bureau, mais personne ne nous demande rien. Josh ne s’en
formalise pas. Mon nouveau coéquipier a un sourire jusqu’aux oreilles.

– Tu conduis ou c’est moi ?

Je le regarde, interloquée. Je ne m’étais pas posé la question. Dans mon précédent poste, il n’y avait
aucun enjeu par rapport à la voiture. Mais puisque ça a l’air de lui faire plaisir…

– Je t’en prie !, lancé-je avec une pointe de sarcasme que Josh ne relève pas.

Une fois installée à côté de lui, j’attrape mon téléphone et me connecte à Internet.

– Tu ne vas pas te mettre à jouer quand même ?!

Il a l’air tellement outré que j’éclate de rire :

– Mais non ! Je recherche des infos sur le petit-fils Willington.

Il hoche la tête en feignant un profond soulagement. Il profite du premier feu rouge pour m’interroger :

– Alors ?

– Notre homme est resté dans le domaine de l’art, mais il est marchand. C’est une sorte de prodige,
selon plusieurs sites spécialisés. Écoute ça : « Le plus jeune et le plus doué de toute la profession pour
l’ensemble de la côte Ouest. » Et ici, ce titre accrocheur : « Milliardaire à tout juste 29 ans » ou encore, «
De Seattle à San Diego, les experts se battent pour travailler avec lui. »

– Un parcours sans faute, on dirait, commente Josh. À quoi ressemble notre premier témoin ?

– En quoi est-ce important ?

– J’aime bien savoir qui je vais rencontrer.

Je ne suis pas vraiment convaincue par son explication, mais tente une recherche d’images. Surprise :
je ne trouve aucun cliché récent. Les seules photos que je trouve datent de plusieurs années. Elles
présentent un adolescent au côté de sa mère lors des obsèques de l’artiste, il y a quinze ans. Depuis cette
date, le dernier des Willington s’est fait très discret.

– C’est curieux pour une célébrité locale, tu ne trouves pas ? demandé-je à mon coéquipier.

– Son grand-père était connu. Peut-être qu’il a voulu vivre plus au calme, corrige Josh. Tous les riches
ne recherchent pas les projecteurs.
Étrange.

Je range mon téléphone et compulse le maigre dossier que nous a donné le commissaire : la plainte de
Judith Barlow, sa fiche d’identité ainsi que celle de Bruce Willington, des photos de tableaux et du faux.
Pas grand-chose de plus que sur Internet.

– Pourquoi crois-tu que nous devions l’interroger dès maintenant alors que nous n’avons aucune info,
sommes deux nouveaux qui n’avons en plus aucune compétence en art ?

J’ai conscience de dépasser les limites et regarde Josh en coin. Osera-t-il dire le fond de sa pensée ?
A-t-il compris comme moi que tout ça était probablement politique et qu’il fallait aller vite pour ne pas
heurter les grandes familles de la ville ? Et bien sûr que le commissaire nous testait avec cette affaire ?

– Je n’en sais rien mais quelque chose me dit que ce n’est pas une affaire comme les autres…

La réponse de Josh est prudente.

Tant mieux !

Je préfère avoir un coéquipier qui réfléchit et ne s’avance pas, plutôt qu’une brute qui n’aurait pas
manqué de me remettre à ma place.

- C’est là, me dit-il, avant de se garer au pied d’une des plus hautes tours de verre de la ville.

Je sens l’excitation de la première enquête monter en moi.

Enfin, je suis sur le terrain !


2. Défiée

Le bureau de Bruce Willington se situe au cœur du quartier financier dans Montgomery Street. À peine
avons-nous passé le hall d’entrée que Josh siffle entre ses dents, impressionné par tant de luxe : du
marbre, des boiseries, des lumières tamisées… Ce n’est pas mon cas. Je suis dans mon élément : à la
brigade financière, tous nos « clients » venaient de ce quartier. Forte de cette expérience, je prends les
choses en main et me dirige vers l’hôtesse d’accueil à qui je montre ma plaque d’un air assuré :

– Officiers de police Connors et Campbell. Nous aimerions voir M. Willington.


– Avez-vous rendez-vous ?
– Non, mais je suis persuadée qu’il sera ravi de nous recevoir. Tout de suite, précisé-je.

Je me retourne et constate que Josh m’observe avec un sourire en coin. Je l’interroge du regard, mais
il m’encourage à continuer.

– Je vais me renseigner, répond la jeune femme sans se laisser impressionner.

Elle s’entretient à voix basse au téléphone puis nous indique l’ascenseur.

– Vous pouvez monter au troisième étage. M. Willington va vous recevoir.

Nous sommes accueillis par un clone de l’hôtesse précédente, grande, mince, blonde et maquillée, qui
nous invite à patienter dans de petits fauteuils club. Elle nous propose même un café, que nous refusons.
Je regarde autour de nous. Le luxe est encore plus présent qu’au rez-de-chaussée, bien que moins visible :
les tableaux qui décorent les murs sont des toiles signées, le mobilier est design. Faire patienter les
forces de l’ordre au milieu d’objets qu’un simple flic ne pourra jamais s’offrir est une tactique de riches :
ils ont les moyens de nous faire attendre. Je fronce les sourcils, agacée : nul n’est au-dessus des lois.

Pour occuper mes mains, je sors mon calepin. Je l’ai acheté spécialement pour prendre des notes lors
de mes enquêtes de terrain. C’est sa première sortie ! C’est aussi le moment où je me rends compte que
j’ai oublié de prendre un stylo. Je retourne mes poches, désespérée par cette première bourde. Quand je
relève la tête, Josh me tend un crayon en souriant.

Avant que je n’aie pu le remercier, la double porte devant laquelle nous nous tenons s’ouvre à la volée
sur un homme accroché à son téléphone portable. Il est tellement absorbé par sa conversation qu’il ne
semble pas nous avoir vus. Puis, nos regards se croisent.

J’ai l’impression que la pièce vacille autour de moi. L’adolescent des photos est devenu un homme, et
quel homme ! Il est d’une beauté à couper le souffle : des cheveux bruns bouclent sur sa nuque, encadrant
un visage à la peau hâlée et aux traits fins, rehaussés par des yeux marron clair pétillants d’intelligence.
Sa bouche charnue et pulpeuse donne envie de la mordre tellement elle est sensuelle. Enfin, une
charmante fossette au menton lui donne un côté fragile, très craquant. L’illusion de la vulnérabilité
s’effondre dès que mes yeux glissent sur ses épaules. Ses muscles bien dessinés tendent le tissu d’une
chemise blanche sans doute hors de prix. Il la porte sur un pantalon en lin clair qui lui va à la perfection.
Je n’arrive pas à détacher mes yeux de cet homme. Mon cœur s’est mis à battre fort contre mes tempes et
durant une seconde, je n’entends que lui.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

Plus rien n’existe autour de moi à part lui. J’ai oublié jusqu’à la raison de ma présence en face de lui.
J’ai l’impression d’un flash, comme un souffle dévastateur et violent. Je ne comprends rien. Je n’ai
jamais vécu ça auparavant.

Lorsqu’enfin je reconnecte avec la réalité, Bruce Willington est en train de terminer sa conversation :

– Je veux cette toile pour mon exposition. Peu m’importe qu’elle soit dans une galerie à Hongkong.
Débrouillez-vous et rappelez-moi.

Il range son téléphone dans sa poche de chemise, puis nous regarde l’un après l’autre. Il semble
surpris par notre présence. Il était dans son monde, sans doute sorti pour demander quelque chose à
l’hôtesse qui se précipite vers lui. Elle non plus ne s’attendait pas à le voir surgir de son bureau ni à
devoir lui présenter des visiteurs.

– Bonjour. Bruce Willington, se présente-t-il, poliment. Vous êtes ?


– Monsieur, il s’agit de…
– Police, monsieur Willington, bonjour, l’interrompt Josh en tendant la main à l’homme d’affaires. Je
suis l’officier Josh Campbell et voici l’officière Nina Connors.
– La police ?

Son regard passe de Josh à moi plusieurs fois. Lorsqu’il me tend la main, il plante son regard dans
mes yeux. Est-ce de la curiosité ou de la suspicion ? Je ne saurais le dire. Mon cœur s’emballe et sans y
penser, je lui rends son regard appuyé. Sa main est aussi douce que sa poigne est ferme. Je remarque une
chevalière à son annulaire.

Il finit par demander :

– Que se passe-t-il ?
– Pouvons-nous entrer ? demande Josh en désignant le bureau.
– J’aimerais d’abord savoir de quoi il s’agit, rétorque Bruce Willington sans se laisser intimider. Je
n’ai pas l’habitude que la police s’invite chez moi.

Le mélange de condescendance et d’agressivité dans sa voix me hérisse. Alors que je m’avance, prête
à le remettre à sa place, son parfum, une fragrance boisée discrète, m’enveloppe et me fait presque perdre
le fil de mes pensées.

Je dois me ressaisir !

Je vais lui dire ma façon de penser quand Josh me lance un regard. Il préfère que je n’intervienne pas.
Coupée dans mon élan, je me force à me taire : nous sommes deux et Josh est plus expérimenté que moi.
Même s’il n’est pas vraiment question de hiérarchie entre nous, je lui dois la priorité. Je recule de
quelques pas et me concentre sur la prise de notes. Je sens alors peser sur moi le regard de Bruce
Willington et relève la tête. Il affiche un rictus narquois qui va bien avec son attitude depuis qu’il sait que
nous sommes de la police. Je n’aime pas ça. Mais Josh reprend, sur un ton toujours poli et affable :

– Connaissez-vous Judith Barlow ?


– Oui, répond-il en me regardant prendre en note sa réponse.
– Savez-vous qu’elle possède des toiles peintes par votre grand-père ?
– Oui.

Il parle d’une voix neutre mais je sens que ses yeux ne me quittent pas. Il me scrute et semble même
attendre que j’aie fini de noter.

Qu’est-ce qu’il cherche à faire ? Me déstabiliser ?

– Monsieur Willington, l’interpelle Josh, pour capter son attention, M


me
Barlow a déposé plainte ce matin après avoir tenté de vendre une toile signée Charles Willington. Son
expert affirme qu’il s’agit d’un faux.

Bruce Willington ne répond rien. Est-il surpris ? Sonné ? L’expression de son visage est impénétrable.
Je note même « sans réaction » sur mon carnet avant de le souligner deux fois. Puis, brusquement, il nous
tourne le dos et pénètre dans son bureau sans refermer la porte. Nous lui emboîtons le pas.

Comme on pouvait s’y attendre, l’espace de travail de l’héritier des Willington est immense et
richement meublé. Il dispose d’une grande baie vitrée, devant laquelle il trône, assis derrière un meuble
massif et ancien. Autour de nous, deux bibliothèques recensent quantité de livres d’art, tous d’aspect
précieux. Mon regard est attiré par les tableaux qui ornent les murs : j’ai vu ces toiles durant ma
recherche dans la voiture. Elles sont toutes signées. Sans doute des originaux…

Mon carnet toujours à la main, je referme la porte derrière nous, tandis que Josh continue sur sa
lancée :

– Est-ce la première fois que vous entendez parler de faux tableaux sous le nom de votre grand-père ?
– Oui, tout à fait, dit-il en prenant place derrière son bureau, sans nous inviter à nous asseoir.

Bruce Willington porte à présent son attention sur Josh. Même si je vois bien qu’il ne demandera pas
de précisions, il attend que nous lui en donnions.

– Êtes-vous bien l’ayant droit de ses œuvres ? reprend mon collègue.


– Tout à fait, oui, répond-il avant d’attraper une liasse de papiers sur son bureau.

Je relève la tête de mon carnet. Je suis restée debout pour être en position de supériorité mais Bruce
Willington semble tout aussi à l’aise assis derrière son bureau. En fait, il a l’air de se moquer
complètement de ce que nous venons de lui apprendre.

Ce que Josh lui dit ne l’intéresse pas plus que ça ?


Son attitude désinvolte me perturbe. Il faut l’amener à se dévoiler un peu plus. J’ai peut-être une idée,
mais… Tant pis. Je délaisse mes notes et décide de prendre part à l’interrogatoire :

– Monsieur Willington, cette histoire de faux tableaux vous ennuie ?


– Bien sûr que non !

Le milliardaire tourne la tête vers moi. Il semble étonné par mon audace.

Moi aussi !

Peut-être que j’aurais dû laisser Josh parler, finalement… Comment fait-il pour rester concentré sous
le feu d’un tel regard ? Je me force pourtant à le toiser avant de poursuivre :

– Cela doit vous arranger finalement, non ? le provoqué-je. Un artiste copié voit sa cote augmenter,
n’est-ce pas ?
– Pardon ?

J’ai un peu bluffé avec cette hypothèse lancée en l’air mais j’ai réussi : il a l’air sidéré et en colère.

Exactement ce que je voulais : des émotions, enfin !

Je suis contente de mon effet, même si je suis également heureuse qu’il ne puisse pas entendre les
battements de mon cœur à cet instant !

Pour la première fois depuis le début de notre entrevue l’homme d’affaires semble déstabilisé. Cela ne
dure qu’une seconde mais je jurerais que je l’ai surpris. Cependant, il reprend bien vite son expression
indéchiffrable.

Josh s’approche. Il veut reprendre la parole : j’ai assez joué. Cependant, contre toute attente, je lui fais
discrètement signe de se taire. Je fixe Bruce, dont les yeux aux nuances irisées semblent me scruter à
nouveau.

Nous nous mesurons du regard. Je dois lutter pour ne pas détailler le reste de son visage, sa peau mate,
ses lèvres pulpeuses, ses traits ciselés. Cet homme est beau, d’une beauté terriblement dangereuse.

Il pourrait vous faire faire n’importe quoi !

Entre nous, le silence s’installe. Josh se racle la gorge pour marquer sa présence. Il est prêt à
reprendre la main. Bruce Willington résiste encore un peu, puis finalement ses lèvres s’étirent en un
sourire.

– Que voulez-vous savoir, officière Connors ? me demande-t-il sans me lâcher du regard.


– Pourquoi, si vous n’avez rien à cacher, refusez-vous de coopérer ? dis-je avec une réelle curiosité.

Josh désapprouve clairement mon attitude : il a croisé les bras comme s’il se dédouanait de cet
interrogatoire. Je le comprends, en tant que novice, j’aurais dû me cantonner à des questions sur les
tableaux, ou mieux, ne pas intervenir du tout. Mon rôle consiste à prendre des notes, pas à m’intéresser à
lui, ni à sa personnalité.

Difficile de faire autrement…

Il y a quelque chose chez lui qui me fascine. Sans pouvoir dire quoi, je suis sûre qu’il y a bien plus en
lui que ce côté clinquant qu’il donne à voir. Je ne peux m’empêcher de creuser : j’ai besoin d’en
savoir plus.

– Je vais être honnête, monsieur Willington, commencé-je d’une voix que j’aurais voulue plus ferme.
Vous n’êtes pas un suspect mais vous vous comportez comme tel. Je pense que vous avez tellement
l’habitude de cacher qui vous êtes, que vous préférez ne pas répondre en détail.

Bruce hausse les sourcils et m’invite à continuer d’un signe de la main, ce que je ne me prive pas de
faire.

– Ne pas montrer son jeu doit être une qualité dans votre milieu, monsieur Willington, mais ici, ça n’a
aucun intérêt. Car c’est justement cette impassibilité qui me donne envie de m’accrocher, de savoir ce que
vous pensez et ce que vous me cachez.

Je m’arrête, presque essoufflée par ma tirade. J’ai enfreint toutes les règles apprises à l’école de
police : j’ai dévoilé mes réflexions et parlé en mon nom. Tout flic menant l’interrogatoire d’un témoin
sait qu’il faut éviter au maximum le « je » et préférer le « nous ».

Et pire que tout, Bruce n’a pas la réaction escomptée. Il ne répond pas à chaud et semble réfléchir, son
regard brûlant toujours posé sur moi.

– Je ne crois pas les flics honnêtes, Nina.

Sa voix est calme, comme s’il énonçait une évidence. Il n’est ni agressif ni moqueur. Je m’attendais à
ce qu’il s’emporte : j’ai tout de même insinué qu’il se comportait comme un suspect ! Au lieu de cela, il
me cloue le bec d’une seule réplique et entre dans mon jeu en m’appelant par mon prénom et en jouant la
franchise brute.

Bravo, la bleue !

Josh s’est redressé, intéressé par la réaction de Bruce.

– Mais pour vous, officière Connors, je pourrais faire une exception, reprend Bruce. Je vous invite
donc à vous… comment avez-vous dit déjà ? demande-t-il, semblant réfléchir. « Vous accrocher », c’est
ça ?

Cette joute verbale inattendue semble beaucoup l’amuser. Ses yeux pétillent. Je ne m’attendais pas à
ça, mais je me prends au jeu, au point d’oublier que je suis en train d’interroger un témoin. J’aime trop
avoir le dernier mot.

– C’est exactement cela, rétorqué-je sans me démonter.


– J’aime les défis peut-être autant que la peinture. Je relève le vôtre. Mais sachez que je n’aime pas
qu’on fouille dans ma vie. Je n’ai confiance qu’en moi.
– Modeste, lancé-je avec un sourire en coin, consciente de complètement dépasser les limites.

Sur mes épaules pèse le regard de Josh. Pourtant, je ne lâche rien.

– Réaliste, répond-il laconique.


– Si vous étiez réaliste, vous répondriez à mes questions pour faire avancer l’enquête, tenté-je.
– Je vais enquêter, seul, de mon côté. Si vous trouvez avant moi, faites-moi signe. Je pourrai vous
donner des conseils.

Cette dernière remarque, prononcée sur un ton bien trop condescendant, me fait immédiatement revenir
dans mon rôle d’officière de police. Il vient de dépasser les bornes.

Pour qui se prend-il ?

Cette fois je ne joue plus. Je suis hors de moi. Le rouge me monte aux joues. Dans ma main, mon carnet
est froissé tellement je me crispe.

– Vous êtes tenu de nous informer de tout ce que vous apprendrez, lui rappelé-je sèchement.
– Très bien, officière Connors, je verrais.

Quelle arrogance !

Je vais pour répliquer quand Josh intervient :

– Monsieur Willington, vous feriez mieux de collaborer. Ce n’est qu’un conseil.


– Si tous les policiers étaient aussi francs et lisibles que vous, officière Nina Connors, dit Bruce en
ignorant Josh, croyez bien que ça aurait été avec plaisir. Malheureusement, je suis réaliste, comme je
vous l’ai dit.

Lisible ?? Je suis lisible ?

– Si tous les…

La sonnerie de son téléphone portable coupe ma réplique. Le pire, c’est que je ne sais même pas ce
que je lui aurais dit sans cette intervention. Probablement quelque chose que j’aurais regretté.

Il se détourne pour aller chercher l’appareil qui vibre sur son bureau. Ce n’est pas le moment,
pourtant, le mouvement de ses hanches me trouble… Avant de décrocher, Bruce me lance, avec un dernier
sourire :

– J’aurais adoré vous écouter plus longuement, mais mes affaires m’attendent. Vous savez où est la
sortie. Je ne vous retiens pas.

Qu’est-ce qu’il m'énerve !

– Merci de nous avoir reçus, monsieur Willington, lui répond Josh, qui est resté d’un calme olympien
tandis que je me lève, outrée par le comportement de cet homme.
Je vais m’accrocher, Willington, c’est une promesse.
SECRETS INTERDITS

VOTRE CHAPITRE INÉDIT !

À travers les yeux de Bruce :


Une charmante enquêtrice

Cette exposition s’annonce plus complexe à organiser que je ne le pensais. C’est du moins ce que tente de
me faire comprendre le galeriste au téléphone. L’homme parle sans s’arrêter depuis plus de vingt minutes.

Depuis que j’ai compris que rien ne l’empêchait vraiment d’accéder à ma demande s’il s’en donnait la
peine, je ne l’écoute plus. J’ai besoin d’un verre d’eau et de me dégourdir les jambes.

Quand je sors de mon bureau, je constate que des visiteurs attendent devant ma porte. Un homme brun
assez grand et carré, au regard limpide, et une jeune femme rousse. Jolie. Très jolie, même. Elle a de
grands yeux vert clair, un teint de porcelaine et de longs cheveux, mais surtout, une bouche charnue et
pulpeuse dans laquelle j’ai immédiatement envie de mordre comme dans un fruit bien mûr.

Il est temps de mettre un terme au bavardage incessant de mon interlocuteur :

— Je veux cette toile pour mon exposition. Peu m’importe qu’elle soit dans une galerie à Hongkong.
Débrouillez-vous et rappelez-moi.

Je raccroche, sans prendre le temps d’écouter ses protestations et range mon téléphone dans ma poche.
Mon regard passe de l’un à l’autre. Je suis sûr de ne pas les connaître. Ils se lèvent en me voyant avancer
vers l’hôtesse.

Qui peuvent-ils bien être pour que l’accueil les ait laissés monter jusqu’ici ?

— Bonjour. Bruce Willington. Vous êtes ?

L’hôtesse en charge de l’étage vient de bondir entre nous. Je la connais mal, mais je sais qu’elle ne jure
que par le règlement. Tout cela déroge à son protocole habituel. Elle semble chamboulée, contrariée et…
essoufflée.

Il faudra que je lui dise de se détendre…


— Monsieur, il s’agit de…

— Police, Monsieur Willington, bonjour, l’interrompt le premier policier en me tendant la main. Je suis
l’officier de police Josh Cambpell et voici l’officière de police Nina Connors.

Je comprends mieux l’air effaré de l’hôtesse. Elle n’a pas l’habitude de gérer de tels invités.

— La police ?

Je tends la main à la jeune femme en souriant. Nina. Elle a l’air anxieux, presque fébrile. Ses yeux ne me
lâchent pas. J’aime le sourire qu’elle me renvoie. Quand je serre la main de son collègue, je note qu’il
semble nettement plus à l’aise. Il doit avoir une dizaine d’années de plus qu’elle et certainement plus
d’expérience.

On m’envoie une bleue ? Intéressant.

— Que se passe-t-il ? demandé-je, en espérant encore qu’il ne s’agit que d’une visite informelle.

— Pouvons-nous entrer ? demande l’officier de police Campbell en désignant le bureau.

C’est donc une raison personnelle qui motive leur venue.

— J’aimerais d’abord savoir de quoi il s’agit, rétorqué-je, froidement. Je n’ai pas l’habitude que la
police s’invite chez moi.

Face à moi, la jeune officière Connors est prête à bondir, mais son collègue la calme d’un regard.

Dommage. J’aurais adoré savoir ce qu’elle avait à me dire.

Ce dialogue silencieux me fait sourire. Je n’aimerais pas être à la place de l’officier de police
Campbell : sa coéquipière semble posséder un certain tempérament.

— Connaissez-vous Judith Barlow ? me demande-t-il, sans répondre à ma question.

— Oui.

Je regarde Nina Connors prendre en note ma réponse et ne peux m’empêcher de noter la finesse de son
profil, la régularité de ses traits.

Elle ferait un modèle de toute beauté.

C’est étrange que je pense à cela alors que je n’ai pas touché un crayon depuis des années…

— Savez-vous qu’elle possède des toiles peintes par votre grand-père ?

— Oui.

— Monsieur Willington, reprend le policier, Madame Barlow a déposé plainte ce matin après avoir tenté
de vendre une toile signée Charles Willington. Son expert affirme qu’il s’agit d’un faux.

Même si elle est retournée à son poste, l’hôtesse ne perd pas un mot de cet interrogatoire impromptu.
Sans un mot, je tourne le dos aux deux officiers de police et pénètre dans mon bureau. Nous y entrons en
file indienne.

L'officier Campbell est décidé à tout savoir. Il n’attend pas que sa collègue ait fermé la porte pour
m’interroger à nouveau. S’il pense me déstabiliser, il en sera pour ses frais : on ne réussit pas comme
marchand d’art en montrant ses émotions.

— Est-ce la première fois que vous entendez parler de faux tableaux sous le nom de votre grand-père ?

— Oui, tout à fait, réponds-je en prenant place derrière mon bureau.

Faire étalage de son argent est une tactique classique pour impressionner son adversaire. Je n’aime pas
ça : j’ai l’impression d’être un gros dur qui montre ses muscles. Mais j’ai besoin de gagner du temps et
surtout de découvrir ce qu’ils savent. Moins j’en dirai, plus ils parleront.

— Êtes-vous bien l’ayant droit de ses œuvres ? reprend l'officier Campbell.

— Tout à fait, oui.

Tout n’est que posture. Deux mâles alpha qui s’affrontent. J’attrape nonchalamment une liasse de
documents et fais mine de les compulser. Le policier reste impassible devant ma provocation, mais Nina
a relevé les yeux de son bloc-notes.

— Monsieur Willington, cette histoire de faux tableaux vous ennuie ?

Elle ne manque pas d’audace !

— Bien sûr que non !

Je la regarde avec attention. J’aime bien l’idée qu’elle vienne bousculer les règles du jeu.

Mais aura-t-elle le cran de poursuivre ?

— Cela doit vous arranger finalement, non ? Un artiste copié voit sa cote augmenter, n’est-ce pas ?

— Pardon ?

L’espace d’une seconde, j’ai dix-sept ans et je suis dans une salle des ventes. Le commissaire-priseur
m’a fait exactement la même remarque. J’ai failli lui sauter à la gorge. Dans mon esprit, cette remarque
purement mercantile sonne comme une négation du talent de Charles.

J’étais plus jeune qu’elle à l’époque, mais j’avais encore des certitudes…

— Que voulez-vous savoir, officière Connors ? lui demandé-je, mes yeux plantés dans les siens.
— Pourquoi, si vous n’avez rien à cacher, refusez-vous de coopérer ?

Si elle savait…

— Je vais être honnête, Monsieur Willington, poursuit-elle. Vous n’êtes pas un suspect mais vous vous
comportez comme tel. Je pense que vous avez tellement l’habitude de cacher qui vous êtes, que vous
préférez ne pas répondre en détail.

Tiens donc ! Elle se croit donc capable de me décoder ?

Je hausse les sourcils, à la fois stupéfait et charmé par cette incroyable demoiselle. Je l’invite à continuer
d’un signe de la main. Elle enchaîne :

— Ne pas montrer son jeu doit être une qualité dans votre milieu, Monsieur Willington, mais ici, ça n’a
aucun intérêt. Car c’est justement cette impassibilité qui me donne envie de m’accrocher, de savoir ce que
vous pensez et ce que vous me cachez.

Cette jeune femme ne manque ni de courage, ni de suite dans les idées. Elle ferait sans doute une
excellente recrue pour sa ténacité, mais je ne sens chez elle aucune des « qualités » qui font les flics : ni
duplicité, ni lâcheté, ni hypocrisie…

Il est peut-être temps de lui ouvrir les yeux ?

— Je ne crois pas les flics honnêtes, Nina.

Ni l’un ni l’autre ne s’attendait à ma réaction. L'officière de police Connors semble sonnée, son collègue,
intéressé.

Décidément, je préfère quand cette jolie rousse m’affronte ouvertement. Elle veut que je me dévoile ?
Très bien.

Pourquoi ne pas en faire un jeu ?

— Mais pour vous, officière Connors, je pourrais faire une exception, reprends-je. Je vous invite donc à
vous… comment avez-vous dit déjà ?

Je fais mine de réfléchir, un doigt sur la bouche :

— Vous « accrocher » , c’est ça ?

Cette escarmouche me plaît, mais elle encore plus. Non seulement elle est jolie, mais elle est aussi vive,
intelligente et perspicace.

Jusqu’à quel point ?

— C’est exactement cela, rétorque-t-elle en relevant le menton.

Je regarde ses lèvres tendues vers moi. Elle ne sait pas à quel point j’ai envie de l’embrasser à cet instant
précis.

— J’aime les défis peut-être autant que la peinture. Je relève le vôtre. Mais sachez que je n’aime pas
qu’on fouille dans ma vie. Je n’ai confiance qu’en moi.

— Modeste, lâche-t-elle avec un sourire ironique.

Son collègue semble totalement dépassé par cet électron libre. J’aime ça.

— Réaliste, corrigé-je.

—Si vous étiez réaliste, vous répondriez à mes questions pour faire avancer l’enquête.

Mais bien sûr ! Pourquoi ne pas me livrer tout de suite ?

Elle ignore que pour moi, leur visite n’est qu’une demi-surprise. Je l’attends depuis treize ans, même si
j’en ignorais la date. Pour autant, je n’ai aucune envie de leur faciliter la tâche. De plus, l'officier
Campbell m’a livré un détail curieux : pourquoi a-t-il mentionné Judith ?

— Je vais enquêter, seul, de mon côté.

Je pourrais, je devrais m’en tenir là. Cependant, je suis incorrigible. J’ajoute, pour le seul plaisir de la
voir en colère :

— Si vous trouvez avant moi, faites-moi signe. Je pourrai vous donner des conseils.

— Vous êtes tenu de nous informer de tout ce que vous apprendrez, me rappelle-t-elle, sèchement.

Gagné !

Ses beaux yeux flamboient. Un vrai délice pour les yeux.

— Très bien, officière Connors, je verrai.

J’ai dû y aller un peu fort, car son collègue croit bon de me rappeler à l’ordre :

— Monsieur Willington, vous feriez mieux de collaborer. Ce n’est qu’un conseil.

Ça suffit : je peux supporter beaucoup de choses, mais certainement pas que la police vienne me donner
des conseils dans mon bureau. Ignorant totalement son collègue, je m’adresse une fois encore directement
à elle :

— Si tous les policiers étaient aussi francs et lisibles que vous, officière Nina Connors, croyez bien que
ça aurait été avec plaisir. Malheureusement, je suis réaliste, comme je vous l’ai dit.

Je lis la sidération dans son regard.

— Si tous les….
Mon téléphone sonne à nouveau et coupe une réplique, qui je le sens, aurait pu être mémorable. J’attrape
l’appareil sur mon bureau, avant de lui lancer un dernier sourire :

— J’aurais adoré vous écouter plus longuement, mais mes affaires m’attendent. Vous savez où est la
sortie. Je ne vous retiens pas.

— Merci de nous avoir reçus, Monsieur Willington, répond l’officier Campbell, très calmement.

Je guette la sortie de ma jeune officière de police : comme je m’y attendais, elle est sur le point
d’exploser.

Délicieuse…
3. S’accrocher

Dans la voiture, je laisse exploser ma colère et ma frustration :

– Non mais je rêve ! Pour qui il se prend, ce type ?


– Pour un homme qui n’aime pas la police, Nina, réplique Josh en souriant. Il n’est pas le seul. Tu
serais surprise de constater à quel point les autorités rendent les gens nerveux.
– Oh, mais il n’était pas du tout nerveux, m’exclamé-je, sarcastique. Juste insupportablement arrogant !

Alors que nous roulons, je n’ose pas regarder Josh. Je m’attends à une remontrance de sa part d’un
instant à l’autre.

Je l’aurais bien cherchée !

Je n’ai aucune envie de me faire sermonner, mais autant en finir tout de suite. Cependant, quand je
relève la tête, je le découvre calme et bienveillant. La pression retombe d’un seul coup.

– Je suis désolée, j’ai dépassé les bornes durant l’interrogatoire.

Mais Josh balaie mes excuses de la main.

– C’est normal de faire des erreurs. Tu as encore beaucoup à apprendre, Nina. Mais la prochaine fois,
rappelle-toi que nous travaillons en équipe, d’accord ? Tu dois me laisser te relayer.

Je hoche la tête.

– Même si je dois reconnaître que ta prestation était… intéressante, commente-t-il, avec un sourire en
coin.
– Intéressante ?
– Révélatrice même, dit-il en souriant plus largement.
– Toi aussi, tu penses que je suis lisible ?! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer.
– Je préfère le terme « sincère ». Tu m’as montré un style d’interrogatoire que je n’avais jamais vu
avant.
– Ce sera peut-être un modèle étudié à l’école de police plus tard, marmonné-je.
– Ne te vexe pas, Nina. Ce n’était pas très réglementaire mais tu t’es adaptée au personnage. Grâce à
toi, on sait d’où vient l’impassibilité de Willington. Même si, à mon avis, il cache autre chose qu’une
haine des flics.
– Je suis d’accord et je compte bien découvrir quoi.
– Je n’en doute pas, rit-il, mais fais attention que cela ne devienne pas une affaire personnelle. Des
bons flics ont gâché leur carrière avec ça.

Il a raison. Si je m’implique trop, si j’en fais un défi, je risque de ne plus faire la part des choses.
Déjà que j’ai du mal avec un interrogatoire…

Je reste songeuse un instant. Willington m’a intriguée et, maintenant, délivrée de son charisme
troublant, je réalise qu’en plus de ne pas avoir été professionnelle j’ai ressenti une réelle excitation à
l’idée du défi qu’il m’a lancé. Ce n’était pas de la provocation comme j’en vois souvent, violente,
agressive, qui n’est qu’un réflexe de survie car sans ça, les suspects ne sont personne. « Collabore avec
un flic et plus personne ne te respectera. » Mais Bruce, lui, n’a pas besoin de ça. Il n’a pas non plus
l’attitude obséquieuse de l’homme d’affaires qui n’est pas tout blanc et qui voudrait le cacher derrière
une attitude mielleuse.

Une énigme… que j’aurais bien pu ne jamais pouvoir résoudre si Josh n’avait pas été là. Je lui dois
beaucoup sur ce coup : il m’a laissée agir tout en intervenant pour que je ne dépasse pas les limites.
J’avais complètement oublié le probable enjeu politique derrière tout ça.

Mon père ne m’aurait jamais pardonné un faux pas.

– Pourquoi tu ne m’as pas arrêtée quand tu as vu que je dérapais ? lui demandé-je en écho à mes
pensées.

Il répond par une question, qui me laisse sans voix :

– Pourquoi aurais-je voulu te discréditer en plein interrogatoire ?

Ses yeux sont rivés sur la route et il sourit toujours. Je ne reconnais pas le gros lourd qui me drague
dès qu’il en a l’occasion quand nous sommes au poste. À sa place, je vois un policier expérimenté et bien
plus posé que moi. Je pose donc la question qui me brûle les lèvres après mon mini-fiasco :

– Que fait-on à présent ?


– Notre boulot : on cherche…

Je sens qu’avec un témoin comme Bruce Willington nous n’aurons pas la tâche facile. Il est séduisant,
riche et il a le pouvoir. Mais je ne me laisserai plus entraîner. Comme le dit Josh, j’ai un boulot à
accomplir.
4. La rebelle et la loyale

Il est presque midi quand nous arrivons au poste.

– On déjeune ensemble ?
– Pas aujourd’hui. J’ai d’autres projets, réponds-je. Un autre jour, peut-être ! À tout à l’heure !
– Comme tu veux, mais n’oublie pas ton rapport. Tu as pris des notes, je crois ?

C’est un coup bas. Je m’apprête à répliquer vertement, mais son sourire me désarme : c’était une pique
et après l’interrogatoire que je viens de lui faire vivre, c’est de bonne guerre.

Il faut vraiment que je me détende !

Même si, autour de nous, personne ne la remarque, cette complicité nouvelle me fait du bien. Nous
formons une équipe.

– Tu l’auras en fin de journée, répliqué-je, en lui rendant son sourire.

Je cours jusqu’à l’arrêt de tramway le plus proche et saute dedans juste avant qu’il ne reparte. Ce n’est
pas le moyen de transport le plus rapide en ville, mais c’est de loin celui que je préfère. Je me faufile au
milieu des touristes pour accéder à la plate-forme arrière. J’adore observer les gens dans les rues. À
cette heure-ci, tout le monde se presse pour acheter à manger aux food trucks ou pour trouver une place
au restaurant. Il faudra que je pense à prendre un sandwich. Pour l’instant, je n’ai pas faim.

L’image de Bruce Willington ne sort pas de ma tête. Maintenant que je suis seule, j’ose repenser à la
sensation de vertige que j’ai ressentie quand nos yeux se sont croisés. Je n’avais jamais connu cela face à
quiconque auparavant. Cet homme est très beau, c’est indéniable.

Les yeux mi-clos, je laisse les sensations m’envahir : d’abord la douceur de sa paume sur la mienne
quand nous nous sommes serré la main. Le contact quasi électrique que j’ai ressenti alors m’a traversée
de part en part. Ses yeux aussi m’ont donné l’impression, à plusieurs reprises, de pénétrer au fond de ma
tête. Est-ce pour cela qu’il lit si facilement en moi ? Je l’ignore. Par contre, j’ai été frappée par la
sensualité qui émane de cet homme : sa démarche féline, son déhanché qui m’attire comme un aimant, son
corps parfait sur lequel je meurs d’envie de poser les mains…

Non mais qu’est-ce que je raconte ? Bruce Willington n’est pas un homme lambda : c’est un témoin
dans ma première enquête de terrain ! Je ne peux pas me permettre ce genre de pensées déplacées !

Le « ding-ding » du tramway me ramène à la réalité. J’ai failli rater mon arrêt.

Témoin ou pas, il me tourne la tête !

Une vingtaine de minutes plus tard, je passe la porte d’un grand bâtiment sur trois étages, situé au
milieu d’un grand parc un peu en dehors de la ville. L’endroit idéal pour une maison de repos.

Une hôtesse d’accueil me sourit dès mon entrée.

– Bonjour mademoiselle Connors !


– Bonjour Linda. Tout va bien aujourd’hui ?
– Très bien, merci.

Je traverse le grand hall et m’engouffre dans l’ascenseur direction le troisième étage. Ma sœur Elsa y
vit depuis déjà cinq ans, depuis son accident. Chaque fois que je marche dans le couloir, je compte les
jours : cela fait plus de soixante mois que je viens ici rendre visite à ma jumelle.

Je frappe à la porte et entre sans attendre. L’odeur des fleurs coupées me saisit dès l’entrée. J’ai tout
fait pour que ma sœur ne se sente pas à l’hôpital, quand nous avons appris qu’elle allait rester ici
longtemps : elle reçoit de nouveaux bouquets plusieurs fois par semaine, j’ai mis des photos pêle-mêle
sur les murs et son lit est recouvert de ses peluches préférées. J’ai vraiment voulu qu’elle se sente dans
son univers. C’est important. Elsa est assise sur une chaise et fixe le poste de télévision qui diffuse une
série médicale.

– Salut ma puce ! Encore des blouses blanches ? Tu n’en as pas assez ?

Elle me sourit mais ne dit rien. J’ai l’habitude. Je m’active en babillant :

– Comment ça va aujourd’hui ? Le déjeuner était bon ?

Elle hoche la tête, tandis que je change l’eau de ses fleurs. Je vérifie qu’elle a assez de vêtements
propres et m’assois enfin à côté d’elle.

Contrairement à moi, ma sœur a les cheveux très longs. Même si nous sortons souvent dans le parc,
son teint reste pâle et ses yeux sont cernés. Je la trouve un peu faible aujourd’hui. A-t-on dû augmenter sa
dose de calmants ? Je jette un œil sur la feuille de soins : la nuit s’est bien passée. Sans doute est-elle
simplement fatiguée.

Même si nous sommes jumelles, Elsa et moi avons des caractères très différents. Je me suis toujours
trouvée un peu trop calme et réservée, par rapport à mon exubérante petite sœur. Je suis l’aînée, de
quelques minutes seulement, mais tout de même ! Quand nous étions petites, c’est toujours Elsa qui nous
entraînait dans les bêtises les plus insensées. Elle était la rebelle et moi, la réfléchie. Je me débrouillais
pour nous éviter la punition. En grandissant, nos deux personnalités se sont affirmées, sans jamais
s’opposer. Je sortais avec les bons élèves, quand elle n’était attirée que par les mauvais garçons. Notre
père a fait de son mieux, mais Elsa ne lui a pas simplifié la tâche. Il nous élevait avec des règles strictes,
qu’elle prenait plaisir à détourner, quel qu’en soit le prix. Je crois qu’elle a tout fait pour le rendre fou :
elle fumait de l’herbe en cachette, séchait les cours… Il a même dû aller la chercher au poste, un soir,
alors qu’elle était complètement ivre. Nous n’avions que 15 ans !

D’aussi loin que je m’en souvienne, elle a toujours été rétive à toute forme d’autorité. Bizarrement,
même si elle ne voudra jamais le reconnaître, Elsa a beaucoup de points communs avec notre père : ils
sont aussi têtus et intransigeants l’un que l’autre par exemple. Entre les deux, il fallait toujours que je me
pose en médiateur pour apaiser les tensions. Je n’ai pas pu être là à chaque fois pour plaider sa cause,
malheureusement !

Quand retrouverai-je ma jumelle ?

Je brosse les cheveux d’Elsa. Bien sûr, le fait qu’elle parle mieux et qu’elle soit plus souvent sereine
est un signe encourageant. Mais cette jeune femme est tellement différente de celle que j’ai connue !

– Veux-tu sortir un peu ? proposé-je.


– Pas envie.

Nous restons quelques minutes devant la télévision, puis je lui dis qu’il est l’heure que je parte. Elle
me regarde prendre mes affaires et se laisse embrasser sur le front sans faire un geste. Au moment où je
vais ouvrir la porte, sa petite voix me retient :

– Nina ?
– Oui, ma puce ?
– Que s’est-il passé exactement ?

Je me fige. Dire que je pensais y avoir échappé pour aujourd’hui ! Il va encore falloir ressasser les
mêmes phrases et lire la même déception sur son visage. J’essaie de gagner du temps :

– Quand cela, Elsa ?


– Tu sais bien… Lors de ma chute.

Nous y voilà !

Je prends une profonde inspiration avant de répondre :

– Je n’en sais rien, Elsa. Je te l’ai déjà expliqué.

Mille fois !

– Mais tu étais là !

Ma sœur me regarde avec des yeux implorants tandis que je tente de maîtriser mon exaspération :

– Oui, c’est vrai. Mais je ne me souviens plus de rien.

Elsa est tombée dans les escaliers. Et j’étais là ! Je devrais me souvenir d’un moment aussi important !
Cet accident a bouleversé nos vies à tous les trois. Pourtant, rien. J’ai passé des jours et des nuits à tenter
de faire remonter mes souvenirs à la surface, sans effet.

Alors, elle se tait et regarde par la fenêtre. J’ai à la fois une furieuse envie de sortir respirer et besoin
de la prendre dans mes bras pour la réconforter.

– Ça va aller, je te le promets, dis-je en la serrant contre moi.


– Tu reviendras me voir ?
– Bien sûr, ma puce. Très bientôt.

J’ai la gorge serrée en sortant du centre. Parfois, j’aimerais la secouer, comme si cela pouvait la faire
redevenir elle-même. Ce midi, je n’ai même pas réussi à lui parler de Bruce Willington. Pourtant, avant,
je suis sûre que le sujet l’aurait passionnée : un beau milliardaire mêlé à une enquête de police ! J’aurais
voulu partager mon trouble avec elle. Lui raconter mon cœur qui s’emballe alors que c’est interdit. Lui
dire combien il m’a exaspérée durant l’interrogatoire. J’aurais pu le faire, bien sûr. Elsa ne m’aurait pas
jugée. Elle n’aurait rien dit. Elle serait restée assise sur son lit, hochant parfois la tête, le regard vague.

Ma jumelle me manque.
5. Une vie (presque) normale

De retour au commissariat, je me lance dans la rédaction de mon rapport d’interrogatoire. Je n’aime


pas la paperasse, mais aujourd’hui, cet exercice me fait du bien. Je dois me concentrer, rester factuelle et
ne rien interpréter. Quand je remets mon exemplaire à Josh, il m’indique le bureau de mon père :

– Il veut le lire.

J’ai bien fait de m’y atteler avec toute l’attention nécessaire ! Il semble que Jack Connors se
préoccupe quand même des débuts de sa fille dans son service après tout… Il me jette à peine un regard
quand je lui remets le document. Mais je suis touchée que mon père veuille lire mon premier rapport.

Jack Connors n’a jamais été un homme démonstratif, tant s'en faut. Il ne sourit sur aucune des rares
photos de famille que nous possédons. Mais peut-on vraiment sourire quand on élève seul deux petites
filles, après avoir perdu sa femme ? Ma mère est morte en laissant derrière elle des jumelles de 5 ans.
Mon père a surtout cherché à ne jamais faiblir devant ma sœur Elsa et moi. Il a préféré la rigueur et la
sévérité aux débordements d’affection. Pourtant, je suis sûre qu’il a dû connaître de grands moments de
solitude…

Mon portable vibre au moment où je sors du commissariat. En reconnaissant le numéro, je décroche en


souriant :

– Hello Émilie.
– Salut l’officière ! Tu viens t’entraîner ?

Émilie est professeur d’arts martiaux. Elle possède son propre dojo, situé à quelques minutes de chez
moi. Ceinture noire de judo, j’ai commencé le combat rapproché quand je suis entrée à l’école de police.
Mon affectation à la brigade financière a fait mourir de rire Émilie, qui a pris en main mon entraînement :
« Pour que tu ne rouilles pas ! » J’ai pris l’habitude de venir me défouler sur ses tatamis plusieurs fois
par semaine.

– Pas ce soir. Par contre, je prendrais bien un verre. Tu m’accompagnes ?


– Avec plaisir. Mais tu dois me promettre de reprendre l'entraînement au plus vite. Ce n’est pas
maintenant que tu es enfin au cœur de l’action qu’il faut te relâcher !
– Promis ! Tu me raconteras tes dernières histoires de cœur ? demandé-je innocemment.
– Oh, mais je ne sais plus où j’en étais ! s’exclame Émilie en riant. Je t’ai parlé de John ?
– Le pompier ?
– Non, le comptable !
– Tu sors avec un…
– Non, non, c’est fini !
– Ah tu me rassures ! On se retrouve au bar dans une demi-heure.
Émilie est ma meilleure amie. C’est aussi mon rayon de soleil, une vraie boule d’énergie et une
croqueuse d’hommes : je ne l’ai jamais vue rester plus d’une semaine avec le même partenaire. Grande,
blonde aux cheveux longs et aux yeux bleus, on la prend plus facilement pour un mannequin que pour une
sportive de haut niveau.

Après cette discussion, la fatigue de la journée est déjà un souvenir. Il fait bon et je peux me rendre à
pied jusqu’à notre pub préféré. C’est Émilie qui me l’a fait découvrir. J’ai tout de suite flashé sur ce bar
sombre dans lequel trône un immense billard où des équipes s’affrontent à longueur de soirée. Mon amie
est une championne connue et respectée, même par les plus machos des clients.

Je fais une bise au patron qui me salue d’un « officière Connors » un peu bourru. Il m’aime bien, même
s’il m’a précisé un grand nombre de fois qu’il ne voulait pas se transformer en « bar à flics ». C’est
devenu un jeu entre nous. Il prétend qu’il n’a rien contre la police mais que ça fait fuir la clientèle quand
il y a trop de représentants des forces de l’ordre dans un bar. Aucun danger, je déteste ces endroits
bourrés de testostérone que mon père affectionne. Mon amie arrive avant qu’il ait pu me chambrer.

– Salut ma belle ! me lance Émilie en me prenant dans ses bras. Alors, le terrain ? C’est comment ?
Tes nouveaux collègues sont mignons ?

Je lève les yeux au ciel. Elle est incroyable ! J’emporte nos deux bières à notre table pendant
qu'Émilie salue des joueurs de billard et refuse une partie.

– Tu as bien trop de choses à me raconter ! Dis-moi tout !


– Oh, tu sais… La routine : beaucoup de paperasse, des rapports à taper… L’interrogatoire de mon
premier témoin…

Je joue la blasée, mais évidemment, je suis fière. Émilie mord à l’hameçon sans se faire prier.

– Ton père t’a confié ta première affaire ? Génial ! C’est quoi ? Je me doute que tu ne peux pas en
parler… Tu as un coéquipier ?

J’éclate de rire devant sa mine gourmande. Elle ne perd pas le nord !

– Oui. Il s’appelle Josh. C’est un nouveau lui aussi.


– Mignon ?
– Pas mon genre. Et plutôt lourd parfois.
– Zut ! Ça t’aurait fait du bien de te trouver un copain.
– Sur mon lieu de travail ? Quelle horreur !

En plus, Josh n’a vraiment aucune chance face à l’homme qui m’a fait rêver aujourd’hui !

Évidemment, plusieurs hommes nous tournent autour pendant que nous discutons. Émilie remporte un
grand succès, mais je ne suis pas en reste : elle refuse six verres et moi quatre.

– Ce n’est pas trop compliqué de travailler avec ton père ? me demande Émilie alors que nous
commandons chacune un soda.
– On verra avec le temps. Pour l’instant, je suis une bleue qui doit faire ses preuves. C’est vrai avec
tous mes collègues, encore plus avec lui.
– Et… Tu as vu ta sœur depuis ta prise de poste ?

Elle sait que le sujet est sensible. Émilie est la personne de mon entourage qui comprend le mieux mon
désarroi ; je suis prise entre deux feux : la haine de ma sœur pour notre père et le fait qu’il soit
maintenant mon patron. Avant que j’aie pu répondre, un groupe d’étudiants vient s’incruster à notre table.
Alors qu’Émilie tente de les éconduire poliment, je suis plus directe : je pose ma plaque à côté de mon
verre. Ça fonctionne toujours : nos prétendants détalent tandis qu’Émilie se bidonne.

Toute la soirée, j'ai évité consciencieusement le « sujet Willington » ; il faut vraiment que j’arrête d’y
penser, sinon, ça va virer à l’obsession. Heureusement, mon amie ne se rend compte de rien.

Quand je rentre chez moi, je tombe de fatigue mais j’ai le sourire. Ce moment entre filles m’a fait un bien
fou. Je parviens presque à ne penser ni aux yeux marron clair ni à la fossette de Bruce Willington en me
couchant. Par contre, son sourire craquant m’accompagne au pays des songes.
6. Chuchotements

Aujourd’hui est une journée particulière. Je ne voudrais être en retard sous aucun prétexte. Le
commissaire Jack Connors reçoit une médaille pour l’ensemble de sa carrière. À cette pensée, mon cœur
se gonfle de fierté. Le procureur de l’État de Californie viendra en personne lui remettre sa décoration,
devant l’ensemble du personnel du commissariat central.

Je me lève avant que mon réveil ne sonne et fais mon jogging bien plus tôt qu’à l’ordinaire. Cette fois,
je rentre me doucher chez moi. Je dois être impeccable.

Je soigne aussi ma tenue : je veux que mon père remarque que j’ai fait un effort pour lui. J’irai donc
travailler en tailleur-pantalon noir et chemise blanche. Je noue mes cheveux en chignon et me maquille
légèrement. Je souris au miroir en voyant le résultat : quelle transformation par rapport à hier !

Quand je pénètre dans le commissariat, c’est l’effervescence : tout le monde attend mon père. Par la
porte vitrée de son bureau, je le vois qui parle avec le procureur. Quand ils sortent, ce dernier serre la
main de tous les officiers présents, en terminant par moi. Il m’adresse un sourire chaleureux :

– Vous devez être très fière de votre père, officière Connors.

– Je le suis, monsieur.

Je me sens rougir. Tandis que certains de mes collègues ricanent et que les mots « fille à papa »
commencent à circuler dans mon dos, mon père ne me lâche pas des yeux et hoche la tête.

La cérémonie est courte, mais très émouvante. J’applaudis à tout rompre quand le procureur accroche
la médaille au revers de son uniforme d’apparat. Mon père le porte vraiment très bien. Il a une prestance
incroyable. Je regarde autour de moi et lis une grande admiration chez mes collègues. Certains d’entre
eux connaissent mon père depuis très longtemps. Je reconnais quelques-uns de ses partenaires de
patrouille, qui ont fait le déplacement pour assister à l’événement. Tous me saluent avec gentillesse.
L’agent Harry Johnson, qui a travaillé avec mon père au tout début de sa carrière, vient me demander des
nouvelles :

– Eh bien Nina ! Te voici dans la cour des grands à présent.

– Eh oui, Harry. J’ai réussi !

– Bravo ! Ce n’était pas gagné avec le caractère de cochon de ton père. Sa fille dans la police !

Il rit si fort que j’en suis mal à l’aise. Des têtes se tournent vers nous.

– Mais comme tu vois, il a changé d’avis. Il voulait sans doute me protéger.


– Il pensait surtout que le terrain n’est pas la place d’une femme !

Je n’ai pas le temps de rabattre son caquet à ce vieux sexiste. Un serveur vient d’apparaître avec un
plateau plein de coupes de champagne.

– Fais bien attention à toi, petite.

Son ton est neutre mais je crois y voir comme un conseil plus proche de la menace que de la
bienveillance.

Ou alors je suis encore parano…

Il s’éloigne tandis que je reporte mon attention sur mon père. Un de ses plus proches collaborateurs
fait un discours dans lequel il vante nombre de ses qualités professionnelles : rigueur, ténacité, caractère
fort… Je souris. Quiconque connaît mon père ne pourrait lui donner tort.

Enfin, mon père s’approche de moi.

– J’ai convié des gens importants à une réception chez moi, ce soir, pour fêter ça, dit-il en me montrant
sa médaille. Je compte sur toi, évidemment.

– Mais l’enquête…

Il fronce les sourcils. Je sais déjà qu’il est inutile de chercher à échapper à ce pince-fesses, comme
dirait Émilie. Il m’en avait probablement déjà parlé, mais avec mon entrée dans le service et le début de
l’enquête, j’avais oublié. Je déteste ce genre de mondanités, dans lesquelles mon rôle se borne à sourire
bêtement tandis que mon père courtise les grandes fortunes et les hommes d’influence, dans l’espoir de
faire un jour partie des mêmes cercles.

– Je t’attends à 20 heures. Sois ponctuelle, dit mon père avant de passer à un autre groupe, un grand
sourire aux lèvres.

Il m’a déjà oubliée, occupé à serrer des mains et à répondre à toutes les félicitations qu’on lui adresse.

– Comme toujours, papa, murmuré-je pour moi-même.

Je suis habituée : Jack Connors ne parle que pour être obéi. Mais je suis déçue qu’il ne comprenne pas
que mon intérêt pour l’enquête passe au-dessus de ses besoins de représentation.

– Alors officière, on sort ce soir ?

Josh… Je ne suis pas d’humeur à écouter tes blagues…

– Et alors ?

– Rien… Je remarque qu’il y a des préférences, c’est tout ! me taquine-t-il. La fille du commissaire va
soutenir son papa…
– Tu es jaloux ?

J’ai rétorqué un peu vite et un peu fort, mon père se retourne vers nous. Il nous lance un coup d’œil
glacial et mon collègue bat en retraite.

Et il fait bien !

Car même si mon père me mettra toujours à l’épreuve, je suis sûre que, s’il le pouvait, il me
protégerait.

Mais il ne le fera pas, sous peine d’alimenter les chuchotements derrière mon dos.

***

Comme les serveurs ou le voiturier, la fille du commissaire fait partie des figures imposées de chaque
soirée organisée par mon père. Il aime que tout soit parfait, dans les moindres détails. À ce titre, il trouve
même normal de s’occuper de ma tenue. J’ai beau lui dire qu’à 23 ans je suis assez grande pour
m’habiller toute seule, il ne m’écoute pas.

Mon père a toujours pris grand soin de son apparence. Il a toujours privilégié les vêtements sur
mesure malgré leur prix. Quand il n’était qu’inspecteur, il disait qu’il préférait avoir peu de costumes
mais qu’ils soient de qualité. Aujourd’hui, son poste lui permet de s’en offrir beaucoup plus !

Quand je rentre chez moi, une robe de soirée m’attend devant ma porte. Bien sûr, il ne l’a pas choisie :
sa couturière a fait le nécessaire. Par chance, je m’entends bien avec elle et elle tient compte de mes
goûts. Ça n’a pas toujours été le cas. L’ancien tailleur de mon père me connaissait depuis l’enfance et ne
m’avait pas vue grandir : malgré mes protestations, il s’obstinait à me faire porter des robes rose tendre à
frou-frou. Un cauchemar ! J’ai poussé un soupir de soulagement quand il a pris sa retraite. Sa remplaçante
est une perle. Elle a très bien compris mon embarras devant les exigences paternelles. Je n’oublierai
jamais la manière dont elle a résumé mon souci : « Être présente oui, mais dans une tenue présentable ! »

La robe de ce soir est magnifique : elle se compose d’un bustier noir en velours et d’une jupe blanche
au-dessus du genou. De jolis escarpins noirs l’accompagnent. Je n’ai besoin que d’un trait de liner pour
mettre mes yeux en valeur et d’un peu de blush pour me redonner bonne mine et je suis prête.

Mais je n’ai aucune envie d’y aller !

Le taxi me dépose à 20 heures pile devant la maison de mon père. Ce n’est pas là que j’ai grandi, ni là
où Elsa a eu son accident. Mon père a déménagé peu après le drame. L’endroit est plus grand, bien situé
et surtout dénué de souvenirs.

En dehors des mondanités, je ne viens pas souvent ici. Cette maison n’a pas d’âme. Sans doute mon
père en avait-il besoin pour se reconstruire, mais moi, je ne ressens rien : ni la douceur de ma mère ni
l’enthousiasme de ma sœur. Pour moi, il ne s’agit que d’un lieu fonctionnel.

J’entre sans frapper : il y a déjà des voitures garées dans la cour et le roi de la fête doit être occupé
avec les premiers invités.
Je le trouve en grande conversation avec un avocat célèbre dont j’ai oublié le nom. Il remarque à
peine ma présence, comme la plupart des convives d’ailleurs : personne ne prête attention à moi.

Peut-être pourrais-je m’en aller discrètement ?

Je ne connais personne et comme à chaque fois, je risque de m’ennuyer ferme.

Je suis flic, pas figurante ! Il devrait pourtant comprendre cela mieux que personne !

Mais avant que j’aie pu rebrousser chemin, je sens une présence derrière moi. Je prépare mon plus
beau sourire, me tourne, tends déjà la main… Et me fige. Bruce Willington se tient devant moi.
7. La fille du commissaire

Je reste figée par la surprise alors que Bruce Willington est toujours aussi imperturbable.

– Officière Nina Connors… J’aurais sans doute collaboré avec plus d’entrain si vous étiez venue
m’interroger dans cette robe, dit-il en me regardant avec une moue amusée.

Je suis tellement troublée que je recule d’un pas, manquant de rentrer dans un groupe d’invités. Je
m’attendais à tout, sauf à croiser à nouveau mon séduisant témoin. Et quand je dis qu’il est séduisant, je
suis bien au-dessous de la vérité…

Il porte un costume en lin, de cette matière si difficile à repasser qu’il paraîtrait chiffonné sur
n’importe qui sauf sur lui. Au contraire, il tombe sans un pli et lui va comme un gant. Sous la veste
cintrée, une chemise blanche fait ressortir son teint hâlé et ses yeux dorés. Une coupe de champagne à la
main, il semble parfaitement à l’aise, dans son élément. Il est toujours époustouflant. J’en ai le souffle
court. Ma main, si prompte à saluer le premier venu il y a quelques secondes encore, retombe le long de
mon corps, tandis que mon cœur s’emballe.

Mais que fait-il là ?

La réponse vient avant que j’aie eu à formuler la question à voix haute. Tant mieux, car je sens mes
joues s’enflammer. S’il fallait que je parle, je crois que je ne trouverais pas mes mots.

– Monsieur Willington, c’est un plaisir de vous voir ici, lance mon père par-dessus mon épaule.
Connaissez-vous ma fille ?

Mon père a posé la main sur mon épaule et me domine d’une bonne tête. Je sens son souffle dans mes
cheveux.

– Nous avons eu l’occasion de nous rencontrer il y a peu de temps, rétorque Bruce, ses yeux plantés
dans les miens.
– Parfait. Je vous souhaite une excellente soirée, reprend mon père, sans chercher à en savoir plus.

Et pour cause : tout est dans mon rapport, sur son bureau !

En s’éloignant, il me lance un regard lourd de sous-entendus. Peut-être que je me fais des idées ? La
famille Willington est l’une des plus riches de la ville : rien d’étonnantfinalement à ce qu’elle soit sur la
liste des relations convoitées par mon père. Bruce ferait un donateur de choix dans le cadre d’une
campagne électorale.

– Je suis vraiment ravi de vous revoir, mademoiselle Connors.


– On ne peut pas dire que le plaisir est partagé, lui réponds-je avec toute l’insolence dont je suis
capable.

Menteuse !

Cet homme m’attire, me donne envie de le provoquer. Et je crois qu’il l’a compris si j’en juge la lueur
malicieuse de ses yeux.

Bruce Willington est l’homme le plus charismatique de la soirée. Notre « duo » attire tous les regards.
Les femmes se retournent sur lui, sous le charme.

Mais je suis flic avant tout. Mon métier m’a enseigné certaines choses, par exemple, à me méfier des
hommes de pouvoir. Ils sont parfois attirants mais souvent dangereux. Je le sais pour en avoir côtoyé : les
« fils de » de l’école de police, les officiers à la petite autorité qui en usent au commissariat, les
criminels en col blanc sur lesquels j’ai enquêté à la brigade financière…

Mon père…

Un des hommes les plus redoutables que je connaisse.

– Mademoiselle Connors ?

Plongée dans ma contemplation, j’ai complètement déconnecté de la réalité.

A-t-on idée d’avoir de tels yeux ?

– Excusez-moi, monsieur Willington, que disiez-vous ?


– Que je ne vous crois pas, affirme-t-il d’une voix assurée.

Pardon ?

– Je ne vous suis plus !


– Quand vous me dites que le plaisir n’est pas partagé, poursuit-il en captant mon regard. Je ne vous
crois pas.

Il s’approche de moi avec un sourire à tomber. Il semble très à l’aise, alors que je me sens prise
en faute. Il aurait été tellement facile de lui répondre si seulement j’avais écouté ce qu’il me disait ! Mais
comment peut-on être aussi séduisant ? Je m’écarte instinctivement pour remettre entre nous une distance
plus acceptable.

Il ne manquerait plus qu’il voie à quel point il me trouble !

– On lit en vous comme dans un livre ouvert, ajoute-t-il comme s’il entendait mes pensées.

Et comme si cela ne suffisait pas, mon père nous surveille du coin de l’œil. Ils m’agacent, l’un comme
l’autre : « lisible » pour l’un, « prévisible » pour l’autre… Je m’apprête à répondre vertement à Bruce
que je pourrais bien refermer l’ouvrage, mais son sourire m’arrête. Dans ses yeux, je ne lis que de la
bienveillance et de la gentillesse. Mais je ne devrais même pas m’attarder sur son regard. Bruce est juste
un témoin, me répété-je.
Je n’ai pas le droit de le voir autrement !

– Puis-je vous demander quelque chose ? me demande-t-il en coulant vers moi un regard mystérieux.
– Allez-y, l’encouragé-je avec une assurance que je suis loin de ressentir.
– Que faites-vous dans la police ?

Il est volontairement provocateur, mais je ne me laisse pas démonter. On m’a souvent interrogée sur
mes motivations professionnelles : suis-je devenue flic pour faire comme mon père ? Pour
l’impressionner ? La vraie raison est bien plus simple.

– J’aime mon travail. C’est ma passion. Je crois en la justice, viscéralement.


– C’est bien ce qui m’étonne, me coupe Willington très sérieusement. Les flics que j’ai rencontrés
n’étaient pas comme vous.

Toujours ses yeux qui me scrutent et semblent lire en moi… Que cherche-t-il ?

Je suis si troublée par l’intensité de son regard que j’en oublie de poser une question logique : quand
et pourquoi a-t-il rencontré des collègues ? Au lieu de cela, prise dans le feu de notre discussion, je
réponds par une pique séductrice :

– Je vous rassure, monsieur Willington, les témoins que j’ai interrogés n’étaient pas comme vous non
plus. Vous voyez, tout peut arriver.

A-t-il remarqué que ma voix tremblait légèrement en prononçant ma dernière phrase ?

– Avez-vous toujours réponse à tout ? rétorque Bruce, les yeux pétillants de malice.
– Toujours ! m’exclamé-je avec un grand sourire, soulagée qu’il n’ait pas relevé.

Mon enthousiasme le fait rire. J’aimerais bien savoir ce qu’il voit en moi. Quand je le regarde, je vois
un joueur. Mais tout joueur a une faille et je compte bien trouver la sienne.

Il me décoche un sourire à la fois rayonnant et empathique, avec un je-ne-sais-quoi de canaille au fond


des yeux. De quoi faire fondre n’importe quelle femme.

Mais je ne peux pas !

Non, je ne peux pas craquer sur Bruce Willington. Il est trop riche, trop secret, trop beau aussi…
D’ailleurs, comment puis-je m’imaginer que je l’intéresse ? Il peut avoir qui il veut : mannequin,
héritière… Nous ne sommes pas du même monde. Je ne peux pas tout mélanger !

Une musique douce et romantique s’élève dans la pièce, comme si elle voulait balayer tous mes
doutes. Si Cendrillon devait s’élancer sur la piste au bras du prince ce soir, ce serait sans aucun doute sur
ces notes-là.

– Vous dansez ? me demande Bruce Willington en me tendant la main.


– Avec vous ?
– Qui d’autre ? s’amuse-t-il.

Et me tenir encore plus proche de lui ? Respirer à nouveau son parfum, dont les effluves m’ont déjà
fait tourner la tête hier ? Sentir la chaleur de son corps envelopper le mien ?

– Ne me prenez pas pour une imbécile. Vous savez très bien ce que je veux dire.
– De quoi avez-vous peur Nina ?

De vous…

C’est vrai. J’ai peur de lui, de son charme ravageur et de l’effet qu’il a sur moi. Si je laisse Bruce
Willington s’approcher trop près, je sens que je ne maîtriserai plus la situation.

C’est la femme ou le flic qui réagit, là ?

– C’est donc ça. Vous avez peur de moi.


– Vous êtes télépathe ? questionné-je agacée.
– D’habitude non, avec vous ça me paraît facile.
– Je croyais que vous aimiez les défis, je dois être d’un ennui pour vous…
– Détrompez-vous, Nina. Je sais que ce que je devine n’est qu’une petite partie de vous. J’aimerais
savoir quelle femme se cache derrière la flic déterminée.

Le ton sur lequel il a prononcé le mot « femme » me fait frissonner comme s’il venait de me caresser.
Son timbre est grave, sensuel. À mon grand désarroi, je sens que je rougis.

– Vous êtes bien sûr de vous, dis-je d’une petite voix pour essayer de me sortir de cette situation
embarrassante.
– Tout à fait, sourit-il, et je suis persuadé que vous allez m’accorder cette danse pour me prouver que
vous n’avez peur de rien. N’est-ce pas ? me demande-t-il avec un sérieux que ses yeux démentent.

Pourquoi pas après tout ?

– Une seule alors ! Je ne danse jamais avec des suspects potentiels, ne puis-je m’empêcher d’ajouter.

Il éclate de rire.

– Vous savez parler aux hommes, vous !

Quand il m’entraîne au centre de la pièce, Bruce Willington est parfaitement maître de la situation. Ce
n’est pas mon cas. Il n’y a plus de « distance de sécurité » à présent. Je respire son souffle, m’imprègne
de son parfum et je ne sais comment réagir à cette avalanche de sensations olfactives.

– Détendez-vous un peu, profitez de la musique, me susurre-t-il à l’oreille, me troublant davantage si


cela est possible.

Pourtant, cela se révèle plus facile que je ne le pensais, car mon partenaire me guide avec fermeté et
douceur, véritable mélange de virilité affirmée et de tendresse contenue. Je pourrais prendre un réel
plaisir à le suivre et même savourer la sensation de chaleur qui irradie de ses mains posées sur moi, mais
dans ma tête, la petite voix de la raison hurle : « Danger ! »

Les premières secondes, ça fonctionne : j’ai pleinement conscience de danser avec un témoin, je le
vois comme tel. Puis la musique nous enveloppe tout à fait. Mon corps apprivoise la proximité du sien.
Son espace devient mon espace. J’anticipe ses pas, le surprends même. Il apprécie, je le lis dans ses
yeux. Je ne prête plus attention à ce qui nous entoure. Nous dansons une première danse, puis une autre,
sans nous parler. Finalement, de plus en plus à l’aise, je l’interroge sur les personnes qui nous entourent :

– Qui connaissez-vous dans cette pièce, monsieur Willington ?


– À peu près tout le monde, je pense, répond-il en regardant autour de lui. Enfin, eux me connaissent
tous. Certaines personnes sont remarquables.
– Vraiment ? le relancé-je, amusée.
– Regardez cet homme là-bas, savez-vous qu’il vient d’épouser sa septième femme ?
– Le vieux monsieur qui tremble de tous ses membres ? demandé-je incrédule.
– Hors d’âge, certes, mais très riche. L’heureuse élue est la dame à la jupe trop voyante, juste ici. Elle
est jolie, mais surtout très jeune. Loin de s’occuper de son mari, elle roucoule auprès d’un groupe
d’industriels, trop heureux de parader devant une jouvencelle.
– Elle travaille son réseau, estimé-je, le plus sérieusement du monde.
– Je n’aurais pas mieux dit ! rit Bruce.
– Et l’homme seul, devant le buffet ?
– Qui ça, le trader ? C’est un pique-assiette, mais il présente bien. Il est de toutes les mondanités. Il
n’a pas un sou, mais réussit à faire croire qu’il est indispensable.

La musique change et, d’un commun accord, nous rejoignons une fenêtre. Un serveur nous propose du
champagne, que nous buvons en silence. Je ne le quitte pas des yeux. Après ces intéressantes
indiscrétions, une question me brûle les lèvres :

– Et vous, monsieur Willington, qui êtes-vous ?

Il prend son temps pour répondre.

– Un homme en charmante compagnie, qui passe une excellente soirée.


– J’avais pourtant cru comprendre que vous ne comptiez que sur vous-même ?

Je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler son attitude détestable hier matin. Son regard se voile.

– C’est toujours vrai. Mais je sais aussi que les autres peuvent vous apporter des
réponses nécessaires.
– C’est ce que j’ai fait hier ? Vous apporter des réponses ? Vous savez que vous parlez à un flic qui
vous a interrogé ?
– Vous ne me laisserez pas l’oublier, n’est-ce pas ?

Encore une question pour une réponse !

– Non, jamais.
Et cela vaut pour moi aussi : ne pas l’oublier !

– N’en parlons plus, monsieur Willington, finis-je par dire pour éviter de dériver vers des sujets plus
dangereux.
– Bruce, s’il vous plaît.

Mon père choisit ce moment pour capter mon regard et me faire signe. Courtois, Bruce se recule. À
regret, je rejoins le commissaire. Il est temps de jouer mon rôle.

Armée de mon plus beau sourire, je serre des mains et échange quelques mots de politesse avec les
gens que mon père me présente. Au bout de quelques minutes, il m’entraîne à l’écart.

– M. Willington n’est pas insensible à tes charmes, on dirait.

Je suis immédiatement dégrisée par son ton froid et détaché. Je ne sais comment interpréter sa
remarque. Est-il ironique ? Méprisant ?

– Dans notre métier, poursuit-il comme s’il me faisait la leçon, il faut savoir profiter de toutes les
occasions.

C’est sans doute sa manière très personnelle de me donner indirectement des conseils pour mener à
bien ma première enquête. Pourtant, il me met mal à l’aise. Bien sûr, je l’ai entendu toute mon enfance
répéter que sa plus grande fierté était de coincer les bandits. Mais ce soir, je pense surtout à ce que mon
père m’avait dit, peu après mon entrée à l’école de police : sans entrer plus avant dans les détails, il
m’avait avoué ne jamais avoir hésité à utiliser « tous les moyens nécessaires » pour coincer un coupable.

– Je compte sur toi, ma fille. Tu sauras me prouver que j’ai raison, ajoute-t-il avant de s’éloigner.

Je le regarde, dubitative. Je n’aime pas vraiment ce qu’il sous-entend.

J’étouffe ici. Qu’est-ce que j’ai fait bon sang ? J’ai dansé avec un suspect.

Il n’est pas suspect…

Peut-être mais je suis chargée d’une enquête où il apparaît.

Comme témoin.

Pour l’instant.

Sur le balcon, le souffle de la nuit me fait du bien. Quasiment tous les invités sont partis, je suis seule
dehors. Je n’ai pas vu le temps passer. Cependant, trop de questions se bousculent dans ma tête : est-ce
qu’il m’attire ? Oui. Comme la plupart des femmes, je suppose. Est-ce qu’il me fait peur ? Aussi. Ai-je le
droit d’être attirée ? Pas pour le moment.

Je devrais répondre : jamais !

J’ai rarement été aussi troublée. Bien sûr, j’ai déjà douté avant de faire un choix, hésité face à l’un de
mes petits amis, mais je crois n’avoir jamais ressenti un mélange d’émotionsaussi complexe.

Je me méfie naturellement des hommes et aucun ne peut s’enorgueillir d’avoir gagné ma confiance,
même pour une nuit. Alors comment Bruce Willington a-t-il su me faire oublier mes réticences le temps
d’une danse ? Pourquoi l’excitation de défier cet homme est-elle plus forte que la peur ?

Je m’accoude à la rambarde en pierre et regarde les lumières de la ville. Je laisse le calme de la nuit
m’envahir. Mes pensées s’apaisent.

Tout à coup, je sens une présence derrière moi. Et, à son parfum, je le reconnais.

– Vous allez prendre froid, me dit Bruce en posant sa veste de costume sur mes épaules.

Le vêtement me procure une douce chaleur, mais je n’ose pas me retourner.

– Merci, murmuré-je.

Il s’accoude à côté de moi.

– Vous semblez pensive Nina.

Mon prénom roule sur sa langue. Lorsqu’enfin je me tourne vers lui, mes yeux s’accrochent aux siens.

– Perdue serait plus juste…

Bruce se tourne vers moi. Il avance sa main vers mon visage et repousse une mèche de cheveux que la
brise faisait voleter.

– Vous n’avez pas à l’être.

Ses paroles, prononcées d’une voix très douce, me donnent le vertige. Nos visages sont si proches !
L’instant est suspendu. Il approche ses lèvres des miennes, sa main se pose en une caresse sur ma nuque.
Je ne pense plus, je retiens ma respiration quand sa bouche effleure la mienne. Il semble se retenir, mais
moi, je ne peux pas, je ne veux plus : j’accentue la pression de mes lèvres contre les siennes. Comme s’il
n’attendait que ce signal, Bruce m’embrasse avec une fougue inattendue. Ses bras musclés m’enveloppent.
Nous ne formons plus qu’un et la chaleur de son corps m'embrase. Sa langue caresse la mienne dans un
ballet de plus en plus rapide. Collée contre lui, j’agrippe sa chemise pour l’attirer encore plus contre
moi. Il me répond en caressant mon dos du bout des doigts, me donnant des frissons. J’ai chaud, j’ai froid,
je brûle. Mes oreilles bourdonnent. Je ferme les yeux. Je ne veux plus savoir où je suis. Je veux qu’il
continue. Encore. On ne m’a jamais embrassée comme lui.

Quand il rompt le contact, un petit gémissement m’échappe. Il me scrute, son regard m’interroge. Je ne
sais pas ce que je ressens. Je baisse les yeux. Je suis bouleversée par ce baiser. Je n’ai jamais ressenti
une telle passion. Pourtant, je ne suis pas surprise. De la part d’un homme tel que Bruce Willington, un
baiser est forcément intense.

Je relève la tête et croise son regard. Indéchiffrable. Le même que lors de l’interrogatoire. Je suis
instantanément sur mes gardes. Mon instinct de flic reprend le dessus. Comment puis-je être sûre qu’il ne
cherche pas à me manipuler ?

À cette pensée, je perds pied. Je ne veux pas qu’on se serve de moi. Jamais. Je ne veux pas être une
femme influençable.

Je recule d’un pas, les yeux toujours baissés, et fais volte-face en direction de la salle.

Ne pas relever la tête. Surtout, ne pas le regarder.

Bruce ne me retient pas alors que je rejoins la sortie. Une fois dehors, je passe devant les derniers
invités et monte dans le taxi qu’ils avaient réservé en claquant la portière. Fuir. Tout de suite.

C’est vital.
8. Cadeau empoisonné

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. À peine rentrée, j’ai pris une longue douche, comme si l’eau avait le
pouvoir de me faire oublier que je venais de renoncer à tous mes principes durant quelques secondes.

Mais quelles secondes !

Évidemment, rien n’y fait. Le baiser que Bruce et moi avons échangé imprègne encore chacun de mes
sens : la chaleur de ses lèvres sur les miennes, son souffle, sa fougue, nos corps collés l’un à l’autre…
Toutes ces sensations sont trop fortes et encore bien trop présentes dans ma mémoire pour s’effacer si
vite.

Mais aussi délicieux soit-il, ce moment n’aurait jamais dû avoir lieu. Tant que je ne l’ai pas
définitivement mis dans la case « Innocent », Bruce Willington ne m’est pas accessible. Il est un nom dans
un dossier. Une personne pour qui je me dois de conserver l’esprit clair, neutre et objectif.

L’inverse de ce que j’étais quand il m’a embrassée…

Je n’étais pas moi-même lors de cette soirée, comme si j’avais perdu, l’espace de quelques heures,
toutes les qualités qui font de moi un bon flic. Mon père a raison : notre priorité est d’arrêter les
criminels, aussi beaux et attirants soient-ils.

Puisque je le sais, comme ai-je pu le laisser m’embrasser ?

Une douche froide et deux cafés ne parviennent pas à chasser les idées noires de la nuit. Je m’en veux
terriblement. Mon laisser-aller est impardonnable. J’ouvre la porte, prête à m’élancer pour un jogging
matinal douloureux, mais je m’arrête net : j’ai bien failli donner un coup de pied dans un pot d’orchidées
de toute beauté.

Je n’en ai jamais vu d’aussi belles !

Je rentre le pot dans l’entrée. En y regardant de plus près, je découvre une carte qui a été glissée entre
les fleurs :
Les baisers volés sont les plus rares et aussi mes préférés. Merci. BW

Je froisse le bristol avec bien plus de force que nécessaire avant de le jeter à la poubelle.

Une bouffée de colère m’envahit : comment Bruce Willington s’est-il procuré mon adresse ? En
tant que membre des forces de l’ordre, je masque consciencieusement ces informations et vérifie
régulièrement que rien ne permet de m’identifier sur Internet.

J’imagine qu’un milliardaire dispose d’autres moyens d’investigation. Est-il complètement


inconscient ?!

Folle de rage, je claque la porte derrière moi. Je me force à courir lentement pour m’obliger à me
calmer. Peine perdue : j’ai à la fois envie de hurler et de frapper dans un sac de sable. Ma fureur
bouillonne. Je me connais, elle va m’accompagner tout au long de la journée.

Mon téléphone sonne au fond de ma poche. Emportée par l’élan, je décroche sans prendre le temps de
regarder le numéro :

– Bonjour Nina. Bien dormi ?

Il est partout !

– Comment avez-vous eu ce numéro ? Et mon adresse ?

Malgré ma colère qui bouillonne, j’arrive à poser froidement mes questions. Il faut que je sache et
surtout, il est impératif qu’il comprenne qu’il a dépassé les bornes.

– Les fleurs ne vous ont donc pas plu ? demande-t-il, moqueur.

Non seulement il ne répond pas à ma question, mais au son de sa voix, il a l’air très content de lui !

J’explose :

– Comment osez-vous entrer dans ma vie comme ça ? Si vous pensez pouvoir me manipuler avec des
fleurs, vous vous trompez lourdement. Vous n’obtiendrez rien de moi, monsieur Willington.

Je raccroche en appuyant bien trop fort sur mon écran.

Quel prétentieux !

Il fallait que la rage, mais aussi la peur sortent. Je me sens mieux. J’ai le réflexe d’enregistrer son
numéro dans mon répertoire : je n’ai aucune envie qu’il me rappelle, mais je veux pouvoir l’identifier s’il
le fait. Je coupe le son et range mon portable au fond de ma poche alors qu’il vibre à nouveau. Il peut
bien s’acharner : Bruce Willington va comprendre à qui il a affaire ! Pas question de me laisser harceler.

La matinée passe rapidement. Josh et moi contactons différents spécialistes pour trouver des
informations sur Charles Willington. Évidemment, tous nous renvoient vers son petit-fils et ayant
droit. L’œuvre du peintre est fascinante. Contrairement à de nombreux artistes, il est parvenu à vivre très
confortablement de sa peinture : ses toiles se vendaient déjà une petite fortune avant sa mort.

Le commissaire nous convoque pour en savoir plus.

– J’ai lu ton rapport. Complet mais sans réelle avancée pour l’enquête, assène-t-il, vous n’avez pas
obtenu de réponses.

J’aurais bien aimé le voir face à Bruce !

Je retiens de justesse cette remarque et, à ma grande surprise, c’est mon collègue qui réplique :

– Commissaire, nous n’en sommes qu’au début de nos investigations.

Josh patiente, serein. Pas moi. Je m’attends même au pire. Je n’aime pas du tout le regard en biais de
mon père.

Il avait le même avant de nous punir, Elsa et moi.

– Vous êtes nouveaux tous les deux, c’est vrai, dit mon père en faisant mine de réfléchir. Je ne tolère
aucune justification fumeuse ! tonne-t-il soudain. Dans mon commissariat, les affaires se règlent vite et
bien. Si vous n’en êtes pas capables, demandez votre mutation, ou changez de métier !

La dernière pique était pour moi, aucun doute là-dessus. J’ai l’habitude de ce genre de reproches en
privé, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il me les fasse aussi au travail. Je suis mortifiée.

Je jette un coup d’œil à Josh pour voir comment il prend l’attaque, mais il garde son air tranquille et
affiche même un léger sourire quand il répond « Oui, commissaire ». Ni l’injustice de la remarque ni son
côté blessant ne semblent avoir prise sur lui.

Quelle chance il a !

Je meurs d’envie de dire à mon père que nous n’avons rien à nous reprocher, de lui montrer sur quoi
nous avons travaillé ce matin… Mais je sais par avance que cela ne servirait à rien.

Nous sortons du bureau en silence, après que mon père nous a congédiés d’un geste. Il s’est déjà
replongé dans ses dossiers.

En voyant ma tête, Josh me prend à part et tente de me réconforter :

– Il nous met la pression, c’est normal. Pas d’inquiétude. Nous avons encore plusieurs
interrogatoires à mener. Va déjeuner dehors, ça te fera du bien. À ton retour, nous irons poser quelques
questions à M
me
Barlow.
– N’a-t-elle pas tout dit quand elle est venue porter plainte ?
– Sans doute, sourit Josh. Mais nous ne l’avons pas entendue.
Je trouve un parc, non loin du poste. Mon coéquipier a raison : j’avais besoin d’une pause. Assise sur
un banc avec mon sandwich, je consulte mes appels en absence. Le nom de Bruce apparaît une dizaine de
fois. Après le savon que vient de nous passer mon père, l’épisode des fleurs m’était sorti de la tête ! En
regardant l’heure du dernier appel, je constate qu’il s’est lassé au bout d’un petit quart d’heure.

Pas si motivé que ça, le milliardaire, finalement !

Je contemple l’écran muet avec une pointe de satisfaction. Il est comme les autres ! Mon téléphone se
remet à vibrer à ce moment précis. Un numéro inconnu.

– Allô ?
– Nina, s’il vous plaît, ne raccrochez pas. Je vous appelle de mon bureau, car j’avais peur que vous
ayez définitivement bloqué mon numéro. J’ai vraiment passé une excellente soirée. J’ai bien compris à
quel point vous m’en voulez ! Si vous n’aimez pas les orchidées, je peux les changer !

Il a parlé tellement vite que je n’ai pas reconnu sa voix tout de suite. Je ne lui connaissais pas ce ton
tendu. Il semble désolé de ma réaction. Est-il sincère ? Mon intuition me dit que oui. Mais cet homme a la
capacité de me retourner la tête ! Puis-je vraiment me fier à ce que je ressens ?

– Nina ? Vous êtes toujours là ?

C’est curieux ce ton presque anxieux de la part d’un homme aussi sûr de lui.

– Oui, réponds-je en tentant d’organiser mes idées. Je réfléchissais.


– À quoi ?

Il est sans doute rassuré que je n’aie pas raccroché, car à présent, j’entends surtout de la curiosité dans
sa voix. Il est temps d’avancer un pion. Je tâche de penser en stratège, mais pour cela, il me faut oublier
l’effet que me fait Bruce. Je me force à respirer avant de répondre, trop calmement :

– Au talent de votre grand-père, tenté-je, pour tester sa réaction.

Je ne dois en aucun cas perdre de vue la raison de ma rencontre avec Bruce Willington. J’ai passé la
nuit à me le répéter en espérant que cela suffise : cet homme est témoin dans mon enquête ! Le seul pour
le moment. Je dois donc, selon les conseils du grand commissaire Connors, « saisir toutes les
occasions ».

– Il n’en manquait pas, commente Bruce. Puis-je vous poser une question à mon tour ?
– Je vous en prie… l’invité-je, à nouveau sur mes gardes.
– Où est la femme avec qui j’ai dansé hier soir ? Relâchez-la, s’il vous plaît !

Je ne peux retenir un petit rire. Je sais que Bruce ne me dira rien de plus, mais il ne peut pas m’en
vouloir d’avoir essayé ! Je constate avec soulagement qu’il n’est plus aussi incisif et sur ses gardes que
la première fois où je l’ai interrogé.

– Nina ?
– Oui, monsieur Willington ?
– J’aime vous entendre rire.

Le feu me monte aux joues. Il a prononcé cette phrase sur un ton si sensuel que mon corps se remémore
immédiatement ce qu’il a ressenti à proximité du sien hier soir. Mon cœur se met à battre plus vite. Je
dois me contrôler pour ne pas perdre pied.

Comment fait-il pour me troubler autant ?

Je dois mettre un terme à cette conversation puis l’analyser et voir comment je peux en tirer profit.
Faisant preuve d’un self-control quasi surhumain, je parviens à articuler, d’une voix bien plus douce que
je ne le voudrais :

– Je vous souhaite une excellente journée, monsieur Willington.


– Vous également, Nina. La prochaine fois, pensez à me dire pour les orchidées.
– Vous dire quoi exactement ?

Encore une fois, il a réussi à me déstabiliser. Il savait qu’en piquant ma curiosité, il ne me laissait pas
mettre fin à la conversation.

– Me dire si vous les aimez, Nina, entends-je à l’autre bout du fil, avant qu’il ne raccroche.

Je reste plusieurs secondes, le téléphone à la main, avant de reprendre une respiration normale. Je
laisse mon cœur se calmer.

Encore une fois, Bruce Willington a pris l’ascendant sur notre conversation. Je me suis fait avoir…

Mais le pire, c’est que j’y ai pris du plaisir.


9. Un air de défi

Josh et moi nous rendons au domicile de Judith Barlow. En cherchant sur Internet, mon coéquipier a
découvert un fait intéressant dont mon père ne nous a pas parlé : cette femme était plus qu’une grande
admiratrice de Charles Willington. Elle a longtemps été son modèle, son égérie.

Judith Barlow est une riche vieille dame. Avant de parvenir jusqu’à sa porte, nous passons un
système de vidéosurveillance sophistiquée et devons décliner notre identité devant un gardien. Une
domestique en uniforme noir et blanc nous attend pour nous conduire auprès de « Madame ».

Selon le dossier d’enquête, notre deuxième témoin a 75 ans. La femme devant moi en paraît facilement
dix de moins. Elle prend soin de son apparence : ses cheveux intégralement blancs sont retenus en un
chignon impeccable, elle est maquillée de manière à atténuer les effets de l’âge, sans toutefois donner
l’impression qu’elle abuse des cosmétiques. Son tailleur rouge souligne une taille fine et des jambes
musclées. En un mot, elle est splendide.

Quand elle nous accueille, elle nous adresse un sourire franc et sympathique. Nous entrons dans une
pièce rendue très lumineuse par une grande baie vitrée. De là, on a une vue plongeante sur la baie. Le
spectacle est saisissant. Cependant, je suis bien plus surprise par une présence inattendue autour de la
table : Bruce Willington est assis devant une tasse de thé. Il tourne les yeux vers moi et mon cœur
s’emballe à nouveau. Notre baiser me revient immédiatement en mémoire : ses lèvres sur les miennes, sa
fougue, nos langues qui se mêlent… Il fait brusquement très chaud.

Je suis d’autant plus mal à l’aise que Josh est à mes côtés. Je suis sûre qu’il a remarqué mon moment
d’arrêt quand j’ai reconnu Bruce.

Il va forcément se douter de quelque chose !

J’attrape carnet et stylo, prête à prendre bonne note de tout ce qui va se dire. Et surtout sans prise
directe avec le regard de Bruce.

– Monsieur Willington, quelle surprise ! s’exclame Josh.


– La police voit-elle un inconvénient à ce que je rende visite à une amie ? rétorque Bruce avec un air
de défi, avant d’avaler une gorgée de thé.
– Nullement, le rassure Josh en souriant.

Bruce se lève pour nous saluer. Je serais bien incapable de dire s’il partage mon agitation intérieure :
il est redevenu l’homme d’affaires impassible que nous avons rencontré la première fois. Je ne lis
absolument aucune émotion dans son regard, alors que le contact de sa main me donne des frissons.

À le voir installé, je comprends que Judith et Bruce sont proches : à côté de lui, un livre d’art ouvert
visiblement sorti de la bibliothèque qui recouvre tout le pan du mur au fond de la pièce. Sa veste est
négligemment posée sur le canapé.

Ainsi, lui aussi a décidé de venir prendre ses informations à la source. C’est logique. Mais s’ils se
connaissent aussi bien, comment Bruce prend-il le fait que Judith ne l’ait pas informé en premier et
qu’elle ait préféré aller voir la police ?

Josh nous présente mais je reste légèrement en retrait. Malgré mon envie d’intervenir, j’ai compris : je
laisse faire mon collègue et j’apprends. Le sourire de Judith Barlow s’élargit :

– Vous êtes les deux officiers de police chargés de mon affaire ? s’enquiert-elle aimablement, très
mondaine. Je ne veux pas vous ennuyer, mais je suis rassurée de voir que le commissaire a pris ma
plainte au sérieux.
– Naturellement, madame, répond Josh, affable. Pouvez-vous nous en dire plus sur la provenance de
cette toile ?

Mon coéquipier a le don de se mettre immédiatement au diapason de son interlocuteur. Il sait tout à
fait comment parler à cette vieille dame très riche.

– Eh bien, comme je l’expliquais à Bruce… commence-t-elle en coulant un regard affectueux vers lui,
c’est dommage, vous auriez été là il y a seulement quelques minutes…

Je la regarde avec étonnement : elle minaude. Judith a pleinement conscience d’être le centre
d’attention et elle en profite.

– Nous sommes navrés de vous faire répéter, madame Barlow, mais c’est important.

Josh prend un ton plus ferme pour recentrer l’entretien sur l’enquête. J’observe avec admiration la
façon de faire, à la fois délicate et déterminée, de mon collègue.

– Bien sûr, oui, je comprends. Vous devez faire votre travail. Eh bien comme je le disais, j’ai acheté
cette toile dans une minuscule galerie d’art dans Haight-Ashbury.
– Vous souvenez-vous de son nom ?
– Elle portait le nom de son propriétaire, je crois… dit Judith en fronçant les sourcils. Ma mémoire
n’est plus aussi bonne qu’avant, s’excuse la vieille dame avec un sourire contrit. C’était juste après la
mort de ton grand-père, précise-t-elle en regardant Bruce.

Il ne relève pas. Il ne dit rien. Même s’il n’en a pas la posture, je jurerais qu’il est sur ses gardes.
Certes, il reste parfaitement maître de son apparence décontractée, mais j’ai le sentiment qu’il s’agit d’un
masque. Si tel est le cas, il est très fort. J’ai plusieurs fois eu l’occasion d’observer des suspects, de
« vrais » suspects, feindre la désinvolture. Aucun d’eux n’était à ce point indéchiffrable.

– Doherty, je crois, s’exclame Judith. Oui, c’est ça, la Doherty Gallery dans Haight-Ashbury.

Je prends note.

– Merci. Nous allons vérifier. On ne sait jamais : plusieurs faux proviennent peut-être de là-bas.
– J’espère que vous trouverez. C’était il y a des années…
– Vous souvenez-vous combien vous l’avez payée ?

L’information est dans le dossier, mais je comprends que Josh veuille s’en assurer. Le montant nous a
fait tiquer tous les deux : Judith a dit à mon père qu’elle avait acquis la toilepour trois cent mille dollars.

C’est le prix de mon appartement et je suis endettée pour vingt ans !

Judith confirme et ajoute :

– C’était un prix relativement abordable pour une œuvre de Charles.


– Connaissiez-vous cette œuvre ?
– Non. C’était la première fois que je la voyais. Mais elle était vraiment très proche de ses autres
tableaux. J’ai cru à un premier jet… Elle semblait moins aboutie que d’autres. Je me suis dit que peut-
être il n’avait pas voulu l’exposer de son vivant… Tu sais combien il était perfectionniste, ajoute Judith à
l’attention de Bruce.

Le marchand d’art hoche la tête. Il valide un fait, rien de plus. Mais lequel ? Le perfectionnisme de son
grand-père ou son refus d’exposer une toile inachevée ? Impossible de trancher.

– Quand je l’ai vue dans la vitrine, poursuit Judith Barlow, j’ai immédiatement reconnu son style.
J’étais tellement triste ! dit-elle, la voix brisée. Quand je l’ai découverte, j’ai eu l’impression que notre
cher disparu m’apparaissait.

Elle ne quitte pas Bruce des yeux. Il semble que Judith aimait beaucoup l’homme dont elle fut le
modèle. Son émotion semble bien réelle. Pourtant, je ne peux m’empêcher de me dire qu’elle en fait un
peu trop pour un homme disparu il y a quinze ans.

Cette vieille dame distinguée m’intrigue. Pour la définir, j’hésite entre la gentille grand-mère un peu
trop protectrice et autre chose, qui m’échappe. En tout cas, je trouve qu’elle en fait trop.

À vrai dire, je ne comprends pas non plus l’attitude fermée de Bruce : alors que je l’ai senti sensible
au téléphone, il est à présent aussi froid qu’un iceberg.

– À l’époque, vous n’avez pas demandé de certificat d’authenticité ? questionne Josh, imperturbable.
– Oh non ! s'écrie Judith, choquée. J’ai voulu acheter un souvenir, pas faire un placement.

Je ne peux m’empêcher de réagir. Levant la tête de mon bloc-notes, je demande :

– Pourtant, vous vouliez bien la vendre ? C’est bien comme ça que vous avez su qu’il s’agissait d’un
faux, n’est-ce pas ?

Elle ouvre la bouche, puis la referme, prise de court. Un coup d’œil à Josh me rassure : il me fait
signe de poursuivre ; je l’ai devancé, mais nous allons dans le même sens. En attendant que Judith se
ressaisisse, je croise le regard de Bruce. Cela n’a duré qu’une seconde, mais ses yeux ont souri. Je suis
sûre qu’il se pose la même question.

J’ai hâte d’avoir ma réponse, maintenant.


– Vous avez raison, officière Connors. Pour ne rien vous cacher, je souhaite aider mon fils Ben à
s’installer en ville. Il est médecin humanitaire, précise-t-elle, avec une pointe de fierté maternelle dans la
voix.

Je reprends mes notes : Ben Barlow. Un nouveau nom pour l’enquête.

La vieille dame poursuit, intarissable :

– Mon fils a voyagé partout dans le monde pour venir en aide aux populations en guerre. C’est un
héros. Aujourd’hui, il a décidé de revenir aux États-Unis. C’est un grand bonheur. Le moins que je puisse
faire est de lui procurer l’argent pour s’installer.

Josh et moi échangeons un regard : payer une maison à son fils, « le moins qu’elle puisse faire » ?

Qu’est-ce que ce doit être quand elle fait un excès !

Le sourire qu’il m’adresse prouve que nous pensons la même chose.

– Savez-vous que Charles n’est pas le seul artiste de la famille Willington ? Bruce a autant de talent
que son aïeul. S’il s’en donnait seulement la peine…

J’ai perdu le fil de la conversation de Judith mais le mot « artiste » me fait relever la tête. Judith a
posé les mains sur les épaules de Bruce. Ce dernier coupe court au discours de son hôtesse d’un
mouvement de tête. J’ai envie d’en savoir plus :

– Vraiment ? Vous peignez, monsieur Willington ?


– Plus depuis longtemps, rétorque-t-il, avant d’attraper sa veste et d’embrasser Judith sur la joue.
Merci beaucoup pour le thé. Je dois y aller.
– Déjà ? Quel dommage, j’espérais que nous dînerions tous les deux ! s’exclame-t-elle, déçue.
– Une autre fois, très bientôt, lance Bruce depuis la porte du salon. Ce soir, j’ai d’autres projets.
Officière Connors, officier Campbell, je vous souhaite une excellente soirée, conclut-il en nous serrant la
main.

J’ai rêvé ou il m’a fait un clin d’œil ?

Elle le regarde s’éloigner, avant de préciser :

– Vous avez dû remarquer le système de sécurité que j’ai fait installer. Une dame âgée qui vit seule
attire les convoitises, vous comprenez ? J’ai la chance d’avoir de l’argent,mais je ne reçois pas beaucoup
de visites. Alors, je préfère me protéger…
– Nous comprenons tout à fait, conclut Josh, amène. N’hésitez pas à contacter le commissariat s’il se
passe quoi que ce soit, madame Barlow.
– Je n’y manquerais pas, jeune homme.

Dans la voiture, Josh et moi échangeons nos impressions :

– Il faut interroger le responsable de la galerie, dis-je.


– Si elle existe toujours, pourquoi pas ? Mais j’ai peur que nous ne fassions chou blanc. Je connais
bien le quartier et ne me souviens d’aucune galerie dans ce secteur.
– Ne viens-tu pas de New York ? demandé-je, surprise.
– En effet, sourit mon collègue.
– Et pourtant, tu connais bien San Francisco ?
– Vous m’avez démasqué, officière Connors, se moque Josh. J’avoue : j’ai une vie en dehors de la
police.
– Touché ! Désolée d’avoir été indiscrète.
– Pas du tout ! Et toi, Nina ? Que fais-tu hors du commissariat ?

Les images du baiser de la veille remontent à ma mémoire et je me sens rougir. Josh interprète aussitôt
mon embarras et lève les mains en signe d’apaisement :

– Si tu ne veux pas en parler, je comprends. Je m’excuse d’ailleurs si j’ai été un peu lourd au bureau
depuis ton arrivée.

Je le regarde avec une surprise non feinte. Josh ne me doit rien. Mais c’est agréable, et ça fait tomber
une nouvelle fois la tension entre nous. J’apprécie son attitude.

C’est la journée des excuses aujourd’hui ?

– Tu sais, il n’y a rien de passionnant à dire…


– Vraiment, mademoiselle Connors ? J’ai pourtant entendu dire que tu étais à une soirée de gala hier,
glisse-t-il en garant la voiture.

Oh mon Dieu ! Il sait !

Ma tête bouillonne. Comment est-ce possible ? Il n’y avait plus personne dans la salle quand Bruce
m’a embrassée, j’en suis sûre ! J’ai croisé les derniers convives devant la porte. Est-il possible que…

– C’était une soirée organisée par mon père. J’y suis présente et je parle aux invités, c’est normal !
m'enflammé-je, préférant parler la première. À tous les invités, je veux dire…
– Eh ! Du calme ! plaisante Josh. J’ai juste entendu dire que ton père avait fêté sa remise de médaille
avec du beau monde ! Tu as quelque chose à cacher ou quoi ?
– Moi ? Pas du tout, rétorqué-je, en sautant hors de la voiture alors que nous arrivons au commissariat.

Je commence immédiatement la rédaction de mon rapport. D’une part, je tiens à ce que mon père voie
que notre enquête progresse, d’autre part, je n’ai aucune envie de continuer la conversation avec Josh. Il
me laisse tranquille jusqu’au soir et me souhaite juste une bonne soirée en partant. Je quitte le
commissariat soulagée.

En route vers mon appartement, je réfléchis. Il faudra que je trouve un emplacement de choix pour les
orchidées : elles sont splendides, même si la manière dont je les ai reçues était pour le moins maladroite.
Je pourrais les contempler durant quelque temps avant de passer à autre chose lorsqu’elles auront fané.
C’est une bonne façon de clore le débat et de classer notre baiser comme un « moment délicieux mais
impossible à renouveler ».
Je hoche la tête, fière de ma décision, quand mon téléphone vibre à nouveau. C’est Bruce. Je ne
réponds pas, mais il rappelle plusieurs fois. Excédée, je finis par décrocher :

– Vous me harcelez, monsieur Willington ? m’enquiérs-je, instinctivement sur mes gardes.

Je me reprends aussitôt : après notre conversation ce midi, j’y vais peut-être un peu fort.
Heureusement, mon approche agressive ne le désarme pas. Il répond à ma question par une autre :

– Souhaitez-vous toujours en savoir plus sur mon grand-père, officière ?

Son ton est badin. Il m’agace : il sait très bien que oui !

Il sait attirer mon attention ! Pourtant, une partie de moi aurait voulu entendre autre chose…

Mais puisqu’il semble vouloir jouer avec moi, je prends une voix taquine pour lui demander très
sérieusement :

– Bien sûr. Vous avez des « révélations » à faire, monsieur Willington ?

Je souris. Son appel titille ma curiosité.

– Rien de fracassant, j’en ai peur, rétorque Bruce sur un ton presque ennuyé. Mais vous m’avez
questionné sur mon grand-père et je suis d’accord pour vous en dire plus.
– Ah ? J’en suis ravie. Puis-je vous demander ce qui vous a fait changer d’avis ? Je suis vraiment
curieuse de le savoir.
– Je me suis dit qu’il fallait laisser une chance à la police de faire son travail.

Je commence à le connaître : je n’en crois pas un mot.

– C’est trop aimable, lancé-je, pince-sans-rire.

Il ne relève pas et poursuit :

– En tant que l’ayant droit des œuvres de Charles Willington, ces faux me portent préjudice.

Là, il est sérieux. Il répond à ma première provocation lors de l’interrogatoire à son bureau : je ne suis
pas surprise qu’il ait un intérêt financier à savoir qui est le faussaire. Cependant, je suis persuadée qu’il y
a autre chose.

Lors de l’interrogatoire, je l’avais provoqué en laissant entendre qu’il tirerait peut-être profit de ces
contrefaçons. Mine de rien, j’ai ma réponse. Je le laisse poursuivre, le cerveau en ébullition.

– En diffusant ces toiles, on salit le nom et la réputation de mon grand-père, reprend-il. Il faut que cela
cesse et surtout, je veux savoir d’où viennent ces copies. Je suis prêt à vous dire tout ce que vous voulez
savoir. J’ai l’intuition, précise-t-il après un silence, que même si vous faites partie de la police, vous êtes
la bonne personne pour cette mission.
– Vraiment, je suis flattée que, « même si je fais partie de la police », vous m’accordiez votre
confiance, monsieur Willington, lancé-je avec une pointe d’ironie. Puis-je savoir sur quoi vous basez
votre… intuition ?
– Vous m’avez dit que vous ne lâchiez jamais rien, répond-il très sûr de lui.

Je ne m’attendais pas à une réponse si spontanée.

– C’est un peu rapide comme portrait de moi, vous ne trouvez pas ? remarqué-je, un grand sourire aux
lèvres.

J’aime bien qu’il me voie ainsi !

– Rassurez-vous, vous êtes bien plus charmante que ça, me susurre-t-il d’une voix qui me fait rougir.

Concentre-toi !

J’ai en ligne un témoin, prêt à coopérer. Je dois sauter sur l’occasion !

– Souhaitez-vous venir au poste afin que je prenne personnellement votre déposition ? Je vous attends,
proposé-je.
– En fait… J’allais vous proposer autre chose, lance mystérieusement le beau milliardaire.

Je lève les yeux au ciel.

Ça ne pouvait pas être si simple !

– Pourquoi ne viendriez-vous pas chez moi ? me demande-t-il le plus naturellement du monde.

Pardon ?

– À votre bureau ?

Oui, il n’a pu vouloir dire que ça.

– Non, chez moi, sur mon bateau. J’habite dans la marina.

Danger ! Danger !

J’ai la bouche sèche. Rien ne m’a préparée à rencontrer Bruce dans son environnement familier. À
l’école de police, on nous apprend dès le premier cours qu’il ne faut surtout jamais accepter ce type de
proposition.

Il faut à tout prix que je reprenne le contrôle de la discussion. Je respire profondément avant de
demander d’une voix volontairement neutre :

– Oh… Vous me convoquez, monsieur Willington ?


– Je vous invite, mademoiselle Connors, rétorque-t-il de sa voix la plus charmeuse.

Encore une fois, c’est tout sauf déontologique… Où est la petite voix dans ma tête qui devrait me
hurler de refuser, sur-le-champ ? D’habitude, elle est la première à tout faire pour me remettre dans le
droit chemin. Mais depuis notre baiser, une autre voix a pris sa place et son discours est tout autre :

Pourquoi ne pas accepter après tout ? Bruce n’est pas suspect. Et son baiser était très agréable…

Est-ce que je deviens dingue ? Comment puis-je seulement me poser cette question ? Pourtant, c’est
vrai : pour l’instant, je n’ai aucun élément qui pourrait faire de Bruce un dangereux criminel. Je ferme les
yeux. Immédiatement, son regard doré apparaît.

Quels yeux magnifiques et captivants !

Oui, il est très beau. Il a même un physique parfait. Il est aussi charmant, intrigant, intelligent et plein
d’humour. Mais est-ce suffisant pour mettre ma carrière en péril ? Quoique personne ne serait au
courant… Il est tard. La marina est hors du périmètre du commissariat. Et puis Bruce n’a rien fait de mal !
D’ailleurs, puisqu’il veut parler, je pourrais sans doute lui demander pourquoi il s’est montré tellement
silencieux chez Judith cet après-midi.

J’ai envie de passer du temps avec lui…

C’est pour l’enquête avant tout. Il est prêt à coopérer, il me l’a dit. Alors… Tant que personne ne le
sait, où est le mal ?

– Nina ?

Je suis en proie à un tel débat intérieur que j’en ai presque oublié que Bruce attend ma réponse. Sa
voix, et surtout la façon suave dont il prononce mon prénom, me fait sursauter.

– Je suis là, dis-je d’une voix trop douce.

Ma respiration s’accélère.

– Je sais, oui, sourit Bruce. Mais serez-vous sur mon bateau dans une heure ?

Je lâche ma réponse comme on se jette à l’eau :

– Si vous me donnez l’adresse, avec plaisir.

Je suis sûre que je rougis : j’ai beaucoup trop chaud tout à coup.

– Alors, à tout à l’heure.

Il me donne le numéro du quai et raccroche. Je suis toute chamboulée, mais bizarrement euphorique.
J’ai la sensation d’avoir pris la bonne décision, même si je ne sais pas du tout où elle va me mener. Je
rentre chez moi et mets immédiatement le pot d’orchidées au centre de la table. Le résultat est du plus bel
effet.

Malgré ma nuit agitée, tout signe de fatigue m’a quittée. Une bonne douche me calme un peu, mais je
suis toujours sur un nuage. Mes sens sont en alerte car j’ai besoin d’être lucide, mais j’ai aussi envie de
lui plaire. Je ne pensais pas ressentir un jour un tel mélange de sensations. Ce n’est pas désagréable.
Qu’est-ce qu’on met pour aller interroger quelqu’un en soirée ?

J’ai une pensée pour Elsa : depuis que nous avons l’âge d’en porter, ma jumelle a toujours voulu de la
belle lingerie. Je me moquais souvent de ses dessous extravagants, mais ce soir, je me demande ce
qu’elle m’aurait conseillé… Je choisis un ensemble noir très simple, orné de fines dentelles.

Ai-je l’intention qu’il le voie ?

Rouge de confusion, je chasse immédiatement cette pensée de mon esprit, pour me concentrer sur ma
tenue. Ne devrais-je pas plutôt annuler ? C’est une folie. Je devrais téléphoner à Josh pour lui demander
de convoquer Bruce demain.

Mais si je fais ça, il ne dira plus rien.

Alors que je suis devant ma penderie, une robe fluide à mi-cuisse avec un décolleté sage me tombe
presque dans la main. Je l’aime beaucoup. Son originalité tient à sa couleur : un très joli vert émeraude
qui met mes yeux et mon teint de rousse en valeur. À ce moment-là, j’ai comme un déclic : il faut que je
me lance. J’en ai envie. Je fonce.

Je ne veux pourtant pas en faire trop. Une fois habillée, j’attache mes cheveux et me maquille très
légèrement. Enfin, j’enfile des ballerines plates. Je suis prête. Je ne prends ni mon arme ni mon badge, je
n’ai pas le droit de les avoir en dehors du service.

Au moins une règle que je ne transgresse pas…

Un ultime doute m’envahit : et si je faisais une énorme bêtise ? Pour éviter de trop réfléchir, j’attrape mon
sac et me précipite dehors en claquant la porte. Oui, je m’enfuis. Oui, j’ai un peu peur de cette soirée.
Mais j’aime ça.
10. Choisir

Le trajet en tramway est un peu long mais il me dépose presque devant le bateau de Bruce. Est-il
besoin de le préciser ? Il s’agit du plus gros bateau amarré sur le port. C’est plus une villa flottante qu’un
bateau de plaisance. Mais je ne découvre pas que Bruce a de l’argent. Il est milliardaire. J’imagine qu’il
peut s’offrir toutes sortes d’habitations…

Il m’a vue arriver et m’accueille sur la passerelle. Je tressaille en le voyant : comment allons-nous
nous saluer ? Je ralentis ma marche et l’observe, il s’est changé. Il est terriblement craquant avec son jean
noir et sa chemise ouverte de deux boutons sur son torse hâlé. J’ai immédiatement envie d’y poser les
mains.

– Bonsoir Nina. Je suis heureux que vous ayez accepté mon invitation.

J’ai l’impression qu’il est aussi intimidé que moi. Mais j’ai peut-être seulement besoin de me rassurer.

Il m’ouvre la barrière qui délimite l’accès à son bateau et m’invite à monter sur la passerelle. L’a-t-il
fait exprès ? Il a évité tout contact physique. Je suis soulagée. Je ne sais pas du tout comment j’aurais
réagi si, par exemple, il m’avait fait la bise.

– Bonsoir… Bruce.

L’émotion transforme ma voix : rauque, je la reconnais à peine. Prononcer son prénom, seule avec lui,
en le regardant dans les yeux me rend toute chose. Nous montons sur le bateau et je constate que
l’intérieur est encore plus luxueux que l’extérieur. C’est effectivement une maison, avec beaucoup
d’espace et une vue omniprésente sur la baie qui nous entoure. Ce bateau dépasse de loin tout ce que j’ai
pu voir en matière de luxe.

Il me prend par la main et me fait faire le tour du propriétaire. J’aime sentir sa main dans la mienne,
mais j’ai tellement de choses à regarder que je n’ai pas le temps de m’attarder sur ce que je ressens.
Même si je savais que de telles résidences sur l’eau existaient, je suis très impressionnée. Chaque pièce
fait deux à trois fois la taille de mon appartement. Même la salle de bains ! Bruce ne s’est refusé
aucun confort : magnifique salon en cuir et bois précieux, jardin d’hiver donnant sur la baie, bibliothèque
digne d’un vieux film, cuisine high-tech, jacuzzi, hammam, sauna… Tout est beau, cher et agencé avec
beaucoup de goût.

Et tout tient vraiment sur un bateau ?

Durant toute la visite, il m’a laissée avancer dans les pièces, me reprenant la main pour me guider le
long des couloirs. Je marche à ses côtés en faisant attention à ne pas le toucher. Cela n’en rend sa
proximité que plus troublante. Quand je croise son regard, je fais exprès de ne pas baisser les yeux. Nous
nous mesurons du regard en souriant.
– Ça vous plaît ? me demande-t-il alors que nous nous installons sur le canapé.
– C’est magnifique, murmuré-je. Mais pourquoi un bateau ?
– J’aime profondément l’océan. Il me procure une grande sensation de liberté, dit Bruce, les yeux
tournés vers l’horizon. Et puis, j’ai l’impression que je pourrais partir n’importe où, n’importe quand…
Mais peut-être ne devrais-je pas dire ça devant un officier de police ? me lance-t-il avec un charmant
sourire.
– Qu’avez-vous contre nous, monsieur Willington ? rétorqué-je, en levant les yeux au ciel.
– Contre vous, Nina ? Rien du tout. Je n’aime pas la police, c’est vrai. Mais parlons d’autre chose,
voulez-vous ? Je ne voudrais pas gâcher cette soirée. J’ai pris la liberté de mettre du champagne au frais
et… de nous commander à dîner.

Je le regarde avec un demi-sourire.

– Je ne me souviens pas avoir accepté un dîner…


– Je reconnais avoir usé d’un stratagème pour vous faire venir, admet Bruce sans se départir de son
sourire.
– Vraiment ? Je pourrais tourner les talons et partir, le provoqué-je.
– J’espère sincèrement que vous n’en ferez rien, Nina. C’est ma manière de vous demander de faire la
paix. J’aimerais faire table rase de toutes mes maladresses : ma mauvaise humeur lors de votre passage
au bureau, la façon dont j’ai trouvé votre adresse…
– Notre baiser ?
– Non, ça, je ne le regrette pas, dit-il en plongeant ses yeux dans les miens.

Mon cœur se met à battre la chamade. Nous sommes si proches que je peux sentir son parfum. Encore
une fois, il m'enivre. Je retiens mon souffle… Bruce se lève pour aller chercher à boire. Je souris pour
masquer ma frustration. J’avoue, j’ai vraiment espéré qu’il me prenne dans ses bras et qu’il m’embrasse.

Je dois respirer profondément pour me rappeler pourquoi je suis là : mon témoin a des révélations à
faire sur mon enquête. Il ne faut surtout pas que je me laisse aller !

Bruce me tend une coupe et lève la sienne :

– À cette soirée.
– À votre grand-père, rétorqué-je pour lui rappeler le motif de son invitation.

Le dîner est délicieux et se déroule comme dans un rêve. Bruce raconte son enfance, les cours de
dessin auprès de Charles, qui lui a transmis son savoir et sa passion.

– Avec lui, je préférais aller au musée plutôt qu’au parc. Chaque exposition était un voyage fabuleux.

Les yeux de Bruce se sont illuminés dès qu’il a commencé à parler de son grand-père. Je suis sûre
qu’il existait une immense complicité entre eux. J’aime le découvrir ainsi. Je l’encourage à poursuivre :

– Il devait être un merveilleux professeur.


– Il avait ses humeurs. Charles n’était pas quelqu’un de simple, mais c’était un personnage brillant.
– Vous l’aimiez vraiment beaucoup, n’est-ce pas ?
C’est une évidence. Je ne pose la question que pour l’encourager à poursuivre car il semble avoir du
mal à enchaîner. Il hoche la tête.

– Était-ce sa bague ? demandé-je en pointant le bijou à son doigt.


– Oui. Il me l’a donnée un peu avant de mourir. Elle ne me quitte jamais.

Sa voix s’est légèrement tendue. Pour ne pas le perdre, je le ramène au présent :

– J’ai remarqué que vous y touchez instinctivement quand vous semblez préoccupé. Comme ce soir…
Ou comme cet après-midi.

Son regard se voile.

– Bien observé, officière, commente-t-il avec un petit sourire.


– Pourquoi ne disiez-vous rien quand Judith parlait de Charles ?

Bruce me lance un sourire énigmatique :

– Il est rare que je parle de lui aussi librement. Tout comme j’ai du mal à entendre des gens parler de
lui aussi intimement que le fait Judith. Ne vous méprenez pas : je l’aime beaucoup. C’est une amie sincère
qui m’a soutenu notamment au moment de la mort de mon grand-père. Mais c’est sa vie privée. Bien sûr,
je me doute qu’ils devaient avoir une relation… privilégiée, mais je n’aime pas qu’elle en parle ainsi
devant moi.

Je hoche la tête. Il boit une longue gorgée d’eau avant de reprendre :

– Avant que vous ne me le demandiez, Charles a perdu sa femme peu après la naissance de mon père.
Je ne l’ai pas connue.

Il me parle ensuite de la vie de son grand-père. Charles Willington n’a pas toujours été riche. Il s’est
construit tout seul, avec son art en fil rouge. Il a tâché d’inculquer ses valeurs à son petit-fils.

– Mon père est mort quand j’avais 5 ans. Ma mère était fantasque. Je n’ai jamais manqué de rien, mais
elle jetait l’argent par les fenêtres. À côté d’elle, Charles était un modèle de stabilité, malgré des côtés
parfois tourmentés.

Il paraît vraiment très fier de lui. On ne saurait trouver famille plus différente de la mienne. Certes,
j’ai perdu ma mère au même âge que Bruce son père, mais c’est tout ce que nous avons en commun.

J’en suis là de mes réflexions quand Bruce appuie sur le bouton d’une minuscule télécommande. Un air
de jazz envahit la pièce. Nous venons tout juste de finir le dessert : un fondant au chocolat à tomber.

– J’ai remarqué que vous étiez une excellente danseuse, hier soir, dit-il en me tendant la main.
– J’avais surtout un très bon cavalier.
– Vous dansez ?
– Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, Bruce.
Il lève vers moi un regard surpris : moue comique et sourcils outrageusement relevés.

– Vraiment ? Je ne le dirai à personne, promis, susurre-t-il avec un sourire charmeur.

Je m’en doute. Il n’a aucune raison d’ébruiter mon passage sur son bateau. Le bon sens voudrait que je
le remercie pour cette excellente soirée et que je rentre chez moi pour mettre mes impressions sur papier.
Mais plus j’y pense, moins j’en ai envie. Je me lève et regarde la porte pour me donner du courage.

– Vous avez vraiment envie de partir tout de suite ? Prenez au moins un café.
– Avec plaisir.

Je suis touchée par la gentillesse de Bruce et étonnée par le soulagement que je ressens en m’asseyant
à nouveau. Il me tend un café fumant à l’arôme puissant. Il a disposé un chocolat et un sucre, me propose
du lait… Il fait tout pour que je me sente à l’aise et j’apprécie. Son attitude me rassure. Je ne perçois
aucune agressivité, juste de la bienveillance. Il ne me propose plus de danser, n’insiste pas. Je me sens…
en confiance. Ça, c’est nouveau. Je n’ai jamais ressenti cela avec un autre homme.

Je bois mon café en silence, jusqu’à la dernière goutte. Quand je repose ma tasse, ma décision est
prise. Je me lève et souris :

– Bruce ? Vous voulez bien remettre la musique, s’il vous plaît ?

Il me lance un sourire radieux :

– Avec plaisir, Nina.


– Vous vous souvenez ? Vous avez promis de ne le dire à personne, murmuré-je.

Nous dansons au milieu du salon, entourés par les lumières de la baie. La musique est douce et
sensuelle. Le corps de Bruce contre le mien m’affole. Son torse, que je n’ai cessé de caresser du regard
toute la soirée, est enfin à portée de paume, de même que ses muscles si bien dessinés sous sa chemise.

C’est la première fois qu’un homme m’attire à ce point.

Je me sens particulièrement bien. Presque… à ma place, dans les bras de cet homme que je ne connais
pas et qui, je le sais, a des secrets.

Mais n’en avons-nous pas tous ?

Puis-je vraiment lui faire confiance ? La seule chose dont je sois sûre, c’est que j’aime être avec lui ce
soir. Autour de nous, la musique se fait langoureuse. Nous sommes collés l’un à l’autre. J’ai la tête dans
son cou, le nez sur son parfum. Les yeux clos, je me laisse guider.

Après un moment, je relève la tête pour chercher son regard, deviner son état d’esprit, quand un détail
attire mon attention.

– Que cachez-vous, monsieur Willington ? demandé-je, un ongle dans l’échancrure de sa chemise.

Il me regarde sans comprendre. Mon attention s’est portée sur le haut de son épaule sur laquelle je
discerne un dessin. Plus exactement, une partie d’un dessin. Je fronce les sourcils.

Un tatouage ?

J'effleure le haut de sa clavicule du bout des doigts. Bruce attrape ma main. Je me laisse faire,
accaparée par ma découverte. Il y a bien un motif, mais on le distingue à peine quand il est de face.

– Vous voulez vraiment savoir ce que c’est ?


– Oui !

Bruce s’éloigne de moi et commence à déboutonner sa chemise.

– Qu’est-ce que vous faites ? paniqué-je.


– Mon tatouage recouvre mon dos. Je continue ou c’est trop indécent pour vous ? rit-il.
– Retournez-vous alors… s’il vous plaît.

Je n’ai rien trouvé d'autre que ça pour essayer de « normaliser » une situation qui est devenue hors de
contrôle. Quand Bruce obtempère avec un sourire sans rien dire et me tourne le dos, je me demande si
c’était une bonne idée : ces muscles qui roulent à travers la chemise n’ont rien à envier à ceux du côté
face.

Je ne peux détourner le regard et quand il fait tomber sa chemise, je sursaute presque. Un immense
tatouage tribal couvre près des trois quarts du dos du beau milliardaire. Un enchevêtrement de courbes
qui convergent en un même point. On dirait un être vivant, une partie de lui-même, qu’il cache au regard
des autres. Mes mains sont attirées comme par un aimant. Je m’approche et parcours le motif des doigts.

– C’est vraiment très beau, Bruce…


– Merci.
– C’est surprenant aussi. Qu’est-ce que ça représente ?
– Tout et rien à la fois, répond-il, évasif. Tu as vraiment envie de parler de mon tatouage ? me
demande-t-il en se retournant vers moi.
– Je…

Depuis que je l’ai rencontré, je me suis juré de percer à jour le mystère qui entoure cet homme. Je suis
sûre que ce tatouage que je viens de découvrir est une des clés qui me permettront de mieux le
comprendre. Tout comme celui qui le porte, ce dessin recèle une part d’ombre. Mais tout à coup, je ne
sais pas quoi dire, oui j’ai envie d’en savoir plus mais je me vois mal l’avouer alors qu’il plonge ses
yeux en moi.

Ça me paraît soudain trop intime.

– Dansons, chuchote Bruce à mon oreille en enserrant à nouveau ma taille.

Sauf que cette fois il n’a plus de chemise !

Je me laisse pourtant entraîner encore une fois, j’ose même poser ma joue sur son torse nu, savourant
la douceur de sa peau.
– Nous sommes si différents, vous et moi, Nina.
– Pourquoi dites-vous cela ? le questionné-je en tâchant de capter son regard, même si pour cela je
dois m’écarter.

Je lis l’évidence dans ses yeux. Il ne semble même pas comprendre qu’il faille me l’expliquer :

– Vous êtes flic, je les déteste. Vous aimez la justice, elle ne m’aime pas. Je n’ai plus de famille, vous
vouez une admiration à votre père que j’ai du mal à comprendre. Vous vous méfiez des hommes, j’en suis
un…

Je souris pourtant.

– L’évidence… Alors que faisons-nous ici ce soir, Bruce ?


– Je sais pourquoi je suis là, dit-il en plongeant son regard dans mes yeux. Je sais très bien ce dont j’ai
envie. Mais toi, Nina ? De quoi as-tu envie ?

Il a chuchoté ces derniers mots qui se perdent dans la musique. La pression de ses mains sur mes reins
s’est légèrement accentuée. Un mouvement précis pour un message très clair : il a envie de moi. La petite
voix dans ma tête se réveille enfin pour me rappeler une nouvelle fois que je ne devrais sans doute pas
être là. Bruce est témoin, je suis flic. Bruce est riche, pas moi.

Bruce a envie de moi et j’ai envie de lui.

Je chuchote à mon tour :

– Je ne sais pas ce que je fais là, mais si tu ne m’embrasses pas maintenant, je vais me rappeler que je
dois te fuir.

Il m’attrape par le menton et je vois une ombre passer dans ses yeux.

– Je ne veux pas que tu me fuies, Nina. S’il te plaît.

Bruce Willington hésite car je suis un danger pour lui comme il l’est pour moi. Pour la première fois,
je nous sens d’égal à égal. Je n’avais besoin de rien d’autre pour me laisser aller.

Enfin !

Dans un même mouvement, nos visages se rapprochent et nos lèvres se joignent. Ce deuxième baiser
est bien plus sauvage que le premier. Aucun de nous ne pense aux conséquences. Seul compte le moment
présent et nos corps avides l’un de l’autre.

Nous nous embrassons longuement. Nos corps se rapprochent, se collent l’un à l’autre. Nos langues,
nos mains s’apprivoisent, prêtes à en découvrir davantage. Je sens que Bruce contient de moins en moins
son impatience.

Sans que je sache exactement comment, ses mains sont passées dans mon dos. Il descend la fermeture
Éclair et le tissu fluide glisse sur ma peau jusqu’au sol.
Je suis en sous-vêtements devant Bruce Willington !

Je ne m’appesantis pas sur ce constat. Je suis allée trop loin en choisissant d’écouter mon corps plutôt
que ma raison. Je ne vais pas reculer maintenant.

Il est trop tard.

De mes mains avides, je parcours son torse, alors qu’il s’est mis à m’embrasser dans le cou. Sous sa
peau lisse, son ventre se dessine comme un labyrinthe à suivre du bout des doigts. Un parcours qu’il me
tarde de découvrir…

Bruce me prend soudain dans ses bras, il me porte à travers le bateau pour enfin arriver dans sa
chambre. Il me dépose sur le lit et son corps recouvre le mien. Il me regarde avec une admiration qui ne
me semble pas feinte. Ses doigts me parcourent du cou à la poitrine pour atteindre mon ventre en une
légère caresse qui attise un brasier en moi.

– Ne pense plus, Nina, chuchote-t-il à mon oreille avant de m’embrasser langoureusement avec une
lenteur et une passion qui me rendent folle.

Le contact de ses doigts sur mes seins à travers le fin tissu achève de me faire perdre pied. À partir de
cet instant, et jusque tard dans la nuit, plus rien ne compte pour moi hormis le corps de Bruce Willington.

Le désir que je lis dans ses yeux fait écho au mien. Bruce passe ses mains sur mes seins, dont il pince
la pointe avec avidité à travers le tissu. Nous nous embrassons encore avec la même fougue. J’ai à la fois
envie qu’il ne s’arrête jamais et besoin qu’il passe à autre chose. Je l’imagine déjà plus sauvage.

Comme s’il avait lu dans mes pensées, il accélère le rythme. Ses doigts se faufilent dans mon dos pour
décrocher mon soutien-gorge. Il me le retire avec dextérité.

Lorsque mes seins apparaissent, son sourire le trahit : il aime ce qu’il voit. Et j’adore savoir que je lui
plais. Il m’attrape par le menton et relève ma tête pour capter mon regard. Ses pupilles ont pris une teinte
plus foncée qui donne à mon beau milliardaire une tout autre prestance.

Pour ces yeux-là, une femme peut faire n’importe quoi…

Il me regarde longuement, en silence, mon souffle s’accélère.

Je suis en petite culotte et ballerines tandis qu’il n’est que torse nu, je me redresse légèrement et
avance mes mains vers son pantalon. Mais Bruce ne me laisse pas faire, il attrape mes poignets qu’il joint
au-dessus de ma tête, tout en effleurant ma poitrine de légers baisers qui déclenchent des décharges
électriques dans tout mon corps.

Je gémis de frustration, j’ai envie de beaucoup plus !

– Pas d’impatience…

Sa voix grave et profonde me fait chavirer. J’ai les jambes en coton et les mains moites. Bien sûr que
je suis impatiente ! D’en voir, d’en toucher, d’en respirer plus…

– As-tu toujours envie de fuir, Nina ?

Son ton, à la fois provocateur et charmeur, me fait frissonner.

– Non.

Ma voix ne tremble pas. J’ai rarement été aussi sûre de mon choix.

– De quoi as-tu envie ? demande-t-il en plongeant dans mes yeux.

Encore ce regard envoûtant…

– De toi, murmuré-je dans un souffle.

Je tends les bras vers lui, mais il me pose une question étrange :

– Es-tu prête à me faire confiance ?

Il semble vraiment attendre ma réponse avant de faire quoi que ce soit d’autre. Que veut-il dire par
là ? Suis-je prête à me laisser aller avec cet homme ? Mon corps n’a aucun doute et c’est lui que je veux
écouter.

– Oui.

Comme s’il n’attendait que ça, ses lèvres s’abattent sur les miennes, ses mains se font plus pressantes,
enserrent ma poitrine, la cajolent, descendent plus bas, frôlant mon intimité.

Cette fois, il me laisse tirer sur son pantalon. Bruce comprend le message, se relève pour l’enlever
tandis que je fais voler mes ballerines au bas du lit.

Alors que je suis toujours allongée sur le dos, offerte, mon amant marque un temps d’arrêt, les yeux
brillants. J’en ai des frissons de la racine des cheveux à la pointe des pieds.

Enfin, son corps recouvre à nouveau le mien, j’ai envie de lui, maintenant. Ma culotte et son boxer sont
la dernière barrière qui nous sépare. Je voudrais lui hurler de les déchirer mais sa bouche se pose sur
mon mamelon me réduisant au silence. Il le suce, le mordille et l’aspire avec avidité. La sensation est
extraordinaire : j’ai l’impression d’une avalanche de sensualité. Je suis comme assaillie de toutes parts,
incapable d’identifier la provenance exacte de mon plaisir : il n’y a plus de gradation, je suis sensible de
partout. Ma respiration est saccadée et des gémissements incontrôlables sortent de ma bouche. Mes mains
s’agrippent à présent aux draps. Tout mon corps se tend.

Je pourrais jouir comme ça et je suis sûre qu’il le sait !

Bruce prend son temps. Avec une lenteur exaspérante, il s’empare de mon autre mamelon et le titille
lui aussi du bout des lèvres. Je me sens à sa merci, offerte et surtout prête à tout pour qu’il continue. C’est
très troublant. Je répète son nom comme un encouragement, mais il ne tient aucun compte de mon
impatience. Ses mains caressent mon ventre, l’intérieur de mes cuisses ou remontent même vers mes
épaules.

Exaspérant !

Quand il se redresse, mon corps se propulse instinctivement vers lui. Pourquoi est-il parti ? En le
sentant passer un doigt sous l’élastique de ma lingerie, je comprends qu’il se décide à s’intéresser au
dernier bout de tissu qui me protège de ses assauts torrides.

Mais je ne veux surtout pas être protégée !

Ma culotte glisse le long de mes cuisses. Je n’ose plus bouger, tendue à l’idée de ce qu’il va arriver.
Mon désir est à son paroxysme, plus aucune barrière ne me retient. Je ne pense plus, je ne suis que
pulsion et désir. Je pousse un cri libérateur quand la main de Bruce se pose enfin sur mon sexe. Je suis en
feu. Toujours sans le moindre empressement, ses doigts se glissent entre mes lèvres intimes et, quand il
agace mon clitoris, des vagues de plaisir montent en moi.

Cette fois, c’est sûr, je vais devenir folle.

Entre deux gémissements, je tourne la tête vers lui et l’implore du regard. Mon message est clair :

Qu’on en finisse ! J’ai envie de toi maintenant !

Ça ne me ressemble pas, mais je ne peux pas lutter contre la brûlure que je sens au creux de mon
ventre.

Je vois bien qu’il en est conscient. Pourtant, Bruce n’a nullement l’intention d’arrêter tout de suite de
me torturer. Au contraire. Il veut que je reste sur le fil du plaisir, à deux doigts de l’orgasme.

La chambre est bercée par la pénombre de la nuit, je ferme les yeux, cherche mon souffle. Il y a
encore quelques heures, j’aurais ri au nez de toute personne me prédisant une nuit torride avec cet
homme. À présent, allongée sur son lit, je souhaite juste qu’elle ne s’arrête jamais. Je n’ai qu’une seule
envie : qu’il fasse de moi ce qu’il veut, pourvu qu’il continue de me donner du plaisir. Et que je puisse lui
en donner à mon tour…

Quand je rouvre les yeux, son sourire rassurant est juste au-dessus de moi :

–Tu es belle… murmure-t-il en prenant mon visage entre ses mains.

Je m’accroche à son cou pour rapprocher ses lèvres des miennes. Son compliment m’est allé droit au
cœur mais menace de me faire retrouver la raison : qu’un homme puisse me toucher à ce point avec des
mots qui ont traîné dans toutes les bouches me fait peur. Heureusement, quand il m’embrasse, c’est tout
mon corps qui réagit et je peux me laisser aller à toutes ces sensations inédites sans me poser plus de
questions.

Et, quand enfin il se relève pour enlever son boxer, je peux voir à quel point son sexe est tendu. Je
n’avais guère de doute sur le désir que je lui inspirais, mais cette fois, il est bien visible. Il est nu devant
moi et je regarde avec convoitise ce sexe droit et fier. Je me rapproche du côté du lit où il se trouve,
tends la main pour le caresser et en éprouver la douceur dans le creux de ma paume. Comme le reste du
corps de Bruce, je trouve son sexe beau. Je n’ai aucune honte à avouer que j’aime le toucher et le sentir
palpiter à mon contact. Folle de désir, j’ose même implorer Bruce à haute voix :

– Viens…
– Patience… dit Bruce, alors qu’il s’éloigne pour prendre quelque chose dans la table de nuit à côté
de son lit. Il en sort un préservatif dont il se hâte de déchirer l’emballage. J’observe ses gestes alors qu’il
le met.

Je bous. J’ai l’impression que rien ne saurait calmer l’incendie qui me ravage. Alors qu’il s’approche
de moi, je n’ose pas encore l’enserrer avec mes jambes, ou appuyer sur ses fesses avec mes mains. Mais
il joue à rester à l’entrée de mon ventre brûlant sans bouger, puis s’éloigne de quelques centimètres, pour
revenir aussitôt, toujours sans se décider à s’enfoncer en moi.

Encore plus exaspérée, j’affermis autant que possible le son de ma voix et lance :

– Viens !

Mais le résultat est plus un gémissement qu’un ordre. Il relève la tête en souriant. Ses muscles qui
bougent en cadence, juste sous mes yeux, me fascinent. Je répète ma demande à bout de souffle, en
ajoutant une formule de politesse :

– Viens, s’il te plaît…

Sait-on jamais…

Enfin, il semble avoir entendu ma supplique. D’un lent mouvement de reins, il me pénètre, m’arrachant
un long cri d’extase. Il me possède, sans bouger pendant ce qui me semble une éternité. Je palpite, tout
mon être pulse autour de lui. Je pense enfin avoir atteint la jouissance, quand il reprend ses va-et-vient,
cette fois à une cadence plus soutenue. Je suis à la merci de ses moindres mouvements, véritable poupée
de chair entre ses bras. Bruce ne me quitte pas du regard et semble deviner exactement quel rythme
imposer pour que je ressente toujours plus de plaisir. Je sens mon corps se tendre peu à peu, mon ventre
se soulever, mes doigts se crisper sur les poignets de Bruce. Ses coups de reins se font plus rapides et
l’orgasme me submerge soudain. Je ne peux m’empêcher de crier comme jamais je n’aurais osé le faire
auparavant tant le plaisir qui m'envahit est fort. Quelques divines secondes plus tard, Bruce jouit à son
tour et s’allonge à mes côtés, un sourire aux lèvres, le bras en travers de ma poitrine. Il me caresse
doucement. Nous sommes tous les deux bercés par une douce torpeur.

Dans un demi-sommeil, j’entends Bruce se rendre dans la salle de bains attenante à la chambre. Il me
rejoint quelques minutes plus tard et surprend mon regard sur son corps nu. Son tatouage est toujours
aussi intrigant. Alors qu’il se rallonge à côté de moi, je passe un doigt dessus :

– Tu l’as fait il y a longtemps ?


– Assez oui, répond-il en me tournant le dos.

Je contemple le dessin alambiqué dont il émane une puissance qui se marie particulièrement bien avec
le reste de son corps. Il fait partie de lui, un peu comme s’il n’avait pas été dessiné sur sa peau, mais que
les motifs étaient apparus naturellement.

Il se tourne vers moi. Je lui souris, la tête sur ma main. Son regard est encore tellement intense qu’il
me ferait rougir si mon corps ne portait pas encore son empreinte. Je le sens partout sur moi. Il
m’imprègne comme un parfum puissant qui m’enivre. Traçant la courbe de mon sein du bout des doigts,
Bruce murmure :

– J’aime ce que cette soirée m’a révélé…

Je frissonne à son contact. Mon désir, pourtant apaisé il y a quelques minutes à peine, renaît, plus fort
et plus pressant que jamais. Ses lèvres sont si proches des miennes que ce serait un crime de ne pas
les embrasser. J’y pose un premier baiser presque chaste, puis me laisse entraîner. Ma langue rencontre la
sienne et joue avec. Les muscles de Bruce se tendent, tandis qu’il me rend mon baiser puissant, la main
posée sur ma nuque.

La chaleur monte à nouveau entre nous. Mais cette fois, j’ai envie de prendre une part un peu plus
active à notre jeu. Mes lèvres toujours collées aux siennes, je me redresse,jusqu’à lui faire face. Ses yeux
brillent d’excitation. Je passe mes mains partout sur son corps. Après mes mains, je pose ma bouche sur
son cou, sa nuque, ses épaules et son torse.

Comme il est beau !

Bruce caresse mes cheveux tandis que je continue de le découvrir.

– Tu es belle Nina, murmure Bruce.

Il ne peut pas me voir puisqu’une masse de cheveux roux couvre mon visage. Tant mieux. Encore une
fois, je ne m’attendais pas à ce compliment qui sonne si sincèrement dans sa bouche. Il me bouleverse
sans que je sache pourquoi. Une puissante envie de le sentir à nouveau en moi me gagne. Quand je
redresse la tête, je sais que mon regard ne laisse aucune ambiguïté. Il semble même surpris, mais ravi,
par ce qu’il voit.

Sans lui laisser le temps de réagir, je le prends par les épaules et l’immobilise sur le lit. Il sourit :

– Serait-ce une arrestation en bonne et due forme, officière ?

J’étouffe un petit rire. Cet homme est surprenant : il arrive à faire de l’humour de façon si sexy que je
ne m’arrête pas sur le mot « officière » et sens au contraire une nouvelle vague de désir monter en moi. Je
n’ai pas envie de lui répondre, mais je souris. Je passe au-dessus de lui et m’assieds délicatement sur son
ventre. Pour la première fois, je le domine de toute ma hauteur.

Je l’interroge du regard. Il comprend immédiatement ma demande implicite et me montre le tiroir de la


table de nuit. Je l’ouvre et en sors un préservatif.

Les mains tremblantes, je déchire l’emballage, les yeux braqués sur son sexe à nouveau tendu. En
maîtrisant mon impatience, je déroule le préservatif sur son érection, qui révèle l’intensité de son désir.
Mes mouvements hésitants semblent décupler son excitation. Je l’entends gémir. J’aime le voir ainsi, dans
l’attente. Je le trouve plus vulnérable, d’une beauté touchante. Mais je ne me sens pas capable d’attendre
plus longtemps.

Sans le quitter des yeux, je reviens sur lui, son sexe tendu à l’entrée de mon sexe. Au moment où je le
reçois en moi, nos cris de plaisir se confondent. Bruce attrape mes hanches et me fait aller et venir en
cadence. Ses doigts m’agrippent comme s’il avait peur que je m’enfuie à nouveau. D’abord à l’affût de la
moindre sensation, je tente de maintenir un rythme lent, avant de me laisser totalement aller. Nos corps
avides l’un de l’autre se couvrent de sueur. Je le griffe, me penche pour me coller contre lui… Il me
prend dans ses bras et se redresse. Nous nous embrassons avec passion. Le plaisir nous atteint tous les
deux au même moment.

Nous restons longtemps immobiles, collés l’un à l’autre, de peur de briser la magie de ce moment.
Mon cœur bat la chamade, et selon ce que je sens, le sien aussi.

Il finit par s’écarter en m’embrassant dans le cou. C’est doux, délicat et tendre. Encore une fois, je suis
saisie par une émotion inattendue. Bruce me prend par la main et m’emmène jusqu’à la salle de bains. Je
me sens à la fois épuisée et engourdie par le plaisir que nous venons de prendre.

Nous prenons une douche plus que coquine puis Bruce m’enveloppe dans une épaisse serviette de bain et
me soulève dans ses bras. Il me porte jusqu’au lit et m’installe sous la couette. Je sens vaguement sa
présence à mes côtés avant de sombrer dans un sommeil profond.
11. Tellement troublée !

J’ouvre les yeux d’un seul coup. Je suis allongée dans le noir.

Pourquoi fait-il si sombre ? Quelle heure est-il ? Est-ce le matin ? Pourquoi je ne vois pas le jour
filtrer à travers mes volets ?

Parce que ce ne sont pas « mes » volets. Ni mes draps. Ni mon lit. Celui-ci est bien plus confortable.
Avant que j’aie pu bouger, un bras s’abat sur mon torse. Si tout ne m’étaitpas revenu en mémoire, j’aurais
sans doute hurlé. Mais bien sûr, je me souviens : la soirée, puis la nuit avec Bruce. Il dort encore
profondément, comme me l’indique sa respiration lente et régulière.

Je reste immobile, tous les sens déjà en éveil. Puisque je ne vois rien, je décide de refermer les yeux.
J’ai besoin de faire le point. Immédiatement, les images et les sensations ressenties au moment de
l’orgasme m’assaillent. Elles sont d’une telle intensité que j’en frissonne alors que je ne fais qu’y penser.
Jusque-là, aucun de mes amants n’avait réussi à me faire jouir aussi fort.

Sans doute parce que je n’ai jamais fait confiance à aucun d’entre eux…

Il me faut plusieurs minutes pour absorber cette nouvelle réalité. Pour la première fois hier soir, moi,
Nina Connors, j’ai fait confiance à un homme au point de m’abandonner totalement.

Pourquoi lui ?

Tous les hommes que j’ai connus étaient soit de pâles copies de mon père, autoritaires, mais sans
charisme, soit son opposé, fantasques mais sans envergure. Bruce Willington est très différent : il a déjà
tout et peut presque tout se permettre. On dit que les opposés s’attirent. Dans notre cas, rien n’est plus
vrai : j’appartiens à un ensemble qu’il déteste, il est, d’une certaine manière, ce que je cherche à
combattre.

Il est témoin, pas suspect.

Je secoue la tête pour y faire le vide. J’ai déjà passé en revue l’ensemble de ces arguments, avant
d’accepter l’invitation à dîner de Bruce. Mon cœur l’avait emporté sur ma raison, puisque je suis dans
son lit ce matin. Pourtant, les mêmes pensées contradictoires me hantent toujours. Je suis à nouveau
assaillie par le doute.

– Salut, mademoiselle l’officière de police, marmonne une voix ensommeillée.


– Bonjour, monsieur Willington, dis-je sur un ton faussement cérémonieux.
– Bien dormi ?
– Oui. Impossible de me souvenir quand nous nous sommes endormis…
– Facile : nous avons pris une douche ensemble. C’était après.
Malgré moi, je me sens rougir à l’évocation de notre douche commune. Instinctivement, je cherche nos
vêtements des yeux. Bruce éclate de rire lorsqu’il s’en rend compte.

– J’ai pris le temps de tout ranger ! Je ne voulais pas que tu te réveilles dans le désordre de notre nuit,
précise-t-il avec un clin d’œil.

À nouveau, j’hésite entre sourire et exaspération. Les mots « officière de police » me ramènent à mon
enquête.

Pourquoi faut-il qu’il se montre si… horripilant ?

– Je te taquine, répond-il à la question que je n’ai pas posée.

Il va vraiment falloir que je travaille ma « lisibilité » !

– Je reconnais qu’avant le petit déjeuner ce n’est pas très fair-play. Tu veux un café ?

Il s’est levé et passe devant moi pour se rendre à la cuisine. Il est nu. Bien que j’aie fait connaissance
avec son corps cette nuit, sa plastique parfaite ne cesse de me surprendre. Sa peau hâlée appelle les
caresses, tout comme ses boucles dans le cou sont une invite à y glisser les doigts. Il surprend mon
regard :

– On peut aussi se passer de petit déjeuner, si tu préfères, susurre-t-il d’une voix pleine de promesses.

Son regard m’enveloppe et mon ventre s’embrase. Cette fois, le rouge envahit complètement mon
visage. Pour couper court à mon embarras et ne plus voir son sourire coquin qui pourrait me faire
chavirer à tout instant, je me lève d’un bond.

– Un café, c’est parfait, merci. Je peux prendre la salle de bains ?


– Je t’en prie. Tes vêtements t’y attendent.

Mon trouble semble beaucoup l’amuser. J’imagine que moi aussi je pourrais en rire, si au fond de moi
une question ne tournait en boucle : pourquoi ai-je accordé ma confiance à Bruce Willington ? J’ai beau
m’asperger le visage d’eau glacée pour me remettre les idées en place, la réponse ne m'apparaît toujours
pas clairement.

Dans la salle de bains, les souvenirs de notre étreinte sous la douche reviennent et avec eux, un
agréable fourmillement au creux des reins. Bruce est vraiment un amant formidable : sensible, attentionné,
prévenant…

Dominateur…

Encore une énigme de cette nuit : alors que jamais je n’ai autorisé un de mes amants à prendre la
moindre initiative à ma place, j’ai laissé Bruce Willington faire absolument ce qu’il voulait de moi…
Pour mon plus grand plaisir.

Je m’habille rapidement et mets de l’ordre dans mes cheveux, du bout des doigts. Ça ira. Il faudra que
je repasse chez moi me changer de toute façon. Impossible d’aller travailler dans cette robe ! Je n’ose
imaginer les commentaires de Josh si j’arrivais vêtue ainsi.

Avant de quitter la salle de bains, je me regarde longuement dans le miroir.

Cette nuit était magique, mais cette histoire ne peut pas avoir de suite. Ma morale professionnelle me
l’interdit. Mes valeurs me hurlent de tout arrêter. Je sais qu’il faut que j’y mette un terme. Ma raison
a repris le dessus, et même si je sais que cela ne sera pas facile, il faut que je prenne cette décision et que
je m’y tienne.

Cette nuit était unique.

Je prends une profonde inspiration et pars rejoindre Bruce, la mort dans l’âme.

Il m’attend dans la cuisine, accoudé au bar, les cheveux encore en bataille et les yeux à peine ouverts.
Il ne porte qu’un jean et une chemise qu’il n’a pas encore boutonnée. Il est encore plus craquant comme
ça.

En souriant, il pose une tasse de café fumant devant moi et me fait signe de m’asseoir en face de lui. Je
bois en silence, la gorge nouée.

– Tu veux manger quelque chose ? Il y a un vendeur de beignets fabuleux juste en face.


– Non, merci. Il faut que j’y aille, dis-je, sans le regarder.
– Oh, je vois : le devoir t’appelle, c’est ça ?

Son ton légèrement sarcastique me rappelle que Bruce n’aime pas la police. Il n’aime pas ce que je
suis. Cette pensée me donne le courage de parler :

– Je pense qu’il vaut mieux en rester là.

Bruce ne répond pas immédiatement. Mais quand il le fait, il ne me facilite pas la tâche :

– Pourquoi ? Tu as passé une mauvaise soirée ? Ce n’était pas bien ?

S’il savait ! Ça n’a jamais été aussi bien.

Je croise son regard et comprends que je suis bien incapable de répondre. Au lieu de cela, je me lance
dans une explication rationnelle :

– Écoute, Bruce, tu es un témoin important dans une affaire dont je m’occupe et…

Il hausse un sourcil et me coupe :

– Quel rapport avec la nuit dernière ?

Il m’agace à faire semblant de ne pas comprendre !

– Bruce, je ne peux pas tout mélanger ! Je suis flic, je t’ai interrogé…


– Et alors ?
– Que se passera-t-il si je découvre que tu me caches des choses ?

La question est sortie toute seule, mais en la prononçant, je comprends que c’est exactement ce dont
j’ai peur. À ma grande surprise, Bruce éclate de rire. Ses yeux pétillent d’insouciance. Alors que je le
regarde avec des yeux ronds, il me prend délicatement le menton et relève ma tête. Son beau regard doré
me trouble un peu plus.

Je n’avais pas besoin de ça !

– Nina, est-ce que cela changera quelque chose à ce que nous avons vécu cette nuit ? Je sais que tu
penses comme moi : nous avons passé un moment intense et… hors normes. Je me trompe ?

Il a raison. Mais il n’a pas répondu à ma question. Je me dégage doucement de son étreinte : si près de
lui, je ne suis plus sûre de rien, surtout pas de moi ! Au lieu de lui donner une réponse, je lui fais
promettre de ne parler de notre soirée et de la nuit qui a suivi à personne.

– Je n’ai pas l’habitude de confier ce genre de choses. Et à qui veux-tu que j’en parle ?

C’est vrai, je connais son histoire aussi bien par son dossier que grâce à la discussion que nous avons
eue hier soir : Bruce n’a aucun proche à qui se confier.

– Sois tranquille, officière, lance-t-il en insistant lourdement sur mon titre, je garderai le silence !

Je sens bien qu’il est blessé, même si j’ai un peu de mal à saisir pourquoi. Il se doute bien que je ne
vais pas renoncer à mon enquête !

Il y a de nouveau une barrière invisible entre nous, comme lors de notre première entrevue. Bruce
Willington toise l’officière de police Connors. Il est temps de partir.

– Il faut que j’y aille, répété-je, incapable de trouver une autre formule.
– Bonne journée, officière.

Son ton froid est heureusement démenti par ses yeux rieurs. Au moment où je passe la porte, il
m’enlace et dépose un doux baiser sur mes lèvres.

Durant ce bref instant, j’oublie tout : mon enquête, mes valeurs, mes conflits intérieurs… Seules
comptent nos langues qui se mêlent en une danse sensuelle. J’ai un mal fou à rompre le charme.

– Les baisers volés, officière Connors,… sont ceux que je préfère.

Je souris encore lorsqu’il referme la porte.

Prendre la décision de mettre fin à cette histoire et m’y tenir… Tu parles !

Après m’être assurée que personne ne m’a vue sortir du bateau, je saute dans un cab pour rentrer me
changer. Malgré le peu d’heures de sommeil, je me sens pleine d’énergie.
Chez moi, mon premier réflexe est de mettre mon portable en charge. Alors que j’enfile un jean et un
chemisier, j’entends plusieurs sonneries. J’écouterai mes messages en chemin, sinon, je vais être en
retard. Inutile de me faire mal voir alors que ma deuxième semaine n’est même pas finie. Une fois sur la
route, je peux enfin écouter ma messagerie.

Émilie me propose d’aller prendre un verre d’une voix enjouée, puis, dans un deuxième message,
espère que j’ai passé une soirée de rêve.

– Sinon, conclut-elle, tu n’as aucune raison de ne pas m’avoir rappelée !

Je pense pouvoir dire que ma soirée était encore mieux que ça. D’ailleurs, j’ai hâte d’en parler avec
elle. Je suis sûre qu’elle saura me conseiller. Je lui envoie un texto pour lui proposer de me rattraper le
soir même. Mon téléphone bipe à nouveau, je n’avais pas vu qu’il me restait un message.

Je ne suis pourtant restée injoignable qu’une seule soirée !

C’est Josh. Un camion passe dans la rue au moment où il commence à parler. Je ne distingue rien
d’autre que « Willington ». Rien de tel pour me ramener au présent ! Je m’arrête pour écouter à nouveau
l’enregistrement. Il date de ce matin : « Rappelle-moi au plus vite, Nina. J’ai découvert que les
Willington et toi êtes bien plus liés que tu ne peux le croire. »

Tout se met à tourner autour de moi. L’espace d’une seconde, un voile noir se forme même devant mes
yeux. Au loin, j’entends une voix me demander :

– Mademoiselle ? Vous vous sentez bien ?

Alors que je secoue machinalement la tête, on me met quelque chose dans la main :

– Vous avez laissé tomber votre téléphone !

Je ne m’en étais même pas rendu compte. Je remercie mon bienfaiteur sans le voir et parcours les
quelques mètres qui me séparent du commissariat dans un brouillard complet.

Je n’y comprends rien : en quoi suis-je liée avec les Willington ? À moins que… Josh serait-il déjà au
courant de ma nuit avec Bruce ? Impossible ! Je suis sûre d’avoir pris toutes les précautions nécessaires.
Brusquement, un souvenir de mon adolescence me revient : alors que je sortais avec mon petit ami au
bowling, j’ai eu la « surprise » de croiser des collègues de mon père plusieurs fois ce soir-là. Serait-il
possible que…

Non ! Je suis une adulte à présent !

Tout mon être rejette cette possibilité : m’imaginer espionnée à mon âge m’est insupportable.

Sans compter la honte de voir mise en place publique ma relation avec un suspect !

Témoin. Bruce n’est que témoin. Je me répète cette phrase en boucle comme un noyé s’accroche à une
bouée. Pourtant, si hier soir, en tête-à-tête avec lui, cela a suffi à me convaincre, c’est loin d’être le cas
ce matin.

Je rentre dans le commissariat, fébrile et tremblante. Je ne salue personne, trop occupée à chercher
mon coéquipier du regard. Est-ce la fin de ma carrière ? Et toujours cette question : comment ai-je pu
faire confiance à Bruce Willington ? Et en quoi, moi, Nina Connors, suis-je liée à cet homme ?

Une autre phrase me revient en mémoire, cette fois-ci prononcée par Josh. « N’en fais pas une affaire
personnelle », m’avait-il prévenue. Je ne l’ai pas écouté et maintenant…

Il est trop tard pour les regrets.


12. Un dossier mal ficelé

Autour de moi, rien ne diffère d’un matin ordinaire : la ruche bourdonne déjà. Les téléphones sonnent
sur les bureaux. Les collègues qui sont au milieu d’une affaire courent, s’interpellent d’un bout à l’autre
de l’immense open space, s’échangent des documents. Les autres commencent leur journée en passant par
la machine à café.

Tout est normal…

Je déboule dans l’open space comme une bombe. Je cherche mon coéquipier des yeux, regarde
partout. Pour un peu, j’irais presque ouvrir les portes des salles d’interrogatoire. J’ai vraiment du mal à
contenir ma nervosité. Je traverse la pièce au pas de course pour rejoindre la machine à café. Josh ne
peut pas démarrer la journée sans en boire au moins deux.

Malheureusement, il ne fait pas partie de la foule massée autour du distributeur. Je suis tellement déçue
que je reste plantée là quelques secondes, sans me rendre compte que je bloque l’accès.

Un policier en tenue tente de me pousser. Il ne m’a jamais adressé la parole, pourtant, il sait qui je
suis. L’air exaspéré, il me lance :

– Alors, Connors, tu dors ?

Je sursaute et m’écarte en bredouillant des excuses. Personne ne me regarde. Ils semblent tous plus
intéressés par leur gobelet de café. Je me dirige vers le bureau de Josh : il finira bien par revenir s’y
poser !

Il faut que je me reprenne rapidement. Je dois être rationnelle. Pour l’instant, personne n’est au courant
sinon j’aurais déjà eu droit à des réflexions ou à un silence glaçant pour m’accueillir. Et puis, je n’ai tué
personne, j’ai seulement transgressé une règle.

De quoi ai-je vraiment peur alors ?

La réponse est évidente : que mon père l’apprenne, me rétrograde et y voie la confirmation de tout ce
qu’il pensait. Je l’entends déjà : « Je te l’avais dit Nina, tu n’es pas faite pour ce métier et encore moins
celui qui se fait sur le terrain. »

Perdre considération et carrière en une seule fois, qui dit mieux ?

– Bonjour Nina, dit mon coéquipier derrière moi, en me faisant sursauter une nouvelle fois. Tu as
passé une mauvaise nuit ?

Il me sourit. Je cherche dans ses yeux le motif de ce rictus moqueur qui me crispe déjà, mais ne le vois
pas. Qu’a-t-il appris ? Que pense-t-il savoir ? Je cherche ses mains. Si elles sont dans ses poches, c’est
sans doute qu’il y cache quelque chose. Mais non : il me tend gentiment un café. Je suis si nerveuse que je
ne prends même pas le temps de le remercier :

– J’ai eu ton message, lancé-je.

Rester naturel. Je dois me concentrer et faire comme lors d’un interrogatoire : le laisser parler pour
qu’il me dévoile ce qu’il sait.

Exactement ce que je n’ai pas fait avec Bruce !

Je respire profondément et regarde mon coéquipier. Il sourit toujours, ce que je ne peux m’empêcher
d’interpréter.

Est-ce qu’il sait pour Bruce et moi ? Est-ce qu’il en a parlé ?

Non, c’est idiot. Il n’a aucun intérêt à faire ça.

– Suis-moi, il faut que je te montre quelque chose, me dit-il, impénétrable.

C’est la première fois que Josh a besoin de s’isoler. J’ai peur de ce que cela peut signifier.

Josh sort son trousseau de clés de sa poche pour ouvrir un tiroir de son bureau. En m’approchant, je
constate qu’il ne contient rien d’autre qu’un dossier. Il s’en empare. Comble de la frustration, il est trop
rapide : je n’arrive pas à lire le nom qui y figure.

Nous nous enfermons dans une minuscule salle d’interrogatoire : une table, trois chaises et un miroir
sans tain. La pression monte de plusieurs crans. Évidemment, il n’a pas choisi ce lieu au hasard : c’est
l’endroit où tout le monde avoue un jour ou l’autre. Tout un symbole, même si je ne sais toujours pas de
quoi je suis accusée. Josh et moi nous asseyons face à face. Il semble parfaitement calme, maître de lui.
Cependant, il tarde à prendre la parole et se contente de me regarder.

Si Josh sait que j’ai passé la nuit avec Bruce, il faut que je devine rapidement ce qu’il compte faire de
cette information et que je réagisse en conséquence.

Option 1 : il va en parler au commissaire.

Ce qui serait la réaction d’un bon flic de terrain : informer son supérieur de tout élément pouvant
entraver le bon déroulement d’une enquête.

Mais le commissaire est mon père.

Il y a quelque temps, j’aurais donné beaucoup pour que l’on me considère comme tous les autres flics,
mais à cet instant je prierais presque pour que mon statut de « fille du commissaire » me sauve la mise.

Ce statut pourrait-il faire peur à Josh ? Pourrait-il craindre de ne pas avoir l’appui de son supérieur ?
Si je niais, qui mon père croirait-il ?

Suis-je seulement capable de mentir ?


Non, si je suis confrontée à mes actes, je dirai la vérité, sinon pourquoi être flic ? « Je me suis laissé
séduire par le charme de Bruce Willington. Je n’ai pas réussi à faire la part des choses entre le
professionnel et le personnel. Ça ne se reproduira pas. » Voilà ce que je dirai. Je pourrai quand même
faire valoir de mon côté que je n’ai divulgué aucune information sur l’enquête.

Option 2 : Josh veut me faire chanter.

Cette idée soudaine me déstabilise un instant. J’ai du mal à y croire mais ce n’est pas impossible. Je
respire profondément. Instinctivement, j’ai tourné le dos à la vitre alors que cela ne me serait d’aucune
utilité lors d’un véritable interrogatoire. Tous les suspects pensent que cela nous empêche de voir leurs
visages et donc de décrypter leurs émotions. C’est une erreur : la pièce est truffée de caméras. Je lève les
yeux, à la recherche d’une lumière rouge clignotante : le dispositif semble éteint. Malgré moi, je pousse
un soupir de soulagement : quoi qu’il se dise dans cette salle, ça ne sera vraisemblablement pas
enregistré.

Josh pose le dossier entre nous, devant lui. Pour moi, le nom est à l’envers, mais je parviens tout de
même à le lire : Gladys Willington. Si je m’attendais au nom de famille, le prénom m’est inconnu.

Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne comprends plus rien. Qui est cette femme ?

La tournure de ce tête-à-tête m’intrigue. Je n’avais pas envisagé le fait d'être liée autrement que par ma
nuit avec Bruce à la famille Willington. Je secoue la tête, déstabilisée. Les sourcils froncés, je me
repasse l’historique des noms apparus depuis le début de notre enquête. Je suis sûre que celui-ci n’y
figure pas. Je lève les yeux vers Josh.

– C’est la mère de Bruce Willington, m’informe-t-il. C’est aussi la belle fille de Charles.

Je suis de plus en plus perdue.

En quoi suis-je « liée » à la mère de Bruce ?

Je commence à raisonner à voix haute :

– Donc, elle a un dossier chez nous, dis-je en pointant la chemise en carton jauni. Pourquoi a-t-elle été
arrêtée ?

Josh ouvre le dossier et lit :

– « Trafic d’œuvres d’art ». C’était il y a treize ans.

Bruce m’a dit qu’il avait perdu son père quand il était petit. De son propre aveu, sa mère était
dépensière. Gladys se serait retrouvée à court d’argent et aurait revendu des œuvres de son beau-père ?
Ça se tient. Mais…

– Est-ce qu’elle peignait ? demandé-je tout à coup.


– Non. Elle n’avait pas du tout la fibre artistique. Aucune chance qu’elle ait réalisé le tableau que
Judith Barlow a acheté, rétorque Josh en souriant.
Visiblement, il a suivi le même raisonnement que moi. Mais cela ne répond pas à ma première
préoccupation.

– Mais alors, quel rapport avec moi ?


– Regarde le nom de l’officier qui a procédé à son interpellation, me dit Josh en me tendant le dossier.

Je regarde mon coéquipier. Il semble mal à l’aise tout à coup. L’information qu’il me pointe me saute
au visage dès la première page : Jack Connors.

– C’est pour cela que tu disais que j’étais liée aux Willington ?

Il hoche la tête. Je pousse un profond soupir : il ne sait donc rien de ma nuit avec Bruce. Je m’autorise
même à sourire.

Quelle angoisse ! Plus jamais ça !

En relevant les yeux, je constate que mon coéquipier me regarde bizarrement. Forcément, je n’ai
aucune raison de me réjouir d’une arrestation faite par mon père il y a treize ans… En feuilletant le
dossier pour ne pas regarder Josh, je demande :

– La mère de Bruce a-t-elle été inculpée ?


– Oui, répond Josh, l’air sombre, tout à coup. Cependant, le procès n’a pas eu lieu. Elle s’est pendue
dans sa cellule la veille du premier jour d’audience.
– Oh !

Je suis abasourdie. Ce n’est pas la première fois que j’entends parler de suicide en cellule, mais c’est
toujours extrêmement déroutant. Je fais un rapide calcul : il y a treize ans, Bruce avait à peine 17 ans. Son
grand-père est mort tout juste deux ans auparavant.

Il n’était qu’un gosse !

« Je n’ai plus de famille », m’a-t-il confié hier soir. C’est terriblement vrai et les conditions dans
lesquelles il en a perdu l’un des piliers les plus importants sont effroyables ! Un sentiment de tristesse
m’envahit.
– Tout va bien Nina ? me demande Josh, perplexe.

Je n’ai qu’à voir sa tête pour comprendre que ma réaction est disproportionnée. C’est triste, bien sûr,
mais pas au point d’en rester sans voix.

– Oui, bien sûr. Tout va très bien, dis-je en le fixant avec un sourire forcé.

Je dois me reprendre. Je me plonge un peu plus dans le dossier de la mère de Bruce. Je finis par le lire
de bout en bout, un peu plus stupéfaite à chaque page. À la fin du rapport, je relève la tête :

– Tu l’as lu ? demandé-je à Josh, même si je connais déjà la réponse.


– Entièrement, confirme-t-il, l’air préoccupé. Et je n’aime pas ce que j’en conclus.
Je hoche la tête. Même si je n’ai pas autant d’expérience que lui, je sais reconnaître un dossier mal
ficelé. Je commence à énoncer tout ce qui me saute aux yeux, en tentant d’oublier que ce qui me pose
problème est l’œuvre de mon père :

– Il manque beaucoup trop d’éléments. Il n’y a rien là-dedans ! m’exclamé-je, dépitée. Où sont les
photos ? Comment se fait-il que le rapport d’autopsie ne fasse que deux pages ? Il n’y a même pas de
toxicologie !
– Même si je sais que c’est ton père qui l’a rédigé, je voudrais ton avis sur le rapport d’arrestation,
me demande Josh, en jetant des coups d’œil nerveux vers la porte.

Son attitude me rappelle la mienne quelques minutes plus tôt. Il est anxieux et je le comprends. Le
rapport d’arrestation est un document clé, rédigé par le responsable de l’enquête.

Mon père, oui. Le « grand » Jack Connors, la légende de ce commissariat.

Normalement, ces pages doivent suffire à n’importe qui pour comprendre pourquoi et comment
l’arrestation d’un suspect a eu lieu. Force est de constater que c’est loin d’être le cas ici. Je suis de plus
en plus mal à l’aise, à l’image de Josh.

– Les circonstances sont très floues : j’ai beau le lire et le relire, je ne comprends pas à partir de
quelles preuves concrètes elle a été interpellée.
– Moi non plus, dit Josh sans me regarder. Jack semble avoir agi à la suite d’un appel anonyme.
– Personne ne se contente de si peu ! C’est trop léger pour justifier une arrestation !

Josh acquiesce.

– C’est terrifiant, surtout quand on sait quelles conséquences en ont découlé… murmuré-je tristement.
Un adolescent a perdu sa seule famille.

Je reste un moment silencieuse. On ne devient pas le meilleur sans commettre d’erreurs. Néanmoins,
rien ne montre que mon père n’a ne serait-ce qu’essayé de les rectifier. Finalement, je pose la question
qui me tracasse depuis que Josh m’a montré ces papiers :

– Comment as-tu exhumé cette vieille affaire, Josh ?


– Procédure de routine, m’explique-t-il. J’ai fait des recoupements pour voir si le nom des Willington
ressortait déjà chez nous. Je ne m’attendais pas à tomber sur une telle affaire.
– Tu considères que d’autres membres de la famille Willington ont quelque chose à voir dans notre
affaire ?
– C’est possible. Mais il semble que notre milliardaire soit le dernier de la lignée à être encore en
vie. En tout cas, maintenant, on sait pourquoi il n’aime pas la police : sa mère est morte en cellule et son
décès est clairement lié à son arrestation.

Et donc, à mon père.

Une boule me plombe l’estomac tout à coup. Même si je ne l’imagine pas infaillible, je n’avais jamais
envisagé qu’il puisse être à l’origine, même involontairement, d’une telle tragédie. Je continue de
compulser le dossier, dans lequel un autre détail m’intrigue :
– On dirait que le commissaire s’est beaucoup investi dans cette enquête, remarqué-je. Filature,
recherches en lien avec l’étranger…
– Oui, il a fouillé partout et durant plusieurs mois, mais toujours en restant fixé sur la même personne.
C’est curieux, d’autant que j’imagine que plus les semaines passaient, moins il devait avoir de temps à
consacrer à cette affaire.

Je hoche la tête. Au bout d’un moment, il aurait dû se faire rappeler à l’ordre par son supérieur.
Vouloir résoudre une affaire n’implique pas de négliger les autres. En même temps, ce n’est pas une
surprise. Mon père est un pitbull : il aime à dire que lorsqu’il tient un suspect, il ne le lâche jamais.

Enfin, pourquoi un officier du commissariat central s’est-il intéressé avec tant d’acharnement à un
trafic d’œuvres d’art ? Il aurait dû passer l’enquête à une brigade spécialisée !

– Tu as vu la note sur la dernière page ? m’indique Josh.

Une date et une ligne, rédigée par mon père : « Fils embauche avocat. GW blanchie. » Il a rédigé ce
mot plusieurs années après la clôture du dossier.

– Bruce a tenu à faire réhabiliter sa mère, malgré son décès, murmuré-je pour moi-même.

La réouverture d’un ancien dossier est une démarche longue, fastidieuse et surtout impossible
lorsqu’aucun nouvel élément ne permet de le faire à titre officiel. Il a donc fallu que son fils apporte de
sérieuses preuves pour que sa mère soit blanchie.

Autrement dit, il a forcément confronté le procureur aux faiblesses des investigations de la


police.

L’image du policier irréprochable de mon père vacille devant l’évidence. Le plus dur, finalement,
n’est pas de concevoir qu’il a fait des erreurs, mais d’en avoir les conséquences sous les yeux. Or il y a
de tels soupçons de négligence, il risquait au minimum un avertissement. Je connais les états de service
de mon père. Aucune sanction n’y figure. C’est étrange…

Josh me regarde un moment avant de lâcher, sans me quitter du regard :

– Ton père ne doit pas porter Bruce Willington dans son cœur, s’il a réussi à démontrer les failles de
son enquête.

C’est une évidence. Pourtant, lors de la soirée, quand il lui a serré la main, il n’a rien laissé paraître.
Je connais mon père : il est extrêmement rancunier.

Quelque chose ne colle pas.

J’ai une fois de plus cette impression bizarre de ne pas avoir toutes les cartes en main. La partie qui se
joue et à laquelle je dois prendre une part active est truquée.

Une autre pensée s’impose dans mon esprit : Bruce a toujours su que j’étais la fille de l’homme qui a
arrêté sa mère. Ça ne s’oublie pas, surtout quand les conséquences de l’arrestation sont tragiques.
Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ? Il en a eu mille fois l’occasion !

Était-il sincère lorsque nous avons dansé ensemble ? Ou ne cherchait-il à mieux me connaître que pour
s’approcher de mon père ? Notre baiser, la soirée sur son bateau, la nuit torride que nous avons passée
ensemble… N’aurait-il pu faire tout cela que dans un but précis ? Et si oui, lequel ? Si Bruce pense que
mon père est responsable de la mort de sa mère, que peut-il y faire aujourd’hui ? Ces événements ont eu
lieu il y a treize ans !

Il faut que j’en sache plus sur les circonstances de l’arrestation et du décès de Gladys Willington. S’il
a agi avec une idée en tête, Bruce m’en parlera forcément un jour ou l’autre. Quand cela arrivera, je ne
veux surtout pas être prise au dépourvu. Le plus simple serait d’aller l’interroger immédiatement, mais je
ne me sens pas encore assez « armée » pour cela.

Malgré mon envie de foncer dans le tas, tant l’impression de trahison que je ressens est cuisante, je me
raisonne : le premier interrogatoire de Bruce m’a donné une bonne leçon. Un dossier en béton est
nécessaire avant toute intervention.

– Penses-tu qu’il faille creuser de ce côté ? demandé-je à Josh, en redoutant un peu sa réponse.
– Possible… Même s’il n’est jamais facile de faire émerger d’anciennes affaires. J’ai peur que tu aies
du mal à remonter le dossier s’il repose sur une erreur : ton père ne voudra sûrement pas la reconnaître !
lâche Josh avec un demi-sourire.
– Il reste l’une des personnes les mieux placées pour nous parler de cette affaire. Ça passera sans
doute mieux si c’est moi qui lui pose quelques questions sans le brusquer.
– En effet. De mon côté, je vais me renseigner pour trouver le nom de l’avocat embauché par Bruce
Willington.

Il a la part belle ! Moi, je vais marcher sur des œufs.

Mais en me confiant cette mission, Josh montre aussi qu’il me fait confiance. Il aurait pu imaginer que
je couvrirais mon père.

Ce que je refuse de faire !

Interroger mon père… À cette idée, le courage me manque presque. Je suis la mieux placée pour
savoir dans quelle colère il peut se mettre quand quelque chose le contrarie.

– Il est vrai que j’ai des « liens privilégiés » avec l’officier chargé de l’enquête à l’époque, dis-je.
Cela jouera peut-être en ma faveur…

C’est ça… Je n’y crois pas une seconde.

Je serre les dents. Je vais devoir me battre sur tous les fronts pour obtenir des informations. Il y a deux
choses dont mon père ne parle jamais : les détails de ses enquêtes et le passé. Quant à aborder avec
Bruce l’épisode le plus douloureux de la fin de son adolescence, ce sera pire encore.

– Veux-tu que je t’assiste quand tu verras ton père ? Nous sommes une équipe, rappelle-toi, sourit
Josh. C’est souvent plus facile à deux.
– Merci, mais non. Il faut que j’agisse seule, en toute discrétion. Face à un tiers, il ne dira rien.
D’ailleurs, j’ignore même s’il me parlera…

Josh me lance un regard plein d’encouragements. Je sais que je peux compter sur lui. Nous sortons de
la salle d’interrogatoire en silence. Après un moment passé dans ce lieu parfaitement clos et insonorisé,
le retour à l’open space est brutal. Nous sommes assaillis par le bruit ambiant. Un cri passe néanmoins
au-dessus de tous les autres :

– Connors ! Campbell !
– Grand chef nous appelle, lance Josh, avant de se diriger vers son bureau sans hâte.

Comme j’aimerais me sentir aussi sereine que lui !

Josh remet le dossier de Gladys sous clé dans le tiroir de son bureau. Dois-je prendre de quoi écrire ?
Va-t-il nous donner des instructions ? Faut-il lui parler de la mère de Bruce dès à présent ?

– Allons voir ce qu’il veut. Et ne le faisons pas attendre. Je suis sûr qu’il a horreur de ça, ajoute-t-il
avec un clin d’œil.

S’il savait !

Nous entrons dans le bureau ensemble. Je suis déjà sur mes gardes. Mais mon père s’adresse à Josh :

– Point sur l’enquête : où en êtes-vous ? demande-t-il froidement.


– Nous avons interrogé Judith Barlow et nous sommes sur la piste d’un galeriste.

Josh se tait, attendant des questions qui ne viennent pas. Le silence s’installe. Finalement, le
commissaire demande à voix basse :

– Puis-je savoir pourquoi vous avez importuné cette vieille dame ?

Il est plus intimidant que s’il avait crié. Je refuse de laisser mon coéquipier tout endosser :

– Nous ne l’avions pas encore entendue. Elle a pu nous donner des détails intéressants : la galerie où
elle a acheté le faux tableau…
– … est sans doute fermée à présent, complète mon père, sarcastique. Vous perdez votre temps et vous
me faites perdre le mien. Je me demande bien à quoi on vous paie !
– À mener des investigations, commissaire, répond Josh sans se démonter.

Je le regarde avec des yeux ronds. A-t-il perdu la raison ? Il doit bien se douter que le commissaire
Connors ne supporte pas qu’on lui tienne tête ! Surtout qu’à ma connaissance mon père n’a pas tort : la
galerie est fermée, cette piste ne donnera rien.

Pourquoi ne fait-il pas profil bas ?

– Alors, mettez-vous au travail ! lance mon père en désignant la porte d’un geste de la main.

Il poursuit d’une voix posée, mais lourde de menaces :


– Sachez que si c’était moi qui décidais de votre salaire, vous seriez déjà virés tous les deux ! Votre
attitude frise l’insubordination, Campbell. Et vous, Connors, n’êtes-vous là que pour faire du tourisme ?

Sa dernière remarque me pique au vif. Il sait que j’ai toujours mis un point d’honneur à faire mon
travail consciencieusement. Je refuse de me laisser aboyer dessus sans rien dire. Il faut croire que le
courage dont Josh vient de faire preuve déteint sur moi !

Ou est-ce de l’inconscience ?

– Nous venons juste de commencer ! Il nous manque encore les analyses scientifiques pour dater
précisément le tableau et nous n’avons pas encore interrogé tous les suspects ! Laisse-nous travailler !

Ma dernière phrase m’a échappé.

– Je ne sais pas où vous croyez être, officière Connors, mais dans mon commissariat, je ne tolère ni
les feignasses ni les donneurs de leçon. Compris ?
– Oui, commissaire, réponds-je.
– Vous êtes passée à deux doigts de la sanction, dit-il en me regardant dans les yeux. Puis en
s’adressant à nouveau à Josh : Je veux des résultats, ou je vous fais muter tous les deux aux archives.
Dehors !

Nous quittons le bureau aussi silencieux que quand nous y sommes entrés. Je me tourne vers Josh pour
savoir comment il a pris ce sermon : mon coéquipier ne semble pas plus ému que cela. En ce qui me
concerne, je suis tellement outrée que j’en tremble.

J’ai toujours su que je devrais travailler deux fois plus pour faire mes preuves, mais je pensais qu’on
m’en laisserait au moins la possibilité ! Je me doutais bien que mon père ne pourrait pas être impartial,
mais je ne m’attendais pas à ce qu’il se montre délibérément injuste envers moi !

Nous nous installons à nos bureaux respectifs. Du coin de l’œil, je vois mon coéquipier qui reprend
consciencieusement le rapport d’enquête pour le parcourir à nouveau. Pour ma part, je suis incapable de
faire comme si de rien n’était. Je m’enferme dans mon mutisme en regardant obstinément mon écran.
Alors que je trouvais que personne ne s’intéressait à moi il y a encore quelques jours, j’ai l’impression
que toutes les paires d’yeux du commissariat sont à présent braquées sur nous. Il ne faut surtout pas que je
me laisse aller, ni à ma colère ni à mon dépit. Ce n’est ni le lieu ni le moment.

Josh se lève et lance, avec une grande décontraction :

– C’est bon, tout le monde a assisté au bizutage des petits nouveaux ?

Il regarde autour de lui. Tous les fronts se baissent instantanément. Ensuite, Josh s’adresse à moi :

– Viens une minute, s’il te plaît, Nina.

Je ne réagis pas. Je ne cesse de ressasser les mots de mon père, jusqu’à les trouver en partie fondés.
Je n’arrive pas à retrouver mon sang-froid, même si j’ai bien conscience que les remontrances de mon
supérieur m’atteignent beaucoup trop. Préoccupée à recouvrer mon calme, je ne vois pas les signes que
fait Josh pour capter mon attention. Ce n’est que lorsque je relève la tête que je me rends compte qu’il
attend une réaction de ma part :

– Qu’est-ce que tu veux ?


– Suis-moi, s’il te plaît.

Nous nous retrouvons à nouveau enfermés dans la minuscule salle d’interrogatoire.

– Qu’y a-t-il ? demandé-je, sur la défensive.


– Nina, je suis désolé de te dire ça comme ça, mais il faut que tu prennes du recul.

Je ne comprends que trop bien ce qu’il me dit, mais sa remarque me fait rougir jusqu’aux oreilles.
J’aimerais lui dire de se mêler de ses affaires, mais j’y renonce.

– C’est très compliqué, murmuré-je, plus pour moi que pour lui.
– Je comprends, mais en réagissant ainsi, tu valides l’image de la petite fille du patron. Ici, tu es un
flic, Nina.
– Je le sais bien ! rétorqué-je avec mauvaise humeur.
– Tu vas devoir apprendre à relativiser les sautes d’humeur de ton supérieur, me conseille Josh.
D’autant qu’ils n’ont rien à voir avec votre lien de parenté.

Je le regarde, stupéfaite : il était dans le bureau avec moi, non ? Il a bien entendu les reproches de mon
père !

– Il a une grosse pression sur les épaules, m’explique-t-il. Il a besoin de montrer que l’enquête avance,
mais il n’a aucune prise dessus. C’est le drame de tous les gradés, conclut-il sur un ton badin.

Je ne peux me retenir de sourire. Il a encore trouvé les mots justes.

– À New York, les cris de mon chef s’entendaient jusque dans la cour du bâtiment. Il faisait trembler
tout le monde, même ceux qui avaient l’habitude.
– Toi aussi ?
– C’était devenu un jeu : avec mon coéquipier, on s’amusait à deviner combien de temps il mettrait
avant de disjoncter. Mais il témoignait un grand respect à ses équipes.

Je dois faire une drôle de tête car il éclate de rire :

– Laisse-nous le temps ! On vient juste d’arriver. Le respect, ça se gagne.

Je n’arrive pas à trouver les mots pour le remercier. Josh vient de me donner une belle leçon de vie
professionnelle, dont je lui suis très reconnaissante.

– Allez, viens maintenant ! On a du pain sur la planche ! me lance-t-il gaiement en ouvrant la porte.
13. À bout de souffle

Josh et moi passons le reste de la journée à revoir les moindres détails de l’enquête. Nous n’avons
qu’une seule motivation : trouver enfin un indice à nous mettre sous la dent.

À midi, seule devant ma salade, j’envisage d’envoyer un message à Bruce, mais je préfère m’abstenir.
Je dois absolument m’impliquer moins avec lui, même si je ne peux nier mon attirance pour lui.
Néanmoins, j’actualise un peu trop souvent ma messagerie : si je n’envoie rien de mon côté, il me faut au
moins reconnaître qu’un mot de sa part me ferait plaisir. Ma dernière bouchée avalée, je me rends à
l’évidence : je ne recevrai rien aujourd’hui.

L’après-midi, Josh et moi nous partageons les tâches : mon coéquipier veut en savoir plus sur le fils de
Judith Barlow et la raison de son retour aux États-Unis. « Toujours vérifier ce que nous dit un témoin. » Il
a raison. C’est ce qu’on nous apprend à l’école.

De mon côté, je décide de finir de fouiller la piste du galeriste : j’aimerais tellement montrer à mon
père que nous avons eu raison de nous acharner ! Après le savon qu’il vient de nous passer, j’aimerais lui
prouver mes compétences. Des heures de recherches plus tard, nous parvenons à remonter la piste du
dernier propriétaire de la galerie qui a vendu la toile : son fils, un homme d’affaires de Seattle, nous
apprend qu’il est mort l’an dernier d’une crise cardiaque.

Son père a fermé la galerie il y a des années, jugeant qu’elle n’était pas assez rentable. Nous
contactons enfin la dernière épouse du galeriste, mais elle ne sait absolument rien sur la façon dont son
mari ramenait l’argent à la maison. Un tour à la brigade financière ne donne rien non plus : personne dans
cette famille n’a jamais fait l’objet d’aucune enquête. Chou blanc sur toute la ligne.

Josh confirme le retour de Ben Barlow sur le territoire américain, il y a quelques jours à peine. Après
avoir passé quelques coups de fil, il apprend que l’homme a accepté un poste de médecin dans un
dispensaire.

Cela referme des pistes, mais notre enquête ne progresse pas. Rien de tel pour me mettre en rogne. Je
sors du commissariat en ruminant tout ce que j’ai appris aujourd’hui : la mort de Gladys, l’implication de
mon père dans l’enquête, la galerie fermée, son propriétaire décédé…

Tout cela est bien trop vieux ! Comment allons-nous faire pour mettre la main sur un faussaire
qui a œuvré il y a treize ans ?

À peine rentrée chez moi, alors que les éléments du dossier tournent en boucle dans ma tête, je n’ai
qu’une envie : ressortir, prendre l’air pour avoir les idées plus claires. Après une douche rapide, j’enfile
ma tenue de sport et mes baskets. Mes écouteurs sur les oreilles, la musique à fond, je me concentre sur
ma respiration et laisse mes jambes me porter où elles veulent.
Je repense à l’enquête au rythme des chansons qui défilent sur mon MP3. Quel est l’enjeu principal de
tout ça ? Un tableau ? Il est vrai que, pour ne rien arranger, Josh et moi n’avons aucune connaissance en
art. Mon père doit bien s’en rendre compte. Il faudrait peut-être que nous parlions à un expert. Bruce, en
sa qualité de marchand d’art, serait tout indiqué pour nous parler de peinture… s’il n’était pas lui-même
lié à l’affaire…

Courir me vide la tête. J’aime sentir mes muscles travailler. Je pique des pointes de vitesse, juste pour
voir si je tiens le coup, puis reprends à une foulée plus modérée pour profiter du paysage et de la
musique.

Je laisse mes pensées vagabonder sans filtre. Normalement, elles s’organisent toutes seules. Pas ce
soir : j’ai l’impression de ne plus savoir penser à autre chose qu’à Bruce Willington. Tout me ramène à
lui. Je revis dans le désordre l’ensemble des occasions qui nous ont réunis ces deux derniers jours.

Il y a une telle différence entre l’ironie dont il a fait preuve dans son bureau et la fougue avec
laquelle nous avons fait l’amour la nuit dernière !

Je secoue la tête pour en chasser ce souvenir : peine perdue. Mon corps est encore plein des
sensations qu’il m’a fait vivre et du plaisir qu’il m’a donné. Pour me forcer à me concentrer sur d’autres
perceptions, je pousse ma vitesse au maximum. Je refuse d’écouter mes muscles qui protestent. C’est moi
qui décide et j’en fais une question de principe : je peux courir encore plus vite, je dois courir encore
plus vite.

– Il faut boire quand on se dépense, officière, lance une voix rieuse derrière moi.

Je pense d’abord à un autre joggeur mais je manque de tomber quand je reconnais la voix de Bruce.
Que fait-il ici ? Où suis-je d’ailleurs ? Cela fait un moment que je coure, sans itinéraire précis. Je
découvre que mes pas m’ont menée directement sur la marina, tout près de son bateau.

Si même le hasard commence à me jouer des tours…

Bruce me rejoint en courant. Sans m’arrêter, je lui jette un coup d’œil. Il porte lui aussi une tenue de
sport, qui moule les muscles de ses cuisses, de ses fesses et de son dos. Ses cheveux collent à son front
en sueur : il doit courir depuis assez longtemps pour avoir transpiré autant, pourtant, il n’a pas l’air d’en
souffrir.

Quand nos regards se croisent, mon cœur s’affole. Une fois encore, il a trouvé ce moyen pour se faire
entendre. Évidemment, les images torrides que je tente de refouler reviennent en force. Pour les contrer,
je me force à repenser au dossier et aux doutes qui m’ont assaillie au sujet des Willington.

Cet homme est peut-être un odieux manipulateur ! M’a-t-il vraiment dit toute la vérité ?

Pourtant, aucun questionnement n’est assez fort pour m’ôter de l’esprit le trouble qui m’envahit en
présence de Bruce.

Ni l’envie de le toucher… Je dois me reprendre.


– Bonjour… Bruce, lui lancé-je, essoufflée.
– Bonjour Nina, répond-il courtois et parfaitement à l’aise malgré une foulée soutenue.

Hors d’haleine, je finis par ralentir, puis m’arrêter pour reprendre mon souffle. Après m’être assurée
qu’il était trop loin pour me voir, je frappe ma cuisse du plat de la main : que c’est frustrant ! Mon corps
me trahit.

Mais n’est-ce pas toujours plus ou moins le cas quand il s’agit de Bruce Willington ?

J’aurais aimé tenir la distance, mais il est plus endurant que moi. Je baisse les armes. Sentant que je ne
le suis plus, il se retourne et s’arrête. Il revient vers moi en marchant. Lorsque nous sommes face à face,
nos regards se croisent. Je frissonne, un peu comme si mon corps venait enfin de le reconnaître. J’en
ressens un délicieux picotement un peu partout.

– Tout va bien ? s’inquiète Bruce.


– Très bien, rétorqué-je, alors que j’ai encore le souffle court.

À cet instant, j’aimerais être chez moi, sous la douche. Seule. Courir était une bonne idée, mais voir
ainsi surgir Bruce de nulle part ne m’aide pas à trier mes idées.

– Ça m’a fait plaisir de te croiser… lancé-je en espérant qu’il comprendra l’allusion et me laissera
poursuivre mon chemin.
– J’ai une proposition à te faire, me dit-il avec un sourire mystérieux. Je suis convaincu que tu ne
pourras pas refuser.
– Ah oui ? m’exclamé-je en haussant un sourcil. Tu parais bien sûr de toi, en effet !

Bruce regarde autour de nous l’air satisfait. À quelques mètres, à l’entrée du port, se trouvent de
nombreux bars.

Il veut m’inviter à boire un verre ? Dans cette tenue ?

– Sur mon bateau, reprend-il avec une mine de conspirateur, j’ai de l’eau fraîche et des serviettes
éponges.

Malgré moi, j’éclate de rire.

– Monsieur Willington, vous savez vraiment parler aux femmes !


– Vous me flattez, officière Connors, reprend-il sur le même ton. Vous acceptez ?
– Non, mais je te remercie de cette délicate proposition. Je préfère rentrer.

Il a l’air sincèrement déçu.

– Vous êtes sûre ? Il va faire frais assez vite et vous êtes en sueur. Prenez le temps de vous désaltérer
au moins.

Il me regarde avec une petite moue pleine de charme. Mon cœur revient à la charge : boum, boum,
boum… Lorsque je convoque mes doutes à la rescousse, une petite voix me dit que je pourrais bien
obtenir des informations en plus d’un verre d’eau.

– Juste une minute, alors.

Il sourit. Après un clin d’œil, il se remet à courir et me lance :

– Un dernier effort, officière !

Il est insupportable !

Je cours à nouveau pour le rattraper, même si la vue qu’il m’offre de dos est loin de me déplaire :
l’image qui me vient est celle d’un grand fauve, à la fois élégant et dangereux.

Une belle définition pour Bruce Willington…

J’arrive bonne deuxième sur le pont et accepte avec gratitude la bouteille d’eau qu’il me tend. Le
liquide se répand en moi comme une ondée bienfaisante. Je le suis jusqu’à l’arrière du bateau, sur lequel
est installé un salon face à la mer. Évidemment, il ne s’agit pas de table en bois ou de chaises pliantes,
trop communes : Bruce a fait installer un grand canapé, des fauteuils club et une table basse. La vue sur
l’océan est à couper le souffle. Quand je découvre les magnifiques dégradés de couleurs chatoyantes, mon
exclamation de surprise le fait sourire.

Je lui rends sa bouteille et nos doigts se frôlent. Je sursaute, comme si je venais d’être touchée par une
décharge électrique.

Il faut que je me maîtrise ! Je ne peux pas tressaillir chaque fois que cet homme est près de moi !

Le trouble que suscite chez moi ce beau milliardaire est décidément problématique.

– Veux-tu t’asseoir un moment ? J’ai l’impression qu’il te faudrait plus qu’une bouteille d’eau pour
récupérer, plaisante-t-il.
– Que veux-tu dire ? Je vais très bien ! m’écrié-je, alors même que mon souffle n’est pas encore
revenu à la normale.

Il court plus vite que moi, c’est tout !

– Pardon, officière, je ne voulais pas vous vexer !


– Disons, si cela peut te faire plaisir, que j’ai trouvé un adversaire à ma hauteur, concédé-je avec toute
la mauvaise foi dont je suis capable.

Il me bat à la course, mais je ne me laisserai pas faire aussi facilement en ce qui concerne mon
enquête.

– J’en suis honoré. Veux-tu autre chose ? Un jus de fruits… Du champagne ?

Des réponses ?

– Tu en proposes à toutes les femmes qui montent sur ce bateau ? demandé-je, en le regardant dans les
yeux.
– Non, répond Bruce sans me lâcher du regard. Seulement à celles que j’apprécie.

Je n’ai pas vu venir le compliment… Il faut que je fasse attention.

Je sens le rouge me monter aux joues. Moi qui aime plus que tout avoir le dernier mot, je ne trouve
rien à répondre. Je le regarde s’éloigner sans savoir avec quoi il va revenir. Je me demande surtout
comment je vais pouvoir aborder le sujet qui me préoccupe.

Comment demande-t-on à un homme de parler des causes de la mort de sa mère ?

Je veux pourtant en savoir plus. Pour me donner du courage, je me répète en boucle que j’ai le droit de
savoir si cet homme m’a manipulée. Je ne pourrais en être sûre que lorsque je lui aurai posé ma question.

Bruce revient avec plusieurs jus de fruits, une nouvelle bouteille d’eau et un assortiment de légumes
fraîchement coupés accompagnés de plusieurs sauces.

Ne me dites pas qu’en plus il cuisine ? Allons Nina, reprends-toi : l’homme parfait n’existe pas !

– Donc, tu ne m’apprécies plus ? le taquiné-je en me servant de l’eau.

Il me regarde sans comprendre, avant de se rendre compte qu’il n’a pas apporté de champagne.

– Plus que tu ne le crois, officière, réplique-t-il en me regardant dans les yeux. Au point de me dire
qu’il serait dommage de gâcher tes efforts sportifs avec de l’alcool.

Je ne dois pas me laisser subjuguer par ses yeux. Ils sont redoutables. Je m’intéresse donc de très près
à ce que contient le plateau.

– Tu as raison, dis-je en picorant une tomate cerise et un bâtonnet de céleri. En plus c’est délicieux.

Il sourit. Je profite de ce moment de détente pour me lancer :

– Bruce, il faut que je te pose une question, commencé-je, en me forçant, cette fois, à le regarder.

Il se raidit imperceptiblement, mais d’un geste, m’encourage à continuer.

– Savais-tu que mon père était l’inspecteur qui a arrêté ta mère il y a treize ans ?

Ses traits se sont instantanément durcis. Je n’ai pas besoin qu’il réponde. Pourtant, je ne sais pas quoi
en penser : sans doute est-ce dû au fait de l’avoir en face de moi, si naturel et décontracté, mais j’ai un
mal fou à imaginer qu’il avait tout calculé le soir de notre premier baiser ou pire, lorsqu’il m’a fait venir
sur son bateau…

– Oui, répond-il, le visage fermé.

Mon monde s’effondre tandis que je me lève, très raide.


– Dans ce cas, je ferais sans doute mieux d’y aller, monsieur Willington.

Je me sens à la fois triste, abattue et en colère.

Ça m’apprendra à faire confiance !

Je me lève mais Bruce me retient par le bras. Il n’y met aucune brusquerie, mais je suis hypnotisée par
son regard : il est à la fois sombre et triste, comme s’il était agité par un conflit intérieur. Finalement, il
secoue la tête, comme sortant d’un rêve :

– Attends, je t’en prie.

Depuis qu’il s’est approché de moi si près que je peux le toucher, je respire ce mélange de parfum et
de sueur qui l’enveloppe après l’effort… Cette odeur puissante et masculine me ramène à « notre » nuit et
à la plénitude que j’ai ressentie entre ses bras. Malgré moi, j’inspire à pleins poumons. Ma raison me
hurle de décamper, mais mes jambes sont en plomb.

Je secoue la tête : si je ne peux pas m’en aller comme je le souhaite, qu’il voie au moins que c’est
contre ma volonté ! Je murmure que je dois m’en aller, alors que les larmes me viennent aux yeux.

– Je te propose un jeu, si tu veux bien, me dit Bruce d’une voix tendue.

A-t-il seulement compris l’importance de ce qu’il vient de me révéler ? Comment peut-il me proposer
de jouer ? Tout cela n’est-il que stratégie pour ce jeune et beau milliardaire ? Je me dégage d’un geste
brusque.

– Ce n’est pas le moment !

Je relève les yeux vers les siens, prête à lui dire ses quatre vérités. Ils n’expriment rien.

Bruce, cet homme d’affaires impénétrable…

Mais il ne m’en faut pas plus pour replonger. Comment peut-on être attiré par un homme au point d’en
perdre toute logique ? Une petite voix a beau s’élever dans ma tête et crier à la trahison, mon corps vibre.

Il veut jouer ? Jouons.

Je l’interroge du regard, en espérant qu’il ressent le défi que j’essaie d’y mettre.

– À partir de maintenant, je réponds à tes questions, si tu réponds aux miennes, décrète-t-il.


– Si tes réponses sont honnêtes…

Je vois bien que mon propos le blesse, mais sait-il seulement à quel point je lui en veux ?

– À moi de poser la première question, décide Bruce d’une voix douce malgré ce que nous venons de
nous dire. Qu’est-il arrivé à ta sœur ?

Je n’en crois pas mes oreilles. Comment sait-il ? Puis, très vite, la vérité m’apparaît, évidente :
– Tu t’es renseigné sur moi ! m’exclamé-je avec colère.

Bien sûr qu’il l’a fait. À l’heure d’Internet, rien n’est plus simple. Et mon histoire familiale n’est pas
un secret. Quel besoin avait-il de faire des recherches ? C’est curieux pour un homme qui prétend ne pas
me manipuler ! Ou alors, il cherche peut-être à se rapprocher de mon père… Mais encore une fois, dans
quel but ? Se venger ?

Il attend ma réponse, les yeux posés sur moi. Je sais que si je veux pouvoir l’interroger à mon tour, je
dois accepter de me dévoiler. À contrecœur, je déclare d’une voix blanche :

– Elle a eu un accident. Je n’aime pas en parler.


– En es-tu sûre ? demande-t-il, toujours de sa voix la plus douce.

Je le regarde, stupéfaite.

– Évidemment ! rétorqué-je en haussant les épaules.

De quoi se mêle-t-il ?

– Maintenant que j’ai répondu à deux questions, riposté-je en insistant lourdement, c’est ton tour :
quand tu m’as approchée, savais-tu que mon père était à l’origine de l’arrestation de ta mère ?
– Bien sûr, répond-il avec un sourire froid. Mais je n’aime pas en parler.

J’ai une furieuse envie de le gifler. Et puis…

– Nina, arrêtons là, s’il te plaît, dit Bruce en levant les mains. Je suis désolé de t’avoir proposé ce jeu
stupide. Je ne savais pas que tu étais la fille de Jack Connors la première fois que je t’ai vue. Quand tu es
arrivée dans mon bureau, tu étais une représentante des forces de l’ordre bien trop charmante à mes yeux.
– Quand l’as-tu su, alors ? demandé-je, moins agressive que je ne le voudrais.

Si seulement il ne me troublait pas autant !

– Quand vous êtes partis ce jour-là, j’ai fait des recherches, répond Bruce sur le ton de l’évidence.
– Donc, lors de la soirée… murmuré-je, trop dépitée pour finir ma phrase.
– … j’ai embrassé une belle et attirante jeune femme, qui me plaît énormément, termine Bruce à ma
place, en m’attrapant par le menton pour me regarder dans les yeux.

Je ne peux m’empêcher de lui décocher un sourire sarcastique.

– Ben voyons…
– Je t’assure, Nina. Mon nom apparaît dans deux enquêtes de police. C’est regrettable, mais c’est
comme ça.
– Regrettable ? Seulement ? m’exclamé-je, incrédule.

Bruce me lâche et se détourne. Les yeux perdus sur l’océan, il poursuit :

– Avoir les autorités dans son bureau, c’est mauvais pour les affaires.
– C’est tout ce que cela t’inspire ? m’écrié-je exaspérée.
– C’est tout ce que j’ai à déclarer à la police, réplique Bruce.

Il est sur ses gardes à présent. Nous nous toisons un moment du regard. Je cède la première et lui tends
la main :

– Et à moi, Bruce ?

J’aimerais pouvoir dire que j’ai toujours la posture autoritaire qui sied à une officière de police en
fonction. Mais ce n’est pas le cas. À ce moment-là, je suis une femme blessée qui a désespérément besoin
d’en savoir plus sur l’homme avec qui elle a passé une nuit, qui occupe toutes ses pensées.

Il prend son temps avant de répondre, mais lorsqu’il le fait, sa voix est profondément triste :

– Jack Connors a arrêté ma mère il y a treize ans. Je ne mentais pas quand je te disais que je n’aime
pas en parler. J’imagine que tu sais déjà qu’elle s’est pendue dans sa cellule, me demande-t-il, le regard
las.

Je hoche la tête, incapable de répondre. Néanmoins, je pose ma main sur la sienne. Il ne la retire pas.

– Peu importent les conclusions de l’enquête, reprend Bruce, dont les traits se sont brusquement
durcis, j’ai toujours su que ma mère n’avait rien fait.
– Tu as engagé un avocat, complété-je.
– Et il a fait un travail admirable. Il a engagé un détective qui a démontré les failles de l’enquête
menée par ton père. Mais il a également retrouvé le psychiatre de ma mère et a réussi à le faire parler. Il
a ainsi pu mettre en avant sa fragilité et son caractère très influençable.
– Sais-tu pourquoi elle en est venue à… cette extrémité ? demandé-je en cherchant une formule qui ne
sera jamais la bonne.
– Elle n’a pas supporté l’interrogatoire, répond Bruce, le visage fermé.
– Mon père ?

Je suis incapable de formuler ma question, tant ce qu’elle implique me semble horrible. Mais Bruce
secoue la tête :

– Il n’a pas été violent. C’est elle. Elle n’a pas supporté la pression. Elle n’a pas trouvé le courage de
se défendre, malgré son innocence. Elle était trop effrayée et trop seule. Elle a craqué.

Quelle tristesse dans ses yeux !

Je serre sa main dans la mienne, tandis qu’il poursuit :

– Mon nom apparaît donc dans cette enquête et dans celle que tu suis actuellement. Elles datent d’il y a
longtemps et sont liées au monde de l’art. C’est vrai, reconnaît Bruce, avant de se servir un grand verre
de jus de fruits qui claque sur la table lorsqu’il le repose. Et oui, c’est regrettable.

Dans son regard, une myriade d’émotions se bouscule : colère, tristesse, nostalgie…
– Ça suffit ! déclare Bruce, d’un ton déterminé, avant de se lever d’un bond pour s’engouffrer à
l’intérieur du bateau.

Alors que j’envisage de le rejoindre, pour prendre congé le plus discrètement possible, il revient avec
deux couvertures, une bouteille de vin et des petits fours sur un plateau en argent.

D’où sort-il tout ça ?

– Bruce, je ne sais pas si c’est une bonne idée d’être ici.

Il s’approche de moi et me prend par les épaules :

– Tu te demandes toujours pourquoi j’ai fait des recherches sur toi, c’est ça ?
– S’il n’y avait que ça ! lancé-je sarcastique. Mais oui, entre autres : tu « googlises » toutes les
femmes que tu croises ou est-ce comme pour le champagne : seulement celles que tu apprécies ?
– Je me renseigne sur les officiers de police qui viennent m’apprendre que des faux de mon grand-père
circulent. Surtout quand l’une d’elles fait preuve d’esprit lors de l’interrogatoire. J’ai voulu savoir qui tu
étais après notre première joute verbale.

Je me rappelle, un peu honteuse, la manière dont je lui suis rentrée dedans pour essayer d’obtenir des
informations.

Moi aussi j’aurais cherché à savoir qui s’en prenait à moi de façon aussi… bizarre !

– Je ne sais toujours pas si je peux te faire confiance… murmuré-je, à court d’arguments.

Il pose son autre main sur la mienne et me demande en me regardant dans les yeux :

– Est-ce vraiment à cette question que tu souhaites répondre pour l’instant ?

Sa voix douce signe l’armistice entre nous. Cet homme a décidément l’art de me surprendre. Je sais
déjà qu’il est partout où je ne l’attends pas, je l’ai vu passionné quand j’étais dans ses bras, je le
découvre aujourd’hui délicat et attentionné. Je ne m’attendais vraiment pas à un tel changement d’attitude,
surtout après notre discussion qui a failli tourner à l’affrontement !

Il m’installe le plus confortablement possible sur le canapé et pose un plaid moelleux sur mes épaules.
Je suis encore un peu sur mes gardes quand il me tend un verre : est-ce vraiment raisonnable de rester
ici ? Ne devrais-je pas plutôt le remercier et m’en aller ? Mais il a eu raison de mes réticences au moins
pour le moment. Durant une minute, je ferme les yeux et savoure la douceur du plaid. Quand je les
rouvre : un crayon dans une main, un bloc dans l’autre, l’air plus concentré que jamais, Bruce Willington
me croque.

– Ainsi, Judith disait vrai. Tu dessines toi aussi.


– Pas vraiment, rétorque-t-il, en fronçant les sourcils
– Tu me montres ? demandé-je en tendant la main vers son bloc à dessins.

Il arrache la feuille que je récupère un peu trop vite, tant j’ai hâte de voir le résultat. J’en reste bouche
bée. Sur son dessin, je souris de profil. Mes yeux semblent briller. Tous les détails sont là, le trait fin,
mais sûr, les ombres délicates… Sur ce croquis, tracé à main levée, je me trouve vivante, rayonnante…
Belle.

Je ne me suis jamais vue avec ces yeux-là !

– Bruce… C’est beau ! dis-je sincèrement, en caressant le papier du bout des doigts, pour en éprouver
la réalité.
– Ce n’est vraiment pas grand-chose, minimise-t-il en haussant les épaules.
– Dans la famille Willington, le talent s’est transmis du grand-père au petit-fils, commenté-je pour
poursuivre notre conversation.
– Non, objecte Bruce avec brusquerie. Le seul artiste, c’était Charles. Il m’a appris à dessiner, mais
j’ai vite compris que je n’étais pas comme lui. Il avait un don ! Je ne suis qu’un marchand. Mon travail
me prend bien trop de temps pour que je puisse faire autre chose.

Je n’y crois pas. Mon instinct me dit qu’il y a une autre vérité derrière cette déclaration, mais qu’il me
faudra du temps et sans doute de la chance pour la débusquer.

Si près de lui, mon cœur chavire. Je pose ma main sur sa nuque et l’attire presque brusquement à mes
lèvres. Notre baiser est fougueux, passionné. Irrésistible. Comme le désir qui m’anime. J’aime cet instant
suspendu, qui n’appartient qu’à nous.

– Nina, as-tu envie de prendre une douche avant de repartir ?

Mon footing a laissé des traces : je suis en sueur.

Et probablement toute décoiffée aussi…

– Je ne voudrais surtout pas que vous attrapiez froid, officière… murmure Bruce en m’embrassant
dans les cheveux.

Son offre n’est pas sans fondement : dehors, le jour a laissé place à la nuit et les températures ont dû
chuter. Il a raison : il me faut une douche, sinon, je suis bonne pour un rhume carabiné demain. Rien ne
m’oblige cependant à la prendre ici. Bien au contraire. Je devrais lui demander de m’appeler un taxi pour
rentrer, si c’est vraiment la peur d’être malade qui me motive.

Je n’y crois pas moi-même !

Je regarde autour de moi, comme si la solution à mon dilemme allait surgir comme par magie.

– As-tu besoin que je te montre à nouveau où se trouve la salle de bains ?


– Bruce ! m’écrié-je en lui tapant gentiment sur l’épaule.
– Je ne disais ça que pour t’aider… Tu as l’air perdue tout à coup.

Ses yeux pétillent. Cette lueur dans son regard le rend encore plus attirant.

Il me cherche, il me provoque… Il serait tellement simple et agréable de céder !


Bien sûr, il est terriblement craquant. Même après un effort physique, même les cheveux décoiffés par
le vent, il reste le plus séduisant des hommes que j’ai rencontrés. Bruce Willington est un homme, mais
c’est avant tout un joueur. J’ai toujours l’impression qu’il anticipe mes désirs, qu’il cherche à me
surprendre… Tout entre nous n’est que « jeu ». Mais comment joue-t-il ? Avec moi ? Contre moi ?

– Bruce… répété-je plus doucement en m’écartant de lui. Je ne peux pas.

Il ne répond pas tout de suite, mais respecte mon choix et ne me touche plus. Il finit par me demander :

– Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ?

Je ne sais quoi répondre. Une boule s’est formée dans ma gorge. Il me faut plusieurs longues
inspirations pour la chasser. Bruce me propose un verre d’eau et revient à la charge, avec beaucoup de
gentillesse. Je le regarde avec des yeux éperdus.

– Nina, pourquoi fuis-tu les hommes à ce point ?

Qu’il arrête de lire en moi aussi facilement ! Je suis flic, je ne peux pas être vulnérable à ce
point !

Je bois mon verre d’une traite et le pose sur la table. Au moment où je retire ma main, Bruce la prend
dans la sienne. Une onde de chaleur me parcourt.

Il faut à tout prix que je trouve une parade. J’évite son regard pour qu’il n’y lise rien.

– Toi aussi tu te méfies de moi, rétorqué-je en bottant en touche.


– Pas de toi, Nina, dit Bruce en enserrant mes doigts dans les siens. Par contre, je me méfie de
l’officière Connors, je le reconnais.
– Alors, comprends que je redoute M. Willington, l’homme qui se méfie des policiers.

Je plonge mes yeux dans les siens. J’y lis du désir. Bruce a envie de moi comme j’ai envie de lui.
Pourtant…

Tout est si compliqué !

Tout en moi rejette ces résistances que je m’inflige. La main de Bruce continue à répandre une douce
chaleur. J’ai tellement envie de la laisser m’envelopper…

– Est-ce qu’on ne peut pas être juste Nina et Bruce ? demande-t-il en me caressant la joue.
– Je ne sais pas, réponds-je en toute franchise.

J’ai de plus en plus de mal à réfléchir. Je ne parviens plus à le considérer comme un suspect ou un
danger au moment où tout mon corps le réclame. Comment puis-je oublier ma peur matinale ? Pourtant,
elle me paraît soudain être un lointain souvenir…

Je ne me reconnais plus.

– Nina, dit Bruce en me prenant à nouveau par le menton, tu ne peux pas ignorer l’effet que tu me fais.
Toi, la femme que tu es. Tu peux ne pas croire ce que je te dis, mais nos corps eux ne mentent pas.

C’est si vrai !

– Je sais… murmuré-je, le cœur battant la chamade.


– Alors, laissons-les se retrouver encore une fois, conclut-il avant de m’embrasser avec fougue.

J’ignore si le temps s’est arrêté, ou si le monde s’écroule. Ce n’est pas mon problème. À cet instant, je
veux être seulement moi-même dans les bras de cet homme qui m’attire tellement. Nos lèvres sont
soudées en un baiser magique, capable de me faire oublier mes peurs. Bien sûr, elles reviendront. Mais
pas tout de suite.

Nos langues se mêlent encore et encore. Je comprends que j’ai attendu ce moment toute la soirée. Mes
pas m’ont amenée sur ce bateau uniquement pour que je puisse encore toucher son corps, me perdre dans
ses yeux, et faire l’amour avec lui.

Il me serre contre lui à m’étouffer, mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs. Impatiente, je
commence à passer les mains sous son haut noir. Dès que je le touche, je sens ses muscles se contracter :

– Chatouilleux ? m’enquiérs-je, espiègle.


– Excité, plutôt ! corrige Bruce, en tâchant, à grand-peine, de garder son sérieux.

Mes mains continuent lentement leur ascension sur son torse. J’aimerais jouer, mais le désir est bien
trop présent entre nous pour me le permettre. Peu à peu, mon regard se trouble. Il ôte son haut avec
empressement, laissant le champ libre à mes caresses, plus ou moins douces.

Sur le haut de son épaule, son tatouage m’attire irrésistiblement et je lui tourne autour. Un mince
sourire flotte sur son visage, comme s’il attendait de voir ce que j’allais faire. Son regard a pris des tons
plus sombres qui m’envoûtent et m’évoquent des images sorties tout droit de mon imagination : torse nu
dans la lumière de la fin du jour, Bruce est aussi beau qu’un guerrier tribal.

Alors que j’aimerais me voir dans le rôle de la chasseresse, de celle qui domine sa proie, je me rends
compte que je me damnerais pour qu’il me fasse crier de plaisir, dans la seconde.

À regarder l’expression à la fois tendue et avide de son visage, et surtout la bosse qui se forme sous
son pantalon, je ne vais pas devoir l’implorer trop longtemps…

Sans préambule, Bruce me soulève dans ses bras et m’assied sur la table de la cuisine. J’enroule mes
jambes autour de sa taille pour ne pas perdre l’équilibre.

Ainsi collée à lui, je n’ignore rien de ses intentions. Je les encourage même d’un sourire coquin. Puis
prenant appui au bord de la table, je me débarrasse d’un même mouvement de mon t-shirt et de mon
soutien-gorge tous deux collants de sueur. Je jette mes affaires le plus loin possible : aucune envie qu’il
s’attarde sur ma lingerie sportive, bien plus fonctionnelle que sexy. Il embrasse mes seins à tour de rôle,
avec gourmandise et empressement. J’aime sentir ses mains fébriles et coller ma poitrine contre ses
lèvres. J’aime le savoir aussi pressé que moi. Je frissonne sous ses caresses.
Ses lèvres ont un goût de sel, mélange de sueur et d’excitation. Le contact de nos deux peaux
m’électrise. J’ai envie de plus, tellement plus…

Les doigts de Bruce glissent sous l’élastique de mon short et sous ma culotte. Il empoigne mes fesses à
pleines mains.

S’assurant que mes jambes sont fermement arrimées à son bassin, Bruce me porte jusqu’à sa chambre.
J’ai les bras noués autour de son cou. Il me dévore : mes oreilles, la racine de mes cheveux, ma nuque…
Pas un centimètre de peau n’échappe à ses baisers brûlants entrecoupés de petits coups de dent qui ne font
qu’attiser un peu plus mon désir.

Pitié, qu’il me laisse tomber sur le lit et qu’il se jette sur moi !

Mais s’il lit en moi comme dans un livre, Bruce sait aussi très bien contourner mes attentes. Au lieu
d’une étreinte animale, voire bestiale, il m’assoit sur le bord du lit avec une telle douceur que j’en suis
frustrée. Mais je ne suis pas en reste : d’une main ferme, j’agrippe son short et le baisse sur ses chevilles.
Il s’en débarrasse d’un mouvement de pied et prend le temps de retirer ses chaussures et ses chaussettes
me laissant captivée par l’ampleur de son excitation encore recouverte de son caleçon, tendu à l’extrême.

Alors qu’il y a un instant j’avais toutes les audaces, je me sens brusquement intimidée. Je n’ose pas
poursuivre mon mouvement.

– De quoi as-tu envie, Nina ? m’interroge-t-il d’une voix suave.


– De toi, plus que jamais.

J’ai répondu dans un souffle avec toute la sincérité dont je suis capable.

– Viens, murmure-t-il en me tendant la main pour m’aider à me relever.

Son geste est bien plus lent et sensuel que le mien lorsqu’il fait descendre mon short et ma culotte le
long de mes cuisses. Tout comme lui, je quitte mes tout derniers vêtements. Enfin, je suis nue devant lui. Il
ouvre rapidement le tiroir de la table de nuit et en sort un préservatif. Puis, avec un sourire complice,
Bruce m’invite à le suivre jusqu’à la salle de bains.

– Ne t’avais-je pas proposé une douche ? me rappelle-t-il alors que je l’interroge du regard, presque
déçue de voir nos ébats encore retardés.

Des images torrides de nos deux corps sous l’eau chaude me remuent le ventre. Ma main tremble
légèrement dans la sienne quand nous passons la porte.

Encore une fois, je suis surprise par la taille de la pièce. Cette nuit, je n’ai utilisé que la douche à
l’italienne qui est déjà grande comme trois fois ma salle d’eau, mais elle compte aussi un jacuzzi
circulaire et un sauna composé d’une petite pièce avec un banc en pin au milieu. Je n’ai pas le temps de
m’extasier. Je n’en ai pas envie non plus.

Tandis que Bruce prend mon visage dans ses mains pour m’embrasser, je me colle contre lui et laisse
mes mains achever ce qu’elles avaient commencé. Collé contre mon bassin, son sexe chaud me rend folle.
Je palpe ses fesses, ses cuisses avant de le prendre dans ma main. Je le caresse avec douceur et ne tarde
pas à entendre les gémissements de plaisir de Bruce mourir sur mes lèvres.

N’y tenant plus, il me tend le préservatif. Je déchire l’emballage et lui enfile son habit de latex en
tâchant de contrôler mes mouvements. Je ne suis plus qu’attente. Bruce me retourne et me plaque les seins
contre le mur froid. Je tends mes fesses vers lui.

Je sens ses paumes larges sur mes hanches, puis, d’une seule poussée, Bruce entre en moi. Mon cri de
plaisir est à la hauteur de mon appétit : haut et fort. Il reste ainsi de longues et divines secondes. Nous
profitons l’un de l’autre dans une béatitude commune. Mais très vite, le désir reprend sa place et nous
entamons un ballet sensuel. Mon corps se cabre sous les coups de reins de plus en plus nerveux de mon
amant. Ses mains passent sur moi et me caressent le dos, les seins, le ventre… Je me tends encore plus,
l’encourage en gémissant à mon tour. Lorsqu’il trouve mon clitoris, nous jouissons en même temps. Le
plaisir nous a terrassés au même instant.

Il nous faut quelques minutes pour reprendre nos esprits. Même si je suis dans une position des plus
inconfortables, je n’ai pas envie de bouger. Bruce s’écarte pourtant et active la pomme de douche au-
dessus de nos têtes. L’eau chaude s’abat sur nous. J’en profite pour me blottir avec volupté contre son
torse. Mon cœur bat à une vitesse folle et la chaleur de sa peau n’y est pas étrangère. L’eau ruisselle
toujours sur nous. S’emparant d’un gel douche aux notes boisées, Bruce entreprend de me savonner. Cette
odeur puissante conjuguée à la proximité de son corps nu me fait chavirer. Je ferme les yeux pour profiter
au maximum de ce moment.

Il me fait mettre dos à lui et commence à masser ma nuque puis mes épaules. Cependant, arrivées sur
mes seins, ses caresses se font plus appuyées. Il en titille les pointes jusqu’à me faire gémir. Dans mon
ventre, c’est de nouveau l’incendie. Il n’en fallait guère plus pour rallumer les braises déclinantes après
notre orgasme. Je me tends et me colle contre son corps humide, dans une posture on ne peut plus claire.

Son sexe se raidit au contact de mes fesses. Tant pour éviter de le laisser encore une fois diriger le jeu
que par envie gourmande, je me retourne à nouveau pour lui faire face, lui sourit et m’agenouille. Je capte
son regard au moment où je m’apprête à le prendre en bouche. Dans un mouvement d’abandon qui me
fascine, il rejette la tête en arrière en gémissant avant de s’appuyer contre le mur. Les rôles sont inversés.
Je compte bien lui donner autant de plaisir que lui m’en a donné. Je commence par poser plusieurs
baisers presque chastes sur son sexe. Bruce tressaille. Je vois sa main se crisper. Dans cette posture, il
est encore plus désirable. Lorsque ma bouche se referme sur son membre, son cri ne me laisse aucun
doute : mes caresses lui plaisent. Tant mieux. J’alterne le rythme et l’intensité de mes mouvements,
heureuse de l’entendre réagir chaque fois différemment. Il ne me faut que quelques minutes pour
découvrir ce qui lui plaît vraiment et l’amener à nouveau au bord de la jouissance.

Cependant, mon amant m’arrête avant.

– Avec toi, me murmure-t-il en m’aidant à me relever.

Je comprends bien et j’ai très envie aussi de faire à nouveau l’amour. Mais les préservatifs sont dans
la chambre, très loin de la douche…
Bruce comprend sans que j’aie besoin de le formuler à voix haute. Il me quitte une seconde pour aller
ouvrir une petite armoire à pharmacie que je n’avais pas vue. Il en sort une boîte de préservatifs neuve.

Il enfile la protection avec une rapidité qui prouve son envie plus qu’un long discours. Il m’excite. J’ai
envie de continuer à prendre des initiatives.

Le sauna me plaît beaucoup, avec son banc en bois assez large pour nous accueillir tous les deux. Je
m’enroule pudiquement dans une serviette et entraîne Bruce à ma suite.

– Il ne fait pas assez chaud pour toi ? s’amuse Bruce en entrant dans la petite pièce.
– J’ai envie de m’asseoir, rétorqué-je en lui lançant un clin d’œil avant d’étaler ma serviette sur le
banc.

Je ne lui laisse pas le temps de réfléchir et le pousse en arrière jusqu’à le mettre sur le dos. Je prends
son sexe dur dans ma main et commence à le caresser avec une lenteur calculée.

– Tu vas me rendre fou…

Ses mots m’électrisent encore un peu plus. En tâchant de maîtriser mon envie, je passe au-dessus de
lui et descends sur son membre dressé. Nous soupirons en même temps. Une fois encore, je donne le
tempo, mais j’ai de plus en plus de mal à rester concentrée. Quand Bruce empoigne mes hanches pour me
faire bouger plus vite, je lâche prise. Le plaisir me submerge. Je jouis à nouveau, très rapidement suivie
par Bruce.

À bout de souffle, il m’attire contre lui et nous enveloppe avec la serviette. Nous restons un long
moment dans les bras l’un de l’autre. Je suis bien.

Je ferme les yeux. Je ne veux penser à rien d’autre qu’à l’instant présent : je sais que si je laisse mon
esprit vagabonder, même une minute, toutes les raisons pour lesquelles mon abandon est une folie me
reviendront en mémoire.
14. Encore des doutes

Je cligne des yeux et repose la tête sur l’oreiller. Je me réveille dans le lit de Bruce pour la deuxième
fois en deux jours, avec l’odeur du pain grillé et le bruit de la cafetière. Mes premières pensées sont pour
me sermonner : j’ai couché avec Bruce, deux fois en deux jours ! Alors que j’ai des doutes sur cet
homme ! Mais je ne suis pas encore assez réveillée pour prendre toute la mesure de mon acte. Je décide
de profiter encore un peu de l’instant présent.

Je suis sûre que j’aurais adoré me blottir encore contre lui, mais j’apprécie aussi cette relative
solitude au réveil. J’ai ainsi le temps de reprendre pied avec la réalité. Je m’étire et m’enfonce encore un
peu dans les oreillers.

Même si c’est la couette la plus incroyablement moelleuse que je connaisse, ce n’était pas
supposé devenir une habitude !

Si je me souviens parfaitement de notre soirée, une fois encore, je ne sais plus exactement quand ni
comment nous sommes allés nous coucher. Ai-je dormi contre lui ? Dans ses bras ? Ou dans mon coin ?
Je n’en ai aucun souvenir. C’est dommage. C’est une image dont j’aurais aimé me souvenir une fois seule.

Il faut que j’aille travailler.

J’ai conscience que je vais encore devoir quitter le bateau comme une voleuse. Pourtant, je repousse
cette idée. Je ne suis pas encore assez réveillée pour l’affronter. Une bonne douche me remettra forcément
les idées en place.

Évidemment, la vue de la salle de bains ne me laisse pas indifférente : tandis que l’eau coule sur ma
peau, les yeux fermés, je revis les moments les plus torrides de notre nuit. Un seul coup d’œil sur le
carrelage contre lequel Bruce m’a fait jouir me fait frissonner. Quand nous sommes près l’un de l’autre, la
parole est inutile : nos corps s’attirent au-delà de la raison.

Je termine ma douche par un jet d’eau glacée censé me faire du bien, puis en sors en claquant des
dents. Brusque retour à la réalité. Nue, devant le miroir, je fais le compte des réponses que j’ai obtenues
la veille : oui Bruce savait que mon père était à l’origine de l’arrestation de sa mère. Non, il ne cherche
pas à me manipuler.

Selon lui…

J’ai beau me sentir de plus en plus à l’aise avec lui, on ne renie pas si facilement sa nature profonde.
Concernant Bruce Willington, c’est encore plus que ça : mon instinct de flic me hurle depuis le début
qu’il cache quelque chose. Est-ce grave ? Est-ce que cela risque de mettre en péril notre « relation » ?
Avons-nous une relation ? Je ne sais rien de tout cela.
Il y a aussi cette drôle de question qu’il m’a posée au sujet de l’accident de ma sœur : « En es-tu
sûre ? »

Je m’embrouille. Il est temps que je parte. Mon enquête m’attend.

Je m’enroule dans une serviette éponge et reviens dans la chambre pour m’habiller. Je cherche mes
vêtements de sport, mais ne les vois nulle part. Alors que je me demande ce qu’il a bien pu en faire,
Bruce entre. Il est habillé pour aller travailler : pantalon noir et chemise blanche. Ses cheveux sont
encore humides. Il a dû prendre une douche lui aussi. Mon esprit et mon cœur s’emballent ensemble. J’ai
envie qu’il me prenne dans ses bras, qu’il fasse tomber la serviette dont je me suis couverte et qu’il me
fasse l’amour. Bref, je suis toute chamboulée.

– Bonjour Nina, me dit-il en souriant. As-tu bien dormi ?

Il me prend dans ses bras et m’embrasse. Il est beau. Tout cela paraît presque naturel. C’est nouveau
pour moi.

– Très bien, merci… Peux-tu me dire où tu as mis mes vêtements ?


– Mon service de nettoyage les a pris tôt ce matin, répond-il très simplement.

J’ai un mouvement de recul.

– Pardon ? Tu as donné mes affaires ? m’écrié-je, outrée.

Il n’en faut pas plus pour me faire sortir de mes gonds : non mais qu’est-ce qui lui a pris ? Il me sourit
en levant une main apaisante :

– Bien sûr, j’aurais évidemment dû te demander ton avis. Mais l’employé est venu très tôt et tu
dormais. J’ai donc pris la liberté de lui demander de t’acheter ceci, poursuit-il en me tendant un sac
portant le sigle d’une marque de luxe.

Mes yeux passent plusieurs fois de son visage au sac qu’il me tend avant que je ne me décide à le
prendre. À l’intérieur, je trouve un pantalon droit noir, un chemisier blanc très simple mais superbement
coupé, des ballerines à talons plats et des sous-vêtements en dentelle blanche. L’ensemble est à la fois
sobre et élégant. Évidemment, j’aime. Si l’addition ne représentait pas au moins deux fois mon salaire
mensuel, j’aurais très bien pu acheter ces vêtements.

– Bruce, je ne peux pas accepter, déclaré-je fermement.


– S’il te plaît, Nina, plaide Bruce. C’est ma faute si tu n’as rien à te mettre ce matin.

Voilà ce qui arrive quand on se laisse déshabiller sur le bateau d’un milliardaire !

– Tu ne comprends pas, rétorqué-je très sérieusement : je n’ai pas le droit d’accepter. Tu fais partie de
mon enquête. Ça risque de créer un conflit d’intérêts…
– Vraiment ? s’exclame Bruce avec un sourire en coin.

Je comprends ce qu’il veut dire : nous avons passé deux nuits ensemble, j’ai dîné avec lui, accepté des
fleurs…

– Évidemment, nous n’en sommes plus là ! Mais comprends que cela me gêne. Ces vêtements sont hors
de prix !
– Pas pour moi. Écoute, ça me fait plaisir de te les offrir. Et surtout…

Il sourit :

– … je ne dirai rien, promis. Mais libre à toi : tu veux rentrer chez toi toute nue ? me demande-t-il le
plus sérieusement du monde, comme si ma réponse l’intéressait vraiment.

Il crée une situation embarrassante et en plus il se paie ma tête !

– Ça ira, merci. Donne-moi le ticket de caisse, je te rembourserai, réponds-je froidement, refusant


d’entrer dans son jeu.
– C’est un cadeau ! s’exclame Bruce.
– Que je ne peux pas accepter, répété-je butée. Je vais porter ces vêtements, puisque je n’ai pas le
choix, mais je tiens à les payer moi-même.
– Très bien, répond Bruce avec un air pincé. La facture sera déposée chez toi ce soir en même temps
que tes vêtements de sport.

Son regard s’est durci. Je peux toucher cet homme bien plus facilement que je n’aurais pu le penser il
y a quelques jours. Dès que l’on sort du cadre du défi et qu’il se laisse aller, même aux gestes anodins du
quotidien, Bruce semble plus fragile. Mais il ne l’accepte pas et préfère endosser à nouveau le masque de
l’homme d’affaires : froid, efficace, pragmatique. Derrière le joueur tour à tour tranchant, stratège ou
espiègle, je crois voir l’artiste en lui.

À moins que je prenne mes fantasmes pour la réalité…

Ou que je me cherche des excuses pour ne pas savoir lui résister.

Je le regarde intensément comme si cela suffisait à comprendre la complexité de son être.

Bruce soutient mon regard sans rien dire, et quand il se décide à reprendre la parole, c’est un choc :

– J’ai cru que cette deuxième nuit avait changé quelque chose. Que tu savais ce que tu faisais,
remarque-t-il d’une voix grave. Je te laisse t’habiller.

Alors qu’il se retourne et sort de la chambre, je peine à reprendre mes esprits. Est-ce qu’il accorde
autant d’importance à nos deux nuits qu’il vient de le laisser entendre ? Et s’il a cru que je m’étais
débarrassée de mes doutes, je peux comprendre en partie sa froideur. Il a raison, j’aurais dû savoir ce
que je faisais.

Car je ne suis pas honnête avec moi-même… ni avec lui.

Mon abandon est sincère mais mon esprit ne l’est pas toujours. Aucune des deux voix en moi ne
semble pourtant prête à céder.
Et quelque chose me dit que ce n’est pas du goût de Bruce Willington.

Je soupire. Je m’habille en vitesse et allume mon portable. Il est moins tard que je ne le pensais. En
partant maintenant, j’arriverai sans attirer l’attention. Cette fois, Josh ne m’a pas laissé de message. Tant
mieux.
15. Un pas après l’autre

Quand je le rejoins dans la cuisine, Bruce me tend un café fort, sans un mot. Son sourire est aimable,
mais sur la réserve. Il ne me regarde pas.

– Je n’ai jamais goûté le café du commissariat, mais celui-ci est sans doute meilleur, dit-il simplement.

Il n’a pas tort. Le goût puissant et amer du breuvage me donne le coup de fouet dont j’ai besoin pour
commencer ma journée. Je bois en silence, le plus lentement possible. Je n’ai pas envie de mettre fin à ce
moment malgré tout. Je n’espérais pas le rencontrer hier soir, il n’était pas dans mes projets de passer une
nouvelle nuit avec lui, mais à présent, je n’ai pas envie de partir car j’ai peur que ce soit définitif.
Pourtant, il le faut.

– Je dois aller au bureau, lance-t-il sans me regarder. Je ne te propose pas de te déposer devant le
commissariat.

Il semble aussi nerveux et sombre que moi. Il a le regard perdu sur la mer. Fait-il exprès de ne pas me
regarder ? J’ai compris le message. Le plus dignement possible, je joue mon rôle dans ce dialogue poli :

– Non, en effet. Je vais me débrouiller, dis-je en me dirigeant vers la porte. Merci… pour tout,
conclus-je dans un murmure.

Je ne sais même plus pourquoi je le remercie : les vêtements ? La soirée ? Les deux ? Je me sens tout à
coup très lasse et un peu triste.

Il me rejoint sur le pas de la porte. Cette fois, nous savons tous les deux qu’il n’y aura pas de baiser.
C’est mieux ainsi.

– Au revoir, Nina.
– Au revoir, Bruce.

J’évite ses yeux car je ne suis pas du tout sûre de ma réaction si je devais croiser son regard. Rien ne
me dit que je ne me jetterais pas dans ses bras. Après un dernier sourire, je file sans me retourner.

Une fois dehors, je monte dans le premier tramway pour le commissariat. Je croise Josh devant le
bâtiment.

– Salut, Nina ! Tu t’es remise de la dispute d’hier ?

Je l’avais totalement oubliée !

– Ça va mieux, merci.
– Tant mieux, parce qu’on a du travail aujourd’hui.
– Il y a eu du nouveau ? demandé-je, décidée à oublier mes conflits internes pour me concentrer sur
mon boulot.
– Justement non. Il faut impérativement continuer nos recherches, notamment sur l’entourage de
Charles Willington.

Je hoche la tête. Nous entrons ensemble dans l’open space. Josh lance un salut général, mais personne
ne lui répond. Un collègue que je ne connais pas lui tourne même le dos. Je trouve ce comportement
grossier, mais mon coéquipier ne s’en formalise pas.

– Tu le connais ? demandé-je à Josh.


– Absolument pas. Il a peut-être passé une mauvaise nuit…

Nous nous installons face à face à nos bureaux respectifs.

– En tout cas, le bizutage du patron ne nous a pas rendus plus populaires, constaté-je, un peu
découragée.
– Ça viendra… me rassure Josh d’une voix tranquille.

Nous nous replongeons dans le dossier. Sans pouvoir l’expliquer, je suis sûre que nous passons à côté
de quelque chose.

La journée passe sans avancée majeure. J’ai demandé à Josh de s’intéresser aux données bancaires de
toutes les personnes proches de l’enquête, un vieux réflexe hérité de mes années à la brigade financière.
En tant que « bleue », je ne peux pas contacter les banques directement mais j’indique à mon collègue la
meilleure stratégie à adopter. Josh salue l’idée et prend mes conseils avec enthousiasme, même s’il doute
que cela aboutisse. En début d’après-midi, nous avons le sentiment de progresser : un juge nous donne
l’autorisation d’accès aux enregistrements de plusieurs trafiquants connus qui ont été placés sur écoutes
pour d’autres affaires. Nous contactons les équipes qui ont travaillé dessus pour en savoir un peu plus. Ils
nous font un topo sur les plus gros noms et les plus récents. Certains flics coopèrent et nous donnent des
informations précieuses, d’autres sont carrément hostiles : ils ne comprennent pas pourquoi l’enquête
nous revient.

Et on se pose la même question…

Grâce à ce que nous avons appris, Josh et moi trions les écoutes par ordre de pertinence. Les
enregistrements que nos collègues n’ont pas eu le temps de traiter sont notre priorité, ce sont les plus
récents et donc les plus prometteurs. Coup de chance, en fin d’après-midi, le miracle se produit : un
homme mentionne Charles Willington dans l’un des enregistrements que j’écoute.

– On sait où trouver ce monsieur ? me demande Josh.


– Oui, j’ai une adresse, dis-je en consultant la base de données. Ce n’est pas loin d’ici.
– Alors, allons lui rendre visite.

Moins de quinze minutes plus tard, nous sommes dans un café en face d’un jeune homme nommé
Diego. Il a 20 ans et se présente comme un artiste maudit : il ne travaille pas, peint à l’occasion mais
selon ses propres dires, n’a jamais vendu une seule toile.
– Personne ne comprend mon art, déclare-t-il, maussade.
– C’est pour cela que vous préférez revendre des œuvres volées ? demande Josh sans se départir de
son calme.
– C’était juste une opportunité…

Son explication est faible, mais nous ne sommes pas là pour ça. Il a de la chance.

– Parlez-nous de Charles Willington, l’encourage mon coéquipier.


– Il est mort, répond l’autre, narquois.
– Sans blague, m’exclamé-je pour couper court à son petit jeu.
– Tiens, elle parle ?
– Oui, elle parle, répliqué-je, et elle a des menottes prêtes à servir aussi.

Diego sourit, nullement intimidé. Difficile de supporter son arrogance mais Josh me fait signe qu’on
n’a pas le choix.

Au bout d’une grosse demi-heure, nous partons sans pouvoir en apprendre plus. Nous n’avons aucun
moyen de le faire parler. La menace ne lui fait pas peur et nous n’avons rien à échanger. Nous allons
devoir continuer nos écoutes pour avoir des infos. Accéder au marché parallèle, que ce soit dans l’art ou
ailleurs, est toujours compliqué.

– Il ne nous aurait rien dit de plus, commenté-je sur le chemin du commissariat.


– Parce qu’il ne sait rien. Mais ce n’est pas grave. On a bien travaillé, commente Josh. Plus que le
rapport et on pourra y aller.

J’ai l’impression qu’on aurait pu faire plus mais comme Josh le dit lui-même après dix ans de terrain :
« on a toujours l’impression de ne pas avancer, jusqu’à ce que tous les éléments se recoupent ».

Pourvu qu’il ait raison…


16. Méfiance

La journée a été longue et dense. J’ai besoin de me défouler. Je prends la direction du dojo d’Émilie.
Dès que je suis en tenue, je rejoins mon amie sur le tatami. Elle a fini ses cours mais je sais qu’elle reste
tard presque tous les soirs. Elle m’accueille avec une accolade et son habituel grand sourire.

– Alors, officière, quoi de neuf ? me demande-t-elle en tentant une première prise que je parviens à
esquiver sans trop de mal.
– Eh bien… J’ai rencontré un homme séduisant, dis-je en restant sur mes gardes.
– Vraiment ? Mais c’est génial ! C’était quand ?
– Il y a quelques jours, réponds-je en baissant la tête pour parer un coup de pied.
– Raconte ! lance-t-elle, les yeux brillants, en m’attrapant par le t-shirt.

Je la déséquilibre d’un croche-pied et lui raconte mon histoire tout en lui faisant jurer la plus grande
discrétion. Quand j’en ai terminé, mon amie s’exclame, les yeux brillants :

– C’est pas vrai ! Attends une minute… Bruce Willington serait-il la raison pour laquelle je n’ai pas
réussi à te joindre l’autre soir ?

Je hoche la tête.

– J’espère que tu n’as pas non plus essayé d’appeler hier soir, lui dis-je en tentant une attaque frontale
qu’Émilie pare de justesse.
– Officière Connors ! rugit Émilie, qui roule de grands yeux lorsqu’elle comprend que j’ai passé deux
nuits de suite avec un homme. C’est super ! C’était comment ?
– C’était juste… génial, avoué-je en rendant à présent coup pour coup. Il est sexy, craquant, très
doué… Mais c’est fini de toute façon.

Ma dernière phrase est sortie toute seule, comme une évidence. C’est vrai : nous n’avons pas prévu de
nous revoir. Et même si nous nous revoyons, rien ne dit que ça finira de la même manière.

– Ah bon ? demande Émilie, sincèrement étonnée.

Je profite de son inattention pour porter enfin un coup qui la met à terre.

– Hé ! proteste-t-elle, ce n’est pas très régulier !


– Ce n’est pas toi qui me disais que sur le terrain on ne joue pas à la régulière ?

Je souris en l’aidant à se relever.

– Je te félicite de suivre aussi bien mes conseils, dit Émilie en se massant les reins, mais écoute aussi
celui-ci : laisse un peu parler ton cœur pour une fois. Il suffit de regarder dans tes yeux pour voir que
Bruce est différent des autres pour toi.

Elle n’a pas tort !

Il n’y a personne d’autre au dojo ce soir. Nous nous dirigeons vers les douches, tout en continuant à
discuter :

– Qu’est-ce qui te fait dire que c’est fini ? demande Émilie, qui ne s’est pas remise de sa surprise.

Pendant la douche, je lui raconte alors notre « entrevue » avant mon départ ce matin. Évidemment, elle
ne retient pas les mêmes détails que moi :

– Il vit sur un bateau ? Il t’a fait laver tes vêtements ? Qu’attends-tu pour l’épouser ?
– Tu es bête ! rétorqué-je en lui envoyant un coup de poing à l’épaule. Sérieusement, qu’en penses-tu ?
– Je te connais, Nina : même s’il te plaît au point d’avoir craqué deux fois, tu t’en méfies, n’est-ce
pas ?
– Bien sûr, puisque c’est un…
– …témoin, oui, je sais, me coupe Émilie. Mais tu ne vas pas me dire que c’est la seule raison ?

Elle me fixe avec une telle intensité que j’en suis presque mal à l’aise. Mon amie me connaît trop bien.

– Que veux-tu dire ? demandé-je en évitant son regard.


– C’est un homme, voilà tout ! s’écrie Émilie en levant les yeux au ciel. Tu es sur tes gardes dès que tu
te sens attirée par quelqu’un. Tu les soupçonnes tous avant même qu’ils n’aient ouvert la bouche, Nina !
Même quand tu en trouves un qui te plaît, il est forcément coupable de quelque chose !

Sur le chemin du retour, je suis plongée dans mes pensées. La confiance est vraiment une notion avec
laquelle je suis fâchée depuis bien longtemps. Mais n’est-ce pas normal avec le métier que j’ai choisi ?
Je suis bien placée pour savoir qu’il faut être constamment sur ses gardes.

Qui croire ? Bruce ou mon instinct ? Je ne sais plus.

Cela ne fait que renforcer ma détermination : quoi qu’il me cache, je découvrirai de quoi il s’agit.

Accaparée par ces questions, je manque de marcher sur un énorme bouquet de roses rouges qui est
posé devant chez moi. Je secoue la tête, amusée par la taille de la composition : je peux à peine ouvrir la
porte !

Décidément, cet homme n’a pas le sens de la mesure…

À ses côtés, un paquet de taille plus modeste : enveloppés dans du papier de soie, mes habits, nettoyés
et repassés, dégagent un subtil parfum floral. Nulle trace de la facture.

L’inverse m’aurait étonnée.

Comme je ne possède pas de vase assez grand pour contenir le bouquet, je les répartis dans différents
récipients. J’en apporterai à Elsa lors de ma prochaine visite. Mais les fleurs me font vraiment plaisir
cette fois. Bruce Willington est un gentleman et son attention me touche. Dois-je le lui dire ? Il est normal
de remercier lorsqu’on reçoit un tel bouquet.

Hypocrite !

Et puis un homme qui envoie un bouquet après une deuxième nuit a forcément passé un bon moment,
non ?

Mais bien vite, malgré moi, d’autres pensées m’assaillent : et s’il ne cherchait qu’à m’attendrir ? Des
vêtements ce matin, des roses ce soir… Pourrait-il vraiment croire que je me laisserais corrompre ?

Ce serait bien mal me connaître, monsieur Willington !

Toujours cette satanée méfiance, qui me fait tout remettre en cause. Elle ne me quitte jamais, mais elle
m’a bien souvent sauvé la mise…

Je prends le temps de me déshabiller et de ranger mes affaires.

Il va vraiment falloir que je mette un terme à cette « relation ». Ça n’a aucun sens… Oui je vais le
faire. Demain.

Quand je me glisse sous la couette, je suis à nouveau sereine. Avant de m’endormir, j’envoie un SMS à
Bruce :

[Elles sont magnifiques. Merci. Bonne nuit, monsieur Willington.]

La réponse apparaît sur mon écran juste avant que je ne plonge dans le sommeil :

[Des fleurs aussi sensuelles et piquantes que vous, officière Connors.]


Je m’endors avec le sourire.
17. Panique

Le lendemain matin, je suis réveillée en sursaut par la sonnerie de mon portable. Le son strident
déchire mon rêve érotique, dans lequel Bruce et moi visitions une fois encore sa salle de bains.

Dire que nous allions enfin tester le jacuzzi !

Il est encore très tôt. Pourtant, je me lève dès que je reconnais le numéro : c’est la maison de repos où
est internée Elsa. Je me force à respirer profondément avant de décrocher. Je sais d’avance que les
nouvelles ne vont pas être bonnes.

– Nina Connors.
– Mademoiselle Connors ? Bonjour, ici la maison de repos de Bellewood. Je suis le docteur Altman,
le médecin de garde. Votre sœur fait une crise de panique. Elle demande à vous voir immédiatement.

Une crise de panique ? Pourquoi m’appelle-t-il ? Est-ce plus grave que les autres fois ?

– D’accord, j’arrive. Vous lui avez donné quelque chose pour la calmer ?
– Elle nous a suppliés de ne pas le faire et son médecin demande que nous respections les souhaits de
sa patiente. Si cela n’avait tenu qu’à moi, je lui aurais donné un sédatif, mais il semble que le docteur
Smith s’y oppose. Il l’a indiqué dans son dossier.

J’entends bien qu'il ne partage pas son avis. En ce qui me concerne, je ne sais plus. J’étais assez
enthousiaste quand j’ai vu ce nouveau médecin pour la première fois. Il m’a expliqué qu’il voulait aider
Elsa à aller mieux. Pour lui, la médication à outrance n’était pas adaptée à son état. Elle était beaucoup
trop jeune pour vivre comme un légume. Sur le moment, j’étais bien d’accord. Mais en deux mois, ma
sœur a fait plus de cinq attaques de panique.

– Est-ce le même scénario que les autres crises ? demandé-je en m’habillant avec ce qui me passe
sous la main.
– Tout à fait. Elle tient des propos incohérents, notamment à l’encontre de votre père. Elle le traite
de… Enfin, c’est un peu délicat, se reprend le médecin en se rappelant qu’il parle du chef de la police de
la ville.
– … de monstre, c’est cela ?
– Oui, admet l’homme, soulagé que j’aie prononcé le mot à sa place.
– A-t-elle dit autre chose ? lui demandé-je d’une voix lasse.
– Elle crie, pleure, réveille les autres résidents…

Je lui assure que je serai à la clinique dans les quinze minutes et raccroche. Vêtue d’un jean et d’un t-
shirt tout simple, j’attrape un blouson léger et claque la porte. Mes collègues me verront au naturel
aujourd’hui. Pour aller plus vite, j’appelle un taxi. J’entre dans la chambre d’Elsa moins de onze minutes
après avoir fermé ma porte.
Quand elle me voit, Elsa se jette littéralement dans mes bras. Je la serre contre moi durant un très long
moment avant de pouvoir apaiser ses sanglots. Son visage est baigné de larmes. J’attrape un mouchoir en
papier et l’essuie avec une infinie douceur. Je répète comme un mantra :

– Je suis là, ma puce, je suis là…

Mais très vite, Elsa repart dans son délire :

– Nina, c’est horrible ! Il l’a fait ! C’est lui ! Tu m’entends, Nina ? hurle-t-elle en agrippant mon bras.
Je sais qu’il l’a fait !

Cette fois, j’ai du mal à la contenir. Elle me repousse et crie de plus en plus fort en se balançant
d’avant en arrière. Un interne arrive finalement avec une seringue. Je hoche la tête. Il la plante dans le
bras d’Elsa sans qu’elle ne l’ait vu faire. Quelques secondes plus tard, elle dort. L’efficacité des sédatifs
m’impressionne autant qu’elle m’effraie.

– Puis-je rester auprès d’elle quelques minutes ?


– Bien sûr, mademoiselle. Prévenez-moi quand vous partirez, dit-il en refermant doucement la porte de
la chambre.

Je prends la main d’Elsa dans la mienne. « Je sais qu’il l’a fait ! » Elsa croit que notre père l’a
volontairement poussée dans les escaliers. C’est faux, évidemment. Je le lui ai répété de très nombreuses
fois. Presque aussi souvent, elle m’a soutenu le contraire.

J’ai ma conviction pour moi. Pourtant aujourd’hui, quelque chose me dérange. J’aimerais être
entièrement sereine quand j’assure à ma sœur qu’elle divague. J’aimerais lui dire comme elle : je sais.
Mais la vérité, c’est que je ne me souviens plus de rien.

Je suis d’autant plus énervée que la question de Bruce tourne en boucle dans ma tête depuis plusieurs
minutes : « En es-tu sûre ? » Et avec elle, des souvenirs bien réels : mon père et Elsa en train de se
disputer pour des devoirs pas finis ou pour un petit copain un peu trop tatoué… Elsa et moi enfermées
dans notre chambre, parce que papa nous faisait peur. Elsa qui ose lui tenir tête, tandis que je suis trop
tétanisée pour dire quoi que ce soit…

Mais au sujet de l’accident, pourtant bien plus récent, c’est le vide. Encore une fois, je tâche de me
concentrer, mais rien. Le néant.

À côté de moi, Elsa ne bouge pas un cil : elle dort, loin, très loin du monde et de ses démons.
18. Bien finir une mauvaise journée

Je rejoins le commissariat en tramway. En temps normal, le paysage de la ville en mouvement


m’apaise, mais aujourd’hui, je n’arrive pas à me laisser emporter par le rythme de la rue. Je suis fatiguée,
stressée par ce réveil trop brusque et cette masse d’émotions à gérer de si bonne heure. J’ai besoin d’un
grand café et d’un peu de calme pour reprendre mes esprits.

Malheureusement, ce n’est pas ce qui m’attend. J’ai à peine le temps de poser mon sac que Josh
m’interpelle, l’air sombre :

– Est-ce que tu as pris le dossier de Gladys Willington pour l’étudier ? me demande-t-il sans prendre
le temps de me dire bonjour.
– Non, pourquoi ?
– Je suis sûr de l’avoir mis sous clé dans mon bureau hier soir. Il était là, j’en suis convaincu, me dit-il
en montrant son poste de travail où rien ne traîne.
– Oui, je m’en souviens, dis-je en fronçant les sourcils. Il ne serait pas tombé ?
– Impossible !
– Vérifie, tout de même, c’est important ! lui conseillé-je.
– C’est agaçant ! s’exclame-t-il en se mettant à quatre pattes pour regarder sous un meuble. J’ai besoin
de vérifier un élément important…
– Peut-on savoir ce que vous faites à genoux, officier Campbell ? demande une voix derrière nous qui
nous fait sursauter.

Mon père est là, raide comme la justice, les lèvres pincées. J’étais tellement intriguée par l’attitude de
Josh que je ne l’ai pas entendu arriver.

– Bonjour commissaire, s’exclame Josh qui s’empresse de se relever.

Il tend la main, mais mon père l’ignore. Les deux hommes se regardent en silence, jusqu’à ce que Josh
finisse par répondre à la question de mon père :

– Je cherche un vieux dossier que j’ai fait rapatrier des archives.

Comme mon père ne le lâche toujours pas du regard, il croit bon de préciser :

– Il s’agit du dossier de Gladys Willington, la belle-fille de Charles Willington.

Le regard de mon père se voile brièvement. L’espace d’un instant, j’y ai clairement lu une expression
de colère froide, qui, je le sais, n’augure rien de bon.

– Je sais qui est cette femme, le coupe sèchement mon père. Pouvez-vous me dire quel besoin vous
aviez de récupérer ce dossier ?
Je n’aime pas du tout le ton bien trop calme sur lequel il vient de poser sa question. Si Jack Connors
est difficile à appréhender pour certains de ses subordonnés, ses réactions n’ont aucun secret pour moi.

Et là, je dois absolument faire quelque chose pour éviter à Josh de se faire incendier au milieu
du commissariat. .

Je prends mon courage à deux mains et me lance :

– Commissaire, nous avons tous les deux voulu savoir pourquoi la mère de Bruce Willington avait été
arrêtée. Comme les dates coïncident à peu près avec la période où M
me
Barlow dit avoir acquis le tableau…

Quand il se retourne vers moi, j’ai un mouvement de recul : la colère froide s’est transformée en rage.
Il parle toujours très bas, mais ses paroles m’atteignent comme une gifle.

– Je ne t’ai rien demandé, murmure-t-il à ma seule attention. Je supporte déjà ta présence, ne m’inflige
pas tes bavardages !

Il y a un tel mépris dans sa dernière phrase que les larmes me montent aux yeux de façon irrépressible.
Mais je suis surtout choquée.

Mon père n’aurait pas pu me dire plus clairement ce qu’il pense de ma carrière dans la police !

Au lieu d’expliquer ses propos, il nous ordonne froidement de le suivre dans son bureau.

Nous y entrons en silence. Josh semble avoir perdu ce flegme acquis par l’expérience, qui lui
permettait de relativiser les coups de colère de son supérieur. À mes côtés, je le sens crispé et nerveux.

À l’inverse, mon père prend son temps. Il s’assoit, sans toutefois nous convier à en faire autant, et
croise les bras sur sa poitrine. Je reconnais cette stratégie : il attend de percevoir assez de tension dans la
pièce. J’ignore comment il fait. Question de flair, je pense. Le moment venu, il fixe Josh droit dans les
yeux et poursuit sa diatribe, toujours du même ton neutre qui me fait de plus en plus froid dans le dos :

– Est-ce cela que vous appelez « travailler », Campbell ? Je ne vous ai accepté dans ce commissariat
que parce qu’on me l’a demandé. Sachez que jamais vous n’auriez eu ce poste si j’avais pu m’y opposer.

Sa colère est prête à exploser et elle ne laissera rien sur son passage. Pourtant, je ne comprends pas
pourquoi : en quoi le fait de sortir un vieux dossier peut-il le mettre dans cet état ? J’imagine que ce n’est
pas une enquête dont il se souvient avec plaisir : elle a entraîné la mort d’un suspect. Il est vrai aussi que
le dossier comporte des lacunes. Cependant, nous faisons tous des erreurs !

Je vois bien qu’il y a quelque chose que je ne maîtrise pas dans cette « conversation » entre un
supérieur et son subordonné. J’ai l’impression qu’il s’agit d’une attaque personnelle, dont je ne saisis pas
toutes les nuances. Ce n’est pas le cas de Josh, qui serre les dents et les poings.

– Monsieur, j’ai fait une recherche sur le nom du peintre et ce dossier est sorti, reprend Josh.
– Et quand comptiez-vous m’en parler ? J’imagine qu’en lisant un dossier vieux de treize ans vous
avez vu mon nom en bas des rapports ?
– Naturellement, nous allions vous en informer… précisé-je à la place de Josh.
– Oh, mais c’est trop aimable à vous, officière Connors, reprend mon père en me lançant un regard
glacial. Peut-être aurais-je même eu droit à un interrogatoire en bonne et due forme par le grand officier
Campbell ?

Mon père aime rabaisser et humilier les autres quand il est en colère. Ma sœur et moi avons souvent
fait les frais de ses insultes et de ses remarques blessantes tout au long de notre adolescence. Parfois, il
pouvait même être méchant et ne s’arrêter que lorsque l’une de nous deux était en pleurs.

– Monsieur… reprend Josh, qui cherche désespérément à mettre fin à ce lynchage verbal.
– Ça suffit ! Ceci est mon dernier avertissement : soit vous vous concentrez sur l’affaire que vous avez
à résoudre et uniquement sur celle-ci, soit je vous fais muter aux archives, puisque vous semblez
tellement les aimer !

Cela pourrait passer pour une menace en l’air si mon père n’avait pas ce regard qui me tétanise. Un
frisson désagréable me parcourt la nuque. Je n’ose imaginer jusqu’où il pourrait aller pour mettre sa
menace à exécution. Une fois sortie du bureau, je jette un coup d’œil à Josh : avec ses dix ans de carrière,
il a plus à perdre que moi.

Pourtant, mon coéquipier sourit devant mon air inquiet :

– Respire ! Ce n’est pas mon premier remontage de bretelles ! Et tu en verras d’autres, toi aussi.
– Non, Josh, rétorqué-je en l’entraînant à la machine à café. Je ne comprends pas son agressivité. Tu
n’as fait que ton boulot !
– La seule façon de le calmer, dit Josh en acceptant le café que je lui tends, c’est d’obtenir très vite
des résultats. Et si une petite dispute me vaut l’épaule de la fille du patron, je veux bien me faire hurler
dessus tous les jours !
– Tu as peut-être du métier, mais pour le tact, tu repasseras ! sifflé-je entre mes dents.

Je le bouscule pour rejoindre mon poste de travail. Évidemment, il tourne mon attitude en dérision :

– Ne le prends pas mal, Nina ! lance-t-il en me poursuivant à travers l’open space. Tiens, si je
t’invitais à dîner pour me faire pardonner ?

Je secoue la tête. J’aurais dû sentir venir la blague : devant les autres, Josh redevient un gros lourd.

Il m’énerve !

Je passe le reste de la journée dans mon coin. Josh m’ignore depuis qu’il a compris que sa réflexion
était déplacée et travaille aussi de son côté. Il disparaît assez longtemps, ce qui me va très bien : je n’ai
aucune envie de lui parler. Pour mon père, je suis aussi transparente que du verre. Tant mieux.

Je relis le dossier encore et encore sans résultat. Je décide alors de passer des appels pour trouver
quelqu’un, dans le microcosme de la vente d’œuvres d’art, qui sache me parler de Charles Willington
sans forcément évoquer Bruce. Malgré le nombre impressionnant d’interlocuteurs que je parviens à
joindre, cela ne donne rien.

Sans me décourager, je me replonge dans les comptes rendus d’écoutes téléphoniques des trafiquants
que nous avons identifiés ; il se peut que nous ayons laissé passer quelque chose. Je dois aussi vérifier
chaque nom donné, chaque date. Ce travail est fastidieux, mais il m’empêche de trop penser. Pourtant,
aucune de ces démarches n’aboutit. Cette affaire semble attendre un élément nouveau pour rebondir.

Évidemment, Bruce s’invite dans ma tête à n’importe quel moment. Je vais chercher un verre d’eau ?
Me revoilà l’autre soir, en train de trinquer au champagne en le regardant dans les yeux. Une conversation
qui s’éternise au téléphone ? Mon esprit se repasse le film de nos nuits passionnées. Heureusement qu’il
me reste assez de self-control pour que personne ne remarque mes moments d’inattention !

Enfin cette horrible journée touche à sa fin. Exceptionnellement, le jour n’est pas encore couché quand
je quitte le bureau. Je n’ai rien de prévu hormis un plateau-télé devant une série. Je n’ai même pas le
courage d’envisager d'ouvrir un livre. J’ai déjà décliné deux fois l’invitation d’Émilie à venir
m’entraîner, rien que l’idée me fatigue. Je ne veux qu’une chose : plonger sous ma couette.

Sur le bateau de Bruce, non seulement sa couette est moelleuse et douce, mais en plus, il est là,
lui…

Cet homme ne sort plus de ma tête !

Au moment où j’attrape mon sac, mon téléphone vibre. Émilie revient-elle à la charge ? Elle est bien
du genre à ne pas se décourager au bout de deux refus.

C’est un SMS de Bruce :

[Prête à me retrouver dans un endroit secret ?]

Ma main tremble un peu.

Cet homme fait battre mon cœur comme aucun autre avant lui. Mais il ne doute vraiment de
rien !

[Comme ça, sans explication ? Non.]


Le dernier mot me coûte plus que je ne le pensais. Cependant, je ne peux pas le laisser penser qu’il
peut disposer de moi comme bon lui semble ! D’autant que les au revoir de ce matin ressemblaient
davantage à des adieux…

[Je te promets que personne n’en saura rien. Tu n’as rien à craindre.]

Il lit dans mes pensées !

[Vous avouez avoir une planque quelque part, monsieur Willington ?]


Cette fois, sa réponse me fait franchement rire :

[Si cela peut vous faire venir, officière…]


Est-ce parce qu’il me fait rire ? Ou parce que je suis définitivement faible face à cet homme ?

Il a beau m’agacer, je souris. J’hésite un instant, puis réponds :

[ Où veux-tu m’emmener ?]
[C’est une surprise ! Je t’attends dans une demi-heure. Pour savoir où, clique sur ce lien.]

Je n’ai pas répondu par l’affirmative mais je sais déjà que j’irai. La femme et la flic en moi
s’accordent pour une fois : d’une part sur l’envie de voir Bruce, d’autre part sur le goût du mystère qui
plane sur cette invitation. Une carte s’affiche sur mon téléphone. Il s’agit d’une vue en 3D de la ville. Un
point rouge indique le lieu d’arrivée. En élargissant un peu la vue sur la carte, je vois que cela se situe
non loin d’une plage déserte. J’essaie de localiser précisément ses alentours, mais mon GPS n’identifie
aucune route à proximité. Intriguée, je descends du tramway et commence à suivre le trajet indiqué.
Cependant, plus j’avance, moins je comprends. Alors que la nuit ne va pas tarder à tomber, je m’engage
sur un sentier de randonnée. Je n’aime pas du tout l’idée de m’aventurer seule dans un endroit désert. En
pleine journée ou le week-end, je suis sûre que ce lieu connaît un franc succès. Mais à cette heure, il n’y a
pas âme qui vive.

J’avance prudemment en sursautant au moindre bruit. Plus d’une fois, je suis surprise par une ombre.
Au milieu du sentier, un animal nocturne manque de me faire mourir de peur. Je jure entre mes dents et
regrette de ne pas avoir pris mon arme avec moi.

Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter un rendez-vous aussi insensé ?

Tout à coup, je distingue une lueur au bout du chemin. Une silhouette élancée s’avance vers moi, telle
une ombre chinoise en mouvement. Mon cœur se met à battre plus fort. Instinctivement, je me place en
position d’attaque, épaules en avant et pieds plantés dans le sol. Je serre les poings en retenant mon
souffle, prête aux éventualités les plus sombres.

Ce n’est que lorsqu’il se tient à quelques centimètres de moi que je reconnais Bruce. Il allume un
briquet. Une flamme jaillit, éclairant son sourire :

– Bonjour officière.

Je pousse un énorme soupir de soulagement.

– Bruce ! Où sommes-nous ?
– Tu le sauras bientôt. Patience ! Suis-moi.

Le « clac » du capuchon du briquet éteint la flamme et me fait sursauter.

– Nerveuse ?
– Ça va… murmuré-je en évitant son regard.

Plutôt mentir que lui avouer !

– Merci d’être venue, Nina, dit Bruce en me prenant la main.


J’aime le sentir tout proche alors que la nuit nous enveloppe et nous protège. Nous passons sous un
lampadaire qui diffuse une lumière blafarde sur quelques mètres. J’ai le temps de remarquer que Bruce
est vêtu tout en noir : un jean slim, un pull fin qui épouse harmonieusement son torse.

Nous avons rejoint la route et progressons dans des ruelles sans éclairage durant plusieurs minutes,
lorsque nous entendons du bruit : un groupe de promeneurs s’approche. Bruce me fait signe de rester dans
l’ombre. Nous les regardons passer. Il me semble apercevoir quelqu’un que je connais. Quand je relève
les yeux vers Bruce, il sourit.

– Mais enfin, à quoi joues-tu ?


– Je protège ton intégrité, répond-il en haussant les épaules. J’ai cru comprendre qu’en dehors des
dîners mondains tu préférais ne pas être vue avec moi.

Il a raison, pourtant, je crois bon de me défendre :

– Bruce, ce n’est pas…


– C’est normal dans ta situation, me coupe-t-il, serein. Je comprends que tu n’aies pas envie de faire
jaser tout le commissariat, encore moins de rendre des comptes à ton père. J’aimerais juste te prouver
que ça ne nous empêche pas de nous voir.

J’apprécie son geste. Puisque j’ai accepté de venir, rien ne l’obligeait à prendre de telles précautions.

– Merci, Bruce…
– J’aurais sans doute dû penser à t’apporter une longue cape à capuche pour qu’on ne te reconnaisse
pas. Désolé, j’ai oublié… lance-t-il nonchalamment.
– Bruce ! m’emporté-je en lui tapant sur le bras. Tu ne peux pas être un peu sérieux ?
– Moi ? Non.

Je souris. Nous vivons un moment particulier et un peu étrange.

Ça ressemble à notre relation…

Nous arrivons devant une vieille porte aveugle en bois. Autour de nous, rien ne bouge. Je jette des
regards un peu partout. Je n’aime pas ça. J’ai l’impression d’être dans un mauvais roman noir… Bruce
frappe deux fois, laisse un temps d’arrêt et frappe trois fois. Une ombre entrouvre la porte. Une voix
caverneuse lance :

– Qui est-ce ?
– Moi, lance Bruce, haut et clair.
– Oh… Entrez, monsieur.

Le changement de ton du portier me fait sourire : conspirateur ou pas, Bruce reste un hôte de marque.

– Merci.

Qu’est-ce que c’est que ce manège ?


Nous arrivons dans une salle mal éclairée et froide. Le sol est d’une propreté douteuse.

Comment Bruce peut-il se sentir à l’aise dans ce bouge ?

Sur la droite, je distingue un bar auquel sont accoudés plusieurs motards tatoués. On ne pourrait
trouver plus différent du très chic M. Willington…

Malgré moi, je me crispe : je commence à sérieusement me demander ce que je fais là…

– Les apparences peuvent être trompeuses, officière, susurre Bruce à mon oreille. Suis-moi.

Nous traversons la salle sous le feu des regards curieux. Quand je le vois pousser la porte des
cuisines, j’envisage de me pincer : c’est un rêve, c’est ça ? Mais l’odeur de frites grasses et de sauce
hamburger qui me prend à la gorge me fait repousser cette hypothèse.

Au secours !

Mais nous changeons de cap et bifurquons sur la droite, pour rejoindre une porte dérobée. Lorsqu’il
l’ouvre, je pousse un cri de surprise : devant nous s’étale la parfaite antithèse du lieu que nous venons de
traverser. Des serveuses souriantes slaloment entre des fauteuils clubs et des tables basses tous orientés
vers une baie vitrée qui donne sur une immense roseraie. L’endroit est plein, sans être bruyant. Des
enceintes diffusent du jazz et créent une atmosphère empreinte de douceur et de secret.

Un véritable enchantement ! Du grand Bruce Willington.

– Est-ce que cela te plaît plus ? murmure-t-il d’une voix rieuse.


– Évidemment !

Je ne sais plus où poser les yeux tant le contraste entre les deux bars est abyssal.

– Vas-tu enfin me dire où nous sommes ? demandé-je alors qu’une jeune femme nous installe au fond
de la salle, face à la baie vitrée.
– Dans un ancien speakeasy, un bar clandestin si tu préfères.
– Ça existe vraiment ? m’étonné-je. J’en avais entendu parler, bien sûr, mais je pensais que ces lieux
n’étaient que des légendes urbaines…
– Ils sont apparus à la prohibition. Le barman demandait aux clients de parler doucement lorsqu’ils
commandaient de l’alcool.
– D’où leur nom… commenté-je, toujours intriguée.

Il hoche la tête.

– On dit aussi que l’alcool libère la parole, reprend-il en souriant.


– Comment connais-tu cet endroit ?
– Mon grand-père avait l’habitude de venir peindre sur la plage que tu vois là-bas. Un jour, il a
découvert la roseraie, puis le bar, petit et délabré à l’époque. Il est devenu ami avec le propriétaire de
l’époque et l’a aidé à se moderniser. Je connais ce lieu depuis que je suis tout petit. Je l’ai toujours
beaucoup aimé.
– Je te comprends…
– Je suis toujours venu seul ici, me confie Bruce.
– Pourquoi m’as-tu amenée ici ce soir Bruce ? demandé-je d’une voix qui tremble légèrement.

Nous commandons deux mojitos avant qu’il ne me réponde. Il prend mes mains dans les siennes et se
lance :

– J’aimerais que tu me fasses confiance. Je sais que je te demande beaucoup…

Je souris tristement.

Il n’imagine pas à quel point…

– Nous sommes très différents toi et moi, Bruce…

Son regard m’enveloppe. Ses yeux trouvent les miens et semblent plonger en moi.

– Mais tu ne peux pas nier qu’il se passe quelque chose entre nous, n’est-ce pas ?

Un doux frisson me traverse, de la nuque au bas du dos. Je le dévore des yeux, trop émue pour
répondre, même si mon sourire ne quitte pas mon visage. J’élude sa question en changeant de sujet :

– Quand nous nous sommes quittés pourtant…


– J’ai été froid avec toi, je le sais. Je ne sais pas faire les choses à moitié, Nina. Je déteste ces instants
où tu redeviens l'officière Connors et où tu sembles oublier tout ce que nous avons vécu. Je ne suis pas
parfait et je me méfie de la police, c’est vrai. Pourtant, quand nous sommes ensemble, je suis entièrement
avec toi. Je ne supporte pas de te voir partir en catimini comme si tu regrettais les moments passés avec
moi.

Chacun de ses mots parle directement à mon cœur. Jamais un homme ne s’est mis à nu devant moi
comme Bruce vient de le faire. Pourtant, il me reste un point important à soulever :

– Tu as des secrets, Bruce, j’en suis convaincue depuis la première fois que je t’ai vu.

Il ne répond pas immédiatement. Quand il le fait, il est déterminé à me convaincre :

– Tout le monde en a, Nina. Ils n’ôtent rien à ce que je ressens pour toi. Je suis sûr que toi aussi tu
ressens cette attraction entre nous. Mais rien ne peut fonctionner si tu ne m’accordes pas ta confiance.

Il lève son verre et continue à sourire. J’en fais autant. Je laisse l’alcool me réchauffer en profitant des
beaux yeux de Bruce. Je me sens particulièrement bien.

– Veux-tu marcher un peu ? me demande Bruce en désignant la roseraie.

Je hoche la tête. Il me prend par la main et m’invite à le suivre. Dès que nous passons la baie vitrée,
nous sommes au milieu d’un immense parterre de roses rouges. Leur parfum est enivrant. Il y en a partout.
Elles semblent pousser de manière désordonnée, mais je suis prête à parier que ce bazar apparent est le
fruit d’un long travail. Au loin, les vagues se font entendre. Nous nous retrouvons vite seuls, hors de la
vue des clients, et coupés des bruits de la ville.

– C’est tellement calme, tellement beau…


– L’extrême pointe de Lands End se situe là-bas, m’informe Bruce, les yeux au loin. J’accompagnais
souvent mon grand-père quand il venait peindre ici. Il a toujours aimé ce lieu.
– Comme je le comprends !

Pour la première fois depuis le début de cette horrible journée, je me détends. C’est étrange, je sais
que cet homme ne me dit pas tout, pourtant, je me sens étonnamment sereine et surtout, ce qui est nouveau
pour moi, en sécurité auprès de lui. Je ferme les yeux, bien décidée à profiter de l’instant.

Je les rouvre lorsque les lèvres de Bruce se posent sur les miennes avec une grande douceur. Je sens
qu’il me laisse décider de l’intensité de ce baiser, le premier depuis que nous avons fait l’amour. J’y
réponds avec une passion qui le surprend autant qu’elle le ravit. Nous nous embrassons longuement.

Pour la première fois, je ressens l’envie de faire vraiment confiance à un homme. J’ai l’intime
conviction qu’avec lui je parviendrai bientôt à m’abandonner au-delà d’une nuit, à réellement partager
une histoire avec lui. Cette certitude s’impose avec calme et cela me fait un bien fou, comme si un poids
se retirait de mes épaules.

Peut-être que je ne suis plus si seule après tout ?

Un désir très fort pulse dans mes veines. Alors que nous nous embrassons encore et encore au milieu
des roses, je me sens plus audacieuse que d’habitude. Je laisse mes mains se promener sur lui. Bruce
m’attire encore plus à lui et je sens qu’il partage mon envie. Je le laisse m’entraîner dans un recoin
sombre de cet incroyable jardin et accueille en gémissant ses mains, ses baisers, son désir…

Quand Bruce me dépose devant chez moi, il m’embrasse une nouvelle fois avec une grande douceur. Je
lui rends son baiser, et un autre. Je n’ai pas envie de le laisser. J’aime son sourire, ses yeux brillants et
surtout, cette grande impression de sérénité.

– Bonne nuit, Nina, murmure-t-il.


– Bonne nuit, Bruce.

Il me semble que l’odeur des roses me suit jusque dans mes rêves.
19. Une mise au point nécessaire

À mon réveil, je me sens particulièrement bien. J’ai dormi d’une traite et me sens pleine d’énergie.
Pendant que mon café coule, j’appelle la maison de repos : Elsa est calme. Le docteur Smith juge même
son état rassurant.

Si seulement cela pouvait durer !

Ma tasse fumante à la main, je repense à ma soirée avec Bruce. Le bar et la roseraie sont magiques.
Tout y est si calme, si intemporel !

Le lieu parfait pour vivre une histoire comme la nôtre.

Une passion interdite… Une relation compliquée et contraire à tous mes principes. Pourtant, au fond
de moi, je sens qu’elle peut marcher. Nous sommes restés assez discrets pour ne pas attirer l’attention.
Bien sûr, il y a l’enquête. Mais jusqu’à présent, j’ai réussi à gérer d’un côté les attentes de mon métier, de
l’autre mon attirance pour Bruce.

Ce sentiment de bien-être et de plénitude est si nouveau qu’il me fait presque peur. Mes yeux se posent
alors sur l’immense bouquet qu’il m’a envoyé. Mon sourire revient immédiatement.

Parfois, il faut peut-être juste faire confiance…

La journée est magnifique. Je m’élance pour mon jogging matinal, prête à croquer la vie comme
jamais. J’arrive au commissariat en sueur… et heureuse.

Quelques minutes plus tard, une fois rafraîchie et changée, j’arrive dans l’open space, où je trouve
Josh en conversation avec Judith Barlow.

Il est bien matinal…

La vieille dame, toujours très élégante, est accompagnée d’un jeune homme qui lui ressemble
beaucoup : même profil racé, mêmes pommettes hautes, même nez fin.

– Bonjour Nina. Je te présente Ben, le fils de M


me
Barlow.
– Enchantée, dis-je en lui serrant la main.

Il a une poigne ferme et un sourire contagieux.

– Moi de même, officière. Pouvons-nous parler dans un endroit moins exposé ? demande-t-il en
observant autour de lui l’open space en pleine effervescence.
– Bien entendu, déclare Josh, aimable. Il y a un bureau inoccupé par ici.

Normalement, quand un témoin demande à parler à un officier dans le cadre d’une enquête, il est reçu
dans une salle d’interrogatoire. C’est la procédure. Mais dans le cas d’une des plus riches familles de la
ville, nous faisons une exception.

Au moins quelque chose que le commissaire ne pourra pas nous reprocher.

En passant devant mon poste de travail, j’attrape un bloc-notes et un stylo.

Une fois que nous sommes tous assis, Josh sourit :

– Que nous vaut le plaisir de votre visite, madame Barlow ?

Je trouve Josh un peu trop cérémonieux, même face à un notable. Je tapote mon bloc avec mon stylo,
pour capter son attention. Lorsque nos regards se croisent, je hausse les sourcils. Mais je baisse
rapidement les yeux : Judith nous scrute avec curiosité. Elle attend d’être sûre que nous l’écoutons pour
prendre la parole :

– Je ne voulais pas vous déranger, officier, commence-t-elle en se tordant les mains. Je sais que vous
êtes très occupés, en partie à cause de moi et…
– Maman s’il te plaît, va à l’essentiel, lui conseille gentiment Ben en posant sa main sur celle de sa
mère pour l’apaiser.

Il semble très prévenant envers elle, mais je sens qu’il a aussi à cœur de ne pas s’éterniser ici.

C’est un médecin. Il a l’habitude d’être efficace. Ça se sent.

– Oui, tu as raison, mon chéri.

Ses yeux brillent quand elle le regarde, mais se voilent dès qu’ils reviennent sur nous. Elle respire
profondément comme si ce qu’elle s’apprête à nous dire lui pèse énormément.

– J’ai reçu ceci par la poste ce matin, c’est un courrier anonyme, dit la vieille dame.

Elle nous tend une photo qui représente une peinture. On y voit une chevelure de femme. Le blond
foncé chatoyant explose sur toute la toile. Le dessin est réaliste au point qu’il donne envie de passer ses
doigts dessus pour sentir la texture des cheveux, dont la masse est si importante qu’on devine à peine la
peau blanche et laiteuse d’un dos. Ils tombent en cascade de boucles jusque sur les reins du modèle.
Même sur un cliché, on note tout de suite que le peintre possède une réelle maîtrise de son art.

– De quoi s’agit-il ? demande Josh, qui attend plus d’informations pour se prononcer.

En ce qui me concerne, je suis persuadée que c’est un tableau de Charles Willington. Lors de mes
nombreuses recherches sur Internet depuis le début de l’enquête, j’ai eu le temps de m’imprégner de son
œuvre. J’ai découvert qu’il a fait une série de peintures représentant des parties du corps. Je n’ai pas vu
de chevelure, mais ce tableau est du même style.
Malgré ma conviction, je me retiens de demander confirmation pour ne pas influencer le témoin.

– Eh bien… c’est moi, dit Judith en baissant les yeux.

Josh et moi restons une seconde sans voix devant cette réponse inattendue. En face de nous, Ben sourit
franchement.

– Vous voulez dire que ce sont vos cheveux ? demande mon coéquipier.
– Tout à fait, confirme Judith.
– Ma mère était l’égérie de Charles Willington, intervient Ben sans imaginer que nous le savions déjà,
j’ai l’habitude de voir l’étonnement des gens quand ma mère évoque son passé de modèle. Cela me fait
toujours sourire. Tout le monde ne voit que la vieille dame. Pour moi, elle reste la plus belle femme du
monde

Je l’aime bien. Il est touchant. Je suis sûre qu’il aime profondément sa mère ; il lui témoigne beaucoup
d’affection.

– Donc, il s’agit d’un de ses tableaux ? finis-je par demander pour recentrer la conversation.

Judith ne répond pas immédiatement. Elle fronce les sourcils en fixant la photo que vient de lui rendre
Josh.

– C’est toute la question. Vous voyez, je connais bien l’œuvre de Charles. Il a fait de très nombreux
dessins qui me représentent.

Une cinquantaine, selon mes recherches…

Je ne peux retenir un sourire devant cette marque de vanité bien légitime de la part d’un ex-modèle.
Heureusement, Judith le prend pour un encouragement à poursuivre :

– Je connais presque entièrement l’œuvre de Charles.


– Tu l’as déjà dit, maman, sourit Ben.
– Justement. Je dis bien « presque ». L’une des rares fois où j’ai cru acheter un tableau de Charles que
je ne connaissais pas, j’ai découvert qu’il s’agissait d’un faux. Et même si je sais qu’il a dessiné mes
cheveux à plusieurs reprises…

La fin de sa phrase se perd dans ses pensées. Nous attendons qu’elle reprenne le fil de la conversation
pour ne pas la brusquer.

– … je ne me souviens absolument pas de ce tableau, finit Judith. Mais vous savez, ça ne veut sans
doute rien dire : c’était il y a si longtemps. Charles, cet homme extraordinaire, nous a quittés il y a tant
d’années…

Elle a les yeux humides. Sans un regard pour nous, elle se blottit contre son fils, que ce débordement
d’émotions ne semble pas surprendre. Il lui caresse le dos en attendant qu’elle se calme. Lorsqu’elle
semble s’être apaisée, il prend la parole :
– Ma mère est un peu perturbée par les récents événements. Elle a tenu à vous montrer cette photo dès
qu’elle l’a reçue.
– Avez-vous conservé l’enveloppe ? demande Josh, heureux de pouvoir se rattacher à du concret.
– Hélas, non ! répond Judith. C’était une de ces enveloppes ordinaires en papier kraft. Je l’ai jetée
dans le broyeur avec d’autres papiers sans importance.

Dommage.

– Vous vous souvenez peut-être du timbre ? demande Josh sans se décourager.

Mais elle secoue la tête, désolée.

– Ce n’est pas grave, la rassure mon coéquipier. Nous allons rechercher dans nos bases de données.
Avez-vous pu m’apporter la toile dont nous avons parlé hier ?

Je regarde Josh sans comprendre.

De quoi parle-t-il ? Et pourquoi m’évite-t-il du regard tout à coup ?

– Oh oui, bien sûr ! s’exclame la vieille dame toute ragaillardie. La voici.

Elle demande à Ben de lui tendre un sac dont elle sort un petit tableau représentant un lac en bordure
d’une forêt à la tombée du jour.

– J’ai bien fait de vous appeler hier. En réfléchissant, je me suis rappelée que j’ai acquis ce paysage à
peu près à la même époque. Je ne sais plus par quel biais… J’ai oublié. Par contre, j’ai toujours cru qu’il
s’agissait d’un tableau de Charles.
– Merci, dit Josh, en s’emparant du cadre. Nous allons l’analyser.

Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ?

Mon coéquipier se lève et va chercher un sachet transparent dans lequel il met l’objet pour l’envoyer
au laboratoire.

– Vous ferez attention à ne pas l’abîmer, n’est-ce pas ? C’est un souvenir, précise Judith en reniflant
discrètement.
– Bien sûr, ne vous inquiétez pas, madame Barlow. Nous vous le rendrons intact ; très rapidement.

Il s’avance peut-être un peu, non ? Le labo n’a pas que notre enquête à traiter et une affaire de
trafic d’œuvres d’art ne sera jamais prioritaire sur un meurtre…

– Merci encore de vous être déplacée, madame Barlow. C’est très aimable à vous.

Je les suis jusqu’à la porte et attends que la mère et le fils aient quitté les lieux pour interpeller mon
coéquipier :

– Tu as bien avancé, dis-moi !


– Je n’ai rien fait, répond Josh calmement. Judith Barlow m’a appelé hier pour me dire qu’elle s’était
souvenue qu’elle possédait une toile dont elle ignore l’authenticité et qui doit dater de la même époque.
Pour tout te dire, je pense que cela ne nous mènera pas bien loin.
– D’accord, mais toi, tu peux dire que tu as ouvert une nouvelle piste sans m’avoir prévenue, lancé-je
amère.
– Que veux-tu dire ?
– Je croyais que nous formions une équipe !

Josh me regarde longuement, puis botte en touche :

– Tu veux un café ?
– J’aimerais que tu me répondes, insisté-je sans bouger.
– Pas ici. Tu as raison, il faut qu’on parle, mais hors du commissariat.

Je le suis, stupéfaite. Je connais encore mal mon coéquipier, mais je ne l’imagine pas avoir des
secrets, ni pire, avoir besoin de se cacher pour les révéler.

Qu’est-ce qui lui prend ?

Nous nous rendons dans un bar à flics, situé à quelques rues du commissariat. Je n’y viens jamais.
C’est le genre d’endroit où mon père adore se rendre, pour déjeuner ou prendre un verre avec son équipe.
La serveuse, une femme rondelette d’un certain âge, identifie Josh et l’accueille avec un grand sourire :

– Bonjour officier ! Un café et un croissant ?


– Bonjour Martha. Juste un café pour moi, s’il vous plaît. Tu prends quelque chose ?
– Un café, s’il vous plaît, murmuré-je en regardant tout autour de moi.

À cette heure, il n’y a personne. Tous les collègues sont en patrouille ou au bureau. Je suis mal à
l’aise. Martha dépose une cafetière fumante et deux grandes tasses devant nous avant de s’éloigner. Dès
qu’elle n’est plus à portée de voix, je demande :

– Que faisons-nous là, Josh ? Je ne comprends pas.

Il boit une tasse complète avant de me répondre en me regardant dans les yeux :

– Nina, j’ai creusé du côté de Bruce Willington.

Mon ventre se contracte, comme sous l’effet d’un coup violent. Je me fige. Dans ma tête, la tempête
gronde. Une petite voix m’exhorte au calme.

Respire. Concentre-toi. Reste vigilante. Laisse-le parler.

Mais Josh poursuit, implacable.

– L’attitude agressive qu’il a eue envers nous quand nous sommes venus l’interroger à son bureau, puis
le nom de sa mère qui apparaît dans une précédente affaire de trafic d’œuvres d’art…
– Mais elle a été blanchie ! m’écrié-je, prenant instinctivement la défense de Bruce.
Il balaie l’argument d’un geste de la main et continue :

– Puis, Judith Barlow nous apprend qu’il peint comme son grand-père… Je ne pouvais pas laisser
passer des coïncidences aussi énormes, Nina.
– Bien sûr, oui… marmonné-je, de moins en moins sûre de moi.

Évidemment, il a raison. J’aurais sans aucun doute suivi le même cheminement si je ne m’étais pas
laissé séduire par le beau milliardaire… Une chose m’intrigue :

– Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?


– Je sais que vous êtes ensemble.

Mon premier réflexe est de nier alors que je m’y étais refusée quand j’avais imaginé une telle
situation :

– Tu dis n’importe quoi ! m’exclamé-je

Je manque de conviction. J’ai du mal à avoir les idées claires. Dans une ultime tentative pour m’en
sortir, je tente de le provoquer pour savoir s’il est sûr de ce qu’il avance ou s’il le soupçonne
simplement. J’ai besoin de le faire réagir :

– Ne serais-tu pas simplement jaloux ? insinué-je. Tu cherches à me faire payer le fait que tes avances
ne te mènent nulle part avec moi !

Mais Josh continue à me regarder avec un sourire triste. Il reste très calme.

– Tu n’y es pas du tout, déclare-t-il en secouant la tête. Ce n’est pas grave. Je ne dirai rien à personne.

Je me sens pathétique, je n’ose croire que tout ça est réel. Je vois bien que mon collègue est certain de
ce qu’il avance ; en connaître l’origine n’a plus vraiment d’importance.

Bien sûr, je savais que ça pouvait arriver. J’ai déjà vécu ce moment d’angoisse et il faut croire que de
ne pas m’être fait pincer la première fois m’a donné envie de recommencer. J’agis comme une
adolescente depuis que j’ai rencontré Bruce. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.

Je fais un signe de tête qui peut passer pour un aveu ou un merci à Josh. Je ne peux pas articuler un
mot, j’aimerais pourtant m’expliquer mais j’en suis incapable.

– Écoute, Nina, me dit Josh d’une voix lasse, Bruce Willington ne coupera pas à l’interrogatoire.
– Pour quels motifs ? demandé-je, retrouvant ma voix, bien plus affectée que ne devrait l’être
l'officière Connors devant une simple notification.
– Trop de coïncidences. Les experts ont réussi à dater la fausse toile précisément et j’ai reçu les
données bancaires que nous avions demandées. J’ai essayé de chercher des mouvements financiers qui
coïncideraient avec les dates d’exécution des toiles…

Encore quelque chose dont il m’a écartée, même si maintenant je sais pourquoi. Dire que c’est moi qui
lui avais suggéré cette recherche bancaire et qu’il a préféré me cacher le résultat. Je suis clairement
devenue un mauvais flic dont son propre coéquipier se méfie. Ce constat me fait mal mais je réalise que
malgré tout je n’arrive pas vraiment à regretter mes choix. La soirée d’hier m’a donné confiance en Bruce
et je veux encore croire que Josh se trompe. J’attends la suite avec anxiété.

– J’ai découvert que précisément après l’achat du tableau par Judith le jeune Bruce a commencé à
verser de petites sommes en liquide sur son compte.
– Ça ne prouve rien, le contré-je.
– Ce fait seul ne veut rien dire, je te l’accorde, admet Josh. Mais ces versements réguliers font au final
une somme assez importante. Et puis le tableau n’a pu être réalisé que par un artiste ayant une grande
maîtrise de la technique de Charles Willington. Qui mieux que son petit-fils et apprenti ? Tout concorde
beaucoup trop, Nina, je suis désolé.

Il a raison, c’est une évidence.

Bruce est devenu le principal suspect de mon enquête.

Pourquoi lui ai-je fait confiance ? Pourquoi ai-je écouté mon traître de cœur ?

N’ai-je donc rien appris des hommes ?

Je sens la colère contre Bruce me submerger : cet homme m’a fait croire que tout était possible. Mais
je suis surtout en colère contre moi ; je suis anéantie non pas à l’idée qu’il m’ait menti, puisque je le
pressentais et qu’il n’a jamais prétendu le contraire, mais parce que j’avais l’impression d’avoir trouvé
en Bruce le seul homme que je puisse aimer…

Et auquel je dois renoncer.


20. Douloureuse confession

Je me sens tellement stupide ! Je me suis fait avoir comme une bleue par un beau parleur, qui a presque
réussi à me convaincre de son innocence ! Je l’aurais défendu contre le monde entier, mais je ne peux
ignorer les découvertes de Josh. Et dire que j’ai douté de lui, que j’ai mis en danger notre enquête et notre
équipe !

– Je suis désolée, Josh, commencé-je, désemparée. Je n’ai aucune excuse pour t’avoir trahi. Si tu
savais comme je m’en veux !

J’ai les larmes aux yeux.

– Tu n’as pas à te punir, Nina, me dit Josh, calmement.


– Si, justement, m’écrié-je éperdue. J’ai perdu mon objectivité, j’ai été…
– … manipulée. Par un homme qui n’en est visiblement pas à son coup d’essai. Mais j’imagine que tu
t’en doutes : tu vas devoir te retirer de l’enquête. Tu es trop impliquée.

Je ferme un instant les yeux. Je m’en doutais. C’est la procédure logique, et je ne peux pas lui en
vouloir de raisonner ainsi. Mais au fond de moi, une lueur rebelle s’est allumée. Je ne me laisserai pas
faire par Bruce, et je ne lui sacrifierai pas ma carrière. La plus belle des revanches sera pour moi de le
faire emprisonner, avec pertes et fracas.

Mais pour ça, il faut que j’arrive à convaincre Josh. Je prends une profonde inspiration et rouvre les
yeux pour planter mon regard dans le sien.

– Non, établis-je.

Calme. Sereine. Professionnelle.

Josh hausse un sourcil.

– Non ? répète-t-il.
– Non, je refuse de lâcher l’enquête, complété-je d’un ton égal, malgré la tempête qui fait rage en moi.
J’ai été bernée, je m’en veux et je m’en excuse. Mais je te demande de me laisser une chance de me
rattraper.

Josh me jauge du regard un long moment. Je m’efforce de rester immobile. Mon avenir professionnel
se joue sur cette décision : si Josh m’écarte, cela se saura au commissariat. Auprès de mon père. On
voudra savoir pourquoi. Et surtout, on me reléguera aux tâches les plus simples. Car après tout, si un flic
expérimenté m’a éjectée, c’est que je ne suis pas efficace, n’est-ce pas ?

Je retiens mon souffle, mais Josh semble trouver dans mes yeux ce qu’il cherchait.
– D’accord, finit-il par dire.

Mon cœur, qui semblait s’être arrêté, repart follement.

– Mais j’ai une condition : ce sera à toi d’arrêter Bruce.

J’acquiesce, faisant taire la petite voix en moi qui veut encore croire en l’innocence de mon amant.

Mon ex-amant !

– Te sens-tu prête à te confronter à Bruce Willington ?


– Oui.

En réalité, je meurs de trouille. Seule la rage de m’être fait berner par cet homme me fait tenir.

– Très bien. Il est inutile de demander un mandat d’arrêt avec les preuves que nous avons, m’explique
Josh. Pour arrêter un citoyen « ordinaire », un juge trouverait déjà ça léger. Alors pour mettre en cage
l’un des hommes les plus riches de la ville…
– Alors que proposes-tu ?
– Je veux que tu l’interroges et que tu le fasses avouer, laisse tomber Josh. Il nous faut des aveux.
– Très bien. Allons-y, rétorqué-je en serrant les dents.

Nous nous levons. Tandis que Josh paie nos cafés, je vais l’attendre dans la voiture. Je respire
profondément pour tenter de retrouver un peu de sérénité.

Mon coéquipier prend le volant.

– Il faut que je te dise autre chose, Josh : Bruce m’a confié que Judith Barlow et Charles Willington
étaient plus que des amis lorsqu’elle posait pour lui.

Bruce ne pensait certainement pas que je me servirais de ses confidences dans mon enquête. Mais le
sceau du secret ne tient plus, puisque tout n’est que mensonge entre nous. Josh considère cette nouvelle
information, puis me dit :

– Une femme amoureuse… Ça se tient. Je comprends mieux pourquoi elle n’a pas demandé de
certificat d’authenticité. Elle n’en avait pas besoin.

Je hoche la tête.

– Elle a eu un coup de cœur en voyant le tableau et elle s’est fait avoir.

Comme moi…

Josh semble suivre le cheminement de mes pensées, car son masque professionnel se craquelle un peu
et il m’adresse un sourire compatissant.

– Tu n’es ni la première ni la dernière à succomber à un menteur manipulateur. Je sais, continue-t-il


alors que j’allais protester, les conséquences auraient pu être graves et tu as manqué de jugement. Mais ça
arrive. Et l’important, c’est que tu sois prête à te rattraper. Tu as retrouvé ton compas moral.

Je hoche la tête, à la fois déchirée et rassurée. Pour le retrouver, c’est que je l’ai perdu, non ?

– En tout cas, continue Josh, je peux te rassurer sur un point : je ne dirai rien à personne.
– Josh, je… merci.

Les mots me manquent. Moi qui croyais qu’il allait me clouer au pilori, voilà qu’il fait tout pour que je
m’en sorte. Je me rends compte que j’ai face à moi le véritable Josh, loin du personnage qu’il joue devant
les autres officiers. Et à lui, je peux faire confiance.

– Je comprends mieux que personne l’importance de taire certains secrets, ne t’inquiète pas, précise-t-
il en fixant à nouveau la route.

Un pli amer s’est dessiné sur son visage. De quel secret parle-t-il ?

Mais au moment où je vais l’interroger, son téléphone portable sonne. Après les salutations d’usage, je
vois le visage de mon coéquipier se transformer une nouvelle fois : il fronce les sourcils, visiblement
contrarié.

– Vous êtes sûr ? Maintenant ?

J’interroge Josh du regard, mais il me fait signe de patienter.

– Très bien. Je comprends. Oui, j’arrive. Non, dites-lui de m’attendre. À tout de suite.

Nous nous garons devant l’immeuble qui abrite le bureau de Bruce au moment où il raccroche. Je suis
plus chamboulée que je ne le voudrais. Si je pouvais être aussi confiante que la dernière fois que j’ai mis
les pieds ici ! J’étais prête à tout pour faire mes preuves, heureuse de participer à mon premier
interrogatoire sur le terrain.

Évidemment, je ne m’attendais pas à rencontrer un homme tel que Bruce…

– Je suis désolé, mais une urgence requiert ma présence au commissariat, dit Josh en se passant la
main sur le visage.
– Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je, inquiète de le voir si sombre tout à coup.
– Je ne sais pas exactement, mais il faut que j’y aille. Si tu préfères, on reporte l’interrogatoire.

Il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre.

– Non. Je vais m’en occuper.


– Tu es sûre ?

Il n’a pas l’air convaincu. Je le comprends. Je m’apprête à interroger un homme avec qui j’ai eu une
relation intime. À sa place, je douterais aussi.

En réalité, je suis terrifiée mais je sais qu’il faut que je le fasse. Je hoche la tête.
– Ça ira. Je t’assure. Je te promets de revenir avec les aveux dont nous avons besoin.

Il ne faut surtout pas qu’il me demande comment je vais y parvenir… Je ne le sais pas moi-même.

Josh me regarde un long moment.

– Reste concentrée sur ton objectif. N’hésite pas à le vouvoyer pour mettre de la distance entre vous. Il
faut qu’il sente que c’est toi qui diriges.

Je hoche la tête.

– D’accord. Appelle les collègues pour qu’ils t’envoient une voiture pour te ramener quand tu auras
fini, ajoute-t-il. Je dois me dépêcher.
– Pas de souci.

L’idée de peut-être devoir emmener Bruce dans une voiture de police, menotté comme n’importe quel
coupable, me fait frissonner.
21. Combat intérieur

Je sors mon badge et le montre à l’hôtesse d’accueil. Je vois ses yeux s’arrondir, mais elle retrouve
rapidement son air professionnel.

– Bonjour, dis-je d’un ton égal, contenant la colère froide qui m’anime. Officière Nina Connors.
Veuillez prévenir M. Willington que la police veut le voir.
– Tout de suite, madame.

Je m’engouffre dans l’ascenseur après l’avoir remerciée. Durant la montée, je suis gonflée à bloc : je
me répète en boucle que cet homme m’a menti, qu’il est probablement coupable et qu’il a volontairement
entravé mon enquête.

Bruce m’accueille dès ma sortie de l’ascenseur. Je me fige en voyant son sourire radieux :

– Nina ! s’exclame-t-il en ouvrant les bras. Tu es seule ? Quand on m’a averti que la police voulait me
voir, je pensais que tu serais avec ton collègue…

Sa voix sensuelle, ses yeux rieurs, ses mains qui se tendent vers moi sont autant de détails qui me
sautent au visage et m’atteignent au cœur. Raide comme la justice, je m’assure tout d’abord de bien mettre
une distance de sécurité entre lui et moi. Je sais trop comment je réagis lorsque nous sommes trop
proches l’un de l’autre.

– C’est officière Connors, dis-je en passant devant lui.

Ne pas le regarder. Ne pas tenter de lire sur son visage. Pas encore. C’est trop tôt.

Je lui tourne le dos et attends qu’il me fasse entrer dans son bureau. Il m’ouvre la porte sans rien
ajouter.

Une fois seuls, nous nous toisons un moment en silence. Contrairement à ce que je craignais, je ne
flanche pas. C’est même le contraire. Je sens la colère me submerger. Face à moi se trouve un homme à
qui j’ai accordé ma confiance et qui l’a piétinée. Bruce a repris l’expression indéchiffrable que je lui
connais bien. Sait-il pourquoi je suis là ? En a-t-il seulement une idée ?

– De quoi souhaites-tu que nous parlions ? me demande-t-il d’une voix étrangement basse, en me
regardant dans les yeux.
– Il est temps d’avouer, monsieur Willington. Commençons par le début : comment avez-vous vécu
après la mort de votre mère ? Nous avons consulté vos comptes en banque. À l’époque où Judith Barlow
a acquis son faux tableau, vous avez commencé à y verser régulièrement de petites sommes d’argent.
D’où viennent-elles ?
– Assieds-toi, s’il te plaît.
– Hors de question. Je vous demande de bien vouloir répondre à mes questions.

Il ne laisse toujours rien paraître. Si je n’avais pas vu les preuves, si je ne savais pas que tout ce que
j’ai avancé est vrai, son attitude pourrait me faire douter. Mais je ne le lâche pas du regard. Il finit par
baisser les yeux. Quand il les relève, j’y lis une grande lassitude et… de la tristesse. Beaucoup de
tristesse. Mon premier réflexe est de me précipiter vers lui pour effacer sa douleur, de le réconforter.
Mais heureusement, ma raison reprend le dessus : qui me dit qu’il ne joue pas encore la comédie ? Il sait
sur quels boutons appuyer avec moi, il pourrait très bien essayer de m’attendrir.

Je reste donc stoïque, même si une partie de mon cœur saigne en silence. Bruce prend une profonde
inspiration et va s’asseoir à son bureau. Ce symbole de pouvoir semble dérisoire aujourd’hui.

Je suis bouleversée. Cela ne colle pas avec l’image d’odieux manipulateur que je me suis forgée de
Bruce. Il avance deux chaises :

– Faut-il que j’appelle un avocat ? demande-t-il calmement.

Je me fige. C’est presque un aveu de culpabilité !

– Ce n’est pas ce que tu crois, reprend-il aussitôt. Ce que je veux savoir, c’est si je peux parler à Nina
Connors, en toute confiance, si elle attendra pour me juger que j’aie terminé. Ou si je n’ai affaire qu’à
l’officière Connors, qui s’est fait son idée et ne me laissera pas m’expliquer.
– Pourquoi, votre version serait différente dans l’un ou l’autre cas ?

Je refuse catégoriquement de me laisser entraîner dans ses petits jeux. Bruce serre et desserre les
poings. Aucun de nous ne détourne le regard, c’est un affrontement où chacun blesse l’autre avant même
d’avoir décoché la première flèche. Mais je refuse de céder la première.

Bruce finit par se passer la main dans les cheveux, puis pose les deux mains à plat sur son bureau. Un
geste de défaite.

– J’avoue. Je suis le faussaire que tu recherches.

Je croyais que mon monde était à terre, j’avais tort. Jusque-là, ma tête savait, mais mon cœur, encore
lui, gardait le silence, refusant de voir l’évidence. Maintenant, il sait.

Et voilà. L’homme en qui j’ai cru admet m’avoir menée en bateau. Bravo la bleue !
22. Coupable !

Mes mains tremblent. Je lutte pour rester debout, pour l’écouter et pour graver tous ses propos dans
ma mémoire. Bruce commence son récit, ses yeux plantés dans les miens. Il a une voix calme, posée,
comme si réveiller les fantômes du passé ne lui faisait plus peur :

– À la mort de ma mère, alors que je pensais recevoir une fortune, j’ai découvert qu’elle avait
dilapidé tout l’héritage de mon grand-père. À cette époque, je faisais les Beaux-Arts à Paris. J’étais loin,
inconsolable car j’avais perdu mon grand-père et mentor ; je me concentrais sur ma peinture. J’ignorais
tout de l’état des finances de la famille. En quelques semaines, j’ai pris des décisions qui allaient
bouleverser ma vie : j’ai arrêté mes études, je suis rentré aux États-Unis et j’ai dû vendre les meubles, les
toiles de mon grand-père, pour faire face aux créanciers. Ça n’a pas suffi. Quand la maison dans laquelle
j’avais passé les moments les plus heureux de ma vie a été mise aux enchères, j’étais désespéré.

Sa voix commence à trembler :

– Alors que tous les prétendus amis de ma mère me tournaient le dos, j’ai reçu un message anonyme.
On me proposait un demi-million de dollars pour réaliser douze toiles et les signer Charles Willington.
– Comment l’avez-vous reçu ? demandé-je alors qu’il reprend son souffle.
– Pardon ?

Je n’ai pas pu retenir ma question. J’ai l’impression de le sortir de son souvenir. Il fronce les sourcils,
semble un peu déconnecté.

– Le message anonyme. Comment est-il arrivé jusqu’à vous ?

Je sens que chaque vouvoiement est une claque, surtout maintenant, alors qu’il me livre sa confession.
Mais c’est nécessaire si je veux garder une distance indispensable. Ce n’est pas Bruce qui me raconte son
passé. C’est M. Willington, mon témoin devenu suspect, qui m’offre les armes de sa condamnation.

– Dans une enveloppe blanche dans ma boîte aux lettres. Je ne sais rien sur son expéditeur.
– Avez-vous gardé cette lettre ? demandé-je.
– Oui.

Son regard s’est voilé.

– Je peux la voir ?

Alors que je m’attendais à une réponse évasive, Bruce se lève et va chercher un papier dans le tiroir
de son bureau. Quand il remarque ma surprise, il s’explique :

– Je ne veux pas oublier. Jamais.


Je hoche la tête. Bruce a dû la manipuler un certain nombre de fois et je suis persuadée que les experts
de la police scientifiques ne trouveront pas d’autres empreintes que les siennes. Néanmoins, je m’en
empare à l’aide d’un mouchoir avant de la glisser dans un sachet en plastique transparent. Quelques mots
tapés à la machine sur un papier blanc ordinaire.

Je n’ai ni mandat de perquisition ni commission d’un juge. Je demande donc la permission à Bruce
d’emporter les documents. Il me la donne avec un sourire las.

– Êtes-vous sûr de ne pas vouloir faire appel à un avocat ? demandé-je.

Il balaie ma question d’un geste.

– Faire des faux est contraire aux valeurs que Charles m’a inculquées : la loyauté, la responsabilité et
l’honnêteté. Je l’ai trahi. Je ne me le suis jamais pardonné.

Il me regarde et je sais qu’il ne ment pas. Je ne l’ai jamais vu dans cet état : vulnérable, perdu… Ce
n’est pas l’homme que je connais. Mon cœur sait qu’il est sincère, mais ma raison est face à un fait
qu’elle ne peut nier : Bruce est coupable.

Il prend une longue inspiration.

– Pourtant, je l’ai fait. J’ai réalisé douze tableaux. Chaque fois que j’en finissais un, je devais le
déposer dans une boutique désaffectée au sud de la ville. Je te donnerai l’adresse tout à l’heure, précise-
t-il, alors que je m’apprête à la lui réclamer. Le lendemain de la livraison du douzième, alors que
j’envisageais sérieusement d’aller me dénoncer à la police, j’ai trouvé une enveloppe avec l’argent dans
ma boîte aux lettres. J’étais à la fois mortifié et soulagé : j’ai pu récupérer la maison et payer les dettes
de ma mère.

Je fronce les sourcils : ces mouvements de fonds n’apparaissent pas dans les relevés que m’a montrés
Josh. Bruce comble cette lacune sans que j’aie besoin de lui demander d’éclaircissement :

– Tout s’est fait sous la table, par versements de petites coupures. C’est fou comme de grosses sommes
peuvent acheter une discrétion totale… Personne n’a posé de questions. Tous les créanciers ont empoché
les sommes et ont disparu sans piper mot. Après tout, cette solution les arrangeait autant que moi ! Par la
suite, j’ai versé ce qui me restait par petits montants sur mon compte pour ne pas attirer l’attention. J’ai
également trouvé un moyen de me procurer des faux papiers pour me vieillir. Je suis devenu majeur grâce
à ma nouvelle carte d’identité car je n’avais plus personne et voulais être libre de gérer ma vie comme je
l’entendais.
– Saviez-vous que Judith Barlow avait acheté deux toiles contrefaites ? demandé-je sans cesser de le
sonder du regard.
– Non. Je n’ai jamais revu ces tableaux. Je m’en veux d’autant plus qu’elle est victime de mon forfait
aujourd’hui.

Quelque chose ne colle pas. Je regarde autour de moi avant de demander :

– Et votre héritage ? Charles ne peut pas ne rien vous avoir légué !


– Si bien sûr, rétorque Bruce avec un sourire désabusé. J’ai hérité cette année, pour mes 30 ans.
– Mais… pourquoi seulement maintenant ?
– Pour m’apprendre la vie ! Charles ne voulait pas que tout soit trop facile. Il fallait que je fasse mes
armes, tu comprends ? Je ne suis donc entré en possession de sa fortune et de son œuvre qu’à mes 30 ans.
– Pouvez-vous m’en donner la preuve ? demandé-je, toujours dans mon rôle.

Bruce se lève et contourne son bureau.

– Naturellement, officière, dit-il en ouvrant un coffre-fort caché derrière un tableau. Voici le testament
de mon grand-père.

Je feuillette le document. Effectivement, un codicille prévoit que l’intégralité des biens de Charles
Willington ainsi que son œuvre ne reviendront à Bruce qu’à ses 30 ans.

– En attendant cette date, j’ai travaillé d’arrache-pied. Mais il n’était plus question de peindre. Dès
que je touchais un pinceau, je me dégoûtais. Il est très rare que je prenne un crayon sans culpabilité, dit-il
en me regardant.

Je comprends qu’il pense à « notre » coucher de soleil sur le bateau. Moi aussi, mais je suis obligée
de chasser ce souvenir.

– Qu’avez-vous fait si vous ne peigniez plus ? demandé-je pour relancer l’interrogatoire.


– Je suis devenu ce que mon grand-père méprisait le plus dans son métier, même s’il était bien obligé
de traiter avec eux : un marchand. Le plus ironique, conclut Bruce, c’est que je suis très doué pour
discerner une copie d’un original…

Il y a une vraie tristesse dans sa voix.

– Et depuis, ces tableaux n’ont jamais réapparu ? Ça paraît incroyable !


– En fait, si. Je pense même que celui qui m’a versé l’argent il y a treize ans suit ma carrière de très
près, me répond Bruce, l’air sombre.
– Pourquoi ?
– Quand j’avais 21 ans, j’ai signé mon premier gros contrat. Je suis devenu riche à mon tour. Le nom
des Willington recommençait à compter. Je n’en ai éprouvé aucune gloire, je n’avais fait que ce pour quoi
j’étais doué. Et ce n’était pas la peinture. Le lendemain de la signature, la presse est venue m’interviewer.
Un homme si jeune qui réussit si vite, ça intrigue ! Le soir même, je recevais une photo de chacun des
tableaux que j’avais réalisés.

Je suis sidérée. Tout cela n’a aucun sens !

Il retourne à son bureau et en sort une pochette.

– Je l’ai pris comme un rappel. Par la suite, à chaque fois que je négociais un gros contrat, je recevais
à nouveau une de ces photos. La personne qui me les envoie ne veut pas que j’oublie ce que j’ai accepté
de faire.
– Le maître chanteur exige-t-il de l’argent en échange ? Autre chose ?

Bruce secoue la tête.


– Rien. Il me fait juste savoir qu’il est là.
– Je ne comprends pas ce qu’il veut.
– Me tourmenter, j’imagine, rétorque Bruce avec un sourire amer.
– Pourquoi ne pas avoir cherché à savoir qui était derrière tout ça ?
– Au début, j’y pensais sans cesse. Ces photos m’ont torturé, longtemps. Il m’a fallu du temps, mais
finalement, j’ai décidé d’accepter ces rappels. Je les mérite, tu comprends ? Charles n’aurait jamais
admis que j’utilise les connaissances qu’il m’a transmises pour copier son talent.

Les idées se bousculent dans ma tête. Bruce est bien le faussaire, mais comme souvent dans la vie, rien
n’est aussi simple : quand il a réalisé ces faux tableaux, ce n’était qu’un gosse, sans un sou. Il a mal agi, il
aurait dû refuser, ne pas donner suite… En a-t-il seulement eu la possibilité ? Avait-il la maturité
nécessaire pour comprendre que c’était la seule chose à faire ?

Aucun juge ne le condamnera lourdement avec une telle histoire. Bruce saura s’entourer d’avocats
suffisamment compétents pour le sortir de là. Alors que c’est précisément ce que je voulais éviter en
venant le trouver.

Je comprends son histoire, elle me bouleverse. Pourtant, une part de moi lui en veut encore : il m’a
menti ! Mais je m’en veux surtout à moi-même pour ma faiblesse et mon manque de discernement. Je
l’observe avec méfiance.

Pourquoi me suis-je fourrée dans ce guêpier toute seule ?

À l’heure qu’il est, Josh m’attend sûrement au commissariat : il m’a demandé de revenir avec des
aveux. C’est fait. Bruce a dit la vérité, je le sais. En couchant avec un suspect, je me suis mise en danger.
Si je ne l’arrête pas, mon coéquipier n’aura pas d’autre choix que de faire un rapport à charge.

Avec ce genre de document dans mon dossier, autant démissionner : ma carrière est finie…

Bruce n’a pas bougé : il pose toujours sur moi un regard limpide dans lequel je lis l’attente.

– Bruce, tu es conscient que je ne peux pas ignorer ce que tu viens de me dire, n’est-ce pas ? demandé-
je, avec de l’inquiétude dans la voix.
– Je ne te le demande pas, Nina. Je ne t’ai pas raconté tout ça pour t’attendrir. De plus, je ne me
permettrais pas de mettre en cause ton professionnalisme. Mais je veux que tu saches une chose : j’avais
des secrets, c’est vrai, mais mes sentiments pour toi ont toujours été sincères, dit-il en se rapprochant de
moi.

Je sais qu’il dit vrai. Pour la première fois depuis que je le connais, je le crois sans réserve. Sans
doute parce que je ressens moi aussi quelque chose de fort pour cet homme.

Mais je ne peux pas ! Je n’ai pas le droit !

La petite voix de la raison hurle dans ma tête, tandis que mon cœur attend. Il ne fait pas le fier, il sait
très bien que je devrais n’écouter que mon bon sens et procéder à l’arrestation du coupable que nous
recherchons.
Plus mon envie de toucher Bruce grandit, plus je mets de l’espace entre nous. Je me lève et recule,
lentement, sans le quitter des yeux, le souffle court. J’ai l’impression de vivre un vrai déchirement : un
besoin viscéral de me protéger de moi-même et en même temps, l’envie presque irrépressible de le
toucher. À chaque pas en arrière que je fais, il en fait un en avant. C’est une étrange danse que celle-ci.
Nous ne nous touchons pas, mais nos regards s’accrochent.

Je finis par buter contre le mur, et Bruce s’arrête juste devant moi. Il ne me touche pas, ne me caresse
pas, mais tout son corps est tendu face au mien. Jamais on ne m’a désirée avec autant de force. Jamais un
homme ne s’est contenu aussi fortement. Il vibre presque de tension, son regard me brûle.

Sa main caresse ma joue avec une grande tendresse, tandis que mon souffle s’accélère.

L’urgence perce dans sa voix quand il se met à parler :

– Je sais que tout va changer, Nina. Je comprends que tu vas devoir m’arrêter. Mais j’ai une dernière
chose à te demander avant.

Dans ma tête, la voix de la raison se tait. Mon cœur bat à tout rompre.

– J’aimerais faire l’amour avec toi une dernière fois.

Je suis incapable de répondre. Mon corps le fait pour moi : je l’attire contre moi et l’embrasse avec
une fougue désespérée. Nos dents s’entrechoquent, mais cela n’a aucune importance. Seul compte le
moment présent.

Nos lèvres restent longtemps soudées, comme si nous prenions le temps de nous respirer avant de nous
étreindre. J’aimerais que cela suffise à arrêter le temps. Alors que je sais qu’il a autant envie que moi de
ce corps-à-corps, je ralentis mes gestes. Il me regarde sans comprendre tout d’abord, puis il saisit mon
intention : je veux graver sous mes doigts chaque courbe de son corps, car nous n’avons plus d’avenir
ensemble et le savons tous les deux.

Très lentement, je défais un à un les boutons de sa chemise. Sa peau dorée apparaît, à la fois douce et
ferme. Je laisse mes mains s’approprier son torse, parcourir son ventre et se rejoindre dans son dos.
L’émotion me submerge, je pourrais pleurer à l’idée de ne jamais revoir ce corps qui m’attire toujours
autant.

Bruce m’embrasse encore et encore. J’aime sentir sa langue s’enrouler autour de la mienne. Le contact
est à la fois sensuel et presque trop doux. J’ai envie de plus, de ne faire qu’un avec lui, qu’il m’aime
sauvagement.

Ses lèvres contre mon oreille, puis le long de mon cou me font frissonner. Le désespoir et un désir
puissant se mêlent en moi. Je gémis sous ses baisers mais parviens enfin à lui retirer sa chemise. Mon
cœur s’emballe à la vue du début du tatouage tribal sur son épaule.

Très délicatement, il me retire mon haut en coton rouge. Dessous, je porte une lingerie en dentelle de
la même couleur. Il enserre mes seins dans ses paumes chaudes pour les embrasser par-dessus le tissu.
Son baiser se transforme vite en morsure de moins en moins légère mais très excitante, en suçon qui me
fait crier et en délicieuses griffures. Il ne caresse plus ma poitrine, il s’en empare. Je le laisse faire avec
bonheur tandis que la chaleur qui embrase mon ventre se répand partout en moi. Je sens qu’en lui
l’urgence se dispute à la peur de ne plus jamais éprouver tout ça. Je ferme les yeux pour mieux en
profiter, pour tout oublier sauf ses mains sur ma poitrine. Mes gémissements s’élèvent dans la pièce,
irrépressibles.

Je m’agrippe à la ceinture de son pantalon comme une naufragée, pour le lui retirer. Ce n’est pas
facile : non seulement, il prend plaisir à se dérober, mais surtout, j’ai de plus en plus envie de me laisser
faire, tant le traitement qu’il fait subir à mes seins me procure du plaisir. Enfin, je parviens à détacher
assez de boutons pour y glisser une main.

Sans me laisser le temps de l’exciter davantage, Bruce tombe à genoux devant moi et ouvre mon
pantalon. Il fait glisser le vêtement sur mes genoux, sans toutefois me l’ôter complètement. Quand je fais
mine de vouloir le retirer moi-même, il me fait signe de ne pas bouger.

Je sens tout d’abord son souffle chaud par-dessus la dentelle. Il tire doucement sur le tissu pour
dégager mon sexe. Un frisson me parcourt tout entière lorsqu’il y pose sa langue. Ses mouvements sont
d’une précision diabolique. Très vite, j’oublie tout. Je dois me mordre la main pour ne pas crier de
plaisir. Il me lape en changeant de rythme, semble attendre que mon souffle se perde pour essayer une
autre caresse tout aussi envoûtante… Mon autre main s’est perdue dans ses cheveux : je maintiens sa tête
contre mon ventre tandis que je jouis en le suppliant mentalement de ne surtout pas s’arrêter.

Quand l’orgasme me prend, mes jambes tremblent et ne me soutiennent plus. Je glisse au sol, le
soutien-gorge toujours accroché mais de travers et le pantalon et la culotte aux chevilles. Je dois être
sérieusement décoiffée aussi. Pourtant, le seul effort que je fais pour paraître « présentable » est de
retirer mon pantalon et mes sous-vêtements pour les jeter non loin de moi.

Je trouve cette situation très troublante. Mon imagination tourne à plein régime, adoucissant la réalité
et ses désillusions : je suis nue au milieu du bureau d’un riche milliardaire. Je pourrais le chevaucher
sauvagement, ou au contraire, le laisser faire de moi ce qu’il veut… À ma grande surprise, cette idée
m’excite encore plus que les autres.

Je deviens dingue !

Dans un éclair de lucidité, je me souviens que je devais conduire Bruce au commissariat à l’issue de
notre « entretien ». Puis l’évidence me saute au visage : à l’instant présent, je m’en fiche totalement. Une
seule idée m’obsède : que Bruce me possède, me marque pour toujours.

Je peux voir à l’attitude de prédateur de Bruce qu’il est dans le même état d’esprit que moi. Mon
plaisir a stimulé le sien. Encore une fois, l’image du fauve s’impose à mon esprit.

Et elle me plaît. Beaucoup.

La bosse qui déforme son pantalon pourtant ouvert me confirme que mon amant est loin d’en avoir
terminé avec moi. Tant mieux : malgré ma jouissance, je ne me sens pas apaisée. Au contraire.

Bruce me dévore du regard. Ses yeux brillent et son sourire s’élargit. Tout rapport de force a disparu
entre nous. Mais la tension qui le remplace est tout aussi délicieuse. Nous savons l’un comme l’autre que
tout sera différent dans quelques heures. Mais pour l’instant, une dernière fois, nous nous efforçons de
vivre l’instant présent le plus intensément possible.

C’est la leçon que je tirerai de toute cette histoire. Je l’ai apprise à mes dépens.

Bruce se déshabille à son tour. Quand il apparaît, je n’ai d’yeux que pour son sexe fièrement dressé. Je
tends la main pour m’en saisir. Je le caresse jusqu’à faire gémir mon amant. Lorsque je vois dans ses
yeux qu’il est sur le point de perdre le contrôle, je fais signe à Bruce de s’allonger sur le sol. Il m’obéit
en souriant.

Je suis à nouveau survoltée. J’ai hâte de le sentir en moi, mais, comme tout à l’heure, je veux retarder
ce moment le plus longtemps possible.

Mon regard planté dans le sien, je le caresse avec de plus en plus de vigueur. J’aime sentir son sexe
palpiter et grossir au creux de ma paume. Puis je dépose de légers baisers sur son torse. Je veux garder
pour toujours en mémoire ce corps tentateur, ce goût d’intensité, ce regard fiévreux que j’aime tant. Je ne
me lasse pas de toucher sa peau douce et étrangement veloutée. Je remarque avec surprise que sous mes
lèvres son goût est légèrement piquant. Petit à petit, elles descendent vers le membre que je viens de
libérer. Lorsqu’elles s’y posent, tout le corps de Bruce tressaille et se tend. Je le prends en bouche avec
volupté. Ses gémissements m’encouragent dans cette caresse. Je m’amuse avec lui, heureuse de
provoquer tant de réactions : il gémit, pousse de petits cris et sa main me caresse les cheveux.

N’y tenant plus, Bruce tend la main vers le haut de mes cuisses, ses doigts fébriles caressent mon
clitoris. Dès qu’il me touche, une onde électrique me parcourt et me fait sursauter. Mon cri de surprise
semble l’amuser.

– Encore ? demande-t-il avec un sourire en coin.


– Oui… supplié-je dans un souffle.

Il continue de m’effleurer avec une lenteur exaspérante. Je voudrais à la fois qu’il aille plus vite et
qu’il ralentisse pour que cela dure. J’ai envie de crier son nom, de me frotter à lui langoureusement ou de
ne plus bouger, je ne sais plus. Seule certitude, je le veux lui pour toujours… même si c’est impossible.
Mon souffle s’accélère.

La tension est telle que je sais que nous ne tiendrons plus très longtemps avant de jouir. Je ne peux plus
attendre et me jette littéralement sur Bruce, qui m’accueille en m’embrassant avec fougue.

– Je pourrais faire ce que je veux de toi, susurré-je à son oreille, de ma voix la plus sensuelle.
– Ne te prive pas, je t’en prie ! rétorque Bruce avec un immense sourire.

Pourtant, quelque chose d’important me manque. Je jette autour de nous un regard éperdu.

– Dans la poche de ma veste, le portefeuille juste là, me dit-il en désignant le vêtement posé sur le
dossier de son siège.

Heureusement, il est à portée de main. Si nous avions dû interrompre ce moment, je crois que je ne
l’aurais pas supporté. J’y trouve un préservatif et le déroule rapidement sur son sexe en érection.

Une frénésie inhabituelle s’empare de nous. Je m’empale sur lui et me laisse glisser le plus lentement
possible. Il me remplit tout entière, donnant de puissants coups de reins. Nous nous dévorons des yeux.

Je m’agrippe à son cou pour l’obliger à se redresser et ainsi expérimenter d’autres sensations. Les
mains de Bruce sont partout sur moi. Ma jouissance est multiple. Le plaisir m’envahit, reflue et revient
encore et encore, jusqu’à ce que Bruce se laisse aller lui aussi en un cri sourd.

Tandis que je reprends mes esprits et mon souffle, je découvre que mes orgasmes successifs ont laissé
des marques : j’ai griffé le dos de mon amant et mordu son épaule. Pourtant, j’hésite à m’excuser : si je
me fie à son sourire, il semble particulièrement apprécier mes excès de zèle.

Nous restons longtemps dans les bras l’un de l’autre. Aucun de nous ne veut rompre le charme, ce
moment est à la fois magique et d’une tristesse infinie…

Qui sait s’il y aura une prochaine fois ?


23. Un sombre passé

Je n’ai jamais eu de tâche plus difficile à accomplir : arrêter l’homme avec lequel je viens de faire
l’amour passionnément. L’homme que mon cœur et mon corps désirent avec une force égale. Je reste un
long moment à réfléchir, les yeux fixés sur mes mains. Je ne parviens pas à me résoudre à finir ma
mission.

Cette situation est tellement injuste !

Mon job, c’est de l’arrêter. C’est à la justice de dire s’il est coupable, pas à moi.

Bien sûr, j’ai promis à Josh de lui rapporter la preuve qui nous manquait pour boucler le dossier. Si je
me contente des faits, j’ai réussi. Je connais la vérité. Bruce est le faussaire, il me l’a avoué. Mais je ne
peux pas agir aussi froidement : il y a treize ans, Bruce n’était qu’un gamin qui avait tout perdu. Je ne
peux pas ne pas en tenir compte. Pourtant, je ne dois pas me laisser détourner de ma mission.

C’est pire qu’un mantra. Mais ça n’a pas de sens !

Assis à son bureau, Bruce me regarde peser les pour et les contre. Il est attentif, posé, calme. Rien en
lui ne laisserait croire que nous venons de partager une étreinte passionnée, qu’il vient de se mettre à nu
tant de cœur que de corps, ni que cela risque de lui valoir de se retrouver les menottes aux poignets. De
mes mains !

– Es-tu conscient de ce qui va t’arriver ? Les interrogatoires à charge, l’emprisonnement, la presse…


Tu vas y perdre ta réputation, martelé-je.
– Je retrouverai mon honneur. Il est temps que cette histoire prenne fin. J’aurais dû m’y résoudre plus
tôt : la seule chose à faire est d’assumer les conséquences de mes actes. C’est le plus important, n’est-ce
pas, officière ? me demande-t-il en souriant.

Son attitude désinvolte me met hors de moi. Je finis par exploser :

– Bruce, ce n’est pas un jeu ! Même si tu as des circonstances atténuantes, tu n’échapperas sans doute
pas à un procès. Ton nom sera sali et toute ton histoire étalée en place publique. Ce genre d’affaires
mérite des débats sereins durant lesquels tu pourras te défendre ! Au lieu de ça, ton arrestation risque de
provoquer un cirque médiatique…
– Au contraire, Nina. Je le vois comme une tactique, une stratégie. Cette arrestation est mon unique
moyen d’amener mon maître chanteur à se dévoiler.

Je le regarde avec des yeux ronds.

– Tu veux qu’il prenne contact avec toi ?


Il acquiesce d’un hochement de tête.

– En plus de la culpabilité qui m’a rongé durant toutes ces années, la curiosité ne m’a jamais quitté. Je
veux savoir de qui il s’agit et pourquoi il a besoin de me torturer de la sorte.
– Mais pourquoi penses-tu que ton arrestation le fera réagir ?
– Il n’a pas cessé de me mettre ma plus grande faute sous le nez dès que je remportais une victoire. À
chaque contrat signé, à chaque moment de joie, une photo me rappelait mon forfait. Je doute qu’il reste de
marbre alors que je dois répondre de mes erreurs devant la justice.
– Si son but est de te faire arrêter, il a réussi ! Pourquoi irait-il prendre des risques maintenant ?
– Parce que mon arrestation n’est pas son objectif justement ! rétorque Bruce en commençant à
s’agiter. Toutes ces années, il a seulement voulu marquer son emprise sur moi. Sinon, il m’aurait dénoncé
il y a longtemps.
– Il ne voulait sans doute pas qu’on remonte jusqu’à lui.
– Crois-moi, c’est impossible. Et il le sait. Il est trop malin pour ça. Non, je pense réellement que mon
arrestation risque de provoquer un mouvement chez lui. Il a été présent lors de toutes mes apparitions
dans les médias : il ne peut pas rater celle-là.

Je réfléchis. Bruce semble vraiment convaincu, et de son point de vue, sa démarche se tient. Je lui
apporte cependant une précision :

– Tu n’es pas le seul à qui il s’adresse. Judith aussi a reçu une photo. Je trouve cela étrange d’ailleurs.

Il semble sincèrement surpris.

– Tu es sûre ? Elle ne m’en a jamais parlé.


– Et toi ? Pourquoi ne lui as-tu jamais dit que quelqu’un te harcelait ? Vous semblez très proches.
– C’est vrai, sourit Bruce. Mais je n’ai jamais eu assez confiance en qui que ce soit pour lui confier
cette histoire. À part toi.

À ces mots, je sais que ma décision finale est prise. Peut-être même était-elle prise depuis le début,
depuis que je suis arrivée dans son bureau. Ou depuis le premier baiser de notre dernière étreinte. Il
fallait simplement que ma raison se mette au diapason de mon cœur.

– Je ne peux pas, déclaré-je. Je refuse de t’arrêter.

L’énoncer ainsi me libère d’un poids, même si ça ne rend pas ma décision plus logique ou facile à
mettre en œuvre. Depuis la fin de ses aveux, j’ai la conviction que ce n’est pas le bon choix.

– Si tu ne le fais pas, tu risques ta carrière, ta propre réputation, tout ce pour quoi tu te démènes depuis
des années ! me fait-il remarquer, plein de bon sens. Je sais combien c’est important pour toi.

Il y a seulement quelques jours, j’aurais juré que ma place dans la police était la chose la plus
importante dans ma vie. D’une certaine manière, c’est toujours le cas. Pourtant, j’ignore si cela est dû à
l’influence de Bruce et à ses certitudes si différentes des miennes, mais je ne peux plus l’affirmer avec
autant de force aujourd’hui.

– Écoute, Nina, ce que nous avons vécu ne doit pas t’influencer… commence Bruce.
– Je sais, réponds-je calmement. Si je prends cette décision, c’est parce que ce serait injuste de te
faire payer cela. Tu étais un adolescent seul au monde et désespéré, tu as fait ce que tu pouvais pour
survivre. Peu m’importe que la loi te condamne, ce n’est pas mon cas.

La reconnaissance brille dans les yeux de Bruce. Et en quelques mots, je me sens enfin en accord avec
moi-même.

– Maintenant, il me reste à convaincre mon père…


24. Un choix à faire

J’ai toujours cru que le commissaire Connors était la rigueur et l’honnêteté personnifiées. Mais son
comportement récent à mon égard, ses colères froides, ses insinuations dès que Josh et moi avons abordé
cette ancienne affaire qui a entraîné la mort de Gladys Willington… Pour la première fois, je ne suis pas
sûre. Je doute de mon propre père. C’est un sentiment terrible : Jack Connors est le premier homme de ma
vie, celui en qui, petite fille, j’avais une confiance absolue.

Aveugle aussi…

– Il serait fier de sa fille si tu m’arrêtais, que je sois coupable ou non, tu ne crois pas ? me lance Bruce
avec un sourire à la fois ironique et triste.

Évoquer mon père a complètement changé l’attitude de Bruce : son beau regard est à présent aussi dur
que de la pierre.

– Qu’est-ce que tu insinues ? rétorqué-je avec colère.


– Je n’insinue rien, siffle-t-il entre ses dents. Je sais. Si tu parles à ton père, si tu m’emmènes le voir,
il fera tout pour m’épingler à son tableau de chasse. Il donnera des conférences de presse et s’assurera
d’en sortir grandi. Il usera de son influence pour que le dossier de l’arrestation de ma mère soit
profondément enterré.

Il a raison. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que mon père n’était qu’au début de sa carrière
quand il a mené cette enquête. Il a pu faire des erreurs en voulant faire bien, mais jamais il n’aurait
intentionnellement provoqué la mort de quelqu’un !

– Tout le monde fait des erreurs. J’ai lu le dossier de ta mère et…


– Il l’a tuée ! s’emporte Bruce en s’éloignant brusquement de moi.
– Tu vas trop loin ! rétorqué-je. Je suis désolée pour ta mère, vraiment désolée, ce qui lui est arrivé
est atroce, mais tu ne peux pas tout mettre sur le dos de mon père. C’est un bon flic !

Nous nous affrontons du regard, chacun blessé par les mots de l’autre, et sachant aussi que nous nous
attaquons à la mauvaise personne. Bruce n’est pas mon ennemi. Je ne suis pas le sien. Cet affrontement
remonte à nos parents, et pourtant nous le perpétuons.

– Tu as lu le dossier ? reprend Bruce. Ça n’a pas dû être très long, n’est-ce pas ?

Il est bouleversé. L’homme face à moi est un animal blessé et profondément meurtri. À cet instant,
quand il me regarde, il ne voit que la fille de celui qui l’a privé de sa mère.

– Non, en effet, réponds-je le plus calmement possible. Mais je sais que tu as utilisé tous les moyens à
ta disposition pour l’innocenter.
– J’ai fait le travail de la police… ironise-t-il.

Je refuse de me laisser avoir par la colère. Je préfère me concentrer sur l’analyse, la réflexion, et
travailler avec lui à comprendre.

– Dis-moi sur quels éléments tu te fondes.


– Pourquoi ferais-je ça ? demande Bruce en haussant les sourcils.
– Parce que je suis de ton côté.

Il reste un instant silencieux, me jaugeant du regard. Nous avons chacun des raisons de nous méfier de
l’autre, mais je veux croire que nous pouvons dépasser cela. Je veux qu’il me croie. Je mets tout en
œuvre pour l’aider, mais il faut qu’il me donne un coup de pouce pour y arriver !

– Je n’ai jamais cru à sa culpabilité, Nina, dit-il enfin. J’adorais ma mère. Elle était fantastique. Mais
je suis sûre d’une chose : elle n’avait aucune des qualités qui font une bonne trafiquante. Ma mère n’était
pas un stratège. Elle était…

Un sourire tendre éclaire subitement son visage. Cette transformation me bouleverse. Je me tais pour
ne pas rompre le charme.

– Elle était pour moi la plus belle et la plus douce femme du monde. Je la voyais comme tous les
enfants voient leur maman, j’imagine. Elle mettait un grain de folie dans tout ce qu’elle faisait. Quand je
revenais pour les vacances, elle m’emmenait à l’autre bout du monde sur un coup de tête. Je l’ai vue
acheter un immeuble, simplement parce que la vue depuis une terrasse lui plaisait ! Avec le recul, le fait
qu’elle ait dilapidé l’héritage que lui avait laissé mon grand-père n’est pas du tout étonnant.

Les yeux de Bruce se voilent presque aussi vite qu’ils se sont éclairés.

– Mais elle était aussi dépressive depuis des années : je pense qu’elle ne s’est jamais remise de la
mort de mon père. Ensemble, ils ont fait les quatre cents coups. Sur les photos à ses côtés, elle était
rayonnante. Je ne l’ai jamais vue avec une telle joie de vivre par la suite, même avec moi. Je crois
qu’elle cachait beaucoup de souffrance derrière ses exubérances. Bref, elle était loin d’avoir les nerfs
assez solides pour monter l’entreprise dont on l’accusait. De plus, elle ne connaissait personne dans le
milieu de l’art.
– À part son beau-père, le contré-je.
– Certes, admit-il. Mais mon grand-père fréquentait les marchands le moins possible. Ses toiles se
vendaient très bien sur le marché officiel. Il méprisait le marché parallèle et n’avait aucun besoin
d’argent. De plus, le trafic aurait commencé après la mort de Charles.

Je hoche la tête. C’est ce que dit le dossier.

– Je peux te certifier qu’elle n’avait pas les contacts pour monter une opération d’une telle envergure.

Je baisse les yeux, incapable de regarder Bruce à ce moment précis. C’est une des failles de
l’enquête : rien ne fait clairement la liaison entre le trafic d’œuvres d’art et Gladys.

– Mon père a arrêté ta mère suite à un appel anonyme, murmuré-je.


– Je sais. C’est pratique, non ? jette Bruce, sarcastique. Et à ma connaissance, il n’a pas vraiment
cherché à savoir d’où il venait.

Il a raison. C’est bien ce que je ne comprends pas.

– Il est normal que tu doutes, Nina. Mais pas moi. J’ai fait des recherches sur ton père. J’ai étudié sa
carrière dans les moindres détails, poursuit Bruce froidement. Laisse-moi te dire que l’homme que j’ai
découvert n’est pas un saint.

La colère est de nouveau présente sur son visage. La conversation peut à nouveau s’envenimer en
quelques secondes, je le sens. Je reprends, de ma voix la plus apaisante :

– Parle-moi des recherches que tu as réalisées pour blanchir ta mère.


– La seule chose que j’aie pu obtenir juste après sa mort, ce sont les noms des personnes détenues en
même temps qu’elle après son arrestation. Je les ai toutes interrogées. Elles sont formelles : ma mère
subissait des pressions policières. D’abord des menaces verbales, puis des coups, un jour.
– Ta mère a été battue ? m’exclamé-je horrifiée.

Je suis sidérée. Mon père peut être violent, je le sais. Pour autant, puis-je revoir si radicalement toutes
mes convictions sur la foi d’un seul témoignage ? Bruce a perdu sa mère dans des circonstances
tragiques, auxquelles mon père est lié, d’une façon ou d’une autre. Mais de là à imaginer Jack Connors de
manière aussi noire qu’il me le décrit… Je ne peux m’y résoudre.

Mais je connais les faits, j’ai vu les erreurs, que ce soit celles que Josh et moi avons pointées ou
celles que Bruce et son avocat auront relevées.

Je connais l’homme aussi…

– Pourquoi n’as-tu pas porté plainte ? demandé-je d’une voix lasse, car je connais déjà la réponse.
– Auprès de qui ? me demande Bruce avec un regard flamboyant de haine. Les flics se protègent entre
eux…
– Bruce ! m’écrié-je, incapable d’en entendre plus. Tu sais très bien que tu aurais pu aller voir la
police des polices. Ils auraient ouvert une enquête !
– Sur quels faits ? rétorque-t-il, hargneux. La parole d’anciens détenus et du fils d’une suicidée ne vaut
rien devant un tribunal !

Il laisse un blanc avant d’asséner, avec force et conviction :

– Nina, je n’en aurais jamais la preuve formelle, mais ton père a joué un rôle dans la mort de ma mère.
J’en suis convaincu.

Je respire profondément pour garder mon calme, tandis qu’un frisson me parcourt de part en part. Je
sens bien toute la méfiance de Bruce envers la police et je sais qu’elle est fondée. Je voudrais d’ailleurs
croire qu’il n’y a que ça : mon père, en tant que responsable de l’enquête à l’époque et maintenant chef de
la police, serait son bouc émissaire idéal. Mais je sais que c’est faux : mon père n’est pas tout blanc dans
cette affaire et tout dans sa personnalité me crie qu’il est capable de ce dont il l’accuse.
Qui croire ? Mon père ou mon amant ?

La réponse à cette question va avoir un impact colossal sur ma carrière… Et sur ma vie. Mon choix est
fait.
25. Son vrai visage

– Que comptes-tu faire, maintenant ? me demande-t-il doucement.

Je l’observe un long moment avant de parler. Il est tendu et pâle, mais même ainsi, il dégage un
magnétisme impressionnant.

– Ce que j’ai dit : même si tu es le faussaire, je refuse de te ramener au commissariat. Si tout ce que tu
viens de me dire est vrai, et je le crois, ajouté-je en le voyant prêt à me couper la parole, c’est bien trop
dangereux.

Je ne suis pas tout à fait honnête avec lui : une part de moi s’accroche encore au fait que tout cela ne
serait qu’un immense malentendu, que mon père ne peut en aucun cas jouer le rôle sinistre que lui a
attribué Bruce.

– Tu prends de gros risques. Rien ne t’y oblige, murmure-t-il, ému.

Je pourrais lui expliquer que si, justement, je dois agir ainsi si je veux pouvoir me respecter. Mais je
suis encore en plein doute. Je reste longtemps blottie contre lui avant de prendre la parole :

– Je ne suis pas toute seule sur cette enquête. Il faut que je prévienne Josh. C’est lui qui m’a confié la
mission de venir t’arrêter ce matin.
– Que vas-tu lui dire ? demande Bruce, méfiant.

Je comprends qu’il s’inquiète. Josh est un policier dont il ne sait rien, donc en qui il n’a aucune
confiance. Je décide d’être la plus honnête possible.

– La vérité. Il comprendra ma décision. Je ne vais rien lui cacher : tes aveux, ce que tu viens de me
dire sur les circonstances de l’incarcération de ta mère…

Bruce se rembrunit aussitôt.

– Écoute-moi, Bruce : il est le premier à avoir ressorti ce dossier et à en avoir pointé les
incohérences, plaidé-je.

Bruce me regarde avec circonspection. Pourtant, je continue de le convaincre de l’intégrité de mon


collègue :

– Josh est un flic hors pair. Dans cette affaire, il a souvent fait preuve de plus de discernement que
moi.
– Et s’il n’était qu’un flic comme les autres, respectueux de la hiérarchie et concerné avant tout par sa
carrière ? me demande Bruce, sur la défensive. Je ne suis pas convaincu, Nina.
Je secoue la tête :

– Il ne fera pas cela. Nous formons une équipe. Et je t’assure que la justice et la morale comptent plus
pour lui que la hiérarchie. Il savait pour nous deux et il n’a rien dit ! Il comprendra.

Je compose le numéro de mon coéquipier, mais tombe directement sur sa messagerie.

En pleine journée ? Bizarre…

Je lui laisse un message lui demandant de me rappeler, mais je ne suis pas sereine. Il n’était vraiment
pas bien quand il m’a quittée devant le bureau de Bruce tout à l’heure… Je rappelle presque
immédiatement. En vain. Cette fois la sonnerie retentit dans le vide.

Où peut-il être ? Pourquoi ne répond-il pas ? Pile au moment où j’aurais eu un besoin urgent de
son sens critique et de ses conseils !

Jamais les dix ans d’expérience de mon coéquipier ne m’ont plus cruellement manqué. J’aimerais
tellement le voir me rassurer d’un sourire comme il le fait avant d’entrer dans le bureau de mon père…

– Il saura quoi faire, j’en suis convaincue, lancé-je à voix haute.

Bruce hausse les épaules. Il semble un peu inquiet de me voir impliquer une autre personne dans son
secret, mais pour l’instant, du moins, il accepte, encore une fois, de me faire confiance. Évidemment, il ne
sait pas ce que j’ai déjà dit à Josh. Et ce n’est peut-être pas le moment de pousser ma chance à ce sujet…

– Puisque tu le dis… De mon côté, j’ai quelques petites choses à vérifier, dit-il en fronçant les
sourcils.
– Qu’as-tu en tête ? Inutile de jouer les héros.
– Ce n’est pas mon genre de ne rien faire, tu le sais, non ?

Son sourire me fait fondre, mais je n’aime pas ce qu’il signifie.

– Vas-tu me dire ce que tu comptes faire, Bruce ?


– Puisque je ne me rends pas à la police, il faut que je trouve un autre moyen de découvrir qui est le
maître chanteur.
– C’est de la curiosité dangereuse, m’alarmé-je.

Il réfléchit. Un instant, j’ai même l’espoir de l’avoir ramené à la raison.

– Tu m’as dit qu’il avait contacté Judith. Il a l’air d’être moins prudent qu’avant.
– Bruce…
– Je te promets de faire attention, dit-il en posant un doigt sur mes lèvres. Ne t’inquiète pas.

Son contact me fait frissonner, et je ferme un instant les yeux, puisant dans sa force. Je lui demande de
me faire confiance, je dois en faire de même à son égard. Je finis par hocher la tête avant de déposer un
baiser sur ses lèvres. Après les montagnes russes que nous venons de vivre, j’ai enfin l’impression de
retrouver mon équilibre. Ici. Dans ses bras, contre lui, son cœur battant avec le mien. Nous échangeons un
long regard, puis il repousse une mèche de cheveux derrière mon oreille.

– File. Faisons le point demain matin. Je vais travailler tard ce soir. Tu peux m’appeler à n’importe
quelle heure, murmure-t-il d’une voix douce.
– Promets-moi de ne rien faire qui puisse te mettre en difficulté, lui demandé-je à nouveau.
– Je te le promets.
– Je vais tout faire pour nous sortir de cette situation, je te le jure Bruce. S’il y a un moyen, je le
trouverai.

Nous nous embrassons à nouveau. Je sens qu’il a aussi peu envie que moi de me laisser partir. Mon
cœur et ma tête semblent enfin d’accord, même si je ne sais pas encore mettre des mots sur ce qui
m’arrive.

Ressent-il la même chose ? Suis-je en train de dérailler ?

Je quitte son bureau la tête vide. J’ai conscience que n’importe quel flic me traiterait d’écervelée : je
laisse un coupable en liberté alors qu’il a avoué !
26. Effroi

Comme je l’ai expliqué à Bruce, je ne veux pas mettre Josh en porte à faux au commissariat. De plus,
je veux l’informer et lui expliquer au plus vite ma décision. En sortant, je me rends compte qu’il est bien
plus tard que je ne le pensais : c’est la fin de la journée. Il est probablement déjà rentré chez lui. Seul
problème, j’ignore où il habite ! En temps normal, je m’en voudrais d’interférer ainsi dans son intimité,
de me servir de mon statut de flic pour fouiller dans ce qui ne me regarde pas, mais… il y a urgence.
Comme il fait partie des forces de l’ordre, son adresse est classifiée et je ne pourrais pas la trouver par
les services d’information habituels. Et après un dernier essai sur son téléphone, je prends ma décision.
Non seulement il faut que je lui parle au plus vite, mais en plus je commence à m’inquiéter.

Après un bref instant d’hésitation, je me connecte au réseau du commissariat pour obtenir son adresse,
puis me mets en route.

Vu l’heure, il faudra que je pense à m’excuser si je croise sa dernière conquête…

Josh habite une petite maison dans une zone pavillonnaire. Je souris en voyant le bout de jardin devant
la façade blanche. Je ne le connais pas depuis longtemps, mais j’aurais parié que sa maison ressemblait à
ça : rien ne dépasse. Tout est aussi propre et rangé que le dessus de son bureau.

Je frappe à la porte. Un rideau bouge, mais personne ne vient m’ouvrir.

Je m’apprête à frapper à nouveau quand la porte s’ouvre à la volée. Un homme d’environ 25 ans me
fait face. Il est blond avec de grands yeux bleus, vêtu d’un jean et d’un t-shirt, pieds nus… Il semble très
en colère. Tout à coup, j’ai un doute : me serai-je trompée d’adresse ?

– Bonsoir, dis-je en m’armant de mon sourire le plus cordial. Je suis l’officière de police Nina
Connors.

Il me dévisage sans desserrer les lèvres. Son regard froid et méprisant me met très mal à l’aise.

– J’aimerais voir Josh Campbell, déclaré-je, en regardant autour de moi.


– Pourquoi ? Tu es venue finir ce que tes collègues ont commencé ? Ce n’était pas suffisant ? Ils en
veulent encore ?

Cette fois, la panique me gagne.

– Il est arrivé quelque chose à Josh ? le pressé-je. Je suis sa coéquipière. Je veux le voir !
– Vous en avez assez fait ! Allez-vous-en !

Je pourrais lui répondre sur le même ton, ou encore le menacer de l’arrêter. Je n’en ferai rien. Je veux
savoir qui est cet homme. Le frère de Josh ? Ils ne se ressemblent pas. Par contre, en le regardant avec
attention, je découvre dans son regard que la colère s’y dispute la place avec un chagrin immense qui
m’émeut profondément et ne fait qu’augmenter mon angoisse.

Une voix familière résonne depuis l’intérieur de la maison :

– Calme-toi, mon cœur.

Mon cœur ?! Josh est avec un homme ?

– Elle ne sait rien, précise mon coéquipier toujours depuis une autre pièce. Elle n’est pas avec eux.

Avec qui ?

– Tu es sûr ? demande-t-il en me lançant un regard mauvais.


– Steve, s’il te plaît, insiste la voix fatiguée.

Le jeune homme se décale pour me laisser passer, et m’arrête dans le vestibule.

– Si vous avez le moindre mot, le moindre geste déplacé, je vous fous dehors. C’est clair ?

Son visage n’est qu’à deux centimètres du mien, son regard noir me transperce. Je sais, d’instinct,
qu’il ne s’en prendra pas à moi. Mais il est résolu à protéger celui qu’il aime.

Je hoche la tête et le laisse me précéder.

Je pénètre dans un salon à l’ambiance chaleureuse… Et pousse un cri horrifié : Josh a la lèvre fendue,
les pommettes tuméfiées et un œil au beurre noir. Il semble aussi avoir plusieurs côtes cassées, si j’en
juge par ses grimaces involontaires quand Steve l’aide à se lever du canapé. Je m’élance vers lui, mais le
regard mauvais de son compagnon m’arrête :

– Qui t’a fait ça ? Quelle horreur ! Josh, il faut que tu ailles à l’hôpital !
– Comme si vous ne le saviez pas ! crache l’homme qui s’interpose maintenant entre Josh et moi.
– Arrête, Steve. Je t’ai dit qu’elle n’était pas avec eux ! rétorque Josh d’une voix trop faible.
– C’est sa fille ! fulmine-t-il. Tu ne crois tout de même pas sérieusement…

Je me laisse tomber sur un pouf. Il ne veut tout de même pas dire que…

Je regarde autour de moi pour reprendre mes esprits. Il règne dans cette pièce une ambiance
chaleureuse. Sur les murs, de magnifiques photos en noir et blanc attirent mon attention. Ce sont
essentiellement des portraits pris sur le vif, d’adultes ou d’enfants. Ces clichés sont vraiment
remarquables : le photographe a su saisir une étincelle de vie dans le regard, quelles que soient leurs
expressions : la tristesse, la rêverie, la joie, la colère même.

Josh sourit :

– Elles sont belles, n’est-ce pas ? C’est Steve qui les a prises, dit-il en désignant son compagnon,
assis à côté de lui sur le canapé. Il est photographe.
– Vous êtes ensemble depuis longtemps ? demandé-je, autant par curiosité que pour relancer le
dialogue.
– Nous vivons ensemble depuis trois ans.

Je les observe un instant, touchée par l’amour qui se dégage de leurs mains jointes. Mais très vite, mon
regard revient sur les blessures de Josh, me tordant le cœur.

– Josh, qui t’a fait ça ? demandé-je d’une voix blanche.

Bien sûr j’ai déjà une idée de sa réponse, mais je n’ose pas la formuler à voix haute. Josh me lance un
regard désolé, qui pour moi est pire que tout :

– J’ai été agressé par les plus proches collaborateurs de ton père.
– Ce n’est pas possible…Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
– Rien de trop grave, tente-t-il de minimiser. J’aurai de gros bleus demain et quelques cicatrices…
– C’est bien pire que cela, maugrée Steve en revenant avec un pichet et trois verres. Notre médecin l’a
examiné. Je voulais qu’il aille à l’hôpital, mais il a refusé. Sacrée tête de mule !
– Et le médecin a assuré que tant que je ne restais pas seul et que mon état était stable l’hôpital n’était
pas nécessaire. Et Steve est plus vigilant qu’une armée d’infirmiers ! conclut-il avec un petit rire, qui
cesse rapidement tant ses côtes semblent le faire souffrir.
– Je suis rassurée qu’un professionnel ait donné son avis…
– Il m’a prescrit des antidouleurs. D’ailleurs, ils sont presque efficaces, reprend Josh avec un pauvre
sourire qui me fend le cœur.
– Votre père leur a demandé de le démolir parce qu’il est gay, s’exclame Steve, à nouveau sur la
défensive.

Mon estomac se soulève : un acte aussi lâche est déjà atroce, mais de la part de policiers c’est
abominable ! Je lève les yeux vers Josh pour qu’il me confirme cette insoutenable vérité.

Il réprime un gémissement de douleur avant de répondre :

– Leur problème n’était pas uniquement mon orientation sexuelle, même si entre deux coups, ils en ont
bien profité pour me faire comprendre que « les pédés dans mon genre feraient mieux de la fermer »,
explique Josh avec une moue dégoûtée. Mais ils avaient aussi pour ordre de me faire passer un message.
« Ne fourre plus ton nez dans les vieilles affaires. » Leur avertissement final était clair. Ils l’ont même
répété plusieurs fois chacun pour être sûrs que je comprenne.
– Gladys Willington ! m’écrié-je.
– Exactement. Je crois que, sans le vouloir, nous avons soulevé un point important. Ton père est loin
d’avoir été exemplaire sur ce dossier. Il ne veut surtout pas que ça se sache.

Et pour se couvrir, il n’a pas hésité à ordonner qu’on roue de coups un des hommes qui était sous sa
responsabilité. J’en tremble de rage et d’indignation.

– Nina ? Ça va aller ?

Je ne dis plus rien depuis plusieurs minutes. Cette vision de Jack Connors est terrible, pourtant, elle
éclaire les événements récents de ma vie sous un nouveau jour. Je repense à la dernière altercation entre
Josh et lui, dans son bureau.
– Il savait depuis longtemps, n’est-ce pas ? Pour vous deux. C’est pour cela qu’il est toujours
tellement distant et froid avec toi.

Mon coéquipier hoche la tête.

– Ses hommes ont menacé de s’en prendre à Steve la prochaine fois.

C’est ignoble !

– Combien étaient-ils ?
– Quatre… répond Josh. Peut-être cinq. Je ne suis pas sûr. Je n’en ai reconnu que trois : Karl, le
lourdaud qui colle toujours au basque de ton père ; Andrew, tu sais celui qui est discret dans le bureau du
fond, je ne l’aurais jamais soupçonné d’homophobie mais c’est peut-être le pire de tous, commente Josh
avec un cynisme forcé. Et le troisième c’était Chris, mais lui, je savais qu’il me détestait. Ils m’ont sauté
dessus quand je suis arrivé sur le parking du commissariat et m’ont entraîné dans une ruelle. J’ai essayé
de me défendre, mais ils étaient trop nombreux. Quand ils sont partis, j’étais à moitié dans les vapes. J’ai
appelé Steve pour qu’il vienne me chercher.

Je secoue la tête, écœurée. J’en ai les larmes aux yeux.

– Viens avec moi. Allons porter plainte, déclaré-je en me levant.


– Vous êtes folle ? me demande Steve en me regardant avec de grands yeux. Vous n’avez donc pas
compris que ce sont vos collègues qui lui ont fait ça ?
– N’ayez crainte, je sais. La police des polices est là pour ça. Il faut les dénoncer !

Josh secoue la tête.

– Peut-être plus tard. Tu as raison, mais pour l’instant, en toute franchise, je ne m’en sens pas la force.
Je vis l’homophobie dans la police depuis que je suis entré à l’académie, mais je n’avais jamais subi une
telle violence.

Il se tait, épuisé par ces quelques mots. Dans ses yeux tuméfiés, je lis une déception immense et une
grande lassitude. Steve ne dit rien non plus, mais il caresse doucement le dos de son compagnon.

– Et toi, Nina ? J’imagine que tu me cherchais pour me parler de l’interrogatoire de Bruce Willington.
Comment cela s’est-il passé ?

Mais Steve intervient :

– Ne pourriez-vous pas revenir demain ? Il faut qu’il se repose. Je ne pense pas que tu sois en état
d’écouter un rapport, dit-il en s’adressant à Josh qui veut protester.

Il a raison. Même s’il faisait l’effort de m’écouter, je suis bien trop bouleversée : je ne suis pas sûre
d’avoir l’esprit assez clair.

– Bonne idée, Steve. Mon rapport va devoir attendre que tu aies repris des forces, dis-je en me levant.
Mais ne t’inquiète pas. Dans les grandes lignes, le problème est réglé.

C’est peut-être une interprétation de la vérité, mais il lui faut quelque chose. Sinon, je sais qu’il va
insister, s’agiter, et que ça ne pourra qu’être mauvais pour son état.

J’empêche Josh de bouger et remercie Steve de m’avoir laissée entrer. Penaud, il me prend à part
quand je suis sur le pas de la porte :

– Excusez ma brutalité quand vous êtes arrivée. J’ai cru que…

Il ne sait pas comment finir sa phrase. Je le fais pour lui :

– Je ne suis pas comme eux, Steve. Et je comprends sans problème que vous soyez méfiant. Prenez
bien soin de Josh. Je repasserai en fin de journée demain, d’accord ?

Il hoche la tête. Alors qu’il me dit au revoir, mon téléphone vibre au fond de mon sac. La clinique de
Bellewood ! À cette heure-ci ? Steve me fait un dernier signe de la main et referme la porte. Je décroche :

– Nina Connors.
– Bonsoir, ici le docteur Smith. Je vous appelle car votre sœur vous réclame. Je sais qu’il est tard
mais elle est très agitée. Vous serait-il possible de venir ? Elle n’est pas encore en crise, mais j’ai peur
que cela ne s’aggrave. Si vous pouviez être là au tout début de la crise, cela suffirait sans doute à
l’apaiser complètement.

Mon cœur se serre instantanément.

– Je comprends. Lui avez-vous donné un calmant ?


– Non, ce ne sont pas mes méthodes. Néanmoins, nous le ferons si vous ne pouvez pas vous déplacer.
Mais je vous l’ai dit, elle vous réclame, mademoiselle Connors. En fait, elle exige de vous voir le plus
vite possible.
– J’arrive, dis-je en faisant signe à un taxi.

Cette journée n’en finit pas et chaque nouvelle rencontre apporte son lot de révélations désagréables.
Une grande lassitude m’envahit. Je dois à tout prix prendre les événements un par un pour ne pas me
noyer.

Je ne sais pas encore ce que je dois faire concernant mon père, mais je peux au moins tenter d’aider
Elsa.

Je regarde la route défiler derrière la vitre en tâchant de ne penser à rien d’autre qu’à ma jumelle.
C’est l’une des premières fois que je viens si tard. La secrétaire médicale me salue poliment, et les
formalités de sécurité vont vite car elle me connaît. Mais malgré tout, je suis rassurée de voir qu’aucune
exception n’est faite. Ma sœur est véritablement en sécurité ici, on n’y entre pas comme dans un moulin !

Je salue les deux gardiens et pousse la porte menant aux chambres. Il règne dans la clinique un calme
étrange : de faibles néons combattent l’obscurité dans les couloirs vides. Je ne croise qu’une seule
infirmière de garde qui me sourit avant d’aller voir un patient. Je me surprends à ralentir le pas pour ne
pas faire de bruit.

Quand j’arrive à proximité de la porte de la chambre d’Elsa, je remarque qu’elle est entrebâillée.
J’approche la main de la clenche, mais au dernier moment, je suspends mon geste, stupéfaite : mon père
est là.

C’est impossible, il ne vient jamais ! Le docteur Smith l’a-t-il appelé lui aussi ?

Contre toute logique, je reste figée. Je suis paralysée, tétanisée, sidérée, tandis que j’écoute ce que
mon père dit à ma sœur :

– J’ai essayé de te l’expliquer à toi aussi, Elsa. Je ne voulais rien d’autre qu’une épouse aimante et
des filles à leur place. Si vous saviez comme vous m’avez déçu toutes les trois !

Dans la voix de mon père, la hargne se dispute à une profonde déception. J’ai à nouveau la nausée, à
tel point que je dois me mordre la main pour endiguer la remontée acide. Je devrais hurler, mais je suis
sous le choc, incapable pour l’instant d’exprimer la moindre émotion.

J’ose pourtant jeter un œil à l’intérieur de la chambre. Le spectacle est stupéfiant : Elsa est assise dans
son lit, très pâle, le visage sans réaction. Elle ne bouge pas d’un cil. Cependant, j’arrive à lire dans son
regard une terreur indicible. Mon père marche d’un bout à l’autre de la pièce, sans la regarder. Ses mots
servent clairement à effrayer ma sœur, mais il semble s’adresser à un public visible uniquement de lui-
même. Comme à son habitude, il respire le contentement. Il est conscient de sa puissance et il s’en
délecte.

– Quand je pense que ta sœur a voulu entrer dans la police ! lâche-t-il avec dégoût. Elle a voulu me
défier, mais elle va comprendre qu’on ne se mesure pas à moi sans dommage. Je l’ai prévenue plus d’une
fois ! Pourtant, elle est venue me narguer : que croyait-elle en venant dans mon commissariat ?
M’apprendre mon métier ? Ridicule !

Chacune de ses phrases est une flèche décochée en plein cœur. Je suis sonnée, KO. Je n’étais pas prête
à gérer un tel déferlement de haine. Tout en moi voudrait qu’il se taise, mais je ne suis pas au bout de mes
surprises.

– Ta mère et toi avez toujours été des hystériques. Il a fallu agir pour vous faire taire. J’ai cru que
Nina avait compris la leçon. Ta sœur est une trouillarde, mais elle est moins bête que toi, Elsa, s’exclame
mon père d’une voix forte qui me fait trembler des pieds à la tête.

Il est vraiment capable de tout !

Soudain, je me mets à trembler de la tête au pied. C’est tellement violent que j’ai juste le temps de
reculer pour m’écrouler silencieusement le long du mur. J’essaie de ne pas faire de bruit mais je voudrais
hurler tant j’ai l’impression que ma tête va éclater. Des flashs blancs envahissent mon champ de vision.
J’ai à la fois froid et chaud, mais surtout peur. Et soudain des images terribles me reviennent brutalement
en mémoire.

Elsa en haut de l’escalier.


Les hurlements de mon père.

Il lève la main sur elle…

J’ai envie de hurler mais je n’ose pas.

Il la frappe.

Elsa est dos à moi mais je sais qu’elle ne pleure pas, elle lui tient tête.

Et mon père qui la pousse du haut des escaliers…

Les souvenirs déferlent en moi, violents, inattendus. Toutes ces années je les avais refoulés, oubliés,
mais ils étaient bien là. Je halète, le souffle court, les yeux fermés, assise au sol contre le mur.

Après la chute, je m’en souviens maintenant, j’ai hurlé. Jusqu’à présent, il ne me restait rien de ce
jour-là, sauf ce hurlement : il a longtemps hanté mes nuits. Je l’attribuais à la peur, mais c’était en fait un
cri de rage et d’impuissance. Puis, lui aussi a fini par disparaître tout à fait.

J’avais tout oublié.

Je rouvre les yeux comme après un cauchemar. Un instant, j’ai peur d’avoir crié mais rien ne bouge
dans le couloir désert. Mon instinct me dit que je n’ai pas inventé ce que j’ai vu : je ne viens pas non plus
de faire un rêve éveillé. Il s’agit bel et bien d’un souvenir. Le plus important de tous : je me rappelle
enfin l’accident d’Elsa.

Elle a toujours dit la vérité ! Elle n’a jamais divagué, ni menti ! Et je n’ai jamais voulu la croire !

Ma main se crispe sur le mur, je me relève. Je tremble tellement que j’ai peur de perdre l’équilibre. Je
fais un immense effort pour me tenir debout, immobile. Mon père ne doit surtout pas savoir que je suis là.
Pas parce qu’il me fait peur, mais parce qu’il s’en prendrait à ma sœur. Aujourd’hui, elle est la plus
fragile de nous deux. Je n’ai pas pu la protéger à l’époque. Je dois tout faire pour être à la hauteur ce soir.
À cette idée, je cesse de trembler. Je dois être forte pour elle, je ne peux pas craquer, pas maintenant.

Soudain, le téléphone de mon père sonne. Par l’entrebâillement de la porte, je le vois sortir l’appareil
de sa poche. Sans un regard pour ma sœur, qui le fixe toujours, il décroche.

– Connors ! aboie-t-il.

Il écoute durant quelques secondes. Un sourire mauvais se peint sur ses lèvres. Mon ventre se crispe
sous l’effet de la peur.

– Parfait. Ce petit pédé ne mettra plus son nez dans les vieux dossiers. Bon boulot.

Sans le savoir, mon père vient de me donner la confirmation qui me manquait : il est bien l’instigateur
de l’agression de Josh. Je sens que je vais vomir.

– Oui, j’arrive, attendez-moi. Nous irons boire une bière pour fêter ça, dit-il avant de raccrocher.
Ce n’est pas possible ! Dites-moi que c’est un cauchemar !

Cette réplique digne des pires représentants de l’espèce humaine fait monter en moi une nouvelle
vague de dégoût.

Mon père se tourne ensuite vers Elsa :

– Ta sœur et son coéquipier sont finis.

Quel enfoiré !

Et le mot est faible !

Il sourit, satisfait. Pour lui, tout est logique. Il a donné un ordre, on l’a exécuté. Rien de plus normal.
Le grand Jack Connors a parlé.

Une onde de panique se répand en moi quand je le vois s’approcher tout près du visage de ma sœur. Je
dois tendre l’oreille pour entendre ce qu’il lui dit :

– Papa reviendra bientôt, ma chérie.

Sa voix doucereuse et pleine de menaces donne envie de me précipiter dans la chambre pour protéger
ma sœur, qui commence elle aussi à trembler convulsivement.

Mon père met son manteau puis se dirige vers la porte. D’abord paralysée par la panique, je trouve au
dernier moment la force de me ruer dans la chambre la plus proche.

À bout de souffle, je me retrouve nez à nez avec une vieille dame à moitié endormie. Je prie en silence
pour ne pas l’avoir effrayée en débarquant sans frapper dans sa chambre à une heure aussi tardive.

Elle lève vers moi de grands yeux étonnés :

– Seriez-vous perdue, mon petit ? me demande-t-elle d’une voix douce.


– Oui, excusez-moi madame, je me suis trompée de chambre, murmuré-je pour ne pas être entendue du
couloir, le cœur battant.
– Vous n’avez pas l’air bien.

Endormie, mais perspicace !

– Je suis un peu fatiguée, mais ça va aller. Encore désolée !

Je parle d’une voix aussi calme que possible, même si je suis loin d’être sereine. Je guette le moindre
bruit en provenance du couloir mais les chambres sont bien isolées dans ce genre d’endroit.

– Bonne nuit mon petit, dit la vieille dame avant de se tourner vers la fenêtre.
– Bonne nuit madame.

La main sur la porte, j’inspire pour me donner du courage mais l’angoisse me rattrape :
Et s’il était encore là ? Pire, s’il m’avait vue, ou entendue, s’il attendait que je sorte ?
27. Hors-la-loi

Je passe la tête à l’extérieur de la chambre en retenant mon souffle. Le couloir est vide. La porte de la
chambre d’Elsa est fermée. Le cœur au bord des lèvres, je la pousse, la peur toujours chevillée au corps.

Elsa sursaute en me voyant. Je contemple ma jumelle, effarée. Mon père l’a détruite. Depuis combien
de temps vient-il lui rendre visite secrètement ? Combien de fois la scène cauchemardesque à laquelle je
viens d’assister s’est-elle produite ? Elsa serre ses genoux contre sa poitrine puis se met à se balancer
d’avant en arrière. Une crise se prépare, mais je ne laisserai pas ma sœur s’imposer ce supplice encore
une fois. Je m’approche d’elle le plus doucement possible commence à parler à mon tour :

– Elsa, je suis tellement désolée…

Les larmes inondent mes joues. La gorge nouée, je poursuis malgré tout :

– Je te demande pardon. De ne pas t’avoir crue, de ne pas avoir su d’instinct que tu disais la vérité.
J’ai toujours refusé de voir notre père tel qu’il est. Depuis le début, tu as raison : c’est un monstre…

Ma vue est brouillée par les larmes. Je dois reprendre mon souffle pour continuer à parler.

– Je m’en veux tellement de ne pas avoir su te protéger…

À ce moment-là, je sursaute : ma sœur vient de glisser sa main dans la mienne. Une voix venue de très
loin me répond faiblement :

– Tu ne pouvais pas savoir… Il vient toujours très tard. Personne ne le voit jamais. Et du coup…
– Personne ne te croit, complété-je, désespérée.

Mais à ma grande surprise, Elsa me sourit :

– Tu finis toujours mes phrases…

Nos regards se croisent. Je lis de la peur, mais surtout de la lucidité dans les yeux de ma sœur. À
nouveau en larmes, je réponds :

– Toujours.

Nous tombons dans les bras l’une de l’autre et pleurons longuement.

– Tu m’as tellement manqué… murmuré-je, le nez dans son cou.


– Il me fait tellement peur, Nina ! Les seuls moments où j’ai osé lui tenir tête, j’ai toujours été prise de
crises de panique.
Elle tremble encore rien qu’en parlant de lui. Je la berce le temps qu’elle se calme, comme pour
apaiser une crise, mais cette fois, je sais qu’il n’y aura aucune camisole chimique à la fin. La femme que
je tiens dans mes bras est terrifiée, mais pleinement consciente.

Lorsque nous avons enfin séché nos larmes, je m’assieds à ses côtés sur le lit.

– Depuis quand vient-il ?

Elle réfléchit.

– Je ne sais plus… J’ai l’impression de l’avoir toujours vu depuis que je suis ici. Mais pendant
longtemps, je n’ai pas eu la notion du temps à cause des médicaments.

Je le sais bien. Durant les premières années, je parlais toute seule lorsque je venais rendre visite à ma
sœur. Son regard vide me fixait, sans jamais me donner signe de vie.

– Le docteur Smith a changé ton traitement il y a environ six mois, je crois. Tu t’en souviens ?
– Oui, depuis, ça va mieux, me confirme-t-elle. Il a diminué les doses, puis j’ai commencé à ne plus
prendre du tout les médicaments. Je les cachais dans les fleurs que tu m’apportes tout le temps. Je ne
prends plus rien depuis presque un mois déjà.

Elle sourit fièrement. Moi aussi.

Bien joué !

– Mais pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

Son regard se voile. Je connais déjà sa réponse. Et je m’en veux.

– Parce que tu ne m’aurais pas crue… D’ailleurs, le docteur Smith ne m’aurait pas cru non plus.

Elle a raison. Il y a quelque temps, quand elle est sortie de sa torpeur médicamenteuse et qu’elle a
retrouvé l’usage de la parole, le docteur m’a rassurée : « Votre sœur délire, mais la thérapie peut
l’aider. » À l’époque, j’étais toute prête à le croire… « Laissez-la parler, ça lui fait du bien. » Mais moi
non plus, je n’accordais aucun crédit à ses propos.

Si seulement je l’avais écoutée…

Je baisse la tête, envahie par la honte. Mais Elsa pose une main apaisante sur ma joue :

– Il ne faut pas t’en vouloir, Nina. Il est vraiment très fort, murmure-t-elle. Chaque fois, je ne peux rien
faire d’autre que l’écouter. Je suis tétanisée.
– Et chaque fois, il te parle comme ça ?
– Au début, il ne disait rien. Il se contentait de m’observer. Il a commencé à me raconter toutes sortes
d’histoires affreuses quand il a vu que je ne réagissais pas.
– Que t’a-t-il dit ?

Elsa baisse la tête. Un frisson glacé me parcourt quand je réalise que la scène à laquelle je viens
d’assister est loin d’être un cas isolé.

– Mais pourquoi te dire tout ça à toi ? m’exclamé-je, désemparée.

Elsa ne répond pas tout de suite.

– Je crois que ça l’amuse. Pour lui, je n’étais qu’un légume qui ne le dénoncerait jamais. Il sait très
bien qu’il est responsable de ce qu’il m’a fait. Il s’en est vanté souvent.

Je n’en crois pas mes oreilles :

– Il a avoué t’avoir poussée intentionnellement ?

Comment a-t-il osé faire ça à sa propre fille ?

Une vague de colère me submerge, mais je me fige. Ma sœur regarde à nouveau dans le vague. Elle
dodeline de la tête, signe évident de nervosité chez elle. Je comprends que je ne suis sans doute pas au
bout de mes surprises.

– Elsa, regarde-moi. Que se passe-t-il ?


– Il a avoué bien pire, Nina... lâche-t-elle en détournant la tête.

Sa main s’est crispée sur mon poignet. La peur me gagne moi aussi.

Pire que pousser sa fille dans les escaliers ?

– Il l’a tuée ! s’écrie-t-elle en levant vers moi un regard fiévreux. Il a tué maman !

Non. Impossible.

Choquée, je reste bouche bée pendant plusieurs secondes. Quand je reprends la parole, c’est encore
pour mettre en cause ce que ma sœur vient de m’annoncer :

– Maman est morte depuis des années, es-tu sûre d’avoir bien compris ?
– Nina, il me l’a dit ! rétorque-t-elle avec colère.

Je regarde ma jumelle, comme si je pouvais lire la vérité sur son visage. Et à mesure que les secondes
passent, je sais. Ce que je pensais inconcevable devient peu à peu une certitude : Elsa ne ment pas. Notre
père est capable du pire.

Je tremble à mon tour comme une feuille. Les larmes inondent mes joues. Des sanglots me secouent. Je
me sens désemparée et surtout immensément triste. Je mesure l’injustice de la perte de ma mère. Même si
je m’en souviens peu, une certitude s’empare de moi : il nous a enlevé notre mère ! Il faut qu’il paie ! Et
surtout, il faut que ce monstre cesse de détruire tous ceux qui l’entourent. Ce n’est plus mon père. Je
refuse de le considérer comme tel. Mon père est mort le jour où il a accompli son premier crime. Et je le
pleurerai, ainsi que ma mère, mon enfance, celle d’Elsa, et nos illusions perdues, mais plus tard. Quand
tout sera réglé, quand justice sera rendue, je pourrai baisser les armes et m’effondrer. Mais pas avant.
Je reprends ma sœur dans mes bras. Nous restons blotties l’une contre l’autre comme si chacune
voulait à nouveau s’assurer de la réalité de sa jumelle

Tout ce temps perdu !

– Merci Nina, murmure Elsa.


– Non ma puce, rétorqué-je avec amertume. Tu n’as aucune raison de me remercier : je me suis laissé
manipuler. J’ai refusé de te croire quand tu en avais besoin.
– Mais tu me crois à présent, n’est-ce pas ?

Je la regarde droit dans les yeux :

– Oui.
– Alors, tu vas me sortir d’ici ?
– Je te le promets.
– Comment allons-nous lui échapper ? demande-t-elle avec de la peur dans la voix.

À vrai dire, j’y pense depuis plusieurs minutes. Pour soustraire ma sœur à l’influence néfaste de notre
père, il faut absolument qu’elle quitte cet endroit. Mais pas n’importe comment.
28. Au cœur de la nuit

– Nina ?

Entendre la voix de Bruce réchauffe immédiatement mon cœur, qui une fois encore s’emballe le
premier.

Même si je suis à présent sûre d’avoir fait le bon choix en l’appelant, cela n’en rend pas ce que j’ai à
dire plus facile. Autant aller droit au but :

– J’ai besoin d’aide, Bruce. Tu… Tu avais raison.


– Que se passe-t-il ? Tu as l’air bouleversée.

D’une voix tendue, je lui explique tout ce qui s’est passé depuis que je l’ai quitté.

C’était il y a quoi ? Trois heures à peine ? J’ai du mal à y croire.

Parler me fait du bien. Il m’écoute attentivement sans m’interrompre. En quelques minutes, je passe en
revue l’agression de Josh et le rôle que mon père y a joué, puis sa présence à l’hôpital et enfin, mes
retrouvailles avec Elsa.

Au terme de mon récit, je me rends compte que j’ai instinctivement pris la main de ma sœur dans la
mienne.

– Je viens vous chercher, décrète Bruce.

Rien ne me ferait plus plaisir. J’ai envie de le sentir auprès de moi. Mieux que cela : j’en ai besoin.
Cependant…

– Pour aller où ? Mon père a des yeux et des oreilles partout et tu es impliqué dans une enquête. Je ne
sais même pas si nous ne sommes pas déjà attendus devant ton bateau. Pareil pour ton bureau.
– Pas question d’aller là-bas. J’ai une autre idée dont je te parlerai en face. Rien ne dit que ton père
n’a pas fait mettre ton téléphone sur écoute. J’arrive.

Et il raccroche.

Je garde le téléphone sur l’oreille juste un peu plus longtemps que nécessaire, un détail qui n’échappe
pas à Elsa :

– Nina Connors ! Tu passes me voir presque toutes les semaines ici depuis des années et tu m’as caché
ta première histoire d’amour ?

Son ton à la fois courroucé et amusé me fait monter les larmes aux yeux. Bruce m’a piquée au vif la
première fois que nous nous sommes parlé en affirmant que j’étais lisible. Pourtant avant l’accident, il
m’a toujours paru naturel que ma jumelle me comprenne sans un mot.

– Comment l’as-tu rencontré ?

Je commence à lui raconter l’enquête, l’interrogatoire dans son bureau, notre baiser à la soirée…

– J’ai toujours su que le romantisme aurait raison de ta carapace, m’interrompt Elsa avec des étoiles
dans les yeux.

Moi, romantique ?

– Je vais devoir sortir en pyjama, maugrée-t-elle.


– Je vous ai apporté un jeans et un pull… À ma taille, mais j’ai pensé à prendre une ceinture,
s’exclame une voix sensuelle et grave depuis la porte d’entrée. J’imagine que ça ne sera pas le top du
glamour, mais j’espère que cela vous conviendra.

Nous sursautons toutes les deux. Bruce est déjà là, appuyé contre l’embrasure de la porte. J’ai envie
de me précipiter dans ses bras, mais je reste figée. La situation est tellement étrange ! Ma sœur, plus
vivante que jamais, l’homme qui fait battre mon cœur qui apparaît comme par enchantement…

– Il est canon ! s’écrie ma sœur, dont je reconnais là l’un des traits de caractère les plus horripilants :
toujours dire ce qu’elle pense… avant de réfléchir.
– Elsa ! m’écrié-je en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

Bruce éclate de rire et referme soigneusement la porte derrière lui. Après avoir salué ma sœur, il
traverse la chambre pour me prendre dans ses bras. Nous nous embrassons tendrement.

– Je suis heureux que tu m’aies appelé, me dit-il.


– Moi aussi, murmuré-je.

Depuis qu’il est entré, j’ai l’impression d’avoir retrouvé de l’oxygène. Je n’ai pas encore de solution,
mais je suis sûre que nous allons en trouver une.

– Comment as-tu fait pour passer les différents barrages de sécurité ? le questionnai-je, curieuse de
savoir quelle ressource il avait bien pu employer cette fois.
– Je suis arrivé à l’accueil paniqué et ai débité en toute vitesse à la jeune femme qui se trouvait là que
j’avais reçu un appel urgent de la part du médecin de garde m’informant que ma grand-mère était
mourante et pouvait succomber cette nuit. Sans ralentir le pas, je l’ai suppliée de reporter les formalités
d’entrée et lui ai promis que je redescendais dès que j’aurais été rassuré au sujet de mon aïeule. Je ne lui
ai pas vraiment le choix, en fait. Et ça a marché ! Mais pour l’heure, il faut sortir d’ici, conclut Bruce.
– Mais il y a des gardiens, des infirmières, une secrétaire à l’accueil ! On ne nous laissera pas partir
comme ça ! m’écrié-je, un peu affolée.
– Bien sûr que si. Il suffit qu’on ne nous voie pas !

Ce qui lui semble tellement évident n’est rien d’autre qu’une violation du règlement. Une petite voix
me dit que nous n’en sommes plus là, qu’il faut à tout prix échapper à notre père. Pourtant, j’ai encore du
mal à croire que cela va marcher.

– Ton amoureux est plein de bon sens, commente Elsa en souriant. Peux-tu m’aider à me changer ?

Amoureux ? Vraiment ? Et moi ? Suis-je amoureuse de Bruce ?

J’aide Elsa à se lever. Elle s’appuie lourdement sur moi, les jambes tremblantes. Cela fait si
longtemps qu’elle n’a pas fait d’exercice, qu’elle n’a pas marché, et l’angoisse provoquée par notre père
doit encore être à l’œuvre… Je m’assure qu’Elsa ne risque pas de tomber dans la salle de bains attenante
à la chambre et retourne m’asseoir auprès de Bruce. Je me blottis contre lui.

– Ça va ? me demande-t-il en prenant ma main dans la sienne.

Je m’accroche à son regard, avant de lâcher :

– Je ne sais pas. Cette journée est folle ! Depuis ce matin, toutes mes certitudes tombent une à une : je
te croyais innocent, tu m’as avoué que tu étais le faussaire. Je plaçais mon métier au-dessus de tout, je le
vois à présent comme une corporation corrompue. Je croyais que Josh était un gros macho célibataire, je
découvre qu’il vit en couple depuis trois ans avec un homme. Il a même été tabassé à cause de ça, et
puis…
– Attends, m’interrompt soudain Bruce, tu ne m’as pas dit que c’est parce qu’il était allé lire le dossier
de ma mère qu’ils l’ont frappé ?

Je hoche la tête.

– En effet, oui. Mais mon père est homophobe, tout comme ses collaborateurs. Ils ne se sont pas gênés
pour lui faire payer aussi son orientation sexuelle…
– Les salauds ! s’emporte Bruce.
– Je sais, murmuré-je tristement. Au cours de cette journée, j’ai perdu toutes mes illusions concernant
mon père que ce soit en tant que commissaire, père ou mari…

Voyant que Bruce me regarde avec des yeux étonnés, je lui raconte :

– Oh, ton histoire avait commencé à me faire douter. Ensuite, j’ai vu dans quel état ses hommes ont mis
Josh, sur son ordre. Et puis, cette scène invraisemblable, durant laquelle mon père se dénonce lui-même
devant Elsa, avec un cynisme incroyable ! Puis mes souvenirs qui reviennent… Je m’en veux, Bruce, si tu
savais ! Elsa ne m’a jamais menti, pourquoi ne lui ai-je pas fait confiance ? Mais le pire restait à venir :
ma sœur vient de m’apprendre qu’il lui avait avoué le meurtre de notre mère !

Bruce reste un instant silencieux, me serrant plus fort contre lui. Je puise de sa force, de sa stabilité, et
prends une profonde inspiration. Je sens ses lèvres effleurer mes cheveux, son souffle chaud repousser les
démons qui envahissent mon cœur.

– Nina, je suis désolé, dit-il doucement.

Il n’y a pas de mots. Et il n’en a pas besoin. Sa présence suffit.


Bruce Willington est l’homme que j’aime.

À cet instant, Elsa sort silencieusement de la salle de bains. Elle est vêtue d’un jean noir avec une
ceinture qu’elle a serrée au dernier cran et d’un pull sombre dont elle a roulé les manches.

Voir ma sœur debout et souriante, même si elle est encore très faible, me rappelle l’urgence du
moment. Il faut agir vite.

Et je n’ai toujours pas de solution…

Bruce a lu la soudaine angoisse dans mes yeux.

– Ne t’inquiète pas et suis-moi.

Il ouvre la porte avec précaution, puis nous fait signe de sortir, un doigt posé sur ses lèvres pour nous
imposer le silence. Même si nous sommes prudents, j’ai l’impression que nous faisons autant de bruit
qu’un troupeau d’éléphants. Je dois soutenir Elsa pour qu’elle parvienne à marcher au même rythme que
nous.

Ça ne fonctionnera jamais ! On ne peut pas quitter un établissement comme celui-ci sans attirer
l’attention !

À chaque nouveau virage, je crains que nous ne tombions sur du personnel de la clinique.
Heureusement, pas une fois nous ne sommes gênés dans notre fuite. Et la chance est avec nous jusque dans
le hall. Là, la secrétaire médicale est à son poste et nous ne pouvons pas passer sans qu’elle nous voie.

– Qu’est-ce qu’on fait ? murmure Elsa, paniquée à l’idée d’échouer si près du but.
– Je ne sais pas mais on va trouver. Une diversion ? proposé-je sans trop y croire.
– Pourquoi pas ? me sourit Bruce. Ne bougez pas d’ici et dès que la voie est libre, sortez, je vous
rejoins, OK ?

Ma jumelle et moi hochons la tête, curieuses de voir ce qu’il compte faire. Bruce attend que la
secrétaire se tourne pour ranger un dossier et file près du distributeur dans la salle d’attente qui fait face
au comptoir.

Il est fou ! Il va se faire pincer !

– C’est pas vrai, celui-là non plus ne fonctionne pas ! s’exclame assez fort Bruce.

Mais qu’est-ce qu’il fait ?

La secrétaire médicale à l’accueil a été remplacée par une collègue. Elle sursaute et s’empresse de
l’apostropher :

– Excusez-moi, monsieur, que faites-vous ici ? Les visites sont finies depuis longtemps ; vous ne
pouvez pas rester là.
– Oui, oui, je sais, lui répond Bruce en se rapprochant d’elle, mais le médecin de garde m’a permis de
rester un peu auprès de ma grand-mère. Ce n’est pas très réglementaire mais elle en avait besoin, je crois.
Votre collègue est au courant… Enfin, bon, maintenant j’aurais aimé juste un café mais le distributeur ne
marche pas.
– Ah bon ?

Malgré les talents d’acteur et le charme indéniable de Bruce qui opèrent sur la jeune femme de
l’accueil, j’ai peur qu’il n’arrive pas à ses fins. Je vois ce qu’il essaie de faire, mais si elle décide
d’aller vérifier le distributeur, tout cela n’aura servi à rien.

– Oui, il doit être en panne, reprend Bruce, sûr de lui. J’ai cru voir un autre distributeur, mais je ne me
souviens plus où. Je sais qu’il est tard et la journée a été éprouvante. Pourriez-vous m’y conduire ? Je
prends juste un café et je m’en vais.
– Euh, je… oui, bien sûr… Il n’y a personne en ce moment de toute façon.

Personne qui veut entrer, oui… seulement des gens qui veulent sortir !

Je jubile en voyant Bruce emboîter le pas de la secrétaire médicale dans le couloir.

Il a réussi !

– Il est doué ! me glisse Elsa à l’oreille.

Ça, c’est sûr !

Mais pas le temps d’en discuter, j’entraîne Elsa vers l’extérieur et nous nous cachons derrière un
énorme 4x4 en attendant Bruce.

À peine dix minutes plus tard, il arrive, faussement nonchalant, un café à la main. Seul son regard
trahit sa nervosité : il balaie les environs à notre recherche. Je lui fais signe et à ma grande surprise, il
déverrouille les portières du gros 4x4.

– N’avais-tu pas une voiture de sport ? lui demandé-je quand il nous rejoint.
– Il y a plus de place dans celle-ci. Nous avons deux autres personnes à aller chercher.

Elsa et moi le dévisageons, stupéfaites.

– De qui parles-tu ?
– De ton coéquipier et de son compagnon, répond Bruce le plus naturellement du monde. Après
l’agression dont Josh a été victime, s’il retourne au commissariat, alors que ta sœur et toi aurez disparu,
tous les deux risquent gros.

Je suis touchée. Cependant, Bruce reste coupable aux yeux de Josh.

– C’est très généreux de ta part, Bruce, merci… Mais Josh s’attend à ce que je lui raconte comment
s’est passée ton arrestation…
– Tu m’as dit que tu avais l’intuition qu’il comprendrait que tu refuses de m’arrêter.
Je hoche la tête. Je n’ai pas changé d’avis.

– Alors, allons les chercher. Je ne laisserai pas le commissaire faire de nouvelles victimes si je peux
l’éviter, déclare Bruce avec colère.

Avant de monter en voiture, j’embrasse rapidement Bruce en lui glissant un merci à l’oreille. Ce n’est
rien par rapport à la reconnaissance que j’éprouve pour cet homme fort et généreux qui pense aux autres,
même à ceux qui pourraient lui faire du tort, comme Josh.

J’espère qu’un jour je pourrais lui rendre au centuple tout ce qu’il fait pour nous.

***

Quand nous arrivons devant la petite maison de Steve et Josh, dont toutes les fenêtres sont éteintes, je
lui dis de m’attendre.

– Ce n’est pas une bonne idée, déclare Bruce en descendant du véhicule.


– Pourquoi ? Josh est mon coéquipier. C’est à moi de lui expliquer la situation.
– J’aimerais qu’il me voie. Je voudrais être là pour répondre aux questions qu’il ne manquera pas de
se poser. De plus, j’imagine que tu n’as pas envie de quitter ta sœur des yeux.

Il marque un point.

– Je préfère rester avec toi, Nina, murmure Elsa, dont la sortie dans le monde réel se révèle plus
angoissante qu’elle ne l’avait imaginé.
– Très bien. Allons-y.

Josh a dû nous voir nous garer, car il nous ouvre avant même que nous ne frappions à sa porte. Il a les
cheveux en bataille, son visage tuméfié est toujours aussi impressionnant, mais il a pris le temps d’enfiler
un jean et un polo.

– Nina ? Que fais-tu ici si tard… en si bonne compagnie ? demande-t-il tandis que ses yeux s’arrêtent
sur chacun de nous.
– Il faut que nous parlions, Josh. Pouvons-nous entrer ?
– Bien sûr ! J’adore discuter à 3 heures du matin, lance-t-il, sarcastique.
– Merci.
– Que se passe-t-il ? Tu as besoin d’aide ? demande la voix ensommeillée de Steve depuis l’étage où
doivent se situer les chambres.
– Non, tu peux te rendormir…
– Non, rétorqué-je, malgré la stupéfaction grandissante de Josh. Notre venue le concerne aussi. Peut-il
descendre ?
– Je vais le prévenir. Asseyez-vous dans le salon en attendant…

Il met un certain temps à monter l’escalier tant il a mal. Nous les attendons en silence. Même si je sais
que cette fuite est la seule chose à faire pour les protéger, tout cela me semble insensé. Si mon monde
tournait rond, je les emmènerais tous au commissariat, demanderais à Josh de prendre la déposition de
Bruce afin de le convaincre qu’il y avait des circonstances atténuantes et surtout, je n’aurais pas peur
d’aller parler à la police des polices à propos de mon père. Au lieu de cela, quand Josh et Steve arrivent
dans le salon, je leur demande de m’écouter sans m’interrompre. Je leur raconte ce qui s’est passé depuis
que je les ai quittés : l’appel de la clinique, mon père dans la chambre de ma sœur, le coup de fil dans
lequel il avouait avoir commandité l’agression, le souvenir de l’accident…

– Je comprends que tu aies voulu protéger Elsa, me dit Josh, mais que faites-vous ici ? Vous devriez
déjà être loin : dès que ton père se rendra compte qu’elle n’est plus à la clinique, il mobilisera toutes les
forces disponibles pour la retrouver.
– Tu as raison. Et tu seras la première personne qu’il viendra interroger. C’est pourquoi il faut que
Steve et toi nous accompagniez. C’est dangereux pour vous de rester ici.
– Nous ne pouvons pas nous enfuir comme ça ! s’écrie Steve.
– Et M. Willington ? Peux-tu m’expliquer ce qu’il fait ici ? dit Josh en posant la main sur le bras de
son compagnon pour le calmer.
– Bruce a avoué. Mais j’ai refusé de le livrer à mon père. Josh, je te promets qu’il répondra à toutes
tes questions dans la voiture. Je suis sûre que tu as déjà compris ce que vous risquez en restant ici.
Regarde dans quel état ils t’ont mis ! Ils n’ont pas hésité à menacer de s’en prendre à Steve !

Ma voix est suppliante. Je ne sais plus quoi dire pour le convaincre. Je ne peux pas non plus me
résoudre à les laisser ici. Josh s’éloigne avec Steve. Malgré mon envie de trouver d’autres arguments
pour réaffirmer l’urgence et le presser encore, je me tais. Je jette un œil sur ma sœur qui nous observe en
silence. Elsa paraît exténuée. Elle va bien, mais il lui faudra du temps pour s’acclimater au monde
extérieur.

Après un moment, Josh revient vers nous tandis que Steve file à l’étage. Il s’adresse d’abord à moi :

– Steve et moi te faisons confiance, Nina. Il est hors de question que je remette les pieds au
commissariat de toute façon. Mais il faudra que tu m’expliques toute l’affaire dans les moindres détails.
– Bien sûr.

Il se tourne ensuite vers Bruce :

– La question, à présent, monsieur Willington… dit Josh en articulant avec difficulté.


– Appelez-moi Bruce, s’il vous plaît, officier Campbell.
– Très bien, Bruce. L’officière Connors et moi connaissons beaucoup de choses à votre sujet,
notamment les adresses de vos différentes propriétés. Elles sont consignées dans votre dossier. Où
comptez-vous nous emmener sans risque d’être arrêté presque immédiatement ?
– Si je vous disais que j’ai plus d’un atout dans ma manche… ?

Je reconnais ce sourire. Bruce a un plan, qu’il me cache depuis le début. Encore une fois, il prend les
commandes.

– … je vous dirais de m’appeler Josh. Et je préciserais que cela ne me surprend pas du tout. Alors ?
Où allons-nous ?

J’aime la connivence qui s’installe entre eux. Les voir d’accord me procure un sentiment de sécurité.

– À Monterey. Mon grand-père avait une propriété là-bas, dans laquelle j’ai passé toutes mes
vacances quand j’étais petit. Elle ne fait pas encore partie de la liste de mes propriétés.
– Ton grand-père te l’a léguée pour tes 30 ans, c’est ça ?

Il hoche la tête.

– Mon avocat n’a pas encore procédé à son enregistrement sous mon nom. J’y ai veillé.
– Dans quel but ? demande Josh suspicieux.

C’est un bon flic. Une telle dissimulation mérite une explication. Malgré l’impatience qui me gagne, je
tends l’oreille.

– Au cas où une jeune femme en détresse m’appelle en pleine nuit, par exemple ! s’exclame-t-il en
haussant les épaules.
– Répondez-moi, Bruce, exige Josh, qui reste inflexible même s’il sait que le temps presse.
– Vous savez pourquoi : je ne fais guère confiance à la police. Je n’aime pas me savoir surveillé,
conclut Bruce d’une voix tranchante.

Il est inutile d’insister. Steve brise le silence pesant qui s’est installé entre nous en surgissant dans la
pièce :

– Josh, nos valises sont prêtes. Je vous remercie pour votre générosité, Bruce.
– C’est normal. Allons-y. Il n’y a pas une minute à perdre.

Steve et Josh sont tendus au moment où ils montent dans la voiture. Durant les deux heures et demie
que dure le trajet, Bruce tient parole : il répond à toutes les questions de Josh. J’apporte les précisions
quand c’est nécessaire. Mon coéquipier a besoin de comprendre ma décision pour que nous marchions
vraiment ensemble. Je sais que nous sommes à nouveau une équipe lorsqu’il me dit :

– Tu es plutôt discrète d’habitude, mais quand tu décides de bouger, ça déménage, dis-moi !

Je ressens alors un immense soulagement. Elsa est avec moi, endormie contre mon épaule, Bruce nous
emmène dans un endroit sûr et Josh approuve ma décision.

Le jour se lève quand nous arrivons à Monterey. La propriété est située au milieu d’un bois, tout près
de la mer.

– Je n’y ai pas remis les pieds depuis des années, nous informe Bruce. Par contre, tout fonctionne à
l’intérieur. Un service d’intendance passe régulièrement aérer, faire le ménage, et réparer ce qui en a
besoin.

Il sort un trousseau de clés de sa poche et ouvre la porte d’entrée. Nous arrivons dans un hall immense
d’où part un escalier en marbre, très imposant.

– En haut, il y a huit chambres. Choisissez celle qui vous plaira, nous dit-il.

Nous sommes tous exténués. Josh et Steve vont se coucher tandis que je conduis Elsa dans sa chambre.
J’ai dû la réveiller et elle est complètement désorientée. Je sens venir la crise de panique dans cet
environnement étranger. Elle a vécu beaucoup trop d’émotions pour une seule nuit ! Il me faut plusieurs
minutes pour la calmer après l’avoir aidée à se coucher. Je lui promets d’être là à son réveil. Elle se
rendort en me tenant la main.

Ensuite, je rejoins Bruce dans un grand salon aux meubles couverts de housses blanches.

– Tout va bien ? lui demandé-je alors qu’il regarde par la fenêtre.


– Oui… C’est étrange de revenir ici après tout ce temps.

Il regarde autour de lui, très ému.

– Merci, Bruce. Pour tout ce que tu as fait.

Mon téléphone vibre avant qu’il ne me réponde. Je frémis en reconnaissant le numéro.

– Qui est-ce ?
– Mon père, réponds-je d’une voix blanche.

Je ne décroche pas. Quelques secondes après la dernière sonnerie, le bip m’indiquant un message
retentit dans la pièce. Je mets l’appareil sur haut-parleur afin que Bruce l’entende avec moi. La voix dure
de mon père envahit la pièce :

« Ma fille, je ne sais pas encore où tu es, mais je sais ce que tu essaies de faire. Sache que je t’en
empêcherai. Pense à ta mère et à ta sœur, Nina. »

À la fin du message, je tremble. Les menaces à peine voilées de mon père sont claires. Il n’hésitera
pas à s’en prendre à nous.

– Il est prudent : ce message ne dit rien de compromettant contre lui, remarque Bruce.
– Il est dangereux, surtout. Très dangereux, murmuré-je en me blottissant dans ses bras. Comment
allons-nous nous sortir de cette situation, Bruce ?
– Ensemble, répond-il simplement.
29. À l'abri

Dans ma poche, mon téléphone vibre et je découvre un SMS d’Émilie :

[Ton père vient de passer avec des collègues.

Il te cherche. Tu as un problème ? As-tu besoin d’aide ?]

Évidemment.

Mon père sait qu’Émilie est ma meilleure amie. Il est logique qu’il soit allé la voir en premier.

Mon cœur se serre à cette idée. Maintenant que je sais quel genre d’homme est véritablement mon
père, l’imaginer s’approchant des gens que j’aime me glace d’effroi.

Derrière nous, un bruit me fait sursauter : Josh et Steve nous rejoignent au salon.

– Que se passe-t-il ? demande Bruce.


– Au lieu de se reposer, il n’arrête pas de cogiter, nous annonce Steve en désignant du menton Josh,
qu’il soutient pour l’aider à marcher. Il a insisté pour descendre vous voir.

Je souris, amusée par la façon tendre et protectrice dont Steve présente les choses. Mais mon
attendrissement cède vite la place à l’inquiétude quand Josh grimace de douleur.

– Tu n’aurais pas dû ! m’exclamé-je. Assieds-toi au moins, je ne voudrais pas que tu empires ton état.

Voir mon coéquipier aussi diminué me bouleverse toujours autant. Il a l’œil enflé et sa lèvre s’est
rouverte. Il respire difficilement, preuve que ses côtes doivent le faire beaucoup souffrir.

– Tu fais une drôle de tête, siffle-t-il. Que se passe-t-il ?

J’hésite à répondre. Je ne veux pas en rajouter vu son état !

– Nina ! proteste-t-il.

Son regard ferme m’indique qu’il sait dans quelle direction sont parties mes pensées… et qu’il refuse
que je prenne des gants avec lui. Alors je capitule et je l’informe de l’appel de mon père et du SMS
d’Émilie.

– Donc il est déjà au courant de la fuite d’Elsa, murmure mon coéquipier. Et il va tout faire pour vous
retrouver le plus vite possible.
– Il pourra géolocaliser nos portables très facilement si nous les laissons allumés.
– Nous ferions mieux de détruire les puces, complète Josh.
– Mais il faut que je prévienne Émilie. Il va certainement la faire surveiller.

Josh hoche la tête. Il sait comment se passe une enquête et comprend mon cheminement de pensée.
Bruce semble plus inquiet :

– Ne vaut-il pas mieux qu’elle ignore où nous sommes ?


– Je ne lui donnerai pas tous les détails. Je veux juste qu’elle soit prudente et qu’elle ne dise rien de
ce qu’elle sait sur nous à mon père… Si ce n’est déjà fait !

Je ne crois pas que mon père oserait s’en prendre à elle, sinon je serais allée la chercher
immédiatement mais je ne peux m’empêcher de m’inquiéter.

Même s’il en est bien capable, une bavure ne l’aiderait pas à nous retrouver.

– Tu peux utiliser le téléphone fixe, me propose Bruce, la ligne est au nom de mon avocat et n’est
encore répertoriée nulle part.
– Merci Bruce.

D’un commun accord, nous démontons nos téléphones pour en extraire les puces et les détruire d’un
coup de talon.

Au moins, nous ne lui facilitons pas la tâche…

Je m’isole dans le bureau attenant au salon. Le téléphone fixe est une antiquité avec un fil,
heureusement assez moderne pour avoir un clavier et non un cadran mobile ! Je n’ai vraiment pas le
temps ni la tête à apprécier le décor mais cette pièce vintage a un charme indéniable.

Je regarde ma montre : il est à peine 7 heures. Émilie ouvre les portes de son dojo à 8 heures pour les
sportifs matinaux. Je croise les doigts pour qu’elle soit réveillée. Plus tôt je pourrai l’avoir, plus je
limiterai les risques. Il est impossible qu’ils l’aient déjà mise sur écoute et c’est peut-être ma seule
chance de pouvoir lui parler sans nous mettre en danger. À mon grand soulagement, elle décroche à la
troisième sonnerie :

– Oui ? Qui est à l’appareil ? demande-t-elle d’une voix méfiante.


– Em’ c’est moi, murmuré-je à voix basse, comme si je craignais que mon père ne surgisse dans la
pièce si je parle normalement.
– Nina ! Que se passe-t-il ? Tu as eu mon SMS ? C’est quoi ce numéro ?
– Oui, j’ai vu ton message. Que t’a dit mon père ? Comment était-il ? demandé-je, sans trop savoir par
où commencer pour lui expliquer la situation.
– Eh bien, il s’est d’abord excusé de passer chez moi si tôt. Il était 6 heures et demie ! Il m’a dit qu’il
te cherchait car tu n’étais ni à ton poste ni chez toi et qu’il s’inquiétait pour toi. Tu as un problème ?
– Disons que je suis dans une situation délicate.
– Tu m’inquiètes, Nina. Il avait l’air vraiment contrarié, presque en colère, même s’il faisait tout pour
le cacher. Tes collègues regardaient partout, comme si tu allais surgir de ma cuisine ! Pourquoi tu
n’appelles pas ton père pour le rassurer ?
– C’est lui que je fuis ! Ne lui fais surtout pas confiance toi non plus ! Je suis désolée, je ne peux pas
t’en dire plus. Je préfère t’impliquer au minimum.
– OK, OK, tu me fais un peu peur, Nina, mais je te fais confiance… Et aussi je voulais te dire qu’avant
de partir le commissaire m’a demandé si je connaissais Bruce Willington.
– Et tu lui as dit pour nous deux ? l’interrogé-je avec anxiété.
– Non ! J’ai hésité, avoue Émilie, et puis je me suis rappelé que je n’étais pas censée connaître les
détails d’une affaire sur laquelle tu enquêtes. Mais si tu ne m’avais pas donné rapidement des nouvelles,
je me serais inquiétée et j’aurais sûrement couru au commissariat tout raconter !
– Ouf, merci Em’ ! En fait, je suis avec lui, murmuré-je.
– Oh ! s’exclame mon amie. J’aimerais que ce ne soit qu’une escapade romantique, mais ce n’est pas
tout à fait ça, n’est-ce pas, Nina ?
– Pas vraiment, non… rétorqué-je, sans retenir mon sourire.

Cela ressemble bien à cette croqueuse d’hommes d’imaginer un tel scénario !

– Bruce n’est pas dangereux, au moins ? me demande Émilie avec inquiétude.


– Bien sûr que non !

Je ne suis pas étonnée de ce qu’elle a insinué, mais mon cœur se révolte à cette idée.

– Je m’en doutais ! déclare-t-elle, souriante. Cela ne correspond pas à la description que tu m’en as
faite.
– Em’, promets-moi d’être prudente et surtout de ne rien dire à personne, d’accord ?
– Fais-moi confiance, Nina. Je serai muette comme une tombe.
– Inutile de me contacter sur mon portable, précisé-je. Je te rappellerai, d’accord ?
– Sois prudente, Nina.
– Toi aussi, Em.

Quand je reviens dans la pièce, Bruce donne des pansements et du désinfectant à Steve. Malgré les
protestations de Josh, son compagnon s’occupe de nettoyer ses plaies. Mon coéquipier grimace. Il semble
vraiment mal en point. Le contraste entre les pansements neufs et sa peau lui donne le teint encore plus
gris que lorsque nous sommes arrivés.

– Veux-tu de l’aide ? demandé-je, très angoissée. Avez-vous besoin de quelque chose ?


– Ça va aller, tente-t-il de me rassurer. Je ne suis pas en sucre.

Je sens bien que Steve, qui reste silencieux en tenant la main de Josh, est plus circonspect.

Depuis que j’ai découvert l’état de Josh en arrivant chez lui hier, chaque fois que je l’observe, je ne
peux m’empêcher de voir les plus proches collaborateurs de mon père en train de le tabasser.

Ce sont nos collègues ! Comment ont-ils pu faire ça ?

Cette idée me tourne dans la tête à m’en donner le vertige.

– Émilie t’a-t-elle appris quelque chose ? me demande Josh.


– Mon père ne sait pas où on est : il a interrogé Émilie ce matin mais elle n’a rien pu lui dire
puisqu’elle ne savait rien.
– Tu en es sûre ? s’inquiète Bruce en s’approchant de moi.
– Absolument. Et toi, es-tu convaincu que nous sommes en sécurité ?
– Cette maison n’a jamais été vendue. Je viens d’en hériter, mais les papiers ne sont pas finalisés. Il
n’y a aucun lien « légal » qui me relie à cette adresse. Ton père ne remontera pas jusqu’à nous facilement.

Je hoche la tête, moins rassurée que je ne le voudrais.

– Il est temps de tous aller nous reposer, déclare Bruce. Je pense sincèrement que nous sommes en
sécurité, du moins pour l’instant.

Je jette un coup d’œil à Josh. Il n’en peut plus. Steve ne le quitte pas des yeux.

Il est inquiet pour l’homme qu’il aime… Tout comme je suis inquiète pour Bruce.

Je ne cherche pas à chasser cette idée de mon esprit. Au contraire, je la laisse faire son nid dans un
coin de ma tête. Je sens qu’elle doit mûrir encore un peu avant que je puisse la dire à voix haute.

– Bonne fin de nuit, alors, nous dit Steve en entraînant Josh fermement vers leur chambre.

Bruce et moi nous précipitons pour les aider, mais ils nous font signe que ça ira.

– Dormez autant que vous le voulez tous les deux, dit Bruce. Je vous promets de vous faire visiter la
maison tout à l’heure. Nous ne pourrons réfléchir à la marche à suivre qu’après avoir récupéré un peu
d’énergie.
30. Trop méfiante ?

Lorsque nous sommes à nouveau seuls, Bruce m’embrasse. Une douce chaleur m’envahit. Je me
détends enfin. Pour la première fois depuis notre arrivée, je me sens presque sereine.

J’aimerais rester blottie ainsi contre son torse, ses lèvres collées aux miennes. Je sens ses bras forts et
puissants autour de moi. J’ignore s’il est aussi confiant qu’il y paraît, mais son visage calme me fait un
bien fou.

Nous passons un long moment ainsi dans les bras l’un de l’autre avant qu’il ne me demande :

– Nina, comment te sens-tu ?

J’aimerais ne rien dire, suspendre le temps et rester ainsi dans la chaleur des bras de Bruce, mais
finalement, le besoin de parler est le plus fort :

– Je suis inquiète, bien sûr. J’ai même très peur.

Bruce ne me quitte pas des yeux et son regard profond et tendre me fait du bien.

– C’est normal, dit-il en me berçant doucement. Je ne me fais pas d’illusions : ton père finira par nous
trouver. Mais nous aurons un plan d’attaque à ce moment-là, je te le promets.

Ses beaux yeux flamboient quand il prononce sa dernière phrase. Je sens de la colère dans sa voix
mais aussi une volonté sans faille, tandis que ses larges mains se resserrent sur ma taille. Un geste d’une
sensualité immense qui me fait chavirer.

Exactement ce dont j’ai besoin !

Hélas, la réalité me rattrape. Une idée sombre me trotte dans la tête depuis un moment. Mon père n’est
pas ma seule préoccupation :

– Et si j’avais fait une erreur, Bruce ? lui demandé-je d’une toute petite voix, en m’écartant
légèrement, à nouveau tendue.
– À quel sujet ? me demande-t-il, en cherchant mes yeux pour me calmer.
– Ma sœur… Elle fait des crises de panique depuis qu’elle n’est plus sous traitement.

Quand je repense à la tension extrême qui agitait Elsa à notre arrivée, je suis moi-même terrifiée.
Même si elle a finalement réussi à s’endormir, j’ai peur que le réveil soit brutal.

– La laisser sous camisole chimique n’était pas une solution, rétorque Bruce.
– Évidemment ! Mais que ferons-nous si elle perd pied dans cette maison ? Je l’ai coupée du seul
environnement qu’elle connaissait depuis plus de cinq ans ! Et surtout, je l’ai privée des compétences
médicales d’un personnel formé à gérer ce genre de situations, m’exclamé-je, soudain au bord des
larmes.

Bruce pose une main sur mon épaule et relève mon menton du bout des doigts.

– Je suis convaincu que tu as pris la bonne décision, Nina. Ta sœur ne pouvait pas rester ainsi. La
scène que tu m’as décrite, avec ton père, était vraiment terrifiante.

Il a raison. Le simple fait d’y repenser me fait frissonner. Bruce me serre contre lui.

– Tu as fait ce qu’il fallait pour la soustraire à son emprise, dit-il en me berçant doucement. L’absence
de traitement aurait aussi fini par attirer l’attention des médecins, ou pire, de ton père. Sois sûre qu’ils
l’auraient contrainte à reprendre ses médicaments.

Il a raison. Sans entrave médicamenteuse, Elsa aurait peut-être fini par convaincre quelqu’un que ce
qu’elle racontait était la pure vérité. Bruce poursuit, comme s’il lisait dans mes pensées :

– Imagine qu’il se soit vraiment senti menacé ? Il aurait tout mis en place pour la forcer à redevenir un
légume devant lequel il pouvait parader.

Il y a de la rage dans ses yeux à présent, et sans doute un peu plus d’assurance dans ma tête. Je me sens
plus confiante quant à ma décision de « sauver » Elsa.

Néanmoins, toutes mes craintes ne se sont pas envolées pour autant :

– Elsa ne prend peut-être plus de médicaments mais elle reste fragile. Je l’aime profondément, mais je
ne suis pas médecin !
– Pour l’instant, elle dort. Allons la voir si cela peut te rassurer, dit-il prévenant.

Nous sortons du salon main dans la main. Bruce me précède dans le long couloir au bout duquel se
trouve la chambre dans laquelle j’ai installé ma sœur. Sur les murs, de nombreux tableaux nous
accompagnent. Ils sont tous splendides. Malgré mon angoisse, je ne peux m’empêcher de le faire
remarquer à voix haute :

– Comme c’est beau ! Ils sont tous authentiques ?


– Oui, me confirme Bruce. Tu ne seras pas surprise de constater que l’art a une grande importance ici.

Arrivée devant la chambre, je pousse délicatement la porte et entre dans la pièce plongée dans le noir
sans faire de bruit. Sa respiration est lente et régulière, comme si elle était plongée dans un sommeil sans
rêves. Rien d’étonnant à cela : toutes ces émotions l’ont épuisée.

Pourtant, en la regardant, je sens l’espoir surgir dans mon cœur. J’ai retrouvé ma sœur. C’est inespéré
et merveilleux. Petit à petit, la présence de Bruce et le retour d’Elsa à mes côtés font renaître en moi un
sentiment oublié : la confiance en l’avenir.

Nous sortons sur la pointe des pieds. Je le suis, mais nous ne retournons pas au salon.
– Viens, allons nous coucher.

Je hoche la tête et le suis au cœur de la maison. C’est un vrai musée, dans lequel tous les styles de
peinture, du classique au contemporain, se côtoient. Je suis trop fatiguée pour prendre le temps de
m’arrêter sur chacun d’eux, mais on ne peut qu’être touché par tant de goût et de beauté.

Alors que nous progressons, Bruce me prend par la main et me parle d’une voix douce :

– J’ai peut-être une solution à te proposer, pour Elsa.


– Je t’écoute.
– Je peux demander à Ben Barlow de venir nous aider.
– Ben Barlow ? Tu parles du fils de Judith ?

Il s’arrête, surpris et me regarde, les sourcils relevés :

– Tu le connais ?
– Il a accompagné sa mère la dernière fois qu’elle est passée au commissariat. Il est médecin, n’est-ce
pas ?
– C’est même un excellent médecin. Qu’en penses-tu ? me demande Bruce.

Je m’arrête et prends mon temps pour répondre. Finalement, je suis un peu réticente :

– Je suis touchée par ton attention. C’est vrai qu’avoir un médecin parmi nous me rassurerait
beaucoup. Mais es-tu sûr qu’il soit prudent de l’impliquer ? Et puis, Elsa a déjà vu plusieurs visages
inconnus. J’ai peur que cela fasse beaucoup pour elle.
– Je comprends, mais Ben est avant tout un ami d’enfance. J’ai une entière confiance en lui.

Nous passons enfin la porte d’une chambre cosy au milieu de laquelle un lit immense me tend les bras.
Bruce allume une lampe de chevet et fait apparaître une décoration neutre mais de très bon goût.

– Je ne suis vraiment pas sûre que ce soit une bonne idée, déclaré-je finalement.

Bruce me regarde sans rien dire.

– Que vas-tu lui dire ? argumenté-je. Comment comptes-tu lui présenter la situation ?
– Je lui dirai seulement que quelqu’un a besoin d’aide et de beaucoup de discrétion. Ne t’inquiète pas.
Il comprendra.
– Il a l’air très proche de sa mère. Pourras-tu le convaincre de ne rien lui dire ? Mon père va
forcément la mettre sous surveillance s’il te cherche.
– Oui, si je le lui demande, je suis sûr que Ben ne dira rien.

Comment me résoudre à confier Elsa à un homme que je ne connais pas, alors que je viens tout
juste de la retrouver ?

Sauf que j’ai choisi aujourd’hui de faire totalement confiance à l’homme que j’aime. Et malgré mes
peurs, j’acquiesce.
– Ben est un type bien, affirme-t-il, rassurant. Et il fera toujours passer le bien-être d’un patient avant
tout le reste.

Je m’assois sur le lit et l’invite à me rejoindre. Il sourit et s’empresse de prendre ma main dans la
sienne :

– Je ne savais pas que tu le connaissais si bien. Je croyais qu’il était parti depuis longtemps et venait
juste de rentrer aux États-Unis ? C’est même de là qu’est partie toute l’enquête.
– Nous avons quasiment grandi ensemble, me raconte Bruce. Il a été mon complice et mon confident
dans bien des cas. Et tout le temps qu’ont duré ses études et son tour du monde, nous avons échangé par e-
mail. Mais je ne comprends pas : qu’est-ce que Ben a à voir avec tout ça ?
– À son retour, Judith a vendu le tableau de ton grand-père pour pouvoir lui acheter une maison et on
s’est alors aperçu qu’il était faux.

Bruce ne répond pas tout de suite, comme s’il prenait le temps d’assimiler l’information.

– Tu peux l’appeler maintenant ?


– Je te reconnais bien là, sourit-il, longue à convaincre mais dès que tu as pris ta décision, tu ne veux
plus attendre une minute.

Je souris à ses mots qui me font repenser au début de notre relation. Mais au moment où Bruce se lève
pour aller téléphoner, une autre inquiétude me traverse l’esprit :

– Son départ risque d’attirer l’attention de mon père : Judith est au cœur de l’affaire. Son entourage
sera surveillé.
– Il n’a pas encore d’emploi, pas de routine, et il ne sait pas rester en place, je plains le flic qui devra
le filer ! rit Bruce avant de reprendre son sérieux. Mais tu as raison, je vais lui dire de faire attention à ne
pas être suivi. Tu sais, durant ses années passées au sein d’ONG, Ben a travaillé dans des zones de
guerre. Il m’en a parlé souvent : même si ton père le fait suivre, je n’ai aucun doute, il ne se laissera pas
filer.

Je ne réponds pas tout de suite. Même si elle est un peu rocambolesque, sa réponse se tient. Je mesure
l’étendue des liens qui unissent les deux hommes : Bruce ne semble avoir aucun doute sur le fait que son
ami d’enfance va obéir à des consignes de prudence et de discrétion dignes d’une mission secrète !

Mais n’est-ce pas exactement ce que nous vivons ?

Des larmes impromptues me montent aux yeux.

– Merci, Bruce, murmuré-je, alors que l’émotion me serre la gorge.


– C’est à moi de te remercier, Nina. D’avoir cru en moi, de ne pas m’avoir livré à ton père… De me
faire confiance.

Je lève les yeux vers lui. Son regard, d’une douceur et d’une bienveillance incroyables, m’enveloppe
tout entière. Je le crois, je le comprends, je sais pourquoi il m’a menti et surtout, je sais qu’il me dit la
vérité. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas sentie aussi sûre de mon choix.
Je laisse mon corps parler pour moi et pose mes lèvres sur les siennes. Il semble surpris mais ravi et
m’embrasse à son tour :

– Que me vaut ce baiser ? demande-t-il, avec un air taquin.


– C’est ma façon de te dire que je crois en toi, Bruce. Et en nous.

Est-ce ma voix légèrement tremblante ou mes yeux qui ne quittent pas les siens ? Bruce redevient
sérieux et m’embrasse à nouveau, cette fois avec plus de fougue.

– Tu peux, Nina, je te promets que je ne te décevrai pas, affirme-t-il en me serrant dans ses bras.

Mon cœur et ma tête sont en fête, enfin réunis derrière la même certitude : Bruce est l’homme que
j’aime. Je savoure ce moment intense pendant plusieurs minutes.

Je l’embrasse encore, plus légèrement cette fois ; je pique son visage de petits baisers très doux.
Bruce se laisse faire. Je m’allonge sur le lit et l’attire tout contre moi. Il se colle à moi et ses mains me
parcourent par-dessus mes vêtements avec une infinie douceur. Je me sens physiquement entourée
d’amour et de tendresse. Nos lèvres se frôlent, se cherchent, se trouvent… Jusqu’à ce que, malgré moi,
j’étouffe un bâillement en rougissant.

– Eh bien je vois que je te fais de l’effet ! dit Bruce en éclatant de rire.

Je m’excuse, en pouffant à mon tour.

– Désolée…
– Il faut dormir, tu es épuisée. C’est normal après tout ça !

Je hoche la tête. Bruce m’ôte mes vêtements un par un, puis continue ses caresses, sur ma peau, jusqu’à
ce que je frissonne, entre volupté et portes du sommeil. Avec d’infinies précautions, il me glisse sous la
couette épaisse et douce.

– Tu es bien ? me demande-t-il.
– Oui… murmuré-je, en laissant mes yeux se fermer.
– Endors-toi sans crainte. Je veille sur toi, déclare Bruce, toujours à mes côtés.

Je suis frustrée de ne pas pouvoir profiter de ce moment d’intimité mais l’énergie me manque. Je
plonge dans le sommeil, apaisée.
31. Au fond de ma mémoire

Autour de moi, tout est blanc. Je ne sais pas où je suis, mais je me sens bien. Au loin, je distingue une
forme qui s’avance vers moi. C’est une femme, grande, belle, élancée. Elle sourit. Ses cheveux roux, bien
plus longs que les miens, flottent au vent. Elle est vêtue d’une longue robe blanche. Ses yeux semblent
déborder d’amour lorsqu’ils me reconnaissent.

– Oh Nina, ma chérie, comme je suis contente !


– Maman ?

Je suis trop désorientée pour parler. Comment est-ce possible ? J’ai besoin de comprendre, mais mon
esprit m’incite à ne pas chercher plus loin. Ma mère est là, près de moi ! N’est-ce pas merveilleux ? Je ne
veux que profiter du bonheur de la voir. Je la dévore des yeux.

Comme elle est belle ! Comme elle m’a manqué !

Elle me prend dans ses bras et la chaleur de son corps m’envahit. Je me laisse bercer par un sentiment
de plénitude dont je n’ai guère eu le temps de profiter.

Elsa et moi avons passé si peu de temps avec elle !

Peu à peu, je distingue le décor qui nous entoure : c’est la maison ! Nous sommes dans la maison où
j’ai grandi, celle aussi où ma mère est morte… Au loin, j’entends une porte qui claque. La peur m’étreint
et monte en moi, irrépressible, incontrôlable. Je regarde ma mère avec des yeux affolés. Je voudrais la
prévenir, lui dire de s’en aller, mais les mots ne viennent pas : comment m’arracher de ses bras ?
Pourtant, le danger se rapproche…

Le décor change. Nous sommes devant l’école primaire où Elsa et moi allions quand nous étions
petites. Autour de nous, des mamans attendent leurs enfants et ne semblent pas nous voir.

Ma mère a changé de tenue : elle est en jean et chemise à manches longues. Pourtant, il fait très chaud.
Un coup de vent fait trembler le tissu sur ses bras. Je distingue une marque qui attire mon attention. Avec
une grande délicatesse, je relève la manche jusqu’à son coude. Son bras est couvert de bleus. Certaines
marques semblent anciennes, d’autres sont encore à vif. Le tableau qui se peint sur sa peau est tout
simplement terrifiant. Ce camaïeu de couleurs macabres me glace le sang.

– Maman, que t’est-il arrivé ? m’écrié-je, affolée.

Je m’écarte et l’observe avec attention. Un bref coup d’œil sur son cou me suffit pour apercevoir
d’autres manifestations de violence.

– Oh ça ? s’exclame-t-elle d’une voix légère. Ce n’est rien ! Je suis tombée. Je suis si maladroite !
Un grand froid se répand en moi. J’ai l’impression qu’on m’arrache le cœur. Tandis que je la regarde,
des images me reviennent à l’esprit, sans que je sache s’il s’agit de souvenirs réels ou inventés : n’avait-
elle pas la lèvre tuméfiée lorsqu’elle est venue me chercher à l’école ? S’était-elle vraiment cognée
lorsqu’elle est arrivée avec cet énorme bleu dans le dos ?

– Tu es sûre, maman ?

L’allégresse laisse place à l’étonnement. Les sourcils levés, elle me dévisage.

– Tu en doutes, Nina ? Pourtant personne n’a jamais rien dit !

Sa phrase claque comme une accusation, mais elle sourit à nouveau, comme si elle venait de me faire
une blague.

Autour de nous, le paysage change à nouveau. Nous sommes dans une église. Celle de son enterrement.
Je sens que je vais bientôt la perdre à nouveau. Je la presse :

– Qui savait, maman ? Dis-le-moi ! m’écrié-je.


– Mais tout le monde, ma chérie ! lance-t-elle dans un éclat de rire.

Tout à coup, sans que je puisse y faire quoi que ce soit, son image se dissout et devient floue. Je
l’appelle, l’implore de rester avec moi encore quelques minutes.

***

– Nina ! Réveille-toi ! me crie Bruce d’une voix angoissée.

J’ouvre péniblement les yeux. Ma tête est prise dans un étau de douleur telle que pendant une seconde
je ne sais plus où je suis. Il fait sombre, j’ai encore peur, mais l’odeur, la peau, le corps de Bruce me
rassurent immédiatement. Il me serre fort et m’entoure de ses bras, comme s’il cherchait à me sortir du
gouffre de mon cauchemar pour me ramener dans la réalité. Durant un laps de temps qui me semble une
éternité, je reste blottie contre lui. Peu à peu, les battements de mon cœur se calment. Il allume une lampe
de chevet. Je m’accroche à son regard. Ma peur reflue. Je reprends mes esprits.

– J’ai fait un cauchemar, murmuré-je, d’une voix blanche.

C’est une évidence, mais le dire semble en éloigner le spectre.

Dire qu’il y a quelques heures je craignais qu’Elsa fasse une crise de panique !

Je suis convaincue que, chaque fois qu’elle voyait mon père ces derniers temps, elle devait ressentir
une peur comparable à celle de mon rêve.

C’est atroce !

Après ce moment pénible, une question me hante : ai-je été témoin des coups que ma mère recevait ?
Sans aucun doute. Mais Elsa et moi étions si petites ! Ma mère était-elle une femme battue ? Si ce dont
j’ai rêvé est vrai, hélas oui ! Elsa affirme que notre père l’a tuée. Était-ce un accident ou un acte
délibéré ? Serait-il possible qu’il l’ait battue à mort ? Comment savoir après tout ce temps ? Ai-je
refoulé ces souvenirs ? En ai-je refoulé d’autres ?

Quel genre de monstre est réellement mon père ?

– Tu veux m’en parler ? demande Bruce dont le regard est teinté d’inquiétude.

Je refuse en collant mon nez contre son torse.

– Nina, parle-moi, insiste-t-il avec douceur mais fermeté. Je vois bien que tu es bouleversée. Il ne faut
pas que tu gardes ces images pour toi. De quoi s’agit-il ? Ton père ? Elsa ?

Je m’écarte et m’assois, la couette sur les cuisses. Je prends une grande bouffée d’air frais, qui me
réveille tout à fait.

– Pas exactement. En fait, j’ai rêvé de ma mère. Elle me parlait. Je voyais des choses… Des signes…

Les larmes me montent aux yeux. L’impuissance m’écrase.

Toujours assis à mes côtés, Bruce me prend la main et attend patiemment que je continue. Mais je
change de sujet :

– Je n’ai pas cru ma sœur durant toutes ces années. J’ai préféré faire confiance à mon père sans la
moindre réserve. Je voulais surtout le rendre fier de moi. Pour ça, je suis allée jusqu’à négliger ma sœur,
ma jumelle. Et aujourd’hui, je découvre qu’il est responsable de telles horreurs !

En moi, la colère grandit, une haine farouche contre mon géniteur mais surtout contre moi. Je crispe
mes poings sur la couette. Je suis au bord de la nausée. Bruce respecte mon besoin d’espace : nos peaux
ne se touchent plus, mais il ne me quitte pas des yeux.

– À cause de mes erreurs de jugement, j’ai fait tant de mal à ma famille…

Cette fois, des sanglots menacent de me submerger. Mais Bruce refuse de me laisser m’enfoncer. Il
approche sa main et, délicatement, me relève le menton et plonge son regard dans le mien :

– Nina, arrête. Tu n’as aucune raison de culpabiliser. Rien de tout cela n’est de ta faute !
– Ma sœur est restée si longtemps enfermée par ma faute ! m’écrié-je, désespérée.

Bruce secoue la tête :

– Pas par ta faute ! reprend-il avec force. Par celle de ton père ! À la mort de votre mère, Elsa et toi
n’étiez que des enfants ! Tu ne pouvais rien faire, tu n’avais pas toutes les cartes en main. Maintenant,
c’est différent. Tu es adulte, tu peux agir. Tu vas agir. Je te soutiendrai. Tu as cru en moi. Et moi je crois
en toi.

Je suis secouée de soubresauts nerveux. Bruce me prend à nouveau dans ses bras, rassurant, fort…
pour deux. Encore furieuse contre moi-même, j’hésite à me laisser aller, mais avec persévérance, il me
garde tout contre lui. Je finis par enrouler mes bras autour de son torse, comme pour éviter de couler. Des
larmes libératrices déferlent sur mes joues. Je les laisse couler, incapable de les endiguer.

– Tout est si différent depuis que je te connais, murmuré-je. Toutes mes certitudes ont volé en éclats.
– Est-ce vraiment un mal ? me demande Bruce en me regardant dans les yeux.

Je prends le temps de réfléchir, puis je souris à travers mes larmes :

– Non, je ne crois pas. Toute ma vie, je me suis menti à moi-même. J’ai voulu entrer dans la police
pour voir briller les yeux d’un homme que je croyais être le plus honnête de tous. Je réalise que nous
n’avons pas la même conception de la justice, déclaré-je amèrement.

Bruce prend mes mains dans les siennes.

– Nina, quoi qu’il arrive, ne doute ni de toi ni de tes valeurs. Tu es une belle âme, une femme droite,
intègre, honnête, franche. Contrairement à lui, tu ne mets pas la justice au service de tes propres intérêts.
Pour toi, c’est avant tout une vertu. Je l’ai perçu immédiatement la première fois que je t’ai vue. Ça m’a
tout de suite plu, me lance-t-il avec un sourire qui me fait fondre.

Je passe ma main dans les cheveux de celui dont je sais à présent que je suis irrémédiablement
amoureuse. Il sait me rassurer, me donner de la force et me soutenir sans jamais vouloir me changer.
J’aimerais qu’il puisse lire dans mes yeux à quel point je l’aime. J’ai peur, peur de lui dire, peur de le
perdre, peur de me tromper. Alors je laisse parler mon corps, sûre qu’il saura lui faire la déclaration
d’amour que je ne parviens pas à lui dire…

Je l’embrasse à pleine bouche et laisse aller mes doigts sur son corps. Je le caresse partout, sans
m’arrêter. Bruce me renverse sur le lit, nos lèvres toujours soudées, nos peaux de plus en plus avides
l’une de l’autre. Nos soupirs se perdent dans nos baisers, nos mains se cherchent, se trouvent et ne se
lâchent plus.
32. L'univers du maître

Quand j’ouvre les yeux, j’ai la tête posée sur le torse de Bruce. J’aime la sensation très douce de sa
peau contre ma joue. Je m’en délecte quelques secondes avant de lever la tête vers lui. Son regard, la
légère barbe qui orne sa mâchoire virile, ses cheveux emmêlés… Je voudrais me réveiller chaque matin
sur ce spectacle.

– Bonjour, me murmure-t-il en souriant. Tu as bien dormi ?


– Oui, merci. Je me sens mieux. Et toi ?
– Ça va, dit-il en me caressant les cheveux.

Nous nous embrassons tendrement, mais très vite, ma curiosité est à son comble. Je regarde autour de
moi : à la lumière, je réalise que, hormis le lit, la pièce spacieuse et lumineuse est quasiment vide. Bruce,
qui a suivi mon tour d’horizon, commente :

– C’est étrange pour moi de me réveiller ici. Ça fait si longtemps !

Alors que je vais répondre, mon estomac me devance en se mettant à gronder. Bruce sourit :

– Un petit déjeuner ? Il n’est que 11 heures, c’est encore l’heure ! dit-il, espiègle.
– Oui. J’ai un peu faim !

J’ai beau n’avoir dormi que quelques heures, je me sens revigorée. L’effet Bruce, très certainement !

Nous nous levons rapidement. Mes vêtements sont pliés au pied du lit. Je m’habille et le regarde
enfiler un polo noir et un jean. Mon cœur s’emballe.

Il est vraiment très beau !

Nous traversons la maison, très différente à la lumière du jour. Elle me semble même immense. Bruce
m’installe près d’une baie vitrée donnant sur la forêt.

– J’ai toujours aimé cet endroit, me confie-t-il.


– Je te comprends !

Tandis qu’il se rend dans une pièce que j’identifie comme la cuisine, mon regard suit les rayons du
soleil qui filtrent à travers les arbres. C’est à la fois magnifique et reposant. Je peux voir à travers les
rideaux épais que le soleil est déjà haut dans le ciel. C’est une belle et chaude journée de juillet. Si
j’étais en vacances et non en cavale, j’imagine que je serais folle de joie de me trouver ici : Monterey est
une très jolie ville, que je n’ai encore jamais eu l’occasion de visiter.

Mais très vite, je tourne la tête pour détailler la pièce dans laquelle je me trouve. Tous les meubles
sont anciens mais somptueux. Il n’y a pas besoin d’être un expert pour savoir que la moindre chaise dans
cette pièce vaut une petite fortune. Je suis impressionnée.

Bruce revient avec un plateau chargé : il y a au moins six pots de confiture, trois types de pains, deux
thés différents et un café dont l’arôme puissant envahit la pièce.

– Où as-tu trouvé tout ça ? m’exclamé-je, stupéfaite.


– J’ai fait des courses, me répond-il du tac au tac. Même les fugitifs ont besoin de manger, tu sais ? Je
me suis levé pour aller courir. Je n’ai croisé personne, j’ai fait attention. Il y a une supérette un peu plus
loin, qui n’existait pas avant. Aucune chance pour qu’on m’ait reconnu.
– J’espère que tu as raison, marmonné-je.
– J’ai été prudent. C’est un risque nécessaire. Même si nous ne passons pas beaucoup de temps ici, il
nous faut de la nourriture.

Ma faim l’emporte sur mon inquiétude pour l’instant. Je regarde la nourriture sans savoir par quoi
commencer.

– Il y a aussi du lait et du chocolat chaud dans la cuisine.

Dès la première bouchée, mon corps se souvient qu’il n’a presque rien absorbé hier. Je dévore
plusieurs tartines avant de me sentir un peu rassasiée. Bruce me regarde en souriant.

– Ravi de constater que ça te plaît !

La bouche encore pleine, je hoche la tête.

– C’était délicieux !
– Veux-tu que je te fasse visiter la maison avant que les autres ne se réveillent ?
– Avec plaisir. Laisse-moi aller vérifier qu’Elsa dort et lui laisser un message pour qu’elle ne panique
pas à son réveil.

Je suis Bruce dans le bureau où se trouvent le téléphone fixe et de quoi noter. Je n’ai pas eu le temps
d’observer en détail la pièce lors de mon coup de fil avec Émilie et profite avec joie de ce moment de
calme pour m’imprégner de tout ce qui m’entoure.

– Après son atelier, c’était l’endroit où mon grand-père passait le plus de temps, m’apprend Bruce.

Je ne suis pas surprise. Cette pièce est très typée, très marquée par la présence de Charles. Elle est
petite, sombre, confortable, mais aussi typiquement masculine. On dirait une sorte de petit fumoir.
J’imagine très bien Charles Willington en pleine réflexion dans l’un des profonds fauteuils club.

Bruce me tend un papier et un stylo. J’écris rapidement un message rassurant pour Elsa.

Nous retournons dans le salon. Je regarde par la fenêtre avant de demander avec inquiétude :

– Tu crois que quelqu’un sait que nous sommes là ?


– Sincèrement, non, répond-il en posant les mains sur mes épaules. Tout est calme pour l’instant. Si
quelqu’un approche de la maison, nous en serons vite avertis : nous sommes en pleine nature, il n’y a rien
autour de la maison.

Sur ces paroles rassurantes, je me faufile dans le couloir, puis dans la chambre d’Elsa, qui ne bouge
pas d’un cil. Qu’elle dorme et récupère ! Elle en a bien besoin.

Je laisse mon petit mot sur la table de chevet, bien en vue. J’écoute un instant sa respiration paisible
avant de rejoindre Bruce dans la cuisine. Il m’entraîne à sa suite sans un mot. Nous n’en avons pas
besoin, nous savons à quel point ces instants simples passés ensemble sont précieux. Bruce pousse
plusieurs portes donnant sur des pièces plus incroyables les unes que les autres : une bibliothèque, un
immense dressing, encore des salons… Le point commun à toutes est l’art. Il y a des tableaux partout, des
sculptures aussi. Tous sont signés par des artistes prestigieux. Je suis bouche bée.

– Bruce, c’est tellement beau… J’en arrive presque à oublier pourquoi nous sommes là !

Il hoche la tête, comme s’il savait exactement ce que je voulais dire.

– Le pouvoir de ces œuvres est puissant, murmure Bruce. C’est magique. J’avais oublié…

Nous arrivons alors devant une porte devant laquelle Bruce semble ému tout à coup. Il me confie :

– Je suis heureux de redécouvrir la maison avec toi. Je retombe en enfance en quelque sorte. Viens, je
vais te montrer, c’est ma chambre, me lance-t-il.

Il ouvre et poursuit :

– Comme tu peux le voir, elle est bien trop encombrée pour recevoir qui que ce soit.

Effectivement. La pièce devant moi est un vaste capharnaüm, un condensé de l’enfance et de


l’adolescence de Bruce Willington. Il y en a pour tous les goûts, pour tous les âges : une longue-vue
astronomique, de la peinture, des crayons, des pastels, des blocs de papier, un chevalet, un vieil appareil
photo argentique et même un antique ordinateur… Comme je m’y attendais, en y regardant de plus près, je
constate que presque tout tourne autour du dessin. Il y a notamment des dizaines de carnets de croquis.
Bruce pose un regard nostalgique sur chacun d’eux.

– C’est ici que tu as appris à dessiner ? demandé-je d’une voix douce.

Il hoche la tête, la gorge visiblement nouée, perdu dans ses souvenirs.

– Charles et moi avons passé des heures ici. Tu vois cette boîte de crayons de couleur un peu à part là-
bas ? C’est la première qu’il m’a offerte.

Il regarde ensuite l’antique ordinateur, relégué dans un coin.

– J’ai aussi voulu apprendre à dessiner avec un ordinateur. Ça mettait mon grand-père en rage. Pour
lui, rien ne valait un crayon.

Je l’écoute avec attention, consciente qu’il vit un moment fort. Tandis qu’il termine sa phrase en
regardant autour de lui, j’ouvre un carnet au hasard et tombe en arrêt devant la finesse des esquisses :
– Tous ces dessins sont de toi ?

Bruce éclate de rire :

– Je ne suis pas si doué ! Ce sont les carnets de Charles. Je les connais encore par cœur. Quand il était
dans un bon jour, mon grand-père pouvait passer des heures à me les raconter.
– Comment ça ? demandé-je, intriguée, en m’asseyant à même le sol pour continuer à contempler les
dessins.
– Regarde celui-ci par exemple, dit-il en me montrant l’esquisse d’un paysage de montagne. Quand
j’étais petit, il inventait des histoires d’animaux fantastiques cachés dans le dessin. Il m’expliquait que
son travail à lui était de les protéger des regards.
– C’est adorable ! soufflé-je, émue de partager ce souvenir avec lui.

J’ouvre un nouveau cahier et tombe sur des portraits de femmes réalisés à l’encre. Il y a aussi des
études au crayon sur des parties du corps : mains, nuque, pieds. Le trait est fin et assuré. De toute beauté.

– Et ceux-là ? Ils ont une histoire eux aussi ?


– Mais oui ! Mais j’ai dû grandir un peu pour les entendre.
– Pourquoi ?
– Dans cette série de croquis, Charles a voulu représenter le désir. Adolescent, je devais lui dire où je
le voyais. Là, dit-il en pointant un dessin, il est dans le regard. Sur celui-ci…
– … il est sur la bouche… murmuré-je fascinée par ce que le peintre a réussi à transcrire dans un
simple dessin.

Comme pour illustrer son propos, Bruce attrape mon menton et pose ses lèvres sur les miennes.

– Exactement, sourit-il. Tu viens ? La visite n’est pas finie.

Je suis subjuguée par la présence du peintre ici, des années après sa mort. J’ai l’impression de le
découvrir à travers son univers mais aussi de partager une partie très importante de la vie de Bruce. Et je
suis sûre de ne pas être au bout de mes découvertes. Je m’arrache presque à regret à la pièce.

Mais très vite, je ne sais plus où poser les yeux. Nous montons les escaliers et nous traversons à
nouveau de nombreux couloirs sur deux étages.

C’est un véritable château !

Le reste de la maison est luxueux, mais tout est beaucoup plus neutre : nous passons devant trois salles
de bains et de nombreuses chambres, toutes très fonctionnelles et dotées de tout le confort moderne.

– Ton grand-père recevait beaucoup ?


– Il y avait toujours des gens pour profiter de sa générosité et de sa célébrité, marmonne Bruce. À sa
mort, tout s’est arrêté. Les seules personnes qui sont restées en contact avec moi sont Ben et Judith.

Je comprends mieux pourquoi il leur fait tellement confiance…


Nous finissons le tour de la maison tandis que Bruce conclut en répétant :

– Dire que c’est la première fois que je reviens ici depuis si longtemps…
33. L'atelier

Nous finissons notre visite par une vaste véranda attenante à celle dans laquelle nous avons pris notre
petit déjeuner. L’ambiance de cette pièce est différente, comme s’il s’agissait d’un musée.

Accrochés aux murs, les tableaux sont tous des originaux signés par des contemporains du peintre. Aux
quatre coins de la pièce, des sculptures massives semblent installées comme des fauves gardant le lieu.
L’impression d’être dans une sorte de sanctuaire me saisit, tout comme la beauté de tout ce qui nous
entoure. Impossible de rester insensible aux émotions que chaque œuvre véhicule. Ici un paysage me
transporte dans un désert aride peint avec une telle précision que je sens presque la soif envahir ma
bouche. Juste à côté, je reste stupéfaite devant la beauté d’une peinture à l’huile, un portrait de femme
dont le regard lointain est chargé de tristesse. Tout près de la fenêtre, en pleine lumière, trois aquarelles
lumineuses montrent l’océan dans tous ses états : mer calme et apaisée sur la première, eaux troubles et
sombres sur lesquelles le vent souffle en prévision de l’orage sur la deuxième, et paysage de tempête
déchaînée sur la dernière. En tournant la tête, sur le mur opposé, une immense fresque raconte un
rassemblement populaire que je n’identifie pas, mais dont l’intensité de certains visages pris au hasard
me transperce le cœur. Chaque toile raconte sa propre histoire. Je suis ébahie. Je fais le tour de cet
incroyable endroit en me laissant juste porter par le beau.

– Ces toiles sont des cadeaux d’artistes que Charles tenait en haute estime, ou des tableaux de maîtres
que mon grand-père considérait comme des mentors. Il venait dans cette pièce quand il était en panne
d’inspiration ou qu’il avait besoin de se ressourcer.

Je suis très impressionnée.

Bruce contemple lui aussi les œuvres, plongé dans ses souvenirs. Parfois, il s’arrête devant un meuble
ou un bibelot.

– Je suis tellement heureux d’être là avec toi ! Même si j’aurais aimé te faire découvrir cet endroit
dans des circonstances différentes.
– Si seulement la situation nous permettait vraiment d’en profiter… murmuré-je.
– Pour l’instant, tout ce qui m’importe, c’est d’être avec toi, dit Bruce en me serrant tout contre lui.

Je lève les yeux vers lui. Il est si beau, si rassurant ! Avec lui, je me sens prête à affronter toutes les
tempêtes. Celle à venir est peut-être la plus terrible de toutes, elle risque probablement de nous projeter
sur des écueils et de nous blesser… Mais je sais que nous nous en sortirons.

Ensemble.

Bruce passe tendrement la main sur ma joue et m’embrasser avec fougue.

– Pourquoi ce baiser ? demandé-je, le cœur prêt à fléchir.


– Pour te souvenir de profiter du moment présent.

Son sourire me fait fondre. Je sens ma peur refluer doucement.

Nous restons un moment dans les bras l’un de l’autre, avant que Bruce ne m’entraîne dehors :

– Viens ! Je ne t’ai pas encore montré le plus important, dit-il, mystérieux tout à coup.

Nous sortons et avançons vers la partie arborée qui jouxte la maison.

– Où allons-nous ?
– Dans l’atelier de Charles, me dit-il alors que nous arrivons devant un grand bâtiment caché par les
arbres.

Toute la façade est en verre. Les jeux d’ombre et de clarté donnent l’impression que l’aspect de la
bâtisse est constamment en changement.

– La lumière est la base de sa peinture, m’explique Bruce. Elle l’a toujours fasciné. Dans tous ses
tableaux, il jouait avec le soleil, les ombres.

Quand Bruce ouvre la porte, je jurerais que ses mains tremblent un peu. Il s’efface pour me laisser
passer, mais j’hésite à entrer. J’ai l’impression de franchir le seuil d’une église ou d’un lieu sacré.

C’est ce que je lis dans les yeux de Bruce : de la vénération…

Il me suit et referme la porte derrière nous. Quand je croise son regard, je discerne une réelle
émotion :

– C’est étrange d’être là : je ne suis pas revenu depuis que j’ai appris sa mort… me dit-il.

Je suis son regard et découvre, moi aussi, ce lieu si particulier : la pièce est très vaste mais il y règne
un désordre improbable, qui rend l’espace bien plus petit qu’il ne l’est en réalité. Au plus près de la
lumière, le temps s’est arrêté : presque collées aux vitres, des toiles en cours d’exécution sont posées sur
des chevalets. Juste à côté, des pinceaux sont restés près des palettes figées.

Quand je progresse dans la pièce, je vois plusieurs grands établis sur lesquels on trouve un nombre
considérable de trousses contenant crayons, fusains, pastels, ainsi que du papier, des carnets, des blocs.
Mais je ne suis pas surprise de trouver aussi de la terre glaise, des pièces de bois pour sculpter et même
du matériel pour découper du verre. Tout ceci prend une place impressionnante.

Contre les murs, des meubles bas et des étagères pleines d’objets hétéroclites et incongrus qui
devaient servir de modèles au peintre dans ses créations. Par contre, je ne vois aucune photo de famille,
ni aucun bibelot. C’est un lieu de travail, pour une activité très prenante et chronophage, apparemment.

Ce n’est qu’une fois au fond de l’atelier que cette impression un peu froide se dément. Je découvre,
caché par des chevalets et autres bricoles, une sorte de coin détente assez chaleureux : un vieux canapé,
grand et large, sur un tapis moelleux fait face à une kitchenette comportant un meuble surmonté d’un
réchaud. Juste derrière, un rideau masque une douche.

– Ton grand-père dormait ici ?


– Cela lui arrivait souvent, en effet.
– Pourtant la maison est toute proche.

Dans un coin, plusieurs chevalets cassés attirent mon attention. Bruce, qui a suivi mon regard,
m’explique :

– Mon grand-père n’était pas un calme. Au contraire, il était même sanguin. Quand j’étais petit, il
n’était pas rare que les murs de cet atelier tremblent quand un tableau n’avançait pas comme il le
souhaitait.
– Il était violent ? m’étonné-je.

Je n’aime pas ce nouvel aspect de la personnalité du peintre. Elle me ramène immanquablement à mon
père et à ses trop fréquents coups de colère. Charles non plus ne devait pas avoir la main légère pour
détruire ainsi un matériel aussi solide. Un profond malaise m’envahit.

Même si j’ai appris à connaître l’œuvre de Charles depuis que je travaille sur cette enquête, je me
rends compte qu’à part le témoignage de Judith et celui de Bruce j’ai très peu d’éléments objectifs sur sa
personnalité.

– Je dirais plutôt impulsif, corrige Bruce avec indulgence. Heureusement que l’argent n’était pas un
problème pour lui, car il lui arrivait de réduire en charpie du matériel juste pour calmer ses nerfs.

Quel caractère !

Autour de nous, rien ne semble regroupé ou trié. J’ai entendu dire que les grands esprits semblaient
parfois fouillis pour le commun des mortels : c’est sans doute vrai. En tout cas, s’il y a une logique ici,
elle m’échappe. Pourtant, je comprends qu’un artiste s’y sente à l’aise. Il me semble d’ailleurs que le
fantôme de Charles hante encore les lieux. Je le vois comme un individu lunatique, fantasque et un brin
tyrannique, qui vivait dans son monde.

Ça, je vais éviter de le dire à son petit-fils !

– On a l’impression qu’il posait son imagination à côté de lui et qu’elle l’aidait à créer ! m’exclamé-
je.

L’image amuse Bruce :

– J’aime bien ta manière de le dire. C’est un peu ça, en effet, dit-il en attrapant un bloc et un crayon.
Quand il était parti à peindre, il était inutile de chercher à le déranger. Il pouvait entrer dans des colères
noires s’il était interrompu.

Tout en ce lieu me fascine : je me promène un long moment au milieu des toiles, laissant les rayons du
soleil réchauffer ma peau. J’effleure les dessins du bout des doigts, m’empare de différents objets
inconnus pour les observer. Je suis tellement absorbée par ce qui m’entoure que je ne remarque pas tout
de suite Bruce qui s’est figé dans un coin, un carnet de croquis et un crayon dans les mains.

– Tu dessines ?
– Tu es si belle dans cette lumière que je n’ai pas pu m’en empêcher.

Je souris, touchée. Un instant, je le regarde faire : il manie le crayon qui glisse en crissant sur le
papier. Son regard passe de moi à la feuille, me caresse comme si ses doigts m’effleuraient. C’est une
expérience sensuelle troublante. Ses beaux sourcils sont froncés et ses yeux reflètent la concentration.

Comme il est beau !

Mais très vite, je retourne à mon exploration, pour calmer mon trouble grandissant. Quelque chose
titille mon instinct de policier. Même si je ne suis plus sur l’enquête, il me semble qu’un élément
important pour comprendre le mystère qui entoure cette affaire se cache dans cet atelier. Mais je ne sais
pas où chercher. C’est trop vaste ! Au bout de plusieurs minutes, je comprends que je ne trouverai rien
pour le moment.

Je reviens vers Bruce, impatiente de voir son dessin.

Il semble d’abord hésiter, incertain… Je n’ai pas besoin de mots pour le comprendre. Je pose
délicatement mes doigts sur son poignet, et le rassure d’un baiser. Alors il relâche son emprise sur la
feuille, et me laisse poser les yeux dessus.

Quand il me la donne, je reste sans voix. Qui est cette magnifique jeune femme aux cheveux longs ? À
qui sont ces traits si fins et délicats qu’elle semble n’avoir jamais pleuré ni passé une nuit blanche ?

C’est vraiment moi ? C’est ainsi qu’il me voit ?

En quelques minutes, il a saisi et reproduit une foule de petits détails : une ombre qui donne de la
profondeur à mon regard ou l’aspect bombé de mes lèvres qui leur donne l’apparence d’un fruit mûr.

Je dois pourtant faire une drôle de tête, car Bruce s’inquiète :

– Ça ne te plaît pas ?

Je m’empresse de le rassurer : bien sûr que si. Mais j’ai besoin qu’il comprenne mon trouble :

– Je ne me suis jamais trouvée particulièrement jolie. Quand je me vois à travers tes yeux, je suis
surprise !
– Mais pourquoi ? Tu es belle, Nina ! s’exclame Bruce avec tendresse. Tu es aussi la seule personne
que j’aie envie de peindre.
– C’est bien ce que je ne comprends pas ! Tu as un tel talent !

J’ai l’impression d’avoir prononcé un mot interdit : Bruce se détourne brusquement et pose son dessin
sur la première tablette accessible. Ce n’est pas la première fois que je le vois changer ainsi d’attitude
quand j’évoque ses compétences artistiques.
– Ce n’est pas parce que Charles était reconnu que tu ne peux pas l’être toi aussi ! dis-je en le prenant
par les épaules pour le tourner vers moi.
– Tu ne comprends pas… J’ai eu la vanité de me croire le digne héritier du talent de mon grand-père.
Tu m’aurais vu quand je faisais mes études ! Je me prenais pour Dieu. J’étais le petit-fils du célèbre
Charles Willington, et c’est vrai, j’avais un certain coup de crayon. Mais au fond, je n’ai été peintre
qu’une fois dans ma vie : quand j’ai fait des faux ! J’ai pris conscience de la grandeur de ma vanité. Je
n’étais donc bon qu’à copier le travail du maître ! Quelle ironie !

Il y a une telle amertume dans sa voix ! Je meurs d’envie de le prendre dans mes bras, mais je me
retiens : je sens qu’il n’a pas fini de vider son sac. C’est chose faite lorsqu’il laisse tomber, avec une
infinie tristesse :

– Je suis un faussaire, Nina, pas un artiste.


– Ce n’est pas vrai ! Tu es un artiste qui a été contraint de faire des faux pour survivre. Nuance.

Mais mon analyse ne semble pas le convaincre. Au contraire, il prononce une phrase étrange :

– C’est écrit sur ma peau, tu sais ?

Ses yeux brillent d’une lueur fauve, sauvage, tout à coup. Je le regarde les sourcils froncés. Je mets un
moment à réaliser qu’il parle de son tatouage.

Il retire son polo et apparaît dans la lumière de l’atelier, torse nu, magnifique.

– J’ai voulu marquer ma chair pour ne jamais oublier. Il est ma part d’ombre.

Je tourne autour de lui. Lentement, je passe les mains sur la peau de son dos. Le dessin se déploie
comme un immense oiseau.

– Ton tatouage est comme toi : beau et complexe, murmuré-je, en suivant du bout des doigts une des
arabesques principales depuis son épaule jusqu’à ses reins. Il ne t’enlaidit pas, au contraire. Il n’est pas
mauvais non plus. C’est une part de toi.

Bruce frissonne sous mes caresses, tandis que mes mains s’approprient le dessin dont je connais enfin
le sens. Bruce se retourne lentement vers moi.

Ses yeux brûlent d’un feu ardent. Le désir y prend une place de plus en plus importante lorsque mes
doigts se posent sur son torse musclé, caressant sa peau chaude. Je dépose un baiser sur son pectoral
gauche, au niveau du cœur, et suis récompensée d’un profond frisson qui le parcourt tout entier.

Sans un mot, il saisit mon visage entre ses mains puissantes et m’embrasse encore et encore. Je lui
rends ses baisers, jusqu’à ce qu’il s’écarte et me regarde avec intensité :

– Je t’aime, Nina, me dit-il d’une voix grave et profonde.

J’en reste sans voix : tandis que je le dévore des yeux, mon souffle s’accélère. Je ressens comme un
tremblement délicieux dans tout mon corps. Un sourire ravi étire mes lèvres.
Comme c’est bon à entendre !

Je savoure ce moment merveilleux et enfin, je m’autorise à répondre :

– Je t’aime, Bruce.

Ma voix est claire, sans la moindre hésitation. Ma tête, mon cœur, mon corps pensent à l’unisson
comme si tout ce qui m’était arrivé ces derniers jours n’avait pour finalité que d’entendre cette
déclaration d’amour, au milieu de cet atelier en désordre.

Une évidence. Une certitude.

Quoi qu’il arrive…

Nous nous embrassons encore et encore. Le désir monte en moi à mesure que je dévore ses lèvres. Je
me colle à lui, avide de sentir sa peau contre la mienne. Le voir ainsi, torse nu, me trouble. Sans cesser
de l’embrasser, je laisse mes mains parcourir son torse et mes doigts courir sur sa peau dorée. Comme
chaque fois que je le touche, sa beauté me bouleverse.

Qu’est-ce que j’aime son corps !

Bruce me presse contre lui, mais je le sens frémir d’impatience, tout comme moi. Quand nos lèvres se
quittent, nos regards se croisent. Dans celui de Bruce, je lis une fougue qui me transporte et me donne
chaud.

En souriant, il m’entraîne vers le canapé dans lequel nous nous précipitons comme des adolescents
fiévreux. À nouveau dans les bras l’un de l’autre, je sens les mains de Bruce se glisser sous mon tee-shirt
à la recherche de ma peau. Lorsqu’enfin je sens ses doigts parcourir mon ventre pour remonter jusqu’à ma
poitrine, je ne peux retenir un petit gémissement de plaisir. Je lève les bras pour l’aider à retirer mon
haut. Bruce tire dessus et l’envoie atterrir sur le sol. Enfin nos peaux se touchent, se retrouvent. Après ses
mains, ce sont les lèvres de Bruce qui me parcourent et m’arrachent de voluptueux soupirs.

Que c’est bon !

Je frissonne de plus belle quand il dégrafe mon soutien-gorge et libère mes seins.

– Que tu es belle ! murmure Bruce avec une voix chavirée qui me transporte.

Ses baisers se font très sensuels. Mes ongles s’enfoncent dans ses cheveux tandis qu’il me dévore.
Quand sa langue s’attarde sur ma poitrine, d’autres envies naissent au creux de mon ventre : petit à petit,
mes mains descendent le long de son torse puis de son ventre pour aller se perdre à la lisière de son
pantalon.

Il m’adresse alors un sourire désarmant et m’allonge encore plus sur le canapé. Ses baisers
reprennent, du lobe de mon oreille, jusqu’à mon nombril, sur lequel il s’attarde avec volupté. La
sensation de sa langue sur ma peau nue me fait trembler de désir.
Avec une infinie délicatesse, Bruce défait mon pantalon. J’observe ses gestes lents et concentrés, je
suis sa respiration profonde quand ses mains se promènent sur ma culotte avant de me l’ôter en la faisant
glisser le long de mes jambes. Je suis nue devant lui, au fond d’un atelier en désordre, mais rien ne
pourrait me rendre plus heureuse à cet instant. Je l’attire à moi pour l’embrasser profondément.

Sentir son corps au-dessus de moi me rend folle. Je veux plus. Mes mains agrippent la boutonnière de
son jean, dans un message on ne peut plus clair, limpide :

– J’ai envie de toi…

Bruce s’écarte alors pour retirer ses derniers vêtements qui, en un instant, rejoignent les miens sur le
sol. Il est nu à son tour, et je ne peux m’empêcher de braquer mon regard vers son sexe tendu. Je tends la
main vers lui et le prends au creux de ma paume, arrachant un soupir à mon amant. Je souris, fière de
l’effet que je lui fais. Avec une lenteur étudiée, je le caresse, l’effleure, puis accélère mes mouvements.

Oh que j’aime ce désir sauvage qui se peint sur son visage !

J’aimerais continuer, mais très vite, il revient se placer au-dessus de moi et ses mains reprennent leur
danse sensuelle sur ma peau. Mais cette fois, ses caresses sont nettement plus précises. Sans hésitation,
ses doigts remontent le long de mes cuisses et vont chercher mon plaisir au creux de mon ventre. Les yeux
clos, je me laisse aller. Très vite, mes soupirs se font entendre, de plus en plus fort, à la limite du cri.
Sans que je ne puisse me contrôler, mes hanches ondulent de plus en plus vite. Je suis en feu.

Quand je rouvre les yeux, le regard incandescent de Bruce me transperce. Sentir nos désirs aussi forts
et à l’unisson me fait chavirer. Sans cesser ses caresses, mon amant tend la main vers la poche de son
pantalon, dont il sort un préservatif. Il l’enfile rapidement et se glisse enfin en moi. Mon corps s’arc-
boute pour mieux le recevoir, le sentir.

Je suis secouée par une vive émotion : je fais l’amour avec l’homme que j’aime et qui m’aime. Peu
importe à cet instant qu’il soit un faussaire et que ma carrière soit fichue. Peu importe qu’il soit riche et
moi non. Peu importe que l’on soit peut-être bientôt séparés. Seul compte le moment présent. Le plaisir
monte en moi, conquérant, au rythme de ses va-et-vient lents et maîtrisés. Les bras puissants de Bruce
m’enlacent et me serrent, comme pour m’accompagner vers ma jouissance. Je me laisse porter, toute à
mes sensations. Lorsqu’il sent mon orgasme arriver, Bruce m’embrasse avec passion. Mon cri de bonheur
se perd sur ses lèvres et semble déclencher son plaisir. Il jouit en tremblant et m’enlace tendrement.

Nous restons un moment serrés l’un contre l’autre sur le canapé, mais l’absence de couverture et le
peu d’espace du coin détente de l’atelier nous poussent à nous lever. Bruce ouvre le rideau derrière nous.
Alors que j’imaginais un réduit juste pourvu d’une installation succincte, je découvre un vrai cabinet de
toilette. Tout est resté là aussi en l’état. Aussi ai-je la surprise de trouver des serviettes, du savon et
même de l’eau de Cologne dans un petit placard.

La douche est assez grande pour que deux personnes s’y glissent sans problème. C’est d’ailleurs ce
que Bruce m’invite à faire, une lueur fauve dans le regard. J’aime sentir qu’il n’est pas rassasié. Notre
étreinte était fantastique, mais j’ai encore envie de lui, malgré le plaisir intense qu’il vient de me donner.
Nous nous lavons l’un l’autre, alternant savonnage et caresses, jusqu’à nous sentir à nouveau fous de
désir.

Délicatement, je reprends les caresses que j’avais commencées avant qu’il ne m’interrompe. J’enserre
son sexe à nouveau dur entre mes doigts et entreprends un lent va-et-vient qui ne tarde pas à produire son
effet : Bruce gémit et c’est tout son corps qui se tend vers le plaisir. Grisée, je pique son torse de légers
baisers sans arrêter mes caresses, tandis que mon autre main se pose sur son dos. J’aime le sentir palpiter
et frémir. Je descends lentement vers son ventre que je couvre aussi de baisers, avant de poser mes lèvres
sur son sexe. Un cri de plaisir répond à mon initiative et m’encourage à poursuivre. Je le prends dans ma
bouche avec une réelle volupté. Je reste à l’affût de la moindre de ses réactions et guette la montée de son
plaisir. Ma langue s’enroule autour de sa verge, et j’observe sa main qui se crispe, dans un effort pour se
contenir.

Qu’il est grisant de contrôler son plaisir !

Je l’excite et j’aime ça. Mais Bruce n’est pas homme à se laisser guider trop longtemps. Il m’aide à
me relever et m’entraîne vers le canapé. Je l’entends fouiller à nouveau dans une poche de son pantalon, à
la recherche d’un préservatif. Puis, avec des gestes doux, Bruce me fait comprendre son désir.

Sans être particulièrement pudique, je ne me suis jamais sentie très à l’aise avec les positions de
l’amour. Aujourd’hui, c’est différent : il me semble que je pourrais prendre les poses les plus osées sans
que cela ne me dérange. Loin d’être gênée, accoudée contre le cuir du vieux sofa, les fesses tendues vers
mon amant, je me sens excitante, belle et désirable.

– Nina, tu me rends fou…

Sa main agrippe mes cheveux, les tire sans brusquerie vers l’arrière, puis descend le long de mon dos,
pour se poser sur mes reins. J’aime la douceur de cette caresse animale, qui me fait me sentir encore un
peu plus à lui. Je me cambre un peu plus. Il enfile le préservatif et s’enfonce en moi, les mains accrochées
à mes hanches. Cette fois, la première vague de plaisir est immédiate et me coupe le souffle. Il reste ainsi
plusieurs secondes. Sensations étranges et enivrantes de sentir mon corps l’accepter et le reconnaître. Je
me sens vibrer tout entière contre lui. Mais Bruce semble avide de sensations, car il ne cherche plus à se
maîtriser : il imprime très vite une cadence soutenue à ses coups de reins, m’arrachant des cris. Je ne
veux surtout pas qu’il s’arrête, au contraire : je me surprends même à supplier qu’il continue. Je ne
reconnais pas ma voix, plus grave, plus sensuelle aussi. Le plaisir transforme tout. Et c’est bon.

Mais Bruce se retire sans nous avoir fait jouir. Je tourne la tête et jette un coup d’œil interrogatif par-
dessus mon épaule. Que se passe-t-il ? Son sourire me rassure et me fait fondre.

– Je veux voir le visage de la femme que j’aime, me susurre-t-il à l’oreille.

Une immense vague d’émotion me submerge. Je me retourne alors et m’accroche à son regard brûlant
alors qu’il me prend à nouveau. Ses mains douces se posent à nouveau sur mes seins qui réagissent
aussitôt. De délicieuses sensations contradictoires m’assaillent : je me sens dans ses bras comme dans un
cocon protecteur, mais tout mon corps est en feu et implore la jouissance. Je pose mes mains sur ses
fesses pour lui faire comprendre mon désir. Mes jambes s’enroulent autour de lui pour le retenir. Les yeux
dans les yeux, nous observons le plaisir se peindre sur le visage de l’autre. Je décrypte l’effet de chacune
de mes caresses tandis qu’il peut lire tout ce que je ressens. C’est à la fois beau, tendre et passionné. J’ai
conscience de vivre un moment d’une intensité rare : un accord total entre nous, tant sur le plan physique
que sur le plan mental. Nous jouissons ensemble dans un accord parfait.

Après avoir repris son souffle, Bruce m’embrasse tendrement et se lève.

Non ! Pourquoi met-il fin si vite à ce moment magique ?

– Où vas-tu ? demandé-je d’une petite voix qui le fait sourire.


– Je reviens.

Je l’entends farfouiller dans un placard. Un instant, j’envisage de tourner la tête pour voir ce qu’il fait,
mais je ne suis pas encore sortie de ma torpeur et me sens incapable de bouger.

Qu’a-t-il bien pu voir ? Pour ma part, j’étais bien trop occupée par son corps pour prêter attention
à quoi que ce soit d’autre…

Il revient quelques secondes plus tard, une couverture dans les bras. Il se rassoit, m’installe au creux
de ses bras et nous enroule dans l’étoffe toute chaude.

– Ce sera plus agréable comme ça, tu ne penses pas ?

Je hoche la tête et ne retiens pas un soupir de bien-être. Entourée de ses bras puissants, le nez contre
son torse, nos peaux l’une contre l’autre, je ne peux pas être mieux.

– Tu te sens bien, mon amour ? me demande-t-il d’une voix douce.

Mon cœur s’emballe en entendant ses derniers mots.

– Merveilleusement bien.
34. Espoir

Lorsque nous rentrons dans la maison, nous trouvons Steve et Josh en train de descendre les escaliers.
Bruce et moi nous précipitons pour soutenir Josh, qui semble atrocement souffrir. En voyant les traits tirés
de Steve, je comprends qu’il est très inquiet.

– Merci, nous dit-il, une fois que son compagnon est installé à la table du petit déjeuner. Les
antidouleurs ne font plus effet et il s’est réveillé en criant.
– Tu t’inquiètes trop, mon cœur, tempère Josh. Disons qu’enfiler un pantalon et un tee-shirt s’est avéré
un exercice plus compliqué que d’habitude.

Il tente de plaisanter, mais je vois bien qu’il est mal en point. Sur son visage, ses bleus sont encore
plus marqués qu’hier. Ils resteront visibles longtemps. Chacune de ses respirations est difficile et il
mettra plusieurs jours avant de réussir à se déplacer par lui-même.

Ces brutes ne l’ont vraiment pas raté ! Quelle bande de lâches !

Bruce lui tend un comprimé que Josh commence par refuser :

– Ça ira. Je veux garder les idées claires.


– Justement, rétorqué-je. Il ne faut pas que la douleur t’empêche de penser.
– Nina a raison, insiste Bruce. Vous avez faim ?

L’estomac de Steve répond à sa place par un gargouillis comique qui nous fait sourire.

– Quelle heure est-il ? demande-t-il. Je n’ai plus de montre depuis que nous avons éteint nos portables.
– Presque 13 heures. Nous avions tous besoin de sommeil.
– Déjà ! Vous êtes réveillés depuis longtemps ?
– Heu… Non… balbutié-je en souriant, alors que je me remémore la sieste crapuleuse dans les bras
de Bruce au fond de l’atelier.
– Je vois… rétorque Steve en m’adressant un clin d’œil qui me fait rougir.
– Je veux bien du café, si tu en as, réclame Josh pour changer de sujet et dissiper mon trouble.
– J’ai mieux que ça, rétorque Bruce en filant vers la cuisine.

Quand il revient avec le plateau chargé de nourriture, je vois les yeux de Steve briller. Mais la seule
question de Josh est bien celle d’un fugitif :

– Es-tu sûr que personne ne t’a vu ?


– Certain, le rassure Bruce avant de lui parler de la supérette.

Il hoche la tête et change de sujet, en s’adressant à moi :


– Comment va Elsa ?
– Elle dormait profondément quand je suis passée la voir tout à l’heure.
– J’espère qu’elle ne se sentira pas trop désorientée à son réveil.
– Moi aussi. Je ne te cache pas que cette nuit j’ai vraiment eu peur d’avoir fait une énorme bêtise.
– Non, Nina, s’exclame Josh, catégorique. Il fallait la mettre à l’abri. Il faut que l’emprise de ton père
cesse. Il ne peut pas continuer à terroriser les gens comme il le fait. Il n’a pas tous les droits !

Josh est un homme droit et honnête, un flic intègre. Je comprends qu’un tel abus de pouvoir le choque
et le révolte. Hier soir, il a semblé sincèrement scandalisé quand nous lui avons expliqué la scène à
laquelle j’ai assisté à la clinique.

Après un petit déjeuner consistant, Steve paraît plus détendu. Il évoque avec enthousiasme les tableaux
qui nous entourent.

– Quelle collection impressionnante ! Tu as grandi au milieu de ces merveilles ? demande-t-il à Bruce.


– Enfant, je passais tous mes étés ici.
– Quelle chance ! C’est comme ça dans toute la maison ?

Je me souviens alors que Steve est photographe. Il est forcément sensible à la beauté des œuvres qui
l’entourent et connaît sans doute tous les peintres réunis ici.

Bruce hoche la tête.

– Tu voudras bien nous faire une visite ? Quand nous serons tirés d’affaire, je veux dire.

Lui non plus n’oublie pas pourquoi nous sommes réunis ici…

– Bien sûr ! Il y a même un endroit que j’aimerais vous montrer maintenant. Josh, te sens-tu en état de
te lever ?

Josh essaie de bouger, mais son visage se fige en un masque de douleur. Je lui tends à nouveau
l’antalgique qu’il accepte cette fois d’avaler sans rechigner.

– Allez-y tous les trois. Je ne sais pas ce que c’est, mais je suis sûr que cela va te plaire, dit-il à son
compagnon.

Nous aidons Josh à s’allonger sur un canapé afin qu’il soit installé le mieux possible. Ensuite, Bruce
nous conduit dans la « véranda musée ». Même si je sens bien que Steve est aussi inquiet que nous tous,
je suis contente de voir sa réaction quand il y entre : les yeux semblent lui sortir de la tête chaque fois
qu’il reconnaît un original.

– Incroyable !

Il fait au moins dix fois le tour de la pièce, s’arrêtant devant chaque toile. Quand il retourne auprès de
Josh, il n’a pas de mots assez forts pour décrire ce qu’il a vu. Tout le monde s’amuse de son
enthousiasme.
La pression qui m’assaille depuis notre arrivée ici s’est peu à peu relâchée. Pour un peu, je serai
presque heureuse de me trouver dans une aussi belle maison, entourée d’amis. Mais, alors que je
m’apprête à prendre un deuxième café, une voix s’élève du fond du couloir et me ramène brutalement à la
réalité :

– Nina… Nina !

Elsa est réveillée. Très vite, sa voix se teinte de panique. Je me précipite dans sa chambre. La pièce
est toujours plongée dans la pénombre. J’ouvre les rideaux en grand. Ma sœur est assise dans son lit. Dès
qu’elle me reconnaît, elle braque vers moi un regard hagard. Ses longs cheveux sont hirsutes. Elle est
effrayée et en sueur.

– Je suis là, ne t’inquiète pas ! m’écrié-je en la prenant dans mes bras. Comment te sens-tu ? Te
rappelles-tu où nous sommes ?

Je caresse nerveusement ses cheveux et scrute son regard à la recherche d’une réponse. Peu à peu, son
regard se fait plus clair, plus limpide. Elle revient à la réalité et se calme. Finalement, elle capte mon
regard :

– Oui, je crois. J’ai mis du temps mais je me souviens à présent. Nous sommes à Monterey.

Je hoche la tête, un peu rassurée.

– C’est exactement ça, oui.


– Quand j’ai ouvert les yeux, je ne reconnaissais plus rien…
– Je comprends, ne t’inquiète pas. Tu te souviens de comment nous sommes arrivés ici. Et pourquoi ?

Elle hoche la tête et murmure d’une toute petite voix :

– J’ai peur, Nina.


– Tu es en sécurité, affirmé-je avec force, même si je suis loin d’en être aussi sûre que je le voudrais.

Il faut avant tout que je garde mon calme devant ma sœur. Je ne dois surtout pas risquer de lui faire
faire une crise de panique. Je ne veux qu’une seule chose : qu’elle se sente entourée et aidée. Je prends
ses mains dans les miennes et affirme d’une voix forte :

– Tu n’es plus seule, Elsa. C’est fini. Je te le promets.

Elle passe un long moment à me dévisager, comme si elle cherchait la vérité au fond de mon regard. Je
ne sourcille pas, même si moi aussi j’ai peur.

Il faut à tout prix que je regagne sa confiance !

Elsa se blottit dans mes bras :

– Merci, Nina, murmure-t-elle, la tête dans mon épaule.

Bruce frappe à la porte.


– Puis-je entrer ?

Elsa se cache sous la couverture, mais je suspends son geste :

– Il n’y a rien à craindre !


– Je ne veux pas qu’il me voie ainsi ! J’ai besoin d’une douche…
– Ne bouge pas.

Je sors de la chambre.

– Je voulais juste savoir si ça allait.


– Oui, ça va, mais Elsa est un peu perdue. Il va falloir être patient avec elle.

Le temps de cette courte conversation, Elsa a attaché ses cheveux et se penche un peu pour voir qui est
là.

– Bonjour Elsa, la salue Bruce.

Instinctivement, elle vient se cacher derrière moi, ce qui la fait ressembler à un petit enfant. Le fait de
se réveiller en territoire inconnu a visiblement ravivé sa méfiance. Sans oser regarder Bruce dans les
yeux, elle murmure :

– Bonjour Bruce.
– Tu sais, commence doucement ce dernier, tu n’as pas à t’en faire, si tu veux rester tranquillement
dans ta chambre, tu peux. Mais je te jure que tu n’as rien à craindre de moi ! J’ai aussi trouvé quelques
habits qui devaient appartenir à ma grand-mère jeune ou peut-être à l’un des modèles de mon grand-père.
Ce n’est peut-être pas de la dernière mode mais ce sera toujours mieux que le pyjama de l’hôpital.

Tout en parlant, Bruce est allé prendre un sac dans le couloir dont il extrait une robe, un jean et un haut
qui semblent à peu près à la taille de ma sœur.

Elsa regarde la robe avec attention. Même si elle n’est plus la jeune femme exubérante que j’ai connue
et que son comportement s’apparente plus à celui d’un petit animal timide, je la sens ravie.

– Merci ! s’exclame Elsa, elle est magnifique et le côté vintage me plaît ! Je… est-ce que tu peux me
dire où est la salle de bains ?
– Suis ce couloir. C’est la deuxième porte sur la gauche.
– Veux-tu que je t’accompagne ? proposé-je à Elsa

J’observe ma sœur avec inquiétude. Comme pour confirmer mes craintes, son visage perd tout à coup
ses couleurs. Elsa doit se tenir à la porte de la chambre pour ne pas tomber. Bruce et moi nous
précipitons pour la soutenir.

– Elsa !

Nous la ramenons jusqu’à son lit. Elle reste allongée quelques instants, puis reprend peu à peu
contenance et m’explique :

– Ça m’arrive souvent depuis que je ne prends plus de médicaments.

Je jette un coup d’œil vers Bruce. Il s’accroupit pour capter le regard d’Elsa. Avec d’infinies
précautions, il lui explique :

– J’ai un excellent ami, Ben. Il est médecin. Quand j’ai vu l’état de Josh, il m’a semblé important de
lui demander de venir nous aider. Tu comprends ?

Elsa hoche la tête.

– Il pourra aussi t’aider. Il connaît sûrement un moyen de contrôler ces crises, dues à l’absence du
traitement que tu prenais.

Elle se tourne vers moi, très nerveuse à présent :

– Je ne veux pas reprendre un traitement ! Et Papa pourrait le faire suivre et nous retrouver !
– Bruce et moi avons pris toutes les précautions nécessaires afin que cela n’arrive pas. Je te promets
que tout se passera bien. Et jamais plus personne ne te forcera à reprendre un traitement dont tu ne veux
pas, je te le promets ! assuré-je avec force.

Elsa ne semble guère convaincue. Je l’aide à s’assoir à nouveau sur le lit et la serre avec force contre
moi pour la rassurer. Elle reprend peu à peu des couleurs.

– Tu te sens mieux ? Viens prendre un petit déjeuner, lui proposé-je. Il faut que tu retrouves des forces.
Je vais t’aider à t’habiller.

Elsa nous sourit et précise à Bruce :

– Le matin, à la clinique, je prends du chocolat chaud. Est-ce qu’il y en a ?


– Du vrai, lui assure Bruce avec un sourire complice.
– Il est sans doute meilleur qu’à la clinique, alors !
– Aucun doute ! Tu verras, il y a aussi des confitures et du pain grillé, dis-je, alors que ses yeux se
mettent à briller.

Elsa et moi nous rendons à la salle de bains. Quelques minutes plus tard, ma sœur est pour la première
fois depuis très longtemps apprêtée comme une jeune femme. La robe que lui a trouvée Bruce, bien qu’un
peu grande, lui va à ravir. Mais surtout, elle semble se sentir mieux. Et ça plus que toute autre chose me
donne l’espoir que tout ira bien.
35. Plan d'action

Elsa est à nouveau très intimidée quand elle arrive auprès des autres. Elle s’assoit en silence, sans
oser regarder personne. Josh et Steve lui demandent si elle a passé une bonne nuit. Elle répond poliment
mais à peine. Souriant, Steve ne s’en formalise pas et part proposer son aide à Bruce pour la réalisation
d’un « vrai » chocolat chaud. Je suis touchée de voir à quel point tous se donnent du mal pour que ma
sœur se sente à son aise. Elle est calme, mais un peu absente. Elle contemple les arbres à travers la
véranda. Je m’assois à côté d’elle et prends sa main dans la mienne.

Sur le canapé en face de nous, Josh observe son compagnon avec des yeux pleins de tendresse :

– C’est un cuisinier hors pair, me confie-t-il en souriant.

L’amour qu’il lui porte est présent dans tous les mots qu’il prononce. Je lui souris.

Un instant de silence confortable passe mais je n’arrive pas à taire plus longtemps mes pensées.

Je prends une profonde inspiration avant de poser à mon coéquipier la question qui me hante :

– Qu’allons-nous faire, Josh ? Il nous faut un plan.

Il hoche la tête mais garde le silence. Finalement, il me demande :

– Tu connais bien ton père : à quoi pense-t-il en ce moment ?


– Il est fou de rage, affirmé-je très vite.

En prononçant ces mots, je réalise à quel point ils sonnent juste. Les pires colères de mon père me
traversent l’esprit. Sans que je parvienne à le contrôler, un tremblement me secoue de la tête aux pieds.

– Je comprends que cela te fasse peur. Mais j’ai besoin de toi. Selon toi, que compte-t-il faire à
présent ?

Cette fois, je prends le temps de réfléchir avant de répondre :

– J’imagine qu’il a lancé le commissariat à nos trousses et qu’il s’est plongé personnellement dans le
dossier Willington. Tout comme toi, il a sans doute conclu à la culpabilité de Bruce.
– Donc, il nous cherche. Ça, nous le savons déjà, à cause du message qu’il t’a laissé. Quels sont les
moyens qu’il utilise pour retrouver un suspect à coup sûr ? Est-ce qu’il choisirait l’embuscade ? Le coup
de force ?
– La presse, m’exclamé-je, surprise de ne pas y avoir songé plus tôt. C’est évident. Il aime qu’on le
voie et qu’on l’écoute. Je suis sûre qu’il va faire appel aux médias. Il va dramatiser les faits : dire que
deux subordonnés en qui il avait placé sa confiance l’ont trahi en aidant un coupable et en dissimulant des
informations avant de s’enfuir… En enlevant ma sœur.
Je regarde mon coéquipier avant de conclure :

– Toi et moi savons que c’est délirant, mais je pense que c’est son raisonnement et qu’on le croira.

Josh réfléchit un long moment.

– Je pense que tu as raison. Cela lui permet de nous écarter tous les deux et d’inculper un riche notable
en la personne de Bruce.

De la publicité gratuite…

Bruce et Steve reviennent, interrompant notre discussion. Ils installent devant Elsa un petit déjeuner
gastronomique comparé à celui de l’hôpital : l’odeur du chocolat fondu dans le lait et celle du pain chaud
envahissent la pièce. Ma sœur se jette sur son bol et en boit presque la moitié d’un seul coup. Un sourire
éclaire son visage. C’est comme si elle reprenait vie !

– Doucement ! Tu vas être malade, s’inquiète Steve. Prends ton temps !


– Pardon, s’excuse Elsa, mais c’est trop bon ! Ça fait des années que je n’avais pas mangé de
nourriture aussi… comment dire… aussi goûteuse ! Sans parler des médicaments qui m’avaient fait
perdre l’appétit…

Mon père est responsable de ce temps perdu. Pour que sa carrière reste sans tache, il a fait interner sa
fille et n’a pas hésité à mettre sa santé mentale et physique en danger. La rage me submerge à nouveau :

– Il faut agir vite, déclaré-je, en m’adressant à Josh. Je ne veux pas qu’il prenne l’avantage cette fois-
ci.

Alors que Bruce nous ressert du café, Josh lui demande s’il a accès à Internet :

– Bien sûr. La ligne est encore au nom de l’avocat qui gérait la maison avant que je n’en hérite, comme
le téléphone fixe. C’est sécurisé.
– Parfait. Vérifions ce qui se dit dans la presse. Ensuite nous aviserons.

Bruce se rend dans le bureau et en sort son ordinateur portable qu’il connecte au réseau. Il le tend à
Josh qui fait quelques recherches. Il nous en livre très vite les premiers résultats :

– Apparemment, le commissaire n’a pas encore fait de déclaration officielle, dit-il, au bout de
quelques minutes. J’ai consulté tous les journaux locaux et même la presse nationale : votre disparition ne
fait l’objet d’aucun communiqué.
– Mais il nous cherche, murmure Elsa d’une voix blanche.

Entendre parler de son tortionnaire la terrifie. Ses mains tremblent tandis qu’elle pose sa tartine,
l’appétit coupé.

Je lui prends la main pour prévenir une crise. Au bout de plusieurs secondes, ses tremblements
s’apaisent. Je capte son regard pour m’en assurer : d’un sourire incertain, elle me rassure. Ça va mieux.
Sans lui lâcher la main, je m’adresse à tout le monde :
– Soyons réalistes, nous n’allons pas pouvoir nous cacher éternellement ; il faut agir et vite.
– Oui, approuve Josh. Mais que peut-on faire ? Nous avons agi dans l’urgence et avons fui pour éviter
des représailles et l’arrestation de Bruce. Mais maintenant nous sommes coincés. Nous sommes donc plus
ou moins coupables aux yeux de tout le monde. Ensuite, que veut-on obtenir ? D’abord il faut protéger
Elsa de ton père. Pour Steve et moi, il faudra bien que je porte plainte et que j’aille voir la police des
polices. Nina, toi et moi, nous aurons des comptes à rendre pour nos agissements en tant qu’agents de
police. Et pour Bruce…
– Pour ma part, l’interrompt ce dernier, je suis prêt à assumer les conséquences de mes actes, mais pas
face au commissaire.
– Tout se résume à ça, conclus-je, il faut mettre hors d’état d’agir mon pè… enfin le commissaire…
avant de pouvoir réfléchir à la suite.
– Mais comment ? demande Bruce.

Les regards sont sombres. Je réfléchis à une solution mais rien de ce que j’envisage ne pourra jamais
fonctionner. Il faut que j’arrête d’essayer de nous épargner, Bruce a raison, il faut assumer. J’inspire un
grand coup, il n’y a qu’une solution :

– Nous devons prendre la parole en premier. Nous allons faire entendre notre vérité de façon
publique. Que dirais-tu de donner une conférence de presse ? demandé-je à Bruce.

Il me regarde avec des yeux ronds.

Quand Elsa réalise que je suis très sérieuse et ce que cela impliquerait vis-à-vis de notre père, elle se
met à paniquer. Elle est agitée de soubresauts incontrôlables qui me poussent à l’emmener dans le bureau
sous le regard inquiet des trois hommes. La pièce est sombre. Je la soutiens pour qu’elle s’asseye dans
l’un des fauteuils et l’encourage à respirer calmement.

– Elsa, je t’ai promis que tu étais en sécurité. Je veillerai à ce qu’il ne te fasse plus de mal.
– Mais comment ? Il est tellement puissant !
– Je comprends que cela te semble fou, mais il faut qu’on s’expose pour l’accuser, c’est nécessaire. Il
sera plus vulnérable ainsi.

Je vois bien dans ses yeux qu’elle ne me croit pas.

– Je vais en discuter avec tout le monde et mettre au point tous les détails pour nous protéger au
maximum. Mais, Elsa, il faut que tu me fasses confiance, d’accord ? dis-je en la regardant dans les yeux.
– D’accord.
– Je suis juste à côté. Veux-tu nous rejoindre tout de suite ou préfères-tu rester un peu au calme ?
– Je reste ici, si tu veux bien, me répond-elle d’une voix plus ferme. Je vous rejoindrai tout à l’heure.
– Comme tu veux. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.

Vais-je parvenir à aider ma sœur à surmonter des angoisses aussi fortes ?

Je rejoins les autres et quand j’entre, je passe la main sur mon visage pour essayer de masquer mon
angoisse. Après s’être enquis de l’état d’Elsa, Bruce me demande :

– Pourquoi veux-tu que je m’expose maintenant ? Je suis prêt à me livrer, tu le sais. Mais ton plan ne
risque-t-il pas de nous mettre tous en danger ?
– Il faut que tu rétablisses la vérité. Tu devras admettre publiquement que tu as fait des faux quand tu
étais jeune et dire pourquoi. Tu étais mineur au moment des faits. Préviens ton avocat. Il faut qu’il soit là,
lui aussi. Il invoquera des circonstances atténuantes : tu parleras de tes doutes sur la mort de ta mère. Tu
expliqueras ensuite que tu ne te caches pas. Il faut que tout le monde sache que tu n’es pas un fugitif. Je
prendrai la parole à la fin pour préciser que tu ne nous as pas enlevées et que nous sommes là de notre
plein gré.
– Et si on ne nous croit pas ? réagit Josh.
– L’idée n’est pas forcément que l’on nous croie, même si je pense que la confession de Bruce pourra
en convaincre certains. Non, le premier objectif est de limiter les agissements de mon père. Si l’affaire
devient médiatique, il n’osera pas s’en prendre physiquement à nous et surtout il sera destitué de
l’enquête. C’est tout ce que nous voulons. Il faudra ensuite s’en remettre à la justice. Ce ne sera pas
simple, je ne suis pas naïve, mon père a beaucoup d’influence dans la police. Mais j’espère qu’une fois
que la presse se sera emparée de l’histoire cela obligera la police des polices à faire un peu de
ménage…

Un silence grave suit mon intervention. Je guette avec appréhension leur réaction. Ce plan n’est pas
parfait mais je n’en vois pas d’autre.

– Mais si on contacte des journalistes, intervient Steve au bout d’un certain temps, le commissaire
saura où nous sommes et ne se gênera pas pour nous faire arrêter avant qu’on ait pu parler en public.
– Il n’y parviendra pas si je m’arrange avec les journalistes, dit Bruce, qui commence à comprendre
mon plan. Ça peut marcher si nous nous adressons aux bons reporters.
– Comment fait-on tout en restant caché ? demande Steve, en marchant de longs en large dans la pièce.

Bruce hoche la tête, un demi-sourire aux lèvres.

– Il suffit de leur vendre un scoop. Les confessions d’un riche marchand d’art ! Pour ça ils seront prêts
à respecter certaines conditions.

Josh prend la parole à son tour :

– Tu as bien conscience qu’il va se venger en sabotant ta carrière, n’est-ce pas Nina ? Il va dire que tu
n’as respecté ni les procédures ni la hiérarchie…
– Ça m’est égal ! affirmé-je avec colère.
– Je dis juste qu’il serait bien que je prenne la parole moi aussi. Je te soutiendrai.
– Tu n’as pas à faire ça, m’écrié-je. Ce sera inscrit dans ton dossier. Tu as déjà assez souffert par sa
faute !

Steve, qui a fini de tourner comme un lion en cage, hoche vigoureusement la tête.

– C’est une chose de nous mettre au vert pour te protéger, dit-il à son compagnon, mais c’en est une
autre de t’exposer !

Mais Josh poursuit :

– Il n’est pas question que je travaille à nouveau sous les ordres de ton père. Et que je fuie devant des
gens tels que lui. Je ne l’accuserais pas en public mais je serais aux côtés de Nina et Bruce. Et s’il me
voit devant les caméras, il saura que je peux le dénoncer.

Steve hésite un instant. Josh et lui restent silencieux un long moment, communiquant par le regard
comme seuls les couples de longue date savent le faire. Et ils doivent arriver à un accord, car Steve
s’approche brusquement de son compagnon pour l’embrasser. On sent qu’à l’inquiétude se dispute la
fierté dans son regard.

– Cette conférence a un autre avantage, ajoute Josh, une fois que Steve s’est détaché de lui, cela ne
nuira pas qu’au commissaire. Je pense que parler à la presse décontenancera ton maître-chanteur.
– Mais oui ! m’exclamé-je en m’adressant à Bruce. Si tu avoues pour les faux, il n’aura plus aucun
moyen de pression contre toi ! Et peut-être que cela l’amènera à se dévoiler ! Alors, mon plan est
approuvé ?
– Oui, je crois que nous n’avons pas vraiment le choix, affirme Bruce. Même si je ne suis pas tout à
fait habitué à ce genre de conférence…
– Je vais t’aider, promet Josh. Il faut qu’il n’y ait aucune faille dans ce que tu vas raconter.
– Très bien, j’accepte de subir un interrogatoire en règle dans ce cas… déclare Bruce.

Je vois bien que cette idée ne le réjouit pas. Il perd petit à petit le contrôle et j’imagine qu’il doit
détester ça. Pourtant il serre les dents et poursuit :

– Je connais des journalistes que cette histoire va passionner.


– Il faut les contacter rapidement, dit Josh. Ensuite, nous nous isolerons quelque part pour préparer tes
réponses.
– Très bien.

Bruce est sombre, mais déterminé. Nous nous mettons d’accord pour que l’événement ait lieu le
lendemain soir, ici à Monterey.

Bruce commence à contacter la presse. Au téléphone, il joue son rôle à la perfection : il suscite
l’intérêt, éveille la curiosité de ses interlocuteurs. Une passion farouche anime son beau regard. En
quelques coups de fil, il a convaincu dix journalistes importants de participer à la conférence de presse et
surtout, il leur a arraché la promesse qu’aucune information ne fuitera.

– Penses-tu qu’on puisse vraiment leur faire confiance ? lui demandé-je, anxieuse.
– Je l’espère. Il faut parfois s’en remettre aux autres…
– Je sais, dis-je en me blottissant contre lui.

Alors que Bruce appelle son avocat, je ne peux m’empêcher de me demander si nous ne faisons pas
une énorme erreur. C’est la première fois de ma vie que je ne peux pas m’en remettre à la loi. J’ai
l’impression de marcher sur un fil au-dessus du vide, sans filet.

Qu’ai-je déclenché ? Est-ce vraiment une bonne idée ?

– Il n’est pas ravi de ne pas savoir ce qu’il se passe, nous indique Bruce, mais je ne veux pas lui en
dire plus pour le moment. En tout cas, il sera présent.
Face à mon regard inquiet, il ajoute :

– Je lui fais confiance, il travaille pour moi depuis le début, il ne me lâchera pas.

Alors, tout est en place. Je sais à présent que mon angoisse ne disparaîtra qu’une fois que tout sera
fini.

Elsa nous a rejoints, elle nous explique qu’elle a tout écouté et qu’elle sait que nous n’avons pas
vraiment d’autres choix.

– Mais qu’allons-nous faire en attendant demain soir ? demande-t-elle d’une toute petite voix, avec
une candeur inattendue.

La sonnette de l’entrée retentit, m’empêchant de lui répondre.


36. Le dernier membre de l'équipe

Dans la pièce, plus personne n’ose ni bouger ni parler.

– Je croyais que personne ne savait que nous étions ici ! s’écrie finalement Steve, affolé.
– C’est lui ! glapit ma sœur en sortant en trombe du bureau.

Elle roule à présent des yeux égarés par la peur. Sa panique m’effraie.

Josh cherche à se lever, mais la douleur l’en empêche. Il a instinctivement porté la main à sa ceinture
alors qu’il ne porte pas son arme. Steve s’est rapproché de lui, comme pour former un bloc face au
danger.

Je reste tétanisée, les yeux fixés sur l’entrée. Bruce réagit en premier. Il se dirige d’un pas résolu vers
la porte et l’ouvre d’un geste déterminé, plein de poigne… avant de tomber dans les bras de l’homme
devant lui. Ben Barlow est là, souriant. Il porte un jean bleu et un tee-shirt blanc, très simple, qui met en
valeur sa peau bronzée et ses yeux bleus. Son sourire est franc et contagieux, même s’il semble un peu
surpris de la réaction crispée de Bruce lorsqu’il a ouvert la porte.

– Comme je suis heureux de te voir ! s’exclame Bruce dont le sourire radieux provoque chez chacun
de nous un énorme soupir de soulagement.

Bruce referme la porte à double tour. Josh aussi semble soulagé en reconnaissant Ben. Son visage
tuméfié se détend. Quand il s’en rend compte, Steve respire. Seule Elsa continue à trembler.

– Salut mon vieux ! Tu n’as pas changé, dis-moi !

Bruce le présente rapidement à Elsa et Steve. Josh et moi ne sommes pas des inconnus pour Ben qui
lève un sourcil étonné en nous voyant.

– Officière Connors ? Quand Bruce m’a demandé de venir, je ne m’attendais pas à trouver la police
avec lui. Que se passe-t-il Bruce ?
– J’ai bien conscience qu’il faut que je m’explique, le rassure Bruce. Je vais tout te dire.
– J’y compte bien.

Mais il se fige quand ses yeux se posent sur le visage tuméfié de Josh. Il se dirige immédiatement vers
lui :

– Que vous est-il arrivé, officier Campbell ? demande Ben.


– On m’a agressé, répond Josh simplement.
– As-tu apporté du matériel médical comme je te l’ai demandé ?

Ben hoche la tête. Déjà, il ne s’intéresse plus qu’à son nouveau patient, qu’il bombarde de questions :
– Vous a-t-on examiné ?
– Non, je me suis débrouillé seul. Enfin, avec mon compagnon, ajoute-t-il lorsque Steve lui prend la
main.

Il grimace toutefois lorsqu’il essaie de se lever, et Ben hausse un sourcil.

– Et on m’a gentiment fourni des antalgiques, sourit-il en nous regardant, Bruce et moi.
– Donnez-moi la main, je vais vous aider à vous lever. Où avez-vous mal exactement ? demande Ben
en le voyant grimacer.
– Un peu partout…
– Il faut que je voie ça de plus près. Dans le bureau, peut-être ? demande-t-il en s’adressant à Bruce.
Ou dans une des chambres, ce sera plus confortable. Où pourrons-nous nous installer ?
– Inutile de nous précipiter, le calme Josh.
– Il a raison, confirme Bruce. Il faut d’abord que je te parle. Assieds-toi. Ensuite, tu décideras si tu
peux nous aider.

Ben s’assoit en silence.

– Je te dois quelques explications, commence Bruce. Pour faire court, je suis un faussaire fugitif. Nina
et Josh me protègent car me livrer à la police pourrait être dangereux. Et pour finir, le père de Nina et
d’Elsa est le chef de la police qui a organisé le tabassage de Josh ; il a fait enfermer Elsa dans une
clinique psychiatrique durant plusieurs années pour ne pas se faire arrêter et est probablement un
meurtrier.

Ben suit le regard de Bruce et arrive sur Elsa, qu’il observe. Ma sœur, qui n’apprécie pas d’être
l’objet de l’attention d’un inconnu, baisse les yeux.

Ben reste un moment interloqué devant cette déclaration.

J’ai un drôle de sentiment. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois alors que je représentais la loi.
Aujourd’hui, je suis dans la situation inverse : en protégeant un coupable, je me suis mise hors la loi.

Je sais que notre cause est juste. Mais cela suffira-t-il à Ben pour qu’il accepte de nous aider ?

Bruce développe un peu plus toute cette histoire face à un Ben attentif.

– Pourquoi des flics ont tabassé Josh ? demande soudain Ben.


– Parce que je suis gay.

Ben secoue la tête.

– Sérieusement ? Je suis toujours écœuré de constater que nous en sommes toujours là, dit-il avec
tristesse.
– Ben, je comprends que la situation puisse vous sembler étrange, poursuis-je. Et je comprendrais que
vous ne vouliez pas prendre le risque de devenir notre complice, mais Josh et Elsa ont besoin de vous.
– J’accepte de vous aider, officière Connors.
– Appelez-moi, Nina, s’il vous plaît.
– Avec plaisir, Nina. Bruce, nous en reparlerons et tu vas reprendre point par point, que je comprenne
bien. Mais avant, je vais m’occuper de ses vilaines plaies, dit-il en désignant Josh.

Il me semble avoir vu Steve approuver silencieusement. Quant à Elsa, elle ne quitte pas le médecin
des yeux. C’est vrai qu’il est très différent des soignants de la clinique Bellewood avec sa barbe de trois
jours et ses cheveux en bataille !

Ben accompagne Josh dans le bureau. Plusieurs minutes passent durant lesquelles Bruce me prend la
main. Dans son descriptif de la situation, j’ai noté que mon amant avait été très discret sur notre relation.

Une discrétion tout à son honneur et qui me touche beaucoup.

Quand ils reviennent, le regard de Ben est rempli de bienveillance. Je décide de me fier à mon
instinct : je n’ai rien à craindre. Ben Barlow est un ami.

Le médecin se tourne ensuite vers ma sœur et s’adresse directement à elle :

– Acceptez-vous que je vous examine, mademoiselle ?

Je lis l’étonnement et la crainte dans les yeux de ma sœur. Depuis cinq ans, elle est habituée à ce qu’on
décide de tout pour elle : de l’heure à laquelle elle se lève jusqu’aux programmes de télévision qu’elle
regarde en passant par ce qu’elle mange.

Même moi je n’ai pas cessé de la considérer comme une enfant !

D’ailleurs, elle m’interroge du regard. Je reste un instant indécise :

– Ma sœur est sujette à des crises de panique depuis qu’elle ne prend plus ses médicaments. Peut-être
serait-il préférable que je reste avec vous ?
– Comme vous voulez. Nous pouvons aussi nous installer dans une chambre pour être au calme. Bien
sûr, vous pouvez venir. Je peux également laisser la porte ouverte.

Je regarde Elsa. Cela n’aidera peut-être pas ma sœur si je suis là et qu’elle ne le désire pas. Je décide
de lui poser directement la question :

– J’ai confiance. Si tu veux, je viens. Sinon, je ne suis pas loin.

Elle réfléchit durant un moment pendant lequel son regard passe de Ben à moi plusieurs fois.

– Ça ira, dit-elle en me lâchant la main.


– Très bien. Dans ce cas, nous allons nous mettre dans une chambre. Ça vous va ?
– Oui, murmure Elsa, qui paraît toujours très intimidée, mais semble décidée à faire bonne figure.

Je les regarde s’éloigner avec inquiétude. Bruce s’approche de moi et je serre sa main dans la mienne
pour me rassurer.

– Tout va bien se passer, dit-il en me prenant dans ses bras.


– Je sais. Mais tout ça me semble si étrange…
En attendant le résultat de l’examen, Steve propose de nous refaire du café. Nous buvons en silence,
plongés dans nos pensées.

Quelques minutes plus tard, Ben revient dans la grande salle, seul. Immédiatement, je m’inquiète :

– Comment va Elsa ?
– Bien, dans l’ensemble. Elle est faible physiquement, ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un qui
est resté enfermé et sous camisole chimique si longtemps. Mais ses réflexes sont bons et son corps a déjà
commencé à éliminer les antidépresseurs.

Je soupire, en partie soulagée.

– Cela prendra du temps pour qu’elle en soit totalement sevrée, prévient-il. Elle a cessé les
traitements brutalement. Ce n’est pas l’idéal.
– Y a-t-il des risques pour sa santé ?
– Pas à long terme. À court et moyen termes, par contre, elle risque d’avoir encore des crises
d’angoisse.

Je lui explique que la clinique m’a appelée plusieurs fois ces dernières semaines.

– C’est une réaction normale. Elsa doit apprendre à contrôler seule son anxiété. Elle y arrivera,
ajoute-t-il devant mon air dubitatif. Il existe des techniques de respiration que je peux lui apprendre. Elle
les appliquera par la suite quand elle sentira monter la crise. Il faudra aussi qu’elle soit suivie par un
psychiatre pour pouvoir appréhender tout ce qui lui est arrivé.
– Excellente idée, approuve Bruce.

Alors que Ben s’apprête à retourner auprès de ma sœur, Bruce le retient :

– Pourrais-tu rester avec nous quelques jours ? Nous serions tous soulagés si un médecin pouvait
veiller sur Elsa et Josh, dit-il en cherchant mon regard.
– C’est vrai, confirmé-je. La santé de ma jumelle me préoccupe beaucoup. Et Josh aussi a besoin de
soins…

Ben nous rassure :

– Sans problème. Je n’ai pas encore pris de poste en ville. J’ai tout mon temps !

Il repart aider Elsa à se relaxer. Bruce et moi nous promenons dans la maison, en observant les
tableaux. Mon inquiétude pour Elsa me porte naturellement devant la porte de la chambre où Ben et elle
se sont installés. La porte est entrouverte. Sans bruit, je les observe. Ils sont tous les deux assis en tailleur
face à face, les yeux clos. Ben tient les mains d’Elsa dans les siennes et l’encourage à respirer
profondément, l’exhortant à descendre au plus profond d’elle-même. Le visage de ma sœur est calme,
sérieux et attentif. Ben ouvre les yeux et observe Elsa avec bienveillance, avant de lui demander d’ouvrir
les yeux à son tour. Elsa semble apaisée, presque sereine. C’est un vrai soulagement de la voir ainsi
après les crises de panique qu’elle vient de faire. Je m’écarte silencieusement pour ne pas les déranger.
Je me sens mieux : l’inquiétude reflue. Elsa a trouvé quelqu’un qui saura l’aider.
Bruce me prend par la main.

– Tu aurais bien besoin de te détendre toi aussi, murmure-t-il à mon oreille.


– Rester immobile et respirer n’a jamais été mon truc, rétorqué-je, avec un sourire en coin. Je préfère
me défouler.
– En courant par exemple ?

Ses yeux brillent alors qu’il évoque ce fameux soir où mes foulées m’avaient menée jusqu’à son
bateau sans même que je m’en rende compte. Je souris alors que les images de la soirée qui avait suivi
me troublent délicieusement.

– Pas seulement, rétorqué-je. Après une journée difficile, pour évacuer le stress, les angoisses ou
l’agressivité, je vais faire des arts martiaux au dojo d’Émilie.
– Vraiment ? me demande Bruce avec un regard où se mêlent stupeur et admiration.
– Dans la police, ça n’a rien d’inhabituel même chez les femmes ! observé-je en haussant les épaules.
– Je fais des arts martiaux depuis plus de quinze ans, m’apprend Bruce. Que dirais-tu d’un combat ?

Je le regarde avec de grands yeux.

– Tu es sérieux ? Il me semble que tu auras forcément l’avantage vu nos différences de taille et de


poids.
– Je ne te propose rien de violent ! Je sais que dans la police vous apprenez à maîtriser votre
adversaire pour le neutraliser. Tu me montres ?
– Pourquoi pas.

Une lueur joueuse que je commence à bien connaître éclaire son beau regard.

– Nous pouvons nous installer nous aussi dans une des chambres, propose-t-il avec un sourire.

Je suis prête à lancer une pique, mais il se reprend très vite :

– Elles sont bien assez grandes… Pour tous types de corps-à-corps, lance-t-il sans parvenir à retenir
une œillade de braise.
– Bruce ! Tu ne sais pas garder ton sérieux, m’écrié-je en lui donnant un coup de coude dans les côtes.
– Tu déclares forfait ? me demande-t-il avec une indifférence en laquelle je ne crois pas une seconde.
– Certainement pas ! répliqué-je, le menton en avant.
– Alors, suis-moi.

Bruce m’emmène dans la plus vaste chambre de la maison. Il y a largement la place d’un ring entre les
différents meubles. Au sol, un tapis amortira les chocs en cas de chute. Nous ôtons nos chaussures.

Nous nous plaçons face à face. L’adrénaline nous électrise et la tension monte de plusieurs crans dans
la pièce. Nous échangeons des sourires carnassiers : aucun de nous deux n’envisage de céder un pouce de
terrain à l’autre.

Dès le début, je découvre un adversaire rapide, qui maîtrise parfaitement différentes techniques d’arts
martiaux : judo, kung-fu, jiu-jitsu… Comme je m’y attendais, Bruce est également un fin stratège : ses
attaques sont précises et structurées. Je suis impressionnée. Heureusement, mes séances d’entraînement
ont porté leurs fruits : je reste ferme sur mes pieds et parviens à le contrer presque chaque fois.

Très vite, nous sommes en sueur. J’ai beau être concentrée, je ne peux pas ignorer ses muscles qui
roulent sous mes yeux, se tendent dans l’effort. Il porte en lui une sensualité animale qui me trouble autant
qu’elle me pousse à me dépasser.

Il profite d’une seconde d’inattention de ma part pour me faucher et me mettre au tapis. Le combat
prend fin. Il me tend la main pour m’aider à me relever. Je suis en sueur, j’ai du mal à reprendre mon
souffle, mais je souris.

– Je ne me ferai pas avoir la prochaine fois !


– J’en suis convaincu. Tu es très douée !
– Merci ! Toi aussi, rétorqué-je, en lui envoyant un grand sourire.

Encore couverts de sueur, nous échangeons un baiser passionné. Dans ma poitrine, mon cœur bat à tout
rompre. Une certitude s’ancre en moi : je suis convaincue d’avoir trouvé l’homme de ma vie.
37. Ensemble

Alors que nous nous récupérons de cette séance physique, allongés l’un contre l’autre sur le lit, Josh
appelle Bruce : il est temps qu’ils se préparent pour l’interview.

– C’est capital, insiste mon coéquipier alors que nous l’aidons à s’installer dans un des fauteuils club
du bureau, pour qu’il souffre le moins possible durant le long moment qui s’annonce. Les journalistes que
tu as appelés sont tous connus pour leur franc-parler : ils ne te feront pas de cadeaux.
– Je n’en attends pas, se défend Bruce. Je veux leur dire la vérité.
– C’est tout à ton honneur. Mais il faut que tu sois prêt à toutes les questions, même les plus
dérangeantes et les plus indiscrètes.
– Tu penses qu’ils pourraient l’interroger sur notre relation ? demandé-je en suivant le fil de ses
pensées.
– Je sais que vous avez été très discrets jusqu’à présent, dit Josh. Mais si je l’ai découvert, rien ne
prouve qu’aucun journaliste ne soit au courant.
– Veux-tu que je vous aide ? proposé-je, mal à l’aise.
– Je ne préfère pas, rétorque Josh.
– Pourquoi ? s’étonne Bruce.
– Pour une plus grande impartialité.
– Josh a raison, déclaré-je en rougissant, consciente des conséquences de ma conduite. C’est un
exercice difficile. Je suis bien trop impliquée avec toi pour être aussi intransigeante qu’il le faudrait.
Nous ne devons surtout pas risquer de leur faciliter les choses.

Josh hoche la tête, satisfait que j’aie compris sa position. Je laisse les deux hommes dans le bureau et
me rends à la salle de bains pour prendre une douche. En passant devant la porte de la chambre où j’ai
laissé Elsa et Ben, je découvre qu’ils sont toujours là. Ils discutent tranquillement :

– Tout va bien ? m’enquis-je en passant une tête dans l’entrebâillement.

Elsa hoche la tête en souriant, et Ben m’adresse un clin d’œil.

Ouf !

Je m’éloigne vers ma chambre, bizarrement détendue et désœuvrée. Une douche me fera le plus grand
bien !

Alors que je suis en train de préparer mes affaires de toilettes, Elsa frappe à ma porte :

– Nina ? Tu es là ?
– Oui. Qu’y a-t-il ? Un problème ?
– Oh non, me dit-elle en entrant dans la chambre. La séance de respiration avec Ben m’a fait beaucoup
de bien.
– J’en suis heureuse. Tu te sens bien avec lui ?
– Oui. Il est très doux et il écoute beaucoup. Il a pris le temps de m’expliquer ce qui se passe en moi.
C’est rassurant.
– Je comprends. Où est-il ?
– Il se repose un peu. La route l’a fatigué. Moi aussi sans doute, ajoute-t-elle en baissant la tête.
– Ne t’inquiète pas. Je suis sûre que Ben sait ce qu’il fait, dis-je, sincèrement soulagée. Tu as besoin
de quelque chose ?
– J’avais envie de te voir. De te parler.
– Assieds-toi, dis-je en désignant le lit.

Son visage s’est un peu rembruni. Elle paraît soucieuse tout à coup. Mon inquiétude revient au galop.

Que va-t-elle m’annoncer ?

– Je sais que j’aurais dû te dire que j’avais arrêté les médicaments.


– Tu ne dois surtout pas t’en vouloir pour ça, Elsa.

Elle fuit mon regard à présent. Je prends ses mains dans les miennes.

– Je m’en veux, Nina. Depuis que je me suis réveillée tout à l’heure, je n’arrête pas de me dire que si
j’avais pu te prouver que je ne prenais plus rien, tu m’aurais fait sortir plus tôt.
– Non, déclaré-je tristement en prenant ses mains dans les miennes. C’est faux.
– Mais pourquoi ?

Je vois bien, à ses grands yeux, qu’elle ne comprend pas. Je prends une profonde inspiration avant de
parler.

– Parce que je refusais de te croire, Elsa.

Il n’y a pas de quoi en être fière…

Cette fois, c’est moi qui n’ose plus la regarder. Pourtant, je continue, tellement le besoin de vider mon
sac se fait impérieux :

– Pour moi tu étais droguée et…

Je m’interromps, les larmes aux yeux. Je m’en veux tellement !

C’est tellement difficile à dire !

– … folle, poursuit calmement ma sœur.

Honteuse, je hoche la tête. Je tressaille lorsque la main d’Elsa effleure ma joue.

– C’est normal que tu aies pensé ça, Nina. Il m’a fait interner dès que je suis sortie du coma. Je n’ai
jamais eu l’occasion de donner ma version des faits. Je sais très bien combien il peut être persuasif.
– Quand tu étais encore à l’hôpital, il a été très prévenant avec moi. Il ne me lâchait pas une seconde.
Je me souviens qu’il n’arrêtait pas de dire que je pourrais compter sur lui en toutes circonstances. En fait,
il s’assurait de son emprise sur moi.

Les yeux d’Elsa se voilent.

– Quand il venait à la clinique, il me disait souvent qu’il serait toujours là, murmure-t-elle. Mais dans
sa bouche, ces mots me faisaient peur.
– Je ne comprends pas comment j’ai pu oublier ton accident pendant si longtemps.
– Le docteur Smith t’expliquerait que c’est à cause du choc… Tu te souviens de tout, à présent ? me
demande Elsa avec un regard anxieux.

Je confirme.

– De tout : je revois clairement la scène. Je me rappelle la peur, le sentiment d’horreur de te voir


inerte en bas de l’escalier... J’ai cru que tu étais morte ! La sidération devant la monstruosité de son acte.
Et son calme. Il était impassible. Froid. Méthodique.

J’en frissonne encore.

– Il a toujours été comme ça, commente ma sœur, l’air sombre.

Je déglutis, de plus en plus mal à l’aise.

Il faut que je sache.

Une boule au creux de l’estomac, je demande :

– Dis-moi, Elsa, es-tu sûre pour notre mère ? Tu crois vraiment qu’il l’a tuée ?

Elle prend son temps avant de répondre :

– Je n’ai pas de preuve formelle, mais au fond de moi, je le sais. Il a toujours été violent.
– Tu as des moments précis en tête ?

Elle réfléchit encore.

– Après tout ce temps…

Soudain, son regard s’éclaire :

– Tu te rappelles quand j’ai eu la varicelle ? J’ai raté l’école pendant deux semaines.
– Oui. On avait, quoi ? Six ans ?
– C’est ça. Je les ai vus se disputer. Ils en sont venus aux mains. Plusieurs fois. Il a même tenté de
l’étrangler. La marque rouge sur son cou était bien visible.

Je repense à mon cauchemar : je l’ai vue moi aussi…

– Pourquoi je ne me souviens de rien ? m’écrié-je avec colère.


– Nous étions si petites, Nina. À la clinique, j’ai eu tout le temps de me souvenir. Des circonstances de
l’accident et de tout le reste…

Nous nous regardons longuement en silence. Je suis presque sûre qu’elle revoit sa chute et la dispute
qui l’a précédée. Je le sais, car ce sont exactement ces images qui me hantent à cet instant précis. Je finis
par murmurer avec une infinie tristesse :

– Elsa, je suis tellement désolée…

Je secoue la tête, rongée par un sentiment d’impuissance et de culpabilité. Mais ma sœur m’oblige à la
regarder : je suis subjuguée par son regard farouchement déterminé.

– Il ne faut pas Nina. C’est fini, tu m’entends ? Il faut qu’il paie, maintenant.

Elle a pris sa décision et elle ira jusqu’au bout.

– Il m’a volé cinq ans de ma vie. Je ne le laisserai pas en prendre une minute de plus !

Elle a raison. La voir ainsi me donne le coup de fouet dont j’avais cruellement besoin. Elsa a aussi
peur que moi, sinon plus : j’ai bien vu l’état dans lequel la mettent ses crises de panique. Mais elle est
décidée à retrouver sa vie. Rassérénée, je la prends dans mes bras. Cette discussion m’a fait un bien fou.
Nous avons à nouveau un objectif commun : mettre notre père hors d’état de nuire. Et je sais que nous y
arriverons.
38. Une lettre pour tout changer

Main dans la main, Elsa et moi rejoignons les autres au salon.

Bruce aide Josh à s’allonger sur le canapé. Ils ont tous les deux l’air exténué après ce long moment en
tête à tête à préparer l’interview. Je lis dans les yeux de mon amant que mon coéquipier ne l’a pas
ménagé. Il semble éreinté, mais satisfait de sa performance.

– Je n’aimerais pas me retrouver face à lui lors d’un interrogatoire, nous confie Bruce en regardant
Josh avec une admiration nouvelle.
– Il s’en sort bien ! Il a réponse à tout maintenant. Pour moi, tu es prêt ! déclare le policier.
– C’est un excellent flic, confirmé-je en prenant Bruce par la taille. J’ai toute confiance en ses
conseils.

Vu l’heure à laquelle nous nous sommes levés, la journée est passée très vite. Il est déjà temps de
dîner. Steve est aux fourneaux : une odeur alléchante de tomates et d’herbes aromatiques monte de la
cuisine.

– Comme ça sent bon ! s’exclame Elsa, qui reste malgré tout collée à moi dès qu’il y a plus de trois
personnes dans la pièce.

J’examine ma sœur à la dérobée. Elle est toujours très nerveuse et ses mains tremblent souvent sans
raison. Pourtant, l’arrivée de Ben et notre discussion me redonnent espoir. Après avoir vécu si longtemps
dans la solitude d’une maison de repos et avec les traumatismes dus à l’emprise de notre père, Elsa aura
besoin de temps pour reprendre une vie normale. Et je ferai tout pour l’aider à y arriver.

– Mon grand-père gardait de très bonnes bouteilles à la cave, nous informe Bruce. J’ai trouvé du
champagne d’un excellent millésime, dit-il en sortant des coupes en cristal. Ça me paraît parfait pour ce
soir. Qu’en dites-vous ?

Nous acquiesçons tous en chœur.

– À nous, lance Bruce. Et aux épreuves qu’il nous reste à affronter.

Nous buvons en silence, dans une sorte de communion solennelle. Nous préférerions tous qu’il en soit
autrement, mais nous ferons face ensemble.

Steve demande de l’aide en cuisine et Elsa se propose timidement. Il l’accueille les bras ouverts, un
grand sourire aux lèvres. Avec une grande patience, il lui apprend à manier le couteau pour émincer les
légumes. Je suis fascinée par la pédagogie dont il use avec elle.

– Il a un don, me dit Josh depuis le canapé.


Je suis tellement absorbée par ma sœur que je ne comprends pas immédiatement de quoi il parle.

– Steve est doué avec les gens, reprend-il en le regardant avec une grande tendresse. Tu te souviens
des photos que tu as vues chez nous ?
– Bien sûr ! Elles sont magnifiques !

Josh approuve en souriant.

– Tous les modèles ont un point commun : ils détestent être pris en photo.
– Ça ne se voit pas du tout ! s’exclame Bruce, qui est aussi surpris que moi.
– Steve a su les mettre à l’aise.

Tout à coup, le rire d’Elsa retentit dans la pièce. Ma sœur rit aux éclats ! Je pourrais écouter ce son
pendant des jours entiers : il m’a tellement manqué ! J’en ai les larmes aux yeux.

– Elle ira de mieux en mieux, affirme Ben, en la regardant. Elle est bien plus forte que ton père ne le
croit.
– Que veux-tu dire ?
– Nous cachons tous des ressources insoupçonnées : toutes ces années, Elsa s’est mise comme en
sommeil pour se protéger. Pourtant, dès qu’elle en a eu l’occasion, elle s’est libérée de sa cage chimique.
Comment était-elle quand vous étiez petites ?
– Rebelle, dis-je immédiatement.
– Ça ne m’étonne pas. Il faut un esprit fort pour se sortir d’une telle situation. Elle doit aussi être
sacrément têtue. C’est le propre de tous les rebelles, n’est-ce pas Bruce ? lance Ben avec un sourire en
coin.
– Je ne vois pas du tout de quoi tu parles, réplique-t-il, en faisant mine de regarder ailleurs.
– Tu as des exemples ? demande Josh, qui ne perd pas une miette de la conversation.
– Plein !
– À table ! clame Steve, une casserole fumante à bout de bras.
– Sauvé par le gong ! dis-je en riant à Bruce en le prenant dans mes bras.

Il m’embrasse pour me faire taire. Puis nous nous installons dans un tumulte presque normal pour une
soirée entre amis. Ben et Steve aident Josh à prendre place à table. Il grimace, preuve que la douleur est
encore vive.

Malgré les rires et la complicité qui se crée, chacun de nous a conscience des dangers qui nous
guettent. Je suis convaincue que mon père est déjà au courant de notre projet de conférence de presse. Je
n’ai pas confiance en les journalistes, Josh non plus d’ailleurs. C’est bien pour cela qu’il ne leur a
communiqué aucune adresse. Le vrai combat, nous le savons tous, aura lieu demain soir.

Mais personne ne veut y songer pour l’instant. Nous préférons faire honneur au plat de Steve.

– C’est délicieux, bravo ! Josh, comment fais-tu pour garder la ligne avec un cordon bleu à la maison ?
– Pourquoi crois-tu que j’ai choisi un métier aussi physique que le nôtre ? rétorque Josh. Mais Ben,
Steve t’a interrompu au meilleur moment : tu allais nous faire des confidences sur l’enfance de Bruce !
– Savez-vous que ce riche homme d’affaires a longtemps été un cancre en maths ?
– C’est faux ! s’insurge Bruce.
– J’ai fait tes devoirs à ta place pendant presque trois ans !
– J’avais donc de bonnes notes. Sauf aux examens. Logique, riposte Bruce, implacable.

Tout le monde éclate de rire.

Qu’est-ce que ça fait du bien !

Ben enchaîne avec plusieurs autres anecdotes sur la scolarité pour le moins houleuse de Bruce. C’est
un conteur né. Dès qu’il parle, je peux presque voir le jeune Bruce faire bêtise sur bêtise, tandis que
l’homme à mes côtés continue à nier farouchement.

– Tu exagères, vraiment ! De quoi j’ai l’air, maintenant ? lance Bruce à la fin du repas.
– D’un personnage éminemment sympathique et profondément humain, répond Steve.
– Bien dit ! approuve Josh.
– Mais aussi terriblement séduisant, murmuré-je à son oreille en souriant.

Il me vole un baiser, puis se lève pour aller nous préparer du café.

Elsa regagne sa chambre la première. Cette première vraie journée de liberté l’a épuisée. Ben décide
d’aller dormir lui aussi.

– Je suis content de passer du temps ici avec toi, lance-t-il à son ami. Ça me rappelle d’excellents
souvenirs.
– Traître, lâche Bruce en riant. Moi qui pensais que tu emporterais mes secrets dans la tombe !

Steve aide Josh à se lever. Immédiatement, Ben s’enquiert de son état :

– Comment te sens-tu ?
– Les antidouleurs que tu m’as donnés me soulagent, merci.
– Tu peux en reprendre pour passer une nuit sereine.
– Oui tu as raison. Cette soirée nous a fait du bien à tous, je crois, déclare Josh. Mais nous ferions
mieux d’aller nous coucher. Nous devons être en pleine forme pour affronter ce qui nous attend.

Quoi que ce soit…

Le cœur serré par l’inquiétude, je regarde Steve et Josh monter lentement l’escalier après nous avoir
souhaité à tous une bonne nuit.

Une fois que nous sommes seuls, Bruce m’embrasse tendrement.

– Est-ce que tu veux bien me faire plaisir ? me demande-t-il, les yeux brillants.
– Bien sûr… De quoi s’agit-il ?
– J’aimerais retourner dans l’atelier avec toi.

Le rouge me monter aux joues instantanément. Quand Bruce le remarque, il s’empresse de préciser sa
demande :
– J’ai très envie de te dessiner à nouveau.
– Vraiment ?

En baissant les yeux, je vois ses mains trembler. Il paraît tout à coup très ému. Il me regarde un instant,
avant de me confier :

– Tu as rallumé une flamme que je pensais bel et bien éteinte. Tu es la seule personne que j’aie envie
de peindre, Nina. Je t’aime…

C’est une magnifique déclaration d’amour de la part d’un homme qui a renoncé à sa passion il y a tant
d’années. Mon cœur s’emballe. Pour masquer mon trouble, je l’embrasse et le prends par la main pour
l’entraîner dehors. L’absence de lune cache mon sourire tandis que j’essuie rapidement les larmes de joie
qui roulent silencieusement sur mes joues.

Nous sommes attentifs au moindre bruit. Quand nous entrons dans l’atelier, Bruce allume une lampe et
se met à fouiller à la recherche de matériel :

– J’ai envie de réaliser ton portrait à l’encre, me dit-il. Il me semble que j’en ai vu par ici.

Je m’assois sur le canapé, la tête encore pleine de ses mots d’amour. La pièce est chaude, la lumière
douce. Je me laisse bercer un moment avant de m’inquiéter. Je regarde autour de moi, mais ne le vois
plus.

Où est-il ?

– Bruce ? demandé-je en me levant.

Je le trouve à l’autre bout de l’atelier, assis par terre derrière un meuble bas, un morceau de papier
légèrement jauni dans les mains.

– Qu’est-ce que c’est ?


– Une lettre. Il y en a tout un paquet, ici, marmonne-t-il en désignant un petit tas de feuilles nouées
avec un ruban.

Même de là où je suis, je peux sentir un parfum de femme entêtant.

– De quoi s’agit-il ?
– C’est une correspondance très privée… lâche Bruce perdu dans sa lecture.
– Et Charles la conservait ici, dans le fond de cet atelier ? demandé-je intriguée.

Ce n’est que lorsqu’il lève les yeux vers moi, que je comprends que quelque chose ne va pas. Je reste
stupéfaite devant son expression : Bruce est décomposé, blême, les yeux hagards. D’une voix blanche, il
murmure :

– Je crois que je sais qui est mon maître chanteur…


39. Mots passés

Depuis que je le connais, je n’ai jamais entendu Bruce parler d’une voix aussi peu assurée. Toute
couleur a disparu de son visage. En quelques minutes, ces vieilles lettres semblent l’avoir bien plus
bouleversé que s’il avait vu un fantôme. Et quand je plonge mon regard au fond de ses yeux, je lis un
trouble immense.

Comme s’il était perdu.

Bruce maîtrise toujours tout, même dans les pires situations. Perdu n’est pas un adjectif que je pensais
un jour utiliser pour parler de lui.

Mais j’avais tort.

Et cela me fait peur…

– Ton maître-chanteur ? Tu es sûr ? Qu’est-ce que tu as trouvé exactement, Bruce ? demandé-je de ma


voix la plus douce en m’asseyant par terre à ses côtés.

Il ne me répond pas tout de suite et je ne cherche pas à insister. Il semble avoir besoin de temps pour
se remettre du choc. Au milieu des papiers étalés par terre, nous restons tous les deux assis un long
moment sans un mot. Bruce serre dans ses mains plusieurs feuilles d’où se dégage le parfum entêtant de
femme que j’avais déjà remarqué.

Je n’ose pas y toucher. C’est une histoire familiale, délicate, et je me sens soudain comme une intruse.

Si Charles avait été de ce monde, nous aurions peut-être pu lui inspirer un tableau.

Cette idée inattendue me ramène à la réalité et plus particulièrement à Bruce qui n’a toujours pas
bougé.

– Bruce ?

Il se tourne lentement vers moi. Et finalement, il lâche un nom qui me fait sursauter :

– Je pense que c’est Judith.


– La mère de Ben ?

Il hoche la tête. Pense-t-il réellement que Judith puisse être son maître-chanteur ?

– Josh et moi avions bien compris qu’il s’était sans doute passé quelque chose d’intime entre ton
grand-père et elle, remarqué-je pour inviter Bruce à sortir de son silence. Ils étaient amants, n’est-ce
pas ? Il suffit de l’écouter parler du « grand » Charles Willington. Je parie qu’elle a encore des
sentiments pour lui.
– C’est le moins que l’on puisse dire, en effet ! marmonne Bruce, l’air sombre.

Se pourrait-il qu’il ait raison ? J’ai tellement de mal à l’imaginer !

Qu’a-t-il bien pu découvrir qui le bouleverse autant ?

– Bruce qu’est-ce que tu as ? Que disent ces lettres ?

Au lieu de me répondre, il se relève et se met à fouiller dans le meuble devant lui ; il en sort plusieurs
liasses de papier, des esquisses, des factures, des notes, qu’il repousse sur le côté. Je jurerais qu’il
tremble.

– Tu penses vraiment que c’est Judith ton maître-chanteur ? insisté-je. Mais pourquoi ? Bruce, tu
m’écoutes ?

À ces derniers mots, il suspend son mouvement et se tourne vers moi. Le regard qu’il me lance est
chargé de doutes et de tristesse.

– Excuse-moi, j’ai appris quelque chose que je ne savais pas sur mon grand-père, sur Judith, sur
l’histoire de notre famille. Et je… c’est mieux que tu lises les lettres pour comprendre, dit-il en me
tendant la liasse parfumée qu’il tenait dans les mains. La plus ancienne se trouve en dessous.

Son regard semble hanté, il est bouleversé.

Nous nous installons sur le canapé au fond de l’atelier. La tête calée contre son torse, je me plonge
donc dans la première lettre, écrite sur du papier épais. L’écriture est fine et appliquée, légèrement
penchée sur la droite.

Dès les premières lignes, je ressens une sorte de vertige qui me coupe le souffle. En quelques phrases,
Judith Barlow annonce à Charles Willington qu’elle est enceinte de lui ! La missive date de mars 1983…
Impossible de ne pas faire le rapprochement :

– Elle parle de Ben, tu crois ? m’exclamé-je à haute voix.


– Judith n’a pas eu d’autre enfant, et vu la suite des lettres, elle ne peut parler que de lui, m’affirme
Bruce.
– Ça en fait donc… ton oncle ? insisté-je, abasourdie.
– Il semblerait bien…
– Tu crois qu’il le sait ?

Mais je connais déjà la réponse à ma question.

– Non, me confirme Bruce. Il n’a jamais connu son père, ce qui l’a beaucoup troublé pendant son
adolescence. Je le connais, ce serait autant un choc pour lui que ça l’est pour moi.

Je serre sa main dans la mienne, pour lui montrer qu’il n’est pas seul. Jamais. Nous allons affronter
cela ensemble, comme nous le faisons depuis le début.
Je passe à la deuxième lettre de Judith, où je comprends que Charles juge cette grossesse
« consternante » et qu’il propose à sa maîtresse de gérer les frais liés à un avortement. Mais Judith balaie
l’idée en deux phrases :

Tu cherches une solution à un problème qui n’en est pas un ! Je vais d’ailleurs mettre ton
empressement à me proposer d’avorter sur le compte de la surprise et de la peur.

Très vite, Judith met les choses au clair. Elle va garder cet enfant. Le ton exalté qu’elle emploie tout au
long de la troisième lettre me met mal à l’aise. C’est visiblement une femme très amoureuse qui parle :

J’ai vécu grâce à toi dix-sept merveilleuses années durant lesquelles j’ai eu le bonheur d’être à la fois
ta muse et ta maîtresse. Tu m’as révélée à moi-même. J’ai eu la chance de lire dans tes yeux le désir
que je t’inspire. J’y ai puisé ma force. Mais aujourd’hui, j’aspire à passer à une autre étape.
J’ai 42 ans et je n’ai pas encore vécu, comme toi, le bonheur d’être parent. Je sais que tu ne voulais
pas d’autre enfant, mais comment ignorer un tel signe du destin ? Ce petit être que je porte en mon
sein est le fruit de notre amour ! Il faut que tu l’acceptes pour ce qu’il est : un cadeau.
Si tu savais combien je suis impatiente de savoir à qui il ou elle va ressembler ! Aura-t-il mes yeux ou
ton sourire ? Sera-t-il doué pour le dessin ? Il me tarde aussi de lui faire vivre les moments
inoubliables que nous avons déjà passés ensemble : nos escapades en bateau sur le lac Tahoe en été
ou les descentes sur les pistes enneigées à Aspen en janvier…

J’ai l’impression de lire une histoire dont je connais déjà la fin. Je sais que Judith n’a pas élevé Ben
avec son père biologique.

Je suis à présent la mère de ton futur héritier et j’en suis à la fois heureuse et fière.

C’est la dernière phrase de la lettre et je pressens que Charles n’a pas dû l’apprécier. Du peu que je
connais de lui, je peux tout de même imaginer qu’il n’est pas homme à se laisser forcer la main et à
devenir père contre son gré.

– Toi qui l’as connu, comment penses-tu que ton grand-père s’est comporté avec Judith enceinte ?
– Mal, répond Bruce. Sans le moindre doute

C’est effectivement ce qui a dû se produire, car le ton de la lettre suivante est nettement plus tranché.
Judith revendique clairement une place au sein de la famille de Charles.

Cet enfant est le tien et tu le sais. À ce titre, il a droit à une place dans la famille Willington ! Que tu le
veuilles ou non, c’est bien ton fils ou ta fille que je porte. Pourquoi refuses-tu de l’admettre ?

J’imagine la détresse de cette future mère, amoureuse, passionnée, et ne peux m’empêcher de compatir.

Nous avons fait l’amour dans l’atelier alors qu’ils étaient dans la maison, à seulement quelques
mètres. Nous sommes partis en week-end loin de ta famille, et cela ne te posait pas de problème !

Si je me souviens bien, Rose, la première femme de Charles, est morte des années avant que Judith
devienne la muse du peintre. Quand Judith écrit « ils étaient dans la maison », elle doit donc parler de
Bruce et sa mère. La belle-fille et le petit-fils de Charles, les véritables héritiers.
Tu pourrais m’épouser, mettre « en ordre » la situation, si c’est ce qui t’importe le plus. Ta réputation
n’aurait rien à craindre avec moi.

Mais oui, pourquoi Charles ne s’est-il pas marié avec Judith ?

La réponse apparaît sur une autre lettre.

Comment peux-tu prétendre l’aimer encore ? Elle est morte et enterrée, Charles. Nous nous sommes
aimés passionnément des milliers de fois et toi tu oses prétendre que tu l’aimes plus que moi ? C’est
un souvenir, rien de plus ! Ce n’est pas une excuse pour ne pas nous laisser une chance, à moi et à cet
enfant. Ne détruis pas tout pour une ombre !

Je suis choquée par l’attitude de Charles mais commence à comprendre à quel point cet homme devait
être torturé par la mort de Rose, amoureux d’un fantôme, incapable d’assumer ses responsabilités avec
une autre femme. Je suis complètement happée par leur histoire même si je sais déjà qu’elle n’aura pas de
fin heureuse.

C’est une femme en colère qui s’exprime quelques jours plus tard. Il est facile de comprendre que
Judith et Charles ont échangé des propos peu amènes :

Comment oses-tu me traiter d’intrigante ou m’accuser de montrer mon vrai visage ? Ne vois-tu pas de
quelle monstruosité tu fais preuve ? Je devrais te remercier, sans doute, car tu m’ouvres enfin les yeux.
Tu es un immonde égoïste, un despote tyrannique. À n’envisager les autres que comme des outils, tu
oublies que tout acte produit des conséquences.

Plus loin, Judith se dévoile un peu plus, comme si elle avait besoin de faire le point, de revenir en
arrière.

J’avais à mes pieds des prétendants réellement amoureux, mais je ne voyais que toi ! Je mesure
aujourd’hui l’étendue de mon erreur. J’ai tout donné à un homme qui ne le méritait pas.

Judith explique à son ex-amant qu’elle a renoncé à tout pour lui, notamment à faire un beau mariage. Et
je ne doute pas qu’elle ait réellement fait tourner des têtes. Grâce aux tableaux de Charles, je n’ai aucun
mal à me représenter la femme magnifique qu’était Judith Barlow à cette époque. Et je découvre à travers
ces lettres qu’elle avait aussi un tempérament volcanique et une détermination sans faille.

La relation entre ces deux esprits forts n’a pas dû être facile tous les jours !

Je suis profondément émue et désolée pour cette Judith, enceinte, sur le point de tout perdre. Le rejet
de Charles a dû être d’autant plus violent qu’elle semble s’être réellement imaginée en seconde femme du
peintre, par la seule présence de cet enfant surprise.

Impossible de rester insensible à cet amour à sens unique. Chaque phrase est un cri de rage,
d’orgueil, mais surtout de désespoir.

Pourtant, en poursuivant ma lecture, c’est une tout autre part de la personnalité de Judith que je vois
émerger, bien plus dure. Et plus inquiétante.
Tout l’amour que je te portais s’est mué en une haine profonde et viscérale, que je ne dirigerai pas
uniquement contre toi, ce serait trop simple. C’est toute la famille Willington que j’entends détruire.
Tu as souvent loué ma persévérance : elle faisait de moi, disais-tu, ton meilleur modèle. Je prendrai le
temps qu’il faudra, mais je parviendrai à mes fins. Tes descendants, aussi nombreux fussent-ils,
finiront dans le même anonymat que celui dans lequel tu plonges mon enfant aujourd’hui. Et tu en
seras le seul responsable.

La métamorphose de la femme amoureuse en monstre haineux et froid sur quelques lignes est glaçante.

– Tu crois que Judith aurait décidé de se venger de Charles en t’envoyant ces lettres pour te faire
peur ?

Bruce réfléchit :

– Je ne sais pas si c’est elle qui a envoyé ces lettres. Mais je pense qu’elle a eu l’intention de se
venger quand il l’a rejetée, sans aucun doute.
– Ça, c’est clair, dis-je en montrant la lettre que je viens de lire. Elle était vraiment folle de rage
quand elle a écrit ça.
– Justement, lis la suite. Il y a un changement notoire.

La première chose que je constate en prenant la lettre, c’est la date : alors que toutes les autres se
situaient autour de mars et avril 1983, celle-ci date de novembre de la même année.

Un mois avant la naissance de Ben…

Le ton de Judith est calme, presque mondain. Cependant, ce qu’elle dit n’est pas réjouissant : sa
grossesse presque à terme, l’ex-maîtresse de Charles Willington semble avoir du mal à s’en sortir. Et elle
prend grand soin de le lui faire savoir.

Je ne travaille pas, mais ce n’est pas un choix. J’ai vécu une grossesse particulièrement éprouvante et
des complications m’ont empêchée de prendre un emploi. Je te vois déjà lever les yeux au ciel : pour
toi, ce ne sont que des « soucis de bonne femme » n’est-ce pas ? Et je ne peux m’en prendre qu’à moi-
même puisque c’est moi qui ai décidé de mener cette grossesse à terme ?
Mais figure-toi que je ne me suis pas laissée vivre confortablement chez mes parents. J’ai claqué la
porte du manoir familial car ma mère me reprochait sans cesse de ne pas vouloir « régulariser » ma
situation. Pour elle, je n’avais qu’à épouser le premier venu un peu fortuné. Mais j’ai préféré le statut
de mère célibataire à celui d’épouse de raison. Cela peut te sembler ridicule, mais j’ai encore ma
fierté.

Judith Barlow avait une sacrée volonté : en gardant ce bébé, elle a renoncé au confort et à tout ce que
lui apportait une famille bourgeoise et aisée.

Elle devait surtout être très amoureuse…

Aucune femme ne devrait être reniée comme Judith l’a été par deux fois. L’amour de sa vie et sa
propre famille les ont abandonnés, elle et son enfant.
Je cherche dans la liasse de feuilles la suite de cette triste histoire mais ne trouve pas de nouvelles
lettres.

– C’est tout ! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer avec une pointe de déception. Leur
correspondance se termine avec l’annonce de la naissance prochaine de son fils ?
– Pas exactement, dit Bruce en me remettant un dernier pli.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un document juridique. Un contrat en bonne et due forme, établi par l’avocat de Charles.

Du regard Bruce m’invite à lire. Il me caresse doucement la nuque, sans y penser. Ce contact me fait
du bien ; j’appuie ma tête un instant contre son épaule avant de me plonger dans le document.

Les modalités d’un arrangement concernant l’éducation de Ben sont listées. Le peintre accepte de
verser une sorte de pension alimentaire chaque mois à Judith jusqu’à la majorité de l’enfant. Mais
Charles conditionne le versement : il exige de Judith qu’elle s’engage « à garder les origines » de Ben
secrètes. Personne ne doit jamais savoir. Il précise même que, sous cette condition, il acceptera de les
recevoir chez lui, elle et son fils.

Traduction : « Je m’occupe de notre fils si tu ne lui dis jamais que je suis son père. »

Le nom de Ben est écrit noir sur blanc sur ce document : il serait donc bien le fils de Judith et Charles.
Mais le peintre ne reconnaît pas clairement la paternité de l’enfant. J’imagine que son avocat lui a
conseillé d’utiliser des expressions neutres ou évasives, comme « garder les origines de l’enfant
secrète ». Franchement « garder les origines », qu’est-ce que ça veut dire ? C’est presque un aveu ; mais
pas sûr que légalement cela soit une preuve…

C’est tordu !

Et comment peut-on décider ainsi de la vie d’un enfant ?

– Qu’est-ce que tu en penses, Bruce ?

Je sais l’admiration qu’il voue à son grand-père. L’image qu’il vient d’en découvrir est loin d’être
flatteuse.

– Je ne sais pas, avoue-t-il. C’est très… perturbant. L’homme à qui Judith parle dans ces lettres est
méprisable. Il a agi en totale contradiction avec les valeurs qu’il m’a enseignées.

Je hoche la tête. C’est bien ce que j’avais compris.

– Judith et Charles ont trouvé un accord, résumé-je. Elle n’a donc plus de raison de lui en vouloir
puisqu’il prend en charge son fils.
– Et si l’argent ne suffisait pas ? Et si Judith n’avait pas accepté de signer de son plein gré ? dit Bruce,
un masque dur sur le visage.

En levant les yeux sur lui, je peux lire dans ses yeux à quel point il est choqué.
– Comment a-t-il pu lui proposer un tel accord ? s’écrie-t-il. Quelle femme aurait signé ça ?
– Une femme enceinte et dans une situation désespérée, rappelé-je, calmement. Une future mère qui
souhaitait assurer l’avenir de son enfant.
– Tu as raison… admet Bruce à contrecœur.
– Je me demande comment Judith a géré cette nouvelle vie. Toi qui l’as connue quand tu étais enfant,
comment était-elle avec Charles ? Tu t’en souviens ?

Il prend son temps avant de répondre :

– Pas vraiment… Mais j’ai trouvé ce mot dans le même tiroir que les lettres, me dit Bruce en me
tendant une sorte de Bristol plié en deux.

Quand je l’ouvre, je reconnais l’écriture penchée et appliquée de Judith :

Merci pour ce moment agréable à Monterey. Ben me parle souvent du « monsieur qui fait de très beaux
dessins ». Tu l’impressionnes, mais je crois qu’il t’apprécie. J’en suis heureuse.

– Enfant, j’ai vu plusieurs messages du même genre après la venue de Judith et Ben pendant les
vacances scolaires. Elle les laissait à côté du téléphone.

À la lumière de ce nouvel élément, j’essaie d’imaginer la vie de Judith à cette époque : elle se fait
payer pour passer sous silence les origines de son fils, qu’elle emmène pourtant chez son père en lui
disant sans doute qu’il s’agit d’un « un ami de maman ». Plus j’y réfléchis, plus je trouve cruelle cette
situation : elle devait passer son temps à comparer Ben Barlow à Bruce Willington ! Chaque fois qu’il les
recevait dans sa famille, Charles mettait sous les yeux de Judith le bonheur dont il privait son fils.

C’était vraiment cruel.

Ou alors, elle avait accepté la situation ?

Sinon pourquoi ne pas encaisser le chèque sans ne plus jamais revoir Charles ?

Pour son fils ? Pour elle ?

Était-elle encore amoureuse de lui ?

À ce moment, une autre pensée me traverse l’esprit : si cela devait déjà être intenable pour Judith,
cette vie aurait tout à fait pu faire basculer quelqu’un d’autre ! Un jeune homme qu’on a privé de sa vraie
famille, par exemple.

– Bruce, quel âge avait Ben quand ton grand-père est mort ?
– Pas tout à fait 18 ans. Pourquoi ?
– Judith aurait pu lui dire la vérité après la mort de Charles ? Le contrat n’était plus vraiment valable,
elle n’avait plus de raison de garder le secret.

Bruce me regarde avec de grands yeux, choqué.


– Tu veux dire que Ben pourrait aussi être mon maître-chanteur ?

Je ne réponds pas et laisse l’information se frayer un chemin dans son esprit. Est-ce que Ben en a
voulu toute sa vie à Bruce et a décidé de se venger en semant peu à peu des indices sur les faux tableaux ?

Bruce se lève et marche lentement de long en large dans l’atelier.

– C’est impossible ! s’exclame-t-il. Toutes ces années, il a été comme mon frère. Tu nous as vus ce
soir ! Notre complicité, sa gentillesse naturelle envers Elsa… Ben est un homme bien ! Je n’arrive pas à
croire qu’il ait pu nourrir un projet de vengeance à base de chantage durant tout ce temps.

Bruce se prend la tête dans les mains. Je regarde le tas de papiers abandonnés sur le canapé, comme si
la solution pouvait en surgir miraculeusement.

À vrai dire, moi aussi je doute. J’ai besoin d’interroger Ben pour me faire une opinion. Il faut que je
l’observe, que je confronte ses réactions. Et surtout, s’il se révèle coupable, il faut que je l’empêche de
s’approcher d’Elsa !

– Allons-y, lui proposé-je.

Bruce relève la tête, les yeux ronds.

– Maintenant ? Nous sommes au milieu de la nuit !


– Tant que mon père ne nous a pas retrouvés, nous avons encore le temps. Après, il sera trop tard.

Déterminée, je me remets debout et tends la main à mon amant. Il m’adresse un léger sourire et
entrelace ses doigts aux miens. À deux, nous pouvons tout vaincre.
40. Les héritiers

Main dans la main, Bruce et moi reprenons le chemin de la maison sans un mot. J’ai pris les lettres
avec moi pour les montrer à Ben. Je n’ai aucune preuve qu’il est le corbeau. Pour ce que nous en savons,
cela pourrait tout aussi bien être Judith. C’est elle qui a déposé la plainte à l’origine de toute cette affaire.
Mais alors elle serait véritablement mauvaise… Et pourquoi n’accélérer les choses que maintenant ?

Quand je l’ai rencontrée, je n’imaginais pas qu’une femme meurtrie se cachait derrière celle dame
âgée distinguée. C’est aussi pour cela que je veux que Ben nous donne son avis. En tant que fils, bien sûr,
mais également en tant que médecin. Et bien sûr, il y a aussi le sujet du lien de sang entre Bruce et lui…

Que c’est compliqué !

Tandis que nous passons devant la table autour de laquelle nous avons dîné, je lis dans le regard de
Bruce la question qui tourne dans ma tête : la bienveillance et la gentillesse de Ben ne seraient-elles
qu’un masque ?

Nous traversons silencieusement la grande maison pour atteindre la porte de la chambre dans laquelle
Ben s’est installé. Quand Bruce frappe, il me semble que le bruit des coups va réveiller tout le monde. Au
bout de quelques secondes, Ben nous ouvre souriant, mais endormi. Il est en caleçon et tee-shirt et a les
cheveux hirsutes.

Il n’a définitivement pas une tête de manipulateur cruel !

Il nous regarde, étonné :

– Que se passe-t-il ? nous demande-t-il en se frottant les yeux. Un problème ? Tu as eu des nouvelles
de ton père, Nina ?
– Il faut que nous parlions, lui dit Bruce.
– À cette heure-ci ?
– Désolée, Ben, mais c’est important, dis-je.

Instinctivement, j’ai repris mes habitudes de flic et le ton qui va avec. Ben me regarde, étonné.

– OK, Nina. On va au salon où vous voulez que l’on reste ici ?


– Ici ce sera très bien.

Encore un réflexe de flic, j’ai répondu vite, d’un ton froid. Le but est d’entrer dans l’espace privé du
suspect. Ce qui est idiot ici puisque Ben n’est pas chez lui. Et puis, jusqu’à preuve du contraire, nous
n’avons rien à lui reprocher, hormis d’être le fils caché de Charles.

Et on ne peut pas dire que ce soit de sa faute…


Nous entrons et je regarde autour de moi. La pièce, sortie elle aussi de son sommeil il y a peu, n’offre
guère de possibilité de s’asseoir ailleurs que sur le lit. Il n’y a ni bureau ni table. Juste une commode
massive en face de nous. Bruce et moi restons plantés au milieu de la chambre tandis que Ben enfile
rapidement son pantalon et sa chemise. Bruce scrute le mur droit devant lui. Il est nerveux et je le
comprends : si nos doutes sont fondés, une autre partie de sa vie va s’effondrer.

Ça fait beaucoup pour une seule soirée !

Lorsqu’il est prêt, Ben nous regarde tour à tour avant de s’adresser à moi :

– Que veux-tu savoir ? demande-t-il calmement.

Depuis que nous avons quitté l’atelier, je cherche la bonne manière d’aborder le sujet. À court
d’idées, je décide de me jeter à l’eau :

– Savais-tu que Charles Willington était ton père ?


– Quoi ? Vous n’êtes pas sérieux ! Bruce ?

Ben nous regarde bouche bée. Ses yeux s’agrandissent et ses sourcils se relèvent. De deux choses
l’une : soit Ben est réellement abasourdi par ma question, soit il est le meilleur acteur que j’aie vu de ma
vie. Je lui explique nos découvertes le plus calmement possible tout en guettant ses réactions. Je lui
montre les lettres de sa mère. Il prend le temps de les lire plusieurs fois. À chaque nouveau feuillet, la
stupeur et l’incompréhension se peignent sur ses traits.

Finalement, il lâche dans un murmure :

– Mon Dieu !
– Ben, j’ai besoin de te poser la question, même si je me doute de la réponse en voyant ta réaction : ta
mère ne t’a jamais rien dit ? Tu ne t’es vraiment jamais douté de rien ?

Il secoue la tête avec vigueur, les yeux ronds et le visage pâle.

– Absolument pas ! s’écrie-t-il. Comme tous les enfants sans père, j’ai interrogé ma mère. La première
fois, je devais avoir 12 ou 13 ans. Elle m’a dit qu’elle l’avait beaucoup aimé et qu’ils s’étaient séparés
avant ma naissance. Elle ne voulait pas me donner son nom. Pour elle, s’il n’avait pas voulu me
reconnaître, c’est qu’il ne me méritait pas !

Ma conviction est faite : jusqu’à cette nuit, Ben Barlow ignorait qu’il était le fils du peintre. À mes
côtés, Bruce semble du même avis. Un imperceptible sourire de soulagement s’est dessiné sur ses lèvres,
avant de disparaître. Il est soulagé, mais il tient à en savoir plus.

– Et ça te suffisait ? demande Bruce après un moment. Je veux dire, tu n’as jamais cherché à en savoir
plus ?
– Avec le temps, ma curiosité a grandi, bien sûr, mais je ne voulais pas blesser ma mère avec mes
questions. Et je me suis fait une raison.

Ben passe la main sur son visage. Il s’assombrit.


– J’ai vu ma mère malheureuse toute ma vie, nous avoue-t-il. Je comprends mieux pourquoi
maintenant… Elle donnait le change en public. C’est une femme du monde, elle joue très bien la comédie,
il faut le reconnaître. Mais en privé… Elle a passé sa vie seule et cela l’a rendue très amère. À part moi,
personne ne trouvait jamais grâce à ses yeux. L’existence était une lutte, un combat permanent. Elle me
mettait en garde contre tout et tout le monde : selon elle, il ne fallait faire confiance à personne, car il
viendrait forcément un moment où nous serions trahis.

Après ce que Charles lui a fait, je comprends qu’elle puisse avoir ce genre de sentiment…

– Je m’occupais d’elle du mieux que je pouvais, poursuit-il, mais parfois, la faire simplement sourire
relevait de l’exploit. C’était épuisant.
– Dire que tout cela est arrivé par la faute de Charles… s’irrite Bruce en posant une main sur l’épaule
de Ben.

Celui-ci lui adresse un sourire et ne se dégage pas.

– Pas uniquement, rétorque Ben. Ma mère aurait pu choisir une tout autre vie. Elle a vécu dans
l’aigreur au lieu d’essayer de reprendre sa vie en main. Elle aurait pu le faire au moins pour moi. À la fin
de mes études secondaires, je n’en pouvais plus de la voir comme ça. C’est pour ça que je suis parti à
l’étranger pour finir mon cursus.

Malgré ce qu’il a vécu, Ben parle encore avec affection de Judith, il aime sa mère sans aucun doute.
Elle devait vraiment être difficile à vivre pour qu’il doive la fuir ainsi.

– En fait, Maman a tenté de me le dire, le jour de mes 18 ans, ajoute-t-il pensivement.


– Tenté de te dire quoi ? l’interroge Bruce.
– Que Charles était mon père. Nous dînions au restaurant pour fêter mon anniversaire, mais on s’était
encore une fois disputés. Je n’avais qu’une envie : partir. Je voulais quitter cette maison dont
l’atmosphère me paraissait de moins en moins respirable. Au dessert, ma mère m’a dit qu’elle avait une
révélation à me faire. J’ai tout de suite compris que cela concernait mon père et je me suis braqué.
– Qu’as-tu fait ? demandé-je, suspendue à ses lèvres.
– Je lui ai hurlé de se taire. J’ai crié tellement fort que toute la salle s’est retournée. Mais je m’en
fichais. J’étais paniqué à l’idée de savoir enfin qui était mon père. Mais j’étais surtout en colère contre
ma mère : tout à coup, elle voulait me dire la vérité alors qu’elle avait refusé de le faire pendant dix-huit
ans ! J’avais appris à vivre avec cette absence et voilà qu’elle se décidait à me dire qui m’avait
abandonné…

Ben semble perdu dans ses souvenirs.

– Quand j’y pense, je ne suis pas fier de ma réaction. Je sais que j’ai fait beaucoup de peine à ma mère
ce jour-là. D’autant que quelques jours après je m’envolais à l’autre bout du monde…

Il a l’air de réellement s’en vouloir. Je repense à ce qu’il m’a expliqué concernant Elsa :

– Tu m’as dit tout à l’heure que ma sœur s’était mise en sommeil pour se protéger de notre père. Je
pense que tu étais dans le même genre d’état, tu as agi pour te protéger.
Bruce hoche la tête.

– Nina a raison : tu n’avais pas d’autre solution. Ta mère a fait le choix de vivre dans le passé. Toi, tu
regardais vers l’avenir.
– Sans doute, mais il a dû se passer quelque chose un peu après l’enterrement, dit Ben. Maintenant que
j’y pense, elle ne se comportait pas en personne triste. Elle était en colère.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
– C’était il y a longtemps…

Je retiens mon souffle.

– Je me souviens surtout que ma mère passait beaucoup de temps au téléphone. Ça m’a marqué, car
cela ne lui ressemblait pas. Elle s’agitait, parlait souvent très fort. Je n’ai pas cherché à en connaître la
cause, mais elle était souvent très contrariée.

Judith avait perdu son amour de jeunesse. Est-ce que cela pouvait justifier sa contrariété ? Et à qui
pouvait-elle bien téléphoner autant ?

À moins que…

– Bruce ? As-tu lu le testament de Charles ? Ton grand-père a-t-il légué quelque chose à Judith ou à
Ben ?

Il secoue la tête, désolé.

– Il n’y avait rien. Si j’avais su que tu étais son fils… murmure-t-il à l’attention de Ben.
– Hé, je ne te demande, rien ! s’écrie ce dernier. Je n’arrive même pas à croire ce que vous venez de
m’apprendre. Charles, mon père ! J’ai passé tellement de temps à Monterey quand j’étais petit ! Ça me
paraît incroyable de n’avoir jamais rien senti. Dire que je me pensais à l’écoute des autres… Je n’ai
même pas réussi à deviner que l’homme chez qui ma mère et moi passions tellement de temps était mon
père ! Quelle claque !
– Tu n’as pas à t’en vouloir, rétorque Bruce. Charles était un homme secret et têtu. Le contenu des
lettres de ta mère laisse apparaître qu’il ne voulait vraiment pas que sa paternité soit connue.
– J’imagine que Judith devait se dire que, s’il apprenait à te connaître, il finirait par t’accepter comme
son fils…
– Eh bien le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle avait tort ! s’écrie Ben avec un sourire désabusé.
– Mais elle a très bien pu péter les plombs en se rendant compte qu’il ne t’avait rien laissé, raisonné-
je. Elle perdait sa seule source de revenus et tout espoir de reconnaissance.
– L’argent ne devait pas être un problème, affirme Ben, puisque ma mère a hérité de la fortune
familiale à la mort de ses parents. À croire que, malgré son choix de ne pas se marier et de m’élever
seule, ils aimaient encore leur fille. Mais tu penses vraiment qu’elle aurait harcelé Bruce durant toutes
ces années ? me demande Ben.
– Peut-être… mais comment pouvait-elle savoir que Bruce avait fait des faux ?
– Attends Nina, tu envisages sincèrement qu’elle soit le maître-chanteur ? répète Ben. Après la lecture
de ces lettres, je peux le comprendre, j’ai moi aussi été bouleversé, mais je ne peux pas le croire ! Ma
mère était triste, malheureuse, en colère mais jamais elle ne se serait vengée de cette façon. Elle m’aime,
sans aucun doute, et elle adore Bruce.
– C’est vrai, elle a été là pour moi à la mort de mon grand-père, renchérit Bruce.
– Ben, interviens-je d’une voix douce, je ne la condamne pas mais je pense que c’est possible. Si tu
raisonnes en médecin, et pas en fils, est-ce que tu as déjà vu des cas où le patient se laisse dévorer par
son désir de vengeance au point de changer du tout au tout ?

Je sais que mes paroles sont dures à entendre. Cela me fait mal de poser cette question d’autant plus
que j’apprécie Ben. Mais je veux en avoir le cœur net.

– J’aime ma mère, dit prudemment Ben après un instant de réflexion, mais effectivement ce genre de
pathologie psychiatrique est possible et existe. Mais encore une fois, je ne la crois pas capable de faire
autant de mal.

J’observe les deux hommes. Bruce ne tient pas en place : il marche de long en large dans la pièce,
comme s’il devait à tout prix dépenser un trop-plein d’énergie. Ben nous regarde, perplexe, comme s’il
n’était pas encore parvenu à analyser toutes les informations qu’il vient de recevoir. Cependant, il n’y a
pas une once de ressentiment dans ses yeux. On dirait même qu’il est désolé pour son ami de toujours.

Qui se trouve être en fait son neveu !

– Charles est cent pour cent responsable ! s’écrie soudain Bruce, me faisant sursauter. Il n’a pensé
qu’à lui, sans se soucier des conséquences : il a détruit une femme qui l’aimait et privé un enfant de son
père ! Quand je pense à tous les beaux discours qu’il m’a faits durant des années sur l’importance de
prendre ses responsabilités !

Bruce est en proie à une colère presque enfantine. Il se sent trahi, lui qui adulait son grand-père, qui
croyait avoir fait quelque chose que Charles ne lui aurait jamais pardonné, alors que ce dernier avait
aussi des actes à se reprocher.

Et je sais exactement ce qu’il ressent.

Moi aussi j’ai voulu rendre fier mon père, j’ai cru qu’il était un héros dont il fallait que je sois digne.
Mais ce n’étaient que des chimères et la réalité est souvent plus cruelle.

Le seul moyen d’aider Bruce est de lui montrer que je suis là, comme il l’a été pour moi. Je lui attrape
doucement la main, et le force à me faire face. Les yeux dans les yeux, je veux qu’il oublie tout : ce que
nous venons d’apprendre, la chambre, Ben, ce qui nous attend…

Qu’il reste juste nous deux.

Bruce passe une main dans mes cheveux, caresse le contour de mon visage, sans me lâcher du regard.
Nous ne parlons pas. Nous n’en avons pas besoin. J’effleure sa joue de mes doigts. Nos lèvres se joignent
et se retrouvent tendrement. Mais très vite le baiser de Bruce se fait plus passionné, presque désespéré.
Quand il se détache de moi, c’est comme un déchirement.

Chaque instant est précieux et nous le savons.


Bruce colle son front au mien et articule un « je t’aime » silencieux. Touchée et rassurée, je dépose un
léger baiser sur sa bouche en guise de réponse, avant de me retourner vers Ben.

– Désolée, dis-je en rougissant.


– Vous n’avez pas à l’être ! Et Bruce, maintenant que Nina t’a un peu remis les idées en place, ajoute-t-
il avec un clin d’œil dans ma direction, je veux vraiment que tu saches que, même si Charles est mon
père, ça ne change rien pour moi. Je t’ai toujours considéré comme mon frère.
– Merci Ben, mais pour moi, ça change tout, affirme calmement Bruce. Comme le dit Judith dans ses
lettres, tu as ta place au sein de la famille Willington.

Ben hausse les épaules et lui demande, taquin :

– Comment veux-tu m’appeler ? Oncle Ben ?

Bruce ne peut s’empêcher de s’esclaffer et bientôt un fou rire nerveux nous gagne tous les trois.

Les émotions de cette journée commencent à peser sur nos nerfs et nous mettons un long moment avant
de retrouver notre sérieux.

Et j’en suis sûre, nous avons tous la même question en tête.

Qu’allons-nous faire à présent ?

– Il faut qu’on dorme, déclare Ben comme en réponse à cette question, il reste quelques heures avant le
lever du jour. Et demain, j’appellerai ma mère. Je crois qu’il est temps que l’on parle du passé. Il faut en
finir avec les non-dits.

Bruce l’étreint brièvement, sans un mot, et je dépose un baiser sur sa joue. Touché, Ben nous adresse à
chacun un sourire avant de refermer sa porte.

Nous regagnons notre chambre. Bruce est une vraie boule de nerfs, mais il ne dit rien. Je suis morte de
fatigue. Nous nous déshabillons rapidement. Comme chaque fois, voir le corps de Bruce me trouble.
Chaque muscle me donne envie de poser mes mains dessus. Du bout des doigts, j’effleure ses lèvres, son
menton, son cou et son torse. Il sourit et me prend dans ses bras.

– Je t’aime, Nina. Tu es la plus belle chose qui me soit jamais arrivée.


– Je t’aime, Bruce, murmuré-je, la gorge nouée.

Nous nous embrassons avec fougue. Le contact de nos deux peaux l’une contre l’autre provoque
immédiatement un désir fulgurant. Nos bouches toujours soudées, nous faisons l’amour dans une urgence
fiévreuse.
41. Jamais deux sans trois

Une lumière pâle filtre au travers des rideaux de la chambre. Je ne me rappelle pas m’être endormie et
je panique l’espace d’un instant quand je me rends compte que Bruce n’est plus à côté de moi. Les
événements de la veille me reviennent brutalement en mémoire. Je me redresse, complètement réveillée.

– Bruce !

Il est parti ?

La porte s’ouvre soudain à la volée, je fais un bond dans le lit.

– Nina, ça va ? Qu’est-ce qui se passe ?

Bruce sort visiblement de la douche, il a encore du shampoing sur la tête et a juste pris le temps
d’enrouler une serviette sur ses hanches.

– Excuse-moi, soufflé-je, j’ai cru que tu étais parti… je me suis mal réveillée. Et… tu veux aller te
rincer ?

Ma frayeur passée, je me retiens de rire devant le spectacle de cet homme aux proportions parfaites, à
l’air paniqué, avec une simple serviette et du shampoing sur la tête comme seuls ornements.

– Tu m’as fait peur, râle Bruce avant de m’embrasser tout en collant son corps encore mouillé au mien.

Un désir brutal que je rêverais de satisfaire immédiatement me prend au ventre, mais mon amant en
décide autrement.

– La porte est grande ouverte, murmure-t-il à mon oreille, n’importe qui pourrait venir. Et puis je crois
qu’il faut que j’aille me rincer !

Il se redresse et un gémissement de frustration m’échappe alors qu’il s’éloigne vers la porte.

Il va me rendre folle.

Tout à fait réveillée, je décide de le suivre pour profiter d’une douche en duo avant d’affronter la
réalité.

Complices, Bruce et moi nous détendons sous le jet d’eau chaude, dans un corps-à-corps torride.

– J’aimerais me réveiller toujours ainsi, me sourit Bruce alors que nous nous rhabillons.

Mon cœur se serre à cette idée, je ne suis pas sûre qu’après tout ça nous ayons un jour l’occasion de
revivre ce genre de moment.

– Nina, arrête. Je sais à quoi tu penses ! Pour l’instant, on est ensemble, profitons de ce qu’on a !

Je lui souris, presque timidement. Il a raison mais ça n’efface pas totalement la pointe d’appréhension
que je sens monter chaque fois que je pense à notre avenir.

Mais je ne veux pas briser la magie du moment et préfère l’embrasser.

Quelques minutes plus tard, nous entrons dans le salon où Ben se trouve déjà. Il est assis sur le canapé
et semble perdu dans ses pensées à tel point qu’il sursaute violemment lorsque nous entrons dans la
pièce. Il nous explique qu’il a appelé sa mère un peu plus tôt mais qu’elle n’a pas répondu. Ben a les
traits tirés, il ne semble pas avoir beaucoup dormi.

Elsa, Steve et Josh nous retrouvent quelques instants plus tard. Installer Josh sur le canapé reste
difficile, mais il refuse catégoriquement les antidouleurs :

– Ça va mieux, je t’assure, dit-il en grimaçant.

Je n’y crois pas une seconde.

Même si je sais qu’il est trop tôt pour voir une amélioration dans l’état de mon collègue, mon cœur se
serre à nouveau.

– Tu veux que je t’examine ? propose Ben.


– Inutile. Par contre, j’aimerais que vous me disiez de quoi vous avez parlé cette nuit.
– Vous avez fait autant de bruit qu’un troupeau de buffles, nous gronde gentiment Steve.
– Ah ? Je n’ai rien entendu, moi ! s’exclame Elsa.

Je jette un regard à Ben qui me fait signe que je peux leur raconter. Je leur explique les lettres, les
doutes sur l’identité du corbeau et notre visite tardive dans la chambre de Ben. À l’issue de mon exposé,
ce dernier tend les lettres de sa mère à Josh.

– Je les ai lues et relues une bonne partie de la nuit, dit-il. Je ne sais pas quoi en penser. J’ai encore du
mal à imaginer ma mère faire ça…
– De toute façon, le corbeau n’est pas notre priorité, il faut qu’on ait rapidement des nouvelles des
journalistes pour mettre la conférence de presse en place.

Bruce hoche la tête. Il ouvre l’ordinateur pour se connecter à sa nouvelle messagerie électronique
depuis laquelle il a pris contact avec différents médias. Je vais pour chercher du café quand soudain un
cri résonne dans le salon.

– C’est pas vrai !

Nous nous précipitons tous les trois autour de lui alors que Josh tente péniblement de se lever du
canapé pour voir ce qu’il se passe, vite soutenu par Steve. Bruce est sur le portail d’accueil Internet sur
laquelle la photo d’Elsa s’affiche en grand avec le bandeau « Alerte enlèvement » en guise de légende.
Oh non !

Elsa pousse un cri qui me fait sursauter. Je ne peux pas voir l’expression de Bruce qui reste figé
devant l’écran. Josh qui nous a rejoints me lance un regard désolé.

Avant que quelqu’un ait pu réagir, Bruce enclenche la vidéo des actualités en direct. Mon père
apparaît en gros plan sur l’écran. Il est devant le commissariat et s’adresse à un journaliste, les traits tirés
mais le regard dur. Il ferait illusion pour n’importe qui, mais pas pour moi. Pas maintenant que je connais
la vérité.

La voix du reporter emplit le salon :

– La fille du commissaire, Elsa Connors, 23 ans, a été enlevée hier matin à la maison de repos de
Bellewood dans laquelle elle séjournait depuis plusieurs années. On soupçonne Bruce Willington de cet
enlèvement. Commissaire, pouvez-vous nous en dire plus ?
– Vous le savez, je ne peux pas commenter une affaire en cours. Néanmoins, je tiens à m’adresser à M.
Willington : il faut qu’il sache que je le traquerai sans relâche. Depuis la mort de leur mère, mes filles
sont toute ma vie.
– Votre fille est malade, je crois ?
– Elsa est très fragile. Elle a besoin de soins particuliers. S’il lui arrivait quelque chose, je ne m’en
remettrais jamais… déclare Jack Connors, la voix brisée.
– Menteur ! s’exclame Elsa.
– C’est surtout un excellent comédien, commente Josh. Jouer le père éploré devant les caméras est une
excellente tactique.
– Taisez-vous, il parle de Bruce. Je veux savoir de quoi il te soupçonne, leur dis-je d’une voix tendue.

Nous nous tournons à nouveau vers l’écran :

– Bruce Willington est accusé de copies frauduleuses d’œuvres d’art, trafic et recel.
– Qu’est-ce qui vous a permis d’arriver à ces conclusions ? interroge le journaliste.
– Encore une fois, je ne peux pas vous livrer d’éléments sur une enquête en cours. Néanmoins, sachez
que cette affaire me touche doublement : j’avais en effet confié ce dossier à mon autre fille Nina, la sœur
jumelle d’Elsa. Elle venait tout juste de commencer à travailler dans mon service. Il semble que cet
homme…

Mon père s’interrompt, comme s’il était au bord des larmes. Je n’en crois pas mes yeux !

– Il semble que cet homme ait fait de Nina sa complice. Certains éléments du dossier nous permettent
de croire qu’il la tient sous son emprise.

Alors ça, c’est la meilleure !

Mon père, ce manipulateur, n’a honte de rien ! Je savais qu’il ne reculerait devant aucune bassesse
pour nous discréditer, mais, c’est autre chose de l’entendre. Je suis outrée.

– Vous craignez donc pour la vie de vos deux filles, commissaire ? demande le journaliste.
La caméra se resserre sur le visage de mon père, qui a pris soin de se composer un masque d’homme
fatigué, mais déterminé.

– Je suis très inquiet pour Elsa, je ne vous le cache pas. Nina est solide, c’était d’ailleurs un bon
élément, très aimé dans la brigade.
– Il dit vraiment n’importe quoi ! m’écrié-je, de plus en plus en colère.

Josh me fait un signe d’apaisement, tandis que mon père termine d’enterrer ma carrière professionnelle
en quelques phrases :

– J’espère qu’elle s’en sortira. Même si elle a commis une faute grave, elle aura tout mon soutien. J’en
appelle d’ailleurs à son sens de l’éthique : il est encore temps de collaborer pour faire arrêter M.
Willington. D’autant que sa sœur est psychologiquement instable, ce que n’est pas sans savoir Nina.
– Oui, à cause de toi et de tout ce que tu m’as fait subir, lui lance Elsa, d’une voix dans laquelle la
colère se mêle à la peur.

Je suis tellement choquée que j’en tremble. Je ne me suis jamais sentie aussi humiliée ! Un brusque
sentiment de haine m’envahit. Elsa me prend la main. J’ai envie de hurler, mais nous sommes tous
suspendus aux lèvres de mon père. Le journaliste poursuit :

– Pourquoi pensez-vous que M. Willington ait enlevé votre fille ?


– Il est trop tôt pour le dire, mais je crois qu’il a compris que mes services étaient tout près de
l’inculper et qu’il a voulu faire pression sur moi. Il faut qu’il sache que je ne céderai pas, déclare-t-il en
regardant droit devant lui d’un air farouche.
– Il se comporte comme une vraie star, lâche amèrement Steve, qui observe la scène en silence depuis
le début. Comment peut-il parler d’éthique ? Oh, il a juste fait tabasser un homme simplement parce qu’il
est gay, mais bien sûr, ça non plus, personne ne le sait.

Un profond écœurement se lit sur son visage. Il tient la main de Josh dans la sienne et observe son
compagnon avec inquiétude. Je partage sa colère. Voir le commissaire homophobe accuser sa propre fille
et s’octroyer les rôles de père et de flic modèles lui est insupportable.

– Il me donne envie de vomir, conclut Elsa, qui n’arrive pas à détourner ses yeux de l’écran. Mais il
est très fort, n’est-ce pas Nina ?

Je hoche la tête. Ma sœur respire profondément en serrant ma main. Elle s’efforce de ne pas céder à la
panique et recherche le soutien de Ben qui l’encourage silencieusement en mimant des gestes apaisants.

Elle tente vraiment de se maîtriser mais il me suffit de la regarder dans les yeux pour comprendre
qu’elle est terrifiée.

Quand le moment sera venu, sera-t-elle de taille à s’opposer à notre père ?

Elsa est pourtant la seule à pouvoir témoigner de ce qu’elle a vécu à cause de lui. L’image calme qu’il
donne sur l’écran est hallucinante, surtout si on la compare à la scène de la clinique : c’est bien le même
homme qui terrorisait sa fille sans défense en lui expliquant comment il allait nous briser Josh et moi.
Mais comment convaincre qui que ce soit après une telle prestation médiatique ?
– Une dernière question, monsieur Connors, reprend le journaliste. Vous avez rencontré ce matin Mme
Barlow, qui est à l’origine de la plainte qui vous a amené à poursuivre M. Willington. Elle connaît bien le
suspect. Quelle est sa réaction devant les événements ?
– Au moins, nous savons où était ma mère quand elle ne répondait pas au téléphone, remarque Ben.
– Je ne peux pas parler pour elle, répond le commissaire, mais elle tombe des nues. Quand elle a
compris que Bruce Willington était impliqué dans l’affaire des faux tableaux, ses premiers mots furent
pour dire à quel point son grand-père aurait été déçu par son attitude.
– Va-t-elle s’exprimer publiquement ?
– Je ne sais pas.

Cet élément ne nous dit pas si Judith est juste une femme sincèrement choquée ou si elle joue la
comédie pour que cette histoire tourne en la défaveur de Bruce.

À l’écran, le journaliste termine son reportage :

– Je vous remercie d’avoir répondu à nos questions, commissaire. Nous vous tiendrons informés heure
par heure des développements de cette affaire, conclut le journaliste en se tournant vers la caméra. La
photo d’Elsa Connors restera affichée en bas de votre écran et un numéro d’alerte défilera durant toute la
durée de l’opération. Si vous pensez détenir des informations sur l’endroit où elle se trouve, n’hésitez
pas. La vie de cette jeune femme est peut-être en danger.

Nous laissons l’écran allumé de manière à ne rien rater des prochaines annonces et restons un instant à
nous observer, encore sous le choc de tout ce que nous venons d’apprendre.

J’observe l’homme que j’aime, impatiente de connaître sa réaction. Il n’a pas dit un mot depuis le
début de notre visionnage. Il s’est relevé, les mains dans les poches, légèrement en retrait. Il se contente
de fixer l’écran et d’assimiler les informations diffusées.

Pourquoi ne réagit-il pas ?

En donnant une conférence de presse le premier, Jack a changé les règles du jeu : aux yeux de tous, les
charges qui pèsent sur Bruce sont très lourdes – trafic, enlèvement… Mon père est parvenu à le faire
passer pour un bandit prêt à tout, ce qui me met hors de moi, même si je savais que c’était la meilleure
stratégie à adopter et que le commissaire Connors n’allait pas s’en priver…

Quand je prends la parole, la colère me submerge :

– Il est complètement fou ! Tu as fait de faux tableaux il y a treize ans, mais tu n’as tué personne !
m’écrié-je en regardant Bruce.
– Il veut donner à cette affaire l’allure d’un gros coup pour faire progresser sa carrière, dit Josh
calmement. Il profite des médias, qui y voient tous les ingrédients d’une bonne histoire : le méchant plein
aux as, le gentil flic et même la demoiselle en détresse. C’est plutôt bien vu.
– Comment allons-nous nous faire entendre maintenant ?

Bruce me prend dans ses bras pour me calmer. La chaleur de son torse me fait du bien, mais le sentir si
proche de moi me broie le cœur.
Pour combien de temps puis-je encore me blottir dans ses bras ?

– Je ne veux pas te perdre, Bruce… murmuré-je au bord des larmes, tandis qu’il me berce doucement.
– Il ne va pas aussi détruire ta vie ! s’exclame Elsa avec spontanéité.

En relevant la tête, je lis dans les yeux de Ben, Josh et Steve combien ils sont désolés. Ma sœur,
pourtant si timide depuis qu’elle est sortie de la clinique, semble animée d’un feu nouveau, nourri par la
rage.

– Il ne faut pas qu’il gagne cette fois-ci !


– J’aimerais tellement qu’on y arrive, murmuré-je tristement. Mais que pouvons-nous faire ?
– Nous allons faire exactement ce qui était prévu, déclare Bruce avec le plus grand calme.

À ma plus grande surprise, son visage est serein. Se pourrait-il qu’il y ait vraiment un moyen de sortir
de cette situation ?
42. Improbable mascarade

Nous avons éteint l’ordinateur et, après le moment de silence qui a suivi l’annonce de Bruce, je ne
peux m’empêcher de réagir.

– On ne peut plus compter sur la discrétion des journalistes, maintenant que tu es recherché ! C’est de
la folie !
– Pour un scoop, je suis sûr que si, insiste Bruce. Nous devons absolument profiter de la pression
médiatique.
– C’est un sacré coup de poker, dit Josh. Même si je connais presque tous ceux à qui nous avons dit de
venir et que je leur fais confiance, rien ne nous assure qu’ils ne préviendront personne.
– C’est vrai, mais vous n’avez pas le choix, rétorque Ben. Ne pas maintenir la conférence de presse
reviendrait à confirmer que Bruce se cache parce qu’il est coupable.
– Si tu donnes l’adresse d’ici, il y aura forcément des fuites ! m’entêté-je.
– C’est pour ça que nous n’allons pas la leur donner immédiatement. Je vais les prévenir au dernier
moment que nous ferons ça aujourd’hui et ici même. Bien sûr, les flics seront prévenus… Espérons
seulement que les journalistes seront plus rapides. La police a toujours un temps de retard, nous dit Bruce
en adressant à Josh et moi un clin d’œil, je compte là-dessus. Je vais tout de suite appeler mon avocat.
Fais-moi confiance, Nina.

C’est de la folie ! Autant appeler mon père tout de suite pour lui dire où nous sommes…

Mais je fais taire mes inquiétudes, j’ai confiance en Bruce et je n’ai aucune solution à proposer. Nous
passons le reste de la matinée à regarder la chaîne d’information mais il n’y a aucune nouvelle annonce.
Le même bulletin d’information tourne en boucle. Plus les heures passent et nous rapprochent de la
conférence de presse, plus je me sens oppressée. Je tourne comme un lion en cage, sans parvenir à me
calmer.

Je répète plusieurs fois le déroulé du plan avec Josh, mais je suis de moins en moins convaincue. Nous
passons la journée dans le salon : aucun de nous n’a envie de s’isoler. Nous avons besoin de nous sentir
unis. Ensemble, nous nous sentons plus forts.

Je m’appuie beaucoup sur le calme de Bruce, tout en prenant sur moi pour ne pas trop montrer mon
angoisse. Cependant, je ne trompe personne. Alors que je suis pelotonnée sur le canapé en train de parler
avec Josh, Elsa vient même me prendre la main :

– Tout va bien se passer, Nina. Je le sens, murmure-t-elle d’une petite voix en me regardant dans les
yeux.

Ma sœur tente de me rassurer. C’est le monde à l’envers !

La situation est tellement inédite qu’elle me coupe le souffle. Steve, qui ne s’éloigne jamais beaucoup
de Josh, remarque :

– Ben avait raison, Nina : Elsa est bien plus forte que ton père ne le croie.

Une immense bouffée de gratitude monte en moi. Je suis bouleversée par tant de gentillesse et de
sollicitude. Il y a quelques jours, nous ne nous connaissions même pas ! Pourtant, à présent nous sommes
tous réunis dans un même but : rétablir la vérité.

– Il va bien falloir les accueillir, ces journalistes, non ? déclare Steve. Qui veut m’aider à préparer
une collation ?
– Tu n’es pas sérieux ? demandé-je, incrédule. Ils n’auront pas le temps de manger, on va devoir faire
vite !
– Steve est toujours sérieux avec la nourriture, sourit Josh. Et il a raison : il faut donner un peu de
panache à tout ça. Vois ça comme un décor, Nina. Bruce ne doit pas faire pitié, au contraire, il doit
paraître sûr de lui.
– Excellente idée, approuve-t-il. Il reste de cet excellent champagne que nous avons bu hier soir.
– Cuisiner nous changera les idées, poursuit Elsa pour me convaincre. Viens, Nina !
– Tu préfères peut-être une séance de relaxation ? propose Ben. Ça ne te ferait pas de mal, tu sais.
– Ou aller relâcher la pression à deux ? me murmure Bruce en passant à côté de moi.

Je rougis et me contente de sourire.

Nous ne nous lâchons pas du regard. Je sais à quoi il pense : quand aurons-nous à nouveau l’occasion
de faire l’amour, de nous toucher, de nous embrasser ? Si nous avons maintes fois étudié tous les détails
de notre plan, aucun ne répond à ces questions-là. Pourtant, je continue à sourire en me rendant dans la
cuisine avec les autres. Josh a raison, tout ça c’est pour la mise en scène mais aussi pour nous, pour
penser à autre chose. Même si les journalistes n’auront pas le temps de boire une coupe de champagne,
faisons comme si !

Une dernière fois, Josh interroge Bruce, pour être sûr qu’il maîtrise ce qu’il va dire.

Il reste moins d’une heure avant l’arrivée des journalistes. Dans la véranda, tout est prêt : nous avons
poussé la table et installé les chaises en arc de cercle, face à la porte. Aucun de nous ne tient à se laisser
surprendre en cas d’arrivée impromptue des forces de l’ordre. La pièce a été dégagée pour permettre aux
caméras de filmer.

Bruce a contacté chaque journaliste pour lui communiquer l’adresse en rappelant qu’il comptait sur
leur discrétion absolue.

– Ils sont surexcités, dit-il. À chaque appel, j’ai dû préciser que je ne répondrai à leurs questions qu’à
l’heure dite, pendant la conférence de presse. Il a même fallu que je raccroche au nez de certains !
– C’est bon signe, affirme Josh. Ils savent que s’ils préviennent le commissariat, ils perdent le scoop.
– Mais rien ne dit que ce n’est pas ce que certains ont fait juste après avoir parlé à Bruce, rétorqué-je
sombrement.

La tension est à son comble. J’ai peur de flancher. Le moindre bruit me fait sursauter. Je contemple sur
la table les coupes de champagne et les biscuits concoctés par Elsa et Steve. Cette mascarade me paraît
ridicule mais elle aura au moins le mérite d’avoir profité à Elsa qui est finalement la seule à avoir joué le
jeu jusqu’au bout, malgré une nervosité grandissante.

– Pétrir la pâte me fait autant de bien que la relaxation, l’ai-je entendue confier à Ben.
– Ça veut dire que ton esprit reprend le dessus sur tes angoisses, analyse-t-il. C’est excellent !
– L’épreuve qui nous attend n’en est pas plus facile… commente Elsa avec de la peur dans la voix.
– Rappelle-toi : quand tu sens la panique monter, prends une profonde inspiration en deux ou trois
temps. Concentre-toi, et relâche.

Elsa hoche la tête. Elle semble déterminée à faire face.

On sonne à la porte. Nous nous figeons un instant, mais Bruce reconnaît la voix qui s’annonce de
l’autre côté du battant : c’est son avocat, Me Mackenzie, un petit homme sec et nerveux. Les deux hommes
se saluent chaleureusement, puis Bruce nous présente un par un.

L’homme de loi a un regard clair et une poignée de main franche. Néanmoins, face à son client, il ne
cache pas son agacement :

– Tout cela est beaucoup trop théâtral, monsieur Willington. Vous vous mettez inutilement en danger !

Tout à fait d’accord !

Mais Bruce ne l’entend pas ainsi :

– Allons, maître ! Vous m’avez habitué à plus de sang-froid. Tout va bien se passer, je vous assure.
– Si vous le dites… marmonne l’homme guère convaincu. Quoi qu’il arrive, tenez-vous-en au plan que
vous m’avez exposé au téléphone. Je prendrai le relais quand mon tour sera venu.
– J’ai toute confiance en vous, maître, dit Bruce alors que les premiers journalistes sonnent à la porte.

Ils sont une dizaine, nous les pressons de s’installer car nous savons que le temps est précieux. Ils
jettent des regards curieux un peu partout, et surtout sur notre petit groupe.

Même si, à ma grande surprise, la police n’est pas devant la porte, ou en tout cas pas encore, mon
angoisse ne retombe pas : tous ces reporters assis, un dictaphone dans une main, attendent une histoire
croustillante.

C’est surréaliste.

– Je n’en reviens pas que mon père ne soit pas intervenu, glissé-je à l’oreille de Bruce.
– Il faut dire que je n’ai pas choisi ces journalistes au hasard, ils me doivent tous quelque chose, sourit
Bruce, satisfait. Je crois qu’aucun d’eux n’avait envie de me trahir.
– Pourquoi tu ne me l’as pas dit avant ?! m’exclamé-je.
– Parce que si on avait été arrêté avant d’avoir pu intervenir, je ne voulais pas que vous connaissiez
les noms de ces journalistes et ce qu’ils me doivent. Et j’avais fait jurer à Josh de m’accuser de tout si ça
tournait mal, ce que tu aurais refusé, évidemment, dit-il tranquillement avec un doux sourire.

Des caméras sont rapidement disposées aux quatre coins de la pièce mais Bruce n’attend pas que tout
le monde soit installé, et s’approche du centre de la pièce. Josh, Steve, Ben et moi nous tenons derrière
lui. Elsa est près de moi, tremblante. L’un des journalistes n’attend pas pour lancer une première
question :

– Mademoiselle Connors, est-il vrai que vous êtes retenue prisonnière ?

Au regard assassin que je lui lance, l’homme s’assoit et se tait. Enfin, Bruce prend la parole et tous les
regards se tournent vers lui :

– Tout d’abord, je veux vous remercier d’être venus et d’avoir respecté mes consignes de discrétion.
– On n’allait pas rater un tel scoop ! s’esclaffe un homme assis juste devant lui.
– J’en étais sûr, lui confie Bruce, sur un ton de connivence, avant de reprendre plus sérieusement. Je
vous ai rassemblés ici aujourd’hui car j’ai des révélations à vous faire.

Bruce parle vite mais de façon posée. Et immédiatement, les expressions sur les visages changent : les
journalistes se concentrent. Certains commencent à prendre des notes. Bruce poursuit :

– Vous êtes tous au courant des accusations portées contre moi par le commissaire Jack Connors ce
matin même. Vous le savez, j’avais programmé cette conférence de presse dès hier. Ce n’est donc pas en
réponse à ses allégations que je vous ai convoqués. Néanmoins, Jack Connors a raison sur un point : il y a
treize ans, j’ai fait de faux tableaux de Charles Willington, mon grand-père. À cette époque, ma mère
venait de mourir, laissant derrière elle de nombreuses dettes dont je n’avais pas connaissance. J’étais
encore mineur et je faisais mes études à l’étranger. De retour aux États-Unis, j’ai compris que je n’avais
plus rien. Une personne dont j’ignore toujours l’identité m’a alors contacté pour me commander douze
toiles. En échange, j’ai reçu cinq cent mille dollars en liquide.

Des murmures stupéfaits parcourent la pièce. D’un geste, Bruce leur demande de se taire afin qu’il
puisse continuer :

– Je regrette d’avoir peint ces toiles. J’ai d’ailleurs complètement arrêté de dessiner après cela. Je me
suis consacré à mon travail de marchand d’art, pour devenir celui que vous connaissez aujourd’hui. Mais
je n’ai jamais oublié ces faux. En fait, même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu : mon mystérieux
commanditaire s’est rappelé à moi à plusieurs reprises au cours de ces treize dernières années. Chaque
fois que je signais un gros contrat, ou que je vivais un moment important, j’ai reçu une photo de mes
toiles.

Devant nous, les journalistes ont tous la tête baissée sur leur calepin. Personne ne parle, avide
d’entendre la suite.

Et Bruce maîtrise parfaitement son discours. Je ne le quitte pas des yeux, impressionnée par son sang-
froid mais aussi le cœur serré par son histoire. J’ai beau la connaître déjà, savoir ce qu’a enduré
l’homme que j’aime me fait souffrir.

– Je ne sais pas qui est cette personne, mais je lui dois beaucoup : grâce à elle, non seulement j’ai
évité la faillite alors que tout me semblait perdu, mais surtout, je n’ai jamais oublié ce que j’avais fait. Je
sais que produire des faux est un acte illégal dont j’assume pleinement la responsabilité. J’ignore ce qui
l’a motivée à m’envoyer ces photos, mais je suis à sa disposition si elle souhaite me rencontrer et je
l’encourage à coopérer avec la police. J’ai terminé ; je laisse la parole à l’officière Nina Connors.

Il se tourne alors vers moi, un sourire aux lèvres. Son regard exprime tellement de choses ! Son amour,
sa détermination, sa volonté sans faille, sa force… Et face à lui, je retrouve mes certitudes.

Alors que je le rejoins au centre de la pièce, des questions fusent :

– Monsieur Willington ! Qu’aurait pensé votre grand-père de tout cela ?


– Pourquoi ne pas avoir parlé de cette demande de faux tableaux à la police ?
– Et Mlle Elsa Connors ? L’avez-vous enlevée ?
– Pourquoi ne vous rendez-vous pas ?

J’ai la gorge serrée en prenant la parole, mais je fais de mon mieux pour garder la voix la plus assurée
possible. Jamais je n’ai parlé devant tant de gens d’un coup ! Et surtout, jamais avec un tel enjeu…

– Bruce Willington, je vous arrête pour réalisation et vente de fausses œuvres d’art, déclaré-je, un
poids immense sur le cœur.

Josh me tend une paire de menottes, qu’il ôte de sa ceinture où est également accroché son badge. Seul
le regard rassurant de Bruce me permet de les lui passer aux poignets sans trembler. Autour de nous, les
flashs crépitent et les questions redoublent :

– Pourquoi ne l’avez-vous pas fait avant ?


– N’est-ce qu’un coup médiatique ? Pourquoi cette mise en scène ?
– Est-il vrai que vous obéissez à M. Willington ?
– Pourquoi l’avez-vous laissé kidnapper votre jumelle ?
– Étiez-vous sa complice ?

C’est un cauchemar ! Dites-moi que je vais me réveiller !

Je vis ce que je redoutais le plus depuis que j’ai senti naître en moi des sentiments pour Bruce :
j’arrête l’homme que j’aime. Je n’ai jamais rien fait d’aussi dur. Pourtant, c’est sans doute l’un de mes
derniers actes en tant que membre des forces de l’ordre.

Une fois Bruce menotté, je relève la tête et m’adresse aux journalistes :

– J’ai souhaité procéder ici à l’arrestation de M. Willington afin de le soustraire à la juridiction du


commissaire Jack Connors.
– Pourquoi ?

Malgré l’interruption, je garde mon calme et poursuis, imperturbable, la voix de plus en plus ferme
alors que mon cœur saigne :

– Je dispose d’éléments me permettant d’accuser le commissaire Jack Connors du meurtre de ma mère,


il y dix-huit ans ainsi que de maltraitance, pressions et menaces de mort sur ma sœur, Elsa Connors, ici
présente. Par ailleurs, mon père est également coupable de violences aggravées en bande organisée sur
son subordonné, l’officier Josh Campbell, en raison de son orientation sexuelle.
À mon signal, Josh avance d’un pas. Les journalistes prennent en photo son visage tuméfié. Il reste
fier, le dos droit et le menton relevé. Pour cette démonstration, il a préféré se tenir seul sur ses deux
jambes. Mais Steve veille attentivement sur lui, prêt à le rattraper à chaque instant.

Cette fois, le brouhaha se transforme en cohue :

– Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? Ce sont des accusations graves !
– Absolument.
– Bruce Willington a-t-il enlevé votre sœur ?
– Pas du tout. Les déclarations de mon père sont fausses et calomnieuses. Au contraire, M. Willington
a protégé Mlle Elsa Connors, dont la sécurité n’était plus assurée.
– Êtes-vous sous l’emprise de Bruce Willington ?
– Non. À aucun moment je n’ai agi sous la contrainte, ni sous emprise, affirmé-je.
– Qu’allez-vous faire à présent ?
– L’officier Campbell et moi allons conduire M. Willington au commissariat de Monterey, où la police
locale procédera à son interpellation. Ainsi le commissaire Connors ne pourra pas exercer son influence
et contourner la justice…
43. Parenthèses

Trois jours plus tard.

– Oh Nina, comme je suis heureuse de te voir ! s’exclame Émilie quand elle m’aperçoit accoudée au
bar.

Elle se précipite vers moi et me serre dans ses bras. Un peu interdite d’abord, je lui rends rapidement
son étreinte. Elle m’a manqué ! Et sa force, son énergie et son sourire me font tellement de bien !

Je lui ai donné rendez-vous dans notre repaire préféré pour prendre un verre. Une activité normale,
une soirée entre amies, c’est ce dont j’ai le plus besoin en ce moment !

Même si le cœur n’y est pas vraiment, je dois me faire violence. Bruce n’aimerait pas me savoir
abattue !

– Moi aussi, Em. Ça fait plaisir de revenir dans un endroit familier, dis-je en regardant autour de moi.

J’ai l’impression que cela fait au moins un siècle que nous ne nous sommes pas vues. En réalité, il ne
s’est écoulé que trois jours depuis l’arrestation de Bruce.

Mais quelles journées !

– Il faut que tu me racontes tout ce qui vous est arrivé, Nina ! J’ai l’impression d’avoir manqué un tas
de choses ! Tu m’as beaucoup impressionnée quand tu as arrêté Bruce devant les caméras. Et les
accusations contre ton père ont fait l’effet d’une bombe. Qu’avez-vous fait après la conférence de
presse ? Je veux tout savoir !

Le serveur nous apporte nos mojitos et je me mets à raconter. Ces quelques jours ont été très intenses
et riches en émotions. À mesure que les phrases s’enchaînent, je prends conscience de mon besoin de
vider mon sac.

Attentive et silencieuse, Émilie m’écoute. Je sais qu’elle ne me jugera pas, qu’elle ne cherchera pas à
m’interrompre. Et cela me fait énormément de bien.

Nous avons emmené Bruce au commissariat de Monterey puis Elsa et moi avons porté plainte, afin que
notre père n’ait pas le temps d’entreprendre quoi que ce soit en représailles après mes déclarations. Nous
avons été immédiatement reçues par le commissaire qui a pris notre plainte commune concernant la mort
de notre mère, puis celle d’Elsa contre notre père.

– Comment va ta sœur ? s’inquiète Émilie, pleine de sollicitude.


– Ça va plutôt bien ! Elle réapprend à vivre petit à petit. Et ça se voit ! En trois jours, elle a tellement
changé. Ben pense que c’est grâce à notre aventure de Monterey : elle a eu l’impression d’agir, elle a
surmonté ses peurs et grâce à ça, elle a repris le dessus psychologiquement. Rien à voir avec la petite
fille apeurée de l’hôpital. Elle s’est installée chez moi. Ben passe la voir tous les jours. Il l’a beaucoup
aidée à contrôler ses crises de panique par la méditation. Il l’a aussi conduite chez un de ses amis
psychiatres et je crois qu’elle va commencer une thérapie. La clinique Bellewood m’a téléphoné
plusieurs fois, pour l’examiner, mais Elsa refuse d’y remettre les pieds.
– Tu m’étonnes ! s’exclame Émilie. Et la mère de Ben, vous lui avez parlé ?
– Judith ? Ben l’a appelée plusieurs fois mais elle refuse de lui parler et de le voir. Et on ne peut pas
la forcer à nous ouvrir sa porte. Ben pense qu’elle reviendra vers lui, qu’elle a été choquée par le tapage
médiatique autour de Bruce…
– Et toi, t’en penses quoi ?
– Je ne sais plus…

Ces derniers jours, j’ai tourné et retourné tout ce que nous avions découvert et je n’arrive pas à me
faire un avis.

– Ils ont dit aux infos que ton père avait été relevé de ses fonctions, reprend Émilie doucement, et c’est
tout, il ne va pas être interrogé ?

Je termine mon verre et mon amie commande une seconde tournée sans même me demander mon avis.

Ça aussi, c’est la preuve qu’elle me connaît par cœur !

– Le temps de l’enquête, confirmé-je en regardant ailleurs.


– Mais pourquoi n’a-t-il pas été incarcéré ? Il est accusé de meurtre !
– Il reste le célèbre commissaire Connors, rétorqué-je amèrement. Sa réputation le protège encore
même si les accusations contre lui sont graves.
– Tu veux dire qu’il est libre ? s’écrie Émilie, indignée.
– Jusqu’au procès. Mais lors de sa mise en accusation, le juge a prononcé une ordonnance restrictive.
Il n’a pas le droit de nous approcher, ma sœur et moi.
– Et ça va, tu gères ? demande mon amie en me posant une main sur l’épaule.

Une bouffée d’émotion m’envahit. En réalité, j’angoisse de croiser mon père au détour d’une rue, d’un
magasin, d’un bar. Pour l’instant, il n’a pas essayé de m’appeler sur mon nouveau portable, ni de passer
chez moi, mais peut-être n’est-ce qu’une question de temps… Et les nuits sont tellement solitaires sans
Bruce ! J’ai tellement hâte de pouvoir dormir dans ses bras à nouveau, me sentir en sécurité et aimée…

Émilie serre un instant ma main dans la sienne, en soutien silencieux.

– Es-tu retournée travailler depuis ? demande-t-elle ensuite.


– J’ai été démise de mes fonctions le temps de l’enquête et j’en ai profité pour démissionner, dis-je
avant de boire mon cocktail d’un trait.
– Non !

Émilie est sidérée. Elle sait combien mon travail est important dans ma vie. Je ne me rappelle pas
avoir voulu faire autre chose. J’étais tellement persuadée de vouloir protéger et servir... une vraie
vocation.
Mais c’est fini, je l’ai complètement perdue.

– L’attitude de mon père envers Josh m’a vraiment dégoûtée.


– Que lui est-il arrivé ?
– J’ai décidément bien des choses à te raconter. Nous avons encore le temps pour un verre ou deux.

Quand j’ai fini de lui exposer l’agression, Émilie est horrifiée.

– Tu savais que ton père était homophobe ?


– Il y a beaucoup de choses que j’ignorais ou que je refusais de voir le concernant.
– Comment va Josh ?
– Il est en arrêt maladie. Steve, son compagnon, est là pour lui. Il se remet… Mais ce sera long.
– Il ne va quand même pas être obligé de retourner travailler au commissariat ? Même si ton père est
mis à pied, il croiserait ses agresseurs tous les jours ! s’exclame Émilie.
– Rassure-toi, il n’y retournera pas. Il a demandé sa mutation. Après mes déclarations lors de la
conférence de presse, la police des polices veut l’entendre. Josh est un excellent flic et j’aimais bien
l’avoir comme coéquipier. Il va me manquer.
– Je te comprends, acquiesce Émilie. Décidément, ça fait beaucoup de rebondissements ! Il est temps
que cette histoire ait un dénouement et tant qu’à faire, qu’il soit heureux ! Quand Bruce doit-il sortir ?
demande-t-elle.
– Demain normalement, mais cela aurait dû se faire plus tôt selon son avocat.
– Pourquoi ?
– Parce que mon père a toujours de bons amis, marmonné-je. Malgré nos témoignages à tous,
notamment celui d’Elsa pour le disculper de tout soupçon d’enlèvement, quelqu’un a clairement mis des
bâtons dans les roues de son avocat. Même lorsqu’il a été évident qu’il ne serait poursuivi qu’en tant que
faussaire, la procédure a étrangement traîné. Heureusement, Me Mackenzie a fait le nécessaire pour qu’il
soit libéré jusqu’à son procès.

Et l’imaginer dans cette cellule, seul, sans savoir si sa sentence ne risque pas d’être plus lourde que
prévu… Et que ce soit moi qui l’y ai mis, que sa vie puisse partir en vrille à cause de moi… C’est
tellement injuste !

Je sens les larmes me monter aux yeux et les essuie rageusement. Craquer maintenant ne servirait à
rien ! Et puis finalement notre plan a fonctionné. Même si je suis marquée à jamais par ces événements, je
sais que j’ai eu de la chance.

– Haut les cœurs Nina ! dit Émilie. Tu as vécu en quelques jours plus que la plupart des gens en toute
une vie… Et demain, tu retrouveras Bruce. Les choses vont s’arranger, tu verras.
– Tu as raison, dis-je en souriant.
– En attendant, il faut que tu dormes. Viens, je te ramène chez toi.

En arrivant devant mon appartement, j’ai une dernière demande à faire à mon amie :

– Tu veux bien m’accompagner au commissariat de Monterey demain ? Je n’ai pas le courage d’y
retourner seule.
Émilie accepte instantanément.

Revoir les policiers qui ont emmené Bruce ou le commissaire qui a pris notre plainte me paraît
insurmontable. Même si je sais que je vais le retrouver, je n’ai aucune idée de ce que sera son état
d’esprit : comment aura-t-il supporté la détention ? Aura-t-il été bien traité ? Trop de questions tournent
dans ma tête mais je suis certaine d’une chose : Bruce est l’homme que j’aime.
44. Vraiment libres ?

Depuis mon réveil, j’essaie d’imaginer comment va se passer cette journée, sans y parvenir. Je ne sais
pas du tout ce que va vouloir faire Bruce quand il sera à nouveau en liberté. Alors, je n’ai rien voulu
laisser au hasard… J’ai enfilé une jolie robe bleue, ce qu’a d’ailleurs remarqué Elsa ce matin. Elle m’a
taquinée sur ma mise en beauté et je lui ai rendu la pareille en remarquant son maquillage
particulièrement travaillé. Elsa partait en journée détente à la plage avec Ben et j’ai bien l’impression
que ce n’est plus le médecin qu’elle voit en lui mais l’ami.

Émilie sonne à la porte, interrompant mes pensées. J’enfile mes sandales et jette un dernier coup d’œil
dans le miroir : j’ai relevé mes cheveux en chignon et pris moi aussi le temps de me maquiller. Je me sens
belle.

Il est temps d’aller retrouver l’homme de ma vie !

Émilie roule vite, mais je n’ai aucune envie de lui rappeler les limitations de vitesse. J’ai hâte de
retrouver Bruce. Mon amie refuse de me laisser m’enfoncer dans mon mutisme. Elle babille sans cesse.
Nous parlons de tout et finissons la route en chantant à tue-tête dans la voiture. Grâce à elle, j’ai le
sourire lorsque nous nous garons devant le commissariat de Monterey.

– Prête ? me demande mon amie.


– Impatiente, rétorqué-je le cœur battant à tout rompre.
– Alors, allons-y, dit-elle en descendant du véhicule.

Je suis très mal à l’aise en passant la porte. Il me semble que les policiers à l’accueil me regardent
différemment maintenant que je ne suis plus des leurs. Encore une fois, je ne me sens pas à ma place. Tout
ici me rappelle mon ancien bureau. Bien sûr, il est beaucoup plus petit que le commissariat central où
mon père et moi travaillions. Mais il y règne le même brouhaha incompréhensible pour qui ne travaille
pas sur une affaire.

Malgré l’interdiction d’approcher qui pèse sur mon père, j’ai peur qu’il surgisse d’un bureau pour me
prendre à partie. Je suis presque surprise de voir que rien de tel ne se produit.

– Je peux vous aider ?


– Oui, bien sûr, pardonnez-moi. Je suis Nina Connors. Je viens attendre Bruce Willington.
– Veuillez attendre ici, s’il vous plaît.

Émilie et moi nous asseyons dans le couloir et attendons en silence. Quelques minutes plus tard, le
policier revient nous voir.

– Sa sortie est prévue dans quelques minutes. Le temps pour lui de récupérer ses affaires et signer un
papier, m’informe-t-il.
Mon cœur se met à battre plus fort. J’essaie de ne pas scruter le bout du couloir. En vain. Au bout de
quelques minutes, Bruce apparaît enfin.

Quand il me voit, son sourire est éblouissant. Il a les cheveux en bataille et une barbe de trois jours lui
mange les joues. Ses traits sont tirés. Il n’a pas dû beaucoup dormir ces derniers jours car de grands
cernes se dessinent sous ses yeux.

Il est plus beau et plus sexy que jamais !

Je me lève. Tout mon corps se tend vers lui. Je me retiens de lui sauter dans les bras.

Mais Bruce ne s’embarrasse pas de scrupules. Dès qu’il arrive à ma hauteur, il me prend dans ses bras
et me soulève de terre. Enfin, nos lèvres se retrouvent pour un baiser brûlant. Je sens à nouveau ce
courant invisible qui nous relie l’un à l’autre.

Enfin ! Sans lui, je me sentais si seule !

– Je suis tellement heureux que tu sois là ! murmure Bruce en me serrant contre lui.
– Moi aussi, si tu savais ! Ces quelques jours m’ont paru si longs…

Nous nous embrassons sans retenue. Nos corps se frôlent, nos mains se touchent, heureuses de se
retrouver.

– Hum !

J’avais presque oublié Émilie !

Je me détache de Bruce et regarde autour de nous. Tout le commissariat détourne les yeux. Nos
retrouvailles ont passionné la foule.

Oups !

Je me tourne vers mon amie :

– Bruce, je te présente Émilie.


– Enchanté, dit-il en lui serrant la main. C’est donc vous qui avez fait de Nina une redoutable
combattante ?

Émilie sourit en m’interrogeant du regard.

– Bruce pratique des arts martiaux lui aussi.


– Tu m’as caché ça ! s’exclame-t-elle, en riant.

Puis, elle s’adresse à Bruce :

– Il faut me promettre de venir au dojo dès que possible !


– Promis, dit-il. Dès que j’aurais passé une bonne nuit et fait un bon repas.
– Tu as été bien traité au moins ? m’inquiété-je.
– Oui, mon avocat y a veillé. Mais tu m’as terriblement manqué, me murmure-t-il tandis que nous
regagnons la voiture.

Émilie prend le volant, tandis que je m’installe à l’arrière, tout contre Bruce.

– J’ai loué une voiture à l’agence du centre-ville pour vous, nous informe-t-elle au bout de quelques
minutes.
– Mais…
– Nina, je sais que tu rêves de voir Bruce depuis des jours, me coupe Émilie, j’imagine que vous avez
envie de profiter l’un de l’autre et moi je dois rentrer. Donc avant que tu ne me proposes de me ramener,
de me rembourser ou je ne sais quoi, je t’assure que c’est non négociable ! Je vous dépose à l’agence,
vous prenez la voiture et vous profitez !

À ma grande surprise, avant que je n’aie pu réagir, Bruce éclate d’un rire franc, libéré de toute tension.

– Alors là, bravo Émilie, ça, c’est de la prise en main, dit-il gaiement. Et c’est une des rares fois où
j’ai pu voir Nina sans voix !
– Moque-toi de moi ! Émilie, tu es sûre ?
– Évidemment, il y a à peine deux heures de route, je ne risque pas de me perdre.

Je la remercie encore chaleureusement quand nous nous garons devant l’agence.

– Allez les amoureux, je vous laisse. Profitez bien l’un de l’autre ! nous dit-elle en nous quittant après
que nous avons récupéré la voiture.
– Merci Em !

Bruce sourit :

– C’est une vraie amie, remarque-t-il.


– La meilleure, oui. Alors que fait-on ?
– On part loin de Monterey et de San Francisco. Enfin, dans les frontières de la Californie : je ne peux
pas sortir de l’État tant que je ne suis pas totalement blanchi.

Ce brusque retour à la réalité me fait l’effet d’une douche froide. Je me blottis un peu plus contre lui,
entrelaçant mes doigts aux siens. Sa chaleur, sa force, son odeur m’ont tellement manqué !

– Sais-tu quand aura lieu ton procès ? demandé-je doucement.


– La date n’a pas encore été fixée, mais mon avocat se démène pour qu’il ait lieu le plus vite possible.

Nous ne pouvons donc rien faire de plus aujourd’hui. Je repousse toutes mes questions, mes angoisses
et mes interrogations dans un coin de mon cerveau, pour plus tard. Ici et maintenant, il n’y a que Bruce et
moi. Et je compte bien savourer cet instant !

J’attire son visage à moi pour un nouveau baiser volcanique, qui nous laisse tous les deux à bout de
souffle. Lorsque nous nous séparons, j’effleure sa bouche du bout des doigts.

– Tu as faim ?
– Oh oui ! Si ça te dit, je t’emmène manger en bord de mer, dit Bruce en s’installant derrière le volant.

Nous roulons une cinquantaine de kilomètres le long de la côte avant de trouver un hôtel-restaurant
discret non loin de la plage. Le cadre est presque féerique, hors du temps. Et tellement paisible ! C’est
exactement ce qu’il nous faut.

Nous sommes les seuls clients et le restaurateur nous bichonne : poisson frais, dessert maison…
Durant le repas, je fais à Bruce un compte rendu détaillé de ce qui s’est passé pendant qu’il était
incarcéré. Il est très fier qu’Elsa et moi ayons porté plainte contre notre père. Mais lorsqu’il apprend que
Judith évite Ben, il s’inquiète mais je refuse de reparler de nos soupçons, j’ai envie d’être avec lui
sereinement. Bruce comprend et se range à mon avis.

Alors que nous avalons la dernière bouchée d’une succulente mousse au chocolat, le restaurateur nous
propose un digestif.

Nous refusons poliment son offre et Bruce va payer. Lorsque je le rejoins, il me jette un regard, et nous
nous comprenons sans un mot. Il réserve une chambre et nous empruntons un grand escalier qui nous
conduit à une chambre avec vue sur la mer.

Un grand lit trône au centre, entouré de fauteuils à hauts dossiers. De la tapisserie aux rideaux, tout est
dans les tons pastel. Une impression de douceur émane de l’ensemble. Au fond, une porte ouvre sur une
salle de bains.

– Il m’a donné la plus grande chambre qu’il avait, me confie Bruce. Nous pouvons y rester le temps
qu’il nous plaira.

Nous nous asseyons sur le lit moelleux. Puis Bruce me prend les mains et me regarde droit dans les
yeux :

– Nina, je ne sais pas comment te le dire…

Que se passe-t-il ?

– J’ai une chance incroyable de t’avoir rencontrée. Tu as bouleversé ma vie. Tu m’as aidé à me
débarrasser de ma culpabilité et à me libérer de mon passé. Pour la première fois depuis des années, je
peux être moi-même et c’est à toi que je le dois. Tu es une femme merveilleuse, Nina.

Je suis au bord des larmes. Après un baiser plein de tendresse, c’est à moi de prendre la parole :

– Tu m’apportes tellement toi aussi ! Je me sens en sécurité avec toi. Tu m’as tellement manqué, mon
amour !
– Je t’aime.
– Je t’aime aussi, Bruce.

Nous nous embrassons avec fougue, conscients d’être enfin à nouveau l’un à l’autre.

Nos lèvres ne se quittent plus et nos baisers se font de plus en plus fiévreux. Je n’ai qu’une hâte :
redécouvrir son corps. Mes mains s’agrippent à son tee-shirt qui passe au-dessus de sa tête en un clin
d’œil. Bruce sourit devant mon impatience, mais son regard est aussi brûlant que le mien.

Je le pousse sur le lit tout en continuant de l’embrasser. Il me regarde faire, un sourire mutin sur ses
lèvres. Mes baisers descendent rapidement le long de son cou, sur ses épaules et son torse.

Je ne m’arrête que pour prendre le temps d’écouter son cœur, qui bat la chamade.

– Il bat pour toi, mon amour, murmure-t-il.

Je pourrais passer un temps infini à le caresser. J’ai l’impression de me réapproprier chaque muscle
qui palpite sous sa peau. Mais très vite, ses mains fraîches passent sous ma robe. Je frissonne lorsqu’il
remonte le long de mes cuisses, qu’il caresse longuement.

Sans le quitter du regard, je défais lentement la fermeture Éclair de ma robe, puis laisse tomber les
bretelles de part et d’autre de mes épaules. Le vêtement choit sur mes cuisses, laissant apparaître mon
soutien-gorge en dentelle.

– Oh Nina, murmure Bruce.

J’aime la manière dont il me dévore des yeux et dont ses paumes me parcourent, animées d’un désir
fiévreux. Nous ressemblons à deux adolescents avides l’un de l’autre et joyeux de se retrouver.

Je me débarrasse de ma robe. Je ne porte plus que mes sous-vêtements et je me sens particulièrement


désirable et sexy. Je lis le désir dans les yeux de Bruce. Il tire sur la dentelle de mon soutien-gorge pour
faire apparaître mon sein gauche, avant de jouer avec : il le pince, le mordille doucement, ce qui
m’arrache de petits gémissements. Quand il entreprend de faire la même chose avec l’autre, je lui facilite
les choses en me débarrassant de ce bout de tissus, joli mais devenu encombrant. J’aime sentir sa bouche
fraîche sur ma poitrine. Ses baisers sont à la fois doux et torrides. Les mains dans ses cheveux, je lui tire
la tête en arrière et l’embrasse à pleine bouche.

Je suis tellement heureuse de sentir à nouveau mon corps réagir sous ses caresses ! J’ai le ventre en
feu tellement j’ai envie de lui. Je m’écarte pour défaire son pantalon, mais il ne m’en laisse pas le temps :
il me renverse à mon tour sur le lit. Lui aussi entreprend de me couvrir de baisers. Il s’arrête un instant
pour me confier, les yeux dans les yeux :

– Seul le soir, il m’est arrivé de me demander si nous ferions l’amour à nouveau.

Des larmes me piquent les yeux.

– Moi aussi, Bruce…

S’il savait combien j’ai eu peur de ne pas le revoir !

Cette déclaration passionnée ne fait qu’enflammer un peu plus notre désir mutuel. Ses baisers
redoublent, laissant sur ma peau une trace brûlante. Lorsqu’il arrive à la lisière de ma petite culotte, je
soulève le bassin pour lui permettre de me la retirer. Il fait glisser le tissu le long de mes cuisses avec une
infinie douceur, puis le laisse tomber au sol. Enfin je suis nue devant mon amant.

Bruce continue ses baisers tout autour de mon intimité : chaque fois que sa bouche touche ma peau, je
tremble d’excitation et de désir. Je suis assaillie par une foule de sensations à tel point que je ne sais plus
où donner de la tête : j’ai chaud, j’ai froid, je ne sais plus où je suis. Je me laisse complètement aller.

Mais Bruce se redresse. Il plonge son regard de braise dans le mien et entreprend de me caresser, très
lentement. Ses mains remontent au creux de mes cuisses. Avec une grande précision, il m’effleure, se
laissant guider par mes gémissements de plus en plus forts. Ses doigts se glissent en moi et je sens le
plaisir monter telle une lame de fond, balayant tout sur son passage.

Cependant, il n’accélère pas ses mouvements. Au contraire, il semble prendre un malin plaisir à
retarder le moment de ma jouissance.

Lorsqu’il sent mon orgasme prêt à exploser, il s’écarte de moi, m’arrachant un gémissement de
frustration.

Il laisse échapper un petit rire, tout en m’embrassant pour m’apaiser. Mes mains glissent sur sa taille
et rencontrent les siennes. Fébriles, nous luttons ensemble pour lui enlever son pantalon, beaucoup trop
encombrant.

Je le veux nu, je le veux contre moi, en moi, maintenant !

Il attrape un préservatif dans la poche de son pantalon avant d’envoyer ce dernier valser avec son
boxer. Je prends le temps de l’observer, dans toute sa puissance et sa beauté. Ses muscles, son regard
brûlant, sa haute stature, sa puissance contrôlée… Tout en lui me fait chavirer.

Protégé, il revient contre moi et quand il me pénètre, je ne peux retenir un cri. Enfin, nous ne faisons
plus qu’un, à nouveau. Le plaisir se déverse en moi, conquérant. Avant qu’il ne commence à bouger, je
pose mes paumes sur ses fesses musclées.

Sur son visage, son sourire s’élargit. Bruce commence à bouger en moi avec une lenteur calculée.
Toutes les fibres de mon corps réagissent. Je suis comme électrisée. Des mots sans suite s’échappent de
mes lèvres tandis qu’il accélère le rythme. La jouissance explose au creux de mon ventre. Mon corps se
tend. Je m’agrippe à mon amant lui aussi secoué par le plaisir. Nous crions ensemble et nous écroulons
sur le lit, profondément heureux.

– Je ne veux plus jamais te perdre, Nina, dit Bruce en m’embrassant tendrement dans les cheveux.

Je m’assoupis dans ses bras avec un sentiment de plénitude. Je plane entre veille et sommeil. Des
images érotiques me plongent dans une douce torpeur : Bruce se tient devant moi, de dos. Je ne vois que
son tatouage. Comme chaque fois, cet immense dessin tribal me fascine. J’ai l’impression qu’il me
transmet une énergie sexuelle nouvelle. Je me sens investie de toutes les audaces. En amour, je me laisse
volontiers guider. Ce dessin a-t-il un pouvoir particulier ? Il semble m’inciter à oser. Du bout des doigts,
je suis les arabesques noires, jusqu’à la chute de reins de mon amant. Mue par un désir grandissant, je lui
demande d’ôter son pantalon. Mon rêve accélère les choses : Bruce apparaît nu devant moi et se retourne
lentement. Son sexe gonflé est tendu vers moi. Je m’agenouille et m’en empare, délicatement.
Comme j’aime le sentir palpiter au creux de ma paume !

Chacune de mes caresses provoque une réaction sur le corps de mon amant : ses muscles se crispent,
sa respiration s’accélère… Même ses mains se mettent à trembler légèrement. Voir son plaisir décuple le
mien. J’ose finalement poser ma bouche sur son sexe, toute timidité envolée.

Un cri voluptueux répond à mon initiative. Je prends un réel plaisir à laisser ma langue courir sur son
sexe dressé. Je me sens maîtresse du plaisir de mon amant.

C’est grisant. Et ça m’excite !

Mon envie de le provoquer monte en flèche. Dans un comportement totalement impudique, qui pourtant
ne me ressemble pas, je m’écarte de mon amant et me retourne. À quatre pattes devant lui, je lui présente
mes fesses, me cambre et lui lance un regard sans équivoque. Je n’ai jamais eu autant envie qu’un homme,
mon homme, me fasse l’amour.

Des baisers dans le cou me sortent de mon sommeil. Bruce s’amuse à jouer avec le lobe de mon
oreille et ainsi répand de délicieux papillons jusque dans mon ventre. Je pousse un cri à mi-chemin entre
le gémissement et le grognement lorsqu’il arrête.

Je suis allongée, nue, offerte, à peine sortie de mon rêve, quand mon amant vient placer sa tête entre
mes jambes, m’arrachant un soupir de satisfaction. Il me caresse, me dévore et comme moi, il paraît y
prendre énormément de plaisir. Mon bassin ondule sans que je contrôle mes mouvements. Mon corps agit
sans me demander mon avis !

Sans prévenir, Bruce s’arrête et relève la tête. Ses beaux yeux me scrutent :

– Encore ? me demande-t-il une lueur joueuse dans le regard.


– Oh oui !

Ses caresses reprennent, plus précises et diaboliques que jamais. Il déclenche en moi un tsunami, une
vague géante de plaisir. Sans m’en rendre compte, j’ai attrapé ses cheveux. Alors que dans mon rêve je
pensais maîtriser son plaisir, il me semble que dans la réalité ce soit lui qui contrôle le mien.

Il ne faut surtout pas qu’il s’arrête !

Ce n’est pas ce qu’a décidé Bruce. Il se glisse à côté de moi alors que ses mains continuent à me
caresser. Il m’invite à me mettre sur le côté et s’allonge derrière moi. Dans cette position, enlacée en
cuillère, j’ai vraiment l’impression de ne faire qu’un avec Bruce. Il me murmure à l’oreille qu’il a envie
d’être en moi, que je suis belle, qu’il m’aime, tandis que ses mains diaboliques caressent mon flanc, mon
sexe, ma poitrine. Je sens la puissance de son désir contre mes fesses. Son sexe turgescent attise mes
envies. Je me cambre pour aller le chercher. On ne saurait émettre message plus limpide : j’ai encore
envie de lui.

Bruce attrape son pantalon, qui gît non loin de lui sur le sol. Il s’empresse d’enfiler un nouveau
préservatif, puis revient se fondre derrière moi. Il sait que je suis prête et s’enfonce en moi avec force,
tout en attrapant mes seins à pleines mains. Cette fois le plaisir monte en moi d’un seul coup,
incroyablement fort. C’est tellement intense que j’en tremble. Des frissons me parcourent et mon corps
échappe à mon contrôle. Bruce imprime à son bassin un rythme soutenu particulièrement agréable. Nous
sommes soudés l’un à l’autre à la recherche d’une jouissance commune.

C’est si bon ! Comme un voyage à deux vers un plaisir nouveau.

Enfin la jouissance est là. Elle explose à nouveau plus fort que jamais alors que Bruce me rejoint dans
le plaisir. C’est la première fois je ressens un bonheur si complet. Mon amant me sourit et j’ai
l’impression d’être la femme la plus chanceuse du monde.

– Je t’aime, Bruce, murmuré-je, à bout de souffle.


– Je t’aime, Nina…
45. Pas cette fois

Quand le téléphone portable de Bruce se met à sonner, nous mettons quelques minutes à réaliser à quoi
correspond ce bruit désagréable : nous nous étions depuis longtemps endormis dans les bras l’un de
l’autre.

Mécontent, Bruce envisage d’éteindre l’appareil pour que nous ne soyons plus dérangés, mais je
préfère l’en dissuader :

– C’est peut-être Ben. Tu devrais répondre.

Bruce décroche d’une voix encore lourde de sommeil, mais il se redresse d’un seul coup, les yeux
écarquillés. Il se tourne vers moi et articule silencieusement un prénom.

Ce n’est pas Ben, mais sa mère.

Pourquoi Judith Barlow nous appelle-t-elle ?

Bruce met la conversation sur haut-parleur et fronce les sourcils :

– Bruce ! Je suis heureuse de t’entendre, dit Judith sur le ton de la conversation la plus cordiale. Tu
étais très bien à la télévision.
– Bonsoir, Judith, répond-il, sur la réserve. Puis-je faire quelque chose pour toi ?
– Tu ne peux rien pour moi. Par contre, moi, j’ai quelque chose à t’offrir, rétorque-t-elle, sur un ton
mystérieux.
– Ah oui ? Et quoi donc ? s’enquiert-il en tâchant de garder son calme, alors qu’il semble de plus en
plus inquiet.
– La vérité, déclare Judith avec emphase.

Nous nous regardons, interloqués par une telle affirmation. Bruce me fait signe de prendre mon
téléphone. Ses lèvres forment silencieusement le nom « Ben ». Je compose son numéro, mais il ne répond
pas.

Où est Elsa ? Avec lui ? Est-ce qu’elle va bien ?

Bruce continue à tenter de comprendre ce que veut Judith.

– Vraiment ? C’est intéressant, dit-il sur un ton prudent. Je t’écoute, Judith.


– Je ne dirai rien au téléphone. Moi aussi, j’ai un certain goût pour la mise en scène, Bruce. Je te
propose plutôt de venir me rejoindre chez moi avec Nina Connors.

Bruce m’interroge du regard. Je hoche la tête. C’est une des premières règles qu’on nous apprend à
l’école de police : ne jamais différer l’interrogatoire d’un suspect qui est prêt à parler.
– Maintenant ? lui demande Bruce.
– Pourquoi pas ? s’exclame la vieille dame, comme si elle nous proposait de venir prendre le thé. Je
suis avec Ben et Elsa. Une jeune femme charmante vraiment. Un peu étrange, sans doute, mais délicieuse.

Quoi ?

– Parfait ! Je vous attends. Il est temps que tu saches !

Elle raccroche sans nous laisser le temps de poser d’autres questions. Bruce et moi nous habillons en
quatrième vitesse et nous précipitons à la voiture. Nous roulons à tombeau ouvert. Bruce tente de me
rassurer :

– Ben est avec Elsa. Il veillera sur elle.


– C’est vraiment elle, le corbeau… Mais tu crois qu’elle pourrait leur faire du mal ? On aurait dû la
forcer à nous parler avant ! Pourquoi nous convoquer ainsi ? paniqué-je.
– Stop Nina, on est en route, on saura dans deux heures. Judith est peut-être folle mais je ne crois pas
qu’elle soit dangereuse. Elle a peut-être des remords ? avance Bruce, certes dubitatif.
– J’en doute…
– De toute façon puisqu’elle est prête à parler, c’est l’occasion de lui poser des questions.

Quand nous nous garons devant la maison de Judith, tout est allumé à l’intérieur. Nous n’avons pas à
sonner : elle nous attend sur le perron. Tirée à quatre épingles, dans un tailleur de grand couturier, elle est
soigneusement maquillée et coiffée. J’ai un mauvais pressentiment. Bruce se tient à mes côtés, également
sur ses gardes.

La vieille dame nous reçoit très courtoisement, s’inquiétant même de savoir si nous avons fait bonne
route. Même si je suis morte d’inquiétude, je prends sur moi en serrant la main de Bruce.

Judith nous invite enfin à passer au salon, dans lequel nous rejoignons Elsa et Ben. Ils se lèvent à notre
arrivée.

– Ma mère voulait absolument me parler, ici, nous explique-t-il. Et je ne voulais pas laisser Elsa
seule.
– Tu te rends compte que tu la mets potentiellement en danger ? sifflé-je. Tu l’as dit toi-même, elle ne
doit pas subir d’émotions trop fortes, et tu la fais venir ici…
– Du calme, Nina, intervient ma jumelle, c’est moi qui ai accepté de l’accompagner ! Tu sais, je suis
plus forte que j’en ai l’air.

Elle me sourit et elle a raison évidemment. Mais j’ai encore du mal à ne plus voir en elle la jeune fille
terrifiée sortie de l’hôpital. Je m’excuse auprès de Ben tandis que Bruce pose une main sur ma taille pour
m’apaiser. Nous nous taisons jusqu’à ce que Judith revienne, très calme, souriante, elle porte un
nécessaire à thé sur un plateau.

– Que devons-nous faire ? demande Bruce à voix basse.


– Je pense qu’il faut accepter de jouer le jeu, murmure Ben.
– Le thé est servi, les enfants ! s’écrie Judith avec une voix enjouée qui détonne avec ce qui nous
réunit ici.
Elle prend place au bout de la table tandis que nous nous asseyons de part et d’autre. Judith semble
présider une étrange réunion. Elle est la seule à paraître totalement à l’aise.

– Ben, mon petit, commence Judith en lui attrapant la main. Je veux que tu saches que tout ce que j’ai
fait, je l’ai fait pour toi.

Nous restons tous les quatre interdits devant une telle entrée en matière. Tous mes sens sont en alerte.

– Et qu’as-tu fait, Maman ? demande-t-il la gorge serrée.


– Pour que tu comprennes, il faut que je revienne sur les lettres dont tu m’as parlé dans tes messages.
Lorsque j’ai annoncé ma grossesse à ton père, j’ai d’abord pensé qu’il partagerait ma joie. Le jour où j’ai
appris que j’étais enceinte a été si merveilleux ! Pourtant, j’allais vite déchanter.

Quand le regard de Judith se pose brièvement sur Bruce, il change du tout au tout. Il passe de la pure
tendresse maternelle à une haine farouche. Reportant son attention sur son fils, Judith poursuit.

– Charles Willington t’a renié. Il m’a répudiée, comme une vulgaire maîtresse, alors que je lui avais
consacré ma vie. Oh, nous avons fini par trouver un arrangement.

Quand Judith évoque le contrat qu’ils ont signé, un profond mépris se lit sur son visage.

– Durant toute ton enfance, chaque fois que nous venions à Monterey, je bouillonnais de rage. Dès
qu’il t’approchait, je devais lutter contre une envie de t’éloigner de ce monstre d’égoïsme, pour t’éviter
de souffrir. En même temps, je me disais que s’il apprenait à te connaître, il ne pourrait que se rendre
compte quel petit garçon fabuleux tu étais. Je tenais à ce que vous parveniez à nouer des liens, ton père et
toi.
– Mais je n’en avais pas besoin ! Je ne savais même pas que Charles était mon père !

Ben n’a pu s’empêcher de réagir. Instinctivement, nous guettons tous la réaction de Judith. L’espace
d’une seconde, je pense qu’elle va hurler. Mais elle poursuit, la voix chargée d’une colère contenue :

– Parce qu’il me l’avait interdit ! J’ai voulu te le dire après sa mort, mais tu ne m’en as pas laissé
l’occasion, dit-elle avec tristesse.
– Cela n’avait plus d’importance pour moi à ce moment, explique Ben doucement.
– Ça en aurait eu si on t’avait laissé ta vraie place au sein de cette famille ! crache Judith.

Elle se tourne vers Bruce, une lueur flamboyante dans les yeux :

– Quand j’ai su qu’il n’avait rien légué à son fils, j’ai cru devenir folle. Un tel mépris au-delà de la
mort, ça lui ressemblait bien pourtant !
– Je suis désolé de ce que tu as dû subir par la faute de Charles, dit Bruce.
– Tais-toi ! lui crie Judith. Tu penses vraiment tout régler avec des excuses ? Je n’ai pas besoin de toi
pour obtenir justice. D’ailleurs, je suis sûre que tu n’as rien compris, n’est-ce pas ?

J’observe la vieille dame. Elle nous regarde tour à tour, une expression démente sur le visage.
– Compris quoi, madame Barlow ? dis-je pour la recentrer sur ses révélations.
– Que j’ai piégé sa mère par exemple ! s’écrie-t-elle, tandis que Bruce sursaute sur sa chaise.

Quoi ? Quel rapport avec Charles, Ben, les faux tableaux… ?

– Oh ça a été très simple, finalement. Ta mère n’était qu’une sotte dépensière. L’argent lui brûlait les
mains. Elle se morfondait dans son chagrin, incapable de se prendre en main : pathétique.

À mes côtés, Bruce tremble de colère. Sous la table, je pose ma main sur son genou, en soutien
silencieux. Cette épreuve est atroce mais nous devons la surmonter. Ce n’est qu’ainsi que nous aurons des
réponses. Judith poursuit :

– J’ai fait appel à un de mes contacts pour lui indiquer les pires placements qui soient. Cette gourde a
signé sans rien regarder. On lui a ensuite proposé un montage financier tellement bidon que n’importe qui
aurait vu qu’il s’agissait de blanchiment d’argent : pas Gladys. Elle ne voyait rien ! Quand j’ai senti
qu’elle ne s’en sortirait pas, j’ai prévenu la police, anonymement. Et là, j’ai eu une chance incroyable !

Les yeux de Judith s’illuminent de plaisir tandis qu’elle dévoile les rouages de sa machination.

Cette femme est folle !

– Ma chance a été que l’affaire soit confiée à votre père, mesdemoiselles, nous lance Judith en
s’adressant à Elsa et moi d’une voix toute joyeuse. Il a été parfait : il est tombé sur cette pauvre Gladys et
ne l’a plus lâchée. Il n’a jamais cherché d’autre coupable. Au lieu de cela, il s’est acharné sur elle,
jusqu’à ce qu’elle craque. J’avoue que son suicide a dépassé toutes mes espérances !

La fureur et la douleur de Bruce brillent dans son regard. Pourtant, il ne bouge pas un cil.

Comment parvient-il à se maîtriser ? Elle lui explique qu’elle a presque tué sa mère !

– Elle était faible ! Je n’y suis pour rien, se dédouane Judith, avec un geste de la main et une moue
méprisante.
– Pourquoi avoir fait ça, Judith ? lui demande Bruce avec une rage contenue.
– Oh, pour moi, elle n’était qu’un galop d’essai, affirme-t-elle sans vraiment répondre à la question.
Gladys était une pièce rapportée, même pas une vraie Willington ! En plus, elle dilapidait l’argent qui
revenait de droit à mon fils.
– Mais que cherches-tu à la fin, Maman ? s’écrie Ben à bout de nerfs.
– Tu ne l’as pas encore compris, mon enfant ? Pourtant je l’ai écrit à Charles, même s’il ne m’a pas
prise au sérieux. Je veux détruire les Willington jusqu’au dernier, lance-t-elle en toisant Bruce avec un
regard glacial.
– Est-ce vous qui avez commandé les douze faux et qui lui avez envoyé les photos durant toutes ces
années ? demandé-je le plus calmement possible.
– Bien sûr que c’est moi, lâche Judith avec un petit sourire. Mon plan était parfait : quand le dernier
des Willington s’est trouvé à court d’argent à cause des mauvais placements de sa mère, j’ai joué sur sa
corde sensible.

Elle se tourne à nouveau vers Bruce :


– Tu as toujours eu la vanité de croire que tu avais du talent. C’est faux bien sûr. Seul Charles en avait.
Il aurait transmis son savoir-faire à son fils si tu n’avais pas été là ! Je me suis bien amusée à te regarder
te noyer dans les problèmes d’argent à ce moment-là. Mais ce n’est rien par rapport à la satisfaction de te
voir me livrer les tableaux. À chaque nouvelle toile, je te tenais un peu plus, toi, l’héritier.
– Que comptiez-vous en faire ? lui demandé-je.
– Les garder pour plus tard. Des toiles de Charles Willington, même fausses, pouvaient me rapporter
une fortune. Cet argent aurait été pour toi, Ben.
– Tu n’as pas encore compris que l’argent n’a pas d’importance pour moi, Maman ? demande Ben,
sincèrement désolé.
– Toi et tes idéaux… dit-elle.

Elle reprend son récit, indifférente à nos mines stupéfaites :

– Finalement, je n’ai pas vendu ces toiles. Je te voyais faire carrière et devenir de plus en plus
célèbre, jouant sur le nom de ton grand-père, tandis que mon fils piétinait dans la boue à l’autre bout du
monde. Je vivais chacun de tes succès comme une injure.

Judith darde à présent sur Bruce des yeux remplis de haine. Si elle en avait la force, je suis sûre
qu’elle lui sauterait à la gorge. Mais il ne semble pas impressionné et garde le plus grand calme.

– Tu m’as donc envoyé des photos pour me rappeler ce que j’avais fait, devine Bruce.
– Chaque article dans la presse, chaque contrat que tu signais me rendaient folle ! hurle Judith. Et puis
tu as annoncé cette grande exposition à la gloire de Charles ! C’en était trop !

Nous sentons tous que Judith se maîtrise de moins en moins. Sans la quitter des yeux, je continue à sa
place :

– Vous avez prétendu découvrir que deux de vos toiles étaient fausses pour pousser la police à
enquêter et à remonter jusqu’à Bruce.
– Vous en avez mis du temps ! raille-t-elle. Il a presque fallu que je vous tienne la main pour vous
mener jusqu’à lui.

Elle marche jusqu’à la fenêtre et nous tourne le dos. Elle contemple la nuit, le regard au loin :

– Je pensais avoir réussi quand j’ai assisté à ton arrestation en direct. Quel beau moment ! Mais bien
sûr, tu as rusé encore une fois en utilisant tes avocats et ton argent ! Il m’a fallu du temps, mais j’ai
compris à présent : j’ai tout perdu. Mon fils lui-même ne comprend pas le combat que j’ai mené pour lui
durant toute ma vie. Quoi que je fasse contre les Willington, vous vous en sortez toujours.

Judith se retourne vers nous. Elle tient dans sa main un petit revolver qu’elle braque sur Bruce :

– Mais pas cette fois…


46. Confrontation

Elsa, Ben, Bruce et moi nous levons de nos chaises, comme par réflexe, quand nous comprenons ce
que Judith tient dans les mains. Et c’est instinctivement que nous nous rapprochons les uns des autres.
Mais d’un cri, Judith, nous fait comprendre que nous n’avons plus intérêt à bouger. Elle s’éloigne de la
fenêtre, contourne la table pour faire face à notre petit groupe, et surtout à Bruce. Nous restons un instant
pétrifiés, incapables de détourner les yeux de l’arme braquée sur nous.

Judith n’a plus rien à perdre… Elle n’hésitera pas une seconde à s’en servir.

Heureusement, mes réflexes professionnels reprennent le dessus. Le plus calmement possible, les
mains levées et l’attitude aussi peu menaçante que je le peux, je me déplace pour me retrouver entre
l’arme et Bruce. Judith pourrait encore l’atteindre, il est plus grand que moi, mais j’espère détourner son
attention.

– Madame Barlow, posez cette arme, dis-je posément. Vous ne voulez pas vraiment faire ça.
– Nina recule, s’il te plaît, m’intime Bruce d’une voix sourde.

Je sens sa présence derrière moi, mais il n’ose pas bouger, de peur de voir Judith tirer. Nous savons
tous qu’au moindre mouvement brusque, la balle pourrait partir, fatale. Du coin de l’œil, je vois Ben
retenir Elsa contre lui, alors qu’elle voudrait se précipiter vers moi. Heureusement, pas un son ne sort de
sa bouche pour l’instant. Pas même lorsque Judith fait descendre le canon de son arme, visant mon cœur
avec une précision glaçante.

– Vous pensez sincèrement que je ne veux pas faire cela, officière Connors ? rétorque Judith en
haussant un sourcil. Bruce doit mourir. Ce n’est qu’alors que ma vengeance sera totale.
– Maman, arrête s’il te plaît, dit doucement Ben.

Sans détourner les yeux, Judith tend la main vers son fils. En un geste suppliant ou impérieux ?
Impossible de le deviner.

– Mais enfin, Ben ! Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi ! Tu n’as donc rien écouté ?
– Si, au contraire. Je t’ai entendue. S’il te plaît, fais ce que te demande Nina. Pose cette arme.

Lui non plus n’ose pas bouger. Elsa se cramponne maintenant à son bras, les yeux écarquillés, et il
reste immobile, le plus calme possible. Du moins, en apparence. Car l’angoisse se lit dans ses yeux
bleus.

– Et renoncer à le tuer ? répond froidement Judith. C’est la faute des Willington si tu n’as pas eu de
père !
– Et alors ? Nous étions heureux, tous les deux !
Cette fois, Judith est vraiment en colère. Ses yeux brûlent de rage mais ne cillent pas, et le canon de
son arme ne dévie pas d’un centimètre. Toujours pointé sur mon cœur. Je sens les doigts de Bruce
effleurer mon dos, et je le sais à l’agonie. Il ne peut rien faire pour m’aider, aucun de nous deux ne peut ni
ne doit bouger. Seul Ben peut dénouer cette situation. La tension qui nous étreint est plus insupportable à
chaque seconde qui passe.

– Ça suffit ! s’écrie Judith sans détourner le regard. Tu n’as jamais rien compris. Pire, lorsque j’ai
voulu t’expliquer, tu n’as même pas voulu savoir ! Tu t’es enfui. Pourquoi Ben ?
– Parce que je voyais bien que cela te rendait malheureuse.
– À cause d’eux !
– Non, Maman, reprend Ben avec un sourire triste. Tu étais obsédée. Et toujours triste. Je ne voulais
pas devenir comme toi.
– Mais tu as grandi sans père ! s’écrie-t-elle, visiblement outrée par le point de vue de son fils.
– Tu m’as élevé, aimé et protégé, Maman ! Je veux que cela continue. Pose cette arme, s’il te plaît.

Mais au lieu d’accéder à la requête de son fils, Judith relève le canon de l’arme vers la tête de Bruce,
au-dessus de mon épaule. Son regard est plus déterminé que jamais, et je devine instinctivement qu’elle
va tirer. Tout mon corps se tend, prêt à pousser Bruce hors de la trajectoire à la dernière seconde. Tout
est une question de timing, serré et crucial.

Mais un mouvement, aperçu du coin de l’œil, brise ma concentration. Là, dans l’embrasure de la porte,
à notre droite, derrière Judith, se trouve… mon père !

C’est impossible ! Qu’est-ce qu’il fait là ?

Mon père capte mon regard, il me fait comprendre de ne pas bouger et entre silencieusement dans la
pièce. En quelques pas, il se retrouve derrière Judith… qui se retourne brutalement ! Il n’a pas fait un
seul bruit, mais elle a dû sentir sa présence ! Et voilà que la situation bascule de la plus étrange des
manières.

Judith pointe maintenant, d’une main assurée, son arme sur mon père, droit sur son front. Il est trop loin
pour la désarmer rapidement. Un geste de lui, et elle pourrait l’abattre à bout portant. Il le sait, et cela le
rend furieux. Ses yeux brûlent de rage, il serre les poings, mais il est vaincu. Pour l’instant.

– Commissaire Connors ! s’exclame Judith. C’est gentil à vous de nous rejoindre.

À ma grande surprise, je sens comme une pointe d’angoisse m’étreindre le cœur et me retrouve
paralysée. Malgré tout ce qui s’est passé, tout ce que je sais sur lui aujourd’hui, malgré toute ma colère et
ma tristesse… pendant un instant fugace, j’ai peur pour mon père. Et cela me choque. Moi qui croyais
qu’il n’était plus rien pour moi. Le savoir en danger me fait redevenir une enfant, impuissante et figée, le
temps d’une seconde. Mais je ne suis plus une petite fille, et mon père est mort quand j’ai compris qui
était vraiment Jack. Alors oui, si je peux le sauver, je le ferais ; mais pour le moment, je suis simplement
soulagée de savoir que ceux qui m’importent vraiment sont en sécurité tant que Judith nous tourne le dos.

– Je vais commencer par vous, commissaire, dit-elle tranquillement. Ne m’en veuillez pas, vous allez
rater la fin de l’histoire… Mais vous retrouverez bien vite vos filles de l’autre côté, ne vous en faites
pas.

À ces mots, c’est comme si je recevais une gifle. Ce n’est plus seulement mon père, ou moi, ou même
Bruce qu’elle menace. C’est aussi Elsa, qui n’a personne d’autre que moi pour la protéger.

Je réagis purement à l’instinct et bondis sur Judith, profitant de ce qu’elle me tourne le dos pour la
désarmer rapidement. L’arme tombe au sol et Bruce, qui a suivi mon mouvement, s’en empare aussitôt.
Judith lutte contre moi, avec une force surprenante, mais elle ne fait pas le poids. Et mon père vient me
prêter main-forte : dégainant ses menottes, il replie durement les bras de Judith derrière elle et referme
les bracelets de fer sur ses poignets. L’espace d’un instant, j’ai l’impression que nous travaillons en
équipe, père et fille arrêtant les criminels, comme j’ai toujours rêvé de le faire. Mais il me suffit d’un
regard à mon père pour briser cette illusion. Ce n’est pas de la fierté que je lis dans ses yeux, mais une
joie froide et malsaine.

Je me recule aussitôt et rejoins Bruce, qui serre aussitôt ma main dans la sienne. Tant de choses
passent dans son regard ! Son amour, sa peur, sa colère, son soulagement… Je lui souris, un sourire qui
veut dire : je suis là, tu es là, tout va bien.

Je jette un coup d’œil à Elsa. Près de Ben, ma sœur serre un bout de sa chemise entre ses jointures
blanchies mais garde le menton fièrement dressé. Elle semble prête à affronter notre père, et ses peurs. Je
n’ai jamais été plus fière d’elle.

Un cri de rage de Judith me ramène à la situation qui se déroule devant moi. Elle tente d’échapper à
l’emprise de mon père, mais celui-ci resserre sa prise sur ses épaules frêles, à lui faire mal. Judith cesse
aussitôt de se débattre et cherche son fils du regard, implorante.

– Doucement ! s’écrie Ben.


– Votre mère est coupable de tentative d’homicide sur officier de police, réplique mon père avec
aplomb. Cela en fait une dangereuse criminelle.
– Ben ! s’écrie Judith.
– Silence ! lui intime mon père, si violemment qu’elle baisse les yeux et se tait aussitôt.

Puis il nous regarde Bruce et moi. Son expression me glace les sangs. Il a tout d’un serpent,
calculateur et mortel.

– C’est grâce à moi si vous n’êtes pas mort à l’heure actuelle, monsieur Willington. Si certains de mes
agents ne m’étaient pas restés fidèles, je n’aurais jamais pu vous mettre sur écoute et vous sauver la mise
aujourd’hui…

Dites-moi que je rêve !

Cet air arrogant et cette folie dans le regard…est-ce qu’il se rend compte de ce qu’il dit ? Mais le pire
dans tout ça ce n’est pas l’absurdité de son affirmation mais plutôt le fait que j’ai, encore une fois, sous-
estimé son obsession de nous contrôler et surtout sa capacité de nuisance : je n’aurais jamais imaginé
qu’il arrive à mettre sur écoute nos nouveaux portables en si peu de temps.

Combien d’agents seraient encore prêts à tout pour le commissaire Connors ?


Comment se battre contre lui ?

Désemparée à cette idée, je ne sais pas comment réagir. Bruce, lui, bout à mes côtés. Je le sens lâcher
ma main… et le vois soudain lever l’arme de Judith vers mon père ! Froidement et calmement.

Oh merde.
47. Un flic peut en cacher un autre

Mon père ne cille pas, ne bouge pas, et je crois même voir une lueur amusée danser dans ses yeux.

– Que faites-vous, monsieur Willington ? Vous allez tirer sur le père de votre petite amie ?

Pour toute réponse, Bruce retire le cran de sûreté. Et cette fois, je ne tremble pas un instant pour Jack
Connors. Je n’ai pas non plus peur que l’homme que j’aime fasse quelque chose qu’il regrettera. Je crois
Bruce incapable de tirer. Non pas par faiblesse mais parce que, contrairement à mon père, c’est
quelqu’un de bien.

– Tu ne crois pas que tu mérites ce qui t’arrive ? lancé-je à mon père.


– Tout ce que j’ai fait, c’était pour vous mettre du plomb dans la cervelle ! rétorque-t-il, avec colère.
– Tuer maman aussi ? demande Elsa, avec une voix presque ferme.

Elle vient se mettre à côté de moi, droite et forte. L’incertitude se glisse un instant dans les yeux de
notre père qui n’a pas vu sa fille aussi vivante depuis des années.

– Enfermer et traumatiser ta fille ? Faire tabasser Josh ? C’était aussi pour nous endurcir ? renchéris-
je.

Mon père a repris contenance et nous toise à présent de toute sa hauteur. Il nous regarde avec mépris.
Avoir une arme braquée sur lui ne l’impressionne pas et il tient à nous le faire sentir. Il parle d’un ton
calme qui ne l’en rend que plus menaçant :

– Si vous vous étiez comportées comme des filles « normales » rien de tout cela ne serait arrivé. Votre
mère non plus ne savait pas se tenir. Elle perdait la tête. Je lui ai rendu service en abrégeant ses
souffrances. J’aurais dû faire pareil avec toi, Elsa ! Si j’avais eu des garçons, ce ne serait jamais arrivé.

Mon sang se glace. Je le savais. Ce n’est pas une surprise. Mais l’entendre l’avouer de cette
manière…

Et puis c’est toujours aussi monstrueux, traumatisant, et atroce. Je serre la main d’Elsa dans la mienne.
Nous ne pouvons qu’affronter cela, ensemble.

– En parlant de garçon, ce Josh n’en est pas un ! continue mon père, déversant sa haine comme il
commenterait la météo. C’est une lopette, une honte ! Il a mérité ce qui lui est arrivé. Il n’emmerdera plus
personne avec ses problèmes de fillette ! Et vous, monsieur Willington, pensez-vous vraiment vous en
sortir ? S’il m’arrivait quelque chose, qui croirait-on ?

Nous sommes coincés. Il le sait. Nous ne pourrons jamais raconter ce qui s’est passé ici, jamais
donner notre version des faits. Jamais l’accuser.
Non, je refuse de croire cela ! Il ne peut pas l’emporter, pas cette fois-ci !

– Alors ? jubile Jack, qui croirait-on hein ? Deux filles hystériques et un faussaire ou un commissaire
de police émérite ?
– Mais il me semble que vous n’êtes plus commissaire, monsieur Connors, tonne une voix grave
derrière nous.

Alors que nous restons figés de stupeur, la pièce est tout à coup envahie par des policiers en tenue, qui
encerclent mon père et le maîtrisent rapidement. Deux agents s’emparent de Judith, toujours menottée, et
l’éloignent de lui.

Un homme aux cheveux blancs et au regard serein s’adresse directement à Jack :

– Nous aussi savons mettre les gens sur écoute et les prendre en filature, monsieur Connors. Mais de
notre côté, nous avons préféré analyser la situation avant d’intervenir et de mettre les personnes présentes
en danger, explique le policier.
– Pour qui vous prenez-vous ? Vous pensez vraiment pouvoir vous en prendre à moi ?

Loin d’être impressionné, l’homme rétorque avec un mélange de douceur et de fermeté :

– C’est fini, monsieur Connors. Vous répondrez désormais de vos actes devant un tribunal. Emmenez-
le, commande-t-il à ses adjoints.
– Tu as perdu, asséné-je alors qu’il passe devant moi.

Mon père ne proteste plus. Il ne dit pas un mot et se laisse conduire jusqu’à la porte. Son dernier
regard est pour moi : j’y lis une surprise non feinte.
48. L’ombre et la lumière

Une semaine plus tard.

Elsa et moi dévalons les marches devant le tribunal main dans la main. Après une journée entière dans
la pénombre de la salle d’audience, les rayons du soleil de fin d’après-midi nous éblouissent. Tandis que
je sors mes lunettes de soleil, Elsa lève le visage, à la recherche d’un maximum de lumière. Je la regarde
sourire, calme et apaisée. Elle est belle dans sa robe courte et ses sandales. Il me semble que la vie lui
redonne chaque jour un peu plus de couleurs.

Ben et elle passent de plus en plus de temps ensemble depuis notre « séjour » à Monterey. Ils ont tissé
des liens qui vont bien au-delà de l’amitié. Lorsque j’en ai pris conscience, j’ai d’abord eu peur : Elsa
sort d’une longue période d’isolement, elle a tout à réapprendre. Mais Ben est sans doute l’homme idéal
pour ça : il est d’une patience et d’une bienveillance peu communes.

Je vois bien comme il la regarde… Il est en train de tomber amoureux.

– C’est bon ce soleil ! s’exclame Elsa en ouvrant les bras.

Je souris et lui propose d’aller prendre un verre au café juste en face du tribunal. Nous commandons
chacune un jus de fruits et prenons place en terrasse. Au moment où Elsa s’assoit, son regard se pose sur
le bâtiment que nous venons de quitter :

– Ça s’est bien passé, non ? me demande-t-elle.

Je hoche la tête.

– Très bien, confirmé-je.

Ce matin avait lieu la mise en accusation de notre père. Le voir arriver entre deux policiers, sorti de
détention provisoire comme n’importe quel autre prisonnier, nous a fait un choc.

Nous avons témoigné toutes les deux dans un silence tendu, avec l’impression de passer une étape
aussi douloureuse que cruciale. L’avocat de notre père a évidemment tenté de le défendre mais c’était
peine perdue : les preuves et témoignages étaient accablants et sans appel. Jack retourne en prison, cette
fois pour une vingtaine d’années, condamné pour le meurtre de notre mère, tentative d’homicide sur Elsa
avec corruption d’une partie du corps médical de la clinique Bellewood, agression homophobe contre
Josh… entre autres. De nouvelles accusations ont été portées contre lui et ses « méthodes » à mesure que
de nombreuses victimes ont osé se faire connaître. Le dossier contre lui était en béton armé. Rien n’aurait
pu lui permettre de s’en sortir. Seule ombre au tableau pour Bruce : l’implication de Jack dans le suicide
de sa mère n’a pas pu être prouvée. Mais la lourde peine prononcée contre le commissaire punit
finalement ce dernier de tous ses crimes, même ceux qui n’ont pu être prouvés, et peut-être même de
certains encore inconnus.

Je sais qu’Elsa et moi allons devoir vivre avec les conséquences de ces révélations et des actes de
notre père, que nous allons certainement en souffrir encore, mais pour la première fois depuis bien
longtemps, je me sens… légère. Libérée.

– C’était étonnant de voir le nombre de vos collègues qui sont venus vous soutenir ! dit soudain Elsa,
me tirant de mes pensées.
– Oui. Ils m’ont donné une belle leçon aujourd’hui : j’ai toujours cru que personne ne nous écouterait,
Josh et moi. Je me trompais : depuis notre dépôt de plainte, j’ai reçu de nombreux messages de soutien.
Ça m’a vraiment fait chaud au cœur.
– Il terrorisait aussi les gens au travail, commente Elsa en haussant les épaules. Vous avez montré
l’exemple.
– Je ne pensais pas que c’était à ce point-là… murmuré-je, en repensant à cette employée à l’accueil
qui tremblait comme une feuille en arrivant à la barre.
– Steve avait vraiment l’air soulagé de voir l’agression reconnue comme un acte homophobe, note
Elsa.

Je hoche la tête.

– Josh aussi. Ça m’a fait plaisir de voir qu’il allait mieux. Ses bleus s’estompent un peu et surtout, il
souriait largement après le verdict.
– Et tu dois être soulagée que Bruce soit innocenté, me dit ma sœur avec un grand sourire.
– Oh oui !

Nous avons appris la bonne nouvelle ce matin. Les deux policiers qui ont pris la suite de l’enquête sur
les faux de Charles Willington ont fait leur rapport d’enquête lors du procès de Bruce dans la matinée. Ils
ont été bien plus compétents que Josh et moi sur le sujet, je l’avoue. J’ai en effet réalisé que si mon père
m’avait confié l’affaire ce n’était pas pour des raisons politiques comme je le pensais, mais bien pour
torpiller notre carrière à Josh et moi, simples débutants aux prises avec l’un des hommes les plus riches
de la ville. Nous étions deux policiers ne connaissant rien aux trafics de biens culturels que l’on
catapultait sur une histoire de faux tableaux. L’enquête ne manquerait pas d’être longue et compliquée, et
ça, le commissaire Connors le savait ! Et si cela ne suffisait pas, il était probablement prêt à nous mettre
des bâtons dans les roues, chaque fois qui le pourrait. J’essaie de ne pas penser à ce que prévoyait de
faire le commissaire de nous, après avoir brisé notre carrière.

Après le rapport des deux policiers, le verdict a été prononcé rapidement et Bruce a été relaxé dans
l’affaire des faux tableaux. Le juge a retenu son âge, son statut de mineur orphelin au moment des faits
comme circonstances atténuantes. Le magistrat a été particulièrement clément et c’est un homme libre qui
nous a accueillis à l’entrée de la salle d’audience.

Notre première victoire de la journée !

Savoir Bruce libre, m’a ôté un énorme poids des épaules. Et le baiser que nous avons échangé n’en a
été que plus doux !
Le dossier de Judith était appelé juste après celui de Bruce. Quand elle est entrée dans le tribunal
vêtue d’un tailleur noir de grande classe, elle nous a serré la main à Elsa et moi comme si nous ne
l’avions pas vue menacer Bruce avec son arme la semaine précédente. Comme si le canon de son arme
n’avait pas visé mon cœur.

En revanche, elle a refusé d’adresser la parole à celui qu’elle nomme « le dernier de la lignée ». Ben
se tenait aux côtés de sa mère, tendu et nerveux. Il a assisté à la scène sans un mot. Et je sais que le
procès a été dur pour lui. Nous avons tous témoigné mais là aussi, les preuves étaient accablantes. Puis
Judith a soudain craqué et a tout avoué d’un coup, en reprenant point après point ce qu’elle avait fait,
depuis le début. Elle a raconté avoir incité Bruce à faire des faux. D’une voix monocorde, elle a donné
tous les détails. Elle a admis avoir racheté les faux avec l’argent de son héritage puis avoir décidé de
jouer son rôle de corbeau, harcelant moralement le dernier Willington pendant des années. Enfin elle a
confessé qu’elle projetait de tuer Bruce, puisqu’elle n’avait pas réussi à le faire inculper pour les faux
tableaux.

À la fin de son témoignage, Ben était anéanti. Et je crois que seules Elsa et moi pouvions mesurer ce
qu’il ressentait à ce moment-là. Il est tellement différent de savoir ce que votre mère a pu faire, et de
l’entendre le confesser de sa bouche même…

Ensuite, à la grande surprise de tous, Bruce s’est lancé dans une plaidoirie vibrante d’émotion dans
laquelle il a raconté aux juges la façon dont avait été traitée Judith par Charles Willington. Bruce a
demandé la clémence du jury et s’est engagée à payer tous les frais nécessaires pour que Judith ne soit
pas emprisonnée mais seulement placée sous contrôle judiciaire.

Je crois qu’après cette tirade bouleversante j’étais encore plus amoureuse (si c’est possible !) de
Bruce.

À la fin du procès pour tentative d’homicide, comme il n’y a pas eu de blessé, ni même de coups de
feu et que la victime, elle-même, a défendu l’accusé, la peine de Judith a été relativement clémente : suivi
psychiatrique obligatoire et assignation à domicile.

Mon père et Judith sont donc hors d’état de nuire, après avoir abîmé nos vies si longtemps. Il est temps
aujourd’hui de penser à nous reconstruire !

– Tu penses qu’ils ont bientôt fini ? me demande Elsa en scrutant la lourde porte.

Ben et Bruce sont restés un instant en arrière, retenus par le juge.

– Oui, regarde : les voilà !

Ils descendent les marches du tribunal ensemble. Ces hommes ont un tel charisme qu’ils ne laissent
personne indifférent. Des têtes se tournent sur leur passage : il faut dire qu’ils sont vraiment très beaux,
chacun dans leur genre. Bruce avec son assurance et son sourire à tomber, et Ben le baroudeur avec une
barbe de trois jours et des yeux couleur de l’océan. Dès qu’ils nous aperçoivent, les deux hommes se
dirigent vers nous. Bruce me prend dans ses bras et me soulève de terre pour m’embrasser.

– Je suis tellement heureux, Nina ! Et tout cela, c’est à toi que je le dois, déclare-t-il en me regardant
dans les yeux.

Nous nous embrassons avec fougue, faisant fi du monde extérieur pendant quelques instants. Puis, nous
nous asseyons côte à côte, sous les sourires de Ben et Elsa.

– Où sont Josh et Steve ? m’enquis-je, en fronçant les sourcils. Ils devraient déjà être sortis, non ?
– Je les ai vus discuter avec une policière. Steve m’a dit qu’ils n’en avaient pas pour longtemps.
– Allons prendre un verre en attendant, propose Bruce.

Josh et Steve nous rejoignent enfin. Leur sourire éclatant indique que nous ne sommes pas au bout de
nos bonnes surprises :

– C’est confirmé : la police des polices prend fait et cause pour Josh, clame Steve. Ce qu’il a vécu ne
restera pas impuni, les autres officiers impliqués seront poursuivis aussi.

Nous levons tous nos verres à cette excellente nouvelle.

– Et si nous allions fêter ça à Monterey ? propose Bruce, tout sourire. Je crois que nous avons tous
mérité une pause après cette semaine éprouvante !

Immédiatement, tout le monde accepte. En regardant notre petit groupe se diriger vers le parking, je me
rends compte que nous formons une sorte de famille atypique. Ce que nous avons vécu a créé des liens
entre ceux qui ne se connaissaient pas et renforcé ceux qui existaient déjà.
49. Chapeau l'artiste

Une fois à Monterey, Elsa et moi nous proposons de préparer un dîner sur le pouce, avec ce que nous
trouvons dans les placards. Finalement, nous parvenons à réaliser une grande salade et un gâteau au
chocolat.

– On est comme à la maison. En famille, déclare sereinement ma sœur.

La maison est un lieu si particulier que j’ai envie de la découvrir un peu mieux. Pendant la cuisson du
dessert, nous nous promenons tous de pièce en pièce. Nous regardons les œuvres du grand-père de Bruce
dans l’un des salons, et je me sens bien.

– Je suis heureuse de passer du temps ici sans avoir besoin de me cacher, avoué-je. C’est un endroit
tellement magnifique !
– Il y a beaucoup de toiles bien plus dignes d’intérêt que celles-ci, déclare Bruce sombrement.

Je n’aime pas le voir ainsi. Ses beaux yeux sont chargés d’un mélange de colère et de tristesse. Je
mesure à quel point la découverte du comportement de son grand-père modèle envers sa maîtresse et son
fils a modifié la perception que Bruce avait du maître et de ses œuvres. Sa réaction est à la hauteur de sa
déception. Je l’embrasse sans un mot, ne sachant comment alléger ce poids en lui.

Nous passons à table dans un joyeux brouhaha sans commune mesure avec le stress et l’inquiétude qui
nous rongeaient lors de notre dernier repas autour de cette table.

Au moment du café, j’ose faire une demande un peu particulière :

– Bruce ? J’ai une faveur à te demander.


– Tout ce que tu veux, me répond-il, les yeux brillants.
– Vraiment tout ? demandé-je avec un petit sourire.
– Heu… Vous voulez qu’on vous laisse seuls ? On dérange ? demande malicieusement Ben.

Évidemment, tout le monde s’esclaffe.

– Eh bien, maintenant que tu le dis… réponds-je avec un clin d’œil. Mais non, ce n’est pas ce que tu
crois.
– Dommage ! fait Bruce en riant.
– Plus tard ! assuré-je en lui prenant la main, avant de redevenir sérieuse. En fait, j’aimerais savoir si
tu accepterais de dessiner un portrait d’Elsa et moi.
– Bonne idée ! s’exclame ma sœur.

Comme je m’y attendais, Bruce est réticent :


– Je ne préfère pas, dit-il sans me regarder. Je te l’ai déjà dit : Charles était l’artiste de la famille, pas
moi. Le dessin ne me rappelle que de mauvais souvenirs.

Mue par une impulsion, je l’embrasse et m’approche de son oreille pour murmurer :

– En es-tu sûr ?

A-t-il déjà oublié les portraits qu’il a faits de moi et les moments torrides qui ont suivi ?

À l’évocation de ce souvenir, un sourire complice illumine son visage. Je décide de pousser plus loin
mon avantage :

– Fais-le pour moi Bruce… chuchoté-je.

Il finit par accepter et je l’accompagne jusqu’à l’atelier, suivis de nos amis. Je sais que ce n’est pas un
moment facile, mais je suis convaincue qu’il sera cathartique. Bruce possède un talent incroyable, qu’il
lui est douloureux de réprimer, je le sais. Et j’espère de tout cœur que se remettre à dessiner, entouré de
gens qui l’aiment et le soutiennent, ne pourra que lui faire du bien.

Au moment d’entrer, je le sens légèrement tremblant.

Le regard de Bruce glisse sur l’endroit où il a trouvé les lettres qui ont bouleversé sa vie.

– Ça va ?

Bruce met un moment avant de me répondre, mais quand il le fait, il plonge son regard dans mes yeux.
J’y lis tant de force, d’amour et de détermination que j’en reste bouche bée.

– Parce que tu es là, dit-il en me prenant la main.

Il y dépose un baiser avant de la lâcher et fait lentement le tour de la pièce comme si ce lieu pourtant
familier lui apparaissait à travers des yeux neufs. Respectueux, nous restons tous en retrait à l’entrée de
l’atelier.

À mesure qu’il fouille dans les affaires de son grand-père, il semble se les approprier. Il met de côté
des pastels, les repose, soupèse minutieusement des crayons, puis arrête son choix sur des fusains, fait de
même avec plusieurs types de papier. Enfin, il déplie plusieurs chevalets avant de trouver un modèle
devant lequel il se sent à l’aise et d’y poser une toile.

Alors seulement, nous entrons plus avant dans la grande pièce. Josh et Steve s’installent sur le canapé,
blottis l’un contre l’autre, prêts à profiter du spectacle. Ben s’assied à même le sol, attentif, suivant du
regard le moindre mouvement de ma sœur.

Sur les consignes de Bruce, Elsa et moi nous installons épaule contre épaule sur le rebord de la
fenêtre, baignées par la lumière douce du soleil couchant.

Je n’aime pas poser, mais avec ma sœur, c’est un jeu, comme lorsque nous étions petites. Très vite,
nous nous chamaillons sous le regard amusé des autres. Pendant ce temps, la main de Bruce court sur sa
toile, sous les yeux fascinés des garçons. Son regard concentré, les mèches de cheveux qui lui retombent
dans les yeux et qu’il chasse d’un geste impatient, laissant une trace de fusain noir sur son front… Il n’a
jamais été plus beau qu’aujourd’hui, libéré de ses fardeaux et laissant libre court à son art.

Tout à coup, je me prends à rêver d’une scène bien différente… Sans spectateurs, sans personne
d’autre que nous deux, moi Rose et lui Jack en pleine séance de portrait dans une cabine luxueuse du
Titanic…

Une idée à garder !

Enfin, Bruce s’écarte de son chevalet, qu’il considère d’un œil critique. Le soleil baisse franchement,
et Ben se lève pour allumer les guirlandes de lampions accrochées le long des murs, baignant la pièce
d’une douce lueur.

– Vite, on veut voir ! s’écrie Elsa.

Bruce se recule et nous nous précipitons tous vers la toile.

Elsa, Ben, Josh et Steve ont la réaction que j’attendais : l’ébahissement. Personne ne s’attendait à un
portrait d’une telle finesse en si peu de temps et avec des modèles aussi remuants.

– C’est magnifique, lâche Ben.


– À couper le souffle… commente Josh.
– Nina a raison, déclare Steve, tu as un don. J’imagine que ton grand-père, en tant que peintre, l’avait
senti…

Bruce se détourne, agacé. Il ne veut pas entendre parler des qualités de son aïeul.

– C’est vrai que tu dessinais déjà beaucoup quand nous étions plus jeunes… se rappelle Ben. Je peux
comprendre que cette histoire t’ait refroidi, mais il faut t’y remettre !
– Tu pourrais d’ailleurs commencer tout de suite ! s’exclame Elsa. Enfin si tu veux bien… tu pourrais
faire un dessin de Ben et moi ?

Elle attrape son amoureux par le cou et s’installe sur ses genoux.

– Dis, donc ! Tu ne perds pas le nord, s’écrie Steve en riant.


– C’est pour aider Bruce, rétorque-t-elle, le plus sérieusement du monde. Il faut battre le fer tant qu’il
est chaud. N’est-ce pas Nina ?

Je souris, mais ne peux pas lui donner tort. Néanmoins, j’observe avec attention la réaction de Bruce :
il ne bouge pas et nous observe les uns après les autres. Puis, sans un mot, il prend une autre toile et
commence à dessiner le couple. J’ai l’impression qu’il est dans une sorte de transe. Il aime ce qu’il fait,
c’est une évidence.

Il est le seul à refuser de le reconnaître…

Le portrait qu’il réalise est tout simplement splendide. Bruce est parvenu à sublimer les sentiments
qu’ils se portent, dans le regard, l’attitude, et l’expression de ses modèles. Je suis soufflée.

– Merci Bruce, murmure Elsa, émue.

Ben se tait mais il tape sur l’épaule de son ami. Je jurerais qu’il a les larmes aux yeux.

– C’est vraiment dommage que tu aies décidé d’annuler l’exposition sur l’œuvre de Charles, dis-je
doucement.
– Nous en avons déjà parlé… Ma décision est prise, répond Bruce. Il ne le mérite pas. Il n’est pas à la
hauteur du personnage qu’il s’est forgé.
– Quel était le sujet de cette exposition ? demande Ben, intéressé.
– Je voulais organiser un événement d’envergure à l’occasion de la commémoration de sa mort. Mais
c’était avant que j’en sache plus sur lui. C’est hors de question aujourd’hui.
– Tu l’as déjà annoncé ? lui demandé-je, innocemment.
– J’attendais de voir quel tour mes ennuis judiciaires allaient prendre. Je vais contacter la galerie cette
semaine, puisque tout est réglé.
– Tu risques de perdre l’argent que tu as investi pour faire revenir les toiles aux États-Unis…
– Comment le sais-tu ? me demande Bruce, interloqué.

Josh éclate de rire :

– Je vois que l’officière Connors a une excellente mémoire, s’exclame-t-il en m’adressant un clin
d’œil. Tu ne te souviens donc pas, Bruce ?

Il secoue la tête sans comprendre.

– Le jour où nous nous sommes rencontrés, tu étais au téléphone, avec un de tes intermédiaires.
– Nous l’avons appris par la suite en consultant ton journal d’appels, précise Josh.

Bruce sourit.

– Eh bien oui, tu as raison. Je vais perdre de l’argent en annulant ce projet. C’est comme ça, lâche-t-il
en haussant les épaules. Je ne compte pas honorer la mémoire d’un tel homme.

Son beau visage est fermé. Seule la colère passe dans ses yeux. Je cherche quoi répondre, mais c’est
Ben qui prend la parole :

– Tu ne vas pas continuer de lui en vouloir, alors que moi, je lui ai pardonné, lance-t-il avec un sourire
désarmant.

Bruce le regarde, pensif. La guerre fait rage dans son esprit, tant de sentiments contradictoires
l’agitent ! Sans un mot, je prends sa main dans la mienne, lui offrant mon soutien. Nous en avons discuté
pas plus tard que ce matin : il est temps de faire la paix avec le passé afin de mieux regarder vers
l’avenir.

– J’imagine que tu as raison, admet-il, décontenancé.


– Ton grand-père t’a transmis l’amour du dessin. Ses œuvres expliqueront aussi ton parcours, déclaré-
je, sans quitter Bruce du regard.

Un silence s’installe comme s’il fallait le temps à tout le monde d’assimiler ce que je viens de dire.
Puis, je vois le regard d’Elsa passer de Bruce à son dessin et de son dessin à Bruce. Un immense sourire
éclaire son visage lorsqu’elle s’écrie :

– C’est une excellente idée !

Les quatre hommes nous regardent abasourdis.

– Mais enfin, de quoi parlez-vous toutes les deux ? demande Bruce, perdu.
– D’une exposition de tes propres œuvres, dis-je avec un large sourire.
– Moi ? Mais je n’ai pas peint depuis des années !
– Ça ne se voit pas du tout, déclare Steve. J’ai hâte de voir tes tableaux lorsque tu t’y seras remis
sérieusement.
– Il a raison, renchérit Elsa. C’est une idée géniale !
– Enfin une expo où Steve pourra me traîner sans problème, s’esclaffe Josh.

Mais Bruce ne dit rien. Je m’approche de lui et lui glisse doucement à l’oreille :

– Je sais que tu peux le faire. Ce serait une belle revanche, je trouve.


– Je ne comprends pas.
– Tu imposerais tes propres valeurs.

L’argument fait mouche. Je sais combien il est important pour Bruce de maîtriser son monde. Il a été
profondément blessé par les découvertes qu’il a faites sur Charles. Cependant, la peinture fait partie de
lui. C’est son héritage familial. Bruce a besoin de se la réapproprier. C’est pourquoi je suis tellement
convaincue qu’il doit monter cette exposition.

Tandis qu’il réfléchit, je vois dans ses yeux que ses résistances cèdent, une à une. Il proteste tout de
même, mais je trouve que sa voix est déjà plus faible :

– Nina, tu ne te rends pas compte ! C’est un travail de fou ! Si je maintiens la date de l’anniversaire de
la mort de Charles, pour tenir à peu près les délais, il faudrait que je ne fasse rien d’autre que peindre !
– Serait-ce vraiment un problème ? lui demandé-je avec une grande douceur. Tu as les moyens de ne
vivre que de ta passion. Ne trouves-tu pas que ce serait fantastique ?

Bruce s’abîme dans une intense réflexion. Personne n’ose l’interrompre. Même si nous sommes tous
impatients de savoir s’il va se laisser tenter par l’aventure, nous faisons semblant de rien : Elsa et Ben se
chamaillent gentiment, Steve ne se lasse pas de regarder les tableaux qui nous entourent et abreuve Josh
de mille commentaires. Quant à moi, je reste silencieuse et patiente.

Lorsqu’enfin, Bruce prend la parole, le silence se fait instantanément :

– Si j’organise ma propre exposition, rien ne m’oblige à conserver la date initiale, réfléchit-il à haute
voix. Par contre, je ne voudrais pas trop m’en éloigner. Le vernissage pourrait avoir lieu en janvier,
déclare-t-il avec un sourire conquérant.
Je me jette dans ses bras, folle de joie.

Je suis tellement fière de lui !

– D’accord, mais j’ai également une requête, précise Bruce.


– Je t’écoute.
– J’aimerais que tu reconsidères ta décision toi aussi.

J’ouvre de grands yeux. De quoi parle-t-il ?

– Que tu suives ta vocation.

Il ne peut pas me demander ça !

Depuis que j’ai quitté la police, je refuse d’envisager mon avenir professionnel dans ce corps de
métier. Bruce a essayé d’en parler plus d’une fois avec moi, mais j’ai toujours trouvé le moyen de
changer de sujet. Jusqu’à maintenant.

Il prend mes mains dans les siennes, plongeant son regard dans le mien, intense et profond.

– Tu es une excellente policière, officière Connors, dit-il avec force.


– Je ne suis rentrée à l’école de police que pour lui ressembler, rétorqué-je en secouant la tête.
– En es-tu sûre ? Ce n’est pas l’impression que j’ai eue la première fois que nous nous sommes vus.
– Ah oui ? Et puis-je savoir ce que tu as vu ce jour-là ?
– Une jeune femme vive, intelligente et brillante, mais surtout, éprise de justice. Une personne
convaincue de faire ce qui était juste. D’ailleurs, j’ai dû t’en faire baver lors de notre premier entretien,
sourit-il.

S’il savait !

– Avant ce jour-là, j’ignorais qu’on pouvait désirer et détester quelqu’un en même temps !
– Je m’en souviens : j’ai été odieux, admet-il. Mais je n’oublierai jamais que tu as refusé de me livrer
car tu savais que ce n’était pas juste.

Je hoche la tête.

– Tu n’es pas ton père, Nina. Tu as des valeurs sur lesquelles tu peux te reposer et qui te permettront
de mener à bien ta mission. Quoi que tu fasses, tu dois trouver ta propre voie.

Les mots de Bruce me touchent. Comme à son habitude, il lit en moi comme dans un livre ouvert. Il a
mis le doigt sur le point qui me ronge : ma soif de justice, le pilier de mon engagement dans la police.
C’est là ma vraie vocation, ce que je veux faire plus que tout au monde : défendre ceux qui en ont besoin.
Mais même si je sais que je ne deviendrai pas mon père, que nous sommes aussi différents que le jour et
la nuit, je ne peux m’empêcher de douter. À mes yeux, lui et ses acolytes véreux ont entaché notre
profession, et je ne suis pas sûre d’avoir la force de naviguer dans ce panier de crabes.

– Je te demande juste d’y réfléchir, d’accord ? dit Bruce en effleurant mes lèvres d’un baiser.
Je hoche la tête. Ça, je peux le lui promettre.

Nous remettons le rangement de l’atelier au lendemain, car tout le monde commence à bâiller à s’en
décrocher la mâchoire. Josh, Steve et Elsa se dirigent vers la maison, mais Bruce retient Ben un instant.
Je pressens une discussion sérieuse, intime entre les deux hommes, pour laquelle je n’ai peut-être pas ma
place.

– Je vous laisse, commencé-je à dire.

Mais Bruce me retient doucement, serrant ma main dans la sienne.

– Non, reste s’il te plaît, dit-il. Tu es impliquée dans cette histoire depuis le début, c’est normal que tu
en suives chaque étape.
– Vu comme ça ! réponds-je avec un clin d’œil.

En réalité, je suis touchée. Cette réaction de Bruce est la preuve qu’il ne veut plus de secrets entre
nous, que nous n’avons rien à nous cacher.

– Bruce ? fait Ben en haussant un sourcil. Tu veux me parler de quelque chose ?

Mon amant se passe la main dans les cheveux, un peu mal à l’aise, puis plante son regard dans celui de
Ben.

– Nous n’avons pas beaucoup eu l’occasion de discuter, toi et moi, commence-t-il. De tout ça, des
révélations de Judith, de notre lien de parenté, de Charles… Je me doute que tu dois être furieux contre
lui, d’avoir menti tant d’années.
– Absolument pas, répond tranquillement Ben.
– Tu es sérieux ? demande Bruce, dubitatif. Tu ne lui en veux vraiment pas ?
– Pour moi, Charles Willington est l’homme qui peignait ma mère et nous recevait pendant les
vacances. Il a toujours été gentil avec moi. Alors oui, c’est vrai qu’il n’a pas été correct avec ma mère et
qu’il aurait pu lui épargner de nombreuses souffrances, mais… Elle était adulte. Elle savait dans quoi
elle s’engageait, et sa folie de vengeance ne la rend pas meilleure que lui, finit-il avec une lueur de
douleur dans le regard.

Je le plains. Il a beau sembler garder la tête hors de l’eau depuis l’arrestation de sa mère, rationaliser
tout ce qui lui arrive, je sais qu’au fond il est très marqué par tous ces mensonges, ces révélations et cette
violence.

– Judith a raison sur un point : tu as ta place dans la famille, reprend Bruce. J’aimerais demander à
mon avocat de faire le nécessaire pour te faire reconnaître en tant qu’héritier légitime.

Un grand silence suit cette généreuse proposition. Elle ne me surprend pas. Non seulement Bruce
trouve la démarche normale en raison de la filiation reconnue entre Charles et Ben, mais je pense qu’il y
voit aussi un moyen de rendre justice au combat que Judith a mené toute sa vie pour son fils, même si elle
s’en est prise aux mauvaises personnes. Mais Ben semble plutôt gêné :

– Je te remercie beaucoup. Je suis touché, vraiment. Mais je vais refuser.


– Pourquoi ?

Bruce est sidéré.

– Je n’éprouve aucune colère envers Charles. Je t’ai toujours considéré comme mon petit frère, ça ne
changera pas, dit-il en regardant Bruce. Mais je ne suis pas un Willington.
– Je ferai tout pour… s’empresse-t-il de le rassurer.
– Non, le coupe fermement Ben. Je suis Ben Barlow. Contrairement à ce que ma mère a toujours cru,
je n’ai pas besoin de savoir qui était mon père pour exister. J’ai vécu sans père et alors ? Je trouve cette
obsession de la filiation néfaste. Elle a rongé ma mère et elle m’aurait sans doute atteint moi aussi, si je
n’étais pas parti à l’étranger. Tu comprends ?

Bruce ne répond pas immédiatement. Mais lorsqu’il le fait, un grand sourire illumine son visage.

– Je respecte ton choix. Mais sache que tu pourras toujours tout me demander.
– À une condition, dit Ben.
– Laquelle ? demande Bruce, étonné.
– Que tu ne m’appelles jamais « oncle Ben » !

Les deux hommes éclatent de rire et s’étreignent, sous mon regard ravi. Je suis tellement heureuse de
voir cette histoire connaître un tel dénouement ! Bruce et Ben auraient pu se détester, se déchirer, se battre
pour un héritage… Au lieu de cela, ils décident de rester unis.
50. Un nouveau chapitre

Cinq mois plus tard.

Josh et moi sommes en route pour le commissariat, mon coéquipier est perdu dans ses pensées. J’en
profite pour consulter mes messages. Depuis que je l’ai allumé, mon téléphone n’arrête pas de biper !

Ben m’a envoyé des photos de Monterey qu’il a prises en se rendant au travail. L’hiver donne un
aspect très romantique à la petite ville, plongée dans un brouillard cotonneux. Je souris. Bruce a mis
plusieurs semaines à convaincre Ben d’accepter de s’installer dans la maison de Charles, le temps qu’il
développe sa clientèle dans son cabinet médical, récemment ouvert.

Ben et lui en parlent rarement mais je sais que cela compte pour Bruce. Même si Ben a refusé d’être
officiellement reconnu comme un Willington, il y voit une continuité des racines familiales auxquelles je
sais qu’ils sont tous les deux sensibles. Je suis très heureuse qu’ils aient trouvé cet arrangement. Pour
moi, cette maison est surtout celle dans laquelle notre groupe a forgé sa complicité.

J’envoie un rapide message à Bruce :

[Où veux-tu que je te rejoigne ? Directement à la galerie ?]

Sa réponse est immédiate :

[Sur le bateau. Il me tarde de te voir dans ta robe !]

[Et moi, de te voir présenter ton œuvre au public !]

Il a tellement changé ces derniers mois !

Fini le marchand d’art dans sa tour d’ivoire ! Aujourd’hui, Bruce passe ses journées à peindre sur le
pont de son bateau ou dans l’atelier de Monterey, où je le rejoins parfois. Le regarder créer me fascine
toujours autant, non seulement pour le talent qu’il exprime sur ses toiles mais aussi, je dois bien l’avouer,
pour la sensualité qu’il dégage dans ces moments-là. Les mouvements de ses mains, son regard concentré,
son corps musclé tendu dans l’effort…

Le rouge me monte aux joues et je secoue la tête. Ce n’est pas le moment de penser à ça !

Je lis ensuite un message d’Elsa :

[Prête pour ce soir ? J’arriverai tôt


si Bruce et toi avez besoin de moi.
Je n’ai pas cours cet après-midi.]
Son attention me touche. En effet, depuis qu’elle a repris ses études, ma sœur est très occupée : elle
partage sa vie entre l’université à San Francisco durant la semaine, où elle vit sur le campus, et les week-
ends à Monterey avec Ben. Je suis très fière d’elle et ne me lasse pas de le lui dire quand nous nous
voyons.

– Tu rêves Nina ? me demande soudain Josh.

Je sursaute et me rends compte que le trajet a défilé à toute allure. Nous sommes déjà garés devant le
commissariat.

– Je sais à quoi tu pensais ! dit Josh avec un clin d’œil.

Je rougis un peu mais ne me laisse pas démonter :

– Je te signale que tu n’as pas été très loquace non plus, partenaire, rétorqué-je. L’esprit occupé par un
certain photographe, peut-être ?
– Touché, admet Josh de bonne grâce. J’ai hâte d’en finir avec cette journée et de le retrouver !

Et je partage pleinement ce sentiment…

Nous entrons ensemble dans la salle principale du commissariat. En nous voyant, nos collègues se
figent. Puis tout à coup, une pluie d’applaudissements nous tombe dessus. Nous sourions, exténués. C’est
la première fois que nous regagnons le poste après une semaine de planque, loin de nos proches, de nos
vies et de nos collègues. Mais cela a été positif : nous avons enfin mis la main sur le gang de braqueurs
que nous traquons depuis presque un mois ! On nous tape dans le dos et on nous félicite :

– Chapeau !
– Joli coup, le duo d’enfer !

C’est ainsi que nos collègues nous ont surnommés, devant notre efficacité. Je n’en suis pas peu fière,
car nous n’avons pas ménagé nos efforts pour y arriver !

J’avais promis à Bruce de réfléchir à mon avenir. Depuis notre discussion à Monterey, l’idée de
reprendre ma place au sein de la police a fait son chemin dans ma tête. J’ai aussi eu de longues
discussions avec mon ex-coéquipier, qui a décidé malgré les réticences de son compagnon de reprendre
l’uniforme.

– Je refuse de laisser mes agresseurs m’arracher mon métier ! a-t-il décrété.

Comment argumenter ? Il a donc réintégré le commissariat, purgé de ses éléments nocifs, bien avant
moi. Et il m’a longuement parlé du changement radical d’ambiance au poste. Un personnage, surtout, a
titillé ma curiosité : la nouvelle chef, le commissaire Bragatelli.

Une femme à la tête du commissariat central : une révolution !

– Elle est brillante, je t’assure, fine et diplomate. Elle inspire le respect, m’avait confié Josh.
Jour après jour, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas rester inactive. Ça ne me ressemblait
pas. Le travail d’enquête, surtout, me manquait. Chaque fois que nous prenions un verre avec Josh et
Steve, j’étais très curieuse de savoir sur quoi il travaillait et avec qui. Josh n’a jamais cherché à me
forcer la main. Au contraire, il a toujours respecté mon besoin de prendre mon temps. Cependant, il a été
ravi d’apprendre que j’avais décidé de revenir !

Le jour de mon retour, il y a quatre mois, je n’en menais pas large. Avoir du soutien au tribunal était
déjà inattendu, je n’en espérais pas à l’intérieur du commissariat. J’ai donc été réellement surprise quand
des inconnus souriants sont venus me souhaiter la bienvenue.

Et comme Josh s’y attendait, j’ai tout de suite été très impressionnée par notre nouveau commissaire.

Jane Bragatelli est une très jolie femme. Grande, brune, élancée et sportive, elle a des yeux marron
pétillants d’intelligence. Il a suffi qu’elle me serre la main pour que je comprenne que je n’aimerais pas
la voir en colère. Et son sourire franc m’a immédiatement donné envie de travailler avec elle.

« Avec elle » et non « pour elle » le vrai changement est là.

Elle m’a réintégrée après quelques tests et évaluations nécessaires, qui n’ont été qu’une formalité. Ils
m’ont surtout prouvé que je n’avais rien perdu de mes réflexes ni de ma volonté ! Et surtout, notre
nouveau commissaire a tenu à reformer notre équipe :

– J’ai lu le dossier Willington, a-t-elle dit après nous avoir convoqués dans son bureau. J’estime que
vous n’avez pas eu l’occasion de faire vos preuves. Cependant, je suis persuadée que vous formerez un
tandem intéressant. Ne me décevez pas. Au travail !

Depuis quatre mois, les affaires s’enchaînent. Josh et moi ne nous ménageons pas, et les résultats sont
au rendez-vous. Chaque arrestation me procure une intense satisfaction, celle d’être utile et de rendre
justice.

– Hey, le duo d’enfer ! Le commissaire veut vous voir.

Josh et moi échangeons un regard curieux.

Déjà ? Que se passe-t-il ?

Nous traversons l’open space et frappons à la porte de l’ancien bureau de mon père.

Le commissaire Bragatelli nous accueille avec un grand sourire :

– Bravo ! C’est un beau coup de filet.


– Merci commissaire, répondons-nous d’une seule voix.
– Je ne peux malheureusement pas vous accorder de repos prolongé. Vous n’aurez que votre week-end.
Ça ira ?

Josh et moi acquiesçons en souriant : depuis quatre mois, c’est la routine !


– Parfait. J’ai un nouveau dossier pour vous.

Nous passons ensuite une demi-heure à faire le point sur une série de car-jackings qui empoisonne le
centre-ville. La situation est de plus en plus préoccupante : en effet, des collègues en patrouille ont
identifié le groupe de voleurs, sans parvenir à les arrêter. Forts de leurs succès, ils deviennent de plus en
plus gourmands et de plus en plus violents.

– Je compte sur vous et sur votre esprit d’équipe. Bon courage, conclut notre supérieure.

Josh prend le dossier et nous remercions le commissaire avant de quitter le bureau.

– Connors ? Vous pouvez rester une seconde, s’il vous plaît ?

Je lance un regard surpris vers elle, puis mon collègue. Josh n’en sait pas plus que moi. Il me fait signe
de le rejoindre plus tard et s’éclipse. Je reste la main sur la poignée.

– Fermez la porte, Nina.

Que se passe-t-il ? Elle ne m’a jamais appelée par mon prénom. De plus, elle sait que Josh et moi
partageons tout ce qui concerne le travail. Pourquoi veut-elle me voir seule ?

D’un sourire, elle m’invite à me rasseoir. Je pose mes fesses sur le bord de la chaise, beaucoup moins
à l’aise. Pourtant, lorsqu’elle lève les yeux vers moi, je ne lis aucune colère dans son regard.

– Saviez-vous que j’ai travaillé à la prison fédérale pendant de longues années avant d’intégrer un
commissariat ? me demande-t-elle, sur le ton de la conversation.
– Non, je l’ignorais.
– J’ai gardé des contacts là-bas.

Où veut-elle en venir ?

Je dois vraiment prendre sur moi pour ne pas lui poser de questions. Je suis perdue.

– Votre père m’a fait parvenir une requête, m’informe le commissaire en me regardant droit dans les
yeux.

C’était donc ça !

Je suis partagée entre le soulagement de connaître enfin la raison de cet entretien et un mélange de
malaise et de fureur qui me serre le ventre. C’est le cas chaque fois que j’évoque mon père.

– Que veut-il ? demandé-je, très raide, mais sans baisser les yeux.
– Il aimerait que vous lui rendiez visite en prison.

Sans que je ne m’en aperçoive, mon poing s’est crispé. Mes ongles rentrent dans ma paume jusqu’à me
faire mal, mais ce n’est rien comparé à la colère que je ressens.

– C’est une blague ? demandé-je finalement, bien plus agressive que je ne le voudrais.
– Je ne fais que transmettre un message, répond-elle, tranquillement. Vous en faites ce que vous voulez.
Je tenais aussi à ce que vous soyez prévenue, à ce que vous sachiez que vous pouvez venir me voir en cas
de problème. Entendu ?

Je reste un instant silencieuse. Je n’ai absolument aucune intention de rendre visite à mon père, et ce
n’est pas près de changer ! Mais je comprends tout ce qu’elle ne dit pas. Elle est là pour me protéger,
comme tout chef se doit de le faire. Elle ne me traitera pas non plus comme du verre. Elle reconnaît ma
valeur, ma force de décision, et me propose simplement son soutien. C’est précieux.

– Sincèrement merci, dis-je.

Je me lève et me dirige vers la porte. Mais au moment de franchir enfin le seuil du bureau, ma
supérieure me rappelle à nouveau :

– Connors ?
– Oui commissaire ?
– Vous et Campbell êtes d’excellents flics. Continuez comme ça.

Elle me fait signe de filer avant que j’aie pu la remercier. Quand j’arrive devant Josh, j’ai les larmes
aux yeux et un grand sourire.

– Tout va bien ? s’inquiète-t-il.


– Oui, ne t’inquiète pas, lui dis-je.
– Que voulait-elle ?

Je n’ai pas envie de cacher cette entrevue à mon ami, mais je sens que ce n’est pas le moment d’en
parler.

– Juste mon avis sur une ancienne affaire. Viens, nous avons du travail.
51. Le grand soir

Josh n’insiste pas et nous nous plongeons dans notre nouveau dossier. Nous travaillons toute la fin de
journée et finissons par établir une liste de témoins qu’il faudra convoquer dès le lendemain. Mais alors
que je me dirige vers la machine à café, mon coéquipier me lance avec un grand sourire :

– Pas d’heures supplémentaires aujourd’hui !

Il sort l’édition du San Francisco Chronicle de son sac à dos et mon visage s’illumine en voyant la
une. Bruce est en photo, rayonnant. Juste en dessous, la légende indique en gros caractères : « Première
exposition d’un jeune artiste qui tient son talent de son héritage familial mais a su le sublimer en étant
pleinement lui-même. »

C’est tellement vrai ! Dans tous les domaines.

– Ne t’inquiète pas : rien n’aurait pu me faire oublier le vernissage !

Josh sourit.

– Comment va Bruce ? Pas trop nerveux ?


– Tu le connais : il gère. C’est un monstre de self-control, qui veut que tout soit parfait dans les
moindres détails. Je pense que les assistantes de la galerie vont finir par vouloir le crucifier, même si
elles sont immédiatement tombées sous son charme.

Josh éclate de rire :

– Il t’a fait la même impression lors du premier interrogatoire, non ? C’est l’effet Willington !

Bruce est certes devenu un artiste de talent, il n’en reste pas moins un homme d’affaires aguerri : il y a
mis des moyens considérables mais le résultat est impressionnant. En quatre mois, il a préparé une
exposition magnifique, regroupant les toiles de son grand-père et les siennes. Il a tout organisé, menant le
personnel de la galerie à la baguette. Dès le début, il avait un plan précis qu’il a déployé jusqu’à ce que
tout soit parfait.

– Tu as raison. Vous serez là, n’est-ce pas ?


– Bien sûr ! Steve m’a même offert un costume pour l’occasion, marmonne Josh sans me regarder.
– Toi en costume ? dis-je en riant. C’est une première. Tu vas être magnifique !
– Moque-toi ! Je vais être un vrai pingouin ! Mais si ça peut faire plaisir à Steve…
– Il faut que j’aille me préparer. On se retrouve à la galerie ?
– Oui, à tout à l’heure.

Quand j’arrive sur le bateau, Bruce n’est pas là, réglant les derniers détails à la galerie. Il m’a laissé
un message me disant qu’il viendrait me chercher pour que nous arrivions ensemble :

Il est normal que je vienne avec celle qui compte le plus pour moi.

Avant de rencontrer Bruce, m’installer en couple avec un homme me paraissait une démarche insensée.
J’y voyais une perte de liberté, d’indépendance, qui m’était insupportable. Mais depuis que nous habitons
ensemble, je découvre l’ampleur de mon erreur.

Vivre avec l’homme qu’on aime est la plus belle aventure qui soit !

Rien ne me préparait à la douceur de ma vie actuelle. Mon travail m’accapare énormément, mais
chaque soir je suis accueillie avec un baiser fougueux qui fait passer toute trace de fatigue. J’aime parler
avec lui de ma journée, d’une affaire difficile, ou de tout et de rien. Notre couple me donne une force que
je ne me connaissais pas. J’ai confiance en lui et en son amour. Depuis que ma vie fait partie de la sienne,
je me sens capable d’abattre des montagnes.

Après une douche brûlante qui chasse les courbatures liées à cette semaine de travail intense, je sors
de l’armoire la tenue de soirée que Bruce m’a offerte la veille : une superbe robe fourreau noire, très
classe, mais aussi très sophistiquée. Elle est tellement belle que lorsque je l’ai vue, j’ai hésité :

– Bruce, c’est trop ! Je n’ai jamais porté ce genre de vêtements.


– Je suis sûre qu’elle t’ira très bien, avait-il répondu avec un regard brûlant.

La vérité, c’est que je suis très stressée : moi aussi je tiens à ce que tout soit parfait. À commencer par
moi. Rien ne me rend plus fière que d’être vue au bras de Bruce.

Quel contraste avec le début de notre histoire ! Je mourais de peur à l’idée qu’on nous surprenne
ensemble.

Je me maquille et me coiffe avec soin avant de passer la robe avec d’infinies précautions. Il ne s’est
pas trompé : je ne reconnais pas la femme qui me sourit dans le miroir, mais elle est époustouflante.

– Je le savais, lance une voix rauque derrière moi.

Je sursaute et me retourne brusquement. Bruce se tient dans l’embrasure de la porte. Il me sourit et


comme à chaque fois, mon cœur s’emballe.

Comme il est beau !

Il porte déjà son costume, qui lui va comme un gant. Il se dégage de lui une assurance irrésistible. Il
s’approche et me prend dans ses bras avant de me tourner vers le miroir. Notre reflet nous renvoie
l’image d’un couple radieux.

– Je le savais, répète-t-il.
– Quoi donc ?
– Que ta beauté sublimerait cette robe. Tu es magnifique, Nina !
– Merci mon amour, dis-je avant de lui voler un baiser. Il est l’heure ?
– Oui. Allons-y.

À notre arrivée, j’ai l’impression d’être une star de cinéma ! Des journalistes nous attendent et des
photographes nous mitraillent dès que nous descendons de voiture. La galerie est bondée. Tout ce que la
côte Ouest compte de critiques d’art et de spécialistes est présente. Dans leurs articles, après avoir vu en
avant-première certaines œuvres, ils ne tarissaient pas d’éloges sur le travail de celui qu’ils surnomment
déjà « le petit-fils prodige ».

Ben et Elsa nous sautent au cou, Steve et Josh nous embrassent avec effusion. Ma sœur est superbe
dans une courte robe bleu ciel qui dévoile ses jambes fuselées, et elle irradie de bonheur au bras de Ben.
Quant à Josh, je ne peux m’empêcher de le siffler. Le costume lui va à ravir !

– Aucun pingouin à l’horizon ! assuré-je en l’embrassant sur la joue.

Il me répond en me tirant la langue, déclenchant les rires. Quant à Steve, il est réellement impressionné
par l’exposition.

– Quel travail de fou ! Sublime ! Sidérant !


– Il a raison, commente Josh. Tu as fait du chemin depuis que Nina t’a convaincu de faire cette
exposition. Elle a vraiment bien fait !

Tandis que Bruce est convié à répondre aux questions des journalistes, je me promène dans la galerie,
une coupe de champagne à la main. Je connais chacune des toiles. Elles ont toutes une histoire. Je trouve
Elsa devant Double Portrait, une toile que j’aime vraiment beaucoup. Il s’agit de deux femmes qui se
regardent en miroir. Bruce nous a fait poser toutes les deux pour réaliser ce tableau, l’un de ses premiers.

– Tu t’admires ? lui demandé-je en arrivant derrière elle.


– Non, je contemple le travail de ton homme, répond-elle avec un clin d’œil. Et je suis bluffée.
– On peut marcher ? Il faut que je te parle de quelque chose.

Elsa me suit, intriguée. Un peu à l’écart de la foule, je lui fais part de la demande de notre père de me
voir. Elle reste silencieuse un long moment. Quand elle plonge ses yeux dans les miens, je la sens très
troublée.

– Tu vas y aller ? me demande-t-elle.


– Je ne sais pas.
– Il te met encore en colère ?

Je la regarde avec surprise :

– Bien sûr ! Pas toi ?


– Si, évidemment. Mais il est en prison maintenant. Il ne peut plus nous faire de mal. Il a peut-être
besoin de se reconstruire lui aussi…

Je suis sidérée.

Après tout ce que mon père lui a fait, Elsa se sent donc prête à lui pardonner ?
– Je ne te dis pas d’aller le voir demain, corrige-t-elle en voyant ma stupeur. Cela fait longtemps que
j’y pense. Cette rencontre aura forcément lieu. Mais ça prendra du temps.

Ben nous rejoint. Dès qu’elle le voit, le visage d’Elsa s’éclaire. Je suis heureuse pour eux : tout
comme Bruce et moi, ils se sont trouvés.

– Ah vous êtes là ! s’écrie soudain Steve nous interrompant. Venez vite, Bruce va faire un discours.

Nous rejoignons la foule. Josh nous met à tous une coupe de champagne dans la main. Bruce monte sur
une petite estrade installée au centre de la galerie pour l’occasion. C’est un homme heureux mais ému qui
prend la parole. Il a la voix légèrement enrouée :

– Je tiens à tous vous remercier pour votre présence ici ce soir. C’est une très grande joie d’être là.

Il laisse passer un silence, regarde autour de lui et poursuit :

– Il y a cinq mois, alors que je traversais une période de doutes, une femme merveilleuse m’a soufflé
l’idée d’un projet fou : organiser une exposition de mes propres œuvres.

Des applaudissements fusent.

– Grâce à elle, je me suis ouvert au monde et j’ai fait la paix avec mon passé. Grâce à elle, j’ai enfin
pu laisser ma culpabilité derrière moi. Mais surtout, grâce à elle, j’ai retrouvé l’amour de la peinture.
– Cela signifie-t-il que vous ne travaillerez plus jamais comme marchand d’art ? s’enquiert un
journaliste.

Bruce sourit :

– Qui peut dire de quoi l’avenir est fait ? Pour l’instant, j’ai envie de me jeter corps et âme dans la
création.

Des applaudissements saluent cette belle initiative. Il fait signe à son public de lui accorder un instant
de calme, et lance avec un grand sourire :

– Vos applaudissements lui reviennent autant qu’à moi. Chers amis, chers confrères et journalistes, je
vous demande d’applaudir Mlle Nina Connors !

Tous les regards se braquent sur moi. Je sens le rouge me monter aux joues. Je souris, mais je n’aurais
rien contre le fait de disparaître sous terre ! Pourtant, j’accepte la main que Bruce me tend pour le
rejoindre à ses côtés. Il me tend le micro.

Ce n’était pas prévu !

Je cherche l’inspiration dans les yeux de l’homme que j’aime. Contre toute attente, les mots me
viennent naturellement :

– Au nom de Bruce, j’aimerais vous remercier d’être venus ce soir. Vous qui le connaissez, vous ne
serez donc pas surpris d’apprendre qu’il a travaillé d’arrache-pied pour que cette exposition voie le jour.
Tableau après tableau, toile après toile, j’ai vu son talent s’affirmer. Il m’a souvent dit qu’il n’y avait
qu’un seul artiste dans la famille Willington. Aujourd’hui, vous pouvez tous constater qu’il y en a deux. Je
n’ai pas connu Charles Willington, mais je suis extrêmement fière de connaître son petit-fils.

Je me tourne vers lui pour lui rendre le micro. Pour la première fois, je vois des larmes dans ses yeux.

Il n’ajoute pas un mot et salue la foule qui applaudit à nouveau à tout rompre. Avant que je ne
descende de l’estrade, Bruce m’embrasse avec passion.

La soirée passe comme dans un rêve : Bruce reçoit un flot continu de félicitations et de compliments.
Le vernissage est un triomphe. Nous restons à la galerie jusqu’à la fermeture, tard dans la nuit. Elsa et
Ben s’éclipsent un peu avant la fin pour rejoindre Monterey en amoureux. Josh et Steve nous proposent
d’aller prendre un verre en ville, mais, après nous être concertés du regard, nous déclinons l’offre. Toutes
ces émotions, même extrêmement positives, nous ont donné envie de nous retrouver tous les deux.

Nous rentrons en voiture. La conduite souple et sportive de Bruce me donne l’impression que nous
fendons le brouillard qui s’est abattu sur la ville depuis le début du mois de janvier.

Une fois sur le bateau, Bruce et moi n’avons pas envie de nous coucher tout de suite :

– Tu prends une dernière coupe avec moi sur le pont ? me propose-t-il les yeux aussi pétillants que du
champagne.
– Avec plaisir.

Ces derniers mois, j’ai découvert combien cet endroit du bateau avec sa vue sur l’océan pouvait être
agréable. Surtout en bonne compagnie !

Tandis que Bruce va chercher à boire, je me plonge dans la contemplation des vagues et me laisse
délicieusement porter, des images de cette soirée fantastique plein la tête.

– Tu rêves, Nina ? me demande-t-il, quelques minutes plus tard en me tendant une coupe.

Nous trinquons en échangeant un sourire radieux, les yeux dans les yeux.

– Non, je savoure l’instant. C’est si bon d’être là avec toi, Bruce !


– Mon plus beau souvenir restera ton discours, Nina. Tes mots m’ont énormément touché.
– J’étais sincère. L’exposition promet d’être exceptionnelle, grâce à ton travail. Quand je t’en ai parlé
cet été, je n’imaginais pas un tel résultat !
– Sans toi, je n’y serai jamais arrivé.

Je suis sincèrement émue par les paroles de Bruce. Mon cœur cogne fort dans ma poitrine. Je me sens
apaisée, sereine… Je remarque alors un carnet de croquis posé près de ma coupe.

– Qu’est-ce que c’est ?


– C’est un cadeau, me dit Bruce.
Sa voix légèrement voilée attise ma curiosité.

J’ai déjà vu des carnets comme celui-ci dans la chambre que Bruce occupait, enfant, à Monterey. Son
grand-père lui a appris à dessiner avec. Quand je l’ouvre, je découvre une série de dessins à l’aquarelle.

– Oh ! m’exclamé-je en me reconnaissant sur chaque page.


– Quand tu m’as proposé de peindre mes propres œuvres, j’avoue que j’étais un peu perdu. Ce que tu
me demandais me semblait fou ! Je n’avais jamais rien peint qui vaille d’être exposé ! Dans la solitude de
l’atelier, j’ai donc cherché mes marques.

Je l’écoute attentivement. Il boit un peu de champagne et poursuit :

– Charles m’a initié à tous les outils dont dispose le peintre : le fusain, les pastels, l’huile… Mais
l’aquarelle a toujours été ma peinture préférée. J’ai choisi ma palette. Ensuite, je me suis aperçu que le
chevalet me terrifiait. J’ai donc repris un de mes vieux carnets : beaucoup moins impressionnant !

Je souris, attendrie.

Bruce Willington a eu peur ? Ça, c’est une première !

– Enfin, il me restait un énorme problème : je n’avais pas d’inspiration.


– La richesse de l’exposition prouve que tu l’as trouvée ! rétorqué-je.
– Grâce à toi, dit-il en me regardant dans les yeux. Quel meilleur modèle que toi, qui m’as redonné
l’envie de peindre ?

Je rougis de plaisir et baisse à nouveau les yeux sur les dessins. Bruce m’a dessinée à différentes
étapes de notre relation : je me reconnais dans son bureau, une expression exaspérée sur le visage.

Notre première rencontre : j’étais folle de rage en partant !

Sur un autre dessin, je suis en tenue de sport, les cheveux collés à mon visage par la sueur.

Après un jogging, je n’étais vraiment pas à mon avantage…

Pourtant, la femme qu’il a dessinée est jolie. En tournant les pages, je me vois endormie dans la
chambre du bateau, dans le jardin à Monterey et…

Je dois rêver !

Sur le dernier dessin, Bruce nous a dessinés à l’endroit même où nous nous trouvons, sur le pont du
bateau. Il est devant moi, un genou à terre. Les yeux levés vers moi, il me sourit. Il me présente un petit
écrin dans lequel se trouve une bague. Mais Bruce n’a pas dessiné l’expression de mon visage, me
représentant de dos.

Puis je relève la tête et sous mes yeux ébahis, cette fois-ci dans la réalité, Bruce pose un genou à terre
et sort un écrin de sa veste. Bouleversée, je retiens mon souffle.

– Nina Connors, veux-tu m’épouser ?


J’ai l’impression que mon cœur va sortir de ma poitrine tellement il bat fort. Je suis au bord des
larmes, alors que je n’ai jamais été aussi heureuse.

– Oui ! m’écrié-je, en me jetant dans ses bras. Oui, oui, oui !


52. Comme une très grande famille

Ma valise est enfin fermée sur le lit. Bruce finit de charger la voiture. Nous partons pour deux
semaines de vacances à Monterey. Les premières depuis que j’ai repris mon poste !

Les dernières semaines ont été d’une rare intensité. Il m’est arrivé bien trop souvent de ne pas rentrer
le soir car je passais mes nuits en planque ou au bureau. Bruce n’a jamais fait le moindre commentaire,
même quand il m’arrivait de le quitter en plein milieu de la nuit parce qu’une enquête prenait un tour
décisif. Néanmoins, je sais que cette situation lui pèse et que ces quelques jours nous feront le plus grand
bien.

Jusqu’au dernier moment, j’ai cru que le commissaire ne m’accorderait pas mes congés. En effet, Josh
a posé les siens aux mêmes dates.

Et pour cause ! Nous allons au même endroit !

Cependant, même s’il n’y a pas la moindre notion de hiérarchie entre nous, il reste mon supérieur. De
plus, je ne travaille pas depuis assez longtemps pour bénéficier de vacances. Néanmoins, le commissaire
a pris en compte la charge de travail que nous avons abattue tous les deux.

Nous parlons de ces vacances depuis plus d’un mois. La décision de nous retrouver tous ensemble à
Monterey s’est imposée d’elle-même. J’ai non seulement l’impression de rentrer à la maison, mais aussi
de retrouver ma famille. Josh et moi travaillons ensemble chaque jour. Ma sœur et moi sommes plus
proches que jamais. Nous nous téléphonons plusieurs fois par semaine, tout comme Bruce et Ben.

Chaque fois qu’il va peindre à Monterey, il me semble que la complicité de Bruce avec Ben en est
renforcée.

J’ai si souvent parlé de la maison de Charles à Émilie qu’il m’a paru naturel de lui proposer de venir
avec nous. La « famille » s’agrandit, pour mon plus grand plaisir !

Nous passons les deux heures et demie de route à chanter à tue-tête. Très zen, Bruce a d’abord feint de
nous ignorer, jusqu’à ce qu’il finisse par craquer et entonne les plus grands tubes du disco de sa belle
voix grave et sensuelle. À ma grande surprise, sa version de « My everything » de Barry White me donne
des frissons.

– En plus il chante ? Cet homme est décidément parfait ! s’exclame Émilie. Tu es vraiment sûr de ne
pas avoir de frère ?
– J’ai découvert que mon meilleur ami était en fait mon oncle. C’est suffisant comme révélations
familiales, tu ne crois pas ? rétorque-t-il en riant.

Lorsque nous ouvrons la porte de la villa, une nouvelle surprise nous attend : une dizaine d’enfants
âgés de 5 à 10 ans jouent dans la forêt qui entoure le domaine. Tandis qu’Elsa et Josh organisent un grand
chat perché, Steve prépare un goûter géant : le salon sent bon les cookies et le fondant au chocolat. Nous
observons ce petit monde courir partout sans comprendre, avec l’impression d’être tombé dans une
dimension parallèle. Ce n’était pas tout à fait prévu !

Ben nous accueille avec un immense sourire :

– Tu as fait ami-ami avec les gamins du quartier ? demande Bruce en donnant une franche accolade à
Ben.
– Ce sont des enfants dont je m’occupe bénévolement, explique Ben. Leurs familles n’ont pas les
moyens de les envoyer en vacances. J’ai fermé le cabinet et proposé de les accueillir ici durant quelques
jours. Ce n’était pas vraiment prévu et ça s’est un peu fait au dernier moment, je suis désolé…
– Mais c’est génial ! s’exclame Émilie.
– Tu as bien fait : il y a bien assez de chambres pour tous et le terrain est gigantesque.
– C’est ce que je me suis dit. En plus, Elsa est géniale avec les enfants. Elle les fatigue !
– Ça ne m’étonne pas ! Ma sœur a tellement d’énergie !

Ben hoche la tête.

– J’espère néanmoins que cela suffira. Dix petits monstres à occuper, c’est plus compliqué que je ne le
croyais.
– Nous allons t’aider, voyons ! s’écrie Émilie. Au dojo, je donne des cours à des enfants. Je peux
organiser des ateliers d’initiation aux arts martiaux !
– Excellente idée !
– Et moi je peux leur donner des cours de dessin si tu veux. Le temps de poser nos affaires et on
arrive, dit Bruce, des étoiles dans les yeux. J’adore voir des enfants ici : ça me rappelle quand on était
gosses !

Ben acquiesce, ravi. La première semaine de nos vacances ne s’annonce pas reposante du tout, mais
peu importe : je suis sûre nous allons nous amuser comme des fous !

Les journées avec les enfants passent à une vitesse folle : courses en sac, randonnées, ateliers cuisine,
peinture, relaxation…

Nos soirées sont plus intimes et Bruce et moi passons de longs moments à discuter dans les bras l’un
de l’autre. Alors que nous nous mettons au lit, à la fin de la semaine, il me pose une question qui me
laisse sans voix :

– Est-ce que tu veux des enfants ?


– J’ai envie de te dire « oui » même si cela me fait peur, réponds-je honnêtement.

Bruce m’entoure de ses bras.

– Je comprends. Jusqu’à aujourd’hui, je ne m’étais jamais vraiment interrogé. J’imaginais que je


finirais par me marier et par fonder une famille. Mais ça n’avait rien de concret. Jusqu’à présent, je ne
côtoyais pas d’enfant ! Et surtout, te voir avec eux a fait naître une envie puissante en moi…
– Puissante, vraiment ? le taquiné-je.
Son sourire ne laisse aucun doute sur son intention d’être fin prêt quand nous l’aurons décidé. Nous
nous couvrons de baisers et de caresses avant de faire l’amour avec une infinie tendresse.
53. Réparation et construction

Ces vacances, avec les petits invités-surprises, sont les meilleures que j’ai vécues de toute ma vie.
Après une semaine merveilleuse, les enfants sont rentrés chez eux ce matin, tout comme Émilie qui doit
rouvrir le dojo demain. Nous préparons le déjeuner tous ensemble, en échangeant nos impressions :

– Quel calme tout à coup ! s’exclame Elsa.


– C’est le moins qu’on puisse dire ! Plus de ballons dans les vitres, ni de cris dans la maison. Fini les
miettes partout dans la cuisine, les jouets qui traînent… énumère Bruce.

Nous nous tournons vers lui un peu surpris.

– Tu aurais préféré qu’ils ne soient pas là ? s’inquiète Ben. Je suis désolé, j’avais pensé…
– Hé, je plaisante ! s’écrie Bruce en lui tapant dans le dos. J’ai adoré chaque minute passée avec eux.
C’était génial !

Il a un sourire radieux. Je ne peux m’empêcher de me sentir soulagée.

– Maintenant que les enfants ne sont plus là, commente Steve, en sortant un poulet du four, les parents
s’ennuient.
– Les parents ? s’étonne Josh.
– Ne formons-nous pas une famille ? nous interroge-t-il d’une voix légèrement enrouée.

Je le regarde en souriant avec bienveillance.

– Si, rétorqué-je, c’est exactement ce que je ressens.


– Moi aussi, répondent Elsa, Ben, Bruce et Josh d’une seule voix.

Nous déjeunons dans le calme, redécouvrant un silence qui nous semble presque étrange après tant
d’agitation. Après le repas, Josh et Steve nous proposent d’aller nous promener. Elsa accepte, mais
Bruce, Ben et moi préférons rester à la maison.

– J’ai des papiers à trier, prétexte Bruce.


– J’ai assez marché pour toute une vie, sourit Ben.
– Moi, je veux juste ne rien faire, dis-je. Une vraie nouveauté ces derniers temps.
– Bande de rabat-joie ! s’écrie Elsa en riant. Allez, venez les garçons. On s’en va.

Bruce s’isole dans son bureau. Alors que Ben et moi prenons un café, dans le salon, il vient nous
rejoindre, un épais dossier à la main.

– Ben, il faut que je te parle, lui dit Bruce. As-tu des nouvelles de ta mère ?
– Elle refuse de me parler de toute cette affaire mais elle respecte le suivi psy imposé par la justice.
Je crois qu’elle est dans le déni.
– La thérapie finira par porter ses fruits, dis-je.

Ben hoche la tête.

– Je l’espère. Il est plus que temps qu’elle fasse la paix avec cette histoire.
– Je peux peut-être faire quelque chose pour l’y aider.

Il lui tend un document de plusieurs pages.

– Qu’est-ce que c’est ? demande Ben en fronçant les sourcils.


– Les titres de propriété de toutes les œuvres de Charles sur lesquelles Judith est représentée. Je les ai
fait mettre à son nom.

Bruce et moi en avons longuement parlé : depuis qu’il en a connaissance, réparer les erreurs que
Charles a commises est très important pour lui. Il a donc réfléchi à ce qui lui semble juste.

Ben, qui ignorait tout de ce plan, ouvre de grands yeux surpris.

– C’est très généreux de ta part. Certains de ces tableaux valent une fortune !
– D’une certaine manière, ils lui appartiennent aussi, puisqu’elle était sa muse. À mon sens, ce n’est
que justice après tout ce que mon grand-père a fait subir à ta mère.
– Je ne sais pas quoi dire… lâche Ben, ému.
– Judith en fera ce qu’elle voudra : elle pourra les vendre ou les garder pour te les léguer en héritage,
si elle souhaite que tu aies quelque chose de ton père.
– Merci Bruce. Elle sera vraiment heureuse, j’en suis sûre. Et je suis très touché.

Bruce hoche la tête et repart dans son bureau. J’ai très envie de courir l’embrasser, mais je préfère le
laisser tranquille. Ben et lui sont extrêmement pudiques sur leurs sentiments. Ils ne se diront rien de plus.

***

Bruce et moi reprenons la route deux jours plus tard. Ces vacances nous ont fait à tous un bien fou.
Seule Elsa s’accorde une journée de plus dans les bras de son amoureux.

La veinarde !

De retour en ville, je m’étonne :

– Où allons-nous ? Nous ne rentrons pas au bateau ?

Bruce sourit :

– Patience… C’est une surprise.

Ma curiosité est piquée au vif, mais je sais qu’il ne me révélera rien !

Il nous conduit à travers la ville, jusque dans le quartier huppé d’Alamo Square.
Ce quartier résidentiel est célèbre notamment à cause des painted ladies, des maisons de style
victorien dont les façades sont peintes de toutes les couleurs. Nous roulons encore plusieurs minutes
jusque sur les hauteurs, avant que Bruce n’arrête la voiture devant l’une d’elles. La façade est d’un beau
bleu pâle.

Bruce descend et vient m’ouvrir la portière. Interloquée, je le suis jusqu’en haut des cinq marches qui
mènent à la porte. Il sort une clé de sa poche. Lorsque la porte s’ouvre, je demande :

– Bruce, où sommes-nous ?
– Viens, je vais te faire visiter, dit-il en m’entraînant à l’intérieur.

La maison est vaste, lumineuse et surtout immense : elle est composée d’au moins cinq chambres, de
deux salles de bains, d’un vaste bureau bibliothèque et, dans un grand jardin à l’arrière de la maison,
d’un atelier d’artiste.

Et quelle vue ! Depuis le second étage, on aperçoit même le Golden Gate !

Après avoir fait le tour de la maison, nous nous retrouvons dans le salon :

– Bruce, je n’y comprends rien ! Qu’est-ce que c’est que cette maison ?
– Elle te plaît ? demande-t-il, les yeux brillants.
– Bien sûr que oui ! Elle est magnifique !

Il pousse un soupir de soulagement.

Il pensait sincèrement que je n’aimerais pas cet endroit ?

– Accepterais-tu de vivre ici avec moi ? demande-t-il en me regardant dans les yeux.
– Ici ? C’est ta maison ?
– Je voudrais l’acheter pour nous. Si tu es d’accord, bien sûr, s’empresse-t-il d’ajouter. J’ai mis une
option dessus et il me suffit d’un coup de fil pour confirmer ou annuler. Le choix t’appartient.

Une bouffée d’émotions m’envahit :

– Oh Bruce, oui ! m’écrié-je, folle de joie.

Je me jette dans ses bras en riant. Bruce rit aussi. Nous nous embrassons encore et encore, jusqu’à ce
que je demande :

– Quand as-tu fait cela ?


– Depuis que je sais que tu vas devenir ma femme, j’ai envie de me poser.
– Mais nous vivons déjà ensemble sur le bateau !

Il me prend par les épaules et m’amène à l’étage jusqu’à une des chambres :

– Quand j’ai acheté le yacht, je voulais avoir le sentiment de n’avoir aucune attache. Je voulais me
convaincre que je pouvais tout quitter, à n’importe quel moment. Mais depuis que je te connais, tout a
changé : pour la première fois de ma vie, j’ai envie de m’ancrer quelque part.

Des larmes de bonheur me montent aux yeux.

– J’ai envie de faire de cet endroit notre nid, notre cocon, murmure Bruce en me caressant la joue.

J’éclate de rire.

– Qu’y a-t-il ? s’inquiète Bruce, en fronçant les sourcils devant ma réaction.


– Tu as vu la taille de notre « nid » ? On peut y faire courir plusieurs bambins !

Les yeux de Bruce s’illuminent et un sourire coquin apparaît sur ses lèvres :

– Quelle bonne idée ! Si on en faisait un tout de suite ? me propose-t-il en me soulevant de terre.


– Oh oui ! m’écrié-je avant de l’embrasser passionnément.

Les baisers de Bruce sont d’abord doux, puis de plus en plus torrides. Il m’allonge sur le sol de la
plus grande chambre de la maison. La pièce est encore vide, mais je n’ai aucun mal à imaginer un lit
immense à l’endroit où nous sommes.

Mon amant m’entoure de ses bras. Dans ses yeux, je lis à la fois une infinie volupté et une passion
dévorante. Mon ventre s’embrase délicieusement. Avec impatience, mes doigts passent sous le fin tissu
de sa chemise. Un premier bouton se détache, suivi d’un deuxième, puis d’un troisième, jusqu’à ce que je
puisse lui ôter le vêtement encombrant. Il se laisse faire en souriant, sans me quitter des yeux. Je suis
toujours aussi subjuguée par la beauté de son corps. Je ne pourrais jamais me lasser de lui.

Sur le haut de son épaule, j’aperçois le début de son tatouage. Depuis que je connais Bruce, ce grand
dessin tribal n’a cessé de me fasciner. Mon amant m’a expliqué qu’il représentait sa part d’ombre, le côté
noir qu’il a voulu à tout prix garder gravé dans sa chair. Pour ma part, je l’ai toujours trouvé terriblement
érotique. Il n’en parle pas souvent et le cache face aux autres mais je crois qu’un jour il l’assumera au
mieux.

Lorsqu’il m’effleure, je n’arrive plus à former une seule pensée cohérente et tout mon corps se tend.
Ma respiration s’accélère. Ma poitrine se soulève. Bruce y pose une main conquérante et m’arrache un
soupir de plaisir. J’ai terriblement chaud tout à coup et j’ai surtout hâte de sentir sa peau contre la
mienne. Je ne porte qu’une robe légère, mais à ce moment précis, elle me semble particulièrement
encombrante. C’est un vêtement très simple, d’une seule pièce, qui pourrait se retirer très vite, si mon
amant consentait à me laisser me redresser. Au lieu de cela, ses mains naviguent sur mes courbes
frémissantes. Avec une extrême lenteur, une de ses mains remonte le long de ma jambe nue. Quand il
passe enfin sous le tissu, j’écarte instinctivement les cuisses. Un petit cri s’échappe de mes lèvres
lorsqu’il tire sur ma culotte. Je soulève mon bassin pour qu’il m’en débarrasse, mais il n’en a pas
l’intention : sa main se faufile sous la dentelle et atteint rapidement mon intimité humide. Je suis en feu.

Les yeux mi-clos, j’observe mon amant, au-dessus de moi. Son beau regard est trouble et enfiévré. Il
se concentre sur mes désirs, observant intensément mon visage, tandis que ses doigts agiles cherchent et
trouvent rapidement mon plaisir. Entre mes cuisses, ses caresses se font de plus en plus rapides et mes
cris de plus en plus fort. Quand Bruce commence à agacer le bout de mes seins avec son autre main, je ne
me maîtrise plus : mon bassin se tend vers lui, agité de soubresauts. Tout mon corps le réclame.

J’aimerais tellement le sentir en moi, tout de suite !

Pourtant, la situation est d’une sensualité rare. Mon amant tient mon plaisir au bout de ses doigts. C’est
très excitant. J’aime me sentir à sa merci comme j’ai pu le découvrir avec lui, à plusieurs reprises. Je
crie à présent mais j’en ai à peine conscience. Mes poings se crispent. Ma poitrine se couvre de sueur et
de chair de poule. S’il arrêtait maintenant, il laisserait en moi un vide intolérable. C’est pourtant ce qui
arrive. J’en pleurerais presque de frustration !

Il me tend la main pour m’aider à me redresser. Désorientée, je la prends. J’ai la tête qui tourne
lorsque je me remets debout. Il me prend dans ses bras le temps que je retrouve l’équilibre. Je l’interroge
du regard.

– Et si nous allions voir le reste de la maison ? me propose-t-il le plus naturellement du monde.

Il veut me rendre folle !

– Quoi ? Bruce !
– J’ai un endroit à te montrer, le seul de la maison qui soit aménagé. Et je rêve de t’y faire l’amour
depuis que j’ai visité cet endroit pour la première fois.
– Je te préviens, le menacé-je, tu as intérêt à me donner un sacré orgasme pour te faire pardonner de
t’être arrêté comme ça.

Il rit, de ce rire que j’aime tant, me prenant la main pour me guider vers ce fameux lieu. Bruce ouvre
une porte et nous arrivons dans une gigantesque salle de bains ornée de miroirs qui accroissent
l’impression d’espace. Cet endroit est tout simplement splendide, le marbre noir donne un côté élégant,
les vasques et l’incroyable baignoire contrastent sur ce fond sombre par leur blancheur éclatante. Alors
que ma main est encore dans celle de Bruce, rien dans l’attitude de mon amant ne laisse supposer qu’il
vient de m’amener aux portes du plaisir et qu’il va satisfaire mes désirs. Certes il est torse nu, mais il
reste parfaitement maître de la situation. Quand je me vois dans le grand miroir, je découvre que ce n’est
pas mon cas : ma robe est toute chiffonnée, j’ai les cheveux en bataille et le regard un peu flou.

– Quelle tête je fais ! m’exclamé-je, d’une voix légèrement chevrotante.


– J’aime lire le plaisir sur ton visage, rétorque Bruce en m’embrassant à pleine bouche.

Nos langues se mêlent en un ballet sensuel qui me fait à nouveau frissonner. Bruce me pousse vers
l’imposante baignoire d’angle bordée de marbre. Il me fait asseoir et me demande en souriant :

– Tu imagines les moments de détente que nous allons passer dans cette pièce ?

Je pourrais croire qu’il est repassé en mode « agent immobilier » s’il n’avait pas cette flamme de
désir au fond des yeux. D’ailleurs, pour me montrer que nous ne manquerons pas de place, il me pousse
délicatement pour m’allonger à même le marbre sur une sorte de comptoir le long de la baignoire qui
pourrait accueillir un lit double tant tout est démesuré ici. La tête en arrière, je ferme les yeux pour me
concentrer sur mes sensations. Je frémis lorsque je sens la main ferme de Bruce ouvrir mes cuisses et
remonter ma robe. Je soulève à nouveau mon bassin vers lui. Cette fois, il tire sur ma culotte et la fait
glisser le long de mes cuisses. Le contraste entre l’incendie dans mon ventre et le froid de la pierre lisse
est saisissant mais ne calme pas mes ardeurs, loin de là.

Le souvenir des caresses récentes qui ont allumé le brasier se rappelle à moi lorsque je sens la bouche
de mon amant se poser tout près de mon sexe. Je tremble de partout quand enfin il commence à me
caresser avec sa langue. Le plaisir revient par vagues successives, plus intense encore. Instinctivement, je
m’accroche aux cheveux de Bruce en gémissant. Les yeux clos, je profite au maximum de cet instant.

Mais encore une fois, Bruce s’arrête. Il remonte mes jambes sur le rebord en marbre avant de retirer
son pantalon. À l’aveugle, je tends la main vers lui. Je remonte le long de sa cuisse, pour attraper son
membre tendu et ferme. Je le caresse quelques secondes, lui arrachant un grognement impatient.

Le jour où je suis venue vivre avec lui sur le bateau, Bruce et moi sommes allés faire un test HIV.
S’installer ensemble nous a semblé être l’occasion idéale de nous débarrasser des préservatifs. Et nous
avons expérimenté ces nouvelles sensations à de maintes reprises.

Lorsque Bruce s’enfonce enfin en moi, je pousse un cri de plaisir et de soulagement mêlés.

J’en avais tellement envie !

Il s’arrime solidement à mes hanches. Ses va-et-vient sont puissants mais encore maîtrisés. Nous nous
connaissons assez à présent pour savoir ce qui plaît à l’autre. Il sait que j’adore qu’il me possède tout
entière comme il est en train de le faire. Je l’encourage d’ailleurs sans retenue à continuer plus vite et
plus fort. Enfin, notre plaisir explose, simultané et violent.

Nous restons plusieurs minutes, pantelants et à bout de souffle, puis Bruce m’aide à me relever. Il me
prend dans ses bras.

– J’aime sentir ton cœur s’apaiser contre mon torse après l’amour, me chuchote-t-il avec tendresse.

Nous restons ainsi enlacés un long moment. Je lève la tête pour l’embrasser et sens le désir renaître
chez Bruce, mais cette fois, pas question de le laisser mener la danse. J’ai envie de lui donner du plaisir à
mon tour. Son sexe à nouveau fièrement dressé se tend vers moi. Je le prends délicatement dans le creux
de ma paume et commence à le caresser avec une infinie douceur. À ce contact, le corps de mon amant se
crispe. Il pousse même un grognement de plaisir que je connais bien. Satisfaite, je pose un premier baiser
sur son membre raide, avant de le prendre en bouche. Bruce tressaille. Je m’amuse à faire glisser ma
langue dessus, puis à le gober à nouveau, jusqu’à sentir mon homme trembler de désir.

Je m’interromps brusquement et me redresse, il me jette un regard aussi désemparé que le mien dans la
chambre au début de nos ébats. Je m’allonge auprès de lui, sur le marbre froid et lui souris, ravie de lui
montrer que moi aussi je peux maîtriser la situation et me laisser désirer. Doucement, Bruce m’enlace et
je sens son sexe contre le mien. Je ne peux m’empêcher de gémir en sentant l’ardeur de son désir. Je me
suis laissé prendre à mon propre jeu et serais prête à le supplier. Mais Bruce est aussi pressé que moi.
Sans attendre, il me pénètre avec force, comme je l’y invitais du regard. Une véritable frénésie sexuelle
s’empare de nous alors que ses va-et-vient se font plus rapides. Le plaisir monte, irrépressible, jusqu’à
une jouissance d’une intensité rare. Cet orgasme me laisse comme sonnée et je mets du temps avant de
réussir à me relever sous le regard amoureux de mon amant.
Quand, rhabillés et recoiffés, nous remontons dans la voiture, nous sourions largement.

– Je crois que nous serons bien ici, prédit Bruce.


54. Le paradis sur terre

Quatre mois plus tard.

La matinée n’est pas encore finie quand le bus me dépose dans le bas du quartier d’Alamo Square, à
quelques rues de notre maison.

Ce n’est vraiment pas une heure pour rentrer chez soi, surtout quand on ne sait pas combien de
temps on va y passer !

« En disponibilité. » J’avais oublié le sens de ces deux mots jusqu’à ce que la commissaire me les
rappelle au cours d’un entretien pour le moins houleux. Tandis que mes pas me guident jusqu’à notre
porte, je me remémore ce moment désagréable :
– Mais pourquoi ?
– Vous prenez bien trop de risques, officière Connors. Je refuse de vous laisser encore vous mettre
vous et votre coéquipier en danger.

Son ton sans réplique devrait m’inciter à la prudence, pourtant, je me suis entêtée :

– Commissaire, nous avons bien travaillé ces dernières semaines. Le taux d’élucidation de nos
enquêtes…
– … est excellent, j’en conviens, m’avait-elle coupée, froidement. Mais vous agissez comme une tête
brûlée. Vous avez été blessée. Faut-il vous rappeler que si l’officier Campbell n’était pas intervenu, vous
seriez sans doute morte à l’heure qu’il est ?

Elle a raison. Pourtant, je ne parviens pas à ravaler la phrase qui me brûle les lèvres :

– Il a gagné alors.

Mes mots ont dépassé ma pensée.

– Excusez-moi, commissaire, m’empressé-je d’ajouter, tandis que le rouge me monte aux joues.

Elle me regarde sans comprendre.

– De qui parlez-vous Nina ? m’interroge-t-elle d’une voix plus douce.


– De mon père.

Jack a réitéré plusieurs fois ses demandes pour que je vienne le voir en prison. Chaque nouvelle
requête me met dans une rage folle. Il faut alors que je me prouve que je suis forte et douée dans mon
métier. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté les affaires les plus difficiles et pris tous les risques.
Chaque jour, Bruce me regardait partir en cachant une inquiétude de plus en plus grande. La « solution »
est venue de Josh qui a fini par alerter notre hiérarchie.
– Vous êtes un bon flic, Nina. Reposez-vous. Faites le point, a conclu le commissaire.

En passant la porte, une boule enfle dans ma gorge. Bruce, que Josh a évidemment prévenu,
m’accueille à bras ouverts. Je me jette dans ses bras.

Le seul endroit où je me sente vraiment en sécurité…

J’ai vécu tant de belles choses depuis que cet homme est entré dans ma vie : ma sœur est redevenue
elle-même et a trouvé l’amour. J’ai aidé l’homme que j’aime à se libérer du poids de sa culpabilité. Il
prépare une deuxième exposition. Le professionnalisme de Josh est reconnu à sa juste valeur au sein du
commissariat. Et surtout, Bruce et moi avons aménagé cette maison et nous commençons à préparer notre
mariage…

– Il est grand temps de nous occuper enfin de nous, me dit-il, en essuyant les larmes libératrices qui
coulent sur mes joues.

Malgré mon humeur sombre, je parviens à sourire pour lui demander :

– Que proposes-tu ?
– Prenons le bateau et partons. Larguons les amarres ! s’exclame-t-il. Je connais une petite île perdue
dans le Pacifique. C’est un endroit merveilleux, un coin de paradis.

Plus rien ne m’étonne de la part de l’homme que j’aime, mais je ne m’attendais pas à ça !

– Je croyais que tu voulais te poser ? dis-je, en regardant autour de nous.


– Notre maison est ici, me confirme Bruce. Mais le poids du passé pèse encore sur nous. Il est temps
de rompre avec tout ce que nous avons vécu depuis notre rencontre.

Ses mots résonnent étrangement en moi.

Et s’il avait raison ? Si j’arrêtais de me concentrer sur mon père et le passé, pour regarder vers
l’avenir avec Bruce ?

– Quand partons-nous ? lui demandé-je.


– Pourquoi pas tout de suite ? me lance-t-il avec un sourire qui me fait fondre.

***

– Encore un cocktail ? me demande Bruce en finissant le sien.


– Non, merci. C’est parfait.

Parfait. Aucun autre mot ne saurait mieux décrire notre quotidien depuis une semaine.

Les yeux mi-clos, je fais défiler dans ma tête les images de notre vie au paradis. Depuis que nous
avons jeté l’ancre, j’ai l’impression que le temps s’est arrêté. Nous passons nos journées à la plage ou en
promenade. Sur l’île, les habitants nous ont adoptés et sont aux petits soins pour nous. C’est pourquoi,
quelques jours après notre arrivée, j’ai proposé à Bruce d’organiser notre mariage ici.
– Quelle excellente idée !

Ensuite, tout est allé très vite : dès que le pasteur nous a confirmé qu’il acceptait de bénir notre union,
nous avons adressé un e-mail à Elsa, Émilie, Ben, Josh et Steve. En pièce jointe, chacun a trouvé son
billet d’avion et une réservation dans le meilleur hôtel de l’île. Depuis, les jours passent à une vitesse
folle. Nos amis arrivent ce soir et le grand jour a lieu demain.

– Prête ? me demande Bruce en me sortant de ma rêverie.


– Impatiente, tu veux dire ! m’exclamé-je.
– Ils arrivent par quel avion ?
– Celui de 18 heures.

Bruce hoche la tête et m’embrasse.

Même ses lèvres ont le goût du paradis.

À l’aéroport, Elsa se jette dans mes bras. Ben et Bruce s’étreignent longuement. Josh et Steve nous
félicitent chaleureusement.

Je suis tellement heureuse de les revoir tous !

Dès que nos amis ont posé leurs valises dans leur chambre, Bruce et moi les entraînons sur la plage.
Nous passons une merveilleuse soirée, à rire, chanter et danser.

Le lendemain, ma sœur et moi nous préparons dans l’atelier de Mme Feber, la couturière de l’île. C’est
une vieille dame adorable qui met tout en œuvre pour que je sois la plus belle le jour de mon mariage. Je
lui dois beaucoup : grâce à sa complicité, j’ai pu faire venir de San Francisco la robe que j’avais repérée
il y a des mois. Elle a travaillé d’arrache-pied, pour faire toutes les retouches malgré des délais
atrocement courts.

– Comme tu es belle, Nina ! s’exclame Elsa en battant des mains.

Je porte la robe de mes rêves : longue et blanche, elle est constituée d’un bustier tout en perles et en
dentelles, d’une jupe bouffante et d’une traîne interminable.

– Elle est faite pour vous, approuve Mme Feber. Nous avons bien fait de faire les dernières retouches.
– De quelles retouches parle-t-elle ? demande Elsa tandis que la couturière s’éclipse.

Sans répondre à sa question, j’enfile mes gants et attrape mon bouquet.

– Je crois qu’il est temps d’y aller, lancé-je, en sentant l’émotion m’envahir.

Le jardin de l’hôtel dans lequel a lieu la cérémonie est tout proche. Lorsque nous arrivons, la quasi-
totalité des habitants de l’île est assise sur des bancs séparés par une travée centrale. Alors que je la
remonte lentement au bras d’Elsa, la marche nuptiale retentit. Ma sœur est aussi émue que moi, je le sens.
Au premier rang, Josh et Steve nous adressent un sourire radieux.
Ben à ses côtés, Bruce m’attend.

Comme il est beau !

Il porte un costume noir et une chemise blanche qui rehausse son teint hâlé. Comme à son habitude, ses
vêtements lui vont comme un gant. Mais je ne lis pas son aisance naturelle dans son regard. Lui aussi est
très ému. Mon cœur bat la chamade lorsque le pasteur nous salue :

– Mes chers amis, nous sommes réunis aujourd’hui pour unir cet homme et cette femme par les liens
sacrés du mariage. Si une personne connaît une raison de s’opposer à cette union, qu’elle parle
maintenant ou se taise à jamais.

Le silence se fait. Notre famille nous observe : Elsa me sourit, des larmes au bord des yeux, et Ben
couve Bruce d’un regard plein de tendresse. Le pasteur reprend :

– Très bien. Nous allons donc pouvoir procéder à la cérémonie.

Il se tourne vers Bruce et lui demande :

– Bruce Willington, consentez-vous à prendre Nina Connors pour épouse légitime ?


– Oui, déclare Bruce d’une voix forte.

Avec un sourire, l’homme se tourne ensuite vers moi :

– Nina Connors, consentez-vous à prendre Bruce Willington pour légitime époux ?


– Oui, déclaré-je, plus sûre de moi que jamais.

Le pasteur prend ma main, la pose dans celle de Bruce et s’adresse à nouveau à lui :

– Veuillez répéter après moi : Moi, Bruce…

Alors que mon futur époux prononce ses vœux, je suis submergée par l’émotion. Quand mon tour
arrive, je déclare :

– Moi, Nina, je te prends, Bruce, pour époux. Je jure de t’aimer et de te chérir, dans la santé comme
dans la maladie, riche comme pauvre, jusqu’à ce que la mort nous sépare.
– Je vais maintenant bénir les alliances, dit le pasteur en prenant les écrins que Ben lui remet.

Il tend l’anneau à Bruce qui me le passe au doigt.

– Je vous déclare donc mari et femme, conclut le pasteur. Vous pouvez embrasser la mariée.

Enfin !

Nos lèvres se joignent sous les bravos de la foule. Nous rejoignons ensuite la plage, sur laquelle nous
avons fait dresser un immense banquet. Le reste de la soirée passe comme un rêve.

– Heureuse, madame Willington ? me demande Bruce alors que nous regardons le clair de lune, un peu
à l’écart des derniers invités.
– C’est le plus beau jour de ma vie, murmuré-je, en me blottissant contre lui.
– Moi aussi, mon amour.

Nous marchons en silence quelques instants au bord de l’eau, avant que je ne reprenne la parole :

– J’ai quelque chose à te dire, avoué-je, un peu nerveuse.


– Déjà une grande révélation ? s’amuse mon époux. Je te promets de ne pas fuir en courant.
– Je suis enceinte.

Je l’ai appris ce matin. J’avais des doutes depuis quelques jours, mais j’avais mis les symptômes sur
le stress du mariage… Si je suis soulagée de l’avoir dit à Bruce, je suis surprise par sa réaction.

Ou plutôt par son absence de réaction : il est sous le choc !

Il se tait. Longtemps. Tellement longtemps que je crois bon de me justifier :

– J’ai oublié de prendre la pilule avec tout ce qui nous est arrivé… Je sais que nous n’avons plus
reparlé d’avoir des enfants depuis que nous avons emménagé dans la maison… Je comprendrais si tu ne
voulais pas en avoir tout de suite. Mais je pense aussi que tu ferais un père formidable et…

Il interrompt ma tirade par un baiser passionné.

– Oh Nina, c’est merveilleux ! s’exclame-t-il en me soulevant pour me faire tournoyer dans les airs.
Bien sûr que je veux cet enfant ! C’est le plus beau cadeau que tu pouvais me faire ! Notre nouvelle vie
commence aujourd’hui !

FIN
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articles 425 et suivants du Code pénal. »

© EDISOURCE, 100 rue Petit, 75019 Paris

Mars 2017

ISBN 9791025736456

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