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Prologue

La Fauconnière
Normandie, fin du printemps 1140
Un brasero éclairait chichement
l’unique pièce du petit pavillon de
chasse. Il n’y avait pas de feu dans la
cheminée, mais la chaleur de leur
passion suffirait à réchauffer
l’atmosphère.
Il se glissa sous les fourrures qui
recouvraient le lit de camp et la prit
dans ses bras. Aussitôt, elle blottit son
corps contre le sien.
Sa tête reposait juste en dessous de
son épaule et il sentait le souffle tiède
de son haleine sur sa peau nue. Une
mèche de ses longs cheveux blonds et
bouclés lui chatouillait le cou.
Sa peau était si douce, si soyeuse…
aussi douce que la fourrure d’une
jeune hermine. Il laissa glisser ses
doigts sur ses bras et ses jambes nus,
s’émerveillant à la pensée qu’elle lui
appartenait corps et âme. Elle se mit à
trembler sous la caresse, une nervosité
qui le rendit plein de hardiesse et lui
donna, en même temps, l’envie de la
protéger.
Toute fierté oubliée, il jura de veiller
sur elle jusqu’à son dernier souffle.
N’avait-il pas fait le serment de la
chérir, de la respecter et de la
défendre, même au péril de sa vie ?
Cette nuit, ils partageraient les
mêmes désirs et la même passion. Leur
amour scellerait à jamais les serments
qu’ils avaient échangés devant le
représentant du Seigneur sur la terre.
— Je croyais qu’un Faucon ne baissait
jamais sa garde !
La remarque arracha brutalement
Darius à son rêve. Il s’était endormi en
pêchant au bord de la rivière et n’avait
pas entendu les hommes approcher. Sa
première réaction fut de saisir la rapière
qui était posée à côté de lui. Mais la
pointe d’une épée sur sa gorge l’en
dissuada et, bon gré, mal gré, il dut
rester adossé au tronc d’arbre contre
lequel il s’était assoupi.
A demi aveuglé par la lumière du
soleil, il cligna des paupières et
dénombra huit lames pointées vers lui.
Jetant un coup d’œil vers l’arbre voisin
du sien, il vit qu’Osbert, son capitaine
d’armes, était tenu en respect de la
même manière. Grâce à Dieu, il était
vivant et ne semblait pas avoir été
blessé. Il en fut soulagé, même si, à en
juger à la pâleur de son visage et à ses
grimaces, ce dernier ne partageait pas
son soulagement. Une chose était
certaine : si ces hommes d’armes
avaient réellement voulu les tuer, ils
seraient déjà en train de converser avec
les âmes de leurs ancêtres en enfer ou au
paradis.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
demanda-t-il en levant la tête vers
l’homme qui pointait son épée sur sa
gorge.
L’inconnu se redressa et rengaina son
arme.
— Le roi et la reine ont une faveur à
vous demander.
Darius n’était pas mécontent d’avoir
été arraché à un rêve qui n’avait pas
cessé de hanter ses nuits depuis six ans,
mais la façon dont il avait été réveillé
lui avait mis les nerfs à vif.
— Pourquoi ne m’ont-ils pas
simplement envoyé une missive ?
demanda-t-il sur un ton agressif.
— C’est ce qu’ils ont fait, mais ils
n’ont reçu aucune réponse.
Darius réfléchit rapidement. De toute
évidence, la missive avait été envoyée à
la Fauconnière, le château de sa famille.
Cela faisait quinze jours qu’il n’était pas
allé là-bas. Il avait préféré rester dans
sa retraite favorite, un pavillon de
chasse isolé au milieu des bois, près
d’une rivière paisible et poissonneuse.
Pour le moment, la pêche et la chasse
suffisaient amplement à son bonheur.
— Mon frère, le comte, est marié
depuis peu et n’est pas encore rentré
chez lui. Le roi le sait.
— Oui, et votre autre frère est
également occupé ailleurs. C’est la
raison pour laquelle la reine nous a
envoyés auprès de vous. Elle a pensé
que vous pourriez être ici et n’avoir pas
reçu sa missive.
— Elle ne s’est pas trompée,
acquiesça Darius en pestant
intérieurement.
Pourquoi diable avait-il fallu que la
reine se souvienne du pavillon ?
— Que veut-elle de moi ?
Une lueur amusée, qui suffit à mettre
Darius sur ses gardes, brilla dans les
yeux du messager.
— Vous confier une mission.
— Quel genre de mission ?
— Une mission pour racheter votre
trahison.
— Ma trahison ! Quelle trahison ?
demanda-t-il abasourdi.
Le messager haussa les épaules.
— D’après ce que j’ai compris, il y
aurait des preuves de votre implication
dans un complot ourdi par l’impératrice
Mathilde pour détrôner le roi.
Devant la portée d’une pareille
accusation, Darius blêmit et eut
l’impression que son cœur s’arrêtait de
battre.
— C’est faux, entièrement faux !
protesta-t-il avec véhémence. Qui a eu
l’audace de proférer des accusations
aussi calomnieuses à mon égard ?
Le sourire du messager s’élargit.
— La reine.
Darius grinça des dents et ne réprima
qu’avec peine un cri de frustration. Cette
fausse accusation n’était rien d’autre
qu’un jeu cruel inventé par le roi et la
reine pour obtenir sa collaboration
immédiate. Un jeu où il n’aurait rien à
gagner, hormis la vie sauve, mais auquel
il était obligé de participer, bon gré, mal
gré.
— Et… quelle est cette mission pour
laquelle le roi et la reine ont jugé bon
d’employer des moyens aussi radicaux
pour obtenir ma collaboration ?
Le messager hocha la tête.
— Bien. Vous avez l’air de
comprendre l’importance de leur
requête.
Il attendit que Darius eût été rejoint
par son capitaine d’armes avant de
poursuivre.
— La mission qu’ils désirent vous
confier n’a rien de compliqué.
Osbert émit un grognement.
Manifestement, il ne croyait guère à la
simplicité de cette mission et Darius
partageait son opinion. Il allait devoir
de nouveau risquer sa vie et celle de ses
hommes.
— Pourriez-vous être plus précis et
me dire en quoi cela consiste
exactement ?
— Le baron de Thornson est mort. Il
laisse une veuve derrière lui.
Une veuve qui, vraisemblablement,
avait besoin d’un nouveau mari, songea
Darius.
Il avala la boule qui s’était formée au
fond de sa gorge et fixa le messager du
roi.
— Que faut-il que je fasse ? demanda-
t-il sans laisser poindre son inquiétude.
— Vous devez aller prendre le
château de Thornson et le tenir jusqu’à
ce que le roi et la reine trouvent un mari
convenable à la dame en question.
Comprenant qu’il n’était pas ce « mari
convenable », Darius laissa échapper un
soupir de soulagement. Puis il songea au
fait que le château de Thornson était
situé près de la frontière avec l’Ecosse.
Non seulement il serait à plusieurs
semaines de marche de la Fauconnière,
mais en plus, une fois là-bas, il serait à
la frontière d’un territoire ennemi,
exposé aux attaques des bandes de
pillards écossais.
— Une mission qui n’a vraiment rien
de compliqué, en effet, marmonna-t-il
entre ses dents.
Le messager esquissa un sourire, puis
son visage redevint grave.
— Il y a autre chose.
Comme si cela ne suffisait pas !
songea Darius.
Il ferma les yeux brièvement et secoua
la tête.
— Bien sûr. Ce serait trop facile,
répliqua-t-il d’une voix grinçante.
Chapitre 1

Château de Thornson, côte nord-est


de l’Angleterre. Début de l’été 1140
Darius n’avait jamais éprouvé
beaucoup de plaisir à tuer, mais se
battre, l’épée à la main, était quand
même plus excitant que cette traque de
contrebandiers pour le compte du roi.
Au moins, il serait en selle sur un
destrier, au lieu d’être à plat ventre dans
la boue au bord de cette maudite falaise.
Comme la poignée de son épée lui
labourait les côtes, il changea de
position en marmonnant un juron entre
ses dents. Après deux nuits passées
ainsi, dans le froid et l’humidité, plus
rien ou presque ne parvenait à réchauffer
son corps endolori. Il avait mal partout
et ses mains et ses pieds étaient gelés. Si
seulement cette faction pouvait se
terminer… Profiter d’un bon feu dans
une cheminée, enlever sa cotte de
mailles, enfiler des vêtements chauds et
secs… Un rêve qui, pour le moment, lui
paraissait franchement inaccessible.
Il jeta un coup d’œil par-dessus le
bord de la falaise. En bas, on venait
d’allumer une torche dont la flamme
vacillait en envoyant des étincelles à
chaque coup de vent. Des silhouettes sur
la plage se hâtaient à la rencontre de
quatre barques qui étaient en train
d’accoster. En un tour de main, des
caisses et des sacs furent déchargés des
embarcations, emportés à l’autre bout de
la plage et déposés dans les grottes à
l’intérieur de la falaise. Seuls six
hommes, regroupés au pied de
l’escarpement rocheux au lieu de monter
la garde sur la plage, protégeaient
l’opération. S’il en jugeait au peu de
précautions qu’ils prenaient pour assurer
leur sécurité, ils n’avaient même pas
imaginé qu’un danger pouvait les
menacer et ils n’avaient sans doute posté
aucun guetteur le long de la côte.
Il leva les yeux vers le ciel. La lune
était à son premier quartier. Depuis son
arrivée, chaque nuit, à la même heure, il
observait le manège de ces hommes qui
allumaient des torches sur la plage pour
guider les bateaux et transporter leur
cargaison dans les grottes. Les craintes
du roi étaient justifiées — une vaste
opération de contrebande se déroulait à
Thornson.
Et on lui avait donné un mois pour y
mettre fin.
Attendre plus longtemps était inutile.
Le moment était venu d’affronter les
contrebandiers.
Il s’écarta en rampant du bord de la
falaise et fit un signe de la main à
Osbert. L’une de ses missions, au moins,
allait pouvoir être accomplie dans le
délai qui lui avait été imparti. Ensuite, il
pourrait se consacrer entièrement à la
suivante — une tâche autrement plus
difficile.
Quand Darius rejoignit ses hommes
dans le petit bois où Osbert les avait
rassemblés, il les trouva prêts au
combat, l’épée ou l’arc à la main. Sans
un mot, il leur fit signe de le suivre. Les
uns derrière les autres, ils sortirent du
bosquet et s’engagèrent sur un sentier
étroit et encaissé qui conduisait à la
côte. Puis, dès qu’ils furent parvenus à
la plage de galets, ils avancèrent
lentement en direction des silhouettes
qui déchargeaient leur cargaison, en se
fondant dans l’ombre de la falaise.
Comme Darius l’avait supposé, les
contrebandiers n’avaient posté aucun
guetteur, tellement ils étaient sûrs
qu’aucun danger ne les menaçait. Depuis
combien de temps jouissaient-ils d’une
pareille liberté à Thornson ? C’était là
l’une des nombreuses questions
auxquelles il devrait trouver une réponse
afin d’accomplir pleinement les
missions qui lui avaient été confiées…
Quand ils furent à portée des
contrebandiers, Darius fit un signe de
tête à ses hommes et bondit du pied de la
falaise en brandissant son épée.
— Halte ! Au nom du Roi ! cria-t-il
d’une voix de stentor.
Aussitôt, les contrebandiers se mirent
à courir en tous sens. Ceux qui étaient
près des barques sautèrent dedans et
s’éloignèrent avec force coups de rames,
en emportant avec eux le reste de leur
cargaison. Une partie de ceux qui étaient
sur la plage se réfugièrent dans les
grottes, tandis que les autres tiraient
leurs épées et se préparaient à affronter
les assaillants.
Dès le premier assaut, Darius se rendit
compte, en voyant ses hommes en mettre
trois hors de combat, que ses
adversaires n’étaient pas de taille à
résister longtemps contre des guerriers
chevronnés. Très vite, en effet, l’un des
contrebandiers donna le signal de la
retraite.
— Retranchez-vous ! Tous au
château !
Immédiatement, les contrebandiers qui
étaient saufs et les gardes qui étaient
chargés de les protéger tournèrent les
talons et coururent vers le pied de la
falaise. Persuadé que celui qui avait crié
était leur chef, Darius le désigna à ses
hommes et leur jeta un ordre bref.
— Attrapez-le ! Je le veux vivant !
Tous les renseignements qu’il pourrait
lui soutirer seraient bons à prendre, à
commencer par le nom « du » ou « des »
commanditaires de cette opération de
contrebande.
Osbert rattrapa l’homme en quelques
enjambées et le fit avancer vers Darius à
la pointe de son épée.
— Vous voulez que je le fasse parler,
messire ?
En voyant la lueur impitoyable qui
brillait dans les yeux de son capitaine
d’armes, Darius secoua la tête.
— Non, tes méthodes sont trop
brutales. Je ne voudrais pas qu’il exhale
son dernier souffle avant de nous avoir
donné les renseignements dont nous
avons besoin.
Au même moment, le prisonnier cria
« Jamais ! » et se jeta d’un bond sur
l’épée d’Osbert.
Surpris, le capitaine d’armes n’eut pas
le temps de réagir et le chef des
contrebandiers s’empala lui-même sur la
lame.
— Seigneur Dieu ! bredouilla Osbert,
décontenancé.
Il dégagea son épée et regarda
l’homme tomber à ses pieds, le sang
giclant à flots de sa blessure.
Darius jura, puis s’accroupit à côté de
lui.
— Parle ! Dis-moi qui tu sers.
Le mourant laissa échapper un éclat de
rire étranglé et secoua la tête.
— Non, tu n’obtiendras rien de moi.
— Qui essaies-tu de protéger ? reprit
Darius avec insistance. La baronne de
Thornson ? L’impératrice Mathilde ?
Il fronça les sourcils. Il voulait obtenir
au moins quelques bribes
d’informations. Saisissant l’homme aux
épaules, il se pencha vers lui.
— Allons, décharge ta conscience !
N’as-tu pas envie de te présenter devant
ton Créateur, l’âme pure et sans tache ?
Réponds-moi et je te ferai inhumer en
terre chrétienne, avec la bénédiction de
notre sainte Eglise. S’agit-il de Mathilde
ou de la veuve de Thornson ?
Pour toute réponse, l’homme émit un
gargouillement presque inaudible.
— Qui ? Réponds-moi, si tu ne veux
pas que ton âme aille rôtir dans les
flammes de l’enfer.
Il se pencha encore un peu plus, mais
le seul bruit qui parvint à ses oreilles fut
le clapotis des vagues sur les galets de
la plage. Une dernière contraction, un
dernier soupir. L’homme était mort.
Darius lui lâcha les épaules et se
redressa. Ce qui aurait pu être la fin de
l’une de ses missions se soldait par un
frustrant échec.
— Messire, devons-nous poursuivre
les autres dans les grottes ? lui demanda
Osbert.
Darius regarda son capitaine d’armes,
puis la mer qui, peu à peu, envahissait la
plage de galets. Les vagues ne
tarderaient pas à battre le pied de la
falaise. Il leva les yeux et aperçut la
ligne sombre qui marquait l’endroit
jusqu’où les flots pouvaient monter.
Tous ceux qui se laisseraient surprendre
par la marée à l’intérieur des grottes
risqueraient de périr noyés.
Comme Darius n’avait aucune envie
d’une telle mort, il secoua la tête.
— Non. Il est trop tard. Ce serait
dangereux. Les contrebandiers
connaissent les lieux et, dans le noir,
nous formerions une proie trop facile.
Ramassons les morts et allons-nous-en.
Osbert haussa les épaules.
— Pourquoi ne pas laisser la mer les
emporter ? Ces marauds ne méritent pas
d’être enterrés chrétiennement.
Darius soupira. C’était un homme de
foi et il croyait trop à la vie éternelle
pour mettre en péril son âme inutilement.
— Non, je ne voudrais pas avoir cela
sur la conscience. On ira les déposer à
l’église de Thornson et les villageois se
chargeront de les enterrer. Sauf leur
chef… J’aimerais voir la réaction de la
baronne de Thornson quand elle verra
son cadavre.
Une silhouette solitaire s’écarta de
l’entrée de l’une des grottes et s’enfonça
dans les profondeurs de la falaise qui
était percée par tout un réseau de cavités
et de tunnels où l’homme savait qu’il
serait en sécurité. Darius serra les
mâchoires avec une rage impuissante,
puis marmonna entre ses dents :
— Les idiots !
Ces nouveaux venus ne savaient pas à
qui ils avaient affaire. Une justice rapide
et efficace aurait tôt fait de les faire se
balancer au bout d’une corde pour leur
apprendre à ne pas intervenir dans des
choses qu’ils ne comprenaient pas.
Il en avait assez de servir un autre
maître. Le moment était venu de changer
de camp et de n’avoir de comptes à
rendre qu’au roi et à lui seul. Il méritait
ce privilège. Personne ne s’y opposerait,
il en était sûr. Il se chargerait lui-même
de passer la corde autour du cou de ces
nouveaux venus. Il avait déjà pris
beaucoup de risques pour parvenir à ses
fins — meurtres, trahisons, il n’avait
reculé devant rien et ce n’étaient pas ces
étrangers qui l’empêcheraient de
parvenir au but qu’il s’était fixé.
Les vagues s’écrasaient avec fracas
contre les falaises rocheuses, résonnant
comme le tonnerre à travers l’herbe rase
de la lande qui s’étendait entre la forêt
et le château de Thornson. Un
grondement menaçant qui contrastait
avec le ciel bleu et sans nuages.
Sous le couvert des arbres, Darius
observait les murailles de pierre du
château. Le roi lui avait fourni les
hommes, les armes et l’or dont il avait
besoin pour accomplir l’autre partie de
sa mission — prendre et tenir le château
de Thornson. Après avoir examiné les
défenses de la forteresse, il avait cru
que son armée serait suffisante pour en
venir à bout rapidement. Il s’était trompé
lourdement.
La veille, Darius et ses hommes
avaient donné l’assaut à maintes
reprises, sans le moindre résultat. Il
avait certes constaté que les flèches de
ses archers avaient mis hors de combat
une partie de la garnison, mais sa troupe
avait subi également des pertes
importantes et les coups de béliers
n’avaient pas réussi à ébranler les
remparts. Quant aux échelles qu’ils
avaient dressées contre les murs, elles
avaient toutes été repoussées avec
succès par leurs adversaires.
Il jeta un dernier coup d’œil au
parchemin censé représenter les
défenses du château, puis le froissa et le
jeta par terre en un geste de dépit. Elles
avaient été considérablement renforcées
depuis le moment où ce plan avait été
dressé. Les palissades de bois avaient
été remplacées par des murs de pierre,
solidement maçonnés et munis de
meurtrières, couvrant tous les angles
d’attaque. Les hommes qui
manœuvraient les béliers en avaient fait
l’expérience.
Vouloir prendre d’assaut une telle
forteresse était une folie.
L’assiéger ? L’idée ne traversa que
brièvement l’esprit de Darius. Ses
hommes étaient nombreux et bien armés,
mais, retranchée derrière ses murs, la
garnison de Thornson pouvait les tenir
en échec pendant des mois, des années
même, si elle avait suffisamment d’eau
et de vivres. Et comme le baron de
Thornson — paix à son âme — avait
sans doute fait creuser des passages
secrets, elle pouvait sans peine se
ravitailler en ramenant des vivres de
l’extérieur.
Comment pourrait-il tenir ce château,
alors qu’il était incapable de s’en rendre
maître ?
Le roi ignorait-il cette situation quand
il lui avait confié sa mission ?
Evidemment non, songea Darius, il la
connaissait et n’avait pas jugé bon de lui
communiquer les informations dont il
disposait. Pour quelle raison ? Le
croyait-il capable de s’emparer de
Thornson par la ruse ? Avait-il…
La voix d’Osbert interrompit le cours
de ses pensées
— Messire, avez-vous fait quelque
chose pour susciter contre vous la colère
du roi ou de la reine ? demanda-t-il, les
yeux fixés sur la forteresse.
— Je ne vois rien, hormis les fausses
accusations dont la reine s’est servie
pour obtenir ma collaboration. Je
n’aurais pas pu la lui refuser, de toute
manière.
— Comment pensent-ils que vous
pouvez vous rendre maître de ce château
et le tenir ?
Osbert se retourna et le regarda, les
sourcils en bataille.
— Il nous faudrait au moins deux fois
plus d’hommes et des machines de
guerre puissantes — des catapultes, des
balistes, des mangonneaux…
— Je le sais bien.
Son capitaine d’armes avait raison. Ce
n’était pas avec les cinquante hommes
de sa troupe qu’il pourrait faire une
brèche dans les murailles de Thornson.
— Je me disais que nous pourrions
tenter une approche directe, la prochaine
fois.
— Qu’entendez-vous par une
approche directe ?
Darius regarda son fidèle lieutenant. Il
savait à l’avance les objections qu’il
allait lui faire.
— Les accuser de félonie et leur faire
ouvrir la porte, au nom du roi.
Osbert ouvrit de grands yeux et resta
un instant bouche bée.
— Vous avez l’intention de vous
présenter devant leur porte en les
accusant de félonie, puis de leur
ordonner de vous laisser entrer et de
faire soumission au roi ?
— Cela vaut la peine d’essayer. Après
tout, le défunt seigneur de Thornson n’a
jamais renié ouvertement son allégeance
au roi, ni sa veuve d’ailleurs, pour
autant que je sache.
A la vérité, Darius n’était pas du tout
sûr que son stratagème marcherait.
Même s’il serait assez facile de mettre
sur le compte du défunt seigneur de
Thornson le trafic de contrebande, il ne
serait pas aussi simple de prouver que
sa veuve y était impliquée.
Cependant, il sentait intuitivement que
quelqu’un dans le château pourrait
vouloir donner une sépulture chrétienne
au cadavre qu’il avait ramené de la
plage après l’avoir fait envelopper dans
un linceul.
Son capitaine d’armes interrompit le
cours de ses pensées.
— Mais, messire…
— Thornson est mort depuis plusieurs
mois, l’interrompit Darius. C’est sa
veuve, maintenant, qui régente le
château. Une responsabilité très lourde
pour une femme et il n’est pas
impossible qu’elle ait envie de s’en
décharger.
Comme Osbert ne disait rien, il
continua.
— En outre, il y a sûrement quelqu’un
à Thornson, elle ou un autre, qui désire
donner une sépulture chrétienne au chef
des contrebandiers.
Osbert réfléchit en silence pendant
quelques instants, puis il finit par hocher
la tête.
— Oui, vous avez raison. Cela vaut la
peine d’essayer, même si je ne crois
guère au succès d’une telle tentative.
— Je suis content que tu sois de mon
avis, acquiesça Darius avec dans la voix
une pointe d’ironie qui, visiblement, ne
fut pas perçue par son capitaine
d’armes. Et si ces arguments ne suffisent
pas, les ordres écrits du roi réussiront
peut-être à ramener cette dame à la
raison, ajouta-t-il en tapotant un rouleau
de parchemin qu’il gardait accroché à
son ceinturon.
Osbert hocha de nouveau la tête.
— En selle, alors. Je vais aller
rassembler quelques hommes pour nous
accompagner.
— Quatre archers suffiront. Nous
emmènerons par ailleurs avec nous la
dépouille du chef des contrebandiers.
Le plan de Darius était simple : ses
hommes et lui s’approcheraient du
château, bannières déployées, afin de
montrer leurs intentions pacifiques, mais
il n’avait aucune envie de prendre des
risques inutiles. Les archers les
couvriraient au cas où ils auraient
besoin de battre en retraite rapidement.
Quelques minutes plus tard, Osbert et
ses troupes le rejoignirent. Il se mit en
selle et les conduisit hors de la forêt, en
se demandant s’il avait fait le bon choix.
La lumière du soleil le fit cligner les
deux et il espéra que le ciel lui serait
favorable aujourd’hui.
Le vent soufflait en rafales, faisant
claquer les pennons et les bannières.
Avec une lenteur calculée, ils
commencèrent à traverser au pas le
terrain découvert qui s’étendait entre
l’orée de la forêt et le pied des
murailles de Thornson. Derrière les
créneaux et les meurtrières, les hommes
de la garnison guettaient leur avance.
Pour le moment, aucune flèche n’avait
été décochée vers Darius ou vers ses
compagnons, mais il restait sur ses
gardes. Ils n’étaient parvenus qu’à mi-
distance et tout pouvait encore arriver.
Une seule flèche, bien placée, pouvait
tout changer et réduire à néant leur
tentative pour parlementer.
Si jamais l’une d’elles venait à
l’atteindre, Darius savait que personne
ne pleurerait sa mort. Son père l’avait
renié et déshérité six ans auparavant,
quand il avait voulu prendre son propre
avenir en mains.
Il cligna de nouveau des yeux. Qu’est-
ce qui avait bien pu faire jaillir ces
tristes pensées dans sa tête ? Jusqu’à
maintenant, les souvenirs de sa jeune
épouse, la fureur de son père et du sien,
avaient hanté seulement ses rêves.
Il se reprit et essaya de chasser de son
esprit les réminiscences de ce passé par
trop douloureux. Il avait déjà bien assez
de sujets de préoccupation. Des
contrebandiers à mettre hors d’état de
nuire, un château à prendre et à tenir,
avec un délai de un mois à peine pour
remplir les deux missions.
Alors, pourquoi son esprit s’obstinait-
il à revenir sans cesse sur une époque
révolue ?
Il n’aurait jamais dû retourner à la
Fauconnière. Il aurait mieux fait de
continuer sa vie d’aventurier, de
mercenaire au service d’un seigneur ou
d’un autre, et de laisser se répandre les
rumeurs de sa mort. Cela aurait été
tellement plus simple !
Mais avait-il jamais choisi le chemin
le plus facile ?
Il se maudit en silence et s’efforça de
revenir au présent.
Les murailles de Thornson étaient très
proches maintenant. Il fit signe à Osbert
de lever sa bannière. L’étendard vert se
déploya et claqua dans le vent. Les
hommes qui les épiaient sur le chemin
de ronde reconnaîtraient-ils le faucon
noir, emblème de sa famille ? Et se
rendraient-ils compte que ses ailes et
ses serres repliées étaient signe de paix
et non de guerre ?
Dame Marguerite de Thornson se
pencha sur l’un des créneaux qui
entouraient le chemin de ronde, en
s’efforçant de garder toute sa présence
d’esprit. Chaque fois qu’elle avait
l’impression que rien ne pouvait arriver
de pire dans sa vie, de nouveaux
problèmes surgissaient pour rendre son
avenir encore plus précaire.
Deux nuits auparavant, Matthew, l’un
de ses hommes, avait perdu la vie sur la
plage, ainsi que trois villageois. La
veille, quatre membres de sa garnison
avaient péri en se battant pour repousser
les soldats qui attaquaient son château.
Tous savaient qu’un jour ou l’autre les
hommes du roi se présenteraient devant
Thornson. A la vérité, elle avait été
surprise qu’il ait fallu autant de mois
pour qu’ils se manifestent.
Le château était trop solidement bâti et
le fief qui en dépendait trop riche pour
que le roi l’ignore pendant longtemps,
d’autant qu’il était situé à un
emplacement stratégique, près de la
frontière avec l’Ecosse. Il avait besoin
de la loyauté de sa garnison et de l’or
que le fief pouvait lui procurer. Mais il
ne savait pas que les hommes qui
composaient cette garnison estimaient
n’avoir qu’un seul maître, leur seigneur,
et que le défunt baron de Thornson avait
fait allégeance à l’impératrice Mathilde.
Si le roi venait à enquêter sur les
droits et privilèges qu’il avait accordés
à son vassal, il se rendrait compte
rapidement que ce dernier les avait
largement outrepassés. Contrairement à
la charte qu’il avait reçue, Thornson
n’était plus une simple maison forte,
protégée par une palissade de bois, mais
une forteresse en pierre, capable de
résister pendant des mois à une armée
puissante et équipée de machines de
guerre.
Grâce à la générosité de l’impératrice
Mathilde et de son oncle, le roi
d’Ecosse, Thornson était rapidement
devenu un fief puissant et prospère.
Et, bien qu’ils n’aient pas été
dénoncés ouvertement au roi, ils étaient
restés fidèles à ceux qui les avaient
aidés. Le défunt baron avait joué un
double jeu, certes dangereux, mais
auquel il s’était adonné avec un plaisir
non déguisé. Un jeu qui lui avait permis
de rester à l’écart des luttes inutiles et
épuisantes que le roi avait menées
contre l’impératrice.
Avec tristesse, elle songea brièvement
à son défunt mari. Sa mort datait de
plusieurs mois, maintenant, et elle
n’avait aucune envie de s’appesantir sur
ce cauchemar. Il valait mieux qu’elle
garde un souvenir agréable de son époux
vivant. Comme le baron de Thornson
était un homme âgé, personne ne lui
avait accordé beaucoup d’importance.
Une erreur grossière. Marguerite leva la
tête et regarda la mer battre avec
violence contre la falaise. Elle se
déchaînait avec une intensité
comparable au feu qui avait animé le
sang de son vieux mari. Une passion
qu’il avait consacrée au renforcement
des défenses de ce château. Une
incroyable forteresse qu’il avait bâtie
pour elle…
Elle était arrivée à Thornson avec
pour seul bagage la naïveté d’une fille
de quinze ans. Le château n’était alors
qu’une simple maison forte, avec un
logis rudimentaire pour les hommes et
des écuries pour les chevaux.
Maintenant, après six années de travaux
continuels, c’était une forteresse capable
de soutenir un siège… mais aussi un
havre où elle se sentait en sécurité.
Elle se retourna et parcourut du regard
les aménagements que Henry avait
entrepris et achevés. Une double
muraille de pierre entourait le donjon et
le logis seigneurial. Les tours d’angle
étaient munies d’archères et il faudrait
des mois, des années peut-être, pour
qu’une armée ennemie parvienne à
pénétrer à l’intérieur. Les hommes de la
garnison, ainsi que leurs chevaux, étaient
hébergés dans des bâtiments disposés
autour d’une cour intérieure qui servait
également de terrain d’entraînement. Le
défunt baron de Thornson avait attaché
beaucoup d’importance à la condition
physique de ses hommes et, chaque jour
ou presque, il les avait entraînés au
combat. La cour extérieure avait
également de multiples usages. En cas
de danger, les villageois pouvaient venir
s’y réfugier et, en temps de paix, elle
servait de lieu de réunion et de place de
marché où ils pouvaient vendre leurs
produits et échanger les nouvelles
locales. Dans la partie nord-est
s’élevaient le logis seigneurial et le
donjon. Côté mer, il n’y avait pas de
muraille, car la falaise constituait une
protection plus sûre et plus efficace que
n’importe quelle construction humaine.
Aucun assaillant ne pouvait escalader
ses rochers friables et rendus glissants
par les embruns.
— Madame ?
Arrachée à ses pensées, Marguerite
tourna la tête vers Everett, le capitaine
de sa garnison.
— Oui ?
Il fit un signe du menton en direction
de la lande qui s’étendait au pied du
château.
— Ils approchent.
Elle sursauta et se pencha pour
regarder à travers le créneau. Elle
s’attendait à voir de nouveau les
ennemis courir vers les murailles avec
des échelles pour tenter de les escalader
et des béliers pour essayer de créer une
brèche. Au lieu de cela, la petite troupe
marchait au pas. Elle distingua six
cavaliers et un cheval tenu en longe,
portant un fardeau sur le dos.
Un juron s’échappa de ses lèvres.
Mat t hew. Elle savait que le corps
enveloppé dans un linceul était le sien.
Quand les hommes étaient revenus et
avaient relaté la bataille sur la plage, ils
lui avaient dit qu’il avait commis
l’imprudence de leur ordonner de
retourner au château.
Combien de fois Marguerite leur
avait-elle demandé de mettre un terme à
leurs activités nocturnes ? Elle les avait
prévenus. Cela devait arriver un jour ou
l’autre.
Quand les villageois lui avaient
rapporté que les morts avaient été
déposés à l’église, elle avait pu
constater que Matthew n’était pas parmi
eux. Elle avait espéré qu’il avait réussi
à s’échapper, d’une façon ou d’une
autre.
— Quelles sont leurs intentions, à
votre avis ? s’enquit Everett.
Marguerite haussa les épaules.
— Vous êtes un homme, vous devriez
le savoir mieux que moi.
Après la mort de son mari, le baron de
Thornson, elle n’avait reçu aucune
missive du roi. Elle s’était dit alors
qu’il enverrait quelqu’un pour prendre
sa place quand il le jugerait nécessaire.
L’un de ces barons qui passaient le
plus clair de leur temps à se battre. Dans
tout le pays, les guerres continuelles
entre voisins étaient monnaie courante.
Pour des raisons futiles, le plus souvent,
mais aussi pour agrandir leur fief. Le
moindre hameau, la moindre forêt étaient
âprement disputés.
Même si le roi avait le droit de donner
Thornson à l’un de ses vassaux, la seule
idée que le fief de son mari puisse
tomber entre les mains de l’un de ces
hommes la faisait frémir.
Elle ne pouvait pas s’y opposer
cependant, pas plus qu’elle ne pouvait
l’empêcher de décider de son avenir.
Arrêter l’homme qu’il avait envoyé
exercer sa justice sur des contrebandiers
pris en flagrant délit était également
inenvisageable.
Néanmoins, elle regimbait à l’idée que
le roi puisse et veuille contrôler son
avenir.
Oh ! si seulement son mari avait pu
être un seigneur assez riche et assez
puissant pour n’avoir de comptes à
rendre à personne ! Alors, aucun homme
ne pourrait lui dicter sa conduite. Elle
serait libre de sa destinée et serait en
mesure de protéger les villageois de
Thornson qui avaient agi en croyant bien
faire, sans penser un seul instant qu’ils
commettaient un délit en participant à
des opérations de contrebande qui, de
toute manière, ne leur apportaient aucun
bénéfice.
Comme le vent soulevait sa jupe, elle
la rabattit d’un geste agacé. A quoi bon
tous ces « si » ? Rêver à l’impossible ne
servait à rien.
Elle concentra ses regards sur les
hommes qui approchaient. L’un d’entre
eux était-il destiné à devenir le nouveau
seigneur de Thornson ? Ou bien
venaient-ils seulement prendre et tenir le
château au nom du roi, en attendant qu’il
ait trouvé un homme à sa convenance ?
Elle examina la petite troupe
attentivement. Il n’était pas difficile de
deviner quel était son chef. C’était à
l’évidence le chevalier grand et large
d’épaules qui marchait en tête, monté sur
un puissant destrier. Son attitude calme
et posée ne s’accordait guère avec ce
qu’elle savait des hommes de guerre.
Contrairement à ce que son père et ses
hommes lui avaient appris quand elle
était enfant, elle avait découvert au fil du
temps que les hommes les plus calmes
étaient souvent les plus dangereux, les
plus vigilants aussi.
Pour elle et pour ses gens, le mieux
serait que ce soit cet homme que le roi
ait choisi. Il lui serait plus facile
d’apprendre à le connaître et de s’en
accommoder, plutôt que de devoir
ultérieurement s’accoutumer à un autre.
Ses yeux s’étrécirent. Dangereux ou
pas, elle aurait tôt fait de deviner ses
faiblesses. Tous les hommes en avaient
au moins une et elle saurait en jouer,
comme elle l’avait fait avec son défunt
mari.
A cet instant, le chevalier se retourna
vers l’homme qui chevauchait juste
derrière lui et lui parla brièvement.
Aussitôt, ce dernier déploya une
bannière et la fit claquer dans le vent.
Une lueur de curiosité brilla dans les
yeux de Marguerite. Elle mit sa main en
visière.
La bannière était d’un vert éclatant,
avec, au milieu…
D’un coup, elle se figea et son cœur
s’arrêta de battre. Elle s’était demandé
si sa situation pouvait encore empirer ?
La réponse était sur cette bannière.
Oui. Elle le pouvait.
De tous les hommes qui étaient au
service du roi, pourquoi avait-il fallu
qu’il choisisse celui-là ? Le chef de la
petite troupe qui approchait de Thornson
ne pouvait être que Darius de Faucon !
Cette bannière verte, ce faucon noir aux
ailes et aux serres repliées… Une autre
qu’elle aurait pu ne pas deviner à qui cet
étendard appartenait, mais elle, si.
Rhys, le frère aîné de Darius, le comte
de Faucon, eût arboré un aigle royal
doré. Son deuxième frère, Gareth, aurait
choisi le faucon de son père, les ailes et
les serres déployées, prêt à fondre sur sa
proie. Mais Mathilde ne connaissait que
trop bien l’emblème de Darius. Ce
faucon au repos avait pour elle une
double signification qu’elle n’avait pas
oubliée.
Défendre son château était hors de
question désormais. Elle ne pouvait pas,
ne voulait pas être responsable de la
mort de Darius.
Elle éleva la voix afin que les hommes
disposés le long des murailles entendent
ses ordres.
— Ne tirez pas !
— Madame ?
Everett ne fit aucun effort pour
dissimuler sa déception.
Marguerite le fusilla du regard, le
mettant au défi de lui désobéir. Vaincu,
il obtempéra et fit signe aux archers de
remettre leurs flèches dans leurs
carquois.
Sachant que, désormais, elle était
maître de la situation, elle leva le poing,
son pouce pointé vers le bas. Un signe
que tous les hommes de sa garnison
comprirent immédiatement.
Reddition… Elle renonçait à
combattre.
Tout le long du chemin de ronde, les
hommes se regardèrent, incrédules et
éberlués. Des murmures réprobateurs
parvinrent aux oreilles de Marguerite,
mais elle fit semblant de ne pas les avoir
entendus. Elle aurait voulu s’excuser
auprès de chacun d’entre eux, car elle
comprenait la surprise de ces hommes
qui, tous, avaient juré de la défendre
jusqu’à leur dernier souffle, mais elle ne
le pouvait pas.
Elle resta de marbre. Malgré elle,
cependant, elle courba les épaules quand
elle vit le drapeau blanc s’élever
l entement au-dessus du donjon de
Thornson. Si jamais quelqu’un venait à
découvrir le secret qu’elle et son défunt
mari avaient si soigneusement dissimulé,
le monde s’écroulerait autour d’elle.
Cela ne pouvait pas arriver. Pas
maintenant.
Everett fit un pas vers elle.
— Madame ? Faut-il lever la herse et
ouvrir les portes ?
— Non !
Son cri avait jailli de sa bouche avec
une telle force qu’elle faillit s’étrangler.
Le long du chemin de ronde, les
hommes la regardèrent fixement,
abasourdis par un ordre aussi
contradictoire. Elle se maudit pour avoir
réagi avec une pareille violence et, afin
de se donner une contenance, elle
rabattit de nouveau sa jupe. Elle devait
se montrer plus prudente. Cela pourrait
lui coûter très cher si elle laissait voir à
ses gens combien elle était nerveuse.
Elle prit le temps de se reprendre,
avant de poursuivre d’une voix calme et
posée :
— Non, pas encore. Voyons d’abord
ce qu’ils veulent.
Elle savait déjà ce qu’ils désiraient.
Ses hommes aussi, probablement. Mais
elle avait besoin de gagner du temps
pour réfléchir et c’était le seul prétexte
qu’elle avait trouvé pour différer
l’ouverture des portes.
Darius et ses hommes s’arrêtèrent à
portée de voix du mur d’enceinte. Le
chevalier qui lui succédait s’avança et
interpella les gardes dans la bretèche
qui défendait la porte cochère.
— Mon maître, Darius de Faucon,
vous somme de lui ouvrir les portes !
Marguerite se mordit la lèvre, afin de
retenir un sourire pour le moins
inapproprié. La voix d’Osbert était un
peu plus grave que jadis, mais elle
exprimait toujours autant de fermeté et
de franchise — des qualités qui
l’avaient aidé à garder sa place auprès
de Darius.
— En vertu de quelle autorité ?
demanda Everett, le capitaine de la
garnison de Thornson.
Darius brandit un rouleau de
parchemin.
— Au nom d’Etienne, comte de Blois
et roi d’Angleterre !
— Dans quel but ?
— Afin de tenir ce château, en
attendant l’arrivée de votre futur
seigneur.
Everett se retourna vers Marguerite, la
main sur la poignée de son épée.
— Que faisons-nous, madame ?
demanda-t-il, un sourire mauvais aux
lèvres. Nous avons les moyens de les
envoyer au diable, si vous le désirez.
Elle secoua la tête.
— Non, nous avons déjà accepté de
nous rendre. Lui barrer nos portes ne
servirait à rien. Il trouverait un autre
moyen pour prendre Thornson. Je ne
veux plus que le sang coule.
Elle avait parlé pour elle-même, plus
que pour le capitaine de sa garnison.
Elle fronça les sourcils, cherchant
désespérément un moyen de se protéger
elle-même ainsi que ses gens.
Même si elle le voulait, elle ne
pouvait pas refuser de recevoir Darius
et ses hommes. Tout le monde saurait
alors qu’elle avait quelque chose à
cacher et elle ne pouvait pas se le
permettre.
Il fallait qu’elle se montre plus habile.
Tout n’était pas encore perdu ou
désespéré. Son estomac se dénoua et les
battements de son cœur commencèrent à
ralentir. Elle était en mesure de trouver
une solution. Il lui fallait seulement
gagner du temps.
— Dis-lui de patienter. Nous leur
ouvrirons… mais pas tout de suite.
— Vous en êtes certaine, madame ?
Visiblement, Everett avait du mal à en
croire ses oreilles.
— Vous savez ce que cela signifiera
pour Thornson ? pour nous tous ?
Les yeux de Marguerite s’étrécirent.
Elle avait donné un ordre et elle
entendait être obéie.
— Cela signifiera que les hommes du
roi prendront en mains la défense de
Thornson, répliqua-t-elle sèchement.
Aujourd’hui, demain ou un autre jour,
c’est inévitable. Pour le moment, fais-
les patienter. Je t’enverrai un message
lorsque je jugerai le moment venu de les
faire entrer.
— Comment dois-je m’y prendre pour
les faire patienter ?
Elle s’arrêta brièvement, un pied sur
la première marche de l’escalier qui
conduisait à la cour.
— Peu m’importe. Trouve un sujet de
conversation, la pluie et le beau temps,
n’importe quoi. Fais ce que je te dis,
rien de plus.
Everett hocha la tête, mais,
visiblement, il n’était pas convaincu et
doutait de la sagesse de sa décision.
— Bien, madame.
— Je n’en aurai pas pour longtemps,
ajouta-t-elle en commençant à
descendre. Une heure ou deux, tout au
plus. Quand ils seront entrés, conduis-
les directement à la grande salle. Je les
y accueillerai.
Chapitre 2

Après avoir livré la dépouille du chef


des contrebandiers au capitaine de la
garnison de Thornson, Darius se dirigea
vers l’escalier qui conduisait à la grande
salle du logis seigneurial. A chaque pas
qu’il faisait, il regrettait un peu plus
d’avoir enlevé son heaume et ses
gantelets. Jamais il n’avait eu autant
envie de tirer son épée et de se battre. Si
la baronne de Thornson avait eu
l’intention de mettre sa patience à
l’épreuve, elle y avait pleinement réussi.
Celle-ci savait fort bien qu’il était venu
au château sur l’ordre du roi.
Néanmoins, elle les avait fait patienter,
lui et ses hommes, à l’extérieur des murs
pendant le plus clair de la matinée,
comme s’ils étaient des mendiants ou
des importuns. Le roi avait raison : il
fallait que quelqu’un reprenne en mains
la garnison de Thornson. L’attitude des
hommes qui l’avaient accueilli en était
la preuve évidente. C’était vraiment
inconcevable ! Faire attendre une
compagnie royale pendant des heures
sans la moindre explication ! Qui plus
est en parlant de la pluie et du beau
temps ! Les ennemis avaient hissé le
drapeau blanc, symbole de reddition,
mais, malgré cela, ils avaient refusé
d’ouvrir les portes, en arguant de
prétextes fallacieux !
Dominant sa frustration, Darius avait
patienté, tout en restant en permanence
sur le qui-vive. Un pareil manque
d’empressement ne dissimulait-il pas
une trahison ? Les flèches auraient pu
jaillir à n’importe quel moment, alors
qu’ils se trouvaient à découvert.
Plus le temps passait, plus il
s’interrogeait : les hommes, les armes et
l’or que lui avait fournis le roi seraient-
ils suffisants pour remplir les missions
qu’il lui avait assignées ? Si les intérêts
du souverain avaient été négligés trop
longtemps au profit de l’impératrice
Mathilde, il pourrait se trouver dans une
situation plus périlleuse qu’il ne l’avait
imaginé.
Il s’arrêta devant la porte de la grande
salle et inspira profondément. Avant
toute chose, il lui fallait contrôler le
château. Et cela, malgré la mauvaise
volonté évidente de la veuve du baron
de Thornson. Elle s’était déjà bien
moquée de lui aujourd’hui et il ferait en
sorte qu’elle ne recommence plus jamais
ce petit jeu. Il n’était pas du genre à se
laisser berner par une femme sans
réagir.
Il souleva le loquet et poussa la porte
avec une telle force qu’elle claqua
violemment contre le mur. Puis,
affrontant les visages offusqués d’une
poignée de serviteurs et de deux ou trois
hommes d’armes, il entra, fermement
décidé à remettre à sa place la veuve de
Thornson. Mais pas la moindre trace de
la maîtresse des lieux !
Le visage blême, Darius serra les
mâchoires afin de retenir un cri de rage
puis saisit par les revers de sa tunique le
domestique qui était le plus près de lui.
— Où est ta maîtresse ?
Le malheureux se mit à trembler et
leva les mains pour se protéger.
— Je… je ne sais pas, messire,
répondit-il en bredouillant.
— Va la chercher et ramène-la !
Immédiatement !
Il le repoussa brutalement et le
regarda partir en courant pour exécuter
son ordre.
Les hommes d’armes et les autres
serviteurs s’écartèrent prudemment sur
son passage, pendant qu’il traversait la
grande salle en faisant cliqueter ses
éperons sur les dalles de pierre. Un
domestique saisit à la hâte une chaise et
l’approcha de la table d’honneur, avant
de s’enfuir sans demander son reste.
Darius jeta son heaume et ses gantelets
de fer sur la table, puis il s’assit,
toujours aussi furieux. Une servante
s’approcha en hésitant et posa un plateau
de viandes froides devant lui. Une autre
lui apporta ensuite une cruche de bière
et un gobelet en étain. Ni l’une, ni l’autre
ne dit mot.
En l’espace d’un instant, les
domestiques et les gardes quittèrent la
grande salle et il se retrouva seul à sa
plus grande satisfaction. Un peu
rasséréné, il se servit un gobelet de
bière et se renversa sur sa chaise pour
attendre l’arrivée de la baronne de
Thornson.
La main appuyée sur la balustrade de
l’entresol, Marguerite se pencha pour
observer Darius, tout en restant
dissimulée dans l’ombre du mur.
— Il semble dans une fureur noire,
madame, murmura sa femme de chambre
derrière elle.
Marguerite laissa échapper un petit
rire amusé.
— Je n’en doute pas, Bertha. Après
l’avoir fait attendre aussi longtemps, je
ne serais pas surprise qu’il m’accueille
en rugissant comme un ours blessé.
— Vous n’êtes pas inquiète ?
— Non, Bertha. Darius de Faucon ne
ressemble en rien au baron de Thornson,
qui, quand il était en colère, ne se
contenait plus et frappait avec ses
poings tous ceux qu’il rencontrait,
hommes ou femmes. Il est d’un
tempérament calme et ses fureurs ne
durent jamais très longtemps.
— Vous le connaissez ?
— Oui. Nous avons beaucoup joué
ensemble quand nous étions enfants.
Bertha jeta un coup d’œil par-dessus
l’épaule de sa maîtresse, puis secoua la
tête, incrédule.
— Pardonnez-moi, madame, mais il
n’a plus du tout l’air d’un enfant. Vous
ne l’avez sûrement pas revu depuis que
vous êtes ici et son caractère a pu
changer.
Marguerite acquiesça. Inutile
d’insister, songea-t-elle. Elle en avait
déjà beaucoup trop dit.
— Tu as raison, rétorqua-t-elle. Cela
fait bien longtemps… J’espère
seulement que l’homme qu’il est devenu
est resté aussi accommodant que
lorsqu’il était enfant.
— Plaise au ciel que vous ayez raison,
madame, murmura Bertha. Ne pensez-
vous pas que nous devrions aller
l’accueillir ? ajouta-t-elle avec un signe
de la tête en direction de la grande salle.
Marguerite hésita. Ce serait sans doute
mieux, en effet, mais elle n’avait aucune
envie de se hâter.
— Marcus est-il en sécurité ?
— Oui, madame. Il restera au village
en attendant qu’on puisse l’emmener
dans le nord. Tout le monde, que ce soit
là-bas ou au château, a été informé de
vos désirs. Personne n’a douté de votre
sagesse à cet égard.
Marguerite soupira, le cœur serré, et
ses doigts se crispèrent impulsivement
sur la balustrade.
« Oh ! Marcus, mon amour, sache que
mon cœur sera toujours avec toi. »
Elle ne pouvait rien faire pour changer
le cours des choses. Mais le fait de le
savoir n’atténuait en rien le chagrin
qu’elle ressentait à l’idée de devoir
laisser partir Marcus. Comme si la mort
de Henry ne suffisait pas…
— Merci, murmura-t-elle en serrant la
main de Bertha. Je ne sais pas ce que je
ferais sans toi.
La servante lui tapota affectueusement
l’épaule.
— Vous savez bien, madame, que je
ferais n’importe quoi pour vous et pour
le baron.
Marguerite se redressa et soupira.
— Il faut que j’y aille maintenant.
— Vous voulez que je vous
accompagne ? demanda Bertha.
— Non, ce n’est pas nécessaire.
La servante poussa un soupir de
soulagement.
— Bien, madame.
— Il faut que je règle cette affaire
toute seule. Mais je te remercie de
m’avoir proposé de m’accompagner.
Marguerite attendit que Bertha se soit
éloignée avant d’observer de nouveau
Darius. Dans ses souvenirs de jeunesse,
il était beau à couper le souffle, mais
l’homme qu’il était devenu était tout
aussi séduisant. Avec les années, ses
épaules s’étaient élargies et les traits de
son visage étaient devenus plus fermes,
plus carrés. Ses longs cheveux noirs
étaient bouclés comme autrefois et elle
savait qu’ils seraient toujours aussi doux
au contact de ses doigts.
Après avoir lissé machinalement les
plis de sa longue jupe vert foncé, elle se
dirigea vers l’escalier. Se souviendrait-
il d’elle ? Et aurait-il gardé de bons ou
de mauvais souvenirs ? Elle secoua la
tête. Que lui importait maintenant ce
qu’il pouvait bien penser d’elle ?
Après ce qu’elle lui avait fait subir
aujourd’hui, en hissant le drapeau blanc
et en le faisant se morfondre pendant des
heures avant de lui ouvrir les portes,
elle doutait de pouvoir encore trouver
grâce auprès de cet homme, ami ou
ennemi.
Et, pour ajouter encore à sa fureur,
elle l’avait fait entrer dans une grande
salle vide, sans personne pour
l’accueillir. Il devait bouillir de rage.
Mais cela importait peu. Il pouvait
penser d’elle ce qu’il voulait. Elle avait
vécu une vie qui l’avait pleinement
comblée, loin de lui. Une vie qui
resterait à jamais gravée dans sa
mémoire et dans son cœur. Une vie
qu’elle voulait protéger à n’importe quel
prix.
Elle s’arrêta au milieu de l’escalier en
colimaçon et le regarda, sans se cacher,
cette fois-ci.
— Veuillez me pardonner de vous
avoir fait attendre, messire, dit-elle à
haute voix.
Darius se leva et la regarda fixement,
l’air furieux.
Marguerite soupira. Ainsi, il ne la
reconnaissait pas. Une vague de regret
l’envahit. Sans savoir pourquoi, il lui
paraissait soudain très important qu’il se
souvienne d’elle, ne serait-ce que pour
qu’il se montre un peu plus bienveillant
à son égard et à celui de ses gens.
Dès le premier mot qu’elle avait
prononcé, Darius avait eu l’impression
que son cœur s’arrêtait de battre. Ce
n’était pas possible. Il rêvait. Il allait
se réveiller.
Il se leva et regarda fixement la
silhouette qui descendait vers lui.
C’était elle, à n’en pas douter. Il ne
l’aurait pas cru possible, même dans ses
rêves les plus fous, mais Marguerite
était là devant lui, encore plus belle que
dans le souvenir qu’il gardait
précieusement au fond de son cœur.
Il savait qu’elle s’était mariée. On le
lui avait laissé entendre. Mais on ne lui
avait pas dit qui elle avait épousé et il
n’avait pas cherché à le savoir, afin de
ne pas être incité à commettre une
nouvelle folie.
Avec les années, sa silhouette de jeune
fille était devenue plus douce, plus
féminine. Sa poitrine et ses hanches
s’étaient arrondies, donnant à son corps
des formes voluptueuses de nature à
réveiller les ardeurs d’un mourant.
Son seul regret était de n’avoir pas été
auprès d’elle pour la voir s’épanouir et
devenir la femme éblouissante qu’elle
était à présent.
Il leva la tête et plongea son regard
dans le bleu azuréen de ses yeux. Ces
yeux pleins de fierté et d’innocence qui
lui avaient tellement manqué !
Marguerite soutint son regard sans
broncher. Elle semblait pleine de
confiance en elle. En tout cas, elle ne lui
adressa pas le moindre sourire de
bienvenue. Son visage restait
impassible, comme si elle accueillait un
étranger. Oppressé, Darius avala la
boule qui s’était formée au fond de sa
gorge. Elle se souvenait forcément de
lui, se dit-il. Comment aurait-elle pu
l’oublier ?
Le roi et la reine connaissaient-ils la
liaison qu’il avait eue avec la baronne
de Thornson ? Lui avaient-ils confié
cette mission délibérément ? Marguerite
traversa la grande salle et s’assit en bout
de table, sur une chaise à dossier.
— Messire Faucon, si j’ai bien
compris, vous êtes ici par la volonté du
roi ? dit-elle quand il eut repris sa
place.
A quel jeu jouait-elle avec lui
maintenant ? Déchiré entre son envie de
lui arracher son voile, afin de plonger
ses mains dans ses longs cheveux
blonds, et la mission qu’il avait juré
d’exécuter pour son roi, il choisit de
temporiser.
— Oui, madame, c’est le roi qui m’a
envoyé ici, répondit-il sèchement.
Si elle avait envie de jouer avec lui, il
ne se laisserait pas faire et était bien
décidé à la battre à son propre jeu.
Marguerite prit le parchemin qu’il lui
tendait et le déroula pour le lire. Ses
mains ne tremblaient pas et les traits de
son visage étaient parfaitement
impassibles. Une maîtrise de soi que
Darius ne put s’empêcher d’admirer.
Après avoir lu son ordre de mission,
elle roula de nouveau le parchemin et le
lui rendit.
— Ainsi, si j’ai bien compris, le roi
vous a désigné pour assurer la sécurité
de ce château jusqu’à ce qu’il ait trouvé
un seigneur capable de remplacer mon
défunt mari ?
— Oui, madame. Vous avez
parfaitement compris.
— Parfait, acquiesça-t-elle en se
levant. Alors je vais me retirer dans mes
appartements et vous laisser prendre les
mesures que vous estimez nécessaires
pour assurer votre mission.
Darius crocheta le bois de la chaise
avec son pied et la repoussa sous elle.
— Rasseyez-vous.
Marguerite pinça les lèvres et
écarquilla les yeux brièvement, mais ne
montra aucun autre signe d’émotion.
— Je me chargerai de la défense de
Thornson, reprit Darius, et, de votre
côté, vous continuerez de superviser les
activités quotidiennes de vos gens,
jusqu’à ce que votre futur mari vienne
occuper ces fonctions.
Marguerite s’assombrit. L’idée de
devoir attendre l’arrivée d’un nouveau
baron de Thornson lui paraissait soudain
bien amère.
Elle croisa les mains sur la table et
regarda Darius fixement.
— Je n’ai pas encore terminé le deuil
de mon premier mari.
— Le roi pense, sans doute, que trois
mois vous ont suffi pour le faire.
Il n’en savait rien, mais il n’avait pas
d’autre réponse à lui donner.
Marguerite redressa brusquement la
tête et ses yeux clairs étincelèrent dans
la lumière du soleil qui entrait à flots
par les fenêtres à meneaux.
— Peu m’importe ce que pense votre
roi !
Elle avait élevé la voix et ses mains
s’étaient crispées, au point de rendre les
articulations de ses doigts presque
translucides.
— Mon roi ?
Darius la dévisagea, surpris. Les
rumeurs étaient-elles fondées ?
Thornson avait-il changé de camp et fait
allégeance à l’impératrice Mathilde et à
son oncle, le roi d’Ecosse ?
— Je n’ai juré soumission à personne.
Il est donc votre roi. Pas le mien.
— Votre mari avait fait allégeance au
roi. Vous êtes tenus, vous et vos gens,
par ce serment, si vous ne voulez pas
être considérés comme félons à la
Couronne.
— Mes gens ne sont pas des traîtres.
— Marguerite…
— Pardon ? Ai-je bien entendu ? Je ne
crois pas vous avoir donné la
permission de m’appeler par mon
prénom.
Darius tressaillit. Il n’aurait pas été
plus choqué si elle l’avait giflé. Une
douleur brutale l’envahit, comme si elle
lui avait planté un poignard dans le
cœur.
Il avait envie de crier, d’exiger
qu’elle lui explique pourquoi elle se
montrait aussi froide avec lui. Qu’avait-
il fait pour mériter un pareil traitement ?
Il serra les mâchoires et avala la boule
qui s’était formée de nouveau au fond de
sa gorge. Il ne lui permettrait pas de le
blesser de nouveau ! Chassant les
souvenirs du passé, il durcit son cœur
contre ses attaques. Elle voulait la
guerre ? Elle l’aurait.
— Pardonnez-moi, madame, répliqua-
t-il sèchement, mais ce ne sont pas vos
gens. Ils sont avant tout les sujets du roi
et ils doivent se conduire comme tels.
— Et s’ils choisissent de se conduire
autrement ?
Darius esquissa un sourire glacial.
— Alors, ils mourront.
Elle eut un haut-le-corps.
— Comment osez-vous ?
Il se pencha en travers de la table, son
visage tout près du sien, et plongea son
regard dans les yeux qui le fixaient avec
hostilité.
— J’oserai bien plus encore,
Marguerite, si tu t’obstines stupidement
à poursuivre cette comédie.
Elle voulut répondre, mais, avant
qu’elle ait pu prononcer un mot, la porte
de la grande salle s’ouvrit et Osbert
traversa la pièce pour les rejoindre.
Darius reporta son attention vers lui,
les sourcils froncés.
— Oui ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-il
fermement.
— Les hommes sont installés dans
leurs quartiers, messire, et des gardes
ont été mis en faction, conformément à
vos ordres, répondit Osbert.
Puis il se tourna vers Marguerite, le
visage aimable et souriant.
— Vous avez bonne mine, madame.
Les années n’ont pas été cruelles avec
vous.
— Vos cheveux ont blanchi, Osbert,
mais vous avez l’air toujours en pleine
forme également.
Darius tourna la tête brusquement vers
elle et la fusilla du regard.
— Et dire que je croyais que vous
aviez oublié !
Elle sourit.
— Allons, Darius, comment pourrais-
je jamais oublier un ami d’enfance ?
Un ami d’enfance ? Un terme bien
étrange pour qualifier les relations
qu’ils avaient eues avant leur séparation.
D’un geste de la main, il fit signe à
Osbert de s’asseoir et de se joindre à
eux.
Marguerite haussa les épaules.
— Vous voulez tout reprendre au
commencement ? proposa-t-elle.
Tout reprendre au début ? Non, il n’en
avait pas la moindre envie. En ce
moment même, il souhaitait plutôt
l’étrangler.
Il se pencha en arrière et la considéra
d’un air sarcastique.
— Oh ! oui, reprenons tout au début.
Mais laissez-moi commencer, cette fois-
ci.
Marguerite resta silencieuse pendant
une seconde ou deux, puis elle lui
répondit, résignée :
— Comme vous voudrez.
— Bien. Afin de faciliter ma prise de
pouvoir à Thornson, vous allez
commencer par me donner les noms des
contrebandiers que j’ai surpris sur votre
plage et qui ont réussi à s’échapper dans
les grottes.
Marguerite pâlit légèrement. Elle
regarda successivement les deux
hommes, puis elle jeta un coup d’œil
vers la porte avant de répondre :
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
Quels contrebandiers ?
Elle tourna les yeux vers Darius et
soutint sans ciller son regard.
— Si vous avez connaissance de faits
délictueux sur mes terres, il est de votre
devoir d’arrêter les hommes qui les ont
commis et de les présenter à la justice.
Darius sourit. Il se souvenait que
Marguerite avait toujours été très douée
pour mentir. Sur ce point-là, au moins,
elle n’avait pas changé. Il y avait eu un
temps, pourtant, où il n’y avait pas de
secrets entre eux, où le seul fait qu’il la
touche l’amenait à dire et à faire des
choses qu’elle n’aurait pas dites ou
faites autrement.
Avait-il encore une telle emprise sur
elle ? Il tendit les bras vers elle et prit
ses mains dans les siennes.
— Oh ! Madame, n’ayez crainte. J’ai
la ferme intention de les présenter à la
justice.
Il souleva l’une de ses mains et
l’examina attentivement, en la caressant
avec son pouce.
Puis il la retourna et suivit les lignes
de la paume avec le bout de son index.
Elle avait la peau douce et satinée.
Un frisson parcourut le bras de
Marguerite. Elle essaya de dégager sa
main, mais il la retint fermement.
— Messire, que cherchez-vous à…
Il l’interrompit en déposant un baiser
au creux de la paume.
— En Orient, il y a des
chiromanciennes qui vous diraient que
votre ligne de vie est brisée.
En la voyant battre des cils, éberluée,
il lui montra avec son doigt sa ligne de
vie.
— Tenez, vous voyez ? Ici, elle
s’arrête, puis elle repart de nouveau.
Poussée par la curiosité, elle se
pencha et examina la paume de sa main.
— Oui, acquiesça-t-elle. Elle est
brisée.
Darius suivit la ligne de nouveau avec
son doigt, en l’effleurant à peine. En la
sentant trembler, il retint difficilement un
sourire. Il avait encore le pouvoir de la
faire sortir de sa réserve. Un pouvoir
qui lui serait forcément favorable.
Marguerite inspira profondément.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Il souleva sa main et la porta à ses
lèvres. Avant qu’elle n’ait eu le temps
de réagir, il suivit sa ligne de vie avec
le bout de sa langue. Puis, ignorant son
haut-le-corps, il la fit glisser sur sa joue,
ajoutant encore à son émoi.
— Cela veut dire que vous n’avez pas
eu un seul mari, répondit-il en gardant
les yeux fixés sur elle. Vous en avez eu
deux en même temps !
Les joues de Marguerite
s’enflammèrent et elle tenta en vain de
libérer sa main.
— Comment osez-vous ?
— Au risque de me répéter, j’ai
l’intention d’oser encore plus, beaucoup
plus, même, avant d’en avoir terminé
avec vous.
Cette fois-ci, il ne retint pas sa main
quand elle tenta de la reprendre. Et il
resta assis tandis qu’elle se levait sans
un mot.
Il réagit cependant en la voyant se
diriger vers l’escalier.
Croyait-elle pouvoir lui échapper
aussi facilement ? Pas cette fois-ci. Il la
rappela d’une voix sèche, presque
brutale.
— Si vous vous en allez sans m’avoir
présenté vos excuses, je trouverai les
contrebandiers moi-même et les ferai
pendre dans votre cour, devant vos
fenêtres.
Elle s’arrêta et se retourna vers lui, le
visage blême.
— Qui êtes-vous pour me demander
des excuses chez moi, dans ma maison ?
Qui êtes-vous pour prétendre décider de
la vie et de la mort de mes gens ?
Darius se leva.
— Qui je suis ? répliqua-t-il en
brandissant le parchemin royal. Au cas
où vous l’auriez oublié, je suis
désormais le seigneur et maître de ce
château. Je suis le seul ici à avoir le
pouvoir de haute et basse justice sur les
gens de Thornson.
Marguerite revint lentement vers la
table.
— Qu’est-il advenu de vous, Darius ?
Il posa ses mains sur la table et se
pencha en avant.
— Ma chère femme, je suis tout ce que
vous avez jamais désiré, tout ce que
vous avez jamais rêvé, répondit-il en lui
jetant au visage les mots qu’elle avait
elle-même prononcés sept ans
auparavant.
Puis il ajouta les siens.
— Je suis aussi tous les cauchemars
qui ont hanté votre sommeil.
Elle se raidit, redressa le menton et
soutint son regard.
— Je ne suis pas votre femme. Je vous
prie de vous en souvenir. J’obéirai à vos
ordres, Faucon, mais rien de plus.
Nous verrons.
Il garda cette remarque pour lui et
poursuivit :
— Bien. Dans ce cas, je vous ordonne
de vous retirer dans vos appartements et
d’y rester jusqu’à nouvel ordre.
Les yeux de Marguerite s’élargirent de
stupeur, mais elle ne dit rien et, pivotant
sur ses talons, elle quitta la grande salle.
Le cœur de Darius battait si fort qu’il
avait l’impression qu’il allait éclater. Il
se laissa aller en arrière et se frotta les
tempes nerveusement.
Jusque-là, Osbert était resté
silencieux, mais quand Marguerite fut
sortie, il se gratta la gorge.
— Puis-je parler à mon tour, messire ?
Surpris, Darius se retourna vers lui.
— Bien sûr. Si tu as quelque chose à
dire, fais-le, je t’en prie.
— Vous ne croyez pas avoir été un
peu trop dur ?
— Trop dur ? Tu penses que j’aurais
dû me montrer gentil avec elle, la mettre
à l’aise ? Et la laisser continuer son petit
jeu comme si de rien n’était ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire
et vous le savez bien.
— Alors, que proposes-tu, Osbert ?
Darius baissa les mains et soupira.
— Elle s’est moquée de nous en nous
obligeant à nous morfondre pendant
toute la matinée devant les murs de son
château, alors qu’elle avait fait hisser le
drapeau blanc. Ensuite, elle a fait
semblant de ne pas me reconnaître et
m’a menti ouvertement.
— Ne pensez-vous pas qu’elle a fait
cela pour se protéger ?
— Pas seulement pour se protéger
elle-même, mais également pour
préserver les secrets qu’elle dissimule.
Osbert haussa les sourcils en signe
d’incompréhension.
— A quels secrets faites-vous
allusion, messire ?
Darius secoua la tête.
— Le roi lui-même ne se doute pas de
ce qui se trame ici, à Thornson, et j’ai
l’intention de découvrir la vérité. Toute
la vérité. Pour cela, j’ai besoin qu’elle
sache qu’elle ne peut pas se fier à moi.
Qu’elle se rende compte qu’elle ne peut
pas se servir à son profit de ce qu’il y a
eu autrefois entre nous.
Osbert se gratta la tête.
— Je comprends votre point de vue.
Néanmoins je ne suis pas certain que
c’est le meilleur moyen pour résoudre le
problème.
— Et que suggères-tu ?
Son capitaine d’armes haussa les
épaules.
— De suivre votre idée et de voir où
elle nous mène.
— Bien.
Darius se leva, prit ses gantelets et son
heaume et se dirigea vers la porte
massive, cloutée de fer, qui donnait sur
la cour.
— Maintenant, allons faire
l’inventaire de ce château.
Il avait besoin de savoir de combien
d’hommes était composée la garnison et
le type et le nombre d’armes dont ils
disposaient.
Comme les défenses extérieures
étaient bien supérieures à ce qu’elles
étaient supposées être, il y avait sans nul
doute un abîme entre la réalité et ce qui
avait été rapporté au roi. Il dormirait
mieux lorsqu’il saurait à quoi s’attendre
en cas de trahison ou de rébellion.
Chapitre 3

Dès qu’elle entendit la porte d’entrée


se refermer, Marguerite sortit sans bruit
de sa chambre. Darius avait-il quitté la
grande salle ? Elle descendit jusqu’à
l’entresol et jeta un coup d’œil par-
dessus la balustrade pour s’en assurer.
En découvrant l’immense pièce vide,
elle poussa un soupir de soulagement.
Comment pouvait-il imaginer un instant
qu’elle allait rester dans ses
appartements ! Croyait-il vraiment
qu’elle allait lui obéir ? Comment
parviendrait-elle à superviser ses gens
si elle restait confinée dans sa chambre,
à l’instar d’une enfant qui a commis une
bêtise ?
Il y avait trop de tâches qui
nécessitaient sa présence et toute son
attention et qu’elle était la seule à
pouvoir diriger.
Elle se mordit la lèvre et battit des
cils. Elle était maîtresse de sa vie et ne
laisserait personne empiéter sur sa
liberté.
— Madame ?
Marguerite sursauta. Elle n’avait pas
entendu Everett arriver.
— Oui ?, demanda-t-elle en se
retournant vers lui.
— Y a-t-il quelque chose qui ne va
pas, madame ?, reprit-il en parcourant la
grande salle des yeux avec une lenteur
exagérée, avant de la regarder de
nouveau.
Etait-ce le ton arrogant de sa voix, son
haussement de sourcils désapprobateur
ou bien l’ensemble de son attitude qui la
mit sur la défensive ? Depuis quelque
temps, elle avait de plus en plus de mal
à imposer son autorité au capitaine de la
garnison de Thornson. Elle devait le
remettre à sa place — et tout de suite.
Sinon, Darius s’en chargerait.
Elle se redressa et lui décocha un
regard impérieux.
— Non, Everett. Tout va bien.
Elle avait parlé d’une voix ferme et
elle fut satisfaite de le voir baisser les
yeux et faire un pas en arrière.
— Avez-vous besoin de quelque
chose ?
Marguerite secoua la tête.
— Non, pas pour le moment. Pourquoi
me demandes-tu cela ?
— Vous êtes restée très longtemps
avec Faucon et j’ai pensé que vous aviez
peut-être besoin d’aide.
Une bouffée de colère envahit
Marguerite. Il l’avait surveillée !
Comment avait-il pu oser l’espionner
chez elle, dans son propre logis ?
— Je ne suis pas restée si longtemps
que cela avec lui. Messire Faucon est ici
en mission pour le roi. Cela n’aurait-il
pas semblé étrange, si je n’étais pas
allée l’accueillir ?
— Si, bien sûr, madame, répondit le
capitaine de garnison, gêné, mais…
Elle ne lui laissa pas le temps de finir
sa phrase.
— Et après l’avoir fait attendre aussi
longtemps, ne devais-je pas rester un
moment avec lui, afin de le rassurer et
de lui dire qu’il était le bienvenu ?
Everett baissa la tête, vaincu.
— Vous avez raison, madame.
Pardonnez-moi.
Elle se radoucit. Il avait cédé
beaucoup trop facilement, mais elle ne
voulait pas envenimer ses relations avec
le capitaine de sa garnison.
— Ne t’inquiète pas, Everett,
rétorqua-t-elle, je ne ferai rien pour
amener la honte ou le déshonneur sur
Thornson.
Surtout pas avec Darius, ajouta-t-elle
en son for intérieur. Je me suis
suffisamment couverte de honte dans le
passé. Je ne recommencerai pas mes
erreurs de jeunesse.
Elle faillit éclater de rire en entendant
Everett pousser un soupir de
soulagement.
— Va, dit-elle en le congédiant d’un
signe de la main. Assure-toi que les
hommes de Faucon ont tout ce dont ils
ont besoin. Ne leur donne aucune raison
de mettre en doute notre hospitalité —
ou notre loyauté envers le roi.
Elle savait qu’Everett comprenait
pleinement ce qui arriverait si Darius
venait à découvrir que Thornson avait
fait allégeance à l’impératrice Mathilde.
Il serait le premier à en pâtir et il n’avait
certainement aucune envie de finir au
bout d’une corde.
Après son départ, elle se dirigea vers
la petite pièce au fond de la grande salle
où elle gardait les registres et les
parchemins importants du château. Tout
en marchant, elle pointa mentalement les
tâches qui requerraient son attention
durant l’après-midi.
Les cuisiniers auraient besoin de
savoir combien de bouches ils allaient
devoir nourrir. Et il lui fallait s’assurer
que tous ses gens avaient compris son
exigence de silence au sujet de Marcus
— même si une telle requête leur
paraissait étrange. Pour ce faire, il lui
faudrait aller au village et, une fois là-
bas, elle serait mal considérée si elle
n’allait pas rendre visite à la sœur de
Bertha qui attendait son cinquième
enfant d’un jour à l’autre. Sallie Miller
lui avait dit que son mari souffrait
cruellement des jambes depuis quelque
temps. Elle devrait également aller
prendre de ses nouvelles. Puis elle
pourrait passer un moment avec Marcus.
Il la quitterait bientôt et elle voulait
profiter de tous les moments qu’elle
pourrait avoir avec lui avant son départ.
A son retour, bien sûr, il lui faudrait
trouver une excuse à donner à Darius
pour lui avoir désobéi. Marguerite leva
les yeux au ciel. Désobéi ! Un bien
grand mot ! Elle était la baronne de
Thornson et rien dans la missive royale
ne laissait entendre qu’elle devait être
privée de ses prérogatives et encore
moins de sa liberté d’aller et venir dans
son château et sur ses terres.
Darius savait déjà qu’elle avait menti.
Mais il ne s’était pas rendu compte
qu’elle avait agi intentionnellement, afin
que son attention se concentre sur elle.
Avec quelques artifices de sa part et
beaucoup de chance, elle serait le point
faible de Darius. S’il passait le plus
clair de son temps à se préoccuper de
savoir ce qu’elle faisait ou pas, ses gens
pourraient continuer leurs activités
secrètes sans qu’il s’en aperçoive.
* * *

— Puis-je savoir comment ce Faucon


a réussi à s’introduire dans Thornson ?
Le ton suave de son vis-à-vis fit
frissonner Everett. Il savait par
expérience que cette douceur apparente
dissimulait un caractère violent et brutal.
— Faucon et ses hommes ont été
envoyés ici sur ordre du roi. Ils ont
essayé de capturer les contrebandiers,
puis ils ont attaqué le château.
Une branche craqua sous la botte de
son interlocuteur.
— Je sais ce qui est arrivé sur la
plage et j’ai entendu parler de l’attaque,
répliqua ce dernier en bondissant sur lui
comme un serpent sur sa proie et en
serrant ses doigts autour de son cou.
A demi étranglé, Everett se mit à
trembler et à bredouiller.
— Je… ma… madame la baronne a
fait hisser le drapeau blanc et leur a
ouvert les portes.
Son interlocuteur jura grossièrement.
— Je ne laisserai personne se mettre
en travers de mon chemin. Personne. Tu
m’entends ? Garde un œil sur elle et sur
cet homme. Assure-toi qu’elle ne fait
rien pour contrecarrer mes plans et
essaie d’apprendre tout ce que tu peux
sur ce Faucon.
Il lâcha le cou d’Everett et fit un pas
en arrière.
— Je reviendrai demain. Tâche
d’avoir des nouvelles. Sinon…
La menace était claire. Le souffle
coupé, Everett put seulement hocher la
tête.

* * *

Marguerite descendit aux cuisines et


se glissa dans un passage secret qu’elle
employait souvent pour se rendre au
village. Le cuisinier et ses aides
poursuivirent leur travail, comme si de
rien n’était.
Ses occupations avaient duré plus
longtemps qu’elle ne l’avait escompté. Il
ne lui restait que peu de temps pour se
rendre présentable avant l’heure du
dîner.
Quand elle traversa la grande salle
pour monter à sa chambre, les
domestiques finissaient de dresser les
tables — de grandes planches posées
sur des tréteaux. Comme elle s’était
servie des tunnels pour sortir du château
et y revenir, son escapade avait été plus
longue qu’elle ne l’avait imaginé.
Elle n’avait pas eu d’autre choix, car
elle savait que les hommes de Darius ne
l’auraient pas autorisée à sortir par la
grande porte.
Au moins, n’avait-elle pas perdu son
temps. Malgré les nuages qui
s’accumulaient au-dessus d’elle, sa
journée avait été remplie de joie et de
bonheur. A cette pensée, un sourire
éclaira son visage.
Accompagnée par Marcus, elle était
allée cueillir du millepertuis dans la
clairière pour l’une des décoctions de
Bertha. Ils avaient ri et batifolé, comme
si aucun danger ne les menaçait.
Et quand elle avait dû le quitter pour
retourner au château, ils avaient versé
des larmes de tristesse, dans les bras
l’un de l’autre, en pensant à leur
prochaine séparation.
— Elle ne durera pas longtemps, mon
chéri. Je te le promets.
Elle ferait tout pour cela en tout cas,
se dit-elle. Rien au monde ne pourrait
l’empêcher de tenir cette promesse.
Plutôt mourir.
Si seulement Faucon pouvait repartir
rapidement… Elle avait besoin que les
choses reprennent leur cours normal à
Thornson. Elle n’avait guère envie de se
remarier, mais si le roi lui imposait un
seigneur de son choix, cela vaudrait
toujours mieux que Faucon. Au moins,
ce serait un étranger. Quelqu’un qui ne
la connaissait pas.
Bertha la rejoignit au pied de
l’escalier.
— Comment va ma sœur ?
— Aussi bien que possible, Bertha,
même si, naturellement, elle a hâte que
le bébé arrive. Les derniers jours sont
toujours un peu pénibles, tu sais…
Avant de poser le pied sur la première
marche, Marguerite jeta un regard
circulaire dans la grande salle.
— As-tu vu Faucon et ses troupes ?
— Ses hommes gardent les murs et la
grande porte du château, répondit Bertha
en la suivant dans l’escalier.
— Ses hommes ? Où sont les nôtres,
alors ?
Grâce à Dieu, elle avait eu la bonne
idée de ne pas se présenter au poste de
garde pour aller au village et en revenir.
— Ils ont été relevés de leurs postes et
consignés dans leur logis. Je ne sais pas
exactement quoi, mais quelque chose a
mis en fureur messire Faucon.
— Je me demande bien de quoi il peut
s’agir ? murmura Marguerite en souriant
intérieurement.
Il avait, sans nul doute, découvert sa
disparition.
Marguerite fit une pause sur le palier
du premier étage. Darius avait fait
mettre deux de ses hommes en faction
dans le couloir qui menait à sa chambre.
Elle haussa les sourcils brièvement,
mais, suivie par Bertha, elle passa
devant eux sans dire un mot.
Elle ouvrit la porte de sa chambre et
fronça les sourcils en sentant une
bouffée de chaleur lui sauter au visage.
— Bertha, as-tu…
Au même moment sa femme de
chambre poussa un cri, et Marguerite se
retourna brusquement.
Osbert lui souriait, une main plaquée
sur la bouche de sa femme de chambre.
Il lui indiqua la chambre d’un geste du
menton, avant d’emmener Bertha.
— Entrez et refermez la porte.
Marguerite pâlit. Son cœur se mit à
cogner à grands coups dans sa poitrine.
Elle jeta un coup d’œil vers l’escalier.
Les deux gardes lui barraient le passage,
rendant toute fuite impossible.
Prenant une grande inspiration, elle
entra dans sa chambre et referma la
porte derrière elle.
Darius était debout devant la cheminée
allumée — la source de chaleur qu’elle
avait sentie. Il se tourna vers elle et lui
tendit un gobelet.
— Tenez, joignez-vous à moi.
— Me joindre à vous ? Mais pour
quoi faire ? lui demanda-t-elle, surprise.
— Pour dîner. Comme, apparemment,
vous semblez incapable d’obéir à mes
ordres, même les plus simples, j’ai
décidé de me charger moi-même de
votre surveillance.
Marguerite réprima un cri de
protestation. Elle s’était certes attendue
à affronter sa colère, mais pas à devenir
l’objet de toutes ses attentions. A quel
jeu jouait-il donc ?
Elle prit le gobelet et s’assit sur un
tabouret.
— N’avez-vous pas des
responsabilités plus importantes ?
reprit-elle sarcastiquement.
Il haussa les épaules, puis, lui tournant
le dos, alla à la fenêtre et regarda les
nuages qui s’amoncelaient dans le ciel.
— Je le croyais, moi aussi. Mais,
visiblement, veiller sur votre sécurité
doit être mon souci principal.
— Ma sécurité ? Je ne cours aucun
danger ici, à Thornson.
— Vraiment ?
Il se retourna et plongea son regard
dans le sien.
Elle retint son souffle, fascinée malgré
elle par les éclats dorés qui scintillaient
dans les yeux noisette.
— Ce matin, reprit-il, vous m’avez
menti intentionnellement au sujet des
contrebandiers, tout en sachant
parfaitement que je ne serais pas dupe
de vos mensonges. Puis vous m’avez
rappelé qu’il était de mon devoir
d’arrêter ces malandrins et de les
présenter à la justice. Un devoir auquel
je ne manquerai pas, vous pouvez me
croire.
Comme elle ne pouvait pas réfuter ses
accusations, elle choisit de rester
silencieuse.
— Pensez-vous que les années m’ont
brouillé le cerveau et que je suis devenu
stupide ?
— Non.
— Alors comment avez-vous pu
imaginer que vos mensonges délibérés
détourneraient mon attention des
agissements de vos gens ? Avez-vous
cru un seul instant qu’ils suffiraient à
accaparer mon attention et à me faire
ignorer tout le reste ?
Le cœur de Marguerite se mit à battre
plus vite. Elle dut s’agripper au bord de
son tabouret pour rester assise.
— Dois-je vous rappeler que j’ai deux
frères ? Il a toujours été facile pour l’un
d’entre nous d’attirer l’attention de notre
père, pendant que les autres se livraient
tranquillement à des activités strictement
défendues. Ne rêvez pas ! Ce ne sont pas
vos mensonges qui m’empêcheront de
voir que vos gens se livrent à des
activités criminelles.
Marguerite resta silencieuse. Que
répondre à cela ? La perspicacité de cet
homme était vraiment étonnante. La
journée n’était même pas encore finie et
il était pleinement conscient qu’elle
s’était jouée de lui.
Et, si elle en jugeait à la lueur qui
brillait dans ses yeux et à la contraction
de ses mâchoires, il était vert de rage.
Au fil des années, cependant, il avait
manifestement appris à maîtriser ses
colères. Elle était forcée de l’admettre.
— J’ai très vite compris que vous
mentiez pour protéger vos hommes,
poursuivit-il d’une voix froide.
Maintenant, j’ai besoin de savoir
pourquoi ils ont besoin d’être protégés.
Marguerite but une gorgée de vin
additionné d’eau avant de répondre.
— Qu’envisagez-vous de faire à mon
sujet ?
— Je n’ai encore rien décidé. Après
avoir fait un premier tour du château et
commencé à comprendre ce qui se
tramait ici, j’ai d’abord songé à vous
pendre au sommet du donjon. Puis je me
suis dit que le roi pourrait voir d’un
mauvais œil une initiative aussi
radicale.
— Et jamais un Faucon n’oserait
encourir la défaveur du roi, poursuivit-
elle à sa place.
Il leva son gobelet et acquiesça.
— Non, c’est vrai. Les Faucon ont
toujours été, et seront toujours, des
serviteurs fidèles de la Couronne.
— Alors, qu’avez-vous décidé
ensuite ?
Darius se retourna vers elle.
— Je me suis dit que je devais
d’abord tirer les choses au clair. Mais,
hélas, vous n’étiez pas dans votre
chambre.
Marguerite avala la boule qui s’était
formée au fond de sa gorge. Quelle
attitude devait-elle adopter ? Mentir ?
Dire toute la vérité ?
Mais déjà Darius lui prenait le
menton, plongeant ses yeux dans les
siens. Le dilemme mental de Marguerite
fut vite résolu. J’ai des responsabilités,
moi aussi, Faucon, répliqua-t-elle en
dégageant brusquement son menton.
— Ainsi, vous vous êtes servie du
passage secret qui débouche dans les
cuisines pour quitter subrepticement le
château.
Marguerite ne put cacher sa surprise.
Comment diable avait-il eu
connaissance de ce passage secret ?
Darius éclata de rire
— Allons, ne faites pas l’étonnée,
Marguerite ! Mes hommes connaissent
leur travail. Il ne leur a fallu que
quelques heures pour découvrir trois de
vos passages secrets. Et celui des
cuisines est le seul qui conduit au
village.
Un coup frappé à la porte mit un terme
à leur discussion. Marguerite se leva,
mais Darius lui intima de rester assise.
— Je vais y aller. Restez où vous êtes.
Elle se rassit, furieuse contre lui, mais
surtout contre elle-même. Son erreur
avait été d’oublier que Darius de Faucon
était fort loin d’être un imbécile. Il la
connaissait bien et il lui avait été facile
de deviner ses mobiles et d’en déduire
ses actes.
Elle allait devoir se montrer plus
maligne que lui. Et rapidement, si elle ne
voulait pas tomber complètement sous
son emprise.
Darius alla ouvrir la porte et revint
avec un plateau sur lequel étaient
disposés des quartiers de volailles, du
pain, du fromage, deux pommes et un
pichet.
— J’ai pensé que vous auriez faim
après la journée longue et fatigante que
vous avez eue, dit-il en posant le plateau
sur l’un des coffres de bois qui
constituaient l’essentiel du mobilier de
la chambre.
Elle secoua la tête.
— Non, je n’ai pas faim.
En fait, elle était affamée, mais elle en
avait assez qu’il décide de tout à sa
place.
— Mais je vous en prie, mangez,
poursuivit-elle.
— J’en ai bien l’intention.
Il coupa un morceau de pain et le lui
tendit.
— Cependant, vous allez manger, vous
aussi. Je n’ai pas envie que vous
tombiez malade.
— Je vous ai dit que je n’avais pas
faim ! rétorqua-t-elle fermement.
Au même instant son estomac se
rebella en gargouillant. Vaincue, elle
soupira et prit le morceau de pain qu’il
lui tendait.
— Je pourrais facilement vous haïr,
vous savez, marmonna-t-elle avant de le
porter à sa bouche.
Il tendit la main et lui caressa la joue
du bout des doigts.
— Je sais par expérience que ce n’est
pas aussi facile que vous l’imaginez.
N’ayant aucune envie de lui demander
ce que signifiait cette remarque
sibylline, elle concentra toute son
attention sur le morceau de pain, en
essayant de ne pas penser au picotement
laissé sur sa joue par la caresse de ses
doigts.
Alors qu’elle tendait la main pour
saisir un petit couteau de table, il arrêta
son geste et le prit à sa place.
— Laissez-moi faire.
Elle redressa la tête, les sourcils
froncés.
— Faire quoi ?
Il découpa un morceau de blanc de
volaille et l’approcha de ses lèvres.
— Vous nourrir.
— Je suis capable de me nourrir toute
seule, merci !
Elle tenta de nouveau de saisir le
couteau, mais il écarta sa main et huma
avec un geste théâtral le morceau de
volaille.
— Ah, ce doré… cuit à point et
parfumé au cumin et à l’ail… J’en ai
l’eau à la bouche…
Puis il l’approcha de nouveau des
lèvres de Marguerite.
Il avait raison. Le fumet était
délicieux.
— Je préférerais…
Profitant de ce qu’elle avait la bouche
ouverte, il mit un terme à ses
protestations en glissant le morceau de
volaille entre ses lèvres. Avant de
l’avoir avalé, elle ne s’était pas rendu
compte à quel point elle était affamée.
En voyant l’expression satisfaite de
Darius, elle comprit son erreur. Si elle
voulait manger, à présent, elle allait
devoir le laisser agir à sa guise.
Ce n’était pas comme s’ils jouaient
pour la première fois à ce petit jeu.
Pendant leur brève idylle, il lui avait
souvent donné à manger de cette façon
— un jeu auquel ils avaient pris
beaucoup de plaisir l’un et l’autre.
Elle lui tendit son gobelet vide.
— Est-ce du cidre ou du vin dans ce
pichet ? demanda-t-elle.
S’était-il souvenu qu’elle n’avait
qu’un goût très modéré pour le vin ?
— Du cidre, bien sûr.
Il remplit le gobelet, but une gorgée et
le lui tendit.
Marguerite le prit. Lentement, elle le
fit tourner dans sa main, pleinement
consciente du regard ardent fixé sur elle,
et trempa ses lèvres à l’endroit où il
avait bu.
Une délicieuse langueur l’envahit. Ce
serait tellement facile de revenir en
arrière, d’oublier les années pendant
lesquelles ils avaient été loin l’un de
l’autre. Quelque part, tout au fond de son
cœur, remontaient des sensations
oubliées, le murmure d’une rivière,
l’odeur amère du foin coupé, le doux
matelas de l’herbe fraîche sous elle.
Elle souriait, hypnotisée par l’éclat des
yeux de Darius…
Brutalement, le présent s’imposa. A
quoi diable pensait-elle ?
Se redressant, elle chassa ces images
dangereuses. Elle avait un château, des
gens à protéger et des promesses à tenir.
Les jours anciens, où elle vivait libre et
sans souci, appartenaient au passé et
rien ni personne ne pouvait les faire
revenir.
Darius lui offrit un autre morceau de
blanc de poulet. Une goutte de sauce au
cumin coula au bout du couteau et le
long de son menton. Avant qu’elle n’ait
eu le temps de l’essuyer, il la cueillit du
bout de son doigt et la porta à ses lèvres.
Aussitôt le temps s’arrêta. Marguerite
vit dans ses yeux qu’il se souvenait lui
aussi d’un certain repas qu’ils avaient
partagé des années plus tôt. Une vague
de chaleur monta dans ses reins, et son
cœur se mit à battre plus vite.
Eprouvait-il ce qu’elle éprouvait ? Il
s’éclaircit la gorge, puis, comme si rien
ne s’était passé, il lui rendit le couteau.
Ils finirent le reste du repas en silence.
Quand ils eurent terminé, il leva les
yeux vers elle.
— Où en étions-nous ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Moi, si. J’étais en train de me
demander ce que j’allais faire de vous.
Il fronça les sourcils, comme s’il
réfléchissait intensément.
— Comme vous pendre est hors de
question et que je ne puis envisager
aucune forme de châtiment physique, je
ne vois qu’une seule solution.
Elle craignait sa réponse, mais elle ne
put s’empêcher de poser la question.
— Laquelle ?
Il lui sourit, avec ce même sourire qui,
autrefois, mettait son cœur en émoi.
— Je vous accompagnerai partout où
vous irez.
Marguerite frémit intérieurement. Cela
ne lui convenait pas du tout. Avec
Darius sans cesse occupé à épier ses
faits et gestes, il lui serait impossible
d’accomplir tout ce qu’elle avait à faire.
Elle ne pourrait plus superviser les
cargaisons hebdomadaires et, pire
encore, elle devrait renoncer à aller voir
Marcus et passer quelques heures avec
lui. Des moments si précieux avant son
départ pour l’Ecosse et une séparation
qui, sans doute, durerait plusieurs
années.
— Ce n’est pas une bonne idée,
objecta-t-elle.
— Non ?
— Non, répéta-t-elle un peu agacée.
Il prenait vraiment trop plaisir à la
pousser dans ses retranchements.
— Ah bon. Et pourquoi donc ?
— Si vous me suivez sans cesse, je ne
vois guère comment je pourrai aller
rejoindre chaque jour l’élu de mon
cœur.
Cette fois-ci, se dit-elle, ce n’était pas
vraiment un mensonge.
— Rien que ça ! Deux maris et un
amant !
Il se mit à marcher de long en large
devant elle.
— Décidément, vous êtes une femme
très occupée.
— Je n’ai pas deux maris.
Elle n’avait pas dit « amant », non
plus, mais il valait mieux lui laisser
croire que c’était un amant qu’elle était
allée retrouver.
— Objection accordée ! L’un de vos
maris est mort.
— Mon seul mari est mort.
Darius s’approcha d’elle par-derrière.
Avant qu’elle n’ait eu le temps de se
retourner ou de s’écarter, il posa ses
mains sur ses épaules. Marguerite sentit
une peur diffuse l’envahir. Une peur qui
fit courir un long frisson le long de sa
colonne vertébrale.
Ce n’était pas de Darius qu’elle avait
peur, mais d’elle-même.
Peur surtout des souvenirs trop tendres
qui jaillissaient du fond de sa mémoire
chaque fois qu’il esquissait un geste à
son égard. Peur de la vague de chaleur
qui avait soudain envahi ses reins quand
il avait embrassé la paume de sa main.
Peur de ne pas pouvoir résister à ses
caresses. Pire, d’en avoir envie.
Il lui massait les épaules, à présent,
les pouces appuyés fermement le long de
son cou. Très lasse tout à coup, elle
ferma les yeux. En un instant, six années
s’évanouirent… et elle se retrouva de
nouveau avec lui, dans le petit pavillon
de chasse.
Incapable de résister à la douceur
enveloppante de ses doigts, elle pencha
la tête en avant et le laissa dénouer la
tension de ses épaules et de son cou.
L’haleine de Darius était brûlante sur
sa peau. Troublée, elle voulut s’écarter,
mais, quand il déposa un baiser juste en
dessous du lobe de son oreille, elle ne
put retenir un gémissement de plaisir. Il
y répondit par un éclat de rire étouffé.
— Je suis toujours ton mari,
Marguerite. Je n’ai jamais cessé de
l’être, affirma-t-il en l’obligeant à se
lever.
Il repoussa le tabouret du pied, puis,
attirant la jeune femme dans ses bras, il
se pressa farouchement contre elle.
— C’est faux. Nos promesses ne nous
engageaient pas irrévocablement,
protesta-t-elle en prenant appui de ses
deux mains contre le mur.
Il enfouit son visage dans ses cheveux,
avant de poser de nouveau ses lèvres
dans le creux de son cou.
— Si, elles étaient irrévocables,
Marguerite. Aussi irrévocables que ce
que nous avons fait ensuite dans notre lit
conjugal.
Il lui caressa le ventre, une caresse
brûlante qui fit aussitôt resurgir les
souvenirs intenses qu’il évoquait puis,
remontant doucement, il enveloppa l’un
de ses seins dans la paume de sa main et
se mit à en titiller la pointe avec son
pouce.
Elle eut un haut-le-corps et retint sa
respiration.
— Arrête, Darius…
— Quoi donc ? demanda-t-il avec une
feinte innocence en la faisant pivoter
dans ses bras et en penchant son visage
vers elle.
Avant qu’elle n’ait eu le temps de
réagir, il la bâillonna avec sa bouche.
Son baiser eut raison du peu de
volonté qu’il lui restait. Passant les bras
autour de son cou, elle enfouit les doigts
dans ses cheveux et se renversa contre
lui, les yeux fermés, tandis qu’un désir
nouveau, puissant et irrésistible, montait
dans le creux de ses reins.
Alors qu’elle s’abandonnait totalement
dans ses bras, il redressa brusquement la
tête.
— Tu es sûre que tu pourras te
contenter d’un mari et d’un amant ?
Sa question lui fit l’effet d’un coup de
poing. Dégrisée tout à coup, elle baissa
les bras et le repoussa. A quoi pensait-
elle ? Comment un simple baiser
pouvait-il suffire à lui faire perdre la
tête et mettre en danger l’avenir des
siens ?
Darius reprit son gobelet et le but d’un
seul trait avant de se retourner vers elle.
— Dites-moi quelque chose,
Marguerite : avez-vous si facilement
oublié notre mariage ? Etes-vous montée
aussi librement dans le lit de Thornson
que dans le mien ?
— Ne soyez pas grossier, je vous en
prie. Avais-je le choix ?
Elle traversa la chambre, afin de
mettre le plus de distance possible entre
eux.
— Vous auriez pu refuser. Dire que
nous étions mariés.
Marguerite frémit secrètement. Dès
l’instant où elle avait reconnu Darius
depuis le chemin de ronde, elle avait
attendu et redouté cet instant, mais son
ton glacial lui serra le cœur.
— J’avais fait une promesse, c’est
vrai. Mais toutes, malheureusement, ne
peuvent être tenues.
Des éclairs furieux jaillirent dans les
yeux de Darius. Marguerite lutta contre
le regret qui l’envahissait. Il y avait eu
un temps où elle avait aimé se perdre
dans les profondeurs de son regard. Une
époque où il n’y avait eu aucun secret
entre eux, mais qui depuis longtemps
était révolue.
— Je n’ai pas oublié, Marguerite. Les
serments que nous avons échangés
étaient beaucoup plus que de simples
promesses.
Il fit un pas vers elle.
— Des serments prononcés devant
Dieu et devant témoins.
Il s’était immobilisé tout près d’elle,
assez près pour que la tiédeur de son
haleine lui caresse la joue.
— Vous m’avez promis d’être à
jamais ma femme, fidèle et obéissante
et, en échange, j’ai juré de vous aimer et
de vous protéger jusqu’à mon dernier
souffle.
— Non.
Elle le repoussa, assez loin pour qu’il
ne puisse pas la prendre dans ses bras.
— Arrêtez, Darius, je vous en prie.
— Arrêter quoi ? De vous rappeler les
serments que vous avez trahis ?
Elle ferma les yeux. Elle n’avait pas
besoin de voir son visage pour sentir la
colère qui bouillonnait en lui. Même si
elle avait fini par aimer Henry
Thornson, ni les années, ni l’éloignement
n’étaient parvenus à lui faire oublier sa
brève idylle avec Darius, des moments
qui resteraient à jamais gravés dans son
cœur et dans sa mémoire.
Mais elle ne pouvait pas laisser cette
folle passion de jeunesse ternir le
bonheur qu’elle avait connu auprès de
Thornson et détruire tout ce qu’elle avait
bâti. Quel qu’en soit le coût, elle devait
tout faire pour persuader Faucon que les
promesses qu’elle lui avait faites ne
signifiaient plus rien pour elle.
Elle pria silencieusement pour trouver
la force de lui mentir de nouveau. Son
cœur souffrirait et se rebellerait, mais
elle saurait le faire taire.
Elle leva les yeux vers lui et durcit sa
voix.
— Nous étions jeunes, Darius. Trop
jeunes. Nous avons agi sans réfléchir,
sur un coup de tête. Nos serments étaient
de simples enfantillages, rien de plus
— Des enfantillages ?
La violence de son ton la fit tressaillir.
Il lui saisit les bras, si fort qu’elle
faillit crier de douleur.
— Vous dites : un coup de tête ?
N’étions-nous pas en âge de nous
marier ? N’avions-nous pas été promis
l’un à l’autre depuis notre naissance ?
— Si, mais mon père avait changé
d’avis.
— Et vous n’avez pas protesté ? Vous
ne vous êtes pas rebellée ?
— Protester, me rebeller contre mon
père ?
Elle laissa échapper un rire de
dérision.
— Allons, Darius, soyez raisonnable.
Vous le connaissiez. Je me serais
heurtée à un mur.
— Avez-vous rejoint librement
Thornson dans son lit ?
Marguerite resta silencieuse pendant
une seconde ou deux. Il n’aimerait pas
sa réponse, elle le savait. Mais elle lui
devait la vérité, au moins sur ce point.
— Pas au début. C’était de vous que
j’avais envie. Seulement de vous.
— Et ensuite ?
— Quand j’ai su qu’il ne pourrait plus
jamais rien y avoir entre nous, il m’a
fallu choisir le genre de vie que je
désirais avoir.
— Et vous avez choisi… ?
— Les valeurs que toute femme
recherche. La sécurité et la chaleur d’un
foyer.
Ce n’était pas ce qu’elle pensait, bien
sûr, mais si elle venait à lui dire toute la
vérité, serait-il furieux ou bien
accepterait-il de comprendre la décision
qu’elle avait prise ? Comme elle ne
pouvait prévoir sa réaction, elle ne
pouvait pas prendre un tel risque.
Il la regarda au fond des yeux.
— Vous avez vraiment aimé
Thornson ?
Elle hocha la tête, puis agacée, tout à
coup, elle décida de renverser la
situation. Après tout, lui non plus il
n’avait pas dû rester chaste pendant les
six années de leur séparation !
— Et vous ? N’avez-vous éprouvé
aucun sentiment pour votre femme durant
toutes ces années ?
Avant de répondre, il émit un
grognement rauque.
— Ma femme ? Je l’ai aimée, oui. A
la folie. Mais, pour mon malheur, car
elle, apparemment, ne m’aimait pas.
Stupéfaite, elle le regarda, refusant de
comprendre.
Etait-ce d’elle qu’il parlait ? Sa
femme ! Elle avait peine à croire qu’il
ne se soit jamais marié.
— Préparez-vous pour la nuit,
ordonna-t-il en se dirigeant vers la
porte. Je reviendrai tout à l’heure.
— Vous reviendrez ? Pour quoi faire ?
Il la regarda, un sourire narquois aux
lèvres.
— Je ne plaisantais pas quand je vous
ai dit que j’avais l’intention de ne pas
vous quitter d’une semelle. De jour…
comme de nuit.
Chapitre 4

— Comment allez-vous, madame ?


demanda Bertha à voix basse.
Les deux femmes étaient dans le
jardin, occupées à désherber les plantes
médicinales.
A bout de nerfs, Marguerite fit un
effort pour ne pas crier. Mais avec
Darius qui les surveillait, à l’autre bout
du jardin, ce n’était pas envisageable. Il
serait trop content s’il savait à quel
point sa présence l’énervait.
— Depuis deux jours, il ne m’a pas
quittée un seul instant, marmonna-t-elle
en grinçant des dents. Si je m’écoutais,
je lui passerais son épée en travers du
corps !
Elle arracha d’un geste brusque une
autre touffe de mauvaise herbe et la jeta
sur le tas.
— Puis-je faire quelque chose pour
vous ? demanda sa servante.
— Malheureusement non. Dis-moi
seulement comment va Marcus.
Jamais Marguerite n’aurait cru que
leur séparation forcée serait aussi
douloureuse. Si elle ne pouvait pas
supporter son absence pendant deux
jours, comment réagirait-elle quand il
serait loin d’elle, en Ecosse, et qu’elle
n’aurait plus aucun espoir d’aller lui
rendre visite ?
— Il va bien, vous n’avez pas à vous
inquiéter à ce sujet. Vous lui manquez,
naturellement. Il me manque aussi
terriblement.
— Nous avons reçu un message du roi
David. Ses hommes viendront le
chercher à la fin de la semaine.
Marguerite réprima difficilement un
sanglot étranglé.
— Ce qui nous laisse trois jours
seulement…
Bertha se pencha et posa une main
compréhensive sur son épaule.
— Je le sais, madame, et je
comprends votre chagrin. Vous allez
devoir trouver un moyen pour aller le
voir avant son départ.
— Oui, mais lequel ?
Marguerite était au bord des larmes et
avait envie de hurler. Mais avec le
regard de Faucon braqué sur elle, elle ne
pouvait pas pleurer et encore moins
crier.
Sans laisser transparaître son
désarroi, elle continua d’arracher les
mauvaises herbes avec application, tout
en réfléchissant à la situation. Alors
qu’elle venait de finir de désherber un
carré de mélisse, une idée germa dans sa
tête.
— Les tunnels sont-ils tous gardés ?
demanda-t-elle en se penchant vers
Bertha.
— Pas tous. Faucon et ses hommes le
pensent, madame. Mais ils n’ont pas
encore découvert ceux qui débouchent
dans les écuries et près du puits.
— Bien. Dans ce cas, je me servirai
de celui des écuries.
Marguerite élabora mentalement un
plan. La sortie du tunnel était située juste
en dessous du bord de la falaise. Comme
il n’avait pas plu depuis plusieurs jours,
les prises ne devaient pas être trop
glissantes et elle pourrait sans doute
réussir à se hisser au sommet.
L’ascension était risquée mais elle
devait absolument voir Marcus.
Elle essuya son front de son bras et en
profita pour jeter un coup d’œil en
direction de Darius. Il continuait de la
surveiller, mais ne cherchait pas à se
rapprocher.
— J’aurais besoin d’une diversion
dans la cour assez importante pour
contraindre Faucon à relâcher sa
surveillance.
— Nos hommes pourraient attaquer
les siens, suggéra Bertha.
Marguerite battit des cils. Une
proposition aussi belliqueuse ne
ressemblait guère à sa servante, qui,
d’ordinaire, détestait la violence et avait
des vertiges à la seule vue du sang.
— Non, je veux seulement une
diversion suffisamment longue pour me
permettre de m’échapper. Je n’ai pas
envie de provoquer une bataille rangée
avec des blessés et, peut-être, des morts.
Elle éclata de rire afin de tromper
Darius et de ne pas attiser sa curiosité.
— Que dirais-tu d’un incendie ?
Bertha sourit.
— Un joli petit feu… C’est une bonne
idée ! Vos gens seront contents de voir
courir en tous sens les hommes de
Faucon. Si vous pensez que cela peut
suffire…
Marguerite soupira. Il faudrait bien
que cela suffise. De toute façon, elle
n’avait plus le choix et le plus tôt serait
le mieux.
Leurs messes basses avaient dû
intriguer Darius car il marchait dans leur
direction. Elle donna rapidement ses
ordres à Bertha.
— Va dire à Everett de mettre au point
cette petite diversion. Dis-lui bien qu’en
cas d’échec je le tiendrai pour
responsable.
Puis elle acheva de rassembler les
mauvaises herbes et se frotta les mains
pour chasser la terre qui avait séché sur
sa peau.
— Vous arrivez au bon moment,
messire. Nous venons juste de terminer
notre désherbage.
Darius l’aida à se relever, puis tendit
également la main à sa femme de
chambre. Bertha le remercia et se tourna
vers sa maîtresse.
— Puis-je prendre congé, madame ?
— Oui, Bertha. Tu es libre à présent
d’aller rendre visite à ta sœur. Dis-lui
que je la salue et que je fais des prières
pour que tout se passe bien.
— Le bébé est-il arrivé ? demanda
Darius lorsque la servante eut quitté le
petit jardin de plantes médicinales.
— Pas encore.
Malgré elle, elle se tourna vers lui,
surprise de le voir ainsi s’inquiéter de la
santé et du bien-être des villageois. Il la
faisait penser à son défunt mari. Son
propre père, lui, ne s’était jamais
intéressé à ses gens, même à ceux qui le
servaient dans son château. Ce n’étaient
pour lui que des serfs et des vilains,
taillables et corvéables à merci.
Tellement bien qu’au début de son
mariage Marguerite avait même trouvé
étrange que Henry Thornson se soucie
autant des hommes et des femmes qui
vivaient sur ses terres.
De la part du baron, un tel intérêt était
compréhensible — après tout, il était
leur seigneur et avait le devoir de les
protéger —, mais, venant de Darius,
c’était beaucoup plus troublant et elle se
perdait en conjectures sur ses
motivations.
La prenant par le bras, il l’entraîna
vers le logis seigneurial.
— La sage-femme a-t-elle été
prévenue de l’imminence de la
naissance ?
— Oui. Sarah est allée s’installer chez
elle, afin d’être sur place en cas de
nécessité.
— Parfait. Alors, tout ira bien,
acquiesça-t-il en posant une main
rassurante sur la sienne.
Ce geste surprit Marguerite et lui fit
perdre tous ses moyens. Le contact de
ses doigts sur sa peau et les attentions
dont il l’entourait avaient le don de la
mettre en émoi et de faire battre son
cœur plus vite.
Depuis le soir de son arrivée à
Thornson, il avait fait preuve d’une
étonnante courtoisie à son égard. Il
l’accompagnait partout — aux repas,
dans la cour, dans ses visites au village
et même à la chapelle. Et, la nuit, c’était
lui et lui seul, posté dans le couloir, qui
gardait la porte de sa chambre.
Tout ce luxe de précautions et
d’attentions aurait sans doute pu passer
pour de la déférence. Mais Marguerite,
elle, n’était pas dupe. Elle savait bien
que ce n’était pas pour la protéger que
Darius ne la quittait pour ainsi dire
jamais des yeux. Contrairement à ce
qu’aurait pu penser un observateur
étranger, Darius ne protégeait pas la
baronne de Thornson. Il la surveillait. Et
la gardait prisonnière.
Certes, il s’agissait d’une prison
confortable où elle ne manquait de rien,
mais son absence de liberté lui pesait un
peu plus chaque jour. En outre, il lui
fallait se battre contre ses propres
sentiments pour ne pas prendre au
sérieux ces assauts de gentillesse.
Ils sortirent du jardin et entrèrent dans
la cour. Marguerite eut un moment
d’affolement. Bertha avait-elle pu
transmettre ses ordres à Everett ? Ce
dernier avait-il eu le temps de mettre en
œuvre la petite diversion qui lui
permettrait de passer quelques instants
si précieux auprès de Marcus ? Si
seulement son cœur pouvait battre moins
vite ! Il ne fallait pas que Darius…
— Messire !
En entendant le cri affolé d’Everett,
Darius s’arrêta et se retourna. Le
capitaine de la garnison de Thornson
courait vers lui, accompagné par Osbert.
Ce dernier fut le premier à les rejoindre.
— Messire, un incendie s’est déclaré
dans l’une des tours de l’entrée !
Darius lâcha le bras de Marguerite.
— Comment cela a-t-il pu arriver ?
demanda-t-il en décochant un regard
acerbe à Everett.
— Je ne sais pas, messire. Le foyer
vient juste d’être découvert.
Marguerite fit un pas de côté, mais,
sans même regarder vers elle, Darius
tendit le bras et lui saisit le poignet.
— Veille à ce qu’elle retourne dans sa
chambre et y reste, ordonna-t-il à son
capitaine d’armes qui obéit
immédiatement en prenant la main de
Marguerite.
— Madame, si vous voulez bien me
suivre ?
Marguerite regarda Darius partir en
courant pour aller combattre l’incendie.
Dès qu’il se fut suffisamment éloigné,
elle se tourna vers Osbert et vit à ses
sourcils froncés que sa mission ne
l’enthousiasmait guère.
— Pars avec lui, suggéra-t-elle, la
mine faussement inquiète. Darius a
besoin de toi. Je ne voudrais pas qu’il
lui arrive malheur.
A sa grande surprise, le capitaine
d’armes se laissa prendre à sa comédie.
Après une brève hésitation, il lui lâcha
la main et la regarda fixement.
— Vous me promettez de retourner à
votre chambre ?
Après avoir demandé silencieusement
pardon au ciel pour le mensonge qu’elle
allait faire, elle fit semblant d’accepter.
— Oui, je te le jure. Cours le
rejoindre, dépêche-toi !
Osbert ne réfléchit pas une minute de
plus. Le seigneur comprendrait sûrement
qu’il avait agi par nécessité. La laissant
là, il courut rejoindre Darius pour lui
venir en aide.
Dès qu’il se fut suffisamment éloigné,
Everett secoua la tête.
— Cela n’a pas été trop difficile. Un
vrai jeu d’enfant !
— Rejoins-les avant qu’ils ne
remarquent ton absence, lui ordonna
Marguerite. Et puis, écoute-moi bien,
ajouta-t-elle en pointant un doigt vers
lui. Fais en sorte qu’il n’arrive aucun
mal à quiconque, ni à nos gens, ni à ceux
de Faucon. Tu m’as bien comprise ?
Les traits du visage d’Everett se
durcirent.
— Oui, madame.
— Bien. Va, maintenant.
Dès qu’il fut parti, elle releva le bord
de sa robe et courut vers les écuries.

* * *

— Alors, quelles nouvelles


m’apportes-tu ?
En reconnaissant la voix qui venait de
surgir derrière lui, alors qu’il marchait
au bord de la falaise, Everett trébucha et
faillit tomber dans le vide. Depuis
l’arrivée de Faucon, il avait rencontré le
représentant du roi d’Ecosse dans la
forêt, mais jamais en terrain découvert.
— Rien de vraiment intéressant.
— Vraiment ? Alors c’est que tu
n’accordes pas suffisamment d’attention
à la mission que je t’ai confiée.
L’homme se rapprocha de lui,
menaçant. Il savait très bien qu’un seul
geste lui suffisait pour précipiter Everett
cent cinquante pieds plus bas, sur les
galets de la plage.
— Les hommes de Faucon restent
toujours ensemble et, comme ils ont peur
de divulguer des informations, ils ne
parlent pour ainsi dire jamais avec les
nôtres.
Avec un air sceptique, son
interlocuteur le saisit par les revers de
sa tunique et le souleva de terre.
— Puisque tu as l’air de l’avoir
oublié, je vais te rappeler les
informations dont j’ai besoin. D’abord,
je veux savoir combien ils sont, de
quelles armes ils disposent et combien
de temps ils envisagent de rester à
Thornson. Et, surtout, quel est le
seigneur qui va être désigné pour
remplacer Henry Thornson.
Le visage blême, Everett s’efforça
d’ignorer le frisson glacé qui lui
parcourait la colonne vertébrale. Il jeta
un coup d’œil vers le vide.
— Oui, messire, répondit-il avec
empressement. Je ferai tout mon
possible pour vous satisfaire.
L’homme le lâcha et il ne put
s’empêcher de pousser un soupir de
soulagement.
— Tâche de réussir. Et rapidement,
avant l’arrivée de la prochaine
cargaison. Sinon…
* * *

Darius essuya la sueur de son front.


L’incendie n’avait pas duré longtemps,
mais les dommages étaient sérieux.
Pensif, il observa les dégâts. L’un des
battants en chêne massif de la porte
d’entrée et le mécanisme de la herse
étaient en piteux état. Il faudrait
plusieurs jours pour les réparer. Entre-
temps, il devrait renforcer la garde de
l’entrée, afin d’éviter une intrusion
éventuelle.
— Comment penses-tu que le feu a
pris ? demanda Osbert derrière lui.
Darius se retourna brusquement.
— Que fais-tu donc ici ? Où est
Marguerite ?
— Dans sa chambre, messire, n’ayez
aucune inquiétude.
— Tu en es certain ?
Osbert haussa les épaules.
— Oui. Elle m’a promis de s’y rendre
et d’y rester, pendant que je vous
aiderais à éteindre l’incendie.
— Tu as donc été ici pendant tout ce
temps-là ?
— Oui, messire.
— Et tu l’as laissée seule, sans aucune
surveillance ?
Osbert le regarda avec inquiétude.
— Oh non ! Vous ne pensez tout de
même pas qu’elle aurait… Elle n’aurait
tout de même pas osé…
Darius jura et courut vers le logis
seigneurial, suivi de près par son
capitaine d’armes.
— Au lieu de venir avec moi, va
plutôt seller deux chevaux, lui ordonna
Darius sans se retourner. Au cas où mes
craintes seraient fondées…
Il poursuivit sa course vers le logis
seigneurial, tandis qu’Osbert obliquait
vers les écuries. Après avoir traversé la
grande salle sans ralentir, il gravit
l’escalier jusqu’à la chambre de
Marguerite.
Avant d’entrer, il s’arrêta brièvement
pour reprendre son souffle et tenter de se
calmer. Si elle n’était pas dans sa
chambre, il lui faudrait faire un effort de
volonté surhumain pour ne pas étrangler
la première personne qui se trouverait
là. Il n’était pas disposé à accepter de
s’être laissé berner sans réagir !
Il poussa la porte et jeta un coup d’œil
circulaire autour de lui.
Personne ! La pièce était bel et bien
vide, ainsi qu’il l’avait craint. Bon
sang ! Comment Osbert avait-il pu être
aussi naïf ?
Fou de rage, il laissa sa fureur éclater.
Au bout de quelques instants, ses cris
et ses jurons attirèrent Bertha sur le seuil
de la chambre.
— Messire ? Que se passe-t-il ?
Se retournant brutalement, il lui saisit
le bras avec emportement.
— Que fais-tu là ? Je croyais que tu
étais allée rendre visite à ta sœur ?
Bertha secoua la tête.
— En voyant qu’il y avait le feu, j’y ai
renoncé. On pouvait avoir besoin de moi
ici.
Il ne crut pas un instant son excuse.
— Peux-tu me dire où est ta
maîtresse ?
— Elle n’est pas ici ? demanda Bertha
en regardant autour d’elle avec une
feinte innocence.
Furieux, Darius fronça les sourcils.
— Ne joue pas à ce petit jeu avec moi.
Où est-elle ?
La femme de chambre haussa les
épaules.
— Je ne sais pas, messire Faucon. La
dernière fois que je l’ai vue, elle était
avec vous.
Darius perçut une pointe d’insolence
dans sa réponse. Avec le regard qu’il
braquait sur elle, une servante normale
aurait dû être impressionnée et trembler
de tous ses membres.
Puisqu’il en était ainsi, il allait lui
faire comprendre que même si elle ne
craignait rien pour elle-même, elle
devait craindre pour sa maîtresse.
Il lui saisit les bras et la secoua.
— Dis-moi où elle est, sinon je te jure
que je la corrigerai comme il se doit
quand je la retrouverai. Sa trahison
exige un châtiment exemplaire. Sais-tu
ce qu’il lui en coûtera ?
Les yeux de Bertha s’écarquillèrent.
— Jurez-moi que vous ne lui ferez pas
de mal. Elle ne s’est pas enfuie. Elle va
revenir, vous verrez. Serez-vous plus
clément si je vous dis où elle se trouve ?
Il faillit s’étouffer. Cette drôlesse
osait lui proposer un marché !
— Je te promets de ne pas la tuer.
Rien de plus !
Elle se mordit la lèvre et le regarda en
hésitant, puis, finalement, elle baissa la
tête.
— Elle est au village. Je vous garantis
qu’elle ne fait rien de mal, messire.
Il la lâcha.
— A quel endroit dans le village ?
demanda-t-il d’un ton radouci.
— Vous la trouverez soit au cimetière,
soit dans les bois environnants.
Cela n’avait guère de sens pour lui,
aussi voulut-il en savoir plus.
— Qu’y a-t-il d’aussi important au
village pour qu’elle prenne le risque
d’attiser ma colère et de mettre sa
propre vie en danger ?
Bertha haussa les épaules.
— Comme vous allez certainement le
découvrir vous-même, je peux vous le
dire. Elle est allée passer une heure ou
deux avec messire Marcus.
Darius avait déjà été en colère
auparavant et il croyait avoir atteint une
fois ou deux les limites extrêmes de la
fureur dont il était capable.
Mais il s’était trompé.
La rage qui l’animait à présent était
tellement violente, tellement
incontrôlable qu’un voile rouge
obscurcit sa vision et ses pensées. Il se
dirigea vers la porte, les mâchoires
serrées et la main crispée sur la poignée
de son épée.
— Votre maîtresse vivra peut-être,
mais je tuerai son amant !
Bertha courut après lui en criant.
— Non ! Vous ne comprenez pas,
messire Faucon ! Messire Marcus n’est
pas…
Elle ne put finir sa phrase : Darius
était déjà sorti en lui claquant la porte au
nez
Il descendit l’escalier quatre à quatre,
traversa la grande salle sans regarder
autour de lui, et sortit dans la cour où
Osbert l’attendait avec les chevaux.
— Messire ?
En voyant son visage fermé, Osbert
soupira et secoua la tête.
— Non, ce n’est rien. Cela attendra.
L’un derrière l’autre, les deux
cavaliers traversèrent les deux cours et
sortirent du château. Puis, au grand trot,
ils suivirent le chemin étroit et sinueux
qui conduisait au village.
Tandis que les sabots de son cheval
frappaient le sol, Darius s’efforçait de
maîtriser sa fureur. Etre aveuglé par la
rage quand il se trouverait face à ce
Marcus ne lui servirait à rien. Il savait
par expérience qu’il valait mieux avoir
l’esprit clair pour gagner une bataille.
Et il gagnerait cette bataille. Peu lui
importait ce que pouvaient bien penser
son père, l’Eglise ou même le roi à
propos de son mariage avec Marguerite.
Il le considérait, lui, comme pleinement
valide et, si Dieu le permettait, dès cette
nuit, il mettrait un terme à cette comédie
et ferait valoir ses droits conjugaux.
Même s’il ne comprenait pas ce qui le
poussait à agir ainsi.
Ce n’était pas à cause des sentiments
qu’il avait jadis nourris pour
Marguerite. Certes, la douceur de ses
caresses et de ses baisers lui avait
manqué, tout comme le son de sa voix et
le parfum de sa peau, mais son amour
pour elle était mort et enterré depuis des
années. Ce n’était pas non plus pour
satisfaire ses appétits charnels :
n’importe quelle femme aurait tout aussi
bien pu les satisfaire.
Non, vraiment, il avait beau chercher,
il ne comprenait pas pourquoi il avait
réagi avec une telle violence en
apprenant qu’elle était allée rejoindre
son amant.
Etait-ce de l’orgueil ?
Non, ce n’était pas ça non plus. C’était
autre chose qui l’avait rendu furieux et il
ne savait pas quoi, mais cela lui nouait
le ventre et lui déchirait le cœur.
Et il devait absolument découvrir de
quoi il s’agissait s’il ne voulait pas
devenir fou.
Il traversa le village au galop. Sur son
passage, les gens s’écartaient avec
précipitation et, grâce à Dieu, aucun
d’entre eux ne fut renversé ou piétiné par
les sabots de son destrier. Il ne ralentit
que lorsqu’il parvint en vue de la petite
église au pied de laquelle se trouvait le
cimetière, comme dans la plupart des
villages saxons.
Tirant brutalement sur les rênes, il
immobilisa son cheval et sortit son épée
du fourreau. Puis il observa
attentivement le cimetière et les champs
qui s’étendaient jusqu’à l’orée de la
forêt.
Osbert le rejoignit et arrêta sa monture
à côté de la sienne.
— Darius !
Bien qu’essoufflée, la voix de son
capitaine d’armes exprimait une pointe
de réprobation.
Il s’efforça de le rassurer.
— Ne t’inquiète pas. Je ne lui ferai
pas de mal. Mais je ne peux pas te
promettre de laisser la vie sauve à son
amant.
Osbert leva le bras et posa la main sur
son épaule.
— Vous ferez ce que vous pensez
devoir faire. Mais réfléchissez bien
avant d’agir. La jalousie n’est jamais
bonne conseillère.
— Ce n’est pas de la jalousie que je
ressens.
C’était la pure et simple vérité. Il n’y
avait pas de jalousie en lui.
— Mais alors, qu’est-ce que c’est ?
Darius secoua la tête.
— Pour le moment, je ne le sais pas.
Mais je le découvrirai tôt ou tard.
Soudain, deux silhouettes, à l’orée de
la forêt, attirèrent son regard.
Osbert les vit également et resta
bouche bée.
Darius rengaina aussitôt son épée.
— Par le Christ !
Il fit avancer son destrier au pas et se
dirigea vers les deux promeneurs qui
cheminaient main dans la main. Au bout
de quelques pas, tous deux s’arrêtèrent
et s’assirent sur un banc de pierre.
Marguerite passa le bras autour du
petit garçon qui l’accompagnait et le fit
asseoir sur ses genoux. Darius sentit son
cœur se serrer en voyant l’amour qui
unissait la mère et l’enfant.
L’attention de Marguerite était
tellement accaparée par ce dernier
qu’elle ne vit pas les deux cavaliers
approcher et s’arrêter à la lisière du
cimetière.
— Vous le saviez ? demanda Osbert à
voix basse.
Darius secoua la tête.
— Non. Comment aurais-je pu le
savoir ?
Comment Marguerite avait-elle réussi
à lui cacher l’existence de cet enfant ?
Pourquoi personne n’en avait-il jamais
parlé au château, même à mots
couverts ? Marguerite avait-elle donné
des ordres stricts pour que ses gens ne
mentionnent ni son existence ni l’endroit
où il se trouvait ? Pour quelle raison
avait-elle agi ainsi ?
Soudain l’enfant sauta des genoux de
sa mère et, lui prenant la main, se mit à
l’entraîner dans une folle farandole
autour des tombes. Elle se laissa faire
puis, bientôt à bout de souffle, elle
s’arrêta, le prit dans ses bras et le serra
contre elle.
Au même moment, le cheval de Darius
hennit. La mère et l’enfant se
retournèrent brusquement et regardèrent
avec effroi les deux hommes.
Osbert laissa échapper un juron.
Sous le choc, Darius faillit tomber de
son cheval et toute trace de colère se
retira de son visage. Maintenant il savait
ce que son cœur avait deviné d’instinct.
Chapitre 5

En entendant le cheval hennir,


Marguerite sursauta. On les avait
découverts ! Angoissée, elle récita
intérieurement une prière tout en levant
les yeux vers les cavaliers. Elle se sentit
défaillir lorsqu’elle croisa le regard de
Darius. Non ! se dit-elle, pas Darius ! Il
avait découvert son absence bien trop
tôt ! Une simple demi-heure lui aurait
suffi à ramener Marcus chez Hawise et
John au village, sans que personne s’en
aperçoive. Parmi les six enfants du
couple, il aurait été en sécurité et
Faucon n’aurait jamais pu deviner que
c’était son fils. Comment allait-il réagir
en voyant Marcus ?
Le premier réflexe de Marguerite fut
de s’enfuir. Mais pour aller où ? Marcus
allait ralentir leur course et Darius les
rattraperait bien avant qu’ils ne soient
parvenus à se cacher dans la forêt.
Le juron poussé par Osbert la tira de
ses réflexions. Elle se recroquevilla sur
elle-même et serra Marcus très fort dans
ses bras.
Puis elle scruta le visage de Darius.
Au premier abord, il avait eu l’air
choqué. Son teint avait pâli et ses yeux
s’étaient écarquillés.
A présent, il soutenait son regard et
avançait vers elle, les sourcils froncés.
Elle frissonna. Elle n’avait plus le
choix : Faucon était furieux et elle allait
devoir lui fournir des explications…
Arrivé à sa hauteur, Darius reporta
son attention sur Marcus. Ses yeux
noisette rencontrèrent alors ceux de
l’enfant. Marguerite ne put s’empêcher
de se demander ce qu’il pensait. Allait-
il reconnaître son fils… leur fils !
Oh ! Seigneur Dieu, elle avait juré de
ne jamais trahir la promesse qu’elle
avait faite à Henry. Toute sa vie, depuis
son mariage, avait été bâtie sur un
mensonge de son mari. Et elle n’y avait
trouvé aucune objection.
Comment aurait-elle pu d’ailleurs y
trouver à redire ? Ce mensonge
constituait pour elle la rançon d’une vie
heureuse et paisible auprès d’un homme
qui l’aimait sincèrement…
Les deux cavaliers arrêtèrent leurs
montures juste devant elle, interrompant
ainsi le fil de ses pensées.
— Seigneur Dieu ! Que je sois damné
si…
Prononcé à voix basse, le juron
d’Osbert refléta les pensées de
Marguerite. Elle savait qu’un jour ou
l’autre son mensonge la perdrait.
Marcus, choqué, redressa la tête et
regarda Osbert.
— Vous ne savez pas que jurer est un
péché ?
Osbert prit un air faussement surpris.
— Vraiment ? Merci de m’en aviser,
mon garçon… Je te promets de ne pas
recommencer. Au fait, comment
t’appelles-tu ?
Marcus releva un peu plus le menton,
l’air aussi fier qu’un jeune coq.
— Mon nom est Marcus. Je suis
Marcus de Thornson.
Osbert se laissa glisser de son cheval.
Il examina le jeune garçon de la tête aux
pieds, puis un large sourire éclaira
soudain son visage.
— Par ma foi, comment est-ce
possible…
Marguerite serra son fils contre elle.
Elle avait toujours redouté cette
confrontation. La ressemblance entre
Marcus et son père était si flagrante
qu’Osbert n’avait eu besoin que de
quelques instants pour faire le
rapprochement. Darius percerait son
secret en un rien de temps…
Le capitaine d’armes s’accroupit
devant le garçon.
— Eh bien, je suis honoré de faire
votre connaissance, messire Marcus.
— Mais vous, qui êtes-vous ?
demanda le jeune garçon intrigué.
— Je suis Osbert, le capitaine d’armes
de messire Darius de Faucon. Dites-moi,
quel âge avez-vous, messire Marcus ?
Le jeune garçon ouvrit tous les doigts
de l’une de ses mains, tout en gardant les
yeux fixés sur le destrier d’Osbert.
— C’est votre cheval ? demanda-t-il
en désignant l’animal d’un signe de tête.
— Oui, c’est le mien.
— Il est très grand ! dit Marcus,
admiratif.
— Pas si grand que ça, répondit
Osbert en se redressant.
Il fit claquer ses doigts pour faire
venir le destrier à lui.
— Je parie qu’un beau jeune homme
comme vous peut le monter sans aucun
problème. Voulez-vous faire une petite
promenade ?
Marcus, impatient, se tortilla dans les
bras de sa mère et la fixa, les yeux
brillant d’excitation. Marguerite retint sa
respiration et regarda Osbert d’un air
suppliant.
— Jure-moi de ne pas lui faire de mal,
Osbert.
Le capitaine d’armes se redressa
brusquement, comme si elle l’avait
frappé.
— Vous me connaissez assez,
madame, pour savoir que je suis bien
incapable de faire du mal à un enfant,
dit-il sur un ton offensé.
Elle serra son fils plus fort contre elle.
Marcus se débattit brièvement, puis la
regarda fixement, une lueur inquiète au
fond des yeux.
Darius se pencha alors sur l’encolure
de son cheval.
— Ne lui faites pas peur. C’est inutile.
Je peux vous garantir qu’il ne risque
rien.
Marguerite réfléchit un instant. Son
intention n’était pas de lui faire peur.
Non, elle savait fort bien que Marcus ne
courait aucun danger. Mais c’était sa
propre peur qui l’empêchait de le
lâcher. Darius avait l’air si furieux…
Reverrait-elle un jour son fils si Osbert
l’emmenait ?
Elle secoua la tête.
— Non. Je ne peux pas vous laisser
me le prendre.
— Vous le prendre ?
Osbert prit un air à la fois incrédule et
attristé.
— Je lui ai seulement proposé de
monter sur mon cheval, rien de plus.
Messire, demanda-t-il en regardant
Darius, m’autorisez-vous à partir avec
le jeune Marcus ?
Darius mit pied à terre et attacha les
rênes de son destrier à une croix de
bois, avant de se tourner vers
Marguerite.
— Nous avons besoin de parler seul à
seule, madame. Laissez ce garçon aller
faire un tour à cheval avec Osbert. Ne
m’obligez pas à user de contrainte,
ajouta-t-il en voyant qu’elle continuait
de garder son fils dans ses bras.
Résignée, Marguerite desserra son
étreinte. Il avait raison. Ils avaient
besoin de parler. Elle passa la main
dans les longs cheveux noirs et bouclés
de Marcus, puis déposa un baiser sur
son front avant de le laisser partir.
Darius baissa les yeux vers le jeune
garçon, puis lui fit signe de rejoindre
Osbert.
— Va faire un tour à cheval. Surtout
n’aie pas peur, tu ne tomberas pas.
Osbert y veillera.
Marcus courut vers le capitaine
d’armes, tout heureux, apparemment, de
pouvoir monter sur un grand cheval.
Osbert le prit par la taille, le mit en
selle et lui recommanda de bien
s’accrocher au pommeau. Puis il
s’éloigna, les rênes en mains, tout en
surveillant Marcus du coin de l’œil, prêt
à le rattraper au cas où il viendrait à
perdre l’équilibre.
Pensif, Darius les suivit
silencieusement des yeux pendant
quelques instants. Pourquoi Marguerite
ne lui avait-elle rien dit ? Les émotions
qu’elle ressentait étaient-elles aussi
confuses que les siennes ?
Il se tourna ensuite vers Marguerite
qui essuyait discrètement ses yeux.
Incapable de juguler son émotion, il fit
un pas vers elle et la prit dans ses bras.
Les mots se bousculaient dans sa tête.
— Qu’as-tu donc fait ? s’exclama-t-il
d’une voix étranglée.
Elle se mit à trembler contre lui et des
sanglots étouffèrent sa réponse.
— Ne pleure pas, Marguerite,
murmura-t-il doucement. Cela ne sert à
rien.
Quand elle eut recouvré son calme, il
insista.
— Qu’as-tu fait, Marguerite ?
Elle resta dans ses bras, le visage
enfoui dans sa tunique.
— Je n’ai rien fait de mal. J’ai
seulement pensé à protéger mon fils.
— Ton fils ? Tu ne l’as pas fait toute
seule, c’est une évidence. Et je ne pense
pas que quiconque puisse douter de
l’identité du père.
— Henry est son père.
— Pourquoi mens-tu ? C’est inutile à
présent. Le baron est mort. Et ce garçon
est indéniablement un Faucon. Un simple
coup d’œil m’a suffi pour en être
persuadé.
Elle se raidit et protesta, en élevant la
voix.
— Je te répète que c’est le fils de
Thornson. Son nom est Marcus de
Thornson.
— Allons, calme-toi, Marguerite,
murmura-t-il en lui passant doucement la
main dans le dos.
Elle trouva sa réaction étrange.
Pourquoi ne laissait-il pas exploser sa
colère ? Il aurait dû être furieux contre
elle après tout ce qu’elle lui avait caché.
Mais, au lieu de cela, il pensait
seulement à la rassurer. Il posa
tendrement son menton sur sa tête et la
berça lentement.
— Pourquoi as-tu essayé de cacher
Marcus ?
— J’avais promis à Henry de veiller
sur notre fils, de tout faire pour qu’il ne
coure aucun danger.
— Justement, il était en sécurité à
Thornson. Non ?
— Oui, jusqu’à ton arrivée.
— Allons, Marguerite, crois-tu que je
sois capable de faire du mal à un
enfant ? As-tu vraiment une aussi
mauvaise opinion de moi ?
Elle secoua la tête sous son menton.
— Non, répondit-elle timidement.
— Dans ce cas, pourquoi l’avoir
caché ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai eu peur des gens… J’ai
pensé…
Elle s’interrompit et inspira
profondément avant de poursuivre.
— J’ai cru que, si l’on vous voyait
ensemble, Marcus et toi, les gens
penseraient… supposeraient…
Elle s’interrompit de nouveau et
enfouit son visage dans sa tunique.
— Qu’ils sauraient immédiatement
que c’est ton fils.
Darius ferma les yeux. La douleur qui
avait percé à travers ses paroles lui
déchira le cœur.
— Et pourquoi cela serait-il si
terrible, Marguerite ?
— J’ai promis à Henry de ne jamais
laisser personne découvrir la vérité. En
échange, il a élevé Marcus comme son
propre fils et fait en sorte que ni l’un ni
l’autre nous ne manquions de rien.
— Ainsi, il était au courant.
— Bien sûr. Comment aurait-il pu
l’ignorer ? Je n’étais pas vierge la nuit
de notre mariage. J’étais déjà enceinte
de notre enfant.
— Un enfant que nous avions conçu la
nuit de notre mariage.
— Oui. Henry a protégé mon enfant et
sauvegardé mon honneur.
— Et, en échange, il a gagné un fils
qu’il ne pouvait plus concevoir lui-
même. Mon fils.
Elle le repoussa brusquement.
— Pourquoi réagis-tu comme cela ?
Ce n’est pas comme s’il te l’avait volé.
— Seigneur Dieu, non. Il ne pouvait
pas me dérober quelque chose dont je ne
connaissais même pas l’existence.
C’était très habile de sa part.
— Habile ? Tu parles comme s’il
avait manigancé un plan pour te
déposséder de ton bien.
— N’est-ce pas ce qu’il a fait ? Tu
crois que Thornson mettait ton honneur
et ton bien-être au-dessus de ses désirs ?
— De ses désirs ?
Marguerite se redressa, hors d’elle.
Son visage étincelait de colère dans la
lumière du soleil.
— De quels désirs parles-tu ?
Comment oses-tu prêter autant de
malfaisance à un homme mort ?
— Je n’ai pas parlé de malfaisance. Je
pense seulement que Thornson a été très
habile.
— Habile ? Je ne vois pas où tu veux
en venir, rétorqua Marguerite exaspérée.
— Allons, Marguerite, je t’en prie.
N’essaie pas de me convaincre que tu es
devenue aveugle ou simple d’esprit. Ne
me dis pas que les gens de Thornson
n’ont pas considéré ton vieux mari d’une
manière différente lorsqu’ils ont pris
connaissance de ton état.
Elle fronça les sourcils.
— D’une manière différente ? Non, je
ne crois pas.
— N’y a-t-il pas eu des murmures au
sujet de son regain de virilité ? De ses
prouesses amoureuses dans le lit de sa
jeune femme ?
Marguerite rougit, mais pas de colère
cette fois-ci. Elle détourna les yeux et
Darius s’aperçut de son embarras.
— Ah, je vois que je ne me suis pas
trompé. Tu ne crois pas qu’il a dû se
sentir aussi fier qu’un jeune coq ?
— Tous les hommes n’éprouvent-ils
pas une certaine fierté dans la même
situation ?
— Je ne sais pas. Devrais-je le
savoir ?
Marguerite roula des yeux incrédules
et secoua la tête.
— Dis-moi, Darius, ne ressens-tu pas
un peu de fierté en ce moment ?
Contrairement à ce qu’elle pensait, la
fierté ne faisait pas partie des émotions
qui se bousculaient dans son cœur et
dans sa tête.
— De la fierté ? Non. De la colère,
peut-être. Mais j’ai surtout l’impression
d’avoir été dépossédé.
— Dépossédé ?
Elle se retourna et fit quelques pas au
milieu des croix, avant de revenir vers
lui.
— Et de quel bien as-tu été
dépossédé ? Je ne vois guère comment
un Faucon pourrait éprouver un pareil
sentiment.
Darius sentit son cœur se serrer
douloureusement. Une nouvelle bouffée
de colère monta en lui.
— Pourquoi penses-tu cela ? A cause
de la puissance et de la richesse du fief
de ma famille ? Tu oublies que je ne
possède rien. Tout appartient à mon
frère aîné, le comte.
— Comme si Rhys pouvait laisser l’un
de ses frères dans le besoin !
— Il y a six ans, ce n’était pas lui qui
était comte de Faucon.
Darius s’interrompit pour chasser le
goût amer qu’il avait dans la bouche.
— Il n’avait pas son mot à dire quant
au traitement qui était réservé aux autres
membres de la famille.
— Ton père était un homme généreux.
Jamais il n’aurait permis que l’un de ses
fils manque de quoi que ce soit.
— Dans des circonstances normales,
peut-être. Mais quand il était en colère,
sa fureur ne connaissait pas de limites.
Le petit rire incrédule de Marguerite
lui échauffa les oreilles.
— Je doute que quoi que ce soit ait pu
le mettre en fureur, hormis le coup bas
d’un ennemi sur un champ de bataille,
répondit-elle.
— Et pourtant le mariage secret de son
fils avec la fille d’un félon y est
parvenu.
Surprise, Marguerite se figea et se
retourna lentement vers lui.
— D’un félon ? Est-ce de mon père
que tu parles ?
Elle avait prononcé ces mots d’une
voix sereine et posée, mais ses lèvres
pincées, ses sourcils froncés et ses yeux
étrécis démentaient ce calme apparent.
Darius haussa les épaules.
— Oui et tu le sais fort bien. Sinon,
pour quelle raison lui-même aurait-il été
aussi furieux en apprenant ce que nous
avions fait ?
— Non, tu te trompes, mon père n’a
rien d’un félon. Il avait déjà passé un
accord pour mon mariage avec Henry,
c’est la seule raison.
— Ah oui ! Quoi de plus naturel pour
un partisan de l’impératrice Mathilde
que de donner sa fille à un homme qui
appartient au même clan que le sien ?
— Ah ! Maintenant, tu accuses Henry
d’avoir été, lui aussi, un félon ?
Darius s’esclaffa et rit de plus belle en
voyant sa mine outragée.
— N’était-ce pas le cas ? Et je
suppose aussi que les hommes que j’ai
surpris sur la plage n’étaient pas des
contrebandiers ? demanda-t-il quand il
eut contrôlé son hilarité.
Marguerite redressa la tête.
— Tu te trompes sur leur compte. Ils
réceptionnaient simplement une
cargaison de marchandises pour le
village.
Darius ne put s’empêcher de sourire.
Parfois, il prenait presque plaisir à la
voir mentir si ouvertement. Il reprit
rapidement son sérieux.
— La prochaine fois, je réussirai à les
prendre sur le fait. Alors nous pourrons
déterminer avec certitude si leur trafic
est répréhensible ou non. Mais ne crains
rien, ajouta-t-il en voyant que sa menace
n’était suivie d’aucune réponse. Leur
châtiment ne sera rien en comparaison
de celui que leur chef subira.
Marguerite retint son souffle et cette
réaction suffit à Darius, du moins pour le
moment.
Elle leva les mains au ciel.
— Nous pourrions en discuter toute la
journée. Qu’est-ce que cela changerait à
la situation ?
— Rien, je te le concède. En fin de
compte, j’ai perdu ma maison, ma
famille et mon nom, en plus des cinq
premières années de la vie de mon fils.
Marguerite le regarda, l’air totalement
éberlué.
— Je ne comprends pas. Comment as-
tu pu perdre ta maison et ta famille ?
— Tout simplement.
Il s’efforça de garder une voix calme
et impersonnelle, mais le souvenir de ce
qu’il avait vécu était encore bien trop
vivace dans sa mémoire pour
l’empêcher de trembler.
— Mon père m’a chassé du château et
a rayé mon nom à jamais.
— Quoi ? Comment est-ce possible ?
— Tu m’as bien entendu. Les hommes
de ton père m’ont arraché du pavillon de
chasse où nous dormions après notre
nuit d’amour. Ils m’ont attaché nu à une
perche — comme ils l’auraient fait pour
un sanglier ou un chevreuil — et ils sont
allés me jeter aux pieds de mon père,
dans la cour d’honneur de Faucon. Les
gardes en ont fait des gorges chaudes,
mais mon père a beaucoup moins
apprécié la plaisanterie.
— Oh ! Seigneur Dieu, je ne le savais
pas, murmura-t-elle en faisant un pas
vers lui. Comment ont-ils pu faire une
chose pareille ?
— Comme je n’étais ni armé, ni
habillé, comme je te l’ai dit, leur tâche
n’a pas été trop difficile.
A cette simple évocation, elle rougit.
— Effectivement, le moment était fort
inopportun.
Darius jeta un coup d’œil en direction
d’Osbert et de Marcus.
— Inopportun peut-être, mais nos
ébats, au moins, ont été couronnés de
succès.
Elle fit un nouveau pas vers lui et posa
la main sur son bras.
— Je t’en prie, Darius, n’enlève pas
son nom à mon fils.
Il baissa les yeux vers elle.
Qu’attendait-elle qu’il fasse ? On l’avait
privé de son fils cinq longues années et
il comptait bien à présent avoir son mot
à dire.
— Je ne peux pas le laisser dans un
clan traître à la Couronne.
— N’oublie pas que ce n’est qu’un
enfant, Darius.
— Oui. Mais entouré par des gens qui
ont juré fidélité à l’impératrice
Mathilde. Où l’enverras-tu pour qu’il
devienne un page et un écuyer,
Marguerite ? Où apprendra-t-il à
devenir un homme ? A la cour du roi
d’Ecosse ? Qui lui apprendra l’honneur
et la loyauté ? L’un des barons de
Mathilde ?
— En quoi cela t’importe-t-il ? Quand
il sera en âge de partir, tu ne seras plus
là depuis longtemps.
— C’est mon fils. Il a une grande
importance pour moi. Réponds-moi :
quels arrangements as-tu déjà faits pour
son avenir ?
— Plus tard il ira en Ecosse,
murmura-t-elle en détournant la tête.
Darius lui agrippa vivement les bras.
— Moi vivant, jamais !
— Cela ne te regarde pas.
Marguerite avait envie de crier. Au
lieu de cela, elle serra les dents et fit de
son mieux pour ne pas céder au
sentiment de panique qui était en train de
l’envahir.
— Il est inutile de te mettre en colère
pour une chose que tu ne peux pas
changer.
Les doigts de Darius se crispèrent sur
ses bras, la faisant grimacer de douleur.
— Si je le veux, je peux tout changer
— et tu le sais fort bien, marmonna-t-il,
les sourcils froncés et les yeux étincelant
de colère et de détermination.
— Tu ne peux pas prouver que Marcus
n’est pas le fils de Thornson.
Elle connaissait la faiblesse d’un tel
argument, mais elle voulait croire
qu’elle avait encore son mot à dire pour
l’avenir de Marcus.
— Je ne…
— Madame Marguerite !
Interrompu par le cri de Hawise,
Darius ne finit pas sa phrase. Marguerite
tourna la tête et vit la gardienne de
Marcus approcher, accompagnée par
John, son mari.
— On dirait que tes sauveurs sont
arrivés au bon moment — mais ce n’est
que partie remise, murmura Darius près
de son oreille.
Au ton de sa voix et au regard qu’il lui
décocha, Marguerite comprit que leur
conversation était loin d’être terminée.
— En ne vous voyant pas revenir,
nous nous sommes inquiétés, madame.
Marguerite posa une main rassurante
sur le bras de Hawise.
— Tout va bien. Tu n’as pas à
t’inquiéter. Messire Faucon est venu
nous rejoindre, expliqua-t-elle en le
désignant. Avec lui, nous étions en
parfaite sécurité.
— Mais où est messire Marcus ?
demanda John en regardant autour de lui.
— Il est allé faire une promenade à
cheval avec Osbert, mon capitaine
d’armes, répondit Darius en pointant le
doigt vers les deux silhouettes à l’orée
de la forêt.
— Ah, messire Marcus doit être fou
de joie. Mais bon sang ! Ce n’est pas
possible !
John fixa soudain Darius, les sourcils
froncés. Puis il échangea un regard avec
sa femme, avant de se tourner de
nouveau vers Marguerite.
Hawise pinça les lèvres.
— Ma parole, madame, c’est
incroyable ! On pourrait croire, au
premier abord, que messire Faucon et
messire Marcus sont apparentés, fit-elle
observer avec sa franchise habituelle.
Darius scruta le visage de Marguerite.
Hawise et John avaient-ils remarqué le
léger tremblement de son menton et la
pâleur de son visage.
Il n’avait pas encore eu le temps lui-
même de s’habituer à sa nouvelle
paternité et n’avait aucune envie de la
laisser s’ébruiter. Il s’empressa de les
détromper.
— Apparentés ? Par le Christ, si la
couleur des cheveux suffisait à établir
des liens familiaux, je serais apparenté
avec tous les enfants bruns du village.
John fut le premier à s’esclaffer.
— Si vous le désirez, messire, je vous
en offre de bon cœur trois ou quatre.
Cela nous fera des bouches en moins à
nourrir.
Au bout de quelques instants d’un
silence embarrassé, Hawise donna un
coup de coude à son mari.
— A propos d’enfants, nous avons
laissé les nôtres seuls un long moment.
John acquiesça. Il était marié depuis
assez longtemps pour saisir à demi-mot
les allusions de sa femme.
— Hawise a raison. Il vaut mieux que
nous rentrions. Avec votre permission,
Madame Marguerite, messire…
Marguerite jeta un coup d’œil à
Darius, avant de lui répondre.
— J’irai au village pour vous rendre
visite tout à l’heure.
Puis elle attendit que John et Hawise
se fussent suffisamment éloignés, avant
de montrer son désarroi.
— Oh ! mon Dieu, qu’ai-je fait ?
murmura-t-elle en enfouissant son visage
dans ses mains. Et que vais-je faire
maintenant ?
Darius soupira. Il venait de se poser la
même question. Car, s’il ne saisissait
toujours pas pourquoi Marguerite avait
menti sur l’identité du père de Marcus, il
comprenait à présent fort bien les
raisons pour lesquelles elle avait décidé
de cacher le jeune garçon après son
arrivée à Thornson. Ce n’était pas tant
pour lui que pour ses gens, pour qu’ils
ne les voient jamais l’un à côté de
l’autre. Marcus lui ressemblait trop.
Même un imbécile aurait compris la
raison de cette évidente ressemblance.
Oui, que faire à présent ?
Il se passa nerveusement la main dans
les cheveux et leva les yeux vers le ciel.
Une réponse à son dilemme jaillit
brusquement dans son esprit. Aussitôt, il
secoua la tête, afin d’essayer de chasser
une idée aussi incongrue, mais il réussit
seulement à l’ancrer plus profondément
en lui.
Pensive, près de lui, Marguerite
suivait des yeux Osbert et son fils.
Nerveuse, elle se mordait distraitement
la lèvre. Si Darius avait le pouvoir de
résoudre ses problèmes à elle ou, du
moins, de les apaiser, elle ne voyait
vraiment pas comment il pourrait régler
les siens.
Darius la considéra avec gravité. Que
ferait le roi ? Que penseraient ou
diraient ses propres frères ? Il soupira.
Et puis après ? Lui était-il jamais arrivé
de choisir le chemin le plus facile ?
Se décidant tout à coup, il posa les
mains sur les épaules de Marguerite.
Tandis qu’elle se retournait pour lui
faire face, il vit qu’elle était au bord des
larmes.
— J’ai une solution à te proposer,
Marguerite.
Une solution totalement folle, il le
savait. Tout le monde allait penser qu’il
avait perdu la raison.
— Une solution ? Mais laquelle ?
demanda la jeune femme avec
empressement.
Il la regarda, ému par sa fragilité. La
lueur d’espoir qui brillait dans ses yeux
lui donna la force dont il avait besoin
pour aller jusqu’au bout de sa folie.
— Marions-nous… une seconde fois,
ajouta-t-il après une brève hésitation.
Elle le fixa avec stupeur.
— Ai-je bien entendu ? Nous marier ?
Tu dois avoir perdu la tête pour suggérer
une solution aussi absurde.
— Peut-être bien. Mais cela
résoudrait bien des choses.
— Je ne vois vraiment pas comment.
— C’est pourtant simple. Thornson
devra tôt ou tard avoir un nouveau
maître. Le roi l’exigera. Que cela te
plaise ou non, il faudra que tu te
remaries. Alors, pourquoi ne pas
m’épouser, moi ? Au moins tu me
connais, même si tu ne m’aimes plus, et
cela t’évitera d’avoir à te soumettre à
l’autorité d’un inconnu.
Marguerite l’écoutait, le cœur battant.
Elle n’arrivait pas à en croire ses
oreilles. Contrairement à ce qu’il
affirmait, il y avait d’innombrables
raisons pour qu’elle lui préfère un
inconnu, dont une, surtout, qu’il aurait dû
voir immédiatement.
— Peux-tu me dire comment notre
mariage pourra empêcher les gens de te
voir avec Marcus et de deviner la
vérité ? demanda-t-elle après un grand
silence.
— C’est très simple. Dès que nous
serons mariés, je déclarerai
publiquement que Marcus est le seul et
unique héritier de Thornson.
— Tu ferais cela ?
Elle le regarda, stupéfaite. Elle ne
connaissait aucun homme capable de
faire une chose pareille.
— Le château familial appartient à
mon frère mais j’ai encore quelques
terres à la Fauconnière, et quelques
bâtiments dont deux pavillons de chasse
dépendant du château. Ce sont des logis
simples mais suffisamment grands pour
moi et pour accueillir un fils ou deux.
— Et tu serais prêt à y recevoir
Marcus ?
Darius prit ses mains dans les siennes.
— Comme nous ne parviendrons
jamais à nous mettre d’accord tous les
deux, ce sera à lui de choisir quand il
sera en âge de comprendre. Je ne vois
aucune raison pour l’obliger à tirer un
trait sur les souvenirs de l’homme qu’il
a considéré comme son père, ajouta-t-il
en essayant d’oublier la douleur fugace
que faisait naître en lui cette seule
évocation.
Le regard de Marguerite s’éclaira
tandis qu’une chaleur réconfortante
envahissait tout son corps. Malgré son
envie de fuir tout ce qu’impliquerait
pareil mariage, elle ne pouvait y trouver
aucun défaut en ce qui concernait son
fils.
— Et nous ? demanda-t-elle enfin.
Darius eut l’air sincèrement surpris.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’en est-il de nous ?
Elle s’efforça de préciser sa pensée.
— Tu sais, reprit-elle, même si je n’ai
pas très envie d’aborder ce sujet avec
toi, je veux que tu saches que j’ai
réellement aimé Henry. Je l’aime encore
et une partie de moi-même ne cessera
jamais de l’aimer.
Il tressaillit secrètement. Un coup de
poignard ne lui aurait pas fait plus mal.
Tentant de masquer son malaise, il
inspira profondément avant de répondre
d’une voix tendue :
— Bien, il me faudra donc apprendre
à vivre avec cette idée. Mais peux-tu me
dire honnêtement qu’il n’y aura jamais
plus de place dans ton cœur pour moi ?
Ne reste-t-il plus rien de ce qu’il y a eu
entre nous ?
Il avait l’air tellement grave, tout à
coup, que Marguerite hésita. Mais que
lui dire d’autre que ce qu’elle lui avait
déjà dit ?
— Nous n’étions alors que des
enfants.
Lui lâchant brusquement les mains, il
lui prit le menton et pencha son visage
vers elle.
Marguerite sut immédiatement ce qui
allait arriver. Elle le comprit une
fraction de seconde avant que ses lèvres
ne touchent les siennes et la bataille qui
fit rage dans son cœur et dans son esprit
ne la prit donc pas au dépourvu.
La bouche de Darius était chaude et
rassurante. Une sensation qui lui fit
immédiatement oublier la fraîcheur de la
brise océane qui commençait à se lever.
Fermant les yeux, elle se serra contre
le torse rude et viril. Pour la première
fois depuis des mois, elle avait la
sensation d’être en sécurité.
— Accepteras-tu de m’épouser,
Marguerite ? demanda-t-il en redressant
la tête brusquement.
Ses mots éveillèrent un écho en elle,
mais la décision n’était pas facile à
prendre.
Elle savait sans le moindre doute
qu’elle pouvait mettre la sécurité de son
fils entre ses mains. Mais comment
réagiraient ses gens ? Darius était
l’homme lige du roi et jamais il ne
changerait de camp. Il en était de même
pour les hommes de la garnison de
Thornson et les villageois qui étaient
acquis à la cause de l’impératrice
Mathilde.
Darius posa délicatement son front
contre le sien.
— Tu hésites beaucoup trop
longtemps, Marguerite. Qu’est-ce qui est
le plus important pour toi ? Le bien-être
de ton fils ou celui de tes gens ?
Surprise, Marguerite se redressa.
Darius n’avait-il donc pas perdu sa
capacité à deviner ses pensées, même
les plus secrètes ?
— Je…
Elle chercha les mots pour lui
répondre et se reprit. Elle ne voulait pas
lui mentir de nouveau. Ni lui dire la
vérité. Ce serait trop dangereux.
— Qu’allais-tu dire, Marguerite ?
Ses lèvres glissèrent le long de son
front et de sa joue en une chaude pluie
de baisers.
— Tu sais très bien que je ne ferai
aucun mal à Marcus.
Lentement, il effleura le coin de sa
bouche, comme s’il savait déjà que ce
genre de caresse jetterait le trouble dans
ses pensées. Puis, pour finir de la mettre
en émoi, il suivit le contour de ses
lèvres avec le bout de sa langue.
Bouleversée, elle ferma les yeux,
tandis qu’un frisson de plaisir la
parcourait. Seigneur Dieu, cet homme
connaissait trop bien ses faiblesses !
— Je suis capable de tenir tête à tes
gens. Tu n’as pas à t’inquiéter à leur
sujet, reprit Darius.
Quand elle ouvrit la bouche pour lui
répondre, il la bâillonna d’un baiser
passionné qui l’empêcha de penser et
l’incita à abandonner toute prudence.
Passant les bras autour de son cou,
elle laissa échapper un gémissement.
Pour toute réponse il lui sourit et la
serra plus fort contre lui.
Sans doute, se dit-elle, sa réaction lui
laissait-elle croire qu’il avait gagné et
elle était bien décidée à ne pas le
détromper. Instinctivement, elle se
blottit un peu plus contre lui. Hélas, ce
n’était pas seulement l’envie de lui
cacher la vérité qui l’animait. Il y avait
aussi ses lèvres dont elle avait envie et
elle savait que plus elle entrerait dans
son jeu, moins elle pourrait maîtriser ses
désirs.
Darius interrompit brièvement leur
baiser, le temps de répéter sa demande.
— Epouse-moi, Marguerite.
Puis, avant qu’elle n’ait eu le temps de
reprendre assez de souffle pour lui
répondre, il s’empara de nouveau de sa
bouche, luttant avec sa langue contre la
sienne.
De toute évidence, songea Marguerite,
il pensait qu’avec ses baisers et ses
caresses il réussirait à obtenir la
réponse qu’il voulait. Mais elle n’avait
plus quinze ans et n’ignorait plus rien
des stratagèmes dont les hommes se
servaient pour séduire une femme.
Laissant glisser une main caressante le
long de son cou, elle enfouit les doigts
dans ses cheveux. Il la serra plus fort
dans ses bras et laissa échapper un
gémissement rauque. Lui non plus,
apparemment, n’était pas insensible aux
caresses…
Au bout de quelques instants, elle
s’arracha à son baiser et le regarda droit
dans les yeux. Lui céder
immédiatement ? Elle en mourait
d’envie mais elle avait besoin de temps.
Allait-il le comprendre ?
Un peu honteuse, elle lui fit part
malgré tout de son choix.
— Darius, je suis désolée, mais je ne
peux pas prendre une telle décision dans
un délai aussi bref.
Il baissa les bras et recula comme si
elle l’avait frappé. Pendant une fraction
de seconde, les traits de son visage se
contractèrent et une lueur de colère
brilla dans les yeux noisette, puis il
reprit son masque d’impassibilité. Elle
l’avait blessé, elle le savait. Mais
comment aurait-elle pu faire autrement ?
— Marguerite, il faut que tu prennes
une décision rapidement, sinon le roi la
prendra à ta place.
— J’ai seulement besoin de quelques
jours.
Elle tendit la main vers lui, mais il
recula.
— Donne-moi trois jours pour
réfléchir, Darius. Je t’en prie. C’est une
décision grave qui déterminera tout le
reste de ma vie. En attendant, Marcus
restera au village avec Hawise et John,
ajouta-t-elle précipitamment en
entendant les rires du petit garçon se
rapprocher. Je ne voudrais pas que
quelqu’un fasse des remarques et qu’il
les entende.
Les yeux de Darius étincelèrent,
comme s’il allait refuser, mais
finalement il hocha la tête.
— Bien, je t’accorde trois jours.
Un sentiment de soulagement envahit
la jeune femme, mais elle se garda bien
de le montrer. C’était tout ce dont elle
avait besoin.
Lorsqu’elle se retourna pour accueillir
son fils, Darius lui saisit le bras.
— Je te préviens, Marguerite. Trois
jours, pas plus, marmonna-t-il entre ses
dents. Ce petit jeu a déjà assez duré.
Chapitre 6

Debout sur le chemin de ronde du mur


qui entourait la cour d’honneur, Darius
s’adossa à l’un des créneaux. Le jour se
levait. Aveuglé par le soleil, il cligna
des yeux. C’est une belle journée pour
décider de son avenir, se dit-il
intérieurement.
Marguerite lui avait demandé trois
jours et ce délai était maintenant
terminé. Il l’avait laissée seule
intentionnellement, car il ne voulait pas
qu’elle se sente contrainte à accepter sa
demande en mariage.
Sa compagnie lui avait manqué, mais
il avait pu employer son temps à
enquêter sur un certain nombre de faits
étranges qui se produisaient au château.
Comme celui qu’il était en train
d’observer.
L’un des hommes de Thornson était
entré dans les écuries quelques instants
plus tôt et n’en était pas ressorti, ni par
la porte de devant, ni par celle qui se
trouvait à gauche du bâtiment. Cinq de
ses compagnons avaient agi de façon
identique en un court laps de temps.
Darius reporta son attention sur le
chemin de ronde en face de lui et il
attendit le signal de son capitaine
d’armes.
Quelques minutes plus tard, Osbert
apparut et se dirigea vers la porte
principale du château. Au passage, il lui
fit le signe de la main dont ils étaient
convenus entre eux. Les hommes de
Thornson n’étaient pas ressortis non plus
par le côté droit ou l’arrière des écuries.
Darius se redressa et descendit dans la
cour pour aller à sa rencontre.
Il avait cessé de surveiller Marguerite,
car il avait cru que le secret qu’elle
s’efforçait si fort de cacher était Marcus.
Maintenant, il se demandait s’il n’y avait
pas autre chose que son fils — leur fils.
Trop d’hommes étaient entrés dans les
écuries et n’en étaient pas ressortis
depuis des heures. Visiblement, ses
troupes n’avaient pas réussi à découvrir
un passage secret lorsqu’elles avaient
fouillé le château à leur arrivée.
Le défunt seigneur de Thornson s’était
à l’évidence beaucoup amusé à faire
creuser un véritable labyrinthe de
tunnels. La recherche des différentes
entrées leur ferait perdre bien trop de
temps.
Darius retrouva son capitaine d’armes
au milieu de la cour.
— Ont-ils été aussi affairés ces
derniers jours ? demanda-t-il à mi-voix.
Osbert secoua la tête.
— Non. A mon avis, quelque chose se
prépare.
— Une autre cargaison de
marchandises destinées aux villageois,
je suppose, suggéra Darius sur un ton
sarcastique. Des sacs de blé et du
poisson séché pour leur permettre de
passer l’hiver sans souffrir de la faim.
Osbert émit un grognement qui en
disait long sur ce qu’il pensait de la
nature du trafic auquel se livraient les
contrebandiers.
— Vous voulez que je rassemble les
hommes et que je me lance à leur
poursuite ?
— Non…
Darius s’interrompit, le regard
soudain attiré par Marguerite qui venait
de sortir du logis seigneurial. Selon
toute apparence, elle se dirigeait vers
les écuries… elle aussi ! Elle allait
peut-être lui donner malgré elle la
réponse à ses questions. Mais alors qu’il
s’apprêtait à la suivre, elle se retourna
et lui fit un signe de la main. Lorsqu’un
palefrenier lui eut amené un cheval
sellé, elle en prit les rênes et rejoignit
Darius.
— Belle journée, n’est-ce pas,
messire ?
— Un temps superbe, madame. Et où
donc allez-vous ?
— Je me rends au village.
Elle le regarda fixement, comme si
elle le mettait au défi de le lui interdire,
puis l’expression de son visage se
radoucit.
— Si vous me le permettez,
naturellement.
Darius eut envie de lui dire non, juste
pour le plaisir de voir ses joues
s’enflammer et ses yeux étinceler. Mais
il renonça à ce petit jeu : le jour était
mal choisi pour faire preuve d’autorité.
— Allez-y, je vous en prie. Je ne
voudrais pas vous retarder dans vos
obligations auprès de vos gens.
Avec l’aide d’Osbert, elle se mit en
selle et sourit à Darius.
— Merci, messire.
Il se rapprocha et posa la main sur sa
jambe.
— Trois jours se sont écoulés,
madame.
Elle fit un signe de la tête, lui faisant
savoir qu’elle n’avait pas oublié ce
qu’il attendait d’elle.
— Vous verrai-je au dîner ? demanda-
t-il en laissant glisser ses doigts sur sa
jambe.
Elle se pencha et lui effleura la joue
du revers de sa main gantée. Une caresse
qui fit courir un frisson le long de son
dos.
— Bien sûr, messire.
Puis elle donna un coup de talon et
quitta la cour au petit trot.
Darius attendit qu’elle fût arrivée au
portail d’entrée pour se retourner vers
Osbert.
— Suis-la, ordonna-t-il brièvement, et
ne la lâche surtout pas des yeux !
Il aurait préféré lui accorder sa
confiance, mais qu’avait-elle fait
jusqu’à présent pour la mériter ?
Absolument rien.
Quand il ne la vit plus, il se dirigea
vers le logis seigneurial et monta à
l’étage, dans la chambre de Marguerite.
Pendant qu’elle serait au village,
surveillée par Osbert, il en profiterait
pour chercher des réponses aux
questions qu’il se posait.

* * *

Une fois hors du château et en terrain


découvert, Marguerite mit son cheval au
galop. Elle rit en sentant le vent lui
fouetter le visage et s’engouffrer sous le
voile qui lui recouvrait la tête. Il lui
faudrait beaucoup de patience pour
démêler les nœuds de ses cheveux, mais,
pour le moment, elle avait d’autres
préoccupations en tête.
Cette journée marquerait un
changement radical dans sa vie. Les
hommes du roi d’Ecosse emmèneraient
Marcus en lieu sûr ce soir et elle
partirait avec eux.
Si elle n’avait pas aimé le baron de
Thornson, l’idée d’épouser Darius
n’aurait pas autant pesé sur sa
conscience. Mais, même mort, Henry
occupait une place dans son cœur
qu’aucun autre homme ne pourrait
jamais remplir.
Jamais ? En était-elle vraiment si
sûre ? Ne cherchait-elle pas plutôt à
s’en convaincre ? Ne craignait-elle pas
plutôt de ne pas être capable
d’empêcher Darius de prendre cette
place qu’elle avait juré de garder à
Henry jusqu’à son dernier souffle ?
Elle donna un coup d’éperon et lâcha
encore un peu plus la bride à son cheval.
Des larmes jaillirent spontanément de
ses yeux. Ce n’était pas juste pour elle et
encore moins pour Darius. Elle avait été
jusqu’alors persuadée que, le moment
venu, le roi enverrait un inconnu à
Thornson — un homme dont elle ne
risquerait pas de tomber amoureuse.
Ensuite, tout se passerait comme elle
l’avait prévu. Elle serait fidèle au mari
que le souverain aurait choisi pour elle,
mais elle irait dans sa tombe en n’ayant
jamais aimé qu’un seul homme, Henry
Thornson.
Au lieu de cela, le roi avait cru bon de
lui envoyer Darius, avec pour seule
mission de tenir Thornson jusqu’à ce
qu’on lui ait trouvé un mari. Mais Darius
ne changerait jamais ! Ce n’était pas
dans sa nature de faire seulement ce
qu’on lui demandait. Il avait toujours
besoin d’aller plus loin, d’outrepasser
les ordres reçus. Sa proposition en était
une nouvelle preuve : il lui avait offert
ce qu’il pensait être le mieux pour elle
— l’épouser.
Maintenant, elle pouvait seulement
espérer qu’il comprendrait un jour les
raisons qui l’avaient poussée à s’enfuir.
Et peut-être parviendrait-il même, dans
un avenir lointain, à lui pardonner la
douleur immense qu’elle lui avait
causée.
Au cours des trois derniers jours, elle
s’était évertuée à lui écrire une missive
dans laquelle elle lui expliquait son
dilemme et ses tourments. Mais trouver
les mots justes n’avait pas été chose
facile. Comprendrait-il ses raisons ?
Rien n’était moins sûr.
Elle savait que lorsqu’il lirait sa
lettre, sa première réaction serait la
fureur. Une fureur aveugle. Son seul
espoir maintenant était d’avoir quitté
Thornson avant qu’il n’ait trouvé son
étrange message.
Quand elle parvint à l’orée de la forêt,
elle arrêta sa monture et se retourna pour
regarder le château, au loin, enveloppé
dans un nuage de brume. Son cœur
battait à tout rompre dans sa poitrine.
Elle éprouvait une sensation
d’arrachement, de perte presque
insupportable.
— Madame.
Non sans mal, elle se força à
détourner son regard du château où elle
avait été heureuse auprès de Henry. Elle
ne reverrait peut-être jamais cet endroit.
Résolument, elle se tourna vers Hawise
qui l’attendait, dissimulée au milieu des
arbres.
— Venez, madame, dit la villageoise
en lui tendant la main. Ne vous torturez
pas plus longtemps. Marcus vous attend.
Marguerite mit pied à terre. Après
avoir attaché les rênes sur l’encolure du
cheval, elle le fit se tourner en direction
de Thornson et lui donna une tape sur la
croupe. Il n’aurait aucune peine à
retrouver son chemin et à rentrer aux
écuries.

* * *

— Tu es bien certain qu’elle veut


venir avec nous ?
Everett acquiesça.
— Oui, j’en suis sûr. Elle a changé
d’avis brusquement et refuse maintenant
de laisser partir son fils tout seul en
Ecosse.
— Je ne vois pas quelle raison peut
bien se cacher derrière cette soudaine
décision.
L’homme dans l’ombre tira
pensivement sur sa barbe.
— Sais-tu quelque chose ? Y aurait-il
eu un événement que j’ignore ?
— Pas à ma connaissance, messire.
C’est hier seulement qu’elle m’a
annoncé son intention de partir avec
Marcus. Après, ce n’est pas mon rôle de
poser des questions.
— Ah oui ! dit l’homme sur un ton
sarcastique, j’oubliais : le fidèle Everett
qui obéit toujours à tout. Quels que
soient les ordres qu’elle te donne, tu les
exécutes.
— Je…
L’homme l’interrompit d’un geste de
la main.
— Peu importe. Veille surtout à ce
qu’elle et son fils restent cachés jusqu’à
mon retour.
— Cachés ? Mais pourquoi, messire
Bainbridge ? Ne suis-je donc pas sur
mes terres ?
En entendant la voix de Marguerite,
les deux hommes sursautèrent. Elle
sourit avant de poursuivre :
— Ah, je vois que j’ai interrompu un
conciliabule. De quel grandiose projet
vous entreteniez-vous en secret ?
Everett s’écarta, laissant son
interlocuteur répondre à sa place.
— Madame, les activités de la nuit
prochaine nécessitent la mise au point
d’un certain nombre de détails.
Il fit une pause et jeta un coup d’œil au
jeune garçon qui se tenait à côté de
Marguerite.
— Ah, je suppose que ce jeune homme
est messire Marcus.
— Oui, je vous présente le fils de mon
regretté mari, le défunt baron de
Thornson.
Elle essaya de faire avancer Marcus,
mais il résista en s’accrochant à ses
jambes.
Surprise, elle le regarda en fronçant
les sourcils. D’habitude il allait
volontiers vers les autres. Pourquoi
Bainbridge l’intimidait-​
il ? Quelque chose, son instinct
maternel peut-être, l’incita à se méfier
de cet homme.
Bainbridge eut l’air de n’avoir même
pas remarqué la réaction de recul de
Marcus et poursuivit sur un ton égal.
— Ce jeune homme sera tout à fait en
sécurité avec moi. Vous n’avez
aucunement besoin de l’accompagner à
la cour du roi David.
Sa voix était trop suave, trop
condescendante, et il esquissait un léger
rictus qui incurvait ses lèvres sans
jamais rejoindre ses yeux. Marguerite,
néanmoins, lui rendit poliment son
sourire.
— Oh, non ! Messire, ne vous
formalisez pas. Vous n’êtes pour rien
dans ma décision. Simplement, je ne suis
pas allée à la cour depuis des années et
j’ai pensé que ce serait une occasion de
renouer avec d’anciennes connaissances.
Marguerite le fixa avec assurance.
Même si Bainbridge était un lointain
cousin de son défunt mari, ils n’avaient
pas été assez souvent en compagnie l’un
de l’autre pour qu’il devine ses
intentions.
Henry n’avait toujours eu qu’une
confiance limitée en Bainbridge. C’était
la raison pour laquelle il avait toujours
supervisé lui-même les opérations de
contrebande. Bainbridge n’était pas
assez stupide pour risquer de contrarier
le roi David. Aussi, une fois chargés,
l’or et les armes étaient-ils toujours
parvenus intégralement en Ecosse.
C’était d’autant plus certain qu’un
manifeste détaillé avait toujours été
envoyé à Edimbourg par un courrier à
cheval. Ainsi, les hommes qui
déchargeaient les embarcations en
Ecosse savaient à l’avance ce qu’ils
allaient recevoir.
Par ailleurs, Henry s’était toujours
assuré personnellement que toutes les
caisses qui sortaient de ses grottes
étaient bien chargées dans les bateaux et
il n’avait jamais laissé personne faire ce
travail à sa place.
Marguerite fut tirée de ses pensées par
les yeux bleus et froids de Bainbridge
qui scrutaient son visage. Elle continua
de sourire, en espérant qu’elle n’avait
pas l’air trop stupide.
Finalement, Bainbridge fit un pas vers
elle.
— Je comprends votre décision.
Maintenant que ce cher Henry n’est plus
là, vous devez cruellement manquer de
compagnie.
Il posa la main sur son épaule et la
massa doucement.
— Je serai honoré de vous
accompagner personnellement, vous et
votre fils, auprès du roi David.
Quel butor ! songea Marguerite. Il
s’était mépris sur son sourire et avait
imaginé que c’était une invitation à
prendre des libertés avec elle ! Seule la
présence de Marcus, accroché à ses
jambes, l’empêcha de le repousser
brutalement. Elle remua son épaule et
grimaça, afin qu’il retire sa main.
Aussitôt, il fit un pas en arrière et
s’excusa.
— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas
vous faire mal. Mon seul désir est de
vous offrir un peu de réconfort. Bon, je
l’avoue, j’espère aussi que ce voyage
sera pour nous l’occasion de nouer
des… liens plus étroits.
Choquée, Marguerite l’interrompit
sèchement.
— Plus étroits ? Que voulez-vous
dire ?
Elle n’avait certainement pas
l’intention d’entretenir une relation, de
quelque nature que ce soit, avec cet
homme. Comment pouvait-il d’ailleurs
s’imaginer une chose pareille ? Il était
hors de question pour elle de faire route
avec un tel compagnon et elle avait déjà
envisagé de demander au roi David de
lui envoyer quelqu’un d’autre pour
l’escorter dans son voyage entre
Thornson et l’Ecosse.
Bainbridge soupira avant de
poursuivre :
— Madame, si Henry et moi nous
étions apparentés, c’était seulement par
alliance. Son oncle avait épousé ma
mère après ma naissance.
Marguerite le savait déjà. Elle
connaissait aussi les rumeurs selon
lesquelles sa mère n’avait pas été
mariée au moment de sa naissance, mais
comme elle s’était trouvée à la cour du
roi d’Ecosse au moment de la
conception, il avait ainsi été légitimé.
Cependant, elle préféra garder pour
elle le fait qu’elle n’ignorait rien de sa
bâtardise.
— Oui, messire Bainbridge, je suis
déjà au courant de votre parenté
lointaine avec mon défunt mari.
Il lui sourit et prit sa main dans la
sienne.
— Madame, je serais vraiment très
heureux de mieux vous connaître. Il y a
tant de choses que nous pourrions faire
l’un pour l’autre…
— Ah ! Et lesquelles ?
Marguerite résista à l’envie de
dégager sa main de la paume moite et
molle. Mais, pour le moment, elle avait
besoin de son aide. Comme elle avait
hâte que son voyage soit terminé afin de
dire adieu à cet homme pour ne plus
jamais le revoir !
— Eh bien…
Il s’interrompit et baissa la tête,
comme s’il était brusquement
embarrassé. Mais Marguerite savait à
quoi s’en tenir. Elle n’était pas dupe de
toute cette comédie.
« Cher, très cher Henry, songea-t-elle
intérieurement, merci de m’avoir
prévenue contre cet homme. »
Attentive, elle attendit qu’il lui dise ce
qu’il avait en tête.
— Thornson est une forteresse qui a
besoin d’un homme solide pour
commander sa garnison et gérer les
affaires du roi, reprit Bainbridge après
s’être éclairci la voix.
Marguerite se mordit la lèvre pour ne
pas rire. Il pensait donc être cet
homme ? Décidément, il ne manquait pas
de toupet ! Mais, si elle en jugeait à sa
nervosité, il n’avait pas terminé. Aussi
resta-t-elle silencieuse, attendant
patiemment qu’il achève de dévoiler ses
intentions.
— Madame, votre fils, Marcus, est
encore jeune, il a besoin d’une présence
masculine pour le guider et l’aider à
devenir un homme.
Il porta la main de Marguerite à sa
bouche et effleura le bout de ses doigts
avec ses lèvres. Les poils drus de sa
barbe et de sa moustache la piquèrent
désagréablement. Il la regardait à
présent droit dans les yeux.
— Et je suis certain qu’une femme
aussi belle et fragile que vous souhaite
avoir un mari capable de la soutenir et
de la protéger.
De nouveau, il effleura le bout de ses
doigts avec ses lèvres, avant d’ajouter :
— Madame, je serais vraiment très
honoré d’être cet homme.
Marguerite se retint de pousser un cri.
Que croyait-il ? A supposer même qu’il
pousse des ailes à son cheval et qu’il se
mette à voler, jamais elle ne consentirait
à prendre pour mari ce nabot prétentieux
et stupide ! Et elle avait encore moins
envie de le voir arriver dans son lit. Elle
préférerait sauter du haut de la falaise de
Thornson et condamner son âme à la
damnation éternelle plutôt que partager
sa couche avec lui.
Elle avait néanmoins besoin de lui
pour mettre Marcus à l’abri. Il n’était
donc pas question de le froisser. Se
dominant, elle s’efforça de retirer sa
main sans trop de brusquerie. A la
première opportunité, elle la laverait
avec de l’eau fraîche. Dissimulant son
dégoût, elle esquissa un léger sourire
avant de répondre :
— Je vous remercie de votre offre
généreuse, messire Bainbridge, mais les
funérailles de mon mari viennent à peine
de s’achever. Je m’en remets donc au roi
David. Lorsque mon deuil sera terminé,
je suis certaine qu’il prendra la
meilleure décision possible pour
Thornson et Marcus.
— Mais vous, chère amie ? Quels sont
vos désirs ?
Il remit en place une mèche folle qui
s’était égarée sur le front de Marguerite.
Elle ne put réprimer un frisson de
répulsion au contact de ses doigts.
— Ce que je désire ? Je serai
simplement heureuse d’obéir à mon roi.
— Certes, mais comme vous avez été
mariée à un seigneur viril et plein de
sève…
Bainbridge s’interrompit brièvement
pour regarder Marcus, avant de reporter
son attention sur elle.
— … vous avez sûrement des besoins
qui, en ce moment, ne sont pas satisfaits.
Marguerite eut du mal à réprimer un
haut-le-cœur. Seigneur Dieu, cet homme
ne semblait vraiment avoir aucun savoir-
vivre. Qu’allait-il lui proposer
maintenant ?
Se reprenant, elle haussa les sourcils.
— Des besoins ? Je ne vois pas où
vous voulez en venir !
Bainbridge sourit de manière
franchement grivoise et Marguerite se
surprit à regarder ses lèvres dans la
crainte qu’il ne veuille l’embrasser. A
cette seule pensée, son estomac se
révulsa et elle dut serrer les dents pour
ne pas avoir un nouveau haut-le-cœur.
— Pardonnez-moi, madame, dit-il
mais le langage courtois n’est pas mon
fort. Grâce à Dieu, vous avez déjà eu un
mari dans votre lit, aussi ne devrais-je
pas trop vous offenser en vous parlant
franchement, sans fioritures.
— Je…
Il posa un doigt sur ses lèvres et
secoua la tête.
— Non, non, laissez-moi terminer
d’abord. Un mariage entre nous nous
donnerait une richesse
incommensurable. Mes terres jouxtent
les vôtres et leur réunion ferait de nous
l’un des vassaux les plus puissants du
roi David. Il ne pourrait alors rien nous
refuser, ou presque.
Perplexe, Marguerite ne put prononcer
un mot. Cet homme était fou ! Il n’y avait
pas d’autre explication. Un tel projet ne
pouvait que susciter la colère du roi
d’Ecosse et Thornson n’avait vraiment
pas besoin d’une guerre !
— Madame, poursuivit Bainbridge
après un court instant de silence, n’ayez
crainte, cependant. Ce n’est pas
seulement votre fief que je convoite.
Baissant alors ses yeux brillant de
désir sur la poitrine de Marguerite, il
avança la main, accompagnant du geste
son regard. A ce contact, la jeune femme
se figea, horrifiée.
— Je dois admettre que la seule idée
de vous avoir dans mon lit pour le
restant de ma vie décuple ma hardiesse.
Ne tenant plus, Marguerite essaya de
reculer, mais Marcus était toujours
accroché à ses jambes. Quand elle
bougea son bras pour essayer de se
dégager, Bainbridge lui saisit le poignet.
— Lâchez-moi ! protesta-t-elle. Je
vous prie de ne pas vous conduire d’une
façon aussi inconvenante devant mon
fils.
Mais, au lieu d’obéir, Bainbridge
l’attira vers lui. Puis, avant qu’elle n’ait
pu reprendre ses esprits, il glissa son
bras autour de sa taille et la plaqua
contre son torse.
— Emmène le garçon au camp,
ordonna-t-il à Everett par-dessus son
épaule. Nous te rejoindrons… bientôt.
Everett arracha Marcus des jambes de
Marguerite et l’entraîna à l’écart.
L’enfant, en se débattant, hurla et appela
sa mère, mais ses cris furent rapidement
étouffés.
Marguerite repoussa Bainbridge, le
visage rouge de colère.
— Si vous touchez à un seul cheveu de
mon fils, je vous tuerai ! lança-t-elle
d’une voix furieuse.
Bainbridge s’esclaffa.
— Je ne serai jamais assez stupide
pour faire le moindre mal au fils de
Henry Thornson. Le roi David ne me le
pardonnerait pas. En ce qui concerne sa
mère, c’est une autre histoire ! ajouta-t-il
à voix basse en approchant sa bouche de
la sienne.
Marguerite se débattit.
— Je vous ordonne de me lâcher,
Bainbridge ! Lâchez-moi !
Feignant de ne pas l’entendre,
Bainbridge essaya de s’emparer de ses
lèvres. Comme elle se détournait, il lui
emprisonna la tête pour l’immobiliser.
— Arrêtez de bouger ! Ce n’est pas le
moment de jouer à la vierge effarouchée.
Vous ne gagnerez rien et réussirez
seulement à vous décoiffer.
Désemparée, Marguerite sentit
soudain un goût de sang envahir sa
bouche. Décidément, elle avait sous-
estimé la perversité de ce rustre !
Pouvoir lui tenir tête n’était
qu’illusoire !
Henry lui avait décrit Bainbridge
comme un vaniteux écervelé. Pas une
seule fois il ne lui avait laissé entendre
qu’il était dangereux. Il s’était trompé
sur son compte et, malheureusement, elle
ne s’était pas montrée assez méfiante.
Une grave erreur qu’elle risquait de
payer fort cher.
Reprenant ses esprits, elle lui donna
des coups de poing dans les côtes.
— Je ne joue pas les vierges
effarouchées ! Et je n’ai absolument pas
peur de vous ! s’emporta-t-elle.
Elle pria silencieusement pour que sa
fausse bravade suffise à le ramener à la
raison.
— Si vous désirez vraiment réunir nos
fiefs, poursuivit Bainbridge, vous ne
vous y prenez certainement pas de la
meilleure façon.
Il se pencha légèrement en arrière, tout
en la maintenant plaquée contre lui.
— Peu m’importe si vous n’aimez pas
mes méthodes. Vous deviendrez ma
femme, que cela vous plaise ou non.
— Si c’est la volonté du roi David,
rétorqua Marguerite, je m’y soumettrai.
Mais je veux d’abord le lui entendre
dire de vive voix.
Bainbridge haussa les épaules.
— Je crains que le roi n’approuve pas
vraiment mon projet.
Marguerite n’en revenait pas. Ainsi il
avait déjà fait part de ses intentions au
roi ! Cela expliquait vraisemblablement
la rudesse de sa conduite. Sa requête
ayant été repoussée, il était furieux et
avait décidé de prendre l’affaire en
mains et de mettre le roi devant le fait
accompli.
Mais pourquoi le souverain lui avait-il
refusé son autorisation ? Peut-être était-
ce à cause de ce que Bainbridge lui
avait dit auparavant. Il n’avait sans
doute pas envie d’avoir un vassal trop
puissant et potentiellement dangereux.
Marguerite regarda Bainbridge
fixement.
— Et vous croyez pouvoir me
convaincre d’entrer dans votre jeu,
contre la volonté du roi ?
— Ce n’étaient pas mes premières
intentions. J’avais envisagé de vous
faire la cour et de vous couvrir
d’attentions. Mais, en décidant de vous
rendre à Edimbourg, vous m’obligez à
brusquer les choses.
Marguerite se radoucit. Cet homme, à
son insu, ne venait-il pas de lui offrir
une possibilité de lui échapper ?
— Mais pourquoi n’êtes-vous pas
venu me voir ? demanda-t-elle avec un
air apaisé. Nous aurions pu parler
tranquillement de votre projet, à tête
reposée. Il n’est peut-être pas trop tard,
d’ailleurs…
Bainbridge redressa la tête et ses yeux
s’étrécirent.
— Pourquoi souhaiteriez-vous
maintenant trouver un terrain d’entente
avec moi ? demanda-t-il sur un ton
soupçonneux. Ne chercheriez-vous pas
simplement un prétexte fallacieux pour
m’échapper ?
— Un prétexte fallacieux ? Est-ce un
prétexte fallacieux de vouloir décider
moi-même de mon avenir au lieu de me
soumettre à celui que le roi Etienne
envisage pour moi ?
— Etienne ? Mais en quoi est-il
concerné dans cette affaire ?
Marguerite soupira. Il n’y avait aucun
doute : Henry avait raison de penser que
cet homme était stupide et inconscient !
— Thornson a peut-être juré
allégeance au roi David et à
l’impératrice Mathilde, mais ses terres
appartiennent de droit au roi Etienne.
Nous avons toujours marché sur un fil,
en prenant garde à ne pas tomber d’un
côté ou de l’autre.
Bainbridge la lâcha et tritura le bout
de sa barbe.
— Je vois ! Je comprends mieux la
raison pour laquelle Faucon est ici. Il
compte tenir Thornson au nom du roi
Etienne.
Marguerite haussa les épaules.
Doucement, se dit-elle. Elle devait agir
avec prudence. Elle voulait seulement
reprendre sa liberté et non provoquer
une guerre.
Elle prit un ton plus léger.
— Du moins, c’est ce qu’il pense.
Mais comme il n’est pas l’homme
qu’Etienne m’a choisi comme époux, je
ne me préoccupe guère de lui.
— Parce que le roi Etienne envisage
de choisir un nouveau seigneur pour
Thornson ?
— Oui, et je n’ai pas envie d’être
contrainte de me marier avec l’un de nos
ennemis, répondit-elle en affectant un
sourire trompeur. Aussi, comme vous
pouvez le voir, ai-je beaucoup à gagner
en entrant dans votre jeu.
Bainbridge lui rendit son sourire.
Cette fois-ci, une lueur joyeuse étincelait
dans ses yeux. Il lui tendit la main.
— Madame, si vous voulez bien
accepter de me pardonner, je serai très
heureux d’associer nos projets pour
notre plus grand profit à l’un et à l’autre.
Marguerite mit sa main dans la sienne,
en priant pour qu’il ne remarque pas son
tremblement.
— Messire Bainbridge, moi aussi je
serai heureuse de mettre au point avec
vous les détails de notre future
association.
Pendant qu’il l’entraînait vers le
camp, elle écouta d’une oreille distraite
les amabilités qu’il lui susurrait,
persuadé de l’avoir conquise corps et
âme. Mais elle n’avait plus qu’une seule
idée en tête : lui échapper avec Marcus
à la première occasion !
Chapitre 7

Assis sur le bord du lit, dans sa


chambre, Darius regardait fixement la
missive qu’il tenait entre ses mains.
Comment Marguerite avait-elle pu lui
faire ça ? Et comment avait-elle pu
s’infliger cela à elle-même ? Il la
connaissait bien. Mieux même,
apparemment, qu’elle ne se connaissait
elle-même. Ainsi avait-il été capable de
lire ce qu’elle avait essayé de cacher
derrière des mots pleins de banalité.
Tout homme qui ne l’aurait pas connue
aussi bien aurait fait une crise de folie et
mis à sac sa chambre avec tous ses
effets personnels. Mais il n’était pas
comme cela.
Non. C’était stupide, mais il aimait et
aimerait jusqu’à son dernier souffle cette
femme. Cette femme qui avait tellement
peur de lui rendre son amour qu’elle
avait préféré s’enfuir.
Aussi, au lieu de crier et de tempêter,
restait-il assis, seul dans la pénombre de
sa chambre, écoutant les battements
désordonnés de son cœur de nouveau
brisé, déchiré.
Ses frères, Rhys et Gareth, l’avaient
souvent accusé de trop réfléchir. Il s’en
était moqué, mais c’était peut-être eux
qui avaient raison.
A cet instant, la porte s’ouvrit
brusquement et Osbert entra, hors
d’haleine et le visage écarlate.
— Messire… madame Marguerite…
Elle s’est enfuie…
Darius agita le parchemin froissé qu’il
tenait dans sa main.
— Je le sais déjà.
Osbert s’adossa au montant de la
porte, une main sur son torse, pour
essayer de reprendre son souffle.
— Comment ? Vous le savez déjà ? Et
moi qui ai couru comme un fou pour
vous apporter la nouvelle !
Le capitaine d’armes se frotta le bout
du nez, les sourcils froncés.
— Et alors ? Vous le savez et vous
restez assis ici, sans rien faire ?
demanda-t-il avec un air surpris.
Darius se leva et jeta le parchemin sur
le lit.
— Eh bien, que me suggères-tu ?
— De courir à sa poursuite, bien sûr !
— Excellente idée, acquiesça Darius
en bouclant son ceinturon. C’était
justement ce que je m’apprêtais à faire.
Ayant pris son heaume et ses gantelets,
il se dirigea vers la porte. Osbert lui
barra le passage et jura entre ses dents.
— Ne la laissez pas vous tourmenter
de nouveau, messire ! Une fois vous a
suffi.
— Tu te trompes ! Elle est tout pour
moi et tu le sais fort bien. Je vais la
ramener avec notre fils et rester à
Thornson juste assez longtemps pour
remplir les missions que m’a confiées le
roi. Ensuite, je les emmènerai tous les
deux à la Fauconnière.
— Et si elle refuse, que ferez-vous ?
Vous la forcerez ? Ce n’est pas la
meilleure façon de conquérir le cœur
d’une femme.
Darius haussa un sourcil et baissa les
yeux vers son fidèle lieutenant.
— Oh ! elle viendra. Fais-moi
confiance. Elle suivra son fils partout où
il ira.
Osbert battit des cils, mais s’écarta
pour le laisser passer.
— Faites à votre guise, messire.
Dans le couloir, ils rencontrèrent
Bertha qui s’effaça humblement et
affecta une mine faussement innocente.
— Messire, savez-vous où est
madame ? Je la cherche depuis un
moment, mais je ne l’ai pas trouvée.
Darius s’arrêta et la fusilla du regard.
— Oui, je sais, et tu le sais aussi bien
que moi. Elle a décidé de s’enfuir.
Il vit avec satisfaction la servante
devenir écarlate et baisser les yeux.
— Rassemble ses effets personnels et
porte-les dans ma chambre, ordonna-t-il.
Je la ramènerai à Thornson, qu’elle le
veuille ou non, et, dès ce soir, elle sera
ma femme. A partir de cet instant, si tu
fais quoi que ce soit pour l’aider à
quitter ce château, tu m’en répondras et à
moi seul.
La servante blêmit et vacilla sur ses
jambes.
— Tu m’as bien compris ?
Elle resta silencieuse, mais hocha la
tête.
— Bien. Lorsque tu auras mis ses
affaires dans ma chambre, tu iras au
village, chez ta sœur. Dans son état, ta
compagnie lui sera utile et j’ai besoin de
rester quelques jours seul avec ta
maîtresse.
Bertha baissa la tête.
— Merci, messire…
Sa voix se brisa et elle leva vers lui
des yeux baignés de larmes.
— Ne crains rien. Tu reviendras après
la naissance du bébé. Nous aurons
certainement besoin de toi. Je ne ferai
aucun mal à ta maîtresse, rassure-toi,
mais je ne peux pas laisser continuer les
faits suspects qui se déroulent à
Thornson. Ce sera à Marguerite de
mettre un terme aux actes de trahison qui
sont commis dans ce château.
Sachant que la leçon avait porté ses
fruits, Darius souhaita à Bertha un bon
séjour auprès de sa sœur et descendit
dans la grande salle, suivi de près par
Osbert.
Dans la cour d’honneur, il s’arrêta
juste le temps de rameuter ses hommes.
— A moi, Faucon !
Dès qu’ils eurent répondu à son appel,
il se dirigea vers les écuries où les
palefreniers s’activaient déjà à seller les
chevaux. Il monta sur son destrier, puis,
après un coup d’œil circulaire à ses
troupes, il partit à la poursuite de cette
femme qui préférait tout risquer plutôt
que tomber de nouveau amoureuse.

* * *

Marguerite se leva de la souche sur


laquelle elle était assise, à côté du feu
de camp. S’adossant à un chêne, elle
enfonça nerveusement ses ongles dans
l’écorce de l’arbre. C’était tout ce
qu’elle pouvait faire pour apaiser sa
frustration et retenir le chapelet de
jurons qui menaçait de jaillir de ses
lèvres.
Bainbridge l’avait entraînée jusqu’à
cette petite clairière au milieu de la forêt
et ils avaient parlé pendant presque tout
l’après-midi sans parvenir au moindre
accord. Elle regarda fixement la fumée
qui s’élevait du feu qui commençait à
s’éteindre, avant de jeter un coup d’œil
aux arbres qui entouraient la clairière.
Naturellement, elle n’était nullement
pressée de trouver un terrain d’entente
avec Bainbridge.
Et, en premier lieu, elle avait refusé
obstinément de se marier avec lui avant
leur arrivée à la cour d’Edimbourg. De
son côté, il s’entêtait lui aussi à ne pas
vouloir l’emmener à la cour si elle ne
devenait pas auparavant son épouse.
Une main lui toucha tout à coup
l’épaule.
— Madame, avez-vous réfléchi à un
autre moyen pour surmonter notre
désaccord ? demanda Bainbridge en
laissant poindre son impatience.
Surprise, Marguerite retrouva
difficilement son calme. Si cet homme
n’arrêtait pas de tourner autour d’elle de
cette façon, en la faisant sursauter
chaque fois, la nuit ne se terminerait pas
sans qu’elle lui ait planté un poignard
dans le cœur !
Naturellement, elle s’abstint de
formuler sa pensée à voix haute et se
retourna vers lui, un sourire un peu
contraint aux lèvres.
— Non, pas encore, répondit-elle
avec un haussement d’épaules. Je ne
comprends toujours pas pourquoi vous
i nsi stez autant pour que nous nous
mariions secrètement, alors que je suis
certaine de pouvoir faire entendre raison
au roi.
— Pour ma part, je n’en suis pas aussi
certain. Il m’a déjà dit non une fois. Je
ne vois guère comment vous pourriez
être capable de le faire changer d’avis.
— Parce que vous êtes un homme et
n’avez parlé avec lui que de batailles,
stratégie et fortifications. J’ai d’autres
arguments : je pourrai évoquer
notamment les nombreux bénéfices
financiers et diplomatiques qu’il pourra
tirer d’un allié riche et puissant le long
de sa frontière avec l’Angleterre.
Bainbridge secoua la tête.
— Que lui importent vos bénéfices
financiers et diplomatiques ? Les seules
choses qui comptent pour un roi, c’est la
puissance de ses troupes et des
forteresses qui défendent son royaume.
Nous sommes des guerriers. Se battre
est notre affaire. Le roi David a des
milliers d’hommes prêts à mourir pour
lui, l’épée à la main.
La bêtise de certains hommes ne
cessait jamais d’étonner Marguerite.
Pourquoi pensaient-ils toujours à se
battre, au lieu de négocier et d’obtenir
des accords de paix avantageux pour
toutes les parties ? La vie des hommes
qu’ils commandaient et des pauvres
hères qui travaillaient leurs terres et les
nourrissaient n’avait-elle donc aucune
importance à leurs yeux ?
Marguerite ravala sa frustration.
— Messire, il tient la Northumbrie, en
qualité de vassal du roi Etienne. Ce
comté est riche, mais n’est protégé par
aucune forteresse digne de ce nom.
Thornson est le point d’appui le plus
proche.
— Et alors ? Où voulez-vous en
venir ?
Elle ne se retint qu’à grand-peine de le
gifler. Comment pouvait-il être aussi
obtus ?
— Thornson est au sud-est,
Bainbridge au nord-ouest. La
Northumbrie s’étend entre nos deux
comtés. Nous pourrions fournir au roi
une route terrestre directe et sûre pour
ses hommes et ses approvisionnements,
en plus de la route maritime qui est
parfois dangereuse, surtout en hiver.
Bainbridge hocha la tête, comme si
une lueur de compréhension avait enfin
jailli dans son esprit.
— Ah oui, je vois. Oui, oui, j’admets
que vous avez peut-être raison.
Il se mit à marcher de long en large
nerveusement. Puis, au bout de quelques
instants, il s’arrêta et se retourna vers
Marguerite.
— Bien, madame, je vais vous laisser.
Je reviendrai vous voir dans un moment.
J’ai besoin de rester seul quelques
instants pour réfléchir aux avantages et
inconvénients de votre plan. Il peut
marcher, mais je n’en suis pas encore
certain.
— Prenez tout votre temps, acquiesça-
t-elle en réprimant avec peine un soupir
de soulagement. Vous pouvez être
tranquille, je ne bougerai pas d’ici.
Marguerite le regarda s’éloigner sans
un mot de plus, puis elle ferma les yeux
et se frotta les tempes. Elle avait
affreusement mal à la tête. Comment un
homme aussi stupide pouvait-il être
encore en vie ? Il n’était pas nécessaire
d’être un grand stratège pour se rendre
compte qu’il était avantageux d’avoir
ses frontières protégées par un allié sûr
et puissant.
Elle comprenait mieux maintenant
pourquoi Henry méprisait Bainbridge.
Ce n’était qu’un idiot, avide et vaniteux,
capable de toutes les félonies !
Faisant la moue, elle regarda partout
autour d’elle. Où Marcus pouvait-il bien
être gardé ? Elle ne l’avait pas vu
depuis son arrivée dans la clairière.
Comme il lui manquait !
Si Bainbridge ne l’avait pas
convaincue qu’il ne courait aucun
danger, elle aurait été folle d’angoisse.
Mais il avait raison. Le roi d’Ecosse
aurait sa tête s’il arrivait quoi que ce
soit à l’héritier de Thornson pendant
qu’il était sous sa protection.
Remettant ses cheveux en place du
mieux qu’elle put, elle tira sur les plis
de sa jupe et partit en reconnaissance sur
l ’ u n des chemins forestiers qui
aboutissaient à la clairière. C’en était
trop ! Elle était bien déterminée à
découvrir, d’une façon ou d’une autre,
l’endroit où son fils était retenu
prisonnier. Et s’il le fallait, elle
hurlerait comme une folle, jusqu’à ce
qu’il l’entende et lui réponde.
Elle trouva Everett assis sur un tronc
d’arbre mort, à l’autre bout du sentier.
Une tente était dressée dans un espace
découvert, à quelques pas devant lui.
Son fils s’y trouvait vraisemblablement.
Elle passa sans s’arrêter devant Everett
et se dirigea vers la tente.
Mais l’homme bondit et lui saisit le
poignet avant qu’elle n’ait eu le temps
de soulever le rabat de l’abri en toile.
Elle se retourna vers lui avec un regard
glacial. Surpris, Everett lui lâcha
aussitôt le poignet.
— Je suis désolé, madame, mais vous
ne pouvez pas entrer dans cette tente.
Marguerite fit un pas en arrière.
— Je cherche seulement mon fils. Est-
il à l’intérieur ?
Everett secoua la tête, trop vite pour
qu’elle accepte sa réponse.
— Non. Il n’y est pas.
— Où est-il, alors ?
Everett battit des cils, cherchant
visiblement une réponse plausible.
— Il… il joue avec les autres enfants,
madame.
— De quels autres enfants voulez-
vous donc parler ?
— Ceux du village. Ils jouaient dans
les bois et j’ai pensé que je pouvais
permettre à Marcus de se joindre à eux.
Marguerite n’avait jamais rencontré un
menteur aussi maladroit !
— Tu mens ! s’écria-t-elle, hors
d’elle. Les enfants du village ne
s’aventurent jamais aussi loin dans la
forêt.
Everett se recroquevilla sur lui-même
et détourna la tête pour masquer sa gêne.
Marguerite en profita pour soulever le
rabat de la tente et regarder à l’intérieur.
— Maman !
En la voyant, Marcus se jeta
littéralement dans ses bras.
Elle décocha un regard noir à Everett.
— Explique-toi maintenant, si tu veux
que je te garde à mon service !
Everett se mit à bredouiller.
— Ma… madame, je… je n’ai fait
qu’obéir à messire Bainbridge. Je vous
le jure. Vous savez bien que jamais je ne
prendrais sur moi de faire du mal à
messire Marcus.
Marguerite savait que c’était vrai.
Aucun de ses gens n’était capable de
faire le moindre mal au fils de Henry
Thornson. Toutefois cela n’excusait pas
les mensonges d’Everett.
— Nous réglerons cela plus tard.
Dorénavant, je garderai Marcus auprès
de moi. De cette façon, je n’aurai plus
besoin de m’inquiéter pour sa sécurité
ou de me demander où il se trouve.
La voix impérieuse de Bainbridge vint
interrompre leur conversation.
— Ma chère amie, je crains que cela
ne soit guère possible, ni même
raisonnable, de garder cet enfant auprès
de vous.
Il traversa la clairière et fit un signe
de la main à Everett.
— Emmène ce garçon et ne reviens
pas avant que je te le demande.
Everett regarda successivement
Marguerite et Bainbridge, puis décida
finalement de se ranger du côté du plus
fort.
— Où dois-je l’emmener, messire ?
Bainbridge grommela.
— Faut-il que je pense à tout ? Je ne
sais pas, moi. N’y a-t-il pas un pavillon
de chasse à proximité ? Ou une
chaumière de vilain ?
Ne voulant pas que son fils se retrouve
dans la forêt sans protection ou dans un
endroit qu’elle ne connaissait pas,
Marguerite intervint.
— Emmène-le dans la cabane des
bûcherons, celle qui est au bord du lac.
Nous y passerons en remontant vers le
nord.
Everett hocha la tête.
— Bien, madame.
Puis il arracha Marcus des jambes de
sa mère et l’emmena hors de la clairière,
avant même qu’il n’ait eu le temps de
réagir.
Bainbridge s’avança et prit avec
fermeté le bras de Marguerite.
— Je vous avais dit de ne pas bouger
jusqu’à ce que j’aie pris une décision.
N’ai-je pas été assez clair ?
— J’ai seulement voulu voir mon fils.
Il me manquait. Qu’y a-t-il de mal à
cela ?
— Comment pourrais-je avoir
confiance en vous, si vous êtes
incapable d’obéir aux ordres que je
vous donne ?
— Je ne m’étais pas rendu compte
qu’il s’agissait d’un ordre. Je pensais
que c’était une simple suggestion.
La main de Bainbridge se crispa sur
son bras.
— Dorénavant, chaque fois que je
vous dirai quelque chose, considérez
qu’il s’agit d’un ordre.
Marguerite sentit un frisson glacé lui
parcourir le dos. Elle essaya de détacher
ses doigts de son bras, mais il la tenait
solidement.
— Lâchez-moi ! Vous me faites mal.
Bainbridge s’esclaffa.
— Bien. Je suis content d’avoir enfin
toute votre attention. Je tenais à vous
avertir que j’ai pris ma décision. Nous
nous marierons ce soir même. Et,
demain matin, vous saurez avec certitude
que c’est moi, et moi seul, qui serai le
maître dans cette aventure.
— Comment ? s’écria Marguerite.
Vous n’allez tout de même pas vous
conduire d’une manière aussi vile ?
— Vraiment ? Vous ne m’en croyez
pas capable ?
Bainbridge l’attira vers lui, si près
que son haleine pestilentielle lui donna
la nausée.
— Réfléchissez, ma chère épouse. Ma
patience est à bout et il est trop tard
maintenant pour essayer de me
convaincre de changer mes plans.
— Ne m’appelez pas ainsi ! Je ne suis
pas votre femme, que vous le vouliez ou
non ! Seul le roi pourra m’ordonner de
vous épouser.
Le sifflement d’une épée tirée de son
fourreau les fit sursauter.
— Seigneur Dieu, Marguerite, avec
combien d’hommes exactement avez-
vous l’intention de vous marier avant de
quitter ce monde ?
Chapitre 8

Jamais de toute sa jeune existence,


Marguerite n’avait été aussi contente
d’entendre la voix calme et sarcastique
de Darius. Elle poussa un soupir de
soulagement et dut faire un effort sur
elle-même pour retenir ses larmes.
Bainbridge la lâcha si brusquement
qu’elle trébucha et tomba à genoux.
Immédiatement, Darius vint s’interposer
sur son destrier.
— Vous n’êtes pas blessée ?
s’empressa-t-il de demander.
— Non, ça va. Je n’ai rien.
Darius se pencha vers elle. Les yeux
baissés, elle leva une main tremblante et
la mit dans la sienne. Sans un mot, il
l’aida à se relever.
Marguerite n’avait pas besoin de le
regarder pour savoir qu’il était furieux.
Elle avait perçu de la colère dans le ton
de sa voix.
— Regardez-moi, dit Darius
fermement.
Comme elle tardait à lui obéir, il lui
serra la main un peu plus fort. Elle leva
la tête et ses yeux croisèrent les siens.
Oui, il était en colère, songea-t-elle.
Son visage semblait être taillé dans un
bloc de pierre et il fixait sur elle un
regard dur. Jamais elle ne l’avait vu
serrer aussi fort les mâchoires. Dans sa
fureur, il ressemblait un peu à un faucon,
se dit-elle, le rapace qui était le symbole
de sa famille.
Mais ce n’était pas sa colère qui
l’angoissait le plus. C’était son silence.
Elle aurait cent fois préféré qu’il crie,
qu’il hurle même, et la couvre d’injures.
Tout lui paraissait plus supportable que
d’être la proie de son regard.
Finalement, alors qu’elle n’en pouvait
plus, il détourna la tête et reporta son
attention sur Bainbridge.
— Je dois parler avec messire
Bainbridge, dit-il sans la regarder.
Osbert vous attend avec Marcus au bout
du sentier. Il vous escortera tous les
deux à Thornson. Je vous ordonne de ne
pas en bouger jusqu’à mon retour. Vous
m’avez bien compris ?
Son ton impérieux lui donna envie de
se révolter, mais elle préféra se
soumettre.
— Oui, c’est compris, répondit-elle
résignée.
Il y avait un moment pour lutter et un
temps pour battre en retraite.
Marguerite lâcha la main de Darius et
se dirigea vers le sentier. A la vue des
hommes de Faucon, disposés tout autour
de la clairière, elle retint son souffle. La
moitié au moins de ses troupes
l’accompagnaient. Rassurée pour la
sécurité de Darius, elle se mit en marche
et ses hommes s’écartèrent pour la
laisser passer.
Darius attendit que Marguerite se fût
suffisamment éloignée, avant de
concentrer son attention sur Bainbridge.
Son bras le démangeait et il avait
véritablement envie de lui passer son
épée en travers du corps.
Cependant, toutes les informations
dont il disposait désignaient Bainbridge
comme étant le chef des contrebandiers.
S’il le tuait maintenant, sans preuves
tangibles, il n’aurait aucun argument
pour justifier sa mort quand le roi lui
demanderait des comptes.
Aussi, à son grand regret, il devait le
laisser vivre. Pour le moment, du moins.
Entre-temps, il ferait tout son possible
pour l’inciter à commettre d’autres actes
de félonie et pouvoir ainsi l’arrêter à
juste titre.
Il appuya la pointe de son épée sur le
torse de Bainbridge.
— Voudriez-vous m’expliquer ce que
vous étiez en train de faire avec la
baronne de Thornson ?
Avant de répondre, Bainbridge jeta un
coup d’œil aux hommes qui encerclaient
la clairière.
— Je faisais seulement ce qu’elle
m’avait demandé.
— C’est-à-dire ?
— J’avais pour mission de les
escorter vers le nord, son fils et elle. Je
devais les ramener auprès du roi David.
Cette information ne surprit que
brièvement Darius. Il s’était attendu à sa
fuite — mais pourquoi auprès du roi
d’Ecosse ? Pourquoi pas chez son père ?
Il se pencha en avant sur sa selle.
— Je ne vois guère comment cette
mission concorde avec le mariage que
vous avez cherché à lui imposer.
Bainbridge recula et ses mains se
crispèrent nerveusement.
— Je voulais seulement la protéger, en
souvenir de mon amitié pour son défunt
mari.
En entendant son excuse fallacieuse,
les hommes de Darius éclatèrent de rire.
Ce dernier leur fit signe de se calmer.
— La protéger ? A mon arrivée, j’ai
plutôt eu l’impression que vous vous
apprêtiez à la malmener. Est-ce votre
façon de protéger les veuves et les
orphelins ?
— Il lui arrive souvent d’être entêtée,
grommela Bainbridge, et, parfois, elle a
besoin de… de l’autorité d’un homme
pour la convaincre de ce qui est bon
pour elle.
Darius faillit s’étrangler. Entêtée,
Marguerite ? Le qualificatif était faible.
Combien de fois il s’était heurté à
l’obstination de la jeune femme !
— Et vous pensiez parvenir à vos fins
avec elle par la force ? demanda-t-il
avec un air amusé. Avouez que vos
méthodes ne sont guère chevaleresques.
Darius avait parlé du ton de la
plaisanterie mais sa mine était sombre à
présent.
— Je vous somme de quitter
immédiatement les terres de Thornson !
Bainbridge se redressa, comme s’il
avait été giflé, et posa la main sur la
poignée de son épée.
— Qui êtes-vous pour oser me donner
des ordres ?
Darius sourit et fit faire un pas à son
destrier, tandis que deux de ses hommes
se plaçaient derrière Bainbridge, lui
enlevant toute possibilité de mouvement.
— Je suis Darius de Faucon et le roi
Etienne m’a donné pour mission de
prendre et de tenir Thornson en son nom,
répondit-il en appuyant la pointe de son
épée sur la gorge de Bainbridge.
Il la fit pivoter, juste assez pour faire
couler quelques gouttes de sang, puis il
l’abaissa lentement.
— Si je vous vois de nouveau ici, je
ne me contenterai pas d’une simple
menace. Vous m’avez bien compris ?
Bainbridge hocha la tête brièvement,
le visage blême, mais la lueur qui brilla
dans ses yeux quand il tourna les talons
ne laissa aucun doute à Darius.
Il ne tarderait pas à le revoir.
Une perspective qui ne lui déplaisait
pas. Bien au contraire.

* * *

Comme Darius le lui avait dit,


Marguerite trouva Marcus et Osbert au
bout du chemin forestier. Le capitaine
d’armes ne dit rien quand elle les
rejoignit. Il lui tendit simplement les
rênes de son cheval et attendit qu’elle se
soit mise en selle avant de prendre la
direction du château.
Elle observa son fils avec
soulagement : il n’avait pas l’air choqué.
A califourchon devant Osbert, il tenait
les rênes du destrier et babillait
joyeusement.
Elle ne put s’empêcher de sourire,
soulagée. Manifestement, Marcus était
redevenu l’enfant gai et insouciant qu’il
était avant leur mésaventure avec
Bainbridge. Osbert était certainement
pour beaucoup dans le changement de
comportement du petit garçon.
— As-tu des enfants, Osbert ?
Sa tentative pour briser le silence se
heurta à un coup d’œil glacial. Elle ne
se découragea pas pour autant et insista.
— Tu devrais avoir un foyer et une
famille — tu as l’air de bien t’entendre
avec les enfants.
Il soupira.
— N’avez-vous pas déjà assez de
soucis en ce moment, sans vous
préoccuper des miens ?
Il avait parlé sur un ton léger, mais
l’avertissement était assez clair.
— Tu as peut-être raison, dit
Marguerite après quelques instants.
Mais, étant la baronne de Thornson, je
ne pense pas avoir trop à m’inquiéter.
Osbert secoua la tête.
— Vous le croyez vraiment ? On voit
bien que vous n’étiez pas là quand il a
trouvé votre missive.
Marguerite sentit son cœur défaillir.
Darius avait donc lu sa lettre…
Seigneur ! Elle l’avait bien cachée
pourtant, en espérant qu’elle serait loin
lorsqu’il la découvrirait.
— Est-ce la raison pour laquelle il est
venu ? Pour m’empêcher de partir ?
— Non. Il est venu parce que, en vous
suivant, j’avais découvert que vous
projetiez d’emmener ce garçon. Il était
occupé à lire votre missive, dans sa
chambre, quand je lui ai apporté cette
information.
Marcus tourna la tête vers sa mère.
— Nous allons encore voir le roi,
maman ?
Marguerite se recroquevilla sur elle-
même, mais trouva la force de lui
répondre.
— Non, mon chéri. Pas aujourd’hui.
Une autre fois, peut-être.
Apparemment satisfait, le petit garçon
reprit les rênes pour guider le destrier.
— Comment a-t-il réagi ? Etait-il très
en colère ? demanda Marguerite à voix
basse, sans pouvoir dissimuler son
angoisse.
— En colère ? Vous, plus que
quiconque, auriez dû savoir quel effet
votre missive lui ferait.
Les années s’étaient écoulées depuis
son idylle avec Darius et elle n’était
plus certaine de vraiment le connaître.
S’il n’était pas furieux, alors
qu’éprouvait-il ?
— Madame, sachez juste qu’il ne vous
laissera pas accomplir votre projet.
Intriguée, Marguerite fronça les
sourcils.
— Lequel ? J’ai beaucoup de
projets…
— Votre fils n’ira pas en Ecosse.
Le ton déterminé d’Osbert la fit réagir.
— Ce n’est pas à Darius d’en décider.
— Ce n’est pas ce qu’il pense. En tout
cas, il ne vous laissera plus lui forcer la
main.
Stupéfaite, Marguerite resta sans voix.
Quelque chose dans les paroles et dans
le ton d’Osbert lui donnait à réfléchir.
— Que veux-tu dire ? Je ne vois pas
où tu veux en venir.
— Darius n’a pas confiance en vous et
craint que vous ne fassiez pas le bon
choix.
— C’est-à-dire ?
— Que vous n’éleviez pas Marcus en
vassal fidèle et loyal à son roi.
Marguerite grinça des dents et ses
doigts se crispèrent sur ses rênes.
— Dois-je me répéter ? C’est à moi
de dire ce qui est bon pour mon fils et à
personne d’autre. Je te rappelle que je
suis sa mère.
Osbert ralentit son destrier et attendit
qu’elle soit à sa hauteur. Puis il la
regarda droit dans les yeux et sourit.
— La décision est déjà prise. Vous
serez bien avisée d’obéir à ce qu’il vous
dira de faire dans les prochains jours.
Sinon, Marcus ira rendre visite à ses
oncles, en Normandie.
— Quoi ? s’écria Marguerite,
indignée.
Surpris, l’enfant sursauta. Elle inspira
profondément et tendit les bras vers lui.
— Ne redis jamais ça, entends-tu ?
Tout en s’esclaffant, Osbert éperonna
son destrier, laissant Marguerite à mi-
chemin entre l’orée de la forêt et les
murailles de Thornson.
Marguerite reprit rapidement ses
esprits et partit à leur poursuite. Elle
ralentit seulement lorsqu’elle comprit
qu’Osbert ne lui aurait jamais parlé
ainsi s’il avait eu des mauvaises
intentions à son égard. A sa manière, à
la fois franche et rude, il avait seulement
cherché à la prévenir de ce qui pourrait
arriver.
Pour l’heure, cependant, elle n’avait
guère le loisir de se soucier de l’avenir.
Il lui fallait d’abord se préparer
moralement pour affronter Darius à son
retour au château. Et elle savait combien
cette confrontation serait difficile.
Cette pensée venait à peine de se
former dans son esprit, lorsqu’elle
entendit un martèlement de sabots
derrière elle. Elle tourna la tête et
aperçut… Darius ! Il venait de sortir de
la forêt et fondait sur elle au grand
galop.
Elle ferma les yeux et murmura une
brève prière.
« Seigneur Dieu, pensa-t-elle en son
for intérieur, on dirait un cavalier
échappé de l’enfer. »
En tout cas, elle n’était pas disposée à
être sa prochaine victime !
Prête à faire front, elle se tourna vers
lui. Sans ralentir, Darius arrivait
maintenant à sa hauteur. Il lui arracha les
rênes des mains, sans même lui laisser
le temps de réagir.
Déséquilibrée par le galop endiablé
qu’il imposait à sa monture, elle dut se
raccrocher à la crinière pour ne pas
tomber.
— Arrêtez, Darius ! Je vous en
supplie !
A sa grande surprise, il se redressa
sur sa selle et arrêta brutalement son
destrier.
Puis il fit pivoter son cheval et
plongea ses yeux dans les siens. Un
regard tellement dur, tellement glacial
qu’elle regretta de lui avoir demandé de
s’arrêter.
Il arracha son heaume et ses gantelets
et les jeta par terre avec une telle force
qu’elle ne put s’empêcher de grimacer.
Epouvantée par sa violence, elle
ferma les yeux et se mit à trembler de
tous ses membres, dans l’attente de sa
colère.
Curieusement, pourtant, la tempête
attendue ne vint pas. Le silence
s’épaissit au contraire. Un silence que
venaient seulement troubler les
battements désordonnés de son propre
cœur et la respiration puissante et
régulière de Darius.
Incapable de supporter plus longtemps
ce mutisme, Marguerite rouvrit les yeux
et demanda d’une voix blanche :
— Vous n’avez pas eu trop de
difficultés avec Bainbridge ?
Pour toute réponse, il fit un signe de
tête.
De nouveau, le silence les enveloppa.
Finalement, ne sachant plus comment y
mettre un terme, elle cria :
— Qu’attendiez-vous de moi ? Parlez-
moi !
Darius ne lui répondait toujours pas.
— Comprenez-moi, reprit-elle, je dois
protéger mon fils. Je ne peux donc pas
vous épouser.
Comme son silence persistait, elle eut
envie de hurler.
— Seigneur Dieu, Faucon, ne pouvez-
vous donc pas essayer de comprendre ?
Mais non, se dit-elle, il ne le pouvait
pas. Comment pourrait-il d’ailleurs
comprendre ce qu’elle ne comprenait
pas elle-même ?
Elle pensait lui avoir tout expliqué
dans sa missive. Apparemment, elle n’y
était pas parvenue — sinon il ne la
regarderait pas avec cette lueur à la fois
douloureuse et meurtrière au fond des
yeux.
Elle chercha frénétiquement les mots
qui pourraient lui faire entendre raison.
Ne trouvant aucun argument qu’elle
n’eût déjà employé, elle se mordit la
lèvre.
— Allez-vous-en, Darius. Quittez
Thornson et laissez-moi vivre en paix.
A part un léger frémissement à la
commissure des lèvres, il n’eut aucune
réaction, comme s’il ne l’avait pas
entendue.
— Bonté divine, dites quelque chose,
Faucon. N’importe quoi, je vous en
conjure. Je sais que vous êtes furieux.
Il se laissa glisser à terre et donna une
tape sur la croupe de son destrier pour
le renvoyer à Thornson.
— Vous croyez tout savoir, dit-il en la
fixant, mais vous ne savez rien.
Avant qu’elle n’ait eu le temps de
réagir, il l’arracha de sa selle et renvoya
sa monture au château.
— Rien ! répéta-t-il en la plaquant
brutalement contre son torse.
Les plaques de métal de sa cuirasse la
meurtrirent à travers le tissu léger de sa
robe.
Il s’empara de sa bouche avec
violence. Elle résista, essaya de le
repousser, mais il était trop fort pour
elle.
Furieuse, elle sentit des larmes lui
monter aux yeux. Des larmes de colère,
de frustration et d’embarras qui se
mirent bientôt à ruisseler le long de ses
joues.
Darius interrompit son baiser et posa
ses lèvres sur son front.
— Pleure autant que tu veux,
Marguerite. Cela ne changera rien. Tu
m’épouseras. Et nos noces auront lieu
aujourd’hui même. Peu m’importe si tu
gardes à jamais une place dans ton cœur
pour Henry Thornson. Et peu m’importe
également si le fait de m’aimer te donne
un sentiment de culpabilité.
Marguerite tressaillit secrètement. Le
doute n’était plus possible. Il avait
trouvé et lu sa missive, c’était une
évidence. Elle essaya encore
d’argumenter.
— Je ne peux pas. Ne m’oblige pas à
faire ça.
Darius lui emprisonna le visage entre
les mains, la forçant à le regarder. Elle
cligna des yeux à travers ses larmes et
eut un haut-le-corps en voyant son
expression.
Car ce n’était pas de la colère qui
brillait dans son regard mais de la
souffrance, une douleur familière et qui
lui brisa le cœur car elle savait qu’elle
en était la cause.
— Si, Marguerite, tu le peux et tu le
feras.
Il essuya ses larmes avec son pouce.
— Rassure-toi. Non seulement, je ne
chercherai pas à prendre dans ton cœur
la place que tu as réservée à Henry,
mais je ne chercherai pas non plus à
reprendre celle qui m’était réservée.
Marguerite essaya de détourner les
yeux, mais il l’en empêcha.
— Tu m’as compris ? Peu m’importe
que tu aimes encore Henry. Il n’est pas
une menace pour moi, de toute façon. Il
est mort.
La jeune femme vacilla. La dureté des
paroles de Darius la transperçait, la
touchait en plein cœur.
— Comment peux-tu être aussi cruel ?
Il ignora sa question et continua
comme si elle n’avait rien dit.
— Je suis là, moi. Je serai celui qui te
protégera et te gardera de tout danger. Et
ce seront mes bras qui te réchaufferont
quand tu auras froid ou quand tu te
sentiras seule.
Marguerite frissonna et des larmes
jaillirent de nouveau de ses yeux.
— Pourquoi ? Pourquoi ferais-tu cela
pour moi, après tout ce que je t’ai fait
subir ?
— Parce que tu es et seras à jamais
l’élue de mon cœur. Mes sentiments
pour toi n’étaient en rien une folie de
jeunesse. Je t’ai aimée dès le premier
instant où je t’ai vue. J’ai su
immédiatement que nous étions destinés
l’un à l’autre. Et quand j’ai lu ta missive
aujourd’hui, j’ai su que je ne me
trompais pas, que tu me résistais
seulement à cause d’une peur absurde et
fallacieuse.
Il la prit dans ses bras et la serra
étroitement contre lui.
— Il y a longtemps, bien longtemps, tu
savais que l’amour était une chance
merveilleuse et que tu n’avais rien à en
craindre. Cette chance est de nouveau à
notre portée et je ne peux pas — je ne
veux pas — la laisser s’échapper.
Marguerite ne voulait pas le mettre en
colère, ni lui causer encore plus de
souffrance, mais elle ne put retenir la
question qu’elle avait sur les lèvres.
— Et si je n’arrive pas à t’aimer de
nouveau ?
Elle le sentit vibrer légèrement contre
sa joue.
— N’aie crainte, Marguerite. Un jour
tu m’aimeras, murmura-t-il en déposant
un baiser dans ses cheveux. Mais pour
l’instant, penses-tu être au moins
capable de ne pas me haïr ?
Elle haussa les épaules.
— Bien sûr.
Il lui caressa le dos d’une main, tandis
que l’autre descendait le long de son
épaule et de sa hanche. Elle ferma les
yeux, surprise par la douceur oubliée de
ses lèvres le long de son cou. Son
haleine était brûlante sur sa peau et,
instantanément, elle sentit monter le
désir au creux de ses reins.
— Tu crois vraiment que ce sera
désagréable de coucher avec moi ?
susurra-t-il à son oreille.
Elle sourit et se blottit contre lui.
— Non, je ne crois pas.
— Bien, alors c’est par là que nous
commencerons, murmura-t-il en lui
mordillant le lobe de l’oreille. Il y a
déjà une chose que tu pourrais faire pour
moi maintenant.
— Quoi donc ?
— Me promettre de ne plus jamais me
laisser une missive dans le genre de
celle que j’ai trouvée aujourd’hui.
Les joues de Marguerite
s’enflammèrent.
— Je te le promets.
— Parfait.
Il s’écarta légèrement et baissa les
yeux vers elle.
— Par le Christ, quelle jolie rougeur !
Marguerite sentit ses joues
s’empourprer encore plus.
— Je me sens déjà assez stupide. Tu
n’as pas besoin d’en rajouter.
— Oui, tu as raison. Mais cela te va
bien et peut-être que, dorénavant, tu
réfléchiras avant de commettre une
nouvelle bêtise. Je comprends tes
angoisses. La prochaine fois, viens me
voir. A nous deux, nous parviendrons à
les dissiper. Ne cherche plus à t’enfuir
ou à me dissimuler quoi que ce soit. Il
n’y a rien dont nous ne puissions
discuter ensemble. Rien, tu m’entends ?
Nous ne serons peut-être pas d’accord,
mais on peut toujours parler.
— Ou crier ?
— Pourquoi pas ? Ce ne sera pas la
fin du monde.
— Non, naturellement. Ne sois pas
stupide.
— Cesseras-tu d’aimer Marcus le jour
où il ne sera pas d’accord avec toi sur
une chose ou une autre ?
— Non, bien sûr.
— Eh bien c’est la même chose pour
moi. Je ne cesserai jamais de t’aimer,
même si nous avons des différends.
Marguerite savait qu’ils risquaient
d’être nombreux et qu’ils en auraient
sans doute très bientôt. Néanmoins, elle
hocha la tête.
— Bien, reprit Darius en lui prenant la
main, maintenant, je te rappelle que nous
avons conclu un accord, il y a trois
jours, et que le moment est venu de me
donner une réponse.
Marguerite soupira.
— Cette décision n’est vraiment pas
raisonnable, mais oui, j’accepte de
t’épouser… de nouveau.
A peine avait-elle répondu que Darius
leva le bras, comme s’il faisait signe.
Avant qu’elle n’ait pu lui demander ce
qu’il faisait, elle entendit des cris près
du château suivis d’un roulement continu
de sabots, comme si un grand nombre de
cavaliers approchaient.
Surprise, elle s’écarta de lui et
regarda en direction de Thornson. Elle
resta bouche bée devant le spectacle qui
s’offrait à ses yeux. C’était comme si
tous les hommes, femmes et enfants du
château et du village galopaient ou
couraient vers eux.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
demanda-t-elle quand elle eut recouvré
ses esprits.
— C’est votre noce, ma chère.
— Ma noce ? Vous aviez donc déjà
tout organisé ! Comment pouviez-vous
être aussi certain que je dirais oui ?
Darius passa un bras autour de ses
épaules et l’attira contre lui, en
regardant avec un grand sourire la foule
qui approchait.
— Vous n’en étiez peut-être pas
certaine vous-même, Marguerite, mais
j’ai entendu les mots que votre cœur
murmurait au mien.
Chapitre 9

Marguerite étira ses membres rompus


de fatigue avant de dénouer les attaches
de sa robe. C’était la fin de la plus
longue et plus étrange journée de sa vie.
Et maintenant que la nuit était tombée,
elle se retrouvait avec un nouveau nom
et un avenir auquel elle n’avait jamais
rêvé.
Elle était seule. D’habitude, Bertha
s’affairait autour d’elle, le soir, en
commentant les événements de la
journée, avant de se retirer dans la petite
chambre qui jouxtait la sienne.
Mais il n’y avait rien de normal dans
cette nuit. Sa servante n’était pas là et
elle ne reprendrait pas son service
auprès d’elle avant plusieurs jours. Ses
vêtements et tous ses effets personnels
avaient été apportés dans la chambre de
Darius — leur chambre, désormais.
Marguerite n’était pas mécontente de
ce déménagement. Elle n’aurait pas
supporté de partager avec Darius le lit
qu’elle avait occupé avec Henry.
Dans peu de temps, elle serait dans
ses bras. Elle avait laissé ses gens et les
hommes de Darius festoyer dans la
grande salle et s’était retirée afin d’être
seule pendant quelques instants. Le
temps de se préparer pour la nuit à
venir. Tout le monde semblait content
pour elle. Personne n’avait crié à la
trahison ou même seulement critiqué son
mariage avec Darius. Bien au contraire,
ils avaient tous trinqué joyeusement à
leur union.
Darius ne tarderait pas à la rejoindre.
Mais, pour le moment, elle était contente
d’être seule. Elle se leva et souffla
l’unique chandelle. Les braises qui
rougeoyaient dans la cheminée donnaient
suffisamment de lumière. Elle se
déshabilla dans la pénombre, puis, une
fois nue, elle enfila une robe de chambre
bordée de fourrure et traversa la pièce
pour aller à la fenêtre. Il n’y avait pas de
nuages et une myriade d’étoiles se
détachaient sur le bleu sombre du ciel.
Elles lui rappelèrent que, jadis, elle
avait fait des vœux en les regardant.
Mais ses souhaits n’avaient jamais été
exaucés.
Ses rêves d’adolescente avaient été
écrasés par la main de fer de son père,
avant que Henry Thornson ne lui
apprenne patiemment qu’il suffisait
parfois d’y croire pour leur permettre de
se réaliser.
Sa gorge se serra. Seigneur Dieu,
comment Henry pouvait-il lui manquer
autant ? Cette nuit encore, elle ne
parvenait pas à le chasser de son esprit.
Au début de leur mariage, pourtant, elle
ne l’aimait pas. Elle avait peur de lui.
Une peur incontrôlable. Mais, au lieu de
la brusquer, il s’était montré plein de
gentillesse et d’attention, et, peu à peu,
elle s’était rendu compte que son mari,
malgré son apparence massive et sa voix
impérieuse, n’était pas plus effrayant et
dangereux qu’un jeune chiot tétant
encore sa mère.
Il l’avait encouragée à lui parler
franchement. Ce souvenir fit naître un
sourire sur ses lèvres. Elle ne se
rappelait plus le motif qui avait
provoqué leur première dispute, mais
elle n’avait jamais oublié la promesse
qu’il lui avait faite de ne plus partager
son lit tant qu’elle ne lui aurait pas dit
tout ce qu’elle avait sur le cœur.
Il avait tenu parole. Pendant des jours,
des semaines. Jusqu’au moment où, n’en
pouvant plus, elle était allée le trouver,
blême de rage, dans la cour où il
s’entraînait au combat, et elle s’était
jetée sur lui comme une folle.
Henry avait éclaté de rire, puis il
l’avait soulevée dans ses bras et l’avait
emportée en courant jusque dans leur
chambre.
Quand il l’avait déposée sur le lit, ils
étaient tous les deux hors d’haleine et
riaient aux éclats. Ils n’avaient pas quitté
leur chambre pendant deux jours et deux
nuits. Un souvenir qui resterait à jamais
gravé dans sa mémoire.
Marguerite inspira profondément et
essuya les larmes qui lui montaient aux
yeux.
— Oh ! Henry, comment as-tu pu me
quitter ainsi ?
C’était injuste de lui en tenir rigueur,
mais elle ne pouvait pas s’en empêcher.
Pourtant, il n’avait pas mis sa vie en
danger volontairement. Lors d’une
escarmouche à la frontière, il avait été
touché par une flèche de l’un des archers
du roi Etienne.
Il était mort le lendemain, dans ses
bras impuissants.
— Arrête ! se dit-elle.
Se lamenter sur le passé ne servait à
rien, sinon à la tourmenter. Il valait
mieux penser à l’avenir et à toutes les
incertitudes qui l’attendaient.
Elle soupira et se détourna de la
fenêtre. Il fallait qu’elle trouve un moyen
de chasser Henry de son esprit. Mais,
pour le moment, elle était trop fatiguée
pour réfléchir. Elle enleva sa robe de
chambre et se coucha pour attendre
Darius.

* * *

Depuis le siège sur lequel il était


assis, au fond de la grande salle, sous
l’immense tenture qui recouvrait le mur,
Darius regardait fixement l’escalier en
colimaçon qui montait à l’étage.
Marguerite était sans doute couchée,
maintenant. Après tous les événements
qui avaient marqué cette journée, elle
devait être déjà endormie.
A quoi rêvait-elle ? Ou plutôt à qui ?
Le passé venait-il hanter son sommeil
quand elle fermait les yeux ?
Parviendrait-elle à l’oublier ?
— Messire ?
Darius leva son gobelet à demi vide.
— Je suis content que tu aies trouvé le
temps de me rejoindre, Osbert, dit-il en
poussant du pied un tabouret vers son
capitaine d’armes. Assieds-toi et buvons
un verre ensemble.
Osbert regarda autour de lui
nerveusement.
— Je… j’ai essayé de venir vous voir
plus tôt, messire…
— On dirait que je suis entouré par les
pires menteurs, marmonna Darius. Tu es
venu dès que tu as pensé que j’avais bu
assez de vin pour monter me coucher et
m’endormir comme une souche.
Osbert regarda fixement ses pieds.
— Oui, concéda-t-il.
Il soupira avant de redresser la tête et
de croiser le regard de Darius.
— J’ai pensé que ce serait peut-être
mieux pour tout le monde.
Darius se pencha et saisit le pichet qui
était posé par terre à côté de lui. Il
remplit un gobelet et le tendit à Osbert.
— J’ai une très mauvaise nouvelle
pour toi, mon ami.
Osbert but une gorgée et fit une telle
grimace que Darius ne put s’empêcher
d’éclater de rire.
— Qu’y a-t-il ? Mon vin n’est pas
bon ?
— Messire, on dirait de l’eau.
— Ce n’est guère étonnant, car c’est
de l’eau. J’ai pensé que si je gardais
tous mes esprits, ce serait préférable
pour tout le monde.
— Peut-être bien… Mais, après toutes
ces années, ne pensez-vous pas qu’il
aurait mieux valu laisser les choses
comme elles étaient ?
Darius secoua la tête.
— Non. Vois-tu, c’est ma seconde nuit
de noces. C’est étrange, mais le souvenir
de la première me cause une certaine
appréhension.
— Rassurez-vous, messire, cette fois-
ci, son père ne viendra pas vous
arracher à votre lit.
— Grâce à Dieu, non.
Osbert posa son gobelet.
— Je boirais volontiers un breuvage
un peu plus consistant, messire Darius.
Il aperçut un autre pichet et alla le
chercher.
— Celui-ci est plus à mon goût, dit-il
après avoir reniflé son contenu.
Il but une longue gorgée et poussa un
soupir de satisfaction.
— A quoi bon ressasser le souvenir
de choses qui se sont passées il y a si
longtemps ? Ce qui est fait est fait.
Pensez à autre chose.
— J’ai essayé maintes fois. En vain.
— Attendez… Si je me souviens bien,
c’est vous qui avez voulu ce mariage.
Osbert versa du vin dans un autre
gobelet et le tendit à Darius.
— Trinquons à votre bonheur,
messire, et allez donc vous coucher.
Darius éclata de rire.
— Je dois arrêter de tergiverser selon
toi. Je dois me comporter en homme,
c’est bien ça ?
— Tout à fait ! Vous ne vous en
sentirez que mieux demain.
Après avoir bu d’un trait le contenu du
gobelet, Darius grimaça et se leva.
— Si tu ne fais pas attention, ce
breuvage atroce te tuera. Je te laisse à
ton poison.
Il se dirigea vers l’escalier, tout en se
demandant ce qu’il devrait dire à
Marguerite pour lui rendre les choses
plus faciles. Brusquement, l’idée de
coucher avec elle dans le logis de son
premier mari lui sembla déplacée.
Il s’arrêta devant la porte de sa
chambre et se passa la main sur le
visage. Pourquoi se poser tant de
questions ? Elle était sa femme. A la
vérité, elle l’avait été avant d’être celle
de Thornson.
Il se sentait aussi nerveux, aussi
vibrant d’anticipation que le soir de leur
première nuit de noces. Six ans s’étaient
écoulés depuis, mais de nouveau il avait
les mains moites et son cœur battait la
chamade comme au jour de sa première
vraie bataille.
Dans d’autres circonstances, il aurait
vu dans ces symptômes un manque de
courage ou la peur de l’inconnu. Mais,
en l’occurrence, il savait qu’ils n’étaient
rien d’autre que le souvenir exacerbé de
ce qui lui était arrivé au petit jour, quand
il avait été surpris dans son lit par les
hommes du père de Marguerite. Certes
son père était loin à présent. Mais cela
ne suffisait pas à calmer sa nervosité.
Il se reprit et se donna mentalement du
courage. Il se conduisait comme un
enfant peureux tremblant à la seule vue
de son ombre.
Il ouvrit la porte et entra dans la
chambre. Des braises rougeoyaient
encore dans la cheminée et dissipaient
un peu la pénombre qui régnait dans la
pièce. Il jeta un coup d’œil vers le lit.
— Marguerite ?
Comme elle ne répondait pas, il
poussa un soupir de soulagement et alla
regarder à la fenêtre. Un million
d’étoiles scintillaient dans le ciel. Il ne
put résister à l’envie enfantine de faire
un souhait.
— Quel vœu as-tu fait, Darius ?
Surpris, il sursauta et se retourna.
— Je croyais que tu dormais.
— Je viens juste de me réveiller.
Marguerite se redressa et s’adossa aux
oreillers, les draps et les couvertures
étroitement plaqués contre sa poitrine.
— Alors, quel est ce vœu ?
Darius traversa la chambre et s’assit
sur le bord du lit. Il écarta une mèche de
cheveux du visage de Marguerite, avant
de lui caresser la joue.
— J’ai fait le vœu de trouver les mots
justes pour te rendre cette nuit plus
facile.
Marguerite ferma les yeux et frotta sa
joue contre la main virile.
— Je pense que tu viens d’y parvenir.
Murmurés dans un soupir, ses mots
étaient une invitation qu’il n’aurait pas
pu ignorer, même s’il l’avait voulu.
Il se pencha et l’embrassa. Un baiser
plein de douceur, destiné à la rassurer.
— Je n’ai pas peur, dit-elle à voix
basse contre ses lèvresen glissant une
main dans ses cheveux. Je ne suis plus
une vierge effarouchée, tu sais, Darius.
Sa hardiesse lui plut et il étouffa un
petit rire amusé, avant de l’attirer dans
ses bras et sur ses genoux.
— Je ne pensais pas que tu le serais.
Repoussant les draps et les
couvertures, il pivota pour prendre la
place qu’elle avait occupée, et se
retrouva jambes étendues, le dos contre
les oreillers, Marguerite à califourchon
sur lui.
Se rendant compte qu’elle était nue, il
émit un grognement, puis s’empara de sa
bouche avec fièvre. Surprise, elle laissa
échapper un petit cri, mais, très vite, elle
se blottit contre lui, gagnée par
l’intensité de son baiser.
Il la serrait très fort à présent, lui
caressant le dos d’une main, tandis que
l’autre s’enfouissait dans ses cheveux.
Frémissante, elle ferma les yeux. La
laine rustique de sa tunique frottait la
peau délicate de sa poitrine, mais elle ne
songeait pas à s’en plaindre : ses
caresses étaient bien trop idylliques et
trop pleines de promesses pour qu’elle
s’en soucie.
Des attentes réprimées depuis des
mois remontaient en flots à la surface,
réveillant son désir. A bout de patience,
elle lui passa les bras autour du cou et,
repliant les genoux, pressa ses cuisses
contre lui.
Encouragé, il se remit à la caresser.
Elle sentait délicieusement bon, un
parfum enivrant qui mêlait la lavande, la
girofle et le vin, une combinaison bien
plus entêtante encore que les breuvages
alcoolisés que Darius avait
volontairement évités pour garder
l’esprit clair.
Des doigts, il effleura sa hanche, puis
l’intérieur de sa cuisse. Elle était belle,
si belle ! Bientôt elle serait à lui.
Poussant plus loin son exploration, il
remonta lentement vers son ventre, le
creux de sa taille, puis, plus haut, vers
les seins délicats qu’il se mit à flatter
doucement.
Elle se mit à trembler. Dominant son
ardeur, il ralentit le rythme de ses
caresses. Il voulait prendre tout son
temps. Il redécouvrait avec extase la
moindre parcelle du corps de
Marguerite. Si la douceur de sa peau lui
était familière, sa texture, elle, avait
changé. Elle était devenue plus souple
que dans ses souvenirs. Un changement
qui n’avait rien de désagréable, bien au
contraire. Sa poitrine, ses hanches et son
ventre, eux aussi, s’étaient arrondis. La
jeune fille était devenue une femme. Une
femme belle et désirable, dotée de tout
ce qui pouvait faire rêver un homme.
Son seul regret était de n’avoir pas vu
la métamorphose de celle qu’il aimait.
— Je ne veux pas te brusquer,
Marguerite. Nous avons toute la vie
devant nous… Rien ne presse, murmura-
t-il en s’arrachant non sans mal à son
baiser et à ses gémissements de plaisir.
Mais, au lieu de s’écarter, Marguerite
enfouit son visage dans le creux de son
cou et lui mordilla le lobe de l’oreille,
toute vibrante de désir.
— Rien ne presse peut-être pour vous,
messire, mais moi j’ai très envie de
vous.
Surpris par sa soudaine audace,
Darius se mit à rire.
— Je te satisferais volontiers, mon
amour, mais je suis encore tout habillé.
Aussitôt, Marguerite saisit le bord de
sa tunique et la fit passer par-dessus sa
tête en même temps que sa chemise.
— On peut remédier facilement à ce
problème.
Elle jeta les vêtements par terre et
entreprit maladroitement de dénouer les
attaches de ses braies. Mais elle ne fit
que resserrer les liens et laissa échapper
un juron de dépit.
— Attends, laisse-moi t’aider,
s’exclama Darius.
Elle voulut protester mais, comme il
tendait la main, les doigts virils vinrent
effleurer sa toison humide. Elle se figea,
le souffle court, tandis qu’il glissait un
doigt indiscret entre ses cuisses pour
venir caresser son intimité.
Bouleversée, elle ferma les yeux et
s’abandonna aux doigts qui s’insinuaient
peu à peu en elle, la forçant à s’ouvrir,
la traquant dans ses replis les plus
secrets.
A bout de forces, elle laissa échapper
un gémissement. Elle ne pouvait plus
lutter. Pis, même, elle n’en avait plus
envie.
Sûr de sa prochaine reddition, il eut un
petit rire de triomphe et reprit ses
attouchements, poussant de plus en plus
profondément ses doigts en elle, allant et
venant tout en guettant la montée du
plaisir sur son visage. Autrefois,
uniquement soucieux de son propre
plaisir, un tel désir ne l’aurait même pas
effleuré. Maintenant, il avait envie de
plus. Beaucoup plus. Voir le bleu de ses
yeux s’enflammer, l’entendre soupirer,
gémir, crier, sentir son corps trembler…
— Darius !
Elle cria son nom d’une voix rauque et
il sentit la griffure de ses ongles sur ses
épaules, en même temps que ses muscles
intimes se contractaient autour de ses
doigts. Capturant l’un de ses seins dans
sa bouche, il se mit alors à en titiller le
téton avec sa langue, accélérant son
mouvement de va-et-vient jusqu’à ce que
Marguerite retombe languissante contre
lui.
Au bout de quelques instants, elle
réussit à reprendre sa respiration. Elle
poussa un long soupir et se redressa. Les
yeux étrécis, elle lui rendit son sourire
et, faisant glisser ses doigts sur son
torse, descendit le long de son ventre
pour s’affairer de nouveau sur les
attaches de ses braies. Cette fois-ci, ses
mains ne tremblaient plus. En un instant,
les liens furent dénoués.
Quand il tenta de se redresser pour
achever d’enlever ses braies, elle le
repoussa doucement contre les oreillers
et, d’un mouvement souple, enfourcha
son sexe tendu. Darius agrippa ses
cuisses et guida ses mouvements, se
cambrant à chacune de ses retombées
pour pénétrer plus profondément en elle.
Marguerite allait et venait de plus en
plus vite, se dressant et s’abaissant sur
ses genoux. Darius l’encourageait de ses
caresses, massant doucement son clitoris
avec son pouce.
Soudain, elle rejeta la tête en arrière
et se figea, en laissant échapper un cri
rauque. Et tandis qu’une vague
irrésistible de sensations fondait sur
elle, l’emportant inexorablement vers
l’orgasme, elle sentit sa semence jaillir
en elle, apaisante et féconde comme une
averse d’été.
Chapitre 10

Marguerite se réveilla en sursaut. La


lueur pâle de l’aube commençait à
dissiper la pénombre. Elle regarda
autour d’elle, un peu désorientée. Elle
ne reconnaissait rien de son
environnement familier. Au bout de
quelques instants, cependant, elle sentit
la chaleur d’un corps contre le sien et un
bras solide et fort qui l’enlaçait.
Aussitôt, la mémoire lui revint.
Non, elle ne rêvait pas. Elle avait bel
et bien passé la nuit avec Darius !
Le souffle tiède et régulier qui lui
caressait le cou n’appartenait pas à l’une
de ces créatures qui, parfois, hantaient
son sommeil. Elle retint sa respiration,
ne voulant pas le réveiller alors que le
jour commençait à peine à poindre.
Mais, surtout, elle n’avait aucune
envie de lui parler avant d’avoir chassé
la brume qui obscurcissait ses pensées.
Mon Dieu, qu’avait-elle donc fait ?
D’un coup, les événements de la veille
surgirent dans sa mémoire et elle ne put
réprimer un gémissement. Après avoir
fait le serment d’être à jamais fidèle à
Henry, elle avait épousé Darius. Pis,
elle s’était donnée à lui librement et
totalement.
Quelle folie l’avait donc saisie, pour
la faire agir d’une façon aussi
précipitée ?
Elle devait réfléchir, calmer les
battements désordonnés de son cœur.
Ensuite, elle serait peut-être prête à
affronter le jour. Peut-être…
Malgré tout le plaisir qu’elle avait
éprouvé à être aimée par un homme et
serrée dans ses bras, un sentiment de
honte commençait à s’insinuer dans les
profondeurs obscures de son âme.
Il grandit rapidement et finit par
l’envahir tout entière. Jamais elle ne
s’était sentie aussi coupable. Elle avait
trahi Henry, deux mois à peine après sa
mort. Quelle sorte de femme était-elle
pour aller du lit d’un homme à celui d’un
autre avec une telle facilité ? Et surtout
pour avoir éprouvé autant de plaisir ?
— Tu es déjà réveillée ?
La voix grave de Darius vint rompre
son précieux moment de calme et de
silence. Elle hocha la tête et lui prit la
main afin d’échapper à l’emprise du
bras qui l’enserrait.
Le geste la réconforta. Si elle tenait
cette main assez fermement et assez
longtemps, cela l’aiderait peut-être à
chasser les remords qui menaçaient de
la submerger.
Darius se dressa sur un coude et
déposa un baiser sur sa tempe.
— Tu as bien dormi ?
— Oui, répondit-elle brièvement.
Elle pria silencieusement pour qu’il ne
devine pas ce qu’elle ressentait. Si elle
devait sans cesse s’inquiéter à cause de
son étrange capacité à lire dans ses
pensées, elle allait finir par devenir
complètement folle.
Il y avait trop de choses qu’elle ne
voulait pas qu’il sache. Du moins, pas
avant qu’elle n’ait eu le temps de
convaincre ses gens de mettre un terme
aux opérations de contrebande
organisées au profit de l’impératrice
Mathilde.
Darius dégagea sa main et chassa une
mèche de cheveux du visage de
Marguerite.
— Marguerite, où es-tu ?
Elle ferma les yeux un instant et prit
une profonde inspiration avant de se
tourner vers lui. Il avait les cheveux tout
ébouriffés et ses paupières encore
lourdes de sommeil lui donnaient un
aspect juvénile qui l’émut secrètement.
— Ici, bien sûr. Pourquoi me poses-tu
cette question ?
— Tu avais pourtant l’air très loin. Je
vois bien que quelque chose ne va pas…
Qu’est-ce qui te tourmente ce matin ?
— Ce qui me tourmente ?
Elle haussa les épaules.
— Rien de très important.
— J’en doute, Marguerite. Alors ?
Parle, dis-moi ce qu’il y a.
— C’est à cause de ce mariage si
rapide. Je sais bien que Henry est
mort…
Décontenancée, elle regarda autour
d’elle. Comment expliquer à Darius les
pensées et les sentiments qui la
taraudaient, contre toute logique ? Le
soleil commençait à envahir la chambre,
rendant son malaise davantage
perceptible.
— Pourtant j’ai l’impression de
l’avoir trahi, d’une certaine façon, lui et
tous les gens de Thornson.
Darius lui caressa la joue du bout de
son index.
— Ah, je vois. Et crois-tu que c’est un
sentiment qui passera avec le temps ?
— Je l’espère.
Marguerite soupira. Serait-elle un jour
capable d’oublier les années passées
auprès de Henry ? L’avenir seul le
dirait.
— Oui, je l’espère, reprit-elle. Mais,
pour le moment, je ne sais comment
m’en défaire.
Darius se rembrunit.
— La nuit dernière était nécessaire
pour sceller notre union, tu le sais, n’est-
ce pas ? Sinon, jamais je ne t’aurais
forcée à partager mon lit.
Les joues de Marguerite
s’enflammèrent.
— Forcée n’est peut-être pas le mot…
As-tu eu l’impression que je n’étais pas
consentante ?
Darius hésita. Il était soulagé par sa
réponse. Mais cela lui suffisait-il ? Sa
poitrine se serra. Il sentait de nouveau
ce pincement au cœur.
— Consentante ou pas, si tu ne peux
pas venir dans mes bras sans voir surgir
l’ombre de Henry derrière ton épaule, je
préfère attendre que celle-ci se soit
définitivement dissipée.
Marguerite le regarda avec une lueur
de stupéfaction au fond des yeux.
— Tu ferais cela pour moi ? demanda-
t-elle après un court instant.
— Bien sûr. J’ai envie de partager
mon lit seulement avec toi. Que l’image
d’un autre homme s’immisce entre nous
ne me plaît guère, même si je sais qu’un
jour ou l’autre tes souvenirs avec Henry
s’estomperont. D’ici là, je préfère
attendre.
— Et si je ne parviens jamais à le
chasser de mon cœur ?
— Il n’y a rien de mal à vouloir se
souvenir de l’homme avec lequel tu as
partagé ta vie pendant six ans. Je ne te
demande pas de le chasser de ton cœur,
Marguerite, mais seulement de l’oublier
un peu, afin de pouvoir m’y faire aussi
une place.
Lui faire une place dans son cœur ?
Marguerite aurait bien aimé pouvoir le
lui promettre, mais était-ce possible ?
Henry avait tellement compté pour
elle…
— Et s’il me faut des années, voire
une vie entière, pour y parvenir ?
Darius lui sourit et lui caressa de
nouveau la joue et le cou, avant de
laisser glisser ses doigts plus bas, entre
ses seins.
Troublée, elle retint sa respiration et
laissa échapper un hoquet de surprise
tandis qu’une attente sourde se réveillait
au plus profond de son corps.
— N’aie crainte, Marguerite, dit-il
avec un petit rire entendu, il ne faudra
pas aussi longtemps. J’en suis certain.
Puis il roula sur le côté et se leva.
— J’aimerais bien passer la journée à
te caresser, mais, malheureusement, il y
a des tâches importantes qui nous
attendent.
— Quelles tâches ? Qu’avons-nous
donc de si important à faire ?
— Il est temps que je fasse la
connaissance de Marcus. Il a besoin de
se familiariser avec son nouveau père,
comme celui qu’il a connu n’est plus là.
Marguerite hocha la tête.
— Bien, je ne te retiens pas.
Darius se pencha et déposa un baiser
sur son front. Puis, ayant ramassé ses
vêtements, il commença à s’habiller.
— Je t’attendrai en bas — avec notre
fils.
Elle l’observa, songeuse. Parmi les
hommes qu’elle connaissait, aucun
d’entre eux ne se serait montré aussi
gentil et compréhensif. Darius
n’arrêterait-il donc jamais de l’étonner ?
Non, sans doute jamais, se dit-elle.
Même à son dernier jour, cet homme
étrange qu’elle avait épousé trouverait
certainement un nouveau moyen de la
surprendre.
N’en avait-il pas toujours été ainsi
avec lui ? Pour la première fois depuis
des années, elle songea au passé,
laissant affluer ces souvenirs qu’elle
s’était toujours refusée d’évoquer. Elle
pensa à ses jeunes années. Au temps où
les responsabilités et les serments ne
pesaient pas aussi lourdement sur ses
épaules. Au temps où parvenir à
échapper à la surveillance de sa femme
de chambre signifiait un après-midi de
liberté en compagnie de Darius.
Peu lui importait alors comment
commençait cette journée volée — une
partie de pêche, ou une simple
promenade main dans la main dans les
champs ou dans la forêt —, elle se
terminait toujours au même endroit : au
pavillon de chasse. Une fois là, ils
s’asseyaient l’un à côté de l’autre et
partageaient la nourriture et la boisson
qu’ils avaient chapardées dans les
cuisines.
Puis, quand ils étaient rassasiés, ils se
serraient l’un contre l’autre, les mains
dans les mains. Parfois, Darius lui volait
un baiser. Ses caresses étaient alors bien
hésitantes et maladroites mais elles lui
donnaient une incroyable impression
d’ivresse. Une sensation qui n’avait pas
changé avec les années.
Elle sourit tandis qu’elle repensait
soudain à la dernière fête de mai qu’elle
avait vécue au village, près des fiefs de
leurs familles. Elle s’était disputée ce
jour-là avec Darius à propos du
compliment qu’un autre garçon lui avait
fait au sujet des fleurs qui ornaient ses
cheveux, des fleurs que Darius avait
cueillies et tressées pour elle.
Il n’avait pas accepté qu’un autre que
lui ait eu l’audace de la remarquer et de
lui dire qu’elle était belle ! Sa réaction
avait mis Marguerite en colère. Que
croyait-il ? Elle ne lui appartenait pas.
A vrai dire, elle avait même été plutôt
amusée qu’un autre garçon la remarque.
Amusée, bien plus que flattée.
Darius l’avait quittée, la mine
renfrognée, et elle était restée pour
profiter de la soirée, rire, danser et
bavarder avec les jeunes gens du village
et des environs.
Sans qu’elle s’en rende compte, la nuit
avait succédé au jour et la fête avait pris
un tour moins innocent.
Les autres jeunes filles de son âge
étaient rentrées chez elles et les garçons
qui faisaient cercle à présent autour
d’elle avec force clins d’œil et
compliments étaient plus des hommes
que des damoiseaux.
L’un d’entre eux, plus hardi que les
autres, avait déclaré qu’elle était sa
reine de mai et lui avait saisi la main.
N’ayant jamais été confrontée
auparavant à une conduite aussi
audacieuse, elle n’avait pas su quoi dire
ou faire.
Heureusement, alors qu’il se montrait
plus insistant et ne cachait plus son
intention de l’entraîner vers l’orée de la
forêt voisine, Darius avait surgi de nulle
part. Tirant son épée, il s’était interposé
entre elle et le rustre.
— Va-t’en ! Cette demoiselle est à
moi !
Son ton avait été tellement froid,
tellement déterminé que l’homme s’était
enfui en courant.
C’était la première fois qu’elle avait
vu un homme en Darius. Il l’avait
ramenée au château de son père sans
dire un mot. Ensuite, pendant une
semaine entière, il l’avait boudée
jusqu’à ce qu’enfin, n’y tenant plus, elle
finisse par aller le débusquer dans leur
pavillon de chasse.
Elle l’avait agoni d’injures et de
reproches et il l’avait écoutée
silencieusement, jusqu’à ce qu’elle soit
hors d’haleine. Puis il l’avait prise dans
ses bras et l’avait embrassée avec une
telle passion qu’elle avait oublié
instantanément les raisons pour
lesquelles elle était en colère.
Au fur et à mesure que les souvenirs
des années passées avec Darius
revenaient dans sa mémoire, elle se
rendait à l’évidence : il ferait un bon
mari, solide et bienveillant. Inutile d’en
douter.
S’il ne se faisait pas tuer au cours
d’une bataille ou s’il ne mourait pas des
suites d’une blessure, comme tant
d’hommes de guerre, ils vieilliraient
paisiblement, l’un auprès de l’autre. Une
perspective qui n’avait rien de
désagréable, bien au contraire.
Mais ne savait-elle pas déjà tout ça
auparavant ? Pourquoi ne s’était-elle pas
alors rebellée violemment contre son
père ? Combien d’années avait-elle
gâchées à cause de sa couardise ?
Le rire de Henry résonna au même
moment à ses oreilles. Non, ces années
n’avaient pas été perdues. Elle avait
connu le bonheur auprès de son défunt
mari. Oui, elle avait connu le bonheur.
Mais devait-elle, pour autant, renoncer à
la chance d’être de nouveau heureuse ?
Une chose était sûre, cependant : si
elle ne mettait pas un terme aux activités
de contrebande à Thornson, un tel
bonheur risquait d’être très vite
compromis. Darius ferait certes un bon
mari, mais il pourrait devenir également
un ennemi impitoyable s’il découvrait la
vérité.
Elle se leva brusquement
Il fallait que les choses changent. Et
c’était à elle de faire en sorte que cela
arrive. Grâce à Dieu, Darius avait déjà
résolu l’un de ses problèmes :
Bainbridge. Celui-ci évincé, transférer
ailleurs les opérations de contrebande
ne devrait pas être aussi difficile.
Une telle décision, bien sûr, ne
plairait ni à l’impératrice Mathilde, ni
au roi David. Mais, en cette époque
troublée, les barons changeaient de
camp continuellement, au gré de leur
humeur. Alors quelle importance y
aurait-il si Thornson faisait alliance
avec l’un ou avec l’autre ?
Cela ferait-il une différence dans son
existence à elle ? Jusqu’à présent, le
cours de sa vie avait été déterminé par
son père ou son mari, et non par l’un ou
l’autre des souverains qui se disputaient
le trône d’Angleterre.
Alors que son père et le baron de
Thornson avaient servi l’impératrice,
Darius et sa famille soutenaient les
prétentions d’Etienne. Que cela lui
plaise ou non, Henry était mort et ne
reviendrait jamais.
Or une seule chose comptait pour elle
à présent : la sécurité de son fils. Darius
avait déjà déclaré que Marcus, en tant
que fils de Henry, était le maître
légitime de Thornson.
Sans l’approbation du roi, ce n’était
que de belles paroles, destinées à
apaiser ses inquiétudes. Elles y étaient
cependant parvenues en grande partie.
Quand Darius et Marcus étaient
apparus dans la cour d’honneur, les
murmures qui avaient couru dans les
rangs des hommes de Thornson ne lui
avaient pas échappé. Si certains d’entre
eux avaient eu des velléités de mettre en
doute la légitimité de Marcus, la
proclamation de Darius y avait mis un
terme définitif.
Pour cette seule raison, elle estimait
lui devoir bien plus que ce qu’exigeait
la simple loyauté après les promesses
qu’elle lui avait faites. Elle devait
arracher Thornson à l’influence de
l’impératrice et agir toute seule, sans
impliquer Darius.
C’était la moindre des choses, après
tout ce qu’il avait fait pour elle.

* * *

Immobile sur son cheval, Darius


regardait les troupes s’entraîner. Pour la
première fois depuis longtemps, il se
sentait serein. Après tant d’années d’une
existence vide et morne, une joie infinie
illuminait de nouveau sa vie : quel
bonheur d’avoir enfin retrouvé et de
surcroît épousé la femme qui occupait
toutes ses pensées ! Mais ce qui finissait
de remplir son cœur de joie, c’était
d’avoir gagné un fils dont il était de plus
en plus fier.
« Pourvu qu’aucun nuage ne vienne
obscurcir un horizon si serein », songea-
t-il soudain soucieux. Pour préserver ce
bonheur encore fragile, Darius avait
envoyé une missive à son frère Rhys, en
lui expliquant le plus clairement
possible sa situation. Avoir son appui
était un atout certain, car il avait des
raisons d’être inquiet. Comment le roi
Etienne allait-il réagir en apprenant ses
choix ? Considérerait-il sa décision
d’épouser Marguerite sans son
consentement comme un acte de
rébellion ? ou même de félonie ?
Si tel était le cas, Rhys parviendrait
certainement à le convaincre qu’une
telle union ne pouvait être que profitable
pour la Couronne. Alors, pourquoi donc
s’inquiéter ? De plus le roi était sans
doute tellement occupé à rassembler ses
barons pour aller guerroyer contre
l’impératrice qu’il n’avait que fort peu
de temps à consacrer à Thornson.
Darius soupira. Cela ne servait à rien
de s’inquiéter inutilement. Pour le
moment, son souci principal était donc
de s’occuper du bien-être de Marguerite
et de Marcus.
Il savait qu’il faudrait du temps à sa
femme pour oublier ses années passées
auprès de Henry Thornson, mais il
n’avait pas menti : il était prêt à attendre
aussi longtemps qu’il le faudrait.
D’ailleurs, comment aurait-il pu en
être autrement ? Marguerite avait
capturé son cœur depuis des années.
Avait-il eu jamais envie de recouvrer sa
liberté ? Non ! Et le fait de la revoir
l’avait conforté dans cette certitude :
quoi qu’il arrive, il aimerait Marguerite
jusqu’à son dernier souffle.
Il espérait toutefois qu’elle ne mettrait
pas trop de temps à oublier Henry !
Trois jours, ce n’était pas grand-chose,
mais, déjà, partager son lit en refrénant
ses propres désirs devenait un véritable
supplice.
Se redressant sur sa selle, il se força à
reporter son attention sur ses hommes
qui s’entraînaient au combat. Parcourant
du regard les rangs, il remarqua que
ceux de Thornson étaient étrangement
peu nombreux.
Il avait déjà fait cette constatation à
plusieurs reprises. Les hommes
semblaient apparaître et disparaître à
tour de rôle.
Aujourd’hui, cependant, au moins une
douzaine d’entre eux manquaient en
même temps.
Croisant le regard d’Osbert, Darius lui
fit signe de le rejoindre. Il devait tirer
cette affaire au clair. Et le plus tôt
possible, avant qu’une nouvelle
cargaison de provisions ne soit
acheminée vers le nord.
— Prends une escouade de nos
hommes et essaie de trouver l’endroit où
sont les troupes de Thornson, ordonna-t-
il à son capitaine d’armes quand il l’eut
rejoint.
Osbert jeta un coup d’œil aux rangs
des combattants.
— Combien en manque-t-il, à votre
avis, messire ?
— Dix-sept, environ.
— Et vous pensez qu’ils appartiennent
tous à la garnison ?
Darius secoua la tête.
— Non. Seulement une douzaine à
mon avis.
A son arrivée, il avait compulsé les
rôles de Thornson avec Osbert et
constaté que seulement trente-cinq
personnes y figuraient. Les autres
n’apparaissaient nulle part.
Alors que le nombre d’hommes restait
constant, les visages changeaient
régulièrement. Ne voulant pas ajouter à
l’hostilité à peine déguisée de la
garnison à l’égard de ses troupes, Darius
s’était refusé à employer la force pour
les interroger et n’avait donc réussi à
obtenir que fort peu d’informations à
leur sujet.
— Trouve-les et découvre ce qu’ils
font, mais n’interviens pas. Contente-toi
de les observer, recommanda-t-il à
Osbert, juste avant qu’il ne s’en aille.
— Et si nous les surprenons occupés à
des activités illégales, que devons-nous
faire ?
— Viens m’en rendre compte
immédiatement.
Il espérait que ce serait le cas. Si
seulement il pouvait surprendre
Bainbridge en flagrant délit de félonie !
C’était le prétexte dont il avait besoin
pour le livrer à la justice du roi.
Lorsqu’il l’aurait capturé, il pourrait
ainsi envisager son avenir d’une façon
beaucoup plus paisible.
— Rejoins-moi ici ensuite. J’attendrai
ton retour dans le logis seigneurial.
Osbert acquiesça et Darius le regarda
un instant s’éloigner.
Avant de rentrer, il fit un dernier tour
du terrain d’entraînement. La sécurité de
Thornson reposait sur ses épaules et ses
hommes devaient être prêts à combattre
à n’importe quel moment. Puis, laissant
l’un de ses sergents en faction, il se
dirigea vers le logis seigneurial, pensif.
Certes, s’il employait la force, il
parviendrait peut-être à délier les
langues et les gens de Thornson
finiraient par lui fournir les informations
dont il avait désespérément besoin.
Mais, pour le moment, il voulait donner
sa chance à Marguerite et miser sur leur
confiance retrouvée.
Il devait lui faire comprendre
l’importance de sa mission à Thornson.
Il n’avait pas le choix. Il était impératif
pour lui de découvrir comment ses
hommes allaient et venaient aussi
librement.
Bien sûr, il y avait les passages
secrets. Il connaissait l’existence de
tunnels et de grottes sous Thornson. Y en
avait-il beaucoup d’autres, en plus des
trois que ses hommes avaient
découverts ? Si c’était le cas, il pouvait
avoir des raisons de s’inquiéter pour la
sécurité du château. Il n’avait aucune
envie de se retrouver un matin, ou au
milieu de la nuit, prisonnier d’une troupe
ennemie.
Ne trouvant Marguerite ni dans la
grande salle, ni dans les cuisines, Darius
monta l’escalier en colimaçon qui
conduisait à leur chambre.
En poussant la porte, il découvrit une
pièce vide et silencieuse. Il s’arrêta, ne
sachant plus trop où chercher
Marguerite. Elle ne lui avait pas dit
qu’elle avait l’intention de quitter le
château aujourd’hui. Si la sœur de
Bertha était arrivée à son terme, elle
aurait pu décider de se rendre au village
— mais elle l’aurait sans doute fait
prévenir auparavant.
Soucieux, il poursuivit ses réflexions.
S’était-elle mise de nouveau dans la tête
d’emmener Marcus en Ecosse ? Non !
C’était impossible ! Pas maintenant
qu’ils étaient mariés. Et pas après qu’il
eut tenu la promesse qu’il lui avait faite.
Elle semblait si rassurée…
Et s’il lui était arrivé malheur ?
A cette seule pensée, une angoisse
sourde lui noua le ventre.
Mais alors qu’il s’apprêtait à
ressortir, un murmure léger, à peine
audible, attira son attention.
Curieux ! Il n’avait pourtant vu
personne dans le couloir, avant d’entrer
dans la chambre.
Les sourcils froncés, il ouvrit la porte
et demanda :
— Avez-vous vu…
Il ne termina pas sa question. Le
couloir était toujours aussi désert. Mais
alors, d’où provenaient les voix qu’il
entendait ?
Il inspecta scrupuleusement la
chambre, jetant même un coup d’œil
par-dessus le paravent derrière lequel
étaient dissimulées les commodités et la
table de toilette.
Toujours personne !
Comment était-ce possible ? Existait-
il un passage secret entre leur chambre
et la pièce adjacente ?
Intrigué, il colla son oreille contre le
mur d’où provenait le murmure.
Il ne réussit pas à distinguer
clairement les mots, mais il reconnut au
moins une voix : celle de Marguerite !
La deuxième, peu distincte, était celle
d’un homme. Qui pouvait donc bien
s’entretenir avec elle ?
Vraisemblablement Everett, songea
Darius. Depuis son arrivée au château,
ce dernier faisait preuve d’une certaine
animosité à son égard. Il n’était donc pas
surprenant qu’il prenne part aux activités
secrètes de Thornson. Et, curieusement,
il ne l’avait pas vu s’entraîner avec les
autres hommes.

* * *

Immédiatement les doutes et


l’angoisse de Darius se dissipèrent pour
se changer en colère. S’écartant du mur,
il fit courir ses mains sur les pierres. Il
devait bien y avoir quelque part une
entrée à ce passage secret…
Pendant plusieurs minutes, il chercha
fébrilement. En vain. Aucun rai de
lumière ne passait dans les interstices
entre les pierres. Le mur était plein et
rien ne laissait supposer l’existence
d’une porte.
Les sourcils froncés, il réfléchit.
Si l’entrée ne se trouvait pas dans
cette pièce, elle devait être dans la
chambre voisine, celle qui avait été
occupée par Marguerite à son arrivée.
La chambre du défunt seigneur de
Thornson !
Chapitre 11

Marguerite cligna des yeux, aveuglée


par la flamme de la torche qui vacillait
dans la pénombre de la pièce secrète.
A vrai dire, il s’agissait d’un simple
passage dérobé entre les deux chambres
principales du logis seigneurial. Son
entrée, conçue de façon fort habile par
Henry, était dissimulée dans le mur du
fond de l’alcôve de son ancienne
chambre.
La cloison était recouverte de
planches épaisses, avec en son milieu
une grande porte en chêne massif ornée
de clous, avec des pentures en métal et
un loquet.
Tous ceux qui étaient entrés dans cette
alcôve avaient eu la curiosité de
l’ouvrir, à un moment ou à un autre,
mais, à leur grande surprise, ils
n’avaient trouvé derrière qu’un mur de
pierre.
Ils ne s’étaient pas rendu compte que
c’était justement la vraie porte. Il
suffisait de passer la main derrière le
parement de bois pour trouver le levier
qui en permettait l’ouverture.
La flamme de la torche vacilla de
nouveau. Aveuglée, Marguerite mit sa
main devant ses yeux pour les protéger
de son éclat. A quoi s’amusait donc
Everett ? Quel plaisir pouvait-il prendre
à ce petit jeu ?
Agacée, elle lui prit le flambeau des
mains.
— Là, c’est mieux ainsi, marmonna-t-
elle en le fixant sur une applique en fer.
Elle faillit éclater de rire en voyant la
mine déconfite du capitaine de sa
garnison.
— Que me disais-tu donc ?
— Je vous disais, madame, que nous
ne pouvions pas arrêter aussi
simplement de servir le roi David.
— Ah bon, et pour quelle raison ? Je
ne vois pas ce qui pourrait m’en
empêcher !
Pendant qu’Everett cherchait une
réponse, Marguerite, glacée jusqu’aux
os, se frotta les bras en espérant ainsi se
réchauffer un peu.
Le passage secret était dépourvu
d’aération et son air humide transperçait
ses vêtements.
Au bout de quelques instants, Everett
soupira.
— Madame, Thornson a été le point
de relais principal des armes et de l’or à
destination de l’impératrice Mathilde
depuis le jour où Etienne de Blois a
usurpé la couronne.
Il avait parlé comme s’il s’adressait à
une enfant. Marguerite, en entendant le
ton qu’il employait, faillit lui rire au nez.
Néanmoins, elle réussit à se contenir et à
le laisser continuer.
— Changer de camp maintenant serait
considéré comme une trahison par
l’impératrice Mathilde, et son oncle, le
roi d’Ecosse, pourrait décider de nous
la faire payer en nous attaquant. Comme
vous le savez, vos terres sont proches de
la frontière avec l’Ecosse, alors que
Londres et le roi Etienne sont très loin
dans le Sud.
— Et comment le roi David et sa nièce
peuvent-ils espérer continuer d’avoir
notre soutien, alors que Henry Thornson
est mort ? rétorqua Marguerite.
C’était le premier argument sur lequel
elle comptait pour mettre un terme au jeu
dangereux auquel son défunt mari s’était
complu pendant tant d’années. Au nom
de quoi pourrait-on l’obliger à rester
fidèle à un serment d’allégeance auquel
elle n’avait pris aucune part ?
Les yeux d’Everett s’écarquillèrent de
stupeur.
— N’est-ce pas pourtant ce que nous
avons fait ? N’avons-nous pas déjà
montré notre intention à cet égard ?
Messire Thornson est mort depuis deux
mois, mais, depuis lors, nous n’avons
jamais cessé de collaborer avec les
hommes de l’impératrice.
— Certes, mais c’était avant mon
mariage avec un vassal du roi Etienne.
Un sourire maléfique, qui ne
présageait rien de bon, incurva les
lèvres d’Everett.
— Ne vous inquiétez pas, madame.
C’est un problème qui peut être résolu
très facilement.
Marguerite, contenant non sans peine
son angoisse, décocha un regard
impérieux au capitaine de sa garnison.
— Ai-je jamais dit qu’il s’agissait
d’un problème ?
— Non, mais…
Elle l’interrompit d’un geste de la
main.
— Il n’y a pas de mais. Je t’interdis
d’entreprendre quoi que ce soit contre
Faucon. Tu m’as bien comprise ?
Everett soutint son regard. Une attitude
qui la surprit et acheva de la convaincre
qu’il était plus que temps de songer à
son remplacement. Elle resta ferme et,
finalement, il baissa les yeux.
— Oui, c’est compris.
— Bien. Je ne te préviendrai pas une
deuxième fois. S’il arrive quoi que ce
soit à Faucon ou à ses hommes, c’est toi
qui en subiras les conséquences.
— Ce ne sera toutefois pas ma faute si
l’un d’entre eux tombe fortuitement de la
falaise, marmonna-t-il entre ses dents.
Marguerite sentit un frisson glacial lui
parcourir le dos.
— Qu’as-tu dit ?
Everett secoua la tête.
— Rien, madame.
Néanmoins, elle avait bien saisi le ton
menaçant de ses paroles et
l’avertissement était clair. Elle
préviendrait Darius, afin que lui et ses
hommes se tiennent en permanence sur
leurs gardes.
— Nous sommes supposés faire une
expédition à destination du Nord demain
soir, poursuivit Everett. Que devons-
nous faire ? Les bateaux sont déjà en
route et je ne vois guère comment nous
pouvons les empêcher d’arriver sur nos
plages.
Pensive, Marguerite fixa la flamme de
la torche. Si seulement elle pouvait lui
dire de jeter à la mer tout ce qui était
entreposé dans les grottes ! Mais, sur ce
point, Everett avait raison. Le préjudice
serait considérable pour l’impératrice et
une action aussi drastique pourrait fort
bien amener des troupes hostiles devant
les murs de Thornson.
Que faire ? La seule façon d’empêcher
les bateaux d’accoster était de ne pas
allumer les feux qui balisaient le
passage navigable et de les laisser se
fracasser sur les rochers. Non, elle ne
pouvait pas agir ainsi. Jamais elle ne
supporterait d’avoir sur la conscience la
mort des marins qui les manœuvraient.
Soudain, une idée se forma dans son
esprit.
Ne pourrait-elle pas laisser cette
dernière expédition s’effectuer comme
prévu et en profiter pour joindre une
missive à l’intention du roi David ? Un
courrier dans lequel elle lui expliquerait
dans quelles conditions elle avait dû se
remarier et les dangers qu’ils courraient,
elle et son fils, s’ils continuaient le
double jeu de son défunt mari.
Tôt ou tard, Darius voudrait
certainement retourner en Normandie.
Naturellement, elle le suivrait avec
Marcus. Après leur départ, le nouveau
seigneur de Thornson ferait allégeance
avec qui il voudrait, l’impératrice ou le
roi Etienne. Cela n’aurait alors guère
d’importance.
Satisfaite de son idée, elle se tourna
vers Everett pour lui donner l’ordre
qu’il attendait.
— Bien, tu as raison. Il faut continuer
les préparatifs de cette expédition. Mais
ce sera la dernière. J’enverrai une
missive au roi David pour lui expliquer
notre situation. L’un de nos hommes
voyagera avec la cargaison et
transmettra cette lettre au roi, en mains
propres.
— Je crains malheureusement que cela
ne marche pas, madame.
— Ça, c’est mon affaire. Pas la tienne.
— Il subsiste encore un problème,
madame : messire Faucon ! S’il ne
relâche pas sa surveillance accrue sur
nos hommes, je ne vois guère comment
nous parviendrons à charger les bateaux
sans qu’il nous surprenne. Vous devinez
aisément quelles pourraient être les
conséquences.
C’était un problème auquel Marguerite
avait déjà réfléchi. Il y avait toujours un
moyen d’occuper un homme pendant
quelques heures au milieu de la nuit.
Elle ne devrait pas avoir trop de peine à
le convaincre que le fantôme de Henry
ne venait plus la tourmenter…
— Je me chargerai personnellement de
Faucon. Ne t’inquiète pas.
— Et pour ses hommes ?
Pour eux, Marguerite aurait besoin de
l’aide de Bertha. Sa femme de chambre
ne l’avait pas quittée depuis son arrivée
à Thornson, elle pouvait lui faire
confiance. Elle trouverait certainement
une diversion.
— Ne t’inquiète pas pour eux non
plus. Je m’en occuperai également.
— Très bien, madame.
Elle ne parvint pas à savoir si Everett
approuvait ou non ses projets, mais il
avait l’air résigné à se plier à sa
volonté. Néanmoins, avant de s’en aller,
il ne put s’empêcher d’exprimer ses
inquiétudes.
— J’espère seulement que vous savez
ce que vous faites, madame…
Sans donner de réponse, Marguerite le
suivit des yeux pendant qu’il s’éloignait
dans les profondeurs du passage secret.
Quand le bruit de ses pas se fut estompé,
elle ouvrit la porte qui donnait dans son
ancienne chambre.
La paroi de pierre se remit en place
derrière elle avec un petit clic.
Toutefois, il n’en alla pas aussi
facilement avec la fausse porte. Au fil
du temps, le bois avait joué. Alors
qu’elle bataillait pour remettre le battant
en place, une main passa au-dessus de
son épaule et appuya sur les planches.
— Laissez-moi vous aider, madame !
Le cœur de Marguerite s’arrêta
immédiatement de battre.
Darius !
Une poussée brutale suffit à ce dernier
pour refermer le battant. Puis il saisit le
poignet de Marguerite, l’obligeant à se
retourner.
Inquiète, elle leva le visage vers lui.
Darius n’avait pas l’air en colère. Une
lueur amusée brillait même au fond de
ses yeux. Cela ne la rassura qu’en
partie : sans doute dissimulait-il sa
colère. Car il était furieux contre elle,
elle en était persuadée.
Elle se débattit pour essayer de lui
échapper.
En vain. Darius la tenait trop
solidement.
En voyant la torche vaciller dans son
autre main, au risque de mettre le feu à
ses vêtements, il dénoua ses doigts
tremblants et la lui prit.
— Avez-vous réussi à régler votre
différend avec Everett ? demanda-t-il
d’une voix calme et posée.
Décontenancée, Marguerite frissonna.
Son différend ? Seigneur Dieu, Darius
pouvait-il avoir entendu ce qu’ils
disaient à travers le mur ?
— Un différend ? Avec Everett ? De
quoi voulez-vous donc parler ?
— Je vous en prie, Marguerite, arrêtez
de me prendre pour un imbécile. A votre
ton, il était évident que vous n’étiez pas
d’accord avec votre interlocuteur, et
comme Everett n’était pas sur le terrain
d’entraînement, je n’ai pu qu’en
conclure qu’il était avec vous.
Avant de lui répondre, Marguerite fit
une prière silencieuse. Elle devait
trouver la force de lui mentir car il
fallait absolument qu’il la croie… Elle
était prête à tout, même à sacrifier son
âme, pour l’empêcher de découvrir ses
manigances.
— Je n’ai pas vu Everett depuis ce
matin. Il ne s’entraînait donc pas avec
ses hommes ?
Pour toute réponse, Darius émit un son
à mi-chemin entre un toussotement et un
grognement. Puis, lâchant son poignet, il
rouvrit la fausse porte de bois.
— Très bien. Montrez-moi à présent
comment cela fonctionne.
Marguerite n’avait pas le choix.
Maintenant qu’il savait qu’un passage
secret était dissimulé derrière le mur de
pierre, elle ne pouvait pas faire
autrement que lui montrer le mécanisme
qui en permettait l’ouverture.
Prenant sa main dans la sienne, elle la
guida dans l’espace entre les planches et
le mur.
— Là, vous sentez le levier ?
Il acquiesça.
— Bien. Abaissez-le jusqu’à ce qu’il
y ait un déclic. Ensuite, il suffit de
pousser le mur pour le faire basculer sur
le côté.
Darius abaissa le levier, poussa le
mur et fit un pas dans l’ouverture en
tenant la torche devant lui. Comme
Marguerite ne le suivait pas, il se
retourna et lui tendit la main.
— Vous venez ?
Elle glissa les doigts entre les siens.
— Bien sûr. Je ne voudrais pas que
vous risquiez de vous perdre.
— Ou de découvrir des choses que je
ne devrais pas découvrir.
Marguerite trébucha et faillit tomber.
Indifférent, Darius continua de
marcher le long du passage secret.
— C’est Thornson qui a conçu ce
passage ?
— Oui. Quand il a fait bâtir ce logis,
il l’a ajouté au plan de son maître
d’œuvre.
S’étant arrêté, Darius leva sa torche
pour regarder autour de lui.
— Et où conduit-il exactement ?
— En bas, dans la grande salle.
— Ma foi, c’est intéressant.
— Comment cela ? demanda
Marguerite intriguée.
— N’est-il pas étrange qu’il ait fait
construire un passage secret conduisant
directement à la chambre de sa femme ?
Marguerite ne put contenir un éclat de
rire. Mais, voyant le regard noir de
Darius, elle s’excusa aussitôt.
— Pardonnez-moi, murmura-t-elle en
lui serrant brièvement la main. En fait, je
lui ai posé la même question.
— Et quelle a été sa réponse ?
Darius n’avait pas l’air le moins du
monde amusé.
— D’abord, poursuivit Marguerite, il
m’a fait remarquer que ni la porte en
pierre, ni celle de bois ne pouvaient être
ouvertes depuis l’intérieur du passage.
Aussi, ma vertu ne courait-elle aucun
danger.
— Votre vertu ? C’est une
plaisanterie ! Quand vous êtes arrivée
ici, vous l’aviez déjà perdue, me
semble-t-il. Je suis bien placé pour le
savoir.
Surprise, Marguerite se recroquevilla
sur elle-même. Même si elle savait que
sa remarque avait été faite sous
l’emprise de la colère, cela n’apaisait
en rien la blessure infligée par la cruauté
de ses paroles.
Immédiatement, Darius se retourna
vers elle. A l’instant même où ses
paroles avaient franchi le seuil de ses
lèvres, il les avait regrettées. Il ne
voulait pas la blesser, encore moins
perdre sa confiance. Il éclaira le visage
de Marguerite avec la lumière de sa
torche. Des larmes de douleur perlaient
sur ses joues délicates. Emu, il lui
caressa tendrement le visage.
— Maintenant, il me semble bien que
c’est à moi de m’excuser.
Elle secoua la tête.
— Non, tu n’as fait que dire la vérité.
— Si. Nous étions mariés, Marguerite.
Je n’avais pas le droit de te dire une
chose pareille et je t’en demande
pardon.
— Merci, murmura-t-elle en appuyant
la paume de sa main contre sa joue.
A cet instant précis, Darius en fut
certain : le fantôme de Henry avait bel et
bien disparu. Résolu à ne pas laisser
échapper une telle opportunité, il glissa
le bras autour de Marguerite et l’attira
contre son torse. Loin de chercher à le
repousser, elle levait le visage vers lui.
Plein d’espoir, il déposa un baiser sur
les lèvres offertes et, la sentant frémir,
serra plus fort contre son cœur son corps
de femme souple et tiède.
D’instinct, elle se mit à répondre à son
baiser, dessinant du bout de la langue le
contour de ses lèvres. Subjugué par sa
hardiesse, il s’en empara fougueusement
pour l’entraîner dans un ballet enivrant.
Aussitôt, Marguerite passa les bras
autour de son cou, pour mieux presser
son corps contre le sien. Ivre de désir,
Darius resserra son étreinte pour ne
faire plus qu’un avec elle.
Mais, en la sentant soudain se raidir
légèrement, il sut que le fantôme de
Henry les avait de nouveau rejoints.
Le cœur lourd de regrets et le corps
brûlant de désir, il se dégagea avec
peine de son étreinte et prit sa main
tremblante dans la sienne.
— Darius…
— Non, l’interrompit-il doucement.
Ne dis rien. Je ne voudrais pas gâcher
cet instant. Je t’ai promis d’attendre et je
tiendrai ma promesse. Viens, montre-
moi le reste de ce labyrinthe.
— Bien, puisque tu y tiens… Juste
devant, sur la gauche, se trouve un
escalier, dit-elle d’une voix un peu
rauque et saccadée. Fais attention, les
marches sont irrégulières.
— Pourquoi n’y a-t-il pas d’entrée
dans notre chambre ? demanda-t-il d’une
voix aussi rauque que la sienne.
— Parce que celle-ci était réservée
aux invités.
— Ah !
Il comprenait à présent pourquoi la
pièce avait été préparée pour lui à son
arrivée à Thornson.
— Dis-moi sincèrement, Marguerite :
as-tu envie de retourner dans ton
ancienne chambre ?
Surprise par sa question, elle ralentit
le pas, élargissant l’espace entre eux.
— Tu veux dire : seule ?
Darius se tourna vers elle. Elle le
regardait avec perplexité, les yeux
pleins d’interrogation.
— C’est réellement ce que tu désires ?
s’enquit-elle.
— Non, répondit aussitôt Darius. Ne
te méprends pas sur ma question. Je
voulais dire que, si tu trouvais ton
ancienne chambre plus confortable, j’y
ferais transférer nos affaires.
Marguerite laissa échapper un soupir,
ce qui fit naître un sourire sur les lèvres
de Darius. Si sa question l’avait
tourmentée, se dit-il, l’exorcisation de
ses fantômes se ferait peut-être plus vite
qu’il ne l’avait escompté.
— Il n’est pas nécessaire de se donner
cette peine. La chambre où nous sommes
maintenant me convient parfaitement. Je
la préfère, même, ajouta-t-elle avec un
sourire empreint de tristesse.
Darius n’insista pas. Il comprenait à
demi-mot les raisons de sa réticence. Il
était sans doute plus facile pour elle de
dormir dans une chambre qu’elle n’avait
pas partagée avec Henry Thornson.
— Je la préfère aussi. Même si on ne
peut pas ouvrir la porte de l’intérieur, je
serais toujours sur mes gardes si je
devais dormir dans une chambre dotée
d’un passage secret.
Se penchant vers lui, Marguerite
déposa un baiser sur sa joue.
— Promets-moi d’être prudent,
Darius, et de ne jamais mettre en danger
ta sécurité et celle de tes hommes.
— Cela va sans dire, madame. Mais
de quoi diable avez-vous peur ?
Marguerite se redressa brusquement.
— De rien. Je m’inquiète simplement
pour mon mari, comme le ferait
n’importe quelle femme.
Amusé, Darius lui sourit. C’était sans
doute le plus gros mensonge qu’il ait
jamais entendu dans une aussi jolie
bouche. Mais, dans l’immédiat, il
préférait l’ignorer. Marguerite avait
certainement de bonnes raisons de le
mettre en garde. Pour le moment, il
tiendrait simplement compte de son
avertissement et dirait à ses hommes de
se montrer vigilants.
— Dis-moi, où sommes-nous
exactement par rapport à la grande
salle ? demanda-t-il en se remettant à
descendre.
— Nous nous trouvons à l’opposé de
l’escalier principal. Une fois en bas,
nous serons face au mur du fond de la
grande salle. Le passage nous conduira
ensuite jusqu’au mur qui lui est
perpendiculaire.
— Tu veux dire : près du couloir des
cuisines, là où sont entreposés les tables
et les bancs ?
— Oui, exactement. C’est dans ce
recoin.
Darius roula des yeux étonnés.
— Derrière l’armoire à linge ?
Elle rit.
— Oui. Pour être exacte, c’est même
ce meuble qui sert de porte.
L’armoire à linge était plus grande que
Darius et pleine à craquer. Il jeta un
coup d’œil derrière son épaule pour
voir si elle plaisantait, mais,
apparemment, ce n’était pas le cas.
— Tu es vraiment sérieuse ?
— Oui. On ne les voit pas, parce
qu’elles sont dissimulées par une
planche, mais il y a des roulettes sous
l’armoire. Et comme le sol est bien
lisse, on peut la pousser très facilement.
Darius jura, puis inspira
profondément.
— Décidément, ton défunt mari avait
une imagination particulièrement fertile.
J’espère que tu as apprécié cette petite
promenade dans son labyrinthe ?
Marguerite soupira avant de
répondre :
— Je suppose que ce sera la
dernière ?
— C’est certain, tu peux me faire
confiance.
Ne pouvant pas mettre un garde en
permanence dans le couloir des cuisines,
il avait l’intention de faire murer
définitivement l’entrée derrière
l’armoire.
Quand ils arrivèrent au bout du
passage, il lâcha la main de Marguerite
et entoura son épaule de son bras.
— Messire Faucon, je me pose une
question : pourquoi n’êtes-vous pas en
colère contre moi ? demanda-t-elle en
appuyant sa tête contre son épaule.
— Oh ! détrompe-toi ! Je le suis.
Extrêmement même, répondit-il en
déposant un baiser sur ses cheveux.
Mais je me suis dit que nous aurions tout
le temps plus tard pour régler nos
comptes.
D’un doigt vengeur, elle se mit à lui
marteler les côtes.
— Vous mentez. Vous vous êtes
seulement dit que vous deviez d’abord
essayer d’en découvrir plus.
— C’est vrai.
Darius accrocha sa torche à une
applique en fer et se tourna vers elle.
Puis, prenant son visage entre ses mains,
il lui caressa doucement les joues.
— Ah, Marguerite, crois-tu que je ne
me rends pas compte que tu gardes
beaucoup trop de secrets au fond de ton
cœur ? Penses-tu vraiment que je
renoncerai à découvrir ce que tu me
caches ? Je suis patient et je ne cesserai
de te harceler tant que je sentirai que tu
me mens.
Elle ferma les yeux. Amusé, Darius
laissa échapper un petit rire étouffé.
— Tu as raison. Un simple regard
suffit à te trahir.
— Je ne cache rien pourtant.
— Ne mens pas. Tu me caches
beaucoup trop de choses.
— Jamais, je ne…
Darius la réduisit au silence en
l’embrassant, puis il reprit d’une voix
grave :
— Je te préviens, mon amour, je ne
laisserai pas tes mensonges ou tes
secrets nous détruire.
Mais avant qu’elle n’ait eu le loisir de
lui répondre, il la lâcha et poussa
l’armoire pour sortir dans le couloir.
Des cris et une agitation inhabituelle
les accueillirent. Ils provenaient de la
grande salle. Après avoir fait sortir
Marguerite et remis l’armoire à sa
place, Darius arrêta le premier
domestique qui passa à portée de sa
main.
— Que se passe-t-il ?
— C’est le Comte, messire. Le comte
William est arrivé.
Darius serra les mâchoires.
Sacrebleu, pourquoi diable le comte
d’York avait-il choisi ce moment pour
leur rendre visite ?
Se tournant vers Marguerite, il lui
ordonna de remonter dans sa chambre,
puis il se dirigea vers la grande salle en
jurant entre ses dents.
Ses relations avec le comte d’York
avaient toujours, pour le moins, manqué
de cordialité. Pour William, il n’était
qu’un jeune godelureau, encore
entièrement sous l’emprise de son frère
aîné, le comte de Faucon. Et, pour lui,
William était un rustre, beau parleur et
arrogant, qui avait bien mérité son
surnom, le Gros.
A la vérité, William était comte
d’York, d’Albermale et seigneur de
Holderness. Ses terres étaient plus
vastes et plus riches que celles du roi
Etienne. Il n’hésitait pas à le faire savoir
à tout un chacun et régnait sur elles
comme un maître absolu, sûr de ses
droits et de sa puissance.
Darius n’était que le plus jeune des
fils Faucon, un chevalier sans titres et
sans terres, hormis celles que son frère
aîné voulait bien lui octroyer.
Il continua de jurer en traversant la
grande salle et la cour d’honneur.
Visiblement, William n’était pas encore
arrivé à l’intérieur des murs. « Pourvu
qu’Osbert ait eu assez de bon sens pour
ne pas le faire attendre ! », pensa-t-il en
son for intérieur.
Il pria aussi pour que la missive qu’il
avait envoyée à Rhys lui soit parvenue et
que ce dernier ait jugé à propos de venir
en personne à Thornson ! Sinon, dans les
jours ou les heures à venir, il risquait
fort pour sa part de faire connaissance
avec la paille humide des cachots du
donjon du château.
A moins que sa tête ne finisse fichée
au bout d’une pique. Il imaginait sans
peine William frotter l’un contre l’autre
ses gros doigts boudinés, les yeux
brillant d’une joie mauvaise, avant de
lui trancher la tête d’un coup d’épée.
S’il arrivait trop tard, Rhys ne lui serait
pas d’un grand secours. Enfin, il pouvait
au moins se consoler en se disant qu’il
prendrait soin de Marguerite et de leur
fils.
Il gravit l’escalier conduisant au
chemin de ronde et rejoignit Osbert.
— J’ai entendu dire que nous avions
de la compagnie ?
Son capitaine d’armes hocha la tête.
— Oui, et le comte est venu avec toute
sa troupe.
Tout en s’assurant que le parchemin
contenant l’ordre de mission du roi
Etienne était toujours accroché à son
ceinturon, Darius se pencha pour
regarder à travers un créneau. En
apercevant la troupe nombreuse qui
approchait, bannières au vent, il retint sa
respiration. Osbert ne s’était pas trompé.
Le comte d’York était accompagné par
au moins une centaine de cavaliers et de
fantassins.
Se retournant, Darius ordonna à ses
hommes de lever la herse et d’ouvrir les
portes.
Le comte d’York n’avait sans doute
aucune mauvaise intention à l’égard des
gens de Thornson. Il avait certainement
dû apprendre sa présence d’une façon ou
d’une autre et décider de se distraire en
venant lui mettre une épine dans le pied.
Chapitre 12

Marguerite enleva la torche de


l’applique et remonta en courant dans sa
chambre, par le passage secret qu’elle
venait d’emprunter avec Darius. Ses
gens devaient être complètement affolés
et il fallait leur donner des consignes. Il
serait plus facile d’obtenir leur attention
depuis l’étage.
Après avoir refermé le passage, elle
s’arrêta pour reprendre sa respiration.
Le comte d’York n’était pas un ami de
Thornson. Elle s’en était rendu compte
lors de sa brève visite, à l’occasion de
son mariage avec Henry. Il était arrivé
devant les murs du château avec sa
troupe au grand complet et, au lieu de
participer aux festivités, il avait été à
deux doigts de les attaquer — en prenant
pour prétexte le peu d’enthousiasme de
son mari à défendre la cause du roi
Etienne.
Heureusement, Henry avait ravalé sa
fierté et lui avait juré de ne pas
s’opposer ouvertement au roi.
Soit le comte William n’avait pas
entendu le mot « ouvertement », soit il
s’était rendu compte qu’il ne pouvait pas
empêcher Thornson de soutenir
l’impératrice Mathilde sans risquer une
guerre longue et coûteuse. Par la suite,
Henry s’était arrangé pour maintenir
secret le soutien qu’il apportait à
l’impératrice et William n’était pas
revenu au château.
Jusqu’à aujourd’hui.
Pourquoi alors, après toutes ces
années, avait-il décidé de leur rendre
visite ? se demandait Marguerite. Si le
comte avait voulu se rendre maître de
Thornson, ne se serait-il pas mis en
marche immédiatement après les
funérailles de Henry ?
Il ne pouvait pas avoir ignoré sa mort.
D’autant moins que l’escarmouche où
Henry avait été blessé s’était produite
non loin de la frontière entre Thornson et
le comté d’York et tout laissait supposer
que c’était l’un de ses archers qui avait
tiré la flèche meurtrière.
Etant l’un des grands vassaux du roi
Etienne, il était souvent à la cour de
Londres et devait savoir que Darius
avait été envoyé pour prendre et tenir
Thornson. Etait-ce la raison pour
laquelle il venait ? Pour s’assurer que
Darius avait accompli sa mission ? Tous
les Faucon étaient pourtant des
serviteurs fidèles du roi et il n’était donc
pas nécessaire d’envoyer quelqu’un
pour les surveiller.
Et pourquoi maintenant ? Comment
Everett allait-il pouvoir effectuer
l’expédition demain soir ? Distraire
l’attention de Darius et de ses hommes
serait déjà assez difficile. Comment
allait-elle pouvoir, en plus, empêcher le
comte de découvrir ce qui se tramait à
Thornson ?
La poitrine de Marguerite se serra
douloureusement. William avait-il eu
connaissance de leur trafic à destination
de l’Ecosse ? Seigneur Dieu, pourvu que
ce ne soit pas le cas !
Elle regarda autour d’elle en
soupirant. Que cela lui plaise ou non,
elle allait devoir revenir s’installer dans
cette chambre. Il ne fallait surtout pas
que le comte découvre le passage secret
et se mette en tête d’en chercher
d’autres.
Darius voudrait sans nul doute venir
s’y installer avec elle. Mais il serait la
plupart du temps occupé avec le comte.
Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la
chambre, on frappa à la porte depuis le
passage secret. Marguerite s’arrêta.
Darius étant parti accueillir le comte, ce
ne pouvait être qu’Everett.
Elle n’avait pas le temps de s’occuper
des appréhensions du capitaine de sa
garnison. Il attendrait. Pour le moment,
elle avait bien assez de ses propres
angoisses, sans parler des domestiques
qu’elle allait devoir apaiser avant de les
mettre au travail.
Elle quitta la chambre et se dirigea
vers l’entresol. Se penchant au-dessus
de la balustrade, elle vit que l’agitation
était toujours à son comble dans la
grande salle.
— Silence ! cria-t-elle.
Peu à peu, le tintamarre s’apaisa et les
visages de ses gens se tournèrent vers
elle.
Elle inspira profondément, avant de
poursuivre :
— Vous n’avez aucune raison de vous
affoler ainsi. Calmez-vous. Nous avons
déjà reçu la visite du comte d’York et,
pour autant que je sache, aucun d’entre
vous n’en a pâti.
L’une des femmes les plus âgées,
Hawise, la regarda, une lueur d’angoisse
au fond des yeux.
— Oui, madame, mais messire le
baron était vivant alors.
— C’est vrai, acquiesça-t-elle, mais
votre nouveau seigneur est tout aussi
capable de vous protéger. Il a montré à
maintes reprises qu’il ne vous voulait
aucun mal.
Des murmures approbateurs
parcoururent la salle.
Marguerite finit de descendre
l’escalier et s’adressa à l’un des
hommes.
— Je ne vois pas en quoi, Stefan, la
visite du comte d’York peut vous affoler
à ce point.
— C’est l’un des vassaux les plus
puissants du roi Etienne, madame,
répondit le vieux serviteur d’une voix
chevrotante. Comment pouvons-nous
être certains qu’il ne nous veut pas du
mal ?
Marguerite haussa les épaules et
s’efforça de leur montrer qu’elle
n’éprouvait pas la moindre inquiétude.
— Messire Faucon est un vassal du
roi Etienne, également. Vous a-t-il
jamais maltraités ?
— Non, madame, mais ce n’est pas le
comte d’York.
Comme elle n’avait pas vu celui qui
avait parlé, elle s’abstint de lui
répondre.
— Messire Faucon est allé accueillir
le comte, dit Marguerite en s’adressant à
l’ensemble de ses gens. Il lui ouvrira
nos portes, j’en suis sûre. Aussi allons-
nous retourner à nos occupations et
traiter le comte et ses hommes avec le
respect qu’ils méritent. Dans la mesure
où nous ne le provoquerons pas, messire
Faucon veillera à ce qu’aucun malheur
ne s’abatte sur Thornson.
Comme personne ne protestait, elle
hocha la tête.
— Bien. Nous avons survécu
ensemble à des tempêtes autrement plus
violentes. Celle-ci ne sera qu’un orage
de printemps, j’en suis persuadée.
Marguerite s’interrompit brièvement
pour adresser une prière muette au ciel
puis reprit :
— Maintenant, j’ai besoin de bras
pour transférer mes affaires et celles de
messire Faucon dans mon ancienne
chambre. Il faut également préparer
toutes les autres pour recevoir
dignement nos visiteurs. Enfin, j’ai
besoin que quelqu’un aille au village et
dise à Bertha de revenir au château avec
mon fils.
Lorsque ses gens se furent dispersés,
Marguerite se rendit aux cuisines afin de
donner ses ordres pour les repas des
prochains jours.

* * *

Les jambes tremblantes, Everett


courait dans la forêt en direction du
pavillon de chasse. Il aurait préféré
garder l’information pour lui, mais il
savait qu’elle était trop importante pour
ne pas la transmettre.
Il s’arrêta devant la porte, attendant
d’avoir repris son souffle et rassemblé
le peu de courage qui lui restait.
Finalement, quand les battements de
son cœur et le tremblement de ses
jambes se furent un peu calmés, il trouva
la force de frapper et d’appeler.
— Messire ?
Pas de réponse. Il frappa de nouveau,
un peu plus fort.
— Messire, vous êtes là ?
— Arrête ce vacarme, Everett !
Le ton impérieux de Bainbridge lui
glaça le sang et, instinctivement, il se
recroquevilla sur lui-même.
— Nous avons des visiteurs, messire.
L’une des fenêtres s’ouvrit et
Bainbridge apparut. Après avoir
inspecté les alentours du pavillon, il
fronça les sourcils.
— Des visiteurs ?
— Oui, messire. Ils sont arrivés à
Thornson.
— Quels visiteurs ? Parle, sacrebleu !
— York, messire. Le comte d’York en
personne, avec toute sa troupe.
A sa grande surprise, au lieu de se
mettre en fureur, Bainbridge éclata de
rire. Cette hilarité laissa Everett sans
voix.
L’espace d’un instant, il se demanda si
Bainbridge n’avait pas perdu la tête. Son
rire n’allait-il pas se transformer en rage
meurtrière ? Craignant d’en être la cible,
il préféra rester à bonne distance.
Finalement, Bainbridge arrêta de rire
et essuya les larmes qui avaient coulé de
ses yeux.
— Oh ! sois béni, Everett. Je crois que
moi aussi je vais aller rendre une petite
visite à Thornson. C’est trop cocasse !
Je ne voudrais pour rien au monde
manquer un tel spectacle.
— Mais, messire, Faucon vous a…
— Je sais. Il m’a interdit de remettre
les pieds sur les terres de Thornson.
Mais crois-tu qu’il prendra le risque de
me tuer en présence du comte ?
— Non, je ne le pense pas. Il est trop
prudent pour commettre un acte aussi
malavisé.
— Naturellement, il y a le problème
de mes allégeances, poursuivit
Bainbridge comme s’il se parlait à lui-
même. Le comte d’York pourrait ne pas
bien accueillir un homme dont la loyauté
envers le roi Etienne est sujette à
caution. Enfin, il me suffira de mentir et
d’affirmer que je suis et ai toujours été
un fidèle et loyal sujet de la Couronne.
Il se frotta le menton pensivement,
puis il sourit.
— De toute façon, dans deux jours, je
prendrai la route du Nord. Il me suffira
de dissimuler la vérité jusque-là.
— Mais, messire, avez-vous pensé
aux bateaux ? Comment pourront-ils
accoster et être chargés alors que le
comte et ses hommes seront au château ?
Avec Faucon, déjà, l’opération risquait
d’être périlleuse, mais maintenant je ne
vois vraiment pas comment nous
pourrons échapper à la vigilance de tous
ces gens qui soutiennent la cause du roi
Etienne. Et, pour tout vous dire, je n’ai
pas envie de finir au bout d’une corde…
Bainbridge ricana.
— Demain ne sera-t-il pas un jour
idéal pour fêter le mariage de
Marguerite ?
— Pardonnez-moi, messire, je crains
de ne pas comprendre. Que voulez-vous
dire ?
— Allons, réfléchis, Everett ! Si le
comte a reçu comme surnom « le Gros »,
ce n’est pas pour rien. Il aime encore
plus les plaisirs de la table que ceux de
la chair.
Everett resta silencieux pendant une
seconde ou deux.
— Vous croyez vraiment qu’un
banquet, avec une profusion de
nourriture et de vin…
— Exactement ! Il suffit de laisser
entendre à William qu’il n’y a pas eu de
vraies festivités lors du mariage de
Marguerite avec Faucon.
— Ainsi, le comte aura un bon
prétexte pour manger et boire à satiété…
— Oui, même s’il n’a pas vraiment
besoin d’un prétexte pour se goinfrer et
s’enivrer.
Everett concéda que c’était un plan
facile à mettre en œuvre — et qui
devrait, selon toute probabilité, réussir.
Néanmoins, il lui restait à informer
Bainbridge des intentions de Marguerite
au sujet des expéditions futures. Une
nouvelle qui ne serait sans doute pas
accueillie avec la même hilarité.
Avant de parler, Everett fit
prudemment un autre pas en arrière.
Bainbridge se pencha en avant et
croisa les bras, les sourcils froncés.
— Visiblement, tu as autre chose à me
dire.
Everett avala la boule qui s’était
formée au fond de sa gorge.
— Oui, messire. Dame Marguerite
exige que l’expédition de demain soir
soit la dernière. Elle désire que
Thornson cesse de soutenir la cause de
l’impératrice.
Les yeux de Bainbridge étincelèrent,
mais son visage resta impassible.
— C’est réellement ce qu’elle désire ?
Eh bien je lui ferai comprendre que ses
désirs ne comptent guère en la matière.
— Et pour Faucon, messire, qu’allons-
nous faire ?
— Quand il se rendra compte de ce
qui se passe sous son nez, il sera
tellement impliqué qu’il ne pourra pas
faire autrement que d’accepter de
changer de camp et de servir loyalement
le roi David et l’impératrice.
Everett n’en était pas convaincu, mais
il préféra garder ses objections pour lui.
— Très bien. C’est vous qui
commandez, messire.
— Oui, et tu ferais bien de ne pas
l’oublier. Pour l’instant, retourne à
Thornson. Je m’y rendrai bientôt.

* * *

Ce fut seulement lorsque le comte et sa


troupe entrèrent dans la cour d’honneur
que Darius se rendit compte que ses
hommes et lui-même étaient armés de
pied en cap.
Depuis son départ de la Fauconnière,
il n’avait pour ainsi dire jamais quitté sa
cotte de mailles. Quand il ne s’entraînait
pas au combat avec ses hommes, il
battait la campagne à la recherche des
contrebandiers et, même derrière les
murs du château, il restait toujours sur
ses gardes. Il pouvait seulement espérer
que le comte le comprendrait et n’irait
pas imaginer qu’il avait eu l’intention de
défendre Thornson contre ses troupes.
A son grand soulagement, les
palefreniers et les domestiques
connaissaient leur travail et se
montrèrent empressés auprès des
visiteurs. Deux hommes se précipitèrent
pour aider le comte à mettre pied à terre
— étant donné sa corpulence, ce n’était
pas superflu. Un palefrenier prit les
rênes de son destrier, tandis que d’autres
valets s’occupaient de ses hommes.
Une servante approcha, un pichet à la
main, et offrit un gobelet au comte afin
qu’il puisse étancher sa soif. Darius jeta
un coup d’œil en direction du logis
seigneurial et, l’espace d’un instant, se
demanda si le breuvage ne contenait pas
du poison.
Quand William s’avança enfin vers
lui, il se mordit la lèvre et s’inclina avec
déférence.
— Ah, voici le cadet des Faucon !
Comment vas-tu, mon garçon ?
Darius se redressa en s’efforçant
d’ignorer le ton condescendant et
sarcastique du comte d’York.
— Tout va bien, messire, répondit-il
en serrant la main qu’il lui tendait. Puis-
je savoir ce qui vous amène à
Thornson ?
William lui décocha un regard incisif.
— Quoi ? Juste des questions ? Pas de
souhaits de bienvenue ?
Pour autant que Darius s’en souvînt,
William avait l’habitude d’aller toujours
droit au but. Non seulement il arrivait à
Thornson sans y avoir été invité, mais,
en plus, il avait envie de faire des
manières ? Cette attitude étrange le mit
davantage sur ses gardes.
Manifestement, se dit-il, quelque chose
se tramait derrière cette visite
impromptue.
Néanmoins, Darius sourit et invita le
comte à l’accompagner jusqu’au logis
seigneurial.
— Pardonnez-moi, messire, j’oublie
toutes mes manières. Comment s’est
passé votre voyage ? Pas trop long ni
trop fatigant, j’espère ? Vous avez peut-
être envie de vous reposer ? A moins
que vous ne désiriez d’abord vous
restaurer ?
Quand il fut au bout de ses questions,
le comte lui décocha de nouveau un
regard incisif.
— Ça y est ? Tu as terminé ?
— Oui, messire.
Ils parcoururent en silence le reste du
trajet jusqu’à la grande salle. Une fois à
l’intérieur, William fit claquer ses
doigts en direction de l’un de ses
hommes et tendit la main.
— Donne-moi le parchemin.
Darius ravala un grognement. Il
n’aurait pas été surpris si le comte était
venu avec de nouveaux ordres du roi.
William tendit le rouleau de
parchemin à Darius.
— J’ai trouvé cette épître fort
intéressante. Dis-moi ce que tu en
penses.
En voyant le sceau brisé, Darius sut
immédiatement qu’il était en danger.
C’était la missive qu’il avait envoyée à
son frère, Rhys. Il prit le parchemin des
doigts du comte et le glissa dans sa
chemise, sans même l’avoir déroulé.
— Comment est-elle parvenue entre
vos mains ? demanda-t-il.
Marguerite ! pensa-t-il en son for
intérieur. Il lui fallait de toute urgence
lui parler.
Il vaudrait mieux pour elle qu’elle
emprunte l’un des passages secrets et
quitte immédiatement Thornson avec
leur fils. Si elle réussissait à parvenir au
village, il trouverait un moyen pour lui
envoyer Osbert qui l’escorterait jusqu’à
la Fauconnière.
William fit un nouveau signe de la
main à ses gens. Cette fois-ci, ce fut un
homme qu’ils amenèrent. L’un des
messagers que Faucon avait envoyés à
son frère.
Darius sentit sa gorge se serrer et il
dut faire un effort pour ne pas laisser
échapper un chapelet de jurons.
Au même instant, Osbert entra dans la
grande salle et s’arrêta si brusquement
qu’il faillit trébucher. Quand il se rendit
compte de ce qui se passait, il blêmit et
Darius se demanda s’il n’était pas lui-
même aussi pâle que son capitaine
d’armes.
— Tu n’as rien à dire, Faucon ?
demanda le comte d’une voix
sarcastique.
En fait, Darius avait beaucoup de
choses à dire. Malheureusement, la
plupart d’entre elles ne pourraient
qu’aggraver son cas.
La seule chose qui le rassurait était de
savoir que le comte semblait n’avoir
capturé qu’un seul des trois hommes
qu’il avait envoyés à Rhys. Avec un peu
de chance, les deux autres étaient
parvenus sains et saufs à Faucon.
Avant que William n’ait eu le temps
de s’étonner de son silence, Darius
secoua la tête et demanda :
— Que pourrais-je vous répondre,
messire ? Je ne vois rien d’autre à vous
dire, hormis ce que vous savez déjà.
— Tu ne te demandes donc pas
comment ton messager a pu tomber entre
mes mains ?
Darius resta impassible. Il se posait
évidemment la question. Mais il
interrogerait son messager plus tard.
Comme il était certain que le comte
serait trop content d’y répondre lui-
même, il choisit de rester silencieux.
William congédia ses gens d’un geste
de la main et fit signe à Osbert
d’avancer.
— Emmène vite cet incapable et
disparais hors de ma vue, ordonna-t-il
en lui désignant le messager.
Puis il traversa la grande salle et alla
s’asseoir sous le dais, à la place
d’honneur.
Tout en jurant intérieurement, Darius
alla prendre place à son côté.
Un silence pesant s’installa entre eux,
d’autant plus pesant que William gardait
son regard fixé sur lui. Darius choisit de
ne pas le rompre.
Parler le moins possible était la seule
stratégie qui pourrait le sauver.
— Darius ?
En entendant la voix de Marguerite,
une nouvelle émotion l’envahit. La
peur… Une peur qui lui noua le ventre et
lui glaça le sang.
Il se leva et se retourna pour accueillir
sa femme. Si le son de sa voix n’avait
pas suffi à faire trembler ses jambes, la
vue de leur fils à côté d’elle y parvint.
En entendant le comte émettre un petit
rire satisfait, il retint sa respiration et se
mit à prier silencieusement.
« Seigneur Dieu, protégez mon fils. »
Son regard se reporta ensuite sur
Marguerite et il ajouta la jeune femme
dans sa prière.
Son sort personnel ne lui importait
guère. Il était capable de se défendre et
méritait sans doute le destin qui
l’attendait.
Mais sa femme et son fils méritaient
de vivre et d’être heureux.
Même s’il était certain que Marguerite
avait une part active dans les opérations
de contrebande au profit de
l’impératrice, il était persuadé qu’elle
agissait ainsi seulement par loyauté
envers Henry Thornson. Quant à Marcus,
il n’était responsable de rien. Il les
protégerait tous les deux, au péril de sa
vie, s’il le fallait.
En signe d’impatience, le comte se
racla la gorge.
S’arrachant à ses pensées, Darius prit
la main de Marguerite et se retourna
vers leur hôte.
— Messire, puis-je vous présenter
Marguerite de Thornson… ma femme.
Le comte d’York n’accorda qu’un
regard distrait à Marguerite, avant de
reporter son attention sur l’enfant qu’elle
serrait nerveusement contre elle.
Darius remarqua la lueur maléfique
qui se mit à briller dans ses yeux, au fur
et à mesure qu’il examinait Marcus. Il
pouvait seulement deviner les pensées
qui traversaient son esprit.
Manifestement, il venait de comprendre
l’évidence, lui aussi. C’était regrettable,
bien sûr, mais Darius ne le laisserait pas
se servir de son fils comme d’un pion
dans les plans que, sans nul doute, il
était en train de manigancer.
Marguerite lâcha la main de Darius,
pour se placer derrière son fils.
— Messire, dit-elle d’un ton assuré, je
tiens à vous présenter le fils de Henry
Thornson, Marcus.
Les yeux du comte allèrent
successivement de Marcus à Darius,
avant de se poser de nouveau sur elle.
Puis il éclata de rire, un rire énorme qui
résonna à l’infini dans la grande salle
presque vide.
Entre deux hoquets, il secoua la tête.
— Bien sûr, ma chère. Et mon cheval
a des ailes, à l’instar de Pégase, le
destrier mythique de Bellérophon.
Chapitre 13

Le comte d’York essuya les larmes


d’hilarité qui lui étaient montées aux
yeux, avant d’abattre brutalement son
poing massif sur la table.
Un coup de poing qui fit frissonner
Marguerite. En voyant Darius faire un
pas en avant, prêt à réagir, elle lui
toucha le bras afin d’éviter une
confrontation qui ne pourrait que tourner
à son désavantage et, peut-être, à sa
mort.
Son autre main était posée sur l’épaule
de son fils et, à sa grande stupeur, elle
sentit que lui aussi s’était raidi. Avait-il
compris l’insinuation du comte ? Et, si
c’était le cas, qu’avait-il l’intention de
faire ?
Avant qu’elle ait pu le retenir, il lui
échappa et fit un pas en avant, son petit
doigt de chérubin pointé vers le comte.
— Vous avez fait peur à ma mère !
Sa voix aiguë résonnait sur la voûte du
plafond et Marguerite sentit son cœur
s’emplir d’amour et de fierté.
Seigneur Dieu, il était prêt à se battre
pour la défendre !
— Quelles sont ces manières,
Marcus ?
Le ton impérieux de Darius fit reculer
le jeune garçon dans les jambes de
Marguerite.
— Veuillez l’excuser, messire. Il…
— Ne faites plus jamais peur à ma
mère !
La détermination de l’enfant fit naître
un sourire sur les lèvres de Marguerite.
L’expression ahurie des deux hommes
était par trop comique.
Elle intervint cependant, avant que
leur surprise se change en colère devant
une pareille audace de la part d’un
enfant. Saisissant la main de Marcus,
elle plia le genou brièvement.
— Pardonnez-moi, messire, je dois
parler à mon fils. Je reviendrai tout à
l’heure.
Toujours choqué par l’insolence de
Marcus, Darius regarda Marguerite
emmener leur fils hors de la grande
salle. Comment ses propres parents
avaient-ils réussi à venir à bout de trois
garçons plus têtus les uns que les
autres ?
— Cet enfant mériterait d’être fouetté.
La remarque du comte répondit à la
question qu’il se posait. Le fouet avait
été un châtiment maintes fois employé
par son père pour inculquer les bonnes
manières à ses fils. Son dos en gardait
un souvenir cuisant.
— C’est à sa mère d’en décider, pas à
moi.
— Tu es son père. C’est à toi de te
charger de son éducation.
Son père. Darius préférait aller brûler
en enfer plutôt que d’admettre la vérité
devant le comte. Ce dernier pouvait bien
soupçonner et insinuer ce qu’il voulait,
il n’aurait aucune certitude tant que
Darius n’aurait pas confirmé ses
soupçons — et c’était une chose qu’il ne
ferait jamais.
Grâce à Dieu, il avait eu la sagesse de
ne pas parler de Marcus dans sa missive
à Rhys. Il avait seulement raconté à son
frère les problèmes qu’il rencontrait à
Thornson, les missions que le roi lui
avait confiées et son mariage avec
Marguerite.
Aussi, pour l’instant et de préférence
le plus longtemps possible, le comte
d’York ne savait rien.
Il secoua la tête.
— N’avez-vous pas entendu dame
Marguerite vous présenter ce jeune
garçon ? Marcus est le fils de Henry
Thornson.
Le comte se redressa.
— Par le Christ, me crois-tu aveugle
et stupide ?
— Non. Ni aveugle, ni stupide, mais
abusé par une impression fallacieuse,
peut-être.
Les yeux de William s’étrécirent. Un
autre homme se serait sans doute laissé
intimider, mais pas Darius.
Il s’assit et soutint le regard du comte.
Finalement, ce fut William qui céda.
Darius se détendit légèrement, mais
sans baisser sa garde.
— Alors, pour quelle raison êtes-vous
venu nous rendre visite ? s’enquit-il en
posant ses bras sur la table.
William sourit. Un sourire rusé et
narquois qui incurva le coin de sa
bouche sans faire briller ses yeux.
— Il vaut mieux attendre le retour de
dame Marguerite.
Ce n’était peut-être rien, mais le fait
qu’il ait dit « dame Marguerite » mit
tous les sens de Darius en alerte.
Pourquoi n’avait-il n’avait pas dit « ta
femme » ? Instinctivement, il sentit qu’un
danger le menaçait, comme si une épée
de Damoclès était suspendue au-dessus
de sa tête.
Il se leva lentement et alla prendre un
pichet de vin et trois gobelets en étain
sur une table voisine. Puis il revint
s’asseoir, remplit deux gobelets et en
poussa un vers William.
Le comte n’eut pas la moindre
hésitation. Il porta le gobelet à ses
lèvres et en but le contenu d’un seul
trait, avant de le reposer bruyamment sur
la table. Tandis que Darius le
remplissait de nouveau, il se redressa et
s’appuya contre le dossier de sa chaise.
— Tu n’ignores pas, je suppose, que
tes mariages n’ont jamais été approuvés
par le roi ni bénis officiellement par
l’Eglise ?
Même s’il n’était pas d’accord, Darius
refusa de se laisser entraîner dans une
bataille de mots. Comme il s’agissait
plus d’une affirmation que d’une
question, il resta silencieux et porta son
gobelet à ses lèvres, en sachant
pertinemment que le comte allait
continuer.
Il ne se trompait pas. Avant même
qu’il eût fini de boire sa gorgée de vin,
William se pencha de nouveau en avant.
— Et ni autrefois ni maintenant tu n’as
demandé l’autorisation au roi ou même
seulement fait part de tes intentions.
Darius haussa les épaules.
— J’ai fait part de mes intentions à la
seule personne qui comptait pour moi —
Marguerite. Notre premier mariage
n’était peut-être pas complètement
valable, je l’admets, aux yeux de
l’Eglise, mais, cette fois-ci, nous avons
échangé nos promesses devant un prêtre
et…
— Et il a été consommé. Les deux
fois, je n’en doute pas.
C’était une allusion non déguisée au
fils de Marguerite, mais Darius refusa
de mordre à l’hameçon.
Comme il restait silencieux, William
secoua la tête et soupira.
— J’espère qu’elle n’a pas pris une
place trop grande dans ton cœur.
Une place trop grande ? Elle était
tout ce dont il avait rêvé pendant des
années, tout ce qu’il avait jamais désiré.
Son cœur lui appartenait totalement et il
préférerait mourir plutôt que devoir
renoncer à elle.
— Pourquoi ?
La lueur qui brillait dans les yeux de
William ne présageait rien de bon. Le
sourire narquois et rusé incurva de
nouveau les grosses lèvres sensuelles.
— Ce sera plus facile à expliquer
lorsque dame Marguerite de Thornson
sera de retour.
De nouveau il s’agissait de « dame
Marguerite ». Darius avait appris depuis
longtemps à ne pas négliger ses
pressentiments. Une menace pesait sur
Marguerite, il en était certain.
Mais, avant qu’il ait eu le loisir de
poser une nouvelle question, Marguerite
revint dans la grande salle et s’approcha
de leur table.
Le comte se leva et lui fit signe de
venir s’asseoir à sa droite, en face de
Darius. Dès qu’elle fut assise, il se
rassit également.
— Ah, dame Marguerite, nous
parlions de vous justement.
— Vous n’avez pas de mauvaises
intentions à mon égard, j’espère ?
s’enquit-elle après avoir jeté un coup
d’œil interrogateur à Darius.
— A votre égard, non. Mais ce que
j’ai à dire ne plaira peut-être pas à tout
le monde, ajouta-t-il avec un nouveau
sourire narquois en direction de Darius.
Darius sentit le nœud qu’il avait au
creux de l’estomac se serrer encore un
peu plus. Le comte cherchait visiblement
à lui faire perdre contenance et il était
en train d’y parvenir.
— Qu’est-ce qui pourrait ne pas plaire
à tout le monde ? s’enquit-elle en
affectant un visage impassible.
Darius essaya de lui adresser un
message silencieux, mais elle refusa de
croiser son regard et concentra son
attention sur une poussière imaginaire
sur la manche de sa robe.
Un grand sourire barra le visage de
William. Visiblement, il trouvait très
drôle de s’amuser à ses dépens et aux
dépens de Darius.
Finalement, après un long silence, il se
pencha vers Marguerite et prit sa main
tremblante dans ses gros doigts
boudinés.
— Ma chère baronne, je manque à
tous mes devoirs. Vous avez toutes mes
condoléances pour la perte que vous
avez subie récemment.
— Merci, murmura Marguerite, les
lèvres pincées.
Comme s’il ne savait pas que c’était
l’un de ses archers qui avait décoché la
flèche qui avait causé la mort de Henry !
— Je sais que ma dernière visite ici
n’a guère servi à tisser des liens
d’amitié entre York et Thornson, mais
j’ai toujours éprouvé un grand respect
pour votre défunt mari.
Darius haussa les sourcils. Ainsi, ce
n’était pas la première fois que le comte
venait à Thornson. Et, apparemment, sa
visite précédente avait été
mouvementée.
Marguerite resta silencieuse.
Visiblement, le comte prit son mutisme
comme une incitation à continuer.
— Madame, personne n’ignore la
puissance de Thornson — surtout depuis
que votre défunt mari a transformé son
château en véritable forteresse. Je ne
doute pas qu’il a fait de son mieux pour
que vous soyez capable de régner seule
sur un aussi vaste fief, mais le roi n’en
est pas persuadé et je dois admettre que
je partage son opinion en la matière.
Elle ouvrit la bouche pour lui
répondre, mais William leva la main
pour l’en empêcher.
— Laissez-moi terminer. Le roi a
trouvé un homme solide et expérimenté
pour vous aider à assurer l’avenir de
Thornson.
Darius grinça des dents. Il s’était
attendu à une annonce de ce genre. Alors
pourquoi son cœur et son estomac se
révoltaient-ils de cette façon ? Pourquoi
avait-il autant de peine à respirer ?
Pourquoi un voile rouge lui brouillait-il
la vision ?
— Messire, même si je trouve votre
intérêt pour l’avenir de Thornson très
touchant, je suis tout à fait capable de
choisir moi-même mon prochain mari et,
d’ailleurs, je l’ai déjà fait.
Elle n’avait pas élevé la voix, mais
elle avait parlé sur un ton ferme et
résolu. Darius retint son souffle.
William allait sûrement considérer une
telle déclaration comme étant à la limite
de la félonie.
— Vous avez effectué votre choix sans
y avoir été autorisée. Votre mariage
avec Faucon est nul et non avenu. Il ne
sera reconnu ni par le roi, ni par
l’Eglise.
Combien de fois Darius devrait-il
entendre ces mots avant de perdre
patience et passer son épée en travers du
corps de ce gros crapaud malfaisant ?
Si le comte vit la main de Darius
s’approcher dangereusement de la
poignée de son épée, il ne dit rien. Au
lieu de cela, il garda son attention
concentrée sur Marguerite.
— Vous devriez me remercier de
n’être pas du genre à faire des ragots.
Sinon, votre union incongrue avec
Faucon aurait tôt fait de faire les gorges
chaudes de la cour et du royaume.
Marguerite sourit.
— Que gagneriez-vous en agissant
ainsi ?
William éclata de rire. Un gros rire
qui résonna dans la grande salle et la fit
frissonner.
— Vous n’êtes sûrement pas naïve à
ce point. Vous seriez marquée à jamais
comme une putain. Si vous voulez rester
à Thornson, il vous faudra, bon gré, mal
gré, épouser l’homme que le roi vous a
choisi. Comment pensez-vous que ce
nouveau mari vous traitera, s’il vient à
apprendre de quelle façon vous avez
allègrement écarté les jambes dans le lit
d’un autre homme ?
Le sifflement de l’épée de Darius
brisa le silence pesant qui avait envahi
la grande salle.
— Vous parlez à ma femme ! Je ne
vous permets pas d’user d’un langage
aussi grossier avec elle !
Tandis que le comte se levait, Darius
pointa son épée sur sa gorge. Ce fut
seulement à ce moment qu’il se rendit
compte à quel point il était grand et
massif. Il avait déjà tué des hommes au
combat, mais jamais encore un pair du
royaume.
Ses doigts se crispèrent sur la poignée
de son épée. Il y avait un commencement
à tout.
— Darius, je t’en prie.
Sans qu’il s’en rende compte,
Marguerite s’était levée et l’avait
rejoint. Elle posa sa main sur la sienne.
— Ses menaces ne peuvent pas
m’atteindre. Il cherche seulement à te
faire perdre contenance et agir sans
réfléchir.
Il en était parfaitement conscient.
Mais, Seigneur Dieu, sa main le
démangeait ! Un seul coup d’estoc
suffirait à dégonfler cette baudruche.
Cependant, tuer le comte d’York
résoudrait un problème en en créant
d’autres, bien plus graves encore, pour
lui-même et sa famille. Il perdrait sans
nul doute la vie dans la lutte qui
s’ensuivrait, et ne serait d’aucune aide à
Marguerite qu’il laisserait dans la même
situation que celle où elle se trouvait
maintenant.
Il se reprit. Ce n’était pas le moment
de perdre la tête. Un égarement qui
pouvait lui coûter fort cher.
— Remballe ce jouet.
William leva la main et, du bout du
doigt, écarta la pointe de l’épée de son
cou.
— Si tu n’avais pas été un serviteur
fidèle et loyal du roi, tu n’aurais pas
hésité à me trancher la gorge. Il y a peut-
être encore un peu d’espoir pour toi,
mon garçon.
Darius fronça les sourcils. Il avait vu
des hommes tués pour beaucoup moins.
William se retourna vers Marguerite.
— Madame, je vous demande pardon
pour ma grossièreté. Venez vous
rasseoir, je vous en prie.
Puis ses mâchoires se contractèrent et
il décocha un regard meurtrier à Darius.
— Par respect pour ton frère, le
comte, j’épargnerai ta vie… cette fois-
ci. Mais garde-toi de recommencer, ma
magnanimité à des limites. Assieds-toi.
Les lèvres pincées, Darius remit son
épée au fourreau. Ses sens avaient eu
raison de le mettre en alerte. Un danger
le menaçait, il en était persuadé. Mais
s’était-il trompé en pensant qu’il venait
du comte d’York ?
Marguerite réprima un soupir de
soulagement. Si Darius voulait la
protéger, il devait garder la tête froide.
Il ne serait plus utile ni à elle, ni à
personne, s’il venait à perdre la vie.
Elle lissa machinalement les plis de sa
robe, se rassit et reporta son attention
sur le comte.
— Qui est le mari que le roi veut
m’imposer ?
— Vous imposer ?
Le comte s’esclaffa.
— Le terme n’est pas vraiment
approprié, ne croyez-vous pas,
madame ?
Marguerite haussa les épaules.
— Je n’en vois pas d’autre. Il y a six
ans, mon père m’a forcée à épouser
Henry contre ma volonté. Même s’il
s’est avéré un mari bon et attentionné, ce
n’était pas moi qui l’avais choisi. Et, de
nouveau, maintenant, on ne fait aucun cas
de moi, comme si j’étais une potiche,
une marionnette.
William se pencha en arrière et leva
les mains, comme s’il redoutait une
attaque.
— Votre objection est accordée,
madame, concéda-t-il avec un éclat de
rire étouffé. « Imposé » est le mot qui
convient. Le roi a décidé de vous
imposer lord Marwood comme mari et
futur seigneur de Thornson.
Un grognement étranglé s’échappa des
lèvres de Darius et il se leva d’un bond.
— Marwood ? Sûrement pas Peter
Marwood ? Ce vieux cheval de bataille
ne peut pas être encore en vie ?
William se leva également et abattit
ses deux poings sur la table, en
envoyant, au passage, l’un des gobelets
rouler par terre.
— Arrête !
Avant que Darius n’ait eu le loisir de
faire un mouvement, il le mit en garde.
— Si tu fais le moindre geste pour
tirer ton épée, c’est ta tête qui ira rouler
par terre.
Darius prit en compte l’avertissement,
mais ne se laissa pas impressionner pour
autant.
— Vous ne pouvez pas sérieusement
espérer que je ne ferai rien pour
empêcher ma femme d’être livrée à ce
vieux barbon libidineux ?
— Si. Dorénavant, tu vas te taire et
faire ce qu’on te dit. Et, lorsque tu auras
terminé les missions qui t’ont été
confiées, tu retourneras en Normandie,
sous l’aile protectrice de ton frère.
Marguerite retint sa respiration.
Comment Darius allait-il réagir ?
William le provoquait
intentionnellement, mais, à l’évidence, il
était trop furieux pour s’en rendre
compte.
— Un abri bien précaire, répliqua-t-il
sur un ton grinçant et tout aussi
sarcastique. Je n’ai pas la chance, moi,
de pouvoir aller me réfugier sous l’aile
protectrice de notre bien-aimé
souverain.
— Quitte cette salle immédiatement,
Faucon ! Tu resteras dehors jusqu’à ce
que tu aies appris à maîtriser ta langue.
— Excellente suggestion.
Darius tendit la main à Marguerite.
— Viens, laissons le comte jouer à
son petit jeu tout seul.
Avant qu’elle n’ait pu saisir la main
tendue, le comte repoussa Darius.
— Non. Gardes, à moi ! appela-t-il
d’une voix de stentor. Elle va retourner
dans sa chambre et y rester jusqu’à
l’arrivée de son futur mari. Quant à toi,
Faucon, poursuivit-il, ne t’avise pas
d’essayer de la rejoindre. Sa porte sera
gardée et mes hommes auront ordre
d’abattre tous ceux qui essaieront de
l’approcher sans ma permission.
Quand ses gardes arrivèrent, il pointa
un doigt accusateur vers Darius.
— Emmenez-le dans la cour. Il
couchera dans les écuries, avec ses
hommes. Dorénavant, ce château est
sous mon autorité et je ne tolérerai
aucune désobéissance.
Puis il prit la main de Marguerite et la
posa sur son bras.
— Venez, madame, je vais vous
escorter jusqu’à votre chambre.

* * *

Il n’y avait rien de mieux que l’odeur


des chevaux et du crottin pour faire
prendre conscience à un homme de sa
situation. Le dos appuyé contre une
stalle, les bras croisés sur son torse,
Darius gratta la paille à ses pieds avec
le bout de sa botte.
Si William croyait pouvoir garder
Marguerite enfermée dans sa chambre, il
se trompait lourdement. Et, de son côté,
il n’avait pas l’intention non plus de
rester longtemps à moisir dans les
écuries.
Pour le moment, bien sûr, il semblait
que c’était le comte qui avait gagné.
C’étaient ses hommes qui montaient la
garde sur le chemin de ronde et devant
les portes. Il buvait et mangeait
joyeusement dans le logis seigneurial,
tandis que lui, Darius, croupissait dans
l’obscurité et la puanteur des écuries.
Mais il n’avait pas l’intention de se
laisser faire, même si désobéir aux
ordres paraissait impossible.
— Darius ? Messire Faucon ?
— Par ici, Osbert.
Son capitaine d’armes le rejoignit, en
se dirigeant au son de sa voix.
— Avez-vous mangé ?
— Je n’ai pas faim.
— Ce n’est pas le moment de vous
laisser aller. Vous n’avez rien pris
depuis ce matin et la nuit est tombée
depuis longtemps.
— Je n’ai pas faim, Osbert. N’essaie
pas de me traiter comme un enfant.
— Comme vous voulez, messire.
Le ton découragé et abattu de son
capitaine d’armes lui donna envie de
crier. Par tous les saints du paradis, il
n’avait pas besoin de cela en plus. Il
secoua la tête et posa la main sur
l’épaule d’Osbert.
— Non, tu as raison. J’ai besoin de me
remplir l’estomac, sinon je vais devenir
encore plus amer.
— Très bien, messire, acquiesça
Osbert d’un ton plus léger, tout en lui
tendant un paquet enveloppé dans une
serviette.
— Je suis allé aux cuisines et je vous
ai rapporté du pain, du fromage et une
aile de poulet.
— Merci. Ce sera amplement
suffisant. Marguerite est-elle descendue
dîner dans la grande salle ? s’enquit-il
tout en déballant le paquet.
— Non. Un domestique lui a apporté
un plateau dans sa chambre.
— Le comte a-t-il bien savouré sa
victoire ?
Osbert réfléchit un instant, puis il
répondit lentement, comme s’il pesait
chacun de ses mots.
— Non. Il m’a semblé plutôt lointain
et morose.
— Bien. Ce n’est pas moi qui irai le
plaindre. Dans quelle chambre a-t-il
enfermé Marguerite ?
— Dans son ancienne chambre,
messire Faucon.
La réponse avait été donnée par une
voix de femme, provenant du fond de la
stalle. Les deux hommes sursautèrent et
tirèrent leur épée. Bertha. Eblouis par la
lumière de la torche qu’elle tenait
devant elle, ils clignèrent des yeux.
Darius remit son épée au fourreau.
— Par tous les saints, que diable fais-
tu là ?
Elle haussa les épaules.
— Je viens vous chercher pour vous
conduire auprès de ma maîtresse.
Darius laissa échapper un éclat de rire
amer.
— Comme si je pouvais
tranquillement traverser la grande salle
et aller déplacer l’armoire à linge dans
le couloir !
Bertha sourit.
— Allons, messire, à quoi servirait un
passage secret s’il n’avait qu’une seule
entrée ?
— Combien…
Il ne termina pas sa question. De toute
façon, elle ne lui répondrait pas. Alors
pourquoi perdre son temps à le lui
demander ?
Osbert jeta un coup d’œil en direction
du fond de la stalle.
— Allez-y, messire. Avec des
couvertures et de la paille, je peux faire
un mannequin pour donner le change et
monter la garde. Si quelqu’un vient
vérifier que vous êtes bien là, je lui
dirai que vous dormez.
Bertha tira Darius par la manche.
— Nous devons nous dépêcher. Ma
maîtresse m’a chargée de m’occuper du
jeune maître. Je l’ai laissé aux cuisines
avec la vieille Hawise et ne voudrais
pas rester absente trop longtemps.
Il avait besoin de parler avec
Marguerite et cette opportunité était
presque inespérée. Il enveloppa le reste
de son repas dans la serviette et le glissa
dans sa tunique.
— Je te suis. Montre-moi le chemin.
La servante s’enfonça dans la stalle.
Le fond était un mur de bois,
apparemment sans ouverture. Elle
poussa sur un côté et, aussitôt, deux
planches basculèrent. Darius la suivit
dehors et l’aida à remettre les planches
en place.
— Restez ici, messire, dit-elle à voix
basse en lui donnant la torche. Je vais
voir si la voie est libre.
Après être allée jeter un coup d’œil au
coin de l’écurie, elle revint,
apparemment satisfaite, fit signe à
Darius de la suivre et lui indiqua le but à
atteindre, un cellier en pierre séparé de
l’écurie par un étroit passage. Pendant
qu’ils le traversaient, Darius sentit son
cœur battre plus vite. Si les hommes du
comte venaient à le surprendre, ils ne le
laisseraient pas en paix tant qu’ils
n’auraient pas découvert comment il
était sorti des écuries et ce qu’il allait
faire au milieu de la nuit.
Une fois à l’intérieur du cellier,
Bertha s’agenouilla et, glissant son doigt
dans un trou, souleva une trappe.
— Vous pouvez descendre sans
crainte, messire. Ce tunnel passe sous la
cour et conduit directement dans le
passage secret derrière la grande salle.
— Et toi, tu ne m’accompagnes pas ?
questionna-t-il, tout en commençant à
descendre une échelle de bois.
Elle rit.
— Non, moi, je n’ai pas besoin de me
cacher. Je rentrerai au logis tout
simplement, par la grande porte. Si
quelqu’un me pose des questions, je
répondrai que ce garnement de Marcus
m’a échappé et qu’il est allé sans doute
chaparder un morceau de gâteau ou une
friandise aux cuisines. Et, naturellement,
je ne me serai pas trompée.
— Qui a imaginé ce plan ?
— Votre dame. Mais maintenant,
allez. Il faut que je me dépêche.
Sur ces mots, elle referma la trappe et
il l’entendit remettre la paille pour
dissimuler l’entrée du passage secret.
Alors qu’il avançait le long du tunnel,
Darius s’émerveilla de nouveau du
véritable labyrinthe que le défunt
seigneur de Thornson avait fait creuser
sous sa forteresse.
Il s’était trompé de vocation. Il aurait
dû dessiner et bâtir des châteaux, au lieu
de perdre son temps à faire la guerre et
trahir son roi.
Après avoir gravi un nouvel escalier,
en pierre cette fois-ci, il entendit un
murmure de voix. Bertha ne l’avait pas
trompé. Il se trouvait bien dans le
passage secret derrière la grande salle.
Encore un escalier, puis un nouveau
couloir et il parviendrait à l’ancienne
chambre de Marguerite.
A cette pensée, son cœur se mit à
battre plus vite et un sourire incurva ses
lèvres. En voyant la flamme de sa torche
vaciller, il se rendit compte que sa main
tremblait.
La perspective de revoir Marguerite le
rendait presque fou de désir. Mais la
situation requérait du calme et de la
pondération — le moment était mal
choisi pour les étreintes passionnées.
Il avait besoin de maîtriser ses nerfs.
Tant qu’elle serait attachée au souvenir
de son mari, il refusait de partager son
lit. Et puis, de toute façon, ce serait trop
dangereux, pour elle et pour lui.
Le mur de sa chambre… Avant de
frapper pour la prévenir de son arrivée,
il s’arrêta pour calmer les battements de
son cœur et reprendre sa respiration.
Au même instant, il y eut un déclic
presque imperceptible et la porte
commença à coulisser lentement.
Et si c’était un piège ? Il se figea et
posa la main instinctivement sur la
poignée de son épée.
Chapitre 14

— Darius ?
En entendant la voix de Marguerite, il
fut rassuré et se détendit. Ce n’était pas
un piège. Il la connaissait trop bien pour
savoir qu’elle n’aurait jamais accepté de
servir d’appât dans un traquenard.
— Oui, c’est moi, murmura-t-il en
faisant un pas en avant.
La porte acheva de coulisser, en
grinçant légèrement. Un grincement qui
lui mit de nouveau les nerfs à vif. Il
tendit l’oreille, mais n’entendit aucun
bruit inquiétant.
Marguerite lui prit la main et l’attira
dans la chambre.
— Darius, murmura-t-elle de nouveau
dans un souffle.
Puis elle referma les deux portes
derrière lui, tandis qu’il posait les restes
de son repas sur une table et fichait sa
torche sur une applique en métal.
Alors qu’il s’apprêtait à se retourner,
il entendit un froissement de tissu. Il
l’imagina brièvement en train de faire
glisser sa robe le long de ses épaules et
de la laisser tomber à ses pieds.
Non, c’était un rêve, bien sûr. Il ferma
les yeux et se secoua mentalement.
N’avait-il pas fait le serment de ne pas
la toucher tant que le fantôme de Henry
Thornson continuerait à la hanter ?
Quand il eut enfin réussi à chasser la
vision par trop érotique qui avait jailli
de son imagination, il se hasarda à
rouvrir les yeux.
Seigneur Dieu, il n’avait pas rêvé !
Aussitôt, un torrent de lave se mit à
déferler dans ses veines et il sentit son
membre viril se tendre douloureusement.
Le froissement qu’il avait entendu ne
l’avait pas trompé. C’était réellement le
bruit de sa robe glissant le long de son
corps. Entièrement nue, Marguerite
s’avançait vers lui, un sourire aux
lèvres, telle Diane chasseresse
approchant sa proie. La fragrance de
lavande qui émanait de son corps enivra
Darius et acheva de lui faire oublier
toutes ses belles résolutions.
En le voyant bouche bée et les yeux
écarquillés, Marguerite sourit et sentit
un délicieux frisson d’anticipation lui
parcourir le dos. Avant qu’il n’ait eu le
temps de reprendre ses esprits, elle lui
enleva son ceinturon et le déposa avec
son épée sur le couvercle d’un coffre.
Ils n’avaient plus de temps à perdre
désormais. La gravité de leur situation
remettait tout en cause, y compris la
promesse que Darius lui avait faite de ne
pas la toucher tant qu’elle n’aurait pas
exorcisé le fantôme de Thornson.
Certes, elle n’oublierait jamais
complètement les années passées auprès
de son défunt mari. Tout ce qu’elle était
maintenant, elle le devait à Henry
Thornson. Mais l’arrivée du comte
venait tout bouleverser. Désormais, elle
était prête à mettre derrière elle cette
période de sa vie pour aller de l’avant.
Et cette nuit lui semblait être le bon
moment pour commencer une nouvelle
vie.
Darius était venu lui parler, faire des
projets pour leur avenir — un avenir
qu’elle savait terriblement précaire. Ils
parleraient… plus tard.
Elle n’avait aucune idée de ce que
demain lui apporterait. Leur avenir
ensemble semblait définitivement
compromis par la volonté du roi. C’est
pourquoi elle avait envie, besoin, même,
de cette nuit. Besoin d’un souvenir
auquel se raccrocher pendant les jours et
les mois à venir.
Immobile, Darius la regardait. Elle
s’approcha un peu plus de lui, assez
pour sentir l’odeur de cuir et de chevaux
qui imprégnait ses vêtements. Elle posa
les paumes de ses mains à plat sur son
torse et lui sourit. Son cœur battait à
grands coups désordonnés. Il avait envie
d’elle. C’était une évidence, quels que
soient les mots qui sortiraient de ses
lèvres.
D’ailleurs, cela n’avait-il pas été
toujours le cas ? Lors de leur première
idylle, malgré sa jeunesse et son
inexpérience, elle n’avait eu aucune
peine à deviner, à la lueur qui brillait
dans ses yeux et au ton rauque de sa
voix, la violence des désirs qui
embrasaient ses reins. Des désirs
partagés, même si elle avait voulu les
oublier.
Avec un grognement sourd qui
ressemblait à une reddition, il l’enlaça
dans ses bras et la serra contre son
torse.
Elle se blottit avec volupté. Elle
aimait la chaleur de ses bras autour
d’elle, l’abri rassurant de son corps
solide. C’était là où elle avait envie
d’être, envie de rester. Elle avait de la
peine à croire qu’en voyant arriver
Darius à Thornson elle ait pu souhaiter
qu’il s’en aille. C’était pourtant bien le
cas. Même si elle ne l’avait jamais haï,
il avait été la dernière personne qu’elle
ait eu envie de voir revenir dans sa vie.
Tout était différent, à présent, et elle
n’imaginait pas d’autre endroit où elle
pourrait se sentir mieux que dans la
chaleur de ses bras forts et virils.
Ebloui, Darius enfouit le visage dans
ses cheveux.
— As-tu décidé de m’ensorceler, mon
amour ?
Il n’arrivait toujours pas à croire en
son bonheur. Marguerite était là,
pourtant, tout près, le souffle tiède de
son haleine sur son cou faisant naître de
délicieux frissons tout le long de sa
colonne vertébrale.
Pour toute réponse, elle glissa les
doigts dans ses longs cheveux noirs et
bouclés et se blottit un peu plus contre
lui.
— Il n’y a aucune sorcellerie, aucun
fantôme. Juste nous deux, lui chuchota-t-
elle à l’oreille.
Il redressa la tête et scruta son visage.
Elle le regardait avec gravité.
— Tu ne trouveras rien ni personne, à
part moi, murmura-t-elle en remontant
lentement son pied le long de sa jambe.
Seulement moi et une envie urgente de
faire l’amour avec toi.
Elle lui mordilla doucement le menton,
puis suivit le contour de ses lèvres avec
le bout de sa langue, avant de murmurer
dans un souffle :
— Et de sentir tes mains sur mon
corps.
Darius ferma les yeux, saisi. Dominant
avec peine son impatience, il se mit à
pétrir doucement les fesses de
Marguerite avant de la hisser le long de
son corps. Instinctivement, elle enlaça
son cou avec ses bras et sa taille avec
ses jambes.
— Crois-tu ? Que ferons-nous si le
comte ou ses gardes…
Elle l’interrompit avec un petit rire de
gorge.
— La porte est fermée au verrou de
l’intérieur et, grâce à mes femmes de
chambre, le comte dormira comme un
nouveau-né cette nuit.
Darius redressa la tête légèrement.
— Du poison ?
— Seigneur Dieu, non ! Seulement un
peu de laudanum. Juste assez pour qu’il
dorme paisiblement et se remette de son
voyage long et fatigant.
— Rappelle-moi de me méfier de ce
que je mange et bois.
Un sourire erra au coin de ses lèvres
avant qu’il ne conclue :
— Même si j’apprécie ta présence
d’esprit.
Marguerite posa sa joue sur son
épaule.
— J’en suis heureuse, messire, dit-elle
mutine. Si vous étiez en colère, je
pourrais moins facilement agir à ma
guise avec vous.
Agir à sa guise avec lui ? Lors de
leurs premières amours, songea-t-il,
jamais elle n’aurait eu une idée
pareille !
— Agir à ta guise avec moi ?
Darius lui caressa la joue avec la
sienne et reprit :
— Je te laisse tout pouvoir.
Cependant, quand tu auras terminé…
Abandonnant la tiédeur moelleuse de
ses courbes, il insinua un doigt fureteur
dans l’étroit sillon creusé entre ses
fesses.
— Ce sera donc mon tour, ensuite ?
Elle retint sa respiration, émoustillée
par sa voix rauque et par l’audace de la
caresse.
— Oui, murmura-t-elle avec un petit
rire de gorge. Mais tu ne joues pas
franc-jeu : je n’ai pas commencé, et
encore moins terminé.
— Je ne joue pas franc-jeu, moi ?
Comme pour la mettre au défi, il
s’empara de sa bouche et, glissant la
langue entre ses lèvres entrouvertes, il
l’enroula avec autorité autour de la
sienne.
Très vite il la sentit céder et se
cambrer pour mieux répondre à son
baiser.
Il réprima un sourire de triomphe.
Avec ses jambes enlacées autour de sa
taille et son corps renversé, elle était à
présent totalement offerte à ses caresses.
Profitant de l’avantage et avant qu’elle
ait pu se rendre compte de ses
intentions, il glissa une main entre ses
cuisses écartées et trouva l’ouverture
qu’il cherchait.
Surprise par l’invasion soudaine des
doigts qui la fouaillaient, Marguerite se
raidit brièvement, puis elle s’ouvrit à la
caresse et il la sentit se contracter autour
de ses doigts.
De plus en plus excité, il laissa
échapper un grognement rauque, tout en
maudissant les vêtements qui
l’empêchaient de sentir le corps nu de
Marguerite contre le sien.
Pour l’instant, cependant, il avait
l’intention de rendre ce moment
inoubliable, pour elle comme pour lui.
Ayant trouvé le petit bourgeon
dissimulé dans les replis de sa féminité,
il le titilla doucement avec son pouce, le
traquant sans relâche dans son nid moite
et douillet. Puis, quand elle se mit à
onduler doucement sous la caresse, il
accéléra le rythme et étouffa ses petits
cris dans un baiser profond et possessif.
Il avait envie de la posséder
complètement et de jouir en même temps
qu’elle, mais il se retint. Il avait trop
rêvé de ce moment pour l’écourter, et il
prenait un plaisir indicible à la voir et à
l’entendre haleter sous ses caresses.
S’il avait été lui-même absorbé par
son propre plaisir, aurait-il autant
profité du spectacle qu’elle lui offrait ?
Aurait-il remarqué l’émouvant
frémissement de sa bouche et la beauté
de son visage dans l’attente de l’extase ?
Non, bien sûr. Pas plus qu’il n’aurait
senti les battements violents et
désordonnés de son cœur contre sa
poitrine ou, plus bouleversantes encore,
les contractions rapides et brûlantes
autour de son doigt.
Elle s’arracha à son baiser et, à bout
de désir, rejeta spasmodiquement la tête
en arrière, tout en plantant les ongles
dans ses épaules. Des gouttes de sueur
perlaient sur son front et son pouls
faisait palpiter une veine sur son cou.
Il baissa la tête et, lentement, enroula
sa langue sur un téton dur et tendu. Elle
gémit et enfonça un peu plus fort ses
ongles dans ses épaules, tandis que ses
jambes se contractaient autour de sa
taille.
— Darius… Oooh…
— Chut, mon amour.
Ne voulant pas que les gardes
entendent ses cris de l’autre côté de la
porte, il s’empara de nouveau de sa
bouche, et, l’emportant jusqu’au lit, la
déposa sur le dos.
Aussitôt, elle se mit à tirer
frénétiquement sur ses vêtements, la
respiration saccadée. Darius repoussa
ses mains et s’agenouilla sur le
plancher, au bord du lit.
— C’était supposé être mon tour,
protesta Marguerite.
— Mais justement, c’est ton tour,
répondit-il en souriant.
Lui écartant doucement les jambes, il
les fit passer de chaque côté de ses
épaules, et enfouit son visage entre ses
cuisses.
Quand elle commença à gémir et à
trembler de plaisir, il ne put réprimer un
petit rire et lui couvrit la bouche d’une
main pour l’empêcher de crier. Si
quelqu’un venait à les surprendre en ce
moment, il ne croirait jamais que c’était
un acte consensuel entre un mari et une
femme.
Il s’était remis à la caresser du bout de
la langue, la traquant dans ses replis les
plus secrets. Abandonnée, elle se
laissait faire. Puis, brusquement, elle se
cambra et ses mains s’accrochèrent aux
couvertures à côté d’elle.
— Darius… Non… Oh ! oui…,
murmura-t-elle d’une voix étouffée
contre la paume de sa main.
Elle retomba sur le dos, pantelante.
Elle se sentait délicieusement bien et
molle comme une poupée de chiffon.
Mais déjà il se positionnait au-dessus
d’elle, en appui sur ses coudes.
Il allait la pénétrer lorsqu’il vit une
larme rouler sur sa joue. Inquiet, il
s’interrompit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu pleures ?
demanda-t-il en essuyant la larme du
bout de la langue.
Elle détourna la tête.
Lui emprisonnant le visage entre les
mains, il l’obligea à le regarder.
— Réponds-moi. Dis-moi ce qu’il y a.
Elle passa les bras autour de son cou,
comme si elle ne voulait plus jamais le
laisser partir.
— Maintenant que nous nous sommes
retrouvés, je n’arrive pas à imaginer que
tu puisses un jour ne plus être ici avec
moi.
Le cœur de Darius se serra.
— Ah, mon amour, ne pouvons-nous
pas oublier tout le reste jusqu’à
demain ?
— Demain sera vite arrivé. Nous ne
pouvons pas plus échapper aux projets
du comte que nous n’avons pu échapper
à ceux de mon père.
— C’est vrai, acquiesça-t-il. Nous ne
sommes ni l’un, ni l’autre maîtres de
notre destin — c’est la vie. Mais ne
pouvons-nous pas profiter pleinement de
ce moment et ne pas penser à demain ?
Cette nuit nous appartient. Il n’y en aura
peut-être pas d’autres, mais personne ne
pourra nous l’enlever.
Elle frissonna et un sourire timide erra
sur ses lèvres.
— On peut essayer.
— Et réussir.
— Tu as faim ? demanda-t-il en
roulant sur le côté.
— Faim ?
Elle rit.
— Nous avons la chance d’avoir une
nuit d’amour devant nous — peut-être la
seule et unique que nous aurons
jamais — et tu penses à manger ?
Darius se leva et la considéra avec
une fausse sévérité.
— Après ces préliminaires, il me
semble que je vais avoir besoin de
toutes mes forces pour bien terminer
cette nuit. Tu ne voudrais pas que je
défaille en pleine action ?
Marguerite rougit légèrement, mais
soutint son regard.
— Je te rappelle que tu m’as volé mon
tour.
Il hocha la tête.
— Alors, en compensation, j’exige
d’avoir les deux suivants.
Quel homme, sain d’esprit, pouvait
refuser une telle faveur à sa dame ? Pas
lui, en tout cas.
Il lui tendit la main pour l’aider à se
lever.
— Accordé. Tu peux agir à ta guise
avec moi. Je suis ton esclave.
Marguerite se blottit dans ses bras en
riant.
— Bien. Pour commencer, tu vas
prendre un bain. J’en ai pris un tout à
l’heure. Il ne doit pas être encore
complètement froid.
Un bain, même froid, c’était presque
inespéré.
— Tu trouves que je sens mauvais ?
Elle hocha la tête et huma l’air en
grimaçant.
— Oui, messire. Aussi mauvais que
les chevaux à l’écurie — le matin, avant
qu’ils aient été pansés et leur litière
nettoyée.
— Vraiment ?
— Oui.
Elle se pencha et l’embrassa sur le
menton.
— Même si l’odeur de mon étalon
préféré a quelque chose d’excitant…
Darius sentit une légère rougeur
envahir son visage.
— Je te trouve bien hardie, ce soir.
Il la prit dans ses bras et l’emporta
vers la baignoire de bois.
— Pour ta peine, tu me savonneras et
me frotteras le dos, à l’instar d’une
servante.
Elle posa la tête sur son épaule.
— C’est bien mon intention.
Quand il s’arrêta au bord de la
baignoire et la maintint au-dessus de
l’eau, elle s’accrocha fébrilement à son
cou.
— Ne fais surtout pas ça ! Ce serait
une farce stupide.
Il se pencha lentement vers la surface
de l’eau. Elle s’accrocha à lui encore
plus fort.
— Si tu me laisses tomber, je hurle !
Il pivota légèrement et la déposa sur le
plancher.
— Tu es sauvée. Pour cette fois-ci.
Le remerciant d’un sourire, elle
plongea la main dans l’eau. Celle-ci
n’avait pas trop refroidi. Elle aida alors
Darius à se déshabiller. Elle lui ôta
d’abord ses bottes, non sans mal, puis
ses vêtements, un à un, tout en laissant le
bout de ses doigts caresser sa peau. Un
contact qu’elle savourait pleinement,
consciente que l’occasion ne se
représenterait peut-être jamais.
En le revoyant, elle s’était efforcée de
le traiter comme un simple ami
d’enfance. Depuis lors, beaucoup de
choses s’étaient passées. Il avait
réveillé les souvenirs de leur idylle de
jeunesse et lui avait prouvé que son
amour pour elle était toujours aussi
vivace.
Entre-temps, Henry Thornson lui avait
montré les usages du monde, les usages
entre hommes et femmes, aussi. Et, au
final, il lui avait donné l’opportunité de
devenir une femme assez fière et hardie
pour prendre ce dont elle avait envie. Et
ce dont elle avait envie maintenant,
c’était ce que Darius était prêt à lui
offrir — la passion, le plaisir, la
sécurité, ainsi qu’un amour infini et sans
partage. Même s’ils risquaient, hélas, de
perdre tout cela de nouveau.
Il l’exhortait, quant à lui, à vivre
pleinement l’instant, à ne pas penser au
lendemain. Devait-elle se laisser
tenter ? Son cœur serait brisé, elle le
savait, si elle venait à tout perdre une
nouvelle fois. Mais au diable l’avenir !
Elle n’aurait peut-être qu’une nuit avec
Darius, et elle voulait la savourer
totalement.
Quand il fut nu devant elle, elle le
contempla un instant le cœur battant.
Puis elle se pencha et déposa un baiser
sur sa poitrine à l’emplacement de son
cœur avant de se blottir contre lui.
Au contact de la peau tiède contre la
sienne, Darius frémit violemment et son
cœur se mit à battre plus vite lorsqu’il la
sentit se frotter langoureusement contre
son membre viril, déjà dur et tendu.
— A ce rythme, ton premier tour va
être vite terminé, murmura-t-il d’une
voix rauque en l’embrassant dans le cou.
— Peut-être.
Elle suivit du doigt la longue cicatrice
qui marquait son dos, tout en se
demandant brièvement quelle blessure
avait pu la causer. Puis, après lui avoir
pétri doucement la hanche, elle insinua
ses doigts entre eux pour caresser son
sexe tendu.
— Mais ce n’est pas grave, car le
deuxième durera plus longtemps.
Echappant aux bras virils qui
essayaient de la retenir, elle se laissa
glisser à genoux devant lui.
— Marguerite…
Un baiser léger sur son bas-ventre
l’empêcha de continuer. Elle sourit en
l’entendant retenir sa respiration.
— C’est mon tour, messire, reprit-
elle. Vous ne devez rien faire, hormis
vous rendre sans conditions.
Il enfouit les doigts dans ses cheveux.
— Je suis ton esclave.
Elle rit et s’empara de son sexe avec
sa bouche. Il était dur et vibrant entre
ses lèvres. Un frisson délicieux la
parcourut en sentant la veine gonflée
pulser doucement. Elle enroula
lentement sa langue autour du membre
viril, allant et venant avec délices. La
peau en était si fine, si soyeuse…
A sa grande surprise, il la laissa
mener le jeu sans broncher, se contentant
de lui caresser doucement les cheveux,
jusqu’au moment où un violent frisson le
traversa.
— Maintenant, supplia-t-il.
Ses yeux brillaient, pleins de fièvre.
Elle était à bout, elle aussi, mais le lit
était loin, beaucoup trop loin.
Le poussant sur le banc à côté de la
baignoire, elle monta à califourchon sur
ses genoux et enfourcha son membre
rigide d’un mouvement rapide et fluide.
Darius émit un grognement rauque et la
serra avec emportement contre lui.
Elle posa la tête sur son épaule.
Jamais elle ne s’était sentie aussi bien.
Leurs cœurs battaient à l’unisson et,
pendant quelques instants, elle resta
ainsi, immobile. Elle avait l’impression
de ne faire plus qu’un avec lui, comme
si leurs corps s’étaient fondus l’un dans
l’autre. Puis, lentement, très lentement,
elle commença à monter et descendre…
Comme il le lui avait promis, il la laissa
aller à sa guise, se contentant de
l’embrasser sur la bouche, sur les seins,
dans le cou.
Une première vague la traversa, puis
une autre, et elle accéléra le rythme,
allant et venant sur lui de plus en plus
loin, de plus en plus vite.
Le plaisir enfla en elle. Se laissant
retomber sur Darius, elle s’empara de sa
bouche pour un baiser plein de violence
et de passion.
Elle jouissait… jouissait…
Puis, presque au même instant elle le
sentit vibrer en elle. Une vibration
merveilleuse qui la fit frissonner
jusqu’au plus profond de son être.
— Oh ! Darius… Darius…
— Mon amour… Je t’aime…
Toute angoisse oubliée, elle
s’abandonna dans ses bras, rompue de
bonheur et de fatigue.

* * *

Quand il eut repris ses esprits, il se


redressa légèrement et vit que des
larmes roulaient sur ses joues.
— Tu pleures ? questionna-t-il d’une
voix inquiète.
— De bonheur, répondit-elle en
souriant. Comment peux-tu être aussi
gentil avec moi, aussi conciliant… après
ce que je t’ai fait ?
— Tu pleures à cause du passé ?
Il l’écarta de lui doucement et essuya
les larmes de son visage.
— A quoi bon te lamenter pour des
choses que nous ne pouvons pas
changer ?
— Je ne mérite pas cela.
Il sourit.
— Tu as raison. Tu mérites beaucoup
plus que ce que je pourrai jamais
t’offrir.
Elle cligna des yeux à travers les
larmes qui embuaient sa vue.
— Ne te moque pas de moi.
— Je ne me moque pas. Nous ne
pouvons pas changer le fait que ton père
t’a arrachée de notre lit conjugal pour te
donner à un autre. Et nous ne pouvons
pas changer non plus le fait que le mien
m’a cruellement battu, avant de me
renier. Ruminer le passé serait une perte
de temps. Mais nous avons cette nuit.
Nous avons l’avenir. Cela me suffira.
Cela te suffira-t-il aussi ?
— Oui.
Elle se mordit la lèvre. Battu… La
cicatrice qu’il avait dans le dos était
donc la trace du châtiment paternel. A
cette pensée, son cœur se serra. C’était à
cause d’elle que son père l’avait traité
avec une pareille violence.
— Ecoute-moi bien, Marguerite.
Il s’interrompit un instant, soucieux de
capter son regard.
— Tu es tout ce dont j’ai jamais rêvé,
tout ce que j’ai jamais désiré. Je ferai
tout pour te garder. Rien ni personne ne
s’entremettra entre nous. Tu m’as
compris ?
Quand elle eut hoché la tête, il
continua.
— Ton mariage avec Thornson est du
passé. Il est entré dans ta vie contre ta
volonté et contre la mienne. Mais il a été
bon avec toi et avec notre fils. Grâce à
lui, tu as été heureuse pendant les années
où tu étais loin de moi. Je lui en suis
reconnaissant, mon amour, mais je ne
laisserai plus jamais un autre homme
prendre ce qui m’appartient.
Marguerite eut l’impression que son
cœur allait éclater de bonheur. Les
larmes qu’elle avait essayé de refouler
embuèrent de nouveau ses yeux.
— Si tu te mets à pleurer comme une
fontaine chaque fois que je te déclare
mon amour, je cesserai de le faire, dit-il
en lui caressant doucement l’épaule.
— Je ne peux pas m’en empêcher.
Elle fit un effort pour avaler la boule
qui s’était formée au fond de sa gorge et
se redressa
— Je t’aime tellement, Darius, que je
préférerais mourir plutôt que d’être
donnée à un autre.
Il déposa un baiser sur la paume de sa
main, avant d’appuyer son front contre le
sien.
— Alors, nous devons trouver un
moyen pour t’empêcher de mourir
prématurément.
— Demain, murmura-t-elle. Nous
aurons tout le temps d’y penser demain.
— Que proposes-tu pour nous occuper
pendant le reste de cette nuit ? s’enquit-
il avec un éclat de rire étouffé.
Elle fit un geste du menton en direction
de la baignoire.
— Tu pourrais déjà prendre ton bain.
— Ah oui, j’ai très envie d’un bon
bain froid.
Marguerite sourit et appuya sa tête sur
son épaule.
— Ensuite, je vous réchaufferai,
messire.

* * *

Marguerite regarda les premières


lueurs de l’aube entrer dans la chambre
par les interstices des volets. Bientôt,
Bertha arriverait, annonçant le début
d’une nouvelle journée.
Elle se retourna et se blottit contre
Darius. Seigneur Dieu, quelle nuit ! Si
un malheur venait à lui arriver
aujourd’hui, elle irait dans sa tombe un
sourire aux lèvres.
Elle passa la main sur le torse de
Darius et sut aux battements irréguliers
de son cœur qu’il était réveillé.
— Tu as bien dormi ?
— Dormi ?
Il se retourna vers elle.
— Quand avons-nous dormi ?
Elle lui effleura le ventre des doigts,
mais, aussitôt, il lui saisit le poignet.
— Oh non, mon amour, protesta-t-il
avec un gémissement rauque. Tous les
muscles de mon corps sont douloureux.
Je suis brisé.
Elle se pencha sur lui et déposa un
baiser entre ses yeux.
— C’est terrible de vieillir, n’est-ce
pas ?
— Vieillir ?
Il enfouit les doigts dans les cheveux
de Marguerite et l’attira vers lui.
— Surveillez votre langue, madame.
Elle rit, puis lui caressa les lèvres du
bout de la langue.
— Cela ressemblait presque à une
menace, messire.
Il mit un terme à son badinage avec un
baiser qui lui coupa le souffle. Alors
que Marguerite, un sourire aux lèvres,
faisait de nouveau glisser sa main vers
lui, on frappa à la porte. Aussitôt, la
voix du comte se mit à résonner à
travers l’épaisse porte en chêne.
— Madame Thornson, ouvrez cette
porte !
Marguerite se leva, les jambes
tremblantes. Le comte ne risquait-il pas
de voir sur son visage la trace de ses
ébats de la nuit ?
Au moins, il ne verrait pas Darius.
Grâce à Dieu, ils avaient pensé à cacher
ses vêtements et son épée sous le lit.
Darius roula sur le côté et s’y glissa à
son tour.
Le cœur battant, autant de frustration
que de peur, elle enfila rapidement une
robe de chambre.
— J’arrive, cria-t-elle !
Allant à la porte, elle tira le verrou et
ouvrit.
— Messire, qu’est-ce qui vous amène
ici à une heure aussi matinale ? s’enquit-
elle en s’efforçant de garder une voix
calme et posée.
Le comte entra et inspecta lentement la
chambre du regard, avant de se retourner
vers elle.
— Je pars chasser pour la journée et
je voulais vous dire que vous étiez libre
d’aller et venir dans le logis seigneurial
et dans la cour, mais que vous ne deviez
en aucun cas sortir des murs de
Thornson.
Elle serra les dents, furieuse que
quelqu’un ose lui donner des ordres chez
elle, mais elle réussit à se contenir.
— Comme vous voudrez.
— Bien.
Il se retourna pour s’en aller, mais
s’arrêta un instant sur le seuil de la porte
— Ah, au fait, Faucon, toi non plus tu
n’es pas autorisé à quitter le château.
Marguerite retint sa respiration.
Comment avait-il pu deviner ?
Le comte rit de sa stupeur et se pinça
le nez.
— L’odeur. Un mélange d’écurie et de
sexe. Nous parlerons de cette affaire
plus tard, Faucon, ajouta-t-il par-dessus
son épaule avant de sortir.
Chapitre 15

Darius étouffa un juron et sortit de


sous le lit en tirant ses vêtements. Il
avait une réponse à une partie de ses
soupçons. Le comte d’York avait une
idée en tête, mais il doutait qu’elle le
concerne ou qu’elle concerne
Marguerite.
— Vaque à tes occupations comme si
de rien n’était, conseilla-t-il à
Marguerite tout en s’habillant
rapidement.
Elle avait enlevé sa robe de chambre
et était retournée se coucher.
— Tu t’en vas ?
— Oui.
Il s’assit sur un tabouret, saisit ses
bottes et entreprit de les enfiler.
— Le comte a une idée en tête et cela
ne présage rien de bon. Il faut que je
découvre ce qu’il manigance.
Les mains de Marguerite se crispèrent
sur ses couvertures.
— Si je me souviens bien, il s’agit
d’un projet de mariage avec un certain
lord Marwood.
Sa voix avait tremblé légèrement.
Darius s’approcha du lit et prit ses
mains dans les siennes.
— A mon avis, tu n’as pas à
t’inquiéter à ce sujet, Marguerite. Pour
moi, ce projet de mariage avec
Marwood est un leurre.
— Comment peux-tu dire cela ?
Quelle raison le comte aurait-il eue de
nous mentir ?
— Je sais qu’il est tôt et que notre nuit
a été longue, mais essaie de réfléchir.
Il ignora le regard noir qu’elle lui jeta
et continua imperturbablement.
— Si tu avais été réellement promise à
ce Marwood, crois-tu que le comte
aurait traité ma présence dans ta
chambre aussi légèrement ?
Elle secoua la tête, visiblement pas
convaincue.
— Il n’était pas sûr que tu étais là. Il
l’a seulement suggéré…, objecta-t-elle
faiblement.
— Allons, mon amour ! Aurais-tu
oublié ce qu’il a dit ? Une odeur
d’écurie et de sexe. Il était certain de ma
présence, j’en donnerais ma tête à
couper.
— Si ce que tu dis est vrai, as-tu une
idée de ce qu’il manigance ?
Darius s’était déjà remémoré plusieurs
fois les conversations qu’il avait eues
avec le comte. Néanmoins, il ne
parvenait pas encore à séparer
complètement le vrai du faux.
— Il ne s’agit pas de nous. C’est
quelque chose au sujet de Thornson.
— Quoi ?
Elle pâlit et ses doigts se mirent à
trembler. Darius baissa les yeux vers
elle, mais elle détourna la tête, comme si
elle craignait de croiser son regard.
Darius sentit son cœur se serrer.
— Qu’as-tu fait ?
Il lui prit le menton et la força à le
regarder.
— Qu’est-ce qui se trame ici ?
— Rien.
Elle dégagea son menton.
— Je n’ai rien fait.
Le comte n’était pas allé chasser le
sanglier ou le chevreuil. Le gibier qu’il
cherchait à capturer était le même que
celui que Darius avait traqué
inlassablement depuis son arrivée à
Thornson. Les contrebandiers.
— Tes passages secrets et tes grottes
scelleront notre mort si le comte
découvre à quoi ils servent et ce qu’ils
contiennent.
Marguerite se laissa glisser sous les
couvertures. Mais elle ne lui échapperait
pas aussi facilement ! Il se pencha et la
tira brusquement vers lui.
— Nous avons un fils à élever,
Marguerite. Ne laisse pas un sens du
devoir mal placé détruire tout notre
avenir.
Elle se blottit contre lui.
— Ne t’inquiète pas. Rien ne sera
détruit. C’est fini.
— Fini ? Quoi donc ?
— La contrebande. Avec la mort de
Bainbridge, c’est moi désormais qui
commande et donne les ordres. Je leur ai
déjà dit d’arrêter.
Darius fronça les sourcils.
— La mort de Bainbridge ?
Elle s’arracha à ses bras et le regarda,
une lueur interrogatrice au fond des
yeux.
— Oui. Comment peux-tu ne pas te
souvenir de l’avoir tué ?
— Sainte Mère de Dieu !
Darius s’écarta du lit, boucla son
ceinturon et se passa nerveusement la
main dans les cheveux.
— Comment as-tu pu imaginer que je
l’avais tué ?
Marguerite leva une main tremblante
sur sa gorge.
— Tu m’as dit que tu t’étais chargé de
lui. J’ai cru…
— Tu as cru à tort. Je n’avais aucune
raison de le tuer — cela aurait été un
meurtre. Je lui ai seulement ordonné de
ne plus jamais remettre les pieds sur les
terres de Thornson.
Marguerite se leva précipitamment et
saisit sa robe.
— Il faut que j’y aille. Je dois les
arrêter.
Darius lui saisit les bras.
— Tu n’iras nulle part !
Comme elle essayait de se dégager, il
accentua la pression sur ses poignets,
jusqu’à ce qu’elle grimace de douleur.
— Arrête ! Tu me fais mal.
Certain qu’elle cesserait de se
débattre, il desserra sa prise, mais sans
la lâcher.
— Je suis le maître ici, maintenant.
C’est à moi de régler ce problème, pas à
toi.
— Non, c’est à moi de le faire. J’en ai
le devoir.
Elle essaya de lui échapper de
nouveau, mais sans y parvenir.
Il la secoua.
— Ecoute-moi. Tu n’as qu’un seul
devoir, t’occuper de ton fils. Tu
m’entends ?
— Marcus…, murmura-t-elle, les
lèvres tremblantes.
— Oui, Marcus. Trouve-le et reste
auprès de lui. Je t’en prie, Marguerite,
ne commets aucun acte inconsidéré. Ce
serait de la folie.
— Mais mes gens, les grottes…
— Si tu me dis où ils sont, je
m’occuperai d’eux. C’est une
responsabilité que j’accepte volontiers.
— Je ne peux pas te le dire.
Elle secoua la tête.
— Non, Darius, ne fais pas cela. Tu
irais au-devant d’une mort certaine.
Il jeta un coup d’œil à la fenêtre et au
soleil qui commençait à monter dans le
ciel. Le temps dont il disposait était
compté et il ne pouvait pas rester dans
cette chambre à argumenter avec
Marguerite pendant des heures.
Ne sachant pas quoi faire d’autre, il
l’attira brusquement dans ses bras et
s’empara de sa bouche avec violence.
En la sentant serrer les dents et refuser
son baiser, il enfouit ses doigts dans ses
cheveux et lui pétrit la nuque jusqu’à ce
qu’elle cède et entrouvre les lèvres.
Ce fut seulement lorsqu’il la sentit
devenir plus lourde et molle dans ses
bras qu’il relâcha un peu son étreinte.
— Où ? murmura-t-il contre ses
lèvres. Dis-moi où, mon amour.
Il ignora les larmes qui brillaient dans
ses yeux et s’empara de nouveau de sa
bouche. Il savait qu’elle lui ferait payer
plus tard la dureté d’un pareil traitement,
mais, pour le moment, il était prêt à tout
pour obtenir les informations dont il
avait besoin.
Un sanglot s’étrangla dans la gorge de
Marguerite et elle essaya de le
repousser en appuyant ses mains sur ses
épaules. Il redressa la tête, mais ne
relâcha pas la pression.
— Où ?
Elle ferma les yeux.
— Les plans sont dans le coffre à côté
du lit.
Darius relâcha son étreinte et lui
caressa doucement le dos.
— Merci, Marguerite.
— Je te déteste, Faucon.
Une déclaration qui manquait de
conviction, d’autant qu’au lieu de le
repousser elle se blottit impulsivement
dans ses bras.
Il rit et déposa un baiser dans ses
cheveux.
— Je n’en doute pas.
— Je te ferai payer cher ta cruauté.
— Je ne manquerai pas de te rappeler
ta menace, je te le promets, répliqua-t-il
en la serrant brièvement dans ses bras
avant de la libérer.
Elle alla ouvrir le coffre et lui tendit
un rouleau de parchemin.
— Que se passera-t-il si le comte te
surprend en compagnie des
contrebandiers ?
Darius leva la main et lui caressa la
joue. Ne plus jamais la revoir le rendrait
très malheureux, mais il devait lui
répondre avec sincérité.
— Je mourrai au bout d’une corde,
comme un traître.
Elle retint sa respiration et tenta de
reprendre le rouleau de parchemin, mais
il anticipa son geste et repoussa sa main.
Il jeta un coup d’œil en direction de la
porte du passage secret, puis reporta son
attention sur elle.
— Marguerite, tu es ma femme et la
mère de mon fils. Promets-moi de ne pas
me désobéir. Je t’en prie.
Elle se mordit la lèvre et hocha la tête.
— Veille à la sécurité de Marcus et ne
prends pas de risques inutiles. Si un
malheur venait à m’arriver, réfugie-toi
en Normandie, à Faucon, auprès de mon
frère, Rhys.
Il mit la main à l’intérieur de sa
tunique, prit une lourde chevalière en or
dans une bourse qu’il gardait attachée à
son ceinturon et la lui tendit.
— Tu lui montreras cette chevalière. Il
vous protégera, toi et Marcus, et veillera
à ce que vous ne manquiez jamais de
rien.
Elle tourna la chevalière dans sa main
et suivit du bout du doigt la gravure, à
demi effacée, d’un faucon aux ailes
déployées.
— C’était celle de ton père ?
— Oui. C’est la seule chose qu’il ne
m’a pas reprise avant de me chasser.
Elle battit des cils et posa les mains à
plat sur son torse.
— Je suis tellement désolée, Darius.
Il prit gentiment ses mains dans les
siennes.
— Ce n’est plus le moment de nous
lamenter sur le passé, murmura-t-il en
portant le bout de ses doigts à ses
lèvres. Nous pouvons encore avoir un
avenir radieux, mon amour, mais pour
cela il faudra nous battre et surmonter de
nombreux obstacles. Promets-moi de
faire ce que je t’ai demandé.
Elle hocha la tête.
— Non, Marguerite. Je veux
t’entendre le dire.
Elle leva les yeux vers lui et soutint
son regard.
— Je te promets de veiller sur Marcus
et d’attendre ton retour. Et, s’il t’arrive
malheur, j’irai me réfugier avec lui
auprès de Rhys.
— Osbert t’y escortera. C’est un
homme de confiance et, auprès de lui, tu
ne courras aucun danger.
Il lui lâcha les mains et déposa un
baiser léger sur ses lèvres, avant de se
diriger vers l’entrée du passage secret.
Sans un regard en arrière, il ouvrit les
deux portes, se glissa dans le passage et
referma les battants derrière lui. Une
fois plongé dans la pénombre du
passage, il appuya brièvement son front
contre le mur de pierre, assailli par une
sourde angoisse.
C’était là une sensation familière, une
sorte d’anticipation de la bataille à
venir. Tous les hommes de guerre
ressentaient cela avant de partir au
combat. Car il aurait un combat à livrer.
Il le sentait intuitivement. Un combat
capital pour le restant de son existence.
— Sois prudente, Marguerite,
murmura-t-il en tapant doucement avec
son poing sur la porte. Veille sur Marcus
et, surtout, ne fais pas de folie.
Puis il s’éloigna dans le passage
secret.
Dans la chambre, Marguerite avait
l’oreille appuyée contre la porte. Elle
entendit le heurt de son poing sur la
pierre et sentit une vague d’amour la
submerger.
Comment pourrait-elle rester ici et ne
rien faire pour l’aider ? Non, c’était
impossible. Elle ne pouvait pas — elle
ne voulait pas — attendre patiemment
son retour pendant qu’il mettait sa vie en
danger pour sauver ses gens.
Et comment pourrait-elle ne pas mettre
en garde les hommes qui avaient si
fidèlement servi Henry Thornson ? Le
comte d’York les considérerait sans
doute comme des traîtres, alors qu’ils
avaient seulement obéi loyalement aux
ordres de leur seigneur. Elle ne voulait
pas qu’ils soient punis parce qu’ils
avaient fait leur devoir.
Bertha entra dans la chambre.
— Etes-vous réveillée, madame ?
s’enquit-elle depuis le seuil de la porte.
— Oui, je suis dans l’alcôve.
Elle toucha brièvement une dernière
fois l’entrée du passage secret. Prends
soin de toi, mon amour. Puis elle sortit
de l’alcôve, sûre de sa capacité à arrêter
les hommes de Thornson avant que
quiconque les surprenne, y compris son
mari.
— Aide-moi à m’habiller, Bertha.
La servante regarda autour d’elle.
— Messire Faucon a-t-il réussi à
trouver son chemin pour parvenir
jusqu’ici ?
— Oui. Merci, Bertha.
— Vous avez eu une soirée…
agréable, tous les deux ?
Marguerite ne répondit pas à sa
question, mais ne put empêcher ses joues
de s’enflammer, ce qui suffit à satisfaire
la curiosité de Bertha.
— Y a-t-il encore des vêtements de
Henry ici ? s’enquit Marguerite en
soulevant le couvercle du coffre dans
lequel son défunt mari avait serré ses
effets personnels.
Bertha la rejoignit.
— Pour quoi faire, madame ?
Marguerite tira une vieille tunique en
laine et l’examina.
— Cette tunique devrait me convenir.
Trouve-moi également une chemise, des
braies et des bas-de-chausses.
— Vous avez l’intention de vous
habiller en homme ?
La servante retint sa respiration.
— Vous n’êtes pas sérieuse,
madame ? Vous n’allez pas
recommencer ? Vous n’allez pas me dire
que vous avez l’intention d’aller
rejoindre les hommes ?
— Je n’ai pas le choix, Bertha. Le
comte et Darius sont sur leurs traces et il
faut que je les prévienne de rester à
l’écart des grottes.
Bertha lui saisit le bras.
— Je vous en prie, madame, n’y allez
pas. Vous n’y gagnerez rien, hormis la
fureur de messire Faucon.
Le cœur de Marguerite se serra.
— Je le sais. Mais, avec le temps, sa
colère s’apaisera. Comprends-moi… Je
peux vivre avec sa colère, car je sais
qu’il finira par me pardonner. Mais je ne
pourrais pas vivre si des hommes de
Thornson venaient à perdre la vie sans
que j’aie rien fait pour essayer de les
sauver.
— Oh ! Madame, il nous punira toutes
les deux.
La servante frissonna, mais elle se
pencha et chercha dans le coffre les
vêtements que sa maîtresse lui avait
demandés.
Une fois habillée, Marguerite prit les
mains de Bertha dans les siennes.
— Merci. Maintenant, j’ai encore
besoin que tu me rendes un service.
— Tout ce que vous voudrez, madame.
— Emmène mon fils au village et
restes-y jusqu’à mon retour.
Bertha fronça les sourcils.
— Madame, ce que vous envisagez de
faire va vous mettre en grand danger.
Que devrai-je faire si vous êtes prise ou
si les hommes refusent d’entendre
raison ?
Marguerite retourna dans l’alcôve, prit
la chevalière de Faucon, revint dans la
chambre et la mit dans la main de
Bertha.
— Prends cette bague avec toi. S’il
devait nous arriver malheur à Darius et à
moi, va trouver les hommes de Faucon,
donne-leur cette bague et confie-leur
Marcus. Ils l’emmèneront sain et sauf en
Normandie, auprès du frère de Darius.
— Je ne comprends pas. Pourquoi
serait-il plus en sécurité en Normandie
qu’à Thornson ?
Une bataille fit rage dans l’esprit et le
cœur de Marguerite. Finalement, elle
décida de mettre la sécurité de son fils
au-dessus de tout le reste.
— Ne t’inquiète pas, Bertha. Là-bas, à
Faucon, tous ceux qui verront Marcus
sauront qu’il est de leur sang.
Un demi-sourire éclaira fugitivement
le visage de la servante.
— J’ai trouvé, moi aussi, qu’il
ressemblait un peu trop à messire
Darius.
Marguerite rit.
— A Darius ? Vierge Marie, tu ne
peux pas le savoir, mais mon fils
ressemble encore plus à son oncle, le
comte.
Bertha referma ses doigts sur la
chevalière.
— Je ferai selon votre désir, madame,
mais je préférerais cent fois que vous
reveniez tous les deux sains et saufs,
vous et messire Darius.
— Moi aussi. Va, maintenant, ajouta-t-
elle en la poussant vers la porte. Nous
n’avons pas de temps à perdre, ni l’une
ni l’autre.
Dès que Bertha eut quitté la chambre,
Marguerite se glissa dans le passage
secret, une prière muette aux lèvres.
« Mon Dieu, faites qu’il me pardonne
ce que je vais faire. »

* * *

Les deux mains posées sur l’appui de


la fenêtre à meneaux de sa chambre,
Bainbridge sourit. Il faisait bon vivre, se
dit-il en réprimant un éclat de rire
satisfait. Sa vie était même tout
simplement radieuse.
Grâce à la stupidité de la femme de
chambre de Marguerite, son plan s’était
mis en place sans la moindre anicroche.
La nuit précédente, il avait vu Bertha
laisser le jeune Marcus aux cuisines,
avant de sortir et traverser la cour
d’honneur. Il l’avait suivie aux écuries
et avait entendu sa conversation avec
Faucon. Pendant que Darius et
Marguerite, selon toute vraisemblance,
s’ébattaient amoureusement, il avait mis
son plan en œuvre.
Comme fidèle serviteur de la
Couronne, sans préciser laquelle, il
avait estimé de son devoir de partager
ses inquiétudes avec le comte d’York.
Les hommes de Faucon ayant été
remplacés par ceux du comte à l’entrée
du château, il avait été admis sans
difficulté dans la place et invité à la
table de William. Certes, il avait failli
être victime de la potion sédative que
Marguerite avait fait verser dans le vin.
Mais les bâillements par trop prononcés
des convives lui avaient mis rapidement
la puce à l’oreille. Pendant qu’une partie
des hommes glissaient dans un sommeil
précoce, il avait remplacé le pichet de
vin du comte par un autre qu’il était allé
tirer lui-même dans la cuisine. Une
substitution de breuvage qui lui avait
permis de parler avec le comte jusque
fort tard dans la nuit. Une conversation
qui avait eu pour thème principal les
félons et les contrebandiers qui
sévissaient librement à Thornson.
Il s’était montré prudent,
naturellement. Le comte n’était pas
stupide. Il s’était donc contenté de
colporter les rumeurs qu’il avait
entendues. En se plaignant de
l’incapacité de messire Faucon,
l’homme lige du roi Etienne, à arrêter
les contrebandiers.
Il riait encore au souvenir de la mine
offusquée et consternée de William. Le
connaissant, il avait su avec certitude
qu’il déciderait de prendre lui-même les
choses en mains.
Au matin, quand il avait vu le comte
quitter le château, il avait su qu’il ne
s’était pas trompé.
Il avait également bien évalué la fierté
et l’esprit de compétition qui animaient
le comte et Faucon. Chacun voulait être
le premier à surprendre les
contrebandiers. Et, considérant les
sentiments que Marguerite éprouvait
pour Darius, il n’avait pas douté qu’elle
finirait par lui donner les plans des
grottes et des tunnels.
Par ses espions, il avait appris que
Darius les avait. Une excellente
nouvelle. Grâce à ces plans, Faucon se
trouverait au milieu des contrebandiers
lorsque le comte découvrirait les
grottes.
Accusé de félonie, Faucon serait
prestement jugé et exécuté. La voie alors
serait libre et il pourrait tranquillement
offrir ses services au comte. Après tout,
une forteresse comme Thornson avait
besoin d’un seigneur loyal et
expérimenté. Et qui, mieux que lui,
pouvait se charger de sa défense ?
Maître de Thornson, il serait maître
également de Marguerite. A cette
pensée, il sentit une vague de chaleur
monter dans ses reins. Il l’épouserait
peut-être, mais seulement s’il y trouvait
un avantage. En attendant, cette putain
réchaufferait son lit et il se réjouissait
déjà en imaginant…
— Messire ?
Interrompu dans le cours de ses
pensées, il sursauta et se retourna.
— Qu’y a-t-il, Everett ?
Cet idiot avait pour mission de garder
sa porte, pas de venir le déranger à
n’importe quel moment.
— Madame Marguerite a quitté le
château pour aller aux grottes, et sa
femme de chambre est allée chercher le
garçon pour l’emmener au village.
Bainbridge jura. Il était temps que
quelqu’un apprenne à cette femme à
obéir. Comme, apparemment, ni Faucon
ni York n’en étaient capables, il s’en
chargerait. En la fouettant, si nécessaire.
Il donna un coup de poing dans le mur,
puis il sourit en pensant au plaisir qu’il
éprouverait à la battre.
— Rassemble trois de nos hommes. Il
faut la rattraper. Rapidement.

* * *

Darius déroula les parchemins sur le


sol de l’écurie, Osbert et ses hommes
autour de lui.
— Nous devons trouver le chemin le
plus court pour aller à la grotte de la
plage, expliqua-t-il. Je suis certain que
les contrebandiers vont agir cette nuit,
quand la marée se retirera. Le comte est
déjà à leur poursuite. Si nous voulons
sauver notre tête, nous devons les
trouver avant lui. Sinon, nous aurons
échoué dans notre mission et serons
accusés, peut-être, de complicité avec
eux.
Ses hommes s’approchèrent et
examinèrent les parchemins. Chacun
savait ce qu’un échec signifierait pour
eux tous.
L’un des hommes pointa le doigt vers
l’un des tunnels.
— Celui-ci, messire.
— Pourquoi pas celui-là ? questionna
Osbert en en montrant un autre.
Darius étala soigneusement les deux
parchemins au milieu du cercle de ses
hommes. Le premier tunnel semblait se
diriger vers la forêt, puis tourner en
direction de la falaise. Il posa le doigt
sur une série de traits ondulés.
— A votre avis, qu’est-ce que cela
représente ?
Osbert haussa les épaules.
— Le rivage et l’emplacement de
l’entrée de la grotte, peut-être.
— Crois-tu les hommes de Thornson
capables de descendre le long de la
falaise pour parvenir à la grotte ?
Sa famille élevait et dressait des
faucons. Parfois, il avait fallu aller
capturer de jeunes rapaces dans leurs
nids. L’escalade ou la descente d’une
falaise rocheuse ne l’impressionnait
donc guère, mais, étant de simples
paysans, les hommes de Thornson
n’avaient sans doute pas la même
expérience.
Osbert se caressa le menton.
— Ce n’est peut-être pas la meilleure
idée, concéda-t-il après réflexion.
Darius hocha la tête.
— Je le pense également.
Ecartant le parchemin, il examina le
deuxième et s’adressa à l’homme qui
l’avait choisi.
— Qu’y as-tu vu de particulier ?
L’homme suivit une ligne avec son
doigt.
— Ici, messire. Cela ressemble à un
passage qui part de l’arrière des
cuisines et court le long de la cour
d’honneur jusqu’au mur intérieur, avant
de s’arrêter brusquement.
Darius se souvint d’une chose qu’il
avait vue auparavant. Il feuilleta les
parchemins qu’il n’avait pas encore
déroulés et saisit l’un d’entre eux.
En le juxtaposant contre l’autre
parchemin, il apparut clairement qu’il en
était la suite.
— Le tunnel conduit jusqu’au mur,
puis s’enfonce dans le sol.
Il roula les deux parchemins et les
glissa dans sa tunique.
— Nous allons essayer d’abord ce
tunnel.
Osbert jeta un coup d’œil en direction
de la porte des écuries.
— Comment y allons-nous ? Le
comte…
Darius haussa les épaules.
— Il est parti et la plupart de ses
hommes l’ont accompagné. Nous
sommes neuf. Si quelqu’un essaie de
nous arrêter, tirez votre épée.
Les hommes rirent, mais Osbert
grimaça et secoua la tête.
— Ce ne serait peut-être pas très
prudent.
Darius posa la main sur l’épaule de
son capitaine d’armes.
— Bonté divine, si je commençais à
me conduire avec prudence, tu me
reprocherais de ne pas être un vrai
Faucon ! Allez, viens, on part au combat.
Tu n’as jamais refusé de te battre, n’est-
ce pas ?
Comme Darius l’avait escompté, les
yeux d’Osbert brillèrent et un sourire
d’anticipation éclaira son visage.
— Je vous suis, messire.

* * *

Marguerite fit une pause sur l’échelle


de corde et se servit de sa main libre
pour remettre en place sa tresse à
l’intérieur de sa tunique. Elle se félicita
intérieurement d’avoir songé à
emprunter les vêtements de son défunt
mari. Ses robes auraient été en lambeaux
avant qu’elle ne parvienne à l’entrée de
la grotte supérieure.
Même ainsi, elle avait déjà réussi à
déchirer l’une des manches de sa tunique
en bataillant avec cette maudite échelle.
Les fois précédentes, l’un des hommes
avait attaché l’échelle à un tronc d’arbre
et un autre lui avait ouvert le chemin.
Jamais auparavant elle n’avait eu à
effectuer une descente aussi périlleuse
toute seule.
Heureusement, Henry lui avait appris
à faire des nœuds solides. Mais, sans
personne pour maintenir l’échelle, le
vent la ballottait d’avant en arrière
contre la falaise.
Elle jeta un coup d’œil vers le bas et
fut soulagée en constatant qu’il ne lui
restait plus que quelques échelons à
descendre. Les yeux fermés, elle pria
pour que ses bras ne cèdent pas avant
qu’elle ne soit parvenue à l’entrée de la
grotte.
Après avoir inspiré profondément,
elle se remit à descendre. Une rafale de
vent la plaqua contre les rochers et lui
meurtrit les mains et le visage.
De nouveau, elle s’arrêta et attendit
que le vent se calme. Un dernier
échelon. Elle y était presque. Elle tendit
la main pour saisir la prise presque
invisible sur la paroi de la grotte.
Sa première tentative ayant échoué,
elle jura et serra les mâchoires. Puis elle
fit une nouvelle tentative.
Alors que ses doigts tâtonnaient le
long de la paroi, une main lui saisit
brusquement le poignet.
— Ici, madame, laissez-moi vous
aider.
En entendant la voix de Bainbridge,
elle faillit lâcher prise et tomber dans le
vide.
Chapitre 16

Marguerite attendit d’être en sécurité à


l’intérieur de la grotte pour essayer de
dégager son poignet.
Bainbridge s’esclaffa et la tira
brutalement vers lui, tout en appelant
Everett par-dessus son épaule.
— Viens avec ta torche et éclaire-nous
le chemin !
Elle décocha un regard noir à Everett.
— Dorénavant, tu es congédié et je
veux que tu ne remettes plus jamais les
pieds au château !
Le capitaine de sa garnison resta
impassible. Visiblement, il prenait
désormais ses ordres auprès de
Bainbridge. Depuis combien de temps,
elle n’aurait su le dire.
Précédés par Everett, ils s’enfoncèrent
dans les profondeurs de la grotte. Leurs
pas étaient rapides et elle avait de la
peine à les suivre. Bainbridge tira sur
son bras brutalement.
— Marchez plus vite ! Je vous
traînerai par les cheveux, s’il le faut.
C’est à vous de choisir.
Son ton menaçant la fit trébucher. Elle
reprit à la hâte son équilibre et pressa le
pas.
— Que faites-vous ici, Bainbridge ?
Je croyais que Darius vous avait
ordonné de ne plus jamais remettre les
pieds sur les terres de Thornson ?
Il s’esclaffa de nouveau.
— C’est un ordre dont je n’aurai
bientôt plus à me soucier. Demain, ou au
plus tard après-demain, Thornson
m’appartiendra. Et toi aussi, ma jolie,
ajouta-t-il en lui souriant par-dessus son
épaule.
— Darius vivant, jamais il ne le
permettra.
Il hocha la tête.
— Je le sais, mais il ne vivra plus très
longtemps.
Le cœur de Marguerite se mit à battre
violemment dans sa poitrine.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
Bainbridge s’arrêta, se retourna et
l’attira brutalement contre son torse.
— D’abord, ma jolie, tu vas
commencer par apprendre à te taire. J’ai
horreur des femmes qui posent sans arrêt
des questions.
— Allez-vous…
Il l’empêcha de continuer en plaquant
sa main libre sur sa bouche et sur son
nez, l’empêchant à la fois de parler et de
respirer.
Elle tenta de se dégager, mais plus
elle se débattait, plus il accentuait la
pression de sa main sur son visage.
Bientôt, elle sentit sa vision se troubler
et le sol se dérober sous ses pieds. A
bout de souffle, elle cessa de lutter et
ferma les yeux.
Bainbridge retira sa main.
— Tu vois, ce n’est pas si difficile,
finalement ?
Persuadée qu’il n’hésiterait pas à la
tuer, elle garda la bouche fermée et
secoua la tête.
— Bien, tu deviens raisonnable.
Il pivota sur les talons et reprit sa
marche rapide le long du tunnel.
Elle le suivit, en marchant comme un
automate. Elle savait que, si elle venait
à tomber, il serait trop content de la
traîner derrière lui.
Qu’avait-elle fait ? Comment allait-
elle pouvoir prévenir maintenant ses
gens du danger qui les menaçait ? Une
autre pensée, encore plus effrayante,
s’insinua dans son esprit. Allait-elle
s’en sortir vivante ? Aurait-elle de
nouveau la chance de serrer son fils
dans ses bras ? d’embrasser son mari ?
— Là, nous sommes arrivés.
Bainbridge la tira à l’intérieur d’une
salle étroite au sol très irrégulier. Quand
il la lâcha, elle trébucha sur un caillou et
tomba à genoux.
— Parfait, commenta-t-il sur un ton
narquois. Voilà la position qui te
convient. A genoux.
En entendant un bruit de chaîne, elle se
réfugia vers le fond de la salle.
— Oh ! n’aie pas peur. Je m’en
servirai seulement si c’est nécessaire.
Il se retourna vers Everett et lui
murmura quelque chose qu’elle ne
réussit pas à entendre, avant de revenir
vers elle.
Il se pencha et lui caressa la joue.
— Alors, ma jolie, ce n’est plus toi
qui commandes maintenant, n’est-ce
pas ? Il faudra t’y habituer, ajouta-t-il en
tirant sur sa tresse.
Non sans mal, elle résista à l’envie de
lui cracher au visage.
— Tu vas rester sagement ici. Everett
veillera sur ta sécurité. Lorsque tout cela
sera fini, je te promets de te ramener à
Thornson. Tu verras, au lit, je suis un
vrai champion. Aucune femme ne s’est
jamais plainte de mes prestations.
A la seule pensée de partager son lit
avec lui, elle se révulsa intérieurement.
Il la regarda fixement, les yeux brillant
d’anticipation et un sourire de
satisfaction aux lèvres.
— Alors, tu ne dis rien ? questionna-t-
il en voyant qu’elle restait silencieuse.
Il fallut à Marguerite un grand effort
de volonté pour se contenir. Mais, ne
voulant pas s’exposer à de nouveaux
mauvais traitements, elle secoua la tête.
— Qui ne dit mot consent, murmura-t-
il, l’air un peu étonné. Enfin, considérant
la façon dont tu sembles me haïr, je me
demande si tu ne détestes pas encore
plus Faucon. Est-ce la raison pour
laquelle la perspective de partager mon
lit te laisse sans réaction ?
Là, c’en était vraiment trop. Malgré
tous ses efforts, elle ne put s’empêcher
de le détromper.
— Vous êtes l’homme le plus vil que
je connaisse et je préférerais mourir
plutôt que partager votre lit !
Il rit. Un éclat de rire grossier qui
résonna sur les parois de la grotte.
— Cela ressemble davantage à la
réponse que j’attendais de toi.
Marguerite se mordit la lèvre. Elle
aurait mieux fait de se taire et de ne pas
donner prise à ses sarcasmes.
Bainbridge glissa une main à
l’intérieur de sa tunique, puis se pencha
de nouveau vers elle.
— Pour qui t’inquiètes-tu le plus, ma
jolie ? pour Faucon ou pour ton fils ?
Darius était capable de se défendre
tout seul et, grâce à Dieu, son fils était
en sécurité. Alors, elle lui répondit par
une question.
— Pourquoi me demandez-vous cela ?
Il fit signe à Everett de s’approcher
avec sa torche. La flamme fit briller
l’objet qu’il avait sorti de sa tunique et
qu’il tenait dans la paume de sa main.
— Tu devrais être contente de ma
magnanimité. J’ai laissé la vie sauve à ta
femme de chambre.
Terrifiée, mais curieuse, elle redressa
la tête pour regarder ce qu’il lui
montrait. En reconnaissant la chevalière
que Faucon lui avait donnée, elle eut
l’impression qu’une chape de plomb
s’abattait sur son cœur. Elle tendit la
main pour la prendre, mais Bainbridge
referma ses doigts sur la bague.
— Non, elle restera en ma possession
tant que tu n’auras pas accepté d’être
fidèle à ton serment envers Thornson.
Marguerite refoula la peur qui
menaçait de la submerger et d’embrumer
son esprit. Lui offrait-il une chance de
préserver la sécurité et l’avenir de son
fils ? Qu’est-ce que cela lui coûterait ?
— Quel serment ?
— Celui que tu as fait juste après la
mort de Henry.
Après la mort de Henry ? Quel
serment avait-elle bien pu faire ? Elle
était perdue, alors, blessée,
inconsolable. Lentement la mémoire lui
revint.
Avant qu’elle n’ait pu ouvrir la
bouche, Bainbridge lui fournit la
réponse.
— Celui de poursuivre les expéditions
pour le roi David.
— Non, certainement pas.
Elle avait fait un autre serment
récemment… à Darius.
— Je ne ferai pas cela.
— Alors, tant pis, répliqua Bainbridge
en se redressant. Souviens-toi
simplement, lorsque tu enterreras ton fils
et ton nouveau mari, que tu leur as refusé
une chance de rester en vie.
En voyant qu’il s’éloignait, elle se jeta
en avant et agrippa le bord de sa
tunique.
— Attendez ! Je vous en prie,
attendez. Que dois-je faire ?
Son expression glaciale et satisfaite la
fit frissonner. Elle se rendit compte
qu’elle venait de vendre son âme à un
suppôt de Satan. Elle était à genoux et
suppliait l’homme qu’elle détestait et
craignait le plus au monde.
— Que dois-je faire ? répéta-t-elle,
vaincue.
— C’est tout simple. Tu resteras ici
sous la garde d’Everett. Puis, quand je
l’aurai fait prévenir, tu descendras
librement dans la grotte principale et tu
feras en sorte que ni Faucon, ni ses
hommes ne s’en aillent avant mon retour
avec le comte d’York.
— Vous cherchez à faire accuser mon
mari de félonie ?
— Oui. Tu as tout compris.
Marguerite eut l’impression que son
cœur allait exploser dans sa poitrine et
elle ne put retenir le cri qui s’échappait
de ses lèvres.
— Le comte le fera mettre à mort !
— Et je danserai sur sa tombe.
— Et mon fils ?
— Lorsque Faucon aura été jeté dans
un cul-de-basse-fosse, je te rendrai ton
fils et cette bague. Tu seras libre de
quitter Thornson et de ne pas y revenir.
Je ne t’obligerai même pas à assister à
l’exécution de Faucon. Comment
pourrais-je être plus magnanime ?
Et quand bien même elle sacrifierait
Faucon pour sauver son fils, où irait-
elle ? Pas auprès de Rhys. Le comte
Faucon l’étranglerait plutôt pour lui
faire payer sa trahison. Elle n’aurait pas
d’autre choix que de retourner au
château de son père. L’idée de vivre de
nouveau sous sa férule lui faisait
horreur, mais vivre sans son fils serait
également impossible.
— Qu’est-ce que Darius vous a fait
pour que vous le haïssiez à ce point ?
— Il est l’homme lige du roi Etienne.
Il a cru non seulement pouvoir me
prendre la dame de Thornson, mais le
château lui-même.
— Il n’a jamais été question que la
dame vous appartienne.
Il soupira.
— Tu aurais fini par céder. Lorsque tu
aurais vu à quels périls tu t’exposais en
refusant mes avances, tu serais venue me
supplier de te prendre pour épouse.
Jamais elle ne se serait abaissée à le
supplier ! Elle l’aurait plutôt tué. Mais
maintenant il était trop tard. Il tenait son
fils en otage et elle ne pouvait plus que
lui obéir.
— Tu feras ce que je t’ai demandé ?
Marguerite hésita, cherchant
désespérément un moyen d’échapper à
son plan diabolique. N’en trouvant pas,
elle hocha la tête.
— Oui.
— Ta parole n’est pas suffisante.
Il la força à se remettre debout.
— Il me faut quelque chose de plus
tangible pour sceller notre accord.
Vierge Marie, qu’allait-il encore
exiger d’elle ?
Il la tira vers lui, jusqu’à ce que sa
bouche frôle la sienne.
— N’aie pas peur, ma jolie, cela ne
fera pas trop mal.
Elle ferma les yeux, en s’efforçant de
ne pas penser à ce qu’il allait lui faire.
L’embrasser… La violenter… Avant
qu’elle ait pu deviner ses intentions, il
s’écarta, lui saisit le poignet et glissa
quelque chose de tranchant sur la paume
de sa main.
Elle cria de douleur et dégagea son
poignet.
— Vous m’avez coupée ! s’exclama-t-
elle en regardant avec stupeur sa main
ensanglantée.
Il essuya lentement la lame de sa
dague sur la manche de sa tunique et la
remit au fourreau.
— Ce n’est rien comparé à ce que je
te ferai si tu ne fais pas exactement ce
que je t’ai ordonné de faire.
Ce ton glacial… Marguerite sentit ses
jambes flageoler. Il lui caressa la joue
en riant, puis il pivota sur les talons et la
laissa seule dans le noir.
Elle retomba lourdement à genoux.
Elle était perdue. Tout était perdu. Il n’y
aurait pas d’avenir pour elle et pour
Darius. Fini leur rêve de vivre et
d’élever leur fils ensemble. Il n’y aurait
rien, sauf des années longues et
glaciales, pleines de regret et de
culpabilité.
Elle ne pourrait jamais vivre la vie
que Bainbridge voulait lui imposer. Elle
préférerait mourir avec Darius plutôt
que vivre sans lui. Mais elle ne pouvait
pas seulement considérer ses envies ou
ses désirs. Si elle venait à quitter cette
vallée de misère, Marcus serait seul,
livré à tous les dangers.
Elle frappa avec son poing sur le sol
de la grotte et des larmes de frustration
roulèrent sur ses joues. Au lieu de se
lamenter, il fallait absolument qu’elle
réfléchisse. Il devait bien y avoir un
moyen d’échapper à ce piège. Un moyen
pour sauver à la fois Darius et Marcus.
Elle mit sa main sur sa bouche afin de
refouler les sanglots qui s’étranglaient
dans sa gorge. Mais, malgré tous ses
efforts, elle ne trouva rien — du moins
rien de réalisable. Si elle n’obéissait
pas à Bainbridge, il le découvrirait
aisément avant son arrivée dans la grotte
avec le comte. Même si elle parvenait à
échapper à la surveillance d’Everett, ce
qui n’était guère probable, et arrivait à
temps pour convaincre Darius de
retourner au château avec ses hommes,
Bainbridge serait prévenu.
Qu’arriverait-il alors à Marcus ? Elle
ne pouvait pas risquer la vie de son fils
de cette façon.
Son cœur bondit dans sa poitrine. Si
elle ne pouvait rien faire avant, elle
pourrait peut-être renverser la situation
ensuite ? Dès que Marcus serait de
nouveau en sécurité dans ses bras, rien
ne l’empêcherait d’aller trouver le
comte et de tout lui raconter.
Non. Ce serait la parole de Bainbridge
contre la sienne. Avait-elle envie de
prendre un tel risque ?
Elle fronça les sourcils.
C’était un vrai risque, en effet.
Pourquoi la croirait-il ? Elle avait été la
femme de Thornson et il n’ignorait pas
que son défunt mari avait soutenu en
secret la cause de l’impératrice
Mathilde.
Elle pourrait faire appel au comte
Faucon, il est vrai. S’il arrivait
rapidement, il parviendrait peut-être à
convaincre York de la véracité de ses
paroles. Rhys savait son frère incapable
de félonie et il se battrait jusqu’à son
dernier souffle pour le défendre.
Cela pouvait marcher. Il lui faudrait
trouver un moyen pour retarder
l’exécution de Darius. Le comte
accepterait sûrement de lui accorder un
peu de temps… Après tout, les Faucon
avaient toujours été des serviteurs
loyaux et fidèles de la Couronne.
Mais, d’abord, elle allait devoir
trouver la force de mentir à Darius. En
pensant à sa réaction quand il
découvrirait sa trahison, elle sentit son
cœur se briser. Il serait furieux. Plus que
furieux. Il n’aurait plus jamais confiance
en elle.
Elle ne l’en blâmerait pas,
naturellement. Elle passerait le reste de
ses jours à lui prouver son amour. Au
moins, il serait vivant. C’était la seule
chose qui comptait.
— Je suis désolée, mon amour.
Tellement désolée…
Des regrets murmurés qui résonnèrent
sur les parois humides de la grotte. Puis
un éclat de rire nerveux s’échappa de
ses lèvres. C’était comme si le temps
s’était arrêté, et qu’elle considérait
encore Darius comme son ennemi.
N’avait-elle pas dit à Everett qu’elle
s’arrangerait pour que cette expédition
ait lieu ? qu’elle se chargerait de
distraire l’attention de Darius et de ses
hommes ? Mais, après sa nuit d’amour
avec son mari, elle avait changé d’avis
et accepté de laisser Darius régler le
problème.
Malheureusement, ni elle ni lui
n’avaient pris en compte l’intervention
de Bainbridge. Maintenant, elle
regrettait d’avoir donné à Darius les
plans des tunnels. S’il ne les avait pas
en mains, il n’aurait aucune chance de
parvenir aux grottes avant la nuit.
Mais ce qui était fait était fait. Elle ne
pouvait rien y changer. Il ne lui restait
plus qu’à attendre qu’Everett la libère.
Attendre et prier pour que son plan
hâtivement échafaudé réussisse.

* * *

Devant la porte des cuisines, Darius


s’arrêta un instant et inspira
profondément, avant de faire signe à ses
hommes de le suivre.
— Que…
Surprise, la cuisinière ouvrit la
bouche et la referma sans terminer sa
question en voyant l’expression de
Darius. Après un bref signe du menton
vers la réserve, elle ordonna à ses aides
de reprendre leur travail et retourna à
ses propres occupations.
Darius suivit son indication et, une
fois dans la réserve, chercha autour de
lui un indice qui pourrait lui signaler
l’entrée d’un passage secret. Osbert
tapota les murs avec le pommeau de son
épée.
— Ici, messire.
En entendant que le mur sonnait creux,
Darius sut que son capitaine d’armes
avait raison. En se souvenant de
l’armoire qui servait d’entrée au
passage secret au fond de la grande
salle, il tira sur les étagères. La structure
de bois s’écarta du mur en grinçant. Sans
attendre plus longtemps, il se glissa dans
l’ouverture, suivi par ses hommes. Le
dernier tira les étagères derrière lui.
Le tunnel était étroit et ils étaient
obligés de marcher l’un derrière l’autre.
S’il devait se battre dans un espace
aussi réduit, il ne pourrait pas se servir
de son épée — son arme préférée. Ce
serait le corps à corps, dague contre
dague.
Même si son envie de tuer avait crû au
fil des heures, une telle perspective ne
l’enthousiasmait guère. La longueur de
la lame rendait le combat moins
personnel.
Lorsque le tunnel s’élargit et se divisa
en trois, il s’arrêta pour dérouler le plan
et l’examiner de nouveau. Osbert jeta un
coup d’œil par-dessus son épaule. A eux
deux, ils décidèrent de ne pas prendre le
tunnel qui était en face. D’après le plan,
il les conduirait trop loin de la falaise.
Celui de droite semblait se diriger
vers la forêt et le village.
Après concertation, ils choisirent donc
celui qui partait vers la gauche.
— Par ici, ordonna Darius à voix
basse. Nous pouvons seulement espérer
que celui qui a tracé ces plans ne nous
entraîne pas sciemment sur une fausse
route.
Les hommes le suivirent en silence. En
arrivant à un tournant, un courant d’air
frais lui fouetta le visage. Les senteurs
salées et iodées de l’océan le
rassurèrent. Ils étaient sur le bon chemin.
Puis, peu à peu, le tunnel s’élargit et il
aperçut l’entrée d’une vaste grotte. Il
leva le bras, un geste qui suffit à faire
arrêter ses hommes derrière lui.
Tout aussi silencieusement, il fit signe
à Osbert d’aller en reconnaissance. Un
piège était toujours possible et il avait
trop d’expérience pour s’y engouffrer
tête baissée, avec ses hommes.
Plaqué contre la paroi, son capitaine
d’armes s’avança silencieusement
jusqu’à l’entrée de la grotte et regarda à
l’intérieur, avant de lui faire signe que la
voie était libre.
Darius et le reste de ses hommes
pénétrèrent alors dans la grotte et
s’arrêtèrent. Des caisses et des sacs
jonchaient le sol, pleins, sans doute,
d’armes et d’or. Au milieu, un passage
étroit conduisait à un autre tunnel.
Darius s’en approcha prudemment. Il
entendit des vagues clapoter sur les
rochers et sut qu’il conduirait à la plage
lorsque la marée se serait retirée. Son
cœur se mit à battre plus vite. Sa
mission était enfin accomplie.
— Rangez ces caisses sur les côtés,
ordonna-t-il en se retournant.
— En laissant assez de place derrière
pour nous mettre à couvert, ajouta
Osbert.
Pendant que ses hommes exécutaient
ses ordres, Darius inspecta le contenu
des caisses. Il ne s’était pas trompé.
Elles étaient pleines d’épées et d’armes
en tout genre, offensives et défensives,
cuirasses, armures… Quant aux sacs, ils
contenaient des pièces d’or et d’argent
et, même, des joyaux et des objets
précieux. De quoi payer des mercenaires
et poursuivre la guerre contre la
Couronne.
Il ne doutait pas que toutes ces
richesses ne tarderaient pas à parvenir à
l’impératrice Mathilde ou à son oncle, le
roi d’Ecosse.
Sauf s’il pouvait l’empêcher. Il laissa
retomber le couvercle de la caisse qu’il
venait d’inspecter. Le roi Etienne avait
souvent manqué d’or pour payer son ost
et faire valoir ses droits à la couronne
d’Angleterre. Tout ce qui était entreposé
dans cette grotte servirait à regarnir ses
coffres.
Il regarda autour de lui. Ses hommes
avaient rangé les caisses et les sacs. Ils
se dissimuleraient derrière jusqu’à
l’arrivée des hommes de Thornson.
Osbert avait fait en sorte de laisser
quelques caisses éparpillées devant
l’entrée de la grotte, afin qu’ils ne
s’aperçoivent de rien avant d’être à leur
portée.
Si la chance était de son côté, tout
serait terminé bien avant que le comte
n’ait découvert cette grotte.
Un bruit interrompit le cours de ses
pensées. Il s’écarta de l’entrée de la
grotte et fit signe à ses hommes de se
cacher.
Le bruit recommença. Un pas léger
qui, à l’évidence, annonçait l’arrivée
d’une personne seule. Quelqu’un avait
peut-être été envoyé en reconnaissance
pour s’assurer que tout était prêt pour
l’expédition.
Aussitôt sur ses gardes, Darius jeta un
bref coup d’œil dans le tunnel et vit la
flamme d’une torche se refléter sur les
parois et dessiner des ombres chinoises.
Il tira doucement son épée de son
fourreau et la plaqua contre sa jambe.
Les pas se rapprochaient. Il regarda
Osbert et vit qu’il avait lui aussi tiré son
épée.
Ils n’avaient pas besoin de se
concerter pour agir. Ils bondiraient
ensemble et maîtriseraient l’imprudent
avant qu’il ait eu le temps de
comprendre ce qui lui arrivait.
Ils attendirent, accroupis, prêts à
bondir.
La flamme de la torche apparut.
Maintenant !
Osbert jaillit, saisit le bras de l’intrus
et le fit pivoter brutalement.
Darius pointa son épée sur sa gorge.
Marguerite… Derrière lui, les hommes
laissèrent échapper un murmure de
surprise.
Amer, il serra les mâchoires, résistant
à l’envie de laisser éclater sa fureur.
— Cela vaudrait peut-être mieux pour
nous deux si je finissais ce coup d’estoc,
marmonna-t-il d’une voix glaciale.
Elle resta silencieuse. Au lieu de la
protestation qu’il attendait, elle battit
simplement des cils, les yeux écarquillés
et brillants dans la lumière de la torche.
Il remit d’un geste furieux son épée au
fourreau et lui arracha la torche de la
main.
— Notre fils est en sécurité ?
Après une brève hésitation, elle hocha
la tête.
— Et je suppose que, conformément à
mes ordres, ma femme est auprès de lui,
dans notre chambre ?
Elle haussa les épaules.
Quand elle ouvrit la bouche, il posa un
doigt sur ses lèvres.
— Ta voix est la dernière chose que
j’aie envie d’entendre.
Osbert s’éclaircit la gorge.
— Messire, je pourrais peut-être me
charger de sa sécurité.
Darius n’essaya même pas de
prétendre s’être mépris sur les paroles
de son capitaine d’armes.
— Je n’ai pas l’intention de la tuer, si
c’est cela qui t’inquiète.
Il y avait songé brièvement, mais les
battements désordonnés de son cœur
avaient arrêté son bras.
Un silence pesant envahit la grotte,
comme si tous ses hommes retenaient
leur souffle. Quand la tension devint
insupportable, Darius tendit la torche à
Osbert et tira Marguerite vers lui.
— Nous avons à parler, tous les deux,
grommela-t-il, les dents toujours aussi
serrées.
Elle désigna du menton l’autre bout de
la grotte.
Darius la prit rudement par le bras,
afin de lui faire sentir à quel point il
était furieux contre elle. Elle se raidit
légèrement, lui montrant qu’elle avait
compris le message.
Pendant qu’ils traversaient la grotte, il
garda les yeux braqués devant lui. Il
savait que ses hommes attendaient de
pouvoir s’amuser à ses dépens. Il ne leur
donnerait pas ce plaisir. Il préférait être
damné.
Quand ils furent à l’entrée du tunnel,
face à l’eau qui commençait à se retirer,
Darius fit pivoter Marguerite et la
plaqua contre la paroi rocheuse.
— Bonté divine, s’exclama-t-il
sourdement. N’as-tu donc rien dans la
tête ? Ne comprends-tu pas dans quel
danger tu t’es mise ? La sécurité et
l’avenir de notre fils n’ont-ils aucune
importance pour toi ?
Elle resta silencieuse tandis qu’il
poursuivait sa diatribe.
— N’as-tu pas entendu ce que je t’ai
dit ce matin ? Ne m’as-tu pas juré de
veiller sur Marcus ? N’as-tu donc pas
compris que j’avais besoin d’avoir toute
mon attention concentrée sur la mission
que je dois accomplir ? Maintenant, je
vais, en plus, devoir m’inquiéter pour ta
sécurité !
Marguerite se mordit la lèvre. Son
cœur battait moins fort dans sa poitrine
et elle commençait à reprendre ses
esprits.
Il s’inquiétait pour elle. Il l’aimait…
Un amour qui lui donna la force dont
elle avait besoin. Oh ! oui, il était en
colère. Elle l’avait senti dans la façon
brutale dont il l’avait accompagnée
jusqu’ici. Mais sa colère n’était rien
comparée à la rage qu’il éprouverait
bientôt.
Elle ne pouvait pas se permettre de
céder à la panique. Il lui fallait jouer son
rôle sans fléchir, en gardant la tête
froide, même si, au fond d’elle-même,
elle était dévastée. Elle allait devoir
trahir l’être qu’elle aimait le plus au
monde… Elle maudit Bainbridge de
toute son âme.
A présent, la première chose à faire
était de convaincre Darius qu’elle était
venue l’aider.
Elle leva les mains et agrippa les
revers de sa tunique.
— Comment pouvais-je rester sans
rien faire dans ma chambre en étant
morte d’inquiétude pour toi et pour mes
gens ?
Enhardie par la facilité de son premier
mensonge, elle continua en employant le
même ton que celui qu’il avait employé
avec elle.
— C’est mon château. Mes gens. N’ai-
je pas le devoir de veiller sur leur
sécurité ? Croyais-tu que j’allais rester à
me tordre les mains et à me ronger
d’angoisse, en laissant le destin
s’accomplir ? Si tu l’as cru, tu ne me
connais pas vraiment ! Ce n’est pas
parce que je suis une femme que je n’ai
pas de fierté ! J’ai mon honneur, moi
aussi !
Son honneur ? Elle irait brûler dans
les flammes de l’enfer pour avoir
prétendu avoir de l’honneur.
Elle rejeta ses épaules en arrière et le
regarda au fond des yeux.
— N’ai-je pas été une Faucon, avant
d’être contrainte à prendre le nom de
Thornson ?
Les mots faillirent rester englués au
fond de sa gorge.
Le tic nerveux qui agitait la mâchoire
de Darius disparut, remplacé par un
frémissement, prémices d’un sourire. Il
la serra impulsivement dans ses bras.
— Que vais-je faire de toi ?
— Tu pourrais m’aider à sauver mes
gens.
C’était vrai — il l’aiderait à les
sauver, bon gré, mal gré. Si seulement le
ciel voulait bien lui permettre de le
sauver lui aussi…
Il hocha la tête, le menton enfoui dans
ses cheveux.
— Oui, ma chérie. Mais je te promets
une chose également : si tu viens à être
tuée, je te flanquerai une rossée dont tu
te souviendras jusqu’à ton dernier jour.
Marguerite rit devant l’absurdité d’une
pareille promesse. Elle frotta sa joue
contre son torse, en ignorant les
aspérités de sa cotte de mailles sous le
tissu de la tunique. C’étaient des
moments comme ceux-là, aussi
insignifiants qu’ils soient, qu’elle
chérirait dans les jours à venir.
— Messire ? J’aimerais voir cela.
Il la serra brièvement contre lui, puis
la relâcha.
— Ça suffit maintenant. Nous avons du
travail.
Elle promena la main sur sa tunique,
espérant changer le cours de ses
pensées.
— Vraiment ? Pour moi, ce n’est
jamais assez.
Darius lui saisit le poignet et la força
à s’écarter.
— Plus tard, mon amour…
Il baissa les yeux et vit la paume de sa
main ensanglantée.
— Tu es blessée ?
— Ce n’est rien.
Elle laissa échapper un rire un peu
forcé…
— Une simple égratignure. Je me suis
coupée en descendant l’échelle de corde
qui conduit à l’entrée de la grotte
supérieure.
— La grotte supérieure ?
Les yeux de Darius s’étrécirent.
— Tu t’es servie de l’entrée de la
falaise ?
Elle rit et détourna les yeux.
— Allons, aurais-tu oublié combien
de fois nous avons escaladé ensemble
les falaises de Faucon pour aller
dénicher des petits rapaces ?
— C’est vrai, mais explique-moi
comment tu as pu te couper de cette
façon avec une échelle de corde ?
Marguerite se troubla. Elle devait
réfléchir, trouver rapidement une
explication plausible.
— Je… j’ai glissé. Il y avait beaucoup
de vent et l’échelle n’arrêtait pas de
bouger. A un moment, j’ai tendu la main
pour ne pas être plaquée contre la
falaise et je me suis coupée.
— Sur la corde ?
Au ton légèrement sarcastique de sa
voix, elle se rendit compte qu’il
commençait à douter de ses paroles.
— Non, bien sûr ! Je me suis coupée
sur l’arête d’un rocher.
Darius lui lâcha la main. Le tic
nerveux était de retour sur sa joue.
— Tu ne t’es pas fait d’autres
blessures ?
— Non, à part quelques bleus et deux
ou trois bosses.
— Ta main a besoin d’être nettoyée et
pansée. Sinon, elle risque de s’infecter.
Son regard la parcourut lentement, de
la tête aux pieds.
— Non, à part cela, tu n’as pas l’air
blessée…
— Je ne le suis pas, Darius. Tu n’as
pas à t’inquiéter.
— Bien. Et tu n’as rencontré personne
d’autre en chemin ?
Marguerite eut l’impression que son
cœur s’était arrêté de battre. Pouvait-il
avoir deviné… ?
— Non. Et toi ?
Il secoua la tête.
— Personne, jusqu’à présent. Mais je
suis persuadé que Bainbridge est venu
voir le comte.
— Que… qu’est-ce qui te fait penser
cela ?
Les yeux de Darius s’étrécirent de
nouveau. Marguerite sut qu’elle marchait
sur un sol mouvant.
— Le comte est parti d’une façon un
peu trop précipitée ce matin.
— Tu penses que Bainbridge lui a
donné des informations ?
— Des informations mensongères,
probablement. Je me demande ce qu’il
espère gagner.
— Thornson, peut-être.
Marguerite se mordit la langue, mais
c’était trop tard.
— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
Même sans croiser son regard, elle
sentit ses yeux fixés sur elle. Comment
avait-elle pu penser un seul instant
qu’elle serait capable de le berner sans
éveiller ses soupçons ? Mais elle était
allée trop loin maintenant pour faire
machine arrière.
— Depuis la mort de Henry, il n’a pas
cessé d’essayer de s’emparer de
Thornson. Il ne reculerait devant rien
pour parvenir à ses fins.
— Alors, nous allons devoir tout faire
pour l’en empêcher.
Si le ciel était avec eux, ils y
parviendraient bientôt.
— Une dernière question avant de
rejoindre mes hommes. Où est notre
fils ?
— Ah oui, je suis désolée. J’aurais dû
te le dire plus tôt.
Elle n’avait pas oublié Marcus, mais
elle avait préféré ne pas penser à lui,
afin de ne pas montrer l’angoisse qui lui
tenaillait le cœur.
— Je l’ai envoyé au village avec
Bertha. Là-bas, il est en sécurité. Rien
ne peut lui arriver.
Un nouveau mensonge. Mais si jamais
Bainbridge avait touché à un seul cheveu
de sa tête, elle le tuerait.
Darius haussa les sourcils brièvement.
— Et si quelque chose venait
empêcher notre retour ? Si nous ne
sortions pas d’ici sains et saufs ?
De plus en plus oppressée, Marguerite
leva les yeux vers le plafond de la
grotte.
« Calme-toi, se dit-elle. Parle d’une
voix posée, sinon tout est perdu. »
— J’ai donné ta chevalière à Bertha…
Elle baissa les yeux vers lui.
— … avec ordre d’aller trouver le
comte de Faucon au cas où il nous
arriverait quelque chose.
Darius hocha la tête et prit la main de
Marguerite dans la sienne.
— Rhys veillera sur lui et se chargera
de son éducation, j’en suis certain.
Cependant, ce serait mieux si nous
pouvions nous en occuper nous-mêmes.
Marguerite réussit à sourire.
— Je préférerais, moi aussi.
— Bien. Allons rejoindre mes
hommes maintenant.
Chapitre 17

Lorsqu’ils eurent rejoint ses hommes,


Darius se tourna vers Marguerite.
— Sais-tu quand vont arriver les
bateaux et les hommes de Thornson ?
— Très bientôt.
Everett l’avait libérée peu avant le
coucher du soleil. La mer n’allait pas
tarder à se retirer maintenant, si elle ne
l’était pas déjà.
— Les bateaux doivent avoir jeté
l’ancre juste au-delà des rochers qui
affleurent un peu plus bas, le long de la
plage. Ils y resteront jusqu’au moment
où Everett allumera un feu au bout du
promontoire. Il le fera quand la mer sera
assez basse pour découvrir la plage
juste en dessous de l’entrée de la grotte.
C’est seulement alors qu’ils
approcheront.
— Bien. Alors, nous n’aurons pas à
attendre trop longtemps.
Encore moins longtemps que tu ne le
penses, se dit-elle intérieurement, le
cœur serré. Selon toute vraisemblance,
le comte et Bainbridge n’allaient pas
tarder à arriver, mais pas par le chemin
que Darius escomptait.
— Donne-moi des renseignements sur
les hommes de Thornson, poursuivit
Darius. Combien seront-ils ? Seront-ils
armés ? Ont-ils été entraînés à se
battre ?
— Environ une vingtaine. La plupart
seront des villageois, armés seulement
de fourches et de haches. Des paysans
qui n’offriront guère de résistance. Cinq
ou six hommes d’armes les
accompagneront.
— Qui les commandera ?
— Bainbridge, probablement. Everett
est un couard, incapable de se battre et
encore plus de commander.
Darius hocha la tête.
Les minutes s’écoulèrent lentement,
dans un silence lourd et chargé de
menaces. Darius observait Marguerite à
la dérobée. Elle était très pâle et il
sentait instinctivement que quelque
chose l’inquiétait, quelque chose qu’elle
avait gardé pour elle. Mais, pour le
moment, il n’avait pas d’autre choix que
de lui faire confiance. La réussite de sa
mission était entre ses mains, mais elle
serait un facteur important dans son
succès. Elle avait de l’autorité sur ses
gens et elle parviendrait peut-être à les
convaincre de ne pas livrer un combat
inutile et perdu d’avance. Il n’avait
aucune envie de verser du sang
inutilement, pas plus celui de ses
hommes que celui des villageois de
Thornson.
Allons, il s’inquiétait pour rien. Elle
était sa femme et il était certain de ses
sentiments à son égard. De son côté, elle
n’avait aucune raison d’être inquiète.
Voulant la rassurer, il prit ses mains
dans les siennes et la regarda au fond
des yeux.
— Marguerite, mes hommes et moi,
nous sommes et serons toujours à ton
service. Nous ferons tout notre possible
pour que les gens de Thornson, tes gens,
rentrent chez eux sains et saufs.
— Oui, madame, nous vous serons
toujours fidèles, renchérit Osbert.
Tous les hommes de Faucon
l’imitèrent et lui jurèrent fidélité en
chœur.
Darius l’attira dans ses bras et lui
murmura à l’oreille :
— Tu pourras me récompenser plus
tard.
Elle s’écarta, le rouge aux joues. Une
rougeur qui n’échappa pas aux hommes
de Faucon. Ils échangèrent des regards
entendus et quelques-uns d’entre eux
osèrent même murmurer des
commentaires grivois.
Elle rougit encore plus et posa une
main sur son cœur.
— Je vous remercie, mais je… je ne
suis pas digne d’un tel hommage.
Darius entendit le tremblement de sa
voix et leva les yeux brièvement vers le
plafond de la grotte.
— Au travail, maintenant, dit-il en se
tournant vers ses hommes. Bainbridge et
les autres ne tarderont pas à arriver.
— Ne pourrions-nous pas simplement
jeter toutes ces caisses à la mer,
retourner au château et oublier tout ça ?
demanda Marguerite.
Darius secoua la tête.
— Nous le pourrions. Mais nous
priverions le roi Etienne d’un or et
d’armes dont il a cruellement besoin. Je
ne peux pas le permettre.
— Alors, d’une façon ou d’une autre,
cette cargaison sera utilisée pour
alimenter la guerre ?
Les hommes la regardèrent fixement,
incrédules et choqués.
— Marguerite, je t’en prie, ne cherche
pas à te mettre entre nous et notre roi,
murmura Darius en faisant un pas vers
elle.
— Ce n’était pas mon intention,
protesta-t-elle. J’ai exprimé les mêmes
craintes à l’impératrice Mathilde et au
roi David. Cette guerre est horrible,
fratricide… Je suis une mère et parfois
j’ai de la peine à calmer mes angoisses
pour l’avenir. Les hommes ne cesseront-
ils jamais de s’entretuer ? Les paysans
ne pourront-ils jamais vivre en paix,
sans être sans cesse pillés, massacrés,
leurs femmes violées et leurs champs et
leurs chaumières brûlés par des hommes
d’armes cruels et avides de butin ?
Il dissimula un sourire. Grâce à Dieu,
elle avait l’esprit vif. En baissant les
yeux, il vit que les doigts de Marguerite
se crispaient nerveusement sur le bord
de sa tunique.
Il prit ses mains dans les siennes et les
porta à ses lèvres.
— Tu t’inquiètes pour rien, mon
amour. Ce sera bientôt terminé et nous
retournerons sains et saufs au château.
Marguerite ferma les yeux et son
estomac se noua. Elle ne pouvait pas
faire cela. Pas à lui, pas à ces hommes
qui venaient de lui jurer fidélité.
Quand il lui lâcha les mains et
s’apprêta à se retourner, une peur
horrible l’envahit et lui déchira le cœur.
Elle ne pouvait pas continuer à lui
mentir. Elle n’en avait plus la force.
C’était trop dur. Trop cruel.
— Darius…
Elle eut l’impression que le sol se
dérobait sous ses pieds. Impulsivement,
elle s’accrocha à son bras, afin de ne
pas perdre l’équilibre.
— Darius, pardonne-moi. Je t’en
prie…
Au même instant, des pas résonnèrent
dans le tunnel.
Il la regarda fixement, l’air désorienté.
Peu à peu, alors que les pas se
rapprochaient, accompagnés par le
tintement métallique des épées et des
éperons, elle vit son expression se
durcir. Il ferma les yeux, puis les
rouvrit. Ses mains se mirent à trembler
et il repoussa les siennes brutalement.
— Qu’as-tu fait ?
Sans attendre sa réponse, il se
retourna et posa son épée et sa dague sur
une caisse.
— Bas les armes ! ordonna-t-il en
enlevant ses gantelets et son heaume. Ne
vous battez pas !
En voyant que ses hommes protestaient
ouvertement, il abattit son poing sur la
caisse, si fort qu’il en brisa le
couvercle.
— Faites ce que je vous ai dit ! C’est
un ordre !
Osbert fit un pas en avant et décocha
un regard meurtrier à Marguerite avant
de déposer ses armes sur celles de
Darius.
Les autres hommes l’imitèrent. Il y a
quelques instants à peine, ils lui avaient
juré fidélité. Maintenant, ils passaient
devant elle avec un mélange de colère et
de haine.
Lorsque toutes les armes eurent été
déposées, Darius inspira profondément,
redressa le menton et baissa les yeux
vers elle.
— Est-ce seulement avec ma vie que
tu as joué, ou avec celle de mes hommes
également ?
Incapable de croiser son regard, elle
garda les yeux baissés et un sanglot
s’étrangla dans sa gorge.
— Il n’a jamais été question des
hommes.
— Garde tes larmes pour plus tard,
quand je n’aurai pas besoin de les
regarder et de voir les mensonges
qu’elles dissimulent.
Le rire dur et grinçant de Darius lui
écorcha les oreilles.
— Merci quand même de les avoir
épargnés.
Elle ne pouvait pas le laisser croire
qu’elle avait agi délibérément.
— Darius, je…
— Tais-toi. Je n’ai pas envie de
t’entendre. Garde tes paroles
fallacieuses pour un autre.
Il s’écarta, puis s’arrêta brusquement,
mais sans se retourner vers elle.
— Ta haine à mon égard a-t-elle été
toujours aussi forte ?
Elle s’était préparée à affronter sa
rage et sa douleur, et s’était crue
capable de supporter le poids de sa
trahison, en se disant à elle-même
qu’elle était nécessaire pour leur assurer
un avenir enfin radieux, sans les
menaces que Bainbridge faisait peser
sur leur bonheur.
Elle s’était trompée. Rien n’aurait pu
la préparer à l’angoisse mortelle qui lui
serrait le cœur et au flot de larmes qui
lui brûlait les yeux.
Elle ne pouvait pas supporter ce poids
horrible. Pas toute seule. Pas sans qu’il
sache la raison pour laquelle elle l’avait
trahi.
— Darius, s’il te plaît, je…
— Non !
Il leva la main.
— Plus un mot ! Je préfère aller au-
devant de ma mort sans que la
confession de ta trahison résonne dans
mes oreilles, ajouta-t-il en s’éloignant.
A l’entrée du tunnel, il s’arrêta et se
tourna vers Osbert.
— Fais ce qu’il faut pour ramener les
hommes sains et saufs à Faucon. Et
conduis mon fils auprès de son oncle,
ajouta-t-il après qu’Osbert eut hoché la
tête.
— Non !
Marguerite fit un pas en avant, mais
Darius l’ignora et quitta la grotte pour
aller affronter son destin.
Elle se retourna vers Osbert.
— Non, je ne vous laisserai pas
emmener Marcus !
Osbert lui saisit le bras.
— N’avez-vous pas fait déjà assez de
mal ? Comment pouvez-vous croire que
l’un d’entre nous vous laisserait avoir la
même emprise sur un autre Faucon —
même un Faucon aussi jeune que
Marcus ?
— J’essaie de sauver mon fils et son
père.
— En le faisant apparaître comme
traître à son roi ?
Le vieux capitaine d’armes émit un
grognement incrédule.
— Allez dire vos mensonges à un
autre.
— Osbert, je vous en prie, écoutez-
moi ! Bainbridge détient mon fils en
otage, le fils de Darius, et a menacé de
le tuer si je ne l’aidais pas à capturer
Darius.
Osbert jura. Il regarda ses hommes,
puis reporta son attention sur elle.
— Vous essayez de me duper.
— Non. Je vous ai dit la vérité. Je
vous le jure sur la tête de mon fils.
Marguerite dégagea son bras, se
précipita vers une caisse et saisit une
dague.
Les hommes de Faucon jurèrent, mais
Osbert leva le bras pour les empêcher
d’intervenir.
— Donnez-moi cette dague, madame,
dit-il en tendant la main vers elle.
Au lieu de la lui donner, elle appuya
la pointe sur sa propre gorge.
— Je préfère mourir maintenant, plutôt
que d’avoir la mort de Darius et de
Marcus sur la conscience.
Les yeux d’Osbert s’écarquillèrent.
Derrière lui, les hommes marmonnèrent
entre eux, ne sachant trop si elle était
sincère ou jouait la comédie.
Osbert leur fit de nouveau signe de ne
pas intervenir.
— Si ce que vous dites est vrai, je
suppose que vous avez un plan pour
sauver Darius ?
Marguerite hocha la tête, mais en
gardant la pointe de la dague sur sa
gorge.
— Je me défie de vous, mais je n’ai
pas d’autre choix que d’écouter votre
plan. Cependant, si vous trahissez de
nouveau messire Darius, je vous livrerai
au comte Faucon et il vous fera souffrir
longuement avant de vous expédier en
enfer.
Marguerite sentit son cœur battre un
peu moins vite. Elle poussa un soupir de
soulagement et abaissa la lame de sa
dague.
Pour une raison qu’elle ignorait, le
comte Faucon avait la réputation d’être
un homme cruel, mais elle le connaissait
mieux que quiconque. S’il arrivait
malheur à Darius, Rhys la ferait mettre à
mort sans hésiter. Mais ce serait une
mort rapide et sans torture inutile.
Ses hommes, cependant, pourraient ne
pas se montrer aussi magnanimes. Le
capitaine d’armes de Rhys était connu
pour le plaisir maladif qu’il éprouvait à
torturer les prisonniers. C’était, paraît-
il, un moyen efficace pour obtenir des
renseignements. A un détail près — ses
victimes ne survivaient jamais.
Mais son plan marcherait. Et s’il ne
marchait pas, elle préférait se donner la
mort plutôt que de tomber entre les
mains de ce bourreau.
Osbert lui prit la dague des mains et la
jeta sur la caisse, au milieu des autres
armes.
— J’attends, madame. Que devons-
nous faire ?
— D’abord, envoyer un messager à
Rhys. Tout de suite, avant l’arrivée du
comte et de Bainbridge dans cette grotte.
— Lui envoyer un messager ? Messire
Darius l’a déjà fait. Il lui en a envoyé
plusieurs, même. Le comte d’York en a
intercepté un et lui a pris la missive
qu’il portait.
— Les autres ont-ils réussi à lui
échapper ?
S’ils y étaient parvenus, Rhys était
peut-être déjà en route pour Thornson.
Osbert haussa les épaules.
— Oui. Pour autant que je sache. Ils ne
sont pas revenus à Thornson.
— Bien. Alors Rhys est peut-être déjà
en chemin. Cependant, il faut envoyer
quelqu’un à sa rencontre pour lui dire de
se hâter.
Osbert hocha la tête et se tourna vers
l’un des hommes.
— Thibaut, ramasse tes armes et va
trouver la femme de chambre de dame
Marguerite.
Marguerite agrippa le bras du
capitaine d’armes.
— Attendez ! Mon fils. Il faut d’abord
le trouver et le libérer. Autrement, je ne
pourrai rien dire pour sauver Darius,
sans risquer la vie de Marcus.
Osbert modifia l’ordre qu’il venait de
donner.
— Assure-toi d’abord de la sécurité
du garçon, puis ramène le comte Faucon
le plus rapidement possible à Thornson.
Sans un mot, Thibaut prit ses armes et
partit exécuter sa mission.
— Que devons-nous faire d’autre ?
s’enquit Osbert en se retournant vers
Marguerite.
Elle avala la boule qui était au fond de
sa gorge et pria le ciel d’être capable
d’expliquer son plan au capitaine
d’armes de Darius.
— Vous rendre. Comme Darius vous
l’a déjà ordonné. N’opposer aucune
résistance au comte d’York.
Osbert ferma les yeux et soupira.
— Oui, concéda-t-il. Cela me semble
aussi le meilleur moyen pour sauver
messire Darius.

* * *

Sans armes et sans même une torche


pour l’éclairer, Darius marchait
bravement au-devant du comte William
et de Bainbridge.
A cet instant, sa sécurité ne signifiait
rien pour lui. Peu lui importait de vivre
ou de mourir. En fait, il préférait même
peut-être la deuxième solution.
Comment avait-elle pu lui faire ça ?
Pourquoi ? Pour quelle raison l’avait-
elle trahi d’une manière aussi odieuse ?
Il ne présentait aucune menace pour
elle ou pour les gens de Thornson. Et il
était encore moins une menace pour son
fils. Leur fils. Ne l’avait-il pas prouvé
maintes fois ?
Il aurait dû les enchaîner, elle et ses
hommes, et les jeter dans un cachot le
jour de son arrivée à Thornson. S’il
avait obéi aux ordres du roi et massacré
les contrebandiers — y compris leur
chef, Marguerite —, il n’en serait pas où
il en était maintenant.
Au lieu de cela, il l’avait sauvée en
l’arrachant aux griffes de Bainbridge et
l’avait épousée pour assurer sa sécurité
et la sécurité de leur fils.
Il frissonna. Il était trop faible. Il
réfléchissait trop. S’il parvenait à s’en
sortir vivant, ce qu’il n’espérait guère, il
ne commettrait jamais plus l’erreur de
laisser ses sentiments gouverner sa
raison. A partir de maintenant, sa vie
serait plus simple. Il obéirait aux ordres
du roi à la lettre, quelles que soient les
conséquences.
Il cligna des yeux, ébloui par la
flamme de la torche qui approchait, et
s’arrêta. Cet endroit était aussi bien
qu’un autre pour affronter la mort.
— Arrête, Faucon !
L’ordre du comte résonna sur les
parois rocheuses du tunnel.
Darius leva les bras pour lui montrer
qu’il n’était pas armé.
— Je ne vais nulle part.
Bainbridge rit et pointa son épée vers
le torse de Darius.
— Je ne me suis pas trompé. Faucon
est de connivence avec les
contrebandiers.
Le comte d’York frappa avec son épée
sur la lame de Bainbridge, l’éloignant
ainsi du torse de Darius.
— Le fait de le surprendre dans un
tunnel ne suffit pas à prouver sa
culpabilité.
— Je suis certain que nous allons
découvrir ses hommes pas loin d’ici
avec les caisses d’armes et d’or destinés
à l’impératrice.
Darius émit un grognement méprisant.
Bainbridge, naturellement, ne pouvait
guère ignorer ce que le comte allait
découvrir dans la grotte.
— Considérant que vous avez
participé à cette manigance, je suis
certain que vous trouverez ce que vous
cherchez.
Bainbridge haussa les épaules et un
sourire diabolique incurva ses lèvres.
— Je n’en doute pas.
Le comte William lui fit signe
d’avancer avec son épée.
— Conduis-nous.
Puis il regarda Darius et secoua la
tête. Il n’avait pas l’air surpris ou en
colère, ni même particulièrement joyeux.
Darius fronça les sourcils. L’attitude
du comte n’était pas naturelle. Il y avait
quelque chose qui lui échappait.
— Suis mon exemple, murmura
William assez bas pour n’être entendu
que de lui.
Avait-il vraiment bien entendu ? Ou
bien ses oreilles l’avaient-elles trompé,
comme elles l’avaient trompé quand il
avait fait confiance à Marguerite ?
Malheureusement, il n’était plus temps
de se retourner et de demander au comte
de lui répéter ce qu’il venait de lui dire.
Tout ce qu’il pouvait faire, c’était
patienter et attendre la suite des
événements.
Quand ils parvinrent à l’entrée de la
grotte, Bainbridge s’écarta pour laisser
passer le comte.
— Vous d’abord, messire. Ainsi, la
surprise sera complète.
William marmonna quelque chose qui
ressemblait étrangement à un juron,
avant de faire un pas en avant dans la
grotte remplie de caisses et de sacs.
Darius le suivit, les yeux fixés sur son
dos. Il n’avait aucune envie de regarder
ses hommes dans les yeux — leur
angoisse pour leur vie le rendrait
malade. Et il avait encore moins envie
de croiser le regard de Marguerite.
Impatient et agacé, Bainbridge passa
devant le comte et Darius. Se dirigeant
vers Marguerite, il lui prit la main et
l’attira vers lui. Darius fit un pas en
arrière, afin de rester à distance de la
femme qui l’avait trahi.
— Ma chère, très chère Marguerite,
murmura Bainbridge en prenant un petit
sac accroché à son ceinturon et en tirant
un objet que Darius ne réussit pas à voir,
comme vous vous êtes acquittée de votre
rôle dans notre marché, laissez-moi vous
récompenser.
Il posa l’objet dans la paume de sa
main et Marguerite referma ses doigts
immédiatement.
— Vous êtes libre de vous en aller,
ajouta Bainbridge en lui indiquant le
tunnel à l’autre extrémité de la grotte.
A la stupéfaction de Darius,
Marguerite ignora Bainbridge et tomba à
genoux devant le comte.
— Messire, je vous en prie, ne tirez
aucune conclusion de ce que vous voyez
ici, avant d’avoir entendu Faucon et ses
hommes.
William baissa les yeux vers elle.
— Pour le moment, je n’ai tiré encore
aucune conclusion. Tout ce que je vois,
c’est un groupe d’hommes désarmés qui
attendent sans rien faire.
Bainbridge se précipita vers la caisse
la plus proche et en arracha le
couvercle.
— Rien ? Regardez ! Voyez-vous ce
que je vois ? Des épées, des haches, des
dagues, des boucliers. Toute une
cargaison d’armes prête à partir pour le
Nord et à équiper les mercenaires de
l’impératrice Mathilde.
Il ouvrit un sac.
— Et ici, de l’or, des pièces d’argent,
des pierres précieuses. Suffisamment
pour payer ces mercenaires pendant
plusieurs mois.
En voyant la lueur qui s’était mise à
briller dans les yeux du comte, Darius
sut que tout ce qui se trouvait dans cette
grotte ne parviendrait jamais à Londres.
L’or et les armes iraient remplir ses
propres coffres et armureries, à York ou
Scarborough.
Bainbridge décocha un regard
meurtrier à Marguerite.
— Partez immédiatement, sinon il
arrivera malheur à votre fils et…
Avant qu’il ait pu terminer sa phrase,
Darius bondit et le saisit par les revers
de sa tunique.
— Si tu oses toucher à un seul cheveu
de cet enfant, je t’expédierai en enfer !
Les hommes de Faucon s’avancèrent,
la mine menaçante et en jurant entre
leurs dents.
— Faucon, retiens tes hommes ! cria
William.
Bainbridge repoussa Darius et tira son
épée.
— Restez à l’écart, tous, ordonna
Darius en levant le bras.
Avant que les deux hommes aient pu
s’empoigner de nouveau, William
contourna Marguerite et s’interposa
entre eux.
— Je demande réparation ! cria
Bainbridge, la bouche écumante de rage.
Enchaînez ce traître et expédiez-le à son
créateur.
— Non !
Marguerite se leva et agrippa le bras
du comte.
— Non, messire, je vous en prie,
Darius n’est ni un traître, ni un félon.
Le comte d’York les regarda l’un
après l’autre. Si Darius ne l’avait pas
mieux connu, il aurait eu l’impression
qu’il était indécis. Ce n’était pas
possible — William savait toujours où
il allait et ce qu’il devait faire.
Avant qu’une décision ait pu être
prise, un bruit de pas résonna dans le
tunnel qui conduisait à la plage, à l’autre
bout de la grotte. Darius regarda
Bainbridge et sentit ses cheveux se
dresser sur sa tête. Qu’avait-il encore
manigancé ?
Il n’eut pas longtemps à attendre la
réponse à sa question.
La voix d’Everett résonna, juste avant
qu’il ne pénètre dans la grotte.
— Messire Faucon, les hommes sont
prêts à embarquer la cargaison dans les
bateaux.
Darius émit un grognement sourd.
Bainbridge avait tout prévu. Le piège
infernal se refermait sur lui.
Marguerite lâcha le bras du comte et
retint sa respiration. Puis elle se tourna
vers Bainbridge, une lueur incrédule au
fond des yeux.
— Comment pouvez-vous agir de
façon aussi ignoble ?
Bainbridge haussa les épaules.
— De quoi m’accusez-vous,
madame ? Je n’ai rien fait, hormis faire
en sorte de prouver au comte d’York que
Faucon est un traître.
William soupira.
— Faucon, je n’ai pas d’autre choix
que de te mettre en prison, en attendant
que le roi Etienne statue sur ton sort.
Bainbridge secoua la tête.
— Non, Messire ! Il n’y a aucune
raison d’attendre les ordres du roi. Ce
félon a été pris sur le fait. Il doit payer
sa trahison de sa vie. Immédiatement.
Le comte fit un pas vers Bainbridge, la
mine impérieuse.
— C’est moi qui commande ici. Je ne
ferai pas mettre Faucon à mort sans
avoir prévenu le roi et reçu son
assentiment.
Darius en éprouva un certain
soulagement, mais il se demanda
pourquoi William avait brusquement
décidé de s’en remettre au jugement du
roi. Ayant droit de haute et basse justice,
il prenait rarement la peine de rendre
compte à son suzerain avant de faire
pendre ou décapiter un homme qu’il
estimait coupable.
Bainbridge s’empourpra.
— Ce n’est pas ce dont nous étions
convenus.
Le regard de William parcourut la
grotte, avant de se fixer de nouveau sur
Bainbridge.
— Vous n’êtes pas aveugle, je
suppose ? Il me semble que, pour le
moment, nous sommes de très loin en
infériorité et si Faucon n’avait pas
ordonné à ses hommes de mettre bas les
armes, je ne donnerais pas cher de notre
vie. D’autant plus qu’il vient de recevoir
des renforts, si je ne m’abuse…
Cependant, ajouta-t-il en faisant un pas
en arrière, si vous avez envie de vous
battre contre Faucon et ses hommes, je
vous souhaite bonne chance, mais, pour
ma part, je préfère m’abstenir.
A la grande surprise de Darius,
Bainbridge ne protesta pas. Sa propre
main le démangea de saisir son épée et
de se battre avec lui, homme à homme.
Mais, finalement, Bainbridge accepta
la proposition du comte.
— Comme vous voudrez. Cependant,
je demande que Faucon soit enfermé et
ne puisse pas aller et venir librement
dans Thornson.
William hocha la tête.
— Requête accordée. Maintenant,
ajouta-t-il en se tournant vers Darius, je
pense qu’il est temps de retourner au
château.
— Non, attendez, s’écria Marguerite.
Ne voyez-vous pas que tout cela a été
arrangé, messire ? Faucon était ici pour
arrêter les contrebandiers, pas pour les
aider à charger les bateaux. La vie de
mon fils étant menacée, on m’a forcée à
le retenir lui et ses hommes assez
longtemps dans cette grotte afin que vous
puissiez les surprendre.
Bainbridge haussa les épaules.
— Elle ment. Je n’ai pas eu besoin
d’exercer la moindre menace sur un
enfant, pour obtenir sa coopération. Elle
était trop contente de m’aider à
confondre ce félon.
Marguerite se tourna vers Darius.
— Ce n’est pas vrai. Marcus est
toujours retenu en otage, à moins que
l’homme envoyé par Osbert ait réussi à
le délivrer. Jamais je n’aurais mis ta vie
en danger, si Bainbridge n’avait pas
menacé la vie de mon fils.
Darius ne savait plus ce qu’il devait
croire. Si leur fils avait été menacé,
pourquoi ne le lui avait-elle pas dit ?
Pourquoi avoir fait en sorte qu’ils
soient, lui et ses hommes, surpris dans
cette grotte, auprès des armes et de l’or
destinés à l’impératrice Mathilde ?
Marguerite pointa un doigt accusateur
sur Bainbridge.
— Ce fourbe ne vous dirait pas la
vérité, même sous la torture. En
revanche, ajouta-t-elle en se tournant
vers Everett, je connais bien le capitaine
de ma garnison. C’est un couard et un
pleutre. Tordez-lui le bras et il vous
racontera tout. Je…
— Assez, madame, interrompit le
comte. Cette grotte est affreusement
humide. Ne pouvons-nous pas continuer
cette conversation au château ?
— Mais…
William l’interrompit de nouveau en
lui prenant le bras et en la poussant
devant lui.
— Allez. Il fait un froid de loup. J’ai
envie d’un bon feu et de goûter de
nouveau à votre excellent vin. Messire
Osbert, renvoyez vos hommes et
escortez votre seigneur au château,
ordonna-t-il par-dessus son épaule.
— Je peux me charger de le ramener,
messire, suggéra Bainbridge.
William s’esclaffa.
— Je préfère que vous arriviez là-bas
tous les deux sains et saufs. Néanmoins,
je vous autorise à accompagner messire
Everett et à le maintenir sous bonne
garde. Je désire l’interroger, lui aussi.
Pendant tout le trajet de retour, Everett
n’arrêta pas de gémir et de protester de
son innocence.
Quand ils entrèrent dans la cour des
communs, Bertha se précipita à leur
rencontre.
— Madame Marguerite ! Dieu soit
loué, vous êtes saine et sauve.
— Pourquoi ne le serais-je pas ?
s’enquit Marguerite en fronçant les
sourcils.
La servante regarda nerveusement
Bainbridge, avant de se retourner vers
sa maîtresse.
— On m’avait dit que vous étiez
retenue prisonnière et que messire
Bainbridge avait besoin de la bague de
messire Faucon pour assurer votre
sécurité.
— Où est Marcus ? questionna
Marguerite d’une voix angoissée.
Bertha fit un geste du menton en
direction de l’écurie. Le petit garçon
jouait tranquillement avec un bâton,
surveillé par un palefrenier occupé à
panser un cheval.
Bainbridge en profita pour réfuter les
accusations de Marguerite à son égard.
A voix haute, afin d’être entendu par le
comte et par Darius.
— Et vous avez prétendu, madame,
que j’avais pris cet enfant en otage ! Il
est facile de voir qui a menti,
maintenant.
Marguerite protesta avec véhémence
et traita Bainbridge de fourbe et de
menteur, mais Darius l’entendit à peine,
pendant que les hommes du comte
l’emmenaient au donjon. Elle lui avait
trop souvent menti pour qu’il ait encore
envie de la croire.
Chapitre 18

Allongé sur sa paillasse, Darius


s’étira, les yeux fixés sur le plafond de
sa prison. A vrai dire, il ne pouvait pas
se plaindre de la façon dont il était
traité. Sa geôle avait une paillasse, un
banc, une table, du feu dans la cheminée
et une fenêtre étroite donnant sur la cour
d’honneur. Il avait passé de nombreuses
nuits dans des conditions beaucoup
moins confortables.
Il n’avait aucune idée du sort qui allait
lui être réservé. Les fausses accusations
qui pesaient sur lui étaient graves.
Aurait-il l’opportunité de se défendre ?
Sa parole aurait-elle un poids face à
celle de Bainbridge ? Il n’en avait pas la
moindre idée et ne savait pas non plus
ce que pensait le comte William.
Il n’avait même pas eu encore
l’occasion de parler avec lui. Le comte
avait ordonné à Osbert de l’enfermer
dès leur retour à Thornson et, depuis
lors, il ne l’avait pas revu. Ce qui, à la
vérité, lui convenait fort bien. Il avait pu
ainsi se reposer longuement et réfléchir.
Il étira les bras et remua la tête pour
dénouer les muscles de son cou. Il savait
que la paix et la tranquillité dont il
jouissait ne tarderaient pas à devenir
pénibles, pour ne pas dire
insupportables. Mais, en attendant, il
avait l’intention d’en profiter pour
refaire ses forces en prévision des
épreuves qu’il allait devoir affronter.
Il tira sa couverture sur ses épaules et
roula sur le côté. Avec un peu de
chance, Marguerite ne viendrait pas
hanter ses rêves et les transformer en
cauchemars.

* * *

Marguerite marchait de long en large


dans sa chambre. Les senteurs de
lavande qui émanaient des herbes qui
jonchaient le sol ne parvenaient même
pas à la calmer.
Pour tous, désormais, elle était une
menteuse. Cela aurait été plus simple si
elle s’était tue et avait fait simplement
ce que Bainbridge lui avait dit de faire.
Mais non, elle s’était sentie obligée de
se défendre devant le comte et Darius.
Une erreur qu’elle ne pouvait pas
effacer.
Si elle était restée silencieuse, Darius
et ses hommes n’auraient pas su qu’elle
s’était laissé duper par les mensonges de
Bainbridge. Il n’avait pas enlevé son
fils. Il avait seulement raconté une
histoire à Bertha qui, naïvement, l’avait
cru et lui avait donné la chevalière de
Darius. Maintenant, même Osbert
n’avait plus confiance dans ses paroles.
Et Everett… Par le Christ, il avait
joué sa comédie aussi bien que
Bainbridge. Son arrivée à la grotte avec
les gens de Thornson avait été
parfaitement minutée. Et, pour faire
croire en entrant qu’il était sous les
ordres de Darius, il avait fallu soit très
bien calculer, soit beaucoup de chance.
Elle préférait penser que c’était de la
chance de la part d’Everett — il était
trop stupide pour concevoir et exécuter
un plan aussi tortueux.
L’arrivée de Bertha interrompit le
cours de ses pensées.
— Que se passe-t-il en bas ?
demanda-t-elle nerveusement.
La femme de chambre soupira.
— Bainbridge continue d’abreuver le
comte de ses mensonges et de ses
accusations.
— Je m’en doute, mais quelle est
l’attitude du comte ? A-t-il l’air de le
croire ?
— Je ne saurais le dire, madame.
Parfois, il donne l’impression de boire
littéralement ses paroles, mais, à
d’autres moments, il se désintéresse
totalement de ce qu’il dit. Comme s’il
n’était pas là.
Le comte avait une idée derrière la
tête. C’était de plus en plus évident.
Mais quoi ?
Marguerite secoua la tête. Se torturer
l’esprit ne servait à rien. Elle avait déjà
assez de soucis sans se préoccuper en
plus de ce que William manigançait.
Elle s’assit lourdement sur un banc et
ne put retenir plus longtemps les
questions qui lui taraudaient le cœur.
— Où ont-ils emmené Darius ? Que
deviennent ses hommes ? Qui ont-ils mis
pour le garder ?
— Messire Darius est dans un cachot
au deuxième étage du donjon. Sa porte
est gardée par l’un de ses hommes et par
un homme du comte d’York. Quant au
reste de ses hommes, ils sont consignés
aux écuries.
Marguerite poussa un soupir de
soulagement. Au moins, Darius ne
risquait pas d’être assassiné dans son
sommeil.
— Je me demande si je pourrais avoir
l’opportunité de lui rendre visite.
— Pas sans mon autorisation.
Le comte était entré dans la chambre
sans que l’une ou l’autre des deux
femmes le voie ou l’entende entrer.
Marguerite se leva.
— Pardonnez-moi, messire, mais je ne
vous ai pas entendu frapper.
William haussa les épaules.
— C’est parce que je suis entré sans
frapper.
— A ce que je vois, votre hardiesse
compense votre manque de manières.
Elle se mordit la langue, mais trop
tard.
— Pardonnez-moi, messire, s’excusa-
t-elle en rougissant. Je ne voulais pas
vous offenser.
— Il est inutile de vous excuser,
madame. Vous êtes inquiète pour votre
sort et…
— Mon sort ? se récria-t-elle. C’est le
sort de Darius qui me préoccupe.
— Je trouve cela surprenant, après la
façon dont vous l’avez trahi.
Marguerite tira nerveusement sur les
plis de sa robe et se remit à marcher de
long en large.
— Il n’a jamais été dans mon intention
de le trahir, messire. J’ai seulement
pensé à sauver mon fils et à l’aider à
sauver mes gens.
— Pardonnez-moi, mais j’ai de la
peine à suivre votre raisonnement. Si
vous voulez bien m’expliquer…
— Madame.
Bertha inclina la tête brièvement,
avant de se diriger vers la porte.
— Il faut que j’aille m’occuper du
jeune maître.
— Oui, s’il te plaît, Bertha. Amène-le
ici ce soir. Il dormira dans cette
chambre avec moi cette nuit.
Quand elle fut sortie, Marguerite
s’efforça de mettre de l’ordre dans les
pensées qui se bousculaient dans son
esprit. Qu’allait-elle dire au comte ?
Jusqu’où pouvait-elle lui révéler la
vérité, sans prendre trop de risques pour
Darius et pour elle-même ?
Comme s’il avait pu lire dans ses
pensées, le comte lui prit le bras et la fit
se rasseoir.
— N’essayez pas de jouer avec moi.
Dites-moi seulement ce qui est arrivé.
Marguerite secoua la tête. Elle n’avait
pas confiance en lui. Si elle lui disait la
vérité, tous ses gens pourraient être
considérés comme des félons. Quant à
Darius, si elle avouait avoir réussi
maintes fois à le duper, il aurait l’air
stupide et incapable.
Le comte s’assit à côté d’elle et prit
l’une de ses mains dans les siennes.
— Madame, je sais que vous croyez
que Darius et moi sommes des ennemis.
C’est loin d’être la vérité et c’est même
presque risible.
Marguerite grimaça.
— Ce n’est pas l’impression que vous
m’avez donnée. Et je ne suis pas la seule
à l’avoir eue.
— C’est vrai, si l’on regarde
seulement les apparences, il n’y a pas
une grande amitié entre nous et, pour
être honnête, c’est en grande partie de
ma faute. J’ai toujours éprouvé un
certain plaisir à aiguillonner le jeune
Faucon. Je ne sais pas ce qui lui déplaît
le plus en moi — mes taquineries ou ses
propres réactions épidermiques à mes
piques. Mais je suis aussi certain de sa
loyauté envers son roi que de la mienne.
Maintenant, elle ne savait vraiment
plus ce qu’elle devait penser.
— Alors, pourquoi l’avez-vous fait
enfermer dans un cachot ?
— Une autre menace, beaucoup plus
grave, pèse sur les intérêts du roi et de
Thornson.
— Bainbridge.
— Oui.
— Alors, pourquoi est-il libre ? C’est
un félon et vous le traitez comme s’il
était un vassal loyal et fidèle.
— L’ai-je pris sur le fait ? Non. Si je
me contente des apparences, c’est
Darius qui a l’air d’être un félon, pas
Bainbridge.
— Darius était dans la grotte pour
arrêter Bainbridge.
— C’est ce qu’il dit. Pour le moment,
c’est sa parole et la vôtre contre celle de
Bainbridge.
— Pour le moment ?
Le comte William soupira.
— A un moment ou à un autre, il
commettra une faute qui le perdra. Il
imagine que je suis un vieil imbécile
tellement avide d’or et de pouvoir qu’il
pourra me mener là où il veut en
m’offrant l’un et l’autre.
— Alors, visiblement, c’est lui
l’imbécile.
— Oui, mais, malheureusement, il est
retors. Ce qui le rend dangereux.
Marguerite redressa la tête, les
sourcils froncés.
— Je crains que vous n’ayez réussi
seulement à m’embrouiller l’esprit
encore un peu plus.
— Je l’ai laissé me convaincre qu’il
était plus sage de faire garder la grotte
par les hommes de Thornson.
— Quoi ?
Il pressa sa main dans la sienne et
s’esclaffa.
— Il n’a qu’une idée en tête : mettre la
main sur ces armes et sur cet or et les
envoyer en Ecosse, au roi David — à
moins que ce ne soit pour les garder
pour lui.
— Vous avez l’intention de le laisser
faire ?
— Non, bien sûr. Cependant, je veux
lui laisser croire que j’ai confiance en
lui. Ainsi, il avancera ses pions, fera
venir les bateaux et charger les caisses.
Un sourire incurva ses lèvres et une
lueur amusée illumina son regard.
— Ce sera dommage pour lui, car les
hommes qui conduiront les bateaux
seront les miens et ceux de Faucon.
Une nouvelle angoisse serra le cœur
de Marguerite.
— Si Bainbridge devine vos
intentions, ces hommes mourront.
— Je le sais. Mais aussi longtemps
que Darius restera au cachot et que je
ferai semblant de le soupçonner de
trahison, Bainbridge sera content et ne
se rendra compte de rien.
— Darius le sait-il ?
— Non.
Marguerite retira sa main de la sienne.
— Il faut qu’il le sache. Je vais aller
le lui dire.
— Pourquoi ? Parce que vous pensez
qu’il vous pardonnera de l’avoir trahi
avec Bainbridge ?
Elle baissa les yeux.
— Je ne sais pas. Mais je dois tout
faire pour cela.
— Madame, n’oubliez pas que vous
l’avez trompé, comme vous vous êtes
trompée vous-même. Vous avez pris des
mesures désespérées qui auraient pu
vous coûter la vie et coûter fort cher
également à Darius et à ses hommes.
Même si je comprends que vous
cherchiez seulement à l’aider en lui
mentant, vous avez perdu la confiance du
seul homme qui vous aimait vraiment.
Elle le regarda, complètement ébahie,
comme si elle avait reçu un coup de
massue sur la tête.
Il leva la main et lui prit le menton.
— Ne dites rien, cela vaut mieux. Nul
n’ignore dans le royaume que ma femme
a vécu une année entière avec un autre
homme. Et tout le monde se demande
pourquoi j’ai accepté de lui pardonner et
de la reprendre.
— Seigneur Dieu, vous devez
vraiment l’aimer !
— Cela vous surprend ? Pourquoi ?
Parce que je suis gros et que je manque
de manières ? Parce que, étant un homme
riche et puissant, je ne devrais songer
qu’à mes propres plaisirs ?
Honnêtement, c’était exactement ce
qu’elle pensait, mais elle n’osa pas le
dire.
— Vous êtes comte d’York, duc de
Holderness et comte d’Albermarle.
Comment avez-vous pu subir une
pareille humiliation sans rien dire ?
William rit aux éclats.
— Sans rien dire ? Si Cecily était là,
elle trouverait votre remarque très
amusante. Cependant, malgré toute ma
fureur, je n’ai pas pu la répudier. Me
couper un bras aurait été plus facile. Je
suppose qu’on peut appeler cela de
l’amour. Je continue de penser que j’ai
été faible et stupide, mais je me suis
résigné au fait que sans elle je
souffrirais encore plus. Or, j’ai toujours
eu horreur de souffrir.
Marguerite sentit un sourire frémir sur
ses lèvres.
— Cela vous rend seulement plus
humain, messire.
— Humain ? Moi ?
Le comte se leva lentement et la
domina de toute sa masse, le regard noir,
comme s’il s’apprêtait à la dévorer.
— Ne dites jamais à personne que je
suis humain. Vous avez déjà pris un
risque mortel en l’imaginant.
Marguerite se recroquevilla
instinctivement. Puis ses yeux
s’étrécirent et, malgré elle, elle sourit.
— Vierge Marie, vous êtes aussi
taquin que les Faucon.
— Je l’avoue volontiers. C’est le
moindre de mes travers.
Son visage redevint aimable et il lui
tapota l’épaule paternellement.
— Mais ne vous y trompez pas, ma
confession n’était pas une profession de
foi dans un amour idéal et immortel. Ce
que nous partageons maintenant, Cecily
et moi, nous a beaucoup coûté à l’un et à
l’autre. Cela a été précédé, et n’est pas
encore exempt maintenant, de cris, de
larmes et de nuits innombrables de doute
et de souffrance. Vous ne tarderez pas à
découvrir que Darius, en ce moment, n’a
qu’une envie : briser le lien qui vous lie
l’un à l’autre. Je l’ai entendu le dire et
j’ai l’intention de ne pas en tenir
compte.
Le cœur de Marguerite se serra et elle
sentit un nœud se former au creux de son
estomac.
— Où en est votre projet de me faire
épouser Marwood, messire ?
— Marwood ?
L’espace d’un instant, elle eut
l’impression qu’il ne savait pas de qui
elle parlait. Puis son visage s’éclaira et
il s’esclaffa.
— Il n’y a jamais eu de Marwood.
— Je vous demande pardon ?
— Je me suis juste amusé à taquiner
Faucon. Il ne le sait pas encore, mais sa
seule vraie mission à Thornson était de
vous épouser et d’élever son fils, le
vôtre, pour en faire un sujet du roi, loyal
et fidèle.
Marguerite retint sa respiration et
battit des cils, ne sachant plus quoi dire
ou penser.
Le comte William vint à son secours et
résolut son dilemme.
— Le roi sait depuis fort longtemps
que Darius est le père du jeune Marcus.
Elle secoua la tête lentement.
Comment avait-il pu l’apprendre ? Ni
elle ni Henry ne l’avaient jamais dit à
personne.
— Non. Ce n’est pas possible.
— Si, madame. Il l’a su. Et la
personne qui le lui a dit a formulé une
requête à laquelle il a accédé fort
volontiers. Si Darius n’était toujours pas
marié à la mort du baron de Thornson,
vous lui seriez donnée en mariage.
— Comment ? Qui a pu formuler une
requête aussi hardie ?
— Henry Thornson.
— Henry !
— J’ai les documents en ma
possession. La missive de votre époux,
les ordres du roi et un rapport du prêtre
qui a rendu visite à Henry
immédiatement après sa requête. Le
prêtre a confirmé que votre fils était
bien un Faucon, comme l’avait admis
Henry. Après avoir vu l’enfant moi-
même, je comprends facilement qu’il
n’ait eu aucun mal à s’en convaincre.
— Le seul prêtre qui soit jamais venu
à Thornson est celui qui a baptisé
Marcus. Mon fils était alors un bébé.
Comment a-t-il pu deviner à quoi il
ressemblerait plus tard ?
Le comte lui pressa l’épaule
gentiment.
— C’était un prêtre de Faucon — à la
demande de Henry.
Elle se leva nerveusement et, sentant
le sol vaciller sous ses pieds, elle se
raccrocha à l’épaule du comte.
— Pourquoi aurait-il fait une chose
pareille ?
— Si j’en juge à sa missive, je peux
seulement supposer qu’il avait une
profonde affection pour vous et voulait
assurer votre bonheur, au cas où il
viendrait à disparaître.
— Mon bonheur…
— Un trésor que vous avez peut-être
dilapidé.
Elle s’écarta de lui brusquement.
— Je veux voir Darius. Il le faut.
— Non.
William lui prit le bras et la retint
doucement.
— Le comte Rhys est en chemin et ne
devrait pas tarder à arriver à Thornson.
Lui et moi, nous irons parler à Darius,
puis je vous autoriserai à aller le voir.
— Seule ?
— Non. J’en suis désolé, madame,
mais il ne souhaite pas vous parler. Je
ne veux pas prendre le risque de vous
laisser seule avec lui.
Un gémissement étranglé s’échappa de
la gorge de Marguerite.
— Il faut lui donner du temps,
Marguerite.
— Du temps ? Il a déjà demandé à me
répudier. Je n’ai pas de temps.
— Je lui accorderai cette requête
seulement si vous la formulez aussi. Je
suis certain que le roi me soutiendra. Et
Darius n’osera jamais demander à
l’Eglise l’annulation de votre mariage
sans l’assentiment du roi.
Les jambes de Marguerite se mirent à
trembler et son cœur se serra de
nouveau.
— Jamais je ne demanderai une chose
pareille.
— Alors, vous n’avez aucune raison
de vous inquiéter. Il vous suffit de lui
donner le temps dont il a besoin pour
réfléchir et mettre de l’ordre dans ses
pensées. Si vous le permettez, je vais
vous laisser maintenant, ajouta-t-il en se
dirigeant vers la porte.
Quand il fut sorti, Marguerite se laissa
tomber lourdement sur le bord de son lit.
Du temps. Combien de temps faudrait-il
à Darius pour accepter le fait que sa
femme l’avait trahi ?
Elle en voulait au comte. Après tout,
s’il leur avait dit la raison pour laquelle
il était venu à Thornson et son intention
de tendre un piège à Bainbridge, rien de
tout cela ne serait arrivé.
Mais, en même temps, elle devait bien
admettre que ce n’était pas lui qui
l’avait forcée à comploter avec
Bainbridge. Elle avait cru les menaces
de ce fourbe contre son fils et elle avait
agi délibérément, sans prévenir son mari
de ce qui se manigançait derrière son
dos.
Dans son esprit, cela suffisait à la
rendre coupable de trahison et elle était
certaine que Darius pensait la même
chose.
Du temps. Seigneur Dieu, en faudrait-
il beaucoup pour que Darius accepte de
l’écouter ? Il fallait absolument qu’elle
le revoie avant que son cœur ne se brise
complètement.

* * *

Darius regarda fixement le soleil se


coucher à travers l’étroite fenêtre de son
cachot. Cela faisait trois jours et trois
nuits qu’il était enfermé ici. Une nuit de
plus à Thornson et il pourrait être libre
de s’en aller. L’idée de retourner à la
Fauconnière ne lui apportait pas la paix
qu’il avait espérée.
La raison en était simple : s’il
retournait là-bas, il serait de nouveau
seul — comme avant.
Tous les arguments de son frère et du
comte n’avaient pas réussi à le faire
changer d’avis. Marguerite lui avait trop
souvent menti.
Rhys lui avait dit qu’il était stupide. Il
avait peut-être raison. Il était idiot. Un
idiot désespérément amoureux d’une
femme qui avait cherché à le faire
passer pour un félon.
Oui, il connaissait les raisons pour
lesquelles elle avait agi ainsi. Le comte
et Rhys les lui avaient expliquées
longuement.
Cela ne faisait aucune différence pour
lui. Si elle avait eu un tant soit peu
confiance en lui, elle lui aurait dit ce que
Bainbridge avait dit et fait. Elle l’aurait
informé de ce qui allait arriver dans
cette maudite grotte.
Il n’aurait jamais fait quoi que ce soit
pour mettre la vie de leur fils en danger.
Il aurait volontiers accepté de se laisser
prendre au piège de Bainbridge — et
fini exactement au même endroit. Mais il
l’aurait fait en connaissance de cause, en
partenaire.
Maintenant, c’était trop tard. Rhys et
William avaient essayé à maintes
reprises de le convaincre de lui parler,
mais il avait tenu bon et refusé
obstinément de la voir. Moins parce
qu’il était en colère que parce qu’il
connaissait sa faiblesse à son égard. Il
n’avait pas l’intention de lui parler, tant
qu’il ne serait pas certain de pouvoir le
faire sans que son cœur batte la chamade
ou qu’un torrent de lave se mette à
couler dans ses veines.
Il n’avait pas assez confiance en elle
pour être sûr qu’elle ne se servirait pas
de ses sentiments contre lui. Pour Rhys,
cela n’avait aucun sens. Quant au comte,
il avait levé les bras au ciel et renoncé à
le convaincre.
Mais ce qu’il avait dit était vrai.
Après tout, elle avait cru que son amour
pour elle était si grand qu’il lui
pardonnerait tout, même la pire des
trahisons. Elle s’était trompée.
Il ne lui pardonnerait pas. Jamais plus
il ne serait aussi faible avec elle.
Voilà des années qu’elle le faisait
souffrir. Il avait cru la reconquérir,
trouver enfin le bonheur avec elle, mais
tout cela était vain. Du reste, même leurs
retrouvailles étaient factices. Six ans
auparavant, Thornson lui avait volé
Marguerite et voilà qu’il apprenait que
c’était lui qui la lui avait rendue.
Etait-il supposé lui en être
reconnaissant ? Il ne l’était pas. Il
l’aurait été s’il ne la lui avait pas prise.
— Sacré bon Dieu de bon…
Un coup frappé à la porte interrompit
son chapelet de jurons.
— Entrez.
Son frère, Rhys, ouvrit la porte et vint
s’asseoir à côté de lui.
— A quoi penses-tu, Darius ?
— A rien.
— Ne fais pas ça.
— Faire quoi ?
Pour autant qu’il le sache, il ne faisait
rien.
— Ce que tu n’as pas cessé de faire
depuis mon arrivée ici. Je te pose des
questions et tu refuses de me répondre,
comme si j’étais un étranger, un
importun.
— Dis-moi une chose, Rhys :
qu’aurais-tu fait si Gareth avait été ici, à
ma place ?
— Je l’aurais sans doute assommé,
avant de lui dire à quel point il était
stupide.
Il fronça les sourcils et reprit :
— Où veux-tu en venir ?
Darius hésita. C’était le cœur de son
problème avec Rhys.
— Il y a six ans, tu aurais fait la même
chose avec moi. Qu’y a-t-il de différent,
maintenant ?
— Toi, répondit Rhys simplement. Tu
as quitté Faucon furieux et le cœur brisé.
A ton retour, tu étais un autre homme, un
homme calme et renfermé. Comment
veux-tu que je te traite ? Comme un
jouvenceau qui vient d’être battu comme
plâtre et renié par son père ou comme
l’homme froid et distant que tu es
devenu ?
— Je veux simplement que tu me
traites comme ton frère. Je ne puis rien
changer à ce qui est arrivé jadis.
— Tu te trompes. Ne vois-tu donc pas
l’opportunité qui s’offre à toi ? Tout ce
qui t’a été pris est désormais à portée de
ta main, si seulement tu veux bien la
tendre et le prendre.
— Si c’est à ma femme que tu fais
allusion, j’ai déjà essayé. Et c’est ici
que je me suis retrouvé, ajouta-t-il en
désignant le cachot d’un geste circulaire.
— Par tous les saints, tu ne vas tout de
même pas la renier simplement parce
qu’elle a cherché à protéger son fils !
— Son fils ne courait aucun danger.
Rhys leva les yeux au ciel.
— Elle le croyait. Tu la punis
injustement.
— Je la punis ?
Il vit rouge. Poussant brutalement
Rhys, il se leva et alla à la fenêtre.
— Elle ? Tu te moques de moi ?
Rhys lui saisit le bras et le força à se
rasseoir.
— Si, elle. Elle nous a tout expliqué, à
William et à moi, et nous t’avons répété
tout ce qu’elle nous a dit. Elle a commis
une erreur, j’en conviens volontiers. Une
erreur grave. Mais c’est la peur qui l’a
incitée à la commettre. C’est une femme,
Darius. Contrairement à nous, elle n’est
pas confrontée quotidiennement aux
mensonges et aux trahisons. Alors que
nous avons été éduqués pour nous battre,
l’épée à la main, elle l’a été pour
protéger ses enfants, quel qu’en soit le
prix. Et, Dieu merci, il n’y a aucune
honte à cela.
— Au cas où tu l’aurais oublié, tu
m’as déjà raconté tout cela. Maintenant,
laisse-moi.
Darius tenta de dégager son bras, mais
sans y parvenir.
— Rhys, je te préviens…
— Préviens-moi autant que tu veux,
petit frère, répliqua Rhys, les mâchoires
serrées. Je ne te lâcherai pas tant que tu
n’auras pas accepté d’entendre raison.
— Alors, tant pis pour toi !
Le poing de Darius jaillit et toucha
Rhys au menton.
Rhys vacilla légèrement, puis
s’esclaffa.
— Une pichenette. Tu veux essayer de
nouveau ?
La porte s’ouvrit brusquement. Le
comte William entra et s’interposa, en
les forçant à s’écarter l’un de l’autre.
— Arrêtez ! Bonté divine, vous avez
perdu la tête, tous les deux !
— Mon petit frère a besoin d’une
bonne correction, répondit Rhys, les
poings serrés.
Le comte secoua la tête.
— Peut-être, mais ce n’est pas à toi de
t’en charger.
— Qui alors ? s’enquit Darius en
soutenant le regard du comte. Vous ?
Vous avez envie d’essayer ?
A cet instant, Osbert franchit le seuil
de la porte et frappa le mur avec le plat
de son épée.
— Arrêtez immédiatement, jeunes
gens ! Sinon, gare à vous !
Les trois hommes se retournèrent et le
regardèrent fixement. Osbert redressa la
tête, la mine farouche, avant de ressortir
et de refermer la porte derrière lui.
Darius se mordit la lèvre pour ne pas
éclater de rire.
— Mon capitaine d’armes peut être
très efficace, par moments, commenta-t-
il avec un haussement d’épaules.
William fut le premier à reprendre sa
contenance.
— Un repas nous attend en bas, dans
la grande salle. Je souhaite que vous
vous joigniez à moi tous les deux. Nous
avons à parler au sujet des opérations de
cette nuit.
— Sera-t-elle là ? ne put s’empêcher
de demander Darius.
Rhys et William se regardèrent.
Finalement, ce fut Rhys qui lui répondit :
— Oui. C’est son château, je te le
rappelle, et ce sont ses gens.
— Bien. J’avais seulement envie de le
savoir. Qu’en est-il de Bainbridge et
Everett ?
— Je les ai envoyés tous les deux au
village pour la nuit, répondit William.
En leur demandant de surveiller
étroitement les allées et venues des
manants.
Darius hocha la tête.
— On peut seulement espérer qu’ils
profiteront de la situation.
A vrai dire, il priait le ciel pour qu’ils
agissent cette nuit. Autrement, il serait
obligé de rester à Thornson plus
longtemps qu’il n’en avait l’intention.
Rhys le rassura.
— Oh ! ils en profiteront, c’est
certain. Bainbridge est trop avide pour
laisser passer pareille opportunité.
— Bien, acquiesça le comte en se
dirigeant vers la porte. Nous finirons de
mettre au point nos plans à table. Si tout
se passe bien, l’affaire devrait être
terminée demain matin.
Chapitre 19

Marguerite pouvait à peine entendre


ce qui se passait autour d’elle, tant les
battements de son cœur résonnaient dans
ses oreilles. La paroi rocheuse du tunnel
était glaciale contre son dos. Elle était
bien couverte — une chemise, une
tunique de laine et une cotte de mailles
empruntées au coffre de son défunt
mari —, mais, malgré cela, l’humidité et
le froid la transperçaient jusqu’aux os,
la faisant frissonner.
Au loin, la flamme vacillante d’une
torche jaillit dans la pénombre. Elle
retint sa respiration et se plaqua dans
l’étroit renfoncement.
Elle attendit, immobile et silencieuse.
La flamme de la torche se rapprochait,
lentement, accompagnée par un bruit de
pas régulier. Puis l’homme de tête se
détacha, éclairant avec sa torche la lame
de son épée.
— Madame ?
En reconnaissant la voix d’Osbert,
Marguerite poussa un soupir de
soulagement et sortit du renfoncement.
— Oui, je suis là.
— Etes-vous prête ?
— Oui. Mes gens sont sur la plage,
attendant mon signal.
— Après vous, madame, murmura
Osbert.
Puis, se retournant brièvement, il fit
signe à ses hommes de les suivre.
Marguerite prit la tête du petit groupe
et s’engagea dans un passage étroit et
rarement utilisé qui reliait le tunnel
principal à la grotte.
La cotte de mailles de Henry était trop
longue et battait contre ses mollets. Si
elle n’avait pas été fendue sur les côtés,
elle aurait eu beaucoup de peine à mettre
un pied devant l’autre.
Darius s’était chargé de la faire
nettoyer. Une fois la rouille partie, les
mailles jouaient plus librement et
épousaient son corps sans trop la
meurtrir. C’était Osbert qui la lui avait
apportée dans sa chambre. Darius lui
avait laissé le choix : soit elle la mettait,
soit elle restait au château avec Rhys et
le comte.
Il lui avait fallu l’aide de Bertha pour
l’enfiler, mais elle y était parvenue et
avait obéi ensuite aux ordres qu’Osbert
lui avait transmis.
Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir le
cœur serré en pensant à la façon dont
Darius avait pris en mains cette
expédition, mais, au moins, il avait
accepté de l’y faire participer.
Cependant, elle refusait de se faire la
moindre illusion. Si Darius avait requis
son aide, c’était seulement parce que ses
gens avaient confiance en elle et
accepteraient de lui obéir. Il souhaitait
épargner autant que possible leurs vies
et la vie de ses hommes.

* * *

Darius et ses hommes étaient tapis au


fond des embarcations. Le comte
William avait fait arraisonner les
bateaux qui attendaient au large et
remplacer les marins par des hommes
sûrs et fidèles à la cause du roi Etienne.
Grâce aux plans des passages secrets,
il avait pu échapper sans peine à la
vigilance des espions que Bainbridge
avait, sans nul doute, laissés au château.
Rhys aurait voulu l’aider à finir
d’accomplir sa mission, mais Darius
avait refusé son aide. Il voulait lui-
même confondre Bainbridge. Et, grâce à
la collaboration de Marguerite, il y
parviendrait sans trop de pertes
humaines.
Le seul fait de penser à elle fit battre
son cœur un peu plus vite, mais il
l’ignora délibérément. Rien n’était
changé. Les bagages de ses hommes
étaient prêts et, dès que sa mission aurait
été accomplie, il retournerait à la
Fauconnière.
Pour le moment, il avait besoin de se
concentrer sur ladite mission. A chaque
roulis, son estomac menaçait de se
rebeller.
— Messire, ne regardez pas la mer,
lui conseilla l’un des rameurs. Fixez
plutôt votre regard sur la côte.
Il suivit son conseil et s’en trouva
beaucoup mieux, même s’il avait de la
peine à détacher les yeux des flots qui se
brisaient autour de lui.
Soudain, un autre marin pointa le doigt
vers le promontoire rocheux, au bout de
la plage.
— Là-bas, messire !
Comme il l’avait prévu, Everett ou un
autre des contrebandiers avait allumé un
feu pour les prévenir que la voie était
libre et qu’ils pouvaient accoster.
Darius se retourna vers ses hommes et
leur fit signe de se tenir prêts.

* * *
Rhys tapota nerveusement la table du
bout des doigts.
— Pendant combien de temps encore
allons-nous attendre ?
— Sois patient, lui répondit le comte
en vidant son gobelet de vin et en le
reposant bruyamment, avant de se servir
un autre morceau de porc grillé. Tu sais
aussi bien que moi où ils sont allés.
— C’est justement ce qui m’inquiète.
— C’est ton frère, pas ton fils. Arrête
de le traiter comme un enfant, répliqua
William en s’essuyant la bouche avec la
manche de sa tunique. Au cas où tu ne
l’aurais pas remarqué, Darius est un
homme maintenant. Un homme aguerri et
rompu à tous les combats. A propos,
comment va ta mâchoire ?
— Bien. Merci.
Rhys saisit son propre gobelet et en
but le contenu en grimaçant.
— Seigneur Dieu, comment pouvez-
vous boire ce breuvage atroce ? Ce n’est
pas du vin, c’est du vinaigre !
William haussa les épaules.
— Tu es trop gâté. Le nord de
l’Angleterre n’est pas la Normandie où
tu peux te ravitailler aisément en vins
d’Anjou. Pour ma part, je trouve que
cette piquette n’est pas si mauvaise… Je
m’y suis habitué, faute de mieux, dit-il
en remplissant de nouveau son gobelet.
Rhys demanda de la bière et soupira.
— Je ne peux pas supporter cette
attente.
— Tu n’as pas le choix.
— Et si quelque chose va de travers ?
William secoua la tête.
— Ne t’inquiète pas. Ils savent ce
qu’ils font.
— Cela aurait été plus facile, si c’était
notre plan qui avait été retenu.
— Sans doute. Mais ton frère voulait
agir à sa guise, ce que je comprends.
Qu’aurais-tu fait, toi ? Penses-tu que tu
aurais attendu l’aide de ton frère et de
son allié ? Je ne crois pas.
— Il était supposé rester dans son
cachot. Mais il n’a jamais été capable
d’obéir.
William s’esclaffa.
— C’est un Faucon. Toi-même, si je
ne m’abuse…
Rhys soupira de nouveau.
— Je vous l’accorde.
— Bien. Alors, arrête de te tourmenter
et profite de cet excellent repas.
Avant que Rhys ait eu le temps de se
servir un morceau de venaison, la porte
de la grande salle s’ouvrit et l’un des
gardes adressa un signe de tête au comte.
William se leva, mais, à la grande
déception de Rhys, il ordonna
simplement qu’on enlève les tables et
les bancs. Puis il fit disposer les deux
chaises à dossier sous le dais.
Rhys regarda successivement William
et la porte de la grande salle.
— Que faites-vous ?
— Viens t’asseoir. Nous attendrons ici
que Darius et ses hommes nous amènent
les félons.
Rhys obéit, mais ne put dissimuler son
exaspération.
— Ce n’est pas possible ! Jamais je ne
pourrai…
— Oh ! allons, arrête de te plaindre et
bois une chope de bière. L’impatience a
toujours été ton plus grand défaut.

* * *

Marguerite leva le bras, afin d’arrêter


les hommes derrière elle, et éteignit sa
torche sur le sol.
Elle n’avait pas besoin de lumière
pour savoir que les villageois de
Thornson approchaient afin de
commencer à charger les armes et l’or
dans les bateaux. Elle entendait leurs
pas et leurs voix, alors qu’ils
approchaient de la grotte par le tunnel
principal.
Silencieusement, elle remercia Henry
pour avoir gardé secret, sauf pour elle,
ce passage étroit et sinueux. Depuis le
tunnel principal, son entrée ressemblait
à un simple renfoncement dans la paroi
rocheuse, à trois pas à peine de l’entrée
de la grotte.
De là, elle pouvait regarder et attendre
que le dernier homme soit entré dans la
grotte, puis guider Osbert et les hommes
de Faucon pour interdire aux villageois
toute possibilité de retraite.
Maintenant, Darius et les hommes dans
les bateaux devaient avoir vu le signal.
Bientôt, ils accosteraient sur la plage et
seraient rejoints rapidement par les
hommes de Rhys qui avaient été postés
le long des falaises.
Bainbridge et Everett seraient pris au
piège, comme dans une nasse. Elle
n’avait aucune idée de la façon dont
Bainbridge réagirait, quand il se rendrait
compte qu’il n’avait aucun moyen de
s’échapper.
Pendant que les hommes passaient
devant elle, elle se raidit et sa
respiration devint plus saccadée. Osbert
posa une main rassurante sur son épaule.
— Chut, calmez-vous, lui murmura-t-il
à l’oreille.
Lorsque le dernier homme fut entré
dans la grotte, elle avança légèrement et
respira plus librement. Darius lui avait
demandé de patienter et d’attendre que
les villageois se soient mis au travail.
Bientôt, ils arrêtèrent de parler et
commencèrent à charger sur leurs
épaules les caisses et les sacs pour les
emporter sur la plage.
Les sachant occupés, elle sortit de
l’étroit passage et avança
silencieusement jusqu’à l’entrée de la
grotte. Un coup d’œil derrière son
épaule lui suffit pour savoir qu’Osbert et
ses hommes l’avaient suivie, prêts à
agir.
Elle inspira profondément, puis elle
entra dans la grotte et cria d’une voix
impérieuse :
— Gens de Thornson, écoutez-moi !
Lâchez vos armes et vous aurez la vie
sauve !
Puis elle se plaqua contre la paroi
rocheuse, afin de permettre à Osbert et à
ses hommes d’entrer et de se déployer.
A son grand soulagement, tous les
villageois lui obéirent immédiatement et
jetèrent leurs armes — des fourches et
des bâtons ferrés pour la plupart. Puis
ils s’alignèrent docilement contre la
paroi de la grotte.
Une partie des hommes d’armes de
Thornson virent également qu’il était
plus sage de se rendre et lâchèrent leurs
épées et leurs dagues avant de les
rejoindre.
— A genoux ! ordonna Marguerite en
leur décochant un regard noir.
Osbert et ses hommes engagèrent alors
le combat avec ceux qui avaient choisi
de résister. Les épées s’entrechoquèrent,
mais, très vite, submergés par le
nombre, les derniers rebelles se
rendirent, l’un après l’autre.
Marguerite prit des lanières de cuir
dans le sac qu’elle portait à sa ceinture
et les tendit à l’homme d’armes qui était
à genoux devant elle.
— Va attacher les mains dans le dos
de tes compagnons, ordonna-t-elle.
Pendant qu’il se levait, elle se
retourna vers les villageois.
— John, explique-toi ! ordonna-t-elle
sèchement au plus grand d’entre eux.
Il fit un pas en avant et baissa la tête
en triturant son bonnet entre ses mains.
— Je n’ai pas d’explication à vous
donner, madame, seulement des excuses
pour avoir agi sans vous consulter.
— Qui vous a ordonné de venir ici ?
— Messire Everett nous a transmis les
ordres de messire Bainbridge.
Elle soupira.
— Et vous obéissez toujours aux
ordres de Bainbridge ?
— Oui, depuis que sir Henry n’est
plus là.
Avant de poursuivre, elle les regarda
dans les yeux, l’un après l’autre.
— Ce sera bientôt la saison des
moissons. Puis l’hiver viendra.
Souhaitez-vous rester et travailler à
Thornson ou vous en aller ? Je laisserai
partir librement et garantirai la sécurité
de tous ceux qui voudront aller servir le
roi David.
Les yeux des villageois s’arrondirent
de surprise. Ils marmonnèrent entre eux,
puis John se frappa le torse de son poing
fermé.
— Je reste à Thornson, madame.
Immédiatement, les autres villageois
suivirent son exemple.
Marguerite retint un soupir de
soulagement. Elle s’abstint néanmoins
de tout commentaire. Pour le moment, il
valait mieux les laisser dans
l’incertitude.
— Bien. Retournez chez vous
maintenant, et attendez ma décision,
ordonna-t-elle en leur indiquant le
tunnel.
Puis elle se tourna vers les hommes
d’armes de Thornson.
Osbert venait de finir d’attacher les
mains de ceux qui avaient résisté.
— Avez-vous, vous aussi, reçu vos
ordres d’Everett et de Bainbridge ?
Ils hochèrent la tête l’un après l’autre.
— Darius de Faucon est votre
seigneur légitime maintenant. Vous le
saviez depuis mon mariage avec lui.
Vous aurez tous la vie sauve, mais vous
quitterez Thornson.
A sa grande surprise, aucun d’entre
eux ne protesta. Ils restèrent immobiles,
les yeux fixés au sol.
— Bien, alors votre sort est réglé.
A cet instant, l’un des hommes
d’armes s’avança jusqu’à elle.
— Pardonnez-moi, madame. J’ai cru
bien faire en protégeant les intérêts de
Thornson, mais je n’obéirai qu’à vous
désormais. Si vous l’acceptez, je serai
honoré de continuer à vous servir
fidèlement.
C’était plus que ce qu’elle avait
espéré. Elle hocha la tête.
— Il faudra en parler à messire
Faucon. C’est à lui de prendre la
décision. Je me porterai garante de toi,
ajouta-t-elle en voyant la peur envahir
son regard. Mais si tu oses encore me
trahir, c’est moi-même qui te trancherai
la tête.
Osbert ordonna à l’un de ses hommes
de garder les prisonniers, puis il
rassembla les autres et se tourna vers
Marguerite.
— Vous êtes prête, madame ?
Elle relâcha enfin le soupir qu’elle
avait retenu et hocha la tête.
— Oui.
— Beau travail, approuva-t-il, avant
de prendre la tête de ses hommes et de
se diriger vers le tunnel qui conduisait à
la plage.

* * *

Depuis la plage, Everett se démenait


comme un diable.
— Plus vite ! criait-il aux rameurs.
Plus vite, bon sang ! Un peu d’énergie !
Un sourire narquois aux lèvres, Darius
rabattit sur son visage la capuche de son
manteau.
— Tout à l’heure, tu seras moins
pressé de nous voir arriver, marmonna-
t-il entre ses dents.
Quand la quille du bateau toucha le
fond, il sauta à l’eau et aida les marins
et ses hommes à le tirer sur la plage.
Everett ne fit rien pour les aider et
continua d’aller et venir le long de la
plage. Il n’arrêtait pas de regarder par-
dessus son épaule et Darius se demanda
qui il cherchait. Si c’était les hommes
qui devaient apporter les caisses, il
risquait d’attendre longtemps.
Il ne doutait pas que Marguerite,
Osbert et ses hommes avaient rempli
avec succès la mission qui leur avait été
confiée.
Everett fit alors signe à un homme qui
était sorti d’un recoin de la falaise où il
s’était dissimulé. Un sourire incurva les
lèvres de Darius. Sa main le démangea
de tirer l’épée qu’il gardait cachée sous
son manteau.
Bainbridge…
Il tenait enfin ce félon. Mais, malgré
son envie de lui passer sa lame en
travers du corps, il retint sa respiration
et attendit. Brusquer les choses ne
servirait à rien.
Tout en se dirigeant vers Everett,
Bainbridge inspecta du regard les
bateaux alignés sur la plage. Derrière
lui, ses hommes étaient sortis de l’ombre
également. Darius les compta
rapidement et vit qu’ils étaient
seulement une dizaine. Le combat serait
bref, se dit-il en reportant son attention
sur Everett et Bainbridge. Comme le
vent soufflait de la terre, leur
conversation parvint jusqu’à lui.
— Tous les bateaux sont arrivés ?
Everett hocha la tête.
— Oui, messire. Les six qui étaient
prévus sont là.
Bainbridge se retourna vers l’entrée
de la grotte.
— Les caisses devraient arriver d’un
moment à l’autre. Va t’assurer que ces
manants ne perdent pas du temps
inutilement.
Puis il ordonna à ses hommes de se
répartir le long de la plage.
Quand Everett eut disparu à l’intérieur
de la grotte, Darius réprima, non sans
peine, un éclat de rire. Il fit signe à ses
hommes de ne pas bouger. L’attente ne
serait pas longue, mais il valait mieux
mettre toutes les chances de leur côté.
Sur la plage, Bainbridge s’était mis à
marcher de long en large. Visiblement, il
était nerveux. Tirant une dague de son
ceinturon, il la jeta en l’air et la rattrapa
en plaquant la lame contre la paume de
sa main.
Contre la paume de sa main.
Darius fronça les sourcils. Quand il
avait examiné la blessure à la main de
Marguerite, le jour où il avait été surpris
dans la grotte par le comte et
Bainbridge, il avait eu l’impression que
l’entaille avait été provoquée par une
lame. Marguerite lui avait affirmé
qu’elle se l’était faite elle-même sur une
aspérité de la falaise. Mais en voyant
comment Bainbridge jouait avec sa
dague, il se demanda si ce n’était pas lui
qui l’avait blessée.
Si sa supposition était juste, cela
signifiait qu’elle lui avait menti une fois
de plus pour le protéger.
Les traits de son visage se
contractèrent. Ces interrogations
constantes étaient ce qu’il ne pouvait pas
supporter. Comment pourrait-il vivre
avec Marguerite, en ne sachant jamais si
elle lui disait la vérité ?
Il serra les poings et chassa ces
pensées qui lui taraudaient l’esprit et le
cœur. Le combat était imminent. Il
penserait à tout cela plus tard.
A cet instant, Everett ressortit de la
grotte en courant, comme s’il avait le
diable à ses trousses.
— Messire Bainbridge ! Messire
Bainbridge ! Nous sommes trahis !
Darius arracha son manteau et tira son
épée.
— Faucon ! En avant au nom du roi !
Pas de quartier !
Les hommes qui étaient dans les
bateaux se débarrassèrent de leurs
déguisements et le suivirent, l’épée à la
main.
Son cri avait été entendu également
par les hommes de Rhys et de William
qui étaient postés autour de la falaise. Ils
accoururent, tandis qu’Osbert et sa
troupe jaillissaient de la grotte, suivis
par Marguerite.
Pendant que ses hommes tentaient de
livrer bataille, Bainbridge se mit à
courir en tous sens, cherchant un moyen
de s’échapper.
En voyant son affolement, Darius ne
put s’empêcher de rire. A part la mer, il
n’y avait aucune issue et, dans les
bateaux, les marins de William
veillaient, prêts à l’intercepter.
Sachant qu’il n’aurait nulle part où
aller, il détourna les yeux et reporta son
attention sur un homme qui courait vers
lui, l’épée levée. Le combat fut bref. Un
moulinet, un coup d’estoc et l’imprudent
s’effondra à ses pieds, le corps
transpercé de part en part.
Il venait à peine de retirer sa lame
ensanglantée, lorsqu’il entendit
Marguerite crier :
— Une épée ! Donnez-moi une épée !
Sans réfléchir, il saisit l’épée de
l’homme qu’il venait d’expédier dans
l’au-delà et la lui lança. A sa grande
surprise, elle la saisit au vol, se retourna
et la planta dans le dos d’un homme qui
essayait d’attaquer Osbert par-derrière.
Darius battit des paupières.
Visiblement, Thornson lui avait appris à
se battre et elle avait profité de ses
leçons.
Le combat sur la plage se termina très
vite. Quelques minutes suffirent aux
hommes de Darius pour tuer ou faire
prisonniers les traîtres qui avaient suivi
Everett et Bainbridge. Des traîtres qui
seraient jugés à leur retour à Thornson.
Il s’apprêtait à remettre son épée au
fourreau, lorsqu’un cri de bête traquée
jaillit près des bateaux. Visiblement,
Bainbridge n’était pas décidé à accepter
son destin avec dignité.
L’épée à la main, il se dirigea vers
l’endroit d’où provenaient les cris. Il
aurait eu plaisir à passer son épée à
travers le corps de cette crapule, mais il
avait juré de ramener le félon vivant et
enchaîné.
— Je t’ai dit de te taire !
Darius s’arrêta. C’était la voix de
Marguerite.
En proie à une brusque angoisse, il se
mit à courir. Au passage, il vit Everett,
allongé sur la plage, une dague plantée
dans le dos. Cela ne plairait ni au comte,
ni au roi.
Bainbridge était à genoux devant
Marguerite.
Elle se tenait au-dessus de lui, la
pointe de son épée appuyée sur son cou.
— Tu n’es qu’un traître et un sale
menteur ! Tu t’es joué de moi en
menaçant de tuer mon fils !
— Il fallait que je vous fasse
comprendre où était votre intérêt. C’est
la raison pour laquelle je vous ai forcée
à m’aider.
— Tu as ruiné mon mariage !
— J’ai tué votre époux, c’est vrai,
mais c’était inévitable. Son temps était
fini, c’était à mon tour de prendre la
relève.
Darius se figea, stupéfait.
Tuer qui ? Oh ! Seigneur Dieu, tout
de même pas Henry Thornson.
Marguerite venait apparemment de
comprendre elle aussi. Les yeux
étincelants, elle levait son épée…
Lâchant la sienne, Darius bondit et se
jeta sur elle avant qu’elle n’ait pu
abattre la lame sur le cou de Bainbridge.
Elle se débattit, furieuse.
— Lâche-moi ! Lâche-moi ! cria-t-elle
en sanglotant. Il faut que je tue ce
monstre !
Darius lui arracha son épée.
— Je ne peux pas te laisser faire ça.
Elle continua de se débattre, les traits
du visage déformés par la rage, mais sa
cotte de mailles trop longue gênait ses
mouvements et elle ne parvint pas à se
dégager.
Il immobilisa ses poignets avec ses
mains.
— Calme-toi. Tu ne peux pas le tuer.
C’est au roi de décider de son sort.
— Il a tué Henry !
La détresse contenue dans sa voix fit
tressaillir Darius. Elle avait dû vraiment
aimer son défunt mari pour se mettre
dans un état pareil.
— Je le sais. J’ai entendu. Il paiera, je
te le promets.
— Il paiera ? Non, maintenant ! Je
veux venger Henry de mes propres
mains !
Darius cria un ordre à Osbert par-
dessus son épaule.
— Emmène cette ordure loin de la
plage ! Tout de suite !
— Et Everett, Messire ? Qu’en
faisons-nous ?
— S’il est vivant, emmène-le
également. Sinon, laisse la mer emporter
son cadavre. Les crabes se chargeront
de le dévorer.
— Je te déteste ! lui jeta Marguerite au
visage. C’était à moi de punir ce traître.
Darius attendit que le bruit derrière lui
se soit estompé avant de baisser les yeux
vers elle. Il ignora délibérément le
tremblement de ses lèvres et les larmes
qui coulaient le long de ses joues.
— Je sais que tu me détestes. Tu me
l’as fait suffisamment comprendre, tu ne
crois pas ?
Elle essaya de dégager l’un de ses
poignets.
— Lâche-moi. Et va-t’en d’ici.
Laisse-moi seule.
— C’est bien mon intention. Mes
bagages sont prêts. Dès notre retour, je
sortirai de ta vie. Définitivement.
Elle arrêta de se débattre et le regarda
fixement.
— Oh ! non, Darius…
Il tressaillit, touché. Il y avait soudain
dans sa voix une intonation, un murmure,
qui lui déchirait le cœur.
Elle regarda autour d’elle, comme une
bête traquée, puis elle se redressa et
reprit :
— Oui, bien sûr, je comprends. Mais
avant de partir, je t’en prie, serre-moi
dans tes bras une dernière fois.
Il eut envie de rire. Une envie étrange,
insensée. Pourrait-il jamais la quitter,
s’il la prenait dans ses bras ? Il détourna
la tête et regarda fixement les vagues qui
se brisaient en clapotant sur la plage.
— Ne pars pas comme cela. Laisse-
moi quelque chose… pour me
souvenir…
Il ferma les yeux afin de résister à
l’appel de son regard.
— Tu auras Marcus. C’est la seule
bonne chose qu’il y ait jamais eue entre
nous — notre fils. Il te suffira de le
regarder pour te souvenir de moi.
— Ne t’en va pas, Darius. Reste.
Reste et élève-le avec moi.
— Je ne peux pas.
Il lui lâcha les poignets et se redressa.
— Chaque fois que tu ouvriras la
bouche, je me demanderai si tu mens ou
si tu dis la vérité. On ne peut pas vivre
ensemble, si on n’a pas confiance l’un
dans l’autre. Pas moi, du moins.
— Je me tairai, alors.
Il sourit, amer.
— C’est le genre de promesse qui ne
dure guère en général. Surtout quand
c’est une femme qui la fait.
Il lui prit la main qui avait été blessée
et la retourna.
— Comment est-ce arrivé ?
Elle fronça les sourcils.
— Je te l’ai déjà dit.
Il laissa retomber sa main et s’efforça
d’ignorer la tristesse qui l’envahissait.
Lui mentirait-elle donc toujours ?
— Non, tu ne m’as jamais dit que
c’était Bainbridge qui t’avait blessée
avec sa dague.
En la voyant fermer les yeux et
détourner la tête, il sut qu’il avait deviné
juste et qu’il devait s’en aller.
Il la prit par le bras et l’invita à le
suivre. En voyant ses épaules basses et
sa mine défaite, il sut qu’elle était
résignée à le laisser partir.
— Faut-il vraiment que tu t’en ailles
aussi vite ? questionna-​t-elle alors qu’ils
remontaient la plage.
Darius avala la boule qui s’était
formée au fond de sa gorge.
— Oui.
— Que vais-je dire à Marcus ?
Sa voix s’était brisée, mais il refusa
de baisser les yeux vers elle.
— Tu lui diras que je suis parti
combattre avec l’ost du roi.
— Ainsi, tu me demandes de mentir à
notre fils ?
Il s’arrêta et se retourna vers elle.
— Non. Ne lui dis pas cela. Dis-lui
simplement que je suis retourné chez
moi, en Normandie.
— Il en aura le cœur brisé, Darius.
Il se remit à marcher et lui répondit
par-dessus son épaule :
— Ainsi, nous aurons au moins
quelque chose en commun.
— Emmène-le avec toi. Il a besoin
d’un père.
Il trébucha et faillit tomber de tout son
long dans le sable.
— Pardon ? Qu’est-ce que tu as dit ?
— Emmène Marcus avec toi.
Emmène-le à Faucon. Loin d’ici et des
menaces qui pèsent sur lui. Tu le
protégeras mieux que moi.
Elle retint brièvement sa respiration,
mais poursuivit d’une voix suppliante :
— Je t’en prie, Darius. Emmène-le en
Normandie. Là-bas, il sera en sécurité,
loin de cette lutte fratricide qui oppose
le roi Etienne et l’impératrice Mathilde.
Il avait de la peine à l’admettre, mais
elle avait marqué un point. Cependant,
malgré sa colère et ses ressentiments à
son égard, il n’avait pas le cœur de lui
enlever ce qu’elle avait de plus cher au
monde.
— Tu seras malheureuse sans ton fils.
Elle soupira.
— De toute façon, un jour ou l’autre, il
me quittera. C’est la vie et je n’y puis
rien. Quelle importance cela a-t-il si
c’est maintenant ou dans dix ans ?
— Marguerite…
— Je suis sérieuse, Darius. Donne-lui
la chance de connaître son père et sa
famille avant que le monde n’ait fait un
homme de lui.
— Je n’aurai pas assez d’hommes
avec moi pour assurer la sécurité d’un
aussi petit enfant.
— Alors, demande à Rhys de
l’emmener avec lui.
Il tendit le bras et lui caressa le
visage. Impulsivement, elle appuya sa
joue contre la paume de sa main.
— Rhys restera encore un jour ou deux
à Thornson. Si, à ce moment-là, tu n’as
pas changé d’avis, il emmènera Marcus
avec lui à Faucon.
Il sentit une larme rouler sur son
pouce.
— Mais si, entre-temps, tu changes
d’avis, je le comprendrai, Marguerite.
— Je ne changerai pas d’avis.
Darius fit un pas vers elle.
— Je ne pourrai peut-être pas te le
ramener avant deux ou trois ans.
— Je le sais. J’attendrai.
Il se pencha et l’embrassa brièvement
sur le front.
— Ne t’inquiète pas, je prendrai soin
de lui.
— Cela vaut mieux pour toi. Sa mère
te tuerait s’il lui arrivait quoi que ce
soit.
Darius fit un pas en arrière.
— Tu n’as pas besoin de le dire. Je
sais à quoi m’attendre.
Il lui prit la main et marcha avec elle
jusqu’aux chevaux qui étaient restés
attachés à une branche d’arbre.
Le trajet du retour s’effectua en
silence.
Lorsqu’ils furent arrivés à Thornson,
il l’aida à mettre pied à terre. Comme il
la gardait un peu trop longtemps dans
ses bras, elle protesta.
— Darius, je t’en prie, c’est déjà
assez difficile comme cela. Laisse-moi.
— Je suis désolé, Marguerite.
Sans plus chercher à lui dissimuler ses
larmes, elle leva les yeux vers lui et lui
caressa le visage.
— Moi aussi, mon amour, murmura-t-
elle en se détournant.
Chapitre 20

Faucon, début de
l’automne 1140
Allongé sous un grand chêne, sur la
berge herbeuse d’un ruisseau, Darius
jeta un caillou dans l’eau qui courait en
chantant entre les rochers.
Il sourit en entendant les éclats de rire
joyeux de Marcus. Son capitaine
d’armes s’était mis en tête de lui
apprendre à monter à cheval. Pas sur un
poney. Sur un destrier. Le destrier
d’Osbert, un grand cheval puissant, d’un
caractère doux et sans le moindre vice.
Les jambes de Marcus dépassaient à
peine les quartiers de la selle, mais il
avait un excellent sens de l’équilibre et,
comme toujours, il avait l’air de
beaucoup s’amuser. Aussi, Darius
n’était pas inquiet et laissait faire
Osbert.
Il remerciait Dieu chaque matin et
chaque soir de la chance qu’il avait
d’avoir son fils avec lui ici, en
Normandie. Et, après chacune de ses
prières, il ajoutait le souhait que
Marguerite soit en paix malgré la
décision qu’elle avait prise.
— Ça va, tu ne te fatigues pas trop ?
Darius leva les yeux en entendant la
voix de son frère, Rhys.
— Non, pas trop.
Il étira les bras au-dessus de sa tête,
avant de les croiser sur son torse.
— Finalement, l’oisiveté me convient
assez bien.
Tous deux savaient qu’il plaisantait.
Depuis leur retour en Normandie, ils
avaient travaillé d’arrache-pied afin de
remettre en état certaines parties de
l’immense château familial. Ils avaient
beau disposer de nombreux bras pour
les aider, c’était un gros travail et ils
s’écroulaient chaque soir dans leur lit,
complètement épuisés.
Mais, ce matin, Darius avait décidé de
prendre un peu de repos et refusé
catégoriquement de participer aux
travaux. A sa grande surprise, Rhys
avait accepté.
— Je me demandais si tu voudrais
bien me faire une faveur.
— Pas aujourd’hui. Je me repose,
répondit Darius en détournant la tête.
— Il ne s’agit pas de travailler.
Robert s’est blessé à la jambe. Il devait
inspecter les murs d’enceinte ainsi que
ceux des deux pavillons de chasse qui
t’appartiennent et qui n’ont pas été
entretenus depuis longtemps.
Darius soupira.
— Tu as raison. Et le maître maçon
arrive demain, si je ne me trompe pas ?
Rhys hocha la tête.
— Oui.
— Comment va Lyonesse ?
Si Rhys lui demandait ce service,
Darius le savait, c’était parce qu’il
voulait rester auprès de sa femme qui
souffrait de nausées depuis qu’elle
attendait leur enfant.
Rhys se gratta la tête.
— Ce matin, en se levant, elle n’était
pas trop mal. Mais, après son petit
déjeuner, elle a été de nouveau malade
et a dû se recoucher.
Darius se leva.
— Je vais y aller. Occupe-toi de ta
femme et surveille Marcus jusqu’à mon
retour.
Osbert et Marcus se rapprochèrent et
arrêtèrent leur destrier devant eux.
— Oui, messire ? s’enquit Osbert.
— Je dois aller inspecter des
bâtiments. Pendant mon absence, vous
resterez tous les deux avec le comte. Je
serai de retour à la tombée de la nuit, ou
peu après.
— Je peux jouer avec mon épée ?
demanda Marcus.
Rhys s’esclaffa et lui ébouriffa les
cheveux.
— Bien sûr. Je suis sûr que les autres
garçons du château seront contents de
ferrailler avec un aussi bon bretteur.
— Va t’amuser, acquiesça Darius,
mais fais attention à ne blesser personne.
Pour le moment, Marcus était trop
petit pour faire grand mal à quiconque
avec son épée de bois, mais dans peu de
temps, songea Darius, il en irait tout
autrement.
Il partit au galop. Alors qu’il
approchait du premier pavillon, il
s’arrêta un instant, surpris par la beauté
du lieu. Voilà des années qu’il n’était
pas revenu dans les parages. Malgré la
relative proximité de la Fauconnière
dont on apercevait les toits au loin, il
régnait ici un calme absolu. Il poussa la
lourde porte de bois et son cœur se mit à
battre plus vite tandis que des images
oubliées se pressaient soudain dans sa
mémoire.
Un brasero éclairait chichement
l’unique pièce du petit pavillon de
chasse. Il n’y avait pas de feu dans la
cheminée, mais la chaleur de leur
passion suffirait à réchauffer
l’atmosphère.
Il se glissa sous les fourrures qui
recouvraient le lit de camp et la prit
dans ses bras. Aussitôt, elle blottit son
corps contre le sien…
Cette nuit, ils partageraient les
mêmes désirs et la même passion. Leur
amour scellerait à jamais les serments
qu’ils avaient échangés devant le
représentant du Seigneur sur la terre.
— Non, pas ça !
La porte claqua tandis qu’il ressortait
précipitamment. Il ne devait plus penser
à Marguerite. Mais le temps avait beau
passer, son souvenir ne s’effaçait pas.
Depuis son retour, quelques mois plus
tôt, il n’y avait pas un jour où son cœur
ne s’était serré douloureusement. Pas un
jour où il n’avait maudit son
intransigeance.
Rhys était rentré à la Fauconnière une
semaine après lui. Il avait ramené
Marcus. Darius avait regretté que
Marguerite n’ait pas eu la hardiesse de
l’accompagner.
Mais comment l’aurait-elle pu après
ce qu’il lui avait dit ? Lui avait-il laissé
la moindre chance ? Il regrettait
amèrement son attitude depuis. Quelques
semaines plus tôt, il lui avait même fait
envoyer une missive lui demandant de
venir le rejoindre. Apparemment, cela
n’avait pas suffi. Il allait donc devoir
reprendre la route de Thornson, et aller
la chercher. Pas dans les prochains
jours, hélas, car l’hiver n’allait pas
tarder et il ne voulait pas imposer à leur
fils un voyage aussi épuisant.
Oui, malgré son impatience, il allait
devoir attendre les premiers bourgeons
du printemps. Mais sa décision était
prise : il ramènerait sa femme à la
Fauconnière. De gré ou de force.
Se languissait-elle de lui autant qu’il
se languissait d’elle ? Parvenait-elle à
trouver le sommeil la nuit, seule dans
son grand lit, avec uniquement ses
souvenirs pour la réchauffer ?
Ces souvenirs lui suffisaient-ils ? Ou
la hantaient-ils douloureusement comme
ils le hantaient lui, au point de lui donner
parfois l’impression qu’une main lui
caressait la joue, ou que des lèvres se
pressaient contre les siennes ?
Beaucoup plus que leurs ébats
amoureux, c’était sa présence qui lui
manquait. La présence de la femme
qu’elle était devenue. Six ans plus tôt, il
était tombé amoureux d’une jeune fille
timide et ingénue. Quand on la lui avait
enlevée, il s’était d’abord consumé de
chagrin, puis, peu à peu, son chagrin
s’était estompé, sans qu’il parvienne
jamais à l’oublier complètement.
Quand il l’avait retrouvée, il avait
découvert une femme différente. Une
femme épanouie, volontaire et sûre
d’elle-même et de ce qu’elle voulait,
très différente de la jeune fille dont il
avait gardé le souvenir.
Dans son cœur, elle était restée celle
qu’il avait aimée et il avait retrouvé
dans ses bras tous les plaisirs auxquels
il avait rêvé — et même plus. Mais son
esprit avait mis du temps à accepter la
femme qu’elle était devenue.
Il avait fallu qu’il la quitte pour se
rendre compte à quel point elle lui
manquait. Sans elle, il se sentait sombrer
dans un puits sans fond, incapable qu’il
était d’échapper à la mélancolie qui le
poursuivait.
Seule Marguerite pouvait lui rendre la
joie qui l’avait déserté. Accepterait-elle
de le suivre ? Avant de la revoir, il lui
faudrait traverser un interminable hiver,
tant de nuits froides et solitaires sans
savoir s’il pourrait de nouveau la tenir
dans ses bras et mettre un terme aux
différends qui les avaient opposés.
Il s’éclaircit la gorge et s’efforça de
chasser les idées sombres qui
assiégeaient son esprit. Puis il donna un
coup de talon à son cheval et se dirigea
lentement vers le second pavillon. Un
mince ruban de fumée montait de la
cheminée. Il n’en fut guère surpris, car
Rhys, contrairement à la plupart des
seigneurs alentour, autorisait ses serfs à
chasser dans ses forêts. Il leur
demandait seulement de se limiter au
gibier dont ils avaient besoin pour se
nourrir, eux et leur famille. Jusqu’à
présent, aucun d’entre eux n’avait abusé
de sa générosité.
Après avoir mis pied à terre, il attacha
sa monture à un arbre et fit le tour du
bâtiment. Apparemment, il était en bon
état et quelques réparations mineures
devraient suffire pour qu’il supporte
sans dommages les assauts de l’hiver.
Puis il s’approcha de la porte et
frappa.
— Ouvrez sans crainte ! lança-t-il. Je
suis sir Darius et désire seulement
inspecter l’intérieur.
Pas de réponse. Il souleva le loquet et
entra.
L’unique pièce était plongée dans une
demi-obscurité, mais un feu était allumé
dans la cheminée. Accroupie devant
l’âtre, une femme attisait les flammes.
Elle lui tournait le dos, mais il la
reconnut à l’instant même.
Marguerite !… Comment… ?
Incapable de poursuivre, il s’approcha
d’un pas hésitant, le cœur bondissant de
joie.
— Marguerite ! C’est bien toi ? Ce
n’est pas une illusion ?
La jeune femme se retourna et il vit
que son visage était baigné de larmes.
— Darius ! Pardonne-moi d’être
venue, mais je ne pouvais pas vivre sans
toi. Si tu ne veux toujours pas de moi, je
préfère mourir.
En la voyant tirer une dague de sa
ceinture, il se précipita et la lui arracha
des mains.
— Je n’ai rien à te pardonner,
Marguerite, murmura-t-il en la serrant
dans ses bras. J’ai eu tort de t’accabler.
J’étais en colère et blessé.
— Je t’ai menti. Je t’ai trahi.
— Parce que tu as eu peur pour notre
fils.
Les mots de Rhys et du comte William
résonnèrent au même moment dans sa
tête.
— N’importe quelle mère aurait fait la
même chose, reprit-il. Je ne l’ai pas
compris sur le moment, mais maintenant
je le comprends. C’est moi qui te
demande de me pardonner, Marguerite.
Si tu veux bien rester ici et vivre avec
moi, je te promets de ne plus jamais te
reprocher ta conduite passée.
Elle rit et, toute tremblante de
bonheur, se blottit contre lui.
— Je ne te quitterai plus jamais,
Darius. Ma place est auprès de toi.
En la sentant frissonner, il la souleva
dans ses bras et l’emporta sur le lit.
— Tu as froid. Viens, laisse-moi te
réchauffer.
En quelques instants, ils se
déshabillèrent, en s’aidant mutuellement,
et se glissèrent sous les couvertures,
bras et jambes enlacés.
— La dernière fois que nous avons
dormi dans ce lit, le réveil a été brutal,
murmura-t-elle contre son épaule.
— Les années ont passé, mon amour,
et nous sommes de retour là où nous
notre amour a commencé. N’est-ce pas
merveilleux ?
— Si, mais je ne suis plus la jeune
fille que j’étais, Darius. Qu’adviendra-t-
il de notre…
Il s’allongea sur elle et la regarda au
fond des yeux.
— Tu es la femme qui a donné un sens
à ma vie. Et je suis l’homme qui t’aime
plus que tout au monde. Rien d’autre ne
compte.
Puis, sans lui laisser le loisir de
répondre, il s’empara de sa bouche pour
un interminable baiser.
Après toutes ces semaines de
séparation, ils avaient une folle envie
l’un de l’autre et ils s’unirent avec
fièvre, se donnant tout le plaisir qu’un
homme et une femme peuvent se donner
l’un à l’autre.
Leurs sens enfin apaisés, Darius roula
sur le côté, et Marguerite se blottit
contre sa poitrine, s’émerveillant de
sentir les battements du cœur de son
mari contre sa joue.
— Comment va Marcus ? demanda-t-
elle enfin.
— Bien. Tu lui manques, cependant.
— Darius ?
— Oui, ma chérie ?
— Tu as vraiment aimé avoir ton fils
auprès de toi ?
— Bien sûr ! Pourquoi ?
Marguerite lui prit la main et la posa
doucement sur son ventre.
— Parce que Marcus aura bientôt un
petit frère ou une petite sœur. Je voulais
être certaine que le rôle de père te
plaisait.
Darius redressa la tête et la regarda,
une boule au fond de la gorge.
— Si cela me plaît ? C’est mon plus
cher désir, mon amour !
Elle sourit et déposa un baiser sur ses
lèvres.
— Alors, je suis heureuse. Mais, tu
sais, il te faudra être patient avec moi.
Je risque d’avoir souvent des sautes
d’humeur dans les mois à venir…
— Ne t’inquiète pas. Je saurai y faire
face. Après tout ce qui s’est passé entre
nous, j’ai acquis une patience d’ange. Et
puis tu es ma femme, celle dont j’ai
toujours rêvé, Marguerite, ajouta-t-il en
l’embrassant sur le front.
— Toi aussi, mon amour. Tu es ma
vie. Plus jamais je ne te quitterai.
TITRE ORIGINAL : FALCON’S LOVE
Traduction française : LOUIS DE PIERREFEU

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