Vous êtes sur la page 1sur 295

Gwen Wood

Alpha
Le chant mortel
Tome 2
DU MÊME AUTEUR

Alpha – La guerre des loups – Tome 1 – Partie 1, coll. FantasyLips, juillet 2018
Alpha – La guerre des loups – Tome 1 – Partie 2, coll. FantasyLips, août 2018

Alpha – Le chant mortel – Tome 2, coll. FantasyLips, septembre 2018


Alpha – L’alliance funeste – Tome 3, coll. FantasyLips, octobre 2018

Ces livres sont également disponibles


au format papier.

Retrouvez notre catalogue sur notre site


www.lipsandcoboutique.com
Ce livre est une fiction. Toute référence à des événements historiques, des comportements de personnes ou
des lieux réels serait utilisée de façon fictive. Les autres noms, personnages, lieux et événements sont issus
de l’imagination de l’auteur, et toute ressemblance avec des personnages vivants ou ayant existé serait
totalement fortuite.

© 2018, Lips & Co. Éditions


Collection Fantasylips
Première édition : septembre 2018

ISBN : 978-2-37764-303-5

Sous la direction de Shirley Veret


Correction et mise en page : Sophie Druelle
Conception graphique de la couverture : Caroline Copy-Denhez
Illustration de couverture et intérieur : © Diana Savich
© Berezka_Klo
Gwen Wood est originaire d’Occitanie où elle vit encore aujourd’hui dans un
petit village. C’est sa mère qui lui transmet le goût pour les livres dès son plus
jeune âge, développant au fil de ses lectures une préférence pour la fantasy,
mettant en scène vampires et loups-garous.

Durant sa scolarité au lycée, l’envie d’écrire la prend soudainement et devient


vite une véritable passion, si bien que deux mois plus tard, la jeune femme
achève l’écriture de son premier roman.

Suite à la publication de ce dernier sur une plateforme de lecture et d’écriture,


les commentaires des lecteurs nourrissent son envie de progresser et d’aller plus
loin. C’est ainsi qu’elle décide de retravailler son premier texte pour donner
naissance à Alpha : La guerre des loups, premier tome de la saga.

@Gwen Wood - Auteur


Table des matières

18
2 20
3 30
4 45
5 57
6 70
7 80
8 92
9 101
10 112
11 125
12 135
13 150
14 161
15 174
16 189
17 202
18 215
19 228
20 239
21 250
22 267
23 279
24 291
25 311
26 322
27 334
28 353
29 369
À tous ceux qui n’ont pas cru en moi,
merci.
1
— Je me les gèle Poppy, tu veux pas rentrer ?
Je levai les yeux au ciel pour la centième fois de la soirée, mais ne m’arrêtai
pas de creuser.
— Personne ne te retient Sam, grommelai-je, si tu veux rentrer, je ne vais pas
t’en empêcher.
Ma respiration saccadée rendait la discussion difficile ; ma cage thoracique
semblait retenue prisonnière par un étau invisible qui m’empêchait d’inspirer et
d’expirer correctement. Et pire que tout, j’avais horriblement mal aux bras. Je ne
faisais définitivement pas assez d’exercice.
— C’est morbide, déclara le loup-garou.
Je relevai la tête une seconde, la grimace que mon acolyte esquissa me fit
sourire. Les lycans avaient beau faire les fiers, il suffisait de les amener dans un
cimetière pour les faire trembler. Quelles drôles de créatures.
— C’est toi qui as tenu à m’accompagner, je te rappelle.
— Ouais, mais c’était avant de savoir qu’on allait déterrer un cadavre !
Je soupirai, vaincue, et plantai le bout de ma pelle dans la terre avant de me
redresser. Ma colonne vertébrale était atrocement douloureuse, j’avais le dos en
compote et de la boue dans mes chaussures. Il avait plu la nuit dernière, le sol
était encore légèrement humide, ce qui expliquait probablement l’état déplorable
dans lequel j’étais. Ma chevelure blonde était pleine de terre et mon visage était
taché de boue, ce qui devait contraster avec mon teint diaphane. Nettoyer tout ça
allait me prendre au moins une heure. Mes fringues étaient fichues.
— Ça fait partie de la chasse, Sammy, déterrer des cadavres, brûler des
corps… On peut pas toujours interroger de jolies nanas en se faisant passer pour
des agents de la police locale. Tu voulais voir tous les aspects de la traque, les
voilà ! Maintenant, attrape-moi cette stupide pelle et rejoins-moi dans ce trou !
J’en ai ma claque de creuser toute seule !
Je m’emparai du manche de ma pelle et me remis au travail, nous avions du
pain sur la planche si nous voulions rentrer à l’hôtel avant le lever du soleil.
Cela faisait quelques jours que Sam et moi travaillions sur une affaire de
disparitions mystérieuses à Biddeford, dans le Maine. Plusieurs jeunes femmes
s’étaient évaporées dans la nature sans laisser de trace, j’avais été mise sur le
coup grâce à Dave, un habitué du Teddy’s, qui avait eu vent de l’affaire. Le
Gamma avait insisté pour travailler avec moi, comme il le faisait souvent, et je
n’avais pas eu le bon sens de refuser. Les loups n’étaient pas des chasseurs,
j’avais tendance à l’oublier depuis que je vivais avec l’un d’eux.
— C’est la dernière fois que je te suis dans un cimetière, Poppy Evans,
grognassa le garou en me rejoignant dans le trou que je m’étais efforcée de
creuser.
— C’est la dernière fois que je t’emmène dans un cimetière, Sam Peters,
rétorquai-je, tu es bien trop agaçant quand tu as la frousse.
L’air outré, le brun émit un bruit de gorge sonore qui s’envola dans les airs et
réveilla probablement tous les morts du cimetière. Je relevai la tête, et le fusillai
du regard.
— Chut !
— Je n’ai pas la frousse, se défendit-il en baissant d’un ton, c’est juste que je
trouve ça morbide !
— La chasse, c’est morbide, quand vas-tu enfin le comprendre ?
La partie métallique de ma pelle rencontra un obstacle dur. Le bruit sourd que
ce coup produisit nous fit baisser les yeux machinalement.
— Je crois que c’est le cercueil, lançai-je.
L’homme avala sa salive difficilement et serra les lèvres. Il avait beau affirmer
le contraire, il était évident qu’il était en train de faire dans son pantalon.
— Et maintenant, on fait quoi ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
Je pris une profonde inspiration et me redressai prudemment, une main sur le
bas de mes reins. Mes os craquèrent ; j’avais passé l’heure précédente pliée en
deux, mon dos n’avait visiblement pas apprécié.
Je m’extirpai tant bien que mal du cratère boueux, me hissant à l’extérieur à
l’aide de mes bras fatigués, et me remis debout une fois sortie. La fraîcheur de la
nuit caressa mon visage encrassé, je pris la liberté de profiter de cet air pur
pendant quelques secondes.
— Maintenant, repris-je, on brûle cette salope.
J’avais quitté l’Arkansas pour le Maine une semaine plus tôt. Cela faisait donc
sept jours que je me démenais pour découvrir ce qui se passait dans cette ville
avec, bien sûr, l’aide non négligeable du froussard qui me servait
d’accompagnateur. Nous avions interrogé les habitants, mené des recherches
approfondies sur les victimes, nous nous étions documentés sur la ville et ses
légendes, pour finalement découvrir qui se cachait derrière ces enlèvements, ou
plutôt ce qui se cachait derrière ces enlèvements.
En 1833, Marie Nicholson, une sorcière qui pratiquait la magie noire, avait
découvert que son gentil petit mari, Edward Nicholson, la trompait avec une fille
plus jeune et plus jolie. Furieuse, elle assassina son époux et sa maîtresse, puis se
donna la mort en se pendant sur son perron. D’après les croyances locales, Marie
reviendrait parmi nous à la période de l’anniversaire de sa mort pour assassiner
les nanas qui traînaient un peu trop tard dans les rues. Dans le domaine de la
chasse, il n’était pas rare de rencontrer des mauvais esprits, je n’avais donc pas
écarté la piste du revenant vengeur, et m’étais mise au travail.
Finalement, après quelques jours d’investigations acharnées, Sam et moi
avions découvert que les légendes n’en étaient peut-être pas seulement. Les
disparitions survenaient bien à chaque anniversaire de la mort de Marie
Nicholson. Celles-ci s’étalaient généralement sur un mois entier, et une fois ce
mois passé, la vie reprenait son cours jusqu’à l’anniversaire suivant. Les corps
n’étaient jamais retrouvés et, par manque de preuve, la police finissait toujours
par classer les dossiers, sans fournir plus de recherches. Chaque année, le cirque
recommençait.
— On est sûrs de tomber sur le bon cadavre au moins ? me questionna le loup.
Je m’accroupis sur le sol et récupérai le sac de sport que j’avais emporté avec
moi. À l’intérieur de celui-ci était rassemblé mon nécessaire de survie « spécial
fantôme en rogne ». Nous allions en avoir besoin pour mettre un terme aux
vagues de disparitions qui survenaient à Biddeford.
— Oui, j’en suis sûre. La pierre tombale porte son nom et d’après le gardien
du cimetière, c’est bien ici qu’elle est enterrée. Normalement, Marie Nicholson
n’aurait pas dû être mise en terre au sein du carré religieux.
— À cause du suicide.
— Exactement. Cependant, sa famille était assez blindée pour lui éviter
l’anonymat d’une fosse commune. Si tu veux mon avis, c’était plutôt pour éviter
un scandale, et la honte que cet enterrement aurait provoquée.
Je sortis un pied-de-biche rouillé du bagage et le tendis au lycan encore dans
le trou.
— Allez Sammy, il est temps de te servir de tes muscles, ouvre-moi ce
cercueil.
— Quoi ? Tu veux que moi, j’ouvre ce cercueil ? siffla-t-il.
Je hochai la tête.
— À ton avis, pourquoi t’ai-je pris avec moi si ce n’est pas pour tes muscles ?
Je ne te demande pas de cramer le cadavre, mais simplement de m’ouvrir cette
boîte en bois afin que, moi, je puisse lui foutre le feu. C’est tout.
— C’est tout ? s’égosilla-t-il. C’est tout ? Tu me demandes de violer une
tombe ! Je vais aller en Enfer.
— Eh ben comme ça on s’y retrouvera. Allez, dépêche-toi, plus vite on
ouvrira ce cercueil, plus vite on rentrera à l’hôtel.
La perspective de retrouver son lit motiva le garou, qui récupéra le pied-de-
biche et entreprit de soulever le couvercle de la caisse sous ses pieds. Pour ma
part, je m’emparai du sac de gros sel que j’avais apporté, ainsi que du paquet
d’allumettes que je gardais dans ma poche.
— Parfait, j’ai tou…
Je fus interrompue par un choc violent qui me fit voler dans les airs telle une
poupée de chiffon. Je m’écrasai au sol quelques mètres plus loin avant d’avoir eu
le temps de comprendre quoi que ce soit. Cependant, il n’était pas nécessaire
d’être un génie pour deviner ce qui était en train d’arriver. Le fantôme de Marie
Nicholson n’avait de toute évidence pas envie de quitter la partie. Oups.
Retombant rudement sur une épaule, je poussai un grognement de douleur et
serrai les dents si fort que je fus étonnée qu’aucune n’explose.
— Poppy ! hurla Sam au loin.
Faisant de mon mieux pour ignorer les élancements dans mon épaule, je me
redressai lourdement et tombai nez à nez avec l’esprit vengeur d’une femme
furieuse.
J’étais habituée aux apparitions fantomatiques. Évidemment. Les chasseurs
étaient fréquemment confrontés aux revenants ; pour être un traqueur, il ne fallait
pas avoir peur du noir, ah ça non ! Il y avait toujours une vieille baraque à
nettoyer, un esprit sous le lit à dégager ou une vieille bonne femme en colère à
envoyer au ciel ou sous terre. Je n’avais pas peur des morts, j’avais eu le temps
d’apprendre à les affronter. Ceci dit, il était toujours difficile de se confronter à
un adversaire dont l’aspect physique avait été altéré par des années de méfaits.
Les esprits, les revenants, ou encore les fantômes, étaient des entités humaines
qui, pour une raison ou pour une autre, avaient renoncé au repos éternel.
Généralement, ces morts restaient sur Terre pour accomplir une tâche qu’ils
avaient laissée inachevée, délivrer un dernier message, se venger ou pour ne pas
abandonner un proche. Les mauvais esprits – ceux qui avaient accumulé les
atrocités au fil des années – avaient vu leur âme se dégrader. La pourriture et le
mal avaient fini par les dévorer, par ronger leurs essences, ce qui autrefois faisait
d’eux des êtres humains. C’était visiblement le cas de Marie Nicholson.
Le visage décharné qui faisait face au mien était dévasté par une
décomposition avancée. La peau grisâtre de la femme était pourrie et rongée par
la moisissure. Sa mâchoire disloquée était tordue par la force du rictus mauvais
qu’elle me servait ; elle souriait, si on pouvait appeler ça un sourire. Son nez
avait disparu, laissant place à un trou noirci et répugnant, dont la chair putréfiée
sécrétait un liquide visqueux et jaunâtre qui se répandait sur le reste de sa lèvre
supérieure. Ses yeux sombres étaient emplis d’une haine profonde et dévorante
qui, je devais l’avouer, la rendait terrifiante. Si on ajoutait à ça le peu de cheveux
qui lui restait sur le caillou, les guenilles crades qui lui servaient de fringues et
les grognements sourds qu’elle proférait, on obtenait un mélange bien sordide
qui m’en donnait presque des haut-le-cœur.
— Méchante, gronda la revenante.
J’arquai un sourcil et glissai une main dans mon dos.
— De toi à moi, je ne sais pas laquelle de nous est la plus méchante, grinçai-
je.
Je portai mes doigts à mes reins, mais me rendis compte avec un agacement
certain que l’arme chargée de cartouches de sel que j’avais emportée avec moi
ne se trouvait plus coincée dans la ceinture de mon jean. Elle avait dû se faire la
malle lors de mon vol plané involontaire. Merde.
Une main osseuse enserra ma gorge, un froid intense se répandit
immédiatement au sein de mon corps et ma respiration se bloqua.
— Méchante, répéta Marie Nicholson.
Visiblement, elle n’avait pas apprécié le fait que je veuille brûler son corps.
Malheureusement pour elle, je n’étais pas décidée à abandonner.
Faisant de mon mieux pour atteindre la poche droite de mon pantalon, je
m’efforçai d’atteindre le petit pochon de sel que j’y gardais caché. Face aux
fantômes, il fallait toujours prendre ses précautions, ces enfoirés étaient de vrais
vicieux.
— Méch…
Avant que la défunte n’ait pu finir sa phrase, je lui jetai du sel au visage, la
faisant ainsi disparaître dans un cri déchirant. L’étreinte qui retenait ma gorge
serrée se délia, l’air put de nouveau alimenter mes poumons. Malheureusement,
je n’avais pas le temps de profiter de cette sensation de liberté fraîchement
retrouvée. Marie n’allait pas tarder à revenir, il fallait agir vite.
— C’est… C’est… C’était un…
— Oui, c’était un fantôme, Sam, marmonnai-je en me relevant tant bien que
mal. Dis-moi que tu as ouvert le cercueil !
Le Gamma, toujours à moitié enterré dans le trou de la tombe, semblait sous
le choc. Le pauvre. Marie Nicholson était le premier esprit qui croisait sa route,
cela devait être une expérience légèrement traumatisante, au vu, en plus de ça, de
l’aspect déplorable de la femme. Je lui offrirais un bon pour une séance chez le
psy plus tard, mais pour le moment, nous avions un cadavre à réduire en cendres.
— Je… Je… euh…
Ne prenant pas la peine de terminer sa phrase, Sam récupéra le pied-de-biche
avant de se remettre au travail. Pour ma part, ce fut quelque peu titubante que je
le rejoignis, récupérant sur le chemin le sac de gros sel, seul élément que je
parvins à retrouver dans la pénombre de la nuit. Le paquet d’allumettes et mon
revolver étaient portés disparus, je n’avais pas le temps de me lancer à leur
recherche, tant pis.
— Un fantôme, j’ai vu un fantôme…
Sous le coup de l’émotion, le change-peau ne cessait de marmonner tout en
essayant d’ouvrir la boîte qui renfermait le corps de notre adversaire. Soudain, il
se mit à rire.
— J’ai vu un fantôme, putain ! J’arrive pas à y croire ! Un fantôme !
— Tu es un loup-garou, Peters, tu ne devrais pas être aussi surpris de voir un
mort !
Brusquement, l’objet de sa stupéfaction se matérialisa dans son dos ; je criai
le nom de mon ami à m’en exploser les cordes vocales, tout en me mettant à
courir malgré la lourdeur de mes jambes.
— Qu’est-ce que…
Sam se retourna vivement et se retrouva face à Marie, plus furieuse que
jamais. Celle-ci l’empoigna par le col et le souleva de Terre avec une aisance
toute surnaturelle, avant de l’envoyer balader au loin. L’attention de la revenante
semblait désormais focalisée sur le lycan, elle se précipita dans sa direction alors
que le pauvre était encore au sol. Cette idiote commettait une erreur, elle allait
vite regretter de m’avoir délaissée.
Profitant du fait que la tueuse de jeunes filles avait l’esprit ailleurs, je me jetai
sur mon sac de voyage et me mis à fouiller à l’intérieur à la recherche du second
paquet d’allumettes que j’avais apporté, au cas où. Dans le noir complet, ce
n’était pas tâche aisée, d’autant plus que je savais Sam en mauvaise posture.
Face à un esprit, un loup-garou ne pouvait pas faire grand-chose, se transformer
était inutile. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était rester en vie assez longtemps pour
l’occuper, le temps que je brûle le cadavre de son assaillante.
Lorsque mes doigts rencontrèrent une surface cartonnée, je me redressai pour
me jeter dans le trou creusé dans le sol. Les semelles de mes rangers boueuses
s’écrasèrent contre la paroi du cercueil de la défunte, que Sam n’était pas
parvenu à ouvrir.
— Méchant, grogna Nicholson.
— Poppy ! Qu’est-ce que je fais ? hurla le Gamma, paniqué.
— Distrais-la !
Je ramassai le pied-de-biche abandonné par mon partenaire et plantai ses
dents dans le bois, entreprenant ainsi d’ouvrir moi-même la dernière demeure de
l’épouse sanglante. Les muscles de mes bras brûlaient sous ma peau ; creuser
m’avait pris énormément de temps ainsi que beaucoup d’énergie, le vol plané
que j’avais effectué quelques minutes plus tôt n’avait rien arrangé. Mon épaule
était en miettes, j’allais encore me retrouver avec un sacré bleu bien dégoûtant !
Qui allait se farcir un Alpha inquiet sur les bras ? C’était bibi !
Serrant les dents et les fesses, je fis appel à toute la force qui me restait dans
les bras pour soulever le couvercle. Lorsque celui-ci céda, une odeur
nauséabonde de pourriture et de moisi m’agressa les narines. Le mélange de
décomposition et d’humidité me fit tourner la tête ; je fronçai le nez, dégoûtée.
Ouvrir des tombes n’était jamais une mince affaire, les effluves répugnants qui
émanaient des corps putréfiés ne faisaient pas partie de mes parfums préférés,
quel dommage !
Un cri rauque s’éleva dans le cimetière désert. Je relevai la tête une seconde et
aperçus au loin mon associé d’une nuit, qui se trouvait visiblement en mauvaise
posture. N’étant pas entraîné pour affronter un fantôme, le garou ne savait pas
comment s’y prendre pour retenir la folle furieuse qui lui faisait face. L’homme
était pris au piège entre une pierre tombale et son assaillante, qui avançait
dangereusement dans sa direction.
— Meurs, gronda-t-elle.
— Je suis d’accord, lançai-je.
L’esprit et Sam se tournèrent dans ma direction, j’embrasai une allumette
après avoir préalablement salé le squelette de la sorcière et y avoir jeté un peu
d’essence.
— Meurs, terminai-je en lâchant le petit bout de bois enflammé.
Un hurlement déchirant traversa la gorge fantomatique de Marie Nicholson,
alors que son corps prenait feu sous ses yeux. L’âme de la femme partit en fumée
sous les nôtres. La journée était finie, nous avions fait notre boulot. Ce n’était
pas trop tôt.
Crachant une dernière fois son désespoir, l’esprit disparut, vaincu par le sel et
le feu. Je reculai d’un pas et m’éloignai des flammes qui dansaient toujours
devant moi. Celles-ci semblaient tout droit venues des tréfonds de la Terre ; nous
allions devoir les éteindre avant de quitter les lieux, ce que, soit dit en passant,
nous devions faire rapidement. Un feu dans un cimetière allait attirer l’attention,
il fallait faire vite.
Je fis le tour de la tombe embrasée et me dirigeai vers mon camarade qui
semblait complètement sonné.
— Il faut y aller, dis-je en m’accroupissant à ses côtés.
Sous le coup de l’émotion, le brun s’était laissé glisser au sol, une main sur la
poitrine. Il était assez évident qu’il préférait les champs de bataille aux fantômes.
— Poppy, je crois que c’est la dernière fois que je te suis à l’autre bout du
pays pour traquer des revenants, souffla-t-il, je vais faire des cauchemars jusqu’à
la fin de ma vie maintenant.
Je pouffai, amusée, et lui posai une main sur l’épaule. Nous étions sales,
couverts de boue de la tête aux pieds, et si crevés qu’il nous aurait été aisé de
nous endormir sur place, à même le sol. Ça n’avait pas été une journée facile,
nous avions visiblement besoin d’un petit remontant.
— Allez viens, Sammy, je te paye un verre.
2
— Elle était monstrueusement dégueulasse.
Je secouai la tête de gauche à droite, amusée malgré tout par le récit de Sam.
Il exagérait considérablement les événements de la semaine qui venait de
s’écouler, alors qu’il racontait au reste de la meute notre séjour à Biddeford. Le
Gamma profitait du fait que tous ses camarades soient réunis autour de la table
du petit-déjeuner pour leur conter nos mésaventures. Il prenait un malin plaisir à
se plaindre de l’horreur que je lui avais fait vivre, même si, honnêtement, je n’y
croyais pas. Son regard brillant était significatif de l’excitation qu’il avait
ressentie lors de cette traque, même s’il affirmait ne plus jamais vouloir chasser
à mes côtés. Je savais qu’il mentait, ça lui avait plu, j’en étais persuadée.
— Elle était presque entièrement décomposée, sa chair était grignotée par la
pourriture et…
— Sam, c’est répugnant ! s’exclama Leah en déposant une assiette de
pancakes devant son compagnon.
La louve aux cheveux noir de jais n’était pas friande des histoires de
revenants, il était fort probable qu’elle en fasse des cauchemars une fois le soir
venu.
— C’est pourtant la vérité, se défendit le brun en attrapant le plat d’œufs
brouillés, c’était vraiment crade.
— La prochaine fois, c’est moi qui irais chasser avec Poppy, ça a l’air génial,
lança Aiden en enfournant un énorme bout de bacon dans sa bouche.
J’arquai un sourcil et portai ma tasse de chocolat chaud à mes lèvres. Si les
Gammas de la Meute du Soleil se mettaient à se battre pour m’accompagner à la
chasse, nous n’étions pas sortis de l’auberge.
— Certainement pas ! On avait dit que la prochaine fois, c’était mon tour,
protesta Seth, mécontent.
— Personne ne prendra ma place à la chasse ! s’écria Sam.
— Pourquoi êtes-vous si enthousiastes à l’idée de jouer les ghostbuster{1} du
dimanche ? demanda Rebecca.
Son regard azur se posa sur moi. Elle me scruta pendant quelques secondes
avant de se détourner, un air d’incompréhension scotché sur le visage. La louve
ne m’appréciait pas, ce n’était un secret pour personne. Au bout de huit mois
passés à Springdale en sa compagnie, j’avais fini par me faire à l’idée que nous
ne serions jamais amies. Ça me fendait le cœur.
— Il ne s’agit pas de jouer les ghostbuster du dimanche, Rebecca, répliqua
Aiden. Il s’agit d’affronter ses peurs les plus noires pour sauver la vie de
personnes que tu ne connais pas. De sentir l’adrénaline parcourir tes veines
quand tu te retrouves face à un esprit vengeur ! La traque, ça a l’air mortel, je
veux en être !
— Tu te ferais dessus à coup sûr, railla Loki James, le Bêta, en déboulant dans
la cuisine.
Je relevai la tête de ma tasse de chocolat et suivis l’arrivée du Viking, qui,
bien sûr, signifiait également celle de mon compagnon. L’Alpha et le Bêta
venaient à peine de quitter le bureau qui se trouvait à l’étage, dans lequel ils
étaient enfermés depuis plusieurs heures déjà. Les réunions n’avaient cessé de
s’enchaîner depuis quelques jours, les deux hommes avaient de toute évidence
besoin d’une pause café. Une chance que Leah avait anticipé la chose.
— Si Sam a réussi à ne pas se chier dans le pantalon, je pense pouvoir faire de
même.
— J’étais pas loin de tout larguer dans mon froc, reconnut ce dernier. Je
suppose que j’ai eu de la chance de ne rien avoir dans le bide à ce moment-là.
N’écoutant désormais la conversation que d’une oreille, je lorgnai le
magnifique Écossais aux cheveux cuivrés qui venait de nous rejoindre, essayant
par ce moyen de déchiffrer son humeur. Nikolas Teller était un homme
impassible, extrêmement difficile à analyser, et je savais d’expérience qu’il avait
tendance à se refermer sur lui-même quand il passait trop de temps au travail, à
gérer les problèmes de la société lycane. Heureusement, je savais quoi faire pour
l’aider à se détendre.
Récupérant un mug propre sur la table, j’y versai une bonne dose de café noir
et le lui tendis lorsqu’il s’installa à mes côtés. En guise de remerciement, le roux
pressa ses lèvres contre les miennes ; il s’agissait là de notre premier baiser de la
journée. Je n’avais pas eu le plaisir de me réveiller à ses côtés ce qui, pour être
honnête, était rarement le cas. Retrouver mon âme-sœur, ne serait-ce que pour
quelques minutes, avait suffi à rendre ce début de matinée meilleure.
— Tu as bien dormi ? me demanda-t-il en se redressant légèrement.
Je fis de même et plongeai mes pupilles dans son regard brumeux. Il semblait
véritablement intéressé par la réponse que j’avais à lui offrir, Nick se souciait
toujours de mon bien-être, dont il semblait faire une priorité absolue.
— Plus ou moins, répondis-je.
Je n’ajoutai rien de plus, ce n’était pas nécessaire, il savait que mon épaule
avait morflé et qu’elle me faisait encore souffrir. Sam et moi étions rentrés à
Springdale hier matin, je n’avais pas eu le temps de cicatriser, la nuit avait donc
été agitée.
Comprenant que la réponse à sa question était « non », le mâle se renfrogna ;
un grognement mécontent fit vibrer son torse massif.
— Alexeï est à la garde de la clôture aujourd’hui ? lâcha-t-il d’une voix
rocailleuse qui laissait transparaître sa contrariété.
— Jusqu’à midi, affirma Daryl, le premier Gamma. Ensuite, ce sera au tour de
Walter jusqu’à 18 heures, puis à celui de Seth.
— Seth remplacera Alexeï ce matin, et Alex prendra son tour, commanda le
Lieutenant du Sud, l’épaule de Poppy a besoin d’être prise en charge.
Surprise, je fronçai les sourcils et me tournai vers lui.
— Prise en charge ? Je n’ai pas besoin d’un guérisseur, Red, mon épaule se
remettra.
— Tu as quand même fait un vol plané monumental, baragouina Sam, la
bouche pleine.
Je jetai un regard assassin à mon associé d’un jour, le maudissant
intérieurement pour son intervention dont j’aurais pu me passer. Nick était déjà
assez furieux comme ça, il n’était pas nécessaire d’en rajouter.
— Je ne savais pas que les fantômes pouvaient interagir avec le monde des
vivants, intervint Leah.
La louve, en bonne amie, venait à mon secours. Elle savait mieux que
personne à quel point les hommes de la meute pouvaient être protecteurs. Ce
n’était pas facile tous les jours d’être une femme indépendante quand on était
entourée d’autant de mâles dominants. Une chance qu’elle soit mon alliée.
— En principe, commençai-je, il leur est impossible de le faire. Pour pouvoir
interagir avec le monde des hommes, il faut qu’ils réussissent à accumuler une
grande quantité d’énergie.
— Comment parviennent-ils à faire ça ? me questionna Logan.
Mon compagnon grogna, agacé par ce changement de sujet évident. Je savais
cependant que malgré son silence il n’allait pas abandonner la partie si
facilement.
— Il existe deux types d’énergies, expliquai-je, les bonnes et les mauvaises.
En général, les énergies produites par les esprits sont générées, dans un premier
temps, par leurs émotions. Je m’explique. Si un mort nourrit des ressentiments à
l’égard d’une personne, un ancien collègue de travail, un cousin éloigné ou un
ennemi quelconque, la colère qui grandit en lui créera une énergie négative dont
il pourra se servir. C’est exactement la même chose pour les bonnes ondes. Plus
ils disposent d’énergie, plus il leur est facile de franchir le voile qui sépare notre
monde et le leur pour interférer avec nos vies.
— C’est terrifiant, frissonna la louve aux cheveux sombres en posant ses
paumes sur les épaules de son homme.
Je haussai une épaule.
— On s’y fait avec le temps.
Je posai mon mug vide face à moi et reculai ma chaise afin de me lever. Le
petit-déjeuner étant terminé, il était désormais l’heure d’aller bosser,
malheureusement, il y en avait un qui n’était pas de cet avis.
Refermant sa grande main sur le dossier de mon siège, l’Alpha de la Meute du
Soleil m’empêcha de bouger. Je me tournai vers lui.
— Où vas-tu ? s’enquit-il, la mâchoire crispée.
— Au Teddy’s, comme tous les matins, où veux-tu que j’aille ?
— Je ne te laisserai pas quitter la maison avant que tu n’aies vu Alexeï pour
ton épaule, trancha-t-il d’un ton catégorique.
Ah, nous y voilà ! Il était visiblement l’heure du bras de fer.
Je savais que me laisser revendiquer par un loup-garou dominant, Alpha de
surcroît, allait impliquer des changements dans mon quotidien. Je le savais, et je
m’étais pourtant installée avec lui, sur son territoire, au sein de sa meute.
En tant que chasseuse, je menais une vie plus ou moins tumultueuse. Le
danger faisait partie de ma vie, et ça, c’était assez difficile à accepter pour un
homme tel que Nick Teller. Possessif, protecteur et mère poule sur les bords, il
ne lui était pas simple d’appréhender mon métier. Notamment depuis que nous
avions affronté son frère adoptif, quelques mois plus tôt.
L’affaire Hector Miller avait marqué un tournant décisif dans nos vies.
Affronter ce monstre n’avait pas été évident, ça nous avait énormément coûté,
aussi bien physiquement que mentalement. Cette traque pour retrouver Judy
Teller, ma belle-sœur, avait bien failli me coûter la vie et la pilule était rude à
avaler pour mon petit-ami qui se montrait depuis plus surprotecteur que jamais.
J’avais été kidnappée, torturée, malmenée, et pour enfoncer le clou, Hector
m’avait tiré dessus, entraînant ainsi la mort de l’enfant que je portais dans mon
ventre. Autant dire que nous avions vécu des jours pénibles. Cette enquête nous
avait laissé des séquelles et nous faisions de notre mieux pour avancer en
laissant le passé derrière nous.
Je ne pouvais pas en vouloir à Nick de se montrer parfois trop étouffant. Il
était dans sa nature de s’inquiéter pour les autres, c’était sa façon à lui de
prouver aux gens qu’il les aimait. Comme moi, il n’était pas très doué avec les
sentiments et les émotions, il faisait de son mieux pour les gérer, même s’il se
montrait souvent maladroit. Dans le fond, j’aimais bien son côté rustre, ça le
rendait attachant. Ceci dit, je ne pouvais pas abandonner mon job parce qu’il se
faisait du souci. Il ne m’avait jamais demandé de le faire d’ailleurs, mais je
sentais qu’une part de lui éprouvait ce besoin de me voir à l’abri, de me garder
pour lui.
Chaque matin, lorsque je partais au travail, il me dévisageait longuement de
ses yeux nuageux, me suppliant sans jamais le prononcer de faire attention, de ne
pas prendre de risque inconsidéré. Étant dans l’incapacité de lui promettre quoi
que ce soit, je me contentais de l’embrasser et de partir sans me retourner. De
temps en temps, quand il m’arrivait de revenir amochée d’une chasse
particulièrement éprouvante, comme c’était le cas aujourd’hui, je devais quelque
peu batailler pour lui faire oublier le bleu que je ramenais sur le front ou, comme
cette fois-ci, celui que j’arborais sur l’épaule. Généralement, nous arrivions à
nous mettre d’accord sur un compromis et je finissais toujours par quitter la
maison, en vainqueur.
Mais aujourd’hui, Nick était de mauvaise humeur et le stress généré par son
travail le rendait moins flexible, plus tendu. Dommage pour lui, j’étais bien
décidée à aller travailler, avec ou sans son consentement. Après tout, j’avais
accepté de faire avec ses manières d’homme des cavernes, lui avait accepté de
vivre avec mon indépendance. Enfin, en principe.
— Mon épaule va bien, plaidai-je, en tout cas, elle ira mieux après que
j’aurais avalé un petit antidouleur. Il n’est pas nécessaire de réquisitionner
Alexeï pour une petite égratignure de rien du tout.
— Une petite égratignure de rien du tout qui t’a empêchée de dormir
correctement cette nuit. J’ai vu le bleu sur ta peau, ce n’est pas une blessure à
prendre à la légère.
L’autorité qui transparaissait dans sa voix rauque à l’accent écossais prononcé
me fit presque sourire ; il était persuadé que j’allais me plier à sa volonté,
comme il était naïf !
— Tu t’inquiètes beaucoup trop, comme toujours, lançai-je en me levant. Le
stress, c’est mauvais pour toi.
Je récupérai les boots à côté de ma chaise et les enfilai rapidement, avant de
me redresser et d’attraper mon trench posé sur le dossier de mon siège.
— Je m’inquiète parce que toi, tu ne le fais pas assez, grommela-t-il.
— Tout ira bien, le rassurai-je, ce n’est pas la première fois que je rentre avec
un bobo, et ce ne sera certainement pas la dernière. Il n’est pas utile de déranger
Alexeï dans son travail, certainement pas dans l’optique de lui subtiliser de
l’énergie pour soigner un bleu qui ne sera plus là dans quelques jours.
— Mais…
— Si jamais ça ne va pas, le coupai-je en posant une main sur son épaule, je
passerai voir Alex ce soir, c’est promis.
Je me penchai en avant et déposai un baiser furtif sur ses lèvres serrées. Je
devais partir avant qu’il ne réplique, sinon nous en aurions pour des heures de
débat ; je ne pouvais pas me permettre une dispute, j’étais déjà en retard.
— À tout à l’heure, tout le monde ! dis-je en me dirigeant vers la porte
d’entrée. Tu viens, Noopie ?
La petite boule de poils qui ronflait sur l’un des canapés du salon releva la tête
paresseusement et souffla lourdement. Il était de plus en plus difficile de faire
bouger le Bulldog. En plus d’avoir pris du poids, elle prenait plaisir à être
chouchoutée par les membres de la meute, qui ne cessaient de la câliner à
longueur de journée. Il était clair que ma chienne aurait préféré rester au chaud à
la maison, ce que je pouvais parfaitement comprendre, mais elle me rejoignit
tout de même. C’était une bonne fille.
Je quittai la villa sans me retourner. Néanmoins, même à l’abri du regard
accusateur de mon compagnon, je ressentais sa frustration et son
mécontentement. Je portai une main à ma poitrine, surprise comme toujours
d’éprouver avec une telle clarté les sentiments de l’homme qui partageait ma vie.
Allais-je un jour me faire à cette sensation ? Je n’en étais pas certaine.
Inspirant profondément l’air du matin, je fermai les yeux pour profiter des
rayons du soleil déjà présents dans le ciel, avant de descendre les marches du
perron pour me diriger vers ma Mustang. Je m’installai derrière le volant,
Noopie sur le siège passager. Une fois attachée, j’allumai la radio et me mis en
route pour Rogers.
Je venais de quitter le territoire lorsque mon téléphone se mit à sonner.
3
— Je te sers un verre ?
Le regard morne que me lança Al Evans me fit presque sourire. Mon grand-
père avait toujours su fusiller les gens des yeux, ce qui était un talent utile au
sein de notre profession.
— Il est 9 heures du matin, grognassa le vieil homme en buvant une gorgée de
son café noir.
J’arquai un sourcil et fermai la porte du lave-vaisselle après y avoir placé le
dernier verre sale qui se trouvait dans l’évier.
— Ça ne t’a jamais empêché de verser un peu de gnôle dans ton café, plaidai-
je en jetant mon torchon sur mon épaule.
Je m’appuyai nonchalamment contre le rebord du bar, et penchai la tête sur le
côté afin d’observer plus attentivement mon confrère. Il revenait d’une longue
chasse éprouvante qui avait duré des semaines, ce qui expliquait certainement
son aspect déplorable. Les rides sur son visage semblaient s’être creusées, ses
épaules voûtées trahissaient une fatigue intense qu’il tentait, comme d’habitude,
de masquer par une mauvaise humeur exacerbée, et il n’arrêtait pas de lorgner
les bouteilles dans mon dos. Mon grand-père dégageait de telles ondes de
négativité que les autres clients présents ce matin ne pouvaient s’empêcher de lui
lancer des œillades prudentes, tout en faisant attention à ne pas se faire prendre.
Tout le monde connaissait Al dans le coin, personne ne voulait se retrouver avec
un gnon sur la tronche à 9 heures du mat’.
— Tu as une sale tête, Evans.
Enfin, presque…
S’il y avait bien une personne sur cette Terre qui ne craignait pas mon grand-
père, c’était bien Arlene McPhelan. Ma patronne, ex-chasseuse reconvertie dans
le domaine de la restauration, était une quinquagénaire colorée et pétillante qui,
sous ses fringues seyantes et extravagantes, cachait une véritable lionne encore
capable de botter le cul du plus bourrin des hommes. Elle et Al entretenaient une
relation privilégiée qui durait depuis des années, tant et si bien que j’en venais
parfois à me demander s’il n’y avait pas plus que de l’amitié derrière celle-ci.
Quoi qu’il en fût, la rousse n’avait pas peur de froisser les sentiments du vieux
qui me faisait face, ni de se prendre un poing dans la figure, visiblement.
La propriétaire du Teddy’s, qui venait d’arriver par la porte des cuisines, passa
derrière le bar et vint se poster à mes côtés. Ses talons hauts de style rétro,
rouges à pois blancs, claquèrent sur le parquet lorsqu’elle se dandina jusqu’à
moi. Je baissai les yeux pour observer sa nouvelle paire de chaussures. Jamais je
ne pourrais porter de telles godasses, j’aimais trop mes baskets pour les troquer
contre des objets de torture comme celles-ci.
— Je pourrais te retourner le compliment, grommela le chasseur en fronçant
les sourcils.
Pas vexée pour deux sous, la femme ignora sa remarque et releva le menton.
Allaient-ils se livrer à un énième bras de fer qui allait durer des heures ?
S’attaquer mutuellement à coup de remarques acerbes et piquantes ? Allions-
nous assister à une guerre sanglante et impitoyable qui allait avoir pour but de
déterminer lequel des deux combattants était le plus fort ?
— Tu aurais pu téléphoner, cracha finalement Arlene après un instant de
silence, ça fait des semaines que nous n’avons pas vu ta sale mine ici.
L’expression sur le visage de mon grand-père se radoucit quelque peu, le bras
de fer n’était pas pour aujourd’hui.
— Tu sais très bien que je ne contacte personne lors d’une chasse, Arlie,
d’autant plus quand celle-ci s’installe dans la durée. S’inquiéter n’était pas
nécessaire.
— Je n’étais pas inquiète, plaida-t-elle en faisant la moue.
J’arquai un sourcil et échangeai un regard furtif avec le second Evans présent
dans la salle. Nous savions tous les deux qu’elle mentait, elle se faisait toujours
du souci. Pas seulement pour Al, non, mais aussi pour tous les chasseurs qui
fréquentaient son bar. C’était son côté « maman lionne » qui engendrait un stress
permanent, même si elle affirmait le contraire.
Le traqueur soupira, lassé par cette discussion qu’il jugeait probablement
ennuyeuse et posa finalement ses yeux sombres sur moi. Ce qui allait sortir de sa
bouche allait me concerner, j’en étais persuadée.
— Je ne suis pas ici pour parler de la tronche que je me paye, déclara-t-il. Si
je suis ici, c’est pour Casper. J’ai une chasse pour toi.
— Ah non ! s’écria Arlene en enroulant ses bras autour de ma taille. Elle vient
à peine de revenir !
Je fronçai les sourcils et me décollai de mon appui, ma patronne resserra son
étreinte.
— Moi aussi j’ai besoin d’elle au bar ! protesta-t-elle.
— On va où le vent nous mène Arlene, rétorqua l’homme, agacé.
— On ne refuse pas une chasse, ajoutai-je en esquissant un sourire qui se
voulait réconfortant.
Je battis des cils de manière innocente, espérant ainsi inspirer la sympathie de
mon employeuse. Celle-ci soutint mon regard un instant, puis souffla, vaincue.
— Très bien, faites ce que vous avez à faire ! marmonna-t-elle en me
relâchant.
Mécontente, elle nous tourna le dos et s’affaira à préparer une nouvelle
cafetière. Elle ne parlait pas, mais restait dans les parages pour en apprendre plus
sur la chasse que voulait me confier mon grand-père. Elle savait qu’il ne me
filait jamais des jobs faciles. J’étais sûre et certaine qu’elle allait intervenir au
cours de la conversation, la fouine.
— Je t’écoute, lançai-je alors en appuyant mes paumes contre l’évier en
céramique.
— Fredericksburg, ça te parle ? demanda-t-il.
Je fronçai les sourcils.
— En Virginie ? supposai-je.
Il acquiesça.
— Qu’est-ce qu’il y a à voir là-bas ? m’enquis-je, curieuse.
L’homme attrapa une pochette cartonnée qu’il gardait près de lui, sur le
tabouret à sa droite, puis me la tendit.
— Demande-moi plutôt ce qu’il n’y a pas à voir, dit-il alors que je
m’emparais du porte-documents.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Un petit sourire cynique étira les lèvres de mon interlocuteur, mon froncement
de sourcils s’accentua. Quand il souriait, ce qu’il faisait très rarement soit dit en
passant, ça ne signifiait rien de bon.
— Disons que tu aurais du mal à trouver un remplaçant à ton rouquin là-bas,
grinça-t-il.
Ben voyons…
— Comment ça ? soupirai-je, décidant malgré tout d’ignorer sa remarque sur
Nick.
Mon grand-père n’était pas le plus grand fan de mon compagnon. Tous deux
se connaissaient pourtant depuis un certain temps, et ils avaient plusieurs fois eu
l’opportunité de travailler ensemble. Cependant, le fait que sa petite-fille soit en
couple avec un loup-garou ne lui plaisait pas des masses. D’après lui, les
chasseurs n’étaient pas supposés mélanger le boulot et la vie privée, nous
n’étions pas censés nous lier à des créatures surnaturelles, certainement en raison
des conflits d’intérêts que ce genre d’union pourrait engendrer. Pour ma part,
j’étais non seulement en concubinage avec un lycan, mais en plus, nous étions
âmes-sœurs, ce qui signifiait qu’il allait être très difficile de nous séparer. Oups.
Al ne manquait jamais une occasion de me lancer des piques sur mon couple,
et il n’était pas le seul, les chasseurs n’étaient pas vraiment des anges quand ils
se mettaient à picoler. Par chance, au fil des mois, les remarques avaient fini par
se faire moins nombreuses, les blagues stupides s’étaient espacées et se faisaient
moins insistantes, grâce au Ciel ! J’avoue que parfois, il était difficile de garder
mon calme face à des idiots de première. Serrer les dents n’avait jamais été mon
fort, j’avais tendance à distribuer facilement des baffes quand quelque chose ou
quelqu’un me tapait sur le haricot. Ce qui expliquait sûrement que certains
clients ne s’étaient pas pointés dans le coin depuis un bail.
Malheureusement, aujourd’hui, je n’étais pas d’humeur à débattre de ma vie
avec un garou. Surtout pas avec un vieux grincheux comme Al Evans. J’avais
mal dormi, mon épaule me lançait, tout comme le bas de mon dos d’ailleurs qui
n’avait pas été épargné par le vol plané brillamment exécuté dans le cimetière de
Biddeford. Il avait tout intérêt à aller à l’essentiel s’il ne voulait pas que j’envoie
balader sa proposition de traque.
— Disons que les hommes ne courent pas les rues par là-bas, s’expliqua-t-il
sans insister davantage sur l’allusion qu’il avait glissée dans sa phrase
précédente. Nous avons douze disparus depuis le début du mois de juillet,
seulement des hommes entre 16 et 30 ans.
— Douze disparus en seulement deux semaines ? lâchai-je, surprise. Pourquoi
la presse ne s’est pas emparée de l’affaire ?
Al releva le menton et hocha la tête, un air satisfait plaqué sur son visage
fatigué.
— Bonne question Casper, et encore, ce n’est pas tout. Ici, je te parle
seulement des disparus du mois de juillet.
— Il y en a d’autres ?
— Beaucoup d’autres, affirma-t-il, mais je ne vais pas tout te révéler.
D’un geste du menton, il désigna la pochette entre mes mains.
— J’ai rassemblé là-dedans tout ce que j’avais sur les disparus de
Fredericksburg, étudie le dossier et ensuite, à toi de te rendre sur place pour faire
ton boulot.
— Pourquoi tu ne te charges pas de l’enquête toi-même ? l’interrogeai-je,
méfiante. Ce n’est pas dans tes habitudes de refourguer tes chasses aux autres.
D’habitude, mon grand-père préférait se charger seul des affaires qu’il
dénichait. Comme tout chasseur, en somme. Rares étaient les traques qu’il les
partageait avec les autres. Encore une fois, ça ne sentait pas bon.
Le regard ébène de mon associé s’assombrit, sa mine retrouva son sérieux
quotidien. Arlene, à mes côtés, releva le nez une seconde pour lorgner le
chasseur d’un air suspicieux.
— J’ai une autre affaire sur le feu, se contenta-t-il de répondre.
J’arquai un sourcil, peu convaincue, mais décidai de ne pas insister. Le
braquer ne me mènerait nulle part, c’était ce qui risquait d’arriver si je me
mettais à le bombarder de questions. Après tout, je pourrais toujours fouiner plus
tard, en faisant des recherches à ce sujet de mon côté.
— Très bien, je vais voir ce que je peux faire, promis-je.
Reconnaissant, mon collègue inclina la tête en avant, ma patronne, elle,
soupira.
— J’en ai marre de tous ces chasseurs ! Qui va s’occuper du bar maintenant ?
Plus tard dans la soirée, après une bonne journée de travail achevée, je pris
enfin le temps de souffler. J’avais terminé tard, le service du soir avait également
été pour ma pomme. J’étais épuisée, si bien que j’avais plusieurs fois eu peur de
m’endormir au volant sur le chemin du retour. Noopie, elle, ne s’était pas privée
de ronfler sur le siège passager, ce qui ne m’avait pas grandement aidée. En
rentrant, j’avais eu l’agréable surprise de trouver mon repas dans le four, prêt à
être dévoré, tout cela accompagné d’un gentil petit mot de la part de sa
réalisatrice. Leah me souhaitait une bonne fin de soirée et me priait de tout
manger, je n’avais pas trouvé la force de lui désobéir.
Comme à son habitude, Nick se trouvait encore dans son bureau à mon
arrivée. Il n’avait pas partagé le repas à mes côtés, comme souvent, mais je ne
m’en étais pas offusquée, il avait du travail. En tant que Lieutenant du Sud à la
tête d’une meute de loups surpuissants, il avait beaucoup à faire et j’avais pris
l’habitude de dîner seule.
Après avoir placé mon assiette dans le lave-vaisselle, j’étais directement allée
à l’étage pour me faire couler un bon bain chaud, avant de me plonger sous l’eau
bouillante sans attendre. Mon épaule s’était montrée reconnaissante de ce
moment de détente absolue, la chaleur avait détendu mes muscles. Le gel
douche, lui, me permit de me débarrasser des odeurs de bière et de clope que
j’avais ramenées avec moi. Une fois lavée, séchée, et enveloppée dans un de mes
pyjamas préférés, je me mis au travail.
Mon grand-père avait raison, quelque chose ne tournait pas rond à
Fredericksburg. En plus des douze disparus de ce début du mois de juillet,
quatre-vingt-seize hommes s’étaient volatilisés au cours de ces six derniers mois.
Ce qui faisait cent huit disparus depuis le début de l’année. Ça faisait beaucoup
de disparitions pour une petite ville prospère. D’autant plus que, bizarrement,
seuls les hommes semblaient être touchés par ce phénomène.
Le dossier constitué par le patriarche Evans ne m’apprit pas grand-chose sur
l’affaire. Les documents concernant l’enquête étaient peu nombreux, pour ne pas
dire inexistants, je n’avais donc rien à me mettre sous la dent. D’après les notes
prises par le chasseur, les victimes avaient quitté leurs foyers respectifs le matin
de leur disparition, mais n’étaient jamais rentrées du travail ou du lycée. Ni la
police locale ni la presse n’avaient fait de déclaration au sujet de ces
mystérieuses volatilisations, ce qui semblait littéralement aberrant.
Oui, quelque chose clochait. Et sérieusement en plus.
Malgré le peu d’information à ma disposition, je bénéficiais malgré tout des
noms et des adresses des victimes supposées. Il ne me restait plus qu’à me
rendre sur place pour en apprendre plus.
Je ressentis la présence de Nick dans la pièce sans avoir besoin de le voir. Une
joie accordée par le lien d’âme-sœur qui nous unissait.
— Tu ne dors pas.
— Il ne me semble pas souffrir de somnambulisme, dis-je en me tournant vers
le garou.
Appuyé contre l’encadrement de la porte de la chambre, Nick se tenait droit,
bras croisés, cheveux en pétard. Sa crinière cuivrée n’avait pas résisté aux
nombreuses heures de travail qu’il venait d’enchaîner, son jean était légèrement
froissé, les manches de son pull sombre retroussées. Même fatigué, il était sexy.
Les chasseurs avaient beau râler, avoir un loup-garou à la maison n’était pas
désagréable.
L’Écossais accueillit ma remarque d’un froncement de sourcils, un léger
sourire étira mes lèvres, il était toujours trop sérieux. Déformation
professionnelle, sûrement.
— J’ai du travail, ajoutai-je.
L’Alpha de la Meute du Soleil se décolla de son appui et se dirigea d’un pas
assuré dans ma direction. Malgré la tension que je pouvais déceler dans ses
larges épaules, sa démarche était fluide. Il se déplaçait avec une aisance féline
irrésistible qui ne manqua pas d’éveiller en moi une satisfaction purement
féminine. Ce mâle était à moi et j’en étais sacrément fière.
— Je peux voir ? demanda-t-il en me rejoignant.
Je rassemblai les feuilles éparpillées sur le lit et les rangeai soigneusement
dans la pochette en carton.
— Il n’y a rien à voir, déplorai-je en posant les documents sur ma table de
chevet. Les informations en ma possession sont trop minces pour que je puisse te
dire quoi que ce soit.
— Al ? supputa-t-il en s’asseyant sur les draps.
Noopie, qui dormait comme à son habitude sur l’oreiller de mon âme-sœur,
releva la tête à l’arrivée de celui-ci. Elle aimait beaucoup Nick, ce qui pouvait
paraître étrange au vu du fait que les animaux ne réagissaient pas bien à la
présence des lycans, généralement. Les bêtes n’aimaient pas les prédateurs, ce
qui était parfaitement naturel. En principe, personne n’aimait se retrouver dans
une position d’infériorité et cela s’appliquait aussi bien aux animaux qu’aux
êtres humains. Pourtant, ma chienne s’était parfaitement intégrée au sein de la
meute. Elle aimait les loups, leurs câlins et bien sûr, la nourriture dont ils ne
cessaient de la gaver à longueur de journée.
Cependant, parmi tous les lycanthropes qui vivaient sur le territoire, il y en
avait un qu’elle préférait par-dessus tout. Elle semblait aussi amoureuse que moi
de mon compagnon, et même si celui-ci se montrait peu avenant en retour, elle
persistait à aller vers lui dès qu’il se trouvait à proximité. Ce que je trouvais
adorable. Étrange certes, mais adorable. Malheureusement pour elle, il n’était
pas ici pour les câlins, que ce soit pour moi ou pour elle. À la position qu’il avait
adoptée – assis sur une seule fesse au bord du lit – je compris qu’il ne comptait
pas rester, il ne venait pas se coucher.
— Tu ne restes pas, remarquai-je.
Les sourcils couleur rouille du dominant se froncèrent davantage, son regard
perçant se planta dans le mien, j’avais raison.
— Je suis venu vérifier que toutes les caméras sont bien opérationnelles,
expliqua-t-il, j’ai encore du travail.
Un grognement agacé remonta le long de ma gorge, je savais pourtant que
râler ne servirait à rien, cela faisait des mois que je vivais sous surveillance.
Cela faisait huit mois que nous avions affronté Hector. De l’eau avait coulé
sous les ponts depuis cette histoire, mais les marques que cette affaire nous avait
laissées étaient loin d’avoir disparu. Les blessures étaient encore trop fraîches,
aussi bien pour lui que pour moi, nous avancions au jour le jour avec des
souvenirs douloureux que nous tentions d’oublier avec le temps. Nos
traumatismes étaient différents, mais bien présents, nous y faisions face
ensemble.
Depuis que Nick avait failli me perdre sur le toit de cet immeuble désaffecté,
il se montrait plus prudent. Cet incident n’avait pas arrangé son côté méfiant,
cela n’avait fait qu’exacerber sa nature surprotectrice, ce qui le poussait parfois à
adopter un comportement excessif. Lorsque nous sortions, il guettait chaque
élément qui pouvait constituer une menace, fusillant de son regard brumeux
chaque personne louche qui s’approchait trop près. Il avait fait de la maison une
véritable forteresse imprenable pour être sûr que j’y sois à l’abri, doublant le
nombre de caméras présentes dans la villa, augmentant les tours de garde autour
du territoire.
Évidemment, toutes ces précautions n’étaient pas nécessaires. Je savais me
défendre et j’avais toujours su le faire. Ceci dit, si cela pouvait lui permettre de
vivre sereinement, alors je devais l’accepter. Après tout, il n’était pas le seul à
avoir gardé des traces de cette histoire et il supportait sans broncher les
désagréments que m’avait apportés cette chasse éprouvante… Je râlais, bien sûr,
souvent même. Je n’avais jamais eu l’habitude d’être couvée et le fait de vivre
dans un environnement aussi protégé me donnait parfois l’impression d’étouffer.
Mais pour le moment, je devais faire avec. Après tout, nous finirions bien par
oublier un jour. Du moins, je l’espérais.
— Je te rejoindrai dans la nuit, ajouta-t-il.
— Comme toujours, murmurai-je.
Malgré toute la bonne volonté que je m’étais évertuée à rassembler, la
déception n’eut aucun mal à transparaître dans mes mots. Quand bien même
j’aurais réussi à la masquer de ma voix, mes émotions m’auraient trahie. Nous
partagions un lien invisible qui nous unissait de manière cosmique. Il n’était pas
parfait, et n’avait pas tout à fait terminé sa construction, mais il était présent.
Nick n’aurait eu aucun problème à ressentir ma contrariété.
Une moue mécontente traversa les traits masculins du roux. Il tendit une main
vers moi et s’empara d’une des miennes. Sa paume calleuse était chaude dans la
mienne, je baissai les yeux sur nos doigts entrelacés. Ces moments étaient rares,
nous n’avions pas souvent l’occasion de passer du temps ensemble. La faute à
nos vies mouvementées. Il n’était pas désagréable de l’avoir à mes côtés, ne
serait-ce que pour un court instant.
— Je n’en ai plus pour longtemps, je te rejoins dans une ou deux heures,
promit-il.
J’esquissai un sourire en relevant la tête.
— Je te connais assez pour savoir qu’il te sera impossible de me rejoindre tant
que tu n’auras pas terminé ce que tu as commencé, lui fis-je remarquer. Tu ne te
glisseras à mes côtés qu’au petit matin pour ne rester qu’un instant avant de
retourner bosser. Je ne t’en veux pas, être une machine de guerre, ça coule dans
tes veines.
Un muscle tressauta vivement sur la mâchoire carrée de mon conjoint, un
sentiment de culpabilité s’insinua au sein de ma poitrine, il ne venait pas de moi
mais de lui, je fronçai les sourcils.
— Arrête ça, Red, je ne suis ni triste, ni en colère. Te sentir coupable tous les
soirs parce que tu fais ton travail n’est pas nécessaire. Je suis une grande fille, je
comprends.
— Ta compréhension n’arrange rien, grommela-t-il.
Je gloussai et secouai la tête de gauche à droite.
— Tu devrais aller travailler, histoire de pouvoir me rejoindre au plus vite,
proposai-je. De plus, tu n’as pas à t’en faire, Noopie se fait un plaisir de me tenir
compagnie. Et puis, j’ai encore du travail.
— Cela concerne l’affaire sur laquelle tu travaillais quand je suis entré ?
supposa-t-il.
Je hochai la tête.
— Je pense devoir repartir d’ici quelques jours.
Un grondement menaçant fit vrombir le torse massif du change-peau, celui-ci
venait aussi bien de lui que de son animal, son loup supportait mal
l’éloignement.
— Tu viens à peine de rentrer, protesta-t-il.
Je soupirai.
— Je sais, mais je n’ai pas le choix. Pas de repos pour les braves, tu sais ça
mieux que personne.
— Al ne peut-il pas se charger de cette traque lui-même ? maugréa-t-il.
— Pas cette fois, répondis-je, apparemment, il a une autre affaire sur le feu.
— De quoi s’agit-il cette fois ? Génie ? Mauvais esprit ? Sorcière cachée sous
le lit ?
L’agacement certain qui faisait ressortir son accent écossais et que j’entendais
dans sa voix rauque me fit sourire de nouveau, je me mordis la lèvre inférieure.
— Des hommes disparaissent mystérieusement dans une petite ville de
Virginie, répliquai-je, amusée par son air bourru. Je ne possède que peu
d’éléments, les documents concernant cette affaire sont peu nombreux et je n’ai
pas d’autre choix que de me rendre sur place pour faire mon travail. Je n’en
aurais que pour quelques jours, une semaine, au pire des cas.
Cette fois-ci, ce fut à son tour d’esquisser un sourire. Il inclina son corps vers
l’avant, afin de le rapprocher du mien, l’attraction qu’il existait entre nous me
poussa à faire de même.
— Evans, je te connais assez pour savoir que tu ne lâcheras pas le morceau
tant que tu n’auras pas terminé ce que tu as commencé, même si ça doit te
prendre plus qu’une semaine.
— Ça, c’est un coup bas, Red.
Dans un reniflement de dédain, l’homme se redressa. Il lâcha ma main et se
releva, tout cela sans me quitter des yeux. Je fis la moue.
— Je n’aime pas ça, dit-il.
— J’en ai conscience, mais tu sais, je ne suis pas particulièrement fan de ton
job non plus. On est quitte.
Mécontent et frustré, le chef de meute plissa les paupières en relevant le
menton.
— Tu m’agaces, déclara-t-il.
— Ça aussi j’en ai conscience, mais je sais que tu m’aimes quand même.
Il grogna. Exprimer ses sentiments n’était pas évident pour lui ; aussi, au lieu
de répondre, il se pencha et m’embrassa. Au départ, il se contenta de presser ses
lèvres contre les miennes, mais rapidement ce simple baiser se transforma en
étreinte fougueuse et brûlante. Un baiser n’était jamais qu’un baiser, nous étions
pourtant supposés le savoir.
Finalement, ce soir-là, le travail fut remis à plus tard. Nous passâmes une
bonne partie de la nuit à batifoler dans les draps. Les soirées comme celles-ci
étant rares, je ne me fis pas prier pour en profiter. Malheureusement, lorsque le
sommeil me gagna enfin, les cauchemars qui me hantaient depuis des mois
refirent surface. Je me réveillai à l’aube, terrifiée et en sueur, découvrant avec
déception que la place à mes côtés était vide.
4
Mes valises étaient prêtes, mon hôtel était réservé, Noopie avait été confiée à
la charge d’Alexeï. Il ne me restait plus qu’à dire au revoir à mon compagnon
avant de prendre le large. En clair, les ennuis commençaient maintenant.
Nick n’était pas très chaud de me voir repartir si vite, il l’était encore moins
en sachant que mon épaule avait été fragilisée par cet incident dans le cimetière
de Biddeford. Pour le rassurer et lui permettre de se détendre un peu, j’avais
accepté d’être soignée par le guérisseur de la meute qui avait, comme toujours,
su prendre en charge mes blessures. Une fois guérie, l’Alpha s’était montré
moins réticent à l’idée de me voir quitter le territoire, même si je savais
pertinemment que cela ne le réjouissait pas vraiment. À l’heure du départ, je
craignais de devoir affronter une armada de recommandations concoctée par ses
soins. Son besoin de contrôle le faisait parfois agir comme une véritable mère
poule.
Je refermai le coffre de la Mustang et pris une profonde inspiration. Il n’était
que 9 heures du matin et pourtant le thermomètre affichait déjà une température
de 18 degrés. Le mois de juillet était toujours le plus chaud de l’année en
Arkansas ; c’était une période rude pour une amoureuse de l’hiver comme moi.
La météo prévoyait 30 degrés pour cette après-midi, la route allait être longue.
— Prête à partir ?
Je me tournai vers l’entrée de la maison, à temps pour voir Daryl descendre
les marches du perron. Le premier Gamma me rejoignit, il s’appuya contre la
voiture couleur lagon et croisa ses bras musclés sur torse massif. Ses cheveux
blond miel étaient en bataille, de larges cernes cerclaient ses yeux verts et ses
vêtements étaient froissés. Il venait de sortir de réunion, ça, c’était plus
qu’évident. Ces derniers temps, celles-ci ne cessaient de s’enchaîner, et cela pour
une raison simple…
— Vous avez encore travaillé sur la rébellion des loups, n’est-ce pas ?
Une moue boudeuse traversa le visage du lycan, il n’eut pas besoin de
répondre, je sus que j’avais raison.
La guerre des loups était un problème de société actuel au sein du monde
surnaturel. Les lycanthropes ne voulaient plus vivre cachés parmi les humains,
que beaucoup d’entre eux jugeaient inférieurs à leur race. Évidemment, il leur
était interdit de révéler leur existence. Malgré la loi tacite qui unissait toutes les
créatures qui vivaient parmi nous, certains avaient décidé de transgresser les
règles et de jouer selon les leurs.
Depuis quelques mois, des groupes de loups rebelles tentaient d’attirer
l’attention sur eux. Les agressions impliquant des humains étaient de plus en
plus nombreuses, le conseil lycan ne savait plus où donner de la tête. Les
Lieutenants étaient énormément sollicités, appelés par l’Alpha du Nord à faire
leur travail. Il était nécessaire, et même primordial, de faire cesser ces actions
répréhensibles car il en allait de l’équilibre du monde tel que nous le
connaissions.
Nous pensions qu’avec la mort d’Hector, la situation se calmerait. Lui et sa
meute n’avaient cessé d’alimenter la rébellion, jetant de l’huile sur le feu dès que
le moment s’y prêtait, déversant un flot de haine incroyable auprès de ses
confrères. Malheureusement, même si la Meute Rouge avait été démantelée, les
alliés de celle-ci, eux, perduraient. Les traquer n’était pas simple, ils savaient se
cacher des autorités lycanes, qui se retrouvaient aujourd’hui débordées et
dépassées par les événements. Nick passait ses nuits à tenter d’apaiser l’affaire
au sein de son district. En tant que Lieutenant du Sud, il avait à sa charge un
territoire immense qu’il devait protéger. Ce n’était pas facile tous les jours,
d’autant plus qu’il suscitait énormément d’espoir de la part de ses pairs. Après
tout, il était le futur Alpha du Nord, de lourdes responsabilités pesaient sur ses
épaules, il ne devait pas décevoir les siens.
— Un groupe de rebelles a été interpellé hier soir, à Dallas, alors que les
membres de ce comité restreint avaient l’intention de mettre à sac un bar en plein
centre-ville, expliqua le premier Gamma.
J’arquai un sourcil.
— Seulement mettre à sac ? demandai-je, connaissant pertinemment la
réponse.
Un grognement rauque chatouilla la gorge de mon interlocuteur, sa mâchoire
carrée se contracta.
— C’est grâce aux chasseurs que nous avons pu étouffer le problème dans
l’œuf, poursuivit-il. Les chasseurs établis en ville avaient entendu parler du guet-
apens qui se préparait et ils en ont informé les autorités.
Je souris.
— Tu vois, les chasseurs ne sont pas tous mauvais.
Le dominant se redressa.
— Je n’ai jamais prétendu le contraire. Personnellement, je n’ai rien contre les
chasseurs. Mais, ce n’est pas le cas de tout le monde.
Mon sourire s’effaça immédiatement à l’entente de cette affirmation, mes
sourcils se froncèrent, la conversation s’arrêta là.
— Daryl, tonna la voix grave de mon âme-sœur, Dallas ne peut pas attendre.
Nick se dirigea vers nous à grandes enjambées, sa démarche assurée ne
laissait rien transparaître de la colère que je sentais bouillir en lui, il parvenait à
masquer ses émotions en surface, mais à l’intérieur, c’était une autre histoire.
Toute cette histoire commençait sérieusement à lui taper sur le système et à jouer
sur son moral. Il était tellement crispé qu’il lui faudrait sûrement des heures de
massage thaïlandais pour débloquer tout ça. Mon grand-père connaissait une
bonne adresse, je devrais probablement la lui demander. Ou alors, investir dans
des huiles corporelles adaptées.
— Comment ça, « Dallas ne peut pas attendre » ? m’enquis-je en croisant les
bras.
Le chef de meute s’arrêta à nos côtés, Daryl se décolla du véhicule.
— Nous allons envoyer Walter en ville, afin qu’il interroge les membres de la
faction rebelle arrêtés hier soir, m’informa l’Écossais. Ses méthodes
d’interrogatoire sont bien meilleures que celles des agents employés sur place.
— Walter est en charge du portail ce matin, ajouta le Gamma, il faut que
j’aille le prévenir au plus vite pour qu’il puisse se mettre en route sans tarder. J’y
vais donc de ce pas. Poppy, on se revoit bientôt.
J’esquissai un sourire et acquiesçai vivement. Je n’en avais que pour quelques
jours, je serai bientôt de retour.
Daryl m’adressa un hochement de tête amical avant de s’éloigner, je me
tournai vers mon compagnon.
— Pourquoi ne pas envoyer Loki sur les lieux ? le questionnai-je. Il me
semble qu’il est le meilleur en matière d’interrogatoire, non ?
Je ne doutais pas des capacités de Walter en ce qui concernait les entrevues
musclées. Cependant, la réputation de Loki James était légendaire dans le milieu.
Il était impossible de dissimuler quoi que ce soit au Bêta de la Meute du Soleil,
encore moins quand on se retrouvait seul avec lui et qu’on était ligoté à une
chaise.
Le garou soupira.
— J’ai trop besoin de lui ici pour le moment, au cas où je dois m’absenter.
Tiens, Leah t’a préparé des sandwichs pour la route.
Le roux me tendit un sac en papier. Je m’en emparai et l’ouvris pour en
découvrir le contenu. Une odeur délicieuse de poulet s’en dégagea, me forçant
immédiatement à refermer le sac. J’étais littéralement incapable de résister à
l’attraction surpuissante de l’odeur que dégageaient les sandwichs de Leah
Tucker, et si je m’écoutais, je n’attendrais pas l’heure du déjeuner pour les
dévorer.
— C’est adorable, remercie-la de ma part.
— Je le ferai, promit-il. N’oublie pas de m’appeler dès que tu seras arrivée,
d’accord ?
Je levai les yeux et braquai mes iris dans ceux orageux de ma moitié. La
colère qui grandissait à l’intérieur de lui laissa sa place à l’inquiétude, je pouvais
sentir sa crainte à travers notre lien. Crainte partagée par son loup, d’ailleurs.
— Tout se passera bien, le rassurai-je, comme toujours.
Les lèvres attirantes du mâle se pincèrent à l’entente de mon affirmation
douteuse, il n’était, de toute évidence, pas convaincu. Et quoi de plus normal ?
J’étais la reine de la catastrophe ! Les emmerdes me collaient à la peau comme
de vraies sangsues dont je n’arrivais pas à me défaire, déclarer que tout allait
bien se passer était peut-être légèrement précipité au vu de mes antécédents.
— En tout cas, me rattrapai-je, je vais tout faire pour que ça se passe bien.
Ça, c’était déjà plus crédible.
Le highlander grognassa et croisa ses bras sur son torse pour me signifier son
mécontentement. Ses muscles saillants roulèrent sous son tee-shirt de manière
aguicheuse, il était aussi attirant et irrésistible que les sandwichs de Leah, sinon
plus. Résister à l’envie de me frotter à lui était insupportable. À le voir ainsi,
fort, imposant, baraqué, mon envie de partir à la chasse s’ébranla quelque peu.
Partir d’ici, ne serait-ce que temporairement, se faisait de plus en plus pénible, et
le lien qui nous unissait était en grande partie responsable de ce phénomène.
Deux âmes-sœurs ne pouvaient pas se retrouver séparées trop longtemps, autant
dire que nos déplacements respectifs, et répétés, n’aidaient pas des masses.
— S’il y a le moindre problème…
— Il n’y aura pas de problème, le coupai-je, je suis persuadée qu’il ne s’agit
que d’un esprit vengeur.
— C’est supposé me rassurer ?
J’arquai un sourcil et haussai une épaule.
— D’une certaine façon, je suppose, oui. Tu t’inquiètes toujours trop, mais ne
t’en fais pas, j’ai mes sandwichs, ma caisse et mon flingue, tout pour réussir en
gros.
Méfiant, le loup releva le menton, un air suspicieux au fond de son regard
brumeux. Une légère tension s’installa entre nous. Chaque fois que nous étions à
proximité, l’air se faisait plus lourd ; celui-ci se chargeait d’une électricité
intense qui nous poussait à nous rapprocher. L’univers jouait contre nous, je
devais partir d’ici avant de me laisser entraîner dans notre chambre à coucher. Si
je me laissais avoir par son incroyable pouvoir de séduction, j’allais encore
remettre cette chasse à plus tard.
Finir à poil n’étant pas dans mes plans, je serrai le sac en papier préparé par
Leah et ouvris la portière de ma voiture.
— Je ferais mieux d’y aller, dis-je d’un ton qui se voulait assuré. Je te
téléphone dès que je suis arrivée.
Le rouquin hocha la tête, mais la frustration contracta sa mâchoire, je posai
mon déjeuner sur le siège passager, et me hissai sur la pointe des pieds par-
dessus la portière.
— Je reviens vite.
Avec un nouveau grognement contrarié, Nick se baissa, encadra mon visage
de ses grandes paumes calleuses et pressa ses lèvres contre les miennes. La
chaleur qui m’enveloppa au contact de cette bouche soyeuse était alléchante,
agréable. Un frisson de plaisir et de satisfaction me chatouilla l’échine, me
donnant envie de ronronner d’aise. J’avais beau ne pas être une louve, vivre en
permanence aux côtés de loups-garous n’aidait en rien ma nature déjà sauvage, il
me semblait parfois me transformer à mon insu.
Sentant que la tension sexuelle entre nous devenait incontrôlable, je fis appel
à toute la bonne volonté dont je pus faire preuve pour me détacher de lui, le
grondement sourd que mon petit-ami proféra m’arracha un soupir.
— J’y vais. Sois sage, Red.
Je me glissai derrière le volant sans attendre et attachai ma ceinture. Mes
jambes étaient en coton, tant et si bien que m’asseoir fut un véritable
soulagement. Ce simple baiser m’avait laissé le souffle court, la poitrine lourde
d’une soif intense qui me bloquait la respiration, le bas-ventre si contracté que
c’en était douloureux. Personne ne m’avait dit que vivre avec un lycanthrope
chaud comme la braise allait me poser problème dans mon travail. Comment
étais-je supposée affronter de longues heures de route maintenant ?
— Je pourrais te conseiller la même chose, rétorqua mon interlocuteur en se
penchant en avant. Sois sage, Evans, et ne tente pas le diable.
Un rire cynique accompagna le vrombissement que fit le moteur lorsque je
démarrai le véhicule. Je me tournai une dernière fois vers mon homme avant de
mettre les voiles.
— Ça, je ne peux pas te le promettre chéri, tenter le diable, c’est mon activité
favorite.
J’arrivai à Fredericksburg le lendemain de mon départ de Springdale. Rouler
jusqu’en Virginie me sembla durer une éternité, mais grâce aux sandwichs de
Leah et la voix suave de Johnny Cash, je parvins à prendre mon mal en patience,
sans perdre la boule. Je m’étais arrêtée dans un motel pour la nuit et avait repris
mon chemin le jour suivant.
Finalement, j’arrivai en ville sans encombre, dans les environs de 19 heures.
Youpi ! J’aimais ma caisse, mais après dix-sept heures trente de conduite
cumulées sur deux jours, en sortir fut un vrai soulagement. J’avais les fesses
engourdies et des fourmis dans les pieds ; sans parler de mon estomac qui
commençait déjà à crier famine. J’avais préféré ne pas m’arrêter de la journée, je
n’avais donc rien avalé depuis la veille. Trouver un restaurant était désormais
une priorité, une question de vie ou de mort.
L’hôtel dans lequel j’avais réservé une chambre se trouvait en plein centre-
ville. J’avais jugé préférable de miser sur un établissement proche de la
population, histoire d’être véritablement au cœur de l’action. De plus, le lieu
était agréable, la bâtisse en pierre rouge ne manquait pas de charme, le Hazel &
Berg promettait un séjour charmant. Et d’après le site de réservation, les
chambres n’étaient pas trop mal. De toute façon, tant qu’il y avait un lit, moi, ça
me suffisait !
Je récupérai mon sac de voyage dans le coffre de ma voiture et montai les
marches en pierre qui menaient à l’entrée de mon lieu de vie pour les prochains
jours. Je poussai la porte, et pénétrai dans le hall ; un bruit de clochette accueillit
mon arrivée. Une femme, qui se trouvait assise derrière un comptoir en bois,
releva la tête, délaissant ainsi le bouquin dans lequel elle était plongée. Ses
lunettes rondes glissèrent sur l’arête de son nez.
— Bonsoir, lança-t-elle.
— Bonsoir, répondis-je en m’approchant, j’ai réservé une chambre au nom de
Jenkins.
La vieille dame m’examina attentivement pendant quelques secondes, un petit
sourire en coin étira ses lèvres.
— Vous venez de loin on dirait, dit-elle en se retournant pour attraper une clé
sur le tableau qui se trouvait dans son dos.
— Comment avez-vous deviné ? lâchai-je. Ce sont mes cheveux en pétard ou
mes cernes qui m’ont trahie ?
Mon interlocutrice gloussa, et me tendit la clé, je m’en emparai sans broncher.
— Un peu des deux, avoua-t-elle, il est vrai qu’un bon coup de peigne ne
vous ferait pas de mal.
J’arquai un sourcil.
— Avant de me faire un brushing, je compte bien dévaliser la carte du premier
restaurant prêt à accueillir une étrangère affamée, si vous avez des adresses à me
soumettre, je suis preneuse.
Nous restâmes un instant à nous dévisager en souriant, finalement, elle me
tendit une main.
— Hazel Berg, déclara-t-elle, ravie de faire votre connaissance.
— Amy Jenkins, de même.
Un chasseur n’utilisait jamais sa véritable identité lors d’une chasse. Aucun
chasseur expérimenté, en tout cas. Employer de faux noms pouvait s’avérer utile
pour préserver notre anonymat, nous ne devions surtout pas laisser de trace de
notre passage. Si les choses se corsaient, il était primordial qu’il soit impossible
de remonter jusqu’à nous, voilà pourquoi nous collectionnions les fausses
identités. Généralement, nous réussissions à obtenir de faux papiers grâce à nos
informaticiens, des gens tels que Rocky qui savaient manipuler la technologie
moderne. Personnellement, je possédais toute une collection de noms divers et
variés, que j’utilisais à chaque fois que je posais mes fesses dans une nouvelle
bourgade. Pour Fredericksburg et ses habitants, je serais Amy Jenkins, jeune
étudiante en fuite venue en Virginie pour changer d’air.
— Ça fait plaisir de voir de nouveaux visages en ville, poursuivit-elle en
lâchant ma main, ça n’arrive pas aussi souvent qu’on pourrait le croire. Si vous
avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas. Je suis toujours à l’accueil ou
alors dans mon bureau qui se trouve juste au fond du couloir, à droite. Quant au
restaurant, si vous aimez l’italien, je connais l’adresse idéale.
— J’ai toujours adoré les spaghettis.
— Alors c’est parfait ! Attendez une seconde, je vous donne ça tout de suite.
Je posai mon sac au sol, et la remerciai du fond du cœur. J’étais morte de
faim. Une Poppy affamée n’étant pas efficace, j’avais tout intérêt à engloutir
quelque chose et vite.
Après avoir gribouillé le nom du restaurant sur un bout de papier, Hazel
releva la tête et me le remit.
— Merci beaucoup.
— Avec grand plaisir, et n’oubliez pas, si je peux faire quoi que ce soit…
— Je peux vous trouver à l’accueil ou dans votre bureau, au fond du couloir à
droite, terminai-je à sa place, c’est noté. Encore merci pour le resto.
La femme replaça correctement ses lunettes et agita une main en l’air avant de
récupérer son livre.
— Ce n’est rien voyons, donnez-m’en des nouvelles.
— Comptez sur moi.
Je récupérai mon bagage et pris la direction du couloir au fond duquel se
trouvait un vieil escalier en bois. Monter les marches avec des fourmis dans les
pieds s’avéra être une tâche délicate, mais je fis preuve de persévérance et arrivai
à l’étage avec un soulagement tout particulier. Trouver ma chambre ne fut pas
bien compliqué, l’hôtel n’en comptait que cinq. Aussi je tournai rapidement la
clé dans la serrure et pénétrai dans mon quartier général provisoire.
La suite que j’avais réservée était à l’image du Hazel & Berg, rustique et
chaleureuse. La pièce était plus ou moins spacieuse, décorée à l’aide de meubles
en bois qui donnaient au lieu une ambiance de chalet tout à fait agréable. Les
rideaux tartan et le plaid assorti présent sur le lit ne manquaient pas de charme.
La chambre était bien plus sympa que celles que j’avais l’habitude de réserver
dans les motels en bord de route.
Malgré la fatigue et mon irrésistible envie de sieste, je ne m’attardai pas et
quittai les lieux au profit de l’italien recommandé par Hazel Berg. Autant dire
que mon estomac fut enchanté d’accueillir un bon plat de gnocchis à la sauce
tomate, agrémenté de fromage fondant. Le parfum savoureux de mon plat était si
alléchant que j’eus du mal à ne pas sauter dessus telle une ogresse affamée. Le
Casa di Marco allait certainement devenir ma seconde maison pendant le temps
de mon séjour ici, même si cela allait me forcer à augmenter le nombre de mes
séances de sport.
— Bonsoir mademoiselle, me serait-il possible de partager votre table ?
Perdue dans mes pensées, et dans la dégustation de mon plat, je n’avais même
pas senti qu’une personne s’était approchée de ma table. Surprise, je relevai la
tête, il me fallut un instant pour reconnaître l’homme qui se tenait devant moi. Je
connaissais mon invité inattendu, et une chose était sûre, celui-ci n’avait
strictement rien à faire ici.
— Sam ?
5
J’étais furieuse, agacée, outrée et terriblement en colère contre le loup qui se
tenait face à moi, mais également contre celui qui se trouvait à des kilomètres de
moi. Il était plus qu’évident que Sam avait obéi aux ordres de son Alpha, et qu’il
se trouvait à Fredericksburg pour garder un œil sur moi pendant que Nick, lui, se
trouvait à Springdale. Apparemment, mon compagnon ne me pensait pas capable
de réaliser mon travail sans me faire tuer, la confiance régnait !
— Tu m’as suivie jusqu’ici ? crachai-je tout bas pour ne pas attirer l’attention
des autres clients présents autour de nous.
Le brun désigna mon assiette d’un geste du menton et tira la chaise en face de
la mienne en arrière, afin de s’y installer.
— Ça à l’air terrible, je peux en avoir ?
— Non ! Qu’est-ce que tu fais ici, Sam ? Est-ce que c’est Nick qui t’a
demandé de me suivre ? Oh ! Bien sûr que c’est lui ! Je vais le tuer.
Plus intéressé par ma nourriture que par mon agitation, le garou tendit une
main vers mes gnocchis. La tape sèche que je lui assénai l’arrêta net. Pas de pitié
quand il s’agissait de bouffe, le Gamma fit la moue en affrontant mon regard.
— C’est moi qui lui ai proposé de te rejoindre, expliqua-t-il, non pas pour te
fliquer, mais pour t’aider dans ton travail. Ce ne sera pas la première fois que
nous chasserons ensemble.
Je fronçai les sourcils.
— Là n’est pas la question, rétorquai-je, excédée. Tu aurais dû me prévenir au
lieu de venir me surprendre ici !
— Je ne pensais pas que tu serais contre, plaida-t-il.
Je fis claquer ma langue sur mon palet et croisai mes bras contre ma poitrine
pour appuyer mon mécontentement.
— Tu sais très bien que je ne suis jamais contre ta présence, mais je n’aime
pas être mise au pied du mur. Je n’avais pas dans l’optique de chasser en duo, et
je n’apprécie pas les imprévus. De plus, je sais très bien que malgré ce que tu
affirmes, tu es ici non pas pour être mon partenaire, mais pour jouer les gardes
du corps.
Mon invité surprise haussa une épaule, désinvolte, et retira sa veste. Il leva
une main pour attirer l’attention d’un serveur qui se trouvait à proximité.
— C’est mon job, non ? protesta-t-il.
Abasourdie par la légèreté de ses propos, j’ouvris la bouche pour répliquer,
mais un homme affublé d’un tablier vint prendre la commande de mon ami, me
forçant ainsi à ravaler mon exaspération. Ce n’était que partie remise, Sam
n’allait certainement pas échapper aux jolis noms d’oiseaux que je lui réservais.
Après avoir pris connaissance des envies de son nouveau client, le serveur
s’éclipsa, nous laissant enfin seuls. Je n’avais pas besoin d’un garde du corps et
j’étais bien décidée à faire comprendre au change-peau que je n’étais pas
enchantée par ce traquenard à peine voilé.
— Je sais que tu prends ton rôle de protecteur très à cœur Sammy, mais…
— Tu es une grande fille capable de gérer tes affaires seule sans l’aide de
personne, acheva-t-il à ma place, je sais. Mais vois le bon côté des choses, plus
on est de fous plus on rit ! À deux on en aura fini plus rapidement.
J’esquissai une moue dubitative et attrapai ma fourchette afin de planter ses
dents en métal dans un gnocchi fondant. Discuter avec un Gamma était inutile,
ces lycanthropes étaient entièrement dévoués à leur Alpha. Ils allaient toujours
au bout des choses ; en somme, de vraies têtes de mules. Sam ne repartirait pas
d’ici tant que je me trouvais sur place, pas si mon âme-sœur lui avait demandé
de veiller sur moi en tout cas. Que pouvais-je faire ? Perdre du temps et
m’épuiser à lui faire la morale ou accepter son arrivée et faire avec ?
Je n’aimais pas la sensation d’être contrainte à agréer cette situation, mais je
n’étais pas assez stupide pour gaspiller mon énergie à lutter contre cette présence
incongrue contre laquelle je ne pouvais rien faire. Passer mes nerfs sur Sam était
inutile, c’était à son supérieur que je devais m’en prendre, et lui, il allait
m’entendre. Ah ça oui !
— J’espère que tu as emporté ton paquet de couches Sammy, je doute que ton
sphincter supporte un nouvel esprit vengeur. Chier dans ton froc te ferait perdre
ton sex-appeal légendaire à coup sûr.
Je pris une grande bouchée de mon plat et esquissai un sourire en voyant la
mine du loup se décomposer. Son grognement grincheux fut interrompu par
l’arrivée de ses tagliatelles à la sauce tomate. Il oublia vite la possibilité que
nous ayons affaire à un revenant, préférant à la place se concentrer sur ses pâtes.
Pour ma part, je mis de côté mon propre mécontentement, pour profiter de cette
dernière soirée avant d’attaquer avec sérieux la chasse que m’avait confiée mon
grand-père.
La nuit avait été courte. Cela faisait déjà plusieurs mois que je ne faisais plus
de grasse matinée. Je me réveillais généralement avant que le soleil se lève, ce
qui, parfois, pouvait s’avérer drôlement agaçant. Notamment lorsque je devais
affronter de longues journées de travail. Encore une fois, je me levais fatiguée,
désorientée et avec une folle envie de chocolat chaud. Résultat, après une bonne
douche, je partis réveiller Sam afin que nous puissions commencer notre matinée
sous les meilleurs auspices. Réveiller un loup-garou n’étant jamais facile, j’avais
dû tambouriner à la porte de sa chambre pendant une bonne minute, ce qui
n’avait pas arrangé mon humeur massacrante.
Finalement, une fois monsieur habillé, nous pûmes partir ensemble pour le
petit-déjeuner, qui nous prîmes dans un petit café du coin. Attablés au fond de la
salle, à l’abri des regards indiscrets, nous planifiâmes notre journée afin de nous
montrer les plus organisés possible.
— Nous devons, dans un premier temps, savoir où nous nous trouvons
exactement, dis-je en reposant ma tasse fumante après avoir bu une gorgée de
ma boisson chocolatée.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? me demanda mon acolyte.
Je levai les yeux au ciel.
— Tu ne retiens donc jamais rien ? grinçai-je en l’observant engloutir une
cuillerée d’œufs brouillés. Ce n’est pourtant pas notre première chasse
commune.
Le Gamma, occupé à dévorer son petit-déjeuner, me lança un regard au
travers de ses ondulations châtaines. Ce regard perdu m’en disait long sur son
état du moment : il n’était pas tout à fait réveillé. Exiger de lui une concentration
totale à 8 heures du matin était définitivement impossible, aussi me contentai-je
de souffler.
— Les villes ont des histoires, des âmes, expliquai-je. Prendre connaissance
au préalable des légendes du lieu dans lequel on se trouve peut nous faire gagner
un temps précieux. Fredericksburg est notre base, notre point de départ.
— Qu’est-ce que tu espères trouver exactement ? s’enquit-il, intéressé.
— Tout et n’importe quoi. Dans un premier temps, j’aimerais vérifier si des
cas similaires ont déjà eu lieu dans les environs, si les phénomènes qui se
produisent ici sont récurrents ou a contrario, si ceux-ci sont rares. Les esprits
malfaisants sont généralement accrochés au lieu qu’ils hantent. S’il s’agit
effectivement de ce genre de manifestation, il existera probablement des traces
de récidive quelque part.
Mon partenaire hocha la tête, pensif, et se passa une main dans sa masse de
cheveux emmêlés.
— Comment comptes-tu t’y prendre pour récolter ce genre d’info ?
Je me laissai glisser sur ma chaise et appuyai mon dos contre son dossier en
bois. Je tendis une main face à moi, et attrapai mon verre de jus d’orange. Faire
le plein de vitamines était essentiel au vu de la mauvaise nuit que j’avais passée.
Nous avions du pain sur la planche, je devais être en forme. Aussi, je pris une
gorgée de mes fruits pressés, savourant leur fraîcheur avant de répondre :
— Premièrement, j’aimerais faire un tour aux archives de la ville. Si nous
voulons tout savoir de Fredericksburg, c’est là-bas qu’il faut commencer. Les
vieux témoignages sont souvent les plus intéressants, nous trouverons sûrement
quelque chose. Ensuite, il faudrait aller faire un tour au poste de police. Le
dossier d’Al ne contient pas des masses d’éléments sur l’enquête, il va falloir
qu’on en apprenne plus sur ces fameuses disparitions.
— Très bien, approuva-t-il, encore une bonne journée en perspective à ce que
je vois.
Je soupirai.
— À qui le dis-tu…
Nous rejoignîmes les archives de la ville à pied, après avoir terminé notre
petit-déjeuner. Sam et moi avions préféré ne pas prendre la voiture, explorer
notre nouvel environnement nous permit de faire quelques repérages pratiques,
qui allaient à coup sûr nous être utiles dans les prochains jours. Faire le tour de
la petite bourgade nous prit tout de même une bonne heure, nos GPS internes
respectifs étant en panne, nous dûmes à de multiples reprises nous arrêter pour
demander notre chemin. En définitive, nous arrivâmes à destination sans trop de
problèmes, simplement avec de belles ampoules aux pieds.
Le vieux bâtiment en pierre qui abritait les archives était semblable à de
nombreux monuments présents au sein de la municipalité. Fredericksburg avait
préservé une architecture ancienne qui ne manquait pas de charme. La ville
semblait si propre et si paisible, qu’il était difficile d’imaginer que quoi que ce
soit d’anormal puisse se produire ici. Comme quoi, les apparences pouvaient être
trompeuses.
L’intérieur de la bâtisse dans laquelle nous pénétrâmes dégageait une forte
odeur de vieux livres poussiéreux, ainsi qu’une plus subtile de fleurs fraîchement
coupées. Sur le comptoir en bois sombre de l’accueil trônaient deux bouquets de
roses pâles ; ceux-ci encadraient le visage de la concierge, qui leva les yeux à
notre arrivée.
— Bonjour, lança-t-elle.
— Bonjour, répondis-je tandis que Sam faisait de même.
Nous nous approchâmes lentement de la réception, la femme se leva de son
siège pour mieux nous étudier. Son regard perçant me scruta un instant, mais elle
ne s’attarda pas, préférant largement se concentrer sur Sam, qui était, je devais
l’avouer, bien plus attractif que moi. À la vue de ce mâle dominant, son air
méfiant s’adoucit quelque peu, un sourire étira ses lèvres parfaitement
maquillées.
— Puis-je faire quelque chose pour vous ?
La question ne m’étant pas destinée, je jetai un coup d’œil en coin à mon
camarade, qui me le rendit. Il arqua un sourcil, je haussai une épaule ; nous
avions préparé ensemble un scénario supposé nous garantir l’accès aux dossiers
présents dans cet édifice, il pouvait tout à fait se débrouiller sans mon aide.
Ayant obtenu mon accord, le garou s’approcha du comptoir et s’y appuya de
manière nonchalante comme il savait si bien le faire. User de ses charmes était si
naturel chez lui, qu’il ne put s’empêcher de le faire encore aujourd’hui, il fut
impossible à l’hôtesse de rester insensible au sex-appeal de ce beau brun
athlétique. Avant même qu’il ouvre la bouche pour balancer notre bobard, je sus
qu’il avait gagné.
— Bonjour, susurra-t-il d’une voix suave, j’espère en effet que vous allez
pouvoir nous aider. Ma sœur et moi venons à peine de débarquer de Richmond
où nous sommes étudiants en histoire. Notre professeur nous a demandé de
rédiger un devoir sur la Guerre de Sécession, et plus particulièrement sur
l’importance qu’ont joué les petites villes au cours de celle-ci. Quel meilleur
endroit que Fredericksburg pour rédiger notre exposé ?
— N’en dites pas plus, dit-elle en se penchant en avant, vous aimeriez avoir
accès aux archives, n’est-ce pas ?
Un sourire aguicheur étira les lèvres sensuelles du loup. Il savait y faire avec
les femmes, ça, il n’y avait pas à dire. Les lycans étaient de véritables dragueurs
invétérés qui savaient s’y prendre avec les sentiments, ce qui, je devais l’avouer,
était vachement pratique au quotidien. Les atouts physiques de Sam allaient sans
aucun doute m’être très utiles, les concierges semblant préférer les beaux gosses
baraqués aux chasseuses mal réveillées.
— C’est exactement ça, répondit-il, serait-il possible d’y accéder ?
La réceptionniste plissa les paupières, ce qui eut pour effet de marquer les
rides qu’elle avait aux coins des yeux, puis me coula un regard furtif avant de
redonner toute son attention à l’homme qui lui faisait face.
— Bon, reprit-elle en baissant d’un ton, d’habitude, je ne laisse pas les
étrangers consulter les dossiers concernant la ville. Mais, je peux faire une
exception pour vous, suivez-moi.
Notre interlocutrice, ou plutôt celle de Sammy, fit le tour du comptoir, et nous
fit signe de la suivre. Satisfait et fier de lui, le change-peau m’adressa un
haussement de sourcils vif puis releva le menton. Je secouai la tête de gauche à
droite et décidai d’ignorer son air béat, emboîtant simplement le pas de sa
nouvelle groupie à la place. Dans mon dos, Sam ricana.
Notre guide nous conduisit à travers un dédale de couloirs, tout en se
retournant plusieurs fois pour s’assurer que mon « frère » la suivait bien.
Finalement, nous arrivâmes devant une lourde porte en bois, qu’elle s’empressa
d’ouvrir pour nous laisser entrer. Nous pénétrâmes dans la salle des archives, une
forte odeur de poussière m’agressa les narines, mon camarade fronça le nez.
— Et voilà, déclara l’employée, toute l’histoire de la ville est réunie ici. Je
pense que vous allez pouvoir écrire un exposé complet, qui devrait à coup sûr
satisfaire votre professeur.
— Je n’en doute pas une seconde, répliqua mon associé.
La femme posa une main sur l’épaule de Sam et se pencha légèrement sur lui.
— Prenez votre temps.
Elle adressa à son favori un sourire complice, tandis qu’elle ne m’offrit qu’un
vague hochement de tête avant de s’en aller. Une fois que nous fûmes seuls, je
me tournai vers mon camarade et lui donnai une tape sur le biceps.
— Je crois que t’as une touche Sammy, raillai-je, moqueuse.
— Ne jamais sous-estimer mon pouvoir de séduction, Evans, faire fondre les
nanas, c’est mon super-pouvoir.
— Un bourreau des cœurs professionnel.
Il me fit un clin d’œil.
— T’as tout compris, et puis tu vois, ça à du bon d’avoir un partenaire.
Surtout lorsqu’il est aussi irrésistible que moi.
Je levai les yeux au ciel et avançai d’un pas afin d’évoluer dans notre nouvel
environnement. La salle était immense, et encore, ce n’était pas un mot assez
représentatif de la réalité. Des allées de dossiers s’étendaient sur plusieurs
mètres, des rangées et des rangées de documents à perte de vue. Le parquet
rustique craquait sous mon poids, de grandes voûtes en bois anciennes
permettaient de passer sous les étagères remplies. Éplucher tout ça allait
certainement nous prendre des heures, nous n’avions pas de temps à perdre.
— J’espère que tu as bien profité de ton pouvoir de séduction, lâchai-je, parce
qu’il ne te sera d’aucune utilité maintenant. Allez, retrousse tes manches, et
mets-toi au travail.
Installée au fond de la pièce, près d’une grande fenêtre voûtée, je terminais de
rédiger mes notes sur Fredericksburg. Cela faisait plus de quatre heures que nous
épluchions, Sam et moi, les dossiers concernant cette ville, et autant dire que
nous en avions appris des choses sur cette bourgade ! La richesse historique de
celle-ci était impressionnante, notamment grâce à son rôle majeur lors de la
Guerre de Sécession.
En effet, établie sur le lac sur le fleuve Rappahannock, Fredericksburg fut,
pendant l’époque coloniale, la dernière ville avant les territoires indiens. Ce fut
le capitaine John Smith qui explora la région le premier, en 1608. L’assemblée
coloniale de Virginie créa un nouveau comté, celui de Spotsylvania en 1720, et
établit tout d’abord le port de Fredericksburg en 1728. La ville fut baptisée ainsi
en l’honneur de Frederick, prince de Galles, fils du roi George II. La cour du
comté fut installée à Fredericksburg en 1732, et la ville devint siège du comté
jusqu’en 1780. Elle fut officiellement incorporée comme « town », avec un
conseil et un maire, en 1781.
La ville dut son développement à la présence d’esclaves noirs qui travaillaient
dans les plantations de la région, mais aussi grâce aux activités du port et celles
des ateliers.
L’importance de Fredericksburg lors de la Guerre de Sécession fut avant tout
stratégique, notamment en raison de sa situation géographique, la ville se situant
entre Washington et Richmond, les deux capitales ennemies. Malheureusement
pour elle, en décembre 1862, la citée tomba aux mains des armées de l’Union,
essuyant ainsi une défaite écrasante. Treize mille soldats nordistes périrent lors
de cet affrontement, contre cinq cents sudistes seulement, qui avaient mieux
préparé leur défense. D’après les témoignages, cette débâcle fut l’une des plus
terribles de cette période, et fut un véritable coup dur pour la population du
Nord, qui dut affronter l’horreur de la guerre. Après ça, la vie reprit lentement
son cours malgré les traumatismes des soldats, mais aussi des civils.
Aujourd’hui, la ville jouissait d’un calme représentatif des petites villes. Son
attractivité était presque essentiellement due à son quartier historique, dans
lequel subsistaient de nombreux bâtiments d’époque. En somme, Fredericksburg
était un petit patelin sympa en apparence, qui possédait ceci dit une histoire
lourde, bercée par la mort et le sang. Pas étonnant que des trucs bizarres s’y
passent de temps en temps.
Un éternuement sonore me tira de mes pensées, me faisant relever la tête si
brusquement que ma nuque émit un craquement inquiétant. Sam, assis en face de
moi, se frotta le nez frénétiquement. L’odeur des vieux papiers ne lui avait
jusqu’à présent pas réussi, il n’avait cessé d’éternuer tout au long de nos
recherches.
— Putain de merde, grommela le loup, vivement qu’on sorte d’ici.
Je m’étirai lourdement, mon dos était en miette. Une barre raide s’était
installée le long de ma colonne vertébrale, ce qui n’était pas franchement
agréable. Rester assise des heures durant ne m’avait pas réussi, j’allais devoir me
dégourdir les jambes, et vite.
— On va y aller, je crois que nous avons tout ce qu’il nous faut sur la ville, le
rassurai-je.
J’étais habituée à mener des investigations, à fouiller dans les vieux dossiers,
à fouiner çà et là afin de dénicher des informations utiles à mes chasses. Sam, a
contrario, n’était pas familier de ce genre de pratique. Les loups-garous
supportaient mal le fait d’être inactif. Leur moitié animale était trop sauvage
pour tolérer l’inactivité et cela pouvait vite les rendre nerveux. Aussi, je savais
que le Gamma, même s’il ne s’était pas plaint une seule fois, n’avait pas
grandement apprécié l’exploration des archives. Si on ajoutait à ça son odorat
surdéveloppé, responsable de ses éternuements à répétition, je comprenais
parfaitement son besoin d’évasion. Par chance, nous avions réuni tout ce dont
nous avions besoin, nous pouvions désormais quitter les lieux.
— Allons-y.
Nous quittâmes les archives après avoir remercié la concierge, qui en avait
profité pour laisser son numéro de téléphone personnel à Sam. Le loup avait
répondu à son geste par un clin d’œil complice, mais une fois à l’extérieur, il
s’était empressé de jeter le bout de papier dans la première poubelle venue. Elle
n’était visiblement pas son style.
— Où allons-nous maintenant ? s’enquit le lycanthrope en enfonçant ses
mains dans les poches de son jean.
Je serrai la lanière en cuir de mon sac et jetai un coup d’œil aux alentours. Les
rues pavées aux couleurs cuivrées étaient arpentées par des piétons sortis se
restaurer. Chacun vaquait à ses occupations, sans se soucier des problèmes des
autres. La vie ici était trop calme, trop idyllique pour être vraie, j’avais connu
des villes plus affolées à la suite de disparitions que ne l’était Fredericksburg.
— Nous retournons à l’hôtel, dis-je.
L’homme me lança un regard en coin, perplexe.
— Pourquoi ça ?
Je fronçai les sourcils mais ne stoppai pas ma course, nous n’avions pas une
minute à perdre.
— Parce que quelque chose cloche ici Sammy, expliquai-je, regarde autour de
toi. Il n’y a aucun avis de recherche placardé sur les murs ou sur les poteaux, les
habitants papotent tranquillement autour d’un café sur les jolies terrasses propres
des restaurants, abordant des sujets aussi futiles que la pluie et le beau temps. Je
n’ai pour le moment entendu personne discuter des disparitions qui ont eu lieu
dans les environs, alors que nous avons douze hommes volatilisés au compteur.
La vie continue son cours comme si de rien n’était, et honnêtement je trouve ça
sacrément louche.
— Les gens ne veulent peut-être pas céder à la panique ? proposa-t-il en
haussant les épaules.
J’esquissai une moue sceptique.
— Peut-être, mais je trouve ça tout de même étrange, alors nous retournons à
l’hôtel pour nous changer.
— Nous changer ?
J’acquiesçai.
— Exactement, nous ne pouvons pas nous pointer au poste de police dans nos
fringues de ville tout de même !
6
Nous poussâmes les portes du commissariat, affublés de nos tenues d’agents
fédéraux. Je n’étais pas particulièrement fan des tailleurs pantalons. Les
uniformes étriqués, ce n’était pas mon truc. Trop inconfortables à mon goût.
Malheureusement, je ne pouvais pas me faire passer pour un membre du FBI{2}
avec mes jeans troués et mes baskets dégueulasses, ce qui expliquait le fait que
je sois désormais en train de tenir en équilibre sur les talons fins de mes
escarpins noirs. L’exercice était d’autant plus difficile que Sam, mon acolyte
lycanthrope, se portait comme un charme dans son beau costume sombre. Il était
visiblement bien plus à l’aise que moi, alors que nous étions supposés nous
trouver dans mon élément. En un mot, injuste.
— Madame, monsieur, déclara l’agent de police assis derrière le comptoir de
l’accueil.
Le Gamma et moi répondîmes à l’homme par un hochement de tête simultané,
nous nous arrêtâmes en face de lui.
— Que puis-je pour vous ? s’enquit-il en observant nos allures respectives.
Les petits yeux curieux de notre interlocuteur se plissèrent légèrement lors de
son inspection détaillée, ses pupilles s’écarquillèrent quelque peu lorsqu’il tomba
nez à nez avec les plaques que nous tendions devant nous.
— FBI, lançai-je d’une voix assurée. Il semblerait que cette ville ait un petit
problème de disparitions, serait-il possible de parler à un responsable ?
Le visage rond de l’homme s’empourpra sous le coup du stress qui s’empara
de lui. Il ne devait pas avoir l’habitude d’être confronté au FBI, ce qui n’avait
rien d’étonnant dans une ville comme celle-ci. Il cligna des yeux plusieurs fois,
perdu et déstabilisé. Sam, qui semblait amusé par la situation, décida d’en
rajouter une couche.
— Ce n’était pas une question, cracha-t-il sèchement, nous voulons parler à
un responsable et nous le voulons tout de suite.
— Euh, oui… Oui bien sûr, suivez-moi !
Déconcerté, l’homme tournoya sur lui-même à la recherche du chemin à
prendre, il nous adressa un sourire gêné puis s’engagea vers les bureaux. Avant
de le suivre, je me tournai vers le loup, et lui fis les gros yeux.
— T’es vraiment un enfoiré, tu le sais ça ?
Les lèvres du dominant s’étirèrent en un sourire satisfait, il haussa une épaule
désinvolte et se pencha sur moi pour me répondre :
— Evans, tu es trop sérieuse, tu le sais ça ?
Je grognai et m’engageai à la suite de l’agent.
— Terrifier nos collaborateurs n’entre pas dans la liste de mes activités
favorites, avouai-je. Le pauvre homme avait l’air littéralement paniqué.
— As-tu vu la veine de sa jugulaire se mettre à palpiter ? Dommage que tu
n’aies pas entendu son cœur s’emballer lorsque j’ai froncé les sourcils, tordant.
— Tu as de drôle de passe-temps, Sammy.
— Quitte à jouer les fédéraux, autant s’amuser un peu, plaida-t-il.
Je fis la moue, mais n’ajoutai rien. Je n’avais personnellement jamais utilisé
mon costume à ces fins, mais je pouvais parfaitement comprendre l’engouement
de Sam pour qui ce genre de choses était nouveau. On disait souvent que les
loups-garous étaient des êtres taciturnes dénués d’humour ; il suffisait de passer
une journée avec mon acolyte pour se rendre compte que ces rumeurs étaient des
conneries.
Nous suivîmes notre guide jusqu’à une porte sur laquelle était placardée une
pancarte en acier. Sur celle-ci nous pouvions lire : « Chef Sanchez ». L’homme
qui nous accompagnait était tellement étourdi qu’il en oublia de frapper avant
d’entrer.
— Bon Dieu, je vous ai dit mille fois de frapper avant d’entrer, merde ! tonna
la voix grave de son supérieur.
— Chef, excusez-moi, chef… c’est que… euh… le FBI est ici monsieur,
bafouilla-t-il.
— Le FBI ? répéta l’autre, sceptique. Qu’est-ce que vous me chantez,
Simpson ?
Ledit Simpson s’écarta pour nous laisser passer, dans la pièce nous pûmes
enfin apercevoir le chef Sanchez.
Installé dans un grand fauteuil en cuir noir, l’employé au service de la ville
arborait une mine sévère. Ses épais sourcils ébène étaient rassemblés en un
froncement appuyé, celui-ci était tellement prononcé qu’une ride s’était creusée
entre eux, renforçant ainsi son air mécontent. Si on ajoutait à cela ses lèvres
pincées et ses traits crispés, nous pouvions facilement deviner que notre présence
ici n’était pas la bienvenue. Je supposai que cette animosité était engendrée par
les bonnes vieilles rivalités qui subsistaient entre les fédéraux et les agents des
différentes polices locales. La partie n’était définitivement pas gagnée
d’avance…
— Qu’est-ce que vous faites ici ? grognassa le salarié une fois les
présentations d’usage effectuées.
Sam n’appréciait pas le ton sec de notre interlocuteur. Je le vis serrer les dents
pour retenir le grognement qui lui chatouillait la gorge. Les loups avaient
énormément de mal avec l’autorité, surtout lorsque celle-ci était manifestée par
un humain.
— Vous ne devez pas ignorer que plusieurs disparitions sont survenues au
cours des dernières semaines au sein même de votre ville, expliquai-je en tentant
de garder un ton neutre et professionnel. Douze disparus en deux semaines, ça ne
vous interpelle pas ?
Les sourcils du chef de la police se froncèrent un peu plus à la suite de mes
déclarations, je ne pensais pas ça possible avant de le voir faire.
— Vous êtes ici pour les disparitions ? demanda-t-il, surpris.
La pointe d’incrédulité que j’entendis dans sa voix revêche me fit plisser les
yeux, il semblait réellement étonné de nous voir ici pour cette raison. Pourtant, y
avait-il autre chose qui aurait pu justifier notre présence ?
— Pour quoi d’autre sinon ? rétorqua sèchement le garou à ma gauche.
Sanchez croisa ses bras massifs sur son large torse, ce mouvement eut pour
effet de tendre le tissu couleur sable de sa chemise visiblement trop étroite. Je
crus pendant un instant qu’elle allait se déchirer, mais ce ne fut pas le cas. Aucun
drame ne se produisit de ce côté-là. Ouf.
— Je ne pensais pas que le FBI se déplaçait pour des enquêtes de ce genre.
— Et quel genre d’enquête est-ce pour vous ? le questionnai-je, curieuse.
Les iris sombres du policier se posèrent sur moi. J’affrontai son regard
hargneux sans broncher, sans me démonter malgré les ondes de négativité qu’il
dégageait. Nous nous dévisageâmes pendant quelques secondes. Lorsqu’il se
rendit compte que je n’allais pas me détourner, il se renfrogna et soupira.
— Écoutez, si vous voulez mon avis, ces « disparitions » ne sont pas à
prendre trop au sérieux.
Le garou et moi échangeâmes un regard en coin, je relevai le menton.
— Comment ça ?
L’homme, agacé, agita sa main d’un air las, il se laissa lourdement aller contre
le dossier moelleux de sa chaise de bureau.
— Vous savez comme moi que des gens disparaissent tous les jours, ce ne
sont pas forcément des enlèvements, des kidnappings ou même des meurtres,
s’expliqua-t-il. À mon avis, ces hommes ont simplement choisi de quitter la ville
pour prendre quelques vacances, pas de quoi engager une enquête fédérale.
Abasourdie, j’ouvris la bouche pour répliquer, mais aucun son ne sortit.
J’aurais bien eu des choses à lui dire pourtant, mais les paroles qui démangeaient
mes lèvres étaient si peu sympathiques que je redoutais que cela ne trahisse notre
couverture. Comment pouvait-il, en tant que chef de police, certifier des
conneries pareilles ?
— Douze disparus en quinze jours, douze hommes qui se sont volatilisés en à
peine deux semaines de temps et qui n’ont plus donné signe de vie depuis, vous
appelez ça une coïncidence, Sanchez ? cracha mon camarade, consterné.
L’intéressé haussa les épaules, une moue dédaigneuse attirait les coins de sa
bouche vers le bas. L’envie de me lever pour lui faire manger mes phalanges
était si irrésistible que je dus m’enfoncer dans mon siège pour me retenir. Tout
ceci était un gag, une vaste blague ridicule qui allait prendre fin d’un instant à
l’autre.
— Je ne m’inquiète pas plus que ça.
Stupéfiée, je ne pus retenir un rire grinçant, cet homme se foutait ouvertement
de nous, le contraire était impossible.
— Vous ne vous inquiétez pas plus que ça ? répétai-je, cassante. Que vous ne
vous fassiez pas de soucis pour les douze disparus de ce mois-ci, ça passe
encore, mais que faites-vous des quatre-vingt-seize autres hommes qui se sont
envolés au cours des six derniers mois ? Eux aussi ont quitté la ville pour
prendre quelques vacances ? Vous vous fichez de moi ?
OK, je perdais patience. J’avais affaire à une véritable tête de con qui me
prenait de toute évidence pour une idiote, tous les éléments étaient réunis en cet
instant pour que je montre les dents. Le manque de sommeil et l’air suffisant de
l’abruti incompétent qui me faisait face n’aidaient pas à me détendre, je luttai
intérieurement pour ne pas lui envoyer mon poing dans la figure.
— C’est une petite ville mademoiselle, poursuivit-il, les gens, ça va, ça vient,
on ne peut pas crier au loup dès qu’un bonhomme décide de se tirer sans donner
d’adresse.
Atterrée et profondément énervée par la nonchalance dont ce représentant de
l’ordre faisait preuve, je me relevai brusquement et ajustai ma veste de tailleur.
— Ce n’est pas mademoiselle, mais inspecteur, et je vous prierai de m’appeler
ainsi à l’avenir. Vous allez me remettre tout ce que vous avez récolté sur les
disparus, et au passage, mettre à ma disposition les codes qui me permettront
d’accéder à vos bases de données. Si vous avez des questions, je vous conseille
de contacter notre supérieur hiérarchique. L’entretien s’arrête ici.
Je sortis du commissariat frustrée et à bout de nerfs. J’étais si furieuse que
mes joues étaient en feu, la première chose que je fis une fois à l’extérieur du
bâtiment fut de retirer mon blazer. La légère brise d’été souffla sur mon visage,
apaisant quelque peu l’éruption volcanique qui s’y propageait.
— J’ai jamais vu un mec aussi con ! m’exclamai-je en rejoignant la voiture.
Et pourtant, j’en ai croisé des imbéciles, je bosse dans un bar, mais alors lui,
c’est un cas !
Je m’installai derrière le volant alors que Sam faisait de même sur le siège
passager, nous fermâmes les portières en un claquement simultané avant de nous
poser une minute. Nous nous affalâmes respectivement, têtes en arrière, le chef
Sanchez nous avait laissés pantois aussi bien l’un que l’autre.
— Moi ce que j’ai jamais vu, c’est un policier qui se fiche éperdument de la
disparition de cent huit personnes, concéda le lycan. Comment peut-il se montrer
aussi désintéressé par la situation des habitants de sa ville ?
Je me passai les paumes sur la figure et inspirai profondément.
— Plus on avance, plus je me dis qu’il y a vraiment un truc qui tourne pas
rond ici, soupirai-je.
— Je suis d’accord.
— C’est bon signe, affirmai-je en tournant la clé dans le contact.
Interpellé par mes paroles, le dominant se tourna dans ma direction, sourcils
froncés.
— Ah oui ?
J’acquiesçai.
— Exactement, ça signifie que nous ne sommes pas là pour rien.
Mes paupières se fermaient toutes seules, ma nuque avait du mal à supporter
la lourdeur de ma tête, celle-ci semblait peser des tonnes.
Après l’entretien-fiasco effectué au poste de police de Fredericksburg, Sam et
moi avions pris la décision de retourner à l’hôtel afin de décortiquer le dossier
officiel que nous avait remis l’agent Simpson. Enfin, ça, c’était l’idée. Nous
nous étions en revanche vite aperçus qu’il n’y avait rien à voir, rien à éplucher en
détail. Les documents qu’avaient récoltés les agents de la ville étaient peu
nombreux, nous ne trouvâmes rien de plus que ce que nous avions déjà. Aucune
enquête réelle n’avait été menée, et ça, nous nous en rendîmes compte en
accédant aux bases de données du commissariat.
Il n’y avait rien. Littéralement. Un dossier « portés disparus » avait bien été
créé, mais celui-ci était vide. Aucune investigation n’avait été entreprise, la
police n’avait effectué aucune recherche pour retrouver les cent huit hommes qui
s’étaient évanouis dans la nature depuis le début de l’année. Les autorités
semblaient se foutre royalement de leur disparition. Je n’avais jamais été
confrontée à une telle situation de ma vie. Les habitants de cette ville
paraissaient fermer les yeux sur ce qui se passait autour d’eux, et ça, ça avait
piqué ma curiosité. Pour Sam, cela pouvait être dû au fait qu’ils préféreraient ne
pas céder à la panique, et dans le fond, c’était une hypothèse qui tenait la route.
Mais s’il y avait plus derrière ce masque d’indifférence ? Et si cela cachait autre
chose ? Quelque chose de plus sombre ?
Je ressentais un besoin viscéral d’obtenir des réponses à mes questions. Mes
instincts de chasseuse étaient en ébullition, tant et si bien que je peinais à tenir en
place.
Le Gamma et moi avions passé la soirée, à défaut d’en apprendre plus sur
l’affaire, à répertorier les noms de nos victimes présumées. Il nous fallait récolter
quelques infos sur eux pour pouvoir avancer ; étant donné que les représentants
de l’ordre de Fredericksburg ne pouvaient pas nous aider à ce niveau-là, nous
avions décidé d’interroger les familles et les amis des intéressés. Mon grand-
père, dans le dossier qu’il nous avait remis, avait déjà établi une liste des
disparus du mois en cours, il nous avait suffi de réunir les adresses des quatre-
vingt-seize autres. Cela nous prit plus de temps que prévu, la nuit était déjà pas
mal entamée lorsque je terminai, seule, mon travail.
Plus tôt dans la soirée, Sam, dont l’estomac criait encore une fois famine,
avait décidé de sortir manger. Il m’avait proposé de l’accompagner, mais ne
pouvant me résoudre à perdre du temps, j’avais décliné son invitation, remettant
à plus tard l’heure du dîner. Désormais, alors que la liste était terminée et que
l’horloge affichait 1 h 47 du matin, je m’autorisai une petite pause bien méritée.
Je m’étirai péniblement, réveillant tant bien que mal mes muscles engourdis,
et sautai hors du lit sur lequel je venais de passer des heures. L’empreinte de mes
fesses était incrustée sur le matelas, qui s’était légèrement creusé sous mon
poids. Je devais me dégourdir les jambes, et cela tombait bien, il fallait que je
trouve une épicerie ouverte pour acheter un sandwich. Je n’avais rien avalé
depuis midi, mon ventre poussait des hurlements de détresse terrifiants, me
suppliant ainsi de le remplir, et vite. Aussi, je mis mes chaussures et enfilai une
veste au hasard avant de quitter ma chambre d’hôtel pour me mettre en quête de
mon repas.
7
Je n’avais peut-être pas choisi l’heure idéale pour arpenter la ville de long en
large. Me mettre à la recherche d’une épicerie à deux heures du matin n’était
sûrement pas le choix le plus judicieux que j’avais pu faire au cours de ma vie,
d’autant plus que j’avais eu la brillante idée de ne pas prendre ma voiture. Je
m’étais dit qu’après avoir passé des heures assise sur mon lit, mes jambes
avaient besoin d’un peu d’exercice. Ceci dit, j’avais complètement zappé le fait
que je ne connaissais pas les environs. Pas parfaitement, en tout cas.
Cela faisait près de quarante minutes que je tournais en rond, cherchant
désespérément un magasin ouvert pour y acheter un truc à manger.
Malheureusement, à force de trouver des portes fermées, je commençais
légèrement à perdre espoir. Mon estomac hurlait à la mort, littéralement, mes
mollets étaient en feu, et pour ne rien arranger, la fatigue gagnait du terrain. Mes
paupières étaient lourdes, je ne cessais de bâiller, ce qui, avec la brise fraîche qui
soufflait à l’extérieur, faisait couler des larmes glacées le long de mes joues. Si
on ajoutait à ça mon look de clodo cradingue, mes cheveux en bataille et mes
cernes noirs, je possédais la panoplie complète du vagabond douteux. Par
chance, je n’avais croisé personne capable de me juger ou d’appeler les flics.
Finalement, alors que je m’apprêtais à abandonner pour faire demi-tour, je
tombai sur une petite station-service aux lumières allumées. Mon optimisme
renaquit de ses cendres pour gonfler ma poitrine d’espoir.
Pressant le pas tel un zombie en soif de chair fraîche, je me précipitai vers
l’entrée de l’établissement, priant intérieurement pour que cette fois-ci soit la
bonne. La première chose qui capta mon attention, et qui enthousiasma mes
sens, fut l’écriteau qui décorait la porte, et sur lequel était inscrit le mot
« ouvert ». Une soudaine euphorie réveilla mon métabolisme qui sombrait peu à
peu dans le sommeil. L’appel de la nourriture me réveilla comme si je venais de
m’enfiler un litre de café serré à moi seule. J’avais réussi, mon ventre allait
pouvoir arrêter de brailler, victoire !
Déterminée à apaiser ma faim, je poussai la porte de la station et pénétrai dans
le magasin.
— Bonsoir, lançai-je dans le vide.
À mon plus grand étonnement, il n’y avait aucun employé derrière la caisse,
et aussi surprenant que cela pouvait paraître, la boutique semblait vide. Les
quelques rayons de chips et autre restauration rapide qui constituaient l’épicerie
avaient l’air déserts, il n’y avait personne aux alentours. Le responsable avait
peut-être décidé de quitter son poste pour se faire une petite pause café, histoire
d’assurer son service sans piquer du nez, qui sait ? Au fond, je n’en avais rien à
faire, je voulais juste me trouver un truc à me mettre sous la dent avant de
retourner me coucher à l’hôtel. Aussi, sans me poser plus de questions, je me
mis à l’assaut des étagères remplies.
Machinalement, je me rendis au rayon des produits frais, espérant y trouver
mon bonheur. Les sandwichs industriels ne valaient certainement pas ceux
concoctés par Leah, mais l’un d’entre eux ferait l’affaire pour ce soir. Affamée
comme je l’étais, j’aurais pu avaler n’importe quoi de toute façon. Mon choix se
porta sur un sandwich au poulet, simple et efficace. Je préférais miser sur une
valeur sûre plutôt que de m’aventurer sur des terrains inconnus. Il serait
dommage de trouver mon seul et unique repas immangeable. Pour plus de
sécurité, je fis un saut au triste rayon des surgelés de la station, et me penchai au-
dessus des pots de glaces, histoire de les étudier avec plus d’attention. Ma
chambre d’hôtel était pourvue d’un petit réfrigérateur-congélateur à côté duquel
se trouvait le mini bar. Stocker de la crème glacée pouvait s’avérer utile en cas
de crise extrême. Si la journée s’avérait vraiment difficile ou si la séparation
avec Nick devenait trop dure à supporter.
Alors que j’avais fait mon choix, et que je tendais le bras pour attraper un pot
de Ben & Jerry’s au caramel, un frisson remonta le long de ma colonne
vertébrale, juste avant qu’un bras ne m’enserre la gorge et me tire en arrière.
Par réflexe, je laissai tomber mes articles à terre et repliai mon coude pour
l’envoyer en direction de mon adversaire. Mon os entra en contact avec une
surface dure comme de l’acier trempé, la masse solide écrasée contre mon dos
disparut tandis que je frappai une seconde fois. Mon assaillant bloqua mon
attaque, protégeant son abdomen à l’aide de la paume de sa main et attrapa mon
bras pour le tordre contre mes omoplates. Un gémissement incontrôlé traversa
mes lèvres, mais celui-ci était plus dû à la frustration qu’autre chose. Les prises
qui me maintenaient en place avaient beau être fermes, elles n’étaient pas
douloureuses pour autant, mon agresseur était visiblement un véritable
gentleman. Dommage que sa sollicitude ne suffise pas à calmer la rage qui
faisait bouillir mon sang.
Déterminée à me dégager de cette étreinte forcée, je relevai la jambe droite et
abattis rudement mon pied contre le sien. Un grognement rauque chatouilla mes
tympans. Sa familiarité me frappa de plein fouet, j’avais entendu des
grognements similaires un nombre incalculable de fois au cours des mois qui
venaient de s’écouler.
Avant que je puisse dire quoi que ce soit, mon attaquant me plaqua
brutalement contre la porte vitrée du congélateur, et se pencha contre moi. La
pression du corps massif contre le mien, je la connaissais très bien, tout comme
la chaleur qui s’en dégageait. Mes doutes se confirmèrent lorsqu’un souffle
torride caressa le lobe de mon oreille et qu’une voix rocailleuse chatouilla mes
sens.
— Il n’est pas conseillé de se promener seule dans les rues par les temps qui
courent, on ne sait jamais sur qui on peut tomber.
Malgré la colère et l’incompréhension que je pouvais ressentir, une vague
traîtresse de satisfaction intense me caressa l’échine. Elle parvint presque à me
faire oublier la fureur destructrice qui parcourrait mes veines.
— Oh mais ne t’en fais pas, Roméo, je suis loin d’être une demoiselle en
détresse.
Bien décidée à ne pas me laisser faire et à gagner ce petit jeu stupide mis en
place par le détraqué qui me servait d’âme-sœur, je penchai la tête en avant puis
la renvoyai rageusement en arrière. Le heurt fut suffisamment brutal pour que
Nick baisse sa garde. J’en rajoutai une couche en lui assénant un nouveau coup
de coude. Cette fois, l’homme me lâcha en poussant un râle éraillé, je me
redressai et me retournai sans attendre. Évidemment, je ne fus qu’à moitié
surprise de découvrir l’identité de mon fameux rival. J’avais bien reconnu les
grognements primitifs de mon compagnon, tout comme j’avais pu identifier le
frisson si significatif de sa présence qui m’avait parcouru à son arrivée.
Même si j’avais envie d’obtenir des explications sur sa présence incongrue,
lui donner une bonne leçon s’avérait être une priorité. Il méritait une bonne paire
de gifles, et pour sûr, je n’allais pas me priver de les lui offrir. Aussi, je me mis
en garde et fis en sorte d’ignorer l’électricité statique qui planait entre nous, pour
à la place, lui balancer un joli direct en plein sur le nez. Le coup de tête que je lui
avais précédemment asséné avait plongé mon loup dans un étourdissement
passager et sommaire dans lequel il n’allait pas rester longtemps, si je voulais
avoir le dessus, il fallait que je me montre vive et réactive.
Surpris, l’Écossais recula de quelques pas et secoua la tête furtivement afin de
reprendre ses esprits. Il porta une main à sa mâchoire, arqua un sourcil et se
tourna vers moi, un sourire moqueur plaqué sur les lèvres.
— Et moi qui avais peur de te voir impuissante face à un agresseur présumé,
railla-t-il.
Un rire sec et cynique perça la barrière de mes dents serrées. Piquée par sa
remarque machiste, je ne pus m’empêcher de relever le menton dans un geste de
défi. Le highlander gronda de satisfaction.
— Et moi qui pensais que tu avais confiance en moi, je me suis bien trompée !
Je pris position sur mes appuis et envoyai mon poing gauche dans sa
direction. L’homme, comme je m’y attendais, bloqua mon assaut ? J’enchaînai
derechef avec un second crochet droit, qu’il arrêta également. Satisfaite,
j’esquissai un sourire en coin avant de lui porter un coup de genou féroce au
niveau du ventre.
— Non seulement tu m’envoies Sam en renfort, mais en plus, tu te permets de
te pointer ici sans même m’avertir ! La confiance règne à ce que je vois !
maugréai-je, hors de moi.
Pris de court par mon agressivité, l’Alpha recula, mâchoire serrée, sourcils
froncés. Ses iris orageux brillaient d’une lueur sauvage, mélange d’une fierté
typiquement masculine et d’une contrariété évidente. L’aura de domination qui
se dégageait du change-peau alourdissait l’air. Il ne semblait pas content d’être
ainsi rejeté par sa compagne, son animal non plus d’ailleurs, que sentais s’agiter
à l’intérieur de lui, impatient.
— Il n’est pas question de ça, tu sais pertinemment que ma confiance en toi
est aveugle, se défendit-il.
— Oh vraiment ? Alors qu’est-ce que tu fais ici ? Tu fais tes courses ?
Je me penchai en avant et ramassai mon sandwich avant de le lui jeter.
L’emballage de plastique en forme de triangle heurta le large torse du chef de
meute avant de tomber de nouveau sur le carrelage à l’hygiène douteuse du
magasin. Nick laissa échapper un grognement alors qu’il lorgnait le projectile au
sol, il l’écarta du bout du pied d’un air dégoûté avant de me redonner son
attention.
— Baisse ta garde Tyson, je suis là pour affaire.
— Pour affaire ?
Il me fallut une seconde pour me rendre compte que j’avais bel et bien baissé
ma garde, ce court instant d’inattention permit à mon opposant de prendre le
dessus, et d’inverser nos rôles.
Avec une rapidité déconcertante, le garou attrapa mon poignet, me tira dans sa
direction, et avant même d’avoir le temps de dire ouf, je me retrouvai au sol,
surplombée d’un loup-garou aux yeux argentés, luisants d’une bestialité à peine
contenue. Un avant-bras puissant maintenait mes épaules à terre, réduisant
considérablement mes possibilités d’action. Son corps taillé dans la roche
recouvrait entièrement le mien, bouger aller s’avérer délicat alors que j’étais
écrasée sous cette masse de muscles solides.
— Vois comme il m’a été facile de te maîtriser, murmura-t-il, et comme il me
serait aisé de briser tous les os qui constituent ton joli petit corps. N’importe
quelle créature mal intentionnée pourrait faire de même, Evans.
Surprise par ce retournement de situation, je papillonnai des cils une seconde
et tentai de retrouver mes esprits. Il se dégageait de Nick une aura si intense que
ma tête en tournait, sa chaleur m’enveloppait toute entière et m’empêchait de
réfléchir comme il le fallait. J’avais l’habitude des combats rapprochés, mais se
battre contre son âme-sœur n’était vraiment pas évident, rester concentrée alors
que l’air était chargé d’une tension sexuelle si palpable relevait de l’exploit.
L’érection terrifiante qui se profilait sous le jean de mon compagnon, et que
celui-ci prenait un malin plaisir à presser contre mon bassin, n’arrangeait pas les
choses. Cependant, résolue à ne pas le laisser gagner, je me giflai intérieurement
et ignorai mes envies purement hormonales pour me focaliser sur la bataille.
Décidant d’adopter une technique de diversion caractéristique de la gent
féminine, je plaquai une mine attristée sur mon visage et commençai à me
tortiller sous la montagne qui me bloquait au sol.
— Ce n’est pas du jeu, Red, geignis-je, tu m’as prise par surprise.
Le grognement guttural qu’il proféra à l’entente de mon ton provocant fit
vibrer ma poitrine plaquée contre son buste, ses pupilles se rétractèrent
légèrement alors que leur couleur argentée se faisait plus éclatante. Résister à
l’attraction qui existait entre nous était peut-être difficile pour moi, mais je
savais de source sûre que ça devait l’être d’autant plus pour lui. Jouer la carte de
la séduction pour détourner son attention représentait ma seule et unique chance
de prendre le dessus. Un homme était un homme, si on prenait en compte son
excitation flagrante, mes chances de réussite étaient optimales.
— Ce n’est pas juste, susurrai-je en relevant lentement ma jambe droite.
Faisant appel à toute la volupté dont je pouvais faire preuve, je repliai
doucement mon genou, caressant au passage la jambe musclée de mon homme
du pied. J’avais beau être aussi à l’aise qu’un manche à balai avec la sensualité,
cela ne semblait pas le moins du monde déranger mon assiégeant, qui paraissait
littéralement hypnotisé par mon geste. Sa prise sur mes épaules se détendit
imperceptiblement, pas suffisamment pour me laisser totalement libre de mes
mouvements, mais assez en tout cas pour me permettre de bouger les bras.
Aussi, je remuai les doigts, testant leur réactivité, et tout en me mordillant la
lèvre inférieure, j’attrapai le petit couteau rétractable caché dans ma boots.
En règle générale, je n’aimais pas cacher des armes dans mes godasses. Ce
n’était pas très pratique ni agréable, de marcher toute une journée avec un objet
planqué dans la botte. Mais je devais bien avouer que cela pouvait s’avérer
vachement utile en temps de crise. Voilà pourquoi je persistai à ne jamais sortir
sans.
Avant de laisser le temps à Nick de comprendre le pot aux roses, j’appuyai sur
le cran d’arrêt et plaçai la lame en argent sous sa gorge. Évidemment, je fis
attention à ne pas toucher sa peau, le métal dont était fait mon couteau était
dangereux pour une grande partie des créatures surnaturelles, notamment pour
les lycans. Je voulais lui donner une leçon, pas lui faire du mal. Ceci dit, sentir la
présence de celui-ci près de sa trachée suffit à faire gronder le Lieutenant du
Sud, qui comprit instantanément que je me fichais de lui depuis le début.
— Vois comme il me serait facile de te trancher la gorge, Teller, repris-je d’un
ton plus assuré. Je pourrais faire de même avec n’importe quelle créature mal
intentionnée. Ça fait longtemps que je ne suis plus une petite fille, je sais prendre
mes précautions, tu devrais apprendre à faire de même. On ne sait jamais sur qui
on peut tomber.
Pendant un instant, l’homme resta interdit. Nous demeurâmes pendant de
longues secondes à nous dévisager, sans ciller, il me semblait même que nous
avions arrêté de respirer. Le silence qui s’était abattu sur la station-service était si
pesant qu’un bourdonnement s’était installé au creux de mes oreilles. Des
frissons douloureux remontaient de mes tempes pour envahir mon front, mes
membres étaient lourds, Nick cherchait à me faire lâcher prise en utilisant la
pression de son aura dominatrice. Naturellement, il prenait garde à ne pas aller
trop loin, contenant sa puissance au maximum pour ne pas risquer de me faire du
mal. Je savais que s’il l’avait vraiment voulu, il aurait pu me contraindre à
abandonner la partie, mais au lieu de ça il se contenta de grogner encore une
fois.
— User de tes atouts pour me détourner de mon objectif, ça, c’est de la triche,
bougonna-t-il en se penchant légèrement en avant.
La lame étincelante que je brandissais vers lui effleura sa peau,
instantanément, l’argent brûla son épiderme.
L’argent était un métal précieux, un élément chimique utilisé la plupart du
temps pour la fabrication de bijoux. Pour une raison que j’ignorais et pour
laquelle je continuais de m’interroger, cette substance agissait comme un répulsif
violent chez une bonne partie des habitants du monde surnaturel, qui réagissait
très mal à son contact. Les chasseurs avaient su tirer parti de ce phénomène
inexpliqué, fabriquant des armes et toutes sortes d’accessoires pour se défendre
contre eux. Pour ma part, je disposais d’une ribambelle d’instruments en argent
que j’utilisais si besoin, ce qui arrivait plus souvent que je n’en avais envie,
malheureusement.
Comme en proie à un marquage au fer, la peau de Nick dégagea un jet de
vapeur alors qu’elle prenait une teinte écarlate là où la lame était pressée. Malgré
ce contact sans aucun doute désagréable, mon âme-sœur ne montra aucun signe
de faiblesse. Il ne sourcilla pas, son regard fiévreux continuait de percer le mien
sans broncher.
Submergée par un soudain besoin de protection massif, je m’apprêtais à
écarter le métal du cou de mon compagnon lorsqu’un raclement de gorge se
fraya un chemin jusqu’à mes tympans. L’Écossais proféra un grommellement
mécontent tout en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Couchée sur le dos
et maintenue au sol par une prise ferme, il m’était impossible de voir de qui
provenait ce son. Cependant, je n’eus aucun mal à reconnaître la voix qui s’éleva
par la suite dans la boutique.
— Alors, vous vous emballez ou vous vous tranchez la gorge ?
Surprise, je fronçai les sourcils et laissai retomber mon bras sur le carrelage.
— Sammy ?
Légèrement décontenancée par l’arrivée du Gamma, je cherchai des réponses
auprès de mon homme qui soutint mon regard intrigué un instant sans pour
autant m’offrir ce que j’attendais de lui. À la place, il me libéra de son étreinte et
se redressa. Délivrée du poids de son corps, je pus enfin me relever. Le roux me
tendit sa grande paume calleuse une fois debout, mais je l’ignorai et me remis
sur pieds par mes propres moyens. Sans se formaliser de ma colère évidente,
l’Alpha s’écarta, me laissant ainsi une belle vue sur les deux autres mâles qui se
trouvaient désormais dans la station.
— Je te croyais dans ta chambre, Sam, déclarai-je, la mâchoire serrée.
Le brun enfonça ses mains dans les poches de son jean et haussa les épaules
d’un geste las.
— Moi aussi, je te croyais dans ta chambre, rétorqua-t-il.
Contrariée par sa réponse détachée, je pinçai les lèvres et serrai le couteau que
j’avais encore entre les doigts. Nick ne serait peut-être pas le seul à se faire
égorger ce soir.
— Tu ne devrais pas te moquer d’une Evans, Sam, ricana le second lycan.
Une chasseuse en colère est, dit-on, le pire des fléaux, demande donc à Nick. De
plus, je te ferais remarquer qu’elle tient entre ses doigts une jolie lame en argent
qu’elle manie, j’en suis sûr, à la perfection. Tu n’as pas envie de retrouver avec
une couille en moins avant le lever du jour n’est-ce pas ?
Loki James termina sa phrase en croisant ses bras sur son large torse, il
appuya son geste d’un ricanement rauque qui résonna dans les rayons déserts.
— Continue comme ça, et c’est toi qui vas te retrouver sans couilles avant la
fin de la nuit, James, répliquai-je.
Cette fois-ci, aucun des trois dominants ne put retenir son rire, je grognai en
levant les yeux au ciel.
— Détends-toi blondie, lâcha le Bêta, je me rends.
— Et cela vaut mieux pour toi, grommelai-je, il va te falloir une langue pour
m’expliquer ce qui se passe ici. Qu’est-ce que vous foutez là, bon sang ? Est-ce
que c’est Sam qui vous a appelés ? Ou est-ce que c’est vous qui avez chargé Sam
de me suivre jusqu’ici ?
Une main se pressa dans le creux de mes reins, je relevai la tête et affrontai le
regard brumeux de l’homme à qui elle appartenait.
— Poppy, il faut qu’on parle, dit-il.
Mon froncement de sourcils s’accentua, l’entente d’une voix féminine
n’arrangea rien, je sentis mes muscles se raidir.
— Nikolas ?
Machinalement, je me tournai vers la nouvelle arrivante, découvrant alors une
jeune femme peu vêtue aux cheveux écarlates. Elle me dévisagea des pieds à la
tête avec un dédain non dissimulé.
— Nicky ? répéta-t-elle avec une familiarité qui me fit grincer des dents.
La paume dans mon dos exerça une pression plus soutenue, celle-ci diffusa
une chaleur apaisante qui se répandit le long de mon corps tendu. Je n’étais pas
stupide, pas suffisamment en tout cas pour me laisser avoir par les pouvoirs
enjôleurs du garou. Sèchement, je m’écartai de son toucher et réajustai
rageusement ma veste de grand-mère. Cette soirée m’avait réservé de
nombreuses surprises et je doutais que celles-ci ne cessent ici. J’avais tout intérêt
à obtenir de réelles réponses à mes questions, sinon, je ne donnais pas cher de
leur peau à tous les trois.
Loki n’avait pas tout à fait tort, une chasseuse en colère, et jalouse, pouvait
s’avérer être la pire des menaces. Et j’avais un couteau entre les doigts que je
maniais à la perfection.
— Ça, pour parler, on va parler.
8
Je détestais être dévisagée. Être regardée, épiée et étudiée me mettait
généralement mal à l’aise, sûrement une déformation due à mon mode de vie
d’ours des cavernes. Ceci dit, ce soir, être scrutée des pieds à la tête par une
inconnue en petite tenue me tapait plus sur le haricot qu’autre chose. Je n’étais
pas gênée, ni même incommodée par le regard incisif qui était posé sur moi,
j’étais beaucoup trop remontée pour ça.
Installée dans la salle de repos des employés de la station-service, je ruminais
ma colère, bras croisés, sourcils froncés. Je trépignais d’impatience sur ma
chaise, pressée d’en savoir plus sur la présence de tous ces loups à
Fredericksburg. J’avais la sensation d’en savoir moins que les personnes réunies
autour de moi, des choses avaient été faites dans mon dos, et l’ignorance me
faisait horreur. Je ne comprenais pas les raisons qui avaient pu pousser Nick à
quitter son territoire, à emporter Loki avec lui et à me coller Sam aux fesses.
Nick ne quittait ses terres que pour ses déplacements professionnels ou en cas de
crise de majeure. Un Alpha ne laissait jamais les siens sans motif valable. Mais
que faisait-il ici ? Les affaires de chasseurs ne le concernaient pas. Était-ce son
inquiétude quotidienne pour moi qui l’avait poussé à me suivre ?
Je bouillonnais de l’intérieur, avide d’obtenir de réelles réponses à mes
questions, d’autant plus que j’étais en la présence d’une femme inconnue au
bataillon, qui ne cessait de me lorgner d’un œil mauvais. Personne ne nous avait
présentées, aucun des hommes présents ne s’y était risqué, mais si j’en croyais
les regards furtifs qu’elle adressait de temps en temps à mon âme-sœur, Nick,
lui, ne lui était pas inconnu. Une part de moi, régie par mes hormones et mes
instincts primitifs, n’approuvait pas du tout la façon qu’elle avait de lui sourire.
Je n’étais pas possessive pour deux sous, mais la manière dont elle se dévorait la
lèvre inférieure en le regardant était suffisamment explicite et significative de ses
envies profondes. Elle voulait le bouffer tout cru, et si elle persistait dans cette
voie, je craignais de ne pas être capable de garder mon calme. Ma vie au sein
d’une meute de loups possessifs avait l’air d’avoir déteint sur moi. J’avais
presque envie de montrer les dents et de grogner pour marquer ma propriété.
— Alors, l’un de vous va-t-il se décider à parler ? Ou va-t-il falloir que je
fasse les questions et les réponses ? m’impatientai-je.
— Pourquoi les humains sont-ils toujours si pressés ? s’interrogea le Bêta de
la Meute du Soleil en penchant la tête sur le côté.
Établi en face de moi, l’immense Viking à la carrure de bûcheron répondant
au nom de Loki James me détaillait avec quasiment autant d’attention que la fille
aux cheveux écarlates. Le petit sourire moqueur qu’il arborait aux coins des
lèvres m’en disait long sur la satisfaction qu’il prenait à me taquiner. Je fus ravie
de lui renvoyer l’ascenseur en lui balançant un léger coup de pied sous la table.
— Ouch !
— La question n’est pas de savoir pourquoi ils sont si pressés, répliqua la
fameuse rouquine, elle est de savoir pourquoi ils sont si arrogants. Peut-être est-
ce une caractéristique des chasseurs ?
— Ça, c’est de famille, chérie, et encore, tu devrais voir mon grand-père, une
vraie tête à claques !
Constatant que sa pique n’avait pas eu l’effet escompté, la louve grogna. Les
remarques acerbes sur les chasseurs, j’en récoltais à la pelle à neige depuis que
j’avais commencé le métier. Je ne m’en formalisais pas, il en fallait plus pour me
blesser.
— Nous nous intéressons à ce qui se passe ici depuis plusieurs semaines,
déclara finalement l’Écossais adossé contre la porte de service.
Je soutins le regard perçant que me lançait la change-peau pendant un instant
encore avant de me tourner vers le roux ; je croisai les bras sur ma poitrine.
— Et je peux savoir pourquoi des disparitions de parfaits inconnus dans un
trou paumé de Virginie t’intéressent ? m’enquis-je en plissant les paupières. Et
surtout, pourquoi si celles-ci t’inquiétaient autant, tu n’as pas jugé bon de m’en
parler avant ?
— Les affaires professionnelles du Lieutenant du Sud ne te regardent pas,
cracha la rouquine avec une véhémence à peine contenue.
— Nora, gronda l’Alpha en la réprimandant d’un coup d’œil menaçant.
Je levai une main.
— Non, laisse, Red, il est vrai que techniquement, tes affaires
professionnelles ne me regardent pas. Au même titre que les miennes ne te
concernent pas. En revanche, Nora, je ne m’adresse pas ici au Lieutenant du Sud
mais à mon compagnon et âme-sœur, ce qui change carrément la donne à mon
sens. Ce qui signifie également que tu es complètement exclue de la
conversation, alors reste sagement dans ton coin jusqu’à ce qu’on te siffle, ça
roule ?
Brusquement, la femme se décolla du mur contre lequel elle était appuyée et
grogna en retroussant sa lèvre supérieure. Sam et Loki, qui se trouvaient assis à
table à mes côtés, se levèrent machinalement, prêts à intervenir si nous décidions
de nous crêper le chignon. Nick gronda très fort, mettant clairement en garde la
louve qui recula immédiatement en signe de soumission. Pour ma part, je ne
bronchai pas. Je n’étais intimidée ni par ses grognements ni par ses grandes
dents. Cette fille avait visiblement un problème avec moi et si je pouvais l’aider
à le régler, je le ferais de bon cœur. Après tout, j’étais plutôt altruiste comme
nana.
— Nora, dehors, ordonna le highlander d’une voix tranchante qui ne laissait
pas la place à des contestations.
— Mais…
— Ne m’oblige pas à répéter.
Les pupilles haineuses de mon opposante passèrent de Nick à moi, de moi à
Nick. Sa colère était si virulente qu’elle en avait le visage cramoisi, elle serra les
poings rageusement avant de tourner les talons et de quitter la pièce en claquant
la porte.
— C’est quoi son problème ? demandai-je.
Le Gamma se passa une main dans les cheveux avant de se rasseoir
lourdement, Loki l’imita en soupirant.
— Ce n’est pas de ta faute, affirma le Bêta. Nora prend son job trop à cœur,
déformation professionnelle.
— Déformation professionnelle ? répétai-je. Puis-je savoir en quoi consiste
son job exactement ?
— Nora est un agent au service de la société lycane, expliqua le chef de meute
en prenant place au côté de son bras droit, elle travaille pour moi.
— Oh, elle travaille pour toi ?
L’irritation certaine que je ressentais n’eut aucun mal à transparaître dans ma
voix ; celle-ci n’échappa pas à mon mâle qui plissa les paupières.
— Nous n’entretenons aucune relation intime, si c’est ce que tu veux savoir.
Je me renfrognai.
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé, rétorquai-je.
— C’est ce que tu avais l’air de sous-entendre, marmonna-t-il.
— T’es devin maintenant ?
Un raclement de gorge rocailleux résonna dans la pièce, interrompant ainsi
notre échange électrique. Je serrai les lèvres avant de m’enfoncer dans mon
siège.
— Pourquoi êtes-vous ici ? renchéris-je, exaspérée.
— Ce sont des loups, lâcha alors Sam à ma droite.
Interpellée, je fronçai les sourcils et me tournai vers le brun aux yeux
sombres.
— Quoi ?
— Les disparus de Fredericksburg ne sont pas des hommes, continua-t-il, ce
sont des lycans.
— Mais, comment est-ce que…
— Nous avons pris connaissance de ces disparitions il y a quelques mois,
poursuivit le second de la Meute du Soleil. Un ami établi en ville depuis
quelques années maintenant nous a contactés pour nous faire part de ces
mystérieuses volatilisations. Sais-tu où tu te trouves Poppy ?
— Évidemment, je suis à Fredericksburg, en Virginie, répondis-je. J’ai passé
la journée à éplucher les archives de cette satanée bourgade, alors je peux
t’assurer que je sais où je me trouve, Loki.
— Ça, c’est dans les faits. Techniquement, oui, tu te situes dans un petit trou
paumé en apparence prospère, mais Fredericksburg est plus que ça. C’est un
refuge pour créatures surnaturelles, au même titre que Rogers ou Springdale.
Étonnée, il me fallut un instant pour assimiler les nouvelles informations qui
venaient de m’être offertes. Il me semblait surprenant, voire improbable, que
mon grand-père ait ignoré cet aspect de la ville. Mais s’il avait été au courant, il
ne m’aurait sûrement pas caché que celle-ci était un nid à surnaturels. Le dossier
qu’il m’avait remis ne faisait en aucun cas mention d’une telle chose. Comment
cela avait-il pu lui échapper ? M’échapper à moi ? Tout ceci me paraissait de
moins en moins clair, je me frottai les yeux à l’aide de mon pouce et de mon
index.
— Donc si je comprends bien, la plupart des habitants de ce bled perdu sont
en réalité des êtres surnaturels, mais seuls les lycans disparaissent, c’est bien ça ?
Les hommes hochèrent la tête en signe d’assentiment, je me pinçai l’arête du
nez.
— Qu’avez-vous fait après l’appel de votre ami ? Et puis d’ailleurs, qui est-
ce ?
— Son identité n’a pas d’importance pour le moment, trancha la voix
autoritaire de l’Alpha. Quant à ce que nous avons fait ensuite, c’est très simple.
Tant de disparitions ne pouvaient pas être ignorées, d’autant plus que celles-ci
concernaient des garous, j’ai alors chargé certains de mes agents de se rendre sur
place.
— Dont Nora fait donc partie, compris-je. Ont-ils réussi à en apprendre plus
sur les événements qui surviennent ici ? Ont-ils une piste quelconque ?
Nick grogna.
— Non, pas la moindre. De plus, sur les cinq agents que j’ai fait envoyer ici,
deux se sont évanouis dans la nature.
— Penses-tu qu’ils aient été enlevés eux aussi ?
Il acquiesça.
— Ça ne fait pas de doute. Aucun d’entre eux n’aurait abandonné son poste,
pas sans m’en informer au préalable en tout cas.
Je soupirai et gardai le silence un instant afin de rassembler mes idées.
Fredericksburg ne cessait de m’étonner. Cette ville, depuis que j’y avais posé
mes bagages, avait toujours su me réserver des surprises inattendues. Entre un
nombre incalculable de disparus, le travail inexistant d’une police incompétente
qui semblait se foutre royalement de ce qui se passait ici, et des habitants qui ne
paraissaient pas plus inquiets que ça. Si on ajoutait à tout cela les révélations que
venaient de me faire les trois zigotos, la véritable nature des victimes, celles des
résidents de ce bourg et la présence incongrue de plusieurs infiltrés lycans,
j’avais eu mon compte de nouvelles informations pour ce soir. Si je devais faire
face à une énième révélation fracassante, j’allais faire une surchauffe.
— Que comptez-vous faire à présent ? les interrogeai-je. Maintenant que je
suis établie sur place, il ne me semble pas nécessaire de laisser vos agents en
activité. Si ce que vous m’avez appris est exact, la personne qui enlève tous ces
loups pourrait représenter un danger pour vos employés et également pour vous.
Il me paraît plus judicieux que vous rentriez à Springdale.
— C’est hors de question, objecta mon amant d’un ton ferme.
Surprise par cette opposition catégorique, je penchai la tête sur le côté et
étudiai le visage de l’homme avec attention. Sa mâchoire carrée était si crispée
qu’un muscle s’amusait à tressauter vivement sur sa peau. La musculature de sa
carrure solide roulait sous son tee-shirt à mesure qu’elle se contractait
nerveusement. Ma proposition l’avait manifestement agacé, retourner à la
maison n’était pas dans ses plans.
— Ce qui se passe ici implique des lycans, continua-t-il sévèrement, ce sont
aux loups de se charger de cette affaire. Ton grand-père n’aurait jamais dû te
confier cette traque avant de m’en parler, nous sommes sur mon territoire.
Je plissai les yeux.
— Depuis quand ai-je besoin de ton autorisation pour faire mon travail ?
répliquai-je, piquée.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, se défendit-il.
— C’est pourtant ce que tu avais l’air d’insinuer.
— Tu es devin maintenant ? lâcha-t-il.
Sentant que la tension ne cessait de grimper en flèche, Sam, qui était resté
relativement silencieux pendant tout le long de notre échange, enroula un bras
désinvolte autour de mes épaules et me secoua légèrement.
— Allons, allons, je crois que nous sommes tous un peu sur les nerfs et la
fatigue commence à se faire ressentir. C’était une longue journée, nous aurons
l’occasion de reparler de tout ça à tête reposée.
— Je suis bien d’accord, convint Loki en s’étirant lourdement, je ne dirais pas
non à une bonne nuit de sommeil !
Le blond asséna une tape masculine sur l’épaule de son Alpha, qui gronda
sans me quitter des yeux. Les garçons n’avaient pas tout à fait tort, il était tard,
nous avions discuté un long moment, il était peut-être raisonnable d’en rester là
pour ce soir. Sur le plan professionnel en tout cas. Cependant, Nick et moi
avions de nombreuses choses à nous dire sur le plan personnel et si j’avais une
certitude, c’était que la soirée était loin d’être finie pour nous.
9
Un silence pesant régnait dans le SUV. Nick et moi gardions, chacun de notre
côté, les dents bien serrées. Nous n’avions pas décoléré, ni l’un, ni l’autre.
Après la conversation houleuse que nous avions tenue dans la salle de repos
de la station-service, les trois loups-garous et moi avions quitté les lieux afin de
rejoindre l’hôtel, ensemble. Nora, à notre départ, ne s’était pas privée de me
dévisager méchamment ; j’étais persuadée que si un regard avait pu tuer, je
serais morte à l’heure qui l’était. Heureusement, elle avait eu le bon sens de la
fermer et de garder pour elle ses piques acerbes, sinon, je n’aurais su contrôler
mes actes. J’étais agacée, affamée et morte de fatigue, le combo parfait pour
péter une durite.
Avant de partir, j’avais pris le temps de récupérer mon sandwich laissé au sol,
ce qui me permit de passer le temps pendant le trajet jusqu’au Hazel & Berg, et
surtout de ne pas sauter à la gorge de mon compagnon. Cet enfoiré avait su me
mettre les nerfs en boule avec son ton glacial et ses insinuations douteuses, mon
orgueil de chasseuse avait été piqué au vif. Résultat, j’avais englouti mon dîner
en ruminant ma colère telle une enfant mécontente.
Lorsque Nick gara son immense voiture aux vitres teintées en face de ma
Mustang, je défis ma ceinture et m’apprêtai à descendre. Une lourde main
s’abattit alors sur mon bras.
— Loki, Sam, on se voit demain, déclara le chauffeur d’une voix rauque.
Le Bêta et le Gamma, qui avaient saisi le message, me souhaitèrent une bonne
nuit avant de déserter la banquette arrière et de claquer les portières derrière eux.
Une fois seuls, le roux me libéra de son étreinte.
— Tu es en colère, remarqua-t-il.
Un petit rire grinçant chatouilla ma gorge, l’euphémisme qui venait d’être
énoncé était si énorme que cela le rendait ridicule. Mon état d’esprit actuel était
plus qu’évident, j’étais en rogne, ouais, et il n’y était pas pour rien.
— Bravo Sherlock, tu es très observateur, raillai-je.
Le garou grogna.
— Je n’ai jamais prétendu que tu devais obtenir mon consentement avant de
te lancer dans une chasse, se justifia-t-il. Ma remarque ne t’était pas destinée.
Son affirmation me fit froncer les sourcils, je croisai mes bras sur ma poitrine
pour appuyer mon mécontentement.
— Non, à la place tu as affirmé que mon grand-père aurait dû te consulter
avant de me confier cette traque, ce qui, en somme, revient au même.
— Mes mots étaient maladroits, reconnut-il, ce n’était pas ce que je voulais
dire.
— Alors qu’est-ce que tu voulais dire ?
Pendant un instant, je soutins le regard brumeux qu’il me lançait sans
broncher. Ses lèvres attirantes se serrèrent. Agacé, il fit claquer sa langue sur son
palet.
— La Virginie dépend de ma juridiction, expliqua-t-il en s’appuyant contre le
dossier de son siège en cuir sombre, cette affaire concerne avant tout les lycans
et non les chasseurs. Il n’appartenait pas à Al de s’approprier cette enquête.
— Je doute qu’il ait été au courant de la véritable nature des victimes, le
défendis-je, sinon il t’en aurait fait part et il m’en aurait informée avant de
m’envoyer ici.
Nick esquissa une moue sceptique.
— Passer à côté d’une telle chose ne lui ressemble pas.
— Alors quoi ? Pourquoi aurait-il gardé ça pour lui ? Pour me faire patauger
dans la semoule et me faire perdre du temps ? Ça n’a pas de sens ! Quand bien
même il aurait cherché à me faire mariner dans la mélasse, la question n’est pas
là. La question est plutôt, pourquoi toi tu ne m’as pas parlé de cette affaire plus
tôt ? Je sais bien que ton travail ne me regarde pas, mais…
— Arrête, tu sais bien qu’il ne s’agit pas de ça, grognassa-t-il. Je ne voulais
pas t’inquiéter avec ça, d’autant plus que tes chasses personnelles étaient déjà
assez nombreuses comme ça.
— Dis plutôt que tu ne voulais pas que je m’y intéresse de trop près,
répliquai-je.
Face à mon accusation, l’homme fronça les sourcils, mais ne nia pas. J’avais
raison.
— Il s’agit d’une affaire sérieuse, et surtout, dangereuse, expliqua-t-il d’une
voix qui se voulait calme. Une créature dont on ne sait rien enlève des loups
dans un but qui nous est encore inconnu, je voulais…
— Me préserver, le coupai-je, sachant pertinemment de quoi il retournait. Tu
me mets à l’écart dès que tu t’inquiètes pour moi, c’est systématique. C’est pour
ça que tu n’abordes jamais ton travail avec moi, que tu ne me confies rien ! Tu
sais, j’ai pigé que te montrer protecteur était plus fort que toi, mais il va falloir
que tu intègres le fait que je ne suis pas une poupée fragile que tu dois protéger.
Sentant mon rythme cardiaque s’emballer, je fis une pause et inspirai
profondément. Être couvée m’avait toujours fait horreur. En indépendante
aguerrie, je ne supportais pas d’être étouffée. Je savais que le comportement
protecteur de Nick était en grande partie dû à sa nature de garou et à son histoire
personnelle désastreuse. Son appartenance à l’espèce lycane faisait de lui un
homme prudent sans cesse sur ses gardes. La vie, elle, s’était chargée d’en
rajouter une couche avec toutes les galères qu’elle avait mises sur son chemin.
Pouvais-je le blâmer pour cela ? Non, mais je ne pouvais pas le laisser agir ainsi
pour autant. Ce n’était pas bon pour ses nerfs de se faire autant de souci, ni pour
les miens d’ailleurs. Lui préconiser une thérapie n’étant peut-être pas une bonne
idée, j’allais devoir trouver un autre moyen de le convaincre de lâcher du lest.
J’expirai lentement l’air que je retenais prisonnier dans mes poumons, et me
tournai de nouveau vers mon âme-sœur qui avait gardé le silence le temps de ma
réflexion. Les traits masculins de son visage s’étaient durcis, une veine
apparente traversait verticalement son front, signe qu’il cogitait beaucoup trop,
comme toujours.
Afin d’obtenir toute son attention, je posai une main sur la sienne et enserrai
ses doigts calleux entre les miens. La chaleur que sa peau dégageait réchauffa
instantanément ma paume et remonta le long de mon avant-bras. Je ne cessais
jamais de m’étonner de la température corporelle des lycanthropes. Une fois
revenu sur Terre, Nick posa ses pupilles nuageuses sur moi.
— Je sais qu’on a vécu des moments difficiles, commençai-je d’un ton plus
calme, l’affaire qui nous a opposés à Hector n’a pas été de tous repos et
honnêtement, je comprends parfaitement qu’elle t’ait laissé des séquelles. Des
craintes dont tu n’arrives pas à te débarrasser, et qui ne font qu’accroître les
inquiétudes que tu as déjà. Mais il va falloir aller de l’avant, cette histoire est
derrière nous désormais, et ne cesser d’y penser ne nous aidera pas à nous
reconstruire. D’autant plus que je suis une chasseuse, la mort m’attend à tous les
coins de rue et affronter le danger fait partie intégrante de mon quotidien,
comme cela fait partie du tien.
— C’est supposé me rassurer ? bougonna-t-il.
J’arquai un sourcil et fis mine de réfléchir.
— Non, mais au moins, tu es au courant.
— Je me demande ce qui m’a pris de tomber amoureux d’une traqueuse accro
au danger, maugréa-t-il.
J’esquissai un sourire.
— Arrête, je sais que tu trouves ça sexy, plaisantai-je. Et puis, tu savais qui
j’étais en me revendiquant ! Impossible de faire machine arrière maintenant.
— Je n’en ai nullement l’intention, je préférerais crever plutôt que te laisser à
un autre.
Cette fois-ci, il me fut impossible de retenir un éclat de rire. Le ton revêche
qu’il avait employé était si tranché et révélateur de ses pensées profondes que je
ne pus m’empêcher de glousser. Tel le dominant possessif qu’il était, le simple
fait de m’imaginer avec un autre homme que lui le mettait dans tous ses états, je
secouai la tête de gauche à droite.
— Le contraire m’aurait semblé étonnant venant de toi, riai-je. Quoi qu’il en
soit, j’aimerais vraiment que tu arrives à me faire plus confiance. Je suis une
grande fille, je sais me défendre. J’ai appris à tirer à la carabine avant de savoir
marcher, je te rappelle.
Une moue boudeuse tordit les lèvres sensuelles de l’Écossais, il fronça les
sourcils.
— Je sais que tu es forte, Poppy, et je n’ai jamais douté de tes capacités.
— Mais ?
Il soupira.
— Mais tu es humaine, et même si ton travail fait que tu es confrontée à notre
monde depuis ta plus tendre enfance, je sais que les créatures que tu traques
représentent de réels dangers pour toi. Un vampire n’aurait aucun mal à te broyer
les os, un lycan pourrait en faire tout autant, et je n’ose imaginer ce dont est
capable un fantôme ou un démon en colère, si tant est qu’ils existent vraiment.
— Tu en doutes encore ? m’offusquai-je en claquant ma main libre contre ma
cuisse.
Bizarrement, malgré leur race exceptionnelle et inhumaine, les garous
restaient des créatures assez terre à terre. Ils pouvaient aisément reconnaître
l’existence de fées, de sorcières, de vampires et autres êtres surnaturels, mais en
ce qui concernait le monde de l’au-delà, ça restait plus délicat. Ils ne croyaient
que ce qu’ils voyaient. Pour eux, les démons, les esprits, et les autres chimères
invisibles la plupart du temps, ne faisaient partie que du fantasque, leur existence
restait une chose à prouver.
Les chasseurs veillaient au bon fonctionnement des différentes sociétés
surnaturelles. Nous prenions soin à ce que le monde caché dans lequel
évoluaient ces communautés le reste, qu’il ne soit pas mis en danger par des
non-humains en proie à certaines folies. Régler des conflits interraciaux nous
arrivait bien souvent, désamorcer des situations délicates en éliminant des
menaces potentielles ou réelles était monnaie courante. Mais cela ne constituait
pas nos seules et uniques activités ! Chasser les revenants, nettoyer la Terre des
esprits malins tout droit sortis des tréfonds d’un univers parallèle dont nous
ignorons encore énormément de choses entrait également dans notre contrat.
J’avais personnellement été confrontée une ou deux fois à des situations que je
peinais encore à expliquer, il m’était impensable de remettre en cause l’existence
des démons ou des spectres. J’avais réussi à rallier Sammy à ma cause, à lui faire
découvrir une partie de mon quotidien, Nick avait un peu plus de mal.
Levant les yeux au ciel en grognassant, le rouquin exécuta un geste évasif de
sa main libre pour me signifier que cela avait peu d’importance, je me
renfrognai.
— Là n’est pas la question, poursuivit-il. Ce monde est rude et les dangers y
sont trop nombreux pour que je puisse dormir sur mes deux oreilles en te sachant
dehors, en train de faire face à je ne sais qui, ou pire, à je ne sais quoi. Mon
comportement peut paraître excessif, mais je fais face chaque jour aux horreurs
engendrées par mes congénères. T’imaginer victime de ces violences me rend
malade. Sans oublier que tu as failli perdre la vie…
— Red, l’interrompis-je en sentant la tension grimper le long de son large
torse, tu ne pourras jamais me protéger de toutes les menaces qui pullulent
autour de nous.
— Je peux essayer.
— Encore une fois, tu n’es pas mon bouclier, objectai-je. Tes motivations sont
nobles et je te suis reconnaissante d’être aussi prévenant. Jamais personne
n’avait pris autant soin de moi auparavant, ce qui, je dois l’avouer, est un peu
déstabilisant. Mais au lieu de me tenir à l’écart pour me protéger d’un éventuel
fléau qui pourrait s’abattre sur moi, fais-moi confiance. De toute façon, d’une
manière ou d’une autre, je finirai par me retrouver dans la merde. Les problèmes
me collent à la peau comme les mouches au cul des vaches !
L’homme exprima son mécontentement en proférant un nouveau grondement
bougon, puis baissa la tête afin d’observer nos doigts entrelacés. Vu la manière
qu’il avait de fixer nos mains jointes, je compris qu’il se faisait énormément de
souci ; une inquiétude que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais ni effacer ni
atténuer. Voir ma moitié en proie à des tourments intérieurs que je ne pouvais
résoudre me rendait folle, littéralement. Malheureusement, nous savions
pertinemment qu’avec nos jobs respectifs, nous ne pouvions pas faire de miracle.
— Ne me mets pas à l’écart, Nick. Nous sommes supposés travailler en
équipe, c’est ensemble que nous sommes forts.
Le highlander soupira, vaincu, il releva la tête.
— Très bien, je te promets de faire plus d’efforts à l’avenir.
J’acquiesçai et resserrai mes doigts autour des siens.
— T’as intérêt. Et pour commencer, tu pourrais m’en dire un peu plus sur
cette fameuse histoire de loups-garous enlevés.
Pour la première fois depuis ce qui me semblait être une éternité, je parvins à
passer une nuit de sommeil correcte. Évidemment, je me doutais que la présence
de Nick à mes côtés n’y était pas pour rien. Blottie contre son corps chaud et
solide, je m’étais endormie comme un bébé à la suite d’une discussion que nous
avions tenue jusque tard dans la nuit. L’Alpha m’avait promis de ne plus me
tenir à l’écart de ses affaires, il avait respecté sa promesse en me faisant part de
tout ce qu’il savait sur Fredericksburg et surtout, sur l’enquête que nous avions
finalement décidé de mener ensemble.
Dans le fond, Nick n’en savait pas beaucoup plus que moi sur ce qui se
passait en ville. Comme il me l’avait expliqué, il avait pris connaissance des
disparitions deux mois plus tôt, alors qu’une de ses vieilles connaissances lui
passait un coup de téléphone impromptu. Ce fameux ami, dont j’ignorais encore
l’identité, lui avait fait part des étranges événements qui se déroulaient ici ;
l’Écossais s’était directement penché sur cette histoire. Le mystérieux
informateur de celui-ci, qui vivait sur les lieux, connaissait une bonne partie des
victimes, et donc, savait qu’il s’agissait de loups. Cela avait su piquer la curiosité
de Nick, qui avait rapidement fait de Fredericksburg une priorité absolue.
Ne pouvant se déplacer personnellement, le Lieutenant du Sud avait fait
envoyer sur place des agents appartenant aux services secrets lycans. Ils étaient
supposés récolter des informations en infiltrant le bourg. D’après les dires de
Nick, ses employés avaient rapidement compris que quelque chose ne tournait
pas rond. Comme je l’avais également fait, ils avaient constaté que les habitants
de cette bourgade ne paraissaient pas vraiment intéressés par les disparitions qui
survenaient autour d’eux. La police locale, comme j’avais pu m’en rendre
compte, n’avait entamé aucune enquête officielle pour retrouver les hommes qui
s’étaient volatilisés, et en clair, hormis la véritable nature des victimes, Nick ne
savait rien d’autre. De plus, au cours des semaines qui venaient de s’écouler, il
avait perdu la trace de deux des agents envoyés ici. Chouette, nous étions
avancés.
Le nombre de questions qui restaient sans réponses était si impressionnant que
j’en avais la migraine. Les mystères qui entouraient Fredericksburg semblaient
être nombreux, éclaircir toutes ces zones d’ombres allait me prendre un temps
fou. Aussi, j’avais tout intérêt à ne pas perdre de temps.
Je m’étais réveillée quelques heures après m’être endormie. Dormir plus de
cinq heures d’affilée semblait m’être impossible. Ce fut donc sans surprise que
j’ouvris les yeux au lever du soleil. Par chance, découvrir mon compagnon
endormi à mes côtés me préserva de la mauvaise humeur. Les réveils en sa
compagnie étaient si rares, que je ne me fis pas prier pour profiter de celui-là.
Pendant près d’une heure, j’avais enfoui mes doigts dans ses cheveux cuivrés,
j’avais observé son visage ensommeillé, je m’étais lovée contre lui, écoutant les
battements réguliers de son cœur comme s’il s’était agi d’une berceuse. Bien sûr,
j’avais également profité de cette heure d’inactivité pour mettre en place mon
emploi du temps de la journée. Et autant dire qu’il était drôlement bien rempli !
Je devais en apprendre plus sur l’énigmatique correspondant de mon âme-
sœur. Ça, c’était un fait. Il fallait que je mette un nom et un visage sur cette
personne anonyme, que je sache qui il était. Tout ce que je savais de cet individu,
c’était qu’il résidait en ville depuis plusieurs années. Si c’était bien le cas, il
devait connaître mieux que quiconque les histoires qui circulaient au sein de ce
patelin. Tout comme il devait posséder des informations inédites sur ses
occupants. L’interroger allait donc s’avérer nécessaire pour la suite de notre
enquête. À côté de ça, je devais approfondir mes recherches sur les disparus et
pour cela, il me fallait questionner leurs proches. Fouiller dans leurs vies
respectives allait sans aucun doute me prendre un temps fou, la présence des
membres de la Meute du Soleil allait grandement me faciliter la tâche. Ceci dit,
dans l’immédiat, j’avais une autre priorité…
Mon grand-père était un excellent chasseur. Le meilleur que je connaissais. Il
était une véritable légende au sein de notre communauté, tant et si bien que
porter le même nom que lui s’était plusieurs fois avéré difficile. Être « la petite
fille d’Al Evans » n’avait pas été simple tous les jours, j’avais dû faire mes
preuves, me montrer à la hauteur de sa notoriété. Petit à petit, j’avais réussi à me
faire mon propre nom dans le métier, mais l’ombre de mon grand-père planait
toujours au-dessus de ma tête. Voilà pourquoi je n’arrivais pas à comprendre
comment la nature des victimes avait pu lui échapper.
Nick avait raison, il paraissait surréaliste qu’il ait ignoré ce détail. Mais
pourquoi m’aurait-il caché une chose pareille ? Qu’aurait-il gagné à garder ça
pour lui ? C’était lui qui m’avait confié cette enquête, qui m’avait expressément
demandé de m’occuper de cette ville aux multiples facettes. Là encore, j’avais le
sentiment de ne pas être en possession de tous les éléments nécessaires au bon
fonctionnement de ma traque, éclaircir ce point m’apparaissait primordial pour
repartir sur de bonnes bases.
Aussi, après une bonne heure passée à me prélasser dans les bras accueillants
de ma moitié, je m’étais discrètement extirpée de son étreinte, faisant bien
attention à ne pas le réveiller, et m’étais habillée en quatrième vitesse avant de
quitter la chambre. En descendant l’escalier qui menait au rez-de-chaussée, je
composai le numéro de mon grand-père, bien décidée, pour une fois, à obtenir de
véritables réponses à mes questions. Ma journée marathon pouvait enfin
commencer.
10
À mon plus grand étonnement, mon grand-père décrocha à la deuxième
sonnerie. Habituellement, l’ancêtre adorait me faire poireauter pendant de
longues secondes avant de me répondre, ce qui avait le chic de me foutre en
rogne. Aujourd’hui, il ne semblait pas décidé à me faire tourner en bourrique.
Tant mieux, je n’avais pas de temps à perdre.
— Je t’écoute, Casper.
— Est-ce que tu savais que les disparus de Fredericksburg étaient tous des
loups-garous ? demandai-je sans formalité.
Les longues conversations aimables n’étaient définitivement pas le fort des
Evans. Il n’était pas dans nos habitudes de prendre des nouvelles des uns, des
autres. Voilà pourquoi nous restions rarement plus de quelques minutes d’affilée
au téléphone. Ce n’était pas forcément une mauvaise chose, dans le fond. Après
tout, cela nous permettait d’économiser un temps précieux.
— Je n’en avais pas la confirmation, mais je le craignais en effet, répondit le
chasseur.
Surprise par le ton détaché de mon parent, je fronçai les sourcils et pinçai les
lèvres.
— Tu n’en avais pas la confirmation, mais c’était ce que tu craignais ?
répétai-je les dents serrées. Tu m’expliques, parce que là, je suis perdue.
Pourquoi ne pas m’avoir fait part immédiatement de tes suspicions dans ce cas-
là ?
— Comment as-tu découvert la nature des victimes ? s’enquit-il.
Je grognai.
— Ne change pas de sujet, Al, répond à ma question. Pourquoi avoir gardé tes
doutes pour toi ? Tu aurais pu me faire gagner un temps considérable en m’en
informant !
L’homme soupira.
— Si je t’avais fait part de mes doutes, tu en aurais parlé à Teller, qui t’aurait
à coup sûr empêché de te pencher sur cette affaire, s’expliqua-t-il. Je ne voulais
pas laisser les lycans s’approprier cette enquête, il me fallait quelqu’un de
confiance sur les lieux.
— Une seconde papy, ralentis, dis-je en me pinçant l’arête du nez entre mon
pouce et mon index. Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Premièrement, tu
sais très bien que même si Nick m’avait demandé de rester à l’écart, je ne
l’aurais pas écouté ; ensuite, pourquoi ne pas vouloir laisser les lycans se charger
de l’affaire ? Après tout, ça les regarde plus que nous il me semble, non ?
— Non, cracha mon interlocuteur avec fermeté. Poppy, c’est à toi que j’ai
confié la tâche de découvrir ce qui se passe à Fredericksburg, pas aux loups qui
composent la meute de ton petit-ami.
La véhémence que mon confrère manifestait à l’égard des membres de la
Meute du Soleil me piqua au vif, mon froncement de sourcils s’accentua.
— Eh j’ai bien l’intention de mener à bien cette traque, rétorquai-je
sèchement. Cependant, si tu pensais pouvoir évincer les loups-garous, tu te
trompais. Ils sont au courant depuis plusieurs mois de ce qui se passe ici, Nick
est déjà sur place et il ne compte pas s’en aller de sitôt.
À l’autre bout du fil, le vieil homme poussa un juron.
— Pourquoi cette affaire est-elle si importante pour toi ? le questionnai-je,
curieuse et intriguée par l’intérêt qu’il semblait porter à cette chasse.
Tout le monde savait, à Rogers, que le vieux Al Evans n’aimait pas partager.
Lorsqu’il bossait sur un projet, il n’aimait pas en faire part à son entourage. Ses
chasses, c’était son territoire. Et mieux valait ne pas empiéter sur ses plates
bandes si on ne voulait pas se retrouver avec une balle de Colt coincée dans le
derrière. Les petits boulots qu’il me confiait parfois n’égalaient en rien les
traques qu’il menait à son compte, c’était d’ailleurs pour cela que lorsqu’il
m’avait demandé de m’occuper de celle-ci, je m’étais méfiée. Aujourd’hui, avec
le recul, je constatais que je ne m’étais pas trompée. Cette histoire puait les
problèmes à plein nez, et les emmerdes étaient encore pour ma pomme.
— Écoute, Poppy, je ne peux pas te dire grand-chose pour le moment, mais il
faut que tu saches un truc, cette affaire implique bien plus de choses que de
simples disparitions.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu es seule ?
— C’est important ?
— Casper, gronda-t-il, impatient.
Assise sur les marches en pierre devant la porte de l’hôtel, je regardai autour
de moi, la rue était vide. Cela ne faisait même pas une heure que le soleil s’était
levé, il n’y avait personne aux alentours, seul le chant des oiseaux me tenait
compagnie.
— Je le suis, répondis-je finalement.
— Très bien, alors écoute-moi attentivement. Si j’ai raison, ce qui se passe à
Fredericksburg n’est pas prêt de s’arrêter. Reste sur tes gardes, et ne fais
confiance à personne.
— Al, commençai-je d’un ton qui se voulait calme, qu’est-ce qui se passe ?
J’étais habituée aux recommandations de base. Plus jeune, alors que je
débutais les chasses seule, j’avais droit à chaque départ à une armada de
conseils. Les chasseurs jouaient selon leurs propres règles. Si je voulais mener à
bien mes jobs, je devais en intégrer quelques-unes. Ne faire confiance à personne
et prendre en considération chaque détail, même le plus insignifiant, faisait
partie de ces fameuses consignes. Avec le temps, et en grandissant, j’avais réussi
à échapper à ces avertissements répétés. Le fait qu’il me les rappelle dans une
situation pareille ne signifiait rien de bon. De plus, son intonation préoccupée
n’était pas de bon augure, il n’était pas dans ses habitudes d’être aussi insistant.
— Fais ce que je te dis, et garde les yeux ouverts. Je ne peux rien te révéler
dans l’immédiat, je n’en sais pas encore assez, et me précipiter en avançant des
allégations non fondées pourrait avoir des conséquences catastrophiques, mais
ça, ce sont mes histoires, occupe-toi de ta chasse. Je te rappellerai dès que
possible, reste sur tes gardes, ma grande.
Avant que je n’aie eu le temps d’exiger des explications supplémentaires, mon
grand-père raccrocha. Pendant de longues secondes, je restai là, sans bouger,
l’écran de mon portable collé contre mon oreille. Cette conversation avait été, et
de loin, la plus étrange que j’avais pu avoir avec Al. Jamais il n’avait laissé
planer autant de mystère, il n’était pas dans ses habitudes de faire des
cachotteries, pas de cet ordre en tout cas. Cette fois, la situation semblait
réellement le tracasser, l’inquiéter même. L’inquiétude était évidemment un
sentiment que chaque être, humain ou non, sur Terre pouvait ressentir à un
moment de sa vie, mais pas Al Evans. Si c’était le cas, c’était que ça puait un
max et qu’une belle bouse se profilait à l’horizon. Je la voyais venir à des
kilomètres à la ronde et bien sûr, j’allais encore une fois en pâtir. Allais-je
abandonner pour autant ? Faire ce qui était le plus raisonnable et tourner les
talons avant d’être personnellement atteinte par une nouvelle enquête pleine de
secrets ? Non, bien sûr que non.
La bonne tête brûlée que j’étais avait bel et bien l’intention d’aller jusqu’au
bout, et de découvrir ce qui se cachait derrière toutes ces zones d’ombres, même
si cela signifiait que je me mette en danger.
Je m’étirai lourdement et verrouillai mon téléphone avant de me relever. Le
ciel était bleu et le soleil du matin brillant, porteur de la promesse d’une belle
journée. Pour ma part, j’avais du travail. Il semblait évident que mon rabat-joie
de grand-père ne m’avait pas tout dit, ses paroles avaient été plus énigmatiques
qu’autre chose et hormis me coller un abominable mal de crâne, elles ne
m’avaient pas grandement aidée. J’allais devoir la jouer fine et obtenir des
réponses par mes propres moyens. Pas de repos pour les braves.
En retournant dans la chambre, j’eus la mauvaise surprise de découvrir le lit
vide. Les draps étaient défaits, froissés, la trace du corps puissant de mon loup
marquait encore le matelas. La porte qui menait à la salle de bain était
entrouverte, l’eau de la douche coulait en un flot continu ; le bruit cessa
soudainement lorsque l’homme qui se prélassait dessous capta ma présence.
Rapidement, un mâle nu et dégoulinant débarqua dans la pièce, je n’avais jamais
connu de spectacle plus satisfaisant.
— Où étais-tu ?
— Bonjour à toi aussi mon amour, grinçai-je en m’installant au bord du lit,
j’ai très bien dormi, merci, et toi ?
Mon interlocuteur aux abdos saillants poussa un grognement agacé, il passa
une main dans ses boucles mouillées couleur rouille. Mes pupilles ne purent
s’empêcher de détailler avec envie le corps solide indécemment exposé devant
moi, mes canines se mirent involontairement à mâchouiller ma lèvre inférieure.
Il n’était pas juste d’être aussi sexy, comment étais-je supposée me concentrer
moi ?
— Je ne t’ai pas entendu te lever, objecta-t-il sur un ton de reproche.
Le garou tendit le bras vers le radiateur afin d’attraper une serviette, mes
sourcils se froncèrent de mécontentement.
— Les lycanthropes ne sont pas les seuls capables de faire preuve de
discrétion.
L’Écossais passa la serviette qu’il avait récupérée sur son torse massif.
Formuler une pensée cohérente alors que ses pectoraux imposants se
contractaient au rythme de ses mouvements m’était littéralement impossible. Ses
muscles taillés dans la roche roulaient sous sa peau marquée, par endroit, par les
différentes batailles qu’il avait pu mener. J’étais tellement absorbée par cette
danse aguicheuse que le propriétaire de ce physique enivrant dut s’y reprendre à
deux fois pour attirer mon attention.
— Hum ? marmonnai-je sans conviction alors que mon partenaire répétait
mon nom.
Une caresse rugueuse me ramena à la réalité, je relevai la tête et fis face au
regard captivant que le highlander m’offrait. Je n’avais même pas remarqué
qu’il s’était approché.
— La vue te plaît-elle ? s’enquit-il d’une voix rauque.
La paume calleuse posée contre ma joue frôla mon visage. L’homme fit
glisser son pouce contre ma mâchoire, passa par mon menton avant de descendre
le long de ma gorge. Le bas de mon ventre se contracta douloureusement à ce
contact brûlant ; j’arquai un sourcil taquin et tentai de faire abstraction des
frissons qui chatouillaient l’intérieur de mes cuisses.
— Laisse-moi réfléchir, murmurai-je en le regardant de haut en bas, non, pas
vraiment. Je la trouvais plus intéressante, comme ça…
D’une main, je fis tomber au sol le tissu pelucheux qui entourait sa taille,
libérant ainsi son sexe impressionnant déjà dressé au garde-à-vous. Je n’étais
visiblement pas la seule à ressentir de l’excitation.
— Là c’est mieux, terminai-je.
Un sourire en coin fit son apparition sur le visage masculin du dominant. Sans
prévenir, il m’attrapa sous les aisselles et me souleva dans les airs sans difficulté.
Lorsqu’il me jeta sans sommation au centre du lit, il me fut impossible de retenir
un gloussement rocailleux, il n’était définitivement pas dans sa nature de se
montrer romantique, ou même délicat.
— Voyons, monsieur Teller, il n’est nullement nécessaire de vous montrer
aussi impatient, ricanai-je en enroulant mes bras autour de son cou.
Au-dessus de moi, mon nouveau camarade de chasse gronda en écartant mes
cuisses pour correctement se positionner entre elles, il m’emprisonna sous une
étreinte robuste à laquelle je ne pouvais espérer échapper. Heureusement pour
lui, je n’avais nullement l’intention de me défiler. Après tout, il était encore tôt,
nous pouvions sans problème profiter d’une petite heure de détente torride sous
la couette.
— Je ne peux que me montrer impatient face à un tel regard, tu ne me facilites
pas la tâche, plaida-t-il en se penchant en avant pour m’embrasser.
Furieusement, le lycan s’empara de ma bouche, je l’accueillis sans opposer de
résistance.
Avec une dextérité sans nom, Nick prit entièrement possession de mes lèvres,
ne s’accommodant pas de préambule inutile en attaquant directement sa cible à
la manière d’un prédateur assoiffé. Il m’offrit un baiser brûlant qui titilla mes
sens, enflamma mon corps, embrasa mes cuisses, et surtout, réchauffa mon cœur.
Comme à chaque fois qu’il me touchait, une satisfaction primitive gonfla ma
poitrine, je remontai mes genoux contre ses flancs tout en raclant mes ongles
contre ses épaules noueuses, lui faisant ainsi part de mon contentement. Loin de
souffrir de mes griffures, le loup poussa un nouveau grognement sourd ; il
attrapa le col de mon tee-shirt et tira dessus brusquement. Le tissu se déchira
aisément et je me retrouvai les seins à l’air avant même d’avoir eu le temps de
dire ouf.
Amusée par son empressement, je m’autorisai un sourire. J’avais bien fait de
ne pas me mettre sur mon trente-et-un pour passer mon coup de fil. Avec un
lycanthrope pour compagnon, mes fringues ne faisaient jamais long feu. À force
de se montrer si féroce, il commençait à me coûter cher en vêtements. Il ne
devait pas venir se plaindre ensuite si je lui piquais les siennes !
Lorsque le roux entreprit de retirer mon pantalon, je relevai le bassin afin de
lui faciliter la tâche, ses lèvres quittèrent les miennes alors qu’il reculait pour
l’enlever. Décidé à en finir au plus vite, Nick s’énerva en ôtant mon jogging. Je
renversai la tête en arrière en pouffant devant son agacement.
— Ce n’est pas très gentil de te moquer, grognassa-t-il une fois qu’il eut
atteint son objectif.
Pour me réprimander, le dominant mordit l’intérieur de ma cuisse, mon dos
s’arqua involontairement et je ne pus retenir un gémissement de surprise. Le
garou prenait toujours un malin plaisir à marquer ma peau, il y imposait ses
morsures à chaque fois que l’occasion se présentait, c’était une manière pour lui
de revendiquer son territoire.
Les loups-garous étant des créatures très fières, ils étaient très attachés à leurs
propriétés, à ce qu’ils considéraient comme leur. Ils aimaient exposer aux yeux
de tous leurs biens les plus précieux, sans pour autant permettre à quiconque de
les approcher ou de les toucher. Voilà pourquoi ils affectionnaient tant les
marques territoriales. Notamment chez leurs compagnes, envers lesquelles ils se
montraient très possessifs. Chez les loups, qui étaient avant tout des bêtes
primitives aux instincts sauvages, les morsures étaient aussi bien des signes
d’affection qu’un moyen pour eux de délimiter leurs acquis.
En somme, c’était une pratique qui pouvait paraître barbare pour la plupart
des gens, humains ou non d’ailleurs. Je devais avouer avoir également émis
certaines réticences à être ainsi mordue au début de notre relation, mais avec le
temps, j’avais fini par comprendre que ce procédé était on ne peut plus naturel
chez ces créatures. Après tout, ils cohabitaient en permanence avec une moitié
animale qui les poussait à adopter des comportements parfois abrupts.
Pour ma part, même si une partie de moi comprenait que ces morsures étaient
tout à fait banales pour les lycans, et surtout nécessaires au bon développement
de leur vie quotidienne, j’avais encore un peu de mal à me laisser marquer de la
sorte. Mon côté indépendantiste ne voyait pas d’un très bon œil ces fameuses
démonstrations primaires ; cela me donnait parfois l’impression d’être réduite à
un territoire sur patte. Pas terrible pour une féministe. Malheureusement,
défendre mon point de vue n’était pas toujours évident avec un loup-garou Alpha
pour compagnon.
Pour apaiser la douleur laissée par sa morsure, Nick embrassa ma peau. Il
déposa une série de baisers tendres le long de ma cuisse et s’arrêta lorsque ses
lèvres rencontrèrent l’élastique de ma culotte. Ce simple frôlement fit monter en
moi une euphorie bouillonnante qui resserra tous les muscles de mon corps. Je
m’agitai sur les draps pour l’inciter à continuer, malheureusement, ma moitié ne
l’entendait pas de cette oreille.
Entre mes jambes, le garou releva lentement la tête, le regard luisant d’un
appétit à peine contrôlé.
— Pourquoi tu t’arrêtes ? grommelai-je en me redressant sur mes coudes.
— Où étais-tu ? demanda-t-il d’une voix éraillée.
Décontenancée, je haussai les sourcils et ouvris la bouche. Il me fallut une
seconde pour rassembler mes idées et réussir à constituer une phrase correcte.
— Red, je suis à moitié à poil et prête à me livrer à une activité sportive
torride, et toi tu me demandes des comptes sur mon emploi du temps ?
Le roux, face à mon irritation évidente, ne cilla même pas. Il resta de marbre
en attendant une réponse à sa question. J’aurais dû me douter qu’il n’allait pas
abandonner cette histoire de réveil solitaire. Quelle tête de mule !
— Je rêve, maugréai-je les dents serrées, si tu veux tout savoir, j’étais au
téléphone avec Arlene. Elle voulait savoir si tout se passait bien, et si je ne
rencontrais pas de difficultés. Je suis sortie de la chambre parce que tu dormais
comme un bébé, ce qui arrive très rarement, et que je ne voulais pas te réveiller.
Voilà, satisfait ?
Pendant un court instant, nous ne fîmes pas un geste, nous ne prononçâmes
aucun mot. Nous restâmes là à nous regarder dans le blanc des yeux, à nous
étudier l’un l’autre. Finalement, mon explication sembla le satisfaire, il effectua
un geste du menton et retourna à ses activités. Cependant, c’était à mon tour de
ne pas être d’accord.
Sans réfléchir, je relevai la jambe droite et posai mon pied entre son cou et
son épaule afin de le repousser, de l’éloigner de son objectif. Surpris, l’homme
grogna méchamment et m’adressa un coup d’œil assassin, je penchai la tête sur
le côté.
— Je ne raffole pas des chantages sexuels, Teller, lançai-je, agacée.
— Et moi je n’aime pas être stoppé en plein élan alors que je suis sur le point
de prendre possession de ma compagne, répliqua-t-il d’un ton sec.
Je poussai une exclamation outrée.
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité ! m’exclamai-je. C’est toi qui as
commencé avec ton interrogatoire à la noix !
— Et maintenant que j’ai eu ma réponse, je souhaite te faire jouir, sans être
interrompu si possible.
Sans m’accorder plus d’attention, mon partenaire se débarrassa du tissu qui
recouvrait mon intimité, il agrippa mes hanches et les souleva quelque peu afin
de s’atteler à sa tâche. Ceci dit, il n’eut pas le plaisir d’atteindre son objectif, sa
bouche n’avait pas encore frôlé mon entrejambe que trois coups francs furent
portés contre la porte.
— Pas maintenant ! hurla rageusement le mâle entre mes cuisses alors que je
renversais la tête en arrière, résignée.
Visiblement, nous ne pourrions pas nous adonner à une partie de jambes en
l’air matinale aujourd’hui, j’aurais dû m’en douter.
— Nick, résonna la voix grave de Loki depuis le couloir, Bram a téléphoné. Il
sait que tu es en ville et il propose de t’offrir son aide. Il aimerait te voir.
Je fronçai les sourcils et me redressai instantanément pour interroger mon
compagnon du regard.
— Bram ? répétai-je, curieuse.
Pouvait-il s’agir du fameux informateur secret qui avait attiré l’attention de
Nick sur cette ville ?
Avec un grognement d’exaspération, l’Alpha se releva, abandonnant ainsi
l’idée de passer une petite demi-heure de plaisir. À la place, il se passa une main
dans les cheveux et quitta le lit.
— Rappelle-le, dit-il à l’intention de son Bêta. Dis-lui que nous passerons le
voir dans la journée.
— Qui est Bram ? insistai-je en sautant hors des draps.
Aussitôt avais-je quitté le matelas que je me dirigeai vers ma valise et
m’agenouillai au sol pour en sortir des vêtements propres. Le highlander fit de
même de son côté.
— Eh bien, Poppy, toi qui tenais à absolument en savoir plus sur l’ami qui
m’a conduit ici, tu vas être servie, bougonna-t-il, furieux d’avoir été privé de
sexe.
Rageusement, le loup enfila un boxer. Ses mouvements brusques en disaient
long sur son humeur, qui semblait s’être considérablement dégradée en l’espace
de quelques secondes. Personnellement, même si avoir été coupée dans notre
élan avait installé en moi une certaine frustration, celle-ci était en compétition
avec l’incroyable excitation que je ressentais à présent à l’idée d’enfin en
découvrir plus sur cette affaire aux multiples mystères. La partie de jambes en
l’air pouvait attendre, la chasse reprenait de plus belle !
— Chouette ! déclarai-je en boutonnant mon jean. On part quand ?
11
Bram Chester était un hybride. Mi-loup, mi-humain. Il était né à St Andrews,
une magnifique petite ville écossaise située sur la côte de la mer du Nord, non
loin d’Édimbourg. Il avait grandi seul avec son père après la mort de sa mère,
décédée alors qu’elle lui donnait naissance.
Comme cela arrivait souvent, sa mère, qui était humaine, n’avait pas supporté
de donner naissance à un lycan. Son corps n’avait pas tenu, et malheureusement
elle partit en laissant derrière elle son nouveau né et son âme-sœur, qui reporta sa
peine sur son fils. En effet, dévasté d’avoir perdu sa moitié, le père de Bram
renvoya toute sa frustration et sa colère sur celui qu’il jugeait responsable de la
mort de sa femme : son propre enfant. Le petit garçon grandit au sein d’une
atmosphère familiale désastreuse, qui le poussa à se forger une carapace solide,
et fit de lui un jeune homme méfiant et renfermé.
Rapidement, Chester Senior envoya sa progéniture dans un pensionnat basé
dans les Highlands écossais, plus pour se débarrasser de lui qu’autre chose et
ainsi se décharger de ses devoirs paternels. Abandonné par son géniteur et sans
repère, le sang-mêlé s’emmura un peu plus dans sa solitude. Au pensionnat,
établissement uniquement fréquenté par des créatures de la nuit, il devint un
souffre-douleur pour ses camarades, qui le voyaient comme une cible facile au
vu de sa nature d’hybride.
Un soir, alors que le jeunot regagnait seul son dortoir après le dîner, il eut la
désagréable surprise de tomber sur un groupe d’adolescents consanguins prêts à
lui faire passer un sale quart d’heure. N’ayant pas peur d’affronter ces abrutis, et
surtout, étant loin d’être faible, Bram fit face comme il le put mais, seul contre
cinq, le combat était déjà perdu d’avance. Enfin ça, c’était sans compter sur
l’arrivée d’un jeune et féroce Alpha aux cheveux flamboyants.
Nick n’avait pas grandi au sein de la Meute du Sud. Son père, le chef de celle-
ci, avait lui aussi jugé bon de se défaire de son fils cadet le plus rapidement
possible, faisant ainsi le choix de l’expédier au sein d’un pensionnat en plein
cœur des Highlands, leurs terres natales. Mon compagnon était déjà enfant un
leader né. Sa puissance s’était rapidement développée et très vite, il avait semblé
évident qu’il dépasserait son paternel. Benny, qui souhaitait retarder l’échéance,
avait préféré envoyer la chair de sa chair loin de lui plutôt que d’affronter ses
pouvoirs grandissants.
Ce choix, aussi lâche et injuste put-il être, permit à Bram Chester d’éviter un
passage à tabac le soir où une bande de crétins avaient décidé de s’amuser en
tabassant un pauvre gosse solitaire.
Le Lieutenant du Sud, alors âgé de 9 ans, avait remarqué pendant le dîner le
comportement étrange d’un groupe un peu trop agité à son goût. Méfiant, il les
avait discrètement suivis afin de s’assurer que ces zigotos ne fassent rien de
répréhensible. Il avait rapidement compris que son mauvais pressentiment s’était
avéré justifié.
Plus dominant que les cinq agresseurs de Bram, Nick parvint à maîtriser la
situation en sommant ses adversaires de plier l’échine, ce qu’ils firent avant de
s’enfuir la queue entre les jambes. Impressionné par la puissance et le charisme
du rouquin, l’hybride se sentit redevable envers son sauveur qui, rapidement,
devint un ami.
Les deux loups sauvages s’apprivoisèrent l’un l’autre, leurs points en commun
et leurs histoires similaires les rapprochèrent, l’amitié s’imposa à eux comme
une évidence. Aussi, c’est naturellement que quelques années plus tard, lorsque
Nick quitta sa meute d’origine à la suite d’un conflit survenu entre son père et
lui, que celui-ci retourna en Écosse pour aller chercher son ami. À 14 ans,
l’Alpha fondait sa propre meute et il ne s’imaginait pas le faire sans Bram, qui
accepta sa main tendue, ainsi que le poste de premier Gamma qu’il lui offrait.
Durant les années qui suivirent, les adolescents devinrent des hommes, et la
meute dans laquelle ils évoluaient prit de l’ampleur. La petite Meute du Soleil se
fit un nom au sein de la communauté lycane et bientôt, il devint évident que le
petit-fils de l’Alpha du Nord marcherait sur ses traces. Bram, entouré de
camarades loyaux et aimants, s’ouvrit un peu plus au monde et gagna confiance
en lui. Cette assurance lui permit de se détacher légèrement de l’étiquette de
sang-mêlé qui lui collait à la peau et d’acquérir une certaine notoriété au cœur de
leur société.
Tout semblait enfin aller pour le mieux pour le jeune homme, mais c’était
sans compter sur un événement malencontreux qui allait changer la donne et
bouleverser le cours de l’histoire.
Le Zodiac était une boîte de nuit établie à Houston, au Texas. Au même titre
que le Vamp, le Zodiac n’ouvrait ses portes qu’aux créatures surnaturelles, ce qui
faisait de ce club un endroit dangereux, sujet aux bagarres interraciales et aux
agressions multiples. Ce fut en sortant de cette enseigne qu’un soir, Bram fut de
nouveau confronté à un groupe de perturbateurs un peu trop éméchés.
Malheureusement, cette fois, le Gamma n’était plus un enfant sans défense livré
à lui-même, et lorsque les coups se mirent à pleuvoir, il n’eut aucun mal à y
répondre…
Attaqué par un groupe de fauves métamorphes, le loup du jeune homme ne
parvint pas à garder son calme, il laissa libre cours à sa fureur, entraînant dans sa
folie destructrice la mort d’un de ses agresseurs. Cette simple bagarre de fin de
soirée se transforma en cauchemar pour le garou qui, à la suite de cette histoire,
fut convié à répondre de ses actes devant la justice lycane. Jugé par ses pairs, il
fut condamné par le conseil pour homicide, et cela malgré les efforts de Nick
pour lui éviter cette sentence. À 21 ans, Bram fut envoyé dans un centre
pénitentiaire lycan, réputé pour sa rudesse et sa discipline. Il y passa les trois
années suivantes.
Cette incarcération eut des répercussions sur la personnalité du change-peau.
L’isolement était ce qui pouvait arriver de pire à un loup, et autant dire que cela
était encore plus difficile quand cela survenait dans le cadre d’une
condamnation. Les prisons pour surnaturels pouvaient s’apparenter à l’Enfer sur
Terre, les conditions de vie y étaient ignobles et tout bonnement catastrophiques.
Les prisonniers qui ressortaient de ce genre d’endroit n’étaient plus jamais les
mêmes. Ce fut ce qui arriva à Bram.
À sa sortie, il prit la décision de ne pas regagner sa meute. Il avait vécu
pendant de longues années enfermé dans un lieu abominable où il avait subi des
sévices multiples et répétés qui l’avaient transformé. Il ne souhaitait plus qu’une
chose, prendre du recul sur ce qu’il avait vécu. Nick tenta de le retenir, de le
persuader de rester, mais rien n’y fit, l’hybride quitta officiellement son poste et
décida de devenir un solitaire.
Tout cela, Nick me le raconta pendant que nous prenions notre petit-déjeuner.
Autour de la petite table du restaurant dans lequel nous nous étions tous les
quatre réunis, un silence de plomb régnait alors que mon compagnon faisait son
récit, il avait eu beaucoup de mal à achever son monologue. Le destin de son ami
semblait l’indigner au plus haut point, ce qui pouvait parfaitement se
comprendre. Il avait, pendant tout le temps qu’avait duré son histoire, gardé les
poings serrés. Ses muscles avaient été si crispés que j’avais plusieurs fois eu la
sensation d’avoir une statue de pierre à mes côtés plutôt qu’un homme fait de
chair et d’os. J’avais senti sa peine ainsi que sa colère, et hormis lui caresser
tendrement la nuque, j’avais été dans l’incapacité d’apaiser son amertume.
Personnellement, j’avais été touchée par cette biographie. La vie de Bram
Chester n’avait pas été simple et ça, c’était un putain d’euphémisme ! Je ne
pouvais que compatir. Désormais, alors que nous roulions vers son lieu de
travail, je m’attendais à être confrontée à une personnalité fermée, que j’allais
sûrement devoir appréhender avec des pincettes.
Le sang-mêlé travaillait au Franky’s Garage, un garage situé à quelques
minutes du centre-ville. L’établissement était dirigé par un certain Frank Rogan
qui, d’après ce que Bram avait pu raconter à Nick, était un vieux métamorphe
solitaire au sale caractère. C’était lui qui avait embauché l’hybride lorsque celui-
ci avait posé ses valises à Fredericksburg après une année passée à parcourir le
monde. Cette petite ville avait semblé parfaite pour le lycan, qui connaissait son
statut de « refuge pour créatures ». Il lui avait fallu, à cette époque, un endroit
pour repartir de zéro, Fredericksburg et Frank Rogan l’avaient accueilli à bras
ouverts.
— Nous y voilà, déclara mon homme en garant son immense 4 x 4 devant le
garage.
À travers le pare-brise, j’observai le bâtiment fait de briques et de métal qui
accueillait notre informateur. Même depuis la voiture, je n’avais aucun mal à
percevoir l’agitation qui y régnait, les mécaniciens semblaient déjà être au
travail.
— Allons-y, dis-je alors que je défaisais ma ceinture de sécurité.
Nick et moi sortîmes du SUV simultanément et nous dirigeâmes d’un même
pas vers l’entrée de l’institution. Sam et Loki ne nous accompagnaient pas, nous
avions choisi de nous séparer pour nous montrer plus productifs. Pendant que
nous nous entretiendrons avec Bram, les deux loups commenceraient les
interrogatoires des familles.
Alors que nous approchions du point de rendez-vous, une forte odeur de
cambouis me chatouilla les narines. Du coin de l’œil, je vis mon âme-sœur
froncer le nez. Les lycanthropes possédaient des sens extrêmement aiguisés, ils
étaient très sensibles aux bruits et aux odeurs. Malheureusement pour lui, en plus
des fortes émanations d’essence et d’huile de vidange qui nous parvenaient
depuis la rue, un boucan d’enfer s’échappait de l’entreprise en marche. Les
échos des perceuses, des visseuses et des machines en ébullition n’avaient aucun
mal à se frayer un chemin jusqu’à nos tympans. Le brouhaha était si
assourdissant que j’en avais presque mal au crâne. Je n’osais imaginer ce que
cela devait être pour mon acolyte. D’autant plus que cela ne s’arrangea pas une
fois à l’intérieur.
Comme je le soupçonnais, la journée de travail avait déjà commencé pour les
employés du Franky’s Garage. Il avait beau n’être que huit heures et demie, une
équipe de mécanos s’affairait déjà sur des carcasses de voitures immobilisées,
placées à même le sol ou sur des équipements spécialisés. Cependant, malgré le
tumulte matinal, notre arrivée, ou plutôt celle de Nick ne passa pas inaperçue.
Dès que l’Alpha posa un pied sur le sol en béton de l’atelier en effervescence, les
têtes se relevèrent, les bruits cessèrent. Les travailleurs aux arrêts nous offrirent
des œillades curieuses et méfiantes, je m’humectai les lèvres et enfonçai mes
mains dans mes poches.
La discrétion, ce n’était pas le fort de Nick Teller. Physiquement déjà, c’était
un homme qui en imposait. Véritable armoire à glace de presque 2 mètres, sa
carrure massive et solide faisait de lui une montagne sur pattes qui attirait le
regard des femmes, mais aussi celui des hommes. Il captait non seulement le
regard, mais également les sens, et cela en raison de l’impressionnante aura qui
se dégageait de lui. Même les humains, qui étaient la plupart du temps dans
l’incapacité de détecter les auras ou les énergies, se retrouvaient hypnotisés par
son incroyable essence. Les non-humains, eux, étaient d’autant plus sensibles à
son pouvoir d’attraction, puisqu’ils pouvaient, au contraire de mes semblables,
percevoir ces émissions mystiques. En clair, Nick ne laissait personne
indifférent.
A contrario, je n’étais pas spécialement du style à capter tous les regards. La
discrétion était le mot d’ordre des chasseurs. Lors d’une traque, nous n’existions
pas, nous étions supposés n’être que des ombres solitaires agissant dans le plus
grand secret. Dans la vie quotidienne, nous étions de vrais ours mal léchés qu’il
valait mieux ne pas emmerder, pas du genre à provoquer des émeutes, en
somme. Ce qui expliquait sûrement le léger malaise que je ressentis en arrivant
sur place.
— Nikolas Teller, lança un vieil homme en arrivant dans notre direction, si je
m’attendais à ça !
L’intéressé fronça les sourcils, il releva le menton en observant le nouvel
arrivant.
— Sommes-nous supposés nous connaître ? demanda l’Alpha, perplexe.
Notre interlocuteur s’immobilisa face à nous et envoya valser sur son épaule
le torchon graisseux qu’il tenait jusque-là dans ses mains. Son regard perçant
était braqué sur mon acolyte, ma présence ne semblait visiblement pas
l’intéresser outre mesure.
— Oh, je doute que mon nom vous soit familier, en revanche, je connais très
bien le vôtre. Ce qui m’amène à me demander ce que fait un Lieutenant dans
mon garage ?
Ah, de toute évidence, nous avions affaire à Frank. Je comprenais tout à coup
beaucoup mieux la notion de « vieux métamorphe solitaire au sale caractère ». Il
était on ne peut plus clair que cet homme n’avait pas la langue dans sa poche.
— Je suis ici pour Bram, répondit l’Écossais d’un ton grave, sans
s’embarrasser de banalités courtoises.
Le métamorphe plissa les paupières, les rides aux coins de ses yeux se
creusèrent un peu plus.
— Alors vous êtes venu le récupérer, c’est ça ?
Face à la question du mécanicien, Nick releva le menton. Les deux hommes
se toisèrent d’un œil méfiant pendant une seconde qui parut interminable, j’avais
l’impression d’avoir sous les yeux deux prédateurs qui se disputaient un bout de
viande.
Même si mon partenaire n’avait pas évoqué l’idée de repartir avec Bram, il
était très clair que Frank n’avait pas envie de voir son employer lui filer sous le
nez. C’était sans aucun doute ce qui le poussait à se montrer si cauteleux.
— Rassure-toi Franky, je n’ai l’intention d’aller nulle part.
Déboulant dans la partie d’une démarche assurée, Bram Chester – je
supposais que c’était lui – se dirigea vers nous. À l’arrivée de son ami, Nick
releva la tête et l’observa avec attention, les traits de son visage se durcirent
presque instantanément.
— Pas dans l’immédiat en tout cas, termina-t-il en s’arrêtant près de son
employeur.
Le vieux mécano proféra un grognement bougon, il esquissa une grimace
renfrognée qui aurait pu rivaliser avec celles que faisait mon grand-père.
— Tant mieux, t’aurais eu affaire à moi sinon, grognassa-t-il.
Le métamorphe jeta un coup d’œil circonspect à mon partenaire, il l’étudia
pendant une seconde avant de se tourner dans ma direction. Ce fut la première
fois qu’il m’accorda un regard depuis notre arrivée.
— Vous pouvez utiliser mon bureau, déclara-t-il, pour votre entretien. Mais
pas trois plombes, Bram a du boulot.
Ne sachant que faire d’autre, j’acquiesçai. Le propriétaire des lieux pinça les
lèvres avant de s’éloigner et de nous laisser seuls. Aussitôt qu’il fut parti, je me
tournai vers les deux compères à nouveau réunis. Les loups se dévisageaient
droit dans les yeux, torses bombés, têtes bien droites. Cela faisait des années
qu’ils ne s’étaient pas vus, et malgré leur posture digne quelque peu rigide, je
n’avais aucun mal à percevoir leurs émotions respectives. Celles-ci brillaient
dans leurs regards.
— Tu n’as pas changé d’un pouce, lança alors l’ouvrier à son ancien Alpha en
le toisant de haut en bas, toujours aussi raide.
Le roux, faussement piqué, fronça les sourcils et releva le col, il croisa ses
bras puissants sur son torse.
— Je ne peux pas en dire autant de toi, répliqua-t-il, tu sembles avoir pris
quelques centimètres depuis la dernière fois.
Le sang-mêlé resta de marbre face à la remarque de son ami. Les deux
individus se scrutèrent en silence pendant un instant qui me sembla, encore une
fois, interminable.
Durant une seconde, je ne fus pas certaine de l’issue de cet affrontement
visuel. J’étais persuadée que l’un d’eux finirait par cogner l’autre ou alors qu’ils
allaient fondre en larmes pour se prendre dans les bras. Bien évidemment, la
première option restait tout de même la plus probable. Je voyais mal ces deux
dominants chialer comme des gonzesses devant Titanic{3} en pleine période
prémenstruelle.
Finalement, il n’y eut ni mâchoire cassée ni larme de crocodile versée. Au
bout d’un moment, leurs deux visages se fendirent mutuellement de larges
sourires ; Nick tendit l’une de ses grandes mains à son homologue qui
s’empressa de la saisir avant de l’attirer à lui. L’accolade virile qu’ils
échangèrent fut accompagnée de rires joyeux et masculins significatifs de leur
bonheur commun. La scène était si touchante que je ne pus m’empêcher de
sourire à mon tour.
— Quel plaisir de te revoir, mon frère, lâcha ma moitié une fois l’étreinte
terminée.
— Tu n’imagines pas à quel point ce plaisir est partagé, répondit l’autre.
— Nous avons de nombreuses choses à nous raconter, je crois.
Alors que l’hybride ne m’avait porté aucune attention jusqu’à maintenant,
celui-ci se tourna vers moi, ses iris ébène me détaillèrent des pieds à la tête.
— Oui, je crois en effet que nous avons beaucoup de choses à nous dire.
12
Lorsque Nick m’avait confié le destin dramatique de son ami Bram Chester,
je m’étais tout de suite imaginé rencontrer un personnage renfermé et peu ouvert
à la discussion. J’avais tort. Bram était tout le contraire.
Après les chaleureuses retrouvailles des deux lycanthropes, l’hybride nous
avait conduits jusqu’au bureau de son patron, là où nous étions supposés nous
entretenir sur les récents événements survenus à Fredericksburg. Au lieu de ça,
les deux hommes avaient préféré rattraper le temps perdu et en apprendre plus
sur ce qu’ils étaient respectivement devenus. Nick donna des nouvelles des
membres de la meute à son ancien camarade, qui fut heureux d’apprendre qu’ils
allaient tous très bien. Il lui expliqua également qu’il était devenu Lieutenant,
chose que le sang-mêlé savait déjà et dont il était d’ailleurs très fier. Il félicita
mon compagnon qui grogna de mécontentement face à ce trop plein d’estime,
même s’il était évident que cet éloge le touchait sincèrement. Quant à Bram, il
nous décrivit sa nouvelle vie ici, il nous parla de sa collaboration avec Frank et
de ses journées de travail bien remplies. D’après ce qu’il affirmait, être un
solitaire ne lui déplaisait pas, mais honnêtement, je doutais que ses déclarations
soient exactes. Tout comme je savais que mon âme-sœur n’en était pas
convaincu non plus. Les loups-garous n’étaient pas faits pour vivre seuls, encore
moins les dominants. Le besoin d’appartenance à un groupe, à une tribu, était
trop important.
— Donc, si je te suis bien, lança ma moitié une fois le discours de son ami
terminé, tu n’es toujours pas décidé à rentrer au bercail ?
Installé sur une chaise pliante en face du canapé bousillé sur lequel Nick et
moi étions assis, Bram effectua un signe de tête négatif et croisa les bras sur son
torse, le sourire aux lèvres.
— Non, toujours pas.
Contrarié, le rouquin à ma gauche poussa un grognement exaspéré, ses lèvres
se tordirent en une moue boudeuse.
— Je me plais bien ici, ajouta notre interlocuteur.
— Ta place n’est pourtant pas dans cette ville, insista l’Alpha, elle est auprès
des tiens, à Springdale.
— Springdale ? rétorqua le sang-mêlé en fronçant les sourcils.
Le mécanicien me glissa un regard en coin, son incompréhension se dissipa
lorsque nos pupilles se croisèrent.
— Tu as déporté la meute, comprit-il de lui-même, je n’étais pas au courant.
Quitter Houston n’a pas été trop difficile ?
— Me rapprocher de Poppy étant ma principale motivation, je peux t’assurer
que non, ce ne fut pas difficile.
Le petit rictus que Bram arborait aux coins des lèvres s’étira pour se
transformer en un sourire franc qui laissa entrevoir ses dents incroyablement
blanches et bien alignées. Sa cage thoracique se gonfla alors qu’il prenait une
profonde inspiration, il se tourna dans ma direction pour s’adresser à moi.
— Eh ben dis donc, je n’aurais jamais cru qu’une femme parviendrait à faire
tourner la tête de ce rabat-joie de Nick Teller, il va falloir que tu me livres ton
secret.
J’arquai un sourcil et haussai une épaule désinvolte.
— Il faut le pardonner, répondis-je, résister à mon charme légendaire est
quasiment mission impossible.
Le sarcasme dans ma voix n’échappa pas à mon homme qui leva les yeux au
ciel, le solitaire pouffa.
Contrairement aux idées que j’avais pu m’en faire, Bram semblait solide, bien
dans ses baskets et n’avait aucun mal à se montrer agréable. Moi qui m’étais
imaginé tomber sur un loup sauvage, j’avais été plus que surprise de découvrir
un individu avenant à la bonne humeur contagieuse. La prison ne semblait pas
l’avoir transformé, mais je restais tout de même sur mes gardes, il n’était pas
bien compliqué de masquer ses véritables émotions.
— Honnêtement, lorsque j’ai entendu les rumeurs concernant ton union avec
une humaine, je n’y croyais pas. Encore moins quand le mot « chasseuse » est
parvenu à mes oreilles. Mais je dois avouer qu’à vous voir ici tous les deux, vous
formez un couple plutôt harmonieux.
Je fis la moue.
— Je me demande quel est le problème des loups avec les chasseurs,
bougonnai-je.
Nick posa une main sur ma nuque et pressa ma peau affectueusement.
— Ce n’est pas personnel, affirma-t-il. Et pour te répondre, Bram, sache que
Poppy me rend très heureux, même si c’est une chasseuse aussi délicate qu’un
ours brun. Tu aurais l’occasion d’en être le témoin si tu te décidais enfin à
revenir chez toi, mais là n’est pas le sujet de notre venue, ajouta-t-il alors que
Bram s’apprêtait à répliquer. Nous sommes ici pour l’affaire Fredericksburg.
Aujourd’hui en tout cas.
Le sourire du lycan qui nous faisait face s’effaça alors pour laisser place à une
mine plus grave. La discussion venait de prendre un tournant nouveau qui
s’éloignait du plan personnel, ce fut donc tout naturellement qu’il adopta une
expression plus sérieuse.
— Je vous aiderai au mieux, promit-il, mais avant, j’aimerais te demander une
faveur.
Intrigué par les propos de son ancien Gamma, Nick se redressa et acquiesça
sombrement, l’encourageant ainsi à formuler sa requête.
— Je ne veux pas que mon nom apparaisse sur des documents officiels. Je
compte vous aider du mieux qu’il m’est possible de le faire, mais cela à titre
officieux. Je me doute bien qu’en tant que Lieutenant, tu es désormais dans
l’obligation de te référer à l’Alpha du Nord. Si c’est effectivement le cas, et qu’il
est au courant de ce qui se déroule ici, je ne veux pas qu’il ait connaissance de
mon implication, aussi minime puisse-t-elle être.
Interloquée, je fronçai les sourcils et me tournai vers mon partenaire. Celui-ci
plissa les paupières sans se détourner de son compère.
— Vincent n’est pas au courant de ce qui se passe ici, assura-t-il. Cette affaire
concerne certes les lycans, mais elle se déroule sur mon territoire, elle est donc
sous ma juridiction. Libre à moi d’en référer à l’Alpha, ou non.
Bram hocha la tête.
— Mais je suppose que tu dois tout de même établir des comptes-rendus,
mettre sur papier les éléments concernant cette enquête, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Alors je souhaite être totalement absent de ces écrits. Quand bien même
l’Alpha du Nord ne saurait pas ce qui se passe ici, si jamais cette affaire
s’ébruite, il pourrait vite faire un lien entre l’ex-taulard solitaire et des lycans
disparus. Je n’ai pas envie d’être assimilé à une affaire comme celle-ci, qui
pourrait me retomber dessus si les mauvaises personnes finissaient par s’y
intéresser.
— Si c’est la diffamation qui t’inquiète, sache que j’égorgerai le premier qui
tentera de traîner ton nom dans la boue, annonça le chef de meute avec
véhémence.
La simple idée d’imaginer l’honneur de son ami bafoué le rendait
littéralement fou de rage, je savais pertinemment que les paroles qu’il prononçait
aujourd’hui étaient on ne peut plus sérieuses. Nick avait beau être protecteur
envers moi, il l’était également avec les membres de son clan. Bram, bien qu’il
ne faisait plus partie de la Meute du Soleil, était toujours extrêmement important
pour ma moitié, qui était prêt, j’en étais persuadée, à tuer pour lui.
— Et je n’en doute pas une seconde, répliqua l’employé du Franky’s Garage,
malgré tout, je préférerais que mon nom n’apparaisse nulle part, je pense que tu
peux comprendre ça.
Durant un court instant, Nick garda le silence. Les deux hommes se fixèrent
pendant une seconde sans échanger plus de mots. Finalement, le highlander
capitula.
— En effet, c’est pour cela que je respecterai ton souhait. Nul ne saura rien de
ta présence ici, ni de l’aide que tu auras pu nous apporter.
Reconnaissant, Chester se détendit quelque peu, il inspira un grand coup avant
de poursuivre.
— Je te remercie.
— Il n’est pas nécessaire de me remercier pour ça, je te le dois bien,
grommela le roux. Parle-moi plutôt de Fredericksburg.
L’ouvrier acquiesça.
— Comme vous le savez, car je suppose Poppy, que Nick ne t’a pas laissée
venir ici sans t’en apprendre plus sur moi, je vis ici depuis un peu plus d’un an.
À ma sortie de prison, j’ai passé les deux années suivantes à parcourir le monde,
à me vider la tête, à tenter de retrouver un équilibre. Lorsque je suis parvenu à
recouvrer une certaine maîtrise de moi-même, j’ai décidé de rentrer au bercail et
de poser mes valises pour prendre un nouveau départ. Pour ce faire, il me fallait
un lieu neutre où je ne risquais pas d’être victime de jugements hâtifs dus à mon
passé ou à mon statut de solitaire. Fredericksburg m’a semblé être la ville idéale.
Au même titre que plusieurs bleds paumés d’Amérique, je savais que cette
bourgade accueillait un bon nombre de créatures surnaturelles qui souhaitaient se
faire oublier de leurs différentes sociétés. Ici je n’étais qu’un vagabond de plus,
rien d’autre, parfait pour tout reprendre de zéro.
Bram marqua un temps d’arrêt, il prit une nouvelle inspiration profonde avant
de poursuivre son récit.
— J’ai cherché du boulot, je me suis trouvé un appart’, et j’ai tenté d’oublier
les trois années que j’avais passées au trou. Je pensais avoir réussi à me sortir de
la merde, mais on dirait qu’il est impossible d’échapper aux problèmes quand on
s’appelle Bram Chester.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demandai-je, l’encourageant ainsi à continuer
son histoire.
Il soupira.
— Les premiers mois passés ici se sont déroulés normalement, cet endroit
n’avait rien de particulièrement exceptionnel, et c’était plutôt calme pour une
ville qui accueillait autant d’espèces différentes. Mais un jour, un mec a disparu.
Au début, je n’y ai pas fait gaffe, après tout, des gens décident parfois de tout
plaquer pour changer radicalement de vie. Je suis bien placé pour en parler. Mais
il y en a eu un autre, puis encore un autre. Les disparitions se sont enchaînées
depuis et ne se sont pas arrêtées depuis le mois de janvier. Ça va faire bientôt
sept mois maintenant que cette situation perdure, je ne pouvais tout simplement
plus l’ignorer.
— Est-ce que tu savais que les victimes étaient des loups ? m’enquis-je,
intéressée.
— Oui, je connaissais certains d’entre eux et c’est d’ailleurs ce qui m’a
intrigué au départ.
— Quand t’es-tu penché sur cette affaire ? intervint Nick d’une voix grave.
— En janvier, seize hommes se sont volatilisés dans la nature, expliqua-t-il.
Trois d’entre eux étaient des clients, je savais donc qu’il s’agissait de lycans.
Même si ma raison me dictait de rester à l’écart, mon instinct ne cessait de tirer
la sonnette d’alarme. Les ennuis, j’y suis abonné depuis que je suis né, je sais
reconnaître une merde quand elle se profile au loin. Malgré ça, j’ai pris la
décision de fouiner un peu. Après tout, il n’y avait aucun mal à se renseigner sur
les actualités de la communauté. C’est là que j’ai découvert que ces seize
hommes étaient des garous.
— Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour me prévenir ? gronda mon
associé. Si tu te doutais de la gravité de cette situation, pourquoi ne pas m’avoir
appelé directement ?
Bram s’appuya contre le dossier de sa chaise et inspira l’air poussiéreux du
bureau avant de l’expirer calmement, sa mâchoire légèrement barbue se
contracta. Ce tic vint appuyer l’air sombre qui avait assailli son visage. Le
sourire qui avait accompagné ses traits masculins au début de notre entrevue
semblait désormais bien loin.
— Tu sais pourquoi.
Nick grogna dangereusement, je posai instinctivement une main sur sa cuisse
afin de tenter d’apaiser sa colère évidente.
— Tu ne me faisais pas assez confiance, c’est ça ?
— Il n’est nullement question de ça, tu sais que la confiance que je te porte est
aveugle, se défendit le sang-mêlé. Mais lorsque j’ai compris que cette affaire
allait bien plus loin que de simples disparitions sans importance, j’ai pris peur.
Comme je vous l’ai dit, je ne voulais pas risquer d’attirer l’attention sur moi. Je
savais que si une enquête officielle était ouverte par l’Alpha du Nord, j’aurais été
le principal suspect et le parfait bouc émissaire. Je voulais à tout prix garder mes
distances avec la justice lycane, qui n’a pas toujours été de mon côté jusqu’à
preuve du contraire.
— Alors tu as laissé les événements s’aggraver sans rien faire ? fulmina le
chef de meute, furieux.
— Et sache que je n’en suis pas fier. Je pensais réussir à m’en sortir seul, à
découvrir le fin mot de l’histoire par moi-même avant que la situation ne
devienne trop critique et que je sois dans l’obligation d’en informer les autorités
compétentes. Mais les mois se sont enchaînés et les enlèvements, car je suis
persuadé que c’est ce dont il s’agit, n’ont pas cessé. Bien au contraire.
— Tu n’as pas idée de qui pourrait être derrière tout ça ? lançai-je. De qui, ou
de quoi ?
Les sourcils de l’ancien Gamma se froncèrent davantage.
— Honnêtement, non, je n’en ai strictement aucune idée. Cependant, je pense
pouvoir affirmer sans grande difficulté que ce qui se tapit ici est dangereux. Très
dangereux.
— Tu n’as rien noté d’étrange ou d’inhabituel depuis le commencement des
disparitions ? insistai-je. Tu n’as pas été le témoin de comportement suspect ou
d’agissement étrange ?
L’homme échangea un regard en biais avec son ex-supérieur, pendant une
seconde. Ses pupilles passèrent de Nick à moi, avant de définitivement
s’immobiliser sur mon visage. J’affrontai son regard sans broncher, pressée et
curieuse d’obtenir des informations utiles à la suite de ma traque.
— Quand j’ai décidé de me pencher sur le cas des garous, commença-t-il, je
pensais être confronté à une simple affaire de règlement de comptes. Je croyais
au départ qu’il pouvait s’agir d’une histoire de gangs interraciaux, une petite
guéguerre entre deux espèces qui serait en train de mal tourner. J’ai donc dans un
premier temps cherché à savoir s’il existait ce genre de conflit en ville.
— Et donc ? ajouta ma moitié, aussi impatient que moi.
— Pas à la connaissance des gens que j’ai pu interroger, répondit-il. J’ai mené
mon enquête, j’ai questionné des personnes afin d’en savoir plus, mes collègues,
Frank… D’après eux, tout le monde ici sait se montrer discret. Ce qui n’a rien de
grandement étonnant lorsqu’on sait que Fredericksburg est une sorte de refuge
pour les solitaires et les surnaturels qui souhaitent mener une vie tranquille. J’ai
par la suite entrepris de récolter des informations sur les disparus, histoire de
voir si j’arrivais à établir un lien entre eux, hormis leur race commune
évidemment. Et c’est là que des choses bizarres ont commencé à se produire.
Je fronçai les sourcils.
— Quel genre de choses ? m’empressai-je de demander alors que lycan à ma
gauche faisait de même.
Notre question commune posée d’une même voix arracha un sourire au
mécanicien, qui nous observa d’un air amusé, les bras croisés sur son torse. Il ne
fit en revanche aucun commentaire à ce sujet.
— En janvier, lorsque les disparitions ont débuté, tout le monde se posait des
questions. Bien sûr, elles ne sont pas passées inaperçues et l’inquiétude s’est
rapidement fait ressentir au sein de la communauté. La police locale avait
commencé une enquête, et pendant plusieurs semaines, il n’y avait pas une
conversation qui ne tournait pas autour de ces événements. Cependant, dès le
milieu du mois de février, le vent s’est mis à tourner.
— Comment ça ?
Bram marqua un temps d’arrêt, il leva une main et se gratta la tempe, comme
s’il cherchait à rassembler ses idées, à trouver ses mots.
— Les gens se sont tus, témoigna-t-il après une courte réflexion. Très
rapidement, et cela alors que les disparitions continuaient, ils ont commencé à
fermer les yeux. Si pendant un moment les discussions ne tournaient qu’autour
des faits qui survenaient en ville, du jour au lendemain, ces conversations ont
cessé. Plus personne n’abordait le sujet. La police, je l’ai appris plus tard, a
littéralement abandonné les investigations entreprises par ses officiers. C’était
comme si tout cela n’avait plus d’importance.
— Comme s’ils s’étaient résignés ? proposai-je.
J’avais du mal à tenir en place. Le degré de curiosité présent au sein de mon
corps était à son paroxysme, je mourrais d’envie d’en savoir plus, de connaître le
fin mot de cette histoire qui me semblait de plus en plus mystérieuse. Par chance,
Nick semblait tout aussi attentif que moi, désireux également d’acquérir des
réponses à ses questions. Nous étions suspendus aux lèvres de Bram, qui
représentait à nos yeux l’espoir d’obtenir de nouvelles données à mettre au profit
de notre enquête commune.
— Exactement, accorda celui-ci, c’était comme s’ils avaient assimilé le fait
que ces disparitions faisaient désormais partie de leur quotidien. Presque comme
si elles étaient banales, sans conséquence, sans importance. Non, en fait, c’était
bien pire que ça. C’était comme si elles n’avaient tout simplement plus lieu. Je
dirais que ce fut la première chose qui m’a alerté.
— Quelles furent les suivantes ?
Les traits de l’hybride se durcirent un peu plus, une ligne soucieuse se
matérialisa entre ses sourcils plissés. Son regard se voila alors d’une ombre
inquiétante. Ce qu’il allait nous révéler le préoccupait profondément, j’en étais
persuadée.
— Il règne dans cette ville une atmosphère étrange, énonça-t-il calmement. Je
suis sûr que tu l’as ressentie aussi Poppy, même si tu es humaine, n’est-ce pas ?
N’ayant pas besoin d’affirmer le contraire, je gardai le silence et me contentai
de hocher la tête, j’avais effectivement ressenti dès mon arrivée que quelque
chose clochait ici. Je n’aurais su expliquer cette impression, mais je pouvais faire
confiance à mon instinct. Il était évident que ça ne tournait pas rond ici.
— Quant à toi Nick, poursuivit-il, je suis persuadé que tu sens l’aura lourde
qui plane dans les rues. Que ton loup la perçoit également.
Le highlander grogna en signe d’assentiment.
— Je l’ai flairé en effet, accorda-t-il.
Les loups-garous, au même titre que la grande majorité des créatures qui
peuplaient notre monde, possédaient la capacité de ressentir les auras et les
énergies produites par l’ensemble des êtres vivants sur Terre. Nous dégagions
tous ce type de puissance, même s’il n’était pas permis à tous d’en avoir
conscience. La plupart des humains ignoraient qu’ils possédaient ce genre de
force plus ou moins mystique, il était impossible au commun des mortels de
ressentir ces émanations invisibles dégagées par nos émotions. Les surnaturels,
eux, possédaient une forme d’hypersensibilité qui leur permettait de percevoir le
monde autrement qu’il nous était possible de le faire à notre niveau. Ressentir
ces forces, dites « divines » par certains, leur servait à mieux décrypter les
actions, gestes et sentiments de leurs différents interlocuteurs, ce qui leur offrait
ainsi un avantage de taille au quotidien.
Personnellement, j’étais dans l’incapacité de discerner clairement ces diverses
énergies. Malgré tout, grâce à mon job et à l’environnement dans lequel j’avais
grandi, j’avais développé une certaine forme de sensibilité qui avait accru mes
capacités de discernement. Ce qui, je devais l’avouer, pouvait s’avérer
grandement utile.
Bien sûr, ma perception de ces ondes invisibles était loin d’être aussi précise
que celle de Nick ou de Bram, mais je n’avais pas besoin de leurs dons extra-
sensoriels pour me rendre compte que quelque chose planait dans l’air particulier
de Fredericksburg. Ne restait plus qu’à déterminer quelle en était la cause.
— Vous avez une idée de la nature de cette aura ? les interrogeai-je. Une idée
d’où elle pourrait provenir ? Ou de qui ?
Nick croisa à son tour ses bras sur sa poitrine, ses lèvres formaient une ligne
sévère significative de son état de réflexion intense. Je n’étais définitivement pas
la seule à qui cette histoire filait la migraine.
— Je n’ai jamais senti quelque chose de semblable, avoua-t-il. Les forces qui
sont en œuvre ici me sont inconnues.
Déçue, je me tournai vers le second garou présent dans la pièce, espérant qu’il
puisse éclairer nos lanternes, mais je compris à son expression navrée qu’il n’en
savait pas beaucoup plus. Je m’enfonçai un peu plus dans le canapé.
— Cette énergie étrange s’est mise à planer dans l’atmosphère au milieu du
mois de février, plus ou moins à la même période où les gens ont arrêté de parler
des disparitions.
— Tu penses qu’il y a un lien ?
L’homme hocha la tête.
— J’en suis persuadé. Je crois… non, en fait, je suis sûr que cette énergie agit
sur les habitants de la ville. Je le sais parce que je la sens agir sur moi.
Mon acolyte grogna.
— De quelle manière ? trancha-t-il abruptement.
Chester sembla soudainement mal à l’aise.
— Je ne saurais pas comment l’expliquer. Tout ce que je peux vous dire, c’est
qu’au bout d’un moment, moi aussi j’ai arrêté de penser aux disparitions. Mon
intérêt pour l’affaire s’est essoufflé, et alors que j’avais entamé des
investigations de mon côté, je me suis retrouvé sans trop savoir comment à
détruire toutes mes recherches sur le sujet.
— Tu peux être plus précis ? le somma l’Alpha, plus attentif que jamais.
— Bien sûr, dis-toi qu’un soir je me suis tout simplement retrouvé devant
l’écran de mon ordinateur, en plein milieu de la nuit, à supprimer tous les
dossiers que j’avais récoltés sur les disparus. J’étais complètement désorienté et
dans l’incapacité la plus totale d’expliquer ce que je faisais devant mon putain
d’ordi, en froc, à envoyer valser ce que j’avais mis des semaines à rassembler.
— Tu veux dire, comme si tu avais fait une crise de somnambulisme ?
proposai-je, perdue.
Il haussa une épaule.
— J’en sais rien. Je ne saurais pas expliquer ce qui s’est passé ce soir-là, je
dois avouer que certains détails me semblent flous. Je sens qu’il y a des choses
qui m’échappent. Depuis que cette énergie plane en ville, mon comportement a
changé, j’ai la sensation de ne plus contrôler mes pensées ou mes agissements.
Pas parfaitement en tout cas.
— Comme si tu étais manipulé ? supputai-je. Tu penses que cette aura à un
quelconque pouvoir sur les habitants de la ville ?
Bram acquiesça de nouveau.
— Sans aucun doute, certifia-t-il, catégorique. J’en mettrais ma main à
couper. La chose qui s’est installée à Fredericksburg, qui a déposé ses valises ici
et qui s’en prend depuis aux lycans se sert de ses dons, quels qu’ils soient, pour
asservir les habitants. Son emprise est partout, et croyez-moi, au bout de
quelques jours, je suis sûr et certain qu’elle vous atteindra aussi. Je ne sais pas de
qui il s’agit, ni surtout de quoi il s’agit, mais soyez sans cesse sur vos gardes. Ce
truc rôde dans les parages, à la recherche de sa prochaine victime. Quant à moi,
je dois avouer que même si la lucidité me rattrape parfois, j’ai encore
aujourd’hui et plus que jamais le cerveau embrouillé par cet air lourd. Je vous
aiderai au mieux.
Sentant que la conversation venait d’arriver à son terme, je me mordis la lèvre
inférieure et tentai de mettre de l’ordre dans mes idées. Cette entrevue ne
m’avait pas apporté les réponses que j’avais espérées, mais elle n’avait pas été
dénuée d’intérêt non plus. Grâce à Bram Chester, j’avais appris d’importantes
informations. La créature en action dans ce bled paumé était apparemment
capable de diffuser son énergie à dessein. Elle pouvait a priori s’en servir pour
exercer son pouvoir sur ses victimes, mais aussi sur toutes les personnes
présentes sur son territoire. Ce qui faisait d’elle un être effectivement dangereux,
duquel je devais doublement me méfier.
Cependant, ces nouvelles informations, aussi inquiétantes pouvaient-elles
être, représentaient un net avantage pour moi. J’allais pouvoir m’en servir contre
elle. Les surnaturels qui possédaient ce genre de propriétés ne courraient pas les
rues, j’allais pouvoir affiner mes critères de recherches et peut-être espérer
découvrir sa nature réelle.
Si Bram avait raison, quelques jours pouvaient suffire pour que l’emprise se
fasse ressentir. Ma chasse venait de prendre un nouveau tournant, c’était une
véritable course contre la montre que j’allais devoir affronter, et seulement l’un
des deux combattants allait en sortir vivant.
13
— Où sont les corps ?
Ça, c’est une bonne question, pensai-je en jetant un coup d’œil au Gamma
appuyé contre l’encadrement de la fenêtre. Sam me rendit mon regard, il haussa
les sourcils pour appuyer sa demande. Si j’avais pu lui fournir une réponse, je
l’aurais fait sans hésiter, mais malheureusement je n’en avais aucune idée.
Après l’entretien que nous avions eu avec Bram Chester, qui s’était soldé par
une poignée de main virile et des recommandations partagées, Nick et moi
avions choisi de prendre un moment pour mettre nos idées au clair. Pour ce faire,
nous nous étions installés sur la terrasse d’un petit restaurant rustique, sirotant
chacun un bon café. Initialement, je ne raffolais pas de cette boisson corsée, mais
je devais bien avouer que pour une fois, j’en avais eu sincèrement besoin. Nos
esprits respectifs étaient si engourdis par toutes les nouvelles informations
qu’avait pu nous apporter le mécano, qu’il nous avait fallu plusieurs longues
minutes pour réussir à prononcer le moindre mot. Lorsque nous pûmes enfin
ouvrir la bouche, ce fut pour entamer une série de supputations sur la créature
sévissant en ville. Notre conversation fut interrompue par l’appel téléphonique
du Bêta, qui venait tout juste de sortir de chez la femme d’une des victimes. Afin
de partager nos découvertes, nous prîmes la décision de nous rejoindre à l’hôtel,
ce qui expliquait que nous étions désormais tous les quatre réunis dans la
chambre que je partageais avec mon compagnon.
Sam et Loki, impatients de découvrir le compte-rendu de l’échange que nous
avions eu avec leur ancien collègue, nous demandâmes immédiatement de tout
leur raconter, ce que nous fîmes dans la mesure du possible. Reporter clairement
toutes les révélations qui nous avaient été faites ne fut pas évident. Les deux
garous nous écoutèrent attentivement, sans intervenir une seule fois. Une fois
notre discours récapitulatif terminé, les deux hommes avaient gardé le silence
pendant un moment, ne sachant quoi penser de tout ceci. Vinrent ensuite les
questions auxquelles nous n’avions, dans l’immédiat, aucune réponse.
— Avant de penser à ce que cette chose fait des corps, nous devrions plutôt
nous demander ce qu’elle fait d’eux lorsqu’ils sont encore en vie, répliqua le
Viking, bras croisés sur son torse massif.
— Pourquoi s’en prendre seulement aux loups-garous ? rebondit le brun. Ce
bled réunit un large panel de races en tout genre, pourquoi n’attaquer que les
lycans ?
— Pour répondre à cette question, il faudrait dans un premier temps
déterminer ce que le coupable est réellement, lançai-je. Et pour le moment, nous
n’avons aucune idée concrète de ce qu’il pourrait être.
— Tu n’as jamais eu affaire à un cas similaire ? me demanda ma moitié.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Je crains que non. Je n’ai jamais entendu parler d’histoire semblable non
plus. Les disparitions en masse sont extrêmement rares et pour ma part, je
n’avais jamais enquêté sur de tels faits. En revanche, les affaires concernant une
seule et même race sont plus répandues. Mais généralement il s’agit de
règlements de comptes ou de guerre de gangs. Et d’après Bram, il ne s’agit pas
de ça ici.
— Penses-tu qu’il puisse faire erreur ? me questionna Loki.
— Non, répondis-je, sûre de moi. Non seulement il semblait certain de ce
qu’il avançait, mais en plus, au vu des informations qu’il a pu nous fournir, je
doute qu’il s’agisse d’une simple petite guéguerre entre lycanthropes. Cette
enquête s’annonce à mon avis plus complexe.
— Je suis d’accord, concéda Nick d’une voix grave, et nous avons tout intérêt
à rester prudents. Nous ignorons la nature de cette créature et cela lui concède un
net avantage. Il faut procéder par étape. Dans un premier temps, découvrir de qui
il s’agit, et surtout de quoi il s’agit. C’est notre priorité absolue. À partir de là,
nous pourrons établir un véritable plan d’action.
— Comment allons-nous nous y prendre ? lâcha Sam, perplexe. Les éléments
dont nous disposons sont minces et les races de créatures sont nombreuses et
variées.
— Premièrement, commençai-je, il nous faut établir une liste de toutes les
créatures capables de générer une aura assez puissante pour asseoir son emprise
sur un territoire plus ou moins vaste. Bram nous a communiqué des données
importantes qu’il faut prendre en compte et dont il faut nous servir à bon escient.
Je vais essayer de contacter quelques-uns de mes collègues pour essayer de voir
s’ils ont déjà entendu parler de faits similaires. L’un d’eux pourra peut-être nous
aider à éclaircir cette zone d’ombre.
— D’accord, mais que faisons-nous des loups disparus ? répliqua le second de
la Meute du Soleil. Que deviennent les victimes ? Et comment protéger la
population d’éventuels nouveaux enlèvements ?
Je me mordis la lèvre inférieure et inspirai profondément. Loki avait raison,
nous ne pouvions pas laisser de côté les victimes. S’il restait une chance qu’ils
soient en vie, ou du moins que certains d’entre eux le soient, il était de notre
devoir de tout faire pour les sortir de la merde dans laquelle ils se trouvaient.
Tout comme nous devions également protéger les potentielles nouvelles cibles
du parasite qui avait investi leur ville. Mais que faire ?
— Qu’avez-vous appris de votre côté ? intervint alors l’Écossais. Qu’est-ce
qu’ont donné les interrogatoires des familles ?
Le géant aux cheveux blonds avala une grande quantité d’air qui gonfla son
large torse, il se décolla légèrement de la porte contre laquelle il s’appuyait.
— Pas grand-chose, grognassa-t-il, agacé. Les jérémiades habituelles.
— Tu peux préciser ? le pria son supérieur.
— « Je ne comprends pas ce qui a pu se produire », cita-t-il, « disparaître sans
donner de nouvelle ne lui ressemble pas », « tout le monde l’aime bien, c’est un
homme formidable, un père fantastique et un mari dévoué », « personne ne lui
veut du mal »… Cependant, il y avait tout de même quelque chose d’étrange
dans leur comportement, et surtout dans leur discours, hormis les similitudes de
leurs mots bien sûr.
— Quel genre de choses ? m’enquis-je, curieuse.
— Eh bien, reprit le Gamma en se grattant la nuque, tous ces gens avaient
l’air détachés, comme s’ils n’étaient pas véritablement concernés par la
disparition de leur proche. Malgré leurs propos en apparence soucieux, Loki et
moi avons trouvé que toutes ces phrases toutes faites sonnaient faux. Les odeurs
qu’ils dégageaient, leurs différentes auras et leur comportement non verbal
indiquaient très clairement qu’ils n’étaient pas véritablement alarmés par la
situation de leurs proches.
— Cela pourrait donc venir confirmer les suspicions de Bram, déclara le roux.
Je hochai la tête, pensive. J’avais déjà remarqué le détachement des forces de
police lors de l’entrevue que Sam et moi avions eue avec le chef Sanchez. Le
détachement des habitants de la ville m’avait également sauté aux yeux. Je
n’étais donc pas surprise d’entendre que les familles semblaient tout aussi à
l’ouest que les autres. Que pouvions-nous faire pour parer à ce phénomène ?
— Donc, vous n’avez rien pu tirer de ces interrogatoires, conclus-je en
observant à tour de rôle les deux dominants.
Tous deux secouèrent la tête, l’air maussade.
— Selon les dires des familles et des amis, tous ces hommes se seraient
simplement volatilisés dans la nature. Ils auraient tous quitté leur domicile pour
diverses raisons : aller travailler, acheter du lait ou sortir le chien, et ne seraient
tout simplement jamais revenus. Les enlèvements auraient a priori lieu le soir, en
début de soirée au plus tôt, c’est tout ce que nous avons pu en tirer. Aucun d’eux
n’avait d’ennemi et hormis quelques petites disputes de voisinage pour certains,
il ne se passait rien dans leurs vies qui puissent justifier de réelles agressions.
Une fois debout, je m’étirai lourdement avant de me diriger vers mon sac posé
contre le meuble télé. Je me baissai, m’en emparai, et en sortis le carnet en cuir
que je gardais à l’intérieur.
— Très bien, ce n’est pas très grave, les rassurai-je, je pense que tant que nous
n’aurons pas débarrassé la ville de l’emprise de cette chose, nous ne tirerons rien
de ces résidents. Comme Red l’a si bien dit, autant procéder par étape. Nous
avons peu de temps et il faut agir vite si nous ne voulons pas nous retrouver dans
le même cas que tous ces gens.
— Qu’est-ce que tu proposes ? me demanda mon âme-sœur.
J’agitai le journal entre mes mains dans les airs et tirai de ma poche mon
téléphone portable.
— On suit notre plan initial, la priorité est de découvrir ce qui se cache ici,
certifiai-je. Plus vite ce sera fait, mieux ce sera. Trouver sa race exacte nous
permettra de nous faire une idée de son possible lieu de vie, ce qui nous aidera à
établir un périmètre délimité pour trouver sa planque, et donc, peut-être
retrouver les victimes.
— Cela me semble correct, accorda l’Écossais, de plus, si on se sait ce qu’elle
est, il nous sera plus aisé de savoir comment la tuer.
— Exactement, je vais donc passer mes coups de fil, et je compte sur vous
pour vous creuser les méninges également. Vous pourriez peut-être répertorier
les espèces qui vous semblent capables d’utiliser ce genre de procédé pour
s’attaquer à leurs victimes. Mettre sur papier nos recherches pourrait nous
permettre de tirer nos idées au clair, et donc de nous montrer plus efficaces.
Ensuite, nous verrons ce que nous pouvons faire pour aider la ville à se
débarrasser de cette énergie qui plane dans les airs et qui infecte les lieux. Ça
vous va ?
Les trois hommes hochèrent simultanément la tête, Sam soupira longuement.
— Je crois qu’il va nous falloir beaucoup de café.
Pour une fois, j’étais bien d’accord avec lui.
Je ne fus pas étonnée d’apprendre que mes semblables n’avaient jamais été
confrontés à une situation comme celle que nous affrontions aujourd’hui.
Comme je l’avais confié aux loups, les disparitions de masse étaient
extrêmement rares. La seule fois et unique fois que j’en avais entendu parler,
c’était lors d’une fin de soirée un peu trop arrosée au Teddy’s. Un vieux chasseur
du nom d’Ernesto Rivera, un vieil habitué du bar, nous avait raconté l’histoire de
l’ami d’un ami qui avait été confronté à une rafle de fées en Europe. Celle-ci
avait été orchestrée, d’après ses dires, par des sorcières avec qui elles étaient en
guerre.
Dans cette histoire, les victimes étaient les membres d’une même
communauté, il s’agissait donc d’un conflit interraces qui avait mal tourné. Ici,
ce n’était pas le cas. Les victimes étaient, certes, de la même espèce, mais elles
ne faisaient pas partie d’une meute commune et n’avaient a priori aucun lien
apparent. Certains d’entre eux se connaissaient, mais cela était plus dû au fait
que la ville n’était pas très grande qu’autre chose.
En définitive, les divers appels que je m’étais efforcée de passer n’avaient rien
donné, je n’étais pas plus avancée. Fait chier.
Assise dans le couloir de l’hôtel, sur le palier de notre chambre, je laissai
tomber mon portable au sol, près de mon carnet d’adresses. Agacée et frustrée, je
sentais mon cœur tambouriner contre ma poitrine. Je m’octroyai une seconde
pour souffler et retrouver un semblant de calme. Je ne connaissais rien de pire
que de faire du sur place, j’en arrivais même à avoir les dents qui grinçaient.
— Démoralisée ? lâcha une voix rocailleuse que je reconnus sans avoir besoin
d’ouvrir les yeux.
Sans soulever les paupières, je grognai pour signifier mon irritation à mon
mâle, qui n’en avait nullement besoin pour la ressentir. Le lien qui nous unissait
parlait pour moi, je n’avais même pas besoin d’ouvrir la bouche.
— Les appels n’ont rien donné, comprit-il en venant s’installer à mes côtés.
L’Alpha vint prendre place à ma droite, j’attendis qu’il fût assis pour me
décider à soulever les cils.
— Pas grand-chose, regrettai-je, simplement des suggestions que j’avais déjà
envisagées.
— Quel genre de suggestions ?
Je soupirai et me tournai vers lui.
— Qu’il pourrait s’agir d’un sorcier ou d’une sorcière, par exemple. Ce ne
serait pas impossible, quand on y pense. Après tout, il ne serait pas impossible
que l’un d’eux ait établi un charme ou un sort d’emprisonnement mental.
Aucune piste n’est à écarter pour le moment.
— Pourquoi est-ce que je te sens sceptique ? s’enquit-il en penchant la tête sur
le côté.
Je haussai une épaule, je n’étais effectivement pas à 100 % convaincue par
cette hypothèse, pourtant probable, à laquelle j’avais également pensé au départ.
— Je ne sais pas, ce qui me bloque, c’est sûrement les motivations de
l’agresseur. Quel intérêt aurait un sorcier à faire tout ça ? D’ailleurs, peu importe
ce qu’il est vraiment, sorcier ou pas, je me demande simplement ce qui peut
pousser un individu à enlever du jour au lendemain des dizaines de lycanthropes.
Est-ce une histoire de vengeance envers la société lycane ? Un intérêt
personnel ? Loki a raison, que fait-il des victimes ?
— Trop de questions se bousculent dans ta petite tête, crevette, tu vas finir par
surchauffer si ça continue.
Je lui fis les gros yeux.
— Ne fais pas comme si tu étais parfaitement détendu, rétorquai-je. Je sais
que tu enrages autant que moi.
Il ne nia pas.
— Il est vrai que cette histoire me semble de plus en plus mystérieuse,
reconnut-il. Lorsque Bram m’a contacté la première fois pour me faire part de
cette affaire, je me suis fait les mêmes réflexions que toi. J’ai tout d’abord pensé
à une guerre de gangs qui tournerait mal, j’ai donc envoyé des agents sur place
afin qu’ils puissent investir le terrain. Et puis…
— Deux de tes hommes ont également disparu, supposai-je.
Il acquiesça d’un air sombre.
— Je ne connais guère la race de notre parasite, poursuivit-il, mais quelle
qu’elle soit, nous allons la trouver, et lui faire la peau ensuite, je te le promets.
— Tu devrais rentrer à Springdale, dis-je alors.
Nick grogna, ses sourcils cuivrés se froncèrent un peu plus.
— Qu’est-ce que tu racontes ? maugréa-t-il en plongeant ses iris nuageux
dans les miens.
Je ne me démontai pas, et affrontai son regard sans broncher.
— Je suis sérieuse. Loki, Sam et toi vous devriez rentrer en Arkansas, ou du
moins, vous éloigner d’ici. Les victimes sont tous des lycans entre 16 et 30 ans,
vous entrez tous les trois dans cette catégorie, et comme tu viens de l’évoquer,
deux de tes hommes ont déjà disparu ici. Je ne veux pas risquer qu’il vous arrive
quoi que ce soit. Je pense qu’il serait plus judicieux et raisonnable de vous
éloigner de cette ville tant qu’il en est encore temps. Je suis là de toute façon, je
pourrai…
— Ça suffit Poppy, trancha-t-il soudainement d’une voix rauque, nous
n’allons pas rentrer à Springdale. Au même titre que je ne peux pas te demander
d’abandonner ta chasse, tu ne peux pas me demander d’abandonner les miens.
Je soupirai.
— Ce n’est pas ce que je te demande, Red, plaidai-je calmement. Tu pourrais
tout à fait mener ton enquête à distance, du moins jusqu’à ce que je découvre de
quelle créature il s’agit. Ensuite, nous pourrons envisager la suite plus
efficacement.
La mâchoire masculine de mon compagnon se contracta vivement sous le
coup de sa colère évidente. Le simple fait d’imaginer devoir se retirer pour se
mettre à l’abri le révulsait, j’aurais dû m’en douter.
— Il est hors de question que je reste caché pendant que ma femelle se
démène dans une ville dangereuse, livrée à elle-même et à la merci d’une
créature non identifiée. N’insiste pas, je ne rentrerai pas.
— Et nous non plus, notifièrent nos deux acolytes.
Interpellée, je levai la tête et regardai par-dessus l’épaule de mon conjoint.
Loki et Sam, qui avaient évidemment entendu notre conversation depuis la
chambre, se tenaient dans l’encadrement de la porte, l’air implacable. Mon
regard scruta chacun des trois dominants qui s’opposaient à ma proposition. Ils
étaient bien décidés à camper sur leurs positions, quoi que je puisse dire ou faire.
Quelle bande d’idiots bornés.
Constatant que je ne pourrais pas leur faire entendre raison, je levai mes deux
paumes en l’air et capitulai.
— Très bien, je n’insiste pas, accordai-je à contrecœur, mais ne venez pas
pleurer si l’un de vous finit découpé en petits morceaux dans la marmite d’une
vieille sorcière au nez crochu.
Brusquement, un silence s’abattit dans le couloir, tous les regards se posèrent
sur moi. Les trois garous me dévisageaient, paupières grandes ouvertes, yeux
écarquillés. Il me fallut un instant pour comprendre ce qu’il leur prenait.
En voulant faire une blague sur les dangers qu’ils encourraient en restant à
Fredericksburg, j’avais énoncé une hypothèse aussi farfelue que terrifiante, qui
malheureusement, pouvait s’avérer probante. Sans véritablement le vouloir,
j’avais peut-être découvert la raison qui poussait la créature à kidnapper des
loups. Et si celle-ci, aussi fou et atroce que cela pouvait paraître, enlevait ces
hommes dans le but de se nourrir d’eux, dans le but de les dévorer ?
14
— Est-ce que c’est possible ?
— Rien n’est impossible, répondis-je en observant la feuille de papier entre
mes mains.
Sur celle-ci étaient notés les noms des créatures susceptibles d’être à l’origine
des faits commis à Fredericksburg, j’observai chacun d’entre eux avec attention,
pensive.
— La chose en action ici enlèverait des loups pour se nourrir d’eux ? articula
lentement le Bêta, étourdi. Pour, pour les manger ?
— Ce ne sont que des suppositions, dis-je en relevant le nez. Nous ne
connaissons pas les motivations de cette entité, nous ne pouvons donc
qu’extrapoler. Mais ça pourrait être une piste à suivre, j’ai déjà bossé sur des
affaires concernant des crimes cannibales, c’est moins rare qu’on ne le pense.
— Vraiment ? grommela Nick qui semblait contrarié à l’idée que je puisse
être confrontée à des bouffeurs de chair.
Sans me formaliser de son air courroucé, j’acquiesçai ; il manifesta son
agacement en grommelant dans sa barbe.
— Tu penses pouvoir établir des similitudes entre tes précédentes chasses et
celle-ci ? me questionna Sam.
Je haussai les épaules.
— Les êtres qui consomment de la chair humaine le font pour diverses raisons
en fonction de leur race et de leurs mœurs, expliquai-je. Étant donné qu’il n’y a
pas de corps, pas de trace ni de preuve réelle sur lesquels je puisse véritablement
me pencher, je n’ai pas d’élément de comparaison. Établir un lien risque donc
d’être assez délicat.
— Quelles étaient les créatures que tu traquais lors de ces fameuses, chasses ?
demanda mon compagnon, les dents serrées.
Il prononça le mot « chasse » avec une aversion non dissimulée, je fis un
effort surhumain pour ne pas lever les yeux au ciel.
— Des goules, pour la plupart.
— Des goules ? Aux États-Unis ? s’étonna le Gamma. Je pensais que ces
monstres ne vivaient que dans les pays orientaux.
Je hochai la tête.
— Elles en sont originaires en effet, en tout cas, c’est ce que le mythe raconte.
Mais les goules sont, au même titre que les vampires, les loups et les fées, des
êtres vivants avant tout, et on est au XXIe siècle, on ne peut pas les empêcher de
prendre l’avion.
— Ne nous mets pas dans le même bateau que ces choses s’il te plaît,
maugréa le Viking en esquissant une moue dégoûtée.
— Évidemment, vos modes de vie sont bien différents, reconnus-je. Les
goules, comme la plupart des créatures limitées en matière d’effectif, ne font
partie d’aucune société. Elles ne possèdent ni hiérarchie politique ni lois
connues, si ce n’est celles, tacites, qui doivent exister entre elles. Les croiser
reste assez rare, car ce sont des individus discrets qui se nourrissent
généralement de cadavres déterrés dans les cimetières. Malheureusement, pour
certains les chairs putréfiées ne suffisent pas à assouvir leur soif de viande
humaine.
Répugnés par mes propos, les trois garous étaient affublés de mines écœurées.
Je ne pus m’empêcher de sourire à la vue de cette scène. J’avais sous les yeux
trois armoires à glace taillées comme des montagnes vivantes, qui supportaient
visiblement très mal d’entendre parler de cannibalisme. Le tableau était plutôt
comique, surtout en sachant que ces guerriers baraqués étaient des loups-garous.
Quelle bande de petites natures !
— Une goule pourrait-elle être en action à Fredericksburg ?
Je soupirai.
— Ce n’est pas impossible. Cela pourrait expliquer l’absence de cadavre.
Cependant, les goules ne restent généralement jamais au même endroit très
longtemps. Comme je vous l’ai dit, ce sont des êtres discrets qui font leur
possible pour ne pas attirer l’attention sur eux. Lorsqu’elles s’en prennent à des
vivants, elles choisissent d’ordinaire des victimes solitaires. Si ce n’est pas le cas
et qu’elles sont établies dans une ville ou un village, elles ne restent pas plus de
quelques semaines sur place et se contentent de quatre à cinq victimes avant de
changer de bled. Ici, les disparitions s’enchaînent depuis presque sept mois. Ça
ne colle pas avec leur façon de faire habituelle. De plus, ça n’expliquerait pas
l’emprise dont seraient victimes les habitants, ni même l’aura lourde qui plane
dans les rues.
— Si une goule a véritablement posé ses bagages ici et qu’elle est en action
depuis un certain temps, cela pourrait expliquer l’aura, me contredit l’Alpha, les
sourcils froncés. Lorsqu’une créature puissante s’installe dans un lieu, que ce
soit une ville, un village ou une simple maison et qu’elle y commet des actes dits
« contre nature », les mauvaises énergies qu’elle dégage imprégneront ce lieu,
faisant ainsi de lui un endroit malsain où il régnera une atmosphère pesante. Il
est évident que la chose qui hante Fredericksburg ne possède pas de bonnes
intentions à l’égard de ses habitants, et surtout des lycans, qu’elle kidnappe. Cela
pourrait donc expliquer l’atmosphère particulière qui plane dans les rues. De
plus, comme nous n’avons jamais croisé la route de goule auparavant, cela
justifierait notre incapacité à reconnaître l’aura de la créature.
— Je vois, approuvai-je, et étant donné que je suis incapable d’identifier les
auras comme vous le faites, je ne pourrais pas vous dire s’il s’agit véritablement
d’une goule ou non.
Agacée, je serrai les dents. Ma nature humaine pouvait parfois jouer en ma
défaveur, ce qui, dans une situation comme celle-là, s’avérait bel et bien
frustrant.
— Les goules se terrent généralement dans des planques sombres, rapportai-je
en mettant de côté mon sentiment d’impuissance, des lieux isolés, humides et
difficilement accessibles. Les égouts par exemple. Comme nous sommes dans
une ville, je dirais que s’il s’agit d’une goule, c’est sûrement là-bas qu’elle a
établi son nid. Nous devrions descendre y faire un petit tour, histoire de voir si
on n’y découvre rien d’étrange. Ce n’est pas génial, mais c’est la seule et unique
piste que nous possédons pour le moment.
Les trois hommes, peu emballés à l’idée de descendre dans un endroit
confiné, gardèrent le silence pendant un instant, pesant sûrement le pour et le
contre. Ceci dit, comprenant que nous n’avions pas d’autre choix, ils finirent par
hocher la tête après avoir échangé des regards entendus.
— Très bien, capitula le chef de meute. Nous attendrons que la nuit soit
tombée pour descendre, ainsi nous éviterons d’attirer l’attention sur nous. Loki
et moi irons dans les égouts, toi Poppy, tu resteras ici avec Sam. Il se pourrait
tout à fait qu’il ne s’agisse pas d’une goule, poursuivre les recherches va donc
s’avérer nécessaire.
À mon plus grand étonnement, ou presque, Nick paraissait sérieux. Il pensait
sincèrement que j’allais sagement rester ici à me tourner les pouces pendant que
Loki et lui feraient tout le boulot et s’éclateraient à traquer l’objet de ma propre
chasse. La bonne blague.
— Je suis toujours hyper impressionnée par le flegme dont tu es capable de
faire preuve quand tu racontes des conneries, Red, lâchai-je, faussement
admirative. Malheureusement pour toi, je n’ai aucunement l’intention de rester
ici. Ce n’est pas contre toi, Sammy, tu sais que j’adore particulièrement ta
compagnie, mais il est hors de question que je me terre dans une chambre
d’hôtel pendant que vous faites mon job à ma place.
Le roux gronda.
— Et ne crois pas que je vais te laisser descendre dans des égouts
dégueulasses où rôde peut-être une créature cannibale en perpétuelle recherche
de chair fraîche, répliqua-t-il, catégorique.
Un rire grinçant chatouilla ma gorge, je haussai un sourcil moqueur.
— Ta sollicitude me touche, je trouve ça adorable que tu tentes de me
préserver de la saleté présente dans les égouts, mais mettre les pieds dans la
merde ne m’a jamais fait peur et je suis la seule ici à avoir déjà chassé une goule.
De plus, j’aimerais te rappeler que c’est de chair lycane dont cette chose se
nourrit, si tant est qu’il y ait bien quelque chose là-dessous. Donc, s’il y a des
demoiselles en détresse ici, ce serait plutôt vous.
Loki, qui était pourtant compris dans le lot des princesses en danger, gloussa
dans son coin. Son Alpha lui lança un regard assassin en poussant un
grognement bougon.
— Elle n’a pas tout à fait tort, observa-t-il en haussant les épaules, très
honnêtement, je ne sais même pas comment tuer une goule ! Je suis à demi
persuadé que nous aurions l’air terriblement stupides si nous nous retrouvions
coincés dans les égouts avec l’une d’entre elles pour adversaire. D’autant plus si
celle-ci est affamée.
— Si vous y allez tous, intervint Sam, pas question de rester sur la touche.
Satisfaite, je jetai un coup d’œil triomphant à mon mâle qui gardait les
mâchoires bien serrées. L’irritation n’avait aucun mal à se lire sur son visage
dont les traits masculins reflétaient très clairement et sans conteste la contrariété
dans laquelle mon refus d’obtempérer l’avait plongé. Nous savions tous les deux
que quoi qu’il puisse se dire dans cette chambre d’hôtel, je n’allais pas changer
d’avis.
— Le jour où j’ai choisi de revendiquer une chasseuse indépendante et têtue,
j’aurais mieux fait de me casser une jambe, pesta-t-il.
Je ricanai.
— Fallait y réfléchir avant, Teller, tu es bloqué avec moi maintenant… Oups,
je crois que tu vas devoir faire avec. Bon, étant donné que tout est réglé, allons
manger ! Je meurs de faim, et il va nous falloir des forces pour la soirée qui
s’annonce. À table, je vous raconterai comment on envoie une goule six pieds
sous terre.
— Pas question ! s’écrièrent le Gamma et le Bêta en cœur.
— Si on pouvait éviter le cannibalisme pendant le repas, ça m’arrangerait,
insista le géant à la crinière de lion.
Tout en me décollant de la table de nuit contre laquelle j’étais appuyée, je
levai les yeux au ciel, j’avais vraiment affaire à des petites natures !
— Personne ne m’avait dit que je faisais équipe avec des fillettes, plaisantai-je
en récupérant mon sac.
Sam, qui se tenait près de la porte, posa l’une de ses mains sur la poignée, il
l’ouvrit pour nous laisser passer.
— Ne vous inquiétez pas les gars, je vous prêterai l’une de mes couches, au
cas où votre sphincter ne tiendrait pas le choc.
Je secouai la tête, amusée.
— Je pense pouvoir me passer de couche, affirma son acolyte aux yeux
arctiques, mon sphincter tiendra le coup.
— Attends de voir la tronche d’une goule, rétorqua l’autre, je ne pensais pas
être capable de me chier dessus avant d’avoir vu celle d’un revenant en
décomposition.
À l’entente du mot « revenant », l’Écossais proféra un énième grognement
désapprobateur, je fis de mon mieux pour ne pas relever son scepticisme. Après
tout, les esprits n’étaient pas notre sujet de préoccupation premier, j’avais tout
mon temps pour lui faire accepter le fait que les fantômes étaient bien réels. La
tâche qui m’attendait n’était pas de tous repos, j’allais devoir briefer trois
lycanthropes sur le mode de vie des goules cannibales pendant le repas du midi
et cela avant que nous descendions dans les égouts pour possiblement traquer
l’une d’entre elles. Ouaip, le programme de la journée s’annonçait tordant.
La ville semblait déserte. Il n’y avait pas un chat à l’horizon, pas âme qui vive
à des kilomètres à la ronde. À 23 h 30, cela n’avait pas grand-chose d’étonnant,
nous n’avions pas choisi de nous déplacer aussi tard pour rien.
— On ne passera jamais, chuchota le brun en observant le trou sombre que
formait la bouche d’égout devant nos pieds.
Rassemblés autour d’une des nombreuses bouches d’égout présentes en ville,
Nick, Sam, Loki et moi, lorgnâmes la brèche circulaire aux allures de puits sans
fond qui allait nous permettre de descendre sous terre, perplexes. L’antre
semblait en effet bien étroit au vu des carrures massives de mes
accompagnateurs, je doutais sincèrement qu’ils puissent s’y glisser sans
difficulté.
— On va bien voir, répondis-je, qui ne tente rien n’a rien.
Du pouce, je pressai le bouton « on » de la lampe de poche que je tenais dans
les mains, une lumière vive éclaira la cavité sombre creusée dans le sol. Une
odeur désagréable, mélange d’eaux usées et de déchets décomposés, s’échappait
du cratère. Celle-ci n’aidait pas à nous motiver pour descendre là-dedans.
Cependant, comme dans la vie on ne faisait pas toujours ce que l’on voulait et
que retarder l’échéance ne servait strictement à rien, j’entrepris de plonger la
première. Paix à mon âme.
— Attends, gronda le highlander en me retenant par le bras.
Interpellée, je relevai la tête et lui servis un regard interrogatif.
— Tu comptes vraiment te rendre là-dessous ?
Surprise, je haussai les sourcils et lui désignai d’un signe de main le pied que
j’avais posé sur la première marche en ferraille de l’échelle souterraine.
— Qu’est-ce que je suis en train de faire d’après toi ? Au cas où tu ne l’aurais
pas compris, c’était ça le plan.
Il grommela.
— Sors de là, bougonna-t-il, pas question que tu descendes en premier.
Sans peine, le garou tira sur mon bras et m’extirpa du sol pour me remettre
sur pieds. Il se positionna tant bien que mal à l’entrée des égouts.
Finalement, et même si je n’y croyais pas vraiment, Nick parvint à descendre,
il pointa sa propre lampe vers le haut afin d’éclairer le passage. Un par un, et
dans un silence complet, nous le rejoignîmes en bas. L’obscurité qui nous
accueillit n’était pas rassurante, l’odeur encore moins. Mon premier réflexe fut
de fouiller le sol à l’aide de ma lumière afin de m’assurer qu’il n’y ait pas de
rats. Par chance, je n’en vis aucun.
— Super, on fait quoi maintenant ? s’enquit Sam d’une voix mal assurée.
— C’est très simple, répliquai-je en sortant la carte dépliante que je gardais
dans la poche arrière de mon jean, maintenant, on chasse.
Plus tôt dans l’après-midi, et histoire que nous ne nous égarions pas dans le
dédale de tunnels présents sous la commune, nous nous étions mis en quête d’un
plan des canalisations souterraines de Fredericksburg. Les égouts s’apparentant à
une véritable ville sous la ville, il nous était littéralement impossible d’y avancer
à tâtons. Aussi, nous nous étions rendus à la mairie, bien décidés à obtenir ce
qu’il nous fallait pour ne pas finir piégés.
Grâce aux pouvoirs de persuasion des membres de la Meute du Soleil, et aux
œillades coquines que Sam échangea avec la secrétaire, nous réussîmes à
récupérer ce que nous étions venus chercher sans problème. Par sécurité, toutes
traces de notre passage furent effacées des mémoires par les dons puissants de
l’Alpha, dont la manipulation mentale était l’une de ses spécialités. Par la suite,
nous retournâmes au Hazel & Berg afin d’étudier en détail les fameux plans en
notre possession.
Ne connaissant pas parfaitement la configuration de Fredericksburg, nous
savions que réussir à nous déplacer sous celle-ci n’allait pas être de tout repos.
Nous fîmes donc en sorte d’assimiler au mieux les documents à notre
disposition. Ainsi, nous repérâmes chaque entrée et sortie présente sous la
municipalité, histoire que si, pour une raison ou pour une autre, nous nous
retrouvions séparés ou perdus, nous puissions tout de même nous en sortir.
Malgré tout, et même si nous avions appris par cœur le plan des souterrains,
j’avais jugé utile d’emporter avec moi la carte papier. On n’était jamais à l’abri
d’un trou de mémoire ou d’une erreur d’inattention. Comme disait souvent mon
grand-père : on ne prenait jamais trop de précautions.
— Chouette.
J’avais bien fait d’emporter mes rangers. Mes converses n’auraient
certainement pas survécu à la marche que nous fîmes au travers des galeries
glauques et lugubres dans lesquelles se terrait peut-être notre proie. Nous
pataugions dans la flotte glacée, tentant de nous montrer aussi discrets que
possible, avançant sans faire le moindre bruit. Au loin nous parvenaient des sons
produits par des gouttes d’eau s’écrasant au sol, il me sembla plusieurs fois
entendre des grouillements bestiaux près de mes pieds, je fis de mon mieux pour
ne pas y penser. J’avais beau y avoir été souvent confrontée, je détestais les rats.
Notamment parce que je savais d’expérience que ces sales bêtes étaient capables
de vous sauter au mollet sans aucune raison apparente pour vous bouffer le
pantalon sans que vous vous y attendiez. Si je pouvais éviter de choper la peste
ce soir, cela m’arrangerait fort.
— J’ai l’impression d’étouffer ici, déclara Loki au bout de plusieurs longues
minutes de randonnée.
— C’est sûrement dû au plafond bas et à l’étroitesse des lieux, dis-je.
Avec mon mètre soixante-cinq, je n’étais pas spécialement dérangée par
l’exiguïté des corridors, pas autant que les loups derrière moi pouvaient l’être en
tout cas. Mesurant respectivement 1 m 85, 1 m 90, et 2 m 03, Sam, Nick, et Loki
ne pouvaient que se sentir mal à l’aise, ils avançaient à moitié pliés en deux, ce
qui devait être franchement désagréable. Si on ajoutait à cela le fait que les
garous supportaient très difficilement l’enfermement et les endroits confinés, je
ne pouvais que compatir à leur douleur.
— Non ce n’est pas ça, renchérit-il, l’aura qui plane en ville semble plus
présente ici, plus agressive. De plus, cela fait quelques mètres que je perçois une
odeur dérangeante.
— Tu veux dire, en plus de celle des égouts ? demandai-je sans pour autant
m’arrêter d’avancer.
Lorsqu’une main se posa brusquement sur mon épaule, je faillis pousser un cri
de surprise, avant de me rappeler que la personne dans mon dos n’était autre que
ma moitié.
— Stop, me somma-t-il d’un ton bas, mais ferme.
Interloquée, je m’exécutai sans broncher et jetai un regard par-dessus mon
épaule. Les yeux argentés du lycan luisaient dans la pénombre.
— Quoi ?
— Il ne s’agit pas seulement d’une odeur d’égouts, lâcha le Gamma qui
s’était, comme Loki, immobilisé.
Je plissai les paupières et observai tant que possible les loups qui humaient
l’air qui nous entourait. Leurs sourcils respectifs se froncèrent tour à tour, je
serrai les lèvres, m’efforçant de les laisser se concentrer sans les bombarder de
questions.
— Tu ne sens pas, Poppy ?
— Pour être honnête, je ne sens plus grand-chose depuis presque une demi-
heure, répondis-je, mes narines ne me semblent plus vraiment opérationnelles.
— C’est sûrement à cause de moi, ajouta le rouquin. Notre lien met en
relation nos émotions mais également nos sensations. Mon odorat et celui de
mon loup sont complètement détraqués par les différents parfums qui planent
dans l’atmosphère, cela doit affecter tes propres sens. Il y a une odeur ici, en plus
de celle des eaux usées. Quelque chose semble pourrir là-dessous.
— Tu veux dire, comme le corps d’un animal en décomposition ?
— Non, protesta le Viking, la voix soudainement mal assurée, ce n’est pas un
animal…
L’homme, dont le teint semblait plus pâle même dans le noir, leva une main et
braqua sa lampe de poche droit devant lui. Je suivis le faisceau de lumière
produit par l’ampoule et poussai un juron lorsque ma rétine capta ce qu’il me
désignait.
À moins de deux mètres devant nous, flottant dans l’eau glacée qui recouvrait
le sol des égouts, se trouvait une multitude de cadavres. Avec le manque
d’éclairage, il m’était impossible de distinguer correctement leur nombre exact,
mais une chose était sûre, il s’agissait uniquement de corps masculins. Ce qui ne
pouvait signifier qu’une seule chose, nous venions sans aucun doute de
découvrir la planque de la créature qui parasitait Fredericksburg.
15
Nous avions passé la nuit à parcourir de long en large les souterrains qui
serpentaient sous la ville. La soirée fut littéralement interminable et
particulièrement difficile au vu des découvertes que nous y fîmes.
Les égouts de Fredericksburg étaient un véritable cimetière. Des corps à la
chair putréfiée pourrissaient en nombre sous la commune, il y en avait tellement
qu’au bout d’un moment, j’avais cessé de les comptabiliser. Certains étaient
encore bien conservés, d’autres en état de décomposition avancé. Il semblait
évident que nous avions trouvé la décharge de la créature qui sévissait dans les
parages, mais malheureusement, ce soir nous ne trouvâmes aucune trace d’elle.
Les tunnels étaient vides, seuls les restes de ses victimes venaient confirmer son
passage au sein des lieux, nous ne découvrîmes cependant rien qui puisse
indiquer que la chose qui les avait déposés là s’y trouvait encore. Pourtant, ce ne
fut pas faute d’avoir cherché ! Nous allâmes aussi loin qu’il nous fut possible de
le faire, nous avions ratissé la zone de fond en comble, en vain. Finalement, ce
fut lorsque nous comprîmes qu’il n’y avait aucune créature à chasser, que nous
prîmes la décision de rentrer.
Sur le chemin du retour, alors que nous avancions en direction de l’hôtel, nous
aurions pu entendre une mouche voler dans la voiture conduite par mon
compagnon. Arpenter des galeries exiguës jonchées de cadavres pourrissant dans
des eaux usées nous avait tous achevés. Avoir une véritable conversation alors
que nous étions trempés, crevés et abasourdis s’était avéré techniquement
impossible. Aussi, ce fut dans un silence total que nous regagnâmes chacun nos
chambres, remettant à plus tard le débriefing des événements que nous venions
de vivre.
Désormais, alors que je me tenais immobile sous les jets brûlants de la
douche, je tentai de rassembler mes idées, de mettre de l’ordre dans mes pensées.
La tâche n’était pas simple, j’avais encore l’odeur nauséabonde du sous-sol dans
les narines et l’image de tous les morts que nous avions croisés sous les
paupières. Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il pouvait être, mais j’étais
littéralement morte de fatigue, tant et si bien que j’étais étonnée de pouvoir
encore tenir debout. J’étais éreintée, ce qui ne m’aidait franchement pas à
produire des réflexions cohérentes et dignes d’intérêt. Comment étais-je
supposée mener ma traque à bien si j’étais incapable de me montrer productive ?
Il me restait peut-être de la glace au congélo. Avec un peu de chance, un pot de
Ben & Jerry pourrait m’aider à recouvrer mes capacités mentales… J’étais
toujours plus efficace le ventre plein.
Soudain, j’entendis la porte de la salle de bain s’ouvrir, je rouvris les yeux et
me tournai vers l’homme qui marchait, entièrement nu, dans ma direction.
Si la nuit avait été rude pour moi, elle l’avait été d’autant plus pour Nick, Sam
et Loki. Les trois garous avaient dû prendre sur eux pour parcourir les
catacombes étroites présentes sous la commune. Les bêtes sauvages qui
partageaient leurs corps respectifs ne supportaient pas l’enfermement, il
s’agissait d’êtres primitifs et nerveux qui ne toléraient pas la moindre entrave, la
moindre claustration. J’avais pu, au travers du lien qui nous unissait, percevoir
l’agitation de Jack, la moitié animale de mon mâle. Je ne pouvais qu’imaginer
les difficultés qu’eurent les dominants à maintenir en place leurs alter ego. Voilà
pourquoi je compris le besoin de mes acolytes de détendre leurs loups, je ne fis
donc aucune remarque lorsqu’ils prirent la décision de sortir courir sous leur
forme lupine.
Les membres de la meute venaient de toute évidence de rentrer de leur sortie
nocturne, il était un peu plus de trois heures et demie du matin ; j’étudiais le
visage de l’Alpha avec attention et essayant par ce moyen de déterminer son
humeur. Celle-ci ne semblait guère meilleure que quand il avait quitté la
chambre, trois quarts d’heure plus tôt.
Sans desserrer la mâchoire, l’Écossais se glissa sous la douche à mes côtés. Je
passai immédiatement mes bras autour de sa taille afin de me blottir contre lui. Il
m’accueillit sans opposer de résistance.
— Tu te sens mieux ? demandai-je en frottant ma joue contre son torse
massif.
La manière dont ses muscles saillants marquaient sa peau brûlante m’en disait
long sur la réponse, il était toujours extrêmement tendu et je ne savais pas si cela
était dû à la découverte des cadavres, à la fouille des égouts ou à la frustration de
ne pas avoir mis la main sur la créature responsable de toutes ces horreurs. Peut-
être était-ce simplement l’accumulation de tous ces événements. Une chose était
sûre, tel que je le connaissais, il allait lui falloir plus qu’une petite virée sous
forme animale pour retrouver son calme.
— Jack semble avoir apprécié la balade, répondit-il d’une voix rauque, il avait
besoin de se dégourdir les pattes.
Je déposai un baiser sur ses pectoraux et relevai le menton pour croiser son
regard, je ne fus pas surprise d’y déceler un agacement certain.
— Et toi ? Comment tu te sens ? Je me doute que de voir tous ces lycans
décédés n’a pas dû être facile pour vous trois.
Il s’agissait après tout de leurs semblables, et même si mes camarades ne les
connaissaient pas personnellement, je savais que cela ne rendait pas les choses
plus faciles. La situation devait être d’autant plus délicate pour Nick qui, en tant
que Lieutenant du Sud, prenait très à cœur la sécurité des membres de son
territoire. La mort de tous ces hommes devait représenter un véritable échec pour
lui.
Il grogna.
— J’aurais aimé que la soirée se déroule autrement, affirma-t-il, les dents
serrées.
Le highlander s’écarta légèrement et se pencha en avant dans le but de saisir
le gel douche posé au sol. Il déboucha la bouteille en plastique et en versa une
dose dans la paume de sa main.
— Moi aussi, admis-je, j’avais espéré mettre un terme à cette histoire
rapidement.
Les grandes mains calleuses du dominant se posèrent sur mon épiderme
ruisselant, il entreprit de savonner mon corps nu pour en faire partir le parfum
répugnant du sous-sol dans lequel nous avions passé deux heures.
— Ce n’est que partie remise, ajoutai-je en le laissant agir à sa guise, nous
allons découvrir qui se cache sous ces meurtres odieux, et une fois que ce sera
fait nous mettrons définitivement un terme à son existence.
Comme à chaque fois que Nick me touchait, ma peau se couvrit
instantanément de petits frissons. Des papillons se mirent à danser dans mon bas
ventre et de multiples picotements se mirent à chatouiller mon échine. J’inspirai
profondément et fermai les yeux pour profiter pleinement de cette sensation de
plénitude absolue. Une satisfaction profonde et soudaine me revigora, je me
sentis de nouveau en pleine possession de mes moyens.
— Cette goule va payer pour ces méfaits, affirma-t-il gravement, je compte
bien m’en assurer personnellement.
Je soulevai de nouveau les cils à l’entente du mot « goule », mon âme-sœur
s’empara de la pomme de douche de manière à rincer l’amas de mousse qui avait
recouvert mes membres.
— Tu sais, après ce que nous avons vu ce soir, je doute qu’il s’agisse d’une
goule.
Le mâle, interpellé, planta ses iris métalliques dans les miens, les sourcils
froncés.
— Comment ça ?
Propre et débarrassée du gel douche dont mon compagnon m’avait recouvert,
je quittai l’espace confiné dans lequel nous étions réunis et récupérai la serviette
de bain que j’avais laissée sur le rebord de l’évier. Je m’enveloppai à l’intérieur
avant de lui répondre.
— Nous n’avons trouvé aucune trace de sa présence dans les égouts,
expliquai-je en croisant mes bras sur ma poitrine. Généralement, ces créatures
imprègnent leurs planques de leur présence, c’est là-bas qu’elles vivent, qu’elles
passent le plus clair de leurs temps lorsqu’elles ne sont pas en chasse de chair
fraîche. Nous n’avons trouvé aucun signe de vie en bas.
— Elle était peut-être sortie en chasse de chair fraîche justement, fit-il
remarquer en frictionnant son propre corps de gel douche.
J’acquiesçai.
— Certes, j’ai également envisagé cette possibilité. Cependant, il n’y a pas
que ça. Les corps que nous avons croisés étaient en parfait état. Je veux dire, si
on fait abstraction de la décomposition avancée de certains bien sûr. Or, les
goules se nourrissent de leurs victimes.
— Il faisait sombre et les corps flottaient dans plusieurs centimètres d’eau, il
était impossible de déterminer clairement leur état.
— Je te l’accorde, mais d’après ce que ma rétine a pu capter dans le noir, les
corps n’étaient pas abîmés, insistai-je. J’ai déjà eu l’occasion de traquer des
goules, et cela plus d’une fois. Je sais à quoi ressemblent leurs victimes et crois-
moi, elles n’ont pas cet aspect-là.
Tout en faisant claquer sa langue sur son palet, le géant à la crinière cuivrée
quitta à son tour la douche. Il attrapa une serviette sur le portant prévu à cet effet
et quitta la pièce. Je le suivis dans la chambre.
— Poppy, commença-t-il, tu nous as fait part de tout ce que tu savais sur les
goules, de leur comportement en société jusqu’à leurs préférences alimentaires.
Comme tu as pu nous le dire toi même, elles conservent leurs victimes dans les
garde-manger qui leur servent de planque. Si ce n’est pas ce sur quoi nous
sommes tombés cette nuit, alors je ne comprends plus rien.
— Tu as parfaitement raison, et je sais que les égouts avaient tout d’un vrai
cimetière, d’un véritable garde-manger humain, mais je ne sais pas, mon
intuition me dicte de ne pas tirer de conclusion trop hâtive.
— Et d’après toi si, je dis bien si, il ne s’agit véritablement pas d’une goule, à
quoi avons-nous affaire ?
Le lycan, une fois sec, envoya valser sur le lit le tissu cotonneux qu’il tenait
entre les mains, il me fit face sans aucune gêne dans le plus simple appareil. Mes
pupilles se délectèrent de cette vision délicieuse.
— Je ne sais pas, confessai-je en secouant la tête, pas encore, ajoutai-je
lorsqu’il haussa les sourcils. La chasse ne fait que commencer et je préfère ne
pas me précipiter en criant sur tous les toits qu’il s’agit bien d’une goule alors
que je n’en suis pas sûre. Nous focaliser sur cette seule et unique hypothèse
pourrait nous faire perdre du temps.
— Tout comme nous pourrions en perdre à chasser tout et n’importe quoi,
alors que nous avons entre les mains une piste solide sur laquelle nous baser.
Comprenant que mon interlocuteur n’était pas décidé à exploiter d’autres
possibilités que celle de la goule, j’inspirai profondément avant d’expirer
calmement, puis laissai retomber mes bras le long de mon corps.
— Il est tard, dis-je en tentant de masquer la contrariété de mes intonations,
nous devrions reparler de tout ça demain à tête reposée.
Pendant un instant, mon associé garda le silence ; il en profita pour me
détailler de haut en bas, sans bouger. Puis, à la manière d’un prédateur en pleine
action, il avança dans ma direction, je me redressai sans me démonter. Mon
corps, que je ne contrôlais pas tout à fait lorsque Nick était dans les parages, se
raidit à l’approche de celui-ci, un fourmillement plaisant se mit à chatouiller
l’intérieur de mes cuisses.
D’une démarche masculine et assurée, le garou vint se poster devant moi.
Nous n’étions séparés que de quelques centimètres à peine, tant et si bien que je
sentis la chaleur de son corps m’envelopper tout entière. Une tension sexuelle
intense se propagea dans la petite chambre d’hôtel que nous partagions. Les
promesses qu’elle délivrait à elle seule suffirent à écarter de mon esprit la soirée
horrible que nous venions de passer. Pendant une seconde, je parvins à oublier
que nous étions à Fredericksburg, et que sous nos pieds flottait un nombre
incalculable de cadavres en pleine biodégradation.
— Pour une fois, Poppy, je suis bien d’accord avec toi, susurra-t-il d’un ton
suave en se penchant légèrement sur moi.
Lentement, les doigts de mon conjoint agrippèrent la serviette de toilette qui
recouvrait ma chair dénudée, il la fit glisser au sol avec une lenteur étudiée. Un
grondement profond fit vrombir sa poitrine lorsqu’il découvrit avec satisfaction
ma peau nue. Sa démonstration de contentement ne fit qu’accentuer l’agitation
des papillons qui dansaient sous mon épiderme.
Avec une délicatesse qui lui était rare, l’Alpha de la Meute du Soleil caressa
d’une main l’un de mes seins, il en suivit la rondeur du pouce.
— J’ai l’impression de ne pas t’avoir touchée depuis une éternité, souffla-t-il
tout bas.
Je souris.
— Ça ne fait même pas trois jours que j’ai quitté le territoire, répliquai-je,
amusée.
Le lycan délaissa ma poitrine pour de me jeter un coup d’œil assassin, son
regard noir me fit arquer un sourcil moqueur.
— Trois jours, c’est déjà beaucoup trop, maugréa-t-il.
Mon amant, de nouveau concentré sur ma nudité, fit doucement couler ses
doigts le long de mes flancs, il pressa mes hanches avant de définitivement
immobiliser ses mains sur mes reins. Nick exerça une légère pression dans le bas
de mon dos dans le but de nous rapprocher l’un l’autre, je me laissai faire sans
rechigner, bien décidée également à laisser libre cours à mes propres envies
charnelles.
— Je n’aime pas te savoir loin de moi, murmura-t-il en se penchant en avant.
À ce moment-là, l’intensité du lien qui nous unissait était telle que je ressentis
avec une précision indescriptible la pression qu’il exerçait sur nous. Celui-ci
nous poussait à nous rapprocher, à nous toucher, à nous sentir. Résister à son
appel lorsque nous étions réunis était absolument impossible. Aussi, choisissant
de ne pas lutter contre la nature, je fis à mon tour courir mes doigts le long de ses
bras puissants, savourant silencieusement la sensation de ses muscles sous ma
chair. Je me hissai sur la pointe des pieds, nos bouches s’effleurèrent, timidement
dans un premier temps, puis, décrétant communément que nous avions assez
tourné autour du pot, nous nous embrassâmes franchement.
Ce baiser, mon corps et mon esprit l’accueillirent comme une bonne dose de
bonheur à l’état pur. Ces derniers jours passés à tourner en rond autour d’une
créature insaisissable avaient installé en moi une frustration extrême qui avait
mis mes nerfs à rude épreuve. Si j’avais véritablement besoin d’une chose,
c’était bien de sentir l’homme que j’aimais contre moi.
De toute évidence, et au vu de la manière ardente dont il prit possession de ma
bouche, Nick était également très heureux de me retrouver pleinement. Il
m’enveloppa dans une étreinte brûlante et me souleva sans effort pour me
plaquer fermement contre lui, tout cela sans cesser de m’embrasser
fiévreusement. Les lèvres sensuelles qu’il pressait contre les miennes savaient
comment s’y prendre pour me rendre folle. Je m’agrippai à ses épaules alors
qu’il faisait descendre ses mains sur mes fesses. Il ne s’attarda pas sur leur
rondeur, préférant à la place saisir l’arrière de mes cuisses pour me décoller du
sol.
Instinctivement, j’enroulai mes jambes autour du bassin de ma moitié qui,
satisfait, se déplaça jusqu’au lit tout en me transportant dans ses bras comme si
je ne pesais rien. Mon dos rencontra rapidement la surface moelleuse du matelas,
le sang qui parcourait mes veines se mit à bouillir sous le coup d’une nouvelle
montée d’excitation. J’étais impatiente, il l’était aussi, l’issue de cette soirée était
plus que certaine.
Nous ne respirions pas. Notre étreinte était si puissante, si ardente, que nous
ne prenions même pas la peine de reprendre notre souffle, préférant nous
délecter des lèvres de l’autre. Le poids de son corps massif pesait sur le mien, je
pouvais sentir avec précision chaque muscle qui le composait, tout comme je ne
pouvais pas manquer l’érection impressionnante pressée contre mon bas ventre.
Désireuse d’aller plus loin, de satisfaire mes envies et les siennes par la même
occasion, je relevai tant bien que mal le bassin, tentant de lui faire comprendre
par ce geste charnel l’urgence de mes besoins. L’Alpha gronda et planta ses
dents dans la chair tendre de ma lèvre inférieure avant de tirer dessus. Un
gémissement involontaire, mélange surprenant de douleur et de plaisir exalté,
franchit la barrière de mes dents. J’ouvris les yeux.
— Qu’est-ce que tu attends ? maugréai-je d’une voix rendue rauque par le
désir.
Les iris argentés de mon compagnon se plantèrent brutalement dans les
miennes. Celles-ci luisaient d’une férocité torride qui ne manqua pas d’emballer
mon rythme cardiaque et d’émoustiller mes sens déjà en émoi.
— C’est moi qui mène la danse Poppy, ne l’oublie pas, trancha-t-il fermement
en glissant une main entre nos deux corps.
— J’ai toujours détesté les slows, lançai-je alors qu’il plaquait cette même
main contre mon entrejambe.
Un frisson violent fit trembler mes membres lorsqu’il caressa la zone sensible
entre mes cuisses, mon dos s’arqua sans effort tandis que ma tête se renversait en
arrière.
— L’impatience est un vilain défaut, Evans, déclara le loup en se penchant en
avant pour mordiller mon cou.
Tout en me pénétrant d’un doigt, le garou mordit ma peau dans le but d’y
imposer sa marque, de laisser une trace de son passage. Sa possessivité
exacerbée purement primitive le poussait à me marquer en plusieurs endroits, il
me mordit à sa guise tout en effectuant une première série de mouvements lents.
Ceux-ci ne l’étaient pas assez pour que je m’ennuie, mais ils n’étaient pas
suffisants pour que je connaisse la jouissance dont j’avais tant besoin. Ces va-et-
vient étaient faits pour me donner une leçon, pour me torturer, me montrer
qu’effectivement, c’était bel et bien lui qui menait la danse. Connard.
— C’est dingue ce que tu es étroite, susurra-t-il contre mon oreille avant d’en
attraper le lobe entre ses canines.
— Et si tu continues à me faire languir, je serai étroite et furieuse, le prévins-
je, agacée.
Ma respiration saccadée rendit ma déclaration peu crédible. Cependant, celle-
ci suffit pour faire réagir le lycan, qui inséra un second doigt au sein de mon
intimité. Il augmenta l’intensité de ses gestes soudainement, un cri de surprise
traversa mes lèvres. J’enfonçai mes ongles dans la peau chaude de ses larges
épaules.
— Tu aimerais en avoir plus ? demanda-t-il en embrassant l’un de mes seins.
L’homme attrapa mon téton du bout des dents, il était un véritable expert
quand il était question de me rendre chèvre. Il prenait de toute évidence un malin
plaisir à me tourmenter à l’aide de ces délicieux assauts lubriques. Tenir en place
devenait de plus en plus difficile, il m’en fallait plus, et tout de suite.
— Tu le sais très bien, haletai-je en m’arc-boutant.
Les doigts du change-peau avaient beau me procurer des sensations agréables,
ils ne parvenaient pas à me satisfaire pleinement. J’avais soif de ne faire qu’un
avec mon âme-sœur, de le sentir aller et venir en moi. Mais malheureusement,
bien heureux de jouer avec ma santé mentale, Nick n’était pas décidé à
obtempérer dans l’immédiat. Cette partie impitoyable pouvait durer des heures
s’il en décidait ainsi.
— Qu’est-ce que je sais Poppy ? insista-t-il d’un ton grave en ralentissant le
rythme de ses ondulations.
Une plainte remonta le long de ma gorge, semblable à un sanglot. Une
frustration profonde nouait solidement mon bas-ventre et une barre douloureuse
avait élu domicile dans le bas de mes reins. J’en connaissais un qui, demain
matin, allait se prendre une sacrée dérouillée.
— Ce que je veux ! gémis-je en soulevant les hanches.
— Je veux te l’entendre dire, m’ordonna-t-il.
— Prends-moi, merde ! criai-je en plantant mon regard furieux dans le sien.
Brusquement, l’Écossais retira ses doigts, m’arrachant au passage une
exclamation sonore. Il m’attrapa fermement et me tira jusqu’à lui alors qu’il se
positionnait correctement entre mes cuisses. D’une main, il s’empara de son sexe
tendu et le plaça à l’entrée du mien, rendu sensible par nos préliminaires. Sans
attendre une seconde de plus, il s’enfouit en moi d’un coup de reins agressif, je
me cambrai brutalement sans pouvoir retenir un nouveau cri d’étonnement. Je
m’accrochai plus franchement aux épaules de mon mâle, mes ongles s’enfonçant
dans sa chair ; nous allions être beaux, moi, couverte de morsures, et lui, de
griffures. Un parfait petit couple de bêtes sauvages.
Déposant ses larges paumes de chaque côté de ma tête, mon partenaire
attendit un instant avant de bouger, il me laissa le temps de m’habituer à sa
présence. Son membre était si épais et imposant que son intrusion au sein de ma
féminité était presque douloureuse. Il me fallut prendre une seconde et une
profonde inspiration avant de lui permettre de faire un geste. Lorsque je me
sentis plus à l’aise, j’enroulai mes bras autour du cou de mon rouquin et plongeai
mes pupilles dans les siennes avant de hocher la tête, il n’attendit pas plus
longtemps.
Doucement dans un premier temps, le dominant débuta ses va-et-vient,
prenant soin de ne pas me brusquer malgré ses propres envies. Il effectua des
ondulations lentes, mais profondes, qui ne manquèrent pas d’éveiller mon
appétit. J’attirai son visage vers moi avant de presser mes lèvres contre les
siennes. Sans rechigner, il s’inclina en avant pour m’en offrir l’accès, je
l’embrassai alors tendrement avant de me détacher légèrement.
— Je n’ai pas besoin d’être ménagée Nick, murmurai-je contre sa bouche. Ne
te retiens pas.
Nick poussa un grognement sourd, il colla son front au mien dans un geste
affectueux.
— Je ne veux pas prendre le risque de te faire du mal, tu as le chic pour me
faire perdre le contrôle.
Je souris.
— Qui t’a dit que ça me déplaisait ? plaidai-je en croisant mes chevilles
contre ses fesses en béton armé.
D’un petit coup de talon, je l’invitai à se laisser aller, à lâcher prise, ce qu’il
fit après avoir de nouveau pris possession de mes lèvres. Le baiser fougueux
qu’il m’offrit fut accompagné de premiers coups de reins brutaux. Rapidement,
le highlander adopta un rythme effréné.
C’était ainsi que j’aimais nos rapports. Vifs, vigoureux, intenses. J’aimais
sentir la chaleur qui enveloppait mon être lorsque Nick et moi ne formions
qu’un. Nous étions à ce moment-là en parfaite symbiose, à place qu’était
véritablement la nôtre. Plus rien n’avait alors d’importance, seul le besoin
d’assouvir nos pulsions bestiales, d’accéder à la jouissance absolue comptait.
À force de coups de boutoir acharnés, de caresses habiles et de baisers
carnassiers, l’Alpha de la Meute du Soleil me conduisait jusqu’à l’extase. Le
lycanthrope se montrait impitoyable, m’offrant sans abstinence ce que je lui
avais demandé, son corps massif ondulait au-dessus du mien avec détermination
et force. Mes gémissements se mêlaient à ses grognements de plaisir. Nos peaux,
luisantes de sueur, glissaient l’une contre l’autre de manière sensuelle, je
compris que mon compagnon avait atteint son objectif lorsque mes muscles se
mirent à trembler.
— Nick ! criai-je alors que mon abdomen se contractait violemment.
Mon partenaire gronda, il passa une main sous mon genou gauche et releva
ma jambe contre son flanc de manière à s’enfoncer plus profondément en moi. Il
posa son front contre le mien, ses lèvres frôlaient les miennes à chacune de ses
impulsions sauvages. Il continua à m’assaillir de coups de reins pendant encore
quelques secondes, mais rapidement, je ne me sentis plus capable de les assumer.
— Jouis pour moi, Poppy, m’ordonna alors le lycan d’une voix rocailleuse.
Celui-ci, également au bord de l’exaltation, planta soudainement ses canines
dans mon cou. Je me cambrai brutalement en poussant un dernier gémissement
de plaisir, emporté par un orgasme ardent qui me fit renverser la tête en arrière.
Les muscles de mon sexe se refermèrent sur l’érection de ma moitié, qui vint à
son tour en lâchant un grondement à faire trembler les murs. Sa semence se
déversa en moi, significative de sa satisfaction. Pendant un court instant, mon
cœur se serra. Les souvenirs d’une certaine nuit passée au sous-sol d’un
immeuble désaffecté quelques mois plus tôt remontèrent à la surface, Nick les
chassa de mon esprit en déposant un baiser tendre sur ma joue.
— Alors, toujours furieuse ? s’enquit-il en léchant la nouvelle morsure qu’il
m’avait laissée.
Haletante et toujours sous le coup de l’orgasme foudroyant qui venait d’être le
mien, il me fallut un instant pour formuler une réponse cohérente. Je levai une
main et glissai mes doigts dans sa masse de boucles cuivrées, elles étaient tout
emmêlées. J’allais encore devoir batailler avec la brosse à cheveux pour arranger
tout ça.
— Tu ne perds rien pour attendre, Teller.
16
— Que comptes-tu faire pour Bram ?
Ma question sembla prendre de court le lycan couché à mes côtés, ses sourcils
couleur cuivre se froncèrent.
— Il ne souhaite pas revenir, déclara-t-il froidement.
Je levai les yeux au ciel.
— Oui, ça j’avais bien compris, répliquai-je. Mais toi, que comptes-tu faire
face à ça ? Je te connais par cœur et je sais que tu n’as pas l’intention de
l’abandonner ici.
Couchés sur le flanc, face à face, Nick et moi discutions calmement en
attendant que le sommeil nous emporte. Entre la chasse à la goule sous la ville et
notre partie de jambes en l’air, la nuit avait été longue, et pas particulièrement
reposante. Par miracle, il nous restait encore une heure ou deux avant le lever du
jour, nous avions peut-être une chance de dormir un peu avant de retourner à nos
investigations.
— J’aimerais qu’il rentre avec nous en effet, reconnut-il finalement, qu’il
regagne les siens et abandonne l’idée de vivre en solitaire dans cette ville.
Cependant, je sais pertinemment que lorsque cet idiot s’est mis une idée en tête,
il n’en démord pas.
Je fis la moue.
— Penses-tu qu’il s’agisse seulement d’une question de liberté ? Je veux dire,
d’après ce que j’ai appris des loups, la solitude est extrêmement difficile à
supporter. Vous n’êtes pas faits pour vivre exclus des vôtres et l’appartenance à
une meute est nécessaire au bon déroulement de votre quotidien. Les solitaires le
deviennent rarement par plaisir, pourquoi s’imposer cette souffrance alors qu’il a
la possibilité de rentrer ?
L’Écossais soupira.
— Je crois qu’il ne souhaite pas revenir, de peur d’entacher la réputation de la
meute, lança-t-il alors.
Surprise, je me redressai sur un coude et appuyai ma joue contre mon poing
refermé.
— Pourquoi entacherait-il la réputation de la meute ? Parce qu’il a fait de la
prison ? C’est complètement ridicule.
— Je suis entièrement d’accord avec toi, mais tu oublies une chose, Bram est
un Gamma. Un premier Gamma. Pour lui, la meute représente ce qu’il possède
de plus précieux, et celle-ci passe avant tout le reste. Son dévouement pour les
siens est sans limites. Il ne voudrait pas que ses erreurs passées pèsent sur la
Meute du Soleil.
Effarée par les explications de mon partenaire, je fronçai les sourcils et
secouai la tête de gauche à droite. Quelque chose m’échappait.
— Je ne comprends pas, en quoi son histoire personnelle pourrait-elle porter
préjudice à la réputation de la meute ? le questionnai-je, perplexe. Je veux dire, il
a purgé sa peine, bon sang !
— Notre meute est extrêmement puissante, Poppy, j’en suis à la tête, et
comme tu ne l’ignores pas, je suis le Lieutenant du Sud, petit fils de l’Alpha du
Nord et successeur de celui-ci. Je suis amené à travailler avec différents
collaborateurs faisant partie de diverses communautés. Certains pourraient voir
d’un très mauvais œil le fait que je réintègre un meurtrier au sein de notre
territoire. Ils pourraient être amenés à croire que je suis irresponsable, et donc
incapable de gérer notre société. Mes détracteurs seraient capables de se servir
de cet argument pour appuyer cette idée dans le but de me décrédibiliser,
remettant ainsi en cause mon rôle d’Alpha, de Lieutenant et de futur dirigeant. Je
suis persuadé que Bram souhaite à tout prix éviter qu’une telle chose se
produise, même si pour cela il doit passer le reste de sa vie en exil.
Je restai sur le cul. J’avais beau savoir comment tout cela fonctionnait,
connaître les bas fonds de ce monde caché bien souvent idéalisé par les films et
les livres, je n’en étais pas moins indignée. Les créatures qui peuplaient cet
univers surnaturel étaient prêtes à tout pour obtenir du pouvoir, pour se hisser au
sommet de leurs communautés respectives. Pour ce faire, tous les coups étaient
permis, aussi infâmes et lâches pouvaient-ils être.
Les personnes qui souhaitaient nuire à mon compagnon étaient
malheureusement nombreuses. Tout le monde savait qu’il deviendrait l’Alpha du
Nord lorsque son grand-père prendrait sa retraite. C’était un homme craint et
respecté par les siens, connu pour sa puissance redoutable et son incroyable sens
de l’honneur, il était aussi estimé qu’envié. La jalousie n’était pas rare dans ce
milieu, et mieux valait être vigilant si l’on ne voulait pas se faire poignarder dans
le dos par son voisin ou son ami. Mais même si j’avais conscience de ça, je n’en
restais pas moins écœurée par les méthodes parfois employées pour accéder au
pouvoir. D’autant plus lorsqu’une personne innocente en pâtissait.
— On ne peut pas le laisser s’isoler, lançai-je, catégorique. Un loup n’a rien à
faire seul, loin des siens, surtout lorsque c’est un des nôtres.
Le highlander grogna en signe d’assentiment, une lueur de fierté se mit à
briller dans son regard aux teintes argentées.
— J’aime t’entendre parler comme ça, dit-il d’une voix rocailleuse.
Je me redressai lentement et m’installai en tailleur, me libérant ainsi de
l’emprise étouffante des draps qui recouvraient mon corps. Nick dégageait une
chaleur intense qui avait imprégné le lit dans lequel nous étions étendus. J’étais
littéralement en train de me liquéfier sur place, il me fallait un peu d’air, et par la
suite, une bonne douche froide.
— Comme quoi ?
— Comme une Alpha, affirma-t-il avec estime.
J’esquissai une grimace.
Le terme Alpha, lorsqu’il était employé pour me décrire, sonnait faux à mes
oreilles. J’avais souvent tendance à oublier qu’être la compagne de Nick faisait
directement, ou indirectement, de moi une Alpha. Je n’étais pas certaine de
mériter un tel titre tant il était lourd de sens et de responsabilités.
Du pouce, l’homme effaça la moue boudeuse que je lui offrais, ses iris
brumeux capturèrent les miens.
— Pourquoi le sort de Bram t’intéresse-t-il autant ?
Je haussai les épaules.
— Parce que je t’aime, Red. Je n’aime pas savoir qu’une chose te tracasse. Tu
as déjà le cerveau en éruption 99 % du temps, je n’ai pas envie de te voir faire
une surchauffe à cause de cette histoire. Et au fond, je vois bien que la situation
te mine. Ça ne me plaît pas.
Le loup sembla surpris.
— Quoi ?
— Je suis toujours étonné de voir avec quelle facilité tu arrives à me
surprendre.
Je souris.
— Le fait que je me soucie de ton bien-être te surprend tant que ça ?
Il arqua un sourcil.
— Je n’ai pas l’habitude que l’on parvienne si facilement à interpréter mes
émotions et mes sentiments, avoua-t-il.
— Eh bien il va falloir t’y faire, Teller, répliquai-je en me jetant sur lui, parce
que je lis en toi comme dans un livre ouvert. Tu ne peux rien me cacher, même si
je dois avouer qu’il me faudrait parfois un décodeur à grognement pour tout
capter comme il faut.
Je m’installai à califourchon sur le corps allongé du loup-garou, et ne fus pas
surprise de l’entendre gronder de satisfaction alors qu’il se raidissait sous la
couette. Ses paumes calleuses trouvèrent naturellement leur place sur mes
hanches, l’homme pressa ma peau entre ses doigts.
— S’il existait un décodeur à grognement, ça ne serait pas amusant, il faut
tout de même que je parvienne à conserver une part de mystère, objecta-t-il en
m’observant de haut en bas.
Je pouffai.
— Au nom du ciel ! Nikolas, auriez-vous rebondi à l’une de mes
plaisanteries ? Et cela sans grogner comme un ogre ? Je suis estomaquée !
Il grommela.
— J’irais voir Bram tout à l’heure pour m’entretenir avec lui et tenter de lui
faire entendre raison, enchaîna-t-il. Tu pourrais m’accompagner ?
— Je crois que tu devrais y aller seul. Après tout, c’est plus en tant qu’ami
que tu vas le voir, pas vraiment en tant qu’Alpha. Si vous êtes tous les deux, il
parviendra peut-être plus facilement à se livrer.
Le roux acquiesça, la mâchoire serrée.
— Tu pourrais alors rester ici et te reposer en attendant mon retour, tu as bien
mérité une grasse matinée.
Je reniflai.
— Ta proposition est alléchante, je dois le reconnaître, mais permets-moi de
refuser. Je ferai la grasse mat’ quand j’en aurai fini avec la bestiole qui traîne
dans les rues. J’ai encore beaucoup de travail, et une montagne de questions sans
réponse à résoudre.
La contrariété assombrit les traits du dominant qui fit de son mieux pour ne
pas manifester son mécontentement.
— Je n’ai pas envie que tu arpentes la ville seule, tu n’auras qu’à attendre
mon retour pour poursuivre tes recherches.
Cette fois, ce fut à mon tour de faire la tronche.
— On en a déjà parlé, Red, je ne suis pas en sucre, je ne suis pas une
demoiselle en détresse, et pour l’amour du ciel, je suis aussi fragile et délicate
qu’un bison en rogne. Tu n’as rien à craindre, la chasse, c’est mon rayon.
Le garou soupira, irrité, mais n’insista pas, Dieu merci ! À la place, il caressa
mes flancs tendrement, avant de se redresser sans effort pour déposer un baiser
tendre entre mes seins. Lorsqu’il releva la tête, ses pupilles brillaient d’une lueur
féroce.
— Très bien, mais appelle-moi si tu as le moindre problème, et ne sors pas
sans ton arme.
Je relevai le menton.
— Je ne me déplace jamais sans.
— Parfait, trancha-t-il avec agacement. Que comptes-tu faire alors si le repos
n’est pas au programme ?
Faisant mine de réfléchir, je me mordis la lèvre inférieure et changeai de
position pour me recoucher à ses côtés. Je me lovai contre le chef de la Meute du
Soleil, posai ma joue contre ses pectoraux dessinés à la perfection, puis inspirai
profondément. Son odeur boisée, masculine, emplit mes narines, un frisson me
chatouilla l’échine, je me tortillai comme une anguille.
— Sam et Loki n’ont pas interrogé toutes les familles, dis-je finalement. Je
pense qu’il faudrait terminer les interrogatoires, histoire de savoir si nous
pouvons en tirer quoi que ce soit ou si véritablement c’est sans espoir à ce
niveau-là. J’aimerais aussi m’entretenir avec ta petite subalterne aux cheveux
flamboyants.
Il gronda.
— Nora ?
— Qui d’autre ? ronchonnai-je en enroulant un bras possessif autour de la
taille de mon compagnon.
— Pourquoi ?
— Tu as besoin de tout savoir ? rétorquai-je, mon humeur semblant s’être
considérablement dégradée à l’évocation de cette louve furibonde.
— Je pense qu’il y a assez de cadavres de lycanthropes dans cette ville,
expliqua-t-il, j’aimerais éviter d’en avoir un de plus sur les bras.
Je levai les yeux au ciel.
— Je n’ai pas l’intention de lui tirer une balle en argent entre les deux yeux,
me défendis-je, pas avant de lui avoir posé des questions sur son arrivée ici en
tout cas. Elle a été envoyée à Fredericksburg par tes soins, dans le but d’observer
et de relever les événements anormaux qui auraient pu avoir lieu en ville. Deux
de ses camarades se sont volatilisés dans la nature et ont sûrement fini la tronche
dans la flotte qui coule sous nos pieds. J’aimerais savoir si elle a pu déceler des
comportements étranges chez eux avant leur disparition, ou quoi que ce soit
d’autre qui puisse nous aider ou nous éclairer sur ce qui se passe dans ce bled
paumé. Donc rassure-toi, j’ai pas l’intention de tuer qui que ce soit, pas elle en
tout cas.
Nick caressa mon dos doucement, sentant sûrement que je n’étais pas tout à
fait à l’aise avec la présence de cette fille dans son entourage proche. C’était
pourtant stupide, j’avais confiance en lui et je savais qu’il m’aimait. Mieux que
ça, je le sentais. Je n’avais strictement rien à craindre d’elle. Pourtant, comme
toutes les nanas, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une certaine jalousie
complètement irrationnelle et tout droit venue du fin fond de mon inconscient
féminin. Instincts primitifs, sans doute.
— D’accord, dit-il calmement, et si jamais elle te tape sur le système ou si elle
se montre désagréable, n’hésite pas à lui rappeler ta position d’Alpha. Tu es ma
femelle, ce qui fait de toi sa supérieure indirecte. N’hésite pas à la recadrer si
nécessaire.
Je ricanai.
— Ne t’inquiète pas, si jamais elle se montre désagréable ou irrespectueuse, je
saurais la remettre à sa place sans forcément avoir besoin de mettre en avant
mon statut de supérieure.
Je sais encore me servir de mes poings, pensai-je sans pour autant prononcer
ces paroles à voix haute. Il n’était pas utile de lui rappeler que j’étais une pro du
cassage de dents, il en avait déjà parfaitement conscience. Ce fut d’ailleurs
probablement pour cela qu’il soupira faiblement et qu’il resserra son étreinte
autour de mes hanches.
Pendant de longues secondes, nous gardâmes le silence. Les battements
réguliers de son cœur étaient les seuls et uniques sons qui me parvenaient aux
oreilles, mes paupières semblaient de plus en plus lourdes à chaque nouveau
battement. La fatigue semblait enfin l’emporter sur cette journée interminable.
Le sommeil me gagna rapidement, je fermai les yeux et me laissai aller aux
caresses affectueuses de ma moitié.
Avant de m’endormir et sachant qu’il ne serait sûrement plus ici à mon réveil,
je formulai à demi-mot quelques recommandations tardives à l’attention du
garou.
— Quand tu iras voir Bram, murmurai-je d’une voix endormie, surtout sois
prudent.
Je n’entendis pas sa réponse, la fatigue gagna définitivement la partie, je me
laissai emporter par le marchand de sable sans opposer de résistance. Cette nuit-
là, mes cauchemars habituels laissèrent place à des images de cadavres flottant à
la surface d’une eau trouble. Il me sembla, au cours de ce mauvais rêve,
reconnaître parmi les visages blêmes et abîmés des corps putréfiés celui de mon
compagnon.
Je poussai un grognement digne d’un véritable ours brun lorsqu’un rayon de
soleil transperça mes paupières pour agresser ma rétine. J’enfonçai mon visage
dans les oreillers, tentant ainsi de me protéger de cette manifestation qui ne
pouvait être que démoniaque. Le réveil était rude, je n’avais pas l’impression
d’avoir véritablement dormi. J’allais encore passer la journée affublée d’une tête
de déterrée. Génial.
Résignée à affronter une nouvelle journée, et motivée par l’envie d’avancer
dans ma traque, je soulevai péniblement les cils et m’étirai lourdement à la
manière d’un chat paresseux. Sans surprise, je découvris la place à mes côtés
vide de toute présence masculine. Seul un parfum de forêt et de bois fraîchement
coupé témoignait du passage de Nick. Le connaissant, il n’avait pas dû fermer
l’œil de la nuit et s’était certainement levé dès l’aube pour rejoindre le garage de
Frank, ne risquant pas ainsi de louper l’arrivée de son ex-Gamma.
Avec la dextérité et la vitalité d’une grand-mère de 80 balais, je fis basculer
mes jambes hors des couvertures et patientai une seconde avant de sauter sur
mes pieds. Je n’étais clairement pas d’attaque pour faire face aux longues heures
d’investigation acharnée qui m’attendaient, mais mon état physique n’avait
aucune sorte d’importance, après tout, c’était le mental qui comptait non ?
Stimulée par une envie soudaine de chocolat chaud et d’un bon bol de
céréales, je m’étirai quelque peu dans le but de me sortir de l’état semi-comateux
post-réveil dans lequel j’étais plongée, puis entrepris de me diriger vers la salle
de bain. Alors que je gagnais la porte de celle-ci, un élément capta brusquement
mon attention, me faisant piler soudainement.
La lumière qui traversait les rideaux fermés de la chambre, et qui donnaient à
celle-ci une ambiance si cosy, n’appartenait certainement pas à celle d’un matin
d’été.
Craignant de comprendre le pot aux roses, j’attrapai la serviette de bain restée
au pied du lit et m’enroulai dedans avant de me précipiter vers la fenêtre. Une
exclamation d’effroi traversa mes lèvres lorsqu’en écartant le tissu au motif
tartan, je fus noyée dans la douce clarté d’une fin d’après-midi.
— Bordel de merde !
Constatant que mon horloge interne avait visiblement décidé de prendre un
jour de congé et qu’aucun des abrutis qui me servaient de coéquipiers n’avait
jugé bon de me réveiller, je me jetai sous la douche, furieuse. Ma toilette express
s’effectua dans l’agitation, je me lavai les dents en fulminant ma colère ; je
ruminais toujours quand je quittai la chambre, habillée et sommairement coiffée.
Ce fut avec hargne et détermination que je tambourinai à la porte de la chambre
de Sam.
Pas de réponse.
Inquiète à l’idée que les loups ne soient partis chasser sans moi, ce qui était un
comble sachant que j’étais la seule traqueuse du groupe, je sentis la rage monter
en moi, je gagnai le hall de l’hôtel d’un pas décidé.
— Mademoiselle Jenkins ?
Mon cerveau était tellement accaparé par mes envies d’homicide qu’il me
fallut un instant pour me rappeler que Jenkins était mon nom d’emprunt.
Interloquée, je tournai sur moi même et fis face à la personne qui m’avait
interpellée. Hazel Berg me gratifia d’un sourire timide.
— Bonjour, lança-t-elle.
— Bonjour.
Articuler ce simple mot s’avéra difficile au vu de mes dents serrées. Elle ne
sembla pas remarquer mon air bougon ou en tout cas, si c’était le cas, elle n’en
fit pas mention, continuant de sourire aimablement malgré mon aspect de folle
dingue sous antidépresseurs.
— Bien dormi ? me demanda-t-elle gentiment.
Non.
— Parfaitement.
— Ah, ravie de l’entendre ! Dites-moi, vos amis m’ont laissé un message pour
vous.
Ma paupière droite eut un tic nerveux inquiétant à l’entente du mot « ami », le
terme « futures victimes » aurait été plus approprié au moment où nous parlions.
— Ah bon ? fis-je, faussement étonnée.
— Oui, ils m’ont fait savoir ce matin qu’ils allaient rendre visite à certains de
vos amis en ville et qu’ils allaient sûrement en avoir pour la journée.
— Ils sont partis tôt ? demandai-je d’un ton qui se voulait détaché.
La femme se mit à réfléchir.
— Hum, ils ont quitté l’hôtel aux alentours de 9 heures je dirais. Ils m’ont
expliqué que vous aviez passé une longue journée et qu’il ne fallait surtout pas
vous déranger avec le room service ou autre. J’ai donc jugé bon de vous laisser
dormir, vous devez sûrement mourir de faim !
Contrariée, je grinçai des dents. Ces deux idiots avaient tout prévu. Bien sûr,
je me doutais bien que les fameux amis qu’ils devaient retrouver étaient en fait
les proches des victimes qu’ils n’avaient pas interrogés la veille. Moi qui avais
l’intention d’assister aux entretiens, voilà que je m’étais fait devancer par mes
propres collaborateurs. Finalement, la ville allait peut-être pouvoir ajouter deux
noms à la liste de ces corps en décomposition.
— Merci Hazel, hum… ouais, je suis affamée je crois que je ferais bien
d’aller manger un morceau avant de faire un malaise vagal.
Elle acquiesça, je la remerciai une dernière fois pour les messages délivrés
avant de quitter le bâtiment. Dans la rue, une douce brise d’été effleura mon
visage et fit voleter les quelques mèches rebelles que mon élastique ne retenait
pas. Je sortis mon portable de la poche arrière de mon jean et fouillai parmi mes
contacts à la recherche du numéro du Bêta. Sachant qu’il avait toujours son
téléphone sur lui pour des raisons professionnelles, il était plus prudent de le
contacter lui, plutôt que l’imbécile de Gamma qui l’accompagnait. Une chose
était sûre, ces deux-là allaient m’entendre, et tous les habitants de cette fichue
ville en prime !
17
Je trépignai d’impatience au volant de ma Mustang à l’arrêt. Dehors, dans la
rue calme du quartier paisible dans lequel j’étais garée, des enfants jouaient
joyeusement pendant que leurs parents discutaient tranquillement. J’aurais pu
trouver cette scène attendrissante, si elle ne m’avait pas semblé déplacée. Encore
une fois, tout ceci sonnait faux. Ce paysage dégoulinant de joie et de bonheur, où
les mères au foyer souriaient devant les pitreries de leurs bambins aux joues
roses, clochait véritablement. D’autant plus lorsqu’on savait qu’un nombre
indécent de cadavres pourrissaient sous leurs pieds. Bon, ces gens ignoraient
certainement qu’il y avait des morts putréfiés sous leurs godasses hors de prix,
mais ils n’étaient pas sans savoir que plusieurs personnes avaient disparu dans
les environs. Notamment l’un de leurs voisins, dont la mère était en ce moment
même interrogée par deux de mes acolytes garous.
Comment, alors qu’un jeune garçon à peine pubère s’était volatilisé dans la
nature à moins de deux mètres et avait probablement été enlevé, ces femmes
pouvaient-elles bavasser légèrement et laisser leurs gosses déambuler dans le
secteur sans montrer le moindre signe d’inquiétude ?
Bram avait évoqué l’existence d’un charme qui paraissait envelopper la ville,
une aura puissante qui semblait avoir un pouvoir sur ses habitants et dont
l’origine restait mystérieuse. D’après lui, c’était ce même charme qui aveuglait
les citoyens de cette bourgade et qui les poussait à agir comme si rien ne se
passait. Cette emprise malsaine viendrait sans aucun doute de la créature qui
avait élu domicile ici, et si nous restions assez longtemps, nous aussi nous
finirions par ressentir les effets de ses pouvoirs maléfiques.
Pour le moment, je ne me sentais ni manipulée, ni particulièrement
léthargique. Mon esprit ne semblait pas embrouillé par des pensées qui ne
seraient pas les miennes, et je me sentais, si je faisais abstraction de la fatigue, en
pleine possession de mes moyens. Pour être honnête, j’étais bien décidée à ce
qu’il en reste ainsi. Finir comme l’une de ces femmes en robe fleurie, à sourire
comme une idiote sous psychotropes devant les exploits de marmots baveux me
donnait envie de me tirer une balle, j’avais tout intérêt à me bouger le derrière
pour retrouver le responsable de tout ça.
Si je faisais l’addition de tous les éléments en ma possession, je n’avais pas
grand-chose à me mettre sous la dent. Finalement, je n’avais rien.
Des loups-garous disparaissaient. Seulement des lycans de sexe masculin,
âgés de 16 à 30 ans. Ils étaient sans aucun doute enlevés, et cela par un individu
dont nous ignorions tout ou presque. En effet, nous savions que cet être était
puissant, assez en tout cas pour que son aura imprègne l’atmosphère de la ville.
Il avait été dans la capacité de mettre en place une emprise évidente sur les
habitants de cette communauté paisible, les empêchant ainsi de se poser des
questions et les obligeant à fermer les yeux sur ses petites affaires sordides. Il
avait donc la possibilité d’influer sur le comportement et les pensées de ses
victimes, tout en restant à distance. Ça, ce n’était pas à la portée de tous les
surnaturels. Restait à déterminer ce qu’il faisait de tous ces loups.
Les égouts lui servaient vraisemblablement de décharge publique. Faire
disparaître autant de corps n’était sûrement pas facile, les souterrains avaient dû
lui sembler idéals pour ce faire. Mais s’agissait-il seulement d’une question de
facilité ?
J’avais désormais la certitude que Fredericksburg n’était pas sous l’emprise
d’une goule, contrairement à ce que j’avais pu croire au premier abord.
Premièrement, les goules étaient dans l’incapacité d’influencer les agissements,
et encore moins les pensées, de leurs proies. Leurs dons étaient limités et la
manipulation mentale ne faisait pas partie de leurs aptitudes. De plus, même si
en effet elles avaient tendance à établir leurs QG dans des endroits humides,
sombres et reculés, et à conserver leurs repas dans ces lieux choisis avec soin, je
n’avais vu aucun signe de vie dans les égouts. Il n’y avait là-bas pas de trace de
passage récent, pas même l’odeur putride qu’elles dégageaient habituellement
pourtant si significative de leur espèce.
Alors oui, c’était loin de sentir la rose dans ce trou, mais les effluves des
goules n’avaient rien de semblable à celles des corps en décomposition et des
eaux usées. J’avais traqué assez de ces monstres pour le savoir !
Et pour finir, les cadavres étaient trop bien conservés, si l’on pouvait dire,
pour qu’il s’agisse des victimes d’une goule. Celles-ci avaient la particularité de
dévorer les chairs, c’était d’ailleurs ce qui les rendait si monstrueuses. Or, les
garous qui nageaient dans les eaux saturées de la ville en compagnie des rats, ne
présentaient aucun signe de morsure ni quoi que ce soit d’autre qui pouvait
laisser penser qu’on avait consommé leurs dépouilles.
Alors certes, il faisait sombre, j’étais fatiguée et mes sens n’étaient peut-être
pas au meilleur de leur forme en raison des différents facteurs qui jouaient contre
moi, mais j’étais sûre de moi, et mon instinct me faisait rarement défaut. Ce
n’était pas une goule, ça, j’en étais persuadée.
Mais dans ce cas, de quoi pouvait-il bien s’agir ?
Un vampire ? Possible. Ils étaient capables, au même titre que les
lycanthropes, d’influer grâce à leurs pouvoirs mystiques sur les comportements.
Ils maîtrisaient l’emprise mentale, oui, mais étaient-ils capables d’exercer un
ascendant sur la totalité des membres d’une ville entière ? Non, ça, j’en doutais
sincèrement. Aucun vampire n’était assez puissant pour ça. Les métamorphes ne
possédaient pas ce genre de dispositions.
Il pourrait s’agir d’une fée, d’une sorcière ou d’un sorcier. Après tout, ces
êtres maîtrisaient à la perfection les arts de la magie, il était donc tout à fait dans
leurs possibilités de mettre en place un charme ou d’utiliser un sort assez
puissant pour faire plier un nombre d’individus aussi important. Cependant,
aucun des trois loups qui m’accompagnaient n’avait reconnu l’aura qui planait
dans les rues, pas plus que Bram, qui vivait au quotidien au contact de ces
émanations mystérieuses. Chacun de ces hommes avait pourtant déjà croisé la
route d’une de ces créatures. Donc, s’il s’était agi de l’une d’entre elles, cela ne
leur aurait pas échappé.
J’ignorais s’il était possible pour une fée, un sorcier ou une sorcière, de
modifier leur empreinte spirituelle d’une quelconque manière que ce soit. Cela
pourrait potentiellement expliquer le fait que les garous ne soient pas parvenus à
identifier la source de ces miasmes obscurs.
Je n’étais certaine de rien, mais j’avais l’esprit en pleine effervescence, agité
par la liste interminable de mes suppositions et hypothèses variées. J’avais
besoin d’éclaircissements, et malheureusement pour moi, les personnes qui
pouvaient m’apporter leur aide n’étaient pas nombreuses. Il y avait bien mon
grand-père, mais celui-ci semblait de toute évidence avoir pété une durite, ça
devait bien arriver un jour. Tant qu’il était décidé à faire des cachotteries et à agir
comme Mme Leota{4}, je ne pouvais pas compter sur lui, par chance, j’avais une
autre carte dans ma manche.
Je me détournai de la scène joyeuse qui se déroulait dans la rue et jetai un
coup d’œil vers la belle craftsman à la pelouse impeccable dans laquelle se
déroulait l’interrogatoire de la mère d’un des disparus. Loki et Sam n’allaient
sûrement pas tarder, j’avais encore quelques minutes de tranquillité avant leur
retour.
Tendant le bras devant moi, j’attrapai mon portable sur le tableau de bord et
déverrouillai mon écran de veille. J’appuyai mon pouce sur l’icône « répertoire »
et fouillai parmi mes contacts à la recherche d’un nom précis. Lorsque mes yeux
se posèrent dessus, je n’hésitai pas une seconde et portai l’appareil à mon oreille
après avoir cliqué dessus. Une voix masculine aux intonations rocailleuses
résonna dans mes oreilles au bout de la deuxième sonnerie.
— SOS fantômes à la rescousse, j’écoute.
Je souris.
— Ce n’était pas le Scooby-club{5} aux dernières nouvelles ?
L’homme au bout du fil soupira de manière théâtrale.
— Ça, c’était avant, Casper, depuis je me suis maté toutes les redifs des
Ghostbuster, faut te mettre à la page, t’es à la traîne.
— Difficile de suivre toutes tes aventures télévisuelles quand on est à des
kilomètres, me défendis-je.
— Fredericksburg alors ?
— Ouaip, Fredericksburg.
— Tu dois sacrément patauger dans la semoule si tu en viens à me téléphoner,
qu’est-ce que ton vieux pote Rocky peut faire pour te sortir de la mouise ?
J’inspirai un grand coup.
— J’ai besoin que tu me trouves des informations sur une créature capable de
manipuler à distance ses victimes. Elle se servirait d’un charme ou d’un sort, en
tout cas, d’un truc assez énorme pour qu’une grande partie des habitants de cette
ville ferment les yeux sur ce qui se passe dans leurs rues, déclarai-je.
Sur l’autre ligne, je perçus les sons produits par les doigts de mon ami alors
que ceux-ci s’activaient sur son clavier d’ordinateur. Il se mettait déjà au travail,
Rocky Garcia était un amour.
— Tu m’en dis un peu plus ?
Je m’enfonçai dans mon siège en cuir, et me pinçai l’arête du nez entre mon
pouce et mon index.
— Je n’ai pas grand-chose, avouai-je, quelque peu honteuse. Je sais juste que
le parasite que je traque ici s’en prend aux membres de la gent masculine, et
qu’elle dépose leurs cadavres dans les égouts de la ville. Je ne sais pas ce qu’elle
leur fait, mais elle se sert d’eux d’une manière ou d’une autre, j’en suis
persuadée.
— Sur le papier, ça avait l’air plutôt simple, je vois que la réalité semble
beaucoup moins rose, reconnut-il.
Je haussai les sourcils.
— C’est un putain d’euphémisme.
— Pourquoi je suis persuadé que malgré les difficultés, tu prends ton pied ?
Un nouveau sourire étira le coin de mes lèvres.
— Tu me connais trop bien.
— Tu adores les challenges.
— Exact, et pour en revenir à ce que tu peux faire pour moi, cherche du côté
des créatures qui effectuent des rituels maléfiques. Le fait que les cadavres soient
tous entassés au même endroit pourrait avoir une signification. Je doute que les
égouts ne soient qu’une simple décharge. De plus, d’après Nick, et d’après ce
que je peux moi-même ressentir, une…
— Oh, oh, oh, minute papillon. Nick ? Qu’est-ce qu’il fout à Fredericksburg ?
Je me mordis la lèvre inférieure, j’aurais peut-être dû garder ce détail pour
moi. Merde.
J’étais face à un dilemme. Les garçons m’avaient expliqué qu’ils ne
souhaitaient pas ébruiter l’affaire, c’était d’ailleurs pour cela que Nick n’avait
pas prévenu son grand-père des disparitions qui avaient lieu ici. Si les lycans
venaient à apprendre que leurs semblables étaient enlevés et assassinés par une
créature d’origine inconnue dans une petite ville du Sud, il serait aisé pour des
personnes malintentionnées de faire courir des rumeurs infondées sur les
capacités de mon compagnon à gérer son territoire, ou pire, à protéger les siens.
Il n’était pas question que cela arrive avant qu’il n’en apprenne plus sur ce qui se
passait réellement ici. Voilà pourquoi nous avions tous décidé de nous montrer
discrets sur nos investigations communes. Ceci dit, si je voulais que Rocky
trouve quelque chose de concret, il était dans mon intérêt de lui avouer la vérité
sur l’identité des victimes, afin qu’il puisse affiner ses recherches au mieux.
Que faire ?
— Rocky, il faut que je te dise un truc qui doit absolument rester entre nous.
À des milliers de kilomètres de là, l’informaticien garda le silence, les bruits
de clavier cessèrent brusquement.
— Pourquoi je sens la couille arriver ? lança-t-il sans la moindre once
d’humour.
J’esquissai une moue amusée.
— Parce que tu me connais trop bien.
Rocky soupira de nouveau.
— Je sens que je vais le regretter.
Je racontai toute l’histoire au chasseur. Je lui parlai de mon arrivée ici, du
comportement étrange des agents de police, de la présence incongrue de Sammy,
de ma petite virée nocturne à la recherche de bouffe, de Nick, des agents lycans,
et le plus important, je lui fis part des véritables raisons de leur présence ici. Je
lui parlai de la nature des victimes avant de lui confier tous les éléments en notre
possession pour le moment. Je lui fis finalement part de mes suspicions quant à
la créature que nous chassions. Il m’écouta avec attention, sans dire un mot.
Quand j’eus fini, il prit une profonde inspiration.
— J’ai l’impression qu’Al ne t’a pas fait de cadeau en te confiant cette traque,
lâcha-t-il.
— C’est le moins qu’on puisse dire, admis-je, si on ajoute à ça le fait qu’il
semble en savoir bien plus qu’il ne le dit, je ne sais pas quoi penser. Je ne sais
pas ce qu’il me cache, mais je suis certaine qu’il sait quelque chose.
— Pourquoi garderait-il le silence ? rétorqua mon interlocuteur. Il n’aurait
aucun intérêt à te cacher des infos importantes, encore moins concernant une
affaire qu’il t’a lui-même confiée.
Je fronçai les sourcils.
— Je suis d’accord, mais je le connais mieux que personne et je peux t’assurer
qu’il ne dit pas toute la vérité. Mais ça, j’en fais mon affaire. De ton côté,
j’aimerais que tu me trouves tout ce que tu pourras dénicher sur une créature qui
réunit les caractéristiques que je t’ai décrites. Renseigne-toi sur d’éventuels
rituels qui impliqueraient des sacrifices humains massifs. Aucune piste n’est à
écarter, je te fais confiance. Je suis sûre que tu vas trouver un truc intéressant à
me mettre sous la dent.
— Compte sur moi. Quant à toi, reste sur tes gardes, cette chose me semble
dangereuse. Tu as sur toi les amulettes qui bloquent les effets des sorts
maléfiques ?
Interpellée, je battis des cils un instant. Quelle idiote je faisais ! Bien sûr que
j’avais ce type d’amulettes avec moi !
— Évidemment, je ne me déplace jamais sans.
Et c’était la vérité. Les chasseurs possédaient tous ce genre de grigris offerts
par des magiciens, des fées, des sorciers ou des sorcières. Les utilités de ces
artefacts magiques étaient nombreuses et variées, j’en possédais justement un
qui avait pour effet de protéger son propriétaire des sorts et des charmes de type
surnaturels. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ?
— Je te rappelle dès que j’ai du nouveau, ajouta-t-il.
— Merci Rocky.
Sur ce, je raccrochai et laissai tomber mon portable sur mes cuisses. Je plaçais
de gros espoirs en Rocky. Comme je ne pouvais pas compter sur le grincheux
qui me servait de grand-père, je devais m’en remettre aux compétences de mon
ami d’enfance qui, j’en étais sûre, allait forcément trouver quelque chose
d’intéressant. Il avait accès à une base de données incroyable qu’il avait lui-
même créée à partir de tous les vieux ouvrages lus au cours de sa vie, de tous les
témoignages qu’il avait pu recueillir et de tout un tas d’anciens documents qu’il
était parvenu à récolter. Il allait trouver, c’était une certitude. Ne me restait plus
qu’à faire mon possible pour découvrir de nouveaux éléments de mon côté.
Loki et Sam sortirent de la maison plusieurs minutes après la fin de ma
conversation avec Rocky. Dans la voiture, je commençais à m’impatienter, leur
arrivée effaça presque instantanément mon agacement pour éveiller à place ma
curiosité. Mes envies de meurtres avaient eu le temps de s’estomper en attendant
leur retour, je n’avais pas envie de perdre de temps avec des futilités. Je n’avais
qu’une chose en tête : savoir s’ils avaient pu en apprendre davantage sur les
victimes.
— Salut, lança le Gamma en ouvrant la portière côté passager pour s’y
installer, bien dormi ?
Je grognai.
— On reparlera de ça plus tard, grommelai-je, dites-moi que vous avez
découvert quelque chose d’utile ?
Le Viking à la crinière de lion vint se poster prêt de ma fenêtre abaissée, il se
pencha en avant et s’appuya sur le rebord de celle-ci. La journée avait dû lui
sembler longue si je me référais aux traits durcis de son visage masculin. Son
regard aux teintes glaciales semblait occupé par des réflexions intérieures.
— Utile, j’en sais trop rien, maugréa-t-il d’une voix rauque, la plupart des
familles semblaient à l’ouest, persuadées que leurs disparus allaient finir par
réapparaître un jour ou l’autre.
Je pinçai les lèvres, le contraire aurait été étonnant.
— En revanche, nous avons pu constater quelque chose d’étrange, poursuivit-
il.
Mes sourcils se froncèrent.
— Comment ça ?
— Tu ne veux pas en parler ailleurs ? me questionna Sam en observant les
alentours. Si je reste une seconde de plus dans ce quartier, je vais te piquer ton
arme pour me tirer une balle. Et puis je commence à avoir la dalle.
Je réfléchis une seconde et acquiesçai finalement.
— Très bien, toi et Loki vous n’avez qu’à rentrer manger un morceau, vous
l’avez bien mérité. Je vous rejoindrai à l’hôtel.
Le blond gronda.
— Que comptes-tu faire en attendant ? demanda celui-ci.
Avant de répondre, je tournai la clé dans le contact, réveillant ma Mustang
dont le moteur se mit à ronronner. J’abaissai mon frein à main avant de me
pencher sur le côté pour ouvrir la portière à Sam, l’incitant ainsi à quitter le
véhicule.
— Je dois acheter de la glace avant de rentrer, dis-je, je n’en ai pas pour
longtemps.
Le Gamma, qui s’apprêtait à quitter son siège, se ravisa à l’entente de mon
explication. Il coula un regard en coin à son compère avant de me dévisager,
surpris. Lui et Loki avaient de toute évidence compris ce que je comptais
réellement faire, l’idée ne leur semblait visiblement pas terrible.
— Euh… Poppy, t’es sûre de toi ? s’enquit le brun, un pied à l’extérieur, une
main sur la poignée.
— Certaine, tranchai-je sèchement, je serais de retour dans une heure grand
max, vous me raconterez tout à mon retour.
— Nick n’aimerait pas te savoir seule en tête à tête avec Nora, affirma le
géant dans la rue.
Je ne lui accordai pas un regard et empoignai mon volant à deux mains,
gardant les pupilles rivées droit devant moi.
— Je vais refaire mon stock de Ben & Jerry’s, James, rien d’autre. Allez
manger, on se rejoint plus tard.
Un long silence s’installa entre nous trois, je ne me démontai pas et campai
sur mes positions. Je n’étais pas décidée à débattre de mes faits et gestes avec
eux maintenant, encore moins alors que ceux-ci concernaient une femme que je
ne portais pas dans mon cœur et avec laquelle j’allais devoir converser
calmement. Par chance, Loki était assez intelligent pour ne pas insister.
— Très bien, on se rejoint plus tard. S’il y a le moindre problème, appelle-
moi.
Arquant un sourcil, je me tournai lentement vers lui et lui offris malgré tout
un sourire, faisant de mon mieux pour masquer mon agacement. Pourquoi les
hommes étaient-ils persuadés que j’allais avoir besoin de leur aide ? N’étais-je
donc pas capable de me démerder par moi-même ?
— Je crois que je m’en sortirai.
Le second de la Meute du Soleil soutint mon regard pendant quelques
secondes, il inspira profondément avant de capituler et de se redresser.
— Allez Sammy, on va manger.
Sam, qui n’était pas certain de devoir quitter la Ford, hésita un moment avant
de s’exécuter, il referma finalement la portière derrière lui.
Ni une, ni deux, je démarrai sans attendre, m’engageant sur la route en
direction de la station-service. En traversant la rue, je jetai un dernier coup d’œil
aux gosses et à leurs mères qui s’y trouvaient rassemblés, souriant toujours sous
le soleil descendant d’une fin d’après-midi d’été. Finalement, ils avaient peut-
être de la chance de ne pas avoir conscience de ce qui se tramait dans leur dos.
Pour ma part, je savais, et je n’étais pas décidée à fermer les yeux. Aussi,
même si je devais prendre sur moi pour tenir une conversation courtoise avec
une louve que je n’avais aucune envie de revoir, j’allais le faire. Oui, j’allais me
montrer agréable, sympathique et professionnelle à l’égard de cette fille, et tout
devrait se passer comme sur des roulettes. Enfin, en principe.
18
Je m’étais juré de me montrer polie et professionnelle. De ne pas m’énerver ni
d’être désagréable. Cependant, maintenant que je me retrouvais face à la louve
que j’étais venue chercher, il était on ne peut plus évident que faire appel à ma
courtoisie allait s’avérer difficile.
Je n’aimais pas cette fille. Et cela n’était pas seulement dû au fait qu’elle
semblait avoir le béguin pour mon compagnon. Non, beaucoup de femmes
tombaient sous le charme attractif de Nick Teller et j’étais mal placée pour les
blâmer. Je n’avais pas non plus envie de faire des colliers avec les dents de
chacune d’entre elles. J’aurais sinon en ma possession une sacrée collection de
molaires. Il y avait, chez cette Nora, quelque chose qui ne me revenait pas. Cela
venait sûrement de son aversion certaine pour l’espèce humaine et pour le peu
d’estime qu’elle semblait accorder aux chasseurs. Quoi il en soit, je n’étais
définitivement pas certaine de pouvoir conserver mon calme en sa présence,
d’autant plus si elle continuait à me dévisager avec autant de mépris et de
dégoût.
— Denis, tu me remplaces une seconde ? lança la jeune femme au second
employé présent dans la boutique.
Celui-ci, un gringalet chétif au regard fuyant occupé à ranger des boîtes de
conserve sur des étagères, leva le nez et m’observa un instant avant de hocher la
tête. Nora quitta la caisse derrière laquelle elle se trouvait pour me rejoindre, elle
me fit signe de la suivre à l’extérieur du magasin. Une fois dehors, elle extirpa
de la poche arrière de son jean moulant un paquet de cigarettes chiffonné, elle en
sortit une qu’elle plaça entre ses dents avant de l’allumer à l’aide d’un briquet.
Sur celui-ci figurait la célèbre pin-up Betty Boop, je l’examinai brièvement
avant de me concentrer de nouveau sur le visage à l’air mauvais de l’agent
spécial. Face à un interlocuteur récalcitrant, l’important était de se montrer
aimable afin de limiter les éventuels conflits, ça devait être dans mes cordes.
Après tout, je ne tirais pas une balle entre les deux yeux de mon banquier quand
il me tapait sur le système.
— Qu’est-ce tu veux ? cracha-t-elle sèchement après avoir avalé une bouffée
de fumée.
Ça commence bien. Je n’étais peut-être pas obligée de sourire après tout.
— J’aimerais te poser quelques questions au sujet de ton arrivée ici, ainsi que
sur tes collègues disparus, répondis-je calmement.
Elle expira brusquement et me toisa avec arrogance, une moue répugnée
tordait ses lèvres légèrement gercées.
— J’ai déjà fait mon bilan à Nick, je n’ai rien à te dire et contrairement à lui,
je n’ai aucun compte à te rendre, pigé ?
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé il me semble, répliquai-je. Je n’ai pas
l’intention d’exiger des comptes de ta part, seulement des informations qui
pourraient nous être utiles et qui nous aideraient sûrement à retrouver tes
camarades. Coopérer est dans ton intérêt si, bien sûr, retrouver les tiens
t’intéresse un tant soit peu.
Je détestais les combats de coqs. Déjà que je supportais mal d’assister à l’un
d’eux, alors quand en plus, j’étais contrainte et forcée d’être l’une des
participantes, c’était littéralement barbant. Mais si je voulais obtenir gain de
cause, je n’avais pas le choix, je devais relever le col et affronter, sans broncher
ni m’énerver, le regard suffisant d’une idiote sans cervelle.
Finalement, après de longues secondes d’affrontement visuel silencieux, la
louve capitula, elle tapota son mégot afin d’en faire tomber au sol le surplus de
cendres.
— Je ne sais pas ce qui se passe ici, dit-elle en détournant la tête pour
observer les alentours. Quand on est arrivés, la ville semblait calme et il n’y
avait pas grand-chose à voir, contrairement à ce qu’on aurait pu penser au vu du
nombre de disparus. Évidemment, on a trouvé ça bizarre que personne ne fasse
mention des disparitions, pas d’avis de recherche placardés sur les murs, pas
d’enquête officielle, pas d’inquiétude flagrante de la part des habitants. Rien ici
ne laissait penser qu’il se passait des choses anormales, hormis bien sûr l’aura
étouffante qui planait dans les rues et qui nous a tout de suite interpellés.
Je hochai la tête et écoutai son récit avec attention, même si pour le moment il
ne m’apprenait rien de nouveau.
— Qu’avez-vous fait à votre arrivée ici ? m’enquis-je.
— Tout d’abord, il a fallu nous intégrer à la vie de la commune, comme c’est
d’usage dans le cadre d’une infiltration. Aaren, Cody et moi avons cherché un
job, un travail qui nous permettrait d’observer sans trop se faire remarquer.
— Qu’en est-il des deux autres ? demandai-je, me rappelant alors que Nick
avait fait mention de cinq agents envoyés sur place.
La louve regarda de haut en bas, avant de porter le reste de sa clope à sa
bouche.
— T’as pas l’air de savoir comment fonctionne les investigations menées par
les agents lycans, déclara-t-elle, visiblement fière de constater que je ne
connaissais pas tous les aspects de la société lycane.
— Je suis persuadée que je peux compter sur toi pour éclairer ma lanterne,
affirmai-je sans pour autant me formaliser de son air moqueur.
La rousse releva le menton, elle me considéra sans rien dire, paupières
plissées, comme si elle réfléchissait à la question. Évidemment, elle n’hésita pas
longtemps avant de répondre à mes interrogations. Se priver de m’apprendre
quelque chose aurait été impensable !
— Quand un groupe d’agents lycans est envoyé en mission d’infiltration,
l’escouade est divisée en deux. Une partie se fond dans la masse, observe de
l’intérieur, pendant que l’autre reste à l’écart et mène des investigations dans la
discrétion la plus totale. Les loups en retrait assurent dans un premier temps la
protection des garous présents au cœur de l’action, leurs recherches effectuées
dans l’ombre et l’éloignement leur permettent souvent de capter des éléments
autres que ceux constatés par leurs collègues infiltrés. Ce fonctionnement nous
permet d’obtenir de meilleurs résultats, et donc de nous montrer plus efficaces.
J’acquiesçai.
— Donc Aaren, Cody, et toi étiez les membres de l’équipe chargée d’enquêter
sur place, c’est bien ça ? compris-je.
Elle hocha la tête.
— Brodie et Sheldon, les deux autres agents choisis par Nick pour venir
enquêter ici, se terrent quelque part en ville. Ce sont eux qui sont chargés
d’étudier les événements sans interagir avec les habitants de Fredericksburg ou
les familles des victimes.
— Je vois, murmurai-je, rangeant dans un coin de ma tête ces nouvelles
informations. Donc Aaren, Cody et toi vous êtes installés ici, vous avez trouvé
un travail, et ensuite ?
— Nous avons commencé la phase d’analyse, répondit-elle. Nick nous avait
chargés de noter toutes les choses qui nous semblaient suspectes, tous les faits
anormaux qui pouvaient survenir et qui sauteraient aux yeux. Nous avons donc
guetté, tout en nous intégrant à la communauté.
— Qu’en était-il de l’aura que vous ressentiez tous ? En avez-vous parlé ?
La dominante grogna.
— Évidemment, nous faisions nos rapports toutes les semaines au Lieutenant,
et nous avions tenté de savoir d’où elle provenait, et surtout de qui elle
provenait. Mais au bout de quelques semaines passées ici, nous avons commencé
à développer un comportement étrange.
Je fronçai les sourcils.
— Vous avez perdu l’envie d’enquêter sur cette affaire, c’est ça ?
La femelle garou serra les mâchoires en me coulant un regard en coin, avant
d’agiter lentement la tête de haut en bas.
— Ouais, Cody fut le premier touché par ce phénomène. Aaren et moi, nous
trouvions qu’il agissait bizarrement. Quand nous tentions de mettre en commun
nos ressentis pour rédiger nos comptes-rendus, il semblait à l’ouest, comme s’il
se foutait royalement des disparitions. Il nous parlait de sa nouvelle vie ici,
affirmait que cette ville n’avait aucun problème et qu’il n’était peut-être pas
nécessaire de poursuivre l’enquête. Au début, on pensait qu’il en avait peut-être
marre de tourner en rond, de ne rien trouver de probant. Mais j’ai vite compris
que ce n’était pas le cas.
— Quand ça ?
— Quand Aaren a commencé à décrocher, je dirais.
— C’est arrivé longtemps après Cody ? la questionnai-je, curieuse.
— Quelques jours après, une semaine tout au plus. Un jour, il m’a dit que
Cody avait peut-être raison, qu’il ne se passait sans doute rien ici, que tout était
normal et que nous pouvions arrêter les recherches, celles-ci n’étant plus
nécessaires. Il me disait qu’il envisageait de venir s’installer ici, qu’il s’y plaisait
et que travailler pour le compte de la société lycane ne lui convenait plus. Je leur
disais qu’ils pétaient les plombs, mais ils n’avaient pas l’air de s’en rendre
compte. Pour eux, c’était moi qui délirais à m’obstiner avec cette affaire.
— Tu n’en as pas informé Nick ?
Elle renifla.
— Non, je ne voulais pas leur attirer des problèmes, je n’avais pas envie
qu’ils soient réprimandés par ma faute. Je pensais que ce n’était qu’une passade,
une baisse de moral.
— Pourtant, il continuait à y avoir des disparitions à ce moment-là n’est-ce
pas ?
La louve garda le silence, elle jeta ce qu’il restait de sa cigarette au sol et
l’écrasa avec son pied, avant de croiser ses bras sur sa poitrine.
— Ouais, mais nous n’avions rien. Aucune piste, aucun indice, rien. Je
pensais qu’ils perdaient espoir, mais que si nous réussissions à mettre la main sur
quelque chose d’intéressant, ils retrouveraient l’envie d’enquêter. Mais j’avais
tort. C’est allé de mal en pis. Du jour au lendemain, ils ont cessé de se rendre à
nos débriefings, ils se sont complètement retirés de l’affaire pour mener leurs
petites vies factices parmi les gens d’ici, et quand je les croisais en ville et que je
leur demandais des explications, ils faisaient comme s’ils ne comprenaient pas
de quoi je parlais.
— Tu veux dire, comme s’ils avaient oublié les raisons de leur présence ici ?
supputai-je.
— Exactement. J’ai compris que ce n’était pas normal, et que la chose qui
enlevait les loups y était sûrement pour quelque chose.
— Pourquoi ne pas en avoir immédiatement fait part à Nick ? Je veux dire, si
tu sentais que tout ceci n’était pas normal, que quelque chose clochait et que ça
avait sans aucun doute un rapport avec la créature en action ici, pourquoi avoir
gardé le silence ?
Nora planta alors ses pupilles dans les miennes, les traits de son visage se
durcirent. Je compris sans qu’elle n’ait besoin d’ouvrir la bouche.
— Par fierté, éructa-t-elle abruptement. Cela faisait des semaines que je
faisais parvenir des bilans vides à Nikolas. Je n’avais rien, alors que je savais
qu’il se passait quelque chose ici. Je n’avais pas envie de lui avouer que j’étais
en train d’échouer, que je ne parvenais pas à effectuer correctement mon travail.
Je ne voulais pas passer pour une incapable, alors j’ai décidé de me taire le
temps de réunir suffisamment d’informations.
Outrée, je fronçai les sourcils et serrai les poings. Je ne comprenais pas
comment cette fille, cette louve responsable ayant juré de protéger les siens,
avait pu préférer privilégier son amour propre à la sécurité de ses collègues et à
celle de milliers de personnes innocentes vraisemblablement en danger. Lorsque
plusieurs vies étaient en péril, la fierté et l’orgueil n’avaient plus leur place dans
l’équation. Il était de notre devoir de laisser tout cela de côté pour le bien-être de
ceux pour lesquels nous risquions notre vie.
J’étais bien tentée de lui rappeler tout ça, de lui faire ouvrir les yeux sur son
comportement irrationnel, mais je me ravisai. Cela n’aurait fait que la braquer
davantage, or j’avais besoin qu’elle termine son récit. La fermer et garder pour
moi mes leçons de morale était sûrement préférable. Aussi, je pris sur moi et, à
la place, serrai les dents bien fort.
— As-tu découvert quoi que ce soit d’intéressant ? rebondis-je alors.
L’air mécontent de la jeune femme s’accentua, elle resserra ses bras contre
son buste.
— J’ai essayé d’analyser le comportement de mes collègues, je les ai suivis,
étudiés, j’ai fouillé leurs appartements respectifs dans l’espoir de découvrir la
cause de leurs agissements. Mais je n’ai rien découvert de particulier, tout était
trop parfait, trop propre. Ils se levaient, se rendaient sur leur lieu de travail,
sortaient avec des amis qu’ils avaient pu se faire. Cody fréquentait même une
nana, alors que les relations amoureuses sont strictement interdites lors d’une
mission !
Cette affirmation piqua ma curiosité.
— Une nana ? répétai-je. Quelle nana ?
L’employée de la station-service envoya valser ses cheveux écarlates par-
dessus son épaule, épaule qu’elle haussa par la suite de manière désinvolte.
— Une fille qui travaillait avec lui à la piscine municipale où il bossait, dit-
elle, une humaine du nom de Vivi Abrams ou un truc du genre. Ils se sont
fréquentés un temps, mais ensuite Cody a disparu et évidemment, leur petite
relation intime a pris fin.
Je gardai cette déclaration en tête.
— Quand Cody a-t-il disparu ?
Elle fit mine de réfléchir.
— Deux mois après notre arrivée ici, je dirais. Et ensuite, ce fut au tour
d’Aaren, trois semaines plus tard.
— Brodie et Sheldon n’ont rien vu venir ?
— C’est ça le plus étrange, dit-elle, quand Cody s’est volatilisé, nous avons
tous les trois décidé de prendre en filature Aaren, afin d’assurer sa sécurité. Le
soir de sa disparition, Sheldon le suivait comme son ombre.
— Comment a-t-il pu être enlevé alors ? objectai-je, étonnée.
— Sheldon a eu une absence.
— Une absence ?
— Ouais, il a eu un trou. Il se rappelle avoir suivi Aaren à la sortie de son
travail, mais il m’a expliqué avoir eu comme une sorte de trou noir sur le
chemin. Tout ce dont il se rappelle, c’est que lorsqu’il a repris conscience, il était
planté sur le trottoir, complètement désorienté.
— Il s’est fait avoir par la créature, soufflai-je.
La caissière arqua un sourcil en hochant la tête.
— Quoi d’autre sinon ?
Je me mordillai la lèvre inférieure, troublée par cette annonce.
Le fait que la créature ait utilisé ses dons sur Sheldon, afin de l’étourdir
suffisamment longtemps pour s’en prendre à Aaren, sans pour autant faire de
mal à l’agent en filature, ne pouvait rien signifier de bon. Elle avait la possibilité
de s’en prendre aux deux mâles, de faire d’une pierre deux coups, mais elle n’en
a pas saisi l’occasion. Pourquoi ? Pourquoi laisser vivre Sheldon, et n’enlever
qu’Aaren ? La solution à cette énigme me vint en tête naturellement.
C’était un message. Un avertissement. En laissant vivre le lycan, en le laissant
s’en aller, le parasite voulait qu’il comprenne qu’il était au courant de sa
présence en ville. Qu’il savait qu’il était repéré et traqué, mais que cela ne lui
faisait pas peur parce qu’il pouvait s’en prendre à lui à sa guise. Ce n’était plus
lui la proie, mais eux, ceux qui s’étaient lancés à ses trousses. Il savait qu’il était
chassé, et s’il était au courant de la présence des agents lycans sur son territoire,
il était sûrement au courant de la nôtre également.
Soudain, mon téléphone se mit à sonner. J’étais si absorbée par mes réflexions
que je manquai de sursauter en entendant ma sonnerie.
— Une seconde, indiquai-je à mon interlocutrice en saisissant mon portable
dans la poche avant de mon jean.
Sur mon écran, le nom de Sam s’affichait ainsi que son numéro, je décrochai.
— Allô ?
— Oui Poppy c’est moi, dis-moi, Nick est avec toi ?
Je fronçai les sourcils et jetai un coup d’œil à Nora, qui se redressa
immédiatement à l’entente du prénom de son supérieur, tendant ainsi l’oreille.
Bien sûr, avec son ouïe super sensible, elle parvenait aisément à percevoir la
voix du Gamma à l’autre bout du fil et elle n’allait certainement pas perdre une
miette de la conversation.
— Non, aux dernières nouvelles, il devait passer la journée avec Bram au
garage. Je ne l’ai pas vu depuis ce matin.
Le garou garda le silence une seconde.
— Oh, d’accord. Tu rentres bientôt ?
Je lorgnai l’écran de mon smartphone afin de vérifier l’heure. Il était presque
18 h 30, le soleil commençait à baisser dans le ciel.
— Je n’en ai plus pour longtemps.
— OK, à tout de suite alors.
— Oui, à tout de suite, lançai-je avant de raccrocher. Quand as-tu décidé de
prévenir Re… je veux dire, Nick ?
— Tu as dit que Nick passait la journée avec Bram, tu parlais de Bram
Chester ? L’ancien premier Gamma de la Meute du Soleil ? répliqua-t-elle,
ignorant ma question.
— Peu importe, tranchai-je fermement, sachant que ni Nick ni le mécano ne
souhaitait ébruiter la présence de celui-ci dans les parages. Quand as-tu décidé
de prévenir Teller ? insistai-je.
La louve retroussa sa lèvre supérieure et proféra un grognement agacé. Je ne
m’en offusquai pas et campai sur mes positions sans me démonter.
— Quand Aaren a disparu, gronda-t-elle avec véhémence. Je voulais
continuer mes investigations, je n’avais toujours rien à offrir à Nick, mais
Sheldon m’a fait savoir que si jamais je ne disais rien, c’était lui qui le ferait. J’ai
alors rédigé un rapport et je l’ai envoyé.
Je haussai les sourcils. En clair, si elle avait pu continuer à cacher la vérité
pour préserver sa fierté mal placée, elle l’aurait fait. Oui, décidément elle n’allait
pas devenir ma grande copine.
— Quel est ton ressenti par rapport à l’aura qui plane sur la ville, est-ce que tu
te sens différente ? Est-ce qu’il t’arrive de ne pas te sentir en pleine possession
de tes moyens ? la questionnai-je pour finir.
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas d’où elle provient, je me doute simplement que la chose qui
la diffuse est puissante pour exercer une telle emprise sur la ville. Je ne suis pas
aussi atteinte que l’était Cody et Aaren, ou que Denis, dit-elle en se tournant vers
la vitrine recouverte de prospectus de la station-service, mais je sens que parfois,
une force tente de prendre possession de moi. Je la sens m’entourer, tenter de
régir mes pensées et mes actions. Donc je lutte, je me protège à l’aide de ma
propre aura et celle de ma louve.
Je hochai la tête et inspirai profondément, mon téléphone sonna de nouveau.
Interpellée, je consultai l’appareil et constatai que cette fois, c’était Loki qui
téléphonait. Je levai les yeux au ciel avant de faire glisser mon pouce sur le
tactile.
— J’arrive dans une minute, maugréai-je, agacée.
— Poppy, lâcha alors le Bêta d’une voix grave qui, même sur l’autre ligne, me
paraissait lourde d’inquiétude. Écoute, il faut que tu nous rejoignes sur Cowan
Boulevard, à l’entrée de la route du commissariat.
Je serrai les lèvres, il n’était pas dans les habitudes de Loki de se montrer si
pressant.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, tentant de faire abstraction des
battements trop rapides de mon cœur.
— On a retrouvé le 4 x 4 de Nick retourné au milieu de la route, expliqua-t-il
alors sans prendre de pincettes.
Face à moi, Nora se décolla du mur contre lequel elle était appuyée, ses bras
tombèrent mollement le long de son corps alors que son visage se déformait sous
le coup du choc. Pour ma part, je ne réagis pas immédiatement. Mes muscles se
tétanisèrent, mon cœur se serra à m’en faire mal, mon bas-ventre se tordit
douloureusement. J’étais incapable de bouger, de faire le moindre mouvement, je
craignais d’entendre la suite. Il devait forcément s’agir d’une erreur, d’une
mauvaise blague.
— Où est-il ? réussis-je à articuler malgré tout.
À l’autre bout du fil, le Viking mit une seconde à répondre, une seconde qui
me sembla durer des heures au vu de la réponse que j’attendais. Lorsque celle-ci
me parvint finalement, je manquai de défaillir sous la violence de sa déclaration.
— Je ne sais pas, Poppy, je crois que Nick a été enlevé.
19
J’arrivai sur Cowan Boulevard comme une furie. J’avais brûlé tous les feux
rouges et n’avais respecté aucune limitation de vitesse, je me fichais bien de
provoquer un accident ou de renverser quelqu’un, je n’avais qu’une envie :
retrouver mon compagnon.
— Tu vas finir par nous faire tuer ! grommela la louve aux cheveux
flamboyants assise sur le siège passager.
Accrochée au cuir comme un chat paniqué à l’idée d’affronter de l’eau, Nora
n’avait cessé de râler pendant toute la durée du trajet. Je me serais honnêtement
bien passée de sa présence, mais elle avait assisté à l’annonce de Loki au
téléphone et elle avait catégoriquement refusé de rester au magasin alors que son
supérieur avait vraisemblablement disparu. Étant donné que je n’avais pas eu
envie de perdre une seule seconde, et encore moins pour me disputer avec elle
sur le fait de savoir si oui ou non elle avait sa place sur les lieux de l’accident
présumé. Je n’avais donc opposé aucune résistance lorsqu’elle avait décidé de
m’accompagner. J’aurais peut-être mieux fait. Heureusement pour elle, j’étais
bien trop sous le choc pour lui hurler dessus ou lui ordonner de la fermer. Cela
avait au moins le mérite de nous éviter une engueulade sanglante.
Dire que j’étais sous le choc, c’était un euphémisme. Quand le Bêta avait
prononcé à voix haute l’hypothèse que Nick avait pu être enlevé à son tour par la
créature qui s’attaquait aux lycans, j’avais lutté pour ne pas tomber dans les
pommes. J’avais dans un premier temps refusé d’y croire, mais plus je roulais
vers l’adresse indiquée par le second de la Meute du Soleil, et plus je me disais
que finalement, c’était fort probable.
Loki ne m’avait fait qu’un rapide topo de la situation. Apparemment, lui et
Sam avaient retrouvé la voiture retournée de ma moitié au milieu de Cowan
Boulevard. Le 4 x 4 était, semblait-il, dans un sale état et malheureusement, il
n’y avait aucune trace du conducteur, si ce n’était plusieurs empreintes de sang
sur le bitume. À l’odeur, les deux garous étaient certains qu’il s’agissait du sang
de leur Alpha. Il ne m’en avait pas fallu plus pour que je saute dans ma Ford et
que je mette la gomme pour les rejoindre sur place.
L’idée qu’il avait pu arriver quelque chose à Nick me rendait malade. Mon
ventre était parasité par une boule de stress intense qui semblait remonter petit à
petit vers ma gorge, celle-ci était si serrée que j’aurais été incapable de
prononcer le moindre mot. Je n’étais même pas certaine de réussir à tenir une
conversation face à mes acolytes lycanthropes une fois que je les aurais en face.
Mes muscles semblaient tétanisés, mes lèvres ne formaient plus qu’une ligne tant
je les maintenais pincées. Je me sentais horriblement mal et j’avais la
désagréable sensation que cela n’allait pas aller en s’arrangeant. Un million de
scénarios me traversaient l’esprit, des plus logiques, tel qu’un banal accident de
la route, aux plus improbables. Cependant, je ne m’autorisais pas à penser au
pire. Si je ne voulais pas perdre la tête, je devais rester forte et positive, et ne
surtout pas laisser mes émotions m’aveugler. Nick allait bien. Il allait forcément
bien.
Lorsque nous arrivâmes sur les lieux, je constatai qu’un amas de personnes
était agglutiné au milieu de la route barrée par des bandes de sécurité. Je
m’arrêtai brusquement et enclenchai mon frein à main avant de sortir
précipitamment de la Mustang. La voiture avait été découverte au croisement du
commissariat de police et d’une résidence composée de bâtiments abritant des
appartements. Nous nous trouvions à quelques minutes du garage dans lequel
Bram travaillait. Nick était sûrement sur la route du retour quand l’accident avait
eu lieu.
Bousculant sans ménagement les individus qui m’empêchaient d’atteindre le
véhicule abandonné, je me frayai un chemin jusqu’à la fameuse scène dépeinte
par Loki. Mon cœur rata un battement lorsque je parvins à la rejoindre.
Entourée par les voitures de police et les agents du commissariat, la carcasse
retournée du 4 x 4 de mon âme-sœur gisait là, toute cabossée et abîmée. Le
métal qui la composait était plié à certains endroits, je n’avais sous les yeux
qu’un sombre tas de ferraille tordue. Mon inquiétude grimpa en flèche comme
boostée à l’adrénaline. Si le SUV était dans cet état, je n’osais imaginer celui de
son propriétaire.
— Une minute ma p’tite dame, lança un officier lorsque je tentai de passer
sous la bande jaune mise en place pour délimiter la possible scène de crime,
restez derrière.
L’homme, un grand type maigre aux cheveux gras, se plaça devant moi,
m’empêchant ainsi de poursuivre ma course. Mes phalanges se replièrent sur
elles-mêmes presque instantanément, il me fallut faire un gros effort pour ne pas
le cogner tout de suite.
— J’ai dit restez derrière, répéta-t-il d’une voix nasillarde.
— Poussez-vous de là, grognai-je en lui jetant un regard assassin.
Garder son calme, surtout, garder son calme…
Le policier releva le menton et me toisa de haut en bas, il posa ses mains
squelettiques sur ses hanches étroites.
— Alors, écoutez-moi bien ma p’tite da…
Furieuse et définitivement pas décidée à perdre du temps bêtement, je fis un
pas en avant et empoignai sa chemise marron clair dans mon poing. La surprise
n’eut aucun mal à se lire sur son visage alors qu’il essayait de reculer, je le
ramenai à moi fermement et le forçai à s’incliner en avant pour que nos pupilles
se croisent.
— Alors, écoute-moi bien, gros tas de merde, premièrement, je ne suis pas ta
p’tite dame, deuxièmement, t’as tout intérêt à me laisser avancer si tu veux pas te
retrouver avec la tête plantée dans le derrière, pigé ?
Alors que le policier papillonnait des cils, éberlué et apeuré par mon
comportement agressif, une main se posa sur son épaule ainsi que sur la mienne.
Je mis un instant à détourner les yeux. Mon regard rencontra le torse massif du
Bêta, je relevai la tête.
— Tout doux, Poppy, relâche-le, me demanda-t-il d’une voix qui se voulait
apaisante.
Les doigts du blond exercèrent une légère pression sur mon épaule, sa paume
diffusa une douce chaleur relaxante, je libérai lentement mon prisonnier. Encore
une fois, je m’étais fait avoir par les sédatifs employés par les garous pour
maîtriser leurs adversaires. J’inspirai profondément dans le but de me calmer.
— Et toi mon gars, tu ferais bien d’aller voir ailleurs si j’y suis, si tu ne veux
pas te retrouver avec la tête plantée dans le derrière, ajouta-t-il à l’intention du
maigrichon.
Usant sans aucun doute de ses dons de persuasion contre le jeune homme, le
dominant parvint à faire fuir l’intéressé qui tourna les talons sans demander son
reste.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? m’enquis-je alors sans m’embarrasser de
préambule.
— Il y a de toute évidence eu un accident, répondit-il en jetant un coup d’œil
curieux à la louve qui m’accompagnait. Un choc au niveau du côté passager
indique qu’un second véhicule a dû entrer en collision avec le 4 x 4 de Nick.
— C’est donc un simple accident de la route, avançai-je avec espoir, Nick
était sûrement blessé et il a dû chercher à rejoindre l’hôpital. Vous avez
téléphoné au service des urgences pour vérifier les admissions ?
Le lycan se redressa progressivement, sa mâchoire se contracta alors qu’il me
gratifiait d’un regard navré.
— Il n’y a pas de trace de pneus sur la route qui indiquerait un freinage brutal,
annonça-t-il d’un air désolé, et il n’y a pas de trace de l’autre voiture non plus.
— L’autre conducteur a sûrement pris la fuite de peur d’être arrêté, répliquai-
je, et s’il n’a pas freiné, c’est peut-être parce qu’il n’en a pas eu le temps. Il était
peut-être au téléphone ou en train de chercher un disque dans la boîte à gants
et…
Je m’interrompis une seconde, prenant conscience que je cherchais
absolument à trouver une explication rationnelle à toute cette histoire, essayant
ainsi de rassurer mes peurs intérieures. Admettre que Nick avait été enlevé était
bien trop compliqué, trop douloureux.
— Loki, murmurai-je en me passant une main dans les cheveux, Nick ne se
serait jamais laissé kidnapper sans réagir, et nous savons toi et moi qu’il est bien
trop puissant pour se laisser avoir comme les autres victimes.
— Sans oublier qu’il ne s’agit pas du mode opératoire habituel de la créature
en action ici, intervint Nora, à raison.
Je hochai la tête. C’était un argument tout à fait valable, la chose qui s’en
prenait aux lycans ne s’y était jamais prise de cette manière. Loki ne parut pas
convaincu.
— Comme tu l’as si bien dit, Nick ne se serait jamais laissé enlever sans
lutter, c’était peut-être une combine visant à l’affaiblir.
Plaçant une main dans mon dos, le loup m’entraîna vers l’armature
accidentée, je lui emboîtai le pas sans broncher.
— Les traces de sang retrouvées au sol mettent en avant le fait que Nick est
sans le moindre doute ressorti vivant du SUV, mais tout laisse à penser que
quelqu’un l’attendait dehors.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? l’interrogeai-je, anxieuse.
Le géant me conduisit jusqu’aux résidus en question. Mon taux d’angoisse
grimpa en flèche et dépassa son seuil de tolérance lorsque ma rétine capta les
traînées sanguinolentes présentes sur le goudron. Celles-ci étaient nettes, pas
encore tout à fait sèches, les événements devaient être récents.
— Comme tu peux le constater, poursuivit mon camarade, les marques partent
du côté conducteur dont la portière est complètement arrachée, elles font le tour
de la voiture et s’arrêtent près du capot.
Je suivis les sillons de sang coagulé jusqu’à l’avant de la Toyota, au pied du
capot à l’envers était accumulée une plus grosse quantité de sang. Je fronçai les
sourcils. Nick avait dû se tenir immobile juste là, suffisamment longtemps en
tout cas pour que l’hémoglobine dont il se vidait forme une petite flaque
vermeille. Les traces s’arrêtaient là.
Je compris soudainement que Loki avait sûrement raison. L’évidence me
frappa de plein fouet comme un coup de poing dans le ventre, mon souffle se
coupa, je sentis mes jambes devenir aussi raides et lourdes que de la pierre. Je
crus un instant que j’allais m’effondrer.
— Si Nick avait pris la direction de l’hôpital, il aurait semé des traces de sang
sur son passage comme le petit Poucet{6}, mais les empreintes prennent fin ici.
J’ai une hypothèse…
— Laisse-moi deviner, le coupai-je en fermant les yeux et en me pinçant les
paupières entre mon pouce et mon index, tu penses que c’était un guet-apens.
Que l’accident n’en était pas un et qu’en fait, la voiture qui a tamponné celle de
Nick attendait sûrement son arrivée. Tu penses que Nick est sorti de la voiture,
qu’il a titubé jusque-là et qu’il est tombé nez à nez avec la personne responsable
de son accident. Étourdi et affaibli par la perte importante de sang et les
tonneaux qu’il venait de faire au volant de son tank, il lui a été plus difficile de
lutter face aux pouvoirs de la créature, qui a certainement profité de son état
pour lui mettre le grappin dessus. Et d’après toi, Red est désormais entre les
griffes d’une chose dont nous ignorons tout et qui se sert des lycanthropes on ne
sait comment, avant de s’en débarrasser dans les eaux crades des égouts.
Loki garda le silence pendant quelques secondes, j’avais raison.
— Sam est en train de vérifier les caméras de surveillance au poste de police,
dit-il, je pourrais tout à fait avoir tort.
J’expirai lentement l’air que je gardais dans mes poumons avant de soulever
de nouveau les cils. Mon attention fut captée par les officiers du commissariat
qui brassaient de l’air autour du périmètre cerné par leurs bandes en plastique
ridicules. Certains demandaient à la foule de se disperser, d’autres discutaient de
la pluie et du beau temps sans véritablement se soucier du fait qu’un homme
avait eu un accident, qu’il était sans le moindre doute blessé et qu’il avait
possiblement besoin d’aide. Il apparaissait évident que l’affaire allait être classée
au plus vite sans investigations préalables, la voiture allait être amenée par la
fourrière et n’allait pas être l’objet de recherches plus poussées. Nous étions les
seuls capables de retrouver ce nouveau disparu, les seuls capables d’agir contre
l’enfoiré qui m’avait arraché ma moitié.
Déterminée à ne pas me laisser sombrer dans la tourmente et la dépression, je
rassemblai mes esprits et me tournai vers le change-peau à la crinière de lion. En
s’en prenant à Nick, la créature établie ici avait commis une grave erreur. J’étais
remontée comme une pendule, et s’il me restait bien une certitude, c’était qu’elle
allait morfler. Ça, j’allais y veiller personnellement.
— Loki, téléphone à Bram et dis-lui de nous rejoindre au commissariat, lui
demandai-je. Nous avons besoin d’établir l’emploi du temps de la journée de
Nick avec précision. Je veux savoir ce qui s’est passé aujourd’hui dans les
moindres détails.
Le Viking hocha la tête.
— Il faut prévenir l’Alpha du Nord ! s’exclama vivement Nora. Il faut qu’il
sache que son petit-fils a été enlevé.
— Non, tranchai-je avec fermeté.
Mon ton péremptoire sembla surprendre la louve, qui recula d’un pas en
secouant légèrement la tête. James me jeta un regard en coin, il savait
pertinemment pourquoi je refusais de prévenir Vincent tout de suite.
— Pourquoi ? rétorqua la rousse. La situation est en train de dégénérer et il est
désormais primordial que les autorités lycanes soient au courant. Nick a gardé le
secret pendant trop longtemps.
Je serrai les dents.
— Tu n’as pas tout à fait tort, reconnus-je, mais Nick a ses raisons de garder
cette affaire sous silence, et il m’en voudrait terriblement si je faisais appel à son
grand-père pour gérer cette situation. Son rôle au sein de la société pourrait être
remis en question, d’autant plus maintenant qu’il s’est fait avoir. Si cela venait à
se savoir, ça pourrait avoir des répercussions catastrophiques sur sa réputation,
sur son honneur ainsi que sur ses affaires professionnelles.
Nora parut outrée.
— Alors tu mettrais sa vie en danger pour préserver sa réputation ? maugréa-
t-elle.
Je fronçai les sourcils et fis un pas menaçant en avant.
— Tu es mal placée pour me juger, toi qui n’as pas hésité à garder pour toi la
disparition de tes camarades pour maintenir ta fierté intacte. Je ne fais pas ça par
plaisir, et crois-moi, si j’avais la possibilité de rameuter la Terre entière pour
retrouver l’idiot qui me sert de compagnon, je le ferais sans hésiter, mais
malheureusement pour moi, je vis avec le lycanthrope que l’on dit invincible.
Celui-là même qui deviendra dans quelques années, peut-être même quelques
mois, le dirigeant d’une communauté entière. Quand nous aurons retrouvé Nick,
parce que nous allons le retrouver, il ne supporterait pas de savoir que tous les
efforts qu’il a faits jusqu’à présent pour accéder au sommet ont été réduits à
néant par une simple erreur d’inattention. Alors, garde tes remarques pour toi,
d’autant plus que tu n’as aucune idée du mal que ça me fait de prendre cette
décision.
La louve grogna.
— C’est irresponsable, éructa-t-elle avec rage.
— Je le sais bien, mais je vais le retrouver.
La jeune femme affronta mon regard arrêté pendant un instant avant de se
tourner vers son compère. Elle ne trouva aucun appui de ce côté-là non plus.
Furieuse, elle serra les poings, montra les dents et tourna les talons pour quitter
les lieux. Lorsqu’elle fut partie, je m’autorisai enfin à expirer l’air contenu dans
mes poumons. Loki s’avança dans ma direction.
— Je le maudis de me contraindre à prendre une décision pareille, soufflai-je.
— Je sais.
Je me mordis la lèvre inférieure.
— J’ai jugé Nora quand elle m’a avoué avoir caché la vérité à Nick sur les
disparitions de Fredericksburg dans le souci de garder son amour propre intact,
ajoutai-je, honteuse. J’ai l’impression de faire exactement la même chose
maintenant.
Le mâle grognassa, comme pour me réprimander.
— Je ne sais pas exactement de quoi Nora et toi avez discuté, riposta-t-il,
mais je sais une chose, tu ne fais pas ça pour toi. Tes motivations ne sont pas
égoïstes ou intéressées, tu le fais pour Nick. D’ailleurs, si c’était toi qui avais
proposé de prévenir Vincent, je t’aurais exprimé les mêmes réserves.
— Vincent pourrait nous apporter une aide supplémentaire, plaidai-je en
plantant mes pupilles dans les siennes, une aide qui pourrait être déterminante
dans la suite de cette affaire. J’accepte de garder le silence pour le moment, mais
si je constate que nos recherches piétinent, je n’hésiterai pas à décrocher mon
téléphone. Deux jours, c’est ce que je nous donne pour retrouver Nick et mettre
un terme à cette affaire, pas un de plus.
Le métamorphe hocha la tête, difficilement mais il le fit quand même. Je posai
une main sur son biceps et pressai sa peau doucement.
— Passe un coup de fil à Bram, je vais rejoindre Sammy.
De nouveau il acquiesça, et plongea ses doigts dans la poche avant de son jean
pour en sortir son Iphone. Il s’éloigna pour passer son appel.
Seule, ou presque, je me tournai vers la voiture abandonnée et observai avec
attention ce qu’il en restait. Nick était ressorti vivant de cet accident, c’était la
seule et unique chose que je devais retenir. Il respirait encore, il était quelque
part et j’allais le retrouver. Deux petits jours, c’était le temps qu’il devait tenir
entre les griffes de son bourreau, c’était tout ce que je lui demandais. Certes, je
n’avais aucune idée de quoi son kidnappeur était capable, mais si j’avais un
avantage, c’était que lui non plus, il ne savait pas de quoi moi, j’étais capable. Et
pour l’homme que j’aimais, je n’avais aucune limite. J’allais retourner cette
satanée ville, y mettre le feu si nécessaire, mais j’allais le retrouver, c’était une
promesse.
20
La première chose que je perçus en poussant la porte du commissariat fut la
voix rauque et autoritaire du quatrième Gamma de la Meute du Soleil qui
manifestait son mécontentement dans un des quartiers de l’établissement. Il ne
me fallut pas longtemps pour comprendre qu’il se trouvait dans le bureau du
chef Sanchez, que nous avions déjà eu le déplaisir de rencontrer,
malheureusement. Nora passait encore, mais si je devais affronter de nouveau cet
abruti à la ramasse, je ne donnais pas cher de mon self-control.
La plupart des officiers étant à l’extérieur, réunis ou presque autour de la
voiture retournée, je n’eus aucun mal à rejoindre le bureau d’où provenaient les
éclats d’une dispute à sens unique. La porte en bois qui portait la plaque
officielle du chef de la police de Fredericksburg était entrouverte, je la poussai
du plat de la main et entrai dans la pièce.
Sammy était bien là, debout face au bureau de l’homme que nous avions
interrogé quelques jours plus tôt. La colère évidente qu’il ressentait avait fait
grimper la température de l’office, son aura de dominant imprégnait les lieux au
point que l’atmosphère qui y régnait était devenue lourde et étouffante. Il était
furieux, et évidemment, le manque de professionnalisme du policier n’y était pas
pour rien.
— Comment ça vous n’avez pas de caméras de vidéosurveillance ? hurla-t-il.
Depuis quand les commissariats ne disposent plus de ce type d’outil pourtant
essentiel au bon fonctionnement de la vie publique ?
Le maître des lieux, installé sur son siège en cuir noir, arborait un air
nonchalant malgré la fureur de son interlocuteur. Il gardait son menton posé sur
le dos de ses mains aux phalanges croisées, ses coudes étaient écrasés contre la
surface en bois massif de son écritoire rempli de dossiers mal rangés. Ses épais
sourcils ébène étaient haussés très haut sur son front. Il ne semblait visiblement
pas comprendre l’agacement du lycan, ce qui n’était pas grandement surprenant
lorsqu’on savait qu’il était sans aucun doute manipulé par une force qui le
dépassait.
— Que se passe-t-il ? lançai-je alors en faisant un pas en avant dans leur
direction.
Aveuglé par son exaspération et la rage qu’était la sienne, Sam n’avait pas
remarqué ma présence jusqu’alors, il se retourna à l’entente de ma voix.
— Génial, il manquait plus que celle-là, grommela dans sa barbe l’employé
au service de la municipalité. Vous ne portez pas votre uniforme de corbeau,
agent Scully{7} ? railla-t-il en étudiant ma tenue civile de haut en bas.
— Dites-moi, Sanchez, vous avez bouffé un clown aujourd’hui ou vous
envisagez de vous lancer dans une carrière de comique ? répliquai-je avec
hargne.
L’homme leva les yeux au ciel et serra les lèvres, je secouai la tête de gauche
à droite et me tournai vers le Gamma. Les traits de son visage étaient tirés,
déformés par l’inquiétude et la préoccupation ; je tentai d’esquisser une mine qui
se voulait rassurante. Si je m’en référais à son expression désolée, je n’y étais
pas parvenue.
— Poppy, je suis…
— Tu n’y es pour rien, le coupai-je instantanément, sachant pertinemment de
quoi il souhaitait s’excuser. Nous reparlerons de tout ça à l’hôtel, pour le
moment, parle-moi de cette histoire de caméras. C’est quoi le problème ?
Le brun soutint mon regard un instant avant d’acquiescer lentement, il passa
une main dans sa masse de cheveux ondulés, dont les reflets chocolat brillaient à
la lumière des rayons du soleil qui filtraient par les stores abaissés.
— Les caméras de surveillance ont été débranchées, expliqua-t-il alors en
jetant un coup d’œil assassin à l’individu assis derrière le bureau. Nous n’avons
aucune vidéo de l’accident, alors qu’une putain de caméra est installée à
l’intersection où a eu lieu l’accident.
Je fronçai les sourcils, contrariée par cette déclaration, et considérai de
nouveau le chef Sanchez.
— Pourquoi la caméra était-elle débranchée ? le questionnai-je avec fermeté.
L’homme haussa les épaules.
— Pourquoi il y aurait-il des caméras en ville ? répliqua-t-il. Comme je vous
l’ai déjà dit, Fredericksburg est une commune tranquille, prospère. Nous ne
sommes pas à Boston ou New York, nous n’avons pas besoin d’épier nos
concitoyens à l’aide d’un système de vidéosurveillance qui ne ferait qu’entraver
leur liberté. Nous ne sommes pas dans un roman de George Orwell{8} bon sang !
Atterrée par ces explications irrationnelles, j’écarquillai les yeux et laissai
tomber mes bras le long de mon corps. La créature avait de toute évidence pensé
à tout.
— C’est ridicule, maugréa le loup en serrant les poings.
— Mais pas du tout ! se défendit l’autre. Le rôle de la police est avant tout de
préserver la prospérité de la vie quotidienne, nous ne voulons surtout pas que nos
habitants se sentent observés par des dispositifs technologiques malsains et
totalement inappropriés.
— Mais comment pouvez-vous dans ce cas assurer la protection de vos
citoyens ? protesta le garou, qui refusait de le laisser tenir des propos aussi
absurdes. Vous ne vous êtes pas dit qu’avec l’aide de ces fameux dispositifs
technologiques malsains et inappropriés vous auriez pu mettre la main sur la
personne qui kidnappe les hommes de votre bled paumé ?
Sanchez proféra une exclamation de contestation en s’enfonçant dans son
siège, il tapota sa tempe du bout de son index.
— Vous êtes complètement marteau jeune homme, lâcha-t-il, il n’y a jamais
eu de kidnapping à Fredericksburg !
— Que faites-vous alors des cent huit disparitions survenues dans les environs
depuis le début de l’année ? objecta le brun en faisant un pas menaçant vers son
adversaire. Tous ces hommes se sont envolés comme par magie ? Ils ont tous
reçu leur lettre pour Poudlard{9} et ils sont partis étudier les sortilèges en
compagnie des nains et des licornes ?
— Qu’est-ce que j’en sais moi ? Je ne suis pas une nounou ! Les gens sont
libres d’aller et venir comme bon leur semble sans en plus, avoir besoin de
fournir des autorisations pour prendre des vacances !
La voix de l’officier était montée d’une octave. Cette conversation allait mal
finir, il fallait y mettre un terme avant que Sam ne perde le contrôle de son loup
et saute à la gorge de la tête à claques qui lui faisait face.
Alors que celui-ci s’apprêtait à contre-attaquer à l’aide d’un énième argument
valable, je posai ma paume sur son épaule noueuse et pressai sa peau dans le but
d’attirer son attention, il se stoppa net.
— Laisse tomber, Sammy, murmurai-je d’une voix douce, ça ne sert à rien
d’insister, il ne peut pas nous aider.
Hors de lui, il fallut un instant à mon ami pour détacher son regard accusateur
du chef de la police locale. Un muscle tressauta sur sa mâchoire lorsque celle-ci
se contracta brusquement.
— Je vais t’attendre dehors, dit-il avant de tourner les talons et de quitter la
pièce.
— Il ne serait pas un peu soupe au lait votre ami par hasard ?
Exaspérée par le comportement irréaliste du commissaire, mais sachant
pertinemment qu’il n’était pas vraiment responsable de ce manque de jugeote,
j’inspirai profondément avant de me tourner vers lui. Avait-il seulement
conscience qu’il était une putain de tête à claques ?
— Êtes-vous certain qu’aucune caméra n’est en service en ville ? insistai-je,
faisant abstraction de sa remarque moqueuse.
L’individu proféra un grognement exaspéré, il secoua la tête de gauche à
droite.
— Sûr et certain, c’est d’ailleurs une idée tellement absurde que je ne sais
même pas comment vous pouvez me poser la question.
— Pourquoi n’êtes-vous pas dehors ? m’enquis-je, curieuse.
Il parut étonné.
— Pourquoi diable serais-je dehors ?
— Oh, peut-être parce qu’il y a une voiture renversée qui gît au milieu de la
route à quelques mètres seulement de votre commissariat. Et que l’homme qui
s’y trouvait a mystérieusement disparu, lui aussi. Encore un qui a décidé de
prendre quelque vacance et qui est parti en laissant sa caisse disloquée sur le
bitume, n’est-ce pas ?
Sanchez secoua la tête de gauche à droite, sourcils levés, bouche ouverte. Il
leva les mains en l’air, les paumes vers le ciel, et haussa les épaules, me
signifiant par ce geste que pour lui cette hypothèse était tout à fait probable.
Évidemment. Il était tout à fait commun que les gens fassent des tonneaux avec
leur véhicule et qu’au lieu de se rendre à l’hôpital comme tout un chacun,
préfère se payer un peu de bon temps sur une île déserte.
Fatiguée par cette discussion vaine, je décidai d’y mettre un terme. Rester ici
n’était qu’une perte de temps considérable. Comme pour les autres cas de
disparitions, il était évident que nous ne devions rien attendre des forces de
police ; tant pis, nous ferions sans.
Quand je regagnai la sortie, sans même avoir pris la peine de saluer l’agent
Sanchez, je ne fus pas surprise de retrouver un Sam Peters sur les nerfs, tournant
en rond devant la bâtisse comme un lion en cage. Il ruminait sa colère, poings
serrés, traits fermés, il était rare de le voir dans un tel état d’énervement.
— Il n’est pas maître de ses agissements, tentai-je alors en m’immobilisant à
quelques pas de lui. Je suis persuadée qu’il nous aiderait s’il était en pleine
possession de ses moyens.
Ce qui n’était franchement pas le cas, en l’occurrence.
— Peu importe, gronda-t-il sans cesser de faire les cent pas, cet enfoiré
d’incapable aurait mérité mon poing dans la tronche, ça l’aurait peut-être libéré
de l’emprise dont il est soi-disant victime !
— Soi-disant victime ? répétai-je.
— Il faut être sacrément je-m’en-foutiste de base pour se laisser aveugler
aussi facilement ! Il est plus qu’évident que les pecnots de ce putain de patelin
ne luttent pas, qu’ils ne font rien pour tenter de combattre l’emprise mentale dont
ils sont victimes !
J’enfonçai mes mains dans mes poches et levai les yeux vers le ciel une
seconde. Celui-ci avait pris des teintes orangées magnifiques. La journée avait
dû être belle, je n’en avais pas vu grand-chose malheureusement. Quoique tout
bien considéré, j’aurais sans aucun doute dû rester couché et forcer Nick à le
rester aussi. Cela nous aurait évité bien des emmerdes.
— Comme tu l’as si bien dit, ce sont eux aussi des victimes, plaidai-je, et tant
que nous n’aurons pas retrouvé la créature qui s’en prend à eux, et qui s’en est
prise à Nick, nous ne pourrons pas les aider. Je sais que tu es en colère, que ton
stress doit être intense et véritablement dur à gérer, pour toi comme pour ton
loup, mais si nous voulons avoir une chance de retrouver ton Alpha et ami, nous
devons résister à l’envie de céder à cette excitation explosive. C’est dur, putain
je sais que c’est dur, mais il faut tenir bon. Nick est en vie, et chaque seconde
que nous perdons à nous focaliser sur des éléments futiles réduit ses chances de
le rester. Alors reprends-toi, inspire profondément, tout va bien se passer.
Je suivis mon propre conseil et pris une grande bouffée d’air afin d’en emplir
mes poumons comprimés par l’inquiétude, puis expirai lentement. Chaque
muscle de mon corps était raidi par une tension extrême. Inspirer et expirer ne la
fit pas disparaître, mais en tout cas, cela m’aida à me sentir moins tendue. Quand
je redonnai mon attention au garou, celui-ci me fixait, ses pupilles avaient été
remplacées par celles de l’animal qui vivait en lui. Elles brillaient d’une lueur à
la fois sauvage et désespérée. Tous deux se faisaient du souci pour leur Alpha,
qui, avant d’être leur supérieur hiérarchique, était un ami d’enfance. Je savais la
situation d’autant plus délicate que Sam et Nick avaient vu leur relation se
dégrader légèrement à la suite de mon arrivée au sein de la meute. Le jeune
homme craignait sûrement de ne pas avoir la chance d’arranger les choses avant
qu’il ne soit trop tard.
Touchée par la mine abattue de mon camarade, je parcourus la distance qui
nous séparait et me hissai sur la pointe des pieds pour le prendre dans mes bras.
Le change-peau répondit à mon étreinte, il enserra ma taille de ses bras musclés
et m’écrasa contre lui comme si sa vie en dépendait. Nous restâmes un moment à
nous enlacer sans rien dire.
— Nous allons le retrouver, Sammy, murmurai-je tout bas, je te le promets.
— Je ne comprends pas comment ça a pu se produire, répondit-il dans mon
cou. Nick n’est pas du genre à se laisser avoir aussi facilement, il est bien trop
puissant pour ça.
J’acquiesçai et me détachai de lui, j’étais entièrement d’accord avec cette
affirmation, qui, pourtant, ne me rassura pas du tout. Parce que cela signifiait que
si Nick, dit le loup le plus puissant de sa génération, avait réussi à être enlevé,
c’était qu’il était peut-être tombé sur plus fort que lui. Et ça, ça semblait
littéralement impossible quand on connaissait les capacités surnaturelles de
celui-ci. Ça n’annonçait rien de bon pour la suite.
— Il nous faut un corps, lançai-je soudainement.
Sam fronça les sourcils, interloqué par mon intervention soudaine.
— Un corps ?
— Oui, un corps. Notre priorité est de découvrir au plus vite ce contre quoi
nous devons nous battre. Pour cela, nous n’avons pas trente-six solutions. Il faut
procéder par élimination, se montrer concis et pragmatique. Je sais que ce n’est
pas une goule, mais les possibilités restent encore bien trop nombreuses. Il nous
faut le corps d’une de ses victimes, afin que nous puissions l’examiner comme il
faut et déterminer si cette chose y a laissé un indice, une trace ou une marque qui
nous permettrait de réduire ces possibilités. Il nous faut un corps.
Comprenant où je voulais en venir, le brun hocha la tête, son visage retrouva
l’expression assurée qu’il arborait habituellement.
— Je m’en occupe, affirma-t-il d’une voix ferme.
— Très bien.
Ce fut à ce moment-là que Loki nous rejoignit, il vint se poster à nos côtés, le
téléphone encore dans les mains.
— Bram arrive tout de suite, il sera là dans deux minutes, déclara-t-il.
— D’accord, répondis-je avant de marquer une pause.
Il fallait que nous établissions un plan d’action, que nous explorions toutes les
pistes qu’il nous restait à envisager pour pouvoir avancer. Nous devions
déterminer ce que nous allions faire ensuite. Si Sam se chargeait du cadavre,
j’avais également une petite idée de ce que j’allais faire de mon côté.
— Nora m’a parlé d’une nana, expliquai-je alors, une fille qui fréquentait
Cody, le premier agent lycan à avoir disparu.
Le Bêta croisa ses bras massifs sur son large torse avant de se redresser de
toute son impressionnante hauteur, ses sourcils dorés se froncèrent.
— Cody fréquentait une fille ?
Je secouai la tête de haut en bas.
— Apparemment, une certaine Vivi Abrams ou un truc comme ça.
Soudain, les deux hommes échangèrent un coup d’œil en coin, mon intérêt
s’en vit réveillé instantanément.
— Quoi ? lâchai-je.
— Tu te rappelles, avant que tu ne partes rejoindre Nora, nous t’avions dit que
nous avions appris une chose intéressante, pas tout à fait dénuée d’intérêt ?
commença le brun.
— Hum.
Je m’en rappelais, en effet. Mais j’avais préféré remettre à plus tard la
conversation, préférant rejoindre la louve à la station-service.
— Nous étions allés voir la mère de Benjamin Jackson, un gamin de 17 ans
disparu deux mois plus tôt, poursuivit le blond. Celle-ci était persuadée que son
fils allait revenir d’ici peu, que sa disparition n’en était pas vraiment une et qu’il
était sûrement parti explorer le monde comme n’importe quel adolescent en
quête d’identité aurait pu le faire.
— Jusque-là, rien de bien nouveau, fis-je remarquer en arquant un sourcil.
— Jusque-là, en effet, rien de bien nouveau. Cependant Mrs Jackson, face à
nos suspicions, a mis en avant un argument intéressant. Elle a expliqué que son
fils était obligé de revenir puisque d’après elle, il fréquentait depuis quelque
temps une jeune fille dont il semblait fort amoureux, et qu’il n’aurait jamais
abandonné sans explication.
— Laisse-moi deviner, cette fameuse gonzesse ne s’appellerait pas Vivi
Abrams par hasard ? compris-je.
— Presque, rétorqua Sam, son nom c’est Vivi Adams. Elle travaille à la
piscine municipale où elle anime des cours d’aquagym et pratique des activités
aquatiques et ludiques avec des gosses. Drôle de coïncidence quand même que
deux des victimes aient fréquenté cette nana avant de disparaître, non ?
Je hochai la tête et me mordis la lèvre inférieure, c’était en effet troublant.
Cela pouvait tout à fait être un hasard, mais aucune piste n’était à écarter et
chaque élément, aussi insignifiant pouvait-il être, avait son importance.
— Loki, tu vas attendre Bram et, ensemble, vous allez me retracer la journée
de Nick dans les moindres détails, de son départ de l’hôtel jusqu’au moment de
la collision, dictai-je avec assurance. Sam, tu vas me chercher un cadavre. Quant
à moi, je m’occupe de cette Vivi Adams.
21
J’arrivai devant la piscine municipale dans les environs de 19 heures. Elle
était encore ouverte, coup de chance, je n’allais pas avoir besoin de patienter
jusqu’au lendemain pour interroger Vivi Adams. Cette mystérieuse jeune femme
avait fréquenté deux des lycans disparus, ce qui pouvait tout à fait être un hasard
pur et simple, tout comme cela pouvait ne pas en être un. D’après Nora, elle était
humaine. La louve n’avait rien signifié d’étrange au sujet de ses actions ou de sa
personne. Mais ça ne voulait rien dire, je savais d’expérience que les créatures
étaient parfois capables de masquer leur aura dans le but de garder secrète leur
véritable nature, c’était peut-être son cas. Je devais rester prudente.
Avant de rejoindre l’entrée de l’établissement public, je fis le tour de ma
Mustang et ouvris le coffre. Dans un coin de celui-ci se trouvait une petite boîte
en bois sur laquelle étaient gravées de vieilles runes féeriques, je m’en emparai
et l’ouvris sans attendre. À l’intérieur étaient entremêlés les diverses amulettes et
artefacts que j’avais accumulés au cours de mes diverses chasses. Certains
m’avaient été offerts, j’en avais déniché d’autres dans des boutiques ésotériques
tenues par des sorcières, des fées ou encore des chasseurs. Leurs propriétés
étaient diverses et variées, chacune d’entre elles possédait son utilité propre.
Les traqueurs utilisaient très souvent ce type d’outil surnaturel pour mener à
bien leurs différentes chasses. Je devais avouer que celles-ci pouvaient s’avérer
pratiques en cas d’urgence ou dans le cadre de situation particulière, par exemple
pour se protéger des maléfices lorsqu’on était sur les traces d’un nécromancien
ou d’un sorcier récalcitrant. J’avais complètement oublié que je possédais parmi
ces grigris, un pendentif capable de bloquer les effets des sortilèges d’origine
maléfique. Si je n’avais pas téléphoné à Rocky, je n’y aurais sûrement pas pensé.
Grâce à lui, j’allais peut-être pouvoir échapper à l’emprise de la créature, celle-là
même qui réduisait les habitants de cette ville à l’état de mollusques humains.
Fouillant dans la boîte à la recherche de l’amulette en question, je la dénichai
finalement, non sans difficulté, enroulée autour de ses sœurs. L’extraire du nœud
dans lequel elle était emmêlée me prit deux bonnes minutes, mais à force de
persévérance, je parvins à l’en libérer. Bon, j’y avais laissé ma patience, mais
j’avais obtenu gain de cause. Hallelujah !
Le collier était composé d’un fin cordon en daim marron au bout duquel
pendait une pierre aux teintes bleues et or : une labradorite.
La labradorite possédait de nombreuses propriétés, notamment sur le plan
énergétique. On lui connaissait également des capacités de protection puissantes.
Les labradorites permettaient par exemple à son porteur de parer aux mauvaises
énergies produites par des individus négatifs susceptibles de puiser dans ses
énergies. Ces gemmes servaient aussi à lutter contre la fatigue, c’était d’ailleurs
pour cela qu’il fallait la retirer au moment de se coucher. En clair, cette pierre
était à la fois un bouclier et une éponge aux bienfaits multiples, qui absorbait et
dissolvait les émanations négatives dont les effets pouvaient être nuisibles pour
les personnalités particulièrement empathiques ou sensibles.
Celle en ma possession était légèrement différente de celles que l’on pouvait
trouver dans les commerces. Elle provenait d’une bohémienne qui me l’avait
offerte en cadeau, pour me remercier de l’avoir débarrassée d’un esprit
indésirable qu’elle avait malencontreusement invoqué. Elle avait ensorcelé la
pierre de sorte à accentuer ses attributs et à en faire ressortir toutes ses capacités,
faisant d’elle une véritable armure surpuissante. Ce collier semblait être le
compagnon idéal dans une ville comme Fredericksburg. Je m’empressai de le
passer autour de mon cou et de le placer sous le col de mon tee-shirt. Sitôt que la
pierre toucha ma peau, je me sentis soudainement incroyablement mieux,
comme si je venais de retrouver en un instant toute ma vitalité, qui me faisait
atrocement défaut depuis quelque temps.
Revigorée, protégée et prête à en découdre avec le monde entier, je replaçai la
boîte au fond de mon coffre et le refermai avant de me diriger vers l’entrée de la
bâtisse.
Sitôt entrée au sein de la structure, mon odorat fut attaqué par une puissante
odeur de chlore, parfum violent et agressif qui me fit monter les larmes aux yeux
alors que mon nez commençait à piquer. Je n’allais pas souvent à la piscine, pas
municipale en tout cas. À Springdale, nous en avions une au sous-sol de la
maison, du coup, lorsque j’avais besoin de me détendre et de décompresser, je
m’autorisais à piquer une tête. Résultat, j’échappais généralement aux
désagréments engendrés par les édifices publics, les fortes odeurs présentes dans
ce genre d’endroit par exemple.
Fronçant le nez dans le but d’éviter l’éternuement, sachant en plus que les
miens n’étaient guère discrets, je me dirigeai vers l’accueil et demandai au jeune
homme qui s’y trouvait s’il était possible de voir Vivi Adams. Afin qu’il ne pose
pas de question, je me présentai comme étant une amie de celle-ci, je lui
expliquai que nous ne nous étions pas vues depuis longtemps et que je souhaitais
lui faire une surprise maintenant que j’étais de nouveau en ville. Il me laissa
passer sans plus en demander, ouf.
Je n’avais pas emporté de maillot de bain, le passage au vestiaire fut donc
inutile. Cependant, avant d’entrer dans la salle des bassins, je pris soin de retirer
mes chaussures ainsi que mes chaussettes. Traverser le pédiluve fut
malheureusement inévitable, l’eau froide qu’il contenait fit monter des frissons
glacés le long de mes jambes. Dans la salle des bassins intérieurs, les derniers
nageurs commençaient à plier bagage. Ceux-ci marchaient à contresens du mien,
dégoulinants, bonnets encore sur la tête.
Trouver Vivi ne fut pas difficile. Il n’y avait qu’une seule jeune femme en
maillot de bain affublée d’un sifflet dans mon champ de vision ; celle-ci était
occupée à ranger des ballons flottants dans un filet. Je m’approchai d’elle
prudemment, tout en l’observant attentivement. À première vue, il n’y avait rien
chez cette fille aux cheveux sombres qui pouvait laisser penser qu’elle cachait
une nature surnaturelle, mais les apparences pouvaient être trompeuses, j’en
savais quelque chose. Ryan, mon meilleur ami qui était humain et qui ne savait
rien de ma vie de chasseuse avertie, ne se doutait pas une seconde que je traquais
les monstres pourvue d’un fusil à pompe. Et pourtant, Dieu seul savait que nous
en avions passé du temps ensemble !
— Bonjour, lançai-je en m’arrêtant près d’elle.
Lorsque l’animatrice releva la tête, je compris par quel miracle elle était
parvenue à faire chavirer les cœurs de deux lycans. Vivi Adams était tout
bonnement magnifique. Les traits de son visage fin étaient doux, ses cheveux
noirs faisaient ressortir son teint diaphane, ses lèvres charnues et bien dessinées
avaient une couleur rosée naturelle que je ne serais pas parvenue à obtenir à
l’aide du meilleur des rouges à lèvres. Comme si la nature avait décidé de la
doter de toutes les qualités physiques possibles, elle possédait également de
magnifiques yeux verts tachetés d’éclats dorés. Il était plus que certain qu’elle
était capable d’envoûter le plus récalcitrant des hommes à l’aide d’un seul
regard.
— Bonjour, je peux vous aider ? demanda-t-elle en se redressant.
Je tentai d’esquisser un sourire convaincant.
— Oui, je… je suis désolée de vous déranger, je suis la petite sœur de Sven
Ellis. Je n’ai pas vu mon frère depuis quelque temps, je n’ai pas de nouvelles
non plus et on m’a dit que vous et lui étiez plutôt proches. Je me suis dit que
vous pourriez peut-être m’aider à le retrouver ?
Sven Ellis n’était autre que l’identité factice utilisée par Cody, le premier
agent lycan à avoir disparu dans le coin, quelques semaines plus tôt.
Évidemment, il ne s’était pas présenté sous son véritable nom, j’avais été mise
au courant par Loki, qui m’avait communiqué la fameuse identité qu’il avait
utilisée ici.
Je n’avais pas pris la peine d’enfiler mon costume d’agent fédéral ni de
prendre ma plaque avec moi, il m’avait donc fallu une excuse pour aborder la
jeune fille. Me présenter comme étant la jeune sœur de Sven Ellis m’avait donc
paru être la meilleure solution pour obtenir des informations. Je ne m’étais pas
trompée, le regard de la brune s’illumina à l’entente du nom de son prétendant,
j’avais éveillé son intérêt.
— Je ne savais pas qu’il avait une sœur, dit-elle alors.
J’avais prévu le coup.
— Nous nous voyons rarement, expliquai-je, mes études m’ont amenée à
prendre le large, mais nous ne passions pas une semaine sans nous téléphoner, et
là, ça fait déjà quelque temps que c’est le silence radio. J’ai essayé d’en savoir
plus auprès de la police locale, mais visiblement la disparition de mon frère ne
semble pas les inquiéter plus que cela. J’ai juste envie de savoir s’il va bien,
avez-vous des informations à ce sujet ? J’ai entendu dire que vous sortiez
ensemble ?
Une mine triste traversa le visage de mon interlocutrice, elle croisa ses bras
contre sa poitrine.
— Nous nous sommes fréquentés quelque temps, reconnut-elle. Je l’ai
rencontré ici, à la piscine où il venait de trouver un travail peu de temps après
son installation en ville. D’après ce qu’il disait, il cherchait à prendre un
nouveau départ après une rupture difficile. Il était gentil et très avenant. Nous
nous sommes vus plusieurs fois en dehors du boulot, pour prendre un verre ou
aller au cinéma. Il était très prévenant avec moi.
— Vous a-t-il dit s’il souhaitait quitter Fredericksburg ? S’il avait eu des
problèmes avec un collègue ou un voisin ? N’importe quoi qui aurait pu lui
donner envie de partir ?
Elle secoua la tête de gauche à droite d’un air triste.
— Non, il semblait se plaire ici, et il était très doué avec les enfants.
— N’aurait-il pas pu vous cacher des problèmes d’intégration ou autre ? Je
sais à quel point Sven peut être mystérieux des fois.
Les joues de la maître-nageuse se parèrent d’une légère couleur rose, elle
détourna le regard avant d’effectuer un geste négatif de la tête.
— Nous étions plutôt proches, il ne m’aurait jamais caché quelque chose
comme ça, affirma-t-elle. Nous nous confions énormément l’un à l’autre,
notamment parce que nous partagions un point commun.
— Ah oui ? m’enquis-je, curieuse.
Elle acquiesça en se tournant de nouveau vers moi.
— Je venais également de sortir d’une histoire d’amour compliquée. Mon
petit-ami de l’époque m’a abandonnée sans un mot, il a quitté la ville après
quelques semaines de relation sans me prévenir. J’avais été profondément
blessée par ce départ soudain, Sven m’a épaulée et j’ai fait de même pour lui.
Ben tu m’étonnes…
— Est-ce que votre ancien petit-ami aurait pu refaire surface et, en apprenant
votre nouvelle relation, commettre un geste désespéré à l’encontre de mon
frère ?
— Ben ? dit-elle. Non, s’il était revenu, sa mère m’aurait téléphoné. Et puis,
Benjamin a beau être assez bien bâti grâce à ses années de natation, il n’aurait
pas fait le poids face à un homme comme Sven.
Comme je l’avais soupçonné, la relation compliquée qu’elle avait évoquée
était celle qu’elle avait vécue avec Benjamin Jackson, le second garou qu’elle
avait côtoyé et qui avait également disparu. J’avais l’occasion de rebondir.
— J’ai entendu dire que mon frère n’était pas le seul homme à avoir mis les
voiles dans les environs, ajoutai-je, il ne serait pas le seul à avoir disparu sans
dire un mot. Hum… pensez-vous que cela soit une coïncidence ?
Brusquement, un éclair passa dans ses pupilles émeraude, sa mine s’assombrit
et ses sourcils se froncèrent alors qu’elle resserrait ses bras contre son buste. La
concubine des lycanthropes riva son regard au sol ; elle se mit à lorgner ses
orteils nus, préoccupée.
— Je vous en prie, si vous savez quoi que ce soit, dites-le-moi, la suppliai-je
d’un ton faussement désespéré. J’ai besoin de savoir ce qui est arrivé à mon
frère.
Vivi se mordit la lèvre inférieure, gênée, puis elle fit un pas dans ma direction
et regarda autour d’elle comme si elle avait peur d’être épiée ou écoutée.
— Les gens ont tendance à disparaître facilement ici, murmura-t-elle en
plantant ses yeux dans les miens, Sven n’est en effet pas le premier à s’être
mystérieusement volatilisé. Lorsque Ben est parti sans donner de nouvelles, j’ai
tenté d’alerter la police, de prévenir sa mère. Vous voyez, il est plus jeune que
moi et vit encore chez Mrs Jackson. Quand j’ai essayé de lui dire qu’il n’aurait
jamais quitté Fredericksburg sans un mot, elle m’a répondu qu’il était jeune et
qu’il était sûrement parti se vider la tête, que le stress des compétitions de
natation l’avait sans aucun doute fait fuir et qu’il avait probablement besoin de
temps pour souffler et réfléchir à ce qu’il souhaitait faire dans le futur. Mais je
n’y ai pas cru une seule seconde.
— Pourquoi ça ? demandai-je en baissant à mon tour d’une octave.
— Ben a toujours fait de la natation. Le sport, c’est toute sa vie, il comptait en
plus sur sa bourse sportive pour continuer ses études. Il n’aurait jamais envoyé
tout balader pour souffler et arpenter le monde extérieur. Il se passe quelque
chose ici.
Je fronçai les sourcils.
— Que pensez-vous qu’il se passe ici ?
La jeune femme haussa les épaules, mal à l’aise.
— Je ne sais pas, je me suis plusieurs fois demandé si… vous savez, s’il n’y
avait pas en ville un vagabond.
— Un vagabond ? répétai-je.
Elle inclina la tête de haut en bas.
— Oui, ou une personne qui s’en prendrait aux hommes de la ville. Ils sont
nombreux à disparaître ici. Il pourrait peut-être s’agir d’un serial killer ou d’un
truc du genre. Je ne sais pas, mais depuis quelque temps, l’atmosphère de
Fredericksburg a changé. Les gens agissent bizarrement, comme s’il ne se
passait rien, comme si tout était normal. Mais il est évident que quelque chose ne
va pas. Ne me demandez pas quoi, je ne saurais pas vous répondre, mais je le
sens au fond de moi.
— Vous n’avez jamais rien vu d’étrange ou d’anormal ? insistai-je. Vous
n’avez jamais aperçu quelqu’un d’étrange, un inconnu que vous n’aviez jamais
vu auparavant ?
Elle sembla réfléchir.
— Non, mais j’ai plusieurs fois eu la sensation d’être observée, relata-t-elle.
Au début, je pensais qu’il s’agissait seulement d’une impression. Mais plus j’ai
cherché à savoir ce qui était arrivé à Ben, et plus cette sensation devenait réelle,
présente, comme si on ne souhaitait pas que je m’y intéresse de trop près. J’ai eu
peur et j’ai décidé de laisser tomber, avoua-t-elle, honteuse.
Touchée par l’accablement évident de mon témoin, je posai une main sur son
bras recouvert de frissons et pressai sa peau glacée de manière réconfortante.
Elle tenta de sourire mais ne parvint à me servir qu’une grimace attristée.
J’inspirai profondément avant de poursuivre.
— Avez-vous parlé de vos doutes à quelqu’un, hormis la mère de votre ami ?
Elle renifla.
— J’ai essayé de mettre en garde Sven, je lui ai dit de faire attention lorsqu’il
quittait le travail tard ou qu’il rentrait tout seul. Il m’avait promis d’être prudent,
mais visiblement, ça n’a pas suffi. Vous voulez savoir ce que je pense de la
disparition de votre frère ? Eh bien je ne pense pas qu’il ait quitté la ville de son
plein gré, je pense qu’il lui est arrivé quelque chose, quelque chose de grave.
Un silence de plomb régnait au sein de l’immense salle des bassins. La nuit
était tombée sur Fredericksburg, les derniers nageurs avaient déserté les lieux,
nous étions seules au milieu de l’eau. N’ayant plus de questions et ne souhaitant
pas l’importuner plus longtemps, je décidai de la remercier pour ses informations
et lui donnai mon numéro de téléphone avant de m’en aller, lui faisant promettre
de m’appeler si jamais elle était témoin de quoi que ce soit d’étrange ou
d’inhabituel. Elle m’en fit la promesse, et en contrepartie, je lui jurai de faire de
même de mon côté. Je quittai donc la piscine municipale aussi avancée que
lorsque j’y étais entrée. Vivi Adams n’avait de toute évidence rien avoir avec les
disparitions qui avaient lieu ici, je n’avais aucune nouvelle piste en ma
possession.
Dépitée et quelque peu abattue, je regagnai ma voiture sans avoir pris la peine
de remettre mes chaussures, je m’apprêtais à ouvrir ma portière lorsqu’un frisson
remonta le long de ma colonne vertébrale. Ma main s’immobilisa sur la poignée
de ma portière, mes instincts de chasseuse semblaient s’être brutalement
réveillés. Je compris immédiatement ce qu’il se passait, j’avais ressenti cette
sensation suffisamment de fois dans ma vie pour en être certaine. Lorsqu’une
voix s’éleva dans mon dos, je sus que je ne m’étais pas trompée.
— Les chasseurs mettent toujours leurs nez dans des affaires qui ne les
regardent pas, gronda une voix que je ne connaissais pas, tu aurais dû t’abstenir
de venir ici.
Lentement, et avec un calme olympien, je récupérai le couteau que je gardais
caché dans l’une de mes boots avant de les laisser tomber au sol, et m’écartai de
ma portière avant de me retourner prudemment. Face à moi, dans la pénombre
du parking mal éclairé de la piscine municipale, se tenait un individu que j’avais
du mal à distinguer. Je compris rapidement qu’il s’agissait d’une créature
surnaturelle.
— Et moi, j’ai toujours détesté les monstres dans ton genre, qui n’hésitent pas
à s’en prendre à des innocents pour satisfaire leurs envies malsaines et
abominables, rétorquai-je en appuyant sur le bouton de mon cran d’arrêt pour en
faire sortir la lame.
Un petit rire grinçant me parvint jusqu’au tympan, je fronçai les sourcils et
serrai les lèvres.
— Tu penses vraiment pouvoir me blesser avec ton petit joujou ? ricana la
chose qui se tenait tapie dans l’ombre.
— Oh crois-moi, je compte faire plus que te blesser, répliquai-je. Mais avant,
j’ai bien l’intention de te faire cracher l’endroit où tu caches mon compagnon.
Ensuite, seulement ensuite, je te planterai mon joujou dans la carotide et je te
ferai pisser le sang à mort, comme le sale porc que tu es.
Dans le noir, l’être qui s’y trouvait fit un pas en avant, puis un autre.
Rapidement, une silhouette émergea de la nuit pour se placer sous la lumière
d’un lampadaire qui se trouvait là. Mes paupières s’agrandirent lorsque je me
rendis compte que la personne qui me faisait face n’était pas un homme, comme
je le pensais au départ, mais une femme.
— Surprise ? lâcha-t-elle. Tu ne t’attendais pas à ça n’est-ce pas ?
Je n’avais pas envisagé un seul instant que l’agresseur des lycans de
Fredericksburg pouvait être une agresseuse. Les garous étaient tous des hommes
solides, robustes, il était évident pour moi que la chose qui les avait enlevés était
au moins aussi costaud. J’avais tort. La femme qui me faisait face ressemblait à
n’importe quelle ménagère, elle devait être âgée d’une trentaine d’années,
mesurait peut-être 1 m 65 pour 60 kilos à vue de nez. Rien dans son physique
banal ne pouvait laisser penser qu’un monstre se cachait derrière cette apparence
commune, et pourtant son discours ne laissait aucun doute, c’était bien elle qui
était à l’origine de la rafle qui avait lieu ici depuis le début de l’année.
— Ne t’en fais pas, poursuivit-elle, je ne vais pas trop t’amocher. Elle te veut
vivante.
Elle te veut vivante. La phrase résonna dans mon esprit pendant une seconde,
mon froncement de sourcils s’accentua, je craignais de comprendre.
— Qui ça, « elle » ? ripostai-je en serrant le manche de mon arme blanche.
Un sourire narquois étira les lèvres de mon ennemie, il me fallut un instant
pour me rendre compte que de grandes griffes étaient en train de pousser à la
place de ses ongles.
— Tu vas bientôt le savoir.
Brusquement, la peau de la trentenaire se mit à grouiller, oui, grouiller était
bien le terme. Comme si des insectes rampaient sous elle. Son épiderme changea
alors de couleur ainsi que d’aspect, celui-ci commença à se nécroser, à pourrir à
vitesse grand V. Rapidement, son visage devint abominable. Creusé et gangrené,
il n’avait plus rien à voir avec celui de la jeune femme qui m’avait interpellée.
La masse de cheveux châtains qu’elle arborait quelques secondes plus tôt était
désormais réduite à un amas de filaments poisseux collés entre eux, ses yeux
devenus aussi noirs que deux trous sans fond luisaient d’une façon terrifiante que
je n’avais jamais vu chez aucune autre créature. Une chose était sûre, je n’avais
jamais eu affaire à ce genre de surnaturel auparavant, mais qu’est-ce qu’elle
était, bon sang ?
Avant de me laisser le temps de répliquer, la chose se jeta sur moi, elle courut
dans ma direction en poussant un hurlement digne d’un film d’horreur, je relevai
mes bras et me mis en garde. Quand il faut y aller…
Alors que la femme, si on pouvait appeler ça une femme, brandissait ses
longues griffes crochues dans le but de m’atteindre, je me jetai sur le côté et
esquivai le coup. Celui-ci s’abattit sur ma portière, qui fut en partie éventrée. En
voyant ma Mustang ainsi abîmée, mes dents se serrèrent, une rage indescriptible
grimpa en moi comme la lave d’un volcan en éruption.
— Inutile de lutter, cracha l’abomination en retirant les lames qui lui servaient
d’ongles du métal de ma voiture. Te débattre ne sert à rien, tu es nôtre.
Nôtre ?
— Où est Nick ? grondai-je en me redressant.
— Ne t’inquiète pas pour lui, nous n’avons guère l’intention d’en finir avec
lui tout de suite, mais si tu veux le revoir, rien de plus simple, soit une bonne
fille et laisse-toi faire.
De nouveau, la créature sauta sur moi. Cette fois, je ne me défilai pas et
décidai de l’affronter de front.
D’un geste vif, je fis passer mon couteau de ma main droite à ma main
gauche, je repliai mes phalanges fermement, me baissai pour éviter les serres
qu’elle levait vers moi, et lui envoyai mon poing en plein visage. Mon geste sec
et brutal la prit par surprise. Sa tête se renversa en arrière alors qu’elle reculait en
titubant. Je ne lui permis pas de reprendre ses esprits, et à la place, j’écrasai mon
talon nu contre son tibia qui plia sous la violence du choc. J’en rajoutai une
couche en lui assénant un coup de poing dans le ventre. Avec un râle de douleur,
la bête tomba à genoux. Je lui mis un crochet du droit solide qui l’éjecta au tapis,
mon opposante s’étala au sol lamentablement.
Alors que mon adversaire gisait, face contre le gravier qui recouvrait le sol du
parking, celle-ci se mit à rire, un ricanement qui fit se dresser le fin duvet sur ma
nuque. Elle tourna un visage hideux et ensanglanté vers moi, ses pupilles
inquiétantes rencontrèrent les miennes.
— Tu penses que c’est avec ça que tu vas m’arrêter ? Avec tes poings et ton
petit couteau ridicule ? grinça-t-elle, le sourire aux lèvres.
Le sang coulait de son nez sur ses dents pourries. Je me trouvais à quelques
centimètres d’elle et pour la première fois, je remarquai la désagréable odeur
qu’elle dégageait. Celle-ci était semblable à celle qui régnait dans les égouts de
la ville. J’esquissai une moue répugnée en passant une main dans mon dos.
— Non, commençai-je en glissant une main sous mon tee-shirt, mais avec ça,
ça devrait le faire sans problème.
D’une main, je sortis le Smith & Wesson 9 mm que je gardais dans la ceinture
de mon jean et plaçai son canon juste sous son nez. Les paupières de mon
assaillante s’agrandirent légèrement lorsque son regard croisa mon arme à feu,
elle était au sol, vulnérable. Pourtant, alors que je pensais que cela suffirait à lui
faire peur, elle continua de sourire. Ses yeux trouvèrent de nouveau les miens, un
éclair étrange et malsain les traversa alors qu’elle se redressait légèrement. Ce
qui suivit me sembla si irréaliste que je ne sus pas immédiatement comment
réagir.
La créature se mit à chanter. Sa bouche s’entrouvrit pour laisser s’échapper un
chant doux et enjôleur, celui-ci emplit le silence qui régnait dans le parking
désert.
Sans qu’elle s’y attende, je braquai mon flingue sur sa cuisse et tirai. La
femme à l’apparence abjecte cessa de chanter pour, à la place, se mettre à hurler.
Son cri inhumain agressa mes tympans. Ma mâchoire se contracta alors que je
regardais mon adversaire se tordre de douleur.
— Putain tu te fous de ma gueule ? lançai-je. Tu pensais sincèrement que
parce que tu te mettais à pousser la chansonnette j’allais plier l’échine et te
laisser filer sans réagir ? On n’est pas dans High School Musical bordel{10} de
merde !
— Pourquoi ça n’a pas fonctionné ? hurla-t-elle en encerclant sa cuisse de ses
mains à l’aspect répugnant.
Je haussai les sourcils, effarée.
— Merde, tu pensais sincèrement que ça allait marcher ? Je suis pas un bébé,
me chanter une berceuse ça risque pas de m’apaiser, alors t’as intérêt à passer à
table. Où est Nick ? répétai-je avec autorité.
Subitement et avec une fureur non dissimulée, la kidnappeuse délaissa sa
cuisse et tenta de se relever pour se jeter sur moi. Je visai de nouveau sa jambe et
tirai sans lui laisser la possibilité d’agir. Un autre cri traversa ses lèvres, celles-ci
étaient si grandes ouvertes que sa mâchoire semblait s’être disloquée. Je fronçai
le nez, dégoûtée.
— Qu’est-ce que tu es bon sang ? la questionnai-je, curieuse.
— Tu n’as aucune idée de ce que nous sommes pas vrai ? De qui nous
sommes ? comprit-elle.
Les traits du visage de mon interlocutrice s’étaient durcis sous l’effet de la
souffrance qu’était la sienne. Sa voix sonnait plus grave. Malgré la colère et la
douleur qui transparaissaient de son regard assassin, elle semblait tirer de notre
conversation une certaine satisfaction. Ma main se resserra sur la crosse de mon
Smith & Wesson.
— Combien êtes-vous ? demandai-je.
Elle ricana méchamment.
— Bien trop pour que tu puisses faire quoi que ce soit contre nous, affirma-t-
elle, vraisemblablement sûre d’elle. Toi et tes petits loups êtes fait comme des
rats, ce n’est qu’une question de temps avant que nous mettions un point final à
notre plan.
— Quel plan ? Qui êtes-vous, bon sang ?
— Ton grand-père ne t’a donc rien dit ?
L’évocation de mon grand-père me troubla profondément, ma bouche s’ouvrit
mais aucun son n’en sortit. Elle se mit à rire, un rire moqueur et désagréable qui
titilla l’irritation que je ressentais. Une nouvelle balle se perdit dans son pied
gauche. Oups.
— Salope ! hurla-t-elle avec hargne. Tu es comme ton grand-père, une putain
de chienne ! Une raclure de la société ! Pas étonnant qu’il t’ait envoyé au casse-
pipe à sa place !
— Je ne vais pas te le demander une fois de plus, répliquai-je alors, si tu ne
réponds pas, tu te prendras la prochaine balle entre les deux yeux. Qui êtes-
vous ? Que voulez-vous ? Et qu’est-ce que vous avez fait à Nick ? Oh, et au
passage, qu’est-ce que mon grand-père a à voir là-dedans ?
À terre, la créature mystérieuse cessa soudainement de se tordre de douleur,
elle leva les yeux vers moi et m’adressa un énième sourire hostile.
— Ça ne fait rien, avança-t-elle faiblement, si je ne t’ai pas, les autres t’auront
pour moi. Tu vas mourir, et ton cher Lieutenant du Sud aussi. Vous allez tous
mourir. Mon seul regret est que je ne serai pas là pour assister à votre déchéance.
Avant de me laisser le temps de répondre, la femme porta son poignet à sa
bouche. Elle portait autour de celui-ci un bracelet fantaisie rempli de babioles.
Ce ne fut que trop tard que je compris que parmi ces babioles se trouvait une
petite capsule que la chose s’empressa d’attraper entre ses dents.
— Non ! m’écriai-je en me jetant à ses côtés pour tenter de l’empêcher
d’avaler.
Mais trop tard. Avant que mes genoux touchent le sol, elle avait déjà planté
ses crocs noircis dans la petite capsule qui contenait sans aucun doute du poison.
Il ne fallut que quelques secondes pour que le corps de la femme se mette à
convulser, pris de tremblements violents. En à peine une minute, tout était fini.
Du sang se mit à s’écouler de son nez, de ses yeux, de ses oreilles et de sa
bouche. Le monstre s’éteignit sans que je ne puisse intervenir.
— Et merde ! hurlai-je, folle de rage.
Furieuse, je poussai un hurlement de colère tout droit venu du plus profond de
mon être. Je venais sans doute de perdre ma seule et unique chance de retrouver
ma moitié, de le retrouver vivant. Bordel de merde.
22
— Putain, c’est quoi ce truc ? demanda le Bêta de la Meute du Soleil en
lorgnant d’un œil répugné le cadavre dans mon coffre.
— Je n’en ai aucune idée.
Et c’était la vérité, je n’avais aucune idée de ce que cette chose pouvait être.
J’y avais pourtant bien réfléchi.
J’avais eu le temps de me poser la question en chargeant la carcasse
décharnée de la créature dans le coffre de ma voiture ce qui, soit dit en passant,
ne fut pas tâche aisée. Je m’étais creusé la tête en roulant pour rentrer jusqu’à
l’hôtel. Je réfléchissais toujours lorsque j’avais fait demi-tour pour, au lieu de
retourner auprès de mes camarades, rejoindre une petite épicerie à quelques
minutes du centre-ville. J’avais fouillé dans ma mémoire en arpentant les rayons
de celle-ci à la recherche d’un petit remontant. J’avais même continué de le faire
alors que, garée sur le parking presque désert de la boutique, je m’étais enfilé
une bouteille de whisky en pleurant à chaudes larmes, Can’t Help Falling In
Love d’Elvis Presley en fond sonore.
J’avais pleuré. Beaucoup pleuré. De rage, de colère, de frustration, et de
tristesse aussi. N’avoir aucune piste, dans une affaire comme celle-ci, était
extrêmement difficile à vivre nerveusement. D’autant plus lorsqu’elle concernait
directement une personne chère à notre cœur. Nick était mon âme-sœur, il était
plus qu’important pour moi, il était nécessaire au bon déroulement de ma vie
quotidienne. Il était, aussi niais que cela pût être, mon oxygène. Aujourd’hui,
quelqu’un ou plutôt quelque chose m’avait injustement privée de celui qui
m’était si essentiel, j’avais donc tous les droits de chialer un bon coup. OK,
j’avais peut-être fait dans le mélo en lançant Elvis, mais à situation
exceptionnelle, réaction exceptionnelle !
Bon, picoler en écoutant des musiques tristes à en crever m’avait au moins
permis une chose, j’avais eu le temps de mettre mes idées en ordre.
J’avais été agressée. Un être surnaturel non identifié m’avait abordée dans le
but, d’après ses dires, de m’enlever afin de me conduire à une tierce personne
dont j’ignorais l’identité. J’aurais voulu tirer plus d’informations de mon
adversaire nocturne. Mais manque de bol, cette salope avait préféré
s’empoisonner plutôt que de se montrer magnanime. Heureusement, elle n’était
pas partie sans me laisser quelques éléments intéressants, déclarations qui
n’avaient rien de rassurant, j’en avais peur.
L’agresseuse des lycanthropes de Fredericksburg n’était pas seule, c’était en
tout cas ce que son discours avait laissé entendre. D’après ce que j’avais cru
comprendre, elle et un grand nombre d’autres individus officiaient pour le
compte d’une femme, la même femme qui lui avait ordonné de me capturer
vivante. Selon ses mots, ses acolytes et elle avaient un plan, un plan qui allait
bientôt aboutir. À quoi ? Ça, je n’en savais strictement rien, mais une chose était
certaine, ça ne laissait rien présager de bon.
Je n’avais pas sifflé toute ma bouteille de whisky. Me bourrer la gueule ne
m’aurait pas été utile, je n’avais que quarante-huit heures pour retrouver mon
homme. Après ça, j’allais devoir demander de l’aide auprès de l’Alpha du Nord,
qui allait sûrement me passer un sacré savon pour lui avoir caché la disparition
de son petit fils. Je devais retrouver Nick avant de devoir en arriver à cette issue.
J’avais donc besoin de toutes mes capacités mentales pour mener à bien ma
mission. Aussi, après avoir passé une bonne demi-heure à l’arrêt, j’avais rangé
ce qu’il restait de ma boisson dans la boîte à gants et avait redémarré pour, cette
fois, rejoindre le Hazel & Berg.
Sur le chemin, je reçus un message de Sam me disant qu’il avait bel et bien
récupéré le corps que je lui avais demandé de me procurer et que pour plus de
praticité, il l’avait conduit au Franky’s Garage, l’établissement dans lequel
travaillait Bram, son ancien premier Gamma. Lui, le mécanicien et le Bêta
m’attendaient là-bas, j’avais de nouveau changé de direction pour les rejoindre.
Autant dire que les trois garous furent on ne peut plus surpris de découvrir,
recroquevillé à l’arrière de ma Ford, le corps sans vie d’une créature difforme,
qui ne manqua pas de les laisser perplexes.
— Où tu l’as trouvée ? me questionna le quatrième Gamma en reculant d’un
pas, sourcils froncés.
Regroupés autour de mon coffre, Loki, Sammy, Bram et moi-même relevâmes
la tête et quittâmes l’abomination des yeux, je me tournai vers le brun afin de lui
répondre.
— Elle m’a sauté dessus sur le parking de la piscine municipale, expliquai-je
en croisant les bras contre ma poitrine.
— Quoi ? s’écrièrent les trois hommes d’une même voix.
— Tu n’as rien ? s’enquit immédiatement Sam en avançant dans ma direction
pour mieux observer mon état.
— Je n’ai rien, le rassurai-je en secouant la tête de gauche à droite.
— Que s’est-il passé ? gronda le Viking à la crinière de lion.
Prenant une profonde inspiration, je me lançai dans le récit de la soirée, de ma
rencontre avec Vivi Adams jusqu’à l’altercation musclée avec l’inconnue
inhumaine. Bien sûr, j’omis volontairement la case « déprime arrosée devant
l’épicerie » et passai directement à celle « confidences sur le lit de mort ». Les
garçons m’écoutèrent avec attention, sans m’interrompre. Tous trois poussèrent
des grognements virils lorsque j’évoquai l’existence possible d’un groupe
d’agresseurs. Quand j’eus fini, nous gardâmes quelques instants le silence, je les
laissai accuser le coup.
— Donc il pourrait s’agir d’une bande organisée, agissant sous les ordres
d’une femme ? articula Bram lentement.
Je haussai les épaules.
— C’est ce qu’elle a laissé entendre en tout cas, acquiesçai-je, et d’après elle,
ils cherchent à mener à bien une mission.
— Une mission ?
— Exact, elle a fait mention d’un plan qui allait bientôt arriver à son terme, et
je crois que Nick est un élément important de leur fameux projet secret.
— Comment ça ? rebondit Loki, interpellé.
Je soupirai.
— J’en sais rien, quand je lui ai demandé de me dire où il se trouvait, elle m’a
dit de ne pas m’inquiéter pour lui, qu’ils n’avaient pas l’intention d’en finir avec
lui tout de suite. C’est donc qu’il doit leur être utile d’une manière ou d’une
autre. Tout comme moi.
— Leur chef te voulait vivante, reconnut le mécano, tu dois avoir en effet un
rôle à jouer. Reste à déterminer lequel.
Je ne réfutai pas son affirmation, sachant que l’employé des lieux avait sans
aucun doute raison. Au lieu de ça, je resserrai mes bras contre moi et m’éloignai
de la voiture. Je fis quelques pas le hangar vide dans lequel nous nous trouvions,
me dirigeant progressivement vers la table en bois qui avait été installée au
milieu des véhicules en réparation et sur laquelle avait été déposé le corps d’un
lycan décédé, récupéré quelques heures plus tôt dans l’eau glacée qui s’écoulait
sous la ville. Mes pas résonnèrent dans le garage endormi, je m’immobilisai face
au macchabée.
— Je ne sais pas ce que veulent ces créatures, je ne sais pas quels sont leurs
plans ni pourquoi il leur fallait Nick pour les mener à bien. Nous ignorons tout
de ces êtres, de leurs objectifs réels, mais peut-être que cette dépouille va nous
aider à en apprendre plus sur eux, sur ce qu’ils sont, sur ce qu’ils font aux
garous. Nous devons faire vite, nous ne savons pas combien de temps Nick leur
sera utile et je n’ai pas envie de le voir un jour dans un état similaire. Alors nous
ferions mieux de nous mettre au travail sans tarder.
Les trois dominants dans mon dos approuvèrent en poussant des grognements
gutturaux significatifs de leur race. Je retirai ma veste et fis ce qu’il me restait à
faire : examiner le cadavre du lycan.
Je n’étais pas une professionnelle des expertises médico-légales. Évidemment,
étudier le corps des victimes des créatures que je chassais faisait partie du métier.
Quand cela m’était nécessaire, et surtout possible, je devais m’atteler à cette
tâche sans broncher. Ce n’était pas toujours une partie de plaisir, ça, je devais
bien l’avouer, mais il fallait parfois passer par là pour déterminer les causes d’un
décès. C’était d’ailleurs ici l’un de nos objectifs.
Au fond, nous ne savions pas comment étaient assassinés les loups-garous de
Fredericksburg. Nous savions que chacun de ces hommes avait été enlevé en fin
de journée, sur le chemin de la maison, à la sortie de son travail. Les
enlèvements avaient lieu en fin d’après-midi ou en début de soirée. Voilà
concrètement tout ce que nous avions en notre possession. Enfin, ça et le fait
qu’ils terminaient tous à la flotte. Jusque-là, nous n’avions pas eu l’occasion
d’établir avec précision les causes de leur mort. Il fallait dire que la créature ne
nous avait guère laissé le temps de nous pencher sur le cas. Le lendemain de
notre découverte macabre dans les égouts, elle avait saisi l’opportunité de s’en
prendre à l’Alpha de la Meute du Soleil. Nous avions enfin la chance de nous
intéresser au sujet et j’avais bien l’intention de mettre à profit toutes mes années
d’expérience en la matière afin d’identifier au mieux les méthodes employées
pour donner la mort.
Notre évaluation morbide possédait également un second enjeu. En effet, non
seulement nous n’avions aucune idée de ce qui avait causé le décès de tous ces
individus, mais en plus, nous ignorions tout de la personne qui leur avait ôté la
vie. Étudier le corps d’une de ses cibles était sans aucun doute le meilleur moyen
que nous avions en notre possession pour en apprendre plus sur elle, sur sa
véritable nature.
Loki, Bram, Sammy et moi-même étions pleins d’espoirs, nous nous mîmes
au travail avec beaucoup de concentration.
Les restes en notre possession étaient en bon état. Sam avait pris soin de
choisir un cadavre pas trop abîmé. J’avais tout de suite reconnu Barrett Carter,
l’un des douze derniers garous à avoir été enlevés. D’après son état, il ne devait
pas être dans l’eau depuis longtemps.
Lorsqu’un corps se retrouvait immergé dans l’eau, en cas de noyade par
exemple, la décomposition survenait par étape, suivant un schéma précis. Le
processus commençait toujours de la même manière, par l’apparition de la tache
verte abdominale, tache qui gagnait petit à petit l’ensemble du corps humain. Par
la force d’une activité bactérienne intestinale intense, qui allait produire une
quantité considérable de gaz multiples, l’abdomen finissait par se distendre,
parfois même de manière impressionnante. Le système veineux apparaissait
alors de manière marquée sur la peau du cadavre, l’odeur pestilentielle
significative de la chair en décomposition se manifestait généralement à ce
moment-là.
La peau, au bout d’un moment, finissait par éclater en raison de sa
fragilisation, ce phénomène entraînait l’échappement de tout le gaz retenu
prisonnier, permettant ainsi à l’enveloppe corporelle de couler à pic. La
décomposition advenait alors pleinement, amenant la chute des pieds et des
mains, puis des mandibules ainsi que du crâne, suivis des bras et des jambes,
pour terminer par le tronc. C’était d’ailleurs pour cela que lorsqu’un corps était
repêché dans la flotte, on ne récupérait souvent que son tronc et ses moignons.
Ici, le loup était entier, Dieu merci !
— Qu’est-ce que ça pue, grommela Sam depuis le fond du garage.
Je levai les yeux au ciel.
— Estime-toi heureux que la décomposition n’en soit qu’à son premier stade,
répondis-je, reconnaissant malgré tout que l’odeur n’était pas agréable.
Mes acolytes possédaient un odorat surdéveloppé. Cette caractéristique
typique de leur nature ne leur facilitait pas la tâche, la cohabitation avec le
putréfié était sans aucun doute plus difficile pour eux que pour moi. Sam et Loki
avaient choisi de se tenir à l’écart de leur compère décédé, tous deux s’étaient
portés volontaires pour étudier la créature sans vie que j’avais ramenée avec
moi. Bram, moins révulsé par les émanations nauséabondes du défunt, était resté
à mes côtés. Ensemble, nous tentions d’élucider les mystères que renfermait le
jeune homme étendu sur la table.
— Il n’est pas mort depuis longtemps, déclara le mécanicien en écartant les
pans de la chemise que portait le macchabée.
— Non en effet, acquiesçai-je en observant son torse livide.
L’abdomen du garou était intact, aucune tache verdâtre ne venait souiller sa
peau, il ne devait effectivement pas être six pieds sous terre depuis longtemps.
Nous n’avions pas eu l’occasion de le sauver, peut-être aurait-il eu une chance si
nous étions arrivés plus tôt en ville ?
Avec précaution, nous retirâmes le haut que portait le lycanthrope.
Immédiatement, les marques de maltraitance évidentes qu’il présentait nous
sautèrent aux yeux.
— Il a été battu, constata le mâle à mes côtés en fronçant les sourcils.
— Et il devait être affamé, ajoutai-je.
Effectivement, le cadavre présentait des signes évidents de dénutrition, ses
côtes apparentes en étaient la preuve absolue.
— Regarde, lança l’ancien premier Gamma de la Meute du Soleil en attrapant
délicatement le poignet de la victime.
Celui-ci présentait des traces violacées très marquées ainsi que de profondes
lésions sans aucun doute causées par des entraves, sûrement des chaînes ou des
cordes.
— Il a été attaché, termina mon associé.
— Sa chair est bien abîmée, je pense que la créature a dû avoir recours à de
l’argent pour s’assurer qu’il ne se débatte pas, ou en tout cas qu’il le fasse un
minimum. Elle cherche à réduire au maximum les mouvements de ses proies.
— Penses-tu qu’il ait été drogué ?
Je reniflai et fis courir mes pupilles sur le corps livide du jeune homme. Il
avait vraisemblablement été retenu prisonnier, maltraité et privé de nourriture
pendant une période assez importante au vu de son amaigrissement. Et il était
fort possible qu’il ait été également drogué. Malheureusement, nous ne pouvions
pas en être sûrs sans analyses sanguines.
— C’est probable, droguer un lycan n’est pas facile, mais c’est faisable.
Les drogues n’avaient aucun effet sur les loups-garous. Leur organisme était
beaucoup trop rapide pour qu’elles puissent fonctionner. Les substances illicites
censées avoir des effets sur leur métabolisme n’en avaient aucun, puisqu’elles
n’avaient pas le temps d’imprégner leurs tissus, pas le temps d’atteindre leur
système nerveux.
Pour parer à ce phénomène problématique, les chasseurs avaient, avec le
temps, réussi à trouver un mélange assez puissant pour assommer même le plus
résistant des lycans. Celui-ci était une combinaison gagnante composée d’une
solution d’argent, d’une petite dose de Vulparia et de Carfentanil, un
tranquillisant pour éléphant. Les loups craignaient l’argent et l’aconit tue-loup,
qui constituaient en quelque sorte leur kryptonite. À forte dose, cela pouvait les
tuer, mais à petite dose, ça ne faisait que les assommer. Le Carfentanil était le
tranquillisant le plus puissant sur le marché. Si on mélangeait le tout, on obtenait
la combinaison parfaite pour endormir un garou. Il n’était pas impossible que
son agresseur ait utilisé un cocktail similaire pour s’éviter les désagréments
engendrés par une lutte.
Prudemment, je m’emparai des avant-bras de notre sujet d’étude et plissai les
paupières en observant attentivement son épiderme. Ce fut sans grand
étonnement que Bram et moi constatâmes que des stigmates de piqûres s’y
trouvaient effectivement.
— Les drogues n’auront aucun effet sur Nick, certifia Loki au loin.
Je grognai. L’évocation de mon âme-sœur me rappela brutalement que celui-
ci était en ce moment même entre les mains du responsable, ou de la
responsable, de ce crime abominable. Je serrai les lèvres en tentant de me
concentrer sur mon objectif premier. Soudainement, un élément capta mon
attention.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmurai-je en reposant les bras du martyr
pour me concentrer sr l’une des marques qui tatouait sa peau.
Dans le creux du cou, une tâche irrégulière et de couleur pourpre attisa ma
curiosité, je me penchai en avant dans le but de définir son exacte nature.
— Un hématome ? proposa Bram.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Non, ça ne ressemble pas à un bleu, on dirait plutôt une sorte de suçon,
comme si sa peau avait été aspirée.
Le garagiste gronda.
— Quelque chose ne va pas avec ce cadavre, assura-t-il en se redressant.
Je levai les yeux vers lui.
— Tu veux dire, hormis le fait qu’il ait été enchaîné, tabassé, affamé, et qu’un
ou une perverse ait pris son pied à lui faire des mamours dans le cou ? grinçai-je.
L’homme croisa ses bras musclés sur son torse dessiné, ses muscles saillants
roulèrent sous son tee-shirt ajusté.
— Il ne dégage aucune énergie, dit-il.
Je fronçai les sourcils.
— Comment ça ?
La mâchoire carrée du brun se contracta, sa bouche se pinça légèrement.
— Eh bien, le corps semble vide. Je ne ressens chez lui aucun résidu
d’énergie, comme s’il avait été vidé de toute sa vitalité.
— C’est normal qu’il ne dégage rien, rebondis-je, il est mort.
L’ami d’enfance de mon compagnon planta ses pupilles dans les miennes.
— Comme tu as toi-même pu le constater, il n’est pas mort depuis longtemps.
Je dirais que son décès remonte à quarante-huit heures maximum. Normalement,
il devrait rester des traces de son énergie vitale. Nos corps respectifs sont tous
animés par cette essence intérieure qui constitue notre principal carburant.
Lorsqu’un individu perd la vie, ces forces invisibles mettent un certain temps à
s’évaporer pour disparaître complètement. Lui n’a plus rien, il est complètement
à sec, ce n’est plus qu’une coquille.
Mon froncement de sourcils s’accentua.
— Tu penses qu’il serait possible qu’on lui ait sifflé son essence vitale ? le
questionnai-je.
— Beurk ! Elle a les doigts palmés ! s’écria Sam à l’autre bout de l’entrepôt.
Tout à coup, la sonnerie de mon téléphone se mit à résonner dans le garage
désert. Je plongeai ma main dans la poche de mon jean afin d’en extraire
l’appareil sans attendre. Mon intérêt s’éveilla lorsque je lus le nom qui s’affichait
sur mon écran. Je décrochai prestement.
— Dis-moi que tu as trouvé quelque chose, lançai-je abruptement sans me
formaliser de préambule.
— Il faut que tu saches un truc, Casper, commença Rocky à l’autre bout du
fil, il y a toujours quelque chose à trouver quand tu prends la peine de chercher.
On ne peut rien me cacher.
À l’entente de ces paroles encourageantes, tout le souffle que je retenais
prisonnier dans mes poumons s’évada d’un seul coup, je fermai les yeux et tentai
de contrôler mes pulsations cardiaques qui s’étaient subitement emballées. Alors
que je ne l’avais pas éprouvé depuis un long moment, un sentiment puissant se
manifesta de nouveau : l’espoir.
— Je savais que tu trouverais, affirmai-je avec conviction. Dis-moi tout.
Sur l’autre ligne, le chasseur eut un petit rire railleur, je soulevai de nouveau
les cils.
— J’espère que t’es bien assise, Evans, parce que quand j’en aurais fini, je
crois que tu risques bien de nous faire une petite syncope. Ou de tuer quelqu’un.
23
J’étais suspendue à mon téléphone, impatiente de savoir ce que Rocky avait
découvert. Les informations que je lui avais transmises un peu plus tôt dans la
journée étaient on ne peut plus minces, j’en avais conscience. Mais je savais
aussi que l’informaticien était un petit génie qui réussissait toujours à dénicher
un truc, un élément qui pouvait faire toute la différence. Ce que j’attendais de
lui, c’était un déclic, qu’il me donne la petite chose qui allait enclencher le
mécanisme dans ma tête et qui allait m’aiguiller correctement sur la piste à
suivre. Allait-il pouvoir faire cela ? Ou en attendais-je trop de lui ?
Loki, Sam, Bram, et moi étions tous les quatre réunis autour de la table sur
laquelle reposait le cadavre de Barrett Carter, ou plutôt autour du portable que je
maintenais suspendu au-dessus de sa cage thoracique dénudée. Afin que nous
puissions correctement correspondre avec l’autre ligne, et pour que cela soit plus
pratique, j’avais enclenché le haut-parleur, ce qui, avec du recul, n’était pas
spécialement nécessaire au vu des garous qui m’accompagnaient.
— On t’écoute, Rocky.
Le chasseur se racla la gorge avant de commencer.
— OK, alors tout d’abord, j’ai entré, dans mon moteur de recherche un peu
spécial, les caractéristiques que tu m’avais décrites et qui semblaient appartenir à
la créature dont tu t’occupais. Autant te dire que les surnaturels capables de
ramollir le cerveau de leur victime, ce n’est pas ce qui manque dans notre
monde. À croire que la plupart d’entre eux possèdent ce genre de capacité
psychique.
Je serrai les lèvres, il n’avait pas tout à fait tort. Mon enthousiasme retomba
légèrement.
— En revanche, elles ne sont pas toutes accros aux jeunes mâles lycanthropes,
ajouta-t-il, ravivant sans le savoir la flamme de l’espoir.
— De quoi s’agit-il ? m’enquis-je prestement, désireuse d’en apprendre plus
au plus vite.
— Rassure-moi, t’es bien accrochée, Evans ? Ton esprit est bien ouvert ?
Je fronçai les sourcils.
— Toujours.
Je n’étais jamais fermée aux pistes et propositions incongrues.
— Parfait, alors t’as déjà entendu parler des sirènes ?
Intriguée, je relevai la tête et cherchai le regard du Bêta, je rencontrai sans
effort ses pupilles arctiques au fond desquelles brillait un intérêt certain pour la
conversation qui était en train de se dérouler. Sa mâchoire carrée était si
contractée qu’un muscle ne cessait de danser sous la barbe blonde qu’il affichait.
— Je sais qu’elles existent, répondis-je, mais je ne sais rien, ou pratiquement
rien d’elles. Ce ne sont pas les créatures les plus bruyantes qui soient.
Et pour cause, je n’en avais jamais rencontré personnellement. Les récits
concernant des sirènes que j’avais pu entendre étaient ceux qui étaient
généralement contés autour d’un verre de scotch, au Teddy’s. Les anciens y
faisaient allusion parfois, mais je n’y avais jamais particulièrement fait attention,
notamment parce qu’il n’y avait pas grand-chose à dire sur cette espèce plus que
discrète. Tout ce que je savais à leur sujet, c’était qu’elles n’étaient pas violentes.
Enfin, en principe.
— En règle générale, ce ne sont pas des créatures particulièrement
problématiques, continua l’informaticien, les informations à leur sujet sont rares,
notamment parce qu’elles cherchent à se faire discrètes.
— Alors pourquoi soupçonner les sirènes ? demanda Loki, les bras croisés sur
sa poitrine.
— Parce que j’ai découvert un truc énorme qui parle de lui-même, rétorqua-t-
il.
— Quel truc ? lançai-je.
— Je n’ai pas réussi à trouver quelque chose d’intéressant en fouillant dans
mes archives personnelles, expliqua alors mon ami d’enfance. Avec les éléments
que j’avais à ma disposition, il existait une infinité de possibilités concernant la
race du surnaturel que tu traquais. Comme tu me l’avais confié, il pouvait s’agir
d’un sorcier, d’une sorcière, d’une fée, d’un nécromancien et j’en passe. Je me
sentais légèrement coincé et je commençais à m’agacer. Tu sais à quel point je
m’énerve facilement quand je n’arrive pas à obtenir ce que je veux, quand le
destin a frappé à ma porte. Littéralement.
— Et pouvons-nous savoir d’où provenait cette illumination soudaine ?
rebondit Sam, tout aussi pressé que moi à l’idée de mettre un point final à cette
histoire rocambolesque.
— Des merveilleux brownies d’Arlene McPhelan, dit-il alors.
À l’entente de cette déclaration impromptue, les trois garous et moi nous
redressâmes soudainement, nous échangeâmes tous les quatre des regards
étonnés. Seul Bram ne semblait pas comprendre et pour cause, il ne connaissait
sans doute pas ma patronne.
— Arlene ? répétai-je, ahurie. Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans ?
Sur l’autre ligne, Rocky prit une inspiration avant de poursuivre.
— Comme tu le sais, Arly passe une fois par jour au garage pour vérifier que
je ne suis pas tombé dans le coma à force de passer du temps devant mon écran.
Évidemment, aujourd’hui, je n’ai pas échappé à sa visite quotidienne et putain,
pour une fois je suis bien content qu’elle soit venue me casser les couilles.
— Développe.
— Bien sûr, mon état d’énervement n’a pas échappé à cette petite fouine en
jupe rose bonbon, et bien entendu, elle a cherché à savoir ce qui me mettait dans
cet état. Je lui ai alors expliqué que tu m’avais demandé d’obtenir quelques infos
sur la créature que tu traquais, sans pour autant tout lui révéler. Je ne voulais pas
lui parler des lycans, puisque tu m’avais explicitement demandé de garder ça
pour ma pomme, alors j’ai simplement abordé les autres détails.
Je n’avais pas eu le temps de prévenir mes acolytes que j’avais avoué à Rocky
que les victimes étaient toutes des loups-garous. Nous avions convenu avec leur
Alpha de ne pas ébruiter cette partie de l’affaire et, sans les consulter, j’avais
décidé d’ignorer cet accord. Les deux membres officiels de la Meute du Soleil
me jetèrent des coups d’œil en coin. Je les ignorai, remettant les explications à ce
sujet à plus tard.
— Et alors ? l’encourageai-je.
— Et alors là, Arlene a commencé à perdre ses couleurs. Figure-toi qu’alors
même que je ne lui avais rien dit au sujet des garous, elle m’a demandé si les
victimes n’étaient pas de cette espèce.
— Tu le lui as dit ? le questionna Sammy.
Rocky eut une petite exclamation grinçante.
— Tu ne peux rien cacher à cette femme ! Et puis, je ne voyais pas l’intérêt de
lui mentir, alors qu’elle semblait visiblement en savoir plus que moi sur le sujet.
Le Gamma acquiesça, c’était un bon argument.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? intervint alors Bram pour la première fois.
— Ouh, voilà une voix que je ne connais pas, déclara le génie informatique.
Je grognai.
— Rocky…
— Oui, excuse-moi. Sur le coup, elle n’a pas dit grand-chose, quand je lui ai
confirmé la nature des disparus, elle a gardé le silence un instant. Puis elle a
commencé à insulter âprement ce bon vieux Al.
Encore lui ? Décidément, mon grand-père avait bel et bien quelque chose à
voir dans cette affaire, et pour une raison que j’ignorais, il m’avait
volontairement caché des informations qui auraient pu m’être utiles. Qu’avait-il
avoir là-dedans, bon sang ?
— Je lui ai demandé, tu t’en doutes, ce qui justifiait de telles insultes à
l’encontre de ton grand-père, et c’est là qu’elle a lâché sa bombe.
— Sa bombe ? répliquai-je alors que mes camarades faisaient de même.
— L’affaire Columbus, ça te dit rien ?
Mon froncement de sourcils s’accentua, je serrai les lèvres.
— Non, ça devrait ?
— Pas vraiment, reconnut-il, et les raisons en sont simples, mais reprenons
depuis le début tu veux ? En 1998, une vague de disparition a éclaté à Columbus,
dans l’Ohio. Que des hommes entre 16 et 30 ans, qui se volatilisaient dans la
nature sans laisser de trace. Pas d’indice sur les lieux, pas de témoins, rien qui ne
puisse aider les enquêteurs à retrouver les victimes. Al s’est rapidement penché
sur le cas. Arrivé sur les lieux, il a vite constaté que quelque chose clochait dans
cette ville. Premièrement, les habitants ne semblaient pas véritablement inquiétés
par ces nombreuses disparitions. Deuxièmement, les autorités ne faisaient aucun
effort pour retrouver les individus manquants, et enfin, une drôle d’atmosphère
planait en ville.
Un silence pesant régnait dans le Franky’s Garage, nous étions tous les quatre
attentifs au récit de Rocky, qui ressemblait à s’y méprendre à ce qu’il se passait
ici. Ça ne présageait rien de bon.
— Rapidement, continua l’homme, Al a découvert que les victimes
présumées étaient non seulement toutes des hommes mais également des êtres
surnaturels.
— S’agissait-il seulement de lycanthropes ? s’enquit le Viking dans un
grondement bas.
— Non, signifia le traqueur, mais pour 50 % d’entre elles, c’était
effectivement le cas.
— Qu’en était-il de l’autre moitié ? ripostai-je, soucieuse.
— Exclusivement des métamorphes. Les disparus n’étaient que des garous et
des change-peau.
— Que s’est-il passé après la découverte de cette information ?
— Al a commencé ses recherches. Bien sûr, ton grand-père disposait de tout
un tas de livres que nous n’avons pas en notre possession, il lui fut donc plus ou
moins facile de trouver une piste à suivre. Il fonctionna par élimination et
comme, contrairement à nous, il connaissait déjà l’existence des sirènes, cette
race figurait parmi sa liste de possibilités.
Je grommelai tout bas, agacée par ce que j’entendais. Al savait que l’affaire
de Fredericksburg était en tout point similaire à celle qu’il avait lui-même menée
quelques années plus tôt à Columbus, et pourtant il n’avait pas jugé utile de
m’en informer avant mon départ. Quel putain d’enfoiré !
— Cependant, poursuivit notre interlocuteur, il ne disposait pas d’assez
d’éléments sur les sirènes pour correctement mener à bien ses investigations,
alors il a fait appel à une personne extérieure.
— Qui ça ?
— Cordelia Wright, ça te parle ?
Loki et Bram poussèrent respectivement des grognements masculins, je
relevai la tête et les observai tour à tour.
— Cordelia Wright est la dirigeante de la communauté des sirènes, annonça
alors l’ancien premier Gamma de la Meute du Soleil. Elle ne participe pas
énormément à la vie de la société surnaturelle, mais étant donné qu’elle est à la
tête d’une société à part entière, elle est toujours présente aux réunions
officielles.
— Vous la connaissez ? me renseignai-je.
Les deux gaillards secouèrent lentement la tête de gauche à droite.
— Pas vraiment, nous l’avons déjà aperçue de loin, c’est tout. Nick doit
certainement la connaître mieux que nous.
Malheureusement, Nick n’étant pas présent pour nous parler d’elle, je devais
me rabattre sur ce que savait Rocky. Aussi, je l’encourageai à poursuivre.
— Al a rencontré cette Cordelia, c’est ça ? supputai-je.
— Exactement, il a d’abord dû contacter le siège de sa société avant de
pouvoir avoir un rendez-vous avec elle, mais quand elle a compris l’urgence de
la situation, elle a accepté de s’entretenir avec Al. C’est grâce à elle qu’il a
appris tout ce qu’il y avait à savoir sur les sirènes et la manière de les chasser.
— Comment cette histoire s’est-elle soldée ?
À l’autre bout du fil, Rocky émit un sifflement qui me fit froncer le nez.
— Avant que je te révèle le fin mot de l’histoire, Casper, il faut que je
t’explique l’affaire qui s’est déroulée en parallèle.
Ouh là.
— Je t’écoute.
— Bien, tout d’abord, il faut que tu saches que l’affaire de Columbus a failli
réduire en bouillie la paix qui régnait à cette époque entre les espèces.
— Comment ça ?
— Columbus est une grande ville, c’en était déjà une à l’époque, alors inutile
de te dire que des disparitions massives de garous et de métamorphes n’ont pas
intéressé que les chasseurs. Les sociétés respectives des victimes ont également
cherché à savoir ce qui se passait là-bas, à découvrir qui s’en prenait à leurs
affiliés. Chacune des deux communautés a envoyé des agents spéciaux sur les
lieux afin de découvrir qui s’en prenait à leurs hommes. Ils n’ont pas tout de
suite deviné qu’il s’agissait de sirènes, mais quand Al Evans, le meilleur
chasseur des États-Unis, fut aperçu en ville en compagnie de la dirigeante des
sirènes, il ne leur fut pas difficile de faire le rapprochement.
— Et ? objectai-je, impatiente.
— Et c’est là que tout a dérapé, révéla-t-il avec gravité. Tu vois, Poppy,
l’Alpha du Nord et Dick Larson, le dirigeant de la communauté métamorphe,
n’ont pas du tout apprécié que des sirènes s’en prennent à leurs semblables. Des
tensions existaient déjà entre ces trois espèces et cette affaire n’a certainement
pas aidé à les apaiser. Pour la faire courte, les garous et les métamorphes se sont
alliés pour rayer de la carte la race des sirènes toute entière.
Surprise, je me redressai et secouai la tête de gauche à droite, j’avais loupé un
truc.
— Attends, quoi ?
— Tu m’as bien entendu, Evans, les métamorphes et les lycanthropes se sont
bien mis d’accord pour éradiquer les sirènes de la surface de la Terre. Et le pire
dans tout ça, c’est qu’ils ont tenté de rallier à leur cause les autres espèces
surnaturelles.
— Mais pourquoi ?
— T’expliquer tout ça dans les détails ne serait pas évident au téléphone, je
t’ai envoyé par mail tout ce que j’avais réussi à obtenir sur cette affaire. Pour
terminer mon histoire, Vincent Teller, Larson et Wright ont fini par s’entretenir
en tête à tête lors d’une réunion exceptionnelle qui avait pour but de déterminer
l’avenir de son espèce. Étant donné que les autres surnaturels faisant partie de
l’alliance des créatures primaires n’étaient pas pour l’éradication d’une espèce
entière, les lycans et les métamorphes décidèrent de laisser tomber cette histoire
de génocide organisé. À la place, ils aidèrent Al et Cordelia à éliminer le fléau
qui s’était abattu sur Columbus. Ensemble, ils découvrirent qui s’en prenait aux
lycans et aux métamorphes, et c’est ensemble qu’ils mirent un terme cette
affaire. Il y a encore des choses que tu dois savoir sur cette enquête afin de
mener à bien la tienne, mais il vaudrait mieux que tu consultes le mail au
préalable. Cela te permettra d’assimiler les informations correctement. De plus,
je suis persuadé que tu devrais essayer d’appeler Al. Arlene tente déjà de le
joindre, elle est remontée comme une pendule, tu devrais la voir.
— Je ne comprends pas comment il a pu me cacher une chose pareille,
soufflai-je, effarée. Dans quel but ? S’il savait que les deux histoires étaient
potentiellement liées, pourquoi ne pas m’avoir parlé de Columbus dès le départ ?
Ça n’a pas de sens !
— Je pense que tu comprendras mieux quand tu auras lu le compte-rendu que
je t’ai fait. Une chose est sûre, les similitudes entre les deux affaires sont trop
évidentes pour qu’il s’agisse d’une coïncidence, sois prudente, Casper.
J’avais le cerveau en ébullition. Littéralement. Les questions fusaient dans
mon esprit à une vitesse folle. Les nouvelles informations que Rocky avait mises
à ma disposition étaient si nombreuses et surprenantes que je ne savais pas quoi
en penser, j’allais devoir prendre une seconde pour mettre mes idées en ordre.
— Merci beaucoup, Rocky, je vais tout de suite aller consulter ton mail, t’es
un ange.
— Evans, écoute-moi bien, si les deux affaires sont bel et bien liées comme je
le pense, tu n’es pas sortie de l’auberge. Reste sur tes gardes, et veille à
correctement surveiller tes arrières. Le danger pourrait être plus près que tu ne le
penses.
J’acquiesçai.
— Je te tiens au courant.
— T’as intérêt.
Sur cette dernière note, je raccrochai. Il nous fallut à chacun une petite minute
de silence pour digérer ce que nous venions d’apprendre.
— Des sirènes, murmura finalement Sam, vous pensez vraiment qu’il puisse
s’agir de sirènes ?
Je fronçai les sourcils et me mordis la lèvre inférieure.
— Si Rocky dit vrai, et il n’aurait aucune raison de nous mentir, les deux
affaires sont bien trop semblables pour qu’il s’agisse d’une coïncidence. Il ne
nous a pas tout dit, et d’après lui, nous avons encore des choses utiles à
apprendre sur cette affaire. Il faut à tout prix que je rentre à l’hôtel, je n’ai plus
de batterie sur mon portable pour consulter mes mails et j’ai laissé mon
ordinateur dans ma chambre.
Les trois hommes hochèrent la tête simultanément.
— On t’accompagne, déclara le Gamma en fonction.
Les deux autres garous grognèrent en signe d’assentiment.
— Très bien, alors allons-y.
Ce fut ensemble que nous quittâmes le garage dans le but de rejoindre le
Hazel & Berg. Sam et Loki montèrent dans leur tank. Bram prit place sur le
siège passager à mes côtés après avoir pris soin de fermer à double tour la porte
métallique de son lieu de travail. Dans la voiture, aucun de nous deux ne
prononça le moindre mot, trop occupé au lieu de ça à méditer sur les paroles de
mon ami. La ville était déserte, les rues étaient calmes et silencieuses. Pourtant,
j’étais persuadée que cela n’était qu’une apparence.
En effet, l’atmosphère qui régnait au sein de la commune endormie semblait
plus pesante que jamais. L’air était lourd et dérangeant. J’étais persuadée que
cela avait un rapport avec la créature qui vivait ici. Créature qui, d’après Rocky,
n’était autre qu’une sirène.
Je ne savais pas quoi penser de tout ceci, de l’affaire Columbus ni des
mystères de mon grand-père. Mais une chose était sûre, nous avions enfin une
piste solide à explorer, et celle-là, je n’étais pas prête de la laisser de côté.
J’allais m’y accrocher, corps et âme, retrouver Nick, et mettre un terme à ces
investigations éprouvantes, une bonne fois pour toutes.
24
Je garai la Mustang devant la façade du Hazel & Berg, Loki sur les talons. Je
m’apprêtais à enlever ma ceinture lorsque je remarquai l’air du passager à mes
côtés. Bram affichait une mine fermée, dure, il observait la bâtisse d’un œil
méfiant, la mâchoire serrée.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, intriguée.
L’ancien Gamma fronça le nez.
— Je ne sais pas, dit-il, je ressens une drôle de sensation.
Je fronçai les sourcils.
— Comment ça ?
Il haussa une épaule et défit sa ceinture.
— Il règne dans les environs une aura étrangère, une aura puissante que je
n’avais jamais sentie auparavant. Celle-ci semble se dégager de votre hôtel.
— Pourrait-il s’agir de celle de notre sirène ? le questionnai-je en me
penchant en avant pour saisir l’arme que je gardais cachée sous mon siège.
L’homme plissa les paupières.
— Je ne sais pas. L’énergie en action ici semble à la fois différente et similaire
de celle qui plane à Fredericksburg, je ne saurais l’expliquer.
J’arquai un sourcil.
— Eh bien on ne va pas tarder à le savoir, lançai-je en chargeant mon
équipement.
Délaissant l’établissement pour se tourner vers moi, Bram ouvrit de grands
yeux en lorgnant l’arme à feu entre mes mains. Il recula légèrement.
— Putain c’est quoi ce truc ? s’exclama-t-il, ahuri.
— Un fusil à pompes, répliquai-je, tu n’en as jamais vu ?
— Bien sûr que si ! Mais bordel, d’où tu sors ça ?
Un petit rire rauque chatouilla ma gorge.
— Chéri, cette bagnole est un arsenal de guerre monté sur quatre roues, il y a
plus d’armes planquées ici que dans un commissariat de police !
Le garou ouvrit sa portière et posa un pied sur le trottoir.
— Nick n’a pas peur de vivre avec toi ?
Je haussai une épaule.
— Il a fini par s’y faire. Et puis au moins, il sait à quoi s’attendre s’il fait une
connerie. Se retrouver avec une balle en argent nichée dans le derrière fait partie
des risques du métier quand on vit avec une chasseuse.
— Ce fichu rouquin a toujours aimé vivre dangereusement.
— Et j’ai bien l’intention qu’il continue à en être ainsi. Alors allons vite
chercher mon ordinateur, histoire de pouvoir retrouver cet idiot au plus vite. Et si
on dézingue la tronche d’une sirène au passage, ce sera tout bénef !
Lorsque je sortis de la Ford, je ne fus pas surprise de constater que Loki et
Sam arboraient eux aussi une mine suspicieuse. Tous deux humaient l’air avec
attention, ils avaient sans aucun doute perçu l’aura ressentie par leur ami.
— Nous devons nous montrer prudents, affirma le Viking dans un
grondement bas, mon loup ressent le danger.
— Le mien aussi, convint le Gamma en portant une main à sa poitrine. Il
pourrait s’agir de la sirène que nous recherchons.
— Vous inquiétez pas les gars, lançai-je en empoignant à deux mains mon
fusil à pompes, j’ai ce qu’il faut pour lui faire péter la cervelle, et plutôt deux
fois qu’une. Si jamais cette chose nous tombe dessus, elle ne sera pas déçue du
voyage.
Les garous hochèrent respectivement la tête. Sans plus attendre, je me dirigeai
vers l’entrée de l’hôtel.
Le hall était vide. Hazel, la propriétaire qui jouait parfois les réceptionnistes,
semblait avoir été se coucher, ce qui n’était pas plus mal. Tomber nez à nez avec
un canon de fusil ne lui aurait certainement pas plu, nous aurions été malins avec
une quinquagénaire dans les vapes sur les bras !
Prenant soin de ne pas faire trop de bruit, nous montâmes les escaliers en file
indienne afin de rejoindre le couloir de ma chambre. Lorsque nous y parvinrent
finalement, je me tournai vers mes acolytes.
— Sam, tu m’accompagnes. Loki et Bram, gardez le couloir. Si jamais vous
surprenez quelqu’un de suspect, n’hésitez pas, attaquez sans vous poser de
question. Ça marche ?
Les deux armoires à glace acquiescèrent.
— Parfait, allons-y Sammy.
Le lycan m’emboîta le pas, nous gagnâmes la porte de ma suite dans un
silence prudent. D’une main, j’extirpai la clé de la poche arrière de mon jean et
l’introduisis dans la serrure. Nous pénétrâmes dans la pièce plongée dans la
pénombre.
Le lit était encore défait. En partant, je n’avais pas pris la peine de remettre en
place les draps. Ceux-ci, froissés, étaient sommairement repoussés sur le
matelas. L’odeur de Nick régnait encore au sein des lieux immergés dans le noir,
son parfum emplit mes narines comme s’il s’était trouvé là quelques instants
plus tôt. J’eus durant une seconde l’espoir qu’il sorte de la salle de bain, enroulé
dans une serviette duveteuse, surpris et furieux de me trouver là en compagnie
de Sam. Malheureusement, je revins rapidement à la réalité. Nick avait été
enlevé et même si j’en avais atrocement envie, il était peu probable qu’il en soit
autrement.
Chassant de mon esprit mes affabulations, je me concentrai sur ce qui
importait vraiment : mon ordinateur portable. Celui-ci reposait toujours là où je
l’avais laissé. Je m’avançai prestement vers ma table de chevet.
Alors que je m’apprêtais à m’emparer de l’appareil, un bruit de craquement
fusa dans mon dos. Sam montra les dents en proférant un grognement alors que
je me retournais d’un bond, fusil pointé devant moi. La lumière de la chambre
s’alluma soudainement, les ampoules du lustre rustique diffusèrent une lueur qui
agressa ma rétine, je reculai d’un pas sans pour autant daigner clore mes
paupières. Mes yeux mirent un instant à reconnaître le visage de l’homme qui se
tenait devant moi.
— Tout doux, Casper, maugréa une voix rocailleuse que je ne connaissais que
trop bien, on va se détendre.
— Al ?
Debout, face à moi, se tenait mon grand-père, arme également en mains. Le
canon de son Colt Python affrontait celui de mon Remington, je n’abaissai pas
tout de suite mon fusil.
— Putain de merde, qu’est-ce que tu fous là ? grognassai-je.
Brusquement, Loki et Bram pénétrèrent dans la chambre à leur tour, toutes
canines dehors. Le blond marqua un temps d’arrêt en découvrant mon compère.
— Al ?
— Tiens, t’es là toi aussi, lâcha le chasseur en levant les yeux au ciel d’un air
agacé. Vous êtes venus en meute, ma parole. Allez, baisse ton arme, gamine, il
faut qu’on parle.
M’exécutant avec hargne, je secouai la tête de gauche à droite. Ce fut alors
qu’une femme apparut dans l’encadrement de la porte de la salle de bain.
— Eh merde, c’est qui celle-là ?
— Poppy, je te présente Cordelia Wright, énonça le vieil homme lorsque
celle-ci vint se placer à ses côtés. Delia, je te présente Poppy ma…
— Petite-fille, termina-t-elle à sa place, quel plaisir de faire enfin ta
connaissance, Poppy.
Perdue, et pas certaine de savoir ce qui se passait ici, j’ouvris la bouche, mais
il me fallut un instant pour prononcer une phrase correcte. Ou presque.
— Putain c’est quoi ce bordel ?
Cordelia Wright était une femme magnifique. À vue d’œil, il était impossible
de définir avec précision son âge, ce qui était particulièrement troublant. Elle
possédait des cheveux blonds parfaitement coiffés et de très beaux yeux noisette
mis en valeur par un maquillage sophistiqué impeccablement réalisé. Si on
ajoutait à cela ses godasses hors de prix et sa robe haute couture, elle dénotait
considérablement avec l’environnement dans lequel nous nous trouvions. Une
chose était certaine, j’imaginais plus cette femme dans un palace accompagnée
d’une coupe de champagne qu’à Fredericksburg, dans une petite chambre d’hôtel
rustique. Que faisait-elle là, accompagnée de mon grand-père ? Et surtout, que
savaient-ils de ce qui se passait ici ? Avaient-ils quelque chose à voir avec toute
cette histoire ?
— Alors ? Qu’est-ce que vous foutez ici tous les deux ?
Immédiatement, mon regard se posa sur mon grand-père qui se tenait appuyé
contre la porte de la chambre, les bras croisés et la mine renfrognée, pour
changer. Ses yeux sombres rencontrèrent les miens, il poussa une sorte de
grognement devant mon agacement certain.
— Premièrement, qu’est-ce que tu sais ? rétorqua celui-ci.
Une exclamation outrée traversa mes lèvres, je ne savais pas si je devais rire
ou pleurer.
— À cause de toi, pas grand-chose ! m’écriai-je, furieuse. J’ai dû patauger
dans la semoule et demander de l’aide à Rocky pour trouver des réponses à mes
questions puisque monsieur ne souhaitait pas me dire quoi que ce soit ! Si Arlene
n’avait pas rendu visite à Rocky, je n’aurais jamais su que tu avais mené une
enquête similaire à celle-ci vingt ans plus tôt. Tu n’aurais pas pu me dire que tu
avais affronté des sirènes ? Qu’il était sûrement question de ça ici aussi ? Il s’agit
peut-être même de celles auxquelles tu as dû t’opposer en 1998 !
— Non, ça, c’est impossible, déclara-t-il gravement.
— Je n’en sais rien ! continuai-je, hors de moi. Tu n’as rien voulu me dire ! À
quoi bon me confier une chasse dont tu savais déjà sûrement tout ? Pourquoi ne
pas t’en être occupé toi-même dans ces conditions ?
— Parce que je ne le pouvais pas, cela aurait soulevé trop de questions.
Mon froncement de sourcils s’accentua.
— Comment ça ?
Le traqueur soupira.
— Bien, si Arlene a tout balancé à Rocky, et que Rocky t’a tout balancé à toi,
je suppose que tu es au courant pour ce qui s’est passé à Columbus.
— Je ne connais pas les détails, avouai-je, je sais simplement qu’en 1998, tu
as enquêté sur une affaire similaire à celle qui se déroule en ce moment même à
Fredericksburg, que cette enquête concernait des sirènes et que, pour une raison
que j’ignore, celle-ci a bien failli signer l’arrêt définitif de l’existence de cette
espèce. Apparemment, Vincent et Dick Larson se seraient même alliés pour
tenter de détruire les sirènes. Pas seulement celles qui s’en prenaient à
Columbus, mais toutes celles qui peuplaient notre planète. Des explications ?
À l’évocation des chefs des communautés lycane et métamorphe, Cordelia
avait esquissé une moue dégoûtée. Elle ne fit cependant aucun commentaire à
leur sujet.
— Rocky ne t’a pas dit pourquoi Teller et Larson souhaitaient détruire les
sirènes ? s’enquit mon grand-père.
Je secouai la tête.
— Non, il m’a envoyé un mail dans lequel il récapitule chaque événement de
l’affaire dans les moindres détails, c’est pour ça que je suis revenue chercher
mon ordinateur.
Al bougonna dans sa barbe.
— Les gosses d’aujourd’hui font tout à moitié.
— Si tu n’avais fait ne serait-ce que la moitié de ton boulot correctement,
Rocky n’aurait pas eu à faire ta part du job, le défendis-je avec véhémence. C’est
toi qui as merdé, pas lui.
La blonde installée au pied du lit ouvrit de grands yeux avant de se tourner
vers le géniteur de mon père, visiblement effarée par mon comportement.
— Eh ben, Evans, tu m’avais dit qu’elle avait du caractère, mais là je constate
qu’elle a hérité de ta légendaire répartie.
Je pinçai les lèvres.
— Pouvons-nous nous focaliser sur ce qui est vraiment important au lieu de
déblatérer bêtement sur mon héritage familial ? pestai-je, irritée.
— Et de ton sale caractère de cochon, apparemment, ajouta-t-elle.
— Pour comprendre le comportement de Teller et Larson, il faut que tu saches
deux ou trois trucs sur les sirènes avant, rebondit le chasseur. Qu’est-ce que tu
sais à leur sujet ?
Hébétée, je levai les mains en l’air, paumes tournées vers le plafond.
— Rien ! Je ne sais strictement rien d’elles, pour la simple et bonne raison
qu’il n’y a rien à voir les concernant ! Ce sont des êtres tellement discrets que je
n’ai rien à ma fichue disposition ! Tu m’étonnes que je piétine dans la mélasse
ici !
— Nous sommes des créatures pacifistes, intervint alors leur dirigeante. Nous
ne sommes pas attirées par les conflits, la gloire ou par toutes les autres choses
qui peuvent motiver les différentes espèces qui peuplent notre monde.
— Vous avez pourtant mauvaise réputation, intervint Bram d’une voix grave.
On dit de vous que vous êtes des individus dangereux et instables.
Le ton de l’ancien premier Gamma de la Meute du Soleil avait été neutre et
dépourvu de tout jugement. Pourtant, notre interlocutrice sembla le prendre
comme une accusation. Elle releva le menton et lui jeta un regard dédaigneux.
— Ce ne sont que des rumeurs infâmes et infondées véhiculées par vos
semblables pour que les autres espèces aient peur de nous. Nous ne sommes ceci
dit pas plus dangereux que vous, si ce n’est que notre mode de vie diffère
légèrement du vôtre.
— Qu’entendez vous par, « diffère légèrement du vôtre » ? demandai-je,
curieuse.
Cordelia lança alors un coup d’œil en coin à Al, qui soupira de nouveau en se
décollant quelque peu de la porte.
— Il faut que tu saches, Casper, que pour survivre, les sirènes ont besoin
d’une chose indispensable au bon fonctionnement de leurs capacités physiques,
mentales et psychiques.
— Quelle chose ?
— Comme tu le sais sans doute, chaque être vivant est pourvu d’une énergie
invisible qui alimente en permanence notre corps. Celle-ci nous est propre à
chacun, c’est elle qui nous anime, qui nous permet d’avancer, de vivre et de
respirer comme nous le faisons en ce moment même. Cette substance
indiscernable à l’œil nu, mais que nous pouvons ressentir dans certain cas, se
nomme…
— Le vitalis essentia, termina le Bêta.
Al acquiesça.
— Exactement, le vitalis essentia.
Ces nouvelles déclarations firent leur petit bout de chemin dans mon esprit, un
engrenage se mit alors en place. Mon froncement de sourcils s’accentua lorsque
je compris où mon grand-père voulait en venir.
— Tu veux dire que les sirènes ont besoin de vitalis essentia pour survivre,
donc qu’elles se nourrissent de cette énergie ? C’est ça ? Vous siphonnez
l’essence vitale des gens dans le but de survivre ? m’écriai-je en me tournant
vers la responsable des sirènes.
Celle-ci soutint mon regard sans pour autant me contredire. J’avais donc
raison. Putain.
— Mais c’est… c’est…, bafouillai-je en laissant tomber mes bras le long de
mon corps, ce n’est pas interdit ce genre de truc ? Subtiliser l’énergie d’une
personne pour satisfaire ses propres besoins n’est pas un crime ?
Wright fit la moue.
— Nous n’avons guère le choix, dit-elle avec une certaine amertume, nous
avons besoin de cette énergie pour vivre, c’est indépendant de notre volonté. Au
même titre que les vampires se nourrissent de sang, nous, nous nourrissons de
vitalis essentia. La seule différence entre nous, c’est que contrairement aux
vampires qui dérapent souvent et achèvent leurs victimes lorsqu’ils sont
incapables de contrôler leur soif, nous ne tuons pas nos donateurs.
— Vos donateurs ? répéta Sam avec vigueur. C’est ainsi que vous appelez vos
victimes pour vous dédouaner de vos responsabilités ?
La femme se renfrogna.
— Nous ne faisons pas de victimes, plaida-t-elle, nous n’avons besoin que
d’une faible dose quotidienne de vitalis essentia pour survivre. Les règles de
notre société sont claires et extrêmement strictes, pas de meurtre. Les doses
d’énergie que nous subtilisons à nos donateurs ne sont pas suffisantes pour
entraîner leur mort, il n’y a donc aucune victime.
— Je suppose que vous ne demandez pas l’avis des personnes que vous
siphonnez avant de vous repaître de l’essence qui leur est propre, insista le brun.
L’absence de consentement fait donc de ces personnes des victimes, et non des
donateurs volontaires.
Un véritable affrontement visuel se joua alors entre le Gamma et la sirène,
chacun campait sur ses positions. Le loup était vraisemblablement répugné par
les pratiques du peuple de son adversaire, qui, elle, ne portait définitivement pas
les garous dans son cœur. Je pensais que les vampires et les lycanthropes
détenaient la palme d’or des meilleurs ennemis, mais j’avais tort, il était évident
que ces deux espèces n’étaient pas faites pour s’entendre.
— Tu vois, Poppy, c’est à cause d’énergumènes comme lui que les lycans et
les métamorphes ont cherché à nous éliminer, affirma finalement la blonde, à
cause de mâles stupides et ignares prompts à juger sans chercher à se montrer
compréhensifs.
Sam gronda.
— Que s’est-il passé dans l’Ohio ? rétorquai-je, ignorant la bataille inutile qui
se jouait dans la chambre d’hôtel.
— Le vitalis essentia est jugé par certaines espèces comme étant une énergie
divine, expliqua mon grand-père. Celle-ci serait relative au créateur de toute
chose, Dieu lui-même. Le fait que les sirènes se nourrissent de ce fluide est
qualifié d’abominable par ces mêmes espèces, qui ont catalogué les sirènes
comme étant des monstres répugnants et indignes de faire partie de notre monde.
Les garous et les métamorphes, eux, considèrent que les sirènes, du fait qu’elles
s’abreuvent de cette substance sacrée, représentent un danger pour leurs races
respectives, ce qui n’est évidemment pas tolérable dans un monde où la
préservation des créatures est primordiale.
Je suivis le récit sans intervenir, attentive.
— Des tensions ont toujours existé entre ces communautés, poursuivit-il. Les
lycanthropes et les métamorphes, très attachés aux lois, aux règles et au bon
déroulement du monde surnaturel, cherchent perpétuellement à éradiquer les
éventuelles menaces qui pourraient peser sur celui-ci. Les sirènes étant
considérées comme une menace, les change-peau n’ont jamais cessé de chercher
à les rayer de la carte. L’affaire de Columbus s’avéra être un prétexte pour
retenter l’expérience.
— Que s’est-il passé là-bas ? répétai-je. Qui s’en prenait aux garous et aux
métamorphes ?
— Quand je suis arrivé sur les lieux et que j’ai découvert la nature des
victimes, j’ai tout de suite compris que cette affaire allait s’avérer délicate. Ce
fut d’autant plus évident lorsque, après mes investigations, je découvris que
l’agresseur n’était autre qu’une sirène. Ne possédant pas assez d’éléments pour
traquer correctement cette créature, je fis appel à Cordelia, qui me fila un coup
de main pour découvrir l’identité de ma proie.
— Qui était-elle ?
— La question n’est pas de savoir qui elle était, mais plutôt qui elles sont.
Avec un « s ».
Les souvenirs de ma confrontation avec l’anthropomorphe du parking me
revint en mémoire. Les paroles qu’elle avait tenues refirent surface, celle-ci avait
très clairement laissé entendre qu’elle n’était pas seule et qu’ils étaient plusieurs.
Visiblement, c’était encore un point commun avec l’affaire qui s’était jouée en
1998.
— Elles étaient plusieurs, soufflai-je, perdue dans mes pensées.
— Les sirènes ne sont pas des créatures exclusivement féminines,
contrairement à ce que les légendes racontent, continua le sexagénaire. Il existe
évidemment des sirènes mâles, mais à Columbus, je n’avais affaire qu’à des
femmes. Une confrérie.
Je plissai les paupières.
— Une confrérie ?
Il hocha la tête.
— En 1998, une femme, une sirène du nom de Moira Pritchard, furieuse de
voir son espèce tomber dans la déchéance à cause, jugeait-elle, des autres
créatures surnaturelles, décida d’agir. Tu vois, les sirènes jouissent, comme a pu
en témoigner ton nouvel ami lycan, d’une très mauvaise réputation. Considérées
comme monstrueuses et indignes de vivre, elles font partie d’une communauté
nettement restreinte en matière d’effectif, comparé aux autres sociétés. Ces
créatures ont très souvent dû faire face à des lynchages, des agressions multiples
et répétées, qui les ont poussées à se retrancher, à se faire discrètes pour leur
propre sécurité. Décidée à ne plus se laisser faire et ne souhaitant plus se cacher,
Moira rassembla des adeptes qui prônaient également la suprématie de leur race
et les monta contre les autres espèces qui, d’après elle, usaient de leur supériorité
numérique pour les asservir.
— Les disparus de Columbus n’étaient pourtant que des lycans et des
métamorphes, fit remarquer Loki. Si leur haine était portée sur chacun des êtres
surnaturels, pourquoi ne s’en prendre qu’à eux ?
— Parce que cette illuminée et ses sbires, expliqua Cordelia, trouvait que les
lycans et les métamorphes étaient leurs principaux détracteurs, étant donné que
ces deux races sont celles qui possèdent le plus de pouvoir au sein de la société
surnaturelle. Elle considérait ces espèces comme les cibles à abattre, comme ses
ennemis fondamentaux.
— C’est pour cela qu’elle prit la décision de s’installer avec ses « sœurs » à
Columbus qui, à la fin des années 1990, était encore une ville très appréciée des
surnaturels, éclaira mon grand-père. Ce groupe de sirènes se mit alors en tête de
détruire les races qu’elles abhorraient plus que tout, et de renverser la société
surnaturelle tout entière afin d’en prendre le pouvoir. En clair, nous avions
affaire à une belle bande de salopes complètement folles à lier.
— Que faisaient-elles des lycans et des métamorphes ? lançai-je en ayant une
pensée pour tous les cadavres qui se trouvaient sous nos pieds en ce moment
même.
— Comme je te l’ai dit, les sirènes ont besoin de se nourrir de vitalis essentia
pour vivre. Celui-ci représente leur principal carburant, mais il ne leur en faut
qu’une petite dose pour satisfaire leurs besoins. De plus, comme te l’a expliqué
Cordelia, les règles des sirènes sont strictes et indiscutables, il leur est interdit
d’entraîner la mort de leurs donateurs, ou victimes selon vos préférences, en les
vidant intégralement de leur essence vitale. C’est puni par leurs lois.
— Donc, si je comprends bien, cette Moira Pritchard et ses disciples
enlevaient des garous et des change-peau dans le but de se venger de leurs
sociétés respectives, et entraînaient leur mort en sifflant toute leur énergie
vitale ?
Al acquiesça.
— En gros, c’est ça l’idée. Il faut que tu saches également que plus une sirène
se nourrit de vitalis essentia, plus elle devient forte. L’énergie qu’elle absorbe
alors renforce la sienne et lui permet de devenir plus forte. Cela développe ses
dons et la rend plus redoutable qu’elle ne l’est déjà. Son chant obtient alors un
pouvoir d’action plus conséquent. À petite dose, cette énergie leur permet de
rester en vie, à forte dose et consommée sans modération, celle-ci les rend
invincibles. C’est également ce que cherchait Moira, devenir intouchable afin de
prendre le dessus sur les créatures dites primaires.
Je fronçai de nouveau les sourcils, avec toutes ces informations aberrantes, je
commençais à me payer un sacré mal de tête. J’allais sans doute avoir besoin
d’une aspirine avant le lever du jour.
— Pourquoi uniquement des hommes ? lâchai-je, songeant cette fois à Nick,
sans doute retenu prisonnier à l’heure qu’il était.
— Les sirènes de type femelle tirent plus d’énergie des hommes, et les sirènes
de type mâle, des femmes, éclaircit la blonde. Ne me demandez pas pourquoi,
c’est ainsi. La nature a ses raisons que la raison ignore.
— Comment tout ceci s’est-il soldé ? m’enquis-je alors, presque pressée à
l’idée que ce récit se termine.
Le chasseur inspira et expira avant de poursuivre.
— Lorsque les garous et les métamorphes ont découvert ce qui se passait à
Columbus, ils en ont profité pour tenter de remettre sur le tapis leur plan
d’extermination des sirènes. Ils ont cherché à rallier à leur cause les autres
créatures, insistant sur le fait que les sirènes étaient des êtres dangereux,
imprévisibles et hors de contrôle. Les capacités de Cordelia à gérer sa
communauté ont été remises en question. Pour eux, elle était coupable de
négligence et était visiblement incapable de gérer ses sujets. Ils ont utilisé les
événements qui se déroulaient dans l’Ohio pour alerter les autres sociétés sur le
danger qu’elle et ses compères représentaient. Cette affaire était à leurs yeux une
preuve irréfutable de l’incompétence de Delia et du mauvais fonctionnement de
cette communauté jugée « nocive » pour le monde surnaturel, ainsi que pour
celui des humains. Alertés par cette histoire, et craignant qu’une chose
semblable se produise chez eux, les autres surnaturels ont également commencé
à réfléchir à une éventuelle extermination forcée.
— Les créatures auraient été prêtes à s’allier pour rayer de la carte une
communauté entière à cause d’un groupe de fanatiques ? m’écriai-je, sous le
choc.
— Oui, confirma Cordelia, et si jamais nous n’avions pas plaidé notre cause
lors d’une réunion exceptionnelle regroupant les dirigeants des créatures
primaires, c’est sûrement ce qui aurait fini par se passer. Nous aurions été
salement exterminés par vos semblables, cracha-t-elle à l’intention des
lycanthropes présents dans la chambre, et réduits en poussière à cause d’une
petite minorité de sirènes mécontentes de leur sort.
— Les sirènes n’étant pas disposées à se laisser faire, ajouta le traqueur, à se
laisser détruire de cette manière, ont menacé de riposter, ce qui aurait sans doute
déclenché une guerre sans précédent qui aurait pu faire exploser l’équilibre du
monde tout entier. C’est pour cela que les dirigeants des sociétés primaires
décidèrent de faire marche arrière, et à la place, de nous aider à arrêter la
confrérie de Moira Pritchard.
— Vous vous êtes donc tous alliés pour stopper cette cinglée, compris-je.
Nos deux interlocuteurs hochèrent la tête.
— Nous avons intégralement arrêté cette assemblée de sirènes et mis un terme
à leurs actions. Nous avons démantelé leur réseau et avons délivré la ville de
l’emprise qu’elles y avaient installée. À la suite de cette affaire, il y eut un
procès où toutes celles qui étaient encore en vie furent jugées par un tribunal
spécialement mis en place pour l’occasion. Ce tribunal était composé des
dirigeants des sociétés surnaturelles et de Cordelia elle-même. Moira et toute sa
clique furent condamnées à la peine maximale : la mort.
Le mot « mort » marqua la fin du récit de mon grand-père. Nous gardâmes
tous le silence pendant quelques instants afin d’assimiler au mieux tout ce que
nous venions d’apprendre. Je pris une profonde inspiration avant de relancer la
conversation.
— Très bien, alors si toutes les sirènes de Columbus ont été arrêtées, pourquoi
des événements similaires se produisent ici ? Pourquoi l’histoire semble-t-elle se
répéter ?
Al et Cordelia échangèrent un nouveau regard mystérieux puis la femme se
leva du bout de matelas sur lequel elle était assise.
— Nous ne savons pas qui s’en prend à Fredericksburg, mais une chose est
certaine, il ne peut en aucun cas s’agir d’une des femmes qui se trouvait à
Columbus, elles ont toutes sans exception été exécutées.
— Ne se pourrait-il pas que l’une d’entre elles se soit échappée avant que
vous n’arrêtiez leur confrérie ? demanda Bram.
— C’est ce que nous avons cherché à découvrir, déclara Al. Quand j’ai
découvert le cas de Fredericksburg, je m’y suis d’abord penché sans penser une
seule minute que ces deux affaires étaient liées. Je suis venu en ville, j’ai mené
mon enquête, et c’est là que j’ai compris. L’atmosphère étrange qui planait ici,
les habitants qui faisaient comme si de rien n’était, les hommes qui
disparaissaient sans laisser de trace. Tout est devenu plus évident quand j’ai
appris la véritable nature des victimes. Je suis alors parti et je t’ai confié
l’affaire, Poppy.
— Pourquoi ne pas t’en être chargé toi-même ? répliquai-je, perdue. Un
chasseur n’abandonne jamais le navire avant d’en avoir fini avec son travail. Si
tu avais commencé à chasser, pourquoi ne pas avoir continué ?
L’homme se renfrogna, les traits de son visage se durcirent.
— Parce qu’il me fallait mettre au clair certaines choses avant de poursuivre
mes investigations. Je ne pouvais pas crier au loup sans être sûr et certain que les
affaires soient liées entre elles. En 1998, la paix entre les espèces a bien failli
voler en éclats à cause de cette histoire. Les créatures primaires avaient été très
claires, si jamais Cordelia perdait encore une fois le contrôle de ses sujets, ils ne
se montreraient pas aussi cléments. Un faux pas de plus, une agression envers
l’un des leurs, et la paix serait rompue. Que cela engendre une guerre ou non.
Attirer l’attention sur cette ville était donc hors de question, pas avant d’avoir
obtenu des certitudes concernant ce qui s’y passait. Il me fallait savoir si oui ou
non, il y avait une possibilité pour qu’une des sirènes de Columbus soit
impliquée ici, et je ne pouvais pas en avoir le cœur net sans avoir accès au
dossier complet et officiel de l’affaire.
— C’est pour ça que tu t’es rendu chez Cordelia, parce qu’elle possédait ce
dossier, supputai-je.
Il acquiesça.
— Et aussi parce qu’il fallait la mettre au courant, il fallait qu’elle sache
qu’elle avait une épée de Damoclès au-dessus de la tête, et qu’à tout moment,
elle risquait de se retrouver avec une communauté surnaturelle soudée sur le dos.
— Mais pourquoi m’avoir confié l’affaire si tu ne souhaitais pas ébruiter ce
qui se passait ici ?
— Je devais quitter la ville pour récupérer le dossier et prévenir Delia, mais je
ne pouvais pas laisser Fredericksburg sans surveillance, il me fallait des yeux et
des oreilles ici, et c’est en toi que j’ai le plus confiance. De plus, tu es une
excellente chasseuse, même si tu manques parfois de rigueur. Tu allais peut-être
réussir à trouver quelque chose qui allait pouvoir m’aider dans mes recherches.
C’était en tout cas ce que j’espérais.
Comprenant un peu mieux la situation ainsi que sa complexité évidente, je
fermai les paupières et me pinçai l’arête du nez entre mon pouce et mon index.
J’avais le cerveau dans un tel état d’ébullition que je devais être à deux doigts de
saigner du nez. J’avais besoin de manger un cookie.
— OK, lâchai-je, donc, nous avons deux affaires, toutes deux extrêmement
similaires. Il n’est pas impossible que les protagonistes, ou plutôt, les
antagonistes de ces deux histoires soient les mêmes dans les deux cas. Nous
savons ce que nous traquons. Il ne nous reste plus qu’à découvrir de qui il s’agit,
et quelles sont leurs motivations. Est-ce que tu as le dossier de Columbus avec
toi ?
Al hocha la tête.
— Oui, mais nous l’avons déjà épluché dans les moindres détails, aucune des
sirènes de Columbus ne s’en est sortie, Poppy.
Je grognai.
— Je n’ai pas eu accès au dossier, un élément de celui-ci me frappera peut-
être. Je suis installée en ville depuis quelques jours maintenant, il se pourrait
qu’un nom, une date ou n’importe quoi d’autre ressorte et nous mette la puce à
l’oreille. Je veux y jeter un coup d’œil.
À ma droite, le portable du Bêta bipa dans la poche de son jean, il l’en sortit
avant de consulter son écran.
— Nous avons peut-être une chance de tirer tout ça au clair avant que les
créatures primaires ne foutent leur nez dans nos affaires, mais il faut faire vite,
Nick est porté disparu, et au cas où vous l’ignoreriez tous les deux, mon
compagnon n’est autre que le petit fils de l’Alpha du Nord. Alors on a tout
intérêt à le retrouver vivant avant que cela n’arrive jusqu’à ses oreilles.
— Trop tard, protesta alors Loki dans un grondement sourd.
Interpellée, je me tournai instantanément vers lui. Ses pupilles luisaient d’une
colère noire visiblement partagée par son loup, je fronçai les sourcils.
— Comment ça ?
Le géant aux cheveux blonds grogna dangereusement.
— Nora a prévenu Vincent, il est au courant pour Nick et pour tout ce qui se
passe ici.
Et merde.
25
— Je vais tuer cette grognasse, grondai-je en faisant les cent pas dans la petite
chambre du Hazel & Berg.
Oh oui, j’allais la tuer. Louve ou pas, agent spécial au service de la société
lycane ou non, j’allais lui faire la peau. J’avais les nerfs à vif, me défouler sur
quelqu’un ne me ferait pas de mal et cette conne l’avait cherché. C’était elle que
j’avais choisie pour jouer les punching-balls humains.
— Mais bordel c’est qui cette Nora ? demanda mon grand-père, presque aussi
remonté que moi.
— Une idiote d’agent lycan envoyée ici par Nick pour enquêter sur l’affaire !
répondis-je en me tournant vers lui.
Al fronça les sourcils.
— Nick avait fait envoyer des agents spéciaux ici ?
— Oui !
— Tu peux me dire comment ton petit copain à découvert ce qui se passait
ici ? Ce n’est quand même pas toi qui lui en as parlé ?
Je secouai la tête de gauche à droite, un air agacé sur le visage.
— Bien sûr que non ! Et quand bien même je l’aurais fait, il était au courant
depuis plusieurs mois déjà. C’est Bram qui l’a appelé pour lui faire part de ce qui
se passait ici. Quand il a appris pour les disparitions des lycans, il a tout de suite
envoyé des agents sur les lieux pour essayer d’en apprendre plus sur ce qui se
passait dans ce bled de merde.
Mon grand-père, qui n’avait accordé que peu d’attention au mécanicien
jusqu’à présent, daigna enfin le regarder. Il l’observa de haut en bas avant de
lever les mains en l’air, paumes vers le ciel.
— C’est qui celui-là encore ?
Je grondai.
— Putain, on s’en fout ! Au cas où tu ne l’aurais pas entendu, Vincent se
ramène ici avec toute sa fichue clique de garous en rogne ! Et au vu de ce que tu
m’as raconté, je doute qu’ils viennent ici pour qu’on se fasse des tresses et qu’on
brûle des marshmallows devant un feu de camp. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Combien de temps avons-nous avant leur arrivée ? s’enquit Sam en
croisant les bras contre sa poitrine.
— Il faut moins de deux heures et demie à Vincent pour venir ici en avion,
affirma Loki, et il possède son propre jet privé. Il sera là dans peu de temps.
Je grinçai des dents, il me fallait un plan. Que pouvions-nous faire ?
Si ce qu’Al m’avait raconté était vrai, la paix entre les espèces était de
nouveau menacée. Les créatures primaires n’allaient certainement pas laisser
passer une seconde affaire comme celle qui s’était déroulée à Columbus, nous
étions à deux doigts d’avoir une guerre sur les bras. D’autant plus que cette fois,
Vincent était personnellement touché par les méfaits des sirènes puisque son
propre petit-fils avait été enlevé. Il allait péter une durite, et sans aucun doute
entrer dans une colère noire avant de mettre à exécution les menaces qu’il avait
prononcées quelques années plus tôt. Chouette. Comment allions-nous nous
sortir de ce pétrin maintenant ?
— Très bien, déclarai-je en m’immobilisant, nous n’avons pas le choix, il faut
découvrir qui se cache derrière les disparitions de Fredericksburg avant son
arrivée. Si nous retrouvons Nick et que nous mettons un terme aux agissements
de la bande présente en ville, nous pourrons peut-être éviter la colère de Vincent.
C’est notre seule chance.
N’ayant pas de meilleur plan à proposer, mes camarades gardèrent le silence.
J’inspirai un grand coup avant de poursuivre.
— Al, file-moi le dossier de l’affaire Columbus.
Je n’avais que deux heures et demie pour découvrir l’identité des sirènes en
action ici, retrouver Nick et mettre un terme à cette affaire. Deux heures et
demie. Après ça, le chef de la société lycane allait débarquer et à ce moment-là,
je ne donnais pas cher de ma peau. Ni de celles des sirènes d’ailleurs.

Je venais de passer trois quarts d’heure à éplucher le dossier officiel de


l’affaire qui s’était déroulée à Columbus, plusieurs années auparavant. Il ne me
restait plus que cent cinq minutes pour réussir ma mission, et malheureusement,
je n’étais pas plus avancée sur l’identité de notre sirène que je ne l’étais
quarante-cinq minutes plus tôt.
Tout ce que nous avait raconté Al et Cordelia était vrai. Les deux alliés nous
avaient rapporté les faits dans les moindres détails, les documents éparpillés sur
le lit ne m’avaient pas appris grand-chose de plus. Comme me l’avait assuré mon
grand-père, toutes les adeptes de Moira Pritchard ainsi que Moira elle-même
avaient trouvé la mort en 1998, soit lors du démantèlement de leur groupe de
cinglées, soit à la suite du procès qui avait suivi. Il n’y avait a priori, aucune
survivante.
En tout et pour tout, l’assemblée établie à Columbus accueillait vingt-sept
membres. Vingt-sept sirènes qui avaient enlevé, séquestré, épuisé et assassiné
près de cent quatre-vingt-sept loups-garous et métamorphes en moins de six
mois. À cette époque, seulement un garou et deux change-peau avaient pu
échapper à la mort. Les victimes furent découvertes enchaînées au sous-sol du
quartier général du club des tarées. Ce fut grâce à leur témoignage que les
autorités surnaturelles chargées de l’affaire purent obtenir des informations
complètes sur leurs agresseuses, notamment établir leur nombre exact. C’est
ainsi qu’ils purent affirmer que chacune des sirènes de ce groupe extrémiste
avait bel et bien été neutralisée.
En clair, il ne pouvait pas s’agir de l’une d’entre elles ici, à Fredericksburg.
Cependant, il était évident que les deux affaires étaient liées, celles-ci étaient
bien trop similaires pour qu’il en soit autrement. Le tout était de découvrir ce qui
les rassemblait. Plus facile à dire qu’à faire, les sirènes en action ici étaient
discrètes et avaient veillé à ne laisser aucun indice qui puisse nous permettre de
remonter jusqu’à elles.
— Vous avez tenté les vidéos de surveillance ? demanda Al. J’ai vu des
caméras en ville.
— Les caméras ne sont pas branchées, grommela Sam, qui se rappelait sans
doute de son altercation houleuse avec le chef Sanchez.
— Comment ça ? répliqua Cordelia en fronçant les sourcils.
— Les sirènes ont pensé à tout, maugréai-je en repoussant la feuille que je
tenais dans les mains. Les habitants du coin sont complètement abrutis par leur
emprise. La police a fait débrancher toutes les caméras, nous n’avons rien de ce
côté-là.
— Comment ont-elles fait pour mettre en place un ascendant aussi important
sur Fredericksburg ? lança Bram, les bras croisés sur son torse musclé.
La femme soupira.
— Elles se servent de l’effet de groupe, expliqua-t-elle. Lorsqu’on dit qu’à
plusieurs on est plus forts, ce n’est pas qu’une expression. Elles ont sans aucun
doute allié leurs dons et réuni leurs auras respectives pour en entourer la ville.
Nos pouvoirs sont avant tout psychiques, nous sommes les expertes de toutes les
formes de manipulations qui peuvent exister, et notamment tout ce qui touche
aux entraves mentales. En ralliant leurs pouvoirs, les sirènes ont combiné leurs
auras pour n’en faire qu’une seule, qui entoure désormais Fredericksburg comme
une bulle malsaine empoisonnant petit à petit les personnes qui en sont
prisonnières. Grâce à ce charme, elles asservissent complètement leurs victimes
et font d’elles de véritables marionnettes. Les citoyens qui résident au sein de
cette commune n’ont plus aucun libre arbitre.
— Mais comment se fait-il que le charme ait plus d’emprise sur certains et
moins sur d’autres ? m’enquis-je, curieuse. D’après cette fouine de Nora, ses
camarades s’étaient littéralement transformés en guimauves sur pattes alors que
Bram, qui fut exposé pendant plus longtemps que les deux agents lycans, semble
moins affecté par ce phénomène.
— C’est vrai, reconnut-il, même si je dois avouer que je n’ai pas toujours eu
l’impression d’être en pleine possession de mes moyens.
— C’est parce que vous devez avoir une aura extrêmement puissante, dit-elle.
Vous voyez, notre aura enveloppe notre corps, elle est alimentée par les
différentes énergies qui traversent notre être. Elle dégage de l’énergie, envoie
des ondes, mais elle nous protège également de celles envoyées par nos
semblables. C’est une sorte de barrière de protection, si vous voulez, qui
interagit avec le monde dans lequel nous vivons. Plus notre aura est forte, et plus
le bouclier est efficace.
— Bram est donc protégé par son aura ? supputa Loki.
— Lui et sûrement d’autres, acquiesça-t-elle. Déjà, il part avec un net
avantage puisque les créatures surnaturelles possèdent généralement une aura
plus puissante que les humains. L’emprise qui plane en ces lieux n’agira pas de
la même manière sur deux individus différents, le temps qu’elle mettra à agir sur
eux variera également en fonction de leurs défenses respectives.
— Une fois que les sirènes seront arrêtées, le charme sera-t-il levé ?
La femme hocha la tête.
— Oui, mais nous devons pour cela trouver la tête pensante du réseau. C’est
en éliminant la reine que nous pourrons détruire la ruche.
Malheureusement, la reine, nous ne l’avons pas, pensai-je.
Je me mordillai les lèvres, agacée, et survolai des yeux les papiers étalés face
à moi. Soudain, un document sortit du lot. Ce fut comme si une lumière
mystique me le montrait du doigt, me désignant ainsi la marche à suivre.
À première vue, ce bout de papier n’avait rien avoir avec notre affaire, ni
même véritablement avec celle de Columbus. C’était un acte de naissance. Sur
celui-ci figurait le nom de Moira Pritchard. Je ne m’y étais pas plus intéressée au
préalable, pensant qu’il s’agissait du sien. Mais j’avais tort. Ce n’était pas celui
de Moira, mais celui de sa fille. Elle avait donné naissance à une petite fille en
janvier 1998, six mois avant sa mort. Mon cœur rata un battement lorsque je lus
le prénom inscrit sur le document.
— Putain de bordel de merde…
— Qu’est-ce qu’il y a ? gronda le Bêta en se décollant du mur contre lequel il
était appuyé.
Il me fallut relire plusieurs fois le nom de naissance de la progéniture de
Moira Pritchard pour être sûre que je ne rêvais pas. Je fermai les paupières, me
les pinçai entre mon pouce et mon index, et relut encore une fois la fiche entre
mes mains. Non, je ne me trompais pas, l’enfant s’appelait bien Viviane
Pritchard. Bon sang de bois !
— Je sais qui c’est, dis-je avec conviction, je sais qui se cache derrière toute
cette foutue histoire.
— Qui ? s’impatienta mon grand-père en faisant un pas en avant.
Immédiatement, et sachant que ce nom ne dirait sûrement rien à Al ni à Delia,
je me tournai vers le bras droit de mon compagnon dont les pupilles s’étaient
mises à étinceler d’une sauvagerie typiquement lycane. Le loup qui vivait en lui
commençait déjà à s’éveiller, prêt à agir.
— Vivi Adams.
Sam et lui échangèrent un regard en coin, Bram fronça les sourcils.
— Vivi Adams ? répéta-t-il. La gamine qui travaille à la piscine municipale ?
D’un bond, je sautai hors du lit sur lequel j’étais installée et tendis l’extrait de
naissance que je venais de trouver.
— Moira Pritchard a donné naissance à un mioche six mois avant qu’elle ne
soit arrêtée par les autorités. Il s’agit d’une fille, un beau petit bébé de trois kilos
cent, Viviane Pritchard.
Les garous se jetèrent des coups d’œil douteux.
— Il pourrait très bien s’agir d’une coïncidence, objecta le Gamma en
fonction.
— Et puis il s’agit là d’une Viviane Pritchard, non d’une Vivi Adams.
Je soupirai.
— Premièrement, commençai-je, les coïncidences n’existent pas. Pas dans le
domaine de la chasse en tout cas. Deuxièmement, lisez-moi ce satané papier
bande d’andouilles ! Pritchard est le nom d’épouse de Moira, qui avait épousé en
1990 John Pritchard, un mâle de son espèce faisant partie d’une famille de sang
pur. Cette salope a quitté son abruti de mari quelques mois avant de s’installer à
Columbus, et de donner naissance à son abominable progéniture. Adams était
son nom de jeune fille ! Alors, vous pensez sincèrement que ce soit une
coïncidence qu’une gamine de 20 ans qui se prénomme Vivi Adams vive ici à
Fredericksburg, qu’elle ait étrangement fréquenté deux des lycans disparus ici
avant leur envol mystérieux ?
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Je savais que quelque chose m’avait semblé bizarre quand je l’avais
interrogée, affirmai-je en faisant les cent pas dans la pièce. Mais sur le moment,
je n’avais pas réussi à mettre le doigt sur ce qui m’avait dérangée. Cette gamine
avait pourtant l’air très bien. Elle était triste et inquiète pour ses conquêtes
disparues, elle se faisait du souci et tentait désespérément d’alerter les gens
autour d’elle. Et c’était ça qui clochait, nom d’un chien !
— Qu’est-ce que tu veux dire ? grognassa le vieux chasseur en jetant un coup
d’œil à la fiche que Sam lui tendait.
— Tous les habitants de ce bled sont sous l’emprise des sirènes, expliquai-je.
Les êtres humains qui vivent ici ont tous le cerveau embrumé par l’aura qu’elles
ont réussi à diffuser dans les rues. Ils ne se soucient en aucun cas des disparus.
La propre mère de Benjamin Jackson se foutait éperdument du fait que son fils
ne soit pas rentré à la maison. Les flics s’assoient littéralement sur les
phénomènes qui se déroulent ici en affirmant sans gêne que cent huit
disparitions, ce n’est pas à prendre trop au sérieux ! Et bizarrement, cette fille,
elle, se soucie du sort de ses amis ?
J’écartai les bras dans le vide.
— Si ça, c’est pas anormal, alors je ne m’y connais pas !
— Pourquoi ne pas t’être fait cette réflexion plus tôt ? maugréa mon parent.
Je levai les yeux au ciel.
— C’est en sortant de mon entretien avec elle que l’horrible créature dans
mon coffre m’a sautée dessus, plaidai-je. Excuse-moi si, sur le moment, j’ai
zappé la gamine éplorée. Je suis persuadée que ce n’est pas une coïncidence, elle
serait beaucoup trop énorme pour qu’il soit autrement.
— OK, j’avoue que tout ça est étrange, mais il reste encore un point à
éclaircir, répliqua le chasseur. Tu dis que deux lycans l’ont fréquentée avant de
disparaître. Si cela était bien le cas, ils auraient dû ressentir son aura et
comprendre qu’elle n’était pas humaine. Or, ce ne fut pas le cas. De plus, le
mécano semble également la connaître, et si on pouvait mettre l’ignorance des
deux autres sur le dos de l’emprise dont ils étaient victimes, il n’en est pas de
même pour ton ami qui, lui, est encore lucide. Bram aurait forcément découvert
son identité réelle si elle avait été une sirène.
— En fait, intervint l’intéressé, je n’ai jamais rencontré cette fille en personne.
Nous nous tournâmes tous dans sa direction.
— J’ai à plusieurs reprises entendu parler d’elle par des clients du garage, des
gars la connaissant, mais je ne l’ai jamais vu en face.
J’arquai en sourcil en jetant un coup d’œil à mon grand-père.
— Et les deux autres ?
— Ben était un nageur, et l’agent lycan effectuait son job de couverture à la
piscine où elle travaille, déclarai-je alors. Les garous possèdent des sens aiguisés
qui peuvent, comme tu le sais, être mis à rude épreuve par tout un tas de
facteurs. Je suis allée à la piscine, l’odeur de chlore qui y règne m’a presque fait
tomber dans les vapes, je n’imagine pas les perturbations que cette odeur à dû
déclencher chez les deux gaillards.
Cordelia hocha la tête.
— Cela pourrait en effet expliquer leur aveuglement, dit-elle, songeuse. De
plus, il ne nous est pas impossible de masquer notre énergie.
Cette fois, le patriarche de la famille Evans ne sembla rien trouver à redire.
Dieu merci. L’homme grogna.
— OK, et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Sam. On peut quand
même pas se pointer chez elle et lui demander gentiment de nous remettre Nick.
Je penchai la tête sur le côté.
— Non, j’avais pas dans l’idée de lui demander gentiment.
— Il nous faut un plan, assura Loki.
J’acquiesçai lentement et posai mes mains sur mes hanches.
— Je suis entièrement d’accord, mais avant ça, il nous faut Vincent.
26
Je la tenais. Vivi Adams était notre sirène, j’en étais persuadée et bon sang, je
la tenais. Elle s’était retrouvée face à moi, nous étions seules au beau milieu
d’une salle vide. Elle était là, à portée de main, et je n’avais rien fait. J’étais
simplement partie, j’avais tourné le dos à notre ennemie sans me douter un seul
instant de l’immense erreur que j’étais en train de commettre. Peut-être avais-je
manqué ma chance de retrouver sain et sauf l’homme que j’aimais.
Nous n’aurions pu louper l’arrivée fracassante de Vincent Teller même si nous
l’avions voulu. L’Alpha du Nord débarqua à minuit précis au volant d’un 4 x 4
de location aux vitres teintées, accompagné d’un cortège de tanks du même
style. Nora lui avait sûrement indiqué l’emplacement de notre hôtel, les
véhicules sombres s’immobilisèrent devant l’entrée du Hazel & Berg.
— Dis-moi que tout ceci n’est qu’une grotesque mascarade, gamine, gronda le
grand-père de ma moitié en descendant de sa voiture.
Assise sur les marches qui précédaient l’entrée de l’établissement, je me
relevai lentement et me dirigeai vers lui d’une démarche qui ne se voulait pas
trop vacillante. Le loup, furieux, dégageait une aura si imposante qu’elle
éclipsait même celle que les sirènes étaient parvenues à faire planer en ville. Ce
n’était pas le moment de se laisser impressionner, ou de tomber dans les vapes.
— J’aurais aimé qu’il en soit ainsi, crois-moi, répondis-je, mais
malheureusement c’est la vérité. Nick a bien été enlevé.
Le lycan face à moi s’immobilisa, ses narines se dilatèrent sous le coup de la
fureur qui l’animait. Il jeta un regard par-dessus mon épaule. Dans mon dos, près
de la porte du bâtiment en briques se tenaient Sam, Loki, et Bram. Le Bêta ne
nia pas mes propos, Vincent proféra un grognement menaçant qui résonna dans
la rue endormie.
— Eh ben putain, il va falloir me fournir une sacrée explication, grogna-t-il
dangereusement.
Je hochai la tête, la portière d’un des SUV s’ouvrit alors. Nora, la satanée
traîtresse aux cheveux colorés posa un pied à terre. Elle était donc là elle aussi.
Chouette, j’allais peut-être pouvoir assouvir mes envies de meurtre. Briser une
nuque était vite fait.
Je conduisis Vincent jusqu’à la chambre que j’avais légèrement arrangée au
préalable, nous nous y installâmes tous les sept : l’Alpha, le premier Gamma de
celui-ci, le Bêta, Sammy, Bram, Nora, et moi. Lorsque nous eûmes tous pris
place, je m’humectai les lèvres, me raclai la gorge et débutai mon histoire. Ma
version de l’histoire.
Je lui racontai tout. Absolument tout. Du moment où Al m’avait confié le cas
jusqu’à nos récentes découvertes sur l’identité de la sirène présumée. Chaque
événement qui s’était déroulé ici lui fut rapporté ; la présence de mon grand-père
et celle de Cordelia Wright en ville ne passèrent pas à la trappe, évidemment.
Le dirigeant m’écouta attentivement sans intervenir, ignorant même les
interventions de Nora qui doutait visiblement de la véracité de mes propos. Il ne
prononça aucun mot, pas même quand j’en eus terminé avec mon récit. Nous
dûmes patienter un instant avant d’obtenir une réaction de sa part.
— Donc, si je récapitule, commença-t-il après un moment de réflexion qui me
sembla interminable, Al t’a confié une chasse qu’il savait similaire à celle qu’il
avait lui-même menée en 1998, à Columbus. Tu es venue ici seule, mais tu as
rapidement été rejointe par Nick, mon abruti de petit-fils qui était au courant de
ce qui se passait ici depuis des mois, mais qui ne m’avait rien dit pour préserver
l’anonymat de son ami d’enfance. Ensemble, vous avez tenté de découvrir ce qui
se passait, mais après quelques jours d’investigations, ce même idiot s’est
lamentablement fait attraper par ce que vous pensez être une sirène. Sirène qui
serait la fille de Moira Pritchard, la femme que nous avons condamnée à mort
vingt ans plus tôt, dans l’Ohio. C’est bien ça ?
J’acquiesçai.
— Et Al et Cordelia seraient également présents en ville, ajouta-t-il.
— C’est ça. Vincent, je sais que…
— Non trésor, je t’arrête tout de suite, trancha brutalement le dominant, tu ne
sais rien.
Vincent, jusqu’alors assis au bord du lit, se leva. Les émanations dégagées par
son énergie emplirent la chambre, l’air devint lourd, une chaleur étouffante
m’enveloppa tout entière alors que mes jambes devenaient lourdes. Ma tête se
mit à tourner.
— L’affaire de Columbus a bien failli détruire l’équilibre de notre société et
celle de notre monde tout entier. Les sirènes sont un fléau pour la paix. Ce sont
des créatures instables et dangereuses, qui ne nous apportent rien hormis des
inquiétudes. Nous avions, déjà à l’époque, prévenu Cordelia. Nous lui avions dit
que si jamais elle perdait de nouveau le contrôle de ses semblables, il en serait
fini de sa communauté. Durant des années nous avons toléré leur existence,
sachant pertinemment qu’une affaire semblable à celle de Columbus finirait tôt
ou tard par éclater. L’incompétence de Wright ne pouvait qu’amener ses sujets à
la rébellion. Aujourd’hui, l’une de ses adeptes a enlevé mon petit-fils, mon
successeur. Elle et ses foldingues de copines sont sûrement en train de lui siffler
toute son énergie en ce moment même, ce qui ne signifie qu’une chose : ses
jours sont comptés. Nous ne savons pas où il est, et la seule piste que nous
possédons n’est pas fiable à 100 %. Je ne peux imaginer situation plus grave que
celle-ci et toi, tu nous as fait perdre du temps volontairement en ne m’informant
pas immédiatement des faits.
Accusant le coup, je serrai les poings sans pour autant détourner le regard. Je
savais pertinemment qu’en me confrontant à lui j’allais subir les foudres de sa
colère destructrice, je m’y étais préparée. Cependant, nous n’avions pas le temps
de nous disputer. Comme il l’avait si bien dit lui-même, les jours de Nick étaient
sans aucun doute comptés.
— Poppy a simplement cherché à protéger l’honneur de Nick, me défendit
Loki d’une voix qui se voulait apaisante, rien de plus.
L’Alpha se tourna vers lui, Nora intervint à son tour.
— Je doute que ce soit l’honneur de Nick qu’elle voulait protéger, dit-elle
avec véhémence, mais plutôt le sien. Les chasseurs ne se préoccupent que de la
réussite de leurs chasses, ils ne se soucient guère des dommages qu’ils peuvent
engendrer sur leur passage. Les lois, les coutumes et le respect des hiérarchies
leur passent par-dessus la jambe. Ils ne suivent aucune règle. Elle voulait sans
doute ne rien révéler de ses échecs pour ne pas perdre la face devant son grand-
père ou ses petits copains traqueurs.
Je serrai les dents, avais-je le temps de lui régler son compte ? Est-ce qu’un
crêpage de chignon en bonne et due forme n’était pas le bienvenu ?
— Mettre volontairement mon compagnon et âme-sœur en danger n’était pas
dans mes plans, maugréai-je. Si j’avais pu fonctionner autrement, si prévenir le
monde entier de sa disparition m’avait permis d’en découvrir plus sur sa
disparition, je l’aurais fait. Mais comme je l’ai déjà expliqué, je vis avec un
Lieutenant qui, d’ici quelque temps, succédera à son grand-père, l’Alpha du
Nord. Alerter la Terre entière et rameuter tout le monde aurait mis en danger son
futur règne. Je ne pouvais pas lui faire ça.
— C’est tellement facile comme argument, pesta la louve.
— Sortez ! trancha soudainement Vincent d’une voix qui ne laissait pas de
place à la réplique. Tout le monde dehors !
Surprise, je me tournai vers le Bêta de la Meute du Soleil, qui me rendit mon
regard. Nous restâmes une seconde sans bouger.
— Avez-vous réellement l’intention de me faire répéter ?
À contrecœur, mes acolytes quittèrent la pièce un à un. La rousse s’exécuta en
baissant la tête et le premier Gamma du chef des lycanthropes dont j’ignorais le
nom ferma la marche. Lorsque nous fûmes seuls, l’homme m’observa en silence
pendant ce qui me sembla être une éternité. Je ne me démontai pas, ne
détournant pas le regard des pupilles qui me scrutaient sans ciller. Je n’avais rien
à me reprocher, pas de ce côté-là en tout cas.
— Evans, dit-il, je ne te jette pas la pierre, je me doute bien que tes intentions
n’étaient pas mauvaises. Je sais pourquoi tu n’as pas voulu me contacter tout de
suite et je sais également que Nick, lorsqu’on l’aura retrouvé, te sera sûrement
extrêmement reconnaissant de ne pas avoir voulu ébruiter l’affaire. Cependant, il
faut que tu comprennes une chose. Cette histoire va au-delà d’une simple traque
sans importance. Je ne resterai pas sans rien faire alors que les sirènes menacent
notre monde.
— Tu ne peux pas les exterminer, plaidai-je calmement. On ne peut pas juger
une race entière sur les méfaits d’une petite minorité appartenant à cette espèce.
C’est injuste.
Vincent grogna.
— Une fois que nous aurons retrouvé Nick et délivré cette ville de l’emprise
des monstres qui l’empoisonnent, je ferais le nécessaire pour que ce genre
d’incident ne se produise plus.
Je fronçai les sourcils et inspirai profondément. La chaleur étouffante qui
régnait dans la pièce, les vibrations qui se dégageaient de Vincent ainsi que la
frustration et la colère que je ressentais formaient un cocktail néfaste pour ma
santé mentale. Je sentais les battements de mon cœur s’affoler progressivement
au fur et à mesure que la rage grimpait en moi. Il fallait que je me calme.
— Tu sais, je me suis demandé pourquoi Vivi Adams, parce que je sais que
c’est elle, faisait tout ça. Quelles pouvaient bien être ses motivations ? Après
tout, qu’est-ce qui pousserait une jeune fille de 20 ans à peine à tout risquer pour
une affaire comme celle-ci ?
Vincent soupira avant de se rasseoir lourdement sur le matelas.
— Et quelles conclusions as-tu tirées de cette réflexion ? me questionna-t-il.
— La sirène a laquelle je me suis confrontée sur le parking de la piscine m’a
dit qu’elle et ses alliés avaient un plan, et que pour cela elles avaient besoin de
Nick. Qu’il était important et donc je ne devais pas m’en faire pour lui dans
l’immédiat. Je crois que ce qu’elles veulent, c’est la vengeance. Vivi a été privée
de sa mère avant même que celle-ci n’ait le temps de l’éduquer et de lui apporter
son amour. C’est toi qui l’as privé de cette opportunité, Vincent. Je crois que
c’est pour se venger de toi que tout ceci a lieu aujourd’hui.
— Me jugerais-tu responsable de tout ça ?
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Non. Mais je pense que l’on peut difficilement exterminer une race entière
parce qu’une enfant fut privée de sa mère. Cordelia n’y est pour rien. Les sirènes
n’y sont pour rien. Il n’est nullement question de suprématie, de besoins cupides
ou d’envies de prendre le dessus sur les autres races. Vivi est seulement une
gamine en colère, qui cherche à venger la mort de sa mère en s’en prenant à ce
que tu possèdes de plus précieux : ton successeur.
— Tu me demandes d’être clément envers cette femme ? C’est bien ça ?
Je levai les yeux au ciel.
— Non, bien sûr que non ! Je vais buter cette salope ! Tout ce que je te
demande, c’est de ne pas ébruiter cette affaire, de ne pas alerter les autres
sociétés. Tu es venu en compagnie de certains de tes agents personnels, mais à
part eux, je suppose que tu n’as pas pris le temps de prévenir le conseil et les
autres Lieutenants, je me trompe ?
Le loup garda le silence, sa mâchoire se contracta. J’avais raison.
— Si tu ne dis rien, seules les personnes ici sauront ce qui s’est passé. Il n’y
aura pas d’émeute, pas de lynchage, pas de complication. Il nous suffit de tuer le
problème dans l’œuf, et de tranquillement retourner à nos vies respectives
ensuite. Vivi est un cas isolé. Ce n’est qu’une question de vengeance, rien de
plus.
— Qu’en est-il de ses adeptes ? Les membres de son groupe l’ont suivie en
toute connaissance de cause.
— Ce n’est qu’une histoire d’embrigadement, répondis-je. Je te promets
qu’une fois que les sirènes présentes dans cette ville seront arrêtées, tu
n’entendras plus jamais parler de cette espèce. Cordelia s’y est engagée.
Il gronda.
— Alors pourquoi n’est-elle pas ici pour plaider sa cause elle-même ?
Pourquoi t’a-t-elle lâchement refourgué cette tâche ingrate ?
Je soupirai.
— Parce qu’elle et mon grand-père sont en repérage, l’informai-je.
— Repérage ? Quel repérage ?
— Nous devons découvrir où se cache Vivi et ses disciples si nous voulons
avoir une chance de retrouver Nick, et potentiellement certains des lycans
disparus qui seraient encore en vie. Comme nous n’avions pas de piste, il nous a
fallu trouver une alternative. L’aura qui plane en ville devrait être plus puissante,
plus dense à l’approche du lieu de vie de notre cible. C’est en tout cas ce que
pense Delia, qui est pour ainsi dire une experte en la matière. Elle et Al sont
partis faire une ronde en ville. Wright, grâce à ses pouvoirs, devrait pouvoir
découvrir sans problème le point de convergence des énergies en action à
Fredericksburg. Elle ne m’a chargée de rien. C’est moi qui ai pris l’initiative de
te demander cette faveur.
Vincent m’étudia un instant avant d’expirer l’air qu’il maintenait dans ses
poumons. Il croisa les bras sur son torse, les sourcils froncés.
— Pourquoi le sort de cette race te préoccupe-t-il autant ?
Un léger sourire étira mes lèvres, je secouai la tête de gauche à droite.
— Ne te méprends pas Vincent, je me fiche éperdument de ces créatures.
Qu’elles soient réduites en cendres ou non m’importe peu. C’est à ma race que je
pense avant tout. Les chasseurs ont pour objectif premier de préserver la
tranquillité des êtres humains, de les protéger des individus surnaturels qui
vivent parmi eux. Si une guerre explose entre vous, que les vampires, les garous,
les métamorphes, les fées, les sirènes et j’en passe se mettent à se boxer la
tronche en ignorant royalement toutes les règles fondamentales qui préservent
leur anonymat, alors je ne donne pas cher de la tranquillité que nous sommes
supposés maintenir. Je n’ai pas envie de vivre dans un monde mis à feu et à sang
pour une histoire de disparitions provoquées par une gamine à peine pubère,
furieuse d’avoir perdu sa pauvre maman chérie. Serais-tu vraiment prêt à
détruire ce que vous avez mis des centaines d’années à construire ? Une société
qui fonctionne plus ou moins grâce aux efforts de chacun ?
Mon interlocuteur inspira profondément avant de se redresser et de serrer les
lèvres. Il avait beau détester les sirènes, être en colère par rapport aux
innombrables choses que nous lui avions caché Nick et moi, je savais qu’il était
assez intelligent pour entendre mes arguments. Du moins, je l’espérais.
— Qu’est-ce que tu attends de moi, gamine ?
Je laissai tomber mes bras le long de mon corps.
— D’après ce que nous savons, nous avons affaire à un groupe, expliquai-je
en me dirigeant vers lui.
Je m’installai à ses côtés, sur le lit. Le vieil homme se tourna vers moi pour
me regarder en face.
— Nous sommes six, trois garous, un vieux chasseur, une sirène en talons
aiguilles et moi. Si nous devons affronter une assemblée, nous ne ferons pas le
poids. J’ai besoin de ton aide. Il y a vingt ans, Al, Delia et toi avez déjà réussi à
éradiquer une bande similaire. Ensemble, nous augmenterons nos chances de
réussite. Mais il faut collaborer. Main dans la main.
— Comment pourrais-je être certain que cela ne se reproduira pas ? dit-il. Que
tout ce cirque ne refera pas surface dans une autre ville, dans quelques mois ou
quelques années ?
Je soutins son regard.
— Les conflits interraciaux ne sont pas rares dans notre monde, tu es bien
placé pour le savoir. La paix n’est jamais acquise, mais si au lieu de blâmer et
d’isoler les sirènes pour leur mode de vie particulier, toi et les autres dirigeants
surnaturels acceptez de faire des efforts pour les intégrer, alors je pense que les
choses ne pourraient aller que mieux. Une fois les relations entre vous
améliorées, les risques de rébellion seront moindres. C’est en tout cas ce que je
pense.
Durant une seconde, nous nous regardâmes dans le blanc des yeux, sans rien
dire. Ma respiration semblait s’être coupée. Le temps parut s’arrêter le temps de
sa réflexion. Finalement, il proféra une sorte de grognement bougon, nettement
moins inquiétant que ceux émis précédemment.
— Nick m’a tiré une balle dans le pied quand il m’a choisi une belle-petite-
fille comme toi, Evans, marmonna-t-il.
Je souris, la tension retombait dans la pièce, je pus respirer à nouveau dans
cette atmosphère qui se faisait moins lourde. Je donnai un petit coup d’épaule à
mon nouvel allié.
— Arrête de râler, je sais qu’au fond, tu m’adores, plaisantai-je.
Vincent me pinça la joue affectueusement.
— Bien sûr que je t’adore, Poppy, et j’ai très bien compris les raisons qui t’ont
poussée à ne pas me prévenir de la disparition de Nick. Pas immédiatement en
tout cas. Je sais que ça n’a pas dû être facile pour toi de prendre cette décision.
Mon cœur se serra, je baissai la tête pour regarder mes chaussures. Je n’avais
pas le droit de flancher maintenant. Vincent posa une main sur mon épaule.
— Il va bien, j’en suis sûr.
J’acquiesçai.
— Je le sais. Je le sens. Notre lien a beau ne pas être pleinement formé, je sais
que s’il lui était arrivé quelque chose, je l’aurais su. Mais honnêtement, je n’ai
pas envie de perdre plus de temps, je ne veux surtout pas que de vieilles
querelles réduisent à néant mes chances de le revoir vivant. Alors vous avez
intérêt de mettre de l’eau dans votre vin. Parce que si Nick crève par votre faute,
je vous ferai tous la peau.
J’étais sérieuse et le lycan le savait, il le vit dans mes yeux. Au lieu de me
rappeler son rang et de m’engueuler parce que je venais ouvertement de le
menacer, l’homme gronda en signe d’assentiment, il me donna une tape sur
l’omoplate.
— Nous allons unir nos forces, promit-il alors. Nous allons coopérer et libérer
cette fichue bourgade paumée de l’emprise de ces sirènes vengeresses, ensemble.
Je hochai la tête. L’Alpha du Nord se leva et s’étira légèrement.
— Par contre, commença-t-il en se tournant vers moi, une chose est sûre,
quand nous aurons retrouvé mon petit-fils, n’espère pas échapper à l’engueulade
que je vous réserve à tous les deux. Vous allez respectivement prendre mon pied
au cul pour m’avoir tenu à l’écart de tout ça, bande de petits cons.
Je gloussai, et secouai la tête de gauche à droite avant de me mettre sur pieds
à mon tour.
— Ça marche.
— Parfait, alors en avant, Evans, on a du poisson à pécher ce soir !
27
Les sirènes tiraient leurs dons des différentes énergies qui circulaient tout
autour de nous. Elles étaient capables d’aspirer ces émanations invisibles afin de
renforcer leur pouvoir et d’optimiser leurs capacités physiques et psychiques,
devenant ainsi plus puissantes et redoutables.
À Fredericksburg, les individus que nous traquions avaient établi une
véritable forteresse autour de leur territoire, emprisonnant la ville et ses habitants
à l’aide d’une emprise mise en place par leurs soins. D’après Cordelia Wright,
ses semblables avaient uni leurs forces pour empêcher les gens de se défendre et
de riposter, en combinant leurs auras respectives pour n’en former qu’une seule.
Pour ce faire, elles s’étaient notamment servies de la lourde histoire de la ville,
qui avait été le lieu de nombreux massacres. L’énergie qui résultait de toutes ces
horreurs était déjà mauvaise, et ça n’avait fait que s’aggraver avec l’apparition
des sirènes. Elles avaient su canaliser ces ondes malsaines pour les ajouter à leur
propre charme.
Malheureusement pour nous, cela jouait en notre défaveur, nous étions sur
leur terrain.
— Les énergies convergent toutes vers un seul et même point. Celui-ci,
déclara Al en pointant du doigt un endroit précis sur la carte de la ville étendue
sur le lit. C’est là que se trouve notre sirène.
Je fronçai les sourcils et me penchai en avant afin de mieux observer le coin
qu’il nous montrait. Son doigt était placé en plein milieu de la carte, je reconnus
immédiatement la zone.
— C’est Cowan Boulevard, lança Sam. C’est là que Nick a eu son accident.
Vincent gronda.
— C’est ici que l’aura est la plus présente, que l’atmosphère est la plus
lourde.
— C’est probablement pour ça que Nick s’est retrouvé dans une position
délicate, dis-je en me redressant, et que les sirènes ont ainsi réussi à le capturer si
facilement. Il était littéralement devant leur porte.
— Il est en effet fort probable que sa position ait joué contre lui, acquiesça
Delia. Elles ont sans aucun doute profité de son étourdissement suite à
l’accident, et des avantages que leur conférait le fait d’être sur leurs terres.
Je me mordis la lèvre inférieure, Nick était tombé dans un piège infâme mis
en place par de vraies salopes lâches et fourbes. L’indignation monta en moi
comme de la lave en fusion, celle-ci fut accompagnée d’une puissante envie de
meurtre. Par chance, j’avais Nora à portée de mains, lui briser la nuque calmerait
sans aucun doute mes pulsions assassines. Pour un temps en tout cas. Cependant,
la pièce était remplie de témoins et si je butais Nora, j’étais dans l’obligation de
dégommer tous les autres pour ne pas finir en taule. Je pouvais peut-être
épargner mon grand-père, il m’aiderait sûrement à planquer le cadavre.
— Savez-vous avec exactitude où se trouve le QG des sirènes ? demanda
l’Alpha du Nord en lorgnant le dépliant étalé sur les draps.
— Il y a une maison, sur Cowan Boulevard, une immense demeure de style
colonial, c’est de là que se dégage l’aura qui embaume la ville, affirma la femme
aux cheveux blonds.
— OK, alors qu’est-ce qu’on attend ? s’impatienta la louve aux cheveux
rouges en se décollant de la fenêtre contre laquelle elle était appuyée. Allons
buter ces sirènes et délivrer Nick !
Le vieux chasseur grommela.
— Du calme, Speedy Gonzales{11}, on ne peut pas se lancer comme ça dans un
raid, sans avoir établi un plan au préalable. De plus, on risque pas d’aller loin si
on se pointe là-bas sans nous être préparés avant.
La louve gronda.
— Et pourquoi ça ?
— La maison est entourée de sirènes, expliqua alors la dirigeante de cette
même race. Des femmes, une quinzaine je dirais, font des rondes autour et aux
alentours de la bâtisse. Elles savent que nous allons arriver, que ce n’est qu’une
question de temps.
— Vous êtes certains qu’il s’agissait de sirènes ? les questionna Loki, les bras
croisés sur sa poitrine.
Wright hocha la tête.
— Je serais une piètre chef de fil si je n’étais pas capable de reconnaître mes
propres semblables, tu ne crois pas ?
— Les rues sont désertes, intervins-je, pensive. Il n’y a pas un chat à des
kilomètres à la ronde, les habitants sont cloîtrés chez eux et cela depuis un bon
moment déjà. Ils ont commencé à se terrer dans leurs baraques avant même que
le soleil ne se couche. Elles ont préparé le terrain, Delia à raison, elles savent
qu’on arrive. Elles ont fait en sorte qu’il n’y ait aucun obstacle sur leur chemin
susceptible de les déranger ce soir, et contrairement à nous, elles ont eu tout le
temps qu’il leur fallait pour mettre en place un plan de défense solide. En clair,
on a tout intérêt à se creuser la cervelle et vite pour faire de même si on ne veut
pas se retrouver six pieds sous terre avant le lever du soleil.
— Il faut pénétrer dans la maison, avança l’Alpha. Si Nick se trouve quelque
part, c’est sûrement là-bas.
— Tout comme Vivi, ajoutai-je.
— Mais comment allons-nous faire si celle-ci est gardée par une armada de
sirènes ? demanda le quatrième Gamma de la Meute du Soleil.
Bram renifla.
— Nous devons nous séparer, certifia le mécano.
— Pourquoi ça ? le questionna la louve.
L’homme pencha la tête sur le côté et examina la carte.
— Les sirènes n’ont pas dû concentrer tous leurs effectifs à l’avant de la
maison. Elles doivent également se trouver à l’arrière et à l’intérieur de celle-ci.
Si notre objectif est d’entrer, alors nous séparer augmentera nos chances de
réussite. Un groupe pourra attaquer de front, permettant ainsi au second de
profiter de l’agitation pour s’introduire à l’intérieur. Les sirènes à l’arrière seront
à coup sûr rameutées par notre assaut à l’avant, elles nous laisseront donc une
porte d’entrée sans même sans rendre compte.
Impressionnée par le pragmatisme dont faisait preuve le solitaire, je haussai
les sourcils. Il n’avait visiblement rien perdu de son ancien statut de premier
Gamma. Son esprit stratège, logique et concis prouvait qu’il était fait pour son
ancien job, pas pour réparer des bagnoles dans un vieux garage miteux.
— Ton plan ne fonctionne que si le second groupe parvient à se glisser à
l’arrière de la bâtisse dans se faire repérer, plaida Jim, le premier Gamma de
Vincent qui l’avait accompagné. Créer une agitation en première ligne est une
chose, mais si la seconde division est repérée avant de réussir à atteindre son
objectif, le plan tombe à l’eau. Comment réussir à gagner l’arrière de la maison
sans être détectés par nos ennemis ?
Je me mordis la lèvre inférieure, j’avais peut-être une solution.
— Les sirènes se sont débarrassées des cadavres de leurs victimes en les
balançant dans les égouts de la ville, répondis-je. Se trimballer avec un corps sur
le dos ne serait pas passé inaperçu, elles devaient avoir une entrée à proximité de
leur QG. Si c’est le cas, nous pourrions passer par en dessous.
Al et Vincent acquiescèrent.
— C’est une bonne idée, reconnut le chasseur.
Un silence s’installa dans la chambre. Nous avions désormais un plan, ce
n’était peut-être pas le meilleur, mais ça avait au moins le mérite d’en être un.
Nous devions tenter notre chance.
— Qu’est-ce qu’on fera une fois entrés à l’intérieur ?
— Nous devons retrouver Nick, trancha le dirigeant lycan d’un ton
catégorique, nous ne pouvons en aucun cas le laisser entre les mains de cette
Vivi plus longtemps. Cernée, elle pourrait chercher à se débarrasser de lui plus
vite que prévu.
Je serrai les dents, c’était effectivement une possibilité.
— Je pense que si nous réussissons à entrer, nous devrions de nouveau nous
diviser, proposai-je. Un groupe pourra ainsi se charger de délivrer Red et les
autres disparus qui seraient encore en vie, l’autre se chargera d’arrêter Adams.
Nous ne serons certainement pas aussi nombreux que les sirènes, mais si nous
sommes minutieux, efficaces et prudents, nous avons une chance de nous en
sortir vivant, sans trop de perte.
Mes camarades ne réfutèrent pas ma proposition, à la place, ils hochèrent
respectivement la tête en signe d’assentiment. Ça y est, nous avions un plan. Un
plan bancal et dont les chances de réussite n’étaient pas garanties, mais un plan
quand même. Ne restait plus qu’à prendre une décision.
— Alors, qui va avoir l’opportunité de botter le cul à cette salope ?

Nous attendions le signal. Vincent, Delia, Loki, Sammy, et moi venions de


traverser une nouvelle fois les tunnels sous la ville, de la bouche d’égout qui se
trouvait près de l’hôtel à celle qui se trouvait dans le jardin arrière de la maison
habitée par les sirènes. J’avais raison, elles avaient bien accès aux sous-sols de
Fredericksburg.
Nous avions découvert cette sorte de passage secret grâce au plan des égouts
que nous avait envoyé Rocky. L’informaticien nous avait encore une fois sauvé
la mise. C’était grâce à lui que nous avions pu arpenter les souterrains sans nous
perdre, et ainsi rejoindre le jardin à l’arrière de la villa coloniale. Nous avions
pataugé dans la flotte, au milieu des cadavres, affublés de nos lampes torches
pendant moins de temps que je ne l’aurais cru. Il nous fallut près d’une heure et
quarante-cinq minutes pour arriver à destination, une heure et quarante-cinq
minutes très difficile à vivre pour les lycans qui m’accompagnaient, et qui
possédaient des sens surdéveloppés. Finalement, nous fûmes tous très heureux
d’arriver à notre point de rendez-vous ; il ne nous restait plus qu’à attendre le
signal.
Bram, Jim, Nora, les sept loups qui étaient arrivés avec Vincent, ainsi que
Brody et Sheldon, les agents lycans au service de Nick, formaient le groupe A,
celui qui avait pour but d’attaquer de front afin de nous libérer le terrain.
Cependant, ceux-ci ne pouvaient pas passer à l’action tout de suite. En effet, ils
devaient attendre que Rocky réussisse à désactiver les caméras de surveillance
qui encerclaient la villa, et dont nous avions appris l’existence grâce au chasseur
qui se trouvait à Rogers. Mon ami avait insisté pour nous aider, même à distance,
et nous n’avions vu aucune raison de nous y opposer. De plus, si nous voulions
prendre nos ennemis par surprise, les priver de leur visibilité était le meilleur
moyen d’y parvenir.
Soudain, alors qu’un silence lourd pesait dans le noir dans lequel nous étions
plongés, mon téléphone satellitaire se mit à biper, nous bondîmes tous sur nos
pieds. Par chance, il régnait dans le tunnel une obscurité telle que cela nous
permit d’échapper à la honte, ou du moins, de nous sentir moins cons.
— C’est bon, Rocky a réussi, murmurai-je en cherchant le numéro du portable
que j’avais confié à Bram, vous devriez vous déshabiller.
Ma remarque s’adressait à mes acolytes garous, qui acquiescèrent en retirant
respectivement leurs pulls et tee-shirts. Cordelia, qui arborait une lampe frontale,
se détourna en levant les yeux au ciel, elle faisait vraiment tache dans ces
souterrains crades et mal éclairés. Heureusement, j’étais parvenue à lui faire
retirer ses godasses hors de prix et sa robe haute couture, troquant ses vêtements
contre un jean et un tee-shirt à l’effigie des Simpson, un des miens évidemment.
La femme n’avait emporté dans sa valise que des fringues chics, qui n’étaient
pas vraiment de circonstance ici. Par chance, j’avais pu lui prêter certaines des
miennes, même si cela ne l’avait pas grandement enchantée. Ce soir, le style ne
comptait pas, il n’y avait en plus de ça, personne susceptible de la juger sur son
look dans ces égouts dégueulasses.
Brusquement, des cris retentirent au-dessus de nos têtes. Bram, qui avait reçu
mon signal, avait lancé l’attaque. La partie commençait enfin.
— C’est parti ! lança Sammy.
Les garous, une fois nus, s’écartèrent pour me laisser monter l’échelle
encastrée dans le béton, menant à la bouche circulaire qui allait nous permettre
de remonter à la surface. J’inspirai profondément avant de saisir le premier
barreau de métal.
Comme je m’y étais attendue, la plaque n’était pas scellée. Je pus ainsi la
soulever sans trop de difficulté, tout en faisant attention à me montrer la plus
discrète possible. Nous n’étions pas certains à 100 % que toutes les sirènes
établies à l’arrière du bâtiment se soient jointes à leurs consœurs à l’avant, nous
devions donc rester sur nos gardes afin de ne pas être repérés.
Sitôt le couvercle en fonte partiellement soulevé, les sons produits par l’action
à l’entrée de la maison nous parvinrent plus nettement. Mes tympans furent
assaillis par des grognements animaux, des jappements, ainsi que des cris de
femmes apparemment en mauvaise posture. Je fis en sorte de les laisser de côté
pour me concentrer sur ma tâche principale : vérifier qu’il n’y ait personne aux
alentours. La nuit était tombée depuis un petit moment maintenant, me servir de
ma lampe n’étant pas envisageable au risque de nous faire détecter, je ne parvins
pas à distinguer grand-chose. La bouche d’égout semblait se trouver au fond du
jardin, je discernai au loin la petite lueur que dégageait l’applique au-dessus de
la porte de derrière. De la lumière s’échappait des fenêtres dont les rideaux
semblaient pourtant tirés. Je me mordis la lèvre inférieure en faisant coulisser la
plaque que je tenais à bout de bras sur le côté. C’est que c’est lourd cette merde !
— Putain, je pensais vraiment pas me retrouver un jour les baloches à l’air
dans des putains d’égouts crados, grognassa Sam en remontant à la surface à son
tour. Si je chope le tétanos, ce sera de ta faute, Poppy !
Je levai les yeux au ciel en réajustant mes vêtements une fois à terre, ce
garçon avait toujours tendance à dramatiser !
Accroupie dans l’herbe, je libérai mes bras de l’entrave que représentaient les
anses de mon sac à dos avant de poser celui-ci devant moi.
— Le tétanos devrait être le dernier de tes soucis Peters, répliqua Vincent qui
suivait derrière, je te signale qu’une bande de folles nous attend à l’intérieur de
cette fichue bicoque. Ça, ça devrait te foutre les jetons !
Et un point pour papi…
Je sortis de mon sac les armes que j’avais emportées. Teller senior avait tout à
fait raison, une bande de cinglées assoiffées de sang attendaient après nous,
mieux valait prendre nos précautions.
— Personne ne garde la porte de derrière ? chuchota Cordelia lorsqu’elle
émergea des souterrains.
— Je ne vois personne, répondit le Gamma en plissant les paupières.
Nous nous trouvions à une petite dizaine de mètres de la bâtisse et
effectivement, la première partie du plan semblait avoir fonctionné. D’après le
brouhaha qui s’échappait de l’avant du bâtiment, toutes les sirènes qui gardaient
le périmètre s’étaient rassemblées pour faire face à l’assaut de nos alliés. Il ne
nous restait plus qu’à gagner la villa.
— On devrait se dépêcher, affirma Loki en se mettant debout. Il se pourrait
que l’une de ces femmes se rende compte du pot aux roses et vienne nous poser
problème en rameutant ses copines.
J’acquiesçai, et retirai la sécurité de mon Glock 26. Il avait raison, il était
temps d’agir.
Sans plus attendre, les loups se transformèrent, laissant la place aux animaux
sauvages qui vivaient en eux. Leurs os se brisèrent, produisant une symphonie de
craquements répugnants qui me fit comme à chaque fois frissonner. Leurs
membres se tordirent dans des angles improbables alors que leurs corps humains
laissaient place à ceux de loups gigantesques. Les garous étaient bien plus gros
que les loups normaux, j’en étais toujours la première étonnée.
Rapidement, et en aussi peu de temps qu’il en fallait pour dire « ouf », Wright
et moi nous retrouvâmes à faire équipe avec des bêtes enragées prêtes à bondir
sur leurs ennemies.
Nous nous engageâmes à petites foulées vers la maison coloniale.
Malheureusement pour nous, alors que nous arrivions à la porte, une femme fit
soudainement irruption au coin de la maison. Nous nous immobilisâmes
mutuellement et nous regardâmes dans le blanc des yeux. Elle était en sang, son
avant-bras gauche, qu’elle tenait dans l’autre main, arborait des traces de
griffures, sa chair était déchirée et suintait un mélange de pus et de sang gluant.
Les loups dans mon dos grognèrent dangereusement. L’affreuse femme ouvrit la
bouche et se mit à chanter. Le Bêta de la Meute du Soleil s’apprêtait à lui sauter
dessus pour l’empêcher de hurler lorsqu’un bruit de craquement l’arrêta
brusquement. La femme s’effondra au sol, face contre terre. Interloquée, je battis
des cils, et lorgnai la carcasse désarticulée étendue dans l’herbe avant de relever
la tête, Al se tenait là, fusil en main.
— Je vous avais dit qu’il en fallait un planqué dans les buissons pour
surveiller vos arrières, déclara celui-ci d’une voix rocailleuse. Cette conne aurait
attiré toutes les connasses à l’avant en ouvrant sa grande gueule. Une chance que
j’étais là pour lui foutre un coup de crosse, cet idiot l’aurait fait hurler comme
une fillette en lui sautant à la gorge, dit-il en désignant le loup de Loki, qui
grogna.
Avant de partir de l’hôtel, nous avions évidemment établi les rôles de chacun.
Nous avions constitué les équipes, choisi ceux qui attaqueraient en première
ligne, ceux qui sauveraient Nick et ceux qui affronteraient Vivi. Al était persuadé
qu’il fallait que l’un de nous reste à proximité de la maison pour couvrir les
arrières du groupe B, il s’était proposé pour endosser cette fonction. Grâce aux
amulettes qu’il possédait, il avait pu gagner la maison sans être repéré par nos
adversaires. Il s’était caché en attendant notre venue et finalement, même si je
n’en avais pas vu l’utilité au départ, il avait bien eu raison de le faire. Dieu
merci !
— Elle est morte ? s’enquit Delia en se penchant en avant pour observer le
corps à nos pieds.
— On s’en fout, trancha le chasseur en tirant de la poche de son manteau une
paire de menottes et un rouleau de scotch épais. On n’a pas le temps de se
soucier de son état. Il faut juste qu’elle la ferme le temps qu’on trouve sa
patronne.
Mon grand-père attacha les mains de la sirène qu’il venait lourdement
d’assommer et lui scotcha la bouche de manière à l’empêcher de produire le
moindre son. Nous pénétrâmes la maison avant qu’elle ne reprenne
connaissance.
Contrairement à ce que nous nous étions attendu, nous ne trouvâmes aucun
garde derrière la porte. Celle-ci n’était même pas verrouillée, ce qui ne signifiait
rien de bon à mon sens. Vivi attendait notre arrivée, nous n’étions sans doute pas
les seuls à avoir mis en place des pièges et devions rester prudents.
Sitôt entrée dans la maison, je perçus avec plus de clarté l’aura pesante
qu’avaient installée les sirènes de Fredericksburg dans cette petite ville de
Virginie. Les énergies qu’elles produisaient semblaient véritablement trouver
leur apogée ici. Dans cet endroit, nous étions sur leur territoire, ça, c’était très
clair. Par chance, le collier que je portais me protégeait de ces émanations, aussi
puissantes pouvaient-elles être ; je les sentais planer autour de moi sans qu’elles
ne m’atteignent pour autant. Ma labradorite était mon arme secrète, Adams ne
s’attendait certainement pas à me voir résister à ses dons d’envoûtement.
Silencieusement, nous traversâmes les pièces de la maison en file indienne,
prêts à tirer ou à bondir sur la première personne qui s’opposerait à notre
progression en nous barrant la route. Ceci dit, nous ne croisâmes personne.
— Je sens différentes énergies, murmura la dirigeante des sirènes lorsque
nous entrâmes dans un salon cosy aux lumières allumées. Elles planent dans les
airs et se confondent entre elles. Il n’y a pas que des sirènes dans cette maison.
— Non, il y a Nick aussi, soufflai-je en sentant un frisson remonter le long de
ma colonne vertébrale.
Red n’était pas loin. Je sentais sa présence, et cela malgré les miasmes
produits par les créatures présentes ici. Je fermai les paupières et tentai de me
concentrer sur cette sensation intérieure. Ce fut à ce moment-là que les loups se
mirent à tourner dans la pièce avec agitation, je relevai soudainement les cils, ils
avaient capté quelque chose.
Ce fut l’immense loup au pelage tricolore de Vincent qui attira mon attention.
Celui-ci renifla le dessous d’une porte close qui se trouvait dans la pièce, il se
mit à gronder, tous crocs dehors.
— Al, dis-je en me tournant vers le traqueur, va avec eux, je crois qu’ils ont
trouvé Nick.
Le chasseur fronça les sourcils, il étudia la porte en bois avec méfiance.
Nous avions convenu de nous séparer à nouveau une fois entrés à l’intérieur
de la maison. Un groupe avait pour mission de retrouver l’Alpha de la Meute du
Soleil, l’autre de trouver Vivi et de lui faire la peau. Nous savions que mon âme-
sœur avait sûrement été vidée d’une partie de son énergie, qu’il était sans doute
contraint à l’immobilité d’une manière ou d’une autre et qu’il allait
probablement avoir besoin d’un peu d’aide pour se remettre. Le lien qui nous
unissait aurait pu me permettre de lui transmettre de l’énergie, mais étant donné
que celui-ci n’était pas complètement formé, et que je n’avais aucune idée de la
manière dont je devais m’y prendre pour réussir un tel exploit, nous avions
choisi d’envoyer Vincent, Sam et Loki à sa rescousse. Le Gamma et le Bêta
faisaient partie de sa meute, le lien qui unissait un Alpha et les membres de son
clan était presque aussi fort que celui que partageaient deux moitiés. Eux
sauraient comment le remettre sur pieds.
Pour les aider à franchir les obstacles qui pourraient se dresser sur leur
passage, il avait été convenu que mon grand-père les accompagne. Cordelia et
moi avions donc pour mission de traquer notre ennemie et de la zigouiller
aussitôt entre nos mains. Le moment de nous diviser était arrivé.
Après une petite hésitation qui dura moins d’une seconde, Al acquiesça. Il
empoigna son fusil à deux mains et se dirigea vers la porte au pied de laquelle
tournaient les lycans.
— Poussez-vous de là, bande de sauvages ! cracha-t-il en se frayant un
chemin parmi eux pour atteindre la poignée.
Constatant que la porte en bois massif était maintenue verrouillée par une
multitude de verrous, mon confrère les fit sauter à l’aide de la crosse de son arme
à feu. Je ne fus pas surprise de découvrir que derrière elle se trouvait un escalier.
Celui-ci menait au sous-sol.
— Fais attention à toi, lançai-je à voix basse.
Al grognassa et, sans se retourner, s’engagea sur la première marche.
— Au lieu de t’en faire pour moi, Casper, reste sur tes gardes et veille à ne
pas te faire trucider.
Je ne répondis rien, sachant que je ne pouvais pas lui promettre de ressortir de
cette baraque en vie, et le regardai à la place disparaître dans la pénombre de
l’escalier plongé dans le noir. Bientôt, lui et les loups disparurent. Je priai tous
les Dieux possibles pour qu’ils me ramènent mon idiot de compagnon en vie.
— On continue d’avancer, lâchai-je alors à l’attention de Wright.
La femme hocha la tête, nous poursuivîmes notre progression au sein de la
maison.
La villa était un véritable labyrinthe. Les couloirs s’enchaînaient les uns après
les autres, les portes n’en finissaient plus, les pièces non plus. Delia et moi
commençâmes à perdre patience lorsque nous tombâmes sur un escalier en bois
sombre qui menait à l’étage. La sirène s’immobilisa, le nez en l’air.
— Elles sont en haut, déclara-t-elle gravement.
Je fronçai les sourcils.
— Toutes ? demandai-je.
— Toutes celles qui ne sont pas dehors en tout cas, répondit-elle.
Je soupirai. Génial.
— Donc, Vivi doit sans doute y être aussi, supputai-je en posant mon pied sur
la première marche. Allons-y.
Je n’avais aucune idée de ce que nous allions bien pouvoir faire si jamais une
armada de sirènes nous tombait dessus en même temps. Nous étions deux, nous
n’avions aucune idée du nombre qu’elles étaient, ce qui ne jouait certainement
pas en notre faveur. Heureusement pour mon cerveau en ébullition, je n’eus pas
le temps de me poser plus de questions, l’une d’elles nous attendait en haut de
l’escalier.
Tout comme celle que j’avais affrontée sur le parking de la piscine
municipale, la sirène qui nous faisait face n’avait, a priori, rien qui pouvait la
différencier d’une femme ordinaire. La trentaine, elle ressemblait à n’importe
quelle nana qu’on pouvait croiser dans les rues. Enfin, jusqu’à ce qu’elle se
mette à hurler comme une possédée, bien sûr. À ce moment-là, sa véritable
apparence fut révélée au grand jour. Sa peau se décomposa à une vitesse
incroyable, elle se transforma en un abominable monstre putréfié en un éclair.
Notre adversaire leva en l’air ses griffes acérées avant de nous sauter dessus.
Une chose était sûre, je n’étais pas préparée à ce qui se passa ensuite.
Alors que je levai mon Glock dans le but d’exploser la tronche de notre
assaillante, Delia me poussa sur le côté et poussa un cri digne d’un film
d’épouvante en se métamorphosant à son tour. J’appris deux choses ce soir-là :
premièrement que les sirènes aimaient visiblement gueuler, deuxièmement que la
reine était sans conteste la plus monstrueuse des abeilles.
Delia, sous la forme d’une sirène, n’avait plus rien de la femme magnifique
qu’elle était sous sa forme humaine. Celle-ci possédait l’apparence d’un
véritable monstre cauchemardesque. Le genre qui, dans les films d’horreur, se
planquait sous votre pieu pour vous choper les pieds si vous aviez le malheur de
les laisser dépasser. Ses cheveux blonds avaient pris une couleur grisâtre et
s’étaient réduits à un amas de filaments poisseux. Sa peau paraissait avoir pourri,
celle-ci était déchiquetée par endroit, comme un mort en décomposition. Elle
n’avait pas de nez, un trou osseux et sombre l’avait remplacé. Ses yeux brillaient
d’une lueur terrifiante qui allait, j’en étais persuadée, me hanter pendant un long
moment après cette soirée. Moi qui pensais ne plus pouvoir être surprise par quoi
que ce soit, je m’étais bien trompée.
Le combat ne dura pas longtemps. Les deux sirènes se jetèrent l’une sur
l’autre, leurs deux corps difformes s’entrechoquèrent violemment. Toutes deux
s’écharpèrent à coups de griffes sur le palier de l’étage. Tout allait si vite que
j’avais du mal à suivre les événements qui se déroulaient sous mes yeux ; les
deux créatures luttaient pour avoir le dessus. Ce fut sans grande surprise que
Delia qui eut l’ascendant sur son adversaire.
Tout en proférant des grognements bestiaux, la blonde, qui ne l’était plus tout
à fait, agrippa à l’aide de ses immenses griffes le peu de cheveux qui restait sur
le caillou de son ennemie. Elle lui pencha la tête sur le côté avant de planter ses
crocs dans la chair putréfiée de son cou. La dirigeante tira d’un seul coup,
emportant avec elle dans sa bouche une partie de la chair de notre assaillante, le
sang jaillit, aspergeant le visage de Delia abondamment. J’eus un haut-le-cœur.
À partir de ce moment-là, la partie était finie. Égorgée, la sirène au service de
Vivi se vida de son sang. Son corps fut secoué de petits soubresauts alors que
mon alliée se relevait, toujours sous sa forme initiale. Celle-ci se tourna vers
moi, il me fallut un instant pour réussir à ouvrir la bouche.
— Bordel, c’était dégueulasse !
La bête gronda.
— Mieux vaut ne pas traîner ici, maugréa-t-elle d’une voix aussi râpeuse que
celle de mon grand-père. Ses copines ne sont pas loin.
Je fronçai les sourcils et la rejoignis dans le couloir.
— Tu comptes rester comme ça ? lui demandai-je en étudiant son apparence
de haut en bas.
— Quitte à se battre, autant mettre toutes les chances de notre côté, répliqua-t-
elle.
Je haussai une épaule, elle n’avait pas tort. Je n’espérais qu’une chose, ne pas
lui tirer dessus par mégarde. Il serait con de la confondre avec ses consœurs
ennemies et de la descendre par inadvertance.
— OK, alors on…
Avant même d’avoir le temps de finir ma phrase, la porte au fond du couloir
sur notre droite s’ouvrit en grinçant. Sept sirènes sortirent en même temps,
celles-ci s’étaient déjà métamorphosées pour nous affronter. Quel beau portrait
de famille !
— Super, grommela Wright.
Je serrai les lèvres.
— La cavalerie nous attendait, on dirait, grinçai-je en empoignant à deux
mains mon semi-automatique.
— Va chercher Vivi, m’ordonna alors mon acolyte.
Je lui jetai un coup d’œil en coin.
— Quoi ?
— Ces salopes sont plus fortes tant que leur chef est en vie, le lien qui les unit
toutes est alimenté par Adams, c’est elle le noyau du problème. Si on détruit la
reine, on affaiblit la ruche. Trouve-la et tue-la, je m’occupe d’elles.
Mon froncement de sourcils s’accentua, je n’étais pas pour la laisser affronter
sept cinglées seule, mais je n’avais pas le temps de réfléchir, les sirènes se
lancèrent dans notre direction.
— Vas-y ! hurla Delia d’une grosse voix avant de se jeter à l’assaut de ses
ennemies.
Je ne me posai pas plus de questions et courus dans la direction opposée,
tournant au coin du corridor pour en trouver un autre. Putain de baraque
coloniale de merde !
Vincent, Loki, Sammy et Al se trouvaient sans doute au sous-sol de la maison,
à la recherche de Nick. Bram, Jim et Nora étaient à l’extérieur et affrontaient les
sirènes qui étaient supposées garder l’entrée. Delia était à quelques mètres et se
battait seule face au reste de l’assemblée qui envoûtait Fredericksburg. J’étais
seule, et j’avais la lourde, mais excitante, mission de tuer Vivi Adams, le fléau
de cette petite ville tranquille et sans histoire. Je ne devais pas échouer. Je
n’avais qu’une seule chance.
Alors que je tournais sur ma gauche, au coin d’un des nombreux couloirs qui
constituait ce dédale sans fin, je tombai sur une double-porte qui attira mon
attention. Je m’arrêtai brusquement. Mes sens s’éveillèrent alors qu’une
sensation viscérale tordit mes entrailles, j’eus soudainement la certitude absolue
que Nick se trouvait derrière.
Ma poitrine se serra alors que je posais une main sur la poignée. J’inspirai
profondément et ouvris la porte en question sans plus attendre. Mon souffle se
coupa lorsque je constatai que mes pressentiments étaient fondés. Nick était bien
là, attaché par des chaînes en argent à une chaise trop étroite pour sa carrure
massive. Il avait les yeux fermés et la tête ballante. Mais pire que tout, la jeune
fille que j’avais rencontrée quelques heures plus tôt était également présente, un
sourire satisfait aux coins des lèvres. Elle avait un couteau à cran d’arrêt dans la
main, la lame pressée contre la gorge de mon âme-sœur.
28
Nick était en vie. Sa cage thoracique se soulevait au rythme d’une respiration
qui me semblait trop faible, beaucoup trop faible, mais il respirait. Ouf.
En revanche, et ce qui alarma mes sens déjà en émoi, mon compagnon
semblait inconscient, vidé de toute énergie. Son teint était aussi blafard que le
mien, ce qui n’était pas normal dans son cas. Ses paupières étaient closes, ses
larges épaules étaient tombantes, tout comme sa tête rousse qui pendait
mollement sur le côté. Si l’on ajoutait à cela les entraves en argent qui le
maintenaient prisonnier et qui lui brûlait la peau, mon état d’énervement et de
rage atteignit son apogée. Un grognement remonta le long de ma gorge. Ce fut la
première fois qu’un tel son franchit mes lèvres, celui-ci provoqua un certain
étonnement chez Vivi Adams dont le sourire disparut presque immédiatement.
— Comme on se retrouve, dit-elle d’une voix nasillarde. Je ne m’attendais pas
à ce que ce soit une Evans qui traverse cette porte en premier. Pas toi en tout cas.
Je serrai les dents.
— Dommage pour toi, c’est moi qui ai été désignée pour te faire la peau,
répondis-je gravement. Et crois-moi chérie, quand j’en aurai fini avec toi, il ne
restera plus grand monde capable de te reconnaître.
Un petit grincement chatouilla la gorge de la sirène.
— Tu n’es pas en position d’émettre des menaces, Evans, la vie de ta moitié
ne tient qu’à un fil et si tu ne veux pas que je plante cette lame en argent dans sa
jugulaire, tu as tout intérêt à baisser ton flingue.
Je me fronçai les sourcils.
— Ta baraque est encerclée de garous, tes sirènes se font égorger en ce
moment même, et ce n’est qu’une question de temps avant que ma propre
cavalerie débarque ici. Alors s’il y a une personne qui n’est pas en position de se
la ramener, c’est toi. Vincent Teller est ici, et quand il verra dans quel état tu as
fichu son petit-fils, je ne suis pas sûre qu’il me laisse des restes pour me
défouler, alors écarte-toi de Nick, tant qu’il t’en reste la possibilité.
La jeune fille ricana.
— Je crois que tu n’as pas bien compris la situation, commença-t-elle, nous ne
sommes que deux ici, trois si on compte le mollusque qui te sert de petit-ami. Je
savais que vous alliez venir le chercher, que vous alliez attaquer ma forteresse.
Toutes mes sœurs se sont portées volontaires pour retenir tes camarades
suffisamment longtemps pour me laisser la possibilité d’assouvir ma vengeance.
Je me fiche de mourir ce soir, si c’est le cas, j’emporterai avec moi l’âme de
Nikolas Teller. Vincent aurait dû être celui qui assiste à la fin de son successeur,
mais s’il ne doit trouver qu’un corps sans vie, cela ne me dérange pas non plus.
— Alors c’est ça que tu voulais ? Te venger de Vincent pour avoir condamné
ta cinglée de mère ? lançai-je sans pour autant me débarrasser de mon Glock.
Une expression de haine traversa le visage poupin de mon ennemie. Elle
pressa son arme blanche plus fermement contre la chair de mon homme, je fis
machinalement un pas en avant.
— Je t’interdis de traiter ma mère de cinglée ! cria-t-elle, hors d’elle. Tu ne
sais rien d’elle, de qui elle était !
— Je sais qu’elle était aveuglée par la haine et que cela l’a conduit à sa perte,
répliquai-je, tentant de garder mon calme. Tu ne veux pas finir comme elle,
n’est-ce pas ?
— Ma mère voulait aider ses semblables, plaida la brune. Tu n’as aucune idée
de ce que ça fait de faire partie d’une espèce dénigrée et maltraitée ! Les autres
créatures, à l’époque déjà, prenaient un malin plaisir à écraser notre race, de peur
que nous les dépassions ! Ils savent, et cela depuis toujours, que nous sommes
au-dessus d’eux. Mais comme nous sommes limitées en matière d’effectif, il leur
est plus facile de nous persécuter. Ma mère voulait faire cesser tout ça, et
inverser nos rôles pour enfin rétablir l’ordre naturel des choses !
— En massacrant des garous et des métamorphes ? Tu penses que c’est une
solution ? Es-tu assez stupide pour croire qu’une chose pareille pourrait
réellement fonctionner ?
— Il fallait essayer ! Ma mère a été la seule à se dresser face à ces monstres
sans cœur, à tenter sa chance contre ces suprémacistes répugnants ! Elle n’était
pas cinglée, elle avait un courage sans nom, et par la faute de ton grand-père, et
celle de Vincent Teller, elle n’est plus de ce monde aujourd’hui !
— Alors tu t’es mis en tête de la venger ? Pourquoi ? Qu’est-ce que cela va
t’apporter à part la mort ? Le décès de Nick ne ramènera pas Moira à la vie, et
cela ne changera en aucun cas le sort des sirènes. Ça ne fera qu’empirer les
choses pour tes semblables, qui seront jugées responsables des événements qui
auront eu lieu ici. C’est ce que tu veux ? Que tes sœurs souffrent plus qu’elles ne
le font déjà à cause d’une histoire veille de plusieurs années ? tentai-je en faisant
un nouveau pas en avant.
— Je veux obtenir justice pour la mort de ma mère, une mort pour une autre,
lâcha-t-elle froidement. Je veux voir Vincent souffrir comme j’ai souffert, je
veux le voir s’effondrer, je veux qu’il coule et qu’il emporte sa stupide société
avec lui. Mais pas en tuant son petit-fils.
Soudain, la jeune fille fit un pas en arrière, délaissant la trachée de mon mâle,
à mon plus grand soulagement. Par réflexe, je cessai d’avancer, l’arme malgré
tout toujours pointée dans sa direction.
— Comment ça ?
Un nouveau sourire malsain étira les lèvres charnues de mon interlocutrice,
celle-ci arqua un sourcil.
— Je ne suis pas venue ici sans avoir au préalable mis en place un plan,
expliqua-t-elle. Je voulais me venger, je voulais descendre Vincent Teller plus
bas que terre, de manière à ce qu’il ne puisse plus jamais se relever. Je devais
réfléchir au meilleur moyen pour réaliser cet exploit. Que faire ? Oui, qu’allais-
je bien pouvoir faire pour parvenir à mes fins ? Il m’avait privé de ma mère, je
devais le priver de ce qu’il avait de plus cher. Son fils ? Non, tout le monde sait
que Benny Teller n’est pas la personne la plus importante aux yeux de l’Alpha
du Nord.
— J’ai bien compris que tu voulais t’en prendre à Nick pour atteindre
Vincent, la coupai-je sèchement, mais comme je te l’ai dit, cela ne ramènera pas
ta mère.
— Oui, Nick Teller était une excellente cible, continua-t-elle, mais il me
restait encore une chose à régler. Comment allais-je réussir à l’atteindre ?
Attaquer la Meute du Soleil de front aurait été un échec, c’est la meute la plus
puissante des États-Unis. Je devais trouver un moyen de l’éloigner des siens, de
l’isoler. J’ai alors choisi de l’attirer ici. Fredericksburg fait partie de l’état de
Virginie, qui se trouve sur son territoire de Lieutenant. C’est une ville prospère
où vivent un bon nombre de ses semblables. C’était la ville parfaite pour
m’installer et mettre mon plan à exécution.
— Tu as rassemblé des adeptes, et tu as attaqué des lycans pour attirer son
attention, compris-je.
— Exact. Je savais que la disparition massive de plusieurs garous n’allait pas
lui échapper, qu’il s’intéresserait à ce qui se passait ici, et qu’il allait finir par se
déplacer pour venir jeter un coup d’œil dans les environs. D’autant plus une fois
que ses agents lycans auraient mystérieusement été mis hors course. Je ne savais
pas que Bram Chester se trouvait ici, mais cela n’a fait que jouer en ma faveur.
— Mais Nick n’était pas ta véritable cible n’est-ce pas ? supputai-je. Tu
voulais te venger de Vincent, c’était donc lui que tu voulais attraper entre tes
griffes.
— Bravo Sherlock, railla-t-elle, tu as tout compris. Je savais que l’Alpha du
Nord ne se déplacerait pas personnellement pour la disparition de solitaires sans
importance, mais qu’il le ferait sans aucun doute pour celle de son propre
successeur.
— Tout ça pour quoi ? Pour que Vincent puisse te voir tuer Nick, c’est ça ? Tu
penses que ça suffira à le mettre à terre ? Si c’est ce que tu crois, alors tu te
trompes, ma grande, cela ne fera qu’accroître la haine qu’il porte à ta race, et les
conséquences sur tes congénères n’en seront que funestes.
Vivi gloussa.
— Non, je savais bien que tuer son petit-fils chéri ne suffirait pas à le détruire.
Il me fallait une meilleure idée. C’est en grande partie pour cela que je m’en suis
prise aux garous. Tu vois, attirer ton rouquin ici était une chose. Je n’avais pas
spécialement besoin de me nourrir de leur énergie pour cela, il m’aurait
simplement suffi de les tuer. Mais, tu comprends, le vitalis essentia me rend plus
forte si j’en consomme plus qu’il ne m’en faut pour survivre.
— Je sais très bien comment fonctionne l’absorption de vitalis essentia,
ripostai-je, ne sachant pas trop où elle voulait en venir avec son récit dont je
savais déjà tout ou presque.
— Je m’en doute, après tout, tu es une chasseuse. Al a dû te briefer sur le
sujet avant de venir.
— Lui et d’autres, reconnus-je en pensant à Delia, laissée derrière moi.
— Alors tu sais probablement que lorsqu’une sirène se nourrit de plus
d’énergie qu’elle n’en a besoin pour vivre, cela renforce ses dons initiaux,
poursuivit-elle.
— Quel rapport avec Nick et Vincent ?
Le sourire de la jeune femme se fit mauvais.
— Les lycanthropes comme Nick et Vincent sont trop puissants pour se
laisser envoûter facilement, signifia-t-elle d’un ton satisfait. Leur aura
surpuissante les protège de nos pouvoirs. Si je voulais mener à bien mes
objectifs, je devais booster mes dons. C’est ce que j’ai donc fait. Mes sirènes
m’ont pendant des mois ramené des lycans dont je me suis nourrie pour
renforcer mes pouvoirs. Grâce à ça, j’ai pu enlever ton âme-sœur une fois qu’il
était en ville, et parvenir à mes fins.
Je grondai.
— Quels sont tes desseins, exactement ? grommelai-je.
La sirène releva le menton d’un air triomphant.
— Je ne vais pas tuer Nick Teller, confia-t-elle alors, Vincent va le faire pour
moi.
Surprise, mon froncement de sourcils s’accentua. Je secouai légèrement la tête
de gauche à droite.
— Vincent ne touchera jamais à un seul cheveu de Red, objectai-je, sûre de
moi.
— Non, peut-être pas de son plein gré en effet.
Je souris.
— Peu importe toutes les énergies vitales que tu auras réussi à subtiliser, tu ne
seras jamais assez puissante pour manipuler Vincent Teller, affirmai-je, son
énergie est colossale. Son aura écrasera la tienne à la seconde où il se retrouvera
en ta présence, et là, ton petit plan ridicule tombera lamentablement à la flotte.
Vivi ne cessa de sourire.
— Voyons, Evans, je ne suis pas assez stupide pour penser réussir à manipuler
l’Alpha du Nord, je sais très bien que j’en ai pas les capacités. En revanche, j’ai
consommé assez de vitalis essentia pour prendre le contrôle de l’esprit de son
petit-fils.
Subitement, la brune claqua dans ses doigts. Le garou jusqu’alors inconscient
sur sa chaise se leva brusquement, arrachant sans effort les chaînes qui le
maintenaient assis. Je crus tout d’abord qu’il avait repris conscience et qu’il
allait se jeter sur son assaillante, mais je me trompais. Au lieu de ça, l’Écossais
dont les paupières étaient encore fermées alla se placer près d’elle, comme un
pantin. Et merde.
— Je ne pensais pas, en venant m’installer ici, qu’Al Evans allait se mêler de
cette affaire, dit-elle. Je pensais me venger de lui une fois en avoir terminé avec
Vincent, si je survivais, évidemment. Mais je me doutais encore moins que celui-
ci allait envoyer sa petite-fille sur place. Imagine ma surprise quand j’ai appris
que la petite-fille et le petit-fils des deux principaux responsables de la mort de
ma mère étaient en fait âmes-sœurs ! Quelle aubaine ! J’ai la chance de pouvoir
faire d’une pierre deux coups. Nick aurait dû se retourner uniquement contre les
siens, contre Vincent notamment. Mais j’ai hâte de voir comment réagira Al
lorsqu’il découvrira que sa très chère petite-fille s’est fait trucider par son propre
compagnon.
Comprenant finalement la machination incroyable que cette femme, pas
beaucoup plus vieille que moi, avait mise en place, j’écarquillai les paupières et
me tournai vers l’Alpha aux cheveux roux, qui ouvrit les yeux. Ses iris nuageux,
qui brillaient habituellement d’un éclat sauvage et déterminé, étaient ici dénués
de toute émotion. Lorsqu’ils se posèrent sur moi, je ne ressentis qu’un vide
profond qui provoqua en moi une sensation de panique. Merde, merde, merde !
— Nikolas, sois un bon chien et tue-moi cette salope de chasseuse, cracha
agressivement la sirène.
Je crus tout d’abord que Nick était incapable de me faire du mal, de se
retourner contre moi. Pendant un instant, le loup ne bougea pas d’un poil, il resta
planté sur place comme un bloc de béton armé inutile. Mais alors que la sirène se
mettait à chanter une mélodie cristalline et envoûteuse, le highlander proféra un
grognement menaçant. Il montra les dents en serrant les poings.
Je ne réagis pas immédiatement lorsque le dominant se jeta sur moi. Je vis
cette montagne de muscles se propulser dans ma direction sans pour autant être
capable de faire le moindre geste, j’avais encore mon arme dans la main quand
le loup s’arrêta devant moi. Il attrapa rageusement le Glock 26 entre mes doigts
et l’envoya valser dans la pièce, avant de m’agripper par le col et de m’envoyer
valdinguer avec lui. J’eus tout le temps qu’il me fallait de reprendre mes esprits
pendant mon vol plané inopiné.
Mon dos heurta l’un des quatre murs qui structuraient la pièce dans laquelle
nous nous trouvions. Je n’aurais su dire lequel, car mon sens de l’orientation
semblait s’être fait la malle avec ma réactivité. Le choc fut rude, violent, ma
respiration se bloqua lorsque ma poitrine rencontra le sol durement. Une chose
était certaine : Nick, sous influence mentale, n’allait me faire aucun cadeau. Je
devais trouver un moyen de le libérer de son emprise avant de véritablement me
faire démolir la tronche, ou pire, me faire zigouiller bêtement par mon propre
petit-ami.
Alors que le géant revenait à la charge, je roulai sur le côté pour lui échapper
et me remis debout tant bien que mal. Je vacillai sur mes pieds, mes jambes
étaient molles, mais je parvins à rester en place, bon début.
Bien décidée à ne pas crever ce soir, pas des mains de mon homme en tout
cas, je relevai les poings et me mis en garde. Ce n’était pas la première fois que
je m’opposais à lui. Il nous arrivait, lors des entraînements, de nous affronter au
corps à corps. Malheureusement pour moi, lors de ces combats amicaux, le mâle
faisait toujours en sorte de me ménager malgré mes contestations. Aujourd’hui,
il n’allait certainement pas se montrer aussi charitable.
Avec un grognement animal, le garou envoya son poing refermé dans ma
direction, je me baissai pour l’éviter et lui balançai le mien en plein dans les
côtes. Mes phalanges semblèrent exploser sous la dureté de la collision. Je savais
Nick robuste, sa forme physique allait jouer contre moi. Lui faire mal allait sans
aucun doute s’avérer difficile.
S’inclinant légèrement en avant, le roux gronda en reculant d’un pas, je lui
décochai alors un crochet du droit en plein sur la mâchoire. Après deux coups
seulement, j’avais déjà la main engourdie alors que Nick ne semblait pas
véritablement souffrir de mes assauts. Au lieu de se réveiller, mon adversaire
m’assena un coup du revers de la main, m’envoyant de nouveau au sol sans la
moindre difficulté. Des étoiles se mirent à danser devant mes yeux, ma bouche
s’emplit d’un goût métallique répugnant qui me donna la nausée. Le chant de la
sirène résonnait dans la pièce en boucle. Le choc avait été si violent qu’une
douleur insupportable se matérialisa dans ma boîte crânienne. La mélodie de la
femme semblait se répercuter dans mon esprit, sans pour autant pouvoir
m’atteindre. La labradorite me protégeait. Dieu merci !
Secouant la tête de gauche à droite pour reprendre mes esprits, je tentai de me
redresser sur mes coudes, mais l’individu enragé revint à la charge. Il m’agrippa
l’avant-bras et me releva avec brusquerie. Sa main libre enserra ma gorge, il
exerça une pression sur ma trachée qui obstrua ma respiration, j’agrippai
immédiatement son poignet pour essayer de le faire desserrer sa prise.
Cependant, au vu des traits fermés du visage de mon assaillant, je compris qu’il
était bien décidé à aller jusqu’au bout.
— Bon sang, articulai-je difficilement alors que l’Alpha me soulevait à
quelques centimètres du sol comme si je ne pesais rien, réveille-toi, Red !
Me servant de son poignet comme appui, je pris un maximum d’élan avant
d’écraser aussi fort que possible mon genou contre son entrejambe. Nick me
laissa tomber à terre en reculant. Pour ma part, je m’écrasai sur le parquet.
L’arrière de ma tête heurta douloureusement le bois dur, du sang coula dans ma
gorge, je toussai. Ma vision avait beau ne pas être très nette, il me suffit d’un
coup d’œil dans la pièce presque vide pour me rendre compte que Vivi Adams
était encore là, et qu’elle ne cessait de chanter. Parfait.
Sans prendre le temps de recouvrer correctement mes esprits, je roulai sur le
sol et me ruai sur mon Glock, abandonné quelques mètres plus loin. Si je voulais
mettre un terme à toute la mascarade ridicule qui se jouait ici aujourd’hui, c’était
Vivi Adams que je devais descendre. C’était elle le noyau pourri de
Fredericksburg, il était temps de débarrasser cette ville, ses habitants et Nick de
l’emprise de cette salope.
Alors que je me trouvais à quelques centimètres seulement de la délivrance,
une main enserra ma cheville et me tira en arrière. Je tendis le bras et tentai
d’attraper le semi-automatique du bout des doigts, en vain.
Sans effort, le futur Alpha du Nord me retourna sur le dos et me tira dans sa
direction, je lui envoyai par réflexe mon pied en plein visage. Mon talon lui fit
basculer la tête en arrière si violemment que je crus un instant lui avoir brisé la
nuque. Ceci dit, et à mon grand soulagement ou presque, l’Écossais gronda, et
malgré le coup qui lui avait tout de même fendu la lèvre et fracturé le nez, il se
jeta sur moi. Son corps massif et indestructible écrasa le mien, me clouant au sol.
Ses mains gigantesques s’enroulèrent une nouvelle fois autour de mon cou. Il
voulait en finir, il fit en sorte de s’en donner les moyens.
Serrant ma peau entre ses doigts calleux avec une force significative de la
transe dans laquelle il était plongé, ma moitié broya ma trachée, empêchant mon
système respiratoire de fonctionner correctement. Incapable d’alimenter mes
poumons en oxygène, j’ouvris la bouche en grand, essayant encore une fois de
raisonner mon compagnon. Malheureusement, aucun son ne sortit, si ce n’est un
faible sifflement pathétique qui ne servit strictement à rien. Mes bras s’agitèrent
dans le vide à la recherche d’une prise à laquelle me raccrocher, la possibilité de
mourir ce soir s’imposa alors brutalement à moi. Oui, il était fort possible que
tout s’arrête ce soir.
Prise de panique, j’agitai mes jambes dans tous les sens, tentant de frapper le
pantin au-dessus de moi pour le faire lâcher prise, sans succès. Mes forces
m’abandonnaient, petit à petit, à mesure que l’oxygène s’amenuisait. Le sang me
monta au cerveau. J’eus alors la sensation que les veines de mon front allaient
exploser. Mes artères carotides étant comprimées, j’étais en train de
m’asphyxier. J’allais mourir, j’en avais la certitude.
Je ne voyais presque plus rien. Un voile semblait s’être déposé sur ma rétine,
mes yeux s’étaient engorgés de larmes à cause de la strangulation, en tout cas en
partie. Ça n’arrangea en rien mes capacités de discernement visuel. Malgré tout,
je tentai de créer un contact avec Nick, de capter son attention par
l’intermédiaire de nos regards respectifs. Il était grand temps qu’il se réveille et
qu’il se batte.
— Nick, articulai-je difficilement en tendant une main vers son visage, c…
c… c’est moi…
Du bout des doigts, je frôlai la mâchoire contractée du Lieutenant du Sud,
mon bras semblait peser une tonne. Le maintenir en l’air alors que mes forces
étaient en train de décliner à vitesse grand V m’était pénible, je me sentais partir.
Ce fut alors qu’une chose étrange se produisit. Sous mon épiderme, un muscle
serra davantage la mâchoire carrée de mon opposant, je sentis ses doigts se
crisper autour de ma gorge. Une de ses mains délaissa ma trachée, celle-ci se
fraya un chemin jusqu’à l’une de mes jambes, il agrippa mon genou droit et
releva ma guibolle.
Je ne compris pas tout de suite ce qu’il faisait, notamment parce que mon
cerveau, sous-alimenté en oxygène, était en train d’abandonner la partie. Mais
soudainement, Nick s’empara du couteau que je gardais dans ma botte. Avant
même d’avoir eu le temps de saisir ce qu’il se passait, l’étau qui m’empêchait de
respirer se délia, mes poumons purent de nouveau avaler de l’air, je me tournai
sur le côté et me mis à tousser. Je ne voyais strictement rien, mes yeux étaient
embués de grosses larmes qui dégoulinaient désormais sur mes joues. J’avais
mal à la tête, j’étais au bord de l’évanouissement. Retrouver une respiration
correcte me semblait impossible et en plus de ça, une vive douleur me vrillait le
flanc sans que j’en connaisse la cause. Je n’arrivais pas à respirer, je n’y
parvenais pas.
Alors que je crachais ma détresse respiratoire, roulée en boule sur le parquet,
il y eut un grand fracas. Je me retournai tant bien que mal. Une armada de loups-
garous venait de pénétrer dans la pièce, tous se jetèrent dans la direction de Vivi
qui, assaillie de toute part, poussa un hurlement de terreur, cessant enfin de
fredonner sa mélodie maudite.
Automatiquement, je jetai un coup d’œil à mon compagnon, dont le corps
avait quitté le mien sans que j’en ai réellement conscience. Mon cœur rata un
battement lorsque je vis la lame plantée dans son abdomen. La douleur qui
tordait mon ventre n’était pas la mienne, mais la sienne. Il s’était poignardé lui-
même pour retrouver ses esprits.
Si j’avais été en mesure de crier, je l’aurais sans doute fait, mais comme
j’étais bien incapable de faire une chose pareille, je me contentai de me redresser
pour m’élancer dans sa direction, sans pour autant cesser de tousser.
— Poppy ! lança une voix qui me sembla lointaine mais que je reconnus tout
de même comme étant celle de mon grand-père.
Sans me soucier de cette interpellation, je continuai d’avancer jusqu’à
l’homme accroupi tête baissée à quelques centimètres de moi. Aussitôt qu’il fut
à ma portée, j’encadrai son visage de mes mains. Je n’arrivai pas à parler, ma
bouche s’ouvrait mais aucun son n’en sortait. Je relevai sa tête, cherchant son
regard.
Al, qui nous avait rejoints, posa une main sur mon épaule. Il fit en sorte de me
tourner dans sa direction pour observer mon état.
— Delia ! cria-t-il en se tournant vers la porte grande ouverte. J’ai besoin de
toi par ici !
Perdue, affolée et désorientée, j’attrapai le col du manteau du chasseur, et
serrai de toutes mes forces en plantant mes pupilles dans les siennes. Il me fallut
faire un effort colossal pour absorber une bouffée d’air et proférer un son.
— Nick, dis-je d’une voix rocailleuse si basse que je doutai un instant qu’il
m’ait entendu.
Le traqueur hocha la tête.
— On va s’en occuper, Casper, mais on va aussi se charger de ton cas.
Allonge-toi une seconde, c’est fini maintenant.
Me tournant sur la droite, je cherchai la silhouette gracile de Vivi qui se tenait
là un instant plus tôt. Mais à la place, je n’aperçus qu’un amas de loups enragés,
réunis autour d’un bout de viande. Des cris de femme fusaient dans les airs et
emplissaient la pièce, je compris rapidement que la sirène était en train d’être
dévorée vivante. Vengeance de lycans furieux et assoiffés de sang. C’était fini, la
guerre était terminée.
— Poppy…
Interpellée par cet appel grave, je redonnai mon attention à mon mâle, qui
releva enfin le visage pour me regarder en face. Son teint était blafard, il avait la
tronche en sang. Je n’y étais pas pour rien. Il semblait encore plus mal en point
que je ne l’étais.
— Poppy, répéta-t-il en tendant une main vers moi.
Celle-ci caressa doucement mon cou endommagé, un éclair de lucidité
traversa ses pupilles, il reprit soudain pleinement conscience.
— Bon sang, Poppy ! cria-t-il en plaçant ses larges paumes sur mes joues.
J’enserrai ses poignets.
— Ça va, mentis-je à moitié dans un sifflement râpeux, ça va aller
maintenant.
Baissant les yeux sur le couteau encore planté dans sa chair, je serrai les
lèvres alors que le lycan se confondait en excuses et hurlait à mon grand-père
qu’il fallait faire quelque chose pour moi. Je fus soulagée de constater qu’il ne
s’était pas trop gravement atteint. Cet idiot, sous emprise à ce moment-là, aurait
très bien pu se perforer un organe. Il avait eu de la chance que, ce soir, j’avais
troqué mon habituel cran d’arrêt en argent pour un type plus traditionnel. S’il
s’était agi du métal en question, ses incroyables facultés de cicatrisation
n’auraient pas fonctionné, il se serait alors vidé de son sang. Une chance que ce
n’était pas le cas. Malheureusement, le fait que la lame n’était pas en argent ne
signifiait pas qu’il était tiré d’affaire. Il avait été vidé de son énergie, ce qui
n’allait pas faciliter sa guérison. Nous devions vite prendre en charge cette
blessure.
Alors que la sirène poussait encore des hurlements horribles, significatifs de
sa douleur, un loup au pelage chocolat quitta le groupe pour se diriger vers nous.
L’animal se métamorphosa pour laisser place à un homme nu aux cheveux de
même couleur, sa bouche était encore pleine du sang de sa victime.
— Tiens Sammy, viens là ! ordonna mon grand-père en faisant signe au
Gamma d’approcher. Ton Alpha va avoir besoin de toi pour se remettre sur pied.
— Est-ce que tout va bien ? demanda celui-ci en venant s’accroupir près de
nous.
Hochant simplement la tête pour répondre, et ne possédant plus assez de force
pour ouvrir de nouveau la bouche, je laissai tomber ma tête sur l’épaule de mon
compagnon en fermant les yeux. J’inspirai profondément pour emplir mes
narines de son odeur délicieuse, mélange de forêt et de bois fraîchement coupé.
Quel plaisir de retrouver enfin ce parfum si masculin qui m’avait tant manqué !
Nick était là, cette odeur en était la preuve. Nous avions réussi.
Soulagée mais épuisée, je me laissai aller à la fatigue qui s’était accumulée
tout au long de cette interminable journée. J’en avais chié, nous en avions tous
chié, il était dans mon droit le plus fondamental, maintenant que les choses
étaient rentrées dans l’ordre, de piquer un petit somme.
Ce fut bercée par les cris de Vivi Adams et les caresses de mon mâle que je
sombrai dans le sommeil, le sourire aux lèvres. Si j’étais persuadée d’une chose,
c’était de ne jamais avoir entendu de son plus satisfaisant.
29
— Je ne voulais pas te faire de mal, affirma pour la énième fois mon
compagnon en caressant mon dos tendrement. Je ne voulais pas, mais c’était…
c’était plus fort que moi…
— Je sais, Red, je t’ai déjà dit que ce n’était pas de ta faute, tu le sais très
bien. Et puis, ce sera pas la première fois qu’on se tape dessus toi et moi, et
sûrement pas la dernière !
J’avais la voix enrouée. Parler comme Dark Vador aurait dû faire passer ma
blague plus facilement, mais ce ne fut pas le cas. Nick gronda de
mécontentement en me serrant plus fermement contre lui.
Fredericksburg était libre. Notre plan bancal, établi dans la petite chambre
d’hôtel du Hazel & Berg autour d’un lit mal fait, avait fonctionné. Bon, les
événements ne s’étaient pas déroulés tout à fait comme prévu, il y avait eu des
couacs, pas mal de couacs même, mais finalement nous étions parvenus à nos
fins : Vivi Adams était morte, dévorée par des loups enragés prêts à tout pour
venger les membres de leur espèce.
Une fois la sirène décédée, la ville fut peu à peu libérée de l’emprise qu’elle et
ses semblables avaient installée. Il fallut plusieurs jours pour que le voile se
dissipe complètement, mais désormais, les habitants de cette petite bourgade
pouvaient déambuler dans les rues sans craindre de se faire enlever par des
cinglées assoiffées de vitalis essentia.
Toutes les sirènes de l’assemblée constituée par la fille de Moira Pritchard
avaient trouvé la mort lors de notre assaut à la villa coloniale. Toutes sauf celle
assommée par mon grand-père, restée attachée dans le jardin pendant toute la
durée des hostilités. Celle-ci nous avait fourni les noms de toutes ses consœurs,
cela nous permit de constater que nous avions bien réduit à néant son groupe de
tarées. Elle ne fut jugée par aucun tribunal, mais simplement exécutée à la suite
de son interrogatoire, marquant définitivement la fin de toute cette histoire.
En définitive, j’avais raison. Vivi avait été mue par un besoin de vengeance
démesuré qui l’avait poussée à réunir des adeptes. Pour mener à bien ses projets
déments, de nombreux lycans avaient fait les frais des ressentiments qu’elle
nourrissait à l’égard de Vincent Teller et de toutes les personnes qu’elle avait
jugées responsables de la mort de sa mère.
En tout et pour tout, cent huit garous avaient été enlevés, séquestrés,
maltraités et vidés de leur énergie. Sur ces cent huit garous, seulement deux
purent être sauvés lors de notre raid organisé. Ceux-ci furent retrouvés au sous-
sol de la maison par Al, Vincent, Loki et Sam. Ils furent immédiatement pris en
charge par leurs compères, échappant ainsi à la mort et aux égouts qui les
attendaient par la suite. Nick avait également échappé à la faucheuse, j’en avais
pleinement conscience, et le simple fait de l’imaginer flottant dans les eaux
usées des souterrains de Fredericksburg me filait des haut-le-cœur.
Heureusement, nous avions évité la catastrophe, même si j’avais failli y laisser
ma trachée, et lui un de ses organes.
Adams avait réussi à pénétrer l’esprit de mon homme pour le plier à sa
volonté propre. Elle lui avait ordonné de me tuer et il avait bien failli le faire. Le
chant des sirènes était mortel. Heureusement, au dernier moment, alors que la
partie était presque terminée, Nick avait eu un élan de lucidité qui l’avait poussé
à se poignarder lui-même pour s’empêcher d’aller plus loin. Il avait repris le
dessus juste à temps, quelques secondes avant la mise à mort de son bourreau
féminin. Par la suite, j’eus droit à d’interminables excuses, qui n’avaient pas lieu
d’être soit dit en passant, et qui duraient depuis. Je n’en pouvais plus de
l’entendre se torturer à cause de cette affaire !
— Je ne plaisante pas, Poppy, grognassa l’Alpha, agacé par mon ton léger.
J’aurais pu te tuer, j’étais prêt à le faire.
Je soupirai et, couchée contre le flanc de ma moitié, relevai la tête pour le
regarder dans les yeux. Nos yeux se croisèrent, je pus ainsi voir, en plus de la
ressentir, toute la culpabilité qu’il éprouvait au plus profond de lui. C’était
ridicule.
— Nikolas, Vivi Adams était une sirène, qui avait absorbé une quantité
astronomique d’essence vitale dans le seul but de parvenir à prendre possession
de ton esprit. Elle t’a enlevé, affaibli à l’aide de ses sœurs, et contraint à faire des
choses que tu ne voulais pas faire, mais sur lesquelles tu n’avais pas ton mot à
dire. Je sais bien que tu ne voulais pas me tuer, même si je dois avouer ne pas
être la nana la plus facile à vivre, mais tu n’avais pas le choix, c’était
véritablement plus fort que toi. Arrête de te faire du mal en ressassant
inlassablement les événements de cette soirée. Je vais bien, toi aussi, ce qui est le
plus important étant donné que c’est quand même toi qui t’es fait capturer par
une clique de cinglées et qui as fini avec un couteau planté dans le bide !
Observant mon visage avec attention, l’Écossais caressa ma joue avec
tendresse. Ses pupilles s’attardèrent un instant sur les marques qu’avaient
laissées ses doigts sur mon cou. Je me hissai vers le haut, m’appuyant sur le
matelas pour me redresser, et pressai mes lèvres contre les siennes dans le but de
détourner son attention. Il répondit à mon baiser sans se faire prier, j’avais
apparemment trouvé la bonne combine.
Enroulant ses bras puissants autour de ma taille, le dominant me fit glisser sur
le côté. Mon dos rencontra les draps délicatement alors qu’il se postait au-dessus
de moi pour approfondir notre étreinte. Je ne le repoussai pas, bien au contraire,
et fis courir mes doigts sur ses larges épaules tendues. Après huit jours de
convalescence forcée, Nick semblait avoir retrouvé la forme, et de toute
évidence, rester inactif commençait à lui taper sur le système. Je n’allais pas
m’en plaindre !
Relevant lentement les jambes contre ses flancs, je m’arquai légèrement pour
plaquer ma poitrine contre celle du rouquin. Il grogna de satisfaction en relevant
mon tee-shirt pour y passer ses mains. La chaleur de sa peau réveilla
instantanément la mienne. Mon épiderme s’enflamma, une nuée de papillons
commença à s’agiter dans mon bas ventre.
À Fredericksburg, j’avais refusé d’envisager la possibilité de perdre Nick. Ce
loup dominant, aussi casse-pied, protecteur et râleur pouvait-il être, était
véritablement devenu mon oxygène. Je ne m’imaginais pas vivre sans lui. Fort
heureusement, et même si ça n’avait pas été gagné d’avance, j’étais repartie de
Virginie avec l’homme que j’aimais. Pas dans un cercueil, non, mais bel et bien
vivant, râlant sur le siège passager de ma bagnole. Je réalisai aujourd’hui la
chance que j’avais de l’avoir avec moi, de le sentir bouger et respirer.
Écartant de mon esprit l’épisode qui s’était déroulé à Fredericksburg, je me
concentrai sur le moment présent et sur les émotions que Nick me faisait
ressentir. Sa bouche dévorait la mienne goulûment. Ses dents mordillaient mes
lèvres avec passion, sa langue chatouillait la mienne. Son baiser était, comme
d’habitude, sauvage et animal. Le loup faisait rarement dans la dentelle quand il
m’embrassait, il ne passait pas par quatre chemins, et c’était ça que j’aimais. Il
me faisait vibrer. Mon être tout entier semblait s’abandonner à lui, c’était une
sensation aussi troublante que délicieuse.
Sous mon tee-shirt, les doigts du loup s’affairaient à défaire les agrafes de
mon soutien-gorge, mais, si impatient, celui-ci ne parvint pas à me libérer de
l’étreinte solide du sous-vêtement. Aussi, excédé, le highlander se contenta de
remonter sur ma poitrine le bout de tissu réfractaire, découvrant ainsi mes seins
rendus douloureux par l’excitation. Mes tétons durcis pointaient vers le haut, je
ne pus retenir un gémissement lorsque Nick les titilla de ses pouces.
— Tu es si sensible, susurra le mâle en quittant mes lèvres un instant.
Haussant les sourcils, je m’arc-boutai quand mon partenaire attrapa le bas de
mon débardeur pour exposer mon buste à son regard ardent. Il proféra un
grondement sourd en examinant les bleus violacés que notre lutte acharnée avait
laissés sur mes flancs. Le vol plané qu’il m’avait fait faire n’avait pas été sans
conséquence. Je me tortillai sous son corps afin d’attirer son attention.
— Je ne savais pas que ma sensibilité te posait problème, répondis-je en
enlevant moi-même mon débardeur.
J’envoyai le vêtement sur le sol, réservant le même sort à mon balconnet, que
je parvins à défaire du premier coup.
— Je n’ai jamais dit que c’était le cas, se défendit le roux en se laissant couler
vers le bas. Il est si rare de te voir exprimer tes sentiments, je ne vais
certainement pas me plaindre de te voir signifier ton plaisir. D’autant plus
lorsque c’est moi qui te le procure.
Arrivée à hauteur de ma poitrine dénudée, l’Alpha me lança un regard
malicieux avant d’attraper délicatement un de mes tétons entre ses dents. Je me
mordis la lèvre inférieure en laissant retomber ma tête sur le coussin. Le
dominant savait comment s’y prendre pour me rendre chèvre, il était même un
expert en la matière.
Avec habileté, le garou mordilla le bout de mon sein droit puis le lécha. Ma
peau se couvrit de petits frissons glacés, je serrai la couverture entre mes doigts
en fermant les paupières. Mon excitation était telle que j’avais dû mal à rester en
place. Mon corps s’agitait tout seul sous la carrure massive du lycanthrope, qui
grognait pour me signifier de ne pas bouger. Plus facile à dire qu’à faire ! La
tâche fut d’autant plus ardue quand il glissa une de ses paumes entre mes
cuisses.
À ce moment-là, le téléphone personnel de mon homme se mit à sonner sur la
table de chevet où il était posé, son propriétaire gronda sans pour autant cesser
de jouer avec ma poitrine. Au lieu de répondre, Nick tira sur l’élastique de mon
bas pour me le retirer. Il emporta au passage ma culotte au motif fleuri. Je
n’avais pas pris la peine de mettre des dessous affriolants, une chance qu’il ait
l’esprit ailleurs.
La sonnerie du portable résonna dans notre chambre pendant de longues
secondes avant de s’éteindre. Je crus un instant que nous avions la paix, mais ce
fut ensuite au tour du téléphone professionnel de l’Alpha de se mettre à sonner.
Je soulevai les cils et me tournai vers la gauche pour observer le smartphone.
Nick grogna si fort que les murs en tremblèrent presque, je soupirai.
— Ne bouge surtout pas, m’ordonna-t-il en se redressant pour attraper
l’appareil vibrant.
— Où tu veux que j’aille ? soufflai-je en croisant mes mains sur mon ventre.
Si je savais une chose d’expérience, et que j’avais appris à mes dépens, c’était
que si le téléphone professionnel de ma moitié avait le malheur de biper, la partie
était finie. Je ne comptais plus le nombre de préliminaires qui n’avaient abouti à
rien. Encore une fois, l’orgasme allait sans doute être remis à plus tard. Super.
Ça avait intérêt d’être important !
— Quoi ? cracha l’Écossais d’une voix autoritaire qui laissait transparaître
toute sa fureur.
Évidemment, je ne possédais pas une ouïe surdéveloppée contrairement à tous
les individus qui vivaient sur ce territoire. Cependant, il me sembla reconnaître
un timbre masculin à l’autre bout du fil. Nick fronça les sourcils en écoutant son
interlocuteur.
— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda-t-il, bougon.
Intriguée par la conversation, je me redressai sur mes coudes pour tenter
d’entendre ce qui se passait sur l’autre ligne. Nick me défendit d’un regard
mauvais de bouger, il m’empêcha de me relever en appuyant légèrement sur mon
épaule.
— Il ne peut pas repasser plus tard ?
— Qui ça ? m’enquis-je en m’installant en position assise, prenant le risque
de contrarier mon mâle qui me gratifia d’un coup d’œil courroucé.
Le rouquin mécontent garda le silence un instant en écoutant attentivement la
réponse à sa question, il soupira finalement en fermant les yeux. J’avais raison,
le septième ciel n’était pas pour tout de suite.
— On arrive tout de suite, maugréa-t-il avant de raccrocher.
— Qui c’était ?
— Bram, expliqua-t-il alors en serrant les lèvres, ton grand-père est au portail,
il arrive.
Surprise, je fronçai les sourcils en remontant mon short et ma culotte. Al ne
venait jamais ici, ou alors très rarement. Que pouvait-il bien vouloir ?
— Qu’est-ce qu’il vient faire ici ? lançai-je en quittant le lit pour récupérer
mon tee-shirt abandonné sur le plancher.
J’enfilai mon haut précipitamment, sans me soucier de remettre au préalable
mon soutien-gorge, le Lieutenant du Sud vint me rejoindre hors du lit. Son
visage aux traits masculins était fermé, son air était évocateur de son agacement
certain. Je me hissai sur la pointe des pieds et déposai un baiser sur sa mâchoire
pour tenter de l’apaiser, il grommela.
— Bram ne me l’a pas dit, marmonna-t-il en caressant mon bras tendrement.
Ça a intérêt d’être important, sinon je ne réponds plus de rien.
Je gloussai.
— Allez viens, Red, allons voir ce qu’Al nous veut. Avec un peu de chance,
on pourra reprendre ce qu’on a commencé plus tard.
Nick esquissa un sourire en coin en posant une main sur mes reins.
— Ça, j’en ai bien l’intention, tu ne m’échapperas pas cette fois.
Lorsque nous sortîmes de la maison, Al s’extirpait de son pick-up dont il
claqua sa portière avant de se diriger vers nous. Le chasseur avait l’air en forme.
Il faisait la tronche, comme à son habitude, mais il avait l’air en forme. Bon
début.
— J’espère que vous n’étiez pas en train de vous bécoter comme des ados en
rut, balança le traqueur en s’arrêtant à notre hauteur.
Mon compagnon serra les dents et fit de son mieux pour retenir un
grognement, en vain.
— Ce qui se passe dans notre chambre conjugale ne te regarde pas, Evans,
rétorqua sèchement le loup.
— Loin de moi l’idée de me mêler de ce qui se passe dans votre pieu, répliqua
l’homme, il n’est pas nécessaire de me faire l’historique de vos nombreuses
baises, je ne suis pas là pour ça.
Je levai les yeux au ciel. Le cynisme dont faisait preuve mon grand-père avait
toujours tendance à me taper sur le système. Je croisai les bras sur ma poitrine.
— Alors si tu n’es pas là pour parler de nos ébats sexuels, commençai-je,
qu’est-ce que tu fais là ?
Al grognassa.
— Premièrement, je suis venu vérifier que vous vous remettiez comme il le
faut, dit-il, mais à en croire ton tee-shirt à l’envers, Casper, je vois que tout
semble se passer comme sur des roulettes. Deuxièmement, je suis venu vous filer
les dernières nouvelles sur le sort des sirènes.
Mon intérêt s’éveilla instantanément, tout comme celui de mon partenaire à
ma droite qui se redressa lentement tout en se raidissant. Nick avait toujours en
travers de la gorge le fait d’avoir été enlevé par des membres de cette espèce,
d’avoir été séquestré et manipulé par leurs soins. L’affaire de Fredericksburg
avait encore beaucoup de mal à passer, et je ne pouvais que le comprendre.
Aussi, ma main chercha instinctivement la sienne, mes doigts s’entrelacèrent aux
siens sans difficulté.
— Vincent et Delia sont tombés d’accord sur la marche à suivre pour
l’intégration des sirènes ? le questionnai-je.
L’Alpha du Nord avait accepté de taire les événements qui s’étaient déroulés
dans la petite ville de Virginie. Il avait accepté de les garder pour lui et de ne pas
alerter le reste de la population surnaturelle sur la dangerosité des sirènes. Au
lieu de ça, il avait décidé de prendre en considération mes requêtes, et de tenter
de trouver une solution aux problèmes qui existaient entre son espèce et celle de
Cordelia Wright. Tous deux, à la suite de la mort de Vivi, s’étaient promis
d’avancer main dans la main pour le bien de leurs deux communautés. Vincent
avait juré de tout faire pour améliorer les conditions de vie déplorables des
sirènes, qui étaient bien souvent jugées trop vite en raison de leur mode de vie
particulier.
Cela faisait huit jours que nous étions rentrés chacun de notre côté, que nous
avions mis un terme aux méfaits de l’assemblée dirigée par la fille de Moira
Pritchard. Les deux dirigeants avaient donc eu le temps de s’entretenir en tête à
tête et de prendre les mesures nécessaires pour la suite.
— Vincent pense organiser une réunion entre les dirigeants des créatures
primaires pour discuter de la position des sirènes au sein de la société
surnaturelle. Il souhaite mettre un terme aux lynchages dont elles sont victimes
et sensibiliser ses collègues à la cause de cette race. Il a promis à Delia de mettre
en place des mesures drastiques contre les lycans qui s’en prendraient
délibérément à ses consœurs.
Je souris.
— C’est une bonne nouvelle, affirmai-je. Si les sirènes se sentent intégrées à
la société surnaturelle et en sécurité au milieu des autres espèces, elles n’auront
sûrement plus d’idées noires les concernant ni d’envie de rébellion.
Le chasseur acquiesça, Nick garda le silence.
— Qu’en est-il des cadavres des garous qui baignent sous la ville ? demanda-
t-il alors.
Le bien-être des sirènes ne l’intéressait guère, il lui fallait du temps pour
digérer toute cette histoire et je n’allais certainement pas l’en blâmer. Se
concentrer sur le sort des lycans décédés était peut-être plus judicieux pour le
moment.
— Ton grand-père a fait appel à une de ses amies, une fée apparemment, qui
se chargera d’endormir la ville le temps que les agents nettoient les souterrains.
— Et les familles ? rebondis-je vivement. L’emprise de Vivi s’étant envolée,
les familles vont de nouveau se poser des questions sur leurs disparus. Que vont-
ils faire face à ça ?
Al croisa ses bras sur son torse avant de répondre.
— La fée va faire disparaître des pensées des habitants l’inquiétude qui
pourrait être la leur, annonça-t-il. Pour éviter que les familles se posent des
questions, Vincent a pris la décision, avec l’aide de son amie, d’effacer des
esprits les disparitions qui ont eu lieu à Fredericksburg.
Mon froncement de sourcils s’accentua.
— Il veut donc remplacer une emprise mentale par une autre, c’est ça ?
compris-je.
Le chasseur haussa une épaule.
— C’est pour le bien de tous. Ainsi, les proches des victimes ne se poseront
pas des questions toute leur vie. Ils continueront de vivre en ignorant tout de ce
qui s’est passé sous leur nez, sans pour autant se faire de souci.
Je me mordis la lèvre inférieure. Ça ne me semblait pas juste pour les
familles, mais comme nous avions tous promis de garder pour nous les choses
qui s’étaient passées là-bas, nous ne pouvions assurément pas parler des
meurtres commis par les sirènes. Les familles pourraient alors chercher à se
venger, et cette recherche de justice pourrait mener à un véritable bain de sang.
Nous n’avions pas besoin de ça, le monde actuel n’avait pas besoin de ça. Éviter
les interrogations des familles ainsi que leurs inquiétudes était sûrement le
meilleur moyen d’échapper à une catastrophe.
— Très bien, acquiesçai-je alors.
— J’ai vu que le mécano vous a finalement rejoint, constata alors mon
confrère, changeant ainsi de sujet.
Nick se détendit quelque peu. Sa main serra la mienne avec moins de force.
Dieu merci, je commençais à ne plus sentir mes doigts.
— C’est grâce à Poppy, signala le garou. Sans elle, Bram ne serait jamais
revenu.
Je secouai la tête. Il avait tort, je n’avais strictement rien fait.
Bram nous avait aidés à mettre un terme aux agissements de Vivi et sa bande
de folles dingues. Il était à l’origine du plan qui nous avait permis de réussir
notre mission, de récupérer Nick et de tuer Adams. Si au début, l’ancien Gamma
était opposé à l’idée de retourner dans sa meute d’origine, retrouver ses anciens
camarades et son Alpha lui avait redonné l’envie de vivre en communauté et de
regagner les siens.
La peur de salir les membres de son clan avec son histoire personnelle était la
seule et unique chose qui l’empêchait de franchir le pas. Le laisser continuer à
vivre seul, en exil, loin des siens, était littéralement impensable pour moi, j’avais
donc sollicité l’aide de Vincent pour lui faire entendre raison. Ensemble, l’Alpha
du Nord et moi-même avions tenté de lui faire entendre raison. La tâche n’avait
pas été aisée mais finalement, le solitaire avait fini par accepter de repartir avec
nous.
Bram n’avait pas retrouvé ses anciennes fonctions de premier Gamma. Daryl
officiait désormais à ce poste et il n’était pas question de le priver de ce rôle. De
plus, Chester n’avait pas dans l’optique de redevenir le Gamma en chef. Il
souhaitait repartir de zéro, et prendre son temps pour appréhender au mieux sa
nouvelle vie en communauté, à son rythme. Nick n’y avait vu aucune objection.
Après tout, le plus important pour lui était que son ami soit enfin rentré à la
maison. C’était tout ce qui lui importait. Pour ma part, j’étais heureuse de voir la
meute enfin au complet, et surtout, de voir mon compagnon apaisé. Les choses
semblaient rentrer dans l’ordre petit à petit, et je n’allais pas m’en plaindre !
Bon, il restait bien cette histoire de rébellion lycane qui n’était pas encore
réglée, et qui continuait de pourrir la vie des Lieutenants et de la société lycane.
Mais ça aussi, ça finirait par s’arranger. Enfin, je l’espérais.
— Tu aurais mieux fait de t’abstenir, Casper, pesta mon grand-père en
tournant les talons pour rejoindre son véhicule. Par ta faute, nous avons un loup
de plus dans les environs. Comme si ta meute n’était pas assez grande !
Je secouai la tête de gauche à droite, Nick haussa les sourcils et esquissa un
petit sourire en coin.
— Je sais très bien qu’au fond, tu nous adores, Evans, inutile de le nier.
Al émit une exclamation sceptique. Il ouvrit la portière côté conducteur avant
de se tourner vers nous.
— Prends pas tes rêves pour des réalités, gamin, je n’ai jamais aimé les sacs à
puces. Au fait, Arlene se demande quand tu reviendras au bar, elle commence à
se languir de ta présence et de celle de Sam.
Je pouffai. Arlene était une grande fan de Sammy, qui m’accompagnait
souvent au Teddy’s mes soirs de service. C’était plutôt de lui qu’elle se
languissait !
— Je passerai demain, promis-je, et j’emmènerai Sam avec moi.
Al gronda.
— Super. Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai d’autres choses à foutre que de
rester planté là toute la journée. À plus les jeunes, vous allez pouvoir retourner à
vos activités crapuleuses.
Nick et moi échangeâmes un regard en coin, l’idée ne nous déplaisait ni à l’un
ni à l’autre.
— Oh seigneur, marmonna le traqueur en montant dans sa voiture.
— À plus Al ! lançai-je quand il démarra.
L’homme nous adressa un vague signe de la main avant de s’en aller dans un
nuage de poussière. Je regardai le pick-up s’éloigner avant de prendre une
profonde inspiration.
J’étais contente d’avoir retrouvé la chaleur de Springdale, d’avoir retrouvé la
meute et notre maison. La journée touchait à son terme et le soleil commençait à
décliner dans le ciel. Les rayons dorés de celui-ci plongeaient le territoire dans
une atmosphère chaleureuse et réconfortante. Je me blottis contre le corps de
mon compagnon et fermai les yeux, profitant du calme qui régnait autour de
nous. Notre passage à Fredericksburg avait été particulièrement épuisant,
physiquement et mentalement. Mes nerfs avaient été mis à rude épreuve et
j’étais on ne peut plus satisfaite de pouvoir prendre aujourd’hui un peu de repos.
— Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi, Red, murmurai-je tout bas, lovée
contre le flanc de mon garou.
Celui-ci me serra contre lui, enroulant ses bras puissants autour de mes
épaules. Il se pencha en avant et déposa un baiser sur le sommet de mon crâne, je
relevai la tête pour le regarder dans les yeux.
— Il ne m’est rien arrivé, me rassura-t-il en caressant ma joue du bout des
doigts, et de toute façon, il n’aurait rien pu m’arriver. Je n’étais pas décidé à te
laisser seule dans ce monde, il était hors de question pour moi de laisser la
possibilité à un autre homme de te mettre la main dessus.
Je ricanai.
— C’était donc ça qui te maintenait en vie quand ces salopes de sirènes te
sifflaient toute ton énergie, je comprends mieux, raillai-je.
Le dominant haussa une épaule.
— Je suis un mec égoïste, je ne l’ai jamais caché.
— C’est comme ça que je t’aime, affirmai-je, sincère.
Nick affronta mon regard un instant sans prononcer le moindre mot. Il se
pencha alors en avant pour presser ses lèvres contre les miennes. Je me hissai
vers le haut pour lui faciliter la tâche. Cette fois-ci, son baiser fut tendre et
délicat, significatif de toute l’affection qu’il me portait. Il lui était toujours plus
facile de me faire ressentir son amour plutôt que de le formuler de vive voix, ça
aussi, c’était un trait de caractère que j’affectionnais chez lui. J’étais
irrémédiablement folle amoureuse de lui, et une chose était certaine, plus jamais
je ne laisserai une femme me l’enlever. Pas si elle voulait se retrouver avec une
chasseuse en rogne à ses trousses en tout cas.
— Je t’aime encore plus, souffla le lycanthrope contre ma bouche. Et si on
retournait dans la chambre finir ce qu’on a commencé afin que je te montre à
quel point je suis fou de toi ?
— Hum, c’est une proposition très indécente que vous me faites là, Teller.
— Trop indécente pour être acceptée ?
Je fis la moue.
— Ai-je mon mot à dire ?
Le rouquin fit mine de réfléchir.
— Non, opposer une résistance est inutile. J’ai bien l’intention de vous
amener jusqu’à notre lit, Evans, pour vous faire l’amour jusqu’à ce que nous
tombions de fatigue.
J’arquai un sourcil. Nick se baissa soudainement, posa une main dans mon
dos et l’autre sous mes genoux, me soulevant dans ses bras sans le moindre
effort. J’enroulai mes bras autour de son cou.
— Alors je ne perdrai pas mon temps à lutter contre votre désir. Après tout, je
risque d’avoir besoin de toute mon énergie dans les heures qui suivent.
Satisfait, l’homme sourit et se pencha de nouveau pour m’embrasser. Il attrapa
ma lèvre inférieure entre ses dents et tira légèrement dessus, imposant sur ma
chair tendre une morsure possessive.
— Tu vas effectivement avoir besoin de toute ton énergie, Poppy, parce que je
n’ai pas l’intention de te laisser t’en aller de sitôt, et cette fois, il n’y aura pas de
téléphone pour te sauver la mise.
— Qui a dit que j’avais envie qu’on me sauve la mise ?
Grondant de satisfaction, le lycan ne perdit pas une seconde de plus, il grimpa
les marches du perron quatre à quatre et regagna la maison sans me lâcher, ne le
faisant que lorsque nous eûmes atteint notre chambre. Je me retrouvai alors nue
et offerte à un loup surexcité en moins de temps qu’il n’en fallait pour dire
« ouf ».
J’allais peut-être avoir droit à mon orgasme finalement.

À suivre…
{1}
. SOS Fantômes est le titre français de ce film américain de Ivan Reitman, qui met en scène
des chasseurs de fantômes.
{2}
. Federal Bureau of Investigation : aux États-Unis, principal service de police judiciaire.
{3}
. Film dramatique de James Cameron, sorti en 1998.
{4}
. Personnage du film Le Manoir hanté et les 999 Fantômes de Rob Minkoff.
{5}
. Référence tirée des dessins animés Scooby-Doo.
{6}
. Conte de Charles Perrault, paru dans Les Contes de ma mère l’Oye, où le petit Poucet sème
des cailloux pour retrouver son chemin.
{7}
. Dans la série télévisée X-Files, Dana Scully est une agent du FBI qui travaille sur les affaires
paranormales.
{8}
. En référence à son roman 1984.
{9}
. École de sorcellerie où étudie Harry Potter dans les romans de J. K. Rowling.
{10}
. Série de films américains de Kenny Ortega dont les deux protagonistes sont des passionnés
de chant.
{11}
. Speedy Gonzales est un personnage de dessin animé de l’écurie Looney Tunes, célèbre
pour son extrême vitesse.

Vous aimerez peut-être aussi