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REVU E B E L G E DE

CONSTITUTIONNEL
1 9 9 7
1

Comité de rédaction

Directeur : Francis Delpérée.


Secrétaire de rédaction : Marc V erdussen.
Membres du comité de rédaction :
Robert Andersen, Emmanuel Colla, Gilles de Kerchove, Xavier Del-
grange, Rusen Ergec, Pierre Nihoul, Anne Rasson-Roland, Jean-Claude
Scholsem, Henri Simonart et François Tulkens.
Secrétaire administrative : Dominique Boigelot.

BRUYLANT
BRUXELLES
SOMMAIRE

Pages
ÉTUDES DOCTRINALES
<< Les messages du Roi >>, par Pascal Boucquey. 3
<< Leonardo Sciascia, la peine de mort et la Constitution >>, par
Marc V erdussen. 23

CHRONIQUES ÉTRANGÈRES
<< Etats-Unis : évaluation de la session 1995-1996 de la Cour
suprême à travers l'évolution des tensions entre le fédéralisme
et le droit d'égalité >>, par Michel Rosenfeld . 31
<< République d' Afrique du Sud : de la Constitution intérimaire
à la Constitution définitive •>, par Xavier Philippe 45

JURISPRUDENCE COMMENTÉE
Cour d'arbitrage, arrêt n° 70/96 du 11 décembre 1996 (obs. par
Elisabeth Willemart : << La Cour d'arbitrage et l'égalité entre
les contribuables >>) 61

DOCUMENTS
<< Une comm1ss10n parlementaire peut-elle interroger des
membres du cabinet du Roi ? >>, par André Alen . 79
<< Une comm1ss10n parlementaire peut-elle interroger des
membres du cabinet du Roi ? •>, par Jean-Claude Scholsem 83
<< Peut-on convoquer les collaborateurs du Roi à une commission
d'enquête parlementaire ? >>, par le Service des affaires juridi-
ques et de documentation du Sénat 89

ACTUALITÉS CONSTITUTIONNELLES
Recensions bibliographiques 97
Informations scientifiques . 106
ÉTUDES DOCTRINALES

LES MESSAGES DU ROi

PAR

PASCAL BOUCQUEY

1. - Le 10 septembre 1996, le Roi publie un communiqué dans lequel


il s'engage notamment à mettre tout en ceuvre pour << combattre la pédophi-
lie et la traite des êtres humains >>. Le 18 octobre, lors de l' ouverture d'une
table ronde consacrée à la maltraitance des enfants, il prononce un discours
oû il réaffirme sa volonté que toute la clarté soit faite sur le drame des
enfants disparus. Le 24 décembre, Albert II adresse à la population son
message de Noël, dans lequel il insiste pour que chacun, à la lumière des
tragiques événements de l'été, développe une << citoyenneté responsable >>. Le
28 janvier 1997, le Roi plaide, devant les corps constitués, pour l'établisse-
ment d'un controle de la qualité du service rendu par chaque autorité.
Ces prises de parole sont exceptionnelles (1), tant par leur fréquence que
par leur contenu, et placent le Roi dans le röle d'un véritable acteur politi-
que. Elles invitent à examiner les questions que les messages du Roi -
entendus ici comme les prises de position publiques du Chef de l'Etat (2) -
soulèvent en droit constitutionnel.
Dans une première perspective, il s'agit de s'interroger, d'une part, sur
les rapports qui se nouent entre le Roi, ses ministres et les chambres légis-
latives à l' occasion de tels discours et, d' autre part, sur les propos que peut
tenir le Roi à l'égard du pouvoir judiciaire. Dans une seconde perspective,
il faut s'interroger sur les thèmes que le Roi, chef du pouvoir exécutif fédé-
ral, peut aborder dans ses messages. Les matières qui ont été transférées
aux collectivités fédérées n'échappent-elles pas aux opinions que peut déve-
lopper le Chef de l'Etat dans ses messages à la population ?

Pascal BoucQUEY est assistant à l'Université Catholique de Louvain.


(1) Le Soir, 26 décembre 1996. Dans Ie même sens, voy. F. DELPÉRÉE, intervention dans La
Libre Belgiqne, 11 septembre 1996.
(2) Nous examinerons ici indistinctement les discours royaux - publics, télévisés ou radio-
phoniques - , les lettres du Roi rendues publiques et les communiqués dans lesquels Ie Roi
exprime une opinion.
4 PASCAL BOUCQUEY

1. - LES MESSAGES DU Rol


ET LES INSTITUTIONS FÉDÉRALES

2. - L' action du Roi est regie par un certain nombre de principes


constitutionnels : l'inviolabilité du Roi, son irresponsabilité politique et l'in-
terdiction de découvrir la Couronne. Ces principes sont rappelés dans un
premier point (A). Ils sont, dans un second point, appliqués à la matière des
messages du Roi (B).

A. - Le régime constitutionnel
de l'exercice des pouvoirs du Rai

3. - << La personne du Roi est inviolable >>, prescrit l'article 88 de la


Constitution. En ce sens, Ie Chef de l'Etat n' est justiciable d' aucune juridic-
tion beige; il est << à l'abri de toute action en justice >> (3), qu'elle soit civile
ou pénale. Selon l'adage, the King can do no wrong (4).
Le principe trouve sa justification : dès Ie moment ou Ie Congrès national
a choisi de donner à la Belgique la forme de la monarchie constitution-
nelle - système dans lequel Ie Chef de l'Etat est choisi selon Ie principe
d'hérédité, par un système de dévolution de la Couronne constitutionnelle-
ment organisé - , il se devait d'offrir au Chef de l'Etat un statut particulier
qui lui permette de régner dans la durée (5). Or, << frapper un monarque
d'une condamnation, c'est Ie discréditer, l'amoindrir, c'est presque Ie détró-
ner. C' est aussi atteindre la dynastie dans Ie prestige qui doit la maintenir ;
c'est saper par la base la forme de gouvernement établie >> (6).

4. - La Chambre des représentants - pas plus que les cours et tribu-


naux - n'a de prise sur l'institution monarchique. Si les juges ne peuvent
condamner Ie Roi, les parlementaires, de leur cóté, ne sont pas habilités à
mettre en cause la responsabilité politique du Chef de l'Etat. La règle se
comprend : << La Belgique s'est dotée d'un régime monarchique. Celui-ci
soustrait la fonction royale à des remises en cause périodiques ; il confère
à son titulaire - pour la durée du règne - Ie bénéfice de la stabilité ; il Ie

(3) Commission chargée d'émettre un avis motivé sur l'application des principes constitution-
nels relatifs à l'exercice des prérogatives du Roi et aux rapports des grands pouvoirs constitu-
tionnels entre eux (commission dite, Soenens ,,), Mon. b., 6 août 1949, spéc. p. 7591.
(4) Voy. R. FUSILLER, Les monarchies parlementaires, Paris, Les Éditions ouvrières, 1959,
p. 391 : , Le Roi ne peut mal faire (... ) ne signifie pas que tout ce qu'il fera sera bien et juste,
mais qu'il n' est justiciable tl' aucune juridiction. » Sur la responsabilité pénale du Roi, voy.
M. VERDUSSEX, Contour8 et enje·ax du droit constitutionnel pénal, Bruxelles, Bruylant, 1995,
pp. 503 et s.
(5) Voy. A. VAXWELKEXHUYZEN, v 0 «Chef de l'Etat», R.P.D.B., compl., t. V, n°" ll ets.
(6) W.,J. GANSHOF VAX DER MEERSC:H, << Le commandement de l'armée et la responsabilité
ministérielle en droit constitutionnel beige,,, Revue de l'Université de Bruxelles, 1949, p. ll.
LES MESSAGES DU ROi 5

fait échapper au contróle direct des assemblées politiques >> (7). Ce sont les
ministres du Roi qui assument seuls la responsabilité politique des actes
royaux.
Cependant, il y aurait injustice à instaurer une responsabilité ministé-
rielle absolue, c'est-à-dire une responsabilité qui couvrirait tous les actes du
Roi, qu'ils aient - ou non - été accomplis avec l'accord des ministres.
Henri Rolin a clairement exprimé cette idée : les ministres << ne peuvent être
responsables d'une attitude royale qu'ils n'approuvent pas>> (8). Ainsi donc,
pour que les ministres endossent la responsabilité des actes du Roi, << il
faut - de toute évidence - qu'ils participent à leur accomplissement.
Cette participation se manifeste par Ie contreseing >> (9).
L'article 106 de la Constitution exprime cette idée fondamentale. Mais il
y ajoute aussitót un corollaire essentie! : les actes du Roi doivent toujours
être contresignés par ses ministres; en d'autres termes, dans l'exercice de
ses pouvoirs constitutionnels, le Roi ne peut agir seul ( 10).
En cas de divergence entre Ie Roi et ses ministres, qui doit l'emporter ?
En 1949, la Commission chargée d'émettre un avis motivé sur l'exercice des
prérogatives constitutionnelles du Roi estimait que, si les ministres main-
tiennent leur position à l'encontre de celle du Chef de l'Etat, << ils n'auront,
en règle générale - après avoir attiré l' attention du Roi sur la gravité de
la situation et les risques qu' elle comporte ( 11) - d' autre ressource que
d'offrir leur démission >> (12). En cas de conflit persistant entre Ie Roi et ses
ministres, Ie gouvernement ne pourrait donc adopter que deux attitudes :
se soumettre ou se démettre.
Cette conception n'a plus cours aujourd'hui. Bien sûr, Ie Roi a toujours
la possibilité de faire pression sur les ministres afin de les convaincre de

(7) F. DELPÉRÉE, Droit constitutionnel, t. II, Le système constitutionnel, Bruxelles, Larcier,


1986, p. 106.
(8) H. RoLIN, discours prononcé à la Chambre Ie 19 juillet 1950, Ann. parl., Ch., s.o. 1949-
1950, p. 2267.
(9) R.P.D.B., v « Chef de I'Etat ,,, t. I"', 1949, n° 29.
0

(10) 0. ÜRBAN, Le droit constitutionnel de la Belgique, t. II, Les pouvoirs de l'Etat, Liège et
Paris, Dessain et Giard et Brière, 1908, p. 204; P. ERRERA, Traité de droit public belge, 2" éd.,
Paris, Giard et Brière, 1918, p. 203 ; commission Soenens, rapport cité, p. 7591 ; W.J. GANSHOF
VAN DER MEERSCH, op.cit., p. 15; A. VANWELKENHUYZEN, op.cit., n° 43; A. ALEN, Handboek
van het Belgisch Staatsrecht, Deurne, Kluwer, 1995, p. 124 ; F. DELPÉRÉE, « La monarchie beige,,,
Revue internationale de politique comparée, 1996, vol. 3, pp. 277 et s., spéc. pp. 284-285.
(11) En effet, pareille situation est« de nature à découvrir et à exposer dangereusement Ie Roi
lui-même » (W.J. GANSHOF VAN DER MEERSCH, « Les rapports entre Ie Chef de l'Etat et Ie Gou-
vernement en droit constitutionnel beige,,, R.D.l.D.C., 1950, p. 188).
(12) Commission Soenens, rapport cité, p. 7592. Dans Ie même sens, voy. R. FusILLER, op.
cit., p. 395 ; R. ERGEC, << L'institution monarchique à l'épreuve de la crise », J. T., 1990, pp. 265
et s., spéc. p. 266.
6 PASCAL BOUCQUEY

changer de voie (13). Mais s'ils s'obstinent, Ie Roi devra céder, dès lors
qu'une majorité parlementaire soutient Ie gouvernement. En effet, dans la
mesure ou seuls les ministres sont responsables de la politique gouverne-
mentale, il semble normal de leur laisser la<< liberté de la décision >> (14). Par
ailleurs, -- comment ne pas l'apercevoir? - , l'entêtement politique du Roi
aurait de graves conséquences : pareille situation serait << de nature à décou-
vrir et à exposer dangereusement Ie Roi lui-même >> (15). La volonté du gou-
vernement doit donc prévaloir.
5. - Le pouvoir exécutif fédéral est composé de deux autorités publi-
ques distinctes. Ceci explique que des positions contradictoires puissent voir
Ie jour. En aucun cas, cependant, ces divergences ne pourront être révélées.
En toutes circonstances, Ie pouvoir exécutif doit apparaître uni ; Ie Roi et
ses ministres doivent parler à l'unisson. Si des tensions surgissent entre eux,
celles-ci doivent se résoudre dans l' ombre, dans Ie secret du << collo que
constitutionnel >> ( 16). Plus généralement, l 'interdiction de dévoiler let Cou-
ronne consiste à faire défense de révéler l'influence du Chef de l'Etat dans
l'élaboration des décisions et dans les prises de positions communes.
Cette règle constitutionnelle trouve sa justification. Le Roi et Ie gouver-
nement fédéral ne forment pas deux branches distinctes et autonomes du
pouvoir exécutif (c'est le cas en revanche de la Chambre des représentants
et du Sénat, pour ce qui concerne Ie pouvoir législatif). Le pouvoir exécutif
est un et sa volonté << n'est pas divisible >> (17). Cette unité serait altérée si
l'une des autorités qui Ie composent venait à prendre, unilatéralement, une
initiative et la rendait publique sans même permettre aux autres membres
de donner leur avis sur Ie projet en question (18).

(13) Comme l'a écrit P. Wwxv. Ic Roi n·est pas « une machine à signer ,,. Il a Ie pouvoir de
s'opposer aux projets de ses ministres : c·est ,, Ie bénéfice d'une organisation dualiste de l'exóeu-
tif ,, (Droit con8titutionnel. Principe8 et droit positif. Bruxelles, Bruylant, 1952, n" 428). Voy. égal.
A. MoLITOR, La Jonction royale en Belgique, 2" éd., Bruxelles, CRISP, p. 55.
(14) P. Wm:-.rv, op. c-it., p. 574, n° 426; R. SEXELLE, « Le monarque constitutionnel en Bel-
gigue •>, Res Pnblica, 1962, p. 65; F. DELPÉRÉE, Droit constitutionnel. t. II, op. ei/.,µ. 111, n" 55;
F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, « Nul ne peut découvrir la Couronne », Le8 Cahiers constitutionnel8,
Hl8rJ, µµ. 24-2,5. Voy. égal. B. WALEFFE, Le Rai nonnne et rérnque ses rninistres. Bruxelles, Bruy-
lant. Hl71, p. 91.
(1.5) W.J. GANSHOF VAN DER ThIEERSCH, « Les raµports entre Ie Chef de l'Etat .. >), op. eit.,
1950, p. 188.
(16) Voy. R. ERGEc et M. UYTTENDAELE, « La monarchie en Belgique - Reflet du passé ou
né<•essité nationale?,,, in Présence du droit publ-ic et de8 droits de l'hornrne. Mé/anges offerts à
J. Velu, Bruxelles, Bruylant, 1992, pp. 608-610, n" 16; Commission Soenens, rapport cité,
p. 7,592; "'.J. GAXSHOF VAN DER MEERSrH, << Les rapports entre Ie Clwf de l'Etat... ». op. cit.,
p. 191; A. MoLITOR, op.cit., pp. 54-55; F. DELPf;RÉE, Droit con.stitutionnel, t. II, op.cit., n° 338.
( l 7) F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, ,, Nul ne peut découvrir la Couronne ». op. cit .. p. 14; P. "'I-
GNY, op. cit., p. 571, n° 425.
( 18) R. ERGEC et M. CYTTEXDAELE (op. cit., pp. 608-609) apportent une autre justification à
la règle selon laquelle nul ne peut déeauvrir la Couronne. Selon ces auteurs. Ie Rai est palitique-
ment irresponsable. Cette irresponsabilité a un corollaire : la nécessaire neutralité royale. Com-
ment imaginer que Ie Rai puisse se jeter dans rarène µolitique, prenne publiquement position en
faveur de tel ou tel autre parti. alors qu'il est appelé à occuµer Ie tröne pendant de longues
LES MESSAGES DU ROI 7

B. - Les messages du Roi


et l 'exercice des pouvoirs royaux

6. - Dans un deuxième point, l'on étudie successivement la place des


messages aux sein des missions royales, l'étendue de la responsabilité minis-
térielle vis-à-vis de ces messages et la liberté de parole du Roi à l'égard des
chambres légilsatives et du pouvoir judiciaire.

1. Les attributions et les fonctions du Roi

7. - L'analyse constitutionnelle des messages royaux requiert d'établir


une distinction au sein des tàches royales. En vertu de la Constitution, Ie
Chef de l'Etat est titulaire d' attributions. Parallèlement à celles-ci, Ie Roi
remplit un certain nombre de fonctions. << Les attributions désignent les
compétences premses que la Constitution persiste à reconnaître au
Roi. >> (19). Les fonctions royales recouvrent, pour leur part, << les tàches que
la tradition constitutionnelle reconnaît de manière plus confuse au
Roi >> (20), c'est-à-dire les prérogatives << d'être consulté, d'avertir et de sti-
muler >> (21). Alors que les attributions sont, dans les faits, laissées au gou-
vernement (22), l'exercice des fonctions fait appel, de la part du Roi, à une
appréciation personnelle de la situation politique, des besoins et des attentes
de la population. Les messages du Roi relèvent, on s'en doute, de l'exercice
des fonctions royales.
Pas plus que les attributions du Roi, les fonctions royales n'échappent à
la règle selon laquelle Ie Chef de l'Etat doit agir avec Ie concours des
ministres (23). La doctrine a, en effet, dégagé la règle selon laquelle tout
acte du Roi doit être posé avec Ie concours d'un ministre, dès le moment ou
il est susceptible d 'avoir une incidence politique (24). S' agissant des messages,

années, sans possihilité de remplacement périodique ? L'institution royale est symholique : elle
doit rester à !'abri des critiques et donc à !'abri des luttes partisanes. L'on peut se demander.
cependant, si la neutralité royale n'est pas chimérique : Ie Roi ne peut-il soutenir l'action - par-
tisane par essence - de son gouvernement 1 Le Roi ne peut-il, par exemple, appeler à jouer Ie
jeu de la structure fédérale de I' Etat, alors que certains partis s'affichent comme étant ,, unita-
ristes >) ?
(19) F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, « Le roi des Belges ,,, Pouvoirs, 1990, n° 54, p. 16.
(20) Idem.
(21) Selon l'expression célèbre de W. BAGEHOT, citée par R. ERGEC', ,, L'institution monarchi-
que ... ,,, op. cit., p. 265.
(22) Ainsi Ie Roi exerce-t-il une « mission d'authentification ,,, selon les termes de F. DELPÉ-
RÉE et B. DuPRET, ,, Le roi des Bel ges ,,, op. c-it., p. 18.
(23) Même si l'article 106 de la Constitution, selon lequel aucun acte du Roi ne peut avoir
d'effet sans contreseing, semble ne viser que les actes jnridiques. Peut-on concevoir un contre-
seing ministériel pour une visite officielle ou un discours I Le contreseing ne se conçoit-il pas uni-
quement pour les actes écrits ? Adapter pareille interprétation restrictive reviendrait à vrai dire
à nier la coutume constitutionnelle et Ie système parlementaire. Si ]'on devait aclmettre qu'un
message royal n'engage pas la responsabilité des ministres. on ouvrirait une brèche irréparable
clans l'irresponsabilité et l'inviolabilité royales.
(24) Voy. commission Soenens, rapport cité. p. 7591.
8 PASCAL BOUCQUEY

l'assentiment du gouvernement se manifestera, par exemple, par la pré-


sence d'un ministre lors de l'allocution royale. De toute façon, le texte
d'une communication devra, au préalable, être communiqué à l'un des
ministres du gouvernement fédéral. Ces << procédures informelles sont évi-
demment à assimiler à un contreseing ministériel •> (25).

8. - Le professeur Delpérée a procédé à une classification des fonctions


royales (26). Il en distingue trois. Dans l'exercice de chacune d'elles, les
messages jouent un röle particulièrement important.
Le Chef de l'Etat exerce d'abord la fonction d'incitation. Il incite son
gouvernement à entreprendre de nouvelles tàches ; il incite les différentes
autorités à prendre loyalement part au fonctionnement des institutions ; il
incite également la population à accepter les changements fondamentaux
des structures étatiques. En 1959, par exemple, Baudouin prononce une
allocution radiodiffusée au cours de laquelle il exprime le souhait de voir
accordé au Congo son indépendance. En septembre 1996, Albert II encou-
rage, notamment son gouvernement, à mener une réflexion dans Ie hut de
mettre en place << une formation plus adéquate pour permettre au pouvoir
judiciaire de mieux faire face à l'évolution de la criminalité >> (27).
Il y a aussi la fonction de médiation. Par sa position privilégiée, le Roi
contribue activement au déroulement et au règlement des crises ministé-
rielles (28) ; il peut également jouer Ie röle de médiateur entre les différentes
tendances idéologiques ou entre les communautés. Ainsi, au mois de
décembre 1971, après les premières révisions institutionnelles, Ie Roi encou-
rage les diverses autorités << à jouer franchement le jeu•> et à s'habituer
<< sans vaines nostalgie, au visage qu'offre désormais la Belgique •> (29).

Le Chef de l'Etat exerce, enfin, une fonction symbolique primordiale : il


réunit en sa personne, et en l'institution qu'il représente, les différents cou-
rants d'opinion qui s'expriment en Belgique; il est le dénominateur com-
mun de tous les Belges (30). Comment ne pas citer ici le dernier message de
Noë! prononcé par Albert II au mois de décembre 1996 : << Nous voulons un
pays ou Flamands, Wallons et Bruxellois marchent ensemble ... •> (31).

9. - Une question préliminaire ne peut être écartée : qui est l'auteur


des idées exprimées dans un message royal ? La réponse de la doctrine est

(25) F. DELPÉRÉE, « Le Roi règne et ne gouverne pas,,, op. cit., p. 702.


(26) Voy., en particulier, « La Couronne de Belgique •>, op. cit., pp. 345 ets.;,, Le Roi règne
et ne gouverne pas», J. T., 1990, pp. 701 ets., spéc. pp. 703-704 ; << La fonction du Roi », Pouvoirs,
1996, n° 78, pp. 43 et s.
(27) Message du Roi du mardi 10 septembre 1996, reproduit dans La Libre Belgique, 11 sep-
tembre 1996.
(28) F. DELPÉRÉE, « Le Roi règne ... », op. cit., p. 703.
(29) Cité dans A. MoLITOR, op. cit., p. 61.
(30) F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, << Le roi des Belges », op. cit., p. 22.
(31) Discours reproduit dans Le Soir, 26 décembre 1996.
LES MESSAGES DU ROi 9

unanime : les discours royaux sont l'écho des opinwns personnelles du


Roi (32). C'est Ie Roi qui rédige ses messages - personnellement ou avec
l' aide de collaborateurs, parmi lesquels son Chef de cabinet occupe une
place importante (33). Il ne s'agit jamais d'une communication gouverne-
mentale. Le Roi n'est pas Ie porte-parole du gouvernement : une telle prati-
que aurait en effet pour conséquence de faire couvrir les ministres par Ie
Roi, alors que la Constitution réclame l'inverse (34).
On peut relever que dans ses messages sur la maltraitance des enfants,
Ie Roi ne manque pas d'associer la Reine à ses initiatives. Le discours reste
Ie sien. Mais Ie Chef de l'Etat ne peut s'empêcher de souligner - eu égard
au problème particulier dont il traite - les engagements que la Reine et lui
ont pris en ce domaine. On peut présumer que Ie Roi n' agirait pas de la
sorte s'il traitait d' au tres sujets de politique intérieure ou internatio-
nale (35).

10. - Dans un système 011 Ie pouvoir exécutif est composé de deux


autorités publiques distinctes, il faut admettre que chacune d'elles puisse
exprimer, de son cöté, ses propres opinions. Pour reprendre une formule
célèbre, restreindre Ie röle du Roi au point de l'empêcher d'exposer ses opi-
nions personnelles ferait du Chef de l'Etat << Ie dernier des citoyens, alors
pourtant qu'il occupe au faîte de notre édifice politique une position émi-
nente >> (36).
La structure duale du pouvoir exécutif ne doit cependant pas masquer
l'essentiel : Ie pouvoir exécutif est un, et les opinions exprimées par ses
composantes ne peuvent diverger (37). Or, à partir du moment 011 l'on
admet que Ie Roi exprime des idées personnelles et qu'il rédige personnelle-
ment ses discours, l'on peut craindre que des divergences d'avec les vues du
gouvernement y soient exposées. Il se pourrait également que les propos du
Roi ne soient pas conformes à la ligne politique ou aux décisions des

(32) Voy. F. DELPÉRÉE, « Le Roi règne ... », op. cit., p. 702; F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, « Le
roi des Belges », op. cit., p. 22 ; A. MoLJTOR, op. cit., p. 102.
(33) Voy. J. STENGERS, L'action du Roi en Belgique -·-- Pouvoir et influence, 2• éd., Bruxelles,
Racine, 1996, pp. 20-2 l.
(34) « Il arrive que, dans Ie but de donner à la politique gouvernementale un plus large crédit,
les ministres fassent état de la conformité de leur opinion avec celles du Roi ( ... ) en obtenant
du Roi qu'il défende leurs projets dans un discours public ou rendu public. Ce système a donné
lieu à des critiques justifiées. Il aboutit pratiquement au renversement du principe constitution-
nel : c'est Ie Roi qui, en ce cas, couvre scs ministres ,, (W.J. GANSHOF VAN DER MEERSCH, « Des
rapports entre Ie Chef de l'Etat ... », op. cit., p. 192).
(35) D'une manière exceptionnelle, les messages du Roi peuvent prendre une forme particu-
lière - spécialement lorsqu'il s'agit d'insister sur Ie fait que Ie Chef de l'Etat n'en est pas Ie seul
auteur. Ainsi, Ie 27 septembre 1996, Ie Palais et les services du Premier ministre ont estimé néces-
saire de diffuser un communiqué conjoint pour dénier certaines informations parues dans la presse.
(36) Ch. WOESTE, discours prononcé à la Chambre des représentants Ie 6 décembre 1904, Ann.
parl., Ch., s.o. 1904-1905, p. 2ll; dans Ie même sens, voy. la lettre que Ie Roi Baudouin a adres-
sée au Premier ministre Martens Ie 30 mars 1990, reproduite dans A. MoLITOR, op. cit., p. 56.
(37) Voy. supra, n° 5.
10 PASCAL BOUCQUEY

chambres législatives. On peut enfin craindre que Ie Roi se prononce publi-


quement sur la manière dont Ie pouvoir judiciaire remplit sa mission. Com-
ment résoudre ces difficultés 1

2. Les messages du Rai et le gouvernement

11. - Les ministres sont responsables de tout acte politique posé par Ie
Chef de l'Etat. S'agissant des messages, comment est comprise cette respon-
sabilité? Quelle est l'étendue de la couverture ministérielle '? Depuis 1831,
quatre solutions différentes ont été proposées.

12. - Une première conception est adoptée pendant Ie règne de Léopold


P' : Ie Roi peut exprimer une opinion divergente de celle de son cabinet.
Les parlementaires n'estiment pas nécessaire d'interpeller Ie gouvernement
à ce sujet, parce qu'on ne conçoit pas de contreseing ministériel pour les
messages royaux. Si des contradictions apparaissent au sein de l'exécutif,
elles n'importent guère : << La monarchie orléaniste tolère Ie dualisme de
l'exécutif )) (38).

13. - Une deuxième conception - également favorable à la libre


expression du Chef de l'Etat - fait jour pendant Ie règne de Léopold II.
Selon l' article 106 de la Constitution, Ie contreseing ministériel est néces-
saire pour donner un effet juridique à l'acte posé par Ie Roi. Dès lors, si les
ministres ne suivent pas Ie Roi dans toutes ses opinions et qu'ils refusent
d'apporter leur concours au Roi, Ie discours sera censé ne pas avoir d'ef-
fet (39).
Pareille interprétation doit être rejetée. L'effet d'un message royal n'est
pas juridique. Il est avant tout politique. Dans cette mesure, même privés
de tout effet de droit par Ie refus des ministres de couvrir Ie discours, les
propos du Roi pourraient discréditer celui-ci aux yeux de l' opinion publi-
que. C'est un véritable accord préalable que Ie Roi doit obtenir avant de
prononcer son message.

14. - Encore faut-il définir l'étendue de eet accord préalable. Sur ce


point, la pratique institutionnelle semble rester en-deçà des exigences
constitutionnelles. Depuis Ie règne de Léopold II, les gouvernements succes-
sifs soutiennent, lorsqu'ils sont interpellés à ce sujet, que la responsabilité
ministérielle ne porte que sur l'habilitation au Roi d'adresser un message.

(38) F. DELPÉRÉE et B. DePRET, « Nul ne peut découvrir la Couronne », op. ci:t., p. 18.
(39) Voy. les interventions de MM. DE 8MET DE NAYER et WOESTE, lors de la séance du
23 juin 1887, Ann. pari., Ch., s.o. 1886-1887, pp. 1754-1755.
LES MESSAGES DU ROI ll

Selon une telle conception, la responsabilité des ministres se limite au << fait
d'avoir donné au Roi !'occasion de s'exprimer >> (40).
Cette responsabilité peut paraître limitée. A vrai <lire, cependant, il faut
garder à !'esprit que << l'autorisation ne sera procurée que si les déclarations
publiques du Roi, et les dissentiments qu'elles peuvent mettre à jour, ne
risquent pas de faire courir au cabinet de trop graves dangers >> (41). Et
c'est au gouvernement d'apprécier ces risques d'une manière discrétion-
naire. Ainsi, en novembre 1888, le discours que Léopold II comptait pro-
noncer lors du Grand concours de tir, à Bruges, a tout simplement été
annulé : un des ministres de son cabinet estimait que les propos du Roi
mettraient Ie gouvernement dans << une situation intolérable >> (42).
Une telle solution permet toutefois qu'apparaissent publiquement des
contradictions entre le Roi et son gouvernement ; ces divergences ne seront
pas susceptibles de mettre en cause la responsabilité politique des ministres,
dans la mesure ou le gouvernement ne reprend pas à son compte Ie contenu
des messages royaux (43).
Cette pratique permet au gouvernement d'échapper à la censure politi-
que, notamment lorsqu'un ministre a négligé de porter toute l'attention
nécessaire à un discours royal (44), lorsque le Roi se montre opiniätre sur
tel sujet particulier (45) ou encore lorsque Ie gouvernement ne peut faire
autrement que de révéler les opinions du Roi (46).

15. ~ Une dernière conception consiste à considérer les ministres


comme responsables, tant de !'occasion que du texte du message. En d'autres
termes, le gouvernement qui accepte de couvrir un message royal << s'en
approprie les idées et les expressions ►> (47). Le discours fait état des opi-

(40) ScHOLLAERT, discours prononcé à la Chambre des représentants Ie 6 juillet 1909, Ann.
pari., Ch., s.o. 1908-1909, p. 1871; W. l\1ARTENS, Ann. parl., Ch., s.o. 1989-1990. séance du
19 avril 1990, p. 2019.
(41) F. DELPÉRÉE et B. DFPRET. « Nul ne peut découvrir la Couronne ,,, op. cit., p. 20.
(42) Cité par J. STENGERS, op. cit., p. 225.
(43) Dans Ie même sens, voy. L. DFPRIEZ, << Chronique constitutionnelle beige», R.D.P.. 1905,
p. 438; 0. ÛRBAN, op. cit., p. 230.
(44) Voy. Ie discours prononcé par Ie Roi Baudouin à Paris, en 1961, qui vantait << l'héritage
du Christianisme » et dénigrait Ie relativisme. Le discours avait provoqué des remous dans !'opi-
nion publique beige. P.-H. Spaak, alors ministre des Affaires étrangères, avait Ju le texte préala-
blement. ,, Mais faute d'une attention suffisante, il ne s'était pas rendu compte de ce que certains
passages du texte pouvaient avoir dïnadmissih]e pour les incroyants ,, (,J. STENGERS, op. cit.,
pp. 223-224).
(45) La rédaction du projet de discours que Léopold IT devait prononcer pour l'inauguration.
à Bruges, d"un monument dédié à Breydel et De Coninck a donné lieu à de fortes tensions entre
Ie Roi et son cabinet (voy. infra). Après avoir accepté de modifier son texte, le Roi écrit : << ,J'ai
fait maintenant ce qu'on m'a demandé; j'ai remanié trois fois Ie disc,ours, mais jen ·y ch.angerai
plus rien ,, (cité dans ,J. STENGERS, op. cit., p. 222. Nous soulignons.)
(46) Pareille situation s'est présentée lors du refus du rui Baudouin de sanetionner la loi dépé-
nalisaut partiellement l'avortcment. Vo_v. infra, n" 17.
(47) L. HeYSMANS, Ann. pari., Ch., s.o. Hl04-Hl05, pp. 20:3 ets.; w .. J. GANSH0F \"AN DER
MEERSCH, ,, Des rapports entre Ie Chef de l'Etat ... », op. cit., p. 192.
12 PASCAL BOUCQUEY

nions personnelles du Roi, mais uniquement celles d'entre elles que Ie gou-
vernement partage avec lui. La responsabilité des ministres est susceptible
d' être engagée sur tous les points abordés dans Ie message.
Le droit constitutionnel réclame pareille interprétation (48). Bien sûr, la
question de l' étendue de la responsabilité ministérielle ne se pose pas vis-à-
vis des propos vagues - << les vooux, les paroles d'accueil et de remercie-
ment ►> (49) - que contiennent les messages royaux. En revanche, dès Ie
moment ou Ie Roi tient des propos << relatifs à l'orientation politique du
pays >>, ceux-ci ne sauraient relever de la seule appréciation personnelle du
Roi (50). Le Roi peut s'exprimer sur un sujet sensible - comme Ie proces-
sus d'indépendance du Congo, la fédéralisation de l'Etat ou Ie fonctionne-
ment de la justice (51) - , à condition toutefois d'être en parfait accord
avec son gouvernement (52). Limiter la responsabilité à l'habilitation de
tenir Ie discours reviendrait à permettre au Roi de découvrir sa propre Cou-
ronne. Ne pas faire endosser la responsabilité des opinions émises publique-
ment par Ie Roi exposerait celui-ci << à être discuté, et donc diminué dans
son autorité ►> (53).

3. Les discours du Roi et les chambres législatives

16. - Les ministres fédéraux sont responsables de leur politique devant


la Chambre des représentants (54). La responsabilité politique n'implique
cependant pas que Ie pouvoir exécutif se fasse Ie porte-parole des chambres
législatives. Les relations qui s'établissent entre Ie premier et les secondes
sont essentiellement des relations de contróle. Dès Ie moment ou l'on admet
que la Chambre des représentants exerce un controle a posteriori sur les
actes et les positions adoptées par Ie gouvernement, il faut admettre, aussi,

(48) P. ERRERA, op. cit., p. 204; R. SENELLE, « Le monarque constitutionnel ... ,,, op. cit.,
p. 65.
(49) A. M0LIT0R, op. cit., p. 103.
(50) W.J. GANSHOF VAN DER MEERSCH, (< Le commandement de l'armée ... ,,, op. cit., p. 24;
IDEM, ,, Les rapports entre Ie Chef de l'Etat ... ,,, op. cit., p. 192.
(51) Message du 11 septembre 1996, La Libre Belgique, 11 septembre 1996.
(52) Dans cette mesure, Ie communiqué du Palais du 5 mars 1997, exprimant l'inquiétude du
Roi face« à !'absence d'une Europe sociale réelle, comme en témoigne !'annonce, sans concerta-
tion préalable, de la fermeture brutale de I' entreprise Renault à Vilvorde », est tout à fait
conforme au droit constitutionnel, même s'il a pu paraître, à certains observateurs étrangers,
outrepasser la neutralité et la prudence qui sied à un membre de la familie royale (Le Soir,
6 mars 1997).
(53) W.J. GANSHOF VAN DER MEERSCH, « Le commandement de l'armée ... >),op.cit., p. 24. Le
röle du gouvernement est assez étroit : il doit assumer la responsabilité politique des discours du
Roi, mais il n'a pas à interpréter les propos tenus par Ie Chef de l'Etat, ni à les expliquer si leur
sens fait l'objet d'une question parlementaire. « Il n'est pas de tradition (qu'un ministre) en
assure l'exégèse. ,, (J.-L. DEHAENE, dans La Libre Belgique, 24 février 1997).
(54) Const., art. 101.
LES MESSAGES DU ROI 13

que Ie gouvernement dispose, a priori, d'une importante liberté d'ac-


tion (55).
La règle vaut également pour les messages royaux : prononcés avec l'ac-
cord d'un ou de plusieurs ministres, ils peuvent contenir des propos inatten-
dus ou surprenants, sur des sujets qui, par exemple, ne font pas encore l'ob-
jet d'un débat parlementaire. Le tout sera de savoir si, par la suite, cette
opinion, mettra en jeu la responsabilité d'un ministre ou du gouverne-
men (56).

17. - Les messages royaux sont susceptibles de susciter un autre pro-


blème. La Chambre des représentants et Ie Sénat se sont prononcés définiti-
vement sur un sujet. Par exemple, un projet de loi a été adopté. Ou bien,
les Chambres ont rejeté une proposition ou un projet. Conçoit-on que Ie Roi
prennent publiquement Ie contre-pied de la décision ainsi intervenue ?
Dans une première hypothèse, Ie Roi revient, au cours d'une allocution,
sur une idée qui a été rejetée par les chambres. Une telle situation s'est pré-
sentée au siècle dernier. Particulièrement attaché à l'intégrité du territoire,
Léopold II plaide pour l'instauration d'un service militaire personnel. En
1887, la Chambre rejette cette idée. Quelques semaines pourtant après cette
décision, Léopold II prononce, à Bruges, un discours resté célèbre dans
lequel il revient à demi-mot sur Ie principe du service personnel. Un inci-
dent comparable se produit en 1897, toujours à propos du service person-
nel. Dans les deux cas, l'émotion est plus vive auprès de !'opinion publique
et de la presse (57) qu'au sein des chambres. S'il ne semble pas qu'une crise
politique sérieuse soit née de ces prises de position << en porte-à-faux >> avec
la volonté nationale, elles sont cependant dangereuses : des propos
contraires à la volonté des chambres sont susceptibles d' attirer sur Ie Roi
les critiques de la majorité. La monarchie constitutionnelle ne peut sérieu-
sement s' accommoder de cette situation.

(55) F. PERIN, • Le message radiophonique du Roi du 13 janvier 1959 ,,, C.H. CRISP, n° 3.
(56) Ibidem. Dans cette mesure, on ne peut que s'étonner des propos tenus dans la presse au
lendemain de l'allocution du Roi Baudouin relative à l'indépendance du Congo, selon lesquels Ie
Roi ne pourrait se prononcer • avant que Ie Parlement n'ait délibéré ,, (Pourquoi Pas?, 16 janvier
1959, cité par F. PERnl, op.cit.). Il faut aussi s'étonner des déclarations du président du P.R.L.,
Louis Michel, à propos du communiqué du 10 septembre 1996 sur la disparition des enfants : ,, On
ne peut déplacer Ie centre de gravité de la démocratie. C'est au parlement de contröler Ie gouver-
nement et de vérifier Ie bon fonctionnement de nos institutions dans le strict respect des pouvoirs
de chacun. Le parlement ne peut en aucun cas se laisser dessaisir de ses prérogatives. La survie
de l'Etat de droit l'impose » (Le Soir, Il septembre 1996). Or, Ie but du communiqué n'était pas
de contröler Ie bon fonctionnement des institutions, mais bien d'inciter au controle et d' engager
Ie pouvoir exécutif sur un certain nombre de thèmes sensibles. Il faut Ie répéter : il n'y a pas
de thèmes dont pourraient connaître seules les chambres législatives, quine puissent faire l'objet
d'une position publique de la part du Roi ou du gouvernement.
(57) Voy. la<< revue de presse, effectuée par M. DELBEKE, interpellant Ie gouvernement, lors
de la séance du 23 juin 1897, Ann. parl., Chambre, s.o. 1896-1897, p. 1746.
14 PASCAL BOUCQUEY

Une seconde hypothèse se présente : Ie Roi s'oppose à la volonté po8itive-


ment exprimée par les chambres ; il désapprouve publiqucment un texte qui
a été adopté par la Chambre et par Ie Sénat. La crise provoquée par Ie refus
de signer Ie projet de loi dépénalisant partiellement l'avortement s'appa-
rente à cette hypothèse : dans une lettre du 30 mars 1990 adressée par Ie
Roi au Premier ministre Martens, et rendue publique devant les chambres
réunies Ie 5 avril 1990, Ie Chef de l'Etat fait état des << graves problèmes de
conscience ►> que Ie projet de loi soulève en lui (58).
La crise n'est pas provoquée à titre principal par la publicité donnée à
la désapprobation royale (59), mais bien par le refu8 de 8anctionner un texte
adopté conjointement par les deux chambres. Pareille attitude avait pour
conséquence inévitable de contrevenir aux règles essentielles du parlemen-
tarisme monarchique - même si Ie Roi insistait sur la nécessité de ne pas
bloquer Ie fonctionnement des institutions.
Néanmoins, la publicité donnée à la lettre du Roi posait un problème
propre à Ia matière des messages royaux. La divulgation du refus royal a
eu pour conséquence inévitable de découvrir la Couronne et de présenter le
Roi << comme Ie seul responsable de la crise institutionnelle ►> (60) - expo-
sant ainsi sa personne à la critique publique (61). Aurait-il été préférable
que la division au sein de l'exécutif restàt secrète et que Ie gouvernement
démissionne, étant dans l'impossibilité de couvrir les actes du Roi? Avec
perspicacité, le sénateur Roger Lallemand a pu écrire que Ie retrait du gou-
vernement, plutöt que de résoudre la crise, << l'eut approfondi ►> à coup sûr :
<< La démission du gouvernement aurait entraîné des élections. La personne

du Roi eut été au creur d'un débat électoral qui aurait revêtu un caractère
plébiscitaire. Pour préserver les institutions, on les aurait ainsi profondé-
ment dénaturées ►> (62).

J8. - Cette situation exceptionnelle met en lumière les difficultés qui


surgissent à vouloir concilier << Ie droit du Roi à ne pas être forcé d' agir (et
de parler) contre sa conscience et la nécessité du bon fonctionnement de la

(58) Lettre du 30 mars 1990, reproduite dans A. MoLITOR. op. cit., p. 56.
(59) C'est Ie Roi lui-mème qui provoque cette publicité: « Monsieur Ie Premier ministre, puis-
je vous demander de faire part de cette lettre, à votre meilleure convenance, au gouvernement
et au Parlement?,, (A. MoLITOR, op. cit., p. 57).
(60) B. DUPRET, « Le Roi a-t-il découvert la Couronne? >►, Journ. proc .. n° 171, 20 avril 1990,
p. 12.
(61) R. ERGEC, ,, L'institution monarchique ... ,,, op. cit., p. 266. Sur cette question, voy. égal.
F. DELPÉRÉE, « Faut-il réviser l'article 69 de la Constitution? ,,, Journ. proc., n° 171, 20 avril 1990,
pp. 9 et 10; IDEM,,, Le Roi sanctionne les lois ,,, J.T., 1991, pp. 593 ets.; X. MABILLE, ,, Le débat
politique d'avril 1990 sur la sanction et la promulgation de la loi », C.H. CRISP, n° 1275; ,J. VE-
LAERS, « Op de grenzen van Grondwet en politiek. Enkele beschouwingen bij het 'uitgedoofde'
koninklijke vetorecht», in Opstellen aangeboden aan J. Gijssels, Anvers, Maklu, 1994. pp. 445 ets.
(62) R. LALLEMAND, ,, La conscience royale et la représentation de la Nation ,,, J. T., 1990,
pp. 465 et s., spéc. p. 468.
LES MESSAGES DU ROI 15

démocratie parlementaire>> (63). Le problème est de taille. Mais pour Ie


résoudre, on ne croit pas devoir aller jusqu'à considérer que<< Ie Roi, en tant
que Chef de l'Etat, ne peut exprimer publiquement un avis personnel sur
une loi : il n'a d'opinion que celles que les institutions consacrent >> (64).
L' affirmation est - à tout Ie moins - par trop catégorique. La règle, en
matière de message royal est que Ie Chef de l'Etat expose ses opinions
propres, à conditions que les ministres y apportent leur concours. Juridi-
quement, Ie Roi ne doit exprimer que ces opinions-là, sans qu'il soit besoin
que les institutions << consacrent >> ces propos. Le Roi, comme Chef du pou-
voir exécutif, tout comme Ie gouvernement, peut décider d'être moins fri-
leux que les chambres et les inciter à la réforme. Faudrait-il, par exemple,
considérer comme inconstitutionnel un message au cours duquel Ie Roi se
prononce sur une loi dépassée et anachronique, et pour laquelle Ie conseil
des ministres prépare un projet de modification ?
La liberté d'expression du Roi n'est, sans doute, pas aussi étendue que
celle du simple citoyen (65). Il n'en reste pas moins que Ie Roi peut expri-
mer toutes les opinions personnelles que les ministres acceptent d 'endosser.
Dire que Ie Roi n' a d' opinions que celles consacrées par les institutions
pourrait faire croire qu'il est a priori interdit au Roi de tenir tel ou tel pro-
pos. Or, ce n'est pas Ie cas : les ministres doivent se porter responsables des
paroles du Roi; on l'a vu, la responsabilité est un mécanisme qui fonc-
tionne aposteriori. En soi, il n'est pas interdit au Roi de se prononcer per-
sonnellement sur une loi, dès Ie moment ou il ne remets pas en cause la
majorité parlementaire et Ie fonctionnement des institutions.

19. - Il ne faudrait pas considérer, cependant, que la responsabilité


ministérielle confère un blanc-seing au Roi. A l'évidence, elle n'est pas suffi-
sante pour éviter les critiques de la part des parlementaires et de !'opinion
publique. Deux arguments viennent l' attester.
D'une part, la conception que les ministres se font de l'étendue de la res-
ponsabilité ministérielle (66) rend la règle du concours aléatoire et insuffi-
sante. S'il s'agit uniquement de donner au Roi !'occasion de s'exprimer, Ie
concours ne suffira certainement pas pour éloigner tout risque de critique
du Chef de l'Etat. En revanche, si, comme l'exige la Constitution, Ie
concours fait assumer par Ie ministre la responsabilité des paroles mêmes du
Roi, on imagine que Ie ministre concerné sera suffisamment attentif à la

(6:~) Lettre du Roi Baudouin du 30 mars 1990, dans A. MoLrTOR, op. cit., p. 57.
(64) R. LALLEMA~D, op. cit., p. 466.
(65) Voy. R. ERGEC, ,, L'institution rnonarchique ... ,,, op.cit., p. 266. Dans Ie rnêrne sens, voy.
l'intervention, Ie 23 juin 1887, à la Charnbre des représentants, de M. MAGNETTE, Ann. pari.,
Charnbre, s.o. 1896-1897, p. 1751.
(66) Voy. supra, n°' 14-15.
16 PASCAL BOUCQUEY

réaction des parlementaires et de l' opinion pour dissuader d' éventuelles


entreprises téméraires du Chef de l'Etat.
D'autre part, la responsabilité des ministres est un mécanisme politique,
institué pour tenter de soustraire la personne royale aux attaques des parle-
mentaires. Mais ce mécanisme est imparfait : les interpellations parlemen-
taires à la suite d'un discours du Roi ne se terminent jamais, dans les faits,
par Ie vote d'une motion de méfiance. En revanche, aux yeux de l'opinion
publique, c'est Ie Roi qui est responsable de ses paroles. Les ministres
auront beau assumer la responsabilité du message, << ceux dont Ie Roi criti-
quera ou repoussera les idées, sauront dorénavant qu'ils ont en lui un
adversaire et seront prêts à Ie combattre >> (67). En cela, même couvert par
un ministre, Ie Roi peut voir son crédit s' amenuiser. Un exemple vient
confirmer Ie propos. L' assentiment d'un ministre est donné à un message
royal. Mais Ie ministre a été quelque peu négligent et inattentif aux pas-
sages du message qui pouvaient blesser telle ou telle partie de la popula-
tion. Quelle que soit la responsabilité politique du ministre intéressé, Ie
public focalisera ses critiques sur la personne du Roi.
La responsabilité ministérielle ne suffit pas. La position du Roi exige de
lui qu'il fasse preuve de précaution, particulièrement dans ses messages à la
population. Dans la mesure ou la Constitution interdit toute remise en
cause des actions et des actes du Chef de l'Etat, cette règle de prudence
pourrait bien devoir être élevée au rang de principe général.

4. Les discours du Roi et le pouvoir judiciaire

20. - Dans l'élaboration de ses messages, Ie Roi a-t-il des préceptes à


respecter à l'égard du pouvoir judiciaire ?
En établissant les cours et tribunaux en pouvoir, la Constitution instaure
leur indépendance. Le statut particulier que la Constitution organise au
profit du pouvoir judiciaire a comme corollaire de soustraire celui-ci aux
jeux de la politique. En d'autres mots, alors que les pouvoirs exécutif et
législatif ont prise l'un sur l'autre et qu'ils collaborent à leurs missions res-
pectives, Ie pouvoir judiciaire n' a - en tout cas directement - de prise sur
aucun des deux autres pouvoirs. Cela signifie, en particulier, qu'il ne saurait
faire l'objet d'attaque ou d'injonction quelconque.
Le 10 septembre 1996, Albert II rend public un communiqué dans lequel
il s' exprime sur Ie drame des enfants abusés et assassinés. Le Roi estime
notamment que<< sans porter atteinte à l'indépendance du pouvoir judiciaire,
essentielle à notre démocratie, une réflexion de fond doit être conduite et
poursuivie, qui doit mener à une justice plus humaine et plus efficace. Elle
doit aussi mettre en place les controles internes et externes pour permettre

(67) L. DUPRIEZ, <YJ). cit., p. 443; J. STENG ERS, <YJ). cit., p. 226.
LES MESSAGES DU ROi 17

au pouvoir judiciaire de mieux faire face à l'évolution de la criminalité. Il


ne s' agit pas de généraliser les critiques, mais de corriger et d' améliorer ce
qui doit l'être là ou c'est nécessaire •> (68).
Le Roi est-il allé trop loin ? Peut-il s'exprimer publiquement sur les
carences de la justice ?
Le Chef de l'Etat peut assurément encourager les acteurs institutionnels
à prendre en charge les réformes qui s'imposent relativement au fonctionne-
ment de l'appareil judiciaire. Dans son message du 10 septembre 1996, Ie
Roi vise trois pistes de réflexion : la formation des magistrats, les controles
internes et les controles externes du pouvoir judiciaire (69). Le ro1 exerce
ainsi une mission qui lui est reconnue : la fonction d'incitation.
Cet encouragement, Ie Chef de l'Etat Ie transmet à ses interlocuteurs tra-
ditionnels : il s'adresse au gouvernement lorsqu'il parle de la nomination
des magistrats; il s'adresse aux chambres qui sont susceptibles de prendre
en charge les réformes législatives ; il s'adresse aussi à la Chambre des
représentants qui exerce Ie controle politique et vote Ie budget. Mais Ie Roi
s'adresse également au pouvoir judiciaire - interlocuteur exceptionnel -
pour que, dans la mesure de ses prérogatives, celui-ci contribue à faire la
clarté sur Ie drame des enfants disparus. Ce faisant, il n'entend pas mettre
en cause l'indépendance du juge, mais bien stimuler celui-ci à exercer ses
prérogatives d'enquête, de jugement et de controle disciplinaire.
Il convient cependant de se demander si l'objet du communiqué royal n'a
pas été d'émettre un avis sur la manière dont les institutions de justice se
sont comportées à !'occasion d'une affaire particulière - ce qui reviendrait,
en quelque sorte, à les censurer. Certes, Ie Chef de l'Etat reconnaît implici-
tement - mais comment ne pas Ie reconnaître ? - que des erreurs ont été
commises à !'occasion des enquêtes judiciaires sur les enlèvements de Julie,
Mélissa, Ann et Eefje (70). Mais à la vérité, il entend avant tout dépasser
les manquements et mener une << réflexion de fond >>. Ce qui préoccupe Ie
Roi, ce n' est pas tant d' établir les responsabilités de l'une ou l' autre auto-

(68) La Libre Belgique, 12 septembre 1996. Nous soulignons. Dans Ie même sens, voy. Ie mes-
sage de Noë! prononcé par Ie Roi Albert II Ie 24 décembre 1996 : « Nous voulons que la justice
soit plus humaine, plus efficace et que Ie secret de l'instruction soit respecté ,, (reproduit dans Le
Soir, 26 décembre 1996).
(69) En ce qui concerne les controles internes et les controles externes du pouvoir judiciaire,
voy. J. VELU, « Représentation et pouvoir judiciaire ,,, discours prononcé à l'audience solennelle
de rentrée de la Cour de cassation du 2 septembre 1996, J. T., 1996, pp. 625 et s. ; E. L!EKEN-
DAELE, discours d'installation prononcé devant la Cour de cassation Ie 11 octobre 1996, J. T.,
1996, pp. 755-756; F. DELPÉRÉE, « Propos sur la justice et la politique », J.T., 1997, pp. 69 ets.
(70) Le Roi ne veut pas ,, généraliser les critiques ,,. Cela prouve bien que certaines critiques
doivent être émises ...
18 PASCAL BOUCQUEY

rité (71), que de << corriger et d'améliorer la justice ►> là 011 c'est nécessaire,
afin de la rendre << plus efficace ►> et << plus humaine ►>.

II. - LES MESSAGES DU Ror


ET LES INSTITUTIONS FÉDÉRÉES

21. - Les messages du Roi soulèvent un second problème en droit


constitutionnel : dans une Belgique fédérale 011 des compétences exclusives
ont été transférées aux communautés et aux régions, Ie Roi peut-il encore
aborder tous les thèmes à l' occasion de ses messages ?
Au-delà du röle pacificateur et incitateur que Ie Roi a pu jouer dans la
fédéralisation de l'Etat (72), il convient de s'interroger sur les conséquences
que ces transformations ont pu avoir sur les missions dévolues au Chef de
l'Etat (A). En particulier, il faut se demander si la structure fédérale de la
Belgique a une quelconque influence sur la matière des messages du
Roi (B).

A. - La place du Roi dans la Belgique fédérale

22. - Les réformes institutionnelles n' ont pas directement visé Ie statut
ni Ie röle du Chef de l'Etat. Cependant, il serait faux de dire que la Cou-
ronne sort indemne des modifications successives de la Constitution.
Comme l'a indiqué Ie Premier ministre Dehaene lors de la révision constitu-
tionnelle de 1993, on a opté pour Ie << maintien des caractéristiques essen-
tielles du pouvoir royal en ne Ie réformant que !à 011 la modification était
rendue nécessaire par la réforme de l'Etat ►> (73).

23. - Les évolutions ont trait, d'abord, aux attributions du Roi. L'ar-
ticle 37 de la Constitution prévoit désormais que Ie pouvoir exécutif fédéral
appartient au Roi. Comment mieux indiquer que les compétences attri-
buées au Chef de l'Etat par la Constitution, au titre du pouvoir exécu-
tif (74), sont limitées à la sphère fédérale? Si<< Ie Roi n'a d'autres pouvoirs
que ceux que lui attribue formellement la Constitution ►> et que ces pouvoirs

(71) Louis Michel affirme Ie contraire (La Libre Belgique, Il septembre 1996; voy. supra,
note 56). Il ressort pourtant du message que Ie Roi charge les institutions de contróle de faire toute
la clarté sur Ie drame. Il n'entend pas prendre position lui-même.
(72) Voy. sur ce point A. MOLITOR, op.cit., pp. 61-64; R. SENELLE, « Rol en betekenis van
de monarchie in een federale Belgïe ,,, in Zeven knelpunten na zeven jaar Staatshervorming, sous
la direction de A. ALEN et L.P. SuETENS, Bruxelles, Story-Scientia, 1988, pp. 33 et s.
(73) Cité par J. BRASSINE, La Belgique fédérale, Dossier du CRISP, n° 40, 1994, p. 153 (nous
soulignons). Voy. égal. F. DELPÉRÉE, ,, Les autorités fédérales », in F. DELPÉRÉE (dir.), La Bel-
gique fédérale, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 105.
(74) Les attributions du Roi en tant que troisième branche du pouvoir législatif ont été aussi
restreintes : Ie droit d'initiative, l' amendement et la sancti on royale ne pourront s' exercer que
dans les matières laissées à la fédération.
LES MESSAGES DU ROI 19

<< sont exercés de la manière établie par la Constitution >>, cela signifie que

les compétences qui ont été transférées aux communautés et aux régions
sont soustraites au pouvoir exécutif fédéral. Le Roi n'est plus compétent
que pour les matières fédérales. Ses ministres - c'est-à-dire les ministres
fédéraux - sont responsables devant la Chambre des représentants -
assemblée en charge des matières fédérales par excellence (article 101 de la
Constitution).

24. - La limitation des attributions du Roi va de pair avec l' absence


de lien qui unit Ie Chef de l'Etat et les gouvernements de communauté et
de région. Le Roi n' est pas Chef des exécutifs des collectivités fédérées
comme il est chef du pouvoir exécutif fédéral. Cette idée ressort des travaux
préparatoires de la révision constitutionnelle de 1980 (75). Elle ressort aussi
de l' article 122 de la Constitution, en vertu duquel << les mem bres de chaque
gouvernement de communauté ou de région sont élus par leurs Conseils >>.
Alors que le Roi nomme ses ministres, les ministres des collectivités fédérées
sont directement investis de leurs fonctions par les Conseils. Le Roi n' a
aucun pouvoir ni aucun röle dans la formation et la démission des gouver-
nements de communauté et de région.
La loi spéciale de réformes institutionnelles contient cependant une
entorse à cette autonomie organique. En son article 60, § 4, elle prescrit que
la désignation d'un président de gouvernements est << ratifiée par Ie Roi
entre les mains duquel il prête serment >>. Conformément à l'article 106 de
la Constitution, cette ratification doit être contresignée par un ministre
fédéral.

24. - Les fonctions du Roi ont également évolué par le fait des réformes
institutionnelles. Dans un Etat fédéral par dissociation (76), la fonction
symbolique du Chef de l'Etat acquiert une dimension particulière : le Roi
représente, en quelque sorte, l'un des derniers bastions de l'unité nationale.
En revanche, les fonctions de médiation et d'incitation - fonctions avant
tout politiques - se voient désormais limitées à la sphère fédérale. En par-
ticulier, le Roi n'a pas à attirer l'attention d'un gouvernement communau-
taire ou régional sur un problème qui ne relève pas de la compétence de la
fédération. Il n' a pas à concilier deux collectivités qui ne parviendraient pas
à accorder leur politique ; d' autres institutions remplissent cette mis-
sion (77).

(75) Doe. parl., Ch., s.o. 1977-1978, 461, n° 19, p. 4.


(76) Voy., sur ce point, F. DELPÉRÉE et M. VERDUSSEN, « L'organisation », in F. DELPÉRÉE
(dir.), La Belgique fédérale, op. cit., p. 59, n° 67.
(77) R. ERGEC et M. UYTTENDAELE, « La monarchie en Belgique ... >), op. cit., p. 613.
20 PASCAL BOUCQUEY

B. - Les matières communautaires et régionales


dans les messages du Rai
26. - Est-il permis au Roi d'intégrer dans ses messages des thèmes rele-
vant de la politique communautaire ou régionale ? Le Roi peut-il parler de
l'enseignement, de l'apprentissage des langues ou encore de la protection de
l'environnement, alors que ces matières ont été soustraites, en tout ou en
partie, à la compétence de la fédération ? Quatre solutions sont envisa-
geables.

27. - On pourrait raisonnablement soutenir, en premier lieu, qu'à !'oc-


casion d'un message royal, tout propos relatif à une matière communau-
taire ou régionale soit prohibé. Le Roi est Ie Chef du pouvoir exécutif fédé-
ral. Il exerce ses fonctions avec Ie concours des seuls ministres fédéraux,
responsables des seules matières fédérales. Permettre au gouvernement
fédéral de concourir à des propos de politique communautaire ou régionale
reviendrait à nier !'autonomie des collectivités fédérées.
Formellement correcte, pareille proposition ne tient pas compte de ce que
Ie Chef de l'exécutif fédéral est aussi Ie Chef de l'Etat (78). A ce titre, il
semble normal et légitime que ses préoccupations balayent un champ plus
vaste que les seules matières laissées au pouvoir fédéral.

28. - Selon une conception inverse, l' on pourrait imaginer que Ie Roi
puisse aborder tous les thèmes dans ses messages - tant les matières com-
munautaires et régionales que les matières fédérales - , avec l'assentiment
d'un ministre Jédéral. Le Roi est Ie Chef de l'Etat. Cela signifie qu'il peut
traiter de tous les sujets sensibles à !'ensemble des Belges. Conformément
à l' article 106 de la Constitution, il appartient à un ministre fédéral d' ap-
porter son concours à un tel message.
Cette deuxième thèse pourrait s' appuyer sur la procédure de ratification
royale de la désignation des ministres-présidents communautaires et régio-
naux, qui est contresignée par un ministre fédéral. C' est également en qua-
lité de Chef de l'Etat que Ie Roi reçoit leur serment.
A vrai dire, pareille proposition s'éloigne des principes esquissés au cours
des dernières révisions constitutionnelles. Dans l'Etat beige, les principes
qui prévalent dans les relations entre la fédération et les collectivités fédé-
rées sont l' autonomie (79) et l' absence de hiérarchie entre les composantes et
la fédération. La ratification royale de la désignation des ministres-prési-

(78) Dans Ie même sens, voy. P. WIGNY, op. cit., pp. 565 ets., n°' 421-422; F. DELPÉRÉE,
Le Roi règne ... », op. cit., p. 703 ; R. ERGEO et M. UYTTENDAELE, ,, La monarchie en Bel-
<<

gique ... ,,, op. cit., p. 613.


(79) Voy. à ce sujet F. DELPÉRÉE et M. VERDUSSEN, ,,L'organisation,,, op.cit., pp. 50-57,
ainsi que la jurisprudence constante de la Cour d'arbitrage (par exemple C.A., arrêt n° 7 du
20 décembre 1985, C.A.-A., 1985, p. 101); R. ERGEC et M. UYTTENDAELE, « La monarchie en
Belgique ... », op. cit., p. 613.
LES MESSAGES DU ROI 21

dents de gouvernements est une exception symbolique à ces principes d'au-


tonomie et d'égalité; en tant qu'exception, elle doit être interprétée d'une
manière restrictive. On ne saurait faire découler de cette procédure la possi-
bilité, pour le pouvoir exécutif fédéral, de s'immiscer dans les politiques
communautaires et régionales.

29. - L'ancien ministre Jean-Maurice Dehousse a esquissé récemment


une troisième solution (80). Il part d'un double constat. D'une part, il
existe entre le Roi et les ministres-présidents << un lien particulier>>, dans la
mesure ou ceux-ci prêtent serment entre les mains de celui-là. Ce serait
ainsi directement du Roi que les ministres-présidents des gouvernements
communautaires et régionaux tiendraient leurs pouvoirs. D'autre part, ce
sont les ministres des collectivités fédérées qui prennent le Roi en charge
lors des visites du Chef de l'Etat dans une institution communautaire ou
régionale. Dans cette mesure, il serait faux de prétendre que seuls les
ministres fédéraux sont responsables du Roi. De ce double constat, il
découle logiquement que le Roi pourrait aborder, dans ses discours, des
sujets propres aux matières communautaires et régionales, mais avec le
concours des ministres-présidents, et sous leur responsabilité.
Cette thèse doit être rejetée pour trois raisons.
D' abord, la ratification royale doit être comprise à sa juste valeur. Elle
ne constitue en aucun cas une procédure comparable à la nomination des
ministres fédéraux, qui tend à établir un hen personnel entre le Roi et les
ministres, dans la mesure ou ceux-ci sont appelés << à incarner indissoluble-
ment avec le Roi >> le pouvoir exécutif fédéral (81). La désignation des
ministres communautaires et régionaux se fait par le mécanisme de l'inves-
titure : c'est l'assemblée qui confère les pouvoirs aux membres de son gou-
vernement.
Ensuite, la ratification royale est contresignée par un ministre fédéral. Si
les auteurs de la réforme de l'Etat ont estimé nécessaire un contreseing
fédéral pour le seul acte du Roi intimement lié aux institutions fédérées,
c'est qu'ils rejetaient toute idée de concours d'un ministre communautaire
ou régional vis-à-vis des actes du Roi. Les messages royaux n'échappent
pas à la règle.
Enfin, si l'on s'accorde pour reconnaître que, dans le concret, c'est un
ministre communautaire ou régional qui s' occupe du Roi << quand le Chef de
l'Etat visite une station d'épuration, une entreprise, une école >> (82), cela ne
signifie pas que ce ministre se porte garant, devant le Conseil qui l' a élu,

(80) ,, Qui couvre Ie Roi ? >>, La Libre Belgique, 9 février 1996.


(81) F. DELPÉRÉE, Droit constitutionnel, op. cit., n° 276.
(82) J.-M. DEHOUSSE, op. cit.
22 PASCAL BOUCQUEY

de l'attitude du Roi et de ses paroles au cours de la visite (83). La prise en


charge du Roi n' est pas << une forme de responsabilité >> ministérielle.
En l'état actuel du droit constitutionnel, un message royal ne peut être
couvert que par Ie gouvernement fédéral. Au niveau communautaire et
régional, la responsabilité ministérielle - entendue comme l' obligation de
répondre, devant l'assemblée, de certains actes et d'en assumer les consé-
quences - ne s'envisage pas vis-à-vis des actes ou des paroles du Roi : Ie
Chef de l'Etat n'est pas membre des gouvernements communautaires ou
régionaux ; il ne confère pas leurs pouvoirs aux ministres communautaires
et régionaux ; les décisions de ces gouvernements ne sont pas adoptées avec
l' accord du Roi.

30. - Une dernière solution est possible, et elle seule est acceptable.
Elle concilie les exigences du droit constitutionnel classique avec les nou-
velles données institutionnelles. Les discours du Roi peuvent contenir des
réflexions relatives à des matières transférées aux communautés et aux
régions, mais à la condition que Ie Roi veille à ne s'exprimer que sur des
préoccupations communes aux trois régions ou aux trois communautés,
c'est-à-dire sur ce qui, dans les compétences des communautés et des
région, reste << essentiellement national >> (84). Sans s'immiscer dans la politi-
que des collectivités fédérées, sans se prononcer sur la manière dont elles
gèrent leurs attributions, sans rien dire sur l' organisation des matières com-
munautaires et régionales, Ie Roi peut prendre la parole sur des thèmes qui
ne relèvent plus de la compétence de la fédération, à condition d'y exprimer
<< les préoccupations de la collectivité nationale >> et de << traduire les volontés

communes qui peuvent s'exprimer dans les communautés et les


régions >> (85). On comprend ainsi qu'à !'occasion d'un message, Ie Roi pro-
meuve l'apprentissage des langues à l'école. On ne comprendrait pas, en
revanche, qu'il se prononce, même d'une manière déguisée, sur un plan
communautaire d'économie dans l'enseignement.
A nouveau, tout est question de mesure ... et de prudence.

(83) L'attitude adoptée par Ie Roi au cours d'une ,, visite» à une communauté peut parfois
conduire à des difficultés. Tel fut Je cas, par exemple, lorsqu' Albert Il, assistant à la fête fla-
mande en juillet 1994, entonna Ie ,, Vlaamse Leeuw ,,. S' agissait-il d'une ingérence dans les affaires
intérieures flamandes ? La présence du Roi, en elle-même, ne peut être considérée que comme un
« acte de coopération entre les autorités fédérales et fédérées » ("M. VERDUSSEX, interview à La
Libre Belgique, 13 juillet 1994). En revanche, Ie geste pttrticulier du Roi pouvait laisser croire
qu'il participait activement à la cérémonie ; il était, en cela, criticable (ibid.).
(84) F. DELPÉRÉE, ,, La monarchie beige», op. cit., p. 288.
(85) IDEM,« La Couronne de Belgique », op. cit., p. 348.
LEONARDO SCIASCIA,
LA PEINE DE MORT
ET LA CONSTITUTION (*)

PAR

MARC VERDUSSEN

Leonardo Sciascia est né le 8 janvier 1921 à Racalmuto, dans la province


d'Agrigente (Sicile). Il s'est éteint le 20 novembre 1990, laissant derrière lui
une amvre riche d'une quarantaine d'ouvrages. Chacun de ceux-ci reflète
une pensée rigoureuse, mise en valeur par une écriture concise et dépouillée,
sans emphase ni redondance, à la limite de la frustration. Il est aujourd'hui
reconnu comme l'un des plus grands écrivains italiens de ce siècle. Pourfen-
deur de la mafia - cette << association de malfaiteurs qui se pose en inter-
médiaire parasitaire>> (1) - , comme de toute forme de corruption du pou-
voir, il fut successivement conseiller municipal du Parti communiste (à
Palerme) et député du Parti radical. << Secret par nature>> tout autant que
<< pudique par éducation >>, il a été << l'un des hommes publics en vue, au sein

de cette Europe intellectuelle ou la prise de position est trop souvent une


mode, une recherche de publicité, une stratégie >> (2).
L'amvre littéraire de Leonardo Sciascia relève à la fois de !'humanisme
et du scepticisme. Elle est, en effet, un acharnement à affirmer le droit à
la dignité de chaque être humain face au pouvoir, droit qui implique le
droit de remettre en cause ce qui est établi, d' écarter ce qui est présenté
comme des certitudes.
Or, le doute fragilise le pouvoir et le rend vulnérable, car lorsqu'il y va
du pouvoir, le doute devient contestation, donc dérange.

Marc VERDUSSEN est chargé de cours à la Faculté de droit de l'Université Catholique de Lou-
vain et avocat au barreau de Bruxelles. Il est membre du comité scientifique des Quaderni Leo-
nardo Sciascia.
(*) Il s'agit du texte remanié d'un rapport rédigé dans Je cadre d'un séminaire international
organisé à Florence, Ie 8 février 1997, sur Ie thème : ,, La morte wme pena in Leonardo Sciascia :
da 'Porte aperte' all'abolizione della pena di morte ,, (à paraître, en italien, dans un ouvrage publié
par Jes éditions La Vita Felice).
(1) « Préface », in F. CALVI, La vie quotidienne de la mafia de 1950 à nos jours, Paris, Hachette,
1986, p. 17.
(2) J. DAUPHINÉ, Leonardo Sciascia - Qui êtes-vous ?, Paris, La Manufacture, 1990, p. 90.
24 MARC VERDUSSEN

Cette pédagogie du doute systématique traduit, non pas une sorte de


désenchantement nihiliste, mais une véritable << passion civique >> (3). Elle
s' est révélée particulièrement pénétrante dans l' essai que Sciascia a
consacré à l'enlèvement par les Brigades rouges du président de la Démo-
cratie chrétienne (4), !'auteur abandonnant les terrains de la fiction narra-
tive et de la chronique historique pour pénétrer dans l' antre d'une réalité
contemporaine pour Ie moins cruelle. << L' affaire Moro, écrit-il, se déroule
d'une façon irréelle dans un très réel climat historique et ambiant >>.
Cette << stratégie de la résistance>> (5), cette volonté de préserver l'irréduc-
tible dignité humaine contre la puissance du pouvoir - voire contre sa vio-
lence (6) - a conduit Sciascia à se forger une idée personnelle de l'adminis-
tration de la justice, de ses acteurs et de ses enjeux. Sans doute cette idée
n'a-t-elle jamais été formulée comme telle, dans l'intégralité de sa cohé-
rence. Elle transparaît plutöt par touches successives, au détour des
diverses étapes d'une amvre fondamentalement homogène.
On comprend dès lors que celle-ci soit marquée par une prédilection
apparente pour les intrigues policières et judiciaires, vécues ou imaginaires,
anciennes ou contemporaines (7). Il reste qu'à !'inverse des romans policiers
classiques - <lont Borges ne pouvait concevoir qu'ils << n'aient pas un com-
mencement, un milieu et une fin>> (8) - , les intrigues << sciasciennes >> s'obs-
curcissent au fil des récits et, en fin de compte, n'aboutissent jamais à un
véritable dénouement. La vérité, loin de se dévoiler, se perd dans des
méandres souvent énigmatiques, toujours inquiétants. Les sombres
méandres du pouvoir. De tous les pouvoirs, qu'ils soient officiels ou
occultes, temporels ou spirituels.
Portes ouvertes (9) s'inscrit dans cette ligne. C'est l'histoire d'un juge de
Palerme qui, en 1937, s'oppose à ce qui, en pleine période fasciste, relevait
de l'inéluctable : la condamnation à la peine de mort pour un triple
meurtre. Sa carrière en est bien évidemment compromise.
Par ce << récit >>, Leonardo Sciascia s'en prend à l'une des formes les plus
oppressantes du pouvoir, Ie fascisme, à travers l'un de ses symboles les plus
féroces, la peine de mort. Face à ce pouvoir, un homme seul résiste. Il
doute. A !'image de la Sicile, Ie << petit juge >> est isolé. << Dans Ie juste >> et

(3) M. PADOVANI, Le Nouvel Ob.servateur, 1-7 août 1996, p. 72.


(4) L'Affaire Moro, trad., Paris, Grasset, 1978.
(5) D. FERXANDEZ, Le Radeau de la Gorgone - Pr01nena.de8 en Sicile, Paris, Grasset, 1988,
p. 39.
(6) Leonardo Sciascia n'a-t-il pas toujours eu « une vision du pouvoir comme fait criminel »?
(J.-N. ScHIFAXO, Désir d'lta.lie, Paris, Gallimard, 1990, p. 314).
(7) << Sciascia ha sagomato, a ridosso della cronaca giudiziaria, una sua oculata, puntuale,
ragionevole e nondimeno impervia idea di giustizia » (V. SERMONTI, << Que! mondo che solo lui
poteva vedere », Ma.lgra.do tutto, ottobre 1996, p. 5).
(8) J.L. BoRGES, Conférences, trad., Paris, Gallimard, 1985, p. 202.
(9) Portes ouvertes (Porte aperte), trad., Paris, Fayard, 1989.
SCIASCIA, PEINE DE MORT ET CONSTITUTION 25

<<en paix >> (10). Comme !'inspecteur Rogas dans Le contexte (11). Comme Ie
professeur Laurana dans A chacun son dû (12). Comme Monseigneur Angelo
Ficarra dans Du cóté des infidèles (13). Comme Frère Diego dans La mort de
l'Inquisiteur (14). Comme bien d'autres << héros >> de Sciascia. C'est << la
confrontation d'un individu et des forces sociales de sa destruction >> (15).
A deux égards au moins, Portes ouvertes est de nature à interpeller la
science constitutionnelle : d' abord, parce que Leonardo Sciascia réitère son
inconditionnelle opposition à la peine de mort ; ensuite, parce qu'il envisage
celle-ci comme Ie produit et !'instrument du pouvoir politique.
A plusieurs reprises, Sciascia a entendu manifester, explicitement ou
implicitement, son hostilité à la peine capitale. Il l' a fait dans ses écrits,
comme dans Noir sur noir, ou il s'interroge sur les vertus réellement dissua-
sives d'une mesure qu'il tient pour un crime suprême, crime qu'une partie
de la société commet impunément à travers la loi (16). Il l'a fait aussi dans
les discours qu'il a prononcés en sa qualité de parlementaire ( 17).
Cette hostilité confirme, si besoin en est, la filiation intellectuelle de !'au-
teur sicilien avec l'illuminisme rationaliste du siècle des Lumières ( 18). « Un
esprit XVIIIe dans un corps XXème >> (19), selon ses propres mots.
Mais si l' on entend interdire la peine de mort, ou cette interdiction doit-
elle trouver sa place ?
Dans tout Etat de droit respectueux des valeurs démocratiques et huma-
nistes, la Constitution, règle suprême dans la hiérarchie normative, devrait
être Ie lieu ou est prohibé l'établissement, ou Ie rétablissement, de la peine
de mort.
La Constitution n'a pas seulement pour vocation de jeter et d'assembler
les bases fondamentales de l'organisation de l'Etat, mais aussi d'énumérer
et de garantir un certain nombre de droits dits << fondamentaux ►>, répondant
par là à la nécessité de veiller au respect de la personne humaine. En

(10) L. CATTAXEI, Leonardo Sciascia - lntroduzione e guida allo studio dell'opera scia,,ciana.
Storia e antologia della critica, Firenze, Le Monnier, 1990, p. 154.
(ll) Le contexte (Il contesto}, trad., Paris, Denoël, 1972.
(12) A chacun son dû ( A ciascuno il suo), trad., Paris, Denoël, 1967.
(13) Du cóté des infidèles (Dalle parti degli infedeli}, trad., Paris, Grasset, 1970.
(14) La mort de !'Inquisiteur (Morte dell'lnquisitore), trad., Paris, Denoël, 1970.
(15) J. BONNET,« Le culte de l'opposition », L'Arc, numéro spécial consacré à Leonardo Scias-
cia, 1979, vol. 77, p. 2.
(16) Noir sur noir (Nero su nero), trad., Paris, Maurice Nadeau, l98l. Voy. égal. Le Conseil
d'Egypte (Il consiglio d'Egitto), trad., Paris, Denoël, 1965; Les poignardeurs (I pugnalatori},
trad., Paris, Flammarion, 1984; La sorcière et le capitaine (La strega e il capitano}, tra<l., Paris,
Fayard, 1987: De la Sicile et de la vie en général (Fuoco all'anima), trad., Paris, Liana Levi,
1993.
(17) Voy. A. MAORI, Leonardo Sciascia - Elogio dell'eresia. L'impegnofuori e dentro il Parla-
mento peri diritti civili, per una giustizia giusta (1979-1989), Milano, La Vita Felice, 1995, p. 4l.
(18) G.S. SANTANGELO, « Leonardo Sciascia e la statua. Note di lettura su Sciascia e l'illumi-
nismo ,,, Quaderni Leonardo Sciascia, 1996, vol. l "', p. 85.
(19) J.-N. SCHIFANO, op. cit., p. 317.
26 MARC VERDUSSEN

somme, la dimension régulatrice de la Constitution se double d'une dimen-


sion protectrice.
Et c' est par prédilection que cette dernière trouve à se déployer sur Ie
terrain de la justice pénale. Carla répression pénale s'articule autour d'une
relation fondamentalement inégale entre la société et !'individu, de telle
sorte que ce dernier n'en est que plus vulnérable (20). Le röle de la Consti-
tution est de rétablir un équilibre davantage conforme aux impératifs de la
dignité humaine. << Le chàtiment doit avoir l'humanité pour mesure >>, écri-
vait Michel Foucault (21). Et cette humanité, qui mieux que Ie Constituant
peut l'exprimer ?
L'exigence humaniste renvoie, en effet, à l'idée de constitutionnalisme, à
l'idée que c'est à la Constitution qu'il revient d'<< arrêter Ie pouvoir >> -
selon l'expression de Montesquieu - , d'arrêter tout pouvoir, en ce compris
Ie législatif. Cette dernière précision est essentielle, car elle traduit l' émer-
gence de l'Etat dit << constitutionnel >> (22). Tous les pöles de la législation
pénale sont ainsi soumis aux << freins >> constitutionnels : Ie pöle procédural,
mais aussi Ie pöle infractionnel, c'est-à-dire les incriminations et les peines.
Voilà pourquoi Ie législateur ne peut établir des peines expressément prohi-
bées par la Constitution ou des peines qui, en raison de leur nature ou de
leur ampleur, seraient incompatibles avec l'un ou l'autre droit fondamental.
Comment ne pas voir que, dans ces conditions, c'est à la Constitution, et
à elle seule, qu'il devrait revenir d'exclure la peine de mort de l'ordre juridi-
que ...
Pourtant, en Europe, toutes les Constitutions n'interdisent pas l'usage de
la peine de mort. On peut, à eet égard, distinguer trois catégories d'Etats.
Une première catégorie regroupe les Etats ou l'interdiction constitution-
nelle est absolue et ne souffre donc aucune restriction. Il en est de la sorte,
notamment, en Suède (chap. II, art. 4), en Allemagne (art. 102), en
Autriche (art. 85), au Portugal (art. 24, § 2), aux Pays-Bas (art. 114), en
Roumanie (art. 22, § 3), en République slovaque (art. 15, § 3), en Républi-
que tchèque (art. 6, § 3), en Slovénie (art. 17), en Croatie (art. 21, al. 2) ou
encore en Macédoine (art. 10, al. 2). Le libellé du texte constitutionnel por-
tugais est pour Ie moins inflexible : << En aucun cas, il n'y aura de peine de
mort >>. Autre formulation très catégorique : << La peine capitale ne peut être
prononcée en République de Macédoine pour aucun motif >>. L'on ajoutera
à ces Etats la Principauté de Monaco, dont la Constitution proclame que
<< la peine de mort est abolie >> (art. 20).

(20) M. VERDUSSEN, Contours et enjeux du droit constitutionnel pénal, Bruxelles, Bruylant,


1995, p. 787.
(21) M. FoucAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. p. 77.
(22) G. ZAGREBELSKY, Il diritto mite, Torino, Einaudi, 1992, p. 39.
SCIASCIA, PEINE DE MORT ET CONSTITUTION 27

Une deuxième catégorie comprend les Etats ou l'interdiction est relative.


Il en est ainsi en !talie : la Constitution admet qu'il puisse y être fait excep-
tion en période de conflit, << dans les cas prévus par les lois militaires de
guerre>> (art. 27, al. 4) (23), qui depuis peu écartent la peine de mort (legge
13 ottobre 1994, n° 589). La Constitution espagnole a également suivi cette
voie, dans le cadre d'un article sur le droit à la vie (art. 15), mais, à la diffé-
rence de l'Italie, le Code de justice militaire maintient la peine de mort pour
un certain nombre d'infractions commises en temps de guerre. En Lettonie,
la Loi constitutionnelle dispose que << la peine de mort ne peut être appli-
quée par un tribunal que dans des cas exceptionnels, pour des crimes parti-
culièrement graves>>. Quant au Royaume-Uni - qui n'a pas de Constitu-
tion proprement dite - , il a renoncé, depuis le Murder Act du 8 novembre
1965, aux condamnations à mort pour meurtre, la peine de mort subsistant
néanmoins pour certains actes, tels les faits de haute trahison en temps de
guerre ou en temps de paix.
Certaines Constitutions d'Etats européens vont jusqu'à autoriser de
manière générale, ou quasi générale, l'application de la peine de mort. La
Constitution irlandaise le fait de manière explicite, en organisant même cer-
taines modalités de l'exécution (art. 40, § 4, 5°). Le législateur irlandais n'a
toutefois pas utilisé << à plein >> cette autorisation : il a aboli la peine de mort,
sauf pour l'une ou l'autre catégories d'infractions, telle la trahison. Dans
d' au tres Etats, l' autorisation est plutöt implicite. Il s' agit, en réalité, d'une
autorisation a contrario : en prohibant toute condamnation à mort pour les
infractions à caractère politique, la Constitution paraît admettre indirecte-
ment que, pour les infractions dépourvues de ce caractère, une telle
condamnation peut être décrétée. C'est Ie cas en Suisse (art. 65, § 1er), au
Grand-Duché de Luxembourg (art. 18) et en Grèce (art. 7, § 3), ou l'inter-
diction ne concerne que les infractions politiques simples et non les infrac-
tions politiques complexes.
La troisième et dernière catégorie est celle des Etats dont la Constitution
ignore la peine de mort, abandonnant au législateur, donc à des majorités
ordinaires, le pouvoir exorbitant de la rendre ou non applicable.
C'est ainsi qu'en Belgique, il a fallu attendre la loi du 10 juillet 1996 pour
que le Parlement fédéral se décide à voter une modification du Code pénal,
et d'autres textes, portant abolition de la peine de mort (24). Il n'est pas
inutile de préciser que cette loi a été votée uniquement par la Chambre des
représentants (25), le Sénat n'ayant pas demandé d'examiner le projet de

(23) Le marquis BECCARIA lui-même admettait que la mort d'un citoyen puisse être regardée
comme nécessaire « dans ces moments de trou bie ou une nation est sur Ie point de recouvrer ou
de perdre sa liberté,> (Dei delitti e delle pene, 1764, §XVI).
(24) Mon. b., l"' août 1996.
(25) Voy. spéc. Ie rapport fait au nom de la commission de la justice par M. Luc Willems
(Doe. parl., Chambre, sess. ord. 1995-1996, n° 453/5).
28 MARC VERDUSSEN

loi en application de l'article 78, alinéa 2, de la Constitution. Aux termes de


la loi, la peine de mort est remplacée soit par la réclusion à perpétuité, soit
par la détention à perpétuité.
L'on doit cependant à la vérité de dire que, parfois, Ie silence du Consti-
tuant a été compensé par une initiative de la juridiction constitution-
nelle (26). C'est ainsi que la Cour constitutionnelle de Hongrie, dans un
arrêt rendu en 1990 (arrêt n° 23/90), a annulé, pour inconstitutionnalité, les
dispositions du Code pénal et du Code de procédure pénale relatives à la
peine de mort, pour Ie motif qu'elles limitaient Ie noyau intangible du droit
à la vie et à la dignité humaine, consacré par l'article 8 de la Constitution
hongroise.
Au demeurant, plusieurs Etats européens sont liés par Ie Protocole addi-
tionnel n° 6 à la Convention européenne des droits de l'homme (27), dont
l'article 1er dispose que << la peine de mort est abolie ►> et que << nul ne peut
être condamné à une telle peine ni exécuté ►> (28). Cette interdiction est
néanmoins assortie d'une exception : en vertu de l'article 2, << un Etat peut
prévoir dans sa législation la peine de mort pour des actes commis en temps
de guerre ou de danger imminent de guerre ►> (29).
A eet égard, il est regrettable que Ie Protocole additionnel n ° 6 n' ait pas
encore été ratifié par l'Etat belge. En revanche, un décret a été adopté Ie
5 avril 1995 par Ie Conseil flamand qui porte approbation de ce Proto-
cole (30). Aussi symbolique soit-il sur Ie plan juridique, ce décret n'en est
pas moins lourd de significations politiques (31).
En France, Ie Conseil constitutionnel - saisi par Ie Président de la Répu-
blique sur la base de l' article 54 de la Constitution (controle préalable de
la constitutionnalité des engagements internationaux) - a considéré que Ie
Protocole additionnel n° 6 << n'est pas incompatible avec Ie devoir pour

(26) Le problème de la constitutionnalité de la peine de mort s'est également posé en dehors


de l'Europe, spécialement aux Etats-Unis (voy. not. Cour suprême. arrêt Gregg v. Georgia, 428
U.S. 153 de 1976) et au Japon (voy. P.R. Lu:rnv and K. TAKAHASHI, ed., Japane8e Con8titutional
Law, University of Tokyo Press, 1993, p. 294). Pour Ie Canada, voy. J. SAUVAGEAU et F. TuL-
KE:S:S, « L'abolition de la peine de mort : une question d'éthique. La Cour suprême du Canada
et !'arrêt Kindler >►, in Variations sur l'éthique - Hommage à Jacques Dabin, Bruxelles, Publica-
tions des Facultés universitaires Saint-Louis, 1994, pp. 469-486.
(27) Voy. W.A. ScHABAS, The Abolition of the Death Penalty in International Law, Cambridge,
Grotius, 1993, pp. 228-248 ; G. GUILLAUME, « Protocole n° 6 >►, in La Convention européenne des
droits de l'homme (dir. L.-E. PETTITI, E. DECAUX et P.-H. lMBERT), Paris, Economica, 1995,
pp. l067- l072.
(28) Selon la Cour européenne des droits de l'homme, l'article 3 de la Convention - qui pro-
hibe la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants - ne saurait être interprété
comme formulant une interdiction générale de la peine de mort (arrêt Soering du 7 juillet 1989,
§ 103). Voy. égal. Cass., 20 décembre 1989, Pas., 1990, I, p. 499, et J.L.M.B., 1990, p. 304; Cass.,
19 jan vier 1994, Pas., 1994, I, p. 7l.
(29) Comp. avec l' article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
(30) Man. b., ll août 1995.
(31) B. DE RuYVER en F. HUTSEBAUT, « De onverminderde actualiteitswaarde van de discus-
sie over de doodstraf>►, Panopticon, 1995, p. 366.
SCIASCIA, PEINE DE MORT ET CONSTITUTION 29

l'Etat d'assurer Ie respect des institutions de la République, la continuité


de la vie de la Nation et la garantie des droits et libertés des citoyens •>, de
telle sorte qu'il << ne porte pas atteinte aux conditions essentielles de l'exer-
cice de la souveraineté nationale et qu'il ne contient aucune clause contraire
à la Constitution •> (32).
Quoi qu'il en soit, l'intérêt du récit de Leonardo Sciascia ne se limite pas
au fait qu'il emporte condamnation de la peine capitale. Il réside également
dans la manière dont l'écrivain sicilien envisage Ie débat : << il ne s'agit plus
seulement de prendre position, il importe plutöt d'exposer l'enjeu implicite
et social de cette question •> (33).
La peine de mort a fait couler beaucoup d'encre. Légion sont les écrivains
et les philosophes qui se sont efforcés de la réprouver, de Cesare Beccaria -
déjà cité ci-dessus - à Albert Camus, en passant notamment par Voltaire,
Condorcet, Léon Tolstoï, Dostoïevski et Arthur Koestler. Et comment
oublier Victor Hugo dont Le dernier jour d'un condamné nous rappelle que
<< les batailles de l'humanité ne se gagnent en définitive que dans les esprits

et les cceurs •> (34).


La perspective adoptée par Sciascia n'en est pas mains originale. Celui-ci
considère que la peine de mort <• sert à renforcer, dans la tête des gens, l'idée
que l'Etat se soucie au plus haut point de la sécurité des citoyens : l'idée
que, dorénavant, on dort vraiment les partes ouvertes •>. Sciascia a même
cette phrase terrible : << Les braves gens sont la base de toute pyramide
d'iniquité •>.
Ce qui est mis en cause, c'est la peine de mort en tant qu'instrument de
pouvoir. Un instrument dont l'irrationalité est tenue pour un axiome.
Sciascia situe, en effet, sa réflexion au-delà du débat sur l'utilité ou l'inuti-
lité de la peine capitale. Un peu comme s'il tenait ce débat pour stérile,
l'inutilité de la peine de mort apparaissant au fur et à mesure que Ie débat
est abordé sous l' angle de la raison. Car << Ie refus de la peine de mort est
un principe qui a une force telle qu' on peut être sûr de ne pas se trom per
même si on reste Ie seul à la soutenir ... >>. Et Sciascia de citer Vitaliano
Brancati, dont il a été l'élève au lycée de Caltanisetta : << il n'y a aucune
théorie de la rationalité de l'existant et du progrès qui puisse justifier un
pareil acte•>. L'on retrouve ici l'influence du siècle des Lumières, dont la
pensée philosophique entendait favoriser << une humanité éclairée •> par << la
lumière naturelle de la raison •> (35).

(32) Décision 85-188 DC du 22 mai 1985, R.J.C., I, p. 224.


(3:J) J. DAVPHIXÉ, <Yp. cit., p. 90.
(34) R. BADIXTER, ,, Préface ,,, in Le dernier jour d'un condamné, Paris, Librairie générale fran-
çaise, 1989, p. 10.
(35) J. GAARDER, Le Monde de S<Yphie, trad" Paris, Seuil, 1995, p. 334.
30 MARC VERDUSSEN

La peine de mort est-elle inefficace ? Sans aucun doute. Est-elle injuste ?


Certes. Mais Ie problème est-il vraiment là ? Lorsque Ie pouvoir politique
fait usage de la peine de mort, est-il animé d'un souci d'efficacité ou de jus-
tice ? On a peine à Ie croire. L'idée de Sciascia est qu'il s' agit plutöt de
tranquilliser, voire d'endormir. << On dort les portes ouvertes ►> : << suprême
métaphore de l' ordre, de la sécurité, de la confiance >>. En d' au tres termes,
d'un instrument inefficace et injuste, Ie pouvoir est parvenu à faire un
usage politique, dans tout ce que ceci peut avoir de factice et d'irrationnel.
Conçue de la sorte, la peine de mort se révèle dans ce qu'elle a de plus
antidémocratique. Ce n'est tout de même pas un hasard si, dans l'Europe
du xxe siècle, ce sont, pour l'essentiel, les dictatures totalitaires qui ont
établi ou rétabli cette peine, depuis la Russie bolcheviste jusqu' à l' Alle-
magne nationale-socialiste, en passant par l'Italie mussolinienne et l'Es-
pagne franquiste. En véhiculant une idéologie sécuritaire, ces régimes
n'avaient-ils pas en commun de chercher à étouffer la vigilance de ceux qui
les subissaient ? Or, une démocratie efficace - qui ne soit pas anesthé-
siante - doit, au contraire, s'attacher à maintenir les citoyens en situation
d'éveil, tant à l'égard de ses institutions que de ceux qui les dirigent. Elle
doit ainsi encourager l'émergence d'une citoyenneté civiquement impliquée.
A eet égard, la constance de la démocratie est la condition même de son
aptitude à représenter un lieu d'épanouissement pour les citoyens, de telle
sorte qu'elle ne s'accommode pas d'un accomplissement par intermittences,
limité aux seules échéances électorales. C'est donc en favorisant une délibé-
ration permanente, à tous les niveaux de pouvoir, entre l'Etat et les compo-
santes de la société, qu'elle trouvera sa pleine réalisation.
CHRONIQUES ÉTRANGÈRES

ÉTATS-UNIS : ÉVALUATION
DE LA SESSION 1995-1996 DE LA COUR SUPRÊME
À TRAVERS L'ÉVOLUTION DES TENSIONS
ENTRE LE FÉDÉRALISME ET LE DROIT D'ÉGALITÉ

PAR

MICHEL ROSENFELD

Le destin du fédéralisme américain a été profondément marqué par l'ap-


parition et Ie développement du principe constitutionnel d'égalité. Avant la
guerre civile, la Constitution des Etats-Unis ne connaît pas le droit d'éga-
lité. En outre, les droits octroyés en pratique par le Bill of Rights offrent
seulement une protection vis-à-vis du gouvernement fédéral, mais pas
contre les gouvernements des Etats (1). Cependant, en 1868, suite à la
guerre civile, Ie quatorzième amendement de la Constitution américaine est
ratifié. Il dispose, pour l' essentie!, qu' aucun Etat ne pourra refuser à une
personne se trouvant sous sa juridiction une égale protection devant la
loi (2). Cette disposition constitue une étape marquante dans les relations
entre Ie gouvernement fédéral et les gouvernements des Etats. En effet,
avant la guerre civile, les Etats sont dotés de compétences relativement
plus étendues que la fédération. Cette situation change graduellement après
que Ie quatorzième amendement ait offert la base pour une << nationalisa-
tion >> des droits civils. En fin de compte, cette nationalisation devait
mener, parallèlement à celle de l'économie, à un renversement complet de
l'équilibre entre les pouvoirs respectifs des Etats et de la fédération. A la
fin de la présidence de Franklin D. Roosevelt, les transferts de compétences
vers l'Etat fédéral avaient substantiellement réduit les attributions des
Etats (3).

Michel RosEN"FELD est professeur de droit à la Benjamin N. Cardozo School of Law. Il est co-
directeur du « Cardozo-New School Project on Constitutionalism ».
Le texte a été traduit de l'anglais par Michel KAISER, avocat au barreau de Bruxelles et assis-
tant à l'Université Catholique de Louvain.
(1) Voy. Barron v. Mayor of the City of Baltimore, 32 U.S. 243 (1833).
(2) No state << shall deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the
laws,,.
(3) Voy., par exemple, Wicklard v. Filburn, 317 U.S. 111 (1942) (la réglementation fédérale
de l'économie s'étend jusqu'à la consommation par l'agriculteur de sa propre récolte).
32 MICHEL ROSENFELD

Le lien intrinsèque entre l'extension du quatorzième amendement relatif


au droit d'égalité et l'accroissement des compétences fédérales est illustré
de la manière la plus éclatante par les plans fédéraux d'imposition et de
supervision des écoles secondaires publiques en matière de déségrégation
raciale (4). Ces plans, destinés aux Etats récalcitrants, faisaient suite à la
décision de la Cour Suprême de 1954 Brown v. The Board of Education (5),
unanimement considérée comme un tournant jurisprudentie!. La politique
de déségrégation raciale menée par l'Etat fédéral n'a pu être instaurée sans
mal cependant, rencontrant nombre de résistances (6) et force ressenti-
ment (7). En outre, en raison des importantes oppositions face à la répres-
sion d'objectifs ouvertement racistes, une bonne partie de la résistance à
l'encontre d'une éradication complète des vestiges de !'apartheid racial s'est
traduite en une vigoureuse réaffirmation des droits des Etats face aux
empiétements sans cesse répétés des compétences fédérales (8).

Durant ces vingt dernières années, Ie droit d'égalité raciale comme toutes
les autres libertés fondamentales contenues dans Ie Bill of Rights (9) à l'ex-
ception du droit à la liberté d'expression (10), s'est trouvé sérieusement
limité suite à la jurisprudence constitutionnelle restrictive d'une Cour
Suprême clairement plus conservatrice. Ces dernières années cependant,
l'érosion des compétences fédérales face au pouvoir ragaillardi des Etats
s'est étendue au-delà des limites du quatorzième amendement. En 1995,
pour la première fois en plus de cinquante ans, la Cour Suprême a déclaré
inconstitutionnelle une loi adoptée par Ie Congrès en vertu de sa compétence
pour régler Ie commerce entre les Etats (11). Même si les implications de ce
revirement très important demeurent incertaines, il apparaît désormais que
Ie gouvernement fédéral ne détient pas un pouvoir illimité pour régler les
matières qui sont susceptibles d'avoir un impact sur l'économie nationale.

(4) Voy., par exemple, 8wann v. Charlotte-Meclenburg Bd. of Educ., 402 U.S. l (1971); Keyes
v. School Dist., 413 U.S. 189 (1973).
(5) 347 u.s. 483.
(6) Voy., par exemple, Cooper v. Aaron, 358 U.S. l (1958); Griffin v. Country School Bd. of
Prince Edward County, 377 U.S. 218 (1964).
(7) Voy., par exemple, Keyes v. School Dist. No. 1, Denver, Colo., 445 F.2d 990 (10th Cir.
1971) modifié par U.S. 189 (1973) (désaccord de la Cour); Bradley v. School Bd. of Richmond, Va.,
338 F. Supp. 67 (E.D. Va. 1972), Rev'd, 462 F. 2d 1058 (4th Cir. 1972), Affd, 412 U.S. 92 (1973)
(désaccord de l'Etat); Graves v. Bd. of Educ. of North Little Rock, Ark. School Dist., 299 F.
Supp. 843 (E.D. Ark. 1969) (professeurs). Voy. égal. H.R. Rep. No. 914, 88th Cong., 2nd Sess.
(1964) reproduit dans 1964 U.S.C.C.A.N. 2391, 2503-508.
(8) Voy., par exemple, la Déclaration des Principes Constitutionnels, 102 Cong. Rec. 4515-16
(1956); 100 Cong. Rec. 6750 (décalaration du sénateur Russel). Voy. également :\f. TRUSHXET,
The Significance of Brown v. Board of Education, 80 Va. L. Rev. 173, 180 ( 1994).
(9) Voy., par exemple, Maryland v. Craig, 497 U.S. 836 (1990); Me Karkle v. Wiggins, 465
U.S. 168 (1984); Arizona v. Evans, 115 S. Ct. 1185 (1995) (procédure pénale); Bowers v. Hard-
wick, 478 U.S. (1986) (vie privée).
(10) Voy., par exemple, Texas v. Johnson, 491 U.S. 397 (1989); 44 Liquomart, Ine. v. Rhode
Is/and, 116 S. Ct. 149S (1996).
(Il) Voy. U.8. v. Lopez, 115 U.S. 1624 (1995).
LA COUR SUPRtME DES ETATS-UNIS 33

La session 1995-96 de la Cour Suprême semble indiscutablement relever


de cette double tendance vers une réduction des compétences fédérales au
profit des Etats et vers une utilisation plus restrictive des libertés civiles.
En y jetant cependant un regard plus affiné, il apparaît que cette tendance
n'a pas toujours mené à des résultats uniformes et évidents. Tant que l'on
se concentre sur Ie problème de l'égalité raciale, qui occupe il est vrai une
place prédominante dans Ie développement de la jurisprudence constitu-
tionnelle américaine en matière d'égalité, les décisions de la Cour Suprême
en 1995-96 confirment clairement Ie recul simultané et permanent des com-
pétences fédérales et de l'égalité raciale. En analysant d'autres domaines,
l'image devient néanmoins plus trouble. Comme nous Ie verrons ei-dessous,
dans certains domaines - particulièrement dans celui des droits des
femmes - , Ie champ de l'égalité constitutionnelle semble s'étendre plutöt
que se restreindre avec pour conséquence la présence de poches de résis-
tance tenaces contre toute érosion supplémentaire des compétences fédé-
rales. Dans d' autres domaines cependant, là ou les droits constitutionnels
d'égalité existant au niveau fédéral ont été devancés par certains de leurs
équivalents au niveau des Etats, les débats sur Ie champ d'application
propre du principe constitutionnel d'égalité ont provoqué des problèmes
épineux pour Ie fédéralisme américain, comme en atteste la controverse
politique croissante relativement au mariage entre personnes de même
sexe (12) - un problème qui jusqu'ici n'a pas encore atteint la Cour
Suprême mais qui occupe Ie devant de la scène dans les prétoires (13), les
parlements des Etats (14) et au sein du Congrès (15).

Cinq décisions rendues dans Ie courant de la session 1995-96 reflètent


!'opinion la plus récente de la Cour Suprême en matière de fédéralisme et
d'égalité constitutionnelle. Trois d'entre elles abordant la problématique du
fédéralisme et de la protection égalitaire dans Ie domaine de la répartition
des circonscriptions électorales ont été adoptées de manière très partagée
(5-4) (16). Par contre, les deux autres décisions, relatives à l'extension des
droits de protection en matière d' égalité aux homosexuels et à l' accroisse-
ment de ces droits pour les femmes ont été adoptées par des majorités plus
larges, la Cour se partageant par 6-3 dans Ie premier cas, et par 7-1 dans

(12) Voy. E. ScHMITT, « Senators Reject Both Job-bias ans Gay Marriage •>, N. Y. Times,
Sept 11, 1996, p. Al.
(13) Voy., par exemple, Lewin v. Lewin, 852 P. 2d 44 (Hawaii 1993).
(14) Voy., par exemple, D.W. DuNLAP, « Foes of Gay Marriage are Foiled in California
Senate >>, N. Y. Times, Sept 6, 1996, p. A24.
(15) Voy. Defense of Marriage Act, H.R. 3396, 104th Cong., 2nd Sess. (1996).
(16) Voy. Seminole Tribe v. Florida, 116 S. Ct. 114 (1996) (fédéralisme); Shaw v. Hunt, 116
S. Ct. 1894 (1996) and Bush v. Vera, 116 S. Ct. 1941 (1996) (répartition des circonscriptions élec-
torales).
34 MICHEL ROSENFELD

Ie second (17). Dans ces deux cas, cependant, Ie juge Scalia a émis une opi-
nion dissidente pour Ie moins amère et sarcastique.
La décision Seminole Tribe v. Florida est remarquable, même si cette
affaire ne soulève que des questions liées au fédéralisme, et que ces der-
nières sont en définitive assez périphériques. L'en jeu dans cette affaire
consistait à déterminer si Ie Congrès, agissant en vertu de son pouvoir
constitutionnel de régler Ie commerce << entre Etats >> et << avec les tribus
indiennes >> ( 18), était habilité à autoriser les poursuites contre un Etat ou
ses officiels <levant les tribunaux fédéraux relativement à la rupture des
négociations rendues obligatoires par l'Etat fédéral à l'intérieur de ses fron-
tières entre un des Etats et une tribu native des Etats-Unis concernant
l'installation d'un casino dans la réserve de cette tribu. La Cour Suprême
a décidé, par une faible majorité, que, dans les circonstances de l'espèce, les
poursuites fédérales se heurtaient au onzième amendement qui concerne
l'interdiction de poursuivre les Etats <levant les juridictions fédérales sans
leur consentement.
La décision ne mérite d'être mentionnée que pour deux raisons essentiel-
lement. Premièrement, la Cour Suprême est revenue sur sa jurisprudence
antérieure, en allant à l'encontre d'une décision de 1989 qui avait proclamé
que les poursuites fédérales semblables à celles observées dans Séminole
Tribe étaient autorisées par Ie onzième amendement (19). Deuxièmement,
la compétence des Etats faisant l'objet de la discussion ayant mené au
litige Seminole Tribe - c'est-à-dire Ie pouvoir de jouer un röle actif dans
la concession et l'installation de casinos à l'intérieur des réserves
indiennes - a été totalement créée par Ie Congrès (20). En effet, en vertu
de la Constitution, Ie Congrès a Ie pouvoir de décider seul d' autoriser ou
non une tribu à installer un casino à l'intérieur de sa réserve. Par consé-
quent, en habilitant les Etats à jouer un röle actif dans ce processus d' au-
torisation, Ie Congrès a agi dans un esprit de conciliation et pas en étant
juridiquement obligé. Il en résulte que la décision du Congrès de soumettre
les Etats à la juridiction des tribunaux fédéraux ne doit pas être considérée
comme une tentative de réduction des pouvoirs des Etats, mais plutöt
comme un élément supplémentaire d'un projet fédéral d'extension des
actuelles compétences des Etats. En outre, lorsqu' on l' analyse à la lumière
des observations précédentes, la décision de la Cour suprême dans Seminole
Tribe représente un pas supplémentaire dans Ie processus d' accroissement
des pouvoirs des Etats aux dépens de ceux du gouvernement fédéral et fait
de la décision adoptée par la Cour durant la session 1994-95, U.S. v.

(17) Voy. Romer v. Evans, 116 S. Ct. 1620 (1996) (homosexuels) et U.S. v. Virginia, 116 S.
Ct. 2264 (1996) (femmes).
(18) U.S. Const. Art. I Sec. 8, cl. 3.
(19) Pennsylvania v. Union Gas Co., 491 U.S. 1 (1989).
(20) Voy. Seminole Tribe v. Florida. op. cit., 116 S. Ct., p. 1124.
LA COUR SUPR~ME DES ETATS-UNIS 35

Lopez (21), un véritable tournant dans la jurisprudence constitutionnelle en


matière de fédéralisme, plutöt qu'un simple égarement, comme on aurait pu
le penser.

Si l' on se penche maintenant sur les décisions prises en matière d' égalité
constitutionnelle, une première impression semble laisser apparaître que
deux d'entre elles paraissent étendre Ie droit d'égalité et les deux autres le
restreindre. Une analyse plus précise révèle cependant une situation quel-
que peu plus complexe. Il ne peut être sérieusement contesté que la décision
de la Cour U.S. v. Virginia (22) représente une poussée des droits des
femmes sur base du principe d'égalité. Par contre, l'extension aux homo-
sexuels de la protection en matière d'égalité en vertu de la décision de la
Cour Romer v. Evans (23) peut en fin de compte se résumer à très peu de
choses.

Pour être mieux à même de développer ces observations, il est utile d'ef-
fectuer brièvement une référence préalable à l'état de la jurisprudence de
la Cour Suprême en matière de protection égalitaire avant sa session 1995-
96. De manière très générale, cette jurisprudence est caractérisée par deux
éléments essentiels : un engagement à combattre les inégalités particulières
plutöt qu'à instituer des situations d'égalité générale, d'une part, et la
reconnaissance de !'individu et non du groupe en tant que sujet ou bénéfi-
ciaire propre de l'égalité constitutionnelle (24), d'autre part. La première de
ces deux caractéristiques a également reçu une consécration en doctrine à
travers l'instauration d'un critère de controle à trois niveaux. Reconnais-
sant que les lois en général divisent les personnes en différentes catégories
avec des charges et des bénéfices inégaux - par exemple, si l'àge du permis
de conduire est fixé à dix-huit ans, ceux qui n'ont pas encore atteint eet
age ne peuvent bénéficier d'un droit égal à celui des autres citoyens - le
critère en question se dirige vers une relation ou ajustement entre une clas-
sification opérée par le législateur et l'objectif que tente d'atteindre la loi
en question. Ceci explique que les trois niveaux qui composent ce critère se
distinguent l'un de l' autre selon le degré d' ajustement qu'ils nécessitent
chacun. L'ajustement Ie plus permissif est celui associé au critère de 1'<< exa-
men minimum •> (25) applicable aux distinctions en matière économique et
sociale et qui requiert simplement que les distinctions législatives opérées
soient << raisonnablement reliées >> à !' objectif de la loi qui doit être << appro-
prié >> (26). Le niveau d'ajustement suivant est celui établi par le critère de

(21) 115 U.S. 1624 (1995).


(22) 116 S. Ct. 2264 (1996).
(23) 116 S. Ct. 1620 (1996).
(24) Voy. Shelley v. Kraemer, 334 U.S. l (1948).
(25) « Minimum scrutiny >>.
(26) Voy., par exemple, Railways Express Agency v. New York, 336 U.S. 106 (1949).
36 MICHEL ROSENFELD

l'<< examen intermédiaire ►> (27) applicable aux distinctions législatives en


fonction du sexe et qui nécessite, cette fois, que les distinctions objectives
opérées soient << substantiellement reliées ►> à l' objectif législatif qui doit être
<<important ►> (28). Enfin, l'ajustement Ie plus étroit est celui requis par Ie
critère de l' << examen strict ►> (29) essentiellement utilisé en rapport avec les
distinctions raciales, ethniques et religieuses. Selon ce critère, les distinc-
tions législatives doivent être << nécessaires ►> pour atteindre l' objectif de la
loi qui doit être considéré comme << contraignant ►> (30).
D'un point de vue pratique, l'application du test de !'examen minimum
amène presqu'invariablement à une validation constitutionnelle des lois fai-
sant l'objet du controle tandis que la soumission au test de !'examen strict
conduit presque toujours à une invalidation constitutionnelle de la loi
contrölée (31), avec des possibilités d'exceptions dans des cas de discrimina-
tion positive (32). La jurisprudence de la Cour Suprême en matière d'égalité
peut donc se résumer comme autorisant les inégalités économiques et
sociales consacrées par la loi tant qu'elles ne sont pas utilisées de manière
déraisonnable. Les inégalités législatives basées sur le sexe ne sont pas auto-
risées sauf si elles poursuivent des objectifs législatifs importants. Enfin, les
inégalités consacrées par la loi sur base de la race -ou, au moins, celles ins-
taurées au détriment de minorités raciales historiquement désavantagées -
sont, sans équivoque, interdites sauf si elles sont vraiment indispensables
à la réalisation d'intérêts d'Etat contraignants.
L'affaire U.S. v. Virginia concerne une contestation impliquant un insti-
tut supérieur militaire public. Cet institut, VMI, était la seule école non-
mixte parmi les quinze institutions d'enseignement supérieur de l'Etat de
Virginie, et sa mission consistait à former des << citoyens-soldats ►> (33) -
c' est-à-dire des hommes préparés à exercer des tàches de commandement
dans la vie civile et durant le service militaire (34). Fondé en 1839, VMI a
diplömé de nombreux et renommés hommes politiques, chefs militaires et
hommes d' affaires. Même si plusieurs femmes avaient exprimé un certain
intérêt à rejoindre VMI, jamais l'une d'entre elles n'y avait été admise.
Le programme d'enseignement de VMI était tout à la fois militariste, dis-
ciplinaire, spartiate et conflictuel, soumettant les étudiants à des niveaux
élevés de stress et laissant peu de liberté à leur vie privée. Indubitablement,
ce régime n' était pas adapté aux femmes en raison des différences physiolo-

(27) « Intermediate scrutiny >►•


(28) Voy., par exemple, Craig v. Boren, 429 U.S. 190 (1976).
(29) « Strict scrutiny ».
(30) Voy., par exemple. Koremats11, v. Cnited States, 323 U.S. 214 (1944).
(31) Voy. M. RosENFELD, Affirmative Action and J11,stice : A Philosophical a,nd Constit11,tional
lnq11,iry, 151 (1991).
(32) Voy. Adarand Constmctors, Ine. v. Pena, 115 S. Ct. 2097 (1995).
(33) << Citizen-soldiers >►.
(34) ,, Men prepared for leadership in civilian life and military service>► ( 116 S. Ct., p. 2269).
LA COUR SUPR.i\;ME DES ETATS-UNIS 37

giques et psychologiques entre les deux sexes. En outre, même si la Cour


Suprême avait pensé Ie contraire, Ie programme non-mixte de VMI n'aurait
pu, en principe, être considéré comme une inégalité fondée sur Ie sexe puis-
que, pour la réalisation d'une telle hypothèse, des catégories différentes doi-
vent être traitées de la même manière. Dans son avis en faveur de la déci-
sion de la Cour, la juge Ruth Bader Ginsburg a reconnu que les différences
physiques entre hommes et femmes... étaient permanentes (35) mais a
refusé de légitimer Ie programme non-mixte de VMI sur la base de ces diffé-
rences. Observant que certaines femmes réunissaient les capacités requises
tout en étant désireuses de s'inscrire au programme punitif de VMI, la juge
Ginsburg a estimé que des règles générales à propos des différences entre
hommes et femmes ne pouvaient être invoquées pour justifier l'interdiction
de l'accès de certains candidats à l'enseignement de VMI en raison de leur
sexe (36).
Deux autres solutions plausibles auraient pourtant pu mener à considérer
la politique non-mixte de VMI comme étant constitutionnellement valide.
La première d' entre elles se base sur la constatation que VMI traite les
sexes de manière inégalitaire en insistant sur Ie fait qu'une telle politique
satisfait au critère de l' examen intermédiaire applicable aux distinctions
basées sur Ie sexe. Ainsi, la politique de VMI peut être considérée comme
constitutionnellement valide si elle apparaît comme << substantiellement
liée >> à l' objectif étatique << important >> de former une élite de citoyens-sol-
dats. En outre, Ie fait que certaines femmes soient capables de prendre part
au programme de VMI ne réfute pas en soi la thèse selon laquelle il y a une
<< relation substantielle >> entre un enseignement réservé aux hommes et Ie

maintien d'une certaine élite de citoyens-soldats (même si il apparaît que


l'enseignement non-mixte n'est ni nécessaire ni indispensable pour la réali-
sation d'un tel objectif, et qu'une telle distinction ne satisfait pas au test
plus rigoureux de !'examen strict).
La juge Ginsburg a conclu que la politique non-mixte de VMI ne satisfai-
sait pas au critère de l' examen intermédiaire. Cependant son analyse la rap-
proche souvent du critère d'examen strict plutöt qu'intermédiaire. Ceci
amène Ie juge Scalia, dans une opinion dissidente, à se plaindre du fait
qu'elle avait en réalité adopté, sans vouloir Ie nommer, Ie critère de !'exa-
men strict pour une distinction basée sur Ie sexe (37). Atout Ie moins, !'opi-
nion de la juge Ginsburg ouvre la voie à un examen de plus en plus restric-
tif des inégalités fondées sur Ie sexe, réduisant ainsi l'écart constitutionnel
existant entre l' égalité entre les sexes et l' égalité entre les races.

(:35) << Physical differences between men and women .. are enduring >► (116 S. Ct., p. 2276).
(:36) 116 S. Ct., p. 2280.
(:37) 116 S. Ct., p. 2298 (opinion dissidente du juge Scalia).
38 MICHEL ROSENFELD

La seconde solution qui aurait pu mener à accepter la politique en


matière de sexes menée par VMI se base sur une approche << séparés mais
égaux >> (38) selon laquelle tant qu'il existe des possibilités égales d'enseigne-
ment pour les hommes et les femmes, elles ne doivent pas pour autant être
communes. Pendant plus d'un demi-siècle, l'approche << séparés mais égaux >>
a permis de concilier Ie droit de protection égalitaire avec l' apartheid
racial (39). Cette approche a perduré jusqu'à ce qu'en 1954, la Cour
Suprême conclu unanimement qu'un enseignement séparé sur base de la
race était fondamentalement inégalitaire (40). L' enseignement non-mixte ne
peut cependant être comparé à un enseignement basé sur une ségrégation
raciale, à la fois parce qu'il n'en a pas les stigmates, et parce qu'il procure
des bénéfices supérieurs. C'est parce qu'aucune institution pour femmes
comparable à VMI n'existait en Virginie que l'approche << séparés mais
égaux >> n'a pas été retenue comme une option viable dans !'affaire U.S. v.
Virginia. En outre, bien que la juge Ginsburg ait reconnu les apports posi-
tifs des écoles non-mixtes (41), aucune indication claire n'apparaît quant à
la manière <lont l'existence d'écoles non-mixtes << séparées mais égales >>
pourrait convenir lorsqu' elles sont confrontées à un critère proche de celui
de !'examen strict. La question de savoir si les bénéfices d'un enseignement
public non-mixte dépasse ses inconvénients en ce qui concerne la promotion
d'une plus grande égalité basée sur Ie sexe se situe au-delà de l' objectif de
la présente étude. Mais, en toute hypothèse, plus il y aura de restrictions
relativement à l'organisation d'un enseignement non-mixte au nom du prin-
cipe d'égalité, plus les contraintes fédérales seront appelées à empiéter sur
Ie controle des Etats en matière d' enseignement public.
Dans Romer v. Evans (42), la Cour Suprême a, pour la première fois,
annulé une loi discriminatoire envers les homosexuels. Dix ans plus töt,
dans Bowers v. Hardwick (43), son unique décision antérieure concernant les
droits constitutionnels des homosexuels, la Cour Suprême avait décidé par
5 voix contre 4 que Ie droit constitutionnel à des relations intimes privées
ne s'étendait pas aux relations homosexuelles entre adultes consentants. En
dépit de la bouillonnante opinion dissidente du juge Scalia dans l' arrêt
Romer, ou elle accuse la Cour de contredire la décision qu'elle avait adoptée
dans Bowers (44), les deux décisions peuvent en réalité être conciliées. En
effet, lorsqu'on la parcourt attentivement - en tenant compte du fait que
Ie Colorado contrairement à la Géorgie, l'Etat impliqué dans Bowers, ne
punit pas pénalement les relations homosexuelles - la décision Romer n' af-

(38) ,, Separate but equal ».


(39) Voy. Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896).
(40) Voy. Brawn v. The Board of Educati07I, :347 U.S. 483 (1954).
(41) 116 S. Ct., p. 2276, n.7.
(42) 116 S. Ct. 1620 (1996).
(43) 478 u.s. 186 (1986).
(44) 116 S. Ct., p. 1629 (opinion dissidente du juge Scalia).
LA COUR SUPRil:ME DES ETATS-UNIS 39

firme pas que l'inégalité basée sur l'orientation sexuelle mérite une atten-
tion constitutionnelle particulière comme cela avait été Ie cas pour les iné-
galités raciales et celles apparaissant entre hommes et femmes.
La loi invalidée dans Romer était un amendement à la Constitution de
l'Etat du Colorado. L'amendement adopté suite à un référendum étatique
avait été initié en réaction à plusieurs réglementations locales du Colorado
qui avaient banni les discriminations, entre au tres sur base de l' orientation
sexuelle, en matière de logement, d'emploi, d'enseignement, etc. L'amende-
ment abrogeait les réglementations locales impliquées en tant qu'elles inter-
disaient les discriminations sur base de l'homosexualité. Il prohibait aussi
toute action du gouvernement de l'Etat ou des gouvernements locaux à
n'importe que! niveau dans Ie but de protéger les homosexuels. En particu-
lier, !'amendement prévoyait que l'Etat ne pouvait adopter aucune loi par
laquelle l'orientation homosexuelle aurait pu constituer la base d'une
plainte du chef de discrimination (45). Ainsi, par exemple, si une loi de
l'Etat avait interdit aux détaillants en commerce toute discrimination entre
les membres du public désirant acheter leurs biens, un client potentie! écon-
duit sur base de son homosexualité n'aurait pu introduire une plainte pour
discrimination alors que toute autre personne discriminée sur une autre
base y aurait été autorisée.
La majorité à la Cour Suprême a conclu que !'amendement en question
avait pour objectif de rendre les homosexuels inégaux par rapport à n'im-
porte quelle autre catégorie de personnes, et a déclaré qu'une telle disposi-
tion était inconstitutionnelle en ce qu'un Etat ne pouvait considérer une
catégorie de personnes comme étant tout-à-fait étrangère à ses lois (46). En
outre la majorité au sein de la Cour a aussi insisté sur Ie fait que !'amende-
ment ne satisfaisait même pas au critère Ie plus clément de l'examen mini-
mum.
Selon l'Etat du Colorado, les objectifs de !'amendement étaient les sui-
vants : d'une part, protéger la liberté d'association de ses autres citoyens,
tels les propriétaires et les employeurs qui invoquent une série d'objections
religieuses à l'homosexualité et, d'autre part, conserver les ressources de
l'Etat pour combattre les discriminations contre d'autres groupes (47). Sans
se pencher sur la question de savoir si ces objectifs étaient légitimes, la
majorité au sein de la Cour a décidé que l'interdiction trop générale et sans
restriction concernant les homosexuels contenue dans l' amendement n' était
rationnellement liée à aucun objectif d'Etat. Dans son opinion dissidente,
Ie juge Scalia, rejoint par deux autres juges, a argumenté qu'une désappro-

(45) ,, Whereby homosexual... orientation ... shall be the basis of... [a] claim of discrimination >>

(116 S. Ct., p. 162:3).


(46) « A state cannot so deern a class of persons a stranger to its laws » (op. cit.).
(47) 116 S. Ct., p. 1629.
40 MICHEL ROSENFELD

bation morale de l'homosexualité constituait une base légitime pour une


législation d'un Etat et a interprété restrictivement l' amendement du Colo-
rado comme prohibant simplement l'adoption d'une législation particulière
en faveur des homosexuels. Faisant observer que la répression pénale des
relations homosexuelles avait été reconnue comme constitutionnellement
autorisée dans Bowers, Ie juge Scalia a insisté sur Ie fait qu'en imposant aux
homosexuels une solution moins avantageuse consistant à leur refuser, en
l'espèce, un statut préférentiel, les Iois anti-discriminations pouvaient être
amplement considérées comme rationnellement liées à l'objectif d'Etat légi-
time qui consiste à protéger les critères moraux profondément ancrés et
partagés par une majorité de citoyens du Colorado.

Lorsqu'on la limite à l'essentiel, la décision prise dans Romer confère aux


homosexuels une victoire plus symbolique que réelle. Il est certain que si
Ia décision avait été prise en sens contraire, les homosexuels auraient été
considérés comme étant dotés d'un statut légal inférieur - statut excep-
tionnel dans la Constitution américaine depuis l'abolition de I'esclavage et
l' adoption du quatorzième amendement à la fin de la guerre civile. Cepen-
dant, outre une protection contre les discriminations officielles générales et
illimitées, les homosexuels n' ont pas obtenu énormément de choses dans
Romer. En particulier, l'utilisation par la Cour Suprême du test de !'examen
minimum, plutöt que du test de !'examen strict employé par la juridiction
dont la décision faisait l'objet du recours devant Ia Cour, signifie qu'une
discrimination bien déterminée et particulièrement ciblée contre les homo-
sexuels a de grandes chances de franchir I' obstacle constitutionnel. Ainsi,
une Ioi interdisant l'emploi d'enseignants homosexuels dans les écoles publi-
ques apparaîtrait tout-à-fait comme étant rationnellement liée à l'intérêt
étatique légitime selon lequel il faut encourager les modèles hétérosexuels
pour les écoliers. De même, une réglementation autorisant un employeur
motivé par des préoccupations religieuses à effectuer une discrimination
contre les candidats homosexuels à un emploi apparaîtrait comme facile-
ment justifiable puisqu'étant rationnellement liée - c'est-à-dire ni arbi-
traire, ni absurde - à I'intérêt d'Etat légitime qui consiste à lever les obs-
tacles à la pratique de leur religion propre par les citoyens.

En ce qui concerne les préoccupations relatives au fédéralisme, une des


conséquences importantes de la décision de la Cour Suprême dans !'affaire
Romer a consisté à renforcer les autorités locales qui avaient banni les dis-
criminations basées sur l'orientation sexuelle, au détriment de l'Etat du
Colorado. Ironiquement, une bonne part de l'argumentation favorable à un
retour important des compétences de la fédération vers les Etats se fonde
sur la conviction que la démocratie est mieux servie par des majorités
locales. Celles-ei s'avèrent être plus redevables envers Ie citoyen directe-
ment affecté par une réglementation que ne Ie sont de lointaines majorités
LA COUR SUPRtME DES ETATS-UNIS 41

que l' on trouve à des niveaux de gouvernement plus élevés et donc plus
éloignés. En adoptant une telle position, l' arrêt Romer prouve donc, en pre-
nant en compte tous les niveaux de gouvernement existants, qu'un simple
transfert des compétences de l'Etat fédéral vers les Etats ne constitue pas
toujours la solution idéale.
La confrontation la plus marquante de l'année dernière entre la défense
du droit d'égalité en faveur des homosexuels et celle des principes établis
en matière de fédéralisme ne concerne pourtant ni Romer, ni d' ailleurs la
Cour Suprême elle-même - même si elle atteindra plus que probablement
la Cour dans Ie futur. Ladite confrontation concerne plutöt !'extrême agita-
tion politique relative au mariage entre personnes de même sexe. Il est très
important de souligner que cette question du mariage entre personnes de
même sexe a été amenée à !'avant de la scène constitutionnelle et politique
par la problématique du lien intrinsèque entre l'égalité constitutionnelle et
Ie fédéralisme.
Comme conséquence de la << nationalisation >> des droits fondamentaux
garantis par Ie Quatorzième Amendement, un Etat ne peut imposer à ses
résidents des droits plus restrictifs que ceux garantis par la Constitution
fédérale. Cela n'empêche cependant pas l'Etat en question d'accorder des
libertés constitutionnelles plus larges que celles qui sont assurées par Ie gou-
vernement fédéral. Partant de ces principes, la Cour Suprême d'Hawaii a
interprété la disposition sur l' égalité que contient sa prop re constitution
comme nécessitant que les discriminations basées sur l' orientation sexuelle
soient soumises au critère de !'examen strict (48). C'est pour cette raison
que, bien que la loi hawaïenne interdise aujourd'hui les mariages entre per-
sonnes de même sexe, les observateurs pensent que la Cour Suprême
hawaïenne sera appelée à considérer cette loi comme inconstitutionnelle. Il
est, en effet, difficile d'imaginer comment une interdiction des mariages
entre personnes de même sexe pourrait s' avérer << nécessaire >> pour atteindre
un intérêt étatique << contraignant >> (49).
Ce n'est pourtant pas la perspective de mariages entre personnes de
même sexe à Hawaii, ni même l'idée que les homosexuels des quarante-neuf
autres Etats pourraient se précipiter vers Hawaii pour se marier qui a été
à la base d'un débat brûlant à travers les Etats-Unis. Le véritable objet de
ce débat réside dans Ie fait qu'en vertu d'un des piliers constitutionnels du
fédéralisme américain, un mariage légalement contracté dans un Etat pour-
rait être reconnu comme légal dans tous les autres Etats, tout en étant en
contrariété avec Ie droit de ces mêmes Etats. En effet, l'article IV de la Sec-

(48) Voy. Baehr v. Lewin, 852 P. 2d 44, 67 (Hawaii 1993).


(49) Voy. Baehr, supra, p. 67, ou la Cour Constitutionnelle hawaïenne a déclaré qu'elle présu-
mait que l'interdiction des mariages de même sexe était inconstitutionnelle, mais s' est abstenue
d'émettre une opinion définitive, laissant à l'Etat une possibilité de démontrer comment une telle
interdiction pouvait rencontrer Ie critère de !'examen strict.
42 MICHEL ROSENFELD

tion I de la Constitution stipule qu'<< une pleine et entière confiance (50)


sera accordée dans chaque Etat aux actes publics, enregistrements et procé-
dures judiciaires de tout autre Etat >>.
La controverse sur les mariages entre personnes de même sexe a engendré
un débat très animé sur les limites de la disposition << Full Faith and Cre-
dit>> (51). Elle a forcé Ie Congrès à adopter une législation prohibant la
reconnaissance par l'Etat fédéral des mariages entre personnes de même
sexe et autorisant les Etats réticents à refuser la reconnaissance de tels
mariages conclus dans d'autres Etats (52). Il est difficile de déterminer clai-
rement si cette loi est constitutionnelle ou si elle excède les pouvoirs du
Congrès par rapport à la disposition << Full Faith and Credit >>. Il semble par
contre évident qu'une intervention de la Cour Suprême sera requise à ce
sujet. Le plus remarquable, à l'heure actuelle en tout cas, c'est Ie fait
qu'une volonté de protection plus large du droit d'égalité par un Etat pour-
rait forcer les autres Etats et Ie gouvernement fédéral à accorder une pleine
reconnaissance des mariages entre personnes de même sexe contre la
volonté expresse des majorités intéressées.
Les deux dernières décisions de la Cour Suprême en matière d'égalité
durant sa session 1995-96 concernent la redéfinition des limites des circons-
criptions électorales pour les élections au Congrès afin d'obvier aux incon-
vénients du découpage arbitraire passé destiné à diluer l' effet du vote des
citoyens noirs-américains. Il appartient généralement aux parlements des
Etats d'établir les limites des circonscriptions électorales dans lesquelles
seront désignés les membres de la Chambre des représentants. En outre, les
élections à la Chambre des Représentants sont basées sur Ie principe de la
représentation majoritaire plutöt que sur celui de la représentation propor-
tionnelle. Pour une série de motifs politiques polarisés dans Ie domaine
racial, de nombreux Etats du sud ont empêché les majorités noires-améri-
caines d'élire des représentants. Pour s'opposer à ces développements, Ie
Gouvernement fédéral a adopté une législation autorisant la redéfinition
des circonscriptions électorales afin de créer de nouvelles circonscriptions
dans lesquelles les électeurs noirs-américains pourraient se retrouver majo-
ritaires (53).
Jusqu'en 1993, dans Ie contexte de cette redéfinition des circonscriptions
électorales aux fins de remédier aux effets des découpages arbitraires passés
sur base de la race, la constitution de nouvelles circonscriptions à la
demande des autorités fédérales était considérée comme constitutionnelle
même si des considérations raciales constituaient la motivation prédomi-

(50) ,, Full Faith and Credit».


(51) Voy., par exemple, J. GERARDA BROWN, Competitive F'ederalism and the Legislative Incen-
tives to Recognize Same-sex Marriage, 68 S. Cal. L. Rev. 745 (1995).
(52) H.R. 3396, 104th Cong., 2nd Sess. (1996).
(53) Voy. Ie Voting Rights Act de 1965, tel qu'il a été amendé (42 U.S.C.A. § 1973 (1994)).
LA COUR SUPRtME DES ETATS-UNIS 43

nante pour opérer de tels changements (54). Dans sa décision Shaw v.


Reno (55) de 1993, la Cour Suprême a, cependant, entamé un retrait par
rapport à sa jurisprudence antérieure et a commencé à considérer que subs-
tituer Ie découpage arbitraire des circonscriptions électorales sur une base
raciste par une nouvelle définition des circonscriptions qui se fonde
consciemment sur des éléments raciaux revenait à offrir Ie pouvoir à d'an-
ciennes minorités raciales qui n'en avaient pas. Dans ses deux décisions de
1996, Shaw v. Hunt (56) et Bush v. Vera (57), la Cour Suprême a consolidé
et accentué ce retrait en imposant la soumission des règles de constitution
des nouvelles circonscriptions au critère de l'examen strict lorsque des
considérations de rééquilibre racial sont prédominantes. La Cour a égale-
ment refusé de reconnaître que la constitution de nouvelles circonscriptions
par les Etats dans Ie hut de rencontrer les exigences du droit fédéral appli-
cable suffisait à établir un intérêt étatique << contraignant >> (58). En clair,
ces décisions qui comportent des implications fédéralistes nombreuses et
importantes réduisent davantage Ie champ de l'égalité entre les races en
exigeant que les politiques destinées à redresser les injustices perpétrées
contre les minorités raciales rencontrent des critères de justification aussi
élevés que ceux retenus relativement à des politiques raciales visant à désa-
vantager ces minorités (59).
En conclusion, la session 1995-96 de la Cour Suprême indique qu'à l'ex-
ception du cas de l'égalité entre les sexes, Ie principe constitutionnel d'éga-
lité se trouve en situation de stagnation, sinon de recul. En outre, comme
l'illustre cette chronique, réduire Ie champ d'application des droits fonda-
mentaux protégés au niveau national ne rend pas nécessairement plus aisé
un transfert des compétences de l'Etat fédéral vers les Etats.

(54) En ce qui concerne les critères constitutionnels retenus avant 1993, voy., par exemple,
United Jewish Organizations of Williamsburg, Ine. v. Carey, 430 U.S. 144 (1977).
(55) 509 u.s. 630.
(56) 116 S. Ct. 1894 (1996).
(57) 116 S. Ct. 1941 ( 1996).
(58) Voy. Shaw v. Hunt, 116 S. Ct., p. 1903.
(59) Une tendance similaire s'est affirmée dans Ie contexte des décisions la Cour Suprême en
matière de discrimination positive basée sur la race. Voy. Riehmond v. J.A. Crosson Co., 448 U.S.
469 (1989); Adarand Construetors, Ine. v Pena, 115 S. Ct. 2097 (1995).
RÉPUBLIQUE D'AFRIQUE DU SUD
DE LA CONSTITUTION INTÉRIMAIRE
À LA CONSTITUTION DÉFINITIVE

PAR

XAVIER PHILIPPE

Le 10 décembre 1996, un nouvel événement marquait la vie politique et


constitutionnelle sud-africaine. Le Président de Ia République Nelson Man-
dela promulguait à Sharpeville, lieu symbolique de la Jutte anti-apartheid
lors des émeutes de 1960, la Constitution définitive d' Afrique du Sud. Ainsi
s'achève Ie processus d'écriture constitutionnelle de la Nouvelle République
d' Afrique du Sud amorcé en 1992 et qui, pendant quatre ans, aura marqué
tout un pays préoccupé par la volonté d'instaurer un Etat de droit
Cette chronique n'a d'autre ambition que de présenter une analyse du
processus d'élaboration de la Constitution définitive ainsi que les princi-
paux traits du nouveau texte (1). La période qui a séparé les élections du
27 avril 1994 de la promulgation de la Constitution définitive aura été riche
en événements mais présente un trait caractéristique : elle aura suivi Ie che-
minement optima! conçu par les négociateurs constitutionnels en 1992-
1993. Si Ie temps imparti a été utilisé jusqu'à la dernière limite, il n'a pas
été dépassé, démontrant ainsi la volonté d'aboutissement de l'assemblée
constituante au delà des divergences constatées.
Reprenant Ie cheminement suivi dans Ia chronique précédente, la pré-
sente analyse se propose d'examiner Ie processus d'élaboration de la Consti-
tution définitive (1) puis d'analyser comparativement Ie contenu du nou-
veau texte (II).

l. ~ LE PROCESSUS D'ÉLABORATION
DE LA CONSTITUTION DÉFINITIVE

La Constitution définitive d' Afrique du Sud a connu un processus d' éla-


boration à la fois classique et simple. Elle est I' amvre d'une assemblée

Xavier PHILIPPE est professeur associé à l'Université de Western Cape.


( 1) Sur la phase précédente de transition qui a conduit à l' élaboratfon de la Constitution inté-
rimaire en Afrique du Sud, voy. R.B.D.C., 1995, pp. 433-444.
46 XAVIER PHILIPPE

constituante (2), composée de l'Assemblée nationale et du Sénat (3), élue


démocratiquement lors des élections du 27 avril 1994. La Constitution inté-
rimaire qui fixait les conditions d'élaboration de la Constitution défini-
tive (4) avait privilégié Ie pragmatisme. Elle avait clone permis au cours de
la même élection la désignation du pouvoir législatif et du pouvoir consti-
tuant. Assez curieusement, la rédaction de la nouvelle Constitution a été
l'reuvre du seul pouvoir constituant dérivé. Aucun vote particulier n'est
intervenu postérieurement pour impliquer Ie corps électoral dans son
ensemble. Cette situation s'explique par la pluralité des cas de figure envi-
sagés (5). Seul, un échec de l'assemblée constituante (6) aurait conduit à
une renégociation et à une ratification par référendum (7). Le déroulement
idéal du processus d'écriture a rendu cette intervention inutile, mais son
absence ne signifie en aucun cas qu' elle n' était pas prévue. La << menace )>
du référendum a par ailleurs certainement pesé sur !' accord conclu au sein
de l'assemblée constituante. En effet, une telle issue aurait témoigné d'un
ébrèchement du consensus qui avait marqué les négociations préalables à
l' adoption de la Constitution intérimaire et auraient été de mauvais augure
pour la suite du processus.

Tel n'a pas été Ie cas. Entre Ie début des travaux de l'assemblée consti-
tuante et l' adoption du texte de la constitution définitive Ie 8 mai 1996, ce
ne sont pourtant pas moins de 10 projets qui ont vu Ie jour, démontrant
l'intensité du débat (8). Le délai limite d'adoption de la Constitution par la
seule assemblée constituante était fixée au 9 mai 1996, soit deux ans après
la première réunion de !' Assemblée nationale (9). Le texte définitif fût
adopté Ie 8 mai, après une dernière tentative du National Party d'inscrire
certaines questions dans Ie texte définitif.

(2) La consultation des docurnents relatifs à l'élaboration de la Constitution définitive sud-


africaine peut se faire sur Ie site internet : http :/ /www.constitution.org.za/.
(3) Article 68 de la Constitution intérirnaire (Act 200 de 1993), soit 490 rnernbres.
(4) Chapitre 5 de la Constitution intérirnaire (Act 200 de 1993), articles 68 à 74, plus spéciale-
rnent article 73 Adoption d 'un nouveau texte constitutionnel.
(,5) La rationalisation de la procédure d'adoption de la nouvelle Constitution décrite par l'ar-
ticle 73 de la Constitution intérirnaire dérnontre à que! point les négociateurs de ce texte s' étaient
prérnunis contre l'échec d'un vote négatif de l'assernblée constituante. On rernarquera que la pro-
cédure d'adoption de la Constitution définitive faisait part égale aux aspects techniques et politi-
ques; V.Z. YACOOB, « The Constitution Making Process : an Overview ,,, The Human Rights &
Constitutional Law Journal of Southern Africa, 1996-1, pp. 18-24.
(6) C'est à dire un vote n'atteignant pas la rnajorité qualifiée des deux tiers requise par l'ar-
ticle 73(2) de la Constitution intérirnaire.
(7) Article 73(6) de la Constitution intérirnaire.
(8) Voy. sur ce processus général C. MuRRAY et G. ERASMUS,,, Genera! Overview and Irnpres-
sions of the Process of Constitution-Making », publié dans Aspects of Constitutional Development
in South Africa : The First W orking Draft of the Final Constitution, Seminar Report, Konrad Ade-
nauer Stiffung, 1995, pp. 5-11.
(9) Article 73(1) de la Constitution intérirnaire.
LA RÉPUBLIQUE D' AFRIQUE DU SUD 47

A. - Les structures d'élaboration


de la nouvelle Constitution

La méthode d'élaboration de la Constitution a été rationalisée par la


répartition du travail au sein de comités thématiques, coordonnés par un
comité général. Chaque comité a été chargé d'élaborer un texte sur Ie cha-
pitre ou les dispositions de la Constitution qui Ie concernait ( 10). Le travail
des comités proprement dit s'est opéré dans la transparence. Des réunions
de comité ont été opérées pour permettre au public et aux organisations
gouvernementales de faire valoir leur point de vue et leurs idées (11). Le
processus d'écriture de la Constitution n'a donc pas été global mais morcelé
à travers les travaux des comités. Pour coordonner eet ensemble deux insti-
tutions ont joué un röle important : Ie comité constitutionnel (12) et Ie
sous-comité ( constitutionnel) (13).
Le comité constitutionnel a constitué l'organe chargé de synthétiser et de
rassembler les travaux des comités. Il a rempli un röle de coordination mais
aussi de négociation sur les questions les plus difficiles. A partir du mois de
juin 1995, un sous-comité (constitutionnel) a été mis en place pour per-
mettre des rencontres plus fréquentes et plus aisées. La particularité du
sous-comité résidait dans sa composition : il s' agissait en effet d'un organe
à géométrie variable ou siégeaient des représentants des différents comités
en fonction de la question traitée. Les travaux de ces organes ont permis
l'élaboration d'un texte qui a débouché sur un projet de Constitution pré-
senté à l' assemblée constituante Ie 23 avril 1996.
L'assemblée constituante, malgré Ie travail effectué dans les comités, n'a
pas simplement été une instance de ratification. Elle s' est réunie cinq fois

(10) Les 6 comités thématiques. de 30 membres chaeun, étaient les suivants : Ie comité n° 1
chargé du « caractère démocratique de l'Etat », Ie comité n° 2 chargé des structures de gouverne-
ment, Ie comité n° 3 chargé des relations entre les différents niveaux de gouvernement, Ie comité
n° 4 chargé des droits fondamentaux, Ie comité n° 5 chargé de la justice et du système juridique,
Ie comité n° 6 chargé des struetures spécialisées de gouvernement. Compte tenu de l'ampleur de
sa táche, ce dernier comité était divisé en quatre sous-comités : Ie n° 6-1 était chargé de l'admi-
nistration publique, Ie n° 6-2 était chargé des institutions financières et des entreprises publiques,
Ie n° 6-3 était chargé des institutions de eontröle et de transformation (du régime). Ie n° 6-4 était
chargé des services de sécurité.
(11) Ceci s'est parfois traduit par certains échanges assez vifs entre les rédacteurs et Ie public,
ce dernier considérant que Ie texte proposé était trap flou et ne pourrait être invoqué dans Ie
cadre d'une instance, par exemple. Cette partiüipation a démontré l'utilité de la communication
entre I' assemblée constituante et Ie public. S'il est vrai que Ie corps électoral n' a pas été eonsulté
à ]'issue du processus d'écriture, il aura en revanche contribué à l'élaboration du texte définitif.
Sur cette participation du public, voy. Ie Rapport annuel de l'Assemblée constituante 1996, pp. 40
et s.
( 12) Composé de 44 mem bres désignés par les partis en fonction de leur représentation au sein
de l'assemblée constituante.
(13) Composé de 19 membres permanents, Ie sous-comité constitutionnel est apparu comme
une structure plus légère et mieux adaptée que Ie comité constitutionnel. En différentes occa-
sions, les partis politiques ont nommé des membres ad hoc pour Ie traitement des questions tech-
niques.
48 XAVIER PHILIPPE

en 1994, cinq fois en 1995, Ie 29 mars ainsi que du 23 avril au 8 mai en 1996
pour l' adoption du texte définitif. L' assemblée constituante est restée l' or-
gane souverain de bout en bout du processus d'écriture, et même si Ie tra-
vail des comités est apparu déterminant dans l'élaboration du texte, il ne
faut pas oublier qu'ils représentaient avant tout une émanation de l'assem-
blée constituante.
D'autres structures ont également marqué Ie processus d'élaboration
même si elles ne possédaient pas Ie même poids. Ainsi, faut-il mentionner
Ie röle du comité de gestion qui a assumé la redoutable tàche d' organiser et
de coordonner matériellement les travaux des différents comités, Ie comité
indépendant d'experts constitutionnels, la commission sur Ie << gouverne-
ment provincial >> ou encore Ie conseil du V olkstaat. Bien que leur röle ait
été plus discret, leurs travaux n'en ont pas moins influencé Ie texte défini-
tif.

B. - La procédure d'adoption

La procédure qui a conduit à l'adoption définitive du texte final peut


être décomposée en plusieurs étapes. La première a été celle d'écriture pro-
prement dite. La seconde a été la phase de négociation. Enfin, la troisième
a été celle d'adoption du texte par l'assemblée constituante. Chacune d'elles
a marqué Ie texte adopté.
La phase d'écriture est apparue à la fois simple et complexe. Simple,
parce que les mem bres de l' assemblée constituante siégeant au sein des
comités ne sont pas partis du néant pour engager ce processus. Les 34 Prin-
cipes Constitutionnels (14) ont fourni un cadre de travail défini aux membres
des comités et Ie contenu de la Constitution intérimaire, bien que ne liant
pas l'assemblée constituante, représentait un point de départ qu'il aurait
été difficile d'ignorer. Toutefois, la phase d'écriture a également été com-
plexe dans la mesure ou elle a reflété l'enjeu des débats et des oppositions
politiques. L'apparence finale de consensus ne doit pas tromper sur la réa-
lité du débat.
L'écriture proprement dite de la Constitution s'est opérée à travers les
recommandations du comité indépendant d'experts constitutionnels (15)
qui a fourni un certain nombre de directives au comité constitutionnel et
aux comités thématiques. Le comité d'experts a liminairement mis en garde
les rédacteurs de la Constitution contre une trop grande précision du texte

( 14) Rappelons que les Principes constitutionnels sont composés de 34 directives qui figurent
à l' annexe IV de la Constitution intérimaire. Ce texte est Ie résultat des négociations dites
« multi-partis • ou Conseil des négociations qui ont pris place après l'échec de la CODESA. Il a
servi de lignes directrices à la fois pour la rédaction de la Constitution intérimaire et de la Consti-
tution définitive; voy. sur ce point R.B.D.C, 1995, p. 438.
(15) Comité créé par l'article 72(2) de la Constitution intérimaire.
LA RÉPUBLIQUE D' AFRIQUE DU SUD 49

constitutionnel ( 16). Il a ensuite insisté sur les principes qui devaient gou-
verner l'écriture à savoir la définition des instruments, institutions, pou-
voirs et contre-pouvoirs qui permettraient d'assurer l'effectivité du carac-
tère démocratique du gouvernement et d'un véritable Etat de droit ( 17). Le
travail d'écriture présentait à eet égard une double difficulté : traduire en
langage juridique un accord politique entre les partis en s'assurant de la
lisibilité du texte ; s' assurer de la conformité du nouveau texte aux Prin-
cipes constitutionnels. Matériellement, les comités thématiques se sont réunis
en dressant la liste des questions sur lesquelles ils se sont accordés ; chaque
parti a ensuite adressé un rapport contenant une proposition de texte.
Celle-ci a fait ensuite l' objet d'une discussion pleinère puis d'une adoption
pour servir de base au premier avant-projet de Constitution. Le comité
constitutionnel a ensuite collecté et rassemblé ce premier texte mais ne l'a
pas conservé en l'état. Il l'a transmis à un comité technique chargé d'amé-
liorer les textes élaborés par les comités thématiques à la fois sur le plan
technique, mais également grammatica!. A eet égard, une opération origi-
nale a été menée par ce comité - suite à une décision prise en ce sens par
l'assemblée constituante - qui a fait appel à des experts linguïstes réputés
pour réécrire en langage clair et simple les textes élaborés, compréhensibles
par tous (18). Ceci explique que le projet de Constitution définitive ayant
fait l'objet de la véritable négociation soit en fait le second, épuré des sco-
ries rédactionnelles de la première version.

La phase de négociation proprement dite s'est déroulée de novembre


1995 à mars 1996. Elle a été marquée par deux aspects. La résolution des
questions en suspens à travers l' appel à la plus large consultation possible :
ceci a permis à la population et aux associations - professionnelles ou
non - de faire valoir leur point de vue. La recherche du compromis entre
les partis a incontestablement favorisé le processus. Il n'en a pas moins
laissé subsisté certaines difficultés liées à des oppositions irréductibles sur
lesquelles aucun d'eux ne voulait céder. Cette phase de négociation a toute-
fois conduit à la rédaction de versions nouvelles et améliorées sur le plan
technique qui ont permis de déboucher sur un texte qui a été soumis à l'as-
semblée constitutionnelle. On relèvera également le röle joué par le Comité

( 16) Ce défaut était celui reproché à la Constitution intérimaire. Le Comité constitutionnel a


notamment insisté sur Ie fait que l'inclusion de nombreux détails de la Constitution rendrait
ensuite leur modification plus difficile, compte tenu de la procédure plus rigoureuse de révision
de la Constitution.
(17) A eet effet, Ie Comité d'experts avait rédigé un test permettant d'évaluer l'utilité d'une
institution ou d'un principe : l. La mise en ceuvre de la démocratie et de l"Etat de droit exigent-
ils son inclusion, soit comme nécessité institutionnelle, soit au regard des besoins et de l'évolution
historique du Pays ? 2. Est-il nécessaire pour assurer Ie caractère démocratique et effectif du
gouvernement ? 3. Est-il nécessaire pour assurer la réalisation d'un accord ou d'un Principe
constitutionnel 1 4. N'est il pas déjà consacré ou garanti dans une autre partie du texte constitu-
tionnel 1 voy. Constitutional Assembly, Annual report 1996, op. cit., p. 33.
(18) Constitutional Assembly, Annual report, 1996, pp. 35-36.
50 XAVIER PHILIPPE

et Ie sous-comité constitutionnels qui ont favorisé des rencontres multilaté-


rales entre les partis sans pour autant que les rencontres bilatérales soient
écartées. Elles ont souvent servi de prélude à la discussion et à la résolution
de certains conflits.
La phase finale d'adoption de la Constitution fût entamée fin mars 1996
par l' adoption de nouvelles règles d' adoption du texte définitif. Au début
du mois d'avril, les représentants des partis politiques ainsi que leurs
conseillers et les comités thématiques se rencontrèrent à Arniston (Western
Cape). Le texte qui allait être présenté à l'assemblée constituante fût éla-
boré au cours de cette réunion. Toutes les questions n' étaient pas pour
autant résolues et Ie Comité constitutionnel se réunit du 15 au 19 avril pour
achever Ie projet qui allait être présenté. Celui-ci fut adopté au cours d'une
séance marathon dans la nuit du 18 au 19 avril.
L'assemblée constituante fut ensuite réunie à partir du 23 avril. Trois
étapes ont jalonné l'adoption du texte. La première fut représentée par la
première lecture du texte, phase au cours de laquelle Ie texte fût présenté
puis débattu. S'ensuivit une seconde phase de discussion ou Ie Comité
constitutionnel reçut et discuta les amendements proposés, Ie Président du
Comité constitutionnel jouant un röle prépondérant. Il fut chargé de déter-
miner si l'amendement proposé pouvait ou non être retenu. Enfin, la troi-
sième phase a correspondu à la phase de seconde lecture du texte avec
dé bat, sans qu' aucun amendement puisse être proposé. Le vote définitif est
alors intervenu.
Si la majeure partie du texte ne suscita plus de débats, certaines ques-
tions faillirent faire échouer Ie projet. Ce fut Ie cas pour Ie droit de lock-out
et pour Ie droit de créer des écoles dispensant les enseignements dans un
langage unique que Ie National Party voulait voir inscrites plus clairement
dans Ie texte. Deux jours avant Ie vote final, F.W. de Klerk menaçait de
ne pas voter la Constitution. Suite à un débat interne, Ie National Party
décida cependant de voter Ie texte proposé. Il fut adopté Ie 8 mai 1996.

C. - La certification de la Constitution
par la Cour constitutionnelle

L'originalité de l'adoption de la Constitution définitive sud-africaine ne


réside cependant pas tant dans la transparence et l'ouverture qui ont pré-
sidé à sa rédaction que dans Ie röle qu'a été amené à jouer la Cour constitu-
tionnelle dans ce qui a été qualifié d' acte de certification de la Constitution.
Cette tàche a consisté pour la Cour à vérifier que Ie texte définitif respectait
bien les 34 Principes constitutionnels sur lesquels Ie processus constitution-
nel s'était échafaudé. En d'autres termes, la Cour constitutionnelle sud-afri-
caine a été amenée à contröler elle-même la conformité de la Constitution
à ces Principes, reconnus comme supérieurs. Cette mission est assez inhabi-
LA RÉPUBLIQUE D' AFRIQUE DU SUD 51

tuelle pour une juridiction constitutionnelle pour marquer r originalité du


processus.
Comme Ie processus d' écriture, la certification de la Constitution s' est
opérée dans une grande transparence et Ie public a été convié aux audiences
de la Cour qui se sont déroulées du 1er au 13 juillet 1996 pour assister aux
débats mais également faire valoir ses arguments. La Cour a rendu sa déci-
sion Ie 6 septembre 1996. Si elle a dans !'ensemble reconnu que Ie processus
d'adoption de la Constitution avait respecté les lignes directrices contenues
dans les Principes constitutionnels, elle a en revanche refusé de considérer
que plusieurs dispositions de la Constitution satisfaisaient au contenu de
certains principes. Plusieurs points d' achoppement comme Ie droit pour un
employeur individuel de mener une négociation collective, ou encore la
garantie d'indépendance de certaines autorités - telles Ie médiateur ou
ombudsman - revêtaient essentiellement un caractère technique. En
revanche, d' autres aspects ayant fait l' objet d'une << non-certification ►>
constituaient la poursuite de dé bats et d' opposition qui s' étaient révélés
lors de l' adoption du texte.
A eet effet, la décision du 6 septembre 1996 (19) est apparue comme une
cristallisation de la doctrine constitutionnelle adoptée par la Cour. Deux
grandes questions ont fait l' objet d'une << non-certification ►> : la structure de
l'Etat et la révision de la Constitution.
Sur la structure de l'Etat, les observateurs avaient pu noter que Ie texte
définitivement adopté opérait un recentrage important au profit du gouver-
nement national laissant aux provinces (Etats fédérés ou provinciaux) une
marge de manreuvre plus réduite, minimisant Ie fédéralisme dans lequel
s'était engagée la Constitution intérimaire. Plus précisément Ie texte défini-
tif avait réduit les compétences des provinces dans plusieurs domaines sen-
sibles. La Cour a estimé que si individuellement cette réduction des pou-
voirs des provinces (20) ne remettait pas en cause les Principes constitution-
nels (21), en revanche !'ensemble de ces restrictions dénaturaient l'équilibre
exigé par ces mêmes principes. La décision de la Cour a donc eu pour effet
de contraindre l'assemblée constituante à reconsidérer Ie partage des com-
pétences entre l'Etat centra! et les provinces en faveur de ces dernières.
Le second point important de la décision concerne la révision de la
Constitution. Le texte définitif prévoyait que la révision pourrait se faire

(19) CCT 23/96 Certification de la Constitution définitive 1996(10) BCLR 1253(CC); l'accès aux
décisions de la Cour peut se faire par Ie site internet: http ://www.wits.ac.za/archive.html/. Il est
impossible de relater ici tous les aspects de cette décision.
(20) Domaines de 1' enseignement supérieur, des collectivités locales, des ,, chefs traditionnels >►
et de la police.
(21) N°' 17 et 18(2).
52 XAVIER PHILIPPE

dans le cadre des révisions ordinaires (22) à la seule majorité des deux tiers
de l'Assemblée Nationale (23). Cette modalité simple revenait à aligner la
révision constitutionnelle sur la procédure législative ordinaire avec comme
seule exception l' exigence d'une majorité qualifiée. Cette situation ne cor-
respondait pas aux exigences du Principe constitutionnel n° 15 qui pré-
voyait la nécessité de majorités et de procédures spéciales pour de telles
révisions. En l'espèce, seul le premier critère était rempli.
La décision de la Cour constittuionnelle du 6 septembre 1996 a conduit
l'assemblée constituante à se réunir de nouveau pour amender le texte
adopté le 8 mai. Ce fut fait le 11 octobre 1996, sans véritable difficulté (24).
On remarquera au passage à quel point la décision de la Cour constitution-
nelle fut bien acceptée et respectée. Le texte révisé fut à nouveau soumis
pour certification à la Cour constitutionnelle qui, dans une seconde décision
du 4 décembre 1996 (25), accepta la certification. La Constitution fut enfin
promulguée le 10 décembre 1996 et est entrée en vigueur le 1er janvier 1997.

Il. - LA GENÈSE DE LA CüNSTITUTION


DÉFINITIVE SUD-AFRICAINE

Il est impossible dans le cadre de cette chronique de rendre compte de


toute la richesse du nouveau texte qui ne comporte pas moins de
244 articles (26). Les grandes lignes et la genèse de cette nouvelle Constitu-
tion peuvent en revanche être présentées et replacées dans une perspective
comparatiste. L'écriture de la Constitution définitive présentait toutefois
une singularité : celle de ne pas partir d'une absence totale de référence ou
de lignes directrices. Les Principes Constitutionnels et la Constitution intéri-
maire ont incontestablement servi de fondement et de source d'inspiration
au contenu du nouveau texte.

A. - Les caractéristiques principales


de la Constitution définitive sud-africaine

Le contenu de la Constitution définitive peut s' articuler au tour des diffé-


rents chapitres qui la composent.

(22) C'est-à-dire celles ne touchant pas aux droits fondamentaux, à la structure de l'Etat et
au mode de révision lui-même.
(23) Article 174 du texte définitif.
(24) Seule l'éventuelle nouvelle participation de !' Inkatha Freedom Party a laissé planer un
doute quant à l'ampleur du processus de révision, mais les conditions imposées par ce dernier ont
été telles que toute remise en cause des fondements du texte aurait bouleversé !' équilibre atteint.
(25) CCT 37/96 Certification of the amended text of the final Constitution, 1997 (1) BCLR (CC).
(26) Soit à peine un peu moins que la Constitution intérimaire qui en comportait 251.
LA RÉPUBLIQUE D' AFRIQUE DU SUD 53

Outre la présence du Préambule qui rappelle les origines du nouveau


texte et la situation de rupture dans laquelle il s'inscrit, l'un des points
marquants de cette Constitution reste la présence d'une Déclaration des
droits fondamentaux qui comporte une énumération moderne des droits ainsi
que les limites qui leur sont assignées. Une place particulière est faite à
l'égalité, à travers notamment le procédé des discriminations positives (27),
mais également aux conditions dans lesquelles les droits peuvent être
limités ou même suspendus. Une attention spéciale a aussi été consacrée
aux moyens permettant d' assurer le respect des droits ainsi qu' aux prin-
cipes qui doivent gouverner leur interprétation. On retrouve par ailleurs
dans cette Déclaration nombre de références qui trahissent les sources d'ins-
piration des constituants et qui permettent de mesurer l'impact du droit
comparé et des instruments internationaux.

La seconde caractéristique de cette Constitution repose sur la structure de


l'Etat. Ainsi que cela a déjà été mentionné, cette question a fait l'objet d'un
débat assez vif au moment de l'élaboration de la Constitution. Le texte
définitif porte les stigmates de ces oppositions. Si !' Afrique du Sud peut dif-
ficilement être qualifiée d'Etat unitaire, il est en revanche bien difficile de
déterminer s'il s'agit d'un Etat régional ou d'un Etat fédéral. Si !'on se
place du point de vue strictement normatif, toutes les caractéristiques de
l'Etat fédéral sont réunies : répartition des compétences, Constitution et
pouvoir législatif des provinces, compétence de la Cour constitutionnelle
pour arbitrer les différends entre gouvernement central et gouvernements
provinciaux. En revanche, du point de vue fonctionnel a été ajouté un nou-
veau chapitre baptisé Gouvernement coopératif, qui donne à l'Etat central
un röle moteur dans la gestion des relations entre les différents niveaux de
gouvernement (28). Par ailleurs, lorsque l'intérêt national l'exige, Ie gouver-
nement centra! peut intervenir dans un domaine normalement dévolu aux
compétences des Provinces. Cette brèche, qui aurait pu être une porte
ouverte à une recentralisation de l'Etat, a cependant été encadrée forte-
ment par Ie constituant comme par la Cour constitutionnelle. Il y a fort à
parier pour que cette possibilité soit limitée à ce qui est strictement néces-
saire, les provinces étant les meilleurs gardiens de leurs compétences. Par
ailleurs, dans tous ces cas de figure, les décisions devront être prises avec
!'aval du nouveau Sénat - Ie Conseil National des Provinces - qui accep-
tera certainement avec réticence de diminuer les compétences des entités
qu'il représente (29). On remarquera également dans cette Constitution,
l'introduction d'un troisième niveau de prise des décisions publiques - Ie

(27) Connues sous Ie nom d'affirmative action, article 9 de la Constitution.


(28) Voy. chapitre 3, articles 40 et 41.
(29) Voy. sur ce point J. DE VILLE, « La répartition des pouvoirs entre Ie gouvernement
national et les gouvernements provinciaux dans la nouvelle Constitution sud-africaine », Rev. int.
de droit comparé, 1997/l, p. 159.
54 XAVIER PHILIPPE

local governement ~ qui correspond aux différentes collectivités locales


(municipalités notamment). La place qu'occupera ce troisième niveau de
décision n' est pas encore parfaitement définie et si la Cour constitutionnelle
n'avait pas refusé la certification de certaines dispositions concernant les
compétences et les moyens de ces collectivités publiques, elles auraient cer-
tainement été réduites à un simp Ie röle d' exécution des décisions prises par
Ie gouvernement centra! ou les gouvernements provinciaux. Quoi qu'il en
soit, elles ne disposeront toutefois que de compétences administratives et
doivent être considérées comme les représentants de la décentralisation.

La troisième caractéristique de cette nouvelle Constitution repose sur la


structure du régime politique et la séparation des pouvoirs. La nouvelle Répu-
blique d' Afrique du Sud est incontestablement ancrée dans Ie clan des
régimes démocratiques. La séparation des pouvoirs a été organisée de façon
à garantir pleinement ce caractère. La Constitution définitive instaure un
régime de type parlementaire rationalisé assez proche de celui de la Consti-
tution intérimaire tout en comportant certaines nouveautés non négli-
geables.

Représentant Ie pouvoir Iégislatif, Ie Parlement est composé de deux


chambres : !' Assemblée Nationale et Ie Conseil N ational des Provinces.
L' Assemblée Nationale qui comprend entre 350 et 400 mem bres est élue
dans Ie cadre national pour une période de cinq ans. Ses principaux röles
sont : l'adoption de la législation, l'élection du Président de la République
et Ie controle de l'exécutif (30). Le Conseil National des Provinces représente
la seconde chambre qui se démarque de !'ancien Sénat. Elle est composée
de neuf représentations provinciales comprenant chacune 10 représentants
élus par les parlements provinciaux à la représentation proportionnelle.
Chaque province dispose d'une voix. Un texte doit recueillir au moins cinq
voix pour être adopté Le Conseil s' assurera que les intérêts provinciaux
sont sauvegardés et permettra aux provinces de participer à I' élaboration
de la législation nationale par voie d'initiative, d'amendement ou de rejet
des textes proposés, plus spécialement dans Ie cas ou les compétences
concurrentes des provinces seront en cause (31). Hormis ces cas, Ie Conseil
National des Provinces ne peut pas bloquer l'adoption d'un texte législatif.
La seconde chambre sert ainsi de relais entre I' Assemblée Nation'11e et les
Parlements provinciaux, permettant de s' assurer que les pouvoirs des pro-
vinces ne seront pas menacés.

La nouvelle Constitution a également créé un comité paritaire de média-


tion, composé de 9 représentants de chaque chambre, chargés d' arbitrer les
différents en cas de désaccord entre les deux chambres sur Ie vote d'un

(30) Cabinet (ensemble de l'exécutif) et administration publique.


(31) Liste contenue dans !'annexe 4 de la Constitution.
LA RÉPUBLIQUE D' AFRIQUE DU SUD 55

texte (32). Ce comité, qui peut reprendre l'un des textes ou proposer Ie sien,
est chargé d' établir un consensus. Si aucun accord n' est atteint, l' Assemblée
Nationale peut reprendre son texte mais doit alors l'adopter à la majorité
des deux tiers.
Le pouvoir exécutif est composé du Cabinet qui comprend Ie Président,
Ie vice-président et !'ensemble des ministres. Le Président procède directe-
ment de l' Assemblée Nationale puisqu'il en est issu et est élu par elle pour
cinq ans lors de sa première réunion. Son élection lui fait perdre son statut
de parlementaire et bien qu'il soit autorisé à s' adresser à l' Assemblée et à
siéger, il ne peut pas être interpellé ou mis en cause par celle-ci en tant que
Chef de l'Etat. Le Président nomme tous les autres membres du Cabi-
net (33). Le vice-président joue Ie röle du chef du gouvernement devant Ie
Parlement et doit être membre de l' Assemblée Nationale. Le Cabinet est
responsable devant Ie Parlement qui peut par un vote de défiance l' obliger
à démissionner ; deux options sont toutefois possibles : Ie vote peut exclure
Ie Président ou l'inclure. Dans Ie premier cas, il doit reformer un nouveau
gouvernement. Outre les fonctions traditionnelles dévolues à l'exécutif, Ie
Cabinet est également chargé de pallier les carences d'une éventuelle défail-
lance d'une province dans l'exercice de ses compétences. Dans une telle
hypothèse toutefois, Ie Conseil National des Provinces doit être saisi et
approuver l'intervention dans un délai de 30 jours à compter de son com-
mencement.
La quatrième caractéristique du nouveau texte repose sur la structure et
la rénovation du pouvoir juridictionnel. Si l'organisation juridictionnelle a
été simplifiée dans les appellations attribuées aux Cours (34), Ie point mar-
quant reste Ie röle dévolu à la Cour constitutionnelle qui s'impose comme
Ie gardien de la Constitution mais également de son application par les
High Courts et la Cour Suprême. Un système original a en effet été créé qui
permet à la Cour constitutionnelle de garder Ie monopole de l'interprétation
constitutionnelle tout en permettant aux High Courts et la Cour Suprême
de statuer sur des exceptions d'inconstitutionnalité. Les décisions de ces
juridictions qui reconnaissent l'inconstitutionnalité d'un acte parlementaire
ou d'une décision du Président ne peuvent prendre effet qu'après confirma-
tion de la décision par la Cour constitutionnelle. Il s'agit donc d'un controle

(32) Lorsque celui-ci affecte d'une façon ou d'une autre les provinces.
(33) Composé du Président, du vice-président et des ministres, tous devant être membres du
Parlement à l'exception de deux.
(34) Les anciennes sections provinciales et locales de la Cour Suprême ont disparu au profit
de l' appellation de High Court. Les différents degrés de juridiction sont donc les suivants : 11!agis-
trates' Court ( 1•• instance), High Court ( l '" instance ou appel), Supreme Court (appel ou 2nd degré
d'appel). Le débat sur la justice et Ie système juridique témoigne d" l'interrogation des respon-
sables sud-africains de maintenir Ie système issu de la Common Law ou d'ancrer plus fermement
Ie nouveau régime dans un système ou la place du droit romano-germanique (plus exactment
romano-hollandais) serait renforcé : voy. sur ce point Z. YACCOB, « Judiciary and the Legal Sys-
tem in Aspects of Constitutional Development in South Africa », op. cit., p. 19.
56 XAVIER PHILIPPE

de constitutionnalité à double degré ; Ie róle de la Cour constitutionnelle


étant ici toutefois fédérateur et obligatoire, ce qui permet de continuer à
rattacher principalement Ie contróle de constitutionnalité au modèle euro-
péen. Hormis cette compétence originale, Ie contróle de constitutionnalité
s'exerce aussi bien apriori (saisine politique ou recours direct) qu'a poste-
riori.

D'autres caractéristiques de la Constitution mériteraient d'être étudiées


en profondeur. On se limitera à les mentionner dans Ie cadre de cette courte
contribution. Ont ainsi été créées des autorités indépendantes (médiateur,
Contróleur général des comptes, Commission des droits de l'homme, de la
protection des droits culturels, religieux et linguistiques, pour la promotion
de l'égalité des sexes, électorale, de l'indépendance des média) qui ne doi-
vent rendre compte de leur activité qu' au Parlement et dont les mem bres
possèdent des garanties d'inamovibilité constitutionnelles. Sont également
fixés les principes ainsi que les règles éthiques et professionnelles appli-
cables à l'administration publique avec instauration d'une commission
indépendante chargée des Services Publics, composée de représentants de
chaque Province. Sont également reconnus par la Constitution les institu-
tions coutumières et les Chefs Traditionnels ainsi que la possibilité de récla-
mer !' application du droit coutumier lorsque Ie litige ou la question de droit
rentre dans son champ d'application. On signalera également diverses dis-
positions sur les services de sécurité et l'armée, sur les finances publiques
ainsi que sur Ie statut du droit international (35).

B. ~ L'évolution de la Constitution définitive


au regard de la Constitution intérimaire

Une lecture rapide de la Constitution définitive peut laisser croire que Ie


nouveau texte a peu changé par rapport à la Constitution intérimaire. Si
les traits fondamentaux de la nouvelle Afrique du Sud n' ont en effet pas
été bouleversés, un certain nombre de modifications méritent cependant
d'être relevées. Elles témoignent d'une réorientation du nouveau texte au
profit d'un parlementarisme plus affirmé du régime.
Le premier élément nouveau est représenté par l'institution des principes
de gouvernement coopératif, c'est-à-dire des relations que doivent entretenir
les différents niveaux de décisions publiques. Sur ce point, la Constitution
définitive porte la trace de la tentative de recentralisation supportée par Ie
parti majoritaire (ANC) et la volonté de ne pas laisser les provinces prendre
trop d'indépendance. Cette tendance avait été renforcée par la répartition
des compétences entre les provinces et l'Etat centra! qui s'était opérée au

(35) Ce statut a d'ailleurs évolué par rapport à la Constitution intérimaire. Le Parlement est
en effet amené à jouer un röle centra! dans la détermination de I' applicabilité du droit internatio-
nal tant sur Ie plan externe qu'interne. Voy. l'article 231 de la Constitution définitive.
LA RÉPUBLIQUE D' AFRIQUE DU SUD 57

profit de ce dernier. La décision de la Cour constitutionnelle du 6 septembre


1996 a rééquilibré l'édifice conférant au texte définitif un visage plus proche
de la Constitution intérimaire qu'il ne l'était à !'origine (36). Toutefois les
articles 146 à 150 de la Constitution organisent Ie règlement des conflits de
loi dans un sens nettement favorable à la législation nationale. Le role du
Conseil N ational des Provinces et de la Cour constitutionnelle seront 1c1
déterminants.
Un autre trait du changement entre la Constitution intérimaire et la
Constitution définitive repose sur l'affaiblissement des pouvoirs du Prési-
dent de la République. Par rapport à la Constitution intérimaire (37), Je
Président a perdu son pouvoir de dissolution de l' Assemblée et ses préroga-
tives apparaissent d'une façon générale plus réduites ou partagées avec Ie
vice-président ou les autres membres du cabinet. Ce choix possède autant
une explication juridique que politique. Juridiquement, l'assemblée consti-
tuante (composée des membres du Parlement) n'a pas voulu donner de trop
larges pouvoirs au Président compte tenu notamment des souvenirs du
passé. Politiquement, Ie mandat de M. Mandela vient à expiration en 1999
et ce dernier a déjà annoncé qu'il ne se représenterait pas. L'incertitude
règne donc encore sur son successeur, ce qui explique cette méfiance à
l'égard d'un chef de l'Etat trop fort. Quoi qu il en soit, la présidentialisa-
tion du régime qui était latente sous la Constitution intérimaire a disparu
dans la Constitution définitive.
On remarquera également quelques changements dans Ie role et les fonc-
tions du pouvoir juridictionnel. Alors que la Cour constitutionnelle parta-
geait Ie controle de constitutionnalité a posteriori avec les autres juridic-
tions ordinaires (38), dans Ie texte définitif elle récupère Ie monopole de l'in-
terprétation du controle de constitutionnalité, confirmant ainsi la place
dominante qu'elle a pris au sein du pouvoir juridictionnel. On remarquera
également la poursuite d'une fonction plus inhabituelle pour une Cour
constitutionnelle : celle consistant à se prononcer sur la (supra ?)constitu-
tionnalité des révisions constitutionnelles (39). En d'autres termes, la Cour
va ici être amenée à jouer de façon permanente Ie role temporaire que lui
avait affecté la Constitution intérimaire en matière de certification du texte
définitif.
On relèvera enfin dans Ie texte définitif Ie statut beaucoup moins favo-
rable dans lequel se trouve Ie droit international, notamment au regard de

(36) Le débat sur la structure de l'Etat sud-africain ne sera pas abordé ici. Il faut toutefois
noter que Ie caractère unitaire de l'Etat a été abandonné. La discussion porterait aujourd'hui
plutöt sur Ie point de savoir s'il s'agit d'un Etat régional ou fédéral. Voy. J. DE VILLE, « La
répartittion des pouvoirs ... >>, op. cit., p. 159.
(37) Article 93 de la Constitution intérimaire.
(38) A l'exception de l'Appelate Division, équivalent de la Cour de cassation et du Conseil
d'Etat réunis, devenue aujourd'hui la Cour suprême.
(39) Article l68(4)(d).
58 XAVIER PHILIPPE

son applicabilité et de sa transposition. Outre le renforcement du röle du


Parlement déjà mentionné, la Constitution définitive semble s'être engagée
sur la voie du dualisme, puisque tous les accords internationaux ne sont
applicables en droit interne que s'ils ont fait l' objet d'une transposition
directe ou indirecte (40). Il existe bien une exception pour les dispositions
des conventions d'applicabilité directe (self executing) mais elles nécessitent
néanmoins une approbation du Parlement.

*
* *
Les limites de la présente contribution sont inévitables. Présenter en
quelques pages une concentration d'événements tels ceux des deux der-
nières années en Afrique du Sud constitue un raccourci qui n' a d' autre hut
que de brosser un tableau général de la situation et inviter le lecteur à aller
plus loin.
Il est néanmoins possible en guise de conclusion d' ouvrir les horizons et
de replacer la Constitution définitive sud-africaine dans une perspective
comparatiste. La Constitution du 10 décembre constitue un texte constitu-
tionnel étonnement moderne qui illustre en grandeur réelle comment s' écrit
une Constitution moderne et comment les expériences constitutionnelles
d'autres Etats peuvent être valorisées dans la construction d'un nouvel
Etat de droit. L' Afrique du Sud n' a pas choisi de copier ce qui se faisait
ailleurs mais a construit sa propre Constitution en bénéficiant d' autres
expériences.
Il reste également que nombre d'autres aspects ne peuvent être décrits,
comme !'ambiance dans laquelle se sont déroulées les négociations constitu-
tionnelles ou encore le soin apporté à la rédaction pour favoriser sa compré-
hension et sa lisibilité (41). Le mot de la fin, - s'il peut en exister une -
revient au Président de l' assemblée constituante, Cyril Ramaphosa, qui
dans son discours à l'issue de l'adoption de la révision du 11 octobre 1996
concluait en ces termes : << Ge n'est pas la fin de notre travail. Une grande
táche attend notre nation ; celle de construire une interprétation des valeurs
contenues dans cette Constitution... Cette Constitution n 'appartient pas aux
politiciens et aux juristes mais à chaque homme, femme et enfant dans ce pays.
Pour vivre et devenir une réalité, la Constitution avec ses nobles idéaux de

(40) Article 231(4). Voy. égal. J. DuGARD, ,, International Law and the Final Constitution ,,.
S.A.J.H.R., 1995, 241.
(41) L'idée développée a été d'écrire la Constitution comme un livre de façon à ce que !'en-
semble de sa lecture permette la compréhension des droits, organes, relations et pouvoirs qu' elle
contient.
LA RÉPUBLIQUE D' AFRIQUE DU SUD 59

liberté, de démocratie et de respect de la dignité humaine - doit être plus qu 'un


simple morceau de papier ... ».
Si l'aventure de l'écriture de la Constitution est terminée, celle de la
construction du nouveau droit constitutionnel vient seulement de commen-
cer.
JURISPRUDENCE COMMENTÉE

COUR D'ARBITRAGE

Arrêt n° 70/96 du 11 décembre 1996.

Siège : M. Melchior (président), L. De Grève, P. Martens, J. Delruelle,


E. Cerexhe, H. Coremans et A. Arts.

Avocats : M. Baltus, Fr. Baltus, L. De Broe, R. Forestini, P. Kerfs,


J. Kirkpatrick et M. Verdussen.

1. EGALITÉ ET NON-DISCRIMINATION - Articles 10 et 11 de la Constitu-


tion - Portée générale - Article 172 de la Constitution - Application
particulière en matière fiscale.

2. EGALITÉ ET NON-DISCRIMINATION - Impöt des sociétés - Déduction


des pertes antérieures - Exclusion des sociétés en sommeil - EGALITÉ
ET NON-DISCRIMINATION - Notion - But légitime.

3. EGALITÉ ET NON-DISCRIMINATION - Impöt des sociétés - Sociétés en


sommeil - EGALITÉ ET NON-DISCRIMINATION - Notion - Critère objec-
tif.

4. EGALITÉ ET NON-DISCRIMINATION - Notion - Pertinence - Catégories


générales en matière fiscale - Situations différentes.

1. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. L 'ar-


ticle 172 en fait une application particulière au droit fiscal.

2. C 'est au législateur qu 'il appartient de déterminer les objectifs qu 'il entend


poursuivre. Il peut légitimement refuser que des sociétés maintenues artificielle-
ment en vie bénéficient de la déduction des pertes professionnelles antérieures.

3. Le critère de distinction obtenu en rapprochant la moyenne du chiffre


d 'affaires et des produits financiers des trois périodes imposables antérieures
et le montant total de l'actif bilantaire est un critère objectij.

4. Le critère retenu par le législateur permet sans doute d 'atteindre les


sociétés en sommeil, mais il atteint également des sociétés qui ne peuvent être
considérées comme telles. Le législateur peut faire usage, en matière fiscale, de
catégories générales ; le critère de distinction manque cependant de pertinence
s'il aboutit à traiter de manière identique des sociétés qui se trouvent dans des
situations différentes au regard de la mesure critiquée.
62 ELISABETH WILLEMART

(Extraits)

1. - ÜBJET DES RECOURS

( ... )

II. - LA PROCÉDURE

( ... )

lil. - ÜBJET DES DISPOSITIONS ATTAQUÉES

L'article 4, 2°, de la loi du 4 avril 1995 portant des dispositions fiscales et finan-
cières, publiée au Moniteur belge du 23 mai 1995, complète l'article 206 du Code des
impöts sur les revenus 1992, remplacé par l'article 1°' de la loi du 6 août 1993, par
un paragraphe 3 rédigé comme suit :
<< Par dérogation aux §§ 1e, et 2, les pertes professionnelles antérieures ne peuvent

en aucun cas être déduites des revenus professionnels de la période imposable ni


d'aucune autre période imposable ultérieure, lorsque la moyenne du chiffre d'affaires
et des produits financiers comptabilisés au cours des exercices sociaux se rattachant
aux trois périodes imposables précédentes représente moins de 5 p.c. de la moyenne
du montant total de l'actif figurant dans les comptes annuels de ces exercices.
Pour l' application de l' alinéa 1°', il y a lieu de prendre en compte, en lieu et place
du chiffre d' affaires et des produits financiers :
1° lorsqu'il s' agit de sociétés soumises à la loi du 22 mars 1993 relative au statut
et au controle des établissements de crédit, Ie montant total des intérêts et produits
assimilés, des revenus de titres à revenu variable, des commissions perçues et des
autres produits d'exploitation;
2° lorsqu'il s'agit d'entreprises d'assurances visées à l'article 56, § 2, 2°, h, Ie mon-
tant total des primes brutes et des produits de placement. >>
L'article 10, alinéa 3, de cette même loi dispose que l'article 4, 2°, entre en vigueur
à partir de l'exercice d'imposition 1996.
Par ailleurs, !' article 4, 1°, abroge à l' article 206 du Code des impöts sur les reve-
nus déjà cité Ie paragraphe 1.,, alinéa 2.

IV. - EN DROIT

(... )
ARRÎT N° 70/96 DU 11 DÉCEMBRE 1996 63

-B-
( ... )

Quant aux moyens invoqués par les parties requérantes

B.5.1. Les différents moyens invoqués par les parties requérantes sont pris de la
violation des articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
B.5.2. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdi-
sent toute discrimination, qu'elle qu'en soit !'origine. Ils sont également applicables
en matière fiscale, ce que confirme d'ailleurs l'article 172 de la Constitution, lequel
fait une application particulière du principe d'égalité formulé à l'article 10.
B.6.1. L'article 206 du Code des impöts sur les revenus 1992, depuis sa modifica-
tion par l'article 1er de la loi du 6 août 1993, permet, dans son paragraphe 1er, de
déduire successivement les pertes professionnelles antérieures des revenus profession-
nels de chacune des périodes imposables suivantes, dans les limites fixées par l'ali-
néa 2 qui disposait :
<< La déduction ne peut en aucun cas dépasser, par période imposable, 20 millions

de francs ou, lorsque Ie montant des bénéfices après application des articles 202 à 205
excède 40 millions de francs, la moitié de ce montant. >>
En son paragraphe 2, cette disposition prévoit des règles particulières pour les
sociétés qui reçoivent un apport ou qui absorbent une autre société.
L'article 4, 1°, de la loi du 4 avril 1995 portant des dispositions fiscales et finan-
cières abroge l'alinéa 2 du paragraphe 1er et supprime dès lors les limites mises, de
manière générale, à la déduction des pertes professionnelles antérieures. Conformé-
ment à l'article 10, alinéas 1er et 2, de la loi, eet article entre en vigueur à partir de
l'exercice d'imposition 1998, des dispositions particulières étant en outre prévues
pour l'exercice d'imposition 1997.
L'article 4, 2°, de cette même loi complète l'article 206 du Code des impöts sur les
revenus 1992 par un paragraphe 3, qui interdit, par dérogation aux paragraphes 1er
et 2, la déduction des pertes professionnelles antérieures << lorsque la moyenne du
chiffre d' affaires et des produits financiers comptabilisés au cours des exercices
sociaux se rattachant aux trois périodes imposables précédentes représente moins de
5 p.c. de la moyenne du montant total de l'actif figurant dans les comptes annuels
de ces exercices >>. En son alinéa 2, cette disposition précise les montants qu'il faut
prendre en compte, en lieu et place du chiffre d'affaires et des produits financiers,
pour les sociétés soumises à la loi du 22 mars 1993 relative au statut et au controle
des établissements de crédit ( 1°) et pour les entreprises d' assurances visées à l' ar-
ticle 56, § 2, 2°, h (2°). Conformément à l'article 10, alinéa 3, de la loi, eet article
entre en vigueur à partir de l'exercice d'imposition 1996.
Les parties requérantes demandent toutes l'annulation de l'article 4, 2°, de la loi
du 4 avril 1995. Certaines demandent en outre l'annulation de l'article 10, alinéa 3,
de cette même loi.
B.6.2. Il résulte des travaux préparatoires des dispositions entreprises que Ie légis-
lateur a voulu, d'une part, supprimer les limites à la déduction des pertes antérieures
pour ne plus priver les entreprises d'une partie de leurs moyens d'investissement, ce
qui était dommageable pour l'économie et pour Ie développement de grands projets
64 ELISABETH WILLEMART

d'investissement, mais qu'il a entendu, d'autre part, exclure les sociétés << en som-
meil >> ou << en veilleuse >> de la possibilité d'encore imputer des pertes antérieures sur
les résultats positifs du futur (Doe. parl., Sénat, 1994-1995, n° 1304, pp. 14 à 17).
Cette deuxième mesure est justifiée par<< la volonté d'empêcher dorénavant l'utilisa-
tion de pertes comme un moyen de défiscalisation des profits d'une activité nouvelle
greffée artificiellement sur une société coquille vide>> (idem, p. 16).

B.7.1. C'est au législateur qu'il appartient de déterminer les objectifs qu'il entend
poursuivre en matière fiscale. Il peut se soucier tout à la fois de promouvoir Jes inves-
tissements et de limiter !'impact budgétaire qui en résulte en luttant contre un usage
abusif qui pourrait être fait de la faculté de déduction des pertes. Il est ainsi légitime
que Ie législateur refuse Ie bénéfice de la déduction des pertes professionnelles anté-
rieures à des sociétés qui n'exercent pas une activité économique réelle et qui seraient
artificiellement maintenues en vie afin de permettre qu'il soit tiré profit d'un avan-
tage fiscal. La Cour doit cependant vérifier si la mesure prise par Ie législateur peut
se justifier objectivement et raisonnablement au regard de eet objectif. Elle doit plus
particulièrement vérifier si les critères qui permettent de déterminer qu'une société
est << en sommeil >> sont objectifs et pertinents.

B.7.2. La disposition entreprise retient à eet égard un critère objectif chiffré qui
est obtenu en rapprochant la moyenne du chiffre d'affaires et des produits financiers
comptabilisés au cours des exercices sociaux se rattachant aux trois périodes impo-
sables précédentes et Ja moyenne du montant total de l'actif figurant dans les
comptes annuels de ces exercices. Si Ie premier chiffre atteint les 5 p.c. du second,
la déduction des pertes antérieures est permise. Dans Ie cas contraire, elle est inter-
dite.

B.7.3. S'il est vrai que Ja loi fiscale vise en même temps des contribuables dont
les situations de revenus et d'avoirs sont diverses et qu'elle peut appréhender cette
diversité de situations en faisant usage de catégories générales, elle ne peut cepen-
dant, en voulant éviter les abus de certaines sociétés, atteindre d'autres sociétés aux-
quelles un tel reproche ne peut être fait. Or, en l'espèce, Ie critère retenu par Ie légis-
lateur permet sans doute de viser des sociétés qui sont en sommeil ; mais la disposi-
tion litigieuse atteint également des sociétés qui sont en développement ou qui, pour
des raisons propres à leur secteur d' activité, ont un actif important sans pouvoir réa-
liser Ie chiffre d'affaires prévu par cette disposition. Certes, Ie législateur a pris en
compte une certaine évolution dans Ie temps, puisqu'il se fonde sur les résultats se
rattachant aux trois périodes imposables précédentes. Ce correctif n'est cependant
pas suffisant pour les sociétés qui sont abusivement considérées comme étant << en
sommeil >>, par application d'un critère purement mathématique.

B.7.4. La distinction qui découle de Ja disposition critiquée n'est pas raisonnable-


ment justifiée parce qu'elle se fonde sur un critère qui n'est pas pertinent : elle abou-
tit à traiter de manière identique des sociétés qui, au regard de la mesure considérée,
se trouvent dans des situations différentes.

Le moyen est fondé.


ARR~T N° 70/96 DU Il DÉCEMBRE 1996 65

PAR CES MOTIFS, LA COUR

annule les articles 4, 2°, et 10, alinéa 3, de la loi du 4 avril 1995 portant des dispo-
sitions fiscales et financières.
( ... )
66 ELISABETH WILLEMART

Observations

LA COUR D'ARBITRAGE
ET L'ÉGALITÉ ENTRE LES CONTRIBUABLES

PAR

ELISABETH WILLEMART

La Cour d'arbitrage a déjà confronté de nombreuses dispositions fiscales


au principe constitutionnel de l'égalité et de la non-discrimination (1). Elle
applique, en la matière, la définition classique de l'égalité : << Les règles
constitutionnelles de l'égalité et de la non-discrimination n'excluent pas
qu'une différence de traitement soit établie entre certaines catégories de
personnes, pour autant que le critère de distinction soit susceptible de justi-
fication objective et raisonnable. L'existence d'une telle justification doit
s'apprécier en tenant compte du hut et des effets de la mesure critiquée
ainsi que de la nature des principes en cause ; le principe d' égalité est violé
lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportion-
nalité entre les moyens employés et Ie hut visé. Les mêmes règles s' oppo-
sent par ailleurs à ce que soient traitées de manière identique, sans qu' ap-
paraisse une justification objective et raisonnable, des catégories de per-
sonnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure considé-
rée, sont essentiellement différentes >> (2).

La formule doit permettre, au terme d'un raisonnement logique, précis et


nuancé, d'apprécier le caractère constitutionnellement admissible des dis-
tinctions opérées par Ie législateur. Ce raisonnement comporte plusieurs
phases, désormais bien connues. Après avoir soumis les catégories en cause
à un test de comparabilité, la Cour vérifie l' objectivité du critère de distinc-
tion, puis confronte ce critère aux buts de la disposition, afin d'en mesurer
la pertinence et la proportionnalité.

Elisabeth WrLLEMART est assistante à la Facu!té de droit de l'Université Catholique de Lou-


vain.
(I) La Cour d'arbitrage a rendu à ce jour plus de cinquante arrêts qui touchent aux diverses
branches du droit fiscal. Voy. F. DELPÉRÉE et A. RASSON-ROLAND, ,, Chroniques-Belgique ,,,
A.I.J.C., 1991, pp. 434-435; 1992, pp. 362-366; 1993, pp. 264-265; 1994, pp. 372-373; ,, La juris-
prudence de la Cour d'arbitrage en 1995 ,,, R.B.D.C., 1996, pp. 358-412.
(2) Jurisprudence constante.
L'ÉGALITÉ ENTRE LES CONTRIBUABLES 67

La Cour d' arbitrage ne se laisse cependant pas enfermer dans une logique
trop rigoureuse lorsqu'il s'agit d'appliquer cette définition aux distinctions
opérées par la loi fiscale (3). Consciente des difficultés et des enjeux propres
à la matière, elle reconnaît au législateur fiscal une marge de mana.mvre
plus confortable qu'en d'autres domaines. La Cour veille à ne pas entraver
excessivement son action et limite l'intensité de son propre controle, que la
doctrine qualifie, de ce fait, de << marginal >>. La décision du 11 décembre
1996 mérite d'être située dans l'ensemble de la jurisprudence fiscale de la
Cour d'arbitrage et, en particulier, parmi les arrêts qui, comme la décision
commentée, concluent à l'inconstitutionnalité de la norme entreprise (4).

l. - LES PARTICULARITÉS DU DROIT FISCAL


SOUS L' ANGLE DU CONTRÖLE DE CONSTITUTIONNALITÉ

<< Le pouvoir de controle de la Cour est inversement proportionnel au

pouvoir d'appréciation du législateur >> (5). La matière fiscale présente au


moins quatre spécificités justifiant un élargissement de la marge d' apprécia-
tion du législateur et, corrélativement, une certaine souplesse de la Cour
d'arbitrage. Les deux premières spécificités ont trait aux objectifs poursui-
vis par Ie législateur, la troisième aux moyens techniques dont il dispose,
et la quatrième au contexte politique dans lequel les dispositions ont été
adoptées.
1. - Le droit fiscal poursuit évidemment un but général, d'ordre finan-
cier. La Cour d'arbitrage ne peut être indifférente aux impératifs budgé-
taires auxquels Ie législateur doit faire face. Ces considérations n' apparais-
sent pas explicitement dans la jurisprudence, mais justifient vraisemblable-
ment une certaine prudence de la Cour. Leur impact reste difficile à mesu-
rer.
2. - De nombreuses dispositions fiscales poursuivent un objectif de dis-
suasion ou d'incitation, en créant délibérément une << discrimination •> entre
Ie comportement que Ie législateur encourage et celui qu'il réprouve. Tel est

(3) Voy. S. VAN CROMBRUGGE, « De gelijkheid in het fiscaal recht>>, R. W., 1991-1992,
pp. 1203-1210; L. NEEFS, ,, De gelijkheid in het fiscaal recht,,, R. W., 1992-1993, pp. 30-33;
H. SIMONART et A. RASSON-ROLAND, « La jurisprudence de la Cour d'arbitrage », in Protection des
droits fondamentaux du contribuable (dir. R. ANDERSEN et J. MALHERBE), Bruxelles, Bruylant,
1993, pp. 5-40; E. CoLLA, « L'élaboration de la loi fiscale. La règle de l'égalité devant l'impöt
dans la jurisprudence de la Cour d'arbitrage •>, Act. dr., 1993, pp. 295-317; P. VAN ÜRSHOVEN,
« 'Inzake belastingen kunnen geen voorrechten worden ingevoerd'. Het gelijkheidsbeginsel in
belastingzaken», in Controverses actuelles dans la jurisprudence fi8cale, Diegem, Kluwer, 1994,
pp. l-23.
(4) Quatorze arrêts (neuf sur recours en annulation, un sur demande de suspension et quatre
sur question préjudicielle) ont déjà conduit à un constat d'inconstitutionnalité.
(5) F. DELPÉRÉE et A. RASSON-ROLAND, « La jurisprudence de la Cour d'arbitrage en 1995 >>,
op. cit., p. 383.
68 ELISABETH WILLEMART

le cas des taxes sur les jeux et paris, à propos desquelles la Cour d' arbitrage
relève << qu'à cöté de l'objectif budgétaire que peut poursuivre tout légis-
lateur dans l'exercice de sa compétence fiscale, le législateur décrétal a, en
l'espèce, voulu restreindre l'utilisation des appareils de la catégorie A, a,
dénommés 'Bingos' >> (6). Tel est également le cas des écotaxes et autres
taxes d'environnement qui << ont nécessairement pour conséquence de trai-
ter différemment ceux qui font le commerce d'objets dont la raréfaction est
poursuivie par le législateur >> (7).

La jurisprudence relative aux écotaxes montre l'incidence de ce type


d'objectifs sur l'étendue du controle de constitutionnalité. La Cour d'arbi-
trage considère que << c'est au législateur qu'il revient d'apprécier si et dans
quelle mesure le souci de protéger l'environnement justifie l'imposition de
sacrifices aux opérateurs économiques >> (8) et que << critiquer de telles diffé-
rences revient à contester l' objectif-même de la loi >> (9). Elle en déduit
qu'elle << ne peut critiquer le choix opéré par le législateur que si les distinc-
tions qui résultent de la loi sont manifestement arbitraires ou déraison-
nables >> (10).

3. - La Cour se montre particulièrement sensible aux difficultés techni-


ques que rencontre le législateur dans l'élaboration de la loi fiscale. Ce souci
apparaît très clairement dans une formule qu'elle répète inlassablement.
<< Lorsque la loi fiscale vise en même temps des contribuables dont les situa-

tions de revenus et d'avoirs sont diverses, elle doit nécessairement appré-


hender cette diversité de situations en faisant usage de catégories qui ne
correspondent aux réalités que de manière simplificatrice et approximative.
Il en est ainsi d' autant plus qu' en droit fiscal, l' efficacité des critères et le
coût administratif de leur application doivent être pris en considération
pour apprécier s'ils sont susceptibles d'une justification raisonnable. Ces
éléments sont à prendre en considération pour vérifier si le législateur n' a
pas excédé son pouvoir d'appréciation >> (11).

(6) Arrêt n° 31/92, du 23 avril 1992, 6.B.3.


(7) Arrêts n° 3/95, B.7, n° 5/95, B.5 et n° 8/95, B.8, du 2 février 1995. L'arrêt n° ll/94, du
27 janvier 1994, B.3.4, utilise une formule équivalente.
(8) Arrêts n° 4/95, B.lO, n° 6/95, B.2.6, n° 7/95, B.3.5, n° 8/95, B.8, 11° 9/95, B.4.5 et n° 10/95,
B. 3.3, du 2 février 1995. Une formule équivalente est utilisée dans !'arrêt n° ll/94, du 27 janvier
1994, B.3.3.
(9) Arrêt n° ll/94, du 27 janvier 1994, B.3.4. L'identification de l'objectif à l'égard duquel
doit s'opérer Ie contróle de constitutionnalité peut s'avérer décisive lorsqu'il se présente comme
une « notion-gigogne ,,. Voy. B. RENAULD, ,, Objectifs du législateur et contróle de constitutionna-
lité »,obs.sous C.A., arrêt n° 22/94, du 8 ma,rs 1994, R.B.D.C., 1994, pp. 347-357. Au lieu de Ia
traiter comme un moyen destiné à limiter la consommation de produits nuisibles à l'environne-
ment, la Cour considère que la différence de traitement s'insère dans I' objectif écologique du
législateur. Ce choix a nécessairement pour conséquence de limiter son contróle.
( lO) Cette limite est formulée telle quelle, ou dans une formule équivalente, dans tous les
arrêts sur les écotaxes.
(ll) Arrêt n° 20/91, du 4 juillet 1991, B.10.
L'ÉGALITÉ ENTRE LES CONTRIBUABLES 69

4. - Enfin, Ie contexte politique dans lequel les dispositions ont été


adoptées ne peut être négligé. La politique fiscale constitue l'un des grands
axes d'un programme de gouvernement. Elle met incontestablement en jeu
des choix de société et est, à ce titre, un terrain privilégié de confrontations
et de compromis. La fonction de pacification qu' assume la Cour d' arbitrage
est reconnue depuis longtemps. La Cour censure plus difficilement une dis-
position qui n' a pu être adoptée qu' à l'issue de longs débats, au prix de
compromis fragiles. <( La moindre des choses, c'est que l'arrêt qu'elle rend
ne ravive pas les passions, ne rallume pas les controverses mais instaure la
paix juridique ►> (12).

II. - LE CONTRÖLE MARGINAL DE LA CouR D' ARBITRAGE

La prudence de la Cour d'arbitrage se manifeste, dans !'ensemble de la


jurisprudence fiscale, à travers sa souplesse dans la mise en amvre du
controle et à travers sa précision lorsqu'il s' agit de circonscrire les effets
d'un constat d'inconstitutionnalité.

A. - La souplesse du contróle

On peut globalement distinguer les décisions dans lesquelles la mise en


reuvre de la définition de l'égalité est réduite à sa plus simple expression
et celles dans lesquelles la Cour d' arbitrage applique, de manière marginale,
les critères classiques.
1. - Dans de nombreuses décisions, l' analyse de la Cour d' arbitrage est
à ce point superficielle qu'elle revient pratiquement à s'interroger sur l'exis-
tence d'une justification quelconque à la différence de traitement.
Ce controle minimal aboutit, dans la majorité des cas, à la validation de
la norme mise en cause. La Cour déclare simplement que (( le traitement dif-
férent dénoncé par la requérante n'est pas manifestement injustifié ►> (13).
Le caractère marginal du controle est parfois plus ostensible encore. Par
exemple lorsque la Cour considère qu'<< il n'apparaît pas de l'examen du
dossier que le législateur décrétal se soit, en l'occurrence, basé sur des consi-
dérations qui reposaient sur une appréciation à ce point déraisonnable
qu'elle devrait être sanctionnée par la Cour>> (14).
Une telle approche ne débouche sur un constat d'inconstitutionnalité que
dans deux hypothèses : l' absence totale de justification et l' erreur manifeste

(12) F. DELPÉRÉE et A. RASSON-ROLAND, Recueil d'études sur la Cour d'arbitrage 1980-1990,


Bruxelles, Bruylant, 1990, p. 170.
( 13) Arrêt n° 5/95, du 2 février 1995, B.14.
(14) Arrêt n° 39/94, du 19 mai 1994, B.6.5.
70 ELISABETH WILLEMART

du législateur quant aux fondements concrets des justifications qu'il invo-


que.
Première hypothèse : la Cour constate que la loi instaure, entre deux
catégories de contribuables, une différence de traitement dépourvue de
toute justification. U ne telle conclusion peut signifier que Ie législateur
n'avait simplement pas perçu les conséquences discriminatoires de la dispo-
sition, lors de son adoption. Il n'a pas tenté de les justifier apriori ; elles
sont difficiles à justifier aposteriori. Le même constat s'impose lorsque la
distinction est en soi injustifiable, parce que manifestement arbitraire (15),
ou parce qu' attentatoire à un droit fondamental garanti sans exception par
la Constitution ( 16).
En l'absence de toute justification, la Cour est dispensée, de facto, de la
mise en oouvre des critères d'objectivité, de pertinence et de proportionna-
lité. Elle peut censurer la disposition qui lui est soumise au terme d'un
controle très restreint, en déclarant qu' elle << n' aperçoit aucune justifica-
tion >> ( 17) à la mesure en cause, que << Ie Conseil des ministres n' expose pas
à suffisance, et (que) la Cour n'aperçoit pas>> (18) la justification de cette
mesure ou que Ie législateur établit une différence de traitement << sans
qu' on aperçoive et sans que les réponses aux questions posées par la Cour
ne fassent apparaître une quelconque justification ,, (19).
La majorité des arrêts d'annulation rendus en matière fiscale se fondent
sur semblable motivation (20). Peut-il être déduit de cette jurisprudence
que la Cour exige du législateur qu'il motive expressément toute différence
de traitement (21) ? Telle ne paraît pas être la portée de ces arrêts. C'est
à la Cour qu'il revient de chercher (<< d'apercevoir ,,) la justification des
mesures en cause, qu'elle soit implicite ou explicite, qu'elle ait été dévelop-
pée a priori, au cours de la procédure législative, ou aposteriori, suite aux
questions qu'elle a posées. Son controle sera cependant plus réservé si Ie

(15) Voy. !'arrêt n" 6/9.5, du 2 février 1995 : Je législateur a instauré un ,, privilège au sens de
l'artiele 172 », en accordant expressément, sans aucune justification, un traitement de faveur aux
redevables de l'écotaxe sur Ie papier, lorsqu'ils impriment des magazines.
(16) Voy. l'arrêt n" 64/915, du 13 septembre 1!)9,5, B.14 : en permettant à l'Exécutif de définir
lui-même les éléments constitutifs d'un impöt, la disposition en cause erée une différence de trai-
tement entre les redevables de eet impöt et !'ensemble des contribuables. ,, Une telle différence
de traitement n' est pas susceptible de trouver une justification, compte tenu de l' article 170 de
la Constitution, puisque cette disposition garantit, sans exception, à tout citoyen qu'il ne sera
pas soumis à une dette d'impöt sans que celui-ci ait été décidé par une assemblée démocratique-
ment élue 1>.
( 17) Arrêt 11° 74/95, du 9 novembre 1995, B.3.2.
(18) Arrêt 11° 34/94, du 26 avril 1!)94, B.3.3.
(19) Arrêt 11° 59/92, du 8 octobre 1992. B.4.12.
(20) Arrêts 11° 59/92, du 8 octobre 1!)92; 11° 34/94, du 26 avril 1994; n° 44/94 du 1 e,· juin
1994; 11° 74/95, du 9 novembre 1995; 11° 6/95, du 2 février 1995 et n° 64/95, du 13 septembre
1995.
(21) En ce sens, voy. J. DE ,JAGER, ,, Discriminatie in de Vlaamse afvalwaterheffingen,,,
Tijdschrift voor milieurecht, 1993, p. 40.
L'ÉGALITÉ ENTRE LES CONTRIBUABLES 71

législateur indique qu'il avait bien perçu toutes les conséquences de la


mesure qu'il adoptait.

Seconde hypothèse : la Cour rejette purement et simplement les justifica-


tions du législateur, parce qu'elles reposent sur des considérations manifes-
tement erronées en fait. Deux arrêts illustrent ce cas de figure. Dans le pre-
mier, la Cour annule une disposition après avoir écarté des justifications
scientifiquement démenties. << La différence de taux de T.V.A. se fondait sur
la conception que les engrais calcaires n' ont qu'un effet d' amendement du
sol et n' ont pas un effet de nutriment des végétaux. 11 ressort cependant
des études scientifiques citées par les requérants et non contestées par Ie
Conseil des ministres que (... ) les éléments secondaires comme Ie calcium et
le magnésium constituent eux aussi un nutriment des végétaux >>. Il en
résulte que la différence de traitement << doit être considérée comme dépour-
vue de justification >> (22). Dans Ie second arrêt, la Cour rejette une justifi-
cation fondée sur des présupposés <lont la réalité n' est pas établie : << il n' ap-
paraît pas, en l'espèce, qu'un tel fait se produise spécialement dans la caté-
gorie des sociétés visées par la disposition litigieuse >> (23).
2. - Dans d' au tres décisions, la Cour d' arbitrage apprécie réellement,
mais sans se départir de sa prudence, le caractère objectif et raisonnable des
justifications invoquées.

Les critères à l' aune desquels s' apprécie Ie caractère objectif et raison-
nable d'une justification perdent, en matière fiscale, une part de leur signi-
fication.
L' objectivité des critères de distinction conduit rarement la Cour à décla-
rer que les catégories établies par la loi sont discriminatoires. Ce constat
n'est pas propre à la matière fiscale et n'est pas révélateur d'une prudence
particulière. Rares sont en effet les critères qui ne présentent pas, au moins,
l'objectivité formelle <lont se satisfait la Cour à ce stade.

La pertinence postule, en principe, << une corrélation nécessaire >> (24)


entre les moyens mis en reuvre et le hut du législateur. En matière fiscale,
ce critère fait l' objet d'une appréciation marginale. Les difficultés techni-
ques exposées précédemment incitent la Cour à admettre la constitutionna-
lité de catégories simplificatrices et approximatives, non sans exprimer, à
!'occasion, une réserve discrète quant à l'adéquation du critère. La Cour
admet une mesure qui << même si elle n' est pas parfaitement adéquate au
hut recherché, est suffisamment en rapport avec celui-ci >> (25) ou considère

(22) Arrêt n° 1/93, du 7 janvier 1993. B.1.4 et B.1.5 (précédé de !'arrêt n° 60/92, du 8 octobre
1992, accueillant la demande de suspension).
(23) Arrêt n° 89/94, du 14 décembre 1994, B.5.2.
(24) Arrêt n° 64/94, du 14 juillet 1994, 4.B.4.
(25) Arrêt n" 41/93, du 3 juin 199:3, B.:U.
72 ELISABETH WILLEMART

que << Ie législateur décrétal n'a pas recouru à des critères qui, même sous
Ie rapport de leur pertinence, soient dépourvus de toute justification >> (26).

La condition de proportionnalité est fréquemment invoquée mais elle est


appréciée, elle aussi, avec une largesse particulière. On ne s'en étonnera pas.
La frontière entre proportionnalité et opportunité est si ténue que la Cour
fait toujours preuve de circonspection lorsqu'elle met en oouvre ce critère.
Sa réserve est d' autant plus marquée dans une matière ou elle concède une
importante marge d'appréciation au législateur. Un élément au moins est
clairement écarté par la Cour : elle considère qu'<< il ne (lui) appartient pas
de décider si une mesure prescrite par la loi est opportune, ni de vérifier si
Ie but poursuivi par Ie législateur pourrait être atteint par d' autres
mesures •> (27). La stricte proportionnalité postulerait, au contraire, que Ie
législateur choisisse, parmi les moyens dont il dispose pour atteindre l' ob-
jectif qu'il s' est assigné, les mesures qui portent Ie moins atteinte aux droits
de la catégorie lésée (28). Pour Ie reste, la Cour d'arbitrage se retranche der-
rière des formules évasives, laissant entendre qu'elle ne sanctionnerait une
mesure que si elle s'avérait << manifestement disproportionnée >>.

Malgré sa tolérance à l' égard des catégories simplificatrices et approxima-


tives, en dépit de sa réserve quant au contröle de proportionnalité, la Cour
d' arbitrage aboutit parfois à la conclusion que Ie législateur a instauré une
discrimination entre des catégories distinctes de contribuables.

Deux arrêts d'annulation sont fondés sur l'inadéquation du critère retenu


par Ie législateur fiscal. Dans les deux cas, la Cour censure une discrimina-
tion engendrée par Ie choix d'un critère trop large. Dans Ie premier arrêt,
la Cour estime que la distinction << repose sur un critère objectif et qui ne
paraît pas sans rapport avec Ie but poursuivi >>, mais qu'elle << manque
cependant de justification raisonnable lorsqu'elle touche une catégorie de
contribuables objectivement déterminée qui ne peut se trouver dans la
situation de cumul que Ie législateur a voulu empêcher >> (29). Dans Ie
second arrêt, elle considère que << l' objectif poursuivi par Ie législateur décré-
tal ne lui permet pas de soumettre sans justification à une même réglemen-
tation des entreprises industrielles entre lesquelles existe cette différence
essentielle au regard de la mesure considérée, de rejeter en surface ou en
égouts leurs eaux usées >> (30).

(26) Arrêt n° 20/91, du 4 juillet 1991, B.ll.


(27) Voy. not. !'arrêt n° 20/91, du 4 juillet 1991, B.10.
(28) En ce sens, voy. R. ERGEC', lntroduction au droit public, t. II, Diegem, Kluwer, 1995,
p. 66.
(29) Arrêt n° :34/91, du 21 novembre 1991, 2.B.5. Un élément semble avoir déterminé la Cour
à approfondir son analyse : la Cour se penche sur les exemples chiffrés que lui présentent les
requérants et constate que la mesure a pour effet de les soumettre à un impöt qui dépasse leurs
capacités contributives.
(30) Arrêt 11° 16/92, du 12 mars 1992, B.3.5.
L'ÉGALITÉ ENTRE LES CONTRIBUABLES 73

La Cour d'arbitrage n'a jamais annulé de disposition fiscale sur la seule


base d'un défaut de proportionnalité. Trois questions préjudicielles l' ont
récemment conduite à mettre en cause la proportionnalité de dispositions
de procédure fiscale limitant gravement les voies recours de certains contri-
buables (31).

B. - La précision du dispositif

La même prudence se manifeste dans Ie dispositif des arrêts. La Cour


d' arbitrage prononce rarement l' annulation pure et simple d'une disposition
fiscale. Elle maintient, dans toute la mesure du possible, les éléments sains
de la norme, en ayant recours à des techniques parfois audacieuses (32).
Elle s'attache à corriger l'inconstitutionnalité, plutöt qu'à la sanctionner.
1. - La Cour d' arbitrage peut tout simplement limiter l' annulation aux
seuls termes qui engendrent la discrimination. Un arrêt rendu en matière
d'écotaxes sur Ie papier illustre cette technique. Considérant que Ie légis-
lateur introduit un privilège injustifié en exonérant de la taxe les rede-
vables qui impriment des magazines, elle << annule à l' article 383, § 1er, pre-
mière phrase, de la loi ordinaire du 16 juillet 1993 visant à achever la struc-
ture fédérale de l'Etat les mots 'et de magazines' >> (33). Ce faisant, elle
modifie textuellement la disposition.
2. - La Cour peut également restreindre l'annulation à certains destina-
taires de la norme. Elle n' annule la disposition en cause que << dans la
mesure ou elle s'applique à>> une catégorie déterminée de contribuables. Ce
faisant, la Cour redéfinit Ie champ d'application ratione personae de la loi.
Dans un arrêt relatif à une taxe régionale sur Ie déversement des eaux
usées, la Cour combine cette technique avec la précédente. Considérant que
la formule chimique permettant de déterminer Ie montant de la taxe est
discriminatoire pour certains redevables, elle << annule, dans la formule figu-
rant à l'article 6, § l°', du décret de la Région wallonne ( ... ), les termes 'a+'
en tant qu'ils s'appliquent à des eaux industrielles déversées en eaux de sur-
face >> (34). En d'autres termes, la Cour maintient la formule prévue par la
loi pour !'ensemble des redevables, mais la modifie, afin de la rendre
conforme à la Constitution, pour les entreprises déversant leurs eaux usées
en surface.

(31) Arrêts n° 44/95, du 6 juin 1995; n° 75/95, du 9 novembre 1995 et n° 39/96, du 27 juin
1996.
(32) Sur les techniques d'arrêts de la Cour d'arbitrage, en général, voy. B. LoMBAERT, « Les
techniques d'arrêt de la Cour d'arbitrage », R.B.D.C., 1996, pp. 317-355.
(33) Arrêt n° 6/95, du 2 février 1995. Voy. égal. les arrêts n° 16/92, du 12 mars 1992; n° 59/
92, du 8 octobre 1992; n° 44/94, du l"' juin 1994; n° 64/95, du 13 septembre 1995.
(34) Arrêt n° 16/92, du 12 mars 1992. Voy. égal. les arrêts n° 34/91, du 21 novembre 1991 et
n" 59/92, du 8 octobre 1992.
74 ELISABETH WILLEMART

3. - Dans deux arrêts relatifs aux taux de T.V.A. applicables aux


engrais, la Cour limite la portée de l'annulation. Après avoir conclu qu'il
était injustifié de prévoir un taux supérieur au taux ordinaire pour les
engrais à base d' éléments secondaires, elle parvient à rétablir l' égalité sans
créer de vide législatif, en n' annulant la disposition que << dans la mesure ou
il est prévu pour les engrais à base d' éléments secondaires un taux de
T.V.A. supérieur à celui frappant les engrais en général, soit six pour
cent>> (35). Ce dispositif revient concrètement à modifier le taux de T.V.A.
applicable aux engrais composés à base d'éléments secondaires.
4. - La Cour peut enfin avoir recours à la technique de l'interprétation
conciliante. Dans des arrêts relatifs aux conditions d' ouverture des voies de
recours en matière de T.V.A., rendus sur question préjudicielle, la Cour
seinde son dispositif en deux branches alternatives. Après avoir déclaré,
dans une première branche, que la disposition est inconstitutionnelle dans
l'interprétation proposée par le juge, la Cour propose, dans une seconde
branche, une interprétation conciliante : << l' article 92, alinéa 2, du Code de
la T.V.A., dans l'interprétation que lui donne le juge a quo ( ... ) viole les
articles 10 et 11 de la Constitution >> ; en revanche, << l' article 92, alinéa 2, du
Code de la T.V.A., dans l'interprétation selon laquelle (... ) ne viole pas les
articles 10 et 11 de la Constitution >> (36).

III. - LE DERNIER JALON DE LA JURISPRUDENCE

Les dispositions mises en cause dans l'arrêt du 11 décembre 1996 concer-


nent l'impöt des sociétés. Lorsqu'en application des règles de détermination
de son revenu net imposable, une société enregistre un résultat négatif, le
Code des impöts sur les revenus lui permet de << se réserver >> les pertes
subies, en vue de les imputer éventuellement sur les bénéfices d'exercices
futurs. Ce système a pour hut de << donner un ballon d' oxygène au malade
après son rétablissement >> (37) : si des résultats positifs surviennent lors
d'exercices ultérieurs, la société pourra déduire les pertes récupérables des
bénéfices réalisés et réduire d' autant sa base imposable.
Le régime des pertes reportées a subi plusieurs modifications depuis son
instauration. Le législateur limitait à l' origine le report à cinq années, au
delà desquelles les pertes étaient définitivement irrécupérables. A partir de
I'exercice 1991, cette limite temporelle a été supprimée pour favoriser la
compétitivité des entreprises. Dès l'exercice 1992, des impératifs budgé-

(3.5) Voy. les arrêts n° 60/92, du 8 octobre 1992 (suspension) et n° 1/93, du 7 janvier 1993
(annulation).
(36) Arrêts n° 44/95, du 6 juin 1995 et n° 75/95 du 9 novembre 1995.
(37) M. DASSESSE et P. MrnxE, Droit fiscal. Principes généraux et impóts sur les revenus,
3" éd., Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 661.
L'ÉGALITÉ ENTRE LES CONTRIBUABLES 75

taires ont justifié l'étalement des reports : les pertes sont intégralement et
indéfiniment reportables, mais Ie montant de la déduction est limité pour
chaque période imposable (38).

La loi du 4 avril 1995 << portant des dispositions fiscales et financières >>
modifie l' article 206 du Code des impöts sur les revenus. Elle supprime, à
partir de l'exercice 1998, toute limite temporelle ou quantitative à la récu-
pération des pertes antérieures (39). En revanche, certaines sociétés se
voient radicalement refuser cette déduction : << les pertes professionnelles
antérieures ne peuvent en aucun cas être déduites des revenus professionnels de
la période imposable ni d'aucune autre période imposable ultérieure, lorsque la
moyenne du chiffre d 'affaires et des produits financiers comptabilisés au cours
des exercices sociaux se rattachant aux trois périodes imposables représente
mains de 5 % de la moyenne du montant total de l'actif figurant dans les
comptes annuels de ces exercices >> (40).

La dérogation inscrite à l'article 4, 2°, de la loi du 4 avril 1995 poursuit


un double objectif. Son objectif général consiste tout simplement à limiter
les conséquences budgétaires de la réforme autorisant la déduction intégrale
des pertes réservées. Son objectif plus particulier est de prévenir l'utilisa-
tion abusive du report de pertes. En définissant ses critères d'exclusion, Ie
législateur vise les sociétés dites << dormantes >>, afin << d'empêcher doréna-
vant l'utilisation de pertes comme un moyen de défiscalisation des profits
d'une activité nouvelle greffée artificiellement sur une société coquille
vide>> (41). C'est cette disposition qui fait principalement l' objet du recours
en annulation. L' article 10, alinéa 3, <lont l' annulation est également
demandée, règle son entrée en vigueur.

Les requérantes <levant la Cour d' arbitrage appartiennent à cette catégo-


rie de sociétés que l'article 4, 2°, de la loi du 4 avril 1995 risque d'exclure
du système de report des pertes. Elles demandent l'annulation de la disposi-
tion en invoquant, entre autres, la violation du principe constitutionnel
d'égalité et de non-discrimination. Le traitement différent <lont elles s'esti-
ment victimes manquerait de justification objective et raisonnable.

Selon les requérantes, Ie rapport entre Ie chiffre d'affaire et l'importance


de l' actif bilantaire n' est pas révélateur de l' activité d'une société. Le cri-
tère de distinction retenu par Ie législateur ne serait donc pas pertinent au

(38) Sur les régimes successifs de déduction des pertes antérieures, voy. D. GARABEDIAN,
,, Développements récents à propos de la déduction des pertes antérieures des sociétés », R.G.F.,
1995, pp. 233 et s.
(39) Artic:le 4, 1°, de la loi du 4 avril 1995 portant des dispositions fiscales et financières.
(40) Article 4, 2°, de la loi du 4 avril 1995 précitée.
(41) Doe. parl., Sénat, sess. 1994-1995, n° 1304-2.
76 ELISABETH WILLEMART

regard de l'objectif poursuivi (42). D'une part, il ne permet pas d'atteindre


toutes les sociétés << coquilles-vides >>. Il ne touche par exemple pas les
sociétés dormantes <lont l'actif bilantaire est extrêmement réduit. D'autre
part, il atteint des sociétés qui mènent une activité normale et qui ne se
trouvent donc pas dans la situation que Ie législateur prétend viser. Tel est
Ie cas des sociétés qui sont encore en phase de démarrage, qui utilisent des
instruments de production pris en location, qui se lancent dans des investis-
sements importants ou qui se consacrent à la recherche et au développe-
ment.
Sur la question de la pertinence, Ie Conseil des ministres s'en remet, selon
l'expression consacrée, << à la sagesse de la Cour>>.
La Cour fait application de sa définition de l'égalité et de la non-discrimi-
nation, en se dispensant de l'énoncer. Après avoir constaté l'objectivité
d'un critère purement mathématique, elle apprécie sa pertinence. Suivant
une jurisprudence bien établie, elle rappelle que Ie législateur peut avoir
recours, en matière fiscale, à des critères de distinction simplifiés et
approximatifs. Elle n'interrompt pas pour autant son controle. A la fois
trop large et trop restrictif quant aux situations qu'il embrasse, Ie critère
de l' article 4, 2°, cumule deux défauts d' adéquation.
Tout d'abord, il ne permet pas d'atteindre tous les contribuables visés par
Ie législateur. Ce premier grief ne semble pas déterminant. La Cour ne Ie
relève pas. N'a-t-elle pas déjà affirmé, que << dès lors qu'il peut être admis
qu'une mesure prise par un législateur est de nature à prévenir un abus, la
circonstance que des abus analogues ne sont pas encore visés ne lui öte pas,
à elle seule, sa justification >> (43) ?
A !'inverse, Ie critère atteint des contribuables qui ne sont pas concernés
par l' objectif du législateur. Il leur fait subir les inconvénients d'une dispo-
sition visant à réprimer des abus qu'ils ne commettent pas. La Cour retient
ce second grief. Elle considère que << s'il est vrai que la loi fiscale vise en
même temps des contribuables <lont les situations de revenus et d' avoirs
sont diverses et qu'elle peut appréhender cette diversité de situations qu'en
faisant usage de catégories générales, elle ne peut cependant, en voulant
éviter les abus de certaines sociétés, atteindre d' au tres sociétés auxquelles
un tel reproche ne peut être fait >>. Le législateur crée une discrimination en

(42) L'inadéquation du critère de distinction avait déjà été évoquée lors des travaux prépara-
toires de la loi du 4 avril 1995 (Doe. par/., Sénat, sess. 1994-1995, n° 1304-2) et dénoncée par les
fiscalistes. Voy. G. KLEYXEX, « Mesure réfléchie ou improvisation chargée d'émotivité et d'arbi-
traire ? La saga des pertes fiscales ,,, L 'Eclw, 21 mars 1995 ; « Une erreur législative à annuler au
plus töt par la Cour d' arbitrage. La Belgique condamne à mort les sociétés en phase d' expan-
sion », L'Echo, 18 avril 1995; M. ELOY, ,, La nouvelle réglementation des pertes fiscales, Un dou-
loureux réveil pour les sociétés dormantes ,,, L'Echo, 18 avril 199,5; X, « Sociétés mises en veil-
leuse : c·est Ie montant total qui se perd ,,, Le Fiscologue, avril 1995, n° 513, pp. l et s.
(43) Arrêts n° 44/94. du l"' juin 1994, B.3.7, et n° 80/93, du 9 novembre 1993. B.l.4.
L'ÉGALITÉ ENTRE LES CONTRIBUABLES 77

soumettant, sans justification objective et raisonnable, des sociétés actives


à une contre-mesure destinée aux seules sociétés dormantes.
La disposition n'étant pas raisonnablement justifiée quant à la perti-
nence du critère, la Cour n'aborde pas les questions de proportionnalité
invoquées par les requérants. Elle annule purement et simplement les
articles 4, 2°, et 10, alinéa 3, de la loi du 4 avril 1995.
Malgré son apparente sévérité, cette décision s'inscrit dans la lignée de la
jurisprudence antérieure.
Une première tendance se confirme. Dans Ie cadre d'un controle margi-
nal, la prudence de la Cour d'arbitrage semble proportionnelle à la détermi-
nation du législateur. La Cour censure des discriminations résultant d'une
méconnaissance des réalités concrètes, d'un défaut d'attention ou d'une
appréciation trop rapide, mais rarement les distinctions instaurées délibéré-
ment dans un hut déterminé. La décision commentée s'inscrit dans cette
logique : la précision de la Cour d' arbitrage répond à une certaine résigna-
tion de la part du Conseil des ministres, qui ne s'attache pas à défendre la
disposition. Dans ces conditions, la Cour n'avait aucune raison de prendre
d'excessives précautions.
Une seconde tendance se dessine. La Cour censure pour la troisième fois
l'inadéquation d'un critère ayant pour effet d'appliquer une mesure désa-
vantageuse à des contribuables qui ne sont pas visés par l'objectif du légis-
lateur. La Cour se montre plus sensible à ce type d'inadéquation qu'au
défaut inverse. Elle conçoit que )'usage de catégories simplificatrices et
approximatives permette à des contribuables d'échapper à une disposition
défavorable. Elle admet moins facilement que des contribuables subissent
une mesure qui ne devrait pas les atteindre.
DOCUMENTS (*)

UNE COMMISSION PARLEMENTAIRE


PEUT-ELLE INTERROGER
DES MEMBRES DU CABINET DU ROi ?

PAR

ANDRÉ ALEN

1. - LES PRINCIPES
CONSTITUTIONNELS GÉNÉRAUX

1.1. Comme on Ie sait généralement, les principes constitutionnels qui


sous-tendent la monarchie parlementaire sont très bien décrits dans Ie
<< rapport de la Commission chargée d'émettre un avis motivé sur l'applica-

tion des principes constitutionnels relatifs à l'exercice des prérogatives du


Roi et aux rapports des grands pouvoirs constitutionnels entre eux >>, publié
au Moniteur belge du 6 août 1949 (pp. 7589-7600). L'autorité (]) de ce rap-
port lui a valu d'être l'une des sources de droit constitutionnel.
1.2. Le rapport susvisé souligne Ie caractère indissociable de trois règles
constitutionnelles : l'incapacité pour Ie Roi d' agir seul dans Ie domaine poli-
tique, la responsabilité ministérielle et l'inviolabilité de la personne du
Roi (2).
L' article 88 de la Constitution est rédigé comme suit : << La personne du
Roi est inviolable ; ses ministres sont responsables >>. Cette disposition
constitutionnelle contient deux principes fondamentaux : d'une part, l'in-
violabilité et l'irresponsabilité de la personne du Roi, qui sont absolues ;
d'autre part, la responsabilité politique des ministres (3) pour tous les actes
du Roi dès que ceux-ci ont la moindre incidence politique. Il en résulte que
Ie Roi ne peut pas agir seul. Ce principe est également exprimé à l' ar-

(*) Consultations rédigées, rcspcctivcmcnt les 8, 17 et 18 février 1997, dans Ie cadre de la


commission spéciale Rwanda, instituée au sein du Sénat.
André ALEN est professeur à la Katholieke Universiteit Leuven et assesseur au Conseil d'Etat.
( 1) La commission était présidée par Ie premier président de la Cour de cassation ; elle com-
prenait en outre Ie procureur général près cette cour, seize parlementaires et les professeurs de
droit constitutionnel des quatre universités en faisaient partie.
(2) Rapport, p. 7590.
(3) Voy. égal. l'article 101, alinéa 1, de la Constitution : ,, Les ministres sont responsables
<levant la Chambre des représentants ».
80 ANDRÉ ALEN

ticle 106 de la Constitution qui dispose qu'<< aucun acte du Roi ne peut avoir
d'effet, s'il n'est contresigné par un ministre qui, par cela seul, s'en rend res-
ponsable >>. Si l' on s'en tient littéralement aux term es de l' article 106 de la
Constitution, il semble que l'obligation qui y figure est limitée aux actes
écrits, mais la coutume constitutionnelle a largement étendu cette obliga-
tion : tout acte du Roi susceptible d' avoir une incidence politique directe ou
indirecte doit être couvert par un ministre. La règle constitutionnelle qui
veut que Ie Roi n'agisse jamais seul dans Ie domaine politique est absolue (4).
1.3. L'unité entre Ie Roi et Ie gouvernement ressort déjà de ce qui pré-
cède : l' acte du Roi au sens constitutionnel du terme naît du concours de
la volonté du ministre avec celle du Roi (5). Le colloque constitutionnel
entre Ie Roi et les ministres doit rester secret (<• Ie colloque secret >>) et la
part du Roi dans les décisions prises sous la responsabilité des ministres ne
peut être connue (6). C'est pourquoi Ie Conseil d'Etat exclut du débat toute
pièce qui pourrait faire apparaître cette part (7). Le gouvernement décide
librement et sous sa responsabilité politique s'il souhaite suivre d'éventuels
avis du Roi et comment. En tout cas, Ie gouvernement ne peut pas se pré-
valoir de l'avis du Roi; en effet, la règle constitutionnelle serait inversée si
l' on faisait couvrir les ministres par Ie Roi (8).

2. - LE CABINET DU Ror

2.1. Le rapport susmentionné comporte un chapitre IV consacré au cabi-


net du Roi et rédigé comme suit (9) :
,, Dans l'exercice des pouvoirs que lui attribue la Constitution, Ie Roi a non
seulement Ie droit mais aussi Ie devoir de se faire une opinion personnelle sur
les affaires qui lui sont soumises. A cette fin, Je Roi doit être informé et éclairé.
S'il ne pouvait !'être par ses Ministres, qui sont ses seuls conseillers respon-
sables, mais qui presque toujours, représentent une fraction de ]'opinion publi-
que, la fonction royale risquerait d'être absorbée par la fonction ministérielle
et Je Roi ne pourrait que difficilement remplir sa haute mission de conciliateur
des partis. C'est pourquoi Ie Roi doit pouvoir prendre !'avis de collaborateurs
privés, qui ne sont pas engagés dans les luttes politiques.
Les fonctions des collaborateurs privés du Roi, qu'ils appartiennent au Cabi-
net ei vil ou à la Maison militaire, sont d' origine coutumière. Le Cabinet du Roi

(4) Rapport, pp. 7591-7592.


(5) Rapport, p. 7592.
(6) Id.
(7) C.E., 19 décembre 1951, Michielsen, n° 1.222; C.E., 19 mai 1959, Meulemeester, n° 7.082;
C.E., 24 mai 1960, Vandendries e.a., n° 7.888; C.E., 8 juin 1961, Leloup, n° 8.649; C.E., 26 avril
1991, Dehove, n° 36.884.
(8) Rapport, p. 7593.
(9) Rapport, p. 7598.
COMMISSION PARLEMENTAIRE ET CABINET DU ROI 81

constitue un rouage éminemment utile au fonctionnement du régime, mais ses


membres n'ont aucun pouvoir propre ni aucune responsabilité dans l'Etat.
La nomination des membres du Cabinet du Roi ne se fait pas sous Ie contreseing
ministériel et Ie Roi les nomme librement. Il faut cependant approuver sans réserve
la coutume qui laisse aux Ministres, discrètement consultés, la possibilité de faire
connaître les raisons pour lesquelles telle nomination leur paraît inopportune.
Le Cabinet du Roi a pour täche d'informer Ie Roi et de faciliter, selon ses
ordres, les contacts entre Ie Roi et les Ministres. Dans l'accomplissement de cette
mission, les membres du Cabinet du Roi doivent s'effacer et faire preuve d'une
discrétion absolue. Ils abuseraient de leur qualité s'ils prétendaient avoir une poli-
tique personnelle, s'ils s'arrogeaient Ie droit d'apprécier l'opportunité des
demandes d'audience adressées au Roi par les membres du Gouvernement ou
encore s'ils présentaient une opinion qui leur est personnelle comme étant celle
du Roi. Leur devoir de loyauté à l'égard des Ministres est absolu et il commande
les rapports qu'ils peuvent avoir avec les membres de l'opposition et s'ils ont des
contacts avec les fonctionnaires, ce ne sera que de l'assentiment du Ministre inté-
ressé.
Les fonctions des membres de la Maison militaire du Roi sont de la même
nature que celles de ses autres collaborateurs privés ; leur statut est Ie même et
ils sont tenus par les mêmes devoirs •>.

2.2. Ces principes ont ensuite été repris par les constitutionnalistes, par
exemple André Mast (10), Jacques Velu (11) et Pierre Wigny (12).
André Molitor peut donc écrire, à juste titre, que les collaborateurs per-
sonnels du Roi n' ont pas de responsabilité devant Ie Parlement, mais
devant Ie Roi seul (13). Et, comme il est précisé in fine dans Ie rapport de
la Commission, les principes qui y sont énoncés sont également applicables
aux membres de la Maison militaire du Roi (14).
2.3. Nous retiendrons surtout de ce qui précède que les collaborateurs du
Roi:
a) sont des collaborateurs privés qui sont nommés librement par Ie Roi,
sans contreseing ministériel ;
b) ont pour mission d'informer Ie Roi et de se conformer à ses ordres ;
c) ne sont pas responsables devant Ie Parlement, mais uniquement à
l'égard du Roi.

(10) A. MAST, Overzicht 1Jan het Belgi8ch Grondwettelijk Recht, 9• éd., Bruxelles, Story-Scientia,
1987, p. 309, n° 255.
(11) ,J. VELD, Notes de droit public, vol. II, 2• éd., Bruxelles, P.lJ.B., 1977-1978, pp. 387-388,
n° 649.
(12) P. WIGNY, Droit constitutionnel, t. II, Bruxelles, Bruylant, 1952, pp. 580-581, n° 430.
(13) A. MoLJTOR, La fonction royale en Belgique, 2• éd., Bruxelles, CRISP, 1994, p. 135.
(14) Dans Ie même sens, voy. ibid., p. 152.
82 ANDRÉ ALEN

3. - L'IMPOSSIBILITÉ,
POUR UNE COMMISSION PARLEMENTAIRE,
D'INTERROGER DES COLLABORATEURS PERSONNELS DU ROI
À PROPOS DE DÉCISIONS POLITIQUES

3.1. Compte tenu du statut des collaborateurs personnels du Roi décrit


au point 2.3., leur interrogatoire par une commission parlementaire revien-
drait en fait à interroger Ie Roi lui-même, ce qui, bien entendu, n'est pas
possible, eu égard à son inviolabilité absolue (voir Ie point 1.2.). En outre,
un tel interrogatoire violerait encore d' au tres principes constitutionnels, à
savoir l'unité entre Ie Roi et les gouvernements et l'interdiction concomi-
tante de connaître la part du Roi dans les décisions prises sous la responsa-
bilité des ministres (voir Ie point 1.3.). Les principes constitutionnels en
matière de monarchie parlementaire s'opposent donc à l'interrogatoire de
collaborateurs personnels du Roi par une commission parlementaire à pro-
pos de décisions politiques.
En application des mêmes principes constitutionnels, seuls les ministres,
qui couvrent Ie Roi pour chacun de ses actes (voir Ie point 1.2.), pourraient
être interrogés.
3.2. Ce qui précède s'applique même à une commission d'enquête parle-
mentaire, compte tenu de la prééminence de la Constitution par rapport à
la loi qui règle Ie droit d'enquête parlementaire. Sur la base des principes
constitutionnels exposés, les collaborateurs personnels du Roi seraient d' ail-
leurs tenus de refuser tout témoignage à ce propos.
UNE COMMISSION PARLEMENTAIRE
PEUT-ELLEINTERROGER
DES MEMBRES DU CABINET DU ROi ?

PAR

JEAN-CLAUDE SCHOLSEM

Dans Ie cadre de la commission spéciale Rwanda, la question a été posée


de savoir si la commission pourrait interroger de proches collaborateurs du
Roi (chef de Cabinet et chef de la Maison militaire). La question se pose
tout particulièrement si la commission instituée par Ie Sénat devait décider
que, la procédure parlementaire normale n'étant pas suffisante, il est fait
usage des compétences prévues à l'article 56 de la Constitution et dans la
loi du 3 mai 1880 sur les enquêtes parlementaires.
Cette question met en cause les principes les plus fondamentaux du droit
public beige et de notre ordre constitutionnel.
I. - Les collaborateurs du Roi ne sont pas évoqués par Ie texte de la
Constitution. Leur origine ainsi que leur statut relèvent de la coutume
constitutionnelle ( 1).
Ces personnes sont recrutées directement par Ie Roi, sans contreseing
ministériel. Elles ne sont pas, en tant que telles, fonctionnaires de l'Etat.
Elles sont donc sans pouvoir propre et sans aucune responsabilité dans
l'Etat (2).
Dans Ie cadre de leurs fonctions et même après la fin de celles-ci, elles
sont tenues par un strict devoir de réserve (3).
En d'autres termes, il s'agit de collaborateurs directs et personnels du
Roi. Leur mission consiste à assister Ie Chef de l'Etat dans l'exercice de sa
mission constitutionnelle. On peut donc les considérer comme une sorte de
prolongement de la personne royale dont ils rendent possible et facilitent
l'action. Selon André Molitor, << les membres de !'entourage du Roi ne peu-
vent jamais oublier qu'ils n'ont pas officiellement d'existence propre, que

Jean-Claude ScHOLSEM est Doyen de la Faculté de droit de l'Université de Liège.


(l) A. MoLITOR, La fonction royale en Belgique, 2" éd., Bruxelles, CRISP, 1994, p. 137;
A. VANWELKENHUYZEN, v « Chef de l'Etat ,,, R.P.D.B., Complément, t. V, n° 58.
0

(2) A. VANWELKENHUYZEN, op. cit., n° 58.


(3) A. MoLITOR, op. cit., p. 163.
84 JEAN-CLAUDE SCHOLSEM

leur röle est de 'gérer' la fonction royale, comme le disait un sociologue


belge, mais en faisant tout remonter vers le Roi ►> (4).
On a pu écrire que <• par nature, l'institution [du Cabinet du Roi] relève
du domaine privé ; l' on pourrait même dire, du domaine sentimental et
affectif. En effet, la justification première de la fonction réside dans ce
besoin naturel qui existe chez tout individu d'avoir à ses cötés un homme
de confiance ►> (5).
Le röle du Cabinet du Roi et de la Maison militaire est évoqué de
manière très claire et très précise par Ie rapport de Commission chargée
d' émettre un avis motivé sur l' application des principes constitutionnels
relatifs à l'exercice des prérogatives du Roi et aux rapports des grands pou-
voirs constitutionnels entre eux (6). Ce texte, qui reste d'actualité, mérite
d'être cité en entier, eu égard à son importance pour la question ici analy-
sée :
<< Dans l'exercice des pouvoirs que lui attribue la Constitution, Ie Roi a non

seulement Ie droit mais aussi Ie devoir de se faire une opinion personnelles sur
les affaires qui lui sont soumises. A cette fin, Ie Roi doit être informé et éclairé.
S'il ne pouvait !'être que par ses Ministres, qui sont ses seuls conseillers respon-
sables, mais qui presque toujours, représentent une fraction de !'opinion publi-
que, la fonction royale risquerait d'être absorbée par la fonction ministérielle
et Ie Roi ne pourrait que difficilement remplir sa haute mission de conciliateur
des partis. C'est pourquoi Ie Roi doit pouvoir prendre !'avis de collaborateurs
privés, qui ne sont pas engagés dans les luttes politiques.
Les fonctions des collaborateurs privés du Roi, qu'ils appartiennent au Cabi-
net civil ou à la Maison militaire, sont d'origine coutumière. Le Cabinet du Roi
constitue un rouage éminemment utile au fonctionnement du régime, mais ses
membres n'ont aucun pouvoir propre ni aucune responsabilité dans I'Etat.
La nomination des membres du Cabinet du Roi ne se fait pas sous Ie contre-
seing ministériel et Ie Roi les nomme librement. Il faut cependant approuver
sans réserve la coutume qui laisse aux Ministres, discrètement consultés, la pos-
sibilité de faire connaître les raisons pour lesquelles telle nomination leur paraît
inopportune.
Le Cabinet du Roi a pour täche d'informer Ie Roi et de faciliter, selon ses
ordres, les contacts entre Ie Roi et les Ministres. Dans l'accomplissement de
cette mission, les membres du Cabinet du Roi doivent s'effacer et faire preuve
d'une discrétion absolue. lis abuseraient de leur qualité s'ils prétendaient avoir
une politique personnelle, s'ils s'arrogeaient Ie droit d'apprécier l'opportunité
des demandes d'audience adressées au Roi par les membres du Gouvernement
ou encore s'ils présentaient une opinion qui leur est personnelle comme étant
celle du Roi. Leur devoir de loyauté à l'égard des Ministres est absolu et il com-
mande les rapports qu'ils peuvent avoir avec les membres de l'opposition et

(4) Id.
(5) P. DE VrnscHER, ,, Le Cabinet du Roi ,,, Ann. dr. et 8C. pol., t. X. 1950, p. 170.
(6) ,'lfon. b., 6 août 1949, pp. 7589 et s.
COMMISSION PARLEMENTAIRE ET CABINET DU ROI 85

s'ils ont des contacts avec les fonctionnaires, ce ne sera que de l'assentiment
du Ministre intéressé.
Les fonctions des membres de la Maison militaire du Roi sont de la même
nature que celles de ses autres collaborateurs privés ; leur statut est Ie même
et ils sont tenus par les mêmes devoirs >>.

II. - Il découle de la position tout à fait particulière occupée par les


membres du Cabinet du Roi et de la Maison militaire du Roi que, dans
notre ordre constitutionnel, il n'est pas permis à une commission parlemen-
taire ordinaire ni à une commission d'enquête parlementaire d'interroger
ces personnes sur des faits qui relèvent de l'exercice de leurs fonctions spéci-
fiques. Une telle demande se heurterait directement aux principes fonda-
mentaux de la séparation des pouvoirs et de l'inviolabilité de la personne
royale.
Selon l'article 88 de la Constitution (ancien article 63), << la personne du
Roi est inviolable; ses ministres sont responsables >>. L'article 106 (ancien
article 64) en tire les conséquences en disposant qu'<, aucun acte du Roi ne
peut avoir d'effet, s'il n'est contresigné par un ministre, qui, par cela seul,
s'en rend responsable >>.
N otre régime constitutionnel exige que dans la décision commune du Roi
et de ses ministres, la part prise par Ie Roi ne puisse jamais être dévoilée.
Le Conseil d'Etat a rappelé cette règle à de multiples reprises en rejetant
d'office Ie moyen tiré d'une pièce prétendant démontrer la participation
respective du Roi et d'un ministre à l'élaboration d'un arrêté royal (7).
De même, Ie Conseil d'Etat a jugé que << Ie ministre est la seule personne
constitutionnellement responsable des actes du Roi ; que les propos prêtés
à des personnes qui sont censées connaître la pensée personnelle du Roi,
mais qui n'ont pas qualité pour la rapporter, n'engagent que leurs auteurs;
que, fussent-ils prouvés, ils ne sont pas de nature à établir l'existence d'un
détournement de pouvoir ; que l' offre de preuve portant sur ces faits ne
peut être retenue>> (8).
Le secret du colloque constitutionnel doit donc être en toutes circons-
tances préservé (9). Selon la formule consacrée, << on ne peut découvrir la
Couronne >> (10). Interroger des collaborateurs directs du Roi, dans Ie cadre
d'une commission parlementaire ou d'une commission d'enquête, sur des
faits relevant de leur fonction aurait immanquablement pour effet de porter
atteinte à ce principe constitutionnel fondamental. En effet, ces personnes
n' ont d' autre röle que d' être les conseillers du Souverain dans l' exercice de

(7) C.E., 19 décembre 1951, Michielsen, n° l.222; C.E., 19 mai 1959, Meulemeester, n° 7.082.
(8) C.E., 8 juin 1961, Leloup, n° 8.649.
(9) J. VELD, Notes de droit public, U.L.B., éd. 1979-1980, vol. 2, pp. 414 et s.
(10) Sur la portée de cette formule, voy. F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, << Nul ne peut découvrir
la couronne », Les Cahiers constitutionnels, 1989.
86 JEAN-CLAUDE SCHOLSEM

sa mission constitutionnelle comportant, selon la formule classique, Ie droit


d'être consulté par ses ministres, de les stimuler et de les avertir. Elles par-
ticipent donc, de ce chef, à l'exercice de la fonction royale et à son inviola-
bilité. Seuls les actes des ministres peuvent être mis en cause, la Constitu-
tion précisant qu'<< en aucun cas, l'ordre verbal ou écrit du Roi ne peut
soustraire un ministre à la responsabilité ►> (article 102).
III. - L'application de ces principes doit être mise en relation avec Ie
röle dévolu aux commissions d'enquête, si la commission spéciale du Sénat
relative au Rwanda décidait d'exercer les pouvoirs dévolus à ce type de
commission.
Certes, les objets des commissions d'enquête peuvent être vastes et divers
et l'article 8, alinéa 3, de la loi du 3 mai 1888, tel que modifié par la loi du
30 juin 1996, porte que << tout un chacun peut être appelé comme témoin ►>.
Il n'en reste pas moins que Ie droit d'enquête n'est ni absolu, ni illimité,
et doit s'insérer dans l'ordre constitutionnel. Il est assujetti au respect des
normes supérieures de droit international, notamment celles relatives au
respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et de droit
interne, spécialement en ce qui concerne la question analysée ici, du prin-
cipe de la séparation des pouvoirs et l'inviolabilité royale (11). Le droit
d' enquête doit en out re être analysé comme une compétence accessoire et
fonctionnelle, permettant aux différentes assemblées de mieux exercer leurs
diverses fonctions, que ce soit leur fonction législative (et plus spécialement
Ie droit d'initiative), leur fonction de controle de l'exécutif ou même dans
certaines limites du judiciaire ou, dans des cas plus rares, leur fonction juri-
dictionnelle (12). Il s'agit d'une méthode exceptionnelle d'investigation uti-
lisée lorsque les moyens normaux mis à la disposition des assemblées pour
accomplir leurs différentes missions se révèlent insuffisants ( 13). Le droit
d'enquête peut notamment servir à mettre en cause la responsabilité politi-
que des ministres. Il s'agit là d'une de ses fonctions premières et unanime-
ment reconnue (14). Par contre, il ne peut être question de détourner Ie
droit d'enquête de ses finalités constitutionnelles en permettant, de manière
certes indirecte mais à notre avis certaine, de porter atteinte aux deux
piliers fondamentaux de notre système de monarchie constitutionnelle que
sont d'une part la responsabilité ministérielle et d' autre part l'inviolabilité
de la personne royale.

(ll) J. VELD,« Considérations sur les rapports entre les commissions d'enquête parlementaire
et Ie pouvoir judiciaire >►, J. T., 1993, pp. 585 et 590.
(12) Voy. A. ALES et F. MEERSOHAUT, « Beschouwingen omtrent het wezen van het parlemen-
tair onderzoeksrecht», in Liber Amicorum E. K ring.s, Bruxelles, Story-Scientia, 1991, pp. 10 et s.
( 13) Sur les différences entre les commissions d'enquête et les commissions parlementaires
ordinaires, voy. !'avis du Conseil d'Etat du 6 avril 1990, Doe. pai-l., Ch., s.o. 1989-1990, n° 860/2.
(14) Voy. not. la synthèse de G. TRAEST. Het recht van onderzoek van het Parlement, Adminis-
tratief Lexicon, 1979, pp. 2 et s.
COMMISSION PARLEMENTAIRE ET CABINET DU ROi 87

En conclusion, nous croyons que l' audition de mem bres de la Maison


royale qui seraient interrogés sur des faits de leur fonction par une commis-
sion parlementaire ou une commission d'enquête se heurte à des objections
constitutionnelles d'ordre tout à fait fondamental. Une telle procédure ne
trouve aucun appui dans les finalités que peut poursuivre une commission
parlementaire, même dotée des pouvoirs particuliers prévus à l' article 56 de
la Constitution et mettrait en péril Ie principe essentie! de l'inviolabilité du
Chef de l'Etat.
PEUT-ON CONVOQUER
LES COLLABORATEURS DU ROi
À UNE COMMISSION
D'ENQUÊTE PARLEMENTAIRE ?

PAR

LE SERVICE DES AFFAIRES JURIDIQUES


ET DE DOCUMENTATION DU SÉNAT

Dans un avis du 13 février 1990, Ie Conseil d'Etat définit les pouvoirs res-
pectifs des commissions d'enquête et des commissions parlementaires ordi-
naires, en ce qui concerne l' audition de témoins.
Les pouvoirs d'une commission d'enquête comportent << Ie droit de citer
des experts et des témoins, de les entendre et de les contraindre, Ie cas
échéant, à témoigner. Des sanctions sont prises en cas de refus ou d'omis-
sion de s'acquitter de ces devoirs >>.
Les commissions parlementaires ordinaires ne disposent pas de tels pou-
voirs. Elles << peuvent inviter et entendre certaines personnes, en raison de
leur expertise ou pour d'autres motifs, mais elles ne peuvent les contraindre
ni à comparaître, ni à prendre la parole. Elles ne peuvent pas, dès lors, leur
imposer Ie serment. Des sanctions pénales sont par conséquent nécessaire-
ment exclues •> (1).
La commission spéciale Rwanda ne dispose pas actuellement des pou-
voirs d'une commission d'enquête.
Le point 4 de la proposition du bureau, approuvée par Ie Sénat, confirme
ce point de vue : << Pour exercer sa mission, la commission interroge des per-
sonnes et organise des confrontations. Quand la procédure parlementaire
normale n'est pas suffisante, pour mieux atteindre ses objectifs, la commis-
sion spéciale peut, à la demande d'un tiers de ses membres, décider, à la
majorité de ses membres, de faire usage des compétences prévues à l'ar-
ticle 56 de la Constitution et dans la loi du 3 mai 1880 sur les enquêtes par-
lementaires •>.

(l) Avis du Conseil d'Etat, section de législation, du 13 février 1990 sur une proposition de
Ioi portant des mesures tendant à promouvoir l'exercice du droit d'enquête parlementaire (Doe.
pari., Ch., s.o. 1988-1989, n° 860/2, p. 14).
90 LE SÉNAT

La commission spéciale ne pourra exercer les pouvoirs d'une commission


d' enquête - entre autres en matière d' audition de témoins - qu' en pre-
nant une décision formelle en ce sens, aux conditions prévues au point 4.
La commission spéciale ne peut pas non plus, dans sa situation actuelle,
<< requérir >> la présence des ministres.
Aux termes de l'article 100, alinéa 2, de la Constitution - en tant qu'elle
ne procède pas à sa transformation en commission d' enquête - la commis-
sion spéciale ne peut que << demander >> leur présence. Toutefois, les ministres
devraient faire val oir des raisons suffisamment sérieuses (<< voldoende ernstige
redenen •>) pour ne pas accéder à une telle demande.

L'ÉTENDUE DU DROIT D'ENQUil:TE

Aux termes de l'article 56 de la Constitution, << chaque Chambre a Ie droit


d'enquête >>.
La Constitution n'impose à la représentation parlementaire aucune res-
triction expresse pour effectuer des enquêtes. La concision de l' article 56 de
la Constitution témoigne de l'intention d'accorder aux Chambres un droit
d'enquête très étendu, voire en principe absolu.
C'est ainsi que, selon Ie Conseil d'Etat, les pouvoirs des comm1ss10ns
d' enquête << comprennent notamment, et en tout état de cause, Ie droit de
citer des témoins, de les entendre et de les contraindre, Ie cas échéant, à
témoigner (articles 71, 73 et 80 du Code d'instruction criminelle). Aucune
des ces dispositions ne permet d'inférer que les titulaires de fonctions de
quelque 'pouvoir' que ce soit puissent se soustraire à ces obligations et
mesures coercitives éventuelles. Sur ce point, ils ne peuvent invoquer quel-
que immunité que ce soit. En vertu de l' article 6 de la Constitution, les
immunités et les privilèges requièrent une disposition législative expresse
( ... ) )).

Le Conseil d'Etat rappelle en outre << l'obligation de tout titulaire de fonc-


tions, à quelque 'pouvoir' qu'il appartienne et à quelque niveau qu'il
exerce ses fonctions, de comparaître et de témoigner, sans devoir y être
autorisé par son supérieur hiérarchique. Une commission d'enquête parle-
mentaire est précisément créée pour recueillir ses informations directement
auprès de ceux qui sont concernés, que ce soit de par leurs fonctions ou per-
sonnellement, par les situations qui font l' objet de l' enquête. Le caractère
direct d'une information donnée par la personne même constitue la condi-
tion essentielle pour aboutir à une compréhension correcte. Aucun supérieur
hiérarchique ne peut, par un refus ou par une autorisation sous condition,
CONVOQUER LES COLLABORATEURS DU ROi 91

faire entrave au droit de la commission d'enquête de recueillir des rensei-


gnements directement à la source>> (2).
Nul ne peut en principe se soustraire à une enquête parlementaire. En
particulier, lorsqu'il s'exerce à l'égard du pouvoir exécutif, la doctrine sou-
ligne Ie caractère étendu du droit d'enquête : << Die controle is ruim, en
beperkt zich niet tot het vaststellen van de politieke, burgerlijke en straf-
rechtelijke verantwoordelijkheid van de ministers, maar strekt zich uit tot
ieder feit, iedere omstandigheid waarbij de uitvoerende macht sensu lato is
betrokken>> (3).
Toutefois, Ie droit d'enquête doit s'exercer dans Ie respect de la Constitu-
tion. L'on vise ici Ie respect des droits et libertés garantis par la Constitu-
tion (inviolabilité du domicile, liberté de l'enseignement, etc.), ainsi que des
règles fondamentales qui gouvernent nos institutions (séparation des pou-
voirs (4), règles répartitrices de compétences entre les collectivités politi-
ques).
Les règles relatives à la fonction royale, contenues aux articles 88 (prin-
cipe de l'inviolabilité) et 106 (principe de l'irresponsabilité) de la Constitu-
tion constituent sans conteste une limitation au droit d'enquête des
Chambres.

L'UNITÉ DU POUVOIR EXÉCUTIF

Le principe qui gouverne l'action du pouvoir exécutif - et les rapports


entre ses deux composantes : Ie Roi et son Gouvernement - est Ie principe
de l'unité. Il s'agit d'une règle tout à fait fondamentale de notre droit
public dégagée de la coutume, même si elle trouve des points d'ancrage
dans divers articles de notre Charte fondamentale.
Ce principe est énoncé comme suit par Ie professeur Delpérée : <• Le pou-
voir exécutif, constitué au départ d' autorités distinctes - Ie Roi et les
ministres - , est et reste un. Comment cela se peut-il ? Le Roi signe. Ou
plus généralement, il s'exprime, il intervient, il agit. Un ministre lui
apporte Ie contreseing . . . Il ne faudrait pas déduire de cette constatation
simple que Ie Roi et l'un de ses ministres expriment leurs volontés distincte-
ment l'un de l'autre. Le Chef de l'Etat et les membres du Gouvernement
ne se situent pas dans une relation d'indépendance réciproque. Ils ne sta-

(2) Avis du Conseil d'Etat, section de législation, du 3 octobre 1989 sur une proposition de
loi complétant la loi du 3 mai 1880 sur les enquêtes parlementaires (Doe. parl., Ch., s.o. 1988-
1989, p. 27).
(3) A. ALEN en F. MEERSSCHAUT, ,, Beschouwingen omtrent het wezen van het parlementair
onderzoeksrecht», in Liber Amicorum E. Krings, Bruxelles, Story-Scientia, 1991, p. 14.
(4) A ce propos, voy. J. VELU, « Considérations sur les rapports entre les commissions d'en-
quête parlementaire et Ie pouvoir judiciaire », J. T., 1993, p. 589.
92 LE SÉNAT

tuent pas de manière autonome, à la différence du pouvoir législatif, Ie pou-


voir exécutif ne comprend pas des branches distinctes. La volonté qu'il
exprime n'est pas divisible >> (5).

LE SECRET DU COLLOQUE SINGULIER

Une conséquence importante s'attache à ce principe : les ministres sont


tenus de respecter Ie secret du colloque singulier. Comme Ie relève Ie rap-
port Soenens, << Ie colloque constitutionnel entre Ie Roi et les ministres doit
rester secret et la part du Roi dans les décisions prises sous Ie contreseing
des ministres ne peut être connue. (... ) Les pratiques qui contreviennent à
ces principes découvrent Ie Roi et peuvent Ie mettre dans l'impossibilité de
remplir sa mission >> (6). Il importe que Ie Souverain exerce ses pouvoirs
constitutionnels sans publicité. Une formule célèbre reconnaît au Roi Ie
droit d'être consulté, de stimuler et d'avertir. Cette haute magistrature
d'influence et de pondération, Ie Roi l'exerce dans Ie cadre du colloque
secret qu'il tient régulièrement avec ses ministres. A peine de découvrir Ie
tröne, rien ne doit être révélé du contenu de ces entretiens. Les rapports
du Roi avec ses ministres doivent rester secret. << Découvrir la Couronne,
c'est compromettre Ie Roi ( ... ). C'est fractionner Ie pouvoir exécutif qui, au
sens de l'article 29 de la Constitution (7), a vocation à s'exprimer d'une
seule voix. C'est instaurer Ie divorce entre Ie Roi et les membres du gouver-
nement qu'il désigne, alors que ceux-ci sont aux termes de l'article 64 de
la Constitution (8), responsables des actes et des attitudes du pouvoir exé-
cutif >> (9). Le pouvoir exécutif doit témoigner en toutes circonstances de
son unité. Il doit s'exprimer d'une même voix. Il ne peut accepter de com-
portement fractionnaire.
Par ailleurs - on vient d'y faire allusion - , la responsabilité des actes
du pouvoir exécutif repose sur les seules épaules du ministre. En aucun cas,
la responsabilité du Chef de l'Etat, dès lors qu'il est couvert par Ie contre-
seing, ne peut être engagée. L'unité du pouvoir exécutif ne peut être assu-
rée que parce qu'une de ses composantes - Ie gouvernement_ - assume
totalement la responsabilité politique de ses actes.

(5) F. DELPÉRÉE et B. DuPRET, << Nul ne peut découvrir la Couronne >>, Les Cahiers constitu-
tionnels, 1989, p. 14.
(6) Rapport de la Commission chargée d'émettre un avis motivé sur l'application des prin-
cipes constitutionnels relatifs à l'exercice des prérogatives du Roi et aux rapports des grands pou-
voirs constitutionnels entre eux, Mon. b., 6 août 1949, p. 7592.
(7) Article 37 de la Constitution.
(8) Article 106 de la Constitution.
(9) F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, op. cit., p. 14.
CONVOQUER LES COLLABORATEURS DU ROi 93

LE DEVOIR DE SECRET ET LES PARLEMENTAIRES

Le devoir de secret des ministres a également une incidence sur l'activité


parlementaire.
D' abord - cela va de soi - , Ie secret du colloque singulier s'impose à
tous les interlocuteurs du Roi, et non pas aux seuls membres du gouverne-
ment. Un parlementaire, reçu en audience par Ie Roi, ne peut, même dans
l'hémicycle, faire état d'une opinion personnelle que Ie Roi lui aurait livrée.
Par ailleurs, << un parlementaire ne saurait non plus inciter un ministre à
découvrir Ie Roi, fût-ce à l'intention de l' assemblée. La motion ou la résolu-
tion d'une chambre qui serait votée en ce sens serait dépourvue de tout fon-
dement ►> (10).

Si un parlementaire manquait à cette règle, Ie président de l'assemblée


devrait Ie rappeler à l'ordre.

LE DEVOIR DE SECRET
ET LES COLLABORATEURS DU ROi

Quant aux collaborateurs du Roi, ils sont tenus au même devoir de secret
que les ministres ou que tout autre interlocuteur du Roi. Cette obligation
s'impose avec d'autant plus de force que, par la nature même des fonctions
qu'ils exercent, ils sont les témoins privilégiés du colloque singulier du Sou-
verain. Devant bénéficier de la confiance totale du Roi, ils sont choisis par
ce dernier en raison de leurs qualités d'indépendance et de discrétion abso-
lues.

AUDITION DES COLLABORATEURS DU ROi


PAR UNE COMMISSION D'ENQU~TE

Il reste à s'interroger sur la possibilité d'entendre, en commission, un col-


laborateur du Roi.
A notre estime, une commission d'enquête n'est pas autorisée à convo-
quer les collaborateurs du Roi, en vue de les interroger sur des faits dont
ils ont eu connaissance dans Ie cadre de leur fonction (11), en raison de leur
statut particulier : les collaborateurs du Roi entretiennent avec Ie Souve-
rain des relations privilégiées, qui font dire au professeur Delpérée que
<< mettre en cause les collaborateurs immédiats du Roi, à qui s' applique 'une

(lO) F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, op. cit., p. 45.


( Il) Il en irait autrement d'un collaborateur du Roi convoqué pour être entendu sur une
question totalement étrangère à l' exercice de ses fonctions au sein du Cabinet du Roi : en tant
que spécialiste dans une matière quelconque, en raison de fonctions précédemment exercées ...
94 LE SÉNAT

stricte obligation de discrétion', c'est mettre en cause Ie Roi lui-


même >> (12).
Il y a évidemment peu de littérature sur Ie statut des collaborateurs du
Roi: l'ouvrage de référence est celui d'André Molitor (13) que nous citerons
abondamment.
Responsables <levant Ie Roi seul, les collaborateurs personnels du Roi
sont nommés et révoqués librement par lui par arrêtés de maison, même si
pour les nominations importantes, Ie Souverain prend l'avis du gouverne-
ment. La nomination des membres du Cabinet du Roi ne se fait pas sous
le contreseing ministériel. Les collaborateurs du Roi, qui sont directement
à son service, sont des collaborateurs privés. Comme Ie souligne Ie rapport
Soenens, << ils n'ont aucun pouvoir propre ni aucune responsabilité dans
l'Etat •> (14).
Pour André Molitor, la situation des collaborateurs du Roi se caractérise
par << une obligation de fidélité à une fonction >>. Il décrit les liens particu-
liers entre Ie Roi et ses collaborateurs comme suit : ce qui caractérise dans
Ie concret l'exercice des fonctions palatines, << c'est la loyauté à une institu-
tion incarnée dans une personne. Ceci distingue nettement l' attitude des
collaborateurs du Roi de celle des fonctionnaires vis-à-vis de l'Etat. Max
Weber a défini !'attitude du fonctionnaire dans Ie système bureaucratique
comme 'la fidélité impersonnelle à un principe fonctionnel'. On voit la diffé-
rence. Sans doute les collaborateurs du Roi sont-ils au service de la monar-
chie, et à travers elle, au service de l'Etat et du pays. Mais ce service s'ex-
prime pour eux dans une personne qui incarne véritablement l'institution.
La relation qui s'établit entre Ie Roi et ses collaborateurs personnels est
clone différente de celle qui existe entre un ministre et ses hauts fonction-
naires. Sans doute dans ce dernier cas, peut-il aussi s'établir des liens de
collaboration et de fidélité personnelle, voire d'amitié. Mais - chez nous en
tout cas - Ie ministre ne choisit pas ses hauts fonctionnaires. Et ceux-ci
devront servir et aider ses successeurs comme ils ont dû Ie faire pour ses
prédécesseurs ( ... ) >>.
<< Au surplus, dans la Maison du Roi, la relation de fidélité à une personne

se double d'une relation à une famille et à une lignée ( ... ) >>.


<< En fait, on se trouve <levant une persistance typique du système tradi-

tionnel (au sens wébérien du terme, opposé à bureaucratique) de rapports


au sein d'une organisation de dimensions réduites, les seules d' ailleurs qui
permettent ce type de relations>> (15).

(12) F. DELPÉRÉE et B. DUPRET, op.cit., p. 35.


(13) A. MoLITOR, La fonction royale en Belgique, 2" éd., Bruxelles, CRISP, 1994.
(14) Mon. b., 6 août 1949, p. 7598.
(15) A. MoLITOR, op. cit., pp. 161-162.
CONVOQUER LES COLLABORATEURS DU ROI 95

Et l' auteur de tirer cette importante conclusion pour notre propos << A
la vérité, les membres de la Maison du Roi, à leur niveau et à leur place,
connaissent dans l' exercice de leur fonction une situation analogue à celle
qui est imposée au Roi lui-même (... ) >>.
<< Tout ceci entraîne pour les intéressés un devoir particulier de réserve et

de discrétion. Ce devoir déborde nettement celui que la tradition impose


aux fonctionnaires publics (... ). Il dépasse d'ailleurs la durée de leur activité
au Palais et subsiste après qu'ils l' ont quitté >>.
<< Les membres de l'entourage du Roi ne peuvent jamais oublier qu'ils

n' ont pas officiellement d' existence prop re, que leur röle est de 'gérer' la
fonction royale, comme le disait un sociologue belge, mais en faisant tout
remonter vers le Roi. Ils doivent savoir que par un phénomène de transfert,
on attribuera au Roi tout ce qu'ils diront ou feront à l'extérieur: d'ou pru-
dence nécessaire dans les propos et les initiatives (... ) >>.
<< Il est de règle que les membres de la maison ne prennent pas la parole

en public sur des sujets politiques et qu'ils s'abstiennent de publications de


même nature ( ... ). Les interviews sont en général exclues ( ... ). Cela signifie
qu'ils s' abstiennent de se mettre en scène et de faire des déclarations >>.
<< La règle de réserve va plus loin. Elle impose une certaine retenue dans

les propos mêmes privés et officieux. Il ne siérait pas qu'un dignitaire criti-
que (... ) l'action du gouvernement qui a la confiance du Roi et des
Chambres, ou tiennent des propos dont le contenu ou l'orientation pour-
raient être attribués au Roi >> (16).
Le caractère tout à fait privé et officieux du personnel attaché au Palais,
les liens de loyauté et de fidélité qui unissent les collaborateurs au Roi, le
fait qu'ils ne répondent que <levant le Roi seul, les obligations particulières
de discrétion et d' effacement qui leur interdisent d' exprimer une opinion en
public et en privé, tout cela conduit à opérer, pour reprendre l'expression
d' André Molitor, un << transfert >> par lequel on attribuera au Roi tout ce
qu'ils diront à l'extérieur. Le Roi et ses collaborateurs sont si étroitement
associés que le même auteur n'hésite pas à conclure que << les membres de
la Maison du Roi, à leur niveau et à leur place, connaissent dans l'exercice
de leur fonction une situation analogue à celle qui est imposée au Roi lui-
même >>. Ou encore, pour reprendre l'expression du professeur Delpérée,
<< mettre en cause les collaborateurs immédiats du Roi, ( ... ) c'est mettre en

cause le Roi lui-même >> ( 17).


C'est en vertu de cette assimilation même que l'irresponsabilité politique
du Roi rejaillit sur ses collaborateurs : au même titre que pour le Roi, il
semble inconcevable, en vertu du principe de l'irresponsabilité qui s' attache

(16) A. MoLITOR, op. cit., pp. 163-164.


(17) Tout en ajoutant immédiatement une réserve importante : s'ils manquent à leurs obliga-
tions de fonction, ils ne sauraient engager la responsabilité du Chef de l'Etat.
96 LE SÉNAT

à la fonction, qu'un collaborateur soit convoqué devant une comm1ss10n


parlementaire pour s'expliquer sur Ie röle qu'a pu jouer dans un processus
décisionnel Ie Roi ou un de ses collaborateurs.
Par ailleurs, Ie principe de l'unité de l' exécutif ne doit-il pas jouer égale-
ment pour les collaborateurs du Roi ? Il n'y a pas lieu de révéler la part
prise respectivement par Ie ministre, par Ie Roi - peut-on ajouter - par
les collaborateurs du Roi dans la genèse d'une décision. Dans tous les cas
de figure, Ie ministre seul, par Ie contreseing, en assume l'entière responsa-
bilité politique. Seul aussi, il peut être invité ou contraint à en répondre.
ACTUALITÉS CONSTJTUTIONNELLES

RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Généralités textes - en vigueur au 1e, septembre


1996 - ont été compilés et ordonnés par
Godelieve Craenen (ed.), The Institu- Francis Delpérée et David Renders. Il
tions of Federal Belyium - An Introduc- s'agit bien évidemment de la Constitu-
tion to Belyian Public Law, Leuven, tion elle-même, mais aussi des nombreux
Acco, 1996, 171 pp. textes (législatifs ou réglementaires) qui
En 1992, Ie professeur Alen avait s'agrègent autour du texte constitution-
publié, aux éditions Kluwer, un Treatise nel, en Ie prolongeant, en Ie complétant,
on Belyian Constitutional Law. L'ouvrage en Ie précisant. Quelques textes interna-
que vient de rédiger Ie professeur Crae- tionaux sont également repris.
nen - avec la collaboration de P. Pee-
L'originalité du travail réside dans
ters, D. D'Hooghe et M. Boes - s'inscrit
l' agencement de toutes ces sources :
dans la même perspective : il s'agit d'of-
<< pour que la filiation et, en même
frir aux juristes et étudiants étrangers
temps, la dépendance constitutionnelle
une brève introduction aux éléments
soient, en toute circonstance, rappelées,
fondamentaux du droit public beige.
elles sont rassemblées sous des intitulés
L' ouvrage contient également quelques
qui correspondent, à peu de choses près,
diagrammes, des informations bibliogra-
à ceux de la Constitution >> (p. 6). De
phiques et un glossaire des principaux
plus, elles sont précédées d'un chapeau
termes avec leur traduction anglaise.
qui rappelle, chaque fois, les normes
Malheureusement - mais inévitable-
constitutionnelles de référence.
ment - , les termes anglais ne rendent
pas toujours compte avec précision des L'ouvrage compte 894 pages, ce qui en
réalités que désignent les termes français fait une somme. Au propre et au figuré ...
correspondants. L'on pense notamment
M.V.
à decree et à ordinance.
*
M.V.
Association française des constitution-
*
nalistes et Maison de Chateaubriand,
Francis Delpérée et David Renders, Libertés, libéraux et Constitution, Paris,
Code constitutionnel, Bruxelles, Bruylant, Economica, Aix-en-Provence, Presses
Antwerpen/Apeldoorn, Maklu, 1996, universitaires d'Aix-Marseille, 1997,
894 pp. 129 pp.
Les éditions Bruylant et Maklu ont L' ouvrage est publié sous la direction
lancé, il y a peu, une collection de codes de J.-P. Clément, L. Jaume et M. Ver-
thématiques, dans les différentes disci- peaux. Il se donne pour objet de réflé-
plines juridiques. C'est au tour du Code chir aux sources du constitutionnalisme.
constitutionnel de voir Ie jour. Les Une attention particulière est portée à
98 RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Chateaubriand, d'une part, et Jules prudentielles des Cours constitution-


Ferry, d'autre part. L'un se situe en nelles.
amont, l'autre en aval du courant libé- L'ouvrage permettra à ceux qui veu-
ral. lent découvrir Ie sujet de faire rapide-
La réflexion se développe autour de ment Ie tour des questions essentielles. Il
thèmes concrets : la presse et l'enseigne- nourrira la réflexion des initiés par les
ment. Elle conduit à s'interroger sur des convergences et les divergences qu'il met
techniques parlementaires ou gouverne- en relief entre les différentes formes que
mentales : les incompatibilités et la peut prendre la justice constitutionnelle.
garantie des fonctionnaires. Dominique << Vingt fois sur Ie métier remettez
Rousseau pose également la question de votre ouvrage •>, disait Boileau. L'auteur
la << garantie de la Constitution >>. Repre- n'a pas choisi la facilité, puisque l'évolu-
nant un mot du doyen Vedel, il montre tion toujours en cours oblige sans cesse à
que Ie document constitutionnel est de nouvelles mises à jour. Le lecteur ne
garanti par << l'illumination des peut perdre eet aspect de vue. La des-
consciences individuelles ». Bref, pas de cription des systèmes mis en place par
lois sans vertus ... chaque Etat n'est d'ailleurs pas l'objec-
En conclusion, Ie président Lavroff tif poursuivi, mais davantage un ancrage
rappelle les liens entre la liberté, les qui permet la réflexion de !'auteur, spé-
libertés et la Constitution, sous Ie signe cialiste de la matière, sur les grandes
de la justice. Un ouvrage stimulant. tendances de la justice constitutionnelle,
par delà les particularismes nationaux.
F.D.
A.R.
*
* * *
Les Cahiers du Conseil constitutionnel,
Justice constitutionnelle
Paris, Dalloz, 1996, n° 1, 71 pp.
Dominique Rousseau, La justice Selon Roland Dumas, Président du
constitutionnelle en Europe, 2e éd., Paris, Conseil constitutionnel, la décision de
Montchrestien, coli. Clefs-Politique, publier une revue propre à la juridiction
1996, 158 pp. constitutionnelle française traduit Ie
Professeur à l'Université de Montpel- souci de faire connaître l'institution
<< dans la diversité concrète de ses acti-
lier I et directeur du Centre d'études et
de recherches comparatives, constitu- vités, de la rendre plus transparente
tionnelles et politiques, Dominique dans son organisation et son fonctionne-
Rousseau livre aux lecteurs une ment >>.
deuxième édition d'un livre consacré à la Chaque numéro comportera quatre
justice constitutionnelle en Europe. Il rubriques distinctes. Une première rubri-
n'est évidemment pas simple de présen- que relate les activités juridiques du
ter en cent cinquante pages un sujet Conseil constitutionnel (décisions, avis et
aussi vaste et en continuelle évolution. observations). Une deuxième rubrique
L'auteur a pourtant relevé Ie défi. Il est consacrée à la coopération internatio-
traite tour à tour du développement de nale et aux juridictions constitution-
la justice constitutionnelle, de son orga- nelles étrangères. Une troisième rubrique
nisation, de la formation du procès est destinée à une ou plusieurs études
constitutionnel et des politiques juris- doctrinales. Quant à la quatrième et der-
RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES 99

nière rubrique, elle est conçue comme un Dans Ie prolongement, les auteurs consa-
outil de travail et de référence, notam- crent la troisième partie aux restrictions
ment sur Ie plan bibliographique. qui peuvent, ou ne peuvent pas, être
On trouve, dans ce premier numéro, apportées à ces droits. La quatrième
entre autres choses, des articles de Jac- partie décrit la procédure devant les
ques Robert (<< Le Conseil constitutionnel organes juridictionnels de Strasbourg.
en Europe >>), de Noëlle Lenoir (<< Le nou- La cinquième et dernière partie contient,
vel ordre constitutionnel en Afrique du pour !'essentie!, quelques réflexions pros-
Sud •>), de Georges Vedel (<< Excès de pectives sur les questions relatives à
pouvoir administratif et excès de pou- l'extension des droits protégés, à l'aug-
voir législatif >>) et de Oliver Schrameck mentation des parties contractantes, aux
(<< Le Conseil constitutionnel et l'Univer- relations avec l'Union européenne et à la
sité •>). Ce même numéro comprend éga- réforme de la procédure de controle.
lement un dossier sur la Cour de la Fédé- La consultation de l'ouvrage est facili-
ration de Russie. tée par la présence d'un index détaillé,
Cette nouvelle revue est semestrielle. ainsi que de plusieurs tables répertoriant
les arrêts, les décisions, les traités, les
M.V. documents ou encore les lois citées dans
les différentes parties. On y trouve éga-
*
lement un tableau de l'état des ratifica-
* * tions, tant de la Convention que de ses
protocoles additionnels, et la version
Droits de l'homme intégrale de ces textes.
Francis G. Jacobs and Robin Une contribution supplémentaire sur
C.A. White, The European Convention on un texte considéré d'ores et déjà comme
Human Rights, 2e éd., Oxford, Clarendon << un chapitre d'une Constitution euro-
Press, 1996, 469 pp. péenne en voie de développement •> •••
En 1975, Francis G. Jacobs et Robin M.V.
C.A. White avaient publié la première
édition d'un ouvrage qui deviendra vite *
un classique de la littérature anglo- * *
saxone dans Ie domaine de la protection
internationale des droits de l'homme. Minorités
Les auteurs - qui sont respectivement
avocat général à la Cour de justice des Susanna Mancini, Minoranze autoctone
Communautés européennes et professeur e Stato - Tra composizione dei conjlitti e
à l'Université de Leicester - viennent seccessione, Milano, Giuffrè, Seminario
de mettre la dernière main à la seconde giuridico della Università di Bologna,
édition de eet ouvrage. 1996, 310 pp.
Celui-ci comprend cinq parties. La Fruit d'une réflexion approfondie qui
première partie rappelle les origines his- a coûté à son auteur près de cinq années
toriques, les objectifs et les principes de travail, l'ouvrage - écrit en ita-
d'interprétation de la Convention euro- lien - se donne pour objectif de présen-
péenne des droits de l'homme. La ter !'ensemble des questions que pose
deuxième partie - quantitativement la aujourd'hui la résurgence du phénomène
plus substantielle - étudie les différents ethnique dans les Etats démocratiques,
droits conventionnellement protégés. en empruntant, outre la perspective du
100 RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES

droit national, celle du droit internatio- Financement


nal et du droit comparé. des partis politiques
La multiplicité des angles d'approche
et singulièrement les aspects de droit Yves-Marie Doublet, L'argent et la
comparé font de cette étude un outil politique en France, préface de Georges
intéressant pour Ie constitutionnaliste Vedel, Paris, Economica, coli. Politique
beige qui trouvera, en passant, quelques comparée, 1997, 197 pp.
réflexions originales sur Ie système Yves-Marie Doublet a occupé la fonc-
auquel il est chaque jour confronté. tion de chef du service juridique du
Conseil constitutionnel et est actuelle-
D. Renders ment conseiller des services de l' Assem-
blée nationale. C' est un spécialiste du
*
financement de la vie politique, que ce
* * soit en France ou à l'étranger. Son der-
nier ouvrage rend compte de l'état
Droit parlementaire actuel de la législation et des pratiques
françaises en la matière. Il est divisé en
Eivind Smith (ed.), National Parlia-
trois chapitres : !' argent et les candidats
ments as Cornerstones of European inte-
aux élections; l'argent et les partis poli-
gration, London/The Hague/Boston,
tiques; l'argent et les détenteurs du pou-
Kluwer Law International, 1996,
voir politique.
195 pp.
Comme l'écrivait Gérard Courtois,
Que! avenir pour les Parlements natio-
dans Le Monde des livres du 21 février
naux ? Et pour Ie Parlement européen ?
1997, << avec une précision chirurgicale >>,
Et, en définitive, pour la souveraineté
!'auteur << dissèque une réglementation
populaire ? Telles sont les questions que
foisonnante, complexe, parfois confuse >>.
soulève ce petit ouvrage fort bien
C'est !à une des qualités d'un ouvrage
construit et conçu.
remarquable à bien des égards.
Dans l'Union européenne, mais aussi
dans l'Espace économique européen, il M.V.
n'est question que de déficit démocrati-
que. Mais, en dehors même du contexte *
européen, les Parlements ne sont-ils pas * *
en déclin ? Comment bätir sur des insti-
tutions à la recherche d'un << second
Pouvoirs locaux
souffle >> la démocratie parlementaire de
demain?
Pierre Lambert (dir.), Manuel de droit
L'ouvrage, qui est conduit de main de communal, t. Il, La loi orgrmique des
maître par Ie professeur Smith d'Oslo, Centres publics d'aide sociale, Bruxelles,
mérite d'être Ju par tous ceux qui sont Bruylant, Némésis, 1996, 404 pp.
attentifs aux résultats de la Conférence
Forts du succès rencontré par Ie pre-
intergouvernementale et à la révision
mier tome du Manuel de droit communal,
des traités fondateurs.
consacré à la Nouvelle loi communale,
F.D. les spécialistes du droit administratif
réunis à l'initiative de Pierre Lambert
* proposent, dans ce second tome, un com-
* * mentaire systématique de la loi organi-
RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES 101

que des Centres publics d'aide sociale du L'ouvrage qu'il a sorti dans la célèbre
8 juillet 1976. collection de la Faculté de droit de
L'ouvrage s'adresse aussi bien aux l'Université Catholique de Louvain - il
juristes qu'aux praticiens du droit com- s' adresse donc au premier chef à un
munal et de !'aide sociale. Suivant la public d'étudiants - entend précisé-
méthode du commentaire article par ment tracer Ie cadre institutionnel (et
article, les auteurs exposent sans détours non à proprement parler Ie cadre maté-
les justifications, la signification et les riel) du plus important des volets com-
implications concrètes de chaque disposi- posant Ie triptyque communautaire.
tion, à la lumière des circulaires ministé- Trois morceaux composent ce travail.
rielles et de la jurisprudence du Conseil Dans un premier temps, l' auteur entend
d'Etat. poser un certain nombre de jalons, tan-
Le caractère didactique de l'ouvrage töt généraux, tantöt plus techniques,
séduira Ie lecteur qui souhaite se forger mais qui tous ont la valeur de prolégo-
une vision globale de la matière. Son mènes et sont donc indispensables à l'in-
cöté pratique plaira à l'utilisateur qui telligence du livre : les objectifs de l'inté-
cherche ponctuellement une réponse aux gration européenne, l'ordre juridique
questions auxquelles il est confronté. Ces communautaire, Ie champ d'application
nombreuses références seront utiles à spatio-temporel du droit communau-
ceux qui désirent approfondir une taire, etc. Dans un deuxième temps, il
recherche en rapport avec !'aide sociale. s' agit de brosser un tableau des diffé-
rentes institutions communautaires
E. Willemart (politiques, juridictionnelles, financières,
consultatives), en définissant leur com-
* position, leur fonctionnement, leurs com-
* * pétences et leurs pouvoirs. Enfin, dans
un troisième temps, c'est Ie droit com-
munautaire proprement dit en tant
Institutions européennes
qu' appareil normatif qui est décrit,
Joe Verhoeven, Droit de la Commu- depuis l'identification et la classification
nauté européenne, Bruxelles, Larcier, des sources jusqu' à leur interprétation
Précis de la Faculté de droit de l'Univer- jurisprudentielle. Les délicats problèmes
sité Catholique de Louvain, 1996, des responsabilités et des sanctions sont
448 pp. ici abordés.

Depuis Ie traité de Maastricht, la L'ouvrage procède du souci de faire


Communauté européenne - qui, au pas- ceuvre de synthèse dans une matière de
sage, a été délestée de l'adjectif << écono- plus en plus touffue. L'objectif a été
mique >> - représente une des compo- atteint sans sacrifier ni à la clarté, ni à
santes de la très englobante Union euro- la clairvoyance de !'analyse. Le mérite
péenne. Elle repose sur une charpente de !'auteur n'en est que plus louable. On
institutionnelle éminemment complexe. ajoutera - au demeurant - que l'ou-
Mais n'est-ce pas là Ie signe d'une logi- vrage exhale une très rassurante matu-
que de profonde intégration 1 Le profes- rité scientifique dans ce domaine.
seur Verhoeven y voit en tout cas un
<< système quasi constitutionnel >>, << une M.V.
manière de droit constitutionnel commu-
nautaire>> (p. 21). *
102 RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Santiago Mufloz Machado et Rafael de lui accorde une place prépondérante. En


Lorenzo, Codigo Europeo de las minusva- plus, la législation propre aux autres
lias, Madrid, Escuela Libre Editorial, Etats ne reprend que les textes les plus
1996, 1787 pp. importants. Deux lacunes auxquelles
Dirigé par Santiago Mufloz une édition ultérieure pourrait remédier
Machado - professeur à l'Université pour attirer Ie lecteur soucieux de porter
Complutense de Madrid - et Rafael de son regard sur Ie droit étranger.
Lorenzo - haut responsable de ONCE,
association espagnole pour l'intégration F. Bochkoltz
sociale des aveugles - , eet uuvrage a
*
pour ambition de rassembler la légis-
lation relative aux handicapés, appli- * *
cable dans !' ordre international et euro-
péen ainsi que dans chacun des Etats de Administration
l'Union européenne.
Le code est présenté sous une forme Jean Rivero et Marcel Waline, Droit
très classique. Dans un premier titre, administratif, 16e éd., Paris, Dalloz,
sont analysées les conventions et décla- 1996, 503 pp.
rations émanant des Nations Unies et de On ne <lira jamais assez l'exploit des
ses organes spécialisés. Les deuxième et auteurs qui, en 465 pages - serrées, il
troisième titres reprennent les décisions, est vrai, et sans beaucoup d'inters-
directives, règlements et autres résolu- tices - , réalisent une synthèse de la
tions ou conventions pris dans Ie cadre matière du droit administratif. Un
de l'Union européenne ou du Conseil de exemple aussi pour ceux qui auraient
l'Europe. Enfin, un titre IV range par tendance à considérer qu'une discipline
ordre alphabétique - à l'exception de ne peut s'enseigner en moins de deux
l'Espagne qui entame la compilation - mille feuillets. L'ouvrage se place, on Ie
la législation en vigueur dans les quinze voit, sous Ie signe de la clarté - il fau-
Etats de l'Union européenne. drait écrire : de la luminosité - , de la
La législation de chacun des Etats est concision et aussi de la précision.
introduite par une présentation, amvre Une conclusion générale clöt Ie livre.
de professeurs compétents en la matière, C'est la synthèse. Les auteurs s'efforcent
décrivant Ie régime applicable aux han- de répondre à la question : << Que vaut Ie
dicapés. Le régime beige, expliqué par droit administratif? >>. C'est une réponse
Francis De!pérée, s'attache essentielle- nuancée qui est apportée à cette ques-
ment aux répartitions de compétences tion. Le droit administratif est ouvert et
en la matière. perfectible. Il est à la recherche de son
L'ouvrage présente les mesures que équilibre. Il doit s'efforcer, comme par Ie
!'on rencontre dans les ordres juridiques passé, de concilier efficacité et sécurité.
visés pour améliorer la qualité de vie des Telle est la <• règle d'or >>, écrivent ces
individus touchés par un certain handi- maîtres illustres. Mais, en réalité, c'est
cap. Il permet aux législateurs natio- leur parole qui est d'or.
naux de poser un regard critique sur la Un livre irremplaçable.
législation en vigueur dans les Etats voi-
sins. Il faut toutefois relever certaines F.D.
déceptions qui s' offriront au lecteur Ie
code est centré sur Ie droit espagnol et *
RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES 103

Guy Braibant et Bernard Stirn, Le Olivier Beaud et Fabrice Malkani ont


droit administratif français, 4• éd., Paris, accompli un remarquable travail de tra-
Dalloz, Presses de sciences politiques, duction pour offrir au public franco-
coli. Amphithéätre, 1997, 568 pp. phone eet ouvrage posthume de Hans
Voilà deux auteurs qui croient au Kelsen, jusqu'à présent réservé aux
droit. Pour l'avoir pratiqué au Conseil polyglottes accomplis.
d'Etat. Pour l'enseigner à l'lnstitut des La traduction est précise, malgré les
sciences politiques de Paris. Pour en nombreuses difficultés dues, d'une part,
avoir mesuré - dans différentes études au langage utilisé par Kelsen et, d'autre
et, en particulier, dans !'examen des part, au fait que certains termes alle-
arrêts du juge administratif - les vertus mands ne connaissent pas d'équivalents
et les limites. français. L'avant-propos des traducteurs
L' étude de !' administration française donne un aperçu des embûches rencon-
se place, dans cette perspective, sous trées, et justifie aussi les choix qu'ils ont
l'éclairage d'un droit fait de prérogatives posés.
et de sujétions. Elle s'ordonne - et Le texte de Kelsen est ainsi rendu très
cette construction mérite d'être signa- accessible aux juristes et philosophes,
lée - autour de !'examen de la situation qui y trouveront la pensée du maître sur
de deux types de personnes juridiques. la norme, son origine, sa validité, sa
D'un cöté, les personnes morales de finalité, etc. L'ouvrage discute aussi les
droit public, depuis l'Etat jusqu'aux théories de Kant, de Hume, de Poincaré,
organismes privés chargés de la gestion d'Esser, de Mally, de Moritz, de Jörgen-
de services publics. De l'autre, la fonc- sen, de Husserl, de Sigwart, de Dubislav,
tion publique, avec la diversité de ses de Hofstader et McKinsey, de Ross et de
agents. Est-il besoin de dire que la Frey. Il est ainsi une référence incon-
notion de service public, avec la charge tournable pour tous ceux qui s'intéres-
politique, sinon idéologique, qu'elle sent à la philosophie du droit, qu'ils
revêt, occupe une place particulière dans soient professionnels de cette matière ou
ces analyses 1 qu'ils souhaitent plus simplement réflé-
Un ouvrage savant et original que chir sur notre système normatif.
n'encombre pas Ie fatras de références L'ouvrage comprend de très nom-
livresques ou jurisprudentielles. Un breuses notes de lecture, facilitant gran-
livre, et c'est !'essentie!, qui donne à dement la compréhension du texte, ainsi
réfléchir. qu'un glossaire reprenant les choix de
traduction des notions les plus impor-
F.D.
tantes utilisées par Ie texte allemand.
* En outre, un index des noms et des
* * notions permet au lecteur de trouver
rapidement, dans les soixante et un cha-
Théorie générale du droit pitres que compte la Théorie générale des
normes, Ie passage qui l'intéresse.
Hans Kelsen, Théorie générale des
normes, traduit de l'allemand par Olivier B. Renauld
Beaud et Fabrice Malkani, Paris, Presses
universitaires de France, coli. Lévia- *
than, 1996, 604 pp. * *
104 RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Divers (<< Droit public, droit négocié et para-


légalité •>), de Françoise Tulkens et
La revue Justices - Revue générale de
Michel van de Kerchove (<< La justice
droit processuel a consacré son troisièrne
pénale : justice imposée, justice partici-
nurnéro au thèrne : << Justice et pou-
pative, justice consensuelle ou justice
voirs >> (Paris, Dalloz, 1996, vol. 3,
négociée? >>), de Anne-Marie Dillens
455 pp). On y trouve notarnrnent des
(<< De la délibération à la négociation
contributions sur Ie dualisme juridiction-
dans l'histoire de la philosophie politi-
nel, Ie statut fonctionnel du rninistère
que •>), de Jean-Pierre Bonafé-Schmitt
public, la justice du politique, la pré- (<< La médiation : du droit imposé au
somption d'innocence, la publicité des
droit négocié ? ») et de François Ost
audiences, ou encore l'indépendance du
(<< Les lois conventionnellement formées
juge. Plusieurs signatures prestigieuses
tiennent lieu de conventions à ceux qui
ont offert leur concours à ce numéro,
les ont faites ►>).
<lont Mireille Delmas-Marty, Jean-Denis
Bredin, Jean Foyer, Bernard Stirn, *
Thierry S. Renoux, Catherine Labrusse-
Riou et Antoine Garapon. Sous la direction de Francis Haumont,
la revue Aménagement-Environnement
* (éditions Kluwer) a organisé, Ie 7 février
Les éditions Martinus Nijhoff Publis- 1997, un colloque sur Ie thème : << Droits
hers ont publié, sous la direction de fondamentaux, urbanisme et environne-
Peter Kempees, un recueil de la jurispru- ment >>. Un numéro spécial de la revue
dence de la Cour européenne des droits reprend Ie texte des contributions pré-
de l'homme (A Systematic Guide to the sentées à cette occasion. Celles-ei portent
Case-Law of the European Court of sur Ie droit de propriété (M. Verdussen
Human Rights, 1960-1994). L'ouvrage et D. Renders), sur les libertés économi-
comprend deux volumes qui, ensemble, ques (J.-F. Neuray), sur Ie droit à la
comptent 1.420 pages. Les extraits de conservation de l'environnement (B. Ja-
jurisprudence sélectionnés par !'auteur dot), sur Ie droit d'accès à !'information
sont reproduits sous les articles auxquels (J. Sambon), sur Ie droit à l'égalité et à
ils se rapportent. Une première mise à la non-discrimination (M. Paques) et sur
jour - couvrant les années 1995 et Ie droit au logement (B. Hubeau). Les
1996 - paraîtra dans Ie courant du conclusions ont été tirées par Hugues
printemps de l'année 1997. Dumont.

* *
Les Publications des Facultés univer- La collection << La pensée juridique >>,
sitaires Saint-Louis ont sorti, sous la que dirigent Jacques Lenoble et Michel
direction de Philippe Gérard, François Troper, est enrichie aujourd'hui d'un
Ost et Michel van de Kerchove, un volume reprenant la traduction française
ouvrage intitulé Droit négocié, droit (par B. Laroche et V. Faure) de deux
imposé? (Bruxelles, 1996, 703 pp.). L'ou- textes de Hans Kelsen, à savoir La doc-
vrage est articulé autour de trois pers- trine du droit naturel et le positivisme
pectives : la théorie et la philosophie du juridique et, surtout, Théorie générale du
droit, les sciences sociales et Ie droit droit et de l'Etat, qui est une des amvres
positif. Entre autres choses, on relèvera majeures du juriste autrichien
les contributions de Hugues Dumont (Bruxelles, Bruylant, Paris, L.G.D.J.,
RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES 105

1997, 518 pp.). L'ouvrage s'ouvre sur 5° éd., Paris, Montchrestien, 1996,
une introduction de Stanley L. Paulson. 477 pp.
Dans la même collection, on signale la - Arnaud Martin, Le président des
parution d'un ouvrage de Uberto Scar- assemblées parlementaires sous la V' Ré-
pelli intitulé : Qu 'est-ce que le positivisme publique, préface de Dimitri Georges
juridique ? (préface de Letizia Gianfor- Lavroff, Paris, L.G.D.J., coll. Bibliothè-
maggio, Bruxelles, Bruylant, Paris, que constitutionnelle et de science politi-
L.G.D.J., 1996, 107 pp.). La traduction que (t. 83), 1996, 632 pp.
a été assurée par C. Clavreul. - La Corte di cassazione nell' ordina-
mento democratico, Actes d'un colloque
* tenu à Rome Ie 14 février 1995, Milano,
Giuffrè, 1996, 311 pp.
Nicole Tortello, avocat, et Pascal - Elias Kastanas, Unité et diversité :
Lointier, consultant en sécurité informa- rwtions autonomes et marge d 'appréciation
tique, ont publié un ouvrage intitulé des Etats dans la jurisprudence de la Cour
Internet pour les juristes (Paris, Dalloz, européenne des droits de l'homme, avant-
1996, 331 pp.). Guide de connexion et propos de Franz Matscher et préface de
ouvrage de réflexion sur le droit du Giorgio Malinverni, Bruxelles, Bruylant,
<• réseau des réseaux >>, ce livre entend coll. Organisation internationale et rela-
répondre à la fois aux questions prati- tions internationales, 1996, 480 pp.
ques et aux interrogations théoriques
- Dimitris Triantafyllou, Des compé-
suscitées par Internet. Il s'adresse à !'en-
tences d 'attribution au domaine de la
semble des professionnels du droit : avo- I
loi - Etude sur les fondements juridiques
cats, magistrats, notaires, greffiers, uni-
de l 'activité administrative communau-
versitaires ou encore juristes d'entre-
taire, préface de J.P. Jacqué, Bruxelles,
prise.
Bruylant, 1997, 432 pp.
- Luigi Matteo Bonavolontà, 1 ser-
* vizi di cancelleria - Guida teorico-pratica
per gli operatori giudiziari, Milano,
Nous tenons également à signaler les
Giuffrè, Cosa et Come, 1997, 453 pp.
publications suivantes :
- Michel Troper et Françoise
- Henry Roussillon, Le Conseil
Michaut (dir.), L'enseignement de la phi-
constitutionnel, 3• éd., Paris, Dalloz, coll.
losophie du droit, Actes du colloque
Connaissance du droit, 1996, 145 pp. . international organisé à Paris Ie 1°' juil-
~·······-··
- Yves Mény, Politique comparée - let 1994, Bruxelles, Bruylant, Paris,
Les démocraties ( Allemagne, Etats-Unis, L.G.D.J., coll. La pensée juridique,
France, Grande-BretO{Jne et ]talie), 1997, 170pp.
[
0
/
INFORMATIONS SCIENTIFIQUES

L' Association des Universités partiellement ou entièrement de langue française


(Aupelf-Uref) a organisé à Louvain-la-Neuve, les 25 et 26 avril 1997, des journées
d'études sur Ie thème : << Le contróle de constitutionnalité des lois en droit comparé. La
saisine du juge •>. Trois rapports ont été présentés pour la Belgique, respectivement
par Paul Martens (<< Le métier de juge constitutionnel •>), Anne Rasson-Roland (<< Le
recours des particuliers devant la Cour d'arbitrage •>) et Marc Verdussen (<< La ques-
tion préjudicielle devant la Cour d'arbitrage •>). Pour les expériences étrangères, un
rapport général a été présenté par Pierre Foucher, professeur à l'Université de Monc-
ton. Il a été suivi d'une séance de travail à laquelle ont participé des professeurs afri-
cains, canadiens et français. C'est à Francis Delpérée qu'est revenu Ie soin de tirer
les conclusions générales. Un ouvrage sera publié par les éditions Bruylant.

Le 20 mai 1995, Ie Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale a orgamse, a


Bruxelles, un colloque sur Ie thème : << Les agents contractuels dans la fonction publiq·ue
régionale •>. Ce colloque s'inscrit dans Ie cadre du programme européen d'échanges
d'expériences << Pacte •> et du projet de coopération << Röle •> mené par les trois régions
belges, ainsi que par Ie Comté britannique du Kent et la Région française du Nord-
Pas de Calais. Des rapports ont été présentés par les professeurs Françoise Leurquin-
De Visscher, James Hughes et Gérard Marcou. lis ont été suivis de deux tables
rondes, présidées par les professeurs Paul Lewalle et Marc Boes. Les conclusions ont
été tirées par Ie professeur Francis Delpérée. Un ouvrage sera publié par les éditions
Bruylant.
IMPRIMÉ EN BELGIQUE

ETABLISSEMENTS EMILE BRUYLANT, société anonyme, Bruxelles


Prés.-Dir. gén. : JEAN VANDEVELD, av. W. Churchill, 221, 1180 Bruxelles

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