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et des poussières
camille
bouchard
Du même auteur
chez le même éditeur :
• Ovni, 2015
• La forme floue des fantômes, 2014
• Le coup de la girafe, Finaliste au Prix littéraire du Gouverneur
général du Canada 2012, Finaliste au Prix Jeunesse des libraires
2012, 5e position au Palmarès de Communication-Jeunesse
2013, Finaliste au Prix Alvine-Bélisle (ASTED) 2013
• Série : La bande des 5 continents, illustrée par Louise-An-
drée Laliberté: Pacte de vengeance, 2007, Les vampires des
montagnes, 2007, L’étrange M. Singh, 2006, Le monstre de
la côte-Nord, 2006, La mèche blanche, 2005
Camille Bouchard
Bouchard, Camille
13 000 ans et des poussières
Illustration de la couverture:
extrait de Et un sourire
de Paul Éluard, Le Phénix
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Prologue
P
UIS MES PARENTS ADOPTIFS ONT EU UN PETIT
GARÇON. Né d’une mère supposée infé-
conde et d’un père prétendument sté-
rile. Tout le monde a été surpris. Mes parents
d’abord, puis les oncles, les tantes, les grands-
parents…
Et moi.
Moi qui ai eu grand-peur. Je n’avais que
cinq ans. Je craignais d’être abandonnée une
deuxième fois. Subir une deuxième défaite, un
deuxième rejet. Mais non. Papa et maman ont
gardé leur fillette adoptive.
Tant mieux, car je l’aime bien, ce fils de mes
parents. Hugo qu’il s’appelle.
Mon petit frère.
La peau aussi blanche que la mienne est
cuivrée. Les cheveux aussi blonds que les
miens sont noirs. Les yeux aussi ronds que les
miens sont bridés.
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H
UGO RIT TOUT LE TEMPS. POUR RIEN, POUR
TOUT. IL RIT. IL EST NÉ EN RIANT.
Je n’étais pas dans la salle d’accouche-
ment quand on l’a tiré du ventre de maman,
mais j’ai vu ressortir les infirmières et la doc-
teure : elles étaient émerveillées. Elles échan-
geaient avec volubilité.
Il paraît que lorsque Hugo a poussé son pre-
mier cri, au lieu de pleurer, il a ri. La docteure
le frappait sur les fesses et il riait ! Je sais, c’est
impossible, mais bon, je rapporte ce que le per-
sonnel a dit.
Tout le monde aime Hugo.
Il est si docile qu’il me rappelle un petit
chien. Non, pas un petit chien. Je n’aime pas
les chiens. Ou comme un chien, oui, mais un
chien que j’aimerais.
Parce que, Hugo, il est toujours content.
On l’envoie se coucher, il est content ; on le
réveille au matin, il est content ; on lui fait un
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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De nombreuses
années encore
M
AMAN PEUT VIVRE ENCORE DEUX ANS, PEUT-
ÊTRE TROIS. LA VOIX DE PAPA ANNONCE
UNE BONNE NOUVELLE.
Pourtant, je vois une boule tressauter au
milieu de sa gorge. Une larme sur sa joue char-
rier sa peine.
Trois ans, ça veut dire que je serai en si-
xième année ? Hugo pense toujours très vite.
Ce sont de nombreuses années, oui.
Je serai aussi grand que Jade, alors ? Hugo
calcule toujours très vite.
La literie bouge, les tubes de solutés
s’agitent. On dirait que la peine grossit sur les
joues de papa.
Aussi, ce n’est plus lui qui parle, c’est
l’amas de draps. Pendant toutes ces années,
maman souffrira beaucoup. Vraiment beau-
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La moitié de lit
D
E L’OR ! DE L’OR ! VOUS AVIEZ PROMIS DE
L’OR !
Dans le salon, la télé hurle à tue-tête.
Un méchant, vêtu d’une armure, épée brandie,
menace un vieillard.
De l’or promis, nous ne recevons que du
cuivre !
Hugo écoute cette émission hebdomadaire
qui lui plaît bien. Il aime les séries avec des
chevaliers et des châteaux. Moi, je m’en lasse
vite. Je ne comprends jamais les conflits qui
opposent les protagonistes.
Gardez votre saleté de cuivre ! Nous vou-
lons de l’or !
Le son est plus élevé que d’habitude, mais
je présume que ça permet à Hugo d’oublier
l’autre bruit dans sa tête. Celui d’un stylo
courant sur du papier et affirmant que ma-
man a très mal. Qu’elle veut mourir et nous
quitter.
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La laideur
dans le miroir
L
E MIROIR DE LA SALLE DE BAIN ME RENVOIE
LE VISAGE QUE JE NE VOUDRAIS POURTANT PAS
ÊTRE LE MIEN :laid, rond, jaune, au men-
ton enfoui dans un autre menton. Mes cheveux
plats et mats tombent sur mes joues comme
deux pans de tenture bon marché.
Si seulement je pouvais les fermer complè-
tement pour dissimuler mes traits disgracieux.
Rien ne présageait pourtant de ma laideur
sur les vidéos de moi, emmitouflée de langes
chinois, le jour où mes parents m’ont ramenée
de Beijing. Un bébé, on ne sait jamais ce qu’il
deviendra. On croit toujours que ses traits embel-
liront avec les années. S’ils s’étaient doutés de ma
mocheté à venir, mes parents canadiens auraient-
ils préféré demander un autre nouveau-né?
Je sais bien qu’on ne va pas à l’orphelinat
comme au supermarché, mais s’il avait été pos-
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Merveilleux, mais
vilain Schubert
L
’AVE MARIA DE SCHUBERT FAIT TOUT À COUP
VIBRER MA TABLE DE CHEVET. J’aime bien
cette musique. En fait, c’est mon mor-
ceau préféré, alors, c’est la raison pour laquelle
je l’ai choisi comme sonnerie pour mon télé-
phone.
Mais je suis en train d’apprendre à le
détester.
Parce que, désormais, chaque fois que re-
tentit la prière à la Vierge, les risques que ce
soit pour me blesser sont grands.
Je ne voulais pas de cellulaire. Au départ,
c’était une idée de maman. Pour que nous
puissions nous rejoindre en tout temps.
C’est plus sécuritaire. Maman a dit. Papa
a approuvé.
Et puis, avec la maladie de notre mère, c’est
devenu le moyen le plus certain de nous avi-
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Q
UAND JE REVIENS DE L’ÉCOLE, LE CHIEN DES
VOISINS JAPPE DÉJÀ. Puis pendant le souper.
Pendant les devoirs et les ablutions du
soir. Ses aboiements nous parviennent même
à travers la fenêtre fermée de la chambre où
maman est alitée. Même à travers le rugisse-
ment des animaux que la télé renvoie à papa
et à Hugo.
Il rugit fort, votre tigre, je dis. Mais pas
assez pour enterrer le chien des voisins.
C’est un léopard, rigole Hugo, car il conti-
nue de rigoler souvent, même depuis qu’on
sait que maman va mourir, qu’elle attend là-
haut, le jour où le médecin viendra avec la se-
ringue maudite. Il rigole toujours, Hugo, mais
de façon différente. Des rires de fin de joie,
de ceux qu’on tire d’une réserve qui s’épuise.
On le voit que c’est un léopard, précise
papa quand le rire de Hugo disparaît sous
les grognements – et les aboiements. Il a
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Audrey-Maude
et Sarah-Li
A
U D R E Y -M A U D E
BERGERON EST UNE
BLONDE AUX YEUX BLEUS. Avec Sarah-Li
Laverdure, elle dispute le titre de la
plus belle fille de l’école. Enfin, ce n’est pas
un concours officiel. C’est le genre de compéti-
tion silencieuse qui se déroule entre la pose des
filles et le regard des garçons. Ça dure depuis
le début de l’année.
Toutes deux sont amies, mais on peut flai-
rer le duel dans leurs échanges. Le pourcen-
tage de phrases contenant les pronoms « moi »,
« me », « je » doit osciller entre quatre-vingt-
quinze et quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
Mais je ne suis pas aussi bonne que Hugo dans
les calculs.
« Oh, mais tu sais, moi, cette couleur ne me
va pas du tout. » « C’est à cause du bleu de
tes yeux. Moi, par contre... » «As-tu remarqué
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Catégories de garçons
À
L’ÉCOLE, IL N’Y A PAS QUE LES JOLIES FILLES
QUI SE JOUENT LA RIVALITÉ DE LA PLUS BELLE
DE TOUTES, IL Y A AUSSI LES JOLIS GARÇONS.
Ceux-là, on les retrouve en quatrième et cin-
quième secondaire. Il n’y a pas longtemps que
je les remarque. Avant, pour moi, les mots
« jolis » et « garçons », ça n’allait pas nécessai-
rement de pair. Je ne faisais pas la différence.
Je les classais en deux catégories très simples :
les idiots et les gentils.
Les idiots se moquaient de moi, les gentils
m’ignoraient. Je ne sais pas à quel moment le
changement a eu lieu dans ma tête. Mainte-
nant, je les classe dans quatre catégories : les
idiots jolis, les idiots moches, les gentils jolis,
les gentils moches.
Dans tous les cas, aucun ne me convient.
Pour devenir un éventuel petit ami, je veux
dire. Parce que c’est ça qui a changé en moi :
parfois, je pense à un… « copain ». Ce doit être
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Mohamed
S
ARAH-LI LAVERDURE, IMMÉDIATEMENT SOUS LE
CHARME DU NOUVEL ÉTUDIANT DE L’ÉCOLE, ROMPT
SA LIAISON AVEC JÉRÉMIE CADIEUX, le champion
compteur de la ligue de hockey, afin d’avoir
toute la latitude pour séduire son actuel béguin.
Audrey-Maude Bergeron, qui partage les
mêmes goûts en tout que son amie rivale, se
brouille avec Maxime Lupien, vedette des Jeux
du Québec, afin de faire de l’œil également au
nouveau venu.
Mohamed qu’il s’appelle.
Celui-ci intègre une classe de troisième se-
condaire, bien qu’il soit déjà en âge de fréquen-
ter la cinquième, voire le cégep. Il a du retard
à rattraper, mais Mohamed est éminemment
brillant. Tous les professeurs s’accordent sur
ce point.
Mohamed.
De l’un des longs bancs qui traversent les
allées de la salle des casiers, je l’observe à la dé-
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De musique
et de rimes
L
A MUSIQUE N’EST PAS COMME UNE AMIE. JE
NE PEUX PAS LUI CONFIER MES PEINES , MES
CRAINTES, PARTAGER MES ESPOIRS ET MES MO-
MENTS HEUREUX. Mais c’est la seule chose qui
peut me consoler lorsque j’en ressens le besoin.
Je veux dire que j’en ressens le besoin plus que
d’habitude.
Quand, à travers les écouteurs, elle m’en-
veloppe la tête puis le corps puis le cœur, je
parviens à oublier les mesquineries de Sarah-
Li et d’Audrey-Maude. Je parviens à ignorer
que ma mère a l’intention de nous abandonner,
mon père, mon petit frère et moi.
Quand la musique m’enveloppe, je peux
lire plus facilement les messages qu’affichent
les réseaux sociaux. Les fêtes auxquelles je ne
suis pas invitée, les déclarations d’amitié éter-
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Photo de profil
J
’AI LE NEZ PENCHÉ SUR L’ÉCRAN DE MON TÉLÉ-
PHONE. Comme ça, l’effervescence des étu-
diants qui vaquent autour de leur casier
ne m’étourdit pas. Et si jamais Sarah-Li et
Audrey-Maude ont envie de me harceler, peut-
être changeront-elles d’avis. Elles se diront
que, de toute façon, absorbée comme je suis
par mon appareil, je ne les écouterai pas.
Je viens de trouver un avantage certain au
cellulaire imposé par maman. Et puis, il y a
Schubert dans mes oreilles.
Sur le fil des nouvelles passe une nouvelle
photo de profil de Stéphanie Longpré. Ce
n’est pas une très jolie fille. Dans mon classe-
ment personnel, elle se range dans la catégo-
rie « gentilles moches », sous-classe des « très
ordinaires ».
Elle n’en possède pas moins de nom-
breuses amies et même un petit copain classé
« gentil moche, plus qu’ordinaire ». Ils sont
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A
LLÔ ! TU T’APPELLES JADE, PAS VRAI ? MOI,
C’EST MOHAMED.
Je n’arriverai jamais à lui rendre son
salut. Inutile même de prendre la peine de
répondre.
Je laisse ma tête se renfoncer davantage
dans mes épaules et je lisse un pan de mes
cheveux en les ramenant devant mon visage.
Vaut mieux. La chaleur que je ressens montre
que je dois être plus rouge qu’un feu d’arrêt.
Il s’assoit à côté de moi. J’éprouve presque
le contact de sa cuisse tant il est près. De lui,
émane un parfum musqué de je ne sais quel
shampoing, quel savon, peut-être d’une mousse
à raser, car il est déjà assez velu pour se faire la
barbe.
Je suis déçue. Car dès qu’il émettra des
sous-entendus sur mon physique ou mon in-
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Même le feu
C
E SOIR-LÀ, ON ENTEND PASSER LES CHARRUES
QUI N’EN FINISSENT PLUS DE DÉBLAYER LES
RUES. Dans les deux derniers jours, on
a eu droit à une autre tempête du siècle. Puis
quand le ciel s’est dégagé, le froid est tombé
plus vif qu’avant.
Mon père a oublié de brancher le chauffe-
moteur. La voiture morte sous un mètre de
neige, il n’est pas allé travailler. L’infirmière
n’a pas pu se présenter non plus chez nous.
Mon frère a passé la journée à écouter rugir
la télé, à rire à propos de tout, mon père a
tué le temps dans le garage, à pester contre
tout. Puis, comme il faisait décidément trop
froid, il s’est résigné à remonter des bûches
de bois cordées au sous-sol. Il a allumé l’âtre
du salon.
Moi, après avoir cherché en vain un sujet
pour mon oral de français, je suis restée auprès
de ma mère.
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Sarah-Li, maman.
Sarah-li ! Voilà ! Sarah-Li Laverdure ! Elle
était tellement belle, cette fillette. Tu la revois
toujours ?
Oui, maman, à l’école, je la croise souvent.
Mais je n’ai pas de cours avec elle depuis que
j’ai... redoublé.
Elle est gentille ?
Je ne réponds rien. Je replace les couver-
tures sur elle, m’assure de la disposition des
tubulures, referme le store, à plus tard, ma-
man, et je sors de la chambre.
Au pied de l’escalier, des fantômes dan-
sottent sur les murs, agités par la lumière de
l’âtre.
Il fait si froid que même le feu grelotte.
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
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Pouding chômeur
I
L Y A QUELQUES JOURS MAINTENANT QUE JE NE RE-
TROUVE PLUS AUCUNE MÉCHANCETÉ SUR MA PAGE
PERSONNELLE DU RÉSEAU SOCIAL. Je présume
qu’on s’est lassés. Mon absence de réaction
aura eu un effet positif. Peut-être s’imagine-t-
on que je ne lis pas les commentaires qui me
concernent. Ou même que je ne vais jamais sur
ma page personnelle.
C’est mieux ainsi. On n’insère plus de salo-
peries non plus dans mon casier et on ne colle
rien sur ma porte.
Donc, sans m’être montrée ni fâchée ni
peinée, je suis parvenue à tuer un mouve-
ment stupide visant uniquement à être mé-
chant à mon endroit. Les harceleuses se sont
peut-être trouvé une autre victime. Je com-
patis d’avance avec elle. À moins que Sarah-
Li, Audrey-Maude et leurs copines soient
maintenant trop occupées à faire de l’œil à
Mohamed.
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Opui
M
ERCI D’ACCEPTER MA DEMANDE D’AMITIÉ.
JE NE RÉPONDS PAS.
TU ES TOUJOURS BRANCHÉE ?
Je ne réponds pas.
Le point est resté vert au coin de la fenêtre
de clavardage. Tu es là ?
Ma vue est brouillée. Je ne distingue que
mon écran sans plus, ma chambre autour. Mon
index tremble au-dessus des touches. J’écris
« opui » au lieu de « Oui ».
Je croyais que tu t’étais éloignée de l’ordi-
nateur. Ça va ?
Opui. Ioui. Oui.
Je viens tout juste d’écouter de la musique
syrienne. Tu connais ?
Tout en faisant défiler la liste de ses préfé-
rences musicales dans le tableau de gauche,
je ne retrouve rien qui me soit familier. Des
tas de noms étranges – arabes ? –, des portraits
de vedettes qui me sont inconnues – arabes ? –,
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Le peuplier
C
’EST UN MATIN DE CIEL BLEU INTENSE ET DE
TROTTOIR BLANC VIOLENT . Dans l’auto-
bus, réfugiée le plus loin possible à
l’arrière, je surveille par la vitre l’arrêt vers
lequel le véhicule se dirige. En une seconde,
je reconnais la silhouette de Mohamed. Il fait
le pied de grue, un nuage de vapeur devant
la bouche.
Il m’apparaît plus beau encore. Comme
un gâteau d’anniversaire, non seulement à la
décoration réussie, mais à ma saveur préférée.
Il monte à bord, mais je me défends bien
de regarder dans sa direction. Ce n’est que
lorsque l’autobus s’ébranle, que je jette un ra-
pide coup d’œil entre deux pans de mes che-
veux. Comme à l’habitude, il s’est assis dans
les premiers bancs. Je ne sais pas s’il a jeté un
regard dans ma direction avant de s’asseoir.
Je sais qu’il sait que j’utilise la même ligne de
bus que lui.
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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17
A
UJOURD’HUI, MAMAN A REÇU BEAUCOUP DE
VISITE.
Il y avait un médecin, un repré-
sentant de la compagnie d’assurances,
un notaire ou un avocat, je ne sais trop, et puis
d’autres hommes et femmes dont je n’ai au-
cune idée du rôle. Chacun vêtu très sobrement,
en foncé. Comme si ma mère était déjà morte
et qu’ils devaient porter le deuil.
Puisque celle-ci parle maintenant d’une
drôle de façon à cause de la progression de
sa maladie, papa a servi d’interprète. Il ne va
plus souvent bosser au bureau. Il s’est même
installé un poste de travail dans la chambre à
coucher, à côté de sa moitié du lit en trop. Il
dit qu’il peut ainsi plancher sur certains dos-
siers. Mais pas tous, évidemment. Son patron
grogne un peu, semble-t-il.
Bref. Les gens sont venus aujourd’hui
parce qu’il y avait encore des papiers à signer.
Pour confirmer une fois de plus que maman
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Les vipères
A
LLÔ, JADE ! ES-TU PRÈS DE TON ORDI ?
OUI.
TU VAS BIEN ?
OUI.
Je t’ai vue aujourd’hui dans la salle des
casiers, mais je ne suis pas allé te parler. As-
sises près de toi, il y avait toutes ces filles qui
m’abordent dès qu’elles m’aperçoivent. Ça
finit par être lassant.
Je ne t’ai pas vu.
Évidemment, je mens comme les voisins
lorsqu’ils affirment que leur chien ne jappe
pas. Inutile d’expliquer à Mohamed que, ma
tête renfoncée au plus profond de mes épaules,
je l’ai bien aperçu entre deux pans de cheveux ;
que je l’ai dévoré du regard de mon siège ar-
rière de l’autobus ; que j’ai failli m’évanouir
quand il ne s’est pas assis à sa place habituelle
pour s’avancer vers moi, avant d’être happé
au passage par une fille de cinquième secon-
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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mErrci.
Ça me prend ton mot de passe.
Je peux te le donner.
Non ! Ne fais jamais ça. Surtout pas par
Internet. Tu as trop confiance aux gens.
Ok.
Demain, à l’école. Si tu veux.
Ok.
À demain, alors.
Ok.
Jade ! Autre chose.
Je suis là.
Sarah-Li et ses copines, ce sont de sacrées
vipères. Ne te préoccupe surtout pas d’elles.
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Le pépiement
de l’oisillon
D
ANS L’AUTOBUS SCOLAIRE, C’EST L’AHURISSE-
MENT TOTAL. ET QUAND JE DIS TOTAL…
Bon. D’abord, il y a eu l’arrêt pendant
lequel Mohamed est monté à bord. Je l’ai ob-
servé. Une tuque sur la tête, un foulard au-
tour du cou, une veste peut-être pas tout à fait
adaptée aux hivers canadiens et des chaus-
sures de sport au lieu de bottes doublées.
Comme d’habitude, je l’ai fixé jusqu’à ce
qu’il atteigne le palier près du chauffeur, puis
j’ai fermé le rideau de cheveux. Tête dans les
épaules, agrippée à mon sac, je me suis conten-
tée de fixer les vis figées dans le givre le long
du châssis de la fenêtre.
Puis, quand l’autobus s’est ébranlé, j’ai
reconnu Audrey-Maude qui a lancé « Mo-
hamed ! ». J’ai été étonnée de constater que
même le plus beau prénom du monde,
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Sans sirène
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La photo et la mousse
T
OUTE LA SOIRÉE, J’ATTENDS LA DEMANDE DE
CLAVARDAGE DE MOHAMED. MAIS CE DERNIER
NE SE CONNECTE PAS.
Préoccupée, ma grande ? Non, maman. Ça
va, l’école ? Oui, maman.
Désormais, il faut porter beaucoup d’atten-
tion aux balbutiements affaiblis de ma mère
pour la comprendre. Un technicien de l’hôpital
a mentionné à papa la possibilité d’installer un
moniteur avec du texte que maman pourrait
taper je ne sais plus de quelle façon. Mon père
a refusé.
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
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Les couleurs
jaunâtres
T
U ES LÀ, JADE ?
JE REGARDE CLIGNOTER LE CURSEUR, MAIS MES
DOIGTS TREMBLENT TROP POUR QUE JE PUISSE
RÉAGIR DANS L’INSTANT.
Jade, quand tu liras ces lignes, réponds-
moi, je reste branché.
J’ai beau essayer de composer un simple
mot comme « allô », je ne parviens à taper que
« aLllo », « LaloO » et même « Qllp » !
Jade, mon écran indique « Le correspon-
dant est en train d’écrire », mais je ne vois
rien. Il y a peut-être un problème technique.
As-tu la vidéo ? On pourrait passer en mode
visuel.
Qu’est-ce qu’il raconte ? Mais je ne sais pas
faire ça !
Tu as un bouton avec une icône en forme
de caméra. Clique dessus.
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Hu… hui.
Mais je dois être horrible ! Si je le vois, ça
signifie qu’il me voit. J’ai l’air d’une…
En fait, j’ai toujours l’air d’une...
Comment elles ont dit ? Le Beau et la bête ?
Tu es gentille, Jade. Je savais que je pou-
vais compter sur toi. En fait, je veux dire, que
j’aurais pu compter sur toi. Car finalement,
j’ai abandonné le premier sujet sur lequel je
voulais plancher, celui qui aurait nécessité ton
aide.
Ah ?
En fait, je pensais traiter de l’aide médicale
à mourir. Tu ne dois pas être surprise que je
sache pour ta mère. Tout le monde en parle. Et
il y a les médias qui en font un cas. Je voulais
savoir comment ça se vit, la peine, le remords
et tout ça. Mais bon, finalement, je vais me
pencher sur autre chose.
Ah.
Je vais m’attaquer à un sujet que je connais
pas mal mieux et pour lequel j’ai toutes les
sources d’information nécessaires.
Ah ?
Les réfugiés et l’immigration.
Oh !
Mohamed doit trouver que j’ai vraiment
beaucoup de vocabulaire. J’ai honte de ce que
je suis. Et je ne peux même pas me dissimu-
ler derrière mes cheveux puisque ceux-ci sont
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Un sourire
tout de même
M
OHAMED EST TRISTE, NÉANMOINS, IL A UNE
FAÇON DE PARLER QUI FAIT EN SORTE QUE,
À LA FIN DE SES PHRASES, SES LÈVRES EXPRI-
MENT UN SOURIRE. FAIBLE SOUVENT, MAIS UN SOURIRE
TOUT DE MÊME.
Ainsi, de sa bouche, même l’affirmation la
plus affligée paraît lumineuse.
Tu sais, nous avons encore quelques mois
de sursis au Canada, car les fonctionnaires de
l’Immigration ont recommandé de laisser mes
sœurs et moi terminer l’année scolaire. Cepen-
dant, dès la fin juin ou le début de juillet…
Mais tu pourras… vous pourrez revenir ?
Même si je viens de balbutier, voilà tout
de même la première phrase complète que je
réussis à formuler devant Mohamed.
Non, Jade. On nous retourne dans notre
pays d’origine.
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Il n’y a pas
que les chiens
T
OI, JADE, TU TRAVAILLES SUR QUEL SUJET POUR
TON ORAL DE FRANÇAIS ?
JE NE SAIS PAS ENCORE.
Il faut que tu te décides.
Je sais.
Qu’est-ce qui t’intéresse ?
Rien.
Impossible. Il y a toujours quelque chose
qui nous intéresse.
Mohamed a raison, mais ces dernières
semaines, j’ai eu beau réfléchir, je n’ai rien
trouvé. Il faut dire que l’état de maman prend
toute la place dans ma tête… sans compter
Mohamed lui-même.
Tu sais, Jade, le sujet dont je voulais traiter
à propos de l’aide à mourir, pourquoi tu ne
l’aborderais pas toi-même ? Histoire de par-
tager avec tes camarades de classe cette situa-
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J
E PENSE QUE SI J ’ AVAIS FRAPPÉ MOHAMED DE
TOUTES MES FORCES AVEC LE POING DANS SON
ESTOMAC , IL NE SERAIT PAS RESTÉ PLUS ABA -
SOURDI QU ’ EN CE MOMENT . Même moi, je n’en
reviens pas d’avoir prononcé ces mots. Il faut
dire que dans le feu de notre échange, tandis
que je réplique à ses interrogations sans trop
réfléchir, ma propre question m’est venue
aux lèvres sans même que mon cerveau l’ait
formulée.
Pou… pourquoi tu me demandes ça, Jade ?
Je dois être plus rouge qu’une tomate dans
un plat de cerises couvertes de ketchup.
Parce qu’elle est splendide. Comme toi.
Misère ! Je l’ai dit ! Je viens de lui déclarer
qu’il est splendide !
Ou tu pourrais sortir avec Audrey-Maude,
si tu préfères. Elle est splendide aussi.
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Le bonheur
me va bien
J
E N’IRAI PAS JUSQU’À DIRE QUE MOHAMED ET MOI
SORTONS ENSEMBLE, CAR NOUS NE NOUS SOMMES
PAS EMBRASSÉS . Toutefois, dans l’autobus,
nous nous assoyons désormais côte à côte. À
l’avant.
À l’ahurissement total de Sarah-Li et
d’Audrey-Maude.
Dans la cour de l’école, dans les couloirs
et dans la salle des casiers, nous nous tenons
par la main.
À l’ahurissement total de Sarah-Li et
d’Audrey-Maude.
La première fois, j’ai bien failli perdre
connaissance. J’ai senti toute la douceur de la
paume de Mohamed… même à travers le cuir
de ses gants et la laine de mes mitaines.
Je dirais que la présence de Mohamed me
sert de bouclier. Plus personne ne glousse dans
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D
ANS LE MIROIR DE LA SALLE DE BAIN, JE VÉRIFIE
LES DÉTAILS DONT MOHAMED M’A PARLÉ. C’est
vrai qu’une fois ma figure libérée de mes
cheveux et ma tête redressée, mon double men-
ton s’estompe, les lignes de mes pommettes se
marient à mes yeux bridés, mon nez ne paraît
plus si gros, ma bouche prend toute la place et
« ton sourire, Jade, ton sourire est ce qu’il y a
de plus magnifique chez toi. N’en prive pas ton
entourage. Offre-le généreusement.»
Mohamed me fait comprendre que la beau-
té peut apparaître d’un trait seulement, d’une
courbe unique, d’une simple attitude. Ce n’est
pas un ensemble formant une silhouette ou un
visage. La vraie beauté est souvent invisible sur
une photo. On la reconnaît plutôt dans l’humi-
lité d’une conversation, le timbre d’une voix,
le clapotis d’un rire, le tic d’une commissure,
la grâce d’un mouvement, la sensibilité d’une
pensée.
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La journée
d’indulgence
P
ARFOIS, COMME ÇA, SANS RAISON, L’HIVER NOUS
OFFRE UNE JOURNÉE D’INDULGENCE. IL FAIT
BEAU, IL FAIT DOUX, IL Y A MÊME DES GOUTTES
D’EAU TOMBANT DES TOITS QUI DÉGÈLENT.
Mohamed et moi, main dans la main, nous
choisissons d’oublier l’autobus et de revenir
à pied de l’école. Sur notre parcours, il y a le
parc du quartier. Les bancs en plein soleil sont
invitants. À part des gamins et deux femmes se
promenant dans l’allée opposée, il est désert.
Nous parlons peu. Nous aimons les si-
lences qui enveloppent notre relation. Chacun
partageant, par sa présence seule, son chagrin
avec celui de l’autre.
Hélas ! Ces moments de sérénité muette ne
sont jamais assez longs.
Alors, Jade ? Tu as trouvé ton sujet pour
l’oral ?
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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29
Q
U’EST-CE QUE TU AIMES LE PLUS AU MONDE ?
LA QUESTION DE MOHAMED ME TIRE DE MA
RÊVERIE MOROSE.
Tu sais, Jade, pour te sentir inspirée par
ton sujet, tu dois absolument aborder quelque
chose qui te plaît.
Tu as raison.
Alors ? Qu’est-ce que tu aimes le plus au
monde ?
La musique.
C’est bon, ça, la musique ! C’est génial ! Tu
devrais en parler.
Je n’y connais rien.
Dans ma tête, comme à chaque fois que je
prononce le mot « musique », des musiciens
ajustent leurs instruments. J’entends les cordes,
les vents, la baguette du chef d’orchestre qui
tapote le lutrin...
Comment ça, tu n’y connais rien ? Mais si
le sujet te plaît ? Tu en parles, c’est tout.
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Oui, mais…
Pourquoi pas la musique syrienne ? Tu
viens de la découvrir, et elle est drôlement
bonne, non ?
Dans ma tête, le chef d’orchestre a un tous-
sotement irrité. Il n’a pas devant lui les instru-
ments pour exécuter des mélodies syriennes.
Mohamed, ce que tu m’as fait écouter, c’est
joli, ça me plaît beaucoup, mais je ne sais vrai-
ment pas quoi en dire.
Tu racontes ce que les airs te font ressentir,
simplement. Bon. Oublie la Syrie. C’est quoi
ton genre de musique préféré ?
Tu vas rire de moi.
Mais non ! Les goûts appartiennent à cha-
cun. S’en moquer est stupide. Alors ?
Le classique.
Sérieux ? C’est complexe, ça.
Je ne sais pas.
Ce n’est pas tout le monde qui est en me-
sure d’apprécier la musique classique. Tu dois
être une sacrée mélomane.
Je ne sais pas. Tout ce dont je suis certaine
est que mon compositeur préféré est Franz
Schubert.
Mohamed m’observe avec des yeux ronds.
Misère ! Je l’ai avoué. Je ne voulais pas. Le fait
d’aimer un grand maestro mort depuis près de
deux cents ans prouve certainement que je suis
déconnectée du monde moderne. Au moins, le
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30
La menace du
moratoire
C
E JOUR-LÀ, NOUS NOUS RÉUNISSONS À PLU-
SIEURS DANS LA CHAMBRE DE MAMAN. TROP,
D’AILLEURS, POUR CETTE PETITE PIÈCE . En
plus de papa, mon frérot et moi, il y a l’infir-
mière régulière, un médecin, un avocat – ou
un notaire, je ne sais plus –, et puis, surtout, la
psychologue de l’école.
Ça n’augure rien de bon.
Il fait chaud. Les odeurs d’hôpital qui éma-
nent des vêtements, les parfums bon marché
et les mines de perdants me donnent la nau-
sée. J’ai envie de courir m’enfermer dans ma
chambre, les écouteurs enfoncés si profondé-
ment dans les oreilles que personne, jamais, ne
pourrait me les enlever.
Légalement, il est possible d’avancer la
date, déclare l’avocat-notaire-je-ne-sais-quoi
d’une voix trop triste pour être sincère. Sinon,
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C’était le jour du
pique-nique
V
OUS VOUS RAPPELEZ ?
ÉVIDEMMENT QUE, HUGO ET MOI, NOUS NOUS
RAPPELONS.
Papa nous serre tous les deux contre lui sur
le sofa du salon. Il sent bon la pomme de son
gel douche. La télé diffuse des images d’ar-
chéologues en train de dégager des poteries
fracassées, mais le son est en sourdine.
Nous avions été faire un pique-nique à la
rivière.
C’était l’été. Il faisait beau et chaud. Pas de
bottes, pas de manteaux, que des sandales, les
bras et les jambes nus.
Vous vous rappelez ?
Évidemment, papa !
Maman avait fait des sandwiches. Il y avait
des fruits et du fromage.
Et des sodas. Hugo rit. Il aime les sodas.
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L’oral
C
OMME JE LE SUPPOSAIS, LORS DE SON EXPO-
SÉ ORAL , SARAH-LI LAVERDURE PARLE DE
L’ADOPTION INTERNATIONALE . Elle glisse
une phrase ou deux sur la détresse de cer-
taines mères et de l’opportunité des enfants
de profiter d’une seconde vie, mais s’attarde
surtout au coup de dé des parents adoptifs qui
« prennent le risque » de tomber sur une pro-
géniture qui les décevra une fois adolescente.
Évidemment, elle invente des statistiques qui
l’avantagent. Quelques sourires en coin ou des
œillades gênées fusent parfois dans ma direc-
tion.
Audrey-Maude Bergeron traite de la façon
de maquiller plus intensément les paupières
des filles aux yeux bleus. Deux gars et trois
filles bâillent à s’en décrocher les mâchoires.
Quand mon tour arrive, je mets plusieurs
secondes avant de me décider à me lever de
mon siège. Madame Julie, l’enseignante de
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L’autobus silencieux
L
ES OCCUPANTS DE L’AUTOBUS SONT ÉTRANGE-
MENT SILENCIEUX. CHACUN M’OBSERVE ALORS
QUE JE FINIS DE M’ATTAQUER AUX MARCHES.
Tant ceux de première secondaire que ceux des
autres niveaux. En m’en rendant compte, je
reste interdite.
Mohamed, derrière moi, pose délicatement
la main sur mon dos.
Eh bien, Jade, tu avances ?
Je me retourne vers lui. Je ne crois pas, je
dis. Retournons et marchons plutôt.
Pas aujourd’hui, Jade. C’est ton jour.
Mon jour ? Je ne comprends pas.
Ta performance à l’oral a fait la nouvelle
dans toute l’école. L’histoire s’est répandue
comme une traînée de poudre. Il ne fau…
Mais Mohamed ne termine pas sa phrase.
Une explosion d’applaudissements secoue
l’autobus.
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Avril
E
N AVRIL, LE PRINTEMPS REMPLIT LA PLUPART
DE SES PROMESSES DE RENAISSANCE. LE SOLEIL
PROLONGE SA LUMIÈRE ; les nuages se font
plus discrets ; la neige se retire ; le long des trot-
toirs, les rigoles rigolent...
Toutefois, à l’intérieur de notre foyer, l’hi-
ver persiste. Pire ! Il se prépare à s’installer
pour longtemps.
Ce jour-là, maman s’apprête à s’endormir
pour toujours. La date a été retardée à son
terme ultime, juste avant l’entrée en vigueur
du moratoire où des gens très savants, très
sérieux et très en santé vont débattre du choix
des personnes très malades et très malheu-
reuses de cesser de souffrir.
Pas de doute que la douleur physique de
maman ne s’éteindra pas avec son décès. Elle
sera transmise dans nos cœurs. J’ai longtemps
cru que ma mère n’avait pas le droit de nous
faire ça. Que rien ne l’autorisait à nous léguer
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Jour de poussière
L
E JOUR DES OBSÈQUES, LES PARENTS DE SARAH-
LI SONT AU SALON FUNÉRAIRE. IL Y A AUSSI DES
AMIS ET DES COLLÈGUES DE PAPA ET DE MAMAN.
Sont venus également mes grands-parents
paternels qui habitent dans une ville éloignée
et qu’on voit très peu. Surtout que ceux-là
sont archi-contre l’aide médicale à mourir.
Ils avaient un peu coupé les ponts. Mes deux
grands-parents maternels sont décédés avant
mon adoption.
Je reçois les condoléances en tendant une
main molle devant moi. De l’autre, j’enserre les
épaules de Hugo. Si certains s’étonnent de voir
mon petit frère rigoler à tout bout de champ,
chacun feint de l’ignorer. Et tout le monde
affiche les mines de circonstances.
Il est difficile d’imaginer que maman re-
pose dans la petite urne sur la table. Juste à
côté d’un bouquet pas plus grand que celui
qui trône dans notre salon.
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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Épilogue
M
OHAMED EST PARTI AU DÉBUT DU MOIS DE
JUILLET.
MOHAMED EST PARTI.
Avec lui, ses deux petites sœurs, sa maman,
son papa, sa grand-maman, mais aucun de ses
cent soixante-douze amis virtuels. D’ailleurs,
les rares parmi ceux-là qui étaient à l’aéroport,
étaient tous membres de sa famille.
À part moi.
Tu reviendras ? je demande. Si le gouver-
nement canadien accepte, il répond. Tu m’écri-
ras ? Si Internet est accessible là où on nous
envoie.
Mohamed me serre contre lui.
Je vois son père nous jeter un regard ça-ne-
se-fait-pas, mais il ne dit rien. Sa mère a un œil
attendri. Sa grand-mère mouche une gamine.
Jade, je t’aime.
Mohamed, je t’aime.
Il m’embrasse sur la bouche pour la pre-
mière et la dernière fois de nos vies. Étran-
gement, au lieu de m’arrêter aux sensations
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Licence enqc-13-523152-LIQ879004 accordée le 16 mai 2022 à
joaly-leboshomo
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Camille Bouchard
Achevé d’imprimer
à Montmagny (Québec)
sur les presses de Marquis Imprimeur
en juillet 2017
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13 000 ans
et des poussières
GRAFFITI +
«M aman a demandé l’aide
médicale à mourir.
Je ne comprends pas
bien. Je cherche le regard de maman
« Tu ne veux que je ne parviens toujours pas à
plus vivre avec croiser, réfugié qu’il se trouve derrière
nous, maman ? la cordillère de draps.
– Ah, si ! – L’aide médicale, c’est pour guérir,
Je veux vivre non ?
et mourir
– L’aide médicale, c’est surtout pour
avec vous.
ne pas souffrir, retrouver dans la vie,
– Mais alors ?
– Je ne veux un minimum de plaisir à être là.
pas souffrir Les draps s’agitent après avoir parlé.
avec vous. » Puis se calment. »
L’ILLUSTRATION DE LA PAGE COUVERTURE
EST DE FRANÇOIS THISDALE.
13 000 ans
SOULIÈRES
ÉDITEUR
soulieresediteur.com