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La Prophétie de la
Lune Noire — L’arrivée
des deux Elus

Maud Sétan

Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

En lecture libre sur Atramenta.net

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Carte de Solaris

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Chapitre un

Le départ

Le premier mot qui s’échappa de sa bouche en ce


splendide jour ensoleillé fut « Saleté ! », et la sonnerie
qui criait dans toute la chambre s’estompa
brusquement, lorsque Kylian abattit violemment son
poing sur l’objet du délit à l’origine de tant de
vacarme. Le jeune homme grommela et se frotta les
yeux, agacé. Il inspira profondément et contempla
quelques secondes le plafond de sa chambre. Son
énervement laissa place à une joie soudaine et ses
lèvres s’étirèrent en un sourire heureux lorsqu’il
réalisa que c’était aujourd’hui le jour qu’il attendait
avec tant d’impatience. Une année de plus au lycée
s’était achevée hier, la veille au soir. Un chapitre de
plus s’était terminé. Une page de plus devait être
tournée. Aujourd’hui, c’était enfin le premier jour de
ses vacances et il s’en allait pour New-York aux côtés
de son ami. C’était une excursion qu’ils avaient
attendue toute leur vie et elle se réalisait enfin ! À
cette seule idée, son cœur bondissait de joie. Une joie
qui s’évanouit bien rapidement lorsque la voix de sa
mère se fit entendre au bas de l’escalier :
— Kylian, dépêche-toi ! Nous allons bientôt en
courses !
Un soupir lui échappa et il rabattit les couvertures

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de son lit pour se lever. Il détestait les courses et il se
sentait encore un peu fatigué, mais il s’était couché
très tard hier au soir. Peut-être n’aurait-il pas dû
abuser de la console, mais Axel l’avait nargué en
prétextant être meilleur tireur que lui à un jeu de tir.
Finalement, il l’avait regretté et avait même poussé
l’audace à le traiter de tricheur.
Le jeune homme se traîna jusqu’à la salle de bain
d’un pas lent, aussi dignement qu’un zombie l’aurait
fait. Là, devant la glace, il examina son visage,
s’ébouriffa les cheveux, bailla à s’en décrocher la
mâchoire et se gratta le bras. Il devait se préparer
pour aller au magasin, acheter quelques bricoles, de
quoi survivre pendant le voyage. Il avait besoin de sa
dose de sucreries réglementaire et il avait presque
réussi à convaincre sa mère que c’était essentiel pour
sa santé et que son médecin le lui avait vivement
conseillé. Mais elle n’était pas dupe…
Après quelques rapides coups de gant de toilette
bien placés et un brossage de dents exemplaire,
Kylian ressortit de la salle de bain propre comme un
sous neuf, une serviette nouée autour de ses hanches.
Il trottina jusqu’à sa chambre et enfila ses vêtements
en toute hâte tandis que sa mère l’appelait pour la
énième fois, d’une voix de plus en plus agacée. Il
remit rapidement un peu d’ordre dans ses cheveux
châtains toujours en pagaille et dévala les escaliers,
son téléphone portable à la main, puis grimpa dans la
voiture. Sans plus se préoccuper de ce qui se passait
autour de lui, le jeune homme ouvrit sa messagerie et
lut le message envoyé par son ami très tôt ce matin :
« Prêt pour le voyage du siècle ? ».
Kylian sourit et tapa nerveusement sur les touches
de son cellulaire, tout excité à l’idée de ce voyage.
« Oh oui ! Depuis plusieurs années déjà ! ».
Et la seule réponse qu’il eut en retour fut : « Ce

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sera le plus beau et le plus inoubliable voyage de
toute notre vie, pote ! ». Sa mère ne manqua pas de
remarquer son excitation, mais l’idée de savoir son fils
aussi heureux ne manquait pas de la ravir.

Une fois dans le magasin, Kylian tenta de garder un


rythme de marche normal, mais son empressement
pour le voyage lui fit inconsciemment accélérer son
allure et sa mère le rappela.
— Tu devrais peut-être surveiller ta petite sœur et
ton petit frère, non ? D’autant que tu ne les reverras
pas avant deux bonnes semaines !
— Oui, tu as raison… Lucas, tu vas me tenir la main,
d’accord ?
Son frère, âgé de cinq ans à peine, glissa sa petite
main dans la sienne en le regardant avec de grands
yeux. Chloé, plus jeune et assise dans le chariot, ne
détachait plus son regard du sien depuis leur entrée
dans le magasin. Ses petites boucles blondes
anglaises encadraient un joli visage aux joues bien
rouges et Kylian ne pouvait s’empêcher de s’attendrir
devant sa bouille. Il marcha donc aux côtés de sa
mère en veillant bien sagement sur son frère et sa
sœur. Il eut le loisir de choisir tout ce qu’il voulait
emporter dans l’avion pour le voyage, que ce soit à
grignoter ou à boire. Il tenta même de négocier une
ou deux bandes dessinées ainsi qu’un jeu vidéo, mais
sa mère refusa pour ce dernier. Sans surprise.
Lorsqu’ils approchèrent de la caisse, Kylian sentit
son téléphone portable vibrer dans sa poche. Il le
sortit et décrocha tandis que sa mère se chargeait de
sortir les articles du chariot pour les poser sur le tapis
de caisse.
— Allô ? Salut vieux, tu vas bien ?
C’était son ami, Axel. Il aurait dû parier avec lui
qu’il serait incapable d’attendre seize heures sans lui

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téléphoner. Ils étaient indécollables, et parfois ses
parents s’inquiétaient de leur relation fusionnelle, au
point de se demander si leur fils n’éprouvait pas
quelques sentiments envers Axel. Il leur avait juré que
non. Seulement, il avait grandi à ses côtés, ils avaient
côtoyé les mêmes écoles, alors Kylian considérait
davantage Axel comme son frère plutôt que comme un
ami.
— J’ai vraiment hâte d’y être, mais le temps ne
passe pas, c’est pénible ! se plaignit Axel.
— Oui, je sais. Et moi je suis actuellement dans un
magasin…
— Tu t’occupes de notre kit de survie ?
— Ma mère a assuré !
— Ah, magnifique ! Moi, je suis devant Zombie’s
war revange, je me fais démonter par d’autres joueurs
depuis une heure environ, impossible de me
concentrer…
Un sourire effleura les lèvres de Kylian. Sa mère lui
lança un regard plein de reproches et il leva les yeux
au ciel. Il avait vraiment en horreur les courses. Il fit
mine d’aider sa mère, déposant les articles un après
l’autre sur le tapis de caisse, sans prendre la peine de
les placer correctement, obligeant ainsi sa mère à tout
réorganiser. Il entendait parfaitement ses soupirs, il la
sentait énervée, mais il savait que derrière cette
colère se cachait de la peur. Ce qui était tout à fait
normal. Elle allait être privée de son fils deux
semaines entières, livré à lui-même, abandonné dans
une jungle hostile, exposé à tous les prédateurs
existants et, surtout, il se trouverait vingt-mille pieds
au-dessus de sa tête dans quelques heures à peine.
C’était une pensée suffisante pour paniquer une mère.

Lorsqu’ils rentrèrent, son père était enfin de retour


à la maison et s’occupait de tondre la pelouse. Quand

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il les vit arriver, le coffre plein à craquer de courses
diverses, il arrêta aussitôt la tondeuse et se précipita
vers eux pour les aider à décharger le coffre, sans
oublier de voler un baiser à sa tendre femme.
— La route a été ? demanda-t-elle en lui donnant
deux énormes sacs.
— Atroce. Des bouchons partout, des tracteurs sur
toutes les routes, et des gens excités au volant.
— Et ta mère va mieux ?
Kylian laissa ses parents seuls et s’empressa de
ramener les sacs à la maison pour y faire le tri et
ranger tout ce qui devait être rangé dans sa valise,
avec un sourire béat aux lèvres. Tous les paquets de
bonbons furent engloutis par son sac qu’il comptait
garder près de lui dans l’avion, avec une bouteille de
soda, des écouteurs, ses deux nouvelles bandes
dessinées et son appareil photos. Il avait gardé
quelques photos de Julie et voulait les montrer à son
ami. Axel savait parfaitement que Kylian attendait
depuis des mois le bon moment pour lui avouer ses
sentiments. Jamais il n’arrivait à l’approcher et pas
plus tard que la semaine dernière, elle s’était invitée
chez lui ; ils avaient bu un verre ensemble et elle lui
avait proposé de prendre quelques photos d’elle en
souvenirs, pour qu’il puisse attendre jusqu’à la
prochaine rentrée scolaire. Et cela, Axel l’ignorait
encore. Kylian avait hâte de lui en parler.
— Arrête de sourire aussi stupidement, le taquina
sa mère.
Son sourire s’effaça aussitôt et Kylian sentit ses
joues le brûler. Il préféra éviter de croiser le regard de
sa mère mais devinait parfaitement son sourire tandis
qu’elle apportait les dernières courses pour les poser
sur la table de la cuisine.
— Elle te plaît, cette Julie, n’est-ce pas ?
Et comment diable pouvait-elle savoir qu’il pensait

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à elle ? Les mères avaient toutes ce don de lire dans
les pensées de leurs enfants quand il s’agissait
d’amour.
— Non, pas du tout. C’est simplement une amie…
— Et c’est pour cette raison que tu la dévorais des
yeux la dernière fois qu’elle est venue ici ?
Pour toute réponse, Kylian se racla bruyamment la
gorge et préféra se concentrer sur le tri de ses
bonbons. Sa mère lui ébouriffa les cheveux et lui
ordonna de préparer le repas avant qu’ils ne prennent
trop de retard, affirmant que le temps passerait plus
vite que Kylian ne voulait le croire. Et elle ne se
trompait que très rarement.

***

Kylian tremblait. De peur ou d’excitation, il n’en


savait trop rien, mais il tremblait et son souffle était
saccadé. Encore une fois, sa mère avait vu juste. Il
n’avait pas vu le temps filer et le voilà qu’il se trouvait
déjà assis dans l’avion, aux côtés de son ami. La voix
de l’hôtesse de l’air, par ailleurs, ne tarda pas à se
faire entendre :
« Mesdames et messieurs, veuillez attacher vos
ceintures, le décollage est imminent ». Sur ces paroles
prononcées d’une voix si douce et charmeuse, Kylian
s’exécuta aussitôt. Son cœur battait à folle allure. Il
avait hâte d’arriver à destination. New-York les
attendait, son ami et lui. Le jeune homme se tourna
vers Axel, tout excité.
— The Big Apple ! dit-il sur un ton enjoué.
— New-York est à nous !
Kylian n’avait jamais mis un pied dans un avion et
se sentait quelque peu nerveux. Dans l’espoir
d’oublier son malaise, il décida de fermer les yeux et
se reposer un peu. Le temps passerait peut-être plus

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rapidement. Axel préféra attendre que l’avion ait
décollé avant de piquer un somme à son tour. Ce
n’était pas la première fois qu’il voyageait. Malgré
tout, il ne parvenait toujours pas à s’habituer à cette
sensation étrange qu’il ressentait quand l’avion
décollait et quittait la terre ferme pour se retrouver
dans les airs. Une fois que l’avion décolla et fut tout à
fait stabilisé, Axel put enfin se détendre et fermer les
yeux. Kylian, lui, pianotait sur son cellulaire.

Une heure s’était à peine écoulée et Kylian montrait


déjà les photos de Julie à son ami. Il fit glisser son
index sur l’écran de son téléphone portable, dévoilant
une nouvelle photo de la jeune fille. Elle était
tellement splendide sous les rayons du soleil. Et son
sourire était si éblouissant.
— Tu vois ? Je ne t’ai pas menti…
— Alors vous êtes ensemble ?
— Je ne sais pas, mais je crois qu’elle me réserve
quelque chose pour la rentrée. Ses paroles étaient
étranges…
— Si elle t’aime, Kylian, alors elle a bien caché son
jeu. Je suis pourtant assez doué pour deviner les
sentiments des autres, mais elle m’a carrément dupé
sur ce coup-là.
— Elle n’est pas comme les autres, Axel, et c’est
peut-être pour cette raison qu’elle a réussi à te
tromper. Il y a quelque chose de différent, chez elle,
que je ne parviens pas à déterminer…
« Mesdames et messieurs, nous traversons
actuellement une zone de turbulences. Pour votre
sécurité, veuillez attacher votre ceinture et garder
votre calme. Merci. » Lorsqu’il vit les passagers
attacher leur ceinture, alors que l’avion était
légèrement secoué, Kylian en fit tout autant. À
première vue, la situation ne paraissait pas

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dramatique et les hôtesses continuaient de circuler
entre les différentes classes, souriant comme si de
rien n’était.
— Tu as déjà eu ce type de problèmes ? s’enquit
Kylian.
— De quoi ? Les zones de turbulences ? Oui, rien de
très grave, ne t’inquiète pas. Ça arrive souvent en
avion.
— Ah bon ?
— Kylian, tout va bien, ne t’inquiète pas.
Axel lui fit un clin d’œil en souriant et attacha sa
ceinture lui aussi. L’avion trembla et un choc l’ébranla
violemment. Quelques cris d’angoisse fusèrent, puis le
calme revint. Tranquillement, Axel se pencha pour
fouiller son sac et sortit un livre sous l’œil attentif de
son ami. À l’instant même, l’avion piqua soudainement
du nez et Kylian vit les hôtesses de l’air être projetées
vers l’arrière de l’avion alors que lui-même sentait
une force incroyable le plaquer contre son fauteuil.
Kylian voulait crier, hurler, mais aucun son ne sortit
de sa gorge. Il serra avec force les bras du fauteuil,
jusqu’à ce que les jointures de ses mains en
deviennent blanches. Livide, il tourna la tête pour
regarder par les hublots de l’avion et, la seconde
d’après, les masques à oxygène apparaissaient devant
chacun des passagers. Toutes les alarmes
retentissaient, les gens criaient et paniquaient. Et il y
avait de quoi.
Tel un automate et malgré la panique qui
l’envahissait, Kylian s’empara du masque. Il sentait
son cœur battre avec une force démesurée contre sa
poitrine et tout son corps trembler. Pris de vertiges, il
regarda son ami pour trouver un peu de réconfort
dans son regard. Il n’y voyait que de la peur. Axel
avait toujours été optimiste. Rien ne pouvait l’effrayer,
mais aujourd’hui les choses étaient différentes. Tel

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devait être leur destin et ils ne pouvaient pas en
échapper. Il ne sentait plus même son cœur battre, les
cris des passagers raisonnaient dans sa tête, et il
essaya d’échapper à cette réalité en fermant les yeux.
Puis soudain, plus rien. Aucun son, aucun bruit,
aucune image, seules les ténèbres.

***

Lentement, Kylian battit des paupières. Un peu


sonné, il ne remarqua pas l’obscurité autour de lui. En
revanche, la première chose qu’il ressentit, à son
réveil, fut une douleur fulgurante qui lui traversait la
jambe. Il n’eut qu’à baisser les yeux pour distinguer
difficilement un petit morceau de métal planté dans sa
cuisse, ainsi qu’une tâche sombre sur son pantalon.
Sûrement du sang. Paniqué, il gémit en serrant les
bras du fauteuil, tremblant de tout son corps. Il fixa sa
jambe un long moment avec un air affolé, légèrement
groggy, avant de réaliser ce qui s’était produit. Il
retira son masque et se tourna alors vers son ami,
lequel n’avait toujours pas repris conscience. Il était
blessé au front et du sang avait coulé le long de sa
joue jusqu’à son cou. De plus en plus affolé, Kylian
secoua vigoureusement son ami.
— Eh… Axel ? Axel !
Un léger grognement s’échappa des lèvres d’Axel,
mais il ne se réveilla pas. Kylian le secoua avec plus
de vigueur, dans le vain espoir de le voir émerger de
son inconscience. Une chose était sûre : son ami était
encore en vie, mais il était impossible pour Kylian
d’évaluer son état et la peur ne lui permettait pas de
réfléchir clairement ou de se concentrer. Les mains
tremblantes, il tenta de détacher en vain sa ceinture.
Elle restait bloquée.
— Non, souffla-t-il d’une voix tremblante, la

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respiration haletante. À l’aide ! À l’aide !
Était-ce un cauchemar ? La réalité ? Kylian espérait
se trouver dans un mauvais rêve et pourtant, il avait
un étrange pressentiment : celui que tout ceci n’était
que trop réel.
— Oh, mince… mais qu’est-ce qui s’est passé ?
La voix de son ami rassura profondément Kylian, si
bien qu’il sentit quelques larmes couler sur ses joues.
Axel était réveillé ! Il était vivant et conscient !
Soulagé, Kylian tenta une nouvelle fois de se détacher
tout en remerciant le Ciel d’avoir sauvé son ami.
— Axel ! Tu vas bien ?
Axel ne lui répondit pas et regarda tout autour de
lui, abasourdi et sous le choc. Lorsqu’il prit
conscience de l’ampleur des dégâts, il fut saisi d’une
peur panique qui le tétanisa. Et Kylian comprit tout de
suite qu’il lui faudrait du temps avant de pouvoir se
reprendre et réfléchir de façon lucide à la situation.
Il se détourna alors de son ami et tenta obstinément
de déboucler sa ceinture, mais lorsqu’il releva la tête,
à l’affût d’un objet qui puisse l’aider à se débloquer, il
crut apercevoir, plus loin, ce qui ressemblait à une
branche. Elle traversait l’un des hublots cassés.
Interloqué, Kylian se pencha davantage en avant afin
d’observer le paysage par la vitre brisée. Il ne voyait
rien, tout était sombre à l’extérieur. Il faisait nuit.
Néanmoins, il lui semblait deviner les formes
hasardeuses de hauts arbres et il entendait de curieux
bruits, dont un hululement.
— Génial… s’exclama-t-il dans un demi-murmure, à
bout de nerfs. Les secours ne viendront jamais !
— Quoi ? Pourquoi ? bafouilla Axel en se tournant
vers lui, le regard lointain, vide.
— Nous nous sommes écrasés au milieu d’une
forêt…
Avec un soupir, Kylian sortit son téléphone portable

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de la poche de son pantalon en grimaçant, mais il était
éteint et la lumière rouge au-dessus de son écran
indiquait que la batterie était vide. Il tenta alors avec
le téléphone d’Axel, mais comme il s’y attendait il n’y
avait pas de réseau.
Entre-temps, Axel s’était levé et longeait les
rangées en secouant les passagers, mais il ne semblait
n’y avoir aucun survivant. L’avion avait à présent une
triste allure de cimetière.
— Il n’y a pas trente-six mille solutions… Il faut
chercher les secours, nous devons sortir de l’avion,
souffla Axel d’une voix blanche.
— Il faudrait déjà que je puisse me dégager, ma
ceinture reste bloquée !
— Attends…
Axel revint vers lui à grandes enjambées et
s’acharna sur le système de blocage de la ceinture
jusqu’à ce qu’il cède. Une fois libéré, Kylian se releva
d’un bond, mais sa blessure le rappela à l’ordre et lui
envoya un choc électrique qui le cloua dans le siège,
lui coupant le souffle. Alors Kylian referma ses doigts
autour du morceau de métal, prêt à le retirer, mais
Axel l’en empêcha.
— Tu ne devrais pas faire ça. Si le métal a touché
une veine importante, le retirer va provoquer une
hémorragie que je ne suis pas certain de pouvoir
arrêter. Tu vas t’appuyer sur moi, d’accord ?
— Ok…
Axel aida Kylian à se relever et passa son bras
autour de ses épaules. Ils quittèrent ce qu’il restait de
l’avion pour se retrouver à l’air libre.
Lorsqu’ils furent hors de l’avion, Axel put respirer
sans avoir l’impression d’étouffer. Il resta un moment
immobile à écouter les bruits de la forêt, et quand il
se sentit un peu moins sonné et étourdi par le choc du
crash, il se retourna pour faire face à l’engin,

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entraînant son ami. C’était à peine croyable. Comment
une telle chose avait-elle pu se produire ? Les avions
étaient pourtant sécurisés et jamais il n’avait
rencontré le moindre problème…
La pâle lumière de la lune éclairait faiblement les
lieux et permettait à Axel d’admirer le triste tableau
qui s’offrait à ses yeux. L’avion était complètement
détruit, le cockpit avait été séparé du reste et la
queue avait disparu. De la nourriture traînait à terre,
ainsi que des couverts et des boissons. Les chariots
avaient été renversés et les rideaux qui séparaient les
classes étaient déchirés. L’un d’eux pendait
lamentablement dans le vide et la barre de fer s’était
arrachée du mur. La plupart des vitres avaient éclaté.
C’était un véritable désastre.
Soupirant, Axel se détourna de l’avion et regarda
autour de lui, abattu. Ils se trouvaient en plein cœur
d’une forêt, au milieu de nulle part.
— Nous devons avancer, suggéra Kylian.
— La forêt est peut-être dangereuse, nous devrions
rester ici. Dans ton état, avancer ne serait pas très
prudent, souligna Axel.
— J’en ai parfaitement conscience, mais je refuse de
rester au milieu de tous ces cadavres, Axel. Avançons,
s’il te plaît.
Axel ne pouvait jamais rien refuser à Kylian et, de
toute manière, lui aussi refusait de rester à proximité
d’autant de corps sans vie. C’était glauque. Il prit une
grande inspiration et commença à avancer au même
rythme que Kylian. Leur progression s’avérait lente et
fastidieuse, la douleur à la jambe de Kylian empêchant
ce dernier de prendre réellement appui sur elle.
— Je me demande où nous nous sommes écrasés,
murmura Kylian pour combler le vide qui s’installait.
— C’est une excellente question, lui répondit son
ami. En toute logique, nous aurions dû mourir,

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engloutis par les flots marins de l’océan Atlantique.
Kylian, en partant de Paris à destination de New-York,
après plus d’une heure de vol, nous avions largement
quitté les abords de la France. Nous étions au-dessus
de l’océan. Comment avons-nous pu nous retrouver
sur la terre ferme ?
La remarque pertinente de son ami laissa Kylian
perplexe. Ils continuèrent d’avancer sans prononcer
un mot, chacun perdu dans ses pensées.
Ils ne firent que quelques pas avant de s’arrêter, les
sens mis en alerte par un bruit étrange. À leur droite,
le buisson frémit et les deux jeunes hommes eurent un
même mouvement de recul.
— Qu’est-ce que c’était ? chuchota Kylian en fixant
le buisson.
— Je ne sais pas, lui répondit Axel. Nous sommes
dans une forêt, en plein cœur de la nuit. C’est un
animal, ça ne fait aucun doute, mais quant à savoir
lequel…
— Tu crois qu’il pourrait s’agir d’un animal
sauvage ?
— Pourquoi ? Tu as déjà vu des animaux
domestiques se promener la nuit dans une forêt ?
Il n’avait pas tort, il fallait le reconnaître. Kylian
inspira profondément et tenta de se calmer, mais un
grognement rauque lui fit perdre son sang froid et il
poussa son ami dans la direction opposée.
— Nous devrions partir ! dit-il à voix basse.
Les fougères s’écartèrent tout à coup pour laisser
apparaître un sanglier. Celui-ci ne les remarqua pas et
renifla le sol, à l’affût de quoi se nourrir. Il tapa et
gratta la terre de son sabot en grognant. Kylian et
Axel n’osaient plus bouger, de peur d’effrayer la bête
et que celle-ci décide de charger. Elle était encore
trop prise dans sa recherche de nourriture mais,
malgré tout, elle redressa la tête et les aperçut.

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Aussitôt, le sanglier s’immobilisa et demeura
parfaitement silencieux.
— Il ne faut surtout pas bouger, conseilla Axel.
Ils restèrent ainsi quelques secondes, à défier
l’animal du regard, mais Kylian sentait la douleur dans
sa jambe l’élancer, alors qu’il s’appuyait sur elle et
s’efforçait de rester immobile. Malheureusement pour
lui, sa jambe ploya sous son poids et Axel le rattrapa
pour le garder debout. Le sanglier chargea aussitôt.
— Cours !
Ils se retournèrent tant bien que mal et
commencèrent à courir aussi vite que la blessure de
Kylian le permettait.
— Tu devrais t’en aller ! cria Kylian.
— Jamais je ne te laisserai, et tu es blessé !
— Pars, Axel ! Va-t’en !
Kylian le poussa nonchalamment alors que l’animal
arrivait sur lui, mais un rugissement soudain fendit
l’air et, l’instant d’après, le sanglier beuglait et
poussait des cris déchirants. Étonné, Kylian ne put
s’empêcher de se retourner pour voir une masse
sombre soulever l’animal qui soufflait difficilement, la
peau lacérée par de profondes griffures. L’odeur du
sang emplit l’air et Kylian eut un haut-le-cœur. Il
aperçut des yeux rouges luire dans l’obscurité et
entendit un étrange son qu’il perçut comme un
grognement. Tétanisé, le jeune homme commanda à
ses jambes de courir dans la direction opposée du
monstre qui le dévisageait, mais son corps refusait
d’obtempérer. Et puis, tout à coup, il ressentit une
vive douleur à la tête, battit des paupières et sombra.

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Chapitre deux

Les chevaliers

Kylian ouvrit lentement les yeux, groggy. La


première chose qu’il vit, malgré sa vue trouble, fut la
cime de plusieurs arbres qui l’entouraient. La lumière
du soleil filtrait à travers elles pour éclairer l’endroit,
une petite clairière vaguement aménagée avec des
tapis de feuilles pour servir de lit et un feu de camp au
milieu, au-dessus duquel rôtissait un sanglier. À
première vue, il n’y avait que son ami et lui.
Les membres lourds, Kylian remua légèrement pour
tenter de se relever, avant de constater qu’il avait les
pieds et les mains liés. Il roula sur le dos pour
observer Axel, encore évanoui, et il aperçut la plaie à
son front ainsi que le sang séché qui avait coulé le
long de son visage. Il n’était pas prêt de se réveiller.
Pourtant, Kylian nourrissait l’espoir de le tirer de son
inconscience pour s’évader de cet endroit avant que
les monstres qui les avaient capturés ne reviennent.
— Axel ! chuchota Kylian, cependant assez fort pour
que son ami l’entende. Pssst ! Axel, réveille-toi !
Le craquement d’une branche le fit sursauter et les
battements de son cœur s’accélérèrent. Malgré son
envie irrépressible de fermer les yeux et feindre son
inconscience, Kylian en fut incapable. Les buissons
s’agitèrent plus loin et deux masses sombres firent

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leur apparition. Sonné, Kylian écarquilla les yeux. Ce
qu’il voyait était inimaginable. Jamais, auparavant, il
n’avait vu de telles créatures.
Ces êtres, s’il pouvait les qualifier ainsi, possédaient
la majorité des caractéristiques humaines : deux
jambes, un torse, deux bras et une tête. En revanche,
le reste n’avait rien d’humain. Leur peau noire, striée
par des lignes rouges sinueuses, avait l’aspect de la
pierre. Ils possédaient de longues griffes crochues et
des crocs acérés. Leurs yeux rouges perçants étaient
curieusement petits et leurs oreilles anormalement
grandes, comme celles de chauves-souris. Ils avaient
le crâne rasé.
Clairement, ces bêtes n’étaient pas humaines.
Affolé, Kylian se tortilla pour reculer, ignorant la
douleur qui lui vrillait la cuisse, alors que l’une des
créatures jetait un peu de bois dans le feu pour
l’alimenter. L’autre se dirigea vers un tronc d’arbre
couché pour s’asseoir dessus et commença à tailler
une branche. Aucune d’elles ne parlait. Malgré leur
hideuse apparence, ces monstres ne paraissaient pas
si hostiles et se comportaient comme deux humains
normaux qui campaient. Vaguement apaisé, Kylian se
redressa tant bien que mal pour s’asseoir et observa
attentivement les deux créatures.
— Excusez-moi, dit-il, la voix un peu tremblante.
Excusez-moi, je… Qu’est-ce que vous comptez faire de
nous ?
L’une des deux bêtes dirigea son regard vers lui et
posa sa main au niveau de son cœur en grommelant
un :
— Gorchak. Gorchak.
Kylian fronça les sourcils, alors que le monstre
répétait sans cesse ce mot. Quand il dirigea sa main
vers Kylian et le désigna, le jeune homme comprit
alors qu’ils faisaient les présentations.

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— Kylian.
— Kylian. Kylian.
Gorchak répéta encore quelquefois son prénom et
Kylian osa espérer qu’il puisse continuer de
communiquer avec lui pour lui faire entendre raison
et regagner sa liberté. Gorchak le montra encore du
doigt et le dirigea vers le sanglier, avant de se
caresser le ventre en se léchant les lèvres.
— Kylian, mmh !
Nul besoin d’être un expert dans le langage des
signes pour comprendre ce geste. Kylian sentit son
cœur dégringoler de quelques étages et un froid
malsain couler dans ses veines tandis que la peur
l’envahissait sournoisement. Il secoua vivement la
tête, livide à l’idée de savoir quel funeste sort
l’attendait.
— Non, non, non ! Kylian pas mmh ! Kylian beurk !
Beurk !
— Kylian beurk ?
— Kylian beurk !
Gorchak plissa les yeux et pencha légèrement la
tête de côté, comme s’il ne comprenait pas les paroles
de Kylian. Puis il hocha la tête d’un signe négatif et se
tapota le ventre avec un petit sourire.
— Kylian, miam !
— Non ! Je ne suis pas comestible ! Je suis… Kylian
beurk ! Vous comprenez ? Kylian beurk !
— Kylian, miam, Gorckak reman’anor !
Une expression de colère tira les traits de son
visage. Énervé, Gorchak se leva lentement et, sous
cette impressionnante masse sombre aussi
intimidante que la plus haute des montagnes, Kylian
se sentit tout à coup ridiculement petit et toute
pensée cohérente quitta son esprit affolé. Il sentit la
peur-panique lui écraser littéralement la poitrine et
lui couper le souffle. Son esprit lui commanda de fuir

20
le plus loin possible, mais son corps refusa
obstinément de bouger, comme paralysé. Gorchak fit
disparaître la distance qui les séparait à grandes
enjambées et souleva le garçon par le col de son haut,
si bien que Kylian ne sentit plus la terre ferme sous
ses pieds et commença à s’agiter comme un asticot.
— Je suis désolé ! cria-t-il, terrifié. Pardon ! Vous
avez raison ! Kylian miam !
— Yuh ! Kylian miam !
Gorchak se dirigea vers le feu et jeta Kylian à terre,
lui arrachant un cri de douleur, puis se saisit du
sanglier pour le retirer de la broche géante en bois.
Tremblant, Kylian se mordit la lèvre. Le morceau de
métal planté dans sa cuisse s’était enfoncé plus loin
dans sa chair, provoquant un nouveau saignement et
réveillant la douleur. Haletant, des gouttes de sueur
perlant à son front, l’idée de ramper jusqu’à son ami
lui traversa l’esprit, mais Kylian se sentit une fois de
plus soulevé de terre, cette fois par l’autre créature.
— Axel, réveille-toi bon sang ! hurla-t-il. Axel !
Pourtant, son ami ne réagissait pas. Gorchak planta
le bâton dans le sol et son congénère saisit le jeune
homme par la gorge pour le maintenir contre le
morceau de bois, le temps que Gorchak l’attache
solidement. Kylian continua de se débattre
violemment dans l’espoir d’échapper à ses bourreaux,
sans succès. Il sentit l’étreinte autour de son cou se
raffermir comme un étau et l’air commencer à lui
manquer. Alors il ouvrit la bouche et tenta d’inspirer
de grandes bouffées d’air frais, à la recherche de la
moindre molécule d’oxygène qui puisse l’aider à
respirer, en vain. Des points noirs dansaient devant
ses yeux, ses poumons étaient en feu et même sa
gorge commençait à le brûler.
Kylian entendit tout à coup un sifflement à son
oreille, rapidement suivi par un grognement, et leva

21
les yeux vers la créature qui vacilla sur ses jambes,
une flèche plantée entre les deux yeux, avant de
s’effondrer au sol en relâchant le garçon. Kylian
toussa bruyamment, cherchant désespérément tout
l’air qu’il pouvait aspirer, et cligna des yeux, encore
surpris par ce qu’il venait de voir. Un cri retentit à sa
droite et il tourna la tête pour voir Gorchak s’écrouler
lui aussi, le corps transpercé par une dizaine de
flèches.
Il venait d’être sauvé.
Plusieurs silhouettes surgirent d’entre les arbres et
les fougères pour se précipiter vers Axel et lui. Encore
sous le choc, Kylian crut d’abord qu’il s’agissait
d’hommes, des humains, jusqu’à ce que l’un d’eux
s’approche d’un peu trop près pour défaire ses liens.
Il remarqua en premier lieu ses oreilles
curieusement longues et pointues, puis ses yeux
argentés aussi brillants que l’éclat de la lune, et enfin
sa peau légèrement bleue, scintillante. Cependant, ce
qui retenait toute l’attention de Kylian, c’étaient les
traits de son visage parfaitement lisses, sans aucune
imperfection, comme si le temps et les événements
n’avaient absolument aucun impact sur lui. Il se
dégageait de lui une élégance et une prestance qui le
laissaient sans voix.
— Qui êtes-vous ? s’entendit-il murmurer, la voix
blanche.
Elle lui sembla résonner comme un écho lointain à
ses oreilles.
— Farandel. Vous êtes libres, maintenant. Nous
vous avons trouvé à temps.
L’étrange homme se releva et tendit sa main pour
aider Kylian, encore étourdi, à se remettre debout. Le
jeune homme accepta volontiers, évitant de s’appuyer
sur sa jambe blessée, et observa silencieusement les
autres silhouettes. Ils étaient tous affublés de bottes

22
en cuir, d’un pantalon et d’un haut fins, ouvrés d’une
matière légère qui leur permettait de se mouvoir en
toute liberté, sans être gênés. Une cape leur couvrait
les épaules et, dans leur dos, tous étaient équipés
d’un carquois rempli de flèches et d’un arc d’une taille
imposante.
— Mais qu… Mais qu’est-ce que vous êtes ?
bredouilla Kylian.
— Nous sommes des elfes. Nous vous cherchions,
en vérité.
— C’est n’importe quoi. Je délire complètement ou
alors je dois être mort, c’est insensé…
Farandel afficha une mine inquiète et se tourna
rapidement vers Valérian, mais leur chef affichait
toujours cet éternel air fermé.
— Est-ce que vous allez bien ? s’enquit-il.
— Je… ne sais pas.
Ses yeux se posèrent sur deux de ces personnes qui
se disaient être des elfes et soulevaient Axel dans
leurs bras pour le transporter hors de la clairière.
— Hé, où est-ce que vous l’emmenez ?
Tout à coup furieux, Kylian se dirigea vers son ami
sans se soucier de sa jambe, mais celle-ci le ramena
brusquement à la réalité des faits et c’est une
décharge électrique qui lui traversa tout le corps.
La dernière chose que Kylian vit avant de sombrer
fut le visage inquiet de Farandel, et un silence
agréable et bienvenu s’installa.

***

— Quel genre de créatures sont-ce ?


— Ils me paraissent bien jeunes…
— Sommes-nous certains qu’ils sont les deux Élus
annoncés par la Prophétie ?
— Tu as vu comme nous cette lumière dans le ciel.

23
Il est clair qu’ils ne font pas partis de notre monde. Ce
sont forcément eux.
Les murmures réveillèrent Kylian. L’obscurité
l’entourait totalement. La seule lumière qu’il percevait
provenait de l’extérieur de la tente dans laquelle il
avait été conduit. Une agréable chaleur l’enveloppait
et sa tête reposait sur un coussin. Il se sentait plus
reposé. Kylian remua légèrement sa jambe et constata
que la douleur était toujours présente, mais largement
diminuée. Il glissa ses doigts sous la couverture qui lui
couvrait tout le corps et ses doigts effleurèrent sa
cuisse, mais ne rencontrèrent pas sa chair. Il sentit
plutôt la douceur d’une étoffe. Un bandage. Il avait
été soigné. Intrigué par les murmures, Kylian se
releva péniblement, mais resta un instant immobile, le
temps que son esprit réalise que tout ce qu’il avait
vécu n’était que trop vrai : du crash de l’avion jusqu’à
la découverte de créatures étranges et mystérieuses.
Il hésita un instant à quitter la tente, ignorant si les
elfes seraient bienveillants avec lui ou s’ils
souhaitaient eux aussi sa mort. Finalement, le jeune
homme prit son courage à deux mains et souleva le
rabat pour se rendre à l’air frais de la nuit. Tous les
elfes étaient réunis autour d’un feu de camp et
mangeaient en bavardant. Quand ils l’entendirent,
tous les yeux se braquèrent sur lui et Kylian se sentit
tout à coup mal-à-l’aise. Effrayé, il recula d’un pas et
manqua de peu de trébucher et s’empêtrer dans la
toile de la tente. Aussitôt, l’un des elfes se releva en
lui faisant signe de se calmer. Son visage était familier
à Kylian. En revanche, il avait déjà oublié son nom.
— Calme-toi, tu es en sécurité ici. Tout va bien. Je
suis Farandel, tu te rappelles ?
— Euh, je…
— Ce n’est pas grave. Est-ce que ta jambe te fait
encore souffrir ?

24
— Un peu, mais c’est supportable.
— Parfait.
Farandel voulut s’approcher, mais Kylian recula
encore. Prudent, le médecin décida qu’il valait mieux
rester à sa place et observa attentivement le garçon
qui fouillait des yeux les environs, comme s’il
recherchait quelque-chose qu’il avait perdu.
— Où est Axel ?
— Il se repose sous la tente. Ton ami a frôlé la mort.
Il avait une sévère commotion cérébrale, mais notre
magicien, Lewis, s’est occupé de lui. Il n’a plus rien à
craindre.
— Est-ce qu’il s’est réveillé ?
— Oui, quelquefois, mais ça n’a pas duré. Il va bien,
il retrouvera tout à fait ses esprits demain. D’accord ?
Kylian acquiesça d’un signe de la tête et Farandel,
sans le quitter des yeux, se rassit auprès de ses
congénères dans l’espoir de gagner la confiance du
jeune homme. Son geste sembla fonctionner, car il le
vit avancer prudemment vers la seule source de
chaleur de cette nuit fraîche, le feu de camp. Aussitôt,
Carmina et Tëmeri s’écartèrent pour lui laisser une
place.
— Qui êtes-vous ? demanda Kylian en s’asseyant,
après une longue hésitation. Où suis-je ?
— Hé bien… Tu te trouves actuellement sur le
continent de Solaris, dans les Hautes-Plaines, et…
— Où ça ?
— Les Hautes-Plaines.
— Où est-ce que c’est ? En Afrique ?
Farandel plissa légèrement les yeux et se tourna
vers son équipe, mais tous ses compagnons
haussèrent les épaules.
— Euh, non, dit-il en secouant la tête. J’ai bien peur
que tu ne viennes d’un autre monde.
— Quoi ? Non, c’est impossible.

25
— C’est ce qui me semble le plus évident. Nous
n’avons jamais rencontré de créature comme toi
auparavant.
— De créature comme moi ? Vous ne… Vous n’avez
jamais vu d’être humain avant ?
— Des êtres humains ? Alors c’est le nom que ton
espèce porte ?
Troublé, Kylian resta silencieux un long moment, le
temps de digérer les informations que son esprit
assimilait. Il ignorait encore comment il devait réagir,
s’il lui fallait rire ou pleurer.
Farandel se saisit d’un bol et y versa de la soupe,
avant de le tendre vers Kylian.
— Mange, tu dois sûrement avoir faim.
Kylian le remercia et prit le bol. Avant d’avaler une
première bouchée, il préféra sentir le contenu. L’odeur
qui lui chatouilla les narines fit gronder son estomac.
Sans plus d’hésitation, car la faim le tenaillait, le
jeune homme commença à manger sous le regard
bienveillant de Farandel et la soupe le réchauffa
rapidement.
— J’imagine que ce doit être difficile pour toi,
murmura l’elfe à son côté. Je m’appelle Carmina. Si
jamais tu as besoin d’une oreille attentive, je suis là.
— Elle est la plus à l’écoute d’entre nous, ajouta un
autre elfe. Je suis Cyrion. Enchanté de faire ta
connaissance. Nous n’avons toujours pas le plaisir de
connaître ton nom.
— Kylian, fit simplement l’intéressé entre deux
bouchées.
Les elfes continuèrent de se présenter, et c’est ainsi
que Kylian apprit qu’ils étaient dirigés par un certain
Valérian et que l’équipe se composait de huit
chevaliers : Artanis, Carmina, Cyrion, Elessar,
Elrendil, Farandel, Tëmeri et Terendis. Tous formaient
un groupe d’élite au service du roi Finduilas, lequel

26
dirigeait d’une mais ferme et sûre Erindor, et
accomplissaient des missions spéciales. Kylian les
écouta attentivement, de plus en plus chamboulé. Il
entendait ce que les chevaliers disaient, il comprenait
chaque mot qui sortait de chaque bouche, mais son
esprit refusait encore d’accepter cette nouvelle
situation.
Comme il ne disait rien, Farandel fit un geste
discret de la main pour obliger ses compagnons à se
taire.
— C’est peut-être déjà beaucoup d’informations
pour toi, dit-il. Tu dois être perturbé et je le
comprends. Alors, prends le temps qu’il te faut pour
digérer… tout ça.
Kylian prit une grande inspiration et reposa le bol
vide à terre. Il fit un signe en direction de la tente,
tout en se relevant.
— Je vais… Je vais simplement me recoucher, si ça
ne vous ennuie pas, bredouilla-t-il, livide.
— Non, je t’en prie. Un peu de repos te fera le plus
grand bien.
Kylian hocha d’un signe affirmatif de la tête, tourna
les talons et claudiqua jusqu’à la tente.
Malheureusement pour lui, trouver le sommeil fut plus
compliqué qu’il ne l’avait espéré. Son esprit
tergiversait trop sur la situation, la découverte d’un
monde parallèle, l’existence d’elfes, le crash de l’avion
et eux. Axel et lui, probablement seuls humains à
fouler le sol de cette planète. Comment étaient-ils
censés réagir face à ça ?
Finalement, la fatigue et l’épuisement eurent raison
de lui, car aux premières lueurs de l’aube, le sommeil
l’emporta.

27
Chapitre trois

La prophétie

Cette fois, ce fut le bruit des sabots qui tira Kylian


de son sommeil. Il fut contraint de rapidement plisser
les yeux pour ne pas être ébloui par la lumière du
soleil. La tente avait disparu et son corps bougeait au
gré du rythme de la charrette dans laquelle il avait été
placé. Malgré les couvertures qui lui servaient de
matelas, il ressentait la raideur du bois sous son corps
et son dos était douloureux. Kylian se redressa
lentement sur ses coudes et aperçut son ami, Axel,
assis à l’autre bout de la charrette, le regard pensif.
Quand celui-ci l’entendit bouger, il tourna la tête et un
maigre sourire effleura ses lèvres.
— Salut.
— Salut… Tu es réveillé depuis longtemps ? s’enquit
Kylian en jetant un regard autour de lui.
Les elfes les encerclaient et chevauchaient
paisiblement vers une destination qui lui était
inconnue. Le paysage était plat, curieusement familier
à ce que Kylian connaissait de leur monde : de vastes
plaines verdoyantes, avec quelques arbres çà et là et,
plus loin, d’immenses champs de blé. De l’autre côté
s’étendait une longue chaîne montagneuse.
— Plus d’une heure, lui répondit Axel.
— Alors, tu as eu le temps de…

28
Étrangement, Kylian ne se sentit pas le courage de
terminer sa phrase, comme s’il nourrissait l’espoir que
son ami le contredise et qu’il réalise que tout ça
n’était qu’un rêve. Malheureusement, le regard d’Axel
suffisait à lui seul à anéantir tous les espoirs du
garçon et il sentit un pincement au cœur. Sa gorge se
serra tout à coup, mais il se fit violence pour contrôler
ce flux d’émotions.
— Oui, je suis au courant de tout ce que tu sais,
bafouilla Axel.
— D’accord.
Kylian s’adossa contre la paroi derrière lui et
ramena ses jambes contre son torse, puis posa son
menton sur ses genoux sans quitter Axel des yeux.
Habituellement, ils étaient plus bavards et plus
enthousiastes. Ce silence qui commençait à s’installer
entre eux le mettait mal-à-l’aise. Ce n’était pas
habituel.
— Ils doivent nous croire morts, Kylian, bredouilla
soudain Axel. Tu imagines le choc de la nouvelle pour
eux ?
— Ils ne savent rien sur ce qui nous est arrivé.
L’avion a sûrement disparu de la surface de la planète.
Des fouilles sont probablement en cours à l’heure qu’il
est.
— J’en ai conscience, mais quand une chose aussi
terrible arrive, les gens ne se font pas trop d’illusions.
J’en ai mal au cœur rien que de penser à la tristesse
que doivent ressentir mes parents, et plus encore de
savoir que jamais nous ne les reverrons. Si seulement
je pouvais les voir une derrière fois et leur dire que
tout va bien, ça me suffirait…
— A moi aussi Axel, mais… si nous y pensons de
trop, si nous laissons nos émotions nous envahir, nous
allons mourir à petit feu.
— Nous sommes les deux seuls humains sur cette

29
maudite planète !
Kylian ferma un bref instant les yeux. Ce n’était pas
le genre d’Axel d’être aussi pessimiste, mais il avait
d’amers sentiments à faire ressortir pour évacuer
toute cette colère, cette tristesse et cette douleur.
Silencieusement, il remercia les chevaliers de ne pas
s’interposer dans cette conversation, même s’il était
évident qu’ils entendaient tout.
— Je sais, Axel, je suis dans la même situation que
toi, tu te rappelles ? dit-il en tentant de garder l’esprit
positif. Vois les choses du bon côté, tu n’es pas seul.
Nous avons malgré tout la chance d’être ensemble.
J’aurais pu mourir dans cet accident.
Comme Axel ne répondait rien, Kylian décida de
poursuivre en espérant effacer le chagrin de son ami :
— Et puis, tu imagines combien de personnes
aimeraient être à notre place ? Nous avons quand
même découvert l’existence d’un autre monde !
— Ouais, super… et nous avons déjà manqué d’être
tués par deux monstres.
— Pourquoi est-ce que tu vois toujours le verre à
moitié vide, Axel ? Tu laisses la douleur te dévorer, ce
n’est pas très bon…
Axel lâcha un profond soupir à fendre l’âme et
Kylian vit tout son corps se détendre.
— Je suis désolé, tu as probablement raison, admit-
il. C’est dur, tu sais ? Je n’ai aucun repères ici, je ne
connais personne.
— Si, tu me connais moi, et nous allons nous
épauler, d’accord ?
Axel acquiesça d’un signe de la tête. Ils restèrent à
nouveau silencieux un moment, pendant lequel Kylian
écouta le bruit des sabots sur la terre ferme et celui
des roues de la charrette. Il songea aux événements
passés, au crash de l’avion, puis leur capture par ces
étranges créatures et enfin leur sauvetage par les

30
elfes. Leur arrivée avait été plutôt opportune, il fallait
l’admettre.
— C’est une chance pour nous que vous soyez
arrivés à temps avant que ces monstres ne nous
fassent rôtir, dit-il en tournant son regard vers
Valérian.
L’elfe, impassible, haussa les épaules et secoua la
tête, les sourcils froncés.
— Pas tout à fait, en vérité, avoua-t-il.
— Comment ça ?
— Nous savions que vous deviez arriver, nous vous
cherchions.
— Ah oui ?
— Dorégon, là où nous vous conduisons, se situe à
trois mois de marche de l’endroit où nous nous
trouvons actuellement. Nous avons quitté la capitale il
y a donc trois mois de cela maintenant pour nous
diriger vers l’endroit où nous étions supposés vous
trouver.
— Je ne comprends pas vraiment.
Valérian lâcha un soupir.
— Votre arrivée a été annoncée par une prophétie.
— Une prophétie ?
— Oui.
— Et que dit-elle exactement ?
— « Au jour de l’An l’étoile éclatera,
Dans le ciel la lumière brillera,
Un terrien entraînant l’autre,
Égarés par-delà l’Ailleurs ils seront,
Dans les Hautes-Plaines ils échoueront. »
— Ce n’est pas très clair pour moi, confessa Kylian.
— Il n’y a rien de plus normal, il s’agit d’une
prophétie, lui répondit Valérian. Le jour où nous vous
avons trouvés se déroulaient les festivités pour
célébrer le Nouvel An. Lorsque nous étions dans les
Hautes-Plaines, nous avons entendu le son d’une

31
explosion, il correspondait assurément à l’éclatement
de l’étoile cité dans la prophétie. L’explosion a
illuminé le ciel. En revanche, nous butions sur le mot
« terrien ». Nous en avions conclut que vous veniez
d’un autre monde, notamment grâce à la référence de
l’Ailleurs. Et enfin, quant au lieu où nous pouvions
vous trouver, les Hautes-Plaines, la dernière phrase
était très claire.
Kylian jeta un regard en direction d’Axel. Il ne
quittait pas des yeux Valérian et semblait boire toutes
ses paroles. Au moins avait-il cessé de broyer du noir,
c’était rassurant.
— D’accord, fit-il, mais c’est tout ?
— Comment ça ?
— Je veux dire, cette prophétie annonce-t-elle
seulement notre arrivée ? Si c’est le cas, il n’y a rien
d’extravagant là-dedans.
— Non, il existe plusieurs autres prophéties que
nous n’avons pas encore déchiffrées.
— Ah oui ? Et quelles sont-elles ?
— Nous en discuterons un peu plus tard, prenez le
temps de digérer toutes ces informations. Vous venez
de subir un choc violent avec le crash de votre avion,
et la découverte de ce monde doit vous ébranler.
Laissez à votre esprit le temps d’analyser ce qu’il se
passe et de l’assimiler, voulez-vous ?
Malgré son envie de refuser, Kylian supposait à
juste titre que Valérian refuserait catégoriquement de
leur en dire davantage. Il accepta donc malgré lui et
soupira.
— Trois mois… Ce voyage risque d’être très long,
marmonna-t-il.
Comme plus personne ne pipait mot, Kylian se
perdit dans ses pensées et son regard,
inconsciemment, dériva jusqu’à un jeune elfe dont le
visage ne lui était pas familier. Ses yeux, d’un bleu

32
argenté et curieusement vifs, sondaient avec
insistance Axel, mais son ami ne remarquait rien et
s’amusait avec une brindille d’herbe. Alors Kylian
s’approcha de lui et se pencha pour chuchoter à son
oreille :
— L’un des elfes t’observe constamment… Tu sais
qui c’est ?
— Oui, il s’agit de Lewis, le magicien des chevaliers.
C’est lui qui m’a soigné.
— Un magicien ?
— Apparemment.
Kylian posa ses yeux sur Lewis et probablement le
magicien le sentit-il, car il le regarda avant de
talonner son cheval et prendre la tête du convoi.

***

Le geste discret de Lewis obligea Valérian à sortir


des rangs pour rejoindre le magicien, sans que les
deux garçons qu’ils avaient sauvé ne s’aperçoivent de
rien. Arrivé à sa hauteur, Valérian ne le regarda
cependant pas, afin d’éviter d’attirer l’attention sur
eux.
— Que se passe-t-il ?
— Ne le sens-tu pas ?
— Je ne suis pas magicien, Lewis, comment
pourrais-je sentir quoi que ce soit ? A moins que tu ne
me parles d’une odeur, mais venant de toi, ça serait
assez étonnant…
— Je perçois quelque-chose d’étrange venant
d’Axel.
— Étrange comme… malsain ? Mauvais ?
— Non, pas forcément. Plutôt indéfinissable.
Valérian tourna légèrement la tête, le regard
sombre, et considéra Axel sous un œil attentif.
Pourtant, rien ne lui semblait étrange à part le fait

33
qu’il soit humain. Qu’est-ce que Lewis percevait chez
lui qu’ils n’avaient pas vu ?
— Penses-tu pouvoir rapidement découvrir de quoi
il retourne ?
— Je l’ignore, Valérian.
— La prophétie a peut-être annoncé l’arrivée de ces
deux humains, mais s’ils étaient mauvais ? Nous les
connaissons à peine et nous avons pris des risques
considérables pour aller à leur rencontre le jour où ils
débarqueraient. D’autant plus qu’ils sont plus jeunes
que je ne le croyais. Ce que nous faisons est-il bon, tu
crois ?
— Si jamais ils nous posent problème, Valérian,
nous serions en mesure de les stopper. Ils ont plutôt
l’air inoffensifs, perdus et désorientés. A leur place,
j’aurais été dans le même état émotionnel qu’eux. Je
ne pense pas que nous ayons quelque-chose à
craindre de leur part. Nous pouvons leur parler des
autres prophéties.
— Bien, très bien. Nous aborderons le sujet ce soir
ou demain matin. Nous allons bientôt atteindre
Falhorne. Là-bas, nous trouverons une auberge pour y
dormir la nuit.
— A vos ordres.
— Lewis ?
— Mmh ?
— Je suis vraiment très heureux de te savoir à nos
côtés.
— Je me contente simplement de suivre les ordres
du roi, il n’y a rien d’exceptionnel à ma présence ici.
— Peut-être, mais ta réputation te précède et
certains prétendent que tu refuses les tâches ingrates,
comme l’escorte d’une cavalerie.
— Crois-moi, Valérian, cette escorte n’a rien de
banal et cette mission est plus importante qu’il n’y
paraît. La protection de ces deux humains est notre

34
priorité. Ils ne doivent absolument pas mourir. Rien ne
doit leur arriver, c’est compris ?
— Nous veillerons à leur sécurité. Encore merci.
Lewis inclina poliment la tête et Valérian s’éloigna
pour rejoindre les chevaliers.

Comme l’avait annoncé Valérian, ils arrivèrent aux


abords d’un petit village alors que le jour commençait
à décliner. La surprise fut de taille pour Kylian et Axel
quand ils aperçurent les premières maisons des
villageois, à l’aspect rudimentaire et sûrement non
fournies en électricité. Les quelques rares personnes
qui travaillaient encore à l’extérieur maniaient des
outils manuels et fournissaient un travail physique
assez dense qui laissa les deux jeunes hommes
perplexes, avec l’impression d’être revenus plusieurs
dizaines d’années en arrière.
Ils s’échangèrent un regard inquiet tandis que
Terendis stoppait la charrette au-devant d’une
auberge de fortune. Une fois les chevaux attachés et
nourris, les chevaliers entrèrent à l’intérieur de
l’auberge, accompagnés par Kylian, Axel et Lewis. Les
quelques personnes qui se trouvaient là se tournèrent
vers eux, l’œil mauvais, et un silence plana dans la
pièce. Kylian se sentit aussitôt mal-à-l’aise et baissa
les yeux, gêné d’être le centre de mire. Ce ne serait
sans doute pas la première fois qu’il attirerait ainsi
l’attention puisque personne ici ne savait ce qu’était
un être humain. Valérian se dirigea vers le comptoir et
paya plusieurs chambres.
— J’espère que ces créatures ne sont pas hostiles,
grommela l’aubergiste en désignant les deux garçons.
— Non, soyez rassurés.
Une fois les clés en main, Valérian les distribua et
chacun s’en alla de son côté. Évidemment, Kylian et
Axel partageaient la même chambre. Une fois seuls,

35
Kylian ferma la porte à clé et s’assit sur l’un des lits,
soulagé.
— Enfin seuls…
— C’est dingue, tout ce qu’il nous arrive ! s’exclama
Axel.
— Oui et quelque-chose me dit que nous ne sommes
pas arrivés au bout de nos surprises. Des elfes, Axel.
Nous voyageons avec des elfes ! Est-ce que tu aurais
cru ça possible ?
Un sourire se dessina sur les lèvres de son ami et il
s’étala de tout son long sur le lit.
— Le confort d’un vrai lit, ça m’avait manqué…
— Nous devrions en profiter pour nous reposer. Ce
n’est pas dit que nous passerons toutes nos nuits dans
une auberge, sur un lit confortable, observa Kylian.
— Oui, sûrement. Kylian, crois-tu que nous faisons
bien de les suivre ?
— Je n’en sais rien. Je ne connais rien de ce monde,
je ne peux pas me prononcer là-dessus. Tout ce que je
peux faire, c’est espérer que nous sommes avec les
bonnes personnes.
Axel acquiesça.
— Je payerais cher pour avoir un bon chocolat
chaud entre les mains…
— Et moi pour manger un délicieux steak bien
saignant.
Malgré la fatigue qui s’installait, ils restèrent
éveillés quelques heures de plus à énoncer tout ce qui
leur manquait, jusqu’à ce que le sommeil finisse par
les emporter.

36
Chapitre quatre

L’attaque

Kylian ouvrit brusquement les yeux. Quelque-chose


avait troublé son sommeil. Il resta allongé sur le lit,
les yeux rivés sur le plafond qui se confondait avec
l’obscurité dans laquelle la chambre était plongée. La
lumière de la lune éclairait à peine l’endroit et il était
difficile pour le jeune homme de distinguer les
contours de chaque meuble. Le seul bruit qui brisait le
silence était la respiration lente et profonde de son
ami.
Et le grincement du plancher.
Aussitôt, Kylian sentit une sueur froide lui parcourir
le corps et son cœur s’affola immédiatement. Le bruit
venait de l’intérieur de la chambre, il en était sûr.
Sans oser bouger, Kylian tenta de percer les ténèbres
pour discerner une ombre ou une silhouette qui se
détacherait de tout le reste, en vain.
En revanche, il vit très bien le scintillement d’une
lame argentée au-dessus de sa tête et eut tout juste le
temps de rouler sur lui-même pour éviter qu’elle ne
s’abatte sur lui. Le bruit de sa chute réveilla Axel.
— Axel, sauve-toi ! cria Kylian.
Il le vit se dépêtrer de ses draps tandis que l’intrus
grimpait sur le lit pour le rejoindre. Kylian tenta de se
relever mais trébucha à l’instant où une main

37
l’agrippait. Son menton claqua violemment au sol,
l’étourdissant, mais il se débattit malgré tout pour
empêcher l’homme d’atteindre les parties les plus
vulnérables de son corps avec son poignard. Il tenta
de le repousser de son pied.
— Qu’est-ce qu’il se passe, Kylian ? hurla Axel en
réussissant enfin à sortir de son lit, non sans quelques
difficultés.
— Pars d’ici ! Sauve-toi ! Lâchez-moi !
— Gloire au roi Fahernyr ! C’est pour son salut que
je fais ça, ce n’est pas contre vous…
Kylian eut le temps d’apercevoir brièvement le
visage de son agresseur quand il apparut dans le
rayon de lumière de la lune. La peau de son visage,
brune, paraissait aussi épaisse que de la terre séchée,
malgré les quelques écailles qui ressortaient comme
des épines tranchantes. Ses yeux jaunes perçants
brillaient d’une lueur meurtrière et ses pupilles
étaient allongées comme celles des chats. A la place
du nez, il n’y avait que deux cavités noires et ses
dents, des crocs longs et tranchants, inspiraient plutôt
à Kylian un sentiment de fuite.
Un mouvement attira son regard et celui de la
créature, mais aucun d’eux n’eut le temps de bouger
et Axel abattit violemment la chaise sur l’intrus qui
lâcha un cri de douleur. Kylian lui écrasa le visage de
son pied et se releva en toute hâte avec l’aide de son
ami. Ils se jetèrent sur la porte pour s’échapper, mais
une autre de ces bêtes fit son apparition et leur barra
la route. Les deux amis reculèrent dans un même
mouvement, effrayés.
— La fenêtre…
— La fenêtre ?
— Il faut se jeter par la fenêtre !
— Quoi ? T’es devenu dingue ?
Kylian l’attrapa par le poignet et tira Axel avec lui

38
vers la fenêtre, mais l’autre créature se jeta sur lui
pour le plaquer à terre, à l’instant où la porte de la
chambre s’ouvrait à la volée sur Lewis et tous les
autres chevaliers. Le fracas de la dispute les avait
sûrement réveillés et Kylian sentit un immense
soulagement en les apercevant.
— Kylian ! Axel !
— Aidez-nous ! hurla Kylian.
Il gesticula sous le poids du monstre et sentit ses
griffes lui lacérer le dos en l’écrasant pour tenter
d’atteindre sa tête, démuni de son couteau. Un éclair
illumina la chambre, rapidement suivi par une légère
explosion, suffisante pour projeter plusieurs des
personnes présentes dans la pièce. Impossible pour
Kylian de savoir si Axel allait bien. Tout était trop
sombre, trop confus et trop rapide. Il entendait
seulement l’agitation et la panique qui régnaient
autour de lui alors qu’il se débattait avec celui qui
l’agrippait.
Kylian tenta de ramper sous le poids de son
agresseur, griffant le plancher, en vain. Il essaya aussi
de lui donner un coup de coude, sans succès. Et puis
le poids qui l’écrasait disparut tout à coup. Libéré,
Kylian se remit difficilement debout pour observer les
dégâts, tandis que tous les hôtes de l’auberge se
réunissaient devant la porte, poussés par la curiosité
ou effrayés. Une boule d’énergie flottait dans la
chambre pour l’éclairer. Quatre corps gisaient à terre.
Quatre de ces créatures s’étaient trouvées là pour les
tuer, Axel et lui. Essoufflé, Kylian chercha des yeux
son ami et le trouva rapidement. Il semblait n’avoir
aucune blessure, c’était rassurant.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ?
La voix rauque, empreinte d’animosité, obligea les
gens attroupés devant la porte à s’en écarter pour
laisser le propriétaire de l’auberge constater les

39
dégâts par lui-même. Quatre corps sans vie étalés à
terre, une chaise fracassée, un bureau démoli et un lit
mal en point. Furieux, il se tourna lentement vers
Valérian, les traits du visage tirés par une colère qu’il
tentait visiblement de contrôler.
— Vous m’aviez assuré qu’ils ne créeraient pas
d’ennuis ! grommela-t-il.
— Ils ont été agressés, ces créatures ont tenté de
les tuer, nous leur avons seulement porté secours, se
justifia Valérian.
— Si jamais vous ne remboursez pas jusqu’au
moindre centime des dégâts qu’ils ont causés…
— Tenez…
Valérian tendit une bourse à l’homme qui l’attrapa
et l’ouvrit. Son regard se décomposa littéralement
quand il jeta un coup d’œil à l’intérieur.
— Oh, je… J’espère que plus personne ne les
importunera et que votre nuit sera des plus agréables
ici, bredouilla-t-il, soudain confus.
Kylian arqua un sourcil, étonné, et le propriétaire
brassa l’air de ses mains vers la foule.
— Allez vous recoucher, il n’y a rien à voir ici !
beugla-t-il. Le spectacle est terminé !
Mécontents ou déçus, les gens se dispersèrent pour
regagner chacun leur chambre et Kylian se traîna
jusqu’à son lit en grimaçant pour s’asseoir dessus,
encore troublé par ce qu’il venait de se passer.
Aussitôt, Farandel et Lewis s’approchèrent pour
examiner son dos et Valérian referma la porte de la
chambre pour empêcher les derniers curieux de les
espionner.
— Je suis désolé pour ce désagrément, dit-il.
— Désagrément ? s’offusqua Axel. Vous considérez
ça comme un désagrément ? Quatre créatures ont
tenté de nous tuer et nous ne savons même pas
pourquoi !

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— C’est à cause de la prophétie, lui répondit
Valérian.
— Combien existe-t-il de prophéties et que disent-
elles exactement ?
— Je ne voulais pas…
— Valérian, s’il vous plaît !
Valérian céda tandis que Lewis expliquait à
Farandel comment soigner les plaies de Kylian. Le
jeune homme se laissa faire et pria pour que la
douleur disparaisse rapidement. Tout son dos était en
feu. Valérian s’adossa contre le mur derrière lui, la
mine dépitée.
— Je ne vais vous en citer qu’une seule autre, dit-il.
Il prit une profonde inspiration et ferma les yeux :
— « A la nuit la plus sombre Il viendra,
Surgi des entrailles de la terre,
Comme le sol vomirait l’enfer
Et la montagne son feu impitoyable.
A cette nuit, oui, ils devront être là. »
— Je ne comprends rien.
— Nous ignorons à quoi s’apparente le « Il », mais
nous supposons qu’il s’agit d’un sombre présage. Et,
pour empêcher cette catastrophe d’avoir lieu, vous
devez être là au moment où ça arrivera.
— Et quand est-ce que ça arrivera ?
— Au moment de l’éclipse lunaire. C’est peut-être
pour cette raison que nous nommons l’ensemble de
ces prophéties La Prophétie de la Lune Noire . Elle a
lieu dans quatre mois environ.
— Quelque-chose de spécial se déroule pendant
cette éclipse ? s’enquit Kylian en grimaçant.
— Oui. L’Arbre Monde s’affaiblit et ne peut plus
puiser dans l’énergie des rayons de la lune pour
s’alimenter. Alors plusieurs peuples se réunissent
autour de lui pour prier et faire circuler leur propre
énergie dans les racines de l’Arbre Monde. Malgré

41
nos louanges et la force que nous lui donnons, l’Arbre
Monde est fragile. S’il venait à être corrompu, la
nature toute entière en subirait les conséquences. Les
arbres périraient, les fleurs faneraient, la flore
mourrait et cela aurait un impact environnemental
tellement conséquent que c’est le monde entier qui
viendrait à disparaître lentement mais sûrement.
— C’est inimaginable, bredouilla Axel. Et vous
pensez que nous sommes les deux seuls à même de
pouvoir empêcher cette catastrophe ?
— C’est ce que la prophétie semble dire. Kylian,
Axel… le destin de notre monde est entre vos mains.
Alors, je vous en prie, aidez-nous.
Kylian et Axel s’échangèrent un regard déconcerté,
ahuris. Jamais ils n’auraient imaginé une telle chose,
comme jamais ils n’auraient imaginé devoir essuyer
un crash d’avion et atterrir dans un autre monde.
— Je veux bien vous aider, mais… je ne suis pas
certain de ce que je dois faire. Ne placez pas tous vos
espoirs en nous, nous ne connaissons rien de votre
monde. Ici, nous ne sommes que des étrangers.
— Alors il faut rapidement changer la donne,
commenta Lewis. Les chevaliers se feront sûrement
un plaisir de vous enseigner quelques petites choses
concernant notre monde.
— En trois mois ? s’étrangla Carmina. Lewis, c’est
un peu court pour les enseigner, nous ne pouvons pas
tout leur apprendre en aussi peu de temps.
— Alors espérons qu’ils apprennent vite.
Sur ces paroles, Lewis quitta la chambre en jetant
un froid dans la pièce. Carmina leva les yeux au ciel et
lui emboîta le pas, Valérian sur ses talons. Kylian
sentit la culpabilité l’envahir et peut-être Tëmeri le
ressentit-il, car il prit place à côté de lui et posa une
main amicale sur son épaule, dans un geste qui se
voulait compatissant.

42
— Ne vous sentez pas coupable, dit-il. Rien n’est de
votre faute. Vous avez été jetés dans ce monde, on
vous a littéralement balancé des prophéties à la figure
en vous obligeant à les accomplir comme si vous
connaissiez tout de notre univers.
— J’ai l’impression que c’est ce que Valérian et
Lewis attendent de nous.
— Ils peuvent paraître durs, sévères et parfois sans
pitié, je vous l’accorde, mais ils ont un cœur tendre.
Ne vous fiez pas aux apparences et prenez le temps
qu’il vous faudra pour apprendre ce qu’il y a à
apprendre.
— Sauf que le temps nous manque. Nous avons tout
au plus quatre mois devant nous pour sauver votre
monde de la corruption.
— Et ce sont de gigantesques responsabilités,
d’autant plus que vous êtes très jeunes pour une tâche
aussi grande. Personne ne vous en voudra si vous
échouez.
Kylian leva la tête. Tous les chevaliers le
regardaient et tous acquiesçaient aux paroles de
Tëmeri. Il se sentit vaguement rassuré, mais le poids
de la culpabilité était toujours là.
— Vous devriez vous reposer, suggéra Tëmeri. Une
longue journée nous attend demain. Axel, il y a un lit
disponible dans ma chambre étant donné que le tien
n’est plus en état d’assurer sa fonction première.
— Euh, d’accord, merci… Kylian, ça va aller ?
— Oui, tant que personne d’autre n’essaie
d’attenter à ma vie. Vas-y, Axel, nous devons nous
reposer.
— Artanis, Cyrion, Elessar et Terendis, emmenez les
corps hors de la chambre s’il vous plaît, ordonna
Tëmeri. Je pense que quatre cadavres dans la même
pièce que lui empêcheront notre ami de dormir.
Axel s’assura une dernière fois que Kylian disait vrai

43
et qu’il allait bien avant de s’en aller, suivi par tous les
autres chevaliers qui laissèrent le garçon seul après
avoir retiré les corps sans vie. L’obscurité retomba
dans la pièce, accompagnée d’un silence pesant et
étouffant, empêchant Kylian de trouver le sommeil. La
nuit fut plus longue et plus pénible qu’il ne l’aurait
souhaité. Chaque bruit l’interpellait, chaque
mouvement d’ombre alimentait ses doutes et sa peur,
et la mission qui lui incombait occupait tout son
esprit. Il ne parvint pas à fermer l’œil de la nuit.

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Chapitre cinq

Le roi Gidéon

Le jour s’était levé depuis quelques heures et ils


avançaient à un rythme régulier en direction d’une
vaste forêt. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres
d’elle, mais Axel et Kylian, le nez plongé dans les
livres qui leur avaient été donnés, ne se souciaient
nullement de l’aspect curieux de l’endroit. Alors qu’ils
approchaient de la lisière et que l’air commençait à se
rafraîchir, Kylian releva la tête, les sourcils froncés,
tandis qu’une question lui taraudait l’esprit.
— Il y a une chose qui m’interpelle et à laquelle je
n’avais pas pensé plus tôt, dit-il.
— Ah oui ? Je t’écoute, lui répondit Valérian.
— Vous ne trouvez pas ça étrange que nous parlions
le même langage ? Nous aurions pu nous comprendre
grâce un phénomène étrange ou à la magie, même si
nous aurions parlé deux langues différentes, mais… ce
livre est écrit dans ma langue natale, fit Kylian en
désignant le bouquin.
Perplexes, les chevaliers s’échangèrent des regards
sans savoir quoi répondre. Axel avait lui aussi arrêté
sa lecture pour écouter son ami et, maintenant qu’il
avait soulevé ce point, s’interrogeait à son tour.
— Notre langue est universelle, commença
timidement Valérian, mais je dois vous avouer… que

45
c’est une chose qui dépasse clairement nos
compétences. Je ne sais pas vraiment quoi vous
répondre, désolé.
— Non, ce n’est pas grave, vous n’y pouvez rien et
au moins vous êtes honnête en avouant être largué
sur le sujet. J’ai une autre question.
— J’espère qu’elle ne va pas me mettre dans
l’embarras elle aussi.
— C’est à vous seul d’en juger, Valérian. Pouvez-
vous m’expliquer comment cet apprentissage va nous
aider à lutter contre la corruption ?
— Je… ne comprends pas vraiment le sens de ta
question.
— Alors je vais être plus précis. En quoi savoir que
Drakar est la capitale des trolls va nous aider à
combattre le mal ? Qu’est-ce que l’étude des plantes
va concrètement nous apporter ?
Artanis leur jeta un regard plein de mépris et pinça
les lèvres, alors que Valérian cherchait visiblement
une réponse correcte à leur fournir.
— Vous ne saisissez vraiment pas l’importance de
votre apprentissage ? cracha-t-il. Si vous ne
connaissez rien de notre monde, comment espérez-
vous pouvoir le sauver ?
— Artanis, baisse d’un ton, tu es un peu rude là…
protesta Terendis en levant une main.
— Je ne vois pas comment deux gamins ignorants et
aussi stupides vont pouvoir sauver notre monde. J’ai
bien le droit de nourrir quelques doutes quant à leurs
compétences, non ?
— Ils ont été annoncés par la Prophétie, ils sont les
seuls à pouvoir nous aider !
— Ils sont jeunes, stupides, et manifestement
insouciants de l’enseignement que nous voulons leur
fournir !
Kylian s’apprêta à riposter, furieux, mais Valérian

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siffla et leva une main. Le regard méprisant qu’il jeta
en direction d’Artanis dissuada l’elfe de s’enflammer
davantage et ce dernier préféra ralentir le pas pour se
retrouver tout à l’arrière du convoi et pester dans son
coin.
A l’instant même, ils pénétrèrent dans la forêt et la
lumière du soleil disparut derrière les immenses
cimes. Intrigué, Kylian releva la tête pour observer les
alentours et la beauté des lieux lui coupa le souffle. Il
n’avait jamais eu l’occasion de contempler une forêt
aussi étrange et magnifique que celle-ci. Les arbres
étaient immensément hauts. Des plantes aux couleurs
chatoyantes couraient le long des troncs épais. Les
cimes étaient larges et épaisses, et de longues
branches tombaient lourdement d’elles, à la manière
des saules pleureur. Kylian ne comptait plus les fleurs
et plantes qu’il apercevait de là où il se tenait. Elles
étaient incroyablement nombreuses, mais surtout de
toutes les couleurs et toutes les formes possibles et
inimaginables. La lumière du soleil ne filtrait pas à
travers la cime des arbres, et pourtant la forêt
semblait éclairée. Kylian s’aperçut plus tard qu’il
s’agissait de certains insectes phosphorescents ou
plantes qui brillaient d’une lueur douce.
— C’est incroyable… murmura-t-il.
— Kylian, pour répondre à ta question… reprit
Valérian.
Mais ce fut au tour de Kylian de l’arrêter et, malgré
lui, Valérian se tut pour l’écouter.
— Valérian, je ne veux pas remettre en doute votre
autorité et encore moins juger de ce qu’il est
préférable de nous apprendre ou non, mais je ne suis
pas certain que toutes ces connaissances nous
aideront à combattre le mal par le mal. Il va sûrement
s’agir d’un combat physique. Il est préférable que
nous apprenions à nous battre avec une arme, vous ne

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croyez pas ?
Avant que Valérian n’ait pu ouvrir la bouche et
laisser le moindre son en sortir, Lewis s’approcha
d’eux, intéressé par la conversation.
— Il a raison, admit-il.
— Lewis ?
— Valérian, il a raison. Nous devons non seulement
veiller à ce qu’ils aient un minimum de connaissances
sur notre monde, mais aussi à ce qu’ils savent se
battre. Nous ne sommes plus très loin du château du
roi Gidéon, je suis certain qu’il nous donnera
volontiers ce dont nous avons besoin.
— Es-tu certain ?
— Absolument.
— En ce cas…
Kylian inclina poliment la tête en direction de Lewis
pour le remercier, mais ce dernier ne sembla pas le
remarquer ou l’ignora.

Lorsque le jour commença à décliner, comme l’avait


annoncé Lewis, ils atteignirent les abords d’une
gigantesque ville entourée d’une haute muraille et
surplombée par un grand château, lequel avait été
érigé au sommet d’une colline. Quand ils
approchèrent des larges portes en bois, les gardes qui
se tenaient-là les arrêtèrent pour leur demander d’où
ils venaient, à quel royaume ils appartenaient,
combien de temps ils envisageaient de rester et
surtout, ce qu’ils venaient faire ici.
Ils ne virent pas les visages de Kylian et Axel,
cachés sous une large capuche. Une précaution que
Valérian avait jugé utile pour passer les portes en
toute tranquillité, sans être conduits jusqu’au roi les
mains liées. Ils furent autorisés à entrer, mais non à se
rendre au-devant du roi Gidéon s’ils n’avaient aucune
audience prévue avec lui.

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Pourtant, quand ils entrèrent, Kylian s’aperçut que
Valérian n’avait nulle intention d’obéir aux gardes. Le
regard ferme, il se dirigeait d’un pas décidé vers le
château. Les gardes, eux, continuaient d’observer
l’horizon ou surveiller les entrées et sorties. Ils ne leur
prêtaient plus la moindre attention et le risque que le
groupe se fasse prendre était plutôt faible. Pourtant,
Kylian sentait son cœur battre la chamade et Axel ne
semblait pas très rassuré, lui aussi, à l’idée qu’ils
n’étaient pas le bienvenu au château du roi.
Le jour déclinait, s’assombrissait, et les lampadaires
qui longeaient les rues s’allumaient les uns après les
autres, sous le regard stupéfait de Kylian, pourtant
convaincu que l’électricité n’existait pas dans ce
monde. Les maisons qui les entouraient lui
rappelaient celles qu’il avait déjà eu l’occasion de voir
en photos. De vieilles maisons appartenant au style
moyenâgeux, bâties sur plusieurs étages et d’un style
qui laissait suggérer un niveau de vie confortable. Des
arbres et des par-terres de fleurs bordaient les routes
pavées, ajoutant une touche de verdure et du cachet
dans une ville en plein développement.
Un chemin déjà tout tracé gravissait tranquillement
la colline en serpentant entre les bosquets et les hauts
massifs de fleurs. Il fallut une vingtaine de minutes
environ à la petite troupe pour atteindre les portes du
château mais, là encore, deux gardes les stoppèrent et
leur demandèrent une autorisation papier pour entrer.
— Ma venue n’a pas été prévue, annonça Valérian.
Cependant, l’explosion de l’étoile a eu lieu, le
« paquet » a été intercepté. Dites ceci à votre roi, il
comprendra.
Les deux gardes s’échangèrent un regard dubitatif,
puis l’un d’eux s’engouffra dans le château. Kylian
s’approcha discrètement de Valérian, tout en restant
assez à l’écart pour que le garde ne puisse pas

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distinguer les traits de son visage.
— Le « paquet » ? articula-t-il dans une murmure, la
voix vibrante de colère.
— Oui, nous en reparlerons plus tard.
Ils attendirent une dizaine de minutes avant que le
garde ne revienne et les autorise à entrer. Il leur
indiqua où trouver le roi Gidéon et leur ordonna de
laisser chevaux et bagages à l’entrée, un écuyer s’en
occuperait et les conduirait à l’écurie. Valérian les
remercia et, une fois un pied à terre, ils entrèrent
dans le château.
Kylian s’était attendu à découvrir un immense hall
d’entrée plutôt vide, décoré seulement par quelques
tableaux, tentures et armures, avec un long tapis
rouge sang, lequel serait déroulé jusqu’aux pieds d’un
escalier qui, au premier pallier, se diviserait en deux
pour conduire à l’étage. C’était à peu près l’image
qu’il se faisait d’un hall d’entrée pour un château
d’aspect moyenâgeux à l’extérieur.
Et pourtant, l’intérieur était complètement différent
de ce à quoi il s’était attendu. Certes, le hall était
aussi vaste qu’il l’avait imaginé et, à l’étage, un balcon
longeait la pièce, donnant accès aux autres salles. Au
milieu du hall d’entrée se dressait une imposante
cheminée carrée en briques sombres, laquelle
s’élevait jusqu’au plafond. Tout autour avaient été
placés des fauteuils, des tables et des canapés. Des
tapis jonchaient le sol, des tableaux étaient accrochés
au mur, des plantes ajoutaient un peu plus de chaleur
et de vie dans cette pièce déjà hors du commun.
Impressionné, Kylian retira lentement sa capuche,
sans savoir où poser les yeux. Il n’eut cependant pas
le loisir de contempler davantage l’endroit que
Valérian les pressait.
— Le roi Gidéon nous attend, dit-il.
— Inutile d’aller plus loin, je suis venu à votre

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rencontre ! lança une voix plus loin.
Dans un même mouvement, Axel et Kylian
tournèrent la tête vers les escaliers dissimulés
derrière la cheminée. A en juger par sa démarche
gracieuse, sa silhouette noble et son regard aux traits
lisse et parfaits, il ne pouvait s’agir que d’un elfe.
Cependant, ce qui le trahissait le plus étaient ses
longues oreilles pointues, comme celles des chevaliers
et de Lewis. Pourtant, il avait une peau d’un blanc
cadavérique et des yeux d’un rouge aussi luisants que
la braise. La blancheur de sa peau contrastait
puissamment avec la couleur de ses cheveux, d’un
noir de jais.
Légèrement déstabilisé par cette apparence
quelque peu atypique, Kylian sentit la bile lui monter
quand les yeux rougeoyants de l’elfe se posèrent sur
lui pour le sonder.
— Alors ce sont eux, murmura-t-il du bout des
lèvres. Ce sont eux, les deux terriens ?
— Oui. Nous avons eu la chance de les trouver juste
à temps, deux Ondulaa’s leur étaient tombés dessus et
s’apprêtaient à en faire leur dîner.
— En effet, c’est une chance inespérée.
L’elfe s’approcha à pas feutrés de Kylian et tendit sa
main pour effleurer sa peau, mais le garçon, dans un
réflexe, recula la tête.
— Ce sont d’étranges créatures, poursuivit-il. Ils
nous ressemblent, mais sont pourtant si différents…
Voulez-vous vous asseoir pour discuter un peu et
manger ?
— Avec plaisir, Sire. Merci pour votre accueil.
Gidéon leur désigna quelques fauteuils et les
chevaliers s’installèrent, soulagés de pouvoir savourer
le confort d’un fauteuil bien rembourré. Un
claquement de doigts fut suffisant pour ordonner aux
serviteurs de s’éclipser et servir à manger aux invités.

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Un autre demeura néanmoins pour attiser les flammes
d’un feu mourant et réchauffer la pièce.
Un sourire amusé étira les lèvres du roi quand il
remarqua le malaise des deux jeunes hommes.
— Est-ce mon apparence qui vous trouble à ce
point ?
Kylian osa jeter un regard en direction de Valérian
et son regard fermé lui laissa comprendre que son
comportement, bien malgré lui, était peut-être
déplacé. Il voulut se dérober à la question de Gidéon
d’une quelconque manière, mais le roi insista. Alors
Axel prit les devants pour ne pas embarrasser
davantage son ami.
— De là où nous venons, nous imaginions des
créatures comme vous, commença-t-il. Nous avons
imaginé des elfes…
— Si vous les avez imaginés et nommés si
justement, c’est que l’un de nous s’est forcément
retrouvé contre son gré dans votre monde, remarqua
Gidéon. Mais passons, poursuivez je vous en prie…
— Euh, je… Dans toutes les descriptions possibles
et inimaginables qui existent concernant votre race,
nous… n’avons… jamais… jamais abordé la possibilité
de l’existence…
— D’elfes albinos, acheva Kylian. Désolé, tu étais
trop lent.
— Albinos ? tiqua Gidéon.
— Oui. Enfin, à l’exception de vos cheveux… Le
terme est peut-être inapproprié, mais je n’aurais
jamais cru voir un jour un elfe avec ce teint de peau
cireux et ces yeux rouges…
— Tu t’enfonces, Kylian, marmonna Axel, la main
placée devant sa bouche.
Les joues rouges, Kylian se racla bruyamment la
gorge et détourna la tête, gêné. Pourtant, Gidéon
continuait de sourire et ne paraissait pas offensé par

52
les propos des deux garçons.
— C’est notre particularité, dit-il de sa voix suave.
Nous sommes des elfes déshérités.
— Déshérités ?
— Oui. Nous sommes la seule race d’elfes au monde
qui ne possède ni magicien ni mages. Nous ne savons
pas comment manier la magie, nous ne possédons pas
de pouvoirs magiques et notre sensibilité à la lumière
du soleil ne nous permet pas d’excursions ou de
missions trop importantes.
— C’est assez étrange. Il est vrai que nous n’avons
pas croisé beaucoup de monde, mais il y avait des
gardes dehors, nota Kylian.
— Tous postés à des points stratégiques, c’est-à-dire
à l’ombre, et recouverts de tissus pour éviter les
brûlures.
Kylian ne savait plus quoi répondre et Valérian
s’apprêtait à prendre la suite, mais il y eut tout à coup
du vacarme, accompagné par des cris de détresse.
— Sire ! Sire !
Le regard alerte, Gidéon se redressa d’un bon
tandis que les portes du hall d’entrée s’ouvraient à la
volée sur deux gardes qui transportaient un corps
inerte. Un elfe déshérité, maculé de terre et de sang.
— Posez-le là, ordonna Gidéon en désignant un
canapé, tandis que les chevaliers se levaient à leur
tour.
Les deux gardes obéirent et déposèrent l’elfe
inconscient sur le canapé, essoufflés. Gidéon s’en
approcha, les sourcils froncés.
— Expliquez-vous, les somma-t-il.
— Il a couru vers nos portes en criant, il était blessé
et poursuivi, mais ses agresseurs n’ont pas osé
approcher de la ville. Nous n’avons pas pu les voir. En
arrivant à hauteur des portes, il s’est effondré. Nous
avons cru bien faire en vous l’amenant, Sire. Nous

53
sommes désolés si nous avons mal agi.
— Non, au contraire… Il s’agit de mon cousin
éloigné, Thalion.
Un silence retomba dans la pièce et tous les yeux se
posèrent sur l’elfe évanoui.

54
Chapitre six

Thalion

Lewis s’approcha prudemment du corps inerte de


l’elfe et posa sa main sur son front. Elle s’illumina
d’une lueur douce durant quelques secondes, avant de
s’éteindre. C’était la première fois que Kylian et Axel
le voyaient à l’œuvre, s’ils omettaient le désastreux
épisode où plusieurs ennemis s’étaient introduits dans
leur chambre pour tenter de les tuer. Néanmoins, avec
le chaos qu’il y avait eu, ils n’avaient pas eu l’occasion
de voir Lewis user de sa magie, même s’il était
évident qu’il l’avait fait pour les tirer d’affaire.
— Comment va-t-il ? s’enquit Gidéon.
— Il semble aller bien, à part ces quelques
blessures superficielles…
Thalion ouvrit brusquement les yeux en prenant une
grande inspiration, alors que Carmina revenait avec
un verre d’eau et un linge mouillé entre les mains.
— Merci, belle demoiselle, mais ce n’était pas à
vous que revenait cette tâche, la remercia Gidéon.
— Ce n’est rien. Et puis, il est inutile que nous
restions tous autour de lui, il a besoin d’air et
d’espace.
— Entièrement d’accord.
Carmina se fraya un chemin parmi les siens pour
atteindre Thalion et lui proposa le verre d’eau.

55
Paniqué, celui-ci recula en dévisageant chaque
chevalier, le souffle court. Lorsqu’il reconnut Gidéon,
son regard s’apaisa et il déglutit difficilement, avant
d’accepter le verre. Gidéon tendit la main pour
récupérer le linge et essuya les quelques gouttes de
sueur qui perlaient au front de son cousin.
— Thalion, que t’est-il arrivé ? demanda-t-il. Tu
sembles angoissé…
— J’ai été capturé par un groupe d’elfes.
— Quels elfes ?
— Des Hauts-Elfes, articula difficilement l’intéressé.
Le regard de Gidéon se ferma en entendant cette
sinistre nouvelle, mais il acquiesça.
— Pourquoi t’ont-ils capturés ?
— Parce que je possède une grande puissance
magique en moi.
Le roi resta coi et personne ne prononça un mot,
jusqu’à ce que Kylian brise le silence, interpellé par la
réponse de l’elfe.
— Je croyais que les elfes déshérités ne pouvaient
pas manier la magie, dit-il.
— En effet, ils ne le peuvent pas, lui répondit
Gidéon. Thalion, tu dois faire erreur, c’est impossible.
— Non, je ne mens pas ! Je possède véritablement
des dons magiques !
— Alors prouvez-le, grommela Lewis.
Pourtant, Thalion grimaça comme si cette demande
le dérangeait, mais Lewis insista une seconde fois.
— L’ennui, fit Thalion, c’est que l’usage de la magie
m’est extrêmement douloureux. Alors, comprenez
bien mes réticences à ne pas en user.
— Certes, mais vous affirmez pouvoir l’utiliser et
vous refusez de nous faire la moindre démonstration,
alors permettez-moi de rester sceptique quant à vos
dires. Je n’ai pas de temps à perdre avec des
énergumènes dans votre genre.

56
— Lewis !
Valérian lui jeta un regard outré, mais Lewis haussa
les épaules et Thalion lâcha un soupir. Il accepta alors
et demanda à ce qu’une bougie lui soit apportée. Axel
en trouva une derrière lui et la lui tendit. Malgré son
appréhension, Thalion se leva et se plaça face à la
bougie.
— Le sort que je vais lancer est tout à fait basique
mais apportera clairement ses preuves, dit-il. Je ne
veux pas souffrir plus que nécessaire pour vous
démontrer mes dires.
Il se racla la gorge et plaça une main au-dessus de
la bougie. Il lui fallut toute la concentration nécessaire
pour qu’une première étincelle apparaisse brièvement
avant de s’éteindre, mais ce ne fut pas suffisant pour
l’assemblée. La main tremblante et les yeux rivés sur
la mèche de la bougie, Thalion réunissait toute son
énergie et se concentrait avec force pour allumer la
bougie. Un silence s’était imposé et les secondes
s’égrainaient tranquillement. Plus le temps passait et
plus Lewis, et quelques chevaliers, commençaient à
s’impatienter et à douter de la parole de l’elfe. Et
tandis que le magicien s’apprêtait à se détourner du
spectacle, agacé, la mèche s’enflamma brusquement,
mais un cri perçant déchira l’atmosphère, alarmant
les gardes qui se trouvaient devant la porte du hall
d’entrée.
Thalion se plia en deux sous la douleur qui
l’assaillait et ses jambes ployèrent sous son poids.
Tremblant, il souffla avec force pour tenter d’aspirer
un peu d’air et Lewis se précipita aussitôt vers lui
pour l’analyser. Gidéon resta pétrifié par ce spectacle
hors du commun alors que son cousin souffrait le
martyr. Même Lewis ne comprenait pas cette étrange
réaction face à l’utilisation de la magie.
— Sur une échelle de un à dix…

57
— Au moins quinze, haleta Thalion avant de crier
une seconde fois en se tordant, le front posé contre le
tapis dans l’espoir que cette posture apaise un tant
soit peu la douleur.
— Ok, très bien… Farandel, viens par ici !
Farandel obtempéra aussitôt et s’agenouilla à côté
de Lewis et Thalion, prêt à s’exécuter au moindre
ordre donné.
— Si nous canalisons assez de puissance magique…
— Vous êtes dingues ? beugla Thalion en se
redressant. User de magie sur moi c’est comme si…
C’est comme… si…
— Thalion ?
L’elfe s’effondra, inconscient, avant qu’il n’ait pu
achever sa phrase, et Lewis le retourna délicatement
sur le dos pour l’analyser, perdu. C’était la première
fois que Carmina le voyait si démuni. Jamais aucune
situation n’échappait à Lewis, il trouvait toujours une
réponse à chaque question ou une solution à chaque
problème. Aujourd’hui, il était clair qu’il ne
comprenait pas ce qui arrivait à cet elfe, malgré ses
efforts pour tenter de le découvrir.
Valérian se frotta les yeux, à la fois ennuyé et
fatigué par cet événement. Connaissant Lewis, il
refuserait de partir avant d’avoir compris de quoi
Thalion souffrait, mais le temps leur était justement
compté et un long voyage les attendait. D’autant plus
qu’ils devaient enseigner les deux humains. Il lui
fallait prendre une décision, et vite. Alors il prit
Gidéon à part, loin des oreilles indiscrètes.
— Au vu de la situation, murmura-t-il, je crois que
nous allons devoir rester encore une journée ici, si
vous acceptez, Sire.
— Bien entendu. C’est avec plaisir que je vous offre
le gîte. Êtes-vous certain, cependant ? La Prophétie
est sur le point de s’accomplir…

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— J’en ai parfaitement conscience, mais c’est le
temps que je laisse à Lewis pour s’avouer vaincu face
à la situation de votre cousin. Et j’ai également un
autre service à vous demander, concernant les deux
humains.
— Je vous écoute, Valérian. Si je peux aider en quoi
que ce soit, dites-le moi…
Valérian hocha d’un signe de la tête avant de se
lancer dans ses explications.
Lorsque Thalion reprit tout à fait ses esprits, le
repas leur fut apporté et ils dînèrent tout en parlant
du voyage des chevaliers depuis Dorégon jusque dans
les Hautes Plaines. Après le repas, comme il
commençait à se faire tard, Gidéon ordonna à l’un de
ses serviteurs de montrer à ses invités leur chambre.
Axel et Kylian savourèrent avec joie le confort du lit
lorsqu’ils se glissèrent dans les draps chauds et
moelleux. Le sommeil les emporta aussitôt.

***

La chaleur était étouffante, écrasante même, et


empêchait Carmina de trouver le sommeil. A moins
que son esprit ne soit trop préoccupé par la sombre
humeur de Lewis depuis qu’ils avaient mis la main sur
ces deux garçons. Elle l’avait connu plus enjoué, plus
enthousiaste, et plus optimiste aussi. Elle s’inquiétait
pour lui, mais les occasions de l’interroger se faisaient
plutôt rares et ils n’avaient aucune intimité.
Elle inspira profondément, hésita, puis repoussa les
couvertures. Elle devait le voir. Il était tard, tous les
autres chevaliers dormaient probablement, et Lewis
aussi, mais son envie de le voir était la plus forte.
Alors elle jeta une simple robe de chambre sur ses
épaules, prit la lampe à huile et quitta
silencieusement sa pièce après s’être assurée que

59
personne ne rôdait dans le couloir. Là, elle se dirigea
sur la pointe des pieds jusqu’à la chambre attribuée à
Lewis et leva le bras, prête à frapper, puis s’arrêta
dans son geste.
S’il dormait profondément, elle risquait de le
réveiller. Et s’il ne dormait pas mais qu’elle repartait,
elle ratait une occasion de se retrouver seule avec lui.
Si elle frappait et que Lewis ouvrait, peut-être
trouverait-il sa présence suspecte et s’interrogerait-il
sur ses véritables intentions. Et elle n’était pas sûre
des sentiments qu’il nourrissait à son égard. Si elle se
trompait, elle ne pourrait que se sentir humiliée,
blessée et meurtrie. Elle n’était pas certaine de
pouvoir le supporter. Même la mort serait plus
agréable que d’être repoussée par le seul être qu’elle
ait jamais aimé.
L’esprit torturé par ce qu’elle devait faire, Carmina
se résigna finalement à regagner sa chambre malgré
la douleur que cette décision lui coûtait. Et à l’instant
où elle tournait les talons, elle entendit un cliquetis
derrière elle, suivi par une voix rauque, légèrement
ensommeillée :
— Reste, s’il te plaît…
Carmina se figea, à la fois surprise et affolée. Son
cœur battait si vite et si fort qu’elle craignait qu’il ne
surgisse hors de sa poitrine. Incapable de prononcer
le moindre mot, elle resta aussi immobile qu’une
statue, jusqu’à ce qu’elle sente une main chaude se
refermer autour de son poignet.
— Reste, s’il te plaît, répéta doucement Lewis.
Alors Carmina se retourna lentement et ses yeux
croisèrent le regard insondable du magicien. Elle crut
défaillir.
Elle le fréquentait depuis des mois, voyait son
visage chaque jour, entendait sa voix souvent et
pourtant, à chaque fois elle ne pouvait s’empêcher

60
d’être admirative devant sa beauté, sa force mêlée à
sa fragilité, cette manière d’analyser et comprendre
chaque individu, d’éprouver un respect profond pour
chaque personne, étudier et porter secours à ceux
dans le besoin… Il y avait, chez Lewis, quelque chose
de particulier, différent, quelque chose que la jeune
femme ne parvenait pas à comprendre mais qui la
séduisait.
Le souffle court, elle continua de le contempler et
un léger sourire effleura les lèvres du magicien.
— Tu es encore réveillé, parvint-elle finalement à
dire d’une voix enrouée.
— Toi aussi, et il est tard. Entre…
Il s’écarta et s’effaça pour la laisser entrer. Carmina
se dirigea automatiquement vers le lit, posa sa lampe
sur la table de chevet et se retourna pour savoir où
Lewis se trouvait dans la pièce. Elle eut un sursaut en
constatant qu’il n’était plus qu’à quelques centimètres
d’elle et posa une main sur sa poitrine, comme si ce
geste pouvait calmer les battements affolés de son
cœur.
— Lewis, je suis venue parce que… je suis inquiète
pour toi.
— Je sais.
— Évidemment, personne ne peut rien te cacher.
Elle se rendit soudain compte du sens de sa phrase
et réalisa que, peut-être, Lewis savait depuis
longtemps. Toutefois, elle décida de poursuivre dans
sa lancée avant de perdre son courage et fuir,
situation qui l’aurait sûrement mise mal-à-l’aise en
plus de déshonorer son statut de chevalier. Elle n’était
pas censée fuir devant le danger, de quelle nature
qu’il soit.
— Lewis, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es distant
depuis quelques jours. En fait, depuis que nous avons
trouvé ces deux humains.

61
— Oui, fit-il d’une voix lasse en s’asseyant sur le lit,
le regard plus sombre. Je ne m’attendais pas à ce
qu’ils soient si jeunes, pour être honnête.
— Tu doutes de leur capacité à réaliser la
Prophétie ? l’interrogea Carmina en prenant place à
côté de lui, curieuse.
— Malheureusement, oui.
— Lewis, contrairement aux rumeurs qui circulent,
une prophétie doit s’accomplir lorsqu’elle a été
énoncée. Il ne peut pas en être autrement. Sinon, ça
ne serait pas une prophétie. Elle ne donne pas le choix
quant à la suite des événements.
— Tu sembles si sûre de ce que tu avances…
— Et toi peu confiant. Ce n’est pas dans tes
habitudes.
— J’ai l’impression de perdre tous mes moyens ces
temps-ci. Je ne suis même pas capable de déterminer
quel mal ronge Thalion.
— Lewis…
Carmina prit délicatement son visage en coupe
entre ses mains, malgré sa timidité qui ressurgissait
et lui hurlait de ne pas toucher le magicien et encore
moins d’être si proche de lui.
— Tu n’es pas invincible ni immortel, tu ne peux pas
résoudre à toi seul tous les maux du monde. Tu
comprends ?
Il cligna des yeux et acquiesça. La jeune femme crut
qu’il allait poursuivre, jusqu’à ce qu’elle sente ses
doigts effleurer sa joue. Un frisson lui parcourut
l’échine et, une fois de plus, son cœur s’affola. Elle
osa espérer tout en craignant que son souhait ne se
réalise pas, et un immense soulagement, mêlé à une
joie infinie, l’envahit quand elle sentit les lèvres
chaudes du magicien se poser sur les siennes. Elle
ferma les yeux et répondit à son baiser avec douceur,
sans oser aller plus loin. Malheureusement, Lewis le

62
rompit trop vite à son goût et posa son front contre le
sien.
— Merci d’être venue, Carmina.
— Ce n’est rien, souffla-t-elle, les joues rouges.
Elle avait tout à coup chaud et l’envie d’embrasser
Lewis se faisait de plus en plus présente, mais si ça
n’avait été qu’un baiser de remerciement ? Elle en
garderait alors un amer goût.
— Nous avons été stupides, marmonna Lewis.
— Stupides ?
— Stupides de jouer si longtemps à ce jeu de
regards fuyants, à ces effleurements, à ces vagues
allusions, à ces sourires niais alors que nous savions…
Ces mots, elle avait toujours rêvé de les entendre
et, ce soir, Lewis les lui soufflait à l’oreille comme une
vérité évidente.
— Ni toi ni moi n’avions connu ce sentiment
auparavant, lui répondit-elle dans un demi-murmure.
Nous avons réagi comme deux adolescents…
— Et aujourd’hui, tu as eu le courage de venir me
voir. J’en avais tellement besoin, Carmina. Il n’y a que
toi pour me rassurer.
Elle n’eut pas le temps de répondre qu’il plaqua un
peu plus durement sa bouche contre la sienne pour
l’embrasser avec plus d’ardeur et la jeune femme
laissa le plaisir l’envahir totalement, succombant à
l’empressement et au désir du magicien sans avoir
l’envie de lui résister.
Ils passèrent la nuit ensemble, entrelacés dans les
bras l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’ils s’assoupissent,
comblés.

63
Chapitre sept

Défiance

Une serviette nouée autour des hanches, Axel


longeait les couloirs en direction des bains communs.
Gidéon leur avait sagement proposé de profiter de
leur court séjour dans sa demeure pour se reposer et
se détendre avant de reprendre la route, et c’était
bien ce que le garçon comptait faire. Kylian ne devait
plus tarder, il terminait de choisir des vêtements à sa
taille et plus appropriés pour la suite de leur périple,
avant de le rejoindre. Axel, lui, n’avait pas pu se
résoudre à l’attendre. Il avait hâte de sentir l’eau
chaude sur sa peau et, surtout, de se décrasser.
Pourtant, au détour d’un couloir, il surprit Artanis et
Cyrion en pleine discussion. Il recula immédiatement
avant d’être repéré et se colla au mur de pierres
sombres derrière lui. Ce n’était pas son genre
d’espionner ainsi les conversations, mais il lui avait
semblé entendre son prénom et celui de son ami.
— Ils vont nous causer tout un tas d’ennuis, j’en
suis persuadé ! grommela Artanis. Ils sont trop jeunes
pour porter le poids d’une si grande responsabilité sur
leurs épaules, nous devrions confier cette tâche à
quelqu’un d’autre !
— Non, Artanis, la Prophétie est claire à ce sujet !
Ce sont eux et seulement eux qui sont en mesure de

64
nous sauver. Remballe ta rancœur, ravale ta fierté et
sois correct envers eux.
— Ce ne sont que des mioches, ils ne comprennent
même pas ce qu’il leur arrive.
— Comment te sentirais-tu si tu débarquais dans un
autre monde et que tu perdais ainsi amis et famille ?
— Sûrement mieux qu’eux.
— Mets-y un peu de bonne volonté, bon sang !
— Je n’ai pas confiance en eux, voilà tout ! Je ne les
apprécie pas et je ne les apprécierai certainement
jamais !
— Dois-je en référer à Valérian ou comptes-tu agir
en chevalier ?
Un long silence s’ensuivit et, la gorge nouée, Axel
décida de rebrousser chemin. Il croisa Kylian sur sa
route mais l’attrapa par le bras pour le conduire avec
lui vers leur chambre.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Les bains sont déjà pleins, il va falloir se
contenter des douches, désolé.
— Oh, non…
La mine dépitée, Kylian emboîta pourtant le pas de
son ami à contre-cœur. A l’instant où ils abordaient un
tournant du corridor, il leur fallut s’écarter pour
laisser passer une jeune elfe, escortée par deux
gardes. Quand ses yeux se posèrent sur ceux d’Axel, si
rouges et si vifs, ce dernier crut se noyer dans son
regard si serein et si parfait. La robe fine et légère
qu’elle portait, aux tons pastels, mettait en valeur son
corps gracile, épousant parfaitement ses formes et
rehaussant son teint pourtant laiteux. Elle se soulevait
avec grâce à chacun de ses pas et ses longues
manches qui se terminaient en une dentelle finement
travaillée caressaient ses longs doigts fins à chaque
mouvement. Le tout contrastait d’une manière
étrangement harmonieuse avec sa longue chevelure

65
de jais qui cascadait en de belles boucles dans son
dos, parée d’un peigne en argent, serti de perles et en
forme de vigne.
Sa démarche était à la fois légère et élégante. Elle
semblait flotter dans les airs.
Hypnotisé, Axel se retourna pour la contempler
jusqu’à ce qu’elle disparaisse de sa vue. La dernière
chose qu’il vit fut un pan de sa robe au coin du couloir.
— Axel ?
La voix de son ami le ramena brusquement à la
réalité et, les joues en feu, Axel s’éclaircit la voix en
reprenant sa route.
— Désolé, bredouilla-t-il.
Amusé, Kylian jeta un regard en biais à son ami tout
en le suivant. Il ne l’avait jamais vu ainsi.
— Elle est jolie, n’est-ce pas ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Je pense qu’elle a du sang royal qui coule dans
ses veines, elle était bien habillée et escortée par deux
gardes.
— En quoi ça me regarde ?
— Axel…
Kylian leva les yeux au ciel et Axel fit la moue,
énervé. Il n’y avait que lui pour se renfrogner de la
sorte quand il était question de jolies filles, mais
Kylian n’était pas prêt d’abandonner le sujet de
conversation et espérait secrètement qu’ils
croiseraient à nouveau le chemin de cette elfe
mystérieuse. Si elle avait su ainsi attirer l’attention
d’Axel, c’est qu’elle avait forcément quelque chose de
particulier.
Lui, en revanche, ne fondait plus le moindre espoir
de revoir un jour sa douce Julie. A cette seule pensée,
il sentit un pincement au cœur et secoua vivement la
tête, comme si ce geste pouvait effacer toutes les
mauvaises pensées de son esprit. L’heure n’était pas

66
au chagrin, ils allaient enfin pouvoir se laver.

***

L’heure du déjeuner approchait et ils n’avaient pas


encore convoqués les deux humains pour aborder le
sujet de leur apprentissage sur le maniement des
armes. Aux yeux de Valérian, ils perdaient un temps
considérable et il s’imaginait déjà devoir passer une
nuit de plus ici. Bien qu’il appréciait très sincèrement
le roi Gidéon et son hospitalité, ce n’était pas dans ses
intentions de s’attarder trop longuement. Ils avaient
encore un long voyage qui les attendait, mais ce qu’il
avait supposé la veille se confirmait maintenant. Lewis
refusait de partir tant qu’il ne comprenait pas
pourquoi Thalion souffrait tant dès qu’il avait le
malheur d’user de ses pouvoirs, ni pourquoi il était le
seul de sa race à en posséder.
Avec Farandel, ils avaient convoqué l’elfe dans le
hall d’entrée pour s’entretenir avec lui et tenter
d’éclaircir les zones d’ombre.
— Depuis combien de temps possèdes-tu ces
talents ? s’enquit Lewis.
— Depuis ma naissance. Mes parents m’ont toujours
interdit d’en parler à qui que ce soit. C’est pour cette
raison que Gidéon l’ignorait, mais…
— Quelqu’un a fini par le découvrir ? avança
Farandel.
— Oui. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Ces
Haut-Elfes ont apparemment vu en moi une puissance
inouïe, mais je suis incapable de manier la magie sans
souffrir. Je ne suis d’aucune utilité.
— Ils voulaient te forcer à utiliser ta magie ?
— Je pense, ou alors ils envisageaient de l’extraire.
— L’extraire ?
— Oui, pour se l’approprier.

67
Horrifié, Farandel se tourna vers Lewis :
— C’est seulement possible, ça ?
— Oui, mais c’est un long processus qui nécessite
énormément de patience et de concentration. Un faux
pas et c’est la mort assurée pour celui qui subit cette
torture. Plus personne ne pratique l’extraction, elle a
été officiellement interdite. Les Haut-Elfes ont
délibérément outrepassé l’ordre du Haut Conseil et
violé une dizaine de lois. J’ignore quelles sont leurs
intentions, mais leurs agissements sont très douteux.
Il faut envisager de les surveiller de près.
Thalion soupira, anéanti, alors que Farandel baillait
à s’en décrocher la mâchoire.
— Le sort de Thalion t’importe si peu ? demanda
Lewis, un sourcil arqué.
— Oh, non. C’est seulement que je suis un peu
fatigué.
— Tu as mal dormi ?
— Au contraire. J’ai vraiment bien dormi…
Il vit le regard inquisiteur du médecin l’étudier avec
la plus grande attention, mais s’empressa de lever une
main pour l’arrêter.
— C’est sûrement à cause du voyage. Nous sommes
tous exténués et nous ne prenons jamais le temps de
nous reposer, remarqua-t-il. Encore une bonne nuit
comme celle-ci et je serai frais comme un gardon.
— J’espère que tu n’imaginais pas passer une
seconde nuit ici.
C’était la première fois depuis le début de leur
conversation que Valérian prenait la parole, si bien
que Farandel avait fini par en oublier sa présence. Il
sentit le rouge lui monter aux joues et n’osa pas se
tourner vers son chef qui l’épiait sûrement avec un
regard méprisant.
— Il est vrai que le temps presse, commença Lewis,
mais une autre nuit dans un vrai lit ferait le plus

68
grand bien aux chevaliers. Ils sont sur les rotules et
voyagent depuis plus de trois mois.
— Lewis, je connais parfaitement tes intentions.
— Non, je ne crois pas. J’envisageais d’emmener
Thalion avec nous, si le roi Gidéon accepte bien
évidemment. Ainsi que Thalion. L’étude de son cas
pourrait prendre plusieurs mois.
— Donc tu évoques cette idée seulement dans
l’intérêt des chevaliers ?
— Absolument. S’ils sont frais et disposés, les
pauses se feront plus rares et moins longues un
certain temps, nous rattraperons rapidement notre
retard.
— Jusqu’au prochain arrêt de ce genre…
Lewis soutint le regard de Valérian et ce dernier
s’avoua vaincu malgré le fait que cette idée ne lui
plaisait pas vraiment. A l’instant où Thalion
s’apprêtait à parler à son tour, un serviteur vint les
chercher. Le repas allait être servi dans la salle à
manger. Certains convives, ainsi que le roi, étaient
déjà attablés. Ils n’attendaient plus qu’eux pour
commencer à manger.

Lorsque Kylian et Axel entrèrent à leur tour dans la


salle à manger, l’ambiance conviviale et chaleureuse
qui s’en dégageait leur plut aussitôt. L’endroit était
plutôt grand, décoré dans le même style que le hall
d’entrée, à la différence qu’une longue table en forme
de U était placée au centre de la salle. Des elfes
étaient déjà assis autour et discutaient avec entrain et
bonne humeur tandis que des serviteurs affluaient
pour poser les plats et ainsi présenter une table bien
garnie. La majorité des chevaliers étaient déjà là.
Axel observa chaque visage, intrigué, jusqu’à
croiser ce regard troublant qu’il avait déjà eu
l’occasion de voir. Elle était là. Le souffle coupé, Axel

69
n’osa plus bouger et l’elfe leva une main dans sa
direction pour le saluer, avec un sourire timide.
Déstabilisé, Axel la salua en retour jusqu’à ce que
Kylian le tire vers deux chaises libres.
— Allez, jeune étalon, c’est l’heure de manger ! dit-
il. Tu pourras la contempler tout ton soûl quand tu
auras l’estomac plein.
Ils prirent place et commencèrent à remplir leur
assiette, l’estomac sur les talons.
— Axel, fit Kylian en versant du jus d’orange dans
son verre. Tu as bien conscience qu’elle ne va pas
nous suivre et que tu ne la reverras sans doute
jamais ?
— Merci, j’étais au courant.
— Je ne voulais pas être indélicat, désolé, mais je
veux seulement préserver ton cœur et empêcher que
tu ne sois blessé.
Pourtant, Axel semblait déjà meurtri à l’idée de ne
plus revoir l’elfe le jour où ils s’en iraient. Il remua
lentement sa fourchette en jouant avec les flageolets,
dépité.
— C’est une elfe déshéritée, elle ne supporte pas la
lumière du soleil et, à en juger par la place qu’elle
occupe à côté du roi ainsi que sa tenue vestimentaire,
il s’agit certainement de sa fille. Je ne veux pas briser
tes espoirs, mais je ne veux pas que tu souffres d’un
amour impossible.
— Pourquoi ?
— Parce que je connais les effets que ça a sur le
moral. Pour l’instant, je digère très bien le fait de ne
pas pouvoir revoir Julie, ma famille ou mes amis, mais
c’est parce que je n’ai pas encore assimilé le fait que
nous sommes dans un autre monde. Tout ça, pour moi,
ça ressemble encore à un rêve. Le jour où je prendrai
conscience de la dure réalité, ça risque de faire très
mal.

70
Axel l’observa longuement, sans rien dire, étonné
par ces confidences si franches et si sincères. Jamais
Kylian n’avait été aussi honnête et il lui était
profondément reconnaissant de s’ouvrir ainsi, mais le
mal était déjà fait. Il avait déjà succombé au charme
mystérieux de l’elfe et il l’imaginait déjà à leurs côtés
quand ils repartiraient.
— Tiens, tiens, regarde ça…
Avec son couteau, Kylian désigna Lewis qui
s’installait aux côtés de Carmina. Les deux elfes
s’échangèrent un regard intense.
— Intéressant, marmonna-t-il. Je parie qu’ils sont
ensemble.
— Ensemble peut-être pas, mais ils partagent
sûrement les mêmes sentiments.
— Non, ils sont ensemble, j’en suis sûr.
— Tu te rends compte que nous racontons des
ragots sur des elfes ? C’est comme si nous faisions
déjà partis de ce monde, souligna Axel. D’une certaine
manière, nous nous sommes déjà familiarisés à ce
nouvel environnement.
— Peut-être, mais je préfère ne pas être assommé
tout de suite par le chagrin. Je nourris encore l’espoir
que nous allons dormir ici ce soir et les matelas sont
diablement confortables.
— Oh, ça oui !
Ils échangèrent un sourire complice et
commencèrent à manger en bavardant avec les
chevaliers autour d’eux.

Une fois le repas terminé, Gidéon convia Kylian,


Axel et Valérian, de le suivre. Il les amena jusqu’à sa
salle d’armes et quand les deux garçons la
découvrirent, ils en restèrent sans voix. La salle à elle
seule ne payait pas de mine et était plutôt sombre. En
revanche, c’étaient toutes les armes diverses et

71
variées, présentées en vitrine, accrochées au mur ou
mises en évidence sur des armures inertes, qui
redonnaient un second souffle de vie à l’endroit.
Soufflé, Kylian s’approcha d’une des nombreuses
vitrines et en caressa sa surface, imaginant ses doigts
glisser sur le pommeau en cuir de l’épée qu’elle
affichait. Il admira longuement le travail manufacturé,
chaque ébréchure sur la lame émoussée, chaque
gravure sur l’acier trempé, chaque pierre précieuse
délicatement incrustée dans le pommeau.
— Valérian m’a expressément invité à vous fournir
de quoi vous défendre, expliqua Gidéon.
— Toutes ces armes ont forcément appartenu à de
valeureux guerriers pour avoir leur place ici, en
conclut Axel. Vous n’avez pas l’intention de nous
donner l’une d’elles, si ? Vous auriez pu vous
contenter d’une arme tout à fait basique…
— A chaque héro son arme. Forger une arme est
très long et le temps vous est compté. Vous êtes les
deux Élus annoncés par la Prophétie, par conséquent
vous méritez des armes dignes de ce nom.
— Et si vous vous trompiez sur notre compte ? Si
nous n’étions pas à la hauteur et que nous vous
décevions ?
— Je suis sûr que non. Choisissez chacun une épée
et un arc. Ceux qui vous plairont.
— Euh, pardon… Un arc ? tiqua Valérian. Une épée
suffit bien amplement, même si votre geste me fait
grandement plaisir.
Un sourire en coin, Gidéon se tourna vers Valérian
avec une étincelle maligne dans les yeux.
— Certains hommes ne sont pas faits pour manier
l’épée. Je préfère vous offrir les deux dans le doute.
— J’imagine que ce doit être simple ! Dans les films,
les héros manient facilement l’épée. Même ceux qui
n’en n’ont jamais maniées s’en sortent à merveille, fit

72
Kylian.
— Ce ne sont que des films, Kylian, soupira Axel.
— Des films ? demanda Valérian.
— Un truc qui appartient à notre monde, lui
répondit Kylian.
— Vous pensez donc que le maniement d’une épée
est aisé ? s’enquit Gidéon. Approchez, Kylian.
Il s’avança vers une épée toute en argent,
accrochée au mur. Fasciné par les entrelacs
complexes et les gravures dorées sur le pommeau,
Kylian s’émerveilla devant l’arme étincelante. Gidéon
la décrocha avec aisance du mur et la tendit
prestement au garçon. Lorsqu’il s’en saisit, le poids de
l’épée le déstabilisa complètement et il se retrouva
plié en deux à tenter de retirer la lame plantée dans le
parquet, sous le regard amusé du roi.
— Voilà pourquoi vous avez besoin d’un
entraînement, dit-il. Je vous conseille également
quelques exercices physiques pour vous muscler, vous
êtes frêles.
— Cette épée n’est pas à ma taille ! se lamenta
Kylian.
— Au contraire. Sa longueur et son poids sont
parfaitement adaptés à votre carrure, jeune homme.
Vous manquez simplement d’exercices.
Gidéon retira l’épée du plancher.
— Alors ?
Essoufflé, Kylian la désigna du doigt.
— C’est celle-ci que je veux, dit-il. Je vais la mettre
au défi, elle ne m’aura pas une seconde fois. Je vais
l’appeler Défiance.
— Intéressant. Terminez de choisir vos armes.
Demain, votre entraînement va débuter. Je vous
souhaite bon courage pour celui-ci.
Kylian le remercia sans trop savoir comment il
devait interpréter cette dernière phrase. Avec Axel, ils

73
choisirent chacun leurs armes. Une fois fait, Valérian
les emporta avec lui et les deux jeunes hommes furent
autorisés à profiter du reste de la journée avant que le
voyage ne reprenne. Ils n’auraient plus l’occasion de
dormir dans un bon lit avant quelques jours, alors
qu’ils profitent autant que faire se peut de ce séjour.

74
Chapitre huit

L’entraînement

Le lendemain, ils s’en allèrent tôt le matin après


que Gidéon se soit assuré qu’ils aient assez de
provisions pour tenir jusqu’à leur prochain point
d’arrêt où ils pourraient à nouveau se ravitailler. Tout
en chevauchant à un rythme tranquille, Valérian
réfléchissait à un moyen de s’occuper de
l’entraînement des deux garçons sans devoir s’arrêter
trop fréquemment et trop longtemps, ce qu’il
considérait comme une perte de temps considérable.
Pourtant, Kylian et Axel avaient besoin d’apprendre à
manier les armes comme l’avait suggéré Lewis. S’ils
restaient incompétents dans ce domaine, leur monde
plongerait dans le chaos et la destruction et alors tout
ça n’aurait servi à rien. Préoccupé, il s’était mis à
l’écart de tous pour chercher un moyen de régler cet
épineux problème.
La seule solution qu’il envisageait était de s’arrêter
plus tôt en fin de journée pour consacrer les dernières
heures de celle-ci à l’entraînement d’Axel et Kylian. Ils
n’avaient pas d’autres choix et cela les ralentirait
encore, mais au moins ils auraient une chance d’être
prêts le moment venu.
Alors, le soir venu, la troupe s’arrêta au milieu
d’une plaine cabossée et rocailleuse et dressèrent les

75
tentes. Quelques chevaliers se chargèrent de
récupérer des branches pour allumer un feu et
Carmina s’occupa de préparer le repas. Pendant qu’il
cuisait, Valérian ordonna à Artanis d’apprendre l’art
du combat à Axel et Terendis à Kylian. Bien
évidemment, cette nouvelle ne plut pas à Axel. Malgré
tout, il obtempéra et Valérian plaça des morceaux de
bois au sol pour délimiter la zone de combat des deux
groupes, éloignés l’un de l’autre pour éviter tout
malencontreux accident.
Tous les autres chevaliers, sagement assis autour
du feu, avaient les yeux rivés sur la scène et
souriaient. Ils savaient très bien ce qui attendait les
deux garçons, car tous étaient passés par-là.
Comme Terendis le lui suggéra, Kylian se campa
fermement sur ses deux jambes et maintint
difficilement son épée. Son poids lui pesait déjà, mais
il voulait prouver de quoi il était capable et il était
hors de question de se plaindre.
— Avant toute chose, Kylian, observe
l’environnement. Dans un combat à l’épée,
l’environnement peut être un atout précieux et tu
peux t’en servir à ton avantage. Actuellement, nous
sommes dans une plaine dégagée et le jour décline, la
lumière diminue et le sol est jonché de cailloux et de
rochers qui pourraient te faire trébucher si tu n’y
prêtes pas garde. En revanche, si tu y fais attention,
tu peux t’en servir pour renverser ton adversaire et
prendre le dessus, compris ?
Kylian hocha d’un signe affirmatif de la tête. Il
sentait son sang bouillir dans ses veines et
l’adrénaline monter. Son esprit tout entier se
préparait à combattre et, surtout, à se défendre.
— Tu es tendu, Kylian.
— Non, pas du tout !
— Tes mains sont crispées sur le pommeau de

76
l’épée, ton corps est raid et tu as certains spasmes qui
trahissent ou ta nervosité ou ton excitation. Tu dois te
détendre, c’est important. Si tu restes crispé, tu ne
pourras ni contrôler ta vitesse ni ton mental. Dans les
deux cas, ce peut-être fatal pour toi.
— Je ne me souvenais pas que les premiers cours
d’entraînements commençaient par de si longs
discours, fit Farandel en baillant.
— Tu es déjà fatigué ? nota Lewis.
— Oui, je pense que je vais me coucher tout de
suite.
— Le repas n’est pas encore prêt et ce n’est pas
très bon de se coucher l’estomac vide, le réprimanda
Carmina.
— Je sais mais la journée m’a éreinté. Désolé,
Carmina, ton repas sent délicieusement bon mais le lit
m’appelle.
Malgré sa déception, Carmina le laissa partir et
Farandel disparut dans sa tente, sous le regard
vigilant de Lewis.
— Au fait, en parlant de tentes… Où Thalion va-t-il
dormir ? demanda innocemment Tëmeri.
— Oh, ne vous inquiétez pas pour moi, dormir
dehors sur le sol sera toujours plus confortable
qu’attaché à un arbre, fit l’intéressé.
— Non, tu prendras ma tente, je vais dormir avec
Carmina.
Aussitôt, toute l’attention des chevaliers se
détourna des deux garçons et tous les yeux se
braquèrent sur Lewis ou Carmina, si bien que la jeune
femme, le visage empourpré, préféra garder la tête
baissée pour remuer la louche dans le chaudron.
— Hé bien, Lewis, tu nous avais caché ça !
— Arrêtez, je suis sûr que vous vous en doutiez…
— Un peu, mais je pensais que vous alliez continuer
encore longtemps de vous tourner autour sans jamais

77
faire le moindre pas vers l’autre. Allez, raconte tout !
— Les garçons, s’il vous plaît, c’est privé !
Malgré leur déception évidente, ils se concentrèrent
à nouveau sur l’entraînement, sans pour autant se
départir de leur sourire taquin. Gênée, Carmina
nourrissait le désir de se réfugier dans sa tente, mais
Lewis lui attrapa la main, l’amena contre lui et la
serra avec douceur dans ses bras. L’étreinte fit
aussitôt oublier cet instant dérangeant et Carmina
s’abandonna totalement dans les bras du magicien.
Elle sentit une agréable chaleur l’envahir et l’ivresse
couler dans ses veines. Sentir les bras de Lewis
autour d’elle était enivrant au-delà du possible. Elle se
sentait aimée et en sécurité tout contre lui et jamais
elle n’aurait cru cela possible, jusqu’à ce qu’ils se
confessent leur amour. Maintenant, tous les chevaliers
étaient au courant, alors ils pouvaient désormais se
montrer de l’attention en public sans perturber leurs
compagnons d’armes. Et elle aimait ça. Elle n’aurait
pu supporter, de toute manière, de garder ses
distances avec lui le jour et le retrouver la nuit. Elle
avait besoin de lui aussi bien le jour que la nuit et
peut-être le savait-il, peut-être était-ce pour cette
raison qu’il avait craché le morceau sans la moindre
hésitation.
Lewis déposa un baiser sur son front et Carmina
sentit la paix se déverser en elle. C’était ça, la magie
de Lewis.
Les applaudissements et sifflements des chevaliers
lui firent ouvrir les yeux. Kylian était à terre et
certains riaient, amusés. Elle n’avait même pas
entendu le bruit du fer se croiser.
— Tu es trop gaucher ! lui reprocha Terendis. Tu
dois garder un bon équilibre, d’accord ?
— Cette épée pèse une tonne !
— En temps normal, l’entraînement à l’épée débute

78
avec des épées en bois. Là, il s’agit d’un
apprentissage express. Tu dois non seulement
apprendre à manier l’épée mais aussi à faire des
exercices pour maintenir ton corps en forme et le
muscler. Les premiers entraînements risquent d’être
très pénibles pour vous deux.
Kylian se releva péniblement, déjà essoufflé et tout
en sueur. La douche de la veille ne lui avait servi à
rien. Il était à présent couvert de poussière, égratigné
et transpirant. En revanche, Terendis paraissait
toujours aussi frais et disposé, c’en était presque
inquiétant. Combien de temps parviendrait-il à tenir le
rythme ?
— Alors, on continue ? demanda celui-ci.
Peu désireux de décevoir Valérian qui leur rappelait
trop souvent que le temps leur manquait, Kylian
voulait progresser aussi vite que cela lui était
possible. Il était hors de question d’abandonner
maintenant alors qu’ils avaient à peine commencé. Il
adopta à nouveau une posture défensive, prêt à
reprendre le combat, et voulut s’élancer vers
Terendis, mais un éclair argenté l’en empêcha et une
épée vint se planter plus loin dans la terre.
Offusqué, Kylian dévisagea son ami avec des yeux
ronds et Axel se contenta de hausser les épaules.
— Comment tu as fait ton coup ?
— Ton ami est maladroit, ronchonna Artanis. Il ne
sait pas tenir une épée en main malgré mes conseils.
Nous perdons notre temps !
Axel pinça les lèvres et se fit violence pour ne pas
riposter malgré la colère qui menaçait d’exploser. Il
récupéra son épée et Cyrion décida de remplacer
Artanis qui montrait déjà des signes d’agacement. Il
connaissait assez bien l’amertume que nourrissait son
compagnon d’armes envers les deux humains pour
savoir qu’elle risquait de noircir l’ambiance si

79
agréable de la soirée. Artanis accepta volontiers cet
échange et prit la place de Cyrion. Axel aussi
appréciait cet élan de compassion de la part de
Cyrion. Pourtant, cela ne l’aida pas à mieux tenir son
arme et encore moins à bien la manier. Ses gestes
étaient trop grands, trop lents, et ses mouvements
peu assurés. En vérité, sa propre épée le terrifiait et il
ne se sentait pas à l’aise à l’idée de manier une arme
aussi mortelle et tranchante qui pouvait se retourner
contre lui au moindre faux mouvement.
L’entraînement dura une heure et ce fut l’appel de
Carmina qui les stoppa tous. Kylian se sentait épuisé à
un niveau jamais atteint. Ses muscles étaient
légèrement endoloris, mais Terendis lui assura que ce
serait le lendemain qu’il ressentirait toutes les
douleurs liées à l’entraînement. Il lui suggéra de
marcher une heure entière, à leur départ, pour
permettre à ses jambes de se muscler, avant de
remonter dans le chariot pour se reposer. Ils ne
devaient pas trop forcer et respecter les limites de
leur corps.
Kylian remercia Carmina pour le repas et dévora
son assiette en moins de temps qu’il n’en faut pour le
dire. Repu, il se rendit dans sa tente, se glissa sous les
draps du lit et ferma les yeux. A peine sa tête fut-elle
posée sur l’oreiller qu’il s’endormit.

Lorsqu’il se leva le lendemain matin, Kylian


constata avec un grand regret à quel point Terendis
avait eu raison. Il se sentait courbaturé et tous ses
muscles étaient endoloris. Chaque mouvement était
difficile, compliqué, et il se demandait comment il
allait pouvoir marcher une heure ou reprendre
l’exercice ce soir si tout son corps hurlait de douleur.
Chaque pas lui arrachait une grimace et il quitta la
chaleur de sa tente pour se retrouver à l’air frais du

80
matin. Certains chevaliers étaient déjà debout et
s’occupaient de défaire leur tente.
— Alors, Kylian ? lança Terendis avec un air amusé
en lui lançant une pomme. La forme, aujourd’hui ?
— Je me porte comme un charme !
Terendis éclata de rire et retourna à ses corvées à
l’instant où Farandel sortait de sous sa tente. Kylian
ne put s’empêcher de tiquer à son teint blafard.
— Tu as la tête d’un déterré, dit-il.
— Merci pour le compliment, bredouilla Farandel en
réprimant un bâillement.
— Mauvaise nuit ?
— Excellente nuit.
— Ah… C’est vrai que tu as l’air… d’avoir la pêche !
Farandel lui lança un regard lourd de sens et Kylian
prit congé de lui pour manger un morceau avant qu’ils
ne reprennent la route.
Vers la fin de la matinée, d’épais nuages gris
s’amoncelaient dans le ciel, l’air était plus lourd et
chargé d’électricité. Un orage pointait à l’horizon et
aucun abris ne s’offrait à eux. La plaine s’étendait
encore à perte de vue et Kylian commençait à se
lasser de ce paysage trop plat et maintenant trop
familier. Finalement, ce monde n’était pas tant
différent du leur. Il n’avait pas encore eu l’occasion de
découvrir des lieux surréalistes, si l’on exceptait cette
étrange forêt qu’ils avaient traversée, mais c’était
tout. En quelques jours de chevauchée, le paysage
n’avait pas grandement changé.
— Il faut trouver un abris avant qu’il commence à
pleuvoir ! s’exclama Valérian.
— Ce serait avec joie, mais il n’y a rien autour de
nous pour s’abriter, lui répondit Elrendil.
— Nous devrions atteindre le Marais Aqueux
bientôt, il faut se dépêcher et accélérer le rythme !
— Ce nom ne m’inspire aucune confiance,

81
marmonna Kylian. Lewis, est-ce que nous avons
quelque-chose à craindre de ce Marais Aqueux ?
Mais Lewis ne l’écoutait pas et toute son attention
était portée sur Farandel. Il entreprit d’éperonner son
cheval pour s’approcher du jeune médecin en
formation, inquiet.
— Farandel, tout va bien ?
— Mmh ? Oui, oui, ne t’inquiète pas. Pourquoi tout
le monde me pose la question, aujourd’hui ? bafouilla
Farandel, la voix pâteuse.
— Je ne sais pas, peut-être parce que tu es pâle, que
tes yeux sont vitreux et cernés et que tu transpires
beaucoup. Tu sembles malade.
— Je suis en pleine forme.
— Ah oui ?
Farandel tourna lentement la tête vers lui, le souffle
court. Il était médecin lui aussi, il pouvait très bien
s’occuper de lui. Cette maladie, il était capable d’en
venir à bout sans l’aide d’un autre médecin.
— Descends de ton cheval, ordonna Lewis.
— Pour quoi faire ?
— Montre-moi que tu es capable de marcher et là,
je m’en irai.
Farandel hésita longuement, mais les coups d’œil
des autres chevaliers dans sa direction l’obligèrent à
s’exécuter. Un chevalier ne devait faire montre
d’aucune faiblesse. Une maladie aussi banale que la
grippe n’était pas censée le terrasser à ce point. Alors
il prit son courage à deux mains et descendit de son
cheval, rapidement imité par Lewis. Il commença à
marcher d’un pas mal assuré, les jambes tremblantes,
mais il prit sur lui et continua de se forcer à avancer
malgré la pénibilité de la tâche. Lewis haussa les
sourcils et Farandel sentit son regard scrutateur
l’analyser avec minutie.
— J’aperçois les premiers chapeaux des

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champignons ! annonça Valérian.
— Des champignons ? fit Kylian.
— Oui, des champignons géants… lui répondit Axel.
Il désigna un point plus loin et Kylian aperçut
effectivement le haut de plusieurs dizaines de
champignons, aussi grands que des baobabs. Voilà
pourquoi ce marais portait ce nom. Les champignons
avaient besoin d’humidité pour croître, ils étaient
sûrement entourés d’eau, mais il devait y avoir des
parcelles d’herbe leur permettant de s’aventurer dans
ce marais. Sinon, ils ne se dirigeraient pas droit vers
celui-ci.
Son rêve se réalisait enfin. Il allait pouvoir explorer
un endroit atypique et fantastique, un lieu rempli de
magie et de mystères. Il avait hâte d’y être, mais
c’était sans compter sur l’arrêt imprévu qu’ils allaient
devoir effectuer. Un cri derrière lui l’obligea à tourner
la tête et il eut seulement le temps de voir Farandel
s’effondrer et Lewis le rattraper maladroitement pour
l’allonger au sol. Plusieurs chevaliers posèrent un pied
à terre pour rejoindre le médecin et Kylian en fit
autant. Quand il parvint à se frayer un chemin parmi
les chevaliers agglutinés autour de Lewis et Farandel,
Kylian vit le magicien agenouillé à côté du corps
inerte, une main posée sur son front. Elle brillait
d’une lueur douce et la lumière se détacha d’elle pour
parcourir tranquillement le corps de Farandel.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— De la fièvre. Il est épuisé, mais je ne comprends
pas ce qui a pu ainsi le vider de ses forces.
— Nous devrions le mettre dans la charrette et
continuer d’avancer. L’orage n’est plus très loin.
— Je sais, je me dépêche.
Le regard concentré, Lewis fronça les sourcils et la
lumière disparut. Son regard s’apaisa.
— Ok, c’est bon, j’ai terminé. Je pense savoir ce

83
qu’il a, mais nous devons trouver un refuge. Elrendil,
peux-tu m’aider à le mettre dans la charrette ?
L’elfe accepta et, à deux, ils soulevèrent Farandel
dans leurs bras pour l’amener jusqu’à la charrette
tandis que les autres chevaliers regagnaient leur
monture. Malgré la curiosité qui le rongeait, Kylian
retourna dans la charrette lui aussi et ils reprirent la
route, cette fois en accélérant le rythme pour
atteindre le marais rapidement, avant que la pluie ne
les surprenne.

84
Chapitre neuf

Le Marais Aqueux

Malheureusement, la pluie s’abattit sur eux avant


qu’ils atteignent le Marais Aqueux. Ce fut d’abord une
légère bruine, si bien que les gouttes semblaient
virevolter au gré du vent, mais elle devint rapidement
violente et sans pitié. Les chevaliers furent détrempés
en quelques secondes et, malgré leur empressement à
vouloir rejoindre au plus vite le Marais Aqueux, la
pluie était si forte qu’elle formait un brouillard qui
limitait leur champ de vision. Il leur était impossible
de distinguer quoi que ce soit à plus de dix mètres
d’eux. Détrempés jusqu’à la moelle des os, le groupe
progressait difficilement. Et malgré le bruit de la pluie
qui martelait avec force et vigueur le sol, Kylian
entendit un sifflement familier lui chatouiller l’oreille.
Avant qu’il ne puisse avertir les chevaliers, il vit le
corps de Cyrion glisser de la charrette qu’il
conduisait. Valérian cria aussitôt tandis que les
chevaux s’emballaient, paniqués, et s’élançaient à
toute vitesse vers l’avant.
— KYLIAN ! AXEL !
Lewis leur faisait signe, mais plus personne ne
conduisait la charrette. Artanis s’élança à leur
poursuite tandis que les chevaliers descendaient de
leur cheval pour se dissimuler derrière d’énormes

85
rochers. Kylian voulut entreprendre d’enjamber
l’extrémité de la charrette et tenter d’atteindre les
rennes des chevaux dans l’espoir de les arrêter dans
leur course folle. Il ne vit pas l’énorme caillou lancé
dans sa direction et il ne le sentit pas non plus le
percuter à la tête.
La peur se saisit totalement d’Axel lorsqu’il vit son
ami s’effondrer dans la charrette. Artanis tentait
désespérément de les rattraper, mais son cheval
s’essoufflait rapidement. Malgré l’effroi qui s’était
emparé de lui et l’inquiétude qu’il ressentait vis-à-vis
de son ami complètement sonné par le coup, Axel
savait qu’il ne lui restait qu’une seule chose à faire.
Artanis ne réussirait jamais à atteindre les rennes,
même s’il y mettait toute la volonté du monde. Alors
Axel sauta sur le banc et plissa les yeux pour tenter
d’apercevoir les lanières de cuir à travers la pluie.
Elles étaient trop éloignées pour qu’il les atteigne de
là où il se tenait. Il lui fallait grimper sur le dos d’un
cheval. Sauter sur la selle était risqué. Il avait une
chance sur deux de se rater, tomber et être écrasé
sous les roues de la charrette.
— Axel, ne fais pas ça !
Artanis avait deviné ses intentions et voulait
l’empêcher de commettre une erreur. C’était le tout
pour le tout. Axel inspira profondément, prit son
courage à deux mains et s’appuya sur la croupe d’un
des chevaux. Il se pencha et tendit ses mains le plus
en avant pour atteindre la selle et s’agripper à elle. A
la force de ses bras, il hissa son corps sur le dos du
cheval et, quand il se sentait glisser, posait son pied
sur les attaches et s’appuyait brièvement pour se
donner un élan et remonter. Il atteignit la selle assez
maladroitement et se cala dessus, glissa ses pieds
dans les étriers et attrapa les rennes puis tira avec
force dessus. Mécontent, le cheval hennit et se cabra,

86
mais Axel s’accrocha à son encolure pour ne pas
tomber. Lentement, les chevaux ralentirent leur pas
de course jusqu’à s’arrêter totalement. Artanis put
enfin les rejoindre, soulagé.
— Bravo Axel, dit-il. Nous devons trouver un abri et
attendre que la pluie se calme pour y voir plus clair.
Axel se retourna sur sa selle, mais ils avaient perdu
le groupe de vue depuis un moment.
— Nous devons les retrouver !
— Par cette pluie, c’est impossible. Nous avons été
attaqués, Axel, la priorité est de vous protéger. Nous
devons poursuivre ce voyage, avec ou sans les autres
chevaliers.
Axel écarquilla les yeux, étonné, mais Artanis
n’était que trop sérieux et envisageait réellement
d’abandonner ses frères d’armes.

***

La tempête était telle qu’ils étaient incapables de


cibler la position de leurs attaquants ni de connaître
leur nombre exact. Heureusement, les quelques
rochers qui se trouvaient sur leur route leur servaient
de cachette, mais il était évident que leur ennemi
savait très exactement où frapper.
Adossé contre la pierre froide et mouillée, Valérian
jeta un regard en direction de Cyrion, toujours étalé à
terre. Sa jambe gauche formait un angle étrange, elle
avait sûrement été brisée par la charrette quand il
était tombé.
— Il faut le rapprocher ! cria-t-il pour se faire
entendre par-dessus le tonnerre et la pluie.
— C’est trop risqué ! hurla Thalion. Ceux qui nous
attaquent savent où tirer, la pluie n’est pas un
problème pour eux !
Terendis le poussa légèrement pour passer tout en

87
avançant à couvert des pierres. Il s’arrêta là où les
roches disparaissaient et respira calmement pour se
donner le courage nécessaire. Une fois prêt, il
s’élança vers son compagnon d’armes. Il entendit
aussitôt plusieurs sifflements percer l’air et sentit les
flèches le frôler. L’une d’elles se planta dans son
épaule et, malgré la douleur, Terendis ne s’arrêta pas
dans sa course. Son ami était sa priorité. Quand il
l’atteignit, il se jeta à terre pour éviter la nouvelle
volée de flèches et un bouclier magnétique apparut
soudain au-dessus de sa tête, contre lequel se heurta
une pierre aussi grosse que son poing, mais lancée à
une vitesse qui aurait pu le tuer. Choqué, Terendis se
tourna vers Lewis et lui fit un signe de la tête pour le
remercier. Il glissa ensuite ses mains sous les aisselles
de Cyrion et le souleva légèrement pour le tirer en
arrière, aussi vite que la terre boueuse et glissante le
lui permettait.
Quand il rejoignit ses camarades, il s’affala aussitôt
à terre en grimaçant sous la douleur et retira
immédiatement la flèche en dépit de la contre-
indication de Lewis.
La pluie s’arrêta soudainement et un rayon de soleil
perça l’épaisse couche nuageuse. Valérian en profita
pour se mettre rapidement à découvert et analyser les
environs de son œil vif. Il était le plus rapide pour
repérer les ennemis et compter leur nombre. C’était
un don qu’il possédait et qui s’était souvent avéré très
utile.
La seconde d’après, il se cachait à nouveau avant
qu’une flèche n’ait pu être tirée.
— Il y a une forêt à quelques mètres d’ici. J’ai
repéré neuf ennemis, dit-il. Ils sont tous à portée de
vos arcs. Carmina, avec ta rapidité tu peux en abattre
trois à toi toute seule. Ils ne sont pas particulièrement
bien dissimulés. Elessar, tu es le plus veinard, le tien

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se trouve juste en face de toi, mais attends qu’il soit à
découvert. Tëmeri, Elrendil et Terendis, les vôtres
sont dissimulés dans les arbres et camouflés. Vous
devez bien viser pour les atteindre, mais je ne doute
pas de vos capacités. Quant à moi, je m’occupe des
deux derniers qui sont sans cesse en mouvement.
Vous êtes prêts ?
Tous les chevaliers, leur arc en main et une flèche
encochée, hochèrent d’un signe affirmatif de la tête.
Valérian s’arma lui aussi et compta jusqu’à trois. Le
compte terminé, ils se levèrent tous et les flèches
s’abattirent rapides et impitoyables sur leur ennemi,
avec une dextérité et une vitesse qui ne permit pas à
leurs assaillants de riposter. Les corps s’effondrèrent
les uns après les autres comme des mouches et un
étrange calme s’installa.
Soulagé, Valérian ne perdit pourtant pas de temps à
savourer cette petite victoire.
— Carmina, Terendis et Thalion, récupérez toutes
les armes et le matériel que vous pouvez sur les corps.
Elrendil, Elessar et Tëmeri, essayez de retrouver nos
chevaux, ils ont pris la fuite avec toute cette panique
et cette agitation. Nous avons besoin d’eux si nous
voulons essayer de rattraper Kylian et Axel, ainsi que
Farandel. Artanis doit sûrement être avec eux. Enfin,
j’ose l’espérer.
Les chevaliers se dispersèrent aussitôt suite aux
ordres donnés et Valérian s’approcha de Lewis qui
examinait attentivement Cyrion.
— Comment va-t-il ?
— Il est complètement sonné, mais ça devrait aller.
— Et pour sa jambe ?
— Elle est brisée et il a une blessure ouverte au
genou.
— D’accord. Je suppose que tu peux soigner ça,
n’est-ce pas ?

89
Lewis prit une profonde inspiration et leva les yeux
vers Valérian, l’air embarrassé.
— Quoi ?
— En théorie, oui, je peux soigner cette blessure.
— Et en pratique ?
— J’ai… J’ai euh… une sorte de phobie.
— Une phobie de quoi ?
— Des os et des craquements d’os.
Muet de stupéfaction face à cette révélation,
Valérian ouvrit légèrement la bouche mais aucun mot
n’en sortit. Visiblement, il cherchait quoi répondre
mais rien ne lui venait à l’esprit.
— Il va falloir lui faire une atèle le temps de
retrouver Farandel ou de dénicher un médecin
compétent dans un petit village, poursuivit Lewis, les
joues légèrement roses. Et il faut également soigner
sa plaie au genou. Je suis désolé, Valérian, je ne peux
rien faire pour lui de ce côté-là.
— Je te connais depuis des années et c’est la
première fois que tu me parles de cette phobie,
confessa Valérian. Comment se fait-il que je n’en
savait rien avant ?
— J’évite d’aborder le sujet, c’est gênant pour moi,
fit Lewis en se relevant. Et quand quelqu’un venait me
consulter par rapport à ce genre de blessure, je les
envoyais toutes vers Farandel en lui implorant de
garder le silence.
— Oui, mais la magie de Farandel s’est révélée à lui
il y a quelques mois seulement…
— Mon ancien assistant était discret lui aussi.
— Tu es le plus grand magicien que ce monde
connaisse et un os brisé peut t’effrayer.
Refroidi et en colère, Lewis se sentait perdre son
sang-froid et s’apprêtait à répliquer, vexé et humilié,
jusqu’à ce qu’un éclat de rire franchisse les lèvres de
son chef. Perdu et décontenancé, un maigre sourire

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flotta sur les lèvres du magicien et il se laissa
contaminer par le rire de Valérian.
— Bon, OK, fit Valérian. Je vais chercher de quoi lui
faire une atèle. Surveille-le en attendant, d’accord ?
— Oui. Valérian ?
— Mmh ?
— Merci pour ta compréhension.
— Je te dois bien ça, tu nous as sorti plusieurs fois
de problèmes. Si je peux t’aider au moins une fois en
retour, c’est avec plaisir.
Ils s’échangèrent un sourire complice et Valérian
s’éloigna pour chercher quelques morceaux de bois et
de la corde pour la confection de l’atèle. Quand il
arriva à l’orée de la forêt où Carmina, Terendis et
Thalion déambulaient, les bras chargés de matériel, il
décida d’approcher un des corps, intrigué. Sans
difficulté, il reconnut là un Haut-Elfe. Ils étaient
facilement reconnaissables parmi les autres races
d’elfes grâce à leur peau d’un vert discret et
légèrement scintillante, leurs yeux souvent d’un bleu
électrique, mais surtout grâce à leur style
vestimentaire. Ils étaient les seuls à se parer d’étoffes
aux couleurs vives et toujours coûteuses, légères et
vaporeuses. Ils aimaient particulièrement les longues
tuniques brodées aux manches larges. Mais, pour les
éclaireurs ou les combattants, ils avaient pour
coutume de chausser des bottes en cuir, un pantalon
fin et très élastique pour leur permettre de se mouvoir
librement, les hanches ceintes d’une ceinture en cuir
avec une boucle d’argent représentant le logo de leur
faction. Ainsi, ils pouvaient y attacher bourses et
poignards, fioles et fléchettes empoisonnées. Leur
haut était composé d’écailles d’hydre, parfaite
protection contre les projectiles mortels. Leur solidité
avait fait leurs preuves plusieurs fois.
Thalion avait déjà évoqué une attaque de la part des

91
Haut-Elfes. Et, à présent, eux-mêmes avaient été
attaqués. Il s’agissait peut-être du même groupe qui
voulait remettre la main sur l’elfe déshérité, mais
Valérian en doutait sérieusement. Les Haut-Elfes se
comportaient d’une manière suspecte et, de plus en
plus, Valérian commençait à croire qu’ils prévoyaient
de commanditer une attaque de plus grande
envergure plus tard. Ils étaient peut-être ceux qui
voulaient semer le chaos et la destruction, ceux qui
alimentaient la Prophétie.
— Des Hauts-Elfes. Étrange, non ?
Valérian sursauta et leva la tête. Carmina s’était
approchée et fixait le cadavre avec un air dégoûté.
— Plus nous approchons de la date butoir de la
réalisation de la Prophétie, et plus les passages qui
nous demeuraient flous jusqu’à ce jour s’éclaircissent.
Et si les Haut-Elfes étaient notre ennemi ?
— C’est très probable, mais nous n’avons aucune
réelle preuve.
— Nos relations avec les Haut-Elfes étaient
pacifiques. Une attaque de leur part est comme une
déclaration de guerre. C’est une preuve bien
suffisante, tu ne crois pas ?
— A mon sens, nous devrions attendre encore avant
de leur déclarer la guerre. Si nous prenons les
devants, les Haut-Elfes sauront que nous les avons
dans notre ligne de mire et vont prévoir leurs coups
en fonction de notre réaction possible. S’ils pensent
que nous restons dans l’ignorance, nous mettons
toutes les chances de notre côté pour les arrêter au
moment le plus opportun.
— Tes décisions sont toujours très sages, Carmina.
C’est pour cette raison que j’apprécie de me tourner
vers toi.
Carmina lui sourit et s’en alla. Valérian termina sa
récolte de bois, récupéra les ceintures sur les

92
cadavres et revint auprès de Lewis. Cyrion émergeait
lentement de son inconscience mais paraissait encore
désorienté et étourdi.
— Voilà ce qu’il te faut, Lewis.
— Merci. Ça ne te dérange pas de t’en occuper ? Je
n’ose pas vraiment toucher sa jambe et encore moins
y jeter un coup d’œil…
— Il risque d’avoir mal, non ?
Lewis fouilla à l’intérieur de son sac en bandoulière
et en sortit une petite fiole, laquelle contenait un
liquide bleu pâle.
— En temps normal je peux anesthésier les plaies,
mais pour le coup… Fais-lui boire cette fiole.
— Il va être complètement endormi ?
— Crois-moi, mieux vaut qu’il dorme. De toute
manière, la douleur risquerait de le faire retomber
dans les vapes.
Valérian acquiesça, ouvrit la fiole et l’approcha de
la bouche de Cyrion. Il fit couler lentement son
contenu dans son gosier alors que Tëmeri l’interpellait
et revenait, accompagné de ses deux camarades,
Elrendil et Elessar. Tous les trois tenaient par la bride
cinq chevaux.
— L’un de nos chevaux a été abattu. Nous n’avons
pas retrouvé le dernier. Désolé pour Volauvent,
Valérian.
Le regard de Valérian s’assombrit et il ne répondit
pas, la gorge nouée par l’émotion. Les chevaliers
savaient à quel point il était attaché à son cheval.
Toutes les aventures qu’il avait vécues depuis son
enfance, c’était avec lui. Il n’avait jamais voulu d’autre
cheval que Volauvent et Volauvent avait refusé tout
autre cavalier que son maître. Plusieurs fois, il avait
été proposé à d’autres cavaliers pour de simples
entraînements, une vie de routine, des aventures
moins palpitantes, une retraite bien méritée, mais

93
Volauvent avait soif d’aventure, aimait l’adrénaline et,
surtout, appréciait son maître. Sa disparition était un
coup dur.
Pourtant, Valérian ne se démonta pas et préféra se
concentrer sur l’atèle alors que Cyrion replongeait
dans les méandres d’un sommeil artificiel profond
avec, pour dernière image, le visage de ses
compagnons penché par-dessus lui.

94
Chapitre dix

Millesia

Artanis désigna du doigt un champignon géant droit


devant eux, cinq cent mètres plus loin. Ils étaient
enfin arrivés et la pluie avait cessé, les nuages gris
s’effaçaient pour laisser apparaître un ciel bleu.
Malgré ce changement de climat brutal bienvenu,
Artanis décida de faire un arrêt sous l’un des
champignons. La pluie et l’attaque les avaient épuisés,
ils devaient manger et se reposer un peu avant de
reprendre la route. La nuit, cependant, ne tarderait
pas à tomber. Peut-être devaient-ils rester ici par
prudence, en espérant que les chevaliers les
rattrapent si tant est qu’ils aient survécu à l’attaque.
Axel opina du chef aux décisions de l’elfe et ils
conduisirent la charrette à travers l’herbe boueuse
gorgée d’eau. Plusieurs fois, elle resta bloquée et les
roues s’enfoncèrent dans la terre humide. Il leur fallut
la pousser pour avancer jusque sous le champignon.
Arrivés là, la terre était déjà plus dure et moins
détrempée, mais il leur faudrait se serrer dans la
charrette pour y passer la nuit, car le sol ne leur
permettait pas de s’y poser pour dormir. Une fois la
charrette totalement immobilisée et les chevaux
attachés à l’une des roues afin de les empêcher de fuir
en les emportant, Axel et Artanis grimpèrent à

95
l’arrière pour examiner l’état de Kylian et Farandel.
— Je t’ai entendu parler avec Cyrion l’autre jour,
avoua Axel en effleurant la blessure au front de
Kylian. Je sais que tu nous détestes et que tu n’as pas
confiance en nous.
Artanis soupira en levant les yeux au ciel. Le fait
d’avoir été surpris lors d’une conversation aussi
dérangeante ne semblait pourtant pas le gêner plus
que ça.
— Navré que tu aies entendu ça, dit-il. Oui, je ne
vous apprécie pas particulièrement, je vous trouve
insouciants et irresponsables.
— Et qu’est-ce que nous avons faits, au juste, pour
que tu aies une telle opinion de nous ? Nous avons
débarqué dans votre monde il y a seulement quelques
jours, c’est à peine si nous avons été libres de faire ce
que nous voulions !
Artanis se détourna de Farandel et planta son
regard dans celui d’Axel, que le garçon soutint
fermement, les lèvres pincées et les joues rouges de
colère.
— Comme tu l’as souligné, vous avez débarqué dans
notre monde.
— Tu es sérieux ? Tu nous reproches vraiment
d’avoir accidentellement atterri dans votre monde ?
Tu crois sérieusement que c’était notre choix de
quitter amis et famille pour nous retrouver dans un
monde au bord de l’apocalypse, essuyer un crash
d’avion, être assommés, enlevés, attaqués et sans
cesse menacés ? Tu penses que nous avons voulu tout
ça ?
Axel se releva lentement et serra les poings en
essayant de refluer la colère qu’il sentait monter en
lui, le cœur au bord des lèvres tant l’amertume était
forte. Artanis lui faisait face et ne se laissait pas
démonter par ses propos, comme si cette situation

96
l’indifférait.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi deux
garçons aussi jeunes que vous, venus d’un autre
monde, ont été désignés par la Prophétie pour la
réaliser. Pourquoi pas l’un d’entre nous ? Nous faisons
pourtant partis de ce monde, nous le connaissons
comme si nous l’avions créés.
— Justement, un peu de sang neuf est peut-être le
bienvenu. Comme nous n’appartenons pas à votre
monde, nos décisions peuvent peut-être surprendre,
nous aurons alors l’avantage sur l’ennemi.
— Non, ça ne tient pas debout.
— Et quoi, alors ? C’est injuste ? Tu aurais voulu
être désigné par la Prophétie ? Tu veux peut-être ma
place ? Si c’est le cas, je me ferais un plaisir de te
l’offrir ! J’en ai tellement marre de tout ça ! Je suis
constamment tendu, à cran, fatigué et usé de devoir
voyager, apprendre à me battre, craindre une attaque
et m’inquiéter de savoir dans quel état d’émotions
sont mes parents, si tant est qu’ils surmontent ma
disparition ! Est-ce que tu y as pensé, à ça, Artanis ?
cria Axel en faisant un brusque mouvement de la main
de laquelle s’échappa une boule d’énergie bleue que
le chevalier esquiva de justesse.
Il se retourna pour la regarder s’écraser contre le
pied du champignon et le courant électrique parcourir
entièrement ce dernier avant de disparaître. Atterré,
Axel regarda sa main sans comprendre ce à quoi il
venait d’assister. Artanis était tout aussi perdu et
interdit que lui.
— Je suis désolé, bredouilla Axel. Je ne voulais pas,
te… Pardon.
— Ce n’est rien.
— Je ne comprends pas.
— Axel, ne panique pas. Tout va bien.
— Mais qu’est-ce qu’il m’arrive, Artanis ?

97
— Je pense que tu t’es imprégné de la magie, mais
seuls Farandel ou Lewis pourront te le confirmer, fit
Artanis en l’intimant au calme par des gestes lents de
ses mains.
Axel respira par à-coups pour tenter de se calmer,
sans savoir s’il pouvait baisser ses mains ou s’il devait
les surveiller pour s’assurer qu’aucun autre incident
de ce genre ne se reproduise. Artanis s’approcha de
lui, le saisit par les poignets et l’obligea à placer ses
bras le long de son corps, puis à baisser ses épaules.
— Détends-toi, d’accord ?
— Pourquoi tu nous aides si tu nous détestes ?
— Vous êtes les deux Élus, je dois m’assurer que la
Prophétie s’accomplisse. Et… tu as raison, Axel. Je ne
veux pas être à votre place, mais je ne peux pas
m’empêcher de nourrir cette sorte de jalousie.
— Ah…
— Il n’empêche que si je ne t’avais pas mis en
colère, nous n’aurions pas su que tu t’étais imprégné
de la magie. C’est un atout considérable, mais cela
requiert un entraînement plus intensif pour toi.
— Oh, génial. J’espérais justement que tu me dises
ça.
— Cependant, seul Lewis peut t’apprendre à manier
la magie, mais il n’est pas là.
— Et Farandel ?
— C’est un apprenti mage et il n’est actuellement
pas en état de t’apprendre quoi que ce soit.
Axel soupira et s’assit dans la charrette,
complètement anéanti. Cette journée ne s’annonçait
décidément pas comme il l’avait prévue. Artanis
fouilla dans l’un des sacs et en sortit quelques
biscuits. Manger leur donnerait quelques forces pour
le reste de la journée.
Ils décidèrent de monter la garde à tour de rôle, au
cas où ils seraient à nouveau attaqués. Artanis insista

98
pour prendre le premier quart de nuit. Alors Axel
s’allongea, frissonnant. Les couvertures étant toutes
trempées par la pluie, il ne pouvait s’en couvrir.
Trouver le sommeil alors que ses vêtements étaient
encore mouillés et que la nuit était fraîche était
impossible.
Axel pouvait presque compter les minutes s’écouler
et voir les heures défiler. Il se tournait sans cesse en
essayant de trouver une position confortable, en vain.
Tenter de s’endormir dans ces conditions l’épuisait
plus que de le reposer, alors il décida de monter la
garde avec Artanis.
Une heure entière s’était presque écoulée, pendant
laquelle aucun des deux ne parla. Axel commençait à
trouver ce silence long et pesant. Seulement, il ne
trouvait aucun sujet de conversation et sa crainte
d’agacer l’elfe alors qu’il ne les portait pas dans son
cœur était la plus forte. Artanis avait beau vouloir
tenter de comprendre la situation dans laquelle les
deux garçons se trouvaient, Axel connaissait bien le
sentiment de jalousie pour l’avoir expérimenté par le
passé. C’était une émotion qui régissait les élans du
cœur et collait à la peau, se transformait en passion
absurde qui frôlait souvent la folie et pouvait se
révéler être meurtrière. Elle poussait à commettre des
actes regrettables, horribles, et parfois honteux.
Artanis acceptait peut-être le fait qu’ils soient les deux
Élus, mais il digérait très mal leur appartenance à un
autre monde et plus encore leur jeune âge. C’était
compréhensible, Axel ne pouvait pas le lui reprocher.
Il aurait voulu questionner Artanis sur son passé,
persuadé que cette jalousie malsaine était terrée en
lui depuis de nombreuses années. Un événement
douloureux ou une enfance difficile étaient peut-être
la cause de ce sentiment dangereux et maladif. Sinon,
comment expliquer cette amertume vis-à-vis d’eux ?

99
Les autres chevaliers ne paraissaient pourtant pas
dérangés à l’idée que deux adolescents humains
soient leur salut. Seul Artanis était perturbé et
troublé. Alors Axel décida de se lancer mais, à
l’instant où il se tournait vers l’elfe, celui-ci leva la
main pour l’obliger à se taire, les sourcils froncés. Son
regard était dirigé vers l’entrée du marais. Pourtant,
lorsque Axel tourna la tête, il ne vit que les ténèbres.
La nuit était trop épaisse pour distinguer quoi que ce
soit.
Les elfes, eux, avaient peut-être des capacités plus
développées, ce qui leur permettait justement de
repérer un quelconque ennemi tapis dans l’ombre. Du
moins, c’était ce que pensait Axel. Il avait beau tendre
l’oreille, il n’entendait rien. Il essayait de percer
l’obscurité en plissant les yeux, mais rien ne se
révélait à lui. Artanis avait vu ou entendu quelque
chose qui échappait totalement au garçon.
— Nous avons été suivis, chuchota Artanis. Il y a
quelqu’un tout proche de nous.
Axel recula aussitôt dans un mouvement de réflexe
et se plaça derrière Artanis en songeant avec regret
qu’il aurait voulu savoir se battre pour se défendre.
Artanis se saisit de son arc et encocha une flèche. Il la
pointa en direction d’un bruissement qu’ils
entendirent sur leur droite et une voix brisa aussitôt
le silence :
— Ne tirez pas !
C’était une voix douce et mielleuse, empreinte
d’innocence. Une silhouette se détacha de la
pénombre et Axel reconnut les traits doucereux de
l’elfe déshéritée. La surprise fut totale, autant pour lui
que pour Artanis qui abaissa son arme.
— Toi ?
— Axel, il s’agit de la fille du roi Gidéon. Tu dois la
respecter et donc, par conséquent, la vouvoyer, lui

100
reprocha Artanis.
— Ce n’est rien, assura la jeune elfe.
— Millesia, que faites-vous ici ? Ce n’est pas un
endroit sûr pour vous. Si votre père s’aperçoit de
votre absence, il va s’inquiéter et peut-être croire que
nous vous avons enlevée.
— Je lui ai laissé une lettre que j’ai glissé sous la
porte de sa chambre. Soyez rassurés, vous ne serez
aucunement considérés comme des traîtres.
Artanis lâcha un soupir et rangea son arc,
manifestement agacé. Axel ne connaissait que trop
bien ce regard, mais sa soudaine bonne humeur
n’était pourtant pas prête de s’en aller et il lui était
presque impossible de détacher son regard de celui de
Millesia.
— Certes, approuva Artanis, mais vous devez
retourner auprès de lui. Vous risquez de représenter
un fardeau pour nous. Nous avons déjà été attaqués,
car nous voyageons avec les deux élus de la Prophétie.
Si votre présence parmi nous venait à atteindre de
mauvaises oreilles, la menace sera accrue. Seule en-
dehors de la sécurité que représente votre demeure,
vous risquez votre vie. Vous ignorez combien de
personnes veulent vous mettre la main dessus.
Loin d’être offensée par les propos d’Artanis,
Millesia s’avança vers eux pour déposer son sac dans
la charrette et posa un instant ses yeux sur Kylian et
Farandel, toujours inconscients.
— Le danger ne m’effraie pas, dit-elle calmement.
Et j’en ai assez d’être traitée comme une enfant, ainsi
que de ne pouvoir quitter la ville. Je me sens
enfermée, privée de ma liberté, et cela n’a que trop
duré. Lorsque je vous ai vu arriver, accompagnés des
deux élus, j’ai su que le moment était venu pour moi
de m’en aller. Je vous ai donc suivis.
— Et vous avez réussi à nous suivre malgré cette

101
pluie diluvienne ?
— Je ne suis pas sans ressources et je suis
persuadée que, d’une manière ou d’une autre, je peux
vous être utile. Laissez-moi vous accompagner, s’il
vous plaît.
Le regard fermé, Artanis la dévisagea longuement
et Axel l’avait fréquenté assez longtemps pour
connaître sa réponse.
— La renvoyer chez elle serait très risqué,
remarqua-t-il. Elle nous suivait, nous étions donc
proches d’elle si jamais elle se faisait agresser. Si elle
s’en va maintenant, ce sera seule. Les risques qu’elle
se fasse tuer ou enlever sont énormes. Ce serait
irresponsable de notre part et son père nous le
reprocherait. Là, nous serions considérés comme des
traîtres.
— Je déteste ce que j’entends mais tu as raison,
grommela Artanis.
Un petit sourire se dessina sur les lèvres de
Millesia, puis elle désigna du doigt les deux corps
étendus dans la charrette.
— Que leur est-il arrivé ?
— Kylian a été assommé par un projectile lors de
notre attaque, commença Artanis. Et Farandel s’est…
simplement effondré. Seul Lewis sait ce qu’il a. Il était
censé nous briefer une fois arrivés dans le Marais
Aqueux, mais nous avons été séparés à cause de
l’attaque.
— Il tremble.
Aussitôt, Artanis et Axel se tournèrent vers le
médecin. Millesia avait vu juste, il tremblait et
respirait rapidement. Son visage était brillant,
recouvert d’une fine pellicule de sueur.
— Oh non…
Artanis grimpa à nouveau dans la charrette et
s’agenouilla à côté de son compagnon d’armes, puis

102
posa sa main sur son front pour constater avec dépit
qu’il était brûlant de fièvre.
— La fatigue et l’épuisement l’ont affaibli, son corps
n’a pas réussi à lutter contre le froid causé par la
pluie. Et toutes nos couvertures sont trempées, nous
n’avons aucun vêtement sec pour le réchauffer.
Axel et Millesia s’échangèrent un regard inquiet,
tandis qu’Artanis évaluait la situation.
— Je pourrais peut-être faire quelque chose, non ?
interrogea Axel. Après tout, je possède des pouvoirs
magiques.
— Non, tu n’as pas été entraîné à manipuler la
magie, c’est trop risqué, tu pourrais te tuer. Nous
avons déjà deux personnes malades, inutile d’en
ajouter une troisième.
— Pourtant, j’ai…
— C’était un coup de chance, Axel ! aboya Artanis
en lui lançant un regard furieux. Tu ne peux rien faire,
il faut attendre que les chevaliers et Lewis nous
rejoignent, si tant est qu’ils soient encore en vie…
Interdit, Axel ne sut que répondre, mais la colère
coulait dans ses veines et son cœur battait
furieusement contre sa poitrine. Il détestait être
contredit et se persuadait qu’il pouvait venir en aide à
Farandel, et pourquoi pas Kylian, malgré les dires
d’Artanis. Il sentit une main chaude se glisser dans la
sienne et sa colère s’évapora aussitôt.
— Écoute-le, Axel, murmura Millesia à son oreille.
Tu ignores tout de la maîtrise de la magie. Sans
entraînement, elle peut effectivement te tuer. Ne
reproche pas à Artanis son accès de colère, il est
simplement inquiet pour son ami.
Vaincu, Axel acquiesça.
— Moi aussi je suis inquiet pour mon ami. Il est
dans les vapes depuis un moment. Et s’il ne se
réveillait pas ?

103
— Nous ne pouvons pas repartir dans ces
conditions, balbutia Artanis plus pour lui-même. Si
nous perdons Farandel ou Kylian, la Prophétie ne
s’accomplira jamais.
— Et combien de temps allons-nous les attendre ?
— Jusque demain soir. Ils devraient être là bien
avant, mais dans le doute… Si demain soir personne
ne vient, alors il nous faudra repartir et prier pour que
Kylian et Farandel survivent.
— Kylian a simplement été assommé, bien sûr qu’il
va survivre !
Artanis ne lui répondit rien, mais son silence et son
regard fermé inquiétèrent aussitôt Axel. De plus en
plus affolé par l’état de son ami, il s’assit à côté de lui
et décida de le veiller ainsi toute la nuit. De toute
manière, il n’arrivait pas à s’endormir et Artanis non
plus. Alors ils veillèrent ainsi sur Kylian et Farandel
pour surveiller leur état et s’assurer qu’il ne se
dégrade pas davantage.
Quand Axel aperçut les premières lueurs de l’aube
quelques heures plus tard, un profond soulagement
l’envahit. Le jour se levait enfin.

104
Chapitre onze

Les îlots

Artanis observait l’horizon. Ses yeux fouillaient


minutieusement les environs, à la recherche de ses
amis, mais les lieux demeuraient déserts. Personne ne
venait et le soleil était presque à son zénith. Si ses
compagnons avaient survécu à l’attaque, ils auraient
dû être là depuis un moment déjà.
— Que leur est-il arrivé, bon sang ? murmura-t-il.
Axel perçut l’inquiétude dans sa voix et lui-même
était perplexe. Il ne connaissait les chevaliers que
depuis peu de temps, mais assez longtemps pour
s’attacher à eux. De toute manière, ils étaient son seul
lien d’attache à ce monde, ceux qui les avaient
accueilli à bras ouverts, Kylian et lui, et leur
apprenaient tout ce qu’il y avait à savoir. Ils les
aidaient dans leurs épreuves et Axel savait qu’il
pouvait compter sur eux. Il jeta un coup d’œil par-
dessus son épaule. Kylian discutait avec Millesia, tout
en gardant ses distances, et zieutait parfois dans sa
direction, un sourire coquin au coin des lèvres.
Axel sentit aussitôt ses joues s’empourprer et
préféra se concentrer sur le paysage, dans l’espoir de
voir plusieurs silhouettes s’en détacher.
— Cette absence n’est pas normale, j’ai un mauvais
préssentiment, lui confessa Artanis. Et l’état de

105
Farandel s’aggrave, il commence à délirer. Bientôt,
nous risquons de le perdre.
— Voyons le verre à moitié plein, suggéra Axel. Il
faut garder espoir et ne pas baisser les bras trop tôt.
— Tu te montres très optimiste pour quelqu’un qui
a tout perdu.
Le regard d’Axel s’assombrit en même temps que
son humeur, mais il ne releva pourtant pas. Artanis ne
devait sûrement pas mesurer la gravité de ses paroles
et la douleur qu’elles provoquaient pour les avoir
prononcées si froidement. Il n’avait pas encore réalisé
à quel point tout perdre était si douloureux,
certainement parce que ni Kylian ni Axel n’en
montraient rien. Aucun d’eux n’avait encore vraiment
réalisé et, secrètement, ils espéraient toujours se
réveiller dans l’avion, comme si tout ça n’avait jamais
eu lieu.
Axel reflua la peine qui voulait l’envahir et
l’étouffer. Heureusement, il fut rapidement distrait de
ces sombres pensées qui commençaient à le hanter
quand il aperçut, au loin, un point noir approcher
lentement.
— Artanis, regarde !
L’elfe plissa les yeux et se concentra longuement.
L’inquiétude laissa rapidement place au soulagement
et il relâcha toute la tension que son corps avait
accumulée depuis l’attaque.
— Ce sont eux. Enfin ! Ils arrivent !
— Génial ! s’écria Kylian.
Ils attendirent patiemment que les chevaliers les
rejoignent. Valérian fut le premier à les atteindre et
salua chaleureusement Artanis, ravi, puis se contenta
d’un simple signe de la tête en direction de Kylian et
Axel, jusqu’à ce que ses yeux se posent sur Millesia.
Le contentement qui se lisait sur son visage disparut
aussitôt et Millesia baissa respectueusement la tête

106
tandis qu’Axel la rejoignait.
— Que fait-elle ici ? gronda Valérian.
— Elle nous a suivi, soupira Artanis. Elle voulait
faire partie de l’aventure. Il est trop tard pour la
renvoyer, Valérian. Si elle part, seule, elle court un
grand danger.
— Millesia, j’ai à vous parler.
Millesia accepta et Valérian la prit à part pour
discuter avec elle à voix basse. Axel bouillonnait
d’envie de la rejoindre, mécontent par l’accès de
colère de Valérian. L’envie de prendre la défense de
Millesia et la préserver de la mauvaise humeur de
Valérian lui faisait perdre toute pensée cohérente,
mais il se fit violence pour garder son sang-froid et
maîtriser ses émotions, se contentant d’observer de
loin l’elfe admonester froidement la fille de Gidéon.
Dès que Lewis arriva, Artanis s’empressa
immédiatement de le rejoindre, le regard alerte.
— Te voilà ! fit-il. Lewis, Farandel est dans un état
critique, il faut le soigner rapidement !
Lewis confia aussitôt son cheval à Carmina et
grimpa dans la charrette, la mine sombre. Lorsque ses
yeux se posèrent sur Farandel qui gesticulait,
tremblait et transpirait à grosses gouttes, les
vêtements encore mouillés et le front en sueur, blanc
comme un linge, il afficha un air horrifié et
s’agenouilla. Il saisit délicatement son poignet pour
mesurer son pouls, l’autre main posée sur son front
alors que Farandel murmurait des paroles
incompréhensibles, des cernes noires sous les yeux et
les lèvres gercées.
— Depuis combien de temps est-il dans cet état ?
— La fièvre s’est manifestée hier après la pluie.
Nous n’avons pas pu le couvrir, nos affaires sont
trempées.
— J’ai séché les nôtres pendant que les chevaux se

107
reposaient, ils avaient besoin de calme et de
tranquillité, ce qui explique notre retard, avoua Lewis.
Artanis, va chercher des vêtements propres et secs et
plusieurs couvertures. Je peux soigner la maladie de
Farandel, mais son corps a encore besoin d’au moins
deux jours de repos.
Sans interroger davantage Lewis sur l’état de
Farandel, Artanis descendit de la charrette pour
fouiller à l’intérieur des sacoches. Elrendil conseilla
aux autres chevaliers de déposer la surcharge de
matériel que les chevaux portaient dans la charrette,
en veillant à ne pas déranger Lewis dans ses
mouvements et sa guérison.
Kylian considérait l’agitation autour de lui et
constata, non sans peine, qu’il n’était pas le seul à
avoir souffert de l’attaque. Il avait peut-être idéalisé
les chevaliers, les avait sûrement cru invincibles,
peut-être même immortels, éternels. Finalement, il
s’était superbement trompé. La jambe de Cyrion était
immobilisée par une atèle et Farandel souffrait d’un
mal seulement connu de Lewis. Tous les chevaliers,
sans exception, paraissaient épuisés. Ils avaient
pourtant plus d’endurance que lui, ils étaient
sûrement habitués aux longs voyage et ils savaient se
battre, ce qui laissait supposer des entraînements
fréquents et donc de l’exercice physique. Pourtant,
cette pluie et cette attaque les avaient clairement
achevés. Ils avaient tous besoin de repos, mais le
temps leur était compté et il leur restait beaucoup à
faire, surtout avec Axel qui s’était imprégné de la
magie.
Il était le seul d’entre tous à ne rien faire, excepté
Thalion. Bien évidemment, comme ils se contentaient
d’observer ce que les autres faisaient et que personne
ne venait les solliciter, leur regard se croisa. Aussitôt,
Thalion le rejoignit et lui adressa un sourire maladroit

108
qui dérangea davantage Kylian qu’autre chose.
Malgré tout, il lui rendit son sourire en espérant
afficher un peu plus d’assurance que l’elfe déshérité,
dont le physique très particulier le mettait
franchement mal-à-l’aise.
— Quelle agitation, n’est-ce pas ? fit Thalion.
C’était un début de conversation un peu gauche et
Kylian doutait sérieusement quelle aboutisse à
quelque chose de véritablement intéressant. Pourtant,
il prit malgré tout la peine de répondre à Thalion pour
lui éviter de se sentir ridicule.
— Oui. Je suis content de retrouver les chevaliers.
— Tu as une sérieuse bosse au front. Tu devrais
demander à Lewis de soigner ça.
— Oh, ce n’est rien. Elle n’est plus très douloureuse
maintenant. Blessure de guerre, je l’affiche comme un
trophée.
Thalion arqua les sourcils, manifestement surpris
par les paroles de Kylian.
— C’est idiot, dit-il. Pourquoi vouloir montrer à tous
ta blessure ?
— C’est, euh… comme une sorte de fierté,
bredouilla Kylian en cherchant ses mots. Certains
aiment montrer leurs blessures et leurs cicatrices
pour prouver qu’ils ont combattu, que ce sont des
héros et qu’ils n’ont plus leurs preuves à faire.
— Kylian, tu as bêtement été assommé sans même
avoir eu le temps de dégainer ton épée. Tu n’as pas
combattu.
— Évidemment, si l’on entre dans les détails…
Un sourire flotta sur les lèvres de Thalion et il posa
ses mains froides sur le visage de Kylian pour le
maintenir et observer d’un peu plus près sa plaie. Le
jeune homme sentit immédiatement un frisson glacé
lui parcourir l’échine et voulut se dérober à ce contact
auquel il ne s’était pas attendu, mais il savait qu’en

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agissant ainsi il froisserait Thalion qui voulait
simplement apporter son aide.
— Je pourrais soigner cette blessure, chuchota-t-il.
— Ce serait avec grand plaisir, mais dois-je te
rappeler que toute utilisation de la magie te fait
souffrir ?
Thalion pinça les lèvres, mais Kylian décela dans
ses yeux de la déception et du chagrin. Il comprit
alors que l’elfe se sentait blessé de ne pas pouvoir
l’aider alors qu’il en avait clairement les capacités.
— Je suis désolé, ne put-il s’empêcher de dire.
— Ce n’est rien, ce n’est pas de ta faute si je suis
anormal.
— Thalion, ne te rabaisse pas…
— Et quoi ? Je suis le seul elfe déshérité à posséder
des pouvoirs et si j’ai le malheur d’en user, j’agonise.
Dis-moi ce qu’il y a de normal chez moi, Kylian ! Dis-le
moi !
Mais Kylian ne sut que répondre. Finalement,
Valérian revint auprès d’eux et Thalion profita de sa
présence pour s’éclipser avant que Kylian n’ait pu
tenter de lui apporter un maigre réconfort. L’ordre de
départ fut donné et les chevaliers se remirent
rapidement en route après s’être assurés que tout
était en ordre.

***

Deux jours s’étaient écoulés pendant lesquels ils


avaient marché à un rythme soutenu, sans relâche.
Les pauses se faisaient rares et, le soir venu, Kylian se
voyait dans l’obligation de s’entraîner pour apprendre
à manier l’épée, tandis que son ami, Axel, apprenait
les bases de la magie aux côtés de Lewis. Plus ils
avançaient et plus les chemins qu’ils empruntaient
montaient.

110
C’était à cause des collines qu’ils gravissaient
péniblement que Kylian considéra juste le nom du
royaume dans lequel ils avaient atterri Axel et lui : les
Hautes Plaines. Et pourtant, il était loin de s’imaginer
ce qui les attendait encore. Au troisième jour,
lorsqu’ils atteignirent difficilement le sommet d’un
autre monticule, c’est là que toute la beauté du monde
s’offrit aux yeux des deux garçons. Devant eux se
déployait une vaste étendue d’eau d’un bleu si clair
qu’il était possible d’apercevoir les fonds marins
composés d’un banc de sable blanc, d’innombrables
coraux aux couleurs vives et chatoyantes, et d’un
nombre incalculable d’espèces différentes de poissons
qui nageaient paresseusement. Plusieurs îlots
flottaient à la surface, la plupart d’entre eux aussi
grands qu’une petite île et tous reliés par des ponts de
bois rigides, sans rambarde.
Les petites îles qui formaient ce paysage incroyable
étaient toutes différentes les unes des autres.
Certaines abritaient des villageois qui avaient bâti
leur demeure à cet endroit, d’autres servaient à la
culture, et d’autres encore étaient restées à l’état
sauvage avec leur forêt, leur petite montagne ou leur
végétation dense et touffue qui permettait le
développement d’un micro écosystème.
Impressionné, Kylian s’immobilisa en même temps
que le reste du groupe pour admirer le tableau, le
souffle court. Un gémissement, à sa gauche, lui fit
tourner la tête. Farandel émergeait enfin de son long
sommeil et papillonnait des paupières. Il avait
retrouvé quelques couleurs, son teint était plus frais
et son visage moins fatigué. Aussitôt, Kylian fit signe à
Lewis qui s’approcha de la charrette sans pour autant
monter dedans. Farandel se redressa lentement et jeta
un regard autour de lui, surpris. Quand il réalisa où ils
se trouvaient, il écarquilla les yeux, horrifié.

111
— Combien de temps est-ce que…
— Quatre à cinq jours, lui répondit Lewis.
Le visage de Farandel se décomposa et il se leva
tout à fait, mais ses étourdissements l’obligèrent à
s’asseoir à nouveau.
— Ne fais aucun mouvement trop brusque, lui
conseilla sagement Lewis. Ton corps n’est pas encore
tout à fait remis.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
— Ton pouvoir a grandi à une allure trop grande.
Ton corps et ton esprit n’y ont pas été préparés et, de
fait, ont lutté contre cette nouvelle puissance
soudaine en la confondant à un corps ennemi. Ton
corps essayait de la rejeter, ce qui lui demandait
forcément une trop grande énergie. La puissance que
tu aurais dû acquérir en plusieurs années s’est
développée en toi en quelques semaines à peine. C’est
un phénomène assez peu courant chez les magiciens
et exceptionnel chez un mage, je ne le cache pas.
— Oh…
— Nous allons faire halte dans ce village, prévint
Valérian en désignant du doigt le village qu’ils
apercevaient de là où ils se tenaient. Nous pourrons
nous ravitailler, essayer de trouver un médecin pour
Cyrion et nous reposer. Je crois que nous en avons
grand besoin.
Les chevaliers, loin de désapprouver cette agréable
décision, décidèrent de se remettre en route
immédiatement, soulagés de savoir que Valérian leur
accordait enfin un répit alors qu’il était toujours le
premier à se plaindre du temps qu’ils perdaient
continuellement.
Ils s’engagèrent les uns après les autres sur le pont
et atteignirent le premier village quelques minutes
plus tard. Les habitants, habitués aux étrangers, ne
leur prêtèrent aucune attention et continuèrent de

112
mener tranquillement leur vie tandis que le groupe se
dirigeait vers une auberge sous l’œil attentif de
Kylian. Les maisons n’avaient rien d’extraordinaire
malgré l’étrangeté de cet endroit. Elles étaient
banales et les villageois paraissaient mener une vie
extraordinairement simple. Ils se contentaient du
stricte minimum et ne semblaient pas avoir besoin de
plus pour être heureux. Il voyait les enfants courir
dans les rues en riant, le visage radieux et une
étincelle de joie dans les yeux. La plupart des femmes
avaient les bras encombrés par le linge ou un panier
rempli de victuailles, mais elles resplendissaient
littéralement et s’arrêtaient parfois pour bavarder
gaiement entre elles. Les hommes, eux, s’occupaient
des tâches les plus manuelles mais il était possible de
les entendre crier du bout d’un champ à un autre et
lancer quelques vannes avant d’éclater de rire. C’était
un cadre de vie rudimentaire qui surprenait Kylian.
Pourtant, tous semblaient heureux et respiraient la
joie et le bonheur. Ils n’avaient pas besoin de plus
pour être comblés et, un instant, Kylian les envia. Il
aurait voulu se poser là et y rester un long moment.
S’il avait dû choisir un lieu où vivre, ça aurait été
sûrement à cet endroit étrange mais paradisiaque.
Malheureusement, une prophétie le mentionnait et il
avait des obligations. Personne ne lui donnait le choix.
Avec un soupir, Kylian descendit de la charrette
lorsqu’ils arrivèrent à destination. Valérian ordonna à
Elrendil de parcourir les rues du village à la recherche
d’un médecin pour Cyrion. Une fois les chevaux
attelés, ils entrèrent à l’intérieur de l’auberge.

113
Chapitre douze

L’assaut

La nuit était déjà tombée depuis plus d’une heure,


mais l’air était encore chaud et Axel sentait l’eau
glisser sur sa peau, lécher ses pieds et se retirer
lentement, presque timidement.
Il avait découvert ce petit coin de paradis depuis la
fenêtre de sa chambre et avait décidé de s’y
promener. Comme il faisait chaud et qu’ils étaient en
pleine période estivale, il n’avait gardé que le strict
nécessaire et relevé son pantalon pour éviter de le
mouiller.
Il écoutait la mer mugir, les vagues s’écraser contre
la falaise un peu plus loin, et sentait ses pieds
s’enfoncer dans le sable mouillé, l’eau tiède remonter
jusqu’à ses genoux. Ce qui était le plus fascinant, là-
dedans, c’était cette étrange lueur qui se dégageait de
l’océan tout entier, l’illuminant tant et si bien qu’il
éclairait avec force les îles et ne permettait pas à
l’obscurité de trouver sa place dans ces lieux. Le ciel
était pourtant obscurci par les nuages, la lune avait
disparu derrière eux, mais Axel pouvait explorer
l’océan et y voir aussi clair que s’il avait fait jour. Il
regardait les poissons nager tranquillement tandis
qu’il avançait, jusqu’à ce que ses mains effleurent la
surface de l’onde. Il ferma un bref instant les yeux et

114
respira l’odeur iodée de la mer, ravi.
Il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus éprouvé
un tel sentiment de paix et de tranquillité. A cet
instant, tous les soucis que Kylian et lui rencontraient
avaient tout à coup disparu, comme s’ils n’avaient
jamais existé, et il se délectait de ce moment de
solitude. Son corps se détendait, ses muscles se
relâchaient et il se délassait dans la douce chaleur de
la mer écumante.
— Axel ?
La voix suave obligea Axel à rouvrir les yeux. Il la
reconnaissait entre toutes. Le cœur battant à tout
rompre, le jeune homme se retourna lentement et ses
yeux s’ancrèrent dans ceux de Millesia. Il n’osa
baisser son regard sur la robe légère qu’elle portait et
la jeune elfe s’avança lentement jusqu’à lui. Axel fut
incapable de détourner son regard d’elle tout le temps
où elle avançait. Une fois proche de lui, il sentit son
souffle s’accélérer et une étrange chaleur l’envahir.
Ses pensées se bousculaient dans son esprit.
Un agréable parfum fruité enveloppait la jeune
femme et Axel huma son odeur. Il s’imagina glisser sa
main dans sa chevelure soyeuse et dévorer ses lèvres
si roses et délicates. Il voulait caresser sa peau
scintillante et laiteuse, sentir la chaleur de son corps
contre le sien et son souffle brûlant contre sa peau.
Ses yeux de braise le sondaient et il crut y déceler
une étincelle de désir. Aucun d’eux ne prononçait le
moindre mot. Ce n’était pas utile. Millesia frôla sa
main de la sienne et Axel s’en empara, caressa sa
paume de son pouce, sans la perdre de vue. Elle
entrouvrit la bouche, les yeux écarquillés, et Axel posa
son autre main sur sa joue, approcha lentement son
visage du sien. Leurs lèvres se rencontrèrent d’abord
timidement et Axel crut sentir comme une décharge
électrique lui parcourir le corps. La douceur des

115
lèvres de Millesia lui fit perdre tous ses moyens et il
l’agrippa par les cheveux pour la presser contre lui et
l’embrasser plus langoureusement.
Après de longues minutes à s’échanger un baiser
passionné, Millesia se détacha de lui, pantelante et le
souffle court.
— Axel, murmura-t-elle, que nous arrive-t-il ?
Mais il fut incapable de répondre à sa question. Lui-
même ne comprenait pas son attirance pour elle. Ils
ne se connaissaient pourtant pas, s’étaient à peine
entraperçus, mais déjà il ne s’imaginait plus voyager
sans elle… comme s’ils ne faisaient qu’une seule chair.
— C’est à cause de moi si tu es venue et si tu t’es
mise en danger, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix
rauque.
Le teint cramoisi, elle se détourna de lui et préféra
admirer l’océan. Ce soudain excès de pudeur fit
sourire Axel.
— Je ne sais rien de toi, dit-elle du bout des lèvres.
Tu es étrange.
— Je suis humain.
— Tu n’es pas comme ton ami, tu es différent…
— En bien ?
Elle le scruta attentivement, puis acquiesça. Avant
qu’il n’ait eu le temps de poursuivre, elle plongea
dans l’eau et Axel décida de la suivre sous le regard
attentif de Kylian.
Avec un soupir, le jeune homme s’écarta de la
fenêtre. Il enviait en quelque sorte son ami. C’était
comme si tout ce qui leur arrivait n’avait aucun
impact sur lui. La race à laquelle Millesia appartenait
lui importait peu et il semblait avoir oublié qu’ils
n’auraient plus jamais l’opportunité de revoir leur
famille ou leurs amis. Son esprit avait peut-être mis
toutes ces choses de côté ou alors était-il plus fort que
lui, assez fort pour ne pas se noyer dans le chagrin, et

116
éprouver des sentiments pour un être d’une autre
race. Kylian, lui, savait qu’il ne reverrait jamais Julie.
Elle appartenait à son monde et il doutait
sérieusement qu’il existe un moyen d’y retourner. Il
n’était pas certain, non plus, de pouvoir éprouver des
sentiments à l’égard d’une autre fille, encore moins si
elle n’était pas humaine.
Tandis que les souvenirs affluaient et que la
mélancolie le dévorait lentement, un cri le tira de ses
pensées et Kylian tourna vivement la tête, tous ses
sens en alerte. Assis sur le lit, Cyrion se pliait en deux
sous la douleur alors que le médecin qu’ils avaient fait
venir palpait sa jambe après avoir relevé son
pantalon. La plupart des chevaliers l’entouraient pour
s’enquérir de l’état de leur compagnon, mais la mine
inquiète du médecin laissait deviner que quelque-
chose n’allait pas. Intrigué, Kylian se fraya un chemin
parmi les chevaliers et écarquilla les yeux. La couleur
de la jambe de Cyrion avait changé, elle oscillait entre
le bleu, le violet et le noir. Oui, ça ne présageait rien
de bon.
— Vous me l’amenez trop tard. A ce stade, je ne
peux pas grand-chose pour lui, bredouilla le médecin,
confus. Lui fabriquer un plâtre serait inutile, sa jambe
est gangrenée et sa fracture se répare très mal. Avec
ou sans atèle, le résultat aurait été le même sans les
soins adéquats immédiats.
Lewis pesta et tourna la tête, furieux, alors que
Cyrion lui jetait un regard désespéré, le teint pâle.
— Il faut amputer sa jambe avant que la gangrène
ne poursuive son chemin et cause la mort de votre
ami, conclut le médecin.
Valérian afficha un air horrifié et Cyrion manqua de
tourner de l’œil. A nouveau, il dévisagea Lewis, le
regard suppliant.
— Je serai relevé de mes fonctions de chevalier avec

117
une jambe amputée, s’affola-t-il. Lewis, il faut que tu
me soignes ! Je t’en supplie !
Lewis devint aussitôt blême, comme si son visage
s’était tout à coup vidé de son sang.
— Je ne peux pas, murmura-t-il d’une voix blanche.
Cyrion, tu ne peux pas me demander de faire ça…
Les yeux brillants, Cyrion se tourna alors vers
Farandel, mais l’elfe fit un pas en arrière.
— Je n’ai pas encore appris à gérer ma nouvelle
puissance, je risque de te faire exploser la jambe
plutôt que de la guérir.
Alors, en dernier recours, ses yeux se posèrent sur
Thalion et toutes les têtes se tournèrent vers l’elfe
déshérité. Il demeura parfaitement immobile un
instant, le regard interdit, alors que le médecin
préparait son matériel. Finalement, Thalion lâcha un
soupir et concéda.
— Très bien, je vais le faire.
Carmina préféra conduire Lewis hors de la pièce et
Valérian congédia le médecin en le remerciant pour
ses soins. Il obligea cependant Farandel à rester aux
côtés de Thalion au cas où les choses tourneraient
mal, même si sa nouvelle puissance était encore trop
instable.
Thalion plaça un coussin sous ses genoux, sous le
regard intrigué de tous les autres chevaliers.
— J’ai le droit à un minimum de confort si déjà je
dois souffrir pour sauver votre ami, broncha-t-il. Le
parquet est dur…
Kylian ne put s’empêcher de sourire et Thalion
retira prudemment le bandage qui entourait le genou
de Cyrion. Une odeur nauséabonde envahit aussitôt la
chambre et toutes les personnes présentes
grimacèrent de dégoût. Kylian eut un haut le cœur et,
la main plaquée sur son visage, se retourna pour se
précipiter vers la fenêtre et l’ouvrir en grand. Il

118
respira de grandes bouffées d’air frais pour éviter de
dégobiller tout son dîner, la respiration haletante.
Malgré le dégoût que lui inspirait la plaie purulente et
l’odeur de l’infection qui l’accompagnait, Thalion se
concentra et posa ses main de chaque côté de la
jambe de l’elfe.
Elles commencèrent à luire doucement et Thalion
grimaça légèrement. Il se concentra davantage et la
lueur augmenta en intensité. Les mâchoires serrées
tandis qu’il luttait difficilement pour ne pas laisser le
moindre son franchir ses lèvres, Thalion se focalisa
sur la blessure et la fixa intensément. Ses yeux
s’illuminèrent tout à coup et la chambre toute entière
fut éclairée comme si le soleil s’était levé et la
plongeait dans sa chaude lumière.
Thalion ferma les yeux et un cri rauque s’échappa
de sa gorge alors qu’il transpirait à grosses gouttes,
mais sa magie opérait d’ores et déjà. L’infection se
résorbait, la plaie cicatrisait lentement et,
progressivement, la jambe de Cyrion retrouvait sa
couleur normale. Pourtant, du sang suintait sur sa
peau et Farandel remarqua rapidement l’état des
mains de Thalion. Elles n’avaient plus de chair, comme
si elles avaient brûlé, et la peau de ses bras
commençait à partir en lambeaux, s’écorchait.
— Arrête Thalion ! s’affola Farandel. Arrête, il est
guéri !
Aussitôt, Lewis entra en trombe dans la chambre en
entendant les cris de panique de Farandel. Terendis et
Elrendil se jetèrent brusquement sur l’elfe malgré les
protestations de Lewis et l’obligèrent à reculer. La
lumière qui envahissait la pièce disparut brutalement,
éteignant toutes les bougies et lampes à huile qui
avaient été allumées, plongeant la pièce dans
l’obscurité la plus totale.
D’un geste de la main, Lewis les ralluma toutes et

119
fit naître au creux de sa paume une boule de feu
incandescente qui, pourtant, ne dégageait aucune
chaleur. Il la fit planer au milieu de la pièce pour
éclairer un peu mieux les lieux et chercha des yeux
Thalion.
L’elfe, essoufflé et blanc comme un linge, restait à
genoux au milieu de la chambre, les bras ballants,
paumes tournées vers le plafond, et la tête penchée en
avant. Terendis et Elrendil se relevaient lentement,
surpris, et Lewis les poussa doucement pour se placer
face à l’elfe déshérité au plus mal de sa forme. Il saisit
ses bras par les coudes pour éviter tout contact avec
sa chair écorchée à vif et analysa les plaies.
— Il faut les soigner, dit-il d’un ton grave. Thalion,
je dois utiliser ma magie pour soigner tes blessures.
— Je… Non, haleta Thalion. Non, je vais… S’il te
plaît…
— Préfères-tu souffrir pendant de longues journées
durant lesquelles ta chair va cicatriser ou choisis-tu
de souffrir une dernière fois pendant une minute ? Tu
viens d’essuyer une épreuve pénible, tu dois faire un
dernier effort…
Thalion releva la tête et eut du mal à fixer son
regard sur Lewis. Malgré sa mine décomposée, il
acquiesça d’un signe de la tête et Carmina soupira,
soulagée qu’il accepte.
Lewis ne posa pas ses mains sur celles de Thalion
mais les laissa flotter au-dessus. Elles brillèrent de
cette même lumière que les mains de Thalion avait
dégagé et la magie du médecin parcourut les bras de
l’elfe tout le long avant de revenir et repartir
plusieurs fois de suite. Pourtant, rien ne se produisait.
Les brûlures ne disparaissaient pas et Thalion
paraissait très bien supporter l’utilisation de la magie
sur lui.
Étonné, Lewis fronça les sourcils et stoppa ses

120
soins.
— Tu n’es pas réceptif à la magie, grommela-t-il.
Elle ne te fait pas souffrir, mais elle n’agit pas non
plus sur toi. Je ne peux pas te soigner, Thalion.
— Génial, bredouilla l’intéressé, la respiration
sifflante.
Lewis se releva et voulut aider Thalion à se
remettre debout mais, à la seconde où il se penchait
par-dessus lui, le sol trembla tout à coup. Les
chevaliers restèrent immobiles, guettant une
prochaine secousse ou des bruits anormaux qui
viendraient de l’extérieur. Nerveux, Kylian retenait sa
respiration et pria pour que ce léger tremblement ne
soit rien qui présage un funeste événement à venir.
Malheureusement pour lui, ses craintes se
confirmèrent quand ils entendirent les premiers cris
affolés et Kylian jeta un coup d’œil par la fenêtre.
Plusieurs navires se trouvaient au large, les canons
tournés vers eux. Ils bombardaient les îles sans la
moindre pitié. Et Axel se trouvait avec Millesia, non
loin.
— Saleté, laissa-t-il échapper. Nous sommes
attaqués !
— Quoi ?
Valérian le rejoignit à grandes enjambées, étonné,
et observa les environs.
— Ce sont les navires des Haut-Elfes ! fulmina-t-il,
soudain furieux et courroucé. Ils nous déclarent la
guerre !
— Comment ont-ils su où nous étions ? s’étonna
Tëmeri.
— Ils ont un magicien auprès d’eux, je pense qu’il
n’y a pas besoin de tergiverser plus longtemps là-
dessus, grogna Lewis.
— Pourquoi s’attaquent-ils à nous ?
— Et s’ils voulaient Kylian et Axel ?

121
— BOULET !
Ils se baissèrent tous dans un même mouvement à
l’instant où un boulet de canon entrait par la fenêtre
et traversait la pièce, explosant la porte et les murs en
face. Sous le choc, Kylian se redressa lentement. Le
visage rouge de colère, Valérian se saisit de son arc et
visa par la fenêtre.
— Il faut emmener les deux garçons en sécurité !
cracha-t-il. Elrendil, occupe-t-en !
— D’accord, mais où est Axel ?
— Je l’ai aperçu sur la plage tout à l’heure, lui
répondit Kylian. Avec un peu de chance, il ne s’en est
pas trop éloigné.
Elrendil agrippa Kylian par le col de son haut et le
traîna avec lui hors de la chambre tandis que Valérian
donnait les directives pour riposter à l’attaque. Mais
Kylian ne se faisait pas trop d’illusions : à onze contre
trois navires armés avec leur équipage, les chances de
survie étaient maigres. La défaite se profilait déjà à
l’horizon et l’angoisse commençait à monter, ainsi que
l’adrénaline. Kylian aurait voulu participer à la
défense de la ville, mais force était de constater que
Valérian n’y tenait pas particulièrement et le jugeait
encore inapte au combat ou trop précieux pour
risquer bêtement sa vie.
Elrendil le conduisait à travers les rues de la ville
en direction de la plage alors que les villageois
couraient dans tous les sens, terrorisés, à la recherche
d’un endroit où s’abriter. D’autres, plus courageux,
s’emparaient de tout ce qui leur tombait sous la main
et qui pouvait servir d’arme, avant de se précipiter
eux aussi vers la plage, une fourche, une pelle, ou tout
autre ustensile à la main. La panique était générale, le
désordre et le chaos régnaient alors que les boulets
de canon pleuvaient sur le village, anéantissant et
détruisant des maisons entières, explosant des

122
charrettes ou s’écrasant contre les bâtiments pour les
pulvériser entièrement avec un acharnement et une
cruauté sans égal. Les Haut-Elfes qui les attaquaient
n’éprouvaient clairement aucune sympathie vis-à-vis
des villageois et se fichaient pas mal des nombreuses
pertes innocentes qu’ils pouvaient causer.
Arrivé sur la plage, Kylian chercha des yeux Axel.
L’endroit était pourtant désert si l’on exceptait les
quelques hommes courageux qui attendaient
nerveusement l’arrivée des barques en approche,
mais nul signe de son ami ni même de Millesia.
— AXEL ! s’époumona-t-il, paniqué. AXEL !
Aucune réponse. Elrendil s’éloigna légèrement en
appelant Axel lui aussi et, aussitôt, Kylian sentit une
légère douleur au niveau de la gorge. Grimaçant, il
tâtonna et retira une petite fléchette enfoncée dans sa
chair,- comme une épine.
— Oh oh…
Il prit une profonde inspiration, vaguement effrayé.
— Elrendil ?
L’elfe se tourna sitôt vers lui alors que la vue de
Kylian se troublait déjà. Il sentit ses forces
l’abandonner, ses jambes faiblir, ployer sous son
poids, tandis qu’une étrange fatigue le submergeait
soudain. Sans pouvoir lutter ou même en avoir la
force, ses yeux se fermèrent et son corps s’effondra à
terre.
Un silence apaisant l’entoura soudainement. Un
silence paisible.

123
Chapitre treize

Thal’Lordrel

Du haut de la falaise où il se trouvait, Valérian


encocha une flèche et visa l’un des Haut-Elfes qui
sortaient de la barque pour se précipiter sur la plage,
épée à la main. L’œil vif, le regard implacable, il tendit
la corde au maximum et attendit patiemment le
moment parfait pour tirer. Encore un petit instant…
Une seconde… Deux secondes… Trois secondes… Et,
à l’instant où le Haut-Elfe abaissa son épée en
pivotant, découvrant son visage, Valérian laissa la
flèche fendre l’air à une vitesse alarmante,
impitoyable et meurtrière. Elle se planta entre les
yeux du Haut-Elfe. L’épée n’atteignit jamais sa cible et
le corps sans vie s’écroula à terre sous le regard
soulagé du villageois qu’il menaçait.
L’instant d’après, Lewis désigna du doigt une autre
barque qui se dirigeait tranquillement vers la plage.
— Elle est protégée par un bouclier anti-sort ! dit-il.
— Et qu’est-ce que ça veut dire ? s’enquit Valérian.
— Aucun de mes sorts ne peut l’atteindre, ni même
vos flèches. Ce genre de bouclier perdure une dizaine
de minutes environ. Leur magicien est à bord.
— Et ils emmènent Axel et Kylian ! s’affola Tëmeri.
Valérian baissa les yeux sur les deux garçons
inconscients que des Haut-Elfes traînaient dans le

124
sable jusqu’à la barque protégée par le magicien.
Millesia était elle aussi victime du même sort,
sûrement car elle s’était trouvée en compagnie d’Axel
au moment de l’assaut. Elle avait dû tenter de le
protéger. En revanche, Elrendil demeurait introuvable
et la pagaille était telle, sur la plage, qu’il était
impossible pour Valérian d’espérer le retrouver
facilement.
— Tëmeri, Terendis et Artanis, descendez
immédiatement jusqu’à la plage et tentaient de
récupérer Axel et Kylian ! Vite !
Les chevaliers s’exécutèrent rapidement et
dévalèrent la falaise tandis que Valérian encochait une
nouvelle flèche, alarmé, mais Lewis posa doucement
sa main sur son bras et l’obligea à baisser son arme
en secouant la tête.
— Tu sais tout aussi bien que moi qu’il est trop tard
et la vengeance n’apporte rien de bon, dit-il
doucement. La plage se vide, les Haut-Elfes battent en
retraite maintenant qu’ils ont obtenu ce qu’ils étaient
venus chercher.
— Lewis…
— Dès qu’ils ont attaqué, tu savais très bien ce qui
allait arriver, n’est-ce pas ?
Valérian se renfrogna, mécontent, mais acquiesça
malgré lui, la mine déconfite.
— Écoute, Valérian, poursuivit Lewis. S’ils avaient
voulu les tuer, ils l’auraient fait sur la plage. Nous
savons qu’ils ont l’intention de corrompre l’Arbre-
Monde, leur destination est la même que la nôtre à la
différence qu’ils empruntent un autre chemin. Nous
avons une chance de retrouver les garçons.
Valérian soupira tout en regardant le spectacle qui
se déroulait au bas de la falaise. Lewis n’avait pas
tort. Les Haut-Elfes repartaient dans leur barque en
direction des navires qui commençaient déjà à

125
s’éloigner sous les acclamations des villageois. Cet
assaut ne leur avait laissé aucune chance de gagner,
pas même le mince espoir d’une victoire. Les Haut-
Elfes savaient très exactement ce qu’ils faisaient et ils
avaient un pas d’avance sur eux.
Tout à la fois furieux et anéanti par cet échec,
Valérian jeta son arc à terre sous le regard effaré des
chevaliers et prit sa tête entre ses mains comme s’il
était tout à coup pris d’un accès de folie. Ses yeux
fouillaient nerveusement les environs et Lewis le
connaissait assez pour savoir qu’il cherchait
désespérément une solution au problème.
Le visage de Valérian s’éclaira et un étrange éclat
traversa brièvement ses yeux. Il se tourna vers Lewis,
la mine sérieuse :
— Tu vas te rendre jusqu’à Dorégon. Puisque c’est
là-bas que se trouve l’Arbre-Monde, le roi Finduilas va
s’occuper de préparer un accueil particulièrement
chaleureux à nos invités.
— Valérian, il me faudrait invoquer un portail
majeur pour parcourir une distance aussi grande en si
peu de temps, mais ni Farandel ni Thalion sont aptes à
utiliser leur magie.
— Alors tu devras te contenter d’invoquer des
portails mineurs jusqu’à atteindre ta destination.
— Quoi ? J’en aurai pour une semaine toute entière,
c’est de la folie ! Je ne peux pas vous laisser sans
protection, vous n’aurez aucun magicien en état
d’user sa magie pour vous aider, c’est trop
dangereux !
— Lewis, je ne te demande pas ta permission. Tu
vas te rendre immédiatement à Dorégon pour
prévenir le roi Finduilas de la situation, c’est
compris ?
Lewis pinça les lèvres, vexé et en colère, mais
accepta à contre-cœur. Il jeta un dernier regard à

126
Carmina qui ne le quittait plus des yeux, avant
d’invoquer le portail et disparaître derrière lui. La
jeune femme, outrée par cet ordre abusif, gifla
Valérian et s’éloigna à grandes enjambées. Elessar lui
emboîta le pas pour tenter de la calmer, tandis que
Tëmeri, Terendis et Artanis revenaient en soutenant
péniblement Elrendil.
Valérian se précipita vers eux, inquiet, et examina
rapidement l’elfe. Il avait une sévère bosse au front,
une plaie ouverte, et le sang avait coulé sur son
visage, mais c’était la seule blessure apparente.
Elrendil était simplement sonné par le coup qu’il avait
reçu.
— Nous l’avons retrouvé inconscient sur la plage,
expliqua Tëmeri. Il a repris ses esprits depuis, mais il
est encore groggy. Où est Lewis ?
— Je l’ai envoyé à Dorégon avertir le roi Finduilas
sur la situation.
Surpris, Tëmeri ouvrit légèrement la bouche en
dévisageant son chef, mais ne répondit rien. Il se
contenta de poser doucement Elrendil à terre, près de
Thalion qui se remettait encore de la souffrance qu’il
avait ressentie et qui l’avait terrassé quand il était
venu en aide à Cyrion. En revanche, ses mains
gardaient encore les traces de cet instant et le
picotaient douloureusement. Farandel s’approcha de
lui tandis que l’agitation qui régnait suite à l’assaut se
dissipait lentement. Il examina attentivement les
mains de l’elfe déshérité.
— Il va falloir les soigner, dit-il. Je peux appliquer
un onguent sur tes mains et les bander, mais il faudra
que je vérifie régulièrement l’avancement de la
cicatrisation pour m’assurer que tes blessures ne
s’infectent pas. Peux-tu me laisser faire ?
— Ai-je seulement le choix ?
Farandel lui sourit et commença à fouiller à

127
l’intérieur de sa sacoche tandis que Terendis prenait
Valérian à part pour éviter aux autres chevaliers
d’entendre ce qu’il avait à dire.
— Valérian, je ne comprends pas ta décision…
Pourquoi avoir envoyé Lewis à Dorégon ? Nous
sommes sans protection, maintenant !
— C’était la décision la plus sage. De toute
évidence, les Haut-Elfes vont atteindre Dorégon avant
nous. Ils ont une flotte. Je ne pense pas avoir pris de
mauvaise décision.
— Nous aurions pu envoyer un messager.
— Écoute, Terendis. Les Haut-Elfes ne vont pas en
rester là, ils vont s’assurer que nous ne sommes plus
en état de nuire. Aujourd’hui, ils nous ont seulement
freiné dans nos projets, demain… ils vont veiller à ce
que nous n’entravions pas les leurs, j’en suis certain.
S’il y a bien une personne qui puisse encore sauver
Axel et Kylian, c’est Lewis.
— Alors tu l’as mis à l’abri…
— Ces deux garçons sont très importants pour
l’avenir de la planète toute entière. Je suis prêt à
sacrifier ma vie s’il le faut. Est-ce que tu vas me
suivre ?
Terendis prit une profonde inspiration.
— Bien sûr, Valérian. Sois assuré que je ne dirai rien
aux autres chevaliers. Ton secret est bien gardé.
Valérian posa une main amicale sur son épaule en
signe de gratitude, puis s’éloigna.

***

Kylian émergea lentement de son inconscience. La


vision trouble, il cligna plusieurs fois des paupières
jusqu’à y voir plus clair, mais l’endroit où il se trouvait
était sombre. Il ne reconnaissait pas les lieux.
Quelqu’un l’avait négligemment placé là, sur un

128
plancher froid et rigide. Raide, Kylian prit appui sur
ses coudes pour se redresser et, par réflexe, regarda
par-dessus son épaule. Axel était là lui aussi, assis
dans un coin à se triturer les doigts, le regard perdu
dans le vide. De l’autre côté, il y avait Millesia. Elle lui
adressa un petit signe de la main pour le saluer,
manifestement soulagée de le voir enfin réveillé.
Kylian n’eut aucun mal à deviner que la pièce dans
laquelle ils se trouvaient et qui avait dû servir de
réserve autrefois, était maintenant leur prison. Ils
avaient été capturés.
— La situation ne pouvait pas être pire, bredouilla-t-
il pour lui-même.
Sa voix fit sursauter Axel qui sortit de sa rêverie. Il
observa silencieusement son ami, sans rien dire. De
toute manière, qu’y avait-il à dire ? La situation était
claire. L’ennemi les tenait captifs et ils n’avaient
absolument aucun moyen d’échapper au sort qui les
attendait. Et quand bien même, par chance ou par
miracle, réussissaient-ils à sortir de cette cellule
improvisée, ils se trouvaient à bord d’un vaisseau en
plein milieu d’un océan qui grouillait sûrement de
monstres dont les deux jeunes hommes n’imaginaient
pas même l’existence. Autrement dit, c’était une voie
sans issue. Ils étaient condamnés à rester sur ce
maudit bateau.
— Pourquoi t’ont-ils capturée toi aussi, Millesia ?
La jeune elfe haussa les épaules.
— Quand j’ai vu Axel s’effondrer, j’ai voulu le
défendre et le protéger. Je suppose que ça les a
énervés et puis… ils ont dû me reconnaître et penser
qu’ils pouvaient m’échanger contre une coquette
somme d’argent. Je suis une princesse, Kylian, j’ai
beaucoup de valeur aux yeux de qui le veut.
Kylian lâcha un profond soupir et plaça sa tête entre
ses jambes. Les yeux rivés sur le vieux parquet, il

129
commença à réfléchir. De toute évidence, si les Haut-
Elfes avaient voulu les tuer, ils n’auraient pas pris la
peine de les capturer. Ils savaient où les trouver et ils
avaient attendu le moment le plus opportun pour
attaquer, c’est-à-dire quand ils se trouvaient sur ces
îles, sans aucune échappatoire. Reliées entre elles par
des ponts, la fuite était difficile à imaginer avec les
bousculades et les gens paniqués.
— Qu’est-ce que les Haut-Elfes attendent de nous ?
— Je pense que nous allons rapidement le savoir,
souffla Axel.
— Vous êtes les deux élus de la Prophétie,
commença Millesia. Vous avez un destin à accomplir,
vous êtes notre salut. Les Haut-Elfes espèrent peut-
être qu’en vous capturant, ils peuvent vous corrompre
pour que vous les aidiez dans leur mission.
— Ils auraient tout aussi bien pu nous tuer.
— S’ils ont une chance de réussir leur projet, vous
représenterez un atout et un avantage très précieux
pour eux.
— Depuis combien de temps réfléchis-tu aux
intentions des Haut-Elfes pour en être venue à ces
conclusions ?
— J’ai eu quelques heures devant moi. Vous avez
mis du temps à émerger…
— Nous sommes fichus, de toute manière,
grommela Axel. Soit nous virons de bord et nous
devenons les méchants, soit nous mourons.
— Ne sois pas aussi pessimiste, il y a forcément un
moyen de tourner la situation en notre faveur.
Quand il entendit des pas dans le couloir, Kylian se
recula aussitôt pour se coller au mur derrière lui. Son
cœur s’emballa aussitôt alors qu’une ombre
apparaissait sous la porte. Il retint son souffle le
temps que la porte soit déverrouillée et, quand elle
s’ouvrit lentement en grinçant sur ses gonds, Kylian

130
sentit son sang ne faire qu’un tour.
Un Haut-Elfe pénétra lentement dans la cellule. Sa
posture droite et raide, sa coiffure élégante, son
visage ferme et sévère, laissaient supposer qu’il
s’agissait d’une personne d’importance. Sa tenue ne
faisait que le confirmer. Il était paré d’une longue
tunique ample et vaporeuse, lui permettant de se
mouvoir facilement. La délicatesse du travail laissait
supposer qu’elle avait été brodée d’une main experte
avec des étoffes coûteuses et de qualité, aux couleurs
vives et chaudes. Les broderies d’or qui ornaient le
haut du vêtement étaient complexes, sinueuses mais
élaborées. Un travail minutieux puisqu’il laissait
entrevoir des symboles que Kylian était incapable
d’interpréter, mais qui étaient bien là.
Ce Haut-Elfe était le contraire absolu de Lewis.
D’un côté, il y avait Lewis avec ses cheveux courts,
constamment en bataille, et ses vêtements serrés qui
lui collaient à la peau, assez sombres et cousus avec
des matières peu coûteuses et sûrement de qualité
médiocre. Et, de l’autre côté, il y avait lui. L’élégance
même. De longs cheveux soigneusement coiffés,
d’amples vêtements au prix exorbitant et d’une qualité
rare, et cette droiture inquiétante qui pouvait presque
laisser suggérer que ce n’était pas un Haut-Elfe, mais
un androïde. Rien n’était laissé au hasard. Il n’y avait
pas même une mèche qui dépassait de sa coiffure, ni
un accroc sur ses vêtements ou même le moindre pli.
— Bonjour…
Aucun des trois prisonniers ne daigna répondre.
— Je m’appelle Thal’Lordrel. Je suis le magicien des
Haut-Elfes.
Aussitôt, Kylian sentit son sang se glacer. Si ce
Haut-Elfe disait vrai, alors il était capable de les
réduire en cendres en un claquement de doigts s’il le
souhaitait. Mieux valait-il ne pas le contrarier.

131
— Je suis vraiment très heureux et enchanté de
faire votre connaissance, poursuivit-il sans se
démonter par le silence insistant des captifs. Nous
vous attendions depuis si longtemps Kylian. Axel. Je
suis sûr que vous possédez des talents uniques si vous
avez été cités par la Prophétie et, aujourd’hui, je vous
propose de les mettre à disposition pour servir une
noble cause.
— Une noble cause ? s’étrangla Axel. Vous
envisagez de corrompre l’Arbre Monde !
— Oui, en effet, mais dans l’unique but de recréer
ce monde et partir sur de nouvelles bases afin que
l’harmonie règne. Je suppose que les personnes avec
lesquelles vous étiez vous ont donné très peu
d’informations sur notre monde et ce dont… vous êtes
capables. Axel, tu es un magicien hors pair même si tu
l’ignores encore. Je peux t’enseigner tous les secrets
de la magie si tu le souhaites. Et toi, Kylian, tu es un
guerrier dans l’âme, mais je devine que personne ne
t’en a soufflé mot.
Interdits, Kylian et Axel s’échangèrent un regard
rempli d’incompréhension tandis qu’un sourire se
dessinait sur le visage de Thal’Lordrel.
— Je vous laisse réfléchir à tout ceci et je vais
demander à ce qu’un repas chaud vous soit apporté
afin que vous repreniez des forces. Navré pour ce que
nous vous avons fait subir. Sans cela, Valérian ne nous
aurait jamais laissé vous conduire avec nous. Je vais
discuter avec mon supérieur pour qu’il vous octroie un
endroit plus confortable où dormir.
— Attendez… fit Axel avant que Thal’Lordrel ne s’en
aille. Nous ne sommes pas vos prisonniers ?
— Vos prisonniers ? Oh non, loin de moi cette idée
incongrue. Vous êtes nos invités.
Et sur ces paroles, Thal’Lordrel quitta la cellule. La
porte se referma avec un cliquetis bruyant avant de

132
laisser un étrange silence retomber dans la pièce.

133
Chapitre quatorze

L’apprentissage

Ahuris, Kylian écarquilla les yeux et tenta de calmer


le flot de colère qu’il sentait monter en lui. Les joues
rouges, la rage au bord des lèvres, il fut incapable de
se retenir plus longtemps :
— Nous ne sommes pas vos prisonniers ? explosa-t-
il. Non, mais tu es sérieux Axel ?
Axel lui fit aussitôt signe de baisser d’un ton et
Kylian pria pour que son ami n’ait pas complètement
perdu la tête. Il se retint avec peine de lui cracher
dessus, bouillonnant de colère, et prit son mal en
patience en attendant les explications. Elles ne
tardèrent pas :
— Oui, je suis sérieux, acquiesça Axel à voix basse.
— Tu n’avais pas de question plus idiote en tête ?
cria Kylian, fou de rage.
Axel leva les yeux au ciel, exaspéré, mais
poursuivit :
— J’ai voulu lui laisser penser que j’étais prêt à le
croire concernant ses intentions en me faisant passer
pour quelqu’un de naïf, d’où ma question idiote,
expliqua-t-il. S’il avait compris que nous ne sommes
pas dupes, nous serions déjà morts et enterrés. Il
laisse clairement sous-entendre qu’il va nous fournir
un apprentissage adapté à nos compétences, alors

134
profitons-en. Et, une fois prêts, nous pourrons frapper.
— Oh…
La colère de Kylian retomba brusquement. Il
comprenait mieux, maintenant. Axel avait bien
raisonné et déjà tout planifié, semblait-il. Soulagé,
Kylian se détendit et posa sa tête contre le mur froid,
puis ferma les yeux. Maintenant, ils n’avaient plus
qu’à attendre que leur apprentissage débute.
Un peu plus tard, un Haut-Elfe leur apporta à
manger et, l’heure suivante, ils furent conduits
jusqu’à leur nouvelle chambre. Une cabine composée
de quatre lits superposés. La pièce était étroite, mais
bien plus confortable que celle dans laquelle ils
s’étaient trouvée plus tôt. Être dans les bonnes grâces
de Thal’Lordrel avait finalement ses avantages. Ils
avaient retrouvé le confort d’un vrai lit et Kylian en
profita pour s’allonger sur l’un deux, ravi.
Thal’Lordrel vint les retrouver quelques minutes
plus tard pour leur annoncer personnellement que
leur apprentissage débuterait seulement le lendemain.
Pour l’heure, avec les épreuves qu’ils avaient subies,
ils avaient tous besoin de se reposer et reprendre
quelques forces. Il leur indiqua également le chemin
d’une salle d’eau et leur proposa de nouveaux
vêtements propres et secs. Ils acceptèrent volontiers.
Kylian proposa à son ami de le suivre dans la salle
d’eau, mais Axel préférait s’y rendre avec Millesia.
Elle était sûrement la seule femme présente sur le
navire, mieux valait-il prendre quelques précautions
et Kylian approuva. Alors il s’y rendit seul et savoura
les délices d’un bain chaud. Il y resta une longue
heure, à se délecter de l’eau tiède et savonneuse sur
sa peau. Il y avait bien longtemps, lui semblait-il, qu’il
ne s’était pas lavé.
Lorsque l’eau lui parut froide, il en sortit, se sécha
rapidement et enfila les vêtements donnés par

135
Thal’Lordrel. Quand il rejoignit sa cabine, une fois
Axel et Millesia partis, il s’allongea sur l’un des lits. La
fatigue s’empara de lui presque aussitôt. Il ne s’était
pas rendu compte à quel point il était épuisé. Alors il
décida de fermer un court instant les yeux et
s’endormit instantanément.

***

Axel avait rejoint Thal’Lordrel dans ses


appartements et Millesia avait tenu à être présente.
De fait, Kylian se retrouvait seul dans la cabine. Il
veilla à ce que le couloir soit désert et guetta le
moindre son de pas, mais seul le silence fit écho à ses
oreilles. Alors il referma la porte et sortit de sous son
matelas une feuille qu’il déplia. Le regard morose,
Kylian s’assit sur son lit sans quitter des yeux le
dessin de Julie. Elle lui manquait terriblement.
Voilà une semaine qu’ils se trouvaient sur ce maudit
rafiot, une semaine pendant laquelle Kylian avait été
contraint d’assister aux regards langoureux que
s’échangeaient Axel et Millesia, à leurs baisers
rapides, à leurs caresses discrètes, à leurs mots
doux… Des gestes et des paroles qui lui avaient
douloureusement rappelé ses sentiments pour Julie et
l’avaient brutalement ramené à la réalité. Il avait alors
pris conscience de sa situation et du fait que jamais
plus il ne pourrait poser les yeux sur elle, contempler
son sourire, écouter son rire, admirer son visage
radieux, se noyer dans le lac de ses yeux, respirer son
odeur, espérer un contact physique avec elle, aussi
bref et fugace soit-il.
La gorge nouée par l’émotion, Kylian prit une
profonde inspiration et caressa le dessin du bout des
doigts. C’était l’image d’elle qu’il gardait en tête. Une
jeune femme belle, admirable et incroyable,

136
courageuse et aventurière. Elle aurait aimé se
trouver-là, mais elle n’aurait pas supporté la
séparation avec ses amis et sa famille. Lui était obligé
de vivre avec cette pensée tous les jours, avec ce
sentiment d’absence qui commençait à l’étouffer et lui
peser sur la conscience.
De sous son oreiller, Kylian en extirpa un cahier. Il
l’avait trouvé dans le petit bureau qui faisait le coin de
la chambre et s’en servait de journal intime pour
déverser tous ses sentiments et toute sa tristesse,
comme une thérapie. Ça l’apaisait un temps, mais la
douleur finissait toujours par revenir. Elle s’accrochait
désespérément à lui et le dévorait lentement de
l’intérieur. Chaque jour qui s’écoulait devenait plus
difficile, mais Kylian n’en démontrait pourtant rien.
Par crainte ? Par peur ? Lui-même l’ignorait. Il ne
voulait simplement pas que son ami sache la douleur
qu’il ressentait, comme si elle pouvait déteindre sur
lui et lui gâcher le bonheur qu’il ressentait et
partageait avec Millesia. Il ne pouvait pas les priver
de ça.
Kylian soupira, ouvrit le cahier et commença à
griffonner quelques notes dedans, la main tremblante.
Ce moment de tranquillité qui lui était offert ne dura
pas. Trois coups furent frappés à la porte et Kylian
s’empressa de ranger ses affaires et d’essuyer ses
larmes. Il se racla la gorge et tenta de reprendre un
peu d’assurance pour maîtriser sa voix afin qu’elle ne
trahisse pas son état émotionnel.
— Entrez.
La porte s’ouvrit. C’était Jordun, son maître
d’armes. Il venait probablement le chercher pour
l’entraînement.
— Kylian, c’est l’heure de ta séance. Tu es prêt ?
— Aussi prêt que je peux l’être.
Jordun lui sourit et s’effaça pour laisser passer

137
Kylian. Comme à leur habitude, ils se rendirent sur le
pont du navire, là où la place leur permettait de
combattre aisément. L’équipage veillait à éviter cette
zone pour ne pas les déranger et, la plupart du temps,
préférait cesser toute activité pour assister à
l’entraînement. Jordun tendit une épée à Kylian et
tous deux se mirent en position, prêts à attaquer.
Quelques mètres plus bas, Axel apprenait les bases
de la magie dans les appartements de Thal’Lordrel.
Malheureusement pour lui, ils n’en étaient pas encore
arrivés à la pratique. Assis dans un des fauteuils de
cuir en face de la cheminée dans laquelle brûlait un
feu réconfortant, le jeune homme écoutait ce que son
nouveau maître lui apprenait. Millesia et Thal’Lordrel
occupaient deux autres fauteuils, réunis autour d’une
table basse sur laquelle trônaient une assiette de
biscuits et des tasses de thé encore fumantes.
— La concentration et la patience sont les deux
points primordiaux, expliqua Thal’Lordrel. Sans eux,
sois certain que jamais tu n’arriveras à rien.
— Je n’ai aucune de ces deux qualités-là.
— Tu les possèdes. Elles sont enfouies au fond de
toi, tu dois seulement travailler à les maîtriser. C’est
la partie la plus difficile dans l’apprentissage, je le
conçois.
— J’en ai assez de la théorie, j’ai besoin de passer à
la pratique ! se lamenta Axel.
— Un bel exemple de patience que tu nous offres là,
le taquina Thal’Lordrel. Axel, la magie peut être
dangereuse, même pour le magicien le plus
expérimenté au monde. Avant de savoir la manier, tu
dois la comprendre et pour la comprendre, il te faut
apprendre comment elle fonctionne.
Axel le dévisagea sans vraiment comprendre les
paroles du magicien. Thal’Lordrel le comprit
rapidement et se releva lentement pour s’approcher

138
de la cheminée.
— Pour utiliser la magie, poursuivit-il, il faut que tu
te concentres et la canalise. Ton corps tout entier est
comme un réceptacle et un conducteur. C’est toi qui
dirige et oriente la magie avec la puissance souhaitée.
Tu comprends ça ?
Incertain, Axel acquiesça malgré tout.
— Une fois la magie canalisée, tu peux l’expulser de
ton corps avec la puissance que tu désires, mais
seulement par le biais de tes mains.
— Seulement par mes mains ? Pourquoi ? Je ne peux
pas, par exemple, me servir de mes yeux à la place ?
Thal’Lordrel secoua doucement la tête en fermant
brièvement les yeux, les mains jointes.
— Oui, mais c’est trop dangereux. Autant d’énergie
canalisée en toi peut être mortelle. Si tu rates l’instant
où tu expulses ta magie, elle peut t’être fatale. En
l’orientant vers tes mains, tu as plus de chance de
survie si tu rates ton coup.
— Attendez… Parle-t-on de magie ou d’énergie ?
— Les deux, en vérité. La magie représente ton
énergie. En vérité, magie est un acronyme et signifie
Manipulation Agile de Gestion Intelligente de
l’Énergie.
Béat, Axel ouvrit légèrement la bouche. Il ne s’était
pas vraiment attendu à une telle information.
Finalement, la magie ne représentait pas ce qu’il
s’était toujours imaginé. Elle n’était qu’un concentré
d’énergie pure qu’une personne était capable de
canaliser en elle avec une puissance phénoménale
pour en user d’une manière tout à fait extraordinaire.
Il avait encore tellement à apprendre.
— Les magiciens peuvent donc s’épuiser en utilisant
la magie ?
— Exactement. C’est également pour cette raison
qu’il est déconseillé à un apprenti magicien de

139
s’essayer à de puissants sorts dès le départ.
— Le mot « sort » est-il aussi un acronyme ?
— Sortie Orientée du Réceptacle Temporaire.
Formulé de la sorte, aux yeux de certains cela n’a
absolument pas la moindre signification, mais le mot
« sort » est le diminutif de « sortilège ». Souhaites-tu
en savoir davantage ? Je pensais pourtant que la
théorie t’exaspérait.
— Euh, non… fit Axel en secouant la tête,
abasourdi.
— Bien, alors revenons-en au sujet principal.
Comme je te le disais, si le contrôle de la magie
t’échappe alors que tu l’orientais vers tes mains, tu as
plus de chances de survivre.
— Pourquoi ?
— La magie remonte en toi à la vitesse d’un ressort.
Si tu l’orientes vers tes mains, tu peux la guider en
bougeant facilement. Si tu la diriges vers tes yeux,
cela demande déjà une plus grande concentration. Si
tu es distrait, déconcentré, et que tu oublies
d’expulser toute cette énergie que tu auras canalisée,
elle va remonter jusqu’à ton cerveau et le griller.
Sonné, Axel écarquilla les yeux.
— La magie peut donc être véritablement mortelle ?
Thal’Lordrel acquiesça d’un signe de la tête.
— En effet, oui. Et c’est pour cette raison que la
maîtrise de la magie requiert un long apprentissage.
Avec un bon professeur pour t’enseigner la magie, tu
n’as plus rien à craindre d’elle.
— Je ne suis plus certain de vouloir apprendre à la
manier, bredouilla Axel, confus. Je risque ma vie en
voulant l’utiliser.
Un petit sourire se dessina sur les lèvres de
Thal’Lordrel et il regagna sa place dans le fauteuil.
— Je serai à tes côtés, je peux rattraper tes erreurs
et t’épargner une mort foudroyante.

140
Anxieux, Axel ne put s’empêcher de se tourner vers
Millesia pour examiner sa réaction. Elle aussi ne
paraissait pas très sûre. Pourtant, apprendre à utiliser
la magie était leur issue de secours. Il avait besoin de
devenir un magicien confirmé pour leur permettre
d’échapper aux Haut-Elfes. Malgré ses craintes, Axel
se voyait dans l’obligation d’accepter cet
apprentissage.
— D’accord, j’ai saisi l’importance de se concentrer,
dit-il.
— Bien, nous allons donc commencer par exercice
très simple. En premier lieu, il faut que tu apprennes
à vider ton esprit de toutes pensées.
— Et comment je saurai si je réussis ?
— Tu cesseras de me poser des questions, car plus
rien ne saurait te distraire. De fait, ton impatience
disparaîtra elle aussi. La concentration et l’impatience
sont étroitement liées dans le domaine de la magie.
Quand tu auras réussi à vider ton esprit de toutes tes
pensées, alors tes inquiétudes s’en iront et ton esprit
ne sera plus dissipé par une envie, un désir, un
sentiment ou encore une émotion. As-tu compris ?
— Je crois…
— Bien. Ferme les yeux et ne pense plus à rien,
Axel.
Axel fit la moue, mais ferma les yeux malgré lui et
tenta de ne penser à rien. Après deux longues minutes
de silence insoutenable, il fut bien contraint
d’admettre que cet exercice était plus compliqué qu’il
n’y paraissait.
Il laissa échapper un soupir et rouvrit les yeux. Son
esprit était trop dissipé pour qu’il réussisse à effacer
toutes les pensées qui le submergeaient, au plus
grand damne de Thal’Lordrel. Le magicien ne put
s’empêcher de lever les yeux au ciel.
— L’exercice vient seulement de commencer, dit-il

141
d’un ton ferme et sans réplique. Concentres-toi un
peu, Axel, force-toi.
— C’est impossible pour moi de ne penser à rien,
pas avec tout ce qu’il s’est passé depuis le crash
d’avion !
— Tu as la volonté nécessaire pour réussir, Axel, ne
gaspille pas bêtement ton talent. Tu es né pour être
magicien.
Axel ne sut comment interpréter les paroles de
Thal’Lordrel, mais il accepta d’essayer une seconde
fois. Après avoir pris une profonde inspiration, il
ferma à nouveau les yeux et tenta de chasser toute
pensée qui surgissait brusquement dans son esprit,
comme si celui-ci se refusait à une paix et un calme
que le garçon n’avait plus connus depuis longtemps.
Quand il crut avoir réussi la tâche, inconsciemment il
se concentra sur les sons qu’il pouvait entendre : le
bois crépitant sous la chaleur ardente des flammes, la
respiration calme et profonde de Millesia, le
froissement de la tunique du magicien, le raclement
d’une cuillère contre la porcelaine d’une tasse… Il
écoutait le moindre bruit et, rapidement, s’aperçut
que cela le distrayait aussi bien que les pensées qu’il
avait difficilement chassées de son esprit.
Les sourcils froncés, Axel serra les poings avec tant
de force que ses ongles s’enfoncèrent dans sa chair,
faisant naître une douleur au creux de ses paumes.
— Axel, détends-toi, susurra doucement
Thal’Lordrel à son oreille. Tu as le temps, ne sois pas
si impatient…
Sans rouvrir les yeux, malgré l’envie bien présente,
Axel desserra ses poings et la douleur s’évanouit aussi
rapidement qu’elle était apparue. Des images
apparurent devant ses yeux, une nouvelle fois, et il fut
contraint de se faire violence pour ne pas se
concentrer dessus. Le noir s’imposa à nouveau à lui,

142
ainsi qu’un étrange silence.
Et il sentit tout à coup une agréable chaleur naître
au bas de ses pieds pour l’envahir doucement. Il
sentait la magie parcourir chacune de ses veines.
Elle était là.

143
Chapitre quinze

L’énergie pure

Valérian tira sur la bride de son cheval pour


l’immobiliser et glissa de la selle, épuisé, pour
s’approcher du bord de la falaise. En contrebas
s’étendait un cimetière de navires échoués depuis
plusieurs années. Les restes d’épaves, les cadavres de
vaisseaux autrefois prestigieux, les dépouilles
lamentables de ce qui ressemblait jadis à un bateau.
La plage avait triste mine. Elle était aussi longue que
large. La mer se trouvait encore quelques kilomètres
plus loin.
— Si nous descendons et longeons la côte, nous
avons des chances d’arriver jusqu’à un petit village
portuaire. Nous pourrons alors espérer emprunter un
navire et retrouver les garçons avant qu’ils
n’atteignent Dorégon.
Elrendil rejoignit Valérian, le regard sérieux malgré
la fatigue qui se lisait clairement sur son visage.
— Ils doivent être loin, maintenant… Avons-nous
seulement une chance de les rattraper ?
— Elle est mince. Si les Haut-Elfes nous tendent un
piège sur notre trajet, c’est ici.
— Alors nous courons vers notre propre perte.
Valérian garda le silence. Elrendil jeta un regard
par-dessus son épaule et étudia attentivement chacun

144
de ses compagnons d’armes, la gorge nouée.
Aujourd’hui serait donc leur dernier combat côte à
côte. Ils se connaissaient depuis si longtemps. De
savoir qu’ils allaient tous y laisser la vie anéantissait
l’elfe. Ils seraient sûrement en nombre numérique
inférieur et ils voyageaient depuis plusieurs jours sans
vraiment prendre le temps de se reposer. Ils étaient
épuisés et affamés. Affaiblis. Les chances de
remporter cette bataille étaient quasi nulles, mais ils
devaient lutter. Pour Axel et Kylian.
— Il est temps d’y aller, soupira Valérian. Soyons
sur nos gardes, ne gâchons pas nos chances de
gagner si, tout du moins, elles existent.
Elrendil tapota gentiment l’épaule de Valérian avant
de remonter en selle.
Ils entamèrent la descente vers la plage en
empruntant un petit sentier étriqué et parsemé de
graviers. Leur progression lente et difficile à cause
des pentes raides laissait tout le loisir à Valérian
d’appréhender leur arrivée en bas. Il épiait sans cesse
les environs, à la recherche du moindre mouvement
suspect ou d’un bruit qui aurait pu le mettre sur ses
gardes, mais les Haut-Elfes étaient particulièrement
doués pour se camoufler et redoutables au combat. Ils
faisaient de puissants alliés quand ils ne combattaient
pas contre eux.
Il leur fallut une quarantaine de minutes pour se
rendre jusqu’à la plage en tenant les chevaux par la
bride. Malgré ses doutes et la peur qu’il sentait
monter sournoisement en lui, Valérian continua
d’avancer. Il indiqua aux chevaliers de rester sur leurs
gardes et surveiller les lieux, même s’il savait
pertinemment qu’ils n’avaient pas l’avantage et qu’ils
étaient exposés. Ils n’avaient d’autres choix que
d’avancer. De toute manière, les Haut-Elfes leur
auraient tendu un guet-apens tôt ou tard. Autant les

145
affronter maintenant, tant que Lewis ne se trouvait
pas avec eux pour risquer sa propre vie.
Ils continuèrent de marcher prudemment, arme au
poing, et Valérian osa espérer, après un long moment,
qu’il s’était trompé. Son espoir fut rapidement
essoufflé quand il entendit un bruit sourd derrière lui,
suivi d’un gémissement. Il tourna vivement la tête,
tous les sens en alerte, tandis que le groupe
s’immobilisait et que les chevaliers se rapprochaient
les uns des autres en rang serré pour protéger tous
les fronts.
Une flèche avait touché Carmina à l’abdomen. Avec
effroi, Valérian la vit tomber à genoux, les mains
posées sur son ventre alors qu’elle respirait
difficilement. Les autres la protégeaient de leur corps
et, instinctivement, Farandel essayait d’analyser la
gravité de la blessure tout en contrôlant les environs.
Valérian sentit une vague de colère monter en lui,
l’adrénaline lui couper brièvement le souffle et, les
muscles tendus, il plissa les yeux en resserrant sa
poigne sur le pommeau de son épée. Du coin de l’œil,
il vit une silhouette floue se déplacer rapidement d’un
navire à un autre. Il s’approcha à pas feutrés, l’index
posé sur ses lèvres pour obliger les chevaliers à se
taire alors qu’ils lui faisaient signe de revenir. Arrivé à
proximité du dernier endroit où Valérian avait aperçu
l’ombre furtive, il se colla contre la paroi humide du
bateau et patienta. Quand le Haut-Elfe se dévoila, prêt
à tirer une autre flèche, Valérian abattit son épée et
elle transperça chair et os pour faire couler le sang.
Une étincelle de peur brilla dans les yeux du Haut-Elfe
mourant qui s’effondra au sol, le regard suppliant
mais à la fois résigné.
Les lèvres pincées, Valérian posa son pied sur le
corps gisant au sol dans une marre de sang pour
extirper son épée et l’essuyer sur les vêtements,

146
tandis que les Haut-Elfes sortaient de leur abri pour
se ruer vers les chevaliers. Quand il se retourna, le
dépit envahit aussitôt Valérian. Ils étaient trop
nombreux. Jamais il n’avait pensé qu’ils puissent être
autant. Il en venait de toutes parts, les chevaliers
étaient cernés et combattaient avec le reste d’énergie
qu’ils avaient. Un elfe contre trois ou quatre Haut-
Elfes, jamais ils ne tiendraient le coup, d’autant que
Carmina n’était plus en capacité de combattre et
Thalion ne connaissait pas l’art du combat. Il ne
pouvait pas non plus user de sa magie, à moins de
souffrir en retour. Ils étaient piégés comme des rats.
— Pour Axel et Kylian. Et pour Lewis.
Avec un dernier regain d’énergie et la force du
désespoir, Valérian se mêla à la foule pour aider ses
compagnons dans ce qui serait leur dernier combat. Il
se fraya un chemin à coups d’épée, évitant le
tranchant des lames qui croisaient sa trajectoire.
Malgré sa rapidité et ses réflexes, son anticipation et
sa foi, les Haut-Elfes déferlaient sur eux comme une
puissante vague menaçant de les submerger et les
noyer. Il ne pouvait pas lutter contre autant de Haut-
Elfes sans risquer d’être blessé ou d’y perdre la vie.
Un seul faux pas lui serait fatal.
Agenouillé au milieu du cercle que les chevaliers
formaient pour le protéger, Thalion devinait pourtant
que cette protection ne durerait pas. Il observait le
combat acharné que se livraient ces deux peuples, il
entendait les cris d’agonie, il voyait les corps
s’effondrer, il assistait à ce spectacle avec une peur
d’une violence comme il n’en n’avait jamais ressentie.
Les chevaliers vivaient leur dernier combat, cela ne
faisait aucun doute. Ils s’épuisaient rapidement, leurs
gestes étaient plus lents, leurs réflexes moins rapides.
Certains, déjà, tombaient sous les coups de l’ennemi.
Tëmeri combattait avec une blessure à l’épaule,

147
Elessar était couvert de plaies, Artanis avait été
désarmé et se servait de son arc.
Ils étaient condamnés.
— Je ne peux pas laisser faire ça, souffla-t-il du bout
des lèvres, livide.
Carmina écarquilla les yeux quand elle l’entendit.
Aussitôt, elle l’attrapa par le poignet.
— Thalion, non ! Sois raisonnable !
— Carmina, si je ne fais rien nous allons tous
mourir. Je ne peux pas laisser faire ça !
Elle chercha désespérément des arguments pour
l’empêcher d’agir, mais Thalion se relevait déjà, le
regard déterminé. Il serra les poings et ferma les
yeux, puis se concentra pour canaliser sa magie.
Quand il la sentit grouiller sous ses pieds et remonter
lentement le long de ses jambes, alors qu’une légère
douleur lui tordait déjà l’estomac, Thalion ne se
préoccupa pas d’elle et laissa la rage courir dans ses
veines, alimenter sa colère, lui donner le courage
nécessaire pour accomplir son devoir.
Quand il rouvrit brusquement les yeux, ils brillaient
d’une lueur bleue fluorescente, incandescente, et ses
mains elles-mêmes étaient embrasées. Carmina se
releva péniblement alors qu’un cri rauque sortait de la
gorge de Thalion, le visage crispé par la douleur et la
haine. Il leva les bras, puis les abaissa violemment
avant que Carmina n’ait pu l’atteindre pour l’arrêter.
Une force invisible s’échappa aussitôt de ses mains
pour atterrir avec tellement de force à ses pieds que
la terre trembla, déstabilisant un bref instant les
chevaliers et les Haut-Elfes, mais le combat reprit
rapidement tandis que le champ magnétique
s’étendait lentement mais sûrement.
— Thalion, arrête ça immédiatement ! cria Carmina,
hors d’haleine. C’est de la folie, tu vas te tuer !
Le souffle court, Thalion refusa de l’écouter. Des

148
gouttes de sueur perlaient à son front, la douleur
grandissait, se répandait dans tout son être,
l’accablait, mais l’elfe déshérité décida de l’ignorer.
Tremblant tandis que ses forces l’abandonnaient, il se
fit violence pour étendre davantage le champ
magnétique jusqu’à ce qu’il engloutisse totalement le
champ de bataille.
Les bandages qui couvraient ses mains se teintaient
de rouge, ses vêtements et sa peau partaient en
lambeaux comme s’il se trouvait au milieu d’une
tornade de lames qui l’écorchaient et lui lacéraient la
chair. Paniquée, Carmina n’osait l’approcher mais le
suppliait encore et encore d’arrêter. La douleur était
telle que les jambes de Thalion ne furent plus
capables de supporter son poids. Une étrange lueur
bleue l’encerclait. Chaque morceau de peau qui s’en
allait, s’envolait, disparaissait, laissait apparaître une
marre de lumière d’un bleu vif scintillant sous le
regard à la fois terrifié et fasciné de Carmina.
Finalement, une fois dépourvu de son enveloppe
corporelle toute entière, ce fut un être de lumière et
d’énergie pure qui se présenta à Carmina. C’est là
que, d’un mouvement des bras, tandis qu’il se relevait,
Thalion expulsa toute l’énergie qu’il avait canalisée et
un vent d’une force hors du commun balaya la plage
des Haut-Elfes, les repoussant et les projetant dans
toutes les directions, explosant les navires et
soulevant le sable avec une telle force que les
chevaliers, protégés par un étrange bouclier, se
croyaient au milieu d’une tempête de sable.
Quand les débris cessèrent de voler dans tous les
sens et que le sable retomba lentement, un étrange
silence s’installa. Estomaqués et sous le choc, les
chevaliers se tournèrent lentement vers Thalion.
Étonné, il observait ses mains et les formes de son
corps rendu visible seulement car la concentration

149
d’énergie qu’il gardait en lui était telle qu’elle brillait
puissamment, si fortement et si prodigieusement que
les chevaliers ne pouvaient le regarder sans plisser les
yeux.
— Incroyable, marmonna Thalion, déconcerté.
— Thalion… mais qu’est-ce que tu es ? bredouilla
Terendis, incrédule.
— Je l’ignore. Je ne sais pas, je… Je ne sais pas…
Ce fut tout ce que Thalion trouva à dire. Valérian
s’approcha de lui, incertain, et tendit prudemment la
main dans sa direction. Quand il posa ses doigts sur
lui, il sentit une légère décharge électrique lui
parcourir le corps, engourdissant ses membres un
bref instant.
— C’est à peine croyable.
Fasciné, Thalion continuait de tâtonner son corps,
se redécouvrant sous un nouveau jour.
— Je suis palpable, constata-t-il. Mon corps n’est
pas tout à fait immatériel. Je veux dire, si… Bien sûr
qu’il est immatériel, mais je peux… je peux faire en
sorte d’être palpable.
Une quinte de toux le détourna de sa nouvelle
forme et il baissa la tête vers Carmina, étendue sur le
sol, le teint cadavérique. Elle pressait faiblement une
main sur sa blessure. Le tissu de ses vêtements
s’imprégnait de son sang, la flèche qu’elle avait
retirée gisait un peu plus loin. La respiration sifflante,
la jeune femme peinait à garder les yeux ouverts.
Pourtant, Thalion n’eut pas le temps de s’inquiéter
de son état qu’un léger tremblement se fit ressentir.
Aussitôt, les chevaliers s’emparèrent de leur arme,
méfiants, tandis qu’un portail apparaissait quelques
mètres plus loin. Une silhouette le traversa et,
soulagés, les chevaliers se détendirent et abaissèrent
arc et épée. Ce n’était que Lewis. Le magicien, la
mine pâle et fatiguée, cligna plusieurs fois des

150
paupières en étudiant la scène autour de lui. Quand il
réalisa ce qu’il avait manqué de peu, il ouvrit
légèrement la bouche, stupéfait. Il sembla réfléchir un
instant, prenant lentement conscience du nombre de
cadavres étendu à terre et son visage se ferma. Les
sourcils froncés, Lewis dévisagea Thalion qu’il fut
incapable de reconnaître sur le coup.
— Qu’est-ce que…
— Lewis, c’est moi, le devança Thalion. C’est moi,
Thalion.
— Thalion ?
Pourtant, loin d’être démonté par la nouvelle
apparence de l’elfe déshérité, Lewis fouillait des yeux
les environs, son regard cherchant désespérément un
visage connu parmi celui de ses compagnons d’armes.
— Où est Carmina ? demanda-t-il d’une voix
blanche.
Aussitôt, les chevaliers s’écartèrent pour laisser
apparaître la jeune femme dans le champ-de-vision du
magicien. Son regard se décomposa. Chancelant,
Lewis s’avança d’un pas incertain. La fatigue qu’il
avait accumulée toute cette semaine l’avait
considérablement affaibli. Il se sentait littéralement
vidé de ses forces, éreinté comme jamais il ne l’avait
été, mais il trouvait encore le courage de marcher,
bien que maladroitement. Étourdi, Lewis se laissa
tomber à genoux à côté de Carmina, les yeux brillants,
et saisit son visage entre ses mains. Elle papillonna
des yeux et lui sourit faiblement quand elle le
reconnut.
— Lewis…
— Carmina… Oh, Carmina, mais que t’est-il arrivé ?
Elle tendit sa main vers lui et Lewis sentit un
frisson le parcourir quand ses doigts glacés comme la
mort frôlèrent sa joue. Il déglutit difficilement, écarta
sa main qui pressait à peine sa blessure et posa la

151
sienne dessus.
— Je vais te soigner, bredouilla-t-il en reniflant. Je
vais te guérir, ne t’inquiète pas…
Sa main brilla un court instant et Lewis la secoua
vivement comme si ce geste pouvait lui permettre de
recharger son énergie. Il recommença, mais la lueur
clignota avant de s’éteindre tout à fait.
— Lewis ? fit Valérian d’une voix plus rauque qu’il
ne l’aurait voulu.
— Je… Je vais y arriver, pesta Lewis d’une voix
chevrotante. Il faut seulement que je recharge mon
énergie, mais je peux le faire.
— Lewis, tu es épuisé, constata Farandel en
approchant.
— Reste où tu es ! hurla Lewis en le pointant du
doigt, les traits du visage déformés par la colère. Si tu
oses toucher à un seul de ses cheveux alors que ta
maîtrise de la magie est encore aussi instable, je te
réduits en bouillie.
Offensé et à la fois décontenancé, Farandel ne
broncha pas et se contenta de lever les mains en signe
de reddition, tout en reculant d’un pas, alors que des
larmes de fatigue et de tristesse roulaient sur les
joues de Lewis, rapides et silencieuses.
— Lewis, chuchota Carmina d’une voix tremblante.
Lewis, ce n’est pas grave si tu n’y arrives pas…
— Non, Carmina… Je refuse.
A nouveau, il prit le visage de la jeune femme en
coupe entre ses mains et posa son front contre le sien,
laissant les larmes couler librement et le chagrin
s’emparer de lui. Anéanti, il pressa le corps de
Carmina contre lui.
Thalion s’avança alors, prit place à côté du
magicien et posa ses deux mains sur l’abdomen de
Carmina. Aussitôt, ce fut le corps tout entier de la
jeune femme qui scintilla. Une agréable chaleur

152
émana d’elle. La plaie se cicatrisa à une vitesse
désarmante tandis que le visage de l’elfe reprenait
des couleurs. Elle laissa échapper un soupir de
soulagement et glissa ses bras autour de Lewis en se
redressant légèrement.
Confondu, il l’observa attentivement puis se tourna
vers Thalion, toujours présent à ses côtés.
— Merci… bredouilla-t-il. Merci beaucoup…
— Je t’en prie. Je peux enfin être utile et c’est un
plaisir pour moi, Lewis.
Le magicien s’empressa d’essuyer rapidement ses
larmes et un sourire se dessina sur ses lèvres. Il
embrassa Carmina, soulagé, tandis que Thalion allait
de chevalier en chevalier pour soigner les blessures
de chacun.
Valérian décida de monter un camp ici pour que
tous puissent se reposer. Le voyage et la bataille les
avaient tous grandement épuisés, aucun d’eux n’avait
la force de reprendre la route dans la journée. Lewis
voulut participer au dressage des tentes ou même à la
préparation du repas, mais il fut contraint au repos
forcé dès que la première tente fut installée. Carmina
le rejoignit et veilla à ce qu’il obéisse à l’ordre de
Valérian. Malgré son air bougon, il se déshabilla et se
glissa dans les draps du lit. Sa tête toucha-t-elle à
peine l’oreiller qu’il s’endormit aussitôt, au plus grand
soulagement de la jeune femme.
Elle s’en retourna à l’extérieur pour aider à la
préparation du repas et, le soir venu, les chevaliers se
retrouvèrent autour du feu pour profiter d’une soupe
chaude en bavardant gaiement, le cœur léger, bien
que tous étaient fatigués.

153
Chapitre seize

Julie

— AAARRRGGGHHH !
Axel se prit la tête entre ses mains, furieux, et retint
un instant sa respiration, le temps que sa colère
retombe. Son incapacité à accomplir des exercices
aussi basiques donnés par Thal’Lordrel l’exaspérait, et
plus encore le calme implacable du magicien qui ne
cillait pas, comme si tout ça l’indifférait.
Il s’exerçait pendant plus de deux semaines, mais le
moindre sort qu’il lançait était un véritable échec.
Tremblant de rage, alors qu’il faisait les cent pas tel
un lion en cage, Axel regagna sa place en soupirant et
ferma les yeux. Il devait impérativement retrouver son
calme s’il voulait avoir la moindre chance de réussir.
— Souhaites-tu revoir les bases ? suggéra
doucement Thal’Lordrel lorsque le jeune homme cessa
de pester et vociférer.
— Quelque-chose a dû m’échapper, souffla Axel en
réponse.
Thal’Lordrel se redressa légèrement pour se saisir
d’une tasse de thé et en but tranquillement une
gorgée.
— Tu dois considérer les choses à leur juste valeur,
commença le Haut-Elfe. Peu de personnes savent
concentrer la magie en elle à un stade aussi peu

154
avancé de leur apprentissage. Tu es un élève
extrêmement doué et bourré de talents.
— Ça, je n’en suis pas si sûr…
— Les sorts que tu lances ont l’aspect d’un éclair
d’énergie et causent uniquement des dégâts. C’est ton
énergie à l’état pure, mais tu peux la transformer.
— A la seule exception que… JE-N’Y-ARRIVE-PAS !
articula Axel en sifflant avec véhémence.
Thal’Lordrel reposa sa soucoupe et sa tasse sur la
table basse, les yeux rivés vers le garçon. Sa rage
était justifiée, il le comprenait, mais il était hors de
question d’abandonner en si bon chemin. Axel était le
meilleur élève qu’il ait jamais eu, il était voué à
accomplir de grandes choses. Seulement, il l’ignorait
encore.
— Chaque organe de ton corps a sa propre fonction
et son utilité, quelle que soit sa taille. Si l’un défaille,
tous les autres aussi. Ton cerveau est celui qui les
commande. Tes yeux observent, voient, fournissent
l’information à ton cerveau qui l’analyse et envoie les
directives aux organes de ton corps. C’est ainsi que
les choses fonctionnent.
— Je ne comprends pas le lien avec mon incapacité
à transformer mon énergie pour l’utiliser à d’autres
fins que tuer quelqu’un.
— Elle est comme une matière première, Axel.
Lorsque tu te nourris, les aliments que tu avales sont
considérés comme une matière première par ton
corps qui, une fois dans ton estomac, les transforme.
L’énergie que tu canalises en toi peut être traitée de la
même manière.
— Je ne pense pas qu’un magicien possède un
organe de plus par rapport aux autres et qui
s’occuperait de transformer l’énergie, sourit Axel,
sarcastique.
— Non, en effet, acquiesça Thal’Lordrel. En

155
revanche, ton corps réagit en fonction de tes actions.
Si tu canalises de l’énergie, il se prépare. Elle passe
par toutes les fibres de ton corps, circule dans tes
veines, roule sur tes muscles… Je te l’ai déjà dit, ton
corps tout entier est un réceptacle et un conducteur.
— Et donc ?
Thal’Lordrel retint un soupir et joignit lentement
ses mains, refluant l’agacement qu’il sentait poindre.
— L’énergie ne se créée pas, ne se perd pas, mais se
transforme, dit-il. Et c’est à travers ton corps tout
entier qu’a lieu ce processus de transformation. C’est
ton cerveau qui le gère.
— Je suis d’accord sur le concept, mais on parle
d’énergie, observa Axel. Lewis et Farandel sont
spécialisés dans la médecine, à ce que j’ai compris, et
je les ai déjà observés. Ils ont été amenés à analyser
des personnes pour savoir de quel mal elles
souffraient. Je doute que l’énergie puisse faire une tel
chose.
— Rayonnement électromagnétique.
— Rayonn… Quoi ?
— Un scanner, si tu préfères.
— Les rayons X ?
— C’est probablement ainsi que vous les nommez
par chez vous. Il s’agit d’une forme d’énergie.
— Et la cicatrisation des plaies ?
— Axel, tout est question d’énergie… Tout est
possible à partir du moment où tu sais comment
fonctionne l’énergie et sous quelle forme la traiter.
— Est-ce que je vais avoir besoin de cours de
physique pour manier la magie ? Je n’ai jamais été
très doué dans ce domaine.
Ses paroles arrachèrent un sourire d’amusement au
magicien et il secoua la tête.
— Non, ne t’inquiète pas. Tout ce qu’il te faut, c’est
un peu plus de temps. Tu vas y arriver avec la volonté

156
nécessaire et je vais t’y aider si tu me fais confiance.
Déjà ennuyé à l’idée qu’il lui faudrait davantage de
temps pour apprendre à manier la magie sous toutes
ses formes, Axel hocha la tête d’un signe affirmatif.
Thal’Lordrel lui intima l’ordre de fermer les yeux et se
concentrer. Ils recommenceraient le même exercice
tant qu’ils n’obtiendraient pas de résultats concluants
et cette perspective agaçait Axel, désireux que les
résultats soient déjà là.
Kylian, lui, avait eu maintes fois l’occasion de
progresser plus rapidement que son ami dans son
apprentissage. Néanmoins, dès que ses doigts
caressaient le pommeau de l’épée et qu’il refermait sa
poigne autour d’elle en prenant une posture
défensive, toutes ses pensées allaient vers Julie, sa
famille et ses amis qu’il avait perdus en un battement
de cil, lorsque sa vie avait basculé au moment du
crash. Il en gardait un amer souvenir qui, aujourd’hui,
le hantait nuit et jour et le distrayait de ses devoirs.
Peut-être Jordun l’avait-il remarqué, mais alors il n’en
disait rien et préférait le réprimander sévèrement
pour l’obliger à se concentrer.
Sur le pont du navire, comme chaque jour qui
s’était écoulé depuis que les Haut-Elfes les avaient
enlevés, Kylian affrontait son maître d’armes. Depuis
trois semaines qu’ils se trouvaient-là, ses progrès
étaient faibles malgré les dires de Thal’Lordrel qui le
considérait comme un grand guerrier. Jordun, lui,
commençait sérieusement à douter de sa parole et
Kylian se souciait à peine de l’opinion que pouvaient
avoir les autres sur ses compétences au combat.
Aujourd’hui, comme chaque jour qui s’était écoulé
depuis qu’il se trouvait sur ce navire, le visage
souriant de Julie flottait devant ses yeux alors qu’il
tenait fermement son épée dans ses mains. Il se
positionna pour parer le coup de Jordun, mais le rire

157
de Julie le déconcentra et il ne considéra pas assez la
force du coup de Jordun. Son épée lui échappa des
mains et il perdit l’équilibre, mais Jordun l’attrapa
vivement par le col de son haut avant qu’il ne tombe.
— Kylian !
— Désolé ! Navré, je… Je suis désolé…
Avec un soupir, Kylian ramassa son épée et se
releva, la mine déconfite. Un instant, il crut
apercevoir le visage de Julie parmi l’équipage. Quand
il cligna des yeux, pourtant, elle disparut. Alerte,
Kylian la chercha désespérément des yeux, en vain. Il
ne s’était agi que d’une hallucination, rien de plus.
— Kylian, tu n’es pas sérieux dans ton
apprentissage, le réprimanda Jordun. Crois-tu que
tout cela soit une plaisanterie ? Nous avons besoin de
toi à nos côtés !
Kylian secoua la tête et se frotta les yeux, le cœur
lourd, en essayant d’oublier ce qu’il venait de voir.
— Je suis désolé, Jordun, je n’ai pas la tête à ça
aujourd’hui…
— Comme tous les autres jours. Kylian, que se
passe-t-il ? Notre conduite t’a-t-elle importunée d’une
quelconque façon que ce soit ?
— Votre… ? Non, absolument pas ! Vous vous êtes
gentiment conduits depuis que vous nous avez amenés
sur votre bateau, c’est juste que…
Kylian prit une profonde inspiration et ferma
brièvement les yeux pour chasser de son esprit les
visages de tous ceux qu’il connaissait et qu’il n’aurait
plus jamais l’occasion de revoir.
— Ce n’est rien, excuse-moi. Pouvons-nous
reprendre ?
— Penses-tu seulement être en condition pour
t’entraîner ?
— Oui, je vais me concentrer cette fois-ci.
— Bien.

158
Jordun lui jeta un dernier coup d’œil méfiant, mais
reprit sa place et Kylian, cette fois, décida de se
concentrer uniquement sur le combat. Il devait
absolument progresser s’ils voulaient avoir une
chance de fuir loin de ce navire.
Jordun attendit longuement avant de lancer la
première attaque. Kylian parvint à la parer sans
difficulté en suivant minutieusement les conseils
donnés par son maître d’armes. Déstabilisé par ce
regain d’énergie et la parade efficace alors qu’il
s’était attendu à la même paresse que les jours
derniers, Jordun vacilla sur ses jambes, les yeux
écarquillés, et Kylian profita de sa stupeur temporaire
pour le désarmer, lui offrir un crochet du droit, le
plaquant à terre avant de pointer son arme sur sa
gorge. Vaincu, Jordun leva les mains en signe de
reddition.
— Hé bien… Ce n’était pas très fair-play ce crochet,
dit-il en grimaçant.
— Je sais, mais tu m’as bien dit qu’il fallait
surprendre l’ennemi, non ?
— Oui. C’est ma faute, je ne pensais pas que tu
allais riposter ainsi. Bien joué, Kylian. J’espère pouvoir
augmenter la difficulté de nos prochains exercices si
tu restes assez concentré. Le pourras-tu ?
Kylian lui tendit la main pour l’aider à se relever et
Jordun accepta volontiers tandis qu’un Haut-Elfe lui
apportait un sac de glaçons à appliquer sur son œil.
— Je vais m’améliorer, Jordun. Encore désolé
d’avoir été aussi distrait ces derniers jours.
— Un coup de cafard, ça arrive à n’importe qui, dit
doucement Jordun. L’entraînement est terminé pour
aujourd’hui, tu as bien avancé, je suis satisfait.
Maintenant, va manger quelque chose de chaud et
repose-toi, d’accord ?
Kylian hocha la tête et lui rendit son épée. Pourtant,

159
il ne prit pas le chemin du réfectoire mais se rendit
directement dans sa cabine. Axel n’était toujours pas
revenu des appartements de Thal’Lordrel. Millesia
non plus. Il profita de ce moment pour sortir le dessin
de Julie et le contempler longuement en laissant la
tristesse et le chagrin le submerger sans chercher à
leur résister.
La gorge nouée, Kylian caressa la feuille d’une main
tremblante et une larme s’écrasa sur la joue du visage
de Julie. Elle était magnifique. Son sourire était
comme un rayon de soleil, ses yeux pétillaient de joie,
son visage irradiait de bonheur. Jamais il ne l’avait vue
triste ou en colère. Elle respirait la joie de vivre, elle
était impartiale et pouvait offrir son amour à qui le
voulait. C’était une fille extraordinaire comme jamais
plus il n’en rencontrerait. Il avait été sur le point de
lui avouer ses sentiments, c’était ce qu’il projetait de
faire à son retour de New-York. Jamais plus il n’en
aurait l’occasion.
— Oh, Julie…
— Kylian ?
Kylian releva vivement la tête et cligna des yeux,
surpris. Julie se tenait devant lui, souriante comme à
son habitude. Ses cheveux blonds, dorés comme le blé
au soleil, étaient encore plus magnifiques que dans
ses souvenirs. Et ses yeux d’un bleu électrique… Mon
Dieu qu’ils étaient si sublimes !
Haletant, Kylian posa la feuille sur le lit et se releva
lentement. Il osait à peine croire ce qu’il voyait.
— Julie ? Mais… Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
Comment est-ce que…
— Je suis là pour toi, Kylian.
— C’est impossible, pourtant !
— N’es-tu pas heureux de me voir ?
— Si, bien sûr que si !
Kylian avança d’un pas et Julie tendit la main pour

160
lui caresser tendrement la joue. A ce contact si doux
et si exquis, Kylian ferma les yeux pour savourer cet
instant si incroyable.
— Je ne pensais jamais te revoir, confessa-t-il du
bout des lèvres. Je ne pensais jamais te revoir, Julie.
— Je suis pourtant là, Kylian. Tout va bien,
maintenant, sois rassuré.
— Est-ce que je rêve ?
— Probablement, mais je suis devant tes yeux, n’est-
ce pas ?
Kylian rouvrit les yeux et constata avec effroi qu’il
n’y avait plus que lui dans la cabine. Julie avait
disparu, laissant un froid et un vide atroce derrière
elle. Les yeux brillants de larmes, Kylian se tourna
encore et encore, dans le vain espoir que Julie
réapparaisse subitement.
— Julie ? bredouilla-t-il. JULIE !
Seul le silence lui répondit. Dévasté, Kylian se laissa
tomber à genoux, grelottant tandis qu’un froid glaçant
s’emparait de lui.
Elle avait disparu. Elle avait à nouveau disparu,
jamais plus il ne la reverrait. Jamais plus il ne serait
capable d’être heureux. Kylian s’abandonna
totalement aux larmes, le front posé contre le parquet
chaud du bateau et les bras serrés autour de son
torse, comme si cette posture pouvait lui apporter un
maigre réconfort.
A cet instant, toute consolation lui paraissait
impossible et il se persuadait que la tristesse et le
chagrin étaient désormais les seuls sentiments qu’il
serait capable d’éprouver.

161
Chapitre dix-sept

Le poison

Axel ouvrit lentement la main, paume dirigée vers le


haut, un sourire aux lèvres.
— Maintenant, dit-il à son ami, je suis capable de
soigner une petite blessure.
Kylian, Millesia et lui étaient tous les trois assis à
l’une des tables du réfectoire pour l’heure du déjeuner
et discutaient paisiblement autour d’un repas chaud.
Au total, six semaines s’étaient écoulées depuis qu’ils
avaient été traînés par les Haut-Elfes et séparés des
chevaliers. Ils avaient été contraints de s’entraîner
chaque jour durant, avec un acharnement qui laissait
les deux garçons perplexes. Tous deux avaient cette
impression que les Haut-Elfes préparaient une guerre
et qu’ils se servaient d’eux, les manipulaient.
Heureusement, ils gardaient à l’esprit leur plan, mais
les occasions qu’ils avaient d’en discuter ou même de
profiter d’un instant ensemble pour se retrouver se
faisaient rares.
Le seul moment où ils pouvaient souffler et se
parler était aux heures de repas. Ils se racontaient
chacun leur progression pour déterminer si l’heure de
frapper était arrivée ou non. Kylian, lui, savait par
avance qu’il leur faudrait patienter encore un peu :
— Je serai bientôt capable de battre Jordun, dit-il en

162
touillant sa fourchette dans la sauce de la viande, le
regard lointain.
— Quoi ? Tu n’y arrives pas encore ? s’étonna Axel,
surpris.
Millesia posa doucement sa main sur la sienne pour
l’obliger à tempérer ses propos et Axel se contenta de
hausser les épaules, la mine contrite.
— Ne t’inquiète pas, il est habitué à ce que je sois
un peu sévère avec lui, se justifia-t-il.
Elle soupira, leva les yeux au ciel et approcha sa
bouche de son oreille pour éviter à Kylian d’entendre
ce qu’elle avait à dire :
— Ton ami paraît triste. Sois un peu plus doux avec
lui, murmura-t-elle.
— Oh…
Axel fronça les sourcils et scruta longuement Kylian
qui, le nez plongé dans son assiette, n’affichait pas le
moindre sourire. Il n’y avait plus cette étincelle de
malice qui brillait dans ses yeux, celle qui animait
constamment son regard, celle qui ne le quittait
jamais. Aujourd’hui, elle s’était éteinte comme si une
partie de lui était morte.
Le jeune homme prit une profonde inspiration et
chercha quelques mots réconfortants à dire à son ami,
mais quand il baissa les yeux sur sa main, il lui sembla
voir ses veines se colorer de noir sous sa peau.
Intrigué, il approcha sa main de son visage alors que
la vision disparaissait.
— Qu’est-ce que… ?
— Quoi ?
Poussé par la curiosité, Kylian redressa la tête.
— Euh… Rien, bredouilla Axel, confus. Peut-être la
fatigue, nous nous entraînons trop souvent et trop
longtemps.
Kylian haussa les épaules, puis repoussa son
assiette et se releva lentement, en soufflant.

163
— Je dois y aller, Jordun m’attend sûrement.
— Ok, à tout à l’heure alors…
Kylian lui répondit par un simple signe de la tête
avant de s’en aller d’un pas lourd, sous le regard
peiné de Millesia. Une fois qu’il eut franchi la porte,
elle se tourna vers Axel.
— Ce n’était pas rien, dit-elle. Axel, qu’est-ce que tu
as vu et que tu n’as pas dit à ton ami ?
— Rien d’intéressant, dit-il. J’ai sûrement halluciné.
Thal’Lordrel m’avait prévenu que les premières
utilisations de la magie pouvaient me fatiguer et
pomper toute mon énergie, provoquer des effets
secondaires. J’espérais pouvoir y échapper, mais…
La jeune femme pinça les lèvres, mais se résigna à
demander de plus amples explications. Elle
connaissait assez Axel pour savoir qu’il refuserait de
lui dire ce qu’il avait vu pour ne pas l’inquiéter, mais
son silence était encore plus révélateur que ses
paroles.
Malgré la peur qu’elle sentait serrer son cœur
comme un étau, elle suivit d’un pas tranquille Axel
jusqu’aux appartements de Thal’Lordrel. Comme à
son habitude, le magicien les invita à prendre place
dans les fauteuils placés en face de la cheminée et
leur proposa une tasse de thé qu’ils acceptèrent
volontiers.
— Le thé a certaines vertus, dit-il doucement en
remplissant une première tasse qu’il tendit à Millesia.
Celui-ci, en particulier, va te booster un peu.
— Tant mieux. Je me sens complètement vidé depuis
quelques jours, avoua Axel.
— Les repas ne t’aident pas à reprendre quelques
forces ? s’étonna Thal’Lordrel en versant du thé dans
une autre tasse.
— Plus maintenant, non. Et mes nuits ne sont pas
assez réparatrices. J’ai de plus en plus de difficultés à

164
récupérer, je commence même à… halluciner. C’est
possible ?
Thal’Lordrel garda son geste en suspens, les yeux
rivés vers Axel. Il resta ainsi un long moment, jusqu’à
ce que la voix de Millesia le fasse revenir à la réalité.
Alors il reposa doucement la théière et prit l’une des
petites fioles d’argent qui contenait le sucre.
— Un peu de sucre, comme d’habitude ?
Axel acquiesça, perplexe, et le magicien versa le
sucre dans le liquide bouillant avant d’offrir le thé au
garçon. Il se servit à son tour et but une gorgée, sans
quitter Axel des yeux.
— Thal’Lordrel, est-ce normal si j’hallucine ? répéta
ce dernier.
— Oui, ne t’inquiète pas.
Soulagé, Axel se détendit et souffla sur la surface
chaude du liquide avant d’en boire une gorgée. Le thé
lui apporta un peu de réconfort et, les épaules
relâchées, il s’enfonça un peu plus dans le fauteuil.
Thal’Lordrel reposa doucement la tasse sur la table
basse et se releva lentement, les mains jointes comme
en une prière.
Sous son regard vigilant, Axel continua de boire son
thé. Une fois la tasse vide, rassasié et satisfait, il la
reposa à côté de celle de Thal’Lordrel, sans
remarquer son sourire au coin des lèvres.
— Bien. Je suppose que nous allons pouvoir
commencer notre séance d’entraînement quotidienne,
poursuivit-il.
— Je suis prêt !
Axel se leva d’un bond, mais sans doute trop
rapidement car il fut pris de vertiges violents qui
l’obligèrent à se rasseoir. Inquiète, Millesia s’était à
demi-relevée.
— Axel ?
Il respirait difficilement, mais Thal’Lordrel ne faisait

165
montre d’aucun signe d’inquiétude, éveillant les
doutes et l’appréhension chez Axel. Quand il posa ses
deux mains aux extrémités des bras du fauteuil pour
prendre appui sur elles et se relever, la vision dont il
avait été témoin plus tôt fit à nouveau surface. Ses
veines se coloraient d’un noir intense et profond qui
les longeait paresseusement, teintant également sa
peau.
— Qu…
Paniqué, Axel se leva en observant le phénomène se
répandre tout le long de ses bras, sans pouvoir
l’arrêter. Thal’Lordrel l’observait du coin de l’œil,
mais ne l’approchait pas. Il était curieusement serein.
— Thal’Lordrel ?
— Je suis désolé, Axel…
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? cria tout à coup
Millesia, furieuse et prête à se jeter sur le magicien.
— Depuis votre arrivée ici, nous avons versé un
poison dans chacun de vos plats à Kylian et toi. Ainsi
que dans chacune de vos boissons.
— Le sucre ?
— Oh, non, il s’agissait vraiment de sucre. Excepté
aujourd’hui.
Axel sentit un sentiment de peur se déverser en lui
et tenta de le refluer, en vain.
— Qu’avez-vous versé dans mon thé, alors ?
— Du poison anti-magique, répondit calmement
Thal’Lordrel. Il inhibe tous tes talents pour une durée
de vingt-quatre heures. Autrement dit, tu es dans
l’incapacité totale à user de ta magie, ce qui laisse
amplement le temps à l’autre poison de terminer sa
phase de transformation.
— Sa phase de transformation ?
— Espèce de…
Millesia se précipita vers lui, folle de rage, et
Thal’Lordrel la gifla si violemment qu’elle tituba sur

166
ses jambes, perdit l’équilibre et s’effondra. Sa tête
heurta le coin de la table basse et l’assomma.
Aussitôt, Axel accourut et prit délicatement son visage
en coupe entre ses mains pour le tourner vers lui. Son
front arborait une sévère égratignure d’où un filet de
sang s’échappait. A la vue de cette blessure et de
l’ecchymose provoquée par le magicien, une haine
sans nom déferla en Axel comme une vague
rugissante. Tremblant de tout son être, il eut peine à
se remettre debout pour lui faire face, car ses forces
l’abandonnaient et le poison progressait en lui sans
qu’il puisse lutter contre ses effets.
— Navré, s’excusa Thal’Lordrel. Elle m’aurait
importuné, autrement.
— Vous n’aviez pas à lever la main contre elle…
— Et quoi ? Penses-tu être en mesure de la venger ?
Le poison t’affaiblit, Axel, et tu ne peux pas utiliser ta
magie.
— De quelle transformation parliez-vous ?
— Ton ami et toi… Vous nous croyiez sincèrement
aussi dupes ? siffla tout à coup Thal’Lordrel d’une voix
cassante.
Désarçonné par ce changement de ton brusque et le
mystère qui entourait les paroles du magicien, Axel se
sentit pris d’un nouveau vertige et contraint de
regagner le fauteuil pour ne pas s’effondrer. Il lui
fallait prendre de grandes inspirations pour palier à
l’impression du manque d’air.
— Votre cœur balançait vers les actions des
chevaliers, mais votre potentiel était trop grand pour
être ignoré. Alors nous avons simplement décidé de
vous corrompre vous aussi avec un poison de mon cru,
confectionné par mes soins. Celui-là même qui servira
à corrompre l’Arbre-Monde. A défaut de vous tuer,
nous avons préféré vous utiliser pour nous aider dans
notre mission. Tu vas nous être grandement utile,

167
Axel, et pour cela… je ne peux que te remercier.
Essoufflé tandis qu’une horrible douleur lui serrait
le cœur et comprimait ses poumons, Axel glissa du
fauteuil et se pencha violemment en avant, aspirant
de grandes bouffées d’air dans l’espoir de sentir ses
poumons se remplir et chasser les points noirs qui
dansaient devant ses yeux. La voix de Thal’Lordrel
résonnait à ses oreilles comme de sombres échos, un
sinistre présage que son cerveau tentait d’assimiler. Il
devait combattre le poison s’il voulait avoir la moindre
chance de vaincre Thal’Lordrel et empêcher une
catastrophe d’une ampleur mondiale de se produire.
— N’essaie pas de résister, susurra le magicien
d’une voix suave. C’est inutile. Tu ne peux pas lutter,
la partie est terminée pour toi, Axel.
Complètement sonné et abruti, les membres de son
corps engourdis, Axel ne fut plus capable de se
maintenir et s’effondra, haletant et suffoquant. Il vit le
visage de Thal’Lordrel apparaître dans son champ-de-
vision tandis que sa vue s’assombrissait et que les
formes et les couleurs se mélangeaient d’une curieuse
façon.
— Kylian, parvint-il à souffler.
Un étrange sourire se dessina sur les lèvres du
magicien et il plissa les yeux.
— Le chagrin de ton ami agit comme un bouclier
avec le poison, dit-il. Et tu n’as rien remarqué… Mais
quel ami fais-tu, Axel ? Kylian ne nous est
malheureusement d’aucune utilité, de ce fait.
Cependant, sois rassuré, nous allons mettre fin à ses
souffrances.
Axel écarquilla les yeux en comprenant les
intentions malveillantes de Thal’Lordrel, mais son
corps refusait obstinément de lui obéir et l’air
n’entrait plus dans ses poumons qui le brûlaient. Il
grimaça, toussa, et fut parcouru de spasmes.

168
— C’est la dernière phase, entendit-il le magicien
murmurer. A ton réveil, tu te sentiras tellement mieux.
Aussi bien comme jamais tu ne l’as été, Axel. J’ai
tellement hâte que ce moment arrive. Tellement hâte
de voir cette transformation aboutir et mon chef
d’œuvre prendre naissance…
— N… on…
Axel serra les poings, griffant le tapis, et tenta de se
relever, mais une douleur inimaginable lui vrilla tout
le corps et, sans pouvoir résister, il tourna de l’œil en
craignant ce qui allait arriver par la suite.
La partie était terminée et il avait perdu.

169
Chapitre dix-huit

Tristesse et corruption

Trempé de sueur et les joues rougies par l’effort,


Kylian leva son épée pour parer la nouvelle attaque de
Jordun. D’un geste vif et expert, il fit glisser sa lame
sur celle de son maître, se libérant ainsi de la pression
qu’elle exerçait sur la sienne pour faire perdre
l’équilibre à Jordun et lui asséner un coup dans le dos.
Malheureusement, le Haut-Elfe n’était pas dupe et
avait déjà anticipé la réaction de Kylian. Il s’était
rapidement redressé puis retourné avec une rapidité
incroyable pour contre-carrer la frappe du garçon, et
chacun s’appuyait de tout son poids contre son arme
pour tenter de désarmer l’autre. Un duel de force
s’engageait entre les deux adversaires et aucun deux
n’était prêt, semblait-il, à abandonner.
— Nous sommes dans une impasse, semblerait-il,
constata Jordun.
Un Haut-Elfe s’approcha de lui à pas feutrés et
plaça sa main à son oreille pour lui chuchoter
quelques mots. Jordun écarquilla les yeux sous l’effet
de la surprise et lui jeta un regard en biais.
— En êtes-vous certain ?
Le Haut-Elfe acquiesça d’un signe imperceptible de
la tête, attisant la curiosité de Kylian tandis que
Jordun baissait son épée.

170
— L’entraînement est terminé pour aujourd’hui,
déclara-t-il sur un ton sec. Tu as très bien progressé
Kylian, félicitations.
Kylian hocha la tête et Jordun récupéra son épée,
sans lui adresser un regard. Toute son attention était
tournée vers le Haut-Elfe qui, manifestement, lui avait
délivré des informations capitales. Envieux de savoir
ce qu’il se passait, Kylian tentait d’écouter les messes
basses des deux interlocuteurs, mais ils s’éloignaient
en direction de la rambarde. S’il décidait de les
suivre, alors ils sauraient qu’il les espionnait. Dépité,
Kylian décida de rejoindre sa cabine et dévala les
escaliers. Une fois arrivé dans le couloir, il aperçut
Thal’Lordrel qui marchait d’un pas décidé, le regard
fermé.
— Ah, Thal’Lordrel ! Axel n’est pas avec vous ? Son
entraînement est déjà terminé ?
Le magicien ne lui répondit rien et, arrivé à hauteur
de Kylian, il posa fermement sa main sur son front en
le plaquant violemment contre le mur derrière lui.
Surpris, Kylian le saisit par le poignet pour tenter de
se défaire de son emprise tandis qu’une lueur blanche
se dégageait de sa main.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Mais Thal’Lordrel gardait le silence et continuait de
le maintenir contre le mur avec une force qui laissait
Kylian coi. Effaré, il pinça les lèvres et griffa le bras
du magicien, puis essaya de desserrer ses doigts
autour de son front d’où il sentait une curieuse
chaleur émaner. Sans succès. Alors il donna un coup
de genou dans les parties sensibles de Thal’Lordrel
qui étouffa un grognement et se pencha légèrement
en grimaçant, sans pour autant le relâcher. Furibond,
il referma son autre main autour de la gorge du
garçon et serra sa poigne avec force pour l’étrangler
tandis que Kylian sentait un flot d’émotions le

171
submerger.
Des images défilèrent devant ses yeux, des
souvenirs joyeux qui, pourtant, étaient douloureux
aujourd’hui. Il vit ses parents réunis autour d’un
barbecue et qui riaient à s’en tordre les côtes, les
larmes aux yeux. Il vit aussi son professeur de
français, lequel racontait une blague salace à ses
élèves, pourtant relative à son cours. Et ses amis qui
s’esclaffaient, amusés. Puis il la vit enfin. Elle. Julie.
La douce Julie. Toujours souriante et pétillante, pleine
de vie et si belle.
— Vas-tu le laisser te tuer, Kylian ?
— Ju… lie ? parvint-il à articuler.
Il tourna les yeux et l’aperçut qui se tenait derrière
Thal’Lordrel, si droite et si fière, mais la mine
inquiète. Il voyait, dans ses yeux, comme une sorte de
déception.
— Kylian, ne le laisse pas avoir raison de toi, le
supplia-t-elle.
Mais que voulait-elle qu’il fasse ? Thal’Lordrel était
fort et puissant. Jamais il n’aurait soupçonné ça d’un
magicien. Il était l’exact contraire de Lewis. Et même
si Kylian s’était musclé grâce à ses entraînements,
même s’il avait plus de force et d’énergie, la poigne de
Thal’Lordrel était de fer. Il avait beau gesticuler et
s’agiter, rien n’y faisait. Le magicien restait
parfaitement immobile comme s’il s’était agi d’une
statue. Et l’air commençait sérieusement à lui
manquer. Sa gorge était littéralement écrasée par
l’étreinte mortelle de Thal’Lordrel et le garçon voyait
sa vie défiler sous ses yeux.
— Kylian…
Julie s’avança d’un pas tandis que Kylian tentait de
retenir les larmes qui menaçaient de couler, le cœur
au bord de l’explosion alors que les sentiments et les
émotions continuaient de l’envahir et se répandre en

172
lui comme un poison mortel, l’étouffant et l’écrasant
sous leur poids.
Il était condamné et il le savait.
Kylian sentit un liquide chaud couler sur ses lèvres
tandis que ses yeux se révulsaient et que des étoiles
dansaient devant ses yeux. Son corps tout entier était
comme un incendie qui le dévorait de l’intérieur et
que ses souvenirs alimentaient sans vergogne.
Un fracas soudain ébranla le bateau, faisant vaciller
le magicien qui, troublé, leva la tête alors que des
sons étouffés et des cris se faisaient entendre. Il y
avait une agitation anormale sur le pont du navire.
Exaspéré et courroucé, Thal’Lordrel relâcha Kylian
mais, plutôt que de se diriger vers les escaliers pour
secourir les siens, il s’éloigna au pas de course dans
l’autre direction, vers ses appartements.
Affalé au sol, Kylian toussa bruyamment, la
respiration sifflante. Quand il leva les yeux, Julie avait
disparu. En revanche, son chagrin, lui, était toujours
là et continuait de le consumer. De sombres pensées
lui hantaient l’esprit, si bien qu’il commença à
regretter d’être encore en vie. Dommage que
Thal’Lordrel ne soit pas allé jusqu’au bout de son
geste. Au moins, il aurait été en paix. Groggy, Kylian
se redressa sur ses coudes en songeant tristement
qu’il y avait peut-être un moyen d’arranger la chose.
Après tout, il se trouvait à bord d’un navire et la mer
l’encerclait. Il n’avait plus assez de forces pour lutter
et nager, sa mort serait rapide. Froide et rapide,
douloureuse, mais au moins ne souffrirait-il plus.
Alors que ces pensées sournoises cheminaient vers
son esprit et son cœur, du grabuge se fit entendre
dans les escaliers et Kylian espéra secrètement que
ceux qui s’attaquaient au navire le tueraient sans la
moindre pitié, abrégeant ses souffrances.
— KYLIAN !

173
Ses espoirs furent réduits à néant lorsqu’il reconnut
la voix de Terendis. Accompagné d’Elessar et de
Cyrion, les trois chevaliers se précipitèrent vers lui et
l’aidèrent à se relever. Elessar l’étudia attentivement
tandis que ses deux compagnons d’arme montaient la
garde, prêts à défaire ceux qui s’approchaient d’un
peu trop près.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
marmonna Elessar en essuyant le sang qui coulait de
son nez.
Essoufflé et affaibli, Kylian prenait appui contre le
mur derrière lui, ce mur contre lequel il avait cru sa
dernière heure venue. Où il avait espéré que la mort
l’emporterait. Il renifla bruyamment et baissa la tête,
sans se soucier des chevaliers, rongé par le remords
et démoli par la tristesse alors que les souvenirs
continuaient d’affluer dans son esprit, le meurtrissant
comme s’il recevait des coups de poignard. Les larmes
couraient rapidement sur ses joues, baignant son
visage, témoins de son désespoir.
Elessar redressa doucement son visage et ancra ses
yeux dans ceux du jeune homme. Quand il comprit,
Kylian décela dans son regard de l’horreur.
— Où est Lewis ?
— Il est encore sur le pont, pourquoi ? s’enquit
Cyrion. Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?
— Thal’Lordrel l’a plongé dans un choc émotionnel
profond.
— Et où est Thal’Lordrel ? aboya Cyrion. Où est
Axel ?
— Axel est sûrement avec lui, souffla Elessar.
Kylian… Kylian, regarde-moi ! Regarde-moi et dis-nous
où est ton ami ! Où est Axel ?
Kylian leva les yeux vers lui et prit une profonde
aspiration. Peut-être que s’il leur répondait, ils s’en
iraient et alors… alors il pourrait faire ce qu’il avait à

174
faire, mettant un terme définitif à toutes ses
souffrances.
— Sûrement dans les appartements de Thal’Lordrel,
dit-il d’une voix monotone, le regard vide. Au fond du
couloir, à droite.
— Reste avec lui, nous nous en occupons, grommela
Terendis.
Kylian regarda les deux chevaliers s’éloigner en
sentant la déception poindre et, une fois encore, tous
ses espoirs tomber en cendres. Malgré tout, Elessar
semblait être partagé entre l’envie de rester pour le
surveiller et celui de remonter sur le pont du navire
pour y trouver Lewis. Peut-être que s’il
l’encourageait…
— Vas-y. Je vais bien, assura-t-il. Ne t’en fais pas
pour moi…
Une nouvelle secousse plus violente que la
précédente fit dangereusement osciller le bateau.
Elessar pesta, mais secoua la tête, refusant
d’abandonner Kylian. Des bruits de pas attirèrent son
attention. C’était Cyrion qui courait à en perdre
haleine en direction des escaliers, le regard affolé.
— Cyrion, où est-ce que tu vas ? cria Elessar.
— Chercher Lewis !
Ce fut la seule réponse qu’il obtint, car son
compagnon d’armes ne s’arrêta pas pour le tenir
informé de la situation et gravit les escaliers quatre à
quatre pour se retrouver une fois de plus sur le pont,
là où la bataille faisait rage. C’était un chaos sans
nom, d’une ampleur déconcertante. Ses amis luttaient
avec acharnement contre l’équipage Haut-Elfe. Leur
équipage à eux, constitué des siens et d’une poignée
de vaillants elfes noirs, combattait férocement.
Quelques semaines plus tôt, ils s’étaient rendus
dans un petit village portuaire. Par chance, les elfes
noirs commerçaient dans les parages et avaient

175
amarré leur navire là-bas. Valérian leur avait expliqué
l’urgence de la situation et le capitaine avait cessé
toute transaction commerciale pour quitter le port
dans l’immédiat. Son équipage, habitué par les prises
d’assaut de pirates, savait se défendre. Ils pouvaient
leur prêter main forte et les chevaliers avaient
accepté.
Aujourd’hui, Cyrion en voyait largement le résultat.
Des cadavres tapissaient le sol trempé par les vagues
déferlantes qui ébranlaient le bateau. Une tempête
faisait rage juste au-dessus de leurs têtes, provoquée
par Thalion qui espérait qu’elle soit un avantage pour
eux. Des groupes s’étaient inconsciemment formés,
mais certains naviguaient malgré tout d’un endroit à
l’autre pour créer la surprise et tenter une attaque.
Les chevaliers étaient pourtant d’excellents
combattants, préparés à toute éventualité, même si
les Haut-Elfes étaient doués dans leur genre. Ils ne
représentaient pas l’élite du roi pour rien. Les fers se
croisaient, les coups pleuvaient, des éclairs
traversaient le navire d’un bout à l’autre, des cris
fendaient l’air au-dessus du vacarme que produisait la
tempête.
Cyrion chercha des yeux Lewis et aperçut, du coin
de l’œil, un autre éclair. Il en trouva la provenance et
aperçut le magicien qui luttait contre trois ennemis en
se protégeant d’un bouclier magique. Carmina se
trouvait à ses côtés, mais elle était trop débordée pour
se protéger et le protéger également.
Prenant son courage à deux mains, Cyrion se fraya
un chemin à coups d’épée, écartant les Haut-Elfes qui
s’immisçaient en travers de sa route, jusqu’à atteindre
Lewis. Quand le magicien le vit, il jeta à terre une
onde d’énergie pure qui se propagea et projeta tous
les Haut-Elfes autour de lui pour libérer l’espace et lui
permettre de retrouver quelques secondes un peu de

176
tranquillité.
— Lewis, il faut que tu viennes !
— Pourquoi ? Où est Thal’Lordrel ?
— Nous ne l’avons pas encore trouvé, mais il a… Je
ne sais pas, il a fait quelque chose à Axel !
Inquiet, Lewis fronça les sourcils mais opina du chef
et se tourna vers Carmina, comme s’il demandait sa
permission. Elle lui sourit et Cyrion entraîna aussitôt
Lewis avec lui. Quand il arriva dans le couloir, Elessar
et Kylian avaient tous deux disparu. Deux corps
jonchaient le sol, que Lewis enjamba rapidement.
Quand il entra dans les appartements de Thal’Lordrel,
guidé par Cyrion, il se figea immédiatement.
Terendis se trouvait là, agenouillé près du corps
inerte d’Axel. Sa peau avait totalement changé de
couleur. Elle était devenue d’un noir profond, zébrée
par des traits fins et sinueux, d’un rouge sang
détonnant. Troublé, Lewis s’avança lentement sans
remarquer Millesia, assise dans un des fauteuils et qui
appliquait un sac de glaçons sur son front, perdue.
Terendis lui laissa la place et le magicien saisit
doucement le poignet d’Axel pour sentir son pouls. Sa
peau était étrangement froide, mais il respirait et son
cœur battait à une allure normale. Alors il tenta de
l’analyser, mais le corps d’Axel absorba sa magie, se
protégeant de lui comme s’il s’agissait d’un ennemi.
De plus en plus bouleversé, Lewis se recula
légèrement.
— Alors ? s’enquit Terendis.
— Il faut le ligoter solidement, chuchota Lewis, le
temps que je trouve un remède au mal qui le ronge. Je
crois que Thal’Lordrel l’a corrompu.
— Quoi ? Tu te fiches de nous ? Il doit accomplir la
Prophétie !
— Je sais ! hurla subitement Lewis. Pour l’heure, je
ne peux rien faire. Thal’Lordrel lui a fait quelque

177
chose, mais j’ignore encore quoi. Contentez-vous de le
ligoter et le surveiller, je reviendrai auprès de lui
lorsque le navire sera à nous, compris ?
— D’accord.
— Où est Kylian ?
— Il était avec Elessar dans le couloir quand je les
ai vus pour la dernière fois, répondit Cyrion.
— Il n’y avait personne lorsque nous sommes
arrivés, constata Lewis. Il faut le retrouver. Cyrion, tu
m’accompagnes. Terendis, occupes-toi d’Axel avant
qu’il ne se réveille, même si je doute sérieusement
que ce soit dans l’immédiat. Il faut se dépêcher !
Il frappa dans ses mains et Cyrion sursauta, puis
s’empressa de quitter les appartements du magicien,
à bout de nerfs.
Leur plan ne se déroulait pas tout à fait comme
prévu. Avec appréhension, l’elfe retourna auprès des
siens, suivi de près par Lewis.

178
Chapitre dix-neuf

Elessar

— Kylian !
Elessar attrapa de justesse Kylian par le col de son
haut avant qu’il ne se laisse tomber à l’eau. Hébété, le
garçon cligna plusieurs fois des yeux et prit
conscience de la confusion qui régnait à bord du
vaisseau. Plusieurs combats se déroulaient sous ses
yeux ébahis. Chevaliers et elfes noirs réunis contre les
Haut-Elfes. Les coups pleuvaient, les lames brillaient
d’une lueur meurtrière, les hurlements fendaient l’air,
des flèches sifflaient avec menace et des éclairs
jaillissaient du ciel, éclairant la scène chaotique alors
que le navire tanguait dangereusement, bousculé par
les vagues déferlantes d’un océan déchaîné et en
colère. Surpris, certains glissaient et d’autres se
rattrapaient où ils le pouvaient, tout en se protégeant
des attaques adverses. Les corps s’accumulaient au
sol, mais le nombre d’ennemis diminuait
considérablement et le champ-de-bataille se vidait
lentement.
Un autre soubresaut du bateau fit chanceler Kylian
qui sentit son corps se pencher en arrière. Affolé,
Elessar tenta de le rattraper, en vain. Sa main se
referma dans le vide et, impuissant, il ne put
qu’assister au désastre et voir Kylian plonger dans les

179
eaux ténébreuses. Aussitôt, il se tourna vers Thalion,
rendu inaccessible par les Haut-Elfes et les armes
grâce à sa puissante magie.
— Thalion, arrête cette tempête et immobilise
immédiatement le bateau ! hurla-t-il aussi fort que
cela lui était possible.
Thalion s’exécuta aussitôt et le navire cessa
brusquement de bouger, l’océan se calma
soudainement et un rayon de soleil perça la couche
nuageuse. Elessar profita du calme pour plonger dans
l’eau, tête la première.

Elle était belle. Belle à en mourir. Aussi profonde et


majestueuse que son humeur tumultueuse et
dévastatrice. Elle l’enveloppait, s’insinuait en lui,
obstruait ses voies respiratoires, l’étouffait et
l’empêchait de respirer. Elle était froide, aussi glaciale
que la mort elle-même, mais elle était douce aussi…
enivrante.
Kylian la laissait l’emporter jusqu’au plus profond
de son âme, là où les ténèbres autrefois si terrifiantes
le séduisaient aujourd’hui. L’envie de les rejoindre
devenait de plus en plus pressante et il glissait vers
elles tandis qu’elles lui tendaient ses bras. Un sourire
se dessina sur les lèvres de Kylian qui disparut
instantanément quand il sentit un bras puissant se
refermer autour de sa taille pour le remonter vers la
surface. Incrédule, Kylian s’arracha à cette étreinte
soudaine et fit volte-face. C’était Elessar. Il avait
plongé à sa suite pour le sauver. Et s’il ne voulait pas ?
Ne comprenait-il donc pas ?
Le regard sévère, Elessar tendit la main pour
l’agripper, mais Kylian gesticula et brassa l’eau de ses
bras et ses jambes pour mettre de la distance entre
Elessar et lui. Malheureusement, l’elfe ne semblait
pas vouloir abandonner et nageait vers lui, déterminé,

180
alors que les émotions dont le garçon était en proie
continuaient de l’écraser et l’aveuglaient. Elles
faisaient naître en lui une colère qui l’obligeait à se
défendre sans qu’il ait conscience de ses actes. Il en
oubliait même qu’il se noyait malgré la douleur qui lui
opprimait les poumons. Il n’avait pas non plus la force
nécessaire, et encore moins la volonté, de lutter
indéfiniment contre Elessar. L’agression de
Thal’Lordrel qui avait suivi son entraînement l’avait
considérablement affaibli et il sentait ses forces
l’abandonner rapidement.
Alors, quand le chevalier le saisit par le poignet,
Kylian peina à lutter, la vue brouillée et les poumons
inondés. Dans un dernier sursaut d’énergie, il essaya
une fois de plus de se défaire de son étreinte. En vain.
Elessar l’attira avec lui, mais force était de constater
que le poids de Kylian l’empêchait d’atteindre
rapidement la surface, loin au-dessus de leurs têtes.
La tâche lui paraissait impossible, mais il devait
essayer. Il le fallait.

La bataille s’essoufflait. Les derniers Haut-Elfes


étaient faits prisonniers, ligotés et enfermés dans les
cales. Un étrange silence retombait, un calme que les
chevaliers avaient l’impression de ne plus avoir connu
depuis longtemps. Au milieu du désordre, Lewis
fouillait des yeux les environs, à la recherche de
Kylian. Il manquait à l’appel.
— Personne n’a vu Kylian ? cria-t-il. Où est Kylian ?
— J’ai cru le voir tomber dans la mer ! lui répondit
Carmina.
Pâle, Lewis courut vers la rambarde et se pencha
par-dessus elle, flanqué de Cyrion. Tous deux épiaient
l’eau stagnante de la mer, tandis que Thalion
s’approchait. Depuis qu’il avait perdu son enveloppe
corporelle et qu’il s’était découvert une nouvelle

181
nature, il lui avait fallu trouver un moyen de la cacher
au reste du monde pour ne pas faire l’objet d’une
traque ennemie. Son énergie à l’état pure était si
condensée et si forte qu’il brillait comme un phare
dans la nuit, mais aucun vêtement des chevaliers
n’était à sa taille. Alors il avait improvisé en se
couvrant de bandages. Évidemment, il n’avait pas
échappé aux railleries des chevaliers qui s’étaient
amusés à le taquiner, mais ça n’avait duré qu’un
temps. Aujourd’hui, ils le considéraient sous un nouvel
angle et lui montraient plus de respect que jamais
Thalion n’en n’avait reçu dans sa vie. Même si son égo
en était flatté, il avait pourtant conscience de
l’importance de leur mission et préférait se
concentrer sur elle plutôt que sur l’immensité de ses
pouvoirs qu’il avait découvert cachés en lui et que,
étonnamment, il savait maîtriser à la perfection.
Pour l’heure, il cherchait un moyen de les utiliser
afin de retrouver Kylian, perdu dans ces eaux froides
et lugubres. Une main apparut brièvement à la
surface de l’eau, avant de replonger dans les
méandres de la mer. Lewis jura et pesta, puis
s’empressa de retirer ses chaussures.
— Cyrion, avec moi !
L’intéressé ne se fit pas prier deux fois et enleva lui
aussi ses chausses puis plongea à la suite du
magicien. La froideur de l’eau le saisit immédiatement
et il frissonna. Glacé jusqu’à la moelle des os, Cyrion
se força à ouvrir les yeux pour essayer de discerner la
silhouette de Kylian. Il aperçut Elessar, inconscient et
attiré vers les sombres profondeurs des abysses.
Interloqué, Cyrion nagea vers lui et l’attrapa en
s’assurant que Lewis avait récupéré Kylian. Une fois
les deux corps repêchés, les chevaliers encore à bord
du navire leur jetèrent une corde qu’ils nouèrent
autour d’eux pour remonter.

182
Cyrion refusa l’aide de ses amis pour tirer Elessar
sur le pont et l’allongea rapidement, en proie à une
vague de panique. Quand il plaça sa main devant sa
bouche et son nez, il constata avec horreur qu’il ne
respirait plus et commença à lui faire un massage
cardiaque alors que Lewis procédait aux mêmes soins
avec Kylian, sous les regards inquiets des chevaliers
attroupés autour d’eux. Par chance, Kylian recracha
rapidement l’eau contenue dans ses poumons et se
redressa vivement, pris d’une quinte de toux violente.
Thalion assura à Lewis qu’il le prenait en charge et lui
conseilla de s’occuper d’Elessar.
A fleur de peau, Lewis acquiesça mais Cyrion refusa
de le laisser approcher. La colère se lisait sur son
visage, trahissait l’inquiétude qu’il ressentait. Tëmeri
posa doucement une main sur son épaule, mais Cyrion
la repoussa d’un geste sec, arrêta son massage
cardiaque et se pencha par-dessus Elessar pour lui
insuffler de l’air avant de reprendre, une fois de plus,
le massage.
Carmina laissa échapper un hoquet et se détourna
du spectacle morbide, les yeux rouges et brillants.
— Cyrion, dit doucement Lewis. Cyrion, laisse
tomber…
— Non, je n’abandonne pas l’un des miens ! beugla
Cyrion.
Les traits de son visage étaient tirés par une
animosité que les chevaliers ne lui connaissaient pas,
une colère sourde qui vibrait dans sa voix, un
courroux et une aigreur que ses yeux assombris par la
haine reflétaient. Une peur sans nom qui se cachait
derrière ce sentiment de hargne.
Et comme Elessar ne se réveillait pas et que le
désespoir prenait lentement la place de la colère,
Cyrion tambourina violemment sa poitrine de son
poing en hurlant son nom. Aussitôt, Tëmeri et

183
Farandel se jetèrent sur lui pour l’empêcher de
continuer. Il se débattit, s’époumona et les deux
compagnons d’armes l’emmenèrent loin de la scène
pour lui permettre de retrouver ses esprits. Dépités et
anéantis, plus personne ne bougeait ou ne parlait.
C’était à peine s’ils osaient tous respirer, mais le
silence étouffant qui les entourait fut rapidement
brisé.
— Tout ça… Tout ça… C’EST DE TA FAUTE !
Artanis se précipita vers Kylian et le plaqua
brutalement au sol, les mains refermées autour de son
cou.
— Artanis !
Kylian tenta de se délivrer de la poigne du chevalier
et, un instant, son visage se confondit avec celui de
Thal’Lordrel. Il avait cette impression de déjà-vu,
déjà-vécu, et voulut abandonner sa lutte acharnée
pour laisser Artanis venger son frère d’armes disparu,
reconnaissant ses torts et acceptant la punition.
Pourtant, lui aussi fut incapable d’achever ce qu’il
avait commencé. Il leur fallut s’y mettre à quatre pour
écarter Artanis du garçon et le maintenir solidement
alors qu’il se débattait comme un diable en furie,
proférant des menaces et jurant qu’il allait le tuer lui
aussi.
Lewis ordonna à Kylian de le suivre mais, comme il
ne l’écoutait pas, il fut traîné de force dans une des
cabines du bateau et enfermé à double-tour à
l’intérieur, le temps que les choses se calment et que
les tensions retombent.
Isolé de tous, Kylian s’assit sur le bord d’un des lits
et réalisa lentement tout ce qui venait de se
produire… et la mort d’Elessar dont il était le seul
coupable. Meurtri, il étouffa un sanglot et enfouit sa
tête dans un oreiller pour s’abandonner totalement
aux larmes dans l’espoir d’évacuer toute la tristesse

184
qu’il avait gardée enfouie au fond de lui depuis trop
longtemps et tout ce stress qui l’avait accablé au
cours de ces dernières heures. Sa famille lui manquait
plus que jamais et Axel n’était pas non plus là pour lui
apporter un maigre réconfort. Resteraient-ils encore
amis une fois qu’il saurait ? De sa cabine, il entendait
encore les cris et les hurlements d’Artanis. Il sentait
sa rage et sa colère vibrer dans les murs du bateau et
sa menace planer au-dessus de lui comme une épée de
Damoclès.
Et il s’en voulait. Le poids de la culpabilité était
encore plus terrible, lui semblait-il, que le chagrin qui
l’avait dévasté et conduit à souhaiter aussi ardemment
la mort. Et aujourd’hui, il était encore en vie parce
que quelqu’un s’était sacrifié pour qu’il vive, jugeant
son existence sûrement plus importante que la sienne.
Il devait honorer cet acte et prouver à Elessar qu’il ne
l’avait pas sauvé pour rien.
Les pleurs de Kylian se calmèrent après plusieurs
heures et la fatigue, l’épuisement, le plongèrent dans
un sommeil profond et sans rêve.

185
Chapitre vingt

L’échec vous guette

Carmina frappa doucement à la porte et attendit,


mais elle n’obtint aucune réponse. Elle recommença,
sans plus de succès. Alors elle abaissa la poignée,
entra silencieusement dans la cabine et referma la
porte derrière elle. Lewis était assis sur l’un des lits,
le regard vide. Ses yeux étaient rivés vers le mur en
face de lui, mais son visage ne reflétait aucune
émotion.
La jeune femme s’approcha de lui à pas feutrés, par
crainte de le tirer trop brusquement de cet étrange
état. Elle hésita longuement avant de poser une main
réconfortante sur son épaule, mais son geste n’eut pas
le moindre effet. Lewis demeurait aussi immobile
qu’une statue, muré dans un silence qui ne lui
ressemblait pas.
— Lewis ? souffla Carmina.
Il ne répondit rien et ne daigna pas même la
regarder. Inquiète, Carmina prit place à côté de lui et
referma doucement sa main dans la sienne, en
espérant lui apporter un peu de réconfort par ce
contact.
— Lewis, ce qui est arrivé… n’est pas de ta faute. Il
était déjà mort lorsque vous l’avez tiré de l’eau, tu ne
pouvais rien y faire.

186
— Kylian s’en est pourtant tiré, lui, alors qu’il était
affaibli par toutes les épreuves qu’il a traversées.
— Tu ne peux pas sauver tout le monde. C’est
impossible, personne ne le peut. Ton besoin d’aider les
autres et leur porter secours est très honorable, mais
tu n’es pas tout puissant et ils ne sont pas immortels.
— JE SUIS POURTANT MAGICIEN !
Son cri soudain fit tressaillir Carmina. Lewis s’était
relevé d’un bond et commençait à marcher
nerveusement dans la cabine, en proie à divers
sentiments contradictoires. Attendrie, Carmina le
rejoignit, mais Lewis ne la laissa pas s’approcher et
lui tourna le dos, la tête baissée.
— Lewis, susurra-t-elle. Tu n’y pouvais rien, c’était
déjà fini avant même qu’il ne soit ramené sur le
bateau. Tu n’es pas responsable de sa mort. Tu
m’entends ?
— Mais je… j’aurais tellement voulu pouvoir le
sauver, bredouilla-t-il, la voix tremblante. J’aurais dû
réussir. Je suis capable de grandes choses, Carmina, je
suis le plus puissant magicien de ce monde, j’ai fait
des exploits que d’autres jamais n’oseraient même
imaginer, et je… j’ai été incapable de le sauver, lui.
Carmina l’observa longuement, le cœur déchiré par
la fragilité de Lewis qui, pour la première fois, se
confiait aussi ouvertement à elle. De là où elle se
tenait, elle voyait ses épaules secouées par d’étranges
spasmes et comprit. Alors elle traversa la pièce à
grandes enjambées, obligea Lewis à se retourner et
l’enlaça, pressant le magicien contre elle tandis qu’il
s’abandonnait dans ses bras. Elle songea alors qu’elle
ne l’avait jamais vu pleurer. Pas même une seule fois,
malgré toutes les épreuves par lesquelles il était
passé. Et aujourd’hui, il était complètement anéanti et
démuni.
Il était dépassé par les événements et son

187
impuissance le laissait aussi faible et vulnérable qu’un
petit enfant abandonné, séparé de ses parents. Et
Carmina s’efforçait de lui apporter un peu de soutien
dans cette épreuve douloureuse pour Lewis.

Valérian avait lui aussi cette sensation que la


situation lui échappait complètement. Rien ne s’était
passé comme prévu. Thal’Lordrel avait réussi à
s’échapper sans qu’ils sachent par quel moyen, Axel
était touché par la corruption, Kylian perdait
clairement la tête et il y avait Elessar. Pauvre Elessar.
A ce souvenir douloureux, Valérian sentit son cœur
se serrer. Il prit une grande inspiration et secoua la
tête, comme pour chasser ce mauvais moment de son
esprit. Il ne devait pas y penser pour l’instant et
s’occuperait de sa dépouille plus tard. Pour l’heure, il
avait d’autres choses plus importantes encore à
régler. Ils risquaient de perdre un autre membre des
chevaliers. Si Artanis ne laissait pas sa colère
retomber, Valérian serait contraint de le renvoyer de
l’Ordre des chevaliers et l’obligerait à retourner
pronto à Dorégon, via un portail majeur. Ce n’était pas
le souhait de Valérian, mais si Artanis ne se calmait
pas, il représenterait un danger pour Kylian.
Valérian jeta un regard vers Artanis, agenouillé près
du corps sans vie de son compagnon d’armes. Il
n’avait plus prononcé le moindre mot depuis plus de
deux heures. Par sécurité, Terendis et Tëmeri
restaient auprès de lui, mais Kylian n’avait pas refait
surface depuis le temps et Valérian soupçonnait Lewis
de l’avoir mis à l’abri le temps que les tensions
s’apaisent et que la situation se calme. C’était une
bonne chose.
Un rire soudain l’obligea à se retourner. C’était
Axel. Ils l’avaient tiré hors des appartements de
Thal’Lordrel et attaché à un poteau pour le surveiller,

188
le temps de trouver une solution à tout ce remue-
ménage. Sa peau était devenue entièrement noire et
ses yeux brillaient d’un rouge sang inquiétant. Il
n’avait plus rien d’humain. La folie se lisait clairement
sur son visage et son sourire malsain, équivoque,
arracha un frisson d’effroi à Valérian.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Vous êtes en train de perdre, sourit Axel. Vous ne
voyez donc pas ? Jamais la Prophétie ne s’accomplira !
Valérian serra les poings, les lèvres pincées, mais
ne répondit rien. Axel cherchait seulement à le
provoquer, à susciter de la colère en lui.
— Vous êtes perdus, continua-t-il. La situation vous
échappe complètement. Vous espériez quoi,
sérieusement ? Vous pensiez réellement pouvoir
mettre la main sur Thal’Lordrel ? Il est encore plus
grand et plus puissant que Lewis. Jamais vous ne
parviendrez à l’arrêter !
— Et qu’en sais-tu ?
— Il a réussi à vous échapper et il a concocté une
mixture qui dépasse les compétences de Lewis et
Farandel, pourtant experts dans les concoctions et les
breuvages. Votre médecin connaît les caractéristiques
d’un millier d’herbes, de plantes et de fleurs, mais je
suis prêt à parier qu’il ignore ce que contient la
mixture de Thal’Lordrel. Vous n’êtes pas assez
compétents. Si ça avait été le cas, Elessar ne serait
pas mort.
Quand il évoqua son nom, Artanis releva lentement
la tête et, aussitôt, Tëmeri et Terendis se placèrent
devant lui pour le dissuader de s’attaquer au garçon.
— Il n’a plus toute sa tête, souffla Tëmeri. Il ne sait
pas ce qu’il dit, ne l’écoute pas.
— Et quoi ? Je divague, à votre avis ? s’écria Axel.
Au contraire, je n’ai jamais eu l’esprit aussi lucide. Je
me sens plus vivant que jamais je ne l’ai été.

189
Thal’Lordrel m’a sauvé.
Valérian s’étrangla et se jeta sur Axel, le saisissant
par le cou et l’obligeant à le regarder droit dans les
yeux. Malgré la haine qui bouillonnait en lui et son
regard menaçant, Axel était imperturbable et
continuait de sourire comme si l’excès de colère du
chef des chevaliers l’amusait plus que ne l’effrayait.
Terendis et Tëmeri hésitaient à l’éloigner, indécis.
— Crois-tu sincèrement qu’il t’a sauvé ? cracha-t-il,
la voix vibrante de colère. Tu n’as jamais été aussi
aveuglé que tu l’es, imbécile. Tu as perdu ta nature
humaine, perdu ta conscience, ton âme… Seul ton
cœur continue de battre pour te faire te sentir en vie,
mais il est dépourvu de tout sentiment. Tu te fais
manipuler comme un pantin par ton prétendu
grandiose magicien Thal’Lordrel. Alors, est-ce ça,
pour toi, être en vie et avoir l’esprit lucide ?
Axel grogna et tenta de se défaire de ses liens d’un
geste brusque. Souriant, Valérian se recula et fit signe
à Elrendil d’approcher. Le chevalier ne se fit pas prier
deux fois.
— Prépares-lui un verre d’eau et verses-y de la
poudre anti-magique. Je n’apprécierais pas que notre
pantin se fasse la malle en usant de sa magie.
Elrendil opina du chef et s’éloigna sous le regard
paniqué d’Axel qui gigotait de plus en plus
nerveusement.
— Non, non, non ! Je vous promets de ne pas
utiliser ma magie et d’être très sage !
— Alors tu ne devrais pas y voir d’inconvénient à ce
que nous t’administrions un peu de poison anti-
magique pour assurer notre sécurité. Nous crois-tu si
idiots, Axel ? Nos forces ont peut-être faibli, comme tu
l’as si bien fait remarquer… mais jamais nous ne nous
laissons abattre. Et crois-moi, Thal’Lordrel va en faire
l’amère expérience.

190
— Il faudrait pour cela que vous réussissiez d’abord
à créer un antidote pour endiguer la corruption ! Vous
en êtes incapables. Thal’Lordrel, même mort,
triomphera. Vous ne pouvez rien faire contre la
corruption. Rien.
Le regard sombre, Valérian s’approcha d’un pas
menaçant vers le garçon et se glissa dans son dos
pour le détacher du poteau tout en gardant ses mains
liées dans son dos. Il le releva sans ménagement et
l’approcha de la balustrade. Quand il l’attrapa par la
nuque, Axel commença à s’affoler alors que Valérian
l’obligeait à se pencher par-dessus bord pour qu’il
puisse voir les vagues de la mer se fracasser contre le
bateau.
— Elle est assez calme, comme tu peux le constater,
grommela l’elfe, mais elle pourrait malgré tout te
noyer. La mer est belle, magnifique, grandiose… mais
elle est également très joueuse et trompeuse. Son
calme apparent peut être mortel…
— Vous me menacez ? pesta Axel. Vous croyez
sincèrement être en position de le faire ? Axel vous est
trop précieux, vous ne pouvez pas le tuer ! Vous devez
le garder en vie si jamais vous avez la moindre chance
de le sauver afin qu’il accomplisse la Prophétie.
— Je croyais que tu avais l’esprit lucide, observa
Valérian. Alors pourquoi parles-tu de toi à la troisième
personne du singulier, Axel ?
Blême, le jeune homme ne répondit rien et Valérian
continuait de le maintenir ainsi, par-dessus les flots de
l’océan tandis que le navire se traçait calmement un
chemin.
— J’ignore lequel de nous deux est vraiment en
position de menacer l’autre. N’es-tu pas d’accord,
Axel ?
Seul un rire amer lui répondit et Valérian fronça les
sourcils. Il sentait, sous sa main, le corps d’Axel agité

191
par des soubresauts. Il riait et, à nouveau, un éclair de
folie traversait son regard.
— Elessar, Elessar, il a fini dans l’Estar… chantonna
Axel. Artanis, Artanis, en a fait tout un caprice. Et la
mort, et la mort, elle se joue bien d’eux. N’est-ce
vraiment pas fabuleux ?
Un cri rauque fendit l’air. Tëmeri et Terendis furent
incapables d’arrêter Artanis, animé par une rage sans
nom, et qui se précipitait vers Axel, aveuglé par sa
colère et son amertume. Valérian se mit en travers de
son chemin, affolé, mais c’était comme si la force de
l’elfe avait tout à coup décuplé et il poussa son chef
sans le moindre ménagement pour se jeter sur Axel et
le frapper encore et encore de son poing vengeur.
Malgré la douleur des nombreux coups qui pleuvaient
sur lui, le visage en sang, Axel continuait de rire en
fredonnant, amusé.
Finalement, ils s’y prirent à trois pour séparer
Artanis et Axel, mais non sans difficulté. Quand ils
réussirent, Valérian ordonna, essoufflé, qu’il soit
attaché et enfermé dans une des cabines jusqu’à ce
qu’il prenne une décision définitive sur le sort du
chevalier. Quand il se retrouva seul avec Axel,
Valérian serra les poings et dévisagea furieusement le
garçon.
— Les menaces sont inutiles, ricana Axel. Je suis en
position de vous menacer puisque je peux provoquer
ma propre mort. Alors soyez indulgents envers moi,
Valérian. Faites attention à ce que vous dites et à ce
que vous faites, l’échec vous guette…
Frissonnant, Valérian inspira profondément et se
détourna d’Axel alors que ses paroles tourbillonnaient
dans son esprit agité.
L’échec vous guette.

192
Chapitre vingt-et-un

Le vaccin

Lorsque Valérian posa un pied sur la terre ferme, il


ferma les yeux et huma l’air humide. Une odeur de feu
de bois lui chatouilla les narines. En fond sonore, il
entendait les vagues de la mer qui lui léchaient les
pieds et le piaillement des oiseaux cachés dans les
arbres, un peu plus loin. Une forêt se dressait devant
eux. Il leur fallait la franchir pour continuer leur
périple en direction de Dorégon, à pieds.
Elrendil se plaça à côté de son chef et observa
attentivement les environs, méfiant.
— Nous avons gagné un temps précieux en
voyageant par bateau, dit-il sur un ton grave. En
revanche, est-il bien prudent de reprendre notre route
par la terre ferme ?
— Quoi que nous fassions, les Haut-Elfes savent où
nous trouver. Nous n’avons pas réussi à attraper leur
magicien, il a fui. En mer, si nous sommes attaqués et
que notre navire coule, nos chances de survie sont
minces.
— Ils pourraient nous tendre un autre guet-apens
ici, dans cette forêt… L’endroit est idéal.
— S’ils l’avaient voulu, ils nous auraient déjà tué. Ils
ne savent pas encore où nous sommes, Thal’Lordrel
n’a probablement pas réussi à les rejoindre à temps

193
pour les contraindre à changer d’itinéraire et nous
barrer la route. Deux options s’offrent à nous : soit ils
sont en chemin pour nous exterminer, soit ils tracent
en direction de Dorégon pour ne plus perdre un seul
instant et espérer mettre la main sur la capitale avant
notre arrivée.
A ses paroles, Elrendil resta silencieux. Les autres
chevaliers s’affairaient à préparer les affaires avant de
poursuivre leur chemin, aidés par les elfes noirs.
Kylian restait prudemment à l’écart et se contentait de
les regarder faire, peu envieux d’être encombrant et,
surtout, d’agacer Artanis qu’il sentait encore nerveux
et tendu. Valérian l’avait mis en garde : au moindre
faux pas, il s’en allait. Définitivement. Il acceptait de
le garder auprès d’eux car Artanis était un élément
précieux et le recrutement d’un chevalier était long,
compliqué, fastidieux. Néanmoins, s’il se laissait
encore emporter par ses émotions et qu’il perdait son
sang-froid, Valérian n’aurait plus la moindre pitié à
son égard et l’obligerait à quitter l’élite du roi sur-le-
champ. Artanis avait accepté, évidemment, mais cela
ne l’empêchait pas de lancer des regards assassins en
direction de Kylian qui culpabilisait non seulement à
cause de la mort d’Elessar, mais aussi de son ami qu’il
n’avait pas su protéger.
Ils n’avaient pas encore trouvé de remède contre la
corruption malgré les efforts combinés de Lewis et
Farandel qui commençaient lentement à perdre
espoir. Ces deux dernières semaines, ils avaient
emprunté le laboratoire de Thal’Lordrel et avaient
procédé à de nombreuses expérimentations, mais
toutes avaient abouti sur un échec cuisant. Leur
épuisement se lisait sur leur visage, même s’ils
tentaient de n’en rien montrer.
La situation était critique, mais Kylian gardait
l’espoir qu’il pouvait encore être utile aux chevaliers.

194
Il refusait d’admettre que la mort d’Elessar avait été
inutile. Il voulait prouver aux autres chevaliers de
quoi il était capable, mais avec Artanis dans les
parages… les choses risquaient d’être compliquées. Si
l’elfe contenait sa colère pour rester auprès de ses
autres compagnons d’armes, Kylian le soupçonnait
d’user de ruse pour l’écarter d’eux. Il avait été victime
de plusieurs malencontreux « accidents » ces deux
dernières semaines, mais Kylian résistait, quand bien
même son moral en prenait un sérieux coup. Les
autres chevaliers montraient de plus en plus
d’agacement envers ce qu’ils interprétaient comme de
l’incompétence, mais Kylian savait qui tirait les
ficelles. La seule raison qui lui avait permis de ne pas
céder et ne pas dénoncer Artanis au risque de passer
pour un fou, c’était Axel.
Il devait le sauver et le soigner de cette maudite
corruption. Il ne reconnaissait plus son ami, cet
étranger pris de crises de folie qui provoquait les
chevaliers éhontément et riait aux éclats quand il
récoltait ce qu’il semait.
La gorge nouée par les émotions en songeant à tout
ce qu’il avait déjà traversé, Kylian secoua la tête pour
chasser ces mauvaises pensées de son esprit. Il devait
se reprendre. C’était une belle journée, aujourd’hui.
L’air était chaud, le soleil brillait haut dans le ciel et
les oiseaux gazouillaient. Ce n’était pas le temps
propice pour se morfondre dans son coin et le temps
risquait de ne pas se maintenir. Tëmeri présageait une
pluie torrentielle et, dans ce domaine, il était plutôt
doué. Il percevait très bien les changements
atmosphériques et Kylian s’était souvent demandé si
cela avait un lien avec son côté empathique, commun
à tous les elfes de lumière.
— Bien, mettons-nous en route ! ordonna Valérian.
Nous n’avons plus une minute à perdre.

195
Ils saluèrent rapidement les elfes noirs et les
remercièrent de leur aide précieuse, puis
s’enfoncèrent dans la forêt, toujours en direction de
Dorégon, capitale des elfes blancs.
Leur destination finale.

— Il nous reste un mois de voyage, balbutia


Terendis en cassant une brindille d’herbe entre ses
doigts, les yeux baissés. Un mois, c’est long et court à
la fois. Et si nous n’arrivons pas à sauver Axel, que se
passera-t-il ?
Ils avaient été obligés de dresser le camp en plein
cœur de la forêt. La nuit les avait pris de court, les
températures avaient rapidement baissé et, à présent,
ils se réchauffaient autour d’un feu. Seuls Farandel et
Lewis manquaient à l’appel et restaient enfermés dans
une tente pour continuer leurs expérimentations. Axel
avait été attaché à un arbre, près du feu, et Kylian
avait insisté pour le couvrir afin qu’il n’ait pas trop
froid. Ils commençaient à être à court de poison anti-
magique et Lewis craignait un retournement de
situation. Alors, avec Farandel, leur priorité était d’en
fabriquer, malgré les réticences de Kylian qui
craignait que cela engendre une perte de temps trop
importante.
— Un mois, c’est suffisant, dit Thalion, optimiste
comme à son habitude.
Kylian zieuta dans sa direction, intrigué par son
curieux style vestimentaire. Tout le temps du voyage
en bateau, il n’avait pas eu le loisir de quitter sa
cabine. Lewis avait préféré le garder à l’écart pour le
préserver de la colère d’Artanis, mais Kylian s’était
senti comme un prisonnier et, aujourd’hui, il avait
l’impression d’être un étranger.
Il avait forcément raté des conversations
importantes et n’avait pas pu y participer pour donner

196
son point de vue. Alors, quand il avait aperçu Thalion
complètement transformé, évidemment il avait été
surpris. Maintenant encore, il s’étonnait de ce qui
s’était produit et s’en amusait à la fois. Thalion ne
manqua pas de le remarquer et tourna la tête vers lui.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Les chevaliers ne te supportaient plus pour qu’ils
t’aient momifié ?
— Ah ah, très drôle… Tu es un peu en retard et
Lewis m’a déjà fait cette blague vaseuse. Je n’ai pas
eu le choix, aucun vêtement que j’ai pu trouver n’était
à ma taille, alors je me suis débrouillé comme j’ai pu.
— Et si nous revenions sur le sujet principal ?
grommela Terendis. Je veux dire, l’heure est tout de
même grave. Nous avons peut-être de l’avance sur
notre itinéraire, mais si nous perdons définitivement
Axel… à quoi tout cela aura-t-il servi ?
La tentative de distraction de Kylian tomba à l’eau
et une ambiance froide et lourde s’installa à nouveau
sur le campement. Seul Axel s’amusait de cette
situation et les dévisageait un à un en souriant.
Millesia restait à ses côtés tout en gardant une
certaine distance, mais Kylian devinait clairement son
chagrin et sa tristesse. Elle aussi ne supportait pas de
voir Axel ainsi, mais avaient-ils vraiment le choix ?
Plus personne ne parlait, même Valérian s’était
muré dans un étrange silence. Il semblait perdu dans
ses pensées. Finalement, Kylian se releva, prêt à se
diriger vers la tente dans laquelle s’étaient isolés les
deux médecins pour tenter de trouver un remède.
— Je vais voir si Lewis et Farandel ont besoin
d’aide.
— En quoi espères-tu leur être utile ? Tu n’es pas
médecin, que je sache…
— Terendis, tu es un peu dur avec lui, le
réprimanda Tëmeri. Il essaie de faire son possible.

197
— Ah oui ?
— Ce n’est pas de sa faute si Lewis a tenu à ce qu’il
reste enfermé ces deux dernières semaines !
— Ce n’est donc pas de sa faute si Elessar est
mort ? grogna Artanis, amer.
Kylian sentit aussitôt sa gorge se serrer mais ne
releva pas.
— Je suis désolé… fut tout ce qu’il trouva à dire, les
joues roses.
— Ne le sois pas, lui sourit Tëmeri. S’ils sont deux
contre toi, c’est que nous sommes sur la bonne voie.
Tu vas forcément nous apporter quelque chose de
positif, ton aide nous sera sûrement précieuse.
Il lui fit un clin d’œil et Kylian hocha la tête puis
s’apprêta à disparaître de la vue des chevaliers. Le
poids de la culpabilité lui pesait encore. Pourtant, une
voix fluette, un peu plus loin, le retint dans son
mouvement :
— Attendez !
Millesia s’était tout à coup redressée, le visage
soudain illuminé, et Kylian n’eut aucun mal à deviner
qu’elle venait d’avoir un éclair de génie. Il retint son
souffle, alors qu’un maigre espoir commençait à naître
en lui, qu’il s’efforçait pourtant de chasser pour éviter
d’être frappé par une trop grande déception si jamais
l’idée de Millesia aboutissait à un échec.
— Si je ne me trompe pas, multiplier deux nombres
négatifs donne un résultat positif, n’est-ce pas ?
Déstabilisé par la question étrange de la jeune elfe,
Kylian fut incapable de lui répondre et laissa le loisir
aux autres chevaliers d’approuver ses paroles.
— Les elfes déshérités sont les seuls à ne posséder
aucun talent magique si l’on excepte Thalion,
poursuivit-elle. Notre sang est composé d’un élément
supplémentaire à toutes les autres races : les
lymphites. Ce sont eux qui régulent notre énergie. Ils

198
absorbent seulement ce dont notre corps a besoin et
rejettent le surplus. C’est à cause d’eux si nous
sommes incapables d’accumuler de l’énergie pour la
manier à notre guise. Et si nous en administrions à
Axel, peut-être que…
Elle n’acheva pas sa phrase et entendit Axel ricaner
tandis que les chevaliers s’échangeaient des regards
incertains.
— Et comment savoir si ça fonctionne ? s’enquit
Kylian, intrigué. Tu ne crois pas que ça pourrait avoir
des conséquences désastreuses et produire l’effet
contraire de ce que tu espères ?
Elle haussa les épaules.
— Il faut essayer… Je propose de servir de cobaye.
Je suis prête à parier que la corruption est provoquée
par un élément qui circule dans le sang d’Axel et qu’il
est possible de le dissocier des globules rouges.
— En effet, approuva Thalion. Le seul résultat que
Lewis et Farandel ont obtenu est effectivement la
séparation des globules rouges de celle des globules
corrompues. Tous les autres examens qu’ils ont essayé
ont provoqué la désintégration totale et intégrale des
globules rouges pour ne laisser que les globules
corrompues, sans espoir de guérison totale ou même
partielle. Ton idée n’est pas mauvaise.
— En revanche, si elle fonctionne sur toi, Millesia,
le résultat ne sera pas visible, remarqua Cyrion. Il faut
essayer sur quelqu’un atteint par la corruption.
— Je peux le faire ! se proposa Kylian.
Cyrion arqua un sourcil et secoua la tête avec un air
désolé.
— Hors de question, c’est trop risqué. Tu es l’un des
éléments essentiels à l’accomplissement de la
Prophétie.
— Mais je suis humain, comme Axel. Et si le résultat
divergeait en fonction de notre appartenance raciale ?

199
Il vaut mieux que ce soit moi. Et puis… sans Axel, la
Prophétie est de toute manière impossible à réaliser.
Elle nous inclut tous les deux. Si l’un de nous est mis
en échec, la Prophétie l’est aussi, à ce que j’ai
compris.
— Je déteste l’admettre et j’ai souvent l’impression
de le dire ces temps-ci, mais Kylian a raison,
grommela Valérian. Nous devons prendre ce risque.
C’est le seul espoir que nous ayons. Lewis et Farandel
s’acharnent depuis plus de deux semaines à trouver
un remède, sans succès. Et Millesia nous propose une
lueur d’espoir. Essayons.
Il appela aussitôt les deux médecins pour leur faire
part de l’idée de Millesia et, malgré les réticences de
Farandel et Lewis, peu enclins à corrompre le
deuxième élément essentiel à l’accomplissement de la
Prophétie, ils furent contraints d’admettre que le taux
de réussite était élevé et qu’ils avaient peut-être une
chance de sauver Axel. Alors Farandel préleva du sang
chez Axel et Millesia. Il lui fallut environ une heure
pour procéder à la dissociation des globules rouges
des globules corrompues ou des lymphites et préparer
ainsi deux flacons : l’un contenait un liquide noirâtre
destiné à corrompre le sang de Kylian et l’autre un
liquide blanchâtre destiné à le guérir.
Lorsque Farandel administra le premier liquide
dans le sang du jeune homme, l’effet fut immédiat.
Aussitôt, Kylian vit ses veines se colorer de noir
sous sa peau et le poison progresser lentement tandis
que sa peau elle aussi noircissait. Le phénomène se
propageait à une vitesse inquiétante et Lewis pressa
aussitôt Farandel de se dépêcher tandis que l’elfe
intégrait l’aiguille au second flacon. Il s’empressa d’en
injecter le contenu dans le bras de Kylian. Là encore,
le résultat fut visible au premier coup d’œil : la peau
de Kylian retrouvait lentement une coloration normale

200
tandis que le poison se résorbait et disparaissait
complètement, anéanti par les lymphites de Millesia.
Témoin de cette guérison miraculeuse, du vaccin
qu’ils avaient réussi à créer, Axel écarquilla les yeux :
— Nous pouvons trouver un compromis ! s’écria-t-il,
alarmé. Je pourrais vous rendre tellement plus
puissants ! Écoutez, je…
— La ferme !
D’un coup bien placé, Valérian l’assomma sous le
regard ahuris de tous les autres chevaliers et fit signe
à Lewis et Farandel d’accélérer pour préparer et lui
administrer l’antidote avant qu’il ne se réveille.
Une heure plus tard, le cœur au bord de l’explosion,
nerveux et tendu, Kylian observait Farandel,
agenouillé près d’Axel, qui retirait l’aiguille de sa
peau.
Le temps sembla se figer.

201
Chapitre vingt-deux

Le désert

Ils progressaient lentement au milieu de la plaine


désertique, exposés à la vue des Haut-Elfes si ces
derniers les suivaient et décidaient de les attaquer.
Sans chevaux, leur rythme de marche était
considérablement ralenti, mais Valérian avait
fermement insisté pour qu’ils poursuivent leur voyage
à pieds plutôt qu’en bateau, craignant une nouvelle
attaque des Haut-Elfes et, cette fois-ci, un échec
cuisant et définitif.
Et quand les chevaliers se décourageaient, il
soulignait leur petite victoire sur la guérison quasi
miraculeuse d’Axel grâce à Millesia. Pour autant,
Kylian ne se sentait pas réconforté et continuait de
culpabiliser concernant la mort d’Elessar, malgré sa
détermination à montrer ses preuves aux chevaliers.
Axel lui-même avait abandonné tout espoir d’apporter
le moindre réconfort à son ami. Sa culpabilité était
trop grande et trop présente dans son esprit pour être
oubliée si facilement. Alors, plutôt que d’être lui aussi
contaminé par des sentiments et des pensées aussi
néfastes qui auraient pu lui casser son moral, il
préférait se concentrer sur la douce présence de
Millesia à ses côtés. Ils ne se lâchaient jamais la main
et s’encourageaient mutuellement quand l’un ou

202
l’autre commençait à ressentir de la fatigue ou de la
douleur dans les jambes à force de marcher.
Heureusement pour eux, tandis qu’un orage
pointait à l’horizon et que l’air commençait à se
réchauffer, le couple aperçut un peu plus loin les
premiers contours d’un petit village à l’air accueillant.
Valérian les dirigeait vers celui-ci en vue de trouver
une auberge pour dormir au chaud et à l’abri cette
nuit. Les chevaliers accueillirent cette bonne nouvelle
avec joie et pressèrent le pas avant que l’orage ne les
rattrape.
Une fois les chambres louées pour la nuit, ils
s’installèrent à une table et commandèrent de quoi
manger tandis qu’au-dehors, la tempête éclatait enfin
et une pluie violente s’abattait contre les vitres,
provoquant un tumulte assourdissant qui couvrait
presque les éclats de voix et les rires dans l’auberge.
Frissonnant, Valérian se détourna de ce sombre
spectacle pour plonger les yeux dans son assiette.
Aussitôt, son estomac cria famine et il commença à
manger sans plus attendre.
— Dis-moi, Valérian, par où allons-nous passer pour
rejoindre Dorégon ?
— Je ne sais pas. Nous avons plusieurs choix
d’itinéraire, mais tous comportent chacun leurs
risques.
— C’est-à-dire ? s’enquit Kylian.
— La forêt est un excellent moyen pour se cacher
aux yeux des Haut-Elfes, mais de nombreux animaux
hostiles vadrouillent la nuit et chassent. A leurs yeux,
nous représentons des proies idéales pour un
véritable festin. Le désert est parfait pour tracer en
ligne droit, mais nous exposerait aux yeux des Haut-
Elfes.
— Mais la présence des Haut-Elfes dans les
environs reste une supposition, non ? Je suis prêt à

203
parier qu’ils ont arrêté de nous courser pour nous
tuer.
— J’y ai également pensé, mais c’est un pari
dangereux. Il est vrai que la traversé du désert serait
somme toute très rapide et nous permettrait de
franchir la frontière le plus tôt possible, mais… si nous
nous trompons, alors les risques que notre mission
aboutisse à un échec sont très élevés.
— Mais il faut prendre ce risque, non ? Nous aussi
nous devons essayer de gagner du temps si nous
voulons nous préparer pour protéger l’Arbre-Monde.
— Je sais. Une fois la frontière qui sépare la Haute-
Plaine d’Erindor franchie, Farandel sera peut-être en
mesure d’invoquer un portail majeur avec l’aide de
Lewis. Ou peut-être même toi, Axel. Tu commences à
bien maîtriser ta magie.
Aussitôt, Axel releva la tête de son assiette, les
joues roses, et constata avec surprise que tous les
yeux étaient rivés sur lui. Gêné, il arrêta de mâcher sa
viande et continua d’observer les chevaliers. Il
aperçut le petit sourire en coin de Lewis qui secouait
la tête et l’amusement sur le visage de Millesia.
— Tu vas t’en remettre ? lui demanda Farandel sur
un ton taquin.
Axel avala péniblement sa viande et but une gorgée
de jus d’orange, encore sous le choc.
— Vous êtes certains que j’en suis capable ?
— Tu possèdes un grand potentiel, tu peux le faire.
Intrigué, Axel jeta un coup d’œil en direction
d’Artanis, mais l’elfe s’était rembruni et muré dans un
silence de cathédrale. Il était clair que cette nouvelle
ne l’enchantait pas et le jeune homme voyait presque
les insultes affluer à ses lèvres, mais Artanis se
retenait avec peine de les cracher à la figure du
garçon pour éviter l’exclusion totale et définitive du
corps d’élite des chevaliers. Malgré tout, son regard

204
trahissait toutes ses émotions et tous ses sentiments,
ainsi que ses pensées. Axel ne pouvait s’empêcher de
se sentir terriblement embarrassé.
Il fut donc décidé qu’ils emprunteraient le chemin
le plus court pour atteindre le plus rapidement
Dorégon et ainsi se préparer efficacement à l’attaque
des Haut-Elfes. En quittant l’auberge demain aux
premières lueurs de l’aube, ils pouvaient atteindre le
désert le soir même.
Après un copieux repas qui les réchauffa et les
détendit, il fut temps pour les chevaliers de rejoindre
le confort d’un vrai lit pour passer une bonne nuit et
se reposer.
Kylian n’eut aucun mal à s’endormir malgré sa
mauvaise humeur et Axel, apaisé de voir son ami
dormir aussi profondément, se laissa aller lui aussi
dans les bras de Millesia, en respirant son odeur
douce et délicatement parfumée. Cette nuit-là, aucun
des deux amis ne rêva.

Le lendemain matin, dès le lever du soleil, les


chevaliers quittèrent le petit village tranquille pour se
diriger vers le désert, comme ils l’avaient décidé d’un
commun accord hier au soir.
Leur voyage semblait connaître une phase de
tranquillité étrange, curieuse. Kylian s’était presque
habitué à devoir affronter le danger chaque jour et à
être exténué, terrassé par la fatigue à force de combat
ou de lutte acharnée autant sur le plan physique que
moral. Cette paix soudaine, mais bienvenue, lui faisait
pourtant ressentir un sentiment d’ennui et de déjà-vu.
Il lui semblait qu’ils traversaient toujours les mêmes
paysages, les mêmes lieux, et que ce monde n’était
composé que de forêts et de plaines, ainsi que de
petits villages éparpillés çà et là. Les quelques rares
lieux fantastiques qu’ils avaient eu l’occasion de

205
visiter étaient justement trop rares à ses yeux, lui qui
avait espéré découvrir de nombreux lieux différents,
atypiques et incroyables en atterrissant dans un
monde comme celui-ci. Finalement, il n’était peut-être
pas tant si différent que le sien.
— A quoi réfléchis-tu ?
Kylian sursauta. Il n’avait pas entendu Cyrion
s’approcher de lui. Le chevalier lui souriait. Au
contraire de son compère Artanis, Cyrion avait
pardonné à Kylian la mort de son compagnon d’armes,
Elessar.
— Ce calme et ce silence sont étranges, confessa
Kylian. Depuis le début du voyage, il n’y a quasiment
pas un jour qui s’écoule sans que nous soyons
confrontés à un problème d’envergure.
— Le danger te manquerait-il à ce point ? le taquina
Cyrion. Il arrive parfois que nos voyages se déroulent
sans soucis. Tu devrais en profiter pour te reposer un
peu. Il n’est pas dit que demain soit une journée aussi
tranquille.
Cyrion s’éloigna et Kylian prit une profonde
inspiration, les yeux plissés. Les paroles de l’elfe
flottaient dans l’air comme un sombre présage et,
aussitôt, Kylian regretta d’éprouver cet ennui et ne
pas être capable d’en profiter, au contraire de son ami
et Millesia qui roucoulaient dans leur coin. Il lui
semblait n’avoir jamais vu Axel si heureux, mais il ne
comprenait toujours pas l’attirance de son ami pour
cette fille. Ils se connaissaient à peine. Un regard
avait suffi à les rendre inséparables. La nature des
elfes déshérités y était-elle pour quelque-chose ou
Millesia avait-elle su charmer naturellement Axel ?
Tous deux ne se séparaient plus, si bien que les
deux amis ne passaient presque plus de temps
ensemble, au plus grand dam de Kylian. Il devait lui
en toucher deux mots, mais il lui faudrait saisir

206
l’occasion parfaite pour ne pas éveiller les soupçons
de Millesia.
La journée fut encore longue et fatigante pour
Kylian qui, toujours aussi ennuyé par ce calme
inaccoutumé, passa le plus clair de son temps à
dormir. Malheureusement, ses nombreuses siestes
l’épuisèrent plus qu’autre chose et quand ils
décidèrent de dresser le camp, il aida les chevaliers
avec joie pour le dressage des tentes. Ils avaient enfin
atteint leur but et se trouvaient à la frontière du
désert. Le sable sous leurs pieds était frais, la
température baissait à grande vitesse et un feu fut
rapidement allumé pour réchauffer le camp de
fortune.
Kylian se proposa pour le premier tour de garde,
car il doutait sérieusement de pouvoir rapidement
s’endormir et Lewis décida de rester à ses côtés lui
aussi. Les deux hommes ne prononcèrent pas un seul
mot tout le temps où ils restèrent éveillés à surveiller
les environs une fois tous les chevaliers couchés, mais
c’était en partie la faute à Lewis qui somnolait et
gardait difficilement les yeux ouverts.
Kylian, lui, profita de ce moment de solitude pour
faire le vide dans son esprit et se remémorer tous les
événements passés depuis le crash de l’avion.
Finalement, Lewis finit par s’assoupir totalement et,
l’esprit toujours aussi vif, Kylian décida de veiller
toute la nuit pour permettre aux chevaliers de se
reposer. Aucun danger ne se présenta à eux. La seule
difficulté fut de trouver un moyen de garder la chaleur
pour ne pas être frigorifié.
Et les premiers rayons du soleil se montrèrent.

Ils avaient repris la route depuis plus d’une heure.


Le soleil s’était rapidement levé et les températures
grimpaient en flèche, si bien que Kylian s’était vite

207
réchauffé après une nuit aussi fraîche. Évidemment,
Valérian l’avait sévèrement réprimandé pour avoir
veillé toute la nuit, avant de le remercier pour leur
avoir permis à tous de bien se reposer.
Les chevaliers étaient frais et disposés. Ils
bavardaient joyeusement entre eux tout en avalant un
rapide en-cas. Même Lewis paraissait être en forme
après une nuit passé assis contre un tronc d’arbre.
— Tu devrais te reposer.
Kylian tourna la tête. Axel avait abandonné sa douce
Millesia pour se rapprocher. Il était inquiet.
— Non, je vais bien. J’ai bien assez dormi hier.
— C’est bien ce qui m’inquiète. Tu n’as pas dormi
de la nuit mais tu as la pêche…
Ses paroles arrachèrent un petit sourire à Kylian.
— Arrête de t’en faire et va plutôt rejoindre ta
dulcinée, je suis sûr qu’elle t’attend.
— Probablement, mais j’ai besoin de passer un peu
de temps avec toi. J’ai l’impression que nous nous
éloignons l’un de l’autre, ces derniers temps…
— Ne me le reproche pas, tu as une petite amie
maintenant, c’est toi qui reste auprès d’elle et pas moi
qui m’éloigne.
— Tu as raison, j’en suis désolé, mais je…
— Qu’est-ce qui t’attire chez elle ?
— Honnêtement ? Je n’en sais rien…
— Et tu n’as pas pensé au fait que ton attirance
pour elle pouvait être causée par, je ne sais pas, une
sorte d’aura ? Quelque-chose que dégagent tous les
elfes déshérités…
Axel sembla réfléchir, mais secoua finalement la
tête.
— Non, je ne pense pas. J’en suis presque
convaincu, mais je ne sais pas comment te le prouver.
Écoute, Kylian, je…
Il fut soudainement interrompu lorsque la terre

208
commença à trembler sous leurs pieds et les
chevaliers s’immobilisèrent aussitôt, le regard alerte.
Kylian jeta un regard autour de lui, mais il n’y avait
rien à des kilomètres à la ronde. Pas l’ombre d’un
Haut-Elfe.
— Qu’est-ce que c’était ?
Valérian lui fit signe de se taire et le sol
recommença à trembler, cette fois plus violemment.
Certains perdirent l’équilibre, mais Kylian parvint à
rester debout et aperçut, un peu plus loin, un tas de
sable qui bougeait anormalement et grossissait. Il eut
aussitôt un mauvais pressentiment. Les chevaliers
dégainèrent leur arme tandis que le tas explosait,
projetant du sable partout pour dévoiler au grand jour
un ver géant doté de pinces terrifiantes de chaque
côté de sa gueule béante et d’une multitudes de
pattes tout le long de son corps. Ses petits yeux noirs
et perçants les observaient et un cri terrifiant
s’échappa de sa gueule. L’immonde bête se
contorsionna et cracha, toussa comme si elle étouffait,
suscitant la curiosité chez les chevaliers qui,
intrigués, baissaient leur arme.
Seul Kylian restait méfiant, alors il décida de se
placer en première ligne pour défendre ses
compagnons aux côtés de son ami, Axel, lequel
canalisait déjà sa magie à ses pieds.

209
Chapitre vingt-trois

L’Arbre-Monde

Kylian fit signe à son ami de se préparer et celui-ci


acquiesça d’un signe affirmatif de la tête. Il comptait
aussi sur la rapidité de réaction de Lewis au cas où.
Malheureusement, l’attention de Lewis, Thalion et
Axel fut détournée quand Carmina, prise de
convulsions, se pencha violemment pour vomir son
petit-déjeuner. C’est à cet instant précis que le ver
géant cracha une épine aussi grande qu’une longue
épée. Sans réfléchir, Kylian bouscula son ami,
l’obligeant à résorber sa magie pour éviter tout
accident fatal. Le souffle court, il se précipita vers
Artanis et le poussa à bout de bras en criant son nom.
L’épine le transperça et Kylian se figea immédiatement
en grimaçant sous le coup de la douleur, alors que
Lewis dressait un bouclier magique tout autour d’eux
pour les protéger contre toute autre attaque du ver
géant, les dix prochaines minutes qui suivraient.
— Oh la vache, bégaya le jeune homme, ça fait
super mal…
Livide, les jambes tremblantes, Kylian se laissa
tomber à genoux alors que plusieurs cris
retentissaient autour de lui. La plupart des chevaliers
formèrent une ligne devant lui, flèches braquées sur
la créature gigantesque et prêts à tirer sous les ordres

210
de Valérian.
Kylian sentait ses forces l’abandonner à une vitesse
phénoménale. Faible et frissonnant, son corps ne fut
plus capable de se soutenir et, quand il s’effondra, la
gorge et la bouche remplies de sang, il sentit deux
bras puissants le retenir. Le visage affolé d’Artanis
apparut juste au-dessus du sien. Celui d’Axel ne tarda
pas à faire son apparition dans son champ-de-vision.
Ses yeux étaient déjà brillants et rouges. Il ouvrait et
refermait sans cesse la bouche, incapable de parler.
— Kylian, mais qu’as-tu fait ? bafouilla Artanis. Tu
n’aurais jamais dû…
Kylian voulut lui répondre mais, à la place, il cracha
quantité de sang sous le regard décomposé de son
ami qui manqua de défaillir. Cyrion le conduisit un
peu plu loin tandis qu’une étrange lumière d’un bleu
très vif commençait à éclairer les environs. Quand
Kylian tourna la tête, il aperçut Thalion qui retirait un
à un les bandages qui lui couvraient le corps,
dévoilant ainsi son nouvel aspect d’énergie pure.
— Thalion, qu’est-ce que tu fais ? lui reprocha
Artanis. Si les Haut-Elfes sont dans les parages, ils
vont connaître notre position exacte par ta faute !
— Ne t’inquiète pas pour ce détail, Artanis. La vie
de Kylian est plus importante encore que la présence
des Haut-Elfes alentours. Sans lui, la Prophétie ne
peut être accomplie.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— J’ai toujours su que j’avais un grand avenir, un
rôle important à accomplir. J’ai toujours su que j’étais
destiné au sacrifice pour le bien de ce monde.
— Quoi ? Mais que…
Une fois les bandages totalement retirés, Thalion
s’approcha lentement de Kylian qui sentait la vie
quitter son corps, le froid et la fatigue le submerger.
Ses paupières s’alourdissaient de seconde en seconde,

211
mais il devait lutter pour rester éveillé malgré la
douleur. Il aurait voulu s’endormir pour l’oublier, mais
s’il se laissait aller, il savait que jamais il ne se
réveillerait.
— Ne te sens pas coupable de ce que je vais
accomplir, Kylian, car ceci est mon destin. Il était
tracé depuis le départ. Ce don ne m’a pas été offert
sans raison. Aujourd’hui, c’est avec un grand plaisir
que je vais m’en servir pour sauver le monde. J’ai été
heureux de faire votre connaissance à tous et de
voyager à vos côtés, mais mon heure est arrivée et je
dois vous laisser. Adieu, mes amis.
— Thalion, qu’est-ce que tu comptes faire ? hurla
Artanis.
Mais l’elfe ne l’écouta pas et se pencha au-dessus
de Kylian. Quand il posa sa main sur la sienne, c’est
comme si le corps du garçon absorbait toute son
énergie et la silhouette immatérielle de Thalion se
déforma tandis qu’elle plongeait dans le corps de
Kylian et circulait dans chacune de ses veines,
illuminant sa chair d’une couleur bleue scintillante
inhabituelle. L’épine fut lentement éjectée tandis que
la plaie se refermait à vue d’œil. Les spasmes de
Kylian s’arrêtèrent, son souffle devint à nouveau
régulier et la température de son corps remonta
tandis que son visage retrouvait des couleurs
normales.
La lumière qui faisait briller ses veines s’éteignit
lentement. Interloqué, Artanis cligna plusieurs fois
des yeux et secoua doucement Kylian en l’appelant.
Lentement, celui-ci ouvrit les yeux.
— Tu es vivant, souffla Artanis. Tu es vivant !
A l’instant même, le ver géant poussa un cri
strident et s’effondra de tout son long sur le sable en
faisant trembler le sol, mais le soulagement du l’elfe
était trop grand pour qu’il accorde un peu d’attention

212
à la victoire de ses compagnons d’armes sur le ver
géant. Il serra Kylian dans ses bras avec force,
déstabilisant le jeune homme.
— Merci, Kylian… chuchota-t-il à son oreille.
Merci… Si tu n’avais pas été là, je serais mort à
l’heure qu’il est, car ce n’est pas moi que Thalion
aurait sauvé. Je ne suis là que pour vous aider, ton ami
et toi, à atteindre l’Arbre-Monde. Merci, Kylian.
Encore sous le choc de l’émotion alors qu’il avait
frôlé la mort de peu, Kylian tapota maladroitement
l’épaule d’Artanis tandis que son ami les rejoignait, le
regard plein de détresse et les joues baignées de
larmes. Il se jeta à genoux à côté de Kylian et
l’étreignit avec force contre lui, jusqu’à l’étouffer,
quand Artanis se décida enfin à s’en détacher.
— Je vais te tuer ! balbutia-t-il, la voix blanche. Ne
me refais plus jamais ça ! J’ai cru que j’allais te
perdre !
Ses sanglots se transformaient petit à petit en cris
et Kylian comprit à quel point il avait inquiété Axel et
tous les autres chevaliers qui se réunissaient autour
de lui, soulagés de le voir vivant et en bonne santé.
Lui-même avait encore peine à croire ce qui venait de
se produire et le miracle que Thalion avait accompli
pour le sauvegarder. Sans lui, il était mort.
— Mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? lui
reprocha Valérian, les lèvres tremblantes. Si Thalion
n’avait pas été là, te rends-tu compte que tu serais
mort et enterré à l’heure qu’il est ?
— Enterré, peut-être pas… tenta de plaisanter
Kylian.
— Kylian, je ne plaisante pas ! Je suis impressionné
par ton audace et ton courage, assez déconcerté par
ton besoin de protéger les chevaliers, mais il est hors
de question que tu recommences un tel acte de
bravoure au péril de ta vie. Tu dois accomplir la

213
Prophétie et non te sacrifier pour nous. Nous ne
sommes que des pions, les chevaliers savent très bien
dans quoi ils se sont engagés en signant ce contrat. Ils
connaissent les risques et…
Valérian s’arrêta tout à coup et leva les yeux au ciel
en prenant une grande inspiration. Étonné, Kylian se
releva lentement avec l’aide d’Axel, puis s’avança vers
l’elfe qui inspirait et expirait profondément, à la
recherche de ses mots.
— Je suis désolé, dit-il. Je ne voulais affoler
personne, c’était… comme un réflexe. Je ne m’en suis
rendu compte que trop tard.
Valérian secoua la tête en soupirant.
— Il faut que… Il faut que je prenne un peu l’air,
souffla-t-il.
Sur ce, il s’écarta du groupe, rapidement rejoint par
Farandel. Lewis était l’un des seuls à ne pas étouffer
Kylian par sa présence, et Carmina en était la cause.
Éloigné du reste des chevaliers, le couple
s’entretenait à voix basse et l’inquiétude du magicien
se lisait clairement sur son visage et s’entendait dans
sa voix.
— Tu en es certaine ?
— Oui, je vais beaucoup mieux. Mon estomac n’a
pas apprécié le petit-déjeuner, c’est tout. Tu n’as pas à
t’inquiéter.
— J’aimerais t’examiner, Carmina. Ce n’est pas ton
genre d’être malade…
— Lewis, je vais bien. A cause de moi, Kylian a failli
mourir. Si jamais une telle chose devait se reproduire,
si tu as le malheur de te concentrer encore une fois
sur moi au cas où je me sentirais à nouveau mal,
jamais je ne te le pardonnerais. C’est compris ?
— Carmina…
— Lewis ! C’est la vie de deux jeunes garçons qui
est en jeu, ainsi que celle des chevaliers, de Valérian

214
et Millesia. Tu ne peux pas te permettre ce genre
d’écart ! J’apprécie que tu t’inquiètes ainsi pour moi,
c’est très touchant, mais la situation est trop
périlleuse et les enjeux trop importants. Promets-moi
de ne plus recommencer, d’accord ?
Lewis hésita longuement, les yeux plongés dans
ceux de Carmina, mais elle n’était que trop sérieuse. A
contre-cœur, le magicien accepta, même si cette idée
ne lui plaisait pas. Rassurée, Carmina lui vola un
rapide baiser puis rejoignit le reste des chevaliers.
Après une longue demi-heure, Valérian revint
auprès d’eux à son tour. Il avait retrouvé son habituel
air impassible et paraissait totalement remis de ses
émotions, malgré l’objet de surveillance dont il faisait
preuve auprès de Farandel. Quand il s’avança d’un
pas ferme vers le groupe, tous les chevaliers se
tournèrent vers lui, à son écoute.
— Reprenons la route, ordonna-t-il. D’ici peu, nous
devrions commencer à apercevoir l’Arbre-Monde.
Nous ne sommes plus très loin de notre destination
finale, inutile de perdre encore du temps. Vous êtes
prêts ?
Tous acquiescèrent et Valérian leur fit signe de se
remettre en marche immédiatement.

Malheureusement, la nuit tomba rapidement et ils


furent contraints de faire halte plus tôt que ce que
Valérian avait espéré. Pourtant, il ne montra aucun
signe d’agacement et se porta même volontaire à la
préparation du repas. Il décida de veiller le premier
quart de la nuit qui s’annonçait pourtant fraîche et
sûrement pluvieuse. Un vent frais se leva
progressivement, apportant avec lui d’épais nuages
chargés de pluie. Le tonnerre gronda au loin, la pluie
s’abattit sur le camp de fortune, mais Valérian ne céda
pas et resta dehors, à veiller sur les chevaliers et

215
surveiller les environs, au cas où les Haut-Elfes
décideraient de faire leur apparition.
Le lendemain matin, le jour se leva tôt. Le ciel était
dégagé de tout nuage menaçant. La température avait
remonté. Après un copieux petit-déjeuner, le groupe
leva le camp. Vers le milieu de l’après-midi, tandis
qu’ils approchaient de la frontière, Kylian et Axel
aperçurent effectivement les premières feuilles de
l’Arbre-Monde, au loin.
C’était un spectacle troublant. L’Arbre-Monde était
encore plus grand que ce à quoi les deux garçons
s’étaient attendus. Tous deux imaginaient
difficilement l’immensité de cet arbre majestueux,
alors qu’ils en distinguaient déjà le haut de la cime. Et
pourtant, ils se trouvaient encore si loin de lui. C’était
leur destination finale et ils en approchaient à grands
pas.
Impressionnés, Axel et Kylian s’échangèrent un
regard déconcerté, puis un sourire se dessina sur
leurs lèvres.
Ils y étaient presque.

216
FIN

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