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BLACK ROSE

Menaces sur un enfant


B. J. DANIELS
© 2001, Harlequin Books S.A. © 2011,
Harlequin S.A.
Maison : © DAVID DE LOSSY/ GETTY
IMAGES
Paysage : © FLICKR RM/GETTY
IMAGES
Mère & enfant : © BRIGITTE
SPORRER/CORBIS
FLORENCE BERTRAND
978-2-280-23958-5
1
Elle allait sortir ce soir.
Il le sentait, comme toujours. L’atmosphère semblait
chargée d’électricité.
De danger.
Jesse passa le chiffon sur la mince couche de cire
qu’il venait d’apposer sur le capot de la Lincoln noire.
Des reflets dansèrent à la surface. Il évita celui de son
propre visage, les yeux rivés sur l’imposante demeure
qui se dressait de l’autre côté de la cour.
Une brise légère soulevait les rideaux tirés de la
chambre, permettant à Jesse d’apercevoir la jeune
femme de temps à autre.
C’était typique d’Amanda d’ouvrir les fenêtres malgré
l’air conditionné. Pas étonnant que son parfum flotte
dans la nuit chaude et humide.
Un parfum tentant.
Enivrant.
Il l’inspira, le gardant longuement au fond de lui avant
d’exhaler à regret.
Elle avait allumé la radio et des notes de musique
parvenaient jusqu’à lui, dans le garage situé au-dessous
de son appartement de chauffeur. C’était une mélodie
exotique, aux accents passionnés, rappelant les plats
épicés qu’elle affectionnait.
Il caressa lentement le capot sombre, se demandant si
la peau d’Amanda serait aussi lisse, aussi fraîche au
toucher.
Elle s’éclipsa par la porte de service.
Il se recula dans l’ombre afin de ne pas être vu. Il crut
tout d’abord qu’elle allait prendre la Mercedes que son
père lui avait offerte pour ses vingt-cinq ans, mais elle se
dirigea vers l’autre garage, situé du côté opposé de la
maison. Il l’observa tandis qu’elle s’engouffrait dans la
BMW plus ancienne qui occupait le premier box.
Parce qu’elle voulait passer inaperçue, ce soir ?
Il attendit qu’elle se soit éloignée. Dès que les feux
arrière du véhicule eurent disparu dans l’allée bordée
d’arbres, il enfourcha sa moto et la suivit, restant à bonne
distance.
Des caméras cachées enregistraient le moindre
mouvement dans la maison et les jardins, ce qui signifiait
qu’elle ne pouvait sortir sans être remarquée.
Et pourtant, le gardien censé se trouver dans le petit
bâtiment en pierre qui abritait le système de sécurité
ultra-perfectionné des Crowe n’était pas à son poste
quand elle passa.
Avant même qu’elle arrive à l’immense grille en fer
forgé qui protégeait la propriété, celle-ci pivota sur ses
gonds, comme devant la princesse d’un palais.
Mais quoi de plus normal ? En un sens, Amanda
Crowe était bel et bien une princesse.
Jesse eut tout juste le temps de se faufiler derrière elle
avant que la grille se referme. Il s’engagea sur la route,
ayant soin de ne pas la perdre de vue tandis qu’elle
prenait la direction de Dallas.
La circulation était dense et il fit du slalom entre les
véhicules sans pour autant la quitter des yeux.
Comme les autres soirs.
Et pourtant, cette nuit lui semblait différente. Il avait la
certitude qu’après toute cette attente, il allait enfin se
passer quelque chose. Il le sentait. Il avait une
conscience aiguë de la femme qu’il suivait, et du frisson
de plaisir que lui procurait sa mission.
Son cœur se mit à battre un peu plus vite.
Devant lui, Amanda se gara dans une rue obscure. Il
se dissimula derrière un pick-up et la regarda descendre
de voiture. Elle scruta les environs d’un air anxieux,
comme si elle craignait d’avoir été suivie.
Comme si elle avait quelque chose à cacher.
Il sourit. Oh, bien sûr qu’elle avait quelque chose à
cacher !
Un peu plus bas, une enseigne rouge et jaune
clignotait devant un des cafés mexicains ouverts à toute
heure qu’on trouvait dans ce quartier de Dallas. Elle se
dirigea vers l’établissement.
Jesse attendit qu’elle soit presque arrivée pour se
remettre à rouler. En passant devant le café, il la vit
s’arrêter à une table en terrasse et s’asseoir à côté
d’une femme qu’il n’avait jamais vue.
Au bout du pâté de maisons, il s’engagea dans une
ruelle et abandonna sa moto pour revenir à pied,
l’adrénaline courant dans ses veines.
Il trouva un coin sombre d’où l’observer. Il ne pouvait
être vu, mais ne pouvait davantage écouter ce qu’elle
disait. Elle pleurait à chaudes larmes et parlait à toute
allure, nerveusement. Il aurait donné cher pour entendre
la conversation et se demanda brusquement quand son
cœur était devenu si froid, si calculateur.
Et surtout, pourquoi il était convaincu qu’Amanda
Crowe mentait.
Tout juste vingt-quatre heures auparavant, elle avait
téléphoné à son père pour lui annoncer que sa fille de six
mois, Susannah, venait d’être kidnappée. D’après sa
version, elle était seule avec Susannah dans les toilettes
d’un grand magasin quand un homme avait fait irruption
sur les lieux, l’avait assommée et enlevé le bébé.
Il n’y avait eu aucun témoin. Et la police n’avait pas été
informée.
J.B. Crowe avait insisté pour s’occuper de l’affaire lui-
même, et Amanda avait accepté. Dans la propriété des
Crowe, on chuchotait que l’enlèvement faisait partie
d’une vendetta en cours entre le père d’Amanda et le
gouverneur Thomas Kincaid.
Encore fallait-il croire Kincaid capable de kidnapping.
Crowe, en revanche, était capable de tout. Et, Jesse le
redoutait, sa fille aussi.
Le serveur déposa une assiette fumante devant elle.
Jesse la regarda qui s’essuyait les yeux, songeant au
père du bébé. Amanda n’était même pas restée avec lui
assez longtemps pour qu’il donne son nom à l’enfant.
Non qu’elle ait besoin d’un mari. Elle était une Crowe.
Elle ne manquerait jamais de rien. Susannah non plus,
d’ailleurs, si on la retrouvait un jour.
L’autre femme parlait à présent, pressant le bras
d’Amanda fermement, se penchant vers elle pour que
personne ne puisse l’entendre, bien que la terrasse soit
quasi déserte.
Jesse ne savait pas au juste quoi penser.
Susannah Crowe avait-elle été enlevée ? Amanda
était-elle réellement la mère éplorée qu’elle semblait
être ?
Quelque chose clochait dans cette histoire.
Il plissa les yeux, l’observant avec attention. Amanda
Crowe mentait. Il en avait la conviction. Il l’aurait juré sur
sa propre tête. Cette pensée le fit sourire ; il avait déjà
risqué sa vie et davantage en la suivant ce soir.
Elle ne fit que grignoter, mais ses larmes avaient
cessé. Elle avait repris sa maîtrise d’elle-même, ce
contrôle d’acier qu’elle avait hérité de son père. Elle
possédait le même caractère déterminé.
Implacable.
Un bébé se mit à pleurer. Amanda se retourna
brusquement et faillit renverser son verre d’eau. Une
Mexicaine portant un nourrisson s’assit deux tables plus
loin, sortit l’enfant de son porte-bébé et le berça, tentant
d’apaiser ses cris. Amanda reporta son attention sur son
plat, apparemment fascinée par le contenu de son
assiette.
Une pensée s’imposa alors à l’esprit de Jesse, avec
la violence d’un coup de poing.
Etait-ce possible ?
Le serveur apporta une commande à la femme qui
avait le bébé. Amanda lui fit signe qu’elle voulait
l’addition.
Le pouls de Jesse s’accéléra. La femme s’affairait à
remettre l’enfant dans le porte-bébé. Il était trop loin pour
voir le visage de celui-ci.
Amanda n’attendit pas l’addition. Elle se leva, laissa
tomber un billet sur la table, étreignit sa compagne, puis
se hâta vers sa voiture.
Jesse ne la suivit pas. Il continua à fixer la Mexicaine,
laquelle faisait mine de partir à son tour. Les pensées se
bousculaient dans sa tête. Sa théorie n’avait aucun sens,
mais avec les Crowe, rien n’était exclu.
Il s’avança vers le café, sans perdre de vue la femme
au bébé.
C’était seulement une cliente ordinaire, raisonna-t–il.
Aucune ravisseuse saine d’esprit n’aurait amené l’enfant
d’Amanda Crowe dans un endroit public. Et Amanda ne
se serait-elle pas précipitée vers la table si elle avait cru,
ne fût-ce qu’une seconde, que ce bébé était le sien ?
A moins que la femme ne soit pas la ravisseuse.
A moins qu’Amanda Crowe elle-même ait fait
kidnapper sa propre fille.
Mais quel sens cela aurait-il ?
La Mexicaine s’en allait. Le cœur battant à toute allure,
Jesse se faufila à travers les tables dans l’intention de lui
couper la route. Elle leva la tête, stupéfaite et effrayée. Il
jeta un coup d’œil dans le porte-bébé, prêt à saisir en
même temps la femme et l’enfant.
Le bébé avait la peau mate, d’épais cheveux noirs et
d e s yeux assortis. Il pouvait avoir le même âge que
Susannah Crowe, mais ne lui ressemblait en rien.
Jesse recula en bredouillant des excuses à la mère
qui serrait sa progéniture contre elle.
Pourquoi diable s’était-il imaginé que cet enfant n’était
autre que Susannah ? Parce qu’il était persuadé
qu’Amanda avait feint l’enlèvement de son bébé.
Mais dans quel but ?
Se sentant stupide, il traversa le café et sortit par la
porte de derrière, qui donnait sur la ruelle. Amanda avait
disparu, et sa compagne aussi. Autant pour son intuition.
Il s’était laissé troubler par Amanda Crowe. Un soupçon
de doute se glissa en lui, non moins troublant.
Et s’il s’était trompé ?
Amanda s’était pratiquement enfuie à la vue de ce
bébé. Mais n’aurait-ce pas été la réaction de toute mère
dont le bébé avait été enlevé ?
Une voix s’éleva dans l’obscurité, le faisant tressaillir. Il
aperçut deux silhouettes au bout de la ruelle, presque
invisibles dans l’ombre. L’une était grande, l’autre plus
petite. Il se plaqua contre le crépi rugueux, espérant
qu’on ne l’avait pas vu.
– Il faut que tu le fasses, dit l’homme d’une voix basse,
pressante. Nous ne pouvons plus faire marche arrière à
présent.
La voix sembla vaguement familière à Jesse, mais il
fouilla en vain dans ses souvenirs.
– Ne fais pas pression sur moi, rétorqua une femme.
Je le ferai. Il me faut un peu de temps, c’est tout.
Jesse reconnut aussitôt cette voix-là. C’était celle
d’Amanda Crowe. Mais qui avait-elle retrouvé dans la
ruelle ?
– Nous n’avons pas de temps, riposta l’homme, d’un
ton frustré et furieux. Cesse de tergiverser. Tu sais ce qui
est en jeu. Fais-le et qu’on en finisse. Ce soir.
Des pas pressés résonnèrent sur le macadam, venant
dans la direction de Jesse. Il retint son souffle alors que
l’homme passait près de lui. A la faible lueur qui
s’échappait d’une des portes ouvertes, il reconnut Gage
Ferraro, le père du bébé d’Amanda.
Il émit un juron étouffé, et attendit sans bouger,
songeant qu’Amanda allait suivre son ex-amant. Au bout
de quelques minutes, il risqua un coup d’œil dans la
ruelle et constata qu’elle avait disparu.
Il demeura immobile un instant encore, réfléchissant
aux paroles qu’il avait entendues.
Pourquoi Gage Ferraro était-il de retour en ville ?
La réponse était évidente.
A cause de l’enlèvement. Gage et Amanda avaient dû
concocter un plan visant à extorquer de l’argent à J.B.
Crowe.
Jesse avait du mal à imaginer entreprise plus
risquée.
Ou plus lucrative.
Il remonta la ruelle en direction de l’endroit où il avait
laissé sa moto, stupéfié par l’audace de la jeune femme.
Et plus stupéfié encore de se rendre compte qu’elle
l’intriguait.
Contre toute raison, il la trouvait incroyablement
désirable.
Cela défiait la logique.
Une silhouette jaillit brusquement d’un pas de porte et
lui barra le chemin, l’arrachant à ses pensées
dérangeantes. Surpris, il était sur le point de dégainer
l’arme qu’il portait à sa ceinture quand il la reconnut.
Les mains sur les hanches, les jambes écartées,
Amanda Crowe le toisait du haut de son mètre soixante,
visiblement furieuse.
Il aurait pu la maîtriser même avec une main attachée
dans le dos. Et Dieu savait qu’il y aurait pris plaisir.
Cependant, il n’était pas stupide. S’il la touchait, il serait
mort avant le lever du soleil.
D’ailleurs, il n’allait pas la sous-estimer. Il la
soupçonnait d’être aussi impitoyable que son père.
Peut-être plus encore, à en juger par la conversation qu’il
avait entendue ce soir.
Elle fit un pas en avant, et il vit ses épais cheveux
couleur des blés, coupés à hauteur de son petit menton
arrogant. Une lueur aussi coupante que du verre cassé
brillait dans ses yeux marron clair.
Il l’aurait prise au sérieux même si elle n’avait pas été
la fille de J.B. Mais elle était l’enfant adorée du gangster
le plus redouté au nord du Rio Grande, et s’en faire une
ennemie revenait à s’attirer de gros ennuis.
– Qu’est-ce que vous fabriquez à m’espionner ?
demanda-t–elle.
Oh, elle était superbe. Furieuse et indignée. Il lui
décocha son plus beau sourire, qui l’avait souvent tiré
d’affaire par le passé. Vu le résultat, il aurait aussi bien
pu lui cracher à la figure.
– Mon père sait-il à quoi vous jouez ? reprit-elle,
arquant un sourcil fin et élégant.
Il cessa de sourire et la foudroya du regard.
– A votre avis ?
Elle le dévisagea, le jaugeant visiblement et ne faisant
pas mystère du fait qu’elle n’était guère impressionnée.
Certaines personnes le trouvaient ténébreux et
intimidant. Apparemment, elle n’en faisait pas partie.
– Je crois que mon père a commis une erreur,
déclara-t–elle en détachant ses mots. Il peut sûrement
faire mieux que d’envoyer un chauffeur.
Elle le frôla en passant. Un sein rond et doux effleura le
bras nu de Jesse et le parfum d’Amanda flotta autour de
lui longtemps après qu’elle eut disparu.
Il demeura immobile, expulsant lentement l’air qu’il
retenait dans ses poumons, le corps vibrant d’un
mélange de désir et de dégoût. Comment diable
pouvait-il vouloir une femme qu’il méprisait à ce point ?
L’avait-elle frôlé délibérément ? Avait-elle su quel effet
ce geste produirait sur lui ?
Il secoua la tête et esquissa un sourire ironique. S’il
avait vu juste à son sujet, ils jouaient tous les deux un jeu
dangereux et risquaient gros.
A cette différence près qu’elle était une Crowe et que
la balance penchait forcément en sa faveur.
Il se massa la nuque et son sourire s’effaça tandis
qu’un frisson lui parcourait l’échine. Il eut la brusque
certitude d’être observé.
Amanda s’était-elle arrêtée plus loin pour se
retourner ? C’était peu probable. Cette femme ne lui
avait pas accordé un regard depuis le jour où il avait
commencé à travailler pour son père, deux semaines
auparavant.
Il pivota vivement, la main déjà sur son arme.
La ruelle était déserte. Et pourtant, il aurait juré que
quelqu’un se trouvait là quelques secondes plus tôt.
Gage ?
Ou son imagination lui jouait-elle des tours ? La
paranoïa allait de pair avec le travail qu’il faisait.
Il retourna à sa moto, l’enfourcha et démarra. Le
moteur ronronna dans la nuit chaude. Il songea un instant
à ce que J.B. ferait si sa précieuse fille l’informait que
son chauffeur l’espionnait et rêvait de la séduire.
Mais il y avait pire.
Si son instinct ne l’avait pas trompé, quelqu’un
l’espionnait, lui aussi. Et se doutait peut-être de ce qu’il
faisait.
Cette seule pensée était suffisante pour lui donner des
cauchemars.
Il regagna la propriété, nerveux et irrité. Le gardien lui
ouvrit la grille. Il emprunta l’allée de service qui serpentait
à travers les arbres et monta droit à son appartement au-
dessus du garage.
En cours de route, il avait inventé une histoire
plausible dans l’éventualité où il en aurait besoin, encore
que, dans ce cas, il doutait de vivre assez longtemps
pour la raconter.
Mais J.B. ne l’attendait pas. Ses sbires non plus.
Comme il introduisait la clé dans la serrure, il
remarqua le coin d’une feuille de papier qui dépassait
sous sa porte.
On aurait dit une photocopie d’article de journal.
Fronçant les sourcils, il se baissa pour la ramasser,
poussa le battant et tendit la main vers l’interrupteur.
Le gros titre lui sauta aux yeux : Un enfant abandonné
au bord de la route.
Il entra dans l’appartement, tira aussitôt le verrou et lut
l’histoire.
Un bébé avait été découvert à l’aube sur un chemin,
au nord de Dallas. Les parents n’avaient pas encore été
découverts. La police menait l’enquête.
Ce bébé pouvait-il être Susannah Crowe ? Amanda et
Gage avaient-ils abandonné l’enfant au bord d’une route
et affirmé qu’elle avait été enlevée ?
Il tenta de s’imaginer une femme aussi cruelle.
Amanda Crowe était la fille d’un gangster, se rappela-t–
il. Le mystérieux bébé était peut-être Susannah.
Il jeta un coup d’œil au nom de la ville mentionnée.
Red River, au Texas.
Jamais il n’en avait entendu parler. Aucune date ne
figurait sur l’article. Pas plus que le nom du journal dans
lequel il avait été publié.
Pourquoi quelqu’un avait-il pris la peine de glisser ce
papier sous sa porte, à moins de vouloir lui révéler ce
qui était arrivé à Susannah ?
Une soudaine pensée déferla en lui, terrifiante.
Si quelqu’un possédait vraiment des informations
concernant Susannah, pourquoi informer le chauffeur ?
A moins que…
Son cœur cognait dans sa poitrine, et il se sentait
étrangement étourdi. A moins que quelqu’un n’ait su
pourquoi il avait suivi Amanda ce soir. La personne dont
il avait senti la présence dans la ruelle ?
Quelqu’un qui connaissait les raisons de sa présence
dans cette maison.
Il gagna la baie vitrée, tira les rideaux et se figea, pris
au dépourvu. La lumière était allumée dans la chambre
d’Amanda et elle se tenait à la fenêtre, regardant dans
sa direction comme si elle s’attendait à ce qu’il fasse de
même.
Avait-elle mis cet article sous sa porte ? Etait-ce un
appel au secours ?
Ou un défi ? Etait-elle donc si sûre qu’il ne le relèverait
pas ?
La lumière s’éteignit.
Que diable se passait-il ?
Il fixa l’hacienda obscure, redoutant la réponse.
2
Debout dans le noir, Amanda se disait que Jesse ne
pouvait avoir deviné. Pourtant, il était dans la ruelle.
Peut-être avait-il entendu sa conversation avec Gage.
Elle tenta de se souvenir des paroles exactes qu’ils
avaient prononcées. Rien n’avait été dit à propos de
Susannah. En tout cas, son nom n’avait pas été
mentionné.
Et même s’il soupçonnait quelque chose, que pouvait-
il faire ? S’adresser à son père, armé de quelques
doutes ? Elle comprit avec un choc que c’était
précisément ce qu’il ferait. Les hommes de son père
étaient prêts à tout pour lui, y compris l’espionner, elle.
Jesse n’était pas une exception.
Dans son regard noir et brûlant, elle avait décelé autre
chose que du désir. Elle avait vu du mépris. Ce regard
disait qu’il la connaissait. Qu’il connaissait tous ses
secrets. Toutes ses pensées. Qu’il pouvait lire dans son
cœur et y voir des sentiments qu’il abhorrait.
Maudit soit cet homme !
Elle tenta de se calmer, mais continua à trembler
intérieurement. De quel droit osait-il la juger, sans parler
de la suivre comme un toutou ? Espérait-il trouver
quelque chose contre elle dont il pourrait se servir pour
se rapprocher de son père ?
Ou pour l’attirer dans son lit ?
Elle ne comprenait que trop bien les hommes dans
son genre. Il profiterait de la moindre occasion. Lui avait-
elle déjà donné celle dont il avait besoin ? Elle avait
pourtant été si prudente ! Tout avait été préparé avec
tant de minutie ! Elle avait essayé de réfléchir comme
son père. Cette pensée la fit frissonner.
Son père.
Elle n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’il avait
chargé le chauffeur de la suivre et de lui rapporter ses
faits et gestes. Mais pourquoi J.B. se serait-il adressé
au chauffeur alors qu’il avait une armée d’hommes de
main bien entraînés à sa disposition ?
La question se posait donc : son père avait-il
demandé à Jesse de l’espionner ? Ou ce dernier l’avait-
il fait de sa propre initiative ?
Elle s’entoura le corps de ses bras, chancelante à la
pensée que J.B. puisse savoir ce qu’elle avait fait. Avait-
elle commis une erreur, laissé des traces qui lui
permettraient de remonter jusqu’à elle et de la détruire ?
Pire encore, elle savait qu’elle avait franchi le point de
non-retour. Elle ne pouvait plus faire marche arrière à
présent. Il était trop tard. Elle devait accomplir sa
mission et aller jusqu’au bout.
Elle frissonna, terrifiée.
Comment cela allait-il finir, surtout maintenant qu’elle
avait Jesse à ses trousses ? De l’autre côté de la cour,
elle voyait clairement l’appartement du chauffeur. Il avait
éteint la lumière, lui aussi. Regardait-il par la fenêtre,
comme elle ? La fixait-il comme elle l’avait souvent
surpris à le faire, ces dernières semaines ?
Elle trembla de nouveau, consciente d’éprouver un
autre sentiment que la peur et la colère ce soir. Les
doigts pressés contre la vitre fraîche, elle se sentait en
proie à un désir douloureux et inconnu jusque-là, qu’elle
n’aurait même pas su définir. La douleur n’avait rien à
voir avec sa petite fille ou la situation désastreuse dans
laquelle elle se trouvait, mais tout à voir avec la chaude
nuit du Texas et l’homme qui vivait en face de sa fenêtre.
Elle avait été stupide de se frotter contre lui. Ç’avait été
une erreur que d’essayer de le narguer.
Elle s’était attendue à n’éprouver que de la révulsion
en le touchant. Au contraire, le désir l’avait submergée à
son contact, un besoin physique ignorant la méfiance et
le mépris qui les séparaient.
Pire, elle s’était sentie vulnérable.
Et les Crowe ne s’autorisaient jamais à être
vulnérables.
Jamais.
Elle devrait faire quelque chose à son sujet. Quelque
chose de radical.
Car elle était la fille de J.B. Crowe. Ce dernier lui avait
appris que le monde tournait autour d’elle. Qu’elle
pouvait avoir tout ce qu’elle désirait et faire tout ce
qu’elle désirait. C’était la carte de crédit illimitée qui
venait avec sa situation de fille unique. Et jamais elle
n’avait eu autant besoin de ce crédit qu’à présent.
Elle se força à chasser Jesse Brock de son esprit, se
concentrant sur un problème plus pressant. Son père.
S’il avait ordonné au chauffeur de l’espionner, savait-il
quelque chose, ou bien se montrait-il seulement
protecteur ?
Dans un cas comme dans l’autre, cela ne lui plaisait
guère.
Un léger coup frappé à la porte la fit tressaillir. Elle se
tint parfaitement immobile et silencieuse, espérant
décourager son visiteur, quel qu’il soit.
– Mademoiselle ? appela Eunice Fox de l’autre côté
du battant.
En hâte, Amanda grimpa dans son lit à baldaquin et
remonta les couvertures sur elle afin de dissimuler le fait
qu’elle était encore tout habillée.
– Mademoiselle ? insista la gouvernante.
Amanda ne répondit pas. Quoi qu’elle veuille, cela
pouvait attendre le lendemain.
– Mademoiselle, c’est votre père, reprit Eunice plus
fermement. Il insiste pour vous parler. Même si je dois
vous réveiller.
Amanda entendit Eunice tourner la poignée et étouffa
un juron.
– Dites-lui que j’arrive tout de suite.
Elle attendit que les pas de la gouvernante se soient
éloignés dans le couloir, puis repoussa les couvertures.
Son père n’autorisait pas les serrures dans la maison,
hormis dans l’aile qu’il occupait lui-même et qui était
hors limites pour tout le monde, y compris le personnel et
elle-même.
Le système de sécurité de l’hacienda ne lui permettait
qu’une intimité limitée, ce qui, depuis quelque temps,
l’exaspérait au plus haut point. L’ironie de la situation ne
lui échappait pas. En dépit de toutes les caméras et de
tout le matériel sophistiqué de surveillance, elle se
sentait tout sauf en sécurité, et elle avait pourtant des
secrets, et même plus de secrets que son père ne le
soupçonnait.
En tout cas, elle l’espérait.
Elle se dévêtit rapidement et enfila une chemise de
nuit, une robe de chambre et des pantoufles. En
franchissant le seuil, elle se demanda quelle raison il
pouvait bien avoir pour la convoquer à une heure si
tardive.
Elle ralentit le pas. Avait-il des nouvelles de
Susannah ? Son cœur se mit à tambouriner dans sa
poitrine.
Elle se prépara à de mauvaises nouvelles.
Et même au pire.

***
Dès que Jesse entra dans le café, Dylan Garrett vit
que son ami était préoccupé.
– Qu’y a-t–il ? demanda aussitôt l’ancien policier,
avant même que Jesse se soit assis.
Jesse sortit la photocopie de l’article de journal,
désormais soigneusement rangée dans une chemise en
plastique, et la poussa vers lui tout en faisant signe à la
serveuse de lui apporter un café. Pendant que Dylan
lisait, Jesse le dévisagea avec attention. Ils étaient à peu
près du même âge mais n’auraient pu être plus
différents, que ce soit physiquement ou par leur
caractère.
Dylan Garrett était un cow-boy, bien bâti et hâlé par sa
vie passée en plein air. Ses cheveux châtain clair étaient
blondis par le soleil, et l’humour perçait souvent dans ses
yeux bleus. Une fossette se creusait sur sa joue quand il
souriait, ce qu’il faisait fréquemment.
Pourtant, quand il leva la tête après avoir terminé
l’article, son visage était grave.
– Qui t’a donné ça ?
Jesse secoua la tête. A cette heure de la nuit, le café
était déserté. Il n’y avait qu’un cuisinier à l’arrière et une
serveuse au bar. L’un et l’autre semblaient fatigués et ne
leur prêtaient aucune attention.
– Je l’ai trouvé sous ma porte.
Dylan fronça les sourcils. Il avait été un policier hors
pair avant de quitter son poste pour retourner s’installer
dans le ranch familial. Jesse lui aurait confié sa vie sans
hésiter.
– Tu veux dire que quelqu’un dans la propriété des
Crowe te l’a remis ?
Jesse hocha la tête.
– Je suppose qu’il doit y avoir un rapport avec
l’enlèvement du bébé.
La serveuse déposa devant lui une tasse de café d’un
noir boueux. La cafetière devait traîner sur le chauffe-plat
depuis des heures. Il en but une gorgée. Le breuvage
était abominable, mais il remarqua que Dylan avait déjà
bu le sien et qu’il en reprenait. Ce type était aussi
coriace qu’il en avait l’air.
– Pourquoi te l’aurait-on donné, à toi ? insista-t–il. A
moins que ta couverture soit grillée…
– Amanda m’a surpris à la suivre ce soir, avoua Jesse
à regret.
Dylan parut inquiet.
– Elle va aller droit à son père, dit-il avec certitude.
Personne ne connaissait J.B. Crowe mieux que Dylan.
Il avait passé un an entier de sa vie infiltré dans le
personnel du gangster.
– Oui, je suppose que tu as raison.
A tout le moins, elle tenterait de le faire renvoyer. Dans
le pire des cas…
– Et si l’article de journal était sa manière de me dire
qu’elle a fait quelque chose avec le bébé ?
– Bon sang ! s’écria Dylan en secouant la tête. Fiche
le camp tout de suite ! Je connais Crowe. S’il apprend
qui tu es et ce que tu fais chez lui, tu es un homme mort.
Ce n’était pas exactement une révélation pour Jesse,
mais il était trop près du but pour renoncer, à présent.
– Il est possible qu’elle commette une erreur
maintenant qu’elle sait que je la surveille.
– N’oublie pas à qui tu as affaire, rétorqua Dylan avec
un dégoût visible. En apparence, J.B. ressemble à
n’importe quel homme d’affaires. Mais crois-moi, il ne
fait pas que du racket. J’ai vu et entendu des choses…
Il détourna les yeux.
– A force de faire semblant d’être l’un d’eux, j’ai fini
par ne plus savoir qui j’étais. Ou commençait le vrai
Dylan et où s’arrêtait le faux. Ces gens-là sont plus
dangereux que tu ne le crois. Avant qu’ils te tuent, ils
t’exposent à un mode de vie qui te laisse vide à
l’intérieur, sans espoir. Si des gens comme eux peuvent
prospérer parmi nous et que nous ne pouvons pas les
arrêter…
– Nous pouvons les arrêter, coupa Jesse.
Pourtant, il comprenait ce que voulait dire Dylan. Pour
les hommes tels que J.B. Crowe, il n’y avait pas de
règles. Pas de conséquences. Il prenait les décisions.
Personne n’était au-dessus de lui. Et parfois Jesse se
demandait s’il était possible de mettre hors d’état de
nuire un individu comme lui. Ou comme sa fille.
– Nous allons les arrêter, répéta-t–il.
Dylan sourit.
– Je l’ai cru, autrefois.
Jesse changea de sujet.
– Parle-moi du ranch. J’ai entendu parler de l’affaire
que tu as entreprise avec ta sœur. Comment va Lily, à
propos ?
– Elle est toujours aussi autoritaire.
– Et le travail ? demanda Jesse, intéressé par
l’agence de détectives que Dylan et Lily avaient montée
quelques mois plus tôt.
– Ça marche pas mal, répondit son ami avec
modestie.
En réalité, Jesse avait entendu dire que c’était un
succès.
– Je voulais te demander de faire quelques
recherches là-dessus, dit-il en désignant l’article. Je
m’en serais chargé moi-même, mais je ne peux pas
quitter mon poste. Même s’il ne s’agit pas de Susannah,
il faut qu’il y ait un rapport.
Dylan saisit le papier, mais parut sceptique.
– Je devrais pouvoir trouver d’où il vient et te dire si
c’est le cas ou non. Autre chose ?
– Vois s’il y a des empreintes sur le papier en dehors
des miennes. J’aimerais savoir qui me l’a donné.
Il hésita.
– Un dernier point. Amanda a eu un rendez-vous avec
Gage Ferraro ce soir. J’ai entendu une partie de leur
conversation. Je crois qu’ils travaillent ensemble. Peut-
être pour obtenir une rançon pour le bébé.
– Et moi qui croyais que les choses ne pouvaient pas
être pires…, soupira Dylan.
Il secoua la tête, l’air las et inquiet.
Jesse eut l’impression soudaine qu’un compte à
rebours avait commencé. Il n’était infiltré chez les Crowe
que depuis quelques semaines, et la petite-fille de J.B.
avait été enlevée. Il avait le sentiment d’être assis sur un
baril de poudre qui n’allait pas tarder à exploser.
Dylan termina son café et se leva.
– Je t’appellerai demain après-midi pour l’article.
Jesse se leva à son tour et lui serra la main.
– Merci.
Le cow-boy se contenta d’acquiescer.
– Souviens-toi de ce que je t’ai dit. Sois prudent. J.B.
aime l’argent et le pouvoir, mais sa famille est tout pour
lui. Si Amanda lui dit que tu l’as espionnée, tu es fichu. Et
crois-moi, elle va le lui dire.
3
En voyant son père, Amanda sentit son cœur se
serrer. Il se tenait debout dans la pièce principale, lui
tournant le dos. Sa posture rigide trahissait son anxiété.
Elle sut aussitôt qu’il ne l’aurait pas appelée si tard à
moins qu’il n’y ait d’affreuses nouvelles.
Elle déglutit avec peine, soulagée que sa belle-mère,
Olivia, bouleversée par l’enlèvement de Susannah, soit
partie à New York se consoler en faisant du shopping.
La présence d’Olivia ne semblait qu’aggraver les choses
quand J.B. était d’humeur sombre.
– Papa ?
Le terme lui sembla faux, soudain, comme si son père
avait brusquement vieilli et que tout avait changé. Cette
idée la surprit. Elle n’était plus la petite fille de J.B.
L’avait-il compris ?
J.B. mesurait à peine un mètre soixante-quinze, mais il
possédait une carrure d’athlète et se maintenait en
excellente forme, ce qui lui donnait l’apparence d’un
homme plus imposant. Pourtant, elle n’avait jamais craint
son père. Jusqu’à récemment.
Il se retourna, mais ses yeux sombres ne se
réchauffèrent qu’un peu à sa vue. Il portait un de ses
complets favoris, comme toujours quand il dînait à
Dallas. Elle soupçonnait qu’il s’y était rendu parce qu’il
savait que le gouverneur était en ville. Sans doute avait-il
appris dans quel restaurant ce dernier devait se rendre,
et avait-il fait en sorte de le rencontrer.
Un frisson la parcourut.
Elle savait qu’il soupçonnait le gouverneur Thomas
Kincaid d’avoir enlevé Susannah. Elle se félicita de lui
avoir demandé la permission de ne pas sortir dîner. Elle
détestait les scènes.
Mais elle ne pouvait se mentir. Le temps pressait.
Peut-être était-il déjà trop tard.
– Quelque chose ne va pas ? demanda-t–il, fronçant
les sourcils.
Elle émergea de ses pensées, plaqua un sourire sur
son visage et s’avança vers lui, déposant un baiser sur
sa joue avant de gagner le bar pour se servir une
boisson. Elle prit conscience du fait qu’elle essayait de
mettre autant de distance que possible entre eux et cela
l’attrista. Ils avaient été si proches, autrefois.
– Non, dit-elle très vite, remplissant un verre de
glaçons. Je m’inquiétais pour toi parce qu’Eunice a dit
que tu voulais absolument me voir. Il est si tard.
– Je suis désolé, mon petit, lança-t–il d’un ton qui
démentait ses paroles. J’espère que je ne t’ai pas
réveillée.
– Non.
Il le savait pertinemment, songea-t–elle. Sans doute en
savait-il même bien plus long.
Elle baissa les yeux sur l’assortiment de bouteilles
d’alcool. Sa main trembla brusquement et les glaçons
tintèrent contre le verre.
– Tiens, laisse-moi faire. Que veux-tu ?
Il lui prit le verre des mains et vint derrière le bar, lui
imposant une proximité qui donna à Amanda
l’impression d’être prisonnière. Le regard perçant de
son père la troublait. Savait-il ce qu’elle avait fait ? Ou
pis encore, ce qu’elle avait l’intention de faire ?
Son cœur battait à se rompre.
– Peut-être seulement un soda, dit-elle en s’écartant.
J’ai l’estomac un peu barbouillé.
Cela au moins n’était pas un mensonge, songea-t–
elle. Mais de toute façon, le mensonge était un trait
naturel chez les Crowe, n’est-ce pas ?
Malheureusement, elle était beaucoup moins douée que
son père en la matière, et elle le savait.
– Tu n’es pas malade ? Je veux dire, tu te sens aussi
bien que possible, étant donné les circonstances ?
demanda-t–il en l’observant.
Elle avait toujours été la prunelle de ses yeux. Sa
précieuse princesse. Elle avait l’estomac retourné à la
pensée qu’elle avait été heureuse de jouer ce rôle.
Jusqu’à récemment.
Elle rencontra son regard et sentit les larmes lui
monter aux yeux. Ce n’était pas le moment de songer à
tout ce qu’elle avait perdu. Ni à ce qu’elle risquait de
perdre. Elle hocha la tête, incapable de parler.
Il lui pressa la main, puis lui tendit son verre et la guida
vers le canapé en cuir sombre.
Les doigts d’Amanda se refermèrent sur le verre froid.
Son cœur continuait à cogner contre ses côtes. Elle
attendait qu’il lui dise qu’il savait tout.
– Gage est de retour en ville, déclara-t–il enfin.
Amanda releva la tête brusquement. Elle avait redouté
le pire, mais les paroles de son père la prenaient
totalement par surprise. Ainsi, il savait que Gage
Ferraro, fils de son ennemi juré et père de Susannah,
était revenu.
Si elle avait été attirée par Gage, c’était en partie
parce qu’il était séduisant, mais aussi parce qu’elle
voulait se rebeller contre J.B. qui méprisait ce dernier
plus encore que son père, Mickie Ferraro.
Cependant, Gage avait eu ses propres ambitions. Elle
savait désormais qu’il ne l’avait jamais aimée et le
soupçonnait de l’avoir séduite pour narguer J.B. Elle
avait été stupide et elle avait placé son père dans une
situation délicate. Néanmoins, elle était persuadée que
Gage aimait sincèrement leur fille.
Elle n’était sortie avec Gage que quelques fois.
Quelques fois de trop, songea-t–elle, encore incapable
de se souvenir de la nuit où Susannah avait été conçue.
Gage avait affirmé par la suite qu’elle avait trop bu. Elle
le soupçonnait d’avoir versé un somnifère dans son
verre. Sinon, elle n’aurait jamais couché avec lui, elle en
était sûre.
Mais à présent, elle avait Susannah, et Gage était
sorti de sa vie comme s’il n’avait jamais existé, si bien
qu’elle n’avait pas de regrets. Elle serait plus prudente à
l’avenir, voilà tout.
Si elle avait avoué la vérité à son père, il aurait sans
doute tué Gage de ses propres mains. Elle savait qu’il
avait été tenté de le faire en apprenant la grossesse. Il
n’avait été dissuadé que par la rumeur qu’une enquête
allait être entreprise concernant ses affaires.
D’ailleurs, l’Organisation n’aurait pas approuvé.
Tout d’abord, J.B. avait brandi la menace d’un
mariage de force, mais Amanda avait toujours su qu’il
n’avait aucune intention de laisser Gage devenir son
gendre. Gage était loyal à son père, un gangster rival qui
avait plusieurs fois essayé de marcher sur les plates-
bandes de J.B. Jamais celui-ci n’aurait permis à un
homme dont il se méfiait d’entrer dans la famille.
J.B. avait donc fait en sorte que Gage obtienne un
emploi à Chicago et qu’il quitte la ville au plus vite.
Personne n’avait demandé l’avis d’Amanda. Son père
était persuadé de savoir mieux que personne ce qui était
dans son intérêt et dans celui du bébé.
Elle garda le silence, attendant la suite.
– Gage pense qu’il peut retrouver Susannah et faire
inculper Kincaid, ajouta son père, avec un respect
réticent dans la voix.
Elle le dévisagea, stupéfaite.
Pourquoi Gage ne lui avait-il pas parlé de cela ? En
même temps, cela lui ressemblait. Il feignait de vouloir
s’attirer les bonnes grâces de son père en ramenant
Susannah saine et sauve – tout en veillant à ce que
Kincaid soit blâmé pour l’enlèvement. Pourquoi n’avait-
elle pas envisagé qu’il échafauderait un plan de ce
genre ?
– Pendant qu’il est là, reprit J.B., je ne veux pas que tu
le voies.
Il y avait dans la voix de son père une sévérité qui la
surprit. Il pensait qu’elle irait retrouver Gage. Sans doute
savait-il même que c’était chose faite, grâce à Jesse.
– Tu ne dois le voir sous aucun prétexte.
Son père sourit, et son ton se radoucit.
– Pour me faire plaisir. Et parce que c’est pour ton
bien.
Comme s’il en savait quelque chose ! pensa Amanda.
Elle fut tentée de lui rappeler qu’elle avait vingt-cinq ans
et qu’elle était libre de décider qui voir et quoi faire. Mais
elle n’avait fréquenté Gage Ferraro que pour montrer à
son père qu’il ne pouvait pas lui donner des ordres, et
ç’avait été un acte stupide de sa part. Elle avait sous-
estimé Gage et payé le prix de son erreur.
La vérité était qu’elle n’avait jamais vraiment connu
l’indépendance. Elle avait passé toute sa vie sous le toit
de son père, vécu selon ses règles. Et si elle le laissait
faire, cela ne changerait jamais.
Elle lui décocha un sourire qu’elle espérait rassurant,
n’éprouvant pas le moindre scrupule à lui mentir.
– Ce n’est pas un problème.
Il lui rendit son sourire, mais elle remarqua que son
regard restait froid. Il ne lui avait pas pardonné son
incartade avec Gage. Il la considérait comme une
trahison, et n’était pas homme à pardonner facilement.
Même sa propre fille. Surtout sa propre fille.
– Bien, dit-il. En ce cas, il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
Susannah sera bientôt de retour parmi nous, Kincaid
sera hors d’état de nuire et nous pourrons mettre tout
cela derrière nous.
Il plissa les yeux. Il la connaissait trop bien.
– Tu es malade, ma chérie ? Peut-être as-tu mangé
quelque chose qui ne te convenait pas ? J’ai appris que
tu étais sortie ce soir et que tu venais seulement de
rentrer. J’espère que tu te reposes suffisamment.
Elle fut secouée. Elle avait pris soin de soudoyer le
gardien – qui aurait dû éteindre les caméras. Elle avait
même attendu qu’Eunice et les autres domestiques
soient couchés. La seule explication pour que son père
sache qu’elle était sortie dîner dehors était que Jesse lui
avait déjà fait son rapport.
Le salaud !
– J’ai retrouvé une amie, mentit-elle, attendant que
J.B. lui demande le nom de celle-ci.
Il n’en fit rien et elle comprit qu’il l’avait bel et bien fait
suivre par le chauffeur. Jusqu’où s’abaisserait-il ?
– J’espère que tu t’es fait conduire par Jesse,
répondit-il, confirmant ses soupçons.
Pourquoi diable était-elle choquée, après tout ?
– Non, à vrai dire, j’ai pris la BMW.
Il arqua un sourcil.
– Pas la Mercedes décapotable que je t’ai offerte pour
ton anniversaire ?
Le cœur d’Amanda se mit à battre plus vite. Pourquoi
se souciait-il de la voiture qu’elle prenait – à moins…
Une bouffée de nausée la submergea. Avait-il fait mettre
quelque émetteur sur la Mercedes ? Ou voulait-il qu’elle
s’en serve parce qu’elle était garée tout près de
l’appartement du chauffeur ?
– J’avais envie de conduire la BMW, parvint-elle à
répondre.
Il hocha la tête, l’observant toujours, comme lorsqu’elle
était enfant et qu’il la soupçonnait de mentir.
– Je n’aime pas que tu sortes toute seule. Pas après
ce qui s’est passé avec Susannah…
Il se tut, plantant son regard perçant dans le sien.
– Je ne pourrais pas supporter qu’il t’arrive quelque
chose.
Un frisson glacé la parcourut. Elle eut l’impression que
ces paroles étaient un avertissement. Elle avait trahi son
père une fois. Il ne fallait pas qu’elle recommence.
– Ne t’inquiète pas, murmura-t–elle. Je suis toujours
très prudente.
Et dorénavant, elle le serait encore davantage.
– Mais si cela peut te tranquilliser, je demanderai à
Jesse de m’emmener.
Il sembla satisfait de sa réponse. Tout au moins pour
l’instant. Il lui tapota l’épaule et ne lui posa pas d’autre
question sur sa soirée. Il était clair qu’il avait déjà été
informé. Maudit soit Jesse Brock !
– Tu ne veux pas savoir si j’ai reçu une demande de
rançon ? dit-il, la prenant au dépourvu.
– Tu en as reçu une ? s’écria-t–elle d’une voix
haletante, effrayée.
– Non, souffla-t–il en la regardant. Curieux, n’est-ce
pas ? A moins que Susannah ait été enlevée pour une
autre raison.
– Quelles autres raisons peut-il y avoir, hormis l’argent
et le pouvoir ?
Il sourit.
– Je n’en vois aucune. Mais ne te fais pas de souci,
ma chérie. Je vais récupérer ma petite-fille. D’une
manière ou d’une autre.
La certitude qui perçait dans sa voix ne fit qu’ajouter
au malaise d’Amanda. Elle déposa un baiser sur la joue
de son père et le laissa terminer seul son verre,
consciente que ses allées et venues le rendaient
soupçonneux. Avec un peu de chance, il pensait qu’elle
allait retrouver Gage Ferraro en secret. C’était beaucoup
moins dangereux que la vérité.
Elle regagna sa chambre en hâte et s’approcha de la
fenêtre sans avoir allumé la lumière. Le parfum des
jacinthes embaumait l’obscurité. L’air était sucré,
presque suffocant. Elle ferma les rideaux et entra dans la
salle de bains où elle avait désarmé la caméra de
surveillance.
Encore tremblante, elle sortit le matériel dont elle allait
avoir besoin, puis se ravisa et le remit dans sa cachette.
Elle n’agirait pas ce soir, en dépit des paroles de Gage.
C’était trop dangereux.
Demain soir. Ce serait sa dernière chance.
Sa respiration se fit haletante. Si elle échouait le
lendemain…
Elle se refusait à envisager cette possibilité. L’enjeu
était trop important. Demain soir. Quoi qu’il arrive. Que
Jesse Brock la surveille ou non.
De l’autre côté de la cour, la lumière brillait dans son
appartement et elle le voyait se déplacer derrière les
rideaux, une ombre aussi noire que l’homme qu’il était.
Avec un peu d’habileté, elle ferait en sorte que
personne ne sache ce qui était réellement arrivé à son
bébé, surtout son père. Jesse Brock ne le savait pas
encore, mais il allait l’y aider. Ce serait sa dernière
bonne action.

***
Jesse tressaillit en entendant la sonnerie du
téléphone. Il cessa d’arpenter la pièce et tendit la main
vers le combiné, craignant le pire.
– Amenez ma voiture, ordonna J.B. avant de
raccrocher.
Jesse jeta un coup d’œil à l’horloge, aussitôt envahi
par un malaise. Il était rare que J.B. sorte à une heure
aussi tardive. D’ailleurs, il s’était attendu à avoir de gros
ennuis. Amanda avait forcément raconté à son père qu’il
l’avait suivie ce soir et, maintenant, celui-ci voulait aller
faire un tour en voiture.
Génial.
Jesse réfléchit.
Il avait le choix entre prendre la fuite ou rester et tenter
de résister. Dans ce cas, il avait besoin d’une arme.
Mais il savait que cette option était risquée. Si un des
sbires de J.B. le fouillait… Non, mieux valait jouer la
carte de l’honnêteté, même si le vieil homme lui
demandait où il avait passé le début de soirée.
Il prit une profonde inspiration et expulsa lentement
l’air de ses poumons. Puis il alla chercher la voiture.
Comme il se garait devant la maison, J.B. en sortit,
flanqué de ses deux gardes du corps, deux costauds à la
mine patibulaire et au caractère arrogant que Jesse
avait surnommés la Brute et la Bête. Il était clair que ni
l’un ni l’autre ne l’appréciaient, sans doute parce que
Jesse avait très vite conquis la confiance de J.B.
Ç’avait été un scénario très simple. Il avait profité
d’une sortie d’Amanda et son père au restaurant préféré
de J.B. Au moment où ils descendaient de voiture, il
avait suffi d’un automobiliste qui avait perdu le contrôle
de son véhicule, et d’un chauffeur debout devant la
voiture de son employeur, prêt à bondir au bon moment
pour sauver la vie de la demoiselle menacée.
Sous le choc, débordant de reconnaissance, J.B. avait
fait exactement ce qu’on attendait de lui. Il avait engagé
Jesse sur-le-champ en lui proposant une augmentation
considérable de son prétendu salaire. Le reste était du
passé. Le faux accident s’était déroulé si vite que la
Brute et la Bête n’avaient pas eu le temps d’esquisser un
geste, ce que Crowe leur rappelait à la première
occasion. Ils détestaient cordialement Jesse depuis.
Il descendit de la Lincoln rutilante afin d’ouvrir la
portière à son employeur. La Bête, le plus mince des
deux gardes, monta le premier, suivi par J.B., puis par la
Brute. Aucun des hommes ne lui accorda un regard.
Il referma la portière et alla reprendre sa place, se
demandant si c’était mauvais signe. La sueur perlant sur
sa peau, il attendit les ordres, conscient que ces
hommes l’abattraient sans un instant d’hésitation.
– Johnson Park, aboya J.B.
Jesse enclencha une vitesse, de plus en plus inquiet.
Située à la sortie de Dallas, l’ancienne zone industrielle
de Johnson Park était fermée depuis une bonne
vingtaine d’années, peut-être davantage. C’était le genre
d’endroit où on pouvait facilement se débarrasser d’un
cadavre.
Pas de bon augure à cette heure de la soirée.
Il était hors de question de chercher à gagner du
temps. La route était déserte et Johnson Park tout près.
Il continua à rouler, songeant aux hommes assis derrière
lui et au pétrin dans lequel il s’était fourré.
En ralentissant pour entrer dans la zone, il jeta un coup
d’œil dans le rétroviseur et le regretta aussitôt. Le vieil
homme avait rencontré son regard, et ce que Jesse y vit
lui glaça le sang.
C’était une nuit sans lune et sans étoiles. Il faisait noir
comme dans un four. De temps à autre, un lampadaire
rescapé trouait l’obscurité le long des entrepôts à
l’abandon. Il alla jusqu’au bout de la rangée indiquée par
J.B. puis s’arrêta, éteignit les phares et coupa le moteur,
retenant inconsciemment son souffle, guettant le son
distinct d’un revolver qu’on arme.
– Restez ici, ordonna le gangster.
Les deux gardes du corps ouvrirent leur portière, et
J.B. descendit de voiture.
Dans la pénombre de l’habitacle, Jesse s’autorisa
enfin à respirer, envahi par un soulagement si intense
qu’il en eut presque la nausée. Il prit plusieurs longues
inspirations, s’efforçant d’apaiser les battements
précipités de son cœur. Il avait l’impression d’être passé
à deux doigts du désastre. Et il n’était pas encore sorti
d’affaire.
Il fallut un instant pour que ses yeux s’accoutument à
l’obscurité. Une unique ampoule brillait dans un bâtiment
à sa droite, la direction suivie par J.B. et ses hommes.
Une Cadillac foncée était garée à côté.
Que diable faisaient-ils là à cette heure de la nuit ? Il
ne connaissait pas la voiture, mais il avait quand même
la désagréable impression que cette affaire le
concernait.
Au bout de quelques minutes, il entrouvrit prudemment
sa portière et se faufila dehors, la refermant sans bruit
derrière lui.
Comme il s’avançait dans le noir, il entendit la voix de
J.B., altérée par la colère. Il longea le côté de l’entrepôt,
guidé par le son. Au-dessus de lui, il apercevait une
fenêtre sale, à la vitre cassée. Il grimpa avec précaution
sur une pile de vieilles caisses et jeta un coup d’œil à
l’intérieur. Il ne voyait rien que des ombres et des
silhouettes indistinctes sur sa gauche, mais J.B.
continuait à parler :
– Vous êtes en train de dire que vous ne connaissez
pas le type avec qui vous l’avez vue ? demandait-il d’une
voix dure.
– Je vous répète que je ne l’ai pas bien vu. Il faisait
nuit et c’était une ruelle mal éclairée. Il fallait que je fiche
le camp, sinon Amanda aurait compris que je la
surveillais.
La voix était plaintive, vaguement familière.
– Ce que je ne comprends pas, c’est ce que vous
faisiez là-bas, reprit J.B. plus calmement.
– Ecoutez, je vais être franc avec vous : je vais trouver
votre petite-fille. Rien n’a changé. Si je vous ai appelé,
c’est uniquement pour vous dire ce que j’ai vu. Vous
rendre service. Alors pourquoi me faites-vous venir ici en
pleine nuit pour me faire subir un interrogatoire ?
protesta Gage Ferraro.
Ainsi, ce dernier l’avait vu parler avec Amanda plus tôt
dans la ruelle, se dit Jesse. C’était évident. Mais si
Amanda avait parlé à son père de leur rencontre, celui-ci
n’aurait pas dû être surpris.
A moins qu’elle ne lui ait rien dit.
Pour l’instant.
– Je voulais seulement m’assurer que vos plans
n’avaient pas changé, avertit J.B. Je veux que vous
restiez à distance de ma fille. Et de ma petite-fille.
– Hé, nous parlons de ma fille, tout de même !
Un glissement de pas sur le béton étouffa la réponse
de J.B.
Soudain, les quatre hommes apparurent sous la lueur
crue de l’ampoule suspendue au plafond.
La Bête avait coincé la tête de Gage dans son bras.
J.B. le toisait, menaçant.
– Vous n’avez aucun droit sur cette enfant, assena-t–il
d’un ton glacial. Je croyais que nous étions d’accord sur
ce point.
Gage s’efforçait de hocher la tête.
– En ce qui me concerne, reprit J.B., vous n’avez pas
de fille et vous ne connaissez pas la mienne. C’est
compris ?
– Oui, oui, J.B., gémit Gage.
La Bête le relâcha.
Gage se frotta le cou.
– Je vous l’ai déjà dit, ajouta-t–il d’une voix rauque. Je
vais faire ça pour vous. Pour vous rendre service. C’est
tout.
J.B. hocha la tête.
– Espérons pour vous que vous me dites la vérité.
Gage parut inquiet.
J.B. lui tapota la joue.
– Retrouvez ma petite-fille.
Sur quoi le gangster pivota et se dirigea vers la porte,
puis s’immobilisa en entendant la sonnerie de son
téléphone portable. Il fit signe à la Brute et à la Bête de
partir devant avec Gage, et tira l’appareil de sa poche.
– Oui ? aboya-t–il, avant d’écouter son interlocuteur.
Vous avez Diana ? Kincaid est au courant ? Parfait.
Il sourit, referma le téléphone d’un coup sec et le remit
dans sa poche.
– Et maintenant, gouverneur, dit-il tout haut, j’ai votre
fille et son futur bébé entre mes mains. Quel effet cela
vous fait-il, hein ?
Jesse eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing à
l’estomac. Crowe avait enlevé la fille du gouverneur,
Diana. Sa fille enceinte.
Etouffant un juron, il sauta à bas de la pile de caisses
et gagna le coin du bâtiment. Dieu savait quel danger
courait Diana si elle avait été enlevée en guise de
riposte au kidnapping de Susannah…
J.B. Crowe et le gouverneur Thomas Kincaid se
détestaient depuis que ce dernier avait déclaré une
guerre ouverte au crime organisé dans le Texas.
Cependant, Jesse soupçonnait leur inimitié d’avoir des
racines plus anciennes, et sans doute plus personnelles.
Jesse courut le long de l’entrepôt. La Lincoln était en
vue mais il savait qu’il ne l’atteindrait pas à temps.
D’ailleurs, il ne pouvait se permettre d’être vu par Gage.
Il s’arrêta au coin et suivit ce dernier des yeux tandis
qu’il se dirigeait vers la Cadillac. Le chauffeur se hâta
d’en descendre, apparemment surpris de voir son
employeur de retour si vite. Jesse comprit avec
soulagement que l’homme avait dû s’endormir. Sans
doute ne l’avait-il pas vu sortir de la Lincoln.
Gage s’installa à l’arrière de la Cadillac et le chauffeur
referma la portière.
Debout devant l’entrepôt, flanqué de la Brute et la
Bête, J.B. attendait que Gage s’en aille.
Jesse cessa un instant de penser à Gage et
considéra sa propre situation. Il lui était impossible de
regagner la Lincoln sans que J.B. le voie. Une seconde,
il envisagea de prendre ses jambes à son cou et de fuir
sans un regard en arrière.
Mais un tel acte serait revenu à griller sa couverture
alors qu’il touchait au but. Cela ne lui ressemblait pas. Il
avait obtenu ce poste par un coup de bluff, il pourrait se
sortir de ce mauvais pas en employant la même
tactique.
Tout au moins l’espérait-il.
Le chauffeur de Gage démarra en trombe, et Jesse vit
J.B. sourire. Au même moment, il se rendit compte que
son propre employé n’était pas à son poste et son
sourire s’effaça.
Jesse sortit tranquillement de l’ombre et se dirigea
vers la Lincoln.
– Je croyais vous avoir dit de rester dans la voiture.
Le ton de J.B. était à la fois furieux et soupçonneux.
– Il a fallu que j’aille satisfaire un besoin naturel,
rétorqua Jesse d’un ton sec, précédant le gangster afin
d’ouvrir sa portière.
Sentant le regard de J.B. sur lui, il leva les yeux et
l’affronta sans ciller.
J.B. le fixa longuement, puis secoua la tête d’un air mi-
dégoûté mi-incrédule, et s’engouffra dans le véhicule.
Sans doute se disait-il qu’on ne pouvait plus trouver de
personnel convenable de nos jours, songea Jesse avec
ironie.
La Brute s’installa à côté du gangster tandis que la
Bête faisait le tour de la voiture, un sourire supérieur aux
lèvres.
Jesse s’était promis de ne jamais se laisser intimider
par J.B., mais il devenait de plus en plus difficile de ne
pas trahir sa peur.
– A la maison, ordonna J.B. dès que Jesse se fut
installé au volant.
Tremblant encore intérieurement, il démarra et mit les
mains sur le volant. Cette fois, il n’osa pas regarder dans
le rétroviseur. Sur la banquette arrière, personne ne
prononça un mot.
Jesse s’efforça de se détendre, mais il avait
conscience d’être passé à deux doigts de la
catastrophe. Gage Ferraro l’avait vu parler à Amanda
plus tôt dans la soirée. Il avait eu une chance inouïe que
ce dernier n’ait pu distinguer clairement ses traits.
Mais sa chance ne durerait peut-être pas
éternellement.
Apparemment, Gage et lui cherchaient la même
chose : le bébé d’Amanda, Susannah. Et même si les
soupçons de Jesse étaient fondés et que Gage racontait
des bobards à Crowe, leurs chemins risquaient fort de
se croiser de nouveau.
Et tôt ou tard, Gage reconnaîtrait en Jesse le policier
qui l’avait arrêté pour trafic de drogue trois ans
auparavant.
4
Tôt le lendemain matin, Jesse fut tiré d’un sommeil
peu profond par la sonnerie du téléphone.
La voix grave de J.B. s’éleva à l’autre bout du fil :
– Je n’aurai pas besoin de vos services aujourd’hui,
mais si Amanda désire sortir, je veux que vous
l’emmeniez. Je ne veux pas qu’elle conduise. Suis-je
clair ?
– Oui, monsieur, répondit-il, le cœur cognant dans sa
poitrine.
– A propos, j’apprécie que vous ayez gardé l’œil sur
ma fille hier soir quand elle est ressortie.
Il étouffa un juron et se redressa brusquement,
complètement réveillé à présent.
– Oui ?
Mais J.B. avait déjà raccroché, le laissant déstabilisé.
Amanda lui avait-elle tout raconté, ainsi que Dylan et lui
avaient pensé qu’elle le ferait ? Ou J.B. l’avait-il deviné
lui-même à partir de ce que Gage lui avait relaté ? Le
gardien n’était pas à son poste, mais les caméras de
surveillance avaient dû enregistrer le passage
d’Amanda – et celui de Jesse immédiatement derrière
elle.
Pourtant, Crowe ne pouvait pas savoir qu’il avait suivi
Amanda jusqu’au café.
Quoi qu’il en soit, c’était de mauvais augure pour lui.
Mais pourquoi J.B. lui avait-il donné l’ordre d’emmener
Amanda où qu’elle veuille se rendre ? Pourquoi ne
l’avait-il pas renvoyé ? Pourquoi ne l’avait-il pas fait
éliminer ? Pourquoi ne lui avait-il pas demandé de lui
rapporter les allées et venues de sa fille ? Peut-être se
fiait-il à Gage pour cela. A tort ou a raison.
Un seul faux pas, et il était cuit, songea Jesse.
D’ailleurs, à quoi bon se raconter des histoires ? Sa
couverture était sans doute déjà grillée. Peut-être son
temps était-il compté sans qu’il le sache. J.B. lui tendait
probablement un piège. Lui donnait tout juste assez de
corde pour se pendre.
Il secoua la tête, stupéfait de s’être laissé entraîner
dans pareil guêpier. Il était entre deux feux, à présent.
Entre Amanda et son père. Il n’y avait pas d’endroit plus
dangereux.
Mais entre-temps… il tenta d’apaiser les battements
effrénés de son cœur. Amanda Crowe ne pouvait sortir
de la propriété sans lui. Il ne put réprimer un sourire. Elle
devait être furieuse.
Le serait-elle assez pour montrer son jeu ?
Il ne pouvait qu’espérer.
Il avait beau savoir qu’il risquait fort de tomber dans un
guet-apens imaginé par J.B., Jesse se sentait assez sûr
de lui en se dirigeant vers la douche.
Peut-être était-ce là l’occasion qu’il attendait.
S’il avait vu juste et qu’Amanda et Gage avaient
manigancé quelque chose avec le bébé, elle devait
commencer à prendre peur, à présent que son père la
faisait espionner. Elle allait essayer de se couvrir, et
commettrait peut-être une erreur. A ce moment, Jesse
serait là pour la coincer.
Pour ainsi dire.
Il étouffa cette pensée sous une douche froide,
dégoûté par la réaction physique que cette femme
éveillait chez lui. Ensuite, il téléphona à la maison
principale pour informer Amanda qu’il était à sa
disposition pour la conduire, et peut-être la narguer un
peu au passage. Il ne pouvait que supposer qu’elle avait
essayé de le faire renvoyer. Ou tuer. Et qu’elle avait
échoué tout au moins temporairement. Ce qui lui
inspirait une certaine satisfaction.
Cependant, il ne put parler qu’à la gouvernante.
Eunice l’informa que Mlle Crowe n’était pas encore
levée.
Il astiqua plusieurs véhicules de la luxueuse flotte de
J.B., guettant un signe de vie derrière les rideaux tirés
d’Amanda. En vain.
Tout en travaillant, il laissa ses pensées vagabonder. Il
était vaguement inquiet à l’idée que la jeune femme ait
pu trouver un moyen de se faufiler au-dehors sans qu’il
ait rien remarqué.
Par ailleurs, il s’efforçait toujours de donner un sens à
l’article de journal qu’on avait glissé sous sa porte.
C’était forcément quelqu’un qui vivait dans la propriété
qui le lui avait adressé.
Il passa en revue les rares membres du personnel, les
éliminant au fur et à mesure. Il ne pouvait s’agir d’Eunice
Fox, la dame d’un certain âge aux cheveux gris qui
travaillait au service des Crowe depuis des années. Ni
de Consuela Ruiz, la cuisinière. Ni du jardinier, un
vieillard ridé du nom de Malcolm Hines, qui avait été l’un
des premiers gardes du corps de J.B.
Jesse ne pouvait imaginer qu’aucun d’entre eux ait pu
être déloyal envers J.B. ou tout autre membre de sa
famille. Et pas seulement parce qu’ils craignaient pour
leur vie.
Cela ne laissait que la Brute et la Bête, mais Jesse
doutait fort qu’ils sachent lire.
Restait J.B.
Peu probable.
Et Amanda.
Jesse rappela la maison principale après le déjeuner.
– Mlle Crowe n’est pas levée, l’informa Eunice d’un ton
suggérant qu’Amanda avait le droit de dormir toute la
journée si bon lui semblait.
Il savait que la gouvernante était debout depuis des
heures à travailler, et ne put s’empêcher de se
demander comment elle pouvait se montrer aussi
protectrice envers une jeune femme gâtée qui n’avait
jamais travaillé une journée dans sa vie.
– Si elle se lève…
– Je lui dirai que vous êtes disponible, coupa la vieille
femme d’un ton glacial. Je suis sûre qu’elle sera
heureuse de le savoir.
Eunice raccrocha, laissant Jesse convaincu que ce
n’était pas elle qui avait glissé la feuille de journal sous
sa porte.
Tout en attendant l’appel promis par Dylan, Jesse se
surprit à penser à Gage Ferraro. Il se demandait ce qui
avait bien pu plaire à Amanda chez cet homme. Certes,
tout était affaire de goût, mais Jesse s’interrogeait
néanmoins. Pourquoi J.B. avait-il accepté aussi
facilement le déshonneur de sa fille ? Le J.B. Crowe qu’il
connaissait aurait chaussé Gage de chaussures en
ciment et l’aurait envoyé nager avec les poissons au
fond du lac White Rock.
Que ferait-il s’il surprenait Amanda à fricoter de
nouveau avec l’ennemi ? Si Gage et Amanda avaient
organisé l’enlèvement de Susannah pour lui escroquer
de l’argent, Jesse ne voulait pas voir sa réaction lorsqu’il
l’apprendrait.
Il songea au père de Gage, Mickie Ferraro, et se
demanda comment celui-ci avait pris le kidnapping de
sa petite-fille. Le bruit courait que J.B. et lui se livraient
une lutte pour le pouvoir au sein de l’Organisation. On
disait qu’ils avaient tous les deux commencé à travailler
pour le crime organisé alors qu’ils n’étaient encore que
des enfants.
Gage n’était qu’un délinquant de seconde zone qui
s’efforçait de grimper les échelons. S’il pouvait
réellement retrouver Susannah et neutraliser Kincaid,
J.B. aurait une dette envers lui. Mais Jesse ne parvenait
pas à croire que Gage était sincère.
Gage Ferraro était un type imprévisible, dont la
présence dans les environs inquiétait Jesse. En ce qui
concernait Amanda… un jour ou l’autre, il finirait par la
surprendre dans une situation compromettante.
Il ne put s’empêcher de sourire. C’était une pensée
bien trop attirante – et bien trop dangereuse.
Malheureusement, pour l’instant, il n’arrivait pas
encore à reconstituer tout le puzzle. En particulier, il
voyait mal comment cet article de journal s’imbriquait
dans l’affaire.
Dylan tint parole et l’appela peu après 14 heures,
disant simplement qu’il voulait le voir.
Jesse suggéra un lieu de rendez-vous non loin de là,
puis téléphona pour la troisième fois à la maison
principale. Cette fois, on l’informa que Mlle Crowe était
debout et qu’elle comptait passer l’après-midi au bord
de la piscine. M. Crowe devait rentrer bientôt et tiendrait
compagnie à sa fille. Les services de Jesse ne seraient
pas requis.
Curieux de savoir ce que Dylan avait appris, il s’en
alla, certain qu’Amanda n’allait pas sortir alors que le
retour de son père était imminent.

***
Le petit café texan servait de la bière fraîche et des
sandwichs au porc accompagnés de sauce pimentée. A
cette heure de la journée, l’établissement était peu
fréquenté, et Jesse s’installa au fond de la salle, de
manière à pouvoir surveiller l’entrée.
Dylan le rejoignit une dizaine de minutes plus tard.
– Le bébé est Susannah ? demanda Jesse sans
préambule.
A sa grande déception, Dylan secoua la tête.
– Le bébé trouvé au bord de la route était un garçon.
Un nouveau-né, précisa-t–il.
Jesse fronça les sourcils.
– En ce cas, en quoi cet article peut-il avoir un rapport
avec la disparition de Susannah Crowe ?
– Je ne crois pas qu’il y ait de rapport, répondit Dylan.
Le bébé abandonné à côté de Red River était brun et
n’était âgé que de quelques heures. La police en a
conclu qu’il était né le 5 juin.
Jesse tressaillit. Le bébé était né le même jour que
lui ?
– Le 5 juin 1971, précisa Dylan. Il y a trente ans.
Le cœur de Jesse s’emballa. Il regarda le cow-boy.
– C’est la date de mon anniversaire.
Dylan acquiesça.
– C’est bien ce que je pensais. C’est pourquoi j’ai
effectué quelques recherches supplémentaires. Je n’ai
pas pu trouver qui avait adopté le bébé. Les lois
régissant l’adoption au Texas ne permettent pas de le
savoir. Alors je suis parti dans l’autre direction.
Il sembla hésiter.
– J’ai vérifié ton extrait de naissance.
Jesse secouait déjà la tête.
– Je ne sais pas comment te dire ça, Jesse. Je me
suis renseigné auprès de l’hôpital indiqué comme ton
lieu de naissance. Tu n’es pas né à Dallas, tout au moins
pas de parents appelés Pete et Marie McCall.
Jesse en avait le souffle coupé.
– Qu’est-ce que tu es en train de dire ? demanda-t–il
avec difficulté. Que tu penses que je suis cet enfant
abandonné ?
Il secoua de nouveau la tête, se massant la nuque.
– J’étais le deuxième garçon, j’ai deux frères et trois
sœurs plus jeunes. C’est une famille parfaite. J’ai eu une
enfance merveilleuse. J’étais peut-être même le préféré
de mes parents…
Il s’interrompit et secoua la tête une nouvelle fois, de
petites bribes de souvenirs s’imposant à son esprit,
insinuant le doute en lui.
– Il est impossible que j’aie été adopté. Il doit y avoir
une erreur. Bien sûr que je suis né à Dallas, exactement
comme mes frères et sœurs. Pourquoi mes parents
auraient-ils menti à propos du lieu de ma naissance ?
La réponse était évidente. S’il était cet enfant
abandonné, ses parents avaient menti pour le protéger
de la vérité. Ils ne voulaient pas qu’il sache que sa mère
biologique s’était si peu souciée de lui qu’elle l’avait
abandonné au bord d’un chemin dans une boîte en
carton.
– Je suis désolé, Jesse.
Il regarda par-dessus l’épaule de Dylan, fixant
inconsciemment le barman qui pianotait sur le juke-box.
Un air de swing s’éleva. Il avait la nausée. Il avait peur.
– Qui suis-je donc, en ce cas ?
– Tu es toujours Jesse McCall, l’homme que tu as
toujours été, déclara Dylan.
Jesse fit non de la tête. Il était Jesse Brock depuis
qu’il était devenu le chauffeur de Crowe, deux semaines
plus tôt. Et maintenant, il avait le pressentiment qu’il
n’était même pas Jesse McCall, la personne qu’il croyait
être depuis trente ans.
– Il faut que je sache.
Dylan acquiesça, tristement mais sans surprise.
– Tu te rends compte que tu ne vas sans doute pas
aimer ce que tu vas découvrir, à supposer que tu
puisses apprendre quoi que ce soit après toutes ces
années.
Il hocha la tête, songeant aux raisons qui pouvaient
pousser une mère à abandonner son bébé.
– Veux-tu que je continue les recherches ? s’enquit
Dylan. J’ai une autre affaire en cours qui va m’occuper
quelque temps, mais après…
Jesse accepta d’un geste. Il ne pouvait pas
abandonner sa mission maintenant. D’ailleurs, après
trente ans, quelques jours de plus ou de moins ne
feraient aucune différence.
– Tu vas rester chez les Crowe ?
Jesse le lui confirma, encore choqué par la découverte
stupéfiante qu’il venait de faire.
– J.B. m’a téléphoné ce matin pour me dire qu’il
voulait que je conduise Amanda où qu’elle veuille aller. Il
m’a remercié de veiller sur elle. Et il est évident que
quelqu’un là-bas sait qui je suis, sans quoi cet article
n’aurait pas été mis sous ma porte.
Dylan parut mal à l’aise.
– Je sais que je marche sur une corde raide, admit
Jesse, avant de lui parler de Gage Ferraro. A présent,
tout le monde cherche Susannah, y compris Gage, s’il ne
raconte pas d’histoires à J.B. Mais je l’ai entendu faire
pression sur Amanda pour qu’elle agisse. J’ai l’intention
d’être là quand elle va le faire.
Dylan le dévisagea longuement. Jesse ne put
s’empêcher de se demander si son ami savait à quel
point il était impliqué dans cette affaire.
– Elle est très belle, observa Dylan à voix basse.
Jesse se mit à rire.
– C’est aussi une Crowe, et elle me trancherait la
gorge sans hésiter.
– Ne l’oublie pas. Jesse, je sais que cette nouvelle est
un choc pour toi…
– Oui.
C’était plus qu’un choc. Il adorait ses parents et ses
frères et sœurs, et s’était toujours senti à sa place parmi
eux. Il avait l’impression que la terre venait de se dérober
sous ses pieds. Comme si plus rien n’était ce qu’il
paraissait être.
– Ne fais rien de hâtif, conseilla Dylan. Prends ton
temps.
Prendre son temps. Ben voyons.
Dommage, mais cela ne faisait pas partie de sa
nature.
Peu après 15 heures, Jesse rappela la propriété des
Crowe. M. Crowe était en compagnie de sa fille. Ils
avaient l’un et l’autre demandé à ne pas être dérangés.
Ils n’avaient pas changé d’avis concernant les services
de Jesse, assura Eunice. Ils dîneraient ensemble ce
soir.
Ensuite, Jesse contacta son chef à la police judiciaire
de Dallas afin de lui rapporter les dires de J.B. Crowe la
veille au soir concernant Diana, la fille du gouverneur.
Son supérieur affirma qu’il allait prendre l’affaire en main
et raccrocha.
Il avait du temps devant lui. Assez de temps pour se
rendre chez ses parents à Pilot Point et revenir. Le trajet
n e prendrait que deux heures. Amanda n’oserait pas
essayer de s’éclipser alors que son père était à la
maison et qu’ils devaient dîner ensemble.
Du moins l’espérait-il.

***
Marie McCall l’accueillit à la porte et l’embrassa avec
chaleur sur la joue avant de se rendre compte que
quelque chose n’allait pas.
– Qu’y a-t–il, mon chéri ?
Sa mère. Elle le connaissait mieux que personne. Elle
tendit la main et lui toucha le front comme elle le faisait
quand il était enfant.
– Tu es malade ? demanda-t–elle, le regardant avec
inquiétude tout en le faisant entrer.
– Arrête de le chouchouter, lança Pete McCall depuis
la cuisine d’un ton jovial. Tu arrives juste au bon moment,
ajouta-t–il à l’adresse de Jesse. Que dirais-tu d’une
bière avant de dîner ? Nous étions sur le point de faire
griller des steaks.
– J’ai fait ton dessert préféré, renchérit sa mère. Une
tarte à la fraise et à la rhubarbe. J’avais dû deviner que
tu viendrais.
– Merci, mais je ne peux pas rester dîner.
Ses parents parurent déçus.
– En revanche, j’apprécierais une bière fraîche.
Il les suivit sur la terrasse de bois qui donnait sur le lac.
L’air sentait bon l’herbe coupée et le charbon de bois qui
brûlait sur le barbecue. Son père décapsula une canette
et la lui tendit.
A présent qu’il était là, il se sentait stupide.
Tout était si normal, si semblable à d’autres moments
qu’il avait connus en grandissant. Ces gens étaient ses
parents. Comment avait-il pu en douter ? Il était le
second fils, entre Alex et Charley. Il avait trois sœurs, une
famille idéale.
Il regarda la maison à deux niveaux, la terrasse, le
panier de basket, le lac derrière et ses parents qui
l’adoraient.
Il était chez lui.
Il se sentit coupable. Ils étaient si contents de le voir, et
il se rendit compte qu’il n’était pas venu depuis plusieurs
mois à cause de ses missions d’infiltration. Il n’avait
guère pensé à eux.
– Il faut que je vous parle, annonça-t–il, voulant se
débarrasser une fois pour toutes de ce qui le tracassait.
Il était évident qu’il avait dû y avoir un malentendu. Ils
expliqueraient tout et il serait gêné mais ils lui
pardonneraient.
L’inquiétude se lut sur leurs visages.
– Qu’y a-t–il, mon chéri ? répéta sa mère, en se
perchant sur l’accoudoir du fauteuil occupé par son
père.
Sa main effleura le curieux petit cœur en or qu’elle
portait sur une chaîne autour du cou. Elle le caressa du
pouce, comme elle le faisait toujours quand elle était
inquiète ou peinée.
Il la connaissait si bien, songea Jesse. Autant qu’elle
le connaissait.
Encore debout, il but une gorgée de bière, et faillit
renoncer à aborder le sujet. Mais il fallait qu’il règle cette
affaire pour pouvoir retourner à sa mission, en paix et les
idées claires.
– Je sais que vous allez penser que c’est dingue,
mais…
Etait-ce un effet de son imagination ou son père
s’était-il tendu ?
– … est-il possible que j’aie été adopté ?
Sa mère se figea, les yeux soudain pleins de larmes.
Son père garda le silence et se contenta de passer un
bras autour d’elle.
Oh, Seigneur !
Jesse se laissa tomber lourdement sur un des
fauteuils, les jambes flageolantes. A cet instant, il comprit
que plus rien ne serait jamais comme avant.
– Suis-je le bébé qu’on a trouvé à côté de Red River ?
demanda-t–il lorsqu’il eut recouvré l’usage de la parole.
Ni l’un ni l’autre ne répondit, mais sa mère se mit à
pleurer. Son père était blême, les traits tirés. Il semblait
avoir vieilli de dix ans.
Jesse ferma les yeux un instant.
– Comment…
Il entendit l’émotion dans sa voix étranglée, sentit la
panique qui faisait cogner son cœur dans sa poitrine, et
lutta pour reprendre son souffle.
– Comment m’avez-vous eu ? demanda-t–il en les
regardant tour à tour.
Sans rien dire, sa mère détacha la chaîne en or qu’elle
portait. Jamais il ne l’avait vue s’en séparer, et l’espace
d’un moment, il resta immobile.
Elle la lui tendit.
– Je suppose que nous avions tort, mais nous
espérions que tu ne l’apprendrais jamais.
Comme dans un rêve, il leva la main et prit le bijou. La
chaîne et le cœur tombèrent au creux de sa paume,
étrangement froids et lourds. Il se demanda si sa mère
s’était libérée d’un poids en les retirant. Ou si c’était le
contraire, après toutes ces années passées à garder le
secret.
Il baissa les yeux sur le drôle de petit cœur, puis
interrogea sa mère du regard.
– Je l’ai trouvé dans la couverture qui t’enveloppait,
dit-elle d’une voix brisée.
Il ne savait pas quoi dire.
Le bijou ressemblait à un cœur brisé, un peu comme
le sien à cet instant.
Un souvenir jaillit de nulle part. Quand il avait trois ou
quatre ans, il avait demandé à sa mère d’où venait le
pendentif à la forme bizarre qu’elle portait autour du cou.
Sa réponse lui revint à la mémoire, et son sens devint
brusquement clair. « Je chéris cet objet parce que c’est
une femme remarquable qui me l’a donné », avait-elle
déclaré.
Il dévisagea ses parents.
Il avait toujours cru qu’il leur ressemblait, qu’il
ressemblait à ses frères et sœurs, et aux autres
membres de sa famille. Il était un peu plus brun, un peu
différent, mais parce qu’il n’avait aucune raison d’en
douter, il s’était toujours senti l’un d’eux.
Pourquoi n’avait-il rien remarqué ?
– Pourquoi m’avez-vous adopté ? insista-t–il. Vous
aviez déjà des enfants.
– Parce que tu avais besoin de nous et que nous
t’avons aimé dès l’instant où nous t’avons vu, répondit sa
mère un peu trop vite, comme si elle préparait sa
réponse depuis trente ans.
Il hocha la tête.
Jamais il ne s’était senti aussi seul, aussi désespéré.
Il se demanda quelles autres choses ils lui avaient
cachées, quels autres mensonges ils lui avaient
racontés.
Et qui, dans la propriété des Crowe, savait qu’il n’était
pas le fils de Marie et Pete McCall ? Surtout, pourquoi
cette personne avait-elle voulu qu’il le sache ? Quelle
qu’en soit la raison, il était dans une situation plus que
précaire. Quelqu’un chez les Crowe savait qu’il n’était
pas celui qu’il prétendait être.
Quelqu’un en savait plus long sur lui qu’il n’en savait
lui-même – et cela l’effrayait plus qu’il ne voulait se
l’avouer.
5
Le soleil brûlant du Texas se reflétait en chatoyant sur
l’eau turquoise de la piscine, mais Amanda ne
remarquait ni l’un ni l’autre. Elle se sentait glacée à
l’intérieur, et terrifiée, plus terrifiée qu’elle ne l’avait
jamais été.
– Votre père a suggéré que vous vous reposiez au
bord de la piscine, lui avait dit Eunice lorsqu’elle était
descendue. Il a pensé que cela vous ferait du bien. Il a
aussi demandé à Consuela de préparer votre plat favori
pour ce soir. Il compte dîner avec vous.
Amanda avait eu un mouvement de recul et avait fait
un effort pour ne pas chanceler.
– Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai là,
avait poursuivi Eunice. Consuela et Malcolm aussi. Le
chauffeur a été libéré pour la journée.
Amanda avait fixé la gouvernante aux cheveux blancs,
trop choquée pour articuler un son. J.B. ne lui avait
jamais ordonné de ne pas quitter la propriété
auparavant, sans parler d’engager un espion pour la
surveiller.
La nausée l’envahit à cette pensée. C’était la manière
qu’avait choisie son père pour essayer de l’intimider. Et
elle fonctionnait. Car Amanda comprenait parfaitement
la menace. Soit son père connaissait la vérité, soit il la
soupçonnait.
Elle avait dû faire appel à toute sa maîtrise d’elle-
même pour ne pas prendre la fuite. Mais elle savait que
le garde serait à son poste. Elle était prisonnière.
D’autant plus qu’elle n’avait pas terminé ce qu’elle avait
à faire.
Elle était donc restée au bord de la piscine, ainsi que
son père le lui avait ordonné. Elle allait jouer à la fille
modèle. Pour la dernière fois.
Eunice était venue la voir à plusieurs reprises. Même
Malcolm Hines, le jardinier, avait passé la journée à
désherber un petit parterre non loin de la piscine, signe
que lui aussi la surveillait. La seule personne qu’elle
n’avait pas vue était Jesse. Elle avait été surprise de
l’entendre partir après déjeuner.
Autant qu’elle le sache, il n’était pas rentré.
Consuela, la cuisinière de la famille depuis des
années, lui avait apporté une collation et des boissons.
Mais bien qu’Amanda se sente plus proche de la
cuisinière qu’elle ne l’avait été de sa propre mère, qui
avait environ le même âge, elle savait qu’elle ne
trouverait pas d’alliés ici. Et certainement pas en Olivia,
sa belle-mère, qui n’était toujours pas rentrée de New
York.
Comme Olivia, les employés n’étaient loyaux
qu’envers J.B. Amanda n’avait jamais compris leur
dévotion et se demandait à présent quelles dettes
pouvaient les avoir forcés à rester une vie entière à son
service.
En tout cas, elle soupçonnait qu’ils auraient tous été
prêts à tuer pour son père s’il le leur avait demandé.
Elle avait l’impression d’être une captive. Pourtant,
une fois le premier choc passé, elle comprit qu’elle
l’avait toujours été – seulement, elle ne s’en rendait
compte que maintenant. Son père l’avait manipulée pour
obtenir ce qu’il voulait : Susannah et elle sous son toit, et
sous son autorité.
Elle frissonna, redoutant sa réaction s’il apprenait ses
projets.
Son seul espoir était d’être aussi dure et aussi froide
qu’il le serait. Cette pensée la glaça jusqu’à la moelle.
Comme le soleil déclinait derrière les chênes, elle
entendit un tintement de glaçons. Consuela posa un
verre sur la petite table à côté d’elle.
– J’ai pensé que vous voudriez peut-être boire une
limonade. Il fait si chaud, ajouta la Mexicaine avec un
sourire affectueux.
– Merci, Consuela.
– Avez-vous des nouvelles du bébé ? chuchota la
femme, comme si le ravisseur avait pu l’entendre.
– Toujours rien, mentit Amanda.
Consuela se signa et marmonna quelque chose en
espagnol qu’Amanda ne comprit qu’à demi. Quelque
chose à propos de l’histoire qui se répétait.
Instinctivement, la cuisinière se pencha pour étreindre
Amanda farouchement et celle-ci devina que Consuela
faisait allusion au fait qu’on avait essayé de l’enlever, elle
aussi, quand elle était bébé. C’était alors que J.B. avait
fait installer le système de sécurité.
– Votre père la retrouvera, affirma Consuela, disant
tout haut ce qu’Amanda craignait le plus. M. Crowe
prend toujours soin des siens. Voyez comme il prend
soin de vous.
Comme Consuela retournait dans la cuisine, Amanda
entendit la voiture de son père. Surprise qu’il rentre si tôt,
elle se prépara mentalement à l’affronter, résolue à lui
cacher combien elle avait peur de lui – et quel pouvoir il
exerçait sur elle.

***
Il faisait nuit quand Jesse regagna la propriété des
Crowe. Il roulait sans but depuis des heures, laissant le
vent et l’obscurité défiler autour de lui aussi follement que
ses pensées. Il se sentait étourdi, désemparé, hanté par
la conversation qu’il avait eue avec ses parents.
Il les avait bombardés de questions, voulant
désespérément obtenir des informations sur ses parents
biologiques. Tous les deux avaient affirmé ne pas savoir
grand-chose.
Il avait été retrouvé au bord de la route. Ils l’avaient
ramené chez eux, et par la suite, ils l’avaient adopté. Ils
n’avaient jamais su le nom de sa mère. Ni de son père.
Ils avaient fini par quitter Red River et n’y étaient jamais
retournés.
Leur récit n’avait jamais varié d’un iota, et pourtant il
avait l’impression qu’ils ne lui avaient pas tout dit.
Etait-ce parce qu’ils ne pouvaient supporter de lui
avouer le reste ?
Mille pensées se bousculaient dans sa tête. Pourquoi
sa mère l’avait-elle abandonné au bord de la route dans
une boîte en carton ? Comment se faisait-il qu’il ait
miraculeusement été trouvé par Marie et Pete McCall ?
Il s’arrêta devant les grilles, attendit qu’elles s’ouvrent,
et s’engagea sur le ruban d’asphalte noir qui serpentait à
travers une voûte de chênes et d’érables. Une brise
fraîche montait de la terre sous les arbres.
Il prit une profonde inspiration, s’efforçant de se
concentrer sur sa mission. Il s’était toujours flatté de
pouvoir faire passer sa vie privée à l’arrière-plan lorsqu’il
était infiltré. Cependant, cette capacité avait été mise à
rude épreuve ces derniers temps.
D’abord par Amanda Crowe.
Et maintenant par la découverte que sa vie entière
reposait sur un mensonge.
A travers les arbres, il distingua une lueur vacillante à
l’intérieur de l’hacienda. Il ralentit. Il ne tenait pas à voir
Amanda. Cela ne ferait qu’ajouter à son trouble.
Il se sentait déchiré.
D’un côté, il tenait désespérément à savoir la vérité,
mais il savait que cela ferait souffrir les seuls parents
qu’il avait jamais connus. Ils l’avaient supplié de ne pas
chercher à savoir qui il était.
– Tu es notre fils, avait dit son père d’une voix brisée. Il
ne sert à rien d’aller fouiller le passé.
– Jesse, je t’en prie, ne fais pas cela, avait ajouté sa
mère. Je ne veux pas que tu souffres.
Mais il souffrait déjà. Si seulement il pouvait cesser d’y
penser. Pourquoi fallait-il que cela ait de l’importance ?
Mais cela en avait. Et même énormément, et il savait
qu’il ne pourrait lâcher prise. Dès qu’il aurait découvert
ce qui était arrivé à Susannah Crowe, il essaierait d’en
apprendre plus long sur le petit garçon que quelqu’un
avait abandonné au bord d’une route trente ans plus tôt.
Devant lui, à travers les arbres, s’élevaient les
bâtiments imposants de la propriété des Crowe. Il
emprunta l’allée de service qui passait devant le garage.
Elle était sombre, entourée de végétation, et assez
distante de la maison pour qu’il ne coure guère de risque
de rencontrer Crowe ou sa fille ce soir.
Le garage et son appartement apparurent, plongés
dans la pénombre. Devant lui, la route étroite
disparaissait sous les frondaisons. Soudain, il éprouva
un picotement à la base de la nuque. Quelque chose
bougeait sur sa droite.
Il gara sa moto tout près du garage. La touffeur de la
nuit texane l’enveloppa aussitôt, lourde comme du
goudron brûlant. Au loin, il crut entendre des notes de
musique. De la musique latino. Venant de la maison
principale. De la chambre d’Amanda.
Il commençait à se demander si son imagination lui
jouait des tours quand il aperçut une silhouette qui
longeait l’hacienda, se dirigeant vers l’aile la plus
éloignée. Celle qui était réservée à J.B. Un endroit
considéré comme interdit. Jesse lui-même ne s’était pas
hasardé à l’explorer.
Intrigué, il descendit de sa moto et se faufila dans les
ombres, suivant le même chemin que l’intrus. Pourquoi
diable le système d’alarme ne s’était-il pas encore
déclenché ?
L’aile de J.B. courait à l’est de la maison principale,
jusque dans les arbres. C’était une véritable forteresse,
aux portes de bois massif et aux fenêtres protégées par
des barreaux. Il aurait fallu un char d’assaut pour y entrer
sans clé.
Jesse écarquilla les yeux à la vue d’une fenêtre
ouverte, la grille en fer forgé pendant sur le côté.
Instinctivement, il porta la main à son arme, et se souvint
trop tard qu’il l’avait laissée chez lui avant d’aller voir ses
parents.
Il s’approcha de la fenêtre et tendit l’oreille. Quelqu’un
ouvrait et fermait sans bruit des tiroirs dans la pièce
voisine. Quel insensé avait osé s’introduire dans le
bureau de J.B. ? Il se faufila à l’intérieur à son tour et se
raidit, attendant que l’alarme se mette à hurler.
Rien ne se produisit, et un frisson glacé lui parcourut
l’échine.
La personne qui se trouvait à côté avait réussi à
neutraliser le système, comprit-il, étouffant un juron. Il
s’avança en direction du bruit de papiers, regrettant
amèrement de ne pas avoir son revolver.
Le faisceau d’une lampe vacillait sur le mur du bureau
adjacent. Jesse regarda autour de lui, à la recherche
d’une arme éventuelle. Une statuette de femme près de
la porte attira son attention. Il referma son poing sur la
taille fine de la sculpture et, la portant à la manière d’un
gourdin, s’approcha de la porte ouverte.
Il n’aurait pas dû être surpris par ce qu’il vit en jetant un
coup d’œil dans l’entrebâillement. Rien de ce que faisait
cette femme n’aurait dû le surprendre. Mais c’était le
cas.
Amanda était penchée sur un bureau en chêne et
passait les tiroirs en revue.
– Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? demanda-t–il en
franchissant le seuil.
Elle tressaillit et pivota. Elle avait un petit carnet à la
main, une sorte de registre, et une torche dans l’autre.
Ses yeux semblaient dorés dans la lumière, comme
ceux d’un chat. Il s’attendait à demi à la voir bondir.
Elle le dévisagea, puis baissa les yeux sur la statue
qu’il tenait.
– Ce n’est pas ce que vous pensez, susurra-t–elle.
Sa voix sensuelle fit à Jesse l’effet d’une caresse.
– Ah non ? Et qu’est-ce que je pense ? demanda-t–il
d’un ton rauque.
Elle sourit et fit un pas vers lui, la lampe projetant un
disque jaune sur le sol à ses pieds.
Il ne bougea pas. Il en était incapable. Elle combla
l’espace entre eux et s’arrêta à un centimètre de lui. Elle
ne le touchait pas, mais il sentait la chaleur de son corps,
respirait son parfum exotique et enivrant. L’électricité
entre eux était palpable. Mais ce fut le regard d’Amanda
qui eut raison de lui. La promesse qu’il y lisait. Tous ses
désirs réalisés. Et davantage.
– Jesse ? souffla-t–elle, en se penchant comme pour
l’embrasser.
Le canon froid d’un pistolet se logea contre les côtes
de Jesse, l’arrachant brutalement à ses fantasmes.
– Faites ce que je vous dis, sinon, je vous tue,
ordonna-t–elle.
Décidément, il passait une mauvaise journée. Tout lui
semblait surréaliste. Voire comique, en un sens. Hormis
le fait qu’il avait une arme pressée contre sa poitrine et
qu’il entendait le désespoir dans la voix de son
agresseur.
– Je sais m’en servir et je n’hésiterai pas à le faire,
ajouta-t–elle en le poussant avec le revolver. Vous
m’évitez la peine d’avoir à aller vous chercher.
Maintenant, fichons le camp d’ici et n’oubliez pas à qui
vous avez affaire.
Il y avait peu de chances que cela arrive. Il reposa la
statuette avec précaution et sortit du bureau, l’arme
d’Amanda braquée sur lui. Il aurait peut-être pu essayer
de lui lancer un défi, mais être pris en otage par elle était
la conclusion parfaite à une journée non moins parfaite. Il
doutait qu’elle l’abatte de sang-froid. Mais il ne pouvait
en être tout à fait sûr.
Surtout, il se demandait ce qui avait bien pu la
pousser à se lancer dans une entreprise aussi
dangereuse que s’introduire dans le bureau de son père.
Etait-ce à cela que Gage avait fait allusion dans la
ruelle ?
Il remarqua qu’elle avait mis le registre dans le sac en
toile qu’elle portait.
Ils ressortirent par la fenêtre ouverte. Amanda était sur
ses talons.
– Où est votre moto ? murmura-t–elle, refermant la
fenêtre avant de remettre la grille en place et de la
verrouiller, sans cesser de garder l’arme pointée sur lui.
– Ma moto ? répéta-t–il stupidement. Vous ne pouvez
pas conduire un engin de cette taille…
– Je n’aurai pas à le faire, coupa-t–elle. C’est vous qui
allez nous faire sortir d’ici.
Elle enfonça le canon du revolver dans son dos alors
qu’ils s’avançaient dans l’ombre, en direction du
garage.
Où projetait-elle donc de l’emmener ? se demanda-t–il
alors qu’il enfourchait la moto et qu’elle s’installait
derrière lui. Plusieurs possibilités lui vinrent à l’esprit. Il
s’imagina gisant dans un fossé, une balle dans la tête.
– Comme vous voulez, mon chou.
– Ne m’appelez pas « mon chou », rétorqua-t–elle
d’un ton sec.
– D’accord. Mais vous feriez mieux de mettre ça si
vous voulez sortir d’ici.
Il prit le casque qu’il avait accroché au guidon
quelques instants auparavant et le lui tendit. Elle le lui
arracha des mains.
Jesse aurait pu profiter de l’occasion pour la maîtriser.
Ç’aurait été un jeu d’enfant pour lui. Après tout, il était
formé pour ce genre de situation. Mais il se souvint
qu’elle pensait qu’il n’était qu’un chauffeur. De plus, elle
avait besoin de lui. Si elle ne savait pas conduire une
moto, il était hors de question qu’elle puisse manœuvrer
seule un engin de cette cylindrée. Et apparemment, elle
n’avait d’autre choix que de l’emmener. Ce qui signifiait
qu’il était en position de force.
En quelque sorte.
Il fit rugir le moteur. Elle se hâta de passer un bras
autour de lui et se pressa étroitement contre son dos. Il
sentit sa main monter sous sa chemise jusqu’à ce qu’elle
trouve la peau nue. C’était une torture délicieuse.
Puis elle enfonça de nouveau le canon lisse du
revolver contre ses côtes.
– Pas de bêtises à la grille, lui murmura-t–elle à
l’oreille.
Tout d’abord, le garde ne parut guère surpris de le voir
apparaître. Puis il sembla stupéfait que Jesse soit
accompagné d’une femme. Par chance, l’effet de
surprise donna à Jesse le temps de franchir la grille
avant qu’il ait réagi.
– Il va avertir votre père, cria-t–il à Amanda.
Elle poussa l’arme contre son abdomen.
– Prenez la direction du sud, ordonna-t–elle.
Il ne faudrait que quelques minutes à J.B. pour
constater qu’Amanda était partie, songea Jesse, après
quoi il enverrait ses sbires à ses trousses – et à celles
du chauffeur, qui, apparemment, l’avait aidée à s’enfuir.
Génial.
La nuit enveloppait la ville telle une couverture chaude
et humide. Au loin, des éclairs zébraient le ciel. Jesse ne
pouvait pas entendre le grondement du tonnerre par-
dessus le bruit du moteur, mais l’orage venait vers eux.
L’air était chargé d’électricité, et pas seulement à
cause de l’orage. C’était la première fois qu’il avait un
contact physique avec Amanda.
Hormis le moment où elle l’avait frôlé dans la ruelle.
A présent, son corps était collé au sien, plus brûlant
que la nuit du Texas. Ses seins étaient écrasés contre le
dos de Jesse, doux et ronds à travers le tissu mince de
ses vêtements. Son parfum lui tournait la tête. Amanda,
armée, et comme toujours, dangereuse.
Elle éveillait en lui un désir douloureux, qui le dégoûtait
de lui-même. Il savait qui elle était, de quoi elle était
capable, mais sa répugnance semblait mineure en
regard du désir qu’elle lui inspirait. Il la voulait. Et s’il en
avait l’occasion, il la prendrait.
Cette pensée l’effrayait bien plus que l’arme plantée
entre ses côtes.
Elle le guida le long d’une série de routes secondaires
à la sortie de Dallas. Il l’avait vue consulter sa montre
avant de quitter la propriété. Elle semblait anxieuse,
comme si elle avait rendez-vous quelque part.
Il sentait croître sa tension à mesure qu’ils roulaient.
– Tournez ici, ordonna-t–elle enfin.
Il reconnut l’endroit. Ils se trouvaient juste au sud du
quartier où elle avait retrouvé son amie dans le café
mexicain, dans une zone dont la réhabilitation venait
d’être décidée par les autorités municipales.
Les maisons étaient vides, les fenêtres béantes, les
façades en bardeaux décolorés couvertes de graffitis,
attendant d’être démolies. La plupart des lampadaires
étaient hors d’usage. Un ancien jardin public était laissé
à l’abandon, l’herbe à hauteur des genoux.
Il eut un frisson et se souvint de la crainte qu’il avait
eue au début : un fossé, et une balle dans la tête. Une fin
appropriée pour quelqu’un dont la vie avait commencé
dans un fossé au bord de la route, songea-t–il avec
amertume.
– Arrêtez la moto.
Il obéit. Il commençait à perdre patience. Et la fébrilité
d’Amanda commençait à l’inquiéter.
– Descendez, ordonna-t–elle en écartant l’arme.
Lentement.
Il passa rapidement ses options en revue. Il pouvait
laisser Amanda le tuer. Ou l’abandonner ici.
Ou…
Il abattit brutalement le bras sur le sien. Un cri lui
échappa. L’arme roula sur le béton. En un éclair, il la
souleva de terre et la fit asseoir sur ses genoux.
Il en avait assez de ses ordres. Assez d’elle. Son
corps était douloureux de désir. Il se sentait tendu,
exaspéré. La proximité de cette femme lui donnait envie
de la prendre et d’en finir. Il savait qu’il n’y aurait pas de
seconde fois. Son désir assouvi, il ne songerait plus à
elle. Et au diable les conséquences.
Il retira le casque qui recouvrait ses cheveux blonds et,
la retenant par les bras, l’attira à lui sans ménagement
pour prendre possession de sa bouche.
Il voulait un baiser.
Au loin, il crut entendre le tonnerre. Mais dans l’état de
fièvre où il se trouvait, ç’aurait aussi bien pu être le
battement frénétique de son cœur.
Elle ne résista qu’un instant, puis s’abandonna contre
lui, entrouvrant les lèvres avec un gémissement sourd.
Les éclairs illuminaient le ciel comme autant de feux
d’artifice. Les coups de tonnerre résonnaient en Jesse.
On aurait dit que la nuit était vivante, que l’air raréfié
vibrait autour d’eux.
L’espace de quelques instants, Amanda cessa d’être
une fille de gangster pour n’être qu’une femme, un être
de chair et de sang, plus attirante qu’aucune des
femmes qu’il avait connues. Il libéra ses bras, et son
baiser se fit plus profond tandis qu’elle posait les mains
sur son torse.
Brusquement, elle le repoussa.
Avant qu’il ait eu le temps de réagir, elle attrapa le
casque qu’il tenait toujours à la main et prit son élan pour
le frapper. Il esquiva. Le casque manqua sa tête mais
rebondit sur son épaule alors qu’il tentait de retenir son
geste.
Déjà, elle avait laissé tomber son arme improvisée et
s’enfuyait en direction du parc.
Jesse s’élança derrière elle, blessé dans son amour-
propre tout autant qu’à l’épaule. Le ciel était déchiré par
les éclairs. Les grondements de tonnerre s’amplifiaient,
de plus en plus proches.
Il la rattrapa et ils tombèrent ensemble dans l’herbe
fraîche, Amanda atterrissant sous lui. Elle émit un
grognement et se débattit, mais il la maintint plaquée au
sol jusqu’à ce qu’elle cesse de résister. Il entendait sa
respiration haletante, pourtant elle ne lutta pas quand il la
fit rouler sur elle-même pour voir son visage.
Dans la faible lueur qui émanait d’un des lampadaires,
il voyait ses cheveux déployés en éventail sur l’herbe vert
foncé, ses joues pâles, ses grands yeux marron. Il se
pencha sur elle, la maintenant clouée au sol, les bras au-
dessus de la tête.
Elle s’humecta les lèvres et rencontra son regard, les
yeux étincelants de rage.
– Ça ne va pas, non ? demanda-t–il, encore étourdi
par le baiser et par sa conduite.
Un instant, durant leur étreinte, il avait cru que
l’attirance qu’il éprouvait pour elle était réciproque.
Grossière erreur.
Il était clair que ce baiser n’avait été qu’une ruse à ses
yeux. Son épaule douloureuse en témoignait. Il avait de
la chance qu’elle ne l’ait pas atteint à la tête.
– Lâchez-moi, ordonna-t–elle, serrant les dents.
– Pour que vous essayiez de m’assommer ?
Sûrement pas.
– Si mon père apprend ce que vous avez fait…
– Ce que j’ai fait ? coupa-t–il. Quelque chose me dit
qu’un baiser lui paraîtra nettement moins grave qu’entrer
dans son bureau par effraction. Il va falloir trouver mieux
que ça.
Elle prit une inspiration saccadée. Des larmes
brillaient dans ses yeux. Il sentit qu’elle capitulait.
– Vous ne comprenez pas, souffla-t–elle.
– C’est le moins que l’on puisse dire. Si vous essayiez
de m’expliquer ce qui se passe ?
Il n’avait aucune idée de ce à quoi elle faisait allusion.
Au-dessus d’eux, l’orage grondait. Il la maintint au sol,
résolu à obtenir des réponses à ses questions. D’une
manière ou d’une autre.
Elle leva vers lui des yeux pleins de larmes.
– Laissez-moi me relever et je vous dirai tout.
Il en doutait fort. Elle n’était peut-être plus armée, mais
cela ne l’empêchait pas de rester dangereuse. Amanda
serait toujours dangereuse. Tout au moins pour lui.
Il lâcha ses bras. Elle resta immobile un long moment.
Une petite voix dans la tête de Jesse lui disait qu’elle
mijotait quelque chose. Pourtant, il fit mine de se relever.
Soudain, elle jeta un coup d’œil furtif à sa droite. Le
sac en toile qu’elle portait était à portée de main. Elle
tenta de s’en saisir.
Il l’avait vue mettre le registre et la lampe dans le sac,
mais il ignorait ce qui s’y trouvait d’autre. Certain qu’elle
possédait une autre arme, il devança son geste,
éloignant le fourre-tout.
Celui-ci tomba sur le rebord du trottoir. Quelque chose
tinta à l’intérieur. Jesse tressaillit comme s’il avait
entendu un coup de feu.
Amanda lâcha un juron et se mit à l’attaquer avec furie,
pareille à un chat sauvage. Il eut du mal à la maîtriser.
Quel objet se trouvait dans le sac pour justifier une
telle réaction ?
– Qu’est-ce que c’était ? demanda-t–il, la plaquant au
sol d’une main tandis que, de l’autre, il tirait le sac à lui.
Le fourre-tout laissa une traînée humide sur l’herbe.
Elle se tortilla sous lui, l’abreuvant d’insultes.
Il ouvrit le sac et fronça les sourcils à la vue d’un flacon
qui ressemblait à un médicament. Un liquide pâle formait
une flaque au fond.
Il n’y avait pas d’arme.
Il regarda Amanda, surpris.
Elle gémit, ferma les yeux et cessa de se débattre.
Une larme coula sous ses cils sombres. Une seconde, il
crut que c’était peut-être une vraie larme, révélant une
émotion sincère. Puis elle ouvrit brusquement les yeux et
il n’y lut que de la colère.
– Lâchez-moi, espèce d’idiot, siffla-t–elle.
Etourdi, il obéit, restant assez près pour la rattraper si
nécessaire.
Mais elle ne fit pas mine de fuir ou de l’attaquer. Elle
s’agenouilla dans l’herbe, retira les débris du flacon et
sortit le carnet avec précaution, vérifiant que les pages
n’avaient pas été abîmées.
Il la regarda se relever et renverser le sac avec
précaution avant d’y remettre les objets.
– Le médicament était pour Susannah, dit-il, incapable
de cacher son mépris.
Cette femme était une menteuse. Son bébé n’avait
pas été enlevé.
– En quoi est-ce que cela vous regarde ? demanda-t–
elle avec colère.
Il ouvrit la bouche, puis la referma. Pourquoi le
chauffeur d’un gangster se serait-il soucié d’un bébé
kidnappé ?
– Peut-être que je pourrais vous aider.
– Oh, bien sûr. Comme vous m’avez aidée hier soir ?
En m’espionnant sur les ordres de mon père ?
– J.B. n’avait rien à voir avec le fait que je vous ai
suivie hier soir, déclara Jesse, se souvenant avec acuité
du moment où elle l’avait frôlé.
Inconsciemment, il frotta l’endroit de sa main.
– En ce cas, comment sait-il où je suis allée ?
– Vous ne lui avez pas dit que je vous avais suivie ?
– Je ne lui ai rien dit du tout, répliqua-t–elle d’un ton
sec.
Jesse la dévisagea.
Ainsi, elle n’avait rien révélé à son père. Après les
événements de ce soir, il n’aurait pas dû être surpris,
mais il l’était néanmoins. Il comprit brusquement son
erreur. Lorsque J.B. l’avait remercié d’avoir veillé sur
Amanda, il n’avait fait qu’aller à la pêche aux
renseignements.
Et Jesse avait mordu à l’hameçon.
– Gage lui a rapporté qu’il nous avait vus ensemble.
Elle cilla, stupéfaite.
– Gage ?
Il acquiesça.
– Je les ai entendus.
La mâchoire d’Amanda se crispa.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Qu’il cherchait Susannah.
Elle hocha la tête, comme si elle le savait déjà.
– Vous savez, il m’est venu à l’esprit que Gage et vous
auriez pu inventer cette histoire de kidnapping pour
extorquer de l’argent à votre père, avoua-t–il, conscient
de s’aventurer sur un terrain dangereux. Après tout,
l’extorsion est monnaie courante dans votre famille. Mais
maintenant, je pense que J.B. n’y a pas cru. Par
conséquent, vous avez volé le registre pour faire
pression sur lui.
Elle lui décocha un regard assassin.
– Je déteste Gage Ferraro et je ne veux rien de mon
père.
Son expression et le ton de sa voix étaient tels qu’il eut
envie de la croire. Pourtant, l’hostilité manifeste qu’elle
éprouvait envers les deux hommes l’intriguait.
– Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t–elle
soudain.
Son regard fouilla le visage de Jesse, à la fois
inquisiteur et désarmant.
Une réponse s’imposa aussitôt à l’esprit de Jesse,
mais elle aurait été déplacée dans la bouche d’un
policier.
Il se morigéna intérieurement.
– Je vous aime bien. Je voulais juste…
– Vous me haïssez, au contraire, corrigea-t–elle.
Il prit une profonde inspiration.
– Je pense que vous êtes une enfant gâtée, admit-il,
sachant qu’il devait être aussi sincère qu’il l’osait.
Amanda ne manquait certainement pas de défauts,
mais elle n’était pas stupide.
– Mais… ? insista-t–elle, inclinant la tête d’un côté
pour le dévisager.
– Mais je vous désire quand même.
Sa bouche s’incurva en un sourire dépourvu d’humour.
Son regard sensuel était plus brûlant que la nuit du
Texas.
– Vous ne manquez pas d’audace pour me dire ce
genre de chose, sans parler de m’embrasser sans
permission. Vous savez ce que mon père vous ferait s’il
était au courant ?
– Je m’en doute, oui.
– Et ça ne vous fait pas d’effet ?
– Pas autant d’effet que vous, répondit-il, surpris de
voir à quel point il était franc avec elle.
Amanda secoua la tête et laissa échapper un petit
rire.
– Vous êtes un vrai idiot.
– Allez-vous me dire que vous n’éprouvez rien pour
moi ?
Ils se fixèrent longuement, le regard soudé l’un à
l’autre. Le ciel était électrique. Le tonnerre était
assourdissant. Les premières gouttes se mirent à
tomber, dures et froides dans la nuit.
– Non, dit-elle lentement, en se détournant. J’éprouve
du mépris.
Puis elle jeta un coup d’œil à sa montre et lâcha une
exclamation de dépit. Elle regarda Jesse de nouveau. Il
attendit, l’observant tandis qu’elle décidait quoi faire.
– Ecoutez, déclara-t–il prudemment. Il est évident que
vous avez rendez-vous quelque part. C’est pour ça que
vous m’avez forcé à vous y conduire, non ?
Il avait peur qu’elle n’ait changé d’avis à présent. Il
n’aurait pas dû l’embrasser. Il s’était comporté comme
un imbécile.
La pluie tombait dru maintenant.
Un instant, il crut qu’elle allait pleurer. Cette fois, il ne
se laisserait pas prendre à son jeu.
– Et si je vous disais que ma vie est en danger ?
demanda-t–elle.
Bien sûr.
– Vous en avez parlé à votre père ? Je suis certain
qu’il a les ressources nécessaires pour vous protéger.
Encore eût-il fallu qu’il y ait le moindre grain de vérité
là-dedans.
– C’est peut-être lui qui veut me tuer, rétorqua-t–elle,
apparemment indifférente à la pluie qui les trempait tous
les deux à présent.
Il fronça les sourcils, las de ses mensonges.
– Votre père vous adore et ne toucherait pas à un seul
de vos cheveux. Du moins, c’était le cas avant que vous
entriez dans son bureau pour prendre…
Il désigna d’un geste le sac qu’elle serrait contre sa
poitrine.
– … ce qui se trouve dans ce carnet.
Que diable y avait-il là-dedans, d’ailleurs ?
– Vous pensez que c’est un jeu, accusa-t–elle en
écartant ses cheveux mouillés de son visage pour le
foudroyer du regard.
– Je pense que vous jouez avec moi, en effet.
En guise de réponse, elle se contenta d’arquer un
sourcil. Il la vit frissonner et consulter sa montre de
nouveau. L’écran s’illumina une seconde dans le noir.
– Je n’ai pas le temps d’en parler.
Elle fit volte-face et se dirigea vers la moto. Elle était
de nouveau montée sur ses grands chevaux.
Il la suivit des yeux tandis qu’elle s’éloignait. Elle
marchait la tête haute, telle une princesse, roulant
tranquillement des hanches comme si elle ne l’avait
jamais menacé d’une arme, comme si elle n’était jamais
entrée par effraction dans le bureau de son père ;
comme si elle ne l’avait pas embrassé avec passion ou
essayé de l’assommer avec un casque.
C’était sans doute une journée tout à fait normale pour
une femme comme elle.
Laissant échapper un juron, il lui emboîta le pas, au
comble de la frustration. Où l’emmenait-elle ? Il ne
pouvait qu’espérer qu’elle le conduirait à Susannah.
Rester avec elle relevait de la torture pure et simple. Et il
sentait qu’elle prenait plaisir à le torturer.
Il savait aussi qu’il était dangereux de l’accompagner.
Gage et ses sbires les attendaient peut-être. J.B. était
peut-être déjà au courant du vol qui avait eu lieu dans
son bureau. Tout était possible.
Pourtant, ce rendez-vous devait être important pour
elle. Assez important pour qu’elle accepte, bien qu’à
regret, de s’y laisser conduire par lui. Il s’efforça de voir
là une sorte de victoire.
La pluie continuait, impitoyable. Un bruit de moteur
parvint aux oreilles de Jesse. Un bourdonnement. Il
scruta la rue déserte. Pas de phares en vue. Mais la
voiture se rapprochait.
Son cœur se mit à battre plus vite.
Ils avaient été suivis.
– Amanda !
Elle continua à marcher sans se retourner, comme si
elle ne l’avait pas entendu. Elle ramassa le casque et
commença à traverser la route en direction de la moto.
– Amanda !
Le véhicule surgit au coin d’un bâtiment désert. Il se
dirigea droit sur Amanda, ses pneus hurlant sur
l’asphalte mouillé.
6
Trop tard, Amanda entendit le moteur. Elle se
retourna, et fut aussitôt éblouie par l’éclair soudain des
phares, en même temps qu’elle comprenait la situation :
le conducteur de la voiture voulait l’écraser.
Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, Jesse la
percuta de plein fouet. Ils atterrirent ensemble dans les
mauvaises herbes au coin du trottoir. Le véhicule passa
si près qu’elle entendit le crissement des pneus à côté
d’elle, et sentit le déplacement d’air qui suivit.
– Ça va ?
Elle resta immobile, trop choquée pour articuler un
son.
– Amanda ?
– Oui ?
– Il faut qu’on s’en aille, dit Jesse, d’une voix qui lui
sembla étrangement lointaine. Ils risquent de revenir.
Elle se laissa relever et jeta un coup d’œil à la voiture
qui disparaissait dans la nuit, envahie par le désespoir.
Si elle avait eu des doutes quant aux risques qu’elle
courait, elle n’en avait plus, désormais.
– Venez.
Jesse l’entraîna vers la moto.
– Il faut qu’on parte, répéta-t–il d’un ton pressant.
Elle regarda la rue de nouveau. Pas de phares. Pas
de bruit de moteur.
– Ils ne reviendront pas, affirma-t–elle. Ce n’était qu’un
avertissement. Mon père a seulement voulu me faire
peur. Pour cette fois.
Jesse se figea brusquement, puis pivota vers elle.
– Vous n’allez tout de même pas me dire que c’est
votre père qui a envoyé ce type ?
Amanda n’avait pas l’intention de lui dire quoi que ce
soit. Elle passa devant lui. Elle sentait qu’elle
commençait à se ressaisir, que ses facultés de
raisonnement revenaient. Elle se dirigea vers la moto.
Jesse travaillait pour son père. Il devait savoir quel genre
d’homme était J.B. Crowe.
– Vous auriez pu être tuée ! insista-t–il derrière elle.
A vrai dire, Amanda ne s’était pas attendue à voir la
situation se détériorer de manière si radicale.
Jusqu’où son père irait-il ? C’était cela qui l’effrayait le
plus à présent.
Jesse la rejoignit.
– Même si votre père avait découvert que le registre
n’était plus là…
– Croyez-moi, s’il le savait, cette voiture n’aurait pas
manqué sa cible.
Il la fixa, incrédule. Elle se demanda de nouveau s’il
ignorait tout de l’homme qui l’avait engagé. Etait-ce
possible ?
Il prit une brève inspiration.
– S’il ne s’agit pas du registre… il s’agit de Susannah,
n’est-ce pas ?
Le cœur d’Amanda se mit à cogner dans sa poitrine.
– Je croyais qu’il fallait qu’on s’en aille…
– Ecoutez-moi, ordonna-t–il en la prenant par les
épaules pour la forcer à lui faire face. Quoi qu’il se passe
ici, ce n’est pas seulement votre vie et celle de
Susannah que vous mettez en danger, mais celle de
Diana Kincaid aussi.
Elle fronça les sourcils, perplexe.
– La fille du gouverneur ? Quel rapport a-t–elle avec
mon père ou avec moi ?
– Ne me dites pas que vous êtes naïve à ce point.
Il la relâcha d’un air dégoûté.
– Votre père pense que le gouverneur Kincaid est
responsable de l’enlèvement de Susannah. Croyiez-vous
vraiment qu’il n’allait pas se venger ? D’autant que Diana
Kincaid est enceinte.
Les genoux d’Amanda se dérobèrent brusquement, et
elle dut s’appuyer à la moto pour ne pas tomber. Il y avait
eu un temps où elle aurait passionnément défendu son
père. A présent, ç’aurait été une perte de temps. Elle
savait mieux que personne de quoi il était capable. Cette
nouvelle ne faisait que confirmer ses pires craintes.
Elle dévisagea Jesse à la faible lueur de l’unique
lampadaire. Comment savait-il que Diana Kincaid avait
été enlevée ? Les médias n’en avaient pas parlé.
– Comment se fait-il que le chauffeur de J.B. Crowe se
soucie de la fille du gouverneur ? demanda-t–elle d’une
voix étranglée.
– Peut-être que je n’aime pas voir souffrir des gens
innocents, rétorqua-t–il. De toute façon, il me semble que
vous avez beaucoup en commun. Des filles de pères
puissants. Mères d’un bébé ou sur le point de l’être.
Toutes les deux utilisées comme des pions, ajouta-t–
elle en pensée.
– Toutes les deux effrayées, poursuivit Jesse.
Il tendit la main vers sa joue, le visage empreint de
compassion.
Elle recula d’un pas.
S’il s’approchait d’elle et essayait de la réconforter,
elle risquait d’éclater en sanglots. L’idée de se blottir
entre ses bras était beaucoup trop attirante. Toute la
douleur et toute la colère accumulées en elle jailliraient
dans un flot de larmes. Elle enfouirait le visage contre
son épaule et, dans son besoin de confier l’affreuse
vérité à quelqu’un, elle lui dirait tout.
Non. Elle ne devait pas oublier que cet homme était au
service de son père et qu’il l’avait suivie, la veille au soir.
– La différence, répondit-elle en cherchant à puiser
des forces dans sa colère, c’est que Diana a encore son
bébé.
– Si vous dites la vérité avant qu’il soit trop tard…
– Il est déjà trop tard, coupa-t–elle. Je ne peux pas
aider Diana Kincaid. N’est-il pas évident que je ne peux
même pas me protéger moi-même de mon père ?
Maintenant, allez-vous m’emmener à ce rendez-vous, oui
ou non ?
– Allons-y.

***
Jesse suivit Amanda, glacé par la froideur qu’il avait
perçue dans sa voix. Une froideur mêlée de rage et de
souffrance. Etait-il possible qu’elle soit une victime, tout
autant que Diana Kincaid ?
– Un instant.
Elle lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, les
sourcils froncés.
– Donnez-le-moi.
La surprise et l’innocence vacillèrent dans son regard.
– Le revolver, expliqua-t–il, la main tendue.
Jesse se souvenait de l’avoir vu tomber sur le trottoir
lorsqu’il l’avait désarmée. Il ne savait pas au juste
comment elle s’était débrouillée pour le ramasser sans
qu’il la voie. Mais il était certain qu’elle l’avait fait.
Non sans réticence, elle glissa une main dans sa
veste et tira le revolver de la poche, puis le lui tendit.
Il le mit à sa propre ceinture.
– Et maintenant, le registre.
Ses yeux étincelèrent de colère dans la pénombre, et
elle recula comme s’il l’avait giflée.
– En attendant que je sache de quoi il retourne, ajouta-
t–il.
Un moment, il crut qu’elle allait protester. A sa grande
surprise, elle le lui remit sans dire un mot. Sa docilité
parut suspecte à Jesse. Elle avait cédé trop facilement. Il
avait désespérément envie d’ouvrir le carnet pour voir ce
qu’il contenait de si important. Mais il faisait trop sombre
et elle semblait pressée, si bien qu’il se contenta de le
mettre dans la poche de son blouson.
Il enfourcha la moto, se demandant pourquoi elle ne
l’avait pas menacé du revolver alors qu’il était en sa
possession.
Elle s’installa derrière lui, toujours silencieuse, et lui
entoura la taille de ses bras, pressant le visage et le
corps contre son dos, comme si elle avait besoin de sa
chaleur et de sa force. Il la sentait si vulnérable qu’il en
éprouva un pincement de culpabilité.
Si Amanda avait enlevé Susannah avec l’aide de
Gage, ainsi qu’il le soupçonnait, il faudrait qu’il l’arrête le
moment venu. Cela reviendrait à la jeter en pâture aux
lions. Une angoisse froide s’empara de lui alors qu’il
songeait à la réaction de J.B. Crowe lorsqu’il saurait ce
que sa précieuse fille avait fait.
– Où allons-nous ? lança-t–il par-dessus son épaule.

***
Elle l’emmena droit à une maison située un peu plus
bas sur la route. A la lueur du phare, la demeure
paraissait ancienne, isolée, et aurait eu grand besoin
d’une couche de peinture.
Après avoir vu le flacon de médicament dans son sac,
il ne pouvait que supposer qu’elle venait voir Susannah.
Pourtant, il s’étonnait qu’elle ait laissé son bébé dans un
tel endroit, compte tenu de la fortune que possédait son
père.
– C’est là ? demanda-t–il en promenant un regard sur
les arbres qui entouraient la propriété.
Aucune lumière n’était allumée à l’intérieur. Aucun
véhicule n’était visible. De nouveau, il vint à l’esprit de
Jesse qu’elle l’avait peut-être attiré dans une
embuscade. Ou mené en bateau.
Elle descendit de la moto et s’avança vers la maison.
– Attendez une minute.
Elle se retourna, l’air las et impatient. Elle ne semblait
plus si vulnérable, à présent, et il se demanda si elle
l’avait réellement été ou s’il l’avait imaginé.
Il coupa le moteur, cala l’engin en place et descendit à
son tour, sans la quitter des yeux.
Elle s’arrêta au pied d’un escalier aux marches
défoncées et le regarda approcher. Son visage était
inquiet. Elle scruta rapidement les environs, comme si
elle redoutait l’arrivée d’une voiture noire.
Jesse ralentit soudain le pas. Un bébé pleurait
doucement à l’intérieur. En prêtant l’oreille, il entendit le
murmure rassurant d’une voix de femme qui tentait de
l’apaiser.
Il jeta un coup d’œil en direction d’Amanda. Elle
paraissait nerveuse. Et pressée d’entrer.
Jesse regarda par-dessus son épaule, s’attendant à
demi à voir le mystérieux véhicule garé le long du trottoir,
le moteur ronronnant.
Mais non. Le silence régnait et, à cette heure tardive,
la route était déserte. Il était quasi certain de ne pas
avoir été suivi. Certes, cela ne signifiait pas grand-
chose. Il en avait été tout aussi sûr avant l’incident.
Cependant, au contraire d’Amanda, il ne croyait pas que
J.B. Crowe soit responsable.
Ils grimpèrent les marches qui menaient à une large
galerie au plancher usé. Amanda passa devant et se
hâta de frapper à la porte. Des pas résonnèrent à
l’intérieur. La lampe du dehors s’alluma. Les rideaux
fanés s’écartèrent. Le verrou fut tiré, la porte ouverte.
La jeune femme qui se tenait sur le seuil était plus
jeune qu’Amanda. Ses cheveux noirs indiquaient
clairement qu’elle était d’origine mexicaine.
– Buenas noches, dit-elle à Amanda, avant de toiser
Jesse avec inquiétude.
Amanda embrassa la femme sur la joue et prononça
quelques phrases en espagnol, que Jesse ne comprit
pas. Son espagnol était tout juste passable. Amanda, en
revanche, semblait le parler couramment.
– Parlez en anglais, s’il vous plaît, dit-il en lui prenant le
bras.
– Voici mon amie Carina, répondit-elle en se
dégageant. Le chauffeur de mon père, Jesse.
Il n’échappa point à Jesse qu’elle venait de le remettre
à sa place, en leur rappelant à tous qu’il était l’employé
de J.B.
– Le bébé a mal aux dents, dit Carina, en regardant
Amanda avec espoir.
Amanda secoua la tête.
– Le flacon a été cassé, expliqua-t–elle, jetant à Jesse
un regard accusateur.
– Ce n’est pas grave, affirma Carina. J’étais justement
en train de faire chauffer un biberon.
Elle se dirigea vers la cuisine.
La maison était petite. Il n’y avait pas d’étage, et les
portes de toutes les pièces étaient ouvertes. Dans l’une
d’elles, un bébé se remit à geindre.
Jesse s’avança vers le son, impatient de voir
Susannah.
Amanda était sur ses talons quand il pénétra dans la
chambre. Un porte-bébé était posé à même le sol, près
d’un lit défait. Il s’approcha, les jambes en coton.
Le bébé était splendide. Sa peau était d’un bronze
mat. Ses grands yeux noirs étaient écarquillés et remplis
de larmes.
– Ce n’est pas Susannah ! s’écria-t–il, incrédule,
tandis qu’Amanda l’écartait sans ménagement pour
prendre l’enfant dans ses bras.
Aussitôt, le bébé cessa de pleurer.
– Bien sûr que non, rétorqua Amanda d’un ton sec.
Susannah a été enlevée.
Il promena un regard autour de la pièce sans
comprendre. Pourquoi l’avait-elle amené ici ? Pourquoi
avait-elle paru si pressée ? Certainement pas pour
apporter un flacon de médicament contre le mal de
dents.
Il reporta son attention sur elle. Ses cheveux mouillés
semblaient plus sombres contre sa peau légèrement
hâlée. Ses yeux étaient d’un doré lumineux. Elle avait
l’air jeune, effrayé, étonnamment innocent. Et elle tenait
le bébé d’une autre femme avec un amour et une
compassion évidents.
– Je sais que vous avez des ennuis, dit-il doucement.
Je peux vous aider.
– Oui, jusqu’ici, vous m’avez vraiment été d’une aide
précieuse, ironisa-t–elle.
Le bébé dans ses bras recommençait à s’agiter,
ouvrant et refermant la bouche à la manière d’un petit
oiseau.
Sauf à avouer qu’il était un policier infiltré, il ne voyait
pas comment la persuader de lui faire confiance.
Il la fixa tandis qu’elle berçait le nourrisson et lui
murmurait des paroles de réconfort. Il avait envie de la
secouer comme un prunier. Pourtant, sa colère se
dissipa en un instant lorsqu’il saisit l’expression
poignante qui se peignit sur ses traits. La souffrance qui
s’y lisait emplit soudain Jesse de doute, le laissant
stupéfait. Amanda n’était pas la créature sans cœur et
dépourvue d’émotion qu’il avait voulu voir en elle. La
femme qui se tenait en face de lui n’aurait pas fait de
mal à son propre bébé.
Il songea à son désespoir, au médicament qu’elle
avait apporté pour l’enfant, à la voiture qui avait essayé
de la faucher.
Qui Amanda Crowe essayait-elle de fuir ? La réponse
semblait affreusement évidente.
Son père.
Jesse n’avait aucun mal à croire qu’elle était
menacée. Simplement, il refusait de penser que c’était
par J.B.
Elle leva les yeux vers lui et la douleur qu’il vit lui coupa
le souffle. Il demeura immobile, à la regarder, sous le
choc. Le policier qu’il était se souvint que Susannah
n’avait pas encore été retrouvée. Et qu’une autre mère et
son enfant se trouvaient en danger. Il fallait mettre fin à
cette situation avant que J.B. Crowe pousse sa
vengeance plus loin.
Mais que s’était-il donc passé pour qu’Amanda en
arrive à pareille situation ?
Carina entra, un biberon de lait à la main.
– Votre bébé est magnifique, parvint-il à articuler.
La jeune femme lui adressa un sourire inquiet. Savait-
elle des choses qu’il ignorait ?
A regret, Amanda tendit l’enfant à sa mère. Le bébé
téta goulûment, et Jesse éprouva un pincement au cœur,
une douleur à laquelle il n’aurait su donner un nom.
– Il faut que nous partions, souffla Amanda en baissant
de nouveau les yeux sur sa montre, avant d’ajouter
quelque chose en espagnol.
Carina fronça les sourcils et parut plus soucieuse
encore. Puis elle embrassa Amanda sur la joue et la
remercia.
– Que lui avez-vous dit ? demanda Jesse alors qu’ils
se dirigeaient vers la porte.
– Que je ne pourrai pas venir pendant quelque temps.
– Ah bon ?
Elle s’arrêta à la porte et se tourna vers lui, le prenant
par surprise. Il vit le revolver qu’elle tenait et lâcha un
juron. Carina avait dû le lui glisser quand elles s’étaient
étreintes.
– Donnez-moi le carnet, ordonna-t–elle tout bas.
Il secoua la tête.
– Je ne peux pas vous laisser faire.
– Vous ne pouvez pas m’en empêcher, Jesse. J’ai
besoin du registre. Tout de suite.
Au-dehors, il entendit un son qui ressemblait à un
craquement sur le plancher de la galerie.
– Je ne veux pas que vous sortiez seule, dit-il
instinctivement.
– Il me faut le carnet pour l’échanger contre mon bébé,
murmura-t–elle dans un souffle. Ne me forcez pas à vous
abattre.
– Vous faites une erreur, répondit-il, sortant
néanmoins le document de sa poche.
Il devinait qu’elle était assez désespérée pour appuyer
sur la détente. Elle s’était déjà exposée à pire danger
pour se procurer ces informations.
Il le lui tendit. Quand elle le prit, il le retira brusquement
et saisit le revolver de sa main libre, la forçant à lâcher
prise.
– Maintenant, dit-il d’une voix sourde, nous allons sortir
tous les deux et faire face aux ravisseurs.
– C’est vous qui faites une erreur à présent, lança-t–
elle avec colère. Vous ne savez pas où vous mettez les
pieds.
– J’apprécie votre sollicitude, ironisa-t–il.
Le regard d’Amanda le transperçait.
– Qui êtes-vous ? Vous n’êtes pas un chauffeur.
– Je ne le suis plus.
Tenant le revolver hors de vue, il entrouvrit la porte et
tendit l’oreille. Tout était silencieux. Un moment, il se
demanda s’il ne s’était pas mépris.
Soudain, il perçut un mouvement du coin de l’œil, au
bout de la balustrade.
D’un geste instinctif, il tira Amanda par le bras et la fit
passer derrière lui tout en levant son arme.
Des phares s’allumèrent, braqués sur lui.
– Police !
7
Lâchant un juron, Jesse poussa de nouveau Amanda
à l’intérieur, claqua la porte et la verrouilla derrière eux.
– Espèce de salaud ! cria-t–elle en essayant de se
dégager. Je savais que je ne pouvais pas vous faire
confiance.
La scène était-elle une sorte de mise à l’épreuve ?
– Je vous garantis que ça n’a rien à voir avec moi,
mon chou, rétorqua-t–il en éteignant la lumière, avant
d’entraîner Amanda contre le mur. Dites à Carina
d’éteindre les autres lampes, de prendre le bébé et de
rester baissée.
A peine avait-il fini de parler qu’il constata que les
lumières étaient déjà éteintes, et que Carina et le bébé
n’étaient plus là. Il entendit un bruit de moteur qui
s’éloignait. Devant la maison, un des policiers leur
ordonnait de sortir, les mains en l’air.
Il tenta de se persuader que ses collègues avaient fait
une erreur, puis se rendit à l’évidence. Amanda avait été
attirée dans un piège.
A moins que ce ne soit lui.
– Qu’est-ce que vous essayez de faire ? demanda-t–il
en resserrant sa prise sur elle.
Son corps était chaud sous les doigts de Jesse. Doux,
souple et pourtant fort. Un corps qui détenait plus de
secrets qu’il n’osait l’imaginer.
– Qu’est-ce que j’essaie de faire ? Moi ? Vous ne
pensez tout de même pas que c’est moi qui ai averti les
flics ?
– Eh bien, vous savez que ce n’est pas moi qui les ai
appelés. Et votre copine ? Comment se fait-il qu’elle ait
décampé si vite ?
– Elle est immigrée clandestine. Elle est toujours prête
à s’enfuir à tout moment. Elle a dû entendre les policiers
et penser qu’ils étaient là pour elle.
Jesse réfléchit, se demandant si pour une fois
Amanda ne disait pas la vérité. Pourtant, il en doutait. Du
moins, il ne croyait pas qu’elle soit entièrement franche
avec lui.
– Cette histoire d’échange…
– Ce n’était pas une histoire ! coupa-t–elle.
– Ecoutez, quelqu’un a averti la police.
– Peut-être qu’il y a un émetteur sur votre moto.
– Ben voyons. Au cas où je serais victime d’un
détournement sous la menace d’une arme.
Il s’abstint d’ajouter qu’il circulait à moto précisément
pour cette raison. L’engin était facile à inspecter et il le
faisait régulièrement. Il tenait à savoir si on le suivait.
Elle lâcha un soupir.
– Ou que le ravisseur m’ait tendu un piège.
Le moment aurait sans doute été bien choisi pour lui
avouer qu’il était un policier infiltré. Et le dire aux types
qui étaient dehors par la même occasion. Une pensée
lui vint, aussi soudaine que déplaisante.
– Est-ce que votre père a des flics dans sa poche ?
grogna-t–il.
A la faible lueur émanant des phares, elle lui adressa
un regard éloquent.
– Mon père n’a jamais eu la moindre contravention à
Dallas depuis qu’il est le chef de l’Organisation. Cela
répond-il à votre question ?
– Génial.
Il n’aurait su dire ce qui le contrariait le plus – l’attitude
désinvolte d’Amanda face au mode de vie de son père
ou le fait que certains de ses collègues étaient à la solde
de J.B. Crowe.
– Vous savez lesquels ? insista-t–il.
– Pas vous ?
Et maintenant, voilà qu’elle pensait qu’il était un
policier corrompu. La situation s’améliorait de minute en
minute !
Il entrouvrit les rideaux et jeta un coup d’œil à
l’extérieur. Un des agents était posté sur la galerie. Celui
qu’il avait aperçu quelques instants auparavant. Le
sergent Brice Olsen. Il appartenait à un autre service que
lui, mais ils se connaissaient de vue.
Il ne semblait y avoir qu’un seul autre policier devant la
maison. Peut-être un ou deux surveillaient-ils l’arrière. Ce
n’était pas exactement un raid de grande envergure, et il
n’entendait pas de sirènes suggérant l’arrivée imminente
de renforts. Etait-il possible que Brice soit un des
hommes de J.B. ?
Ou ce raid avait-il quelque chose à voir avec la
disparition de Diana Kincaid ?
Certes, Amanda et lui avaient pu être suivis. Après
tout, elle avait failli être renversée non loin de là.
Pourtant, l’hypothèse lui paraissait peu probable. Il ne
pouvait s’empêcher de penser que quelqu’un avait dû
savoir exactement où Amanda allait se trouver.
Peu importait, à présent. Si Brice était un policier
légitime, Jesse savait qu’il pourrait régler cette affaire en
quelques minutes – à condition qu’il soit prêt à griller sa
couverture. En revanche, si Brice travaillait pour J.B., ou
pire, un rival tel que Mickie Ferraro…
Dehors, le policier réitéra l’ordre de sortir, ajoutant
qu’il comptait jusqu’à dix avant de forcer la porte
d’entrée.
– Il ne faut pas qu’ils mettent la main sur ce carnet,
souffla Amanda d’une voix affolée.
– Le carnet. Oui, oublions le fait qu’ils risquent de nous
tuer, ironisa-t–il.
– S’il tombe entre leurs mains, mon bébé va mourir,
riposta-t–elle en se dégageant. Il n’y a qu’une chose à
faire. Vous allez devoir me prendre en otage.
Il la fixa, éberlué.
– Vous plaisantez ? Vous vous rendez compte du
danger que…
– Au point où j’en suis, me faire abattre est le dernier
de mes soucis, grogna-t–elle. Pointez le revolver sur ma
tempe. Et vous feriez mieux d’être convaincant, sans
quoi nous allons mourir tous les deux.
A l’extérieur, le policier s’approchait du dix fatidique.
Jesse lâcha un juron.
– Pas question !
– Ou je pourrais vous prendre en otage, suggéra-t–
elle.
Au moins avait-elle le sens de l’humour.
Jesse jura de nouveau, puis éleva la voix.
– Nous sortons ! Ne tirez pas !
Il regarda Amanda.
– Et si ça ne marche pas ?
– En ce cas, vous devrez tirer sur moi.
– Il ne faudrait pas me le demander deux fois, grogna-
t–il à son oreille en l’attirant à lui.
Il pressa le bout du canon contre son menton, la
forçant à lever la tête et à le regarder.
– Prête ?
Son corps le trahit, réagissant au contact d’Amanda.
– Moins prête que vous, apparemment, dit-elle d’un
ton léger.
Devant la maison, le policier se remit à crier.
– Ecoutez, reprit-elle, redevenue grave. Il y a une
voiture dissimulée dans le verger, à gauche de la
maison.
Il ne la crut pas.
– Comment le savez-vous ?
– C’est moi qui l’y ai cachée.
Il se demanda ce qu’elle aurait à gagner à mentir, tout
en soupçonnant qu’elle mentait comme elle respirait.
– Où sont les clés ?
– Sur le pneu avant droit.
Il hésita, mais seulement un instant. Un des policiers
leur hurlait de sortir. Il n’avait guère le choix.
– On arrive !
Il entrebâilla la porte, se servant d’Amanda comme
bouclier. C’était de loin le risque le plus grand, le plus
insensé qu’il ait jamais pris. Pourtant, elle avait raison. Il
ne semblait pas y avoir d’autre solution. Aucun policier,
corrompu ou pas, n’abattrait une femme de sang-froid.
Surtout pas la fille du gangster J.B. Crowe.
Enfin, il fallait l’espérer.
Il poussa Amanda en avant, priant pour qu’elle ait vu
juste et qu’ils sortent vivants de ce mauvais pas.
– Eteignez les phares ! cria-t–il dès qu’il fut certain
qu’ils avaient vu son otage.
Le policier s’exécuta. Il fallut à Jesse quelques
secondes pour que ses yeux s’habituent à la pénombre.
Il scruta la galerie, cherchant un tireur embusqué.
– Ne tirez pas !
L’orage avait passé, laissant le ciel clair et dégagé,
constellé d’étoiles. La lune illuminait le verger qui
entourait la maison et le jardin desséché qui la séparait
de la route.
Il voyait trois agents ; Brice était le seul qu’il
connaissait. Il prit aussi conscience du fait qu’il ne
s’agissait pas d’un raid normal.
– Laissez tomber vos armes et reculez, sinon je la tue,
ordonna-t–il.
Brice le reconnut et ils échangèrent un regard. Le
policier lâcha son arme.
– Faites ce qu’il dit, ordonna-t–il à ses collègues.
A regret, ceux-ci obéirent et reculèrent.
Jesse entraîna Amanda vers la gauche, en direction
de l’endroit qu’elle avait indiqué. Il ne pouvait qu’espérer
qu’elle avait dit la vérité. Sa moto gisait sur le sol,
visiblement hors d’usage. La seule autre option était de
prendre la voiture de police garée un peu plus haut sur la
route – un véhicule un peu trop reconnaissable.
– Ne nous suivez pas et il ne lui arrivera rien, avertit-il,
conscient de s’exprimer à la manière d’un gangster dans
un film de série B.
– Laissez-le partir ! ajouta Brice, l’air sceptique.
Il était évident qu’il se demandait de quel côté était
Jesse et ce qu’il fabriquait au juste, mais qu’il avait
décidé d’entrer dans son jeu.
Bien que visiblement mécontents de la tournure
qu’avaient prise les événements, ses deux collègues ne
firent pas mine d’intervenir.
Histoire d’être sûr que Brice et ses copains n’allaient
pas changer d’avis, Jesse tira par deux fois dans les
pneus avant de leur voiture.
– Maintenant ! cria-t–il en prenant Amanda par la
main.
Le véhicule était exactement là où elle l’avait dit.
C’était une camionnette ordinaire, d’un beige passe-
partout, et les clés étaient comme prévu sur la roue avant
droite. Il les prit, ouvrit la portière passager et poussa
Amanda à l’intérieur pour qu’elle prenne le volant, puis la
suivit.
– Conduisez ! ordonna-t–il en lui tendant les clés.
La voiture démarra au quart de tour. Amanda fit demi-
tour et prit la direction opposée à la maison. Elle
semblait savoir où elle allait.
Il jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule,
redoutant de tomber dans un autre piège. L’arrière de la
camionnette était plein de valises et de cartons de tailles
diverses.
Par la vitre arrière, il ne voyait que du noir. Il doutait fort
que Brice se lance à leurs trousses. Du moins pas avant
d’avoir consulté son supérieur. S’il s’agissait de J.B.
Crowe, il le ferait tôt ou tard.
Amanda avait emprunté un chemin de terre qui
traversait le verger, et roulait phares éteints, suivant le
pâle tracé argenté offert par la lune.
Dès qu’il fut certain que personne ne les suivait, il
tendit le bras derrière lui et plongea la main dans un des
sacs. Ce qu’il y trouva ne le surprit guère. Des vêtements
d’enfant. Et dans une poche intérieure, des billets
d’avion et un passeport. A la lueur du tableau de bord, il
vit qu’il était au nom d’Elizabeth Greenough.
Il jeta un coup d’œil vers Amanda, mais elle continua à
regarder droit devant elle. Sans rien dire, il remit les
affaires en place et resta immobile, l’arme au poing,
s’efforçant de réfléchir à la situation.
– Vous pouvez ranger le revolver, lança-t–elle alors
qu’ils roulaient sous les branches basses des pacaniers.
Je ne tiens pas plus que vous à être capturée par ces
hommes. Et vous n’allez pas tirer sur moi.
Il ne protesta pas. Il détenait désormais les deux
armes d’Amanda. Il vérifia le chargeur sur chacune, en
mit une à son ceinturon et l’autre dans la boîte à gants.
Amanda engagea la camionnette sur une piste plus
large, bordée d’arbres. Les branches griffaient le toit du
véhicule sur leur passage. A travers les feuilles, il
apercevait de temps à autre le disque de la lune.
Il observait Amanda, essayant de reconstituer le
puzzle qu’elle représentait, de faire une synthèse de
toutes les facettes de son caractère. Il ne la connaissait
que depuis deux semaines. Elle demeurait une énigme
pour lui. Une énigme qu’il avait désespérément besoin
de comprendre s’il espérait parvenir à les garder en vie
tous les deux.
Le problème, c’était qu’il ne savait que croire.
Là-bas, dans la petite maison, elle l’avait convaincu
que son bébé avait été enlevé. A présent, il se
demandait si l’accident n’avait pas été une mise en
scène destinée à le duper. Idem pour le raid.
Avec cette femme, il ne pouvait être sûr de rien.
Et pourtant, il soupçonnait qu’il n’avait fait qu’effleurer
le sommet de l’iceberg. Dans un cas comme dans
l’autre, il était déjà en train de couler.
Il avait grillé sa couverture. Il n’était plus infiltré chez
J.B. afin de détruire son empire, mais en cavale avec la
fille du gangster en question. Si cela ne suffisait pas à le
faire tuer, il ne voyait pas ce qui y parviendrait.
De plus, il ne savait pas où était Susannah, qui l’avait
enlevée, ni d’ailleurs si elle avait réellement été enlevée.
Quoi qu’il en soit, il était fichu auprès de J.B., même si
ce dernier ne découvrait pas qu’il était policier. Pour
couronner le tout, la vie d’Amanda et la sienne étaient en
danger et il ne savait pas de qui il devait se méfier.
Il jeta un coup d’œil en arrière. Aucun signe d’un autre
véhicule. Rien que la nuit baignée du clair de lune.
Amanda continua à suivre une série de chemins
étroits, et au bout d’un moment, les lumières de Dallas
disparurent au loin. Elle conduisait avec assurance,
comme il s’y était attendu. Cette femme avait du cran, il
devait l’admettre.
Il la regarda à la dérobée alors qu’elle négociait un
virage. La lune clignotait à travers les arbres. L’air chaud
et sucré du Texas emplissait l’habitacle.
Son cœur se mit à battre plus vite. Ils étaient seuls
dans cet endroit isolé. Elle était incroyablement
séduisante, avec ses cheveux encore mouillés après la
pluie.
Elle était toujours aussi rusée, aussi manipulatrice.
Son T-shirt épousait les courbes de son corps, et les
pointes dures de ses seins tendaient le tissu. Il pouvait
presque les goûter. Il inspira son parfum et laissa
échapper un soupir torturé.
– Garez-vous, ordonna-t–il.
8
Amanda contempla le chemin désert devant eux. Pas
de voitures. Pas de maisons. Seules les branches des
arbres se détachaient sur le ciel nocturne, les feuilles
sombres soulevées par la brise. Elle se souvint qu’elle
ne connaissait pas vraiment cet homme. Elle ne savait
pas de quoi il était capable. Un frisson d’angoisse la
parcourut. Elle l’avait déjà mal jugé à plusieurs reprises.
Une erreur maintenant risquait d’être fatale.
– Garez-vous, répéta-t–il à voix basse.
Elle ralentit et s’arrêta. Il se pencha vers elle. L’espace
d’un instant, elle crut qu’il allait la toucher, mais il se
contenta de couper les phares et le moteur. L’obscurité
et le silence les enveloppèrent d’un manteau humide.
Elle avait pensé que Jesse n’était que le chauffeur de
son père. Elle avait cru pouvoir se servir de lui. Elle
s’était trompée sur les deux plans.
Discrètement, elle posa la main sur la poignée de la
portière. Le métal était froid au toucher.
– Nous avons un problème, continua-t–il, tout aussi
bas.
Il ne savait pas encore à quel point, songea-t–elle. Le
cœur tambourinant dans sa poitrine, elle attendit en
silence, jaugeant ses chances d’ouvrir la portière et de
se jeter au-dehors avant qu’il ait le temps de l’en
empêcher. Elle n’était guère optimiste. D’autant moins
qu’elle avait besoin du carnet – et qu’il l’avait en sa
possession.
– Je ne suis pas un flic corrompu, dit-il doucement. Je
ne suis pas à la solde de votre père. Pas même en tant
que chauffeur à partir de ce soir.
– En quoi cela me regarde-t–il ? demanda-t–elle d’un
ton faussement désinvolte.
– Mais je suis policier.
Elle baissa les yeux, n’osant pas le regarder.
S’imaginait-il qu’elle serait soulagée ? Qu’elle aurait
davantage confiance en lui ? Qu’elle lui révélerait ses
secrets les plus intimes ?
Elle était partagée entre l’envie de rire et celle de
pleurer.
Un flic.
Elle déglutit, envahie par la nausée.
Un de ses plus anciens souvenirs était d’avoir vu des
policiers faire irruption chez eux un soir, tard, pour
emmener son père tandis que sa mère et elle tentaient
de les en empêcher. Un des agents l’avait insultée, lui
avait dit des mots qu’elle était trop jeune pour
comprendre, et pourtant elle avait parfaitement saisi ce
que cet homme pensait d’elle et de sa famille. Les flics
avaient toujours été l’ennemi des Crowe. Même ceux
que son père avait désormais les moyens de soudoyer.
– Je travaille…
– Je me moque de savoir qui vous êtes, coupa-t–elle.
– Je ne veux pas que vous pensiez que je suis un des
ripoux payés par votre père.
Quelque chose dans sa voix la poussa à se tourner
vers lui. Ses traits étaient illuminés par le clair de lune, et
elle tressaillit. Parfois, elle oubliait combien il avait l’air
dangereux. Et combien il était séduisant, ce qui le
rendait d’autant plus dangereux.
– Je vous dis que je m’en moque.
– Ça ne fait aucune différence pour vous que je sois
policier ?
Elle laissa échapper un soupir.
– Oh si. J’ai encore moins confiance en vous que
lorsque vous étiez le chauffeur de mon père.
Il secoua la tête.
– Je ne peux pas gagner avec vous, hein ?
Son regard était brûlant. Une vague de chaleur la
submergea face au désir qu’elle lisait dans ses yeux. Il la
voulait. Peut-être plus encore qu’il ne voulait la vérité.
Eh bien, il pouvait prendre son mal en patience. Elle
savait que c’était la seule arme dont elle disposait contre
lui. Le désir qu’il avait d’elle.
Et c’était sa plus grande faiblesse. Le désir qu’elle
avait de lui.
Il était policier. L’ennemi. Et policier ou non, aussi
longtemps qu’il détenait le carnet, elle devrait le traiter
avec prudence. Le problème, c’était qu’elle savait aussi
qu’il n’allait pas se contenter de le lui remettre et de la
laisser partir.

***
Jesse blâmait la chaleur, sa frustration, le clair de lune
et l’obscurité dans la camionnette.
– Je veux la vérité.
Il n’était pas tout à fait franc. Il voulait bien plus que
cela. Il voulait Amanda et cette prise de conscience
l’ébranlait jusqu’au tréfonds de lui-même.
Elle était la fille d’un gangster. Elle était impliquée
jusqu’au cou dans une affaire qu’il ne comprenait pas
encore, et elle l’y avait entraîné.
Et pourtant, il n’avait qu’une seule pensée en tête : la
prendre dans ses bras et mettre fin à cette tension entre
eux, ce désir qui exigeait satisfaction, ce besoin
douloureux qui l’empêchait de réfléchir clairement.
Qu’est-ce qui l’attirait donc chez cette femme ?
N’importe quel idiot aurait percé à jour la nature qui se
cachait derrière ces grands yeux, cette prétendue
innocence ! Pourquoi fallait-il qu’il se soit entiché
d’elle ?
– Vous la connaissez déjà, rétorqua-t–elle d’une voix
crispée. De quoi avez-vous si peur ? De vous tromper à
m o n sujet ? Ou de ne pas vous tromper ? Ou pire
encore, que votre opinion n’ait pas la moindre
importance ?
Il secoua la tête, furieux contre elle et contre lui-même.
Ce qu’elle avait dit était la vérité. Pis, elle avait compris
quelle lutte vaine il s’imposait pour lui résister. Ils
savaient l’un et l’autre quelle tentation elle représentait.
Le problème, c’était qu’il s’était toujours cru au-dessus
de telles tentations.
– Tout ce que je sais, c’est que vous êtes une voleuse
et une menteuse, riposta-t–il, voulant la blesser, la
pousser dans ses derniers retranchements.
Elle leva la main pour le gifler mais il la devança,
arrêtant son bras avant qu’elle ait pu atteindre sa joue.
Il l’attira à lui et gémit en prenant possession de ses
lèvres pour un baiser brutal. Elle semblait menue dans
ses bras. Menue et vulnérable.
Elle ne résista pas. N’émit pas un son.
Comme pour prouver par sa résignation qu’elle avait
vu juste à son sujet.
Il la repoussa, se méprisant de la désirer ainsi, et la
méprisant d’exercer ce pouvoir sur lui. La paume de sa
main était encore brûlante là où elle l’avait touchée. Il
avait le goût d’Amanda sur ses lèvres et son parfum
s’était gravé dans ses sens aussi sûrement qu’un fer
rouge. Il avait cette femme dans la peau. Et elle le ferait
tuer s’il ne parvenait pas à l’en extraire.
– Et ces valises à l’arrière, les vêtements de
Susannah, le passeport, les billets d’avion ? C’est la
preuve que vous mentez.
Elle promena lentement les doigts sur ses lèvres
meurtries, les larmes aux yeux.
– Je sais que je suis beaucoup de choses que vous
méprisez, monsieur Brock, mais même moi, je ne
mentirais pas concernant l’enlèvement de ma propre
fille, murmura-t–elle, d’une voix dangereusement douce.
D’ailleurs, Brock est-il votre vrai nom ? Qui est le
menteur ici ?
Ses yeux étincelèrent de colère.
– Sauriez-vous seulement reconnaître la vérité si vous
l’entendiez ?
– Mettez-moi à l’essai, la défia-t–il. Que j’entende la
vérité de votre jolie bouche.
Elle le foudroya du regard, puis prit une profonde
inspiration.
– Le jour où ma fille a été enlevée, j’ai reçu un appel
de Gage Ferraro. Il m’a dit qu’il avait été contacté par les
ravisseurs et qu’ils exigeaient une rançon pour la libérer.
– Les ravisseurs se sont adressés à lui plutôt qu’à
votre père ? demanda-t–il, déjà incrédule.
Gage Ferraro n’était qu’un petit malfrat. Si les
ravisseurs avaient voulu obtenir une fortune, ils se
seraient tournés vers J.B.
A moins qu’ils n’aient pas voulu d’argent, mais autre
chose.
– Ils voulaient des preuves contre votre père.
Elle acquiesça.
– Je devais procéder à l’échange ce soir. Mais quand
la police est arrivée…
Il entendit la douleur qui perçait dans sa voix. Etait-il
possible qu’elle n’ait pas enlevé sa propre fille, qu’elle ne
soit pas de mèche avec Gage, qu’elle dise la vérité ?
Il sortit le carnet et l’ouvrit, le cœur battant. Il reconnut
aussitôt l’écriture. J.B.Crowe lui avait adressé plusieurs
messages depuis qu’il était son chauffeur, tous rédigés
en petits caractères soignés, faciles à reconnaître.
Et même dans la semi-pénombre qui régnait dans
l’habitacle, Jesse vit que les pages étaient remplies de
chiffres et de dates.
– C’est bien ce que je pense ?
Elle hocha la tête.
– Un compte rendu des activités illégales de mon
père. Assez d’informations pour le faire envoyer en
prison.
Il émit un sifflement stupéfait.
– Et vous envisagiez d’échanger cela contre
Susannah.
L’expression de son regard lui disait combien cette
décision avait été pénible. Elle avait trahi son père pour
sauver sa fille.
Les doutes de Jesse s’envolèrent définitivement. Elle
disait la vérité.
Susannah avait bel et bien été enlevée.

***
Il baissa de nouveau les yeux sur le document,
conscient de son importance. Il tenait là des
renseignements qui pouvaient détruire à jamais J.B.
Crowe et son empire.
Amanda lui effleura le bras, comme si elle devinait ce
qu’il mourait d’envie de faire.
– Si vous remettez ce carnet à la police, ce sera une
condamnation à mort pour Diana Kincaid et son bébé
comme pour le mien.
– Cela empêcherait votre père d’agir.
– Vous croyez vraiment que le mettre derrière les
barreaux suffira à l’arrêter ?
Elle secoua la tête.
– Le ravisseur tuera ma fille s’il n’obtient pas ces
informations. Et croyez-moi, mon père fera en sorte que
la fille de Kincaid connaisse le même sort.
Jesse émit un juron. Elle avait raison. La situation était
infiniment plus complexe qu’il ne l’avait imaginé. Il fixa la
route, songeant soudain qu’ils étaient là depuis trop
longtemps.
Pourtant, il ne savait pas où aller. Ni quoi faire. Crowe
allait les chercher. La police et les ravisseurs aussi. Et
Dieu savait qui d’autre.
– Parlez-moi de l’échange.
– Le ravisseur devait amener Susannah à la maison et
nous aurions procédé à l’échange sur place.
– Qui a eu cette idée ?
– Moi. Je voulais avoir un minimum de contrôle. Mon
père est propriétaire de l’endroit. Je savais que Carina
serait là et pourrait préparer certaines choses, comme la
voiture et les affaires dont j’aurais besoin après.
– Vous avez confiance en elle ? demanda-t–il, se
souvenant de la manière dont celle-ci s’était enfuie à
l’arrivée de la police.
– Carina est une des rares personnes en qui j’ai
confiance, rétorqua-t–elle sèchement.
– Et votre père ? insista Jesse. Si vous étiez allée le
voir…
Elle secoua la tête avec vigueur, confirmant les
soupçons de Jesse. Il sentait qu’il s’était passé quelque
chose entre Amanda et son père.
– Mon père est un gangster.
Il la dévisagea.
– On dirait que vous venez de vous en rendre compte.
Elle parut à la fois furieuse et blessée.
– Je l’ai toujours su, mais je n’étais pas au courant de
certaines de ses activités avant de commencer à
chercher des preuves à échanger contre ma fille.
Jesse acquiesça, mais ne sut que dire.
– Vous comprenez à présent pourquoi je vais quitter le
pays dès que j’aurai récupéré mon bébé ? Je n’ai pas le
choix. Aux yeux de mon père, la famille passe avant tout,
car c’est le sang qui nous lie les uns aux autres.
Malheureusement pour Susannah, le sang des Crowe
coule dans ses veines. Mais je ne veux pas qu’elle soit
élevée dans un tel milieu.
Jesse ne put s’empêcher de se demander quel sang
courait dans ses propres veines.
– Que va-t–il se passer à présent ?
– Je vais appeler Gage et lui demander d’organiser un
autre rendez-vous.
– Vous avez confiance en lui ?
Elle lui lança un regard perçant.
– Pas vraiment. Mais il est plus bouleversé par la
disparition de Susannah que je ne m’y attendais. Je ne
l’ai jamais vu comme ça. Effrayé. Il était pratiquement en
larmes quand il est venu me parler. Il avait peur que je
n’aie pas la force de faire ce qu’on exigeait de moi.
Le chagrin et la douleur transparaissaient dans sa
voix. Il comprit à quel point elle avait souffert et jusqu’où
elle était prête à aller pour sauver sa fille.
La façade bravache qu’elle avait affichée après
l’enlèvement n’était que cela : une façade.
Il avait cru à tort qu’elle mentait. Maintenant, il se
rendait compte que c’était sa force de caractère qui
l’avait soutenue, la nécessité d’être solide pour faire le
nécessaire et récupérer sa fille.
– Vous semblez sûre que le ravisseur acceptera un
autre rendez-vous.
Elle acquiesça.
– Il veut ce carnet. Il faut que j’appelle Gage.
Jesse hocha la tête.
– Comment savez-vous que ce n’est pas le
ravisseur – ou Gage – qui vous a tendu un piège tout à
l’heure ?
– Je n’en sais rien. Mais j’ai toujours le registre et je
sais que le ravisseur tient à l’obtenir. Il sera d’accord.
C’était justement ce qui inquiétait Jesse. Et si elle
fonçait tête baissée dans un autre guet-apens ?
Elle sortit un téléphone portable du compartiment entre
les sièges.
Il la regarda composer le numéro, espérant qu’il n’était
pas en train de commettre une autre erreur avec cette
femme. Après tout, qui lui disait qu’elle appelait
réellement Gage ?
– Je veux entendre la conversation, avertit-il.
Elle lui lança un regard ironique, visiblement amusée
par le peu de confiance qu’il avait en elle.
– Vous êtes vraiment flic, hein ?
Néanmoins, elle se pencha vers lui, inclinant l’appareil
pour qu’il puisse entendre.
– Gage ?
– Où diable es-tu passée ? s’écria aussitôt celui-ci.
Amanda avait raison. Il semblait sincèrement affolé.
– Je n’ai pas pu faire l’échange, annonça-t–elle. Mais
je suppose que tu le sais déjà.
– Qu’est-ce que tu crois ? J’ai reçu un appel du type. Il
est furieux. Il a vu les flics et il est parti sans demander
son reste. Il croit que tu as voulu faire la maligne. Qu’est-
ce qui s’est passé, bon sang ?
– A toi de me le dire.
Gage laissa échapper un rire nerveux.
– Ben voyons ! Comme si c’était moi qui avais averti
la police. Même toi, tu ne crois pas à ce que tu dis.
Quelqu’un a dû te filer. Sans doute un des hommes de
ton père. Je croyais que tu avais promis de faire
attention.
Elle jeta un coup d’œil en direction de Jesse.
– Je fais de mon mieux.
Elle semblait au bord des larmes. Malgré lui, Jesse
éprouva une bouffée de compassion envers elle.
Gage lâcha un juron.
– Tu as toujours le registre, au moins ?
– Oui. Je veux que tu organises un nouveau rendez-
vous.
Il jura de plus belle.
– Laisse-moi faire l’échange, cette fois.
– Non. C’est moi qui y vais. Nous étions d’accord là-
dessus.
De toute évidence, sa réponse déplut à Gage. Jesse
l’entendit taper sur quelque chose à l’autre bout du fil.
– Il va falloir du temps, dit-il enfin, d’une voix à la fois
irritée et frustrée. Au moins un jour ou deux. Le ravisseur
exige de choisir l’endroit, cette fois. Il se méfie. Dis-moi
où tu es maintenant, que je puisse te prévenir.
– Je te rappelle demain, rétorqua-t–elle avant de
mettre fin à la communication.
Jesse fixa le pare-brise, incapable de se défaire d’un
mauvais pressentiment.
Ils restèrent un instant silencieux dans la voiture garée
sous les arbres qui longeaient la piste poussiéreuse.
L’air nocturne entrait par les vitres ouvertes, chaud et
lourd.
– On dirait que vous savez qui est le ravisseur,
observa-t–il enfin.
Elle ne répondit pas.
Il la regarda. Elle avait baissé la tête et il se rendit
compte avec stupeur qu’elle pleurait. Pour la première
fois, il ne douta pas de sa sincérité.
Ses cheveux blonds avaient un éclat argenté sous le
clair de lune. Elle releva lentement la tête. La lumière
transformait les larmes sur ses joues en diamants
étincelants. Elle les essuya d’un revers de main, comme
si elle était gênée d’avoir trahi ses émotions devant lui.
Son regard se souda au sien.
– C’est le gouverneur Kincaid qui a fait kidnapper ma
fille.
9
Amanda pensait qu’il allait la traiter de menteuse une
fois de plus. Ou au moins protester.
Une surprise l’attendait.
– Je vais conduire, dit-il simplement.
– Une minute, intervint-elle, soupçonneuse. Où allons-
nous ?
Il y avait une expression étrange dans son regard.
– A Red River, au Texas.
Il lui fit signe de changer de place avec lui.
– J’ai à faire là-bas et nous avons au moins vingt-
quatre heures devant nous avant l’échange.
Non sans réticence, elle le laissa prendre le volant.
– Et le carnet ?
Elle se moquait éperdument des affaires qui
l’appelaient à Red River.
– Vous n’allez pas m’empêcher de procéder à
l’échange, l’avertit-elle.
– Je n’en ai pas l’intention, répondit-il en démarrant.
Gage a dit qu’il faudrait attendre une journée, peut-être
davantage. Red River n’est qu’à quelques heures de
route. Nous serons de retour en temps voulu. D’ailleurs, il
est évident que nous ne pouvons pas rester à Dallas.
Personne ne viendra nous chercher à Red River.
Son argument était logique.
– En ce cas, vous me promettez de me donner le
carnet quand j’en aurai besoin et de ne pas vous mettre
en travers de mon chemin ? insista-t–elle.
Pouvait-elle se fier à lui, même s’il acceptait ses
conditions ? Elle n’était pas vraiment en mesure
d’imposer quoi que ce soit.
– Je vous l’ai dit, répondit-il. Je suis policier. Je veux le
ravisseur autant que vous.
– Je me fiche complètement du ravisseur, dit-elle d’un
ton cassant. Je veux ma fille, c’est tout.
Il la regarda, visiblement surpris par son attitude.
– Ça vous serait égal que le coupable reste en
liberté ?
– Il y a quantité de coupables qui sont en liberté, lui fit-
elle remarquer, songeant à une foule d’hommes qu’elle
connaissait depuis toujours et dont elle savait à présent
qu’ils étaient des criminels.
– Nous ferons l’échange, reprit-il en s’engageant sur la
grand-route. Nous récupérerons votre fille, mais si vous
pensez que je vais laisser le ravisseur s’en tirer à si bon
compte, nous n’allons pas être d’accord.
Elle l’observa à la lueur vacillante des lampadaires qui
défilaient.
– Vous savez, si j’en ai l’occasion, je reprendrai ce
carnet et je ferai ce que j’ai à faire pour récupérer ma
fille. Y compris vous empêcher de risquer sa vie en
jouant les héros pour arrêter le méchant.
Il secoua la tête.
– Vous ne doutez de rien, hein ? J’ai les deux armes
en ma possession, et le carnet, mais vous me dites
quand même comment les choses vont se passer.
– Je ne vous laisserai pas mettre la vie de ma fille en
danger, répéta-t–elle.
– Le fait d’être la petite-fille de J. B Crowe suffit à la
mettre en danger.
C’était indéniable, mais bientôt Susannah et elle
auraient un nouveau nom, une nouvelle identité, une
nouvelle vie, songea Amanda. Il ne serait pas facile
d’échapper à son père, et elle aurait toujours le sang des
Crowe dans ses veines, mais elle ne serait plus jamais
la fille de J.B. Crowe. Et Susannah ne saurait jamais rien
de son grand-père gangster.
Cette pensée l’attrista. Mais J.B. n’avait que lui-même
à blâmer pour le fait qu’il était sur le point de perdre sa
fille et sa petite-fille.
Cependant, avant tout, il fallait qu’elle retrouve
Susannah et cela semblait de plus en plus difficile,
songea-t–elle en regardant Jesse. D’autant qu’il ne
croyait pas que Kincaid avait enlevé sa fille.

***
Jesse roulait dans la nuit noire du Texas en direction
de Red River, avec le sentiment qu’il suivait cette route
depuis toujours. Sa vie avait dû commencer là. Et c’était
là qu’il découvrirait la vérité.
Mais quelle était-elle ? Et serait-il prêt à l’accepter ?
Il ne pouvait s’empêcher de se sentir déloyal envers
ses parents, les gens qui l’avaient aimé et élevé, mais il
était aussi policier. Aller à Red River, creuser le passé,
découvrir la vérité… C’était une démarche logique pour
le policier qu’il était.
Il ne parvenait pas à oublier l’article de journal. Ni la
personne qui l’avait glissé sous sa porte, même s’il ne
pouvait s’inquiéter à ce sujet pour le moment.
Il devait se rendre à Red River.
Savoir.
Quoi qu’il arrive.
Il emprunta le téléphone portable d’Amanda pour
appeler son supérieur chez lui, et l’avertir de l’endroit où
il se rendait. Celui-ci ne cacha pas son mécontentement
mais Jesse n’offrit aucune explication. Il voulait
seulement que quelqu’un sache où il se trouvait.
Pour le moment, il devait faire en sorte qu’Amanda et
lui restent en vie.
Il avait le carnet et Amanda Crowe. La présence d’un
seul aurait suffi à le faire tuer. Garder l’un et l’autre tenait
du suicide.
Comme si cela ne suffisait pas, il savait qu’Amanda
saisirait la première occasion pour s’emparer du carnet.
Il devrait ne dormir que d’un œil. Ou ne pas dormir du
tout avant que l’échange ait lieu.
Il l’observa à la dérobée. Elle s’était installée sur son
siège et semblait décidée à ne pas s’éloigner de lui.
Sans doute serait-ce vrai aussi longtemps qu’il aurait
le registre.
D’ailleurs, il ne comptait pas la laisser hors de sa vue.
Ce qui signifiait qu’ils allaient être inséparables.
Et il savait à quel point c’était dangereux.
– Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ?
Il n’avait guère envie d’entamer un débat avec elle,
mais la détermination perçait dans sa voix, et il
commençait à bien la connaître. Elle ne lâcherait pas
prise avant d’avoir eu ce qu’elle voulait.
– Je comprends pourquoi vous pensez que Kincaid
est derrière tout cela, déclara-t–il.
Le ravisseur voulait un document qui serait
compromettant pour Crowe – peut-être même assez
accablant pour le détruire. Il était normal qu’Amanda
soupçonne le gouverneur Kincaid. Après tout, ce dernier
avait été élu en promettant d’éradiquer le crime
organisé – et plus précisément, de mettre son ennemi
personnel, J.B. Crowe, hors d’état de nuire.
De là à enlever un bébé… cela semblait terriblement
risqué pour un homme dans sa position. Car s’il venait à
être arrêté, ce ne serait pas seulement sa carrière qui
serait irrémédiablement détruite. En tant que procureur
général, il s’était toujours montré dur avec les criminels. Il
ne survivrait pas longtemps en prison.
– Vous savez de source sûre que Kincaid est le
ravisseur ? demanda-t–il, reprenant son rôle de policier.
– Vous voulez dire, est-ce que je peux le prouver ?
demanda-t–elle, sur la défensive. Pas encore, non. Mais
j’en suis sûre. Qui d’autre que lui aurait exigé ce registre
comme rançon ?
– N’importe quel ennemi de votre père qui voudrait le
détruire, suggéra Jesse. Et j’imagine que J.B. ne
manque pas d’ennemis.
– Vous ne comprenez pas. Mon père et le gouverneur
Kincaid sont en guerre. Diana, moi et nos enfants, nous
ne sommes que des victimes collatérales.
Il entendait la colère dans sa voix, les larmes qui
menaçaient.
– Il n’est pas rare qu’un gouverneur cherche à éliminer
le crime organisé, dit-il à voix basse.
Elle lui lança un regard méprisant.
– Vous croyez vraiment que c’est de cela qu’il s’agit ?
Mon père et Kincaid se connaissent depuis leur plus
tendre enfance. Ils ont grandi ensemble à Dallas, dans
un quartier pauvre.
Ne s’en était-il pas douté ?
– Que s’est-il passé ?
Elle soupira.
– Kincaid avait un jeune frère, Billy. Mon père et lui
étaient inséparables. Malheureusement, Thomas
Kincaid voyait leur amitié d’un mauvais œil. Il savait que
mon père rendait de petits services aux membres de
l’Organisation. Il ne voulait pas que son petit frère soit
mêlé à des activités illégales.
Elle prit une profonde inspiration et affronta son
regard.
– Mon père jure ses grands dieux que Billy était blanc
comme neige et qu’il essayait de le convaincre de faire
d e s études. Billy pensait qu’il aurait fait un excellent
avocat, ajouta-t–elle avec un sourire.
– Mais les choses ont mal tourné ? demanda Jesse,
lisant entre les lignes.
– Billy a été tué. Abattu par des policiers durant le
cambriolage d’un magasin.
Elle secoua la tête, devançant la question suivante.
– Mon père n’avait rien à voir avec le cambriolage et
l’Organisation non plus. Il a été anéanti. Il adorait Billy. Il a
blâmé la police et Thomas. Car celui-ci a vu les
cambrioleurs entrer dans le magasin ce soir-là, et c’est
lui qui a averti la police, sans savoir que Billy et J.B.
étaient à l’intérieur. Par la suite, Thomas a reproché à
J.B. d’être responsable de la mort de Billy. Il était
convaincu que J.B. était mêlé au vol. En fin de compte,
Thomas Kincaid est devenu gouverneur et mon père
criminel.
Jesse émit un sifflement sourd. Voilà qui expliquait la
haine que se vouaient les deux hommes.
– Maintenant, comprenez-vous pourquoi mon père et
Kincaid sont si obsédés par le désir de se détruire l’un
l’autre, coûte que coûte ?
Il avait encore du mal à croire que Kincaid ait pu
s’impliquer dans une entreprise susceptible de mettre sa
carrière en danger – sans parler de sa vie – dans le seul
but de se venger de J.B. Crowe après toutes ces
années. En revanche, il comprenait mieux qu’Amanda en
soit persuadée.
Ils roulèrent en silence pendant quelques instants.
– A propos, je ne m’appelle pas Brock, dit-il enfin.
Mais Jesse McCall. Enfin, c’était vrai quand ma mission
d’infiltration a commencé, il y a deux semaines.
10
Ils roulèrent jusqu’au petit matin, ne s’arrêtant que pour
prendre de l’essence ou boire un café afin de rester
éveillés.
Pour sa part, Amanda n’avait pas sommeil du tout.
Elle regardait défiler le paysage et songeait à
Susannah. Ne s’était-il vraiment écoulé que trois jours
depuis que son bébé avait été enlevé ? Elle avait
l’impression que des semaines entières avaient passé.
Elle aurait dû tenir Susannah dans ses bras à l’heure
qu’il était, au lieu de traverser le Texas avec un policier
infiltré.
Elle avait versé tant de larmes que ses yeux étaient
secs à présent, comme si la source s’était tarie. Bientôt,
elle allait revoir sa fille.
Et cette fois, elle ferait en sorte qu’il n’y ait pas
d’anicroche.
Elle serait seule. Elle aurait le contrôle total de la
situation. Elle n’avait aucune intention de confier la
sécurité de sa fille à Jesse.
Qu’il soit policier ou non.
Cela signifiait qu’elle devait se procurer le carnet. Et
se débarrasser de Jesse Brock – Mc Call, corrigea-t–
elle intérieurement.
Entre-temps, elle n’avait d’autre choix que de
l’accompagner. Il avait le document en sa possession et
il tenait la vie de Susannah entre ses mains.
Pour le moment.
Elle éprouva soudain une pointe de remords. Elle avait
vu combien il mourait d’envie de remettre le registre à la
police. Pourtant, il ne l’avait pas fait. Et elle lui en était
reconnaissante. Il restait encore des heures à attendre
avant qu’on l’appelle pour lui fixer un nouveau rendez-
vous. Jesse fléchirait peut-être. Ou elle réussirait peut-
être à lui dérober le carnet.
Une foule de choses pouvaient arriver.
L’espace d’un moment, elle s’autorisa à imaginer ce
qui se passerait après l’échange. A la nouvelle vie
qu’elle construirait avec Susannah.
Pour Susannah.
Elle se cramponna à cette pensée.
– Je crois que vous devriez téléphoner à votre père.
C’était la première fois que Jesse ouvrait la bouche
depuis des heures.
– Vous plaisantez ? répondit-elle, incrédule. Pour lui
dire quoi ?
– Il risque de croire que vous avez été enlevée.
– Vous voulez dire que ce n’est pas le cas ? ironisa-t–
elle.
– Je parle sérieusement. Dites-lui que vous allez bien.
Qu’on vous garde pendant vingt-quatre heures pour votre
propre protection.
Elle le dévisagea avec attention.
– C’est vrai que vous parlez sérieusement.
– C’est votre père, ajouta Jesse. Il doit s’inquiéter.
Elle hocha la tête. Il avait raison. Sans rien dire, elle
sortit son téléphone portable et composa le numéro. Son
père répondit à la première sonnerie.
– C’est moi, souffla-t–elle.
– Amanda ! Seigneur, j’étais fou d’inquiétude.
Sa voix semblait sincère.
– Je suis désolée. C’est une longue histoire. Tout ce
que je peux te dire, c’est que je vais bien.
Il demeura silencieux pendant un long moment. Elle se
demanda s’il pleurait. J.B. Crowe, ému à ce point ? Son
imagination devait lui jouer des tours. Un effet du
manque de sommeil, sans doute.
– Ne me cherche pas, d’accord ? Je te rappellerai
dans vingt-quatre heures. Je… je vais bien.
Elle raccrocha, secouée.
– Eh bien ? fit Jesse.
– Il a bien réagi.
Elle se demanda combien d’hommes il avait dû
envoyer à sa recherche. Et s’il allait les rappeler, comme
elle l’avait prié de le faire.
Ils approchaient des faubourgs de Red River et Jesse
ralentit. Pour la première fois, Amanda s’interrogea sur
les raisons de leur présence ici. Elle le regarda alors
qu’ils entraient dans l’agglomération, et fut saisie par
l’intensité de son expression.
De quoi s’agissait-il donc ?
Il traversa la bourgade en quelques minutes. La rue
principale s’étendait sur deux cents mètres tout au plus.
Une banque, une station-service, un café, quelques
magasins.
Une petite ville endormie.
Aimerait-elle élever sa fille dans une ville similaire,
tranquille, sans histoires ? Elle se posait la question
quand Jesse se gara devant l’immeuble qui abritait le
Journal de Red River et coupa le moteur.
Il jeta un coup d’œil vers elle.
– Vous pouvez rester dans la voiture si vous préférez.
Sûrement pas, songea-t–elle.
– J’irai où va le carnet, rétorqua-t–elle.
– Vous comptez m’accompagner quand j’irai prendre
un bain ? Voilà qui est prometteur, commenta-t–il en
descendant de la camionnette.
L’idée avait un côté tentant. Pour la première fois en
vingt-quatre heures, Amanda ne put s’empêcher de
sourire et lui emboîta le pas.
Il tenta d’ouvrir la porte, mais les bureaux étaient
encore fermés, comme le confirma un panneau accroché
dans la vitrine.
– Que diriez-vous d’un petit déjeuner ?
De l’avis d’Amanda, il était trop tôt pour manger mais
elle avait envie de boire un café. Elle observa le reflet de
la rue dans les vitrines alors qu’ils se dirigeaient vers le
café et songea que Susannah et elle seraient trop
visibles dans une ville pareille.
Elle n’avait plus qu’une idée en tête : disparaître. Dès
qu’elle aurait récupéré sa fille.
Une sonnette tinta quand Jesse ouvrit la porte du café.
Il faisait frais à l’intérieur. L’endroit était meublé de façon
sommaire. Quelques tables et chaises usées occupaient
le linoléum à carreaux noirs et blancs, entre une rangée
de banquettes et le comptoir.
Plusieurs hommes d’un certain âge étaient assis au
bar, sur des tabourets en vinyle bleu, une tasse de café
posée devant eux. Ils se retournèrent à leur entrée et
continuèrent à les regarder pendant que Jesse la guidait
vers une banquette.
Amanda se laissa glisser sur le siège, envahie par un
frisson. Etait-il possible que son père ait des contacts, si
loin au nord ? Cela semblait peu probable. En revanche,
bien sûr, le pouvoir du gouverneur s’étendait sur tout
l’Etat.
Au bout d’un moment, les habitués reprirent leur
conversation.
– Bonjour, lança gaiement une serveuse âgée en
déposant deux verres d’eau glacée et deux menus sur la
table. Du café ?
– Oui, s’il vous plaît, répondit Amanda.
La serveuse apporta une tasse et une soucoupe et la
servit. Amanda but une gorgée et fit la grimace.
– Ce n’est pas le délicat mélange colombien auquel
vous êtes habituée ? ironisa Jesse lorsque la femme se
fut éloignée.
– Vous pensez vraiment que je ne suis qu’une enfant
gâtée, n’est-ce pas ?
Il arqua un sourcil en guise de réponse.
Elle aurait aimé pouvoir protester, mais il avait raison.
– Tout cela va changer, dit-elle en prenant une autre
gorgée de café, sans faire la grimace cette fois.
– De quoi vivrez-vous quand vous serez partie ?
Elle détecta une pointe de sarcasme dans sa voix et
leva les yeux pour affronter son regard.
– J’ai l’intention de travailler. Je ne pourrai peut-être
pas utiliser ma licence, mais je tâcherai de trouver
quelque chose dans ce domaine.
– Et de quel domaine s’agit-il ? Histoire de l’art ?
Philosophie ? Ou danse moderne, peut-être ?
– Génie électrique.
Il en resta bouche bée.
Elle sourit et but encore un peu de café. Il n’était pas si
mauvais, après tout.
– Comment pensez-vous que j’aie pu sortir le registre
de la maison malgré toutes les caméras et le système
d’alarme ultra-perfectionné ?
Il la dévisageait comme s’il ne l’avait jamais vue
auparavant.
Comme s’il avait cessé de voir en elle un objet sexuel
et qu’il la considérait comme une personne à part
entière.
Qu’il s’intéressait à elle.
Elle ressentit un petit frisson d’excitation à cette
pensée et sourit intérieurement. Elle l’avait visiblement
déstabilisé et c’était tant mieux – plus elle se
rapprocherait de lui, plus il serait difficile à Jesse de
continuer à être le policier, plutôt que l’homme.
Et plus il lui serait facile de récupérer le carnet et de
procéder à l’échange – sans lui.
Jesse tira discrètement le document de sa poche et
l’ouvrit, puis le feuilleta lentement tandis qu’elle
l’observait. Une barbe naissante recouvrait son menton
résolu. Ses yeux étaient noirs comme de l’encre.
Pour la première fois, elle remarqua qu’il avait une
petite cicatrice sous le sourcil gauche et se demanda
comment il se l’était faite.
Elle en savait si peu sur lui – et pourtant, elle en savait
beaucoup aussi. Elle savait à quel point il tenait à arrêter
le ravisseur, à envoyer son père en prison, à voir la
justice suivre son cours. Cela l’attristait pour lui. Il y avait
si peu de justice en ce monde ! Elle redoutait que sa
lutte ne soit vaine, qu’elle ne lui apporte que douleur et
déception.
Il referma le registre et resta immobile.
Elle attendit qu’il dise quelque chose, mais il semblait
perdu dans ses pensées. Et, à en juger par son
expression morose, ce n’étaient pas des réflexions
agréables.
– Vous n’envisagez pas de le remettre à la police ?
demanda-t–elle d’un ton hésitant.
Si tel était le cas, elle se battrait de toutes ses forces
pour l’en empêcher.
A son grand soulagement, il secoua la tête.
– Non. Je vous ai dit que je vous laisserais l’utiliser
pour récupérer votre fille. Vous verrez que je tiens mes
promesses.
Elle baissa la tête et fit mine de se concentrer sur le
menu. Elle se sentait presque coupable d’avoir l’intention
de le tenir à l’écart de l’échange.
Presque.
Il fallait qu’elle prenne son mal en patience, à présent.
Qu’elle attende que Gage organise le rendez-vous
suivant. Qu’elle attende que Jesse fasse un faux pas et
lui donne l’occasion de reprendre le carnet et de
s’enfuir.
Elle l’observa de nouveau.
S’il voulait jouer les détectives entre-temps, que lui
importait ? Il avait recommencé à consulter le registre, et
fronçait les sourcils. Il avait l’air menaçant. Et pourtant,
alors qu’elle le dévisageait, elle sentait qu’elle n’avait
qu’une seule chose à craindre de lui, et c’était le désir
qu’il éveillait en elle.
Lorsque la serveuse revint, Jesse commanda une
escalope de poulet frit, accompagnée de gruau de maïs
et de biscuits en sauce. Amanda opta pour une tortilla.
Elle n’avait jamais aimé le petit déjeuner – et encore
moins à une heure aussi matinale.
– Pourquoi avez-vous décidé d’entrer dans la police ?
demanda-t–elle alors qu’ils commençaient à manger.
Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait aussi
faim, et finalement, l’omelette était délicieuse, garnie
d’une sauce épicée. C’était exactement ce dont elle
avait besoin.
– Je ne sais pas, avoua-t–il au bout d’un moment. Je
suppose que je crois en la justice.
Elle aurait dû s’en douter.
– Vous n’aimez pas les gens en position d’autorité,
n’est-ce pas ? s’enquit-il entre deux bouchées.
Etait-elle une exception ?
– J’admets que j’ai eu quelques expériences
déplaisantes avec des policiers quand j’étais petite.
D’où certains préjugés, peut-être.
– Peut-être que je peux vous faire changer d’avis,
suggéra-t–il.
Il pouvait toujours rêver, songea-t–elle.
– Peut-être, répondit-elle néanmoins, en levant les
yeux vers lui, s’intéressant davantage à lui qu’elle ne
l’aurait souhaité. Parlez-moi de vous.
Il haussa les épaules.
– J’ai été élevé au nord de Dallas, au bord d’un lac.
Il sembla hésiter.
– J’ai deux frères et trois sœurs.
Elle arqua un sourcil.
– C’est une grande famille. Je vous envie.
– Oui, acquiesça-t–il. C’est bien. Ils vous plairaient.
Il rougit, comme s’il avait pris conscience trop tard
qu’elle n’aurait jamais de raison de faire leur
connaissance.
– Et vos parents ? demanda-t–elle, sûre qu’ils étaient
toujours ensemble.
– Mon père est comptable et ma mère institutrice, dit-il
lentement.
Elle cilla.
– Eh bien, on peut difficilement faire plus normal que
ça. Votre mère fait sûrement du travail bénévole à
l’hôpital et du pain pour les sans-abri.
Il secoua la tête.
– Vous vous trompez. Elle fait du bénévolat auprès
des personnes âgées et des couettes pour les plus
démunis.
Elle rit.
– Comparée à la vôtre, ma famille est très ordinaire,
reprit-il en reportant son attention sur son assiette.
– J’adorerais que la mienne soit ordinaire, croyez-
moi.
Cependant, elle n’avait aucune envie de s’attarder sur
ce sujet.
– Voyons, laissez-moi deviner. Vous étiez populaire
au collège, star de l’équipe de foot et…
Elle plissa les yeux.
– … votre cavalière au bal du lycée s’appelait
Brittany.
Il leva la tête et lui sourit, visiblement amusé. Il avait un
sourire magnifique.
– Tout faux. Elle s’appelait Tiffany.
Amanda éclata de rire.
– Je le savais !
– Et vous ? demanda-t–il, redevenu sérieux.
– J’étais une élève appliquée, membre du club
d’échecs, première de la classe.
– Vous n’êtes pas allée au bal du lycée ?
– Ce n’était pas mon truc, rétorqua-t–elle, surprise
d’être sur la défensive. J’étais vraiment comme Carrie,
le personnage de Stephen King.
– J’en doute fort. Je suis sûr qu’il y avait des tas de
garçons qui mouraient d’envie de vous inviter mais qui
étaient intimidés. Et je les comprends.
– A cause de mon père ?
– Non. Parce que vous étiez sûrement la plus jolie fille
de l’école, et la plus intelligente.
Elle l’enveloppa d’un regard soupçonneux, mais ne put
réprimer un sourire.
– Bon. Qu’est-ce que vous voulez ? fit-elle, plaisantant
à demi.
– Vous le savez déjà, dit-il, et le brasier dans ses yeux
la réchauffa des pieds à la tête. Je vous l’ai avoué dans
un moment de faiblesse.
– Vous le voulez plus qu’envoyer mon père en
prison ?
– Oui, même plus que ça.
Elle rit de nouveau, mais son regard demeura soudé
au sien. Comme lui, elle avait conscience de l’attirance
qui flottait entre eux. Pire, plus elle passait du temps en
sa compagnie, et plus elle commençait à l’apprécier.
Après le petit déjeuner, elle sortit sur le trottoir pendant
que Jesse allait régler. Elle avait besoin de prendre l’air.
La rue était pratiquement déserte, la ville encore
endormie sous le soleil qui montait dans le ciel.
Elle attendit Jesse, envahie par l’anxiété, songeant à
sa fille. Elle avait l’impression que son cœur était aussi
lourd qu’une pierre. Elle s’efforça de ne pas penser au
sourire de Susannah, à ses yeux pétillants, à la manière
dont elle enroulait ses petits doigts autour des siens.
Son bébé.
Jesse sortit du café, jetant un regard autour de lui,
comme s’il craignait qu’elle ne se soit enfuie.
Ils retournèrent vers les locaux du Journal de Red
River. Jesse semblait aussi nerveux et angoissé qu’elle.
Et las, aussi. Il dévisageait les gens qu’ils croisaient, l’air
de chercher quelque chose. Elle prit soudain conscience
qu’ils étaient terriblement exposés dans une ville comme
celle-là. Des proies faciles.
Ils entrèrent dans le bureau du journal, et une jeune
femme leva la tête.
– Puis-je vous aider ? demanda-t–elle, les observant à
travers une paire de lunettes à monture rose.
Ses yeux étaient entourés d’un trait noir, et deux
taches de fard rouge vif s’étalaient sur ses joues. Elle
portait un collier de perles en plastique bleu, un T-shirt et
un jean. Il flottait autour d’elle une odeur de chewing-gum
au raisin et de franche curiosité. Son badge disait qu’elle
s’appelait Aimée Carruthers.
– J’aimerais jeter un coup d’œil à vos archives,
déclara Jesse.
– Quelle année ?
– Juin 1971.
Aimée Carruthers parut surprise.
Amanda l’était encore davantage.
La jeune femme se ressaisit très vite et se leva.
– Juin 1971 ?
Elle sembla attendre que Jesse ajoute quelque chose,
mais il n’en fit rien, et finalement elle les conduisit dans
une petite pièce à l’arrière.
Il n’y avait qu’une seule fenêtre, qui par chance était
ouverte. Une légère brise agitait à peine les papiers
posés sur les tables, mais rendait l’endroit respirable
malgré la chaleur.
– Les archives sont sur microfiches.
Aimée leur désigna une série de tiroirs métalliques,
portant tous une date.
– Vous savez comment ça marche ?
Jesse acquiesça.
– Oui, merci.
Il était clair qu’Aimée n’avait aucune envie de quitter la
pièce, mais il était non moins clair que Jesse n’allait pas
entreprendre ses recherches avant qu’elle l’ait fait.
– Si vous avez besoin d’aide…
– On vous appellera, coupa-t–il.
La femme s’en alla, non sans avoir laissé la porte
entrebâillée sous prétexte de leur donner plus d’air.
Dès qu’elle eut disparu, il sortit le classeur étiqueté
1971 et en sortit le rouleau de microfiches contenant le
mois de juin.
Amanda s’approcha de la fenêtre et regarda la ruelle.
L’air sentait le soleil et la poussière rouge du Texas.
Lorsqu’elle se retourna, Jesse regardait l’écran.
Un gros titre la fit tressaillir : Un enfant abandonné au
bord de la route.

***
Le cœur de Jesse fit un bond dans sa poitrine lorsqu’il
lut le gros titre désormais familier. Il parcourut l’article
qu’il connaissait par cœur, puis consulta celui de la
semaine suivante. Amanda l’avait rejoint et se tenait
debout à côté de lui, les yeux sur l’écran.
Derrière lui, il entendit un son, le bruit d’une bulle de
chewing-gum qui éclatait et un parfum de raisin.
Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir
qu’Aimée Carruthers avait vu l’article qu’il lisait. Il savait
pertinemment qu’il serait impossible de garder quoi que
ce soit secret dans une bourgade de cette taille – surtout
s’il commençait à poser des questions ici et là.
Il faudrait qu’il trouve les réponses rapidement, voilà
tout.
Dans l’édition suivante, il ne trouva qu’un bref article
en première page concernant l’affaire : On recherche les
parents du bébé abandonné. Il était suivi par une lettre
du shérif, Art Turner, demandant à la mère de se
présenter.
D’après le journaliste, l’enfant avait été laissé dans
une boîte en carton sur Woodland Lake Road. Il était
enveloppé d’une couverture bleu pâle. Nulle part il n’était
fait allusion à une chaîne en or ou à l’étrange pendentif
en forme de cœur trouvé sur le bébé. On ne mentionnait
pas davantage le nom de la personne qui l’avait
découvert au bord de la route.
Amanda tira une chaise et s’assit à côté de lui pour
lire. Du coin de l’œil, il la vit froncer les sourcils, mais elle
resta silencieuse tandis qu’il faisait défiler les pages
jusqu’à la semaine d’après.
Cette fois, le fait divers n’apparaissait qu’en page
trois. Il n’y avait qu’un entrefilet intitulé : Bébé
abandonné : aucune piste. L’enquête était au point
mort. Personne ne s’était présenté.
Il passa à la semaine suivante, mais ne trouva aucune
mention de l’enfant. Rien non plus dans l’édition
ultérieure. Il parcourut le reste de juin, juillet, août, et alla
jusqu’à décembre 1971. Le bébé laissé au bord de la
route avait été oublié.
Comment ses parents en étaient-ils venus à
l’adopter ? s’interrogea Jesse.
Il retourna au dernier article et le relut avec attention,
sans rien glaner de nouveau, hormis que le bébé avait
été abandonné à quelques centaines de mètres de
l’ancienne maison des Duncan.
Il fit des copies, gagné par un malaise croissant. Il se
souvenait combien ses parents avaient été réticents à
évoquer la nuit où ils l’avaient trouvé. Et combien ils
avaient insisté pour le dissuader de fouiller le passé.
Aimée Carruthers était au téléphone quand ils sortirent
de la pièce. Elle s’interrompit à leur vue et leur adressa
un sourire nerveux, gardant la main sur le récepteur
jusqu’à ce qu’ils soient partis. Lorsque Jesse se
retourna, elle était penchée sur l’appareil et parlait avec
animation. Il se demanda combien de temps il faudrait
pour que toute la ville soit au courant.
Il traversa la rue, Amanda réglant son allure sur la
sienne. Elle ne lui posa pas de questions, mais comme il
ouvrait la porte de l’hôtel de ville et s’effaçait pour la
laisser passer, il remarqua l’expression inquiète de son
visage. Il se rappela qu’elle détestait la police. Craignait-
elle qu’il ne remette le carnet aux autorités ?
– Faites-moi confiance, souffla-t–il.
Elle lui lança un regard mi-suppliant, mi-menaçant.
Il ne ferait pas bon contrarier cette femme.
Le commissariat était situé à l’entrée de l’hôtel de
ville, et consistait en une seule pièce, comportant deux
bureaux. Un jeune homme maigre, aux cheveux roux et
aux yeux bleu clair, se tenait à l’accueil, ses taches de
rousseur contrastant avec son teint pâle. Il les regarda
avec un intérêt visible. Il portait un uniforme d’adjoint et
une plaque au nom de Lane Waller.
Il avait encore la main sur le combiné du téléphone.
Jesse soupçonna qu’Aimée Carruthers venait de lui
annoncer leur arrivée, et son malaise s’accentua.
Pourquoi diable aurait-elle fait cela ?
– Je cherche le shérif Art Tucker, dit-il en s’avançant,
espérant que ce dernier serait encore dans les parages
après toutes ces années.
– Eh bien, il ne devrait pas être difficile à trouver.
De près, le jeune rouquin semblait tout juste assez âgé
pour avoir le droit de conduire, sans parler de porter une
arme chargée à sa ceinture.
– Il sera là où il est toujours à cette heure de la
journée.
– C’est-à-dire ? insista Jesse, comme l’adjoint du
shérif n’ajoutait rien.
– Au cimetière, à la sortie de la ville, s’esclaffa Lane
Waller, content de sa plaisanterie.
Très drôle. Jesse s’efforça de cacher sa déception. Il
n’aurait pas dû être surpris que le shérif soit mort. Après
tout, trente ans avaient passé.
– Et le médecin légiste ? Gene Wells ? reprit-il, se
souvenant du nom mentionné dans l’article.
Lane secoua la tête de nouveau.
– Lui aussi a cassé sa pipe.
– J’imagine qu’il n’y a personne ici qui travaillait déjà il
y a trente ans ? s’enquit Jesse, avec la certitude d’avoir
déjà atteint une impasse.
Lane Waller éclata de rire.
– Pas à moins de compter Hubert Owens.
– Qui est-ce ?
– L’ancien adjoint de Tucker, mais…
– S’il est toujours en vie, où puis-je le trouver ? coupa
Jesse avant d’avoir à subir une autre plaisanterie de
mauvais goût.
Waller consulta sa montre.
– Il doit être en train de boire sa troisième bière au
Corral Bar. Il sera peut-être même à moitié sobre. Ou
réveillé.

***
Le Corral Bar était coincé entre le garage et le
drugstore. Des bardeaux en cèdre recouvraient la
façade, imitant le style western. Des pancartes de
marques de bière clignotaient dans la vitrine
poussiéreuse, illuminant quelques cactus hérissés
couverts de toiles d’araignées.
Il n’y avait personne dans le bar hormis un homme âgé
penché sur une pression, et un autre plus jeune qui lavait
des verres derrière le comptoir. Au fond, Patsy Cline
chantait dans le juke-box.
– Hubert Owens ? demanda Jesse en prenant le
tabouret à droite de l’homme, tandis qu’Amanda
s’installait de l’autre côté.
Owens la regarda et lui adressa un sourire vague. Il
était presque édenté.
– On m’appelle Huey, dit-il gaiement, en se redressant
un peu.
Il ne s’était pas rasé depuis des jours entiers et sentait
la bière aigre, la sueur et le tabac.
– Monsieur Owens, j’ai appris que vous étiez l’adjoint
du shérif il y a trente ans, commença Jesse.
Owens se tourna à regret vers lui, l’air soupçonneux.
– Et alors ?
– Nous essayons de nous renseigner sur le bébé qui a
été abandonné près de l’ancienne maison des Duncan il
y a trente ans, intervint Amanda, usant de son charme
pour l’amadouer. Sur Woodland Lake Road.
Hubert Owens pivota de nouveau vers elle.
– Je vois, mon petit, mais quelle importance est-ce
que cette vieille histoire peut bien avoir pour une jeune
fille comme vous ?
– Je pense que ce bébé est peut-être quelqu’un que je
connais, répondit-elle en regardant Jesse d’un air de
défi. Vous ne vous souvenez sans doute pas de grand-
chose…
– Au contraire, ma petite dame. Je m’en souviens
comme si c’était hier. C’est le truc le plus bizarre qui soit
jamais arrivé par ici.
Jesse se cala sur son tabouret, et observa le reflet
d’Amanda dans la glace avec un mélange de gratitude,
d’irritation et d’amusement. Elle était assez fine pour
avoir compris ce qui se passait et deviner ce qu’il
cherchait. Son admiration pour elle en fut encore
renforcée.
– Qu’est-ce qu’il y avait de si bizarre ? demanda-t–elle
d’un ton de conspiratrice.
Owens se pencha vers elle. Jesse sentait son haleine
empestée de bière depuis sa place et plaignit
intérieurement Amanda. Mais après tout, c’était elle qui
l’avait cherché.
– Qui aurait bien pu laisser un petit bébé comme ça
au bord d’une route ? reprit le vieillard. Ça n’avait aucun
sens.
Il se pencha davantage vers Amanda.
– Et la lettre…
– Il y avait une lettre ? s’étonna-t–elle de sa voix
sensuelle.
Owens hocha la tête d’un air satisfait.
– Ça n’a jamais été mentionné dans le journal. Vous
savez, il faut toujours garder des informations pour soi.
Comme ça, quand quelqu’un se présente et réclame
l’enfant, on a quelque chose de secret. S’ils peuvent
vous dire ce qu’il y a dans la lettre, alors…
– Qu’est-ce qu’elle disait ? coupa-t–elle, s’efforçant de
le ramener au sujet.
Il jeta un coup d’œil au barman. Ce dernier ne semblait
pas leur prêter attention, mais Jesse savait qu’il ne
perdait pas une miette de la conversation.
– Je suppose qu’après toutes ces années, ça n’a plus
d’importance, dit enfin Owens. Et vous avez l’air gentil.
Un instant, il sembla perdu dans ses pensées.
– Elle était écrite à la main ? insista Amanda.
Il cilla, puis hocha la tête.
– Oui. Et griffonnée, comme si la personne qui l’avait
écrite était pressée. Elle disait – et je n’oublierai jamais
ça : « Prenez soin de mon précieux bébé. Je l’aimerai
jusqu’à la mort. »
Le cœur de Jesse se serra.
– Vous deviez avoir des doutes sur l’identité des
parents, commenta Amanda. Je veux dire, dans une ville
de cette taille, on ne peut pas cacher une grossesse.
Jesse continuait à l’observer dans la glace, admirant
la manière dont elle jouait la comédie. Il devait y avoir
quelque chose dans ses gènes. Cette pensée le frappa
soudain. Qu’y avait-il dans ses propres gènes ?
Owens fixa sa bière.
– Ce n’était pas une fille d’ici, ça, je peux vous le dire.
Il jeta un coup d’œil à Amanda.
– Vous savez, vous êtes la deuxième personne à venir
poser des questions sur ce bébé. Il y a deux
semaines…
Il s’interrompit, tendit la main vers sa bière et la but
d’un trait.
– Qui d’autre voulait en savoir plus sur ce bébé ?
Owens ne répondit pas. Il parcourut du regard le bar
désert. Le barman ne leva pas les yeux.
Amanda posa une main sur le bras du vieillard.
– Qui était-ce ?
– C’est justement la question, répondit-il en baissant la
voix. Pourquoi est-ce qu’un type comme lui est venu
poser des questions sur ce bébé après toutes ces
années ? Ça a fait peur aux gens, vous savez. On a tous
vu sa photo dans le journal, évidemment.
– Qu’est-ce que vous voulez dire par « un type comme
lui » ?
Owens changea de position sur son tabouret, puis la
fixa. Dans la glace, Jesse le vit articuler un seul mot :
« gangster ».
Jesse rencontra le regard d’Amanda. Il l’avait vue se
raidir à la mention du mot. Elle était devenue pâle.
– Quel gangster ? demanda-t–elle d’une petite voix
tendue.
– Ce Crowe. Mais je ne vous ai rien dit, ajouta Owens
aussitôt, en tapant sur le comptoir avec son verre vide.
Si ce couple était prêt à prendre le bébé, je ne vois
aucune raison de parler d’eux à quiconque. Surtout pas
à un type comme lui.
– Vous êtes sûr que c’était J.B. Crowe ? insista
Amanda.
– Celui qui est dans le journal d’aujourd’hui, répondit
Owens d’un ton effrayé. Vous croyez que je ne sais pas
à qui j’ai parlé ? Vous croyez que je ne sais pas ce qui
se passe dans le milieu ?
– Que lui avez-vous dit ? demanda Amanda d’une voix
tremblante.
– Que je ne savais rien, marmonna le vieil homme, en
chancelant un peu sur son tabouret. Rien sur ce couple
qui a trouvé le bébé. Rien sur le bébé. Rien du tout.
Il lui adressa un clin d’œil, puis sa tête tomba sur le
comptoir et il se mit à ronfler.
Le barman vint prendre son verre. Il ne dit pas un mot,
mais Jesse remarqua qu’il évitait son regard, comme s’il
voulait rester en dehors de tout cela.
Derrière lui, la porte s’ouvrit bruyamment. Un homme
e n uniforme de shérif apparut sur le seuil. Il avait une
carrure impressionnante et semblait mécontent.
– Il paraît qu’il y a un problème ici ? fit-il en les toisant.
Le barman secoua la tête.
– Non, shérif. Pas de problème.
Le shérif jeta un coup d’œil à Jesse, après quoi son
regard s’attarda sur Amanda. Seuls les ronflements
sonores de Hubert Owens rompaient le silence.
Jesse se leva. Le moment était aussi bien choisi qu’un
autre pour parler au shérif. Cependant, le visage de
l’homme se ferma. Il toucha son chapeau du bout du
doigt pour saluer Amanda, pivota sur ses talons et s’en
alla, l’air pressé.
– Qu’est-ce qu’il lui a pris ? fit Amanda quand la porte
se fut refermée sur lui.
– Aucune idée.
Mais Jesse n’allait pas insister auprès du shérif. Pas
pour l’instant, en tout cas. Il suivit Amanda à l’extérieur.
– Merci pour votre aide. Vous vous en êtes bien tirée,
admit-il à regret.
– Je vous en prie. Vous voulez m’en parler ?
– Pas vraiment. Pas encore.
Elle hocha la tête.
– A votre place, je ne prendrais pas trop à cœur ce
qu’a dit ce type, ajouta Jesse, sachant que cette allusion
au milieu l’avait bouleversée. Le bébé n’avait que
quelques heures. Bien sûr que c’était l’enfant de
quelqu’un d’ici. Et quant à cette histoire d’avoir reconnu
le gangster dans le journal…
– Jesse.
Le ton de sa voix le fit se retourner. Il la rejoignit et vit
qu’elle fixait un présentoir à journaux. Celui du Dallas
Morning News.
En première page se trouvait une photo de J.B.
Crowe.
On venait de lui décerner une médaille pour son action
humanitaire à Dallas.
11
Un frisson glacé parcourut l’échine de Jesse. J.B.
Crowe avait-il pu venir à Red River ? Poser des
questions sur le bébé ? Se renseigner sur lui ?
Mais pourquoi ?
Il prit Amanda par le bras et lui fit traverser rapidement
la rue pour regagner la camionnette. Lorsqu’ils furent
remontés à l’intérieur, il se tourna vers elle.
– Juste après que j’ai commencé à travailler pour
votre père, il est parti en voyage d’affaires, dit-il,
entendant la tension qui perçait dans sa propre voix.
Savez-vous où il est allé ?
Elle secoua la tête.
– Je sais seulement qu’il était contrarié quand il est
rentré. Que se passe-t–il ?
Jesse démarra.
– Je donnerais cher pour le savoir.
A l’unique station-service de la ville, il téléphona à
Dylan d’une cabine publique. Il avait oublié que celui-ci
devait travailler sur une autre affaire et serait absent
pendant quelque temps. En revanche, sa sœur était au
bureau, et ce fut elle qui lui apprit la nouvelle.
On avait identifié les empreintes digitales trouvées sur
la photocopie de l’article de journal que Jesse avait
remise à Dylan.
C’étaient celles de J.B.Crowe.
Jesse demeura un instant immobile, le cœur cognant
dans sa poitrine.
J.B. Crowe était venu ici deux semaines auparavant
afin de se renseigner sur un bébé abandonné au bord de
la route trente ans plus tôt. Ensuite, il avait glissé la
photocopie de l’article sous la porte de Jesse.
Pourquoi ?
Après avoir raccroché, Jesse demanda à l’employé
de lui indiquer le chemin de Woodland Lake Road et de
l’ancienne maison des Duncan. Ce dernier désigna l’est
d’un air méfiant, et parut soulagé en le voyant s’éloigner.
Ils laissèrent rapidement la bourgade derrière eux.
La route s’étendait à perte de vue devant eux. Un peu
plus loin, ils remarquèrent une rivière qui serpentait à
travers la maigre végétation. La journée était déjà
chaude, et aucune ombre ne s’offrait à eux hormis celle
d’un arbre solitaire ici et là. Derrière la camionnette, des
nuages de poussière s’élevaient dans le ciel d’un bleu
délavé.
Jesse ne put s’empêcher de penser que le paysage
était aussi triste que la raison de leur visite.
Il s’efforça de se préparer à l’idée qu’il allait voir
l’endroit où il avait été abandonné.
Quelques instants plus tard, une bâtisse s’éleva
devant eux. La vieille ferme grise se dressait sur une
colline, exposée aux éléments. Une pancarte accrochée
à la clôture portait une inscription à demi effacée.
Duncan.
L’ancienne maison des Duncan.
Il continua, voulant voir le virage qui épousait la courbe
de la rivière à quelques centaines de mètres de là.
Le lieu où, d’après l’article, le bébé avait été retrouvé.
Le soleil éclatant du Texas s’abattait impitoyablement
sur la terre rougeâtre. La camionnette descendit la
colline. Des criquets stridulaient dans les broussailles au
bord de l’eau. Une buse décrivait des cercles dans le
ciel.
Jesse vit le tournant devant lui, l’espace vide entre la
route et la rivière.
Il ralentit, essayant d’imaginer ce qui s’était passé au
cours des heures, des journées, des années précédant
le moment où il avait été abandonné dans cet endroit
solitaire, désolé.
Il freina et arrêta le véhicule, puis coupa le moteur et
ouvrit lentement sa portière. Il sentait le regard
d’Amanda sur lui. Elle n’avait presque rien dit depuis
qu’ils avaient quitté le bar. Comme il se dirigeait vers le
lieu où il pensait avoir été laissé ce soir-là, il l’entendit
descendre à son tour.
Il y avait une bande de terrain dégagé entre la rivière
et la route, de la largeur d’une voiture à peu près. Il alla
se placer à l’ombre d’un gros arbre, le sang
tambourinant à ses tempes.
Ce devait être là.
Il imaginait la scène, l’obscurité, la voiture qui arrivait,
qui s’arrêtait, quelqu’un ouvrant une portière pour
déposer la boîte en carton par terre.
La portière se refermait.
Le son du moteur s’éteignait au loin.
Il se sentait à la fois révolté, effrayé, furieux et
bouleversé. Pourquoi ? Pourquoi sa mère avait-elle fait
une chose pareille ?
Si elle ne voulait pas de lui, pourquoi ne pas le laisser
sur un pas de porte ?
Parce qu’elle voulait que personne ne sache qu’elle
avait accouché d’un enfant. Elle ne s’était pas attendue à
ce qu’il survive. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il soit
trouvé.
En ce cas, comment expliquer la lettre ? Et la chaîne
en or avec son pendentif en forme de cœur ?
Il ferma les yeux, inspirant les odeurs étrangères,
écoutant le murmure de l’eau et le frémissement des
feuilles, ainsi que le pépiement des oiseaux haut
perchés. Il avait l’impression que son cœur allait
exploser tant il était en proie à la colère, à la douleur, à
un horrible sentiment de trahison.
A la peur aussi.
Il y avait autre chose, il le sentait. Une femme qui ne
désirait pas son enfant n’écrivait pas une missive à la
va-vite, ne mettait pas un cœur en or dans la couverture
qui l’enveloppait.
Et maintenant, J.B. Crowe se renseignait sur ce bébé.
Il savait que Jesse était cet enfant. Pour quelle autre
raison lui aurait-il transmis la photocopie de l’article ?
– Ce bébé que nous cherchons, murmura Amanda,
l’arrachant à ses pensées. C’est de vous qu’il s’agit,
n’est-ce pas ?
Il ouvrit les yeux. Elle était là, en face de lui.
Il cilla, luttant contre des émotions qui menaçaient de
le terrasser. Et dire qu’il avait eu l’audace de lui
reprocher ses gènes !
– Oui.
Il lui parla des McCall, de la manière dont ils l’avaient
trouvé et élevé, de l’article de journal et de sa découverte
du fait qu’il avait été adopté.
– Je suis désolée. Vous ne le saviez pas avant hier ?
Il secoua la tête.
– Oh ! Ç’a dû être un choc épouvantable.
– C’est le moins qu’on puisse dire.
Il était encore secoué. Et voilà qu’il apprenait que J.B.
Crowe avait glissé l’article de journal sous sa porte !
Pire, qu’il était venu à Red River poser des questions sur
ce bébé.
– Je ne sais pas quoi vous dire.
Elle tendit le bras et lui pressa la main.
Il ne voulait pas de sa pitié, mais il comprit presque
aussitôt que ce n’était pas cela qu’elle lui offrait.
– Vous et moi avons plus de choses en commun que
je ne le soupçonnais, dit-elle. Seulement, moi, je serais
ravie de découvrir que j’ai été adoptée.
Elle parut hésiter.
– Quel rapport tout cela a-t–il avec mon père ?
– Je ne sais pas, avoua-t–il en affrontant son regard.
Mais j’ai bien l’intention de le découvrir.
Il se retourna vers la camionnette et vit l’ancienne
maison des Duncan au sommet de la colline. Le soleil se
reflétait sur une des fenêtres, éblouissant.
Jesse se figea et fixa la bâtisse.
– Ils ont peut-être tout vu, dit-il. Les gens qui habitaient
là.
Elle suivit la direction de ses yeux et éprouva un
frisson soudain.
– C’était la nuit, n’est-ce pas ? Ils ont pu remarquer les
phares de la voiture. Et même la veilleuse à l’intérieur.
Il se tourna vers elle, heureux qu’elle soit là, avec lui.
– Je crois savoir qui habitait ici il y a trente ans.

***
La ferme était délabrée, entourée de dépendances en
ruines, la cour jonchée de matériel agricole hors
d’usage.
Jesse ralentit, le cœur battant à toute allure. Ses
parents l’avaient averti de ne pas fouiller dans son
passé. Il était évident que quelque chose leur avait fait
peur.
Il s’engagea sur le chemin de terre, le pare-chocs de
la camionnette giflant les hautes herbes, et roula jusqu’à
la maison. Puis il éteignit le moteur et demeura immobile
un moment, tendant l’oreille.
Seul le bourdonnement des insectes troublait le
silence.
La ferme était vide, sans doute depuis longtemps. Il
ouvrit sa portière. Sans savoir pourquoi, il éprouvait le
besoin d’entrer dans la bâtisse à l’abandon. Il avait
besoin de savoir comment Marie et Pete McCall
l’avaient trouvé. Il était pratiquement sûr que c’étaient
ses parents adoptifs qui vivaient là à l’époque.
– Il vaut peut-être mieux que tu restes ici, lança-t–il à
Amanda.
Il s’était à demi attendu à ce qu’elle proteste, mais elle
n’en fit rien.
– Très bien, répondit-elle, parcourant les lieux du
regard.
Comme lui, elle semblait vaguement méfiante.
Il y avait quelque chose dans l’air. Un malaise. Un
vague pressentiment. On aurait dit que quelque
présence maléfique demeurait, le souvenir d’un
événement affreux qui s’était déroulé là.
Jesse s’efforça de se reprendre et observa les
fenêtres du premier étage. La plupart des vitres étaient
cassées, remplacées par un noir béant ou d’énormes
toiles d’araignées poussiéreuses.
Il poussa la porte déjà entrebâillée et fut saisi par
l’odeur putride qui régnait à l’intérieur.
Il hésita.
Sans doute n’y avait-il rien à découvrir ici. Le plancher
était jonché de poussière et de détritus. Un bruit d’animal
qui s’enfuyait lui parvint d’une pièce voisine.
Il jeta un coup d’œil dans ce qui avait dû autrefois être
la salle à manger. Les lames de parquet à demi pourries
ployèrent sous son poids. Dans un coin se trouvaient
plusieurs piles de vêtements, de carnets et de vieux
journaux. Il en prit un et regarda la date.
Elle était postérieure à 1971.
Un bruit de moteur lui parvint, mais il ne s’inquiéta pas
pour autant. Il ne pouvait s’agir de la camionnette, car il
avait gardé la clé. Et même si Amanda en possédait une
autre, elle ne serait jamais partie sans emporter le
registre.
Il s’enfonça plus profondément dans la maison, dans
l’ombre froide et menaçante. Quelque chose bougea sur
sa droite et le fit tressaillir. Un rat grimpa sur un tas de
chiffons et disparut dans un trou à même le plancher.
Jesse grimpa les marches branlantes qui menaient au
premier étage, se demandant ce qu’il cherchait.
N’en avait-il pas assez vu ?
Il s’arrêta dans une des anciennes chambres. Un vieux
sommier en métal était dressé contre le mur, une paire
de rideaux qui avaient été bleus autrefois bougeaient au
gré de la brise.
Son regard tomba sur un livre à la couverture marron
tachée d’humidité.
Il se baissa pour le ramasser. C’était une histoire qu’il
avait lue étant enfant, Le secret du moulin, une énigme.
Les pages sentaient le mildiou et la poussière. Il le
feuilleta, essayant de se remémorer l’intrigue, de penser
à n’importe quoi sauf à la raison qui l’amenait ici.
L’intérieur de la couverture du livre portait le tampon
de la bibliothèque municipale de Red River. Il regarda la
date à laquelle il aurait dû être rendu. Elle était passée
depuis longtemps.
Depuis trente ans.
Mais il pouvait encore lire le nom de la personne qui
l’avait emprunté : Marie McCall.
Sa mère adoptive.
Un craquement s’éleva dans l’escalier de bois. Il se
figea, aux aguets. Une nouvelle marche grinça, puis une
autre encore.
Quelqu’un montait.
– Amanda ?
Pas de réponse.
– Amanda ? appela-t–il plus fort en se dirigeant vers le
bruit.
Il se reprocha brusquement de l’avoir laissée seule.
Après tout ce qu’ils avaient appris…
Lâchant le livre, il sortit lentement l’arme qu’il avait
prise à Amanda la veille et avança avec précaution dans
le couloir. Comme il atteignait le coin, il entendit gémir
les premières marches, et une ombre se profila sur le
plancher du palier.
Ce n’était pas Amanda.
La silhouette était trop grande, trop carrée.
– Il y a quelqu’un ? appela une voix qu’il reconnut juste
à temps.
Il se hâta de remettre le revolver à sa ceinture et
rabattit sa chemise par-dessus au moment où le shérif
Wilson apparaissait.
– Vous savez que vous êtes dans une propriété
privée ? maugréa-t–il, visiblement irrité.
Jesse haussa les épaules.
– Je ne faisais que jeter un coup d’œil.
Le shérif hocha la tête.
– J’ai entendu dire que vous aviez fouiné ici et là, et
contrarié pas mal de gens.
Jesse aurait préféré avoir cette conversation au soleil,
loin de cette maison et de tout ce qu’elle contenait, de la
présence qu’il y avait sentie.
Ce qui ne l’empêcha pas de se demander qui, au
juste, il avait contrarié, et pourquoi.
– Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire à Red River ?
demanda Wilson sèchement.
Jesse envisagea de lui dire qu’il était policier à Dallas
et qu’il enquêtait sur le milieu du crime organisé. Mais
comment aurait-il expliqué la présence d’Amanda ? Il ne
tenait pas à ce que le shérif apprenne qui elle était.
A supposer qu’il ne le sache pas déjà.
– Shérif, je viens d’apprendre que j’étais peut-être le
mystérieux bébé qui a été trouvé ici il y a trente ans, dit-il,
soupçonnant que son interlocuteur le savait déjà. Je
voulais seulement découvrir qui je suis.
– Personne ici ne le sait. Ni ne s’en soucie, rétorqua le
policier avec une froideur qui surprit Jesse.
– Ma mère devait pourtant être originaire de la ville…
Wilson secoua la tête.
– La personne qui a laissé ce bébé n’était pas d’ici.
– Comment le savez-vous ?
– Il va falloir que vous me croyiez sur parole.
Le shérif s’avança vers lui, la main sur la crosse de
son arme, un éclat dur dans les yeux. Jesse réprima
l’envie de reculer d’un pas.
– Jesse ? appela Amanda du rez-de-chaussée.
– Mon chou, je suis là-haut. Je descends tout de suite,
se hâta-t–il de répondre. Ma fiancée et moi sommes en
route pour l’Oklahoma, pour nous marier, improvisa-t–il,
espérant qu’Amanda entrerait dans son jeu. Sa mère vit
là-bas.
Il fit mine de contourner le shérif, mais Wilson
possédait une carrure d’athlète et ne bougea pas d’un
pouce. Un instant, Jesse crut qu’il n’allait pas lui
permettre de sortir.
– Jesse ? répéta Amanda, l’inquiétude perçant dans
sa voix.
– J’arrive, ma chérie, lança-t–il. Reste en bas, je
descends. Les marches ne sont pas solides.
Il regarda le shérif.
– J’ai pensé qu’il était important de savoir qui j’étais
avant de me marier, dit-il.
– Permettez-moi de vous donner un petit conseil,
grogna Wilson. Il y a certaines choses qu’il vaut mieux
laisser où elles sont.
Jesse acquiesça.
– Je commence à me dire que vous avez peut-être
raison sur ce point.
– Tant mieux.
Le shérif sembla soulagé qu’il voie la situation sous le
même angle que lui. Il s’effaça pour le laisser passer.
Amanda l’attendait au pied de l’escalier, l’air effrayé. Il
remarqua qu’elle s’était changée dans la camionnette. A
présent, elle portait un pantalon, un chemisier de soie et
des sandales.
Jesse tendit la main vers elle, conscient que le shérif
était derrière lui et qu’il pouvait entendre toute leur
conversation.
– Désolé, mon chou, je voulais simplement jeter un
coup d’œil et j’ai perdu la notion du temps.
Il attira Amanda dans ses bras. Elle s’y blottit comme
si elle avait fait cela cent fois.
– Je suppose que nous ferions mieux de partir si nous
voulons arriver chez ta mère avant la nuit.
Il la lâcha et recula, croisant son regard.
– D’où avez-vous dit que vous veniez, en Oklahoma ?
s’enquit Wilson.
– De Lawton, répondit-elle sans une seconde
d’hésitation, avant de reporter son attention sur Jesse. Et
nous allons être en retard à cause de toi. Tu sais que
maman nous prépare à dîner.
Il passa un bras autour de ses épaules et la serra
contre lui, heureux qu’elle soit si bonne actrice.
– Je ne veux pas fâcher ta mère, dit-il avec un rire,
avant de porter un regard grave sur la ferme. Il n’y a rien
ici, de toute manière.
Rien hormis des fantômes.
Le shérif planta les mains sur ses hanches.
– Content de savoir que vous n’allez pas vous attarder,
commenta-t–il. Je suppose que vous ne comptez pas
revenir à Red River ?
Jesse secoua la tête.
– Nous irons sans doute passer notre lune de miel
dans le Nord. Peut-être dans le Montana.
Wilson acquiesça, les gratifiant d’un regard glacial en
se dirigeant vers la porte.
– Un endroit qui convient aux gens de votre espèce,
marmonna-t–il entre ses dents.
Jesse se sentit glacé.
Les gens de votre espèce.
– Qu’est-ce que vous voulez dire par là, shérif ?
Soit ce dernier n’entendit pas, soit il ne prit pas la
peine de répondre.
– Quel salaud ! jura Amanda tandis qu’il s’éloignait.
Jesse l’accompagna à la camionnette sans dire un
mot, ouvrit la portière pour elle puis grimpa à son tour.
De l’autre côté de la cour, Wilson restait debout près
de sa voiture, les observant, attendant qu’ils s’en aillent.
– Qu’est-ce qu’il a voulu dire, bon sang ? demanda
Jesse en se tournant vers Amanda.
Des larmes de colère brillaient dans les yeux de la
jeune femme.
– Il pense que tu es le fils d’un gangster, dit-elle,
continuant à le tutoyer bien qu’il ne soit plus nécessaire
de jouer la comédie. Tu ne comprends donc pas ? Mon
père est venu ici poser des questions sur le bébé. Le
shérif croit que tu es le fils de J.B. Crowe.
12
Jesse lâcha un juron, puis fit demi-tour et redescendit
le chemin creusé d’ornières qui menait à la route.
– Je le vois sur ton visage, reprit Amanda.
Ses émotions menaçaient de la submerger. Elle avait
la poitrine douloureuse à force d’essayer de les
réprimer. Elle avait envie de frapper quelqu’un.
Pas le shérif.
Elle avait rencontré assez de gens comme lui pour
apprendre à ne pas se soucier de leur opinion d’elle et
des gens de « son espèce ».
Mais Jesse…
– Tu as une peur bleue d’être le fils d’un gangster,
accusa-t–elle, le mettant au défi de nier.
Il jeta un coup d’œil vers elle avant de s’engager sur la
route de Red River et d’accélérer.
Ses mains étaient blanches sur le volant. Sa mâchoire
s’était durcie. Elle le vit fixer le rétroviseur, mais elle
n’avait pas besoin de l’imiter pour sentir le regard
narquois du shérif.
– C’est effrayant, n’est-ce pas ?
Sa voix se brisa.
– Après tout le mépris que tu as eu pour moi depuis
que tu as commencé à travailler pour mon père… Ça te
fait peur de penser que le même sang coule dans tes
veines !
Jesse écrasa la pédale de freins. La camionnette
dérapa sur la chaussée, projetant un nuage de poussière
rouge dans l’air.
Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, il lui saisit le
poignet et la força à se tourner vers lui, les yeux
débordants d’émotion.
– Tu crois que je ne veux pas être apparenté à toi à
cause de tes gènes ? demanda-t–il d’une voix forte.
– Ose dire que ce n’est pas vrai ! cria-t–elle en
attrapant sa chemise, crispant les doigts sur le tissu.
Il laissa échapper un grognement sourd. Ses yeux
étaient presque noirs, étincelants de colère.
– Si, c’est vrai, en effet. Je ne veux pas être apparenté
à toi, bon sang ! Mais certainement pas pour les raisons
que tu imagines.
Elle lut la douleur dans ses yeux, son désir pour elle, la
peur qu’il éprouvait à l’idée qu’elle puisse lui être
interdite.
Avec un choc, elle comprit qu’elle partageait ses
craintes.
Elle se cramponna à lui, réprimant l’envie folle de lui
avouer qu’il n’était pas le seul à être bouleversé par cette
possibilité.
Il la repoussa avant qu’elle ait lâché sa chemise. Elle
entendit le tissu se déchirer et Jesse lâcher un juron.
Quelque chose tomba de la poche, et tinta en atteignant
le sol.
Amanda le regarda ramasser la chaîne en or. Le bijou
brilla un instant au soleil, et elle retint son souffle à la vue
du pendentif qui y était accroché. Le cœur avait une
forme si inhabituelle qu’elle ne pouvait s’y méprendre.
Il la regarda.
– Qu’y a-t–il ? demanda-t–il, d’une voix inquiète. Tu le
reconnais ?
– Mon père a l’autre moitié de ce cœur.
Il la fixa, toutes ses peurs explosant comme une
bombe dans sa tête.
– Ton père a l’autre moitié ?
Elle acquiesça.
– Il les a fait faire. Il n’y en a que deux au monde. Ils ont
été fabriqués pour former un tout lorsqu’on les rapproche
l’un de l’autre. Un cœur parfait.
Il entendit à peine ses paroles, atterré par ce qu’elles
impliquaient.
Sa mère avait mis le cœur en or dans sa couverture la
nuit où il était né, et rédigé une brève missive dans
l’espoir que quelqu’un le trouverait. Sans doute était-ce
son père qui l’avait laissé dans une boîte en carton au
bord de la route.
L’homme qui possédait l’autre moitié du cœur.
– Alors, c’est ton père qui…
Elle secoua la tête.
– Le cœur appartenait à son meilleur ami.
Elle marqua une pause, comme pour ménager son
effet.
– Mon père a fait fabriquer ce bijou pour Billy Kincaid
et la femme qu’il aimait.
– Billy Kincaid, répéta Jesse.
– Le frère cadet du gouverneur.
– Celui qui est mort.
Elle acquiesça.
– Quand j’étais petite, j’ai trouvé un coffret avec divers
objets dedans. J’ai été frappée par ce cœur qui avait
une drôle de forme et mon père m’a raconté cette
histoire.
Un bruit de moteur s’éleva derrière eux, et ils se
retournèrent en même temps. Un véhicule remontait la
route, son capot chatoyant au soleil.
Le shérif.
– Démarre, ordonna-t–elle. Mieux vaut éviter une autre
confrontation.
Jesse était d’accord, même s’il voulait
désespérément en savoir plus long. Il reprit la route, les
mains tremblantes. Il n’était pas le fils de J.B. Il n’était
pas apparenté à Amanda.
Etait-elle aussi soulagée que lui ?
Il jeta un coup d’œil dans sa direction.
Elle sourit et hocha la tête.
– Je suppose que nous sommes tous les deux
soulagés pour la même raison.
– Tous les deux ?
Son sourire s’accentua.
– Tous les deux. Je suppose aussi que tu veux
d’abord en savoir plus long à propos de ce cœur ?
– D’abord ?
Elle éclata de rire.
– D’abord.
Puis elle se retourna. Il suivit son regard. La voiture du
shérif avait disparu.
– Mon père a fait fabriquer ces cœurs pour en faire
cadeau à Billy et à sa petite amie. Il a fait promettre au
bijoutier de ne jamais en faire d’autres pareils, et je suis
sûr que celui-ci a tenu parole, ajouta-t–elle d’un ton
entendu.
Jesse hocha la tête.
– Billy et sa petite amie en portaient un chacun. L’idée,
c’était que le jour de leur mariage, il attacherait sa moitié
du cœur à la sienne durant la cérémonie.
– Mais Billy a été tué ?
– Oui. Avant le mariage, évidemment.
Jesse traversa Red River presque sans s’en rendre
compte et emprunta la voie express en direction du sud.
Il ne savait pas vraiment où il allait.
Il voulait seulement s’éloigner le plus vite possible de
cette petite ville.
– Qui était sa petite amie ? demanda-t–il, retenant son
souffle.
– Je ne sais pas. Mon père ne me l’a jamais dit. J’ai
l’impression que, pour une raison ou pour une autre, Billy
tenait à ce que leur relation reste discrète. Je ne sais
même pas si mon père la connaissait bien.
Etait-il possible que J.B. n’ait pas su à l’époque que la
petite amie de Billy était enceinte ?
Il éprouva un picotement à la nuque. Le jour où J.B.
l’avait engagé – Jesse n’y avait pas attaché
d’importance alors – mais J.B. avait paru sous le choc.
En un sens, c’était normal. Sa fille avait failli être
renversée par un chauffard.
Et pourtant, Jesse se souvenait de la manière dont
J.B. l’avait dévisagé.
Presque comme s’il avait vu un revenant.
– Je sais que ça va te sembler dingue, mais je crois
que ton père m’a reconnu le jour où j’ai commencé à
travailler pour lui, dit-il d’un ton songeur. Je crois que
c’est pour cette raison qu’il m’a engagé sur-le-champ,
sans poser de questions. Et qu’il est parti en voyage
d’affaires le lendemain. Il est venu à Red River. Il a
commencé à poser des questions sur moi.
– D’où l’accueil chaleureux qu’on nous a réservé. Je
suis sûre que l’arrivée d’un gangster connu en ville a
causé une certaine consternation, d’autant que la photo
de mon père a figuré dans la presse récemment à cause
d’une enquête ou d’une autre.
Il hocha la tête. Cela expliquait aussi la présence des
empreintes de J.B. sur la photocopie de l’article de
journal.
– Peut-être ignorait-il mon existence jusqu’alors. Ou
peut-être est-ce lui qui m’a laissé au bord de la route, en
supposant que j’allais mourir.
– Non, affirma Amanda avec plus de force qu’il ne s’y
attendait. Mon père aimait Billy comme un frère. S’il avait
su que tu existais, il n’aurait jamais permis qu’on te fasse
du mal, crois-moi. Je connais mon père. Il t’aurait élevé
lui-même.
Jesse était tenté de la croire.
– Il faut que nous retrouvions ma mère, murmura-t–il en
se tournant vers elle.
Elle acquiesça.
– Jesse… je t’ai menti sur un point.
L’expression de son visage troubla tellement Jesse
qu’il faillit perdre le contrôle du véhicule.
– J’ai menti en disant que je n’éprouvais que du
mépris pour toi.
Elle se pencha vers lui et posa une main sur sa
cuisse.
Cette fois, la camionnette mordit bel et bien sur le bas-
côté. Jesse redressa le volant.
– Amanda ? Je suis policier, souviens-toi.
– Et tu es sans doute un Kincaid. Quant à moi, je suis
la fille d’un affreux gangster. Rien n’a vraiment changé,
n’est-ce pas ?
Il secoua la tête. Elle était toujours dangereuse. Et il la
désirait toujours autant. Il la désirait plus qu’il ne l’aurait
cru possible.
– Rien du tout, confirma-t–il.
Sur quoi il s’engagea sur la première route secondaire
venue et se gara à l’ombre des grands arbres au bord
de la rivière.

***
Dès qu’il eut arrêté la camionnette, elle commença à
déboutonner sa chemise.
Ses doigts tremblaient.
– Amanda ?
– J’ai besoin de toi, Jesse. Je veux que tu me serres
contre toi. Que tu me fasses l’amour.
Elle posa un doigt sur les lèvres de Jesse et secoua la
tête. Elle savait comme lui qu’il y avait une foule de
raisons pour lesquelles ils n’auraient pas dû faire
l’amour.
Mais peu importait.
Au fur et à mesure qu’elle défaisait chaque bouton,
elle exposait son torse musclé, ses épaules larges, la
bande de duvet sombre en forme de V dont la pointe
descendait sous la taille de son jean.
Le désir la submergea.
Elle voulait cet homme. Voulait sentir ses bras autour
d’elle. Sa peau nue pressée contre la sienne. Elle voulait
posséder et être possédée, au sens primitif, charnel, du
terme.
Depuis longtemps déjà.
Cela l’effrayait. Jamais elle n’avait laissé un homme
s’approcher d’elle. Certainement pas Gage, bien qu’il
soit le père de son bébé.
Avec Jesse, elle s’abandonnerait totalement.
Il la regarda, hésitant, comme s’il avait peur de la
toucher, peur de ce qu’ils allaient faire ensemble.
Elle se pencha vers lui et l’embrassa, ses lèvres
effleurant tout juste les siennes.
– Je crois qu’il y a une couverture à l’arrière, souffla-t–
elle.
La rivière serpentait sous les frondaisons. Il étendit le
plaid sur l’herbe verte. Près de la rive, l’eau était calme,
limpide.
Jesse la contempla, le désir dans son regard presque
aussi délicieux que l’anticipation de ses caresses.
Il tendit la main pour défaire le premier bouton de son
chemisier, frôlant sa peau de ses doigts brûlants. Ses
yeux ne se détachèrent pas un instant des siens tandis
qu’il ouvrait le suivant, puis le troisième.
Le cœur tambourinant dans sa poitrine, elle le laissa
faire glisser le chemisier sur ses bras et le poser sur la
couverture. Il abaissa tour à tour les bretelles de son
soutien-gorge. La pointe de ses seins se durcit contre le
tissu mince. Elle passa une main derrière elle pour le
dégrafer.
Le sous-vêtement tomba sur la couverture.

***
Jesse gémit à la vue des seins ronds et lourds
d’Amanda, pommelés par le soleil. Elle s’avança vers lui
et lui retira sa chemise. Il n’hésita qu’un instant avant de
l’attirer à lui et de l’entourer de ses bras. Il n’osait croire
que ce moment était arrivé. Il l’avait tellement désiré ! Il
sentait le cœur d’Amanda battre au même rythme que le
sien. Il baissa les yeux vers elle.
Et se demanda pourquoi elle s’offrait à lui.
Pas pour la raison qu’il aurait espérée. Il le savait.
Mais quelle importance, après tout ?
Elle se haussa sur la pointe des pieds pour lui donner
un baiser passionné. Puis elle se dégagea et acheva de
se déshabiller, apparemment aussi désireuse que lui de
faire l’amour.
Il la suivit des yeux, fasciné, tandis qu’elle se jetait
dans la rivière, les gouttes momentanément suspendues
dans l’air autour d’elle, sa peau aussi soyeuse que l’eau
claire.
– Tu vas venir me rejoindre ?
Il se dévêtit. Comme il retirait sa veste, le carnet glissa
de sa poche, tombant sur la couverture. Puis il la suivit
dans l’eau.
Le bassin était profond jusqu’à la taille, le fond sableux
et l’eau délicieusement fraîche. Il s’avança vers Amanda
et l’enlaça étroitement, savourant la sensation de sa
nudité. Quand il se pencha et prit possession de sa
bouche, elle entrouvrit les lèvres pour l’accueillir,
pressant son corps contre le sien.
L’eau les enveloppa.
Son baiser laissa Amanda hors d’haleine.
Le goût de Jesse resta sur ses lèvres, son odeur se
grava dans sa mémoire. Elle l’observa tandis qu’il
prenait de l’eau dans ses mains et la versait sur ses
seins, la regardait couler le long de son ventre jusqu’à
son nombril, et le V doré entre ses cuisses.
Sa bouche suivit le tracé de l’eau.
Puis il la souleva dans ses bras et la déposa sur la
couverture au bord de l’eau. Il lui fit l’amour lentement,
délibérément, passionnément. Elle s’offrit à lui et
s’abandonna à ses caresses, sachant qu’elle ne se
donnerait jamais ainsi à un autre.
Il l’emmena au septième ciel, et enfin, avec un cri, elle
atteignit le zénith avec lui. Elle s’accrocha à lui, les
larmes aux yeux à la pensée qu’elle ne reverrait jamais
Jesse après aujourd’hui.
Elle resta allongée près de lui, rassasiée. L’air se
rafraîchit autour d’eux tandis qu’il s’endormait, la tenant
toujours entre ses bras.
Elle attendit, écoutant le son régulier de sa respiration,
celui des branches qui se balançaient au-dessus d’eux,
le murmure de la rivière.
Puis son regard tomba sur la couverture, et le carnet
tombé de la poche de Jesse.
Sa sérénité s’évapora aussi vite que l’eau sur sa
peau.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Plus tôt, pendant
que Jesse était dans la ferme des Duncan, elle avait
téléphoné à Gage.
Le rendez-vous était fixé pour le soir même, sur un
pont désaffecté à la sortie de Dallas. Elle pouvait s’en
aller tout de suite, se cacher à proximité de l’endroit en
question, et procéder à l’échange.
Sans Jesse.
Exactement comme elle l’avait projeté.
Elle se dégagea avec précaution et rampa jusqu’au
carnet. A l’ombre de l’arbre, elle feuilleta les pages,
l’écriture de son père éveillant en elle des émotions
contradictoires.
A travers ses larmes, elle revoyait les cartes
d’anniversaire qu’il lui avait données au fil des années,
les petites notes affectueuses attachées aux cadeaux,
les chèques qu’il avait signés à son nom, tous ces
présents qui venaient du cœur.
Et maintenant, dans ce carnet, elle découvrait l’autre
côté de son existence, un condensé de ses activités
illégales, malhonnêtes, criminelles. Elle savait depuis
longtemps que certaines de ses affaires étaient
douteuses. Elle n’avait pas deviné à quel point.
Elle referma le carnet et le fixa, songeant à son plan.
Elle avait voulu voler le document et partir sans Jesse.
Aller seule au rendez-vous.
Il dormait toujours. Ses grands yeux noirs étaient clos,
son torse se soulevait et retombait doucement. Elle le
regarda, la gorge nouée.
Elle pensa à l’enfant abandonné au bord de la route. A
l’homme qui lui avait sauvé la vie la veille au soir. A leurs
étreintes.
Elle ne pouvait pas tomber amoureuse d’un flic.
Encore moins d’un Kincaid.
N’est-ce pas ?
Réprimant un juron, elle remit le carnet là où elle l’avait
trouvé. Puis, refoulant l’envie de se blottir de nouveau
entre les bras de Jesse, elle alla se baigner dans la
rivière.

***
Jesse entrouvrit un œil et l’observa. Il sourit en la
voyant se raviser, remettre le carnet à sa place et entrer
dans l’eau fraîche.
Jamais il n’avait vu de femme aussi belle. Il la
contempla, le cœur serré, songeant à la confiance
qu’elle avait en lui.
Ils feraient l’échange ensemble.
Mais ensuite, elle prendrait Susannah et quitterait le
pays. Il s’était menti à lui-même en se disant que faire
l’amour avec elle une fois suffirait.
Sa vie entière ne suffirait pas pour qu’il soit rassasié
d’Amanda.
Il la regarda nager, son corps nu luisant au soleil, puis
il se leva et la suivit dans l’eau.
Ils avaient encore un peu de temps devant eux avant
de partir.
13
Le soleil baissait à l’horizon, infusant le ciel de couleur.
Amanda dévissa les plaques minéralogiques du Texas
et les remplaça par d’autres venant de Louisiane.
Ensuite, elle fixa quelques autocollants sur le pare-brise
arrière, et des pare-soleil voyants sur les vitres.
– Là. On dirait une autre camionnette, non ? demanda-
t–elle en considérant son travail d’un air satisfait. Je me
suis dit que le shérif Wilson transmettrait notre numéro
d’immatriculation à ses collègues.
Jesse acquiesça.
– Qui va nous chercher, à ton avis ?
Elle haussa les épaules.
– Peut-être personne. Mais je ne veux pas courir de
risque. Pas alors que je suis à deux doigts de récupérer
ma fille.
Jesse demeura sceptique. Il se demanda de qui elle
avait peur. Sans doute de son père. A moins que ce ne
soit de Gage. Ou encore du propriétaire de cette
mystérieuse voiture noire.
– Au moins, je sais qu’il n’y a pas d’émetteur sur la
camionnette, ajouta-t–elle. Je l’ai vérifiée moi-même
avant de quitter Dallas.
Elle tira un petit appareil de la boîte à gants.
– Ceci détecte n’importe quel micro ou gadget
électronique extérieur au véhicule, y compris un G.P.S.
Il sourit.
– Tu es un as du génie électrique, hein ?
Elle haussa de nouveau les épaules.
– Disons que j’ai toujours aimé ce genre de truc. J’ai
modifié l’Interphone de la maison quand j’étais
adolescente pour que mon père ne puisse pas
m’espionner. Ç’a été un jeu d’enfant de neutraliser le
système de sécurité de l’hacienda.
Jesse en doutait fort.
Aux abords de Dallas, il jeta machinalement un coup
d’œil dans son rétroviseur. Il avait accompli ce geste tant
de fois sans rien remarquer d’anormal qu’il faillit ne pas
accorder d’attention à la voiture qui fonçait à toute allure
vers eux.
– Baisse-toi ! ordonna-t–il à Amanda, tout en portant
la main à son revolver.
Il la poussa vers le plancher tandis qu’un véhicule de
couleur sombre comblait l’écart qui les séparait.
– Qui est-ce ? demanda-t–elle d’une voix tremblante.
La terreur se lisait dans son regard. Il comprit qu’elle
craignait que les sbires de J.B. ne la retrouvent et ne
l’empêchent de procéder à l’échange.
– Je ne sais pas encore.
Jesse remonta le rétroviseur et se pencha en arrière,
de manière que son reflet ne soit pas visible dans le
rétroviseur latéral.
– Reste baissée.
La voiture ne lui semblait pas inconnue. Il posa son
arme sur sa cuisse, prenant soin de maintenir une
vitesse constante.
Le véhicule déboîta, puis accéléra, dépassant Jesse
aussi facilement que s’il était à l’arrêt. Il y avait trois
hommes à bord.
– Ils sont partis, déclara-t–il en se tournant vers
Amanda.
Sans qu’il s’en aperçoive, elle avait gagné l’arrière de
la camionnette et avait dû les observer à travers la vitre
teintée.
– J’en ai reconnu un, dit-elle en revenant sur la
banquette avant.
– Un des hommes de Mickie Ferraro, non ?
Elle acquiesça.
– C’est le véhicule qui a essayé de te renverser hier
soir à Dallas.
Elle le fixa.
– Pourquoi ?
– Pour obtenir le carnet, je suppose.
– Mais comment… je sais ce que tu imagines. Gage
ne ferait pas…
– Tu plaisantes ? riposta Jesse. Qui d’autre était au
courant de l’échange ?
– Le ravisseur.
– Tu ne vas pas me dire que tu crois que Mickie
Ferraro et le gouverneur travaillent ensemble ?
Elle se tut.
– Ça ne peut pas être Gage, insista-t–elle au bout d’un
moment. Il est déterminé à faire l’échange.
– Mais il n’a pas besoin de toi. En fait, si tu étais
morte, il obtiendrait la garde de Susannah, n’est-ce
pas ?
– Il faudrait qu’il se batte contre mon père, observa-t–
elle. Il y aurait sûrement beaucoup de sang versé,
mais…
Elle parut hésiter.
– Mickie serait exactement là où il veut être dans
l’Organisation.
Jesse tourna brusquement la tête vers elle,
écarquillant les yeux.
– S’il t’arrivait quelque chose, ton père partirait en
guerre contre celui qu’il croirait responsable de ton
meurtre, non ?
Elle hocha la tête.
– Mais ne soupçonnerait-il pas Kincaid plutôt que
Ferraro ?
Elle pâlit.
– Tu t’inquiètes pour l’échange de ce soir, n’est-ce
pas ? souffla-t–elle.
– Et comment. Je m’inquiète depuis que les flics se
sont pointés au dernier échange. Des flics ripoux, je suis
prêt à le parier. Mais je ne crois pas qu’ils aient été
envoyés par ton père.
– Que pouvons-nous faire ? demanda-t–elle tout bas.
Nous, releva Jesse.
Faire l’amour avec Amanda n’avait en rien exorcisé le
désir qu’il ressentait pour elle. Au contraire, celui-ci
n’avait fait que croître. Plus que jamais, il voulait être son
preux chevalier et la défendre contre tous ses ennemis.
Surtout ce salaud de Gage Ferraro et son bandit de
père.
Il fixa la route devant lui, redoutant encore que la
voiture ne les attende quelque part.
– Je crois que Gage est trop intelligent pour tenter
quelque chose de ce genre, dit-elle. Il tient trop à obtenir
le carnet.
Et pourquoi cela ? se demanda Jesse. Pour sauver sa
fille ? Cela ne ressemblait pas au Gage Ferraro qu’il
connaissait. Jesse ne croyait pas davantage que Gage
cherchait à s’attirer les bonnes grâces de J.B. Crowe.
Que diable mijotait-il ?
Quoi qu’il en soit, la vie d’Amanda et celle de son
bébé étaient en jeu.
Il repéra une route secondaire qui contournait Dallas et
s’y engagea.
– Où allons-nous ? s’enquit Amanda.
– Il faut que je parle à Kincaid, avoua-t–il, sachant que
cela n’allait pas lui plaire.
– Kincaid ? Tu veux rire ? Crois-tu vraiment qu’il te
laissera entrer ?
– Je crois que oui, une fois qu’il m’aura vu, répondit
Jesse calmement. J’ai le sentiment que je ressemble à
mon père.
– Qu’est-ce qui te fait croire que c’est le cas ?
– La réaction de ton père envers moi le jour où nous
nous sommes rencontrés. Je n’ai pas compris sur le
moment, mais…
– Je suppose que mon accident était un coup monté ?
coupa-t–elle d’un ton sec.
– Je suis policier.
– Tous les coups sont donc permis dans la lutte du
bien contre le mal ?
Il jeta un coup d’œil vers elle, conscient du fait que la
frontière entre le bien et le mal était devenue plus floue
pour lui ces derniers jours.
– Je ne vais pas m’excuser d’avoir essayé d’arrêter
ton père, dit-il doucement, mais j’avais tort de te mettre
dans le même sac que lui.
Il se pencha et lui prit la main.
– Si tu ne veux pas voir Kincaid…
– J’irai.
Sa voix se brisa.
– Je veux le supplier de me rendre mon bébé.
– Et si ce n’est pas lui qui l’a enlevé ?
Elle ne répondit pas. Elle garda les yeux rivés au pare-
brise tandis qu’il roulait vers Austin.

***
Une fois à Austin, il fallut plusieurs coups de téléphone
pour localiser le gouverneur. Ensuite, la personne qui
filtrait ses appels refusa tout net de mettre Jesse en
communication avec lui.
– Dites-lui que c’est au sujet d’un de ses parents
proches, ordonna Jesse.
Quelques instants plus tard, la voix de Thomas Kincaid
s’élevait à l’autre bout du fil. Jesse était certain qu’on
essayait de tracer son appel.
– Oui ? fit Kincaid, d’une voix lasse et inquiète.
– Il faut que je vous parle de vive voix, déclara Jesse.
– De quoi s’agit-il ?
– Vous le saurez quand vous me verrez.
Kincaid n’hésita pas longtemps.
– Vous savez où j’habite ?
Tout le monde savait où se trouvait la résidence du
gouverneur.
– Je suis tout près. Je peux être chez vous dans
quelques minutes. Je crois qu’il vaut mieux que nous
entrions par-derrière.
– Nous ? répéta Kincaid.
Jesse éprouva un pincement de remords. Kincaid
pensait sans doute qu’il s’agissait de sa fille, Diana.
– Deux minutes.
Il raccrocha et regarda Amanda. Elle semblait
effrayée. Elle continuait à croire que Kincaid avait
ordonné l’enlèvement de sa fille. Elle devait avoir
l’impression qu’ils se jetaient dans la gueule du loup.
Il prit sa main dans la sienne.
– Allons-y.
Elle lui décocha un sourire hésitant.
– J’espère que tu ne t’es pas trompé.
– Moi aussi. Mais si c’est le cas, je trouverai le moyen
de nous sortir de là.

***
Comme Jesse s’y attendait, Kincaid les accueillit à la
porte de service. Plusieurs gardes du corps se tenaient
dans l’ombre, visiblement armés.
Le gouverneur avait les traits tirés d’un homme qui
n’avait pas dormi depuis des jours. Sans doute était-ce
le cas. Son premier regard fut pour Amanda, et il
écarquilla les yeux de surprise. Puis il se tourna vers lui.
L’espace d’un instant, Jesse crut qu’il allait perdre
connaissance.
– Pouvons-nous entrer ? demanda-t–il. Nous avons
besoin de vous parler.
Kincaid recula, chancelant légèrement. Il fit signe aux
hommes que tout allait bien, pourtant Jesse savait qu’il
n’en était rien. Le gouverneur était devenu blême.
D’une main tremblante, il leur indiqua une pièce qui se
révéla être un salon, meublé de fauteuils confortables et
d’une télévision à grand écran.
– Qui êtes-vous ? demanda Kincaid en se laissant
tomber sur un siège, sans cesser de le dévisager.
Jesse s’assit à côté d’Amanda sur le canapé et prit sa
main dans la sienne. Maintenant qu’il était là, il ne savait
pas très bien par où commencer. Cependant, la réaction
de Kincaid ne laissait aucun doute sur sa ressemblance
avec son père.
– Je crois être votre neveu, dit-il. Le fils de Billy.
Kincaid se laissa aller en arrière et jeta un coup d’œil
méfiant à Amanda.
– Permettez-moi de m’expliquer, reprit Jesse,
comprenant qu’il devait jouer cartes sur table. Je
m’appelle Jesse McCall. Je suis policier. En mission
d’infiltration. Je travaille comme chauffeur chez J.B.
Crowe depuis deux semaines.
Il continua, révélant à Kincaid tout ce qu’il avait
découvert, y compris à Red River.
Ce dernier secoua la tête, visiblement sous le choc.
– J’avoue que la ressemblance est stupéfiante,
mais…
Jesse tira le cœur en or de la poche de son jean et le
tendit au gouverneur.
– Oh, mon Dieu ! s’écria-t–il, les larmes aux yeux.
– Mes parents adoptifs ont trouvé ce cœur dans ma
couverture, raconta Jesse. Il faut que je sache qui était
ma mère. J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé et
comment j’ai échoué sur ce chemin de terre.
– Je ne savais pas qu’elle était enceinte. Billy ne me
l’a jamais dit. Mais je connaissais ses sentiments pour
elle. Je ne l’ai jamais rencontrée. Billy et moi… nous
étions brouillés à cause de ses fréquentations…
Il jeta un coup d’œil en direction d’Amanda.
– Billy était le meilleur ami de mon père, répondit-elle
d’un ton hautain. Sa mort a bouleversé la vie de mon
père.
Kincaid acquiesça, songeant sans doute que la mort
de son jeune frère avait bouleversé la sienne aussi.
Il regarda Jesse.
– Si j’avais su que vous existiez, j’aurais pris soin de
vous.
Jesse le crut.
– Comment s’appelait ma mère ?
– Roxie. Roxie Pickett.
– Est-elle toujours vivante ?
Kincaid secoua la tête.
– Elle est morte deux jours après mon frère. Elle s’est
suicidée.
Jesse eut l’impression que le sol se dérobait sous lui.
Pendant un moment, il fut incapable d’articuler un son.
– Et ses parents ?
– Je crois qu’ils vivent toujours dans le même quartier,
dit Kincaid, celui où nous avons été élevés. Il me semble
que le père s’appelait Frank. Frank Pickett. C’était il y a
si longtemps. Je ne me souviens pas du nom de sa
femme.
Il fixa Jesse, l’air encore abasourdi.
– Vous ressemblez tellement à Billy !
Il paraissait frêle, presque malade.
Jesse regarda Amanda et vit que la colère avait
déserté son expression. A présent, elle semblait
effrayée, inquiète pour son bébé.
– Il faut que je vous interroge au sujet d’un autre bébé,
reprit Jesse. Susannah Crowe, la fille d’Amanda. Elle a
six mois.
Le regard de Kincaid se posa sur elle.
– Votre fille a disparu ?
– J’imagine que vous n’êtes pas surpris ?
Kincaid reporta son attention sur Jesse.
– Voilà qui explique un certain nombre de choses.
Jesse acquiesça.
– Comme son père, Amanda est persuadée que vous
êtes l’instigateur du kidnapping parce que le ravisseur
exige des documents compromettants pour J.B. Crowe.
Kincaid ferma les yeux. Quand il les rouvrit, ils étaient
pleins de larmes.
– Je comprends votre frustration, mademoiselle
Crowe. Ma fille aussi a disparu. Elle est enceinte. Mais
ce n’est pas moi qui ai fait enlever votre enfant.
J’aimerais pouvoir vous convaincre de cela. Et en
convaincre votre père, s’il n’est pas trop tard pour ma
fille. Je prie aussi pour qu’il ne soit pas trop tard pour la
vôtre.
Amanda le fixa, hébétée.
Jesse n’aurait su dire si elle croyait le gouverneur ou
non. Au fond, peu importait.
– J’ai l’intention de découvrir qui a kidnappé
Susannah Crowe, avertit Jesse. Si vous êtes mêlé à
cette affaire, vous le paierez cher, je vous en donne ma
parole.
Kincaid hocha la tête d’un air solennel.
Jesse se leva, imité par Amanda.
Kincaid se mit debout à son tour. Il semblait gêné,
comme s’il ne savait que dire mais qu’il ne voulait pas
que Jesse s’en aille. Il lui tendit la main. Jesse la serra.
La vigueur de la poignée de main de son oncle le
rassura.
Son oncle.
Il serait difficile de s’habituer à cette idée.
– Vous reverrai-je ? demanda Kincaid.
– Oui, répondit Jesse, avant d’emboîter le pas à
Amanda. Quand tout sera terminé, nous reviendrons tous
les deux.
***
Frank et Molly Pickett vivaient dans un quartier qui
avait connu des jours meilleurs.
Des graffitis s’étalaient sur les immeubles délabrés,
des détritus jonchaient les caniveaux, et on voyait ici et là
des voitures rouillées surélevées sur des parpaings,
dépourvues de roues.
Amanda essaya de s’imaginer son père grandissant
dans cet endroit. Elle frissonna en pensant aux enfants
q ui étaient encore élevés dans un environnement si
déprimant, et songea aux projets qu’avait Kincaid de
raser ces logements vétustes pour en construire de
nouveaux. Elle ne l’avait jamais cru sincère.
A présent, elle s’interrogeait.
– La camionnette ne sera sûrement plus là quand nous
reviendrons, commenta-t–elle alors que Jesse se garait
devant l’adresse qu’il avait trouvée dans l’annuaire.
– Tu as de l’argent ? demanda-t–il. Un billet de vingt
dollars et un billet de cinquante ?
Elle l’interrogea du regard mais sortit l’argent de son
sac et le lui tendit, puis descendit du véhicule à sa suite.
Jesse s’approcha de deux jeunes gens assis sur un
perron à l’ombre.
– Vous voyez ce billet de vingt ? demanda-t–il. J’en ai
un autre de cinquante dollars pour vous à condition que
cette camionnette n’ait pas été touchée quand je
reviendrai.
Un des jeunes sourit et prit le billet.
– Ne soyez pas trop long.
Amanda savait que Jesse n’avait pas l’intention de
s’attarder plus que nécessaire. Elle sentit sa tension
lorsqu’il posa la main au creux de son dos pour la
pousser vers les marches. Elle était mal à l’aise, et pas
seulement à cause du quartier.
Jesse sonna à l’Interphone de l’appartement des
Pickett. Le soleil cognait, et une odeur putride d’eau
stagnante montait du caniveau.
Une femme répondit. La voix paraissait âgée.
– Oui ?
– Madame Pickett ? demanda Jesse.
– Oui ? répéta la femme avec hésitation.
Il regarda Amanda, ne sachant que dire.
– Nous sommes des amis de la famille et nous
voulions vous dire bonjour, dit-elle dans l’Interphone.
Il y eut un silence. Puis le haut-parleur grésilla.
– Eh bien, montez donc.
Jesse décocha à Amanda un regard reconnaissant, et
elle lui sourit, éprouvant l’envie soudaine de caresser
son visage et de le prendre dans ses bras. Jamais elle
n’avait éprouvé de tels sentiments pour un homme. Avec
lui, elle se sentait en sécurité. Protégée. Aimée.
Et pourtant, une partie d’elle restait sur ses gardes,
effrayée. Elle avait peur de l’avenir. Certaines choses
étaient trop belles pour être vraies.
Jesse McCall en faisait partie.
Au premier étage, Jesse frappa à la porte. Le son de
la radio leur parvint. Il frappa de nouveau.
La porte s’ouvrit. Une femme apparut sur le seuil,
s’essuyant les mains sur son tablier. Elle était menue et
avait les cheveux blancs.
– Pardon, je n’avais pas entendu, dit-elle, en souriant
gaiement. Entrez. J’étais justement en train de faire une
tourte.
Elle pivota sur ses talons et les précéda à l’intérieur.
Amanda lança à Jesse un coup d’œil étonné. Elle ne
s’était pas attendue à un accueil aussi amical.
– Quelle chaleur ! commenta Mme Pickett alors qu’ils
la suivaient dans la cuisine.
Elle ramassa le rouleau à pâtisserie qu’elle avait posé
pour aller ouvrir et se mit à étaler la pâte sur la planche
déjà farinée. La pièce embaumait les pommes.
– Et dire que nous ne sommes qu’au printemps !
L’appartement était agréable, confortablement
aménagé. On avait l’impression que les gens qui y
vivaient n’avaient aucune intention d’en partir un jour.
Amanda n’avait jamais vécu dans une maison comme
celle-ci. Une bouffée d’émotion l’envahit. Son regard se
posa sur une photo encadrée sur le buffet, et elle jeta un
coup d’œil à Jesse.

***
Il avait remarqué le cadre dès l’instant où il était entré
dans la pièce. C’était la photo d’une jeune fille. Il se
demanda si c’était Roxie Pickett ou une autre petite fille,
peut-être sa sœur.
– Nous sommes désolés de vous déranger,
commença-t–il.
– Oh, vous ne me dérangez pas du tout.
La femme leva les yeux et rencontra son regard.
– Vous dites que vous êtes un ami de la famille ?
Il se rendit compte qu’elle avait espéré qu’elle le
reconnaîtrait. Apparemment, ce n’était pas le cas.
– Peut-être même un parent éloigné. C’est pour ça
que nous sommes venus. Pour le découvrir.
Mme Pickett sembla se contenter de cette
explication.
– Tout le monde m’appelle Molly, dit-elle. Ça fait
toujours plaisir d’avoir un peu de compagnie. Je ne vois
jamais personne, pour ainsi dire. Je suis désolée que la
tourte ne soit pas finie, sinon, je vous en aurais offert une
part.
– Ce n’est pas grave, parvint à dire Jesse. Merci
quand même.
Un moment, il l’observa qui travaillait la pâte, l’étalait
d’une main experte jusqu’à ce qu’elle soit fine et lisse.
Tant de questions se bousculaient dans son esprit qu’il
ne savait par où commencer.
– Il faut que je vous interroge sur votre côté de la
famille, dit-il enfin.
Elle sourit.
– Je vous dirai ce que je sais.
Il prit une profonde inspiration.
– Vous êtes mariée à Frank Pickett, n’est-ce pas ?
Elle hocha la tête.
– Depuis plus de quarante ans, répondit-elle avec
fierté.
– Et… vous avez des enfants ?
Il regretta aussitôt sa question. Le visage de Molly
s’était assombri. Elle se ressaisit rapidement.
– Nous avons eu une fille, mais elle est morte.
– Et elle s’appelait Roxie ?
Molly leva la tête, visiblement surprise.
– C’est exact. Roxanna Lynn, mais tout le monde
l’appelait Roxie.
Le cœur de Jesse tambourinait dans sa poitrine.
– J’imagine que vous avez des photos d’elle ?
Molly le dévisagea, s’essuyant de nouveau les mains
sur son tablier à fleurs.
– Vous voulez la voir ?
– Oui, j’aimerais beaucoup.
Elle sembla hésiter, mais seulement un instant.
– J’ai une photo d’elle sur le buffet, mais il y en a de
plus récentes ici, dit-elle en leur faisant signe de la suivre
dans une chambre. Celle-ci a été prise peu de temps
avant… quand elle avait seize ans.
Jesse souleva le cadre terni et sentit son pouls
s’accélérer. Sa mère. La beauté de la jeune fille lui
coupa le souffle. Elle avait de magnifiques yeux
sombres, de longs cheveux bruns. Un visage angélique.
Des larmes lui montèrent aux yeux.
Troublée par sa réaction, Molly reprit la photo.
– Allez-vous me dire ce qui se passe ? demanda-t–
elle d’une voix incertaine, effrayée.
Jesse avait la gorge nouée. Incapable de parler, il
fixait les autres clichés exposés au mur. Beaucoup
représentaient Roxie. Sur l’un d’eux, elle devait avoir
environ onze ans. Elle se tenait debout, un poisson à la
main, posant pour l’appareil avec un grand sourire.
Amanda vint à la rescousse.
– Madame Pickett…
– Molly.
– Molly, votre fille a eu un bébé juste avant de mourir,
dit-elle doucement.
Le regard de Molly se tourna brusquement vers
Amanda, mais elle garda le silence.
– Nous voudrions que vous nous parliez de ce bébé,
reprit Amanda.
– Il n’y a rien à dire. Le bébé est mort.
Jesse regardait toujours les photos. Toutes étaient
des scènes de pêche, comprit-il soudain. Roxie à des
âges divers. Seule et avec un homme, un homme qui lui
ressemblait. Le père de Roxie.
Frank Pickett.
Jesse fit un pas en avant pour mieux le voir, tout en se
demandant pourquoi il était venu. Il savait à présent qui
étaient ses parents biologiques. Et même qui était son
grand-père, songea-t–il en examinant le cliché.
Amanda s’efforçait de parler du bébé à Molly.
N’écoutant qu’à demi, il détacha son regard de l’homme
pour le porter sur le chalet derrière lui et la pancarte à
demi effacée au-dessus de la porte. Il tenta de déchiffrer
les mots, puis un autre détail attira son attention. Sur sa
droite se trouvait une photo de Roxie adolescente.
Elle portait une chaîne en or autour du cou. Le drôle de
petit cœur y était accroché.
– Nous savons que ce bébé n’est pas mort, entendit-il
Amanda déclarer.
Il se retourna vers la vieille femme qui se tordait les
mains dans son tablier.
Molly se laissa tomber sur une chaise.
– Vous vous trompez. Le bébé était mort-né, murmura-
t–elle en se mettant à pleurer. Frank était là. Il a dit que
c’était la volonté du Seigneur, un bébé conçu dans le
péché, par un homme pareil !
– Un homme pareil ? Vous connaissiez donc le père ?
L’homme qu’elle fréquentait ?
Molly secoua la tête, l’air perdu.
– Roxie n’avait que seize ans. Elle n’avait pas le droit
de sortir avec des garçons. Elle le retrouvait en secret.
Frank a vu le cœur qu’elle portait autour du cou…
Elle se remit à pleurer.
– Il a découvert qui avait fait fabriquer ce bijou. C’est
comme ça qu’il a su qui était le père, le père de cet
enfant né avant l’heure.
– Le bébé était prématuré ? s’écria Amanda, surprise.
Il est né ici, à la maison ?
Molly fit non de la tête.
– Chez l’amie de Roxie, à côté.
Elle se leva.
– Il faut que je finisse le dîner. Mon mari va bientôt
rentrer de la pêche. Tout cela n’a plus d’importance.
– Je suis ce bébé, articula Jesse, trouvant enfin les
mots.
Molly pivota pour lui faire face, les yeux écarquillés.
Elle se laissa lentement retomber sur la chaise.
– Ce n’est pas possible.
– J’ai bien peur que si.
Ne pouvait-elle voir sa fille en lui ? N’avait-il pas les
mêmes yeux ? Il fouilla dans sa poche et en sortit la
chaîne qu’il lui tendit.
Molly lâcha un cri et porta la main à sa bouche.
– La nuit où il est né, quelqu’un l’a enveloppé dans une
couverture et l’a mis dans une boîte en carton, expliqua
Amanda en s’agenouillant devant elle. Roxie a juste eu le
temps d’écrire un mot et de le mettre avec le cœur dans
la couverture du bébé. Ensuite, quelqu’un a emmené
l’enfant et l’a laissé au bord d’un chemin de terre au nord
d’ici, à Red River. Heureusement, quelqu’un l’a trouvé
avant qu’il ne meure.
Molly semblait avoir du mal à respirer.
– Je vous en prie, partez, gémit-elle. Je ne veux pas
que vous fassiez de la peine à mon mari avec toutes ces
histoires.
– Viens.
Jesse prit le bras d’Amanda et l’aida à se relever.
– Elle ne veut pas nous écouter. Et peu importe qui
m’a abandonné là-bas. J’ai appris ce que je voulais
savoir.
– Mais Jesse…
– Je t’en prie, dit-il en rencontrant son regard. Allons-
nous-en.
Elle acquiesça, les larmes aux yeux. Une bouffée de
gratitude envahit Jesse. Pour une femme qui se moquait
de la justice, elle n’avait pas ménagé ses efforts pour
essayer d’apprendre la vérité pour lui.
Il avait envie de la prendre dans ses bras, de la serrer
contre lui et de la remercier. Et de lui faire l’amour de
nouveau.
Encore et encore.
Il se demanda s’il cesserait jamais de penser à elle.
S’il pouvait même supporter l’idée d’essayer.
Comme ils sortaient de l’appartement, Jesse se sentit
étourdi. Il avait appris ce qu’il voulait savoir.
Ou presque.
Il ignorait toujours qui l’avait abandonné au bord de la
route, mais quelle importance cela avait-il, au fond ?
Peut-être celui qui l’avait fait avait-il réellement cru qu’il
était mort-né. Ou peut-être pas.
Il passa un bras autour des épaules d’Amanda alors
qu’ils descendaient les marches pour regagner la rue
sordide.
Ils avaient retrouvé un bébé. A présent ils devaient
retrouver le sien. Jesse se promit de donner à Amanda
la justice qu’elle méritait. Il lui rendrait sa fille et arrêterait
le ravisseur.
Quelle que soit son identité.
La camionnette était toujours là. Le jeune homme était
assis sur les marches et la surveillait. Sans dire un mot, il
tendit la main. Jesse déposa le billet de cinquante
dollars dans sa paume en passant.
Le pressentiment vint de nulle part. Un picotement à la
base de la nuque. Il venait de mettre le pied sur le trottoir
quand il entendit le hurlement des pneus et un bruit de
moteur familier.
– Baisse-toi ! hurla-t–il en tirant Amanda derrière la
camionnette.
Le son des détonations résonna entre les immeubles
alors que la voiture passait en trombe à côté d’eux.
Jesse parvint à tirer deux fois. Une des balles fit voler
en éclats la vitre arrière de la voiture sombre. L’autre
émit un bruit creux en perçant le couvercle du coffre.
Derrière lui, il entendit les jeunes sur les marches
prendre leurs jambes à leur cou.
14
Amanda se releva lentement.
– C’étaient les hommes de Mickie, n’est-ce pas ?
– Oui, acquiesça Jesse en ouvrant la portière.
Le côté de la camionnette était criblé de balles.
– Monte et reste baissée.
Elle obéit, et Jesse la suivit.
Il démarra et fit demi-tour pour repartir par où ils
étaient venus.
– Ils doivent avoir un moyen de nous suivre. Sinon, ils
n’auraient pas pu nous retrouver aussi facilement. Le
shérif Wilson a peut-être donné le numéro de la
camionnette par radio, et les flics qui ont essayé de nous
arrêter l’autre soir ont dû nous repérer, même si j’ignore
comment.
Au bout de quelques kilomètres, il ralentit et se gara
sur le bas-côté.
– Tu as un appareil pour détecter les émetteurs, n’est-
ce pas ?
Elle hocha la tête, ouvrit la boîte à gants et sortit son
équipement. Il ne lui fallut que quelques minutes pour
trouver le gadget.
– Quelqu’un l’a sans doute mis là pendant que nous
étions au Corral Bar, en train de parler à Huey. J’aurais
dû vérifier avant de partir.
Elle l’arracha au châssis, le piétina
consciencieusement et remonta dans la camionnette,
soudain songeuse.
– Et si Mickie Ferraro avait une bonne raison de
vouloir m’empêcher de faire l’échange ? demanda-t–elle
alors que Jesse reprenait le volant.
Il jeta un coup d’œil vers elle.
– Le carnet, dit-il lentement. Tu penses qu’il contient
des informations compromettantes pour lui autant que
pour ton père ?
Le cœur d’Amanda se mit à battre plus vite.
– Forcément. Mais comment Mickie est-il au courant
de l’existence du carnet et de l’échange prévu ?
– Les policiers de l’autre soir travaillent peut-être pour
Gage, avança Jesse. Mais il est possible qu’ils soient
aussi à la solde de Mickie. L’un d’eux a pu cracher le
morceau à propos d’un carnet qu’ils étaient censés
récupérer.
Ce qui expliquerait que les hommes de Mickie l’aient
retrouvée et qu’ils aient tenté de la renverser, songea
Amanda.
– Tu ne penses pas que Gage…
– … tenterait de se débarrasser de J.B. et de son
père pour prendre le contrôle de leur territoire ? acheva
Jesse d’un ton sarcastique.
Elle se laissa aller contre le dossier de son siège,
essayant d’examiner la situation sous tous ses angles,
tandis que Jesse se dirigeait vers l’ancien pont de
Ballantine, où devait avoir lieu le rendez-vous avec le
ravisseur.
– Tout cela n’a de sens que si Kincaid est l’instigateur
du kidnapping, lui fit-elle remarquer. Avec le carnet,
Kincaid pourrait faire arrêter mon père et Mickie, ce qui
laisserait la voie libre à Gage.
– A moins que Gage lui-même ait tout manigancé,
suggéra Jesse.
Elle se tourna vers lui, le cœur cognant dans sa
poitrine. Elle savait mieux que personne de quoi Gage
était capable.
Mais sûrement pas d’avoir enlevé sa propre fille.
– Il veut peut-être le carnet en guise d’assurance, reprit
Jesse. Avec ce document, il peut contrôler son père et le
tien.
C’était une possibilité qu’elle n’osait même pas
imaginer. Elle aurait préféré croire que Kincaid était
derrière toute l’affaire. Cependant, elle devait s’avouer
qu’elle avait été ébranlée plus tôt, lorsqu’ils lui avaient
parlé. Il ne semblait pas être le genre d’homme qui aurait
fait enlever un enfant.
Cela étant, elle était bien placée pour savoir que les
apparences étaient parfois trompeuses.
Elle s’efforça de ne pas songer à Susannah. Ni au
bébé abandonné dans une boîte en carton au bord de la
route.
Elle s’était persuadée que le ravisseur de sa fille
prendrait soin d’elle. Que tout ravisseur ayant enlevé la
petite-fille de J.B. Crowe aurait assez de bon sens pour
ne pas lui faire de mal.
Pourtant, elle ne pouvait imaginer quiconque assez
arrogant pour encourir les foudres d’un gangster tel que
son père. C’était une autre raison pour laquelle elle avait
cru que Kincaid était responsable.
En tant que gouverneur, peut-être se considérait-il
invulnérable.
Mais Gage avait été furieux d’être exilé à Chicago. Et
furieux contre elle aussi.
A regret, elle dut voir la réalité en face. Il était fort
possible que Gage ait organisé l’enlèvement de son
propre bébé.
– Tu as peut-être raison, avoua-t–elle enfin. C’est
peut-être à Gage que nous aurons affaire.
– C’est mieux que Mickie et ses copains. Nous
sommes presque arrivés au pont.
– J’ai peur, Jesse.
Il lui sourit et tendit la main pour lui caresser la joue.
– Ne t’inquiète pas. J’ai un plan.

***
Jesse était plus que jamais persuadé que Gage était
l’instigateur du kidnapping. C’était la seule hypothèse qui
ait un sens.
Il roula vers l’ancien pont. En dépit de son calme
apparent, il était préoccupé. Amanda lui avait répété les
instructions données par Gage plus tôt. Il n’avait d’autre
choix que de les suivre.
La vie de la fille d’Amanda était en jeu. Il ferait tout
pour la protéger, mais sans renfort policier.
Il était seul.
Il aurait eu peur de mêler la police à l’affaire, même si
Amanda le lui avait permis. Il ne savait plus à qui se fier.
Et il voulait désespérément arrêter le ravisseur. Faire
mettre ce misérable sous les verrous. Peu importait
qu’Amanda ait déclaré ne pas se soucier qu’il soit puni
par la justice.
Changerait-elle d’avis si cet homme était Gage
Ferraro ?
Il la regarda, regrettant de ne pas avoir de paroles plus
rassurantes à lui dire. Son cœur saignait pour elle.
La rivière Trinity coulait vite, nourrie par les pluies de
printemps. Le courant était violent. Des vagues sombres
charriaient des branches d’arbres et autres débris.
Situé à une trentaine de kilomètres de Dallas, le pont
suspendu de Ballantine était une structure en acier, au
tablier couvert de planches à demi pourries. Il était fermé
au public depuis des années. Une barrière en métal en
interdisait l’accès aux véhicules à chaque bout. Seuls
quelques pêcheurs l’utilisaient encore.
Jesse s’arrêta à un bon kilomètre du pont, et gara la
camionnette sous un épais bouquet d’arbres. Il
apercevait les eaux brunes et bouillonnantes de la rivière
à travers les branches. Il prit une des armes, vérifia le
chargeur sur l’autre et la tendit à Amanda.
Elle baissa les yeux sur le revolver.
– Je n’aurai pas besoin de ça.
– Mieux vaut parer à toute éventualité, conseilla-t–il.
Mets-le dans la ceinture de ton jean, à l’arrière. Il sera
caché par ta veste.
– Je me moque du ravisseur, Jesse, je te l’ai déjà dit.
Je veux ma fille, c’est tout.
– C’est ce que je veux aussi, mon chou, dit-il
gentiment. Mais parfois les choses tournent mal.
– Pas cette fois.
Il lui tendit le carnet.
Elle le prit, les mains tremblantes.
– S’il fallait que je choisisse entre arrêter le ravisseur
ou sauver Susannah, tu sais que je laisserais le
coupable s’enfuir, n’est-ce pas ? demanda-t–il.
Elle plongea son regard dans le sien et hocha la tête,
puis se rapprocha pour l’embrasser. Il l’attira vers lui, la
serrant avec force en lui rendant son baiser. Une bouffée
de désir le submergea alors qu’il savourait le goût de
ses lèvres, la sensation de son corps contre le sien.
Il la lâcha à regret.
– Nous allons récupérer ton bébé, promit-il en lui
caressant la joue.
Elle acquiesça, les larmes aux yeux.
– Je sais.
Il avait envie de lui dire ce qu’il ressentait, pourtant il
était incapable de l’exprimer de manière cohérente.
– Jesse…
Elle s’interrompit.
– Sois prudent.
– Toi aussi. Je serai là quand tu auras besoin de moi.
Alors même qu’il prononçait ces paroles, il sut qu’elles
ne seraient pas toujours vraies.
Il était policier. Elle était la fille d’un gangster. Dès
qu’Amanda aurait retrouvé son bébé, elle partirait à
l’étranger. Jesse, lui, n’avait aucune intention de passer
toute sa vie en fuite.
Après ce soir, tout serait fini entre eux.
Le seul fait d’y penser le faisait souffrir, mais il n’avait
que lui-même à blâmer. Il avait fait la pire chose
possible : faire l’amour avec Amanda. Et maintenant, le
souvenir de leurs étreintes le hanterait à jamais. Il ne
pouvait imaginer cesser de la désirer un jour, oublier son
parfum ou la douceur de sa peau.
Il descendit de la camionnette, fourra l’arme à sa
ceinture et attendit qu’Amanda se soit glissée au volant
avant de refermer la portière.
– Donne-moi vingt minutes.
Elle hocha la tête.
Il pivota et s’engouffra dans les bois, songeant que,
lorsqu’il la reverrait, il lui remettrait sa fille.

***
Amanda attendit, comptant les minutes, le cœur
battant. Enfin, elle allait revoir sa fille. La serrer contre
elle de nouveau.
Mettre cette affreuse épreuve derrière elles.
Cependant, elle ne se faisait pas d’illusions. Elle
savait qu’elle allait aussi laisser Jesse derrière elle. Il ne
les accompagnerait pas vers leur nouvelle vie.
La perspective de partir sans lui éveillait en elle une
douleur aiguë. Elle était choquée de constater à quel
point elle était tombée amoureuse de cet homme si peu
fait pour elle.
Un policier.
C’était presque risible ! Elle n’aurait pas pu trouver
pire. Dans le monde où elle avait grandi, même Gage
aurait été préférable.
Mais Jesse McCall était exactement le genre
d’homme dont elle avait rêvé… bien qu’elle n’ait jamais
imaginé qu’une telle passion puisse exister entre deux
êtres humains. Il aurait fait un père merveilleux pour
Susannah.
Jamais elle ne trouverait un autre homme comme lui.
L’attente fut un calvaire.
Au bout de vingt longues minutes, elle démarra et
s’engagea sur l’étroit chemin gravillonné. A sa gauche, la
rivière courait derrière les arbres. Elle la suivit,
s’approchant lentement du pont, la gorge nouée.
Mille craintes obscurcissaient ses pensées. Elle avait
peur pour Susannah. Peur pour Jesse. L’idée de perdre
l’un ou l’autre lui était insupportable. Puis elle se souvint
que Jesse n’était pas sien, et qu’elle l’avait déjà
perdu…
Le pont scintillait faiblement dans le crépuscule
finissant. Les rives étaient déjà plongées dans la
pénombre. Des branches se penchaient vers les eaux
agitées.
Elle gara la camionnette juste avant le pont,
exactement comme on lui avait ordonné de le faire. Puis
elle coupa le moteur et descendit. Elle distinguait un
véhicule stationné sur l’autre rive.
Une portière s’ouvrit. Un homme descendit.
Il tenait quelque chose dans ses bras.
Le cœur d’Amanda fit un bond dans sa poitrine. Elle
dut se faire violence pour ne pas se précipiter de l’autre
côté du pont et lui arracher sa fille. Elle écouta avec
attention, guettant un gazouillis de bébé, ou même un
pleur.
Un signe que Susannah était enfin à portée de main.
Mais elle n’entendit rien par-dessus le vacarme de
l’eau qui déferlait sous le pont. Elle se glissa sous la
barrière et commença à traverser.
A l’autre bout, l’homme l’imita.
Ils devaient se retrouver au milieu et procéder à
l’échange. La main crispée sur le carnet, elle s’avança
vers lui.
A mesure qu’elle approchait, elle put distinguer ses
traits. Elle ne l’avait jamais vu et n’en fut guère surprise.
Kincaid n’aurait pas envoyé quelqu’un qu’elle
connaissait et Gage non plus. D’ailleurs, à présent, peu
lui importait qui avait enlevé Susannah, à condition
qu’elle retrouve sa fille saine et sauve.
Pourtant, alors qu’elle progressait sur le pont, les
planches grinçant sous son poids, elle se sentit envahie
par un froid pressentiment, une peur qu’elle ne put
refouler.
Et si elle se trompait ? Si la personne qui avait
Susannah n’allait pas la lui rendre si facilement ?
Elle n’osait pas chercher Jesse du regard. Elle n’osait
pas cesser de marcher. Elle sentait le revolver coincé
contre son dos, mais elle savait qu’elle ne s’en servirait
pas. Bien qu’elle ait appris à tirer plus jeune, elle n’avait
jamais visé que des silhouettes en carton.
Elle avait presque atteint l’homme quand il
s’immobilisa.
– Où est le carnet ? cria-t–il.
Elle le brandit pour qu’il puisse le voir.
– Posez-le et reculez, ordonna-t–il. Je vais le
ramasser et laisser le bébé.
– Non, protesta-t–elle, se surprenant elle-même. Nous
faisons l’échange face à face.
Il secoua la tête.
– Pas question. Si vous voulez l’enfant, faites ce que je
vous dis.
Elle prit une inspiration.
Susannah était si proche. Elle déglutit. Quel choix
avait-elle hormis lui faire confiance ?
– Très bien.
D’une main tremblante, elle déposa le carnet sur les
planches qui traversaient la structure. A travers un
interstice, elle aperçut les flots bouillonnants au-dessous
d’elle. Elle fut prise de vertige et sentit la nausée
l’envahir tant elle avait peur.
Elle recula lentement, pas à pas. L’homme attendit
qu’elle se soit éloignée avant de s’avancer. Le cœur
d’Amanda cognait dans sa poitrine. Son pouls battait si
fort qu’elle n’entendait plus le grondement de la rivière.
Il s’approcha du carnet laissé sur les planches, l’air
méfiant. Après avoir posé le bébé sur le sol, il s’empara
du document et le feuilleta rapidement. Puis il pivota sur
ses talons et repartit d’un pas vif vers sa voiture.
Amanda ne put attendre davantage. Elle s’élança en
courant vers sa fille, aveuglée par les larmes, un cri
étranglé dans la gorge.

***
Jesse s’approcha lentement du véhicule garé de
l’autre côté de la rivière. Il apercevait un homme
recroquevillé sur le siège, comme s’il se cachait.
Faisait-il le guet ?
Le premier homme traversait le pont pour aller à la
rencontre d’Amanda, le bébé dans les bras.
Jesse patienta. Il ne voulait rien faire avant qu’Amanda
ait Susannah et qu’elles soient toutes les deux en
sécurité.
Dès que l’homme eut fait demi-tour sur le pont, Jesse
passa à l’action. Il savait qu’il n’avait que quelques
secondes pour neutraliser le complice qui attendait dans
la voiture. S’il pouvait y parvenir, la lutte serait plus égale,
et cela persuaderait peut-être les deux inconnus de
remplir leur part du contrat.
Il se sentait inquiet.
Pourquoi le premier homme n’avait-il pris aucune
précaution pour dissimuler son visage ? Etait-il si sûr
qu’Amanda ne porterait pas plainte ? Ou avait-il
l’intention de ne jamais lui en donner la possibilité ?
Il se hâta vers le côté droit du véhicule. Il avait la main
sur la poignée quand il entendit Amanda hurler.
Le cri lui glaça le sang.
L’homme dans la voiture se redressa brusquement et
ouvrit sa portière. Jesse eut tout juste le temps de
s’écarter mais le reconnut aussitôt.
Gage Ferraro.
Gage ne vit même pas Jesse derrière lui. Toute son
attention était concentrée sur le pont. Avant que Jesse
ait pu réagir, il se précipita vers le premier homme – et
vers Amanda.
Lâchant un juron, Jesse se rua à sa suite, la gorge
nouée. Il n’osait imaginer ce qui était arrivé au bébé.
Seigneur. Pourvu que Susannah soit encore en vie…
Gage ne sembla pas l’entendre courir derrière lui.
Amanda, visiblement effondrée, était à genoux au milieu
du pont. Le bébé sembla lui échapper. L’écho de son
hurlement se réverbérait toujours entre les poutres
métalliques.
Le premier homme arrivait à toutes jambes en
direction de Gage et de la voiture, carnet en main.
Jesse, horrifié, vit Amanda se redresser et tendre le bras
derrière elle.
La détonation résonna autour d’eux. L’homme au
carnet tressaillit, s’écroula et tomba en avant.
Un instant, Jesse crut qu’elle avait abattu Gage aussi,
mais elle abaissa son arme en le voyant courir vers elle.
Pensait-elle qu’il se précipitait vers elle ?
Si oui, elle s’était trompée.
Gage se rua vers son complice inerte, saisit le carnet
qu’il tenait encore à la main et fit volte-face, s’arrêtant net
à la vue de Jesse qui accourait.
L’expression de Gage le trahit tout autant que son
geste. Il porta une main à son arme. Inconsciemment,
Jesse avait déjà dégainé. Amanda était à genoux, hors
de sa ligne de mire. Comme dans une scène au ralenti, il
leva son revolver et tira.
– Non ! hurla Amanda au même moment.
Une balle rasa l’oreille gauche de Jesse avant de
ricocher sur une poutrelle.
Gage s’effondra, lâchant son arme qui glissa sur les
planches usées et tomba dans l’eau. Il essayait de se
relever quand Jesse le rejoignit.
– Ne le tue pas ! cria Amanda.
Elle s’était remise debout et se hâtait vers eux. Elle
tenait toujours son revolver à la main et ce qui, au
premier abord, ressemblait à un bébé dans l’autre.
Comme elle s’approchait, Jesse comprit son erreur.
Ce n’était pas Susannah, mais une poupée.
Jesse força sans ménagement Gage à se redresser.
Ce dernier avait reçu une balle dans le côté. Il survivrait.
La deuxième balle n’avait fait que lui égratigner le bras.
– Où est Susannah ? demanda-t–il.
Gage secoua la tête.
– J’ai des droits, protesta-t–il, reconnaissant en Jesse
le policier qui l’avait arrêté quelques années auparavant
pour usage de stupéfiant. Je ne suis pas obligé de vous
dire quoi que ce soit.
– Je ne suis pas flic, moi, lâcha Amanda derrière
Jesse, d’une voix calme et froide qui le fit se retourner.
Elle braquait l’arme sur la poitrine de Gage.
– Où est ma fille ?
– Notre fille, grogna-t–il.
La détonation fut assourdissante, trop proche au goût
de Jesse. Il tressaillit malgré lui.
– La prochaine sera pour toi, dit-elle sur le même ton.
Gage émit un juron.
– Vous ne pouvez pas la laisser faire ! cria-t–il à
Jesse. Vous êtes flic. Dites-lui que j’ai des droits.
Amanda tira une seconde fois avant que Jesse ait pu
l’atteindre. Gage hurla de douleur et porta les mains à
son genou. Le sang coulait d’un trou net et rond dans la
jambe de son pantalon.
– Où est ma fille ? répéta-t–elle.
Ses yeux semblaient vitreux. Elle était sous le choc,
devina Jesse.
– Très bien, lâcha Gage.
Jesse tendit la main vers l’arme d’Amanda puis se
ravisa alors que Gage commençait à parler.
– Je ne sais rien au sujet de Susannah, avoua-t–il. Il
fallait seulement que je me procure le carnet.
Il geignait maintenant, tenant son genou.
– C’est à cause des flics. Ils me tiennent pour trafic de
drogue. Ils veulent m’envoyer en prison. Je n’avais pas le
choix.
– Vous avez passé un marché ? demanda Jesse,
incrédule. Vous alliez livrer Crowe et votre père aux
autorités en échange… en échange de quoi ?
– D’une peine plus légère, admit Gage. Avec des
conditions de détention moins strictes.
– Tu n’as jamais eu Susannah ? murmura Amanda.
– J’ai entendu parler de l’enlèvement par mes contacts
dans l’Organisation et je ne voyais pas d’autre moyen de
te convaincre de me livrer des preuves contre ton père,
expliqua Gage entre deux sanglots. Je savais que tu le
ferais pour Susannah. Alors, j’ai prétendu que j’avais été
contacté par le ravisseur et qu’il exigeait le carnet
comme rançon.
– Après tout ce que tu m’avais déjà fait ?
Jesse avait oublié qu’elle avait encore l’arme à la
main jusqu’au moment où elle la braqua sur le torse de
Gage.
– Non, Amanda ! hurla-t–il en s’interposant.
Il avait beau haïr Gage Ferraro pour tout ce qu’il avait
fait, il n’en restait pas moins un policier. Il croyait encore
aux règles et aux lois.
Aussi difficile soit-il de s’y plier à des moments
comme celui-là.
Pourtant, alors qu’il tendait le bras pour saisir l’arme
d’Amanda, il commit une erreur fatale. L’espace d’un
millième de seconde, il cessa d’observer Gage. Celui-ci
lui décocha un brusque coup de pied, arrachant le
revolver de ses mains et expédiant du même coup celui
d’Amanda dans les flots.
Jesse s’effondra lourdement. En un éclair, Gage se
jeta sur lui, résolu à récupérer l’arme tombée tout en se
cramponnant au carnet.
Jesse attrapa le revolver alors qu’ils roulaient sur le
plancher, se rapprochant dangereusement du bord.
Aucune rambarde ne pourrait les empêcher de tomber
dans les eaux en furie. La tête et les épaules de Jesse
étaient déjà au-dessus du vide, et Gage avait saisi la
main qui tenait le revolver et la cognait contre un des
filins en acier, essayant de lui faire lâcher prise.
Jesse sentit l’arme lui échapper et sut qu’il allait
tomber à son tour. Il apercevait Amanda du coin de l’œil.
Elle avait couru un peu plus loin et ramassé quelque
chose qui ressemblait à un bout de tuyau. Elle se hâtait
vers eux, mais Jesse savait qu’elle n’arriverait pas à
temps. Le bord pourri des planches était en train de
céder sous son poids.
Saisissant un des filins en acier, il décida de tenter le
t o ut pour le tout et tendit la main vers le carnet,
l’arrachant à Gage. Le livre dérapa sur les planches et
glissa vers le vide.
Gage lâcha un cri et plongea pour le récupérer,
chutant lourdement sur le bois en mauvais état. Comme
Jesse se cramponnait aux filins et se hissait de nouveau
sur le pont, un craquement s’éleva.
Le plancher avait cédé. Gage était tombé.
Jesse se releva tant bien que mal et se rua vers
l’endroit où il avait disparu. Par miracle, Gage avait
réussi à se retenir à une des poutrelles. Il était suspendu
par un bras, tenant de sa main libre le précieux carnet.
– Lâchez le carnet, cria Jesse en s’allongeant sur le
ventre, une main tendue pour l’aider.
Déjà les doigts de Gage glissaient sur le métal rouillé.
– Lâchez-le et attrapez ma main !
Les pupilles de Gage étaient dilatées. Il baissa les
yeux sur la rivière en crue au-dessous de lui, puis
regarda Jesse. A regret, il lâcha le carnet, qui voltigea
lentement vers l’eau telle une feuille d’automne.
Puis il fit mine de lever la main vers Jesse, mais il était
trop tard. Ses doigts se détachèrent du métal. Il tomba,
son hurlement noyé dans les flots tumultueux qui
l’emportaient à son tour.
Jesse laissa échapper un juron. Il se releva et se
tourna vers Amanda. Elle se tenait debout au bord du
vide, le tuyau à la main. Le choc se lisait sur ses traits.
– Il n’a jamais eu Susannah, dit-elle dans un souffle. Il
n’a jamais su où elle était.
Jesse l’attira dans ses bras et la serra étroitement
contre lui.
– Nous la trouverons.
Alors même qu’il prononçait ces paroles, une pensée
terrifiante le submergea.
Pourquoi le véritable ravisseur n’avait-il pas demandé
de rançon ?
15
Jesse n’aurait su dire combien de temps il resta sur le
pont, à tenir Amanda contre lui. Pendant un long
moment, elle demeura aussi immobile qu’une statue.
Puis elle se mit à trembler, et des sanglots la
secouèrent, venant du plus profond d’elle-même. Il
l’entoura de ses bras et attendit que le pire soit passé,
ne sachant que faire.
Quand elle cessa de pleurer, elle essuya rapidement
ses larmes et se dégagea. Il vit la force et la
détermination lui revenir.
– Amanda, commença-t–il, quelque chose ne colle
pas dans cette histoire.
Il hésita, espérant qu’elle était prête à entendre la
suite.
– Pourquoi n’y a-t–il pas eu de demande de rançon ?
Elle le dévisagea d’un air perdu, puis secoua la tête.
– Je pensais qu’il y en avait eu une. Mais si Gage
disait la vérité…
Jesse acquiesça.
– … il n’y en a jamais eu.
Cela signifiait-il que la personne qui avait enlevé
Susannah ne voulait rien avoir à faire avec les Crowe ?
Il éprouva un brusque picotement à la nuque. Un
frisson le parcourut des pieds à la tête, comme s’il avait
marché sur une tombe.
– Amanda, tu te souviens de ce que Molly a dit à
propos du bébé de Roxie ? Que sa mort était la volonté
du Seigneur, que c’était un bébé conçu dans le péché…
Elle hocha la tête.
– Où veux-tu en venir, Jesse ?
– Molly a dit que Frank avait découvert qui était le père
du bébé en retrouvant le bijoutier qui avait fabriqué les
cœurs. Mais c’est J.B. qui les a fait faire. C’est ce que tu
m’as dit, non ?
– Tu crois que Frank a pensé que J.B. était le père du
bébé de Roxie ?
– Oui. Amanda, l’homme qui a pris le bébé aurait-il pu
être Frank Pickett ?
Elle le dévisagea, sidérée.
– Je sais que ça paraît insensé, dit-il, la guidant vers la
camionnette. Mais s’il n’y a pas eu de demande de
rançon, pourquoi le ravisseur a-t–il enlevé ta fille ? Il
pourrait s’agir d’une vengeance. Je me trompe peut-être,
mais je crois que nous devrions retourner voir Molly.
Peut-être que nous aurons de la chance et que Frank
sera rentré maintenant.
***
La nuit était tombée quand ils arrivèrent à l’adresse de
Molly Pickett. Cette fois, une dizaine d’hommes
traînaient sur les marches, mais Jesse ne leur offrit pas
d’argent. Il se fraya un chemin entre eux pour gagner le
perron, tirant Amanda derrière lui.
Il pressa l’Interphone, mais personne ne répondit. Il
tenta d’ouvrir la porte. Elle n’était pas fermée à clé, ce
qui ne fit que renforcer son malaise.
– Molly ? demanda-t–il en entrant.
Une seule lampe était allumée dans le salon, près du
téléphone. Le reste du logement était plongé dans la
pénombre.
Il pressa l’interrupteur du plafonnier.
– Molly ?
Seul le silence lui répondit. Avançant à pas lents, il
fouilla le petit appartement. Il était vide. Pire, Molly
semblait être partie en hâte. La pâte de la tourte qu’elle
préparait lors de leur visite était restée autour du rouleau
à pâtisserie. Les pommes, découpées avec soin dans le
saladier, avaient viré au marron.
Il jeta un coup d’œil vers Amanda. Elle lui désigna la
lampe. Dans le cercle de lumière, l’annuaire était posé à
côté du téléphone.
Amanda s’avança vers le bureau, et Jesse la suivit.
Les pages jaunes étaient ouvertes à la page du W. Un
nom sauta aux yeux de Jesse.
Woodland Lake.
– Une minute, dit-il, se souvenant de la photo de Roxie
et de son père devant un chalet au bord de l’eau.
Il s’avança vers le mur. Derrière lui, il entendit Amanda
décrocher, puis le son d’un numéro composé
automatiquement.
– J’essaie la touche de rappel, expliqua-t–elle. Peut-
être que Molly lui a téléphoné après notre départ.
Il trouva ce qu’il cherchait. La pancarte au-dessus de
la porte du chalet avec l’inscription gravée dans le bois :
Woodland Lake. Dans le silence, il entendit une voix
lointaine grésiller dans le haut-parleur.
– Ici, la résidence de vacances de Woodland Lake,
bonsoir.
– Tu te souviens de l’article de journal ? demanda
Jesse d’une voix sourde alors qu’Amanda raccrochait.
Le bébé a été abandonné sur Woodland Lake Road.
Red River est entre ici et le lac.
– Oh, mon Dieu, Jesse !
Il hocha la tête, se sentant glacé à présent.
– Frank Pickett. Molly a dit qu’il était là quand je suis
né. C’est sans doute lui qui m’a abandonné au bord de
la route.
– Pas étonnant que Molly ait été bouleversée, s’écria
Amanda. Elle devait vraiment croire que tu étais mort.
– Jusqu’au moment où je lui ai montré le pendentif.
– Oh, Seigneur ! Jesse, elle a dû monter le voir au lac
après notre départ. Elle le soupçonne d’avoir enlevé
Susannah.
– Moi aussi.
Ils sortirent en hâte de l’immeuble et descendirent les
marches pour regagner la camionnette. Par chance, les
quatre roues étaient encore là quand ils sautèrent
dedans.
Jesse démarra et enclencha une vitesse, priant pour
qu’ils atteignent Woodland Lake à temps.
Priant pour qu’ils ne se soient pas trompés.

***
La résidence hôtelière de Woodland Lake était située
tout au bord du lac. Elle se composait d’un grand chalet
de bois et d’un restaurant devant lesquels se trouvait une
série de pontons. Des chalets individuels étaient
dispersés dans les bois environnants.
Amanda resta dans le véhicule pendant que Jesse
courait à la réception demander le chemin du logement
occupé par Frank. Elle ne pouvait que supposer que ce
dernier n’avait pas de téléphone sur place ou qu’il n’avait
pas répondu lorsque sa femme l’avait appelé.
Elle était parfaitement immobile et s’efforçait de rester
calme. Elle avait nourri de tels espoirs plus tôt sur le pont
qu’elle avait peine à espérer quoi que ce soit à présent.
Elle était encore secouée par le souvenir de la poupée
en plastique enveloppée dans la couverture de bébé.
Comment Gage avait-il pu se montrer cruel à ce
point ?
Elle le chassa de ses pensées et songea à Frank
Pickett.
Elle comprenait la cupidité. Elle avait grandi entourée
de gens qui ne pensaient qu’à l’argent.
Mais Frank n’avait pas demandé de rançon.
Elle comprenait la vengeance aussi. Si Frank Pickett
croyait que J.B. Crowe était le père du bébé de sa fille,
peut-être rendait-il ce dernier responsable du suicide de
Roxie ? Œil pour œil, dent pour dent. Un enfant contre un
enfant. Après tout, il avait abandonné Jesse à la mort au
bord d’un chemin.
Mais pourquoi ne pas l’avoir enlevée, elle, la fille de
J.B., s’il voulait faire souffrir J.B. ?
Un frisson la parcourut soudain, alors que les paroles
de Consuela lui revenaient à la mémoire. C’était
l’histoire qui se répétait, avait dit celle-ci. Quelqu’un avait
tenté de la kidnapper quand elle était enfant, mais n’y
était pas parvenu.
Cet homme avait-il pu être Frank Pickett ?
Si c’était le cas, pourquoi avait-il attendu si
longtemps ? Quelque chose lui était-il arrivé
récemment ?
Elle songea aux récents articles parus dans la presse
concernant son père. Quand avait-il été choisi pour
recevoir un prix le récompensant de sa contribution à
une œuvre humanitaire ? N’était-ce pas la veille de
l’enlèvement de Susannah ?
Jesse avait-il vu juste ? Frank Pickett avait-il kidnappé
son bébé ?
Cette possibilité la terrassa.
Si tel était le cas, qu’avait-il fait de sa fille ? Une petite-
fille de gangster ?
Jesse remonta dans la camionnette, l’arrachant à ses
sombres pensées. Il s’engagea sur un petit chemin de
terre bordé d’arbres feuillus, le faisceau des phares
découpant un rond dans l’obscurité.
– C’est à quelques centaines de mètres, expliqua-t–il.
Je veux que tu restes dans la voiture. Si Susannah est là,
je vais la prendre et te la ramener. Amanda, tu
m’écoutes ?
Il jeta un coup d’œil vers elle et dut reconnaître
l’expression de son visage. Il lâcha un juron.
– N’essaie pas de m’arrêter, Jesse, dit-elle
doucement.
Il jura de nouveau.
– En ce cas, reste derrière moi et fais ce que je te
dis.
Elle acquiesça.
Il devait savoir à présent qu’elle aurait remué ciel et
terre pour tenir de nouveau son bébé dans ses bras.

***
Jesse arrêta la camionnette au beau milieu de la
piste, bloquant le passage au cas où quelqu’un aurait
tenté de s’enfuir. A travers les arbres, il apercevait une
lumière au loin. Il ouvrit la portière sans bruit et se glissa
au-dehors, la refermant silencieusement derrière lui.
Amanda fit de même.
Ils s’avancèrent dans la pénombre, guidés par la lueur
venant du chalet. Comme ils s’approchaient, Jesse
entendit un bruit de voix. Il avait pour seule arme le bout
du tuyau qu’il avait pris à Amanda sur le pont. L’objet
était dissimulé dans la manche de sa veste.
Il fit encore quelques pas, Amanda sur ses talons. Il
reconnut la voix de Molly, fluette et gémissante, et une
autre, teintée de colère.
– Passe par-derrière, mais n’entre pas avant que je te
le dise, ordonna-t–il.
Amanda acquiesça, mais il comprit à son regard
qu’elle suivrait son propre instinct.
Réprimant un soupir, il la regarda se faufiler le long du
chalet et disparaître au coin.
Il se leva avec précaution et risqua un coup d’œil par
la fenêtre. Les stores étaient baissés, mais pas
complètement fermés. Il vit aussitôt Frank, qui faisait les
cent pas dans la pièce. Et derrière lui…
Le cœur de Jesse fit un bond dans sa poitrine.
Un bébé.
Susannah était allongée sur le canapé, calée entre
deux coussins. Elle agitait les bras et les jambes,
apparemment en bonne santé.
Molly était assise dans un fauteuil en face du canapé
et se tordait les mains, parlant doucement à Frank.
Restant courbé, Jesse se dirigea vers la porte
d’entrée, tendit la main et tenta prudemment de tourner
la poignée. Elle céda aussitôt. La porte n’était pas
fermée à clé. Jesse en fut soulagé.
Avec un peu de chance, il pourrait prendre Frank par
surprise.
Encore fallait-il espérer que ce dernier ne soit pas
armé…
Il se redressa et entrebâilla la porte. Il les entendait
clairement, à présent.
– Frank, je t’en prie, écoute-moi, plaidait Molly.
– Tout va bien, Molly, assura Frank en s’approchant de
Susannah. Un jour, la petite Roxie et moi irons à la
pêche ensemble.
Il se baissa pour effleurer la main du bébé.
– Ma petite Roxie.
Sur le point d’entrer, Jesse se figea en voyant le
revolver que Frank tenait dans sa main libre.
– Ce n’est pas Roxie, sanglota Molly. Ce n’est pas ta
fille.
Le visage de Frank parut se voiler. Il tourna la tête
brusquement.
– Tu as raison. C’est le rejeton de ce gangster. Je
pensais m’être débarrassé de ce bébé.
Il semblait désorienté, au bord des larmes.
– Je pensais m’être débarrassé de lui.
– Oh, Frank, gémit Molly. Je t’en prie, ramenons ce
bébé là où tu l’as trouvé. Ne fais pas cela.
– Il est trop tard, Molly. Ma Roxie s’est suicidée à
cause de ce gangster. Tu sais que c’est vrai. Il l’a mise
enceinte. Elle n’a pas pu le supporter.
– Tu te trompes, Frank !
Susannah se mit à pleurer. Elle commença par
pousser quelques petits cris, puis hurla pour de bon.
Jesse étouffa un juron. Il connaissait trop bien
Amanda. Il se cala contre la porte, priant pour faire
irruption au bon moment.

***
Amanda entendit le cri de son enfant, un appel primitif
qui se réverbéra dans tout son corps.
Elle avait déjà essayé d’ouvrir la porte de derrière.
Celle-ci était verrouillée.
Elle s’approcha d’une fenêtre et constata qu’elle ne
pouvait la soulever. Dépitée, elle se hâta vers la
suivante. Par chance, elle était entrebâillée. Amanda la
remonta juste assez pour se glisser à l’intérieur.
Elle atterrit dans une grande baignoire à pattes de lion
et resta un instant immobile, tendant l’oreille.
Les pleurs de Susannah lui déchiraient le cœur.
Des voix lui parvenaient. Celle d’un homme et celle de
Molly.
– J’ai vu le cœur, Frank, disait-elle. Il avait ce cœur
que Roxie portait tout le temps.
– C’est ce salaud de gangster qui le lui avait donné,
grogna Frank. Ce J.B. Crowe.
– Non, Frank, ce n’était pas lui. Je ne te l’ai jamais dit
parce que tu n’aimais aucun des garçons du voisinage,
mais ce n’était pas lui. C’était l’autre garçon. Billy. Billy
Kincaid. Je l’ai vue avec lui une fois.
– Ne dis pas de sottises !
– Oh, Frank ! gémit Molly d’un ton accablé. Comment
as-tu pu abandonner le bébé de Roxie dans une boîte en
carton au bord d’une route ? Comment as-tu pu me
mentir pendant toutes ces années ?
Elle secoua la tête.
– Et pourquoi faire une chose pareille maintenant,
Frank ? Après tout ce temps ?
– Ce n’est pas la première fois, Molly, avoua-t–il. Tu
crois que j’aurais attendu aussi longtemps pour me
venger de ce monstre ? J’ai failli enlever l’autre bébé, il y
a vingt-cinq ans.
Amanda n’y tint plus.
Elle ouvrit la porte de la salle de bains à la volée,
espérant détourner l’attention de Frank Pickett assez
longtemps pour que Jesse puisse le neutraliser.
L’homme se tenait debout devant son bébé. Elle ne
remarqua ni le revolver qu’il tenait à la main, ni la femme
assise en pleurs dans le coin.
Avant que Frank Pickett ait eu le temps de réagir, elle
se rua vers Susannah et la prit dans ses bras.
***
Jesse fit irruption dans la pièce quelques secondes
après Amanda, mais il était déjà trop tard. Frank avait
levé son arme, pointant le canon vers Amanda et son
bébé.
Son cœur cessa de battre.
– Non !
Tout arriva à la vitesse de l’éclair.
Molly se jeta en avant pour empêcher Frank de tirer.
Un coup de feu.
Molly fut projetée au sol, le son de sa tête heurtant le
bord de la table en rondins.
Et puis le silence.
Tout d’abord, Jesse crut qu’Amanda avait été
touchée. Il y avait du sang partout et elle était à genoux
près de Molly, Susannah dans un bras, la main sur la
joue de la vieille femme.
Jesse décocha à Frank un coup de poing, lui
arrachant le revolver. Ce dernier chancela, puis
s’effondra sur le sol à côté de son épouse. Molly gisait
dans une flaque de sang, les yeux grands ouverts, sans
vie.
Jesse se rua vers Amanda et Susannah.
Une bouffée de soulagement le submergea lorsqu’il vit
qu’elles étaient saines et sauves. Amanda l’interrogea
du regard, mais il secoua la tête.
Personne ne pouvait plus rien pour Molly.
Il aida Amanda à se relever.
Elle serrait Susannah contre elle. L’enfant avait cessé
d e pleurer et gazouillait gaiement dans les bras de sa
mère. Le visage d’Amanda exprimait un amour si entier
que Jesse en fut touché jusqu’au tréfonds de lui-même. Il
les contempla, le cœur gonflé d’émotion.
Enfin, Susannah était à l’abri.
Pour le moment, du moins.
– Molly ? balbutia Frank.
Il posa la main sur la tête de sa femme.
– Tout ira bien maintenant, Molly, tu verras. Demain, je
vous emmènerai à la pêche, Roxie et toi. Tu seras
contente, n’est-ce pas ?
16
L’aube approchait quand l’ambulance s’en alla enfin,
le gémissement de la sirène s’atténuant dans le lointain.
– Frank a fait des aveux complets, déclara le shérif
Wilson à Jesse. Vous êtes libres de partir.
Jesse jeta un coup d’œil à la camionnette où Amanda
était allongée sur la banquette, son bébé à côté d’elle.
Toutes les deux avaient sombré dans le sommeil.
Frank avait été arrêté. Molly était morte.
– Frank n’a jamais été le même homme après la mort
de Roxie, disait un des voisins. Jamais.
Jesse remonta dans la camionnette et prit la direction
du sud. Il appela son supérieur en route et lui relata tout
ce qui s’était passé, conscient du fait qu’il allait sans
doute payer cher les décisions qu’il avait prises. A un
moment donné, il avait tenu entre ses mains des preuves
solides contre J.B. Crowe.
Son supérieur n’allait certainement pas l’oublier.
Pas plus que Jesse n’allait oublier que son chef était
la seule personne à savoir qu’Amanda et lui s’étaient
rendus à Red River.
Amanda ne s’éveilla qu’aux abords de Dallas.
Susannah étant confortablement installée dans le siège-
bébé qu’elle avait apporté avec leurs bagages, elle
planta un baiser sur le front de l’enfant endormie et vint
s’asseoir à côté de lui.
Il devina combien il lui en coûtait de s’éloigner de
Susannah, ne serait-ce qu’un instant.
Comment avait-il pu penser qu’elle n’aimait pas son
enfant ? Qu’elle aurait pu l’abandonner ? Ou simuler un
enlèvement, se servir de Susannah comme Gage l’avait
fait ?
– Où sommes-nous ? demanda-t–elle en jetant un
coup d’œil aux alentours.
– Nous sommes presque arrivés à Dallas.
Elle arqua un sourcil stupéfait.
– Je ne peux pas te laisser quitter le pays, se hâta-t–il
de dire.
Il sentit son regard s’attarder sur lui.
– Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?
– Je ne peux pas.
Ils longeaient un des parcs de la cité. Jesse ralentit et
s’arrêta à l’ombre d’un arbre. Le soleil montait dans le
ciel, éclatant. La journée allait être chaude.
Il coupa le moteur et se tourna vers Amanda.
– J’ai beaucoup réfléchi.
– Oui ?
Elle attendit.
Le cœur de Jesse cognait contre ses côtes. Comment
allait-elle réagir à ce qu’il se préparait à dire ? Des mots
qu’il n’avait jamais adressés à aucune autre femme. Ils
semblaient appropriés.
Et pourtant, seul un imbécile aurait été aveugle aux
dangers de ce qu’il était sur le point de proposer.
– Amanda, commença-t–il en capturant sa main. Je ne
peux pas te laisser partir avec Susannah. Tu ne seras
pas en sécurité. Où que tu ailles, il y aura quelqu’un pour
te traquer, que ce soit ton père, Mickie Ferraro ou un
autre qui cherche à se venger de J.B. Il n’y a qu’un seul
endroit où Susannah et toi soyez à l’abri. Avec moi.

***
Amanda retint son souffle, les yeux soudés aux siens. Il
voulait partir avec elles. Etait-il possible qu’il soit prêt à
renoncer à sa carrière pour les protéger, Susannah et
elle ?
Elle sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine.
Pour la première fois de sa vie, elle sut exactement ce
qu’elle voulait. Cet homme.
Une famille pour Susannah.
Une vie normale.
Elle ne savait pas encore ce que cela signifiait – et
encore moins comment y parvenir – mais elle avait le
sentiment qu’avec Jesse, tout était possible.
Tant qu’il partait avec Susannah et elle.
– Avec toi ? parvint-elle à répéter.
L’instant d’après, elle était dans ses bras. La bouche
de Jesse prit possession de la sienne, et il lui donna un
baiser doux et tendre, plein de promesses. Puis son
étreinte se fit plus intime, plus passionnée, comme s’ils
n’avaient que le présent.
Ensuite, il s’écarta d’elle et plongea son regard dans
le sien. Elle se sentit fondre.
– Je t’aime, Amanda. Je veux t’épouser.
Le bonheur la submergea.
– Oh, Jesse, mon amour, s’écria-t–elle en le serrant
contre elle. Je savais que tu viendrais avec nous. Nous
pouvons aller en Europe. Ou peut-être…
Il se dégagea brusquement. Ses yeux s’étaient
assombris, et il fronçait les sourcils.
– Non, Amanda.
Elle le dévisagea sans comprendre. Ne venait-il pas
de lui dire qu’il l’aimait ? Ne venait-il pas de lui
demander de l’épouser ?
– Nous ne pouvons pas fuir indéfiniment, dit-il avec
fermeté. Quelle vie serait-ce pour nous deux ? Pour
Susannah ?
– Que veux-tu dire ?
– Que nous allons rester ici.
Elle le fixa, bouche bée.
– As-tu perdu la tête ?
Enfin, elle avait trouvé l’homme de sa vie et voilà qu’il
était fou à lier !
– Il n’y a pas d’autre solution, affirma-t–il en la prenant
par le bras pour la forcer à lui faire face. Ecoute-moi. J’ai
réfléchi. Je ne pense à rien d’autre depuis que nous
avons fait l’amour. Je suis fou de toi depuis l’instant où je
t’ai vue. Mais ces derniers jours, je suis tombé amoureux
de toi pour de bon. Je ne peux pas imaginer ma vie sans
toi.
– Jesse…
Il posa un doigt sur ses lèvres, lui intimant le silence.
– Mon amour, prendre la fuite ne résout rien. Ton père
nous trouverait. Ou Mickie. Amanda, nous avons besoin
de la protection de ton père.
– Maintenant, je sais que tu as perdu l’esprit !
protesta-t–elle. Tu ne veux pas dire…
– Ton père t’aime, Amanda, insista Jesse avec
conviction. Il aime sa petite-fille. Je crois que tu te rends
compte à présent qu’il ne vous ferait jamais de mal. Je
ne dis pas que tu pourras le changer. Ou changer son
passé. Je ne dis pas qu’un jour, il ne sera pas envoyé en
prison pour certaines des choses qu’il a faites. Mais je
crois qu’il va essayer d’être un homme meilleur pour
vous deux. Et pour le moment, c’est suffisant.
– Il ne me permettrait jamais d’épouser un policier !
Jesse sourit.
– Il n’y a qu’une seule façon d’en avoir le cœur net.
– Il te tuera !
– Son futur gendre ? J’en doute. Tu oublies que je suis
le fils de Billy Kincaid et que J.B. le sait.
Elle lui encadra le visage de ses mains.
– Tu crois vraiment que nous pourrions mener une vie
normale ?
Alors même qu’elle posait la question, elle sut que
oui.
Et qu’elle était prête à tout pour essayer, y compris
retourner chez son père.
– Eh bien ? demanda Jesse. Je te promets que c’est
temporaire.
Elle l’attira vers lui et déposa un baiser léger sur ses
lèvres.
– Tu me fais croire que tout est possible.
Possible ou non, Jesse ne voyait pas d’autre option.
S’enfuir était exclu. Les ressources de J.B. étaient
beaucoup trop vastes. Et pour autant que Jesse le
sache, Mickie Ferraro n’avait pas renoncé à assassiner
Amanda. J.B. pourrait faire en sorte de le mettre hors
d’état de nuire. La propriété des Crowe serait un
sanctuaire temporaire.
Ou la gueule du loup, songea Jesse avec ironie alors
qu’il s’approchait de la grille.
Il ne se faisait aucune illusion quant à J.B. Le gangster
ne changerait jamais.
Pas pour tout l’amour du monde.
Pas même pour sa fille ou sa petite-fille.
Mais Jesse savait que s’il pouvait obtenir la
bénédiction de J.B., il pourrait protéger Amanda de ses
rivaux dans le milieu du crime organisé. A vrai dire, il
était certain que J.B. se chargerait de régler le problème
de Mickie Ferraro une fois pour toutes.
Il avait conscience de jouer gros, mais il avait Amanda
et Susannah en guise d’atouts. Et il était le fils de Billy
Kincaid. Il espérait seulement que cela suffirait.
J.B. avait posté un nouveau garde à la grille, un
homme que Jesse connaissait et vice versa. Il reconnut
Amanda aussitôt. Son regard alla d’elle à Jesse, avant
de s’attarder sur la camionnette chargée de bagages et
sur Susannah, qui, désormais réveillée, souriait et
gazouillait dans son siège, ayant apparemment tout
oublié de son enlèvement.
Le garde appela la maison principale d’une voix
excitée, annonça qui se trouvait à la grille puis écarta
l’appareil de son oreille.
Jesse entendit J.B. crier de là où il était.
– Bien, monsieur Crowe.
La grille s’ouvrit, et le garde leur fit signe de passer.
J.B. était dehors quand ils arrivèrent devant
l’hacienda. Ni la Bête ni la Brute n’étaient visibles, mais
Jesse aurait parié qu’ils n’étaient pas loin.
– Souviens-toi qu’il t’aime, souffla Jesse à l’oreille
d’Amanda.
Mais l’aimait-il assez pour accepter les conditions de
Jesse ?
Là était la question.

***
Amanda hocha la tête et ouvrit la portière. Jamais elle
n’avait vu son père effrayé. Jamais non plus elle ne
l’avait vu pleurer. Il l’attira dans ses bras et la serra
étroitement contre lui, et elle lui rendit son étreinte.
Jesse avait raison. J.B. Crowe était son père. Qu’il
soit bon ou mauvais.
Amanda entendit Jesse s’approcher. Il avait sorti
Susannah de son siège et la tenait dans ses bras. Il
baissait les yeux sur son petit visage et lui souriait avec
une tendresse qui fit venir les larmes aux yeux
d’Amanda.
Sans un mot, Jesse tendit la petite fille à J.B. Crowe.
Ce dernier la prit gauchement, et Amanda songea
brusquement que c’était la première fois qu’il tenait
Susannah. Elle les observa ensemble, se demandant ce
que l’amour pourrait accomplir. Car c’était de l’amour
qu’elle lisait dans les yeux de son père.
Pour elle et pour sa petite-fille.
Au bout d’un moment, elle lui reprit l’enfant.
– J’ai une foule de choses à te dire, commença-t–elle.
– Oui.
Son père regardait Jesse.
– Tu sais qui il est, n’est-ce pas ?
– C’est donc vrai, dit J.B. lentement. Vous êtes le fils
de Billy.
Jesse acquiesça.
– Je suis amoureux de votre fille. Et je suis policier.
J.B. hocha la tête à son tour.
– Je vois. Peut-être devrions-nous aller bavarder à
l’intérieur.
Epilogue
Ce devait être le plus beau mariage de l’année, voire
du siècle.
J.B. Crowe n’avait pas regardé à la dépense. La liste
d’invités était impressionnante, et comportait des noms
que peu de gens se seraient attendus à voir ensemble :
gangsters notoires, policiers divers et le gouverneur en
personne.
Olivia elle-même était revenue de New York en hâte
pour participer à l’organisation de l’événement.
Rares étaient ceux qui avaient déjà pénétré dans la
propriété des Crowe.
Rares étaient ceux qui y reviendraient.
L’espace d’une journée, J.B. Crowe allait ouvrir ses
portes et laisser entrer le monde à l’occasion du
mariage de sa fille unique avec l’homme qu’elle aimait.
La nouvelle avait été révélée à la une des journaux de
Dallas et s’était rapidement répandue dans toute la
presse : Le neveu du gouverneur épouse la fille du
gangster.
La noyade accidentelle de Mickie Ferraro dans White
Lake n’était mentionnée que dans un entrefilet en
dernière page du même journal, lequel n’échappa point
à l’attention de Jesse. Il sut aussitôt que la mort de
Ferraro n’avait pas été un accident. Fidèle à sa parole,
J.B. s’était chargé de le faire disparaître. Tout comme il
s’était chargé d’organiser le mariage.
Jesse avait observé le comportement de J.B. avec sa
fille et sa petite-fille, content que le gangster joue son
rôle à la perfection. Apparemment, J.B. avait persuadé
Amanda qu’il voulait sincèrement changer. Qu’il en était
capable.
Et elle semblait profondément touchée par le fait qu’il
ait accueilli un policier au sein de leur famille.
Jesse devinait qu’elle voulait aussi croire J.B. quand il
avait affirmé qu’il n’avait rien à voir avec la disparition de
Diana Kincaid. Quant aux plus répréhensibles de ses
activités criminelles, il avait affirmé qu’il n’était pas au
courant et que certains de ses hommes avaient agi sans
son accord. Il avait juré d’y mettre un terme
immédiatement.
– Je veux changer, avait-il déclaré à Amanda. Et tu
dois admettre que permettre à un flic d’épouser ma fille
est un début.
Les larmes aux yeux, Amanda s’était penchée vers lui
pour l’embrasser sur la joue.
– Je ne veux qu’une chose, avait ajouté J.B., c’est que
Susannah et toi soyez heureuses.
Et Amanda pouvait le croire sans difficulté, Jesse le
savait. Durant les quelques jours précédant le mariage,
elle sembla savourer la relation qu’elle partageait avec
son père.
C’était comme une accalmie avant la tempête.
Un soir, ayant invité Jesse à boire un cognac dans son
bureau, J.B. lui raconta qu’il était allé voir Roxie, la nuit
où il était né. Il avait vu Frank partir dans sa voiture. Il
avait même cru entendre un bébé pleurer. Mais il avait
été trop bouleversé par la mort de Billy pour comprendre
ce que la scène signifiait.
Comme tout le monde, J.B. avait cru que le bébé était
mort-né. Que Roxie, traumatisée par la mort de Billy,
avait accouché avant terme, et qu’il y avait eu des
complications. Elle avait perdu non seulement son bébé,
mais tout désir de vivre.
J.B. tenait souvent sa petite-fille dans ses bras et
semblait prendre plaisir à avoir une maison pleine
d’animation. De temps à autre, Jesse le voyait regarder
sa fille et Susannah, un voile de tristesse dans le regard.
Même Eunice et Malcolm traitaient Jesse comme un
membre de la famille. Consuela pleurait beaucoup,
débordant de bonheur et confectionnant des repas
merveilleux quand elle ne s’affairait pas autour d’eux
pour satisfaire leur moindre désir.
– Amanda et moi partirons immédiatement après le
mariage, lui rappela Jesse.
Amanda ne voulait pas que sa fille soit élevée derrière
des barreaux. Elle voulait désespérément la vie normale
que Jesse lui avait promise. Et il avait l’intention de la lui
offrir dès qu’ils seraient mari et femme.
J.B. s’était contenté d’acquiescer. Il était évident qu’il
souffrait de perdre sa fille, mais peut-être une partie de
lui comprenait-elle que c’était déjà chose faite.
Le lendemain de leur retour, Jesse avait emmené
Amanda faire la connaissance de ses parents. Elle leur
avait plu aussitôt, et ça avait été réciproque, exactement
comme il s’y attendait.
– Tu as eu un succès fou auprès de ma famille, avait
commenté Jesse sur le chemin du retour.
– Tes parents sont fantastiques.
– Ils vous ont adorées, Susannah et toi. Dès que nous
serons mariés, ils vont s’attendre à ce que nous ayons
d’autres enfants. Qu’en dis-tu ?
Elle avait souri.
– Je crois que nous ne devrions pas tarder. J’ai
toujours eu envie d’avoir une ribambelle d’enfants. J’ai
du mal à croire que j’ai enfin la grande famille dont j’ai
toujours rêvé. Tes frères et sœurs sont géniaux.
Il avait éclaté de rire.
– Tu ne diras peut-être pas la même chose quand tu
les verras à chaque anniversaire, chaque jour férié…
Elle l’avait interrompu d’un baiser.
– J’ai hâte que ce soit le cas.
– Bientôt, avait-il promis, en se tournant vers elle.
Il avait vu quelque chose dans son regard… elle
savait, comprit-il. Elle savait qu’il avait conclu un marché
avec son père.
Et il savait qu’Amanda couperait les ponts avec J.B.
dès que ce dernier reprendrait ses activités de gangster.
Peut-être, comme Jesse, savait-elle que cela viendrait
tôt ou tard.
Pourtant, elle n’en souffla mot.
Et lui non plus.
Il avait eu une longue conversation avec ses parents
concernant ce qu’il avait appris à Red River. Ils n’avaient
jamais su qui étaient ses parents biologiques, mais
avaient toujours redouté que quelqu’un ne vienne leur
prendre Jesse un jour.
Il n’aimait que davantage Marie et Peter McCall à
présent, sachant qu’ils l’avaient adopté et qu’ils avaient
vécu dans l’inquiétude pendant toutes ces années.
Amanda et lui étaient aussi allés rendre visite au
gouverneur et à son épouse à Austin. Jesse lui avait
parlé de Brice et des autres policiers qui avaient tenté
de les arrêter lors du raid. Il avait expliqué qu’il les
soupçonnait d’être à la solde du crime organisé, et il
avait également évoqué ses doutes quant à son
supérieur. Kincaid lui avait promis de mener son
enquête. Il avait aussi offert à Jesse un poste dans une
unité spéciale, et réaffirmé sa détermination à éradiquer
le crime organisé au Texas.
Il avait eu des nouvelles de sa fille Diana. Cette
dernière avait juré être en bonne santé et ne pas avoir
été maltraitée par J.B. Crowe. Malgré tout, Kincaid
n’était pas certain de vouloir assister au mariage.
Jesse le comprenait.

***
Le jour J arriva. Quand tous les préparatifs eurent été
terminés, l’hacienda était méconnaissable, à l’image de
son propriétaire. J.B. profita de ce moment de calme
pour appeler Jesse dans son bureau.
– Je veux vous donner ceci, dit-il en lui tendant la
chaîne et le pendentif que Billy Kincaid avait portés
jusqu’à sa mort.
Pour la première fois, Jesse mit les deux bijoux l’un à
côté de l’autre. Ils formaient un cœur parfait d’or pur.
– Merci, J.B., souffla-t–il avec une émotion sincère. Je
ne sais pas comment vous dire à quel point cela me
touche.
Le vieil homme avait hoché la tête d’un air gêné.
– Promettez-moi de veiller sur mes petites.
– Je vous le promets.
Dehors, un orchestre jouait sur la vaste pelouse, et les
invités commençaient à se rassembler. Vêtu d’un
smoking, Jesse alla se tenir près de l’autel, entouré de
ses deux frères. Il attendit sa future épouse, le bijou dans
sa poche, au creux de sa paume, un souvenir du
passé – et le symbole de ses espoirs pour l’avenir.
Puis il vit Amanda qui arrivait derrière une longue file
de demoiselles d’honneur – dont trois étaient les sœurs
de Jesse.
Sa beauté lui coupa le souffle.
Enfin, elle apparut au bout du long tapis, J.B. à ses
côtés. C’était ainsi qu’il voulait se souvenir de J.B.,
songea Jesse. Comme d’un père qui menait sa fille
unique à l’autel.
Lorsqu’ils atteignirent Jesse, J.B. lui donna la main
d’Amanda, une mise en garde dans les yeux.
– Rendez ma fille heureuse, murmura-t–il.
– Croyez-moi, je vais faire de mon mieux.
Lorsque le pasteur les déclara mari et femme, Jesse
souleva le voile d’Amanda et l’embrassa. Puis il tira de
sa poche la chaîne et le pendentif et les lui tendit. Les
larmes aux yeux, elle les passa autour de son cou, les
deux cœurs enfin réunis.
– Pour toujours, souffla-t–il.
Et tandis qu’il prenait le bras d’Amanda, il eut l’étrange
impression que Billy et Roxie les observaient.
Et qu’ils approuvaient du fond du cœur.
Un étranger pour époux
HELEN BRENNA
© 2010, Helen Brenna. © 2011,
Harlequin S.A.
VALERIE MOULS
978-2-280-23958-5
1
– J’ai toujours adoré les orages, dit Missy Charms.
Un éclair venait de zébrer le ciel, illuminant sa
boutique de cadeaux, et le roulement du tonnerre se
répercuta sur les murs du bâtiment en brique ancien.
– Rien ne vaut une bonne pluie, au début de l’été, pour
rafraîchir l’air et laver la terre de toute cette pollution.
– C’est la hippie, la fervente protectrice de la nature,
qui s’exprime en toi, la taquina son amie Sarah Marshik.
Comme un nouvel éclair trouait la pénombre, elle
sursauta.
– Moi, je déteste ça !
– Pas moi. C’est génial ! s’exclama Brian, le fils de
Sarah.
Le petit garçon vint se camper à côté de Missy, et ils
contemplèrent ensemble, à travers la vitrine éclaboussée
de gouttes, le centre-ville pittoresque de l’île de
Mirabelle.
Les rues pavées étaient désertes, en dehors de
quelques touristes qui s’étaient laissé surprendre par
l’averse et qui couraient d’une banne de boutique à
l’autre.
Slim, le chat noir que Missy avait recueilli quelques
années plus tôt, vint se frotter contre ses jambes. Elle le
prit dans ses bras au moment où un autre flash lumineux
embrasait violemment le ciel.
– Celui-là était terrible ! s’exclama Brian avec un
sourire ébahi.
– Vraiment terrible, convint Missy. C’est le signe qu’il y
aura beaucoup de vent cette nuit, et un été plus chaud
que la normale, prophétisa-t–elle tout en grattant les
oreilles du chat.
– Comment tu le sais ? demanda Brian, ses grands
yeux innocents arrondis par l’étonnement.
– Je le sais, c’est tout, répondit Missy en lui adressant
un clin d’œil.
Expliquer que ces prévisions avaient été faites par la
météo régionale n’aurait rien eu d’amusant.
– Missy peut prédire l’avenir, dit Sarah avec un petit
sourire en coin.
Brian tendit la main, paume vers le haut.
– Prédis-moi mon avenir ! S’il te plaît, s’il te plaît !
Missy jeta un regard de doux reproche à Sarah.
Le destin semblait avoir tout mis en œuvre pour qu’elle
et Sarah deviennent amies. Non seulement elles étaient
toutes deux venues s’installer à Mirabelle à quelques
mois d’intervalle, mais elles avaient ouvert deux
boutiques attenantes, sur la Grande Rue. De plus, elles
étaient aussi perdues l’une que l’autre. Mais ça, c’était
avant leur découverte de l’île de Mirabelle et leur
rencontre.
– Brian, mon chéri, personne ne peut vraiment
connaître l’avenir grâce aux lignes de la main, expliqua
Missy.
Elle avait appris cette leçon à rude école.
– Toi, tu peux. Je t’ai entendue en parler avec maman.
Il y a la ligne de vie, et on peut aussi savoir si on sera
riches…
Missy éclata de rire.
– Bon, d’accord.
Elle posa Slim par terre, prit la main du petit garçon et
examina sa paume, en faisant mine de se concentrer.
– Je vois… mmm… c’est intéressant.
– Quoi ? Quoi ? Tu crois que je vais devenir le lanceur
des Twins ?
– Ah, c’est le base-ball qui t’intéresse ? Crois-moi,
l’amour est beaucoup plus important.
Brian retira vivement sa main et roula des yeux.
– Rien n’est plus important que le base-ball !
– Si seulement ça pouvait durer…, soupira Sarah.
En raison du mauvais temps, très peu de clients
avaient poussé la porte de son magasin de fleurs, ce
jour-là. Elle avait donc décidé de fermer un peu plus tôt
afin de passer du temps avec Brian. Cependant, sachant
que Missy serait seule dans sa boutique jusqu’à l’heure
de la fermeture, elle s’y était arrêtée un petit moment.
– C’est d’un ennui mortel, aujourd’hui ! remarqua-t–
elle. Veux-tu que nous restions un peu avec toi, Brian et
moi ?
– Non, rentrez tranquillement chez vous.
Missy sourit.
– La fin de la journée risque d’être calme. Ça me
donnera l’occasion de m’avancer un peu dans mon
travail.
Elle pourrait confectionner un ou deux bracelets,
épousseter les étagères ou simplement s’asseoir avec
une tasse de tisane et admirer l’orage. Elle s’était
habituée à la solitude, c’était du moins ce qu’elle se
répétait tous les jours. Elle regarda Brian, et le chagrin
qui n’avait cessé de grandir en elle, au cours des
années, lui serra le cœur.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Sarah
poussa doucement son fils en direction de l’arrière-
boutique.
– Brian, va vite aux toilettes, avant que nous partions.
Tandis que le petit garçon s’éloignait en courant, elle
demanda d’un ton prudent :
– Des nouvelles du côté de tes projets d’adoption ?
Missy désirait un enfant plus que tout au monde.
Malheureusement, tout semblait concourir à rendre ce
rêve impossible. Comme s’il avait senti son humeur
changer subitement, le chat vint s’enrouler autour de ses
jambes. Bien que Slim soit libre de vadrouiller sur l’île à
sa guise, il passait la majeure partie du temps auprès
d’elle.
Missy le reprit dans ses bras.
– Barbara m’a appelée pour m’annoncer qu’elle avait
bon espoir concernant une possibilité d’adoption.
– C’est super ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit plus tôt ?
Parce que l’employée de l’agence d’adoption qui
s’occupait du dossier de Missy avait déjà eu « bon
espoir » à cinq reprises, sans qu’aucun de ces espoirs
aboutisse.
Une situation stable, au sein d’une communauté sur
laquelle elle pourrait s’appuyer, voilà les premières
conditions à une adoption, lui avait-on expliqué trois ans
plus tôt. Elle avait alors décidé de venir s’installer sur
cette petite île, au milieu du lac Supérieur. Existait-il un
endroit plus idéal au monde pour élever un enfant ?
Pourtant, en fin de compte, cela n’avait toujours pas suffi
à faire pencher la balance en faveur d’une jeune femme
seule.
– Je n’ai pas voulu me laisser aller à trop espérer,
répondit Missy, sans parvenir à cacher son
désenchantement.
– Tu devrais peut-être reconsidérer tes choix, suggéra
Sarah.
Missy avait longuement réfléchi avant de se tourner
vers l’adoption privée. Après avoir trouvé la bonne
agence, elle avait fourni tous les documents et rempli
tous les formulaires nécessaires. Elle s’était soumise au
processus fastidieux visant à évaluer si elle était apte ou
non à élever un enfant.
– Je ne veux pas changer de cheval de bataille à mi-
parcours.
– Je te parle de la voie traditionnelle, répliqua son
amie. Tu sais, la rencontre avec un homme, le mariage,
les enfants…
– Cette voie-là ne m’intéresse pas. J’ai déjà connu
l’amour de ma vie, et tu sais comment cela s’est
terminé.
Elle s’était toujours fiée au destin, mais elle en était
venue à se dire qu’il s’évertuait parfois à tout faire
échouer.
– Pourtant, il y a quelqu’un, à Mirabelle, qui semble
souhaiter que tu reconsidères tes choix de vie, insista
Sarah.
Elle devait faire allusion à Sean Griffin, le nouveau
médecin récemment arrivé sur l’île.
– Sean et moi sommes amis, Sarah. Rien de plus.
Sarah eut un soupir résigné.
– Eh bien, si Natalie y est parvenue, tu y arriveras
aussi, conclut-elle en serrant Missy dans ses bras.
Pendant les vacances d’été, leur amie Natalie recevait
des enfants défavorisés sur la propriété qu’elle avait
héritée de sa grand-mère, au nord de l’île. L’année
précédente, elle avait officiellement adopté quatre
adolescents et ce, avant même d’avoir épousé Jamis.
Le fait que Missy préfère adopter un bébé ou un enfant
en bas âge rendait sa candidature plus difficile, mais le
succès de leur amie lui avait insufflé une nouvelle bouffée
d’espoir.
Brian revint de l’arrière-boutique.
– Allez, maman. On y va.
– Prends mon imperméable, proposa Missy, en
attrapant celui-ci sur le dossier de la chaise, derrière la
caisse.
– Tu en auras besoin pour rentrer chez toi, objecta
Sarah.
– Je ne crains pas la pluie. D’ailleurs, une accalmie
est prévue, avant l’arrivée de nouveaux orages.
Missy ouvrit la porte de la boutique et inspira une
grande goulée d’air frais. Brusquement, elle se sentit
étreinte par un étrange pressentiment. Fronçant les
sourcils, elle porta son regard vers le lac Supérieur, au-
delà du port.
Elle fixa les vagues qui se fracassaient contre la digue
et rejaillissaient furieusement dans l’air, les eaux
tumultueuses qui assaillaient les rochers le long de la
côte. De lourds nuages roulaient dans le ciel, comme
animés par une force invisible mais terriblement
puissante.
– Ça va ? lui demanda Sarah en enfilant
l’imperméable. On dirait que tu as vu un fantôme !
Missy s’efforça de se ressaisir.
– Oui, oui… ça va.
– Bon. A demain, alors. Pour le déjeuner.
– Au revoir, Missy ! lança Brian avant de courir
derrière sa mère qui s’éloignait déjà le long du trottoir
mouillé.
– Au revoir, Bri ! répondit-elle distraitement.
Dans la rue, les corbeilles de fleurs suspendues aux
lampadaires noirs se balançaient dans le vent. Une
bourrasque plus forte que les autres arracha une série
de sons discordants au carillon éolien accroché près de
la porte, et un profond sentiment de malaise envahit
Missy.
Quelque chose flottait dans l’air, qui n’avait rien à voir
avec l’orage ni avec une possibilité d’adoption, et sans
rapport avec l’arrivée quotidienne sur l’île, pour les
vacances d’été tant attendues, de flots de touristes
enthousiastes.
Elle pressentait quelque chose de totalement
inattendu. Un événement brutal, violent, qui la visait
personnellement.

***
– Vous voulez dire que je ne peux pas me rendre sur
l’île de Mirabelle, ce soir ?
Jonas Abel braqua un regard furieux sur l’employé qui
se tenait derrière la vitre du guichet. Au même moment,
un éclair embrasa le ciel au-dessus du lac.
– Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Il avait plu presque toute la journée et les vêtements de
Jonas, trempés et glacés, lui collaient à la peau.
– Il n’est même pas 11 heures, et le dernier ferry est
déjà parti, maugréa-t–il. Qu’est-ce que c’est que ce
patelin ?
Dans certains bas-fonds de Chicago, il aurait pu se
tirer de ce mauvais pas en pointant un revolver sur la
tempe du vieil homme, mais il n’était pas à Chicago.
– Vous voyez ce panneau ?
L’employé désignait un tableau horaire placardé à
l’extérieur du bâtiment de la Compagnie des ferries.
– Au mois de juin, le dernier quitte Bayfield à
22 heures. Mais, le week-end, il part à 23 heures. Et au
mois de juillet…
– Je me fiche du mois de juillet ! fulmina Jonas.
Il dut serrer les dents afin de contenir la douleur qui lui
lacérait le côté.
– Je dois aller sur l’île de Mirabelle. Ce soir !
– Inutile de vous énerver. Si vous êtes pressé à ce
point, vous pouvez louer un bateau-taxi.
Une voiture s’engagea sur le parking, incitant Jonas à
ramener sa capuche mouillée sur sa tête. Il glissa sa
main valide sous son sweat et saisit la crosse de son
revolver.
Comme le véhicule passait sous la lumière d’un
réverbère, il en étudia les occupants. Un adolescent,
avec sa petite amie. Des amoureux en quête d’un
endroit tranquille.
« Bonne chance avec ça », grinça-t–il en son for
intérieur.
Il reporta son attention sur l’employé.
– J’aimerais louer un bateau-taxi. Pouvez-vous
m’aider ?
Même si personne n’avait pu le suivre jusqu’ici, il avait
intérêt à disparaître au plus vite.
Une demi-heure plus tard, à bord d’un bateau qui
fonçait à travers les eaux noires et agitées du lac
Supérieur, Jonas approchait de ce qui devait être l’île de
Mirabelle.
Des lumières scintillaient dans l’obscurité, révélant un
regroupement de bâtisses autour du port, à flanc de
colline. Le temps que le bateau s’immobilise au bord de
la jetée faiblement éclairée, il faisait si noir qu’il était à
peine possible de distinguer l’eau de la terre ferme.
– Vous voilà arrivé.
Le pilote du bateau arrêta son moteur et dévisagea
son passager.
– ça va ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.
– ça va, répondit Jonas en réprimant un rictus de
douleur.
Il parvint à débarquer et à hisser son lourd paquetage
sur son épaule.
– Vous voulez que je vous attende ? proposa
l’homme.
– Non, c’est inutile. Merci.
Jonas porta le regard vers la petite ville.
– Si je ne trouve pas la personne que je cherche, je
prendrai une chambre d’hôtel.
– Tout ferme assez tôt, par ici, même pendant la
saison.
C’est ce qu’il avait cru comprendre.
– Et s’il reste encore de la place dans un des hôtels,
vous ne trouverez peut-être rien d’ouvert, à cette heure-
ci, ajouta son interlocuteur.
Dans ce cas, il dormirait – s’évanouirait, plutôt – dans
la forêt, se dit Jonas. Il passerait une mauvaise nuit, dans
ces vêtements trempés, mais il y survivrait
probablement.
Il s’apprêtait à s’éloigner le long de la jetée lorsqu’il se
rappela les bonnes manières dont il avait si peu eu
l’occasion de faire usage au cours des dernières
années.
Il se retourna et tendit un pourboire au pilote.
– Merci pour vos conseils, mais je vais me
débrouiller.
– Comme vous voudrez.
Alors qu’il se dirigeait lentement vers le village, Jonas
entendit le bateau redémarrer et quitter la marina pour
regagner le continent. Le bruit du moteur décrut
rapidement. Peu après, quelques grosses gouttes d’eau
commencèrent à s’écraser sur le sol et il leva la tête vers
le ciel. La nuit était noire et seuls quelques réverbères
éclairaient ponctuellement la jetée. De lourds nuages
annonçaient un orage.
Silencieusement, ses semelles de caoutchouc
amortissant le bruit de ses pas sur les pavés mouillés, il
se dirigea vers ce qui semblait être le centre névralgique
de la petite île. Des bourrasques de plus en plus
violentes fouettaient les branches des arbres sur son
passage et un chien aboya au loin. Il dépassa un
restaurant fermé à la façade bleu et blanc, le Café de la
Baie, puis atteignit la Grande Rue. Une flaque de lumière
brillait sur le trottoir, en provenance d’un pub, Chez
Duffy.
Des éclats de rire et de la musique s’échappaient de
l’établissement. Jonas ferma les oreilles à ces sons.
Mieux valait parfois oublier que le monde continuait à
abriter des gens normaux. Des gens qui n’étaient pas
des hors-la-loi, qui menaient des vies normales, qui
occupaient des emplois normaux et avaient un foyer.
Comme lui-même, plusieurs années auparavant.
A l’époque où il l’avait rencontrée, dans un autre bar,
avec d’autres gens et une autre musique… Avait-elle
changé ? Sans doute, cela faisait si longtemps ! Non
pas six mois, ni un an ou deux, mais quatre longues
années. Il hésita. Mais non, il n’avait pas le choix. La
forêt, en cet instant, lui semblait horriblement froide et
humide.
Il se détourna, traversa la rue et gravit péniblement une
pente raide, sur plusieurs centaines de mètres. Le
quartier, avec ses maisons anciennes mais
soigneusement entretenues, semblait être la zone
résidentielle de l’île. Toutefois, au lieu des vastes
demeures victoriennes qu’il s’attendait plus ou moins à
découvrir, les habitations, toutes de taille moyenne,
étaient plutôt modestes. Il aurait dû se douter qu’elle
chercherait à vivre simplement et dans le plus parfait
anonymat.
Il atteignit la rue du Chêne, s’y engagea et examina les
numéros des maisons. Il avait mémorisé cette adresse
afin qu’il n’en demeure surtout aucune trace écrite. Il
n’était plus loin.
Il ne tarda pas à s’arrêter devant un muret de pierre et
examina la petite maison blanche aux volets noirs,
flanquée d’un porche sur le côté droit. Elle était plongée
dans l’obscurité, à part pour un faible faisceau lumineux
provenant de l’arrière. Sa chambre, supposa Jonas. Elle
ne dormait pas encore.
A quoi ressemblait-elle maintenant ? A celle qu’il
voyait en rêve ou dans ses souvenirs ? Ou avait-elle
préféré renoncer à son ancienne apparence et faire
entièrement peau neuve ?
Il n’allait pas tarder à le découvrir.
D’un pas pesant, il remonta l’allée, gravit les marches
du porche, puis hésita. De la musique jouait doucement
à l’intérieur. Il s’appuya contre un pilier et reprit son
souffle, des gouttes de sueur perlant à son front.
Venir ici avait été une erreur. Si elle lui claquait la
porte au nez, il ne pourrait pas l’en blâmer. Après ce qu’il
avait fait, il ne méritait rien d’autre.
Avant qu’il n’ait le temps de faire demi-tour, la porte
d’entrée s’ouvrit brusquement. Une femme plutôt petite,
mais aux courbes agréables, apparut dans l’ombre, sa
silhouette entourée d’un pâle halo de lumière. D’abord, il
ne put distinguer son visage. Au bout d’un instant, sa
vision s’ajusta et les contours de son corps se
précisèrent.
Oh ! Seigneur ! Il sentit l’air quitter ses poumons et
l’émotion lui paralyser les membres. Lorsqu’il l’avait
rencontrée, elle n’avait que vingt-trois ans, et lui trente-
deux. Cinquante-cinq ans à eux deux.
Les années n’avaient fait qu’accentuer sa beauté. Elle
avait pris un peu de poids, ce qui soulignait l’attrait de
ses courbes. Ses cheveux étaient plus longs et plus
bouclés, mais toujours du même blond crémeux,
évoquant la douceur des anges – un avant-goût de
paradis.
Elle ne dit pas un mot, se contentant de le fixer, la
stupeur remplaçant peu à peu le doute sur son visage.
– Salut, Missy, murmura-t–il.
Elle recula d’un pas, comme si elle avait vu un
fantôme.
– Jonas…, dit-elle enfin dans un souffle.
Elle porta une main à sa poitrine.
– Tu étais supposé être mort !
L’adrénaline qui l’avait soutenu jusque-là retombant,
Jonas sentit ses jambes se dérober sous lui.
– Mieux vaut tard que jamais, marmonna-t–il.
Sur ce, il bascula en avant et s’effondra lourdement sur
le porche.
– Jonas ! Jonas ?
Il sentit des mains courir sur son torse. Douces,
chaudes. Des mains dont il avait rêvé si souvent.
– Ô mon Dieu, tu saignes ! s’écria Missy.
Désorienté, il plongea les yeux dans les siens. Des
yeux aussi verts que le jade. Des yeux qui l’avaient
autrefois regardé comme s’il avait été le seul point
lumineux dans les profondeurs mystérieuses de sa boule
de cristal.
– Pas de médecin, Missy, haleta-t–il.
Sa vision se brouillait, les contours du visage de Missy
s’estompaient. Il arrivait à peine à garder les yeux
ouverts.
– Personne… personne ne doit savoir où me trouver.
Puis, soudain, tout devint noir et silencieux.
2
S’agissait-il d’un esprit ?
Missy se pencha pour le toucher et tressaillit en
sentant sous ses doigts un bras froid et mouillé, mais
bien solide.
Non, c’était impossible !
Ce n’était peut-être pas vraiment lui…
Elle examina rapidement l’homme étendu sous son
porche – ses vêtements, son sweat-shirt trempé, son
jean délavé. Elle écarta la capuche qui dissimulait
partiellement son visage et étudia ses traits. Son nez
droit et aquilin, son front creusé d’un profond sillon, ses
épais cils noirs, assez longs pour faire battre le cœur de
n’importe quelle femme… Autant de détails si familiers,
et tant d’autres susceptibles de la faire douter.
Ce type avait l’allure d’un voyou de bas étage. Cela
devait faire des jours qu’il ne s’était pas rasé. Ses
cheveux, en plus d’être trop longs, ne paraissaient pas
très propres. Jonas, lui, soignait toujours son apparence.
Il portait ses cheveux très courts et était toujours rasé de
près. Et puis, elle ne reconnaissait pas la ligne dure de
sa mâchoire. Le pli cynique de sa bouche…
Sa bouche… La vue de cette bouche lui ôta toute
hésitation. N’en avait-elle pas suivi la courbe supérieure
du bout de l’index un nombre incalculable de fois ? Et le
renflement pulpeux de sa lèvre inférieure ?
C’était lui. C’était Jonas.
Missy éteignit la lumière du porche et lança un regard
aux alentours. En dehors des gouttes de pluie qui
tambourinaient sur le toit, tout était calme. Pas un bruit
de pas, aucun bruissement dans les buissons. Elle ne
repéra aucune ombre furtive aux abords des arbres.
Jonas ne semblait pas avoir été suivi.
Elle lui saisit le poignet. Sa peau était glacée, mais
elle trouva son pouls. Il avait simplement perdu
conscience. En contemplant sa silhouette prostrée sur le
sol, elle dut se retenir pour ne pas lui assener de coups
de pied.
– Je devrais te laisser te vider de ton sang, espèce de
salaud !
La vue de son profil hâve et de sa peau blême la
décida.
– Je vais me maudire d’avoir fait ça, marmonna-t–
elle.
L’agrippant par les poignets, elle le traîna jusqu’au
salon. Puis elle alla chercher son paquetage et, après
avoir refermé la porte en hâte, s’agenouilla près de lui.
Son blouson s’était entrouvert, révélant une tache de
sang qui s’étendait sur son sweat-shirt. Elle souleva le
bas du vêtement et découvrit un gros pansement de
gaze imprégné de sang et grossièrement fixé par du
sparadrap. Elle en souleva un coin.
Oh ! Seigneur ! Il avait reçu une balle dans le côté. Qui
avait pu vouloir tuer un homme que tout le monde croyait
mort ? se demanda-t–elle.
La balle semblait être ressortie par-derrière, mais la
blessure continuait à saigner. Missy alla chercher une
serviette propre, qu’elle pressa contre les deux plaies.
« Pas de médecin », avait dit Jonas. Dans quel pétrin
s’était-il fourré, cette fois ? Peu importait. Elle ne pouvait
pas maîtriser seule la situation. Le problème était qu’à
Mirabelle, les rumeurs faisaient le tour de l’île en un
temps record. Mais si elle ne réagissait pas
rapidement…
Sarah ? Trop compliqué.
Ron et Jan ? Depuis son installation à Mirabelle, ses
voisins, les Setterberg, étaient devenus comme un
second père et une seconde mère pour elle. Ils feraient
tout ce qu’ils pourraient pour lui venir en aide, mais
comment allait-elle leur expliquer qui était Jonas ? Non.
Elle ne supporterait pas de les décevoir. Pas eux.
Sean. Lui saurait se taire.
Attrapant le téléphone, elle composa son numéro et
tomba sur son répondeur.
– Vous êtes bien chez le Dr Griffin…
Elle attendit le bip annonçant la fin du message
d’accueil.
– Sean, c’est Missy…
La ligne grésilla.
– Missy ?
Apparemment, Sean filtrait ses appels.
– Tu appelles tard. Que se passe-t–il ? Tu vas bien ?
– Moi oui, mais j’ai besoin de ton aide. Pour quelqu’un
qui est chez moi. Peux-tu venir tout de suite ?
Sean habitait un peu plus bas dans la rue, dans une
maison similaire à la sienne.
– Je dois savoir de quoi souffre cette personne, afin
de prendre le nécessaire pour la soigner.
Missy hésita.
– D’une blessure par balle.
Il y eut un long silence à l’autre bout de la ligne.
– Que…
– S’il te plaît. Il a besoin de toi, vite.
– « Il » ? Missy…
– Je t’expliquerai tout quand tu seras là. Dépêche-toi.
Elle raccrocha, s’agenouilla de nouveau près de
Jonas et pressa la serviette sur sa blessure. Comme elle
observait son visage, des souvenirs surgirent. L’annonce
de l’accident d’hélicoptère, les restes carbonisés d’un
corps, la veillée funéraire, l’enterrement. Elle n’avait pas
rêvé, tout cela avait été bien réel. Des années durant,
elle avait revécu chaque horrible minute de ce
cauchemar. Jonas était censé être mort et enterré.
Pourtant, il était là, étendu sur le sol de son salon,
blessé, mais bien vivant. C’était insensé !
– Comment as-tu pu me faire ça ? murmura-t–elle, la
gorge nouée par l’émotion.
On frappa soudain à la porte. Missy alla scruter la nuit
à travers les rideaux. En voyant Sean sur le porche, elle
ouvrit vivement et le fit entrer.
Sean regarda Jonas et, ravalant ses questions, ôta
son imperméable et le posa sur la chaise la plus proche.
– Aide-moi à l’installer en hauteur, quelque part.
Quelques instants plus tard, après l’avoir à demi porté
et à demi traîné jusqu’à l’arrière de la maison, ils
l’étendaient sur le lit de Missy.
– Il faut lui retirer ces vêtements trempés, dit Sean.
Il soutint Jonas pendant qu’elle lui ôtait son sweat-shirt
et sa chemise.
– Enlève-lui aussi son pantalon, ajouta-t–il tout en
commençant à nettoyer la plaie. Il faut le réchauffer.
Missy posa les mains sur la ceinture du jean de Jonas.
Au moment où ses doigts touchèrent la fine ligne de
poils noirs qui courait le long de son ventre, elle hésita.
Son regard se posa sur son torse musclé et une vague
de chaleur inattendue l’envahit.
Sean l’arracha à sa contemplation.
– Missy ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Cet
homme est en état de choc. Vite !
Elle défit le bouton, puis la fermeture Eclair, et fit
descendre le jean trempé le long des jambes glacées.
Dieu merci, le caleçon demeura à peu près en place.
– Il faut lui enlever tout ce qui est mouillé, insista Sean.
– Tout ?
– Tout, répéta-t–il en sortant des instruments de sa
sacoche.
En faisant de son mieux pour détourner le regard,
Missy fit glisser le boxer de Jonas jusqu’à ses chevilles
et le lui ôta, après quoi elle lui étendit vite une épaisse
couverture sur les jambes. L’image de sa nudité
demeura cependant gravée dans son esprit. Pas
étonnant qu’aucun homme n’ait réussi à l’égaler, à plus
d’un égard, durant toutes ces années…
« Bon sang ! Arrête ! s’admonesta-t–elle. Il a déjà
bousillé ta vie une fois. Tu ne vas pas le laisser
recommencer ! »
Résolument, elle tourna son attention vers Sean.
– Que puis-je faire d’autre pour me rendre utile ?
Environ une demi-heure plus tard, avec son aide,
Sean avait stoppé l’hémorragie, nettoyé et recousu les
plaies causées par la balle, ainsi que deux autres
coupures.
– Ce type a eu de la chance que la balle n’ait touché
aucun de ses organes. Mais il a tout de même une côte
cassée, ainsi que plusieurs autres lésions et de
nombreuses contusions, résuma-t–il tout en bandant le
buste de Jonas.
Il désigna les vilaines coupures sur son
visage – comme si Jonas avait été frappé par quelqu’un
qui portait une bague –, ainsi que les hématomes sur
son bras et son ventre.
– Manifestement, quelqu’un voulait vraiment sa peau.
Et d’après ses multiples balafres, ça n’a pas l’air d’être
la première fois…
Missy se souvenait très bien que Jonas avait reçu une
balle dans l’épaule, mais la longue cicatrice sur son bras
droit était nouvelle.
– Il va devoir prendre des antibiotiques, continua
Sean. Et il faudra changer ce pansement au moins…
A ce moment, la main de Jonas se tendit
brusquement. Il saisit le poignet de Sean, ouvrit les yeux
et dévisagea le médecin.
– Qui êtes-vous ?
– Jonas ! s’exclama Missy. Lâche-le !
Sean soutint le regard de Jonas.
– Vous avez une sacrée poigne, pour un homme à
moitié mort.
– Répondez-moi ou je vous arrache la main.
Missy vit les traits de Sean, d’ordinaire si calme et
imperturbable, se crisper sous l’effet de la colère. Elle
posa la main sur celle de Jonas.
– Lâche-le tout de suite, Jonas, ou je jure que je te
jette dehors !
Sans la regarder, Jonas desserra son étreinte.
– Mon nom est Sean Griffin, dit Sean en retirant
lentement sa main. Je suis le médecin de l’île.
Jonas lança un regard accusateur à Missy.
– J’ai envisagé de te laisser te vider de ton sang,
persifla-t–elle en lui rendant son regard. Mais je ne
savais pas comment me débarrasser de ton cadavre.
Il se retourna vers Sean.
– Si vous dites à qui que ce soit que je suis ici… je
vous tuerai à la première occasion.
– Si vous lui faites le moindre mal, répondit Sean en
désignant Missy d’un mouvement du menton, c’est moi
qui vous tuerai.
Comme s’il cherchait à déterminer la nature du lien
existant entre elle et Sean, Jonas posa sur Missy un
regard inquisiteur. Une expression amère passa
fugitivement sur son visage, comme s’il se sentait trahi.
– C’est compris, marmonna-t–il.
Il ferma les yeux et, luttant visiblement contre la
douleur, sembla se concentrer sur sa respiration.
– Tenez.
Sean avait extrait deux comprimés d’un flacon.
– Ça soulagera la douleur et vous aidera à dormir.
– Je n’en ai pas besoin, répliqua Jonas en rouvrant les
yeux.
Sean soupira.
– Très bien.
Il déposa les médicaments sur la table de chevet.
Missy croisa les bras et fixa Jonas avec sévérité.
– Tu as intérêt à me fournir des explications, Jonas !
– Ça devra attendre demain, dit-il sèchement.
– Je veux des réponses maintenant.
Jonas jeta un coup d’œil à Sean.
– Dans ce cas, dis-lui de partir.
Sean secoua la tête.
– Je ne bougerai pas tant que je ne serai pas certain
que Missy est en sécurité. Comment savoir si celui qui
vous a tiré dessus ne va pas faire irruption ici, au milieu
de la nuit ?
– Je sais couvrir mes traces. Je ne suis pas idiot,
rétorqua Jonas.
– Vous l’êtes suffisamment pour avoir failli vous faire
tuer.
Jonas se redressa, comme pour sauter à la gorge de
Sean, mais la douleur l’obligea à se recoucher aussitôt.
– Vous ignorez à qui vous parlez, toubib.
Il grimaça.
– Vous n’êtes pas encore parti ?
Après lui avoir décoché un regard furibond, Missy
rassembla en hâte le matériel médical de Sean, qu’elle
guida hors de la chambre.
– Je suis désolée.
– Ce n’est pas ta faute.
Sean enfouit tout ce qu’elle avait à la main dans sa
sacoche.
– Je devrais peut-être rester. Je n’aime pas l’idée de
te laisser seule avec cet individu.
« Cet individu. » Elle faillit s’esclaffer.
– Ne t’inquiète pas. Il ne me fera aucun mal.
– Tu en es sûre ?
– Certaine.
– Qui est-ce, Missy ?
– Un agent du FBI. Du moins l’était-il naguère.
Cela ne répondait pas vraiment à la question de Sean,
mais elle ne savait pas par où commencer.
Il la dévisageait, comme s’il s’efforçait de saisir la
situation. Lorsque Sean était venu s’installer sur l’île,
l’automne précédent, Missy avait immédiatement
ressenti une connexion particulière avec lui. Il était
réservé et parlait rarement de son passé, mais elle le
comprenait. Elle aussi avait ses secrets.
La plupart des habitants de l’île imaginaient une
histoire d’amour entre eux. Or, passer une soirée avec
lui chez Duffy n’avait jamais rien signifié d’autre à ses
yeux qu’un bon moment entre amis. D’autant que Sean
ne lui avait jamais demandé officiellement de sortir avec
lui, ni tenté ne serait-ce qu’une fois de l’embrasser.
Ils étaient amis. Seulement de bons amis. Elle savait
qu’elle pouvait lui faire confiance, et se dit qu’elle lui
devait la vérité. Du moins, partiellement.
– C’est une longue histoire, commença-t–elle à voix
basse. Mais cela doit rester entre nous.
Il lui saisit la main et la serra.
– Qui est cet homme ?
Elle inspira profondément et le regarda dans les yeux.
– Mon mari.

***
Jonas luttait pour ne pas perdre connaissance et pour
entendre la conversation qui se tenait au bout du couloir.
Un échange de murmures. Missy, avec un autre homme.
Etait-ce si surprenant ? Pour elle, il était mort. Sa mort lui
avait donné la liberté, si chère à ses yeux, de faire ce
qu’elle voulait, avec qui elle le voulait, au gré de ses
envies.
Il ressentit le vieux pincement familier de la jalousie. Le
bruit de la porte d’entrée qui se refermait l’arracha à ses
pensées, l’incitant à refouler en hâte ce sentiment. Il
n’avait pas d’énergie à perdre avec cela.
Lentement, il récupéra son revolver sur la table de
chevet et parvint à le glisser sous les couvertures juste
avant que Missy n’entre dans la chambre.
– Pourquoi…, dit-elle, le trouble et la confusion
marquant ses traits.
– Ton médecin sera-t–il capable de se taire ? la
coupa-t–il, car il n’était pas du tout prêt à répondre à ses
questions.
– Oui.
– Qu’est-ce qu’il est, pour toi ? s’entendit-il demander.
– Ça ne te regarde pas.
– J’ai besoin de…
– Je te rappelle que tu es mort. Donc, en ce qui me
concerne, tu n’as plus aucun droit ni aucun besoin !
– A moins que cette procédure de divorce que tu
avais lancée avant ma mort n’ait abouti, je te rappelle
que tu es toujours ma femme. Et moi, ton mari.
– Mon mari ? Cela fait plus de quatre ans que je n’ai
plus de mari ! En fait, tu étais si peu présent durant notre
mariage que je me demande si ce terme s’est un jour
appliqué à toi.
Jonas ferma les yeux et prit quelques brèves
inspirations.
– J’ai juste besoin de savoir si ton toubib est digne de
confiance.
– Il l’est.
Elle se mit à arpenter la chambre.
– Contrairement à d’autres hommes de ma
connaissance, Sean tient toujours ses promesses.
– Tant mieux pour lui, marmonna Jonas.
Soudain exténué, il serra les doigts sur son revolver.
Son contact froid lui parut étrangement réconfortant. Le
souvenir de deux coups de feu successifs hantant sa
mémoire, il ferma les yeux. Comme au ralenti, une fois
de plus, il revit Matthews s’effondrer, touché en pleine
poitrine.
Il se souvint d’avoir sorti son arme. C’est à ce
moment-là qu’il avait reçu cette maudite balle dans le
côté. Il avait réussi à riposter et à se traîner hors de
l’impasse. Après un dernier regard à Matthews, il s’était
enfui. Son partenaire gisait dans une mare de sang, la
tête inclinée à un angle bizarre. Mort. Cette fois pour de
bon.
Jonas se sentit brusquement envahi par la lassitude. Il
était fatigué de vivre dans le mensonge, fatigué de
s’efforcer d’être un autre. Fatigué de… Juste réellement
fatigué.
– Jonas ?
Feignant de s’être endormi, même s’il n’en était pas
loin, il ne répondit pas. Il sentit Missy s’écarter du lit pour
garder ses distances.
– Jonas ? répéta-t–elle d’une voix impatiente.
J’attends des réponses !
Il l’imagina, les bras croisés sur la poitrine, le menton
dressé avec défi. Il laissa sa respiration s’alourdir et la
sentit hésiter. Il n’avait rien à craindre ; il savait qu’elle
n’allait en aucun cas le toucher.
– Tu dors ?
Elle attendit une minute, peut-être deux. Puis il
l’entendit fourrager un moment dans le tiroir de la
commode. Enfin, elle alla jusqu’à la porte et éteignit la
lumière.
– Espèce de salaud, marmonna-t–elle, en sortant de
la chambre.
« Tu crois m’apprendre quelque chose ? » songea
Jonas avec amertume.
***
– La plus grosse transaction de ma vie est sur le point
d’être traitée ! hurla l’homme à l’autre bout du fil. Vous
m’aviez assuré que rien – rien ! – ne viendrait se mettre
en travers de mon chemin !
– Ne vous inquiétez pas, elle se fera, assura Mason
Stein dans son téléphone portable, avec un calme qu’il
était loin de ressentir.
– Et votre satané agent ?
– Nous l’aurons retrouvé avant qu’il ne nous mette des
bâtons dans les roues.
Sinon, son beau projet risquait d’être compromis,
songea Mason avec aigreur. Il comptait se retirer sur une
île tropicale dans moins d’un mois, avec un peu plus de
deux millions de dollars sur un compte à l’étranger.
– Vous avez ma parole, ajouta-t–il en sortant un
couteau de sa poche.
– Je me contrefous de votre parole ! rétorqua
Delgado. Je vous préviens : vous n’aurez pas un sou tant
que ma transaction n’aura pas abouti.
– Cela va sans dire, convint Mason. Mais retarder un
peu les choses serait peut-être une bonne idée.
– Impossible. L’affaire est déjà conclue. Elle doit à tout
prix se faire d’ici trois semaines. Je veux que ce
problème soit réglé avant mon retour à Chicago, la
semaine prochaine.
– Je m’y emploie.
– Si les flics nous arrêtent, moi ou mes hommes, ou
s’ils mettent la main sur ma marchandise, vous êtes un
homme mort !
Sur ces mots, Delgado raccrocha.
– Enfant de salaud ! s’exclama rageusement Mason.
Il glissa son téléphone portable dans l’étui attaché à sa
ceinture, avant d’éventrer un coussin du canapé. Il le vida
de son contenu et s’attaqua aux autres. Rien. Le fauteuil
subit le même sort. Rien non plus.
Frustré, il lança son couteau à travers la pièce. La
lame se ficha dans la porte d’un placard avec un petit
bruit sec. Il avait entièrement retourné ce maudit
appartement, sans dénicher le moindre indice. Pas une
seule adresse, aucun numéro de téléphone. Ce type
élevait le concept de l’anonymat à un niveau jusque-là
inégalé. Comment allaient-ils le retrouver, sans aucune
piste ?
Son téléphone sonna. Il regarda le numéro qui
s’affichait sur l’écran et répondit aussitôt.
– Dites-moi que vous l’avez retrouvé, aboya-t–il.
– On a perdu sa trace.
– Bon sang ! Je veux…
– Relax, Mason ! Vu la quantité de sang qu’il a perdue
dans cette allée, il doit être mort ou en train de crever
quelque part.
– Ce ne sont que des suppositions, rétorqua Mason.
Il arpenta nerveusement la pièce saccagée par ses
soins, se frayant un passage entre le rembourrage épars
des coussins, la vaisselle cassée et les cadres de
tableaux brisés.
– C’est votre faute, reprit-il. Vous m’aviez dit qu’il avait
retourné sa veste et que…
– Je me suis trompé. Vous allez faire quoi ? Me
flinguer ?
– Je veux voir son cadavre, fulmina Mason.
Il tenta de contrôler le volume sonore de sa voix.
– Et ensuite, je veux qu’il disparaisse et qu’on ne
puisse jamais le retrouver.
– Je ne suis pas idiot ! Si on parvenait à l’identifier,
tout le monde commencerait à se poser des questions.
Vous l’avez dit à Delgado ?
– Je n’ai pas eu à le faire, ses gars s’en étaient
chargés.
Mason ferma les yeux et poursuivit :
– Si je tombe, je ne tomberai pas seul. Compris ?
– Oh ! Je comprends parfaitement ! Vous aussi,
j’espère.
– Que voulez-vous dire ?
– N’oubliez pas que nous œuvrons hors du cadre
habituel. Alors évitez de me donner des ordres. OK ?
– O.K., marmonna Mason
« Et quand cette affaire sera réglée, tu seras un
homme mort », ajouta-t–il en son for intérieur.
– Tant mieux. Parce que nos soucis sont pires que
vous ne l’imaginez, reprit son interlocuteur.
– Comment ça, pires ?
– Il a gardé tous les dossiers.
– Quels dossiers ?
– Toutes les preuves qu’il vous a fournies au cours des
quatre dernières années. Il a tout copié sur une clé USB.
Mason sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine.
– Vous me faites marcher.
– Non. Si on ne le retrouve pas très vite, il risque de
tout balancer à la police. Dans un cas comme dans
l’autre, nous sommes cuits.
– Pourquoi n’avez-vous pas récupéré ces dossiers
pendant que vous en aviez l’occasion ?
– Et pourquoi ne l’avez-vous pas flingué, dans cette
impasse ? Nous n’aurions plus aucun souci. Avez-vous
trouvé quelque chose, chez lui ?
– A votre avis ?
Mason parvenait à peine à contenir sa colère. Il n’était
pas surpris de n’avoir rien découvert dans l’appartement,
mais rien ne devait être laissé au hasard.
– Il doit se planquer chez quelqu’un de sa
connaissance. Quelqu’un en qui il a confiance. Son père,
sa femme…
Un rire sardonique résonna à l’autre bout de la ligne.
– Il n’a personne. C’est pour ça que j’avais au départ
suggéré qu’on lui confie cette mission. Personne, sur
cette terre, ne se soucie du fait que Jonas Abel soit mort
ou vivant.
3
Jonas fut réveillé par le chant joyeux d’un rouge-gorge
qui lui parvenait par la fenêtre entrouverte de la chambre.
Il regarda à travers les voilages vert pâle et repéra
l’importun, perché sur la branche d’un orme. Ne
disposant pas de l’énergie suffisante pour envoyer le
gêneur ad patres d’une balle de revolver, il referma les
yeux en tentant d’ignorer son tapage et de se rendormir.
Ce fut alors sa conscience qui le rappela à l’ordre.
« Lève-toi ! Au boulot. Tu as du pain sur la planche. »
Avec un soupir, il essaya de s’asseoir ; une douleur
fulgurante le fit retomber en arrière. Seigneur ! Il avait
l’impression d’être passé sous un rouleau compresseur.
Mais était-ce vraiment étonnant ? Après avoir été
attaqué et tabassé par quatre hommes, il avait reçu une
balle, puis perdu la moitié de son sang.
Se tournant précautionneusement, il enfouit la tête
sous l’oreiller dans une deuxième tentative pour
replonger dans le sommeil, lorsqu’un parfum familier lui
envahit les narines. Un parfum voluptueux et obsédant,
qui lui procurait à la fois une intense satisfaction et un
terrible sentiment de frustration.
Au diable le sommeil !
Il rouvrit brusquement les yeux et se trouva face à deux
prunelles dorées qui le fixaient. Les yeux d’un chat. Le
poil ras et entièrement noir, en dehors d’une tache
blanche sur la poitrine, l’animal, tranquillement assis au
bord du lit, l’étudiait avec attention.
Pour autant qu’il s’en souvienne, Missy avait peur des
chats depuis que, enfant, elle avait tenté de séparer deux
matous qui se battaient. Une longue et fine cicatrice, sur
sa main, attestait de ses louables efforts. En ce qui le
concernait, il n’avait aucune véritable raison pour justifier
sa propre détestation des chats.
Celui-là, au mépris de tous les risques, se coucha et
frotta sa tête contre sa main. La première réaction de
Jonas fut de l’éjecter du lit, mais il se ravisa en sentant la
douceur soyeuse de sa fourrure sur sa main calleuse.
Cela faisait longtemps que rien d’aussi doux n’avait
touché sa peau.
Incapable de résister, l’agent spécial gratta le chat
sous le menton. L’animal se mit à ronronner et intensifia
la pression de sa tête contre sa main. Avant que Jonas
n’ait le temps de réagir, le maudit félin s’approcha de
son torse, en quête de plus de caresses.
– Oh non ! Tu ne viens pas là.
Il souleva les couvertures, forçant le chat à descendre
du lit. Au lieu de paraître offensé, le matou s’étira
langoureusement, comme s’il avait lui-même décidé de
ce qu’il allait faire, puis sortit lentement de la chambre.
– Sale petit effronté !
Jonas laissa échapper un petit rire qui lui valut un
nouvel élancement de douleur. Il tourna le regard vers la
table de nuit et découvrit plusieurs flacons de
médicaments ainsi qu’un grand verre d’eau avec une
paille. Apparemment, le bon docteur, le petit ami de
Missy, lui avait laissé quelques antalgiques, des
antibiotiques, et un somnifère.
Car le toubib était son petit ami, sans aucun doute
possible. Il l’avait vu au regard de propriétaire qu’il
posait sur elle. Depuis combien de temps se
fréquentaient-ils ? Et que lui avait-elle révélé, à propos
de lui et de leur passé ?
« En quoi cela devrait-il t’intéresser ? » s’admonesta-
t–il.
Il prit l’un des flacons et avala deux anti-
inflammatoires. Des bruits d’eau en provenance de
l’étage supérieur lui apprirent que Missy était réveillée.
Vraisemblablement était-elle nue sous sa douche en ce
moment même… Il préféra ne pas laisser cette image
s’attarder dans son esprit et se rendit soudain compte
qu’il était lui-même entièrement nu sous les couvertures.
Comment cela s’était-il produit ?
Missy. Il se souvint vaguement du contact de ses
mains sur sa peau, de la caresse de ses doigts sur son
ventre, tandis qu’elle baissait la fermeture Eclair de son
jean.
« Ne pense pas à ça, imbécile ! » La dernière chose à
souhaiter, dans son état, c’était une érection.
Il prit une longue inspiration, après quoi il repoussa la
couverture – laquelle, connaissant Missy, devait être en
fibre biologique – puis il se redressa prudemment. Bon
sang ! Il se sentait faible et tout tournait autour de lui. En
attendant que le vertige s’estompe, il localisa son sac
sur le sol de la chambre ; il semblait ne pas avoir été
ouvert. Tant mieux.
Sans avoir entièrement recouvré son équilibre, il se
leva lentement et jeta un regard circulaire autour de lui.
Le parquet était peint en blanc brillant, mais le ton
chocolat clair des murs semblait curieusement varier
d’intensité d’un côté à l’autre. La pensée que Missy ait
pu brusquement changer d’idée au beau milieu de ses
travaux de peinture ne l’étonna pas.
Le mobilier était un mélange disparate de pièces en
osier, en métal et de bois naturel. Une plante verte était
suspendue au plafond, près de la fenêtre. D’autres, plus
petites, trônaient sur la commode et sur des étagères.
Un collage de photos de toutes les dimensions
recouvrait le mur, au-dessus du lit.
Il aurait pu se croire dans une chambre d’amis, jusqu’à
ce qu’il découvre les bijoux, sur la commode. Des perles,
des cristaux, et divers pendentifs d’inspiration exotique.
C’était exactement le style de choses que Missy aimait
porter…
Il avait dormi dans sa chambre, dans son lit. Pas
étonnant que le parfum des oreillers lui ait été familier !
C’est alors qu’il remarqua un vêtement abandonné sur le
dossier de la chaise, à côté de son jean. Il prit le tissu
jaune pâle et l’examina. Une nuisette, ornée de dentelle.
Diablement sexy, surtout s’il imaginait Missy dedans,
avec ses longues boucles retombant sur ses belles
épaules, avec sa poitrine…
Bravo ! Il avait une érection. Quel idiot ! Il prit le ciel à
témoin : après toutes ces années et après la façon dont
elle s’était détournée de lui, comment pouvait-il encore la
désirer ?
Il reposa vivement la nuisette sur la chaise, comme si
le tissu soyeux lui brûlait les doigts. L’avait-elle portée
avec le médecin ? Couchait-elle avec lui ?
« Ça ne te regarde pas. Elle ne veut plus de toi ; elle a
été très claire à ce sujet il y a quatre ans. L’aurais-tu
oublié ? De plus, tu as du boulot. Alors, mets-toi au
travail. Plus vite ce sera fait, plus vite tu pourras quitter
ce rocher qui flotte au milieu de nulle part. »
Il attrapa son jean, sortit de la poche secrète à
l’intérieur de la ceinture la clé USB attachée à une
lanière, et la passa à son cou. Puis il fourragea dans son
sac, afin de s’assurer que son ordinateur portable s’y
trouvait toujours.
Enfin, il s’habilla et, son revolver calé dans la ceinture
de son pantalon, longea lentement le couloir jusqu’au
living, un vaste espace ouvert, sans aucune cloison entre
la cuisine, le salon et une véranda fermée.
Il entendit alors des pas derrière lui. Immédiatement
sur ses gardes, il se retourna, ce mouvement brusque lui
causant une violente douleur dans le côté.
Missy descendait l’escalier.
– Nous devons parler, décréta-t–elle.
Elle passa à côté de lui en le regardant à peine, et alla
mettre la bouilloire sur le feu.
– Je ne crois pas que nous ayons grand-chose à nous
dire, répliqua Jonas.
– Eh bien, moi, j’ai beaucoup de choses à te dire.
Mais avant, je veux que tu répondes à certaines
questions.
Elle prit un sachet de thé dans une boîte métallique
avant de braquer son attention sur lui.
– D’abord, peux-tu m’expliquer comment il se fait que
tu ne sois pas mort ?
Ah, oui, cette question-là…
Jonas s’installa prudemment sur l’un des tabourets du
comptoir de la cuisine et étudia Missy. Elle était habillée
simplement, d’un jean droit et d’un large sweater marron,
à manches courtes. Avec son teint laiteux, elle n’avait
jamais eu besoin de fard. Ses longues boucles laissées
libres étaient encore humides, et elle portait pour seul
bijou un collier – un pendentif rectangulaire, en argent,
retenu par une lanière de cuir tressé.
Cependant, ce qui la rendait exceptionnelle, c’était la
façon dont elle se tenait – son maintien, si droit et si
assuré.
Il nota un certain nombre de changements qui s’étaient
opérés en elle. Des détails infimes, mais remarquer les
détails faisait partie de son métier. Son sourire, autrefois
si spontané, semblait avoir été remplacé par un pli
sérieux autour de sa bouche. Il y avait davantage de
profondeur dans son regard, et son expression était plus
grave. Se pouvait-il qu’elle ait mûri à l’intérieur comme à
l’extérieur ? Fasciné, il retenait son souffle.
– Je ne suis pas mort, parce qu’il n’y a pas eu
d’accident d’hélicoptère, expliqua-t–il. C’était une mise
en scène.
– Mais… et Brent Matthews ? L’autre agent qui était
avec toi dans l’hélicoptère ?
– Personne n’est mort, Missy.
– Il y avait deux cadavres, affirma-t–elle, comme si elle
ne parvenait pas tout à fait à croire ce qu’il lui disait. Je
les ai vus. J’ai vu… ton corps calciné.
Si Jonas avait été plus naïf, il aurait juré qu’une ombre
ressemblant à du chagrin était passée sur ses traits.
– C’étaient les cadavres d’inconnus, provenant de la
morgue, et que le FBI avait mis dans l’hélicoptère avant
même de le faire exploser, expliqua-t–il.
– Pourquoi ?
– Peut-être parce qu’on ne s’attendait pas à me voir
survivre à la mission qu’on m’avait confiée.
Il n’y avait d’ailleurs survécu que de justesse. Et
encore, tout n’était pas terminé.
– Mais, surtout, je ne devais plus entrer en contact
avec aucun membre de ma famille ni avec mes amis
pour que le gang que j’allais devoir infiltrer ne puisse pas
me démasquer. C’est pourquoi j’ai été déclaré mort,
avant de réapparaître sous une autre identité.
– Donc, tu travailles toujours pour le FBI, en conclut
Missy. Combien de temps, exactement, a duré cette
mission ?
– Un peu plus de quatre ans. Deux ans avant de
réussir à infiltrer le gang, et deux autres dans la place.
– Tu as vécu pendant quatre ans sous une fausse
identité ? s’exclama Missy.
– C’est mon métier.
– Ton métier…
Sa moue exprimait un dégoût manifeste.
– Tu n’as pas changé, n’est-ce pas ? Ton travail passe
toujours avant tout le reste.
Combien de fois lui avait-elle lancé cette accusation
au visage ? Si ce n’était peut-être pas vrai à l’époque,
ça l’était certainement maintenant. Et après tout ce
temps passé à vivre entouré de hors-la-loi et de
criminels, et à s’endurcir au spectacle de scènes
insoutenables, il y avait des jours où il ne reconnaissait
pas lui-même l’homme qu’il était devenu.
– Pourquoi as-tu accepté de faire ça ? demanda
Missy.
– La bonne question serait plutôt : pourquoi pas ?
répliqua-t–il amèrement.
Il avait perdu sa mère très jeune, et coupé toute
relation avec son père quelques années plus tard. Il
n’avait ni frère ni sœur. Au moment où Stein lui avait
proposé cette mission à haut risque, Missy était sa seule
famille et quand elle s’était détournée de lui, il n’avait
plus eu personne au monde.
– Pourquoi pas ? s’écria-t–elle en rivant sur lui un œil
noir. Parce que tu avais une vie à toi ! Une femme… un
père !
– Vraiment ?
S’il ne s’était pas senti aussi faible, il se serait sans
doute levé pour arpenter nerveusement la cuisine.
Malheureusement, dans son état, il ne pouvait que rester
assis là.
– Je te rappelle que tu avais déposé une demande de
divorce, Missy. Aurais-tu oublié ce membre de
l’équation ?
Le jour où elle lui avait annoncé qu’elle avait vu un
avocat, il avait eu l’impression d’être heurté de plein
fouet par un train. Paf ! Tué sur le coup.
Rejeté. Retour à la case départ. C’était exactement
au-devant de quoi il était allé en tombant fou amoureux
d’une jeune femme totalement immature. Il avait cru
l’aimer, avant de découvrir à la manière dure qu’il ne
s’agissait que d’un leurre.
L’amour ? Quelle blague !
S’il avait su qui était Missy et l’âge qu’elle avait lors de
leur rencontre, jamais il ne l’aurait épousée. Pas plus
qu’il ne lui aurait fait l’amour, à l’arrière de sa voiture, ce
soir-là. Bon sang ! Des milliers de femmes, à travers le
monde, devaient s’appeler Melissa Camden. Comment
aurait-il pu deviner qui elle était ? Il lui en voulait encore
de lui avoir menti, et ce jusqu’à quelques jours de leur
mariage.
Il avait essayé – vraiment essayé – de passer au-
dessus des préjugés, de prendre Missy pour ce qu’elle
était et non pour ce que son nom faisait d’elle. Il n’avait
toutefois pas pu relever le défi. Très vite, il avait compris
qu’il ne serait jamais en mesure de lui offrir le style de vie
qu’elle avait connu. Les dés, entre eux, avaient été pipés
depuis le début.
– De mon point de vue, ma mort t’a simplifié les
choses, ajouta-t–il, incapable de maîtriser l’aigreur de sa
voix.
Sans parler du fait qu’une infime et stupide part de lui-
même s’était dit qu’ainsi elle continuerait à être son
épouse.
Elle laissa échapper une exclamation incrédule.
– En quoi cela aurait-il pu me simplifier les choses ?
– Tu étais débarrassée de moi sans avoir à passer
par un avocat ni à procéder au désagréable partage de
nos biens. Un simple petit enterrement, et tu étais libre.
Il haussa les épaules.
– Je parie que tu n’as pas versé une larme.
Missy ne répondit pas. Le chat choisit ce moment pour
sauter sur le comptoir et se frotter contre elle. Elle le prit
contre sa poitrine, lui gratta le cou.
– Tu as raison, dit-elle enfin. Je n’ai pas versé une
larme. Te voilà satisfait ?
Non, il était loin d’être satisfait de ce qui s’était passé
entre eux, mais il avait accepté l’idée, longtemps
auparavant, d’avoir commis une imprudence en décidant
de l’épouser. Tout le monde savait qu’un homme n’avait
pas besoin d’aimer une femme pour être viscéralement
attiré par elle. En revanche, ce que beaucoup de gens
ignoraient, c’était que certaines femmes, comme Missy,
avaient cette même faculté.
Apparemment, à en croire la rapidité avec laquelle
son souffle soulevait sa poitrine, elle n’avait pas changé.
C’était comme si elle se rappelait la fièvre qui montait
jadis immanquablement entre eux, et les longues heures
passées à s’apporter du plaisir, les yeux dans les yeux.
Il n’avait jamais connu de femme aussi passionnée et
désinhibée que Missy. Il lui suffisait de poser la main sur
sa joue pour qu’elle fonde sous sa caresse, de toucher
sa poitrine pour qu’elle vienne à sa rencontre. De mêler
sa langue à la sienne pour qu’elle fasse tout ce qu’il lui
demandait… Que ne donnerait-il pour savoir s’il détenait
toujours ce genre de pouvoir sur elle ! Une seule caresse
suffirait à le découvrir. Une seule…
L’eau siffla dans la bouilloire et Missy se retourna
vivement. Elle posa le chat par terre, éteignit la cuisinière
et versa de l’eau chaude dans une tasse.
– Ton père est venu à ton enterrement, dit-elle
doucement tout en plongeant un sachet de thé dans
l’eau.
Le chat s’approcha de Jonas, à la recherche de
caresses, mais il se leva aussi vite qu’il le put et se mit à
farfouiller dans les placards de la cuisine, en quête de
quelque chose à manger.
Il se souvint qu’il avait été tenté d’assister à ses
propres funérailles, quatre ans plus tôt. Même s’il savait
que c’était impossible, que la vie qu’il avait connue était
terminée et qu’il valait mieux rompre définitivement avec
le passé.
– Il était brisé par le chagrin, murmura Missy.
– Si tu le dis…
Son ton trahissait son amertume.
Il n’avait que douze ans, lorsqu’il avait perdu tout
respect pour son père. Après que ce dernier eut été
renvoyé de plusieurs emplois successifs, leur maison
avait été saisie. Incapable de payer les soins médicaux
que nécessitait l’état de sa mère, malade du cœur, son
père avait laissé les factures s’accumuler. Finalement, ils
l’avaient perdue, elle aussi. Comment pouvait-on
prétendre être un homme, si l’on n’était pas capable de
subvenir aux besoins de sa famille ?
Jonas sortit une boîte de céréales du placard et
examina l’étiquette. Flocons d’avoine et d’épeautre bio.
– Tu as du café ?
– A ton avis ?
– Tu es toujours autant adepte du « manger sain » ?
– Jonas…
Elle posa les mains sur le comptoir et le fixa.
– Qu’est-ce que tu fais ici ?
C’était une question particulièrement ardue. Il se
détourna, ouvrit le réfrigérateur et en sortit une brique de
lait de soja.
– C’est tout ce que tu as ?
– Pourquoi es-tu venu ici ? répéta Missy.
Assis au milieu de la cuisine, le chat l’observait
comme s’il attendait lui aussi une réponse.
– J’ai toujours rêvé de passer des vacances sur une
île.
Il haussa les épaules, prit un bol.
– Alors, je me suis dit…
– Ne me prends pas pour une idiote !
Elle lui saisit le bras, mais le lâcha dès qu’il se tourna
vers elle.
Elle était si près de lui qu’il sentait un parfum
légèrement épicé émaner de ses cheveux. Si près qu’il
distinguait les paillettes vert foncé de ses iris et
percevait presque la sensation de ses lèvres roses
contre les siennes. S’il l’embrassait, parviendrait-il à lui
rappeler avec quelle intensité elle l’avait autrefois désiré,
lui et lui seul ?
Voilà qui aurait tout arrangé ! se dit-il avec sarcasme.
– Pourquoi Mirabelle ? Pourquoi maintenant ? insista-
t–elle.
Le chat s’enroula autour des jambes de Jonas. Qu’est-
ce que ce fichu animal lui trouvait donc de si attirant ? Il
faillit demander à Missy comment elle s’était retrouvée
propriétaire d’un chat, mais cela aurait indiqué qu’il
s’intéressait à sa vie. Or, il ne pouvait se permettre de
s’aventurer sur ce terrain. Il était là pour se rétablir
physiquement et pour réfléchir, voilà tout. Il recula d’un
pas et le chat, comme s’il en avait tout à coup assez de
lui, traversa la pièce et se faufila à l’extérieur par une
chatière. Il aurait aussi bien fait de l’imiter et de filer d’ici,
songea Jonas.
– Je t’ai expliqué que j’avais infiltré un gang pendant
quatre ans, à Chicago, finit-il par répondre. Nous
n’étions plus qu’à deux semaines d’un gros coup de filet,
quand la machine s’est enrayée. Hier matin, quatre
hommes me sont tombés dessus dans une impasse, et
j’ai reçu une balle dans le corps. Je n’ai pas encore
compris comment, mais j’ai été démasqué. J’ai besoin
de temps pour assembler les pièces du puzzle.
– Mais pourquoi ici ? Pourquoi moi ?
– J’avais besoin d’un refuge, d’un endroit où me
cacher et où personne ne me trouverait. Or, personne ne
sait où tu es. Tu as parfaitement brouillé les pistes.
En quatre ans, Missy avait plusieurs fois changé de
nom et ses avocats avaient très efficacement couvert
toute trace administrative la concernant. Elle ne
souhaitait pas que sa famille la retrouve, ce que Jonas
comprenait. Pendant leur mariage, elle lui avait
longuement parlé des difficultés qu’elle rencontrait avec
les siens, et plus particulièrement avec son père, un
homme tyrannique, qui cherchait toujours à tout contrôler.
Si son propre père était un loser, celui de Missy était un
véritable dictateur.
Il n’oublierait jamais le coup qu’avait porté son beau-
père à sa fierté, le jour de son mariage avec Missy. Le
prenant à part, il lui avait glissé à l’oreille :
– Ma fille vous a rencontré dans un bar, Abel. Vous
feriez mieux de renoncer tout de suite à elle. Si l’on se fie
au curriculum vitæ de votre père, vous ne serez jamais
capable de lui offrir la vie qu’elle mérite.
Même s’il n’avait pas apprécié que le père de Missy
ait enquêté sur son passé, il s’était alors lancé à corps
perdu dans le travail, mais cela n’avait jamais été assez.
Il avait vite compris que, quoi qu’il fasse, il ne gagnerait
pas le respect de cet homme. Au bout du compte, il avait
simplement regretté d’avoir contribué à creuser le fossé
entre Missy et sa famille. C’était une des raisons qui
l’avaient incité à disparaître. Il avait espéré qu’une fois
débarrassée de lui, elle se réconcilierait avec les siens. Il
s’était trompé.
La réplique de Missy le ramena au présent.
– De toute évidence, je n’ai pas suffisamment brouillé
les pistes, puisque tu m’as trouvée.
C’était uniquement parce que, pendant près de deux
ans, enregistrant chacun de ses changements de nom, il
avait suivi sa trace de ville en ville. Des traces qu’elle
s’était escrimée à couvrir, jusqu’à ce qu’elle finisse par
s’installer sur cette minuscule île, au milieu de nulle part.
Ce qui l’avait le plus étonné, c’était qu’elle ait finalement
choisi de se prénommer Missy, le surnom qu’il lui avait
donné peu après leur rencontre.
– Comment m’as-tu trouvée ?
Il haussa une fois de plus les épaules.
– Tu m’as poursuivie depuis le début, devina-t–elle.
– Poursuivie ? Tu te flattes !
– Comment faut-il appeler cela ? De la curiosité
morbide ?
Ou le désir de s’assurer qu’elle était en paix quelque
part, voire heureuse, qu’il n’avait pas totalement ruiné
son existence.
– Je ne comprends toujours pas, reprit Missy. Tu
pourrais te cacher ailleurs qu’ici, n’importe où.
Il était temps de baisser les masques.
– Tu veux la vérité… D’accord.
Même si c’était difficile, il soutint son regard.
– Ça va sans doute te paraître dingue, mais tu es la
seule personne en qui je puisse avoir confiance.
S’il ne pouvait pas se fier à Missy sur le plan
sentimental, il n’en allait pas de même lorsqu’il s’agissait
de sa vie. Il la savait aussi incapable de le livrer à ses
ennemis que de manger une côte de bœuf.
– Je n’ai personne d’autre que toi, Missy.
4
Aux oreilles de quiconque ne connaissant pas Jonas,
cet aveu aurait pu paraître incroyable, mais il avait
toujours été un solitaire. Elle, pour sa part, s’était toujours
laissé attendrir par les causes perdues, particulièrement
quand il s’agissait de lui.
« Bon sang, tu oublies à quel point il t’a fait souffrir !
D’abord en prouvant à répétition qu’il te préférait son
travail, et ensuite en te faisant croire qu’il était mort ! »
Elle se souvint du désespoir et du sentiment de
solitude qui s’étaient insinués en elle, peu après leur
voyage de noces. Avant cela, étendus dans les bras l’un
de l’autre, ils échafaudaient ensemble des plans
d’avenir. Puis, soudain, elle s’était retrouvée seule, nuit
après nuit, week-end après week-end, un démon
invisible poussant Jonas à travailler toujours plus. Tenter
d’en parler n’avait fait que l’éloigner davantage.
Au moment où elle commençait à songer au divorce,
elle était tombée enceinte et l’espoir avait resurgi en
elle ; un enfant allait les rapprocher. Elle ne l’avait
toutefois pas annoncé tout de suite à Jonas de crainte,
sans doute, que rien ne change et qu’il continue à
s’absorber corps et âme dans son travail.
Peut-être aussi que, en son for intérieur, elle avait su
qu’il y aurait un problème. Dix semaines plus tard, elle
avait fait une fausse couche. Prostrée par le chagrin et la
douleur dans un lit d’hôpital, se vidant de son sang, seule
et sans aucun moyen de joindre Jonas, elle avait alors
perdu à la fois son bébé et tout espoir concernant leur
mariage.
Cependant, aucune de ces souffrances ne l’avait
préparée au désespoir qui l’avait terrassée lorsqu’elle
avait cru que Jonas était mort.
– Missy, dit-il, l’arrachant à ses souvenirs. J’ai…
– Non. Tu ne peux pas rester ici. Je ne peux pas…
– Missy…
– Il doit bien y avoir un autre agent, prêt à t’aider. Brent
Matthews ? persifla Missy, nommant l’autre agent
spécial supposé avoir perdu la vie dans cet accident
d’hélicoptère.
– Il est mort. Pour de bon, cette fois, répondit Jonas.
Il s’interrompit, la gorge serrée.
– Brent était avec moi, hier, quand ces types nous ont
coincés. J’ai pu m’enfuir, mais Brent a été abattu sous
mes yeux, de deux balles dans la poitrine.
Missy se sentit vaciller. Au début de leur mariage, elle
avait rencontré Brent à une ou deux reprises, lors de
réceptions organisées par le FBI, ainsi que quelques
autres collègues de Jonas accompagnés de leurs
épouses. Elle s’était toujours demandé si établir un lien
avec ces femmes aurait pu l’aider à mieux supporter les
moments difficiles.
– Il y a forcément quelqu’un d’autre…, s’obstina-t–elle.
– Il se pourrait qu’un membre du FBI ait trempé dans
cette affaire, et je ne sais pas en qui je peux avoir
confiance, expliqua Jonas.
– En quoi consistait exactement ta mission ?
– A infiltrer un cartel de la drogue colombien pour
accumuler des preuves contre eux.
Oh ! Mon Dieu ! Elle sentit la crainte l’envahir.
– Mon père sait-il que tu es vivant ?
Arthur Camden était non seulement un sénateur
influent, mais également le président du Comité
judiciaire du sénat, lequel supervisait le FBI. Et la lutte
contre la drogue avait toujours été l’un de ses chevaux
de bataille favoris.
– Non, répondit Jonas. Le Comité judiciaire n’a pas
été informé de notre mission.
– En es-tu sûr ?
– Oui. Cette opération est secrète. De plus, ces
temps-ci, le Congrès concentre son attention sur la
sécurité nationale. Et tu sais que, sur ce front-là, ton père
est toujours en première ligne.
Jonas avait sans doute raison, mais toute cette
histoire n’augurait rien de bon aux yeux de Missy.
– Il faut que tu partes.
– Pourquoi ?
Il l’observa, avec un regard capable de fouiller chaque
zone d’ombre de son être et d’y dénicher le plus petit
secret.
Maudits flics !
– Parce que je le dis, répliqua-t–elle.
Jonas secoua la tête avec exaspération.
– Il est rassurant de voir que certaines choses ne
changent jamais. Tu es toujours aussi irrationnelle !
Elle lui fit face brusquement.
– Je suis irrationnelle ? Parce que j’écoute mon
instinct au lieu de décortiquer froidement chacune de
mes décisions ?
– Appelle ça comme tu veux. Impulsive, irréfléchie,
spontanée… Ça m’est égal.
– Il n’y a rien de mal à être spontanée. Mais bien sûr,
la spontanéité est quelque chose qui t’est totalement
étranger, n’est-ce pas ?
Ce type était incapable de se détendre et de savourer
la vie, même allongé sur une plage de sable fin avec
quelqu’un lui tendant un cocktail surmonté d’une ombrelle
en papier !
Jonas étrécit les yeux.
– Je n’ai rien contre la spontanéité, tant qu’on ne
l’utilise pas comme prétexte pour masquer
l’irresponsabilité !
– Quoi que tu en penses, je ne suis pas – et je n’ai
jamais été – irresponsable ! protesta Missy.
Naguère immature, oui, mais certainement pas
irresponsable.
– Avoir un fonds en fidéicommis doit pas mal aider,
non ?
Elle redressa les épaules.
– Pour ta gouverne, sache que je subviens seule à
mes besoins, grâce aux bénéfices de ma boutique de
cadeaux. Et il y a plusieurs années que tout l’argent qui
est tiré de mon fonds en fidéicommis l’est presque
exclusivement au profit de donations.
Au cours des deux dernières années, sa plus grosse
source de dépenses avait été sa contribution à la survie
de Mirabelle. L’île avait connu une période de récession
qui avait amené de nombreux commerces au bord de la
faillite. Le maire avait alors proposé la construction d’un
golf, afin d’attirer de nouveaux touristes, en faisant appel
pour moitié à la participation privée. Faute
d’investisseurs, le projet étant sur le point d’être
abandonné, elle avait demandé à ses hommes d’affaires
d’acheter secrètement toutes les parts restantes. Mais
cela, elle n’allait pas l’expliquer à Jonas.
Il la dévisagea, les yeux plissés par l’incrédulité.
– Les recettes de ta boutique suffisent à subvenir
entièrement à tes besoins ?
– Pas entièrement, reconnut Missy. Ce pourrait être le
cas si je me concentrais uniquement sur le profit, mais
ce n’est pas la vocation première de cette boutique.
– Donc, tu tapes dans ton capital pour tes propres
dépenses ?
– Il ne s’agit que de petites sommes, afférentes à des
frais fixes.
– C’est bien ce que je pensais.
Comme s’ils n’avaient été séparés que depuis
quelques jours, les vieilles querelles qui les avaient
naguère déchirés remontaient à la surface. Ils braquaient
l’un sur l’autre des regards hostiles, chacun refusant de
reconnaître ses torts et convaincu d’avoir raison.
Comment avait-elle pu penser un seul instant que cet
homme était l’amour de sa vie ? se demanda Missy.
Pourtant, elle l’avait vraiment cru. Après qu’elle eut
abandonné ses études et passé plusieurs années à fuir
l’univers ultraconservateur dans lequel elle avait grandi,
Jonas l’avait aidée à se stabiliser.
Il l’avait traitée comme une personne normale, et lui
avait permis de réaffirmer ce qu’elle avait toujours su, au
fond de son cœur : que l’existence ne se résumait pas à
celle que son père avait souhaitée pour elle. Pour la
première fois de sa vie, elle avait été heureuse. Elle
n’avait alors pas osé lui expliquer d’où elle venait, de
crainte que cela n’altère leur relation. Et probablement
avait-elle eu raison. C’était peu de temps après qu’il eut
découvert la vérité concernant sa famille que Jonas
s’était complètement investi dans son travail, sans
qu’elle parvienne à l’en arracher.
– Tu continues à dépenser des milliers de dollars pour
sauver les bébés phoques ? demanda-t–il avec dédain.
Missy s’apprêta à riposter, mais il avait raison.
Pendant leur mariage, elle avait puisé sans compter
dans son compte en banque pour soutenir toutes les
causes possibles et imaginables.
– Je fais davantage attention, à présent.
– Tu n’as même pas acheté de maison,
dernièrement ?
C’était un coup bas.
– Peut-être que si tu avais été plus présent, je ne me
serais pas lancée seule dans l’achat d’une maison,
rétorqua Missy.
Elle avait pensé qu’un logement plus confortable
inciterait Jonas à rester plus souvent à la maison. Au lieu
de cela, elle s’était retrouvée seule, à s’ennuyer, dans
une grande demeure plutôt que dans un appartement.
Non, ce n’était pas d’ennui qu’elle avait souffert, mais
de la solitude. Jonas lui manquait terriblement. Sa
présence, son énergie, son humour caustique, son grand
rire chaleureux, le contact de son corps contre le sien lui
avaient manqué. Et aussi la façon dont il l’écoutait,
comme si elle avait été l’unique personne au monde qui
comptât à ses yeux. Avant de le rencontrer, elle avait
mené une existence stérile, à maints égards. Il l’avait
encouragée à se trouver et à développer sa créativité ; il
l’avait aidée à entrevoir la Missy Charms qui se
dissimulait sous les traits de Melissa Camden.
Après quoi, il était mort. C’est à ce moment-là que le
véritable sentiment de solitude s’était installé. Sa famille
n’avait alors rien arrangé, au contraire.
Submergée par les souvenirs, et sa colère subitement
retombée, elle détourna le regard de Jonas.
– Ma famille aussi est venue à tes funérailles, dit-elle
doucement. Même Charlie était là.
Charlie Steele, l’homme auquel son père l’avait
toujours incitée à s’intéresser. Un garçon plutôt agréable,
mais taillé dans la même étoffe que ses parents et que
ses frères et sœur.
Avant même que la terre n’ait recouvert le cercueil de
Jonas, son père s’était approché d’elle. Jamais elle
n’oublierait l’air supérieur qu’il arborait, ni la cruauté de
ses paroles.
– Et sais-tu ce que mon père m’a dit ? reprit-elle, la
gorge serrée à cette évocation. « Tu t’es bien amusée,
Melissa. Maintenant, c’est fini. Dis-toi que tu as de la
chance d’être débarrassée de ce minable à si peu de
frais. Charles a déjà accepté de te reprendre. Tout va
enfin rentrer dans l’ordre. »
Elle vit Jonas serrer les dents.
– Je ne veux pas qu’il me retrouve, Jonas. Jamais.
Après l’enterrement, elle avait décidé de couper tout
lien avec sa famille. Définitivement. Elle avait bouclé ses
valises et erré longtemps d’une ville à l’autre. Son père
avait engagé des détectives. Les premiers mois, ils
l’avaient retrouvée chaque fois et les médias, qui les
traquaient à leur tour, relataient les épisodes de cette
course poursuite. Très vite, elle était devenue experte
dans l’art de couvrir ses traces. Elle avait transféré ses
fonds auprès d’une société de gestion financière qui
avait pour instruction stricte de ne révéler aucune
information la concernant. Puis, après plus d’un an
d’errance, elle avait décidé de fonder sa propre famille
et d’adopter un enfant. Elle avait trouvé ce qu’elle
cherchait à Mirabelle. Un endroit pour élever cet enfant,
une maison, ainsi que des gens qu’elle aimait et qui le lui
rendaient.
Or, tout pouvait de nouveau basculer en un clin d’œil.
– Je comprends, Missy. Vraiment, assura Jonas.
Il passa une main dans ses cheveux trop longs.
– Mais, bon sang, tout ce que je demande, c’est de
pouvoir rester quelques jours. Tout au plus quelques
semaines.
– Quelques semaines ? Ici ? Tu es dingue ?
– Missy…
– Je t’accorde une journée pour te remettre de ta
blessure. Pas une de plus.
– C’est très généreux de ta part, grinça Jonas.
– Le premier ferry part à 7 heures du matin.
Elle enroula les bras autour de son buste, en espérant
arriver à contenir ses émotions.
– Demain, je veux que tu prennes ce bateau.
– Pardon de te décevoir, mais je refuse de partir,
décréta Jonas.
Il s’installa au comptoir de la cuisine avec, devant lui,
une brique de lait de soja et une boîte de céréales.
– Pour le moment, en tout cas.
– Tu ne peux pas rester ici. Je suis sérieuse, Jonas.
– Non seulement je le peux, mais je vais rester.
– Cette île est minuscule. Je connais tout le monde ici,
et…
– Tu veux dire que tu y as beaucoup d’amis ?
– Oui…
– Qui feraient tout pour te protéger ? Comme ton
toubib ?
– Un simple coup de fil à Garret, le chef de la police,
et…
– Et quoi, Missy ? Il m’arrêtera ? Il me jettera en
prison ? M’obligera à quitter l’île ? Pourquoi le ferait-il ?
Je n’aurai qu’à lui montrer mon insigne et lui expliquer
que je suis ton mari. Tout le monde, sur cette île,
découvrira alors que tu es une Camden et les gens te
verront comme la menteuse que tu es.
Missy eut un vif mouvement de recul. Elle n’aurait pas
été plus choquée s’il l’avait giflée. Non seulement son
père était un sénateur renommé, mais les Camden
comptaient parmi les plus illustres – et les plus
fortunées – familles de l’histoire des Etats-Unis. Son
arrière-grand-père, inventeur de génie, avait été l’un des
premiers industriels à s’enrichir aux Etats-Unis, au temps
où l’économie y était en plein essor.
– Je n’ai jamais menti à aucun des habitants de cette
île, protesta-t–elle. Ni à toi. Jamais.
– Mentir par omission est toujours un mensonge. Je
parie ma chemise que tu as « oublié » de leur dire qui tu
es et d’où tu viens. Pas vrai, Missy Charms ? Que vont
penser de toi tous ces gens simples, qui vivent à
Mirabelle, lorsqu’ils découvriront que tu es une
Camden ?
En vérité, elle avait cessé d’utiliser le nom de son père
le jour où elle avait quitté le foyer familial. Ecœurée de
voir les gens se comporter différemment avec elle dès
l’instant où ils connaissaient son identité, elle avait
décidé de devenir quelqu’un d’autre.
Elle n’avait ensuite plus jamais confié son nom à
quiconque, pas même à Jonas à qui elle ne l’avait avoué
que quelques jours avant leur mariage. Il avait alors
prétendu que c’était sans importance, mais elle s’était
toujours demandé s’il lui avait vraiment pardonné son
mensonge. Il ne la comprenait pas tout à fait.
– Que penseront tous les amis que tu as ici, quand ils
sauront que tu as grandi dans un château ? reprit-il. Que
tu as passé tes étés entre les propriétés familiales de
Long Island et de Los Angeles et votre villa dans le sud
de la France ? A ton avis, combien d’habitants de
Mirabelle sont allés skier dans les Alpes suisses ?
Combien ont été conduits à l’école par un chauffeur,
toute leur enfance, et ont fréquenté l’une des universités
les plus prestigieuses des Etats-Unis ?
Embarrassée, Missy détourna les yeux. Elle ne s’était
jamais sentie vraiment à sa place dans le clan Camden.
Le problème ne venait pas uniquement de son père. En
tant que hippie, végétarienne et fervente adoratrice de la
nature, elle n’avait jamais eu d’atomes crochus avec
aucun d’entre eux. Tandis que ses deux frères et sa
sœur excellaient dans tous les sports de compétition,
elle préférait le yoga. Ils consommaient, elle recyclait. Ils
votaient à droite, elle, à gauche. Ils gaspillaient leur
argent chez les grands couturiers, elle faisait don du sien
à des œuvres caritatives.
– Que vont penser les gens de Mirabelle des cent
millions de dollars placés à ton nom sur un compte,
Missy ?
Certains n’en penseraient rien. D’autres
espéreraient – attendraient – quelque bienfait de sa part,
et d’autres se montreraient soudain embarrassés face à
elle. Pitié ! Tout ce qu’elle désirait, c’était conserver
l’anonymat.
– Tu ne me ferais pas ça ?
– Tu crois ?
– Tout ça parce que tu veux te donner le temps de
comprendre ce qui a cloché dans ta fichue mission ?
– Exactement.
– Le voilà, toujours bien vivant, cet engagement
inébranlable à l’égard de ton travail ! répliqua Missy avec
animosité car, en fin de compte, il lui avait préféré le
FBI.
– Tu ne crois pas si bien dire, rétorqua Jonas en
relevant la tête avec défi. Rien n’a changé. Je me suis
toujours investi entièrement dans mon travail, et je
continue à m’y investir entièrement. Donc, jusqu’à ce que
je comprenne pourquoi cette mission a mal tourné, je ne
bougerai pas d’ici.
Comme ils se faisaient face, Missy vit le regard de
Jonas se poser sur le collier qu’elle portait.
La nuit dernière, juste après que Jonas se fut endormi,
l’image de sa nudité avait hanté son esprit et elle avait
senti une vague de chaleur inopinée l’envahir. Elle avait
éprouvé le besoin de se protéger contre ce genre de
sensations. Aussi, lorsqu’elle était allée chercher des
vêtements de rechange dans sa commode, avait-elle
pris ce collier au passage.
– C’est de l’arabe, remarqua Jonas en examinant de
plus près l’inscription gravée sur le pendentif. Le verset
du trône, connu pour son puissant pouvoir de protection.
Non seulement Jonas lisait l’arabe, mais il en parlait
plusieurs dialectes, ainsi que l’allemand et l’espagnol.
– Contre quoi as-tu besoin d’être protégée, Missy ?
– Demande-moi plutôt contre qui.
Avec une expression offensée qui la surprit, il lâcha le
pendentif comme s’il lui avait brûlé les doigts et
demanda :
– Tu as toujours les papiers du divorce ?
– Curieusement, je les ai gardés, répondit-elle.
Sans doute afin de se souvenir qu’elle avait eu
l’intention de se séparer de Jonas, avant même
d’apprendre sa mort.
– Laisse-moi deux ou trois semaines pour me rétablir,
et découvrir qui a cherché à me tuer et pourquoi, dit-il.
L’air subitement épuisé, il reprit la direction de sa
chambre et ajouta, sans se retourner :
– Ensuite, je signerai ton satané acte de divorce et je
sortirai de ta vie. Pour de bon, cette fois.
5
– Ces T-shirts-là sont-ils soldés aussi ?
Quelques heures après sa discussion avec Jonas,
plantée au milieu de sa boutique, Missy contemplait
fixement le visage rougi par le soleil de la touriste.
Incapable de se concentrer sur les paroles qui sortaient
de cette bouche aux lèvres fardées, elle n’avait qu’une
pensée en tête : son mari était en vie.
Quatre ans, cinq mois, une semaine et deux jours
s’étaient écoulés depuis le matin où un agent du FBI
était venu lui annoncer que Jonas venait de perdre la vie
dans un accident d’hélicoptère. Il était mort sur le coup ;
personne n’aurait rien pu faire, avait même précisé
l’homme. Elle avait tout de même insisté pour voir son
cadavre, et s’était effondrée au spectacle de ce qu’elle
avait cru être les restes calcinés de son mari.
Et maintenant, où était ce salaud ? Chez elle, à faire
Dieu savait quoi ! L’imaginer dans son espace
personnel, dans la maison dont elle avait cherché à faire
un havre de paix et de détente, la déstabilisait au plus
haut point.
Elle regarda les deux ou trois autres touristes qui
flânaient dans la boutique et prit une grande inspiration,
en espérant que cela lui éclaircirait les idées.
– Les T-shirts, répéta la femme. Ils sont en solde ?
– Je suis désolée. Seuls ceux qui se trouvent sur
l’autre présentoir sont trente pour cent moins chers.
La cliente soupira avec agacement.
– Vos écriteaux devraient être plus explicites, dans ce
cas.
En temps ordinaire, Missy aurait ignoré la remarque,
mais ce n’était pas une matinée ordinaire.
– Si vous n’êtes pas contente, il y a d’autres
boutiques ! riposta-t–elle.
A peine cette réplique eut-elle franchi ses lèvres
qu’elle prit conscience qu’elle avait été prononcée par
l’ancienne Missy, l’enfant gâtée, impulsive et immature,
qu’avait été Melissa Camden. La jeune femme qui avait
décidé d’épouser Jonas moins de trois mois après
l’avoir rencontré et qui boudait – elle devait bien se
l’avouer – chaque fois qu’il devait travailler tard ou
s’absenter pour une mission…
Après avoir remis brusquement le cintre à sa place, la
femme s’en alla en claquant la porte.
Missy regarda autour d’elle. Et d’une ! Il en restait deux
autres.
C’était comme si la brusque réapparition de Jonas
dans sa vie avait gommé d’un coup toute la maturité
qu’elle avait pu acquérir au cours des quatre dernières
années. Elle n’avait que vingt-trois ans lors de leur
rencontre et était plutôt immature pour son âge, mais ça
ne l’avait pas empêchée de savoir ce qu’elle voulait : lui.
A l’époque, elle tirait les tarots pour s’amuser dans le
bar où elle travaillait à Quantico, en Virginie. A ce jour,
elle ignorait encore ce qui avait pu l’attirer jusqu’à cet
endroit, mais en ce temps-là, elle ne se posait guère de
questions. Elle venait de se libérer de l’emprise de son
père et fuyait toute forme de structure ou de règles. Elle
laissait son intuition la guider sur le chemin de
l’apprentissage de la vie.
Cependant, c’étaient ses sens qui l’avaient guidée, le
soir de sa rencontre avec Jonas. Elle avait eu envie de
lui et décidé de l’avoir. Après qu’ils eurent fait l’amour à
l’arrière de sa voiture, elle avait été convaincue que le
destin les avait réunis pour la vie.
Comment le sort avait-il pu se tromper à ce point ?
Tout en tripotant nerveusement son pendentif en
argent, elle se demanda si la mort de Jonas n’avait pas
été la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. Après
cela, elle avait alors dû se réinventer, seule, et s’installer
à Mirabelle l’avait aidée à devenir Missy Charms, la
jeune femme responsable et respectueuse des
règles – bien qu’un peu fantasque –, qui tenait sa propre
petite affaire.
Elle payait ses factures, pour la plupart en temps et en
heure, et employait tous les étés Gaia, une étudiante à
qui elle évitait ainsi de s’endetter pour financer ses
études. Sa boutique, qu’elle avait appelée Ma Fantaisie,
n’était peut-être pas encore tout à fait rentable, mais elle
pouvait se permettre de ne pas faire de gros bénéfices.
Et ce n’était pas non plus une de ces boutiques de
souvenirs attrape-touristes.
Elle y vendait, entre autres choses, des bougies, des
brûleurs d’encens, des cartes de tarot et des carillons
éoliens. On y trouvait aussi des statues de Bouddha et
des fontaines à eau, des livres rares, des cartes de
vœux fabriquées à base de papier recyclé, des
vêtements tissés avec des fibres bio, ainsi que des
bijoux artisanaux dont elle fabriquait une partie elle-
même.
Dans une ville comme Los Angeles, la clientèle se
serait probablement jetée sur ce style d’articles. Les
habitants de Mirabelle, pour leur part, la prenaient tous
pour une originale. Peut-être l’était-elle, après tout. Le
plus important, à ses yeux, était que l’intégralité de son
stock provenait soit de petits artisans de la région, le
plus souvent de femmes qui avaient du mal à joindre les
deux bouts, soit du commerce équitable. Elle avait
d’autres priorités que celle de faire du profit.
Missy étira le cou afin de se détendre et de chasser
les doutes qui l’assaillaient, puis elle alla jusqu’au
comptoir et y alluma un bâton d’encens. Les vertus
purifiantes du cèdre l’aideraient à se débarrasser de
l’énergie négative qui semblait l’habiter depuis sa
confrontation avec Jonas, ce matin-là.
Voyant Slim sortir d’un pas nonchalant de l’arrière-
boutique, elle le prit dans ses bras.
– Tu as un pouvoir bien plus bénéfique que tous les
encens, lui murmura-t–elle à l’oreille.
Depuis qu’elle avait recueilli Slim, alors qu’il n’était
encore qu’un minuscule chaton, la douceur soyeuse de
sa fourrure l’avait toujours apaisée. Bien sûr, elle le
gâtait trop, mais comment faire autrement ? Il la suivait
partout, l’accompagnant souvent le matin jusqu’au
magasin. Quand il en avait assez, il ressortait par la
chatière et retournait à la maison.
– Psst, Missy…, chuchota une voix derrière elle.
Se retournant d’un bond, elle vit Ron Setterberg
passer la tête par la porte de derrière. Ron était son
voisin, son père adoptif et le propriétaire du magasin
d’équipement sportif situé à deux blocs, dans la même
rue. Le chat avait dû le suivre depuis la maison.
– Je m’arrête juste un instant, dit-il. Jan est en congé
aujourd’hui, alors je rentre déjeuner avec elle.
Ron et sa femme Jan, la directrice de l’Auberge de
l’Ile, n’ayant jamais eu d’enfants, ils avaient pratiquement
adopté Missy depuis qu’elle s’était installée dans la
maison voisine de la leur. En plus du fait que Ron faisait
quelques menues réparations pour elle, Jan et lui
l’invitaient chez eux pour le brunch du dimanche et à
chaque repas de fête.
– Tu as une seconde ? demanda Ron.
– Bien sûr.
Missy appela son employée.
– Gaia ? Peux-tu surveiller la boutique, s’il te plaît ?
– Pas de problème, Missy.
Slim dans ses bras, Missy rejoignit Ron dans l’arrière-
boutique, en enjambant les dizaines de cartons entassés
sur le sol de la petite pièce. Elle ne pouvait s’empêcher
de toujours commander plus de marchandises que
nécessaire. Aider les personnes dans le besoin prenait
pour elle le pas sur les problèmes de rangement.
– Que voulais-tu me dire ?
Le regard de Ron se promena sur le chaos
environnant et s’arrêta sur les étagères qu’il avait
achetées plusieurs mois auparavant, toujours dans leur
emballage.
– Missy, fixer ces étagères et mettre un peu d’ordre
dans cette pièce ne me prendraient pas plus d’une
journée.
Depuis qu’elle leur louait cette boutique, à lui et à Jan,
Ron lui avait proposé son aide à plusieurs reprises.
– Mais cela impliquerait la possibilité de la garder en
ordre…, répliqua Missy avec un sourire malicieux.
Son seul souci était que l’accès à la chatière soit
toujours dégagé, afin que Slim puisse aller et venir à sa
guise.
– Un de ces jours, les cafards vont t’envahir, la
menaça Ron en se faufilant entre deux piles de cartons.
Je t’ai apporté une vitrine que j’ai remise en état pour
toi.
Il lui montra comment en fermer la serrure.
– Merci. Ce sera parfait pour exposer les bijoux les
plus chers ! s’exclama Missy. Comment te sens-tu,
aujourd’hui ?
– Ma tension artérielle est encore un peu élevée. Sean
m’a donné un nouveau remède, alors nous verrons…
Il observa son visage.
– Et toi ? Tu ne me parais pas très fraîche, ce matin.
– C’est trop gentil, merci.
– Tu sais ce que je veux dire, répondit Ron en lui
passant un bras autour des épaules. As-tu bien déjeuné,
au moins ? Personnellement, je pense que tu aurais
besoin d’une des entrecôtes bien juteuses de Dolores.
Ron n’avait jamais vraiment compris qu’elle puisse
être végétarienne. Il ne cessait de lui vanter les
entrecôtes que servait Dolores Kowalski, au Café de la
Baie.
– Je vais bien, Ron. Je n’ai pas très bien dormi la nuit
dernière, c’est tout.
Comment allait-elle cacher la présence de Jonas
à Ron et Jan ? Pire, que diraient-ils si elle leur avouait la
vérité au sujet de sa famille ? Que diraient les habitants
de l’île, que feraient-ils et que penseraient-ils, s’ils
apprenaient qu’elle était un membre de l’illustre famille
Camden ?
Si Jonas n’était pas parvenu à lui pardonner son
mensonge, Jan et Ron refuseraient-ils également de la
comprendre ? Ils la traiteraient, de toute façon, de
manière différente.
De trop nombreuses occasions lui revenaient où les
gens avaient modifié leur comportement à son égard,
simplement à cause de son nom et de l’argent qui allait
avec.
A l’université, les professeurs attendaient toujours trop
d’elle ou pas assez. Les autres étudiants étaient soit
jaloux, soit empressés auprès d’elle pour qu’elle
devienne leur amie. Lorsqu’elle sortait faire du shopping
avec sa mère et sa sœur, les vendeurs délaissaient les
autres clients pour servir les Camden. Tant qu’elle avait
été une Camden, elle n’avait pas pu espérer rencontrer
l’honnêteté sur son chemin.
Elle enfouit le nez dans le cou de Slim. Non, elle ne
pouvait pas révéler qui elle était à Ron et à Jan. Elle ne
pouvait pas prendre le risque de se priver de leur
affection.
– Hé ! dit-elle, en repoussant ces pensées
négatives et en reposant Slim par terre. J’ai quelque
chose pour toi.
Ron s’étant plaint de divers maux, elle avait rassemblé
des granules homéopathiques, des tisanes et des
compléments vitaminés dans une boîte qu’elle alla
rapidement chercher sur le comptoir et lui tendit.
– Tiens.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Des trucs pour t’aider à te sentir mieux.
Missy sourit.
– Ça ne peut en aucun cas te faire de mal.
– Tu devrais également en préparer pour Jan.
Il lui tapota la joue affectueusement.
– Aucun de nous ne rajeunit, tu sais.
Ron s’apprêtait à fêter ses soixante-cinq ans. Missy
redoutait l’idée qu’ils puissent prendre leur retraite et
partir s’installer dans le Sud, où le climat était plus
clément.
– Maintenant que j’y pense, j’ai également réparé ton
sèche-cheveux, ajouta Ron alors qu’il s’apprêtait à partir.
Je te l’apporterai chez toi ce soir.
– Non, c’est inutile, s’empressa de répondre Missy,
craignant qu’il ne tombe nez à nez avec Jonas. Je le
prendrai en passant.
Elle avait clairement signifié à Jonas qu’il ne devait
pas sortir de la maison, mais elle n’allait pas pouvoir
tenir sa présence secrète très longtemps.
Son téléphone portable se mit alors à sonner. Elle jeta
un coup d’œil sur l’écran de l’appareil. C’était l’agence
d’adoption.
Elle se demanda comment Barbara réagirait si elle
apprenait l’existence de Jonas.
Ron vit le nom inscrit sur l’écran lumineux.
– C’est Barbara ? Tu ne réponds pas ?
Missy avait tenu Ron et Jan au courant de toutes les
péripéties qui jalonnaient son projet d’adoption. Elle ne
pouvait pas les tenir brusquement à l’écart.
– Eh bien, réponds, insista-t–il. Elle a peut-être de
bonnes nouvelles !
Missy prit l’appel.
– Bonjour, Barbara. Il y a du nouveau ?
– Etes-vous prête à entendre une nouvelle excitante,
Missy ?
Ron, qui avait entendu, redressa la tête avec intérêt.
– Je viens de recevoir une jeune femme enceinte qui
demeure à Duluth et souhaite faire adopter son enfant,
enchaîna Barbara. Elle a déjà consulté votre dossier et
apprécie vivement le fait que vous viviez à Mirabelle.
Seigneur ! Cela n’aurait pas pu tomber à un pire
moment !
– Elle venait en vacances sur cette île avec sa famille,
quand elle était enfant, expliqua Barbara. Elle en a gardé
un souvenir magique et voudrait vous rencontrer.
– Vraiment ?
Missy lança un regard en direction de Ron. Depuis
qu’elle avait entamé cette procédure d’adoption,
personne n’avait encore émis le souhait de la rencontrer.
Sans doute ne s’était-elle jamais trouvée aussi près du
but.
Ron lui pressa l’épaule avec enthousiasme.
– Vraiment, assura Barbara. De tous les dossiers
qu’elle a examinés chez nous, le vôtre est le seul qui lui
ait plu.
Missy avait bien sûr dû révéler sa véritable identité à
l’agence, mais on lui avait promis de ne la communiquer
à personne. Elle ne souhaitait pas que son compte en
banque puisse jouer en aucune manière sur ses chances
d’adopter un enfant.
– Pourquoi moi ?
– Entre autres raisons, dit Barbara en gloussant,
parce que cette jeune femme est également
végétarienne.
– Le fait que je sois célibataire ne lui pose pas de
problème ?
– Pas du tout. Le fait que vous ayez dû faire face au
deuil de votre mari a semblé lui inspirer du respect.
Bon sang ! La question était à présent de savoir ce
que penserait cette femme quand elle apprendrait que
non seulement Jonas était vivant mais qu’ils avaient
engagé une procédure de divorce.
– Quelles sont vos disponibilités… disons, dans les
deux semaines à venir ? demanda Barbara.
Missy se mordit la lèvre.
– Eh bien, je suis un peu bousculée en ce moment,
répondit-elle, cherchant à gagner du temps. C’est
l’ouverture de la saison touristique.
Troublé par sa réaction, Ron secoua la tête.
– Cette rencontre est cruciale, insista Barbara. Il faut
absolument que vous veniez à Duluth.
Missy tenta de trouver un prétexte pour remettre cette
rencontre à plus tard, mais rien de sensé ne lui vint à
l’esprit.
– Missy ? Que se passe-t–il ?
– Bon, très bien, je viendrai. La semaine prochaine.
– Parfait. Je vous rappelle afin de fixer un rendez-
vous.
Barbara marqua une pause.
– Et, Missy… Cette jeune femme est déjà enceinte de
cinq mois. Vous pourriez être mère dans un avenir très
proche.
Missy referma son téléphone et se retint de fondre en
larmes. Enceinte de cinq mois ! Regrettant de ne pas
pouvoir lui parler de Jonas, elle se tourna vers Ron.
– Ai-je bien entendu ? s’enquit-il. Tu pourrais devenir
mère avant Noël ?
Un peu abasourdie, elle hocha la tête.
– Bon sang de bonsoir ! Ça signifie que je pourrais
moi-même être grand-père ! balbutia Ron.
Elle et Ron n’avaient aucun lien de sang mais il était,
de ce quelle avait connu, ce qui se rapprochait le plus
d’un véritable père.
– Il faut que j’annonce ça à Jan ! s’exclama-t–il.
– Non, ce n’est pas…
Ron avait déjà franchi la porte et descendait l’allée à
toute vitesse. En voyant Slim trottiner à sa suite, Missy
eut le sentiment que le contrôle de sa vie lui échappait
totalement.
Elle aurait pu adopter un bébé d’ici quelques mois.
Enfin – enfin ! – être mère. Hélas ! le moment n’aurait
pas pu être plus mal choisi. C’était entièrement la faute
de Jonas. Sa vie était parfaite, avant qu’il ne vienne
s’évanouir sur le seuil de sa porte !
« Je parie que tu n’as pas versé une larme à mon
enterrement. »
Le souvenir de ses accusations resurgit brutalement
de sa mémoire. Comment avait-il pu se tromper à ce
point ? Elle avait non seulement pleuré toutes les larmes
de son corps, mais elle était anéantie au point qu’elle
avait failli ne pas pouvoir assister à la cérémonie. Elle
avait pleuré tout ce qui aurait pu être, ce qui aurait dû
être. Ce qu’ils avaient eu et mis en pièces, et ce qui ne
serait jamais plus.
Et elle avait pleuré le bébé qu’elle avait perdu
quelques semaines seulement avant la mort de Jonas, et
dont elle ne lui avait jamais parlé. La part de lui qu’elle
aurait tout donné pour conserver, alors qu’il avait
disparu.
Même si c’était elle qui avait lancé la procédure de
divorce, ce n’était certainement pas parce qu’elle avait
cessé d’aimer le fier et si responsable Jonas Abel.
Mais plutôt parce qu’elle l’aimait trop.
6
Jonas se sentait vraiment minable. Le fait qu’il ait
menacé Missy d’exposer son passé aux habitants de
Mirabelle lui retournait littéralement les tripes, mais il
n’avait pas eu le choix. Avec les hommes de
Delgado – et probablement le FBI – à ses trousses, il
n’aurait pas survécu plus de deux jours.
Comme il entrait dans la cuisine, ses remords
s’estompèrent à la vue des documents du divorce posés
sur le comptoir. Tandis qu’il en feuilletait les pages, les
doutes qui l’avaient tourmenté au sujet des intentions de
Missy disparurent. Elle avait bel et bien signé cet acte
quatre ans auparavant. Il ne lui restait donc plus qu’à y
apposer sa propre signature et l’affaire serait réglée.
Mais pas aujourd’hui, décréta-t–il en prenant les papiers
qu’il fourra dans la sacoche de son ordinateur.
Après le départ de Missy, il avait dormi une bonne
partie de la matinée et récupéré un peu d’énergie. Du
moins était-il capable de faire deux pas sans chanceler.
Après avoir avalé quelques toasts, il réussit à prendre
une douche et à remettre tant bien que mal un
pansement sur sa blessure. Ensuite, son revolver posé
près de lui sur la table basse du salon, il s’assit sur le
canapé et, le regard rivé à l’écran de son ordinateur,
éplucha tous les dossiers contenus dans sa clé USB.
Depuis le début de cette opération, son supérieur,
Mason Stein, avait craint une fuite au sein de leurs
services. Ces dernières années, les mesures de
sécurité avaient été renforcées à cause d’agents
corrompus ayant détourné des preuves. Tous les
renseignements que Matthews et lui avaient accumulés
au fil du temps avaient donc été gardés secrets. A sa
connaissance, seuls quatre hommes avaient été tenus
informés de la progression de cette enquête : lui-même,
Matthews, Stein et le patron de Stein, Paul Kensington.
Les jambes étendues devant lui et le dos calé contre
le dossier du canapé, Jonas examina les seize giga
octets d’informations récoltées par ses soins. Noms,
photos, dates, lieux de transaction, renseignements
bancaires, adresses de planques, noms de fournisseurs,
de dealers… A priori, rien qui soit susceptible de lui
indiquer comment lui et Matthews avaient pu être
démasqués.
Il repassa mentalement en détail les jours qui avaient
précédé celui où ils étaient tombés dans ce piège mortel
sans parvenir à déterminer le moment où le gang avait
découvert son appartenance au FBI.
Ce matin-là, il avait été réveillé par un appel
téléphonique lui ordonnant de se rendre à un rendez-
vous, dans un bar du quartier. Il n’y avait rien d’inhabituel
à cela. Comme de coutume, il était passé prendre
Matthews en chemin. C’est au moment où ils étaient
descendus de voiture et engagés dans l’impasse
menant à l’arrière de l’établissement que quatre
hommes leur étaient tombés dessus, en plein jour. Il les
avait reconnus. Ils appartenaient au gang que Matthews
et lui infiltraient. Malheureusement, il n’avait pas pu voir
le tireur, embusqué au premier étage d’un bâtiment en
surplomb, qui avait abattu Matthews et l’avait lui-même
touché au côté.
Qui était ce type ? Et pourquoi se cachait-il ?
L’objectif de leur mission, obtenir suffisamment de
renseignements sur ce gang pour pouvoir mettre un coup
d’arrêt magistral à ses activités, avait été atteint
plusieurs mois auparavant. Mais il leur fallait coincer la
tête pensante de l’organisation, un certain Delgado. Ils
avaient donc attendu le moment où il allait orchestrer
personnellement le transport d’une grosse livraison de
drogue en provenance de Colombie, prévu dans le
courant des semaines à venir.
Le fait que tout ait basculé au moment même où ils
s’apprêtaient à arrêter ce salaud n’était pas une
coïncidence.
Sachant qu’il ne pouvait pas utiliser son téléphone
portable et encore moins la ligne fixe de Missy, Jonas
prit dans sa sacoche l’un des portables qu’il avait
achetés avant de venir, et composa un numéro crypté.
Après quoi il put se connecter sans danger à son propre
téléphone. Il avait trois messages.
Le premier, bref et concis, était de Mason Stein.
– Où êtes-vous ? Matthews est mort. Contactez-
nous.
Le deuxième émanait également de Stein.
– Si vous écoutez ce message, c’est que vous êtes
vivant. Et, bon Dieu, j’espère que vous l’êtes ! Nous
avons besoin de vous pour coincer ces salauds,
Jonas.
Le troisième. Encore Stein.
– Où êtes-vous ? Présentez-vous au Bureau. Nous
attendons de vos nouvelles.
Non. Il ne bougerait pas d’ici. Dans le cas où Stein
serait lié à cette forfaiture, mieux valait qu’il le croie mort
le plus longtemps possible.
Pour la première fois de sa vie, il allait désobéir à un
ordre. Pour la première fois depuis son entrée au FBI, il
ignorait à qui il pouvait faire confiance.
Il tenta d’imaginer son existence sans le FBI. Que
deviendrait-il ? Où irait-il ? Que ferait-il ?
En proie à la frustration, il promena le regard autour de
lui. La pièce paraissait propre, mais il y régnait un
désordre incroyable.
Des piles de paperasses s’entassaient sur le plateau
d’une table de travail. Magazines, prospectus, lettres et
autres vieilles factures, photographies, reçus, tickets de
caisse. Des listes manuscrites étaient scotchées ou
punaisées sur le bois.
Comme pour le reste de l’étage, les murs étaient
peints en vert, en marron ou en or, sans recherche
apparente de coordination. C’était du Missy tout craché.
Qu’une couleur soit ou non en harmonie avec les autres,
il suffisait qu’elle lui plaise pour qu’elle l’utilise.
Etrangement, ce décor convenait à Jonas.
Il y avait des plantes partout, de toutes sortes,
suspendues à l’extérieur des fenêtres ou posées sur
leurs rebords, sur des consoles ou des étagères.
Des tapis en tissu et en fibre végétale, certainement
bio, recouvraient le sol. Il secoua la tête et sourit. Si un
produit n’était pas recyclé, biologique, non toxique,
visant au développement durable ou tout cela réuni, il
n’avait rien à faire chez Missy, ni sur sa peau ou dans sa
bouche.
Il fit courir sa main droite sur le montant d’une
bibliothèque en acajou. Encore une fois, Missy avait
mélangé l’ancien et le moderne, l’osier, le métal et le
bois, comme si elle ne parvenait pas à décider d’un
thème directeur.
De façon surprenante, tandis qu’il continuait à
examiner ce qui l’entourait, une part de la tension qui
raidissait ses épaules sembla disparaître. Le côté
original et fantasque de Missy n’avait pas été sans
l’attirer, au début. Mais, finalement, il avait contribué à
les éloigner l’un de l’autre.
Il se revit regagnant leur appartement, après deux
semaines d’entraînement intensif à Quantico, et le
trouvant vide – comme le jour où, enfant, il avait
découvert en rentrant de l’école qu’ils avaient été
expulsés, la banque ayant fait saisir leur maison
hypothéquée.
Fort heureusement, l’histoire ne s’était pas répétée à
l’identique. Sa femme avait simplement décidé de
déménager et acheté, sans le consulter, une maison. S’il
avait su que tel était son désir, il aurait eu suffisamment
d’économies pour lui procurer ce nouveau foyer. Il aurait
aimé être tenu au courant de ses intentions et impliqué
dans la décision, mais elle était si enchantée qu’ils aient
un jardin et davantage de place qu’il n’avait pas eu le
cœur de lui reprocher d’avoir agi seule.
« Tu ne fais pas attention à moi. » « Tu es tout le
temps parti. » « Tu ne m’aimes pas. »
Les accusations qu’elle lui lançait au visage à
longueur de temps résonnaient dans sa mémoire.
S’efforcer de subvenir aux besoins de Missy en
réussissant dans son travail avait été la seule façon qu’il
ait trouvée de lui prouver ses sentiments. En fin de
compte, elle avait raison. Il n’avait pas su l’aimer.
Cherchant à s’arracher à ces regrets stériles, il se
redressa un peu trop brusquement sur son siège. Sa
blessure se rappela aussitôt péniblement à son souvenir
et il se laissa retomber en arrière en grimaçant. Il était
dans un piètre état. La sensation de faiblesse qu’il
éprouvait était pire encore que la douleur. Il aurait été
incapable de se battre ou même de courir, si
nécessaire.
Manger l’aiderait à reprendre des forces. Il était
affamé et détestait ça. Ecartant l’ordinateur, il se leva
avec précaution et se dirigea à pas mesurés vers la
cuisine.
Il ouvrit le réfrigérateur de Missy et fourragea à
l’intérieur. Des fruits et des légumes, bio bien sûr. Il prit
une pomme, mordit dedans et, tout en en mâchant la
chair juteuse, chercha quelque chose d’un peu plus
consistant. Du tofu. Non, merci.
Refermant le réfrigérateur, il inspecta un placard après
l’autre. Tout ici – le riz, les céréales – était complet. Un
peu de viande l’aurait aidé à se refaire une santé. Avec
tout le sang qu’il avait perdu, il avait besoin de fer.
Au moins Missy n’était-elle pas végétalienne. Il avait
repéré une boîte d’œufs, à côté du tofu, et alla la sortir du
frigo.
Il se fit griller du pain et se prépara une omelette avec
quatre œufs apparemment extra-frais et pondus par des
poules élevées en plein air. Il achevait son repas quand il
entendit la porte de derrière s’ouvrir.
Sortant son revolver de sa ceinture, il gagna
silencieusement le couloir menant à la chambre de
Missy. Là, tenant l’arme contre sa poitrine, il attendit.
Un mouvement, à la périphérie de sa vision, attira son
attention et il vit une silhouette masculine se refléter dans
le verre d’un tableau du living.
Il hasarda un regard dans la cuisine. L’homme, âgé
d’une soixantaine d’années, était suivi du chat. Il
connaissait donc Missy. Dans son état, Jonas se savait
incapable de se déplacer assez vite pour aller se
cacher. Il glissa le revolver sous son sweat-shirt et revint
vers le living, tout en s’étirant et en feignant d’être à demi
endormi et, par là même, inoffensif.
– Qu’est-ce que… ? s’exclama l’homme en
s’immobilisant. Qui êtes-vous ?
– Je pourrais vous poser la même question.
– Ron Setterberg, répondit l’intrus. J’habite la maison
d’à côté. Je suis venu déposer ça pour Missy.
Il désigna un sèche-cheveux, sur le comptoir de la
cuisine.
Il avait les clés de la maison. Intéressant.
– A vous, dit-il.
Le chat sauta sur le comptoir, renifla l’assiette sale de
Jonas et lécha délicatement un reste de jaune d’œuf.
– Je suis…
Qui était-il supposé être ? Afin de gagner du temps,
Jonas prit le chat dans ses bras et le caressa.
– En visite, acheva-t–il, aussi évasivement que
possible. Je suis arrivé tard, la nuit dernière. Missy ne
m’attendait pas.
L’homme le dévisagea d’un air méfiant. Qui aurait pu
l’en blâmer ? Avec ses cheveux trop longs, sa barbe de
plusieurs jours et sa tenue débraillée, il devait
ressembler à un clochard. Il avait le sentiment que seul le
fait de plaire au chat le sauvait.
– Allez-y, appelez Missy, ajouta-t–il. Cela ne
m’offensera pas.
Sans le quitter des yeux, Ron sortit un téléphone
portable de sa poche et pressa une touche sur le clavier.
Le numéro de Missy y était préenregistré. De plus en
plus intéressant.
– Missy, ma chérie ? Je suis passé déposer le séchoir
à cheveux chez toi et j’y ai trouvé un homme.
Ron se tut et, tout en écoutant la réponse de Missy,
étrécit les yeux en fixant Jonas.
– C’est ton frère ?
Son frère ! Jonas se retint de justesse d’éclater de
rire. C’était certainement la chose la plus drôle qu’il ait
entendue depuis longtemps. Missy et lui se
ressemblaient autant qu’un AK 47 et un Browning 9 mm,
et ses sentiments la concernant était tout sauf fraternels.
– Très bien, puisque tu le dis.
L’homme rangea son téléphone puis il soupira et se
passa la main sur la joue avec un air dubitatif. De toute
évidence, il ne croyait pas Missy, ce en quoi Jonas ne
pouvait que le féliciter.
Jonas laissa le chat regagner le sol.
– Je ne resterai que quelques semaines, assura-t–il
en souriant afin de mettre Ron à l’aise.
– Missy est une jeune femme formidable, dit ce
dernier tout en se dirigeant vers la porte de derrière. Elle
est précieuse pour beaucoup d’entre nous, à Mirabelle.
Missy était dotée d’un charme indéniable, auquel peu
de gens résistaient, convint Jonas en son for intérieur.
Ne souhaitant pas laisser voir qu’il était blessé, il resta
où il se trouvait, au lieu de raccompagner le voisin.
– J’habite la première maison sur la droite, si vous
avez besoin de quoi que ce soit, ajouta Ron en s’arrêtant
sur le seuil de la porte.
Si Missy avait besoin de quoi que ce soit, voulait-il
dire.
– C’est bon à savoir. Merci.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que Jonas
entendit de nouveau une clé s’introduire dans la serrure.
Il se tenait prêt, la main sur l’arme calée au creux de ses
reins, lorsqu’une petite femme aux cheveux grisonnants
fit irruption dans la maison. Elle le toisa un instant puis
marmonna :
– Je ne le croyais pas. Je ne le croyais pas, mais c’est
vrai.
– Je peux vous aider ?
– Non.
Les mains sur les hanches, elle l’inspecta de la tête
aux pieds, à travers ses lunettes à monture d’écaille.
– Je suis Jan Setterberg, la femme de Ron.
– Enchanté. Je suis le frère…
– Foutaises ! le coupa Jan. Ron est plus poli que moi,
mais je vais vous dire le fond de notre pensée. J’ignore
qui vous êtes réellement, mais Missy ne nous a jamais
parlé d’un frère ni d’aucun homme ayant appartenu à son
passé, en dehors de son mari. Et son mari est mort.
Donc, et à en juger par votre allure, vous pourriez
parfaitement être une source de problèmes.
Connaissant Missy, ce couple devait être aussi
important à ses yeux qu’elle semblait l’être aux leurs.
C’est pourquoi Jonas se tut et laissa son interlocutrice
vider son sac. Compte tenu du désordre et de la
confusion qu’il amenait dans la vie de Missy, c’était la
moindre des concessions.
– Missy est comme une fille pour nous, ajouta Jan.
J’espère que vous n’avez que son intérêt à l’esprit.
Sinon, je vous conseille de déguerpir au plus vite de
cette île.
Sur ces mots, elle pivota sur ses talons et repartit en
claquant la porte derrière elle.
Le chat s’approcha de Jonas et s’enroula autour de
ses jambes.
– Il n’y a que toi qui m’aimes bien, ici, le chat. Mais
crois-moi, ça ne durera pas. Ça ne dure jamais.
7
– As-tu le temps de déjeuner avec moi ? demanda
Sarah en slalomant entre les rayonnages et les tringles
de T-shirts qui encombraient la boutique.
– Mmm, je pense que oui, répondit distraitement
Missy.
Elle était encore préoccupée par l’appel de Ron au
sujet de Jonas.
– Gaia ? Je sors manger un morceau. Veux-tu que je
te rapporte quelque chose ?
– Une salade, volontiers, répondit Gaia, en enroulant
un foulard coloré autour de ses dreadlocks. Mais laisse-
moi…
– Non, je te l’offre.
En théorie, la recette de la boutique ne permettait pas
à Missy de payer le salaire d’une assistante, et encore
moins de lui offrir ses repas. Cependant, elle le faisait
chaque fois que l’occasion s’en présentait.
– Garde ton argent pour payer tes cours.
– Merci, Missy.
Elle attrapa son sac et suivit Sarah à l’extérieur. En
sentant la caresse du soleil sur son visage, elle soupira
d’aise.
– J’avais vraiment besoin d’une pause.
– Ron m’a dit que l’agence d’adoption t’avait appelée,
ce matin, hasarda Sarah avec un regard interrogateur.
Les nouvelles circulaient vite. Missy ne put s’empêcher
de se demander si Ron avait fourni d’autres informations
à Sarah… comme le fait qu’un homme séjournait chez
elle.
– Je suis si heureuse pour toi ! s’exclama son amie.
– Ne te réjouis pas trop vite, grommela Missy. Rien ne
nous dit que ça marchera.
– Mais tu n’as jamais été aussi près du but…
– C’est justement pourquoi je préférerais ne pas en
parler.
Sarah lui glissa un regard en biais et parut vouloir
objecter, mais Missy lui coupa l’herbe sous le pied.
– Je crois que c’est à toi de choisir où nous
déjeunerons, aujourd’hui. Où veux-tu aller ?
– D’accord, d’accord, je laisse tomber, concéda son
amie. Mais je veux être la première à connaître les suites
de cette affaire.
– Marché conclu.
– Déjeunons au Café de la Baie, suggéra Sarah. Cela
fait un moment que nous n’y sommes pas allées.
Même si le pub Chez Duffy était le restaurant favori de
Missy, à cause de la variété des plats végétariens
qu’Erica Taylor avait ajoutés à sa carte, elle trouvait
toujours partout une formule qui lui convenait. Elles firent
quelques pas puis Missy demanda à brûle-pourpoint :
– Que ferais-tu si une personne que tu aimes t’avait
caché quelque chose ?
Sarah lui lança un bref coup d’œil.
– Cela dépend…
– De quoi ?
– De ce que cette personne m’a caché.
– Mais retenir une information n’est pas vraiment un
mensonge, n’est-ce pas ?
– Bien sûr que si. C’est un mensonge par omission.
C’était exactement ce que lui avait dit Jonas. Missy
détourna les yeux ; personne ne la comprenait.
– A quel sujet as-tu menti ? lui demanda Sarah.
– Moi ? Quoi ? Je…
– Missy, tu es aussi transparente que cette porte
vitrée, là-bas ! affirma son amie en désignant celle de la
Compagnie des ferries, au bout de la jetée.
Missy soupira avec résignation. Tandis qu’elle
cherchait comment aborder avec Sarah la question de
son passé, elles arrivèrent au Café de la Baie en même
temps que leur amie Hannah Johnson, l’une des
institutrices de l’île.
– Hé ! s’exclama cette dernière. En voilà une étrange
coïncidence !
– Sans rire, ne serais-tu pas un peu médium ?
plaisanta Sarah.
Missy les regarda tour à tour et sourit.
– Oh ! Taisez-vous !
La taquiner à propos de ses croyances et de sa façon
de vivre quelque peu originales était devenu l’un des
passe-temps favoris de ses amies.
– Sarah, tu avais appelé Hannah avant de quitter ta
boutique ?
– Me voilà démasquée ! avoua Sarah.
Elles entrèrent dans le café en riant. Tandis que
Hannah les précédait en direction d’une table près de la
fenêtre, Sarah murmura à l’intention de Missy :
– Nous parlerons plus tard, d’accord ?
Missy acquiesça d’un hochement de tête. Puis, tandis
qu’elles bavardaient en attendant leur commande, elle
promena son regard sur la salle de restaurant. Une
vague de nostalgie l’envahit à la pensée de sa vie ici qui
pourrait être entièrement bouleversée, selon la manière
dont évoluerait la situation avec Jonas.
Elle connaissait une grande partie des personnes
présentes, qui les avaient saluées amicalement de la
main lors de leur arrivée. Garrett Taylor, le chef de la
police, assis au comptoir avec son assistant. Shirley
Gilbert, qui tenait une maison d’hôtes, déjeunait à une
table avec Charlotte Day, la bibliothécaire. Le
Dr Welinsky, à présent à la retraite, discutait avec Dan
Newman, l’épicier. Carl Andersen, le propriétaire de
l’Hôtel de la Pointe, était en compagnie de ses parents,
Rose et John. Et d’autres personnes, encore, qu’elle
appelait presque toutes par leur prénom.
Certains habitants de l’île l’avaient accueillie plus
facilement que d’autres, mais la plupart s’étaient
montrés amicaux dès le départ. C’étaient des gens
simples, issus de milieux modestes et vivant eux-mêmes
modestement.
La vie, à Mirabelle, avait un caractère immuable.
L’essor récent du tourisme, grâce à la création d’un
golf, avait cependant amené l’ouverture de plusieurs
commerces, et l’Auberge de l’Ile avait pu s’agrandir de
plusieurs chambres.
Harry Olson avait monté une agence immobilière et
acquis des terrains dans l’espoir d’y faire construire un
lotissement. On avait même ouvert, près de la pointe du
Roc, une boîte de nuit qui avait suscité encore plus de
controverses que le golf avant elle.
Missy avait toutefois la conviction qu’il faudrait bien
plus que quelques innovations de ce genre pour
transformer en profondeur l’âme de Mirabelle. Elle
écoutait d’une oreille distraite Sarah parler d’un mariage
à venir, lorsque Sean poussa la porte du restaurant. Il se
dirigea d’abord vers le comptoir mais, dès qu’il vit Missy,
il changea de cap pour venir dans leur direction.
– Mesdames.
– Salut.
Missy lui adressa un sourire hésitant.
Ne dis rien au sujet de Jonas. S’il te plaît !
– Hé ! Sean !
Sarah piqua sa fourchette dans une frite, qu’elle
trempa dans le ketchup.
– Tu veux te joindre à nous ?
Sean hésita.
– En fait, il faut que je parle à Missy une minute.
– Viens, assieds-toi, proposa Sarah en se poussant
pour lui faire de la place.
Malgré sa réticence manifeste, Sean s’assit et passa
aussitôt commande, comme s’il était pressé. Il semblait
préoccupé. Profitant d’un moment où Sarah et Hannah
échangeaient une plaisanterie, il tendit un flacon à
Missy.
– Des antibiotiques, murmura-t–il. Je n’en avais pas
assez sur moi hier soir.
– Merci.
– Comment va-t–il ?
– Comment va qui ? s’enquit Hannah en se tournant
vers eux.
Sean ne dit rien, laissant à Missy le soin de répondre.
– Mon… mon frère, bredouilla-t–elle.
Les habitants de l’île avaient un défaut : ils étaient
curieux. Même si Jonas ne mettait pas le nez hors de la
maison, ainsi qu’elle le lui avait demandé, un de ses
voisins finirait par remarquer que quelqu’un se trouvait
chez elle en son absence. Une lumière qui s’allume ou
s’éteint, l’ombre de sa silhouette derrière les rideaux,
quelque chose aurait tôt ou tard attiré leur attention. De
plus, étant donné que Ron avait déjà découvert sa
présence, autant l’officialiser une fois pour toutes.
– Quoi ?
Sarah dévisagea Missy, bouche bée.
– Tu as un frère ?
– Tu ne nous as jamais parlé de lui, s’étonna Hannah.
– Nous ne sommes pas très proches.
Elle ne leur avait jamais parlé d’aucun de ses frères,
ni même de sa sœur. Qui aurait pu l’en blâmer ? Elle
n’avait rien en commun avec eux.
D’après les dernières nouvelles glanées
occasionnellement au cours du journal télévisé ou lors
d’émissions brossant le portrait de célébrités, son frère
aîné s’était engagé en politique, sur les traces de leur
père. Sa sœur, plus âgée qu’elle de quelques années,
s’était fait une place à Wall Street. Le cadet de la famille,
quand il ne courait pas les cures de désintoxication aux
somnifères, était avocat d’affaires.
– C’est de ça que tu parlais tout à l’heure… à propos
de cacher quelque chose à quelqu’un ? s’enquit Sarah.
Ne sachant que faire, Missy opina en silence.
– Tu n’avais pas à t’inquiéter pour ça.
Son amie balaya le problème d’un geste.
– Tu ne semblais pas t’attendre à sa visite.
– Non, convint Missy. J’avoue qu’il m’a surprise.
– Ce doit être une marque de fabrique familiale,
intervint Hannah avec un sourire. L’impulsivité.
– On peut appeler ça comme ça.
– Bon. Mais est-ce qu’il est beau garçon ? voulut
savoir Sarah.
– Ça dépend de si tu as un faible pour les bruns
ténébreux, dit tranquillement Sean.
– Plus ils sont ténébreux, plus je les aime.
– Dans ce cas, tu es en veine.
– Oh oh ! fit Sarah, en faisant mine de s’éventer. Si je
comprends bien, ton frère et toi êtes comme le jour et la
nuit ? ajouta-t–elle, à l’intention de Missy.
Oui, cela résumait assez bien la situation.
– Jonas est un enfant adopté, prétendit Missy.
Elle savait qu’elle ne faisait que s’enfoncer davantage,
mais personne ne croirait jamais qu’elle et Jonas
pouvaient avoir la moindre goutte de sang en commun.
Sean secoua la tête avec agacement et détourna les
yeux.
– Quoi ? fit Sarah, son regard allant de Missy à Sean.
Qu’est-ce qui se passe ?
– Rien, répliqua Missy avant d’enfourner une bouchée
de salade.
Hannah se tourna vers Sean.
– Comment as-tu réussi à rencontrer le frère de Missy
avant nous ?
– Il faut croire que je me suis trouvé au bon endroit au
bon moment, grinça le médecin.
– Et quand allons-nous faire sa connaissance ?
poursuivit Hannah à qui le sarcasme de Sean était
passé complètement au-dessus de la tête.
– Oh ! C’est…, bredouilla Missy.
– Je dois travailler, ce soir, la coupa Sarah. Amène-le
au pub, demain, en début de soirée.
– Je ne…
– Excellente idée ! renchérit Hannah. Tu ne peux pas
le garder pour toi toute seule, Missy.
Comme si elle en avait envie ! maugréa
intérieurement Missy. En fait, elle projetait d’éviter autant
que possible sa maison tant que Jonas n’aurait pas vidé
les lieux. Quant à l’emmener chez Duffy, certainement
pas !

***
Assis au bord du lit de la chambre d’amis, Jonas
souleva un coin du pansement qui recouvrait sa
blessure. Une douleur cuisante, aussi violente qu’une
décharge électrique, lui fit serrer les dents. Le médecin,
le petit ami de Missy, avait préconisé de nettoyer la plaie
au moins une fois par jour, mais s’acquitter seul de cette
tâche s’avérait difficile.
Le chat, qui le suivait partout depuis une heure,
commença à jouer avec l’extrémité de son bandage
défait. Jonas le lui arracha doucement.
– Qu’est-ce que tu me veux, le chat ?
A ce moment, la porte d’entrée s’ouvrit. Jonas saisit
son revolver sur la table de chevet, puis entendit des clés
atterrir sur le comptoir. C’était Missy qui rentrait enfin.
Elle avait pourtant dû fermer sa boutique plusieurs
heures plus tôt… Pas de doute, elle l’évitait.
Tant pis.
– Missy ? appela-t–il en reposant son arme. J’ai
besoin de ton aide.
– Pour quoi faire ?
– Mon pansement.
Il entendit son pas tranquille, à l’autre bout du couloir.
– Où es-tu ?
– En haut.
Refusant de dormir une nuit de plus dans sa chambre,
il avait porté ses affaires dans celle du premier étage.
Il l’entendit monter les marches. Elle s’immobilisa sur
le pas de la porte et lança un regard hésitant dans la
chambre. Ses yeux se posèrent sur son torse, pour s’en
détourner aussitôt et se reporter sur le matériel médical
étalé autour de lui sur le lit. Puis, elle découvrit la
présence de Slim, à ses pieds.
– Je croyais que tu n’aimais pas les chats.
– Celui-ci ne semble pas vouloir le comprendre,
répliqua Jonas tout en repoussant l’animal.
Il désigna la bande dont il devait s’entourer la taille.
– Je ne peux pas le faire tout seul.
Avec un soupir, Missy alla se laver les mains dans la
salle de bains.
– Allonge-toi, ordonna-t–elle lorsqu’elle en revint.
Jonas obéit sans un mot et s’étendit sur le dos, au
bord du lit. Il ferma les yeux et se tendit, s’attendant à ce
qu’elle arrache d’un seul coup le reste de gaze collé à la
plaie.
Au lieu de cela, elle le retira tout doucement. Il aurait
dû se douter qu’elle ne lui ferait aucun mal
intentionnellement. Pas Missy. Missy avec ses mains
douces… Ses mains avaient été la première chose qui
l’avait attiré en elle.
Il déglutit en s’efforçant de ne pas penser à la nuit de
leur première rencontre.
– Alors, il paraît que je suis ton frère, hein ?
– C’est la seule explication qui me soit venue à
l’esprit.
– Lequel de nous deux a été adopté ? demanda-t–il
en gloussant. Toi ou moi ?
– Toi, répliqua Missy.
Ses mains interrompirent leur travail et
s’immobilisèrent sur sa peau. Douces, chaudes.
Jonas n’avait jamais rien ressenti qui ait ressemblé au
contact des mains de Missy sur son corps. Comme s’ils
n’avaient fait qu’un, elle et elle seule avait le pouvoir de
l’apaiser ou d’éveiller son désir, et ce d’un simple geste.
C’était ainsi depuis la nuit même de leur rencontre.
Malgré lui, le souvenir de cette nuit-là remonta des
profondeurs de sa mémoire.
Elle tirait les tarots dans un bar de Quantico.
Les collègues du FBI qui l’accompagnaient avaient
tous tenu à ce que Missy leur prédise leur avenir. Ce
qu’ils désiraient, en fait, c’était l’entraîner à l’écart,
derrière le bar. Mais elle n’était intéressée par aucun
d’eux.
Lui avait gardé ses distances, observant et attendant.
Quelque chose, chez elle, le mettait mal à l’aise. Elle
croyait à ce truc – les prédictions du tarot – et avait
même réussi à effrayer deux de ses collègues. A plus
d’une occasion, elle avait surpris son regard sur elle et,
chaque fois, elle l’avait soutenu si longtemps que c’en
était presque gênant. Les yeux de Missy ne lui parlaient
que d’une chose : de sexe.
Quand elle avait eu fini de lire les cartes à tous les
types du groupe, quelqu’un l’avait poussé à son tour sur
la chaise. Il s’était assis en face d’elle, avait vidé
lentement sa bière et attendu. Sans dire un mot, elle
l’avait regardé dans les yeux, puis elle avait écarté les
cartes, lui avait pris les mains et les avait tournées,
paumes vers le ciel, pour les examiner. Ses collègues
avaient ri et lancé une série de plaisanteries.
– C’est sa ligne de cœur que tu veux voir ?
– Dis-nous plutôt s’il va gagner à la loterie ?
– Méfie-toi, mignonne ! Dieu seul sait où ces mains-là
se sont posées…
Jonas n’avait pas souri une seule fois. Il ne pouvait
rien faire d’autre que la regarder. Comme ils
n’obtenaient aucune réaction de leur part, les autres gars
s’étaient peu à peu désintéressés d’eux et rapprochés
du bar pour commander de nouvelles bières.
Une fois qu’ils s’étaient retrouvés seuls, il s’était
penché vers elle et avait murmuré :
– Que voyez-vous ?
Elle avait levé brusquement les yeux, comme si elle
venait d’être arrachée à une transe.
– Pardon ?
– Je vous ai demandé ce que vous voyez.
– Ah… Rien.
– Menteuse.
Elle ne lui avait jamais dit ce qu’elle avait vu de si
intéressant dans ses mains.
– On ne peut pas vraiment lire les lignes de la main de
la façon dont les gens se l’imaginent, avait-elle dit, tout
en promenant lentement le regard sur son visage.
– Dans ce cas, pourquoi vous y intéressez-vous ?
– Oui, avait-elle répondu, de façon inexplicable.
– Pardon ?
– J’ai dit, oui, allons quelque part.
Jonas s’était levé, avait saisi sa main et, aussi
naturellement que possible, afin de ne pas attirer
l’attention sur eux, il l’avait entraînée à l’extérieur. A peine
étaient-ils sortis qu’elle l’avait plaqué contre le mur du
bâtiment et l’avait embrassé.
Son désir devenant plus manifeste d’instant en instant,
il l’avait soulevée dans ses bras et portée jusqu’à sa
voiture, garée à l’extrémité du parking. Il avait ouvert la
portière et abaissé les sièges – il n’avait pas envie de
ces stupides contorsions sur le siège arrière. Il la désirait
entièrement étendue sous lui, et s’était même cogné la
tête, dans sa hâte à la rejoindre.
– Des préservatifs, avait-elle murmuré au moment où il
s’enfermait avec elle dans la voiture. Je n’en ai pas.
– Tu n’en as pas ?
Le souffle court, il avait étudié son visage.
– Tu n’as jamais fait ce genre de chose avant, n’est-ce
pas ?
Elle avait secoué la tête.
– Non.
Curieusement, cet aveu avait encore intensifié son
désir pour elle. Il l’avait embrassée de nouveau, avec
force, puis s’était écarté brièvement pour tâtonner dans
la boîte à gants à la recherche d’une boîte de
préservatifs.
Ce qui avait suivi avait été du pur sexe, le genre
d’expérience sur laquelle les hommes se contentent
habituellement de fantasmer. Puis ils s’étaient déplacés
de sa voiture jusqu’à l’appartement de Missy, afin d’y
poursuivre leurs ébats.
Ils n’avaient pris la peine d’échanger leurs prénoms
que plusieurs heures plus tard. Le lendemain matin, ils
échangeaient leurs numéros de téléphone, ainsi que la
promesse de se revoir la nuit suivante, et la suivante
encore.
Une semaine s’était écoulée ainsi, puis d’autres. Trois
mois avaient passé comme dans un rêve. Ces nuits-là
avaient été les plus merveilleuses de sa vie. Etre avec
Missy, la sentir sous lui, caresser, explorer, goûter
chaque parcelle de son corps…
Jonas sentit les doigts de Missy se remettre à bouger
autour du pansement et se tendit, instantanément en
érection. Elle détacha un dernier morceau de sparadrap
de sa peau et il ouvrit les yeux.
Comme malgré lui, il referma les doigts autour de son
poignet.
Elle tenta de se dégager, puis s’immobilisa, sa force
ne pouvant se mesurer à la sienne.
– Lâche-moi, Jonas.
– D’accord…
Il ne s’exécuta cependant pas immédiatement, et elle
ferma les yeux. Sa respiration s’accéléra. Elle se passa
la langue sur les lèvres et déglutit difficilement, comme si
elle aussi se souvenait. Avant d’avoir le temps de
réfléchir, il l’attira à lui.
Comme hypnotisée, elle se laissa faire sans résister.
Mais quand ses lèvres furent à un millimètre des
siennes, elle rouvrit brusquement les yeux. Elle eut un vif
mouvement de recul et tira sur son bras pour se libérer.
La secousse envoya une décharge douloureuse sous les
côtes de Jonas, mais il ne desserra pas son étreinte
pour autant.
– Dommage que j’aie reçu cette satanée balle, sinon
nous aurions pu… revivre un ou deux souvenirs du
passé.
– Pas tant que je vivrai.
– Aurais-tu peur, Missy ?
Les yeux de Missy s’assombrirent et se rivèrent sur
son torse nu, avant de remonter vers son visage.
– Tu as encore envie de moi, poursuivit-il. Tu le sais
aussi bien que moi. Où est le problème ?
– Le problème est que tu n’as pas changé, Jonas. Tu
es toujours le même…
Son souffle se réduisait à de petites respirations
haletantes.
– Un type qui préférerait partir en mission n’importe
où, sur un simple appel de son chef, plutôt que de passer
du temps avec moi. Qui préférerait mourir, plutôt que de
tenter de faire fonctionner notre mariage. Je n’ai jamais
été une priorité dans ta vie, Jonas, et je ne pourrai
jamais l’être.
Il lâcha son poignet et détourna le regard.
Elle jeta le tampon de gaze sur le lit et sortit de la
chambre d’un pas furibond.
– A l’avenir, tu changeras tes pansements tout seul !
8
La journée suivante vit défiler un flot ininterrompu de
touristes dans la boutique. A l’approche de l’heure du
dîner, l’affluence se réduisit enfin. Missy laissa alors
Gaia se charger de la fermeture et alla retrouver ses
amis au pub. Faire un saut pour se rafraîchir chez elle
avant était hors de question. Après ce qui s’était passé
la veille, quand Jonas lui avait demandé de l’aide pour
refaire son pansement, elle n’allait plus prendre le risque
de s’approcher de lui.
A son grand regret, elle devait reconnaître qu’il avait
eu raison. Malgré tout ce qu’il lui avait fait subir, elle avait
encore envie de lui, envie de sentir sa bouche sur la
sienne, ses bras autour d’elle, son corps contre le sien.
Elle était contrainte de l’héberger pendant un certain
temps, mais rien ne l’obligeait à le côtoyer. Il lui suffisait
pour cela d’éviter de passer plus de temps que
nécessaire chez elle.
En entrant dans le pub, elle fut accueillie par des rires
et un vieil air de rock qui s’échappait du juke-box. Erica
Taylor, la femme du chef de la police, se tenait derrière
le comptoir. En temps normal, elle était en cuisine mais il
lui arrivait de lever le nez de ses fourneaux pour venir
servir au bar et bavarder un peu avec la clientèle.
Le restaurant était bondé. De petits groupes
attendaient, debout dans la salle et jusque sur le trottoir,
qu’une table se libère.
Missy se fraya un passage entre eux et alla s’installer
à l’extrémité la moins fréquentée du bar, où il restait
plusieurs tabourets libres.
– Bonsoir, Erica.
– Bonsoir, toi.
– Qui surveille le petit David, ce soir ?
– Ce soir, c’est Garrett qui garde Jason et le bébé.
Mais il les amènera sans doute dans un moment.
– Oh ! Tant mieux ! Je ne les ai pas vus depuis un bout
de temps.
Erica observa Missy.
– Tu as l’air crevée.
– Les deux derniers jours ont été un peu fatigants,
reconnut Missy.
– Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
– Tu peux me servir un verre de vin et une assiette de
tes délicieuses tartines.
– Tout de suite.
Au moment où Erica posait devant elle un verre de vin
d’un beau rouge sombre, Sarah entra dans le pub et la
rejoignit. Missy remarqua son expression soucieuse.
– Que se passe-t–il ?
– Je te le dirai dans une minute, répondit son amie.
Erica, s’il te plaît, sers-moi vite un Martini bien tassé !
Erica haussa les sourcils.
– La journée a été rude ?
– Une des pires de ma vie.
– Dans ce cas, il t’en faut un double, décréta Erica.
Missy se tourna vers Sarah.
– Que s’est-il passé ?
– Tu te souviens que j’avais du mal à récupérer les
cinq mille dollars que me devait ce couple pour lequel
j’avais organisé un mariage somptueux au début du
mois ?
En complément de son activité de fleuriste, Sarah se
chargeait d’organiser les festivités des mariages
célébrés sur l’île.
– Oui, répondit Missy.
– Eh bien, ils semblent avoir disparu corps et biens.
– As-tu cherché à contacter leurs invités ?
– Personne ne sait où ils sont. Ils sont censés être
partis parcourir le monde. Je risque de ne jamais voir un
sou.
– Cela paraît impossible !
– J’ai passé plusieurs semaines à préparer ce
mariage ! gémit Sarah. Je dois encore le prix du
banquet à l’Auberge de l’Ile, ainsi qu’une semaine de
pension complète pour leur voyage de noces.
Missy avait les moyens de sortir en un instant son
amie de cette ornière financière. Elle hésita, s’apprêta à
le proposer, puis se ravisa.
Ce n’était pas la première fois qu’elle avait envie de
l’aider. A plusieurs reprises, elle avait été à deux doigts
de lui envoyer de l’argent de façon anonyme, mais elle
ne l’avait pas fait, de crainte d’éveiller ses soupçons.
Elle joua avec le pied de son verre.
– Marty et toi allez sûrement trouver un arrangement ?
– Oui, mais je ne peux pas lui demander de partager
les pertes. Il n’est pas responsable du fait que je me sois
fait escroquer. J’ai dû demander à Ron de m’accorder
un délai pour payer mon loyer.
– Jan et lui comprendront.
– Peut-être, mais je déteste me trouver dans cette
situation !
– Tu vas devoir abandonner ton projet d’acheter une
maison, n’est-ce pas ?
– Pendant au moins encore une année, oui, soupira
Sarah. Je lorgnais ce petit cottage, à côté du tien.
Missy n’était pas avare, bien au contraire. Par le
passé, elle avait souvent donné de l’argent à des amis
et, chaque fois, sa relation avec eux en avait pâti. Son
amitié avec Sarah était trop précieuse à ses yeux pour
qu’elle prenne un tel risque.
Elle posa une main sur la sienne.
– Tu y arriveras.
– L’appartement au-dessus de ma boutique n’est pas
si mal, admit Sarah. Mais Brian était si heureux à l’idée
d’avoir un jardin…
Erica revint avec un grand verre de Martini.
– J’aimerais que tu me dises ce qui t’arrive, dit-elle en
posant le verre devant Sarah, mais les commandes
fusent de toutes parts.
– Ne t’inquiète pas, tu auras l’occasion de le savoir. Je
vais certainement me lamenter à ce sujet des semaines
durant, répondit Sarah avec une mine lugubre.
Elle inspira profondément et sourit.
– Mais plus ce soir ! décréta-t–elle avant de prendre
une grande gorgée de Martini.
Hannah, qui arriva sur ces entrefaites, s’installa de
l’autre côté de Missy.
– Alors, Missy, où est ton frère ?
– Oh ! J’avais oublié ça ! s’exclama Sarah d’un ton
soudain enjoué.
Missy but une gorgée de vin pour gagner du temps.
– Il ne se sentait pas très bien… Il a préféré rester à la
maison.
Les épaules d’Hannah s’affaissèrent sous le coup de
la déception.
– Oh ! Quel dommage !
Sarah dévisagea Missy d’un air soupçonneux mais ne
dit rien.
Hannah commanda un verre de chardonnay et, en
moins d’une heure, l’espace autour du bar fut investi par
une foule compacte où se mêlaient touristes et habitués.
Jan Setterberg, puis Sean, vinrent également se joindre
à elles.
Tandis qu’Hannah et les autres écoutaient Jan
raconter un incident survenu cet après-midi-là à
l’Auberge de l’Ile, Sarah se pencha vers Missy.
– Quel est le problème, avec ton frère ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– De toute évidence, tu ne veux pas que nous le
rencontrions. Pourquoi ?
– C’est… une situation compliquée.
– Les vrais amis peuvent comprendre toutes les
situations, même les plus compliquées, affirma Sarah.
Une chance s’offrait à Missy de tout lui dire et, si elles
n’avaient pas été chez Duffy, elle aurait peut-être saisi la
balle au bond. Mais le brouhaha des voix autour d’elles
était assourdissant, tout comme la musique.
– Je sais que nous devons parler, mais pas ici. Pas
maintenant. D’accord ?
– D’accord. Mais ne crois pas que je vais laisser
tomber, l’avertit Sarah avant de se retourner pour
écouter Jan.
Peu après, Garrett Taylor poussa la porte du pub. Il
avait dans les bras leur bébé de quatre mois, à Erica et
lui, et était suivi de son neveu Jason, ainsi que de Brian,
le fils de Sarah. Brian courut aussitôt vers sa mère pour
l’embrasser.
– Tous ces enfants ! dit Missy à Garrett en souriant.
Quelle chance tu as !
Il lui tendit le bébé avec un grand rire.
– Tu les veux ? Tiens, en voilà déjà un !
Missy tendit les bras pour prendre David qui, une fois
blotti contre elle, la gratifia d’un sourire baveux.
– Garrett, merci d’avoir gardé Brian, dit Sarah.
– Pas de problème.
Garrett se tourna, surprit le regard d’Erica sur lui, et lui
adressa un clin d’œil complice.
Missy soupira en se demandant si Jonas et elle
avaient connu une telle félicité au cours de leur brève
union.
Ecartant Jonas de ses pensées, elle ramena son
attention sur David, embrassa sa joue potelée, enfouit le
nez dans son cou et renifla intensément sa merveilleuse
odeur de bébé. C’était si dur de cajoler un bébé sans
penser à celui qu’elle avait perdu ! Il aurait été plus
simple d’éviter tout contact avec les enfants, mais ce
n’était pas sa façon de procéder.
Au contraire, elle invitait souvent Brian à dormir chez
elle, et emmenait les enfants de son amie Nathalie
camper dans le parc naturel de l’île. Il lui arrivait même
de garder les jumeaux de Suzie et Noah, âgés de
seulement un an et demi. Ne sachant pas combien de
temps elle allait devoir attendre avant de pouvoir adopter
un enfant, elle avait décidé de profiter autant que
possible de ceux des autres.
– Tu as l’air d’être prête à en avoir un toi-même,
remarqua Sean en la regardant cajoler le nouveau-né.
Une bouffée d’excitation envahit brusquement Missy à
la pensée de la jeune femme dont Barbara lui avait parlé
la veille, au téléphone. Elles n’avaient toujours pas fixé
de rendez-vous précis, mais Missy savait qu’elle allait
faire le déplacement jusqu’à Duluth.
– Oui, dit-elle en souriant. Je crois l’être. Et toi ?
Il éclata de rire.
– Jamais de la vie !

***
Pour la troisième fois ce soir-là, Jonas alluma la
télévision et zappa d’une chaîne d’information à l’autre.
Toujours rien à propos de la fusillade dont il avait été
victime. Il éteignit le poste et, se levant, se mit à arpenter
la maison tel un lion en cage jusqu’à ce que son regard
se pose sur le téléphone.
« Ne prends pas ce risque. »
Il se força à détourner les yeux et les braqua sur la
bibliothèque de Missy. A part quelques best-
sellers – Missy ne s’était jamais beaucoup intéressée à
la fiction –, il y avait pour l’essentiel des ouvrages sur le
jardinage biologique, le yoga, la culture sous serre. Il se
remit à faire les cent pas. De toute façon, il était trop à
cran pour prendre un livre ou même seulement feuilleter
un magazine.
Certes, il se sentait mieux physiquement, mais cette
amélioration lui posait un nouveau problème. Il n’avait
qu’une envie, foncer à Chicago afin de lever le voile sur
cette affaire. Or, ce n’était pas le moment. Tout ce que la
ville comptait de salopards devait être à sa recherche.
Aucun homme ayant tenté de doubler Delgado – pas
même un agent du FBI – ne vivait assez longtemps pour
le raconter. Plus vite il mettrait ce type derrière les
barreaux, mieux ce serait, fulmina-t–il intérieurement.
Il alla jusqu’à la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et en
contempla le contenu. Il l’avait presque entièrement vidé
et avait consommé assez d’œufs pour les dix prochaines
années. Ce dont il avait besoin, et envie, c’était d’un bon
gros steak. Contraint d’apaiser les grondements de son
estomac avec une misérable pomme, il referma la porte
avec une grimace de dépit. Missy ne voulait pas qu’il
sorte de la maison ? Eh bien, tant pis pour elle ! Il n’avait
pas l’intention de se laisser mourir de faim.
Tout en mâchonnant la chair acide du fruit, il ferma son
ordinateur portable et posa dessus un crayon dont, à
l’inverse de la plupart des gens, il dirigea la pointe vers
le bas. Il aurait pu cacher l’ordinateur, mais plutôt que se
demander si quelqu’un avait accédé à son contenu en
son absence, il préférait en avoir la certitude.
Ensuite, il se rendit dans la chambre de Missy et sortit
deux plumes de son oreiller. Bien que les risques que
quiconque parvienne à le retrouver ici aussi vite soient
minimes, il préférait prendre ses précautions.
Il posa une des plumes au-dessus de la porte de
derrière, puis coinça l’autre dans l’encadrement de la
porte d’entrée, avant de la refermer
précautionneusement derrière lui. Enfin, après avoir
enfoncé une casquette de base-ball sur sa tête, et mis
une paire de lunettes noires, il entreprit de descendre
lentement la côte menant au centre de Mirabelle.
De là, il avait une vue dégagée sur le port. Il avait
toujours aimé les bateaux, sans jamais prendre le temps
d’en faire. Une grande embarcation à moteur entrait
dans la marina en glissant paisiblement sur l’eau. Sans
doute un charter, proposant aux touristes des parties de
pêche sur le lac. Quelle vie de rêve ! Mais tout, sur cette
île, n’était-il pas trop beau pour être vrai ?
Jonas atteignit la rue principale. Avec ses rues
pavées, ses jardins méticuleusement entretenus et ses
vieilles maisons à tourelles, Mirabelle ressemblait à une
ville de conte de fées. Missy avait toujours eu la tête
dans les nuages et il ne pouvait imaginer un lieu plus
parfait, pour elle, que celui-ci.
La vue d’une cabine téléphonique, à l’autre bout de la
rue, lui rappela l’envie qui l’avait démangé tout l’après-
midi.
Il était temps de secouer le cocotier afin de voir ce qui
en tomberait. Il sortit un de ses nouveaux téléphones de
sa poche et composa une série de chiffres qui
rendraient son appel impossible à retracer, puis un
numéro.
On répondit au bout de quelques sonneries.
– Agent spécial Stein.
Jonas demeura silencieux et attendit, circonspect.
– Allô ! Qui est à l’appareil ?
Après un long silence, Stein demanda tranquillement :
– Jonas ?
– J’en connais qui devraient apprendre à tirer un peu
mieux, dit Jonas.
La demi-seconde de silence qui suivit fut…
terriblement parlante.
– Jonas ! répéta Stein. Vous êtes vivant. Dieu soit
loué !
– N’essayez pas de m’embobiner, Mason. Vous êtes
impliqué dans cette forfaiture. J’ignore encore comment,
mais vous l’êtes.
– Qu’est-ce que vous racontez ?
Jonas eut un rire bref.
– Je le saurai et, à ce moment-là, vous tomberez.
– Bon sang, Jonas ! Ne raccrochez pas…

***
Le combiné toujours à la main, Mason Stein abattit le
poing sur son bureau.
– Enfant de salaud !
Il coupa la communication et demanda aussitôt aux
techniciens de retracer l’appel, tout en sachant qu’ils ne
trouveraient rien. Un bref moment plus tard, on le lui
confirma. Rien. Non seulement l’appel était crypté, mais
il avait été redirigé à de si nombreuses reprises qu’il
était totalement impossible d’en déterminer l’origine.
Il fit pivoter son fauteuil et regarda par la fenêtre de
son bureau. S’il ne trouvait pas une solution rapidement,
avant qu’Abel ne rassemble les pièces du puzzle, cette
affaire allait lui exploser à la figure. Il composa un
numéro sur son téléphone portable.
– Il est vivant, annonça-t–il, dès que l’on décrocha.
– Il vous a contacté ? Vous avez pu retracer l’appel ?
– A votre avis ? gronda Mason sans parvenir à
contenir sa rage. Pourquoi diable ne le trouvez-vous
pas ?
– Nous avons réussi à le suivre un long moment après
qu’il a quitté Chicago. Mais nous avons perdu sa trace
sur une route secondaire, dans le Wisconsin.
– Les hôpitaux, les médecins ? Personne n’a reçu un
type blessé par balle ?
– Personne. Pourtant, avec tout le sang qu’il a perdu
dans cette impasse, je doute qu’il ait pu se soigner seul.
– Donc, il s’est fait aider par quelqu’un à qui vous ne
pensez pas ou dont vous ignorez l’existence.
Mason se leva et mit dans le lecteur une vidéo des
funérailles d’Abel, trouvée dans son dossier. Il arrêta
l’image sur les proches de l’agent spécial et reconnut
trois membres du Bureau, juste derrière son père et sa
veuve.
– Je vais placer les agents Adams, Reynolds et
Steadman sous surveillance, dit-il.
– Ils étaient tous trois des amis d’Abel ou ce qui s’en
rapproche le plus, convint son interlocuteur. Il n’est pas
impossible qu’il les ait contactés.
– Vous avez retrouvé son père ?
– Il vit en Floride. J’ai envoyé un homme à son
appartement, mais je parierais ma chemise qu’Abel n’ira
pas.
– Et avez-vous réussi à localiser sa femme ?
– Je vous répète que c’est une fausse piste.
Souvenez-vous qu’au moment où nous avons recruté
Abel, elle avait demandé le divorce.
– L’amour, la haine… Si vous voulez mon avis, cette
femme paraît très éprouvée, sur la vidéo des funérailles.
Comment se fait-il que vous ayez autant de mal à la
localiser ? Elle a bien un compte en banque ! Retracez
les versements des indemnités de décès.
– Elle en a refusé le paiement dès le départ.
Cela fit taire Mason un bref instant.
– Pourquoi ? finit-il par demander.
– Je n’en sais pas plus que vous.
– Infiltrez-vous dans leurs bases de données. Trouvez
cette femme. J’ai le sentiment qu’elle est la clé du
problème.

***
Au comble de la fureur, Jonas enfouit le téléphone
portable dans sa poche et inspecta la foule des touristes
qui déambulaient sur les trottoirs ou roulaient à vélo sur
les pavés. Tous le nez au vent, inconscients de ce qui se
passait autour d’eux – en particulier ce couple, de l’autre
côté de la rue. S’ils ne surveillaient pas mieux leur petit
garçon, celui-ci risquait d’être écrasé par une des
calèches qui promenaient les vacanciers.
« Ce n’est pas ton affaire », songea Jonas. Il avait
besoin de se vider la tête. Ce qu’il lui fallait, c’était une
grande chope de bière glacée et une épaisse entrecôte.
A ce moment, l’enfant sauta à bas du trottoir. Une
calèche menée par un jeune cocher, manifestement un
étudiant, descendait la rue dans un joyeux bruit de
sabots. Deux pas de plus et…
– Oh ! Oh ! Oh ! s’écria le jeune homme en repérant le
petit garçon.
Trop tard. Il eut beau tirer sur les rênes, il ne parvint
pas à arrêter son attelage.
– Attention ! cria à son tour un passant.
La mère se retourna et hurla. Jonas traversa la rue en
courant. Evitant coup sur coup un cycliste et le cheval de
tête, il saisit vivement l’enfant qu’il déposa sur le trottoir.
La calèche s’immobilisa enfin.
– Tout le monde va bien ? s’enquit le cocher.
– On ne peut mieux, grogna Jonas transpercé par une
douleur fulgurante au côté.
– Ô mon Dieu !
La mère, qui semblait prête à s’évanouir, serra son fils
dans ses bras.
– Vous êtes sûr que vous n’avez rien ? demanda le
père en soutenant le regard de Jonas.
Les mâchoires serrées, Jonas opina du chef et
attendit que la douleur s’estompe.
– Merci, dit l’homme. Puis-je-vous…
– Non. Laissez tomber.
Après avoir retraversé la rue en boitant, Jonas se
dirigea vers le restaurant le plus proche, Chez Duffy. Les
rires et la musique qui en sortaient l’incitèrent presque à
faire demi-tour. Il ne se sentait pas d’humeur sociable,
mais un fumet de viande grillée en provenance de
l’impasse sur laquelle donnait la cuisine lui chatouilla les
narines. Son estomac décida pour lui.
Une fois à l’intérieur, il étudia la foule qui se pressait
dans le restaurant. Il repéra vite Missy, debout près du
bar, en compagnie du « bon docteur ». Pour qui
connaissait l’univers dont elle était issue, la voir dans ce
genre de cadre pouvait sembler étrange, mais Missy
avait toujours paru à son aise dans l’ambiance populaire
des bars. Riant et souriant, elle était encore plus belle
que la nuit où il l’avait vue pour la première fois.
Sa beauté n’échappait pas non plus au médecin qui
lui parlait à l’oreille ; ce qu’il lui disait la faisait rire.
Jonas était si concentré sur son échange avec ce type
qu’il ne vit pas tout de suite ce qu’elle tenait dans ses
bras et qui les faisait tous deux sourire. Qu’est-ce que…
Un bébé ! La voir sourire à cet enfant lui serra le cœur de
façon étrange.
Durant leur mariage, ils n’avaient parlé d’enfants qu’à
une seule occasion et étaient convenus qu’attendre était
la meilleure option. Elle était si jeune ! Elle avait tout le
temps de mettre des enfants au monde. Et lui ? Lui,
avant qu’ils ne s’aventurent sur ce chemin-là, avait envie
d’être plus stable, d’avoir une maison et un métier qui ne
l’obligerait pas à s’absenter à tout moment pour assurer
des missions dangereuses.
Depuis, Missy semblait avoir changé d’idée et être à
présent impatiente d’avoir des enfants.
Elle regarda Sean et ils rirent ensemble – de quelque
chose qu’avait fait le bébé, apparemment. De nouveau,
Jonas ressentit un violent pincement de jalousie. Il était
sur le point de tourner les talons et de se mettre en quête
d’un autre restaurant quand Missy l’aperçut. Plus moyen
de faire marche arrière, à présent.
Ignorant les résidus de douleur au niveau de ses
côtes, il s’avança vers l’endroit du bar où elle se tenait.
– Salut.
– Salut.
La voyant saisir le pendentif, à son cou, il détourna les
yeux. Il n’avait jamais souhaité lui faire de mal ; il avait
même sincèrement cru lui rendre service en
disparaissant.
Et en resurgissant dans sa vie ? se demanda-t–il. Sur
le moment, il n’avait pas vraiment réfléchi au problème.
Mais qui pouvait réfléchir, avec une balle dans le
corps ?
– Jonas, voici Sarah, Hannah, Sean et Garrett, dit
Missy, faisant les présentations. Les amis, voici mon
frère, Jonas.
Jonas répondit à chaque salut par un signe de tête.
Sean, lui, se contenta de river sur lui un regard noir.
Lorsque les Setterberg vinrent se joindre au groupe,
Jonas redressa les épaules, prêt à subir d’autres
regards désobligeants. Tenter de les amadouer par un
sourire était inutile, ils le détestaient déjà.
Or, à sa plus grande surprise, Ron lui appliqua une
tape amicale dans le dos, tout en lançant à la barmaid :
– Erica, sers une bière à cet homme. Il vient de sauver
un gosse sur le point de se faire écraser.
Tandis que Ron relatait l’incident, Jonas baissa la tête,
peu désireux d’attirer davantage l’attention sur lui.
Jan haussa un sourcil étonné.
– Il arrive, je suppose, qu’un homme soit meilleur qu’il
n’y paraît au premier regard.
– N’y comptez pas trop, marmonna Jonas en
réponse.
– Il semble que vous ayez réagi très vite, nota Sarah.
Vous devez vous sentir mieux.
Il la regarda en s’interrogeant sur le sens de sa
remarque. Missy ne leur avait tout de même pas parlé de
sa blessure ?
– Oui, merci. Je me sens mieux, hasarda-t–il. A part
que je suis affamé.
– Vous pouvez commander quelque chose à Erica,
ma femme, suggéra Garrett tout en le disséquant du
regard.
Si ce type n’était pas flic, alors lui-même n’appartenait
pas au FBI.
– Merci.
Se tournant vers la barmaid qui déposait une chope
de bière glacée devant lui, Jonas commanda des
aiguillettes de poulet en entrée, suivies d’une entrecôte
accompagnée de pommes de terre sautées, de haricots
verts et d’une salade.
Après quoi, le groupe le mitrailla de questions
auxquelles il répondit prudemment, par des demi-
vérités.
Dès que l’interrogatoire cessa, Missy l’entraîna
légèrement à l’écart.
– Merci d’avoir sauvé cet enfant, dit-elle.
– N’en parlons plus.
Puis, entre ses dents, elle demanda :
– Qu’est-ce que tu fais ici, bon sang ?
– Si tu conservais de la nourriture digne de ce nom
dans ton réfrigérateur, je n’aurais pas été obligé de
descendre en ville pour trouver de quoi m’alimenter
décemment, répliqua Jonas.
Comme elle détournait le regard avec exaspération, il
ressentit un pincement de culpabilité.
– Je peux aller ailleurs, si tu préfères ?
– Non. Tout le monde trouverait ça bizarre. Je ne sais
pas pourquoi, mais toutes mes amies veulent rencontrer
mon frère.
– Dis-leur la vérité, Missy.
– Pourquoi faire ? D’ici peu, tu seras reparti. Et moi, je
veux continuer à vivre ici dans le plus parfait anonymat.
Et en paix.
9
A part pour répondre aux questions qu’on lui posait,
Jonas n’ouvrit pas la bouche de la soirée. Après qu’il eut
terminé son repas jusqu’à la dernière miette, Sarah avait
tenté d’engager la conversation avec lui. Au bout d’un
moment, n’obtenant que des monosyllabes pour toute
réponse, elle avait abandonné la partie.
Missy pouvait presque voir travailler les rouages du
cerveau de Jonas tandis qu’il observait, jaugeait et
analysait ses amis et l’ensemble de la foule qui se
pressait dans le restaurant. Comme s’il avait été en
mission. Qu’il ait sauvé la vie d’un enfant ne l’étonnait
pas ; Jonas était constamment en alerte, tendu comme
un arc et à la limite de l’agressivité.
Un homme bien, et aimant, se dissimulait autrefois
sous cette carapace de froideur et de dureté. Il lui
suffisait alors de lui masser doucement les épaules ou la
tête ou même de déposer un simple baiser sur sa joue,
pour qu’il se détende instantanément. Pour qu’il
redevienne présent et attentionné. Il n’existait pas au
monde de sensation plus merveilleuse que d’être l’objet
de toutes les attentions de Jonas.
Mais ce temps-là était révolu, songea Missy. Comme
Jonas se détournait du bar, une deuxième bière à la
main, leurs bras se frôlèrent. Durant un moment, son
regard se riva au sien et ce fut comme s’ils avaient été
seuls dans la salle, replongés dans leur passé, le
revivant.
Elle s’écarta légèrement de lui, mais la foule continuait
à les rapprocher. Comme s’il avait senti son embarras
grandissant, Sean vint à son secours.
– Viens. Dansons, lui murmura-t–il à l’oreille.
Reconnaissante de cette diversion, Missy le suivit
aussitôt sur la piste.
– Est-ce que je me fais des idées ou est-ce que
l’atmosphère commençait à être un peu tendue, du côté
du bar ? demanda-t–il avec un sourire.
Elle gloussa et se laissa guider sur un air de rock
plutôt lent.
– Comment as-tu pu épouser ce type ? s’étonna Sean.
Il n’est pas du tout ton genre d’homme.
– Non, je suppose que non, répondit Missy.
Quel était son genre d’homme ? Elle en avait croisé
de toutes sortes chez Duffy, au cours des dernières
années. Elle avait flirté à quelques occasions, et était
même sortie avec l’un ou l’autre, mais il n’y en avait
jamais eu aucun comme Jonas.
C’était peut-être le sexe qui l’avait tout d’abord attirée
dans ses bras. Cependant, ce qui l’y avait retenue, ce
qui l’avait convaincue de passer le restant de ses jours
avec lui, c’était le fait qu’il la laissait libre d’être elle-
même. A l’inverse de son père, il n’avait jamais cherché
à exercer un quelconque contrôle sur elle, à la diriger ou
à la changer. Qu’elle veuille apprendre le yoga, faire de
la poterie, prendre des cours de cuisine ou œuvrer dans
un refuge pour femmes battues, il avait soutenu chacune
de ses initiatives.
Si seulement il l’avait aimée plus que son métier !
En lançant un coup d’œil en direction du bar, elle vit
Jonas qui les regardait, elle et Sean, avec une
expression totalement indéchiffrable. Il but une longue
gorgée de bière sans les quitter un seul instant des
yeux.
– Ne te retourne pas, il nous regarde ! plaisanta Sean
en lui faisant faire un brusque demi-tour sur elle-même.
Elle éclata de rire. Sean arrivait toujours à la faire rire.
Mais quand ils tournèrent de nouveau, ils découvrirent
Jonas à moins d’un mètre d’eux. Sean s’arrêta.
– J’aimerais danser avec ma… sœur, si cela ne vous
dérange pas, dit Jonas.
Sean lui décocha un regard noir. Les yeux rivés sur le
visage de Missy, Jonas l’ignora.
– C’est bon, dit-elle en réponse au coup d’œil
interrogateur de Sean.
Elle savait qu’elle attirerait davantage l’attention sur
elle si elle repoussait Jonas.
A peine Sean se fut-il éloigné que Jonas s’empara de
sa main et l’entraîna à l’autre extrémité de la piste, où
ses amis restés au bar ne pourraient pas les voir. Un
nouvel air de rock, assez rapide celui-là, montait du juke-
box, mais il tendit les bras pour l’enlacer comme s’il
s’était agi d’un slow.
– Non.
Elle secoua la tête.
– Froussarde !
Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, il l’attira dans
ses bras et commença à bouger lentement, en marquant
tout au mieux un temps sur deux de la cadence.
– Si j’étais Sean, murmura-t–il, je ne t’aurais jamais
laissée danser avec moi.
– Mais tu n’es pas Sean. Loin s’en faut.
– Il n’est pas ton genre d’homme, Missy.
– Oh ! Et toi, tu l’es ?
Elle tenta de se dégager de son étreinte, mais la
blessure de Jonas ne semblait pas avoir altéré la force
de ses bras. Elle y était serrée comme dans un étau.
Sachant qu’il ne lâcherait pas prise, elle cessa de
lutter un moment. Elle ferma les yeux et imagina qu’ils
avaient remonté le temps jusqu’aux premiers mois de
leur mariage, durant lesquels ils avaient été heureux. Le
métier de Jonas n’avait pas encore empiété sur leur vie
de couple.
Il posa sa joue contre la tempe de Missy, amena sa
main sur son torse et l’attira davantage contre lui. Elle
sentit sous sa paume les battements puissants mais
rapides de son cœur. Comme il pressait ses hanches
contre les siennes, du métal en fusion se mit à couler
dans ses veines.
– Qu’est-ce que tu veux, Jonas ?
– C’est simple. Toi, lui chuchota-t–il à l’oreille.
Sa voix rauque et douce provoqua une sensation
étrange dans son estomac.
– Tu as eu ta chance, rétorqua Missy.
Avant que cela n’aille trop loin, elle se dégagea d’un
coup sec et, s’éloignant rapidement, longea la piste en
direction des toilettes. Ses amis, au bar, étaient trop
occupés à rire et à bavarder pour remarquer sa retraite.
Elle poussa la porte des toilettes et soupira de
soulagement. Personne. Cela lui laissait une chance de
recouvrer son sang-froid. Elle se passa les mains sous
l’eau fraîche, puis s’aspergea le visage.
Qu’allait-elle faire, maintenant ? Si elle avait su que
Jonas viendrait ici, elle serait rentrée directement chez
elle. Encore une fois, il n’était pas trop tard pour réagir.
Comme elle quittait les toilettes avec l’intention de sortir
discrètement par l’arrière de l’établissement, elle
découvrit Garrett qui l’attendait.
– Tout va bien ?
– En fait, non. Je ne me sens pas très bien. Je crois
que je vais rentrer.
Elle commença à se diriger vers la sortie.
– Missy…, dit doucement Garrett. J’ai bien vu la façon
dont Jonas te regardait. S’il est ton frère, moi, je suis le
pape.
– Excuse-moi, Garrett, mais…
Elle se détourna.
– C’est… une affaire privée.
– Je veux seulement savoir une chose. Es-tu en
danger ?
De la façon dont Garrett l’entendait ?
– Non. Absolument pas.
– Très bien… Mais si tu as besoin d’aide, n’hésite pas
à m’appeler. A n’importe quelle heure du jour ou de la
nuit.
– Je sais, Garrett. Merci.
Missy ressentit un pincement de culpabilité à la
pensée de tromper ainsi tout le monde. D’une manière
ou d’une autre, elle allait devoir trouver le moyen de
rétablir la vérité auprès de ses amis. Bientôt.
– Peux-tu dire à tout le monde que je suis rentrée ?
– Bien sûr, répondit Garrett.
Tandis qu’il repartait en direction du bar, elle gagna la
porte de service.
Dès qu’elle fut dehors, elle prit une profonde
inspiration et se détendit. Enfin seule !
– Tu allais quelque part ?
Adossé au mur de brique du bâtiment, Jonas semblait
avoir anticipé sa démarche.
– Chez moi.
Elle fit un pas vers la rue, mais il lui bloqua le
passage.
– Ne me touche pas ! s’exclama-t–elle en faisant
écran de ses mains à tout assaut éventuel.
S’il l’embrassait, elle était fichue. Elle parviendrait
peut-être à ignorer la caresse de ses mains sur elle,
mais ses lèvres, sa bouche sur la sienne ? Elle était
sans défense face à lui.
Il ne bougea pas, mais elle eut l’impression qu’il s’était
rapproché. Elle aurait juré sentir son souffle sur son cou,
sa chaleur sur ses bras.
– Pourquoi, Missy ? murmura-t–il. De quoi as-tu
peur ?
Le regard de Jonas descendit jusqu’à ses lèvres puis
il s’approcha d’elle et lentement, très lentement, posa les
lèvres sur son front.
Incapable de bouger, elle ferma les yeux. Sa tête
s’inclina vers l’arrière, comme si elle avait été soudain
très lourde. Les lèvres de Jonas descendirent le long de
l’arête de son nez. Une éternité sembla s’écouler avant
qu’elles ne se pressent avec fermeté sur sa bouche.
Puis sa langue caressa la sienne. Un
gémissement – monté de sa propre gorge ou de celle
de Jonas, elle l’ignorait – résonna dans la nuit.
– Nous avons eu notre chance, Jonas, murmura-t–elle.
Mais tout a très vite cessé de fonctionner, entre nous.
– Pas tout, objecta-t–il.
Un feu brûlant étincelait dans son regard, sous l’assaut
duquel Missy se sentit fondre.
– Il y a une chose qui a toujours fonctionné entre nous.
– Jonas…
– Ne parlons plus, dit-il en penchant la tête vers elle.
Ça ne nous a jamais amené que des ennuis.
Ses lèvres glissèrent le long de sa joue, puis de son
cou.
Missy pressa son dos contre le mur de brique en
regrettant de ne pouvoir le traverser, et appliqua les
mains sur le torse de Jonas dans une faible tentative
pour le repousser. Il entrelaça alors simplement ses
doigts avec les siens, et amena lentement les mains de
Missy au-dessus de sa tête. Enfin, il se pressa contre
elle. A ce moment, tout ce qu’elle désira, ce fut d’être
sous lui, de sentir le poids de son corps sur le sien.
– Nous avons toujours eu ça, murmura-t–il contre sa
bouche.
Puis il l’embrassa.
Comme elle renversait la tête en arrière, le pressant
malgré elle d’intensifier son baiser, il alla à la recherche
de sa langue. Il la connaissait mieux qu’elle ne se
connaissait elle-même ; il avait appris à interpréter
chacun de ses gestes, chacun de ses soupirs. Elle
n’arriverait jamais à le repousser. Pas tant que ses
mains seraient sur elle, pas tant que l’habiteraient le
désir et le manque de lui, accumulés en elle depuis
quatre ans.
Ses os prirent la consistance de la lave, tandis que
son désir s’intensifiait. Il fallait qu’elle mette un terme à
cette folie.
– Non, souffla-t–elle, sachant qu’il ne la contraindrait
jamais.
– Tu plaisantes.
Fermant les yeux, elle força un second refus à franchir
ses lèvres.
– Non !
Interrompant ses caresses, Jonas murmura :
– Tu es autant à moi aujourd’hui que la nuit de notre
rencontre à Quantico, Missy. Aucun autre homme ne
peut te faire éprouver ce que je te fais éprouver, et tu le
sais.
Missy se passa une main sur la bouche, comme pour
en effacer le souvenir de son baiser.
– Ce n’est pas parce que tu peux me faire éprouver
certaines choses que tu dois le faire, Jonas, rétorqua-t–
elle.
Puis, réunissant jusqu’à la dernière parcelle de sa
volonté, elle se détourna de lui et s’éloigna d’un pas
rapide en direction de sa maison.

***
Les pensées se bousculant de façon chaotique dans
son esprit, Jonas suivit Missy. Au début, il était juste
quelques pas derrière elle mais à cause de la douleur
sourde au niveau de ses côtes, le temps d’arriver, elle
l’avait distancé d’un bon pâté de maisons. Elle ouvrit la
porte d’entrée, qu’elle claqua derrière elle.
Lorsqu’il entra à son tour, il l’entendit claquer celle de
sa chambre. Il commença à arpenter la cuisine, et
s’immobilisa presque aussitôt.
Son désir pour Missy le consumait, et il était sûr
qu’elle éprouvait la même sensation. Et s’il se trompait ?
Elle était dans sa salle de bains, en train de se préparer
à se coucher, de se laver le visage, de se brosser les
dents, comme si rien ne s’était passé. Se pouvait-il
qu’elle ait déjà écarté de son esprit le baiser qu’ils
avaient échangé ? Depuis le premier soir et jusqu’au
dernier, Missy avait toujours été comme un volcan prêt à
entrer en éruption dès qu’il posait la main sur elle. Rien
n’avait changé pour lui. Se pouvait-il qu’il en soit
autrement pour elle ?
Non. Cette certitude s’installa soudain en lui. Rien
n’avait changé. Missy ne contrôlait pas davantage ses
émotions que lui. Elle faisait simplement semblant d’y
parvenir.
Eh bien, il était peut-être temps de baisser les
masques.
Il alla d’un pas déterminé jusqu’à sa chambre, tourna
la poignée de la porte et la poussa. A part le faisceau
argenté qu’y projetait la lune, la pièce était plongée dans
l’obscurité. Dans le silence, il perçut la petite inspiration
de surprise de Missy. Puis, sa vision s’ajustant à la
pénombre, il découvrit son corps dénudé, de profil.
Il faillit perdre instantanément tout contrôle de lui-
même.
Elle se tourna vers lui en ramenant instinctivement
contre elle la chemise de nuit qu’elle tenait à la main.
– Qu’est-ce que tu fais ici ? murmura-t–elle.
« J’ai envie de toi. » Sans répondre, il avança
lentement vers elle, lui laissant le temps d’accepter
l’inévitable.
– Arrête-toi là, tout de suite, Jonas !
De l’index, elle désignait l’endroit où il se tenait,
exposant involontairement un sein baigné par la lueur
pâle de la lune.
Jonas sentit sa gorge se serrer à l’idée d’en prendre
la pointe sombre et dure dans sa bouche. Dès qu’il ferait
cela, elle serait de nouveau sienne.
– Tu en as autant envie que moi, Missy. Avoue-le. Ne
serait-ce qu’à toi-même.
– C’est possible, répondit-elle dans un murmure qui
tenait presque du gémissement. Mais il arrive parfois
que nous désirions ce qui nous serait le plus néfaste.
– Assez parlé. Faisons l’amour, l’implora-t–il en
s’avançant jusqu’à elle.
Là, il s’immobilisa et attendit un moment. Comme elle
ne reculait pas, il approcha la main de la naissance de
son cou et fit doucement descendre ses doigts le long
de son bras, lui offrant toutes les chances de lui opposer
un nouveau refus et de le repousser. Au lieu de quoi elle
ferma les yeux et inclina la tête en arrière, en une
invitation silencieuse.
Il se pencha vers elle et lui embrassa le cou, l’épaule,
le bras. Puis il approcha lentement les lèvres de sa
poitrine. Encore une fois, il lui laissait la possibilité de
s’écarter et de l’arrêter. Il entendit son souffle s’accélérer
et la chemise de nuit glissa de ses mains. Alors,
incapable de se contenir davantage, Jonas prit son sein
nu dans sa main et, refermant les lèvres sur son
extrémité, la caressa de sa langue.
– Jonas, murmura Missy. S’il te plaît…
– S’il te plaît, quoi, Missy ?
Tendrement, doucement, il referma les dents autour de
la pointe dressée de son sein.
– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
Elle gémit et lui saisit la tête, comme si elle hésitait
entre le fait de le repousser et celui de l’attirer davantage
à elle.
– Je… je ne sais pas, haleta-t–elle.
– Moi, je sais.
Lentement, il fit descendre ses mains le long de ses
épaules, puis de son dos, jusqu’à enserrer ses fesses
rondes et la presser contre lui. S’enflammant sous ses
caresses, elle enfouit une main sous sa chemise.
Il fit passer la chemise au-dessus de sa tête et la jeta
par terre.
– Et maintenant ?
Elle regarda plus bas.
Il défit rapidement la fermeture Eclair de son jean et
l’enleva, ainsi que son caleçon.
Puis il referma les bras sur elle et, au contact de sa
poitrine dénudée sur son torse, se sentit ramené vers le
passé.
– ça, au moins, ça a toujours été parfait entre nous.
Depuis la première fois et jusqu’à la dernière, ils
s’étaient toujours entièrement abandonnés l’un à l’autre.
Il l’allongea sur le lit, s’étendit sur elle et, lui repliant les
jambes, sentit la douceur de sa féminité contre son sexe
dur. Il n’avait pas eu l’intention d’aller aussi vite, mais
cela faisait si longtemps et elle était prête, si chaude, si
vibrante de désir… Elle souleva les hanches en une
invite sans équivoque. Consumé par le besoin de la
posséder, Jonas donna un coup de reins et la pénétra.
– Oh ! Missy ! murmura-t–il contre sa bouche. Il
n’existe pas au monde de meilleure sensation que d’être
en toi.

***
Dès le moment où il la pénétra, ce fut pour Missy
comme si elle avait cessé d’exister, comme si son corps
ne lui appartenait plus. Elle bougeait en harmonie
parfaite avec Jonas, comme si elle faisait partie de lui.
Unissant sa bouche à la sienne, il entra profondément
en elle une dernière fois. Leurs souffles se mêlèrent
tandis qu’ils jouissaient ensemble, basculant dans l’oubli
durant quelques longs instants d’extase, pendant
lesquels elle cessa totalement de penser. Rien n’existait
plus que leurs peaux l’une contre l’autre, que la chaleur et
la sensation du seul homme qu’elle ait aimé, en elle, la
faisant de nouveau sienne.
Lentement, après que les frissons de la jouissance se
furent espacés, Missy se rendit compte de la façon dont
elle s’était étroitement enroulée autour de lui, le retenant
contre elle. Seigneur ! Que faisait-elle ? se demanda-t–
elle en reprenant brutalement pied dans la réalité. Après
ce qu’il lui avait fait endurer, après qu’il eut simulé sa
mort et disparu ainsi de sa vie, comment avait-elle pu se
donner de nouveau à lui ?
Mortifiée, elle étendit les jambes et se tint immobile.
Elle pria pour qu’il parte, pour qu’il la laisse seule, qu’il la
laisse se calmer et rassembler les fragments épars de
son être.
Jonas prit une inspiration tremblante, resta encore un
moment sur elle, puis roula sur le dos.
– Quand j’ai raison, j’ai raison, affirma-t–il en riant
doucement. Tu en avais autant envie que moi !
A ces mots, Missy sentit se dissoudre le peu de
dignité qu’il lui restait. Se couvrant le visage des mains,
elle ne put retenir un sanglot.
– Missy ?
Il tendit la main vers elle.
– Ne me touche pas.
Elle roula hors de sa portée et se leva.
– Ne me touche plus jamais. Jamais !
– Missy…
– Non. Non !
Elle attrapa un T-shirt et un pantalon de jogging, les
enfila en hâte et se dirigea vers la porte de la chambre.
– Oh ! Et maintenant, tu me détestes, c’est ça ?
Missy fit volte-face, pour le découvrir paresseusement
adossé à ses oreillers.
– La seule personne au monde que je déteste plus
que toi, en cet instant, Jonas, c’est moi, repartit-elle entre
ses dents.
En entendant la porte de derrière claquer quelques
instants plus tard, Jonas sentit son sourire s’évanouir.
Tandis que son corps baignait encore dans un profond
bien-être, sa conscience se réveillait lentement.
– Tu n’es vraiment qu’un salaud, marmonna-t–il dans
le silence de la chambre.
Mais n’avait-elle pas désiré ce qui s’était passé autant
que lui ? N’avait-elle pas eu envie qu’il la prenne ?
« Ce n’est pas parce que tu peux me faire éprouver
certaines choses que tu dois le faire, Jonas. »
Il revit le dégoût inscrit sur le visage de Missy. Dégoût
de lui, d’elle-même.
Lâchant un juron, il lança rageusement un oreiller à
travers la pièce. Hélas ! ce qui était fait ne pouvait être
défait.
Il se leva. Les choses étaient ce qu’elles étaient, mais
Missy n’avait rien à faire seule, dehors, la nuit. Personne
ne l’avait suivi jusqu’à Mirabelle, et il était hautement
improbable qu’on ait pu retrouver sa trace aussi vite,
mais tenter le sort était le plus sûr moyen de se faire
tuer.
Il se rhabilla en hâte, attrapa son revolver et sortit à
son tour. Il vit Missy s’engager le long d’un sentier à
travers bois et la suivit discrètement. Elle avançait à pas
lents, comme si ses jambes avaient été en plomb. Il
maintint toutefois une certaine distance entre eux, se
gardant de signaler sa présence et évitant d’écraser sur
son passage la moindre feuille ou la moindre brindille. Il
avait fait suffisamment de dégâts pour ce soir ; il devait
au moins lui laisser croire qu’elle était seule.
Au bout d’un moment, le sentier déboucha sur la
plage. Missy s’immobilisa et leva les yeux vers la lune.
Jonas aperçut la brillance d’une traînée de larmes sur sa
joue. Il eut envie d’aller vers elle, mais il n’avait pas la
force de la consoler. Plus maintenant.
– Qu’est-ce que tu veux ? murmura-t–elle soudain.
Il se figea, cessant même de respirer.
– N’as-tu pas eu ce que tu désirais, Jonas ?
Comment savait-elle qu’il était là ? Il l’ignorait. Mais
cela, c’était Missy. Tout en finesse et l’intuition
personnifiée. Elle ne se laissait guider ni par la raison ni
par la prudence, uniquement par ses impulsions et ses
sentiments.
– Tu n’es pas en sécurité, ici, avança-t–il.
– Pas en sécurité, ici ?
Elle eut un rire amer et serra les bras autour d’elle.
– C’est censé être une plaisanterie ?
Comme elle le regardait, il eut l’impression de se voir
dans ses yeux et n’aima pas ce qui s’y reflétait.
Quelle sorte d’homme était-il devenu ?
Cruel, froid, et incapable du moindre sentiment.
Oui, elle l’avait désiré, du moins physiquement, dans
cette chambre, tout à l’heure. Il ne l’avait pas forcée. Il
n’avait rien pris qu’elle ne lui ait donné librement, mais il
n’avait pas souhaité que cela se passe de cette
manière.
– Je suis désolé, Missy, dit-il tranquillement.
Elle lui lança un regard acerbe.
– Le Jonas que je connaissais n’aurait jamais tiré
avantage de la faiblesse d’une femme.
Elle s’interrompit, semblant chercher à jauger sa
sincérité.
– Qui es-tu ?
– Certainement pas celui que tu as épousé, en tout
cas.
– Que lui est-il arrivé ?
Il aurait aussi bien pu mourir pour de bon, dans cet
accident d’hélicoptère, songea Jonas avec amertume.
Sachant qu’il valait mieux qu’il garde ses distances, il
s’adossa à un arbre et fixa les eaux sombres du lac.
– Tous les agents spéciaux n’ont pas le talent
nécessaire pour assurer des missions d’infiltration. Moi,
je l’avais, expliqua-t–il. Peut-être trop. C’est une des
raisons pour lesquelles ils m’ont choisi pour cette
mission particulière.
Il poursuivit :
– Quand on infiltre un gang, on doit, jusqu’à un certain
point, oublier qui l’on est et devenir quelqu’un d’autre.
Etre un autre pendant un moment, deux jours ou deux
semaines, ne me dérangeait pas. Réintégrer ensuite sa
vie de tous les jours n’est pas trop difficile. Mais quatre
ans ? A dire vrai, Missy, je ne sais plus très bien moi-
même qui je suis.
La lune baignait le profil de Missy de sa lumière,
faisant jouer des reflets argentés sur ses cheveux. Elle
s’était toujours donnée entièrement à lui. Que lui avait-il
donné en retour ? Rien d’autre que de la souffrance.
Une part de l’ancien Jonas, une minuscule parcelle
d’humanité, revint s’insinuer en lui.
– Retourne chez toi, Missy. Va dormir. Je jure, sur la
tombe de ma mère, que je ne te toucherai plus jamais.
10
Assise sur un banc, Missy fixait les eaux relativement
calmes du lac Supérieur. Le soleil se levait à peine à
l’horizon. Un charter quittait la marina, avec un groupe de
pêcheurs matinaux à son bord.
Des mouettes décrivaient des cercles au-dessus du
rivage en criaillant et en piquant en direction de l’eau à la
recherche de leur déjeuner. Le premier ferry de la
matinée fonçait vers l’île. Bien que consciente de ce qui
se déroulait autour d’elle, Missy se sentait déconnectée
de tout.
En resurgissant dans sa vie, Jonas avait à tel point
bouleversé son univers qu’elle se sentait complètement
déboussolée. Même si elle était parvenue à l’éviter
depuis deux jours, le souvenir de leur étreinte brûlante ne
la quittait pas. Elle se sentait étrangère à elle-même.
Tout cela par la faute de Jonas.
Mais l’était-ce vraiment ?
Elle pensait avoir trouvé sa place, ici, à Mirabelle. Un
endroit où se poser et se construire une existence. Elle
avait cru s’être trouvée. En réalité, elle avait vécu dans la
mystification. N’était-il pas inévitable qu’une existence
fondée sur le mensonge finisse un jour par s’effondrer
sur ses bases ? Elle n’avait aucun moyen de contourner
le problème. Il y avait dans sa vie certaines affaires non
résolues, qui ne concernaient pas Jonas, et qu’elle était
seule à pouvoir régler. Mais par où commencer ?
Par dire la vérité.
Pour ne pas se laisser le temps de se raviser, Missy
escalada la colline en hâte, passa sans s’arrêter devant
sa maison et, la contournant, se dirigea vers celle des
Setterberg. La porte de derrière était ouverte. Des voix
résonnaient dans la cuisine, à travers le panneau
moustiquaire.
– Ohé ! appela-t–elle. Etes-vous tous deux visibles ?
Elle entendit une chaise racler le sol et Ron apparut.
– Eh bien, tu es matinale, ce matin ! Entre.
Missy entra dans cette maison où, avec le temps, elle
avait appris à se sentir comme chez elle. Sa relation
avec Ron et Jan était suffisamment intime pour qu’elle
puisse leur rendre visite sans s’être annoncée. Et, avec
un peu de chance, ce qu’elle avait à leur dire
n’entacherait pas leur amitié.
« Oui, c’est ça », grinça-t–elle intérieurement.
– Tu veux une tasse de thé ? demanda Jan.
Bien que Ron et sa femme soient des buveurs de
café, ils conservaient toujours un stock de thé
spécialement pour elle.
– Avec plaisir, merci.
Elle s’assit à la vieille table de chêne et se servit un
bol de céréales qu’elle recouvrit de lait écrémé, à défaut
de lait de soja.
Ils bavardèrent de tout et de rien, jusqu’à ce qu’ils
aient fini de déjeuner. Après avoir avalé une dernière
cuillerée de céréales, Missy s’adossa à sa chaise et
commença à jouer avec sa tasse.
La transperçant de son regard bienveillant, Jan
suggéra :
– Tu ferais mieux de dire tout de suite ce que tu as à
dire. Plus tu attendras, plus ce sera dur.
Missy but une gorgée de thé, puis se jeta à l’eau.
– Pouvez-vous me promettre de garder ce que je vais
vous dire pour vous ?
Ils hochèrent la tête. Elle savait qu’ils tiendraient
parole.
– Très bien. Voilà. Il y a certaines choses que je ne
vous ai pas dites à mon sujet.
Ron et Jan la laissèrent leur exposer jusqu’au bout
toute l’histoire concernant sa famille, sans dire un mot.
Quand elle eut terminé, elle posa un regard hésitant sur
eux.
– Voilà. Vous savez tout ce qu’il y a à savoir sur
Melissa Camden, alias Missy Charms.
Ses amis échangèrent un regard et se mirent à rire.
Interloquée, Missy se redressa sur sa chaise.
– Pourquoi riez-vous ?
Recouvrant son sérieux, Ron expliqua :
– Ma chérie, Jan et moi avons toujours pensé que tu
fuyais quelque chose. Nous ignorions simplement quoi.
– Pour être honnête, nous craignions que tu n’aies eu
des problèmes avec la police, précisa Jan.
– La police ?
Missy se laissa de nouveau aller contre le dossier de
sa chaise.
– Pourquoi ?
– Tu n’aurais pas été la première à venir à Mirabelle
dans le but de se cacher des autorités, dit Ron.
Jan gloussa.
– Et il faut avouer que tu n’as pas un genre banal.
Missy n’était pas sûre de vouloir connaître le sens
exact de cette remarque. Elle était simplement heureuse
qu’ils accueillent aussi bien ses aveux.
– Donc, vous ne m’en voulez pas ?
– Pourquoi t’en voudrions-nous ? demanda Jan.
– Parce que je vous ai menti.
– Parce que tu as omis de nous parler de ton passé ?
Ron secoua la tête.
– Puisque c’était ton choix, nous le respectons.
– L’univers d’où tu viens ne change rien à qui tu es,
Missy, renchérit Jan.
Missy ne put empêcher des larmes de soulagement
de couler sur ses joues.
Ron lui tapota la main.
– Tu signifies bien trop à nos yeux pour que quelque
chose comme ça vienne s’interposer entre nous.
– Tout de même, j’aimerais connaître les raisons
exactes qui t’ont poussée à fuir ta famille, dit Jan.
– C’est dur à expliquer… Ils sont si différents de moi
qu’auprès d’eux, j’ai toujours eu du mal à savoir qui
j’étais. Cela vous paraît-il insensé ?
– Non. C’est compréhensible. Mais maintenant ?
Après toutes ces années passées loin d’eux ?
Elle ne s’était jamais demandé si, avec le temps, son
besoin d’échapper à sa famille était toujours le même.
– Maintenant, honnêtement, je ne sais pas.
– Sont-ils tous si mauvais ? Même ta mère ?
– C’est surtout avec mon père que les rapports étaient
difficiles. Ma mère se contentait de toujours lui obéir
aveuglément.
– C’est donc sa seule complicité qui la rendait
coupable à tes yeux ?
– Exactement.
– Cela ne semble pas tout à fait juste.
– A l’époque, la question, pour moi, n’était pas d’être
juste, avoua Missy, mais de fuir ce qui entravait mon
évolution. Pour cela, je devais cesser de vivre dans
l’ombre de mon père.
Comment expliquer ce qu’elle avait ressenti ?
– C’est un homme tellement intransigeant ! poursuivit-
elle. Il cherche toujours à tout contrôler. Il nous
sermonnait en permanence, mes frères, ma sœur et moi.
Je l’entends encore nous assener : « Votre arrière-
grand-père était l’un des hommes les plus riches et les
plus influents de ce pays. Vous avez à votre tour le devoir
d’accomplir de grandes choses. »
– C’était faire peser une lourde responsabilité sur vos
épaules, concéda Ron.
– De mon point de vue, il n’est pas indispensable
d’accomplir de grandes choses pour donner un sens à
sa vie, reprit Missy. Mon père ne comprendrait jamais
qu’il me suffit, pour cela, de vendre dans ma boutique
des produits locaux ou issus du commerce équitable. Ou
de m’efforcer simplement d’être une amie fiable et une
voisine agréable. Ou encore de participer
financièrement au projet de construction d’un golf, afin de
soutenir l’économie de Mirabelle.
Cette dernière phrase avait franchi ses lèvres malgré
elle.
Ron et Jan la considérèrent avec stupeur.
– C’était donc toi, le mystérieux investisseur venu
sauver le projet du golf à la dernière minute ? s’exclama
Jan.
Missy opina de la tête et Ron se mit à rire.
– Eh bien, Missy, on peut dire que tu as aidé bon
nombre de gens sur cette île, même s’ils l’ignorent.
– Ce n’est pas moi. En réalité, cet argent me vient de
mon arrière-grand-père et est placé sur un compte en
fidéicommis. En ce qui me concerne, je me contenterais
volontiers de ma boutique de cadeaux.
Elle soupira, puis son regard alla de nouveau de l’un à
l’autre.
– Alors, vous n’êtes pas fâchés ? Vraiment ?
– Non, ma chérie, assura Ron.
Il fit une pause avant d’ajouter :
– Mais je ne suis pas certain que tous les habitants de
l’île réagiraient comme nous. D’une manière ou d’une
autre, tes relations avec un certain nombre d’entre eux
risqueraient de s’en trouver altérées.
– Je ne crois pas non plus que tu devrais le dire à qui
que ce soit, Missy, approuva Jan. A part peut-être à
Sarah. Et Hannah.
– Je ne peux pas le leur dire.
– Si ce sont de véritables amies, elles comprendront.
– Vous n’imaginez pas ce que c’est que de vivre sans
amis… Je ne sais pas ce que je ferais, si je perdais
Sarah.
Missy prit une profonde inspiration, avant de
poursuivre :
– Il y a une dernière chose que vous devez savoir.
– Quoi ? s’enquit Jan, surprise.
– Ça concerne cet homme qui est chez toi, n’est-ce
pas ? supposa Ron en soutenant son regard.
– Oui. Jonas n’est pas mon frère. C’est mon mari.
Ron et Jan se regardèrent, les sourcils froncés par
l’incompréhension. Lorsque Missy leur eut tout expliqué,
elle se sentit plus perdue que jamais.
– Sachant tout cela, que pensez-vous que je doive
faire, le concernant ?
– Personnellement, je crois que je l’éviterais comme la
peste, affirma Jan.
– Moi aussi, soupira Ron.
Missy sentit cependant une autre réponse s’imposer à
elle.
D’une façon ou d’une autre, elle devait trouver le
courage de régler les problèmes restés irrésolus dans
sa vie. Elle devait parler à Sarah. Elle devait appeler
l’agence d’adoption et éclaircir la situation auprès d’eux,
quelles qu’en soient les conséquences. Et surtout, elle
devait cesser de fuir Jonas.
Elle ôta le collier qu’elle portait depuis l’arrivée de son
mari sur l’île. Elle devait arrêter de se protéger et se
confronter à lui. C’était la seule façon dont elle pourrait
se retrouver, et retrouver sa place dans le monde.

***
Jonas arpentait la maison comme un fauve en cage.
Pour son propre bien autant que pour celui de Missy, il
s’était efforcé de ne pas se trouver sur son chemin, ces
deux derniers jours. Sentir son parfum flotter dans l’air le
matin, après son départ, suffisait à le troubler. La voir en
chair et en os lui aurait assurément donné envie de la
posséder, sur-le-champ. Or, ce n’était assurément pas
ce qu’elle souhaitait, venant de lui.
Depuis le début, elle faisait tout pour l’éviter, quittant la
maison de bonne heure et rentrant le plus tard possible,
le soir. En quoi cela le dérangeait-il ? Il l’ignorait, mais
une chose était sûre : plus vite il quitterait cette maudite
île, mieux ce serait.
Sa blessure guérissait bien et il retrouvait ses forces
assez vite. Cependant, il n’avait pas avancé en ce qui
concernait Stein et cherchait toujours des réponses à
ses questions. Se changer un peu les idées ne pourrait
pas lui faire de mal, décida-t–il.
Après avoir glissé son revolver dans un holster
d’épaule et enfilé une veste, il sortit. Le ciel était couvert
et le soleil presque couché. Par souci d’anonymat, il
enfonça tout de même une casquette de base-ball sur sa
tête avant de scruter les alentours. A part un homme qui
tondait sa pelouse à quelques maisons de là, le quartier
était désert. Il descendit lentement la côte, en prenant
garde à ne pas trop tirer sur sa blessure.
Ignorant les quelques personnes qui le saluèrent d’un
signe de tête, il prit la direction du lac et, tout en
marchant, sortit un nouveau téléphone de sa poche.
Après avoir masqué son numéro, il en composa un
autre, en espérant que celui-ci n’avait pas changé.
On répondit à son appel après deux sonneries.
– Agent spécial Reynolds.
– Louis, je n’ai pas le temps de me lancer dans des
explications, alors faisons vite.
– Qui est à l’appareil ?
Jonas ne répondit pas. La ligne de son ami était peut-
être sur écoute, et il était même possible qu’il ne puisse
plus se fier à Reynolds. Mais tant que ce dernier ignorait
où il se trouvait, il ne risquait rien. De toute façon, il valait
mieux qu’il le rappelle sur une autre ligne.
– J’ai à te parler, dit-il. Tu sais quoi faire. Sois
prudent.
Sur ce, il raccrocha.
En attendant de rappeler Reynolds, il s’assit sur un
banc à l’écart des gens, à quelque distance de la
marina, et contempla le rivage. Il n’était pas étonnant que
cette île attire toute sorte de touristes. Il y avait tant de
choses à y faire ! Du bateau, de la planche à voile, du
jet-ski, de la pêche.
Des voiliers de belle taille et des yachts étaient
amarrés auprès d’embarcations plus modestes, mais
aucun n’était aussi grand ni aussi luxueux que ceux qu’il
avait vus à Chicago, sur le lac Michigan, le lieu de
villégiature privilégié des riches et des puissants du
Midwest. Delgado possédait lui-même un yacht assez
grand pour y faire atterrir un hélicoptère.
Jonas observa le capitaine d’un bateau charter, un
homme d’une soixantaine d’années, qui préparait son
matériel de pêche. Ce n’était pas une mauvaise façon
d’occuper sa retraite, mais au rythme où il entendait
continuer à mener sa propre vie, il serait mort avant de
l’avoir prise.
Il jeta un coup d’œil à sa montre. Louis avait eu assez
de temps. Il composa le numéro de la cabine
téléphonique où il espérait que son ami attendrait son
appel.
Reynolds répondit avant la fin de la première
sonnerie.
– Jonas ? C’est toi ?
– Tu es seul ?
– Maintenant, oui. Un type m’a suivi quand je suis sorti
du Bureau, mais je l’ai semé. C’est vraiment toi ?
– Tu sais que c’est moi, sinon tu ne serais pas dans la
cabine en face du Bar du Dernier Verre.
– Jonas, tu es mort ! J’ai assisté à tes funérailles.
– C’était une mise en scène, en vue d’une future
opération d’infiltration.
Il y eut un bref silence à l’autre bout de la ligne, comme
si Louis prenait le temps d’assimiler l’information.
– Tu n’aurais pas pu me le dire ? Je suis ton ami,
espèce de salaud !
– Tu connais la musique. Et puis…
Jonas prit une profonde inspiration.
– Je n’espérais pas vraiment survivre à cette mission.
Mais on ne peut jamais tout prévoir. La preuve : me voilà,
bien vivant, avec une fichue balle dans le côté.
– Que s’est-il passé ?
– J’ai besoin de ton aide pour le découvrir. Tu en es ?
Louis resta silencieux un moment, puis répondit :
– Dis-moi ce que je dois faire.
– D’abord, qui t’a suivi hors du Bureau ?
– Je l’ignore. Je n’ai jamais vu ce type auparavant,
mais ce n’est pas un amateur. J’ai mis un moment à me
débarrasser de lui avant de pouvoir venir jusqu’ici.
En deux mots, Jonas mit son ami au courant de la
situation. Puis il se leva et, soudain nerveux, se mit à
arpenter la plage tout en parlant.
– Essaye d’avoir accès à l’ordinateur de Mason Stein.
Transfère-moi tous les dossiers que tu pourras trouver
sous le nom de Greenland.
Jonas lui communiqua l’adresse e-mail qu’il s’était
créée la veille et par laquelle il était impossible de le
localiser.
– Pourquoi Stein ?
– Cette mission est son bébé. Lui et Kensington sont
les seuls à savoir que je suis vivant.
– Ce n’est pas la procédure réglementaire, remarqua
Reynolds.
– A l’époque, je m’en fichais totalement.
Son existence se résumait alors à un mariage raté ; il
n’avait rien eu à perdre.
– Tu as eu tort. Missy a beaucoup souffert de ta
disparition.
– C’est ça, grogna ironiquement Jonas.
Continuant à marcher, il se retrouva dans la rue
principale.
– Je ne plaisante pas, mon vieux, insista Louis. Elle
était tellement effondrée à tes funérailles que ton père a
dû la soutenir pendant toute la cérémonie. On aurait dit
qu’elle avait pleuré sans s’arrêter durant plusieurs jours.
– Tu dois te tromper de funérailles.
– J’y étais, Jonas. Je sais ce que j’ai vu. Quelles
qu’aient été les raisons de Missy pour demander le
divorce, ce n’était pas par désamour, en tout cas.
Jonas referma son téléphone. Etait-il possible que
Missy l’ait pleuré ainsi ? Son regard se posa sur
l’enseigne d’un magasin de cadeaux, juste de l’autre
côté de la rue, sur laquelle était inscrit, en grandes
arabesques violettes : Ma Fantaisie. Ce ne pouvait être
que la boutique de Missy. Il traversa la chaussée, évitant
une calèche qui descendait la rue.
Missy n’allait pas pouvoir se cacher plus longtemps de
lui, ce soir.

***
Ce soir encore, Missy allait devoir se charger de
fermer la boutique. Elle avait voulu confier cette tâche à
Gaia, afin de s’en tenir à son projet d’affronter Jonas,
mais son assistante n’avait pas pu rester. Elle avait alors
pensé appeler Sarah et leur proposer, à elle et Brian, de
venir partager une pizza avec elle. Toutefois, estimant
préférable d’éviter son amie un peu trop perspicace
jusqu’au départ de Jonas, elle s’était ravisée.
Donc, assise derrière son comptoir, Missy
confectionnait un nouveau bracelet. Bizarrement, les
bijoux pour hommes étaient les seuls qu’elle ait envie de
fabriquer, ces jours-ci. Celui-ci était en jade, lequel
représentait la bonne fortune. Le précédent était en
quartz, supposé relier une personne à son ange gardien,
ce qui pourrait être utile à Jonas.
Encore Jonas ! Quoi qu’elle fasse, elle ne parvenait
pas à se le sortir de la tête.
Confectionner des bijoux censés apporter de
l’énergie, alors qu’un tel tumulte régnait en vous, n’était
pas conseillé. Elle ferma les yeux, à la recherche d’un
endroit, en elle, qui soit en paix. En vain. Jonas semblait
avoir envahi tout son être. Si seulement elle avait pu se
confier à Sarah !
– Il faut que je te parle ! dit alors une voix derrière elle.
Jonas ! Elle ne l’avait pas entendu arriver. Il s’était
introduit dans la boutique aussi silencieusement qu’un
loup.
Elle fit volte-face et, découvrant son mari vibrant de
colère et de passion, le trouva terriblement beau. La
promesse qu’elle s’était faite de se confronter à lui
devenait de plus en plus malaisée à tenir.
« Tant mieux. Ce sera l’occasion de voir de quoi est
faite Missy Charms », songea-t–elle.
– Que se passe-t–il ? demanda-t–elle d’un ton
dégagé.
– Je viens de parler à Louis Reynolds.
– Tu vas de l’avant, c’est bien. Il travaille toujours pour
le FBI ?
Tout en opinant de la tête, il s’approcha d’elle sans
qu’elle comprenne ses intentions.
– Ce n’est pas de Reynolds que je suis venu te parler.
L’appréhension lui nouant l’estomac, Missy attendit.
– Il m’a décrit mes propres funérailles.
Elle se redressa et se prépara à ce qui allait suivre.
– Il prétend que tu étais littéralement effondrée, ce qui
ne manque pas d’être étonnant, de la part d’une femme
qui avait demandé le divorce.
Elle s’écarta, lui tournant le dos.
– J’étais un peu perdue, à ce moment-là, et la proie
d’émotions conflictuelles.
– Je veux savoir, Missy.
Il était juste derrière elle. Missy sentait son souffle sur
son cou.
– Si je comptais tant pour toi, pourquoi as-tu voulu
divorcer ?
– Pourquoi pas ? Tu n’étais pour ainsi dire jamais là.
– Il y avait peut-être une raison à cela, répliqua Jonas.
– Ah oui ? Laquelle ?
Elle lui fit face, toute la souffrance et la colère d’alors
l’envahissant, comme si quatre longues années n’avaient
pas passé. Comme si elle s’était de nouveau trouvée
seule, dans ce lit d’hôpital, après avoir perdu non
seulement son bébé, mais tout espoir concernant leur
mariage.
Mais à quoi bon lui expliquer ? Cela ne résoudrait rien.
Elle se sentait déjà suffisamment vulnérable en sa
présence. Tout ce qui pouvait la protéger de lui, c’était
l’animosité qu’il lui manifestait. Sans cela, elle se serait
peut-être retrouvée à la case départ, amoureuse d’un
homme qui ne l’aimait pas en retour.
– Tu sais très bien qu’être marié à une Camden n’était
pas facile, lui rappela-t–il sur un ton mordant.
– Qu’est-ce que cela signifie ?
– Tenter d’être à la hauteur des attentes de ton père.
Et des tiennes. Plus je m’efforçais de subvenir à tes
besoins et plus tu te plaignais. Ton père ne semble pas
avoir été le seul à penser que je n’étais pas assez bien
pour toi.
– C’est injuste. Tout ce que j’ai toujours voulu, c’est
que tu sois auprès de moi.
Elle s’écarta de lui et s’éloigna, mais il la suivit.
– Dans ce cas, pourquoi as-tu demandé le divorce ?
insista Jonas, la fureur étincelant dans son regard.
– Le fait que tu n’en aies pas la moindre idée parle de
lui-même.
– Missy…
– Tu n’étais jamais là, Jonas ! Je me demande
pourquoi tu m’as épousée. Tu étais marié à ton travail,
bien avant que je n’entre dans ta vie.
– Dans ce cas, pourquoi m’as-tu épousé ?
– Parce que je t’aimais ! Parce que j’ai cru qu’une fois
que nous serions mariés, je deviendrais ta priorité.
Il ne répondit pas. Durant un long moment, ils se firent
face en silence. Puis, soudain, les traits de Jonas
s’adoucirent.
– Tu étais ma priorité, Missy. Tu l’as toujours été.
Chaque jour que Dieu faisait.
– Tu avais une drôle de façon de le montrer.
Il recula comme si, aussi près d’elle, il n’avait pas
confiance en ses propres réactions et se détourna.
– Tu ne sais pas ce que c’est que de manquer
d’argent. Peux-tu imaginer ce que l’on ressent lorsqu’en
rentrant chez soi, on découvre que son père a perdu son
travail ? Lorsqu’on voit sa mère tomber malade et qu’on
s’inquiète de savoir comment payer les frais médicaux ?
Lorsqu’on est jeté hors de sa maison, parce que son
père n’a pas pu payer le loyer ?
Il se retourna, la regarda, puis détourna vivement les
yeux.
– Je savais que tu n’avais aucun respect pour ton
père, mais j’ignorais que ça avait été aussi dur, murmura
Missy.
– J’avais honte de lui.
– C’est ton père.
– Nous avons été à la rue pendant un moment, Missy.
Tu ne peux pas imaginer ce que c’est que de ne pas
savoir où on va dormir, la nuit suivante.
Non. Elle n’avait aucun moyen de le savoir. Elle n’avait
jamais rien vécu lui permettant de le comprendre. De
même qu’elle n’avait jamais imaginé que la souffrance
de Jonas ait pu être aussi profonde. A sa grande
confusion, elle eut envie de le prendre dans ses bras et
de le serrer contre elle.
– Jonas, si j’avais su… Si tu m’avais dit…
Elle fit un pas vers lui mais il se ferma brusquement.
Ses traits se durcirent, et son regard devint méfiant.
– Je me suis juré que cela ne m’arriverait jamais. Tu
comprends ? Que je subviendrais aux besoins de ma
famille, quoi qu’il arrive.
Elle tendit la main vers lui.
– Ne me touche pas, Missy.
Il ouvrit la porte de la boutique.
– Tu n’apprécierais pas ce qui arriverait si tu le
faisais.
***
Après avoir quitté la boutique, Jonas se dirigea vers le
lac. Il était incapable de rentrer directement chez Missy ;
il avait besoin de marcher. Laissant le village derrière lui,
il trouva un sentier étroit à travers bois. Il atteignit le
phare au pied duquel Missy s’était rendue l’autre soir,
s’avança jusqu’au bord de l’eau et s’assit sur un rocher.
Il comprenait pourquoi elle aimait cet endroit. L’eau
calme, aussi noire que l’encre, semblait s’étendre à
l’infini. Une brise douce et fraîche lui caressait le visage.
Aucun son, en dehors du clapotis des vagues contre les
rochers, ne venait troubler le silence.
« Respire. Détends-toi. Calme le rythme, Jonas », lui
souffla une voix intérieure.
Cela ne risquait pas d’arriver, songea l’agent spécial.
Ni aujourd’hui ni jamais.
Il était le premier étonné d’avoir déterré ces vieux
souvenirs concernant son père. Alors qu’il aurait dû
éprouver du soulagement, du fait d’avoir révélé un peu
de son passé à Missy, il se sentait simplement faible et
vulnérable. Elle aurait maintenant le pouvoir de le
démolir, simplement avec quelques mots bien choisis.
Mais elle ne le ferait pas. Pas Missy.
A moins que ? Ne s’était-elle pas déjà retournée
contre lui, par le passé, en entamant une procédure de
divorce ?
Il n’oublierait jamais ce qu’il avait ressenti, lorsqu’elle
lui avait montré les documents à signer. La seule
personne au monde en qui il ait eu confiance se
détournait de lui… pour s’effondrer, après cela, à ses
funérailles. Pourquoi ?
Etait-ce aussi simple qu’elle le prétendait ? S’était-elle
vraiment sentie seule et aussi peu précieuse à ses
yeux ? Pour la première fois, Jonas comprit qu’il lui avait
peut-être fourni certaines raisons de souhaiter une
séparation.
11
– Vous l’avez trouvée ?
Mason regarda la photographie de la femme qui
s’affichait sur l’écran de son ordinateur. Elle était
attirante, avec une sorte d’élégance raffinée. Il ne la
voyait pas du tout avec un type comme Jonas Abel. Pas
plus aujourd’hui que quatre ans plus tôt, lorsqu’il s’était
rendu chez elle pour lui annoncer que son mari avait
trouvé la mort dans un accident d’hélicoptère.
– Ce n’est pas aussi facile que vous l’imaginez,
répliqua son interlocuteur. Elle a changé de nom et
déménagé si souvent que sa piste est un véritable
labyrinthe.
– Elle ne veut pas qu’on la retrouve. Pourquoi ?
– Bonne question.
– Je vais interroger les anciens amis d’Abel. Ils auront
peut-être des informations à son sujet.
– Et si c’était une fausse piste ?
– Il est sûrement avec elle, affirma Stein. Sinon, il
n’aurait pas pu nous échapper aussi longtemps.
– Delgado doit revenir à Chicago d’un jour à l’autre. Il
va vouloir que nous résolvions cette affaire au plus vite.
Mason se leva de son bureau et regarda dans la rue.
– Dites-lui ce qu’il a envie d’entendre. Ça nous fera
gagner un peu de temps.

***
Sarah entra d’un pas furibond dans l’arrière-boutique
de Missy.
– J’en ai assez ! Voilà une semaine que tu m’évites.
Je veux savoir pourquoi.
Levant le nez du nouvel arrivage de cartons dont elle
examinait le contenu, Missy regarda son amie et sentit
son estomac se serrer.
– Je voulais bien attendre que tu sois prête à parler
mais là, c’est trop, dit Sarah, les mains sur les hanches.
– Je n’ai pas eu…
– Ne me raconte pas de sornettes ! Je ne suis pas
comme Ron, enroulée autour de ton petit doigt. Je veux
savoir ce qui se passe.
La remarque concernant Ron était injustifiée, mais
Missy ne pouvait pas en vouloir à Sarah d’être furieuse.
– Je suis désolée, s’excusa aussitôt cette dernière.
C’était une réflexion stupide. Je suis juste inquiète. Tu
n’es plus toi-même, ces temps-ci.
– Honnêtement, Sarah, je ne sais pas par où
commencer.
– N’importe où fera l’affaire.
Elle avait raison, se dit Missy. Cela suffisait. Soit
Sarah l’acceptait pour ce qu’elle était, soit non. Elle
s’assit sur un carton.
– Je t’ai menti.
– A quel sujet ?
– A tous les sujets.
Sarah s’installa à son tour sur un carton, se contentant
de soutenir le regard de Missy sans rien dire.
– Jonas n’est pas mon frère.
Son amie eut un petit rire et croisa les jambes.
– J’ignore pourquoi, mais ça ne m’étonne pas.
Missy prit une profonde inspiration, avant d’ajouter :
– C’est mon mari.
L’incompréhension étrécit les yeux de Sarah.
– Je croyais que tu m’avais dit que ton mari était mort.
Sa voix trahissait une profonde sollicitude, mais ça
n’allait pas tarder à changer, songea Missy.
Sachant que Sarah ne le mettrait pas en danger, elle
poursuivit ses explications concernant Jonas.
– Il a cru nous simplifier la vie à tous deux en feignant
d’être mort.
– C’est un imbécile.
– J’avais demandé le divorce.
– Ah bon ?
Missy hésita, cherchant ses mots.
– Tout s’est passé si vite entre nous. Je n’étais pas
prête pour la réalité du mariage et il… il…
Elle expliqua à Sarah combien le métier d’agent
spécial était exigeant, combien elle s’était sentie seule.
Puis de quelle façon elle avait perdu son bébé alors
qu’une fois de plus, Jonas était absent.
– Tu as traversé cette épreuve toute seule ? s’exclama
Sarah d’une voix emplie de compassion.
En tant que mère célibataire, Sarah avait elle-même
dû traverser plus d’une épreuve dans la solitude, songea
Missy bien que son amie ne lui ait jamais parlé du père
de Brian. L’une des choses qui les avait rapprochées, au
début, c’était le fait qu’elles avaient toutes deux semblé
se satisfaire de partager le présent.
– Je comprends, maintenant, que ce projet d’adoption
soit si important pour toi, dit Sarah.
– Je désirais vraiment cet enfant. Si Jonas avait été
présent, si j’avais au moins pu le joindre par téléphone…
Mais le fait de ne pas pouvoir lui parler en un moment
aussi difficile a été la goutte d’eau qui a fait déborder le
vase.
– Tu ne lui as jamais dit ce qui s’était passé, n’est-ce
pas ?
– Au début, c’était trop douloureux. La colère a été la
plus forte. J’ai aussitôt entamé une procédure de
divorce, et peu après on m’a annoncé qu’il était mort.
Sarah soupira.
– Et maintenant ? Connaît-il la vérité à propos de cet
enfant ?
– Non. Et je n’ai pas l’intention de lui en parler.
Elle ne voulait surtout pas lui exposer les zones de son
être les plus vulnérables.
– Je pense que tu as tort, mais tu es seule juge de ce
qui est juste, affirma Sarah en se levant pour enlacer
Missy qui se dégagea de son étreinte.
D’ici une ou deux minutes, son amie allait se sentir
trahie et vraiment lui en vouloir.
Sarah se rassit.
– Ce n’est pas tout, n’est-ce pas ?
Missy hocha la tête. Le plus dur restait à faire, mais il
était trop tard pour reculer. Redoutant d’affronter ce
qu’elle s’attendait à lire dans ses yeux, elle n’osait plus
regarder Sarah.
– Mon nom n’est pas Missy Charms, dit-elle, mais
Melissa Victoria Camden. Je suis la fille d’Arthur
Camden.
– Le sénateur Arthur Camden ? s’exclama Sarah. De
la très illustre famille Camden ?
Missy opina de la tête.
Les yeux agrandis par l’incrédulité, Sarah insista :
– Tu veux parler des Camden dont on parle à la télé ?
Et dont les photos sont dans tous les magazines et les
journaux ?
Elle hocha une nouvelle fois la tête.
– Ça signifie… cela signifie que tu as autrefois été
l’une des petites filles les plus riches des Etats-Unis ?
Missy retint son souffle.
« Je t’en prie, comprends-moi… »
– Bigre ! laissa échapper Sarah. Tu es la fille dont ils
ne parlent jamais. Celle qui est brouillée avec le reste de
la famille…
Elle marqua une pause, comme pour assimiler
l’information.
– C’est un mensonge énorme ! Pourquoi ?
Missy tenta d’expliquer qu’elle ne s’était jamais sentie
à sa place au sein de sa famille, et comment le fait
d’avoir de l’argent – beaucoup d’argent – avait toujours
altéré ses relations avec les autres.
– Toute ma vie, j’ai seulement voulu être normale.
– Normale ? Comme de ne pouvoir s’acheter que des
affaires d’occasion ? Comme de ne pas savoir comment
boucler les fins de mois ? Je rêve !
Sarah sauta sur ses pieds et se mit à arpenter le peu
d’espace libre entre les cartons épars sur le sol.
– Donc, l’autre jour, quand je t’ai confié que j’avais été
escroquée et que je n’allais pas pouvoir payer mon loyer,
tu aurais pu tout arranger d’un simple claquement de
doigts ?
– Je ne prends jamais de telles initiatives, murmura
Missy. Je retire de petites sommes de mon compte pour
mes frais fixes. En dehors de ça, je n’y touche jamais,
sauf en cas de crise.
Sarah eut un rire amer et secoua la tête avec
perplexité.
– Et les crises que traversent tes amies ne te
concernent pas ?
– Ce n’est pas vrai. Je savais que tu t’en sortirais,
Sarah. Je savais que tu trouverais un arrangement avec
Ron et Marty.
– Et si la crise avait été plus grave ? Si j’avais été sur
le point de perdre mon toit ou mon travail ? Qu’aurais-tu
fait, alors, Missy ?
Incapable de supporter le sentiment de trahison qui
assombrissait le regard de Sarah, Missy détourna les
yeux.
– J’aurais trouvé un moyen de t’aider, mais j’aurais
probablement évité de te parler de ma famille.
– Probablement ?
– Sarah, tu es forte. Beaucoup plus forte que moi. Il
vaut toujours mieux se débrouiller seul dans la vie.
– Comme toi ? grinça Sarah. Maintenant, je
comprends comment tu peux t’en sortir en ne faisant
jamais aucun bénéfice avec ta boutique.
La pique ne fut pas indolore.
– Je suppose que je méritais ça, concéda Missy.
– Est-ce que quelqu’un d’autre est au courant ?
– J’en ai parlé à Ron et à Jan l’autre jour.
– Qu’ont-ils dit ?
– En fait, ils étaient soulagés. Ils pensaient que je
cherchais à fuir la police, ajouta Missy.
Elle s’esclaffa. Sarah, elle, ne sourit même pas.
– Je n’arrive pas à sortir la tête de l’eau et toi, tu as
suffisamment d’argent pour acheter cette île tout entière,
énonça son amie avec aigreur.
– Je n’ai pas envie d’acheter cette île. Je veux
simplement être moi-même.
– Justement… qui es-tu ?
Missy se tourna vers elle et soutint son regard.
– Tu sais qui je suis, Sarah. Ça, au moins, ce n’est
pas un mensonge. Je suis Missy Charms.
Elle tentait désespérément d’y croire.
– En es-tu sûre ? Ou y a-t–il encore d’autres
subterfuges dont je devrais être informée ?
Missy secoua la tête.
– Sarah…
Celle-ci se dirigea vers la porte de derrière.
– Je dois y aller…
– Sarah, laisse-moi d’abord te raconter quelque
chose !
Sarah croisa les bras sur sa poitrine avec une
expression fermée, mais ne s’en alla pas.
– J’avais une amie à l’université, commença Missy.
Ma seule véritable amie depuis que j’étais enfant.
Chrissy ne venait pas d’une famille aisée et elle était
boursière. Je crois que c’est pour ça que je l’aimais tant.
Elle était naturelle, franche et sans affectation. Du moins
jusqu’à ce qu’elle découvre que j’étais une Camden.
Missy soupira puis poursuivit :
– A partir de ce moment-là, elle s’est mise à
m’emprunter de l’argent – en promettant de me
rembourser sans jamais le faire. Lorsque nous sortions
faire des emplettes, elle essayait des vêtements, puis se
plaignait de ne pas pouvoir se les offrir. Je me sentais
mal à l’aise et les lui achetais.
Elle s’interrompit et fixa Sarah avant de reprendre :
– Petit à petit, notre amitié s’est dégradée. Nous
avons commencé à nous disputer. Elle prenait mes
affaires sans jamais me les rendre. Mon maquillage,
mes livres, mes CD et mes DVD finissaient tous dans sa
chambre. Comprendre pourquoi elle restait mon amie
est vite devenu évident.
Sarah ne dit rien.
– Chrissy n’a pas été la seule, ajouta Missy. Je
pourrais te raconter des heures durant la façon dont le
nom de Camden a détruit mes relations avec les autres.
Ton amitié, Sarah, était trop précieuse à mes yeux pour
que je prenne ce risque.
Les yeux de Sarah s’embuèrent, mais son expression
demeura résolue.
– J’ai besoin de réfléchir.
Elle se détourna.
– Je repasserai te voir.
En regardant son amie s’éloigner, Missy sentit ce qui
restait de son univers tomber en miettes autour d’elle. Si
Sarah lui tournait définitivement le dos, elle ne pourrait
même pas l’en blâmer.
Elle essuya ses larmes, en regrettant étrangement que
Jonas ne soit pas auprès d’elle et de ne pouvoir lui
confier son chagrin. Il avait toujours si bien su
l’écouter…
Après avoir dit à Gaia qu’elle sortait prendre l’air, elle
quitta la boutique et descendit la rue en direction de celle
de Ron en espérant y trouver Jan aussi.
Ron était au comptoir où il renseignait un client.
– Ah, je me demandais où tu…, commença-t–il en la
voyant entrer.
Il s’interrompit et étrécit les yeux en la regardant.
Jan se leva de la table à laquelle elle mangeait un
sandwich.
– Missy, que se passe-t–il ?
– ça va, assura-t–elle. J’ai juste pleuré.
– Ça, nous le voyons, remarqua Jan en lui passant un
bras autour des épaules.
– Allons faire un tour dehors, proposa Ron.
Il confia le client dont il s’occupait à l’un de ses
assistants, puis ils sortirent tous les trois dans l’allée à
l’arrière du magasin.
Missy marchait entre eux.
– J’ai dit toute la vérité à Sarah.
– Et elle ne l’a pas très bien pris, imagina Jan.
– Elle était folle de rage.
– Il faut dire qu’au début, l’idée que tu ne nous aies
jamais rien dit, après toutes ces années, a été un peu
douloureuse.
– Je suis désolée, murmura Missy.
– Laisse-lui un peu de temps, suggéra Ron en lui
caressant le bras. Sarah finira par comprendre que tout
cela ne change rien à qui tu es profondément, ma
chérie.
A ces mots, Missy s’effondra dans ses bras. Des bras
forts et puissants, qui semblaient pouvoir la protéger du
monde entier. Il l’y berça un moment, tandis qu’elle
pleurait. Contrairement à son propre père, qui n’avait
jamais rien fait d’autre que chercher à lui imposer sa loi,
Ron l’avait écoutée, conseillée et consolée en
d’innombrables occasions.
Même si Sarah risquait de ne jamais lui pardonner
ses mensonges et même si lui parler avait été
affreusement difficile, elle ne regrettait pas de l’avoir fait.
– Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous.
Elle regarda Jan.
– Depuis deux ans, vous avez tous deux été
davantage des parents pour moi que mes propres
parents en vingt années.
– Certains parents n’ont simplement pas cette
capacité, Missy, dit Ron en l’écartant de lui. Mais il arrive
également que nous les jugions trop durement.
– Tu penses que je suis trop dure avec ma famille ?
– Non. Je m’interroge simplement, répondit-il.
– Je n’ai jamais été mère, intervint Jan. Mais j’imagine
à quel point ce doit être dur pour une femme de voir son
enfant se détourner d’elle. Et il n’est peut-être pas juste
de blâmer tes frères et ta sœur non plus. Finalement,
vous étiez tous dans le même bateau, non ?
Missy n’avait jamais envisagé les choses sous cet
angle.
– Tu as raison. Comme d’habitude.
Elle soupira.
– Que comptes-tu faire au sujet de Jonas ? demanda
Jan.
Missy connaissait la vision conservatrice de Jan et
Ron au sujet du mariage.
– Je sais que vous n’approuvez pas le divorce. Mais il
ne semble pas y avoir d’autre option.
– Il y a toujours d’autres options, affirma Jan.
– Jonas ne m’aime pas assez et il aime trop son
travail.
Du moins était-ce ce qu’elle n’avait cessé de se dire,
toutes ces années. Mais après les confidences que
Jonas lui avait faites l’autre soir à propos de son
enfance, Missy n’était plus sûre de rien.
– Est-ce que toi, tu l’as aimé ? voulut savoir Ron.
Oh oui, il n’y avait jamais eu aucun doute là-dessus.
– Oui.
– Dans ce cas, ça me paraît assez simple. Jonas est
sorti de ta vie pendant quatre longues années, Missy. La
situation a pu évoluer, depuis. Tu devrais peut-être
t’accorder davantage de temps avant de prendre une
décision.

***
Presque toutes les heures, Jonas consultait la
messagerie informatique dont il avait communiqué
l’adresse à Louis Reynolds. Sans résultat. Il ferait mieux
de trouver un moyen de quitter cette maudite île, songea-
t–il. Mais lequel ? Il ne pouvait pas se rendre à Chicago
où il risquait d’être aussitôt repéré. Il ne pouvait pas non
plus aller à Washington, se confronter à Stein – au
risque, cette fois, de compromettre toute l’opération. Car
ils avaient encore une chance de coincer Delgado. Bon
sang ! Il ne pouvait même pas quitter la maison de
Missy. Tous les hôtels de l’île étaient complets.
Missy.
Depuis qu’il lui avait confié la vérité concernant son
enfance, il avait l’impression de n’être plus qu’une plaie
à vif. C’était lui, maintenant, qui cherchait à l’éviter, alors
même qu’elle ne cessait de hanter son esprit. En même
temps, sa colère contre elle et contre lui-même
grandissait. Il avait envie d’enfoncer son poing dans le
mur. Il n’aurait jamais dû venir ici. Il avait pensé qu’il
serait en sécurité, avec elle, ne serait-ce que pour
quelques semaines. S’il se rétablissait physiquement, il
se sentait brisé sur le plan émotionnel.
Pas question. Il ne pouvait pas – ne voulait
pas – laisser ses émotions prendre le dessus.
Le travail. Voilà qui le distrairait. Il devait tout de même
pouvoir faire quelque chose. Tout en croisant les doigts
pour que Reynolds ait avancé, il composa son numéro.
– Agent spécial Reynolds.
– C’est Abel. As-tu appris quelque chose ?
– En résumé, cette opération d’infiltration montée par
Stein a l’air assez louche, répondit son ami.
– Que veux-tu dire ?
– Que jusqu’ici, l’enquête avait officiellement si peu
avancé que Paul Kensington voulait tous vous relever de
vos fonctions, toi, Matthews et Stein.
– Foutaises ! Depuis le début, j’ai remis à Stein des
rapports hebdomadaires sur les activités du gang.
Il n’y avait aucune raison pour que cette affaire soit
ainsi tombée aux oubliettes. Cela ne pouvait signifier
qu’une chose.
– Cette mission est terminée, je crois, annonça
Reynolds. Kensington veut que tu rentres à Washington.
– Non.
Jonas ferma les yeux en s’efforçant de réfléchir.
– Soit Stein, soit Kensington, soit les deux, sont
pourris.
– Certainement pas Kensington, argua Reynolds. Il a
trop à perdre. Il pourrait être nommé directeur d’ici deux
ans. Stein, en revanche, sort à peine d’une sale affaire
de divorce.
Cela ne faisait que confirmer ce que l’instinct de
Jonas lui soufflait depuis un moment.
– Je refuse de laisser tomber cette affaire, décréta-t–
il. J’ai assez de preuves avec moi pour démanteler tout
le cartel.
Reynolds ne répondit pas.
– Tu ne comprends pas ? Quelqu’un nous a utilisés,
Matthews et moi, pour réunir des preuves. Et maintenant,
cette personne va se faire du fric en les vendant à
Delgado.
– C’est possible…, concéda son ami.
Une inquiétude évidente perçait dans sa voix.
– Que se passe-t–il, Louis ? Qu’as-tu découvert
d’autre ?
– Un virement d’un demi-million de dollars sur un
compte étranger. A ton nom.
– Les salauds !
Jonas se passa nerveusement la main dans les
cheveux. Apparemment, ils cherchaient à le discréditer
afin de gagner du temps. Pourquoi ? Et si la transaction
organisée par Delgado était toujours d’actualité ? Mais
où ? Quand ?
– Si j’étais corrompu, est-ce que je t’aurais appelé ?
Ils essayent de me coincer, c’est évident.
– C’est aussi ce que j’ai pensé, mais Kensington n’est
pas convaincu.
– Tu l’as déjà mis au courant ?
– Je n’ai pas eu le choix, Jonas. C’est trop énorme. Il
s’est révélé qu’il avait déjà Stein à l’œil depuis un
moment.
Il avait suffisamment perdu de temps à se prélasser
dans le salon de Missy, se dit Jonas. Il était temps de
réagir.
– Je vais aller confronter Stein.
– Non, Jonas. L’ordre vient d’en haut. Tu dois rester où
tu es. Ne bouge pas. Laisse-nous démêler cette affaire.
– Je ne peux pas rester là, sans rien faire !
– Tu n’as pas le choix. Si tu veux vraiment faire
quelque chose, envoie-nous les preuves que tu as
accumulées contre ce gang. C’est la seule façon
d’affirmer aux yeux de tous que tu n’es pas corrompu.
Jonas réfléchit un instant. Assembler ces preuves de
façon cohérente afin de pouvoir émettre un mandat
d’arrêt prendrait un certain temps à Reynolds, mais
c’était leur seule chance de coincer Delgado. Et Stein.
– D’accord. Je t’envoie les dossiers ce soir, Louis.
Dès qu’il eut refermé son téléphone, Jonas copia
toutes les informations réunies sur sa clé USB sur une
autre clé. Puis il descendit au village et envoya le tout par
mail à Reynolds, en priant pour que ses efforts soient
payants.
En ressortant du cybercafé, il inspira une profonde
goulée d’air frais pour tenter de s’éclaircir les idées.
Cela ne suffisait pas. Il avait besoin de marcher. Il
traversa le centre-ville jusqu’à la marina, où un bateau
charter rentrait au port. Des touristes sautèrent sur le
quai et se firent photographier fièrement avec leurs
prises en plaisantant gaiement, visiblement ravis de
leurs vacances.
Il y avait des types qui avaient de la chance, songea
Jonas. Se détournant d’eux, il se dirigea vers la rue
principale. Les paroles de Reynolds résonnaient dans
son esprit.
« Cette opération d’infiltration montée par Stein a l’air
assez louche. »
Il prit conscience d’avoir vécu dans le mensonge de
plus d’une manière et d’avoir abandonné Missy, de
nombreuses années auparavant, sans aucune raison
valable. En quoi un homme devait-il croire ?
s’interrogea-t–il, désillusionné.
Il se passa les mains sur le visage et surprit son reflet
dans la vitrine de Chez Duffy. Il avait perdu tout ce qui
comptait à ses yeux pour effectuer cette mission, et où
cela l’avait-il mené ? Mais surtout, où aller, à partir de
là ?
Un pilier à rayures blanches et bleues indiquant un
salon de coiffure lui attira l’œil. Il s’y dirigea directement.
Il pouvait d’ores et déjà commencer par retrouver figure
humaine.
12
Missy leva les yeux lorsque deux femmes entrèrent
dans sa boutique. Le visage de la plus âgée lui était
familier.
– Barbara !
Elle contourna le comptoir pour aller à sa rencontre.
– Quelle surprise ! Mais vous deviez m’appeler pour
que je vienne à Duluth. Qu’est-ce qui vous amène à
Mirabelle ?
– Je sais que ceci sort tout à fait du cadre ordinaire,
Missy, admit Barbara, un peu confuse. Pardonnez-moi
de ne pas vous avoir avertie, mais c’est ainsi que
Jessica souhaitait vous rencontrer. De façon inopinée.
Dans votre élément, si vous voulez.
« Dis-lui, songea Missy. Dis-lui tout de suite la vérité à
propos de Jonas. Retarder l’échéance ne sert à rien. »
Mais les mots refusaient de franchir ses lèvres. Quand
elle plongea le regard dans celui de la jeune femme – ou
plutôt la jeune fille – enceinte de plusieurs mois qui
accompagnait Barbara, tout désir de dire la vérité
s’évanouit. Une connexion immédiate sembla s’opérer
entre elles. Il s’agissait là d’un rendez-vous prévu par le
destin, elle le sentait aussi sûrement que les battements
accélérés de son cœur dans sa poitrine.
– Missy, voici Jessica. Jessica, voici Missy Charms.
– Bonjour, dit Jessica.
– Bonjour, Jessica. Bienvenue à Mirabelle.
Missy fut émue par l’incertitude qu’elle pouvait lire
dans les yeux bleus de Jessica. Mais pourquoi le sort
l’ avai t-i l menée jusqu’à elle puisque, dès qu’elle
révélerait l’existence de Jonas à Barbara, cette adoption
ne pourrait pas se concrétiser ?
– C’est votre boutique, donc ? dit Jessica en
regardant autour d’elle.
– C’est Ma Fantaisie. Faites un petit tour, si cela vous
tente.
Jessica prit son temps, examinant ce que contenait le
magasin. Missy estima qu’elle ne devait pas avoir plus
de seize ans. Avec ses cheveux bruns qui lui tombaient
jusqu’à la taille et sa large chemise à carreaux, elle
ressemblait à une adolescente échappée des années
60. Seuls un minuscule piercing au niveau du nez et un
tatouage sur le cou révélaient son appartenance à la
jeunesse de son époque.
Se penchant vers Missy, Barbara expliqua à voix
basse :
– Normalement, je ne serais jamais venue sans nous
être annoncées au préalable, mais Jessica a tellement
insisté. J’ai pensé que vous comprendriez. Ai-je eu
tort ?
– Non, vous avez eu raison, murmura Missy. Jessica
est parfaitement en droit de se montrer prudente.
Elle n’avait toujours pas réussi à mentionner
l’existence de Jonas et ce mensonge pesait sur sa
conscience.
– Jessica s’est enquise de votre situation financière,
reprit Barbara. Tout ce que nous lui avons dit c’est que
vous étiez propriétaire de votre maison et de votre
boutique.
– J’apprécie votre discrétion.
Se tournant vers elles, Jessica demanda :
– Qu’est-ce que le commerce équitable ?
Missy lui expliqua comment ce système éliminait les
différents intermédiaires entre les fabricants et les
magasins, occasionnant ainsi un meilleur profit aux
producteurs.
– Cela permet à certains agriculteurs et artisans des
pays pauvres, le plus souvent des femmes, de mieux
s’en sortir.
– C’est super ! conclut Jessica en se rapprochant
d’elles.
Elle étudia Missy qui, tout en soutenant son regard
scrutateur, dut se retenir d’avancer la main et de la poser
sur le ventre rond de la jeune fille. Ce devait être
stupéfiant de sentir un bébé grandir en soi, de le sentir
vivre, bouger, donner des coups de pied. Elle
comprenait la décision de Jessica, tout en imaginant
que des sentiments conflictuels devaient se bousculer en
elle.
A ce moment, Gaia revint de sa pause déjeuner.
– Hé ! Missy ! Me revoilà.
– Gaia, voici Jessica et Barbara.
Les yeux de Gaia s’agrandirent sous l’effet de la
surprise. Elle travaillait pour Missy depuis suffisamment
longtemps pour savoir qui était Barbara.
– Bonjour.
Jessica étudia Gaia, ses dreadlocks et la succession
de petits anneaux à ses oreilles, avec une expression
indéchiffrable.
– Vous travaillez pour Missy ?
– C’est mon troisième été ici, acquiesça Gaia.
– Cela vous plaît, donc ? s’enquit Barbara.
– Si cela me plaît ? Missy est une patronne si géniale
que je n’ai même pas envie de la quitter, après
l’université.
– Gaia, il est inutile d’enjoliver le tableau, intervint
Missy.
– Mais c’est vrai ! affirma son assistante.
Soudain embarrassée, Missy suggéra à ses
visiteuses :
– Voulez-vous que nous allions discuter quelque part,
autour d’un repas ?
– Je pense que c’est une bonne idée, approuva
Barbara.
– Je m’occupe de la boutique, dit Gaia en souriant.
Une fois dehors, Missy leur proposa d’aller au Café de
la Baie.
– Ils font des salades vraiment délicieuses.
– Ne pourrions-nous pas d’abord voir votre maison ?
demanda Jessica.
Missy sentit son cœur sombrer dans sa poitrine. Si
Jonas était là-bas, l’issue de cette rencontre serait
immédiatement compromise. Elle regarda Barbara en
espérant qu’elle lui trouve une échappatoire, mais cette
dernière se contenta de hausser les épaules.
– Bien sûr. Allons-y, répondit Missy, résignée.
Tout en précédant les deux femmes jusqu’au sommet
de la colline, elle enchaîna toutes les prières qu’elle
connaissait.
– Vous n’avez pas grandi ici, je crois ? s’enquit
Jessica.
– Non. J’ai grandi sur la côte Est. A Long Island.
Le temps qu’elles atteignent sa barrière, elle dut
répondre à plusieurs autres questions de ce style.
Jessica leva les yeux vers la maison et sourit.
– C’est votre maison ? Elle est vraiment jolie !
C’était également l’avis, certes partial, de Missy. Elle
trouva la porte d’entrée fermée à clé et poussa un soupir
de soulagement. Jonas était sorti. La maison était en
désordre, comme d’habitude, mais du moins était-elle
relativement propre.
– Je suis désolée pour la pagaille.
Elle ramassa une pile de courrier sur le comptoir de la
cuisine et la posa sur son bureau ; saisit deux assiettes
sales et les mit dans l’évier.
– Arrêtez, Missy, lui dit Jessica. Il n’y a pas plus de
désordre ici que dans ma propre chambre. C’est ce qui
fait que votre maison est vivante.
L’adolescente fit le tour du living, regardant les
tableaux et les photos des murs, les titres des livres sur
les étagères.
– C’est à peu près tout, dit Missy. Ma chambre est
derrière.
Jessica se dirigea vers le couloir.
– Je peux ?
– Bien sûr, allez-y.
Barbara tapota l’épaule de Missy.
– Vous êtes parfaite.
– Puis-je visiter l’étage ? demanda alors la jeune fille.
– Mmm… c’est…, hésita Missy.
– Bon, il est peut-être temps d’aller déjeuner, intervint
opportunément Barbara. Nous apprendrons mieux à
nous connaître en nous restaurant.
Jessica promena le regard autour d’elle, comme si
elle n’était pas encore prête à s’en aller, comme si elle
cherchait à imaginer comment un nouveau-né pourrait
s’intégrer dans ce décor. Où irait la chaise bébé ? Le
berceau ? Les jouets ? Un enfant serait-il chéri et aimé,
dans cette maison ?
« Oui, murmura Missy intérieurement. Oh oui ! »
– Vous êtes prête, Jessica ? demanda-t–elle d’une
voix étranglée, soudain submergée par l’émotion.
– Je crois.
L’adolescente se tourna vers elle et lui sourit :
– Je vous en prie, appelez-moi Jessie.
Une heure plus tard, Missy agitait la main à l’intention
de Barbara et de Jessie, tandis que le ferry en partance
pour Bayfield s’éloignait tranquillement sur le lac. Quand
elles eurent disparu de son champ de vision, elle sentit
un sentiment proche du désespoir l’envahir. Loin de voir
les problèmes qui en entravaient le cours se résoudre,
son existence semblait se compliquer de plus en plus.
Se détournant de la marina, elle se dirigea vers la rue
principale et passa devant Chez Duffy. Ce vendredi-là,
pour la première fois depuis longtemps, elle y avait
manqué son rendez-vous hebdomadaire avec ses amis.
Elle n’avait pas encore le courage d’affronter leurs
questions. Son regard se posa soudain sur un homme
qui sortait de chez le coiffeur. Il était trop loin pour qu’elle
distingue nettement son visage, mais il y avait dans sa
démarche décidée quelque chose de familier. Le
maintien fier et droit de sa tête, ses épaules larges et
puissantes, la façon dont son regard semblait enregistrer
discrètement tout ce qui l’entourait…
Seigneur ! C’était Jonas.
Il s’était débarrassé de ses cheveux longs et avait fait
raser la barbe qui lui envahissait les joues et la
mâchoire. Comme elle s’approchait de lui, Missy eut le
souffle coupé. Sans cette barbe, sa bouche aux lèvres
pleines s’offrait immédiatement au regard. A part
quelques fils argentés sur ses tempes, il ressemblait en
tout point au Jonas dont elle était naguère tombée
amoureuse, à celui qui lui avait lacéré le cœur.
Il l’aperçut et ses yeux s’étrécirent.
– Missy.
– Tu t’es rasé. Et tu as coupé tes cheveux. Tu es…
– Comme dans ton souvenir ?
Il n’y avait aucune note de triomphe dans sa voix,
même après la façon dont elle s’était abandonnée dans
ses bras, l’autre nuit. Son ton était, comme de coutume,
indéchiffrable.
– J’ai toujours détesté cette barbe et ces cheveux
longs, expliqua-t–il. De plus, ma mission étant
compromise, ils ne m’étaient plus d’aucune utilité.
Missy n’arrivait pas à détacher les yeux de son
visage.
– Qu’est-ce que tu fais en ville ?
– J’ai appelé Reynolds, après quoi j’ai dû sortir.
– Et ?
– L’affaire se corse. Je suis victime d’un coup monté,
maintenant.
Cela n’augurait rien de bon. Une part d’elle avait envie
de connaître les détails du problème, l’autre refusait de
se laisser entraîner dans la vie de Jonas. Ce qui lui
arrivait ne la concernait que d’un seul point de vue.
– Donc, tu ne peux toujours pas quitter Mirabelle ?
– Pas encore.
Comme le regard de Jonas s’attardait un moment sur
son visage, Missy crut y déceler une pointe de regret.
Durant un moment, elle aperçut l’ancien Jonas, dissimulé
sous l’épaisse carapace de l’homme qui se tenait
devant elle.
A son grand embarras, elle eut envie de poser la main
sur sa joue et de supplier cet ancien Jonas de revenir.
« Nous pourrions repartir de zéro. Toi et moi. Adopter
le bébé de Jessie et fonder une famille, nous construire
une vie, ici, à Mirabelle. Peut-être que ça marchera,
cette fois. »
Et cette fois, peut-être son cœur ne se contenterait-il
pas de se briser, mais serait-il broyé de façon
irrémédiable. Sa main chercha instinctivement le
pendentif en argent à son cou. A la place, elle trouva la
pièce de monnaie chinoise que Sarah lui avait offerte à
l’occasion de son dernier anniversaire.
Elle était seule, face au danger.

***
– Vous pourriez peut-être faire quelque chose pour
moi, suggéra Delgado.
Mason Stein ferma prudemment la porte de son
bureau et se mit à en arpenter le sol, son téléphone
portable à la main.
– Quoi donc ?
– J’ai quelques colis qui sont retenus aux douanes. Je
suis certain que vous pourriez accélérer le processus.
– Ça ne faisait pas partie de notre marché.
– Ça en fait partie, maintenant.
Maintenant qu’Abel leur causait des problèmes.
– Je verrai ce que je peux faire.
– Parfait. Je vous ferai contacter par quelqu’un plus
tard, pour vous fournir les détails de cette affaire.
A peine Delgado eut-il coupé la communication que le
téléphone posé sur son bureau sonna. L’appel provenait
de la réception. Il enfonça la touche du haut-parleur.
– Oui ?
– Le sénateur Arthur Camden souhaite vous voir.
Qu’est-ce que…
Il s’assit à son bureau. Le président du Comité
judiciaire du Sénat voulait le voir. Pourquoi ? Ça
n’augurait rien de bon.
– Dites-lui que je suis sorti et que… je le rappellerai…
– Il est déjà monté…
Au même moment, la porte du bureau s’ouvrit sur le
sénateur Camden, impeccablement vêtu d’un costume
noir haute couture, d’une chemise blanche empesée et
d’une cravate à fines rayures bleues.
– Nous avons eu vent, hier, de votre fiasco de
Chicago ! tonna le sénateur, en entrant d’autorité dans la
pièce.
Mason raccrocha son téléphone et contourna sa table
de travail pour aller à sa rencontre.
– Je n’appellerais pas cela un fiasco…
– Un agent en mission spéciale abattu dans une
impasse, et l’autre, corrompu jusqu’à l’os, qui prend la
fuite. Comment appelleriez-vous cela ? Un thé dansant ?
– Monsieur, je…
– Avez-vous retrouvé Abel ?
– Pas encore, mais nous nous y efforçons.
– Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il a retourné sa
veste ?
– Il a disparu avec toutes les preuves qu’il avait
réunies contre le gang qu’il avait pour mission d’infiltrer
et n’a pas repris contact avec nous. Je dirais que le
message est clair.
– A-t–il quitté le pays ?
– Nous ne le pensons pas.
– J’ai un intérêt personnel dans cette affaire, déclara
Camden.
Il alla jusqu’à la fenêtre et regarda l’avenue de
Pennsylvanie, en contrebas.
– Jonas Abel est l’époux de ma fille.
Bon sang !
– Melissa s’est éloignée de notre famille et mon
épouse et moi-même aimerions beaucoup la retrouver.
Il se retourna et regarda Mason dans les yeux.
– Dès l’instant où vous localiserez l’agent spécial
Abel, je veux que vous m’en informiez.
– Oui, monsieur.
Le sénateur sortit du bureau aussi vite qu’il y était
entré. Mason referma la porte en hâte, puis composa un
numéro sur son téléphone.
– Vous n’allez pas le croire !
– Quoi ? Je n’ai pas envie de jouer aux devinettes
avec vous, Mason !
– La femme d’Abel. C’est la fille du sénateur
Camden.
– Je le sais.
– Comment ça, vous le savez ?
– Je l’ai découvert en consultant le certificat de
mariage qui figure dans le dossier d’Abel. C’est celle,
des quatre enfants, qui a coupé les ponts avec la
famille.
– Ça expliquerait ses changements de nom et ses
déménagements successifs, subodora Stein. L’avez-
vous retrouvée ?
– Pas encore. Sans un mandat d’arrêt en bonne et
due forme, je n’ai accès à aucune information financière.
Ses hommes d’affaires ont brouillé toutes les pistes et
mes sources habituelles n’ont rien la concernant. Mais
j’arrive peu à peu à retracer son périple à travers le pays.
J’ai perdu sa piste quelque part dans le Milwaukee, mais
je me rapproche d’elle pas à pas.
– Je vais voir ce que je peux faire de mon côté.
– Ne vous inquiétez pas. J’aurai mis la main sur elle
d’ici un ou deux jours.

***
Quelques jours après la visite surprise de Barbara et
de Jessie, les yeux au plafond, Missy écoutait Jonas
crier dans son sommeil. Depuis son installation chez
elle, elle l’avait souvent entendu faire des cauchemars.
Mais jamais comme cette nuit.
Alors qu’elle s’était promis de ne plus le fuir, c’était lui
à présent qui l’évitait. Ils avaient dîné ensemble les deux
soirs précédents, mais dès la dernière assiette lavée, il
trouvait toujours un prétexte pour sortir. Il avait ainsi tondu
la pelouse et élagué les haies. Ce soir-là, comme elle
s’occupait de la paperasse en retard de sa boutique, il
avait entrepris de gratter la vieille peinture des fenêtres.
Elle s’était couchée peu après la tombée de la nuit et
avait ensuite entendu Jonas monter à l’étage, comme s’il
avait attendu que la voie soit libre pour rentrer. Après
quoi, il s’était apparemment endormi. Or, son sommeil
était loin d’être paisible. Quelques heures plus tard, ses
cris l’avaient réveillée.
– Salauds ! Matthews, couche-toi !
Apparemment, il revivait l’embuscade au cours de
laquelle il avait été blessé et son partenaire abattu.
Durant leur mariage, elle l’avait souvent vu se débattre
ainsi dans son sommeil. A l’époque, elle avait tout
essayé pour l’apaiser. La seule chose qui le calmait,
c’était le contact de son corps contre le sien. Elle se
blottissait contre son dos et le serrait dans ses bras.
Il poussa un nouveau gémissement, se tut quelques
minutes, puis recommença.
Missy jeta un coup d’œil à son réveil. 2 heures. Elle
n’avait dormi qu’une heure, allait devoir se lever dans un
peu plus de quatre, et rien n’indiquait que Jonas se
calmerait d’ici là. Elle n’entrevoyait qu’une solution.
Repoussant ses couvertures, elle sortit de son lit,
monta l’escalier et se glissa dans la chambre de Jonas.
Couché sur le dos, il agitait la tête d’un côté à l’autre, tout
en marmonnant des phrases incohérentes.
Elle prit une grande inspiration, glissa les mains sous
les couvertures et posa lentement les paumes sur ses
chevilles. Sa peau était chaude. La sienne l’était encore
davantage, mais elle s’efforça de l’ignorer.
« Il n’a plus aucun pouvoir sur toi, se raisonna-t–elle.
Tu peux l’aider, le soulager, sans te perdre pour
autant. »
Elle devait vider son esprit de toute pensée, pour que
ce qu’elle cherchait à faire fonctionne.
Fermant les yeux, elle laissa ses mains peser sur les
chevilles de Jonas et se concentra sur l’action de
l’apaiser.

***
Au beau milieu d’un cauchemar, Jonas ressentit
soudain une chaleur incroyablement bienfaisante au
niveau des chevilles. Comme si des mains douces l’y
avaient diffusée, lui insufflant le calme. Sa respiration se
ralentit.
Comment cela était-il possible ?
Missy.
Oscillant entre veille et sommeil, il comprit qu’il
s’agissait des mains de Missy, et fut partagé entre une
forme d’inquiétude à l’idée qu’elle le touche, et le désir
de s’abandonner à sa caresse si douce.
Une détente telle qu’il n’en avait jamais connu
l’enveloppait comme dans un cocon. Lentement, elle fit
remonter ses mains jusqu’à ses genoux, puis jusqu’à ses
hanches et ses côtes, comme si elle avait eu huit bras.
– Qu’est-ce que tu fais ? murmura-t–il.
Elle s’écarta.
– Je croyais que tu dormais.
– C’était le cas, mais n’arrête pas.
Il garda les yeux fermés.
– Je t’en prie, n’arrête pas.
Ses doigts chauds se posèrent sur son front glacé.
– C’est un massage thérapeutique. Ça va nettoyer et
rééquilibrer ton énergie et t’aider à guérir plus vite.
– Quand as-tu appris à faire ça ? demanda-t–il d’une
voix presque pâteuse.
– Au fil du temps.
Son massage devint plus fort, plus assuré.
– Je me suis toujours intéressée aux massages.
Il n’était pas surpris. Les mains de Missy avaient
toujours eu un effet magique sur lui. Ses pensées
revinrent vers cette nuit récente où elle s’était
brusquement animée dans ses bras. A ce moment, ses
mains se posèrent sur son torse et Jonas sentit son
pouls s’accélérer. Sa bouche s’assécha brusquement ; il
n’arrivait plus à déglutir.
Il sentit alors une transformation subtile s’opérer dans
les gestes de Missy. Ses doigts commencèrent à
s’enfoncer dans sa chair, ses ongles mordant presque
sa peau. Il n’y avait soudain plus rien de thérapeutique
dans le massage qu’elle lui prodiguait. Un spasme de
désir le parcourut.
Non. Il ne tomberait pas deux fois dans le même
piège ! Saisissant le poignet de Missy, il ouvrit
brusquement les yeux.
– Je crois que mon énergie est rééquilibrée,
maintenant.
Elle avait les paupières à demi fermées et le souffle
court. Comme elle tentait de dégager son bras, il
murmura :
– Dis-moi une chose, Missy…
Elle le fixa, la méfiance étincelant dans son regard.
– La nuit de notre rencontre, dans ce bar de Quantico,
qu’as-tu vu dans mes mains ?
Durant un long moment, elle resta silencieuse. Il avait
presque renoncé à obtenir une réponse, quand elle
répondit enfin.
– Ta ligne de cœur. Elle est exactement comme la
mienne. Il n’y a qu’un seul amour dans ta vie.
– Ce sont des foutaises. L’amour n’existe pas, Missy.
Notre relation était basée sur le sexe. C’était
extraordinaire, merveilleux, mais ce n’était jamais que du
sexe. Ce n’est pas là-dessus que l’on peut construire
une relation durable.
– Si tu le dis.
– Si ce n’est pas vrai, pourquoi as-tu demandé le
divorce ? Tu ne trouves pas que c’était un peu facile ?
– Et prétendre que tu étais mort ne l’était pas ?
rétorqua Missy.
Il la lâcha et détourna le regard.
– Il faut que je me rendorme, maintenant.
– C’est ça, Jonas, siffla-t–elle, en se dirigeant vers la
porte. Et pendant que tu y es, continue à te dire que
l’échec de notre mariage est entièrement ma faute.
Non, il n’était pas assez fou pour le penser. Plus
maintenant.
– Missy ?
Elle s’arrêta à mi-chemin de la porte. Pendant un
moment, il fut incapable de parler, tant les émotions le
submergeaient.
– Merci, souffla-t–il. Pour le… massage
thérapeutique.
Tandis que Missy redescendait l’escalier, Jonas
songea qu’il ne ferait plus de mauvais rêves, cette nuit,
pour la simple raison qu’il ne se rendormirait pas.
13
Assise derrière son comptoir, Missy contemplait son
environnement, le menton dans la main. Son esprit était
dispersé, ses pensées décousues. L’agencement
chaotique de sa boutique devait être la cause de ce
désordre intérieur. L’énergie ne parvenait pas à y
circuler, et ses idées partaient dans tous les sens. Elle
s’inquiétait à propos de Sarah. L’instant d’après, ses
pensées se tournaient vers Jessica et le bébé. Mais,
régulièrement, elles revenaient vers Jonas.
A quoi avait-elle songé, la nuit dernière, en allant lui
faire ce massage ? Elle avait déliré… à cause du
manque de sommeil, sûrement, mais sentir sa peau
sous ses doigts avait été si bon. Le contraste entre la
fermeté de ses muscles et la douceur de sa peau.
Chaude. Non, brûlante…
Misère ! Non, ses problèmes n’étaient pas dus à un
quelconque blocage d’énergie, comprit Missy. Son
existence tout entière était un désastre. Jonas. Sarah.
Sa famille.
Elle pensa à sa sœur, Marine, un lointain souvenir
surgissant de sa mémoire. Pendant toutes leurs études
primaires, Marine, bien que plus âgée qu’elle, se glissait
souvent dans son lit, le dimanche soir. Marine détestait
l’école privée, affreusement stricte, où elles étaient
élèves et, à l’approche du lundi matin, l’angoisse la
gagnait. Missy sourit tristement en se demandant si sa
sœur redoutait toujours les lundis, ou si elle était
heureuse dans son travail, dans sa vie.
Il était temps de s’attaquer à un nouveau défi, se dit-
elle tout à coup. Elle composa un numéro, conservé
depuis de nombreuses années dans son téléphone
portable.
– Rutherfold et Barker, répondit une réceptionniste.
Missy n’arrivait soudain plus à respirer.
– Allô ! Qui est à l’appareil ? demanda la femme.
– Euh… Marine Camden est-elle là ?
– Un moment, je vous prie.
Un air de musique classique indiqua à Missy qu’elle
avait été mise en attente. Elle regarda par la fenêtre, prit
une profonde inspiration et se força à ne pas
raccrocher.
– Ici le bureau de Mme Camden, annonça une autre
femme, sans doute une assistante. Elle est en rendez-
vous avec un client, pour le moment. Puis-je prendre un
message ?
– Je suis Melissa Camden, la… sœur de Marine.
Pourriez-vous…
– Sa sœur, dites-vous ? Ne quittez pas, s’il vous plaît,
la coupa vivement l’assistante.
La musique classique revint. Missy attendit de
nouveau, plus longtemps cette fois. Ses mains avaient
cessé de trembler, mais elle sentait l’irritation la gagner.
Soudain, la musique s’arrêta. Il y eut un long silence à
l’autre bout de la ligne, puis une voix hésitante
demanda :
– Melissa ?
– Marine, c’est toi ?
– Sacré nom de Dieu ! C’est vraiment toi !
Missy éclata de rire.
– On dirait que c’est vraiment toi aussi.
Marine et elle étaient comme le jour et la nuit. Sa sœur
jurait comme un charretier et semblait toujours en vouloir
à la terre entière.
– Je n’arrive pas à y croire ! s’exclama Marine. Je ne
sais même pas quoi dire.
Missy non plus. Cela faisait si longtemps…
– Où es-tu ? finit par demander sa sœur.
Missy hésita. C’était la question à laquelle elle ne
souhaitait pas répondre. Toutefois, elle n’avait pas
pensé à masquer son numéro. Pour quelqu’un disposant
des multiples ressources de Marine, la localiser serait un
jeu d’enfant.
– Tu ne le diras pas à papa, d’accord ? Je suis sur l’île
de Mirabelle, dans le Wisconsin. Depuis environ deux
ans.
– Et c’est maintenant que tu prends la peine
d’appeler ? remarqua Marine, une nette pointe de
rancœur, à défaut de chagrin, perçant dans sa voix.
– Je n’ai pas pensé que quiconque s’en soucierait…
– Tu n’as pas pensé ? Tu n’as donc pas de jugeote ?
– Je n’ai pas demandé à être une Camden.
– Mais tu en es une, alors assume-le ! As-tu idée du
nombre de larmes que maman a versées à cause de
toi ? Disparaître comme tu l’as fait était immature et
égoïste. C’est elle que tu aurais dû appeler, avant moi.
Finalement, peut-être que je me fiche d’avoir de tes
nouvelles. Et peut-être…
Sa sœur s’interrompit. Missy ne savait pas quoi dire.
– Les premiers mois qui ont suivi ta disparition, reprit
Marine, nous prétendions tous que tu reviendrais… tôt
ou tard. Mais un premier Noël a passé, puis plusieurs
autres, sans un coup de fil, sans une seule lettre nous
indiquant que tu étais en vie.
Elle n’avait sans doute en effet considéré le problème
que de son propre point de vue, songea Missy.
– Je suis désolée, Marine. Honnêtement, je n’ai
jamais pensé que ma disparition vous affecterait, toi,
Max ou Hart. Papa, je m’en fiche, ajouta-t–elle. Et
maman… Je crois que j’ai préféré ne pas penser à elle.
– Eh bien, tout cela paraît facile et très pratique. Tant
mieux pour toi, Mel.
Entendre le diminutif de son enfance, après tout ce
temps, fit à Missy l’effet d’un coup de poing à l’estomac.
Elle était peut-être plus liée à sa fratrie qu’elle ne le
pensait.
– T’appeler… n’a pas été… facile, objecta-t–elle.
Pas un son ne lui parvint depuis l’autre bout de la
ligne.
– Marine ?
– Tu sais quoi ? Le fait que tu aies disparu de ma vie
était peut-être très bien, finalement, décréta Marine.
Suite à quoi il y eut un brusque déclic dans l’appareil.
Sa sœur avait raccroché. Missy eut beau chercher,
elle ne trouva aucune raison de s’en sentir le moins du
monde indignée.

***
Jonas jeta un coup d’œil à sa montre. Sa blessure
guérissait bien et il avait recouvré presque toutes ses
forces. Il avait passé l’après-midi à réparer le muret de
pierre, à l’avant de la maison de Missy, et l’heure du
dîner était à présent largement passée. Il mourait de
faim.
Il rangea les outils et prit une douche. Puis, comme il
avait épuisé les réserves rapportées quelques jours plus
tôt de l’épicerie, il sortit dîner en ville, avec l’intention de
refaire quelques emplettes sur le chemin du retour. Le
temps qu’il termine un hamburger au Café de la Baie,
tous les magasins de l’île commençaient à fermer. Un
détour par la Grande Rue lui confirma que l’épicier avait
baissé son rideau pour la nuit. Jonas reprit donc le
chemin de la maison de Missy, ce qui l’amena devant sa
boutique.
En dehors du pub Chez Duffy, c’était le seul
commerce dont la vitrine était encore éclairée. Il trouva
étrange que Missy n’ait pas fermé, d’autant qu’elle
semblait avoir pris le parti de cesser de l’éviter.
Avec l’idée que quelque chose ne tournait pas rond, il
poussa la porte de la boutique et entra. Contrairement à
l’autre soir, où il était trop absorbé dans ses pensées
pour en remarquer le décor et l’atmosphère, il y décela
aussitôt la touche personnelle de Missy.
Un doux parfum fruité embaumait l’air. De la musique,
si l’on pouvait appeler ainsi ces sons instrumentaux
d’inspiration zen, s’élevait de derrière le comptoir.
Le désordre et la confusion la plus totale régnaient sur
les lieux. Toutes sortes de marchandises s’alignaient
sans logique apparente sur les tables d’exposition, elles-
mêmes disposées au hasard dans la pièce. Plusieurs
rayonnages à moitié vides paraissaient en cours de
réarrangement. Les articles s’empilaient partout, et
Missy était introuvable.
– Missy, tu es là ?
– Va-t’en ! l’entendit-il gémir de façon si pathétique
qu’il ne put s’empêcher de sourire.
Contournant plusieurs cartons, il la trouva assise par
terre, la tête enfouie dans les mains. Il sentit alors
quelque chose fondre instantanément en lui.
Son expression lui rappela le jour lointain où, rentrant
chez eux, il l’avait découverte dans la cuisine, lancée
dans la préparation de lasagnes végétariennes. De la
sauce tomate débordait d’une poêle trop petite, il y avait
du basilic partout, et des branches de thym avaient
atterri dans ses cheveux.
Un seul regard sur la courbe de ses fesses avait alors
suffi à lui faire oublier qu’il mourait de faim. Ils avaient fait
l’amour à même le sol de la cuisine, au milieu des
feuilles de basilic. Que ne donnerait-il pas pour revenir
en arrière et tout recommencer ! Cette fois, peut-être
arriverait-il à sauver la situation avant que celle-ci ne
parte à la dérive.
Bien sûr, grinça-t–il intérieurement. Comme s’il avait
été suffisamment patient et aimant pour y parvenir !
Il se détourna pour reprendre contenance, puis
demanda :
– Que t’arrive-t–il ?
– Qu’est-ce que cela peut te faire ?
Comme il la regardait de nouveau, il remarqua qu’elle
avait ôté le bijou censé la protéger de lui.
– Oh ! D’accord ! soupira-t–elle en laissant retomber
ses épaules. J’ai eu l’impression que l’énergie ne
circulait pas dans la boutique. J’ai essayé de remédier
au problème d’après les principes du Feng Shui, mais je
n’ai fait qu’accentuer le désordre.
Elle lui lança un coup d’œil furibond.
– Vas-y, jubile.
Jonas n’avait aucune envie de jubiler. De plus, il avait
une question :
– Qu’est-ce que le Feng-Shui ?
Après avoir étudié ses traits un moment, comme pour
évaluer si la question était sincère ou non, Missy
répondit :
– C’est une façon d’organiser l’espace, afin d’y
apporter la paix et l’harmonie, en laissant l’énergie
positive circuler.
Qui était-il pour juger ? songea Jonas. Que les
principes du Feng Shui soient effectifs ou pas, Missy y
croyait et c’était tout ce qui comptait.
– Qu’essayais-tu de faire, concrètement ?
– Je voulais déplacer le contenu de cette aile par ici et
celui de l’autre par là, expliqua-t–elle en désignant les
différents espaces du doigt.
– Et ?
– Je n’arrive pas à bouger les rayonnages toute seule.
La tâche est trop lourde, soupira Missy avec
découragement.
– Tu comptais ouvrir ta boutique demain matin ?
– Bien sûr, m…
– Allez ! l’encouragea-t–il. Si quelqu’un est capable de
déplacer des montagnes, c’est toi.
La méfiance voila le regard de Missy.
– Que veux-tu dire ?
Il ne savait pas très bien lui-même pourquoi il avait
prononcé cette phrase, mais il savait que c’était vrai.
– Parce que tu ne te contentes pas de rêver, finit-il par
répondre. Tu concrétises tes rêves.
– Tu dis ça comme si c’était une bonne chose.
– C’en est une. Qu’adviendrait-il de ce monde si
personne n’était capable de relever de nouveaux défis ?
En dépit de son propre pragmatisme, la vision que
Missy avait du monde était l’une des particularités qui
l’avaient attiré vers elle, et qui continuaient à le séduire.
Comme elle hésitait, il lui tendit la main.
– Pourquoi m’aiderais-tu ?
– J’ai suffisamment dérangé la paix de ton existence.
Je peux au moins t’aider à la rétablir dans ta boutique.
De plus, il n’avait rien de mieux à faire. En attendant
que Reynolds reçoive ses fichiers et réussisse par
quelque miracle à convaincre le FBI de son intégrité, il
pouvait au moins se rendre utile.
Missy le dévisagea quelques instants puis, avec un
soupir, posa la main dans la sienne pour qu’il l’aide à se
relever. Ce qu’il fit avec aisance, tant elle était légère.
– Très bien, patronne. Dites-moi quoi faire.
Durant l’heure qui suivit, il déplaça les tables
d’exposition et les rayonnages, jusqu’à ce que leur
agencement convienne à Missy. Après quoi ils
passèrent une autre heure à y disposer l’ensemble du
stock.
Jonas s’efforça cependant de toujours se tenir aussi
loin que possible de Missy. Sa proximité, son parfum, la
musique douce et calme de sa voix, l’affectaient trop
profondément.
A un moment, elle l’envoya chercher un carton dans
l’arrière-boutique. En promenant les yeux sur la pagaille
qui y régnait, il sut comment il allait occuper sa journée
du lendemain.
Comment blâmer Missy pour son côté désordonné ?
Les talents qui pouvaient lui faire défaut en termes
d’organisation étaient largement compensés par ses
qualités de cœur. Il avait eu le temps de remarquer la
provenance de son stock ; elle aidait de multiples
personnes à travers le monde.
Lorsqu’il eut fini de ranger le dernier article sur une
étagère, sa blessure lui faisait de nouveau mal. Malgré
cela, il recula et admira le résultat de ses efforts en
souriant.
– J’ai fini !
Missy se redressa et contempla à son tour leur œuvre,
depuis l’arrière du magasin.
– J’adore ! s’exclama-t–elle. Et toi ?
Ce qu’il adorait, c’était regarder ses boucles blondes
danser autour de son visage, son large sourire, ses yeux
brillants. Il avait juré de ne plus jamais la toucher, mais il
n’avait que cette idée-là en tête. Il la rejoignit, afin d’avoir
le même point de vue qu’elle sur la boutique.
– Ça me paraît très bien. Maintenant, on peut bouger
sans se cogner partout.
– Exactement.
Elle parcourut l’espace de long en large, en souriant.
– C’est merveilleux. Merveilleux !
C’était elle, qui était merveilleuse, songea Jonas. Elle
lança un regard dans sa direction – c’était comme un
rayon de soleil dans un jour froid et gris.
– Merci de ton aide. Je n’y serais jamais arrivée, sans
toi.
– Si, tu y serais arrivée. Mais tu y aurais passé la nuit.
– Rentrons à la maison, suggéra doucement Missy.
La maison… Un mot lourdement chargé de
signification.

***
– Tu as faim ? demanda Missy lorsqu’ils arrivèrent
chez elle.
– Maintenant que tu en parles, oui.
– J’ai de quoi faire une tourte.
– Végétarienne ?
– Oui, mais consistante. Je te promets que tu seras
satisfait.
« Du moins ton estomac le sera-t–il », se retint-elle
d’ajouter.
– Comment puis-je me rendre utile ? s’enquit Jonas.
– En ouvrant cette bouteille de merlot, et en m’aidant à
émincer quelques oignons.
Elle alluma le four avant de rassembler tous les
ingrédients nécessaires.
Jonas regarda la bouteille de merlot d’un œil
sceptique.
– Tu appréciais un verre de bon vin, se rappela Missy
en commençant à peler une pomme de terre.
– Il y a longtemps que je n’ai pas eu l’occasion d’en
boire. Les individus avec lesquels j’ai frayé ces
dernières années étaient plutôt des buveurs de tequila.
– Si tu préfères…
– Non. Je crois que je ne boirai plus jamais de
tequila.
Il déboucha la bouteille.
Ils se tenaient côte à côte devant le comptoir de la
cuisine, et, pour la première fois depuis que Jonas était
réapparu dans sa vie, Missy se sentait détendue en sa
présence. Autrefois, les rares soirs où il était rentré tôt
du travail, ils s’étaient invariablement retrouvés en train
de cuisiner ensemble. Après toutes les épreuves
qu’avait connues leur union, se souvenir des bons
moments était réconfortant.
– Où as-tu vécu, pendant ces quatre ans ? demanda-
t–elle.
– Dans un appartement, à Chicago. Dans une
atmosphère stérile, à vrai dire.
Il remplit deux verres de vin, puis vida presque d’un
trait la majeure partie du sien.
– Je ne pouvais rien y avoir de personnel qui aurait
risqué de me trahir.
Ce tableau était si navrant que Missy eut presque
envie de lui tapoter affectueusement le dos. Elle s’en
garda cependant.
– Tu n’avais donc aucune vie personnelle ? s’enquit-
elle en commençant à faire revenir les oignons dans une
poêle.
– Non.
Il remplit de nouveau son verre.
– Il ne t’arrivait jamais de sortir avec des femmes ?
D’aller au cinéma ? Ou découvrir un nouveau
restaurant ?
– Non aux trois questions.
Il prit un couteau et entreprit de découper des
légumes.
– Je travaillais sans arrêt. A réunir des preuves,
remplir des rapports, écouter des bandes enregistrées,
déchiffrer des mails…
Elle observa son visage et se souvint de cette
expression.
– C’étaient des sales types, hein ?
– De très sales types.
Il coupait les légumes à toute vitesse, heurtant la
planche avec de plus en plus de force.
– Peux-tu m’en parler un peu ?
– Je ne crois pas que tu aies envie d’entendre ça.
– J’aimerais l’entendre, si…
– C’était aussi horrible que possible, Missy…
Il s’interrompit et la regarda.
– J’ai vu tout ce que tu peux imaginer. Des passages
à tabac, des meurtres, des adolescents dealers ou
prostitués. Et bien pire encore.
Comme absorbé par ses souvenirs, il laissa son
regard errer vers la fenêtre.
– Dans ce genre d’univers, personne n’a de respect
pour la vie, et peu de vies en sont dignes.
Malgré tous leurs démêlés, Missy n’avait jamais perdu
son respect pour Jonas. Ce qu’elle faisait pour aider les
malheureux n’était rien, comparé à ce qu’il avait
accompli en tant qu’agent du FBI.
– Que va-t–il advenir de cette mission ?
– Je refuse de laisser le labeur de quatre longues
années être réduit à néant. Si je peux, je les coincerai
tous, un par un.
Missy but une gorgée de vin pour se donner le
courage de poser la question qui lui avait traversé
l’esprit.
– Et si tu n’arrivais pas… à les coincer ? Si tu ne
pouvais plus être agent spécial ?
– Je ne pourrais rien être d’autre, Missy, murmura-t–il
en se remettant à couper les légumes. Pas dans un
avenir proche, en tout cas.

***
Le matin suivant, Missy renseignait un client, quand
des bruits en provenance de l’arrière-boutique lui firent
tendre l’oreille. Elle conclut la vente de deux paquets de
café en provenance du Chiapas puis se retourna. Ce
devait être Ron qui, lassé de voir les lieux dans un tel
désordre, s’attaquait au rangement.
Elle se figea à la vue du grand corps musclé qui,
penché en avant, libérait un espace des cartons qui
l’encombraient.
– Jonas ?
– Bonjour.
Pressée de vérifier si le réaménagement de la veille
lui convenait toujours, elle avait quitté la maison avant
son réveil, ce matin-là.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Il sourit.
– J’applique les principes du Feng Shui à ton arrière-
boutique.
– Génial ! s’exclama Gaia en apparaissant derrière
Missy.
– Jonas, voici Gaia. Gaia, c’est… mon mari, Jonas,
balbutia Missy.
Puis, comme pour parer à l’étrangeté troublante de
cette annonce, elle s’empressa d’ajouter :
– Mais il n’est là que momentanément. Il va bientôt
repartir.
– Ah bon, fit Gaia avec indifférence avant de retourner
dans la boutique.
– Tu n’as pas à faire ça, dit Missy comme Jonas
commençait à assembler les étagères achetées par
Ron.
– J’ai envie de le faire.
Il contourna plusieurs cartons épars et s’approcha
d’elle.
– Si ça peut te rassurer, dis-toi que je m’ennuie à
mourir et que j’ai besoin de passer le temps.
Brusquement envahie par le désir de franchir le
dernier mètre qui les séparait, Missy recula d’un pas.
– Merci, murmura-t–elle en reculant encore. Je serai
dans la boutique, si tu as besoin de quoi que ce soit.
Sur ce, elle s’échappa en hâte.
Malheureusement, alors qu’elle s’occupait de ses
clients, ses pensées demeurèrent axées sur Jonas la
plus grande partie de la matinée. Elle entendait le bruit
d’une perceuse et se demandait combien d’étagères il
avait assemblées. Un carton glissait sur le sol et elle
imaginait comment il allait en disposer le contenu.
Chaque long moment de silence l’incitait à s’interroger
sur ce qu’il faisait.
Lorsque l’heure du déjeuner arriva, n’y tenant plus, elle
céda à son besoin de sortir et courut déjeuner au Café
de la Baie. Elle en rapporta plusieurs sandwichs que
Gaia alla donner à Jonas, sur sa demande.
C’était presque le soir lorsqu’il s’avança d’un pas
hésitant dans la boutique.
– Missy ?
Elle se détourna de la vitrine dont elle changeait
l’agencement.
– J’ai fini. Tu veux voir ?
Missy le suivit dans l’arrière-boutique, Gaia sur ses
talons.
– Incroyable ! C’est génial ! s’exclama Gaia tandis que
Missy restait sans voix.
Elle reconnaissait à peine la petite pièce. Tous les
vêtements étaient soigneusement empilés sur une
étagère, les articles de maison et de jardinage sur une
autre, et les livres, les calendriers, les cartes et tout ce
qui était fabriqué en papier, sur la plus basse. Les bijoux
occupaient presque un meuble entier, les sacs et les
portefeuilles l’intégralité d’un autre.
– Je n’arrive pas à y croire, murmura-t–elle.
Il y avait même encore assez d’espace pour une petite
table et deux chaises, pour des pauses-café.
– Ron va être content, remarqua Gaia avant de repartir
servir un client qui s’était approché du comptoir.
– Ce que je me demande, c’est dans combien de
temps il faudra de nouveau s’attaquer au désordre de
cette pièce, dit Jonas en souriant. Un mois ? Deux ?
Avec l’impression que son cœur cessait brusquement
de battre, Missy hasarda :
– Et si tu étais encore ici pour le faire ? Ne serait-ce
pas bien ?
Le sourire de Jonas disparut.
– Ça n’arrivera pas, Missy.
Bien sûr que non. Elle prit une inspiration et s’efforça
de sourire.
– Tu sais quoi ? Gaia se charge de fermer la boutique,
ce soir. Alors, allons-nous-en. Je te dois un dîner.
Elle se dirigea vers la porte de devant.
– Chez Duffy, ça te va ?
– C’est parfait.
14
Préférant éviter l’atmosphère un peu trop romantique
de la salle de restaurant, avec sa vue sur le lac et le
soleil couchant, Missy se dirigea vers l’arrière du pub,
plus sombre, mais plus animé. Après avoir salué de la
main quelques personnes de sa connaissance, elle
s’installa sur la banquette du premier box disponible, non
loin du bar. Jonas s’assit en face d’elle.
Le serveur, un jeune étudiant, leur tendit deux menus.
Sans prendre la peine de consulter le sien, Missy
commanda un verre de merlot et des aubergines au
parmesan. Jonas, lui, semblait hésiter.
– Erica fait des lasagnes fantastiques, lui suggéra-t–
elle.
Il rendit le menu au jeune homme.
– Des lasagnes, ce sera parfait. Et une bière.
Le serveur s’éloigna et revint un instant plus tard avec
leurs verres. Ils restèrent alors assis l’un en face de
l’autre, à se regarder. Cela devenait dangereux. Avoir
passé la soirée de la veille à réarranger son magasin
avec Jonas, puis l’avoir entendu œuvrer toute la journée
dans son arrière-boutique, lui avait rappelé les
nombreuses raisons pour lesquelles elle était tombée
amoureuse de lui.
– Pourquoi diable as-tu choisi de t’installer à
Mirabelle ? lui demanda-t–il à brûle-pourpoint. Je t’aurais
imaginée à L.A. ou à Seattle. Au Nouveau Mexique, à la
rigueur. Mais le Midwest me paraît un peu trop
traditionnel pour toi.
Avouer qu’elle avait cherché l’endroit idéal où élever
un enfant les aurait amenés sur un terrain trop
personnel.
– Quand je me suis lancée sur les routes, après tes
« funérailles », c’était sans but précis, répondit-elle. J’ai
parcouru l’Ohio, le Montana, le Wyoming, l’Oregon.
Elle but une gorgée de vin et le regarda.
– Mais tu sais déjà tout ça, n’est-ce pas ?
Il opina de la tête.
– De tous ces endroits, mon préféré avait été la région
des Grands Lacs, reprit Missy. A cause de ces
immenses étendues d’eau, qui me rappelaient l’océan.
Au bout d’un moment, j’ai donc rebroussé chemin vers le
Midwest.
– Mais le Wisconsin est un coin vraiment très reculé…
– J’ai roulé droit devant moi, jusqu’à ce que j’arrive sur
les bords du lac Supérieur. Un ferry quittait Bayfield, en
direction de Mirabelle. Je suis montée dessus et je ne
suis plus jamais repartie.
Elle sourit.
– Et dans quel autre lieu peut-on vivre aux Etats-Unis,
à part à Manhattan, sans posséder une voiture
consommatrice de carburant et responsable du
réchauffement climatique ?
Jonas sourit à son tour. Il était si rare de le voir à ce
point détendu que Missy se surprit à le dévisager.
– Et qu’est-ce qui t’a retenue sur cette île minuscule ?
– Ses habitants, je suppose.
Elle reprit une gorgée de vin.
– Ils sont francs et directs. S’ils t’apprécient, tu es tout
de suite adopté. Sinon, ils te le font savoir. Cela me
convient.
– Tu veux dire que certains ne t’ont pas tout de suite
appréciée ? Comment quiconque pourrait-il te résister ?
– Tu l’as bien fait.
– C’est ce que tu penses ? Que tu m’étais
indifférente ?
– C’est ce que j’ai ressenti, en tout cas.
Il détourna les yeux, apparemment en colère. Son
regard, lorsqu’il le ramena vers elle, se posa sur son
cou.
– J’ai remarqué que tu ne portais plus ton pendentif.
Elle hésita à lui en confier la raison, mais après tout,
q ue risquait-elle ? Il serait reparti dans une semaine,
deux tout au plus. Cette pensée, brusquement, la rendit
malheureuse.
– Je dois apprendre à me protéger par moi-même,
finit-elle par admettre.
Il plongea les yeux dans les siens.
– Je suis convaincu que tu en es capable.
Elle était comme ensorcelée par son regard. Durant
un bref instant, elle lutta contre la connexion qu’elle
sentait s’établir entre eux, craignant de revenir en arrière
et de perdre tout le terrain qu’elle avait, pas à pas, réussi
à conquérir.
Le serveur leur apporta leur commande et son trouble
s’estompa tandis qu’ils s’attaquaient à leurs assiettes. Ils
avaient presque terminé lorsque Sean entra dans le pub.
Il fit un signe à Missy puis, après avoir pris une bière au
bar, s’approcha de leur table.
– Assieds-toi, proposa Missy, ravie de cette diversion.
Bois ta bière avec nous.
– Non, je ne veux pas vous déranger.
Puis, semblant reconsidérer son offre, il s’installa à
côté d’elle.
– Finalement, oui, je vais peut-être m’asseoir.
Il fixa Jonas, qui hocha imperceptiblement la tête en
guise de salut, avant de prendre une dernière bouchée
de lasagnes. Une tension palpable vibrait entre les deux
hommes.
– Comment guérit votre blessure ? s’enquit Sean sans
qu’aucune compassion perce dans sa voix.
– Très bien.
– Tant mieux.
Après avoir étendu le bras de façon subtilement
possessive sur le dossier de la banquette, derrière
Missy, il poursuivit :
– Alors, quand repartez-vous ?
Sous la table, Missy lui posa une main sur la jambe,
pour lui signifier de ne pas insister.
– En fait, j’aime plutôt bien Mirabelle, répondit Jonas.
Il but une longue gorgée de bière, puis ajouta :
– Je vais peut-être rester un moment.
Missy sentait presque les vibrations émaner de lui,
proclamant :
« C’est ma femme, connard ! Bas les pattes ! »
– Le FBI ne va-t–il pas vouloir récupérer son agent ?
– Je ne suis pas certain de rester au FBI.
Jonas soutint un moment le regard de Sean, avant de
jeter un bref coup d’œil en direction de Missy.
Quoi ? Elle n’en revenait pas. Imaginer Jonas sans le
FBI était presque incongru.
– Qu’est-ce que tu ferais d’autre ?
– J’ai entendu dire que l’épicerie Newman cherchait
un vigile, intervint sournoisement Sean en sirotant sa
bière.
Jonas lui lança un regard noir.
– Je pourrais également devenir videur ici, et
débarrasser ce pub de sa racaille, rétorqua-t–il avec un
rire sarcastique.
Missy regarda les deux hommes tour à tour.
– Ça suffit. Il y a beaucoup trop de testostérone dans
l’air, à mon goût. Je m’en vais.
Elle poussa Sean et se glissa hors de la banquette.
– Je vais t’accompagner jusque chez toi, proposa-t–il.
– Je crois que je préfère être seule.
Après le départ de Missy, Sean se rassit sur la
banquette et se pencha vers Jonas.
– Que lui voulez-vous ?
Bonne question, songea Jonas, à laquelle il aurait été
incapable de répondre de façon précise.
– Je ne vois pas en quoi ma relation avec mon épouse
vous concerne.
– Votre épouse ? Vous plaisantez, j’imagine.
– Je n’ai pas à me justifier auprès de vous, répondit
doucement Jonas.
– Non, sans doute pas.
Le médecin secoua la tête.
– Je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle a pu vous
trouver.
Jonas non plus, mais il n’appréciait pas pour autant
cette réflexion de la part de Sean.
– Par égard pour Missy, je vais faire comme si vous
n’aviez rien dit, décréta-t–il sèchement.
Il se laissa aller contre le dossier de sa banquette et
refoula la colère qui montait en lui à l’aide d’une
profonde inspiration, après quoi il fit claquer deux billets
de dix dollars sur la table, ce qui couvrait largement le
prix des deux repas, et se leva.
– Buvez donc une autre bière, doc. C’est ma tournée.

***
Divers chants d’oiseaux résonnaient à l’extérieur, et un
corbeau croassait au loin. Etendu sur son lit, Jonas
respirait l’air frais du matin qui entrait par la lucarne
entrouverte de la chambre. Un peu plus de deux
semaines s’était écoulé depuis son arrivée à Mirabelle,
et il se sentait plus détendu que jamais. Il aurait aisément
pu s’y habituer. La seule chose qui aurait pu rendre cette
matinée encore plus agréable aurait été que Missy soit
blottie au creux de son bras.
Peut-être dans une autre vie.
Peut-être jamais…
Il se leva et descendit au rez-de-chaussée. Missy était
déjà partie. Rien d’étonnant, après la scène de la veille,
chez Duffy. Avant même de mettre la cafetière en route,
Jonas consulta la messagerie sur laquelle il attendait
que Reynolds l’informe du développement de son affaire.
Il trouva un message, accompagné de plusieurs pièces
jointes.
Appelle-moi. Ligne sécurisée.
Jonas ne reconnut pas le numéro qui suivait. Il le
composa sur l’un des téléphones portables qu’il avait
apportés avec lui.
Reynolds répondit aussitôt.
– Bon sang, vieux, tu as amassé un sacré paquet de
preuves ! dit-il. Dès que j’ai pu en parler à Kensington, il
a réuni une équipe qui s’emploie jour et nuit à les
assembler.
Le soulagement envahit Jonas ; c’était exactement ce
qu’il avait espéré entendre.
– Et Stein ?
– Il poursuit ses activités, sans se douter que nous le
soupçonnons. As-tu consulté les fichiers que je t’ai
envoyés ?
– Pas encore, répondit Jonas, en les ouvrant un par
un.
– Ce sont tous des e-mails reçus ou envoyés par
Stein.
Jonas en parcourut brièvement le contenu, puis
conclut :
– Il fait passer de la marchandise à la douane, ma
parole !
– Ça y ressemble. Nous avons mis nos meilleurs
agents sur le coup. Des types intègres. Nous serons
peut-être prêts à démanteler toute cette organisation
d’ici quelques jours.
– Non, objecta Jonas. Si nous faisons ça, nous
n’aurons pas Delgado. Attendez. Faites-moi confiance. Il
va s’occuper personnellement de la prochaine
transaction. Si vous le coincez la main dans le sac, vous
pourrez le faire tomber.
– Quand penses-tu que cette transaction aura lieu ?
Jonas étudia plus en détail les mails de Stein, les
dates, le nombre de colis et leur poids.
– Je parierais ma chemise que ce sera dans le
courant de la semaine prochaine.
– Il nous faut un lieu et une heure précis.
– Je les trouverai.
Jonas raccrocha.
C’était plus facile à dire qu’à faire.
Il prépara du café, découvrit que les céréales et le lait
de soja n’étaient pas si mauvais. Puis, tout en arpentant
la cuisine, il réfléchit. Il avait travaillé plusieurs années
auprès de Delgado. Deviner où allait se passer cette
transaction ne devait pas être un casse-tête insoluble. Si
seulement il avait pu retourner à Chicago ! Sur place, il
aurait aisément résolu ce problème.
Des bruits inhabituels, à l’extérieur, l’intriguèrent. Il
sortit par la porte de derrière et, voyant Ron qui installait
des chaises pliantes dans son jardin, alla le rejoindre.
– Il y a des festivités dans l’air, on dirait.
Ron sourit.
– Missy ne vous a rien dit ?
Jonas secoua la tête.
– C’est mon anniversaire, aujourd’hui, et Jan voulait
que nous le célébrions. On n’a pas tous les jours
soixante-cinq ans, je suppose.
– Voulez-vous un coup de main ?
– Puisque vous le proposez…
Ron le chargea d’installer plusieurs longues tables et
d’autres chaises. Puis Jonas l’aida à remplir des
glacières d’un assortiment de bouteilles de bière, de
soda et d’eau. Enfin, il installa une tente qui procurerait
de l’ombre aux convives. Sans doute poussait-il son
corps légèrement hors de ses limites, mais il appréciait
un peu d’activité physique.
Quand ils eurent terminé, il se tourna vers Ron.
– Autre chose ?
Ron promena le regard autour de lui.
– Je ne vois plus rien que vous puissiez faire, à part
revenir ce soir pour nous aider à faire la fête.
– Moi ? Vous souhaitez que je vienne ?
Ron soutint son regard.
– Pourquoi pas ?
– Ecoutez, vous n’êtes pas obligé de…
– Missy nous a dit que vous êtes son mari.
Elle l’avait également dit à Gaia, ce qui n’avait pas
manqué de le surprendre. Pourquoi l’avait-elle fait,
puisqu’il serait bientôt parti ? Ce qui le dérangeait, en
fait, dans cet aveu, c’était qu’il avait beaucoup de mal à
comprendre ce que Missy et lui étaient en réalité
devenus l’un pour l’autre.
– Et elle nous a tout raconté à propos de sa famille.
Jonas étudia le visage de Ron.
– Elle doit avoir une grande confiance en vous.
– Missy sait que Jan et moi l’aimons beaucoup et que
nous ferions n’importe quoi pour elle, répondit Ron.
Il sortit une bouteille d’une glacière et la tendit à
Jonas.
– Asseyez-vous et discutons un moment.
Jonas hésita, mais la perspective d’une bière fraîche
était tentante. Il accepta l’offre de Ron et il s’ensuivit une
avalanche de questions. Où avait-il grandi ? Où était son
père ? Etait-il proche de lui ? C’était le genre
d’interrogatoire auquel un homme aurait pu s’attendre,
lors de sa première rencontre avec son futur beau-père.
A ceci près que Ron n’était pas le père de Missy et que
lui-même n’était pas son soupirant.
– Puisque Missy s’est si bien confiée à vous, finit-il par
dire, sa patience s’effritant, elle a dû vous dire qu’elle
souhaitait divorcer. Alors, qu’est-ce que vous voulez,
Ron ?
– Oui, elle nous l’a dit. Est-ce également votre
souhait ?
– Ce que je souhaite n’a pas d’importance.
Ron resta silencieux un instant.
– Vous l’aimez encore, n’est-ce pas ?
Jonas leva brusquement la tête.
– Pour être honnête, je ne suis pas certain de savoir
ce qu’aimer veut dire.
– C’est difficile, hein ? Eh bien, laissez-moi vous dire
une chose. Un homme qui a disparu de la vie d’une
femme pendant quatre ans ne réapparaît pas sans
raison.
– Mes sentiments ne changeront rien à la situation.
Missy a beau paraître un peu fantasque, quand elle se
met une idée en tête, elle est aussi têtue qu’une mule.
– Je vais vous dire ce que je pense.
Jonas n’avait rien demandé, mais il eut l’impression
qu’il allait tout de même avoir droit à un sermon.
– Je pense que vous êtes le genre d’homme capable
de faire n’importe quoi pour la femme qu’il aime.
Comme de travailler jour et nuit, en s’efforçant de lui offrir
la vie à laquelle elle a été habituée.
Jonas vida sa bière sans répondre.
– Mais une femme a parfois besoin de savoir qu’elle
compte aux yeux d’un homme, poursuivit Ron. Et, pour
elle, les mots sont parfois plus importants que les actes.
– Il se peut également que Missy ne m’ait jamais
aimé, supposa Jonas.
Il se leva et alla jeter sa bouteille vide dans la corbeille
de recyclage avant d’ajouter :
– Qu’elle ait simplement été en rébellion contre sa
famille, contre son père. Avez-vous songé à cela ?
– Pas plus d’un quart de seconde, concéda Ron.
– Oui, eh bien, elle vous a trompés pendant quatre
ans, vous et Jan, conclut Jonas en commençant à
s’éloigner.
– Missy n’a jamais essayé de tromper qui que ce soit,
objecta Ron.
Jonas s’arrêta.
– Je ne sais pas grand-chose de vous, Jonas, mais je
connais Missy. Je me souviens parfaitement de son
expression, le jour où elle nous a confié que vous étiez
mort. C’était celle d’une femme qui a beaucoup aimé
son mari.
– Comment auriez-vous la moindre idée de ce qui
s’est passé entre Missy et moi ? Vous n’étiez pas là,
Ron.
– Quelquefois, nous ne voyons que ce que nous avons
envie de voir, même si ce n’est pas la réalité. Dans ces
cas-là, il faut nous accrocher à ce que nous savons être
vrai, et non à ce que nous imaginons.

***
– Mais c’est Lauren et Kurt ! Comme ils ont changé !
s’exclama Missy.
– Ils ont seize ans, répondit Suzie Bennet, en
regardant ses deux aînés évoluer parmi la foule des
invités des Setterberg.
Missy ne les avait pas revus depuis l’été précédent.
– Seize ans… Cela les intéresserait-il de travailler
dans ma boutique, à l’occasion de la fête nationale ?
C’était la semaine la plus chargée de la saison
touristique. Gaïa et elle auraient bien besoin d’un peu
d’aide.
– Lauren sautera sûrement sur l’occasion, elle adore
ta boutique. Propose-le-lui.
– Je vais le faire, conclut Missy.
– Missy !
Tandis que Suzie s’éloignait, Missy se retourna et
découvrit Natalie Steeger, qu’elle étreignit
chaleureusement.
– Natalie ! Quand es-tu revenue ?
Durant l’année scolaire, Natalie vivait à Minneapolis.
L’été, elle accueillait des enfants défavorisés sur sa
propriété, au nord de l’île.
– Il y a environ deux semaines. J’ai été très occupée
avec le bébé et les enfants que nous recevons, mais je
ne pouvais pas rater l’anniversaire de Ron !
L’époux de Natalie, Jamis, les rejoignit, leur nouveau-
né dans les bras.
– Bonjour, Jamis, dit Missy.
– Bonjour.
Elle tendit les bras.
– Puis-je la prendre ?
Après un instant d’hésitation, Jamis lui passa l’enfant,
visiblement à contrecœur. Plongeant le regard dans les
yeux immenses de la minuscule Anna, Missy se sentit
fondre.
– Elle est belle !
Jamis déposa un baiser sur le front de Natalie avant
d’annoncer, en s’éloignant en direction des glacières :
– Il me faut une bière pour affronter toute cette foule.
– Il est toujours aussi sociable, gloussa Missy.
Comment cela va-t–il, entre vous ?
– Avec tout ce qui nous est arrivé en aussi peu de
temps, il a fallu aplanir un peu les choses, admit Natalie
en souriant. Mais je n’ai jamais été aussi heureuse
qu’avec Jamis.
Ce couple improbable s’était rencontré à Mirabelle,
l’été précédent. Depuis, ils avaient adopté quatre
enfants, s’étaient mariés et avaient donné le jour à leur
propre fille. Le mariage et la maternité semblaient en
tout cas réussir à Natalie.
Comme le bébé commençait à pleurnicher, Missy le
rendit à sa mère.
Blottie contre l’épaule de Natalie, la petite Anna
s’apaisa en quelques instants.
– Et toi ? s’enquit son amie. J’ai entendu quelques
rumeurs troublantes à ton sujet.
Missy lui expliqua tout.
Natalie chercha Jonas parmi la foule des convives.
– C’est lui, là-bas ? s’enquit-elle en faisant totalement
abstraction de l’histoire familiale de Missy pour ne
s’intéresser qu’à celle de son mari revenu d’entre les
morts.
Tout en sirotant une bière, Jonas préparait un feu de
camp autour duquel se rassembler, plus tard dans la
soirée. Il avait entassé des bûches et installait du petit
bois au centre d’un grand cercle de pierres aménagé
par Ron, au fond du jardin.
– L’unique amour de ta vie, ressuscité d’entre les
morts…, murmura Natalie. Que vas-tu faire ?
– Je n’en sais rien.
– Tu es mariée et tu l’aimes encore. Cela me semble
simple, dit Natalie en haussant les épaules.
Missy la reconnaissait bien là, avec sa propension à
ne voir que le côté positif des choses.
– Ai-je dit que je l’aimais encore ?
– Le dire était superflu !
– Rien n’est jamais aussi simple qu’il y paraît.
– Il n’est pas revenu sans raison, Missy.
– Et quand il repartira ?
– Et s’il reste ?
– Il arrive que le destin se trompe, Natalie. C’est ce
qu’il a fait en nous réunissant, Jonas et moi.
– Peut-être. Mais peut-être s’était-il simplement
trompé de quelques années.
Trompé de quelques années ? Missy n’avait jamais
pensé au fait qu’elle et Jonas aient pu s’être rencontrés
trop tôt.
A ce moment, Natalie agita la main avec
enthousiasme.
– Sarah ! C’est si bon de te voir !
Missy retint son souffle tandis que Sarah les rejoignait.
Cette dernière étreignit Natalie et lança un regard à
Missy, mais le détourna aussitôt. Elles ne s’étaient pas
revues depuis le jour des « grands aveux », dans son
arrière-boutique.
Pendant que Sarah et Natalie s’enquéraient l’une de
l’autre, Brian courut vers Missy et la serra contre lui.
Après quoi il alla rejoindre le groupe d’enfants
rassemblés autour d’une table couverte de friandises.
Quelques instants plus tard, les Henderson firent leur
apparition et Natalie s’engagea dans une conversation
avec eux. Missy et Sarah se retrouvèrent seules, toutes
deux mal à l’aise.
– Pourrions-nous parler ? suggéra Missy.
Sarah lui adressa un regard hésitant.
– J’aimerais bien.
– J’espère que tu comprends que rien de ce que j’ai
pu faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire, n’avait pour
but de te blesser, dit Missy.
– Je le sais, répondit Sarah.
Ses yeux s’embuèrent.
– J’ai sans doute réagi trop violemment, mais…
Elle s’interrompit, le temps de recouvrer son sang-
froid.
– Je n’ai pas envie de m’étendre sur le sujet pour
l’instant, mais le père de Brian vient d’une famille très
aisée. Pas au même niveau que les Camden, mais
suffisamment pour imposer en permanence leur dictat
autour d’eux.
Cela pouvait expliquer beaucoup de choses. Préférant
laisser son amie lui en dire plus quand elle serait prête à
le faire, Missy n’insista pas.
– Pardonne-moi, Sarah. Je suis désolée.
– Missy, tu ne leur ressembles en rien et j’aurais dû
m’en souvenir. Tu n’as aucune raison de t’excuser.
Missy entoura Sarah de ses bras et la serra contre
elle.
– Pour être franche, je me suis sentie un peu perdue
sans toi, ces derniers jours, avoua-t–elle.
– Tu n’es pas la seule.
Sarah s’écarta légèrement et prit une profonde
inspiration.
– Alors, comment cela se passe-t–il entre toi et ton…
mari ?
Elle éclata de rire.
– C’est si étrange à dire ! Si ça continue, je vais
bientôt être la dernière célibataire, sur cette île.
15
Jonas empila une dernière brassée de bois près du
foyer puis promena son regard sur la foule des convives
réunis dans le jardin des Setterberg et se recroquevilla
intérieurement. Cela faisait des années qu’il n’avait pas
participé à ce genre de festivités. Partout où il posait les
yeux, les gens bavardaient et plaisantaient, dans l’unique
but de se détendre et de s’amuser. Se détendre et
s’amuser – deux termes dont il avait totalement oublié le
sens.
Un grand buffet était dressé sur un côté du jardin, avec
un énorme gâteau recouvert de bougies au centre. Tout
autour étaient disposés du poulet et du maïs grillés,
diverses salades et accompagnements et une profusion
d’amuse-gueules. Les invités se tenaient debout par
petits groupes, ou assis aux tables qu’il avait installées
avec Ron plus tôt dans la journée, allant et venant à leur
guise du buffet aux glacières.
Depuis que Missy l’avait traîné jusqu’ici, environ une
heure auparavant, Jonas était resté seul, repoussant
aussi longtemps que possible le moment de se mêler
aux autres invités. Il ne comprenait pas, en premier lieu,
pourquoi elle avait tellement tenu à ce qu’il vienne.
Il regarda autour de lui, à la recherche d’une personne
de laquelle se rapprocher sans trop avoir à entretenir la
conversation. Le type qui surveillait le barbecue lui parut
être le candidat idéal. Une bière à la main, il semblait
satisfait de retourner des côtelettes sur une grille, en
ignorant la foule qui l’entourait. Jonas alla vers lui.
– Bonsoir.
Le type lui lança à peine un regard.
– Bonsoir.
– Vous avez besoin d’aide ?
– Non, répondit l’homme avant de boire une gorgée
de bière. Vous êtes le mari de Missy, n’est-ce pas ?
Manifestement, il s’intéressait davantage aux autres
qu’il ne le laissait paraître.
– Oui. Mon prénom est Jonas.
Par mesure de prudence, il évita de révéler son
patronyme.
– Jamis Quinn.
Encombré de sa spatule et d’une bière, Jamis ne lui
tendit pas la main.
– On peut dire que votre arrivée sur l’île a été une
cause d’émoi, parmi les habitants.
– J’ai longtemps été retenu au loin par… certaines
affaires.
– Bien sûr.
Son attention attirée par Missy, Jonas ignora le
commentaire de Jamis. Elle parlait avec une femme qu’il
n’avait jamais vue, tout en cajolant un nouveau-né dans
ses bras. Qu’avait-elle à s’intéresser ainsi aux bébés ?
– C’est ma femme, Natalie, indiqua Jamis dont le
regard s’adoucit soudain. Et Anna, notre petite dernière.
A votre place, je me méfierais. Une grave épidémie de
naissances s’est propagée sur l’île, depuis quelque
temps.
Jonas ne put retenir un rire. Le virus ne risquait pas de
toucher la maison de Missy, en tout cas. Du moins pas
tant qu’il serait à Mirabelle.
– Combien d’enfants avez-vous ?
– Cinq.
– Sans blague ?
Ce type paraissait pourtant assez jeune.
– Avant d’avoir notre dernière fille, nous avions adopté
quatre enfants, précisa Jamis en réponse au regard
perplexe de Jonas. Ils sont tous les quatre là-bas, avec le
neveu d’Erica et le fils de Sarah.
De grandes et heureuses familles, songea Jonas.
A présent, Missy tenait le bébé d’Erica et de Garrett.
Si elle désirait à ce point des enfants, pourquoi ne
s’était-elle pas remariée, depuis qu’il était sorti de sa
vie ?
– Je suis heureux que Missy et vous ayez décidé
d’adopter à votre tour, reprit Jamis. C’est une
expérience formidable.
– Quoi ?
– Votre projet d’adoption, insista Jamis en retournant
deux côtelettes. Missy en a…
Il regarda Jonas et se tut brusquement.
– Missy veut adopter un enfant, murmura Jonas. Ça lui
ressemble.
– Je suis désolé. Je croyais…
– Que j’étais au courant. Ne vous inquiétez pas pour
ça.
Missy, mère, songea Jonas. D’une certaine manière,
rien n’aurait pu sembler plus naturel.

***
Quelques heures plus tard, après s’être tenu plus ou
moins à l’écart de la foule pendant la majeure partie de
la soirée, Jonas était assis près du feu de camp. Il serait
rentré depuis longtemps, s’il ne s’était pas trouvé
étrangement fasciné par le fait de contempler Missy,
d’écouter les conversations autour de lui et d’apprendre
à connaître un peu mieux les habitants de Mirabelle.
Une dizaine d’entre eux, restés après le départ du plus
gros des convives, bavardaient et plaisantaient en
buvant du chocolat chaud. Quelqu’un parla d’une
demeure qui venait de se vendre, à la lisière de la ville,
et la discussion vira aux rumeurs concernant son
acheteur. Malgré la compagnie présente, chaque fois
que Jonas regardait Missy, au-delà des flammes, il avait
l’impression qu’ils étaient seuls dans la nuit.
Lors d’une pause dans la conversation, elle sortit une
pochette en velours de sa poche et la tendit à Ron.
– Bon anniversaire, Ron.
– Hé ! Nous avions dit : pas de cadeaux.
– Ce n’est pas grand-chose.
Ron sortit un bracelet en turquoises du petit sac en
tissu.
– La turquoise soigne tous les maux naturellement,
expliqua Missy. J’ai ajouté les pierres correspondant aux
sept chakras, afin de favoriser le bien-être. Il y en a
également un pour Jan.
Ron tendit la pochette à Jan, qui en sortit un autre
bracelet.
– Ils sont superbes ! s’extasia-t–elle en souriant à
Missy.
– Merci, Missy, dit Ron.
Il échangea un regard avec son épouse.
– Je pense que le moment est bien choisi pour le leur
dire.
– Quoi donc ? s’enquit Sarah.
– Jan et moi prenons notre retraite.
Les exclamations fusèrent dans le cercle. Missy, elle,
demeura silencieuse, le dos raidi comme si elle
redoutait une mauvaise nouvelle.
– Mais nous resterons ici, ajouta Ron. Du moins
pendant un moment.
– Vous restez ? releva Missy avec un soulagement
évident.
– Nous ne craignons pas trop les hivers, affirma Jan.
– Mais nous vieillissons, expliqua Ron. Nous sommes
fatigués, et il est temps pour nous d’arrêter de travailler.
Jonas était heureux pour Missy que les Setterberg
demeurent sur l’île. Jan devait l’envelopper d’un amour
maternel qu’elle avait toujours recherché. Quant à Ron, il
était le père dont elle avait toujours rêvé. Qui, d’ailleurs,
n’aurait pas voulu de Ron comme père ?
Jonas s’était lui-même senti étonnamment en
confiance avec lui, lors de leur discussion, plus tôt dans
la journée. « Il faut nous accrocher à ce que nous savons
être vrai », lui avait conseillé Ron.
Que savait-il être vrai ? s’interrogea Jonas.
Il se souvint des premiers mois de son union avec
Missy. De la confiance et du respect avec lesquels elle le
regardait, de la tendresse et de la passion avec
lesquelles elle le touchait. A ce moment-là, il ne doutait
pas de son amour pour lui.
Alors, que s’était-il passé ?
Incapable de répondre aux questions qui le
tourmentaient et se sentant brusquement épuisé,
physiquement et moralement, Jonas se leva et s’éloigna
du feu sans se faire remarquer. Il rentra chez Missy et
s’assit dans un coin sombre du porche.
Tout en écoutant d’une oreille distraite les
conversations qui se poursuivaient autour du feu chez les
Setterberg, il fixa le ciel nocturne, illuminé d’étoiles.
Soudain, le chat sauta sur ses genoux. Jonas lui gratta le
cou et l’animal s’installa. La tension qui s’était
accumulée en lui tout au long de la soirée disparut peu à
peu de ses épaules, libérant son esprit. Il repassa alors
dans sa tête l’époque lointaine vécue au côté de Missy,
en s’efforçant de repérer le moment où leur relation
s’était détériorée.
Au bout d’un certain temps, le groupe réuni autour du
feu prit congé de ses hôtes et se dispersa pour la nuit.
Peu après, Missy gravit les marches de son porche. Il
perçut le moment exact où elle sentit sa présence. Elle
se figea un bref instant, puis se détourna pour entrer
dans la maison.
– Missy ?
– Pardon… j’ignorais que tu étais là, s’excusa-t–elle.
– A quel moment notre mariage a-t–il commencé à
s’écrouler ?
Missy vint s’asseoir en face de lui. Le chat quitta ses
genoux pour aller vers elle. Tout en le caressant, elle
répondit lentement :
– En ce qui me concerne, je crois que ça a commencé
la nuit où tu m’as appelée de Los Angeles, pour me dire
que tu ne rentrerais pas comme prévu. C’était
l’anniversaire de nos six mois de mariage. J’avais
préparé un dîner de fête. Tout était prêt, et ton avion était
supposé avoir déjà presque atterri.
– Je m’en souviens. J’étais sous pression, à ce
moment-là. C’était la première grosse affaire dont j’étais
chargé.
– Et pour moi, cela a été le premier d’une longue série
de dîners ratés et de week-ends passés seule.
– Mes supérieurs avaient l’œil braqué sur moi. Je
voulais leur montrer de quoi j’étais capable, se justifia
Jonas.
Sans mentionner le fait que s’il faisait ses preuves au
FBI, la famille de Missy – son père,
surtout – l’accepterait enfin.
– Je désirais tellement le meilleur pour nous, Missy !
Une maison, une famille, une vie heureuse. Je voulais
subvenir à tes besoins.
– Et moi, tout ce que j’ai toujours désiré, c’était t’avoir
auprès de moi.
– Tu savais que j’avais un métier exigeant, avant
même de m’épouser.
– C’est vrai, concéda-t–elle.
Elle baissa la tête.
– J’étais naïve, égoïste. J’ai pensé… j’ai pensé que je
suffirais à ton bonheur. Que tu aurais envie d’être avec
moi plutôt qu’en mission.
– Missy, j’avais envie d’être avec toi, mais j’avais un
travail. Je devais payer les factures et veiller à ton bien-
être matériel.
– Je n’ai jamais eu besoin que quiconque veille à mon
bien-être matériel. Je peux subvenir à mes propres
besoins, Jonas. Tout ce que je désirais, c’était partager
mon existence avec toi.
Sa première réaction fut de répliquer qu’elle se
montrait de nouveau irréaliste, qu’il n’aurait pas pu
accepter de se reposer sur elle pour les nourrir, mais ça
n’aurait pas été tout à fait juste. De nombreux agents
spéciaux gagnaient correctement leur vie, sans faire
autant d’heures supplémentaires. Se pouvait-il que le
bien-être de Missy n’ait pas été sa seule motivation pour
s’être ainsi escrimé au travail ?
– Je reconnais que j’étais immature, poursuivit Missy.
Et probablement difficile à vivre. Mais je n’ai jamais
cherché à te faire le moindre mal, Jonas.
– Tu avais tout de même entamé une procédure de
divorce.
Elle lui avait alors non seulement brisé le cœur, mais il
devait reconnaître qu’elle avait également heurté sa
fierté. Les paroles de Ron prirent soudain tout leur sens.
« Il faut s’accrocher à ce que l’on sait être vrai. » Il savait
que Missy l’avait aimé. Quelque chose s’était passé.
– Pourquoi ? Peux-tu enfin me dire pourquoi ?
Missy détourna les yeux.
– Missy ?
– L’élément qui a fait déborder la coupe a été de ne
pas pouvoir te contacter, de ne pas pouvoir te parler…
Elle s’interrompit, semblant rassembler ses forces.
– Le jour où j’ai été transportée à l’hôpital et où j’ai…
j’ai fait une fausse couche.
– Quoi ? s’exclama Jonas sans comprendre.
Elle ramena le regard vers lui.
– J’ai fait une fausse couche.
– Une fausse couche ?
Il la dévisageait avec stupeur.
– Tu étais enceinte ?
Missy hocha la tête.
– De notre enfant ?
De nouveau, elle opina silencieusement de la tête.
Il tenta d’assimiler cette information, de comprendre,
de se remémorer ce qui s’était passé avant que Missy
ne lui parle de divorce. Soudain, il se souvint d’être un
jour rentré chez eux, après deux semaines d’absence
pour avoir assuré une mission particulièrement difficile,
et elle avait changé. Il l’avait ressenti à l’instant où il était
entré dans la maison.
Il se couvrit le visage des mains, tandis que tournaient
dans son esprit les images de Missy tenant ce bébé,
chez Duffy, puis ce soir, à l’anniversaire de Ron. Elle
avait perdu son propre enfant. Elle avait souffert,
physiquement et émotionnellement, et avait traversé
cette épreuve seule.
– Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?
– Parce que tu n’étais pas là. Tu n’étais jamais là, tu
n’étais même pas joignable. Parce que je souffrais de
savoir que n’importe quelle enquête était plus importante
à tes yeux que moi. De savoir que tu étais prêt à tout
lâcher, à tout moment, pour ton job, mais que moi, je ne
comptais pas.
– C’est injuste, répliqua Jonas, aussitôt sur la
défensive. Tu étais totalement… immature, à l’époque,
et tu avais, vis-à-vis d’un homme, des attentes
irréalistes.
– Il y a une part de vérité là-dedans, admit Missy.
Elle enroula les bras autour de son buste.
– Mais attendre de son mari qu’il passe un peu de
temps auprès de vous est-il irréaliste ?
Prenant brusquement toute la mesure de ce qu’elle
venait de lui apprendre, Jonas murmura :
– Tu ne m’avais même pas dit que tu étais enceinte,
Missy !
– Cela aurait-il fait une différence ?
Il ne sut que répondre et resta sans voix. Cette histoire
était trop dure à avaler.
Missy se leva.
– C’est ce que je pensais.
16
Le lendemain matin, après avoir travaillé sept jours sur
sept depuis l’arrivée de Jonas à Mirabelle, Missy resta
au lit, avec Slim lové contre elle. Gaia se chargeait
d’ouvrir la boutique, elle n’était donc pas obligée de s’y
rendre avant l’après-midi. Un bref répit, avant la frénésie
de la semaine du 4 Juillet, ne pouvait que lui faire du
bien.
Slim étendit une patte et lui effleura doucement la joue,
en quête d’attention. Missy lui gratta le cou et fut
récompensée par un ronronnement.
– Tu m’as manqué aussi, dit-elle.
Ils avaient vécu si longtemps juste tous les deux, que
partager la maison avec Jonas semblait étrange.
Elle imagina alors Jonas quittant Mirabelle et
l’angoisse lui retourna l’estomac. Quand il était réapparu
dans sa vie, elle n’avait eu qu’une hâte, qu’il reparte. A
présent, elle se surprenait à souhaiter qu’il reste. Elle
était manifestement loin d’avoir réglé le problème le
concernant.
– Que penses-tu qu’il fera, Slim ? murmura-t–elle en
enfouissant le nez dans le cou du chat.
Comme si elle s’était rapprochée trop vite, Slim se
leva, s’étira et descendit du lit.
– Toi aussi, hein ? Ça ne m’étonne pas.
Marine avait toujours adoré les chats pour ce
caractère indépendant qui leur est propre, se rappela
Missy.
Ses pensées revinrent au bref échange qu’elle avait
eu avec sa sœur, quelques jours plus tôt. Marine était-
elle suffisamment calmée pour la rappeler ? Elle en
doutait. Avait-elle parlé de cette conversation à leur
père ? Et si, à son tour, il débarquait un beau jour à
Mirabelle ? Elle était prête à affronter un certain nombre
d’épreuves, mais pas celle-là.
Missy repoussa ses couvertures, alla prendre une
douche et s’habilla. Cependant, au lieu de filer de la
maison avant que Jonas ne soit levé, elle traîna dans la
cuisine et prépara un petit déjeuner pour deux.
Lorsqu’il apparut au bas de l’escalier, peu de temps
après, vêtu d’un simple caleçon, elle regretta de s’être
attardée. Son regard fut comme aimanté par son torse
musclé et par la fine toison de poils noirs qui le couvrait.
Il la vit et s’immobilisa.
– Bonjour.
– Bonjour, répondit-elle en détournant enfin les yeux.
– Je suis désolé…
Il se frotta le torse et bâilla.
– Si j’avais su que tu étais encore là, je me serais
habillé.
– Ce n’est pas grave.
– Je crois que j’ai quelque chose dans le sèche-linge,
dit-il en se dirigeant vers la machine.
Missy se surprit à regarder ses longues jambes se
tendre, tandis qu’il se penchait vers le sèche-linge et en
sortait un T-shirt blanc qu’il enfila avant de revenir vers
elle. Il avait les cheveux tout emmêlés par le sommeil et
son T-shirt était froissé, mais il était incroyablement
sexy.
– J’espère que ça ne te dérange pas. J’ai lavé du
linge.
Toute cette politesse forcée allait la rendre folle. En
même temps, Jonas s’attachait à respecter la distance
qu’elle avait imposée entre eux ; elle ne pouvait donc
décemment l’en blâmer.
– Non, pas du tout.
Elle ouvrit le four et en sortit une assiette garnie
d’œufs brouillés, de poivrons grillés et de galettes de
pommes de terre qu’elle y avait conservée au chaud.
– Tiens, dit-elle en la posant sur le comptoir.
– Tu m’as préparé un petit déjeuner ?
Jonas la regarda avec stupeur.
– C’est le moins que je puisse faire, après être partie
en te laissant payer l’addition chez Duffy, l’autre soir.
Il rit, s’assit et approcha l’assiette de lui.
– ça sent sacrément bon, remarqua-t–il en prenant sa
fourchette. Missy…
Elle retint sa respiration.
– Je suis navré de ne pas avoir été là au moment où tu
as fait cette fausse couche. J’ose à peine imaginer les
souffrances que tu as traversées, seule.
Il eut un sourire hésitant.
– Un enfant aurait peut-être changé le cours des
choses, pour moi.
– Tu veux dire que tu n’aurais pas accepté cette
longue mission d’infiltration ? Que tu serais resté ?
– Absolument. Je n’aurais pas pu me détourner d’une
telle responsabilité.
Une responsabilité. C’était tout ce qu’un enfant aurait
représenté à ses yeux. Et elle, qu’avait-elle été ?
– Je dois y aller, dit-elle brusquement. J’ai à faire à la
boutique.
Jonas chercha son regard. Il semblait vouloir ajouter
quelque chose, mais elle ne supportait pas l’idée de
rester en sa présence une seconde de plus.
– Bonne journée, murmura-t–il.
Missy franchit la porte d’entrée, les mains tremblantes.
Une fois dehors, elle ferma les yeux et prit une longue
inspiration.
– Missy !
C’était Ron.
– Tu descends avec moi ?
– Oui. J’arrive.
S’efforçant d’écarter Jonas de son esprit, elle rattrapa
Ron. En route, ils discutèrent de la soirée de la veille,
jusqu’à ce qu’ils atteignent la porte de son arrière-
boutique.
– J’ai une surprise pour toi, dit-elle en l’invitant à
entrer.
Elle s’effaça pour le laisser passer.
– Aurais-je la berlue ? s’exclama Ron en contemplant
le petit espace impeccablement ordonné. Franchement,
je ne te pensais pas capable d’accomplir ce genre de
miracle.
– Je ne le suis pas, rectifia Missy en riant. C’est
Jonas. Viens voir. Il m’a aussi aidée à réagencer la
boutique.
– Mmm…, marmonna Ron avec un air approbateur.
C’est un tout autre endroit. Comment t’y sens-tu ?
– Bien. Très bien.
Il lui fit un clin d’œil.
– Tu devrais peut-être songer à garder ton homme
auprès de toi un peu plus longtemps, la taquina-t–il.
– C’est ça, grinça Missy.
Son sourire s’évanouit, puis elle ajouta :
– A ses yeux, je n’ai jamais rien représenté d’autre
qu’une responsabilité supplémentaire.
Ron rit doucement.
– Je suis certain que tu es bien plus que ça pour lui.
– Non.
– Missy, ma chérie, en dehors de…
Il s’interrompit et hésita un moment.
– En dehors de, tu sais… du sexe, un homme n’a pas
de meilleur moyen d’exprimer son amour qu’en
rapportant sa paye à la maison, en réparant un robinet
qui fuit…
Il désigna l’arrière-boutique du doigt.
– Ou en refaisant l’agencement d’une arrière-
boutique.
Missy regarda autour d’elle, tandis que Ron s’éclipsait
par la porte de derrière. Etait-ce aussi simple ? Jonas
cherchait-il ainsi à exprimer son désir de prendre soin
d’elle ? Tandis qu’elle méditait les paroles de Ron, son
téléphone portable sonna. Le numéro de Barbara
s’afficha sur l’écran. Et voilà ! Elle ne pouvait plus
repousser l’inévitable.
– Bonjour, Barbara.
– Bonjour, Missy. Nous n’avons pas encore eu le
temps de discuter de la visite surprise de Jessica. Elle
était ravie de vous avoir rencontrée. Elle m’a confié avoir
ressenti une sympathie immédiate à votre égard. Je
crois que ça va marcher.
– Je n’en suis pas si sûre, objecta sombrement
Missy.
Elle prit une grande inspiration.
– Je dois vous dire quelque chose.
Une fois de plus, Missy expliqua toute l’histoire à
propos de Jonas. Lorsqu’elle eut terminé son récit, elle
avait perdu quasiment tout espoir pour cette adoption.
– Si j’avais su que vous et Jessie alliez vous déplacer
jusqu’ici, je vous en aurais parlé plus tôt, s’excusa-t–elle.
Vraiment, de mon côté, rien n’est changé et…
– Je suis désolée, Missy, la coupa Barbara.
Missy retint son souffle.
– Jessica a été très claire à ce sujet. Ses parents ont
divorcé quand elle était très jeune et elle ne souhaite pas
que son enfant ait à subir une situation similaire.
– Et si Jonas et moi ne divorçons pas ? Si nous
restons ensemble ?
Il y eut un moment de silence.
– Etant donné les circonstances, je ne suis pas
certaine de pouvoir vous recommander à Jessica.
– Je comprends, murmura Missy.
– Appelez-moi quand tout sera rentré dans l’ordre, ma
chère. Je suis sûre que vos espérances finiront par être
comblées.

***
Dès que Jonas vit Missy franchir la porte d’entrée, ce
soir-là, il devina, à son expression sombre, que quelque
chose n’allait pas. Elle lança un bref regard vers l’endroit
où il était assis, sur le canapé, mais évita le sien. Elle ne
sembla même pas remarquer Slim, lorsqu’il vint
s’enrouler autour de ses chevilles pour l’accueillir.
– Hé ! fit Jonas en regardant l’horloge. Tu rentres tôt.
Comme elle se tournait pour poser ses clés sur le
comptoir, il crut voir des larmes briller dans ses yeux. Il
ne l’avait vue réellement triste qu’à une seule occasion.
Le jour où elle lui avait annoncé qu’elle demandait le
divorce. Le chat miaula. Elle le prit dans ses bras et
enfouit le nez dans sa fourrure.
Jonas réprima son envie d’aller vers elle, de l’enlacer
et de la réconforter. Pour autant, il n’était pas non plus
obligé de se comporter en brute insensible.
– Tu détestais les chats, remarqua-t–il doucement en
espérant parvenir à l’inciter peu à peu à se confier à lui.
Missy eut un sourire en coin.
– Oui.
– Alors, comment celui-ci est-il arrivé dans ta vie ?
– C’est une longue histoire.
Le chat toujours dans ses bras, elle le rejoignit dans le
salon et se laissa tomber dans un fauteuil, non loin de
lui.
– Ainsi que je te l’ai expliqué, peu après ta disparition,
j’ai pris la route, sans but précis. Je m’arrêtais où bon
me semblait, dans des motels. Un jour, à l’occasion
d’une halte à Rochester, j’ai entrepris de ranger un peu
ma voiture. En jetant les emballages qui y traînaient à la
poubelle, j’ai entendu un miaulement presque
imperceptible qui semblait venir du fond du container.
– Bon sang ! marmonna Jonas.
– Je l’ai aussitôt vidé de tout ce qui y était entassé et
là, tout au fond, j’ai découvert un sac en plastique avec, à
l’intérieur, cinq bébés chats. Un seul avait survécu.
Elle leva les yeux vers Jonas et eut un sourire
tremblant.
– Il était malade et si chétif que le vétérinaire pensait
qu’il ne survivrait pas. Je n’avais jamais pris soin de
personne auparavant – j’avais déjà du mal à prendre
soin de moi-même…
Des larmes continuaient à briller dans ses yeux.
– Mais je me suis donné pour mission de soigner
cette malheureuse boule de poils. Et regarde-le,
maintenant.
C’était devenu un chat superbe et éclatant de santé.
– Il adorait voyager en voiture avec moi. Il s’enroulait
autour de mon cou et regardait par la vitre, le nez au
vent.
Jonas imaginait aisément la scène. Missy et son chat,
unis dans l’adversité, face au monde entier.
– Je lui ai sauvé la vie, murmura-t–elle. En retour, il a
sauvé mon âme.
Une larme roula le long de sa joue.
– Quel que soit le sujet qui te tourmente, Missy,
j’aimerais t’aider, proposa Jonas.
Elle ouvrit la bouche, comme si elle allait s’épancher
sur son épaule, puis, se levant vivement, elle éluda son
offre.
– Ce n’est rien d’important. Une mauvaise journée au
travail. Ça va aller.
Sur ce, elle gagna sa chambre, refermant la brèche
entrouverte entre eux aussi sûrement que si elle lui avait
claqué une porte au nez.
Jonas hésita un long moment. Enfin, incapable de
rester là sans rien faire, il alla frapper à sa porte.
– Missy ?
Il l’entendit qui s’efforçait de contenir ses sanglots.
Lorsqu’il ouvrit la porte et qu’elle leva les yeux, il se
sentit fondre de l’intérieur. Elle avait troqué ses
vêtements contre un T-shirt et un short en coton. Assise
sur son lit, elle essuya les larmes qui sillonnaient son
visage. En vain. Dès qu’elle séchait ses joues, de
nouvelles larmes venaient remplacer les précédentes.
Il s’assit près d’elle et, mettant de côté sa promesse
de ne pas la toucher, la prit dans ses bras.
– C’est à propos de tes projets d’adoption, c’est ça ?
Un long sanglot la secoua.
– Tu es au courant ?
– Un peu. Jamis m’en a parlé, à la soirée de Ron.
Entre deux sanglots, elle lui narra les épreuves qu’elle
avait endurées, dans sa quête d’une famille.
– Si tu cherches si désespérément à fonder une
famille, c’est peut-être parce que tu t’es détournée de la
tienne, hasarda Jonas.
Elle le regarda comme s’il avait touché un point
sensible, dont elle avait jusque-là ignoré l’existence.
– Je sais que tu as de bonnes raisons de t’être
éloignée d’eux, convint-il.
Cependant, il avait toujours eu l’impression que sa
présence n’avait fait que creuser le fossé qui existait
entre Missy et sa famille, et il s’en était toujours voulu.
– Tu devrais peut-être reprendre contact avec eux. Au
moins avec tes frères et ta sœur.
– J’ai essayé. J’ai appelé Marine, l’autre jour.
– Et ?
– Elle m’a raccroché au nez.
Ses pleurs redoublèrent.
– Laisse-lui un peu de temps. Si tu lui manques autant
qu’elle te manque, je te parie qu’elle te rappellera.
Il s’interrompit et resserra son étreinte autour d’elle.
– Sinon, souviens-toi que tu n’es pas seule, Missy. Tu
as une famille, ici, à Mirabelle. Ils t’aiment tous
beaucoup.
– Je sais. C’est juste que mon existence serait plus
complète, je pense, avec un enfant.
– Le fait que je réapparaisse a semé le chaos dans ta
vie à plus d’un égard, n’est-ce pas ?
Elle n’avait pas besoin de répondre pour qu’il
comprenne qu’il avait raison.
– Je suis désolé, Missy.
Ses excuses étaient dérisoires, mais il n’avait rien
d’autre à offrir. Il n’avait aucun moyen de réparer les
dégâts dont il était la cause. Tout ce qu’il pouvait faire,
c’était s’étendre sur le lit à côté d’elle et la tenir dans ses
bras jusqu’à ce qu’elle s’apaise.
***
Ce fut Slim qui, en sautant sur le lit, réveilla Missy. La
chambre était plongée dans l’obscurité, en dehors de la
lueur d’un fin croissant de lune, filtrant du dehors.
Plusieurs heures avaient dû s’écouler depuis qu’elle était
rentrée. Le chat avança prudemment, reniflant le dessus-
de-lit, ses orteils et les jambes de Jonas. Acceptant de
façon étonnante cette invasion d’un espace qui lui était
jusque-là réservé, il se lova dans le creux des genoux de
Jonas, et entreprit de nettoyer sa fourrure.
Un air frais, presque froid, entrait par la fenêtre, mais
la chaleur du corps de Jonas l’en avait protégée. Il était
pelotonné contre son dos, un bras passé autour d’elle,
une main reposant près de son sein. Son souffle lent et
régulier lui chatouillait le cou. C’était un des moments les
plus parfaits que Missy ait connus. La plupart des
moments parfaits de son existence avaient impliqué
Jonas… tout comme la plupart des moments les plus
douloureusement dévastateurs. Parce qu’ils étaient si
profondément liés l’un à l’autre, parce qu’il signifiait tant
pour elle… Parce qu’elle l’aimait.
Elle l’aimait encore.
Elle aurait dû se douter que ses sentiments pour lui
n’avaient pas pu disparaître. Elle les avait simplement
mis en sommeil, supposa-t–elle, et le retour de Jonas les
avait réveillés. La passion exubérante qu’elle avait
naguère éprouvée pour lui avait grandi et mûri. Elle
s’était muée en un sentiment plus profond, plus total et
plus exaltant – parce qu’elle-même avait grandi et mûri.
Si la vie lui offrait une nouvelle chance, elle ne jetterait
plus aussi vite un tel amour aux orties.
Approchant la main de Jonas de sa bouche, elle
embrassa la base charnue de son pouce. Elle le sentit
se tendre derrière elle. Sans plus réfléchir, elle amena sa
main sur sa poitrine et en sentit la pointe durcir sous sa
paume. Il referma les doigts sur son sein et pressa sa
bouche sur son cou.
Alors, elle se tourna vers lui, glissa les mains sous sa
chemise et, tout en déployant les doigts dans la toison
de son torse, l’embrassa. Comme il glissait la langue
entre ses lèvres, elle frissonna de désir.
Un instinct primitif prit possession d’elle, au moment
où il souleva son T-shirt et entoura sa poitrine de ses
mains. Se cambrant contre lui, elle enroula sa jambe
autour de ses hanches. Puis elle amena la main plus
bas, entre eux, et la referma autour de son sexe en
érection.
Il tressaillit et s’écarta.
– Missy, non.
– Chut…, fit-elle en posant les doigts sur ses lèvres.
Si… si on réessayait ?
– Si on réessayait quoi ?
– Notre mariage. Si nous…
– Non.
Il s’assit et se passa les mains dans les cheveux.
– C’est fini.
Elle lui prit le visage entre ses mains et le força à la
regarder.
– Ça n’a jamais été fini, Jonas, et tu le sais. Je veux
nous donner une nouvelle chance. Tenter de faire
fonctionner…
– Tu veux fonder une famille, Missy. C’est tout.
Il écarta les mains de Missy.
– Ce n’est pas moi que tu veux.
– Ce n’est pas vrai. Je veux fonder une famille avec
toi.
Il se leva et alla jusqu’à la porte.
– Tu veux ce que je ne peux pas te donner.
– Comment peux-tu le savoir avant d’avoir essayé ?
– Je te rappelle que nous avons déjà essayé. Et
échoué.
– Alors, pourquoi es-tu revenu ?
– Pour être honnête, je n’en suis plus certain, répondit-
i l après l’avoir regardée un moment. Quoi qu’il en soit,
c’était une erreur.
Perdre Jonas, quatre ans auparavant, lui avait infligé
des blessures indélébiles. En le regardant partir, elle se
demanda si elle pourrait survivre au fait de le perdre une
seconde fois.

***
Etendu sur son lit, Jonas fixait la sacoche de son
ordinateur, dans laquelle se trouvait encore l’acte de
divorce. Pour le bien de Missy, il devrait le signer et
poursuivre sa route. Il avait suffisamment provoqué la
chance en restant aussi longtemps à Mirabelle. Pour ne
pas se laisser l’opportunité de faire machine arrière, il se
leva, sortit les documents de la sacoche et les signa.
Voilà. C’était fait. Puis il descendit au rez-de-chaussée.
Bien que le soleil soit juste en train de se lever à
l’horizon, il trouva Missy attablée dans la cuisine avec
diverses sortes de perles étalées devant elle. Absorbée
par son ouvrage, elle ne remarqua pas son arrivée. Elle
sélectionnait les perles l’une après l’autre, avec un soin
méticuleux, avant de les enfiler sur un cordon de cuir.
Lorsqu’elle sembla juger la longueur du bijou suffisante,
elle le compléta par un fermoir, après quoi elle se
redressa, posa les mains dessus et ferma les yeux,
comme si elle cherchait à le charger d’énergie positive.
Son pouvoir de concentration et sa patience
impressionnèrent Jonas. Il se souvint de la félicité qu’il
avait éprouvée chaque fois qu’il avait été l’objet de toute
l’attention de Missy. Quand elle avait décidé de faire
quelque chose – lui masser le dos, s’essayer à une
nouvelle recette, parler avec lui ou faire l’amour – elle
s’investissait totalement.
C’était une des qualités qu’il admirait le plus chez elle.
Elle était si différente de lui, avec ses manières
insouciantes, et pourtant tout aussi disciplinée. Pourquoi
Missy, qui avait tant à offrir, souhaiterait-elle accorder
une nouvelle chance à leur mariage ? C’était insensé ! Il
n’avait rien à donner en retour.
Résigné, il descendit les dernières marches de
l’escalier.
– Bonjour.
Sursautant sous l’effet de la surprise, Missy leva les
yeux.
– Bonjour.
Il sourit, s’efforçant de conserver une certaine légèreté
dans leurs relations.
– Est-ce une protection ou un mauvais sort que tu as
apposé sur ce bracelet ? demanda-t–il en riant.
– Une protection, murmura Missy. C’est idiot, je sais,
mais ça ne peut pas faire de mal, n’est-ce pas ?
– Tu apportes toujours autant de soin à tous les bijoux
que tu fabriques ?
– Non. Ça prendrait trop de temps.
– Alors, ce bracelet est pour quelqu’un que tu
connais ?
– Il est pour toi.
Oh ! Bon sang !
Elle désigna les perles qui le composaient.
– La turquoise pour la guérison ; l’hématite pour la
concentration ; l’onyx pour la protection.
Puis elle se leva et alla vers lui.
– C’est pour t’aider à guérir rapidement de ta blessure
et renforcer ta concentration, afin que tu résolves cette
affaire au plus vite.
– Tu veux dire que plus vite je partirai, mieux ce sera ?
Dans ce cas, j’ai bien fait de signer ça, lança Jonas en
posant l’acte de divorce sur le comptoir.
Missy y jeta un coup d’œil et se contenta de lui
attacher le bracelet au poignet sans rien dire, puis gagna
la porte d’entrée.
Jonas passa les doigts sur la surface polie des
pierres ; elles avaient conservé la chaleur des doigts de
Missy. Seigneur ! Il désirait tellement sentir sa chaleur
contre sa peau !
– Missy ?
Elle s’arrêta, se retourna et attendit, mais il ne trouva
pas de mots pour expliquer ce qu’il ressentait.
– Si seulement je pouvais fabriquer quelque chose qui
guérisse les cœurs meurtris, murmura Missy avant de
franchir la porte et de disparaître.
17
Missy sentait Jonas s’éloigner d’elle, exactement
comme quatre ans auparavant. Et comme alors, elle se
sentait impuissante à le retenir. Seulement cette fois, la
femme qu’elle était devenue n’irait pas chercher l’issue
la plus facile à la situation. La nouvelle Missy allait se
battre pour ce qu’elle désirait. Et ce qu’elle désirait,
c’était Jonas.
Pour le moment, il avait besoin de temps et d’espace
pour assimiler les changements qui s’opéraient entre
eux. C’est pourquoi elle avait quitté la maison aussi tôt,
ce matin-là. Et aussi parce qu’elle souhaitait préparer la
boutique en vue de la journée la plus active de la saison
touristique à Mirabelle, la veille du 4 Juillet.
Comme elle descendait la rue, son téléphone portable
sonna.
– Allô ! dit-elle en prenant la communication sans en
avoir consulté l’écran.
– Melissa ?
Missy alla aussitôt s’asseoir sur le banc le plus
proche.
– Marine !
– Pardon de t’avoir raccroché au nez, l’autre jour, mais
ton appel m’a chamboulée. J’ai eu besoin d’un peu de
temps pour réfléchir.
– Je comprends.
– Mel… j’aimerais savoir une chose.
Sa sœur marqua une pause.
– Pourquoi tu as éprouvé le besoin de disparaître ?
C’était difficilement compréhensible pour beaucoup
de gens. Missy espérait que Marine, elle, comprendrait.
– Tu sais que je ne me suis jamais vraiment intégrée à
notre famille. Je suis différente de vous tous.
– Cela justifie-t–il de nous fuir pendant des années ?
– Marine, j’avais besoin d’être loin de vous pour me
trouver. Papa ne m’aurait jamais laissée être moi-même.
Ce qui s’est passé aux funérailles de Jonas a fait
déborder la coupe.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? voulut savoir sa sœur.
Missy lui rapporta les propos de leur père.
– Papa est un emmerdeur, convint Marine. Je le sais
au-delà de ce que tu peux imaginer. Tu crois que nous
ne nous disputons jamais, lui et moi ?
– C’est arrivé ?
– Bien sûr ! Il cherche à tout contrôler et a des idées
arrêtées sur tout. Il se croit expert dans tous les
domaines. Il me dit toujours comment diriger ma
carrière. Ça me rend dingue.
– Mais toi, tu as toujours été capable de lui tenir tête.
Tu es tellement plus forte que moi !
– J’entre facilement en conflit avec lui, mais je ne suis
pas plus forte que toi, Mel. La force qui se dégage de toi
est simplement plus tranquille.
Missy sentit des larmes lui embuer les yeux.
– Je ne vois pas à quoi tu fais allusion.
– Je me souviens de toi, petite sœur, te tenant debout
devant papa, un sourire serein aux lèvres, tandis qu’il
déversait ses réprimandes sur toi. Je lui en voulais
tellement, dans ces moments-là ! Et te souviens-tu du
jour où tu es entrée à l’université et où il a voulu te dicter
l’orientation à prendre en te menaçant, si tu ne l’écoutais
pas, de ne pas financer tes études ? Le plus calmement
du monde, tu lui as répondu : « Eh bien, ne les finance
pas. »
Marine s’interrompit.
– Mel, c’est toi qui m’as appris comment lui tenir tête.
Une larme puis une autre roulant sur ses joues, Missy
se remémora ce jour lointain où elle avait compris que si
elle espérait découvrir ce qu’elle souhaitait faire de sa
vie, elle devait se soustraire à l’influence de son père. A
présent, elle reconnaissait que quitter ses frères, sa
sœur et même sa mère avait été douloureux. C’est
pourquoi franchir ce pas dans l’autre sens lui avait pris
aussi longtemps.
– Si j’étais si forte, Marine, pourquoi n’ai-je pas trouvé
un moyen d’être moi-même près de papa ?
– Je l’ignore. Mais peut-être en es-tu capable,
maintenant.
Missy ne sut que répondre.
– J’aimerais que tu essayes, en tout cas, reprit
Marine. Je n’ai pas d’autre sœur que toi. J’aimerais
croire que nous avons tous grandi un peu et que nous
pouvons tolérer nos différences et même nous respecter
mutuellement.
– Tu crois que c’est possible ?
– J’ai envie d’essayer. J’ai envie de te voir.
– Je ne suis pas certaine d’être prête. Pas encore.
As-tu dit à papa que nous nous étions parlé ?
– Non.
Marine marqua une pause.
– J’avoue y avoir pensé. J’étais si furieuse contre toi !
Mais je crois qu’une part de moi te comprend. J’ai
simplement fait savoir à maman que tu étais vivante et
que tu allais bien…
– Elle va le dire à papa…
– Non. Elle a changé. Puis-je au moins lui donner ton
numéro de téléphone ?
Missy hésita.
– Tu sais…
– Très bien, dit sèchement sa sœur. Continue à n’en
faire qu’à ta tête.
– Non, Marine ! Ne raccroche pas une nouvelle fois !
Tu n’as pas idée de ce qui se passe ici. Il ne faut pas
que qui que ce soit sache où me trouver, pour le
moment. Surtout pas papa. Et tu sais bien que maman
est incapable de lui cacher quoi que ce soit.
– Que se passe-t–il ?
– C’est une trop longue histoire, qui ne t’intéressera
sûrement pas…
– Ça m’intéresse, Mel.
Missy inclina la tête en arrière en s’efforçant de retenir
de nouvelles larmes.
– Tu me manques, Marine. Un jour, bientôt…
– Raconte-moi, Mel. Dis-moi comment je peux t’aider.
Cédant finalement aux instances de sa sœur, Missy lui
exposa la situation dans laquelle se trouvait Jonas.
– Donc, si papa découvre où je suis, il risque d’avertir
les mauvaises personnes, par inadvertance.
– Bon. A partir de là, que faisons-nous ? demanda
Marine.
A ces mots, Missy sentit qu’un des rouages essentiels
de son existence se remettait en place.
***
Missy revenait d’une brève pause déjeuner dans le
parc, en compagnie de Sarah. La boutique était pleine à
craquer, mais Lauren Bennett avait accepté de venir les
aider cette semaine-là, si bien que Gaia n’était pas
seule. A un bloc de leurs boutiques, elles passèrent
devant la pharmacie.
– Oh ! Attends ! Je dois racheter du sparadrap, dit
Sarah en s’engouffrant dans le magasin.
Missy la suivit et se promena, en l’attendant, entre les
rayons. Elle passa devant celui des couches et des
produits pour bébés et lança un coup d’œil attendri à
tous les charmants visages représentés sur les
emballages. Puis, comme elle atteignait le rayon des
protections féminines, elle s’immobilisa, en proie à un
sentiment étrange. Elle avait du retard dans son cycle
menstruel ; cela arrivait rarement.
Cela faisait… Elle fit un rapide calcul… deux
semaines et un jour depuis qu’elle et Jonas avaient fait
l’amour. Elle sentit l’espoir naître en elle. L’enfant de
Jonas. Leur enfant. Elle regarda les boîtes de tests de
grossesse. Il fallait qu’elle en ait le cœur net. Elle prit
deux tests et passait à la caisse quand Sarah la
rejoignit.
– J’ai tout ce qu’il me faut, annonça son amie. As-tu
fini…
Missy enfouit vivement les boîtes dans son sac.
– Oui, allons-y.
Dès qu’elles furent dehors, Sarah murmura :
– Tu as couché avec lui ? Je croyais que tu le
détestais.
– Moi aussi. Mais il se révèle que je l’aime encore.
– Tu crois que tu es enceinte ?
– Je n’en sais rien.
– Ô mon Dieu ! marmonna Sarah. Tu ne peux pas
retourner à ta boutique avec ça. Viens avec moi.
Elle entraîna Missy jusqu’à son propre magasin, puis
jusqu’à la petite salle d’eau qui se trouvait à l’arrière.
Missy ferma la porte. Les mains tremblantes, elle sortit
un test de grossesse de sa boîte. Quelques minutes plus
tard et après avoir suivi les instructions à la lettre, elle
était assise sur le couvercle fermé des toilettes, la tête
dans les mains.
– Alors ? demanda Sarah, à travers la porte.
Missy ouvrit la porte et montra le test à son amie.
– Bigre ! s’exclama Sarah.
Elle était enceinte de Jonas. Enceinte !
Oh ! Seigneur ! L’euphorie et la peur s’affrontaient en
elle. Elle désirait ce bébé au moins autant qu’elle voulait
Jonas, mais si elle perdait une nouvelle fois son enfant ?
Si elle n’était pas capable de mener une grossesse à
terme ? Perdre son bébé, puis Jonas, avait été si dur, la
première fois. Comment pourrait-elle traverser les
mêmes épreuves ?
– Il faut que j’en sois sûre.
Missy s’enferma une seconde fois dans la salle d’eau
et fit un autre test. De nouveau positif.
Elle rouvrit la porte.
– Qu’est-ce que tu vas faire ? s’enquit Sarah, toutes
les émotions possibles s’affichant sur son visage.
Missy sourit et retint ses larmes.
– Je n’avais pas prévu ça, mais je désire cet enfant
plus que tu ne peux l’imaginer.
– Tu vas le lui dire ?
– Je ne sais pas.

***
L’après-midi qui suivit s’écoula dans un brouillard,
pour Missy. L’affluence fut telle, à la boutique, qu’elle ne
put quitter sa caisse un instant. Malgré cela, elle songea
à plusieurs reprises à partir avant la fermeture et à aller
parler à Jonas, mais laisser Gaia et Lauren seules était
impossible. Le soir venu, et le temps que ses deux aides
s’en aillent et qu’elle verrouille la porte, elle n’était plus
qu’une boule de nerfs.
Elle savait toutefois ce qu’elle avait à faire.
Enceinte ou pas, elle désirait que son mariage avec
Jonas fonctionne ; elle ne voulait plus divorcer. Elle sortit
l’acte qu’ils avaient tous deux signé, le déchira et en
introduisit tous les morceaux dans le destructeur de
documents.
Cela signifiait qu’elle allait tôt ou tard devoir parler du
bébé à Jonas. Et si elle perdait cet enfant ? Que se
passerait-il ?
Elle ouvrit son téléphone portable d’un coup sec,
composa un numéro, et attendit avec impatience que le
message d’accueil s’achève.
– Sean, dit-elle. J’ai besoin que tu me rendes un
service.
Une demi-heure plus tard, Missy attendait dans le
bureau de Sean, lequel avait rouvert le centre médical
juste pour elle. Elle arpentait nerveusement la pièce
quand il revint.
– Eh bien…
Il soutint son regard.
– Tu es bel et bien enceinte.
– Tu es sûr ?
– Aussi sûr que peut l’être un médecin.
– Tu as entendu les battements de son cœur ?
– Voyons, Missy, il est beaucoup trop tôt pour ça !
– J’ai fait une fausse couche il y a quelques années…
– Ne t’inquiète pas. Les premières grossesses sont
souvent les plus fragiles. Ce n’est pas parce que tu as
perdu un premier enfant que tu perdras le second, la
rassura Sean.
– Y a-t–il un moyen de savoir…
– Tout ce que je peux te dire, c’est que, selon les tests,
ton niveau hormonal est très élevé. Ce qui est bon
signe.
Il lui prit la main et l’entraîna vers le couloir.
– Viens, je te raccompagne chez toi.
Ils sortirent du cabinet et marchèrent en silence
pendant un moment.
– Tu comptes en informer Jonas ? demanda enfin
Sean.
Elle hésita.
– Pas encore. Il m’a avoué qu’un enfant aurait
autrefois pu changer les choses entre nous, mais il
semblait ne le voir que comme une responsabilité
supplémentaire.
– Missy…
– S’il reste, je veux que ce soit pour les bonnes
raisons, et non pas par simple sens des
responsabilités.
– Es-tu sûre qu’il veuille repartir ?
– Oui, j’en suis sûre. Dès qu’il aura réglé l’affaire qui
l’occupe, ma vie reprendra le même cours qu’avant.
– Tu crois ?
Non. En fait, rien ne serait plus jamais comme avant.
Comme ils atteignaient la barrière de sa maison, ils
s’arrêtèrent.
– Tu sais que je serai toujours là pour toi, d’accord ?
dit Sean. Quoi qu’il se passe avec Jonas.
Avant qu’elle ait le temps de répondre, il lui prit le
visage entre les mains et l’embrassa avec une
incroyable douceur.
Ce baiser ne provoqua aucune vague de désir en elle,
pas le moindre tressaillement
Sean s’écarta d’elle et lui sourit avant de murmurer :
– Je crois que je le savais. Mais il fallait que j’essaye.
Elle posa une main sur sa joue.
– Je suis désolée, Sean.
La confusion régnait peut-être dans son esprit à bien
des égards et elle ne savait peut-être pas encore tout à
fait qui elle était vraiment. Cependant, il y avait une
chose dont elle était de plus en plus convaincue : elle ne
pourrait jamais être la femme d’aucun autre homme que
Jonas. Et il serait toujours son mari.
– Ne sois pas désolée, Missy. Tu m’as aidé à
ressentir de nouveau certains sentiments. Cela faisait
longtemps.
– Je ne veux pas perdre ton amitié, Sean.
– Ça n’arrivera pas.
– Si tu as envie de parler…
– Il me faudra probablement passer par Jonas pour
arriver jusqu’à toi, acheva Sean à sa place avec un
sourire.

***
Assis sous le porche de Missy, Jonas regardait le
médecin lui prendre la main et la caresser avec son
pouce. Chacune de ces caresses était pour lui comme
un coup de poignard, mais il ne parvenait pas à
détourner les yeux de ce spectacle.
Il n’avait pas besoin d’entendre ce qu’ils se disaient
pour comprendre ce qui se passait entre eux. Les
sourires tendres, la façon dont ils se penchaient l’un vers
l’autre, dont ils se regardaient dans les yeux… Puis ce
qu’il attendait arriva. Sean prit le visage de Missy entre
ses mains et l’embrassa. Longuement. Tendrement.
Une rage telle que Jonas n’en avait jamais connu
monta en lui. Il arrivait à peine à respirer. A quoi pensait
donc Missy, en embrassant un autre homme ? Et pour
qui ce type se prenait-il, pour oser embrasser sa
femme ?
Sa femme !
Et lui-même, qui croyait-il leurrer ?
Il détourna les yeux tandis que sa colère se reportait
vers lui-même. Il avait littéralement abandonné sa
femme ; il n’avait plus aucun droit sur elle. Elle pouvait
faire ce qui lui plaisait et, apparemment, Sean Griffin lui
plaisait. Et pas lui.
Il se leva et se força à observer la scène qui se
déroulait sur le trottoir entre Missy et Sean, à la lueur de
la lune. C’était donc ça qu’elle voulait ? De la
tendresse ? Il n’en avait pas une once en lui, songea
Jonas. Il avait oublié comment se montrer doux, gentil,
magnanime.
Il était temps d’admettre qu’il n’avait pas été le
meilleur des maris. Missy l’avait épousé, l’avait aimé, et
s’était donnée à lui de la façon dont elle savait donner,
c’est-à-dire totalement. Tout ce qu’elle désirait en
échange était qu’il lui rende son amour, qu’il se tienne à
ses côtés. Il ne l’avait pas fait. Du moins, pas
suffisamment. Il avait placé son travail au-dessus de
Missy ; il avait trop pris, sans donner assez.
Sean adressa un dernier sourire à Missy, après quoi il
s’en alla. Elle le regarda s’éloigner un moment, avant de
remonter l’allée de sa maison. Sous le porche, elle se
tourna comme si elle avait senti sa présence.
– Jonas ? Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je t’attendais, répondit-il d’une voix rauque.
– Je disais juste…
Elle s’interrompit.
– Tu ne me dois aucune explication, assura Jonas en
allant vers elle.
– Non. En effet.
Il s’arrêta devant Missy et plongea le regard dans ses
beaux yeux verts. Il mourait d’envie de lui caresser le
visage, mais il n’en avait pas le droit.
Ce n’étaient pas les attentes de Missy qui l’avaient
poussé à travailler aussi dur, au début de leur mariage,
reconnut soudain Jonas en son for intérieur, mais ses
propres attentes. Peu importait que cela ait été par
orgueil ou parce qu’il souffrait en pensant ne jamais
parvenir à se hisser à sa hauteur. Le résultat était le
même : il avait fait souffrir Missy. Cette fois, il allait partir
sans faire de vagues.
– Je suis navré, Missy, dit-il en la regardant dans les
yeux. Navré de ne pas avoir été suffisamment présent,
de n’avoir pas su te montrer combien je t’aimais. Navré
de tout le chagrin que je t’ai fait endurer – pendant notre
mariage, puis en te faisant croire que j’étais mort. Et
maintenant, en faisant resurgir tous ces souvenirs.
Sincèrement. Je suis désolé.
Elle le fixa, bouche bée et vraisemblablement sous le
choc. Quand, avant cela, lui avait-il demandé pardon en
le pensant vraiment ?
– Je ne comprends pas. Pourquoi me dis-tu tout ça
maintenant ?
Il recula afin de mieux se retenir de la toucher.
– Parce que je ne t’ai jamais donné ce que tu désirais.
Parce que je n’ai jamais reconnu mes torts. Tu mérites
quelqu’un comme ton médecin. Quelqu’un qui puisse te
donner bien plus que moi.
Il se dirigea vers les marches du porche.
– Il est temps que je m’en aille.
Pour le bien de Missy, il devait partir.
– Tu mérites mieux que moi, Missy.
18
Abasourdie, Missy regarda Jonas descendre la côte à
une telle allure qu’il disparut très vite de son champ de
vision. Elle présuma qu’il les avait vus s’embrasser, elle
et Sean, depuis le porche. Mais alors, pourquoi lui avait-
il demandé pardon au lieu de se mettre en colère, de lui
faire une scène de jalousie ?
Désorientée et les nerfs à vif, elle entra dans la
maison. Se sentant soudain trop fatiguée pour réfléchir,
elle se prépara rapidement pour la nuit, puis se glissa
entre les draps frais de son lit. Malheureusement, le
sommeil ne vint pas. Se pouvait-il que Jonas ait fini par
assumer sa part de responsabilité dans l’échec de leur
mariage ? Dans ce cas, pourquoi s’en allait-il ?
Plus d’une heure plus tard, elle l’entendit ouvrir la porte
d’entrée, puis monter discrètement à l’étage.
« Laisse tomber. Laisse-le partir. Laisse-le s’en
aller », lui soufflait une voix intérieure.
Elle en était incapable. Déjà, elle avait le cœur broyé
en imaginant ce que serait sa vie sans lui, jour après
jour. Elle se leva et, sur la pointe des pieds, monta
l’escalier. Elle découvrit Jonas devant sa porte, en
caleçon et revolver à la main.
– J’ai entendu du bruit, expliqua-t–il.
Toujours, toujours en mission.
– J’ignorais que c’était toi.
Il baissa son arme.
– Je n’arrivais pas à dormir, avoua Missy.
Le regard de Jonas se promena un moment sur sa
nuisette de soie, avant de remonter jusqu’à son visage.
Le sillon qui creusait son front s’intensifia.
– Retourne te coucher, Missy.
– Et si je n’en ai pas envie ?
Elle avança d’un pas et tendit les mains vers lui.
– Et si je…
– Ne fais pas ça.
Il lui saisit les poignets afin de la tenir à distance.
– Ne compromets pas ta relation avec Sean pour moi.
Je n’en vaux pas la peine.
– Mais, justement, il n’y a rien entre Sean et moi. Il n’y
a jamais rien eu, et il n’y aura jamais rien.
Il étudia son visage, comme pour juger de sa
sincérité.
– Nous y avons songé, admit-elle. Au début. Bien
avant ton arrivée à Mirabelle.
– Il t’a embrassée.
– Il a voulu voir si quelque chose était possible. Ce
n’est pas le cas. Il n’y a rien d’autre que de l’amitié, entre
nous.
Dégageant une de ses mains de l’étreinte de Jonas,
elle lui prit la joue et le força à la regarder.
– Après que je t’ai cru mort, ma vie n’a plus jamais été
la même. J’ai compris ce que j’avais perdu et regretté
au-delà de ce que tu peux imaginer de n’avoir pas su
trouver le moyen de faire fonctionner notre mariage.
Parce que je savais que je ne retrouverais jamais un
amour comme celui-là.
– Nous avons eu du bon temps, reconnut Jonas. Mais
ce n’était pas suffisant.
– La situation est différente, aujourd’hui, Jonas.
– Tu as une chance de refaire ta vie, libérée du
fardeau du veuvage, lui dit-il. Saisis-la.
– Je ne referai jamais ma vie. Parce que j’aime
encore mon mari.
– Missy…
Il détourna le regard.
– Tu ne sais pas ce que tu dis…
– Si, je le sais.
Elle posa les mains à plat sur son torse ferme.
– Je sais ce que je dis ; je sais ce que je fais. Et je
sais ce que je veux.
– Tu es trop bien, Missy. Trop entière. Trop
magnanime. Trop riche. Trop intelligente. Trop tout. Et
moi ? Je n’ai pas changé. Notre mariage n’a pas
marché auparavant, il ne marchera pas maintenant.
– Accorde-moi la première place aussi souvent que tu
le peux. Aime-moi. C’est tout ce que je te demande.
– Je ne suis pas certain de pouvoir te donner ce dont
tu as besoin, Missy, ce que tu mérites. Même si j’arrivais
à le comprendre, c’est encore… Je ne peux pas… Tu
sais comment est mon métier. Je…
– Il n’y a jamais eu aucun autre homme que toi, Jonas.
Et il n’y en aura jamais d’autre.
– Si c’est vrai, c’est que tu es stupide.
– Le suis-je ?
Elle enroula les bras autour de son cou et l’embrassa.
– Stupide de désirer ceci ? murmura-t–elle contre ses
lèvres.
Il ferma les yeux et grogna :
– Arrête.
Quand elle l’embrassa de nouveau, sa bouche s’ouvrit
à sa caresse.

***
La dernière fois, Jonas lui avait prouvé qu’elle lui
appartenait. Ce soir, elle allait inverser les rôles. Avant la
fin de la nuit, il allait savoir qu’il lui appartenait lui aussi.
Elle le poussa en direction du lit, le força à s’allonger
et lui ôta son caleçon. Son sexe en érection jaillit.
Ensuite, avec une lenteur délibérée, elle enleva sa
nuisette. Il détourna les yeux, s’efforçant manifestement
de garder le contrôle de lui-même.
– Ça ne va rien arranger.
– Je m’en moque. J’en ai envie. J’ai envie de toi.
Laissant tomber le fin vêtement de soie à ses pieds,
elle s’installa à califourchon sur Jonas. Son sexe dur
pressé contre sa chair, elle le caressa en bougeant
d’avant en arrière.
En cet instant, elle ne désirait rien davantage que le
prendre en elle, mais elle ne voulait pas encore rendre
les armes. Elle voulait garder le contrôle un moment de
plus ; elle voulait qu’il sache à quoi il renoncerait s’il
choisissait de la laisser une nouvelle fois.
Elle l’embrassa, un baiser si profond et si lent qu’il
arracha un grognement de plaisir à Jonas. Ses mains
caressant son torse, elle fit ensuite descendre ses lèvres
le long de son cou, de ses épaules, de son ventre
musclé, jusqu’à prendre son pénis dans sa main, puis sa
bouche.
Il eut une vive inspiration et plaqua les mains contre le
matelas pour ne pas la toucher.
– Non, haleta-t–il. Ne fais pas ça.
Encore et encore, elle l’emprisonna dans sa bouche,
lui donnant du plaisir. Il se mit à trembler de tout son
corps et perdit le contrôle. Il lui enserra le visage entre
ses mains et l’écarta de lui. Alors, les yeux dans les
siens, elle remonta jusqu’à se positionner au-dessus de
lui, le défiant du regard de la repousser.
Puis, lentement, elle le prit en elle.
– Missy…
Elle le sentait pulser en elle.
– Je suis incapable de te résister.
Abandonnant la lutte, il fit descendre ses mains le long
du cou de Missy, jusqu’à ses seins.
– Je t’aime, murmura-t–elle dans un souffle, en se
cambrant sous sa caresse, au moment où ses doigts se
resserrèrent sur leurs pointes durcies par le désir.
D’un mouvement souple et rapide, il la prit par les
épaules et roula au-dessus d’elle. Elle pouvait à présent
savourer la sensation de son corps bougeant sur le sien.
Il lui emprisonna les mains au-dessus de la tête et fit
courir ses paumes à l’intérieur de ses bras. Enfouissant
le visage dans ses cheveux, il lui embrassa le cou, lui
mordit le lobe de l’oreille.
– Sentir ton parfum a toujours été comme de rentrer à
la maison, dit-il doucement en déposant une multitude de
baisers sur son cou.
Il fit descendre sa bouche le long de sa poitrine,
jusqu’à prendre une pointe de sein dans sa bouche
chaude.
– Et goûter ta saveur a toujours rassasié toutes mes
faims.
– Oh… Jonas, gémit-elle en resserrant les mains sur
son dos musclé.
Il agrippa ses mains et, entrelaçant leurs doigts, la
maintint en place, tandis que, les yeux dans les siens, il
entrait en elle. Cette fois, ils partagèrent tout ce qui
n’avait pas pu l’être lorsqu’ils avaient fait l’amour deux
semaines plus tôt. Et l’intimité qu’ils avaient partagée de
si nombreuses années auparavant revint, plus forte que
jamais.
Elle vibrait en même temps que lui, bougeait au même
rythme que lui. Jonas se sentait différent d’alors. Leurs
caresses étaient à la fois plus passionnées et plus
douces. Plus enivrantes, et en même temps
agréablement familières.
– Il ne s’est pas écoulé un jour, en quatre ans, où je
n’ai pas pensé à toi, Missy, où je ne t’ai pas désirée, où
je n’ai pas regretté que la situation n’ait pas été
différente.
– Elle peut être différente.
Elle plongea le regard dans le sien, allant à sa
rencontre à chaque coup de reins.
– Reste avec moi, Jonas. Ne me quitte plus jamais.
Pour le moment, elle s’autorisait à croire que c’était
possible, à espérer avoir un avenir avec lui. Un avenir en
tant que parents aimants de ce bébé qui grandissait en
elle. Ce moment leur appartenait à eux seuls, elle et
Jonas, unis, s’aimant comme si demain n’existait pas.
Comme s’ils pouvaient rester ensemble, incognito à
Mirabelle, le restant de leurs jours.
Elle serra les mains de Jonas et se cambra à sa
rencontre une dernière fois, avant de s’abandonner, en
un orgasme plus inouï que tout ce qu’elle avait connu. Il
vint en elle à peine quelques secondes plus tard. Le
monde extérieur sembla alors se dissoudre, avec tout
son lot de soucis.
Ils n’étaient plus qu’une femme et son mari, s’aimant
du mieux qu’ils savaient le faire.

***
Porté par la brise fraîche, le cri lointain et plaintif d’un
huard parvint à Jonas par la fenêtre ouverte. Il était
allongé sur le côté, face à Missy, couvert comme elle
d’un simple drap.
Il n’aurait pu dire si elle était réveillée ou si elle
dormait. Un sourire satisfait étirait ses lèvres, mais ses
paupières étaient fermées. Soudain, elle s’étira, et leva
un bras au-dessus de sa tête.
Du bout des doigts, Jonas lui caressa la naissance du
cou.
– Tu n’as pas besoin d’un collier pour te protéger ni
pour être forte, tu sais. Tu y arrives très bien toute seule.
– C’est ce que je pensais, avant que tu n’apparaisses
sur le seuil de ma porte.
– Je suis désolé, Missy.
– Ne sois pas désolé. Plus les jours passent, et plus je
me dis que le fait que tu sois revenu dans ma vie est ce
qui pouvait m’arriver de mieux.
– A moins que tu ne sois devenue experte dans l’art
de te mentir.
– Jonas, tu es un homme bien. Tu étais un bon mari.
Si notre mariage s’est écroulé, c’est parce que nous
no us sommes rencontrés trop tôt. Le destin s’était
trompé de timing.
– C’est ce que tu imagines.
– Je le sais.
– Et maintenant ?
– Maintenant, le temps est venu pour nous d’être
heureux.
Elle se lova contre lui et déposa un baiser sur son
torse.
– Je ne veux pas que tu partes.
Il ne serait sans doute pas un meilleur époux
aujourd’hui qu’il ne l’avait été des années auparavant.
Cependant, alors qu’il était sur le point de la perdre une
nouvelle fois, Jonas se surprit à se demander ce que ce
serait que de construire une famille, une vie avec Missy,
ici, à Mirabelle. Mais il savait qu’il ne serait jamais
l’homme dont elle avait besoin.
– J’ai bravé la chance suffisamment longtemps, dit-il
avec résignation. Il faut que je m’en aille avant de mettre
qui que ce soit en danger. Stein doit être démasqué, et
le seul moyen d’y parvenir est que j’affronte la situation
en face. Il faut que j’aille à Washington, Missy.
– Mais pas demain. Reste au moins encore un ou
deux jours.
A quoi bon ? songea Jonas. Un jour de plus ne ferait
que lui rendre la tâche plus difficile.
– Ça ne changerait rien. Je serai toujours obligé de
partir.
– Reste avec moi. S’il te plaît. C’est le 4 Juillet,
demain.
Elle usait de n’importe quel prétexte pour gagner du
temps. Jonas n’eut pas le cœur de refuser.
– Un jour, concéda-t–il.
Il enroula les bras autour d’elle et, l’instant d’après, la
poitrine de Missy se souleva au rythme lent et régulier
d’un sommeil paisible.
Lui, en revanche, n’allait pas dormir beaucoup, cette
nuit. Pas avec sur la conscience le poids de ce qui
venait de survenir. Même après s’être juré de partir sans
faire de mal à Missy, il avait rendu les choses plus
difficiles pour elle en lui faisant l’amour, en la laissant
imaginer qu’ils pourraient avoir un avenir ensemble.
Mais quel homme aurait pu résister à la passion dans
son regard, à la blancheur nacrée de sa peau sous la
lune ? Au contact de son corps contre le sien, à son
parfum ?
Il enfouit le visage dans ses cheveux et s’imprégna de
son odeur familière, apaisante. Enivrante. Et s’il se
laissait juste aller à… l’aimer ?
Elle l’aimait encore. Après tout ce qu’il lui avait fait,
après la façon dont il l’avait traitée, comment était-ce
possible ?
Et lui ? Il était incapable de lui donner ce qu’elle lui
offrait si naturellement. Il la ferait simplement de nouveau
souffrir. Sa colère contre elle pour avoir souhaité
divorcer l’avait quitté depuis longtemps.
Elle méritait un mari qui soit en permanence à ses
côtés, quelqu’un qui lui donnerait toujours la primauté sur
le reste. Un homme qui l’aimerait. Et cet homme n’était
pas lui.

***
– Je l’ai trouvée ! Elle vit à Mirabelle, une petite île au
milieu du lac Supérieur.
– Enfin ! s’exclama Mason.
Il poussa un soupir de soulagement.
– Dans le Wisconsin ?
– Oui.
– Et ?
– Vous aviez raison, il est avec elle. Je surveille leur
maison, pendant que je vous parle.
Ils y étaient arrivés ! Stein promena un dernier regard
sur son appartement d’Arlington. Dans une semaine, il
serait à Samoa, à Tonga… ou en Thaïlande. Il prit son
Glock et sa veste, et sortit de chez lui.
– J’arrive.
– Ils sont tous les deux endormis. Je peux me charger
tout de suite du boulot, Mason.
– C’est la fille d’un sénateur des Etats-Unis. Vous ne
pouvez pas la faire disparaître comme ça !
– Elle pourrait aussi bien être princesse, je m’en fous.
Je ne veux rien laisser au hasard.
Mason passa une main sur ses yeux fatigués.
– Je vous dis que c’est impossible. Il y aura une
enquête approfondie.
– Entretemps, nous serons loin.
– Ne faites rien avant mon arrivée, insista Mason.
Il y eut un bref silence.
– Dans ce cas, vous avez intérêt à vous amener en
vitesse.
19
Missy adorait la fête du 4 Juillet à Mirabelle. La
journée commençait par une parade militaire, suivie d’un
marathon à travers l’île. Après cela venaient les courses
de kayak et de planche à voile, une régate, puis des
concerts gratuits dans le parc. Les festivités
s’achevaient à la nuit tombée, par un feu d’artifice au
bord du lac.
Laissant Gaia et Lauren s’occuper de la boutique en
leur promettant un double salaire, Missy avait pris la
journée pour la passer avec Jonas. Malheureusement, il
était si sombre et si préoccupé que, à l’approche du
soir, elle regrettait presque de ne pas avoir travaillé.
Après avoir passé la journée à arpenter l’île, de la
Grande Rue au port et jusqu’à l’Auberge de l’Ile, à
l’extérieur du village, ils la terminaient sur la plage, les
pieds dans le sable.
Jonas examinait un à un les groupes de gens
éparpillés autour d’eux. Bien qu’il portât des lunettes
noires, elle voyait à la tension de sa mâchoire qu’il était
en mission.
– Hé !
Elle lui toucha le bras et il lui prit la main, de façon si
spontanée et si intime, qu’elle faillit lâcher sur-le-champ :
« Je suis enceinte. »
Mais ce n’était pas le bon moment – si toutefois il y en
avait un.
– Qu’y a-t–il ? demanda-t–elle.
– Cette foule me rend nerveux, répondit Jonas sans
cesser de scruter les visages et d’observer les bateaux
rassemblés près du rivage pour assister au feu d’artifice.
Les types qui cherchent à me tuer pourraient être ici, sur
l’île. Il y a tellement de monde…
Elle l’avait convaincu de rester un jour de plus, mais
elle voyait bien qu’elle n’avait fait que repousser
l’inévitable. D’une manière ou d’une autre, il repartirait le
lendemain. Qu’à cela ne tienne ! D’une manière ou d’une
autre, elle se ferait une place dans sa vie d’agent secret.
– Il faut que tu saches une chose, dit-elle sans lâcher
sa main.
Il la regarda.
– J’ai déchiré l’acte de divorce. Si tu veux que nous
divorcions, tu devras en faire toi-même la demande.
Jonas abhorrait les foules. La chaleur, le bruit et la
vulgarité étaient suffisamment pénibles, sans devoir en
plus se frotter aux gens dans des queues interminables.
Et pourquoi ? Un mauvais sandwich et une bière tiède.
Mais il aurait repassé une entière journée comme celle-
ci, rien que pour voir le visage rayonnant de Missy,
tandis qu’elle attendait le feu d’artifice.
– Quoi ? fit-elle en surprenant son regard sur elle.
– Rien.
Il détourna les yeux pour observer les yachts en se
demandant ce que ce serait d’en posséder un, de
n’avoir aucun souci au monde, de ne plus avoir pour
mission de mettre des salauds derrière les barreaux. De
tout simplement profiter de la vie.
– Le feu d’artifice ne devrait plus tarder, annonça
Missy, en l’attirant vers le bord de l’eau, complètement à
découvert. Veux-tu que nous nous asseyions ici ?
Non, il ne voulait pas servir de cible vivante. Il voulait
rester debout, leurs dos contre le mur, en contrebas de la
route, mais une foule dense s’y pressait déjà.
– Jonas ?
– D’accord.
Il la laissa le tirer par la main sur le sable, à côté
d’elle.
La vue de tous ces bateaux ancrés si près de la rive le
tourmentait. N’importe qui, armé de mauvaises
intentions, pouvait en descendre pour s’attaquer à eux.
Dès que le ciel s’obscurcit et que la nuit tomba, Missy
frissonna.
– Tu as froid ?
– Un peu.
– Je n’ai ni pull, ni veste, ni aucune couverture à
t’offrir.
Il se positionna derrière elle, la pressant contre son
torse.
– Je n’ai que moi, lui murmura-t–il à l’oreille.
– Tu feras l’affaire, répondit Missy avec un sourire en
laissant aller sa tête en arrière contre lui.
Ce fut pour Jonas le premier moment pleinement
satisfaisant de la journée. Il aurait peut-être pu s’habituer
à ce genre de vie. Peut-être Missy avait-elle raison,
lorsqu’elle suggérait qu’ils renoncent à cette histoire de
divorce. Peut-être devrait-il tenter de reconstruire leur
mariage.
Et, cette fois, peut-être réussirait-il à démolir
complètement Missy, songea-t–il.
Pourtant, embarquer sur ce ferry, le lendemain matin,
lui semblait d’instant en instant plus difficile.
« Pourquoi faut-il que tu partes ? » Soudain, les
raisons ne lui en semblaient plus aussi claires. Missy
voulait qu’il reste. Il avait envie de rester. Quoi d’autre ?
Pour commencer, et avant de décider quoi que ce soit, il
devait aller au bout de sa mission.
Ils étaient assis depuis moins de cinq minutes, quand
des déflagrations assourdissantes retentirent, suivies de
l’apparition dans le ciel d’immenses gerbes multicolores
qui illuminèrent la nuit, les bateaux sur le lac, et les
yachts.
Les yachts… Mais bien sûr ! Le yacht de Delgado,
suffisamment grand pour y faire atterrir un hélicoptère.
C’était l’endroit idéal pour la transaction à venir, se dit
Jonas. Il devait tout de suite appeler Reynolds. Au même
moment, il remarqua quelque chose, ou plutôt quelqu’un,
à la périphérie de sa vision. Une silhouette masculine qui
se frayait un passage entre les groupes, en scrutant la
foule. Une autre explosion déchira l’air et Jonas se raidit.
Cet endroit était trop bruyant, trop sombre et trop
grouillant de monde. Rester là était une très mauvaise
idée.
– Nous devons partir.
Il se leva brusquement et, agrippant la main de Missy,
l’entraîna à travers la foule.
– Attends un peu !
Elle se dégagea de son étreinte.
– Le feu d’artifice vient tout juste de commencer.
– Tant pis.
Lui tenant tête, elle le tira en arrière.
– Tu as été sur les nerfs toute la journée. Dis-moi ce
qui se passe ou je ne bouge pas d’ici.
Il lança un regard inquiet au-delà de la tête de Missy.
– Missy, je sais ce que je fais.
– Dans ce cas, cesse de m’épargner et dis-moi ce qui
se passe.
Il la regarda dans les yeux. Elle avait raison, il la traitait
comme si elle était incapable d’affronter la vérité. Or, s’il
avait appris une chose concernant Missy, c’était qu’elle
était capable de tout affronter.
– Je ne voulais pas t’en parler, mais…
– Quoi ?
– Quelqu’un nous suit, lui murmura-t–il à l’oreille. On
nous épie, je le sens. J’entrevois un visage dans la foule,
des yeux braqués sur nous, et l’instant d’après, il a
disparu. C’est davantage une intuition qu’autre chose,
mais je redoute cette soirée, cette foule. Quelque chose
ne tourne pas rond.
– C’est tout ce que j’avais besoin de savoir. Partons.
Dès qu’ils eurent traversé la Grande Rue et
commencé à monter la côte menant chez Missy, ils se
retrouvèrent pour ainsi dire seuls. Quelques personnes
regardaient le feu d’artifice, installées sur des chaises
longues dans leur jardin, mais les rues étaient vides. Le
temps qu’ils arrivent chez Missy, tous les sens de Jonas
étaient en alerte. Comme Missy passait devant lui pour
ouvrir la porte, il lui immobilisa la main.
– Laisse-moi entrer le premier.
– Tu crois qu’il y a quelqu’un dans la maison ?
– Mieux vaut être prudent.
Il sortit son revolver puis, lui prenant les clés des
mains, il ouvrit la porte et entra lentement. La plume qu’il
avait placée au sommet de la porte avant de partir voleta
silencieusement jusqu’au sol.
– Reste là.
Jonas alla inspecter la porte de derrière et trouva cet
accès lui aussi inviolé.
– Tout va bien, annonça-t–il avant d’entrer dans le
salon.
Il remarqua alors que le crayon posé sur son
ordinateur portable avait été déplacé. Capturant le
regard de Missy, il posa un doigt sur ses lèvres et lui fit
signe de l’attendre là.
Il inspecta toutes les pièces de la maison, ainsi que
les placards et la cave, après quoi il alluma la télévision,
monta le son et entraîna Missy dans la salle de bains.
– Quelqu’un est entré, chuchota-t–il. On s’est servi de
mon ordinateur.
– Comment le sais-tu ?
– Le crayon. Je le pose toujours la pointe en bas. Il est
possible qu’ils aient placé des écoutes dans la maison.
Je crois qu’avant d’agir, ils cherchent à découvrir ce que
je sais exactement et à qui j’en ai parlé.
– Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
– Rien.
Tout en regardant Missy dans les yeux, il sut que s’il
devait lui arriver quoi que ce soit, il ne se le pardonnerait
jamais. Il n’aurait pas dû rester aussi longtemps sur cette
île.
– Il faut que je quitte Mirabelle, tout de suite.
– Reste. Parle à Garrett, il t’aidera.
– Cette affaire ne concerne que moi. Je ne peux pas
risquer de mettre quelqu’un en danger. La seule solution,
c’est que je parte.
Il sortit de la salle de bains, grimpa à l’étage et boucla
son sac.
Quand il revint, Missy était postée devant la porte
d’entrée.
Il posa un doigt sur ses lèvres. Ils ne pouvaient pas
parler ici. La prenant par la main, il la ramena dans la
salle de bains.
– Emmène-moi avec toi ! le supplia-t–elle dès qu’il eut
refermé la porte.
Son expression lui lacéra le cœur. Il lui prit le visage
entre ses mains.
– Non.
– Je t’ai déjà perdu une fois.
Elle posa une main sur son torse.
– Je ne veux pas te perdre de nouveau.
Il l’embrassa avec force et appuya le front contre le
sien.
– Jure-moi que tu reviendras, murmura-t–elle.
– Je te le jure.
En cet instant, il était prêt à lui promettre tout ce qu’elle
voulait.
– Je dois partir.
Plus vite il quitterait Mirabelle, plus vite la menace
s’éloignerait de Missy. Il se détourna pour s’en aller.
– Jonas ?
Elle maintenait la porte fermée.
– Il y a une chose que tu dois savoir.
Il attendit.
– J’étais sérieuse, la nuit dernière. Je t’aime.
Il lâcha son sac et la prit dans ses bras.
– Tout va bien se passer, Missy. J’ai connu des
situations plus dangereuses que celle-ci.
Jonas n’était pas certain que ce soit vrai, mais il était
inutile de l’inquiéter.
– Je suis enceinte.
Il se figea. Enceinte ! Il sentait le cœur de Missy battre
à toute vitesse contre son torse. En un clin d’œil, le sien
se mit à cogner tout aussi rapidement dans sa poitrine.
– Comment ? Oh ! Seigneur ! La première nuit.
La nuit où il était entré dans la chambre de Missy, où il
l’avait découverte nue, baignée dans la lueur de la lune
et où il l’avait vilement séduite.
– Je n’avais pas l’intention de te le dire.
Elle s’écarta de lui.
– Je ne veux pas te retenir ici, si ce n’est pas ton
désir.
Jonas ne savait que dire. Il n’était pas certain de
pouvoir être l’époux qu’elle méritait, encore moins le
père dont cet enfant avait besoin.
– Missy…
– Ne dis rien… Je sais que tu dois partir.
Il soutint son regard en s’efforçant désespérément
d’accepter l’idée qu’elle portait son enfant. Son bébé. Il
posa la main sur le ventre de Missy. Leur enfant…
– Je veux que tu reviennes, Jonas.
Une larme roula le long de sa joue, et elle couvrit sa
main de la sienne.
– Reviens vivant, d’accord ?
– Je ne…
– Reviens ou c’est moi qui irai te chercher.
Il hocha la tête et, sachant qu’il ne pouvait perdre un
instant de plus, sortit en hâte de la maison. Tandis qu’il
descendait la côte, tous les mots qu’il aurait pu dire, qu’il
aurait dû dire, lui traversèrent l’esprit.
« Je veux cet enfant. Je te veux, toi. »
C’est à ce moment-là que l’évidence le frappa.
« Missy, je t’aime. Je n’ai jamais cessé de t’aimer. »
Et si aucune autre chance de le lui dire ne s’offrait à
lui ? Et si…
Son téléphone portable sonna. Il l’ouvrit d’un coup
sec.
– Vous aurez beau courir, vous ne m’échapperez pas,
Abel !
Stein ! Jonas s’élança aussitôt à l’abri d’un grand
chêne, en retrait du trottoir.
– Réglons cette affaire hors de l’île, Stein. Je ne veux
pas risquer de blesser des civils.
– Il est trop tard pour ça. Vous détenez quelque chose
que je veux récupérer, Abel. Vous ne me laissez pas le
choix.
– Où êtes-vous ?
– J’ai moi aussi quelque chose auquel vous tenez.
Jonas retint sa respiration, espérant contre tout espoir
se tromper.
– Votre femme.
« Non ! Non. Non. »
– Jonas ! hurla la voix de Missy, dans le téléphone.
Va-t’en ! Pars…
Brusquement, on coupa la communication.
20
Stein avait Missy ! Ce salaud pouvait se considérer
comme mort.
Jonas rebroussa chemin au pas de charge, ses
pensées se bousculant sous l’effet de la panique. Un
éclair de lucidité s’insinuant dans son esprit affolé, il
s’arrêta net. Stein n’était pas fou. Il n’était certainement
pas venu seul ; il aurait au moins un homme avec lui.
Armé d’un simple revolver, il n’avait aucune chance de
les neutraliser.
Faisant demi-tour, il redescendit la côte en courant,
jusqu’au poste de police qu’il trouva fermé. Sans hésiter,
il cassa une vitre, s’introduisit dans les lieux et
rapidement, méthodiquement, chercha la réserve
d’armes. Dans le bureau du chef de la police, il repéra
un placard à l’intérieur duquel était dissimulé un meuble
métallique, fermé par un cadenas. Voilà ce qu’il
cherchait. Il tira deux balles dans le cadenas pour le faire
sauter.
Le meuble ne recelait que des armes de poing qui ne
lui seraient pas d’une grande utilité. Tout de même
content de dénicher un semi-automatique, il s’en
empara, ainsi que de plusieurs chargeurs, de quelques
bombes lacrymogènes et de deux paires de menottes.
A ce moment, une voix masculine retentit dans son
dos.
– Où comptez-vous aller avec ça ?
Jonas fit volte-face, pour découvrir Garrett Taylor, le
chef de la police locale, qui pointait un revolver sur lui.
– Ce n’est pas ce que vous croyez, dit Jonas.
– Je ne crois rien. Je vois simplement un type dont je
ne sais pas vraiment qui il est, en train de voler des
armes.
– Je fais partie du FBI. Agent spécial Jonas Abel.
– Vous avez votre badge ?
– Il est chez Missy, mais nous n’avons pas le temps de
discuter. Ils se sont emparés d’elle.
– De qui ?
– De Missy.
Il prit une vive inspiration.
– Ma femme !
Ni le temps, ni la distance, ni aucun acte de divorce ne
changerait jamais cela. Elle serait toujours sa femme. Et
il serait toujours, toujours, son mari.
Son arme toujours braquée sur Jonas, Taylor recula
jusqu’au téléphone de son bureau.
– J’ai entendu pas mal de choses vous concernant,
mais je ne peux pas me fier à des rumeurs. Avant de
vous accompagner, j’ai besoin de vérifier votre histoire.
Les secondes s’égrenèrent.
– Il n’y a pas de temps à perdre ! Missy est en danger
de mort, le pressa Jonas.
Il se tourna en direction de la porte.
– Arrêtez ou je tire ! le somma le policier.
Jonas soutint son regard.
– Dans ce cas, je vous conseille de m’abattre sur le
coup.
Puis, tout en sachant que chaque pas pourrait être le
dernier, il se dirigea vers la sortie.
– Attendez !
Il s’arrêta. Le policier poursuivit :
– Vous ne pouvez pas y aller seul. Il vous faut de
l’aide.
– Je ne veux pas vous offenser, répliqua Jonas en se
retournant, mais les types auxquels je vais devoir me
confronter sont des flics véreux. Ils appartiennent au FBI.
Ils sont surentraînés, rapides et n’ont rien à perdre.
– Eh bien, vu que j’ai moi-même beaucoup à perdre,
je vais devoir être plus rapide qu’eux, répondit Taylor en
le rejoignant après avoir pris un autre semi-automatique
au passage.
Tandis qu’ils quittaient le poste de police et grimpaient
la côte en direction de la maison de Missy, Jonas
expliqua ce qu’il savait au policier.
– Un homme sera à l’intérieur, et il y en aura au moins
un autre à l’extérieur, supposa-t–il. Ils vont utiliser Missy
comme appât, mais c’est moi qu’ils veulent. Vous
risquez d’avoir le choix entre me sauver moi ou sauver
Missy…
– Espérons que nous n’en viendrons pas là.
– Mais c’est une possibilité. Vous devez assurer la
sécurité de Missy en priorité.
– C’était bien mon intention, acquiesça Taylor.
– Parfait. Nous sommes d’accord.
Ils s’approchèrent du jardin de Missy, en passant par
celui de son voisin. Tous les stores et tous les rideaux
avaient été tirés.
– Vous couvrirez les bois, à l’arrière, ordonna Jonas.
J’y vais. J’aurai besoin d’une diversion.
Sans contact radio, ils n’avaient aucun moyen de
communiquer à distance.
– Combien de temps vous faudra-t–il pour vous mettre
en position ? s’enquit Taylor.
Jonas regarda les arbres.
– Trois minutes, exactement, à partir du moment où je
poserai un pied sur le toit.
– Ça devrait suffire à ce que je localise le type qui
surveille le périmètre.
Jonas le jaugea du regard. Le chef de la police
paraissait capable, mais il en allait de la vie de Missy.
– Vous êtes sûr que vous arriverez…
– Je n’ai pas passé quinze ans dans la police de
Chicago pour rien, le coupa Taylor. Et je vous précise
que si je suis à Mirabelle, c’est par choix.
– Très bien.
Après avoir rangé son revolver dans son holster,
Jonas grimpa dans le chêne qui bordait le jardin de
Missy. Dix mètres plus haut, il s’avança au maximum le
long d’une branche qui lui paraissait suffisamment solide
pour supporter son poids.
De là, il sauta dans le grand orme qui se trouvait dans
le jardin de Missy, se rattrapant à une autre branche.
Celle-ci craqua, menaçant de céder, mais Jonas
atteignit le tronc juste à temps. Il se laissa tomber
silencieusement sur le toit de la maison de Missy, puis il
s’approcha de la lucarne de la chambre d’amis, qui était
restée entrouverte, et se glissa à l’intérieur. Pour le
moment tout se déroulait bien.
Il nota le temps qui s’était écoulé avant de traverser la
chambre jusqu’au couloir et longea celui-ci sans un bruit,
jusqu’au sommet de l’escalier, d’où il pouvait observer
ce qui se passait au rez-de-chaussée.
Il découvrit Missy, bâillonnée et ligotée à une chaise,
au centre du living. Ce spectacle l’emplit d’une rage
jusque-là inconnue de lui. Elle le vit. Ses yeux
s’agrandirent sous l’effet de la surprise, mais elle réussit
à très bien contrôler sa réaction.
« Bravo ! la félicita mentalement Jonas. Maintenant,
indique-moi où ils se trouvent. »
Comme si Missy avait lu dans ses pensées, elle
dirigea son regard vers la cuisine. Cela signifiait qu’il ne
pourrait pas descendre entièrement l’escalier sans être
vu. Avec prudence, il posa le pied sur la première
marche, puis la seconde, et descendit autant qu’il le
pouvait sans que Stein le repère.
Il glissa un œil en direction de la cuisine. Stein y faisait
les cent pas un revolver à la main, suffisamment près de
l’escalier pour qu’il puisse l’atteindre. Mais s’il voulait
éviter que Missy soit prise entre des tirs croisés, il allait
devoir s’attaquer à lui à mains nues, songea Jonas.
– Webster, tout va bien ? demanda Stein qui était
muni d’un émetteur. Parfait, approuva-t–il après que son
interlocuteur lui eut fourni une réponse.
Webster – un ancien agent spécial radié du FBI
quelques années plus tôt, après qu’un témoin placé sous
sa protection se fut fait éliminer un peu trop facilement.
Un type coriace. Taylor allait avoir du fil à retordre,
dehors.
Jonas consulta sa montre. Encore trente secondes. Il
attendit, le regard rivé à celui de Missy, et chaque
seconde lui parut durer une éternité. Elle le fixait en
pleurant, les joues inondées de larmes. Les yeux
écarquillés par la peur, elle secoua imperceptiblement la
tête.
« Ne descends pas ! Ne fais pas ça ! »
Du regard, il tenta de la rassurer : tout allait bien se
passer.
Seigneur ! Comme il avait envie de la prendre dans
ses bras ! De la réconforter, d’effacer tout ce
cauchemar. S’il pouvait, il lâcherait tout, son travail et le
FBI, et disparaîtrait avec Missy.
Comment avait-il pu mettre aussi longtemps à voir
clair ? Il avait fallu qu’il la voie bâillonnée et ligotée pour
que la vérité traverse son crâne épais et la carapace
encore plus dure qui entourait son cœur. Il l’aimait, il
l’avait toujours aimée. Sans Missy, la vie n’avait aucun
sens, et c’était la raison pour laquelle il avait accepté
cette mission suicidaire, quatre ans auparavant.
– Je t’aime, articula-t–il en silence, provoquant un
nouveau flot de larmes dans ses yeux.
« Et je vais passer le restant de mes jours à te le
prouver. »
Un coup de feu retentit à l’extérieur, ramenant Jonas à
l’instant présent. Le bruit de la déflagration eut pour effet
de distraire Stein qui lança un coup d’œil par la fenêtre.
– Il est là ? cria ce dernier dans son émetteur.
Webster, répondez-moi ! Vous l’avez eu ?
Jonas dévala les dernières marches et se jeta sur lui,
le projetant contre le mur. En l’espace de quelques
secondes, il avait agrippé le poignet de son adversaire
et l’avait forcé à lâcher son arme. Mais même si Stein
travaillait depuis un moment dans les bureaux, il était
encore en excellente forme physique. Il fit face et eut le
temps de décocher deux coups de poing dans le ventre
de Jonas avant que celui-ci ne riposte, puis le renverse
et le plaque au sol. Un genou enfoncé dans les reins de
Stein, il lui tordit les bras dans le dos et lui passa les
menottes.
– Vous êtes fait !
Il aurait adoré lui mettre une balle entre les deux yeux.
Au lieu de cela, il courut délivrer Missy de son bâillon.
– Dehors ! haleta-t–elle. Ils sont aussi dehors.
– Je sais.
Il s’efforça de lui exprimer à l’aide de ses yeux et de
ses mains ce qu’il n’avait pas le temps de lui dire pour
l’instant.
– ça va ?
Elle hocha la tête et se jeta dans ses bras dès qu’elle
fut libérée de ses liens. Jonas la serra brièvement contre
lui, puis lui tendit son revolver.
– Finissons-en. Si ce salaud bouge, tire, lui ordonna-t–
il.
Fonçant en direction de la fenêtre, il inspecta
prudemment le jardin.
Il vit alors Taylor qui venait vers la maison en se
servant comme d’un bouclier d’un Webster menotté et
boitant. Il leur ouvrit la porte de derrière, agrippa
Webster et le poussa en direction du sol, à côté de
Stein.
– Jonas, ce n’est pas tout, intervint Missy. Ils sont
trois.
– Quoi ?
– Matthews est dehors.
– Missy, Brent Matthews est mort.
– Non ! cria Missy. Je l’ai vu. Je sais que c’était lui !
Au même moment, une voix familière retentit derrière
Jonas.
– C’est terminé, Jonas. Melissa, posez cette arme sur
le bar.
Jonas fit volte-face pour découvrir Matthews, son
partenaire, dans l’encadrement de la porte, son revolver
pointé sur lui.
Tandis que Missy obéissait à l’injonction de l’agent
spécial, Jonas s’exclama, stupéfait :
– Brent ! Je t’ai vu tomber mort sous mes yeux, à
Chicago, avec deux balles dans le cœur.
– Il ne faut pas croire tout ce qu’on voit, mon vieux,
grinça Matthews avant de tourner son arme vers Taylor
qui se rapprochait subrepticement du comptoir de la
cuisine.
» Ne tente rien de stupide, le flic, ou j’abats Jonas. Et
tu seras le prochain.
Garrett se figea.
– Viens ici, près de tes amis.
Obtempérant, le policier se rapprocha de Jonas et de
Missy.
– Enlevez-moi ces menottes ! hurla Stein.
– Je ne crois pas, non, le rembarra Matthews.
Il ajouta, avec un rire sardonique :
– Les deux millions de dollars qui m’attendent sur un
compte à l’étranger, et dont la moitié est censée vous
revenir, me font penser que vous êtes très bien comme
vous êtes.
– Vous êtes un homme mort, Matthews ! aboya Stein.
Matthews lui assena un coup de pied dans le ventre
avant de se tourner vers Jonas.
– Alors, où est cette clé USB, Jonas ?
– C’est trop tard, Brent. Kensington a tout.
– Je m’en doutais, répliqua son partenaire.
Il haussa les épaules avec indifférence.
– Mais Delgado, lui, ne le sait pas encore.
Jonas ne se faisait aucune illusion. Dès que Brent
aurait ce qu’il voulait, ils mourraient tous.
– Pourquoi fais-tu ça, Brent ? lui demanda-t–il alors en
cherchant à gagner du temps.
« Réfléchis. Réfléchis. Il existe forcément un moyen de
s’en sortir. »
– Pour l’argent. Quoi d’autre ?
– Tu veux dire que, dès le départ, c’était dans l’idée
de toucher des pots-de-vin que tu as accepté cette
mission d’infiltration ?
– Non, répondit Matthews. Celui qui a tout organisé
depuis le début, dans l’objectif de se faire graisser la
patte par Delgado, c’est Stein. Mais infiltrer trop
longtemps un gang a tendance à couper un homme de la
réalité, ce qui peut opérer sur lui des changements
étranges.
Jonas ne le comprenait que trop bien. S’il n’y avait pas
eu Missy, qui sait ce qu’il serait advenu de lui ?
– Au bout d’un moment, j’ai cessé de prendre ma
mission autant à cœur, expliqua Matthews. Si bien que je
n’ai pas hésité, quand Stein a cherché un allié dans la
place pour mener son plan à bien. Nous t’aurions mis
dans le coup, Jonas, si j’avais cru une seule seconde
que tu accepterais. Mais nous savons tous les deux que
tu appartiens corps et âme au FBI et que ce sera
comme ça jusqu’au bout.
Plus maintenant. Maintenant, il souhaitait quitter le FBI.
Il avait assez donné. Et même si espérer vivre avec
Missy était trop demander, il ne pouvait pas laisser faire
ces trois fumiers. Il devait les neutraliser au plus vite, afin
d’arracher Missy à leurs griffes.
Il lança un regard, un dernier regard, vers elle.
– Je t’aime, lui dit-il.
Un nouveau flot de larmes inonda les joues de Missy,
comme si elle devinait exactement ce qu’il projetait de
faire.
– Je sais, murmura-t–elle.
Jonas se propulsa soudain en direction du revolver
posé sur le comptoir, éloignant ainsi les tirs de Missy et
de Taylor.
Matthews visa.
– Non !
Missy s’élança vers Jonas au moment où Matthews
tirait.
A partir de là, tout se déroula dans un brouillard.
Jonas vit Missy s’effondrer au sol. Du sang gicla.
Taylor désarma Matthews d’un coup de pied puis se mit
à le rouer de coups. Jonas, lui, vola aux côtés de Missy.
– Missy !
La balle avait touché une artère de sa jambe. Elle
saignait énormément.
– Oh ! Seigneur ! Seigneur !
Il ne pouvait pas la perdre.
– Ne bouge pas, Missy. Ça va aller.
S’emparant du foulard avec lequel Stein l’avait
bâillonnée, il l’enroula autour de sa jambe et serra du
mieux qu’il put. Puis il la souleva dans ses bras. Déjà,
elle était aussi pâle qu’un linge.
– Je m’occupe d’eux, assura Taylor, tout en passant
les menottes à Matthews. Emmenez-la chez le médecin,
un peu plus bas dans la rue.
Il lui indiqua le numéro de la maison.
– Entretemps, j’appelle une ambulance que je vous
envoie là-bas, et je demande un hélicoptère pour
transporter Missy sur le continent.
Jonas sortit en courant dans la rue, Missy dans ses
bras, en priant le ciel pour que Sean soit là.
– Le bébé…, murmura Missy. Notre bébé.
– Chut. Tout va bien se passer.
– Je t’aime, Jonas, eut-elle le temps de murmurer
avant que ses yeux ne se ferment et que sa tête ne roule
en arrière.
– Tu ne vas pas mourir ! hurla Jonas en courant de
toutes ses forces. Tu ne peux pas mourir !

***
Ces sirènes, ces lumières, toute cette bousculade…
lui donnaient la nausée. Froid. Elle avait si froid ! Jonas,
où es-tu ? Jonas !
– Je suis là, Missy.
Son souffle chaud contre son oreille.
– Tiens bon, mon amour.
Si fatiguée…
– Elle a perdu beaucoup de sang.
Des voix, des chuchotements lointains.
– Elle est enceinte.
– Je sais… il est possible… ce genre de
traumatisme… le choc… peut causer une hémorragie.
« Non ! Non ! Non ! »
« Notre bébé ! voulut-elle crier. Sauve notre bébé,
Jonas ! »
Elle était trop fatiguée pour ouvrir les yeux ; elle n’avait
pas la force d’émettre le moindre son. Puis il n’y eut plus
aucun bruit. Il n’y eut plus rien d’autre que les mains de
Jonas agrippant les siennes avec force, comme s’il
refusait à jamais de les lâcher.
21
– Tu avais vu juste, confirma Louis Reynolds. Le yacht
de Delgado est sorti du port de plaisance de Chicago ce
matin. Avec Delgado à son bord, flanqué de tous ses
hommes de main.
– C’est là que la transaction va se faire, lui dit Jonas.
Il eut un soupir de soulagement. Il arrivait enfin au bout
de cette mission. Avant ce soir, Delgado rejoindrait
Matthews et Stein en prison. Cependant, il doutait que
les deux agents du FBI arrivent vivants à leur procès.
– Les mandats de perquisition ont tous été émis,
ajouta Louis. Nous allons pouvoir intervenir au moment
exact où se fera cette transaction. Kensington veut
absolument que tu participes à l’opération. Il t’envoie un
hélicoptère.
Debout dans le couloir de l’hôpital, Jonas serra son
téléphone dans sa main. Il jeta un coup d’œil dans la
chambre où reposait Missy. Elle avait passé plusieurs
heures en salle d’opération et était tirée d’affaire, mais
n’avait toujours pas repris conscience. Son visage était
aussi pâle que le drap blanc sur lequel elle reposait. Il
allait sans doute falloir plusieurs jours avant qu’elle ne
recouvre un semblant de forces. Les médecins lui
avaient même dit qu’il avait le temps d’aller à Chicago et
d’en revenir avant qu’elle ne soit vraiment en état de se
rendre compte qu’il était là.
– Dis à Kensington que j’apprécie sa considération,
commença Jonas. Mais vous allez devoir faire ça sans
moi.
– Cette affaire a occupé les quatre dernières années
de ta vie, et tu es en train de me dire que tu ne seras pas
sur place pour la boucler ?
Quatre années à planifier jour et nuit l’arrestation de
ces salauds, en effet. Et maintenant, le jour était venu.
– Oui, c’est ça, Louis. Je n’y serai pas.
– Tu restes auprès de Missy ?
– Oui, répondit Jonas sans parvenir à détacher les
yeux du visage de Missy.
– Je ne comprends pas. Elle est tirée d’affaire, non ?
– Oui, elle va se rétablir doucement.
Du moins physiquement. Missy avait perdu beaucoup
de sang, mais grâce à l’intervention de Sean qui avait
réussi à stopper rapidement l’hémorragie, elle allait très
bien s’en sortir. D’un certain côté.
– Alors, où est le…
– Je dois… Non… je veux être là quand elle se
réveillera, Louis.
Même en cet instant, être à plus de trois mètres d’elle
lui paraissait trop loin. Il avait envie de sentir sa main
dans la sienne pour s’assurer qu’elle était chaude.
Besoin d’entendre les signaux lents et réguliers du
moniteur cardiaque, afin d’être sûr qu’il n’allait pas la
perdre.
– ça va mettre Kensington en rogne, ajouta Louis.
– Comme si cela m’importait !
Etre congédié par le FBI était le dernier de ses
soucis.
– Si je comprends bien, Missy et toi n’allez pas
divorcer.
– Pas si j’ai voix au chapitre.
– Je t’envie, vieux. C’est bien d’avoir une vie à soi.
– Coince-les, Louis.
– Je te le promets.
Jonas referma son téléphone et retourna lentement
dans la chambre de Missy. Ron et Jan Setterberg étaient
assis dans des fauteuils, d’un côté du lit. Il leur tapota
l’épaule en signe d’encouragement et déploya une
couverture sur Sarah. Elle avait fini par s’assoupir sur le
lit d’appoint que le personnel de l’hôpital avait fourni à
Jonas. Il s’assit dans un troisième fauteuil, de l’autre côté
du lit, prit la main de Missy et pressa les lèvres aux creux
de sa paume.
A sa grande surprise, Jan se leva et fit le tour du lit
pour venir derrière lui. Elle posa les mains sur ses
épaules, les massa vigoureusement un moment, puis se
pencha pour lui murmurer à l’oreille :
– Vous êtes un type bien, Jonas Abel.
Il serra ses doigts entre les siens. Tout lui semblait si
clair, finalement. Il n’existait pas un endroit au monde où
il lui aurait paru plus utile d’être que celui-ci. Ni aucun
événement plus important à ses yeux que celui qui se
jouait dans cette chambre.
Missy était tout pour lui. Il n’en douterait jamais plus.

***
Missy fut tirée lentement du néant par des éclats de
voix.
– Vous n’entrerez pas, grondait Jonas.
– A qui croyez-vous parler ? rétorqua une voix
masculine.
Cette voix… elle la connaissait.
Elle ouvrit les yeux. Elle était dans une chambre
d’hôpital. Avec des cathéters dans les bras, l’extrémité
du doigt reliée à un moniteur cardiaque, et plusieurs
poches remplies de liquide suspendues à un pied de
perfusion, au-dessus d’elle. Sa langue était étrangement
épaisse et sa bouche terriblement sèche.
– Je parle à un homme comme les autres, répliqua
Jonas.
Son père.
« Vas-y, Jonas ! » songea Missy.
– Elle ne veut pas vous voir. Elle a été très claire à ce
sujet.
Les premières pensées de Missy allèrent à son bébé.
L’avait-elle également perdu ?
« Pitié, non ! »
– Jonas ? appela-t–elle d’une voix rauque.
Comme dans un rêve, il se matérialisa auprès d’elle.
– Hé ! ma chérie, murmura-t–il en lui prenant la main.
Il semblait ne pas s’être rasé depuis plusieurs jours et
n’avoir même pas dormi.
– Tout va bien. Tu vas te rétablir très vite, lui assura-t–il
en repoussant tendrement ses cheveux de son visage.
Tu veux un peu d’eau ?
Comme elle hochait la tête, il prit un gobelet en
plastique sur la table de chevet et approcha le bec
verseur de ses lèvres. Puis il reposa le gobelet et elle lui
serra la main avec le peu de forces qu’elle possédait.
– Melissa ? appela une voix autoritaire en provenance
de la porte.
Tournant les yeux dans cette direction, Missy découvrit
son père. Il paraissait beaucoup plus vieux que dans son
souvenir, mais il se dégageait de lui la même autorité
inflexible que par le passé.
Derrière lui, Missy découvrit sa mère. Elle avait
tellement changé ! Elle avait cessé de se teindre les
cheveux et les avait laissés pousser jusqu’aux épaules.
Le gris avait pris le pas sur leur blondeur naturelle.
– Pourquoi es-tu là ? demanda-t–elle, davantage à
l’intention de son père que de sa mère.
– Angelica, il vaut mieux que tu attendes dans le
couloir, suggéra son père.
– Non, Arthur. Il vaut mieux que je sois là où Melissa le
souhaite.
Ignorant son époux, la mère de Missy s’avança dans la
chambre et, tout en soutenant le regard de Missy,
s’approcha du lit.
– J’ai cru que nous t’avions vraiment perdue, cette
fois.
Une larme roula de ses yeux.
Missy se mit à la place de sa mère et imagina
comment le fait de perdre un enfant avait dû l’atteindre.
Sachant à quel point elle avait elle-même été affectée
par sa fausse couche, elle imagina qu’elle avait dû briser
le cœur de sa mère.
– Bonjour, maman.
– Oh ! Melissa !
Sa mère s’assit dans le fauteuil près de son lit et lui
prit la main. Missy n’aurait pas eu la force de la retirer,
même si elle l’avait voulu.
– Comment vas-tu, maman ?
– Ne t’inquiète pas pour moi. Tu nous as manqué.
Missy hocha la tête. C’était déjà un début.
Une autre femme apparut lentement à la périphérie de
son regard. Vêtue d’un tailleur noir et d’un chemisier
blanc, avec une coupe de cheveux dans le vent mais
assez stricte, elle donnait l’impression de sortir tout droit
de Wall Street.
– Je suis venue dès que j’ai su, expliqua Marine.
– Marine ?
Les larmes brouillèrent la vision de Missy.
– Hé !
Sa sœur se pencha vers elle, l’embrassa sur la joue,
et repoussa une mèche de cheveux de son front.
– Artie et Max sont en chemin. Ça ne te dérange
pas ?
– Non, répondit Missy.
Ce serait bon de revoir ses deux frères.
– Mais je ne fais aucune promesse.
– Tu n’as pas à en faire. Ils veulent simplement te voir.
– Melissa ? dit son père.
Revoir sa mère et Marine était une chose. Revoir son
père en était une autre.
– Je ne suis pas prête à te parler, papa.
Jonas vint se placer entre le père de Missy et son lit.
– Bon, cela suffit pour l’instant, dit-il. Vous devez tous
partir.
– Mais…
– Partez.
– Papa, dit Marine en lui prenant le bras. Allons-nous-
en.
Avec un petit sourire et un dernier regard plein
d’émotion, la mère de Missy se leva.
– Arthur, Marine a raison. Melissa a besoin de se
reposer.
– Si elle souhaite vous voir quand elle se sentira
mieux, vous pourrez revenir. Si vous promettez d’être
gentil… sénateur, l’avertit Jonas avant de refermer la
porte derrière eux.
Il revint aussitôt au chevet de Missy.
– Ron, Jan et Sarah sont allés manger un morceau. Ils
seront de retour dans quelques minutes.
Missy approuva d’un signe de tête. Elle serait
heureuse de les voir.
Elle leva les yeux vers lui.
– Ne devrais-tu pas être avec Louis Reynolds, en train
d’arrêter ce magnat de la drogue ?
– Ils y arriveront sans moi.
Il ne voulait pas la laisser. En fixant ses yeux emplis de
gravité, elle connut la réponse à la question qui la
hantait.
– Oh ! Seigneur, non ! s’écria-t–elle, incapable de
retenir un flot de larmes.
Il serra sa main dans la sienne.
– Ils n’ont rien pu faire, Missy.
Une fois de plus. Sa gorge se serra, tandis que la
réalité s’imposait à elle. Elle avait de nouveau perdu son
bébé.
Jonas la prit dans ses bras et la laissa pleurer. Une
fois de plus, tout espoir les concernant semblait perdu.
Elle avait tellement désiré cet enfant ! Pour elle. Pour lui,
aussi. Quand ses larmes semblèrent taries, il s’écarta
légèrement d’elle et posa son front contre le sien.
– Je sais que tu n’as sans doute pas envie d’entendre
ça pour l’instant, mais il y a un bon côté à la chose.
– Lequel ? Tu peux désormais me quitter la
conscience tranquille ?
– J’imagine que je méritais ça, soupira Jonas.
– Je désirais ce bébé plus que tout au monde, Jonas.
– Je sais, mais écoute. La balle qui t’a touchée avait
atteint l’artère fémorale. Sean a dit que cette fausse
couche était uniquement due au fait que tu avais perdu
beaucoup de sang.
– Donc, si je n’avais pas été blessée…
Elle ferma les yeux et de nouvelles larmes roulèrent sur
ses yeux.
– Missy…, murmura Jonas.
Du mieux qu’il put, avec tous ces tuyaux qui étaient
reliés à elle, il la reprit dans ses bras et la tint contre lui.
– Cela veut dire que nous pouvons réessayer.
Elle s’écarta de lui.
– Tu veux que nous réessayions ?
– Absolument. Je veux rester avec toi. A Mirabelle, à
Washington ou à Tombouctou, ça m’est égal. Où que tu
sois, je veux y être.
– Et si je ne peux pas avoir d’enfants ? ne put
s’empêcher de demander Missy.
– J’avoue que la paternité n’est pas un sujet auquel
j’avais beaucoup pensé jusqu’à présent.
Il marqua une pause et serra sa main.
– Mais maintenant, ça me paraît être… une très bonne
idée. L’adoption est également une option. Tu avais déjà
mis ce processus en route, ça devrait être facile. Mais
avec ou sans enfants, Missy, le plus important, pour moi,
c’est d’être avec toi.
– Pour toujours ?
– Pour toujours.
Elle renifla.
– Tu dis juste ça parce que j’ai reçu une balle en
cherchant à te sauver la vie.
– Oui. Tu m’as réellement sauvé la vie.
Il eut un petit rire.
– Tu t’es élancée dans la ligne de tir plus vite que
l’éclair.
Recouvrant brusquement sa gravité, il refoula ce qui
ressemblait affreusement à des larmes.
– Ne recommence jamais ça !
Ils avaient encore à débattre de nombreux sujets, mais
une chose était claire. Dans les moments difficiles, au
lieu de chercher une échappatoire facile à leur relation,
ils lutteraient pour la sauver à tout prix. Des larmes
embuèrent les yeux de Missy.
– Je ne supporterais pas l’idée de te perdre de
nouveau, dit-elle. L’idée que tu puisses mourir…
– Donc, tu as vraiment pleuré à mes funérailles ?
murmura Jonas.
– Toutes les larmes de mon corps.
Il amena sa main à ses lèvres et lui embrassa les
doigts.
– Je t’aime, Missy. Non pas parce que tu m’as sauvé
la vie, mais parce que tu es l’unique amour de ma vie. Tu
t’en souviens ? ajouta-t–il en tendant la main droite,
paume vers le ciel.
Missy posa sa propre paume sur la sienne, faisant
s’épouser leurs deux lignes de cœur.
– Comment pourrais-je jamais l’oublier ?
Epilogue
Jonas s’adossa à son siège, but une gorgée de café
et savoura la chaleur du feu qui ronronnait dans son dos,
tout en écoutant les plaisanteries autour de lui.
– Ton temps est écoulé.
– C’est injuste.
– C’est toi qui réécris les règles, maintenant ?
Ron et Jan Setterberg, Herman Stotz et sa femme,
Crystal. Sarah, Hannah et Sean. Tous, en l’espace de
cinq mois, étaient devenus ses amis. Même Sean.
Garrett et Erica Taylor avaient invité un petit groupe de
personnes chez eux, pour un dîner de Noël à l’occasion
duquel Erica avait mis les petits plats dans les grands.
Elle avait préparé diverses entrées puis deux poissons
au four, le premier agrémenté d’une sauce épicée et le
second d’un coulis à base de tomates, d’oignons et
d’herbes fraîches. Le tout avait été suivi d’un chapon
accompagné de légumes variés et de salade. S’étaient
ajoutés à cela plateau de fromages. quatre-quarts,
biscuits et truffes maison, sans oublier un assortiment de
pains aux noix, aux olives et aux raisins à vous faire
saliver.
Jonas était si repu qu’il avait l’impression qu’il ne
pourrait plus rien avaler de la semaine.
Garrett se pencha vers lui.
– Herman va bientôt prendre sa retraite, dit-il. Je vais
avoir besoin d’un bon assistant.
– Je n’ai aucune envie d’être ton assistant, répliqua
Jonas. Méfie-toi ou je te prendrai ton job.
– J’aimerais te voir essayer.
Ils savaient tous deux que Jonas était parfaitement
satisfait de son poste de consultant auprès du FBI et du
DEA, qui ne l’obligeait à se rendre à des réunions à
Washington qu’une fois par mois. Bien qu’il ait monté
son propre bureau chez Missy – leur maison, à
présent – et qu’il parvienne à être très occupé, la vie sur
Mirabelle se révélait plus paisible qu’il ne l’aurait
imaginé. Il ne sortait même plus armé. Kensington lui
avait assuré plusieurs fois que son poste serait toujours
disponible s’il changeait d’avis, mais il n’y avait aucun
risque que cela arrive.
Il lança un coup d’œil en direction de Missy et la
regarda rire avec Sarah. Aucun risque. Ces temps-ci, un
éventuel changement d’activité l’orienterait davantage
vers la plongée sous-marine et une licence de skipper.
En fait, il lorgnait un bateau de jolie taille qui se vendait à
Bayfield, et démarrer une activité de charter n’entamerait
pas trop ses économies. Etre agent spécial ou capitaine
de bateau n’avait plus vraiment d’importance à ses
yeux.
Missy posa une main sur son ventre légèrement
arrondi et Jonas sentit l’émotion lui serrer la gorge. La
dernière échographie leur avait révélé une petite fille en
pleine santé. Pourtant, Missy continuait à craindre qu’un
problème ne survienne. Lui savait que leur enfant allait
très bien. Les hommes avaient eux aussi une forme
d’intuition, lui avait-il rappelé.
Les pleurs d’un bébé montèrent de l’Interphone posé
sur le comptoir de la cuisine.
– Ce n’est pas le nôtre, dit Erica.
– Et certainement pas le mien non plus ! renchérit
Sarah, en riant.
Jonas regard Missy et sourit.
– C’est le nôtre. J’y vais.
Il alla dans la chambre du fond, se pencha vers le
couffin et prit son fils dans ses bras.
Après avoir entendu toute l’histoire de Jonas et de
Missy, Jessie, la jeune fille de Duluth, avait tenu à
rencontrer Jonas. Aucun des autres parents potentiels
avec lesquels elle s’était entretenue ne lui avait plu. Une
seconde visite à Mirabelle avait suffi pour qu’elle
demande à Missy et Jonas d’adopter son enfant. A
peine avaient-ils terminé de monter les dossiers et de
signer tous les papiers que Missy était retombée
enceinte.
– Chut, fit doucement Jonas en tapotant le dos du
bébé.
Celui-ci s’apaisa rapidement, mais Jonas resta dans
la chambre, savourant ce tête-à-tête avec son fils. Il
déposa un baiser sur sa joue soyeuse et contempla ses
grands yeux sombres.
– Fais de beaux rêves, murmura-t–il.
Missy entra dans la chambre et, passant un bras
autour de la taille de Jonas, chuchota :
– Pour un homme qui se pensait incapable d’aimer, tu
te débrouilles vraiment très bien.
– Tu crois ?
– Je le sais.
Elle l’embrassa, mordillant sa lèvre inférieure.
Il lui rendit son baiser et sentit l’aiguillon du désir
l’éperonner. Après tous ces mois passés avec Missy,
son désir pour elle n’avait fait que grandir. Il adorait la
voir nue, contempler ses courbes sensuelles et son joli
ventre arrondi.
– Rentrons, grogna-t–il.
– Nous venons juste de commencer un jeu. C’est…
– J’ai un jeu plus amusant en tête, murmura-t–il, en
enfouissant le nez dans son cou. Nous pourrons y jouer
devant notre propre cheminée.
– Y a-t–il des cartes, dans ton jeu ?
– Non.
– Des dés, alors ?
– Non plus.
– Mmm, fit Missy en se laissant aller contre lui. Ton jeu
commence à m’intéresser.
Des rires fusèrent brusquement dans la grande pièce
et quelqu’un lança :
– On vous entend d’ici !
Jonas regarda Missy.
– Comment diable…
Un sourire amusé aux lèvres, Missy éteignit
l’Interphone pour bébé.
– Ce sont de sales petits curieux, tu ne trouves pas ?
Jonas se mit à rire.
– Oui, mais je les aime bien.
Recouvrant sa gravité, elle lui caressa la joue.
– Tu es heureux ?
– Parfaitement heureux.
Il embrassa sa paume.
– Tu es sûr de ne jamais regretter d’avoir quitté le
FBI ?
– Plus que sûr.
– Et si je te disais que j’ai envie de déménager pour
être plus près de chez mes parents, afin que mes
enfants puissent être plus proches de ma mère, de mes
frères et de ma sœur ?
Elle n’avait pas mentionné son père, nota Jonas. Cela
viendrait peut-être, en son temps. Et peut-être lui-même
rétablirait-il à son tour bientôt le contact avec son propre
père.
– Je répondrais que tes désirs sont des ordres,
Missy.
– Nous pourrions utiliser une part de l’argent de mon
compte en fidéicommis pour acheter une maison à
Washington, suggéra Missy. Et partager notre temps
entre ici et là-bas. Qu’en penses-tu ?
Elle ne ressentait plus le besoin de prouver quoi que
ce soit à quiconque en s’interdisant de toucher à cet
argent. De son côté, Jonas ne considérait plus la fortune
de Missy comme une menace. Ces questions avaient
cessé d’avoir une quelconque importance.
– Missy, je me moque d’où nous allons et de ce que
nous ferons de ton argent, du moment que je fais partie
de l’équation.
Il posa une main sur le ventre de sa femme et
l’embrassa.
– Le temps est venu pour nous d’être heureux.
– Et tout, dans la vie, est une question de temps,
murmura Missy.

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