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Table des Matières

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Table des Matières
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Azur

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BARNABÉ D’ALBES
© 2009, Susanne James. © 2010,
Traduction française : Harlequin S.A.
978-2-280-21700-2
Azur
1.
S’il existait un paradis, elle venait de le trouver,
songea Fleur en parcourant d’un pas lent les sublimes
terrains de Pengarroth Hall. Les faibles rayons du soleil
de décembre filtraient à travers les branches nues des
arbres centenaires, faisant scintiller de petites stalactites
de givre : si le parc restait sublime en cette saison, elle
osait à peine imaginer ce qu’il devenait au printemps,
lorsque tout reprenait vie !
Devant ce spectacle unique, elle n’avait pas hésité à
abandonner sa voiture pour faire quelques pas en pleine
nature. Après la longue route depuis Londres, comment
résister à une bonne bouffée d’air pur au cœur d’un
véritable éden ?
Dans quelques minutes, elle reprendrait le volant sur le
chemin principal et rejoindrait l’autre côté de la colline
pour trouver la fameuse grille où elle avait rendez-vous…
Mia, son amie d’enfance, l’avait invitée à venir passer
les vacances de Noël dans la maison de campagne
qu’elle partageait avec son frère, mais elle n’avait pas
été très précise dans ses indications… Comme à son
habitude. « Va jusqu’à la grande grille que tu trouveras
devant toi. Tu ne peux pas la rater. »
Fleur sentit une douleur familière lui nouer le cou, et se
reprocha une fois encore son imprudence. Elle savait
pourtant qu’elle était épuisée et qu’il était impératif
qu’elle se ménage. Ces deux dernières semaines, elle
avait travaillé chaque soir au labo, et le long trajet
jusqu’en Cornouailles n’avait pas arrangé son état. Elle
aurait préféré attendre le lendemain pour prendre la
route, mais Mia avait insisté pour qu’elle soit là un jour
avant la veillée de Noël : « Les autres invités ne seront
pas arrivés, et mon frère ne nous rejoindra que le matin
du 25… Nous aurons la maison pour nous toutes seules,
ce sera comme au bon vieux temps du pensionnat ! »
Leur amitié remontait en effet à l’enfance. Elles étaient
restées très liées depuis leurs années d’internat au
lycée, mais c’était la première fois que Fleur venait à
Pengarroth Hall.
La jeune femme repéra un tronc couché et alla s’y
asseoir. Il était déjà 16 heures, si elle ne voulait pas se
laisser surprendre par la nuit, mieux valait qu’elle se
remette en route bientôt. Mais elle allait se reposer au
calme durant un bref instant. Oui, à peine quelques
minutes…
Inspirant une longue goulée d’air frais, elle ferma les
yeux. Elle savourait la paix environnante quand une voix
l’interrompit :
– Bonjour. Je peux vous aider ?
L’intonation n’avait rien de très amical. Fleur se releva
d’un bond pour se trouver nez à nez avec un homme de
haute taille vêtu d’une veste de toile enduite, de grosses
bottes, et arborant une expression fort peu amène sur un
visage pourtant séduisant…
Il portait un fusil à l’épaule, et elle frémit en prenant
conscience qu’il la transperçait d’un regard intense, d’un
brun vibrant, aux profondeurs insondables. Elle réprima
un frisson et se redressa avant d’adresser un sourire à
celui qui ne pouvait être que le gardien de Pengarroth
Hall.
– Non, je vous remercie, je n’ai pas besoin d’aide. Je
viens de me promener dans ces bois magnifiques, c’est
tout.
Il la dévisageait d’un air froid et observa un long
silence avant de rétorquer :
– Eh bien, vous vous trouvez sur une propriété privée.
Cette zone n’est pas ouverte aux promeneurs. La partie
publique se trouve beaucoup plus loin, derrière vous…
Le panneau indicateur est pourtant très clair, ajouta-t–il
d’un ton glacial.
Irritée, Fleur fronça les sourcils. Même si elle avait
commis une erreur, cet homme n’avait pas besoin de se
montrer aussi désagréable ! Il aurait été très facile de lui
révéler qu’elle était invitée à séjourner ici, qu’elle était
une amie de la propriétaire ; mais son attitude hostile lui
en ôtait toute envie.
– Vraiment ? s’enquit-elle en conservant un sourire
poli, tout en fixant le fusil des yeux. Je devrais sans doute
regarder plus attentivement où je mets les pieds, alors.
Vous tirez sur les intrus, si je comprends bien ?
Imperturbable, l’homme, très droit, passa une main
dans ses épais cheveux bruns et conclut :
– Je crois qu’il vaut mieux que je vous montre le
chemin vers la sortie. Vous pourriez vous perdre : il y a
plusieurs sentiers.
Fleur lui adressa un regard noir. Elle était parfaitement
capable de se fier à son sens de l’orientation et ne tenait
guère à bénéficier des faveurs de cet individu.
– Non, ce ne sera pas nécessaire. Je peux me
débrouiller seule, merci.
– Le soleil est en train de se coucher, répliqua-t–il.
Veuillez reprendre la route.
Il la toisa d’un nouveau regard assassin et précisa :
– Ces terrains ont souffert de terribles dommages, et
de nombreuses plantations sont en cours. Nous ne
souhaitons pas que les jeunes pousses soient mises en
péril par des promeneurs indélicats.
Sur ces mots, il tourna les talons, et Fleur le regarda
disparaître dans la brume. Eh bien ! Cet homme allait
droit au but… Il ne se souciait guère de ménager son
interlocuteur. « Comme mon père », songea-t–elle avec
un pincement au cœur. C’était la première fois qu’elle ne
passerait pas Noël en famille. Ses parents, Helen et
Philip, se trouvaient à Boston, cette année. Le Pr
Richardson avait accepté de donner un séminaire de
mathématiques aux Etats-Unis, et les fêtes de fin
d’année en étaient bouleversées.
Fleur revint sur ses pas en espérant retrouver le
chemin indiqué par Mia. Il aurait été plus prudent de ne
jamais le quitter, mais elle ne regrettait pas cette
charmante promenade dans les bois, même si son
plaisir était un peu gâché par l’intrusion de ce détestable
personnage.
Il faisait déjà sombre quand elle reprit le volant, mais à
peine fut-elle passée de l’autre côté de la colline qu’elle
vit s’élever le domaine de Pengarroth Hall, ainsi que la
fameuse grille d’entrée. Fleur la franchit avec excitation.
Elle était heureuse de changer d’horizon et de rencontrer
des gens nouveaux, pour une fois. Mia avait invité
plusieurs de ses amis : « La seule que tu connaisses
déjà, c’est Mandy. Tu te rappelles Mandy ? Elle est
vraiment hilarante… »
Oh oui, Fleur se rappelait Mandy ! Une véritable
mangeuse d’hommes, mais il fallait reconnaître qu’elle
était amusante.
« Tous les autres sont des collègues, mais je te
promets de ne pas me laisser entraîner dans des
conversations de boutique », avait-elle ajouté. Mia
travaillait dans une importante société de communication
de Londres, un domaine à mille lieues de celui que Fleur
avait choisi : la recherche médicale dans un hôpital
universitaire.
Elles avaient en effet emprunté des voies très
différentes après le lycée, mais avaient su rester très
proches, et Fleur avait souvent envié l’existence libre que
menait Mia, à l’abri d’exigences familiales étouffantes.
Depuis toujours, Philip Richardson avait tracé l’avenir de
sa fille unique, sans songer qu’elle pouvait peut-être
nourrir ses propres ambitions. Obéissante, Fleur avait
donc suivi des études scientifiques, selon ses désirs, et
s’était également gardée de présenter trop de fiancés à
ses parents. Sa mère n’y aurait pas vu d’inconvénients,
mais elle était tout aussi soumise que sa fille aux
volontés de Philip Richardson, et l’une et l’autre évitaient
à tout prix un affrontement inutile.
Sur le perron de la superbe maison de maître aux
murs couverts de laurier grimpant, Fleur activa l’antique
sonnette et vit bientôt apparaître une femme d’une
cinquantaine d’années au sourire accueillant.
– Bonjour, je suis Fleur Richardson.
– Bienvenue à Pengarroth Hall, mademoiselle
Richardson. Je suis Pat, la gouvernante. Entrez, je vous
en prie. Mia est en train de se laver les cheveux… Je
vais l’avertir de votre arrivée.
Dès qu’elle pénétra dans le hall au sol dallé de
tomettes, Fleur fut frappée par l’ambiance du domaine.
La propriété était dans la famille de Mia depuis quatre
générations, mais, malgré la majesté des murs, il régnait
ici une atmosphère chaleureuse. Un immense arbre de
Noël avait été dressé dans l’entrée, au pied d’un
superbe escalier. Une vieille horloge en chêne égrenait
les minutes dans un coin du hall et, sous les tapisseries
anciennes, de confortables canapés attendaient les
visiteurs. Une pile de journaux et de courrier reposait sur
une console d’ébène, et Fleur sourit en découvrant un
vieux labrador endormi sur un fauteuil. L’animal s’étira
longuement, ouvrit les yeux et accueillit Fleur d’un regard
assoupi avant de retourner à sa sieste, sur son vieux
coussin bleu.
Seigneur, quelle différence avec la maison de ses
parents dans le Surrey, pour ne rien dire de leur
appartement à Londres… Tout y était toujours tiré à
quatre épingles, c’est à peine si elle osait respirer de
peur de troubler le calme impérial imposé par son père !
Elle se sentait déjà merveilleusement à son aise ici,
quelque chose lui disait qu’elle allait passer des
vacances fantastiques.
La tête de Mia émergea soudain du haut de l’escalier.
Fleur leva les yeux et sourit en découvrant son amie en
soutien-gorge et en jean.
– Ma Fleur ! s’exclama-t–elle joyeusement. Monte ! Je
me sèche les cheveux… C’est génial d’être ici, non ?
Oh, j’adore Noël !
Fleur ne se le fit pas dire deux fois et rejoignit
gaiement son amie à l’étage.
La nature enthousiaste de Mia avait quelque chose de
contagieux, elle avait toujours admiré sa force, son
énergie et son tempérament fantasque. Ces traits de
personnalité se retrouvaient dans son physique aux
courbes voluptueuses et dans ses grands yeux bruns,
pétillant d’impatience.
– J’espère que cela ne te dérange pas de partager
ma chambre, annonça Mia en desserrant sa serviette
nouée en turban. On ne peut pas dire que la maison
manque de chambres d’amis, mais je déteste donner
trop de travail à Pat. Les garçons partageront aussi une
chambre, au bout du couloir. Oh, tu vas les adorer, Fleur.
Gus et Tim sont de vieux amis, et Rupert et Mat sont
adorables.
La chambre de Mia était exquise. Fleur promena un
long regard sur les murs fleuris, les lits jumeaux et un
ravissant balcon avec vue sur le parc.
– Bien sûr que non, cela ne me dérange pas,
confirma-t–elle. Ce sera comme au bon vieux temps…
Oh, Mia, tes cheveux sont si longs ! Je ne les avais
jamais vus comme ça.
– C’est vrai, admit Mia, dont le regard venait de
s’allumer d’une petite flamme d’excitation. A vrai dire,
c’est Mat qui les aime aussi longs…
Fleur haussa les sourcils.
– Tiens donc ? Mat serait-il l’homme du moment ?
– En quelque sorte, répondit Mia d’un ton vague, tout
en attrapant le sèche-cheveux. Nous sommes sortis
ensemble plusieurs fois. Mais je ne sais pas si c’est
sérieux… Et justement j’ai eu envie de le voir avec
d’autres garçons, ici, avant de me laisser un peu trop
emporter.
Elle observa un court silence avant de reprendre :
– Et toi ? Il y a quelqu’un dans ta vie, en ce moment ?
– Non, avoua Fleur avec un soupir, évitant de croiser
le regard de son amie.
Mia savait que Philip Richardson décourageait sa fille
de nouer la moindre relation avec un homme. Son mot
d’ordre était toujours le même : « Ne gâche pas ton
intelligence et ton éducation à te marier et avoir des
enfants. Tu as tout le temps pour ça. »
– Puis-je te rappeler que nous aurons vingt-sept ans
dans quelques mois ? répliqua Mia. On ne peut pas dire
que l’horloge biologique ait des raisons de s’affoler,
mais le temps n’est pas extensible à l’infini non plus,
n’est-ce pas ?
Elle coupa le sèche-cheveux durant un instant et
soupira.
– J’adore l’idée de me marier et de fonder une famille,
mais j’ai parfois l’impression que trouver l’homme idéal
est mission impossible. Dès que je commence à
connaître un garçon et à découvrir ses manies, je perds
tout intérêt pour lui. Mais c’est ma faute, je le sais bien…
Dis-moi, tu es sortie avec quelqu’un, depuis ta rupture
avec Leo ?
Fleur haussa les épaules en détournant les yeux.
– Pas vraiment, non. Un dîner ou un verre avec
quelques collègues, parfois, mais je suis toujours rentrée
seule à la maison, comme une bonne fille…
A la vérité, elle se rappelait avoir beaucoup tenu à
Leo. Elle se demandait encore comment elle avait pu
laisser son père s’immiscer dans leur relation, mais il y
avait maintenant trois ans que cette histoire était
terminée, et elle était parvenue à la conclusion que
c’était pour le mieux. Elle n’était pas faite pour le
mariage et ne voulait pas courir le risque de se retrouver
dans la position de sa mère : toujours sous la coupe de
son mari, se forçant à adopter chacun de ses points de
vue et à subir son influence. Fleur savait que son père
avait un très bon fond, même s’il était incapable
d’admettre une autre opinion que la sienne.
Elle se dirigea vers la fenêtre et admira la forêt
derrière le parc.
Comme si elle avait perçu son accès de mélancolie,
son amie la rejoignit et lui passa un bras autour des
épaules.
– Tu l’as peut-être oublié, mais, du temps où nous
étions jeunes et innocentes, c’était toi que tous les
garçons regardaient… Je peux te dire que j’en étais très
jalouse. J’avoue que je ne comprends pas comment tu
as réussi à rester célibataire, Fleur Richardson. C’est
une véritable énigme !
Fleur sourit. Mia n’avait pas tort. Elle plaisait aux
hommes et était consciente du charme qu’exerçaient
ses grands yeux verts dans un visage à l’ovale pur. Ses
longs cheveux blonds ondulaient naturellement et,
chaque fois qu’elle se rendait chez le coiffeur, elle avait
droit à une avalanche de compliments…
Sa taille et sa silhouette menues devaient éveiller un
besoin de protection, et son intelligence se révélait aussi
un atout. Mais elle n’avait jamais cherché à séduire la
gent masculine et aurait souvent préféré passer
complètement inaperçue. Aussi choisissait-elle souvent
des vêtements de couleur neutre aux formes très
simples, pour demeurer aussi discrète que possible.
– Oh, cela ne me dérange pas de rester célibataire,
répondit-elle, mal à l’aise. Il y a toujours des travaux à
vérifier au laboratoire. Et surtout les hommes cherchent
toujours à prendre le contrôle absolu dans le couple. Je
tiens à tenir les rênes de ma propre vie, merci bien !
– Il y a des hommes très dominateurs, c’est vrai, admit
Mia. Mais il est toujours possible de retourner la situation
à son avantage, avec une petite ruse féminine.
– Peut-être. Quoi qu’il en soit, je trouve plus facile de
n’avoir à me soucier que de moi-même, loin des conflits
de personnalité ou de sentiments. Je crains fort d’être
très attachée à une existence calme.
– Eh bien, crois-moi, un jour, tu tomberas sur celui qui
te fera changer d’avis, assura Mia. Et j’espère qu’il saura
aussi t’aider à retrouver la forme… Qu’est-ce qui se
passe, Fleur ? Tu as maigri et je te trouve bien pâle.
– C’est vrai, je ne suis pas au mieux de ma forme, ces
temps-ci. Rien de grave : le médecin m’a trouvée
surmenée, et j’ai accepté de prendre un congé un peu
plus long. Je ne retournerai travailler qu’à la mi-janvier.
– Dans ce cas, pourquoi ne pas prolonger ton séjour
ici ? Les autres seront partis après le 26, mais je reste
moi-même jusqu’au 2 janvier. Nous pourrions passer un
peu plus de temps ensemble et, si tu es d’accord pour
rester seule ensuite, je te promets que Pat prendra bien
soin de toi. C’est la meilleure cuisinière du monde ! Je te
parie qu’elle réussira à te rendre des couleurs en un rien
de temps ! Oh, dis oui ! Tu n’as pas d’obligations
familiales, n’est-ce pas ?
– Non, mais, euh, je… Je ne voudrais pas m’imposer,
et je…
– Taratata ! C’est réglé, alors. Tu vas rester ici et te
détendre. Lire, te promener, faire la grasse matinée…
Prendre soin de toi et ne te soucier de rien d’autre,
pendant que Pat te prépare tous tes repas ! Entendu ?
Fleur hocha la tête.
– Eh bien… Je dois dire que c’est très tentant ! Mais
je ne veux pas que quelqu’un se retrouve avec une
charge de travail supplémentaire par ma faute. Je peux
très bien faire moi-même la cuisine et…
– N’y pense même pas ! coupa Mia. Pat sera ravie. Et
maintenant allons chercher tes affaires dans la voiture.
Ensuite, je te laisserai durant une heure pour que tu
prennes le temps de t’installer. Ce soir, nous sommes
toutes seules : je te suggère d’enfiler un survêtement
confortable. Et à nous la soirée de pipelettes !
Fleur se mit à rire.
– Comment refuser un tel programme… C’est parfait.
– J’en rêvais ! renchérit Mia. J’adore mon frère, mais
je suis contente que nous ayons une soirée pour nous
seules. Et puis nous pourrons déguster les bons petits
plats de Pat… Elle vient veiller sur la maison quand mon
frère, Sebastian, s’absente. Il travaille toujours à temps
partiel pour un grand cabinet d’avocats à Londres, mais,
depuis que mes parents ne sont plus là, il doit assumer
la charge du domaine…
Fleur observa un bref silence et répondit d’un ton
pensif :
– Ce doit être difficile pour lui, de cumuler son travail
et la gestion de Pengarroth Hall. Il ne s’attendait
sûrement pas à devoir honorer cette charge aussi vite.
– Oui, cela a été brutal, confirma tristement Mia. Il y a
déjà quatre ans que nos parents sont morts dans cet
affreux accident. Ils n’avaient pas soixante ans, le choc a
été terrible pour Sebastian comme pour moi.
– Je sais, répondit Fleur avec douceur, en prenant la
main de son amie.
Elle n’avait jamais rencontré les parents de Mia, mais
se rappelait la douleur de la jeune femme, quelques
années plus tôt.
– C’est vrai, enchaîna Mia, Sebastian s’est retrouvé
avec la gestion du domaine sur les bras de manière bien
prématurée. Il avait tout juste trente ans et adorait sa vie
londonienne. Un peu trop, d’ailleurs, selon certains !
Mais il fallait bien que mon play-boy de frère mûrisse un
jour, même si c’est au détriment de sa vie nocturne et
d’une foule d’admiratrices. Je crois que ce n’est pas
toujours facile pour lui, mais il s’y habitue. Il aime les
Cornouailles. Et cela fait plaisir à ma grand-mère. Tu
sais, elle a passé la majeure partie de sa vie à
Pengarroth Hall…
– Ça alors ! J’ignorais que ta grand-mère était
toujours en vie ! s’exclama Fleur.
– Oh oui, c’est le moins qu’on puisse dire ! répondit
Mia en riant. Nous lui rendons souvent visite. Avant son
mariage, je crois qu’elle adorait la vie citadine et les
sorties. Depuis qu’elle est veuve, elle est retournée
s’installer à Londres et passe son temps dehors. Avec
ses amis, elle va au théâtre, à l’opéra, joue au bridge…
Rien ne l’arrête ! Mais le fait que Pengarroth Hall reste
dans la famille est très important pour elle. Et puis
Sebastian est son unique petit-fils…
– Elle ne vient pas pour le réveillon ? s’enquit Fleur.
– Je n’ai pas réussi à la convaincre, soupira Mia. Elle
préfère rester avec ses amis et venir durant l’été.
– C’est une sacrée personnalité, souffla Fleur, qui
regrettait de ne jamais avoir connu ses propres grands-
parents.
Elle n’avait non plus ni oncle, ni tante, ni cousin.
Suivant Mia au rez-de-chaussée, elle s’arrêta encore
devant le vieux chien qui ronflait sur son fauteuil.
– Pauvre Benson, chuchota Mia à son oreille. Il est très
vieux, maintenant, et passe presque tout son temps à
dormir. Mais Sebastian refuse de prendre un autre chien
tant que Benson est là. Il dit que Pengarroth est son
territoire. De toute façon, Frank, notre garde forestier, a
déjà bien assez à faire avec un seul chien…
A ces mots, Fleur fit la grimace et avoua :
– Je crois que j’ai fait la connaissance de Frank,
aujourd’hui, et je me suis fait traiter d’intruse. J’avais pris
l’entrée du haut par erreur, et…
– Oh, c’est ma faute ! coupa Mia. J’aurais dû être plus
précise dans mes indications. Mais… Qu’est-ce qu’il t’a
dit ?
– Il m’a plus ou moins conseillé de faire attention aux
panneaux indicateurs, la prochaine fois.
Mia se mit à rire :
– Il a tendance à mener son monde à la baguette,
mais c’est une vraie perle. Sebastian peut se reposer
sur lui quand il s’absente et, naturellement, quand les
promeneurs viennent ramasser nos champignons, à
l’automne, Frank défend le territoire…
Un moment plus tard, seule dans la chambre, Fleur se
glissa avec plaisir dans un vieux jean et un sweat-shirt
avant d’attacher ses longs cheveux en queue-de-cheval.
Puis, elle alla se démaquiller, rangea ses escarpins et
enfila une paire de bottes fourrées. Quel bonheur, de ne
plus avoir à se soucier d’offrir une apparence
impeccable durant quelques jours !
– Oh, vous voici, lança la gouvernante alors qu’elle
sortait de la chambre. Mia est sortie faire quelques
courses de Noël, mais sera bientôt de retour. Allez
tranquillement vous installer dans le salon : je vais vous
apporter un thé.
Fleur jeta un nouveau coup d’œil émerveillé vers le
grand sapin couvert de décorations, sans doute
collectées durant des décennies, et s’installa devant la
grande cheminée du salon.
La pièce était vaste, tout aussi accueillante que le hall
avec ses canapés et ses fauteuils à oreilles tapissés de
tartan écossais. Le vieux tapis était si épais qu’elle
décida de retirer ses bottes, si confortables qu’elle les
avait enfilées pieds nus : elle alla se lover au creux d’un
fauteuil et savoura la chaleur des flammes sur sa
peau…
Elle se laissait envelopper d’une douce torpeur quand
un bruit de pas la fit tressaillir. A peine avait-elle ouvert
les yeux qu’elle découvrit le garde forestier planté devant
elle. Cette fois, il était vêtu d’un jean brut bien coupé et
d’un polo sombre. Les mains dans les poches, il prenait
ses aises et se sentait visiblement comme chez lui…
– Oh ! Bonjour, lança-t–elle à contrecœur, sans bouger
de son fauteuil.
Il la scrutait toujours de ce regard transperçant et elle
regretta soudain de s’être démaquillée, tout en se
demandant quelle importance pouvait bien avoir ce
détail… Etait-elle mal à l’aise en présence de cet
homme ? Eh bien, oui. C’était bien normal, il s’était
montré si désagréable, mais il y avait autre chose…
Avant qu’il n’ait eu le temps de lui répondre, Mia surgit
dans le salon, s’arrêta tout net, fixa le garde forestier et
s’écria :
– Sebastian ! Que fais-tu ici ?
– Il se trouve que j’habite ici, tu te souviens ? répliqua
l’homme en allant serrer la jeune femme dans ses bras.
Bonjour, Mia.
– Oui, mais… Tu avais dit que tu ne serais pas là
avant le matin du 25. Qu’est-ce qui t’a fait changer
d’avis ?
– J’ai des affaires à régler. Pourquoi ? Tu es déçue ?
– Bien sûr que non ! assura Mia en l’embrassant. Je
suis seulement étonnée… Et Pat ne m’a rien dit non
plus.
– Elle n’en savait rien, expliqua-t–il. Je suis rentré en
début d’après-midi, et elle n’était pas encore arrivée.
Alors je suis allé inspecter le domaine : Frank est en
congé, aujourd’hui. En tout cas, j’espère que ma
présence ne perturbe pas tes projets…
– Idiot ! s’exclama Mia d’un ton adorateur.
Fleur avait senti tout son sang refluer durant cette
scène. Seigneur, ce n’était pas le garde forestier, mais
le frère de Mia, Sebastian Conway !
– Vous avez fait connaissance ? s’enquit Mia. Fleur, je
te présente mon don juan de frère, Sebastian. Et
Sebastian, voici l’une de mes meilleures amies, Fleur
Richardson.
Fleur se leva lentement, confuse, mais Sebastian lui
serra vigoureusement la main en plongeant ses yeux
noirs dans les siens :
– Oui, nous nous sommes déjà rencontrés, observa-t–
il avec un sourire amusé. Voyons, pourquoi ne pas
m’avoir dit qui vous étiez ?
– Je ne comprends pas, murmura Mia en levant de
grands yeux interloqués vers Fleur.
– Eh bien, euh… Sebastian est l’homme que j’avais
pris pour Frank, expliqua-t–elle, embarrassée.
A ces mots, Mia se retourna vivement vers son frère
en lui décochant un regard de reproche :
– Oh, Sebastian ! Fleur m’a dit que tu t’étais montré
bien peu courtois ! Tu l’as accusée d’être une intruse ?
– Si j’avais su qu’elle était ton invitée, je n’aurais rien
dit, mais Frank m’a recommandé de veiller sur les
jeunes plants qui sont très fragiles, et quand j’ai vu Fleur
se diriger dans leur direction, j’ai, euh…
– Je vous prie de m’excuser, coupa Fleur en
s’efforçant d’afficher un sourire calme et de dominer sa
gêne. Je comprends votre réaction.
– Alors permettez-moi de vous présenter à mon tour
mes excuses, répondit-il.
– Allons, venez prendre le thé, conclut Mia en posant le
grand plateau sur la table basse.
Ils bavardèrent en dégustant quelques scones, mais
Fleur ne parvint pas à se détendre. Sebastian Conway
dégageait une aura virile et puissante et, chaque fois
qu’elle croisait son regard intense, elle se sentait frémir
de la tête aux pieds. Manifestement, cet homme aimait
conserver le contrôle en toute occasion. Oh, bien sûr, il
était extrêmement séduisant. Sa carrure athlétique et sa
haute taille ajoutaient au charme dévastateur de ce
visage aux lignes pures et ses cheveux, épais et
brillants, avaient probablement tourné la tête de bien des
femmes…
Mais Fleur n’avait pas du tout envie de se laisser
charmer, et elle demeura aussi froide et distante que
possible durant la soirée.
2.
– C’était vraiment le meilleur Noël que j’aie jamais
passé ! s’exclama Fleur en aidant Mia et Pat à
débarrasser la cuisine.
Avec l’assistance de sa mère, Beryl, la gouvernante
leur avait servi des plats succulents durant trois jours, et
Fleur n’avait pas mangé de si bel appétit depuis bien
longtemps.
Tout le monde venait de partir, il était temps d’oublier
les festivités.
– Je ne pourrai plus rien avaler avant demain !
observa Mia en riant. Tu as vraiment été fantastique, Pat.
Merci mille fois pour le mal que tu t’es donné.
– Oh, tu sais, je me réjouis toujours de vous voir à la
maison, Sebastian et toi ! répondit Pat avec chaleur. Et
puis, tes amis n’ont rien laissé dans leur assiette… C’est
bon signe, non ?
Mia acquiesça avant de lancer un clin d’œil à Fleur.
– Oui, tout le monde a apprécié le séjour… Et Fleur
reprend déjà des couleurs. Nous devrions recommencer
l’an prochain, je crois ! Même si Mandy a été infernale.
Elle m’a avoué qu’elle avait l’intention de séduire
Sebastian, cette fois, en espérant que l’esprit de Noël
décuple le pouvoir de ses charmes.
– C’était perdu d’avance, rétorqua Pat. Sebastian est
beaucoup trop fin pour se laisser berner par des ruses
aussi grossières. Et je ne le blâme pas. Quand on se
souvient de… Enfin, tu sais…
Mia secoua tristement la tête en croisant le regard
complice de Pat.
– Oui, c’est vrai… Pauvre vieux Seb, soupira-t–elle en
allant prendre une chaise pour s’y asseoir.
– Quel est le problème de ce pauvre vieux
Sebastian ? s’enquit tranquillement l’intéressé en faisant
son apparition dans la cuisine.
Fleur vit son amie rougir.
– Oh, je disais seulement que Mandy flirte
outrageusement avec tous les hommes qu’elle croise, toi
y compris, Sebastian, répondit très vite Mia. A moins
que tu ne l’aies pas remarqué ?
Pour toute réponse, Sebastian leva les yeux au ciel.
– Cela dit, on ne t’a pas vu beaucoup, poursuivit Mia.
Intriguée par la conversation de Mia et de la
gouvernante, Fleur n’avait pourtant pas osé poser de
questions, mais la présence de Sebastian ranimait son
malaise et elle songea avec soulagement qu’en effet il
ne s’était guère imposé durant ces trois jours de fête. Le
soir du réveillon, il était parti chez des amis. Il avait
assisté au déjeuner du 25 et s’était encore éclipsé
jusqu’au dîner du 26, laissant sa sœur et ses sept amis
de leur côté.
Après tout, il était un peu plus âgé qu’eux, et leurs
conversations bruyantes avaient dû l’ennuyer, pensa
Fleur. Elle jeta un bref coup d’œil dans sa direction. Il y
avait décidément quelque chose de très mystérieux chez
lui… La seule femme qui retenait son attention était sa
sœur, à laquelle il vouait visiblement une profonde
tendresse. Mais Fleur ne pouvait s’empêcher de se
demander ce qu’il pensait d’elle. De temps à autre, elle
avait surpris les regards qu’il lui adressait, mais il lui était
impossible de savoir s’il l’appréciait ou non…
Mieux valait ne plus accorder d’importance à ces
sottises, se répéta-t–elle pour la centième fois, songeant
qu’un bol d’air frais lui ferait le plus grand bien.
– J’aimerais aller me promener dans le parc, Mia,
lança-t–elle. Juste une heure, tant qu’il fait encore jour.
Ça ne t’ennuie pas ?
– Oh, Fleur, s’il te plaît, vas-y sans moi, répondit son
amie d’un ton suppliant. Aller patauger dans la gadoue
est la dernière chose dont j’ai envie en ce moment !
Mais Sebastian pourrait peut-être t’accompagner ? Il te
protégera des animaux sauvages… Tu veux bien,
Sebastian ?
A ces mots, Fleur sentit ses joues devenir écarlates.
– Oh, non, ce n’est pas la peine, je peux
parfaitement…
– J’en serais ravi, coupa Sebastian d’un ton plutôt
froid. Mais allons-y maintenant et allez vous couvrir
chaudement, Fleur. Il fait déjà bien frais, à cette heure-ci.
Ne sachant comment protester davantage, Fleur
hésita avant de hocher la tête et de quitter la cuisine pour
aller prendre l’épais manteau qu’elle avait suspendu
dans l’entrée…
Elle était sur le point de rejoindre les autres quand elle
entendit Mia prononcer son nom, et elle ne put
s’empêcher de rester en retrait pour écouter son amie.
– Sebastian, je voulais te demander un service, au
sujet de Fleur…
– Je t’écoute, répondit Sebastian.
– Tu sais, elle va rester ici une dizaine de jours, après
mon départ. Pat va lui préparer ses repas, mais
j’aimerais aussi que tu veilles sur elle, tu comprends ?
Que tu la prennes sous ton aile…
– Que je la prenne sous mon aile ? répéta Sebastian
d’un ton méfiant. Qu’est-ce que cela sous-entend, au
juste ?
– Oh, rien de spécial. Il suffirait que tu dînes de temps
à autre avec elle, que tu l’emmènes visiter les environs et
que tu l’invites à déjeuner en ville au moins une fois…
J’ai peur qu’elle s’ennuie beaucoup, après mon départ.
– Ecoute, Mia, tu devrais comprendre que…
– Oh, je te jure que ce n’est pas ce que tu crois !
intervint sa sœur avec vivacité. Je ne suis pas près de
rejouer les entremetteuses ! Plus jamais ! Ni avec toi, ni
avec d’autres, d’ailleurs. Crois-moi, j’ai retenu la leçon.
– Je l’espère bien et je suis ravi de l’entendre,
déclara-t–il froidement.
– De toute façon, tu n’as pas d’inquiétude à avoir sur
ce sujet, reprit Mia. Fleur ne veut pas d’homme dans sa
vie. Ta tranquillité est garantie…
Elle soupira et enchaîna :
– Cela me fait de la peine pour elle. Même si elle
affirme que sa vie de femme libre lui donne toute
satisfaction, j’ai l’impression qu’elle est tombée dans
une sorte de piège et qu’elle n’est pas vraiment
heureuse.
Un bref silence suivit. Enfin, Sebastian lança :
– Je peux me montrer courtois, si c’est ce que tu me
demandes. Mais n’espère pas que je passe mes
journées à divertir ton amie, d’accord ? J’ai quatre
semaines pour régler bien des problèmes ici, avant de
retourner à Londres. Enfin, d’accord, je tiendrai la main
de ton amie, si c’est ce que tu souhaites.
– Lui tenir la main ? Non, je ne t’en demande pas tant,
répliqua sa sœur en riant, et Fleur risquerait de ne pas
apprécier ce zèle non plus.
– Ah non ?
– Non. Je t’ai déjà dit qu’elle ne cherche pas de petit
ami. Contente-toi de lui tenir compagnie et de te montrer
agréable. Tu es exactement le remontant dont elle a
besoin.
Horrifiée, Fleur demeura immobile derrière la porte de
la cuisine. Elle ne voulait à aucun prix être une source
d’ennuis pour quelqu’un, encore moins pour Sebastian
Conway ! Comment Mia pouvait-elle les placer tous les
deux dans cette situation embarrassante ? Et par quel
moyen échapperait-elle à ce piège, maintenant ?
Seigneur, elle avait déjà accepté l’invitation… Non,
décidément, elle ne pouvait plus reculer. En revanche,
elle était encore en mesure d’écourter son séjour. C’était
la meilleure solution. Elle resterait un jour ou deux après
le départ de Mia et prétexterait ensuite un imprévu pour
rentrer à Londres.
Rassérénée, elle pénétra dans la pièce en souriant.
Sebastian claqua des doigts, et le vieux Benson se leva
pour les accompagner dehors.
Il faisait bien plus froid que ce que Fleur avait prévu.
Elle remonta le col de son manteau, et Sebastian jeta un
coup d’œil dans sa direction.
– Nous pouvons rentrer, si la promenade vous ennuie,
suggéra-t–il.
– Oh non, merci. Même en plein hiver, j’adore la
marche. Mais rien ne vous oblige à poursuivre le chemin
avec moi, si vous avez des choses à faire. Je peux faire
le tour du domaine avec Benson et vous retrouver plus
tard. Je suis déjà venue par ici : je ne me perdrai pas.
– Mia me tuerait si je vous abandonnais, répliqua-t–il
en souriant.
Fleur lui rendit son sourire et ils continuèrent à marcher
en silence durant un long moment. Les bois étaient très
humides, la terre spongieuse, mais Fleur retrouvait la
sensation d’être dans un lieu magique…
– Pouvoir se promener par ici chaque fois que vous en
avez envie doit être merveilleux, observa-t–elle soudain,
avant de marquer une hésitation et d’enchaîner d’un ton
prudent : Mia m’a dit que vous travaillez à mi-temps à
Londres ? Comment faites-vous pour avoir envie de
retrouver la ville ?
Il haussa les sourcils, visiblement surpris, et plongea
son regard dans le sien.
– C’est vrai. Parfois, c’est difficile. Dans l’autre sens
aussi : je ne pensais pas devoir renoncer à ma vie à
Londres aussi vite. Je me suis fait beaucoup d’amis,
mais j’ai conscience que, même avec la meilleure
volonté du monde, je finirai par les perdre de vue quand
je serai ici pour de bon. Je devrai accepter cet
isolement. Il n’y a pas d’autre solution.
Fleur hocha la tête avant de murmurer :
– C’est terrible, quand on a décidé de votre vie à votre
place…
Il lui retourna un coup d’œil intrigué.
– On dirait que vous parlez en connaissance de
cause.
– Eh bien, en un sens, oui, avoua-t–elle. On ne m’a
pas confié la responsabilité de tenir les rênes d’un
domaine de famille, mais…
Une nouvelle fois, il planta ses grands yeux noirs dans
les siens et insista :
– Continuez.
Elle poussa un long soupir avant de reprendre :
– Disons que j’avais mes propres ambitions et que
mon père nourrissait d’autres rêves pour moi. Il m’a
persuadée de… Je ne sais comment dire. Il disait
toujours que j’avais un « cerveau exceptionnel », que
j’avais le devoir de l’utiliser dans l’intérêt des autres.
C’est ainsi que je me suis lancée dans la recherche
médicale. Oh, bien sûr, j’adore mon métier. Il est très
gratifiant et il y a des moments passionnants, quand on
approche d’une découverte. Mais il y a aussi de longues
périodes de tests répétés à l’infini pour un résultat nul.
Dans ces moments-là, je me souviens des rêves que
j’avais. Mais je me dis qu’il est un peu ridicule d’y penser
encore.
Elle releva les yeux vers lui et sourit, gênée.
– Et voilà, je viens de vous raconter ma vie… Je me
sens un peu idiote.
– Au contraire. Je tiens à connaître la suite. Dites-moi,
je vous en prie…
Fleur détourna les yeux et reprit :
– A vrai dire, je m’imaginais devenir chanteuse
d’opéra. C’est le genre de rêve un peu fou que font
toutes les adolescentes, et les concours sont
extrêmement sélectifs, mais… Je regrette de ne pas
avoir au moins pu essayer. Juste essayer.
– J’en déduis que vous avez étudié la musique ?
demanda-t–il, visiblement impressionné.
– Oui, j’ai eu au moins cette possibilité ! admit-elle en
riant. Mon père m’a laissée apprendre le piano et le
chant jusqu’à un niveau assez poussé, mais il a opposé
son veto aux concours. A l’époque, je savais déjà par
cœur tous les airs les plus célèbres du répertoire
classique et j’ai continué à m’entraîner seule sur des
disques, à la maison, quand il n’était pas là.
Sebastian opina lentement de la tête et se tourna vers
elle pour observer d’un ton absent :
– En somme, nos situations sont assez proches.
Encore que, dans mon cas, je ne puisse pas me plaindre
d’avoir été pris par surprise… Le destin s’est contenté
de donner un coup d’accélérateur à ce qui était prévu
depuis ma naissance. En revanche, il n’est pas trop tard
pour vous, n’est-ce pas ? Vous pouvez encore changer
le cours des événements ?
– Oh non, mon père ne me pardonnerait jamais une
chose pareille, répondit-elle. Et je me sentirais si
coupable de l’avoir déçu que ça pèserait sur ma vie à
chaque instant. Pour lui, devenir chanteur, c’est de la
folie, ce n’est pas un métier sérieux. Il n’a jamais été très
sensible à la grande musique… Ma mère, qui était une
très bonne pianiste, a cessé de jouer pour ne pas
troubler son travail.
Elle observa un bref silence avant de conclure :
– Non, les jeux sont faits pour moi aussi, Sebastian.
Son cœur se mit à battre un peu plus vite en se
rendant compte qu’elle venait de l’appeler par son nom
pour la première fois. C’était très agréable. Jamais elle
n’aurait pensé qu’une promenade anodine puisse
tourner en échange de confidences. C’était venu si
facilement, si naturellement…
– Je crois que nous devrions rebrousser chemin, dit
Sebastian en jetant un coup d’œil vers le chien qui
avançait d’un pas moins gaillard. Benson est fatigué, et
la nuit va tomber.
– Alors rentrons, acquiesça-t–elle. Je ne veux pas
ennuyer Benson ! Mais j’aurais pu continuer pendant des
heures…
« Moi aussi », songea Sebastian en lui décochant un
regard de biais. Bon sang, elle était si belle… Il n’avait
jamais vu un teint aussi lumineux. Ses yeux avaient la
pureté et l’intensité d’une véritable émeraude, et il sentait
un étrange malaise le saisir chaque fois qu’il soutenait
ce fabuleux regard. Dans ce petit visage à l’ovale parfait,
les lèvres roses et généreuses l’hypnotisaient… Il n’avait
pas oublié l’éblouissement ressenti quand il l’avait
découverte dans la maison, en tenue très simple, sans
maquillage. Peu de femmes rayonnaient d’un charme
aussi puissant. Quant au moment qu’ils venaient de
passer ensemble… Etait-il possible qu’elle comprenne
aussi bien la situation dans laquelle il se trouvait ? A
l’évidence, elle avait été contrainte à des choix très
difficiles, elle aussi.
Malgré la curiosité grandissante qu’elle lui inspirait, il
n’allait pas oublier la promesse qu’il s’était faite : plus
jamais il ne se laisserait berner par une femme, encore
moins si elle était extrêmement séduisante. Bien sûr, au
début, tout semblait idyllique ! Mais il savait à quoi s’en
tenir.
Néanmoins, Fleur Richardson aimait la nature et les
promenades en forêt, même lorsqu’elle devait patauger
dans la gadoue… C’était inattendu. Il avait également
remarqué son agilité, la grâce avec laquelle elle évitait
une branche morte ou des pierres sur le chemin. Il était
clair qu’elle était faite pour la campagne.
Cette campagne où il allait bientôt s’enterrer jusqu’à la
fin de ses jours, loin des plaisirs de la ville et de toute
compagnie…
Leur marche touchait à sa fin quand elle se tourna
brusquement vers lui. Son adorable visage exprimait un
profond malaise.
– Au fait, Sebastian… Je suis désolée que Mia vous
ait imposé le rôle pénible de veiller sur moi et je vous
assure que je suis tout à fait capable de m’occuper de
moi-même sans l’aide de personne. D’ailleurs, je vis
seule. Mia n’aurait pas dû vous placer dans cette
position pénible. Vous en êtes dispensé. Je ne m’ennuie
jamais, et je serai ravie d’explorer les environs de mon
côté. Quant à vous, eh bien… Faites comme si je n’étais
pas là.
Ça alors ! Il aurait toutes les peines du monde à suivre
ce conseil ! Fleur Richardson était la première femme à
éveiller son intérêt depuis très longtemps ! Elle avait
donc surpris la conversation qu’il avait eue avec sa
sœur… Eh bien, cela ne le gênait pas le moins du
monde et, que cela lui plaise ou non, il se ferait un plaisir
de lui faire visiter la région.
– Dites-moi, s’enquit-il tout à trac, il n’y a pas un
homme qui s’impatiente de vous voir rentrer à
Londres ?
Il se reprocha immédiatement d’avoir laissé échapper
cette question, mais il était trop tard… Naturellement, la
jeune femme releva vers lui un regard étonné.
– Non. Il n’y en a pas, répondit-elle simplement.
Elle s’éclaircit la gorge et demanda d’une voix
légèrement altérée :
– Et vous ? Vous ne fréquentez pas une demoiselle
prête à devenir la maîtresse de Pengarroth Hall ?
– Aucun risque, s’esclaffa-t–il, amer.
Ils progressèrent en silence jusqu’à la maison, tandis
qu’un dernier rayon de soleil projetait son éclat sur le
parc.
– J’aurai quelques rendez-vous professionnels à
honorer durant le mois de janvier, mais je serai heureux
de répondre à la demande de Mia et de vous montrer les
environs, reprit-il. Les désirs de ma sœur sont des
ordres, et je tiens à vous prendre sous mon aile, comme
elle dit… Alors, s’il vous plaît, laissez-vous faire. Parce
que… c’est ce que souhaite Mia.
Il lui sourit et s’aperçut qu’elle tremblait alors qu’il
plongeait son regard dans ses yeux, extraordinaire
océan d’un vert translucide.
Oui, il était déterminé à faire ce que sa sœur lui
demandait… Mais il avait déjà bien assez
d’engagements dans la vie et, dès le départ de Fleur
Richardson, il retournerait à sa solitude.
3.
– Oh ! Tu sais quelle heure il est ? s’écria Mia, la tirant
de son sommeil de plomb.
Fleur ouvrit les yeux. Le soleil filtrait à travers les
rideaux, baignant la chambre d’une lueur chaleureuse.
Seigneur, elle dormait si bien, depuis quelque temps…
Une vraie Belle au bois dormant ! L’air de la campagne
commençait à faire des merveilles, et elle sentait les
effets bienfaisants de ce repos sur son corps.
Elle se redressa promptement et se tourna vers le lit
de son amie, qui lui annonça en souriant :
– Il est 10 heures et demie !
Fleur haussa les sourcils, stupéfaite, avant de
s’esclaffer :
– Ça alors… Mais il est vrai que nous sommes
rentrées bien tard ! Et je ne le regrette pas. C’est la
première fois de ma vie que je passe un réveillon du jour
de l’an dans un pub à la campagne. Tout le monde était
si joyeux et j’ai adoré chanter en chœur… Dis-moi, vous
connaissiez tout le monde, Sebastian et toi !
– Presque, admit Mia. Il y a les vacanciers, un peu
comme nous, qui ne sont là que pour les fêtes et,
forcément, nous les croisons toujours.
– Je trouve que c’était une soirée fantastique, reprit
Fleur avec enthousiasme. Je n’avais jamais embrassé
autant d’inconnus sur les douze coups de minuit !
Au fond, Sebastian devait être le seul homme qu’elle
n’avait pas embrassé… Il était resté un peu à l’écart
avec quelques amis, mais Fleur n’avait vu que lui, dans
le pub : il était de loin l’homme le plus séduisant de la
soirée. Pourtant, il portait une tenue très simple : un jean
noir et un pull gris. A la vérité, il aurait dégagé la même
aura charismatique dans n’importe quels vêtements,
quelle que soit la circonstance…
– Oui, c’était formidable, renchérit Mia. Cela n’arrive
qu’une fois par an, mais tout le monde perd un peu la
tête. Enfin je ne voudrais pas que tu te fasses une fausse
idée de notre style de vie !
Elle se leva d’un bond et alla tout droit à la fenêtre pour
ouvrir les rideaux et s’exclama :
– Viens voir ! Il a gelé, cette nuit. Il y a du givre
partout… C’est charmant. Et voilà Sebastian, avec ce
vieux Benson. C’est incroyable. Mon frère se lève
toujours aux aurores, même quand la nuit a été courte. Il
m’arrive de me demander s’il dort, de temps en temps.
Fleur rejoignit son amie et sentit son cœur se serrer à
la vue de Sebastian.
– J’aurais tellement aimé avoir un frère ou une sœur,
moi aussi, murmura-t–elle.
Mia hocha la tête et observa :
– Nous sommes très liés, c’est vrai, mais je regrette
souvent qu’il se sente aussi responsable de moi. Je
suppose que c’est la différence d’âge. Quoi qu’il en soit,
il lui est arrivé de s’immiscer dans ma vie pour jouer les
grands frères protecteurs alors que j’aurais préféré qu’il
reste à sa place…
Fleur haussa les sourcils.
– De quoi parles-tu ?
Mia poussa un profond soupir.
– Il a toujours été très vigilant quand je lui présentais
l’un de mes petits amis. Et le jour où je suis tombée
follement amoureuse d’Andrew… Tu te souviens
d’Andy ? Je crois que tu l’as rencontré une ou deux fois.
C’était il y a quatre ans…
– Oui, je m’en souviens, acquiesça Fleur. Il avait
beaucoup de charme. Je pensais que tu avais trouvé
l’homme de ta vie… J’ai été très surprise quand vous
avez rompu.
– Oui, j’ai rompu parce que mon grand frère a
découvert certaines choses sur lui et que je n’avais plus
le choix, répondit Mia d’une voix où perçait l’amertume.
Oh, cela a été la nuit la plus horrible de ma vie ! Je dois
admettre que Sebastian avait tenté de m’alerter
plusieurs fois, mais je ne voulais pas l’écouter. Alors un
soir, il est venu chez moi et a mis Andy au pied du mur,
le sommant de s’expliquer sur ce qu’il avait découvert.
– Une… Une autre femme ? murmura Fleur, effarée.
– Non. Mais Andy avait une face cachée. J’ai appris
qu’il jouait et était impliqué dans des trafics financiers
assez sordides. Sebastian avait mené son enquête et
l’avait démasqué. Sur le moment, j’étais folle de rage
que mon frère ose interférer dans ma vie amoureuse. Je
pensais avoir le droit de faire des erreurs… Mais
Sebastian avait vu juste. Si je n’avais pas rompu à ce
moment-là, je serais certainement en train de rendre
visite à mon mari en prison, à l’heure qu’il est !
Elle hocha lentement la tête et enchaîna :
– Je dois beaucoup à Sebastian, même si je ne m’en
suis pas rendu compte tout de suite. La dernière chose
qu’Andy m’a dite, c’est qu’il s’assurerait que sa
prochaine petite amie n’était pas dotée d’un frère avocat
qui fourrait son nez partout !
– Où est Andy, maintenant ?
– Qui sait ? Je crois qu’il est d’abord parti en
Espagne, pour poursuivre ses trafics. Sebastian n’a
jamais eu l’intention de le dénoncer. Il voulait seulement
que sa petite sœur reste le plus loin possible de ce
genre d’individu.
Fleur ne répondit pas. Bien sûr, Sebastian avait agi
dans le seul intérêt de sa sœur, et il avait bien fait. Mais
elle venait d’obtenir confirmation de ses soupçons : cet
homme se mêlait de tout et tenait à conserver le contrôle
sur la vie de ceux qui l’entouraient. Comme son père…
– Je vais t’envier, dans les jours à venir, déclara Mia
en changeant subitement de sujet. Tu n’auras qu’à
lézarder dans la maison et savourer la cuisine de Pat…
J’espère seulement que tu ne t’ennuieras pas, Fleur.
– Oh, ne t’inquiète surtout pas pour cela ! répliqua-t–
elle en riant. A vrai dire, mon seul souci est de n’avoir
pas emporté assez de vêtements pour mon séjour ici.
– Nous ne faisons pas la même taille, mais tu peux te
servir dans ma garde-robe pour les pulls ou les vestes,
répondit Mia en souriant. Pour ce qui est des jeans et
des jupes, il te suffira de les laver… Et tu as si bonne
mine que tu n’as pas à t’inquiéter d’être au summum de
l’élégance : je suis vraiment contente de te voir
reprendre des couleurs. Tu es superbe !
– C’est grâce à toi et à la cuisine extraordinaire de
Pat, répondit Fleur. A ce propos, je voudrais te
demander une faveur, Mia : la mère de Pat est très âgée
et il vaut mieux que sa fille reste auprès d’elle autant que
possible. Je ne veux pas que ta gouvernante prépare
mes repas quand je resterai seule ici. Je peux faire la
cuisine moi-même.
Mia hocha la tête.
– C’est gentil de ta part, mais Pat aime beaucoup
cuisiner, et je sais qu’elle est ravie de voir du monde
ici… De toute façon, elle vient dans l’après-midi pour
préparer le dîner de Sebastian.
– Alors laissons les choses telles qu’elles sont : je me
régalerai de la cuisine de Pat le soir, mais je
m’occuperai seule de mes autres repas.
– Bon, si tu y tiens…
– J’y tiens !
Son amie lui répondit par un clin d’œil et disparut dans
la salle de bains.
Fleur resta immobile devant la fenêtre. Elle ne pouvait
détacher son regard de la haute silhouette masculine qui
arpentait le parc, suivie de Benson…
Une nouvelle fois, elle se demanda si elle avait bien
fait d’accepter de rester seule avec lui durant dix jours.

***
Le lendemain matin, après le départ de Mia, Fleur
décida d’aller se promener dans la vallée, près du petit
village où se trouvait le pub.
Elle venait tout juste de gagner la route, derrière les
grilles de Pengarroth Hall, quand une voiture s’arrêta à
sa hauteur. Elle vit la tête de Sebastian émerger de la
portière.
– Bonjour, lança-t–il gaiement. Où allez-vous ?
Elle jeta un coup d’œil curieux sur la grosse Land
Rover rutilante et sourit, gênée :
– Oh, je vais simplement explorer le secteur.
Pourquoi son cœur s’était-il emballé ainsi ? Elle
réprima un frisson alors qu’il lui décochait l’un de ses
fameux regards perçants, semblant sonder jusqu’à son
âme !
De plus en plus mal à l’aise, elle se tortilla dans l’épais
manteau fourré emprunté au placard de Mia et chercha
un moyen de rompre son trouble :
– Qu’est-ce qui se trouve de l’autre côté de la colline ?
demanda-t–elle, pointant l’index dans cette direction.
– Eh bien, c’est à près de deux kilomètres, vous
savez… Il y a d’abord un petit hameau, puis des fermes
et le village avec des magasins et le pub. La rivière est
en crue, ces temps-ci, mais les ponts sont charmants…
Voulez-vous que je vous y dépose ?
Fleur hésita avant de céder.
– Entendu, dit-elle avant de faire le tour du véhicule
pour monter à bord.
Elle aurait préféré ne pas le croiser dès sa première
journée sans Mia, mais, puisqu’il prenait le même
chemin qu’elle, il lui était difficile de décliner sa
proposition.
A peine fut-elle installée qu’il se pencha sur elle pour
claquer sa portière. Une bouffée de chaleur l’envahit :
ses mains l’avaient effleurée, elle ne put détacher son
regard de ces longs doigts fins et masculins…
Des mains de citadin, non de fermier. Quoi d’étonnant
à cela ? Il était un homme de la ville. Même s’il était
appelé à régner sur un domaine rural, et s’il ne portait
plus de costumes taillés sur mesure, il restait d’une
élégance rare.
Elle jeta un coup d’œil à sa veste de coton huilé, son
pantalon noir et ses bottes de campagne. Oui,
décidément, Sebastian Conway conservait un air de
distinction en toute circonstance. Pourquoi exerçait-il
cette fascination sur elle ? Après tout, elle croisait
souvent des hommes pleins de charme et élégants ! Oui,
mais…
A la vérité, il y avait longtemps qu’elle n’avait pas
croisé un homme aussi charismatique, et elle était tout à
fait consciente du danger qui la guettait…
– Vous êtes bien silencieuse, observa-t–il. Tout va
bien ?
– Oui, pourquoi ? répliqua Fleur d’un ton assez sec.
– Je ne sais pas. Mia m’a dit que vous aviez souffert
de surmenage, récemment. J’ai pourtant l’impression
que vous avez bonne mine.
Oh, Mia ! Pourquoi avait-elle parlé de sa santé à
Sebastian ?
Fleur soupira avant d’expliquer :
– Un peu de surmenage, en effet : rien de grave, et
ces vacances m’ont déjà fait le plus grand bien, sans
parler des talents culinaires de votre gouvernante. Alors,
il n’y a aucune raison de s’inquiéter de ma santé.
– Tant mieux, répondit-il avant de couper le moteur et
de lui désigner une maison de l’autre côté de la colline :
Nous sommes presque arrivés. Je dois aller voir
quelqu’un, dans cette ferme, durant environ une heure.
Pendant ce temps, je vous suggère de choisir l’un des
chemins qui mènent au village, en évitant de vous
approcher de la rivière. C’est très boueux et je ne tiens
pas à devoir vous repêcher.
– Je me débrouillerai très bien, le rassura-t–elle en
sortant de voiture. Merci pour le voyage.
Elle attendit que la Land Rover eût disparu en
direction de la ferme pour s’engager dans un petit
sentier et inspirer une longue bouffée d’air frais.
Quelle différence avec Londres et ses gaz
d’échappement ! Mais était-il possible d’être heureux en
ne quittant jamais une campagne aussi isolée ? Elle se
rappela comment Sebastian lui avait avoué quitter son
métier d’avocat à regret. Bah, ce serait certainement
difficile durant quelque temps, mais il s’y habituerait…
Et puis, de toute façon, en quoi était-ce son
problème ? Elle devait chasser cet homme de ses
pensées et savourer la nature environnante.
Au bout d’une heure de marche, Fleur suivit un petit
chemin qui longeait la rivière. Avant même d’être
parvenue sur place, elle entendit le grondement du
torrent : Sebastian avait raison. La crue avait fait monter
les eaux, qui restaient pourtant loin de sortir de leur lit.
Aussi s’approcha-t–elle d’un petit coin fleuri, alors qu’un
rayon de soleil se dégageait. Quel merveilleux endroit
pour un pique-nique ! Les gens de la région
connaissaient-ils leur chance ? Fascinée par le
gargouillis de l’eau, elle s’approcha délicatement,
prenant soin de rester à sage distance du bord.
Mais en se penchant vers son reflet dans l’eau, elle
découvrit des taches sur le manteau de Mia… Quelle
idiote ! Elle ne s’était même pas rendu compte qu’elle
projetait de la boue en marchant ! Elle tenta de les ôter
du plat de la main, mais à sa consternation, ne fit que les
étaler. La boue était trop fraîche.
Exaspérée, elle recula d’un pas pour attraper un
mouchoir dans sa poche, heurta une racine dissimulée
dans la terre… et glissa de tout son long dans la boue.
Elle parvenait tout juste à se redresser quand le bruit
d’un moteur de voiture attira son attention…
– Oh ! Seigneur, maugréa-t–elle entre ses dents, alors
qu’il courait à sa rencontre.
Avant même qu’elle n’ait eu le temps de protester, il
passa un bras autour de sa taille pour l’aider à se
redresser, tout en la détaillant de la tête aux pieds.
– Joli travail, observa-t–il.
Un instant plus tard, il éclatait de rire.
– Merci, dit–elle. Mais au moins vous n’avez pas eu à
me « repêcher » : je n’étais pas en train de me noyer…
– Heureusement ! Vous n’êtes pas blessée ?
– Non. Je suis seulement couverte de boue…
– Eh bien, nous allons trouver un endroit où vous
pourrez vous nettoyer. On vous donnera un coup de
main, au Black Horse.
– Le pub ? protesta-t–elle avec effroi. Mais je…
J’aimerais mieux aller me laver à la maison… Enfin, je
veux dire à Pengarroth Hall… Je pensais que…
– Et moi, coupa-t–il, je pensais que nous irions
déjeuner au pub avant de rentrer. Ils servent d’excellents
sandwichs, chauds ou froids.
Sebastian la considéra avec attention et sentit une
étrange émotion lui étreindre le cœur. Fleur était
littéralement couverte de boue. Du désir ? C’était
incroyable ! A la vérité, il tentait d’ignorer ce phénomène
depuis sa toute première rencontre avec elle, tout son
esprit se révoltait contre l’idée qu’il puisse bel et bien
éprouver du désir.
Quelle horreur ! Il avait déjà été assez victime de ce
virus à l’époque où il fréquentait Davina, il aurait pensé
être vacciné. Comment cette petite jeune femme
engoncée dans un manteau ordinaire, constellée de
boue, pouvait-elle produire cet effet sur lui ? En cet
instant, elle n’avait rien d’une créature glamour mais, dès
qu’elle levait vers lui ses superbes yeux verts, il avait
l’impression de perdre tout contrôle sur lui-même.
Il s’éclaircit péniblement la gorge et l’escorta loin de la
rive, sur le petit chemin.
– Fleur, je crois vraiment qu’un verre de vin et un bon
déjeuner vous feraient le plus grand bien, insista-t–il. Il
faut que vous avaliez quelque chose de consistant, et
Pat nous préparera seulement le repas de ce soir.
Venez.
Elle parut hésiter mais finit par hocher la tête et se
laisser entraîner vers le pub.
Dès qu’ils furent à l’intérieur, Joy, la propriétaire, porta
une main à sa bouche en dévisageant Fleur avec
surprise.
– Oh, mon Dieu, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
s’enquit-elle en s’approchant doucement de la jeune
femme.
Fleur parut un instant désarçonnée par son accent des
Cornouailles, mais sourit et répondit :
– Eh bien, je… Je faisais une promenade près de la
rivière, et euh…
Sebastian ne tenait pas à la voir dans l’embarras plus
longtemps et intervint :
– Pouvez-vous permettre à Fleur d’accéder à votre
salle de bains, Joy ? Je pense qu’elle aimerait se
nettoyer avant de manger. Nous allons vous commander
tout de suite une bouteille de vin rouge.
– Je vais vous chercher des serviettes, acquiesça Joy
en souriant à la jeune femme. Sebastian, tu peux aller
prendre le menu au comptoir et t’installer ? Suivez-moi,
mademoiselle.
Fleur lança un regard de gratitude à Sebastian avant
d’emboîter le pas à la grosse femme au sourire
chaleureux.
Dès qu’elle se retrouva seule dans la petite salle de
bains et qu’elle découvrit son reflet dans le miroir, elle se
sentit furieuse contre elle-même. Pourquoi avait-elle été
assez stupide pour tomber alors qu’elle savait le terrain
glissant ? Les dégâts étaient importants. Avec un peu de
chance, elle parviendrait à brosser la boue sur le
manteau quand elle aurait séché, et un simple nettoyage
suffirait. Son jean n’avait visiblement pas trop souffert de
sa chute. Mais elle n’avait pas emporté sa trousse de
maquillage et, après s’être soigneusement lavé le
visage, elle ne put même pas se redonner un peu
confiance en elle avec une touche de blush ou du brillant
à lèvres… Surtout, elle n’avait pas de brosse pour
remettre de l’ordre dans ses cheveux.
Eh bien tant pis ! De toute façon, elle n’avait jamais eu
l’intention de plaire à Sebastian Conway !
Troublée par l’incohérence de ses sentiments, elle
rejoignit la salle et s’installa face à son compagnon.
– Vous avez meilleure mine ! observa-t–il avec un
sourire, mais vous êtes certaine de ne pas vous être fait
mal ?
– Oui, j’en suis certaine, merci, dit-elle en prenant le
menu qu’il lui tendait. Qu’est-ce que vous me
conseillez ?
– Hum… Je crois que vous devriez avaler quelque
chose de chaud. Joy prépare d’excellentes soupes de
légumes accompagnées de tartines de cheddar et de
charcuteries locales.
– Merci, mais c’est beaucoup trop, je ne…
– Personne ne vous obligera à finir votre assiette,
coupa-t–il d’un ton taquin.
– Bon, soupira-t–elle. C’est entendu.
Quelques minutes plus tard, elle lui était
reconnaissante de cet excellent conseil : la soupe lui
redonnait des forces et elle avait oublié son humeur
sombre.
– Je suis désolée d’avoir bousculé vos plans de la
journée, déclara-t–elle. Vous aviez certainement mieux à
faire que…
– Chut ! Vous n’avez rien interrompu du tout, Fleur.
Tenez, prenez un verre : j’ai commandé du vin rouge, j’ai
remarqué que c’est ce que vous préférez.
Fleur s’efforça de ne pas trahir son étonnement.
Jamais elle n’aurait pensé qu’il prêtait attention à ce
genre de choses… C’était un trait de personnalité tout à
fait inattendu de sa part ! A moins qu’elle ne se soit fait
de fausses idées sur lui ?
– Je ne bois jamais au déjeuner, d’habitude, expliqua-
t–elle en avalant une petite gorgée de vin, mais je crois
que la circonstance justifie une exception. Merci,
Sebastian. Mais un seul verre me suffira.
Il lui sourit et la dévisagea avec insistance.
Décidément, il devait perdre la tête. Elle avait les
cheveux décoiffés, ne portait aucun maquillage et son
manteau était toujours constellé de boue… Pourtant, elle
était radieuse, et sa beauté naturelle le stupéfiait.
Jamais il n’avait vu un visage au teint plus pur, des lèvres
aussi sensuelles, un regard plus captivant…
– Je crois qu’après cette aventure vous aurez grand
besoin d’aller vous reposer à Pengarroth Hall, conclut-il
en finissant son verre et en levant la main pour que Joy
leur apporte l’addition.
Son malaise était à son comble. Il voulait partir. Le
petit sourire de la propriétaire du pub ne lui échappa
nullement. Oh, il savait bien ce qu’elle pensait : il y avait
longtemps que personne ne l’avait vu accompagné d’une
charmante demoiselle.
Il faudrait pourtant que tous ces gens se fassent une
raison : il s’était résigné à vivre dans la solitude, et rien ni
personne ne le détourneraient de ses résolutions.
4.
Quelques jours avaient passé et Sebastian se
reprochait de n’avoir pas trouvé plus de temps à
accorder à Fleur. Il l’avait pourtant promis à Mia, mais
ses affaires l’avaient accaparé… Et puis, peut-être
redoutait-il aussi de se trouver trop souvent en
compagnie de la jeune femme…
– Avez-vous trouvé de quoi vous occuper
agréablement, ces derniers jours, Fleur ? s’enquit-il un
soir après avoir rejoint la jeune femme dans le salon.
Son cœur manqua s’arrêter dès qu’elle leva ses
grands yeux verts dans sa direction.
Aussitôt, la culpabilité l’étrangla. Avait-il réellement été
accaparé par le travail ? Ou avait-il plutôt déserté le
domaine aux heures où il savait y trouver la jeune femme,
parce qu’il était certain de ressentir en sa présence ce
trouble dont l’intensité ne faisait que croître.
L’autre jour, au pub, ce déjeuner de deux heures lui
avait paru durer à peine cinq minutes. C’était bien ce qui
le terrifiait. Mieux valait prendre la mesure du danger et
fuir à temps. S’il avait été plus avisé, lors de sa rencontre
avec Davina, il aurait pris ses jambes à son cou dès le
début. Au lieu de quoi, il s’était laissé aveugler par sa
beauté, sans s’apercevoir qu’elle n’était que l’écrin d’une
nature empoisonnée.
Heureusement, il avait appris la vérité in extremis,
juste avant le mariage. Mais le danger l’avait épargné de
peu, et la nouvelle fracassante de leur rupture avait fait
jaser toute la belle société de Londres durant plusieurs
semaines. Cette publicité lui avait laissé un arrière-goût
amer, alors qu’il avait déjà bien du mal à se remettre de
sa déception.
Les voisins de Pengarroth Hall avaient eu vent de la
nouvelle, qui s’était répandue comme une traînée de
poudre, et, bien sûr, l’annulation du plus grand mariage
programmé dans la région depuis des décennies avait
fourni un sujet de conversation durant de longs mois.
Sebastian s’était juré de ne plus jamais subir ce genre
de tornade qui avait dévasté à la fois ses sentiments et
sa vie publique. De toute façon, cet engagement était
très facile à tenir, puisqu’il ne s’agissait pas seulement
de lui ! Quelle femme du xxie siècle accepterait de
s’enterrer dans une petite campagne des Cornouailles
pour le restant de ses jours ? Certainement pas le genre
de demoiselle susceptible de lui plaire, en tout cas.
Aujourd’hui, les femmes avaient besoin de vivre leur
propre destin, de travailler, de savourer une existence
pleine d’action. Pas question pour elles de se soumettre
à la vocation d’un homme et de renoncer à toute forme
de distraction pour contempler le lent défilé des saisons,
loin de l’activité urbaine.
Même s’il tombait amoureux d’une femme qui lui
rendait ses sentiments et semblait prête à ce sacrifice…
Combien de temps leur couple fonctionnerait-il ? Six
mois ? Un an maximum. Il ne tarderait pas à entendre
parler de divorce et se retrouverait seul… C’était joué
d’avance.
Mieux valait qu’il se concentre sur Pengarroth Hall et
abandonne ces fantasmes. Il avait des amis dans cette
région. Cela suffirait.
– Oh, j’ai passé des moments très agréables, merci !
répondit Fleur d’un ton sincère. J’ai eu enfin l’occasion
d’explorer le domaine en détail et de trouver tout ce que
je cherchais sur le plan… C’était passionnant. Les gens
d’ici sont adorables. Il m’est souvent arrivé de m’arrêter
pour bavarder avec eux. J’ai presque l’impression de
faire partie du décor, maintenant !
Sebastian fronça les sourcils et ne répondit pas. Nul
doute que les langues s’étaient déjà déliées et que les
murmures allaient bon train. Il ne tenait pas du tout à ce
que ces rumeurs perturbent sa tranquillité, quand Fleur
serait partie.
– Je regrette de ne pas avoir eu le temps de vous voir
plus souvent, mais j’ai été très pris, et…
– Oh, je vous en prie, ne vous excusez pas ! coupa-t–
elle.
– Eh bien, j’ai tout de même promis à Mia de veiller à
ce que votre séjour se déroule au mieux, protesta-t–il en
soupirant.
A ces mots, elle rougit.
– Mais vous n’aviez pas à faire ce genre de
promesse, et Mia a eu tort de vous demander une chose
pareille, répondit-elle avec véhémence. Je vous l’ai déjà
dit, j’ai l’habitude d’être seule et j’aime cela. Alors s’il
vous plaît… Faites comme si je n’étais pas là.
Sa fougue avait quelque chose d’irrésistible et il
ignora difficilement son désir de l’attirer à lui pour
presser ses lèvres contre les siennes. Comment diable
aurait-il pu faire « comme si elle n’était pas là » ? Même
Pat, qui appréciait rarement les amies de Mia et les
jugeait trop frivoles et capricieuses, semblait être
tombée sous le charme de Fleur.
– Pas pour le café, en tout cas, répliqua-t–il, l’invitant à
s’installer près de lui dans un fauteuil, tandis que Pat
déposait un plateau sur la table basse.
Fleur sourit en voyant Benson s’approcher et se
coucher à leurs pieds sur le tapis, puis se mit à lui
caresser doucement la tête.
– Je suppose que le pauvre Benson est fatigué, après
avoir marché durant toute la matinée auprès de vous,
observa-t–elle.
– Non, soupira-t–il. Il a refusé de me suivre, ce matin.
J’avais rendez-vous très tôt avec Frank pour me rendre
sur les terres au nord, et je n’ai pas eu le temps
d’attendre que Benson renonce à faire le paresseux.
– Oh, mais alors, je peux peut-être l’emmener avec
moi pour ma promenade ? s’enquit Fleur. Je ne suis pas
beaucoup sortie, aujourd’hui. J’ai envie de prendre l’air.
– Je suis certain qu’il aimerait cela, concéda-t–il.
J’aurais préféré vous accompagner, mais je dois finir de
réviser un dossier pour ma visite à Truro, demain. Vous
viendrez avec moi, n’est-ce pas ?
Comme la gouvernante entrait dans la pièce, il
enchaîna :
– Et toi aussi, Pat ? Je sais que les femmes aiment
faire du shopping, et Truro est la seule ville convenable
pour le faire dans la région.
– Je te remercie, Sebastian, mais j’ai beaucoup à
faire ici, répondit Pat. Et puis je préfère passer le plus de
temps possible avec maman, ces temps-ci. Mais je suis
sûre que Fleur va adorer Truro. C’est une ville
charmante, et les magasins sont agréables, c’est vrai.
Sebastian jeta un coup d’œil soupçonneux en
direction de Pat. A quoi jouait-elle ? Il était clair qu’elle
tenait à ce qu’il se retrouve seul avec Fleur.
– Très bien, répondit-il d’un ton détaché, en haussant
les épaules. Et vous, Fleur ? Je suis sûr que vous auriez
de quoi vous occuper pendant que je vais voir le
comptable du domaine.
– Je ne sais pas… Je ne tiens pas à vous encombrer
alors que vous devez vous concentrer sur vos affaires, et
je…
Comme son téléphone mobile s’était mis à sonner,
elle glissa une main dans sa poche et saisit l’appareil. A
peine eut-elle décroché qu’un large sourire se dessina
sur son visage.
– Mia ! Oh oui, tout va bien, merci…
Elle se tut pour écouter son amie, sans détacher son
regard de celui de Sebastian. Enfin, elle reprit :
– Oui, il est là. Tu veux lui parler ? Je te le passe.
Mal à l’aise, Sebastian attrapa l’appareil et comprit
qu’il allait passer toute la journée du lendemain avec
Fleur.
Il était tombé dans le piège.
Fleur avait rapporté le plateau dans la cuisine, laissant
Sebastian au téléphone avec sa sœur.
– Oh non, laissez tout cela sur la table, lança Pat,
comme Fleur s’apprêtait à ranger les tasses dans le
lave-vaisselle. Et puisque j’y pense, je voulais vous
demander de passer à la maison pour prendre le goûter
avec maman et moi… Ce serait une occasion de
récupérer les livres qu’elle vous a promis.
Fleur sourit. Durant les fêtes, elle avait un peu bavardé
avec Beryl et ainsi découvert qu’elles partageaient le
même goût pour les romans sentimentaux. La vieille
dame s’était proposé de lui prêter les siens. Fleur aurait
bientôt terminé le volume de Jane Austen qu’elle avait
apporté et avait très envie de se lancer aussitôt dans de
nouvelles lectures.
– Vous pourriez venir après-demain, enchaîna Pat,
puisque vous allez à Truro demain avec Sebastian…
– Mais je n’ai pas encore dit que j’y allais, nuança
Fleur. Enfin, je pense que je l’accompagnerai, oui. Je ne
connais pas cette ville et je crois que la cathédrale est
très belle, n’est-ce pas ? Je ne vais pas manquer une
occasion de la visiter.
– C’est la première fois que vous venez en
Cornouailles ? s’étonna Pat.
– Oui, admit-elle. Mon père préfère l’Ecosse et la
région des lacs, alors nous passions toujours l’été là-
bas. Ces dernières années, quand je suis partie en
vacances avec des amies, c’était plutôt à l’étranger,
dans le sud de l’Europe. Mais je dois être l’une des
seules personnes du monde moderne qui n’aime pas
beaucoup voyager… Je suis toujours heureuse de rester
chez moi. Il y a tant de choses à faire.
Elle sourit à la gouvernante et s’étonna de la voir la
scruter avec une telle fascination. Que venait-elle de dire
de si étrange ? L’avait-elle froissée sans le vouloir ?…
– Remerciez votre mère pour moi, Pat, enchaîna-t–elle
très vite. Je serais ravie de prendre le thé avec elle et
vous après-demain.
– Oh, je sais qu’elle en sera enchantée ! s’exclama
Pat. Elle voit rarement du monde et se sent souvent
seule. Parce que, voyez-vous, quand Mia et Sebastian
ne sont pas là, je viens tout de même veiller sur la
maison et j’en profite souvent pour faire quelques
réparations ou de la décoration… Et puis je rends visite
à Frank, pour bavarder avec lui et dire bonjour à
Benson.
– Je crois que je devrais le sortir maintenant, observa
Fleur en baissant les yeux sur le vieux chien. Il est tout
juste 3 heures. C’est un moment agréable. Nous avons
au moins deux heures avant la tombée de la nuit.
– Bonne idée, admit Pat en se tournant à son tour vers
l’animal : Allons, lève-toi, gros paresseux !
Le chien lui décocha un regard dédaigneux, sans
bouger d’un centimètre.
Les deux femmes rirent de bon cœur.
– Il reste avec Frank quand Sebastian n’est pas là ?
demanda Fleur.
– Oui, ou parfois avec maman et moi, répondit Pat.
Sebastian le prenait à Londres avec lui jusqu’à l’an
dernier, mais le chien est devenu trop vieux pour la vie
urbaine.
– Alors viens, mon vieux ! lança Fleur d’un ton vif en se
dirigeant vers le hall où elle enfila son manteau.
Un instant plus tard, elle prenait le chemin de la colline,
Benson ouvrant la marche.
Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si
Sebastian et Mia connaissaient leur chance d’avoir Pat
à leur service. Visiblement, cette perle de cuisinière les
considérait comme ses propres enfants. Elle se montrait
également charmante avec elle, et avait insisté pour lui
préparer son déjeuner, aujourd’hui, malgré le contrat
qu’elles avaient passé… Fleur avait donc savouré une
excellente soupe de carottes avec une part de quiche.
Depuis son arrivée à Pengarroth Hall, elle avait repris un
peu de poids, comme le lui avait vivement recommandé
le médecin, et elle se sentait plus forte, moins fatiguée.
Le chien semblait enchanté de cette promenade et
agitait joyeusement la queue en trottinant sur la terre
humide. Elle se dit qu’elle devrait peut-être écourter son
séjour et prétendre que l’hôpital la réclamait. Ce
mensonge ne lui plaisait guère, mais la situation avec
Sebastian devenait embarrassante. Il n’avait visiblement
aucune envie qu’elle l’accompagne à Truro et s’était
simplement senti tenu de lui faire cette proposition pour
honorer son engagement vis-à-vis de sa sœur. Elle avait
l’étrange impression que Pat avait décliné l’invitation
pour qu’ils se retrouvent seuls tous les deux… Ce qui
était absurde.
Après une bonne heure passée sur la colline, à
contempler les superbes terres de Pengarroth Hall, Fleur
décida qu’il était l’heure de prendre le chemin du retour.
Benson se trouvait à quelque distance, à explorer un
buisson.
Elle s’approcha de lui.
– Tu en as eu assez pour aujourd’hui, Benson ?
demanda-t–elle. On rentre, maintenant ? Allez, viens.
L’animal retira son nez de ce qui le fascinait depuis un
moment, mais se mit à se promener dans les environs.
Fleur le suivit. Au moins, il avait l’air d’apprécier le bol
d’air !
– Allez, Benson… Viens, maintenant. Il faut rentrer.
Sans même lui prêter attention, le chien poursuivit son
exploration et partit à l’opposé du chemin.
Fleur fronça les sourcils. Pat lui avait suggéré de
prendre la laisse, mais elle avait décliné cette offre et le
regrettait amèrement, en cet instant. Comment faire, si
Benson s’obstinait à refuser de rentrer ? Il était fort
probable que le chien fût capable de trouver son chemin
tout seul, mais elle n’avait jamais évoqué ce sujet avec
son maître et, pour le moment, Benson se trouvait sous
sa responsabilité… Elle n’avait pas le droit de courir ce
risque.
– Benson, sois gentil, suis-moi, maintenant. La
promenade est finie. On rentre.
Hélas, le chien ne semblait pas du même avis, et Fleur
s’efforça de ne pas céder à l’angoisse et de trouver une
idée…
Elle avait des pastilles de menthe dans sa poche. Le
chien serait-il séduit ?
– Viens voir ça, mon Benson… Approche !
L’animal s’exécuta avec une curiosité manifeste ,mais
à peine eut-il reniflé les pastilles qu’il repartit de son
côté.
– Eh bien, tant pis ! s’exclama Fleur en tournant les
talons. Au revoir, Benson ! Amuse-toi bien.
Elle fit mine de rebrousser chemin, tout en se
retournant régulièrement… Mais sa ruse ne fut d’aucun
effet : le chien ne la suivit pas.
Exaspérée, Fleur s’arrêta et jeta un coup d’œil à sa
montre. Seigneur, il ferait bientôt nuit. De plus, elle
commençait à avoir froid, malgré sa pelisse fourrée. Que
devait-elle faire ? S’asseoir en tailleur au beau milieu du
chemin en attendant le bon vouloir de Benson ?
Pour ne rien arranger, une pluie fine se mit à tomber.
Loin de décider Benson à se mettre à l’abri, elle parut lui
donner envie de retourner renifler quelques fourrés…
Enfin, le vieux chien se coucha sur le sol, apparemment
épuisé.
– Oh non… Personne ne m’avait prévenue que tu étais
aussi entêté, Benson, maugréa-t–elle en jetant un regard
de reproche au chien. Que vais-je faire de toi ?
– Et moi, bon sang, que vais-je faire de vous ? intervint
une voix familière derrière elle.
Fleur se retourna vivement…
Sebastian !
Aussitôt, elle sentit une grande vague de soulagement
lui réchauffer le cœur.
– Qu’est-ce qui se passe ? reprit-il en la dévisageant
avec inquiétude. Pat sert toujours le repas à 6 heures,
vous avez manqué l’heure du thé… Vous êtes partie
depuis des heures. Qu’est-ce que vous faites, sous la
pluie ?
Fleur lui répondit par un regard d’impuissance.
– Je ne sais pas. Demandez-le-lui : il a refusé de me
suivre, et maintenant, ne veut même plus se lever. Je
n’allais tout de même pas le laisser là…
Elle poussa un profond soupir et conclut :
– Je ne dois pas savoir m’y prendre avec les
animaux.
Sebastian sourit, fixa le chien avec attention et claqua
des doigts.
– Debout, Benson, ordonna-t–il.
Aussitôt, celui-ci vint se planter à ses pieds et se mit à
lui lécher la main.
Fleur en resta bouche bée.
– Il n’obéit qu’à la voix de son maître, alors ?
demanda-t–elle, vexée de la facilité avec laquelle
Sebastian avait obtenu de son chien une obéissance
immédiate.
– Non, il vous aurait sans doute obéi si vous aviez
prononcé un ordre d’un ton ferme, expliqua-t–il en
souriant.
– Je ne peux pas le croire, murmura-t–elle encore en
emboîtant le pas de son compagnon pour rentrer à la
maison, tandis que le chien les précédait d’un pas vif.
Regardez-le ! Qu’est-ce que je n’ai pas su faire ?
– Rien, répondit-il du même ton amusé. Vous avez
même accompli un prodige en vous promenant avec lui
aussi loin. Il y a longtemps que j’avais renoncé à lui offrir
d’aussi longues balades. Je pense qu’il était tout
simplement fatigué.
– Oh, je suis désolée… J’espère que je ne l’ai pas
épuisé et que…
– Mais non, ne vous inquiétez pas ! Vous voyez bien
qu’il se porte à merveille et qu’il a beaucoup apprécié ce
moment ! Maintenant, pressez le pas : je n’ai pas pu
déjeuner aujourd’hui, et je suis affamé.
– Pourquoi ne pas avoir dîné sans moi ? s’étonna-t–
elle.
– Je suis peut-être en passe de devenir un homme
des bois, mais je reste civilisé, protesta-t–il d’un ton
moqueur.
Dès qu’ils furent à l’intérieur, il conduisit Fleur dans la
cuisine et lui mit d’autorité un grand verre d’eau fraîche
entre les mains avant de s’en servir un lui-même.
– Je ne comprends pas, murmura-t–il en fronçant les
sourcils, tout en regardant autour de lui. Visiblement, Pat
n’est plus là… Où a-t–elle laissé le dîner ?
Il n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles que le
téléphone se mit à sonner. Fleur le regarda se diriger
vers le vieux poste de la cuisine.
– Allô ? Pat ? Justement, je me demandais…
Comment ? Oh, je suis désolé… Bien sûr… Non, pas
question… Je tiens à ce que tu restes avec elle durant
vingt-quatre heures au moins. Nous nous débrouillerons
parfaitement. Oui, Pat, merci… Bon courage.
Anxieuse, Fleur attendit qu’il raccroche pour
s’enquérir :
– Que se passe-t–il ?
– Beryl a une grosse angine, comme l’an dernier. Il
vaut mieux que Pat reste avec elle pour le moment. La
pauvre était navrée d’avoir dû rentrer au moment où elle
s’apprêtait à nous préparer le dîner… Mais nous allons
nous en sortir, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, acquiesça-t–elle.
Il observa un long silence avant de reprendre d’un ton
gêné :
– Je ne suis pas très bon cuisinier, mais…
– Laissez-moi faire, dans ce cas, le coupa-t–elle en se
dirigeant vers le réfrigérateur.
5.
Fleur avait toujours aimé cuisiner, mais avait rarement
l’occasion de recevoir du monde chez elle…
Son sauté de veau aux olives parut plaire à
Sebastian.
– C’est délicieux, Fleur. J’ignorais que vous étiez si
bonne cuisinière.
– Oh, je n’aurais sans doute pas réussi si vous ne
vous étiez pas occupé des champignons. Ils sont
parfaits : fondants et poivrés, c’est un régal.
– C’est à peu près le seul prodige culinaire dont je
sois capable, soupira-t–il. J’ai de gros progrès à faire
dans ce domaine. Mais dites-moi, il est encore tôt…
Aimeriez-vous voir un film, dans la soirée ? Nous avons
une assez belle collection de DVD, dans le salon.
Voulez-vous choisir un film ?
– Oui, pourquoi pas ?
Fleur s’étonnait elle-même de la facilité de ses
échanges avec Sebastian. C’était comme s’ils étaient
parvenus à rompre la glace et à s’entendre comme de
vieux amis… Oui, de vieux amis. Rien de plus. Et au fond
c’était bien normal : Sebastian Conway était le frère de
son amie Mia. Leurs relations devaient s’en tenir là.
Après le dîner, ils rangèrent la cuisine et allèrent
s’installer dans le salon. Laissant Sebastian allumer un
feu dans la cheminée, Fleur alla jeter un coup d’œil aux
DVD.
Après en avoir sélectionné trois pour qu’ils fassent leur
choix plus tard, elle revint s’installer près de lui.
Il y avait un moment qu’ils étaient silencieux et il lui
décocha soudain un long regard. Fleur sentit un courant
électrique la traverser en sondant la profondeur de ces
yeux.
– Vous m’avez dit que vos parents passaient les fêtes
à Boston… Avez-vous eu de leurs nouvelles ? demanda-
t–il en s’asseyant dans le canapé, à côté d’elle.
Déjà grisée par la chaleur des flammes, Fleur se lova
au creux des coussins et acquiesça.
– Oh oui. Ils m’ont appelée le jour de l’an, pour les
vœux traditionnels. Enfin, ceux de mon père n’étaient
pas tellement traditionnels, comme d’habitude : il m’a
souhaité une année productive et pleine de champs de
recherches passionnants.
Elle ne put réprimer un sourire et ajouta :
– Quant à ma mère, je suppose qu’elle est comme
toutes les mères… Après m’avoir souhaité bonheur et
santé, elle a précisé qu’elle aimerait devenir grand-
mère. Je crois que mon père s’était éloigné du
téléphone… Quoi qu’il en soit, elle risque d’être déçue.
Je crains qu’elle n’attende en vain.
Le visage de Sebastian exprimait une profonde
gravité.
– Pourquoi ? Vous n’aimez pas les enfants ?
demanda-t–il.
– Si, bien sûr. Mais ce que j’aime moins, c’est l’idée
de remettre entièrement ma vie entre les mains de leur
père et de disparaître, pour ainsi dire.
Elle secoua tristement la tête. Sa mère était une
femme si talentueuse… Mais elle avait fait taire son
talent et ressemblait désormais à un oiseau en cage. En
tout cas, c’était ainsi que Fleur la percevait et elle ne
tenait pas à suivre la même voie. Non, ce destin ne
serait pas le sien. Elle ne permettrait pas à un homme
de prendre le contrôle de son existence, son père avait
déjà bien assez œuvré dans ce sens.
Sebastian contempla attentivement la jeune femme,
abîmée dans une profonde réflexion…
Elle était d’une beauté exceptionnelle. En la retrouvant
sous la pluie, seule avec Benson, son visage pur
exprimant un profond désarroi, il s’était retenu avec
difficulté de la serrer dans ses bras… Maintenant que les
flammes de la cheminée doraient ses cheveux de reflets
de miel, il avait le plus grand mal à contenir les élans qui
l’animaient. Il y avait si longtemps qu’il n’avait plus fait
l’expérience de ces émotions… Si longtemps qu’il
n’avait pas ressenti l’urgence de tenir une femme contre
lui. Dire qu’il avait fallu qu’il rencontre cette singulière
amie de sa sœur pour comprendre à quel point la
solitude lui pesait !
Elle lui ressemblait. Fleur Richardson semblait avoir
affronté des épreuves assez comparables à ce qu’il
avait traversé. En ce moment, il savait ce qu’elle
ressentait. Fleur ne pouvait qu’éprouver une profonde
amertume à l’égard de la personne qui avait entravé
chez elle l’inclination naturelle de toutes les femmes : se
marier et avoir des enfants. A l’évidence, une force qui
dépassait sa volonté s’était interposée dans ses désirs.
Quel dommage, songea-t–il. Elle était remarquablement
intelligente et sa beauté laissait présager celle de ses
enfants.
Il quitta la pièce un moment pour aller chercher le café
et servit la jeune femme.
– Un nuage de crème et un sucre, dit-il en souriant.
Fleur lui retourna un regard médusé. Il avait donc
également enregistré cette information ? Décidément,
elle devait admettre que Sebastian Conway était un
homme prévenant.
Elle dégusta une gorgée de café et soupira.
– Je crois que je préfère reporter notre séance de
cinéma à une autre fois, si vous n’y voyez pas
d’inconvénient. J’aimerais profiter d’une simple soirée
au coin du feu : ce ne sera bientôt plus qu’un souvenir, la
vie londonienne va reprendre le dessus.
– Je comprends, répondit-il. Mais vous savez, vous
pouvez revenir quand vous le voulez. Je veux dire, euh…
Que Mia soit ici ou pas. Il est toujours bon d’avoir
quelqu’un à la maison, et Pat vous apprécie
énormément.
Ça alors ! Il l’invitait lui-même ?
– Et puis il faut absolument que vous veniez admirer le
domaine au printemps, enchaîna-t–il. Quand tout est
fleuri, c’est très différent… Nous avons même des bois
recouverts de campanules sauvages. Le premier week-
end de mai, nous organisons une fête pour accueillir tout
le village. C’est fantastique. Les gens adorent venir voir
ces merveilleux tapis bleus…
A ces mots, Fleur sentit son cœur faire un bond dans
sa poitrine.
– Des campanules sauvages ? Oh, j’en raffole ! Quand
j’étais petite, on me racontait que c’étaient les fleurs des
fées, et qu’elles étaient magiques. Je serais vraiment
heureuse de voir cela ! Si Mia veut venir, nous pourrions
peut-être faire la route depuis Londres, toutes les deux.
– Peu importe que Mia vienne ou non, insista-t–il.
Vous êtes la bienvenue. En revanche, je ne peux vous
garantir que vous trouverez de petites fées sous les
cloches des campanules…
Fleur sourit avant de murmurer :
– A propos de magie et de surnaturel… La veille du
jour de l’an, tout le monde s’est mis à raconter de drôles
d’histoires, et Mia m’a dit que…
– Oh, alors elle vous a parlé de notre fantôme ? la
coupa-t–il, un sourire amusé aux lèvres. Ma foi, c’est une
bonne histoire pour retenir l’intérêt de nos hôtes, après
un dîner copieux.
Fleur déglutit péniblement et reprit d’une voix
hésitante :
– Oui, mais… C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?
Vous ne pensez pas sincèrement qu’il y ait un fantôme
ici ?
Il haussa les épaules.
– Aucun membre de notre famille ne l’a vu. Mais
quelques légendes circulent, dans la région.
Il reprit une gorgée de café, planta son regard dans le
sien et ajouta :
– Pourquoi ? J’imagine que vous ne croyez pas du
tout à ce genre d’histoires ?
– Bien sûr que non, répondit-elle. Je suis une
scientifique. Je crois seulement à ce qui est prouvé par
l’expérience rigoureuse. Mais je crois aussi que l’esprit
humain est très complexe et que l’autosuggestion peut
produire des phénomènes curieux… Et j’aimerais
beaucoup en apprendre davantage sur votre fantôme.
Mia a été contrainte de s’interrompre très vite, parce que
Mandy s’est mise à pousser des hurlements hystériques
dès qu’elle a entendu le mot fantôme.
Sebastian sourit et s’enfonça dans le canapé.
– Ma foi… Il semble que notre fantôme soit un homme
d’âge mûr, élégamment vêtu, et coiffé d’un chapeau
haut-de-forme. Il a été vu alors qu’il arpentait le premier
étage de la maison, comme s’il attendait quelqu’un.
Puis, il a pris le couloir dans l’autre sens et a traversé le
mur.
Fleur ne put réprimer un sourire ironique.
– Tiens donc… Et qui a fait cette description ?
– L’un de nos aïeux a consigné cette anecdote dans
son journal, il y a de cela une centaine d’années. Après
quoi, deux autres témoins ont prétendu avoir vu le
fantôme. Le premier était un jeune garçon qui aidait en
cuisine. Il était en train de faire chauffer la bouilloire pour
servir le thé à des décorateurs recrutés par mes parents.
Quelqu’un avait sans doute évoqué le fantôme devant ce
gamin… Quoi qu’il en soit, il a juré avoir vu le fantôme
passer et traverser le mur. Ce qui est certain, c’est qu’il a
renversé le plateau avec la théière et les tasses, dévalé
l’escalier et crié qu’il ne reviendrait jamais dans cette
maison.
C’était le genre de détail qui laissait penser que le
jeune homme était sincèrement persuadé d’avoir vu
quelque chose, songea Fleur. Décidément, cet endroit
était plein de surprises ! Ce devait être merveilleux, pour
un enfant, de grandir ici en écoutant toutes ces
histoires…
– Et qui est le deuxième témoin ? s’enquit-elle,
fascinée.
– Beryl.
– La mère de Pat ? s’étonna-t–elle.
– Oui. Elle affirme avoir vu le fantôme deux fois, à
l’étage, alors qu’elle était en train de faire les chambres.
Cette fois, Fleur était impressionnée. Elle connaissait
peu Beryl, bien sûr, mais cette femme lui avait paru d’un
bon sens et d’un sérieux exemplaires. Elle ne l’imaginait
vraiment pas en train d’inventer ce genre
d’élucubrations…
– Beryl l’a vu… Vraiment ? insista-t–elle.
– Eh oui, répliqua Sebastian d’un ton enjoué. Mais elle
ne semble pas en avoir été effrayée. Elle dit même que,
du moment que le vieux fantôme ne regarde pas dans sa
direction et ne paraît guère menaçant, elle serait
contente de le recroiser à l’occasion.
Il s’esclaffa et reprit :
– Mais il faut savoir que Beryl croit en beaucoup de
choses, notamment en l’efficacité d’une sorte d’alcool de
fleurs qu’elle fabrique elle-même pour guérir ses
rhumatismes. Je crains fort qu’elle n’ait tendance à en
avaler un verre tous les jours, ce qui expliquerait peut-
être ses rencontres avec le fantôme. Force est tout de
même de reconnaître qu’elle n’a jamais paru effrayée.
Fleur demeura silencieuse un instant avant de
soupirer.
– Eh bien, dans ce cas, Mia ne nous faisait pas
marcher…
Elle s’étira doucement et se blottit contre un coussin
moelleux, savourant la chaleur du feu.
Même si elle se refusait à croire au surnaturel, cette
soirée était un délice et elle se sentait merveilleusement
à son aise. Et puis, même en tant que scientifique, elle
devait admettre que certains phénomènes demeuraient
sans explication. Des manifestations dont les secrets ne
demandaient qu’à être découverts…
– Ma mère adorait cette histoire de fantôme, dit-elle
en relevant les yeux vers Sebastian. Vous savez, elle
appartient à cette catégorie de personnes que l’on peut
qualifier de… disons versées dans la spiritualité. Elle a
l’esprit très ouvert, même si mon père n’accepterait
jamais de prendre en compte un phénomène qui n’a pas
été passé au crible de l’expérience.
– Et, si je comprends bien, vous partagez l’avis de
votre père, observa-t–il.
– Plutôt, oui, admit-elle.
Elle resta un moment pensive avant de conclure :
– Je crois que ce dîner copieux va me conduire à me
coucher tôt. A quelle heure voulez-vous que je sois prête
à partir, demain ? Je veux dire… si vous souhaitez
toujours que je vous accompagne à Truro.
Il hocha la tête avant de se lever.
– Bien sûr. Si cela vous convient, nous pourrions nous
mettre en route vers 9 heures ?
– Très bien, acquiesça-t–elle.
Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres.
– Voulez-vous que je vous appelle, pour vous
réveiller ?
– Non, ce ne sera pas nécessaire, répondit-elle en
riant. Je dors plus tard que d’habitude, ici, mais je suis
une lève-tôt et j’aime être debout aux aurores.
Cette réponse parut le troubler. Il ne répondit rien,
hocha la tête et se contenta de murmurer :
– Alors, bonne nuit, Fleur. Dormez bien.
– Merci. Bonne nuit à vous aussi.
Dans sa chambre, Fleur se déshabilla vite et se glissa
sous les draps. Elle entendit le craquement du parquet,
dans le couloir : Sebastian venait de monter et se
dirigeait vers sa chambre… Laquelle occupait-il ? Elle
n’en savait rien mais, apparemment, c’était plutôt à
l’autre bout du couloir.
Durant une bonne heure, elle se tourna en tous sens,
cherchant le sommeil en vain. Son subconscient lui
imposait tant d’images, de sons et de souvenirs qu’il lui
était impossible de se détendre.
Elle s’endormit, tout en ayant conscience que son
sommeil était léger. Elle se voyait entretenir une
conversation avec sa mère qui lui parlait des anges, des
esprits de la nature, de la beauté que la science pouvait
examiner sans jamais être capable de l’expliquer. Dans
ce rêve comme dans la réalité, Fleur savait que sa mère
avait raison.
Alors qu’elle ouvrait les yeux, quittant ce sommeil trop
agité, elle sentit un frisson la traverser. Soudain, elle prit
conscience qu’elle n’était plus seule dans la chambre…
Il était là ! Devant elle…
Le fantôme de Pengarroth Hall.
Son chapeau haut-de-forme vissé sur la tête, il
marchait dans sa direction. C’est à peine si sa silhouette
était nimbée d’une sorte de halo ; elle était nette, aussi
réelle et palpable qu’en plein jour.
Stupéfaite, elle tira la couverture pour se couvrir les
épaules et ouvrit la bouche, prête à crier… Mais aucun
son ne sortit. C’était comme si sa langue était paralysée,
ses lèvres sèches comme du papier…
Il n’y avait pas d’échappatoire. Elle était prisonnière du
fantôme ! Il avança encore vers elle, lentement… Et son
visage se mit peu à peu à changer. Ses traits se
précisèrent et, au comble de l’horreur, Fleur reconnut son
père.
– Non ! Va-t’en ! Tu n’as rien à faire ici ! hurla-t–elle, à
la fois terrifiée et désespérée.
Mais la silhouette continuait à se rapprocher et elle
sentit un grand froid l’envahir devant l’expression
déterminée de son père, cette expression si
caractéristique de cette personnalité contre laquelle
personne ne pouvait lutter…
– Va-t’en !
Soudain, la porte s’ouvrit à toute volée, et elle vit
apparaître Sebastian sur le seuil.
– Fleur ! Au nom du ciel, que se passe-t–il ?
Il entra dans la pièce et, comme il s’asseyait sur le
bord du lit, elle se jeta contre lui, éperdue, allant jusqu’à
enrouler les bras autour de son cou et à poser la tête au
creux de son épaule.
Les battements de son cœur étaient frénétiques.
Oh, elle avait besoin de sentir sa chaleur, de se
presser contre son large torse, de laisser fuir enfin sa
terreur… Elle tremblait de tous ses membres, et ce
réconfort inattendu la bouleversait. Des larmes se mirent
à rouler sur ses joues. Agitée de sanglots, elle demeura
ainsi, entre les bras de Sebastian, incapable de se
rappeler quand elle avait pleuré ainsi pour la dernière
fois. Sans doute de longues années plus tôt, alors qu’elle
n’était qu’une petite fille…
Sebastian la laissa s’apaiser sans prononcer un mot. Il
l’entourait de ses bras protecteurs et la serrait contre lui.
– Je… Je l’ai vu, balbutia-t–elle entre ses sanglots,
tout en se blottissant plus étroitement contre lui.
– Chut… Allons, Fleur, tout va bien, maintenant. Je
suis là, murmura-t–il.
Jamais elle ne saurait combien de temps ils étaient
restés là, enlacés, dans le silence de la nuit.
Mais, au bout d’un long moment, elle sentit son cœur
recouvrer un rythme normal, ses larmes cessèrent de
couler et le choc se dissipa. Alors qu’elle s’écartait
doucement de lui, il plongea son regard dans le sien…
Et se pencha sur ses lèvres pour l’embrasser.
Tandis qu’une douce chaleur montait en elle, elle
s’abandonna à cette étreinte à la fois tendre et
passionnée. Tout son corps répondait à ce baiser dont
elle rêvait secrètement depuis des jours. Une petite voix
lui murmurait que c’était une erreur, mais elle avait envie
de céder à son désir, de savourer les lèvres chaudes de
Sebastian, de se laisser griser par son parfum
masculin…
Elle aimait le contact de son corps contre le sien.
C’était si bon de se laisser aller à ces émotions
vertigineuses et d’oublier le reste du monde pour ne plus
vivre que dans l’instant de ce baiser…
Même lorsqu’il se recula, elle ne regretta pas un
instant d’avoir cédé à son impulsion.
Il la regarda intensément et murmura :
– Fleur, tu n’as rien vu… Tu as seulement fait un
cauchemar et je suis vraiment désolé d’en être
responsable : je n’aurais jamais dû te parler de cette
histoire à une heure pareille. C’était une très mauvaise
idée.
Il lui sourit et s’approcha encore pour enrouler une
mèche de ses cheveux sur son doigt. Troublée, elle se
laissa happer par son regard insondable.
Elle se rendit alors compte qu’elle était en chemise de
nuit et qu’il ne portait rien d’autre qu’un caleçon. Elle
avait tant aimé sentir sa peau contre la sienne, le dessin
de ses pectoraux puissants et ses épaules solides…
Durant un moment, elle laissa errer ses yeux errer sur
sa nudité presque complète et retint son souffle.
– Tu veux que je reste ? demanda-t–il d’un ton
hésitant.
6.
Bon sang, il devait avoir perdu la tête, pour lui poser
une question pareille… Mais comment lui résister ?
Surtout après ce baiser ! Tout son corps se tendait de
désir, il avait envie de se griser du parfum de sa
chevelure dorée, de la couvrir de baisers brûlants…
Elle parut hésiter, mais finit par articuler :
– Euh, je… Non, merci, Sebastian. Ça ira. Tu as
raison. J’ai rêvé, bien sûr, et c’est moi qui suis désolée
de t’avoir réveillé, tiré du lit et contraint à, euh… me
rassurer.
La pièce était plongée dans la pénombre, mais il eut
la nette impression qu’elle avait rougi et que son malaise
augmentait à chaque seconde.
Aussi se leva-t–il à contrecœur pour traverser la
chambre. Sur le pas de la porte, il se retourna.
– Veux-tu que j’aille te préparer une boisson chaude ?
Du lait ou une tisane avec du miel ?
Elle lui sourit et il s’efforça de ne pas garder les yeux
rivés sur le décolleté de dentelle de sa chemise de nuit.
– Non, merci. Je crois que je vais simplement prendre
un cachet avec un verre d’eau. Je vais dormir,
maintenant. Merci, Sebastian. Encore une fois, je te
présente mes excuses.
Il hocha la tête et sortit, incapable d’ajouter quoi que
ce soit.
Mais, en traversant le couloir pour regagner sa
chambre, il lui fut difficile d’ignorer les tiraillements de
ses muscles et les battements de son cœur… Une
terrible frustration montait en lui. Dire qu’il aurait suffi
qu’elle prononce un mot, un seul… Et il aurait passé la
nuit avec elle. Jusqu’à l’aube, il l’aurait serrée dans ses
bras et lui aurait tendrement fait l’amour…
Comment était-il parvenu à ce résultat ? Aurait-il
vraiment succombé si facilement ? Il n’y avait peut-être
pas de fantôme dans cette maison, mais quelqu’un
semblait bel et bien lui avoir jeté un sort !
Après avoir fermé la porte derrière lui, il s’adossa au
mur, ferma les yeux et resta immobile quelques instants.
Dieu merci, elle avait décliné sa proposition. Il fallait
vraiment qu’il soit devenu fou pour avoir osé prononcer
ces mots !
Il secoua lentement la tête et alla s’accouder à la
fenêtre pour contempler le parc endormi. Que lui arrivait-
il ? Il s’était pourtant cru immunisé contre les attraits
d’une femme, même la plus belle et même si elle
semblait très vulnérable…
Eh bien, cet incident lui servirait de leçon. Désormais,
il conserverait ses distances, tout particulièrement à
l’égard de cette femme-là.
A aucun prix il ne revivrait l’enfer par lequel il était
passé.
Non, à aucun prix…

***
Devant le miroir de la salle de bain, Fleur contemplait
son visage pâle et défait.
Mais les frissons qui la parcouraient n’avaient plus rien
à voir avec son cauchemar… Elle avait envie de sentir
encore la chaleur des bras de Sebastian autour d’elle.
En fermant les yeux, elle se rappelait son parfum…
C’était comme si elle le sentait toujours sur sa peau.
Pourquoi diable avait-elle fait ce rêve ? Que signifiait
la présence de son père et pourquoi avait-elle eu si
peur ?
Elle poussa un profond soupir et avala l’un des
calmants prescrits par son médecin. Elle n’en avait pas
eu besoin jusqu’ici, mais, cette nuit, il lui serait bien utile.
Dès qu’elle se glissa de nouveau sous les draps, elle
tenta encore de décrypter son étrange rêve. Au fond, elle
avait vu son père, et son influence, son pouvoir avaient
réellement quelque chose de surnaturel… D’ailleurs, elle
s’était sentie impuissante face à lui, alors qu’il ne lui
faisait rien : sa seule présence lui avait fait perdre tous
ses moyens.
Hum. Le message semblait clair. Mais il était troublant
que cette vision ait été suivie de l’entrée de
Sebastian…
Fleur se retourna lentement pour caler sa tête dans
l’oreiller. Elle devait rester loin des hommes, surtout de
ceux qui possédaient une aura puissante et tenaient à
tout contrôler autour d’eux.
Mieux valait qu’elle oublie Sebastian Conway au plus
vite.
Avant de sombrer dans le sommeil, elle se promit de
mentir à son compagnon dès le lendemain et de
prétexter un travail urgent pour rentrer à Londres avant la
fin de la semaine.
Elle serait beaucoup plus en sécurité dans la solitude
de son appartement de Londres, loin de Pengarroth
Hall.

***
Le lendemain matin, en sortant de la douche, Fleur
enfila un jean et un pull en cachemire gris que sa mère lui
avait offerts pour Noël. Elle remonta ses cheveux en
chignon et se maquilla rapidement avant de gagner le
rez-de-chaussée.
Sebastian l’avait précédée, constata-t–elle en le
trouvant attablé dans la cuisine devant une tasse de
café.
– Tu as réussi à dormir ? s’enquit-il en la dévisageant
d’un air inquiet.
– Oui, merci, assura-t–elle avec un large sourire, avant
de jeter un regard autour d’elle et de repérer le panier
d’œufs frais que Pat avait déposé la veille. Veux-tu que
je te prépare un petit déjeuner ? Des œufs pochés,
brouillés ou sur le plat ?
– Non, merci, répondit-il. Je ne prends jamais un petit
déjeuner très copieux.
– Alors des toasts, peut-être ?
Il hocha la tête et admit :
– Oui, je veux bien… Mais seulement si tu en prépares
pour toi aussi.
– Oui, je crois que je vais prendre un toast, dit-elle en
allumant le grille-pain.
Elle déposa un pot de de miel et des fruits frais sur la
table. Un moment plus tard, ils avalaient leur repas de
bon appétit.
– Je tiens vraiment à m’excuser pour la nuit dernière,
Sebastian, dit-elle. Je ne sais pas ce qui m’a pris et je
regrette de t’avoir fait subir une aussi mauvaise nuit.
Il leva vers elle un regard si troublant qu’elle se
demanda s’il n’allait pas répondre : « De rien, tout le
plaisir était pour moi. » Alors qu’elle rougissait de cette
pensée, il haussa les épaules et déclara :
– Je t’assure que tes excuses n’ont pas lieu d’être. De
toute façon, si je ne t’avais pas entendue, tu serais
parvenue à te rendormir seule au bout d’un moment.
J’aurais peut-être mieux fait de ne pas m’immiscer dans,
euh, ton intimité… Mais j’avoue avoir eu peur qu’il ne te
soit arrivé quelque chose de grave, quand tu as crié.
C’est moi qui suis navré que tu aies fait ce cauchemar
par ma faute. Le confort de nos hôtes est une priorité, à
Pengarroth Hall.
Fleur se sentit encore plus mal à l’aise. Ses cris
avaient dû lui laisser penser qu’elle se faisait égorger…
Elle s’était couverte de ridicule.
– Je me sens d’autant plus confuse que je fais très
rarement des cauchemars, expliqua-t–elle. Je ne
comprends toujours pas ce qui est arrivé. Le fantôme
m’a paru si… réel.
Il sourit.
– Tu n’es pas la première à vivre ce genre
d’expériences… J’espère que cela ne se reproduira
plus, ajouta-t–il d’un ton détaché, en avalant une gorgée
de café.
Fleur s’efforça d’ignorer le nœud qui se formait dans
sa gorge. Il faisait comme si rien n’était arrivé entre eux !
Pourtant, elle n’avait pas rêvé : il l’avait embrassée !
Accordait-il aussi peu d’importance à toutes les femmes
qu’il gratifiait d’un baiser ou regrettait-il amèrement de
s’être laissé aller à ce geste avec une visiteuse assez
idiote pour voir des fantômes en pleine nuit ?
Son cœur se serrait. Elle n’avait rien oublié, elle, ni
ses bras, ni sa peau, ni la douceur de ses lèvres…
Mais, de toute évidence, cet interlude était derrière
eux. Ils étaient revenus à une relation cordiale entre
propriétaire des lieux et simple invitée. Fleur
appréhendait plus que jamais cette sortie à deux.

***
Sebastian l’avait déposée dans le centre-ville avant de
se rendre à son rendez-vous, et Fleur avait deux heures
devant elle. Ensuite, elle retrouverait son compagnon
pour le déjeuner.
En flânant dans les vieilles rues de la cité, elle se
laissa absorber par l’atmosphère. Même en janvier, les
touristes affluaient, et elle était curieuse de découvrir ce
qu’ils étaient tous venus admirer : la fameuse
cathédrale.
Après avoir longuement exploré la nef et admiré les
vitraux, elle se rendit dans le petit centre de commerce
artisanal et profita de cette occasion pour acheter
quelques cadeaux de Noël : un ravissant bracelet en
argent pour sa mère et un grand carnet parcheminé pour
son père. Elle les leur offrirait à leur retour.
Il lui vint aussi l’envie de faire un cadeau à Pat et Beryl,
dont la gentillesse la touchait, et elle trouva un joli vase
ancien qu’elle se promit de porter aux deux femmes
quand elle irait prendre le thé avec elles.
Le temps était passé très vite et elle alla retrouver
Sebastian devant le parvis de la cathédrale.
– Alors, tu as passé un bon moment ? demanda-t-il.
– Oui, je dois avouer que c’est très agréable de faire
un peu de shopping. Et la ville est superbe.
– Parfait ! Mais je crois que je vais t’étonner, parce
que je t’emmène déjeuner dans un endroit très
spécial…
Intriguée, elle le suivit dans une ruelle médiévale.
– C’est ici, indiqua-t–il en lui ouvrant la porte. Mais
rappelle-toi que Pat sera là pour le dîner de ce soir, alors
mieux vaut déjeuner légèrement.
C’était en effet très spécial, songea Fleur,
émerveillée, en découvrant un petit restaurant au plafond
à caissons très bas, donnant sur une ravissante cour
arborée et une fontaine édifiée plusieurs siècles plus tôt.
Le serveur les conduisit vers la meilleure table, un peu
à l’écart, face à la terrasse.
– Je te conseille le sandwich au crabe, déclara-t–il en
lui tendant le menu.
– Je te fais confiance, dit-elle en le reposant aussitôt.
Cela me convient très bien.
– Alors deux sandwichs au crabe, commanda
Sebastian dès que le serveur revint vers eux.
Troublée, Fleur ne pouvait détacher son regard de
l’homme qui lui faisait face. Pourquoi se sentait-elle
aussi merveilleusement bien en sa présence ? Il ne
manquait pas de charme, c’était indéniable, surtout dans
ce costume très strict qui soulignait sa carrure athlétique
et sa haute taille. Il dégageait une telle aura de virilité
qu’elle avait l’impression d’être sous l’emprise d’un
mystérieux magnétisme…
Ce n’était pas seulement son physique qui produisait
cet effet sur elle. Pour une raison qu’elle n’aurait su
expliquer, elle aimait l’entendre parler, le voir sourire, et
une émotion délicieuse s’emparait d’elle dès qu’ils
étaient seuls ensemble.
Avant de quitter la ville, Sebastian tint à lui offrir une
nouvelle surprise :
– Je sais que tu as déjà vu la cathédrale, mais
j’aimerais beaucoup te montrer une petite chapelle du
xve siècle…
Fleur ne demandait qu’à le suivre. Il la couvrait
d’attentions et elle aimait l’observer, tandis qu’ils
traversaient la partie médiévale de la cité. Cette journée
était un pur enchantement.
Un rayon de soleil éclairait les petites maisons et leurs
toits de tuiles ou d’ardoises… Elle avait presque
l’impression d’avoir quitté le xxie siècle, de se voir offrir
un aperçu du monde ancien.
La chapelle était nichée sur une place minuscule, et
Fleur se sentit émue en découvrant ce lieu unique. Les
chaises de prières étaient toutes tapissées de velours.
Les charpentes monumentales offraient au lieu une
atmosphère à la fois solennelle et humaine et, devant
chaque vitrail, des centaines de cierges étaient
allumés…
L’éclairage avait quelque chose de surnaturel, et Fleur
alla s’asseoir un moment pour contempler la nef et le
détail des vitraux.
– Tu vas souvent visiter des églises ? demanda
Sebastian.
– Pas assez souvent, non. C’est si apaisant… J’ai
l’impression que tout mon corps absorbe cette paix.
Au moment où elle sentit une larme lui perler au coin
de l’œil, son compagnon glissa lentement une main dans
sa poche pour en sortir un mouchoir.
– Merci, dit-elle en acceptant un ravissant carré de
coton blanc orné de dentelle.
Elle tamponna ses yeux et reprit, gênée.
– Je suis désolée, ce doit être l’encens qui m’irrite les
yeux.
– Et moi, je tiens à préciser que c’est Pat qui glisse un
des mouchoirs de mon arrière-grand-mère dans chacun
de mes costumes !
Ils échangèrent un sourire amusé, et, comme le
silence retombait, ils restèrent un long moment assis l’un
près de l’autre, dans les rayons bleus des vitraux…
Fleur sentait monter en elle un sentiment de perfection
et, quand Sebastian prit sa main dans la sienne, elle
retint son souffle et ne bougea pas.
Mais d’autres visiteurs firent bientôt leur entrée, et ils
se levèrent à contrecœur pour quitter la chapelle.
Ce moment magique lui avait paru très court, mais
Fleur tremblait encore d’émotion quand ils s’éloignèrent
du centre médiéval.
Ils quittèrent bientôt la ville dans le petit coupé sport de
Sebastian pour regagner Pengarroth Hall.
Alors qu’ils approchaient, Fleur prit conscience qu’elle
avait complètement oublié de lui parler d’un coup de
téléphone fictif et de la nécessité d’écourter son séjour
pour rentrer à Londres…
Seigneur, elle avait pris tant de plaisir à passer cette
journée avec lui que son plan lui était complètement sorti
de l’esprit !
Eh bien, il faudrait qu’elle rattrape cette bévue : quoi
qu’il arrive, elle était déterminée à quitter Pengarroth Hall
le lendemain.
Dès qu’ils rentrèrent, Sebastian se rendit dans son
bureau, et Fleur monta hâtivement dans sa chambre
pour se préparer : puisque c’était sa dernière soirée ici,
elle pouvait au moins faire l’effort de se présenter sous
son meilleur jour au dîner.
Après avoir pris une douche chaude et relaxante, elle
sécha soigneusement ses longs cheveux qu’elle laissa
retomber en cascade sur ses épaules. Tout en se
maquillant, elle songea que son séjour aurait été une
réussite… Elle s’était reposée, avait repris des forces et,
à l’exception de la nuit précédente, avait dormi d’un
sommeil réparateur et bienfaisant durant deux semaines
sans faire appel aux médicaments prescrits par le
médecin.
Quelque chose lui pinçait le cœur à l’idée de quitter
ces lieux désormais si familiers, mais elle savait qu’elle
prenait la bonne décision. Oui, elle appréciait infiniment
Sebastian et, en d’autres circonstances, se dit-elle, elle
serait certainement tombée amoureuse de lui, mais elle
n’était pas assez stupide pour mettre son avenir en
danger.
Son avenir était tout tracé, et Sebastian Conway n’y
avait aucune place.
Elle alla choisir dans le placard la seule tenue très
féminine qu’elle avait apportée, en prévision du réveillon
du jour de l’an : une jupe doublée d’un voile de soie
marine qui s’accorderait parfaitement à un top en satin
ivoire, surtout quand elle aurait remonté ses cheveux en
chignon à la française… Elle se contempla attentivement
dans le miroir et se sentit soudain un peu trop habillée.
Cette tenue était vraiment très glamour…
Bah, quelle importance ? De toute façon, il était un peu
tard pour changer d’avis et se glisser dans un jean.
Aussi enfila-t–elle ses escarpins avant de rassembler
son courage et de descendre au rez-de-chaussée.
A peine arriva-t–elle dans le hall qu’elle perçut le bruit
d’une conversation, dans le salon… Sebastian se tenait
sur le seuil, face à un homme qu’elle n’avait jamais vu.
Elle hésita à les interrompre, mais finit par s’avancer
vers eux.
– Ah, Fleur…
Sebastian lui jeta un bref regard qui en disait long sur
le succès qu’elle obtenait dans cette tenue audacieuse !
Mais il se reprit aussitôt et enchaîna :
– Permets-moi de te présenter un vieil ami, Rudolph
Malone. Nous sommes de proches voisins depuis bien
des années, n’est-ce pas, Rudy ? Et Rudy, voici Fleur
Richardson, l’une des meilleures amies de ma sœur.
L’homme s’approcha d’elle, tendit une main très
blanche pour serrer la sienne et se retourna vers
Sebastian, un sourire appréciateur aux lèvres.
– Eh bien, mon vieux Sebastian… Tu ne manques pas
de ressources ! s’exclama-t–il. Où as-tu trouvé celle-ci, si
je puis poser la question ? J’exige de connaître ton lieu
d’approvisionnement !
Fleur fronça les sourcils en détaillant cet homme de
petite taille, à la bouche charnue et au teint cireux.
Naturellement, à côté de Sebastian, peu d’hommes
avaient une chance de briller, mais ce spécimen lui
paraissait singulièrement laid et repoussant.
Elle essuya discrètement la main qu’il avait touchée et
se tint en retrait.
– Je viens de te dire que je n’ai pas « trouvé » Fleur,
reprit Sebastian d’un ton où perçait une pointe
d’agacement. C’est une amie de Mia, et elle est venue
passer les vacances ici avant de retourner à sa brillante
carrière de chercheuse en médecine.
– Ah ! Et comme par hasard, tu te trouvais là au bon
moment, observa encore Rudy avec grossièreté. Tu sais
t’y prendre, mon vieux, d’autant plus que Mia est déjà
repartie, n’est-ce pas ?
– Oui. En effet, répliqua Sebastian d’un ton sec.
Fleur leva les yeux vers son expression fermée ;
aurait-il préféré que son « vieil ami » s’abstienne de lui
rendre visite ? Cela en avait tout l’air.
– Rudy travaille également à Londres, reprit-il en se
tournant vers elle, comme pour répondre à la question
qu’elle n’osait pas poser. Il aime aussi revenir à la
campagne de temps à autre. Puisque nous ne nous
sommes pas vus depuis environ deux ans, il va rester
dîner avec nous.
– C’est un double plaisir, renchérit Rudy. Et j’espère
que tu ne verras pas d’inconvénient à ce que je m’installe
auprès de ta charmante invitée, Sebastian ?
Fleur était gênée par le regard de cet homme, qui ne
la quittait pas. Elle aurait préféré se trouver le plus loin
possible de lui durant le repas ou prétexter une migraine
pour monter dans sa chambre, mais, quand Pat les
appela pour passer à table et qu’elle découvrit le couvert
dressé dans la salle à manger, elle comprit qu’il lui serait
difficile d’échapper à ce repas très formel : les
chandeliers étaient disposés sur la grande table
d’acajou couverte d’une somptueuse nappe brodée, et la
gouvernante avait même ajouté une délicieuse
composition de Noël au centre de la table, avec des
roses blanches, du houx et des feuilles mordorées.
Si Rudy ne s’était pas trouvé si près d’elle, Fleur aurait
savouré en paix le délicieux civet de lapin de Pat, mais
l’importun personnage avait l’art de se presser contre
elle d’une manière déplacée. Chaque fois qu’elle tentait
de battre en retraite de l’autre côté, il rapprochait son
siège du sien et plaquait ses cuisses ou ses genoux
contre les siens, tout en se tournant vers elle pour la
contraindre à le regarder dans les yeux.
– Il est vrai que la meilleure cuisine de la région est
servie à Pengarroth Hall, lança-t–il, mais ce soir il me
suffit de contempler ma voisine de table pour me sentir
repu…
– Ça suffit ! protesta Sebastian. Arrête un peu ce
manège, Rudy.
Il se tourna vers Fleur et expliqua :
– Rudy a toujours aimé les mises en scène, au cas où
tu ne l’aurais pas remarqué. Monsieur est homme de
théâtre.
Fleur avait surtout les joues en feu et regrettait
amèrement de s’être habillée ainsi. Les compliments
mal tournés et trop insistants de Rudy augmentaient
sans cesse son malaise, elle ne supportait pas l’idée de
plaire à cet individu.
Deux ou trois fois, elle lança un regard désespéré en
direction de Sebastian, mais il lui retourna une
expression de glace.
Il ne lui restait qu’à prendre son mal en patience et à
s’éclipser au moment du café pour laisser les deux
hommes face à face, avant de se réfugier enfin dans sa
chambre.
7.
Le lendemain matin, Fleur se réveilla plus tard que
d’habitude. Elle s’était excusée et était montée se
coucher avant minuit, mais avait eu le plus grand mal à
trouver le sommeil.
Cette soirée lui laissait un arrière-goût amer… Non
seulement elle avait peu apprécié la compagnie de
Rudolph Malone, mais elle ne parvenait pas à concevoir
qu’il soit l’ami de Sebastian. D’autant plus que celui-ci
s’était montré peu souriant au cours du dîner, comme si
la présence de cet homme lui pesait…
Mais, dans ce cas, pourquoi l’avoir invité à rester ? Il
aurait pu trouver n’importe quel prétexte. C’était
étrange…
Néanmoins, elle n’allait pas laisser cet incident
bouleverser ses plans.
Elle s’étonna de trouver Sebastian dans la cuisine
lorsqu’elle y descendit : il était 9 h 30, et il prenait
toujours son petit déjeuner avant 8 heures. Attablé
devant un café, il parcourait le journal et lui accorda à
peine un coup d’œil quand elle entra dans la pièce.
– Bonjour, Sebastian, lança-t–elle d’un ton vif en allant
s’installer face à lui.
– Bonjour… euh, Fleur, répondit-il, comme s’il avait
oublié jusqu’à son nom.
Quand son regard croisa enfin le sien, elle y lut une
complète indifférence. Il reprit :
– J’espère que tu as bien dormi ?
Fleur s’efforça d’ignorer les soubresauts de son cœur.
L’homme qui l’accueillait ce matin était entièrement
différent de celui qui l’avait conduite à Truro la veille,
celui dont le regard pétillait de plaisir quand il l’avait
invitée dans ce restaurant si romantique, qui l’avait
couverte d’attentions, lui donnant le sentiment qu’ils se
connaissaient depuis toujours…
Le Sebastian d’aujourd’hui était un parfait étranger et
elle n’était pas certaine d’apprécier la métamorphose de
son compagnon en statue de glace.
– Pat est partie faire des courses, ajouta-t–il en
retournant à sa lecture. Elle sera rentrée en début
d’après-midi et suggère que tu ailles prendre le thé chez
elle à 4 heures…
Il observa un bref silence et conclut :
– Le café vient d’être fait. Sers-toi.
Fleur réprima le tremblement qui la gagnait pour aller
se servir une tasse de café. Qu’avait-elle donc fait pour
qu’il se comporte de manière aussi distante avec elle ?
Ce n’était tout de même pas son imagination qui lui
jouait des tours…
En se rasseyant, elle prit son inspiration et lança d’un
trait :
– Je vais devoir rentrer à Londres dès demain,
Sebastian. Je viens de recevoir un appel du labo. Ils ont
besoin de moi de toute urgence. Alors mes vacances
prennent fin… Mais j’en ai profité et je me sens très
reposée. J’espère seulement que ma présence ne t’aura
pas trop pesé.
– Est-ce que ce n’est pas illégal d’exiger de quelqu’un
qu’il interrompe ses vacances quand elles ont été
prescrites par un médecin ? rétorqua-t–il d’un ton abrupt.
Pourquoi ne pas leur répondre que tu restes ici jusqu’à la
fin de la semaine prochaine, comme prévu ? Que tu leur
seras bien plus utile quand tu seras reposée et que tu
auras repris des forces ?
Stupéfaite, Fleur hésita avant de répondre. Son
attitude ne lui avait guère laissé deviner une réponse de
ce genre ! Mais c’était sûrement une simple politesse de
sa part. En réalité, il était clair qu’il tenait à se
débarrasser d’elle.
– Malheureusement, trois de mes collègues sont
malades, mentit-elle. Alors toutes les personnes en
congé sont rappelées.
Puisqu’elle avait commencé à mentir, pourquoi
s’arrêter ? songea-t–elle, honteuse mais ne voyant pas
d’autre moyen de quitter Pengarroth Hall sans le
froisser.
Visiblement touché par cet argument, il hocha
longuement la tête et resta silencieux un moment.
Enfin, il parut hésiter et demanda plus doucement :
– Bien… Et qu’as-tu pensé de Rudy ?
Fleur s’efforça de choisir les mots justes.
– Je… Eh bien, euh, il est très direct, je trouve.
– Direct ? répéta-t–il d’un ton sarcastique. Si tu veux
dire qu’il se prend pour le nombril du monde, je suis
d’accord, bien sûr.
Elle haussa les épaules.
– Tu as dit toi-même que c’était un homme de théâtre.
Je crois que beaucoup d’artistes ont ce genre de
personnalité. C’est inévitable.
– Je vois qu’il a su te plaire, répliqua-t–il, lui décochant
un rapide regard de biais.
Fleur fronça les sourcils.
– Je ne présenterais vraiment pas les choses ainsi,
protesta-t–elle.
– Oh, voyons ! Toutes les femmes adorent être
flattées, se trouver au centre de l’attention des hommes
et parader ! Surtout, elles n’oublient jamais le repérage
du candidat idéal à la procréation… C’est totalement
inconscient, bien sûr, mais cela n’en est pas moins un
fait établi.
Surprise par sa véhémence, Fleur resta néanmoins
très calme et répondit :
– Je ne peux pas m’exprimer pour les autres. En ce
qui concerne Rudy, pour répondre à ta question, je l’ai
trouvé… intéressant.
– Oh, très bien, rétorqua-t–il avec humeur. Je trouve
seulement que vous vous êtes entendus à merveille. Tu
étais suspendue à chacune de ses paroles, tu ne l’as
pas quitté des yeux de la soirée. Je t’en remercie : cela
m’a évité d’avoir à le divertir moi-même.
Fleur sentit la colère sourdre en elle. S’il voulait un
affrontement, il allait l’avoir.
– Je ne suis qu’une invitée dans cette maison,
Sebastian, dit-elle froidement. Et si j’avais jeté à ton hôte
les mêmes regards assassins que tu lui lançais, je me
serais comportée comme la dernière des rustres sans
parvenir à me soulager. Si tu veux réellement connaître
mon sentiment sur le gentleman qui est venu ici hier, je
pense que c’est un être abject, j’avais envie de lui crever
les yeux quand il me faisait du pied sous la table, mais
voulais-tu vraiment me voir lui asséner une gifle avant de
monter dans ma chambre ? Désolée de te décevoir,
mais je ne suis pas de nature belliqueuse et je ne tenais
pas à te mettre dans une situation embarrassante. Cela
n’empêche pas qu’à mes yeux cet homme est un parfait
bouffon !
Sans détacher son regard du sien, il ferma son journal
et se leva.
– Le message est clair, admit-il, mais ton
comportement disait tout autre chose. Quoi qu’il en
soit… Merci d’avoir subi ce dîner dans de telles
conditions. Au fait, Rudy est parti dès que tu as déserté
le salon, alors il me semble évident que tu étais son seul
et unique intérêt.
Il alla prendre son veston et conclut :
– Je dois partir travailler. Profite bien de cette dernière
journée…
Sur ces mots, il sortit, laissant Fleur stupéfaite et
perplexe. Comment diable devait-elle interpréter cette
terrible scène ?

***
Fleur était charmée par le décor du petit cottage de
Pat et de Beryl. Le salon était petit mais meublé de
charmants meubles anciens, et des bouquets de fleurs
étaient disposés partout.
– Maman fait le meilleur gâteau aux pommes de la
région ! annonça Pat en lui servant une tasse de thé.
– Je dois dire que cela sent délicieusement bon,
répondit Fleur en humant le fumet sucré en provenance
de la cuisine.
Elle se tourna vers la vieille dame et ajouta :
– Je suis ravie de vous voir en meilleure forme, Beryl.
Mais vous n’auriez pas dû faire de la pâtisserie !
– Oh, nous n’avons jamais de visiteurs, répondit-elle
en souriant. C’est un plaisir. Et puis j’adore faire ce
gâteau, dont la recette se transmet de mère en fille
depuis des générations, dans ma famille.
Fleur sourit à la charmante vieille dame, dont le regard
avait conservé la malice de celui d’une enfant.
Ouvrant son sac, elle prit un paquet et le lui tendit.
– Tenez, dit-elle. C’est pour Pat et vous, pour vous
remercier du merveilleux séjour que j’ai fait ici grâce à
vous.
Les deux femmes l’embrassèrent chaleureusement et
parurent sincèrement touchées.
– Venez, Fleur, dit Pat en l’invitant à la suivre dans la
cuisine. Je vais tout de suite y mettre les roses que j’ai
achetées au marché, ce matin.
Fleur s’exécuta.
A peine était-elle entrée dans la pièce que la
gouvernante l’embrassa de nouveau avec émotion.
– C’est un vase magnifique, Fleur, j’ai vu à quel point il
plaît à ma mère… Vous êtes un ange et pas seulement
avec nous. Votre présence a fait beaucoup de bien à
Sebastian et je regrette infiniment que vous nous quittiez
si tôt… Il y avait si longtemps que nous ne l’avions pas vu
aussi détendu ! Je crois qu’il vous apprécie vraiment
beaucoup. Quant à nous, nous nous réjouissons de le
voir de nouveau heureux… Vous comprenez : surtout
après ce qui est arrivé.
Fleur haussa les sourcils.
– Comment cela ?
– Oh, vous ne savez pas ? Mia ne vous a rien dit ?
– Qu’aurait-elle dû me dire ?
Pat soupira.
– Eh bien, Sebastian était sur le point d’épouser l’une
des amies de Mia ou, plutôt, une connaissance récente
de Mia… Sebastian en est très vite tombé amoureux.
Cette fois, c’était différent pour lui et tout le monde s’en
apercevait : il n’avait jamais amené une petite amie ici
auparavant, alors qu’il en avait eu beaucoup, à
Londres… Cette Davina ressemblait à un modèle de
magazine. Elle était amicale et je l’aimais bien.
Sebastian paraissait fou d’elle, mais, apparemment,
quelque chose de terrible est arrivé car le mariage a été
annulé à la dernière minute. Après cela, Sebastian a
disparu durant un long moment et, quand il est revenu, il
n’était plus le même. Mais nous n’avons jamais pu en
savoir davantage, car le sujet est devenu tabou. Et
aujourd’hui, il semble de nouveau radieux… Maman et
moi pensons que vous êtes la femme qu’il attendait,
Fleur.
– Je ne vois pas la raison de ce conciliabule dans la
cuisine alors que je ne demande qu’à t’approuver, ma
fille, intervint Beryl en les rejoignant. Vous êtes faite pour
lui, Fleur ! Et vous feriez aussi une maîtresse idéale pour
Pengarroth Hall.
Désarçonnée, Fleur jeta un regard médusé aux deux
femmes et répliqua :
– Mais vous faites erreur ! Vous avez lu beaucoup trop
de romans sentimentaux, toutes les deux ! Je viens à
peine de rencontrer Sebastian, nous ne nous
connaissons pas… Votre gentillesse me touche, mais je
crains fort de devoir vous décevoir : je ne suis pas la
femme qu’il lui faut, comme vous dites.
Beryl et Pat échangèrent un regard embarrassé. Enfin,
Pat prit les mains de Fleur dans les siennes et
murmura :
– J’espère que vous ne nous en voudrez pas de vous
avoir dit tout cela, Fleur. Pour Sebastian et vous, nous
rêvions seulement que… euh…
– Non, bien sûr que je ne vous en veux pas ! répliqua
Fleur en riant. Au contraire, je pense que c’est charmant
et je sens que vous êtes très attachées à Sebastian. Il a
beaucoup de chance d’avoir des amies aussi attentives
à son bien-être. Ne vous inquiétez pas trop, je suis
certaine qu’il finira par rencontrer quelqu’un… Donnez-lui
un peu de temps.
***
En s’habillant pour le dîner, malgré une douche
réconfortante, Sebastian était toujours aussi en colère
contre lui-même.
En outre, il ne se remettait pas de sa déception : le
départ avancé de Fleur le contraignait à renoncer à tout
ce qu’il s’était déjà imaginé faire avec elle dès qu’il
serait débarrassé des affaires urgentes : de longues
balades dans la campagne, quelques visites de
villages… Elle était d’un caractère si facile et demandait
si peu ! Quand Mia l’avait prié de veiller sur elle, il n’avait
pas prévu d’y prendre autant de plaisir.
Après s’être brossé les cheveux, il enfila un pantalon
léger et un T-shirt. Tout en se contemplant dans le miroir,
il se demandait ce qu’elle aurait choisi de porter, ce
soir…
Aussitôt, la honte revint le submerger. La scène de ce
matin avait été affreuse et c’était entièrement sa faute. Il
lui avait délibérément cherché querelle, uniquement
parce qu’il ne tolérait pas l’idée qu’elle ait pu être
sensible au charme de son ami Rudy…
A la vérité, il avait redouté que ce séducteur
professionnel ne parvienne à ses fins et, sans doute,
avait-il mal interprété le déroulement de la soirée. En
imaginait Fleur hypnotisée par son voisin de table, il
avait conçu une rage qui l’avait ensuite dévoré durant la
nuit entière, l’empêchant de fermer l’œil.
Mais il connaissait maintenant assez Fleur pour ne
pas douter de ce qu’elle lui avait dit. En réalité, elle
s’était comportée avec une courtoisie exemplaire.
En ce qui concernait sa jalousie…
Non, quelle idée ! Cela n’avait rien à voir avec de la
jalousie !
Hum. Alors, si ce n’était pas de la jalousie, comment
définir le poison qui s’était infiltré en lui ?
Il poussa un profond soupir. Plus encore que
d’habitude, elle était rayonnante de beauté, la veille, et il
se rappela le choc qui avait été le sien lorsqu’il l’avait
vue apparaître au pied de l’escalier. Le souvenir pénible
de Davina avait rejailli à la surface. Ce souci d’une
apparence parfaite, ce besoin d’être sans cesse flattée,
ce narcissisme qui n’obtenait jamais satisfaction…
Il n’y avait pourtant pas une once de ces traits de
personnalité chez Fleur, et il le savait. Pour une raison ou
une autre, elle avait choisi de s’habiller, hier soir, et il
fallait être fou pour le lui reprocher. Néanmoins, il avait
été victime d’une impression de déjà-vu au goût amer.
Il serra les poings. Elle rentrait chez elle demain, il ne
pouvait que s’en réjouir.
Il allait enfin retrouver la vie calme à laquelle il aspirait.
Sans femme.
8.
En quittant la route de campagne pour passer sur
l’autoroute, Fleur revit soudain le visage de Sebastian et
sentit son cœur se serrer.
Les adieux avaient été rapides : il s’était contenté de
l’aider à charger ses bagages dans sa voiture avant de
partir travailler. Fleur avait ensuite embrassé la
gouvernante et longuement caressé Benson, puis avait
franchi les hautes grilles de Pengarroth Hall.
Malgré elle, elle se repassait le film de ces quelques
jours auprès de Sebastian. Leur relation avait changé si
vite… Au début, il s’était contenté de répondre à la
demande de Mia, s’assurant qu’elle ne manquait de rien
et jouant les hôtes irréprochables. Mais elle savait que,
peu à peu, il avait pris du plaisir à sa compagnie. Les
longues conversations qu’ils avaient échangées
restaient des souvenirs merveilleux, elle songea de
nouveau à cet instant magique, dans sa chambre, la nuit
où elle avait cru voir le fantôme de Pengarroth Hall.
C’étaient plutôt ce baiser et l’image du corps de
Sebastian pressé contre le sien qui la hantaient
désormais nuit et jour… Au fond, ce fantôme lui avait
offert un moment inoubliable, et elle lui en était
reconnaissante.
En cet instant, il lui était même difficile d’oublier les
paroles de Pat et de Beryl. Le rêve des deux femmes
était absurde, bien sûr. Sebastian Conway n’avait que
l’embarras du choix s’il souhaitait se marier, les plus
belles femmes de Londres étaient à ses pieds. Pourquoi
aurait-il accordé le moindre intérêt à une amie de sa
sœur qui n’avait rien d’une créature glamour ?
Egalement bien triste d’avoir quitté le somptueux parc
de Pengarroth Hall, elle laissa échapper un soupir
exaspéré en retrouvant les embouteillages de Londres.
Refusant de se laisser envahir par la nostalgie, Fleur
sentit une émotion très agréable la gagner dès qu’elle
franchit le seuil de son petit appartement, à l’ouest de
Kensington Square : elle était chez elle.
Après avoir glissé un opéra de Verdi dans sa chaîne
hi-fi, elle se mit à ranger ses affaires et remplit la
machine à laver.
Une sorte de gêne la poursuivait depuis un peu plus
de vingt-quatre heures et elle n’avait pas besoin de se
demander quelle en était l’origine… Cette soirée avec
Rudolph Malone avait tout gâché.
Après la scène du lendemain matin, Sebastian et elle
n’étaient pas parvenus à retrouver l’équilibre de leur
relation et, surtout, Fleur avait été choquée par sa
soudaine agressivité. Cet épisode semblait démontrer
que Sebastian était un homme dominateur, et elle se
reprochait de n’avoir pas réagi plus vivement.
Il était clair qu’elle avait reçu un avertissement et elle
allait se le tenir pour dit : les hommes trop sûrs d’eux
n’étaient pas faits pour elle.

***
Tout en marquant les arbres qui devraient bénéficier
d’une attention particulière sur les terres du nord du
domaine, Sebastian ne parvenait pas à chasser Fleur de
ses pensées. Il avait délibérément demandé à Frank de
le laisser exécuter ce travail avec lui, afin de rentrer le
plus tard possible à la maison…
Une maison qui risquait de lui paraître bien vide, ce
soir.
C’est tout juste s’il avait dit au revoir à Fleur… Il s’était
contenté de porter ses bagages et s’était rapidement
sauvé, comme un voleur.
Rien n’expliquait le sentiment de vide absolu qui était
le sien…
Fleur Richardson n’était qu’une femme parmi tant
d’autres. Intelligente, certes, et d’une beauté rare, oui,
mais n’avait-il pas croisé un nombre incalculable de
femmes belles et intelligentes ? De toute façon, sa
compagnie n’avait pas dû l’enchanter, puisqu’elle était
partie précipitamment. Une petite voix lui soufflait que le
prétexte de son travail était faux, qu’elle n’était pas
réellement tenue d’écourter son séjour.
Si seulement il n’avait pas accepté la mission que lui
avait confiée Mia… Mais il devait reconnaître que Fleur
avait su exercer sur lui une attirance extraordinaire.
D’ailleurs, elle l’avait fasciné dès l’instant où il l’avait
rencontrée, dans les bois.
Quant à ce baiser qu’ils avaient échangé dans sa
chambre, au beau milieu de la nuit… Chaque fois que
ces images lui revenaient à l’esprit, tout son corps se
tendait de désir et une étrange douleur lui déchirait le
cœur.
Il aurait dû se réjouir de son départ ! Il n’avait pas
besoin d’une femme ici, il était bien placé pour savoir où
menaient les attirances trop intenses !
De toute façon, il n’avait pas à redouter que cette
relation aille trop loin puisque Fleur Richardson ne
semblait guère sensible à ses charmes ! En outre, ne lui
avait-elle pas confirmé ce que lui avait soufflé Mia,
qu’elle entendait demeurer célibataire…
Eh bien, maintenant, tous ces atermoiements étaient
vains et il se laissait happer par ses réflexions
contradictoires en pure perte : elle était partie.
De toutes les énigmes que Fleur Richardson lui avait
posées au cours de son séjour ici, celle-ci était entière :
il ignorait par quel moyen la convaincre de revenir.
***
Après avoir reçu un appel de son père lui annonçant
leur retour en Angleterre dans les prochains jours, Fleur
s’était installée dans le canapé. La joie de retrouver son
logis était retombée bien vite et ses humeurs sombres la
rattrapaient depuis qu’elle avait trouvé le mouchoir de
Sebastian au fond de sa poche…
Incapable de le lâcher, elle contemplait à chaque
instant la grâce de la dentelle qui lui rappelait l’élégance
du parc de Pengarroth Hall, mais aussi la finesse des
traits de Sebastian. Pourquoi avait-elle pris cette
décision ? En ce moment, elle aurait pu se trouver
auprès de lui, devant la cheminée de Pengarroth Hall, au
lieu de se morfondre seule dans son petit salon.
La fatigue venant, elle s’assoupit. La sonnerie du
téléphone l’extirpa de son sommeil et elle se redressa
en jetant un coup d’œil étonné vers l’horloge : il était
23 heures. Philip Richarson n’avait pas pour habitude de
téléphoner en pleine nuit… Non sans inquiétude, elle
attrapa le combiné.
– Allô ?
– Je vois que tu es bien rentrée chez toi, observa la
voix de Sebastian.
– Oui, j’ai fait la route sans problème, répondit-elle, le
cœur battant.
C’était si bon d’entendre sa voix !
– Je ne te dérange pas ? Tu ne dormais pas encore ?
– Non, pas du tout. J’étais sur le point d’aller me
coucher et je songeais au merveilleux séjour que je viens
de passer à Pengarroth Hall… Je suis heureuse que tu
appelles, parce que je voulais te dire que j’en ai adoré
chaque minute. Merci, Sebastian.
Enfin, sauf les dernières, songea-t–elle très vite, mais
mieux valait ne pas évoquer ce sujet.
– Oh, euh, eh bien… Nous avons tous été très heureux
de t’accueillir, répondit-il d’une voix légèrement éraillée.
Pat est désolée de te savoir partie. Tu n’as aucune
raison de me remercier, Fleur. Après tout, c’est Mia qui
t’a invitée.
Cette remarque mit Fleur mal à l’aise. Etait-il en train
de lui faire comprendre que sa présence lui avait pesé ?

– C’est vrai, oui, admit-elle avant d’enchaîner très vite :
Tu sais, j’ai oublié de te rendre ton mouchoir, celui que tu
m’as prêté à Truro… Je le donnerai à Mia quand je la
verrai la semaine prochaine, d’accord ?
– Oh ! Le mouchoir… Cela n’a aucune importance,
Fleur. J’en ai d’autres.
Décidément, songea-t–elle, il ne semblait pas très
concerné par ce qu’ils avaient vécu ! Pour elle, ce
moment dans la chapelle avait été si intense, si
magique…
– Ecoute, je crois que je vais aller me coucher,
maintenant, conclut-elle sèchement. Je dois me lever tôt,
demain.
Non pour aller travailler, mais pour ranger et nettoyer
de fond en comble son appartement. C’était la meilleure
chose à faire pour occuper ses derniers jours de congé.
– Ah, oui, bien sûr, balbutia-t–il. Mais je serai moi-
même de retour à Londres dans une quinzaine de jours,
et j’irai forcément voir ma sœur. Alors, si tu veux que
nous prenions un verre tous les trois, à l’occasion…
– Peut-être, répondit-elle. Bonne soirée, Sebastian.
Le cœur lourd, Fleur passa dans la salle de bains
avant d’aller se coucher.
Avait-elle rêvé en s’imaginant avoir noué un lien
particulier avec lui ? C’était probable…
Aussi, avant de sombrer dans le sommeil, elle se
promit de chasser à jamais Sebastian Conway de son
esprit.

***
Dix jours plus tard, un samedi soir, Fleur était juchée
sur un escabeau au beau milieu de sa cuisine et passait
de vigoureux coups de peinture blanche sur le plafond.
C’était son dernier week-end de liberté, elle devait à
tout prix achever ses travaux, qui avaient rapidement pris
le tour d’un rafraîchissement complet. Mais elle était
heureuse de se retrouver dans un intérieur propre,
lumineux, métamorphosé. Ses livres étaient désormais
classés. Elle s’était débarrassée de deux meubles de
rangement trop encombrants et avait acheté une
charmante armoire. C’était maintenant au tour de la
cuisine de faire peau neuve.
Il ne lui restait plus qu’un quart du plafond à peindre,
dans les zones les moins accessibles, quand elle
entendit la sonnette d’entrée retentir.
Seigneur, c’était bien le moment de recevoir de la
visite…
Qui pouvait bien l’importuner un samedi, à 9 heures du
soir ?
– Une minute ! cria-t–elle en descendant de
l’escabeau pour aller poser sa brosse.
En traversant le couloir, elle jeta un rapide coup d’œil
à son reflet dans la grande glace et manqua éclater de
rire : de quoi avait-elle l’air ! Sa salopette trop grande
était constellée de taches de peinture et quelques
mèches blondes s’échappaient de son foulard. Bah, son
visiteur était probablement un voisin qui…
Elle faillit pousser un cri d’horreur en découvrant
Sebastian sur le seuil. Lui-même marqua un temps
d’étonnement et la dévisagea avec surprise avant de
balbutier :
– Je… Je crois que je tombe au mauvais moment…
C’était peu dire ! Elle ne pouvait même pas lui serrer
la main, tant elle était couverte de peinture.
– Euh, non, il n’y a pas de problème, Sebastian,
répondit-elle très vite, en affichant un sourire poli. Je t’en
prie, entre.
Sebastian la suivit sans pouvoir détacher son regard
de sa silhouette gracieuse… Fleur Richardson était
décidément unique au monde. Même dans une tenue de
travailleur, elle demeurait infiniment séduisante et il
devait se retenir de ne pas glisser ses doigts sous le
foulard pour caresser les cascades de boucles claires
qui le fascinaient…
Et puis, elle avait les bras nus. Ses épaules fines
l’hypnotisaient, il avait envie de connaître la douceur de
cette peau veloutée, légèrement dorée, dont il avait si
brièvement savouré le contact durant une certaine nuit…
– Je ne te demande pas ce que tu faisais, cela paraît
assez évident, observa-t–il d’un ton amusé. J’ignorais
que tu étais également décoratrice…
– Je fais seulement la peinture de la cuisine, expliqua-
t–elle. Le passage à une nouvelle année est propice aux
changements, tu ne crois pas ?
Fleur sentit son cœur s’emballer quand il lui renvoya
l’un de ses regards si intenses… Seigneur, il était
encore plus impressionnant que dans son souvenir !
Sous un pardessus bleu marine, il portait un superbe
pantalon probablement taillé sur mesure, et une chemise
rouge. Ses cheveux étaient impeccablement coiffés,
mais, peut-être à cause de la tenue urbaine, elle
discerna quelques zones grisonnantes, sur ses
tempes… Aujourd’hui, il paraissait son âge et elle
s’apercevait des sept ans qui les séparaient.
Troublée, elle enchaîna très vite :
– Alors, tu es déjà de retour à Londres ? Pengarroth
Hall doit te manquer. Je t’en prie, assieds-toi, ajouta-t–
elle en désignant les grands fauteuils. Je peux te servir
quelque chose ?
Il poussa un profond soupir avant de relever un regard
grave vers elle.
– Fleur…
– Qu’est-ce qu’il y a ? l’interrompit-elle, nerveuse.
– Eh bien… C’est Benson. Il est mort.
– Oh, mon Dieu !
– Oui, je… Je l’ai enterré dans le bois hier.
Fleur sentit un immense chagrin l’accabler.
– Oh non ! Benson, murmura-t–elle alors que des
larmes roulaient déjà sur ses joues. Qu’est-ce qui …?
– Ce n’était pas une surprise, expliqua-t–il d’un ton
consolateur. Il était très âgé. Mais c’est une épreuve pour
moi : je parviens tout juste à me souvenir du temps où
Benson n’était pas là. Hier matin, il avait l’air… Eh bien,
comme d’habitude, fatigué, mais semblable à lui-même.
Il était couché sur le sol de la cuisine. Mais soudain il n’a
pas pu se redresser. Il nous regardait d’une manière
étrange, comme s’il cherchait à nous faire passer un
message… Avant même que je n’aie eu le temps
d’appeler le vétérinaire, alors que je m’étais agenouillé
près de lui, il est mort, la tête posée sur mes genoux.
Cela a duré moins de deux minutes. Au moins, nous
étions tous présents pour lui dire au revoir…
Il déglutit avec peine et enchaîna :
– Mais Pat est en larmes depuis, et Frank ne desserre
plus la mâchoire, sauf pour bougonner des syllabes
incompréhensibles.
Son chagrin était visible et elle sentit son cœur se
fendre pour lui. Fleur se dirigea vers lui et passa un bras
autour de ses épaules.
– Pauvre Benson, murmura-t–elle. J’aurais tant voulu
être là pour lui dire au revoir, moi aussi…
– Oui, j’aurais bien voulu que tu sois là, renchérit-il très
bas. Benson t’aimait beaucoup, Fleur. C’est la raison
pour laquelle il ne voulait pas rentrer, l’autre jour. Il avait
envie de faire durer cette promenade le plus longtemps
possible…
Fleur prit le mouchoir de Sebastian au fond de sa
poche et se moucha avant de demander :
– Il n’a pas souffert, alors ? Pas même à la fin ?
– Non, je ne pense pas.
Elle hocha lentement la tête.
– Il a eu beaucoup de chance de vous avoir à ses
côtés… Vous l’aimiez tous.
Sebastian la remercia d’un pâle sourire. Elle ne
s’étonnait plus de lui avoir trouvé les traits défaits, à son
arrivée… Il venait de vivre un moment difficile.
– Je suis désolé de m’inviter ainsi chez toi sans m’être
annoncé, reprit-il. Mais je préférais t’apprendre la
nouvelle en personne… Je me doutais que tu serais
bouleversée aussi.
Fleur se remit à pleurer et il lui tendit un mouchoir :
– Tiens. Prends-en un autre. Je t’ai dit que j’en avais
beaucoup…
Malgré leur émotion, ils parvinrent à esquisser un
sourire, et Fleur se sécha rapidement les yeux.
– Oh, Seigneur… Je crois que je ne pourrai plus faire
de peinture, ce soir. Je me sens épuisée.
– Je comprends… Et je suis vraiment désolé d’être le
porteur de mauvaises nouvelles. A vrai dire, j’avais
également besoin de parler avec quelqu’un qui
comprenne ce que je ressens, et c’est à toi que j’ai
pensé immédiatement. Excuse-moi.
– C’est un compliment, répliqua-t–elle en souriant. Tu
n’as pas à t’excuser.
– J’espère seulement que tu ne m’en veux pas de te
faire jouer ce rôle… Je n’ai pas encore osé en parler à
Mia.
Stupéfaite, Fleur planta son regard dans le sien.
– Ah non ?
– Non.
Elle prit une longue inspiration et se releva :
– Je crois que nous avons besoin d’un bon verre. Je
vais voir ce que j’ai.
Elle furetait dans les placards de la cuisine quand elle
s’aperçut qu’il l’avait rejointe.
– Ecoute, dit-il, tu as presque terminé ce plafond. Ce
serait dommage de laisser sécher la peinture
maintenant. Laisse-moi finir.
– Quoi ?… Oh, non, c’est très aimable à toi,
Sebastian, mais…
– J’insiste, dit-il d’un ton ferme en attrapant la brosse,
avant de grimper sur l’escabeau. Il n’y en a que pour
quelques minutes.
Comprenant qu’elle ne parviendrait pas à l’en
dissuader, Fleur se hâta d’aller lui chercher une grande
blouse qu’elle lui tendit, afin qu’il ne tache pas ses
vêtements.
Vingt minutes plus tard, le travail était terminé.
– Je crois que c’est quasiment parfait, conclut-il en
retirant la blouse et en levant les yeux vers la surface d’un
blanc immaculé. Il y aura peut-être un raccord à faire,
mais je verrai cela dans un moment…
Elle lui sourit et lui tendit un verre de whisky.
– Pendant que tu peignais, j’ai commandé le dîner
chez un traiteur chinois, annonça-t–elle. Je t’aurais bien
fait la cuisine, mais ce n’était guère pratique… Mais j’y
pense, tu avais peut-être déjà des plans pour le dîner ?
– Non, aucun, répondit-il en souriant. Et je serai ravi de
manger chinois : j’adore cela. Sans compter que je suis
mort de faim, je l’avoue…
Un moment plus tard, le traiteur était passé et ils
dégustaient leur repas dans le salon.
Fleur servit ensuite le café sur la table basse et ils
s’installèrent l’un près de l’autre sur le canapé. Des
frissons se mirent à lui picoter la nuque et elle s’efforça
de dominer l’émotion qui montait en elle. C’était si
étrange de se retrouver tout près de lui. C’était comme si
elle sentait la chaleur de son corps irradier, et une sorte
de vertige délicieux s’emparer de ses sens. Depuis un
moment, ils ne parlaient plus et même ce silence avait
quelque chose d’électrisant…
Comme s’il avait perçu son trouble, Sebastian reposa
soudain sa tasse et murmura :
– Je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille.
– Il est plus de minuit, observa-t–elle. Tu peux passer
la nuit ici, si tu veux.
9.
Seigneur, comment ces mots avaient-ils pu franchir
ses lèvres ? Avait-elle perdu la tête ?
– Eh bien, euh… Ma voiture est garée juste en bas, je
peux rentrer chez moi en moins d’une heure, alors…
– C’est comme tu le veux, le coupa-t–elle. Mais je
pense que je te dois bien cela, après tout le mal que tu
t’es donné pour ce plafond. Et puis, le dimanche matin,
je fais toujours des œufs et du bacon, au petit déjeuner.
Il ouvrait la bouche pour répondre quand la sonnerie
du téléphone retentit.
Etonnée par cet appel tardif, Fleur se dépêcha d’aller
décrocher.
C’était Mia… Mia en pleurs, Mia effondrée et
parvenant à peine à s’exprimer de manière intelligible,
entre ses sanglots :
– Oh, Fleur, je suis désolée de te réveiller, mais…
– Non, non, je n’étais pas couchée. Que se passe-t–
il ?
– Oh, Fleur… C’est Mat ! Tu avais raison ! Les
hommes veulent tout contrôler ! Ils sont fous ! C’est
affreux, nous venons de nous séparer après une dispute
terrible… Oh, pardonne-moi de t’appeler à cette heure-
ci, mais il fallait absolument que je parle à quelqu’un !
Fleur couvrit le combiné, se tourna vers Sebastian et
murmura :
– C’est Mia. Dois-je lui dire que tu es ici ?
– Pourquoi pas ? répliqua-t–il avec un sourire
énigmatique.
Après avoir longuement écouté son amie, Fleur dit
gentiment :
– Ecoute, Mia, il y a quelqu’un qui aimerait te parler…
Sebastian est ici.
Un bref silence pesa sur la ligne.
– Sebastian est là ? s’étonna Mia. Pourquoi ? Que se
passe-t–il ? Il ne devait rentrer à Londres que la semaine
prochaine !
– Je crois qu’il vaut mieux qu’il t’explique tout cela lui-
même, répondit Fleur en passant le relais à son
compagnon.
– Salut, petite sœur, lança Sebastian d’un ton calme.
Que s’est-il passé, cette fois ?
Fleur s’éclipsa le temps de les laisser discuter
tranquillement. De temps à autre, elle entendait la voix
raisonnable et posée de Sebastian, et songea qu’elle
n’avait jamais rencontré un homme dont la présence fût
si rassurante…
Mia avait bien de la chance de l’avoir pour frère.
– Fleur ! appela-t–il.
Elle le rejoignit et lui décocha un regard interrogateur.
– Je crois que je vais accepter ta proposition, si elle
tient toujours. Demain midi, nous irons prendre un brunch
avec Mia, tous les trois. Elle y tient beaucoup.
Fleur hocha la tête.
– Eh bien, on ne s’ennuie jamais, dans votre famille,
observa-t–elle d’un ton taquin. J’imagine que tu tombes
de fatigue après une journée aussi harassante… Je vais
te chercher une couette et des draps. Ensuite, je te
montrerai comment ce canapé se transforme en un lit
extrêmement confortable.

***
Le lendemain matin, lorsque Fleur se réveilla, il lui
fallut quelques instants pour se rappeler les événements
de la soirée…
Sebastian était-il bien ici, chez elle, en train de dormir
sur le canapé ? Elle se redressa pour s’adosser à ses
oreillers et comprit qu’elle ne rêvait pas. Oui, il était venu
lui rendre visite et c’était comme s’ils avaient retrouvé
l’étroite complicité qui les unissait avant ce dîner maudit
en compagnie de Rudolph Malone. Elle regrettait que
ces retrouvailles aient eu lieu dans des circonstances si
tristes, mais, au fond, le vieux Benson les avait
rassemblés…
Le cœur battant, elle se leva pour enfiler un déshabillé
et aller voir si son hôte était levé. A peine était-elle sortie
de sa chambre qu’elle entendit la porte d’entrée claquer.
Médusée, elle regarda Sebastian entrer, le journal
sous le bras et un sac de boulanger à la main.
– Bonjour, Fleur, lança-t–il en la détaillant de la tête
aux pieds. Je me suis permis d’emprunter tes clés pour
sortir nous acheter un petit déjeuner. Je n’ai pris que des
croissants et des roulés à la cannelle, parce que le
brunch risque d’être copieux.
Soulagée de constater qu’il n’avait pas fui à l’aube,
Fleur lui répondit par un large sourire et sentit son cœur
s’emballer en croisant son regard. Avec cette ombre
grise qui lui voilait le menton, il était plus séduisant que
jamais, et une boule de chaleur se forma au creux de son
estomac.
– Merci, Sebastian, c’est une charmante attention. Je
suis désolée de me lever si tard…
– C’est dimanche ! protesta-t–il d’un ton enjoué, et j’ai
déjà vérifié le plafond de la cuisine. Il est impeccable. Tu
peux ranger les pots de peinture, il n’y aura pas de
retouche à apporter.
– Formidable. Merci encore pour ton aide… J’espère
que tu as bien dormi ?
Sebastian ne répondit pas et alla déposer son sac sur
la table du salon.

***
Non, il n’avait pas bien dormi. Comment l’aurait-il pu
en sachant Fleur à quelques mètres de lui ? Il s’était
tourné et retourné en vain durant des heures, avant de
finir par s’endormir au petit matin.
Et le spectacle qu’elle lui offrait à son retour n’était pas
pour apaiser le feu qui le consumait : ce déshabillé
soyeux laissait deviner la silhouette parfaite de la jeune
femme. Avec ses longs cheveux de miel relevés en
queue-de-cheval, elle était plus adorable que jamais, et il
avait envie de prendre ce petit visage au teint pur entre
ses mains pour baiser cette bouche pulpeuse et
chaude…
Il s’éclaircit la gorge et s’efforça de mentir avec
conviction :
– J’ai dormi comme un loir, et je suis prêt à témoigner
devant n’importe quel jury que ce canapé est
extrêmement confortable.
Il allait ajouter qu’il rêvait désormais de tester la literie
de la chambre, mais s’en abstint pour aller chercher le
café qu’il avait mis en route avant de partir.
Ils s’installèrent ensemble devant le petit déjeuner, et
Sebastian avait toutes les peines du monde à détourner
son regard de Fleur. Pourquoi le fascinait-elle ainsi ?
Pourquoi avait-il eu besoin de venir la voir, elle, plutôt
que n’importe qui d’autre, quand la mort de son chien
l’avait bouleversé ?
Il refusait de reproduire l’erreur qu’il avait commise
avec Davina, mais quelque chose lui disait que ses
sentiments pour Fleur appartenaient à une autre sphère.
Il n’était pas seulement frappé par sa beauté, son
intelligence ou sa douceur… Même si toutes ces
qualités le touchaient infiniment. En fait, il avait envie de
ne jamais la quitter, de se trouver auprès d’elle à chaque
instant.
Fleur était à l’opposé de toutes les femmes qu’il avait
connues jusqu’alors. Elle n’était ni capricieuse, ni
narcissique, ni exigeante, ni sophistiquée. Elle
représentait exactement le genre de femme qu’il rêvait
de trouver, la femme qu’il espérait convaincre de
partager sa vie à Pengarroth Hall.
Malheureusement, Fleur avait été très claire : elle
refusait de se marier et d’avoir des enfants. Le destin
s’acharnait contre lui. Il pouvait trouver des dizaines de
femmes qui ne demandaient qu’à l’épouser, mais elles
ne l’intéressaient pas.
Et celle qui l’intéressait ne voudrait jamais de lui.

***
En dépit de sa détresse, Mia semblait avoir repris des
forces, et Fleur fut soulagée de trouver son amie habillée
et maquillée quand avec Sebastian ils sonnèrent à sa
porte.
– Oh, vous arrivez juste à temps ! s’exclama-t–elle. Je
suis tellement contente de vous voir, tous les deux !
Fleur sourit. C’était l’un des traits de personnalité
qu’elle appréciait le plus chez Mia : cette pétulance, cet
enthousiasme pour la vie qui devenait communicatif et
rendait l’humeur de son entourage plus joyeuse.
Mia était une force de la nature et possédait une
incroyable capacité à rebondir, même après un coup
dur.
– D’abord, frangin, il va falloir m’expliquer ce que tu
fabriquais chez Mia à une heure si tardive, reprit-elle en
pointant un index accusateur vers Sebastian. C’est
seulement après avoir raccroché que je me suis rendu
compte qu’aucun de vous ne me l’avait dit.
Sebastian lança un bref coup d’œil à Fleur, qui perçut
sa nervosité.
– C’est compliqué, annonça-t–il. J’avais quelque
chose à dire à Fleur et, comme je savais qu’elle en
serait bouleversée, je préférais ne pas lui en parler au
téléphone.
Mia haussa les sourcils :
– Oui ? Eh bien ? C’était quoi ?
– Mia… Allons nous asseoir.
La jeune femme hocha la tête et invita Fleur et
Sebastian à entrer dans le salon qui faisait face à la
Tamise.
Fleur était venue deux ou trois fois dans ce fabuleux
duplex que son amie louait depuis sa promotion à la tête
de son service de communication.
La vue sur le fleuve était tout simplement à couper le
souffle.
Mia avait dressé la table et leur désigna des sièges,
afin qu’ils s’installent devant un invraisemblable banquet
comportant une quiche aux légumes, des œufs
Bénédicte, un rôti de bœuf, des pommes de terre au
four, une tarte aux figues, un petit pudding de Noël, des
scones, diverses viennoiseries et orangeades, du thé,
du café, du chocolat chaud.
– Tu te rends compte que nous sommes trois, et non
trente ? demanda Sebastian en dévisageant sa sœur
avec perplexité.
– Je me suis un peu emballée, ce matin, admit-elle en
soupirant. J’avais besoin de m’occuper, alors j’ai peut-
être un peu exagéré… Mais dis-moi : que devais-tu dire
à Fleur ?
– Assieds-toi, Mia, répondit-il en allant lui prendre la
main. J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
Comme à son habitude, Mia réagit avec le caractère
que Fleur lui connaissait : elle se mit à pleurer, alla
chercher une photographie de Benson qu’elle posa près
d’elle et commença à évoquer ses meilleurs souvenirs
avec le chien…
Mais au bout d’un quart d’heure sa nature enjouée
reprit le dessus.
– Je l’adorais, mais je suis surtout inquiète pour toi,
Sebastian, dit-elle en regardant son frère droit dans les
yeux. Je crois qu’il vaudrait mieux que tu prennes un
nouveau chien très vite. De toute façon, Pat et Frank ne
supporteront pas l’absence d’un animal à leurs côtés.
– C’est possible, admit-il. J’y penserai. Mais nous
avons encore le temps.
Mia hocha la tête et se tourna vers Fleur.
– Je suis heureuse que tu aies eu le temps de le
connaître. Je sais que tu aimes les animaux, et il a dû
t’apprécier, lui aussi. Tu as bien fait de porter toi-même
la nouvelle à Fleur, ajouta-t–elle à l’intention de son frère.
Mais, dites-moi, si je comprends bien, vous venez tous
deux de son appartement ?
Fleur rougit et laissa Sebastian répondre.
– En effet, répondit-il sans ciller sous le regard
narquois de sa sœur. Il était tard, et Fleur m’a
aimablement proposé de profiter de son canapé.
– Hum…
– C’était la moindre des choses, enchaîna Fleur,
gênée par l’intonation sceptique de son amie. Sebastian
m’a aidée à repeindre le plafond de ma cuisine, hier
soir.
– Pardon ? demanda Mia d’un ton hilare en se
retournant vivement vers son frère. Il a fait quoi ? Ça
alors ! Mon vieux Sebastian, il faut que le plafond de
Fleur possède un attrait bien singulier, pour que tu
attrapes un pinceau pour la première fois de ta vie !
Visiblement peu sensible aux lourdes allusions de sa
sœur, alors que Fleur, quant à elle, se liquéfiait sur son
siège, Sebastian haussa négligemment les épaules et
répliqua :
– Je croyais que nous étions venus débattre de ta vie
amoureuse, Mia ?
– Oh, cela peut attendre la fin du repas ! Comment
trouves-tu le bœuf, Fleur ?
– Il est délicieux. Et ce sont des pommes de terre du
Yorkshire, n’est-ce pas ? Je ne sais pas comment tu les
as cuisinées, mais elles sont incroyablement
fondantes… Félicitations, c’est un festin.
– Je me contente de faire ce que Pat m’a appris,
expliqua-t–elle. Mais il s’agit de choses très simples.
Chaque fois que je vais à Pengarroth Hall, j’essaie
d’apprendre une nouvelle recette. Pat adore transmettre
ses petits secrets.
Ce fut seulement après qu’ils eurent avalé le pudding
accompagné d’une tasse de café que Sebastian se
remit à interroger sa sœur :
– Alors, peux-tu enfin nous dire ce qu’il s’est passé
entre ce garçon et toi ?
Fleur lui jeta un coup d’œil perplexe. C’était comme si
l’avocat avait pris le relais du grand frère, elle
reconnaissait à peine cet accent impérieux et solennel.
– Je ne sais pas, avoua Mia en repoussant son
assiette d’un geste rageur. Tout allait très bien et j’avais
l’impression d’avoir enfin rencontré quelqu’un dont je
pourrais tolérer la présence durant quarante ans, mais…
Ces derniers temps, il a changé. Il veut toujours avoir le
dernier mot. On dirait qu’il croit avoir toujours raison et,
hier soir, après le dîner et un bon film, il s’est mis à me
chercher querelle sur un sujet bien précis. Le ton a monté
et quand je l’ai prié de partir… Tu sais ce qu’il a fait ? Il
est parti ! Il m’a quittée sans un mot !
Sebastian haussa les sourcils.
– Si tu lui as dit de partir, comment peux-tu t’étonner
qu’il…
– Ah, les hommes ne comprennent jamais rien ! le
coupa sa sœur, énervée. Je ne voulais pas qu’il parte,
Sebastian ! J’espérais qu’il reste et qu’il se montre
raisonnable, qu’il essaie de comprendre mon point de
vue, pour une fois !
Il haussa les épaules et murmura :
– Je ne comprendrai jamais les femmes…
– Quel a été votre sujet de dispute, Mia ? demanda
Fleur.
Son amie leva les yeux au ciel.
– Il me reproche d’être trop aventureuse, d’avoir des
idées un peu folles. Enfin, euh… Il se trouve que
j’adorerais faire un saut en parachute.
Elle observa un bref silence avant de poursuivre :
– Mais il refuse de m’accompagner pour tenter
l’expérience, et essaie de m’empêcher de le faire. Il dit
que la vie est trop courte pour que l’on prenne des
risques superflus.
Elle poussa un profond soupir et ajouta plus bas :
– Bon, cela, je peux le comprendre, parce que son
meilleur ami est mort d’un saut en parachute il y a
environ un an…
– Quoi ? rugit Sebastian. Mais enfin, Mia, tu peux
comprendre sa position, qui me paraît plus que sensée !
D’autre part, il te prouve qu’il tient suffisamment à toi
pour t’empêcher de prendre des risques inconsidérés,
même contre ton gré ! Il aurait pu s’en laver les mains et
te souhaiter de bien t’amuser, mais il souhaite avant tout
que tu restes entière, même si tu le sommes de partir.
Il secoua la tête en signe d’impuissance avant de
toiser sa sœur d’un regard sévère :
– Franchement, Mia, tu ne crois pas qu’il serait temps
de grandir un peu ? J’ai passé mon adolescence à te
rattraper quand tu tombais d’un arbre ou que tu allais
rouler dans la rivière. Alors je te le dis tout net : je pense
que ce Mat est un garçon fiable et que tu devrais le
remercier de veiller sur ta sécurité. Moi aussi, je préfère
que tu t’abstiennes de voler en aéroplane ou de sauter
d’un avion, ne serait-ce que parce que…
Il s’interrompit et ajouta :
– Parce que c’est aussi ta responsabilité de procurer
à Pengarroth Hall la relève de la dynastie.
Mia avait croisé les bras sur sa poitrine et toisait son
frère d’un œil noir.
– Merci beaucoup pour ton soutien, Sebastian,
répliqua-t–elle sèchement. Mais au fait, puis-je savoir
pourquoi je serais tenue d’offrir un héritier à Pengarroth
Hall ? Où as-tu trouvé ce scénario de téléfilm ? D’abord,
pourquoi n’aurais-tu pas toi-même des enfants ?
– Parce que j’ai déjà fait le sacrifice de ma carrière et
de ma vie à Londres, rétorqua-t–il d’un ton sans réplique.
Je vais me consacrer corps et âme à ce domaine
jusqu’à la fin de mes jours et il me semble que c’est bien
assez : la descendance, c’est ta responsabilité.
– Pourquoi pas, répondit-elle d’un ton sarcastique. De
toute façon, Mat m’a appelée ce matin pour me
présenter de vagues excuses… Alors je lui pardonne. Il
est vraiment adorable, quand il le veut. Du moment qu’il
me permet d’avoir le dernier mot de temps en temps, je
crois que je peux envisager de passer ma vie avec lui.
Sur ces mots, elle se releva pour attraper la théière et
servit une tasse à chacun.
– Oh, avant que je n’oublie, Mia, lança Sebastian, le
gala de charité aura lieu dans quinze jours, samedi. Je
t’en ai déjà parlé, tu te rappelles ? C’est un peu plus tôt
que d’habitude.
Mia fronça les sourcils, prit son sac et consulta
fiévreusement son agenda.
– Oh, c’est impossible, Sebastian ! s’exclama-t–elle.
J’ai organisé une conférence de presse à laquelle je
dois bien évidemment assister…
Elle se retourna vers Fleur et ajouta :
– Mais toi, tu serais peut-être disponible ?
Fleur se sentit rougir et lança un appel au secours à
son amie, d’un regard explicite… Mais Mia insista :
– Cela te plairait, Fleur. Le gala se déroule toujours
dans un hôtel splendide, le dîner est excellent et les
divertissements très réussis. C’est aussi une occasion
rêvée de porter une jolie robe !
– Mais euh… il faut que je voie cela, répliqua Fleur en
sortant à son tour son agenda.
« Vite, vite, invente quelque chose », se dit-elle en
faisant défiler les pages à toute vitesse. Mais son esprit
paraissait bloqué, et Mia se penchait sur la page vierge
correspondant au samedi en question.
Vaincue, Fleur releva les yeux et croisa le regard
indéchiffrable de Sebastian, qui affichait une expression
tout aussi neutre.
– Je… Je peux probablement t’accompagner,
confirma-t–elle d’une voix molle.
– Eh bien, voilà ! L’affaire est réglée ! conclut
joyeusement Mia en se levant pour débarrasser.
10.
Devant le grand miroir de sa chambre, Fleur
appréhendait plus que jamais la soirée à venir.
Pourquoi diable avait-elle accepté de revoir
Sebastian ? Il lui avait fallu des jours pour se remettre de
ses émotions, après la visite qu’il lui avait rendue.
Les adieux avaient été aussi brefs qu’à Pengarroth
Hall. En quittant Mia, il l’avait ramenée chez elle en
voiture. Fleur lui avait proposé un thé chez elle, mais il
avait poliment décliné l’invitation et, une nouvelle fois,
une sorte de gêne avait semblé s’infiltrer entre eux.
Durant des nuits, Fleur avait songé aux propos qui
s’étaient échangés chez Mia, ce jour-là… Sebastian ne
souhaitait pas avoir d’enfants. En quoi cette information
la concernait-elle ? Pour quelle raison en concevait-elle
une profonde déception ? Elle était incapable de le dire,
et tout aussi incapable de chasser cette idée de sa tête.
Désormais, il lui arrivait même de rêvasser au labo.
Elle avait à plusieurs reprises laissé son esprit
vagabonder loin de Londres, vers Pengarroth Hall.
Quand elle rentrait chez elle, le plus tard possible, elle
restait souvent lovée sur le canapé durant toute la soirée,
pensive, au lieu d’aller se coucher. Comme si le canapé
gardait, tel un mystérieux secret… l’empreinte du corps
de Sebastian.
Il lui manquait.
Mais il ne lui avait donné aucune nouvelle durant ces
quinze jours. Elle était prête à décrocher son téléphone
pour savoir si l’invitation tenait toujours quand elle reçut
un appel… de sa secrétaire ! Celle-ci lui expliqua que
Sebastian lui avait réservé une voiture qui l’attendrait
devant chez elle à 19 heures.
A l’heure dite, le samedi soir, la sonnette de
l’Interphone retentit.
Il leur fallut moins d’une demi-heure pour atteindre le
London Palace et, à l’instant où le véhicule s’immobilisa,
un voiturier ouvrit galamment la portière de Fleur.
Le hall était rempli d’une foule d’hommes et de
femmes en tenue de soirée et, durant une fraction de
seconde, elle fut tentée de faire demi-tour et de prendre
la fuite. Elle n’avait pas l’habitude d’assister à ce genre
d’événements, et même si elle avait été invitée à
quelques soirées très habillées, elle n’y avait guère pris
goût. Elle préférait mille fois rester chez elle pour
regarder un film ou déguster un bon plat avec des amis
au restaurant ! Mais puisqu’elle avait accepté de venir, il
ne lui restait plus qu’à faire bonne figure.
Sebastian parvint visiblement à la repérer, en dépit de
la densité de la foule, car il la rejoignit en quelques
secondes. Dès qu’il fut devant elle, Fleur sentit un
courant électrique la traverser et tenta d’ignorer les
battements répétés de son cœur. Dans son superbe
smoking blanc, ses cheveux bruns savamment coiffés et
sa mâchoire virile soulignée par un rasage impeccable,
il dégageait un charisme presque envoûtant. Son
aisance évidente, qui contrastait avec la nervosité qui
augmentait en elle à chaque seconde, ajoutait encore à
son charme dévastateur.
C’était comme si elle percevait l’aura de protection qui
émanait de sa haute silhouette et de sa carrure, comme
s’il exhalait la masculinité par tous les pores de sa peau.
Il lui sourit, lui prit le bras et l’entraîna vers le vestiaire
des dames.
– Tu veux laisser ton étole ? Je t’assure que tu ne
risques pas d’avoir froid dans l’hôtel.
– Entendu, répondit-elle.
– Alors, je t’attends à l’entrée. Les hommes ne sont
pas les bienvenus, ici.
– A tout de suite, répliqua-t–elle en riant.
Après avoir confié son étole, elle se rendit dans les
toilettes attenantes pour vérifier son maquillage, et se
retrouva au milieu d’une rangée de femmes
somptueusement vêtues de robes de grands créateurs.
Fleur n’était plus très sûre d’avoir fait le bon choix, en
optant pour ce fourreau de soie sauvage dont le carmin
intense faisait ressortir le vert de ses yeux, ainsi que sa
blondeur. Le bustier était dos nu, mais cette audace
n’était rien à côté des blouses transparentes ou des
jupons fendus sur toute la cuisse qu’arboraient les
dames autour d’elle. Et surtout la coupe de sa robe
paraissait très simple, face aux leurs.
– Non, plus personne ne l’a jamais vu accompagné
d’une femme, dit l’une d’elles en rectifiant son mascara.
– Il est venu avec sa sœur ? s’enquit sa voisine. Je
l’aime bien. Elle est drôle, toujours vive et de bonne
humeur.
– Vraiment ? Ils ne se ressemblent pas, alors !
s’exclama la deuxième.
Trois autres femmes s’esclaffèrent.
– Oh, moi, cela ne me dérangerait pas, lança l’une
d’elles. J’aime les hommes silencieux et distants. Je ne
le jetterais sûrement pas hors de mon lit !
– Tu peux toujours rêver ! rétorqua une autre. De toute
façon, il sera bientôt hors de notre vue, puisqu’il a décidé
de passer le restant de ses jours quelque part dans les
Cornouailles, dans une propriété de famille. Quel
gâchis ! Un si bel homme… Bah, il a toujours été contre
le mariage : tant pis pour lui.
Incapable d’en entendre davantage, Fleur renonça à
son maquillage et sortit précipitamment. Son cœur
battait trop vite et une bouffée de chaleur monta en elle.
Pourquoi réagissait-elle si vivement à tout ce qui
concernait Sebastian ? C’était pourtant le cadet de ses
soucis, qu’il refuse de se marier ou d’avoir des
enfants…
– C’est la première fois que je te vois porter cette
couleur, murmura-t–il, dès qu’elle le rejoignit. Cela…
Cela te va vraiment très bien, Fleur.
– Merci.
Elle ne possédait que deux robes pour les grandes
occasions et avait pensé que le noir serait un peu
triste… Mais ce qui la rendait vraiment triste, en cet
instant, c’était l’idée que la vie privée de Sebastian
fasse tant jaser.
Il ne méritait pas ces basses indiscrétions.
Sans doute avait-il raison de quitter Londres, elle
espérait pour lui que ce serait sans un remords.
Sebastian s’efforçait à grand-peine de ne pas dévorer
la jeune femme des yeux, mais il lui était difficile
d’ignorer une telle vision. La coupe simple et élégante
de sa robe soulignait la finesse de sa taille, le galbe
parfait de ses longues jambes et la rondeur de sa
poitrine. Sa démarche était souple, et les pans de la jupe
se soulevaient délicatement pour révéler sa peau
ambrée…
Pour une fois, elle n’avait pas emprisonné sa
magnifique chevelure dans un chignon : simplement
relevée à l’aide de quelques épingles, elle laissait
échapper de longues boucles sur ses épaules nues.
Son maquillage était discret, révélant la pureté de son
visage, et elle ne portait aucun autre bijou que les
boucles d’oreilles qu’il avait déjà remarquées à
Pengarroth Hall, de petits pendants en argent, très
sobres, ornés d’une perle.
Naturellement, il n’était pas le seul homme à se
retourner sur sa beauté et les femmes coulaient
également des œillades insistantes dans sa direction…
Il savait ce qu’elles se demandaient : « Est-ce là la
prochaine Mme Sebastian Conway, maîtresse de
Pengarroth Hall ? »
Non, pas une chance, était-il tenté de lancer à la
cantonade. Non parce qu’il ne le voulait pas, mais parce
que la demoiselle ne lui trouvait aucun attrait et qu’elle
était en outre farouchement opposée au mariage.
Ils déambulèrent dans la grande salle, où Sebastian la
présenta à de nombreuses connaissances.
Fleur saluait tous ces gens, serrait des mains et
souriait avant d’oublier les noms qu’elle venait
d’entendre, tout en se félicitant que l’homme qui
l’accompagnait ne fût que son partenaire pour la soirée.
Oui, tout était à sa place et le monde était
parfaitement organisé : elle n’avait pas besoin d’être
distraite par des émotions qui ne menaient nulle part. Il
fallait qu’elle se détende, qu’elle profite de cette soirée
sans songer à sa relation avec Sebastian, qui n’était
qu’une vue de l’esprit !
Mais elle devait reconnaître qu’il n’était pas
désagréable de se promener ici au bras de l’homme au
centre de toutes les attentions. Bien des femmes
superbes lorgnaient constamment dans sa direction et
elle appréciait que, pour la circonstance, Sebastian
garde son bras sous le sien de manière si possessive.
Environ une heure après l’ouverture, ils furent appelés
à se diriger vers les tables dressées pour le dîner.
Fleur se rappela le commentaire de Mia et put vérifier
que la cuisine était excellente. Elle regretta cependant
d’être accaparée par un vieux monsieur qui semblait
déterminé à obtenir sa biographie complète et ne lui
laissait pas une chance de parler à son compagnon, lui-
même fort occupé à répondre à l’interrogatoire d’une
grosse dame d’une cinquantaine d’années.
Elle commençait à s’ennuyer ferme, mais, dès que
l’orchestre se mit à jouer, elle tapota le sol en rythme du
bout de ses escarpins et se sentit ravie d’être là… Avec
Sebastian.
Ils allaient danser !
Elle espérait que les gens se dirigent vers la piste,
que la danse soit officiellement ouverte… Mais un
homme monta sur scène et s’approcha du micro pour
déclarer :
– Et maintenant, mesdames et messieurs, le concours
de notre gala ! Cette année, nous avons eu une idée
assez originale. Je vais demander à chaque table d’élire
un volontaire qui viendra chanter avec l’orchestre. La
chanson de son choix, bien sûr ! Ensuite, les enchères
seront ouvertes, et vous pourrez parier sur le meilleur
interprète. Soyez généreux !
Un murmure de surprise suivit cette annonce, ainsi
que quelques rires et les protestations de ceux que l’on
priait de se dévouer pour la bonne cause.
Fleur savait que le cabinet de Sebastian était très
impliqué dans ce gala et que l’argent allait à une
association pour les handicapés. Elle s’attendait donc à
ce que tous les invités se prêtent volontiers au jeu, mais
fut surprise de constater que chacun se dérobait sous
les prétextes les plus stupides. Les gens semblaient
bien plus soucieux de ne pas se couvrir de ridicule que
de participer au temps fort de la soirée.
– Il n’en est pas question ! s’écria une jolie brune,
avant de se tourner vers un homme qui faisait face à
Fleur. Vas-y, toi, Tom ! Tu aimes la musique, non ?
– Oui, mais je ne chante que dans la salle de bains !
– Ecoutez, c’est un jeu tout à fait innocent, intervint
Sebastian. Vous n’êtes pas en train d’auditionner pour
une comédie musicale… C’est un simple divertissement.
Allons, il faut bien que quelqu’un se dévoue !
– Pourquoi pas toi ? opposa l’un de ses collègues.
– Parce que je chante faux et que le but est de
rassembler le plus d’argent possible !
Soudain, Fleur décida de se jeter à l’eau et lança d’un
ton calme :
– Je peux le faire, si tu le souhaites, Sebastian.
La seconde d’après, elle se demanda quelle mouche
l’avait piquée, mais, en lisant un intense soulagement sur
le visage de son compagnon, elle sut qu’elle avait fait le
bon choix.
Les organisateurs passèrent parmi les tables pour
relever le nom des candidats et leur attribuer un numéro ;
leur table fut la dernière, et Fleur écouta donc huit
personnes chanter avant d’être appelée et de se lever.
Sebastian se leva également et agrippa son bras pour
la conduire jusqu’au pied de l’orchestre.
Le cœur battant, Fleur grimpa sur l’estrade et se
pencha à l’oreille du batteur pour murmurer :
– Je ne chante pas de musique pop, mais… Est-ce
que vous connaissez Moon River ?
La chanson d’Audrey Hepburn dans Diamants sur
canapé était l’une de ses favorites, dans le répertoire
des classiques du cinéma.
L’homme sourit.
– Bien sûr ! C’est un air charmant. Allez-y, dit-il avant
de faire passer le message aux autres musiciens.
Un instant plus tard, la chanson était annoncée au
micro, et Fleur s’avançait devant le public.
Dès que les premières notes résonnèrent, elle
s’imprégna de l’atmosphère mélancolique de la chanson
et entonna les premiers vers.
Le brouhaha se tut immédiatement. Chacun
interrompit sa conversation pour se tourner vers la
scène, et Fleur savoura ce silence respectueux en
chantant :
– Moon River, wider than a mile, I’m crossing you in
style, some day…
Son timbre cristallin s’envolant dans la grande salle,
elle se laissa emporter par l’élan de la musique.
– We’re after the same rainbow’s end, waiting round
the bend, my huckleberry friend, Moon River and me…
Quand les dernières notes se fondirent dans le
silence, elle eut un bref moment de panique : il y avait si
longtemps qu’elle n’avait pas chanté en public… Depuis
le conservatoire et les représentations trimestrielles.
Peut-être avait-elle commis un faux pas ?
Mais, soudain, un tonnerre d’applaudissements
retentit. Les enchères furent aussitôt ouvertes et les
mises montèrent bien au-delà des espérances des
organisateurs. Chaque chanteur dut revenir sur scène
pour être associé au chiffre final qu’il représentait, et
Fleur resta médusée devant le nombre de zéros qu’elle
collectait.
A peine descendit-elle de l’estrade que Sebastian la
prit par la main et se pencha à son oreille pour
murmurer :
– Je crois qu’on peut dire que tu as raflé la mise, ce
soir. Je ne sais pas comment te remercier d’avoir
accepté de te prêter à ce jeu. Tu as été… fantastique !
Il observa une courte pause et ajouta d’une voix
étranglée :
– Je suis fier de toi.
L’orchestre se mit à jouer, et Fleur lui sourit avant de
répondre :
– Alors, si tu veux me faire plaisir… Tu viens danser ?
Il faut bien que quelqu’un ouvre le bal !
Il lui répondit par un sourire complice et, sous les
regards fascinés de toute l’assistance, ils se dirigèrent
vers la piste et entamèrent une valse, bientôt suivis de
quelques autres couples.
Dans les bras de Sebastian, Fleur virevoltait, au
comble de la joie. Quel moment fabuleux ! Elle adorait
onduler avec lui sur ce rythme, leurs corps semblaient
s’épouser naturellement, avec grâce…
Alors qu’elle relevait les yeux vers lui, il arrima son
regard au sien et se pencha pour l’embrasser.
Fleur était consciente que tout le monde les regardait,
mais c’était le cadet de ses soucis. Il y avait des nuits
qu’elle rêvait de sentir de nouveau les lèvres de
Sebastian pressées contre les siennes, et elle
s’abandonna à son étreinte en se grisant de son parfum.
Mais alors qu’il serrait plus étroitement sa taille et que
d’étranges frissons fusaient en elle, la réalité lui revint à
la mémoire… Seigneur, qu’était-elle en train de faire ?
Ce n’était pas du tout ainsi que la soirée était censée se
dérouler !
Il parut sentir sa soudaine nervosité et s’écarta pour
demander :
– Quelque chose ne va pas ?
– Non, mais… J’ai un peu chaud, balbutia-t–elle.
– Alors, retournons nous asseoir.
Tremblante, Fleur le suivit et avala un grand verre
d’eau dès qu’ils furent assis. La panique l’envahissait,
elle avait l’impression d’avoir perdu tout contrôle d’elle-
même.
– Alors, tu es satisfait de ma prestation ? s’enquit-elle
d’un ton sec. Ai-je rempli la mission qui m’était assignée,
ce soir ?
– Ta mission ? répéta-t–il en écarquillant les yeux. Je
ne comprends pas, de quoi parles-tu ?
– Est-ce que je suis un bouclier assez efficace contre
toutes les femmes qui te tournent autour, Sebastian ? Je
les repousse comme tu l’espérais ? Tu crois qu’elles ont
bien reçu le message ?
Cette fois, son expression fermée lui indiqua qu’il avait
compris et il répliqua froidement :
– Il est évident que tu remplis parfaitement tous les
offices possibles, à tous les égards, et je suis certain de
faire l’objet de bien des jalousies parmi mes confrères.
Mais, contrairement à ce que tu penses, Fleur, tu n’es
pas ici parce que Mia te l’a proposé, mais seulement
parce que je le souhaitais. J’avais envie de t’avoir à mes
côtés… Envie de te voir. J’espère que tu peux au moins
croire cela.
Oh oui, Fleur avait envie de le croire. De toute son
âme. Et elle n’ignorait pas que Sebastian Conway ne
faisait pas ce genre de déclaration tous les jours.
Hélas, il n’en demeurait pas moins qu’elle ne voulait
pas suivre la voie de sa mère. L’amour, la passion, le
sentiment d’avoir trouvé l’âme sœur perturbaient
sérieusement le chemin qu’elle s’était tracé, et qui avait
perdu sa belle clarté depuis l’instant où elle avait franchi
l’enceinte de Pengarroth Hall.
Où tout cela la mènerait-il ?
11.
Le lendemain matin, Fleur fut réveillée par un appel de
Mia. Elle bavarda quelques instants avec elle et lui
confirma que la soirée s’était très bien passée… Mais
elle savait que son amie avait deviné bien des choses,
notamment le fait que sa relation avec Sebastian
franchissait le cap de la simple cordialité. Avec la
gentillesse qui la caractérisait, Mia s’abstint cependant
de la taquiner à ce sujet et observa une discrétion
exemplaire… Avant de conclure la conversation par un :
– Oh, je suis ravie que vous soyez devenus si proches,
Sebastian et toi ! Vous êtes faits pour vous entendre,
Fleur.
A peine raccrocha-t–elle que le téléphone se remit à
sonner.
– Oui, Mia, dit–elle dans un soupir.
– Non, c’est son frère, annonça une voix grave et
sérieuse. Bonjour, Fleur. J’espère que tu as mieux dormi
que moi.
Déjà, son cœur se mettait à battre un peu plus vite.
Elle s’éclaircit la gorge et répondit :
– J’ai bien dormi, merci. Je suis d’ailleurs toujours au
lit et je crois que je vais encore paresser un moment.
Un bref silence suivit cette déclaration. Enfin,
Sebastian reprit la parole, d’une voix qui accusait la
fatigue :
– J’appelais seulement pour te remercier de m’avoir
accompagné, hier soir. J’espère que tu y as pris du
plaisir, toi aussi.
– Oui, beaucoup. Merci, Sebastian. J’espère que tu ne
m’en veux pas de m’être ainsi donnée en spectacle
devant tous ces gens que tu fréquentes chaque jour.
– Tu plaisantes ? J’ai été très impressionné, au
contraire. Tu as une voix superbe, Fleur. Je te remercie
d’avoir sauvé le gala.
– Oh, je crois surtout que tu n’as pas été assailli par
des femelles hystériques piétinant tout sur leur passage
pour se jeter à ton cou. Par conséquent, j’aurai au moins
servi à quelque chose.
– Que dois-je faire pour te convaincre de ne pas
raisonner en ces termes ? répliqua-t–il d’un ton dur. Je te
l’ai dit : je voulais que tu viennes et je suis assez grand
pour veiller sur moi-même, de toute façon. Je n’ai pas
besoin d’être protégé par qui que ce soit !
Fleur ne manqua pas d’observer son changement
d’intonation et la manière dont il lui faisait comprendre
qu’il était toujours maître de la situation… Que devait-elle
en conclure ?
– A vrai dire, enchaîna-t–il très vite, je t’appelais
également pour une autre raison. Je pense qu’il serait
plus sage de poser un vernis spécial sur la peinture de ta
cuisine, puisque tu as choisi de l’acrylique… Si tu veux,
je peux venir m’en occuper. Par exemple, cet après-
midi ? Ou bien un soir de cette semaine ? Il se trouve
que je serai moins surchargé, dans les jours à venir.
Fleur hésita. Il était fort possible qu’elle n’ait pas choisi
une peinture adéquate, et elle était touchée de cette
proposition. Sous quel prétexte refuser ? Oh, Seigneur,
elle s’était pourtant juré en s’endormant la veille de ne
plus jamais revoir Sebastian Conway…
– Je ne crois pas qu’aujourd’hui soit une très bonne
idée, Sebastian, répondit-elle. Mais samedi prochain, si
tu veux. Enfin, si tu es vraiment certain d’avoir envie de
faire des travaux durant le week-end…
– Samedi prochain, c’est parfait ! Et si cela me
dérangeait, je ne le proposerais pas.
Après avoir raccroché, Fleur fut incapable de rester au
lit. La tension générée par cet échange et la perspective
de revoir Sebastian étaient incompatibles avec une
grasse matinée.
Elle savait très bien qu’il lui serait difficile de conserver
ses distances en sa présence, il y avait des années
qu’elle n’avait ressenti cette excitation, ce frémissement
intérieur qui redonnait confiance en l’avenir et faisait voir
la vie sous un jour plus lumineux…
D’un pas léger, elle passa sous la douche. Déjà, une
impatience délicieuse l’envahissait.
Elle le reverrait dans six jours…

***
Le samedi matin, Fleur ouvrit à Sebastian qui ferma
les yeux en humant l’air, à peine parvenu dans l’entrée.
– Cela sent délicieusement bon, ici ! s’exclama-t-il.
– J’ai préparé le déjeuner, cette fois.
– Je ne suis pas venu les mains vides non plus,
répondit-il en exhibant un sac contenant de grands
flacons de vernis, ainsi que des brosses et des
pinceaux.
Fleur le remercia. Ses efforts la touchaient
sincèrement, et elle ne regrettait pas d’avoir passé plus
d’une heure à concocter un curry d’agneau, l’une de ses
spécialités.
– J’espère que tu aimes la cuisine indienne, reprit-elle.
C’est une infirmière dont la mère était chef dans un
grand restaurant qui m’a transmis ses recettes.
– J’adore cela, dit-il en allant poser son matériel dans
la cuisine et en prenant l’escabeau.
Comme il se mettait au travail, Fleur lui lança un long
regard et s’enquit :
– Mia semblait dire que tu n’es pas un spécialiste de
la décoration… Tu comptes changer certaines choses à
Pengarroth Hall ?
– Oui, dès que je m’y installerai définitivement. J’ai la
ferme intention de faire des progrès en matière de
bricolage aussi. Pat adore la décoration et je crois que
le point de vue d’une femme est plus aiguisé que celui
d’un homme, surtout quand il s’agit du choix des
couleurs…
Fleur hocha la tête.
– J’adore la décoration. C’est relaxant, et cela a aussi
un effet thérapeutique. On fait peau neuve…
Une sonnerie retentit et elle s’interrompit avant de
froncer les sourcils : ce n’était pas son téléphone.
– Tu veux bien répondre pour moi ? demanda
Sebastian. Mon mobile est dans la poche de ma veste.
Fleur s’exécuta et attrapa l’appareil en déclarant d’un
ton gêné :
– Bonjour, vous êtes bien au numéro de Sebastian
Conway…
A l’autre bout du fil, la voix féminine parut marquer un
temps de surprise :
– Oh… Sebastian est-il là ? Je suis sa grand-mère.
– Oui, un instant, madame, répondit Fleur en regardant
son compagnon s’essuyer les mains sur son tablier et
approcher.
– Rose ! s’exclama-t–il en prenant l’appareil. Quelle
bonne surprise…
Laissant Sebastian dans la cuisine, Fleur profita de
cet interlude pour dresser le couvert dans le salon.
Mais elle entendit quelques exclamations étouffées, et,
lorsque Sebastian revint vers elle, une expression
inquiète sur le visage, elle sentit son cœur s’affoler.
– Que se passe-t–il ?
– Rien de grave, répondit-il, mais ma grand-mère me
supplie de venir la voir tout de suite chez elle, parce que
l’un de ses amis a besoin d’un conseil juridique urgent
avant de s’envoler pour l’Australie demain.
– Eh bien, il faut y aller, Sebastian ! répondit-elle. Le
vernis attendra, ce n’est pas grave.
– Oui, mais, euh, elle m’a ordonné de venir avec toi…
S’il te plaît, Fleur, accepte.
Fleur haussa les sourcils, mais son hésitation ne dura
pas plus d’une seconde.
– Entendu. Allons-y, dit-elle.
Comment aurait-elle pu refuser ? Sebastian était bien
placé pour savoir qu’elle n’avait pas d’autre projet pour
la journée.
– Dès que ma grand-mère a compris que j’étais en
compagnie d’une femme, je n’ai pas pu argumenter,
expliqua-t–il, comme s’il devinait ses pensées. Elle a
exigé que tu viennes aussi… Et les désirs de Rose sont
toujours des ordres !
Il poussa un profond soupir, mais sourit en lui
décochant un regard malicieux.
– Je crois que tu l’apprécieras, Fleur. Elle a un sacré
caractère, mais c’est une femme extraordinaire… Elle a
beaucoup compté dans ma vie, quand j’ai perdu mes
parents.
– Oui, Mia m’a déjà parlé d’elle, répondit Fleur en
souriant. A vrai dire, j’étais assez jalouse. J’aurais tant
aimé avoir une grand-mère, moi aussi ! Mais je n’ai
jamais connu mes grands-parents.
– Alors je suis enchanté que tu fasses sa
connaissance, conclut-il en allant nettoyer les brosses et
ranger les flacons de vernis. Rose est un monde à elle
toute seule. Allons avaler un sandwich et nous
dégusterons ce curry au dîner, si cela te convient ?

***
En regardant la vieille dame remplir deux verres de
sherry, Fleur se sentit gagnée par l’appréhension.
– Bien, ma chère, dit Rose en lui mettant d’autorité le
petit verre de cristal entre les mains. Maintenant que les
hommes ont libéré le terrain pour parler affaires, dites-
moi tout à votre sujet ! Si j’ai bien compris, vous êtes une
amie de Mia plutôt que de Sebastian ?
Fleur réprima un sourire. Il y avait bien évidemment
une ruse dans cette question, ainsi que dans la réponse
qu’elle supposait, mais elle pardonnait volontiers à cette
vieille dame dont elle admirait déjà la force de
caractère.
Elle espérait atteindre un jour son âge et avoir cette
élégance et ce charme… Ses épais cheveux gris étaient
coiffés en chignon, et son maquillage impeccable,
jusqu’à ses ongles manucurés, rappelait à Fleur les
actrices les plus distinguées des années cinquante.
Rose était une vraie lady et son superbe appartement
paraissait le reflet de sa personnalité. Elle n’aurait
jamais imaginé cette femme ailleurs qu’à Londres.
– Je suis l’amie des deux, répondit-elle en souriant,
même si je connais Mia depuis plus longtemps. J’ai fait
la connaissance de Sebastian à Noël, quand Mia m’a
invitée pour les vacances à Pengarroth Hall.
Rose hocha la tête, plongeant son regard d’un bleu
translucide dans le sien.
– Et que faites-vous, dans la vie, Fleur ?… Pardonnez
ma curiosité, mais je crois que les personnes âgées ont
tendance à beaucoup s’intéresser à la vie des autres.
Fleur se mit à rire et lui raconta bien volontiers sa vie à
Londres, entre son métier de chercheuse, son goût du
chant et son petit appartement récemment redécoré.
Par extraordinaire, cela lui fut facile. Rose avait l’art de
mettre ses interlocuteurs à l’aise.
Elle parla également à la vieille dame de sa longue
amitié avec Mia et conclut :
– Alors, vous voyez, nous avons partagé tant de
choses que nous sommes restées proches, au fil des
ans. Mia est une amie très précieuse à mon cœur.
Elle songeait d’ailleurs que Mia tenait sans doute sa
vivacité de sa grand-mère.
Rose hocha de nouveau la tête et parut hésiter avant
de s’enquérir :
– Et avec mon petit-fils ? Comment vous entendez-
vous ? Je sais qu’il est parfois… difficile. Je m’inquiète
souvent pour lui.
– Oh, Sebastian est charmant avec moi, déclara Fleur
sans une hésitation. Il m’a merveilleusement accueillie,
en Cornouailles, et je suis tombée sous le charme de
votre propriété de famille. Pat a également été
formidable. Mon séjour a été parfait.
Rose s’enfonça dans son siège et sembla réfléchir un
moment.
– Je crois seulement que Sebastian est parfois jugé
un peu trop vite par ceux qui l’entourent et ne le
connaissent pas bien, dit-elle. J’aimerais tant le voir
heureux… Je voudrais aussi que les gens l’aiment et le
comprennent. Il le mérite.
Fleur acquiesça d’un signe de tête.
– Je ne pense pas avoir tant de difficultés à le
comprendre, répondit-elle.
– Oh, vous savez, il a toujours été un grand mystère
aux yeux de ses parents, il était très farouche au cours
de son enfance. Au fond, je crois que c’était déjà un
idéaliste… Et, lorsqu’il a fini l’université, il a disparu !
Incroyable, n’est-ce pas ? Sa mère a failli en perdre la
tête ! Il avait laissé un mot précisant qu’il allait bien et
qu’il était inutile de s’inquiéter pour lui.
Sidérée par cette révélation, Fleur déglutit pour
demander plus bas :
– Et… Où est-il allé ?
– Personne ne l’a jamais vraiment su. Mais il nous a
tout de même avoué plus tard qu’il avait mené une vie
très dure. Il dormait dehors, au petit bonheur la chance…
Il a voulu savoir ce que signifiait vivre sans rien. Oui,
c’est un idéaliste, plein d’idées romantiques… Mais
cette folie de jeunesse a tout de même eu ses limites,
puisqu’il a finalement commencé sa carrière d’avocat.
Elle se tut un instant et enchaîna :
– Le malheureux ne s’imaginait pas devoir s’installer à
Pengarroth Hall aussi vite. La mort de ses parents a été
un tel choc…
Rose poussa un profond soupir et demeura pensive.
Après la surprise initiale, Fleur songeait que ce
comportement correspondait bien à la personnalité de
Sebastian. Il était de ces êtres qui avait besoin de faire
l’expérience de la vie par eux-mêmes… Elle l’admirait,
pour cela.
– Sebastian et moi avons toujours été proches, reprit
Rose, parce que nous partageons les mêmes valeurs.
Quand je me suis mariée et que mon époux m’a
conduite pour la première fois à Pengarroth Hall, j’ai
pensé mourir ! Moi, devenir la maîtresse d’un manoir en
pleine campagne… Cela me paraissait impossible !
J’étais une vraie fille de la ville… Mais j’ai appris à
apprécier la beauté du domaine, même si Londres me
manquait beaucoup. Je comprends parfaitement le
sentiment de Sebastian. Ce sont de grandes
responsabilités qui se sont abattues sur lui.
A cet instant, l’intéressé fit son apparition sur le seuil,
accompagné de l’ami de sa grand-mère.
Ils bavardèrent tous les quatre encore quelques
minutes. Fleur observait les regards affectueux que
s’échangeaient Sebastian et Rose. Ces deux-là étaient
très proches, en effet.
– Je suis désolé de ne pas rester pour dîner, grand-
mère, mais j’avais d’autres engagements… Enfin, je te
promets de te ramener Fleur très vite, ajouta-t–il d’un ton
énigmatique.
– Volontiers, Sebastian, répondit la vieille dame. J’ai
passé un merveilleux moment avec elle, et tu sais à quel
point j’apprécie la compagnie des jeunes gens. Fleur, il
faut revenir me raconter en détail les festivités à
Pengarroth Hall. Mia m’en a parlé, mais elle va toujours
trop vite !
12.
Sur le chemin du retour, Sebastian lança un coup d’œil
interrogateur à Fleur :
– Alors, veux-tu me dire ce que tu as pensé de
Rose ?
– Oh, elle est adorable ! s’exclama-t–elle. Je
comprends pourquoi vous l’aimez tant, Mia et toi. J’ai
passé un très bon moment avec elle.
– J’espère que tu ne m’en veux pas d’avoir trouvé un
prétexte pour partir… Il est encore tôt, mais je ne tenais
pas à m’éterniser. Et puis, il va faire nuit dans une heure,
et j’aimerais finir de poser le vernis…
– Je ne t’en veux pas du tout, confirma-t–elle en
souriant.
A la vérité, même si elle avait adoré la vieille dame,
leur conversation lui avait donné envie de se retrouver
seule avec Sebastian.
Les deux couches de vernis furent posées en moins
d’une heure, et, dans la mesure où ils avaient déjeuné
rapidement d’un sandwich, ils étaient affamés. Fleur alla
réchauffer le curry dès la nuit tombée.
Ils partagèrent également une demi-bouteille de vin.
Fleur se demandait si elle serait capable de dormir,
cette nuit, si Sebastian devait coucher encore une fois
sur le canapé. Cette perspective était même assez
angoissante et, alors qu’elle se sentait merveilleusement
bien au cours du repas, elle commença à manifester des
signes de malaise. A quoi rimait cette comédie ? Ils
savaient bien, l’un comme l’autre, qu’ils ne pouvaient
continuer à se voir ainsi, prétendre qu’ils étaient amis
et…
– Fleur, je voudrais te demander quelque chose,
déclara soudain Sebastian d’un ton empli de gravité.
Fleur riva son regard au sien. Visiblement, c’était
important : son visage exprimait le plus grand sérieux, et
elle sentit son cœur se mettre à battre très vite.
Sebastian s’était-il fait la même réflexion qu’elle ? Avait-
il conscience qu’ils ne pouvaient plus continuer ainsi ?
– Ah ? De quoi s’agit-il ? demanda-t–elle, en
s’efforçant de ne pas trahir son trouble.
– Naturellement, je n’attends pas de réponse
immédiate, dit-il d’une voix mal assurée. Je sais que tu
as besoin de temps pour y réfléchir. Mais, euh… C’est
une chose à laquelle je pense depuis que je t’ai
rencontrée.
Devant son soudain silence, Fleur sentit encore son
rythme cardiaque s’accélérer. Seigneur, n’avait-il pas fait
cette étrange remarque, chez sa grand-mère ? En lui
promettant de lui ramener Fleur sous peu…
Il semblait si grave, si plein d’appréhension… Mais
oui ! Il allait lui demander de l’épouser ! Et qu’allait-elle
dire ? Comment partager sa vie avec cet homme
dominateur, qui voulait tout contrôler… Mais à cet instant
elle se rendit compte qu’elle serait incapable de refuser.
Parce qu’elle l’aimait. Oui, elle était tombée follement
amoureuse de lui, et rien ne pourrait l’empêcher d’unir
son destin à celui de Sebastian.
– Je… Je t’écoute, articula-t–elle, le souffle court.
Il sourit et prit son élan pour déclarer :
– J’ai eu une idée merveilleuse. Je veux organiser une
sorte de fête d’été extravagante à Pengarroth Hall. Il y a
un lieu idéal pour cela, derrière la propriété, sur une
pelouse qui forme un auditorium naturel. Il s’agirait d’une
comédie musicale où seraient conviés non seulement
les gens de la région, mais aussi la haute société de
Londres… Afin de rassembler de l’argent pour des
associations de sans-logis et de recherche médicale. Je
veux quelque chose de somptueux : un grand orchestre,
une vraie production avec metteur en scène et chanteurs
professionnels, des éclairages, une sonorisation…
Naturellement, Rudy serait très utile, en la circonstance.
– Qu’est-ce que… Qu’est-ce que Rudy vient faire là-
dedans ? balbutia-t–elle, encore abasourdie par ce
qu’elle venait d’entendre. Et… Et moi aussi, d’ailleurs ?
Quelle imbécile ! Comment avait-elle pu croire qu’il
allait lui demander sa main ? Elle savait pourtant qu’il
n’avait pas la moindre intention de se marier ! Il refusait
même d’avoir des enfants et comptait sur sa sœur pour
donner un héritier au domaine familial !
Son cœur martelait lourdement ses tempes et la sueur
perlait à son front. Eh bien, sa déception était cuisante…
Elle s’étonnait elle-même d’être aussi bouleversée.
C’était comme si elle se trouvait devant un gouffre dans
lequel elle allait disparaître…
Ses oreilles bourdonnaient. Elle était amoureuse de lui
et il n’y avait aucun espoir. Que faire ?
– Voyons, Fleur, je veux que tu sois la vedette de ce
spectacle ! répondit-il, comme si cela tombait sous le
sens. Tu serais parfaite ! J’ai observé ton sens naturel
de la scène, l’autre soir. Quant à ta voix, elle est tout
simplement magique. Mes collègues ne parlent plus que
de ta prestation, depuis huit jours… Alors ? Qu’en dis-
tu ? Tu es partante ? Parce que je ne pourrais pas
réaliser ce projet sans toi. Je n’ai aucune envie de me
lancer dans cette entreprise si tu n’es pas intéressée…
Fleur avait la gorge très sèche, et un nœud douloureux
s’était formé dans son estomac. Elle se sentait surtout
ridicule et aurait voulu disparaître sous terre.
– Et… Rudy Malone ? articula-t–elle lentement, en
tâchant de masquer son dégoût.
– Rudy sera enthousiasmé. Oh, je sais bien qu’il peut
être impossible dans certaines situations, mais c’est un
homme de spectacle extrêmement talentueux. Ses
productions à Londres remportent toujours un vif succès
et il a été souvent récompensé par la profession, ici et à
New York. Il me suffira de lui expliquer ce que je veux, je
suis certain qu’il en tirera le meilleur.
Durant un long moment, Fleur resta immobile,
incapable de répliquer ou d’argumenter…
Elle était encore très en colère contre l’ami de
Sebastian et n’oubliait pas son comportement
inadmissible. Mais elle prenait également conscience de
la chance qui lui était offerte : enfin, elle pourrait chanter !
Durant des semaines, elle participerait à des répétitions,
travaillerait avec d’autres chanteurs… C’était l’occasion
de réaliser son rêve le plus cher. D’autre part, la volonté
de Sebastian de rassembler de l’argent pour des
œuvres de charité la touchait profondément et lui
prouvait à quel point il était généreux. A l’évidence, son
étrange expérience de jeunesse l’avait rendu très
sensible au sort des personnes défavorisées.
Sa grand-mère avait raison. Peu de gens
comprenaient la personnalité complexe de cet homme
qui cachait un cœur d’or derrière une façade farouche,
uniquement parce qu’il avait le sens des responsabilités
et ne s’engageait jamais à la légère. Il s’était forgé une
sorte de carapace après avoir essuyé de grandes
déceptions, mais sa générosité et son dévouement
prenaient toujours le dessus.
En même temps, comment pouvait-elle accepter
d’entrer dans ce scénario, forcément cruel pour elle ?
Son amour pour Sebastian était si grand qu’elle
souffrirait le martyre, en venant chanter à Pengarroth Hall
et en le côtoyant de si près durant les répétitions, alors
qu’elle ne pouvait rien espérer.
Elle l’aimait de toute son âme et, en cet instant, son
cœur se déchirait à la pensée qu’il ne lui rendrait jamais
ses sentiments.
Cette proposition était… un supplice.
– Je ne suis pas sûre de pouvoir trouver le temps,
Sebastian, répondit-elle avec prudence. Un tel spectacle
supposerait que je m’absente régulièrement de Londres
pour travailler à Pengarroth Hall, que je consacre
beaucoup de temps au chant alors que je suis déjà si
prise, au laboratoire. C’est un engagement trop lourd,
mais… je te remercie d’avoir pensé à moi. Je suis
certaine que tu trouveras quelqu’un en qui tu auras
confiance et qui saura attirer le plus large public.
Comme elle détournait les yeux, il vint s’asseoir près
d’elle sur le canapé et l’entoura de ses bras avant de la
contraindre à relever la tête vers lui.
– Fleur, murmura-t–il. C’est Rudy, n’est-ce pas ? La
vraie raison de ton refus… C’est lui ? Tu crains qu’il ne
se comporte mal avec toi ?
Il était loin du compte, songea-t–elle, désespérée.
Mais il venait de lui fournir un excellent alibi ! Parce
qu’elle n’allait tout de même pas lui répondre : « Je me
fiche complètement de ce Rudy et je m’imaginais que tu
allais demander ma main, parce que je t’aime,
Sebastian… Je t’aime tellement que même la
perspective de chanter ne suffit pas à me convaincre
d’accepter ce projet, qui représente pourtant ce que
j’attends depuis tant d’années… Mon amour pour toi
dépasse tout cela. »
– Oui, c’est Rudy Malone, mentit-elle. Je ne pourrais
pas supporter de passer une minute en sa compagnie, à
moins d’être protégée par la police.
A peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle sentit la
honte la submerger. Comment pouvait-elle tomber si
bas ? C’était lamentable de se cacher derrière un tel
argument.
Sebastian ne savait pas pourquoi il avait lancé cette
proposition ridicule et le même sentiment l’envahissait.
Quelle bassesse d’imaginer ce genre d’alibi ! Pourquoi
ne pas lui avoir dit ce qu’il s’était promis de lui annoncer
aujourd’hui ?
Il rassembla son courage et répondit :
– Tu n’auras pas besoin de la protection de la police,
Fleur. Tu auras la mienne. Je te le promets.
Elle fronça les sourcils.
– Voyons, Sebastian, tu ne pourras pas être présent
tout le temps… Ta vie est tout aussi remplie que la
mienne.
Il lisait une sorte de désespoir dans son profond
regard vert et c’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
D’un geste impérieux, il l’attira contre lui et l’embrassa
voluptueusement. Ses lèvres étaient si chaudes, si
douces… Elles avaient un goût de miel qu’il
reconnaissait, désormais, et il voulait savourer les
baisers de Fleur chaque jour de sa vie.
– Si, c’est possible, murmura-t–il en s’écartant
doucement et en la fixant intensément. A condition que tu
acceptes une autre toute petite proposition de ma part…
Et alors, je te jure que tu auras ma protection de manière
définitive.
Fleur demeura interdite. Avait-elle encore mal
compris ? Se pouvait-il que… ?
– Veux-tu m’épouser, Fleur ? demanda-t–il d’une voix
où perçait une grande émotion. Ce que je te demande,
c’est d’être ma femme. De venir vivre à Pengarroth Hall
avec moi, pour toujours.
Fleur était agitée de tremblements. Une bouffée de
chaleur l’envahit, et elle était incapable de détacher les
yeux de ceux de Sebastian.
Mais, au moment où elle crut qu’elle allait s’évanouir,
une immense nappe de bonheur l’enveloppa. Non, elle
ne rêvait pas ! Il l’avait dit ! Il venait de la demander en
mariage !
Pourtant… Il restait une chose qu’il ne lui avait pas
dite, qui comptait plus que tout. La phrase qu’elle n’avait
jamais entendu son père murmurer à sa mère, ces trois
mots qui devaient toujours présider à l’union d’un homme
et d’une femme. Si Sebastian était incapable de les
prononcer, elle ne pourrait pas devenir sa femme.
– Pourquoi veux-tu m’épouser, Sebastian ? demanda-
t–elle froidement. Est-ce que c’est parce que Mia pense
que… Ou est-ce parce que j’aime Pengarroth Hall ? Tu
penses que je m’entends déjà bien avec les gens qui y
vivent, que je me fondrais facilement dans le décor ? J’ai
besoin de le savoir.
A mesure qu’elle énonçait ces mots, elle avait vu son
visage redevenir grave, sérieux. Une expression qui
ressemblait à de la douleur se peignit sur ses traits.
– Non, ce n’est rien de tout cela, Fleur, dit-il avant de
prendre une longue inspiration et de plonger son regard
dans le sien. C’est parce que je t’aime. Je t’aime depuis
l’instant où j’ai fait ta rencontre. Il faut que tu me croies,
parce que c’est la seule vérité que je connaisse. Je
t’aime, Fleur.
A peine eut-il prononcé ces mots que des larmes de
joie se mirent à rouler sur les joues de Fleur. Sans
hésiter, elle se jeta à son cou et l’embrassa
passionnément. Elle voulait caresser ce visage, s’enivrer
de son parfum, se blottir au creux de ses bras jusqu’à la
fin des temps…
A bout de souffle, il se mit à rire et se recula un instant
pour balbutier :
– Je… Je ne peux pas le croire ! Je n’osais même
pas penser que tu accepterais de… Surtout sachant ce
que tu penses des hommes et de leur propension à
vouloir tout contrôler !
Il la couvrit de baisers tandis qu’elle riait avec lui, et
reprit avec force :
– Fleur, la bague de fiançailles viendra plus tard, mais
je veux te faire un cadeau aujourd’hui : tu as ma
promesse solennelle que ta vie t’appartiendra toujours,
même quand nous serons mariés. Je ne veux pas être
celui qui t’empêche de réaliser tes rêves, mais au
contraire celui qui t’aide à les mettre en œuvre. Même si,
moi aussi, j’ai beaucoup de rêves pour nous deux…
Emue, Fleur déposa un baiser très tendre sur ses
lèvres et murmura :
– C’est un cadeau magnifique. Je veux te faire le
même, Sebastian. Mais j’ai l’intuition que tes rêves et les
miens sont exactement les mêmes.
13.
Ils restèrent enlacés sur le canapé durant un long
moment, à rire et s’embrasser follement.
Fleur voulait savourer la magie de ces instants le plus
longtemps possible, mais elle savait également qu’ils
devaient éclaircir un mystère qui la hantait depuis des
semaines.
– Sebastian, dit-elle d’un ton hésitant, peux-tu me
parler de Davina ?
– Oui, Davina : bien sûr, répondit-il sans la moindre
gêne. J’imagine que l’on t’en a parlé et il vaut mieux que
tu entendes ce récit de ma bouche.
– A vrai dire, je ne sais pas grand-chose, expliqua-t–
elle, si ce n’est que vous étiez sur le point de vous marier
quand la cérémonie a été brutalement annulée. Que
s’est-il passé, Sebastian ?
Il prit une longue inspiration, serra sa main dans la
sienne et reprit :
– Je crois qu’au moment où j’ai rencontré Davina,
j’étais impressionné par sa vitalité, la passion qu’elle
mettait en tout, son énergie. Ainsi que par sa beauté,
bien sûr, je ne vais pas te mentir là-dessus. Mais, d’une
manière assez insidieuse, elle avait réussi à faire un
portrait d’elle qui ne correspondait guère à la réalité. Elle
a notamment prétendu qu’elle n’avait jamais pu compter
sur le soutien de sa famille, et je ne l’en admirais que
davantage… Alors que c’était faux, ainsi que je l’ai
découvert plus tard. En revanche, elle se montrait
toujours évasive sur son emploi du temps, ses
occupations et la véritable nature de son métier. Elle
commença par me faire croire qu’elle dirigeait une
chaîne de boutiques de vêtements. Naturellement,
comme tous les hommes, je ne connais pas grand-
chose à la mode et je ne risquais pas de lui poser
beaucoup de questions gênantes. Quoi qu’il en soit, à
quelques semaines de notre mariage, l’un de mes
collègues, à qui je venais de présenter Davina,
m’informa qu’il avait fait appel à… à ses services,
quelques mois plus tôt. En réalité, elle dirigeait une
agence d’escort girls et, lorsqu’elle se chargeait elle-
même d’une mission, demandait des tarifs
exorbitants…
Il poussa un profond soupir et ajouta :
– Mon collègue avait beaucoup hésité à m’en parler,
mais, en apprenant que je me mariais, il a préféré me le
révéler. Et il m’a donné beaucoup de détails qui ont été
confirmés quand j’ai moi-même mené l’enquête.
Il releva les yeux vers elle et enchaîna gravement :
– Je reproche moins à Davina la nature de ses
activités que son mensonge et le fait qu’elle m’ait
trompé. Je sais que son travail restait dans la limite des
bonnes mœurs… Mais c’était tout de même difficile à
accepter et, surtout, je veux épouser une femme en qui je
puisse avoir confiance.
Pour toute réponse, Fleur s’approcha de lui, passa les
deux bras autour de son cou et l’embrassa avec
passion.

***
– Je me demande ce que mes parents vont penser de
tout cela, lança Fleur alors qu’ils se rendaient ensemble
chez Philip et Helen Richardson.
– J’espère qu’ils seront heureux pour nous, répondit-il.
Ils ne s’attendaient tout de même pas à ce que leur
beauté de fille reste célibataire toute sa vie ?
Fleur n’en savait rien, mais la réaction de ses parents
lui importait peu en ce moment. Toute à son bonheur,
elle avait l’impression de voguer sur un petit nuage, et
son cœur battait avec une joie frénétique !
De toute façon, l’annonce de leurs fiançailles avait
déjà suscité des explosions d’enthousiasme : dès qu’ils
avaient appelé Mia pour lui annoncer la nouvelle, elle
s’était mise à crier :
– Je le savais ! Je le savais ! Oh, j’en ai tant parlé
avec Pat et Beryl, et elles le savaient aussi ! Nous avons
tant espéré que cela se produise. Grand-mère aussi,
d’ailleurs ! Je suis tellement heureuse pour mon frère ! Et
je vais avoir ma meilleure amie pour belle-sœur ! C’est
fantastique… Oh, mon Dieu, qu’est-ce que je vais porter,
au mariage ?
Fleur se raccrocha à ce souvenir en sonnant à la porte
de ses parents, mais fut étonnée lorsqu’ils réagirent
avec un plaisir semblable à celui de Mia.
Naturellement, son père ne se mit pas à sautiller au
milieu du salon, mais il la serra tendrement dans ses
bras, et elle vit ses yeux briller d’émotion.
– Je suis certain que tu parviendras à trouver un
arrangement avec l’hôpital, dit-il. Tu pourras poursuivre
tes recherches à mi-temps, et il est même possible que
tu trouves un laboratoire dans les Cornouailles. Les
scientifiques aussi doués que toi sont toujours
demandés, ma fille.
Fleur et Sebastian échangèrent un sourire entendu.
Sebastian se tourna vers son futur beau-père et
assura :
– Fleur est capable de savoir ce qui fera son équilibre.
Nous pouvons lui faire confiance pour trouver la formule
qui lui convient.
Helen passait son temps à essuyer ses larmes et
serrait les mains de sa fille dans les siennes en
répétant :
– Je suis si heureuse, ma chérie… Je ne peux que te
souhaiter un bonheur aussi grand que celui que je vis
avec ton père depuis tant d’années.
A ces mots, Fleur se sentit profondément déstabilisée.
Avait-elle fait fausse route, depuis tout ce temps ?
Finalement, sa mère pouvait avoir renoncé à la musique
et être quand même heureuse auprès de l’homme
qu’elle avait choisi…
Les choix d’un couple étaient mystérieux pour le reste
du monde, et elle comprit pour la première fois de sa vie
que ses parents devaient en effet éprouver un amour très
intense, même s’ils ne le montraient pas aux autres.

***
Fleur avait insisté pour que la cérémonie soit très
simple. Elle voulait partager le plus beau jour de sa vie
uniquement avec ceux qu’elle aimait, non avec des
étrangers fascinés par la vie privée de Sebastian
Conway.
Le mariage fut célébré le premier jour du printemps,
et, exactement neuf mois plus tard, Alexander Sebastian
Philip Conway naquit à Pengarroth Hall, dans l’intimité,
avec l’assistance de Pat et du médecin de famille, tandis
que Sebastian serrait la main de sa femme dans la
sienne durant toute la durée du travail.
La fierté qui se lisait sur le visage du papa était
bouleversante, et Fleur contempla longuement son bébé
entre les bras de son mari.
Puis, Sebastian reposa l’enfant auprès de sa mère,
dont les longues mèches blondes s’étalaient sur les
oreillers bordés de dentelle.
– Je ne savais pas ce que signifiait le bonheur avant
de te rencontrer, mon amour, murmura-t–il à son oreille.
Comment te remercier pour tout ce que tu me donnes…
Fleur serra sa main et se pencha sur leur fils.
– Tu crois qu’il nous aimera ? demanda-t–elle.
– Je suis sûr qu’il adorera sa mère, répliqua-t–il en
souriant. Autant que moi, ma chérie.

***
Quelques jours plus tard, Helen et Philip rendirent leur
première visite à leur petit-fils. Mia était également
présente, et, quand elle ne roucoulait pas auprès de son
neveu, elle portait à Pat tous les bouquets de fleurs
expédiés par les gens de la région et par les amis de
Londres.
– Qui a envoyé celui-ci ? s’enquit Fleur en désignant
un magnifique vase composé de renoncules sauvages,
de roses et de lis.
Sebastian prit la carte et la lut.
– De Rudy, annonça-t–il. « Sincères félicitations à
vous deux ! Sachez que j’ai déjà vendu tous les billets
pour la représentation de l’été prochain. »
Pat se mit à rire.
– Rien ne l’arrête, ce Rudy ! s’exclama-t–elle.
– C’est l’un des plus beaux jours de toute ma vie,
murmura Helen en prenant délicatement le bébé dans
ses bras. Oh, ma chérie, il est si beau… Je n’oublierai
jamais cette journée. Tous mes rêves se sont réalisés.
Mais ce fut la réaction de Philip qui sidéra Fleur.
Fasciné par son petit-fils, il était incapable de le lâcher,
et posait des baisers enamourés sur ses petits doigts
tout en lui murmurant des choses comme :
– Ton grand-père sera toujours là pour toi, oui, oui !
Regarde, Helen, tu ne trouves pas qu’il a mon nez ?
A ces mots, Mia intervint vigoureusement :
– Ça alors, c’est impossible ! Il a mon nez, c’est
évident !
Tous se mirent à rire, mais Philip continua de tenir de
longs discours sur son petit-fils :
– Avec un nom pareil, je me demande si Alexander
fera des conquêtes, plus tard… Sans doute des
conquêtes scientifiques qui révolutionneront nos
connaissances ! A moins qu’il ne devienne l’un de ces
grands avocats que le monde entier s’arrache !
Il adressa un clin d’œil à son gendre et enchaîna :
– Oui, je me demande ce que la vie te réserve comme
trésors, mon petit…
Sebastian fit le tour de la pièce pour rejoindre sa
femme et prendre sa main dans la sienne. Il déposa un
baiser très tendre sur son front, et se retourna vers
Philip.
– Je fais confiance à mon fils pour le découvrir et en
tirer le meilleur, dit-il. Nous le laisserons toujours libre de
ses choix, mais nous le guiderons de notre mieux.
Fleur releva un regard ému vers son mari. Il lui avait
offert une vie dont elle n’aurait jamais osé rêver. Non
seulement elle poursuivait ses travaux de recherche
dans un grand laboratoire de la région, mais elle allait
pouvoir chanter…
Et surtout leur fils allait combler leur idylle, déjà
pleinement heureuse. Elle promena un regard joyeux sur
tous ceux qui occupaient la pièce.
Que le paradis existe ou non, elle savait que le sien se
trouvait là.

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