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13000 ans

et des poussières

camille
bouchard

Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à


joaly-leboshomo
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13 000 mille ans


et des poussières

Ça ne prendra pas 13000 ans pour visiter notre site:


www.soulieresediteur.com
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Du même auteur
chez le même éditeur :
• Ovni, 2015
• La forme floue des fantômes, 2014
• Le coup de la girafe, Finaliste au Prix littéraire du Gouverneur
général du Canada 2012, Finaliste au Prix Jeunesse des libraires
2012, 5e position au Palmarès de Communication-Jeunesse
2013, Finaliste au Prix Alvine-Bélisle (ASTED) 2013
• Série : La bande des 5 continents, illustrée par Louise-An-
drée Laliberté: Pacte de vengeance, 2007, Les vampires des
montagnes, 2007, L’étrange M. Singh, 2006, Le monstre de
la côte-Nord, 2006, La mèche blanche, 2005

Chez d’autres éditeurs :


• La puanteur des morts, éditions Québec-Amérique, 2017
• Les disques mous de la mémoire, éditions Bayard, 2017
• Nouvelle-Orléans, éditions QuébecAmérique, 2016, Finaliste
au Prix littéraire du Gouverneur général 2016
• Les Forces du désordre, éditions Québec Amérique, 2015,
Palmarès de Communication-Jeunesse, 2016; Lauréat 12-17
ans, 1re position, Finaliste au Prix littéraire du Gouverneur
général du Canada, 2015, Finaliste au Prix jeunesse des Li-
braires, 2016, Finaliste au Prix de la Ville de Québec, 2016
• Les chiens entre eux, éditions Québec Amérique, 2014
• Trente-Neuf, éditions du Boréal, coll. Inter, 2008
• Au temps des démons, éditions de l’Isatis, coll. Korrigan, 2008
• Le Sentier des sacrifices, éditions La courte échelle, 2006
• Les tueurs de la déesse noire, éditions du Boréal, coll. Inter,
2005
• Le ricanement des hyènes, éditions de La courte échelle,
2004, Prix du Gouverneur général du Canada 2005
www.camillebouchard.com
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Camille Bouchard

13 000 mille ans


et des poussières

case postale 36563 — 598, rue Victoria


Saint-Lambert (Québec) J4P 3S8
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Dépôt légal: 2017


Bibliothèque nationale du Canada
Bibliothèque nationale du Québec
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives
nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Bouchard, Camille
13 000 ans et des poussières

Pour les jeunes de 13 ans et plus.


ISBN 978-2-89607-395-5
I. Titre. II. Titre : Treize mille ans et des poussières. III.

PS8553.O756T73 2017 jC843’.54 C2017-940451-2


PS9553.O756T73 2017

Illustration de la couverture:

Conception graphique de la couverture:


Annie Pencrec’h

Copyright © Camille Bouchard


et Soulières éditeur
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À Mathilde, ma première nièce


venue du bout du monde,
à Mollie
et aussi à la mémoire
de ma mère disparue.
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« La nuit n’est jamais complète.


Il y a toujours, puisque je le dis,
Puisque je l’affirme,
Au bout du chagrin
Une fenêtre ouverte,
Une fenêtre éclairée,
Il y a toujours un rêve qui veille. »

extrait de Et un sourire
de Paul Éluard, Le Phénix
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Prologue

Je suis née en Chine.


J’ai été abandonnée en Chine.
J’ai été adoptée en Chine.
J’ai quitté la Chine.
Je n’ai aucun souvenir de la Chine.
Je m’appelle Jade.

P
UIS MES PARENTS ADOPTIFS ONT EU UN PETIT
GARÇON. Né d’une mère supposée infé-
conde et d’un père prétendument sté-
rile. Tout le monde a été surpris. Mes parents
d’abord, puis les oncles, les tantes, les grands-
parents…
Et moi.
Moi qui ai eu grand-peur. Je n’avais que
cinq ans. Je craignais d’être abandonnée une
deuxième fois. Subir une deuxième défaite, un
deuxième rejet. Mais non. Papa et maman ont
gardé leur fillette adoptive.
Tant mieux, car je l’aime bien, ce fils de mes
parents. Hugo qu’il s’appelle.
Mon petit frère.
La peau aussi blanche que la mienne est
cuivrée. Les cheveux aussi blonds que les
miens sont noirs. Les yeux aussi ronds que les
miens sont bridés.
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Autant il est talentueux en tout, autant je


ne suis bonne à rien.
Il a huit ans. J’ai treize ans.
Il lit déjà des livres plus lourds que lui.
Moi, je peine à suivre l’histoire des albums
de contes.
Il est premier de classe comme l’an dernier.
Et comme l’année d’avant.
Moi, je vais doubler ma première secon-
daire. Comme l’an dernier. Et comme mon
dernier cycle du primaire.
J’ai treize ans.
Mais j’ai l’impression d’avoir treize mille
ans.

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Mon petit frère

H
UGO RIT TOUT LE TEMPS. POUR RIEN, POUR
TOUT. IL RIT. IL EST NÉ EN RIANT.
Je n’étais pas dans la salle d’accouche-
ment quand on l’a tiré du ventre de maman,
mais j’ai vu ressortir les infirmières et la doc-
teure : elles étaient émerveillées. Elles échan-
geaient avec volubilité.
Il paraît que lorsque Hugo a poussé son pre-
mier cri, au lieu de pleurer, il a ri. La docteure
le frappait sur les fesses et il riait ! Je sais, c’est
impossible, mais bon, je rapporte ce que le per-
sonnel a dit.
Tout le monde aime Hugo.
Il est si docile qu’il me rappelle un petit
chien. Non, pas un petit chien. Je n’aime pas
les chiens. Ou comme un chien, oui, mais un
chien que j’aimerais.
Parce que, Hugo, il est toujours content.
On l’envoie se coucher, il est content ; on le
réveille au matin, il est content ; on lui fait un

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cadeau, il est content ; on le lui enlève, il est


content ; il se met à table, il est content ; il sort
de table, il est content ; je lui dis : on va jouer,
il est content ; je lui envoie le ballon dans la
figure par maladresse, il est content.
Hugo se réjouit vraiment de tout. Comme
un petit chien. Tandis que, moi...
La moindre chose m’attriste. M’effraie, plu-
tôt. La plus infime modification à ma routine
– lever, douche, déjeuner, autobus, école… –
m’angoisse. À la limite de la panique.
Imaginez la première fois où j’ai eu mes
règles !
Un travailleur social de la commission sco-
laire en a parlé avec mes parents. Pas de mes
règles, mais de mes angoisses. Tous les trois
ont échangé avec des mines sérieuses, puis ils
ont lu des papiers composés de mots longs
comme ça. Des mots si compliqués que je ne
savais même pas que ça pouvait exister.
En tout cas, je ne sais pas comment les
prononcer.

Ce matin-là, je suis avec Hugo près de


l’embrasure de la porte de la chambre de nos
parents. Nous nous tenons par la main.
Papa est debout près du lit. Il a la tête basse.
Entrez, entrez ! La voix qui sort de sa
bouche n’est pas la sienne.

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Un rayon de soleil venu de la fenêtre ne se


sent pas le bienvenu. Il semble deviner que ce
moment ne le concerne pas. Alors, il pivote sur
lui-même et s’en retourne par où il est entré. En
même temps que l’infirmière de soins à domi-
cile referme le store.
Je vous laisse entre vous. Et elle sort en
traînant avec elle un lourd parfum de médi-
caments mêlé de sueur.
Hugo me lâche la main. S’approche du lit.
Ça va, Hugo ? Ça va, maman.
La voix est venue d’un amas de draps où
convergent tous les tubes reliés à des sacs de
solutés.
Ça va, Jade ? Je ne te vois pas, maman.
Alors, approche, nounoune !
La réplique se veut une boutade. Mais
même Hugo ne rit pas.
Même Hugo.
J’ai envie de faire comme le rayon de soleil.
Cependant, il n’existe pas de store pour em-
pêcher les enfants de se trouver devant leur
maman malade.

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De nombreuses
années encore

M
AMAN PEUT VIVRE ENCORE DEUX ANS, PEUT-
ÊTRE TROIS. LA VOIX DE PAPA ANNONCE
UNE BONNE NOUVELLE.
Pourtant, je vois une boule tressauter au
milieu de sa gorge. Une larme sur sa joue char-
rier sa peine.
Trois ans, ça veut dire que je serai en si-
xième année ? Hugo pense toujours très vite.
Ce sont de nombreuses années, oui.
Je serai aussi grand que Jade, alors ? Hugo
calcule toujours très vite.
La literie bouge, les tubes de solutés
s’agitent. On dirait que la peine grossit sur les
joues de papa.
Aussi, ce n’est plus lui qui parle, c’est
l’amas de draps. Pendant toutes ces années,
maman souffrira beaucoup. Vraiment beau-

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coup. Le docteur l’a confirmé. On a tous les


papiers qui le précisent. Des papiers signés.
Je ne comprends pas pourquoi il faut des
papiers pour confirmer qu’on a mal.
Si trois ans, c’est relativement long comme
chacun s’emploie à le reconnaître dans cette
chambre, je ne vois pas pourquoi papa conti-
nue de pleurer. Au point que même sa voix qui
n’est pas sa voix ne parvienne plus à sortir de
sa bouche.
Mais j’aurai quel âge, moi ? Je demande, car
je n’ai jamais été capable de retenir les tables
en arithmétique.
Seize ans. Hugo esquisse déjà un sourire
de contentement.
Trois ans, c’est long.
Enfin, quand on a treize ans. Peut-être que, à
quarante ans, ça semble beaucoup moins long.
Je m’approche des draps, car je veux voir le
visage de maman. Je veux comprendre pour-
quoi, s’il lui reste trois ans avec nous, sa voix
est sombre et papa pleure.
Trois ans, ce sont de nombreuses années,
maman !
Trois ans à souffrir, coincée dans ce lit, sans
bouger, à me nourrir en aspirant à travers une
paille, à attendre que quelqu’un vienne me la-
ver, m’aider à faire caca dans un sac…
Trois ans, ce sont de nombreuses années
avec nous, maman !

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Trois ans, c’est plus que ce que je pourrais


supporter.
Maman a décidé de partir bientôt. La voix
qui n’est pas la voix de papa a trembloté dans
l’air sans soleil.
Partir ?
Maman a demandé l’aide médicale à
mourir.
Je ne comprends pas bien. Je cherche le
regard de maman que je ne parviens toujours
pas à croiser, réfugié qu’il se trouve derrière la
cordillère de draps.
L’aide médicale, c’est pour guérir, non ?
L’aide médicale, c’est surtout pour ne pas
souffrir, retrouver dans la vie un minimum de
plaisir à être là. Les draps s’agitent après avoir
parlé. Puis se calment.
Hugo et moi, on est là. Tu ne veux plus
vivre avec nous, maman ?
Ah, si ! Je veux vivre et mourir avec vous.
Mais alors ?
Je ne veux pas souffrir avec vous.

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La moitié de lit

D
E L’OR ! DE L’OR ! VOUS AVIEZ PROMIS DE
L’OR !
Dans le salon, la télé hurle à tue-tête.
Un méchant, vêtu d’une armure, épée brandie,
menace un vieillard.
De l’or promis, nous ne recevons que du
cuivre !
Hugo écoute cette émission hebdomadaire
qui lui plaît bien. Il aime les séries avec des
chevaliers et des châteaux. Moi, je m’en lasse
vite. Je ne comprends jamais les conflits qui
opposent les protagonistes.
Gardez votre saleté de cuivre ! Nous vou-
lons de l’or !
Le son est plus élevé que d’habitude, mais
je présume que ça permet à Hugo d’oublier
l’autre bruit dans sa tête. Celui d’un stylo
courant sur du papier et affirmant que ma-
man a très mal. Qu’elle veut mourir et nous
quitter.

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Je le laisse à ses personnages en colère pour


monter à l’étage. En direction de ma chambre,
je passe devant celle de maman. En fait, c’est
l’ancienne chambre d’amis transformée pour
les circonstances. Quasiment tout le mobilier a
été remplacé par des tables à roulettes, des mo-
niteurs, des pieds de perfusion et des tubulures.
Par l’embrasure, je vois papa dans le fauteuil
près de la couche de maman. Ils se tiennent par
la main. Ils se murmurent des choses.
Ils ont beaucoup à se dire, maintenant
que maman a décidé de ne pas attendre trois
ans. Tous ces serments, ces déclarations, ces
petits riens qu’on néglige, qu’on s’échange une
fois à l’occasion au cours d’une vie. Eux, ils
n’ont plus le temps. Ils doivent tout se dire
maintenant.
Un livre est posé par terre aux pieds de
papa. Un roman qu’il lisait avant que maman
se réveille, sans doute. Étrangement, le titre est
écrit plus petit que le nom de l’auteur. Gabriel
García-Marquéz. Je n’ai aucune idée de qui il
s’agit. Ce n’est sûrement pas un Canadien.
Encore moins un Chinois.
Papa murmure trop fort quelque chose,
mais j’ignore si la phrase est de lui ou s’il vient
de la lire : j’ai la moitié de notre lit en trop.
Maman hoquette en retenant un sanglot.
C’est une moitié plus vaste que l’océan,
affirme papa. Je m’y noierai.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Si la voix de maman tremblote, sa détermi-


nation n’en paraît pas moins tranchée.
Tu ne t’y noieras pas si tu ne fais pas de va-
gues. Tu y flotteras jusqu’à apprendre à nager.
Les enfants seront ta bouée.
Papa enfouit son visage dans ses mains.
Plutôt que de passer la nuit dans une moi-
tié de lit faisant face à l’océan, je sais que, une
fois de plus, il préférera dormir dans le fau-
teuil près d’elle.

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La laideur
dans le miroir

L
E MIROIR DE LA SALLE DE BAIN ME RENVOIE
LE VISAGE QUE JE NE VOUDRAIS POURTANT PAS
ÊTRE LE MIEN :laid, rond, jaune, au men-
ton enfoui dans un autre menton. Mes cheveux
plats et mats tombent sur mes joues comme
deux pans de tenture bon marché.
Si seulement je pouvais les fermer complè-
tement pour dissimuler mes traits disgracieux.
Rien ne présageait pourtant de ma laideur
sur les vidéos de moi, emmitouflée de langes
chinois, le jour où mes parents m’ont ramenée
de Beijing. Un bébé, on ne sait jamais ce qu’il
deviendra. On croit toujours que ses traits embel-
liront avec les années. S’ils s’étaient doutés de ma
mocheté à venir, mes parents canadiens auraient-
ils préféré demander un autre nouveau-né?
Je sais bien qu’on ne va pas à l’orphelinat
comme au supermarché, mais s’il avait été pos-

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sible à papa et à maman de connaître d’avance


à quoi je ressemblerais, est-ce qu’ils n’auraient
pas souhaité une enfant plus jolie et plus bril-
lante ?
Comme Sarah-Li Laverdure, par exemple ?
Qui est sans doute la plus belle fille de
l’école. Qui surpasse en beauté même Audrey-
Maude Bergeron, une blonde aux yeux bleus !
Sarah-Li a été adoptée en même temps que
moi par un couple qui a côtoyé notre famille
les premières années. Mes parents ont-ils re-
gretté leur choix à mesure que Sarah-Li et moi
grandissions et que ?…
Arrête !
Arrête de réfléchir comme ça, Jade ! Je me
dis. Dans ma tête. Car ma tête, justement, à
s’emplir de tels questionnements, elle devient
lourde et s’enfonce de plus en plus dans mes
épaules. Ça me donne cette silhouette affaissée
d’une fille qui voudrait rentrer à l’intérieur de
son propre corps pour se cacher.
Infiniment timide et complexée, m’a quali-
fiée un jour le travailleur social de la commis-
sion scolaire croyant que je ne m’intéressais
pas à ses chuchotements avec mes parents.
Il est vrai que si ces derniers ne m’ont pas
reniée à l’arrivée de Hugo – qui possède tant
de qualités –, c’est que, quelque part, ils ont
fini par s’attacher à moi.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Comme les voisins se sont entichés de leur


petit chien laid et jappeur à qui, pourtant, au-
cun autre résidant de la rue ne trouve d’attraits.
Je passe de l’eau sur mon visage.
Moi aussi, j’ai fait des promesses d’or, je
me dis.
Moi aussi, je n’ai donné que du cuivre.

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Merveilleux, mais
vilain Schubert

L
’AVE MARIA DE SCHUBERT FAIT TOUT À COUP
VIBRER MA TABLE DE CHEVET. J’aime bien
cette musique. En fait, c’est mon mor-
ceau préféré, alors, c’est la raison pour laquelle
je l’ai choisi comme sonnerie pour mon télé-
phone.
Mais je suis en train d’apprendre à le
détester.
Parce que, désormais, chaque fois que re-
tentit la prière à la Vierge, les risques que ce
soit pour me blesser sont grands.
Je ne voulais pas de cellulaire. Au départ,
c’était une idée de maman. Pour que nous
puissions nous rejoindre en tout temps.
C’est plus sécuritaire. Maman a dit. Papa
a approuvé.
Et puis, avec la maladie de notre mère, c’est
devenu le moyen le plus certain de nous avi-
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ser, Hugo et moi, qu’importe le moment de la


journée, de revenir à la maison rapidement si
jamais…
Avec le gadget, sont venus les gadgets
qui s’adaptent au gadget. D’abord, écouter
ma musique. Schubert, entre autres. Prendre
des photos. Écrire à mon petit frère, qui a raté
l’autobus, de m’attendre.
Puis viennent les réseaux sociaux.
Les maudits réseaux auxquels on s’inscrit
parce qu’on croit que c’est ainsi qu’on se fait
des amis. Parce qu’on reçoit des demandes de
camarades d’école qui, dans les couloirs, ne
nous regardent même pas.
Et quand un jour, sans s’y attendre, l’Ave
Maria retentit parce qu’un message vient de
paraître sur notre mur virtuel, on se réjouit.
On lit…
Et on meurt. Enfin presque.
On retrouve sa photo, prise à l’improviste,
dans la cour de l’école ou dans l’autobus, une
photo qui n’avantage pas le sujet, évidem-
ment, et qui dit des méchancetés.
« La truie a les 2 mains dans son sac à lunch,
même dans le bus. » « Peut pas attendre dête
à maison MDR. » « Sa doit être des restes vo-
ler sur les tables dla cafét à midi. » « groing…
groing... »
Je reconnais les pseudonymes. Ils ne se
cachent même pas. Le lendemain, dans les

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couloirs de l’école, ils ne me regardent pas


plus. Mais je les entends ricaner dans mon dos.
Je n’en ai parlé à personne. À quoi bon. Je
me dis qu’ils vont se lasser. Ils vont même se
tanner d’insérer des saloperies par les ouver-
tures de la porte de mon casier. De la mousse
à raser, par exemple. Ou du caca de chien.
Ce soir, quand Schubert retentit, c’est
Sarah-Li elle-même qui a écrit sur mon mur
virtuel.
« C’est normal que sa mère ait demandé
le suicide assisté : après ce qu’est devenu le
bébé qu’elle a adopté. » « MDRRRRRRRRRR »
« groing… groing... »

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Le bruit des bêtes

Q
UAND JE REVIENS DE L’ÉCOLE, LE CHIEN DES
VOISINS JAPPE DÉJÀ. Puis pendant le souper.
Pendant les devoirs et les ablutions du
soir. Ses aboiements nous parviennent même
à travers la fenêtre fermée de la chambre où
maman est alitée. Même à travers le rugisse-
ment des animaux que la télé renvoie à papa
et à Hugo.
Il rugit fort, votre tigre, je dis. Mais pas
assez pour enterrer le chien des voisins.
C’est un léopard, rigole Hugo, car il conti-
nue de rigoler souvent, même depuis qu’on
sait que maman va mourir, qu’elle attend là-
haut, le jour où le médecin viendra avec la se-
ringue maudite. Il rigole toujours, Hugo, mais
de façon différente. Des rires de fin de joie,
de ceux qu’on tire d’une réserve qui s’épuise.
On le voit que c’est un léopard, précise
papa quand le rire de Hugo disparaît sous
les grognements – et les aboiements. Il a

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

des taches rondes, tandis que le tigre a des


rayures.
Des rayures, confirme Hugo.
Je hais les chiens, je riposte comme ça, sans
méchanceté, rien que parce qu’il faut bien que
je réplique quelque chose.
Et puis, c’est vrai, quoi. Les chiens, ce n’est
pas comme les tigres ou les léopards. On ne
met pas de caca de tigre dans mon casier. Les
léopards ne rugiront plus quand l’émission
sera terminée.
Les tigres et les léopards vivent dans la
nature, les chiens, en banlieue.
Je monte à l’étage.
Tu dors, maman ? Non, ma grande. Tu as
besoin de quelque chose ? Dis à ton père de
baisser le son de la télé. Tu as mangé ? Assez.
Tu as mal ? J’ai mal.
J’ai mal.
Trois petits mots qui nous appartiennent, à
maman et à moi. À elle, à cause de son corps,
bouffé par dedans. À moi, à cause de ma vie,
bouffée par dehors.
En bas, les hommes de la maison éteignent
la télé. J’entends la voiture des voisins dont
les pneus crissent sur les cailloux de l’entrée.
Le chien cesse d’aboyer. Le silence tombe si
soudain que c’en est étrange. On pourrait
entendre bouger les taches sur le dos d’un
léopard.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Et toi, ma grande, comment vas-tu ? Tout


baigne, maman. Tu as l’air triste, pourtant.
C’est à cause de ma mère qui veut partir. Si
tu avais mal, Jade, tu ne voudrais pas partir,
toi aussi ?
Je ne réponds rien.
Oui, des fois, j’aimerais partir, moi aussi.

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Audrey-Maude
et Sarah-Li

A
U D R E Y -M A U D E
BERGERON EST UNE
BLONDE AUX YEUX BLEUS. Avec Sarah-Li
Laverdure, elle dispute le titre de la
plus belle fille de l’école. Enfin, ce n’est pas
un concours officiel. C’est le genre de compéti-
tion silencieuse qui se déroule entre la pose des
filles et le regard des garçons. Ça dure depuis
le début de l’année.
Toutes deux sont amies, mais on peut flai-
rer le duel dans leurs échanges. Le pourcen-
tage de phrases contenant les pronoms « moi »,
« me », « je » doit osciller entre quatre-vingt-
quinze et quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
Mais je ne suis pas aussi bonne que Hugo dans
les calculs.
« Oh, mais tu sais, moi, cette couleur ne me
va pas du tout. » « C’est à cause du bleu de
tes yeux. Moi, par contre... » «As-tu remarqué

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

comme il me regarde, le nouveau ? » « Oui,


mais après, c’est moi qu’il observe. » « Je pense
qu’il a le béguin pour moi. » « Moi aussi. Je
veux dire : je pense qu’il a le béguin pour moi. »
Parfois, elles échangent ainsi assises à côté
de moi sur les longs bancs qui traversent les
allées de la salle des casiers. Même quand il y
a des places libres plus loin.
Mais ce n’est pas pour m’intégrer à leur
conversation. Elles agissent comme si je n’étais
pas là... après s’être assurées que je me trouve
là. Les premières fois, je m’en voulais de pen-
ser qu’il s’agissait d’une forme d’acharnement
de leur part pour bien me faire comprendre à
quel point je suis moche à côté d’elles. À quel
point je représente l’opposé de ce qu’elles sont.
Aujourd’hui, je sais que c’est intentionnel.
Tu es vraiment belle, Sarah-li. Merci,
Audrey-Maude, mais toi aussi.
Quand j’ai changé de banc, elles ont changé
aussi.
Si je ne te connaissais pas, Sarah-li, je ne
croirais pas qu’une Chinoise puisse être aus-
si belle que toi. Audrey-Maude, en général,
nous sommes assez jolies, les filles originaires
d’Asie... seulement, il y a des exceptions.
Hélas !
Sarah-li, ta mère biologique serait fière de
te voir, aujourd’hui. Ma chère Audrey-Maude,
si maman n’était pas décédée à ma naissance,

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

c’est certain qu’elle aurait préféré me garder…


ce n’est pas comme certains autres bébés.
Et les deux filles continuent à papoter de
la sorte sans considérer ma présence une se-
conde. Leur mépris prend la forme d’un jeu
cruel où deux agresseuses frappent une vic-
time impuissante, sans seulement lui accorder
le privilège de se défendre. Il suffirait que je
m’insurge pour qu’elles jouent les ingénues
n’ayant pour toute faute que celle d’avoir
abordé des sujets frivoles.
Il y a des violences qui ressemblent à de
l’innocence.

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Catégories de garçons

À
L’ÉCOLE, IL N’Y A PAS QUE LES JOLIES FILLES
QUI SE JOUENT LA RIVALITÉ DE LA PLUS BELLE
DE TOUTES, IL Y A AUSSI LES JOLIS GARÇONS.
Ceux-là, on les retrouve en quatrième et cin-
quième secondaire. Il n’y a pas longtemps que
je les remarque. Avant, pour moi, les mots
« jolis » et « garçons », ça n’allait pas nécessai-
rement de pair. Je ne faisais pas la différence.
Je les classais en deux catégories très simples :
les idiots et les gentils.
Les idiots se moquaient de moi, les gentils
m’ignoraient. Je ne sais pas à quel moment le
changement a eu lieu dans ma tête. Mainte-
nant, je les classe dans quatre catégories : les
idiots jolis, les idiots moches, les gentils jolis,
les gentils moches.
Dans tous les cas, aucun ne me convient.
Pour devenir un éventuel petit ami, je veux
dire. Parce que c’est ça qui a changé en moi :
parfois, je pense à un… « copain ». Ce doit être

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

à force de voir passer certaines filles de l’école


tenant la main de garçons ou à lire ces maga-
zines avec des vedettes qui racontent leurs
amours.
Je ne sais pas.
J’ai remarqué une autre chose : les jolies
filles se jumellent aux jolis garçons, et les filles
ordinaires avec des garçons ordinaires. Tout
le temps.
On ne croise jamais un athlète de cinquième
secondaire avec une « ordinaire » de troisième,
par exemple. Je ne verrais pas Audrey-Maude
Bergeron avec Sébastien Bouchard – qu’on sur-
nomme dans son dos « face de pizza ».
Il n’y a que les têtes moches qui ne se ju-
mellent pas du tout.
Je ne pense pas seulement à moi. Je pense
aussi à certains rejets de l’école qui, par leurs
traits disgracieux ou leur attitude farfelue,
s’empêchent de séduire les autres.
Même moi, je n’aimerais pas tenir la main
de Sébastien Bouchard.
À tort ou à raison, c’est ainsi que je vois
les choses.
Jusqu’à l’arrivée de ce nouveau garçon
qui est apparu à l’école au milieu de l’année.
Une histoire de réfugiés, je crois. Ce n’est pas
important.
Il est beau comme une musique de Schu-
bert, mais avec des yeux grands comme ça, un

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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

nez élégant, un sourire de violon, une peau


d’adagio…
Je le classe aussitôt dans la catégorie des
gentils jolis. En souhaitant intérieurement qu’il
ne se transforme jamais en idiot joli.
Je découvre rapidement qu’il me faudra
désormais composer avec une cinquième
catégorie.

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Mohamed

S
ARAH-LI LAVERDURE, IMMÉDIATEMENT SOUS LE
CHARME DU NOUVEL ÉTUDIANT DE L’ÉCOLE, ROMPT
SA LIAISON AVEC JÉRÉMIE CADIEUX, le champion
compteur de la ligue de hockey, afin d’avoir
toute la latitude pour séduire son actuel béguin.
Audrey-Maude Bergeron, qui partage les
mêmes goûts en tout que son amie rivale, se
brouille avec Maxime Lupien, vedette des Jeux
du Québec, afin de faire de l’œil également au
nouveau venu.
Mohamed qu’il s’appelle.
Celui-ci intègre une classe de troisième se-
condaire, bien qu’il soit déjà en âge de fréquen-
ter la cinquième, voire le cégep. Il a du retard
à rattraper, mais Mohamed est éminemment
brillant. Tous les professeurs s’accordent sur
ce point.
Mohamed.
De l’un des longs bancs qui traversent les
allées de la salle des casiers, je l’observe à la dé-

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

robée. Puis de mon recoin près du préau voisin


de la cour de récréation. Puis lorsqu’il attend
l’autobus, le même que le mien. Puis lorsqu’il
est assis dans le véhicule, loin en avant de moi
– car je suis toujours réfugiée dans les sièges
du fond…
Mohamed est magnifique. Il suffit d’en ju-
ger par les minauderies des filles autour de lui.
Et si Mohamed répond à toutes avec la
même réserve polie, mais distante, je suis
tout de même étonnée qu’il n’accorde pas plus
d’attention aux deux terribles, mais ô combien
splendides, Sarah-Li et Audrey-Maude.
C’est que j’ignore encore à quel point Mo-
hamed est un garçon inclassable.

Mohamed a aussi des amis comme Patrick


Durand, Jean Labonté, Cédric Gauthier et Zei-
toun Chamari. Mais s’il s’agit des trois copains
de son âge avec qui on le retrouve le plus sou-
vent, il ne recherche pas systématiquement
leur compagnie.
Très souvent, on le rencontre plutôt seul. À
la bibliothèque, à la cafétéria ou dans un siège
isolé de l’autobus. Lorsqu’il descend du véhi-
cule, deux arrêts avant le mien, je l’observe par
la fenêtre. Son sac à dos bon marché – quoique
neuf – par-dessus son épaule, il s’engage entre
deux haies de cèdres qui encadrent un étroit
passage piétonnier. Il doit habiter sur la rue

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

voisine ou la suivante, un domicile qui, fina-


lement, n’est pas visible de l’arrêt.
Sans trop savoir pourquoi, j’en viens à
me demander : les gens sont-ils différents en
dehors du cadre dans lequel nous avons l’ha-
bitude de les croiser ? S’habillent-ils différem-
ment ? Se peignent-ils différemment ?
Moi, par exemple. À la maison, je parle.
Pas beaucoup, mais quand même. Si maman
ou papa ou Hugo me pose une question, je
réponds. Pas fort, pas vite, pas brillamment,
mais je réponds. Tandis que, à l’école...
Plus le temps passe, plus je ressens l’envie
furieuse de connaître le lieu de résidence de
Mohamed. La vie différente qu’il doit mener
en dehors de la polyvalente.
Mais une introvertie sans courage de mon
acabit n’oserait jamais descendre un arrêt
après le sien, revenir sur ses pas, et tenter de le
retrouver discrètement au moment où il rejoint
les siens.
A-t-il un petit frère qui rit tout le temps,
lui aussi ? Une sœur cadette ou une aînée ? Un
papa qui l’aime ? Une maman en santé ?
J’espère qu’il n’a pas de chien.

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De musique
et de rimes

L
A MUSIQUE N’EST PAS COMME UNE AMIE. JE
NE PEUX PAS LUI CONFIER MES PEINES , MES
CRAINTES, PARTAGER MES ESPOIRS ET MES MO-
MENTS HEUREUX. Mais c’est la seule chose qui
peut me consoler lorsque j’en ressens le besoin.
Je veux dire que j’en ressens le besoin plus que
d’habitude.
Quand, à travers les écouteurs, elle m’en-
veloppe la tête puis le corps puis le cœur, je
parviens à oublier les mesquineries de Sarah-
Li et d’Audrey-Maude. Je parviens à ignorer
que ma mère a l’intention de nous abandonner,
mon père, mon petit frère et moi.
Quand la musique m’enveloppe, je peux
lire plus facilement les messages qu’affichent
les réseaux sociaux. Les fêtes auxquelles je ne
suis pas invitée, les déclarations d’amitié éter-

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

nelle qui ne me concernent jamais, les parti-


cipations aux collectes et autres événements
scolaires que je n’oserai jamais perturber de
ma présence.
La musique me fait comme un scaphandre
pour survivre dans un univers hostile.
Jade, arrête de chanter ! Maman dort.
Toutefois, je ne peux pas échanger avec la
musique. Je ne peux rien partager en sa com-
pagnie. Elle dérange les gens autour de moi.
Si seulement ma voix restait dans le
scaphandre.

Ce soir-là, je dois préparer un devoir de


français. La matière que je déteste le plus.
Peut-être parce que je ne comprends rien à ses
règles remplies d’exceptions et d’irrégularités.
C’est comme les politiques de nos gouver-
nements ! a déclaré papa, un soir qu’il m’aidait
à faire mes devoirs. Hugo et lui ont ri. Je suis
restée les sourcils froncés.
Mais pour ce devoir-ci, il y a des rimes.
J’aime bien les rimes. C’est comme de la mu-
sique sans musique. Je lis Aragon et j’ai l’im-
pression de battre la cadence.

Rien n’est précaire comme vivre [...]


C’est un peu fondre comme le givre.

La souffrance de maman devenue poésie.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Baudelaire a écrit que le poète pétrit la


boue pour en faire de l’or. Peut-être que la vie
serait plus belle si on parlait tous en rimes. Ce
serait comme vivre enveloppés de musique.

C’est une chose étrange à la fin que le monde


Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes...

Je remets mes écouteurs et Schubert dans


mes oreilles. Sans ça, les sons étouffés de la télé
en bas m’empêchent de compter les pieds de
vers. Sans m’en rendre compte, je me remets à
chanter. Papa entre dans ma chambre, sourcils
froncés.
Tu ne penses jamais à ta mère ?
J’éteins mon téléphone, ôte mes écouteurs,
retourne penaude à mon devoir.
Finalement, la soirée ressemble à ma vie.
Je tombe de la rime en prose.

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Photo de profil

J
’AI LE NEZ PENCHÉ SUR L’ÉCRAN DE MON TÉLÉ-
PHONE. Comme ça, l’effervescence des étu-
diants qui vaquent autour de leur casier
ne m’étourdit pas. Et si jamais Sarah-Li et
Audrey-Maude ont envie de me harceler, peut-
être changeront-elles d’avis. Elles se diront
que, de toute façon, absorbée comme je suis
par mon appareil, je ne les écouterai pas.
Je viens de trouver un avantage certain au
cellulaire imposé par maman. Et puis, il y a
Schubert dans mes oreilles.
Sur le fil des nouvelles passe une nouvelle
photo de profil de Stéphanie Longpré. Ce
n’est pas une très jolie fille. Dans mon classe-
ment personnel, elle se range dans la catégo-
rie « gentilles moches », sous-classe des « très
ordinaires ».
Elle n’en possède pas moins de nom-
breuses amies et même un petit copain classé
« gentil moche, plus qu’ordinaire ». Ils sont

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

tous honnêtes à mon égard, c’est-à-dire qu’ils


ne m’adressent jamais la parole, m’ignorent
au point d’éviter de me regarder, sauf s’ils
doivent me contourner dans un couloir – et
encore ! jamais dans les yeux.
Bref. Stéphanie Longpré a changé sa pho-
to de profil. La lumière ne l’avantage pas. Ni
l’angle. On distingue parfaitement les bou-
tons autour de sa bouche, son menton paraît
triple, ses cheveux gras, son nez est grossi par
un effet de l’objectif… Pourtant, tous les com-
mentaires l’encensent : « T belle ! » « Wowww !
La pitoune ! » « Tes full bella Stéf. Je t’<3 ».
Mais Stéphanie ne doit pas être dupe. Pour-
quoi n’admet-elle pas que « cette photo de moi
n’est pas très réussie, mais elle est importante
parce qu’on y voit mon petit frère » ? Ou parce
que « c’était en fin de semaine quand mon par-
rain est venu nous visiter » ? Ou n’importe quoi
qui ne se réfère pas à un quelconque attrait
physique – qui, de toute manière, est absent ?
Si je mettais une photo de moi dans mon
profil au lieu d’une image de violon, est-ce
qu’on me mentirait de la même manière ? Est-
ce que, pour la première fois depuis que j’ai
deux ans, en dehors de ma famille, quelqu’un
affirmerait que je suis jolie ?
Rien que pour recevoir ce genre de compli-
ments, même si ce sont des mensonges, pen-
dant une seconde, je suis tentée. Puis je me dis

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

que c’est trop bête. C’est me plier à un jeu idiot.


Comme celui de Pamela en troisième secon-
daire, ou Jennifer, une étudiante de première,
deux filles assez jolies, qui ont carrément pu-
blié des autoportraits en précisant : «Allez-y !
Dites-moi ce que vous pensez de moi. Soyez
francs. Je veux savoir. Suis-je jolie ? »
Je me rends compte à quel point c’est
quand même important d’être belle. À quel
point la vie m’a ratée.
Ou vice-versa.
Lorsque je lève machinalement les yeux de
mon écran, c’est une chance que je sois assise.
Sinon, j’aurais bien pu tomber sur mon gros
derrière.
Entre deux casiers pas très loin de moi, une
épaule appuyée au mur, son sac à dos à ses
pieds, Mohamed me sourit.

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Pas même l’extrémité


de son ongle

A
LLÔ ! TU T’APPELLES JADE, PAS VRAI ? MOI,
C’EST MOHAMED.
Je n’arriverai jamais à lui rendre son
salut. Inutile même de prendre la peine de
répondre.
Je laisse ma tête se renfoncer davantage
dans mes épaules et je lisse un pan de mes
cheveux en les ramenant devant mon visage.
Vaut mieux. La chaleur que je ressens montre
que je dois être plus rouge qu’un feu d’arrêt.
Il s’assoit à côté de moi. J’éprouve presque
le contact de sa cuisse tant il est près. De lui,
émane un parfum musqué de je ne sais quel
shampoing, quel savon, peut-être d’une mousse
à raser, car il est déjà assez velu pour se faire la
barbe.
Je suis déçue. Car dès qu’il émettra des
sous-entendus sur mon physique ou mon in-

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

telligence, il me faudra le classer aussitôt par-


mi les « idiots jolis ». À moins que je crée pour
lui la catégorie des « idiots super pétards ».
Tu aimes la musique, Jade ?
Je n’arrive pas à enfoncer ma tête plus loin
dans mes épaules. C’est quand même frus-
trant. Une chance qu’il y a mes cheveux en
forme de rideaux de théâtre derrière lesquels
je peux me réfugier en partie.
Moi aussi, Jade, j’aime la musique. J’ai tou-
jours un écouteur dans les oreilles. Quels groupes
te plaisent? Tu veux entendre la mienne?
Je vois bien, du coin de l’œil, qu’il me tend
le petit appareil coincé entre son pouce et
son index, mais pas question que je prenne le
risque d’effleurer sa peau. Pas même l’extré-
mité de son ongle. Je décline l’offre d’un rapide
mouvement de tête de gauche à droite.
C’est comme tu veux, fait-il de sa voix à
l’accent charmant, sans paraître déçu le moins
du monde. Ça t’aurait plu. Mais tu pourras me
le redemander quand ça te conviendra. Ça me
fera plaisir de te la partager.
Il a dit « partager ». J’ai bien entendu. Le
verbe qui se marie le plus parfaitement au mot
« amitié ».
Mais je ne suis pas sotte. Partager. Tu parles.
Les Sarah-Li, Audrey-Maude et compagnie
ont dû bavasser contre moi devant lui, et il
tient à s’assurer lui-même de ma bêtise. Et de

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

ma laideur. Le prétexte pour s’approcher de


moi est la musique.
Dis donc, Jade, en première secondaire, je
sais que chaque élève doit préparer un oral
pour la fin du trimestre. En troisième égale-
ment. Si jamais tu veux qu’on s’entraide, tu
me le diras ?
S’entraider ? Ça aussi, c’est un mot qu’on
attribue généralement à l’amitié. Soit il joue
bien son rôle, soit il n’a pas encore compris à
qui il a affaire. Peut-être que je devrais rouvrir
le rideau de mes cheveux afin de bien lui mon-
trer à quoi je ressemble et lui souffler immé-
diatement ses illusions.
J’hésite. C’est me ridiculiser dans le fond.
Je suis laide, mais pas masochiste.
En même temps, plus vite cette formalité
sera expédiée, plus vite le jeu de cache-cache se
terminera. Mais c’est intimidant tout de même.
En gardant la tête bien enfoncée dans les
épaules ? Oui, voilà ! Ma décision prise, je pi-
vote à demi sur une fesse. Mais sans regarder
le joli Mohamed dans les yeux. J’essaie de don-
ner le plus de naturel possible au mouvement
de ma main qui rejette mes cheveux en arrière.
Je lui expose mes traits disgracieux en repla-
çant nonchalamment ma mèche de cheveux
derrière l’oreille. Un peu. Pas tout. Inutile de
me rendre plus grotesque que nécessaire.
Mais Mohamed est déjà parti.

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Même le feu

C
E SOIR-LÀ, ON ENTEND PASSER LES CHARRUES
QUI N’EN FINISSENT PLUS DE DÉBLAYER LES
RUES. Dans les deux derniers jours, on
a eu droit à une autre tempête du siècle. Puis
quand le ciel s’est dégagé, le froid est tombé
plus vif qu’avant.
Mon père a oublié de brancher le chauffe-
moteur. La voiture morte sous un mètre de
neige, il n’est pas allé travailler. L’infirmière
n’a pas pu se présenter non plus chez nous.
Mon frère a passé la journée à écouter rugir
la télé, à rire à propos de tout, mon père a
tué le temps dans le garage, à pester contre
tout. Puis, comme il faisait décidément trop
froid, il s’est résigné à remonter des bûches
de bois cordées au sous-sol. Il a allumé l’âtre
du salon.
Moi, après avoir cherché en vain un sujet
pour mon oral de français, je suis restée auprès
de ma mère.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Tout baigne, ma grande ? Oui, maman. À


l’école, tes professeurs sont contents ? Je crois,
maman. Ton père dit que tes notes ont un peu
baissé dans les matières principales.
Elle grimace. J’ajuste le débit de son soluté.
Il y a son sac à changer sur le côté. Ses plaies
de lit à nettoyer.
Trois ans, Jade. Trois ans de ce régime. À
voir empirer mon état chaque jour. Tu t’en
rends compte ? À avoir de plus en plus mal.
Ça ne me dérange pas de prendre soin de
toi, maman.
Trois ans, Jade.
C’est mieux une maman malade, que pas
de maman du tout. C’est pour ça que vous êtes
venus me chercher en Chine, non ? Pour que
j’aie une maman !
Je suis fatiguée, Jade. J’ai mal.
Je ne suis pas fatiguée, maman. Je prendrai
soin de toi.
En fait, j’ai mal aussi, mais je ne le lui di-
rai pas. Inutile de lui expliquer le classement
que j’ai inventé dans ma tête, les regards, les
absences de regard, les non-amitiés, les com-
mentaires acides, les réseaux sociaux…
Dis-moi, Jade : tu revois toujours cette
fille… comment s’appelle-t-elle ? Ses parents
nous accompagnaient en Chine… Grand
Dieu ! Voilà que ma mémoire fuit comme le
reste dans le sac à côté.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Sarah-Li, maman.
Sarah-li ! Voilà ! Sarah-Li Laverdure ! Elle
était tellement belle, cette fillette. Tu la revois
toujours ?
Oui, maman, à l’école, je la croise souvent.
Mais je n’ai pas de cours avec elle depuis que
j’ai... redoublé.
Elle est gentille ?
Je ne réponds rien. Je replace les couver-
tures sur elle, m’assure de la disposition des
tubulures, referme le store, à plus tard, ma-
man, et je sors de la chambre.
Au pied de l’escalier, des fantômes dan-
sottent sur les murs, agités par la lumière de
l’âtre.
Il fait si froid que même le feu grelotte.

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Pouding chômeur

I
L Y A QUELQUES JOURS MAINTENANT QUE JE NE RE-
TROUVE PLUS AUCUNE MÉCHANCETÉ SUR MA PAGE
PERSONNELLE DU RÉSEAU SOCIAL. Je présume
qu’on s’est lassés. Mon absence de réaction
aura eu un effet positif. Peut-être s’imagine-t-
on que je ne lis pas les commentaires qui me
concernent. Ou même que je ne vais jamais sur
ma page personnelle.
C’est mieux ainsi. On n’insère plus de salo-
peries non plus dans mon casier et on ne colle
rien sur ma porte.
Donc, sans m’être montrée ni fâchée ni
peinée, je suis parvenue à tuer un mouve-
ment stupide visant uniquement à être mé-
chant à mon endroit. Les harceleuses se sont
peut-être trouvé une autre victime. Je com-
patis d’avance avec elle. À moins que Sarah-
Li, Audrey-Maude et leurs copines soient
maintenant trop occupées à faire de l’œil à
Mohamed.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Parce que je le note bien à l’école, dans les


couloirs et dans le stationnement des autobus,
le garçon est le centre de toutes les attentions.
Les plus belles filles bourdonnent autour de lui
comme les papillons attirés par un lampadaire.
Leurs éclats de rire, leurs exclamations
exagérées, tout ça est tellement artificiel que
même une recrue ne peut pas être dupe ! Si
Mohamed se laisse prendre à ce faux enthou-
siasme, soit il pèche par orgueil, soit il n’est
pas plus brillant que ces poupoules.

Je profite du fait que je n’ai pas de devoir


ce soir-là pour perdre un peu mon temps sur
le réseau social. Papa veille maman et Hugo lit
des magazines de sciences, dans sa chambre.
Je vais sur la page de Mohamed.
Il a deux petites sœurs, une maman, un
papa, une grand-maman, cent soixante-douze
amis, quatre photos de profil et, comme image
de portail, un paysage désertique avec des mai-
sons effondrées – un bombardement peut-être.
Je m’empresse de parcourir les quatre por-
traits de lui. On reconnaît bien son sourire et ses
traits splendides. Sur l’une des reproductions,
il tient la cadette de ses sœurs dans ses bras.
Il a écrit : « Fatima la tannante (je commence à
connaître des expressions québécoises). »
Il aime le soccer, la série télévisée Les tueurs
de l’espace et le pouding chômeur. On a au

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

moins ce dernier point en commun. D’ailleurs,


je peux cuisiner moi-même le meilleur pou-
ding chômeur au monde. C’est facile. Je mets
quatre fois la quantité de sucre demandée. Et
pas de la cochonnerie : du sirop d’érable.
Même que maman en raffole. À la blague,
elle m’a lancé : tu devrais couler de ton pou-
ding chômeur dans mon soluté.
J’ai souri.
Hugo, évidemment, se tordait de rire par
terre.
Je me mets tout à coup à rêver que j’offre
de mon pouding chômeur à Mohamed. Et il
l’adore. Et pour me remercier, il m’embrasse
directement sur les lèvres. Directement ! Et ça
goûte bon le sirop d’érable.
Et puis mon cœur s’arrête ! Pas que je
trouve mon idée trop farfelue pour la pour-
suivre au-delà du baiser, au-delà des doigts de
Mohamed qui jouent dans mes cheveux et de
ses mains qui caressent mon chemisier. Et puis
pas non plus que je me trouve si bête.
Non. Mon cœur s’arrête, car une boîte de
dialogues vient d’apparaître au coin de mon
écran.
Mohamed demande à devenir mon ami
virtuel !

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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à


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Opui

M
ERCI D’ACCEPTER MA DEMANDE D’AMITIÉ.
JE NE RÉPONDS PAS.
TU ES TOUJOURS BRANCHÉE ?
Je ne réponds pas.
Le point est resté vert au coin de la fenêtre
de clavardage. Tu es là ?
Ma vue est brouillée. Je ne distingue que
mon écran sans plus, ma chambre autour. Mon
index tremble au-dessus des touches. J’écris
« opui » au lieu de « Oui ».
Je croyais que tu t’étais éloignée de l’ordi-
nateur. Ça va ?
Opui. Ioui. Oui.
Je viens tout juste d’écouter de la musique
syrienne. Tu connais ?
Tout en faisant défiler la liste de ses préfé-
rences musicales dans le tableau de gauche,
je ne retrouve rien qui me soit familier. Des
tas de noms étranges – arabes ? –, des portraits
de vedettes qui me sont inconnues – arabes ? –,

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

avec des titres imprononçables, parfois écrits


dans un alphabet bizarre – arabe ?
Tu connais un peu de musique syrienne ?
insiste Mohamed.
Non.
Ça te plairait que je t’en fasse découvrir ?
Oui.
Je t’envoie des liens. Tu peux les écouter en
flux sur le site.
Mmerc. Merci.
Et toi ? Tu écoutes quoi ?
Tout.
Tout ?
Tout.
Mais est-ce que tout te plaît ?
Dois-je dire à Mohamed que je me complais
surtout dans le classique ? Schubert ne doit pas
figurer dans les préférences mélodiques d’un
réfugié de seize ans qui écoute de la musique
arabe.
Tout. Opui. Oui.
Tu as sûrement un favori ?
Je n’ose toujours pas répondre. Schubert.
Franchement ! Quel adolescent, même pas
réfugié, s’intéresserait à Schubert, à part une
grosse Chinoise adoptée avant qu’on se rende
compte qu’elle est laide ?
Tu es toujours là ? Jade ?
Oui.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Je croyais que tu m’avais laissé seul devant


mon ordi.
Je ne veux pas parler de Schubert. Je ne
veux rien lui dire à propos de mes goûts musi-
caux. J’aimerais que ça cesse. Je ne sais pas
pourquoi il cherche à s’intéresser à moi.
Jade ?
Je vais aller écouter les mélodies que tu
m’as proposées.
D’accord. On s’en reparlera à l’école.
Non.
Non ?
Pas à l’école. Tu m’écriras demain.
Bonne idée. À demain, alors.
Je tape : « Je cuisine le meilleur pouding
chômeur du monde. »
Mais j’efface avant d’avoir la mauvaise
idée de presser sur le bouton « envoyer ».

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Le peuplier

C
’EST UN MATIN DE CIEL BLEU INTENSE ET DE
TROTTOIR BLANC VIOLENT . Dans l’auto-
bus, réfugiée le plus loin possible à
l’arrière, je surveille par la vitre l’arrêt vers
lequel le véhicule se dirige. En une seconde,
je reconnais la silhouette de Mohamed. Il fait
le pied de grue, un nuage de vapeur devant
la bouche.
Il m’apparaît plus beau encore. Comme
un gâteau d’anniversaire, non seulement à la
décoration réussie, mais à ma saveur préférée.
Il monte à bord, mais je me défends bien
de regarder dans sa direction. Ce n’est que
lorsque l’autobus s’ébranle, que je jette un ra-
pide coup d’œil entre deux pans de mes che-
veux. Comme à l’habitude, il s’est assis dans
les premiers bancs. Je ne sais pas s’il a jeté un
regard dans ma direction avant de s’asseoir.
Je sais qu’il sait que j’utilise la même ligne de
bus que lui.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Soit il respecte ma solitude, soit il m’a


oubliée aussi vite qu’on ferme une session de
clavardage.
Je ne devrais pas penser ainsi, lui prêter
une si froide indifférence. Mais je ne sais pas
comment réfréner l’enthousiasme malsain
qui m’habite. Maintenant que ce garçon s’est
autorisé à communiquer avec moi, j’ignore
de quelle manière négocier les émois qui
m’agitent. Toute la nuit, j’ai été la proie de
rêves nouveaux dont je sais les espoirs sans
lendemain. Des espoirs qui contredisent ma
théorie maintes fois démontrée et prouvée que
les jolis se lient aux jolis, et les moches aux
moches – sauf si le moche est riche. Ça aussi,
je le sais : je l’ai lu sur mes sites à potins et dans
les magazines.
Je me sens un peu comme cette fois où –
j’avais six ans, je crois, ou sept ans, en tout cas,
Hugo était bébé – j’avais décidé de grimper
dans le peuplier derrière la maison. Dès les pre-
mières branches, je savais que je ne pouvais plus
redescendre. Au lieu d’appeler tout de suite du
secours ou de me jeter au sol en me faisant un
petit peu mal, mais sans me casser une jambe,
j’ai plutôt choisi de monter plus haut.
Pour la première fois, je voyais par-dessus
les clôtures des voisins. Je n’y trouvais aucun
secret dissimulé, mais le fait de percer cette
intimité autrefois inaccessible me grisait.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

J’ai continué à monter. Tiens ? Mon ballon


disparu une semaine plus tôt me guignait,
coincé entre la cheminée et la gouttière. Une
tuile du toit manquait.
J’ai continué. En sachant pertinemment
que chaque branche abandonnée en des-
sous de moi se dérobait à jamais. Je n’avais
pas l’adresse pour rebrousser chemin. J’étais
incapable de reprendre le chemin inverse en
m’aidant des pieds, de rejoindre les appuis
inférieurs.
Plus je montais, plus je savais que je me fe-
rais mal en tombant. Je me casserais les jambes,
peut-être aussi les bras. Voire le cou !
Mais découvrir le voisinage par-dessus les
clôtures me fascinait. Je continuais à grimper,
à la fois grisée et morte de peur.
Le cri de papa a résonné de loin, vraiment
loin. Comme s’il m’appelait du bout de la rue.
Pourtant, il était à mes pieds – quoique hors
d’atteinte.
Je me rappelle que j’enlaçais le tronc du
peuplier, les yeux fermés, en pleurant. Les voi-
sins sont arrivés, une échelle, d’autres voisins,
la police, les pompiers… Un homme qui sen-
tait fort la cigarette m’a attachée contre lui et
il m’a ramenée au sol.
Je n’ai pas eu de mal. Mais on m’a bien
avisée qu’une autre aventure de ce genre pour-
rait m’être fatale. Que j’avais intérêt à ne plus

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

jamais recommencer. À ne plus prendre ce


risque.
J’ai promis à papa et à maman. Autant
pour moi que pour eux. Je ne grimperai plus
jamais dans un arbre.
Alors qu’est-ce que j’ai peur que Mohamed
soit un peuplier.

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Une façon feutrée

A
UJOURD’HUI, MAMAN A REÇU BEAUCOUP DE
VISITE.
Il y avait un médecin, un repré-
sentant de la compagnie d’assurances,
un notaire ou un avocat, je ne sais trop, et puis
d’autres hommes et femmes dont je n’ai au-
cune idée du rôle. Chacun vêtu très sobrement,
en foncé. Comme si ma mère était déjà morte
et qu’ils devaient porter le deuil.
Puisque celle-ci parle maintenant d’une
drôle de façon à cause de la progression de
sa maladie, papa a servi d’interprète. Il ne va
plus souvent bosser au bureau. Il s’est même
installé un poste de travail dans la chambre à
coucher, à côté de sa moitié du lit en trop. Il
dit qu’il peut ainsi plancher sur certains dos-
siers. Mais pas tous, évidemment. Son patron
grogne un peu, semble-t-il.
Bref. Les gens sont venus aujourd’hui
parce qu’il y avait encore des papiers à signer.
Pour confirmer une fois de plus que maman

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

a très mal et qu’elle ne peut plus parler. Que


la saloperie qui la dévore en dedans est plus
vorace que prévue.
Je crois qu’ils ont décidé d’une date aussi.
Une date où maman nous quittera. Une façon
feutrée de dire qu’elle va mourir. Après la fin
de l’année scolaire, je pense. Pour ne pas per-
turber nos examens, à Hugo et à moi. Je n’en
vois pas l’importance. Je vais encore redoubler
de toute façon. Et Hugo va passer. En riant.
L’infirmière des soins à domicile affirme
que, pendant ses absences, lorsque c’est moi
qui m’occupe de maman, le travail est très bien
fait. Elle me félicite. Mon père m’embrasse
sur le front. C’est curieux, car il pleure et il est
content en même temps.

Après le souper, quand Hugo et moi avons


aidé papa à faire la vaisselle et à remettre de
l’ordre dans la maison, après nous être regrou-
pés quelques minutes autour de maman pour
lui souhaiter une bonne nuit, nous retrouvons
chacun nos mondes à nous : Hugo et papa dans
le salon, moi dans ma chambre, enveloppée de
Schubert. Je dois trouver un sujet pour l’exa-
men oral de français.
Madame Julie, l’enseignante, a précisé que
le thème était libre et qu’on pouvait parler de
tout ce qui nous intéressait. Pourvu que nous

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

sachions bien communiquer à la classe le lien


affectif qui nous rapproche de notre propos.
À la fin de la période, elle m’a prise à part
pour me chuchoter que ce serait vraiment
bien si j’abordais le sujet de l’aide médicale
à mourir.
Et puis quoi, encore ! Que j’apporte des
photos de ma mère à l’agonie ?
On parle de tout ce qui nous intéresse,
nous, ou de tout ce qui intéresse les autres ?
J’entretiendrai peut-être la classe de cette
histoire ancienne de peuplier.

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Les vipères

A
LLÔ, JADE ! ES-TU PRÈS DE TON ORDI ?
OUI.
TU VAS BIEN ?
OUI.
Je t’ai vue aujourd’hui dans la salle des
casiers, mais je ne suis pas allé te parler. As-
sises près de toi, il y avait toutes ces filles qui
m’abordent dès qu’elles m’aperçoivent. Ça
finit par être lassant.
Je ne t’ai pas vu.
Évidemment, je mens comme les voisins
lorsqu’ils affirment que leur chien ne jappe
pas. Inutile d’expliquer à Mohamed que, ma
tête renfoncée au plus profond de mes épaules,
je l’ai bien aperçu entre deux pans de cheveux ;
que je l’ai dévoré du regard de mon siège ar-
rière de l’autobus ; que j’ai failli m’évanouir
quand il ne s’est pas assis à sa place habituelle
pour s’avancer vers moi, avant d’être happé
au passage par une fille de cinquième secon-

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

daire qui tenait à lui parler de Dieu sait quoi ;


que j’ai manqué descendre un arrêt après le
sien juste pour revenir sur mes pas, le suivre et
voir où il habitait ; que j’ai changé d’idée parce
qu’il faisait tout de même très froid ; que mes
espoirs sont peine perdue, car je n’ignore pas
que les pétards de son acabit ne se lient jamais,
jamais, jamais aux mochetés de mon espèce.
Et je ne lui parlerai pas non plus de l’incident
du peuplier.
Tu sais, Jade, j’ai lu les entrées sur ton mur
virtuel.
Je ne réplique pas car, sur le coup, je ne
saisis pas ce que ça implique. Je suis seulement
flattée.
Tu es toujours là ?
Oui.
J’ai vu ce que Sarah-Li et ses amis ont pu-
blié sur ta page.
Ma respiration se bloque. Oh, mon Dieu !
Je n’y avais pas pensé. Évidemment, il n’y a
pas que les harceleuses et moi qui pouvons
avoir accès aux saloperies rédigées, c’est tout
le monde ! Je me sens rougir comme une feuille
à l’automne.
Pourquoi tu n’effaces pas tout ça, Jade ?
Je ne sais pas comment faire. Et je ne veux
pas demander à mon frère. Encore moins à
mon père.
Je peux le faire pour toi, si tu préfères.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

mErrci.
Ça me prend ton mot de passe.
Je peux te le donner.
Non ! Ne fais jamais ça. Surtout pas par
Internet. Tu as trop confiance aux gens.
Ok.
Demain, à l’école. Si tu veux.
Ok.
À demain, alors.
Ok.
Jade ! Autre chose.
Je suis là.
Sarah-Li et ses copines, ce sont de sacrées
vipères. Ne te préoccupe surtout pas d’elles.

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Le pépiement
de l’oisillon

D
ANS L’AUTOBUS SCOLAIRE, C’EST L’AHURISSE-
MENT TOTAL. ET QUAND JE DIS TOTAL…
Bon. D’abord, il y a eu l’arrêt pendant
lequel Mohamed est monté à bord. Je l’ai ob-
servé. Une tuque sur la tête, un foulard au-
tour du cou, une veste peut-être pas tout à fait
adaptée aux hivers canadiens et des chaus-
sures de sport au lieu de bottes doublées.
Comme d’habitude, je l’ai fixé jusqu’à ce
qu’il atteigne le palier près du chauffeur, puis
j’ai fermé le rideau de cheveux. Tête dans les
épaules, agrippée à mon sac, je me suis conten-
tée de fixer les vis figées dans le givre le long
du châssis de la fenêtre.
Puis, quand l’autobus s’est ébranlé, j’ai
reconnu Audrey-Maude qui a lancé « Mo-
hamed ! ». J’ai été étonnée de constater que
même le plus beau prénom du monde,

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

lorsqu’il émerge de la bouche d’une personne


que vous n’aimez pas, ressemble à une injure.
Ensuite, une fille dont je n’ai pas replacé
la voix a appelé également Mohamed, puis
une autre, étrangement plus près de moi... et,
soudain, j’ai respiré un parfum musqué de je
ne sais quel shampoing, quel savon, peut-être
d’une mousse à raser.
J’ai sursauté. Mohamed s’est assis sur le
siège voisin du mien. D’où l’ahurissement to-
tal dont je parlais plus tôt. Principalement chez
les filles tournées vers l’arrière de l’autobus.
Allô, Jade ! Bien dormi ?
Comment répondre lorsque les poumons
sont vides d’air et que l’on n’arrive plus à
respirer ?
Tu as ton téléphone avec toi ? Tu veux que
j’efface les saloperies qui se trouvent sur ton
mur ?
Hu… hui.
Comme j’écris « oPui » au lieu de « Oui », en
présence de Mohamed, je prononce « hui ». Je
ne suis plus qu’un oisillon parvenant à peine
à pépier.
Sans le regarder toujours, je tends mon
appareil. Ses doigts frôlent les miens en s’en
emparant, et j’en ressens le même choc que si
l’autobus me happait au passage. Enfin, pas
tout à fait, mais quand même. C’est fort.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Tandis que j’entends les bip-bip de sa mani-


pulation, j’en profite pour tourner une pupille
discrète vers lui. Mohamed est beau, beau, beau,
plus encore que sur les photos. Un petit poil
hirsute et noir, oublié à l’angle de sa mâchoire,
confirme que l’adolescent est effectivement en
âge de se raser.
Tiens, voilà ! Les méchancetés ont disparu.
Mi… merci.
Je reprends mon téléphone en prenant soin
de ne pas me faire happer par l’autobus, cette
fois.
Tu veux que je bloque les « amis » virtuels
qui t’ont écrit ces trucs afin qu’ils ne puissent
plus recommencer ?
Non. Merci.
Ils vont récidiver, tu sais ? Surtout que,
maintenant, j’en vois deux, trois dans le bus
qui nous observent. J’ai peur qu’elles n’appré-
cient pas notre… amitié.
Non. Merci.
Bon. Attends. Laisse-moi au moins te mon-
trer comment effacer de ton mur les prochains
messages indésirables.
Mohamed ne reprend pas mon téléphone,
mais se penche contre moi. De son doigt douce-
ment cuivré, à l’ongle parfait, il manipule lente-
ment les différentes commandes à suivre pour
me permettre de me débarrasser des entrées et

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

des commentaires que je ne tiens pas à conser-


ver.
Pour moi, c’est déjà compliqué, mais avec
la présence de Mohamed à mon côté, sa cha-
leur contre mon bras, son parfum dans les
narines, le même air qu’il respire dans mes
poumons, ma tête tourne comme le chien des
voisins quand il court après sa queue. Je ne
retiens pas une miette de ce qu’il raconte.
Tu vois ? C’est aussi simple que ça.
Son sourire est plus blanc que la neige et
plus chaud que le feu dans l’âtre du salon. Je
m’empresse de reposer les yeux sur les vis
givrées.
On peut se parler ce soir, Jade ?
Hu… hui.
Super ! J’ai quelque chose à te demander.

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Sans sirène

J ’ARRIVERAI PLUS TARD À LA MAISON , MAIS JE


METTRAI LES BOUCHÉES DOUBLES AFIN DE M’AC-
QUITTER DE MES TÂCHES HABITUELLES.
L’INFIRMIÈRE SERA DÉJÀ PARTIE.
AU PIRE,

Tu étais où, Jade ? me demandera papa. J’ai


raté l’autobus, que je lui répondrai. Je com-
mençais à être inquiet, précisera-t-il. Je suis
désolée, papa, que je déclarerai.
Et il oubliera, car je m’appliquerai auprès
de maman.
Aussi, ma décision est prise : je descends
un arrêt après celui de Mohamed et un arrêt
avant le mien. Je marcherai un arrêt en sens in-
verse en songeant que, par la suite, pour reve-
nir chez moi, il me faudra me taper la distance
de deux arrêts face au vent glacial.
Mais ça en vaut la peine.
Le garçon s’est assis à sa place habituelle,
à l’avant. Je l’observe entre les dossiers et les
épaules de tout l’autobus. Le véhicule s’arrête,

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Mohamed descend, l’autobus repart, je me


lève, me dirige vers l’avant.
Tu passes par le dépanneur, Jade ? me de-
mande le chauffeur qui connaît son itinéraire
et l’arrêt habituel de chaque étudiant. Oui,
Monsieur. Alors, enfonce bien ta tuque en re-
tournant chez toi : le vent est polaire.
S’il savait que j’ai l’intention de revenir
de plus loin encore que le dépanneur ! Nos
conducteurs de bus scolaires n’ont pas le
droit de laisser les utilisateurs descendre où ils
veulent. Mais celui-ci n’est pas à cheval sur le
règlement. Après tout, doit-il se dire, les ados
ne sont plus des bébés.
Je marche effectivement quelques pas vers
l’entrée du commerce, le temps que les deux
élèves de troisième, dont c’est l’arrêt coutu-
mier, se soient éloignés. Puis je reprends le
trottoir en direction de l’arrêt précédent. J’at-
teins l’espace piétonnier qui s’enfonce entre
deux maisons.
Pendant que je franchis le passage, je suis
sur mes gardes. Mohamed doit résider tout
près. Ne pas trouver l’endroit où il habite se-
rait moins pire que de le rencontrer face à face.
Comment lui expliquer ce que je fabrique à
une rue d’un arrêt qui est à deux stations de
ma propre descente ?
Mais je n’ai pas à me questionner long-
temps. En fait, j’oublie même Mohamed

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

pendant un moment. Il y a un attroupement.


Des gens qui discutent fort sur le trottoir d’en
face. Une voiture de police fait fonctionner
ses gyrophares. Un autre véhicule est balisé
« Immigration Canada ». Il y a des femmes au
milieu des hommes. Des enfants aussi. Cer-
tains ne sont pas vêtus pour l’extérieur. Deux
dames au moins n’ont que leur hijab contre
l’hiver. Elles ont dû sortir précipitamment des
bâtiments pour emboîter le pas aux hommes.
À mon avis, elles vont rapidement retourner
à l’intérieur.
Deux policiers ne font que suivre la scène
des yeux. Un homme bien vêtu réintègre la
voiture balisée. Il refuse de reprendre un pa-
pier qu’il a lui-même remis à un barbu qui
semble déboussolé. On crie beaucoup, mais
dans une langue que je ne connais pas.
Une femme a trop froid. Elle finit par se
décider à retourner à l’intérieur, tirant un ga-
min par la main. Elle n’en continue pas moins
à chicaner l’individu bien habillé par-dessus
son épaule.
Le véhicule fédéral s’éloigne, des femmes
se frappent la tête, des enfants sont atterrés,
des hommes pleurent. L’attroupement se dis-
loque de lui-même. Les policiers réintègrent
leur voiture. Les gyrophares disparaissent au
bout de la rue. Sans sirène.
Sauf dans ma tête.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Je viens de reconnaître Mohamed qui, un


bras autour des épaules du barbu tenant le
papier, regagne l’immeuble voisin.

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21

La photo et la mousse

T
OUTE LA SOIRÉE, J’ATTENDS LA DEMANDE DE
CLAVARDAGE DE MOHAMED. MAIS CE DERNIER
NE SE CONNECTE PAS.
Préoccupée, ma grande ? Non, maman. Ça
va, l’école ? Oui, maman.
Désormais, il faut porter beaucoup d’atten-
tion aux balbutiements affaiblis de ma mère
pour la comprendre. Un technicien de l’hôpital
a mentionné à papa la possibilité d’installer un
moniteur avec du texte que maman pourrait
taper je ne sais plus de quelle façon. Mon père
a refusé.

Un peu avant d’aller au lit, une certaine


« Bella504 », dont je ne connais pas vraiment
l’identité, publie une photo sur mon mur vir-
tuel.
L’image a été saisie dans l’autobus, ce matin.
L’angle de la prise de vue me suggère que l’ap-
pareil photo se situait au niveau des bancs où

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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

étaient assises Sarah-Li et ses plus proches com-


parses. On y voit Mohamed penché sur moi.
C’est lorsqu’il avait son doigt sur l’écran de mon
téléphone – qu’on n’aperçoit pas à cause des
sièges en avant-plan. Mes cheveux masquent la
moitié de mon visage, mais c’est suffisant pour
montrer mon air idiot, une bajoue disgracieuse,
ma lèvre inférieure trop épaisse, un œil hagard.
L’intitulé est « Le Beau et la bête ».
Je ne me souviens pas exactement des
étapes à suivre pour effacer l’entrée, mais à
force de tripoter les commandes, j’y parviens.
Je m’endors tard après avoir longuement
songé à Mohamed.

Le lendemain, avec ce dont j’ai été témoin


la veille, je crains de ne pas voir apparaître
mon béguin dans l’autobus. Mais il est bien
là. Sauf que, contrairement à son habitude, il
ne sourit pas, ne salue personne.
Je voudrais bien savoir ce qui se passait
hier avec la police et l’homme bien vêtu. Si
j’en avais le courage, une fois dans la cour de
l’école, je rattraperais Mohamed et, de mon air
le plus innocent, je lui demanderais ce qui ne
va pas. Mais bon, de toute façon, il se déplace
trop vite pour moi et, comme toujours, je suis
la dernière à sortir de l’autobus.
En arrivant à mon casier, j’ai une surprise
qui, dans le fond, n’en est pas vraiment une. Je

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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

constate qu’il me faut le nettoyer. Encore une


fois. La trêve de harcèlement n’aura duré que
quelques jours.
Par les fentes d’aération, quelqu’un a vidé
une pleine cannette sous pression de crème à
raser ou de je ne sais trop quoi s’y apparentant.
Mes vêtements pour le cours de culture phy-
sique sont complètement couverts de mousse.
Et je ne parle pas de l’état de mes livres, cahiers
et autres articles qui se trouvaient à l’intérieur !
Je fais comme si de rien n’était tout en per-
cevant les gloussements étouffés qui fusent
autour de moi. Je réprime avec difficulté un
sanglot qui a failli me surprendre. Je ne suis
tout de même pas pour afficher mon malheur
à tous mes voisins de casier qui n’ont rien à
voir avec cette histoire.
Il ne manquerait plus que je me rende en-
core plus ridicule.

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22

Les couleurs
jaunâtres

T
U ES LÀ, JADE ?
JE REGARDE CLIGNOTER LE CURSEUR, MAIS MES
DOIGTS TREMBLENT TROP POUR QUE JE PUISSE
RÉAGIR DANS L’INSTANT.
Jade, quand tu liras ces lignes, réponds-
moi, je reste branché.
J’ai beau essayer de composer un simple
mot comme « allô », je ne parviens à taper que
« aLllo », « LaloO » et même « Qllp » !
Jade, mon écran indique « Le correspon-
dant est en train d’écrire », mais je ne vois
rien. Il y a peut-être un problème technique.
As-tu la vidéo ? On pourrait passer en mode
visuel.
Qu’est-ce qu’il raconte ? Mais je ne sais pas
faire ça !
Tu as un bouton avec une icône en forme
de caméra. Clique dessus.
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

J’avais déjà remarqué cette figure, dans le


coin. Je n’ai jamais songé à me questionner
sur…
Oh ! Seigneur !
La première chose que j’aperçois, c’est
mon visage en gros plan, avec mes cheveux
ramenés en arrière parce que je suis sortie de
la douche tout à l’heure. Mes yeux sont telle-
ment ronds qu’ils ne sont presque plus bridés,
mon nez est énorme, ma bouche…
Coucou, Jade ! fait soudain Mohamed, la
voix de Mohamed, les lèvres de Mohamed, en
fait, tout le minois de Mohamed qui a pris ma
place à l’écran.
L’éclairage n’est pas très bon, la défini-
tion de l’image est mauvaise, les couleurs
sont jaunâtres et, malgré tout, le garçon reste
splendide.
La seule différence est peut-être le sou-
rire. Il n’est pas comme avant. Il exprime une
fausse joie.
Mohamed ne m’observe pas directement
dans les yeux. Au début, j’ai l’impression qu’il
est intimidé, puis je comprends que c’est parce
qu’il regarde son écran et non la caméra. C’est
embêtant. Est-ce qu’il fixe mes pupilles ? Ou
mon gros nez ? Ou mon double menton? Ou ?...
Jade, je voulais te demander quelque chose
afin de m’attaquer à mon examen oral de
français.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Hu… hui.
Mais je dois être horrible ! Si je le vois, ça
signifie qu’il me voit. J’ai l’air d’une…
En fait, j’ai toujours l’air d’une...
Comment elles ont dit ? Le Beau et la bête ?
Tu es gentille, Jade. Je savais que je pou-
vais compter sur toi. En fait, je veux dire, que
j’aurais pu compter sur toi. Car finalement,
j’ai abandonné le premier sujet sur lequel je
voulais plancher, celui qui aurait nécessité ton
aide.
Ah ?
En fait, je pensais traiter de l’aide médicale
à mourir. Tu ne dois pas être surprise que je
sache pour ta mère. Tout le monde en parle. Et
il y a les médias qui en font un cas. Je voulais
savoir comment ça se vit, la peine, le remords
et tout ça. Mais bon, finalement, je vais me
pencher sur autre chose.
Ah.
Je vais m’attaquer à un sujet que je connais
pas mal mieux et pour lequel j’ai toutes les
sources d’information nécessaires.
Ah ?
Les réfugiés et l’immigration.
Oh !
Mohamed doit trouver que j’ai vraiment
beaucoup de vocabulaire. J’ai honte de ce que
je suis. Et je ne peux même pas me dissimu-
ler derrière mes cheveux puisque ceux-ci sont

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

trop loin sur ma nuque et trop bien attachés. Je


m’efforce de renfoncer ma tête tant que je peux
dans mes épaules, en tournant mon visage
vaguement de profil. De cette manière, je pré-
sente le moins possible mes traits disgracieux.
Tu sais, Jade, je t’ai aperçue devant chez
moi, hier.
Évidemment, je suis incapable de répli-
quer. J’étais pourtant certaine… Il est vrai que,
dans les premières minutes, je n’ai pas aperçu
Mohamed. Je ne sais pas où il se trouvait. Sans
doute tout près du barbu – son père ? –, mais
j’étais trop impressionnée par les policiers, les
femmes et les enfants sans vêtements chauds
dans le froid de l’hiver. Comment ai-je pu sup-
poser une seconde être en mesure de jouer à
l’espionne sans me faire surprendre ?
Jade ! Ne fais pas cette tête ! C’est moi qui
devrais plutôt être abattu.
Mohamed rit, mais je ne retrouve aucune
joie en lui.
Parce que, Jade, figure-toi, on va nous ex-
pulser du Canada !

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23

Un sourire
tout de même

M
OHAMED EST TRISTE, NÉANMOINS, IL A UNE
FAÇON DE PARLER QUI FAIT EN SORTE QUE,
À LA FIN DE SES PHRASES, SES LÈVRES EXPRI-
MENT UN SOURIRE. FAIBLE SOUVENT, MAIS UN SOURIRE
TOUT DE MÊME.
Ainsi, de sa bouche, même l’affirmation la
plus affligée paraît lumineuse.
Tu sais, nous avons encore quelques mois
de sursis au Canada, car les fonctionnaires de
l’Immigration ont recommandé de laisser mes
sœurs et moi terminer l’année scolaire. Cepen-
dant, dès la fin juin ou le début de juillet…
Mais tu pourras… vous pourrez revenir ?
Même si je viens de balbutier, voilà tout
de même la première phrase complète que je
réussis à formuler devant Mohamed.
Non, Jade. On nous retourne dans notre
pays d’origine.
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Je ressens comme un étau qui m’enserre la


poitrine. Cette même impression désagréable
qui m’accable lorsque je pense au décès pro-
chain de maman, à son départ et à son absence
inéluctables.
Mohamed, est-ce que… est-ce qu’on conti-
nuera de s’écrire ?
Je ne sais pas. Dans les camps de réfugiés,
ce n’est guère possible. Encore moins dans les
zones de conflits.
Ça veut vraiment dire que… qu’à partir de
l’été, on n’aura plus… plus aucun contact ?
Mohamed, au lieu de répondre, tourne la
tête de côté, comme s’il s’efforçait de trouver
quelque chose près de lui. Mais peut-être ne
cherche-t-il que ses mots. Après un moment, il
me fixe de nouveau – quoiqu’à travers ce point
invisible en bas de mon écran.
Jade, est-ce que tu crois en Dieu ?
Je reste figée comme l’image vidéo d’un
mauvais signal Internet.
Si je m’informe de ça, c’est que mon père et
ma mère, aucunement pieux avant la guerre,
n’arrêtent plus d’implorer Allah.
Oh !
Ta famille est-elle pieuse, Jade ?
Non.
Même depuis que ta mère a demandé l’aide
médicale à mourir ?
Non.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Elle n’a pas peur ?


Non.
Qu’espère-t-elle trouver de l’autre côté ?
La fin.
La fin de la vie, je comprends.
Mais je veux di…
La fin de son mal.
Immobile un long moment, Mohamed fixe
ce point qui est moi sans être tout à fait moi. Il
a les lèvres plissées, la tête vaguement de côté.
Il semble réfléchir. Il hoche enfin la tête.
Je comprends, Jade.
Il a bien de la veine.
Moi pas.
Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
Pourquoi la vie est remplie de plus d’ab-
sences que de présences ?
Il se mordille les lèvres et je me rends
compte que ça commence à m’incommoder
sérieusement cette façon de communiquer
sans que les yeux de notre interlocuteur soient
directement fixés sur les nôtres. Puisque lui
non plus ne peut savoir si je considère ses pu-
pilles ou son nez ou ses oreilles ou ses… Je rive
mon regard sur ses lèvres. Charnues, humides,
frémissantes.
Je suis surprise par mon propre désir, aus-
si soudain que violent, de coller ma bouche
contre l’écran de mon ordinateur.
Misère ! Ce doit être ça, être amoureuse !

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Je dois bien admettre l’évidence : j’ai déjà


commencé à escalader le maudit peuplier. Ce-
lui dont je ne sais pas redescendre.
J’espère seulement que je ne suis pas ren-
due trop haut.
Car les fonctionnaires de l’Immigration
sont en train de scier le tronc.

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24

Il n’y a pas
que les chiens

T
OI, JADE, TU TRAVAILLES SUR QUEL SUJET POUR
TON ORAL DE FRANÇAIS ?
JE NE SAIS PAS ENCORE.
Il faut que tu te décides.
Je sais.
Qu’est-ce qui t’intéresse ?
Rien.
Impossible. Il y a toujours quelque chose
qui nous intéresse.
Mohamed a raison, mais ces dernières
semaines, j’ai eu beau réfléchir, je n’ai rien
trouvé. Il faut dire que l’état de maman prend
toute la place dans ma tête… sans compter
Mohamed lui-même.
Tu sais, Jade, le sujet dont je voulais traiter
à propos de l’aide à mourir, pourquoi tu ne
l’aborderais pas toi-même ? Histoire de par-
tager avec tes camarades de classe cette situa-

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

tion dramatique de l’intérieur ? Un peu comme


je tiens à le faire, justement, avec le sort des
réfugiés.
Je ne pourrais pas. Je… je…
Lui aussi, comme mon professeur de fran-
çais, croit que je devrais aborder le propos.
Mais ça m’est impossible. C’est trop profond
en moi. J’ai le droit de le garder pour moi.
D’accord, Jade. Je sais que ce que tu vis est
particulier. Je n’insiste pas. Affronter la mort
à cause de la guerre est déjà insupportable, je
n’ose pas imaginer la détresse dans laquelle
on doit baigner quand la personne qu’on aime
choisit sciemment de quitter la vie.
Maman ne veut pas mourir !
J’ai répliqué vivement, un ton plus haut,
en redressant même la tête. Je m’empresse
de me replier dans mon attitude habituelle.
N’empêche, j’ai vu la surprise dans le regard
de Mohamed. J’ai vu la consternation puis le
remords sur son visage. Ma voix se fait plus
douce. Je parviens à m’expliquer.
Maman ne veut pas mourir. Elle tient seule-
ment à cesser de souffrir. Et à ne pas nous im-
poser des tâches qui viendraient à l’encontre
de sa dignité.
Jade, je suis sincèrement navré. Tu as rai-
son. J’ai jugé en me basant sur ma seule expé-
rience de vie. Une chose que je reproche aux
autres.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

C’est pas grave.


Si, ça l’est. Merci de me rappeler à l’ordre.
Son sourire revient, aussi beau qu’aupara-
vant. Sa voix est chaude comme la musique, et
me baigne comme s’il parlait en rimes.
Allez ! Il faut trouver ce sujet pour ton oral.
Tu lis des livres ?
Non.
Tu écoutes la télé ?
Des fois.
Sur des thèmes particuliers ?
Les émissions que regardent mon frère et
mon père. Ils aiment les reportages scienti-
fiques sur les animaux.
C’est bon, ça. Tu as envie de parler des
animaux ?
Je n’aime pas les chiens.
Il n’y a pas que les chiens. Il y a…
Pourquoi, tu ne sors pas avec Sarah-Li ?

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Ceux qui sont


splendides

J
E PENSE QUE SI J ’ AVAIS FRAPPÉ MOHAMED DE
TOUTES MES FORCES AVEC LE POING DANS SON
ESTOMAC , IL NE SERAIT PAS RESTÉ PLUS ABA -
SOURDI QU ’ EN CE MOMENT . Même moi, je n’en
reviens pas d’avoir prononcé ces mots. Il faut
dire que dans le feu de notre échange, tandis
que je réplique à ses interrogations sans trop
réfléchir, ma propre question m’est venue
aux lèvres sans même que mon cerveau l’ait
formulée.
Pou… pourquoi tu me demandes ça, Jade ?
Je dois être plus rouge qu’une tomate dans
un plat de cerises couvertes de ketchup.
Parce qu’elle est splendide. Comme toi.
Misère ! Je l’ai dit ! Je viens de lui déclarer
qu’il est splendide !
Ou tu pourrais sortir avec Audrey-Maude,
si tu préfères. Elle est splendide aussi.
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Mon cerveau ne pourrait-il pas reprendre


le contrôle de ma bouche ?
L’expression de Mohamed alterne entre
plusieurs émotions, dont la surprise, la ré-
flexion, l’amusement, la réflexion encore...
Jade, crois-tu donc que les beaux garçons
et les belles filles sont condamnés à sortir en-
semble ? Même s’ils ne s’aiment pas ?
Heu…
Écoute : Sarah-Li, Audrey-Maude et toutes
les adolescentes qui composent leur groupe
d’amies sont artificielles. Aucune ne m’attire !
Elles sont égoïstes et matérialistes ! Leurs
valeurs sont à un milliard de kilomètres des
malheurs du monde. Un milliard de kilo-
mètres des miennes ! Est-ce que tu crois que
les jolis garçons ne s’intéressent qu’aux jolies
filles ?
Heu…
Eh bien, tu as tort ! Je ne tiens pas à li-
miter mes relations à des égocentriques de
leur acabit seulement parce qu’elles sont…
« splendides » !
Je ne voulais pas t’insulter.
Tu ne m’insultes pas. Au contraire, tu es
une fille merveilleuse. Je vois bien que tu t’ef-
forces de comprendre le monde. À l’inverse
des Sarah-Li et compagnie qui s’appliquent
à remodeler l’univers afin qu’il s’adapte à
elles, toi, tu cherches à ne rien brusquer, tu

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

sembles t’excuser sans arrêt de devoir impo-


ser ton existence. Ta présence est fragile et
émouvante, de même qu’elle est apaisante et
réjouissante.
Heu…
Si j’ai le droit d’élire ma propre petite amie,
Jade, c’est toi que je choisis !

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Le bonheur
me va bien

J
E N’IRAI PAS JUSQU’À DIRE QUE MOHAMED ET MOI
SORTONS ENSEMBLE, CAR NOUS NE NOUS SOMMES
PAS EMBRASSÉS . Toutefois, dans l’autobus,
nous nous assoyons désormais côte à côte. À
l’avant.
À l’ahurissement total de Sarah-Li et
d’Audrey-Maude.
Dans la cour de l’école, dans les couloirs
et dans la salle des casiers, nous nous tenons
par la main.
À l’ahurissement total de Sarah-Li et
d’Audrey-Maude.
La première fois, j’ai bien failli perdre
connaissance. J’ai senti toute la douceur de la
paume de Mohamed… même à travers le cuir
de ses gants et la laine de mes mitaines.
Je dirais que la présence de Mohamed me
sert de bouclier. Plus personne ne glousse dans
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

mon dos. Plus personne ne vient s’asseoir près


de moi pour débiter des horreurs enveloppées
de sucre. Plus personne ne remplit mon casier
de mousse, de déchets ou de caca de chien.
Pour la première fois, j’ai vraiment l’impres-
sion d’occuper une place qui me revient dans
la multitude.
J’espère seulement que ça durera.

Tu vois un garçon, ma grande ?


Ma mère a plutôt baragouiné « Woahin-
gaassonmoagaaaw », mais je suis devenue
aussi bonne que mon père pour traduire.
Comment le sais-tu ? C’est papa qui a parlé,
pas vrai ?
Non, papa n’a rien dit. Mais tu es resplen-
dissante. En fait, je ne t’ai jamais vue comme
ça.
Pour toute réplique, je me contente de
rougir.
Tu n’as pas à avoir honte, c’est de ton âge.
Et le bonheur te va très bien. Tu peignes tes
cheveux vers l’arrière, maintenant ?
Ma mère a remarqué. Mohamed m’a
convaincue de garder ma coiffure sur la nuque,
car, en dégageant mon visage, ça le rendait
plus joli. Moi, je croyais que c’était le contraire.
Il m’a aussi déjà appris à sortir la tête de mes
épaules, à me tenir droite, à ne pas avoir peur

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

de fixer les gens dans les yeux, à… m’« affir-


mer », comme il dit.
Alors, ma grande : il est comment ton
amoureux ?
Je réponds dans le désordre. Il est gentil,
attentionné, intelligent, sympathique, ath-
létique, souriant, un peu sportif, beaucoup
lecteur...
Et splendide.
Mais ça, je ne le précise pas.

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La beauté est un trait

D
ANS LE MIROIR DE LA SALLE DE BAIN, JE VÉRIFIE
LES DÉTAILS DONT MOHAMED M’A PARLÉ. C’est
vrai qu’une fois ma figure libérée de mes
cheveux et ma tête redressée, mon double men-
ton s’estompe, les lignes de mes pommettes se
marient à mes yeux bridés, mon nez ne paraît
plus si gros, ma bouche prend toute la place et
« ton sourire, Jade, ton sourire est ce qu’il y a
de plus magnifique chez toi. N’en prive pas ton
entourage. Offre-le généreusement.»
Mohamed me fait comprendre que la beau-
té peut apparaître d’un trait seulement, d’une
courbe unique, d’une simple attitude. Ce n’est
pas un ensemble formant une silhouette ou un
visage. La vraie beauté est souvent invisible sur
une photo. On la reconnaît plutôt dans l’humi-
lité d’une conversation, le timbre d’une voix,
le clapotis d’un rire, le tic d’une commissure,
la grâce d’un mouvement, la sensibilité d’une
pensée.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

On est tous beaux et belles, finalement.


Même Stéphanie Longpré ou Sébastien « Face
de pizza » Bouchard. Il suffit de comprendre
qu’on n’a pas à rechercher la séduction dans
un visage publié sur un site de réseau social.
Le charme se découvre à se côtoyer.

J’ai un poème pour toi, maman.


Un poème ?
Il est d’Aragon. Nous l’avons travaillé en
français. J’ai trouvé qu’il te convenait.
Jade, il faudra plus que quelques rimes
pour changer ma décision.
C’est un poème à propos de mains tendues
qui cherchent à garder parmi nous ceux qui
veulent mourir.
Je t’écoute.
Il n’aurait fallu
Qu’un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne
Maman me regarde. Ses yeux s’embuent. Je
crois avoir remporté une petite victoire.
Mais je me trompe.
Ma grande, ce poème ne me concerne pas.
Comment ?
Il s’adresse à toi.

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28

La journée
d’indulgence

P
ARFOIS, COMME ÇA, SANS RAISON, L’HIVER NOUS
OFFRE UNE JOURNÉE D’INDULGENCE. IL FAIT
BEAU, IL FAIT DOUX, IL Y A MÊME DES GOUTTES
D’EAU TOMBANT DES TOITS QUI DÉGÈLENT.
Mohamed et moi, main dans la main, nous
choisissons d’oublier l’autobus et de revenir
à pied de l’école. Sur notre parcours, il y a le
parc du quartier. Les bancs en plein soleil sont
invitants. À part des gamins et deux femmes se
promenant dans l’allée opposée, il est désert.
Nous parlons peu. Nous aimons les si-
lences qui enveloppent notre relation. Chacun
partageant, par sa présence seule, son chagrin
avec celui de l’autre.
Hélas ! Ces moments de sérénité muette ne
sont jamais assez longs.
Alors, Jade ? Tu as trouvé ton sujet pour
l’oral ?
119
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Non, pas encore.


Il commence à se faire tard, tu sais ? À peine
deux semaines.
Je sais.
OK. Obligation du jour : découvrir ton
thème.
D’accord.
Nous rions. Avant de redevenir aussitôt
sérieux.
Tu dois attaquer un propos qui te res-
semble, qui est unique à toi. Que penserais-
tu de l’adoption internationale ? Tu viens de
Chine, non ?
Oui. Comme Sarah-Li Laverdure. D’ail-
leurs, dans la salle des casiers, je l’ai enten-
due dire à Audrey-Maude qu’elle aborderait
le sujet.
Ce que je ne précise pas à Mohamed est
que je suis morte de trouille à l’idée que, pen-
dant sa présentation, Sarah-Li fasse allusion à
une mère abandonnant sciemment son enfant
« parce qu’elle ne l’aime pas ». Si nous abor-
dions le même thème, mon oral à moi pourrait
alors ressembler à un plaidoyer justifiant ma
génitrice.
J’ignore et ignorerai à jamais ce qui a pous-
sé ma mère biologique à remettre sa petite fille
à l’orphelinat. Il y a mille raisons, familiales,
médicales, économiques et politiques, pour
qu’elle en soit arrivée à cette extrémité. Je n’ai

120
Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

pas à débattre devant la classe des accusations


voilées de Sarah-Li Laverdure !
Et encore moins s’il prenait à cette dernière
l’envie de faire aussi le procès de ma mère
adoptive ! Elle ne manquerait pas de rappeler
que si maman n’est pas responsable de la ma-
ladie qui l’accable, elle a tout de même choisi
de nous laisser tomber avant le terme naturel
de son mal. Ce qui, avec tous les sous-enten-
dus dont Sarah-Li est capable, orientera les
pensées vers le fait que je suis si désagréable,
que deux mères ont délibérément opté pour
m’abandonner.

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29

Le lutrin dans ma tête

Q
U’EST-CE QUE TU AIMES LE PLUS AU MONDE ?
LA QUESTION DE MOHAMED ME TIRE DE MA
RÊVERIE MOROSE.
Tu sais, Jade, pour te sentir inspirée par
ton sujet, tu dois absolument aborder quelque
chose qui te plaît.
Tu as raison.
Alors ? Qu’est-ce que tu aimes le plus au
monde ?
La musique.
C’est bon, ça, la musique ! C’est génial ! Tu
devrais en parler.
Je n’y connais rien.
Dans ma tête, comme à chaque fois que je
prononce le mot « musique », des musiciens
ajustent leurs instruments. J’entends les cordes,
les vents, la baguette du chef d’orchestre qui
tapote le lutrin...
Comment ça, tu n’y connais rien ? Mais si
le sujet te plaît ? Tu en parles, c’est tout.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Oui, mais…
Pourquoi pas la musique syrienne ? Tu
viens de la découvrir, et elle est drôlement
bonne, non ?
Dans ma tête, le chef d’orchestre a un tous-
sotement irrité. Il n’a pas devant lui les instru-
ments pour exécuter des mélodies syriennes.
Mohamed, ce que tu m’as fait écouter, c’est
joli, ça me plaît beaucoup, mais je ne sais vrai-
ment pas quoi en dire.
Tu racontes ce que les airs te font ressentir,
simplement. Bon. Oublie la Syrie. C’est quoi
ton genre de musique préféré ?
Tu vas rire de moi.
Mais non ! Les goûts appartiennent à cha-
cun. S’en moquer est stupide. Alors ?
Le classique.
Sérieux ? C’est complexe, ça.
Je ne sais pas.
Ce n’est pas tout le monde qui est en me-
sure d’apprécier la musique classique. Tu dois
être une sacrée mélomane.
Je ne sais pas. Tout ce dont je suis certaine
est que mon compositeur préféré est Franz
Schubert.
Mohamed m’observe avec des yeux ronds.
Misère ! Je l’ai avoué. Je ne voulais pas. Le fait
d’aimer un grand maestro mort depuis près de
deux cents ans prouve certainement que je suis
déconnectée du monde moderne. Au moins, le

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

chef d’orchestre dans ma tête est content. Sa


baguette s’excite sur le lutrin. Les instrumen-
tistes sont prêts.
Wow ! Jade ! Tu es… tu es vraiment une fille
différente de toutes les autres.
Ça, c’est certain. Mais je ne le dis pas à voix
haute.
Jade, tu as trouvé ton sujet. Tu parleras de
Schubert.
Je ne crois pas.
Mais si !
Je ne sais même pas comment je pourrais
exprimer en mots la grâce des compositions
de Schubert.
Mais tu…
Mohamed, dans ma tête, en ce moment, je
l’entends. Tu me penses peut-être folle ou schi-
zophrène ou je ne sais trop, mais je l’entends.
Schubert. Sa musique ne se raconte pas, Moha-
med. Elle s’écoute.
Tu as de la veine, Jade. Moi, je ne perçois
rien de tout ça.
Mohamed n’aurait pas dû me dire ça.
J’ai fermé les yeux et mon cerveau, une fois
de plus, a perdu le contrôle de ma bouche.
Aaave Mari-iaa
Gra-a-atia ple-ena
Maria, gratia plena
Maria, gratia plena

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Quand j’ouvre les yeux, Mohamed s’est éloi-


gné de moi. Il s’est levé, j’ignore à quel moment
– peut-être brusquement, je ne pourrais dire –,
et il m’a laissée seule sur le banc. Il m’observe
à trois pas, immobile, les yeux fixes, la bouche
scellée, ses traits dessinant une expression que
je ne peux définir.
De la peur ?
De la déception ?
De l’horreur ?
À cet instant, je l’ignore encore, mais ma
vie vient de basculer.

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30

La menace du
moratoire

C
E JOUR-LÀ, NOUS NOUS RÉUNISSONS À PLU-
SIEURS DANS LA CHAMBRE DE MAMAN. TROP,
D’AILLEURS, POUR CETTE PETITE PIÈCE . En
plus de papa, mon frérot et moi, il y a l’infir-
mière régulière, un médecin, un avocat – ou
un notaire, je ne sais plus –, et puis, surtout, la
psychologue de l’école.
Ça n’augure rien de bon.
Il fait chaud. Les odeurs d’hôpital qui éma-
nent des vêtements, les parfums bon marché
et les mines de perdants me donnent la nau-
sée. J’ai envie de courir m’enfermer dans ma
chambre, les écouteurs enfoncés si profondé-
ment dans les oreilles que personne, jamais, ne
pourrait me les enlever.
Légalement, il est possible d’avancer la
date, déclare l’avocat-notaire-je-ne-sais-quoi
d’une voix trop triste pour être sincère. Sinon,
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

ils nous mettent des bâtons dans les roues,


c’est certain, approuve le médecin.
Et ce dernier glisse deux pouces dans sa
ceinture en contemplant d’un air perplexe un
angle de la chambre sans intérêt.
Hugo et moi, nous tenons chacun une
main de maman. Elle a une mine farouche.
Si elle pouvait s’exprimer pour que chacun
la comprenne, elle jurerait et dirait des gros
mots, comme ça lui arrivait parfois, les jours
de colère futile, du temps où la maladie ne se
manifestait pas encore et où l’on croyait que
les malheurs du monde se limitaient à une voi-
ture qui ne démarre pas ou à un souper trop
cuit.
Nous nous tournons vers notre père. Que
se passe-t-il ? Qu’on nous explique ! L’infir-
mière fait semblant de replacer la tubulure du
soluté, la psychologue de l’école nous retourne
une mine navrée.
Il faut avancer la date. La voix de papa
tremblote. Des groupes de pression se sont
formés. On exige un moratoire. Si on laisse
faire, il se peut que maman ne puisse pas par-
tir au moment qu’elle a choisi. Que tous les
autres malades ayant demandé de bénéficier
de l’aide médicale à mourir voient leurs dos-
siers repoussés.
Maudits bigots ! baragouine ma mère. Sale-
tés de lobbyistes ! renchérit le je-ne-sais-quoi.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

C’est maintenant ou dans, quoi ? dix ans ?


s’inquiète le médecin. Faut avancer la date,
sanglote papa. Ce sera avant la fin des classes,
rappelle la psychologue.
Et alors ? que je me dis. Avant ou après,
qu’est-ce que ça changera ? Je coule mon année
scolaire, je le répète. Je n’ai même pas le thème
de mon oral pour le cours de français.
Hugo se met à rire. Mais de ce rire que ma
mère, mon père et moi avons appris à recon-
naître et qui n’exprime pas la joie : celui qui
reflète la fatalité et la douleur.
Ça crée une étrange atmosphère où les
adultes, déjà mal à l’aise, se passionnent sou-
dain pour leurs chaussures ou pour un angle
du plafond. Même la psychologue.
Je délaisse la main de maman et je contourne
le lit pour retrouver mon petit frère. Dès que
j’ouvre les bras, il se blottit contre moi. Il rit en
morvant, les yeux larmoyants.
Je l’ai déjà dit, ça aussi : il m’a fait sacré-
ment peur, Hugo, le jour où il est né. Je croyais
qu’il prendrait toute la place dans le cœur de
mes parents. Je n’avais pas compté sur toute
la place qu’il prendrait dans le mien.

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31

C’était le jour du
pique-nique

V
OUS VOUS RAPPELEZ ?
ÉVIDEMMENT QUE, HUGO ET MOI, NOUS NOUS
RAPPELONS.
Papa nous serre tous les deux contre lui sur
le sofa du salon. Il sent bon la pomme de son
gel douche. La télé diffuse des images d’ar-
chéologues en train de dégager des poteries
fracassées, mais le son est en sourdine.
Nous avions été faire un pique-nique à la
rivière.
C’était l’été. Il faisait beau et chaud. Pas de
bottes, pas de manteaux, que des sandales, les
bras et les jambes nus.
Vous vous rappelez ?
Évidemment, papa !
Maman avait fait des sandwiches. Il y avait
des fruits et du fromage.
Et des sodas. Hugo rit. Il aime les sodas.
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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Je me rappelle surtout les fourmis dans le


plat de salade, ce qui avait mis maman dans
tous ses états. Puis on avait joué au cerf-volant.
Hugo et papa s’étaient amusés à se lancer une
balle de baseball. J’avais marché avec maman
pieds nus sur un tronc couché, enfoui à demi
dans la rivière.
Vous vous rappelez ?
Évidemment, papa !
C’était une belle journée, non ?
La plus belle de notre vie.
Non. Il y en a eu plein comme celle-là, des
plus belles journées de notre vie. Certaines,
on les oublie. D’autres pas. Ce pique-nique
restera dans notre mémoire, non seulement
à cause du bonheur, mais aussi à cause de
l’orage qui a suivi. C’était impressionnant de
voir surgir brusquement les nuages de der-
rière le boisé.
On a remballé bouffe, nappe, chaises en
vitesse. Sans parler du vent soudain qui a em-
porté le cerf-volant. On a fini par réintégrer la
voiture, mouillés jusqu’à la moelle. Qu’est-ce
qu’on riait ! Pas seulement Hugo.
Pendant que les archéologues s’affairent
à recoller les fragments épars d’une poterie,
s’évertuant à lui redonner sa forme de jadis,
je fais le lien avec les souvenirs rompus que
nous recollons à trois, assis sur un sofa enrobé
de parfum de pomme.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Vous savez, les enfants, ce pique-nique est


une synthèse de la vie. Nous avons eu des mo-
ments magnifiques, vous, maman et moi, mais
maintenant, l’orage se pointe. Il faut tout ran-
ger et s’attendre à recevoir une foutue ondée.
On va avoir mal, papa ?
Oui, mais on sera trois.
Les archéologues paraissent se satisfaire
d’avoir entre leurs mains un vase intégra-
lement reconstitué, mais strié de lignes de
fracture. Comme un souvenir négligé par l’in-
différence du temps et les soucis du présent.
Rappelez-vous toujours une chose, Jade et
Hugo : la vie, c’est une journée d’été ensoleil-
lée, remplie de rire et de joie, mais qui, tôt ou
tard, doit céder la place aux éléments.
Toujours ?
Tôt ou tard, oui.
Papa, on dit que, après la pluie, vient le
beau temps. C’est un faux proverbe ?
Quand revient le beau temps, on ne par-
vient jamais à se sécher complètement.

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L’oral

C
OMME JE LE SUPPOSAIS, LORS DE SON EXPO-
SÉ ORAL , SARAH-LI LAVERDURE PARLE DE
L’ADOPTION INTERNATIONALE . Elle glisse
une phrase ou deux sur la détresse de cer-
taines mères et de l’opportunité des enfants
de profiter d’une seconde vie, mais s’attarde
surtout au coup de dé des parents adoptifs qui
« prennent le risque » de tomber sur une pro-
géniture qui les décevra une fois adolescente.
Évidemment, elle invente des statistiques qui
l’avantagent. Quelques sourires en coin ou des
œillades gênées fusent parfois dans ma direc-
tion.
Audrey-Maude Bergeron traite de la façon
de maquiller plus intensément les paupières
des filles aux yeux bleus. Deux gars et trois
filles bâillent à s’en décrocher les mâchoires.
Quand mon tour arrive, je mets plusieurs
secondes avant de me décider à me lever de
mon siège. Madame Julie, l’enseignante de

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

français, est toujours patiente à mon égard, pro-


bablement à cause de l’histoire concernant ma
mère. Certainement pas à cause de mes efforts.
Tu nous parleras de quel sujet, Jade ?
La moitié de la classe m’observe, indiffé-
rente, l’autre moitié m’ignore.
Je ne parlerai pas, Madame.
Le soupir de l’enseignante est trop fort
pour ne pas être perçu, surtout dans les pre-
mières rangées.
Tu ne veux quand même pas que je mette
« échec » dans ton dossier, n’est-ce pas ?
Non, Madame.
Alors ?
Je vais chanter.
Je gagne quelques regards mi-étonnés
mi-intéressés.
Tu vas… chanter ?
Madame, sur votre fiche technique, il est
mentionné que le but de notre test oral est
d’apprendre à s’exprimer en public.
Euh… oui, c’est ça.
Ce n’est pas précisé qu’il faut parler,
Madame.
Cette fois, à part deux gars dans l’ultime
rangée, j’ai attiré l’attention de tout le monde.
Sarah-Li hoche la tête de gauche à droite de
façon à peine perceptible, affectant un faux
désenchantement, alors que, dans son for
intérieur, elle se réjouit très certainement de

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

constater que je m’apprête à me couvrir de


ridicule. Audrey-Maude porte une main à sa
bouche comme pour retenir un soudain éclat
de rire. Elle échange un coup d’œil moqueur
avec sa voisine de bureau.
Je ferme les paupières. Peut-être que ma-
dame Julie se prépare à protester, à m’expli-
quer, avec cette patience que je lui prêtais plus
tôt, qu’un oral, ce n’est pas nécessairement un
spectacle. Qu’un chant a cappella ne peut pas
remplacer une vraie allocution.
Mais il est trop tard. Déjà, le chef d’orchestre
a tapoté son lutrin dans ma tête. Les musiciens
attaquent leur instrument. J’entends les violes
et les contrebasses entamer les arpèges.
J’abandonne ma bouche et ma gorge à
elles-mêmes.
Ave Maria
Gratia plena
Maria, gratia plena
Maria, gratia plena
Ave, ave dominus
Dominus tecum
Benedicta tu in mulieribus
Et benedictus
Et benedictus fructus ventris
Ventris tuae, Jesus.
Ave Maria
Quand la dernière note meurt dans ma tête,
j’ouvre enfin les yeux. La première chose qui

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

me frappe est de me retrouver dans ma classe


de français. J’étais si absorbée par la mélodie
de Schubert que j’en avais oublié où je me trou-
vais. Le silence est étrange. Pendant un ins-
tant, j’ai l’impression de me débattre toujours
dans ma tête et que les bruits ambiants ne sont
pas encore parvenus à pénétrer mon cerveau.
Comme le matin, au réveil, quand on n’a pas
tout à fait recouvré la réalité. Mais non. Si je
n’entends rien, c’est que la classe est bel et bien
muette. Je viens de percevoir une porte qui
s’est refermée, au loin, dans le corridor.
La deuxième chose qui me frappe est la
trentaine de visages qui m’observent avec une
fixité qui n’est pas naturelle. On dirait que le
temps s’est figé. Si une mouche volait en cet
instant devant moi, sans doute je la retrouve-
rais figée dans l’air, ailes immobiles, à la merci
de quiconque avec un magazine roulé dans les
mains – mais nous sommes en hiver.
Et puis j’aperçois Stéphanie Longpré es-
suyer sa joue d’un revers de la main. Sa voisine
de pupitre, comme si elle attendait le signal,
fait de même. Au fond de la salle, les deux gars
qui étaient inattentifs ont la bouche béante,
les yeux grands comme des lavabos. Et pleins
d’eau.
La troisième chose que je remarque, celle
qui me fait presque douter de la réalité, est Sa-
rah-Li Laverdure. La terrible Sarah-Li qui me

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

dévisage. L’adolescente s’est remise à hocher


doucement la tête de gauche à droite. Cepen-
dant, tout mépris et tout dédain sont gommés
de son expression. Ses traits composent une
mine à la fois incrédule et émerveillée. Et elle
pleure ! Sarah-Li pleure ! Des larmes pesantes
roulent sur ses joues splendides avant de re-
dessiner les lignes de son menton et de ruis-
seler sur le pupitre.
Contre le bois, une minuscule flaque réflé-
chit la lumière venue des fenêtres.

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L’autobus silencieux

L
ES OCCUPANTS DE L’AUTOBUS SONT ÉTRANGE-
MENT SILENCIEUX. CHACUN M’OBSERVE ALORS
QUE JE FINIS DE M’ATTAQUER AUX MARCHES.
Tant ceux de première secondaire que ceux des
autres niveaux. En m’en rendant compte, je
reste interdite.
Mohamed, derrière moi, pose délicatement
la main sur mon dos.
Eh bien, Jade, tu avances ?
Je me retourne vers lui. Je ne crois pas, je
dis. Retournons et marchons plutôt.
Pas aujourd’hui, Jade. C’est ton jour.
Mon jour ? Je ne comprends pas.
Ta performance à l’oral a fait la nouvelle
dans toute l’école. L’histoire s’est répandue
comme une traînée de poudre. Il ne fau…
Mais Mohamed ne termine pas sa phrase.
Une explosion d’applaudissements secoue
l’autobus.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

J’ai encore de la difficulté à comprendre,


à croire qu’ils s’adressent à moi. Je pense tout
d’abord que les acclamations ovationnent
quelqu’un d’autre. Ça peut être un bon coup
ou une idiotie, le genre de sornettes qu’on salue
parfois par dérision.
Mais tout le monde me dévisage. Me sou-
rit. Crie.
Même Sarah-Li et Audrey-Maude.
Allez, Jade ! Il y en a qui attendent pour
monter.
Je me retrouve à côté du chauffeur. Il me
saisit l’avant-bras. Je ne peux pas aller me ré-
fugier près de Mohamed qui prend sa place
habituelle. Des élèves passent devant moi.
Certains ont une parole gentille. Même ceux
qui ne m’ont jamais regardée.
Le chauffeur resserre ses doigts sur mon
avant-bras.
Jade, on vient de me dire que tu as boule-
versé toute ta classe aujourd’hui avec ta voix.
Mohamed me fait un clin d’œil.
Jade, pour me faire plaisir, tu vas chanter
dans cet autobus. J’adore la musique classique
et tu me dois bien ça. Rappelle-toi le nombre
de fois où je t’ai permis de descendre à l’arrêt
du dépanneur malgré le règlement.
Je n’ai même pas le temps de protester.
Tout le monde approuve bruyamment. De la
première à la cinquième secondaire.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Je ne veux pas. Je ne suis pas un animal de


spectacle. Je suis seulement une adolescente de
treize ans qui tient à passer à travers les orages
de sa vie sans mouiller personne.
Mais Mohamed rayonne. Je vois bien
qu’il est fier de moi. Qu’il est fier pour moi.
Une éclaircie dans les nuages prometteurs
d’averses, vient-il me chuchoter à l’oreille. Une
courte trêve. Tu ne la refuseras pas.
Un violoncelle attaque un arpège dans ma
tête. La main du chauffeur se fait plus pres-
sante sur mon avant-bras.
Pour Mohamed, alors. Et pour les arrêts
au dépanneur.
Ave Maria
Gratia plena
Maria, gratia plena
Deux ou trois secondes après que les
dernières notes se sont évanouies, la magie
de l’oral se répète. L’autobus croule sous les
applaudissements.
De nouveau.
Je me sens toute drôle. Je n’ai pas l’impres-
sion de me trouver à la place qui me revient
et, en même temps, j’éprouve la certitude qu’il
n’existe aucun autre lieu au monde mieux
adapté à l’endroit où je suis. Devant une foule
disposée à entendre la musique qui occupe
tant d’espace dans ma tête.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Mohamed se lève et me serre contre lui. Je


hume un parfum musqué de fin de journée.
Laisse-moi respirer, je dis.
Je me sens comme une poterie ancienne
dont les fragments épars, de peine et de misère,
viennent d’être recollés par des archéologues.

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34

Avril

E
N AVRIL, LE PRINTEMPS REMPLIT LA PLUPART
DE SES PROMESSES DE RENAISSANCE. LE SOLEIL
PROLONGE SA LUMIÈRE ; les nuages se font
plus discrets ; la neige se retire ; le long des trot-
toirs, les rigoles rigolent...
Toutefois, à l’intérieur de notre foyer, l’hi-
ver persiste. Pire ! Il se prépare à s’installer
pour longtemps.
Ce jour-là, maman s’apprête à s’endormir
pour toujours. La date a été retardée à son
terme ultime, juste avant l’entrée en vigueur
du moratoire où des gens très savants, très
sérieux et très en santé vont débattre du choix
des personnes très malades et très malheu-
reuses de cesser de souffrir.
Pas de doute que la douleur physique de
maman ne s’éteindra pas avec son décès. Elle
sera transmise dans nos cœurs. J’ai longtemps
cru que ma mère n’avait pas le droit de nous
faire ça. Que rien ne l’autorisait à nous léguer

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

son supplice. Aujourd’hui, je sais que mon


refus d’accepter son choix venait d’une autre
source que mon amour pour elle.
Oh, ce n’était pas l’égoïsme ! Ça ne me res-
semble pas. Mon opposition dérivait d’un mo-
tif beaucoup plus subtil et déprimant. J’avais
simplement peur que ma mère quitte ce monde
avec le regret d’une erreur terrible. Une faute
dont elle léguait les conséquences infectes à
mon père.
Mon adoption.
Maman, j’ai un eu « A+ » à mon examen
oral ! Ce n’est pas une blague. Je ne dis pas ça
pour te rassurer. C’est la première fois de ma
vie. J’ai eu «A+ », maman !
Elle garde les yeux fermés et je pose ses
doigts contre mon front. Hugo tient la seconde
main de maman en riant.
Le médecin, l’infirmière, deux ou trois je-
ne-sais-quoi se sont retirés près de la porte
avec des mines sombres. Ma mère n’ouvre pas
les yeux, mais je note le tremblotement d’un
sourire au coin de ses lèvres.
Ce matin, elle a exigé qu’on la coiffe comme
avant. Avant que sa maladie la confine au lit.
Elle a revêtu la jolie robe qu’elle portait l’été
dernier. L’infirmière l’a légèrement maquillée.
Papa s’est essayé, mais devant le résultat, la
soignante s’est proposée. C’était plus sage.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

Papa s’agenouille près du lit puis pose la


tête contre la poitrine de maman. Il veut en-
tendre l’ultime battement de son cœur. Il veut
que l’écho résonne en lui pour le reste de sa vie.
Des chiffres sur le moniteur ne cessent de
débouler.
Maman s’éteint doucement, doucement,
doucement, un sourire léger accroché au coin
des lèvres. Misère que ça fait longtemps que
nous n’avons pas constaté un véritable sourire
sur le visage de maman !
«A+ », maman !
Hugo rit en morvant. Papa pleure en
souriant.
Bonne nuit, petite maman. Repose-toi bien
de tes douleurs. Ne te soucie pas de papa. On
en prendra bien soin, Hugo et moi.
Et ne te préoccupe plus de moi.
«A+ » ! Tu n’as pas à regretter de m’avoir
adoptée. Je ne ferai pas honte à papa.
Jamais, petite maman !

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35

Jour de poussière

L
E JOUR DES OBSÈQUES, LES PARENTS DE SARAH-
LI SONT AU SALON FUNÉRAIRE. IL Y A AUSSI DES
AMIS ET DES COLLÈGUES DE PAPA ET DE MAMAN.
Sont venus également mes grands-parents
paternels qui habitent dans une ville éloignée
et qu’on voit très peu. Surtout que ceux-là
sont archi-contre l’aide médicale à mourir.
Ils avaient un peu coupé les ponts. Mes deux
grands-parents maternels sont décédés avant
mon adoption.
Je reçois les condoléances en tendant une
main molle devant moi. De l’autre, j’enserre les
épaules de Hugo. Si certains s’étonnent de voir
mon petit frère rigoler à tout bout de champ,
chacun feint de l’ignorer. Et tout le monde
affiche les mines de circonstances.
Il est difficile d’imaginer que maman re-
pose dans la petite urne sur la table. Juste à
côté d’un bouquet pas plus grand que celui
qui trône dans notre salon.

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

J’ai vu les cendres quand les gens en noir


ont déposé le sac dans le récipient. Je ne pou-
vais pas croire qu’il s’agissait de tout ce qui
nous restait de maman. Une quantité de pous-
sière tenant dans le creux des mains.
De la poussière.
Papa est solide. Il a les yeux rouges, mais
il est solide. Ça m’aide à ne pas m’effondrer
moi-même.
Mohamed m’attend à l’autre bout de
la salle. Il est beau dans son veston cravate
– quoiqu’un peu trop grand pour lui. Il a dû
l’emprunter à son père ou à un oncle.
La ronde des témoignages de sympathie se
termine avec l’infirmière des soins à domicile
qui a tenu à venir nous voir une dernière fois.
Elle nous embrasse tous les trois et se retire
avec les autres personnes. C’est le signal pour
aller retrouver Mohamed. Hugo s’accroche
à ma main. Nous abandonnons papa aux
adultes.
Salut, Hugo ! Je suis Mohamed, dit Moha-
med. Hugo rit.
Nous nous tenons maintenant tous les trois
par la main. Nous sortons dans l’avril clément.
Il fait plus beau dehors que dedans. Car je sais
que bientôt, dans moins de trois mois, je per-
drai Mohamed aussi.
Deux femmes sont sorties pour fumer à
l’écart. Des ex-collègues de maman. Comme

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

elles ignorent comment nous regarder sans


sourire, elles font mine de ne pas nous avoir
vus.
Puis l’une se ravise. Elle s’approche de moi.
Elle ressemble à une actrice aperçue dans une
série télé, je ne me rappelle pas laquelle.
T’as quel âge ? Ma chum pis moi, on se
demandait. On t’a vue quand t’étais bébé. Ta
mère est venue avec toi au bureau. Onze ans ?
Hugo éclate de rire. La femme a un mou-
vement de recul.
Ma sœur a treize ans !
Plus, Hugo. J’ai plus que treize ans.
J’ai treize mille ans et des poussières.

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Épilogue

M
OHAMED EST PARTI AU DÉBUT DU MOIS DE
JUILLET.
MOHAMED EST PARTI.
Avec lui, ses deux petites sœurs, sa maman,
son papa, sa grand-maman, mais aucun de ses
cent soixante-douze amis virtuels. D’ailleurs,
les rares parmi ceux-là qui étaient à l’aéroport,
étaient tous membres de sa famille.
À part moi.
Tu reviendras ? je demande. Si le gouver-
nement canadien accepte, il répond. Tu m’écri-
ras ? Si Internet est accessible là où on nous
envoie.
Mohamed me serre contre lui.
Je vois son père nous jeter un regard ça-ne-
se-fait-pas, mais il ne dit rien. Sa mère a un œil
attendri. Sa grand-mère mouche une gamine.
Jade, je t’aime.
Mohamed, je t’aime.
Il m’embrasse sur la bouche pour la pre-
mière et la dernière fois de nos vies. Étran-
gement, au lieu de m’arrêter aux sensations

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13 000 ANS ET DES POUSSIÈRES

procurées, je me demande si mon père en est


témoin, à l’entrée de la salle des départs.
Puis nous restons un moment enlacés.
J’inspire et expire lentement, m’imprégnant
des parfums typiques de Mohamed : son odeur
de garçon déjà homme, l’émanation acide de
la cuirette de sa veste, les effluves de sa crème
à raser…
J’entends son cœur battre contre mon
oreille. Je ferme les yeux. Son rythme se mêle
aux tambours de l’orchestre. À jamais, le cœur
de Mohamed dictera le tempo aux mélodies
dans ma tête.
Prends soin de toi, Jade.
Prends soin de toi, Mohamed.
C’était comme un pique-nique : on a eu du
bon temps, mais la journée est terminée. Il faut
rentrer.
Pendant que je reviens vers papa, sans plus
regarder derrière moi, je suis un vase fragile,
brisé, recollé. Il faut me manipuler avec le plus
grand soin.
J’ai treize mille ans et des poussières.

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Camille Bouchard

Je serais bien embêté de dire à quel


Photo: Marc Robitaille

moment et par quelle acrobatie de


l’esprit m’est venue l’inspiration
pour 13 000 ans et des poussières.
Un détail glané ici, une émotion res-
sentie là. J’ai commencé à réfléchir à
la trame lors des débats concernant
l’aide médicale à mourir, puis en lisant des commen-
taires sur les réseaux sociaux : des remarques qui har-
cèlent volontairement, d’autres qui semblent placer la
beauté à un niveau démesuré… Bref. C’est comme ça
que, peu à peu, se sont amalgamés en moi les éléments
qui finiraient par servir de ciment à cette histoire.
C’est davantage le personnage de Jade qui m’a posé
problème. Je me suis longtemps interrogé sur sa per-
sonnalité. Elle restait floue dans mon esprit. J’ai deux
adorables nièces qui sont nées en Chine et dont je vou-
lais m’inspirer, mais même si toutes les deux ont connu
l’adoption internationale, puis le décès de leur mère, ma
belle-sœur, aucune d’elles ne souffre des complexes qui
habitent mon héroïne. Je me demandais bien comment
trouver Jade.
Et puis un jour, comme ça, sans prévenir, au détour
d’une simple entrevue écoutée sur Internet, je l’ai croi-
sée : une jeune femme complexée et timide qui soulève
une foule rien qu’à chanter l’Ave Maria de Schubert.
Évidemment, cette personne qui vit réellement ne porte
pas le nom de mon héroïne et n’est pas née en Chine,
mais sa personnalité ne m’a posé aucun doute.
J’avais enfin rencontré Jade.
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Ce livre a été imprimé sur du papier Enviro


100 % recyclé, traité sans chlore, accrédité Éco-Logo
et fait à partir d’énergie biogaz.

Achevé d’imprimer
à Montmagny (Québec)
sur les presses de Marquis Imprimeur
en juillet 2017
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13 000 ans
et des poussières
GRAFFITI +
«M aman a demandé l’aide
médicale à mourir.
Je ne comprends pas
bien. Je cherche le regard de maman
« Tu ne veux que je ne parviens toujours pas à
plus vivre avec croiser, réfugié qu’il se trouve derrière
nous, maman ? la cordillère de draps.
– Ah, si ! – L’aide médicale, c’est pour guérir,
Je veux vivre non ?
et mourir
– L’aide médicale, c’est surtout pour
avec vous.
ne pas souffrir, retrouver dans la vie,
– Mais alors ?
– Je ne veux un minimum de plaisir à être là.
pas souffrir Les draps s’agitent après avoir parlé.
avec vous. » Puis se calment. »
L’ILLUSTRATION DE LA PAGE COUVERTURE
EST DE FRANÇOIS THISDALE.

13 000 ans
SOULIÈRES
ÉDITEUR
soulieresediteur.com

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13000 ans et des poussières
Camille Bouchard
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