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Scotland Street
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Du même auteur
aux Éditions J’ai lu

Semi-poche
Dublin Street
London Road
Jamaica Lane
India Place

Fountain Bridge
Numérique
Castle Hill
Numérique
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Samantha
YOUNG
Scotland Street

Traduit de l’anglais (Écosse) par Benjamin Kuntzer


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Titre original
ECHOES OF SCOTLAND STREET

Éditeur original
New American Library, published by the Penguin Group (USA) LLC, New York

© Samantha Young, 2014

Pour la traduction française


© Éditions J’ai lu, 2017
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Pour tous les guerriers du quotidien


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Prologue

Scotland Street, Édimbourg

Je crois que j’avais fini par épuiser Mamie avec ma


musique et mes jacassements incessants à propos d’Ewan.
Ses yeux n’arrêtaient pas de se fermer en papillotant, puis
de se rouvrir brusquement. Elle murmurait de temps en
temps un « oh, ma chérie ». Mon petit ami, le fameux
Ewan, passerait bientôt me chercher à Édimbourg, je
ne voyais donc pas de mal à attendre sous la véranda
de ma grand-mère pour lui laisser faire cette sieste dont
elle avait tant besoin.
Quand j’embrassai sa joue parcheminée pour lui dire
au revoir, Mamie m’adressa un sourire chaleureux,
les paupières lourdes. Avant de m’éclipser discrète-
ment, j’hésitai un instant dans le spacieux vestibule.
Sa ­maison ne m’avait pas semblé si grande à l’époque
où Papi vivait encore, mais depuis qu’il était mort trois
ans plus tôt, les lieux s’étaient agrandis et refroidis
comme par magie. Chaque fois que j’en avais l’occasion
–  et ç’avait été le cas la veille au soir  –, je quittais la
maison de mes parents pour venir dormir chez Mamie,
y passant parfois un week-end entier. Puisque je m’y

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sentais plus à ma place que chez moi, j’adorais m’y


réfugier.
Mais ce n’était pas le cas ce soir-là car le groupe
d’Ewan donnait un concert auquel il souhaitait que
je l’accompagne. Il était bassiste. J’étais très excitée à
l’idée de le voir jouer, mais beaucoup moins par le fait
de voir toutes ces filles se bousculer pour lui parler
après le spectacle, ainsi que l’avait pronostiqué mon
amie Caro.
Je refermai doucement la porte de Mamie et descendis
les marches du perron afin qu’Ewan puisse me voir. Il
avait dix-sept ans, quelques années de plus que moi, et
il venait de passer son permis. Il se jetait sur la moindre
excuse pour conduire sa minuscule Punto cabossée, si
bien que je ne m’en voulais pas de le traîner jusqu’à
Édimbourg pour venir me chercher.
Je plongeai la main dans mon sac à la recherche de
mon téléphone et de mes écouteurs pour patienter en
musique. J’entendis alors le bruit d’une semelle glissant
sur le béton derrière moi et je me retournai dans un
sursaut.
Mon regard croisa aussitôt celui d’un garçon.
Il se tenait debout sur le perron de la maison voisine,
un peu plus haut que moi, et me dévisageait avec un
air proche de la stupéfaction. Je le détaillai longuement,
sentant mon rythme cardiaque s’accélérer.
Ses cheveux blond vénitien étaient légèrement trop
longs et hirsutes, mais sa coiffure était travaillée car…
J’inspirai brusquement entre mes dents, sentant soudain
mon ventre se nouer. Ce type était à tomber par terre.
Ils n’en faisaient pas des comme ça à mon école. Alors
qu’il descendait lentement les marches, le vert éton-
namment lumineux de ses yeux s’éclaircit encore. Des
yeux époustouflants dans lesquels j’avais l’impression de

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pouvoir me noyer – ce qui menaçait bel et bien d’arri-


ver. Lorsque nous rompîmes enfin le contact visuel,
ce fut seulement parce que mes cheveux attirèrent son
attention.
Gênée, je repoussai une mèche derrière mon oreille.
Son regard suivit le mouvement. On s’était longtemps
moqué de ma tignasse quand j’étais petite, mais avec
l’âge, elle avait fini par m’attirer de plus en plus de com-
pliments. En conséquence, je n’étais jamais certaine de la
réaction qu’auraient les autres en la découvrant, mais je
refusais d’en changer pour autant. Je tenais mes cheveux
de ma mère. C’était peut-être l’un de nos rares points
communs.
Ils me tombaient presque jusqu’aux fesses en ondu-
lations délicates et frisettes naturelles. Ni roux ni blond
vénitien, plutôt auburn, mais trop rouges pour l’être
véritablement. Quand le soleil ou la lumière artificielle
illuminait ma chevelure, Mamie disait que c’était comme
si un halo de feu l’entourait.
Les prunelles du garçon retrouvèrent les miennes.
Nous nous dévisageâmes ainsi pendant une durée
anormalement longue et la tension déconcertante qui
avait surgi entre cet inconnu et moi commença à me
mettre de plus en plus mal à l’aise.
Cherchant une échappatoire, je baissai le regard sur
son tee-shirt noir. Il était à l’effigie de The Airborne Toxic
Event, et je sentis mes lèvres s’étirer en un sourire ravi.
TATE était l’un de mes groupes préférés.
—  Tu les as vus en concert ? demandai-je sans cacher
ma jalousie.
Le garçon considéra son tee-shirt, comme s’il avait
oublié ce qu’il portait. Quand il me regarda de nouveau,
sa bouche s’ourla aux commissures.
—  J’aimerais bien.

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Un frisson d’excitation me parcourut au son de sa voix,


et je me rapprochai inconsciemment de la clôture en fer
forgé qui séparait les deux volées de marches.
—  J’adorerais les voir.
Il avança à son tour et je dus incliner la tête en arrière.
Il était grand. Je mesurais un petit mètre soixante, et il
me dépassait de presque trente centimètres. Mon regard
se mit à vagabonder, longeant son épaule carrée, des-
cendant le long de son bras svelte et musclé pour se
poser sur la grosse main qu’il avait passée autour de
l’un des fers de lance qui embellissaient la barrière.
Mon estomac se mit à palpiter quand je l’imaginai me
toucher. Ses doigts étaient masculins, mais d’une lon-
gueur gracieuse.
Je rougis en songeant à ce qu’Ewan m’avait fait la
semaine précédente, sauf que je me figurai subite-
ment ce garçon à sa place. Je me mordillai honteu-
sement la lèvre inférieure en étudiant de plus près
son visage.
Il ne paraissait pas avoir remarqué que mes pensées
avaient sombré dans l’indécent.
—  Tu es fan de TATE ?
J’acquiesçai, soudain intimidée par les sentiments que
ce type faisait naître en moi.
—  C’est mon groupe préféré, précisa-t‑il alors.
Il me décocha un léger sourire et je voulus aussitôt
voir à quoi il ressemblait quand il riait.
—  C’est aussi l’un des miens.
— Ah ouais ? (Il se pencha vers moi, scrutant mon
visage comme s’il n’avait jamais rien vu d’aussi intéres-
sant.) Tu aimes quoi d’autre ?
Émoustillée par le fait d’avoir capté son attention,
j’oubliai ma timidité inhabituelle et lui récitai la liste

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des groupes que j’avais écoutés dernièrement et qui me


revenaient à l’esprit.
Quand j’eus terminé, il me gratifia d’un nouveau sou-
rire, preuve que j’avais bien répondu. Je savais qu’il était
en train de flirter, mais de façon légère, avec une inno-
cence charmante et touchante. Son sourire était renver-
sant. Vraiment, vraiment renversant.
Je réprimai un soupir de satisfaction et m’appuyai un
peu plus contre la clôture.
—  Comment tu t’appelles ? demanda-t‑il doucement.
Nous étions désormais si proches que nous pouvions
nous entendre murmurer. Je sentais même sa chaleur et,
en m’apercevant que nous nous tenions aussi près l’un
de l’autre, je pris soudain conscience de l’intimité de nos
deux corps. Je rougis intérieurement, reconnaissante de
ne pas avoir la peau d’une vraie rousse, qui s’empourpre
si facilement.
—  Shannon, chuchotai-je, craignant de briser cet ins-
tant de grâce en parlant trop fort. Et toi ?
—  Cole, répondit-il. Cole Walker.
Je souris. Ça lui allait comme un gant.
—  On dirait un nom de héros.
Il sourit à son tour.
—  De héros ?
—  Ouais. Genre en cas d’apocalypse zombie, le héros
qui essaierait de sauver le monde s’appellerait sans doute
Cole Walker.
Son gloussement amusé et ses yeux pétillants me
réchauffèrent le cœur.
—  En cas d’apocalypse zombie ?
—  Ça pourrait arriver, insistai-je, car j’aimais bien me
tenir prête à toute éventualité.
—  Ça n’a pas l’air de trop t’inquiéter.
En effet. Je haussai les épaules.

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—  Je n’ai jamais très bien compris pourquoi les gens


avaient peur des zombies. Ils se déplacent super lente-
ment et sont complètement abrutis.
Cole ricana.
—  Deux arguments valables.
Je souris.
—  Alors, es-tu un héros, Cole Walker ?
Il se gratta le côté du menton, le regard dans le vague.
—  Qu’est-ce qu’un héros, au fond ?
Déconcertée par la profondeur et le sérieux apparents
de la question, je haussai les épaules.
—  Quelqu’un qui sauve les autres, je dirais.
Il reposa les yeux sur moi.
—  Ouais, sans doute.
Je lui adressai un sourire charmeur pour détendre
l’atmosphère.
—  Et donc, est-ce que tu sauves des gens ?
Il rit.
—  Je n’ai que quinze ans. Laisse-moi le temps.
Nous avions donc le même âge. J’étais surprise. Il
aurait pu en avoir dix-huit.
— Tu es particulièrement grand pour un garçon de
quinze ans.
Ses pupilles glissèrent sur moi et un léger sourire vint
jouer sur ses lèvres.
—  Il y a beaucoup de monde qui doit te paraître grand.
—  Tu sous-entends que je suis petite ?
—  Tu prétends ne pas l’être ?
Je fronçai le nez.
— Je ne délire pas complètement. Ce n’est juste pas
très poli de faire remarquer sa petite taille à une fille.
Si ça se trouve, j’en veux à la terre entière d’être verti-
calement limitée.

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— Et peut-être que j’en veux à la terre entière d’être


grand.
Je lui jetai un regard du genre « c’est cela, oui », et il
éclata de rire.
—  OK, je ne suis pas furieux d’être grand. Mais tu ne
devrais pas te plaindre de ta taille.
— Je ne me plains pas, m’empressai-je de rectifier.
C’était juste pour parler.
—  Pour parler dans le vide, donc.
Je gloussai, constatant le tour étrange que prenait
notre conversation.
— Ouais.
Il sourit, et son regard me fit de nouveau sentir toute
chose.
—  De toute façon, je doute que quiconque remarque
ta taille. Ces cheveux magnifiques et ces yeux incroyables
doivent détourner toute l’attention.
Au moment où ces mots franchirent ses lèvres, il se
mit à rougir et se passa la main sur le crâne, comme s’il
se sentait gêné de m’avoir complimentée à voix haute.
Mes joues s’embrasèrent de plaisir.
—  Toi aussi, tu as des yeux incroyables.
Sa timidité passagère s’évanouit aussitôt. Il se pencha
par-dessus la clôture.
—  S’il te plaît, dis-moi que tu habites ici.
Avant que j’aie pu répondre quoi que ce soit, un coup
de klaxon rompit le charme. Je me redressai subitement
et vis Ewan approcher à bord de sa vieille Punto. La
réalité m’assaillit brusquement et, pour une raison ou
pour une autre, je me sentais légèrement perdue quand
je me retournai vers Cole.
— J’habite à Glasgow, lui confiai-je à regret. (Je lui
désignai la voiture.) Mon copain est venu me chercher.
Une pointe de déception passa dans ses yeux.

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—  Ton copain ?
Il observa alors la voiture, et son visage se décomposa.
Je sentis mon cœur se ratatiner.
—  Désolée, chuchotai-je sans trop savoir pourquoi je
m’excusais.
—  Moi aussi, murmura-t‑il.
Ewan klaxonna de nouveau et je blêmis en descen-
dant les marches sans quitter Cole des yeux. Nous nous
regardâmes jusqu’à ce que j’atteigne la voiture et monte
à l’intérieur à contrecœur.
—  Salut, bébé, me lança Ewan, brisant définitivement
le lien établi avec Cole.
J’adressai à mon copain un sourire incertain.
— Salut.
Il se pencha vers moi et m’embrassa avant de reprendre
la route.
Paniquée, je me tournai vers la fenêtre pour voir Cole,
mais le porche sous lequel il se tenait était désormais
désert. Un sentiment pesant m’envahit.
—  C’était qui ? s’enquit Ewan.
—  Qui ça ?
—  Le type sur les marches.
—  Je ne sais pas.
Mais j’espère bien le découvrir.
Ewan se mit à bavarder du groupe, sans prendre la
peine de me demander si j’avais bien dormi ou si j’avais
trouvé Mamie en forme, alors que je lui avais fait part
de mon inquiétude à son sujet. Tandis que son tas de
ferraille m’éloignait de Scotland Street, j’avais l’impres-
sion que le destin venait de me tendre deux verres et que,
comme une idiote, j’avais bu dans le mauvais.
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Édimbourg, neuf ans plus tard

INKarnate.
J’examinai l’enseigne au-dessus de la porte du studio
de tatouage sur Leith Walk en me mordillant les lèvres
d’inquiétude. Il n’y avait plus qu’à sauter le pas. Il fallait
que j’ouvre la porte et que j’entre.
Je soufflai longuement, jusqu’à ce que ma bouche
forme une moue contrariée. Le mot « INKarnate » était
peint en caractères gras sur un long panneau de verre
au-dessus de l’entrée. Les deux vitrines de part et d’autre
de la porte noire laquée étaient recouvertes de photos de
membres tatoués, de dessins et de lettrages rouge et violet
annonçant TATOUAGES, PIERCINGS, DÉTATOUAGE à
l’intention des passants. Au centre de la vitrine la plus
éloignée, deux grosses affiches blanches affirmaient
fièrement  : 1er  STUDIO D’ÉCOSSE et VAINQUEUR DE
NOMBREUX PRIX.
Même moi qui n’avais pas de tatouage, j’avais entendu
parler d’INKarnate.
Bon, d’accord, j’étais sortie avec plusieurs mecs qui en
avaient, mais ça n’était pas comme ça que je connaissais

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le studio de Stu Motherwell. C’était juste que ses pan-


neaux attiraient l’œil et qu’il était passé plusieurs fois
à la télé. Stu était le propriétaire d’INKarnate depuis
une trentaine d’années environ. C’était un artiste extrê-
mement talentueux et ambitieux, et il était réputé pour
n’embaucher que les meilleurs.
On pourrait croire que j’étais aux anges d’avoir décro-
ché un entretien pour le poste d’hôtesse/assistante admi-
nistrative qu’ils cherchaient à pourvoir, sauf qu’INKarnate
incarnait tout ce que je cherchais à fuir en ce moment.
Tout ce qui était mauvais pour moi.
Je n’avais postulé que parce que ce genre de boulot
était rare.
Le sort avait voulu que ce soit ma seule candidature
à avoir obtenu une réponse.
Mais que pouvais-je y faire ? Je croisai les bras, les
yeux rivés sur le mot TATOUAGES. J’avais dû quitter
Glasgow, et je n’avais nulle part où aller ; Édimbourg
était la seule ville que je connaissais suffisamment
pour ne pas avoir peur de m’y installer, mais elle était
outrageusement chère. L’hôtel dans lequel je séjournais
ressemblait plus à une espèce d’auberge de jeunesse,
et je n’avais même pas les moyens d’y rester beaucoup
plus longtemps. Même si j’avais assez d’argent de côté
pour payer deux mois de loyer dans un appart vraiment
minable, je ne décrocherais jamais le bail sans avoir un
boulot.
Il fallait bien que je mange et que je me trouve un toit.
Comme le disait Mamie, nécessité fait loi.
Je laissai retomber mes mains le long de mes hanches
(adopter une posture défensive n’était pas une bonne
entrée en matière pour un entretien d’embauche), m’effa-
çai pour ne pas bloquer le passage d’une femme avec son
landau, puis m’approchai de la porte d’un pas décidé et

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entrai. Une clochette rétro contrastant avec le reste de


la décoration tinta au-dessus de ma tête.
Mes bottines à talons plats résonnèrent bruyamment
sur le carrelage blanc rutilant. Il était fileté d’éclats de
mosaïque argentés et plus élégant que je ne l’aurais ima-
giné pour un endroit de ce genre.
Je pris quelques secondes pour observer l’intérieur.
Cela ressemblait à n’importe quel studio de tatouage,
en moins… crado. La salle principale était vaste et spa-
cieuse. Un petit comptoir arrondi en marbre se trouvait
sur ma gauche ; un iMac flambant neuf que j’aurais rêvé
de posséder trônait dessus. Derrière, un petit bureau à la
porte ouverte dévoilait un impressionnant capharnaüm
de dossiers. À l’autre bout de la pièce, un canapé d’angle
en cuir noir semblait particulièrement confortable mal-
gré son usure. Une table basse en verre était disposée
juste devant. Une flopée de magazines reposait dessus,
ainsi qu’un saladier rempli de caramels aux emballages
luisants. Juste en face de moi s’ouvrait une espèce de
mini-galerie, dont les murs blancs étaient presque inté-
gralement recouverts de modèles de tatouages. Les seules
parois restées vierges étaient celles qui divisaient l’espace
ici et là. Une musique de fond alternant rock et indé
accompagnait les books des divers artistes qui défilaient
sur des écrans télé suspendus aux cloisons.
Tout ici tournait autour de l’art.
Mais où étaient les artistes ?
Je balayai du regard la pièce déserte jusqu’à aviser
finalement une porte au fond à gauche. J’entendais d’ici
le vrombissement d’une aiguille. Les ateliers devaient
être derrière.
Devais-je m’y aventurer ?
J’hésitai un instant et fus bousculée par la porte
­d’entrée que quelqu’un tentait d’ouvrir derrière moi. Je

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fis un pas de côté en adressant au nouvel arrivant un


sourire confus.
—  Ça va ?
Il me salua de la tête avant de gagner le comptoir. Il
appuya à plusieurs reprises sur une sonnette démodée.
Oh. D’accord.
Quelques secondes plus tard, une silhouette apparut
par la porte du fond. Une silhouette imposante et bara-
quée. Je contemplai, bouche bée, l’homme qui approchait
et le reconnus bientôt.
La barbe grisonnante et les longs cheveux rêches, le
sourire jovial et les pattes-d’oie autour des yeux bleus.
Non, pas le père Noël.
Stu Motherwell.
Il se dirigea vers le comptoir à pas lents et mesurés,
et je pus constater que ses bottes de motard noires
avaient connu des jours meilleurs. Le vrombissement
de l’aiguille à tatouer émanait encore de la pièce voi-
sine, j’en conclus qu’il y avait au moins un autre artiste
présent.
—  Salut, fiston, dit-il au jeune homme. Qu’est-ce que
je peux faire pour toi ?
—  J’ai rendez-vous pour me faire retirer un tatouage
dans dix minutes.
—  Ton nom ?
—  Darren Drysdale.
Stu se tourna vers l’ordinateur et cliqua sur la souris
à plusieurs reprises.
— Drysdale. Va t’asseoir. Rae t’appellera dans un
moment. Je t’offrirais bien un café, mais ma dernière
assistante a acheté ce foutu engin et personne ne sait
s’en servir.
Le client ricana.

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—  Pas grave, mec.


Il lui adressa un signe de tête et tourna les talons pour
aller patienter sur le canapé.
Les yeux d’un bleu intense de Stu se braquèrent alors
sur moi. Il sembla me jauger un moment avant de me
décocher un sourire jusqu’aux oreilles.
—  Et qu’est-ce que je peux faire pour toi, mini-fée ?
Mini-fée ? C’était nouveau. S’il n’avait pas été mon
employeur potentiel, je lui aurais volontiers rétorqué que
la mini-fée allait lui mettre un bon coup de son mini-pied
au cul s’il s’avisait de me redonner du « mini-fée ».
Peut-être étais-je légèrement remontée depuis quelques
jours…
Mais tout aussi désespérée… alors…
— Je suis Shannon MacLeod. (Je fis un pas vers lui
et lui tendis la main.) Je viens pour l’entretien pour le
poste d’assistante administrative.
— Putain, tu tombes à pic, répondit-il joyeusement
en faisant le tour du comptoir pour me serrer la main,
secouant tout mon corps au passage. Au moins, toi, tu
as l’air normale. La dernière ne semblait pas avoir vu
d’être humain depuis quarante ans.
—  Ah oui ?
Qu’est-ce que j’étais censée répondre à ce genre de
remarque ?
—  Ouaip. Elle ne savait même pas ce que sont l’apa-
dravya ou l’ampallang.
Je fis la moue à la simple évocation de ces piercings
génitaux. Il fallait être un mec sacrément courageux,
selon moi, pour accepter de se faire faire l’un des deux.
—  Vous en faites ici ?
—  Simon est notre perceur. Il sait tout faire. Je déduis
de ta grimace que tu sais de quoi il s’agit ?

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J’acquiesçai, mal à l’aise de parler pénis percés avec


mon boss potentiel –  tout en sachant que, si je décro-
chais ce job, cela pourrait bien devenir un sujet banal
entre nous.
— Enfin, vous ne devez pas avoir tant de demandes
que ça, si ?
—  Je suis sûr que les femmes du monde entier aime-
raient qu’on en ait plus, gloussa Stu avant de se diriger
vers l’arrière-salle, me faisant signe de l’accompagner.
Mon bureau est par là. Allons causer.
Nous franchîmes la porte de derrière et pénétrâmes
dans un long couloir étroit éclairé par les trois portes
ouvertes. Le vrombissement provenait de la pièce du
milieu. Stu me les désigna.
—  Trois ateliers. (Il me montra le premier.) Je partage
celui-ci avec mon gérant. C’est notre tatoueur principal
et notre meilleur artiste, donc le plus souvent c’est lui
qui hérite des gros projets, à moins que je m’en charge
moi-même. Il ne travaille pas le vendredi, tu n’auras donc
pas la chance de le rencontrer aujourd’hui. La pièce du
milieu est celle de Rae. Elle est en train de terminer
un petit tatouage. C’est aussi elle qui s’occupe de les
retirer. La dernière est celle de Simon. Il est également
tatoueur, mais la plupart de ses rendez-vous sont pour
les piercings. (D’un geste du menton, Stu me désigna la
porte fermée au bout du couloir.) Mon bureau.
Nous passâmes devant les ateliers, et j’en profitai pour
jeter un coup d’œil dans la salle du milieu. Je vis le dos
d’une femme maigre aux cheveux violets, probablement
Rae. Elle tatouait ce qui ressemblait à un papillon dans
le bas du dos d’une fille bien roulée penchée par-dessus
une chaise. Je regardai aussi par la troisième porte et
croisai les yeux d’un type chauve, tatoué et beau garçon.
Il avait un client, mais m’adressa néanmoins un petit

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signe de la main au passage. Je le lui rendis, trouvant


qu’il avait l’air gentil.
— Après toi, mini-fée, s’exclama gaiement Stu en
ouvrant la porte de son bureau.
Il m’invita à entrer d’un geste du bras et fronça les
sourcils quand je passai devant lui.
—  Qu’est-ce que j’ai dit ?
Je compris que je n’avais pas dû bien dissimuler mon
exaspération. Bon, d’accord. Puisqu’il m’avait grillée,
autant être honnête.
— Mini-fée ? Je ne sais pas trop comment je dois le
prendre.
—  Eh bien, il n’y a rien de méchant là-dedans, jeune
fille.
Stu me contourna pour aller s’installer dans le gros
fauteuil en cuir derrière le bureau encombré. Il m’indi-
qua la chaise devant moi, où je m’empressai de m’asseoir.
—  C’est juste qu’entre tes cheveux, tes yeux et le fait
que tu sois plutôt petite, tu me fais penser à une mini-fée.
Je me surpris à réprimer un sourire. Ce gros malabar
semblait à la fois perturbé et inquiet à l’idée de m’avoir
offensée.
—  Ce n’est rien. Je suis juste un peu nerveuse à cause
de l’entretien.
—  Oh, il n’y a pas de quoi. (Il secoua la tête.) On va
juste passer en revue ton expérience, puis je te présen-
terai Rae et Simon. Si tu obtiens ce boulot, tu bosseras
surtout avec eux, alors je préfère avoir leur sentiment.
Nous discutâmes ensuite pendant un quart d’heure
environ, évoquant mon passé dans le domaine de l’assis-
tanat administratif. Il était surtout intéressé par mon
expérience de réceptionniste dans un studio de tatouage
à Glasgow. J’y avais travaillé jusqu’à mes vingt ans. Je
sortais à l’époque avec un motard local qui avait presque

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dix ans de plus que moi (ouais, ma famille l’adorait), et


son meilleur ami était le propriétaire d’un studio. J’y étais
restée à peu près le temps de notre relation, soit dix-
huit mois environ. Une histoire charmante, vraiment  :
il m’avait trompée avec une motarde lubrique et c’était
moi qui m’étais fait virer. « Réduction d’effectif », avait
déclaré mon boss. J’aurais plutôt dit que son pote trou-
vait trop gênant de m’avoir dans les pattes après que je
l’avais surpris à sauter une autre nana.
J’allais bientôt découvrir que ce n’était que l’un des
nombreux avantages à sortir avec un bad boy brut de
décoffrage.
—  Ça m’a l’air parfait.
Stu me décocha un large sourire avenant qui me donna
envie de sourire à mon tour. Il m’avait vraiment mise à
l’aise durant cet entretien, et je commençais à me dire
que bosser à INKarnate ne serait finalement pas une si
mauvaise chose.
—  Allons voir Rae et Simon.
L’atelier de Simon était désert, mais on le trouva à la
porte de Rae, en train de l’observer travailler tandis qu’elle
discutait avec le jeune homme qui, semblait-il, venait à
sa première séance pour faire enlever son tatouage. Le
type considéra l’embrasure avec inquiétude quand Stu
et moi apparûmes.
Rae fronça les sourcils en découvrant sa réaction avant
de se retourner vers nous. Elle eut un petit sourire nar-
quois.
—  Ne t’en fais pas. Ils ne sont pas là pour mater. Pas
vrai, Stu ?
Les cheveux violet et noir de la jeune femme étaient
coupés court et de façon irrégulière autour de son long
visage étroit. Elle avait un nez pointu et une bouche
fine. Une pierre noire scintillait à sa narine et un petit

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anneau argenté cernait le côté gauche de sa lèvre infé-


rieure. Ses yeux noirs immenses et ses cils magnifiques
l’empêchaient d’avoir l’air trop sévère. Plus je la regar-
dais, plus je la trouvais belle, sans parler de sa coiffure,
de ses piercings, ni des tatouages de roses noires qui
lui recouvraient le bras droit. Un débardeur Harley-
Davidson moulant et un jean noir mettaient en valeur
sa silhouette élancée.
—  C’est qui, Rouquine ?
Elle me désigna d’un geste du menton.
— Voici Shannon. Shannon, voici mes artistes, Rae
et Simon.
Stu se tourna vers le grand tatoueur chauve.
Simon me sourit et je sentis mon alarme interne se
déclencher. Il avait des fossettes, des fossettes très, très
charmantes, des yeux noisette pétillants et des muscles
bien dessinés sous son tee-shirt Biffy Clyro gris. Des
tatouages recouvraient chaque centimètre carré de ses
bras. Des tunnels noirs transperçaient ses oreilles.
Voilà qui était problématique.
Peut-être qu’un boulot à INKarnate n’allait pas le faire,
finalement.
—  Tu devrais l’embaucher, dit Simon à Stu sans jamais
me quitter du regard. Elle est canon. Ça se bousculerait
au portillon.
Nan. Ça n’allait carrément pas le faire.
Rae émit un ricanement en déchiffrant mon expres-
sion.
— Ne t’en fais pas, Rouquine. Il préfère les bites.
Genre, les vraies bites.
Je cillai non pas seulement à cause de sa grossièreté
–  devant un client, en plus  –, mais à cause de ce que
cela impliquait. Simon était gay ? Il remarqua mon air
surpris et éclata de rire.

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—  Oui, je suis gay.


Je détestais le reconnaître, mais cet aveu me soula-
gea instantanément, la déception que j’avais éprouvée
quelques instants plus tôt s’était soudain volatilisée. Je
souris à mon tour.
—  Si en plus tu es célibataire, je risque de m’évanouir
d’incrédulité.
Cela le fit rire et le flatta.
—  Non. Mon copain s’appelle Tony. Il est italien.
— Oh non, ne le lance pas sur Tony. (Rae roula des
yeux.) J’adore ce type, mais si j’entends encore une anec-
dote sur la bouche talentueuse et le grand cœur de Tony,
je risque de me gerber dessus.
Mes prunelles trahirent ma surprise, et Simon me
tapota l’épaule.
— Ne t’en fais pas. Elle est comme ça. Elle est folle
de moi, en vrai.
Elle s’offusqua et se retourna ostensiblement vers son
client, qui nous observait avec l’air de s’ennuyer ferme.
—  Embauche-la, Stu. Tu sais que j’aime bien choquer
les gens, et Rouquine a l’air particulièrement bon public.
— Je relève le défi, répliquai-je, offensée qu’elle pré-
sume ainsi que j’étais susceptible. J’ai déjà entendu bien
pire, je te rassure.
Elle eut un rictus.
—  C’est moi qui relève le défi.
—  Et voilà, soupira Simon.
—  Tu es engagée, m’annonça Stu.
Je me tournai vers lui, immensément soulagée.
—  Sérieux ?
Il sourit.
—  Ouais, tu me plais bien.
Cela ne paraissait pas très professionnel.
—  Tu m’engages parce que je te plais bien ?

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— Les gens n’ont pas idée de l’importance que ça


a dans la gestion d’une affaire. Quand tout le monde
s’entend bien, quand l’ambiance est bonne, les clients
nous recommandent.
—  Ah oui, parce que c’est mon putain de côté affable
qui fait venir la clientèle, pas du tout mon immense
maîtrise de l’aiguille à tatouer, grommela Rae.
Stu grogna.
—  Ce n’est ni ton putain de côté affable ni ton immense
maîtrise de l’aiguille à tatouer qui font venir la clientèle.
C’est…
— Cole, compléta-t‑elle avec malice. Mais je ne suis
pas mauvaise non plus.
Stu ne put s’empêcher de sourire.
—  Non, c’est vrai.
— Bon. (Simon se tourna vers nous et nous chassa
en agitant les mains.) Laissons bosser Rae. (Il me sou-
rit tandis que nous sortions dans le couloir.) Alors, tu
acceptes ?
J’y réfléchis tout en suivant Stu vers la salle principale.
Un client attendait au comptoir, et Simon s’empressa
d’aller l’accueillir tandis que Stu me dévisageait, dans
l’expectative.
Rae avait donc la langue bien pendue et n’avait pas
l’air du genre à la tourner sept fois dans sa bouche avant
de l’ouvrir, mais sous ses allures irritables, je percevais
une véritable affection pour son employeur et son col-
lègue. Stu était tapageur et incisif, mais facile à vivre
et détendu. Et Simon me paraissait tout aussi agréable
et sympa.
Il devait y avoir pire endroit sur terre pour bosser.
De qui est-ce que je me moquais ? Ils auraient pu être
insupportables que j’aurais quand même accepté le poste.
Je tendis la main.

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—  Merci. Je suis ravie.


Stu, rayonnant, me secoua de nouveau la main et le
corps tout entier.
—  Génial. Tu commences lundi ?
—  Génial, répétai-je.
Pour la première fois depuis des jours – des semaines,
même –, j’avais la banane. J’étais soulagée de recommen-
cer enfin à avancer.
Stu jeta un coup d’œil à Simon.
—  Elle a dit oui !
Simon éclata de rire.
—  Bonne nouvelle. Cole va l’adorer.
—  Oh, ouais.
Stu gloussa d’une manière qui me fit me sentir ner-
veuse. Qui était ce Cole ? Le regard de Stu pétillait.
— En fait, je suis en semi-retraite. Je ne suis pas là
souvent, alors je laisse les clés de la boutique à mon
gérant, Cole. Il t’expliquera tout ce que tu dois savoir
lundi.
Je répondis d’un faible sourire.
J’éprouvai soudain un très mauvais pressentiment.

La pièce était froide et étroite, mais au moins j’avais


un endroit où me poser. Même si cela ne rendait pas
les environs moins déprimants. Sans parler du fait que
je détestais avoir à partager la salle de bains commune
avec les cinq autres clients de l’« hôtel ».
J’avais fini de remplir la fiche de renseignements que
Stu m’avait donnée avant de partir d’INKarnate. D’un
côté, je m’estimais incroyablement chanceuse d’avoir
décroché un job si rapidement, de l’autre, j’étais com-
plètement terrifiée à l’idée de rencontrer mon nouveau
manager. Je n’avais plus qu’à espérer qu’il soit comme
Stu ou même Simon : pas un sale type.

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Grommelant à cause du malentendu qui m’avait mise


dans cette situation, je repoussai le formulaire et soulevai
mon téléphone. Pas de message. Comme si je m’attendais
réellement à en avoir : je n’avais pas passé beaucoup de
temps avec ma famille quand j’habitais à Glasgow, mais
au moins j’existais encore. À présent, c’était comme si
j’avais été rayée de la carte.
Ravalant la colère qui me nouait les tripes, je me levai
et traversai la chambre minuscule jusqu’au mur contre
lequel étaient empilés mes valises et les cinq cartons
contenant mes affaires. J’avais jeté la plupart d’entre elles
avant de déménager. Je me disais que cela m’aiderait
à me purger de ces souvenirs afin de repartir de zéro.
En fouillant dans les boîtes, je finis par trouver ce que
je cherchais  : la seule chose qu’il me restait du lycée,
mon matériel d’art plastique. Dessiner m’avait toujours
détendue –  cela me permettait de me vider l’esprit. Et,
apparemment, j’en avais grand besoin en ce moment.
Quand j’avais tout empaqueté, je n’avais pas eu le
temps de parcourir mes vieux croquis, mais ce soir-là, je
n’avais rien d’autre à regarder que quatre murs sinistres.
Il me fallait quelque chose pour ne plus penser à mes
problèmes familiaux, et je n’avais pas les moyens de
m’acheter des livres.
Je posai le carton sur le lit, essuyai à l’aide d’un vieux
tee-shirt la poussière accumulée sur mes carnets et me
pelotonnai sur le matelas pour les feuilleter. Certains
de mes premiers dessins me firent sourire. Dessiner ne
m’était pas venu facilement. J’avais toujours adoré ça,
sans au début être capable de donner vie à mon œuvre.
Jusqu’à ce qu’un garçon de ma classe de seconde (pour
lequel j’avais eu un énorme coup de cœur) me montre
comment tenir mon crayon correctement et comment

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caresser le papier, au lieu de tracer des traits durs et


abrupts.
Depuis, j’avais progressé rapidement et j’étais devenue
accro.
La passion avait duré. Pas le premier amour.
Une feuille volante tomba après le troisième croquis.
Je la ramassai et pensai à un autre garçon. Un an plus
tôt, en contemplant ce dessin, je n’aurais éprouvé qu’un
vague fourmillement de douleur –  un souvenir diffus
plutôt que le sentiment brut.
À présent, cependant, le fait de revoir mon ex-petit
ami Nick m’emplissait d’une grande amertume. Cette
amertume s’emparait peu à peu de moi, et je détestais
ça. Mais voilà, j’ignorais comment la combattre.
La tête contre l’oreiller, je chiffonnai le portrait du
magnifique Nick Briar. J’étais sortie avec lui neuf mois
après que mon premier copain, Ewan, m’avait larguée du
jour au lendemain. Pendant un temps, Nick avait apaisé
la douleur liée à la rupture. Dans ma grande immaturité,
j’avais eu l’impression de remporter une petite victoire
contre Ewan quand j’avais commencé à fréquenter Nick.
Il avait alors dix-neuf ans et était le chanteur charisma-
tique d’un groupe de rock rival.
Nick avait été la première de mes mauvaises fréquen-
tations…

La petite boîte miteuse était enfumée et la température y


était insoutenable. Mais j’étais en transe de voir Nick sur
scène avec son groupe, Allied Criminals. Je trouvais leur
nom ridicule et je n’étais pas très fan de leur musique,
mais j’adorais la voix de mon mec, sa passion et l’excita-
tion générale du public. J’étais fière d’être sa copine, et je
m’étais promis de toujours le soutenir, quoi qu’il advienne.

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Nick jouait les blasés pendant les concerts, mais en réa-


lité il était vraiment adorable. Le soir précédent, quand je
lui avais annoncé que je ne pourrais pas venir les voir
jouer à cause d’une réunion de famille, il ne l’avait pas
du tout mal pris. Évidemment, il avait été déçu, mais il
n’en avait pas fait toute une histoire, comme Ewan à sa
place. Et j’avais beaucoup plus l’impression d’être unique
à ses yeux qu’à ceux de son prédécesseur. Nick me disait
toujours combien il me trouvait belle, drôle et intéressante.
Je m’étais sentie ordinaire jusqu’à notre rencontre. J’étais
complètement folle de lui, ce qui expliquait sans doute
que c’était avec lui que j’avais couché pour la première
fois quelques semaines plus tôt.
Mes amies étaient puériles à ce sujet, jalouses même, ce
qui était ridicule. Elles trouvaient que je commettais une
erreur en m’offrant à lui et faisaient étalage de leur igno-
rance en me privant de leur soutien. Par chance, j’avais
Nick, et je n’avais pas à subir leur naïveté en permanence.
Après que Nick s’était montré si cool la veille, me chucho-
tant des mots doux à l’oreille tout en me faisant l’amour,
j’avais décidé de m’éclipser de la fête d’anniversaire de ma
tante pour venir malgré tout assister au concert. J’avais
hâte de lire la surprise sur le visage de mon chéri.
Le groupe acheva son dernier morceau et je me précipitai
vers la porte donnant accès aux coulisses. Un videur essaya
de me repousser, mais après que je lui eus expliqué qui
j’étais, il disparut derrière la scène et revint accompagné du
« manager » du groupe. En réalité, il s’agissait d’un cousin
de Nick, Justin, et je n’étais pas certaine que cela suffisait
à faire de lui quelqu’un de compétent pour ce job. Mais je
m’en fichais un peu. Justin me reconnut et me fit entrer,
puis disparut avant que j’aie pu lui demander où aller. Je
partis dans la direction opposée à la sienne et tombai sur
le groupe, assis autour d’une table de billard découverte,

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posée au milieu de nulle part. Les musiciens buvaient de


la bière en conversant bruyamment avec quelques garçons
et filles que je ne connaissais pas.
Nick n’était pas là.
Alan, le guitariste principal, se crispa en m’apercevant et
jeta un coup d’œil nerveux derrière moi avant de m’obser-
ver de nouveau.
—  Shannon. (Il se leva brusquement, et tous me dévisa-
gèrent de la même manière.) Je croyais que tu ne pouvais
pas venir ?
Je lui souris, mais mes lèvres tremblaient. La tension
provoquée par mon entrée avait déclenché une alarme dans
ma tête.
—  Je voulais faire une surprise à Nick. Où est-il ?
—  Euh, je ne sais pas, mentit Digby, le batteur, en haus-
sant les épaules.
Il se tourna vers ses compagnons avec une nonchalance
feinte qu’ils adoptèrent à leur tour.
Sauf Alan. Celui-ci fit la moue en les considérant, puis
reporta son regard sur moi alors que je le fixais avec obsti­
nation. Ma détermination le fit tressaillir. Alan et moi nous
entendions plutôt bien. En réalité, j’avais parfois l’impres-
sion que je lui plaisais. Il flirtait sans arrêt avec moi et se
montrait toujours prévenant. J’avais fait mine de ne rien
remarquer parce que j’étais folle de Nick et que personne
ne pouvait me faire ressentir la même chose.
—  Où est-il, Alan ?
Ses yeux trahirent son désarroi.
—  Dans le vestiaire, Shannon.
Il m’indiqua la direction tandis que les autres se tortil-
laient, mal à l’aise.
Sentant mon cœur s’emballer, je fis volte-face sur mes bot-
tines à petits talons et m’engageai avec plus d’assurance que je
n’en éprouvais dans un étroit couloir obscur. Je m’immobilisai

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devant une porte peinte en noir, sur laquelle ressortaient les


lettres blanches composant le mot VESTIAIRE.
En entendant les halètements et les gémissements qui
en émanaient, je savais ce que j’allais découvrir, mais il
fallait que j’en aie le cœur net.
Je tournai la poignée d’une main tremblante et poussai
brusquement le panneau.
Dans la pièce mal éclairée et guère plus grande qu’un
placard se trouvait Nick, le jean aux chevilles, qui culbutait
la blonde qu’il avait plaquée contre le mur.
Une vague de nausée et de douleur me submergea vio-
lemment quand tous deux tournèrent la tête, surpris par
cette intrusion. Nick écarquilla les yeux et oublia aussitôt
la blonde en prononçant mon nom. Elle tomba par terre
quand il la lâcha pour remonter son pantalon.
Je m’enfuis à toutes jambes, distançant Alan et Nick
qui s’élancèrent après moi en me criant de m’arrêter. Je
les semai dans la foule du bar crasseux et me précipitai
jusqu’à l’arrêt de bus. Mais je ne rentrai pas chez moi et
me retrouvai à frapper à la porte de mon amie Caro. Elle
me fit entrer et je m’effondrai dans ses bras, m’excusant
de l’avoir traitée de naïve, alors qu’au bout du compte,
la seule personne naïve dans cette histoire, c’était moi…

Avec Nick, j’avais reçu une bonne leçon. Toutefois,


bizarrement, il avait fallu qu’un autre homme me trompe
pour que je la retienne. Alors, j’avais appris à ne plus me
laisser berner par les gars dans leur genre. Cependant,
j’avais fini par retomber dans les bras d’une autre espèce
de mauvais garçon : celui qui, tout en restant fidèle, avait
trouvé le moyen de me bousiller la vie.
Mais c’était terminé.
Je déchirai le dessin de Nick en mille morceaux.
Plus jamais.
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La veille de mon premier jour, j’eus du mal à trouver


le sommeil tant j’angoissais pour le lendemain. Quand,
enfin, je parvins à m’endormir, c’était avec l’espoir que
mon nouveau manager serait une sorte de Stu en plus
jeune. Je saurais gérer un Stu.
Ce fut donc avec un trac inhabituel que je me pré-
sentai à INKarnate le lundi, sans doute à cause duquel
je faillis m’étaler de tout mon long en voyant ce qui
m’attendait. Debout devant le comptoir, Simon devisait
calmement avec un grand mec qui me tournait le dos.
J’eus un bref aperçu de ses épaules larges et fortes et
de ses longues jambes avant qu’il se retourne et que nos
regards se croisent.
Nom de…
Mon ventre se serra.
La terreur m’envahit.
Pitié, non, non, non. Faites que ce soit un client. S’il
vous plaît…
Ses yeux verts et lumineux se plissèrent de façon char-
mante quand leur magnifique propriétaire m’adressa un
sourire chaleureux, enfantin, qui força mon champ de
protection anti-bad boys. Ses prunelles et son sourire

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auraient suffi à me mettre à terre, mais, hélas, c’était


sans compter la barbe naissante ultra sexy qui lui cou-
vrait les joues et les cheveux blond vénitien en bataille
qui entouraient son splendide visage. Comme si cela ne
suffisait pas, il fallait qu’il soit en outre doté d’un corps
musculeux. Particulièrement bien dessiné, à ce que je
voyais. Son tee-shirt bleu marine ne masquait ni le V
parfait de son torse ni ses longs bras puissants. Des bras
couverts de tatouages élaborés et séduisants.
—  Shannon, m’accueillit Simon. (Je détournai les yeux
du désastre ambulant qui se tenait devant moi.) Je te
présente Cole, notre manager.
Le destin était-il donc cruel à ce point ?
Cole me sourit une fois encore, et une vague réminis-
cence me frappa à la poitrine. Je restai choquée tandis
qu’il s’approchait de moi pour venir me saluer.
—  Cole Walker. Heureux de te rencontrer.
Je lui serrai la main à contrecœur.
Et le regrettai instantanément.
Sa paume légèrement calleuse et ses longs doigts – le
majeur était orné d’une grosse bague argentée  – firent
disparaître ma petite main, et je me sentis enveloppée
par lui.
Merde !
Je rompis le contact, incapable de soutenir le regard de
mon nouveau patron. J’observai plutôt ses rangers des-
serrés à l’intérieur desquels était fourré son jean sombre.
—  Shannon ?
Cole répéta mon nom telle une question, et je dus
redresser le menton. De près, la familiarité que j’avais
ressentie plus tôt se précisa quand il plissa les paupières
pour me détailler. Il scruta mes cheveux pendant de lon-
gues secondes.
Je le reconnus brusquement.

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Non.
Pas possible.
— Alors, es-tu un héros, Cole Walker ?
—  Qu’est-ce qu’un héros, au fond ?
Des mois – des années, même – s’étaient écoulés depuis
notre rencontre sur le perron de ma grand-mère, et
j’avais souvent repensé à ce beau garçon dont je m’étais
sentie si proche après seulement quelques minutes de
conversation.
Cole Walker.
Ce putain de Cole Walker.
Adulte.
Devenu mon nouveau boss.
J’étais foutue. Je le serais néanmoins un peu moins
s’il ne se souvenait pas de moi, et j’étais à peu près sûre
que ce serait le cas. Un type comme lui… devait flirter
quotidiennement avec des femmes. Il ne risquait pas de
se rappeler une conversation banale survenue neuf ans
plus tôt avec une petite rouquine pâlotte.
—  Je te connais.
Il recula pour m’examiner avec un léger sourire aux
lèvres. Il ne semblait pas insensible à mon charme, ce qui
réactiva aussitôt mon champ de force à pleine puissance.
— Shannon.
Contre toute attente, ses magnifiques yeux verts s’illu-
minèrent : il m’avait reconnue.
—  On s’est déjà rencontrés.
Il adressa un sourire à un Simon hilare avant de se
retourner vers moi. Ses prunelles resplendissaient d’une
surprise ravie.
—  Sur Scotland Street. Il y a des années.
Il attendit ma réponse.
Je pouvais lui dire que je me souvenais de lui, mais
cela n’aurait fait qu’encourager le numéro de drague qu’il

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envisageait sans doute. Je me rappelais qu’il avait craqué


sur mes cheveux et mes yeux. Qui pouvait dire s’il ne
craquait pas toujours dessus et ne mourait pas d’envie
de voir ma tignasse recouvrir son oreiller tandis qu’il
me baiserait ? D’abord au sens propre, puis sans doute
au figuré.
M’efforçant de conserver un air parfaitement neutre,
je secouai la tête.
—  Désolée. Ça ne me dit rien.
La déception fit vaciller son sourire.
—  Sérieux ? On a parlé de musique, de zombies et de
trucs dans le genre. Ton copain est venu te chercher. Tu
es de Glasgow.
Punaise, il était doté d’une mémoire photographique,
ou quoi ?
Je parvins tout juste à éviter de plisser le nez d’agace­
ment.
— Je suis effectivement de Glasgow, répondis-je cal-
mement, d’une manière ni amicale ni inamicale. Et ma
grand-mère habitait Scotland Street. Mais je ne me sou-
viens pas de toi. Désolée.
Simon tenta d’étouffer son ricanement.
Cole darda sur lui un regard menaçant, et mon nou-
veau collègue se retourna en sifflotant innocemment tout
en disparaissant vers l’arrière du studio.
Mon manager me considéra en fronçant les sourcils
et soupira.
—  Je ne te rappelle vraiment rien ?
— Pardon.
Je haussai mollement les épaules, ce qui ne fit q
­ u’accroître
son froncement de sourcils.
—  C’est vrai que ça fait un bail.
Il continua de me jauger du regard et je me mis à
remuer inconfortablement. Plus il me dévisageait, plus je

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le dévisageais, et plus je le dévisageais, plus je découvrais


combien il était craquant.
Et ses tatouages ne jouaient pas contre lui.
Je maudis l’artiste qui sommeillait en moi de sa fai-
blesse pour les hommes ornés de beaux tatouages. Il y
avait des initiales formant un motif tribal sur la gauche
de son cou. Dans le prolongement, sur son bras, un loup
à l’encre noire se tenait au bord d’un précipice rocheux.
Il remontait sur son biceps, et le buste d’une femme de
profil semblait s’élever du sommet du crâne de l’animal
–  elle tournait le dos, et ses cheveux flottaient dans le
vent et disparaissaient sous le tissu du tee-shirt. Sur son
bras droit, en noir et rouille, volait un aigle dont le bout
des ailes s’estompait aussi sous la manche. Le rapace
tenait dans ses serres une vieille montre de gousset, mais
je n’arrivais pas à lire l’heure dessus.
—  Ça te plaît ?
Je cillai au sous-entendu dans la voix de Cole, m’arra-
chant à la contemplation de ses décorations. Il arborait
ce léger rictus charmeur qui m’aurait fait tomber encore
quelques mois plus tôt.
Mais beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts depuis.
Je haussai les sourcils.
— Tu flirtes avec toutes tes nouvelles employées ?
demandai-je sans humour et en faisant mine de ne pas
être impressionnée.
Le sourire de Cole s’élargit alors qu’il examinait mes
cheveux.
—  Je n’en ai encore jamais eu des comme toi, murmura-
t‑il.
—  Efficace, intelligente, responsable, sérieuse ? m’­enquis-
je sans desserrer les dents.
Une lueur d’amusement dansa dans ses prunelles.

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Composition
NORD COMPO
Achevé d’imprimer en Espagne
Par CPI BOOKS IBERICA
Le 12 juin 2017.
Dépôt légal juin 2017.
EAN 9782290125038
OTP L21EDDN000849N001
ÉDITIONS J’AI LU
87, quai Panhard-et-Levassor, 75013 Paris
Diffusion France et étranger : Flammarion

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