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MICHAEL McDOWELL

LES BONBONS D'HALLOWEEN


Nouvelle

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Loïc Masson

MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE


Cette nouvelle a été écrite par
MICHAEL MCDOWELL (1950-1999),
traduite par LOÏC MASSON,
numérisée par PATRICE MONASSIER,
éditée par DOMINIQUE BORDES,
assisté de THIBAUT BERTRAND, LISA FOLLIET,
et ARIEL MASSET,

Monsieur Toussaint Louverture vous précise que cette nouvelle est dépourvue de DRM. Si
elle vous a plu une fois votre lecture achevée, prêtez-là à vos proches, à vos amis si vous
en avez envie, partagez-la si vous pensez que c’est nécessaire, mais parlez-en.

Nouvelle basée sur le scénario de l’épisode 28 de la série Tales


from the Darkside, écrit par Michael McDowell, réalisé par
Tom Savini et diffusé pour la première fois le 27 octobre 1985.

Titre original : Halloween Candy.

© Michael McDowell, 1988.


© Monsieur Toussaint Laventure, 2024.

ISBN : 9782381961712

Illustration de couverture :
© Monsieur Toussaint Louverture.

WWW.MONSIEURTOUSSAINTLOUVERTURE.COM
LES BONBONS D’HALLOWEEN

Le quartier n’avait rien de remarquable. La moitié des maisons avaient été


construites au début des années 1920, l’autre moitié datait du début des
années 1950. Vétustes, elles avaient besoin d’un coup de peinture et
restaient sur le marché au moins un an avant d’être vendues. Selon les
agents immobiliers, elles partaient toutes à un « prix avantageux », et les
acheteurs avaient l’impression de s’être fait avoir. Les gens demeuraient
dans le quartier pendant quarante ans, ou le quittaient au bout de deux mois.
Cela faisait quarante ans que Daniel Killup vivait dans sa maison sur
Dana Street. Il en avait franchi le seuil avec sa jeune épouse. Un peu plus de
trois décennies plus tard, il avait vu le cercueil de celle-ci franchir ce même
seuil. Il en était propriétaire, et c’était la seule chose positive qu’il y avait à
en dire.
La maison était petite. Le rez-de-chaussée se réduisait presque à un grand
salon au mobilier datant des premières années de mariage de Killup. Du
velours poussiéreux, des ressorts rouillés et un bois d’acajou assombri par
des décennies de cire. Seuls deux meubles servaient encore : le fauteuil
inclinable de Killup et le poste de télévision qui lui faisait face. Derrière le
fauteuil, une porte battante donnait sur une cuisine ouverte. Celle-ci avait
été moderne et peu pratique en 1945 ; désormais, en 1985, elle était
démodée et peu pratique. À l’étage, on trouvait des chambres rectangulaires
et exiguës, une salle de bains au carrelage mal posé, une poignée de
minuscules placards et un couloir dépourvu d’éclairages comme de
fenêtres. Après trente-sept années de mariage, l’épouse de Killup avait
succombé au cancer et au cafard, et un an plus tard, il avait tenté de se
suicider sans grande conviction, par pur égoïsme et lassitude. Il s’était
encastré dans un fossé avec sa voiture, et avait raconté à son fils et à la
police qu’une camionnette lui avait délibérément foncé dessus. Il n’était pas
mort, mais portait désormais une minerve à cause des fractures subies par sa
colonne vertébrale.
Killup avait une fille qui vivait à Seattle. Elle lui téléphonait une fois par
an pour son anniversaire et lui disait qu’elle l’aimait. En dehors de ça, il
n’avait jamais de ses nouvelles et ignorait autant son adresse que son nom
de femme mariée. Son fils, Michael, vivait deux banlieues plus loin, n’était
pas heureux avec sa femme et se déplaçait beaucoup pour un travail qui lui
rapportait soixante-dix mille dollars par an.
« Je déteste Halloween, lâcha Killup.
— Papa, tu ne devrais pas fumer, dit Michael. Tu fumes trop. »
Michael Killup prit la cigarette de la main de son père et l’écrasa dans le
cendrier peu profond posé sur l’accoudoir de son fauteuil.
Des cendres tombèrent sur le tapis rouge foncé.
« Je déteste ces gamins qui viennent rôder près de chez moi, poursuivit
Killup. L’année dernière, ils m’ont fait de sales coups. Ils ont badigeonné
mes fenêtres de savon. Et ils ont lancé du papier toilette dans les arbres.
— Parce que tu ne leur as pas donné de bonbons, dit Michael.
— C’est leur problème, s’ils s’attendent à un cadeau de ma part.
— Maman en donnait toujours aux enfants à Halloween.
— Elle est morte. Et je ne suis pas ta mère. Pas question que je
récompense des gamins pour avoir sonné chez moi. »
Michael regarda autour de lui. La pièce n’avait pas changé. Toujours les
mêmes rideaux aux fenêtres, jaunis par d’innombrables après-midi à filtrer
les rayons du soleil. La même moquette bon marché, usée jusqu’à la trame
entre le fauteuil de Monsieur Killup et la porte d’entrée, et de ce fauteuil à
la cuisine. Le même téléviseur, datant d’une époque où seule NBC diffusait
des programmes aux couleurs d’un vert criard aux heures de grande écoute.
Les mêmes chenets en cuivre tachés flanquant une cheminée dans laquelle
on n’avait jamais allumé de feu. L’ensemble déprimait Michael.
« Tout le monde, dans cette rue, donne des bonbons pour Halloween,
expliqua-t-il à son père. Les enfants s’y attendent. Je me souviens de
l’année où Madame Claussen ne nous a rien donné. On avait tondu son
caniche. Moi-même, j’avais coupé le bout de son tuyau d’arrosage. Cette
vieille mégère l’avait mérité. Elle était plus méchante que toi, papa. »
Killup alluma une autre cigarette.
« Madame Claussen est morte, dit-il avant de rire. Ce qui fait de moi le
plus méchant du quartier. »
Michael ne voyait aucune raison de le contredire. Pour dire vrai, son père
était le plus méchant du quartier avant même le décès de Madame Claussen.
Michael se rendit à la cuisine. Il venait deux fois dans la semaine et une
fois le week-end. Il apportait des courses et repartait avec les factures
arrivées entre-temps. Jamais Killup ne le remerciait pour le moindre de ces
services. En fait, il mettait un point d’honneur à se plaindre à chacune de
ses visites.
« Qu’est-ce que tu fabriques, là derrière ? lança Killup depuis son
fauteuil.
— Rien ! »
En réalité, Michael était en train d’ouvrir des sacs de bonbons premier
prix et de les vider dans des bols pour les diablotins que son père méprisait
tant. Alors qu’il attrapait un troisième récipient en haut d’un placard, la
porte du réfrigérateur s’ouvrit lentement. La poignée métallique heurta sa
hanche comme des dizaines de fois auparavant.
Ça fait neuf ans que ce truc ne ferme plus, se dit Michael en la claquant
d’un coup de talon. La porte du frigo était l’une des choses dont Killup se
plaignait fréquemment, or il refusait que Michael lui en achète un nouveau.
Killup soutenait que les glaçons qui sortaient des réfrigérateurs modernes
avaient un goût bizarre.
« Michael ! Je sais que tu traficotes quelque chose là-dedans. »
Ce dernier ouvrit la porte battante du pied et entra dans le salon, dans le
dos de son père. Les bols emplis de bonbons en équilibre entre ses bras, il
se dirigea vers la console branlante à côté de la porte d’entrée. Il passa à
bonne distance du fauteuil, Killup étant suffisamment mesquin pour lui
faire un croche-pied.
« Cette année, je n’ai pas l’intention de laver tes fenêtres, papa. Et je n’ai
certainement pas l’intention de grimper dans tes arbres pour enlever cinq
rouleaux de papier toilette. Donc, je t’ai apporté des bonbons pour que tu
les distribues.
— De l’argent jeté par les fenêtres.
— Mon argent, rectifia Michael.
— Une chance que tu n’aies pas d’enfant. »
Michael posa les trois bols sur la console, qu’il rapprocha un peu de
l’entrée, et se retourna vers Killup.
« J’ai décidé de ne pas en avoir. J’ai eu peur de devenir un aussi mauvais
père pour eux que tu l’es pour moi. »
Ni l’honnêteté ni l’insulte de sa remarque n’eurent le moindre effet.
Michael considérait que sa relation avec son père s’était améliorée au fil des
ans, du simple fait qu’il pouvait maintenant dire à voix haute, sans filtre, ce
qu’il ressentait.
« Si tu veux distribuer ces trucs, tu vas devoir rester ici et le faire toi-
même.
— Non. C’est toi qui vas le faire. Tu n’es pas sénile et tu es parfaitement
capable de te lever pour ouvrir si on sonne. C’est une seule soirée dans
l’année, et ça sera terminé à vingt heures. Halloween ne dure pas
éternellement.
— Avec un peu de chance, fit Killup, peut-être que l’un d’eux fera une
overdose de sucre et tombera raide mort sur le pas de ma porte.
— Pas étonnant que tu sois si populaire dans le quartier. Pas étonnant que
je t’aime à ce point. Je dois retourner travailler.
— Ferme bien les fenêtres avant de partir, dit Killup.
— Pour quoi faire ?
— Je ne veux pas que des gamins tentent de s’introduire chez moi. Ils
font ça de nos jours. Si on ne leur donne pas de bonbons, ils se faufilent
chez les gens pour leur faire peur.
— Alors donne-leur-en ! », s’écria Michael, exaspéré.
Son fils ne montrant aucune intention d’accéder à sa demande, Killup se
mit en devoir de se lever péniblement de son fauteuil et de se diriger vers la
fenêtre. Il tâtonna à travers les lamelles des stores à la recherche du loquet.
Puis, alors que Michael continuait à observer la scène d’un air sombre,
Killup alla d’un pas traînant à la fenêtre suivante et répéta le procédé avec
une lenteur insupportable. Michael soupira, écarta le vieil homme et acheva
lui-même l’opération.
Son père ne le remercia pas. Pas même quand Michael lui lança d’un ton
sarcastique : « Satisfait ?
— Je déteste Halloween. Je déteste qu’on me dérange. On sonne à la
porte et ça ne s’arrête jamais. Ça me rend dingue. »
Michael regarda Killup en secouant légèrement la tête. Il était peut-être
l’homme le plus méchant du quartier, mais il était aussi veuf, âgé et seul.
« Viens chez moi, proposa-t-il en boutonnant son manteau. Je t’invite. »
Son père secoua la tête.
« Ces gosses seraient capables de brûler ma maison si je ne reste pas là
pour la protéger. Leur nuisance n’a aucune limite. Quand est-ce que tu
reviens ? »
Toujours des plaintes. Toujours des exigences. Toujours des refus acerbes
en lieu et place de remerciements. Et toujours la même question : « Quand
est-ce que tu reviens ? »
« Demain, après le travail, répondit Michael. Ton frigo est presque vide.
Cinq œufs, deux cent cinquante grammes de gruyère, une plaquette de
beurre et deux litres de lait. Le royaume du cholestérol. J’ai fait le plein de
courses samedi dernier. Tu t’es gavé ou quoi ?
— J’ai tout le temps faim. Je n’ai rien d’autre à faire que manger. »
Michael plongea la main dans sa poche, en sortit l’un des bonbons qu’il
avait apportés, le libéra de son papier en cellophane violet et le porta à sa
bouche.
« Ils ont un goût horrible, fit-il en grimaçant. Alors ne les mange pas
tous. »
Il ouvrit la porte d’entrée et avança sous le porche.
« Aucun risque », dit Killup. Il avait déjà à moitié refermé, comme pour
signifier à Michael à quel point il était pressé qu’il parte. « Apporte-moi des
gaufres demain soir. Des vraies, des surgelées. Pas cette pâte liquide en
brique. »
Michael réarrangea le col du cardigan de son père. Il remarqua que
l’accroc sur la couture de son épaule était plus large que deux jours
auparavant. De la voix qu’emploient des parents pour demander à un enfant
de dix ans de ranger sa chambre, Michael dit : « Quand je reviendrai
demain, je veux que tous ces bonbons aient disparu, compris ? »
Killup ne répondit rien mais replaça devant la sonnette le panneau sur
lequel était inscrit pas de démarcheur, de recenseur ou de fanatique
religieux.
« Si tu n’es pas gentil avec les enfants ce soir, tu auras mérité tout ce
qu’ils pourront te faire », l’avertit Michael. Il libéra la sonnette, puis se
dirigea vers sa voiture garée dans l’allée.
En guise d’au revoir, Killup se contenta de claquer la porte bien plus fort
que nécessaire. Les feuilles de chêne rouge terne tournoyèrent un instant,
puis s’immobilisèrent sur les planches en mauvais état de l’étroit porche
bordé de sa balustrade.

« Des bonbons ou un sort, dit le gamin vêtu d’un costume pelucheux et


d’un masque lisse avec des moustaches en plastique blanc qui agitait un
gros panier en osier devant Killup.
— Je suis malade, fit Killup. Tu vois ma minerve ? Pourquoi est-ce que
tu me déranges ? Tu n’as pas remarqué que je n’avais pas allumé la lumière
du porche ? Va casser les pieds à quelqu’un d’autre.
— Des bonbons ou un sort, m’sieur, répéta le lapin de Pâques, comme s’il
pensait que la minerve et les invectives de Killup n’étaient qu’une sorte de
costume d’Halloween pour adulte.
— Je n’ai pas de bonbons, dit Killup, les bols clairement visibles sur la
console derrière lui. Et même si j’en avais, je ne t’en donnerais pas. »
Il claqua la porte devant le visage espiègle du lapin. Ce dernier ne
déguerpit pas mais plongea tranquillement la main au fond de son panier et
en sortit une bombe de peinture orange fluo. Il la secoua aussi
silencieusement que possible, puis enleva le capuchon. Son index ganté de
blanc était posé sur le spray quand la porte se rouvrit soudain. Killup
fouetta l’air en guise d’avertissement et lança un regard noir au lapin.
« Je connais vos combines. Ne songe même pas à badigeonner ma porte
avec cette peinture. J’ai appelé la police, et ils sont en route. »
Le lapin détala dans la nuit. Killup sourit vraiment pour la première fois
de la journée et referma tranquillement sa porte.
Il se redirigea vers son fauteuil, se déplaçant à peine plus vite et guère
plus facilement que lorsqu’il avait tenté de faire culpabiliser son fils de ne
pas l’aider à verrouiller les fenêtres. Killup était véritablement un homme
diminué. S’il voulait regarder à gauche, il devait tourner tout son corps dans
cette direction. Le moindre mouvement du cou lui causait un élancement,
qui était suivi d’une douleur sourde, laquelle se transformait en migraine. Il
passait ses journées dans son fauteuil, positionné face à la télévision,
ignorant la sonnette, ignorant le téléphone (sauf s’il pensait qu’il pouvait
s’agir de Michael), et ne se levait que pour aller aux toilettes ou farfouiller
dans le tiroir de la cuisine que Michael remplissait de paquets de cigarettes.
À l’instant même où il se rassit, la sonnette retentit à nouveau.
Il s’enfonça dans son fauteuil, déterminé à l’ignorer.
On sonna de plus belle. Puis encore, d’une façon trop insistante pour qu’il
puisse ne rien faire.
Le gamin portait un costume de clown, avec une perruque blanche
laineuse et une casquette à visière. Le masque du clown était d’une pâleur
cadavérique, avec des joues barbouillées de rouge et un large sourire
sinistre.
« Des bonbons ou un sort, m’sieur…
— Rentre chez toi, dit Killup. Il n’y a pas de bonbons ici. Pas de
nourriture gratuite. Pas de friandises. Et si l’un de vous s’avise de savonner
mes fenêtres, j’appelle la police. Après lui avoir tiré dessus. Après lui avoir
frappé la tête sur la balustrade. Et après lui avoir versé une louche d’huile
brûlante dans le gosier. »
Il claqua la porte.
La sonnette retentit immédiatement.
Killup ouvrit à la volée.
« Je croyais t’avoir prévenu…
— Des bonbons ou un sort », dit un diable. Des oreilles pointues, des
pupilles fendues, une bouche en losange et des flammes peintes sur son
costume.
« Tu viens de changer de déguisement ? », demanda Killup. Il n’y avait
aucun signe du clown.
« Des bonbons ou un sort », répéta le diable en tenant son sac ouvert.
Killup claqua la porte.
La sonnette retentit aussitôt.
« Des bonbons ou un sort, entendit-il à travers la porte. Des bonbons ou
un sort, accentué par un martèlement de pieds sur les lattes du porche.
— Déguerpis ! Espèce de petit monstre… Déguerpis ! »
Il y eut un moment de silence. Killup poussa un soupir.
« Des bonbons ou un sort, des bonbons ou un sort, des bonbons ou un
sort !
— Des bonbons ?! s’écria sombrement Killup, en fixant la porte fermée.
C’est ça que tu veux ? »
Il saisit l’un des trois bols et s’élança en direction de la cuisine, en dépit
de la douleur que ses gestes lui causèrent au cou et dans les articulations des
hanches. Il attrapa un pot de miel dans l’un des placards et vida son contenu
sur les bonbons. Il prit un tube de colle blanche et le pressa au-dessus du
miel. Une fois de plus, la porte du réfrigérateur s’ouvrit toute seule. Il étala
une large dose de mayonnaise sur le miel, puis cassa le plus gros des cinq
œufs restants sur le tout. Il remua le contenu avec la lame d’un couteau
rouillé. La sonnette continuait de retentir. Le diable débitait toujours Des
bonbons ou un sort ! et sautait à pieds joints sous le porche à une cadence
nauséeuse.
« J’ai des bonbons ! annonça Killup avec une joie funeste en ouvrant la
porte. Des bonbons de gobelin. »
Le diable eut un mouvement de recul, mais Killup empoigna le bord de
son sac et renversa la mixture sur le reste de son butin. Le vieil homme
s’esclaffa alors que le diable s’enfuyait dans la nuit.
« Préviens tes copains ! », lança-t-il dans son dos.
Le diable avertit manifestement les autres, car la sonnette resta muette
après cela. Killup regarda d’abord les informations et maudit à voix haute
les politiciens. Il regarda alors les sitcoms et ne rit pas. Et il regarda enfin
un téléfilm à propos d’une maladie dont il n’avait jamais entendu parler et
s’endormit avant que le moindre acteur n’y succombe.
La sonnette le réveilla en sursaut.
« Vingt-trois heures trente… grommela-t-il en jetant un œil à sa montre.
Maudits gamins. »
Il attendit que cela sonne à nouveau, l’oreille tendue. Rien. L’écran était
empli de parasites. Il changea de chaîne mais ne trouva pas le moindre
programme. Il éteignit la télévision et alluma une cigarette.
Il inhala profondément. La sonnette retentit.
Le corps encore plus raide qu’il ne l’était d’habitude après un somme,
Killup se leva de son fauteuil et s’approcha prudemment de la fenêtre. Un
autre coup de sonnette. Il écarta les lamelles des stores et scruta l’extérieur.
La lumière était allumée, alors qu’il était certain de l’avoir éteinte. Le
vent poussait les feuilles rouges tout le long du porche. La balancelle
grinçait sur ses chaînes. Or il n’y avait pas le moindre gamin déguisé : ni
lapin, ni clown sinistre, ni diable peinturluré.
« Bien », dit-il en se retournant. Les lamelles du store reprirent leur place.
La sonnette retentit à nouveau.
« Un sort… », souffla Killup avec colère en revenant vers l’entrée. Alors
qu’il tendait la main vers la poignée, le vent froid d’octobre ouvrit la porte
en grand.
« Des bonbons ou un sort », dit un gobelin. Il portait une tunique avec
une ceinture et une capuche. Le bout de ses bottes était relevé et orné d’un
grelot. Son masque était sombre, allongé et creusé de profonds sillons. De
petits yeux noirs brillaient dessous. Une queue rigide – alimentée par
batterie, supposa Killup – oscillait de droite à gauche dans son dos, à la
manière dont oscille parfois la queue d’un chat : avec un mépris nonchalant.
« Non, répliqua Killup. T’auras pas de bonbons. Il est trop tard. J’en ai
plus. J’ai tout donné. Déjà que j’en avais pas. »
Il claqua la porte et enclencha le verrou. « Des bonbons ou un sort »,
répéta la voix du gobelin depuis l’extérieur.
La poignée tourna, la porte vibra. Le gamin essayait d’entrer.
« Des bonbons ou un sort.
— Fiche le camp ! cria Killup. Il est presque minuit !
— Non ! »
Killup tira finalement le verrou et ouvrit en grand.
« Il est trop tard pour faire la chasse aux bonbons ! », cria-t-il.
Il inspecta le porche du regard.
Pas de gobelin.
De toute évidence, celui-ci se cachait dans les sombres buissons au-delà
de la balustrade. Dès qu’il refermerait, le gobelin reviendrait.
« Il est bientôt minuit ! reprit Killup dans l’obscurité. Rentre chez toi !
Dis à ta mère que je t’ai traité de sale gosse. »
Il attendit un moment. Aucun bruit. Aucun mouvement. Il attendit encore.
Toujours rien.
Il referma lentement la porte. Il enclencha lentement le verrou.
Le gobelin ouvrit d’un coup de pied.
Des feuilles desséchées et un vent froid s’engouffrèrent soudain dans
l’entrée en fouettant Killup.
« Des bonbons ou un sort », dit le gobelin, et, tenant son sac en toile de
jute ouvert devant lui, il fit deux pas dans la maison de Killup.
Dans la lumière de l’entrée, le masque du gamin semblait relever d’un
vrai travail d’artiste. Ses rides se creusaient quand il parlait, et la chair
autour de ses yeux noirs étincelants se plissa quand il sourit à Killup.
Ses gants étaient à la hauteur de son masque : des doigts d’une vingtaine
de centimètres, une peau noueuse, des écailles et des sillons qui se tordirent
et s’étirèrent alors qu’il prélevait avec délicatesse un unique bonbon dans
l’un des bols posés sur le meuble de l’entrée.
Le gobelin lâcha tout aussi délicatement le bonbon dans son sac et tendit
la main vers un autre.
Killup saisit son avant-bras d’un geste colérique, dans le but de lui ôter
son gant et révéler la main enfantine en dessous.
Mais le gobelin était rapide ; il se déroba d’une torsion, et plutôt qu’un
deuxième bonbon, il s’empara de la montre de Killup, qu’il fit adroitement
coulisser le long du poignet et de la paume de celui-ci, avant de la glisser
sur ses propres doigts.
Terrifié et furieux face à cette intrusion, Killup attrapa le gobelin par les
épaules et tenta de le pousser hors de chez lui.
L’enfant échappa à son emprise et tomba à la renverse. Avant que Killup
n’ait le temps de réagir, il effectua le plus impeccable des saltos et se tint
debout sur le seuil.
Puis, pliant à peine les genoux, il recula d’un bond, pour atterrir en
équilibre sur la balustrade pourrie du porche. Killup n’avait jamais fait une
telle chose quand il était enfant. Il n’avait jamais vu quiconque faire une
telle chose.
Le gobelin lui fit un signe de la main, un salut amical qui pourtant, d’une
manière indéfinissable, n’avait rien d’amical.
Il sourit alors à Killup, un sourire chaleureux qui, d’une manière tout
aussi indéfinissable, n’avait rien de chaleureux.
La porte claqua.
Killup la rouvrit immédiatement.
Aucun gobelin perché sur la balustrade. Aucun son, hormis le vent et le
bruissement des feuilles mortes qui s’engouffrèrent dans l’entrée en
fouettant Killup.
Il referma lentement et prudemment la porte. Alors qu’il verrouillait,
l’horloge du salon commença à sonner l’heure. Il se retourna, fit un pas et
entendit un craquement.
Il baissa les yeux. Il venait de marcher sur sa montre.
S’agenouillant délicatement pour minimiser la douleur dans son cou,
Killup la ramassa. Les aiguilles indiquaient exactement minuit. Il la colla à
son oreille. Aucun tic-tac.
« Cassée, dit-il. Maudit gamin. »
L’horloge sonna le douzième coup de minuit, puis, plus rien.

Assis dans son fauteuil devant la télévision, Killup attendait que le


gobelin revienne, qu’il sonne, qu’il fasse résonner les planches en les
martelant du pied, qu’il lance Des bonbons ou un sort ! de sa voix dure et
basse qui ne ressemblait pas du tout à celle d’un enfant.
Le gobelin ne revint pas.
Killup ralluma la télévision. L’écran était toujours plein de bruit blanc.
De toute évidence, le câble était à nouveau hors service. Il songea à appeler
le fournisseur, mais tout ce qu’il aurait après minuit serait une voix
enregistrée, et de toute façon, il ne serait pas le seul à appeler.
Il balaya tous les canaux, du 2 au 56. Rien que du bruit blanc. Il regarda
sa montre.
Minuit, exactement.
Puis il se rappela qu’il l’avait cassée en marchant dessus.
Il décida d’aller se coucher. Il n’empruntait l’escalier que deux fois par
jour. Une fois le matin, et une fois en fin de journée.
Il éteignit la télévision.
Dans le silence soudain, il entendit un léger bruissement.
Comme des feuilles poussées par le vent, sous le porche.
Mais ce n’était pas cela.
Le bruissement provenait de dedans.
Killup cligna des yeux afin de focaliser son regard au-delà de la télé. Il
scruta l’entrée et remarqua que le gobelin avait laissé son sac d’Halloween.
Il était petit, rectangulaire, en toile de jute épaisse.
Tandis que Killup l’observait, tentant de déterminer si c’était de là que
provenait le bruissement léger et continu, le sac commença à se déplacer
lentement. Pas comme si quelqu’un, dissimulé derrière l’escalier, tirait
dessus avec une ficelle, plutôt comme si une main coupée mais vivante, à
l’intérieur du sac, rampait à travers le vestibule, se dérobant à la vue de
Killup pour aller vers la cuisine.
Killup se leva de son fauteuil. Mais, alors qu’il se dirigeait vers l’entrée,
le sac en toile de jute changea subitement de direction et fonça sur lui.
Comme si, une fois sa tentative de dissimulation échouée, le sac avait
décidé de passer à l’attaque.
Agrippant le bord de la porte du salon pour assurer son équilibre, Killup
leva le pied pour l’abattre sur le sac et quoi qui se trouve à l’intérieur.
À cet instant, le sac se retourna. Un essaim de cafards s’en déversa. Ce
n’était pas une main qui l’avait animé, mais le déplacement aléatoire d’une
centaine d’insectes luisants – tous de tailles différentes, mais d’une même
teinte chocolat.
Killup écrasa les cafards – un ou deux, du moins. Les autres disparurent
sous le socle en fer du lampadaire, sous le meuble de la télévision, sous le
fauteuil, sous le tapis. Ils se faufilèrent dans les interstices entre les lattes du
plancher et disparurent dans l’ombre des rideaux délavés.
Killup épingla le sac sous son talon et l’envoya dans un coin d’un coup
de pied. Il alla jusqu’au téléphone sur le meuble de l’entrée et scruta le bout
de papier coincé dans le lambris. Il y était inscrit : Michael : KL5-1186.
Killup composa rapidement le numéro. L’appel aboutit avant même qu’il
n’ait le temps de coller le combiné à son oreille.
« Au quatrième top, il sera exactement minuit. »
La tonalité retentit et, au même moment, l’horloge du salon recommença
à sonner l’heure.
Killup raccrocha, maintenant sa main sur le combiné tandis qu’il
comptait les coups de l’horloge.
… dix… onze… douze.
Non seulement sa montre s’était arrêtée, mais l’horloge était elle aussi
cassée.
Il recomposa le numéro de son fils, prononçant cette fois à voix haute
chaque chiffre qu’il lisait sur le bout de papier.
« Au quatrième top, il sera exactement minuit. »
Killup claqua le combiné sur son socle. Il le décrocha à nouveau et
composa le 0 pour joindre l’opérateur.
« Au quatrième top, il sera exactement minuit. »
Il raccrocha encore, garda le combiné enfoncé, le décrocha derechef pour
composer le 0, mais, avant même que son doigt n’atteigne le bouton, il
entendit : « Au quatrième top, il sera exactement minuit. »
Il reposa le combiné et demeura immobile quelques instants, essayant de
donner du sens à ce qui venait de se passer. Il en était incapable, ce qui
suggérait qu’il ne s’était rien passé du tout. Parfois, à son âge, les choses
devenaient confuses. Debout, la main sur le bas de la rampe, il regarda vers
le sommet de l’escalier.
Il dormirait dans son fauteuil cette nuit. Il était fatigué et, certains soirs,
l’escalier lui semblait trop raide. Il n’y avait pas de téléphone à l’étage et,
s’il sonnait, il voulait être en bas pour pouvoir décrocher. Par ailleurs, si
l’enfant déguisé en horrible gobelin était toujours dans le coin, avec son
horrible masque qui ne ressemblait pas à un masque, il préférait
l’apercevoir en bas, là où les fenêtres pouvaient être verrouillées et les
portes fermées à clé. Killup souhaitait, autant qu’il le redoutait, que le
gobelin revienne. Afin qu’il puisse glisser ses doigts sous ce masque et le
retirer d’un coup pour exposer la face du gamin à la gomme.
Il jeta à nouveau un coup d’œil à travers les stores. Les feuilles
tourbillonnaient sous le porche, la balancelle grinçait sur ses chaînes, et
c’était tout. Il regagna son fauteuil d’un pas traînant, à présent plus fatigué
que perturbé ou effrayé, s’installa confortablement, ajusta sa minerve et
s’endormit.
Il fit des rêves très vivants, qu’il oublia complètement à son réveil. Il
regarda autour de lui dans la pièce. Aucune lumière ne filtrait par les stores.
Mais cela ne semblait pas normal.
« J’ai l’impression d’avoir dormi des heures, dit-il à voix haute. On
devrait être le matin. »
Il jeta machinalement un coup d’œil à sa montre.
Le cadran brisé indiquait toujours minuit.
Il rit, ce premier rire grinçant du matin. Sauf que ça n’était pas le matin.
« Il est toujours minuit. Le jour d’Halloween. Mais on devrait être le
matin. J’ai envie d’un petit déjeuner. »
Il sortit de sa torpeur, s’étira en pivotant d’un côté et de l’autre, et prit
appui sur ses bras pour se mettre debout. Il avait du mal à se souvenir d’une
époque où le simple fait de se lever d’un fauteuil n’était pas douloureux. Si
ce n’était pas le matin, alors, du moins, il était très tard. Si c’était le cas, il
devrait monter se coucher. Alors qu’il se dirigeait vers l’escalier, il s’arrêta
devant l’horloge sur le mur du salon.
Les deux aiguilles pointaient sur le douze. Cassées, comme celles de sa
montre. Il décida de tirer parti de la coïncidence, considérant que si deux
cadrans différents attestaient qu’il était toujours minuit, il pouvait encore
appeler Michael.
Il scruta le bout de papier dans le lambris et décrocha le téléphone. Avant
qu’il n’ait pu composer le moindre chiffre, il entendit : « Au quatrième top,
il sera exactement minuit. »
Il reposa le combiné à la hâte et, sans réfléchir à ce que tout cela pouvait
bien signifier, il se rendit dans la cuisine. Il écarta les rideaux à volants qui
couvraient les vitres de la porte de derrière et scruta le ciel.
Dehors, tout était plongé dans les ténèbres.
« Je sais que j’ai dormi des heures, déclara prudemment Killup. Je le
sens. C’est le matin, mais le ciel est sombre. C’est tout. Les nuages noirs
donnent l’impression qu’il fait nuit. »
Affamé, il se tourna vers le placard et leva une main pour l’ouvrir. Mais
sa main retomba quand son regard se posa sur l’horloge de la cuisine.
Elle était bloquée sur minuit.
« Celle-ci aussi s’est arrêtée », constata-t-il. Une horloge de cuisine qui
fonctionnait sur secteur, une horloge murale remontée tous les dimanches,
une montre-bracelet dont la pile durait un an… et elles s’étaient toutes
arrêtées avec leurs aiguilles pointant sur le douze.
Une fois encore, Killup ignora délibérément cette coïncidence de plus en
plus improbable. Il continua à parler à voix haute pour se rassurer : « Je me
fiche qu’il soit minuit. J’ai bel et bien l’impression de ne pas avoir mangé
depuis des jours. »
La porte du réfrigérateur s’ouvrit. Il n’y avait rien d’étrange à cela, étant
donné que la fermeture magnétique ne fonctionnait plus correctement
depuis neuf ans.
Michael avait trouvé cinq œufs dans le réfrigérateur cet après-midi-là.
Killup en avait cassé un sur la bouillie qu’il avait versée dans le sac
d’Halloween du petit démon. Il en restait quatre. De son propre chef, l’un
d’eux roula sur la grille en aluminium de l’étagère du réfrigérateur, resta un
instant suspendu au bord du vide, puis plongea.
Il éclata par terre, et des cafards s’échappèrent de la coquille brisée.
Killup écrasa l’œuf sous son pied. Les cafards, luisant comme des
chocolats, se réfugièrent sous le réfrigérateur, sous le four, se faufilèrent
sous la porte battante qui menait dans le salon, se cachèrent dans les
ombres.
Killup referma le frigo. La faim le tenaillait toujours mais, en même
temps, son appétit avait disparu. Il avait également décidé que tout ceci était
plus sérieux qu’une simple confusion due à l’heure tardive. Il ne voulait
plus de voix enregistrées au téléphone, plus de gobelins qui apparaissaient
et disparaissaient, plus d’heures qui s’arrêtaient à minuit et, avant tout, plus
d’insectes.
Ils pullulaient dans le four. Ils remontaient entre les carreaux en faïence
blanche, brillaient dans l’éclat des veilleuses, rampaient sur la casserole qui
servait à réchauffer la soupe en boîte, grouillaient autour du couvercle de sa
cafetière.
Il était temps de ficher le camp. Peu importe l’heure. Peu importe qu’il ne
parvienne pas à joindre Michael. Il tourna le verrou de la porte de derrière
et l’ouvrit.
Ou tenta de l’ouvrir, car elle resta fermée. Parfois, elle se coinçait quand
le temps était humide, or il n’avait pas plu depuis des semaines. L’automne
avait été sec. Killup tourna à nouveau la poignée ; la porte demeura fermée.
Il remit le verrou. Le désenclencha. La porte refusait toujours de s’ouvrir.
Lorsqu’il se retourna, tous les insectes qui grouillaient sur la surface de la
cuisinière avaient disparu. Elle était piquetée de rouille et constellée de
taches de graisse séchée qui ressemblaient à des insectes, mais c’était tout.
Il avait probablement imaginé la horde de cafards. L’heure tardive. Ses
tracas avec les gamins. Il avait l’estomac vide, la gorge sèche. Il prit un
verre sur l’égouttoir et ouvrit le robinet pour le remplir. Il poussa un long
soupir et le porta à ses lèvres. C’était le milieu de la nuit. Il était désorienté,
et c’était tout ce qu’il y avait à en dire. Alors qu’il levait le verre pour boire,
il sentit une présence derrière lui. Il se retourna vivement.
À travers la fenêtre au-dessus de l’évier, où il avait espéré apercevoir la
lueur du jour, il vit le gobelin. Ce dernier le gratifia de son sourire amical
qui n’avait rien d’amical, inclina la tête et disparut.
Tout était toujours plongé dans les ténèbres, et Killup dit à voix haute :
« Ce n’est pas un masque. »
Le verre qu’il tenait devant ses lèvres ne contenait plus d’eau. Il était
empli de cafards couleur chocolat. Ils grimpaient sur les parois en direction
de sa bouche.
Killup lâcha le verre, qui se brisa sur le sol. Une fois de plus, les insectes
s’éparpillèrent, échappant à sa vue et à la menace de son pied.
La porte du réfrigérateur s’ouvrit une nouvelle fois lentement.
Sans la refermer, sans regarder par la fenêtre, sans rejeter un coup d’œil à
l’horloge, Killup franchit maladroitement la porte battante et retourna dans
le salon.
Un sort…
Le gobelin était à l’extérieur. Killup se dirigea péniblement vers la porte
d’entrée, sans se soucier de la douleur dans les articulations de ses hanches
ni de celle dans son cou qui le lançait à chacun de ses pas vacillants. Il prit
sa canne dans le porte-parapluies, non pas pour s’en servir comme appui,
mais comme arme. Il tira la poignée.
Verrouillée, elle aussi.
De frustration, Killup ramassa l’un des bols sur le meuble de l’entrée et le
jeta sur la porte. Le récipient éclata et les bonbons se répandirent sur le sol.
Killup heurta la console alors qu’il trébuchait en reculant, faisant tomber le
deuxième bol, ainsi que le téléphone.
« Au quatrième top, il sera exactement minuit. »
Killup débrancha d’un coup de pied le câble du téléphone et faillit
reperdre l’équilibre.
Il se rendit dans le salon, écarta les rideaux et arracha les stores vénitiens
pour atteindre le loquet.
Celui-ci refusa de tourner, peu importe à quel point Killup s’échina
dessus.
Derrière lui, la télévision s’alluma. Uniquement du bruit blanc. Killup
fixa l’écran un moment, puis frappa la fenêtre avec sa canne.
La vitre ne se brisa pas.
Plantant fermement ses pieds dans le sol pour ne pas tomber, il frappa
plus fort.
La vitre ne se brisa pas davantage.
Il faisait toujours nuit, et le vent poussait les feuilles sous le porche.
Killup coinça sa canne entre les lamelles des stores de la deuxième
fenêtre et les décrocha en tirant vers le bas. Il tenta ensuite de briser la
fenêtre.
Elle ne se brisa pas.
Des bonbons. Ou un sort. Monsieur Killup.
La voix ne provenait pas de l’extérieur mais des haut-parleurs de la
télévision.
Le visage raviné du gobelin lui souriait depuis l’écran. Puis, à nouveau,
du bruit blanc.
« Comment tu connais mon nom ?! », s’écria Killup, qui frappa le
téléviseur de sa canne.
Contrairement aux fenêtres, l’écran se brisa. Les vieux tubes à l’intérieur
explosèrent en étincelles, dégageant une fumée âcre.
La sonnette retentit. Étrangement, plus fort qu’avant. De manière
insistante.
Killup retourna à la fenêtre et regarda à l’extérieur. Le gobelin sonnait.
Mais il n’était pas à la porte. Il était debout sur la balancelle à l’autre bout
du porche et se balançait doucement dans le clair de lune.
Le gobelin fit le même signe amical de la main qui, d’une manière
indéfinissable, n’avait rien d’amical.
La porte d’entrée s’ouvrit lentement. Les feuilles rouges et mortes du
chêne devant la maison s’engouffrèrent dans le vestibule.
« Comment… »
Killup s’avança sous le porche et jeta un coup d’œil. Il n’y avait plus
personne sur la balancelle. Il se retourna pour aller à la porte – mais se
retrouva face à face avec le gobelin, perché sur la console.
Son visage raviné n’était pas un masque.
Le gobelin effleura la joue de Killup d’un doigt qui n’était pas un gant en
caoutchouc ; la peau était écailleuse, et l’ongle aussi tranchant et dur que de
la corne.
« Des bonbons ou un sort, Killup. »
Avec un grognement qui exprimait tout autant sa colère, sa peur, son
désespoir que sa confusion, Killup fit tomber le gobelin du meuble.
Ce faisant, il perdit l’équilibre. En tentant de se rattraper, il glissa sur un
bonbon enveloppé dans un papier en cellophane violet.
Sa tête percuta le sol. Il entendit des craquements qui ne pouvaient
provenir que de ses os. La douleur dans son cou était froide comme du
métal gelé, chaude comme de l’huile brûlante, électrique comme un doigt
mouillé enfoncé dans une prise. Il ne pouvait remuer ses jambes. Il ne
pouvait bouger ni sa tête ni son bras gauche. Sa seule chance était qu’il
tenait sa canne dans sa main droite. Il l’agita autour de lui, en s’écriant
faiblement : « Au secours, au secours ! Je vous donnerai des bonbons, tous
mes bonbons d’Halloween ! »
Mais le gobelin avait disparu et, comme Killup ne sentait pas le vent
d’octobre, il savait que la porte d’entrée était à nouveau fermée et
verrouillée.
Il attrapa le combiné et l’approcha de son oreille.
« Opérateur, supplia doucement Killup. Opérateur, je suis…
— Au quatrième top, il sera exactement minuit. »

« J’appellerais un avocat si j’étais vous, dit le médecin légiste à Michael


Killup.
— Un avocat ? », répéta machinalement Michael. Il avait trouvé le corps
de son père le matin même, alors qu’il lui apportait les provisions promises
la veille. De vraies gaufres surgelées, pas de la pâte liquide.
« C’est le cas de négligence le plus flagrant que j’aie jamais vu. »
Michael secoua la tête.
« Je n’aimais pas beaucoup mon père, mais une chose est sûre, je ne l’ai
pas négligé.
— Votre père est mort de faim.
— Quoi ?!
— C’est la faim qui l’a tué », déclara simplement le légiste. Il prit la main
de Michael Killup et fit tomber dans sa paume un papier en cellophane
collant. « Il semblerait que votre père ait vécu plusieurs semaines dans cette
maison avec pour toute nourriture un sac rempli de bonbons. »
Michael se retourna vers l’entrée. D’un signe de tête du légiste, l’assistant
découvrit le cadavre.
Le corps était sauvagement amaigri, guère plus que des os friables qui
s’entrechoquaient dans un cardigan couleur rouille. Son cou décharné
flottait dans la minerve qui, jadis, avait été trop serrée. Le visage n’était
plus qu’un crâne à la mâchoire tombante et à la peau parcheminée.
Profondément enfoncés dans de sombres orbites, ses yeux fixes étaient
écarquillés et terrifiés.
« Votre père n’a eu une mort ni paisible, ni rapide. »
Michael Killup resta silencieux et fit un pas vers le corps ratatiné pour
écraser le cafard qui détalait de sous la tête de son père.

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