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Norbert, ou la peur
de tuer…

N° 142 - Avril 2022
DÉCOUVERTES Cas clinique 21

GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie
à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences
criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute
en cabinet libéral, et expert auprès des tribunaux.

Colérique, en échec scolaire, isolé de ses amis,


Norbert a 21 ans quand on lui découvre
une étrange pathologie : la peur constante
de tuer quelqu’un. Ce mal, appelé « phobie
d’impulsion », lui fait vivre un enfer au quotidien !
Mais heureusement, il se soigne assez bien.

EN BREF
£ Depuis tout petit,
Norbert souffre
de trouble déficitaire
de l’attention et
de diverses difficultés
d’apprentissage qui
lui ont rendu la scolarité
compliquée. Et il se met
souvent en colère…
U n matin au cabinet, je reçois
un coup de fil d’un papa très inquiet qui sollicite
mon aide : « Mon fils est suivi depuis ses six ans :
il a vu de nombreux médecins et psys, mais ne
s’en sort toujours pas. Et je crains que cela
empire… Car il fait de très grosses crises de
colère. J’ai peur pour lui ! » C’est un Centre hos-
£ Malgré de nombreux pitalier universitaire qui a donné à ce père mon
traitements, rien ne numéro afin que je réalise un bilan psychologique
s’arrange et ses crises complet du jeune homme en question, âgé de
de colère empirent,
au point qu’il finit par 21 ans, avant qu’on lui prescrive un traitement à
© Fanatic Studio / Gary Waters/Gettyimages

s’isoler dans sa chambre. base de méthylphénidate – plus connu sous le


nom commercial de Ritaline.
£ À 21 ans, il avoue En effet, le garçon est diagnostiqué pour un
enfin ses obsessions :
des idées permanentes trouble déficitaire de l’attention avec ou sans
de meurtres, qui lui font hyperactivité (TDAH) depuis qu’il est en CE2, et
très peur, car il craint le méthylphénidate est un traitement de réfé-
de passer à l’acte… rence pour atténuer les symptômes d’inattention
Une psychothérapie ou d’hyperactivité. Je décide donc de rencontrer
adaptée à ses phobies
d’impulsion va le jeune homme. Trois jours plus tard, il se pré-
le sortir d’affaire. sente à mon cabinet, accompagné de son père,

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NORBERT, OU LA PEUR DE TUER…

avec plus d’une demi-heure d’avance, alors qu’il Norbert est né grand prématuré, à
venait de m’envoyer un message pour me préve- 31 semaines d’aménorrhée (ce qui correspond
nir de quelques minutes de retard… à 7  mois de grossesse), en état de souffrance
fœtale aiguë, de sorte qu’il est resté près de
CE JEUNE HOMME deux mois en service de néonatologie. Aucune
CACHE QUELQUE CHOSE séquelle neurologique n’a été détectée, mais
De taille moyenne, trapu, Norbert a les che- l’enfant a présenté quelques retards dans l’ac-
veux très courts, les épaules affaissées, un bas- quisition du langage et surtout de la propreté,
sin étroit et une légère surcharge pondérale. tant diurne que nocturne. Il a notamment souf-
Ramassé sur son fauteuil dans la salle d’attente, fert d’encoprésie (l’émission régulière de selles
vêtu de noir de la tête aux pieds avec de robustes dans les sous-vêtements ou des endroits « inha-
chaussures en cuir à bout coqué, il scrolle l’écran bituels », comme le sol) jusqu’à ses quatre ans,
de son smartphone. Son père quant à lui est et d’énurésie (l’émission non contrôlée d’urine)
assez longiligne et, bien qu’affichant un sourire jusqu’à ses neuf ans. En revanche, Norbert a
de circonstance, son visage présente une marché très tôt : « C’était un enfant très tonique,
expression anxieuse. Il précède son fils pour dit son père. Mais lorsqu’il était petit, l’alimen-
entrer dans mon bureau et prend très vite la tation et les nuits étaient très difficiles. » En
parole : « Professeur, merci beaucoup de nous effet, le temps des repas était source de tensions
recevoir si vite, car nous avons besoin d’un bilan au sein de la famille, et son sommeil était tou-
psychologique pour la mise en place du traite- jours très irrégulier, émaillé de peurs nocturnes
ment médical de Norbert. Mais j’aimerais aussi et de cauchemars fréquents, durant toute la
comprendre pourquoi ça ne s’améliore pas, maternelle et la primaire.
voire pourquoi cela empire… Je suis sûr qu’il y En classe, rien n’est simple non plus. « Il n’ar-
a autre chose. » rivait pas à accepter l’école, pleurait sans arrêt,
À ces mots, Norbert plante son regard dans le criait, frappait et s’agrippait à nous dès qu’on l’y
mien et lâche violemment : « Effectivement pro- emmenait », dit le père. Norbert a ensuite très
fesseur, j’aimerais savoir si je suis fou ou schizo ! » vite présenté des symptômes de troubles neuro-
Puis il ne dit plus un mot. Son papa enchaîne : développementaux : « Il n’arrivait pas à dessiner,
« Ce sont ses crises qui nous inquiètent le plus. et l’écriture a été un vrai supplice pour lui : elle
Elles se sont aggravées depuis quelques années. était lente et illisible. Notre fils était d’une mala-
Il ne se contrôle pas… Il a déjà cassé des portes, dresse folle et avait du mal à s’habiller seul. » À
déchiré des vêtements et fracassé plusieurs fois cela se sont ajoutées des difficultés dans l’acqui-
son téléphone. Moi, j’ai l’impression qu’il n’est pas sition de la parole, de la lecture et des mathéma-
seulement hyperactif, mais aussi bipolaire. En tiques. L’école a alors orienté Norbert vers un
outre, il s’isole de plus en plus et ne voit quasi- Centre médico-psychologique, dont les bilans ont
ment plus personne… Quand il ne travaille pas, révélé plusieurs troubles des apprentissages : une
il reste à la maison et passe tout son temps dans légère dyspraxie – un trouble de la coordination
sa chambre devant son ordi et son téléphone. et de l’acquisition des mouvements –, une dys-
Comme un addict aux écrans. » graphie – un trouble de l’acquisition ou de l’exé-
Je cherche d’abord à mieux cerner Norbert. cution de l’écriture –, une dysorthographie – un
Le jeune homme vit actuellement avec son père, trouble de l’acquisition et de l’assimilation de
sa belle-mère et son jeune frère, Mathias, âgé l’orthographe – et une dyslexie – un trouble de
de 19  ans. Après une scolarité difficile (il a l’acquisition et de l’assimilation de la lecture. Et,
redoublé deux fois, en primaire puis au collège), bien entendu, un TDAH…
il finit par obtenir son BEP de mécanique.
Depuis, il travaille… en pointillé : « Je fais TURBULENT ET HYPERACTIF
essentiellement de l’intérim. Je vais bientôt pas- En effet, Norbert était déjà difficile à gérer
ser mon permis de conduire pour être, comme dès son plus jeune âge. « Très tôt, les institutrices
dit mon père, plus autonome. Mais en ce nous ont dit qu’il s’agitait en classe, qu’il parlait
moment, je ne travaille pas. » Ses parents se fort et, dès qu’il y avait un bruit, il se levait,
sont séparés quand il avait cinq ans : « Ma mère regardait par la fenêtre… » Dès lors, à partir du
est partie avec un voisin… Je ne la vois presque CP, le garçon a bénéficié d’une AESH (un accom-
plus… Elle oublie même la date de mon anni- pagnement des élèves en situation de handicap)
versaire. » Norbert a aussi une sœur âgée de et d’un suivi orthophonique et psychomoteur,
24 ans qui vit en couple et travaille dans une ainsi que d’un traitement au méthylphénidate
grande entreprise de la région parisienne. dès le CE 2. Mais, malgré toutes ces thérapies et

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alors que ses difficultés d’inattention et d’hype-


ractivité motrice s’amélioraient, Norbert était de
plus en plus dans l’opposition durant les classes
de primaire : « Il devenait de plus en plus pénible,
refusait tout, se mettait vite en colère et, dès que
nous lui refusions quelque chose, se mettait
dans tous ces états. » C’est alors qu’est tombé un
nouveau diagnostic : le TOP, ou trouble de l’op-
position avec provocation, avec une très forte
intolérance à la frustration. Durant toute son
enfance et son adolescence, il prendra donc des
médicaments et suivra des thérapies pour traiter
ses graves troubles du comportement combinant
TDAH, TOP et troubles dys.
En revanche, ses symptômes émotionnels, de
type anxieux notamment, ne semblèrent à
l’époque intéresser personne. Ils n’étaient pas pris
en charge… Pourtant, le garçon présentait déjà
des périodes d’angoisse, manifestes notamment
dans ses troubles du sommeil – cauchemars, pro-
blèmes d’endormissements et réveils précoces –
ainsi que dans ses difficultés relationnelles à
l’école. Finalement, ce qui devait arriver arriva : à
l’âge de 16 ans, Norbert est tombé en dépression à
la suite d’une rupture sentimentale. On lui prescrit
des antidépresseurs pendant dix-huit mois. Mais « Je me sens complètement nul,
cet épisode dépressif a une conséquence : il je n’arriverai jamais à m’en
sortir… Mon père a raison : il me
décroche de l’école pendant plusieurs mois, au
moment où il prépare son BEP de mécanique. Il
interrompt aussi à ce moment-là son traitement au
méthylphénidate. « Depuis ses 18 ans, il ne prend faut mon traitement pour mon
plus de médicaments, explique son père. Il n’en
voulait plus. Mais maintenant, il se rend compte
trouble de l’attention, mais il
qu’il doit en repasser par là pour aller mieux. » y a autre chose… Et j’ai peur. »
UNE APPROCHE THÉRAPEUTIQUE INTÉGRÉE Norbert, 21 ans
Je réalise donc un bilan psychologique et neu-
ropsychologique complet de Norbert pour tenter
de répondre aux interrogations et aux peurs du signes moteurs existent. Son fonctionnement
jeune homme – « j’aimerais savoir si je suis fou ou cognitif et intellectuel est très hétérogène,
schizo ! » – et de son père – « je suis sûr qu’il y a conforme à un profil de trouble de l’attention,
autre chose. » Ce bilan s’inscrit dans une approche mais révèle aussi un indice de compréhension
intégrative que j’ai développée il y a une dizaine verbale très élevé : Norbert possède des capacités
d’années et qui combine à la fois plusieurs intellectuelles verbales importantes qui nour-
sources – l’observation clinique du patient, que je rissent son imaginaire, mais également ses peurs
réalise, et les évaluations préalablement effec- et son anxiété. En effet, je détecte aussi la pré-
tuées dans d’autres milieux, comme le domicile, sence de symptômes graves relevant d’un trouble
le travail, l’école… –, une variété de disciplines anxieux généralisé – avec des peurs quotidiennes
– psychologie, orthophonie, neurophysiologie, et incontrôlables, un sentiment d’insécurité per-
psychomotricité… – et diverses techniques – tests manent, une tension intérieure constante… –,
© Sasha Akdag/Shutterstock

psychologiques, questionnaires d’évaluations… ainsi que des signes dépressifs.


Résultat : Norbert souffre bien d’un TDAH,
sous une forme dite « inattentionnelle ». Ses « JE ME SENS EN DANGER TOUT LE TEMPS »
symptômes sont essentiellement cognitifs : inat- Mais pourquoi tant de stress chez Norbert ?
tention, difficultés de concentration, de mémori- Le jeune homme m’explique d’abord partielle-
sation et de planification, même si quelques ment son vécu intérieur : « Je me sens tendu tout

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Norbert, ou la peur de tuer…

QU’EST-CE QUE
LA PHOBIE D’IMPULSION ?
DÉFINITION DE LA PHOBIE D’IMPULSION
La phobie d’impulsion est un trouble psychopathologique caractérisé
par l’obsession de commettre des actes graves et répréhensibles,
le plus souvent envers les autres. Le terme « obsession » renvoie à l’idée
qu’une pensée, une image, s’impose à la conscience du patient comme
un impératif souvent absurde. Il ne s’agit pas d’une simple phobie,
où la peur ferait souffrir le sujet uniquement en présence de l’objet
ou dans la situation phobogène. Non : la souffrance est quasi
permanente. Car il existe un discours narratif intérieur – une sorte
de cinéma intérieur, précise Norbert –, construit davantage sur la base
de fantasmes, de l’imaginaire, que sur la réalité, de sorte qu’il ne peut
pas être contredit par des propos ou des faits réels.
La phobie d’impulsion fait partie des troubles obsessionnels
compulsifs, ou TOC, définis, dans le Manuel diagnostique et statistique
des troubles mentaux, le DSM-5, par la présence soit d’obsessions,
soit de compulsions, chacune d’elles entraînant une détresse, – agresser sexuellement des enfants, ses proches… ;
de l’anxiété, une perte de temps ou une interférence significative – adopter un comportement ou des propos immoraux
avec les activités quotidiennes. Le TOC concerne environ 2 à 3 % ou blasphématoires ;
de la population adulte, mais, le plus souvent, il s’agit de TOC – se blesser, s’automutiler, se défenestrer, se jeter sous le métro,
de vérification (par exemple, vérifier plusieurs fois que la porte se tuer.
est fermée à clé), de lavage (par exemple, se laver les mains toutes Notons que toutes ces pensées sont égodystoniques, c’est-à-dire
les heures pour se protéger d’une contamination imaginaire) ou de qu’elles vont à l’encontre des valeurs du patient. Mais lui souffre
rangement (par exemple, toucher souvent un objet afin de s’assurer de la « folie du doute » : il a peur d’avoir ces pensées, craint de passer
qu’il est correctement placé). Environ un quart des TOC sont des à l’acte ou de l’avoir déjà fait. Et aucune conduite ne le rassure, même
phobies d’impulsion, qui touchent autant les femmes que les hommes. le fait de constater que, jour après jour, il ne fait de mal à personne.
Tous ces troubles se définissent par une crainte profonde Venons-en justement aux compulsions, qui sont des comportements
de ne pas contrôler suffisamment son comportement ou sa pensée, visant à tester la véracité des peurs afin de se rassurer et de réduire
et de commettre ainsi des erreurs, voire des fautes graves. le doute. Mais, le plus souvent, ils sont contre-productifs puisqu’ils
renforcent le doute. Par exemple, le patient peut chercher à contrer
CARACTÉRISTIQUES DE LA PHOBIE D’IMPULSION l’obsession en la remplaçant par d’autres pensées réconfortantes
Les phobies d’impulsions se caractérisent par des pensées intrusives (« je suis une bonne personne ») ou en faisant diversion (par la lecture,
– obsessions, pensées désagréables – et des compulsions – des actes le cinéma, la musique, le sport…). Le sujet cherche aussi à se rassurer
que le patient réalise pour dissiper ses angoisses. auprès de ses proches en leur posant des questions (« Suis-je quelqu’un
Examinons d’abord les pensées. Elles sont désagréables et intrusives de violent ? As-tu peur de moi ? Les couteaux sont-ils hors d’atteinte ? »)
– violence, agressions, meurtres, suicides… – et s’imposent à l’esprit ou en leur demandant des conseils, mais souvent de façon indirecte, car
contre la volonté du patient, de façon imprévisible ou en présence il n’ose pas parler du contenu réel de ses obsessions. Il est également
de personnes, d’objets (par exemple, un couteau) ou dans des situations possible d’avoir des conduites d’évitement quand les pensées intrusives
précises. Ce sont des pulsions agressives dont le sujet craint qu’elles sont provoquées par une situation (par exemple, ne plus sortir
ne le conduisent à perdre le contrôle de lui-même et à commettre dans la rue car la vue des passants donne des envies de meurtre)
des actes répréhensibles contre autrui ou lui-même, sans possibilité ou des déclencheurs (par exemple, éliminer toute lame de la pièce).
de s’en empêcher. D’où une peur continue et intense.
Toutefois, la phobie d’impulsion n’engendre jamais de passage FACTEURS DÉCLENCHANTS DE LA PHOBIE D’IMPULSION
à l’acte, car la rigueur morale est omniprésente. Elle n’est qu’une La phobie d’impulsion est souvent associée à d’autres pathologies :
peur et n’indique en aucun cas que le sujet va perdre le contrôle les troubles dépressifs dans environ 50 % des cas ; les troubles anxieux,
de ses actes. Les idées obsédantes les plus fréquentes sont : comme le trouble panique, le syndrome de stress post-traumatique,
– agresser, poignarder, étrangler ou tuer quelqu’un, le plus souvent la phobie sociale, dans environ 20 à 25 % des cas ; mais aussi
une personne à laquelle le patient tient ; les troubles du comportement, comme le TDAH, avec des proportions
– faire du mal à son bébé (cas observé dans le cadre du post-partum) ; plus disparates, entre 2 et 23 % des cas, selon les études.

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le temps… Par des peurs. Je me sens en danger. »


Le test d’obsession-compulsion de Yale-Brown
(Y-Bocs) révèle alors, effectivement, la présence
de pensées obsédantes… Mais Norbert reste très
flou sur ces dernières, sur les motifs de ses
craintes, alors qu’il se montre hypervigilant, sur
le qui-vive, de façon incessante. Pourtant, toutes
ses difficultés altèrent sa vie en profondeur, le
tourmentent et le plongent dans les affres de res-
sentis dépressifs : « Je me sens complètement nul,
je n’arriverai jamais à m’en sortir… Mon père a
raison : il me faut mon traitement pour mon
TDAH, mais il y a autre chose… Et j’ai peur. »
J’inspecte alors plus profondément la person-
nalité du jeune homme. Il présente des traits rele-
vant de personnalités pathologiques, comme le
trouble paranoïde : Norbert se sent en danger,
voire persécuté, car il me dit percevoir des
menaces cachées chez autrui, mais sans les pré-
ciser. « Je me sens mal à l’aise lorsque je suis avec
d’autres personnes, même si je ne les connais pas,
Plusieurs facteurs peuvent la déclencher : un événement traumatisant, comme dans le bus ou le tram… » Je retrouve
un changement de vie important, comme une naissance, ou une aussi quelques traits de la personnalité dépen-
période de stress important, par exemple lors d’examens scolaires dante : un profond manque d’autonomie et d’in-
ou professionnels. dépendance, sous-tendue par une fragilité nar-
cissique qui conduit Norbert à être pris en charge,
QUELLE PRISE EN CHARGE THÉRAPEUTIQUE ? notamment par son père. Son évaluation affec-
La prise en charge de la phobie d’impulsion repose sur trois types tive met également en lumière un imaginaire non
de traitements : seulement très riche, mais aussi et surtout mar-
– Les médicaments : les anxiolytiques sont souvent préconisés contre qué par un sentiment de persécution. Le jeune
les angoisses, mais ce sont surtout les antidépresseurs inhibiteurs homme est en proie à de violentes angoisses qui
de la recapture de la sérotonine (ISRS) qui sont les plus efficaces, le submergent par leur intensité et le plongent
bien que les patients ne soient pas tous déprimés. Norbert rapporte dans un désarroi profond, tant il se sent passif et
ainsi avoir moins subi ses peurs durant sa dépression, traitée démuni face à celles-ci… Mais au moment où je
par la fluoxétine. tente d’en savoir plus, il redevient évasif, ce qui
– La thérapie cognitivo-comportementale est indispensable. Il s’agit m’apparaît comme une forme de protection face
d’exposer progressivement le patient à ses angoisses morbides, à leur contenu.
ses idées obsédantes, puis de lui donner des solutions rationnelles pour
les surmonter. On utilise la technique dite « d’exposition avec prévention « JE ME DEMANDE SI JE SUIS
de la réponse », afin d’apprendre au sujet à tolérer peu à peu ses UN PSYCHOPATHE »
obsessions (par exemple, en reconnaissant que les angoisses Puis arrive enfin la séance où mon patient se
qu’elles suscitent ne sont pas dangereuses), sans utiliser ses dévoile… Il arrive seul au cabinet et s’installe en
compulsions habituelles afin qu’il les réduise dans un second temps. face de moi, dans son fauteuil habituel. « Je suis
– La méditation de pleine conscience : elle repose sur l’observation complètement fou, je délire… Je pense sans arrêt
du flux de ses propres pensées, sans porter de jugement sur leur à des trucs horribles. Je me demande si je suis un
contenu. Par exemple, si la peur surgit d’assassiner quelqu’un, le sujet psychopathe. » Il poursuit alors sans me regarder :
doit apprendre à identifier cette émotion comme une production « Vous m’avez demandé si j’avais des obsessions…
de son esprit, sans se juger soi-même comme une personne Bah en fait, oui. J’en ai. Beaucoup. Mais personne
© Nomad_Soul/Shutterstock

intrinsèquement mauvaise, mais plutôt attendre que cette pensée ne le sait, même pas mon ancien psy. J’ai des envies
soit remplacée par une autre. La méditation se révèle souvent efficace, de meurtres, professeur ! Et je n’arrive pas à me les
car elle aide le sujet à accepter ces processus mentaux et sensoriels enlever de la tête… Et ça dure depuis des années. »
conscients, ainsi que les réactions de son propre corps, mais à condition Norbert me décrit alors ses bavardages men-
qu’elle soit dispensée et accompagnée par un professionnel de santé, taux, ses scénarios imaginaires : « Je m’imagine
formé a cette technique. poignarder des personnes que je croise, mes amis…
Parfois mon frère et, surtout, des femmes… »
D’autres histoires affreuses se succèdent souvent

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Norbert, ou la peur de tuer…

dans sa tête : « Pousser une personne sur la route, J’ai vu le porte-couteaux et j’ai tout de suite eu
la jeter au moment où la porte du bus ou du tram envie de tuer mes amis. Je me suis senti attiré par
se ferme… » Ses pensées de meurtres sont plus fré- ces lames… J’ai eu très peur, car je n’arrivais pas à
quentes depuis quelques années et il les craint détacher mes yeux des couteaux. »
comme s’il pouvait être pris d’une pulsion violente, Norbert développe alors une attirance, mais
soudaine et irrépressible. Ce qui l’a le plus effrayé, aussi une répulsion, vis-à-vis des lames, couteaux,
c’est lorsqu’il a cru avoir frappé son ex-copine l’an- cutters, et tout objet pointu, tranchant, coupant,
née dernière alors qu’elle lui annonçait qu’elle le pouvant occasionner des blessures. Il se rend ainsi
quittait : « On ne quitte pas comme ça au télé- compte qu’il est dans l’incapacité d’utiliser de tels
phone… C’est vrai, j’avais bu… Elle m’avait quitté objets au quotidien. Et développe donc des straté-
l’après-midi et je suis allé la voir pour lui parler… » gies pour se protéger : « Je me débrouillais pour
Il raconte alors combien sa peur d’être seul l’a sub- changer mes couverts lorsque le couteau était trop
mergé : « Je l’ai prise dans mes bras, j’ai pleuré, impressionnant pour moi. » Depuis, il cache ce
mais elle m’a repoussé et je l’ai bousculée. Je ne l’ai type d’objets ou d’outils et manifeste davantage
pas frappée, mais… mon regard s’est posé sur son d’accès de colère : « Je me mets très facilement en
coupe-papier… Il m’a attiré… Et là, j’ai eu très peur colère, je tape le bureau de ma chambre que j’ai
de m’en servir, alors j’ai fui en pleine nuit. » Norbert cassé plusieurs fois… Je sens monter une tension
s’arrête alors sur cet instant qui l’a bouleversé : forte lorsque j’ai ces pensées, ces images, une ten-
« C’était un très bel ouvre-lettre que lui avait donné sion que je dois faire sortir. Je sens que mon cœur
son grand-père. Il était en argent, en forme de poi- s’accélère, je me mets à trembler… Je me sens blo-
gnard, et il me subjuguait quand je venais chez qué, j’ai chaud, avec des brûlures et des picote-
elle… Cette pensée que je pouvais l’utiliser contre
elle m’a terrifié. » À partir de là, Norbert va me
parler de toutes ses obsessions…
Comment en est-il arrivé là ? Depuis combien
de temps ce jeune homme est-il en proie à cette
part si sombre en lui ? « Déjà au collège, j’avais
ces obsessions. Et peut-être même à l’école pri-

« J’ai des envies de meurtres,


maire, car j’avais parfois envie de tuer mes
camarades… Ceux qui ne voulaient pas être
avec moi ou qui se moquaient de moi. » Le jeune
homme m’explique alors qu’il était mis de côté professeur ! Et je n’arrive
par les autres élèves. Souvent très seul au cours
pas à me les enlever de la tête…
Et ça dure depuis des années. »
de ces années, puis au collège, il a développé un
profond sentiment d’injustice, qu’il associe d’ail-
leurs au départ de sa mère lorsqu’il était enfant :
Norbert, 21 ans
« Elle est partie sans se soucier de nous alors que
nous étions petits… Mon frère, ma sœur et moi,
nous avions besoin d’elle, pourtant. » ments dans le ventre. Et parfois, mes pensées
partent dans tous les sens. » Tous ces signes – gêne
FASCINÉ PAR LES LAMES DE COUTEAU… thoracique, blocage du diaphragme, douleurs œso-
Au collège et durant son BEP, il vit toujours phagiennes, sensation forte du pouls qui bat dans
dans la crainte d’être délaissé par ses camarades les tempes – ressemblent fortement aux symp-
et, même s’il a deux bons amis – un très proche et tômes d’une attaque de panique ; ils précèdent ses
une copine –, tout bascule quelques mois après sa accès de colère, mais ne sont pas perçus par son
rupture sentimentale. Après une dispute assez entourage comme de l’anxiété. Et lui ne réclame
bénigne avec eux – « on avait prévu de faire un pas d’aide, tant la honte est écrasante.
escape game et, au dernier moment, ils ont tout
annulé sans raison » –, il entre dans un état de IL A PEUR DE SES PENSÉES
colère dévastatrice, quitte violemment ses amis et Or Norbert ne délire pas. Il sait qu’il n’a
rentre chez lui : « Je leur en voulais de m’avoir traité jamais agressé qui que ce soit, qu’il n’agressera
comme ça… Je n’arrivais pas à me calmer. » Il passe probablement jamais, mais son intolérance à
alors sa fin d’après-midi seul, dans sa chambre, à l’incertitude lui fait vivre l’enfer. Il a bien
regarder des vidéos et des séries. Et c’est le soir, au conscience du caractère irrationnel de ses pen-
moment du repas, qu’il se souvient avoir été fasciné sées, et c’est ce qui le conduit à les dissimuler. Il
par les couteaux de cuisine : « Je n’ai rien compris… sait qu’elles sont « égodystoniques », c’est-à-dire

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qu’elles ne correspondent pas à ses aspirations, En effet, après ce bilan psychologique,


ses besoins ni ses envies. Et comme ses pensées Norbert a bénéficié d’un traitement pharmacolo-
entrent en conflit avec ses valeurs, Norbert se gique, dispensé par son hôpital, pour restaurer
sent dégradé, indigne et donc n’ose pas en par- ses capacités cognitives défaillantes à cause de
ler… Il se met en retrait de ses amis et s’isole au son TDAH ; bien que n’étant pas réellement
domicile. « Depuis plus de deux ans, j’évite de dépressif, le jeune homme a aussi pris un antidé-
sortir, car j’ai peur d’agresser les personnes que Bibliographie presseur qui s’est montré très efficace contre ses
je croise sur ma route. Je reste seul dans ma peurs et son manque d’assurance. Je lui ai par
chambre. » C’est ainsi que le jeune homme passe S. Mersin Kilic et al., The ailleurs appris à utiliser les écrans différemment,
ses journées et ses nuits à visionner des documen- clinical characteristics avec un arrêt des visionnages de films et docu-
of ADHD and
taires et des séries policières, en lien avec des ments contenant des images violentes ou traitant
obsessive-compulsive
meurtriers… « J’adore regarder tout ce qui disorder comorbidity, de meurtriers et de tueurs en série.
concerne les tueurs en série. Je suis captivé par Journal of attention
la façon dont ils commettent leurs meurtres, ce disorders, 2020. COMMENT S’EN SORTIR ?
qui les conduit à le faire… Et surtout par leurs Et bien entendu, Norbert a suivi, avec moi-
R. Moulding et al.,
témoignages que je trouve sur internet. » Repugnant obsessions : même, une thérapie avec une approche cognitive
Norbert ne présente ni phobie sociale, ni ago- A review of the et comportementale afin de traiter ses phobies
raphobie – il ne craint pas de sortir de chez lui phenomenology, d’impulsion. D’abord, il a dû apprendre à se
par peur d’être jugé par autrui, de ne pas être theoretical models, and reconnaître victime de ce trouble psychopatho-
secouru en cas de panique. Non, c’est bien autre treatment of sexual and logique pour atténuer sa honte envers ses idées
chose. Il me rapporte d’ailleurs un élément qui l’a aggressive obsessional obsédantes. L’occasion aussi de revenir sur cer-
profondément choqué il y a quelques mois : themes in OCD, tains éléments clés de son enfance et de son ado-
« J’étais en ville et un homme m’a bousculé sans Journal of Obsessive lescence, notamment le départ de sa mère et la
s’excuser. Je l’ai toisé et j’ai alors imaginé com- Compulsive and Related stigmatisation dont il a été victime de la part de
Disorders, 2014.
ment, à l’aide d’une machette, j’aurais pu le tuer ses camarades. Ensuite, Norbert a travaillé sur
et le dépecer… Je me suis vu le faire. Cette pen- V. Balci et L. Sevincok, l’identification et l’acceptation attentive de ses
sée m’a ensuite envahi tout l’après-midi. Puis elle Suicidal ideation idées intrusives, de ses ruminations mentales, de
s’est renouvelée quelques jours plus tard avec une in patients with son cinéma intérieur, afin de relativiser et de
obsessive-compulsive
femme. Et en fait, de nombreuses fois, avec mes comprendre, progressivement, que rien de tout
disorder, Psychiatry
proches, mes amis, même ma famille. » research, 2010. cela n’est dangereux pour lui ou pour son entou-
Bien entendu, Norbert cherche à contenir ces rage. J’ai privilégié deux axes thérapeutiques : la
obsessions : « Je me répète que je suis une bonne G. Michel et al., Enjeux fusion pensée-action, à savoir la tendance à
actuels de l’évaluation
personne, que jamais je ne ferais de mal à considérer que la pensée est un équivalent de
psychologique dans
quelqu’un, mais ça ne marche pas… » Il évite les la clinique de l’enfant l’acte, et l’intolérance à l’incertitude, c’est-à-dire
situations qu’il redoute et, pour se rassurer, véri- et de l’adolescent : Vers la tendance à réfuter que l’acte ne se produira
fie qu’il n’a rien commis, en lisant dans les jour- une approche intégrée pas ou ne s’est pas produit. D’autre part, la pra-
naux, sur internet et dans les rubriques nécro- de la psychopathologie, tique de la méditation de pleine conscience a
philes, les faits divers et les disparitions, pour Annales Médico- permis à Norbert de s’extraire du cercle vicieux
être certain que ses proches vont bien, car il a psychologiques, revue de ses pensées, en l’aidant à atténuer les réac-
peur de ne pas se souvenir de ses actes… C’est ce psychiatrique, 2008. tions automatiques de son corps, parmi les-
doute constant qui nourrit ses obsessions. « Je me L. Dantin, Méditation quelles les sensations physiques de tensions et
sens tout le temps tellement tendu, angoissé, pleine conscience d’excitation physiologique qu’il associait à un
tourmenté, par le fait que je puisse un jour tuer et traitement cognitif éventuel passage à l’acte.
quelqu’un que je pète des câbles… Mais je ne des obsessions, Aujourd’hui Norbert a 25 ans. Il sort de deux
peux rien dire, car c’est tellement horrible et Journal de thérapie années et demie de psychothérapie régulière et
comportementale
débile ce que j’ai en tête. » travaille comme mécanicien dans un centre auto-
et cognitive, 2007.
mobile d’une grande métropole. Il vit depuis deux
LES PHOBIES D’IMPULSION K. O’Connor et S. Grenier, ans avec une jeune femme et son enfant. Il prend
Ces peurs et ces obsessions agressives Les troubles toujours du méthylphénidate, mais plus d’antidé-
obsessionnels-compulsifs :
extrêmes et douloureuses, on les nomme « pho- presseurs. Ses idées obsédantes l’ont quitté, il
appartiennent-ils aux
bies d’impulsion » ; elles appartiennent au registre troubles anxieux n’est plus fasciné par les tueurs en série, même
des troubles obsessionnels compulsifs, ou TOC ou à une autre famille s’il reste anxieux et perfectionniste – notamment
(voir l’encadré page 24). La prise de conscience de de troubles mentaux ?, au travail. Et il pratique encore la pleine
ce trouble va changer la vie du jeune homme, lui Santé mentale conscience, avec son amie, notamment dans le
apportant un grand soulagement et surtout la au Québec, 2004. cadre d’une psychothérapie de soutien auprès de
mise en place d’une prise en charge adéquate. l’un de mes confrères. £

N° 142 - Avril 2022

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