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Norbert, ou la peur
de tuer…
N° 142 - Avril 2022
DÉCOUVERTES Cas clinique 21
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie
à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences
criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute
en cabinet libéral, et expert auprès des tribunaux.
EN BREF
£ Depuis tout petit,
Norbert souffre
de trouble déficitaire
de l’attention et
de diverses difficultés
d’apprentissage qui
lui ont rendu la scolarité
compliquée. Et il se met
souvent en colère…
U n matin au cabinet, je reçois
un coup de fil d’un papa très inquiet qui sollicite
mon aide : « Mon fils est suivi depuis ses six ans :
il a vu de nombreux médecins et psys, mais ne
s’en sort toujours pas. Et je crains que cela
empire… Car il fait de très grosses crises de
colère. J’ai peur pour lui ! » C’est un Centre hos-
£ Malgré de nombreux pitalier universitaire qui a donné à ce père mon
traitements, rien ne numéro afin que je réalise un bilan psychologique
s’arrange et ses crises complet du jeune homme en question, âgé de
de colère empirent,
au point qu’il finit par 21 ans, avant qu’on lui prescrive un traitement à
© Fanatic Studio / Gary Waters/Gettyimages
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NORBERT, OU LA PEUR DE TUER…
avec plus d’une demi-heure d’avance, alors qu’il Norbert est né grand prématuré, à
venait de m’envoyer un message pour me préve- 31 semaines d’aménorrhée (ce qui correspond
nir de quelques minutes de retard… à 7 mois de grossesse), en état de souffrance
fœtale aiguë, de sorte qu’il est resté près de
CE JEUNE HOMME deux mois en service de néonatologie. Aucune
CACHE QUELQUE CHOSE séquelle neurologique n’a été détectée, mais
De taille moyenne, trapu, Norbert a les che- l’enfant a présenté quelques retards dans l’ac-
veux très courts, les épaules affaissées, un bas- quisition du langage et surtout de la propreté,
sin étroit et une légère surcharge pondérale. tant diurne que nocturne. Il a notamment souf-
Ramassé sur son fauteuil dans la salle d’attente, fert d’encoprésie (l’émission régulière de selles
vêtu de noir de la tête aux pieds avec de robustes dans les sous-vêtements ou des endroits « inha-
chaussures en cuir à bout coqué, il scrolle l’écran bituels », comme le sol) jusqu’à ses quatre ans,
de son smartphone. Son père quant à lui est et d’énurésie (l’émission non contrôlée d’urine)
assez longiligne et, bien qu’affichant un sourire jusqu’à ses neuf ans. En revanche, Norbert a
de circonstance, son visage présente une marché très tôt : « C’était un enfant très tonique,
expression anxieuse. Il précède son fils pour dit son père. Mais lorsqu’il était petit, l’alimen-
entrer dans mon bureau et prend très vite la tation et les nuits étaient très difficiles. » En
parole : « Professeur, merci beaucoup de nous effet, le temps des repas était source de tensions
recevoir si vite, car nous avons besoin d’un bilan au sein de la famille, et son sommeil était tou-
psychologique pour la mise en place du traite- jours très irrégulier, émaillé de peurs nocturnes
ment médical de Norbert. Mais j’aimerais aussi et de cauchemars fréquents, durant toute la
comprendre pourquoi ça ne s’améliore pas, maternelle et la primaire.
voire pourquoi cela empire… Je suis sûr qu’il y En classe, rien n’est simple non plus. « Il n’ar-
a autre chose. » rivait pas à accepter l’école, pleurait sans arrêt,
À ces mots, Norbert plante son regard dans le criait, frappait et s’agrippait à nous dès qu’on l’y
mien et lâche violemment : « Effectivement pro- emmenait », dit le père. Norbert a ensuite très
fesseur, j’aimerais savoir si je suis fou ou schizo ! » vite présenté des symptômes de troubles neuro-
Puis il ne dit plus un mot. Son papa enchaîne : développementaux : « Il n’arrivait pas à dessiner,
« Ce sont ses crises qui nous inquiètent le plus. et l’écriture a été un vrai supplice pour lui : elle
Elles se sont aggravées depuis quelques années. était lente et illisible. Notre fils était d’une mala-
Il ne se contrôle pas… Il a déjà cassé des portes, dresse folle et avait du mal à s’habiller seul. » À
déchiré des vêtements et fracassé plusieurs fois cela se sont ajoutées des difficultés dans l’acqui-
son téléphone. Moi, j’ai l’impression qu’il n’est pas sition de la parole, de la lecture et des mathéma-
seulement hyperactif, mais aussi bipolaire. En tiques. L’école a alors orienté Norbert vers un
outre, il s’isole de plus en plus et ne voit quasi- Centre médico-psychologique, dont les bilans ont
ment plus personne… Quand il ne travaille pas, révélé plusieurs troubles des apprentissages : une
il reste à la maison et passe tout son temps dans légère dyspraxie – un trouble de la coordination
sa chambre devant son ordi et son téléphone. et de l’acquisition des mouvements –, une dys-
Comme un addict aux écrans. » graphie – un trouble de l’acquisition ou de l’exé-
Je cherche d’abord à mieux cerner Norbert. cution de l’écriture –, une dysorthographie – un
Le jeune homme vit actuellement avec son père, trouble de l’acquisition et de l’assimilation de
sa belle-mère et son jeune frère, Mathias, âgé l’orthographe – et une dyslexie – un trouble de
de 19 ans. Après une scolarité difficile (il a l’acquisition et de l’assimilation de la lecture. Et,
redoublé deux fois, en primaire puis au collège), bien entendu, un TDAH…
il finit par obtenir son BEP de mécanique.
Depuis, il travaille… en pointillé : « Je fais TURBULENT ET HYPERACTIF
essentiellement de l’intérim. Je vais bientôt pas- En effet, Norbert était déjà difficile à gérer
ser mon permis de conduire pour être, comme dès son plus jeune âge. « Très tôt, les institutrices
dit mon père, plus autonome. Mais en ce nous ont dit qu’il s’agitait en classe, qu’il parlait
moment, je ne travaille pas. » Ses parents se fort et, dès qu’il y avait un bruit, il se levait,
sont séparés quand il avait cinq ans : « Ma mère regardait par la fenêtre… » Dès lors, à partir du
est partie avec un voisin… Je ne la vois presque CP, le garçon a bénéficié d’une AESH (un accom-
plus… Elle oublie même la date de mon anni- pagnement des élèves en situation de handicap)
versaire. » Norbert a aussi une sœur âgée de et d’un suivi orthophonique et psychomoteur,
24 ans qui vit en couple et travaille dans une ainsi que d’un traitement au méthylphénidate
grande entreprise de la région parisienne. dès le CE 2. Mais, malgré toutes ces thérapies et
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Norbert, ou la peur de tuer…
QU’EST-CE QUE
LA PHOBIE D’IMPULSION ?
DÉFINITION DE LA PHOBIE D’IMPULSION
La phobie d’impulsion est un trouble psychopathologique caractérisé
par l’obsession de commettre des actes graves et répréhensibles,
le plus souvent envers les autres. Le terme « obsession » renvoie à l’idée
qu’une pensée, une image, s’impose à la conscience du patient comme
un impératif souvent absurde. Il ne s’agit pas d’une simple phobie,
où la peur ferait souffrir le sujet uniquement en présence de l’objet
ou dans la situation phobogène. Non : la souffrance est quasi
permanente. Car il existe un discours narratif intérieur – une sorte
de cinéma intérieur, précise Norbert –, construit davantage sur la base
de fantasmes, de l’imaginaire, que sur la réalité, de sorte qu’il ne peut
pas être contredit par des propos ou des faits réels.
La phobie d’impulsion fait partie des troubles obsessionnels
compulsifs, ou TOC, définis, dans le Manuel diagnostique et statistique
des troubles mentaux, le DSM-5, par la présence soit d’obsessions,
soit de compulsions, chacune d’elles entraînant une détresse, – agresser sexuellement des enfants, ses proches… ;
de l’anxiété, une perte de temps ou une interférence significative – adopter un comportement ou des propos immoraux
avec les activités quotidiennes. Le TOC concerne environ 2 à 3 % ou blasphématoires ;
de la population adulte, mais, le plus souvent, il s’agit de TOC – se blesser, s’automutiler, se défenestrer, se jeter sous le métro,
de vérification (par exemple, vérifier plusieurs fois que la porte se tuer.
est fermée à clé), de lavage (par exemple, se laver les mains toutes Notons que toutes ces pensées sont égodystoniques, c’est-à-dire
les heures pour se protéger d’une contamination imaginaire) ou de qu’elles vont à l’encontre des valeurs du patient. Mais lui souffre
rangement (par exemple, toucher souvent un objet afin de s’assurer de la « folie du doute » : il a peur d’avoir ces pensées, craint de passer
qu’il est correctement placé). Environ un quart des TOC sont des à l’acte ou de l’avoir déjà fait. Et aucune conduite ne le rassure, même
phobies d’impulsion, qui touchent autant les femmes que les hommes. le fait de constater que, jour après jour, il ne fait de mal à personne.
Tous ces troubles se définissent par une crainte profonde Venons-en justement aux compulsions, qui sont des comportements
de ne pas contrôler suffisamment son comportement ou sa pensée, visant à tester la véracité des peurs afin de se rassurer et de réduire
et de commettre ainsi des erreurs, voire des fautes graves. le doute. Mais, le plus souvent, ils sont contre-productifs puisqu’ils
renforcent le doute. Par exemple, le patient peut chercher à contrer
CARACTÉRISTIQUES DE LA PHOBIE D’IMPULSION l’obsession en la remplaçant par d’autres pensées réconfortantes
Les phobies d’impulsions se caractérisent par des pensées intrusives (« je suis une bonne personne ») ou en faisant diversion (par la lecture,
– obsessions, pensées désagréables – et des compulsions – des actes le cinéma, la musique, le sport…). Le sujet cherche aussi à se rassurer
que le patient réalise pour dissiper ses angoisses. auprès de ses proches en leur posant des questions (« Suis-je quelqu’un
Examinons d’abord les pensées. Elles sont désagréables et intrusives de violent ? As-tu peur de moi ? Les couteaux sont-ils hors d’atteinte ? »)
– violence, agressions, meurtres, suicides… – et s’imposent à l’esprit ou en leur demandant des conseils, mais souvent de façon indirecte, car
contre la volonté du patient, de façon imprévisible ou en présence il n’ose pas parler du contenu réel de ses obsessions. Il est également
de personnes, d’objets (par exemple, un couteau) ou dans des situations possible d’avoir des conduites d’évitement quand les pensées intrusives
précises. Ce sont des pulsions agressives dont le sujet craint qu’elles sont provoquées par une situation (par exemple, ne plus sortir
ne le conduisent à perdre le contrôle de lui-même et à commettre dans la rue car la vue des passants donne des envies de meurtre)
des actes répréhensibles contre autrui ou lui-même, sans possibilité ou des déclencheurs (par exemple, éliminer toute lame de la pièce).
de s’en empêcher. D’où une peur continue et intense.
Toutefois, la phobie d’impulsion n’engendre jamais de passage FACTEURS DÉCLENCHANTS DE LA PHOBIE D’IMPULSION
à l’acte, car la rigueur morale est omniprésente. Elle n’est qu’une La phobie d’impulsion est souvent associée à d’autres pathologies :
peur et n’indique en aucun cas que le sujet va perdre le contrôle les troubles dépressifs dans environ 50 % des cas ; les troubles anxieux,
de ses actes. Les idées obsédantes les plus fréquentes sont : comme le trouble panique, le syndrome de stress post-traumatique,
– agresser, poignarder, étrangler ou tuer quelqu’un, le plus souvent la phobie sociale, dans environ 20 à 25 % des cas ; mais aussi
une personne à laquelle le patient tient ; les troubles du comportement, comme le TDAH, avec des proportions
– faire du mal à son bébé (cas observé dans le cadre du post-partum) ; plus disparates, entre 2 et 23 % des cas, selon les études.
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intrinsèquement mauvaise, mais plutôt attendre que cette pensée ne le sait, même pas mon ancien psy. J’ai des envies
soit remplacée par une autre. La méditation se révèle souvent efficace, de meurtres, professeur ! Et je n’arrive pas à me les
car elle aide le sujet à accepter ces processus mentaux et sensoriels enlever de la tête… Et ça dure depuis des années. »
conscients, ainsi que les réactions de son propre corps, mais à condition Norbert me décrit alors ses bavardages men-
qu’elle soit dispensée et accompagnée par un professionnel de santé, taux, ses scénarios imaginaires : « Je m’imagine
formé a cette technique. poignarder des personnes que je croise, mes amis…
Parfois mon frère et, surtout, des femmes… »
D’autres histoires affreuses se succèdent souvent
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Norbert, ou la peur de tuer…
dans sa tête : « Pousser une personne sur la route, J’ai vu le porte-couteaux et j’ai tout de suite eu
la jeter au moment où la porte du bus ou du tram envie de tuer mes amis. Je me suis senti attiré par
se ferme… » Ses pensées de meurtres sont plus fré- ces lames… J’ai eu très peur, car je n’arrivais pas à
quentes depuis quelques années et il les craint détacher mes yeux des couteaux. »
comme s’il pouvait être pris d’une pulsion violente, Norbert développe alors une attirance, mais
soudaine et irrépressible. Ce qui l’a le plus effrayé, aussi une répulsion, vis-à-vis des lames, couteaux,
c’est lorsqu’il a cru avoir frappé son ex-copine l’an- cutters, et tout objet pointu, tranchant, coupant,
née dernière alors qu’elle lui annonçait qu’elle le pouvant occasionner des blessures. Il se rend ainsi
quittait : « On ne quitte pas comme ça au télé- compte qu’il est dans l’incapacité d’utiliser de tels
phone… C’est vrai, j’avais bu… Elle m’avait quitté objets au quotidien. Et développe donc des straté-
l’après-midi et je suis allé la voir pour lui parler… » gies pour se protéger : « Je me débrouillais pour
Il raconte alors combien sa peur d’être seul l’a sub- changer mes couverts lorsque le couteau était trop
mergé : « Je l’ai prise dans mes bras, j’ai pleuré, impressionnant pour moi. » Depuis, il cache ce
mais elle m’a repoussé et je l’ai bousculée. Je ne l’ai type d’objets ou d’outils et manifeste davantage
pas frappée, mais… mon regard s’est posé sur son d’accès de colère : « Je me mets très facilement en
coupe-papier… Il m’a attiré… Et là, j’ai eu très peur colère, je tape le bureau de ma chambre que j’ai
de m’en servir, alors j’ai fui en pleine nuit. » Norbert cassé plusieurs fois… Je sens monter une tension
s’arrête alors sur cet instant qui l’a bouleversé : forte lorsque j’ai ces pensées, ces images, une ten-
« C’était un très bel ouvre-lettre que lui avait donné sion que je dois faire sortir. Je sens que mon cœur
son grand-père. Il était en argent, en forme de poi- s’accélère, je me mets à trembler… Je me sens blo-
gnard, et il me subjuguait quand je venais chez qué, j’ai chaud, avec des brûlures et des picote-
elle… Cette pensée que je pouvais l’utiliser contre
elle m’a terrifié. » À partir de là, Norbert va me
parler de toutes ses obsessions…
Comment en est-il arrivé là ? Depuis combien
de temps ce jeune homme est-il en proie à cette
part si sombre en lui ? « Déjà au collège, j’avais
ces obsessions. Et peut-être même à l’école pri-
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