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Lorsque, à la veille de son mariage, le cheikh Sharif al Kader apprend que se future épouse s’est enfuie avec un pilote

anglais, s
qu’un tour. Prêt à tout pour se venger de cette trahison et laver son honneur bafoué, il décide d’enlever la sœur du pilote, Léa, e
devenir sa femme. Séparée des siens, retenue prisonnière dans un palais perdu en plein désert, Léa n’a d’autre choix que de
volonté de son ravisseur. Mais, même si celui-ci est loin de la laisser indifférente, elle est bien décidée à ne pas capituler sans com
terrible partie de bras-de-fer s’engage entre la jeune femme et le prince…

1.

Léa avait la désagréable impression d'être observée, le sentiment obscur et dérangeant d'être
menacée dans sa paisible solitude.

« Absurde », songea-t-elle. Le jardin ceint de hauts murs où elle se trouvait était une retraite
sûre où elle pouvait se livrer à ses activités sans être importunée. C'était d'ailleurs l'un des
avantages de son travail.

Pourtant, elle resta immobile pendant plusieurs minutes, à l'écoute. Elle ne perçut que le
murmure du jet d'eau de la fontaine. Tâchant de refouler sa sourde inquiétude, elle l'attribua
au remue-ménage ambiant. En effet, le palais était en effervescence, à l'approche du mariage
de Samira et du grand mois de festivités qui accompagnerait l'événement.

Léa était contente d'échapper à l'agitation générale pendant un moment. Il lui semblait
confusément que quelque chose n'allait pas, et c'était sans doute ce qui la perturbait. Dans la
matinée, Samira avait paru tendue, nerveuse. Cela était sans doute assez naturel chez une
fiancée destinée à un homme qu'elle n'avait jamais rencontré ; cependant, Léa s'était
attendue à la trouver plus résignée, et même assez excitée à la perspectif de ses noces avec un
personnage de haut rang.

La jeune femme soupira, haussant légèrement les épaules signe d'impuissance. Il n'était pas
en son pouvoir de modifier le cours des choses, de toute façon... Elle avait appris depuis
longtemps à se tenir à l'écart des intrigues de palais. Certes on la traitait comme si elle faisait
partie de la famille princière. Mais la bonté dont on faisait preuve à son égard était
subordonnée à l'appréciation que l'on portait sur sa conduite et sur la qualité de son travail.

Poussée par un instinct secret, elle avait préféré s'éloigner un peu de Samira, cet après-midi.
Qui pouvait savoir ce que réservaient les prochaines heures ? Si réellement quelque chose ne
tournait pas rond... « Allons voyons, tu t'inquiètes pour rien », songea-t-elle. Tout le monde
était fébrile et préoccupé à cause du mariage imminent, soucieux d'accomplir au mieux son
devoir afin que la cérémonie soit parfaite. Et elle était gagnée elle aussi par toute cette
agitation, rien de plus.

A côté de Léa, sur une petite table, des écheveaux de laine s'alignaient, classés par couleur.
Devant elle, bien tendue sur le métier, la tapisserie à laquelle elle travaillait commençait à
prendre tournure. Refoulant résolument ses interrogations, la jeune femme se remit à sa
tâche, maniant l'aiguille avec dextérité. Elle avait hâte de terminer le fond de teinte sombre
pour broder le personnage féminin dénudé, dont les nuances couleur chair étaient moins
aisées à harmoniser. L'idée de s'attaquer à un ouvrage difficile la stimulait.

- Mademoiselle Léa Marlow ?

Cette question, formulée d'une voix douce, la fit tressaillir.

Un homme venait de s'adresser à elle, et ce n'était pas son frère Glen. Or, aucun membre du
sexe masculin n'était admis dans le patio... Vivement, elle redressa la tête, délaissant sa
tapisserie pour regarder en direction du porche.

Son cœur bondit dans sa poitrine. Flanqué de deux soldats à la mine patibulaire armés de
mitraillettes, un homme de haute taille se tenait sous les arcades.

La jeune femme l'avait déjà vu dans les journaux et à la télévision et n'avait jamais oublié son
visage. Et, bien qu'il fût simplement vêtu d'une tunique brune et d'un keffieh, elle le reconnut
aussitôt.

Sharif al Kader. Le cheikh de Zubani. L'homme que Samira devait épouser le lendemain
matin !

Tous ces éléments s'imposèrent en un éclair à l'esprit de Léa, tandis qu'une question la
tourmentait : comment accueillir cette visite si peu protocolaire ? Incapable de réagir, elle se
contenta de dévisager l'intrus en silence. Il se tenait parfaitement immobile dans la lumière
aveuglante, et elle eut l'impression qu'il était une sorte de mirage...

Une sensation étrange la traversa, un peu comme si l'intense vitalité qui se dégageait de son
visiteur se communiquait à elle, balayant la sérénité intérieure qu'elle avait acquise au fil des
ans. C'était une impression excitante et perturbante à la fois ; aucun homme, jamais, n'avait
produit sur elle un tel effet.

- Mademoiselle Léa Marlow ? répéta doucement Sharif al Kader.


La jeune femme sursauta, brutalement rappelée à la réalité.

- Oui, Votre Excellence, répondit-elle d'une voix mal assurée.

Elle se leva à demi, ne sachant quelle attitude adopter.

- Ne vous dérangez pas, mademoiselle Marlow. Asseyez-vous, mettez-vous à votre aise,


ordonna son interlocuteur en s'avançant vers elle, laissant derrière lui ses gardes du corps.

Léa obéit à cette injonction sans se faire prier, heureuse de retrouver le confort — ou plutôt,
le soutien — de son siège. Ses doigts tremblèrent légèrement lorsqu'elle glissa de nouveau
l'aiguille à travers la trame de son ouvrage. Elis avait une conscience aiguë du pouvoir, de la
puissance que dégageait son visiteur inattendu, et face à lui, elle se sentait très vulnérable.

Elle comprenait, à présent, pourquoi elle avait eu l'impression d'être observée. On disait du
cheikh de Zubani qu'il avait un regard d'aigle et que rien n'échappait à son œil scrutateur…

Pendant combien de temps l'avait-il examinée à son insu ? Elle n'en avait aucune idée, car
elle ne l'avait pas entendu venir.

De toute évidence, il s'agissait d'une visite-surprise ; mais pourquoi Sharif al Kader, au


mépris du protocole, venait-il s'imposer à elle dans sa paisible retraite ?

Un fugitif sentiment de panique s'empara de la jeune femme tandis que Sharif al Kader
approchait de la fontaine. Il vint se poster près d'elle, apparemment curieux de voir à quoi elle
travaillait

- « L'Enlèvement des Sabines », dit-il avec une inflexion légèrement railleuse.

Ayant ainsi énoncé le nom du célèbre tableau de Rubens reproduit sur la trame de la
tapisserie, il alla prendre l'une des chaises de jardin et la plaça près de la petite table où Léa
avait étalé ses écheveaux. Il s'assit face à elle, croisant les doigts sur ses genoux.

- Ce thème vous intéresse, mademoiselle Marlow ?

- J'aime faire de la tapisserie, Votre Excellence.

- C'est vous qui avez choisi celle-ci ?

- Oui.
-Cela vous excite? La pensée de femmes enlevées et emportées loin de chez elles par des étra
de terres inconnues?

Il y avait une indéniable nuance de mépris dans le ton de Sharif al Kader et cela amena Léa à
le regarder droit dans les yeux. Il avait un regard perçant, où brillait une vive intelligence.
Quant à son visage, il était de ceux qui défient les outrages du temps, avec sa beauté à la fois
austère et raffinée. On avait envie de le sculpter, ou de le caresser. Oui, ses traits avaient du
caractère. Et toute son attitude commandait l'attention et l'obéissance.

Cependant, Léa n'avait pas l'intention de tolérer le dédain de son éminent visiteur.

- Je trouve cette idée parfaitement révoltante. Votre Excellence, répondit-elle. J'ai choisi cette
toile pour l'agencement des couleurs et des formes, pas pour le thème.

Son interlocuteur sourit, comme pour approuver ses propos. Mais elle ne manqua pas de
remarquer l'expression cynique et incrédule qui flottait dans ses prunelles, tandis que son
regard, posé sur elle, s'attardait sur la masse de ses cheveux blonds, qu'elle avait négligé
d'attacher. Sa blondeur, elle le savait, suscitait la curiosité des hommes de ce pays. Lorsqu'elle
se trouvait en public, elle dissimulait toujours sa chevelure dorée sous un voile, pour ne pas
attirer les regards. Mais ici, dans ce patio, elle était dans ses quartiers privés. En dépit de son
haut rang, le cheikh de Zubani n'aurait pas dû y être admis. Au demeurant, il n'aurait pu
trouver à redire à sa tenue, parfaitement décente : elle portait un long caftan blanc qui la
dissimulait tout entière.

Pourtant, il l'examina de haut en bas, la déshabillant littéralement des yeux, s'attardant sur la
rondeur de ses seins, les courbes de ses hanches et de ses cuisses, esquissées par les plis de la
tunique. Elle frémit sous son regard scrutateur, réprimant à grand-peine une impérieuse
envie de quitter les lieux.

Lorsqu'il revint sur son visage, détaillant de façon appuyée et presque insultante la forme de
sa bouche, une bouffée de révolte souleva la jeune femme. Elle releva le menton d'un air de
défi.

- Je me demande si vous ferez l'affaire, murmura enfin le cheikh en fronçant les sourcils
d'un air vaguement réprobateur. Je m'attendais à voir une femme résignée au célibat, sans
féminité. Vous ne cadrez pas vraiment avec cette image, mademoiselle Marlow.

Encore un préjugé oriental... Comme si une femme séduisante ne pouvait avoir d'autre but,
dans la vie, que le mariage ! songea Léa avec agacement. En ce qui la concernait, elle avait
d'autres ambitions. Pour elle, les mots « amour », « loyauté » et « fidélité » n'étaient qu'un
leurre. Le divorce de ses parents, alors qu'elle était encore très jeune, lui avait appris à se
méfier de ces concepts trompeurs.

-Vous êtes la tutrice et la compagne de la princesse Samira depuis ses onze ans, m'a-t-on d
cheikh.

- C'est vrai, Votre Excellence, répondit Léa, très digne. Mais comme vous le savez sans doute, e
son éducation en Angleterre et à Paris. Mon rôle est de superviser la prime éducation des enfan
et de les préparer à leur entrée dans de grandes écoles et universités étrangères. En réalité, je n
été la compagne de la princesse Samira que pendant les vacances scolaires.

- Je sais tout cela. Ce qui m'inquiète, mademoiselle Marlow, c'est que l'on vous ait confié cette
que vous n'aviez vous-même que dix-huit ans.

- Grâce à la recommandation de mon frère. C'est le pilote personnel du roi Rachid.

- Un rang étonnamment élevé, pour un homme si jeune.

Piquée, Léa souligna :

- Glen travaille ici depuis dix ans, Votre Excellence.

- Au mépris des conventions, rétorqua le cheikh en lui décochant un regard presque


accusateur. Peu d'étrangers se voient octroyer des contrats de coopération de plus de deux ou
trois ans. Et pourtant, votre frère séjourne ici depuis dix ans, et vous, depuis huit ans. Vos
contrats ont été constamment renouvelés. Il ne peut y avoir qu'une seule raison à cela.

Luttant pour conserver son sang-froid, Léa demanda :

- Puis-je savoir laquelle, Votre Excellence ?

- Une personne de sang royal désire que vous restiez ici.

- Je remplis ma tâche de façon très satisfaisante.

Une lueur d'exaspération flamba dans le regard de Sharif al Kader. Il abattit son poing sur la
table, éparpillant les écheveaux qui s'y alignaient.

- De qui êtes-vous la maîtresse ? lança-t-il. Est-ce du roi en personne?

La jeune femme fut si choquée qu'elle en oublia ses bonnes manières.

- Je ne suis la maîtresse de personne ! s'exclama-t-elle d'un air farouche. Et je ne le serai


jamais ! Aucun homme ne me soumettra à son bon plaisir!

Renversant la tête en arrière, le cheikh éclata de rire.

- Vous n'êtes qu'une simple préceptrice? dit-il avec incrédulité.

- C'est ce que j'ai choisi d'être, oui.

- Aucun homme ne vous a donc satisfaite ?

- Et ne me satisfera, répliqua-t-elle avec un mouvement de rébellion.

L'expression que son interlocuteur arborait en cet instant signifiait clairement : « Moi, je
saurais te donner tant de plaisir que tu en redemanderais à genoux, ma belle. » Et alors qu'ils
se défiaient du regard, Léa dut s'avouer que Sharif al Kader était l'homme le plus viril qu'il lui
eût été donné d'approcher...

- Et vous avez perverti la princesse Samira en lui inculquant vos idées sur l'amour et la
passion ? railla-t-il.

- Sûrement pas!

- Vous ne lui avez pas parlé de vos amants ?

- Je n'ai jamais prononcé le mot « amant » devant elle.

- Elle ne vous a pas questionnée à ce sujet?

- C'est un thème que je n'aborde jamais. Avec personne, Votre Excellence, répliqua Léa avec
hauteur.

Il la considéra un instant, comme pour jauger sa sincérité, puis finit par se laisser aller en
arrière sur son siège, l'air satisfait.

- Votre discrétion vous honore, mademoiselle Marlow, déclara-t-il en lui concédant un


sourire.

Léa le foudroya du regard. S'il espérait qu'elle allait le remercier pour ce compliment accordé
de si mauvaise grâce. Il se trompait ! Etrangement, son silence buté alluma une étincelle
d’amusement dans les yeux du cheikh.

- La princesse Samira... dites-moi quel est votre sentiment à son sujet, ordonna-il.

Léa prit une profonde inspiration.


- Je suis certaine que la princesse remplira parfaitement son rôle d'épouse. Votre Excellence.
Elle a été élevée dans le respect du devoir d'Etat.

- Dois-je comprendre par là qu'elle est douce comme un agneau et résignée à son sort
mademoiselle Marlow ? ironisa Sharif al Kader.

Piquée, Léa éprouva le besoin de préciser :

- La princesse Samira possède beaucoup de tempérament

- Si je comprends bien, c'est une mégère.

- Je n'ai rien dit de tel ! Il est naturel qu'une jeune femme cultivée et intelligente ait ses
propres opinions, voilà tout.

- J'espère que la princesse n'a pas été contaminée par votre esprit d'indépendance,
mademoiselle Marlow. Cela nuirait à l'harmonie domestique...

- Oh, je suis certaine que vous saurez conserver votre ascendant naturel, Votre Excellence,
rétorqua Léa en lui décochant un sourire ironique.

De nouveau, le regard du cheikh s'attarda sur la bouche ferme de son interlocutrice.

- Sans doute auriez-vous mieux fait de choisir une toile de Vinci, et non de Rubens,
mademoiselle. Il me semble que Mona Lisa soit davantage votre style. J'ai toujours pensé
qu'elle avait un sourire hypocrite.

- Vous êtes certainement meilleur expert que moi en la matière, Votre Excellence.

Il parut amusé de la voir adopter, à son instar, un ton à la fois mielleux et méprisant. De son
côté, Léa était conscient de s'être aventurée sur un terrain périlleux. Mais comment demeurer
parfaitement polie quand il la provoquait aussi ouvertement ?

- J'aime me faire une opinion par moi-même, mademoiselle Marlow. Surtout lorsqu'il s'agit
d'attribuer un rôle de confiance.

- Tout jugement reflète les préjugés de celui qui l'établit, répliqua Léa.

- Une femme de votre beauté et de votre intelligence ne saurait se contenter de s'occuper des
enfants des autres. Cela ne tient pas debout.

- J'aime les enfants, Votre Excellence.


- Dites plutôt que vous vous sentez en sécurité avec eux parce que vous maîtrisez la
situation...

Léa le trouva dangereusement perspicace. Sur la défensive, elle répéta :

- J'adore les enfants.

- Alors, vous accepterez volontiers de prendre soin des miens. J'ai deux filles d'un premier
mariage. Elles vont séjourner au palais pendant les festivités.

Ayant annoncé cela, Sharif al Kader s'interrompit pour examiner de près son interlocutrice,
comme s'il cherchait à jauger sa réaction. Léa était en vérité très surprise. Personne ne l'avait
avertie d'un arrangement de cette nature... A présent, elle s'expliquait la surprenante visite du
cheikh. Mais elle ne se réjouissait guère à la perspective de travailler pour cet homme !

L'interrogatoire auquel il l'avait soumise révélait un manque de confiance et de respect


parfaitement insultant. Et, en cas d'anicroche pendant que les fillettes seraient sous sa garde,
il lui ferait sûrement payer le prix fort. Hélas, dans sa position, elle ne pouvait refuser la
responsabilité qu'il lui confiait.

- Je ferai tout pour rendre leur séjour agréable, dit-elle à contrecœur.

- Elles ne seront pas entièrement sous votre férule, mademoiselle Marlow. Mes filles me sont
très chères et je ne les confierais jamais à une étrangère. Tayi, leur nourrice, veillera sur elles
la plupart du temps. C'est l'une des personnes les plus respectées et les plus loyales de ma
suite. J'ai une entière confiance en elle.

- Je vois, lâcha sèchement Léa.

- Moi aussi, je verrai, mademoiselle Marlow. Vous pourrez enseigner aux petites quelques
rudiments d'anglais. Je suivrai leurs progrès. Rien ne m'échappe, soyez-en certaine.

Ces mots constituaient à la fois une promesse et une menace et Léa ne fut guère heureuse de
constater que ses mauvais pressentiments se révélaient fondés : sa tranquillité en ces lieux
était bel et bien menacée. Elle n'avait rien à redouter d'un examen, car elle était très
compétente. Mais il lui déplaisait vivement d'avoir à exercer son rôle sous le contrôle
permanent d'un homme méfiant et pétri de préjugés.

Sharif al Kader leva une main et, à ce signe, l'un des gardes du corps disparut sous le porche.

- Vous allez faire à présent la connaissance de mes filles, mademoiselle, reprit le cheikh. A
dater de cet instant, je vous observerai avec l'acuité d'un faucon. Si quelque chose cloche, je le
saurai instantanément.

La jeune femme inspira profondément, tentant de calmer ses nerfs à vif. Un mois, un mois
seulement, et le cheikh de Zubani s'en irait comme il était venu. Elle pouvait certainement
supporter toutes les pressions qu'il lui ferait subir pendant ce bref laps de temps. Après tout,
elle avait la conscience tranquille...

Oui, elle n'avait rien à redouter de Sharif al Kader. Rien du tout !

2.

Tout en attendant l'arrivée de ses filles, Sharif al Kader se mit à tambouriner du bout des
doigts contre le bras de son fauteuil. Léa l'observait en silence. Ses mains étaient longues,
fines, sensuelles. Soudain, la jeune femme se demanda ce qu'éprouverait Samira, le
lendemain soir, lorsque ces mains-là...

Elle n'alla pas au bout de sa pensée. Il lui déplaisait de songer à Sharif al Kader comme à un
amant. D'ailleurs, l'amour n'avait aucune part dans ce mariage. Le cheikh de Zubani épousait
Samira pour avoir une compagne la nuit et pour sceller une entente amicale avec la famille
royale de Qatamah. Ce dernier but était sûrement celui qui lui importait le plus, d'ailleurs,
étant donné sa récente accession au pouvoir.

Son oncle, l'ancien maître de Zubani, s'était opposé à ce que son peuple bénéficie des
bienfaits qu'aurait pu lui valoir la richesse pétrolière du pays. Une prospérité rapide aurait
détruit, selon lui, la culture traditionnelle. C'était pour cette raison, prétendait-on, que Sharif
al Kader lui avait pris le pouvoir. Il ne partageait pas les convictions passéistes de son parent.

Sa première épouse était morte des suites d'une infection à la naissance de leur seconde fille.
Sharif al Kader attribuait ce malheur au manque de modernisme des hôpitaux, que son oncle
n'avait nullement cherché à équiper comme il convenait. Désormais, les services médicaux
étaient irréprochables, à Zubani. Oui, le nouveau cheikh n'était pas homme à faire les choses
à moitié...

Soudain, les mains de Sharif al Kader s'immobilisèrent. Léa jeta un coup d'œil vers son
visiteur et remarqua avec stupéfaction la brusque métamorphose de physionomie : un
sourire affectueux et indulgent illuminait à présent ses lèvres fermes. Se levant vivement, il
s'avança vers le porche tout en annonçant avec fierté :

- Mes filles !

Léa se leva à son tour. Deux petites filles s'approchèrent d'eux, accompagnées par une femme
d'une beauté saisissante. Probablement éthiopienne, elle était très grande— un mètre quatre-
vingts au moins —, et parée d'une tunique orange et or qui conférait une allure plus altière
encore à sa fière silhouette. Elle portait un turban éclatant, assorti à sa robe. Son visage aux
traits fins et délicats était éclairé par de magnifiques yeux noirs.

- Merci Tayi, dit le cheikh en arabe. Veuillez faire avancer les petites à la rencontre de Mlle
Marlow.

Tayi lâcha la main des petites filles et leur donna une légère poussée, pour les engager à
s'approcher de Léa. Les fillettes obéirent timidement, en dévisageant la jeune femme avec de
grands yeux étonnés.

Avec une intonation légèrement ironique, Sharif al Kader expliqua :

- Elles n'ont jamais vu de femme blonde. Voici Nadia, qui a six ans. Et Jasmine, qui en a trois.

Il caressa les cheveux de ses filles avec affection. L'intonation de sa voix était chaleureuse.
Pendant un bref instant, Léa songea à son enfance, à l'époque où elle était encore chère à son
père, et proche de lui. Elle avait tant souffert, lorsqu'il avait trahi les liens qui les unissaient,
la laissant avec Glen sous la garde de leur mère, qui éprouvait beaucoup plus d'attachement
pour son nouveau mari que pour ses enfants...

Non sans tristesse, elle contempla les deux fillettes. Quelle que fût l'affection que leur père
leur portait, il les abandonnerait lui aussi, un jour, pour les confier au mari inconnu qu’il leur
aurait choisi. Cependant, leur éducation les préparerait à cette séparation et elles ne se
sentiraient pas trahies, elles.

Elles étaient belles, toutes les deux, et leur charme innocent émut Léa. Elle s'agenouilla pour
se placer à leur niveau et leur adressa un grand sourire. Lorsqu'elle les salua en arabe, l'aînée
lui répondit avec plaisir et soulagement. Mais la plus jeune semblait avoir perdu sa langue.
Timidement, elle éleva la main et toucha les cheveux de Léa.

- Jasmine ! protesta son père. Et tes bonnes manières ?


Jasmine le dévisagea d'un air confus. Alors, pour tranquilliser la fillette, Léa poursuivit en
arabe :

- Cela fait tout drôle de rencontrer quelqu'un de différent. Mais tu t'habitueras très vite à moi,
Jasmine.

- Je voulais savoir si tes cheveux étaient vrais, expliqua la petite d'un ton d'excuse.

- Aussi vrais que les tiens, répondit la jeune femme en caressant les boucles brunes de
l'enfant.

- Je peux les toucher encore ? demanda celle-ci.

- Jasmine ! intervint de nouveau son père d'un air peiné. Tu n'as pas salué Mlle Marlow.

La fillette présenta alors un petit compliment à Léa. Puis elle ajouta avec curiosité :

- Comment ça se fait que tu aies les yeux bleus ?

- En voilà assez ! intervint le cheikh avec une certaine brusquerie. Tayi va vous raccompagner,
à présent. Vous reverrez Mlle Marlow demain.

Le trio se retira mais, en s'en allant, Nadia et Jasmine se retournèrent à plusieurs reprises
pour regarder Léa, qui leur souriait.

Sharif al Kader poussa un léger soupir.

- Je me demande si je n'ai pas un peu trop gâté Jasmine, dit-il.

- Sa curiosité est bien naturelle, Votre Excellence.

Léa était plutôt amusée de constater que ce petit bout de chou âgé d'à peine trois ans résistait
à l'autorité de son redoutable père.

- Mademoiselle Marlow, reprit ce dernier.

Alertée par la froideur subite de son ton, la jeune femme se tourna vers lui. Toute
bienveillance avait disparu de son visage, à présent, et une lueur à la fois ironique et
condescendante brillait dans son regard.

- Je suis un homme juste. Je reconnais donc que vous savez vous y prendre avec les enfants.

Ce compliment concédé du bout des lèvres laissa Léa de marbre. Devant son silence obstiné,
le cheikh eut un demi-sourire indéchiffrable.
- On me dit que la princesse Samira vous aime beaucoup, reprit-il.

- Et j'ai également beaucoup d'affection pour elle, Votre Excellence.

Léa se demanda comment la princesse s'entendrait avec son futur époux et éprouva soudain
des sentiments étrangement ambivalents à propos de leur imminente union. Sur le plan
politique, celle-ci lui semblait bienvenue. Cependant, il lui déplaisait de penser que le
tempérament dominateur du cheikh pourrait avoir raison du caractère enjoué de Samira.

- Je ne serais guère ravi de vous employer, dit Sharif al Kader, mais je me soucie du bonheur
de la princesse Samira. Aussi, si vous me donnez satisfaction, vous permettrai-je de faire
partie de ses suivantes. De plus, vous pourrez vous rendre utile en veillant sur mes filles et en
leur apprenant l'anglais.

L'arrogance de ces propos révolta Léa. Ah ça, s'attendait-il, par hasard, qu'elle le remercie à
genoux de ses largesses?

- Je crains que vous n'ayez pas très bien compris, Votre Excellence, fit-elle observer en
s'efforçant de garder un ton égal. Ma position ici...

- Sera reconduite dans mon propre palais. Vous ferez partie de la suite de la princesse lorsque
nous partirons à Zubani.

Il s'exprimait comme si la jeune femme n'avait pas eu son mot à dire sur cette décision.
Cependant, quelle que fût son affection pour Samira, Léa se voyait mal travailler pour son
redoutable fiancé. De plus, elle n'avait nulle envie d’être la confidente de la future épouse ! A
la pensée d’entendre parler des prouesses intimes de Sharif al Kader elle éprouvait une
étrange répulsion.

-Pardonnez-moi, Votre Excellence, mais je crains devoir décliner votre généreuse proposition
vous remercie, mais je suis heureuse ici. De plus je suis liée par contrat...

- Il sera annulé.

- Pour quel motif?

Sharif al Kader parut amusé par la question.

- Vous oubliez que vous n'êtes pas dans votre pays. Si vous demeurez ici, c'est par notre volon
vôtre. Et le refus d'une proposition bien intentionnée est un excellent motif d'insatisfaction.

- La famille royale apprécie mes services. Le roi Rachid...


- ... fera passer le bonheur de sa fille avant tout. À Moins qu'il n'ait une raison toute personn
retenir ici ?

Léa rougit à ce sous-entendu.

- Le bien-être des enfants...

- Ne sera nullement remis en question... Il est infiniment plus urgent et important d'aider la
princesse Samira pendant une période de transition qui risque d'être difficile pour elle.

- Si je comprends bien, je n’ai d’autre choix que d'accepter votre offre.

-Exact.

« Erreur ! » songea Léa. Le cheikh se trompait grandement, s'il comptait la voir se soumettre
à son autorité. Lorsque ses parents avaient divorcé, elle avait dû subir leur décision rien dire.
Mais aujourd'hui, elle n'était plus une gamine sans défense!

- On dirait que je me suis attardée trop longtemps au Moyen-Orient, lâcha-t-elle avec dédain.

Ce défi à peine voilé ne parut guère émouvoir Sharif al Kader, qui répliqua aussitôt :

- Tout comme votre frère, sans doute. Souhaitez-vous le voir tomber en disgrâce, par hasard ?

Ce chantage éhonté révolta Léa. Cependant, dans la culture arabe, les parents d'une même
famille étaient indissolublement liés dans l'esprit des gens. C'était grâce à Glen qu'elle avait
été si bien accueillie par le roi Rachid ; et à cause d'elle, il pouvait aussi être impitoyablement
privé d'un travail qu'il aimait.

- Je le consulterai, répondit-elle avec raideur.

- C'est cela, mademoiselle Marlow, prenez l'avis de votre frère, laissa tomber Sharif al Kader.

Là-dessus, il lui décocha un sourire cruel, tourna les talons et la planta là.

Longtemps après le départ de son visiteur, Léa contemplait encore l'entrée déserte du patio,
luttant contre le sentiment de fatalité qui l'envahissait.

Elle était ici chez elle, grâce à toute la peine qu'elle s'était donnée. De quel droit le cheikh de
Zubani voulait-il la chasser?

Demander une audience au roi, voilà ce qu'elle allait faire. Le roi Rachid avait de la sympathie
pour elle — même si ses sentiments à son égard étaient fort éloignés de ceux que lui avait
impudemment prêtés Sharif al Kader.

Cependant, que se passerait-il si Rachid faisait passer en premier le bonheur de sa fille ? Car
Samira devait bel et bien quitter sa demeure légitime, la seule qu'elle eût jamais connue.
Alors que le palais n'était, pour Léa, qu'un lieu d'adoption. Le roi prétendrait-il qu'elle serait
aussi bien accueillie à Zubani qu'elle l'avait été ici?

Léa frissonna à cette pensée. Jamais elle ne se sentirait à l'aise dans le palais de Sharif al
Kader. Le comportement qu'il avait eu à son égard n'avait rien d'indulgent ou de paternel,
comme celui du roi. En sa présence, elle se sentait...

La jeune femme n'alla pas au bout de sa pensée. Elle préférait éviter d'analyser les sentiments
que lui inspirait le cheikh. Tout ce qu'elle voulait, c'était ne plus jamais avoir affaire à lui.

Glen intercéderait certainement en sa faveur auprès du roi Rachid. Les Arabes avaient un
grand respect pour la famille, et on tiendrait certainement compte de son intervention.

De plus, grâce à son habileté de pilote, Glen avait un jour sauvé la vie du roi, lors d'un
atterrissage forcé consécutif à des ennuis mécaniques. Le cran et le talent de Glen étaient
légendaires, dans ce pays. Jamais le roi ne voudrait se défaire d'un pilote hors pair...

Un sourire teinté d'amertume erra sur les lèvres de la jeune femme comme elle pensait à son
frère. Sans doute était-elle la seule à le comprendre vraiment. Voler était tout ce qui comptait
pour lui ; les femmes n'avaient pas plus de place dans sa vie que les hommes n'en avaient
dans celle de Léa. Les nombreuses infidélités de leur mère lui avaient donné une piètre idée
du sexe faible. Pensive, elle se remit machinalement à sa tapisserie. Tout en maniant
l'aiguille, elle se rappela la remarque désobligeante que lui avait faite Sharif al Kader à propos
du sujet de sa toile et se dit avec dégoût que les hommes n'avaient décidément qu'une seule
idée en tête, lorsqu'il s'agissait des femmes. Son propre père avait donné la priorité à sa
nouvelle épouse et au plaisir qu'il aurait à ses côtés, en les oubliant, Glen et elle...

La jeûne femme pensa que c'était sans doute son enfance difficile qui l'avait rendue si proche
des enfants. Car elle s'entendait merveilleusement avec eux, en effet. Sur ce point, Sharif al
Kader ne s'était pas trompé. Et si elle était obligée de quitter le Moyen-Orient, elle
retournerait dans son pays, en Australie, et y trouverait un poste de préceptrice, pour
continuer à se consacrer aux enfants.

Rassérénée à cette idée, Léa se concentra de nouveau sur son ouvrage.

Elle maniait l'aiguille depuis un long moment, absorbée par sa tâche, lorsqu'elle entendit la
voix de son frère, qui l'appelait depuis les appartements qu'elle occupait au palais.

- Je suis dans le jardin ! lança-t-elle en se levant d'un bond.

Heureuse et soulagée de cette visite si opportune, elle courut à la rencontre de Glen. Celui-ci
avait l'air préoccupé; il lui dit aussitôt, d'une voix précipitée où perçait un sentiment
d'urgence :

- Léa, je n'ai pas beaucoup de temps devant moi. Viens vite à l’intérieur avec moi.

- Mais qu'est-ce qu'il y a? s'exclama-t-elle.

Elle était alarmée de voir son grand frère, ordinairement si calme, en proie à la tension et à
l'inquiétude. Son beau visage n'exprimait ni son assurance ordinaire, ni la bonne humeur
communicative qui faisait partie intégrante de son charme.

Ignorant la question angoissée de sa sœur, il l’entraîna dans le salon, ferma prestement la


porte derrière eux et commença à se dévêtir.

- Glen! protesta-t-elle. Mais que fais-tu?

Tandis qu'elle se récriait ainsi, une ceinture, plaquée à même la peau, apparut sous la
chemise de Glen.

- Tu vas prendre ça, lui dit-il. Elle est remplie d'argent.

Il regarda intensément Léa, commandant ainsi son attention.

- Elle contient dix mille dollars américains. Je te la confie.

- Mais pourquoi ? Que veux-tu que j'en fasse ? s'écria jeune femme, abasourdie.

- Place-les sur ton compte.

- Je ne comprends pas. Tu ne peux pas les mettre sur le tien?

- Raisons fiscales, répondit-il laconiquement en se dirigeant vers la chambre de sa sœur, le


ceinturon à la main.

Léa le suivit et le regarda avec stupéfaction glisser l'objet et son contenu sous les oreillers du
lit.

- Glen? Est-ce que tu as fait quelque chose d'illégal? De la contrebande ou...


- Non.

Le jeune homme lui décocha un bref sourire.

- C'est de l'argent légitimement gagné. Rassure-toi.

- Mais alors, pourq...

- Pas le temps de l'expliquer. Le roi a ordonné un vol imprévu. Il faut que j'y aille.

Glen rentra les pans de sa chemise dans son pantalon, s'avança vers sa sœur et déposa un
baiser sur son front.

- Souhaite-moi bonne chance, lui dit-il d'une voix tendue.

Léa sentit que les circonstances étaient graves.

- Glen, ce vol a-t-il un rapport avec le malaise qui règne au palais depuis ce matin ?

Le sourire de Glen se figea. Ses mains, posées sur les épaules de sa sœur, se crispèrent
légèrement. Léa crut bel et bien lire dans son regard un éclair de désespoir.

- Comment ça ? Quel malaise ? s'exclama-t-il. Que s'est-il passé?

- Rien de précis. Juste une sensation que j'ai. Je croyais que ça tenait à l'arrivée du cheikh de
Zubani. On dirait qu'il perturbe tout le monde.

- Pas de faits tangibles, alors?

- Non.

Léa vit qu'il était soulagé. Si grande que fût son envie de confier ses propres soucis à son
frère, en cet instant, elle sentît que le moment était mal choisi pour lui faire part des menaces
de Sharif al Kader.

- Glen, il faut absolument que je te parle dès que tu reviendras, lui dit-elle d'un ton appuyé.

- Léa..., murmura Glen.

Une expression de souffrance passa sur son visage. Et soudain, il étreignit sa sœur avec
emportement, la serrant si fort contre lui que la jeune femme perçut nettement les
battements précipités de son cœur. Elle frémit. Cette démonstration de tendresse était
inhabituelle, chez Glen. D'ordinaire, il lui donnait un baiser sur le nez ou sur le front, avait un
petit geste d'affection ; mais là, elle avait le sentiment qu'il était en train de lui dire adieu.
- Ne quitte surtout pas ton appartement, ce soir, lui ordonna-t-il d'une voix rauque. S'il y a de
l'agitation au palais, tiens-toi soigneusement à l'écart.

Cette fois, un élan de panique traversa Léa.

- Glen ! Ce vol en avion... C'est dangereux ?

Glen se maîtrisa, parvint à adresser un sourire en coin à sa sœur, allant même jusqu'à lui
donner une pichenette sous le menton.

- Dangereux ? Pour un pilote tel que moi ? Allons donc ! plaisanta-t-il.

Se penchant pour lui donner un ultime petit baiser sur le bout du nez, il déclara :

- Il faut que je me sauve. Sois brave, fais comme je t'ai dit.

Léa le suivit dans le salon ; il atteignit la porte, l'ouvrit.

- Glen ! s'écria-t-elle.

C'était un cri de détresse. Le jeune pilote se retourna. Mais il avait le regard lointain, comme
s'il était déjà tout à sa mission.

- Je dois partir, Léa, dit-il simplement.

Elle sentit que les dés étaient jetés et s'efforça de sourire.

- Bonne chance, murmura-t-elle.

- Inch Allah, répondit-il.

Et ce fut sur ces mots qu'il la quitta.

Léa eut alors l'affreux pressentiment qu'elle ne reverrait plus jamais Glen. Que deviendrait-
elle, s'il ne revenait pas? Comment survivrait-elle ? Depuis le divorce de leurs parents, il avait
été à tout à la fois son frère, son père et sa mère. Et il l'avait protégée pendant si longtemps...

Une profonde sensation d'isolement l'envahit. Dans son esprit, la sombre vision de Sharif al
Kader se superposa à l'image de son frère. Comment lutterait-elle contre un tel homme, si
Glen n'était plus à ses côtés ?
3.

Léa était trop bouleversée pour savoir quelle ligne de conduite adopter. Elle alla chercher sa
tapisserie dans le patio et la rapporta dans ses appartements ; mais elle n'avait plus le cœur de
poursuivre son ouvrage. Il lui aurait fallu trouver une activité assez prenante pour lui faire
oublier ses angoisses au sujet de Glen... Si elle avait pu s'occuper des enfants, cela aurait été
sans doute un dérivatif puissant. Cependant, son frère lui avait ordonné de rester chez elle et
elle ne pouvait se résoudre à ignorer son avertissement.

Elle regarda un film, sans parvenir à se laisser captiver. Puis elle se prépara une légère
collation, qu'elle avala sans appétit. Elle était en fait si agitée que, lorsque plusieurs coups
furent frappés à sa porte, elle les accueillit avec un étrange soulagement. Tout lui semblait
préférable à l'inaction.

Mais lorsqu'elle eut ouvert, son désarroi ne fit que croître. La superbe Ethiopienne, Tayi, se
trouvait devant elle, la dévisageant d'un air impassible.

- Puis-je vous aider? s'enquit Léa.

Sans répondre, Tayi fit volte-face et s'engagea dans le couloir, d'une démarche gracieuse et
lente.

- Tayi ? lança Léa, intriguée. Dois-je vous suivre ?

Silence, Tayi continuait d'avancer. Elle n'était pas sourde, pourtant. Léa en avait eu la preuve
ce matin-là, lorsque le cheikh s'était adressé à elle. Et si elle avait été muette, il lui aurait été
facile de se faire comprendre d'un signe. Alors, pourquoi diable était-elle venue?

Une réponse désagréable se présenta soudain à l'esprit de la jeune femme, qui referma sa
porte avec fureur. Ainsi, Sharif al Kader se servait de Tayi pour surveiller ses faits et gestes !
Pour vérifier qu'elle se trouvait bien dans ses appartements et qu'elle y était seule... Quel
abominable individu ! Jamais elle ne consentirait à faire partie de ses employés. Ni pour faire
plaisir à Samira, ni pour aider Nadia et Jasmine! Il fallait à tout prix que Glen revienne et
l'aide à se tirer de ce guêpier !
Debout, immobile au milieu du salon, Léa se tourmentait ainsi lorsque des coups
péremptoires retentirent de nouveau contre le battant de sa porte.

Allait-on enfin lui expliquer ce qui se passait?

Deux gardes se tenaient dans le corridor, rigides et l’air sévère. L'un d'entre eux prit la parole,
d'une voix métallique et brusque :

- Le roi demande à vous voir, mademoiselle Marlow. Nous devons vous escorter jusqu'à la
salle du trône.

Cette fois, la jeune femme fut véritablement alarmée. Elle avait coutume de voir le roi dans la
nursery ou dans les appartements des femmes, mais n'avait jamais été convoquée dans la
salle du trône. C'était un lieu réservé aux activités du gouvernement et les femmes n'y étaient
d’ordinaire pas admises.

Cependant, un ordre royal ne pouvait être ignoré. Soucieuse de respecter le protocole, Léa dit
promptement :

- Veuillez m'excuser un instant, je dois mettre un abba.

Alors qu'elle se détournait, l'un des gardes la retint par le bras, déclarant d'un ton rude :

- Venez immédiatement

Léa comprit qu'ils n'hésiteraient pas à avoir recours à la force, si nécessaire. Dignement, elle
se soumit à leur volonté. Mais tandis qu'elle avançait entre eux, son angoisse et son agitation
croissaient à chaque pas. Se présenter à Son Altesse tête nue et le visage non voilé était une
marque d'irrespect .Il fallait que quelque chose de très grave se fût produit pour que nul ne
tînt compte de cette considération !

Dès l’instant où elle pénétra dans la salle du trône, elle fut le point de mire de tous les
regards. Le silence se fit. Les hommes alignés le long de l'immense pièce se raidirent, figés
dans une contemplation muette. Le roi Rachid était assis sur son trône, le cheikh de Zubani à
son côté, à la place d'honneur.

Lorsque Léa fut poussée en avant dans leur direction, aucun des deux hommes ne lui adressa
le moindre signe de bienvenue. Elle sentit autour d'elle une atmosphère hostile, et comprit
que l'heure était véritablement grave. Jamais elle n'avait eu aussi peur. Les yeux rivés sur le
visage sévère du roi Rachid, elle parvint tant bien que mal à effectuer une profonde révérence
et attendit.
- C'est avec une profonde tristesse que je vous vois en ces lieux, Léa, déclara solennellement
le roi. Il y a quelques minutes encore, j'étais convaincu que vous aviez suivi votre frère hors
de Qatamah.

- Je ne comprends pas, Votre Majesté, répondit Léa. Je n'ai pas quitté mes appartements
depuis que mon frère est venu me rendre visite cet après-midi.

- Ah ! Ainsi, il est venu vous voir.

- Oui.

Les yeux sombres du roi se remplirent de chagrin et de colère.

- Après tant d'années passées parmi nous, vous avez donc pu oublier votre loyauté à notre
égard ? lança-t-il d'un ton accusateur. Vous avez conspiré avec votre frère pour amener sur
nous le déshonneur?

- Mais quel déshonneur, Votre Majesté ? s'écria Léa, effarée et angoissée. Mon frère est venu
m'informer qu'il devait vous piloter lors d'un vol décidé à la dernière minute. Il ne m'a rien
dit de plus. Pour autant que je sache, nous avons toujours été loyaux à votre égard et envers
votre famille, Sire.

Des murmures parcoururent l'assistance. Le long et noble visage du roi demeura impassible.
Le cheikh de Zubani se pencha vers son hôte, lui murmurant quelque chose à l'oreille. Le roi
Rachid fit un signe d'assentiment et convoqua d'un geste l'un des membres de sa suite.
L'officier s'approcha, s'inclina vers lui et reçut ses ordres, donnés à voix basse. Puis il se hâta
de quitter la salle.

Léa observait tous ces faits et gestes avec une intense nervosité. Un complot était-il en route
? Cherchait-on à nuire à Glen et à elle ? Que venait de suggérer Sharif al Kader? C'était
probablement lui qui était à l'origine de tous ces troubles, pensa-t-elle en s'efforçant de se
raccrocher à la colère pour tromper la peur qui la tenaillait. Le roi reprit la parole, d'un air
grave.

- Lorsque nous avons eu confirmation de votre présence au palais...

« Tayi ! » songea Léa, comprenant à présent l'étrange visite que lui avait rendue
l'Ethiopienne.

- ... j'ai donné l'ordre à notre armée de l'air de prendre l'avion de votre frère en chasse. S'il
refuse de faire demi-tour, il sera abattu.
La jeune femme demeura paralysée par le choc pendant un long moment. Ainsi, ses
prémonitions étaient justes. Sans doute avait-elle vu Glen pour la dernière fois !

- Pourquoi? s'écria-t-elle enfin. Que vous a fait Glen, pour que vous ordonniez de... de
l'abattre ?

Le roi Rachid demeura imperturbable.

- Il a trahi la confiance que j'avais placée en lui.

- Mais comment?

Les traits de son royal interlocuteur se durcirent, se figèrent. Il regarda au loin et Léa sut que
cette question l'affectait profondément et qu'il ne consentirait pas à y répondre. De longs
instants s'écoulèrent ainsi. Personne ne parlait Personne ne la regardait. Sauf Sharif al Kader.

Léa sentait ses yeux de faucon rivés sur elle, sentait le magnétisme puissant qui émanait de
lui. Elle lutta farouchement contre le désir de le regarder en face.

Le cheikh de Zubani se trompait dans ses insultantes déductions, elle en était certaine.
Jamais Glen n'aurait trahi la confiance du roi !

Cependant la jeune femme ne pouvait se défendre de s'interroger. L'attitude angoissée de son


frère, au moment où il lui avait fait ses adieux, révélait qu'il allait entreprendre une action
dangereuse et en avait conscience. Par ailleurs, le roi Rachid n'avait jamais pris une décision à
la légère...

Frénétiquement, Léa tenta d'imaginer ce qui avait pu conduire Glen à encourir le risque d'une
condamnation à la peine capitale.

Se savait-il menacé de mort quoi qu'il advînt? Et dans ce cas, pourquoi l’avait-il laissée
derrière lui, au palais ? Il n'ignorait pas qu'elle n'aurait jamais toléré de rester s'il devait ne
revenir.

Elle avait beau tourner et retourner les maigres données dont elle disposait dans son esprit,
elle ne parvenait pas à s'expliquer ce qui se passait. Tandis qu'elle se tourmentait vainement,
l'officier parti un moment plus tôt reparut. Un long frémissement la secoua lorsqu'elle
identifia l'objet qu'il rapportait : le ceinturon que Glen avait dissimulé sous les oreillers de
son lit.

A la fois choquée et scandalisée, elle comprit que le cheikh de Zubani avait suggéré que l’on
fasse fouiller sa chambre. Bouillant de rage impuissante, elle dut demeurer immobile tandis
que le roi contemplait fixement la ceinture, tout en écoutant le rapport que l'officier lui
murmurait à l’oreille.

- Vous protestez toujours de votre innocence, Léa ? lança finalement le roi Rachid d'une voix
dure.

- Et de quoi m'accuse-t-on, Votre Majesté ? demanda-t-elle en redressant fièrement la tête.

- Cette ceinture et l'argent qu'elle contient ont été retrouvés dans votre appartement, Elle
appartient à Glen. L'argent prouve que vous êtes complice de sa trahison.

- Est-ce un crime, pour un frère, que de remettre l'argent à sa sœur? Je n'ai connaissance
d'aucune trahison, Sire, et je ne puis croire...

- Assez ! Je commande que vous attendiez ici le retour de votre frère, mort ou vif, lui asséna
le roi. Inutile d'essayer de discuter; il est désormais clair que vous êtes complice de
l'enlèvement de ma fille, la princesse Samira.

Cette accusation terrible et inattendue réduisit Léa au silence, anéantissant sa volonté de se


défendre et de prendre fait et cause pour son frère. Dans une sorte d'état second, elle se
remémora le malaise qui ne l'avait pas quittée depuis le matin et les divers incidents de la
journée : la tension et l'agitation de Samira ; la noce toute proche ; l'arrivée du cheikh ; les
étranges adieux de Glen...

La conclusion semblait claire. Oh, il ne s'agissait pas d'un enlèvement—cela, Léa en avait la
certitude. Si le roi Rachid prétendait que sa fille avait été ravie, c'était uniquement par
orgueil. Toute autre version des faits aurait constitué pour lui une intolérable humiliation
face au cheikh de Zubani.

Or, Glen était incapable de faire le moindre mal à Samira. Mais il était assez téméraire et
assez chevaleresque pour tenter de la sauver. La princesse avait dû quêter son aide, le
supplier de l'arracher à une union avec un homme dont elle ne voulait pas. Et Glen avait été
ému par sa détresse. Il avait toujours eu tendance à vouloir protéger les autres et Samira était
sa préférée, parmi les enfants du roi...

C'était lui qui l'avait emmenée en avion dans les collèges étrangers où elle avait fait son
éducation, puis ramenée à Qatamah pour les vacances. En grand frère indulgent, il avait suivi
ses progrès, l'avait vue grandir et devenir femme. Il avait toléré avec amusement l'admiration
que Samira lui vouait. La jeune princesse avait dû voir en lui le preux chevalier, le héros de
ses rêves, qui l'aiderait à s'affranchir d'un mariage honni.

Quand avait-elle pris contact avec lui? Quand s'était-elle résolue à fuir? Léa l'ignorait, mais
elle savait au fond de son cœur que ni son frère ni Samira ne reviendraient, à présent. L'un et
l’autre préféreraient la mort à la honte d'une reddition.

Dans un sursaut d'orgueil, la jeune femme songea aux talents exceptionnels de son frère et
espéra qu'il échapperait aux tirs des avions de l'armée. Glen était le meilleur pilote de
Qatamah et mènerait la vie dure à ses poursuivants, elle en était certaine...

L'attente était rude pour Léa. Mais elle songeait que chaque minute écoulée était une minute
de gagnée. Plus le temps passait, plus Glen se rapprochait de la frontière. Lorsqu'il l'aurait
franchie, sa passagère et lui seraient sauvés. Car jamais les militaires de Qatamah ne
violeraient l'espace aérien d'un autre pays et n'abattraient les fugitifs au risque de créer un
grave incident diplomatique. Cela jetterait l'opprobre sur le roi Rachid. De plus, il tenait
sûrement à cacher au monde la fuite de Samira...

Quant à elle-même, eh bien, elle était innocente. Et elle n'avait pas honte de l'acte
chevaleresque de son frère.

La jeune femme patientait donc courageusement. Pourtant, lorsque le fils aîné du roi, le
prince Youssef, fit son entrée dans la salle et passa devant elle pour converser en aparté avec
son père, elle crut bien qu'elle allait s'évanouir...

« Oh, Seigneur, faites qu'il s'agisse de bonnes nouvelles », pria-t-elle avec ferveur. Le prince
Youssef avait appris à piloter grâce à Glen. Ce n'était tout de même pas lui que le roi avait
chargé d'abattre sa propre sœur et son meilleur ami ? Cependant, Youssef portait aujourd'hui
son uniforme de pilote militaire...

Léa ne put suivre le bref conciliabule qu'il tint avec son Père. Mais elle vit le roi Rachid
rabattre sur sa tête un pan de sa djellaba. Aussitôt, un long gémissement de deuil parcourut
l'assistance. Youssef recula de deux pas et pivota sur lui-même, faisant face à la jeune femme.
Son beau visage était ravagé par le chagrin et Léa ne put retenir une plainte désespérée :

- Non, Youssef, non...

- Ils ne reviendront jamais, Léa.

Elle vacilla, ne parvenant à se maintenir debout que grâce à l'aide du prince, qui la retint
d'une main.
- Pourquoi ? lui demanda-t-il d'un air désespéré. Pourquoi ?

- Samira a dû le lui demander. Jamais Glen n'aurait...

Elle ne put achever sa phrase. Le chagrin la terrassait. Son frère, son grand frère bien-aimé
n'était plus.

- Tout est accompli, dit Youssef avec une résignation lugubre. Ce que nous avons partagé...
n'existe plus.

Il retira son bras, qu'il avait si impulsivement levé pour lui porter secours, et s'éloigna, la
livrant aux foudres de son père.

Léa était dans un état second. Son propre sort lui était égal en cet instant, et peu lui importait
la décision du roi. Sa seule pensée était qu'elle n'avait pas serré Glen dans ses bras au
moment des adieux, et qu'il était trop tard, désormais, pour lui dire combien elle l'aimait.

Lorsque le roi Rachid sortit de sa prostration, cependant: elle redressa crânement les épaule
innocente et elle affirmerait cette innocence jusqu'à la mort — si tel et sort qui lui était réserv
résolue à se comporter avec courage, en digne sœur de son frère.

Lentement, très lentement le roi rabattit sa djellaba, révélant un visage où une détermination
remplace le chagrin. Il se mit debout avec dignité et balaya la salle du regard.

- Qu'il soit proclamé, dit-il, que ma fille Samira est morte.


Un murmure se propagea dans la salle. Ensuite, le roi se tourna vers l'officier qui tenait encor
de Glen, la lui prit des mains et la lança avec dédain aux pieds de Léa.
— Prenez votre maudit argent et partez, Léa Marlow. Je vous bannis de Qatamah. On vous emm
du palais dans l'heure pour vous reconduire en avion hors de nos frontières. Personne ne vou
et vous ne remettrez jamais les pieds sur notre territoire. Allez !
Cette sentence rappela à la jeune femme les menaces du cheikh de Zubani. Un étrange élan d
d'amertume la traversa. Ainsi, elle lui échappait Pour toujours.
Elle éprouva soudain le désir furieux d'écorner sa superbe et braqua les yeux sur lui. Leur
croisèrent, dans un acte de défi où s'entrechoquaient des émotions sauvages et primitives. Fina
détourna les yeux. Mais elle conserva l’impression qu'il comptait se venger de l’humiliation pu
venait de subir. Cet homme-là n'accepterait pas de faire figure de perdant.
La jeune femme ne ramassa pas la ceinture pleine d'argent. Elle avait pourtant grand besoin de
son frère lui avait laissés ; mais si elle les avait pris, elle aurait implicitement admis sa culpab
de Glen. Et elle refusait de lui donner cette satisfaction à quiconque.
Elle n'adressa pas de révérence au roi Rachid, n'inclina pas la tête en signe d'acceptation de so
Elle s'éloigna du trône lentement, avec dignité, tandis que tous les regards étaient braqués su
semblait presque sentir la brûlure de l'un de ces regards. Mais qu'importait ! Jamais plu
retrouverait en présence du cheikh de Zubani.
4.

Léa fut transférée de Qatamah à Dubaï. Là, une voiture avec chauffeur l'attendait pour la
l'aéroport international. Elle n'était guère préparée à cette manifestation de courtoisie, étan
circonstances de son départ. Mais elle ne songea pas à s'en étonner, tant elle était dévorée par l
La jeune femme avait souvent parcouru le trajet qui séparait la cité proprement dite de l'aéro
lorsque la limousine dévia de sa route pour revenir vers la ville, ne manqua-t-elle pas d'en être
— Que se passe-t-il ? s'enquit-elle.
Le chauffeur ne dit mot. Le garde qui était assis à l'avant à côté de lui répondit :
— Ce n'est qu'un léger détour. Pas de problème. Nous vous conduirons à votre destination.
Cependant, la voiture s'éloignait davantage de l'aéroport. De plus en plus perturbée, Léa finit pa
:
— Et quelle est ma destination, exactement?
N'ayant reçu aucune réponse, elle insista :
-Où m'emmenez-vous ?
- Le cheikh de Zubani désire s'entretenir avec vous. Nous vous menons à lui.
« Juste ciel ! » songea Léa avec horreur. Cet affreux jour ne finirait-il donc jamais ?
- Vous ne pouvez pas faire ça ! s'écria-t-elle avec effroi. Le roi Rachid a ordonné que je...
- Vous n'êtes plus dans la juridiction de Qatamah, coupa rudement le garde. Nous avon
frontière il y a déjà un long moment
- Mais je ne suis pas non plus dans la juridiction de Zubani. Nous sommes à Dubaï.
- Plus pour longtemps.
L'homme qui se tenait près du chauffeur se retourna vers elle, posant sur elle un regard impass
- Je vous suggère de vous détendre. Un long voyage nous attend. Si vous voulez vous donner
regarder par la vitre, vous verrez une voiture similaire à la nôtre devant nous, et une autre de
voyageons en convoi, désormais. Vous n'avez aucun espoir de vous échapper.
La menace implicite que contenaient ces paroles n'échappa pas à la jeune femme. Elle aurait b
protester, Sharif al Kader la tenait en son pouvoir et personne ne se porterait à son secours. D
nul ne savait où elle se trouvait...
Elle se renversa en arrière sur son siège et ferma les paupières,
« Oh, Glen ! songea-t-elle avec désespoir. Dans quel pétrin m'as-tu mise ? »
Pourtant, elle ne pouvait rendre son frère responsable d'un événement qu'il n'avait pu prévoi
escompté que le roi Rachid se contenterait de l'expulser du pays et ne s'était pas tromp
prévisions. Il avait fait une sorte de pari, espérant qu'elle comprendrait pourquoi il avait chois
aide à Samira. Et elle comprenait son attitude, en effet, quelles qu'en fussent les conséquences.
C'était elle qui avait commis une erreur en ne lui parlant pas de l'ennemi qui avait souda
l'ombre. Elle qui avait sous-estimé Sharif al Kader.
A présent, elle était sa prisonnière. Et la seule question qui se posait était celle-ci : comm
assouvir sa vengeance?

Avec lassitude, elle rouvrit les yeux et s'aperçut qu'ils roulaient à vive allure à travers le
désert, sur l'autoroute à quatre voies reliant entre eux les Emirats. Elle ignorait à quelle
distance ils se trouvaient de Zubani, mais ne se donna pas la peine de poser la question. Elle
arriverait là-bas bien assez tôt...

En réalité, elle avait épuisé toutes ses réserves d'énergie. En cet instant, elle se moquait bien
de ce que Sharif al Kader ferait d'elle. Rien ne pouvait davantage la faire souffrir que la mort
de Glen, et elle regrettait de n'avoir pas été avec lui lorsque son avion avait été abattu.
Lentement, elle se laissa aller sur son siège, quêtant confusément le sommeil, porteur
d'oubli.

L'aube commençait à poindre lorsqu'elle se réveilla. Ils étaient encore dans le désert Dans la
semi-pénombre, l'immense mer de sable réverbérait une étrange lumière. Des dunes
s'élevaient alentour, abruptement découpées d'un côté, et tombant en pente plus douce de
l'autre, parcourues de vagues modelées par le vent.

Quelque part dans cette étendue, le sable emporté par les alizés s'amoncelait peut-être déjà
sur une carcasse d'avion, dissimulant peu à peu les deux êtres qui y étaient réunis dans la
mort... De nouveau, Léa ferma les yeux, cherchant à chasser de son esprit la douloureuse
réalité.

Ce furent les voix des deux hommes installés à l'avant qui la réveillèrent pour la seconde fois.
Elle se redressa sur son siège et s'aperçut qu'ils avaient quitté le désert. Des palmiers
bordaient la piste. Des fossés d'irrigation sillonnaient géométriquement la terre, plantée
d'arbres fruitiers et de légumineuses. Des bananiers, des pamplemoussiers, des lauriers-roses
et des plants de vigne étaient disséminés dans ce paysage, où surgissaient çà et là des
habitations à toits plats et des pigeonniers. Un village se dessina bientôt dans la clarté de
l'aurore.
- Où sommes-nous? demanda Léa.

- Dans l'oasis de Shalaan. La patrie et la retraite spirituelle du cheikh de Zubani.

Léa fronça les sourcils en constatant qu'elle n'apercevait nul palais alentour. La seule grande
bâtisse était la mosquée, dressée au milieu du village. Il s'agissait de toute évidence d'une
bourgade reculée, où chèvres et poules erraient en liberté. Etait-il possible que ce fût l'abri
choisi par le cheikh de Zubani pour se remettre de l'échec de son mariage ?

- Nous sommes arrivés ? s'enquit-elle.

- Presque.

Lorsque la voiture eut traversé le village, Léa n'éprouva plus le besoin de quémander des
informations. La route s'achevait là et le cœur lui manqua lorsqu'elle vit où elle aboutissait.
Une massive forteresse de pierre se dressait aux portes du désert, aussi lugubre,
inaccueillante et inviolable qu'une prison.

C'était une énorme construction carrée, dont les quatre murs étaient flanqués de tours. Elle
avait visiblement été édifiée pour résister aux assauts des pillards et des tribus guerrières et
semblait à peine émoussée par les ravages de la guerre et du temps.

Ce lieu convenait bien à Sharif al Kader, songea la jeune femme. Il le révélait tel qu'elle l'avait
pressenti lorsqu'elle s'était trouvée face à lui pour la première fois : un homme façonné à la
rude école de la pauvreté, des vicissitudes de la vie, des duretés du climat et de la solitude du
désert, conquérant en dépit de tout et résolu à mener son peuple vers le futur. Un homme
redoutable et invincible.

Un sursaut d'orgueil souleva soudain Léa, malgré sa tristesse et son chagrin. Sharif al Kader
avait le pouvoir de la maintenir captive, soit. Mais elle lui prouverait qu'il s'était trompé à son
sujet, et ne lui permettrait pas de salir la mémoire de Glen. Pour elle, son frère était un héros.
A jamais.

Deux immenses vantaux de fer forgé barraient l’entrée de la forteresse. Ils s'ouvrirent pour
laisser passage aux Mercedes, qui pénétrèrent dans une cour pavée. Léa découvrit un
bâtiment à quatre façades, longées par une véranda ombreuse ouverte sur la cour. A
intervalles réguliers, des arbustes fruitiers égayaient un peu cet ensemble austère.

Un antique puits se dressait au milieu de la cour, relié souterrainement à l'oasis, sans doute.
Autrefois, il avait dû permettre aux habitants de la forteresse de soutenir de longs sièges sans
manquer d'eau.

Les trois véhicules s'arrêtèrent devant un vaste porche. Les passagers descendirent tandis que
d'autres hommes, surgis de la forteresse, venaient à leur rencontre. Un bref conciliabule
s'engagea entre eux, cependant que Léa, immobile sur son siège, se préparait à affronter
Sharif al Kader. Finalement, le garde qui avait voyagé avec elle vint ouvrir sa portière,
l’invitant à sortir.

Rassemblant son courage, la jeune femme s'exécuta. En se voyant une fois de plus le point de
mire de tous les regards, elle se réjouit d'avoir mis une longue tunique traditionnelle et un
abba pour quitter le palais. Elle avait eu l'intention de passer des vêtements européens une
fois parvenue à l'aéroport, mais son kidnapping avait bouleversé le cours des choses...

On la guida jusqu'à l'entrée principale, où deux femmes vêtues de noir l'attendaient.

- Vos servantes, précisa le garde. Elles vont vous conduire à vos appartements et veiller à ce
que vous ne manquiez de rien.

La jeune femme laissa échapper un léger soupir de soulagement. Peut-être le cheikh de


Zubani était-il encore à Qatamah... En tout cas, un moment de trêve serait le bienvenu. Il lui
permettrait de se rafraîchir et de s'habituer à son nouvel environnement.

Les deux servantes la guidèrent, le long de la véranda, jusqu'à un escalier latéral menant à
l'étage. Là, après avoir cheminé le long d'un couloir interminable, Léa fut introduite dans un
salon de style tout oriental, où dominaient le pourpre et l'or. C'était une pièce circulaire, et
Léa comprit qu'elle se trouvait dans l'une des tours d'angle.

Elle put bientôt constater que la chambre adjacente ne déparait en rien la fastueuse
splendeur du salon. Elle était dans une prison, soit — mais une prison dorée.

- Y a-t-il une salle de bains ? s'enquit-elle en arabe.

Les suivantes lui indiquèrent une porte latérale, s'ouvrant sur un vaste cabinet de toilette
tout aussi luxueusement équipé que le reste de l'appartement. Lorsque Léa en sortit après
s'être rafraîchie, elle se sentait mieux. Les domestiques avaient commencé à défaire ses
bagages, apportés entre temps. Le grondement d'un hélicoptère les interrompit dans leur
tâche.

- Le cheikh ! souffla l'une d'elles.

Et toutes deux décochèrent un regard scrutateur à Léa avant de s'éclipser.


Devinant que l'affrontement redouté n'allait pas tarder à avoir lieu, Léa se rapprocha de l'une
des hautes et étroites fenêtres munies de jalousies qui s'ouvraient sur l'immensité du désert.
Elle ne vit rien, mais le bourdonnement de l'appareil tout proche, lui révéla que Sharif al
Kader venait d'atterrir.

Décidée à l'attendre debout, elle demeura postée près de la croisée, regardant, au loin, le
profil des montagnes, nimbé d'une légère brume. Bientôt, elle entendit s'ouvrir la porte du
salon et sut, sans avoir besoin de se retourner, que le cheikh était là. L'atmosphère, soudain,
semblait électrisée par sa présence et le cœur de la jeune femme se mit à battre plus vite. Elle
serra les poings, mais ne bougea pas d'un pouce. C'était sa façon à elle de défier Sharif al
Kader.

- Tournez-vous ! ordonna-t-il.

Elle demeura obstinément immobile.

- Rebelle jusqu'au bout, hein ? fit-il, doucement railleur.

- Pourquoi m'avez-vous amenée ici?

Il vint se placer derrière Léa, et elle dut faire un immense effort sur elle-même pour ne pas
s'écarter de lui ; elle avait l'impression que sa peau brûlait, tant elle avait une conscience
aiguë et perturbante de l'intense virilité, de la puissance qui se dégageaient de son formidable
antagoniste.

Il ne la toucha pas, cependant. Pointant un doigt vers l'extérieur pour l'amener à regarder
dans la direction qu'il indiquait, il dit d'une voix grave, dont les intonations chaudes et
intimes résonnaient étrangement aux oreilles de sa prisonnière :

- Regardez ces pigeons, là-bas. Lorsque j'étais adolescent, il m'arrivait souvent d'en capturer à
mains nues. Au début, j'exultais de les sentir en mon pouvoir, je caressais leurs plumes, je me
grisais de leurs palpitations de peur...

- Cela vous faisait donc plaisir de faire souffrir ces oiseaux? lança Léa, en ravalant de son
mieux la peur qui la tenaillait.

Sharif al Kader redressa légèrement le bras et, lentement, passa les doigts à travers les
cheveux soyeux de la jeune femme.

Elle sentit son pouls s'accélérer, comprit avec horreur que son cœur s'emballait sous l'effet de
l'excitation plutôt que de la crainte. Qu'avait-il donc de particulier, cet homme, pour
provoquer en elle des sentiments aussi contradictoires et aussi étranges ?

- Je les relâchais toujours, dit-il finalement. Quand on est le maître, on prend plus de plaisir à
donner la liberté qu'à la confisquer.

Léa se retourna vers lui, surprise.

- Cela signifie-t-il que vous ne m'avez capturée que pour me relâcher? Uniquement pour
démontrer votre pouvoir?

Une lueur de satisfaction brilla dans les yeux sombres de Sharif al Kader et Léa comprit
qu'elle s'était laissé abuser, une fois de plus.

- Votre cas est différent, dit-il avec un petit sourire cruel. Les pigeons, eux, ne m'ont jamais
fait de mal.

- Mais je..., commença Léa.

Elle s'interrompit tout aussitôt, ne sentant que trop l'inutilité de ses protestations. Pour cet
homme, Glen s'était rendu coupable d'un affront impardonnable, en agissant comme il l'avait
fait. Et il était juste que sa sœur en paie le prix, qu'elle fût innocente ou non.

- Votre frère m'a volé ma fiancée, dit-il.

- Non. Samira l'a suivi de son plein gré, j'en suis certaine.

- Elle devait m'épouser.

- C'est son père qui avait pris cet engagement.

- Avec son accord.

- Concédé sous la pression familiale.

- Rien ne saurait excuser ce qui s'est passé, Léa Marlow. Mais je ne dormirai pas ce soir dans
un lit vide et froid. Il y aura une femme, dans ce lit Et je prendrai mon plaisir avec elle.

Il marqua un temps d'arrêt, avant de reprendre, impitoyable :

- Et cette femme, ce sera vous.

- Non..., murmura Léa.

- Si!
- Vous n'avez pas le droit...

- Je le prendrai !

- Vous n'avez donc aucun respect, aucune décence? s'exclama Léa, emportée par le chagrin et
la fureur. Glen a été abattu à cause de vous ! Samira et lui sont morts à cause de vous ! Cela
ne suffit donc pas à apaiser votre satané orgueil?

Sharif al Kader laissa échapper un ricanement dur.

- Morts? fit-il. Allons donc ! En cet instant, ils sont sûrement dans les bras l'un de l'autre,
faisant l'amour avec toute la passion des amants illégitimes.

La jeune femme le dévisagea sans mot dire, en proie à une totale confusion. Peu à peu, tandis
qu'elle se pénétrait du sens de ce qu'il venait de dire, une lueur d'espoir naquit en elle,
oblitérant toute autre émotion.

- Comment ? Qu'est-ce que vous racontez ? Le roi Rachid a annoncé que la princesse Samira
était...

- Morte, je sais. La version officielle pourrait-elle être différente, à Qatamah ? railla le cheikh
d'un air farouche. Pourtant, votre frère est un dieu du ciel. N'est-ce pas ce qu'on dit de lui?

- Oui, oui, en effet, murmura Léa.

- Il s'aventure là où nul n'ose se risquer. Son avion et lui ne font qu'un. Personne ne peut le
rattraper, ou l'abattre. Voilà ce qu'on raconte encore. Ce qu'on m'a dit à Qatamah, en guise
d'excuse. En réalité, il a triomphé de ses poursuivants.

- Le ciel en soit loué ! s'exclama Léa.

Ainsi, Glen était vivant... vivant ! Samira et lui étaient sains et saufs, et libres !

- Je constate que cette nouvelle vous réjouit. J'espère vous voir aussi heureuse dans mon lit
cette nuit, railla le cheikh.

- Vous ne comprenez pas, expliqua la jeune femme. Glen et Samira ne sont pas amants. Il est
comme un frère, pour elle.

- Son preux chevalier en armure étincelante ? ricana-t-il. Venu la sauver de la bête immonde ?

« Oui ! » pensa Léa. Mais cette fois, la prudence la poussa à taire son sentiment. Bien
entendu, Sharif al Kader n'avait nullement l'impression d'être une menace ou un objet de
répulsion pour les femmes. Et l'attitude de Samira l'avait offensé profondément. D'autant
qu'il était allé jusqu'à accepter d'emmener Léa dans son palais, malgré le jugement sévère
qu'il portait sur elle, afin de ne rien négliger pour faire le bonheur de sa future épouse...

Oui, l'humiliation que Samira lui avait infligée en le rejetant était à la fois publique et
personnelle, et Léa sentait que cette dernière n'était pas la moins cuisante des deux.

- Je suis désolée, dit-elle doucement. Cependant, je vous jure que j'ignorais leurs projets et
que je n'y ai pris aucune part.

Sharif al Kader la regarda de haut en bas, d'un air qui prouvait bien qu'il ne la croyait pas une
seconde.

- Il a échangé une sœur contre une autre, reprit-il durement. Il vous a livrée à moi. Souvenez-
vous-en chaque fois que vous vous réjouirez de le savoir libre. Parce que vous ne serez jamais
débarrassée de moi, Léa Marlow ! Jamais !

- Vous n'arriverez pas à détruire mon affection pour mon frère.

- Ah, parce que vous croyez que j'attache de l'importance à vos sentiments pour lui ?

- Si la vengeance est votre seul but, alors, pourquoi ne m'avez-vous pas laissée croire qu'il
était mort ?

- Probablement parce que je ne voulais pas d'une martyre éplorée dans mon lit. Une femme
rebelle est beaucoup plus excitante.

Léa rougit sous le regard intense de son interlocuteur. Elle détestait cet homme, elle détestait
sa sensualité triomphante, et les sentiments troubles qu'elle éveillait en elle...

- Glen ne savait pas quel genre d'homme vous étiez, dit-elle. Sinon, il ne m'aurait pas
abandonnée entre vos griffes.

- Mais vous, vous savez qui je suis ?

- Je suppose que je le découvrirai ce soir.

- Seriez-vous résignée à votre sort, par hasard ?

- Je lutterai avec vous pied à pied !

- Que de plaisir en perspective ! Sachez que je jouirai pleinement de votre reddition.


Le toisant d'un air d'indicible mépris, Léa rétorqua :

- Vous pouvez certainement me prendre de force. Mais je ne vous accorderai jamais la


satisfaction d'une capitulation ! Jamais !

- Nous verrons...

Le cheikh de Zubani avait énoncé ces deux mots avec tant de morgue que Léa fut prise d'une
envie irrésistible de le gifler. C'était la première fois qu'elle éprouvait des sentiments aussi
violents face à quelqu'un...

- Au fait, vous aviez oublié votre chère tapisserie à Qatamah, reprit-il ironiquement. Je l'ai fait
rapporter ici à votre intention. J'imagine que vous aurez plaisir à y travailler...

Sur ce, il fit volte-face et s'éloigna vers le seuil.

- Je l'ai laissée parce qu'elle me faisait penser à vous ! lança-t-elle étourdiment.

Fatale erreur. Il s'interrompit un bref instant dans sa marche, se détournant pour la regarder,
et elle put lire dans son regard une lueur de triomphe.

- Je m'en doutais, lâcha-t-il. A ce soir, Léa.

5.
Léa demeura un long moment immobile, anéantie. Le cheikh avait décidé de la faire sienne...
Et de toute évidence, rien ne pourrait le faire changer d'avis.

Lorsqu'il avait fait allusion aux amants qu'elle avait eus, quand il était venu lui rendre visite
dans le patio, à Qatamah, elle avait négligé de démentir ces propos insultants. Peut-être avait-
elle eu tort. Si son ravisseur apprenait qu'elle n'avait jamais appartenu à un homme, cela
modifierait-il ses intentions?

« Il ne me croirait pas », songea-t-elle avec amertume. Et elle n'allait certes pas lui confier les
événements personnels qui l'avaient amenée à rejeter le commerce du « sexe fort » !

D'ailleurs, elle était lasse de plaider son innocence. En s'abaissant à cela, elle se diminuait
elle-même. Au demeurant, le cheikh avait pris sa décision de façon irrévocable. « Œil pour
œil, dent pour dent », telle était visiblement sa devise... Elle n'avait aucune chance de pouvoir
s'échapper avant le soir. Mais du moins, Glen était vivant. Et libre. Or, son frère ne la
laisserait jamais pourrir dans une forteresse perdue au milieu du désert. D'une façon ou
d'une autre, il découvrirait lieu où on la retenait prisonnière et viendrait à son secours. Elle
en était certaine.

D'ici là... Pour la première fois depuis son arrivée, la jeune femme regarda attentivement
autour d'elle. Elle fut frappée par le caractère sensuel du décor. Tout, ici, avait une note
voluptueuse : les meubles exotiques de bois satiné, les tentures de soie et de velours, les
broderies d'or, et le marbre aux veines colonies. Tout semblait conçu pour flatter l'œil et
exalter les sens. Et soudain. Léa comprit où elle se trouvait ; dans les appartements d’une
concubine, dont le rôle était de se con sacrer au plaisir du cheikh.

Une intense panique l’envahit. Elle ignorait tout de ce qui pouvait donner du plaisir à un
homme, et elle tenait d'ailleurs à conserver cette ignorance. Dans un sursaut de révolte, elle
se jura d'être la concubine la plus récalcitrante et la moins satisfaisante que le cheikh aurait
jamais eue. Sharif al Kader allait découvrir que la vengeance n'avait rien de délectable !

L'amère songerie de la prisonnière fut interrompue par l'arrivée d'une ribambelle de


servantes. Elles apportaient des fruits frais, du café, des biscuits, ainsi que la tapisserie et les
écheveaux que la jeune femme avait abandonnés à Qatamah. En voyant ces derniers objets,
Léa fut tentée de les mettre en pièces. Mais son bon sens lui souffla qu'elle ne tarderait pas à
regretter une telle action.

Elle avait besoin d'une occupation, pour commencer. Sinon, elle finirait par devenir folle,
dans cette prison dorée. Et ensuite, eue n'allait tout de même pas se priver d'un passe-temps
qu'elle aimait à cause de Sharif al Kader ! Elle décida d'achever quotidiennement une partie
bien délimitée de la tapisserie, afin de compter en secret les jours qui la séparaient du
moment où Glen viendrait lui porter secours. Ainsi, chaque fois que le cheikh raillerait son
intérêt pour son ouvrage, elle rirait sous cape...

La journée fut bien longue. Cherchant à oublier l'épreuve qui l'attendait le soir même, Léa se
réfugia dans le sommeil, somnolant une bonne partie de l'après-midi.

Ce fut une servante qui la réveilla, pour l'inviter à prendre un bain. En pénétrant dans le
cabinet de toilette, Léa constata que l'eau avait été parfumée. Elle se rebella à l'idée de devoir
s'apprêter pour le cheikh. Mais la fatigue de la journée eut raison d'elle. Après tout, un bon
bain lui ferait du bien.

En se laissant glisser dans l'eau tiède, elle se rappela la façon dont Sharif al Kader l'avait
examinée dans le patio, la déshabillant du regard sans une once de pudeur ou de respect. A
l’idée de paraître nue devant lui, elle éprouvait des frémissements d'horreur. Toute son
existence, elle s'était ingéniée à masquer, à dissimuler sa féminité; et là...

Ce fut seulement après le départ des servantes, une fois qu’elle fut lavée et vêtue, que Léa
trouva le couteau. Elle faisait les cent pas, tâchant de dominer son agitation, lorsqu'elle
aperçut un agal de cérémonie, posé sur une table basse. Le poignard avait un manche incrusté
de pierreries et une lame recourbée. Elle fit un essai avec cette lame, qui se révéla aussi
tranchante que le fil d'un rasoir. Le cœur battant, elle comprit qu'elle détenait entre ses mains
une arme mortelle.

Pouvait-elle s’en servir pour se protéger ? Serait-elle capable de blesser Sharif al Kader ? De...
le tuer, même ?

Il n'avait nul droit de la violenter comme il s'apprêtait à le faire. Mais le sort qu'il lui réservait
était-il réellement pire que la mort? Car si elle s'attaquait au cheikh de Zubani, elle allait au-
devant d'une mort certaine...

Quelles étaient ses chances de pouvoir s'échapper? Si les Mercedes étaient encore dans la
cour, il lui serait peut-être possible de se faufiler hors des appartements pendant la nuit et de
prendre la fuite. A moins qu'il n'y eût des gardes et des sentinelles postés un peu partout...

Elle était dans l'incapacité de répondre précisément à ces questions, bien entendu. Sharif al
Kader, lui, possédait les informations qui lui faisaient si cruellement défaut Que se passera-t-
il si elle l'interrogeait, en prétextant une vive curiosité? Concevrait-il des soupçons ? Peut-
être pas. Il était plus probable qu'il se moquerait d'elle, certain, dans son arrogance, de la
détenir à jamais en son pouvoir.

Si elle devait faire usage du poignard, songea-t-elle, il faudrait que ce soit au moment où le
cheikh serait le moins sur ses gardes ; au moment où il aurait l'esprit à... d’autres choses.

Frissonnante, la jeune femme contempla l'arme, doutant d'avoir le courage de s'en servir
mais convaincue qu'elle détenait un moyen de se défendre si Sharif al Kader se montrait cruel
ou violent.

Sur une impulsion, elle courut cacher le couteau sons les oreillers du lit et revint dans le
salon en tremblant. Elle alla se poster à la fenêtre, se cramponnant instinctivement aux
grilles de la jalousie pour ne pas chanceler. L'image du poignard qu'elle avait dissimulé
demeurait constamment présente à soi esprit. Son projet lui semblait une folie ; mais, pour la
première fois depuis qu'on l'avait amenée dans la forteresse, elle n'avait plus la sensation
d'être totalement impuissante.

« Gare à toi, Sharif al Kader, songea-t-elle. Le pigeon a des griffes ! » Au même instant, elle
tressaillit en entendant s'ouvrir une porte derrière elle. Faisant volte-face, elle se trouva face
à une armée de serviteurs apportant une somptueuse collation. Apparemment, le cheikh de
Zubani avait de multiples appétits...

Les lampes s'allumèrent — le décor était planté. Mais l'un des acteurs principaux n'avait pas
encore fait son entrée en scène. Seule, Léa était présente. Tout en vaquant à leur tâche, les
serviteurs coulaient des regards furtifs dans sa direction.

A peine se furent-ils éclipsés que leur maître fit son entrée. Il était tout de blanc vêtu,
exception faite de la cordelette écarlate et or qui ceignait son keffieh. Léa aurait dû être en
blanc elle aussi. Mais, dédaignant la tunique que lui avait présentée une des servantes, elle
avait passé l'une des djellabas noires et dépourvues de féminité qu'elle avait toujours eu
coutume de porter pour s'aventurer dans les rues de Qatamah.

Elle décocha un regard dépourvu d'aménité à son geôlier. Loin de paraître impressionné,
celui-ci esquissa un sourire railleur.

- Quel deuil portez-vous, Léa? Celui de votre vertu perdue?

- Je ne suis pas votre fiancée, répliqua-t-elle en le toisant. Je n'ai que du mépris pour votre
façon d'agir.
Il éclata de rire, s'avançant lentement vers elle tandis qu'une lueur amusée et diabolique
flottait dans ses yeux d'ébène.

Marquant un temps d'arrêt au moment où il passait près de l'une des tables basses, il se
pencha pour prendre une grappe de raisin, avant de reprendre sa marche à travers la pièce.

Léa frémit en le voyant approcher de la table où un vide révélateur avait remplacé le


poignard. Elle trembla à l'idée d'être découverte. Mais Sharif al Kader passa près du meuble
sans lui accorder un regard et se retrouva bientôt planté devant elle.

- Prenez donc du raisin, lui dit-il en lui tendant le grain qu'il avait détaché pour l'inviter à le
saisir entre ses lèvres.

Elle demeura immobile, la bouche figée. Il avala le grain, tout en la regardant d'un air
provocant.

- Vous résistez à la tentation, vraiment? ironisa-t-il.

Léa ne prit pas la peine de répondre. D'un mouvement souverainement détaché, le cheikh se
détourna pour examiner la tapisserie, installée près de la fenêtre.

- Pas un point, aujourd'hui, observa-t-il. Vous étiez trop agitée, je présume? Ou trop excitée,
peut-être?

- Navrée de vous décevoir, mais je ne vis pas en fonction de vous, répliqua Léa, acerbe. Je
mangerai lorsque je l'aurai décidé, et il en ira de même pour toutes mes autres actions.

- C'est juste ! J'oubliais que vous étiez l'indépendance incarnée, mademoiselle Marlow, lâcha
négligemment Sharif al Kader. Il déposa la grappe de raisin sur l'appui de la fenêtre et
décocha à la jeune femme un sourire qui la fit frissonner. Soudain, elle sentit deux mains
emprisonner son visage, ramener ses cheveux en arrière et les relever, dans un mouvement si
vif qu'elle demeura figée, subissant ce geste sans réagir.

Elle ferma les yeux malgré elle lorsque deux lèvres tièdes se posèrent sur son cou, y déposant
de petits baisers sensuels d'un érotisme presque insoutenable. Instinctivement, elle baissa la
tête, cherchant à fuir les picotements de plaisir que ce contact éveillait en elle. La bouche de
Sharif al Kader glissa alors vers son oreille, éveillant des sensations délicieuses.

- Tu dérailles sous mes caresses, murmura-t-il.

- Je les fuis.
- Ton corps tremble contre le mien.

- D'indignation!

C'était un mensonge, et Léa en était consciente. Elle était épouvantée par tes émotions
étourdissantes qui l'envahissaient. D'un geste brusque, elle tenta de se libérer, mais il la
retint prisonnière contre lui, renouvelant et prolongeant ses caresses.

- Ta peau est si douce... J'aurai plaisir à la savourer, la nuit entière.

- Assez ! s'écria-t-elle en agitant farouchement la tête pour esquiver les petits baisers qu'il lui
donnait Ça suffit !

Les intonations caressantes de Sharif al Kader se muèrent en murmure plus rauque et plus
dur.

- Que veux-tu ? demanda-t-il. Le plaisir, ou la souffrance ? Les deux sont possibles.

- Vous ne pourrez jamais me donner du plaisir! s'écria Léa avec véhémence.

- Crois-tu que je sois dupe de tes réactions ? C'est toi que tu combats, et non moi, reprit le
cheikh. Fais ton choix, Léa. Pare-toi du masque du martyr et subis mon désir. Ou sois
honnête envers toi-même et abandonne-toi au plaisir.

La jeune femme refusa d'admettre la part de vérité que contenaient ces paroles. Elle songea
au poignard. Mais le moment était mal choisi. Et elle n'avait pas encore obtenu les
informations qu'elle espérait soutirer à son geôlier.

Songeant à gagner du temps, elle dit :

- J'aimerais manger d'abord.

Un instant, Sharif al Kader se raidit, interrompant ses caresses ; puis il se détendit, laissant
échapper un petit rire.

- Soit, dit-il. Mangeons.

Il lui saisit le menton, levant son visage vers lui.

- Commencerons-nous par un apéritif ? s'enquit-il d'un air moqueur.

Et soudain, sans crier gare, il l'embrassa. Plaquée contre lui, elle ne put esquisser le moindre
mouvement pour se défendre.
La passion sauvage qu'il imprimait à son baiser éveillait en elle des sensations primitives, à la
fois effrayantes et fascinantes. La jeune femme fut consciente d'éprouver l’étrange besoin
d'aller plus loin, comme pour connaître un accomplissement qu'elle avait rejeté jusque-là.
Réussissant là où tous les autres avaient échoué, Sharif al Kader éveillait sa féminité, la
poussait à obéir au mystérieux appel qui poussait les hommes et les femmes les uns vers les
autres depuis la nuit des temps. Mais des années d'inhibition s'opposaient au désir
d'abandon.

Elle se débattit, détournant violemment la tête pour échapper la caresse avide et troublante
de son partenaire. Non, elle ne se ferait pas avoir. Jamais des instincts primitifs n'auraient
raison de son cœur et de son esprit !

- Vous n'êtes qu'un misérable ! s'exclama-t-elle.

- Tu trembles, ma belle.

- De faiblesse. Je n'ai rien mangé depuis ce matin.

- Tu as décidément réponse à tout. Mais es-tu bien sûre de ne pas mentir?

- La prétention vous aveugle. Votre Excellence.

- C'est la pensée de te libérer de tes chaînes qui m'emporte.

Léa redressa vivement la tête et scruta le visage de son adversaire, cherchant à déchiffrer son
expression.

- Vous vous moquez de moi ? Ou vous voulez vraiment me rendre ma liberté?

Un sourire ironique accueillit cette réplique.

- Il y a toutes sortes de prisons, Léa. La liberté est en réalité un état d'esprit. Mais si tu parles
au sens physique... Eh bien, oui, peut-être. Après avoir reçu mon dû.

Amère, la jeune femme rétorqua :

On saura tôt ou tard ce que vous m'avez fait subir. Votre nom sera honni dans le monde
entier.

- Craint, plutôt.

- C'est là ce que vous voulez ? Etre redouté ?


- Cela vaut mieux que d'être la risée générale.

- Si vous tenez tant que ça à ce qu'on sache que vous m'avez prise à la place de Samira, plaida
Léa, guidée par un ultime espoir, je ne vois aucune objection à le laisser croire.

- Pour que tu trahisses ensuite ma confiance, comme ton frère a trompé celle du roi Rachid ?

Léa demeura silencieuse. Elle se savait battue. Rien ne pourrait faire fléchir le cheikh de
Zubani.

Peu à peu, les traits figés et durs de son compagnon se radoucirent et un sourire indulgent
éclaira son visage.

- Je ne changerai pas d'avis, dit-il. Mais je consens à satisfaire ton appétit d'abord.

Sur ces mots, il fit un pas vers elle et la souleva de terre.

- Reposez-moi tout de suite ! s'écria-t-elle, alarmée.

- J'ai cru comprendre que tu étais sur le point de défaillir d'inanition, dit-il d'un air
faussement innocent, tu ne saurais marcher jusqu'au sofa, c'est trop dangereux pour toi... Je
me charge donc de te porter jusque-là !

Tandis qu'il joignait le geste à la parole, Léa se surprit à se demander ce qu'elle éprouverait, si
elle était mariée à cet homme. Peut-être Samira avait-elle commis une énorme erreur en
refusant de l'épouser ?

Aussitôt, un élan de honte la submergea. Décidément, elle perdait la raison. Il fallait à tout
prix qu'elle domine les sentiments perfides et dangereux qui semblaient s'être insinués en
elle. Sinon, elle ne tarderait pas à être une victime consentante Et après cela, comment
pourrait-elle se regarder en face ?

6.
Léa lutta contre elle-même, parvenant peu à peu à ranimer sa colère contre le cheikh. Le
traitement qu'il lui infligeait était humiliant ! D'ailleurs, son corps embrasé lui prouvait que
ses sens se révoltaient au contact de cet homme. Ce fut du moins ce dont elle tenta de se
persuader...

Sharif al Kader la déposa sur un sofa et, tout en l'allongeant confortablement, il expédia au
sol les coussins brodés qui ornaient le meuble. Puis il se mit en devoir d'éparpiller à terre les
autres coussins posés sur les divans et s'assit dessus d'un mouvement désinvolte, à quelques
centimètres de Léa. Elle ne put réprimer un tressaillement.

- Laisse-moi donc te mettre à l'aise, dit-il.

Et, avant qu'elle ait pu réagir, il lui ôta ses sandales. Aussitôt, elle replia ses jambes sous elle.

Sharif posa sur elle un regard espiègle.

- Oublie donc tes peurs. Cette nuit est réservée à l'amour.

- L'amour est étranger à tout ce que vous faites ! protesta-t-elle avec véhémence.

- Vraiment? Peut-on savoir quelle est ta définition de ce mot?

- Aimer, c'est attacher de l'importance à ce que l'autre ressent.

- Je t'assure que tes sentiments comptent pour moi, Léa. Tiens, voilà pour apaiser ta faim.

Tout en parlant, il avait saisi un plat rempli de quartiers de melon joliment disposés et le lui
présenta. Elle saisit une tranche et le remercia du bout des lèvres.

- Cette forteresse est-elle très ancienne ? demanda-t-elle ensuite d'an air détaché, jugeant que
le moment était venu de commencer à lui soutirer quelques informations.

- Voici plus de mille ans qu'elle protège l'oasis de Shalaan.

- Les hommes qui m'ont amenée ici prétendent que c'est votre patrie, familiale et spirituelle.

- En effet. Il y a plusieurs siècles que ma famille règne sur ces terres. C'est notre fief
ancestral.

La jeune femme se demanda ce que l'on ressentait, lorsqu’on appartenait à une famille dont
les traditions se perpétuaient ainsi de façon séculaire. Pour sa part, elle n'avait pas de
véritables racines. Glen avait été son seul point d'ancrage, au cours d'une existence marquée
par des trahisons de toutes sortes et liens fluctuants. L'une des choses qu'elle admirait, chez
les Arabes, était leur sens de la famille. Ici, personne ne douterait de sa place ou de son rôle
parmi les siens.

Cela manquerait à Samira. Privée de tout ce qui avait fait la stabilité de son existence, elle se
sentirait probablement plus seule et plus perdue en Occident que Léa ne l'avait jamais été
Moyen-Orient et en viendrait sans doute à regretter son choix. Glen était-il vraiment
conscient de l'avoir arrachée à tout ce qui lui était cher ? Pourquoi la princesse avait-elle
éprouvé tant de répulsion à la pensée d'épouser le cheikh de Zubani ?

Songeuse, Léa contempla son compagnon tandis qu'il reposait le plat de melon sur la table
ronde. Sharif al Kader était beau, intelligent, puissant. Ce n'était peut-être pas le plus
accommodant des hommes, mais en tant que père, il avait bien des qualités. De plus, sur le
plan politique, son mariage avec Samira aurait été souhaitable en tout point...

Il lui tendit un rince-doigts, l'arrachant à ses interrogations muettes. Lorsqu'il se mit ensuite
en devoir d'essuyer un à un les

doigts de Léa à l'aide d'une serviette, elle sentit son pouls s'accélérer de nouveau, sous l'effet
d'une tempête intérieure qu'elle était impuissante à apaiser. Pourquoi le contact de cet
homme l'affectait-il autant? Se reprenant, elle observa :

- Je suppose que cette forteresse n'a plus d'utilité réelle depuis longtemps.

Il redressa la tête, s'interrompant un instant dans sa tâche pour lui décocher un sourire
ironique.

- De temps à autre, elle sert parfaitement mes besoins.

- Mais vous n'avez plus de gardes armés ni de choses de ce genre, n'est-ce pas ?

Le sourire de Sharif al Kader s'élargit, et il porta la main de la jeune femme à ses lèvres.

- Chercherais-tu à m'échapper? lui dit-il.

Puis il se mit à déposer de petits baisers lascifs le long de ses doigts, déchaînant en elle des
sensations vertigineuses. Son regard croisa celui de son geôlier et elle lut dans ses prunelles
une satisfaction visible. Confuse, elle retira vivement sa main.
Avec un petit rire, il lui proposa de goûter à la salade de poulet qu'on leur avait apportée. Elle
accepta d'une voix rauque, prit une profonde inspiration, et s'enquit d'un ton plus assuré :

- Les grilles étaient ouvertes, lorsque je suis arrivée, ce matin. Peut-on encore les fermer ou
sont-elles rouillées ?

- Rouillées ? Bien sûr que non ! Nous entretenons soigneusement ces lieux. Les portes sont
toujours closes pendant une tempête de sable.

- Mais à aucun autre moment ?

Une lueur amusée dansa dans les prunelles de Sharif al Kader, tandis qu'il tendait une
assiette remplie de salade à sa compagne.

- A quoi bon ? Je peux te retenir ici sans cela Léa.

Malgré elle, la jeune femme s'empourpra. S'efforçant de reprendre l'avantage, elle lui lança
avec dédain.

- Séquestrez-vous toujours vos concubines dans cet appartement ?

L'expression espiègle de son compagnon se métamorphosa subtilement, et ses traits


exprimèrent des sentiments plus complexes, plus émouvants,

- Je n'ai jamais eu besoin d'en venir à de telles extrémités, dit-il. J'étais satisfait de ma
première épouse. Et j'escomptais trouver mon contentement auprès de la seconde. Cet
appartement avait été préparé pour lui plaire. Pas pour une concubine.

Soudain. Léa s’expliqua les regards sévères et interrogateurs que lui avaient décochés les
servantes. Certes, elle n'était pas l'épouse attendue et n'avait guère sa place ici !

En dépit de son hostilité envers Sharif al Kader, elle sentit qu'il lui avait dit la vérité et en vint
à réviser son jugement à son sujet. Ainsi ce mariage comptait pour lui et il avait espéré rendre
sa nouvelle femme heureuse...

Cependant, en ce qui la concernait, le cheikh de Zubani était une menace, et il était vraiment
stupide de le prendre en pitié ! Eprouvait-il la moindre compassion, lui?

Léa se contraignit à avaler un peu de salade—un délicieux mélange d'émincé de poulet et de


concombre lié avec de la mayonnaise savoureuse.

Elle avait tout de même progressé : elle savait à présent que la forteresse restait presque
constamment ouverte. Si elle parvenait à retarder le moment fatidique où le cheikh
assouvirait sa vengeance en la possédant, elle pourrait peut-être s'enfuir !

A condition d'avoir le cran de se servir du poignard...

- Pourquoi m’avez-vous accusée d'être une concubine, à Qatamah, puisque vous n'en avez
jamais eu vous-même? demanda-t-elle.

Il lui décocha un regard pénétrant.

- Parce que je te trouvais trop désirable pour imaginer autre chose, probablement.

- Eh bien, c'était une erreur! Et ce que vous faites est mal.

- Allons donc!

La jeune femme soupira. A quoi bon protester face à un homme aussi impitoyable et aussi
sûr de lui?

Gênée par le regard appuyé et lascif de son geôlier, et ne sachant trop comment détourner
son attention, elle lui présenta brusquement son assiette vide.

Attentif à la satisfaire, il lui servit d'autres mets, tous délicieux. Cependant, dans le même
temps, il s'ingéniait à lui rappeler, de façon subtile, le but ultime de leur tête-à-tête. Tantôt,
comme par hasard, il effleurait sa cheville ; ou bien, il écartait une mèche de cheveux de son
visage; ou encore, il cueillait une miette restée accrochée à bordure de ses lèvres. Il le faisait
de façon délicate, douce, séductrice, maintenant constamment en éveil les sens de la jeune
femme. Si elle s'écartait pour le fuir, il posait simplement sa main ailleurs, là où elle s'y
attendait le moins. Et sans cesse, il la guettait tel un prédateur, sentant mollir sa résistance et
observant les progrès sournois qu'il accomplissait.

Que faire? songeait Léa. Elle ne pouvait lui échapper. Et si elle tentait de s'opposer
physiquement à lui, il aurait tôt fait de la dominer, c'était évident. Elle se persuada que
l'attitude qu'elle avait adoptée était plus digne qu'une rébellion ouverte vouée à l'échec, et
qu'en réagissant comme elle le faisait, elle avait une chance de l'amener à baisser sa garde.

Et puis, il y avait le poignard... Mais aurait-elle le cran de s'en servir? Et à quoi cela la
mènerait-il ?

Peu à peu, cependant, Léa ne parvint plus à raisonner. Insensiblement, elle devenait captive
des liens intimes qu'il tissait entre eux... Et lorsqu'il se pencha soudain vers elle pour
l'embrasser, elle ne lui opposa aucune résistance.

Ce fut un baiser doux, sensuel, et sans même y penser, elle entrouvrit les lèvres, répondant à
la caresse. Quelques secondes plus tard, emportée par des sensations vertigineuses, elle avait
perdu tout contact avec la réalité.

Quand il la souleva dans ses bras, elle eut l'impression d'être étrangement légère. Il lui
semblait que son cœur battait au rythme des mouvements de Sharif al Kader. Lorsqu'il la
reposa au sol et se mit à la dévêtir, toutefois, elle eut un frisson horrifié. Mais ne trouva pas
pour autant la force de se rebeller. Le chaos régnait en elle et ce fut presque sans s'en rendre
compte qu'elle se retrouva plaquée contre le corps de son compagnon, nu lui aussi à présent.

Le contact de leurs deux peaux la fit frissonner ; et quand il l'embrassa et la caressa, elle ne
put s'empêcher de le caresser à son tour, emportée par un désir plus puissant que tout le
reste.

Sharif la renversa sur le lit et y roula avec elle, déposant des baisers ardents sur ses épaules,
ses seins... Elle se cambra, éperdue de plaisir, incapable de comprendre ce qui lui arrivait.

Quand il la pénétra, un long soupir d'extase et de soulagement succéda à son angoisse sourde.
Lentement elle se mit à bouger au rythme de son compagnon, gémissante et abandonnée.
Lorsqu'ils atteignirent ensemble l'acmé du plaisir, il lui sembla qu'ils ne faisaient plus qu'un,
pour l’éternité...

Sharif roula sur le côté, l'entraînant avec lui, et se mit à lui caresser doucement le dos. Que
c'était agréable, apaisant...

- Léa..., murmura-t-il.

Il y avait de la tension dans sa voix, comme si le fait de prononcer son prénom lui causait une
sorte de souffrance. L'enlaçant plus étroitement il la serra contre lui. Puis, à voix basse, il dit :

- C'est fait

Ces mots résonnèrent avec violence dans l'esprit de Léa, pulvérisant sa bienheureuse
quiétude. Oui, c'était fait : Sharif s'était vengé !

Et elle s'était déshonorée en l'aidant à assouvir sa vengeance. En se prêtant avec avidité, avec
une audace impudique, à ce duo d'amour sans amour. Elle s'était laissé abuser par
l'expérience de cet homme, qui avait usé de ses talents d'amant sans se préoccuper de la
blessure profonde et intime qu'il infligerait à sa prisonnière. Car si on l'avait poignardée en
plein cœur, Léa n'aurait pas souffert davantage...

Cette image lui rappela le couteau. Une bouffée irrésistible de haine et d'amertume l'embrasa
soudain. S'arrachant aux bras de Sharif, elle fouilla sous les coussins, à la recherche
frénétique de l'arme qu'elle avait dissimulée ; enfin, elle sentit le manche incrusté de gemmes
au bout de sa main.

Ses doigts se refermèrent dessus avec une satisfaction sauvage. Elle pouvait, elle aussi, se
muer en déesse de la vengeance, à présent ! Et elle serait aussi impitoyable envers Sharif al
Kader qu'il l'avait été envers elle !

L'intéressé s'était tourné sur le côté et redressé, de nouveau dominateur et menaçant. Assez !
songea-t-elle dans un violent sursaut de révolte. Et, levant son arme, elle l'abattit de toutes
ses forces.

Son geste meurtrier fut stoppé en plein élan par une main de fer qui lui saisit le poignet et
l'enserra comme un étau.

- Lâche-moi ! hurla-t-elle.

Sharif écarta les doigts qu'elle gardait repliés sur le manche et envoya l'agal voler à travers la
pièce. De sa main restée libre, la jeune femme tenta de griffer son adversaire ; mais il eut tôt
fait de la maîtriser. Il s'installa à califourchon sur elle, la dominant de tout son poids tandis
qu'elle haletait, impuissante et défaite, peu à peu vidée de la folie vengeresse qui l'avait
possédée.

- Même maintenant, après tout ce que nous avons partagé, je ne peux pas te faire confiance,
dit durement Sharif.

L'ironie de la situation frappa Léa.

- C'est toi qui parles de confiance ! lança-t-elle avec amertume. Ah ! J'ai su que tu en étais
indigne à l'instant où j'ai posé les yeux sur toi !

- Mais eu m'as tout de même dit la vérité sur un point, il n’y a pas eu d'autre homme.

Elle le foudroya du regard.

- Oui, tu as été le premier. Et tu seras aussi le dernier, j’en prends Dieu à témoin.

- Pourquoi es-tu si amère ?


- Parce que les gens vous font croire qu'ils vous aiment, mais que c’est faux. Le monde est
plein d’hypocrites !

- Et si tu rencontrais quelqu'un de différent ?

- C’est impossible.

— Qui ta si profondément blessée, Léa ?

La jeune femme ne pouvait répondre que c'étaient son père et sa mère. Dans la culture arabe,
ce genre de chose était incompréhensible.

- Des gens comme toi, qui ne se préoccupent que de leurs propres désirs.

- Tu n'as donc connu rien d'autre?

« Il y avait eu Glen» songea Léa. Glen avait toujours eu de l’affection pour elle. Pourtant, il
l'avait abandonnée à cet homme, et au sort humiliant qu'il venait de lui faire subir...

- Va-t'en, laisse-moi, dit-elle en luttant contre l'émotion qui lui étreignait la gorge, tu as eu ta
vengeance.

Mais Sharif ne partit pas. Au lieu de cela, il se laissa glisser sur te côte et l’attira entre ses
bras, la tenant étroitement serrée contre lui tandis qu’elle sanglotait à fendre l'âme, pleurant
sur sa vie sevrée de foi, de confiance et d’amour.

7.
Léa s'éveilla à demi, les paupières encore lourdes de sommeil. Son esprit répugnait à revenir à
la réalité et elle s’agita, cherchant une position plus confortable sur l'oreiller, aussitôt, la
sensation d'être nue, inhabituelle pour elle, lui mît d'un coup à la mémoire la nuit écoulée.

Sharif était-il encore là, dans te lit, près d'elle ? Les nerfs à vif. Retenant son souffle, elle
tendit l'oreille, mais ne détecta aucun son. Prudemment, elle se décida à ouvrir les yeux.

A demi redressé sur un coude, Sharif al Kader la contemplait avec... mais oui, avec
bienveillance,

- Tu as bien dormi, dit-il.

La jeune femme sentit sa gorge se nouer. Elle ferma les yeux souhaitant farouchement
recouvrer l'oubli du sommeil. Elle ne voulait pas d'une journée supplémentaire avec le
cheikh. Il la désarçonnait trop... mais quel genre d'homme était-il donc, en fin de compte ?

Il aurait dû la repousser, après ce qu'il fallait bien appeler sa tentative de meurtre. Il aurait du
appeler ses gardes et la faire jeter au fond d'un obscur donjon. Pourquoi, oui pourquoi, s’est-il
montré si compréhensif ? Il l’avait aidée à s’allonger avec tant de douceur, lorsque ses larmes
s'étaient taries à force d’avoir pleure... lui avait caressé les cheveux... Cela ne cadrait pas du
tout avec l'attitude qu'il avait eue par ailleurs.

Enfin, si, un peu. Par exemple, il ne l’avait pas possédée avec brutalité, ainsi qu'elle l'avait
craint. Hélas, cela ne faisait que rendre les choses plus pénibles pour elle. Un élan d'angoisse
la transperça lorsqu'elle se remémora les moments d'extase qu'elle avait vécus, et l'intense
détresse quelle a ressentie en découvrant que leur merveilleuse intimité n’était qu'une
illusion.

Sharif perçut sa souffrance, sans doute, car il lui effleura doucement le visage en demandant :

- As-tu mal, Léa?

Irritée et perturbée de le voir si attentionné, elle le foudroya du regard.

- Va-t'en d'ici ! dit-elle.

- Comme tu voudras.

A sa grande surprise, il se pencha pour lui donner un baiser sur les lèvres, puis s'écarta d'elle
et se leva, contournant le lit jusqu'à l'endroit où leurs vêtements gisaient sur le sol.

Elle ne put s'empêcher d'admirer sa silhouette mince et musclée. Sharif se déplaçait avec la
grâce altière d'un athlète sûr de sa beauté et des possibilités de son corps.

Il dépassa le monceau de vêtements et Léa frissonna en le voyant se pencher pour ramasser


l'agal abandonné sur le parquet.

Il se redressa et adressa à sa compagne un sourire sardonique.

- Bonne attaque, dit-il. Droit en plein cœur.

Léa le dévisagea, en proie à une grande confusion. Comment pouvait-il se montrer si


désinvolte ? Ignorait-il donc la peur?

Sharif se rapprocha des tuniques éparses sur le sol et les ramassa. Puis il gagna l'armoire de
bois sculpté, y dénicha l'autre djellaba noire de Léa et la prit aussi.

- Je ne veux pas que tu portes du noir, décréta-t-il.

- Pourquoi? Par peur de te sentir coupable? lui lança-elle

- Coupable? Et de quoi donc? rétorqua-t-il. Cette nuit était magnifique. Léa. Unique. Peu
importe pourquoi elle a eu lieu, et peu importe pourquoi tu es telle tu es. Il y a une chose que
tu ne peux nier : l’authenticité de notre relation. Et je ne te permettrai pas de dénigrer ce que
nous avons vécu.

Ce n'était pas sans une certaine arrogance qu’il avait proféré ces paroles. Mais le déni qui
lèvres de la jeune femme s'étrangla dans sa gorge. Sharif était le seul homme qui ait su
sensualité…
Songeuse, elle le regarda s’éloigner vers le salon. Avait-il véritablement éprouvé, lui aussi, qu
dont il n'avait jamais fait l'expérience auparavant?
Il s'immobilisa un instant sur le seuil du salon pour se tourner vers elle.
- Seras-tu prête pour le petit déjeuner d'ici à une demi-heure?
- Oui, acquiesça-elle, sentant qu'une tasse de café lui ferait le plus grand bien.
- Alors, je te rejoindrai dans le salon et nous le prendrons ensemble.
La jeune femme fronça les sourcils.
- Croyais-tu vraiment que je te laisserais seule ? lui demanda-t-il doucement
- Et pourquoi pas? Tu as eu ta vengeance, non ?
Une lueur railleuse dansa dans le regard de son compagnon.
- Tu oublies que mon mariage avec Samira incluait tout un long mois de célébrations. Je suis ce
ne vais pas m'ennuyer avec toi pendant les trente jours à venir...
Sur ce, il s'éclipsa et Léa constata avec honte qu'elle était plus excitée qu'accablée par cette an
lui arrivait-il ? Elle n'avait tout de même pas envie de passer un mois avec Sharif al Kader?

Non, bien sur. Mais c'était quelqu'un qui l'intriguait énormément, qui la déroutait. Et puisqu
pas le choix, cette nuit elle pouvait tout aussi bien consacrer sa captivité à tenter de percer le
son geôlier.

Il fallait à tout prix qu'elle se donne un dérivatif, pour oublier les élans de sensualité éperdue q
bien susciter en elle. La prochaine fois, elle lui résisterait. De toutes ses forces. Elle ne devait
qu'il cherchait avant tout à l'humilier et à satisfaire son désir de vengeance. S'il tirait un certain
situation, cela n'était que secondaire pour lui. Et même s'il avait un indéniable pouvoir sur so
ne lui laisserait pas prendre l'ascendant sur son esprit. II aurait beau faire, il ne la persuadera
avait quelque chose de magique entre eux ! D'ailleurs, un jour ou l'autre, elle trouverait bien
s'échapper...

Une demi-heure plus tard, la jeune femme avait achevé sa toilette. Quand elle pénétra dans le
salon, elle constata que le ménage y avait été fait et les coussins remis en place.

Des servantes firent leur entrée peu après, apportant le petit déjeuner. Le grondement d'un
hélicoptère les détourna un instant de leur tâche ; elles regardèrent Léa, comme si l'arrivée de
l'appareil était liée à sa présence.

La jeune femme aurait bien voulu que ce fût le cas. Mais il était trop tôt encore. Glen ne
pouvait être informé de la fâcheuse situation où elle se trouvait. Or, il était le seul qui fût
susceptible de se porter à son secours...

Les servantes partirent, les minutes s'écoulèrent, et Sharif ne se montra pas. Léa en conclut
qu'il avait été détourné de son projet par quelque problème urgent. Elle se versa donc une
tasse de café. Eprouvait-elle de la déception à se voir délaissée ? Non, bien sûr que non...

Elle avait fini de déjeuner lorsque Sharif fit son entrée. Par esprit de contradiction sans doute,
il portait une djellaba noire. Il regarda la jeune femme avec admiration, mais ne fit aucun
commentaire sur sa toilette.

-Tu ne m'as pas attendu ?

- Et pourquoi l'aurais-je fait ? Tu n'avais qu'à être à l'heure.

Si elle se montrait agressive, ce n'était pas parce qu'elle lui en voulait réellement de son
retard, mais bien pour masquer la nervosité qui l'avait saisie en sa présence...
- Pardonne-moi, dit-il en souriant J'ai dû accueillir un hôte inattendu.

- Quelqu'un d'important ? s'enquit elle avec curiosité.

- Disons que la visite promet d'être intéressante.

De nouveau, un éclair de satisfaction éclaira le regard noir du cheikh. Mais Léa sentit qu'il
n'en révélerait pas davantage et n'insista pas.

Sharif se versa une tasse de café et s'installa sur le sofa, face à elle. Puis il se mit à manger
d'un air préoccupé. Il ne chercha nullement à établir une conversation, et elle se demanda
pourquoi il s'était donné la peine de la rejoindre.

Par fierté, elle se garda de solliciter son attention. Elle décida de se remettre à sa tapisserie et
se leva pour aller trier ses écheveaux de couleur.

- Le bleu te va bien, dit soudain Sharif.

Dédaignant le compliment, elle se mit en devoir d'enfiler une aiguillée. Ce qui n'était pas
facile, car elle sentait le regard de braise de son geôlier posé sur elle.

- Laisse donc cela. Léa, ordonna-t-il avec douceur. Nous allons taire une petite promenade. Je
veux que tu m'accompagnes.

L'attrait d'une sortie en plein air eut raison de la bouderie de la jeune femme. Enfin, elle alla
des choses utiles sur la forteresse et ses environs. Qui sait? Peut-être pourrait-elle trouve
d'évasion ? Reposant son aiguille, elle pivota sur elle-même et se trouva face à Sharif. Il s'é
lumière filtrant par croisée éclairait directement son visage, et Léa sentit une irrépressible bou
monter en elle. Elle se hâta de détourner le regard.
-Où m’emmènes-tu ?demanda- t-elle d'une voix mal assurée.
-Dans la salle où je donne audience lorsque je séjourne
ici.
- Je croyais que la salle ses majlis était réservée aux
hommes.
- C'est le cas, mais tu feras exception, aujourd'hui.
- Pourquoi?
Un petit sourire empreint de cruauté se dessina sur le visage du cheikh de Zubani.
- Parce qu'une flèche atteint plus aisément sa cible lorsqu'on utilise un bon arc. Allons, suis-m
a été suffisamment longue.
Léa ne comprenait pas un traître mot à ces paroles énigmatiques. Une chose était claire cepend
n’était, pas à la rébellion. Elle obéît donc avec dignité. Mais elle était intriguée et inquiète. Qu
se tramait, elle le sentait…
Au lieu de sortir au-dehors, ils longèrent un couloir menant à un vaste escalier. Un large
précédait, orné de mosaïques. Quatre gardes y étaient postées : deux à l’entrée d'un porche do
cour, et deux autres à l'extrémité du hall, devant une double porte. A l’approche du cheikh e
sentinelles sa mirent en mouvement, prêtes à ouvrir les battants au premier signal.
Sharif al Kader ralentit l'allure. Plaçant la main de Léa sur son bras et l'y maintenant fermeme
son autre main, Il laissa tomber :
- Eh bien, ma chère captive, nous allons savoir maintenant avec quel baume on apaise tes offen
Léa frémit. Avait-il l’intention de proclamer aux siens et à son peuple ce qu'il lui avait tait subir
prochaine étape de ta vengeance?
Sur un signe de lui, ses gardes ouvrèrent les portes, et Léa se raidit, prête à affronter la hord
qui guettait sans doute son arrivée.
En réalité, un seul homme se trouvait dans la salle d'audience. Il se leva de sa chaise, émet
étouffé à la vue de Léa. Puis son regard se porta sur le bras du cheikh, sur les deux mains indis
liées qui y étaient posées.
Seul l'impitoyable soutien de son geôlier empêcha la jeune femme de chanceler. Quelle n'é
humiliation de se voir soudain confrontée au prince Youssef !
Les deux hommes échangèrent les compliments de convenance, puis le cheikh escorta Léa ju
qui avait été placé à son intention près du trône. L'ayant laissée s'asseoir, il prit place à
aussitôt, saisit de nouveau sa main, la posant sur le bras de son fauteuil et la recouvrant
siennes d'un geste possessif.
Léa lut sur le visage du prince Youssef les signes de la lutte intérieure qui se livrait en lui. Lev
vers elle, il lui adressa un regard appuyé, et elle comprit qu'il lui promettait à sa manière de
autant de soutien qu'il serait en son pouvoir de le faire. Puis, redressant fièrement et dignem
Youssef se tourna vers le cheikh de Zubani.
- Pardonnez-moi, Votre Excellence, car ce n'est point le motif de ma visite, mais j'aimerais
attention sur le fait que Mlle Marlow n'est qu'un otage innocent, commença-t-il. Glen Marlow
ami ; je le connais bien et je sais qu'il n'aurait jamais mêlé sa sœur à une entreprise aussi pér
n'est pour rien dans ce qui s'est produit, Votre Excellence.
- Glen Marlow a mis sa sœur en danger en enlevant la princesse Samira. Ma future femm
durement Sharif.
- C'est là ce que mon père a choisi de croire, dit Youssef. Mais, si mortifié que je sois d'avoi
aveu, je dois admettre qu'il ne l'a pas enlevée. Samira a suivi Glen de son plein gré. Je
convaincu que c'est sur sa requête qu'il l'a emmenée. Il n'aurait jamais pris l'initiative de la d
son devoir.
- Cependant, il l'a aidée à s'enfuir.
- Oui.
- Alors qu'elle m'était promise en mariage.
- Oui.
- Et il a abandonné sa sœur.
- Car il a supposé, à juste titre, qu'elle serait expulsée de Qatamah.
Cette plaidoirie était inutile, Léa en avait la certitude, et le prince Youssef dut le sentir aussi.
reconnaissante d'avoir tenté cette démarche en sa faveur; hélas, la question de son inn
déplacée, dans la situation présente, comme Sharif ne manqua pas de le souligner.
- La balance de la justice doit retrouver son équilibre, Votre Altesse. Pardonnez-moi, mais
prises par votre père, le roi Rachid, laissent beaucoup à désirer.
Ayant marqué une pause significative, il ajouta :
- A mes dépens.
- Mon père en est parfaitement conscient, Votre Excellence. Voilà pourquoi je suis venu vous
l'offre qu'il tient à vous présenter. Cependant, comme il s'agit d'une question assez délicate, j'ai
en entretenir seul à seul.
- Oh, je doute que Mlle Marlow aille divulguer mes affaires privées, lâcha le cheikh.
Se tournant vers Léa d'un air de condescendance bienveillante, il ajouta :
- Je suis certain que tu aimerais connaître l'offre que m'adresse la famille royale de Qatamah. A
as été si intimement liée...
Léa décocha à Sharif un regard noir. De quel droit se servait-il d'elle comme d'un pio
négociations politiques ?
- Vos affaires ne m'intéressent pas, dit-elle froidement. Je préférerais me retirer.
L'étreinte des doigts du cheikh se resserra sur sa main.
- Point n'est besoin de te montrer discrète. Tu dois rester. Je le veux.
Se tournant vers Youssef, il poursuivit avec une politesse doucereuse :
Mlle Marlow a attendu dans la salle du trône de Qatamah que l'on proclame l'échec de l'allian
été acceptée par votre famille, Votre Altesse. Il me semble juste qu'elle entende ce que vous ave
lieu et place de cet engagement.
Les traits de Youssef se crispèrent. Léa, elle, détourna les yeux.
- Comme il vous plaira, Votre Excellence, acquiesça finalement le prince d'un ton lugubre.
- Je vous écoute avec attention, Votre Altesse.
- Mon père a de nombreuses filles. La princesse Fatima est en âge d'être mariée.
Léa eut un haut-le-corps. Fatima n'avait que seize ans, et elle n'était pas de taille à tenir têt
Kader. L'idée même qu'il pût la prendre pour femme, lui faire l'amour était révoltante. Obscène
Youssef dépeignit longuement les qualités de Fatima, dressant le portrait d'une jeune f
obéissante, qui s'adapterait vite au rôle de cheikha de Zubani et comblerait les désirs de son ép
avec éloquence et termina sa diatribe en affirmant à Sharif al Kader que cette nouvelle allianc
en tout point à son attente.
- Il y va de notre intérêt mutuel. Une entente harmonieuse entre nos deux pays est plus que
conclut-il finement.
« Après tout, pensa Léa, qu'est-ce que ça peut bien me faire qu'il épouse Fatima ? »
représentait pour elle une porte de sortie. Fatima, qui était docile de nature, se plierait volo
destin. Que Sharif accepte donc ! Ensuite, il serait obligé de relâcher sa prisonnière.
- Cela n'est pas suffisant, répondit-il d'un ton glacial.
- Le village de Reza à la frontière, reprit Youssef, les mâchoires serrées. Voilà plus d’un siècle q
peuplés se le disputent, et c’est vous qui le contrôlez, à présent.
Nous renonçons à réclamer sa souveraineté.
- Insuffisant, lâcha le cheikh.
- Une indemnité d’un million de dollars sera versée à votre pays.
- Insuffisant
- Je ne suis pas autorisé à aller au-delà des offres que je viens de vous faire.
Un silence de mort suivit cette déclaration de Youssef.
Finalement, le prince prit une profonde inspiration et déclara :
- Votre Excellence, quelles que soient les garanties que vous exigez pour…
A cet instant, les portes de la salle du trône s'ouvrirent. Youssef se détourna en fronçant
visiblement contrarié par cette interruption peu protocolaire.

Une femme magnifique se tenait sur le seuil. Vêtue d'une robe flamboyante ou le violet et
s'associaient en arabesques audacieuses, coiffée d'un turban assorti, elle s'avança vers le trôn
et majesté, d'une démarche ondoyante qui lui conférait plus de beauté encore.

Les portes se refermèrent sur Tayi l'Ethiopienne.

8.

Léa se demanda pourquoi une simple nourrice était autorisée à interrompre une réunion
concernant les plus hautes affaires de l'Etat. Cependant, Sharif al Kader ne semblait pas gêné
par l'intrusion de l'Ethiopienne. Avait-il tout manigancé lui-même ?

Le prince Youssef se leva de son siège, le regard fixé sur la nouvelle venue.
Ce mouvement du prince capta l'attention de Tayi. Elle s'immobilisa et un trouble fugitif
modifia sa physionomie, tandis qu'elle contemplait les nobles traits du beau Youssef. En cet
instant, il avait un maintien plein de dignité qui évoquait de façon saisissante la grandeur
régalienne de son père, le roi Rachid. Vivement, Tayi se tourna vers le cheikh. Sans doute
venait-elle de comprendre qu'elle interrompait un entretien d'importance capitale.
Néanmoins, elle se remit en marche vers Sharif al Kader comme si de rien n'était

- Qu'est-ce qui t'amène en ces lieux, Tayi ? lui demanda-t-il lorsqu'elle fut parvenue devant
lui. Cette réunion est très importante.

- La question qui m'amène est plus importante encore, répondit Tayi d'une voix douce.

C'était la première fois que Léa l'entendait parler. L'Ethiopienne avait un timbre mélodieux,
qui s'accordait avec l'aspect velouté de ses grands yeux sombres.

- Quoi donc ? demanda vivement Sharif.


- Jasmine est malade et vous réclame.
- J'arrive immédiatement.
La réaction du cheikh surprit Léa. Cyniquement, elle se demanda si son inquiétude pour sa
fille expliquait une réaction aussi prompte, ou s'il ne s'agissait que d'un prétexte pour mettre
fin à l'entretien avec le prince.
Tayi, elle ne parut pas étonnée par sa décision. Elle salua Sharif et sortit sans même accorder
un regard au prince.
Le cheikh se mit debout, entraînant Léa avec lui.
- Qui est cette femme ? s'enquit Youssef.
- Tayi, la nurse de mes enfants.
- Elle est d'une grande beauté, observa le prince.
- Oui. J'espère lui faire faire un mariage avantageux en rapport avec sa condition, lâcha Sharif
al Kader. Mais nous nous écartons de ce qui nous occupe. Et je dois vous laisser. Dites à votre
père que je réfléchis à son offre. Peut-être en discuterons-nous plus longuement tout à
l'heure.
Là-dessus, il entraîna Léa à sa suite, laissant à Youssef le loisir de quitter la salle du trône
comme bon lui semblait.
Tayi attendait dans Je vestibule, sous le porche voûté menant à la véranda. Dès qu'elle vit le
cheikh et Léa, elle se mit en mouvement, s'engageant sous les arcades.
Pour la première fois, Léa n’était pas fâchée d'accompagner Sharif. Cela lui donnait l’occasion
de repérer les lieux, notamment la cour. La scène qui venait de se dérouler avec le prince
Youssef l'avait convaincue qu'elle devait tout tenter pour échapper à son affreuse situation.
Elle avait le sentiment d'être utilisée comme un objet. Après l'offre plus que généreuse que
venait de lui transmettre le roi Rachid, le maître de Zubani n'avait pourtant aucune raison
valable de continuer à la traiter comme il le faisait... Sharif n'avait pas le moindre sentiment
humain ! Elle n'accepterait plus jamais de se soumettre à lui. Jamais. Elle devait s'enfuir !

Dix voitures s'alignaient de part et d'autre des parois de la forteresse, près des lourdes grilles
d'entrée.

Les clés de contact étaient-elles en place, pour permettre un démarrage rapide en cas de
nécessité ? La jeune femme ne pouvait guère le savoir. De plus, il y avait beaucoup d'hommes
dans la cour, près du puits ou des grilles, ou encore assis au frais sous la véranda. Certains
d'entre eux étaient armés de fusils. S'ils avaient reçu l'ordre de ne pas la laisser franchir les
grilles, elle n'avait aucune chance de s'en tirer.

Le découragement envahit Léa tandis qu'elle gravissait au côté du cheikh l'escalier qui menait
sans doute à la nursery. Sa situation lui semblait véritablement sans espoir...

Une servante ouvrit une porte et Tayi introduisit Léa et Sharif dans une chambre : celle de
Jasmine. La petite fille était allongée sur ses oreillers, le visage pâle et sillonné de larmes. Sa
sœur aînée était assise à côté d'elle.

Les deux petites s'illuminèrent en apercevant leur père.

- Papa, Jasmine a encore une angine, annonça Nadia.

- Oh, oui, je vois que ça fait mal—n'est-ce pas, ma petite rose des sables ? murmura
affectueusement Sharif en tâtant le front de sa cadette. Qu'a dit le médecin ?

- Que ce n'était pas grave mais qu'elle devait prendre des médicaments, répondit Nadia.

- Alors, tout va bientôt s'arranger, Jasmine. Voyons, dis-moi un peu : qu'est-ce qui te ferait
plaisir?

- Tu as amené la dame aux cheveux d'or, chuchota la fille d'une voix enrouée ?

- Oui. Est-ce que tu te souviens de son nom?

- Mlle Marlow, intervint fièrement Nadia.

- Dis, papa, je peux lui parler ? demanda Jasmine.

Sharif al Kader se tourna vers Léa. Cette dernière sourit à la pette malade et, s’approchant du
lit, demanda :

- Tu veux que je te raconte une histoire, Jasmine?

Pendant l’heure qui suivît, elle enchanta les deux petites en inventant pour elles des contes
de fées. Amusé et approbateur, Sharif adressa à la jeune femme des regards chaleureux. Mais
Léa n'oubliait pas les conditions humiliantes de sa captivité, et elle mettait un point
d'honneur à ne pas lui retourner ses sourires.

Jasmine se mit bientôt à cligner des paupières et finit par s'endormir, Léa se leva, satisfaite :
elle avait su apprivoisé les petites filles, ce qui pourraient à terme se révéler des alliée de
choix.

Cependant, elle comprit vite qu'elle s'était du même coup attiré l'inimitié de Tayi.
L'Ethiopienne attendait dans le corridor que son maître et Léa quittent la pièce ; elle ne dit
mot en les voyant paraître, mais son regard expressif parlait pour elle.

Serait-elle jalouse ? se demanda Léa. Et de quoi ? De la sympathie que les enfants lui
témoignaient, ou du traitement « de faveur » que lui réservait le cheikh de Zubani ? Léa se
rappela le bref instant de trouble de l'Ethiopienne, lorsqu'elle l'avait vue assise près de Sharif
dans la salle du trône. Tayi était-elle amoureuse de son maître ?

Imperceptiblement, la jeune femme haussa les épaules. Après tout, ce n'était pas son affaire.
Son seul souci était de fausser compagnie à son geôlier. Malheureusement, cela ne semblait
guère possible aujourd'hui...

Il la ramena dans le salon de la tour et la prit impudemment dans ses bras.

- Tu as été adorable avec mes filles, lui dit-il avec un regard brûlant de désir. Je pense que je
vais te faire l'amour.

- Non ! s'écria-t-elle en tentant de s'écarter de lui.

- Pourquoi?

- Si tu dois épouser Fatima...

- Je n'ai pris aucun engagement. Je suis un homme libre. Et j'ai envie de toi, Léa.

Il lui décocha un sourire railleur en la voyant résister à son étreinte.

- Voyons, ne t'ai-je pas prouvé ce matin la haute estime que j'ai pour toi?
- En m'humiliant devant le prince Youssef ?

- En refusant tout ce qu'il me proposait. Je ne t'échangerais ni contre sa sœur, ni contre Reza


et un million de dollars. Cela ne te réchauffe donc pas le cœur de savoir que je suis en ton
pouvoir? Au point de préférer t'av...

- Ne t'imagine pas que je suis dupe, Sharif al Kader ! Si tu agis ainsi, c'est pour obtenir une
compensation plus forte !

Sharif émit un petit rire.

- Peut-être. Une prolongation de ta présence, de...

Il n'acheva pas, s'emparant de la bouche de la jeune femme et l'embrassant avec


emportement. Léa eut beau lutter, elle ne parvint pas à trouver la force de le repousser. Plus
elle se débattait, plus Sharif se montrait fougueux, et plus elle prenait de plaisir à leur
étreinte. Lorsqu'il mit fin à ce baiser plein de passion, il murmura :

- La terre a tremblé.

Et le sourire qu'il lui décocha, à cet instant, donna à Léa l'impression que le sol se dérobait
sous ses pas.

Elle refusa d'admettre l'étendue de son émoi, cependant. Il y avait une indéniable magie
sensuelle entre Sharif et elle, cela, elle était obligée de l'admettre. Mais cela s'arrêtait là...

Au cours des jours qui suivirent, invariablement, Léa fut amenée à céder à la volonté de
Sharif al Kader. Il triomphait de toutes ses défenses. Il partageait son lit la nuit et souvent,
l'entraînait aussi dans sa couche le jour. C'était un amant insatiable. De son côté, Léa était à
la fois épouvantée et subjuguée par les élans sensuels de plus en plus puissants qui la
poussaient vers lui, par les délices qu'il lui révélait. Plus le temps s'écoulait, plus elle se
méprisait. Il lui semblait qu'elle était pareille à sa mère, qui avait placé les plaisirs de la chair
avant tout. Cependant, un simple regard de Sharif la faisait chavirer...

D'autre part, son compagnon lui parlait des plans de santé et d'éducation qu'il avait mis en
œuvre pour les femmes et les enfants de Zubani. II quêtait son avis et s'obstinait à discuter
avec elle de ses projets. Malgré elle, la jeune femme était peu à peu amenée à s'intéresser à
ses affaires. II ne lui déplaisait pas d'avoir des joutes oratoires avec Sharif, Et puis, lorsqu'ils
s’occupaient de ce genre de questions, elle pouvait oublier l'intimité obsédante qui les liait
par ailleurs.
Sharif était toujours enchanté de l'emmener voir ses filles à la nursery, et il restait tout le
temps que durait leur visite—un peu comme s'ils jouaient tous quatre à former une famille.

Dès que Jasmine fut guérie, les deux fillettes recommencèrent à sortir. Mais uniquement en
compagnie de Tayi. Léa n'avait jamais l'occasion de franchir avec elles les murs de la
forteresse.

Les jours s'écoulèrent, tous semblables. Parfois, la jeune femme avait des accès de révolte.
Elle demandait alors à Sharif s'il avait avancé dans ses négociations avec Qatamah et pris une
décision à son sujet. Il esquivait la réponse en l'embrassant avec fougue et en lui déclarant
que la « compensation » qu'il avait choisie le satisfaisait pleinement.
Léa savait que cela ne pouvait être vrai. Qatamah et Zubani étaient toujours plongés dans
l'impasse politique; or, au Moyen-Orient, les alliances revêtaient une importance capitale. En
affirmant qu'il était de l'intérêt des deux peuples de revenir à une entente harmonieuse, le
prince Youssef n'avait pas parlé à la légère...

Deux semaines s'écoulèrent ainsi. Léa s'interrogeait Glen connaissait probablement son sort,
à présent. Tentait-il de négocier sa liberté?

De son côté, elle était impuissante. Lorsque Sharif n'était pas avec elle, une femme montait
constamment la garde devant sa porte. On épiait le moindre de ses faits et gestes. Si Glen ne
venait pas la sauver, Sharif la relâcherait-il, une fois le mois fatidique écoulé ? Ou bien la
garderait-il jusqu'au moment où il serait lassé d'elle?

Souvent, la jeune femme se désespérait. Car Sharif ne semblait guère las de sa compagnie.
Elle commençait même à craindre qu'il ne veuille faire d'elle sa concubine, après son mariage
avec Fatima. Et à cette seule pensée, elle se sentait défaillir.

Un après-midi, le dix-huitième jour de la captivité de Léa, Sharif annonça qu'il devait se


rendre dans son palais pendant un jour ou deux pour régler quelques affaires, mais qu'il
reviendrait le plus tôt possible. Et il partit en hélicoptère.

Seule dans son lit, ce soir-là, Léa passa une triste nuit. Elle prenait conscience de l'importance
que son compagnon avait insidieusement prise dans sa vie ; et elle commençait à se
demander si elle serait un jour libérée de lui, même s'il la laissait partir...

Le lendemain, alors qu'elle était installée devant sa tapisserie et s'efforçait de se concentrer


sur ce travail, malgré sa nervosité et sa fatigue, elle reçut une visite inattendue.

Elle n'avait aucune raison de penser que Tayi se préoccupait de sa solitude ; aussi fut-elle
stupéfaite de la voir entrer dans le salon . L'Ethiopienne portait un panier et Léa fut plus
ébahie encore lorsqu'elle vit ce que sa visiteuse en tira : la ceinture pleine d'argent qu'elle
avait dédaigné de ramasser dans la salle du trône de Qatamah !

- Comment avez-vous eu cela? lui demanda-t-elle.

Tayi ne répondit pas. Elle s'avança, tendant le ceinturon à Léa.

- Mettez-la sous votre tunique, ordonna-t-elle.

- Mais... je ne comprends pas, balbutia Léa.


Elle se leva, perplexe. Bien que l'argent appartînt à Glen, elle répugnait à le prendre.
S'agissait-il d'un piège?

- Pourquoi me donnez-vous cette ceinture ? insista-t-elle.

- Que voulez-vous ? lui lança Tayi avec une expression de défi hostile. Rester ici ou être libre
?

- M'en aller!

- Alors, ne perdons pas de temps. Faites ce que je vous dis.

- Pourquoi me venez-vous en aide ?

Tayi dédaigna de répondre à cette question.

- Mettez cette ceinture, insistait-elle.

Léa s'exécuta. Tandis qu'elle achevait de dissimuler l'objet sous son caftan, Tayi s'avança vers
la table ronde ; délibérément, elle renversa au sol une coupe de fruits. Puis elle gagna le seuil
et attendit que Léa fût prête à sortir avec elle.

Comme de coutume, une servante était postée dans le couloir juste en face de la porte. Tayi
lui ordonna de ramasser les fruits et de réparer les dégâts, puis s'élança dans le couloir, Léa à
sa suite. Dès que la servante fut hors de vue, l'Ethiopienne tira une djellaba noire et un abba
du panier qu'elle portait toujours à la main et les remit à Léa.

- Enfilez ça, ordonna-t-elle.

La jeune femme lui obéit sans se faire prier, s'assurant de bien rabattre le voile sur son
visage. Lorsqu'elles traversèrent la cour et que Tayi la mena jusqu'à l'une des voitures garées
près de la grille, personne ne fit un geste pour les retenir.

- Montez sur le siège du passager, dit Tayi.

Léa prit place sans hésiter. Elle n'avait aucune idée de la raison qui poussait Tayi à encourir le
risque de mécontenter gravement son seigneur et maître, mais elle était prête à saisir
jusqu'au bout la chance qui s'offrait à elle.

Lorsque l'Ethiopienne prit le volant et démarra, franchissant les portes de la forteresse,


aucun garde ou sentinelle ne s'opposa à leur départ. Peu de femmes conduisaient, dans les
pays arabes. Mais apparemment, Tayi bénéficiait d'une totale liberté de déplacement. Une
nouvelle fois, Léa se demanda si elle n'était vraiment qu'une simple nourrice... Cédant à une
impulsion, elle demanda :

- Qui êtes-vous?

Bien entendu, elle n'obtint aucune réponse. Mais peu lui importait, au fond. Si sa tentative de
fuite était couronnée de succès, elle aurait tôt fait de franchir les frontières de Zubani ; alors,
Tayi et Sharif al Kader ne feraient plus jamais partie de sa vie.

L'élan douloureux qui la traversa à cette pensée lui fit comprendre que l'Ethiopienne était
intervenue juste à temps. Car elle n'était pas loin de s'attacher à son geôlier...

- Savez-vous conduire? s'enquit soudain Tayi.

- Oui.

Elles avaient traversé le village et la voiture s'arrêta au-delà des habitations. Tayi se tourna
vers Léa, en femme qui a accompli la mission qu'elle s'était fixée.

- La voiture est à vous, dit-elle. Partez. Et ne revenez jamais.

- Pourquoi faites-vous cela? demanda de nouveau Léa. Je ne suis rien pour vous !

Elle ne reçut aucune réponse. Tayi descendit de voiture et s'éloigna, altière et indomptable.
Inoubliable, songea Léa en se hâtant de prendre le volant.

Appuyant aussitôt sur l'accélérateur, elle s'élança vers la liberté. Elle roulait aussi vite qu'elle
le pouvait. Si on la rattrapait, quelle ne serait pas la vengeance de Sharif. !

Lorsqu'elle atteignit enfin l'autoroute, elle éprouva un élan de soulagement. La première


étape était franchie. Elle avait hâte, à présent, d'avaler la distance qui la séparait encore de la
frontière.

Elle n'en était plus qu'à environ quatre-vingts kilomètres lorsqu'elle entendit le grondement
d'un hélicoptère, au-dessus d'elle.

« Ce ne peut pas être lui », pensa-t-elle, paniquée. L'appareil vrombit au-dessus d'elle
quelques minutes, puis s'élança en avant de la voiture. Elle vit alors qu'un deuxième
hélicoptère la suivait.

Ils atterrirent de concert, l'un en avant, l'autre en arrière, bloquant la route des deux côtés. La
jeune femme était prise dans un étau. Elle ne pouvait aller plus loin.
Elle ralentit, s'arrêta et coupa le moteur. Puis elle attendit, plongée dans une étrange apathie.
Deux hommes s'approchèrent; l'un d'eux ouvrit la portière et fit sortir Léa.

Elle obéit sans protester.

Ils lui ordonnèrent d'ôter son abba puis contemplèrent longuement sa chevelure dorée. «
L'identification est facile », songea-t-elle avec résignation.

Tandis qu'on l'escortait jusqu'à l’un des hélicoptères, la jeune femme se demanda une
nouvelle fois si elle était ou non tombée dans un piège. Tayi allait-elle être récompensée ou
punie pour son acte ? Difficile à dire... Une chose en tout cas était sûre : elle-même allait
payer très cher son escapade. Et pourtant quels autres tourments Sharif pourrait-il bien lui
infliger? N'était-il pas déjà allé très loin dans la vengeance?

Lorsque l'appareil décolla, Léa éprouva un élan de désespoir total. On allait la ramener dans
la forteresse. D'où personne ne viendrait jamais la tirer .Elle semblait vouée à rester la
captive de Sharif al Kader sa vie durant.

9.

Léa se laissa emmener par les gardes avec indifférence et passa le voyage de retour plongée
dans une sorte de prostration, lorsqu'ils atterrirent, elle descendit de l'hélicoptère sans un
mouvement de révolte. Ce fut alors, et seulement alors, qu'elle s’aperçut qu'ils n'étaient plus
dans le désert. Ils se trouvaient dans un héliport, dans l'enceinte d'un palais qui était sans
doute la résidence princière de Zubani. Si la jeune femme n'était pas d'humeur à admirer
l'élégante architecture de l'imposante construction blanche, elle dut cependant s'avouer que
ce lieu lui semblait bien plus agréable la forteresse. De toute évidence, c'était une demeure
édifiée depuis peu pour refléter la prospérité et l'importance pays. Ici, aucune des fenêtres
qu'elle apercevait n'avait de jalousies.

Il était également bien agréable de voir de l'herbe, des buissons en fleurs, des palmiers
dattiers. Elle avait plaisir à autre chose qu'une vaste étendue de désert bornée par montagnes.

Elle n'eut cependant guère le temps de profiter du paysage, les gardes la conduisirent aussitôt
à l'intérieur du palais. Là, elle fut confiée à une autre escorte, qui attendait visiblement
arrivée pour la mener jusqu'au maître des lieux. Ils traversèrent le hall immense et longèrent
un vaste corridor aboutissant à une double porte. Les battants en furent ouverts
cérémonieusement.

La prisonnière se retrouva tout à coup dans une fabuleuse galerie d'art. Elle reconnut des
tableaux de la Renaissance, des toiles impressionnistes et fauviste, chefs-d'œuvre de certains
des plus grands maîtres de la peinture. Elle ne s'étonnait plus, à présent, de la familiarité de
Sharif al Kader avec l’œuvre de Rubens et de Léonard de Vinci. Mais là encore, elle n'eut
guère le temps de contempler les toiles qui s'offraient à ses regards. Le cheikh de Zubani,
assis sur un banc au centre de la pièce, se mit debout, commandant son attention. Non sans
ressentir une sorte de choc, elle s'aperçut qu'elle était presque heureuse de le revoir. D'une
façon mystérieuse, elle se sentait puissamment liée à lui. Et puis, en compagnie de Sharif, la
vie était excitante...

- Ah, tu es enfin arrivée, déclara-t-il avec satisfaction.

Léa attendit sans mot dire l'explosion de colère qui ne manquerait pas de suivre. Sharif
s'avança jusqu'à elle.

- Ne t’avais-je pas ordonné de ne plus mettre de noir? s'exclama-t-il.

Elle le dévisagea avec étonnement. Ainsi, c'était à ce vulgaire détail qu'il s'arrêtait? En de
telles circonstances?

Il dénoua la djellaba qu'elle portait et la lui ôta avec autorité, révélant le caftan turquoise
qu'elle avait revêtu le matin même.

- C'est beaucoup mieux, commenta-t-il.

« Le calme avant la tempête », songea Léa.

Les mains de Sharif se glissèrent autour de sa taille, s'immobilisèrent.

- Qu'est-ce que c'est que ça?

- La ceinture de mon frète.

Le cheikh plissa le front, l'air désapprobateur.

- Ainsi, tu as fini par l'accepter?

- C'était nécessaire.
- Ote-la tout de suite !

Ayant lancé cet ordre bref, Sharif se mît à faire les cent pas dans la galerie, tandis que Léa
enlevait la ceinture et la jetait sur la djellaba noire abandonnée au sol.

Soudain, le maître de Zubani fit volte-face, pointant dans sa direction un doigt accusateur.

- Ta fuite est d'une inconvenance inqualifiable. Ce genre de comportement ne te sied pas du


tout !

- Je suis navrée

- A juste titre. N’ai-je pas fait tout ce qui était en mon pouvoir pour te faire plaisir? N'est-il
pas évident que nous sommes bien ensemble ? C'était inepte de ta part de vouloir me quitter!

Il se planta devant elle, la dévisageant d'un regard intense.

- Il me déplaît d'être prisonnière, lui déclara-t-elle d'un ton mal assuré.

- C’est ta faute.

- Pardon? s'exclama Léa.

- Je ne peux pas te faire confiance. Avoue que tu chercherais à me fausser compagnie de


nouveau.

- Je tiens à ma liberté, Sharif. Tu ne peux tout de même pas me blâmer de chercher à la


reconquérir !

Sharif soupira, l'air exaspéré.

- En tout cas, si tu tiens à récidiver, fais-moi au moins l'honneur de te montrer plus maligne,
la prochaine fois.

Alors que Léa demeurait muette, réduite au silence par ce conseil pervers, il changea
d'expression, se montrant nettement approbateur, cette fois.

- Le couteau, dit-il. Ça oui, c'était digne de toi. Mais ce plan d'évasion ridicule... cousu de fil
blanc...

- Ce n'est pas moi qui l'ai conçu, lâcha Léa, vexée.

Son interlocuteur esquissa une petite grimace.


- Tayi a de bonnes intentions. Mais elle ne comprend pas ta situation, tout simplement. Elle
voit, et pourtant, c'est comme si elle était aveugle.

Ainsi, pensa Léa, ce n'était pas un piège. Tayi avait agi : sa propre volonté. Cela faisait d'elle
quelqu'un de tout à fait remarquable. Son caractère était vraiment digne de sa beauté...

- Que vas-tu faire à Tayi ? demanda-t-elle avec inquiétude.

- Mais rien du tout ! Elle a agi de bonne fois.

Décidément, Sharif était l'homme le plus imprévisible que Léa eût jamais rencontré. Ainsi, sa
tentative de fuite et que Tayi y avait prise lui semblaient sans importance !

- On dirait que je suis aveugle, moi aussi, dit-elle en soupirant. Sharif, pourquoi suis-je ici ?
Que comptes-tu faire de moi, à présent?

II se rembrunit, arpenta de nouveau la galerie, contourna le banc, se retourna enfin vers elle
en lui décochant un long regard scrutateur.

- Il y a du nouveau, révéla-t-il finalement Je vais te mettre dans la confidence.

- Merci, s'empressa de dire la jeune femme.

- J'ai reçu une visite à ton sujet. Ta présence ici pose de nombreux problèmes. La situation est
extrêmement délicate.

Glen ! songea Léa avec exultation. Son frère avait certainement tenté une démarche en sa
faveur. Mais laquelle? Car il était très dangereux pour lui d'affronter directement le cheikh de
Zubani. Peut-être avait-il contacté leur ambassade, pour l'informer qu'une ressortissante
australienne était détenue contre son gré par Sharif al Kader?

- Tu m'avais laissé entendre, reprit ce dernier que ta famille ne t'avait jamais aimée exception
faite de ton frère, qui t'a prise sous sa protection directe au cours des huit dernières années.

- C’est exact, confirma Léa, se demandant pourquoi il semblait remettre cette information en
cause.

- C'est faux, au contraire.

- Mon gouvernement se serait-il inquiété de ma situation?

- Non. C'est le principal intéressé qui s'est manifesté. Ton père.


Léa ne put en croire ses oreilles.

- Mais pourquoi s'est-il donné cette peine? s'exclama-t-elle avec la plus profonde
stupéfaction.

Cela faisait plus de seize ans que son père l'avait abandonnée !

- Parce que c'était son devoir, répondit Sharif.

Il était trop imprégné de sa propre culture pour imaginer, et moins encore comprendre, qu'un
père pût se désintéresser de sa fille...

- Il tient à te voir et à s'assurer que tu n'as pas été maltraitée, reprit-il. Il est prêt à payer
n'importe quel prix pour ta liberté.

- Mon père?

- Evidemment. Tu es sa fille. Il est naturel qu'il s'inquiète pour toi. Il m'a offert une grosse
rançon.

Pendant quelques instants, tous les souvenirs amers que Léa conservait de son adolescence
déchirée cédèrent la place à ceux, plus heureux, de sa prime enfance. A l'époque, lorsque son
père arrivait à la maison, revenant de l'un de ses nombreux voyages, il la prenait
affectueusement dans ses bras pour l'embrasser, puis la taquinait gentiment, la faisant
languir au sujet du cadeau qu'il lui avait apporté, invariablement le même : une poupée
revêtue du costume national du pays d'où il venait. Car il était sans cesse en train de sillonner
le ciel, en route pour des destinations lointaines, en tant que pilote de ligne. Mais cela, c'était
le passé...

La jeune femme regarda Sharif, d'un air à la fois peiné hésitant.

- Mon père est réellement venu me chercher?

Il la dévisagea avec attention, cherchant à comprendre.

- Pourquoi ne serait-il pas venu ?

« Pour une infinité de raisons », songea-t-elle tristement. Elle haussa cependant les épaules.

- Aucune importance.

- Si, ça en a. C'est lui qui t'a fait du mal ?


- Mes parents ont divorcé lorsque j'avais dix ans. Mon père a une nouvelle famille,
aujourd'hui.

- Mais il reste toujours très attaché à toi.

Léa esquissa un petit sourire dubitatif.

- On dirait... Vas-tu m'autoriser à le voir, Sharif ?

Lentement, il hocha la tête.

- Oui. Il le faut.

Il se rapprocha d'elle et l'attira doucement entre ses bras. Léa ne résista pas. Elle était
perturbée par ce qu'il lui avait dit et par la façon dont il se comportait avec elle — comme si...
comme s'il était touché par sa souffrance et désirait l'aider à la surmonter.

Il eut un sourire penaud.

- Je n'ai pas le droit de séparer un père et sa fille. Et puis tu te sentiras plus libre, si tu lui
parles.

- Quand? Quand vais-je le voir? A quel hôtel est-il descendu?

Sharif donna un baiser à la jeune femme, avant de répondre :

- Il est ici, au palais. Et tu le rencontreras demain. De nouveau, il l'embrassa avec passion.

- Une fois que nous aurons fait l'amour, et encore l'amour...

Il refusa d'en dire davantage. Emmenant sa compagne dans des appartements privés où ils ne
seraient pas dérangés, il la renversa sur un lit et commença à la caresser avec fièvre. Elle lui
céda, sans même protester, emportée elle aussi par un désir incoercible.

Plus tard, tandis qu'elle gisait entre ses bras, elle tenta de se persuader que la sensation de
complétude qu'elle éprouvait auprès de lui n'était qu'une chose passagère et probablement
illusoire. Pour elle, Sharif était le plus déroutant des hommes. Rude et sans pitié lorsqu'il
s'agissait d'assouvir sa volonté, il était aussi capable de se montrer bon et compatissant, plein
de sensibilité et de sagesse dans ce qu'il entreprenait…

Les projets qu'il avait formés pour son peuple, par exemple, étaient bien conçus mais aussi
très idéalistes. Elle aurait voulu pouvoir rester avec lui et l'aider à les mener à bien, assister à
leur réalisation.
Mais ce n'était pas pour cela qu'il désirait sa présence auprès de lui. Et Léa savait qu'elle ne
serait jamais heureuse dans la peau d'une concubine.

Pour le bien de Zubani, Sharif devrait rapidement mettre fin à leur étrange duo. C'était sans
doute parce qu'il en était conscient qu’il la possédait si souvent et avec tant de fougue,
comme pour se rassasier d'elle tant que cela était encore possible, sans tenir compte des
conséquences de son attitude sur le plan politique.

En lui accordant de voir son père, il avait été aveuglé par sa propre culture et avait cru lui
faire plaisir. Cependant, il était aussi possible que ses négociations avec Qatamah eussent
pris un nouveau tour ; qu'en se servant d'elle comme il l'avait fait, il eût atteint son but Cela
aurait expliqué son indulgence... La venue de M. Marlow lui offrait peut-être l'occasion de la
relâcher d'une façon élégante.

Ne lui avait-il pas dit : « Il y a du nouveau »? Que fallait-il entendre par là ? Qu'il commençait
à attacher de l'importance à ce qu'elle ressentait, ou bien que la situation diplomatique s’était
modifiée? Désireuse de savoir ce qu'il avait en tête, elle lui demanda :

- Me laisseras-tu rentrer chez moi avec mon père ?

Il se redressa sur un coude et la regarda d'un air sévère, comme si elle l'avait blessé.

-De quel chez toi partes-tu ? Ton père a une autre famille, c’est toi-même qui l'as dit.

- Je voulais dire chez moi en Australie, s’empressa-t-elle de rectifier.

- Voici longtemps que tu es partie de là-bas, et de ta propre initiative. N'as-tu pas trouvé une
seconde patrie dans un pays frère du mien, au cours de ces huit dernières années ?

- J'ai été heureuse à Qatamah, c'est vrai. Mais mon frère était à mes côtés.

- Et maintenant, c'est moi qui suis là pour te rendre heureuse. Tu aimes être avec moi. Nous
sommes bien ensemble.

Léa poussa un long soupir. Il lui aurait été bien difficile de nier cela, en cet instant !

- Tu as dit que mon père était prêt à payer un bon prix pour ma libération, rappela-t-elle
pourtant.

- C'est lu qui a fait cette proposition. Cela prouve qu'il a de l'affection pour toi. Ainsi qu'il le
doit, d'ailleurs.
- Et que lui as-tu répondu ?

- Que c'était insuffisant.

- Mon père n'est pas riche.

- Peu importe.

L'air sombre de Sharif céda la place à une expression satisfaction et, lentement, un sourire
naquit sur son visage. La jeune femme en eut le cœur chaviré.

- Je sais que tu ne veux pas me quitter, de toute façon.

- J'ai pourtant essayé de le faire aujourd'hui.

- Pas de ta propre initiative. Et à un moment fort opportun.

- Sharif, tu ne peux pas continuer comme ça. C'est bien joli de te repaître de ta vengeance,
mais il faudra tôt ou tard que tu passes un accord avec Qatamah. Et à ce moment-là ma
présence ne sera plus qu'une entrave à tes projets.

- Nous verrons, répondit Sharif al Kader.

Comme elle se préparait à lui poser de nouvelles questions, il la fit taire d'un baiser. Qui fut
suivi par beaucoup d'autres...
10.

Il était presque midi, le lendemain, lorsqu'on vint chercher Léa pour l’emmener voir son père.

Toutes ses affaires avaient été rapportées de la forteresse, et on l'avait logée dans un
appartement clair et dégagé du Quartier des femmes. Elle s'y sentait bien, moins prisonnière ;
cependant, cela ne l'avait pas empêchée d'être nerveuse et tendue pendant toute la matinée à
la perspective de ces étranges retrouvailles. Cette rencontre avec son père... que lui réservait-
elle ?

Tandis qu'on la conduisait le long d'interminables corridors vers Dieu savait quelle partie du
palais, la jeune femme fut envahie par d'indésirables souvenirs. Il y avait si longtemps qu'elle
avait perdu son père de vue ! Elle tremblait qu'il ne l’abandonne une fois de plus. Ce serait,
face à Sharif, une terrible humiliation, qu'elle n'osait envisager.

Pourquoi s’était-elle habillée avec autant de soin, ce matin-là? C'était stupide et ne servirait à
rien, elle le savait. Mais, poussée sans doute par un orgueil secret, elle avait choisi de mettre
sa tenue préférée, une tunique turquoise brodée et ornée de perles. Une robe qui plairait
probablement à Sharif...

On l’introduisit dans un salon de réception au moment même où elle se faisait cette


réflexion. Et ce fut sans doute pour cette raison que ses regards se portèrent d'abord vers le
cheikh de Zubani, lorsqu'elle fit son entrée et que les deux hommes qui l’attendaient se
levèrent pour la saluer. Léa vit une lueur d'admiration et d'orgueil briller dans le regard de
Sharif et cela lui redonna un peu d'assurance.

Le cheikh dégageait une autorité particulièrement impressionnante, ce jour-là. Mais


désormais, la jeune femme n'avait plus peur de lui. La manière dont il avait accueilli sa
tentative d'évasion avait dissipé toutes les craintes qu'elle conservait son endroit. Certes, il
assouvissait sa vengeance ; mais d'une certaine manière, il respectait sa prisonnière, elle le
sentait.

Lentement le regard de Léa se porta vers l'homme qui avait fait tout ce long chemin pour la
voir : le capitaine Robert Ian Marlow. Glen tenait de lui sa haute taille, sa blondeur, sa peau
claire qui prenait au soleil la teinte du miel, ses beaux traits respirant la droiture et la
franchise. Mais il n'y avait nulle assurance dans le regard bleu que le visiteur posait sur Léa
en cet instant. Et nul espoir non plus.

- Comme vous pouvez le constater, capitaine Marlow, commença calmement Sharif, votre
fille est en bonne santé.

Il ajouta à l'intention de Léa :

- Et très belle.

- Oui, merci, Votre Excellence, dit Robert Marlow.

Il adressa un sourire timide à la jeune femme et ajouta :

- C'est bon de te revoir, Léa.

Son maintien était raide, et l'on voyait qu'il ne s'attendait guère qu'elle coure se jeter dans ses
bras, comme elle l’aurait fait autrefois. Léa s'arrêta à quelques pas de lui sans songer à lui
sourire en retour. Trop d'interrogations se bousculaient son esprit Quelle était donc la raison
de cet acte extraordinaire. Qu'en pensait sa femme? Et les enfants de celle-ci ?

- C'est gentil d'être venu, murmura-t-elle pourtant.

- Je le devais, répondit simplement son père. Je ne te laisserai pas tomber, cette fois, Léa.

Une émotion indicible envahit la jeune femme à ces mots, l'empêchant de parler. Comme s'il
avait perçu sa détresse, Sharif la prit doucement par le bras pour la conduire jusqu'à un
fauteuil, tout en déclarant :

- Veuillez vous asseoir, capitaine Marlow.

Puis il s'installa à son tour, de façon à avoir Léa à sa droite et son visiteur à sa gauche. De
toute évidence, il n'avait nulle intention de les laisser en tête à tête.

Léa chercha désespérément comment entamer la conversation avec son père.

- As-tu vu Glen ? finit-elle par demander.

- Il est venu me trouver directement, révéla le capitaine Marlow d'une voix raffermie. Il m'a
demandé si j'accepterais de ramener l'avion qu'il avait utilisé jusqu'à Qatamah.
Un sourire désabusé erra sur les lèvres de Léa. Glen était toujours resté proche de leur père.
Bien sûr, il était plus âgé qu'elle au moment où leurs parents avaient divorcé—il avait seize
ans, elle dix — et c'était surtout leur mère qu'il avait rendue responsable de la rupture. Par
ailleurs, il avait toujours désiré devenir pilote, ce qui avait créé un lien particulier entre le
capitaine et lui.

- Je suis heureuse de savoir qu'il est sain et sauf, dit la jeune femme. Avant que Sharif ne me
détrompe, je croyais qu'il avait été abattu.

Robert Marlow se rembrunit ; son regard se porta vivement vers le cheikh, avant de revenir à
sa fille.

- Nous avons attendu d'avoir de tes nouvelles. Glen pensait que tu serais expulsée. Comme tu
tardais à te manifester, j'ai ramené l'avion à Qatamah et demandé audience au roi Rachid.

- Il t'a reçu ? s'étonna Léa.

- Pas lui. Le prince Youssef.

- Et il t'a dit où j'étais ?

- Non. Il était très inquiet au sujet de sa sœur. J'ai pu le rassurer et lui apprendre qu'elle allait
bientôt épouser Glen.

- Glen et Samira vont se marier? s'étonna Léa. Je croyais...

Elle adressa un regard interrogateur à Sharif, mais, curieusement, ce dernier semblait se


désintéresser de l'information. Peut-être était-il déjà au courant…

- Je ne savais pas, reprit-elle à l'intention de son père, que... qu'ils éprouvaient ces
sentiments-là.

- D'après ce que j'ai compris, Glen et Samira s'aimaient depuis longtemps, lui répondit-il avec
calme. Mais ils ne s'étaient jamais avoué ce qu'ils ressentaient. Leurs devoirs et leurs
responsabilités leur interdisaient de le faire. A la veille de son mariage, Samira a craqué et
révélé à Glen qu'elle l'aimait et ne supporterait jamais de vivre sans lui.

Robert Marlow marqua une pause puis se décida à pour suivre.

- Glen avait très peu de temps devant lui pour emmener Samira hors de Qatamah, Léa. Elle
s'est vêtue de façon à se faire passer pour toi et c'est comme ça qu'ils ont pu quitter le palais
sans provoquer de soupçons. Il n'y avait pas d'autre moyen. C'est pourquoi Glen t'a demandé
de cacher ta présence à tout le monde...

Ainsi, c'était ainsi que les choses s'étaient passées, songea Léa. Elle se remémora l'étrange
agitation de son frère, la l'instant fatal où il lui avait fait ses adieux. De toute évidence il était
en proie à des émotions violentes, qu'elle s'expliquait aujourd'hui : inquiétude pour elle,
amour pour Samira, crainte et espoir... De menus détails lui revinrent à la mémoire : la
douceur de la voix de Glen, lorsqu'il parlait de Samira ; la façon dont la princesse le
regardait... Ce n'était pas une admiration d'adolescente, comme elle l'avait cru, mais un
sentiment beaucoup plus profond. Et assez fort pour les amener, l'un et l'autre, à remettre en
cause tout leur passé à Qatamah.

- Glen ne voulait pas t'abandonner, Léa. Il a dû choisir. Il a fait pour le mieux.

L'intonation tendue, presque suppliante de la voix de son père amena la jeune femme à le
regarder plus attentivement Pensait-il qu'elle rendait Glen responsable de ce qui lui était
arrivé? Pourtant, son frère n'aurait jamais pu prévoir la vengeance du cheikh de Zubani. Pas
dans le feu de l’action, en tout cas, lorsque le temps pressait et qu'il fallait trancher vite. Glen
et Samira avaient droit au bonheur et elle ne contestait pas cela.

- Je comprends, papa, dit-elle doucement.

- Vraiment? demanda-t-il d'un air hésitant. Tu peux pardonner à ton frère ?

Elle rougit en réalisant que son interrogation reflétait ce qu'il ressentait lui-même. Il pensait
qu'elle ne lui avait jamais pardonné de l'avoir abandonnée pour mener une autre vie...

Mais l'attitude de Glen et celle de son père n'étaient nullement comparables ! songea-t-elle
avec rancœur. La confier à une mère peu aimante qui plaçait son nouveau mari et son
bonheur avant tout, était-ce vraiment ce que Robert pouvait faire de mieux? N'avait-il eu,
comme Glen, aucun autre choix? Au cours des rares visites qu'elle avait été autorisée à lui
rendre, lui avait-il manifesté la moindre affection? Sûrement pas! Il avait toujours accordé
plus d'attention aux enfants de sa seconde femme qu'à sa fille légitime. En fait, pour ses deux
parents, après le divorce, Léa n'avait été qu'un fardeau.

- Je ne comprends pas pourquoi tu es venu, dit-elle enfin d'une voix atone. Tu ne t'es jamais
préoccupé de moi lorsque j'ai eu besoin de toi.

Les traits du pilote se crispèrent.

- Léa... En venant ici, j'ai voulu saisir l'occasion de te dire que je regrettais. J'aimerais essayer
de te redonner foi en moi.

- C'est pour Glen que tu as fait ça, pas pour moi. Mon frère t'a demandé de venir ici à sa place,
n'est-ce pas?

- Oui. Mais j'étais d'accord, Léa.

La jeune femme secoua la tête en signe de dénégation.

- Comment Glen a-t-il su que j'étais ici ? s'enquit-elle.

Robert Marlow jeta un coup d'œil circonspect en direction de Sharif al Kader.

- Par des contacts personnels. Comme tu le sais, il était aimé et respecté de beaucoup de gens,
dans cette région.

Léa eut un élan de fierté et d'orgueil, en songeant à son frère. Elle devinait qu'il avait remué
ciel et terre avec obstination jusqu'à ce qu'il eût obtenu l'information qu'il souhaitait.

- Dis-lui de ne plus se faire de souci pour moi, déclara-t-elle impulsivement. Et remercie-le


d'avoir proposé une rançon. Je...

- C'est moi qui ai proposé la rançon, Léa.

Cette déclaration, faite à voix basse, modifia soudain la perception que Léa avait de son père.
Elle le dévisagea d'un air incertain.

- Je suis conscient de n'avoir pas fait grand-chose pour toi, lui dit-il. Je regrette que tu aies eu
à pâtir des choix que j'ai cru devoir accomplir. Je ne t'aimais pas moins qu'avant, crois-moi.
Mais après l'échec de mon premier mariage, j'avais vraiment besoin de préserver ma relation
avec Helen. Et je croyais sincèrement qu'il valait mieux que tu restes avec ta mère.

« Mieux pour toi, oui ! » pensa amèrement Léa. Cependant, elle préféra garder cela pour elle.
Peut-être avait-il véritablement des regrets, après tout?

- Et que pense Helen de l'offre que tu as faite ?demanda-t-elle.

Cela ne va-t-il pas les désavantager, ses enfants et elle?

Robert Marlow baissa les yeux, puis les releva lentement. Une tristesse poignante perçait
dans son regard.

- Je tiens beaucoup à toi, Léa. Et Helen comprend que je ne pourrais plus jamais me regarder
en face si je ne fais pas tout mon possible pour toi. Même si c'est bien peu, et cela arrive trop
tard.

La carapace sous laquelle Léa s'abritait depuis si longtemps sembla se craqueler de toutes
parts, et l'amour si longtemps réprimé qu'elle portait à son père resurgit soudain. Ses yeux
s'humectèrent de larmes. Elle voulut parler, n'y parvint pas. Finalement, elle réussit à lui
adresser un tout petit sourire.

- Je suppose que tu ne m'as pas apporté de poupée, cette fois, murmura-t-elle.

- Non, je n'y ai pas pensé. Dommage, répondit-il d'une voix brisée par l'émotion.

- Capitaine Marlow, intervint alors Sharif, je respecte votre proposition. Elle est digne de
votre fille, déclara-t-il avec un hochement de tête approbateur.

- Cela signifie-t-il que vous l'acceptez, Votre Excellence?

En entendant cette question, Léa éprouva soudain un trouble étrange. Elle aurait dû être
désireuse de sortir de captivité ; et pourtant, à la pensée d'être séparée de Sharif, elle se
sentait complètement désemparée...

- Comprenez bien, capitaine Marlow, que cette affaire est de la plus haute importance,
souligna le cheikh. Vous avez bien parlé. Je suis favorablement impressionné par votre
sincérité. C'est pourquoi je consens à vous accorder un instant d’intimité avec votre fille.

Il se mit debout et ses yeux noirs se posèrent sur Léa.

- Ton cœur est digne de ton caractère, lui dit-il en souriant, je n'en suis pas surpris. Je vais
ordonner qu'on vous serve une collation.

Ensuite, vous pourrez faire une promenade dans l’enceinte du palais, si vous le désirez.

- Votre Excellence, insista Robert Marlow, comment vous persuader de libérer ma fille ?

Il se tourna vers lui, résolu et hautain comme de coutume, mais dénué d'agressivité.

- Vous n’aurez jamais ce pouvoir, capitaine. Je vous recommande de ne pas perdre votre
temps à comploter. Votre fille restera avec moi. Faites votre paix avec elle, conclut-il.

Ayant ainsi parlé, il se dirigea vers la porte du salon. Parvenu sur le seuil, il se retourna,
comme s'il voulait réparer un oubli. A moins que ce ne fût une manœuvre délibérée de sa
part, afin de mieux ménager son effet...
- Capitaine Marlow ?

- Oui, Votre Excellence?

- Dites à votre fils que je veux le voir. Son devoir est de venir. II n'est pas admissible que les
hommes de la famille de Léa ne cherchent pas à la soutenir. Cela ne se fait pas, dans mon
pays.

11.

Un accès de désespoir terrassa Léa. « J'aurais dû savoir qu'il irait jusqu'au bout », pensa-t-elle
avec abattement. Sharif l'avait enlevée pour « faire pendant » au kidnapping de sa fiancée. Et
à présent, il réclamait Glen pour effacer l'affront politique qu'il avait subi par sa faute. S'il
détenait Glen, quel coup de grâce pour Qatamah ! Car le jeune pilote était celui que le roi
Rachid et les siens n'avaient pas su réduire à l'impuissance. Quant à Samira, elle serait punie
elle aussi, en étant privée de l'homme qu'elle aimait

La jeune femme était anéantie. Elle s'était imaginé que Sharif commençait à s'attacher à elle
et elle avait honte des rêves stupides qu'elle avait osé caresser, la nuit précédente. Quelle
naïveté que la sienne ! Pour le cheikh de Zubani, elle n'était qu'un instrument de vengeance.
Et elle qui s'offrait à lui chaque nuit, en femme consentante, pour assouvir ses désirs!
Livide, elle se tourna vers son père, qui la dévisageait d'un air torturé.

- Faut-il que je perde mon fils pour retrouver ma fille ? s'écria-t-il avec un accent
indescriptible.

Emue, Léa voulut lui épargner de nouvelles souffrances. Son père n'avait déjà eu que trop de
choix pénibles à mire dans sa vie.

- Non, papa, assura-t-elle. Je ne veux pas que Glen vienne. Dis-lui que je lui souhaite tout le
bonheur du monde, et à Samira aussi. Je vais bien, et de toute façon, je n'ai pas de projets
d'avenir. Cela m'est égal de rester à Zubani.

Des larmes brillèrent dans les yeux de son père. Il déglutit péniblement, hochant la tête,
luttant vainement contre l'émotion qui l'avait envahi.

- Comment pourrais-je supporter que tu sois encore la perdante? s'écria-t-il.

Dans un mouvement instinctif, Léa se rapprocha de lui pour le réconforter et l'étreignit de


toutes ses forces, tandis qu'il la serrait lui aussi dans ses bras avec tendresse.

La jeune femme était elle aussi au bord des larmes. Ainsi, son père l'aimait réellement ! Elle
avait eu tort de le juger aussi sévèrement qu'elle l'avait fait. Tout n'était pas noir ou blanc,
ainsi qu'elle l'avait pensé avec amertume durant de nombreuses années, mais plus nuancé,
plus complexe...

- Tout ira bien, papa, je t'assure, lui affirma-t-elle d'une voix rauque. Je suis heureuse que tu
sois venu me chercher. Mais j'ai appris à me débrouiller seule. Et Sharif est bon avec moi. Au
demeurant, il finira par me relâcher. Il est inutile que vous tentiez quoi que ce soit, Glen et
toi.

Robert Marlow poussa un long soupir.

- Tu ne seras pas sacrifiée à mon bonheur ou à celui de Glen, dit-il avec fermeté. Je vais
demander au cheikh de me garder prisonnier en échange de toi et de ton frère. Quel que soit
le prix à payer pour que vous soyez libres, je l’acquitterai.

- Non, papa, non ! protesta Léa. Cela ne marchera pas, de toute façon.

- Il faut que j'essaie. Vous êtes mes enfants. Si le cheikh de Zubani veut se venger, eh bien,
que ce soit sur moi.

- Ecoute-moi, voyons ! Ce n'est pas aussi terrible que tu le crois...


- Léa... Le cheikh a raison : tu es très belle. Tu mérites de trouver l'amour, comme ton frère,
au lieu de mener cette existence qui n'en est pas une à cause de ce que nous t'avons fait subir,
ta mère et moi. Le moins que je puisse faire aujourd'hui, c'est de donner à mes enfants la
possibilité de s'accomplir.

- Mais il y a Helen. Et tes autres enfants.

- Voilà seize ans que je m'occupe d'eux de mon mieux. A ton détriment, et à celui de Glen. II
est temps d'équilibrer la balance, Léa.

La jeune femme lut une résolution farouche sur le visage de son père. Elle comprit alors qu'il
n'y avait qu'on seul moyen pour briser sa volonté. Et ce n'était pas sans une certaine
satisfaction qu'elle allait l'employer. Car ainsi, le plan de Sharif se retournerait contre lui. Elle
ne lui permettrait pas de continuer à pratiquer son ignoble chantage affectif!

Souriant crânement, elle déclara d'une voix adoucie :

- Tu ne comprends pas, papa. Mon existence est devenue très excitante, au contraire, et je ne
tiens pas à en changer. Je veux rester avec Sharif al Kader. Je l’aime.

- Léa ! s'exclama son père en la saisissant par les bras d'un air angoissé. Ne fais pas ça ! Tu le
dis uniquement p...

- C'est la vérité, coupa-t-elle. Tu oublies que j'ai choisi de venir ici. Je ne veux pas rentrer en
Australie. Je veux être avec Sharif.

- Tu es sa prisonnière depuis trois semaines...

- Et pendant tout ce temps, j'ai aussi été sa maîtresse, répondit-elle en s'efforçant de paraître
attendrie à cette pensée. C'est un merveilleux amant.

Son père parut profondément perturbé.

- II t'a prise à la place de Samira?

- Au début, c'était sa motivation, oui. Mais depuis, les choses se sont modifiées entre nous. Et
j'aimerais savoir où cela va me mener, papa. Je ne partirai pas tant qu'il se me chassera pas
lui-même. Je suis parfaitement heureuse ici.

- Tu aimes ton frère plus que toi-même, observa Robert Marlow d'un air grave. Et tu ferais
n'importe quoi pour préserver son bonheur. Mais ne t'inquiète pas, Léa, nous trouverons un
moyen de te délivrer.
- Papa, je t'en prie, laisse tomber !

- Pas question. Inutile d'insister. Parlons d'autre chose, plutôt. Viens donc t'asseoir tout près
de moi et raconte-moi ce qui t'est arrivé de bon, depuis que nous avons été séparés.

La jeune femme voulut protester, tenter d'arrêter avec son père une ligne de conduite. Car
après tout, elle pouvait rester quelque temps encore la concubine de Sharif. Cela n'avait rien
de dramatique. De plus, poussée par un désir venu du plus profond d'elle-même, elle tenait à
prendre sa revanche sur le cheikh de Zubani. Oui, elle saurait lui damer le pion! Il trouverait
en elle une adversaire redoutable et résolue à le combattre. Fût-ce dans un duel à mort !

Mais elle sentait que si elle insistait, cela ne ferait que bouleverser davantage son père.
Visiblement, il cherchait à restaurer entre eux un peu de la tendresse et de la complicité
d'autrefois; s'efforçant de sourire et de se comporter avec décontraction, Léa s'assit donc
auprès de lui sur un sofa, et ils revinrent en arrière, à l'époque où ils étaient encore proches...

Le temps ne passa que trop vite. Lorsque sonna l'heure de la séparation, Léa espérait qu'elle
avait su convaincre son père. Elle ne voulait pas qu'il s'offre en sacrifice pour les sauver, Glen
et elle.

- Transmets tout mon amour à Glen et à Samira, dit-elle en embrassant affectueusement


Robert. Et remercie Helen de m'avoir permis de retrouver mon père. Que personne ne
s'inquiète pour moi, surtout. Je suis bien ici, je t'assure.

Le capitaine Marlow demeura silencieux. Il la serra bien fort contre lui ; puis, après l'avoir
longuement regardée comme pour graver ses traits à jamais dans sa mémoire, il accepta de
suivre l'escorte qui devait le mener à l'aéroport.

De son côté, Léa fut reconduite dans son appartement. En entrant dans le salon, elle vit que
sa tapisserie avait été installée près d'une fenêtre. Déprimée par son adieu à son père, elle se
rapprocha lentement du canevas, caressant distraitement les parties déjà brodées de la toile
qui lui avaient permis de compter les jours en attendant Glen. Elle ne voulait plus qu'il
vienne, à présent. Quant à la tapisserie, eh bien, elle allait la poursuivre, pour s'occuper. Elle
s'assit enfila une aiguillée et se mit à l'œuvre. Mais elle ne cessait de revenir en pensée à tout
ce qu'elle avait découvert à tout ce que son père lui avait dit.

Cela modifiait profondément sa façon de voir, l'amenait à réexaminer sous un autre jour la
vie qu'elle avait menée, les réactions qu'elle avait eues. Si elle avait été moins orgueilleuse et
moins critique, moins prompte à se placer sur la défensive, à juger sévèrement et amèrement
tes gens et les choses, son existence aurait peut-être été différente. Cependant, les regrets
étaient inutiles. Il valait mieux tirer les leçons de ses erreurs et aller de l’avant. Si toutefois
cela était possible.

Un intense sentiment de solitude la submergea. Elle se réjouissait du bonheur de Glen et de


Samira, de celui de son père et d’Helen, et même de celui de sa mère avec son deuxième
époux. Mais, depuis le départ de son frère, il n'y avait plus personne d'important dans sa vie...

Le bruit d'une porte se refermant avec un claquement sourd tira Léa de sa songerie. La
sensation familière de tension qui accompagnait toujours, pour elle, la venue de Sharif al
Kader, lui révéla qu'il venait de faire son entrée dans la pièce. Elle n'avait guère envie de
l'affronter, en cet instant. Les quelques heures qu'elle avait passées avec son père l'avaient
épuisée, laissée sans défense. Pourtant elle continua à tirer sur son aiguille, feignant de ne
pas être affectée par la présence de son geôlier.

- Comment peux-tu rester tranquillement assise alors que ta n'arrêtes pas de me causer les
pires ennuis ? lui cria-t-il.

Elle fut si étonnée par sa réaction et son accusation qu'elle se tourna vers lui.

Satisfait d’avoir ainsi capté son attention, Sharif se mit à faire les cent pas à travers la pièce.

- Depuis que tu es entrée dans ma vie, tu n'y as apporté que turbulence et chaos ! déclara-t-il.

Piquée au vif, Léa se leva d'un bond et s'exclama :

- C'est toi qui es entré dans ma vie, Sharif al Kader! J'étais paisiblement installée dans mon
patio privé...

- En train de broder cette tapisserie qui m'a donné des idées indésirables...

- Que je me suis efforcée de corriger !

- Ça n'a fait qu'aggraver la situation ! Il a fallu que tu me défies, hein ? Que tu me provoques !
Pourquoi fais-tu semblant d'être douce et docile alors que tu n'es rien de tout cela?

- Tu ne manques pas de toupet ! Quand je pense à la façon dont tu m'as déshabillée du regard
! Je me sentais...

- Ah ! coupa Sharif d'un ton triomphant. Enfin, tu l'admets.

- Quoi?

- Que tu avais envie de savoir comment ce serait, avec moi. Eh bien, tu es fixée, maintenant.
Alors, à quoi ça rime, d'aller te plaindre à ton père ?

- Je n'ai rien fait de tel ! s'exclama Léa, indignée. Tout au contraire !

- Comment ça?

- Je lui ai dit que je t'aimais. Que tu étais un amant hors pair. Et qu'il devait rentrer chez lui
sans se préoccuper de moi, parce que j'étais parfaitement heureuse avec toi.

En voyant Sharif prendre un air rayonnant à mesure qu'elle parlait, Léa éprouva un élan de
fureur.

- J'ai dit ça uniquement p…

- Parce que c'était la vérité, l’interrompit-il.

- Pour l'empêcher de commettre une folie, rectifia-t-elle d'un ton vengeur et satisfait. Pour
que ni lui ni Glen ne tombent entre tes griffes afin de me sauver.

Sharif ignora cette déclaration avec son arrogance coutumière.

- Je savais bien que tu finirais par m'aimer, dit-il avec un sourire satisfait. C'est une bonne
chose que tu sois enfin capable de te l'avouer à toi-même.

- Je n’admets rien ! s'écria Léa.

- Ta n'aurais pas prononcé ces mots, s'ils ne contenaient pas un fond de vérité.

- Mais vas-tu m'écouter, à la fin ? Je ne t'aime pas, Sharif ! Comment te pourrais-je, après
tout ce que tu m'as fait subir?

Le regard du cheikh pétilla d'ironie.

- Ah oui ? On peut savoir quels sont les horribles sévices que je t’ai infligés?

- Tu mas enlevée, pour commencer.

- C'est toi qui m'as mis au défi de le faire, en me regardant dans la salle du trône de Qatamah.

- Pas du tout!

- Si. Tu m'as provoqué, Léa. D'ailleurs, tu n'es pas du genre à respecter un homme dénué de
tempérament.

Sharif regarda intensément la jeune femme, tandis qu'il l'attirait entre ses bras. Léa tenta de
le repousser en plaquant ses mains contre son torse — rébellion faible et vaine contre la
séduction irrésistible qu'il exerçait sur elle.

- Tu désirais me connaître, lui déclara-t-il d'un air assuré. Si tu le nies, c'est uniquement par
orgueil. Et pour tester ton pouvoir de femme. Tu n'aimes pas céder sans résister.

Léa fut envahie par le doute et la confusion, alors que son compagnon l'étreignait plus
fougueusement. Y avait-il une part de vrai dans ses propos ? Décidément, c'était la journée
des bouleversements... Son père l'avait contrainte à réexaminer le passé sous un jour
nouveau. Et à présent, Sharif lui faisait éprouver... Quoi, exactement ? Elle n'aurait su le
préciser ; trop de sensations et de sentiments contradictoires l'agitaient.

- Dis-moi que tu m'aimes, lui murmura-t-il. Je veux entendre ces mots de ta bouche, je veux
les savourer.

- Je suis ta prisonnière, répliqua Léa en se rebellant contre l'émotion qui l'avait saisie à cette
étrange prière.

Elle refusait de plier sous la volonté d'un homme assoiffé de vengeance. Mais l'était-il
toujours ? D'une certaine façon, on aurait dit que cela avait cessé de compter pour Sharif...

- Dis-moi que tu m'aimes et je t'accorderai davantage de liberté.

- Davantage ? Mais je n'en ai aucune ! Dans ces circonstances, comment pourrais-je voir clair
en moi ?

Il laissa échapper un soupir.

- Tu t'obstines à refuser l'évidence, insista-t-il.

Soudain, la jeune femme se rappela le début de la discussion et demanda :

- Pourquoi étais-tu en colère contre mon père ?

- Aucune importance. Je le comprends. C'est quelqu'un de très têtu. Comme sa fille.

- Pourquoi dis-tu ça? Qu'a-t-il fait?

- Il a créé des difficultés... Mais j'ai veillé à ce qu'il prenne le chemin du retour.

- Sain et sauf? s'enquit Léa avec inquiétude.

- Evidemment ! Je n'en veux pas à sa vie.


Elle se rembrunit. Bien que son compagnon restât vague dans ses explications, elle devinait
que son père était revenu à la charge auprès de Sharif. Elle espéra de toutes ses forces qu'il
finirait par prêter plus de foi à ce qu'elle lui avait dit et ne perturberait pas Glen et Samira en
ravivant leurs angoisses à son sujet.

- Je respecte son sens du devoir paternel, reprit Sharif, mais de son côté, il doit comprendre
que j'ai des responsabilités. La sécurité de Zubani est en jeu. Il ne m'est pas toujours possible
d'agir selon mon bon vouloir. Je dois respecter certaines règles de conduite.

Léa se sentit profondément abattue, tout à coup.

- Tu veux dire que tu vas épouser Fatima, dit-elle avec effort.

Sharif parut vexé.

— Je n'ai aucune intention de contracter un mariage avec elle ou avec une autre princesse de
Qatamah, déclara-t-il. D'où tires-tu cette idée ?

- Tu as parlé de la sécurité de Zubani, non ? Ce n'est pas ce à quoi tu songeais ?

- Ah, parce que tu t'imagines que je vais accepter les propositions du roi Rachid ? Mais il n'en
est pas question, ma belle ! Dans cette affaire, c'est moi qui pose les conditions. Qatamah doit
se plier humblement à la volonté de Zubani.

Malgré elle, la jeune femme eut un élan d'exultation. Ainsi, Sharif n'allait pas épouser Fatima
! Tout à coup, le sourire revint sur ses lèvres et, à son tour, elle enlaça son compagnon.

- Tu as raison, j'avais sans doute envie de te connaître mieux, concéda-t-elle.

- Ah ! Alors, tu vas me dire que tu m'aimes. Tu oublies un petit détail : la question de ma


liberté. Puis-je compter sur toi pour ne plus provoquer de troubles dans mon existence?
demanda Sharif.

- Eh bien... nous verrons, rétorqua finement Léa, utilisant à plaisir les mots qu'il lui avait
opposés peu de temps auparavant.

Sharif éclata de rire, visiblement heureux et fier de sa repartie. Léa en fut toute retournée.
Tout à coup, elle comprit qu'elle appartenait réellement à cet homme, et qu'il lui appartenait
aussi Quant à l'avenir... elle verrait bien ce qu'il lui réserverait!

A cet instant, on frappa à la porte. Le rire de Sharif se mua à peu en soupir et, à regret, il
relâcha sa compagne.
- Il y a des moments où on voudrait bien ne pas être père, lâcha-t-il. Mais une promesse est
une promesse. Mes filles te réclament. Je les ai fait venir de Shalaan.

Il alla ouvrir la porte et les deux fillettes, bousculant à demi leur père, accoururent vers Léa.

- Mademoiselle Marlow..., crièrent-elles d'une seule voix.

-Tu nous racontes une histoire? lança Jasmine.

- Papa dit que tu vas nous apprendre l’anglais, renchérit Nadia.

- Je veux un conte de fées d'abord, décréta sa cadette. Dis, je peux m'assoir sur tes genoux ?

- Ce n'est pas juste, c'est à mon tour ! protesta Nadia.

Sharif survint derrière elles et les souleva de terre.

- Eh bien ? plaisanta-t-il. On ne dit même pas bonjour à papa?

- On t'a déjà vu ce matin !

- Ça fait des heures qu'on attend de voir Mlle Marlow !

- C'est bon, je vous pardonne. Mais seulement pour cette fois. Pour commencer, il faut vous
montrer plus polies avec Mlle Marlow. Elle vous racontera une histoire si vous le lui
demandez très gentiment. Elle vous donnera peut-être aussi des leçons d'anglais. A condition
que vous soyez bien sages.

- Oui, papa, répondirent en chœur les deux fillettes.

Au cours des heures qui suivirent, Léa eut l'impression d'être intégrée à un petit cercle de
famille aimant et gai Sharif n'aurait sûrement pas encouragé une telle situation s'il
n'entendait pas la prolonger, songeait-elle. Cependant, comment résoudrait-il les problèmes
politiques que posait Qatamah? Elle n'en avait aucune idée. Mais elle décida de ne plus se
tourmenter au sujet de l'avenir. D'une façon ou d'une autre, le cheikh de Zubani se chargerait
de tout.

Deux choses étaient sûres, en tout cas : il n'épouserait pas Fatima. Et quant à elle, elle ne se
sentait plus du tout solitaire...
12.

Dès que Sharif eut quitté Léa, le lendemain matin, Tayi fit son entrée dans les appartements
de la jeune femme. Toutes deux se dévisagèrent, songeant sans doute à la tentative d’évasion
qu'elles avaient menée de concert. Plus digne que jamais, Tayi conservait ses distances.
Cependant, ses grands yeux sombres et veloutés n'exprimaient plus aucune hostilité. Léa eut
l'impression d'être acceptée, d'une façon énigmatique et mystérieuse qui n'avait de sens que
pour Tayi elle-même.

- Je ne pensais pas que nous nous reverrions, dit-elle pour tenter d'établir un contact.

Sa visiteuse ignora cette remarque.

- Je voudrais vous demander votre avis, annonça-t-elle.

Venant de Tayi, cette remarque surprit profondément Léa. Elle ne put s'empêcher de
demander :

- Pourquoi ? En quoi mon opinion vous importe-elle?

Tayi l'examina avec circonspection. Puis elle finit par répondre, d'une voix mélodieuse et
rythmée :

- Vous ne faites rien. Pourtant, le monde change autour de ; vous créez la tempête. Je vous ai
observée. Maintenant, je veux créer une tempête, moi aussi. Je vous demande comment faire.

Léa fût totalement déroutée. Il était clair que, pour Tayi, ces mots
avaient un sens. Mais elle, elle ne comprenait rien à cette succession de phrases
énigmatiques. L'une des observations était exacte, cependant : Léa n'avait rien fait. Certes !
C'était plutôt elle qui avait subi les actions des autres ! Quant à la tempête qu'elle était censée
avoir créée, alors là, elle se demandait bien laquelle...

- Vous ne voulez pas répondre ? dit Tayi.

- Je ne sais pas comment répondre, avoua Léa.

Un silence s'installa, tendu et prolongé. De sa démarche ondoyante et souveraine, Tayi alla se


poster près de la fenêtre la plus proche et regarda au-dehors, l'air songeur. Puis, lentement,
elle détourna la tête et ses yeux sombres se posèrent sur Léa, comme pour la sonder.

- Vous avez résolu de ne rien dire, c'est ça? De ne pas m'aider?

Elle semblait peinée, comme si elle se sentait rejetée et ne savait comment réagir. Léa
s'avança vers elle, lui touchant instinctivement le bras d'un geste rassurant.

- Que voulez-vous, Tayi ? lui demanda-t-elle de son ton le plus chaleureux et le plus
engageant. Expliquez-le-moi précisément.

Tayi s'écarta d'elle aussitôt, demeurant sur sa réserve.

- Je ne me confierai pas à une ennemie. Cela vous donnerait le pouvoir de me détruire.

- Vous n'êtes pas une ennemie à mes yeux. Et je suis incapable de détruire quelqu'un.

- Alors, dites-moi comment on fait. Comment vous avez fait.

- Je ne vous cacherai rien, affirma Léa, bien qu'elle n'eût pas la moindre idée de ce qu'on
attendait d'elle.

C'était accessoire, pour l'instant. L'important était d'établir une relation de confiance. Tayi
parut se détendre légèrement et sa voix prit des intonations plus douces.

- Le cheikh m'a toujours promis d'arranger un mariage avantageux pour moi.

D'abord, Léa se demanda où elle voulait en venir. Puis, elle crut entrevoir le but de Tayi,
malgré la façon déroutante dont elle s'exprimait.

- Vous êtes tombée amoureuse? s'enquit-elle.

- J'ai vu un homme qui n'a pas son pareil.


« Enfin, nous y sommes ! » pensa Léa dans un élan de triomphe. Non sans curiosité, elle se
demanda qui avait su troubler cette femme majestueuse. Un soldat ? L'un des domestiques
du cheikh ? C'était forcément quelqu'un du palais...

- Qui est-ce, Tayi ? demanda-t-elle avec intérêt.

Tayi eut le sourire indéfinissable de toutes les femmes éperdument amoureuses lorsqu'elles
songent à l'élu de leur cœur.

- Le prince Youssef de Qatamah.

Léa réprima un petit cri. Un élan de compassion l'étreignit. Tayi devait bien savoir que cette
union était impensable ! Et pourtant, son air rêveur révélait qu'elle avait perdu tout contact
avec la réalité. Prudemment, la jeune femme commença :

- Vous réalisez sûrement qu'un tel amour, une telle ambition, vous conduiront un jour à...

- Je sais, coupa Tayi, je serai reine de Qatamah. Mais ce n'est pas pour cela que je vous
demande conseil. Le prince Youssef m'a vue et je l'ai vu. Nos destinées sont liées. C'est écrit.

Sa conviction et ses accents presque mystiques convainquirent Léa que toute mise en garde
serait vaine. Elle devinait le raisonnement de Tayi : si une simple préceptrice avait pu séduire
le cheikh, pourquoi une autre préceptrice ne pourrait-elle séduire un prince ?

- Vous me direz quelles herbes mettre dans sa boisson, reprit l'Ethiopienne.

Léa resta interloquée.

- Cela ne peut pas se faire à l'aide d'un philtre, répondit-elle, totalement dépassée.

- Mais vous m'aiderez, insista Tayi. Le cheikh est en colère contre Qatamah. Vous, vous l'avez
rendu heureux. Plus heureux qu'il ne l'a jamais été depuis la mort de sa femme. Si vous lui
suggériez un mariage...

La voyant pleine d'espoir, Léa ne put se résoudre à la détromper.

- Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider, Tayi, assura-t-elle.

- Vous ne trahirez pas mon secret ?

- Jamais.

La belle Ethiopienne esquissa un sourire de satisfaction. Se tournant de nouveau vers la


fenêtre, elle porta son regard en direction de l'horizon.

- Le vent du changement souffle à travers le désert. Plus rien ne sera jamais comme avant,
énonça-t-elle lentement

A sa propre surprise, Léa s'entendit demander :

- Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?

- Les deux. Mais le changement est inévitable.

D'un geste gracieux, Tayi se tourna vers elle et elle put lire une étrange certitude dans son
regard.

- J'y aurai part.

Là-dessus, Tayi se retira, sans avoir conscience de la confusion et du désespoir qu'elle avait
semés dans le cœur de son interlocutrice.

Pourquoi, au départ, Tayi avait-elle vu en elle une ennemie ? Etait-ce à cause de l'affection
spontanée des filles de Sharif? A cause de la place que celui-ci lui avait attribuée, en lui
confiant te rôle qui aurait dû revenir à son épouse légitime?

L'Ethiopienne pensait de toute évidence que son maître comptait épouser Léa, en tout cas. «
Quelle illusion ! » songea la jeune femme avec une ironie mêlée de tristesse. Et dire que cette
conviction insensée avait conduit Tayi à nourrir des désirs irréalistes !

Elle s'imaginait visiblement qu'elle pourrait épouser le prince de Qatamah... Etait-il possible
qu'un homme puisse conquérir l'amour d'une femme par un simple regard ? s'étonna Léa en
songeant à la brève entrevue de Tayi et de Youssef.

Lorsqu'elle avait vu Sharif pour la première fois et avait eu l’impression d'être face à son
destin, avait-elle été atteinte en plein cœur, elle aussi?

Tant qu'elle demeurerait prisonnière de Sharif, elle n'arriverait pas à voir clair en elle, elle le
sentait.

Mais pour ce qui était de Tayi et de Youssef. Celui-ci, de son propre aveu, avait été
impressionné par la beauté de l'Ethiopienne. En revanche, en découvrant son statut, il avait
forcément dû renoncer à nourrir un quelconque intérêt pour elle. Un prince n'épousait pas
une simple nurse. Le vent du changement ne soufflait pas si fort que cela, dans le désert…
Léa savait que la promesse qu'elle avait faite à Tayi ne serait pas suivie d'effet; mais elle était
résolue à plaider la cause de l'Ethiopienne auprès de Sharif dès qu'elle en aurait l'occasion.

Cependant, la jeune femme ne revit pas le cheikh avant le soir. D'abord, on lui amena Nadia
et Jasmine, pour qu'elle leur donne une leçon d'anglais. La leçon se prolongea par un
déjeuner avec les fillettes — moment gai et heureux pour toutes les trois. Puis, à sa grande
surprise, Léa fut invitée à visiter une école de filles en ville, où la directrice lui détailla le
système éducatif en vigueur à Zubani.

Ce soir-là, lorsqu'il se joignit à elle pour le souper, Sharif voulut connaître son avis sur tout ce
qu'elle avait vu et entendu à l'école. Il l'écouta, l'interrogea, discuta d'éventuelles
améliorations avec elle. Comme elle lui faisait part de ses observations avec beaucoup
d'enthousiasme, il parut s'en réjouir.

- Tu te soucies de mon peuple, déclara-t-il avec un sourire de satisfaction.

- Il m'importe qu'on accorde aux filles les mêmes opportunités qu'aux garçons, rectifia-t-elle.
Si tu veux que Zubani cesse de dépendre du savoir-faire étranger, il va falloir que tu leur
accordes un rôle dans les affaires de ce pays.

Cette fois, il eut un accent de triomphe.

- Tu te soucies vraiment de nous, insista-t-il. J'ai pris des dispositions pour que tu visites te
dispensaire des femmes, demain. Cela t'intéressera.

Il se leva et contraignit Léa à se lever à son tour, pour la prendre dans ses bras.

- Tu as raison, il est bon que tu aies davantage de liberté, reprit-il. Je veux que tu sois
heureuse avec moi.

Elle ne put s'empêcher d'ironiser :

- On ne peut pas dire que tu me laisses le choix.

- Tu ne veux pas visiter le dispensaire, c'est ça ? Dans ce cas, tu pourrais voir le musée et...

- La visite du dispensaire me convient parfaitement, coupa-t-elle.

Il était clair que cela ne la mènerait à rien de débattre du véritable sens du mot « liberté », et
elle ne voulait pas avoir l'air de faire la fine bouche devant les petites libéralités qu'il lui
prodiguait.
- Ah ! tu te rends, lâcha Sharif.

- Certainement pas ! Je ne concéderai jamais rien à un homme tel que toi.

- Rien, vraiment? murmura-t-il en la serrant dans ses bras.

Et une fois de plus, il l'entraîna sur les rives du plaisir, jusqu'à la reddition totale.

Ensuite, tandis qu'elle était allongée auprès de lui, elle se rappela la promesse qu'elle avait
faite à Tayi. Supposant que Sharif était dans un état d'esprit bienveillant, elle décida d'aborder
la délicate question de l'avenir de l'Ethiopienne.

- Tu te souviens de la visite du prince Youssef à la forteresse? lui demanda-t-elle en guise


d'introduction.

- Mmm..., murmura-t-il distraitement, en caressant les longs cheveux dorés de sa compagne.

- Et de l'irruption de Tayi ?

- Oui, oui...

- Tu as déclaré que tu arrangerais un mariage avantageux pour elle.

- Je m'en occupe.

Léa dressa la tête.

- Tu es en train de négocier en ce moment ? s'écria-t-elle, obtenant cette fois toute son


attention.

- Négocier est le mot, dit-il. Mais j'obtiendrai ce que je veux.

- Et Tayi, là-dedans ? s'exclama Léa. Que se passera-t-il, si elle n'aime pas l'homme que tu as
choisi pour elle? Lui as-tu parlé ? Est-elle au courant ?

- Il est inutile qu'elle le soit. Elle sera contente de mon choix.

- Mais qu'en sais-tu ? Imagine qu'elle veuille choisir son mari elle-même ?

Sharif la regarda en fronçant les sourcils :

- Pourquoi ces interrogations ? Mon jugement est fait. Il ne sera pas remis en cause.

- Comme celui du roi Rachid au sujet de Samira?


- Tu oses me jeter cela à la figure ?

- Oui ! Tayi aime peut-être un autre homme. Tu pourrais au moins lui demander son avis, au
lieu de la traiter comme si elle était incapable de raisonner ou de ressentir quoi que ce soit !

- N'ai-je pas lu dans ton esprit et dans ton cœur beaucoup mieux que toi-même ?

- Cela se discute ! protesta Léa avec véhémence.

- Le vent du changement souffle peut-être dans le désert, Léa Marlow, mais j'agirai tout de
même selon mes propres convictions. Pour toi. Pour moi-même. Pour Tayi et pour Zubani. Et
je ne tolérerai pas qu'on discute mes décisions !

Ainsi, il fallait se plier au bon plaisir du cheikh de Zubani, une fois de plus... Toute discussion
était inutile, Léa le voyait bien. En revanche, si elle s'efforçait de contenter Sharif et de le
rendre heureux, il n'était pas impossible qu'elle parvienne à le faire changer d'avis. Tayi
semblait persuadée qu’elle possédait un tel pouvoir, en tout cas.

Et si elle avait réellement « provoque une tempête » par sa seule présence, que ne pourrait-
elle obtenir, si elle agissait pour de bon?

13.
Pendant les jours qui suivirent, Léa fut très active. Les visites que Sharif avait programmées
pour elle se révélèrent très intéressantes. La jeune femme s'efforça de rassembler autant
d'informations qu'elle put, afin de pouvoir suggérer des améliorations pour augmenter le
bien-être du peuple.

Elle prit ainsi conscience du grand retard technologique du pays et des réticences des
personnes âgées, rebelles à tout changement et effrayées par l'inconnu, à se tourner vers
l'avenir. Mais elle découvrit aussi l'enthousiasme des générations plus jeunes, qui désiraient
vivement enrichir et élargir leur horizon. Cela stimula son imagination et ce fut avec
éloquence et passion qu'elle s'exprima, lorsqu'elle discuta avec Sharif de toutes ces questions.

Curieusement, à mesure qu'elle s'ingéniait ainsi à le satisfaire, sa propre existence prenait un


tour plus excitant. La plupart du temps, elle en oubliait même qu'elle était prisonnière. Quant
à Sharif, il tenait de plus en plus compte de ses avis.

Quelques jours plus tard, après l'une des leçons d'anglais de Nadia et de Jasmine, Tayi vint
trouver Léa et lui demanda, à sa façon énigmatique, si elle avait parlé au cheikh. Enhardie par
les progrès qu'elle accomplissait auprès de Sharif, Léa lui assura que les choses étaient en
bonne voie. Mais ensuite, en voyant l'air radieux de sa nouvelle amie, elle ne put réprimer un
élan de culpabilité. Car personne n'avait de pouvoir sur les sentiments du Prince Youssef.
Etait-il envisageable qu’un homme de son rang accepte Tayi pour épouse ?

C'était sans doute un rêve insensé. Et cependant, Léa pouvait s'empêcher d'œuvrer à sa
réalisation. Elle était résolue à s'entretenir de ce sujet avec Sharif dès que l'occasion
présenterait. Elle pourrait au moins lui faire comprendre qu'il était mal de ne pas tenir
compte des sentiments de Tayi…

Passionnée par le but qu'elle s'était fixé et abusée par les réactions de plus en plus satisfaites
de Sharif face à ses efforts et ses initiatives, elle finit par oublier que le délai d'un mois qu'il
avait lui-même fixé touchait à sa fin. Elle oublia aussi à quel point l'esprit de vengeance était
enraciné en lui. Au moment où elle s'y attendait le moins, il révéla des sentiments qui, une
fois de plus, anéantirent le fragile équilibre qu'elle avait conquis.

Un jour, alors qu'elle rentrait au palais après avoir visité une crèche, il se glissa à sa suite
dans ses appartements. Il semblait débordant d'énergie et jamais Léa ne l'avait vu aussi
animé, aussi sûr de lui et de son pouvoir.

- Ah, enfin ! Je les tiens ! lui dit-il avec une sorte d'ivresse.

Et il se mit à rire, gagnant à-grands pas l'une des fenêtres pour regarder au-dehors, en
seigneur qui contemple le monde sur lequel il règne sans partage.

- Quel jour merveilleux ! Inoubliable ! s'exclama-t-il encore.

Puis, se tournant vers Léa, il écarta les bras en un geste triomphant.

- Les instruments du pouvoir sont entre mes mains. Et ils joueront au rythme que je leur
imprimerai !

Dominant enfin son ébahissement, Léa lui demanda de s'expliquer :

- Des instruments? Lesquels?

- La princesse Samira et ton frère !

La peur envahît aussitôt la jeune femme.

- Que s'est-il passé? s'écria-t-elle. Quel tour leur as-tu joué?

- Aucun, figure-toi. Ils se sont présentés ici d'eux-mêmes pour s'offrir en otages afin que je te
relâche.

Léa réprima à grand-peine un gémissement de désespoir, Ainsi, son père avait altéré le
message qu'elle lui avait demandé de transmettre à Glen. En révélant qu'elle était la
maîtresse de Sharif, elle avait aggravé la situation sans le vouloir.

- Mais comment ont-ils pu être aussi stupides ? s'exclama-t-elle, à la fois dépitée et amère.

- Leur sens du devoir a eu raison de leur égoïsme, observa Sharif avec une intense
satisfaction. Je m'attendais à une réaction de ce genre de la part de ton frère, Léa. II y allait de
son honneur d'homme. Mais la princesse Samira... ça, c'est inattendu. Pour moi, c'est un
atout maître !

L'intonation dure et vengeresse de sa voix augmenta la frayeur de Léa.

- Sharif, tu ne vas pas leur faire de mal, plaida-t-elle.

- Ils subiront les foudres de la loi.

Une lueur guerrière et impitoyable flambait dans le regard du cheikh. Léa eut un mouvement
de recul, comme si sa douleur et ses désillusions annihilaient la sympathie et l'amour que
Sharif avait su conquérir. Ainsi, il n'avait cessé de songer à sa revanche ! Et elle s'était dupée
elle-même en accordant une importance démesurée à la relation qu'il avait tissée avec elle.
Celle-ci, en réalité, n'était qu'un avatar de sa vengeance, S’il l'avait séduite, c'était par orgueil,
pour relever le défi qu'elle représentait pour lui. Ou — mieux encore — pour l'asservir en
conquérant son amour.

Et il y était presque parvenu !

- Tu t'es servi de moi comme d'un appât, lui lança-t-elle d'un ton accusateur et déçu.

Il parut s'amuser hautement de sa réaction.

- Tu sers mes projets, admit-il.

- Ne t'avise pas de faire du mal à Glen et à Samira ! cria-t-elle. Si tu touches à un seul cheveu
de leur tête...

- Tu te serviras de l'agal ? acheva-t-il.

Et il éclata d'un rire joyeux, qui déclencha un accès de fureur incontrôlable chez la jeune
femme. Elle se rua sur lui, le criblant de coups de poing et l'invectivant avec rage.

- Je te bais, je te hais ! hurla-t-elle. Tu es méprisable et vil ! Tu apportes le déshonneur sur


toi-même, sur ta famille et sur ton pays !

- Assez ! lui dit-il en la saisissant par les poignets pour l'immobiliser.

- N'espère pas que je t'obéisse !

Un élan sauvage anima soudain Sharif al Kader. Soulevant Léa entre ses bras, il l'emporta
dans la chambre tandis qu'elle se débattait pour tenter de lui échapper. Là, il la jeta sur le lit
et se planta devant elle, poings sur les hanches, la toisant d'un regard noir.

- Je peux t'avoir quand bon me semble, lâcha-t-il avec arrogance.

Léa roula sur elle-même et se mit debout de l'autre côté du lit, le défiant du regard.

- J'aimerais mieux mourir que de te laisser me toucher, cria-t-elle. Je refuse de te parler, je


refuse de dîner avec toi, je refuse de partager ton lit. Et si tu tentes quoi que ce soit pour
m'approcher, je te cracherai à la figure.

Ses menaces furent accueillies avec le plus profond dédain.

- Puisque tu as décidé de te comporter comme une mégère, je préfère m'en aller.

Là-dessus, Sharif lui tourna le dos et se dirigea vers le seuil. Refusant de le laisser s'en tirer à
si bon compte, Léa se rua vers un petit guéridon où trônait un énorme vase de fleurs. S'étant
emparée de celui-ci, elle le lança à la tête de son adversaire. Le vase passa à quelques
centimètres du visage du cheikh et se fracassa à grand bruit contre l'un des montants de la
porte.

Ne daignant même pas se retourner, le cheikh continua sa marche et pénétra dans le salon
d'un pas digne.

- Si tu touches à Glen et à Sam ira, je te le ferai payer ! hurla Léa.

Il poursuivit son avancée. Léa se précipita dans le salon et saisissant tous les objets qui
étaient à sa portée, elle en mitrailla Sharif. Mais elle manquait toujours sa cible. Alors qu'il
ouvrait la porte qui donnait dans le vaste corridor, elle faillit bel et bien l'atteindre avec une
assiette, qui le frôla avant de s'écraser Dieu sait où, contre le mur du couloir.

- Ah, tu prétends que j'ai apporté le chaos dans ta vie, Sharif al Kader ! Eh bien, tu n'as encore
rien vu ! cria-t-elle.

Et elle chercha du regard un autre projectile, sans parvenir à en trouver un. Lorsqu'elle leva
de nouveau les yeux en direction de la porte, Sharif avait disparu et Tayi se tenait sur le seuil.
L'Ethiopienne arborait une expression d'intense intérêt et d'admiration.

- Maintenant, je comprends la tempête, dit-elle.

Poussant un soupir dépité, Léa répliqua amèrement :

- Ton cheikh est insupportable, Tayi

- Il reviendra, assura tranquillement sa visiteuse.

- Il vaudrait mieux pour lui qu'il n'en fasse rien. A moins qu'il ne change d'avis.

- Alors, tu lui as fait la demande et il a refusé?

D'abord, Léa ne comprit pas. Puis elle s'avisa que Tayi songeait au prince Youssef.

- Je suis navrée, Tayi. J'ai essayé, mais il n'a pas voulu m'écouter.

Tayi hocha la tête, d'un air calme.

- Ce que tu as fait est bien. Tu es de mon côté.

- Ce qu'il me faudrait, c'est un agal, murmura Léa, davantage pour elle-même que pour son
interlocutrice

- Me faut-il un agal à moi aussi? s'enquit très sérieusement Tayi.

- Contre des hommes tels que lui, toutes les femmes devraient en avoir un !

Se retournant vers le couloir, l'Ethiopienne frappa dans ses mains. Deux servantes se
précipitèrent.

- Allez chercher deux agals et apportez-les-moi, dit-elle.

Léa observa avec ahurissement le manège des deux servantes, qui s'empressaient d'obéir.
D'un air plein de majesté, Tayi s'avança dans le salon en refermant la porte derrière elle. Léa
songea que cette femme avait décidément quelque chose de royal. Elle se posait bien des
questions à son sujet et aurait aimé détenir les réponses.

- J'ai beaucoup à apprendre de toi, déclara Tayi. C'est par la force qu'il faut répondre à la force.
Je commence à comprendre.

- Qui es-tu ? demanda Léa sur une impulsion. Tu vas et viens à ta guise sans rendre de
comptes. Tu donnes des ordres comme si tu avais fait cela toute ta vie. Tout le monde
s'incline devant toi.

Tayi parut surprise par l'ignorance de son interlocutrice.

- J'appartiens à la famille régnante, dit-elle. Il serait impensable que l'on ne m'obéisse pas.

S'il était une chose à laquelle Léa ne s'attendait pas, c'était bien celle-là ! Ce fut à grand-peine
qu'elle masqua sa surprise.

- Tu es parente de Sharif ?

- Je suis sa plus proche cousine. Mon père était le cheikh qu'il a remplacé. Il avait trois
femmes et je suis la fille de la plus jeune, Shasti. Ma mère appartenait à la famille régnante
d'Omala, mais elle s'est mariée en dessous de sa condition, et les enfants d'un cheikh
tiennent leur rang de leur père, précisa Tayi avec une fierté véritablement souveraine.

Léa comprenait, à présent, pourquoi elle avait toujours associé à Tayi l'idée de majesté, et cela
ne fit qu'accroître son profond ressentiment envers Sharif. Comment osait-il ravaler Tayi an
rang de simple nourrice, lorsqu'il parlait d'elle? Et pourquoi se permettait-il de lui imposer un
époux ?
- Je le tuerai, murmura la jeune femme, emportée par tarage.

- Pourquoi ? Cela réglera-t-il le problème?

- Nous devons lui faire comprendre que nous ne plaisantons pas et que s'il n'accède pas à
notre requête, il en paiera le prix.

- Ah, je vois! C'est un bon plan.

Léa se demanda soudain si l'esprit de vengeance n'était pas une sorte de seconde nature, chez
les membres de la famille princière de Zubani. Si oui, il valait mieux que Tayi fut son alliée...

Plusieurs coups retentirent contre la porte, annonçant le retour des servantes. Elles remirent
deux poignards à leur maîtresse et se retirèrent. Tayi en dissimula un dans son turban et
remit l'autre à Léa.

- Nous n'avons pas beaucoup de temps, annonça-t-elle. Le roi Rachid a été convoqué au
palais. Le prince Youssef l’accompagnera peut-être. Ce serait une occasion très prometteuse,
tu ne crois pas ?

- En effet. Je suis d'ailleurs certaine qu'il viendra, déclara Léa. Pour défendre sa sœur. Si mon
frère et la princesse Samira doivent être jugés, Youssef sera là.

- Il doit y avoir un majlis exceptionnel, demain matin. Crois-tu que le prince Youssef y
assistera ?

Léa accueillit avec beaucoup de gratitude cette information capitale.

- Oui, dit-elle. Et nous devons y être présentes nous aussi.

- C'est interdit Les majlis sont réserves aux hommes.

- Il faut absolument que nous assistions à celui-là, Tayi, soutint Léa d'un air grave. C'est notre
seule chance d'imposer notre volonté. Le cheikh doit comprendre que tu es résolue à épouser
le prince Youssef.

« Quant à moi, cela me permettra peut-être d’infléchir le jugement », pensa Léa, qui songeait
surtout à Glen et à Samira. Et si elle échouait malgré tout à obtenir l'indulgence de Sharif,
elle aurait une occasion en or d'assouvir elle aussi sa vengeance...

- Le cheikh ne va pas aimer ça, observa Tayi.

- Laissons souffler le vent du changement, comme tu l'as dit toi-même. Si tu veux suivre la
voie que tu t'es tracée et obtenir la main de Youssef, alors, il faut agir contre la tradition, Tayi.

- Je le ferai, déclara sa compagne avec force. Je te remercie pour ton conseil. Demain, je
créerai une tempête.

« Encaisse donc ça, Sharif al Kader ! » songea Léa avec une intense satisfaction tandis que
l'Ethiopienne quittait la pièce, résolue et impériale.

Le lendemain, la vengeance serait au rendez-vous. Le chaos régnerait à Zubani !

14.

Seule dans sa chambre, cette nuit-là, Léa connut de longues heures d'agitation et d'angoisse.
L'inquiétude, agissant comme un aiguillon puissant, la confortait dans sa résolution d'assister
au majlis pour y jouer un rôle déterminant. Sharif al Kader apprendrait à ses dépens qu'il
fallait compter avec elle !

Au matin, elle se para d'une tunique blanche et dissimula son poignard dans la manche
gauche de son caftan. Comme de coutume, on lui servit un petit déjeuner dans le salon et elle
s'efforça de manger pour calmer la douleur sourde qui lui tenaillait l'estomac. Alors qu'elle
grignotait un croissant, Sharif surgit sur le seuil de l'appartement. Quelque chose de funeste
rôdait autour de sa personne.

Il la regarda d'un air sombre.

- Tu t'es calmée, j'espère, lui dit-il.

- Certainement pas ! lui rétorqua-t-elle avec mépris.


Sharif avait les traits tirés, comme s'il avait souffert lui aussi d'insomnie. La réplique de Léa
parut augmenter son mécontentement.

- Mais que veux-tu donc de moi? demanda-t-il avec brusquerie. A part la libération de la
princesse Samira et de ton frère, bien entendu.

Léa lui répondit sur le même ton :

- Je veux être libre. Je veux assister au majlis, ce matin. Je veux...

- C'est interdit aux femmes.

- Je m’en moque. Le maître de Zubani, c'est toi. C’est toi qui fixes les règles. Tu peux aussi les
changer, décréta Léa.

Plus finement et plus doucement, elle ajouta :

- Ça te rendrait plus séduisant à mes yeux.

Sharif se rembrunit.

-Si tu assistes à l’audience, on y verra une insulte au roi Rachid et au prince Youssef.

La jeune femme dédaigna de répondre. Elle se contenta de regarder son compagnon d’un air
résolu. Peu à peu, une expression hardie et déterminée se peignit sur les traits du cheikh.

- Soit, tu pourras assister au majlis. Une escorte viendra te chercher le moment venu.
Il s'éclipsa, laissant Léa savourer sa victoire. Elle était stupéfaite d’avoir pu imposer sa
volonté. Ainsi, Sharif avait cédé! Que signifiait cette docilité soudaine ? Etait-elle devenue
plus importante que la vengeance aux yeux du cheikh ?
Avait-il résolu de ne pas condamner Glen et Samira? Probablement pas. Il ne fallait nourrir
d’espoirs démesurés…

Mais du moins, elle allait assister au jugement princier. Elle allait connaître les intentions de
Sharif. Et si elle ne les approuvait pas, elle pourrait tenter tout ce qui était en son pouvoir
pour s'y opposer.
Ayant ainsi arrêté sa figue de conduite. Léa confia à une servante un message pour Tayi. Sa
nouvelle amie et alliée devait être avertie qu'elle venait d’obtenir ses entrées au majlis. Cette
entorse à la règle séculaire ne manquerait pas de raffermir la résolution de l’Ethiopienne, qui
comptait elle aussi imposer sa présence dans cette réunion capitale,
Léa n'avait aucun scrupule à encourager Tayi dans ses projets. Apres tout, le cheikh son
cousin ne se gênait pas pour faire ce qu’il voulait, lui! Eh bien, la jeune femme pensait que
tous les êtres humains avaient les mêmes droits. Il était grand temps que le seigneur et
maître de Zubani cesse de se comporter en despote!

Léa dut patienter pendant deux longues heures, avant que l'escorte ne vienne la chercher.
Cela lui donna une idée du calvaire vécu par Glen et Samira dans l'attente du verdict qui
serait émis à leur encontre.

Lorsqu'elle fut introduite dans la salle des majlis, Léa eut l'impression de revivre en partie la
scène dont elle avait été l'actrice et le témoin à Qatamah. Deux files d'hommes s'étiraient le
long des parois de la vaste pièce, et ceux-ci interrompirent leurs murmures à l'entrée de
l'étrangère. Face à elle, à l'autre extrémité, Léa voyait le cheikh de Zubani et le roi Rachid de
Qatamah, assis côte à côte sur des fauteuils sculptés à haut dossier, ainsi qu'il convenait à
leur rang. Sur un autre siège, placé à angle droit sur la gauche du roi Rachid, te prince Youssef
se tenait assis. Face à lui, à droite du cheikh, il y avait un siège vide.

Un silence tendu accompagna Léa tandis qu'elle effectuait sa longue trajectoire entre les
spectateurs. La jeune femme devina que la première étape des négociations s'était mal
déroulée. Le cheikh et le roi avaient l'air sombre. De toute évidence, la concorde était loin de
régner entre eux. L'atmosphère était presque menaçante. Cela ne présageait rien de bon pour
Glen et Samira...

Partagée entre la peur et une sorte d'audace désespérée, Léa avança dignement, tête haute,
jusqu'aux deux hauts personnages qui présidaient cette importante réunion. Parvenue auprès
d'eux, elle défia à la fois le roi Rachid et Sharif en négligeant de leur faire la révérence.
L'espace d'un instant, son regard croisa celui du cheikh, dans un affrontement muet, puis
Sharif al Kader inclina légèrement la tête et les gardes menèrent la jeune femme jusqu'au
siège vacant installé près de leur seigneur.

Léa s'y assit, les mains croisées sur ses genoux, tâtant discrètement l'agal qu'elle avait glissé
dans sa manche pour s'assurer que le poignard était à sa portée. Son cœur battait si fort que
ses oreilles bourdonnaient. Elle leva les yeux vers Youssef en face d’elle :

Il la contempla d'un air dénué d’expression. Il avait soin de dissimuler ce qu'il éprouvait.

« Ça s'est mal passé jusqu'ici, et ça va se passer plus mal », pensa Léa, peu à peu gagnée par
l’affolement. Sharif n'avait pas obtenu ce qu'il exigeait du roi Rachid, alors, ni Glen ni Samira
ne seraient épargnés...
Léa se tourna vers le roi. Celui-ci fixait la porte d'entrée de la vaste salle, mais son regard était
perdu dans le vague, Léa en conclut qu'il s'était fermé par avance à toute émotion et ne se
laisserait pas troubler par la vue de sa fille. Il avait décrété que la princesse Samira était
morte. Elle resterait donc morte à ses yeux.

Lentement, les doubles battants s'ouvrirent et Léa retint son souffle. Mais ce n'était pas Glen
et Samira que l’on amenait. Tayi venait de faire son entrée. Plus magnifique que jamais, elle
avait revêtu une tunique pourpre et or, un turban assorti et portait à la main, de façon bien
visible, un agal à poignée ouvragée.

Des murmures troublés, parmi les hommes, saluèrent cette irruption. Mais Tayi, altière et
rebelle, défia les personnes présentes du regard. Sharif éleva une main, commandant le
silence. L'Ethiopienne adressa un léger signe de tête à Léa, puis se tourna vers Youssef. Ses
grands yeux lumineux exprimaient un amour ardent qui parut fasciner le prince héritier de
Qatamah.

— Qui est cette femme? demanda sèchement le roi Rachid.

— Ma cousine germaine, Tayi al Kader, répondit Sharif.

Le prince Youssef se leva de son siège, comme si Tayi l'attirait irrésistiblement. Ce fut peut-
être le signal qu'elle attendait. Elle s'avança, de sa démarche gracieuse, captant d'emblée tous
les regards—même celui du roi de Qatamah. Puis elle s'immobilisa, à distance respectueuse
de son cousin et de son hôte royal.

- Je suis venue livrer le fond de mon cœur, annonça-t-elle avec gravité.

- Te faut-il un agal pour cela, Tayi ? lui demanda Sharif sur le même ton.

- C'est pour montrer que je suis sérieuse.

Sharif décocha un regard sombre à Léa, qui suivait sa réaction avec intérêt.

- Cela n'est pas convenable devant cette assemblée, observa-t-il avec plus de sévérité encore.

Tayi demeura inébranlable. On la sentait concentrée sur son but, jusqu'à l'obstination.

- Vous m'écouterez, dit-elle.

Le cheikh parut décider qu'une diversion n'était pas si mal venue que cela, au stade où en
étaient les négociations.
- Très bien, Tayi. Parle selon ton cœur.

- Cela concerne les arrangements pour mon mariage.

- Les négociations sont encore en cours.

L'Ethiopienne se tourna vers Youssef, le regardant bien en face.

- Il est un homme que j'ai distingué entre tous les autres, énonça-t-elle.

- J'ai conçu d'autres projets pour toi, dit Sharif, rembruni.

- C'est celui-là que je veux. Aucun autre, déclara Tayi.

A cet instant, Youssef s'avança vers elle. Son visage s'était animé, à présent. On y lisait une
intense fascination pour celle qui venait de proclamer à la face de tous l'amour et le désir
qu'elle éprouvait pour lui.

- C'est hors de question, intervint sèchement le roi Rachid en foudroyant son fils du regard.
Ce sont mes filles que je désire marier, et non mon fils. Je ne donnerai pas mon accord à une
telle alliance. Elle n'a pas mon approbation.

Youssef se détourna de Tayi pour toiser son père. « Il y a de la rébellion dans l'air », pensa
Léa. Tayi était bel et bien sur le point de créer une tempête ! La jeune femme guetta la
réaction de Sharif, en souhaitant qu'il apporte son soutien à sa cousine. Elle le vit esquisser
un demi-sourire, tandis qu'il saisissait à la vitesse de l'éclair les atouts que représentait pour
lui cette situation inédite. Ses yeux noirs flambèrent d'une lueur guerrière. Sharif le
prédateur allait entrer en scène.

Cette union ne serait pas dépourvue d'avantages, lâcha-t-il comme s'il songeait tout haut.

Puis il se tourna vers le roi Rachid, de l'air d'un homme qui soupèse le pour et le contre.

- Cela cimenterait l'amitié entre nos deux pays. Là-dessus, il poussa un lourd soupir.

- Hélas, j'avais projeté de marier ma cousine au roi Ahmed, d'Isha.

Tayi fit aussitôt volte-face dans sa direction, avec un haut-le-corps indigné.

- Le roi Ahmed d'Isha a soixante-quinze ans !

- Je n'escomptais pas que votre heureuse union durerait éternellement, répondit Sharif,
pince-sans-rire. Tu ne dois pas oublier que le prince Youssef est d'un rang inférieur au roi
Ahmed, Tayi. Nous ne saurions accepter une telle union sans recevoir des compensations.

Le long et noble visage du roi Rachid s'assombrit plus encore devant cette atteinte portée à
l'honneur de son fils et de sa maison.

- Une simple cousine ! laissa-t-il tomber avec dédain, tendant coup pour coup et prêt à
opposer un veto sans appel au mariage envisagé.

Youssef le devança.

- Mon père, songez aux avantages que cela représente, plaida-t-il. Cela remédierait aux
problèmes causés par le manquement de la princesse Samira.

Le roi le regarda d'un air écœuré.

- La princesse Samira est morte.

Léa sentit qu'elle avait l'opportunité de battre en brèche l'intransigeance de Rachid et de


prévenir toute sanction impitoyable à rencontre de Glen et de la princesse.

- Si votre fille est morte, Votre Majesté, intervint-elle en haussant la voix pour se taire
entendre de tous, en ce cas, elle ne peut subir ni jugement ni condamnation.

Un long murmure parcourut l'assemblée, à l'énoncé de cet argument d'une logique imparable.

- Argutie, railla le roi Rachid.

Nous devons réfléchir comme il convient, intervint Sharif d'un ton solennel.

Mais une lueur admirative dansait dans ses yeux lorsqu'il regarda Léa.

Nous pourrions peut-être ramener la princesse Samira à la vie. suggéra Tayi. Si elle doit
devenir ma belle-sœur, je ne veux pas qu'elle soit tenue pour morte.

-Et moi non plus, renchérit Youssef.

Il se tourna vers Tayi, en lui disant avec une sorte d'adoration :

- Tu es la femme que j'ai distinguée entre toutes.

- Il est indigne d'être lapidée en place publique, reprit Tayi. L'heure du changement a sonné.

- Je suis entièrement de cet avis, approuva Youssef avec ferveur.

Il tendit le bras et prit le poignard de l'Ethiopienne. Puis il la saisit par la main, mêlant ses
doigts aux siens.

Le cheikh s'éclaircit la gorge, commandant l'attention de tous.

- L'entente et l'amitié entre nos deux peuples...

- Quelle entente? Quelle amitié? tonna le roi Rachid. Sharif le toisa d'un air dur.

- Auriez-vous oublié l'humiliation que vous avez infligée à Zubani parce que vous n'avez pas
su tenir compte des sentiments de votre fille ? rétorqua-t-il d'une voix de stentor. Votre fils a
bien parlé. Je suis favorablement impressionné.

Rachid rougit, mortifié par le rappel de l'opprobre qui pesait sur le royaume de Qatamah,
lequel avait failli à ses engagements envers le cheikh.

- Soit, concéda-t-il du bout des lèvres. Admettons.

- Etant donné que ma cousine souhaite ce mariage, reprit Sharif, je consens à renoncer aux
compensations que je serais en droit d'exiger pour cette union en dessous de sa condition.

Le roi contint à grand-peine un éclat de colère, en entend cette nouvelle dépréciation du titre
de son fils.

- Mais nous aurons tout le temps de prendre des dispositions plus tard, poursuivit Sharif,
magnanime. Sommes-nous d'accord pour ce mariage ?

Le roi Rachid serra les mâchoires. De toute évidence, il répugnait à cette concession. Youssef
s'adressa alors à lui, d'un ton de prière plutôt que de commandement :

- Mon père, je vous demande de m'accorder votre consentement.

Pendant quelques instants insoutenables de tension, le père et le fils se dévisagèrent. Puis,


lentement, le roi consentit à se détourner vers Tayi et une pointe d'admiration surgit dans ses
yeux noirs, adoucissant son expression. Léa devina sans peine ce qu'il pensait. Il se disait que
la superbe Ethiopienne ferait une forte impression dans le rôle de reine de Qatamah, le jour
où son fils Youssef viendrait à lui succéder. De plus, s'il s'opposait à l'union proposée, les
deux amoureux brimés pourraient en venir eux aussi à se rebeller et à prendre la fuite. Et le
roi Rachid ne pouvait se permettre de provoquer — fût-ce indirectement — un second
scandale. Il y allait de l'honneur de sa maisonnée.

- Nous consentons à ce mariage, énonça-t-il, d'un ton clair et net.


Tayi adressa un sourire ravi à Léa, et celle-ci lui fit un clin d'œil entendu. La jeune femme
s'aperçut que leur complicité tacite n'avait pas échappé à Sharif al Kader, qui avait suivi leur
petit manège avec un vif intérêt. Un sourire amusé erra sur le visage du cheikh tandis qu'il
reportait de nouveau son attention sur sa cousine.

- Ton vœu est exaucé, lui dit-il avec bienveillance. Cette phrase était une invitation à quitter
les lieux, mais Tayi refusa de se laisser éconduire.

- Je vais m'asseoir auprès du prince Youssef et assister au majlis. Il nous concerne tous les
deux, décréta-t-elle.

Aussitôt, Youssef la mena jusqu'à son siège et l'y fit asseoir, avant de se placer debout auprès
d'elle, prêt à défier toute critique et à s'opposer à un refus du cheikh ou de son père.

Le roi Rachid fut visiblement contrarié par cette nouvelle entorse à la tradition. Il se détourna
vers Sharif, de l'air d'un homme dont la patience est mise à rude épreuve. Le cheikh parut sur
le point d'aller dans son sens, puis haussa les épaules. Il acceptait le changement. Les
hommes qui composaient l'assistance n'émirent aucune protestation ; mais, après avoir
marmonné entre eux à voix basse, ils se tournèrent vers Sharif al Kader, d'un air d'attente.

- Amenez les prisonniers, ordonna-t-il.

Léa se raidit, tandis qu'un nouvel élan de peur l'assaillait Le plaisir d'avoir vu triompher Tayi
avait été de courte durée... Les battants de la salle du trône furent ouverts. Une escorte de
quatre gardes en armes fit son entrée dans la vaste pièce, encadrant Glen et Samira. Ils se
tenaient par la main, mais ne laissaient transparaître aucune peur. Ils marchaient, tête haute,
dédaigneux du jugement que l'on porterait sur eux. Et Léa constata avec soulagement qu'ils
ne semblaient pas avoir été malmenés.

Elle ne put s'empêcher de songer qu'ils formaient on très beau couple. Avec son physique
athlétique, son frère avait toujours eu quelque chose d'impressionnant. Mais c'était son beau
visage plein de caractère qui retenait surtout l'attention. Ses cheveux dorés par le soleil et son
hâle mettaient en valeur le bleu éclatant de ses yeux. Il avait une expression raide et résolue.
On le sentait prêt à lutter jusqu'au bout pour défendre sa sœur et sa femme.

A côté de lui, Samira paraissait toute petite, par contraste. Son visage ravissant encadré
d'opulentes boucles brunes n'exprimait pourtant aucune faiblesse de caractère. Loin de là !
Une résolution aussi farouche que celle de son mari était empreinte sur ses traits délicats et
elle avançait fièrement à son côté.
Glen regarda Léa et elle comprit qu'il lui promettait, de façon muette, de payer le prix
nécessaire pour sa liberté, quel qu'il fut. Mais la jeune femme ne voulait surtout pas d'un
sacrifice ! Elle étudia Samira. La princesse était tournée son père, implorant peut-être son
pardon d'un regard.

Sharif songeait-il, en cet instant, que cette femme qui dû être son épouse? Léa lui décocha un
coup d'œil angoissé, tandis que les prisonniers, sur un signe du cheikh, étaient contraints à
faire halte au milieu de la longue salle. Sharif ne contemplait pas Samira. C'était Glen qui
captait son attention, et il le jaugeait, en homme indomptable confronté à un autre homme
indomptable.

Quant à Glen, il bravait son adversaire en silence. On le sentait bouillir de colère rentrée et
prêt à réclamer vengeance, lui aussi, à cause du traitement indigne infligé à sa sœur. Léa se
sentit très fière de lui, car il avait eu l'audace de venir défier Sharif al Kader et de lui
demander des comptes. Elle voyait que son frère brûlait d'envie d'accuser publiquement le
cheikh et de prononcer lui aussi une condamnation.

Cela n'aurait fait qu'aggraver la situation, bien entendu. Désespérément, Léa cherchait le
moyen d'éviter l'irrémédiable. Tandis qu'elle s'interrogeait fébrilement, Youssef s'éleva avec
passion contre la procédure qui s'annonçait :

- Puisque nous avons tous admis que Samira était morte, nous ne pouvons lui faire subir un
jugement, Votre Excellence.

- Je te remercie de te soucier de moi, Youssef, intervint la princesse Samira. Mais si mon


époux doit mourir, je réclame de mourir avec lui.

- Non ! cria Léa en se levant d'un bond et en lançant un regard suppliant à Sharif .

Tayi lui apporta aussitôt son soutien de la voix et du geste.

- Le prix à payer doit-il être plus élevé qu'il ne l'a déjà été? demanda-t-elle finement à son
cousin.

Elle venait de faire allusion, bien entendu, au sort que son parent avait réservé à sa
prisonnière. Sharif plissa le front, visiblement contrarié par les assauts portés contre lui et la
tempête qui menaçait d'éclater. Léa voulut prendre l'initiative avant qu'il ne soit trop tard.

- Votre Excellence, dit-elle, je sollicite respectueusement une audience privée.

Sharif fut prompt à prendre sa décision.


- Fort bien, déclara-t-il. Je décrète une suspension d'audience. Veuillez avancer un siège aux
prisonniers pour qu'ils puissent s'asseoir jusqu'à mon retour.

Puis il se tourna vers le roi Rachid, lui adressant une révérence respectueuse.

- Veuillez m'excuser, Votre Majesté. Mais il convient de prendre en considération certaines


questions importantes, en vue de notre nouvelle alliance.

Le roi inclina la tête en signe d'acquiescement. Pivotant sur lui-même, Sharif fit signe à Léa
de le suivre. Il la mena jusqu'à une entrée latérale, donnant dans un bureau privé. Dès qu'il
en eut refermé la porte derrière eux, il attira la jeune femme entre ses bras, la contemplant
d'un air moqueur et entendu.

- D'abord l'agal, dit-il. Je ne tiens nullement à être poignardé dans le dos par une femme à
laquelle j'ai déjà accordé de nombreuses faveurs. Nous avons déjà eu droit au petit numéro
du poignard, aujourd'hui. Ne nous répétons pas.

Poussant un soupir résigné, Léa se résigna à lui remettre l'arme qui était dissimulée dans sa
manche.

- En tout cas, ça a été efficace pour Tayi, souligna-t-elle.

- Parce que je l'ai bien voulu, lui asséna Sharif avec sa superbe habituelle.

Lançant le poignard sur le long bureau qui trônait au centre de la pièce, à plusieurs pas de
distance, il reprit :

- Eh bien? Peut-on savoir ce que tu as en tête?

Léa prit une profonde inspiration, puis le regarda bien en face.

- Sharif, est-ce que je compte un tant soit peu pour toi ? J'entends personnellement, pas en
tant qu'instrument de ta vengeance.

- Tu comptes plus que je ne consens à l'admettre. A ton avis, pourquoi t'ai-je accordé cet
entretien, Léa? Est-ce que je n'ai pas toujours essayé d'accéder à tes requêtes ?

Un immense soulagement envahit la jeune femme, balayant sa peur, son chagrin, son
amertume.

- Alors, écoute-moi, Sharif, je t'en supplie. Puisque la princesse Samira est officiellement
morte dans son propre pays, tu devrais la prendre sous ta protection. Pense aux atouts que
cela représenterait pour toi...

- Lesquels?

- La gratitude du prince Youssef, d'abord. Il aime sa sœur, tu t'en es rendu compte.

- Oui.

- Par ailleurs, en prenant Samira sous ton aile, tu acquiers d'emblée la connivence et l'appui
de mon frère. Si le prince Youssef change d'avis sur son mariage avec Tayi et s'enfuit en
avion, tu auras besoin de Glen pour le prendre en chasse. Tout le monde ici sait que c'est un
pilote hors pair. Le meilleur...

- Et quels seraient mes autres atouts ? demanda Sharif d'un air calculateur.

- Tu pourrais prendre Glen comme pilote personnel. Cela servira de leçon au roi Rachid, pour
commencer. Je le soupçonne de jouer la comédie de la bonne entente, Sharif. Et trouve ses
manières plutôt insultantes à ton égard. Imagine un peu de quoi il aura l'air si tu lui « enlèves
» sa fille, son pilote, et si ta cousine épouse le prince qui fera d'elle un jour la reine de
Qatamah. Tu seras le grand triomphateur...

Un sourire approbateur et chaleureux naquit sur les lèvres de Sharif.

- Je suis d'accord. J'aime ta vivacité d'esprit. Ton frère sera mon pilote attitré. Cela fera partie
de la sentence que je prononcerai. Es-tu contente?

- Oui, oh oui, Sharif!

Léa se pendit au cou de son compagnon dans un élan de joie, le regardant avec adoration. Elle
pouvait laisser libre cours à son amour pour lui, à présent.

Sharif l'enlaça fiévreusement et l’embrassa avec avidité, avec passion.

- Léa, murmura-t-il en la couvrant de baisers, veux-tu réellement te libérer de moi?

- Jamais je ne pourrai l'être, murmura-t-elle en acceptant ses caresses avec délices. Tu fais
partie de moi, que je le veuille ou non.

Son compagnon s'écarta d'elle à demi et posa sur elle un regard brûlant, lourd
d'interrogations et de désir.

- Léa, acceptes-tu de m'épouser? De partager ma vie? D'être ma cheikha et de veiller avec moi
sur l'avenir de mon peuple? Ou bien préfères-tu t'en aller? demanda-t-il. Fais ton choix
librement.

La jeune femme eut un coup au cœur. Jamais elle n'aurait imaginé que Sharif lui ferait une
demande en mariage et elle était aussi surprise qu'émue. Tandis qu'elle restait interdite, son
compagnon ajouta d'une voix persuasive :

- Aux yeux de mon peuple, cela me donnerait une excellente raison de pardonner à mon futur
beau-frère.

- Tu... tu veux réellement m'épouser? demanda-t-elle voix tremblante.

- Oui, je le veux. Eperdument. Dis-moi que tu m'aimes, Léa

- Je t'aime, Sharif. Et je ferai tout ce que tu voudras, promit-elle.

A son tour, elle l'embrassa avec fougue. L’avenir radieux qui s'offrait à elle la rendait plus
expansive qu'elle ne l'avait jamais été.

- Ah, voilà comment on devrait conclure les mariages, plaisanta Sharif. De sang-froid et sans
se laisser perturber par des émotions inutiles.

Puis il enlaça sa compagne, l'embrassant avec une fièvre grandissante...

Finalement, Léa se rendit compte que le temps passait et qu'ils s'étaient attardés plus qu'il ne
l'aurait fallu.

- Nous devrions retourner là-bas pour annoncer ça aux autres, murmura-t-elle à regret.

- Ils attendront, décréta Sharif en la serrant plus fort contre lui.

Et ils attendirent, en effet !


15.

- Tu veux réellement l'épouser, Léa? demanda Glen pour la énième fois.

Il demeurait inquiet, persuadé qu'elle se sacrifiait pour les sauver, Samira et lui. Sa sœur
éclata de rire.

- Tu crois que tu es le seul à pouvoir tomber amoureux, hein ? s'exclama-t-elle. Tu veux que
je te dise une chose ? Tu as de la chance que Samira n'ait pas eu l'occasion de te comparer à
Sharif. Sinon, tu aurais peut-être perdu la partie !

- Jamais ! s'exclama Samira en adressant un regard d'adoration à son mari. Personne ne


saurait rivaliser avec Glen.

- Eh bien, Tayi pense la même chose de Youssef. Il faut donc en conclure que chacun voit
avec son cœur..., commenta Léa, enchantée de la tournure qu'avaient prise les événements.

Ils étaient tous trois installés dans le salon de réception où la jeune femme avait vécu ses
retrouvailles avec son père. Le majlis était terminé depuis longtemps, mais Sharif était
toujours enfermé avec le roi Rachid et le prince Youssef, négociant dans le détail l'accord qui
serait signé entre Qatamara et Zubani. Léa et Glen avaient obtenu la permission de
téléphoner à leur père, pour le rassurer sur leur sort, lui apprendre les bonnes nouvelles et lui
faire savoir qu'il serait le bienvenu au palais toutes les fois qu'il voudrait leur rendre visite.

- Parle-moi un peu de Tayi, dit Samira à Léa avec une vive curiosité. Comment se fait-il
qu'elle épouse Youssef?

Léa lui fit part de tous les événements qui avaient précédé l'audience. Samira était toujours
en train d'exprimer son admiration pour sa future belle-sœur lorsque Sharif fit son entrée. Il
rayonnait, en homme qui vient de remporter une complète victoire. Le trio se leva
instinctivement à son entrée, en signe de respect.

- C'est fait ! annonça-t-il. La famille royale de Qatamah participera aux célébrations qui
accompagneront ton mariage, Léa. Comme tu le disais tout à l'heure, « ça servira de leçon au
roi Rachid » !

La jeune femme éclata une nouvelle fois de rire et courut se blottir dans les bras de son futur
époux.
- Sharif, tu es le plus redoutable négociateur qui soit !

Le cheikh s'efforça de prendre un air modeste — sans guère y parvenir. Puis il sourit à Glen.

- Merci de m'avoir donné l'exemple, lui dit-il.

- Quel exemple, Votre Excellence?

- Parfois, il n'y a qu'une seule façon d'obtenir ce que l'on veut. Vous avez bien fait d'enlever la
princesse Samira. Cela m'a laissé libre d'en faire autant pour votre sœur. Ainsi, nous sommes
tous heureux. N'est-ce pas ?

- Ma foi, on peut voir les choses sous cet angle, admit Glen, l'air penaud.

Sharif prit un air plus grave.

- J'ai réfléchi à la situation, dit-il. En tant que frère de mon épouse, il convient que vous ayez
un grade plus élevé que celui de pilote personnel du cheikh. Vous devriez être le général en
chef de notre armée de l'air. Etes-vous d'accord ?

- C'est une offre très généreuse, Votre Excellence.

- La famille est la famille. Vous avez prouvé que vous étiez digne de votre sœur. Qui est une
femme exceptionnelle. Je suis certain que vous nous servirez bien, mon peuple et moi.

- Merci. Votre confiance m'honore, répondit Glen, quelque peu médusé par ce retour de
fortune inattendu.

Sharif adressa un sourire de sympathie à la princesse Samira.

- J'ai le regret de vous dire que votre père se montre très obstiné en ce qui concerne votre
statut à Qatamah. Cependant, j'ai confiance dans l'influence de votre frère le prince Youssef
et de ma cousine, Tayi, qui sauront très certainement plaider votre cause.

- Jamais mon père ne m'aurait écoutée comme vous avez écouté Tayi, dit Samira, d'un air à la
fois contrit et admiratif.

Sharif enlaça Léa par la taille, l'attirant contre lui.

- Il faut parfois du temps pour se faire aux changements, dit-il. Cependant, la nouvelle
alliance que viennent de conclure nos deux pays vous permettra certainement de recevoir très
régulièrement des visites de votre famille.
- Merci infiniment. Votre Excellence est très bonne.

Le regard de Sharif pétilla de malice.

- Vos parents vont séjourner à Zubani pendant tout un mois. Car nous allons célébrer deux
mariages : le mien, et celui de Tayi avec le prince Youssef. Ils auront lieu le même jour.

« Un mois pour faire pendant à l'autre », songea Léa, en imaginant fort bien le plaisir pervers
que Sharif avait dû prendre en imposant cette clause. Les négociations l'avaient sans nul
doute réjoui immensément, et il les avait visiblement menées avec son intelligence
coutumière, une fois mis sur la bonne voie par Tayi et elle. Bien entendu, Léa se garderait de
souligner le rôle qu'elle avait joué, avec l'Ethiopienne, dans toute cette affaire. Au demeurant,
Sharif al Kader avait su suivre le vent du changement avec une promptitude et un aplomb
remarquables !

A son tour, Tayi surgit dans le salon de réception. Elle n'était pas moins satisfaite que Sharif,
mais elle conservait son maintien digne. S'adressant d'abord au cheikh, elle déclara :

- Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, aujourd'hui. Avez-vous envoyé un
message au roi Ahmed pour lui faire part de l'arrêt des négociations ?

- Certes. Je lui ai aussi fait part de mes inquiétudes, ca votre mariage aurait gravement
compromis sa santé, étant donné son grand âge, déclara Sharif, féroce et pince-sans-rire. J'ai
également réclamé une compensation, car c'est lui qui a eu l'idée de ce mariage et que de
toute évidence, il n'est pas très au fait des réalités modernes. A la réflexion, son offre m'a
paru provocatrice et insultante.

Rayonnante, Tayi se tourna vers Léa.

- Vous m'avez beaucoup appris. Je rendrai le prince Youssef très heureux.

- J'en suis certaine, lui dit Léa avec sincérité.

Ensuite, Tayi s'adressa à Glen et à Samira :

- Je suis venue vous chercher pour vous montrer votre appartement. Nous avons veillé à
votre confort avec le plus grand soin.

- Merci, Tayi, répondit Samira.

Glen s'avança vers le cheikh et lui tendit la main :


- Nous vous devons beaucoup de reconnaissance, Votre Excellence. Mais je tiens par-dessus
tout à vous remercier de vous soucier du bonheur de ma sœur. Léa compte beaucoup pour
moi.

Sharif saisit la main de Glen entre les siennes.

- Et pour moi aussi, déclara-t-il. Nous allons être bons amis, vous et moi. Votre sœur vous
dira que je sais être à l'écoute des autres.

- Et ensuite, il n'en fait qu'à sa tête, enchaîna Léa avec un sourire espiègle.

- Mais toujours pour te rendre heureuse, lui répliqua-t-il.

Elle éclata de rire.

- Très bien, Sharif al Kader, je me rends.

- Ah, enfin !

Le cheikh relâcha la main de Glen et, d'un geste, invita le jeune homme et son épouse à aller
se reposer.

- Nous discuterons plus longuement demain, reprit-il. En attendant, familiarisez-vous avec


votre nouveau foyer.

Dès qu'il fut seul avec Léa, il la saisit dans ses bras d'un geste ardent et possessif.

- Je tiens à savourer ta reddition, lui dit-il. Et à m'assurer que tu ne cherches pas à me jouer
un mauvais tour.

- Tu fais bien. Je pourrais changer d'avis, plaisanta-t-elle.

- Alors, il n'y a pas de temps à perdre.

Léa lui donna un baiser et chuchota d'une voix tendre à son oreille :

- Tu m'as manqué, la nuit dernière.

- Et à moi aussi. Mais je vais rattraper le temps perdu. Tout de suite...

Ils passèrent le reste de l'après-midi dans l'appartement de la jeune femme. Sharif avait
donné l'ordre qu'ils ne soient pas dérangés. Alors que le crépuscule tombait peu à peu sur
Zubani, Léa murmura rêveusement à son compagnon :
- Bientôt, je serai ta femme.

- Tu l'es depuis le premier jour, lui répondit-il. J'ai seulement attendu que tu acceptes ce fait.

Se redressant sur un coude, au creux des oreillers, Léa le défia une fois de plus :

- Tu mens. Il est impossible que tu aies pu prévoir cela.

- C'est pourtant vrai. Nous sommes faits l'un pour l'autre, Léa. Tout était écrit.

La jeune femme sourit. Pour Sharif al Kader, le destin se confondait avec sa propre volonté.
C'était un homme capable de forger l'avenir à sa guise — et elle était contente qu'il en fût
ainsi.

En lui cédant, elle avait conquis la plus grande liberté de toutes : celle du cœur. A présent, elle
avait hâte de s'enchaîner à lui pour la vie et de s'abandonner au bonheur...

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