Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
79e année – No 24408
3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio
L’Époque – Supplément
Russie : le chef de Wagner entre en rébellion
▶ Evgueni Prigojine,
le fondateur de cette
milice qui revendique
25 000 combattants,
s’oppose désormais mi-
litairement à l’armée
de son propre pays
▶ Samedi matin
24 juin, il affirmait
contrôler la ville de
Rostov et vouloir « li-
bérer le peuple russe »
▶ La situation reste
confuse en Russie,
tandis que Prigojine
a rappelé ses soldats
engagés dans la guerre
contre l’Ukraine
PAGE 2
Capture d’écran d’une vidéo
diffusée sur le compte Insta-
gram de Concord, proche
de la milice Wagner, montrant
Evgueni Prigojine, le 24 juin,
au quartier général militaire
de Rostov-sur-le-Don, en
Russie. telegram/concord group/afp
Brexit : le temps des regrets
Sept ans après le vote qui a
abouti au départ des Britanni-
ques de l’UE, nombre d’entre eux
dressent un constat d’échec.
Alors qu’un sondage montre que
78 % de ses compatriotes souhai-
tent une relation plus étroite avec
l’UE, le maire travailliste de Lon-
dres, Sadiq Khan, a accordé un
entretien au Monde. Dénonçant
les conséquences du Brexit, il
prône lui aussi un rapproche-
Migrants
L’agence Frontex
pourrait
suspendre ses
activités en Grèce
Page 5
Reportage
A San Francisco,
à bord d’un
robot-taxi
Page 14
Société
Le permis
de conduire,
symbole de
fractures sociales
Page 12
Territoires
Agir localement
pour réussir la
transition
énergétique
Pages 28-29
Apprendre à nager comme une sirène
Vladimir Poutine
dénonce une
« trahison » et une
« insurrection »
Le président russe s’est
exprimé à la télévision,
samedi matin 24 juin.
Sans jamais prononcer le
nom de M. Prigojine, qui
fut autrefois son cuisinier
à Saint-Petersbourg, il a
qualifié sa rébellion de
« coup de poignard dans
le dos du pays et du peu-
ple ». Selon lui, « le châti-
ment contre les insurgés
sera sévère »
1 Éditorial
La mise à nu
de la Russie
de Poutine
page 30
Portrait Justice Campagnes Santé
ment. « Il faudra probablement
une génération pour envisager
Geoffroy Lejeune L’association En France, les L’effet des
une réintégration dans l’UE, dit-il.
Pour autant, on peut travailler à
dirigera le « Journal Anticor privée haies s’effacent canicules sur le
adoucir le Brexit. Nous devrions
débattre d’un retour dans le mar- du dimanche » de son agrément des paysages taux de mortalité
ché unique et l’union douanière
pour limiter nos divergences Le journaliste proche de Une décision du tribunal Depuis 1950, 70 % d’entre La chaleur a causé la mort
avec l’UE. » A Londres, un restau- administratif de Paris
rateur français témoigne des dif-
l’extrême droite se heurte elles ont été détruites, de près de 33 000 person-
ficultés des entreprises. à la grève de la rédaction place cette association au détriment de la nature nes en France depuis 2014
PAG ES 4 et 16 page 1 0 spécialisée dans page 7 page 8
les dossiers financiers en
situation d’incertitude
Proche-Orient Les réfugiés
PAG E 11
Arts LONGINES SPIRIT ZULU TIME
syriens devenus indésirables
Nos expositions
coups de cœur
pour l’été
Nos critiques proposent
une sélection de dix-neuf
expositions organisées cet
été à travers le pays dans
divers domaines (pein-
ture, photo, sculpture)
pag es 2 2 -23
Rencontre
Laurent Garnier,
Une famille de réfugiés d’Idlib, à Adana, en Turquie,
le 29 mai. Kürsat Bayhan pour « le monde »
le DJ star de la
génération électro
Des millions de réfugiés victi- tuation est telle qu’elle laisse
mes de la guerre en Syrie se sont craindre une crise migratoire, et
installés en Turquie, au Liban et une instrumentalisation du sujet A 57 ans, ce disc-jockey
en Jordanie depuis 2011. Dans un par le régime de Bachar Al-Assad, français à la notoriété
contexte de dégradation écono- à Damas. Nos reporters sont allés planétaire revient sur son
mique, ces pays les poussent à la rencontre de ces réfugiés, étonnant parcours et sa Lʼélégance est une attitude
aujourd’hui au départ. Les condi-
tions d’un retour en Syrie sont
dont le sort est devenu un enjeu-
clé pour toute la région.
passion pour la musique
pourtant loin d’être réunies. La si- PAGES 18 à 21 pag e 26
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
2|
Des combattants du groupe mercenaire privé Wagner
montent la garde à Rostov-sur-le-Don (Russie), samedi 24 juin.
STRINGER/REUTERS
Poutine face à la mutinerie du groupe Wagner
Evgueni Prigojine, fondateur de la milice, contrôle par les armes Rostov, ville russe de 1 million d’habitants
Moscou - correspondant
I
l y a désormais, en Russie, un
camp « loyaliste » et un
camp « rebelle ». A ce constat
sidérant s’en ajoute un
autre : la mutinerie conduite par
Evgueni Prigojine et sa milice Wa-
gner contrôlait, samedi 24 juin,
une ville de 1 million d’habitants,
Rostov-sur-le-Don, et tenait des
généraux en otage. Ce bascule-
ment s’est opéré en une nuit,
après que M. Prigojine a donné
l’ordre à « 25 000 combattants », la
veille, de rentrer du front ukrai-
nien pour « libérer le peuple
russe » et « ramener l’ordre dans le
pays ». Il plonge la Russie entière
dans un immense trou noir.
A Moscou, les choses sont dites
avec tout autant de clarté. Depuis
vendredi 23 juin au soir, toutes les
institutions du pays, du Kremlin
au ministère de la défense, du FSB
au Comité d’enquête, emploient
les mêmes mots, inouïs : « rébel-
lion armée », « coup d’Etat mili-
taire ». M. Prigojine lui-même s’en
défend, assurant viser seulement
le commandement militaire, et
pas Vladimir Poutine. Mais l’ab-
cès qui s’est formé durant des
mois est trop important pour se
dégonfler, et le défi adressé à l’Etat
impossible à ignorer.
Samedi matin, Vladimir Poutine
n’a pas non plus cherché à dissi-
muler la gravité du moment. Dans
une intervention solennelle de
cinq minutes, durant lesquelles il
n’a pas cité le nom de son ancien
cuisinier, le président a évoqué
une « trahison » perpétrée au nom
« d’ambitions démesurées », et un
« coup de poignard dans le dos »,
commis alors que la Russie « ré-
siste à l’agression des néonazis et de
leurs maîtres ». Exhortant le peu-
ple russe à « l’unité », M. Poutine a
prévenu que les réponses de l’Etat
seraient « dures », promettant « un
Présence des troupes
russes au 24 juin
UKRAINE Donbass
Bakhmout
Donetsk
Zaporijia
Marioupol
Rostov-
Mer sur-le-Don
d’Azov
Crimée,
annexée
en 2014
RUSSIE
100 km
châtiment inévitable à ceux qui se
sont engagés consciemment sur la
voie de la trahison ».
Les prochaines heures ou les
prochains jours devraient se
jouer précisément autour du sort
de Rostov. Depuis 2014, la ville, si-
tuée à plus de 950 kilomètres au
sud de la capitale, sert de base ar-
rière aux opérations russes dans
le Donbass ukrainien, y compris
celles de Wagner. Samedi, à l’aube,
elle a été investie par des hommes
en armes et des blindés, qui ont
pris le contrôle de plusieurs bâti-
ments publics, dont le quartier
général de l’armée. Pendant plu-
sieurs heures, les habitants ont
été incapables de connaître l’ap-
partenance de ces soldats aux
uniformes ornés de rubans ar-
gentés qui installaient des mi-
trailleuses sur les trottoirs.
C’est dans ce même quartier gé-
néral qu’est apparu, un peu plus
tard, Evgueni Prigojine, dont on
ignorait jusque-là le sort. « Les si-
tes militaires de Rostov sont sous
contrôle, y compris l’aérodrome »,
assure-t-il dans une vidéo diffu-
sée par ses services, avant de se
montrer, dans une deuxième, au
côté d’un général et du vice-mi-
nistre de la défense Iounous-Bek
Evkourov. Le ton est cordial, mais
difficile de ne pas prendre ces
deux officiers supérieurs pour ce
qu’ils sont : des otages, ou des pri-
sonniers. La veille, le général Vla-
dimir Alexeïev apparaissait en-
core dans une vidéo diffusée par
l’armée pour enjoindre les com-
battants de Wagner de désobéir
à leur chef.
« Si vous envoyez des avions
[contre nous], on les détruira »,
prévient M. Prigojine, qui de-
mande à rencontrer le ministre
de la défense Sergueï Choïgou, et
le chef d’état-major Valeri Gueras-
simov, ses deux principales cibles
dans le bras-de-fer qu’il a engagé
depuis plusieurs mois contre l’ar-
mée. « S’ils ne viennent pas, on ira
à Moscou, assure-t-il encore. Nous
sommes tous prêts à mourir, tous
les 25 000. »
Pas de revendications précises
Peut-être plus inquiétant encore
pour Moscou, Evgueni Prigojine
n’avance pas de revendications
précises. Dans son dialogue avec
les généraux, il reproche à l’armée
de « bombarder des civils ». Ven-
dredi, déjà, avant que la crise ne
prenne une tournure aiguë, il avait
remis en cause les fondements de
« l’opération militaire spéciale » en
assurant que l’Ukraine se conten-
tait, depuis 2014, dans le Donbass,
de frapper des positions militaires,
et que Kiev n’avait, en 2022,
« aucune intention d’attaquer la
Russie avec l’aide de l’OTAN ».
Dans sa deuxième vidéo de sa-
medi matin, l’homme d’affaires
originaire de Saint-Pétersbourg
consacre aussi plusieurs minutes
à dénoncer les « mensonges » du
ministère de la défense au sujet
de la contre-offensive ukrai-
nienne. « Un grand nombre de ter-
ritoires sont perdus » et « beau-
coup de soldats sont tués », affir-
me-t-il, citant le chiffre de « mille
par jour », blessés et disparus in-
clus. Sur le papier, la force Wagner
ne représente pas une menace dé-
mesurée pour l’armée russe. De
l’aveu de son chef, elle a été déci-
mée par dix mois d’assauts sur la
ville ukrainienne de Bakhmout.
Et dès le printemps, le ministère
de la défense lui avait ôté sa prin-
cipale ressource en s’arrogeant le
monopole du recrutement en pri-
son. A la même époque, les mé-
dias sous contrôle avaient reçu
l’ordre de ne plus parler de lui ou
des actions de sa milice.
Evgueni Prigojine n’a pas non
plus – pour l’heure en tout cas –
d’alliés. Vendredi soir, les milieux
ultranationalistes, volontiers sé-
duits par sa verve, se désolidari-
saient. Et dans la nuit, le général
Sergueï Sourovikine, éphémère
commandant en chef de l’opéra-
tion spéciale et relais du patron de
Wagner au sein de l’état-major, ap-
paraissait dans une vidéo pour de-
mander aux mercenaires de « ne
pas jouer en faveur de l’ennemi ».
Difficile aussi de connaître la
motivation des deux forces à se
combattre mutuellement. Durant
la nuit, des affrontements brefs et
d’importance modeste auraient
déjà eu lieu dans les régions de
Rostov et de Voronej. C’est en tout
cas ce qu’indiquent quelques vi-
déos filmées par des témoins, où
l’on distingue des bruits de tirs ou
Le chef du
Kremlin a promis
« un châtiment
inévitable
à ceux qui
se sont engagés
sur la voie de
la trahison »
des survols d’hélicoptères. Le
groupe Wagner affirme, de ma-
nière invérifiable, avoir abattu
trois hélicoptères.
La menace n’en est pas moins sé-
rieuse pour le Kremlin. La con-
frontation qui se profile a lieu sur
fond de contre-offensive ukrai-
nienne, et son coût militaire peut
être significatif. Déjà, le ministère
de la défense assurait, dans la nuit,
que Kiev entendait profiter de la
« désorganisation » côté russe
pour passer à l’assaut autour de
Bakhmout. Rostov est une ville clé
pour l’approvisionnement du
front du Donbass, et Evgueni Pri-
gojine a d’ailleurs promis, samedi,
de ne pas perturber les opérations.
Le chef des Wagner rappelle
aussi fréquemment qu’une part
importante de l’armée le soutient,
notamment dans les échelons in-
férieurs – une affirmation encore
une fois invérifiable mais à la-
quelle l’état-major aurait préféré
ne pas avoir à se confronter. Déjà,
samedi, des informations fai-
saient état d’une entrée sans résis-
tance de colonnes de Wagner dans
la région de Voronej, voire dans la
ville du même nom, située au
nord de l’Ukraine.
Le coût politique est lui aussi
évident. Certes, Moscou paraît en-
core loin de l’épicentre des ten-
sions, malgré l’établissement
d’un « régime d’opération antiter-
roriste », et l’apparition de blindés
légers devant des sites stratégi-
ques à protéger. Mais le défi
adressé au pouvoir est considéra-
ble. Aux yeux d’une partie de
l’élite, Vladimir Poutine avait déjà
fait preuve de faiblesse en laissant
Evgueni Prigojine attaquer sans
relâche ses rivaux du ministère de
la défense. Ne pas laisser la situa-
tion pourrir relève d’une néces-
sité vitale pour le Kremlin ; recu-
ler paraît difficile. Vendredi soir, le
FSB, les services russes de sécu-
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
rité, a formellement ouvert une
enquête contre M. Prigojine pour
« appel à l’insurrection armée ». Le
lendemain matin, le ministère de
la défense proposait toutefois une
forme d’amnistie – « un retour en
sécurité sur les bases ordinaires » –
aux combattants de Wagner,
« emportés par tromperie dans
l’aventure criminelle de Prigojine ».
Surenchérir
Les choses se sont dégradées à une
vitesse extraordinaire. Il y a trois
semaines, la capture d’un officier
supérieur de l’armée par Wagner,
sur fond de supposés échanges de
tirs entre les deux formations,
constituait déjà un développe-
ment sensationnel. Evgueni Pri-
gojine avait-il l’intention de pro-
voquer cette mutinerie aux allu-
res d’ultime escalade ? S’est-il
laissé dépasser par les événe-
ments, alors que sa première vi-
déo, vendredi, a été publiée après
ce qu’il affirmait être des frappes
aériennes de l’armée russe « très
meurtrières » contre des bases de
Wagner ? Ou bien a-t-il agi en réac-
tion à des informations laissant
deviner la fin prochaine de son
aventure ? La méthode – surenché-
rir pour paralyser l’adversaire – lui
avait jusqu’à présent réussi, en
l’absence de résistance sérieuse.
Outre le risque d’une arresta-
tion de son chef, espérée par une
part importante de l’élite politi-
que et militaire, Wagner voyait
l’étau se resserrer avec l’expira-
tion prochaine d’un ultimatum
posé par l’armée : d’ici au 1er juillet,
la milice devait, comme les autres
« formations de volontaires »,
avoir signé un « contrat » avec le
ministère de la défense pour léga-
liser sa situation. La démarche
avait été approuvée publique-
ment par Vladimir Poutine, pour
une fois sorti de son silence. p
Benoît Vitkine

4 | International
Sadiq Khan : « Le Brexit a affaibli notre pays »
Le maire travailliste de Londres prône un adoucissement des effets de la rupture avec l’UE, votée il y a sept ans
Entretien
Londres - correspondante
L
e 23 juin 2016, les Britanni-
ques votaient à 52 % pour
quitter l’Union euro-
péenne (UE). Elu maire de
Londres la même année, en mai,
Sadiq Khan, 52 ans, membre du
Parti travailliste et l’une des princi-
pales voix de gauche au Royaume-
Uni, a dressé le bilan de ce choix
lourd de conséquences en rece-
vant, vendredi 23 juin, Le Monde et
d’autres journaux européens. Dé-
sormais, 78 % des Britanniques
souhaitent une relation plus
étroite avec l’UE, selon un sondage
Deltapoll-Tony Blair Institute for
Global Change paru jeudi.
Sept ans après le référendum
sur l’appartenance du Royau-
me-Uni à l’UE, quel est votre
bilan du Brexit ?
A cause du divorce avec l’UE, no-
tre croissance n’a pas été ce qu’elle
devait être, notre productivité a
encore reculé, tout comme nos ex-
portations, et les pressions infla-
tionnistes ont été exacerbées [l’in-
flation était encore à 8,7 % sur un
an en mai]. Le Brexit qui a été mis
en œuvre a été un « Brexit dur » et
il a affaibli notre pays. Je trouve
inacceptable le silence du gouver-
nement [conservateur de Rishi Su-
nak] sur ses conséquences. Au lieu
de les reconnaître, il continue à
utiliser l’invasion de l’Ukraine et la
pandémie de Covid-19 pour expli-
quer nos piètres performances.
Nous devrions avoir une conver-
sation enfin sérieuse sur les
moyens d’améliorer le mauvais
accord commercial « post-Brexit »
conclu avec les Européens.
Etes-vous favorable à un retour
du Royaume-Uni dans l’UE ?
J’ai été un remainer passionné et
la victoire du « Leave », il y a sept
ans, a été un déchirement pour
moi comme pour des millions
d’autres Britanniques. Mais nous
ne pouvons pas revenir sur le ré-
sultat d’un référendum aussi rapi-
dement. Vous ne pouvez pas dire à
ceux qui ont voté pour le Brexit, il
y a sept ans, que l’on va désormais
ignorer leur vote. Vous devez res-
pecter ce verdict populaire, même
si plein de mensonges ont été dits
A Paris, le nouveau pacte financier mondial reste un projet
Le sommet qui a rassemblé une quarantaine de gouvernants sur les défis actuels n’a pas permis de combler le fossé entre le Nord et le Sud
C her camarade Macron,
préparez-vous, car j’ai une
volonté de me battre en-
core bien plus forte qu’il y a treize
ans. » Le président brésilien, Luiz
Inacio Lula da Silva, a conclu à sa
manière, vendredi 23 juin, le som-
met sur le nouveau pacte finan-
cier mondial organisé sous l’égide
de son homologue français, Em-
manuel Macron, dans l’espoir de
dégager de nouvelles ressources
au service de la lutte contre la
pauvreté et contre le réchauffe-
ment climatique. « Ceux qui ont
réellement pollué la planète pen-
dant les deux cents dernières an-
nées sont ceux qui ont fait la révo-
lution industrielle », avait martelé
l’ancien syndicaliste, la veille au
soir, lors d’un concert sur le
Champ-de-Mars : « C’est pour cela
qu’ils doivent payer la dette histo-
rique qu’ils ont envers la planète. »
Ces quelques formules ciselées
n’ont pas empêché les deux hom-
mes de déjeuner ensemble à l’Ely-
sée un peu plus tard. Mais elles ré-
sument à elles seules la difficulté
de récréer des liens entre les Etats
du nord et du sud de la planète sur
les principaux défis du moment.
Organisé dans l’enceinte du Palais
Brongniart, le sommet a réuni
Le maire de Londres, Sadiq Khan, avant le couronnement du roi Charles III, à Londres, le 6 mai. ANDREW MILLIGAN/AFP
à l’époque par la campagne du
« Leave ». Il faudra probablement
une génération pour envisager
une réintégration dans l’UE. Pour
autant, on peut travailler à adou-
cir le Brexit. Nous devrions débat-
tre d’un retour dans le marché
unique et l’union douanière pour
limiter nos divergences avec l’UE.
Le chef de file du Parti
travailliste, Keir Starmer, a
pourtant exclu, pour la campa-
gne des élections au Parlement
de Westminster qui devraient
se tenir d’ici à la fin de 2024,
de prôner un retour dans le
marché unique et l’union
douanière. Ne pensez-vous pas
que votre parti devrait parler
plus franchement de l’échec
du Brexit aux électeurs ?
Je suis d’accord avec Keir Starmer
pour cette campagne électorale.
pendant deux jours une quaran-
taine de dirigeants venus des pays
riches, des émergents comme des
Etats les plus vulnérables. Le pre-
mier ministre chinois, Li Qiang,
avait fait le déplacement, tout
comme le président sud-africain,
Cyril Ramaphosa, et le chancelier
allemand, Olaf Scholz, seul repré-
sentant à ce niveau du G7, hormis
M. Macron. Il s’agissait, dans l’es-
prit du président français, de dé-
passer les clivages révélés par l’in-
vasion russe de l’Ukraine, sur
un terrain diplomatico-financier.
Cinquante-trois pays sont en si-
tuation de surendettement ou
s’en rapprochent et l’indice de dé-
veloppement humain a reculé
dans neuf pays sur dix en 2021.
L’Elysée a mis en avant quelques
annonces laissant penser que les
uns et les autres ont fait un effort
de concertation : un accord sur la
restructuration de la dette de la
Zambie a été scellé, après un com-
promis entre ses créanciers chi-
nois et occidentaux. C’est une
étape importante vers un nou-
veau cadre de restructuration de
la dette. « D’autres pays en tireront
sans doute des leçons », a déclaré
Hakainde Hichilema, le président
zambien. Un consensus a par
Ma priorité, c’est Londres, mais
celle du parti, c’est le pays tout en-
tier. Une majorité des Londoniens
ont voté pour rester dans l’UE [à
60 %, en 2016], alors que ce n’est
pas le cas ailleurs [notamment
dans les Midlands ou dans le nord
de l’Angleterre, où une forte propor-
tion du vote populaire s’est portée
sur le Brexit]. Mais la triste ironie,
c’est que Londres a moins souffert
de la sortie de l’UE que d’autres
parties du pays. La capitale se
porte plutôt bien.
Ce 23 juin, vous publiez une
« lettre ouverte aux Européens
de Londres » pour les « remer-
cier ». De quoi ?
J’ai voulu dire merci aux Londo-
niens citoyens de l’UE [ils sont près
de 1 million] d’être restés, bien
qu’ils aient été utilisés comme
une monnaie d’échange dans la
ailleurs semblé émerger sur la
mise en place, au sein des instan-
ces internationales, d’un disposi-
tif permettant à un Etat touché
par une catastrophe naturelle de
suspendre le service de sa dette.
« Un monde plus divisé »
Le chantier s’annonce cependant
vaste tant les antagonismes de-
meurent vifs. A l’instar de Lula,
qui a réitéré ses critiques contre la
domination du dollar, plusieurs
dirigeants ont mis en cause le
fonctionnement des grandes ins-
titutions financières internatio-
nales et exigé leur réforme, que les
Etats-Unis bloquent. La directrice
générale du Fonds monétaire in-
ternational (FMI), Kristalina Geor-
gieva, a rappelé que les accords de
Bretton Woods donnant nais-
sance à l’institution financière
avaient été signés par seulement
44 pays au lendemain de la se-
conde guerre mondiale, alors que
le monde compte désormais, de-
puis les indépendances, plus de
200 nations. En l’espace de quatre-
vingts ans, la population mon-
diale a triplé et le PIB mondial a
été multiplié par dix. « Nous som-
mes un monde plus riche mais
aussi plus exposé aux chocs et plus
négociation du divorce avec l’UE
[leur statut de résident permanent
a été très laborieux à négocier] et
malgré la rhétorique antimi-
grants du gouvernement conser-
vateur. C’est grâce à leur contribu-
tion, dans la restauration, la
mode, les services, que Londres
reste une si grande capitale. Nous
devrions faire davantage pour ces
Européens [ils résident et paient
des impôts dans le pays] : ils peu-
vent déjà voter aux élections loca-
les, ils devraient pouvoir voter
aux élections générales.
La circulation des citoyens de
l’UE devrait aussi être facilitée [ils
ont désormais besoin d’un visa et
doivent justifier d’un revenu mini-
mal pour venir travailler au
Royaume-Uni]. Nous manquons
tant de personnel dans les sec-
teurs de la santé, de la restaura-
tion ou de la construction. Nous
Plusieurs
dirigeants ont
exigé la réforme
des grandes
institutions
financières
internationales
divisé, a-t-elle lancé. Mais ne jetez
pas le bébé avec l’eau du bain et
aidez-nous à améliorer le fonction-
nement des institutions. »
La secrétaire au Trésor améri-
cain, Janet Yellen, a promis de ren-
forcer les capacités des banques
multilatérales de développement
de 200 milliards de dollars
(183 milliards d’euros) sur dix ans,
dont 50 milliards pour la Banque
mondiale, tout en évitant une re-
capitalisation coûteuse de la part
des pays actionnaires. La solution
consiste à lever davantage de capi-
taux sur les marchés pour les prê-
ter ensuite à taux réduits aux pays
en développement.
Les chefs d’Etat ont également
salué un engagement du nou-
veau président de la Banque mon-
pourrions imaginer donner plus
d’autonomie aux collectivités en
la matière et accorder à celles qui
le veulent, comme Londres, où les
pénuries de main-d’œuvre sont
fortes, le droit de délivrer davan-
tage de visas aux citoyens de l’UE.
Ne craignez-vous pas cet argu-
ment, que mettent désormais
en avant certains brexiters, se-
lon lequel, si le Brexit n’a pas
marché, c’est parce qu’il n’a pas
vraiment été mis en œuvre ?
Le rapport du « comité des privi-
lèges » du Parlement a conclu [le
15 juin] que Boris Johnson a menti
[sur l’existence des fêtes à Downing
Street pendant la pandémie]. Ce
texte a été adopté lors d’un vote
[lundi] à la Chambre des commu-
nes et c’est extrêmement signi-
fiant. Car il est maintenant incon-
testable que Boris Johnson est un
diale, Ajay Banga, de générer,
pour chaque dollar prêté, un dol-
lar d’investissement privé en di-
rection des pays en développe-
ment. Ces derniers leur font cruel-
lement défaut, particulièrement
dans les domaines du transport et
de l’énergie pour lutter contre le
réchauffement climatique.
De son côté, sous pression, le FMI
a annoncé, jeudi, que l’objectif de
réallouer l’équivalent de 100 mil-
liards de dollars de droits de tirage
spéciaux – une monnaie de ré-
serve du FMI – des pays riches vers
les pays pauvres, sur les 650 mil-
liards émis en 2023, avait été at-
teint. « Les droits de tirage étaient
comme une Belle au bois dormant,
a déclaré Mme Georgieva, et Emma-
nuel Macron a été le premier prince
à la réveiller en l’embrassant. »
Mais les ONG sont plus prudentes.
« L’objectif correspond à une pro-
messe, car il n’y a pas encore eu de
décaissement des 100 milliards »,
souligne Friederike Röder, vice-
présidente de Global Citizen.
Même si de nombreux chefs d’Etat
ont salué le dialogue engagé lors
du sommet, les différences de
points de vue persistent. « Les pays
riches évoquent des réformes sur le
long terme, alors que les nations
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
« Notre
croissance n’a
pas été ce qu’elle
devait être, notre
productivité a
encore reculé,
tout comme nos
exportations »
menteur. Or, cet homme qui a
menti au Parlement est aussi celui
qui était à la tête de la campagne
du « Leave » en 2016. Il a menti au
pays à propos des bénéfices du
Brexit. Les brexiters ont été au
gouvernement ces dernières an-
nées, c’est de leur faute si le Brexit
ne tient pas ses promesses. Et ce
n’est pas comme s’ils n’avaient
pas été prévenus : Mark Carney, le
gouverneur de la Banque d’Angle-
terre à l’époque, avait alerté sur les
risques d’inflation, le président
américain Barack Obama avait
prévenu que le Royaume-Uni se-
rait au bas de la liste quand il s’agi-
rait de négocier un accord com-
mercial avec les Etats-Unis. Et, sur-
prise, sept ans plus tard, cet accord
n’a pas été conclu.
Vous vouliez honorer l’UE
ce 23 juin, mais vous vous êtes
aperçu que vous ne le pouviez
pas comme vous le souhaitiez…
Oui, pour ces sept ans du Brexit,
par solidarité avec les citoyens
européens de Londres, je voulais
que le drapeau européen soit
hissé devant City Hall [la mairie de
la capitale], mais je me suis aperçu
que les gouvernements conserva-
teurs ont changé la loi il y a deux
ans : le drapeau européen figure
désormais sur une liste pour la-
quelle il faut une autorisation ad-
ministrative – ce n’est pas néces-
saire pour hisser les drapeaux du
Commonwealth, de l’Ukraine ou
le drapeau arc-en-ciel. Cette dispo-
sition de loi est assez mesquine et
vindicative. Mais ce soir [vendredi
23 juin], nous illuminerons quand
même City Hall en bleu et jaune,
les couleurs de l’UE. Cela est en-
core permis par la loi. p
Propos recueillis par
Cécile Ducourtieux
pauvres ont un besoin d’aide sur le
très court terme », souligne Ishac
Diwan, professeur à l’Ecole d’éco-
nomie de Paris et directeur de re-
cherche au centre Finance for De-
velopment Lab. Pendant que le
premier ministre pakistanais, She-
hbaz Sharif, égrainait les besoins
de son pays, ravagé par des inon-
dations en 2022, Mme Yellen dé-
taillait ses plans de réforme des
banques de développement.
Quelques chefs d’Etat du Sud
ont également pointé du doigt le
conflit en Ukraine. Ranil Wickre-
mesinghe, le président sri-lankais,
dont le pays, tombé en défaut de
paiement en 2022, a souligné que
les tensions sino-américaines ra-
lentissaient les négociations de
restructuration de la dette : « Il y a
un problème géopolitique qui est
celui de la défiance entre les Etats-
Unis et la Chine. Il faut que vous
trouviez des solutions, car nous
sommes pris au piège d’une situa-
tion qui n’est pas de notre ressort. »
En dépit du soutien d’une ving-
taine de pays, les débats ont
tourné en rond au sujet d’une taxe
sur le commerce maritime, que
Washington et Pékin rejettent. p
Julien Bouissou
et Philippe Ricard
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
Frontex menace
de suspendre
ses opérations
en Grèce
Le responsable des droits de l’agence
européenne accuse Athènes de
refoulements illégaux de migrants
Bruxelles - bureau européen
Athènes - correspondance
L
e point de rupture est-il
atteint entre l’agence
européenne Frontex et la
Grèce ? Moins de
dix jours après le naufrage d’un
chalutier rempli de migrants, au
large de Pylos, en mer Ionienne,
qui a fait plusieurs centaines de
morts, l’agence de garde-frontiè-
res et de garde-côtes réfléchit
­sérieusement à une suspension
de ses activités dans le pays, a ap-
pris Le Monde.
Lors de son conseil d’administra-
tion des 20 et 21 juin, qui a eu lieu à
Varsovie, où est installé le siège de
l’agence, le responsable des droits
fondamentaux de Frontex, Jonas
Grimheden, a recommandé de
suspendre temporairement les ac-
tivités de l’agence en Grèce. Cette
suspension pourrait s’appuyer sur
l’article 46 du règlement applica-
ble à l’agence, prévu en cas de « vio-
lations graves ou susceptibles de
persister des droits fondamentaux
ou des obligations en matière de
protection internationale ».
C’est sur la base de cette
­recommandation, elle-même
étayée par un rapport présenté au
conseil d’administration, que le
directeur exécutif de Frontex a
« demandé des comptes à la
Grèce », rapporte une source pro-
che de l’agence. « Ce n’est pas la
première fois que le responsable
Les passeports de Soudanais détruits par l’ambassade de France
Depuis la fermeture de la représentation diplomatique à Khartoum, une cinquantaine de demandeurs de visa restent bloqués dans le pays
P endant quatorze jours, la
famille d’Abou El-Gassim
Mohammed a traversé le
Darfour à pied, fuyant les violents
combats qui avaient éclaté dans la
ville d’Al-Geneina, à la frontière
tchadienne, dans l’ouest de cette
région plongée dans le chaos de-
puis le 15 avril et le début de la
guerre au Soudan entre l’armée
régulière et les paramilitaires. Ce
mécanicien, réfugié en France de-
puis 2019, a suivi par téléphone,
avec les plus grandes difficultés,
l’exode de sa femme, Zahya, et de
leurs cinq enfants, qui ont dû se
séparer en petits groupes pour
échapper aux postes de contrôle
tenus par des miliciens.
Après deux semaines de mar-
che, la famille a trouvé refuge dans
un camp de déplacés à El-Fasher,
dans le Darfour du Nord. « Sur la
route, ma femme a été agressée
par les janjawids et menacée par
des hommes en armes. Les enfants,
eux, sont terrifiés. J’ai peur de les
perdre à chaque instant, mais ils ne
peuvent pas quitter le pays car, à
cause de l’ambassade de France, ils
n’ont plus de passeport », s’indigne
le père de famille.
En octobre 2022, il avait lancé
auprès des autorités françaises
une procédure de réunification fa-
miliale pour faire venir ses pro-
ches au Mans, où il réside. Une de-
mande restée sans réponse. Puis,
après l’éclatement du conflit, l’am-
bassade de France à Khartoum a
fermé ses portes précipitamment
des droits fondamentaux fait ce
genre de recommandation mais
c’est la première fois que l’agence
prend réellement en compte son
avis, analyse à son tour une
source diplomatique. C’est inédit.
Vu ce qui s’est passé [le 13 juin],
l’agence se sent obligée de réagir. »
Constats accablants
Le naufrage du chalutier, un
drame dans lequel l’attitude des
gardes-côtes grecs a été mise en
cause, a donné lieu au déclenche-
ment d’un rapport d’incident
grave interne à Frontex. Mais
l’avis de Jonas Grimheden s’ap-
puie, lui, sur une série de constats
accablants pour Athènes, relatifs
à des faits antérieurs à la tragédie
du 13 juin et susceptibles de cons-
tituer des refoulements illégaux
de migrants en mer Egée.
Ainsi, en début d’année, a rap-
pelé le Suédois dans un compte
rendu du conseil obtenu par
Le Monde, « les autorités grecques
ont demandé à deux équipes Fron-
tex distinctes de ne pas signaler
l’observation et la rencontre avec
un bateau de migrants. Lorsqu’ils
l’ont fait, ils ont présenté d’autres
coordonnées, indiquant un empla-
cement plus “favorable” du bateau
d’un point de vue grec ».
Le rapport mentionne égale-
ment l’enquête vidéo du New York
Times publiée le 19 mai qui mon-
tre un groupe de douze deman-
deurs d’asile transférés, le 11 avril,
et les passeports déposés par la fa-
mille ont été détruits.
A partir du 22 avril, face à l’inten-
sification des combats dans la ca-
pitale, la France a organisé l’éva-
cuation de ses ressortissants. La
délicate opération, baptisée « Sa-
gittaire », a mobilisé près de
150 militaires, et permis de mettre
à l’abri plus de 900 personnes de
différentes nationalités. Mais, la
veille, le personnel diplomatique
a détruit une grande partie du ma-
tériel présent dans l’ambassade.
« Une situation d’urgence »
Les locaux étaient jonchés de con-
fettis de documents passés à la
broyeuse, de plaques diplomati-
ques découpées et de téléphones
ou d’ordinateurs de service brisés.
Dans le tas se trouvaient plusieurs
dizaines de passeports de ressor-
tissants soudanais en attente de
visa, déchirés à la main, témoigne
une source diplomatique. « C’était
une situation d’urgence. Nous
avons suivi à la lettre les instruc-
tions en vigueur : des directives de
sécurité nationale délivrées par le
Quai d’Orsay en cas d’évacuation.
Aucun document ne doit rester
derrière, pour ne pas tomber entre
de mauvaises mains », justifie la
même source.
Une cinquantaine de Soudanais
sont désormais privés de leurs pa-
piers d’identité, documents né-
cessaires pour, à défaut de rejoin-
dre la France, espérer au moins se
réfugier dans les pays voisins. Plu-
Manifestation contre l’agence Frontex et les gardes-côtes grecs, au port du Pirée, près d’Athènes, le 18 juin. LOUISA GOULIAMAKI/AFP
d’une camionnette banalisée à un
navire des gardes-côtes grecs et fi-
nalement dans un radeau pneu-
matique, qui a été abandonné au
milieu de la mer Egée, en direc-
tion des eaux turques.
« L’enquête du responsable des
droits fondamentaux montre que
le rapport est correct, et que cet
événement constituerait un re-
foulement illégal et violerait le
droit européen et international.
Un ­navire cofinancé par l’UE a
participé à l’événement », ont ap-
pris les membres du conseil d’ad-
ministration. Au-delà, Jonas Gri-
mheden note que « les alléga-
tions d’expulsions collectives et de
mauvais traitements de migrants
en Grèce persistent ».
Sollicités, les gardes-côtes grecs
n’ont pas voulu commenter. C’est
parce que les pratiques dénoncées
persistent désormais depuis plu-
sieurs années en toute impunité
Seule la Chine a
pris le soin de
remettre les
passeports à leurs
propriétaires
sieurs milliers de personnes sont
toujours coincées dans le Soudan
en guerre, alors que de nombreu-
ses chancelleries occidentales,
Etats-Unis, Suède, Italie, Espagne
et Pays-Bas, entre autres, ont éga-
lement détruit les passeports dé-
posés auprès de leurs services
consulaires à Khartoum. Seule la
Chine a pris le soin de remettre les
passeports à leurs propriétaires.
Si le personnel diplomatique in-
voque l’urgence de la situation,
cette décision pourrait se voir op-
poser l’article 2 du protocole 4 de
la Convention européenne des
droits de l’homme, qui prévoit la
libre circulation et le droit pour
toute personne de quitter son
pays. « C’est symptomatique des
carences de l’Etat en matière
d’asile. Il y a d’abord le retard dans
les réunifications, qui a un impact
sur la vie familiale. Puis la destruc-
tion des passeports qui, en plus
d’être une faute morale, constitue
un acte illégal de l’administration
française, de nature à engager sa
responsabilité », accuse l’avocate
Héloïse Cabot, qui a saisi en ur-
gence le tribunal administratif de
que l’officier chargé des droits fon-
damentaux a conseillé au direc-
teur exécutif de Frontex l’activa-
tion de l’article 46. A Bruxelles, on
précise néanmoins qu’il s’agit
« d’un avis, et non d’une décision ».
« Montée de tension inédite »
Plusieurs Etats membres, dont la
France, ont insisté pour que les
problèmes entre l’agence et la
Grèce soient résolus rapidement.
Le directeur exécutif, Hans Leij-
tens, a indiqué lors du conseil
d’administration « qu’il avait la
responsabilité de faire avancer ces
incidents bien signalés » et de-
mandé aux autorités grecques de
partager toutes les informations
en leur possession.
« A l’automne, la Grèce avait pré-
senté à Frontex un plan d’action,
explique la source proche de
l’agence. Mais, vraisemblable-
ment, tout n’est pas mis en œuvre
Nantes pour permettre le rapa-
triement de deux filles mineures
refoulées à la frontière par les
autorités égyptiennes.
Leur mère, Rania Hamed, une
journaliste soudanaise réfugiée
en France, avait également effec-
tué une demande de réunifica-
tion familiale restée lettre morte.
Les passeports d’Aya et d’Oumnia,
âgées de 17 et 9 ans, étaient à l’am-
bassade depuis juillet 2022. Alors
que la maison familiale était tou-
chée par les bombardements, les
appels répétés de Rania Hamed à
l’ambassade de France et à la cel-
lule de crise du Quai d’Orsay sont
restés sans réponse. Et les passe-
ports ont vraisemblablement été
détruits, comme les autres.
« Ne pas créer d’appel d’air »
Le 15 juin, le tribunal a rendu une
ordonnance de référé don-
nant soixante-douze heures aux
autorités françaises pour délivrer
un laissez-passer aux deux jeunes
filles. Une semaine après, elles at-
tendent encore au poste-frontière
de Wadi Halfa avec leur grand-
mère et leurs deux tantes, dans
des conditions matérielles diffici-
les, sans laissez-passer ni visa.
« Dans le cadre de la crise en
Ukraine, des procédures exception-
nelles et des démarches simplifiées
ont été mises en place pour ac-
cueillir les réfugiés. Ce qui m’inter-
pelle dans le cas soudanais, c’est le
degré d’impréparation et le silence
des autorités françaises », poursuit
International | 5
donc le langage du directeur sera
plus ferme. Il y aura des suites. » Un
prochain conseil d’administra-
tion doit se tenir fin juillet. « C’est
une montée en tension inédite, in-
siste la source diplomatique. La
Grèce est le théâtre opérationnel le
plus important pour Frontex. Ce
sont des budgets colossaux. »
Le Néerlandais Hans Leijtens a
pris la tête de Frontex fin décem-
bre 2022, succédant au Français
Fabrice Leggeri, qui avait démis-
sionné en juillet. Ce dernier était
accusé de tolérer des refoule-
ments illégaux de migrants et
d’être complaisant avec les Grecs.
Une enquête de l’Office européen
de lutte antifraude évoquait des
actes de « harcèlement », de « mau-
vaise conduite » et de « refoule-
ments de migrants » aux frontières
de l’Union européenne.
Politiquement, M. Leijtens veut
faire montre d’exemplarité. Reste
Me Cabot. Mais le ministère de l’in-
térieur reste muet. « Ils ne veulent
pas créer d’appel d’air comme avec
l’Afghanistan », estime la source de
l’ambassade. Ces familles séparées
par la guerre vivent un cauche-
mar. « Je demande juste aux autori-
tés françaises de trouver une solu-
tion rapide. Mes enfants sont sous
DE CAUSE
À EFFETS.
© Radio France/Ch. Abramowitz
Le magazine de
l’environnement
En partenariat
avec
à en convaincre l’ensemble des
autres Etats membres. « Lors du
conseil d’administration, la plu-
part des Etats ont été assez specta-
teurs, et ce n’est pas étonnant, ana-
lyse la source diplomatique. Per-
sonne ne veut accabler les Grecs.
On est quand même dans une logi-
que en Europe où une majorité
d’Etats considèrent que la Grèce
fait le boulot. Il n’y a qu’à voir la
pression qu’ils ont mise lors de la
négociation du pacte asile pour es-
sayer d’externaliser les demandes
vers des pays tiers. »
Le président du conseil d’admi-
nistration, l’Allemand Alexander
Fritsch, a rappelé que l’article 46
permettait une « variété de mesu-
res » et n’entraînait pas nécessai-
rement une suspension de l’acti-
vité dans un pays donné. p
Philippe Jacqué,
Julia Pascual (à Paris)
et Marina Rafenberg
les bombes, dans un pays détruit »,
implore Abou El-Gassim Moham-
med, qui regrette que l’intérêt
pour la crise soudanaise s’étiole. p
Eliott Brachet
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Le samedi
8h - 9h
Aurélie
Luneau
L'esprit
d'ouver-
ture.
 0123
6 | International Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023

Guatemala : élections sur fond de dérive autoritaire

Plusieurs candidats à la présidentielle, qui se déroule dimanche, ont été empêchés de se présenter

San Pedro Sacatepéquez et Avec une petite équipe, elle ar-
Ciudad de Guatemala - pente le pays et convie la popula-
envoyée spéciale tion sur les places publiques.
« Parfois, on nous empêche de te-
l’écouter. Elle nous invite à voter
nul pour la présidence afin de mar-
quer notre désaccord avec son évic-
tion. C’est la seule indigène dans le
ture blindée, évitant une poignée neda, s’est fait sortir de la course à
de journalistes. Le public reçoit
« Ce Guatemala la présidence alors qu’il était en
encore des tabliers avec, au cen- se décide tête des sondages. » Ces trois can-
tre, le sourire de Zury Rios, et at- didats appellent les 9,3 millions
encore sans

A
ucun politiste ne se nir réunion sur la place principale. paysage politique et ils ont eu le cu- tend sous la pluie les bus pour le d’électeurs guatémaltèques à vo-
risque à prédire le Mais cela ne nous arrête pas, on lot de ne pas la laisser se présenter. retour. Ces familles ont-elles été nous, les peuples ter nul à la présidentielle. WOLA
nom du candidat qui s’installe dans la rue d’à côté ou au On est tous très remontés. » La payées pour passer ainsi leur jour et Human Rights Watch s’alar-
sortira en tête des ur- marché », dit en souriant cette foule fait la queue pour prendre de congé ? Les sourires gênés et
indigènes » ment d’autre part de la faible par-
nes dimanche 25 juin, lors du pre- femme de 52 ans, qui porte fière- des selfies à ses côtés, et la candi- les silences ne laissent guère de Thelma Cabrera ticipation des jeunes au scrutin :
mier tour de l’élection présiden- ment les habits traditionnels de date repart dans un bus cabossé doute sur la réponse. candidate éliminée sur les 2,7 millions de votants
tielle. Mais tous les spécialistes son peuple maya mam. vers une autre place publique. de la course ayant entre 18 et 25 ans, 1,8 million
ont une certitude : son projet po- On est très loin des moyens dé- Pratiques clientélistes ne sont pas inscrits, et il est fort
litique sera résolument orienté à « Il n’y a pas de démocratie » ployés dans les meetings de la Sandra Torres, veuve de l’ex-prési- probable que l’abstention batte
droite. Pendant ces cinq mois de Dans la localité de San Pedro Saca- candidate Zury Rios, la fille de dent Alvaro Colom (2008-2012) et Cette conduite n’est que le der- un nouveau record. « Il y a un dé-
campagne, les candidats les tepéquez, à une heure de route de l’ancien dictateur Efrain Rios candidate pour la troisième fois, nier épisode d’une longue série sintérêt réel et un rejet de cette
mieux placés dans les sondages la capitale, le MLP sort seulement Montt (1982-1983), condamné reproduit les mêmes pratiques d’irrégularités qui confirment une élection qui est perçue comme illé-
ont répété leur obéissance à Dieu, quelques drapeaux et monte rapi- en 2013 pour génocide et crimes clientélistes dans ses meetings : détérioration toujours plus préoc- gitime. Les instances électorales
leur opposition à l’avortement lé- dement une sono pour son mee- contre l’humanité. A la différence snacks, sacs à dos, tabliers ; les ca- cupante de l’Etat de droit dans le ont pris des décisions dans leur
gal, leur défense de la propriété ting. Une petite foule compacte de Thelma Cabrera, Zury Rios est deaux ne varient guère, seuls la pays. Depuis la dissolution, coin, sans aucune transparence »,
privée et leur admiration pour la attend, stoïque, sous un soleil de bien candidate, alors que la couleur et le nom des partis politi- en 2019, de la Commission inter- s’inquiète Byron Morales, cher-
politique autoritaire contre les plomb, pour écouter le discours ­Constitution interdit aux descen- ques changent. Pendant son dis- nationale contre l’impunité au cheur en sciences politiques à
bandes criminelles menée au Sal- de la dirigeante : « Ce Guatemala dants des anciens dictateurs de cours, les militants de son parti, Guatemala, une instance créée l’université Rafael-Landivar.
vador voisin par le président se décide encore sans nous, les participer aux élections présiden- Unité nationale de l’espérance sous l’égide des Nations unies A l’inverse de la population, les
Nayib Bukele. peuples indigènes, il n’y a pas de tielles. A Cayala, dans un quartier (UNE), passent dans les rangs pour pour lutter contre la corruption, le églises évangéliques s’immiscent
Le discours et les idées de la démocratie, pas de justice, mais chic de la capitale, des autobus dé- noter les noms et adresses des pays est devenu coutumier d’un toujours plus dans la vie politique
gauche ont disparu du débat, nous devons relever la tête et gar- posent une foule qui se rue présents comme « premiers béné- autoritarisme de plus en plus af- – le colistier de Sandra Torres est
alors que le Mouvement de libé- der notre dignité », harangue d’abord vers les stands de sand- ficiaires » de la future présidente. firmé. La presse est muselée – des un pasteur. « Elles sont parvenues
ration des peuples (MLP, le princi- Thelma Cabrera, le poing levé. wichs gratuits. Ceux qui prennent « La pratique du don contre le journalistes ont dû fuir le pays, et à participer aux comités de sélec-
pal parti de gauche) a été empê- « Ici, à San Pedro, la population place au meeting reçoivent tee- vote est généralisée au Guate- José Rubén Zamora, le directeur et tion pour élire les juges de la Cour
ché de participer à ce scrutin. Sa est majoritairement indigène et ce shirts, casquettes et drapeaux mala, explique Edie Cux, avocat et fondateur du journal El Periodico, suprême et de la Cour constitution-
candidate, Thelma Cabrera, éli- que dit Thelma sera très suivi, as- aux couleurs du parti Valor. directeur de l’association Action contraint à la fermeture, a été nelle. Elles ont également organisé
minée de la course parce que son sure Sonia Kurarray, 34 ans, qui a Sur scène, entourée de l’état-ma- citoyenne. Selon notre enquête, le ­condamné le 15 juin à six ans de plusieurs débats entre candidats,
colistier faisait l’objet d’une en- délaissé son commerce pour aller jor de son parti, Zury Rios laisse les parti Vamos, du président Ale- prison – et plusieurs magistrats lors desquels les pasteurs orientent
quête – un prétexte, selon de candidats aux postes de député lui jandro Giammattei, est celui qui a anticorruption ont été soit arrêtés, les discussions », estime Thierry
nombreux organismes de dé- tresser des louanges. Elle ne s’ex- le plus dépensé [alors que son can- soit forcés eux aussi à l’exil. Maire, chercheur associé au Cen-
fense des droits humains –, conti- prime que cinq minutes, à la fin, la didat, Manuel Conde, ne figure « Cette élection a marqué un tre d’études mexicaines et centra-
nue pourtant de faire campagne :
Les candidats voix grave et le visage fermé, pour pas parmi les trois premiers favo- nouveau palier dans cette esca- méricaines et spécialiste des reli-
elle cherche à faire élire des repré- éconduits promettre qu’elle « ne flanchera ris]. Viennent ensuite les partis des lade, considère Ana Maria Mén- gions. Lors du dernier débat, les
sentants de son parti aux scru- pas devant la délinquance » et que, principaux candidats : UNE, de dez, directrice du Bureau de candidats ont ainsi échangé à
tins législatifs et municipaux, qui
appellent avec elle, « le Guatemala va con- Sandra Torres, Valor, de Zury Rios, Washington pour l’Amérique la- deux reprises sur le mariage pour
se tiennent aussi dimanche, pour les électeurs naître enfin la sécurité ». et Cabal, d’Edmond Mulet. C’est tine (WOLA), une organisation de tous, sans jamais évoquer la pau-
désigner 160 députés, 340 maires Le discours se termine sous une une méthode qu’on retrouve sur défense des droits humains. Trois vreté, qui touche pourtant plus de
et 20 représentants du Parlement
à voter nul à la pluie de confettis. Souriante, elle tout le territoire national et qui tickets présidentiels ont été reca- 54 % de la population. p
centraméricain. présidentielle s’engouffre ensuite dans une voi- n’est toujours pas sanctionnée. » lés. Le dernier, celui de Carlos Pi- Anne Vigna

L’exécutif japonais fragilisé par les ratés

de la numérisation des services publics
Les anomalies de fonctionnement de la carte électronique My
Number affectent la popularité du premier ministre Fumio Kishida

Tokyo - correspondance nement avait décidé d’attribuer à naux des hôpitaux et des clini-
chaque contribuable un numéro. ques. Au moins 170 cas ont été re-

D onnées égarées ou mal

attribuées, connexions
erratiques, informations
erronées : les bugs de My Number
fragilisent un gouvernement ja-
ponais à la peine pour y répondre.
Ce système de carte électronique
permet à chaque Japonais ou rési-
dent étranger d’accéder à un nom-
bre grandissant de services, pu-
blics ou non. Sa généralisation
doit permettre de réaliser la « so-
ciété du numérique » ambitionnée
par le premier ministre, Fumio
Kishida, une gageure dans un pays
encore attaché au papier, au fax et
même aux disquettes.
Fish Tank, Andrea Arnold. © Kasander (Andrea Untitled) LTD/UK Film Council 2009.
L’Agence de la sécurité sociale
s’était alors lancée dans une vaste
opération de recollement pour ac-
tualiser les comptes de l’ensemble
des résidents.
Or, dix ans après, sous pression
d’élus de l’opposition, elle a dû
­reconnaître publiquement que
près de 51 millions de cotisations
versées pour les retraites
­restaient non attribuées. Des er-
reurs avaient été commises lors
de ­l’enregistrement des patrony-
mes et des années de naissance.
Ces révélations avaient provoqué
la chute du premier gouverne-
ment de Shinzo Abe (2006-2007),
censés de personnes connectées
au site My Number recevant par
erreur les données de retraite
d’autres personnes.
Dans ce contexte, le ministre de
la transition numérique, Taro
Kono, peine à faire avancer son
projet de suppression totale, d’ici à
l’automne 2024, de la carte d’assu-
rance maladie pour l’intégrer à la
carte My Number. Shunichi Yama-
guchi, parlementaire du PLD et
président de la commission char-
gée de l’administration, a exhorté
le gouvernement à repenser ce
projet « un peu imprudent », selon
lui. « Les deux cartes devraient con-

La multiplication des problèmes
et l’incapacité des autorités à les
corriger ont fini par affecter sa po-
pularité. N’étant plus soutenu que
par 33 % des Japonais, contre 44 %
fin mai, selon un sondage de la mi-
juin du quotidien de centre gau-
che Mainichi, M. Kishida a dû met-
tre en place, le 21 juin, un groupe
de travail pour trouver des solu-
tions à la crise. Il a promis une ré-
vision complète du système. « J’es-
père que l’ensemble du gouverne-
ment fera tout ce qui est en son
pouvoir pour regagner la con-
fiance du public », a-t-il souligné.
Le premier ministre a aussi re-
noncé à organiser des législatives
anticipées par crainte d’un revers
pour sa formation, le Parti libéral-
Devenez membre démocrate (PLD).
du club ciné en
L’affaire est d’autant plus sé-
ligne de mk2
rieuse que les Japonais restent mé-
fiants vis-à-vis de ce système lancé
Chaque semaine des films rares, curieux et géniaux en janvier 2016. Il s’agissait alors
à voir gratuitement sur mk2curiosity.com d’améliorer une machine admi-
nistrative mise à mal par le scan-
dale des cotisations de retraite, qui
a bouleversé le Japon à la fin des
années 2000. En 1997, le gouver-
puis de celui de Yasuo Fukuda
(2007-2008).
Réticence de la population
La mise en place de My Number
devait corriger ces défauts mais le
système n’a jamais obtenu l’adhé-
sion de la population. Seulement
77,2 % des contribuables avaient
demandé leur carte le 11 juin. Cette
part a récemment augmenté car le
ministère de la gestion publique a
promis à tout demandeur des
points d’achat d’une valeur de
20 000 yens (127 euros). Selon une
enquête en ligne réalisée début
2023 par l’Agence du numérique,
la première réticence des Japonais
à la demander est la « crainte d’une
fuite d’informations ».
Difficile de les contredire car les
manquements s’enchaînent de-
puis la première fuite de données
en 2021. D’après une enquête de la
Sécurité sociale dévoilée le 2 juin,
des centaines de personnes ont ré-
cemment dû payer la totalité de
leurs soins médicaux – contre
30 % normalement –, leur carte ap-
paraissant périmée sur les termi-
tinuer d’être autorisées, et il est pré-
férable de laisser aux gens le temps
de passer aux cartes My Number. »
Kenta Izumi, président du Parti
démocrate constitutionnel (oppo-
sition), juge que ce projet est « mis
en œuvre trop rapidement ».
Taro Kono voudrait aussi inté-
grer le permis de conduire à My
Number et en faire une véritable
pièce d’identité électronique, pour
vérifier l’âge de consommateurs
achetant de l’alcool ou des cigaret-
tes aux caisses automatiques des
magasins de proximité, ou pour
éviter la revente de billets pour des
événements culturels.
Cette marche vers le numérique
promet de traîner car, estime Shi-
ratori Hiroshi, professeur de
sciences politiques à l’université
Hosei, « le gouvernement prend à
la légère l’impact que peut avoir sa
gestion des informations person-
nelles sur les citoyens. On ne peut
pas rejeter la marche vers la numé-
risation, mais je pense que le gou-
vernement n’a pas anticipé les pro-
blèmes rencontrés. » p
Philippe Mesmer
 Planète
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
Dans les bocages, le déclin sans fin des haies
En dépit de leur intérêt écologique majeur, 70 % des clôtures végétales ont disparu en France depuis 1950
Reportage
Le Bô (Calvados) - envoyée spéciale
F
ace à vous, des haies que
j’ai massacrées », lance
­Patrick Levrard. Prunel-
liers, aubépines ou noise-
tiers ont les flancs et la tête tailla-
dés. Sous les coups de marteau de
l’épareuse, une sorte de fau-
cheuse passée à l’automne, les
branches ont complètement
éclaté. « Cela faisait des années
que je n’avais pas entretenu cette
haie, elle avait pris trop de volume,
explique cet éleveur de la com-
mune du Bô, dans le Calvados.
Alors j’ai remis tout ça à hauteur. »
A quelques mètres du pire, ce
qui ressemble au meilleur : une
« belle haie », haute et large de plu-
sieurs mètres, composée de diver-
ses essences et de différentes stra-
tes (herbacées, arbustives et arbo-
rées). « Il faut faire attention au
vieillissement, remarque toute-
fois Marine Levrard, la fille de Pa-
trick, qui est aussi la coordinatrice
de l’Association française arbres
champêtres (AFAC) de Norman-
die. S’il n’y a aucune gestion, elle
risque de dépérir. » Aujourd’hui,
cette haie ne dérange pas son
père, locataire des terrains. A
l’ombre, ses vaches s’y sentent
bien. Mais les propriétaires des
deux parcelles qu’elle sépare
pourraient un jour lui demander
de la couper, pour « faire propre ».
Le vieillissement et le mauvais
entretien sont deux des facteurs
qui peuvent conduire au déclin in-
sidieux des haies. D’autres sont
simplement rayées de la carte. Ar-
rachées, en quelques jours. Selon
les chiffres les plus récents, révélés
par un rapport du Conseil général
de l’alimentation, de l’agriculture
et des espaces ruraux (CGAAER)
publié en avril, 23 500 kilomètres
de haies ont disparu chaque an-
née entre 2017 et 2021. Entre 2006
et 2014, l’érosion moyenne n’était
« que » de 10 400 kilomètres par
an : le phénomène ne se tarit pas,
il s’accélère. Au total, depuis 1950,
ce sont 70 % des haies qui ont été
effacées des bocages français.
Pourquoi un tel acharnement ?
La principale explication tient à
l’évolution du foncier agricole. La
petite commune du Bô, où Patrick
Levard a élevé 70 vaches laitières et
allaitantes, n’a jamais connu de re-
membrement. « On se traîne de
toutes petites parcelles que l’on ne
peut plus exploiter avec le matériel
d’aujourd’hui, constate-t-il. Alors
soit on laisse en friche, soit on fait
de la place. » Au fil de sa carrière, il a
réussi à conserver l’essentiel de ses
haies, parce qu’elles étaient situées
en limite de propriété. « Celles qui
étaient entre deux parcelles, il n’y a
rien à faire, j’ai dû faire de la place. »
Agrandissement et simplification
Au-delà de ce village, une étude du
CNRS et des universités de Caen et
de Poitiers, publiée en mai,
­confirme le diagnostic : entre
2003 et 2016, sur les trois terrains
étudiés dans les départements du
Calvados, des Côtes-d’Armor et du
Maine-et-Loire, dans les trois ré-
gions les plus bocagères de
France, la majorité du linéaire de
haies arrachées (44 %) se trouvait
entre deux parcelles mitoyennes
ayant été regroupées. Elles dispa-
raissent pour faciliter le passage
d’engins agricoles toujours plus
imposants. « Lorsque l’exploitant
d’à côté reprend la terre de celui qui
part en retraite, les jours de la haie
au milieu sont comptés », résume
Jean-Claude Breteau, vice-prési-
dent de la communauté de com-
munes Cingal-Suisse normande
chargé de la transition écologique.
Outre l’agrandissement des ex-
ploitations et la simplification des
parcelles, les prairies naturelles
sont aussi de plus en plus retour-
nées au bénéfice de cultures
­céréalières : là où les haies consti-
tuaient un abri pour les trou-
Une haie de chênes et de frênes émondés au lamier, au Bô (Calvados), le 28 mai. MYR MURATET POUR « LE MONDE »
peaux, elles deviennent un obsta-
cle pour les moissonneuses-bat-
teuses. Davantage d’agriculteurs
reprennent aussi des champs éloi-
gnés du siège de leur exploitation.
« Ces exploitants font un coup fon-
cier, mais ne sont pas du tout an-
crés dans le territoire, il y a un déta-
chement total par rapport au pay-
sage », constate Sylvain Delaloy, le
directeur général adjoint de la
communauté de communes.
Les haies situées en bord de
­parcelle ne sont pas épargnées et
représentent 35 % du linéaire dé-
truit entre 2003 et 2016. En cause,
la dégénérescence progressive liée
au non-remplacement d’arbres
morts ou des arrachages volontai-
res, par exemple pour élargir les
entrées de champs. Selon la même
étude, seuls 4 % du linéaire arra-
ché étaient localisés en dehors de
la surface agricole utile, principa-
lement sur des terrains à bâtir.
L’intérêt écologique des haies a
été largement démontré. Elles
protègent du vent, de la chaleur,
stockent du carbone et de l’eau, di-
minuent l’effet des petites crues,
luttent contre l’érosion des sols,
filtrent les polluants, constituent
un réservoir de biodiversité, assu-
rent la continuité écologique.
­Elles ont aussi un impact sur le
paysage, et donc sur le tourisme.
Mais nombre d’exploitants
voient avant tout la haie comme
une contrainte, qui nécessite de
dégager du temps et de l’argent.
« L’agriculteur perçoit souvent la
haie comme une charge nette
­directe liée à la plantation et à l’en-
tretien, sans en voir les bénéfices »,
résume le CGAAER. Le coût de l’en-
tretien régulier de 1 kilomètre de
haies arbustives est par exemple
estimé à 450 euros par an.
Les diverses réglementations
demeurent par ailleurs difficiles à
mettre en œuvre. « Les élus sont
« Entre
deux parcelles,
j’ai dû faire
de la place »
Patrick Levard
éleveur
|7
Les haies
stockent
du carbone et
de l’eau, luttent
contre l’érosion
des sols et filtrent
les polluants
la gestion durable des haies et des-
tiné à chauffer le centre aquatique
ou des écoles. Une manière de
­sécuriser les agriculteurs et la col-
lectivité face au prix de l’énergie.
« La clé, c’est la valorisation éco-
nomique, insiste aussi Laurent Ne-
voux, pépiniériste spécialisé en ar-
bres fruitiers et membre de l’AFAC.
Autrefois, on se chauffait au bois ;
aujourd’hui, il y a très peu de rétri-
butions pour les agriculteurs. Il faut
de nouveaux leviers : les plaquettes
pour les chaudières collectives ou le
fourrage, la valorisation carbone,
la responsabilité sociétale des en-
treprises… La filière agroalimen-
taire pourrait donner de l’argent à
ceux qui préservent les haies. »
Après la publication du rapport
du CGAAER, le ministère de l’agri-
culture a lancé une concertation
visant à construire un « pacte en
faveur de la haie », qui devrait être
adopté d’ici à l’été. Une mobili­-
sation saluée par les associations,
qui restent vigilantes. « Annoncer
la plantation de x kilomètres ne
suffira pas, prévient Aurélie
Le Goff, de FNE Bretagne. Nous
­espérons un vrai plan d’action,
avec des moyens pour accompa-
souvent mis devant le fait accom- que Nans Borrot, de FNE Hauts- auteur d’une thèse sur le sujet. Et gner les agriculteurs… » « L’appro-
pli, constate Sylvain Delaloy. Une de-France. On essaie aussi d’utili- les rares personnes qui sont réelle- che est toujours trop segmentée,
haie a beau être protégée dans les ser les bases de données naturalis- ment sanctionnées ne sont souvent remarque Stéphane ­Galais, secré-
documents d’urbanisme, aller ta- tes pour montrer que certaines pas celles qui en détruisent le plus. » taire national de la Confédération
per sur l’agriculteur qui a conduit haies peuvent être définies comme La PAC a même eu un effet ­paysanne. Avoir un plan haies et
la tractopelle ou l’emmener de- habitat d’espèce protégée. » ­contre-productif. En 2014-2015, à ­soutenir le modèle industriel, c’est
vant les tribunaux, ce n’est pas l’approche de la mise en place de incompatible. »
­forcément la priorité. » Règles peu appliquées la réglementation européenne, de Léo Magnin estime que les con-
Sur le terrain, de plus en plus de Depuis 2015, les haies sont aussi nombreux exploitants auraient certations sur le bocage devraient
citoyens et d’associations tentent censées être protégées dans le supprimé des haies, par crainte de aussi aborder la consommation
malgré tout de faire bouger les li- ­cadre de la politique agricole com- les voir sanctuarisées. « Des prési- des ressources, l’usage des pestici-
gnes. France Nature Environne- mune (PAC). A l’époque, un chan- dents de chambres d’agriculture, des, la gestion de l’eau… « Les haies
ment (FNE) a lancé une opération tier de numérisation a été mené aujourd’hui encore, vous disent : si peuvent sembler inoffensives, ob-
« Sentinelle de la haie » pour faire pour tenter de cartographier le vous protégez le bocage, on cou- serve le chercheur. Si elles permet-
remonter des signalements, que paysage. Mais les contrôles ne con- pera tout avant que ça ne soit ap- tent d’ouvrir le débat et d’aborder
des bénévoles documentent cernent chaque année que 1 % des pliqué, relate Sylvain Delaloy. Il de nombreux sujets, c’est très bien.
grâce à des images satellitaires. exploitations. « Il suffit que la haie faut trouver un modèle où il ne soit Si elles servent de simple caution
« Nous constituons de petits dos- n’ait pas été numérisée, ce qui est le plus vu comme un handicap. » écologique, ce sera dramatique. »
siers que nous transmettons aux cas d’une grande partie du linéaire, A l’échelle de la communauté de Contactée par Le Monde, la FNSEA,
offices français de la biodiversité pour qu’elle ne puisse pas être communes, l’objectif serait de dé- le premier syndicat agricole, n’a
motivés, qui peuvent alors consti- ­contrôlée, constate Léo Magnin, velopper une filière locale de pro- pas souhaité s’exprimer. p
tuer des dépôts de plainte, expli- chargé de recherche au CNRS et duction de bois déchiqueté issu de Perrine Mouterde
« Il faut remettre à plat le modèle agricole intensif »
Comment expliquer que les arrachages une entrée de champ, supprimer une haie Le départ à la retraite de nombreux
de haies se poursuivent alors que les gran- qui les gêne… Ce sont des changements agriculteurs risque-t-il d’accélérer l
des opérations de remembrement sont beaucoup plus discrets mais qui, mis a disparition du bocage ?
achevées depuis longtemps ? Thibaut bout à bout, donnent le même résultat. La moitié du foncier agricole en France
Preux, maître de conférences en géogra- va être libérée dans les dix ans à venir, c’est
phie à l’université de Poitiers et l’un des Ce sont donc des individus un enjeu considérable. Si on laisse le mar-
coauteurs avec Daniel Delahaye, profes- qui modifient le bocage ? ché foncier fonctionner tel qu’aujourd’hui,
seur de géo­gra­phie à l’université de Caen Au lendemain de la guerre, lorsque bon il est très probable que ces terres libérées
Normandie, d’une étude sur le sujet pu- nombre d’exploitations faisaient moins aillent essentiellement au profit des plus
bliée en mai, décrit comment la transfor- de 10 hectares, une action individuelle pe- grandes exploitations, aux orientations
mation foncière des exploitations agrico- sait très peu. Aujourd’hui, dans les boca- les plus productivistes, en particulier dans
les modifie les bocages. ges normands, la moyenne est plutôt le cœur du bassin laitier de l’ouest de la
autour de 80 à 90 hectares, avec des ex- France. C’est ce que l’on observe
En quoi la transformation foncière ploitations qui font plus de 150 hectares. aujourd’hui, avec un processus d’agrandis-
agricole est-elle différente du remem- L’action d’une personne qui décide tout à sement extrêmement asymétrique : en
brement ? coup d’arracher ses haies est extrême- Normandie, 10 % des exploitations les plus
Le remembrement est fait à l’initiative ment visible : quelques agriculteurs ont grandes captent, à elles seules, 60 % du
des communes pour regrouper des par- entre les mains le sort du paysage d’une foncier qui est libéré.
celles. Il a été beaucoup pratiqué dans les commune.
années 1950-1960, après plus d’un siècle Est-il possible de protéger la haie
d’émiettement de la propriété paysanne : L’agrandissement est-il la principale en tant que telle ?
on avait alors des exploitations avec qua- menace pour les haies ? La très grande majorité des haies se trou-
rante ou cinquante parcelles sur dix hec- L’agrandissement des exploitations vent dans ce que l’on appelle la « surface
tares. Le regroupement foncier a été asso- agricoles conduit les agriculteurs, notam- agricole utile » et relève donc d’une ges-
cié à des travaux de génie civil pour ment les éleveurs laitiers, à mécaniser tion purement agricole. Penser cet objet
agrandir et simplifier les parcelles, mais leurs productions et à développer la cul- sans le réinscrire dans l’espace et les systè-
aussi à des travaux hydrauliques, de drai- ture céréalière et du maïs fourrager. Cela mes de production, cela n’a pas beaucoup
nage, d’agrandissement de chemins, de se traduit par une rationalisation des par- de sens. Il faut se demander comment les
réseaux routiers… L’impact sur le paysage celles qui sont de plus en plus grandes et agriculteurs entretiennent le bocage, quel-
était alors assez radical : en quelques rectangulaires pour faciliter l’emploi les contraintes pèsent sur eux. La sauve-
­semaines, la commune faisait table rase d’engins agricoles. L’arrachage des haies garde et la gestion durable des haies ne
du passé. n’est que le révélateur de tout un tas de peuvent passer que par une remise à plat
Aujourd’hui, les arrachages sont à l’ini- processus, et notamment du retourne- du modèle agricole intensif, responsable
tiative des agriculteurs eux-mêmes. Ils ment des prairies. Ce n’est pas un objet des transformations de ces paysages. p
vont regrouper deux parcelles, agrandir hors-sol. Propos recueillis par P. M.

8 | Planète
Près de 33 000 décès dus aux
canicules depuis 2014 en France
Santé publique France estime que la chaleur est responsable de 1 000
à 7 000 morts chaque année, soit jusqu’à 9 % de la mortalité estivale
A
quel point la chaleur
est-elle meurtrière en
France ? Dans un rap-
port publié vendredi
23 juin, l’agence sanitaire Santé
publique France (SPF) s’est pen-
chée sur ce sujet qui deviendra de
plus en plus préoccupant dans les
étés à venir. SPF estime qu’entre
2014 et 2022, 32 658 décès au total
ont été attribuables à la chaleur
entre le 1er juin et le 15 septembre
de chaque année. « Les canicules
sont les événements climatiques
extrêmes qui ont le plus fort im-
pact sur toutes les classes d’âge de
la population », souligne Sébas-
tien Denys, le directeur santé-en-
vironnement-travail à SPF.
Plus précisément, 28 % de ces dé-
cès ont été observés pendant les
canicules, c’est-à-dire des périodes
de trois jours au minimum durant
lesquels la température, de nuit
comme de jour, dépasse les seuils
fixés par département – en Ile-de-
France, par exemple, les seuils ca-
niculaires sont de 21 °C la nuit et
de 31 °C en journée.
Ce chiffre est important car il
montre, en creux, que la majorité
des morts intervient en dehors
de ces pics extrêmes de tempéra-
tures. « L’exposition de la popula-
tion à la chaleur en dehors des pé-
riodes de canicule, associée à un
risque plus faible mais plus fré-
quent, contribue davantage à
l’impact total que les chaleurs ex-
trêmes associées à un risque plus
élevé mais plus rare », écrivent les
experts de SPF.
Pour autant, certaines tempéra-
tures restent plus meurtrières
que d’autres : près d’un tiers des
De nombreuses infractions au couvre-feu
relevées à l’aéroport de Nantes
L’Autorité de contrôle des nuisances alerte sur les pratiques des compagnies low cost
Nantes - correspondant
P lus de cinq ans après que
l’Etat a sonné le glas du
projet d’aéroport de No-
tre-Dame-des-Landes (Loire-At-
lantique), la cohabitation sereine
entre concessionnaire de la plate-
forme de Nantes Atlantique,
compagnies aériennes et rive-
rains de l’infrastructure relève
toujours de l’utopie.
Le chantier de réaménagement
de l’aéroport demeure au point
mort, tandis que le trafic aérien
redécolle. Dans ce contexte, le
gouvernement se serait bien
passé d’une nouvelle contra-
riété. En l’espèce, il s’agit d’un
courrier de Gilles Leblanc, le pré-
sident de l’Autorité de contrôle
des nuisances aéroportuaires
(Acnusa), adressé au préfet de la
Loire-Atlantique, Fabrice Rigou-
let-Roze, avec copies transmises
au directeur général de l’aviation
civile et au responsable des affai-
res juridiques du ministère de la
transition écologique.
Travail de pédagogie
Dans cette lettre, que Le Monde a
pu consulter, Gilles Leblanc met
en doute l’efficacité du couvre-
feu visant à bannir les avions du
ciel de la métropole nantaise en-
tre minuit et 6 heures du matin.
« Plus de 350 mouvements d’avi-
ons ont été réalisés durant la pé-
riode du couvre-feu au cours des
neuf premiers mois » qui ont suivi
la promulgation de la mesure par
arrêté ministériel, le 8 avril 2022,
décès sont observés lors des cani-
cules alors qu’elles ne représen-
tent que 6 % des jours étudiés lors
de ces périodes estivales. Une
contribution au bilan total qui,
pour SPF, justifie « le focus des
alertes sur les canicules ».
C’est l’été 2022 qui détient le
triste record des dernières an-
nées, avec 6 969 morts attribua-
bles à la chaleur, dont 29 % pen-
dant les canicules, suivie de l’an-
née 2019, avec 4 441 morts, dont
42 % pendant les canicules.
Impact de la pollution de l’air
De premières estimations, pu-
bliées en novembre 2022, avaient
évalué à 2 816 personnes l’excès
de mortalité lors des trois épiso-
des de canicule qui ont marqué
l’été 2022 en France, le deuxième
le plus chaud observé en France
depuis le début du XXe siècle. Sur
l’ensemble de la période estivale,
l’excès de mortalité toutes causes
confondues avait été estimé à
10 420 personnes, un chiffre mê-
lant à la fois les personnes mortes
en raison des fortes chaleurs et
celles décédées en raison de la
septième vague de Covid-19.
Sur la période 2014-2022, on es-
time que 71 % des morts étaient
âgés de 75 ans et plus ; près d’un
tiers ne faisaient donc pas partie
de cette catégorie de la population
la plus vulnérable. Le rapport de
SPF ne donne toutefois pas plus de
détails sur l’âge précis de ces per-
sonnes. « Les personnes décédées
de la chaleur sont souvent perçues
comme des personnes très fragiles
dont le décès n’aurait été avancé
que de quelques jours. Cependant,
rapporte ainsi Gilles Leblanc, qui
précise que ces violations ont
abouti à « 225 poursuites déclen-
chées par l’administration de
l’aviation civile ».
En dépit d’un travail de pédago-
gie mené pour « prévenir le risque
de récidives », les dérapages, qui
sont essentiellement le fait des
compagnies aériennes low cost,
perdurent, note le président de
l’Acnusa. Le libellé de l’arrêté mi-
nistériel relatif au couvre-feu de
Nantes-Atlantique est mal ficelé,
déplore-t-il. Le texte mentionne
que les compagnies subissant un
retard de vol pour des raisons in-
dépendantes de leur volonté peu-
vent faire décoller ou atterrir
leurs appareils durant le couvre-
feu. Résultat : de nombreuses
compagnies « hors la loi » tentent
de se défausser sur les « difficultés
rencontrées par les opérateurs de
navigation aérienne, et singulière-
ment le contrôle aérien du pays »,
relève Gilles Leblanc.
Les compagnies aériennes en-
freignant la mesure bravent les
Les compagnies
enfreignant la
mesure bravent
les menaces
d’amendes
et déposent
presque toujours
des recours
« Les canicules
sont les
événements
climatiques
extrêmes qui ont
le plus fort
impact sur toutes
les classes d’âge
de la population »
Sébastien Denys
Santé publique France
il n’existe pas de preuve de cet “effet
moisson”, les études explorant l’im-
pact sur une période en général
courte », commentent les auteurs.
SPF pointe ainsi deux popula-
tions vulnérables qui ne s’identi-
fient pas comme telles, les occu-
pants d’un logement exposé à la
chaleur et les individus prati-
quant une activité physique. « Il
faut que ces personnes adaptent
leur comportement pendant les
canicules », insiste Sandrine Ran-
driamampianina, responsable
d’unité à la direction de la préven-
tion et promotion de la santé de
SPF. Cela passe par des gestes de
prévention comme le fait de met-
tre des plantes devant ses fenê-
tres ou de placer des linges humi-
des devant des ventilateurs, ou de
pratiquer son sport tôt le matin et
de surveiller la couleur de ses uri-
nes : si elles sont trop foncées, il
faut s’hydrater plus.
Dans quelle mesure l’épidémie
de Covid-19 a-t-elle pu aggraver le
menaces d’amendes (d’un mon-
tant de 40 000 euros maximum)
et déposent quasi systématique-
ment des recours pour contester
les sanctions. La compagnie à bas
coût espagnole Volotea, qui dé-
tient la palme en matière d’in-
fractions en 2022, a ainsi saisi la
justice « pour contester 123 des
148 décisions d’amendes qui lui
ont été notifiées », révèle Gilles Le-
blanc. Et ce, même si la jurispru-
dence actuelle stipule que les
transporteurs sont comptables
de leur programmation de vols,
et donc des retards accusés, sauf
cas de force majeure, comme
l’éruption du volcan islandais Ey-
jafjallajökull en 2010.
« Nécessité sanitaire majeure »
Volotea se vante d’avoir grappillé
des parts de marché en 2022,
alors que la compagnie « a tri-
ché » selon le mot du président
de l’Acnusa.
Contactée, Volotea argue que
« 90 % des violations sont dues à
des causes externes » et assure
que « des ajustements extrême-
ment importants ont été réali-
sés ». Un porte-parole de la com-
pagnie espagnole affirme encore
que « Volotea a éliminé complète-
ment les vols prévus après 23 heu-
res, augmentant ainsi les marges
de sécurité opérationnelle afin de
respecter scrupuleusement le cou-
vre-feu à Nantes ». Reste que, de
l’aveu même de la compagnie
low cost, ces mesures n’ont en-
traîné une réduction que « de
80 % » des dépassements de cou-
nombre de morts de la canicule ?
Les experts se gardent bien de
conclure sur ce point. Si une étude
menée au Portugal suggère que la
désorganisation du système de
santé et le moindre recours
aux soins pendant le Covid-19 ont
pu augmenter d’au moins 50 % la
mortalité liée à la chaleur en 2020,
SPF souligne que « cette pandémie
a pu réduire avant l’été le nombre
de personnes très vulnérables à la
chaleur au point de masquer l’aug-
mentation du risque ».
Cette modélisation n’a par
ailleurs pas pris en compte la pol-
lution de l’air ambiant, un fac-
teur aggravant souligné par plu-
sieurs études. Chaque année, la
chaleur est responsable de
1 000 à 7 000 morts, selon les
conditions météorologiques, ce
qui peut représenter jusqu’à 9 %
de la mortalité estivale. A titre de
comparaison, on considère que
la pollution de l’air particulaire
est responsable de 40 000 décès
par an en France, soit environ 7 %
de la mortalité.
« L’impact très important ob-
servé en 2022 par rapport aux
autres années préfigure les défis
à venir : des températures très éle-
vées tout l’été, avec des pics extrê-
mes, et un risque aggravé par une
pandémie et probablement par la
pollution de l’air générée par les in-
cendies localement », concluent
les auteurs, qui plaident pour
qu’une « adaptation structurelle »
soit mise en place afin de réduire
le risque tout au long de l’été, en
complément de la réponse spéci-
fique pendant les canicules. p
Delphine Roucaute
vre-feu depuis le début de l’an-
née. La réduction des nuisances
nocturnes est « une nécessité sa-
nitaire majeure » selon Gilles Le-
blanc, qui appelle à « une pro-
grammation des vols raisonnable
et réaliste ». L’Acnusa enjoint à
l’Etat de clarifier les règles au
plus vite et de réécrire l’arrêté.
La préfecture de Loire-Atlanti-
que juge « prématuré » de révi-
ser l’arrêté ministériel et fait va-
loir que le couvre-feu a permis
« une diminution par six environ
du nombre d’atterrissages ou de
décollages » au cœur de la nuit.
« Le compte n’y est pas, le couvre-
feu ne protège pas les habitants
comme annoncé, car l’arrêté est
trop permissif », tonne Paolo Fer-
reira, président du Collectif des
citoyens exposés au trafic aérien.
Ce dernier déplore que les amen-
des infligées ne soient « pas assez
fortes et pas systématiques ».
Plaidant pour un couvre-feu de
plus grande amplitude, de
23 heures à 7 heures, afin de col-
ler aux recommandations de
l’Organisation mondiale de la
santé en matière de sommeil, le
porte-parole des riverains estime
que l’équation est insoluble pour
le gouvernement : « A moins d’un
plafonnement strict du mouve-
ment d’appareils, ou d’une réduc-
tion miracle du bruit des moteurs
d’avions, la tranquillité des habi-
tants relève de la mission impossi-
ble. Mécaniquement, plus le trafic
augmente, moins on va respecter
le couvre-feu. » p
Yan Gauchard
Algues vertes : le manque
d’action de l’Etat dans
le viseur de la justice
Le tribunal administratif de Rennes doit se
prononcer sur le plan nitrates d’ici à fin juillet
L a saison de la baignade
commence, une fois en-
core, sous le signe des al-
gues vertes dans les Côtes-d’Ar-
mor. Les marées d’ulves s’entas-
sent au fond de la baie de Saint-
Brieuc. Elles recouvrent en
particulier les plages d’Hillion,
plusieurs fois fermées par la pré-
fecture en juin par mesure de pré-
caution. Le danger d’intoxication
à l’hydrogène sulfuré que déga-
gent les algues en se décompo-
sant est désormais connu. Le tri-
bunal administratif de Rennes
s’est déjà prononcé sur le manque
d’action de l’Etat face à ce fléau ré-
current, apparu sur les côtes bre-
tonnes avec le développement de
l’élevage intensif. Jeudi 22 juin, il a
examiné trois nouveaux recours.
Deux d’entre eux étaient déposés
par des associations environne-
mentales, et le troisième, par la Fé-
dération régionale des syndicats
d’exploitants agricoles (FRSEA).
Tous trois ont pour dénomina-
teur commun les quantités
d’azote épandues sur les sols bre-
tons, qui se transforment en nitra-
tes dans les cours d’eau et génè-
rent la prolifération d’algues ver-
tes. Leur cible est le sixième « pro-
gramme d’action contre les nitrates
d’origine agricole », présenté par la
préfecture de région en 2018, mais
pour des raisons opposées. La FR-
SEA estime celui-ci trop exigeant à
l’égard des agriculteurs, tandis que
les défenseurs de la nature repro-
chent l’inverse à ce plan laborieu-
sement mis sur pied par l’Etat.
Produire un nouveau plan
Pour Eau et rivières de Bretagne, ce
programme n’est pas en mesure
d’atteindre sa cible : il ne permet-
tra pas de faire baisser suffisam-
ment les teneurs en nitrates et ve-
nir à bout des algues vertes. L’asso-
ciation l’avait une première fois at-
taqué en 2018, le tribunal
administratif de Rennes lui avait
donné raison en 2021, en donnant
quatre mois au préfet pour revoir
sa copie. Ce qu’il a fait avec retard
et sans grande conviction, l’appli-
cation des principales disposi-
tions – le contrôle technique des
fosses d’élevage par exemple –
étant renvoyée à plus tard.
« Nous nous sommes inspirés de
la stratégie de “L’affaire du siècle”,
qui a fait condamner l’Etat pour
son inaction face au changement
climatique. Nous avons saisi le juge
d’exécution pour dire dès mainte-
nant que la trajectoire n’est pas la
bonne », dit Arnaud Clugery, direc-
teur d’Eau et rivières de Bretagne.
De son côté, Sauvegarde du Trégor
a déposé un recours contre le pré-
judice écologique causé par les
marées vertes. « Sur des hectares
entiers du rivage, il n’y a plus du
tout de vie (…) », accuse Yves-Marie
Le Lay, fondateur de cette associa-
tion. Il se dit surpris d’avoir
­constaté à l’audience que ces trois
dossiers étaient réunis.
Tel est le choix du rapporteur pu-
blic Dominique Rémy. Après
vingt-cinq ans passées à examiner
des affaires d’« eaux sales » en Bre-
tagne, dit-il au Monde, après
moult expertises d’autorités envi-
ronnementales, après le rapport
conjoint de la Cour des comptes et
de la chambre régionale des
comptes de 2021, qu’il a cité dans
S ars - Cov-2
Origines du Covid-19 :
un rapport non conclusif
Dans un rapport déclassifié,
vendredi 23 juin, le bureau
qui coordonne l’ensemble
des agences américaines
de renseignement assure
n’avoir aucune preuve indi-
quant que le Covid-19 aurait
été créé dans un laboratoire
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
ses conclusions, le magistrat a dé-
cidé de faire de celles-ci « une sorte
de testament ». Il a demandé au tri-
bunal d’enjoindre au préfet de se
remettre au travail et de produire
d’ici à quatre mois un nouveau
plan pour résorber les excès de ni-
trates. Il devra comporter davan-
tage de « droit dur », c’est-à-dire ne
pas se contenter de mesures inci-
tatives et prévoir plus de contrôles
dans les exploitations agricoles.
Vice de procédure
Les jugements – distincts – de-
vraient être connus d’ici à fin
juillet. Cependant, le sort du
sixième programme d’action
contre les nitrates ne laisse guère
de doute : la FRSEA s’est appuyée
sur une concertation insuffisante
de la part du préfet sur ce sujet
pour le dénoncer. Rien que pour
ce vice de procédure, l’annulation
est attendue. Hasard du calen-
drier, le tribunal de Rennes a
rendu le même jour un jugement
notable sur la question de la qua-
lité des eaux côtières bretonnes
après avoir été saisi par Eau et ri-
vières de Bretagne. L’association
souhaitait obtenir que l’agence
régionale de santé Bretagne (ARS)
revoie sa méthodologie d’évalua-
tion de la qualité des eaux de bai-
gnade sur le littoral.
« C’est venu de l’observation d’un
de nos adhérents de Landunvez,
dans le Finistère, une commune cé-
lèbre pour la bagarre qui y est me-
née depuis des années contre l’ex-
tension d’une grande porcherie. Il a
remarqué que la plage de Penfoul
est de plus en plus souvent fermée
par mesure préventive, (…) alors
qu’elle est classée de bonne qualité
par l’ARS », rapporte le directeur de
l’association.
Sur les sites de baignade fré-
quentés, les services de l’Etat sont
tenus de mesurer deux indica-
teurs bactériens : Escherichia coli
et les entérocoques intestinaux, et
d’en informer le public. Or, en cas
d’orage, leurs concentrations peu-
vent augmenter avec les pluies qui
lessivent les terres agricoles ou les
égouts. Aussi, ces jours sont auto-
matiquement considérés comme
des épisodes de pollution par
l’ARS, qui n’intègre pas les échan-
tillons prélevés à ces moments-là
dans le bilan qu’elle établit à la fin
de chaque saison balnéaire, à par-
tir de quatre années d’analyses.
C’est ce que dénonce Eau et ri-
vières de Bretagne. Après avoir
beaucoup insisté et saisi la Com-
mission d’accès aux documents
administratifs, l’association a fini
par obtenir de voir les tableaux de
l’ARS et a ainsi mis le doigt sur une
façon de comptabiliser qui fausse
les résultats. Ce dossier a aussi
inspiré le rapporteur public Do-
minique Rémy. Lors de l’audience
qui s’est tenue le 6 juin, il a évoqué
l’« éthique des statistiques » et rap-
pelé d’anciens « tripatouillages ».
Le refus implicite du directeur de
l’ARS de corriger les données de
classement des eaux de baignade
depuis 2016, comme le lui de-
mandait Eau et rivières de Breta-
gne, a été annulé par le tribunal
administratif. Ce dernier lui en-
joint au contraire « de procéder
aux modifications qui s’imposent
dans un délai de deux mois ». p
Martine Valo
en Chine, sans trancher sur
l’origine de la pandémie.
Ce rapport destiné au
Congrès est publié trois mois
après que des parlementai-
res ont demandé
davantage d’éléments
sur ce que sait le renseigne-
ment américain des origines
du Covid-19, apparu en
Chine fin 2019. – (AFP.)
 France
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023 |9

Darmanin défend le bilan de « Wuambushu »

A Mayotte, les 24 et 25 juin, le ministre de l’intérieur valorisera les premiers résultats de l’opération sécuritaire

Mamoudzou - envoyé spécial timée autour de 400 000 habi- Premier raté, le gouvernement a, dans un premier temps, exigé connaissent pas la réalité de
tants, est constituée d’étrangers. de l’Union des Comores, face à des précisions sur le relogement
Beaucoup d’élus Mayotte ». Dans son viseur, le col-

C’
est forcément une
image qui saute aux
yeux. De celles qui
entendent rassurer
la population de Mayotte. A la gare
maritime de l’île de Petite-Terre,
une vingtaine de gendarmes en
pantalon de treillis et en tee-shirt
noir, armés, sont déployés et
­contrôlent, systématiquement,
tous les passagers embarquant
pour rallier la Grande-Terre et Ma-
moudzou. Assis sur le banc en
bois du bateau, pour la traversée
qui dure un quart d’heure, Jean (il
n’a pas souhaité donner son nom,
comme les personnes citées par
leur prénom) raconte comment il
a été contrôlé trois fois en se ren-
dant à Labattoir, sur Petite-Terre :
« Il y avait déjà des contrôles avant,
mais, depuis Wuambushu, cela a
vraiment augmenté ». « Heureuse-
ment, dit ce jeune Congolais, qui a
fui sa région du Nord-Kivu en rai-
son de la guerre, j’avais mon certi-
ficat. » Sa demande d’asile valable
jusqu’en novembre qu’il n’oublie
jamais dans ses déplacements.
Voilà deux mois que ce départe-
ment de l’océan Indien, marqué
par de récurrents épisodes de vio-
lences et de tensions sociales, vit
au rythme de l’opération « Wuam-
bushu » contre la délinquance, par
le biais de la destruction des bi-
donvilles et l’expulsion des étran-
gers en situation irrégulière, prin-
cipalement des Comoriens. Dans
l’île, la moitié de la population, es-
Deux mois jour pour jour après
le début de l’opération, Gérald
Darmanin, le ministre de l’inté-
rieur et des outre-mer, y effectue,
samedi 24 et dimanche 25 juin, un
déplacement pour défendre un
premier bilan de l’opération dé-
noncée par plusieurs associa-
tions, dont la Cimade et Médecins
du monde, comme « tout sécuri-
taire », aggravant les tensions en-
tre les habitants, la pauvreté et fai-
sant reculer l’accès aux droits.
Débuts grippés
« Les résultats sont là », s’est féli-
cité M. Darmanin, vendredi
23 juin, dans Le Figaro, en parlant
de « réussite » avec des violences
contre les personnes réduites de
22 % et des atteintes aux biens de
28 %. « Nous avons divisé par trois
les flux entrants de clandestins »,
ajoute le ministre, qui entend ef-
facer les débuts grippés de l’opéra-
tion malgré la présence dans l’île
de 1 800 gendarmes et policiers.
Voilà deux mois
que Mayotte
vit au rythme
de l’opération
« Wuambushsu »
contre la
délinquance
l’hostilité d’une grande partie de
son opinion publique, a d’abord
refusé d’accueillir les personnes
expulsées en fermant le port de
Mutsamudu, à Anjouan, au ferry
Maria-Galanta, qui les transporte
depuis Mayotte. Après d’intenses
tractations avec le gouvernement
français, Moroni a accepté de re-
cevoir les candidats au « départ
volontaire ». Mais les refoulés par-
lent bien de départs forcés.
Après avoir annoncé que
20 000 étrangers sans titre de sé-
jour seraient reconduits à la fron-
tière pendant l’opération, le gou-
vernement français a divisé ce
chiffre par deux. Depuis un mois,
les rotations du Maria-Galanta
ont repris. Selon une source judi-
ciaire, les éloignements sont en
recul de 10 % depuis le début de
l’opération par rapport à la même
période en 2022, principalement
en raison du bras de fer avec les
Comores. « Mais, aujourd’hui, on
ne chôme pas avec des bateaux qui
partent tous les jours », glisse-t-on
à la préfecture de Mayotte.
Autre revers de taille, les évacua-
tions et les destructions de bidon-
villes n’ont débuté que le 22 mai à
la suite d’une âpre bataille juridi-
que qui n’avait pas été anticipée.
Les pelleteuses visant à démolir
les habitats insalubres de 70 fa-
milles installées sans titre à Ta-
lus 2, à Koungou, ont été stoppées
par deux décisions de justice. Le
tribunal administratif de Mayotte
des familles expulsées de natio-
nalité française ou ayant un titre
de séjour, et le tribunal judiciaire
de Mayotte a constaté une « voie
de fait ». Une décision finalement
censurée par la chambre d’appel
de Mamoudzou. Le juge adminis-
tratif a, lui, validé les solutions de
relogement obligatoires.
« Crapules envoyées en prison »
Depuis, de nouvelles destructions,
dans des quartiers considérés par
les forces de l’ordre comme des re-
fuges pour les délinquants, ont eu
lieu à Barakani après le recours en
vain de quatre familles. « La juris-
prudence est très claire », observe
Psylvia Dewas, chargée à la préfec-
ture de Mayotte de la résorption
de l’habitat insalubre. La pro-
chaine opération doit toucher le
quartier de M’Bouyoujou, à
Dzaoudzi. Deux familles ont dé-
posé un recours. Selon leur avocat,
Me Anna Blanchot, la préfecture
« ne donne là encore aucune garan-
tie à ces familles pour leur fournir
un relogement adapté à leur situa-
tion ». Des arguments rejetés par la
préfecture. D’ici à septembre, une
quinzaine d’arrêtés auront été pu-
bliés pour raser d’autres bidonvil-
les. Un peu plus de 1 000 cases ont
été identifiées. « Beaucoup de mai-
res nous sollicitent pour demander
la destruction de ces bidonvilles »,
ajoute Psylvia Dewas.
Le volet sécuritaire est donc celui
qui a enregistré les résultats les
mahorais
réclament « la
pérennisation »
de renforts
en matière de
forces de l’ordre
plus rapides. Selon Gérald Darma-
nin, sur 57 chefs de bandes « identi-
fiés au départ », 47 ont été arrêtés.
Et 662 interpellations parallèles
ont été effectuées. « Des crapules
ont été envoyées en prison et la
lutte contre la violence donne des
résultats : la population se réjouit
de pouvoir ressortir le soir », se féli-
cite la députée de Mayotte Estelle
Youssouffa, membre du groupe Li-
bertés, indépendants, outre-mer
et territoires, en précisant qu’elle
se situe bien « dans l’opposition »
tout en soutenant l’opération.
Pour l’élue, l’opération « Wuam-
bushu » a aussi le mérite d’avoir
« fait tomber les masques sur
Mayotte » avec une « grande cam-
pagne d’éducation sur ce qu’il se
passe ici » : « L’opération a braqué
les projecteurs sur notre île et tout
le monde se demande comment
on en est arrivé là et pourquoi les
bidonvilles ont prospéré en une dé-
cennie. » Espérant que Gérald Dar-
manin « prolonge l’opération le
temps nécessaire », la députée fus-
tige les critiques « des gens qui ne
lectif d’avocats intervenant sur
place. « L’Etat combat la misère
par la violence » et entretient « un
climat de haine entre ressortis-
sants français et étrangers », dé-
noncent-ils dans une tribune pu-
bliée par Le Monde, le 14 juin.
Beaucoup d’élus mahorais récla-
ment « la pérennisation » de ren-
forts en matière de force de l’ordre.
Gérald Darmanin promet de « lais-
ser une imposante force de sécu-
rité », avec notamment deux nou-
velles brigades de gendarmerie et
un renforcement des antennes du
RAID et du GIGN. Lors de son dé-
placement, il sera également
question du déficit d’eau dans l’île
et des mesures budgétaires tou-
chant aux domaines social et édu-
catif dans le cadre du futur comité
interministériel des outre-mer,
qui se tiendra à Paris le 12 juillet.
« C’est bien beau, “Wuambushu”,
mais il faut s’occuper de tous ces
jeunes qui n’ont pas de perspectives,
réagit Benjamin, infirmier à Ma-
moudzou. Il faut aussi penser aux
“ni-ni”. » Ces jeunes, nés à Mayotte
de parents comoriens, qui ne sont
ni officiellement français ni como-
riens pour n’y être jamais allés. A
ses yeux, « l’Etat a trop délaissé
Mayotte, qui est un petit territoire
et qui ne peut absorber autant de
misère ». Dans l’île, la moitié de la
population a moins de 17 ans, et
entre 5 000 et 10 000 jeunes de 3 à
15 ans ne seraient pas scolarisés. p
Jérôme Talpin

Les violences et agressions “Magnifique. A voir absolument” LE POINT

contre les élus continuent “UN TOUCHANT PORTRAIT DE LA SOCIÉTÉ IRANIENNE” TROIS COULEURS
LES FILMS D’ICI – SÉBASTIEN ONOMO PRÉSENTENT

Plus d’un mois après la démission du maire de Saint-Brevin-les-Pins, Festival

International
des groupuscules d’extrême droite poursuivent leurs intimidations du Film de Berlin

Film dʼouverture

U n électrochoc sans prise

de conscience. Le 10 mai,
la démission du maire
(divers droite) de Saint-Brevin-
les-Pins (Loire-Atlantique), Yan-
nick Morez, après l’incendie cri-
minel de sa maison, avait provo-
qué une indignation générale au
sein de la classe politique. En
réaction, le gouvernement a an-
noncé, le 17 juin, la mise en place
d’un « pack sécurité » ainsi que
d’un observatoire, le « centre
d’analyse et de lutte contre les vio-
lences faites aux élus », afin de
mieux les protéger. Pourtant, un
mois plus tard, les attaques
­contre la municipalité de Saint-
Brevin ne se sont pas arrêtées.
Dorothée Pacaud (sans éti-
quette), qui a succédé à Yannick
Morez à la tête de cette station
balnéaire de 14 800 habitants, le
9 juin, a annoncé dix jours plus
tard qu’elle s’apprête à déposer
une quatrième plainte contre les
« intimidations » de l’extrême
droite. Comme son prédécesseur,
elle est la cible d’invectives depuis
plusieurs mois et a choisi de
­porter plainte « à chaque fois que
c’est judiciairement possible ».
lement dissuadés par la préfète
Violaine Démaret. En Bretagne,
de nombreux élus locaux sont
toujours la cible d’attaques
­répétées de militants d’extrême
droite et néofascistes, qui avaient
déjà mené la mairie de Callac
­(Côtes-d’Armor) à abandonner un
projet de centre d’accueil de réfu-
giés en janvier.
Samedi 24 juin, des élus du Tarn-
et-Garonne et du Lot-et-Garonne
organisent une manifestation de
soutien au maire de la commune
de Montjoi, en Tarn-et-Garonne,
Christian Eurgal, insulté et me-
nacé de mort pendant plusieurs
mois à la suite d’une campagne
sur les réseaux sociaux menée
par l’influenceur d’extrême
droite Papacito.
Manque de moyens de la justice
En un an, entre 2021 et 2022, les
­atteintes verbales ou physiques à
l’encontre des élus locaux, no-
tamment les maires et leurs
­adjoints, ont augmenté de 32 %,
passant de 1 720 à 2 265, selon des
chiffres rendus publics, le 15 mars,
par le ministère des collectivités
territoriales. « Ça fait plusieurs an-
gnel attend plus qu’un recense-
ment, il demande l’identification
des causes de ces violences. Car
s’il reconnaît une « dégradation
du sens civique », il demande des
circulaires pour réduire le nom-
bre de classements sans suite des
plaintes des élus, qu’il estime à
95 %. Une opinion que partage
Luc Carvounas (PS), le maire
­d’Alfortville, dans le Val-de-
Marne, et coprésident de la com-
mission des affaires sociales de
l’AMF : « Le cadre juridique existe,
on a déjà de quoi protéger les élus,
mais le classement sans suite est
quasiment systématique, à cause
du manque de moyens alloués au
service public de la justice. »
Autre catalyseur des violences,
les centres d’accueil de deman-
deurs d’asile (CADA), dans le
­collimateur des groupuscules
d’extrême droite à Saint-Brevin
et à Callac. « La stratégie est de
multiplier les opérations et les
menaces de mort pour terroriser
les élus locaux qui veulent instal-
ler des ­centres d’accueil, afin que
spontanément ils finissent par
dire à l’Etat : “Pas chez moi” », es-
time André Laignel, qui identifie
© 2022 LES FILMS D’ICI – KATUH STUDIO – BAC CINÉMA – LUNANIME – TRICKSTUDIO LUTTERBECK - DESIGN GRAPHIQUE :

Et dans différentes communes
de France, des élus sont toujours la
cible d’intimidations et font face à
des violences croissantes. Le
10 juin, le maire d’Annecy, Fran-
çois Astorg (EELV), a également
porté plainte à la suite des mena-
ces émanant de groupuscules
d’extrême droite, deux jours après
l’attaque au couteau perpétrée par
un réfugié syrien dans sa ville.
A Lauris, dans le Vaucluse,
l’agression d’un conseiller muni-
cipal par un habitant le 13 juin
manquait de provoquer la démis-
sion du maire et de ses élus, fina-
nées que l’Association des maires
de France [AMF] tire le signal
d’alarme », soupire André Laignel
(PS), son vice-président, qui évo-
que comme tournant la mort,
en 2019, de Jean-Mathieu Michel,
maire du village de Signes, dans le
Var, percuté par le conducteur
d’une camionnette qui déversait
des gravats dans la nature. Depuis
2020 au moins, l’AMF appelle le
gouvernement à « plus de fer-
meté » et à des peines renforcées
contre les auteurs d’agressions.
De l’observatoire mis en place
par le gouvernement, André Lai-
un « terrorisme d’extrême droite »
en plein développement, orches-
tré et structuré.
Maire d’Issoudun (Indre), M. Lai-
gnel observe aussi que les mem-
bres de la direction de l’AMF eux-
mêmes reçoivent régulièrement
des SMS et des tracts dans lesquels
UN FILM DE SEPIDEH FARSI
ils sont insultés et ciblés nommé-
ment. Des menaces qui, parfois,
ne s’arrêtent pas là. « Ils s’en pren- SCÉNARIO JAVAD DJAVAHERY CRÉATION GRAPHIQUE ZAVEN NAJJAR MUSIQUE ORIGINALE ERIK TRUFFAZ
nent aux conjoints, aux enfants… AVEC LES VOIX DE MINA KAVANI ET HAMIDREZA DJAVDAN AVEC LA PARTICIPATION EXCEPTIONNELLE DE PARVIZ SAYYAD
On peut comprendre les maires qui
obtempèrent ou démissionnent », AU CINÉMA LE 28 JUIN
soupire André Laignel. p
Alexandre Bouyé

10 | France
Geoffroy Lejeune, une croisade réactionnaire
L’ex-directeur de « Valeurs actuelles » est officiellement nommé à la tête du « JDD », détenu par Vincent Bolloré
portrait
G
eoffroy Lejeune sa-
voure son hold-up.
Vendredi 23 juin, le
jeune homme de
34 ans a été officiellement
nommé nouveau directeur de la
rédaction du Journal du dimanche
(JDD), comme l’a révélé Le Monde.
Celui qui remplacera Jérôme Béglé
à la tête du titre évoque un « im-
mense honneur » dans le commu-
niqué officialisant sa promotion.
Sonnés, les journalistes de l’heb-
domadaire ont voté à 96 % une
grève reconductible de vingt-qua-
tre heures. L’ancien patron de la
rédaction de Valeurs actuelles s’en
moque ; il a un plan de route et se
délecte de provoquer les esprits
« bien-pensants ».
Le monde des médias est en
ébullition ? Geoffroy Lejeune fête
dans un restaurant italien l’anni-
versaire de Charlotte d’Ornellas,
vedette de l’hebdomadaire qui se
tenait à ses côtés dans le carré VIP
des meetings d’Eric Zemmour lors
de la campagne présidentielle de
2022, avec laquelle il s’apprête à dé-
barquer au JDD. Autour de la table,
Mathieu Bock-Côté, journaliste ca-
nadien devenu star de CNews, Di-
mitri Pavlenko, animateur quoti-
dien d’Europe 1 – ses amis de la ga-
laxie Bolloré avec qui il mène une
croisade réactionnaire.
« Tout le monde pensait que
c’était une mauvaise blague », sou-
pire un ténor de Valmonde, mai-
son mère de Valeurs actuelles, d’où
Geoffroy Lejeune a été évincé dé-
but juin, après une vive altercation
avec son président. Le plan était
bien rodé. Malgré leurs yeux em-
bués de larmes lorsqu’ils annon-
cent leur départ sur CNews, Le-
jeune et d’Ornellas avaient tout né-
gocié des semaines avant le clash.
Un coup, encore un. Geoffroy
Lejeune est un as en la matière.
Avec sa bande de jeunes loups de
Valeurs actuelles, il avait l’habi-
tude de les orchestrer au Bizetro,
un bistrot du 16e arrondissement
de Paris, à deux pas du siège du
magazine (parmi eux, Louis de
Raguenel, aujourd’hui chef du
service politique d’Europe 1, et Tu-
gdual Denis, son numéro deux,
qui lui succède à Valeurs actuel-
les). Une décennie qu’il fait sien le
conseil livré en 2012 par l’idéolo-
gue d’extrême droite Patrick Buis-
son : « Investissez les médias. »
« Ce n’est pas ma créature mais
c’est un garçon dynamique », loue
aujourd’hui M. Buisson, ancien di-
recteur de Minute, lié d’amitié avec
la famille Bolloré par l’oncle du
milliardaire breton. « Il ne faut pas
se tromper, c’est une bataille politi-
que qui s’est ouverte. La question
est : qui cédera ?, poursuit l’ancien
conseiller de Nicolas Sarkozy à
l’Elysée. Jusqu’ici, Bolloré a tou-
jours gagné. Il s’est heurté à une
bronca à i-Télé, il a fait le ménage, il
Grève reconduite au « Journal du dimanche »
La rédaction a voté à la quasi-unanimité, vendredi, pour protester contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune
P our la première fois depuis
2016, il n’y aura pas de
Journal du dimanche (JDD)
ce week-end dans les kiosques.
Vendredi 23 juin, à nouveau réu-
nis en assemblée générale pour le
deuxième jour consécutif, les
journalistes de l’hebdomadaire
dominical ont reconduit leur
grève pour vingt-quatre heures,
jusqu’à samedi 17 h 30, à la quasi-
unanimité. Parmi les salariés,
81 ont soutenu la grève, trois ont
voté contre, et trois personnes
n’ont pas souhaité se prononcer.
Le site Web et les réseaux so-
ciaux du titre resteront donc figés
jusqu’à samedi soir a minima et la
Geoffroy Lejeune lors d’un meeting à Versailles, le 19 octobre 2021. CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
« Il ne faut pas
se tromper,
c’est une bataille
politique qui
s’est ouverte »
Patrick Buisson
ancien conseiller de Nicolas
Sarkozy à l’Elysée
est arrivé à ses fins. Bolloré est un
homme habité de foi catholique et
de convictions, il ira jusqu’au bout.
Cette grande figure du capital n’est
pas mue que par l’argent et le culte
du veau d’or. C’est son droit de choi-
sir des gens qui partagent les idées
auxquelles il croit. »
Mener le « combat culturel »
Dans le communiqué de nomina-
tion du nouveau venu, Arnaud
­Lagardère vante « un talent brut du
journalisme français ». Au JDD,
Geoffroy Lejeune « aura la mission
d’incarner l’excellence journalisti-
que : à savoir, les faits, l’investiga-
tion, le devoir d’informer », pour-
suit-il. Un oxymore tant Lejeune,
ami revendiqué d’Eric Zemmour
et de Marion Maréchal, a porté
haut le journalisme d’opinion – ra-
dicale – poussé à l’extrême.
Quelques exemples ? En novem-
bre 2022, après la saillie du député
(Rassemblement national, RN)
sortie de l’édition papier du
3 989e numéro sera empêchée.
« C’est techniquement impossible
de boucler l’édition samedi soir »,
estime une journaliste, ajoutant
que l’hypothèse de soixante-
douze heures de grève a été reje-
tée « pour laisser une porte ouverte
de dialogue avec la direction ».
Une porte qui ne sera restée
ouverte que deux heures avant
l’annonce officielle de l’arrivée de
Geoffroy Lejeune (ex-directeur de
Valeurs actuelles) à la tête du JDD,
à travers un communiqué de La-
gardère publié vendredi soir. Ar-
naud Lagardère y remercie Jé-
rôme Béglé « qui a réalisé un tra-
Grégoire de Fournas à l’Assemblée,
il avait réussi à mettre Pascal
Praud mal à l’aise, en assénant sur
CNews qu’il « y [avait] eu manipu-
lation, mensonge » : « Moi je pense
que de Fournas a le droit de dire
“qu’il retourne en Afrique” [au dé-
puté (La France insoumise, LFI)
Carlos Martens Bilongo, qui est
noir, lors d’une intervention de ce
dernier]. » En octobre 2022, il disait
de l’invasion de la Russie en
Ukraine, sur CNews toujours, que
« les Américains ont été à l’origine
de ce conflit », flirtant avec l’an-
tienne anti-OTAN des milieux
souverainistes.
Il « a réussi à redresser ce titre en
lui insufflant une nouvelle ligne édi-
toriale, faite de partis pris et d’en-
quêtes iconiques », écrit encore La-
gardère. Sans dire que, sous sa di-
rection, les « unes » de Valeurs ac-
tuelles ont surtout repris les
obsessions de l’extrême droite.
Un numéro de 2022 appâte le
lecteur sur « le vrai coût du grand
remplacement », reprenant cette
théorie raciste popularisée par
Eric Zemmour. Les unes s’achar-
nant sur l’homme d’affaires juif
George Soros se multiplient, aux
relents complotistes, dont « La
mafia Soros », en 2023. En
août 2020, un article caricaturant
la députée (LFI) de Paris Danièle
Obono en esclave avait suscité un
tollé, et même fait réagir Emma-
nuel Macron. L’hebdomadaire fut
vail remarquable à la tête du JDD »
en officialisant son arrivée « à la
tête de Paris Match ».
Les membres de la rédaction
ont découvert l’annonce sur Twit-
ter vendredi soir, alors qu’ils n’ont
reçu, pour l’heure, aucun courriel
officiel en interne. Une méthode
vécue comme « un manque de
considération totale » par une
journaliste. « Le seul mail qu’on a
reçu est celui des ressources hu-
maines nous demandant de bien
déclarer nos jours de grève », ex-
plose une autre.
Quelques heures avant, le mot
de « sidération » était encore lar-
gement utilisé par plusieurs plu-
condamné pour injure publique à
caractère raciste.
Dans son ancien bureau pari-
sien, rue Georges-Bizet, où il n’a
plus droit de mettre les pieds de-
puis son éviction, Geoffroy Le-
jeune a juste eu le temps de décro-
cher la peinture d’un légionnaire
– son père commandait des régi-
ments de la Légion étrangère – et
un portrait de Zidane, puis d’em-
baller les livres de Zemmour qui
voisinent avec une petite statue
de la Vierge Marie. Issu d’une fa-
mille catholique de cinq enfants,
il a étudié un an au collège Saint-
Michel à Niherne (Indre), lié à la
Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X.
A sa sortie de l’Ecole supérieure
de journalisme de Paris et d’un
stage au Point, en 2011, Geoffroy
Lejeune atterrit à Valeurs actuelles,
recruté par le patron de l’époque,
Guillaume Roquette, actuel direc-
teur de la rédaction du Figaro Ma-
gazine. Le titre des droites anti-
Depuis
son tournant
pro-Zemmour,
« Valeurs
actuelles »
endure une
dégringolade
mes. La réunion tenue le matin
avait davantage irrité que rassuré
en interne. Plusieurs journalistes
évoquent « une réunion hou-
leuse », parlant « d’un dialogue de
sourds » entre la direction géné-
rale du titre et ses salariés.
L’ombre de Bolloré
Le directeur général de la rédac-
tion Jérôme Béglé et le directeur
général de Lagardère News, Pierre-
Emmanuel Ferrand, ont été as-
saillis de questions des journalis-
tes inquiets de l’arrivée prochaine
de l’homme de 34 ans, proche ami
de Marion Maréchal et d’Eric Zem-
mour, fraîchement licencié de
gaullistes vivote. Un nouveau di-
recteur, Yves de Kerdrel, doit le re-
lancer pour en faire le journal de
« la droite qui s’assume ». En 2016,
la revue célèbre ses 50 ans, le mil-
liardaire franco-libanais Iskandar
Safa vient de la racheter. Geoffroy
Lejeune est promu directeur de la
rédaction, il a 27 ans. Sa mission :
faire oublier les excès, comme
cette « une » sur les Roms ayant
valu au journal d’être condamné
pour « provocation à la discrimi-
nation, à la haine ou à la violence ».
Déterminé à mener le « combat
culturel », Geoffroy Lejeune fait ve-
nir Charlotte d’Ornellas, qui a dé-
buté au site d’extrême droite Bou-
levard Voltaire, proche des catholi-
ques traditionalistes et des sphè-
res identitaires. Mais aussi son
propre frère, Bastien Lejeune,
promu rédacteur en chef. Son ami
Tugdual Denis, venu du Point, de-
vient son adjoint. « Les Charlotte
d’Ornellas, Eugénie Bastié, Alexan-
dre Devecchio restent des excep-
tions dans le milieu médiatique »,
déplore-t-il, en appelant au « sur-
saut » à l’école créée par Marion
Maréchal, l’une de ses amies les
plus chères depuis l’adolescence.
Outre la nièce de Marine Le Pen,
à qui il consacre de nombreux nu-
méros, ses intimes comptent le
chanteur Vianney, l’humoriste
Gaspard Proust, avec qui il part en
vacances dans son chalet des
­Alpes, ou encore l’écrivain aux
l’hebdomadaire d’extrême droite
en raison d’une ligne jugée trop
radicale. Sa nomination est per-
çue par les journalistes du JDD
comme une décision du milliar-
daire Vincent Bolloré, alors que la
Commission européenne a auto-
risé sous conditions, le 9 juin, l’of-
fre publique d’achat de Vivendi,
entreprise détenue par la famille
Bolloré, sur le groupe Lagardère.
Selon plusieurs journalistes pré-
sents à cette réunion, M. Béglé
aurait été vu comme « mépri-
sant », accusant les grévistes d’un
« acte irresponsable », de « prendre
en otage le journal » et « de scier la
branche » sur laquelle ils sont as-
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
­ ccents réactionnaires Michel
a
Houellebecq. En avril 2019, ce der-
nier l’invite à l’Elysée pour sa re-
mise de Légion d’honneur, déci-
sion à laquelle Geoffroy Lejeune a
concouru… à travers son ami
Bruno Roger-Petit, actuel con-
seiller mémoire de M. Macron.
Ils se sont rencontrés il y a onze
ans, lors d’un duel sur i-Télé. Ro-
ger-Petit, éditorialiste de Challen-
ges, manie la joute contre « les fa-
chos » mais lui tape dans le dos en
loge. Lejeune apprend auprès de
lui, souvent autour d’une entre-
côte au gorgonzola qu’ils parta-
gent dans leur gargote habituelle.
Lejeune apprend auprès de lui
comment « réussir ses coups » dans
les médias. Roger-Petit lui fait visi-
ter le palais dès l’été 2017, le journa-
liste chante Sardou et Goldman
avec Jonathan Guémas, alors
plume d’Emmanuel Macron, ren-
contre le tout-puissant Alexis Ko-
hler… En octobre 2019, le président
Macron lui-même accorde un en-
tretien à Valeurs actuelles sur l’im-
migration et l’islam.
Talent de la mise en scène
Ce pas de deux avec la Macronie
prend fin avec l’irruption d’Eric
Zemmour, que Geoffroy Lejeune
admire et imagine président de la
République dès 2015 dans son ro-
man Une élection ordinaire (Ring).
Valeurs actuelles s’engage pour le
champion de Reconquête ! et, en
janvier 2022, affiche Emmanuel
Macron en « une » titrée « L’em-
merdeur ». La « nouvelle ligne édi-
toriale faite de partis pris » de l’ex-
patron de VA « a permis au titre de
retrouver sa bonne santé économi-
que », selon le communiqué de La-
gardère. Depuis le tournant pro-
Zemmour, pourtant, le magazine
endure une dégringolade. Entre
2021 et 2022, il a perdu 10 % de ses
quelque 100 000 abonnés, la moi-
tié de ses visiteurs en ligne – pas-
sant de quatre millions à deux mil-
lions –, vu la publicité fondre et le
recul de la vente en kiosque…
Même Robert Ménard, le maire de
Béziers, longtemps ami d’Eric
Zemmour, ne lit plus l’hebdoma-
daire d’extrême droite, qu’il juge
trop partisan.
En froid avec l’actionnaire, Is-
kandar Safa, Geoffroy Lejeune ap-
pelle ses soutiens sur les réseaux
sociaux à s’abonner ; son talent
de la mise en scène le sauvent. Le
13 avril, il organise au Palais des
sports de Paris un « grand débat
des valeurs », qui réunit le gratin
du RN, de Reconquête ! et de la
droite conservatrice. L’opération
provoque un trou financier d’au
moins 60 000 euros, relève le co-
mité social et économique de Va-
leurs actuelles… Tant pis, Geoffroy
Lejeune fait parler de l’hebdoma-
daire et vante un succès sur
CNews. Un coup de plus. p
François Krug et
Ivanne Trippenbach
sis. Le directeur général des rédac-
tions a par ailleurs annoncé qu’Ar-
naud Lagardère viendrait à la ré-
daction mardi 27 juin.
Constance Benqué, présidente
du groupe Lagardère News, ren-
contrera, elle, mardi après-midi,
des représentants du comité so-
cial et économique et des mem-
bres de la Société des journalistes
(SDJ) du titre. En attendant, une
lettre de soutien était en cours
d’écriture vendredi, destinée à cir-
culer auprès de personnalités et
parmi les différentes SDJ du pays.
Une assemblée générale devait se
tenir samedi dans la matinée. p
Brice Laemle
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
« Incertitude juridique » pour
Anticor, privé de son agrément
Des procédures judiciaires lancées par l’association anticorruption
pourraient être remises en cause par la décision du tribunal administratif
V L
endredi 23 juin, le tri-
bunal administratif de
Paris a annulé, avec ef-
fet rétroactif, l’arrêté
du 2 avril 2021 renouvelant pour
trois ans l’agrément de l’associa-
tion Anticor. Ce précieux sésame
lui permettait depuis 2015 d’agir
en justice dans les affaires de cor-
ruption et d’atteinte à la probité
présumées, notamment en cas
d’inaction du parquet.
Une « période d’incertitude juri-
dique extrêmement grave » s’ouvre
pour Anticor, selon les mots de
son avocat, Vincent Brengarth. Le
tribunal administratif a considéré
que l’arrêté du gouvernement de
2021 était entaché « d’une erreur de
droit ». Il donne ainsi raison à
deux requérants, un ancien adhé-
rent exclu de l’association en 2020
et un adhérent en rupture avec la
direction de l’association, qui ont
porté l’affaire devant la justice.
Anticor a déposé, vendredi ma-
tin, une demande de nouvel agré-
ment auprès de la première mi-
nistre, Elisabeth Borne, va faire
appel du jugement devant la cour
administrative d’appel de Paris et
demander la suspension des ef-
fets immédiats de celui-ci. Car
cette annulation devrait avoir
une série de conséquences sur les
procédures pénales lancées ou
relancées par Anticor à compter
du 2 avril 2021.
L’association, créée en 2002 et
engagée dans 159 enquêtes judi-
ciaires, avait vainement demandé
au tribunal de « procéder à une
modulation dans le temps des ef-
fets de la décision », qui n’inter-
viendraient que trois mois après
le jugement. Anticor s’attend à
être écartée, en tant que partie ci-
vile, de plusieurs procédures. « La
question de la régularité de certai-
Les européennes, élections de tous
les dangers pour Les Républicains
Le président du parti de droite, Eric Ciotti, n’est pas pressé de désigner la tête de liste
L es prochaines élections
européennes ? Les Républi-
cains (LR) n’y pensent pas
encore en déménageant. En jan-
vier 2024, le parti prendra ses nou-
veaux quartiers parisiens à quel-
ques mètres de l’Assemblée natio-
nale. Loin du vaisseau fantôme du
238, rue Vaugirard, dans le 15e ar-
rondissement de Paris – « ce
siège des défaites », selon l’expres-
sion d’Eric Ciotti. Le député des Al-
pes-Maritimes ne présidait pas
encore LR en 2019, lors de la cla-
que prise par sa formation aux
dernières élections européennes
– la liste menée par François-Xa-
vier Bellamy n’avait alors obtenu
que 8,48 %. Depuis, l’échec cuisant
de Valérie Pécresse à la présiden-
tielle de 2022 étant passé par là, la
droite se lance dans la prépara-
tion du prochain scrutin euro-
péen, prévu en juin 2024, avec in-
quiétude. « Toutes les élections
sont à risque pour nous désor-
mais », admet M. Ciotti.
A un an de l’échéance, le prési-
dent du parti de droite organise
une première réunion de travail,
mardi 27 juin, en présence de
l’état-major de LR, mais aussi de
M. Bellamy et de l’eurodéputé Mi-
chel Barnier, les deux noms évo-
qués pour mener la campagne.
« On va commencer à réfléchir à
l’organisation de la campagne,
aux thématiques, mais ce n’est pas
encore le moment de désigner une
nes procédures va se poser, notam-
ment lorsque le parquet n’a pas
émis de réquisitoire à fin d’infor-
mer », explique Me Brengarth.
« Des instructions entières peuvent
être annulées, et il y aura aussi une
incidence sur le futur, car on n’aura
plus le levier de la constitution de
partie civile, une arme puissante
contre l’impunité, observe Elise
Van Beneden, la présidente d’Anti-
cor. La question centrale sera : qu’a
demandé le procureur dans le ca-
dre de cette procédure ? Il y a aussi
des informations judiciaires en
cours dans lesquelles Anticor
n’était pas d’accord avec le parquet
sur un réquisitoire à fin d’informer
concernant telle infraction. » C’est
le cas par exemple du dossier de
l’Association pour la gestion du ré-
gime de garantie des créances des
salariés, dans lequel Anticor s’est
constitué partie civile, en mai,
pour réclamer l’élargissement des
investigations autour du « détour-
nement de biens publics ».
« Recours en nullité »
« Cette annulation d’agrément est
une très bonne nouvelle pour les
parties mises en cause car cela va
générer des recours en nullité d’ac-
tes de procédure », explique Pa-
trick Lefas, le président de Trans-
parency International France, as-
sociation également agréée, au
même titre que Sherpa. Dans l’at-
tente de l’instruction de sa nou-
velle demande d’agrément et de
ses recours judiciaires, Anticor ne
devrait guère s’appuyer sur les
autres associations agréées pour
suivre les procédures pendantes.
« Anticor n’est pas remplaçable, et
nos associations ont des mandats
distincts », observe Chanez Men-
sous, responsable de contentieux
et plaidoyer chez Sherpa.
tête de liste », temporise M. Ciotti,
qui renvoie à « octobre ou novem-
bre » pour ce choix stratégique.
Les alternatives à ce duel Bellamy-
Barnier semblent inexistantes.
Sondé, le maire de Cannes, David
Lisnard, a préféré décliner.
En attendant, le mot d’ordre offi-
ciel chez LR est d’éviter de dramati-
ser les enjeux. « Il s’agit d’une
échéance importante, mais nous
ne jouons pas notre vie sur cette
élection », minimise Annie Gene-
vard, la secrétaire générale du
parti. Alors que la droite risque
une nouvelle fois de se retrouver
prise en étau entre le discours pro-
européen des macronistes et celui
anti-Europe de l’extrême droite,
les ambitions sont maigres. En in-
terne, certains cadres se disent
prêts à « sortir le champagne » si le
parti parvenait à rééditer le résul-
tat de 2018, et à sécuriser un
groupe de huit eurodéputés
comme aujourd’hui.
Zemmour veut passer devant LR
Car la crainte d’un scénario noir
existe : que LR obtienne moins de
5 % des suffrages exprimés, ce qui
l’empêcherait d’avoir le moindre
siège. Une hypothèse basse, qui in-
quiète l’Allemand Manfred Weber,
président du Parti populaire euro-
péen (PPE), le groupe où siège la
droite française. Depuis des mois,
François-Xavier Bellamy rappelle
la portée de cette échéance. « On
« Il y aura aussi
une incidence
sur le futur,
car on n’aura
plus le levier
de la constitution
de partie civile »
Élise Van Beneden
présidente d’Anticor
Le jugement du tribunal admi-
nistratif de Paris a aussi eu pour
conséquence de relancer le débat
autour de la procédure d’agré-
ment octroyé par le gouverne-
ment. « La France est la seule dé-
mocratie où il faut demander
l’autorisation au gouvernement
pour lutter contre la corruption.
Si, pour pouvoir lutter contre la
corruption, il ne faut pas gêner le
gouvernement, alors il faut retirer
au gouvernement le pouvoir de
donner l’agrément », fulmine
Elise Van Beneden.
A l’époque de l’instruction de la
demande de renouvellement
d’agrément pour Anticor, le dos-
sier était entre les mains de la di-
rection des affaires criminelles et
des grâces au sein du ministère de
la justice. Le garde des sceaux, Eric
Dupond-Moretti, avait dû se dé-
porter au profit du premier mi-
nistre, car il a été ciblé, en octo-
bre 2020, par une plainte d’Anti-
cor pour « prise illégale d’inté-
rêts » devant la Cour de justice de
la République, avant d’être mis en
examen. « Il n’est pas normal que
l’exécutif émette cet agrément, car
il y a un conflit d’intérêts majeur »,
a déclaré la députée de Seine-
Saint-Denis Raquel Garrido ­(La
mesure mal son importance pour
nous », insiste le numéro deux du
parti. Celui qui fait figure de favori
pour être la tête de liste de LR dé-
roule déjà l’esquisse d’un pro-
gramme. « Notre ligne est simple,
c’est de défendre la France en Eu-
rope. Dans le travail européen, cha-
cun fait valoir d’abord les intérêts
de son pays ; nous ne pouvons pas
être les seuls à nous interdire de
faire entendre notre voix, surtout
quand elle serait utile à l’Europe. »
Dans une campagne qui se
mène surtout sur les plateaux
télé, le philosophe de 37 ans a
pour lui son aisance rhétorique.
Mais sa ligne conservatrice pré-
sente le désavantage d’apparaître
trop proche de celle de Marion
Maréchal, possible candidate de
Reconquête. Si Eric Zemmour n’a
pas encore tranché entre la nièce
de Marine Le Pen et lui-même
pour être la tête de liste, son ob-
jectif reste d’arriver devant LR et
de mettre à terre le parti qu’il a
couvert pendant des années
comme journaliste au Figaro.
« Zemmour prône matin et soir
l’union des droites, mais son seul
discours est de taper sur nous »,
soupire M. Ciotti. Du côté du Ras-
semblement national (RN), on re-
garde avec gourmandise se dessi-
ner un match entre LR et Recon-
quête, avec la possibilité de voir
les deux protagonistes terminer
sous la barre des 5 %. « Il y a un es-
France insoumise), venue soute-
nir Anticor lors de sa conférence
de presse, vendredi, avec d’autres
parlementaires comme le député
d’Eure-et-Loir Olivier Marleix (Les
Républicains). Selon l’élue, la
Haute Autorité pour la transpa-
rence de la vie publique devrait
être chargée d’instruire cette de-
mande d’agrément. La Nouvelle
Union populaire écologique et
sociale va proposer un amende-
ment en ce sens dans le cadre du
projet de loi d’orientation et de
programmation de la justice.
Anticor a le sentiment d’irriter
le pouvoir exécutif et soupçonne
le cabinet de l’ancien premier mi-
nistre Jean Castex d’avoir à l’épo-
que sciemment rédigé « avec ma-
ladresse » l’arrêté du 2 avril 2021
afin d’ouvrir la brèche à « une ins-
trumentalisation » par les requé-
rants. « A qui profite le crime ? »,
s’interroge Me Brengarth. « La
théorie du complot ne trompe per-
sonne. Je ne fais que du droit public
quand on fait appel à moi, je ne
fais pas de politique », rétorque
Frédéric Thiriez, l’avocat des re-
quérants, missionné en 2019 par
Emmanuel Macron pour réfléchir
à la transformation de l’Ecole na-
tionale d’administration (ENA).
Ironie du calendrier, l’Agence
France-Presse a révélé, vendredi,
la fin des investigations dans l’af-
faire MSC. Après un classement
du Parquet national financier,
Anticor avait déposé une plainte
avec constitution de partie civile
en 2020, et Alexis Kohler, secré-
taire général de l’Elysée, a été mis
en examen en septembre 2022
pour « prise illégale d’intérêts ».
Cette information judiciaire ne
sera pas affectée par l’annulation
de l’agrément d’Anticor. p
Rémi Dupré
pace à droite pour nous dans cette
élection », veut pourtant croire la
présidente de la commission na-
tionale d’investiture (CNI) de LR,
Michèle Tabarot.
Michel Barnier reste évasif
Un élan d’optimisme prolongé par
le porte-parole de LR, Guilhem Ca-
rayon, convaincu qu’« une grande
partie » de l’électorat d’Emmanuel
Macron « s’est droitisée » et « va re-
venir à la maison LR ». Faut-il alors
opérer un recentrage pour attirer
cet électorat plus modéré avec la
carte Michel Barnier ? Pour l’ins-
tant, ce dernier reste évasif sur ses
intentions, promettant seule-
ment qu’il « prendra sa part ».
En interne, des cadres de LR re-
doutent déjà les attaques de l’ex-
trême droite contre l’ex-commis-
saire européen, au cœur des insti-
tutions bruxelloises depuis trois
décennies. Sur ce choix stratégi-
que de la tête de liste, M. Ciotti
prend son temps. « Je ferai mes
propositions naturellement, mais
ça sera une décision collective à la
fin, celle de la CNI. » Il s’agit aussi
d’éviter de porter seul le poids
d’un échec, comme cela avait été
le cas pour l’ex-président de LR,
Laurent Wauquiez, contraint à la
démission après l’échec de 2019.
A droite, les malheurs des uns ont
au moins le mérite de servir
d’avertissement aux autres. p
Alexandre Pedro
L’université de Créteil,
terrain de prospection
pour un groupe privé
Les étudiants en droit en situation d’échec
peuvent bifurquer vers un parcours au sein
d’une école privée du groupe Galileo
e rendez-vous s’est tenu le
14 février. Martin Hirsch
était attendu à l’université
Paris-Est Créteil (UPEC) par le
doyen de droit et son équipe. Le
­vice-président exécutif du groupe
d’enseignement supérieur privé
Galileo Global Education (GGE) a
présenté « Cap Réussite », un pro-
jet de partenariat entre les deux
établissements.
Après une discussion nourrie, la
réunion s’est ­conclue par un vote
favorable unanime du conseil de
la faculté de droit. « Cap Réussite »
est un « parcours alternatif vers les
métiers juridiques » proposé aux
étudiants en première année de
­licence de droit en situation
d’échec et qui souhaitent se réo-
rienter. Selon la plaquette, il s’agit,
dans un premier temps, de
« mieux se connaître » pour « deve-
nir acteur de son projet d’études ou
professionnel ».
Le 4 avril, Martin Hirsch est re-
tourné à l’UPEC à l’occasion d’un
« mardi de l’orientation » orga-
nisé par les services de l’univer-
sité, et s’est plié au même exercice
de présentation, face à des étu-
diants cette fois. D’avril à juin,
sept d’entre eux se sont engagés
dans le « parcours ». Outre plu-
sieurs cours à la faculté, ils ont été
invités à « prendre conscience de
[leurs] atouts », notamment grâce
à des exercices d’improvisation
du Cours Florent, dont GGE est
propriétaire. L’ensemble des éco-
les du groupe les a accueillis pour
une « immersion d’une demi-jour-
née » en vue de leur permettre
d’« affiner leur projet d’études ».
Leur exploration de la galaxie
Galileo aura pour terme « l’école
de droit » Elije, où ces étudiants
pourront intégrer une formation
de juriste en alternance en sep-
tembre, conduisant à l’obtention
du titre professionnel d’assistant
juridique, délivré par le ministère
du travail. « Cette formation
­portée conjointement par l’UPEC
et Galileo Global Education est
d’autant plus avantageuse qu’il
vous suffira de vous acquitter des
droits de scolarité de l’université
pour vous y inscrire », fait valoir la
plaquette de promotion.
Grand écart
Quand Vérène Chevalier a décou-
vert l’initiative, elle est tombée des
nues. « Depuis vingt-cinq ans que
j’enseigne, c’est la première fois qu’il
y a une telle intrusion d’un groupe
privé dans une université, rapporte
la maîtresse de conférences en
­sociologie, qui siège au ­conseil
d’administration de l’UPEC. C’est
grave, car il s’agit d’une mise à dis-
position de personnels et de locaux
de l’université au service de l’ensei-
gnement privé. Cela concerne non
seulement l’UPEC, mais l’enseigne-
ment supérieur dans son entier. »
L’échec des étudiants en licence
crée, selon elle, « un second mar-
ché, une manne pour les officines
privées ». Lors du conseil d’admi-
nistration du 2 juin, l’élue a inter-
pellé le président de l’université,
Jean-Luc Dubois-Randé. « J’ai de-
mandé si Galileo faisait partie de
nos partenaires, il y a eu un grand
blanc, relate-t-elle. Le président,
d’habitude bavard, a donné la
­parole au vice-président chargé des
partenariats, qui a confirmé qu’il
existait une “proto-discussion”
­entre une composante de l’univer-
sité et Galileo, sans qu’il existe de
­convention pour le moment. Aussi-
tôt après, la discussion a été close. »
Depuis son élection comme
doyen de la faculté de droit,
en 2021, l’avocat Laurent Gamet a
placé l’échec en première année,
qui touche 80 % de l’effectif, au
rang de préoccupation majeure.
Au long cours, il conduit une large
réflexion avec les étudiants pour
France | 11
« C’est grave,
car il s’agit d’une
mise à disposition
de personnels
de l’université
au service de
l’enseignement
privé »
Vérène Chevalier
maîtresse de conférences
à l’UPEC
évoquer leurs motivations et leurs
difficultés, et leur proposer une
­remédiation avec du tutorat.
­Contacté par Le Monde, il n’a pas
souhaité s’exprimer. « Le doyen
s’est fixé pour objectif d’augmenter
de 10 % le taux de réussite avec le tu-
torat, mais face aux étudiants mal
orientés, il ne sait pas quoi faire, ar-
gumente Jean-Luc Dubois-Randé.
Laurent Gamet a identifié une de-
mande énorme du marché pour re-
cruter des assistants et des secrétai-
res juridiques qui sont des profils
que l’université ne forme pas. »
Le pari est le suivant : l’obten-
tion d’un diplôme professionnel
du ministère du travail serait en
mesure de redonner de la motiva-
tion à ceux qui n’en ont plus à
l’université. Pour ces étudiants bi-
furqueurs, on pourrait ainsi soit
combiner un titre professionnel
avec une formation de droit, par
exemple dans le cadre d’un di-
plôme universitaire (DU), soit
combiner au sein du titre profes-
sionnel, sous l’égide du ministère
du travail, la formation pratique
avec une formation juridique
adaptée, dispensée par la faculté.
Ce grand écart fait frémir Vé-
rène Chevalier, pour qui l’univer-
sité se place ici dans un rôle de
prestataire, voire de pourvoyeur
d’étudiants au profit d’un acteur
de l’enseignement supérieur
privé qui n’attend que cela pour
prendre son essor. « A ce stade de
l’histoire, nous sommes très cir-
conspects. L’UPEC n’a pas vocation
à alimenter le secteur privé lucratif
et aucune convention n’est signée,
on reste dans l’expérimental, tente
de rassurer Jean-Luc Dubois-
Randé. Le vote en conseil de ges-
tion de la faculté de droit n’engage
pas l’université dans son entier, et
rien ne s’ensuivra sans un vote en
conseil d’administration. »
Chez Galileo, on joue l’humilité
en assurant « ne pas vouloir se
substituer à la faculté de droit ».
« Créer, au sein de l’université et en
lien avec elle, de nouvelles forma-
tions hyperprofessionnalisantes
accessibles à des étudiants qui
n’ont que peu de chance de valider
leur année, cela revient à unir nos
efforts contre l’échec en licence »,
plaide Martin Hirsch. Pour « sécu-
riser un grand nombre d’offres de
contrats en alternance », il a signé
fin mai une convention avec le
Cercle Montesquieu, association
de près de 500 responsables des
affaires juridiques dans les sec-
teurs public et privé.
Sollicitée par Le Monde, Vanessa
Elkaim Rimmer, la directrice
d’Elije, n’a pas donné suite. Sur le
réseau social professionnel
Linked­In, elle avait posté des pho-
tos de la séance du 4 avril, à l’issue
de la rencontre avec les étudiants
de l’UPEC. Une communication ju-
gée « quelque peu prématurée » par
Arnaud Thauvron, vice-président
chargé des partenariats au sein de
l’université. Mme Elkaim Rimmer
affichait alors son enthousiasme :
« Ravie de ce partenariat entre
­Galileo Global Education et l’uni-
versité Paris-Est Créteil. Avec notre
super team, tout est possible ! » p
Soazig Le Nevé

12 | France
Le permis de conduire,
symbole de fractures
territoriales et sociales
L’abaissement à 17 ans de l’âge minimal pour
conduire est une mesure attendue avec plus
ou moins d’impatience selon les territoires
Reportage
Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise),
Lyon, Vinzieux (Ardèche) -
envoyé spécial
O
n n’est peut-être pas
sérieux à 17 ans, mais
on pourra bientôt pas-
ser son permis de
­conduire. Mercredi 21 juin, à Mati-
gnon, la première ministre, Elisa-
beth Borne, a confirmé que le
gouvernement allait abaisser
l’âge minimum pour le permis
dès le 1er janvier 2024. Une mesure
destinée notamment aux jeunes
en apprentissage. Elle en ravira
bien d’autres, puisque 86 % des
18-26 ans le jugent indispensable,
selon une étude de l’Institut Mon-
taigne, publiée en mai 2022.
Pour autant, le précieux sésame
est plus important pour les popu-
lations éloignées des métropoles
et des centres-villes. Les chiffres
des rapports de l’Institut national
de la jeunesse et de l’éducation po-
pulaire (Injep) révèlent une frac-
ture territoriale et sociale sur les
questions de mobilité en France :
85 % des jeunes de 18-24 ans rési-
dant en milieu rural avaient le per-
mis en 2019, contre 41 % en agglo-
mération parisienne. En 2014, ils
étaient 77 % dans la première caté-
gorie et 50 % dans la seconde.
A Vinzieux, commune de
450 habitants en Ardèche, les dis-
tances se calculent en « minutes en
voiture ». Là-bas, l’automobile est
reine et Elisa Ribeiro l’a bien com-
pris. Cette lycéenne a passé et ob-
tenu son permis le 5 juin, à 18 ans,
après avoir enchaîné les heures de
conduite accompagnée. « C’est un
passage obligé, on ne se pose
même pas la question. Il me le faut
pour être indépendante, aller où je
veux », témoigne-t-elle. A son côté,
Emmy Berne, 17 ans et 2 100 kilo-
mètres de conduite accompagnée
à son actif depuis décembre 2022,
attend avec impatience de souffler
ses dix-huit bougies, en mai 2024.
Elle aimerait déjà pouvoir
­conduire seule, pour éviter à ses
parents de « faire le taxi », mais
aussi pour ne pas passer son exa-
men en même temps que le bac,
l’année prochaine. Ce serait un
euphémisme de dire que les trans-
ports en commun sont rares ici.
Un certificat des « savoirs verts » en préparation pour les élèves de 3e
Le ministre de l’éducation, Pap Ndiaye, a annoncé une série de mesures pour accentuer la transition écologique à l’école
L a première ministre, Elisa-
beth Borne, l’a annoncé lors
du conseil national de la re-
fondation de la jeunesse, mercredi
21 juin, à Matignon, et le ministre
de l’éducation nationale, Pap
Ndiaye, doit le mettre en musique :
les élèves de 3e pourront passer, à
partir de 2024, une certification
des « savoirs verts », sur le modèle
de ce qui existe pour les compé-
tences numériques. Une manière
d’attester la maîtrise par les collé-
giens des enjeux de la transition
écologique et des connaissances
sur les manières de « bien s’alimen-
ter, trier les déchets, comprendre le
changement climatique, protéger
la planète », a détaillé Matignon.
Les modalités concrètes de cette
certification restent floues à ce
stade, mais le Centre national
d’enseignement à distance, qui
« La voiture nous
permet de nous
émanciper (…) et,
en même temps,
c’est un gouffre
financier »
Hugo Biolley
étudiant et maire de
Vinzieux (Ardèche)
Seul le car scolaire passe le matin
et le soir (et uniquement en pé-
riode scolaire). Pour rejoindre An-
nonay, la ville la plus proche, il faut
compter une heure de marche
puis quinze minutes de bus. En
voiture, vingt minutes suffisent.
Le maire de Vinzieux, Hugo Biol-
ley, peut témoigner que la ques-
tion de la mobilité est la première
préoccupation des jeunes dans sa
commune. Il le peut d’autant plus
que, à 22 ans, il est le plus jeune
édile de France et le premier con-
cerné. L’étudiant à Sciences Po
Grenoble, possesseur de la carte
rose dès 17 ans et demi, mais qui a
dû attendre ses 18 ans pour pren-
dre le volant tout seul, parcourt en
moyenne 10 000 kilomètres tous
les trois mois depuis son début de
mandat. Déplorant les frais d’es-
sence et d’entretien qui vont avec.
« La voiture nous permet de nous
émanciper, nous donne accès à la
formation et à l’emploi et, en
même temps, c’est un gouffre fi-
nancier et écologique, créateur
d’inégalités », regrette l’élu.
« Dernier grand rite de passage »
A 26 ans, Simon (les personnes
mentionnées par leur prénom ont
requis l’anonymat) est encore
bien loin de ces préoccupations.
Ce journaliste parisien, lui, n’a pas
le permis et a pris la décision de ne
jamais le passer. « Ma vie est orga-
nisée de telle sorte que je n’ai jamais
besoin de prendre la voiture, assè-
ne-t-il. Je fais tout en transports en
commun, ou sinon du stop. » Une
posture qui le « coupe de la société
et des enjeux politiques d’une cer-
taine manière », reconnaît-il, très
peu concerné par la hausse des
prix de l’essence. Il n’est pas pressé
propose depuis quelques semai-
nes la formation « B.a.-ba du cli-
mat et de la biodiversité », est
chargé de construire cet outil nu-
mérique. « Certifier n’est pas for-
mer, s’inquiète le syndicat des en-
seignants SNES-FSU. Les ques-
tions environnementales deman-
dent du temps d’apprentissage,
une approche interdisciplinaire
qui doit être construite par les
équipes, au sein de la classe. »
La transition écologique avait
été érigée comme l’une des cinq
priorités de Pap Ndiaye à son arri-
vée rue de Grenelle, en mai 2022,
mais il était depuis resté silen-
cieux sur le sujet. A l’occasion de la
remise des prix des écodélégués,
vendredi 23 juin, le ministre a listé
vingt mesures pour faire de l’école
« le premier lieu d’engagement
pour la transition écologique ». Il
de se lancer dans un processus qui
peut compter des échecs, synony-
mes d’heures de conduite à
50 euros supplémentaires dans la
capitale. Selon la Sécurité routière,
57,1 % des candidats ont obtenu
leur permis léger en France,
en 2022. L’Ile-de-France compte le
plus de recalés en région métropo-
litaine, avec 53,2 % d’admis.
Juliette, 25 ans, habitante dans le
18e arrondissement de Paris, a par
exemple loupé son code deux fois,
à une question près. « Ce n’était
déjà pas une priorité, cela m’a dé-
motivée et je suis passée à autre
chose », concède-t-elle. De toute
façon, elle ne s’imagine pas avoir
une voiture dans son quartier.
Pour la garer où ? Autour d’elle, Ju-
liette a vu ses amis commencer à
avoir le permis vers 23 ans. Au chô-
mage actuellement, la jeune
femme pense reprendre des étu-
des, repoussant encore la priorité
de passer le permis. « Si je ne gagne
pas ma vie, ce sera compliqué de le
payer. Bon, ça m’embêterait quand
même d’arriver à 30 ans et de ne
pas l’avoir », conclut-elle.
Assis à la terrasse d’un café du
centre-ville de Lyon, le sujet fait
débat entre Kalim Bouhramat et
Louise Desmarest, tous les deux
lycéens de 17 ans. Le premier a plu-
tôt hâte de passer son permis,
même si le coût est un frein, la se-
conde estime pouvoir s’en passer
pour le moment. La discussion
tourne vite autour de la place de la
voiture en ville et des enjeux éco-
logiques : « Certaines personnes
dans les coins paumés auront tou-
jours besoin de la voiture. C’est plu-
tôt dans les centres-villes qu’on doit
faire des efforts, on n’a pas d’excu-
ses », soutient Louise Desmarest.
Kalim Bouhramat souligne tout
de même l’aspect pratique pour
certaines occasions, et insiste sur
« ce grand changement » de pou-
voir conduire tout seul.
« Pour beaucoup de jeunes, le per-
mis demeure un moment essentiel
de leur existence. Il reste le dernier
grand rite du passage de l’adoles-
cence à l’âge adulte, dans le sens où
le baccalauréat est quasiment
donné à tout le monde, le service
militaire a disparu… », analyse le
sociologue David Le Breton, pro-
fesseur à l’université de Stras-
recycle, pour les verdir, plusieurs
annonces récentes. Il veut mobili-
ser le fonds d’innovation pédago-
gique doté de 500 millions
d’euros sur le quinquennat pour
financer des projets de toute
sorte, s’appuyer sur la demi-jour-
née de découverte des métiers en
5e, ou encore inclure des considé-
rations écologiques dans le ser-
vice national universel. L’ensei-
gnement de la technologie – dont
la suppression en 6e a été actée
cette année – et l’éducation mo-
rale et civique devront aussi inté-
grer plus fortement les enjeux
­environnementaux.
Le certificat des « savoirs verts »
doit s’appuyer sur l’établissement
d’un « référentiel de compéten-
ces » sur la transition écologique,
en cours de finalisation pour la
rentrée. Il doit permettre de clari-
Louise Desmarest, lycéenne de 17 ans, à Lyon, mardi 20 juin. BRUNO AMSELLEM/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
bourg et directeur de l’enquête
« Les jeunes au volant », publiée
en 2022. Kalim et Louise s’accor-
dent au moins sur un point : il se-
rait plus intéressant de baisser le
coût du permis plutôt que l’âge de
le passer. Selon l’étude de l’Insti-
tut Montaigne, c’est la principale
difficulté identifiée par les jeunes :
68 % d’entre eux estiment qu’il est
difficile de financer son permis
(en moyenne à 1 800 euros) ; 21 %
des jeunes sans permis seraient
plus motivés à le passer si son
coût baissait.
Quitter le quartier
Dorsa et Ani ne diront pas le
­contraire. Elles ont 18 et 17 ans, ha-
bitent à Vaulx-en-Velin, en péri-
phérie de Lyon, et viennent de ter-
miner le lycée. Les deux racontent
la galère des transports en com-
mun, l’heure passée dans le tram
et le bus pour rejoindre le centre-
ville lyonnais, les changements
de ligne, les retards, la chaleur des
rames pendant l’été. Bref, tout ce
fier les attendus à chaque niveau
de la scolarité. L’« éducation au dé-
veloppement durable » n’a cessé
d’être musclée ces dernières an-
nées à coups de circulaires et de
refontes des programmes scolai-
res, mais le système éducatif fran-
çais pâtit de sa construction disci-
plinaire et tubulaire, là où la tran-
sition écologique appelle à des
compétences plus transversales.
Engagement inégal
Un rapport de l’inspection géné-
rale de l’éducation, du sport et de
la recherche le soulignait en mars :
les programmes prennent en
compte les questions environne-
mentales, mais leur « appropria-
tion » s’avère « disparate » sur tout
le territoire et leur compréhen-
sion « dans toute leur complexité
(…) peine encore à prendre corps ».
qui rend la voiture plus désirable.
Récemment, Dorsa n’a pas été
prise pour faire du baby-sitting,
car il lui fallait le permis.
Un cercle vicieux : le permis est
nécessaire pour aller travailler,
mais il faut aussi travailler pour
payer le permis. Un enjeu particu-
lièrement perceptible dans les
quartiers prioritaires de la politi-
que de la ville (QPV), où les ques-
tions de mobilité croisent les si-
tuations de précarité. Selon les
chiffres de l’Injep, en 2019, 42 %
des jeunes de 18-24 ans avaient
leur permis dans les QPV (contre
67 % hors QPV). « En plus d’effets di-
vers dont l’âge (une population
plus jeune entraîne un taux de pos-
session du permis plus bas), la pos-
session du permis est fortement liée
au niveau de qualification des per-
sonnes. On observe donc un taux
de possession plus bas sur ces terri-
toires », analyse un rapport de 2018
du Centre d’études et d’expertise
sur les risques, l’environnement,
la mobilité et l’aménagement sur
« Collégiens et lycéens n’ont pas
toujours conscience de ce qu’ils
ont appris dans les différentes dis-
ciplines pour comprendre et abor-
der ces enjeux. Ils ne sont donc pas
toujours en mesure de mobiliser
les acquis qu’ils possèdent », re-
lève Monique Dupuis, inspec-
trice générale et coautrice du rap-
port. Parmi les préconisations du
rapport, non retenues à ce jour,
figure l’idée de réserver un cré-
neau hebdomadaire dans l’em-
ploi du temps des élèves à ces
­enjeux de société.
Autre difficulté : l’engagement
des élèves pour la transition éco-
logique s’avère inégalement mis
en avant dans les établissements.
Parmi les 250 000 élèves écodélé-
gués, que Pap Ndiaye veut davan-
tage accompagner et former, cer-
tains peinent à se faire entendre.
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
la mobilité des résidents des QPV.
Comme soixante jeunes par an de-
puis huit ans, Dorsa et Ani ont
donc rejoint la « bourse au per-
mis », mise en place par la mairie
de Vaulx-en-Velin. En contrepartie
d’une aide financière de 380 euros,
les futurs jeunes conducteurs doi-
vent trente heures d’engagement
citoyen auprès d’une association
ou d’un service municipal.
La voiture reste vue comme
l’outil indispensable pour quitter
le quartier. C’est pour cela que Ma-
jid, 22 ans, originaire de Garges-
lès-Gonesse (Val-d’Oise), tente de
passer le permis d’ici à l’été, grâce
à des aides financières de Pôle em-
ploi. « C’est super important pour
s’ouvrir au monde et ne pas rester
cloîtré dans nos quartiers. Même si
j’adore ma banlieue, dès que j’ai le
permis et une voiture, je ne vois
plus Garges », s’enthousiasme-t-il.
Pour aller où ? Sans doute dans la
capitale. Encore faut-il trouver
une place pour se garer. p
Robin Richardot
« J’ai mis deux ans à avoir un ren-
dez-vous avec les responsables
pour lancer un projet de réduction
des déchets à la cantine », affirme
ainsi Théophile (qui a requis
l’anonymat). Cet élève de 3e dans
un collège parisien juge que « les
élèves élus au conseil d’adminis-
tration ou au conseil de la vie collé-
gienne ont plus de poids ».
Mathieu Gonord, coordinateur
du Collectif français pour l’éduca-
tion à l’environnement vers un
développement durable, le note :
« Une approche systémique com-
mence à être proposée. Tout dé-
pendra de comment elle est décli-
née concrètement. Pour un plan
réellement ambitieux, la mobilisa-
tion de tous les acteurs est néces-
saire : enseignants, élèves, parents,
associations, élus… » p
Sylvie Lecherbonnier
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
Pèlerinage à La Mecque :
difficultés persistantes
pour les Français
L’usage de la plate-forme électronique lancée en 2022
par l’Arabie saoudite ne convainc pas
T rois jours avant son dé-
part, Mohammed, le père
de Nadia (les prénoms ont
été modifiés), ne savait toujours
pas à quelle heure devait décoller
son vol pour l’Arabie saoudite, où
il devait accomplir le hadj.
L’homme de 65 ans, pour lequel
sa fille de 38 ans a géré l’organisa-
tion de ce voyage, rêvait depuis
des années de faire ce pèlerinage
à La Mecque, l’un des cinq piliers
de l’islam que tout musulman
croyant et en capacité financière
de le faire se doit de réaliser. Voilà
des années qu’il met de l’argent
de côté. Mais pour lui, comme
pour les milliers de Français dési-
reux de se plier à cette règle reli-
gieuse, l’aventure s’est transfor-
mée en parcours du combattant.
Désorganisation, difficultés à
obtenir un visa de l’Arabie saou-
dite, opacité des critères d’attri-
bution, absence d’information
sur les vols, les lieux d’héberge-
ment ou encore la logistique, prix
prohibitifs… Voilà deux ans que
les départs sont perturbés par
une série de couacs inédits.
Depuis 2022, il faut, pour partir
en pèlerinage (qui aura lieu
en 2023 entre le 26 juin et le
1er juillet) à La Mecque, passer par
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0123
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une plate-forme électronique.
L’Arabie saoudite a décidé de re-
prendre en main l’organisation
de ces voyages, gérés auparavant
par des agences dans les pays de
départ des pèlerins.
Système opaque
Jusqu’alors, Riyad accordait des
quotas répartis entre ces institu-
tions commerciales et des associa-
tions ou des mosquées. A elles de
voir avec leurs contacts à La Mec-
que pour trouver sur place les hô-
tels, les compagnies de transport,
les vols. Ceux qui désiraient ac-
complir le rite pouvaient donc se
rapprocher des unes ou des autres.
Avec le risque, parfois, d’être con-
frontés à des arnaques : certaines
agences peu scrupuleuses fai-
saient de la publicité mensongère
en vendant des séjours qui se révé-
laient, une fois sur place, beau-
coup moins confortables qu’an-
noncé, ou des logements plus éloi-
gnés des mosquées.
C’est en partie pour lutter con-
tre ce genre de dérives, du moins
officiellement, que l’Arabie saou-
dite a décidé de lancer sa plate-
forme. De l’avis de nombreux
membres de la communauté et
selon les multiples témoignages
© VOULEZ-VOUS LE BON PLAN
fille Nadia de l’aider. Pendant plu-
sieurs mois, la famille est menée
en bateau par une agence qui lui
fait croire que les pèlerinages se
font encore avec ces organismes
de voyages français, leur faisant
ainsi perdre du temps. Ils finis-
sent par se rendre compte qu’il
faut passer par la plate-forme offi-
cielle, Noussouk. Là, mauvaise
surprise. « On tombe de haut
quand on voit le prix des packs »,
explique Nadia. Les « packs », ce
sont les formules voyage, hôtel et
transport proposées à la vente
par le site saoudien une fois la
candidature acceptée. La famille
tablait sur 7 000 euros par per-
sonne quand elle découvre qu’en
sur les réseaux sociaux, le sys-
tème est défaillant.
D’après des chiffres non offi-
ciels partagés par des responsa-
bles musulmans qui souhaitent
fait le tarif s’échelonne plutôt en-
tre 8 000 euros et 11 000 euros.
Les formules les moins chères
sont en effet prises d’assaut. Pen-
dant que certains attendent l’ob-
garder l’anonymat – nul ne veut tention de leur visa, d’autres, qui
ouvertement s’en prendre à l’Ara- l’ont déjà, se positionnent. Ha-
bie saoudite –, sur 9 000 places at- mid, 38 ans, consultant francilien
tribuées à la France, seules 1 700 en financement d’entreprise, en a
ont trouvé preneur en 2022. Les fait les frais. Lui a déjà effectué le
témoins racontent leur incapa- hadj en 2010. A l’époque, il avait,
cité à s’inscrire dans un système dit-il, payé 4 000 euros.
opaque dont ils ne comprennent « Aujourd’hui, pour une formule
pas les règles. Une fois sur place, similaire, il faut compter
des femmes racontent avoir été 10 000 euros, soupire-t-il. Nous
séparées de leur mari dans les hô- étions quatre. Quand nous avons
tels. Surtout, les accompagna-
teurs spirituels qui partaient avec
les groupes constitués par les
agences ou les associations de
« Quand
quartier, et qui aidaient les pèle- 25 000 euros
rins souvent âgés à s’y retrouver,
ne sont plus prévus dans la nou-
sont partis
velle configuration. de votre compte,
En février, Riyad, qui avait
d’abord sous-traité à une société
mais que rien
privée, a lancé une nouvelle plate- n’apparaît
forme gérée par son propre gou-
vernement. Sans régler tous les
sur la plate-
problèmes. forme, c’est un
Quand Mohammed, jeune re-
traité, décide de se lancer avec sa
peu la panique »
femme dans cette grande aven- Ibtissem
ture, début 2023, il demande à sa commerçante dans l’Oise
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France | 13
enfin eu la validation des candida-
tures, au bout d’un mois, il n’y
avait plus de place pour les formu-
les que l’on voulait. » Ce sera donc
Justic e
Monique Olivier
renvoyée aux assises
Vingt ans après la disparition
pour une prochaine fois. d’Estelle Mouzin, la juge
d’instruction du pôle cold
Refus de visa cases de Nanterre a ordonné
Pour les heureux élus, il demeure le renvoi aux assises de Mo-
compliqué de s’acquitter de la nique Olivier, ex-épouse du
somme. Les banques n’acceptent tueur en série Michel Fourni-
pas toutes des paiements aussi ret, pour complicité dans
élevés sur les cartes bancaires, l’enlèvement de la fillette de
d’autres se méfient des virements 9 ans, en 2003. Monique
vers l’Arabie saoudite. Il faut donc
systématiquement s’arranger à
Olivier, âgée de 74 ans, sera
aussi jugée par la cour d’assi-
l’avance avec son banquier. « D’un
point de vue économique, ça
ses des Hauts-de-Seine pour
complicité dans l’enlève-
m’embêtait de payer 40 000 euros ment, le viol et le meurtre
sur un site que je ne connaissais de Marie-Angèle Domèce,
pas, sans garantie. Il n’y a quasi-
ment pas de conditions de vente »,
explique Hamid.
« Quand vous avez 25 000 euros
qui sont partis de votre compte
en 1988, et de Joanna Parrish,
en 1990. Depuis la mort de
Michel Fourniret, en 2021,
Monique Olivier est la seule
personne mise en cause
mais que rien n’apparaît sur la pla- dans ces trois dossiers. Son
te-forme, c’est un peu la panique. procès, qui pourrait avoir
On a annulé une première fois, lieu avant la fin de l’année,
deuxième essai… Pareil. C’est fina- sera le premier du pôle
lement passé au bout de la qua- cold cases. – (AFP.)
trième fois », explique pour sa
part Ibtissem, 48 ans, commer- Po l ic e
çante dans l’Oise. La pèlerine a dû Une cache d’armes
en plus s’acquitter de 450 euros découverte à Valence
de frais de conversion en plus du Une « importante » cache
forfait de base. Mais elle a pu par- d’armes a été découverte
tir avec son mari. jeudi lors d’une opération
Mohammed, lui, n’a pas pu faire de police à Valence, théâtre
le voyage avec sa femme. Son en mai d’une série de meur-
épouse, qui était listée comme ac- tres par balle sur fond de
compagnatrice dans la demande règlements de comptes, a
originelle, s’est d’abord vu refuser indiqué vendredi soir la pré-
son visa. Impossible d’appeler qui fecture de la Drôme. L’opéra-
que ce soit, aucun véritable con- tion, menée dans des caves
tact en dehors d’une boîte auto- d’immeubles du quartier de
matique pour les réclamations. Fontbarlettes, a mis au jour
Nadia, leur fille, a fini par reposter « dix fusils dont des fusils
une candidature uniquement d’assaut, deux pistolets, de
pour sa mère. Elle a fini par être multiples munitions de tous
acceptée. Les deux époux partent calibres, des chargeurs de fu-
bien, mais séparément, dans des sils d’assaut approvisionnés,
hôtels différents. p une grenade quadrillée », a-t-
Sarah Belouezzane elle précisé dans un commu-
et Apolline Convain niqué. – (AFP.)
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63 rue de la Convention • 7j/7 • 01 45 77 80 40
 Économie & Entreprise
14 |
A San Francisco, les robots-taxis sont arrivés
Les voitures sans conducteur se multiplient dans la ville. La municipalité tente de freiner le phénomène
San Francisco - correspondante
L
e taxi s’est garé devant la
porte. Pas d’humain au
volant. Pour monter dans
la voiture, on déverrouille
les portières d’un clic sur le porta-
ble. Pour démarrer, on presse
« Start » sur l’écran de contrôle de
la banquette arrière. Une musi-
que cosmique accueille le passa-
ger, suivie d’une voix sortie de
nulle part. « Cette expérience peut
paraître futuriste, reconnaît la
voix. Mais l’obligation d’attacher
sa ceinture reste la même. » Bien-
venue dans l’univers des robots-
taxis, où le banal se mêle à la
science-fiction.
Sans hésitation, la voiture se
lance dans la circulation. C’est une
Jaguar I-Pace de Waymo, la filiale
de Google-Alphabet ; l’une des cen-
taines de véhicules autonomes
qui circulent désormais à San
Francisco. L’ordinateur de bord in-
dique la destination et l’heure d’ar-
rivée prévue. Il est interdit de tou-
cher le volant ou les pédales. « Le
conducteur Waymo est en contrôle
à tout moment, rassure la voix in-
tergalactique. Détendez-vous. »
San Francisco est la ville natale
des voitures sans conducteur. Le
spectacle des prototypes n’étonne
plus personne : les premières
Waymo sillonnaient la voie publi-
que dès 2014. Jusqu’en 2022, un
conducteur dit « de sécurité » était
obligatoirement présent : une
doublure qui gardait officielle-
ment les mains sur le volant. De-
puis un an, l’expérience est passée
Vu par Aron, Kundera, Leys, Rosat, Rushdie, Truong…
GEORGE ORWELL
Un hors-série du « Monde »
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au stade entièrement robotisé. Ré-
cemment, le nombre de véhicules
s’est multiplié. Dans la rue, les pas-
sants se frottent les yeux au pas-
sage de la voiture qui glisse
comme un fantôme. Personne sur
le siège avant ? Un volant qui
tourne tout seul ? Ont-ils rêvé ?
Le centre-ville interdit
Deux constructeurs ont reçu
l’autorisation de tester à San Fran-
cisco leur service de taxis sans
chauffeur de sécurité : Waymo et
Cruise, filiale de General Motors.
Le cahier des charges établi par la
California Public Utilities Com-
mission (CPUC), qui supervise les
véhicules autonomes, est précis :
les zones et horaires d’opération
sont limités ; le centre-ville inter-
dit. Cruise, qui a déployé une
soixantaine de voitures (des Che-
vrolet Bolt électriques), a obtenu le
droit de faire payer les courses,
mais seulement entre 22 heures et
6 heures du matin. Waymo, qui
possède une centaine de véhicu-
les, n’a pas encore le droit de factu-
rer les trajets s’il n’y a pas de
­conducteur au volant. La vitesse
est limitée à 45 km/h.
Les deux compagnies deman-
dent maintenant à étendre leurs
services. Elles estiment avoir fait
leurs preuves en matière de sécu-
rité. En mai, la CPUC a publié un
projet de réglementation qui leur
donne satisfaction. Il autoriserait
Cruise et Waymo à offrir un service
de transport de passagers dans
toute la ville de San Francisco « de
jour comme de nuit, sans la pré-
UNE VIE, UNE ŒUVRE
Orwell
dérange
toujours
« Big Brother vous regarde », annonçait George
Orwell dans son livre prémonitoire, 1984. Son
avertissement résonne étrangement aujourd’hui
alors que des sociétés de surveillance enferment
petit à petit les individus dans un deuxième âge
des régimes totalitaires. Sa vie et son œuvre, que
nous analysons dans ce hors-série, sont loin d’être
toujours bien compris, il est temps de le relire.
Portrait, chronologie, textes choisis, débats,
hommages.
Un véhicule Waymo,
filiale de Google-
Alphabet,
le 11 avril 2022,
à San Francisco.
JUSTIN SULLIVAN/Getty Images
via AFP
sence d’un conducteur de sécurité ».
La métropole californienne de-
viendrait la première cité dotée
d’un service de taxis autonomes,
entrant directement en concur-
rence avec Uber, Lyft et les taxis
traditionnels. La CPUC, qui a la
haute main sur les questions de
circulation dans l’ensemble de
l’Etat − et le pouvoir d’imposer ses
décisions aux municipalités − doit
annoncer une décision le 29 juin.
Ce samedi de la fin mai, la Jaguar
I-Pace immatriculée 15085H3
nous emmène faire du shopping
sur Valencia Street, dans le quar-
tier de Mission. La course est gra-
tuite. Pour en bénéficier, il faut
s’inscrire sur la liste d’attente de
Waymo. Un samedi après-midi, le
quartier est des plus animés. La
voiture se faufile, entre tramway
et piétons, très sûre d’elle-même.
En quelques minutes, on oublie
qu’il n’y a pas d’humain au volant
− ce n’est pas le cas de tous les
automobilistes : au feu rouge, cer-
tains baissent leur vitre, mi-épa-
tés mi-terrorisés, pour faire des
photos du véhicule aux lidars vi-
revoltants (les lidars, des radars
qui fonctionnent avec des ondes
optiques émises par laser, consti-
tuent la technologie de base des
véhicules autonomes).
Coup de frein brusque. La voi-
ture s’arrête, comme si elle avait
calé. Une mésaventure, semble-
t-il, fréquente, dont se plaignent
les automobilistes qui doivent
parfois attendre qu’un ingénieur
de Waymo se déplace pour ama-
douer le véhicule. Cette fois, le logi-
ciel intervient dans la minute pour
établir la connexion avec le « sup-
port radar ». Les instructions s’affi-
chent sur l’écran : « L’assistance
routière est à 7 minutes. Gardez vo-
tre ceinture attachée et, sauf ur-
gence, restez dans la voiture. » Puis
une voix humaine, qui demande
un peu de patience. L’incident est
réglé en moins de trois minutes, la
Jaguar repart d’elle-même. « Signa-
lez l’incident dans l’application
Waymo », recommande la techni-
cienne, sachant que partisans et
opposants de la nouvelle techno-
logie se battent à coups de statisti-
ques sur la fiabilité.
L’expérience est futuriste et,
pour tout dire, bluffante. Au point
qu’on en sort presque surpris
qu’au XXIe siècle, on doive encore
conduire sa voiture soi-même. Les
élus de San Francisco, en revanche,
sont loin d’être impressionnés. En
janvier, l’autorité des transports
du comté de San Francisco a en-
voyé une lettre de 23 pages aux
agences californiennes de régle-
mentation, pour les mettre en
garde contre le projet d’expansion.
Elle cite 92 arrêts soudains de ro-
bots−taxis en pleine rue − le plus
long de dix-huit minutes. Dans un
ultime effort pour ralentir leur dé-
ploiement, la mairie a aussi publié,
le 31 mai, des statistiques mon-
trant que le nombre d’incidents
impliquant des véhicules Waymo
ou Cruise a plus que triplé entre
janvier et avril (de 24 à 87).
Le chien a survécu
Principal reproche : les arrêts in-
tempestifs des voitures dès qu’el-
les sont confrontées à une situa-
tion non prévue par le logiciel − in-
cendie, scène d’intervention de la
police −, ou qui met en jeu la réac-
tion inattendue d’un humain. Se-
lon les responsables municipaux,
ces immobilisations entravent la
circulation des véhicules d’ur-
gence et des autobus publics. Par-
fois, c’est le mauvais temps qui est
en cause. En avril, cinq voitures
Waymo se sont immobilisées par
manque de visibilité : le brouillard
− un phénomène pourtant des
plus classiques dans une ville sur-
nommée « Fog City » − s’était ré-
pandu sur le quartier où elles cir-
culaient, le long du Pacifique.
La liste des incidents publiée par
la CPUC est un inventaire à la Pré-
vert. Souvent, le robot n’y est pour
rien. Le 4 avril à 4 h 45 du matin,
une Volkswagen a brûlé un feu
rouge et percuté une Jaguar
Waymo. Avant même l’arrivée de
la police, l’humain à la VW est
parti sans demander son reste. Le
21 mai, une voiture Waymo a
écrasé un chien, dans le quartier
de Bernal Heights, à 10 h 56 du ma-
tin. L’animal, de petite taille,
n’était pas en laisse ; un conduc-
teur de sécurité était présent,
mais le chien écrasé a eu les hon-
neurs de la presse nationale.
Waymo a présenté ses condoléan-
ces, tout en soulignant que le logi-
ciel avait correctement identifié
l’animal, mais que celui-ci avait
surgi inopinément de derrière un
véhicule en stationnement.
Le 15 juin, c’est un véhicule Cruise
qui a « heurté » un labrador noir,
selon sa maîtresse, « effleuré » se-
lon des témoins. Le chien a sur-
vécu, mais l’incident a pris des pro-
Principal
reproche des
édiles : les arrêts
intempestifs
des voitures
qui entravent
la circulation
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
portions symptomatiques des
tensions autour des véhicules
autonomes. « Comme si on n’avait
pas assez de soucis maintenant
dans cette ville, nous voilà à la
merci de ce dangereux ordina-
teur », a protesté la propriétaire du
chien, Janie Richardson, sur le ré-
seau NextDoor.
Aucun accident fatal n’a été si-
gnalé parmi les 140 incidents im-
pliquant des véhicules autonomes
en Californie en 2022, selon le Dé-
partement des véhicules à moteur.
La direction de Waymo soutient
que ses voitures − à San Francisco
et à Phoenix (Arizona), où elles
sont déployées depuis 2017 − assu-
rent quelque 10 000 courses cha-
que semaine. Cruise fait valoir que
ses véhicules ont déjà parcouru
1,6 million de kilomètres. Les véhi-
cules autonomes commencent à
circuler aussi à Austin (Texas) et à
Los Angeles.
L’enthousiasme des débuts
Mais comme l’a rappelé le prési-
dent du Board of supervisors (con-
seil municipal), Aaron Peskin, San
Francisco est le « “ground zero” des
nouvelles technologies ». D’Airbnb
et Uber aux trottinettes électri-
ques, la ville a l’impression d’avoir
essuyé les plâtres. Cette fois, elle
voudrait prendre les devants sur la
disruption attendue, et recom-
mander d’entrée « des mesures de
bon sens », a-t-il expliqué. Loin de
l’enthousiasme des débuts, les
élus ne cessent d’afficher leur mé-
fiance à l’égard des nouvelles tech-
nologies.
Le 23 mai, le conseil municipal a
été unanime pour rejeter la de-
mande de Waymo de transformer
une friche industrielle en parking
pour ses employés. Le syndicat
des camionneurs (Teamsters) a
crié victoire. Il accuse la filiale de
Google de préparer sans autorisa-
tion un service de livraisons par
véhicules autonomes. Le projet
supprimerait l’emploi de milliers
de conducteurs.
« Les salariés seraient relégués à
des emplois de manutention, au sa-
laire minimum », a dénoncé Tony
Delorio, le porte-parole local du
syndicat. Waymo a déjà un parte-
nariat avec la chaîne de supermar-
chés Safeway. Cruise, avec le géant
de la distribution Walmart. Lors du
vote, le conseiller de San Francisco
Matt Dorsey a résumé l’inquié-
tude : « Les voitures sans chauffeur
vont déplacer un pan massif de no-
tre économie. » La mise en garde
circulait déjà à l’apparition des voi-
tures autonomes. Dix ans plus
tard, le futur s’est singulièrement
rapproché. p
Corine Lesnes
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023 Économie & Entreprise | 15

Matières premières
La traque de la plate-forme par Laurence Girard

Deezer contre les faux streams Le vin tourne

Des techniques sophistiquées sont mises en œuvre pour repérer
à l’éthanol
les fraudeurs qui gonflent artificiellement les écoutes en ligne Quand le vin est tiré, il faut
parfois le distiller. A défaut de
lions d’euros. Un complément de
40 millions d’euros est en discus-
le boire. Un crève-cœur pour sion. Et les prix de cession sont
les viticulteurs. Tailler, attacher, affichés : 75 euros l’hectolitre pour

I
l faut toujours se méfier des
fraudeurs, particulièrement
sur les plates-formes de
streaming (musique en li-
gne), puisqu’ils déferlent là où on
ne les attend pas. Les clapotis de la
pluie, les chants d’oiseaux, les
bourdonnements de sèche-che-
veux ou même le boucan d’une
tondeuse à gazon font partie des
musiques – voire des bruits – qui
font l’objet du plus grand nombre
de malversations financières.
Les tout premiers « faux
streams » ont été détectés chez
Deezer en 2013. Depuis, la plate-
forme traque les resquilleurs qui
tentent artificiellement d’aug-
menter les écoutes en ligne par
des personnes physiques ou des
robots. Ils cherchent à générer des
revenus financiers en enflant la
part de marché d’un morceau de
musique pour obtenir davantage
de droits d’auteur – ou désirent
améliorer la performance d’un
­titre dans un palmarès, voire
orienter un système de recom-
mandation (playlist, recherche…).
« La fraude évolue et s’améliore
sans cesse », assure Ludovic
Pouilly, directeur des relations
institutionnelles et des relations
avec l’industrie musicale de
­Deezer. Les mailles de l’épuisette
ont beau se resserrer avec les an-
nées, l’imagination des fraudeurs
s’adapte. « C’est un combat sans
fin », constate-t-il.
Installé à Paris, Deezer, dont le
principal actionnaire, à 37 %, est le
fonds d’investissement améri-
cain Access Industries, du milliar-
daire Leonard Blavatnik, a essuyé
un échec retentissant lors de sa
mise en Bourse en juillet 2022 et
son cours n’a toujours pas re-
trouvé son niveau d’introduction.
Ce ­Petit Poucet, à côté du leader
mondial Spotify, est toutefois la
seule plate-forme à dévoiler les
arcanes de sa lutte contre la
fraude. Ses équipes ont repéré,
en 2022, 0,6 % des utilisateurs
suspects et 6,7 % de faux streams.
Catégorisés comme tels, ils ne
font pas l’objet de royalties (paie-
ment des artistes) et ni d’intégra-
tion dans les playlists.
En janvier, le Centre national de
la musique avait publié une étude,
la première du genre, sur ce « vrai
phénomène », en notant des effets
très perturbateurs sur le marché
de la musique, comme « la baisse
de la valeur unitaire d’un stream, et
donc la rémunération correcte des
autres ayants droit ». Mais aussi
l’altération des profils algorithmi-
ques des artistes. Quant aux abon-
nés, ils peuvent redouter que leurs
comptes soient piratés et s’inter-
roger sur la per­tinence des recom-
mandations d’écoute suggérées.
Cette étude à laquelle Deezer, Qo-
buz et Spotify avaient participé,
contrairement à Apple Music et à
Amazon Music, concluait à l’exis-
tence de 1 % à 3 % de streams frau-
duleux, soit 1 milliard à 3 milliards
en 2021 rien que dans l’Hexagone.
Spécialistes en malversation
Comment ces spécialistes en mal-
versation s’y prennent-ils ? « Les
plus simples à repérer restent ceux
qui écoutent le même morceau
sept jours sur sept, 24 heures sur
24 et uniquement pendant 31 se-
condes – puisque le seuil de 30 se-
condes constitue la durée mini-
mum pour qu’un stream soit
­décompté et fasse l’objet de rému-
nération pour les auteurs », expli-
que Thibault Roucou, directeur
des royalties chez Deezer. Dès
qu’un titre est écouté plus de cent
fois par jour, cela devient suspect.
L’équipe antifraude, créée
en 2013, comprend une quinzaine
Dès qu’un titre
est écouté
plus de cent fois
par jour, cela
devient suspect
de salariés. Après un premier algo-
rithme conçu pour détecter les
comportements anormaux, les
outils se sont sophistiqués, avec le
recrutement d’un spécialiste des
données en 2017, qui a « éduqué »
une machine d’apprentissage
automatique pour repérer les pira-
tes informatiques qui manipulent
les streams dès l’inscription des
nouveaux comptes d’abonnés.
Thibault Roucou précise que la
lutte antifraude est ensuite passée
par l’utilisation d’« un système
d’arbre de décision », qui analyse
les comportements d’écoute de
tous les utilisateurs (plus de
9,4 millions d’abonnés, répartis
essentiellement en France, au Bré-
sil et en Allemagne), en les clas-
sant par labels, par artistes, par ho-
raires, par durée d’écoute ou degré
de similarité d’écoute des jour-
nées précédentes.
Ce qui permet de détecter des
fraudes plus complexes et subti-
les, comme de fausses écoutes peu
importantes mais émanant, sur
un même compte d’abonné, de
plusieurs continents au cours de
la même journée. Ces saupou­-
drages visent à les rendre indétec-
tables. « Ceux qui n’écoutent que la
nuit peuvent travailler à des horai-
res décalés, il faut alors croiser des
données pour ne pas considérer
comme pirate un compte qui ne
l’est pas », ajoute le directeur des
royalties. La fraude se niche sur-
tout au niveau de la « longue
traîne » (en dessous du top
10 000 des morceaux les plus
écoutés), souvent par une écoute
sur ordinateurs et pendant la
­période d’essai des abonnements,
notamment l’offre Famille. Thi-
bault Roucou note une « industria-
lisation de la fraude » avec des « fer-
mes à streams » (des rangées d’or-
dinateurs ou de téléphones qui
tournent en boucle pour doper un
seul morceau).
Des réseaux neuronaux ont
aussi été mis en place, pour défi-
nir au mieux la « normalité
d’écoute », en se fondant sur une
analyse de millions de titres par
jour, tout en laissant un artiste
qui devient populaire voir son
nombre de streams exploser.
Cette analyse au plus près de la
consommation musicale devrait
entraîner un nettoyage du catalo-
gue de Deezer, afin de déréféren-
cer « la musique au kilomètre » ou
« la musique d’ascenseur » comme
la nomme Ludovic Pouilly. Celle
qui englobe les bruits d’aspira-
teurs et de tondeuses à gazon.
Dans cette catégorie pourtant ex-
trêmement minoritaire (moins
de 0,1 % du temps d’écoute), la
­plate-forme musicale Deezer
compte près de sept fois plus de
faux streams que dans le rap qui,
avec 41 % de part de marché, reste
de loin le genre plus écouté. p
Nicole Vulser
vendanger, vinifier, tout ce lent
et patient travail des vignes part
en alcool blanc écoulé chez les
industriels de la pharmacie ou
de la parfumerie. Le vin tourne
à l’éthanol.
Le coup d’envoi d’une nouvelle
distillation de crise a été donné
jeudi 22 juin afin d’éliminer l’ex-
cédent de vin du marché. Les de-
mandes vont être enregistrées
jusqu’au 5 juillet, et deux jours
plus tard, les alambics vont entrer
dans le feu de l’action. Le temps
presse quand les nouveaux rai-
sins commencent à se former
dans les vignes. Il faut écouler les
stocks. « Nous estimons à 3 mil-
lions d’hectolitres les volumes à
distiller, avec comme premières
provenances la Gironde et le Lan-
guedoc », dit Jérôme Despey, viti-
culteur dans l’Hérault et premier
vice-président du syndicat FNSEA.
Le vin en trop-plein ne vaut plus
rien. Un dicton pour traduire la
triste réalité. Le flux fait couler les
prix. Dans le Bordelais, où le com-
merce s’est grippé, le cours du
vrac n’est même plus affiché. Il se
situerait entre 650 et 700 euros le
tonneau, quand le coût de pro-
duction fluctue entre 1 200 et
1 400 euros. Certains vont devoir
distiller pour se renflouer.
L’Etat a, de nouveau, ouvert son
carnet de chèques et a cofinancé
avec l’Europe une aide de 160 mil-
un vin en appellation d’origine
contrôlée, 65 euros pour un vin
en indication géographique pro-
tégée et 55 euros pour un vin sans
indication géographique.
Nouvelle bouée de sauvetage
Mais cette nouvelle bouée de sau-
vetage, lancée à la production, a
fait tiquer les négociants. Ils s’in-
quiétaient du manque de trans-
parence de l’opération, arguant de
la précédente distillation. En effet,
en 2020, en pleine crise due au
Covid-19, avec la fermeture des
bars et des restaurants, l’Etat avait
débloqué 210 millions d’euros
pour passer 2,6 millions d’hectoli-
tres à l’alambic. Les négociants
estimaient que les flux n’avaient
pas été identifiés et qualifiaient
le processus de distillation à
l’aveugle. D’autres se sont interro-
gés sur le degré d’alcool autorisé.
Tout breuvage vinifié titrant plus
de 10° était accepté. Laissant pen-
ser certains qu’il avait été allongé
avec de l’eau. L’administration
a fixé, cette année, la barre à 11°.
Il n’empêche, les tenants de la
productivité vont devoir s’inter-
roger. L’Etat ne va pas venir cha-
que année éponger les surplus
des cuves débordantes. Bordeaux
a mis en place un plan d’arra-
chage des vignes. La question de
la surproduction mérite mieux
qu’une réponse alambiquée… p

M édi a s
Un routier roumain fait Le directeur de la
rédaction de « L’Equipe »
condamner son patron belge va rejoindre LFP Media
Jérôme Cazadieu quittera
ses fonctions et le journal
L’Equipe le 3 septembre pour

A près huit années de procédure, Stefan Popescu aura ga-

gné le droit d’être rémunéré correctement et, à force de
ténacité, il aura ouvert une nouvelle voie pour la lutte
contre le dumping social dans le domaine du transport euro-
péen. Le 22 juin, une cour du travail de Hasselt, dans la province
rejoindre LFP Media, filiale
commerciale de la Ligue de
football professionnel, ont
annoncé cette dernière et le
groupe de médias sportifs,
belge du Limbourg, a en effet rendu un arrêt qui pourrait faire vendredi 23 juin. Lionel Dan-
tache d’huile et concerner des milliers de chauffeurs routiers. goumau, rédacteur en chef du
En 2011, le Roumain a été embauché dans son pays par une fi- service football depuis 2016,
liale du groupe belge Essers, un géant du transport et de la lo- devrait lui succéder. – (AFP.)
gistique, qui emploie quelque 7 500 personnes en Europe. Mo-
tivé, investi, débrouillard, le routier allait être rapidement Fi n a n ce
transféré en Belgique, où il s’est vu proposer des tâches complé- L’AMF met en garde
mentaires de gestion et de contrôle. Il est aussi devenu le chauf- contre le site Immediate
feur personnel des propriétaires. Mais toujours avec un contrat Connect
roumain et un salaire calqué sur le barème de son pays, où la ré- L’Autorité des marchés finan-
munération mensuelle médiane ne dépassait pas les 450 euros. ciers (AMF) a mis en garde,
Compte tenu du nombre de tâches, sa rémunération s’est vendredi 23 juin, contre
améliorée (1 500 euros, selon le syndicat belge CSC-Transcom), « l’offre frauduleuse » du site
mais est restée très éloignée de ce Immediate Connect, qui pro-
qu’il aurait dû percevoir si on lui pose des transactions auto-
avait délivré le contrat belge auquel il matisées sur les marchés des
« Cet arrêt est avait droit puisqu’il travaillait à changes et des cryptomon-
temps plein dans le royaume. C’est naies, appelant le public « à la
d’une très grande quand il a exigé de l’obtenir qu’il a plus grande vigilance ». – (AFP.)
importance été renvoyé en Roumanie.
Accumulant tous ses échanges é n er gi e
et peut créer avec ses patrons, M. Popescu a porté Tempête boursière pour
l’affaire devant la justice de son pays, Siemens Energy
un précédent » qui a conclu à un contrat « simulé » Siemens Energy a révélé, ven-
l’avocat du chauffeur tout en se déclarant incompétente dredi 23 juin, que l’ampleur
roumain pour trancher un conflit de droit des défaillances d’éoliennes
belge. Débouté en première ins- chez sa filiale Siemens Ga-
tance, le routier a, finalement, gagné mesa, le deuxième fabricant
en appel et connaîtra en janvier 2024 le montant exact des ar- mondial, était bien plus im-
riérés de salaire et des dédommagements auxquels il a droit. portante et coûteuse que
« Cet arrêt est d’une très grande importance et peut créer un prévu, entraînant un plon-
précédent », juge l’avocat du travailleur roumain. Le syndicat geon de son cours de Bourse
CSC y voit « la victoire de David contre Goliath » et estime que la de 38 %. Une chute sans
firme belge pourrait être condamnée à verser jusqu’à précédent depuis la faillite
200 000 euros à son chauffeur. p du prestataire de paiements
Jean-Pierre Stroobants Wirecard, qui avait fait grand
(Bruxelles, correspondant) bruit en juin 2020. – (AFP.)
 0123
16 | Économie & Entreprise Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023

Londres - correspondance

P
atrice Gouty s’en
souvient encore
comme si c’était
hier. Le 24 juin 2016
au petit matin,
quand les résultats
sont tombés et qu’il a appris que
les Britanniques avaient voté
pour sortir de l’Union euro-
péenne (UE), il se trouvait à Du-
baï, où il vivait à l’époque. « J’en ai
pleuré. »
Le Français adorait Londres, où
il était arrivé en 1983, à l’aven-
ture, avant d’y passer des décen-
nies à gravir tous les échelons de
l’hôtellerie et de la restauration.
Sept ans plus tard exactement,
de retour dans la capitale britan-
nique, il tempête encore contre
les hommes politiques qui ont
poussé au Brexit. « Ils ont tous dé-
serté, de ce bouffon de premier
ministre avec son bus rouge [Bo-
ris Johnson] jusqu’à Nigel Farage
[qui dirigeait, à l’époque, le Uni-
ted Kingdom Independence
Party]. »
Charmeur, brut de décoffrage,
avec les manières brusques et di-
rectes d’un patron de restaurant,
M. Gouty n’a pas le luxe de déser-
ter, devant faire face en perma- Dans la cuisine ouverte du Comptoir Robuchon, à Londres, le 13 juin. RAPHAëL NEAL POUR « LE MONDE »
nence aux très nombreuses con-
séquences du Brexit. Il dirige les
seize établissements Joël Robu-
chon ouverts à travers le monde,
le groupe créé par le chef français
mort en 2018. A Londres, cela
PLEIN CADRE
comprend un établissement Le
Comptoir Robuchon, restaurant
des beaux quartiers près de May-
fair, où le menu gastronomique
avec vins assortis se paie
300 euros par personne, et un
A Londres, un restaurant rempli une case… » Les produits fi-
nissent toujours par arriver, mais
parfois avec un jour de retard, ce
qui est problématique sur des
deli, sorte de boulangerie-café-
épicerie fine.
Se plonger dans son quotidien
est un raccourci de la réalité éco-
nomique du Brexit, permettant
dans les rets du Brexit produits frais.
Gourmet Supplies a aussi aban-
donné l’importation de bœuf ou
de porc français, qui nécessite
une autorisation phytosanitaire,
de prendre la mesure de ses mille
et une difficultés tangibles. Non
Le 23 juin 2016, les Britanniques votaient à près de 52 % pour c’est-à-dire l’approbation d’un vé-
térinaire. « Pour l’instant, ce n’est
pas qu’il s’agisse du seul de ses
tracas. Comme ailleurs dans le
la sortie de l’Union européenne. Sept ans plus tard, au Comptoir pas encore demandé pour le pou-
let ou le canard, mais les règles doi-
monde, il est confronté au choc
des prix de l’énergie, aux consé-
Robuchon, tout est ardu, des embauches à l’approvisionnement vent en principe changer à partir
du 1er janvier 2024. Je crains le
quences de la pandémie de Co- pire », anticipe Romain Madrid.
vid-19 et à l’inflation alimentaire.
Mais le Brexit ajoute une couche 28 euros le kilo d’Asperges
de complexité supplémentaire : douane dans le commerce de les deux tiers de nos employés sont vent des étudiants étrangers, qui Rien de tout cela n’est insurmon-
problèmes d’embauche, casse- marchandises. La réalité, pour- rentrés chez eux », explique M. ont besoin d’un visa », précise-t-
Pour se table, à condition d’y mettre le
tête des visas, soucis d’approvi- tant, est que ce genre de mésa- Gouty. La grande majorité était elle – et travaille avec une univer- simplifier la vie, prix. Pour Gourmet Supplies, ce-
sionnement en produits frais… venture se produit régulière- des Européens (Français, Espa- sité à Birmingham. « Même chose, lui du transport a doublé, ce qui
Avec des conséquences concrè- ment. Parfois, il peut s’agir d’une gnols, Italiens, Polonais…) et, la plupart du temps, ce sont des
l’établissement représente environ 500 euros
tes : aujourd’hui, alors que le deli erreur ; parfois, si le produit est fa- quand les confinements ont été Népalais ou des Indiens qui de- ferme supplémentaires pour chaque
reste très rentable, Le Comptoir briqué hors de l’UE, ou même si levés, impossible de les faire reve- mandent des visas. » commande, soit 3 % à 5 % du total.
ne fait plus de bénéfices. sa matière première est tirée à nir. Désormais, il faut leur fournir Dans ces conditions, ne fau-
le dimanche, Ce n’est pas un obstacle sérieux
Son expérience se reflète au ni- l’extérieur de l’Union, il peut ne des visas. drait-il pas augmenter les salaires ce qui était pour cette entreprise qui a réussi
veau macroéconomique. Si les ex- pas être considéré comme « euro- A son corps défendant, Eva Vy- pour attirer la main-d’œuvre ? à répercuter la hausse des coûts
perts sont divisés sur l’ampleur péen » et, partant, ne pas bénéfi- delingum, la directrice des res- C’est déjà largement le cas, ré-
impensable il y a sur ses clients, « mais, à la fin, le
du choc provoqué par le Brexit, cier de l’exemption de droits de sources humaines de Robuchon à pond M. Gouty, irrité : « Un bar- quelques années prix dans l’assiette augmente »,
difficile à dissocier de la crise sani- douane. « Vous imaginez, 25 % de Londres, est devenue une spécia- man est passé d’une rémunération conclut M. Madrid.
taire et de la guerre en Ukraine, ils taxes supplémentaires ? Franche- liste du processus. Ces deux der- annuelle de 20 000 livres à En bout de chaîne, Andrea Co-
sont unanimes : celui-ci est néga- ment, c’était plus simple d’impor- nières années, elle a obtenu trente 32 000 livres en cinq ans. » Toute- ron deux heures tous les deux fini, le chef du Comptoir Robu-
tif. Au premier trimestre 2023, ter des produits quand j’étais à Du- visas pour ses employés et leurs fois, le processus atteint ses limi- jours à s’occuper exclusivement chon, se désole de ce qu’il doit cui-
l’économie britannique demeu- baï », s’agace M. Gouty. familles. « Les candidats doivent tes. D’une part, il n’est pas possi- de la documentation nécessaire. siner. « C’est simple : la qualité des
rait 0,5 % au-dessous de son ni- Deuxième difficulté, plus im- d’abord passer un test d’anglais. ble de gonfler éternellement les « Il faut remplir les bonnes catégo- produits baisse et les prix augmen-
veau prépandémique, ce qui est portante : la main-d’œuvre. « On S’ils le réussissent, je lance alors la prix du menu. D’autre part, avec ries avec les bons codes, raconte tent », soupire l’Italien, avec son
moins bien que l’Allemagne fait face à une hémorragie. Il est demande. Le questionnaire peut un taux de chômage de 3,8 %, il Romain Madrid, l’un des deux débit mitraillette. Il préférerait
(–0,1 %), la France (+ 1,3 %), l’Italie devenu très difficile de recruter. » aller jusqu’à 22 pages. Il faut four- n’y a tout simplement pas de per- fondateurs. Le poulet effilé n’a pas cuisiner les asperges blanches
(+ 2,4 %) ou les Etats-Unis (+ 5,3 %). Là encore, le Brexit est loin d’en nir les dates exactes des pays visités sonnel disponible. Pour se simpli- le même code que le poulet prêt à françaises, mais, à présent qu’elles
Depuis un an, le produit intérieur être la seule cause. Partout dans le au cours des dix dernières années. fier la vie, Le Comptoir Robuchon cuire ; celui du pâté de porc est diffé- sont à 28 euros le kilo, il se reporte
brut par habitant au Royaume- monde occidental, les restaurants Si vous avez travaillé à l’étranger, ferme maintenant le dimanche, rent du celui du pâté de canard… » souvent sur les asperges d’Angle-
Uni ne progresse plus. peinent à trouver du personnel par exemple à Dubaï, il faut prou- ce qui était impensable il y a quel- Une fois les formulaires rem- terre. « Elles sont un peu amères. Ce
depuis la pandémie. Néanmoins, ver que vous l’avez fait légale- ques années. plis, ils sont envoyés aux douanes n’est pas tout à fait pareil. »
« Difficile de recruter » la sortie de l’UE a compliqué les ment. » Coût moyen par visa : en- Le troisième grand désagré- françaises, puis aux douanes bri- Pour les viandes, il s’est tourné
Commençons par les serviettes. choses. « Au moment du Covid-19, viron 3 000 livres. ment provoqué par le Brexit est tanniques. Tout est ensuite com- vers l’Ecosse, qui fournit d’excel-
Un détail, mais M. Gouty n’en re- l’approvisionnement en produits muniqué au transporteur. « Ré- lents produits. « Cependant,
vient toujours pas. « On en a com- Perte de flexibilité frais. Autrefois, ce restaurant sultat, on a beaucoup perdu en pour les poissons, on peine à trou-
mandé 500 à Rivolta [une marque Pourquoi ne pas embaucher loca- français achetait directement au flexibilité, poursuit M. Madrid. ver la même variété », observe-t-il.
italienne]. Regardez la facture : Le patron, lement ? « Cela fait vingt ans que je marché de Rungis (Val-de-Marne). Avant le Brexit, un client pouvait Pour lui, qui a longtemps travaillé
prix, 2 250 livres [2 620 euros], travaille dans la restauration à C’est désormais trop ardu, puis- effectuer une commande de der- dans le restaurant deux étoiles
transport, 71 livres. Jusque-là, tout
Patrice Gouty, Londres. La vérité est que les Bri- qu’il faudrait s’occuper de toute la nière minute à 5 heures du matin, Michelin du groupe à Paris, le
est normal. Et puis, le choc : ils ont est confronté tanniques ne veulent pas de ces paperasserie nécessaire pour et on pouvait se faire livrer le soir constat est sans appel : « Je suis ar-
ajouté 600 livres de taxe. » Offi- emplois », souligne Mme Vydelin- franchir la douane. A la place, le même. C’est devenu beaucoup plus rivé à Londres en 2004 et les res-
ciellement, le Royaume-Uni et
au choc des prix gum, elle-même polonaise. Elle restaurant passe par des sociétés compliqué. » taurants n’étaient pas très bons.
l’UE ont pourtant signé un accord de l’énergie, aux tente de diversifier le recrute- importatrices. Gourmet Supplies Une fois par mois en moyenne, Puis ça s’est énormément amélioré
de libre-échange, entré en vi- ment. Elle a rejoint un pro- est l’une d’entre elles. ses marchandises se trouvent et ils sont devenus excellents.
gueur le 1er janvier 2021, date à la-
conséquences gramme aidant au retour à l’em- Cette petite entreprise, créée par bloquées à la frontière. « Généra- On est en train de revenir en ar-
quelle le Royaume-Uni est offi- de la pandémie ploi des gens qui vivent d’alloca- deux Français en 2011, fait venir lement, ce n’est pas notre faute, rière. » Patrice Gouty le confirme :
ciellement sorti du marché uni- tions sociales, noué un partena- des palettes de Rungis trois fois mais on partage notre camion « Londres a perdu une partie de sa
que européen. Théoriquement, il
et à l’inflation riat avec une école de cuisine par semaine. Elle a dû embaucher avec plusieurs autres entreprises créativité. » p
ne devrait pas y avoir de droits de alimentaire londonienne – « mais ce sont sou- une assistante, qui consacre envi- et il suffit qu’une seule ait mal Éric Albert
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
Marie-Pierre
Duhamel-Muller
Programmatrice
de cinéma
A Paris, en 2008. WILLIAM DANIELS
D
écédée le 19 juin 2023,
à l’âge de 70 ans, à
l’unité de soins pallia-
tifs de l’hôpital Co-
gnacq-Jay (Paris 15e) des suites d’un
cancer, Marie-Pierre Duhamel-
Muller était une grande figure du
cinéma français. Sa discrétion
quasi sacerdotale, son humilité
d’airain, son caractère pugnace re-
couvraient une relation joyeuse-
ment sororale et d’une générosité
sans bornes à l’égard des cinéastes
et des cinéphiles qu’elle estimait. A
la mesure de ce rayonnement spi-
rituel, on pourrait s’étonner, à
l’heure de l’omniscience d’Inter-
net, qu’il ne justifie aucune fiche
Wikipédia, aucun avis nécrologi-
que digne de ce nom. Ce pouvoir
qui était le sien, elle qui abhorrait
le pouvoir, on le mesure précisé-
ment à cette absence.
Marie-Pierre Duhamel, de son
nom de jeune fille, était une figure
de l’ombre, une formidable « pas-
seuse », et son action, ne se soute-
nant d’aucun orgueil ni d’aucune
recherche de carrière, consistait à
aider des cinéastes qu’on pourrait
qualifier de « minoritaires » à trou-
ver leur place dans le concert ciné-
matographique. Elle y mettait
toute sa passion, qui était éruptive,
pour en convaincre ses interlocu-
teurs, et bien des réalisateurs – de
Frederick Wiseman à Wang Bing,
en passant par Jia Zhang-ke et
Marco Bellocchio, pour ne citer
que les plus célèbres – recher-
chaient ses conseils et son regard
avisés. Programmatrice, ensei-
gnante, traductrice, sous-titreuse,
son intelligence était vive, son éru-
dition impressionnante, son sens
de la dialectique redouté.
Trésors de connaissance
Née le 28 novembre 1952 d’un père
grand négociant en poissons et
d’une mère bibliothécaire italo-
bretonne, elle se lance dans le mi-
lieu du cinéma, après des études
d’histoire et de chinois, et sa car-
rière prend mille détours. En 1987,
on la trouve au Centre national de
la cinématographie. En 1994, la
voici administratrice de l’unité do-
cumentaire d’Arte aux côtés de
Thierry Garrel. En 1995, elle est res-
ponsable de la production docu-
mentaire chez Pathé télévision.
Elle enseigne à compter des an-
nées 1990, aussi bien à la Femis, au
département montage, que dans
diverses universités européennes.
La programmation la passion-
nait. On lui doit des événements
28 novembre 1952
Naissance à Paris
1994 Administratrice de
l’unité documentaire d’Arte
1995 « Animalia
Cinematografica »,
au Centre Pompidou
2005-2008 Déléguée
générale de Cinéma du réel
19 juin 2023 Mort à Paris
défricheurs, parmi lesquels,
en 1995, « Animalia Cinematogra-
fica », sur la représentation de
l’animal au cinéma, ou, en 2017,
une rétrospective du cinéma indé-
pendant afro-américain, toutes
deux organisées au Centre Pompi-
dou. Le cours de sa vie profession-
nelle doit aussi à une rencontre dé-
cisive, celle de Marco Muller. Les
deux jeunes gens se rencontrent
en Chine en 1975, parmi les pre-
miers boursiers français à étudier
dans le pays. Ils s’y marient en
juillet 1976, ne vivront jamais en-
semble (Marco vit en Italie, Marie-
Pierre en France), divorcent
en 1996, mais se vouent une es-
time réciproque qui défie le cours
des sentiments comme celui du
temps. Elle sera ainsi aux côtés de
Marco Muller, devenu l’un des
plus étincelants directeurs de festi-
vals de cinéma au monde, dans les
comités de sélection des festivals
de Turin, Pesaro, Locarno, Venise
ou Rome, et plus récemment du
festival de Pingyao, en Chine, créé
par Jia Zhang-ke.
Elle-même, forte de son inclina-
tion pour le documentaire, pren-
dra la tête de Cinéma du réel à Pa-
ris, de 2005 à 2008. Mais c’était
sans doute encore trop de lumière
pour Marie-Pierre Duhamel-Mul-
ler qui freinait des quatre fers
quand on lui proposait de l’inter-
viewer, mais partageait sans limite
des trésors de connaissance dans
son petit appartement du 18e ar-
rondissement parisien.
Après la mise au tombeau de la
Nouvelle Vague tout entière, c’est
avec sa mort, qui suit d’assez près
son ami cher, Jean-Louis Comolli,
la génération, pure, dure et fer-
vente des grands cinéphiles qui
commence à les y rejoindre. Soit
un type de rapport au monde qui
ne raccorde sans doute plus très
bien au nôtre, auquel pourtant
elle manque déjà durement. p
Jacques Mandelbaum
Carnet | 17
Sylvie et Olivier Menet-Lemette,
Le Carnet
Nadine et Jean Leveau-Lemette,
ses filles et gendres,
Ses petits-enfants
et leurs conjoints,
Ses huit arrière-petits-enfants,
Michel POUPELIN
Anniversaire
en vente
Vous pouvez nous faire
de
Ses aidants,
ont le chagrin de faire part du décès
a quitté ce monde.
Il est mort dans les bras de son
épouse, Anny et auprès de sa fille, K En kiosque
actuellement
parvenir vos textes
soit par e-mail :
Janine LEMETTE,
née QUILLET,
survenu à Paris, le 19 juin 2023,
Pascale, tant aimées, le 6 février
2023, à 13 h 40.
Il aurait quatre-vingt-onze ans, ce
UNE VIE, UNE ŒUVRE
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
La cérémonie religieuse aura lieu
ce lundi 26 juin, à 10 h 30, en l’église
dimanche 25 juin.
« Tu n’es plus là où tu étais
votre numéro de téléphone Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, Paris 7e. mais tu es partout là où je suis. »
Orwell
Victor Hugo.
et votre éventuel numéro dérange
toujours
Les familles Roge, Sequier,
d’abonné ou de membre Ternois, Guillemet, Piazza, Bass, Hommage
de la SDL)
Vu par Jean-Jacques Rosat, Simon Leys, Rushdie, Kundera…
Hagenmüller,
Dès jeudi 22 juin
ont la profonde tristesse de faire part
soit sur le site : du décès de
https://carnet.lemonde.fr Marie-Ange PIAZZA BASS,
veuve de
L’équipe du Carnet Jacques BASS,
décédé le 18 juillet 2022,
HORS-SÉRIE
SAISON 2
300 QUESTIONS
reviendra vers vous DE CULTURE GÉNÉRALE
par les journalistes du Monde
survenu le 15 juin 2023, à Paris.
dans les meilleurs délais
La Fondation HEC,
Une cérémonie aura lieu le 28 juin,
pour vous confirmer à 16 heures, au crématorium du Val- reconnue d’utilité publique,
la parution. de-Bièvre, 8, rue du Ricardo, à Arcueil adresse un message
(Val-de-Marne). de reconnaissance aux testateurs
qui ont choisi de soutenir
colette.roge@hotmail.fr
carnet@mpublicite.fr hagenmuller.bass@orange.fr ses actions en faveur de l’Éducation :
https://carnet.lemonde.fr Hors-série
Hervé, Thierry, Claire, Denis, Pierre Ledoux (H 35), Jean Laverré
ses enfants (H 49), Francis Gautier (H 44), Yves
AU CARNET DU «MONDE» et leurs conjoints, Blin (H 54), Marc Bréban (H 49),
Marianne, Robin, Matthieu, Anaïs, Philippe Foriel-Destezet (H 58).
Décès Flora, Michael, Fanny, Clément, 100 GRILLES
ses petits-enfants
Elisabeth Bonnerot,
Et ses nombreux arrière-petits- Nomination PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 6
enfants,
son épouse,
David et Amy Bonnerot, ont la douleur de faire part du décès
son fils et sa belle-fille, de
Audra,
sa petite-fille, René QUINSAT,
Simone Bigot et Claire Bonnerot,
ses sœurs dans sa quatre-vingt-dix-neuvième
et leurs enfants, année.
Suzanne Berthui, Monique et Jean- Magazine n°6
Claude Nézondé, L’Académie des Inscriptions et
ses cousines, cousin Anne Goblet Revault, Belles-Lettres, dans sa séance du
et leurs enfants Pascal et Lorand Revault, vendredi 23 juin 2023, a élu
Et toute la famille Dorrit Kröner Revault,
Ainsi que ses amis, Elissa, Albert et Jules Revault, académicienne HORS-SÉRIE
Martin et Marie Codeville,
ont la tristesse de faire part du décès Mme Pascale BOURGAIN.
de ont la douleur de faire part de la
disparition, survenue le 11 juin 2023, de
Olivier Henri BONNEROT, Archiviste paléographe et ancien
LES
professeur émérite
de Littérature générale et comparée
Philippe REVAULT,
architecte urbaniste.
membre de l’École française de HDE
ÉROS
LA
Rome, ancien conservateur au
à l’université de Strasbourg,
département des manuscrits de la
MYTHOLOGIE
La cérémonie aura lieu le 26 juin, GRECQUE & ROMAINE
survenu le 20 juin 2023, à Paris, dans à 15 h 30 précises, en la salle de Bibliothèque nationale, Mme Pascale
sa quatre-vingt-huitième année. la Coupole du crématorium du
En partenariat avec
Bourgain est professeur émérite à
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
l’École nationale des Chartes, où elle Hors-série
La cérémonie religieuse aura
lieu le mardi 27 juin, à 10 h 30, en « Nous sommes ingouvernables. a enseigné l’histoire et la tradition
l’église Saint-Etienne-du-Mont, place Le seul maître qui nous soit propice, des textes littéraires. Spécialiste
Sainte-Geneviève, Paris 5e, suivie c’est l’éclair qui tantôt nous illumine
internationalement reconnue du
d’un recueillement à 14 heures, au et tantôt nous pourfend. »
crématorium du cimetière du Père- René Char. latin médiéval, on lui doit
HORS-SÉRIE
d’importants travaux sur la poésie
SES RÉGIONS
Lachaise, Paris 20e. SON PAYSAGE POLITIQUE
SES INÉGALITÉS
lyrique au Moyen Âge et
Ni fleurs ni couronnes. Pour faire
un don : soutenir.aphp-sorbonne-
M. et Mme Jean-François Solal,
Mlle Elisabeth Solal,
ses enfants,
l’historiographie latine médiévale. 40
CARTES
universite.aphp.fr/pitie-salpetriere POUR COMPRENDRE
M. et Mme David Solal COMMENT
et leurs enfants, Communication diverse VALA
5, rue des Arènes, Maïa Solal FRANCE
75005 Paris. et son fils,
Jeanne Solal,
Paris. ses petits-enfants
et arrière-petits-enfants
Mme Gisèle Demonchy, Et toute la famille, Hors-série
sa sœur,
Julien et Sofia, Aurélien et Katarina, ont la tristesse de faire part du décès
ses petits-enfants, de
Alexandre, Matisse, Ana Julia et
Mme Reina SOLAL,
HORS-SÉRIE
Manoel, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
ses arrière-petits-enfants, née ABITAN,
Françoise,
sa belle-fille, survenu le 19 juin 2023, Les bénévoles de SOS Amitié
dans sa centième année.
Les familles Demonchy, Boucheix écoutent
et Hostalier,
Les obsèques auront lieu le mardi par téléphone et/ou par internet
RAMSÈS
ont la profonde tristesse d’annoncer 27 juin, à 14 h 30, au cimetière du ceux qui souffrent de solitude,
Père-Lachaise, Paris 20e.
le décès de de mal-être et peuvent avoir
& L’OR DES PHARAONS
On se réunira à la porte principale, des pensées suicidaires.
Jean DESVERGNES,
ÉDITION SPÉCIALE POUR L’EXPOSITION ÉVÈNEMENT
28 ter, boulevard de Ménilmontant,
survenu le 20 juin 2023, Paris 20e. Nous recherchons des écoutants
Hors-série
à l’âge de quatre-vingt-seize ans. bénévoles
39, avenue Georges-Mandel,
Les obsèques seront célébrées le 75116 Paris. sur toute la France.
mardi 27 juin, à 10 heures, au L’écoute peut sauver des vies Nº 6 JUIN - JUILLET - AOÛT 2023
crématorium du cimetière du Père- Serge Wolikow, et enrichir la vôtre !
Lachaise, Paris 20e. son mari, Choix des heures d’écoute,
Delphine Wolikow,
sa belle-fille formation assurée. VIVRE L’ART AUTREMENT
Castres. Toulouse. Paris.
et ses fils, Nicolas et Julien,
Nicole Moureau, Léna Wolikow, En IdF RDV sur Cézanne
sa petite-fille,
L’inventeur
de la modernité
sa compagne, www.sosamitieidf.asso.fr
Maryse Wolikow, Peindre
au féminin
Françoise et Jean Krumbiegel, sa belle-sœur En région RDV sur
L’émancipation par le pinceau
sa sœur et son beau-frère,
Rencontre avec
Stéphane Bern
Ainsi que toute sa famille www.sos-amitie.com
Jean-Louis, Véronique et Pierre, Et ses proches,
Basquiat / Warhol
Gréco / Picasso,
Ramsès…
ses neveux et nièce
Nos 10 expos coups de cœur
et leurs conjoints, ont la douleur de faire part du décès
Ses petits-neveux et petites-nièces, La revue n° 6
de Société éditrice du « Monde » SA
Julien Lagarde et Cécile Bès, Président du directoire, directeur de la publication
ses filleuls, Claudine WOLIKOW, Louis Dreyfus
Victor Lagarde,
Nos services
née HOUDEAU. Directeur du « Monde », directeur délégué de la
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Sa famille
Et ses amis, Ses obsèques auront lieu le mardi
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
27 juin 2023, à 15 heures, au cimetière Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
ont la grande peine de faire part du
décès de
de Bagneux-la-Fosse (Aube). Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
Lecteurs
Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
La famille Zeitoun Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann K Abonnements
Jean FAURY, Directrice déléguée au développement des services
Sur abo.lemonde.fr
professeur agrégé d’histoire, abonnés Françoise Tovo
a la douleur de faire part du décès de Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Par tél. au 03 28 25 71 71
Gilles van Kote de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
survenu le 21 juin 2023, à Castres. Georges Jacques ZEITOUN, Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
Les obsèques auront lieu le lundi survenu le 13 juin 2023, à Paris,
Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux K Le Carnet du Monde
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
26 juin, à 15 heures, en l’église Saint- à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Directrice du design Mélina Zerbib carnet@mpublicite.fr
Jean-Saint-Louis, à Castres. Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
Il repose auprès de son frère, Infographie Delphine Papin
169, avenue de Choisy, Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
75013 Paris. André, Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
28, rue de Venise, Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
81100 Castres. au cimetière parisien de Bagneux. présidente, Gilles Paris, vice-président
 Géopolitique
0123
18 | Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023

Un jeune Syrien travaille pour une société

de recyclage dans un quartier majoritairement
peuplé de réfugiés, à Adana (Turquie), le 30 mai.
Originaire d’Idlib, en Syrie, Manal Al-Khatib
(ci-dessous) vit avec son époux et ses quatre
enfants à Antakya, ville turque durement
touchée par le séisme du 6 février 2023,
le 29 mai. KürSat Bayhan pour « Le Monde »

Adana, Antakya (Turquie), Beyrouth

et Istanbul - envoyé spécial et correspondants

L
a scène se déroule quatre jours
avant le second tour de l’élection
turque, remportée par le président
sortant, Recep Tayyip Erdogan. En
ce 24 mai, l’encore ministre de l’in-
térieur, Süleyman Soylu, est venu
poser la première pierre d’un vaste complexe
d’habitations dans la localité syrienne de
Ghandoura. Située à moins de 10 kilomètres
de la Turquie, entre Djarabulus et Azaz, elle ap-
partient à cette longue bande frontalière au
nord d’Alep que contrôle Ankara. En zone « oc-
cupée », selon Damas. Autour du ministre, les
militaires et les blindés turcs sont bien visi-
bles. Sur une pancarte promettant un « projet
de retour volontaire, sûr et digne » figurent
l’emblème de l’agence gouvernementale tur-
que de gestion des catastrophes et des situa-
tions d’urgence (AFAD) – celle-là même qui fut
vivement critiquée après le séisme du 6 fé-
vrier –, ainsi que le logo du Fonds souverain
du Qatar pour le développement.
Ankara, annonce M. Soylu, va « construire
240 000 logements dans la région », dans un
délai de trois ans. Paraphrasant le panneau, il
assure encore : « Les réfugiés syriens en Turquie
vont s’installer dans ces maisons, dans le cadre
d’un retour digne, volontaire et sûr. » Entre les
deux tours de cette présidentielle cruciale, la
formule a un air évident de promesse électo-
rale. Les réfugiés syriens – près de 3,6 millions,
selon les chiffres officiels, plus du double se-
lon les courants nationalistes – ont été pro-
pulsés au cœur de la campagne après que le
candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu,
a exigé leur départ d’ici à deux ans.
La Turquie n’est pas le seul pays de la région
que le sort de ces étrangers agite. Le Liban et
la Jordanie s’inquiètent, eux aussi, des consé-
quences de la présence massive, sur leurs ter-
ritoires, de ces réfugiés dont ils n’avaient pas
anticipé qu’elle puisse durer aussi long-
temps. La reconfiguration à l’œuvre au Pro-
che-Orient depuis la réintégration du prési-
dent syrien, Bachar Al-Assad – formalisée lors
du sommet de la Ligue arabe, le 19 mai, à
Djedda, en Arabie saoudite –, leur laisse
aujourd’hui entrevoir l’ouverture de négocia-
tions sur un retour des réfugiés syriens,
perçu comme une nécessité dans un con-
texte de forte dégradation économique.

« Un danger pour le régime »

Boucs émissaires utiles des populations ou
des politiciens qui les rendent responsables
de tous les maux, les réfugiés syriens sont
l’objet d’une pression sans précédent pour
boucler leurs valises. Rien n’indique cepen-
dant que le maître de Damas ait inscrit ce
dossier à l’ordre de ses priorités. Obnubilé par
la normalisation de son régime, par la levée
des sanctions occidentales et par la manne fi-
nancière que pourrait représenter l’afflux de
capitaux arabes pour la reconstruction de
son pays, il compte utiliser la question des ré-
fugiés dans le cadre d’un accord global. Et si
possible avec l’Union européenne (UE), sus-
ceptible de détourner le regard pour éviter
que se reproduise la crise migratoire de 2015.
« Bachar Al-Assad ne fera que des gestes sym-
boliques, estime un diplomate français. Ce ne
sont pas des millions de réfugiés qui rentre-
ront chez eux. Il considère nombre d’entre eux

Proche-Orient
comme un danger pour son régime. » Malgré
des déclarations selon lesquelles ils seraient
les « bienvenus », Damas n’a rien entrepris
pour organiser la réintégration des Syriens
qui ont fui leur pays. Une loi sur la propriété,
promulguée en 2018, lui permet d’ores et déjà
d’exproprier les habitants des zones rebelles.

Indésirables
L’année précédente, alors qu’il n’avait pas en-
core repris le contrôle de la Ghouta, en ban-
lieue de Damas, M. Assad avait lancé, non
sans cynisme, que s’il « est vrai que la Syrie a
perdu sa jeunesse et son infrastructure, elle a
en revanche gagné une société plus saine et
plus homogène ».

réfugiés syriens
Des millions de Syriens victimes de la guerre civile ont trouvé refuge
dans les pays voisins depuis 2011. Alors que les conditions de leur retour
sont loin d’être réunies, Turquie, Liban et Jordanie les poussent au départ
Les Etats voisins parient aujourd’hui sur sa
longévité au pouvoir, tout comme la Turquie,
la Jordanie et une partie de la classe politique
libanaise avaient parié sur sa chute en 2011.
Cette année-là, face à la répression impitoya-
ble des manifestations syriennes, le roi Ab-
dallah II de Jordanie était le premier chef
d’Etat arabe à appeler M. Assad à la démis-
sion. Sous perfusion économique des Etats-
Unis, le royaume hachémite n’a, de toute fa-
çon, pas d’autre choix que de suivre la politi-
que américaine. Il accepta aussi d’héberger le
Military Operations Center (MOC), la cellule
de soutien arabo-occidentale aux factions
­rebelles syriennes.
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
En Turquie,le Parti de la justice et du déve-
loppement (AKP) d’Erdogan, qui avait ob-
servé avec bienveillance l’arrivée au pouvoir
des Frères musulmans en Tunisie et en
Egypte, imaginait un scénario identique en
Syrie. Au Liban, les partisans d’une ligne anti-
syrienne – à l’instar de l’ex-premier ministre
Saad Hariri ou du leader druze Walid Joum-
blatt – pronostiquaient la chute du dictateur,
espérant dans la foulée un affaiblissement du
parti chiite Hezbollah.
Cette analyse erronée est à l’origine de
l’ouverture des frontières de ces pays aux
millions de Syriens fuyant les atrocités de la
guerre civile. Le président turc, endossant les
habits de protecteur et de soutien principal
de l’opposition syrienne à Bachar Al-Assad,
permet alors aux groupes rebelles armés
d’utiliser son pays comme d’une base arrière.
Les réfugiés, officiellement qualifiés d’« invi-
tés », sont libres de circuler et de s’établir où
bon leur semble. Eux-mêmes pensent n’être
que de passage. En janvier 2014, M. Erdogan
promet d’aller bientôt prier à la grande mos-
quée des Omeyyades, à Damas.
En Jordanie, plus de 600 000 réfugiés sy-
riens vont être enregistrés par le Haut-Com-
missariat des Nations unies pour les réfugiés
(HCR) – ils seraient au moins deux fois plus
nombreux aujourd’hui, selon Amman. Plu-
tôt bien intégrés, ils se sont surtout installés
dans les villes du nord et dans la capitale. Les
liens familiaux entre Syriens et Jordaniens de
part et d’autre de la frontière expliquent en
partie cette tolérance. Pour contenir tout
éventuel débordement, les autorités jorda-
niennes contrôlent de très près cette popula-
tion. Les combattants présumés extrémistes
et les activistes politiques trop bruyants sont
cantonnés, ou menacés de l’être, dans le
camp d’Al-Azraq, à l’est de la capitale.
Montée en puissance des djihadistes
Au Liban, l’arrivée des réfugiés fait aussitôt
­débat, aiguisant un racisme latent nourri par le
mépris d’une population jugée pauvre et sans
éducation – la majorité des Syriens au Liban
viennent de milieux ruraux – ou par la haine
consolidée par près de trente ans d’occupa-
tion par les troupes de Damas (1976-2005). La
présence de près de 2 millions de Syriens pour
une population de 4 millions de Libanais, se-
lon des estimations de Beyrouth, s’est vite
transformée en un défi quasi insurmontable.
Il était évident, par exemple, que les écoles pu-
bliques, déjà défaillantes, seraient incapables
de scolariser décemment les enfants syriens,
même avec une aide financière – qui a été re-
çue par Beyrouth. En raison de l’incurie, des
divisions politiques et de la faiblesse de l’exé-
cutif, les autorités libanaises se révèlent inca-
pables d’élaborer une stratégie.
Entre 2013 et 2014, si Bachar Al-Assad paraît
militairement affaibli, les espoirs d’un « prin-
temps » syrien ont vécu. La montée en puis-
sance des djihadistes change la donne. Des
milliers de volontaires venus d’Irak, du Ma-
ghreb et des pays européens s’infiltrent, le
plus souvent via la Turquie, sous l’œil passif
d’Ankara. La région redoute l’avènement d’un
mal plus nocif encore que le régime syrien.
Le Front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-
Qaida) puis l’organisation Etat islamique (EI)
s’emparent de territoires, sèment la terreur et
déclenchent une nouvelle vague de réfugiés.
La Turquie est rattrapée par la violence : Su-
ruç, Ankara, Istanbul et Gaziantep sont la ci-
ble d’attentats, en 2015 et 2016, qui font
300 morts. En janvier 2015, un F-16 jordanien
est abattu au-dessus de Rakka. Le supplice de
son pilote, brûlé vif dans une cage, mis en
scène par l’EI, choque le royaume hachémite,
qui n’est pas parvenu à le sauver, malgré ses
puissants réseaux d’influence en Syrie. Le
pays, qui avait vu prospérer des figures du dji-
had mondial, telles qu’Abou Moussab Al-Zar-
kaoui et Abou Mohammed Al-Maqdissi, sent
la situation lui échapper.
Au Liban, des régions frontalières servent de
plate-forme aux rebelles de Homs jus-
qu’en 2013, tandis que de jeunes chiites affiliés
au Hezbollah partent combattre en soutien
de Bachar Al-Assad. Le 2 août 2014, une sou-
daine escalade fait craindre un basculement
dans la guerre. Au cours de la bataille d’Ersal,
dans la plaine de la Bekaa, dix-huit soldats et
policiers libanais sont tués lors d’affronte-
ments avec des djihadistes et une quarantaine
de militaires sont pris en otages. Les dé-
pouilles de certains d’entre eux ne réapparaî-
tront qu’en 2017, lorsque la région est reprise
par le Hezbollah. Six mois plus tard, le Liban
ferme ses frontières et demande au HCR de
cesser d’enregistrer les réfugiés syriens.
En septembre 2015, l’entrée en guerre de la
Russie aux côtés de Bachar Al-Assad aggrave
la crise humanitaire. Alors que s’éloigne en-
core la perspective du retour, les « invités » sy-
riens deviennent un poids que même Ankara
ne veut plus assumer seul. Partout, les mesu-
res de coercition et de contrôle s’intensifient.
En Turquie, une loi de 2014 avait officialisé le
statut de « protection temporaire » accordé
aux ressortissants syriens sur le territoire.
Mais, à partir de 2016, ces derniers ont de plus
en plus de difficultés à obtenir ce statut. Sans
cette « protection », il leur est impossible
­d’accéder aux services de base (santé, éduca-
tion) et ils s’exposent à un renvoi forcé.
C’est ce que risque Ahmad (qui veut rester
anonyme, de peur d’être expulsé), qui en-
chaîne les cigarettes dans son petit apparte-
ment de Reyhanli, une ville frontalière qui a
vu sa population doubler depuis 2011 avec
l’afflux de réfugiés. Son immeuble a beau
avoir été construit par Cham Insaat, une en-
treprise syrienne, il n’offre qu’un havre déri-
soire. Cet opposant au régime, qui n’a cessé
de dénoncer la militarisation de la révolu-
tion, se sait recherché par toutes les factions
armées de Syrie. A la suite d’une dispute avec
son logeur, qui avait voulu doubler son loyer,
le quadragénaire a perdu son statut de pro-
tection temporaire. Dans cette ville dirigée
par un parti d’extrême droite (Parti d’action
nationaliste, MHP), il peut à tout moment
être expulsé en Syrie : « Une condamnation à
mort », résume-t-il.
Dans la foulée du revers essuyé par l’AKP
aux élections municipales de mars et
juin 2019, des membres de la coalition gou-
vernementale vont imputer cet échec à la po-
litique d’accueil des réfugiés. Sur fond de crise
économique et monétaire, la quasi-totalité
des partis durcissent le ton ­contre les mi-
grants. En mai 2022, un an avant la prési­-
dentielle et alors qu’il est en baisse dans les
sondages, M. Erdogan annonce un plan de
­retour « volontaire » pour au moins 1 million
de Syriens. Quelques mois plus tard, il opère
un virage diplomatique à 180 degrés, en
­évoquant la reprise d’un dialogue avec le
­régime de Damas. Au même moment, l’ONG
­Human Rights Watch publiait une enquête
sur de nombreuses expulsions par la force :
« Bien que la Turquie ait fourni une protection
temporaire à 3,6 millions de réfugiés syriens, il
semble maintenant que ce pays tente de faire
du nord de la Syrie un dépotoir de réfugiés. »
Ces mesures s’inscrivent dans « le grand
plan turc », qui prévoit le retour d’une partie
de ces réfugiés et dont les contours ne sont
connus que du seul Erdogan, reflétant le rôle
croissant d’Ankara dans l’élaboration de l’ave-
nir du nord de la Syrie.
L’empreinte turque
Depuis qu’elle a lancé, en août 2016, sa pre-
mière offensive en territoire syrien, la Turquie
ne cesse d’affirmer son influence dans les
trois enclaves qu’elle contrôle au nord d’Alep.
Les écoliers syriens y apprennent le turc. La
­livre turque y est devenue la monnaie domi-
nante. Le service postal public turc est utilisé
pour transférer les salaires des travailleurs
­syriens. Les bureaux des gouverneurs des pro-
vinces frontalières turques supervisent les
embauches dans les régions syriennes voisi-
nes… Depuis l’effondrement de l’Empire otto-
man, en 1918, il s’agit de la plus grande em-
preinte turque dans un Etat arabe.
L’objectif du plan d’Erdogan est double : af-
faiblir les milices kurdes dans la région, no-
tamment les combattants des Unités de pro-
tection du peuple (YPG), considérées par An-
kara comme une extension du Parti des tra-
vailleurs du Kurdistan (PKK), qui a mené une
insurrection de plusieurs décennies contre
l’Etat turc ; et établir des zones « sûres » pour
les réfugiés syriens.
Le séisme du 6 février a accru la pression.
Mohammad, épicier, a perdu l’appartement
qu’il occupe à Adana avec sa femme et ses
trois enfants en mai. Son propriétaire l’a con-
gédié pour loger des membres de sa propre
famille, déplacés de la région d’Antakya. Exi-
lés syriens et déplacés turcs se retrouvent en
concurrence pour trouver un toit, attisant la
colère contre les réfugiés jugés responsables
de la flambée des prix. Dans la province du
Géopolitique | 19
Des Syriens attendent de recevoir de l’eau,
dans un camp de réfugiés de la région
du Hatay (Turquie), le 30 mai. KürSat Bayhan
pour « Le Monde »
Hatay, les incidents se multiplient entre des
populations qui partagent pourtant le même
dialecte : le tiers des habitants de l’ancien
­sandjak d’Alexandrette, arraché à l’ancienne
province ottomane de Syrie et intégré à la
Turquie en 1938, appartient à la minorité
­turque arabophone.
Dans les hauteurs d’Antakya ravagées par le
tremblement de terre, Manal Al-Khatib, son
époux, Mahmoud Ismael, et leurs quatre en-
fants, originaires d’Idlib, vivent dans un deux-
pièces le jour. Mais de peur d’être surpris dans
leur sommeil par une autre réplique, ils pas-
sent leurs nuits dans un campement de for-
tune. Ils attendent une relocalisation aux
Pays-Bas depuis 2018. « Toutes ces années pas-
sées d’un camp de réfugiés à un autre : la fron-
tière, Kilis, Antakya… c’est épuisant », confie
Manal. Le seul lien, ténu, qui les relie à la so-
ciété turque (l’école des enfants) est en train
de se briser. L’aîné, 16 ans, inscrit en cours à
« Il semble distance depuis le séisme, travaille désormais
que la Turquie sur des chantiers dix heures par jour.
La perspective d’une relocalisation à titre
tente de faire du humanitaire dans un pays tiers, réservée aux
plus vulnérables, s’éloigne aussi. Depuis
nord de la Syrie 2016, estiment les défenseurs des droits des
réfugiés en Turquie, seuls 100 000 réfugiés
un dépotoir ont été relocalisés. Les autres sont assignés à
de réfugiés » résidence. Sous la pression de l’UE, soucieuse
de bloquer les arrivées sur son territoire, les
Human Rights Watch détenteurs d’une protection temporaire doi-
vent habiter dans la ville où elle leur a été déli-
vrée. La majorité des réfugiés vivant dans la
bande frontalière syrienne sont ainsi mainte-
nus à distance des rivages européens.
A 24 ans, Amar, recycleur de plastique et fer-
railleur à Adana, a fait ses comptes : non enre-
gistré et non éligible à l’aide médicale, la moin-
dre consultation dans le secteur privé lui coûte
1 000 livres (50 euros). Pour les médicaments,
il doit s’adresser à des pharmacies tenues par
des Syriens, qui ne réclament pas de papiers
mais où il faut payer en cash. « Le monde se
­rétrécit pour les Syriens », soupire-t-il.
Au Liban, l’étau se resserre. A la veille de la
fête de l’Aïd, le 20 avril, et sans aucune an-
nonce préalable du gouvernement, l’armée a
lancé une campagne d’arrestations contre les
réfugiés syriens en situation irrégulière. Selon
une source humanitaire, au moins 2 100 d’en-
tre eux ont été arrêtés, et plus de 1 400 expul-
sés en Syrie – en infraction avec les conven-
tions internationales. Beaucoup ont perdu
leur maison dans les combats. D’autres fuient
la conscription obligatoire. Selon des défen-
seurs des droits, des réfugiés ont été lâchés
par l’armée libanaise dans le no man’s land sé-
parant les deux pays. Voire remis aux forces
de sécurité syriennes. « Même ceux qui ne sont
pas recherchés par Damas peuvent être arrêtés
par des milices ou l’une des branches de la sécu-
rité syrienne, qui rackettent ensuite leurs fa-
milles en échange de leur libération », explique
une chercheuse syrienne. Parmi les expulsés,
certains ont réussi à revenir au Liban « en
payant des pots-de-vin ou en empruntant les
routes de contrebande ».
« Cette campagne d’arrestations a une di-
mension politique régionale, relève Wadih Al-
Asmar, directeur du Centre libanais pour les
droits humains (CLDH). Damas normalise ses
relations avec les pays arabes, qui réclament le
retour des réfugiés. Il fait monter les enchères
pour obtenir un prix élevé en échange de re-
tours. Et le Liban augmente la pression sur les
réfugiés syriens pour que les autres pays ara-
bes prennent la question au sérieux. »
Selon une cadre d’une ONG humanitaire, les
trois pays hôtes exercent une surenchère pour
recevoir davantage de fonds. « Vous payez,
nous accueillons ! », résume-t-elle. Environ
65 000 retours spontanés depuis la Jordanie
ont été recensés par le HCR entre 2016 et
▶▶▶
aujourd’hui, avec un pic en 2019. « Ce ne sont
pas les résultats qu’escomptait Amman, qui
s’inquiète de la fatigue des donateurs occiden-
taux depuis trois ou quatre ans, estime le jour-
naliste Ossama Al-Charif. Les autorités jorda-
niennes espèrent que le processus de rappro-
chement avec la Syrie va s’accélérer et débou-
cher sur des solutions concrètes pour
enclencher des retours. Mais le régime syrien
doit apporter la garantie que les gens ne seront
pas persécutés une fois rentrés chez eux. »
Selon des enquêtes menées par des activis-
tes sur le terrain, Damas a cartographié les zo-
nes rebelles, bombardées, assiégées puis « ré-
conciliées ». Les réfugiés originaires de ces zo-
nes sont considérés comme une menace sé-
curitaire. Tout comme ceux dont des proches
apparaissent sur les listes de personnes re-
cherchées. A leur retour, ils sont placés dans
des centres de détention, parfois pendant des
mois, au risque d’être violés, torturés, voire
exécutés. Certains ont été déférés devant la
Cour antiterroriste et spoliés de leurs pro-
priétés et de leurs biens.
Ces garanties de sécurité feraient partie de
discussions lancées, au début des années
2020, entre le HCR et Damas. Auraient aussi
été abordées les questions économiques, de
propriété foncière, d’accès aux services… Le
régime syrien réclame davantage d’aide pour
les programmes dits « de première réhabilita-
tion » (early recovery). Très ciblés, ces petits
projets sont une alternative à la reconstruc-
tion, à laquelle les bailleurs occidentaux
­posent des conditions drastiques.
La Jordanie, qui milite en coulisses à
Washington pour que soient levées les sanc-
tions américaines contre la Syrie, aimerait
obtenir la fermeture du camp de Rukban, si-
tué à la frontière syro-jordanienne, perçu par
Amman comme une menace sécuritaire. Et
la fin du trafic de captagon, ces stupéfiants
qui inondent la région et dont la production
est devenue industrielle dans les zones te-
nues par le régime de Damas. « Ce sont les
deux priorités. Les retours volontaires de réfu-
giés viennent après », considère le journaliste
Ossama Al-Charif.
Main-d’œuvre bon marché
Quant aux intéressés, ils ne sont guère que
1,1 % à envisager rentrer en Syrie dans les
douze prochains mois, selon une enquête du
HCR parue le 23 mai. « Pourquoi les Turcs nous
ont-ils ouvert la porte pour nous maintenir en
prison ? », s’interroge Salim. Cet ancien secou-
riste de la Défense civile syrienne (les casques
blancs) est devenu réparateur d’ascenseurs à
Mersin, une station balnéaire de la province
du Hatay, sans être déclaré, sans couverture
maladie ni assurance. « La main-d’œuvre bon
marché que constituent les réfugiés est un sujet
peu évoqué et pourtant important, souligne
Fehim Tastekin, spécialiste turc de la question
syrienne. Pour les secteurs de l’agriculture et de
la construction turcs qui les emploient, la pers-
pective d’un retour n’est pas de bon augure. Or,
Erdogan a besoin du soutien de ces secteurs. »
L’impact positif de la présence syrienne est
un autre non-dit, pourtant visible, qui
échappe aux statistiques. Des milliers d’entre-
prises ont été créées par des Syriens dans le
commerce, les transports, l’agroalimentaire.
L’économie de Ganziatep a été boostée par l’af-
flux de capitaux et par la réimplantation d’usi-
nes démantelées à Alep, sa ville jumelle de
l’autre côté de la frontière et capitale économi-
que de la Syrie d’avant-guerre. Gaziantep
compterait aujourd’hui près de 400 000 Sy-
riens pour 2 millions d’habitants, et 10 000 en-
treprises et commerces ont été créés par les ré-
fugiés. « Il n’y avait pas grand-chose ici, avant
qu’on arrive », témoigne Abdallah Maliki, en
désignant le « quartier des Syriens » d’Adana,
un quadrilatère bruyant et animé. A 35 ans, cet
Alépin est propriétaire de deux bijouteries et
d’une usine de produits pharmaceutiques. « Je
pourrais très bien m’installer en Egypte ou aux
Emirats », avertit celui qui a « créé des emplois »
et paie « tous [ses] impôts ». « Ce qui m’attriste,
c’est le sort des autres [Syriens], dont beaucoup
triment dur dans ce pays. »
« Si nous sommes forcés au retour, des
­centaines de milliers d’entre nous pourraient
tenter un passage en Europe. Et beaucoup sont
prêts à mourir aux frontières, estime Jalal, un
ingénieur dans les télécommunications qui
réside à Gaziantep. Il n’y a rien dans le Nord
­syrien, hormis des groupes armés et des bom-
bardements quotidiens. » Et de mettre en
garde : « Repousser les gens vers la Syrie ali-
mentera les guerres de demain. Qu’iront faire
les jeunes dans ces régions où il n’y a ni travail,
ni économie, ni institutions ? Ils iront grossir
les rangs des milices. » p
Nicolas Bourcier,
Hélène Sallon, Laure Stephan
et Madjid Zerrouky
 0123
20 | Géopolitique Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023

Gaziantep, la « petite Alep turque »

Cette ville frontalière turque accueille nombre d’entreprises syriennes qui contribuent à son dynamisme

Gaziantep, à la frontière turco-syrienne…

Réunis au sein d’une même province ottomane, les habitants de cette région ont conservé, de part et d’autre de la frontière, Istanbul
des traditions communes, ainsi que d’importants liens familiaux. Depuis 2011 et le début de la guerre civile en Syrie, la Turquie
a accueilli près de 4 millions de Syriens, dont plus de 450 000 à Gaziantep.
Ankara
T U R Q U I E
Frontière rouverte après des années Mur construit par la Turquie Poste-frontière en juin 2023
de tension entre les deux pays, dans (caméras thermiques et véhicules blindés fermé limité Gaziantep
la foulée de l’arrivée au pouvoir de vidéosurveillance financés par l’Union
de Bachar Al-Assad en Syrie, en 2000. Européenne) pour enrayer le flot ouvert et géré
de l’immigration syrienne par les Nations unies Alep
Route d’exportation vers les ports turcs
pour l’international ou vers l’Irak ou l’Iran Zone sous contrôle turc en territoire syrien, Camp de réfugiés syriens SYRIE
dans laquelle Ankara développe son influence
Route transfrontalière majeure (hôpitaux, devise, apprentissage du turc Damas
entre 2007 (accord de libre-échange à l’école…)
turco-syrien) et 2011 (guerre civile syrienne)

... ville stratégique et vitrine du président Erdogan Kahramanmaras

T U R Q U I E
Bastion stratégique de l’AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur)
du président Recep Tayyip Erdogan dans une zone à majorité kurde, la ville de Gaziantep
a bénéficié du soutien financier d’Ankara pour faciliter l’intégration des réfugiés syriens.
Ce pôle économique régional a été durement frappé par le séisme du 6 février. Séisme de 7,8
e t l’Iran
de magnitude Vers l’Irak
Résultat des élections à Gaziantep à 4 h 17
Score d’Erdogan (AKP), en % des résultats
Gaziantep
Présidentielle de 2023, premier tour Présidentielle de 2018
59,8 63,9 Nizip

Municipales de 2014
54,6 Osmaniye Karkamis

Adana
Kilis

Mersin Iskenderun
e
é
n
a
r

Intensité du ressenti du séisme 20 km

Alep
r

du 6 février, selon l’échelle de Mercalli t S Y R I E

e

i
d
é
Très violent Fort M
r
Epicentre e
du premier séisme M Antakya

Un pôle économique dynamique... ... renforcé par la présence syrienne

5 e
Zone industrielle Nombre d’entreprises syriennes
Quartier des affaires
où se concentre enregistrées auprès de la chambre 945
et de l’administration
la majeure partie de commerce, d’industrie
Université des usines syriennes et des artisans de Gaziantep 717
ville turque pour
Zone industrielle Ligne ferroviaire
les exportations 499 523
inaugurée en
en 2023 Quartier résidentiel récent
novembree 2022
261
Quartier pauvre
104 145
8 11
Montant des exportations de Gaziantep, 2011 2013 2015 2017 2019
en milliards de dollars
Gaziantep

22 %
8 7,4 Population
6 de Gaziantep,
Total en juin 2023
4
Part des exportations 2 150 000 Turcs
2 Entreprises syriennes vers la Syrie
Ve

0 des entreprises
rs

2011 2013 2015 2017 2019 syriennes installées 462 000

Sa

Centre Citadelle Syriens

nl

à Gaziantep, en 2018
iu

historique
rfa

17 %
Avenue
Ismet-Inönü
Ismet-Inö
Ismet-In önü
Concentration des réfugiés syriens
Avenue
Cartes réalisées
avec la contribution
Türkmen
Tü
Türkmen
Quartier où plus d’un quart des résidents
de Lori Bastianutti,
sont des réfugiés syriens
doctorante à l’Institut français
de géopolitique Université Artère commerçante où se concentrent
(université Paris-VIII) les commerces syriens
Sources : Bazar, installation de commerces syriens
Liveuamap ; UNHCR, OCHA ; Quartier des ateliers
Vers Kil

Brookings ; CMI Chr. Michelsen (chaussures et textiles)

Institut ; ICMPD ; agence
Chambre de commerce
Anadolu ; ministère
(avec bureau d’aide aux entrepreneurs syriens)
is

du commerce turc ; terrain

Lori Bastianutti, 2018-2019 Quartier fermé aux résidents étrangers depuis 2022
1 km (mesure gouvernementale) *
Infographie Le Monde :
Julie Cassotti, Flavie Holzinger,
Delphine Papin et Floriane Picard * Zone où la densité d’étrangers est supérieure
à 25 %, selon Ankara. Quota réduit ensuite à 20 %
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023 Géopolitique | 21

Taha Elgazi « L’Europe fuit ses responsabilités

envers les réfugiés syriens »
Le versement par Bruxelles à la Turquie de financements pour la prise
en charge des populations ayant fui la Syrie doit être conditionné au respect
des droits humains, recommande le défenseur des réfugiés

Entretien
Istanbul - envoyé spécial

T
aha Elgazi est un des cofonda-
teurs de la Plate-forme pour les
droits des réfugiés (Siginmaci-
lar Haklari Platformu), une or-
ganisation non gouvernemen-
tale basée à ­Istanbul. Syrien na-
turalisé turc, né dans la province d’Alep, il
s’est exilé en Turquie en 2013.

L’élection présidentielle turque du 28 mai

a été marquée par un discours xénophobe
décomplexé à l’égard des Syriens réfugiés
en Turquie. Lesquels se plaignent d’une
montée du racisme à leur égard…
Une partie de la société turque a développé
une haine envers les Syriens, non pas parce
qu’ils sont des réfugiés, mais parce qu’ils
sont présumés proches de l’AKP [Parti de la
justice et du développement, islamo-conserva-
teur, du président Recep Tayyip Erdogan].
C’est faux, mais c’est ainsi qu’une partie des
politiciens turcs les désignent. Les réfugiés
payent aussi le prix des erreurs de l’oppo­-
sition syrienne, qui s’est ralliée au gouverne-
ment d’Ankara, négligeant la société turque
dans sa diversité. Un travers qui s’inscrit
­malheureusement dans la culture patriar-
cale des sociétés arabes et qui consiste à se
placer du côté du plus fort, du côté du prince,
même dans l’exil.

La Turquie avait pourtant ouvert ses

­portes aux réfugiés fuyant la répression
et la guerre civile dans laquelle la Syrie est
plongée depuis 2011. Que s’est-il passé ?
Avant 2019, la situation des Syriens était
­relativement meilleure qu’aujourd’hui. L’opi-
nion publique, le gouvernement et même
l’opposition exprimaient la nécessité de les
soutenir en tant que victimes. Mais, à partir
des élections municipales de 2019, ce dossier
a été politisé à des fins électorales. Tous les
problèmes du pays – la crise économique, la
dégradation des conditions de vie, la ques-
tion du logement – sont depuis liés pour les
politiciens à la pression démographique
exercée par l’afflux des Syriens en Turquie.
Des gens comme Kemal Kiliçdaroglu
[donné un temps favori et battu au second tour
de l’élection présidentielle] ont commencé à
colporter de fausses informations sur les
­réfugiés : qu’ils bénéficieraient d’allocations
de l’Etat, de logements, etc. Avec la crise éco-
nomique, le ressentiment des citoyens turcs à
leur égard a alors commencé à monter.
Mais l’opposition n’a pas l’apanage de ce
type de déclarations. Le discours gouverne-
mental s’est lui aussi infléchi. Pendant la pan-
démie de Covid-19, le président Erdogan a,
par exemple, affirmé que l’Etat avait dépensé
40 milliards de dollars [soit 37,5 milliards
d’euros] en faveur des réfugiés. Sur quoi une
telle affirmation est-elle fondée ? Quand et
comment l’Etat aurait-il dépensé cette
somme ? Il n’a jusqu’à présent apporté aucun
élément de réponse.
S’ajoute à cela l’opportunisme. D’un côté,
l’opposition exploite la situation des réfugiés
comme une arme politique contre le pou-
voir. De l’autre, le pouvoir s’en sert comme
d’une arme contre l’Union européenne [UE],
en conditionnant la maîtrise des déplace-
ments syriens à des aides financières. [Dans
le cadre d’un accord passé en 2016, 6 milliards
d’euros devaient être investis par l’UE dans
l’accueil des réfugiés en Turquie, une somme
jugée insuffisante par Ankara.]
Avec l’ascension d’extrémistes tels qu’Ümit
Özdag et Sinan Ogan [arrivés respectivement
3e et 4e lors de la présidentielle], le discours de
l’extrême droite nationaliste se répand en
Turquie. Avec M. Özdaq, qui a rejoint l’al-
liance de l’opposition, et M. Ogan, l’alliance
gouvernementale, ce discours irrigue désor-
mais les deux camps.
Il y a enfin une absence de textes de loi
clairs condamnant le racisme. Ces dernières
années, les Syriens ont été victimes de nom-
breux crimes à caractère raciste. Cette di-
mension n’a pas été évoquée par les médias
du pays et il n’y a eu aucune réaction gouver-
nementale. Il n’y a pas de lois turques sanc-
tionnant les discours de haine. Or, ces crimes
sont le résultat d’un discours politique. Cha-
que jour, des gens comme Ümit Özdag s’en
prennent aux réfugiés. Ils peuvent raconter
tout ce qu’ils veulent, ce racisme n’est jamais
poursuivi par les institutions de l’Etat. Un
sentiment d’impunité s’est donc répandu.
Au-delà des frontières turques, des Syriens
sont aujourd’hui victimes d’agressions racis-
tes de la part de Turcs, en Allemagne et aux
Pays-Bas. Une nouvelle culture s’installe :
celle de la haine du Syrien, où qu’il se trouve.
Au niveau sociétal, sa valeur est celle d’un
pensionnaire de zoo.
Quelle est la part de responsabilité de
l’Union européenne dans cette crise ?
En 2016, Ankara et l’UE s’étaient mis d’ac-
cord pour relocaliser 1 million de réfugiés
établis en Turquie vers les Etats de l’Union.
Après 2019, la plupart des pays européens se
sont retirés de l’accord, et seuls 100 000 réfu-
giés environ ont été relocalisés à ce jour. Par
ailleurs, Frontex [l’Agence européenne de gar-
de-frontières et de garde-côtes] a été déployé
sur les frontières grecques, bulgares et ser-
bes… Il y a eu des morts, des embarcations
coulées, des violences et du harcèlement. On
constate de la duplicité dans le comporte-
ment de l’UE par rapport aux droits humains.
Il est navrant que l’UE ait fui ses responsabi-
lités humanitaires. En 2022, Bruxelles a versé
1,2 milliard d’euros à la Turquie destinés,
d’une part, à la lutte contre l’immigration il-
légale et, de l’autre, aux enfants syriens dans
le cadre de programmes d’enseignement et
d’inclusivité. C’est le premier volet qui a reçu
la majeure partie de cette somme, notam-
ment le financement des centres de réten-
tion – des lieux où ni l’UE ni l’Organisation
des Nations unies [ONU] n’ont un droit de re-
gard. Raison pour laquelle nous demandons
que ce financement soit conditionné à une
garantie de respect des droits humains.
Doit-on s’attendre à une inflexion
ou à une continuité de cette politique
turque après la victoire d’Erdogan ?
La politique turque de relocalisation des
­réfugiés syriens va perdurer. Même s’il n’a
pas verbalement dérapé, M. Erdogan a, entre
les deux tours, assuré que 1 million de réfu-
giés devraient quitter le pays. Le gouver­-
nement turc a aujourd’hui des comptes à
rendre à ses électeurs. Il doit mettre en
œuvre cette promesse. Selon le ministère de
l’intérieur, environ 500 000 réfugiés sont
rentrés en Syrie « de façon volontaire » depuis
trois ans. Or, beaucoup d’entre eux ne l’ont
pas fait volontairement. Avec plusieurs ONG,
dont Human Rights Watch, notre plate-
forme a dénoncé les violations des droits des
réfugiés dans les centres de rétention turcs :
les violences, la signature sous la contrainte
d’attestations de retour volontaire, les dépor-
tations forcées de familles…
En janvier 2022, le ministère de l’intérieur a
interdit l’établissement de réfugiés dans
1 169 quartiers du pays. Si le propriétaire de
mon appartement veut que je parte, et si je
souhaite habiter dans un autre quartier, con-
sidéré comme « fermé », je ne peux pas. Des
logeurs en profitent. On voit ainsi des loyers
qui triplent du jour au lendemain…
Ces décisions, qui s’ajoutent à d’autres,
­telles que l’instauration d’un permis de circu-
lation pour voyager d’une ville à une autre,
ont créé une pression administrative insou-
tenable sur les familles. C’est aussi ce qui a
conduit certaines d’entre elles à chercher à
quitter le pays.
Les régions du nord de la Syrie ne sont pas
sécurisées. Elles continuent à être bombar-
dées par les forces du régime et l’aviation
russe. Et, comme le précise le rapport de
la commission d’enquête internationale in-
dépendante de l’ONU, publié le 15 septem-
bre 2022, le territoire syrien, dans son ensem-
ble, ne présente pas les garanties pour un re-
tour des réfugiés. Sans compter la résolution
2254 des Nations unies, adoptée en 2015, qui
stipule clairement que le retour des réfugiés
en Syrie doit s’accompagner d’un transfert
du pouvoir du régime d’Al-Assad à un gou-
vernement de transition.
Si on ajoute les rapports de l’OIAC [Organi-
sation pour l’interdiction des armes chimi-
ques] attestant de l’usage d’armes chimiques
par le régime contre sa propre population,
comment peut-on pousser les gens à retour-
ner là-bas ? Il est impossible de les renvoyer
dans des zones contrôlées par le régime. Tout
comme il est impossible de les renvoyer dans
le nord de la Syrie, d’autant que cela signifie-
rait en plus un changement démographique.
« Talashi »
Photo extraite du livre
d’Alexis Cordesse (Editions
Xavier Barral, 2021).
Atelier EXB
Alexis Cordesse
Photographe, né à Paris
en 1971, il a couvert en tant
que photoreporter les
conflits majeurs de l’après-
guerre froide. A partir
du milieu des années 1990,
il retourne sur les terrains
de l’actualité (Rwanda,
Palestine) pour « proposer
des formes susceptibles de
traduire une autre réalité
que celle qui nous parvient
généralement par le biais
des médias ». « Talashi »,
à la fois livre et film
documentaire, évoque l’exil
des Syriens en Turquie
et en Europe, « une tragédie
rendue paradoxalement
invisible par un trop-plein
d’images ». Entre 2018
et 2020, Alexis Cordesse
a collecté les rares photos
emportées dans l’urgence
par les réfugiés et écrit
les histoires racontées par
ces images qui ont survécu
aux destructions et à l’oubli.
Courtesy de Taha Elgazi
Quand on est originaire de Damas ou de Deir
ez-Zor et qu’on est envoyé dans le Nord, ce
n’est pas un retour, mais un nouveau dépla-
cement de populations.
La Turquie est-elle tentée de régler
la question des réfugiés de façon
unilatérale ?
Lors d’un discours prononcé au mois
d’août 2021 devant le Parlement turc, le mi-
nistre sortant des affaires étrangères, Mevlüt
Çavusoglu, avait déjà évoqué l’existence d’ac-
cords entre la Turquie, l’Irak, la Jordanie et le
Liban dans l’optique d’un renvoi des réfugiés
syriens. A l’époque, personne n’y a prêté at-
tention, mais cela prouve que ces accords da-
tent bien d’avant la campagne électorale.
Bachar Al-Assad va conditionner ces retours
à la reconstruction de son pays et à des pro-
grammes de financements. Plutôt que dans
les régions qu’il contrôle, il acceptera les réins-
tallations dans le Nord syrien, tout en bénéfi-
ciant d’une partie des moyens débloqués à cet
effet. Le gouvernement turc pourrait aussi
­recourir à court terme – comme il l’a fait après
les élections de 2019 – à des campagnes de
­déportation de Syriens « à bas bruit ».
Il y a aussi les élections municipales, pré-
vues en 2024. Beaucoup ne mesurent pas
­l’influence des élus locaux. Si certains se por-
tent candidat sur la promesse d’expulser les
Syriens, cela aura un effet garanti ! Dans la
­société turque, comme dans toutes les socié-
tés du Proche-Orient, le moukhtar [élu local]
a un poids social, tribal, familial… C’est pour
cela que nous souhaitons la mise en place
­urgente d’une législation combattant le ra-
cisme. Il n’est pas possible de voir les Syriens
et les autres étrangers être gagnés par la peur
à chaque élection.
Dans nos rencontres avec les forces politi-
ques turques, nous insistons aussi sur le lien
qui existe entre le sort des réfugiés syriens et
celui des minorités nationales turques. Le dis-
cours raciste est un virus qui, en se propa-
geant, prendra pour cible toutes les minorités.
Certaines sont déjà attaquées : les Kurdes, les
Turcs arabes… Protéger les réfugiés syriens,
c’est in fine protéger la société turque. p
Propos recueillis par
Madjid Zerrouky
 Culture
22 |
Arts
Nos dix-neuf
expositions
coups de cœur
de l’été
Martial Raysse, Man Ray, Paul
Rebeyrolle, les artistes ultramarins
ou les cultures romani : autant de
rendez-vous culturels à ne pas
manquer. Les critiques du « Monde »
vous en proposent une sélection
D
e Rennes à Dijon,
du Havre ­(en
­Seine-Maritime) à
Yerres (dans l’Es-
sonne) ou à Nan-
tes, en passant par
Paris, les peintures, les gra­vures,
les photos ou encore les sculptu-
res se ­déploient cet été dans toute
la France. Florilège de nos exposi-
tions préférées.
« Forever Sixties »
En puisant dans la très abon-
dante collection de l’entrepre-
neur François ­Pinault, l’exposi-
tion déploie sa ­vision du pop art
et du néo-pop. Celle-ci se cons-
truit autour de quelques figures
majeures : ­Mar­tial Raysse, Ed-
ward Kienholz et Gilbert
& George pour les ­années 1960 ;
Barbara Kruger, ­Richard Prince
et Robert Co­lescott pour les
­décennies suivantes.
Elle n’a donc rien de commun
avec la ­façon dont les collections
nord-américaines montrent ces
­mou­vements et privilégient les
visions les plus satiriques et sa­-
crilèges de la société de consom-
mation, de son culte de l’argent,
du commerce et de la publicité.
La présence de femmes artistes
­encore récemment méconnues,
telles qu’Evelyne Axell, Kiki Ko-
gelnik et Teresa Burga, contribue
fortement à l’originalité et l’inté-
rêt de la proposition.
Couvent des Jacobins, à Rennes.
Jusqu’au 10 septembre.
« Silhouettes »
Le Musée des beaux-arts de Dijon
consacre une rétrospective à l’un
des rares peintres français
­connus et collectionnés en de-
hors de France, Marc Desgrand-
champs. En une cinquantaine
d’œuvres, les deux dernières
­décennies d’une démarche très
singulière dans l’art actuel sont
ainsi exposées : par les moyens
de la peinture, du dessin et du
collage, une explo­ration de la mé-
moire et de ­l’inconscient visuels
d’un artiste d’aujourd’hui, dans
laquelle événements personnels,
films, ­pho­tos ou œuvres ancien-
nes se mêlent.
Chaque toile est une expérience,
dans laquelle Desgrandchamps
laisse advenir des images, le plus
souvent fragmentaires et spectra-
les. Il y a des constantes : des pay-
sages assez vides et vastes, des fi-
gures humaines dont on ne saura
presque rien, parfois des objets
qui semblent abandonnés. Plus
on regarde, moins on comprend,
mais la puissance de fascination
de ces visions muettes est intense
et durable.
Musée des beaux-arts, à Dijon.
Jusqu’au 28 août.
« Martial Raysse,
œuvres récentes »
De Martial Raysse, ce sont le plus
souvent les montages et détour-
nements d’images des années
1960 qui sont exposés et repro-
duits, devenus des classiques. Ici,
ce sont ses peintures, dessins et
sculptures des deux dernières dé-
cennies. Si certaines de ces œu­-
vres ont figuré dans ses rétros-
pectives au Centre Pompidou et
au Palazzo Grassi, d’autres ont été
achevées très récemment. Ce
sont ainsi trois très grandes toiles
sans concession : Le Grand Jury,
La Peur et La Paix, allégories terri-
blement actuelles de l’injustice,
de la guerre et du culte du loisir.
Vêtements et attitudes sont
d’aujourd’hui, mais les passions
et les vices que l’on devine sont
intemporels. Les portraits réels
ou imaginaires qui les accompa-
gnent n’adoucissent guère la to-
nalité sévère de l’exposition en
dépit de l’éclat de leurs couleurs.
Seuls les petits assemblages à
base d’objets trouvés que Raysse
fabrique aujourd’hui comme ja-
dis y introduisent leur humour.
Musée Paul-Valéry, à Sète
(Hérault). Jusqu’au 5 novembre.
« Le Songe de la raison »
Né en 1960 à Leipzig, formé par
l’enseignement artistique de ce
qui était alors la République
­démocratique allemande, Neo
Rauch s’est fait connaître inter­-
nationalement dans les années
1990 par ses compositions pictu-
rales exécutées avec toute la mi-
nutie du réalisme socialiste, mais
dans lesquelles des personnages
de toutes époques accomplissent
des gestes énigmatiques dans des
lieux indéfinissables. Le Moyen
Age, le romantisme allemand, le
surréalisme et le cinéma des an-
nées 1950 et 1960 y font des appa-
ritions, mais identifier ces référen-
ces n’aide guère à les interpréter.
Relèvent-elles de l’onirisme ou des
sous-entendus y sont-ils cryptés ?
Pour la première rétrospective en
France de l’artiste, une quaran-
taine de toiles sont rassemblées
des années 1990 à aujourd’hui. En
hommage à Goya, l’exposition se
nomme « Le Songe de la raison ».
MO.CO., à Montpellier.
Du 8 juillet au 15 octobre.
« Naples à Paris »
Le Musée de Capodimonte de Na-
ples, fermant pendant deux ans
pour travaux, s’invite au sein du
Louvre. La Danaé de Titien, La
Flagellation du Christ du Cara-
vage, Apollon et Marsyas de Ri-
bera, Judith décapitant Holo-
pherne, d’Artemisia Gentileschi,
deux portraits admirables du
­Parmesan, un de Rosso Fioren-
tino : ce ne sont que quelques-
uns des tableaux intenses de
l’institution napolitaine qui sont
accrochés dans la Grande Galerie
du Louvre, en regard souvent
d’œu­vres des mêmes maîtres
conservées par le musée français.
Chacun d’eux mérite pour lui
seul un long temps d’étude et de
contemplation. Dans la salle de la
Chapelle, il faut voir la Marie Ma-
deleine portée au ciel par des an-
ges. S’y trouvent également, deux
portraits dont l’effet de présence
capture le regard : l’un est le pape
Paul III de Titien, toile immensé-
ment célèbre, et l’autre celui de
l’enlumineur et peintre Giulio
Clovio par son confrère Greco.
Enfin, salle de l’Horloge, se trou-
vent, rapprochés de leurs frères
du Louvre de grands dessins pré-
paratoires, l’un de Raphaël et
l’autre de Michel-Ange, tous deux
pour des fresques du Vatican.
Musée du Louvre, à Paris Ier.
Jusqu’au 8 janvier pour la Grande
Galerie et la Chapelle, jusqu’au
25 septembre salle de l’Horloge.
« Man Ray, le beau temps »
Sous le titre « Man Ray, le beau
temps », le Musée des cultures et
du paysage d’Hyères se focalise
sur le temps qu’a passé Man Ray
A gauche : « Sans titre » (2019), de Marc Desgrandchamps. CNAP/FABRICE LINDOR/ADAGP, PARIS 2023.
A droite : « Antea » (vers 1535), de Girolamo Francesco Maria Mazzoñla, dit Il Parmigianino.
NAPOLI, MUSEO E REAL BOSCO DI CAPODIMONTE
dans le sud de la France. On trou-
vera dans cette exposition à la fois
artistique et historique, outre des
photographies célébrissimes du
photographe (Le Violon d’Ingres,
Larmes, Noire et blanche… ), toutes
sortes de documents et d’œuvres
qui témoignent des liens avec le
couple de mécènes Charles et Ma-
rie-Laure de Noailles, installés à
Hyères, chez lesquels l’artiste a
longtemps séjourné et avec les-
quels il a tourné un film, Les Mys-
tères du château de Dé, consacré à
leur villa moderniste. Y figurent
aussi des photos des différents sé-
jours de Man Ray dans le Sud,
avec ses amis artistes, à Mougins,
Antibes et Juan-les-Pins, avec Pi-
casso, Dora Maar ou Paul et
Nusch Eluard, avec lesquels il a
multiplié les collaborations.
La Banque, musée des cultures
et du paysage, à Hyères (Var).
Du 8 juillet au 19 novembre.
« Jean-Paul Riopelle,
parfums d’atelier »
Même si, après son long séjour en
France, le Canadien Jean Paul
­Riopelle (1923-2002) s’était replié
dans ses îles des Laurentides, il
était chez lui à la Fondation
­Maeght, dont le directeur histori-
que, Jean-Louis Prat, lui consacra
plusieurs expositions. Pour le cen-
tième anniversaire de sa nais-
sance, c’est sa fille, Yseult Riopelle,
qui reprend le flambeau, avec des
angles différents : les inspirations
nordiques et l’influence de Ma-
tisse, les sculptures, les collages, le
« bestiaire » (cet homme fut un
grand chasseur), les « jeux de fi-
celle », les pastels, fusains ou tapis-
series. Dans la salle dite de la Mai-
rie à la fondation, Chevreuse, le
plus grand tableau peint par Rio-
pelle, est accessible au public de
Saint-Paul-de-Vence grâce au prêt
du Centre Pompidou. Enfin, des
inédits, les projets de décors réali-
sés en 1967 pour une chorégra-
phie de Merce Cunningham, qui
seront utilisés in situ par des cho-
régraphes ­con­temporains, mar-
quant ainsi le retour de la danse à
la Fondation Maeght.
Fondation Maeght, à Saint-Paul-
de-Vence (Alpes-Maritimes).
Du 1er juillet au 12 novembre.
« Guignol’s Band »
Paul Rebeyrolle, un des plus
grands peintres français de
l’après-guerre, avait l’amitié rude,
mais vraie. Parmi ses copains
peintres, Roger-Edgar Gillet (1924-
2004). Ils étaient presque voisins,
Paul à Boudreville en ­Côte-d’Or,
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
Roger-Edgar dans l’Yonne, près de
Sens. Ce qui favorisa le transfert
de l’âne que le premier offrit au
second, pour le plus grand bon-
heur de l’animal : le galeriste de
Gillet, Jean Pollak, était amateur
de cigares. L’âne en était fou et se
jetait sur la boîte à peine ouverte :
il dévorait les havanes à belles
dents. Tous deux (on parle des
peintres) avaient une pratique
aussi spontanée que celle de l’ani-
mal : il suffit de voir leurs ta-
bleaux confrontés aujourd’hui à
Eymoutiers (Haute-Vienne), dans
l’exposition que consacre à Gillet
l’Espace Rebeyrolle, pour com-
prendre que ces deux-là n’avaient
peur de personne. Leurs peintu-
res respectives sont d’un culot et
d’une maestria sans égale, et on
se demande bien combien de
temps il faudra pour les mettre à
leur vraie place : au sommet.
Espace Paul-Rebeyrolle,
à Eymoutiers (Haute-Vienne).
Jusqu’au 5 novembre.
« Marquet en Normandie »
Albert Marquet (1875-1947) n’est
pas le plus connu des fauves, et il
est heureux que le musée des
beaux-arts du Havre, avec quelque
60 peintures et dessins, ­contribue
à changer cela. Le prétexte ? Outre
l’acquisition récente d’un tableau
important par le musée, les nom-
breux séjours qu’il fit en Norman-
die, d’abord chez son confrère
Henri Manguin dans la Manche,
en 1903, puis chez son autre ami,
Raoul Dufy, au Havre dès 1906. Il
ne s’agissait pas de tourisme : le
Cercle de l’art moderne du Havre
y organisait alors annuellement
quelques-unes des expositions les
plus ébouriffantes du début du
XXe siècle. Il fera en tout sept sé-
jours dans la région, arpentant
malgré le pied bot dont il était af-
fligé toute la côte, de Honfleur à
Dieppe, circulant à bicyclette, po-
sant son chevalet là où il voyait
l’occasion d’un cadrage spectacu-
laire. La région le ravissait par ses
ciels chargés, ses lumières chan-
geantes, mais aussi, lui qui était
natif de Bordeaux, par l’activité in-
tense du port et la modernité
nouvelle qui s’y déployait et dont
il n’hésitait pas à peindre les dé-
tails les plus triviaux.
Musée d’art moderne
André-Malraux, au Havre
(Seine-Maritime).
Jusqu’au 24 septembre.
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
« L’île intérieure »
Intituler « L’Ile intérieure » une
exposition sur une île pour de
vrai, celle de Porquerolles, il fal-
lait l’oser. C’est ce que fait la Villa
Carmignac en 80 œuvres d’une
cinquantaine d’artistes réunis par
le commissaire Jean-Marie Gal-
lais, passé par le Centre Pom­-
pidou-Metz et qui travaille
­désormais pour la Collection Pi-
nault. Pour lui, « espace à part,
une île permet d’inventer d’autres
réalités, d’autres mondes, elle
ouvre l’imaginaire ».
Malgré un propos qu’on quali-
fiera poliment de fluide, c’est plu-
tôt réussi. On y verra quelques
œuvres réellement impression-
nantes, certaines permanentes
comme les installations de Mi-
quel Barcelo, d’autres prêtées
pour l’occasion par des collec-
tions privées ou publiques. Un
­Simon Hantaï historique côtoie
l’inévitable – et très beau – Peter
Doig, tableau représentant un
hippie barbu croisant au large
d’une île sur un canoé canadien
surdimensionné, Léon Spilliaert
et Rodin voisinent avec quelques
nouvelles vedettes du marché,
comme Lucas Arruda. Reste que
de conclure, comme le fait le
communiqué de presse, que
« chaque visiteur comblera les
manques à sa façon » témoigne
d’une belle humilité ou d’un
grand optimisme.
Villa Carmignac,
île de Porquerolles -
La Courtade, à Hyères (Var).
Jusqu’au 5 novembre.
« Les Figurations »
La fameuse exception française a
eu ses effets pervers : nous som-
mes le seul pays, hormis ceux
soumis à des interdits religieux
sur l’image, à avoir oblitéré ces
soixante dernières années de nos
musées la peinture figurative
contemporaine. On se souvient
des insultes qu’essuya en son
temps de la part de ses confrères
conservateurs de musée Fabrice
Hergott qui, le premier, tenta de
montrer trois artistes de ce regis-
tre au Centre Pompidou… Plu-
sieurs expositions tentent de des-
siner une cartographie de cette
terre inconnue.
Parmi elles, celle proposée par le
critique Guy Boyer à la Maison
Caillebotte, à Yerres (Essonne),
propose une cinquantaine d’ar-
tistes, actifs des années 1950 à
nos jours. Elle s’ouvre avec un ta-
bleau de l’Américain Andrew
Wyeth (1917-2009) qui étudia aux
Beaux-Arts de ­Paris, et qui à lui
seul mérite le ­déplacement, mais
donne aussi le ton de la suite : des
travaux ­souvent fascinants, tou-
jours rigoureux, fréquemment
surprenants. Dans l’orangerie du
domaine, douze jeunes artistes
vont se ­succéder par groupe de
trois, ­pendant toute la durée de
cette exposition à ne rater sous
aucun prétexte.
Maison Caillebotte, à Yerres
(Essonne). Jusqu’au 22 octobre.
« La Morsure des termites »
Une exposition sur le graffiti sans
graffiti, l’idée est audacieuse. Elle
a germé dans la tête d’Hugo
­Vitrani, le commissaire qui, de-
puis une dizaine d’années déjà,
réfléchit, avec le projet « Lasco »,
aux manières d’exposer les prati-
ques interdites du graffiti dans
l’institution. Le jeu a longtemps
été aux invitations secrètes dans
les sous-sols et espaces cachés du
Palais de Tokyo.
Cette fois, c’est à l’étage noble, et
avec cimaises, que cette nouvelle
proposition est présentée. Joli-
ment intitulée « La Morsure des
termites », l’exposition se cons-
truit par « parasitage, télescopage,
fantasme, friction » avec un graf-
fiti comme « expérience, attitude,
imaginaire, pensée souterraine ».
Avec à la clé des dialogues aussi
inattendus que passionnants en-
tre une cinquantaine d’artistes,
pour moitié issus du graffiti, pour
moitié des femmes, des années
1960 à aujourd’hui, de Valie
Export à Martha Cooper, de Dado
à Zlo­tykamien, de Miriam Cahn à
­Tania Mouraud, de Rammellzee à
Jenny Holzer…
Palais de Tokyo, à Paris 16e.
Jusqu’au 10 septembre.
« Astèr atèrla »,
Quand on parle de scène fran-
çaise, les artistes ultramarins
sont rarement cités, même si le
prochain Pavillon français à la
Biennale de Venise 2024 vient
changer la donne avec l’invita-
tion faite à Julien Creuzet. C’est
la volonté de faire sauter les
10 000 kilomètres de mer qui sé-
parent La Réunion et l’Hexagone
à une trentaine d’artistes et ainsi
visibiliser leur travail auprès des
institutions comme du public
qu’« Astèr Atèrla » a été imaginée
par le Centre de création con-
temporaine Olivier-Debré à
Tours. A partir d’un imaginaire
commun qui puise ses forces au
sein du ­vivant réunionnais et de
corps politiques et magiques is-
sus de communautés plurielles –
indienne, chinoise, malgache,
comorienne, mozambicaine ou
plus largement de l’Afrique aus-
trale, française et européenne.
De toutes générations, les artis-
tes sélectionnés portent des en-
gagements – féministes, queers,
décoloniaux, écologiques – à
­travers des formes et histoires
singulières de spiritualités,
­d’héritages fragiles et de visions
spéculatives.
Centre de création
contemporaine Olivier-Debré
(CCC OD), à Tours (Indre-et-Loire).
Du 7 juillet au 7 janvier.
« Hypersensible.
Un regard sur la sculpture
hyperréaliste »
Le fait que le Musée d’arts de
Nantes soit la seule institution
française à posséder dans ses col-
lections une installation de
l’Américain Duane Hanson (1925-
1996), pionnier de l’hyper­-
réalisme en sculpture, n’est pas
pour rien dans l’idée de revenir
en grand sur la sculpture hyper­-
réaliste, ce genre troublant.
­Apparu dans les années 1960 aux
Etats-Unis dans un contexte de
transformation et de crise sociale
et politique, il était tombé en
­désuétude pendant des années
dominées par l’abstraction, avant
de réapparaître, avec ses détails
sans concessions, dans les an-
nées 1990.
Loin de toute ­exhaustivité, sont
présentées des pièces de seu­-
lement onze artistes interna­-
tionaux, de l’Américain John
DeAndrea aux Français Gilles
Barbier et Daniel Firman, avec un
accent mis sur le corps humain.
Entre inquiétante étrangeté et
théâtralité, la déambulation,
­hypersensible, au milieu d’une
quarantaine de pièces d’une
grande variété technique, dé-
montre que l’hyperréalisme,
­derrière les grains de la peau, sait
aussi rendre visible l’intériorité
humaine.
Musée d’arts de Nantes, à Nantes.
Jusqu’au 3 septembre
son tour du monde en 1962-1963,
où il se concentre sur la sensua-
lité des corps et la solitude des
êtres dans des images au noir et
blanc ­mélancolique.
Jeu de Paume, à Paris 1er.
Jusqu’au 17 septembre.
« Elliott Erwitt »,
Il faut un talent certain pour par-
venir à faire rire avec des images,
avec finesse et légèreté. Elliott
Erwitt, photographe de l’agence
Magnum né en 1928, en a toujours
eu à revendre. L’exposition rétros-
A gauche : « La pective du Musée Maillol le
Plage de Fécamp » prouve, qui met en avant ses célè-
(1906), d’Albert bres photos en noir et blanc de
Marquet. RMN-GRAND chiens et leur maître, vraiment hi-
PALAIS/PHILIPP BERNARD larantes, mais aussi ses images
A droite, en haut : plus classiques, prises à travers le
« Sans titre » (1991), monde entier au cours de sa car-
d’Elliott Erwitt. rière, qui révèlent son sens aigu de
ELLIOTT ERWITT/MAGNUM la composition. On y découvre
PHOTOS aussi, de façon plus originale, son
En bas : travail commercial en couleur, où
« Ouverture » pointe toujours un trait d’hu-
(1992), d’Helen mour. Dommage que ses scoops
Frankenthaler. journalistiques, moins riants mais
FONDATION HELEN tout aussi remarquables, soient
FRANKENTHALER/ADAGP, ­relégués du côté des collections
PARIS 2023 permanentes du musée, dans un
dialogue pas toujours pertinent.
Musée Maillol, à Paris 7e.
Jusqu’au 24 septembre.
« Icônes cachées : Antoni
Campana, les images
méconnues de la guerre
d’Espagne 1936-1939 »
Avec près de 200 images, le Pa-
villon populaire de Montpellier
revient sur l’œuvre riche et com-
plexe du photographe catalan
Antoni Campana, qui a couvert
la guerre d’Espagne avec un re-
« Frank Horvat. Paris, gard singulier : il a saisi la vie
le monde, la mode » quotidienne, les réfugiés, les
Dans l’après-guerre, Frank Horvat bombardements ou même les
fait souffler un vent de liberté sur troupes fascistes défilant à
la photographie de mode : le re- ­Barcelone, avec une perspective
porter de l’agence Magnum, cour- esthétique, sans faire de conces-
tisé par les magazines de mode, sion à la propagande d’aucune
fait sortir les mannequins dans la partie. Influencées par le picto-
rue, les mêle aux habitants, les rialisme comme par le construc-
débarrasse de leurs poses rigides tivisme, ses images de la guerre
et de leur lourd maquillage. Au civile, restées cachées pendant
Jeu de Paume, une grande exposi- près de quatre-vingts ans, ont
tion revient sur les séries célèbres été découvertes après sa mort
et sur d’autres moins connues de par ses enfants.
ce photographe touche à tout, fas- Pavillon populaire de Montpellier.
ciné par le jeu des regards et les Jusqu’au 24 septembre.
relations humaines : ses premiers
voyages au Pakistan, en Inde, en « La vie en photographie »
Israël eten Angleterre qui lui Avec 500 000 négatifs, le Musée
­valent de nombreuses parutions de Bretagne possède l’une des
dans la presse internationale, et collections les plus riches de pho-
UP#3 Lang & Baumann – © Philippe Bréard – Ville du Havre
Culture | 23
tos de studio (consultables en li-
gne), qui datent du temps où
l’image, objet rare et précieux,
servait à conserver une trace des
moments importants de la vie –
naissance, mariage, commu-
nion… Le photographe Mathieu
Pernot, qui avait de son côté con-
sacré un projet aux anciens ma-
gasins et studios photo aujour­-
d’hui disparus, a exploré ces
archives pour en tirer plusieurs
fils : des exemples de studios et
d’opérateurs ayant travaillé en
Bretagne, des photos de mariage
mais aussi post mortem, mais
aussi toute une sélection de
­portraits individuels qu’il a
agrandis et exposés, rangés en
fonction de l’âge du modèle, qui
témoignent aussi bien d’une his-
toire collective, de trajets indivi-
duels et du temps qui passe pour
chacun de nous.
Musée de Bretagne, à Rennes.
Jusqu’au 3 décembre.
« Barvalo »
Présentée au Musée des civilisa-
tions de l’Europe et de la Médi-
terranée (MuCEM), à Marseille,
l’exposition « Barvalo », cocons-
truite avec les communautés
rom, gitane, sinti et manouche,
raconte une culture dont la no-
blesse a été longtemps niée, et la
revendication des héritiers qui
redécouvrent leur histoire et
l’exhibent avec fierté. Pour gui-
der les visiteurs de « Barvalo »,
quatre Français issus des cultu-
res romani expriment face ca-
méra, sans pathos mais avec
cette envie d’être vus autrement
qu’avec les stéréotypes du men-
diant voleur, du gamin en
haillons ou de la bohémienne
hypersexualisée, déclinée jusque
dans les poupées Barbie. Plutôt
que de gommer ses différences,
l’artiste Gabi Jimenez retourne
l’altérité vers celui qui regarde.
Cliché pour cliché, son « Musée
du gadjo » (celui qui n’est pas
issu des cultures romani) pré-
sente la vie occidentale à la ma-
nière des représentations colo-
niales, avec des artefacts
commentés avec un sens hila-
rant de l’absurde.
MuCEM, à Marseille 2e.
Jusqu’au 4 septembre.
Roxana Azimi,
Harry Bellet,
Philippe Dagen,
Claire Guillot
ET Emmanuelle Jardonnet
24 | Télévision
Hugo Clément « sur le front »… des plages de France
Dans son magazine, le présentateur passe en revue les initiatives de communes pour dépolluer leur littoral
France 5
Lundi 26 - 21 h 00
Documentaire
D
ans « Sur le front », ma-
gazine d’enquêtes en-
vironnementales, pré-
senté par Hugo
­Clément, les plages de France ne
sont pas envahies de touristes (pas
encore), mais de tractopelles et de
camions, qui vont et ­viennent,
chargés de sable ou de galets.
Tourné avant l’été, cet épisode
propose un « tour de France » des
initiatives tentées par ­quelques
communes pour sauvegarder leur
littoral. Une formulation bien pra-
tique censée atténuer l’impres-
sion de catalogue, ressentie en re-
gardant cet enchaînement de re-
portages sans fil conducteur.
Dommage mais pas rédhibi-
toire, d’autant que « le littoral reste
la destination préférée de 65 % des
vacanciers français », selon l’Ipsos
(juin 2022). Savoir comment
­Anglet (Pays basque), Biscarrosse
(Landes), Sète et Agde (Hérault)
ont investi dans des projets pilotes
ou dépensent de grosses sommes
d’argent pour que les plages soient
prêtes pour l’été intéresse le plus
grand nombre.
Les « touristes » seraient la cause
principale de cette débauche de
moyens peu écoresponsables.
Aussi Hugo Clément prend-il soin
de le faire dire à chacun de ses in-
François Ozon filme un long face-à-face entre un visage et une ombre
L’actrice Charlotte Rampling illumine « Sous le sable », le quatrième – et meilleur – film du cinéaste, qui mêle sensualité et fantastique
Arte
Dimanche 25 - 21 h 00
Film
A l’instar du David Lynch de
Blue Velvet (1987) décou-
vrant un mortifère
grouillement de fourmis sous la
beauté un peu trop calme et or-
donnée d’un paysage, François
Ozon a toujours regardé « sous le
sable ». Il n’a de cesse de creuser la
surface des êtres et des choses
pour y déceler la monstruosité,
tantôt grotesque, tantôt répu-
gnante, de la nature humaine
GRILLE N° 23 - 146
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V suivi. X. C’est lui le bénéficiaire.
VI
VII
VIII
IX
X monture. Bâtisseur de musée.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 145
HORIZONTALEMENT I. Décoincement. II. Ecouler. Amie. III. Phraseurs. Vr.
IV. Râ. Smasher. V. Effet. Epaulé. VI. Sauriens. Nes. VII. Sûr. Futons.
VIII. Idée. Da. Or. IX. Œuvre. Indue. X. Nérée. Géants.
VERTICALEMENT 1. Dépression. 2. Echafaudée. 3. Cor. Fureur. 4. Ouater.
Eve. 5. Ils. Tif. Rê. 6. Nées. Eure. 7. Crûment. 8. Rapsodie. 9. Massa.
Nana. 10. Em. Huns. Dn. 11. Nivelé. Out. 12. Terrestres.
Hugo Clément (à droite) et Eric Chaumillon, à Soulac-sur-Mer (Gironde). WINTER PRODUCTIONS
terlocuteurs. L’âpreté de ses com-
mentaires peut lasser et le vocabu-
laire guerrier peut déplaire – « des
combattantes » préservent l’habi-
tat du lézard ocellé ; à Capbreton
(Landes), s’est « levée une armée ».
Reste l’essentiel. La hausse du
­niveau des océans fait reculer le
trait de côte et menace des habita-
tions (comme à Lacanau, en
­Gironde). Si l’émission « Sur le
La simplicité de Sous le sable n’a
d’égal que le trouble qu’elle ins-
pire. En ouverture, Marie
­(Charlotte Rampling) roule avec
son mari, Jean (Bruno Cremer),
vers leur maison des Landes.
Voyage laconique et coutumier
d’un vieux couple, dont les habi-
tudes et l’intime connaissance
mutuelle n’ont pas eu raison de
la ­tendresse amoureuse.
La routine concrète du quoti-
dien distille de façon presque im-
perceptible quelque chose de
plus tragique, qui aurait d’em-
blée à voir ­sinon avec la pro-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
front » n’est pas la première à en
parler, elle nous permet de ren-
contrer Eric Chaumillon, géolo-
gue marin qui travaille à la recher-
che de solutions naturelles et en a
justement expérimenté une,
grandeur nature, à La Rochelle. De
petites séquences pédagogiques
animées complètent efficace-
ment les explications, pour mon-
trer ­comment certaines plages se
messe du néant, du moins avec
l’absence. Celle-ci survient dès le
lendemain, au cours d’une scène
de plage précise comme un coup
de couteau, brutale comme un
coup de tonnerre dans un ciel se-
rein. Marie, allongée sur le sable,
lit un livre, tandis que Jean est
allé se ­baigner. Soudain, Marie se
lève, inquiète, la caméra, qui la
filme de dos, effectue une rapide
et saisissante rotation sur son vi-
sage : on sait que quelque chose
d’irréparable s’est produit.
La disparition de Jean, dont on
ignore s’il s’est évanoui dans la
HORIZONTALEMENT
I. Fatale séparation. II. Classera avec
le porno. Lourde protection en tête.
III. Introduit les motifs du jugement.
Dans un questionnaire. IV. Prononcer
les R à la parisienne. Pour tirer droit.
V. Introduit «plus ultra». Des coups
sans échanges. VI. Impose le silence.
Edenté et peu rapide. VII. Bien située.
Déranges tout le monde. Sur la por-
tée. VIII. Sur le tas. Essence d’Amé-
rique pour bâtir et sculpter. Sur l’éta-
bli du menuisier. IX. Tracé pour être
VERTICALEMENT
1. Etabli après étude et examen.
2. Pousse loin, toujours trop loin.
3. Odontocètes et mysticètes. A l’en-
trée d’Issoire. 4. Seul enfant légitime
d’Héra et de Zeus. Jouent souvent de
mauvais tours. 5. Bouchonnât sa
6. Cube chiffré. Entre copains, avec
modération. 7. Fournisseur de sanda-
raque. Morceau de lustre. 8. Aux
bouts de l’avenue. Magistrat munici-
pal avant la Révolution. 9. Garder
pour soi. Epouse d’Abraham.
10. Forme les techniciens de demain.
Possessif. Dans les bourses moldaves.
11. Laisse de côté. Humeur du verbi-
cruciste. 12. Héraclès y tua un lion.
Auxiliaire.
« rechargent » toutes seules, et
pas d’autres.
Pour poursuivre au chapitre des
solutions, dans la baie du Mont-
Saint-Michel, l’Ifremer étudie les
constructions des hermelles, ces
vers de sable dont les ­concrétions
sont visibles depuis l’espace. A
Soulac-sur-Mer (Gironde), l’em-
blématique bâtiment d’habita-
tion Signal a sagement été dé-
­ ature ou s’il s’est noyé, inaugure
n révèle la nature profonde, qui est
une nouvelle saison du film que ce
doute, comme dans les meilleurs
polars, ne va cesser de hanter.
La mise en scène, extraordinai-
rement économe et subtile, ne
permet pas de trancher entre l’hy-
pothèse réaliste (il est vivant,
mais sa femme ne peut révéler sa
disparition) et la variation méta-
physique (le film est le flux de
conscience d’une femme qui ne
peut se résoudre à faire le deuil de
l’être aimé).
Cette indécision confère au film
son pouvoir de fascination et en
sudoku
n°23-146
1 8
7 6
6 9
2 8
1 4 3 2 6
1 2 4
8 1
3 2 7 6 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Notre
numéro été
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
truit, avant d’être réensauvagé : le
résultat, magnifique, offre une
belle note d’espoir.
Le coup de gueule du jour, quant
à lui, est consacré à la pollution
aux galets plastiques industriels,
microbilles qui s’insinuent par-
tout dans le sable, les sols… Egale-
ment appelées « larmes de si-
rène », elles proviennent exclusi-
vement d’usines où elles servent
de matière première. Hugo
­Clément et Cristina Barreau (de
l’association Surfrider) se rendent
aux abords de l’une d’elles, en
­Normandie, dans la zone indus-
trielle de Port-Jérôme-sur-Seine,
pour filmer l’étendue de cette pol-
lution très difficile à nettoyer.
Or, en décembre 2022, s’est pro-
duit un échouage non identifié.
Qualifié de « cauchemar environ-
nemental », par le ministre de la
transition écologique, Christophe
Béchu, qui a « intenté une action
en justice » au nom de l’Etat, après
que les maires de Pornic, La Ber-
nerie-en-Retz (Loire-Atlantique),
Les Sables-d’Olonne (Vendée) et le
conseil régional des Pays de la
Loire ont conjointement porté
plainte contre X. L’enquête est en
cours. p
Plages en France : d’où vient
tout ce sable ?, réalisé
par Victor Peressetchensky
(Fr., 2023, 52 min).
celle du cinéma : un mixte trou-
blant entre présence réelle et vue
de l’esprit. Sous le sable ressemble
à un long face-à-face entre un vi-
sage et une ombre. Le visage, res-
plendissant et souverain, de
Charlotte Rampling évoque
l’énigmatique triomphe de la
beauté au moment de son vacille-
ment. L’ombre, pesante et insai-
sissable, de Jean, celle du temps
qui passe, que l’on voudrait abolir
et qui n’en continue pas moins de
s’insinuer dans chaque ride que
Marie effleure ­devant sa glace.
7 9
4 6
3 2
6 3
8 4
1 5
2 1
5 8
1 9
4 Expert
Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
7 5 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
colonne et par
carré de neuf cases.
Juin-juillet-août 2023. Numéro 1-Été
VILLES
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
Notre
sélection
Dimanc he 25 j uin
France 2
J’accuse
21.10 L’affaire Dreyfus revisitée
par Roman Polanski, en 2019.
Adaptation du roman D. (2013), de
Robert Harris, le film s’attache moins
à la figure du capitaine Dreyfus
(Louis Garrel), reléguée au second
plan, qu’à celle du colonel Marie-
Georges Picquart (Jean Dujardin).
France 5
Quand Pearl Harbor changea
le destin de la France
22.40 Comment l’attaque de Pearl
Harbor, qui fit entrer les Etats-Unis
dans la guerre en 1942, permit
à de Gaulle de regagner la légitimité
ébranlée depuis le désastre
de Mers El-Kébir, en juillet 1940.
Lund i 26 j uin
Arte
Rocco et ses frères
20.55 En 1960, Luchino Visconti fait
de l’exode d’une famille de paysans
une tragédie moderne, illuminée
par Alain Delon et Annie Girardot.
RMC Story
Toutankhamon, du trésor
à la malédiction
22.15 En 1922, Howard Carter
Catherine Pacary découvre intact le tombeau du
pharaon. S’ensuivent des accidents,
des maladies, vingt-sept morts
inexpliquées… Commence l’autre
histoire, celle d’une malédiction liée
à la profanation de la sépulture.
Placé sous les auspices d’Ho-
noré de Balzac et de Virginia
Woolf, ce film est dominé par un
fantôme et prend la forme sous
laquelle la seconde a défini la vie :
« Un halo lumineux, une enve-
loppe transparente où nous som-
mes enfermés depuis la naissance
de notre conscience jusqu’à la
mort. » p
Jacques Mandelbaum
Sous le sable, de François Ozon
(Fr., 2001, 95 min). Avec Charlotte
Rampling, Bruno Cremer, Jacques
Nolot, Alexandra Stewart.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
1 8 2 3 6 5 4
8 5 7 9 1 3 2 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
5 1 4 6 9 8 7 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
7 2 5 1 4 9 8 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
2 3 9 7 5 1 6 Par courrier électronique :
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9 6 8 4 7 2 3
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
6 7 3 5 8 4 9
4 9 6 2 3 7 1 Courrier des lecteurs
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Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
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n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
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75013 PARIS
Elisabeth Cialdella
CES Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
QUI
BOUGENT
Street art, street food,
docks aménagés, lieux
industriels reconvertis,
skate, clubbing…
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
Comment la culture
bouleverse les
93290 Tremblay-en-France
dynamiques urbaines.
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
Styles | 25
Paris | Hommes Printemps-Été 2024

Les basiques, c’est fantastique

Vestes multipoches
chez Lemaire, pantalons
flottants chez AMI,
pulls à capuche
chez Givenchy… A Paris,
les créateurs revisitent
les pièces du quotidien
avec juste ce qu’il faut
de fantaisie

Mode

A
près la superproduction, place Paul Smith. paul smith
aux petites maisons. Avec un
show-performance débordant
de stars mardi 20 juin, Vuitton a
attiré les projecteurs sur la fashion week
hommes printemps-été 2024 de Paris, qui
se déroule jusqu’au 25 juin. Dans les jours
qui ont suivi, des marques moins célèbres
ont présenté leur vision du vestiaire mascu-
lin estival avec un point commun : la vo-
lonté de coller au réel et de magnifier des
vêtements du quotidien.
« La réalité, c’est la racine de notre travail, ex-
pliquent Christophe Lemaire et Sarah-Linh
Tran, designers de Lemaire. Qu’est-ce qu’on a
besoin de porter ? Le matin, les gens sont pres-
sés, doivent aller au travail, où ils veulent avoir
l’air sûrs d’eux. En même temps, l’été, on cher-
che à se couvrir du soleil ou des orages. Et avec
le réchauffement climatique, on a besoin de
matières plus légères. » Toutes ces réflexions
ont mené le duo à imaginer de grands man-
teaux à capuche légers comme des voiles, en
coton aéré ou soie fluide, des vestes multipo-
ches à cordons réglables, des pantalons am-
ples retroussés au-dessus de la cheville, qui
laissent voir leurs sandales à lacets. Déclinée
dans une palette de couleurs sourdes (ocre,
taupe, kaki), cette garde-robe est aussi élé-
gante que pratique. « On cherche à embellir le
vestiaire du quotidien pour qu’il nous donne
l’impression d’être la meilleure version de nous-
mêmes », résume le duo. Mission accomplie.
« Je crée les vêtements que j’ai envie de por-
ter », admet Matthew M. Williams, directeur Lemaire. Grégoire avenel Issey Miyake. Issey Miyake
artistique de Givenchy. Ses goûts sont suffi-
samment variés pour explorer le costume
décontracté, le costume formel, les vête- « plissé » existe depuis 1988 mais la marque du vestiaire masculin pour leur conférer pré- soyeuses années 1990. « On a beaucoup
ments de sport ou la tenue pour traîner. Il japonaise continue de développer de nouvel- cisément un supplément d’âme. La chemise
« Je crée parlé récemment de la tendance du “quiet
s’attaque aussi cette fois à la tenue d’écolier, les technologies pour l’améliorer, et en fait la à rayures, en synthétique froissé, devient vo- les luxury” [luxe discret] : c’est précisément ce
inspiré par ses trois enfants. On reconnaît démonstration en déployant un grand rou- lumineuse et rigide, comme prête à craque- que mon client recherche », assure-t-il.
l’uniforme avec cravate, pull court tricot, leau blanc devant les invités. Entre deux cou- ler ; la veste multipoche ou le blazer sont dé-
vêtements Les silhouettes trouvent un point d’équili-
polo, blouson Harrington, mais avec un jeu ches de papier étaient glissés des tee-shirts si mesurés ; le trench, majestueux, prend des al- que j’ai bre entre des tics de premier(e) commu-
de proportions qui est sa signature : les pulls fins qu’on ne pouvait les déceler avant que les lures de cape de grand-duc. Allant de pair niant(e) (foulards plissés, chaussettes hau-
sont un peu trop courts, les pantalons très membres du studio ne les extirpent du rou- avec des bijoux en forme de clés ou des lunet-
envie tes) et des sophistications d’oiseau de nuit,
baggys, les sacs à dos en daim éraflé trop pe- leau. Outre leur virtuosité technique, les vête- tes aviateur, la collection réussit son coup : le de porter » avec des talons striés très colonnes de Buren
tits ou trop grands. Et puis il y a la dose de ments sont aussi parfaitement polyvalents, banal devient intrigant. ou des jeans brodés de sequins. Mais sans
Matthew
streetwear chère au designer et à son entou- qu’il s’agisse d’un pantalon beige aussi prati- Pour AMI, son label fondé en 2010, Alexan- aucun excès. « J’ai de plus en plus envie de ré-
M. Williams
rage de rappeurs américains (venus en nom- que pour le bureau que pour la plage, ou dre Mattiussi poursuit une quête d’épure duire mon style au strict minimum, dit
directeur artistique
bre à ce défilé) : les pantalons fluides et lar- d’une chemise-cape émeraude qui attire le commencée la saison dernière. Au Tennis Alexandre Mattiussi. Dans un paysage de la
de Givenchy
ges comme des joggings, les pulls à capuche, regard sans rien d’ostentatoire. Club de Paris, sur une moquette sable moel- mode aussi foisonnant et bruyant, je me
les tee-shirts XXL… Pour éviter que ce ves- Le basique, néanmoins, a son revers : le ris- leuse, et dans une palette limitée au noir, rends compte que cela devient presque un
tiaire simple ne devienne simpliste, le desi- que de se vautrer dans ce que Hed Mayner ap- beige, gris, vert d’eau ou bleu ciel, le designer acte de résistance. » p
gner a soigné les détails, ajoutant de discrè- pelle les « vêtements ennuyeux ». Pour l’été délivre de beaux pantalons flottants, des Elvire von Bardeleben
tes broderies florales tirées des archives ou prochain, l’Israélien asticote des archétypes blazers rayés, des microshorts ou des jupes et Valentin Pérez
des cristaux incrustés à la main.

Chemise-cape émeraude
Fort de ses cinq décennies d’expérience,
La sensibilité au masculin
Paul Smith, lui aussi, est allé puiser l’inspira-
tion dans ses archives conservées à Nottin-
gham (Royaume-Uni). Il en extrait une foule
d’imprimés charmants qu’il mélange sur un
trench façon graffiti, des baskets en suède
perforé, des archétypes d’uniformes,
comme un blouson de motard, un trench
militaire ou une chemise à poches plaquées
d’un bleu profond, celui de la Royal Air Force
britannique. Autant d’éléments qui pimen-
tent joyeusement son vestiaire facile à por-
ter. Il applique le même traitement facé-
tieux au costume, sa spécialité.
« Il faut penser autrement le costume, trop
souvent associé aux mariages, aux enterre-
ments, aux entretiens d’embauche », ra-
conte le designer qui propose des ensem-
bles tailleur aux couleurs vitaminées (ci-
tron, coquelicot, rose poudré), aux vestes
sans manches, portées à même la peau,
sans chemise ni cravate. Et parfois même
sans pantalon : juste en caleçon !
Chez Issey Miyake, la ligne « Homme
plissé » représente la quintessence de la fonc-
tionnalité : des vêtements monochromes
aux lignes minimalistes, dans une matière
ondulée infroissable et extensible. Le
Quel look adopter lorsqu’on est
un homme et que l’on veut s’émanci-
per de l’uniforme, qu’il s’agisse du
vieux costume-cravate ou du survête-
ment bling ? « Une élégance disrup-
tive », rétorque Dries Van Noten pour
qui les créateurs peuvent « suggérer
aux hommes davantage de manières
nouvelles de s’exprimer ». De fait, lors
de la fashion week de Paris, jusqu’au
25 juin, certains designers louent une
masculinité sensible.
« Pourquoi sommes-nous sur Terre si
ce n’est pour être bons les uns envers les
autres et être heureux ? », s’interroge
Rick Owens, qui fournit aussi la ré-
ponse : « Considérant la joie comme
une obligation morale, je propose une
élégance sombre et déterminée, tout
en noir. » Le designer propose une ar-
mée de silhouettes aussi inquiétantes
que chic : des hommes (très minces)
en pantalon de costume à la taille très
haute et à la jambe si longue qu’ils pié-
tinent, de leurs chaussures compen-
sées, le tissu en marchant.
Quand les torses ne sont pas nus, ils
sont parés de hauts drapés, asymétri-
ques, transparents. Les manches lon-
gues amputent les mains, les épaules
des vestes sont exagérément larges
et pointues. Cette horde fascinante
semble à la fois vêtue pour une céré-
monie et la fin du monde, l’ambiance
du défilé oscillant d’ailleurs entre les
deux : des feux d’artifice sont tirés
au-dessus de la fontaine du Palais de
Tokyo et répandent leur fumée tan-
dis que la bande-son tout en crisse-
ments, grésillements et basses sour-
des fait vibrer le sol.
Tons ocre ou terre de Sienne
Chez Dries Van Noten, un remix disco
entêtant de Soulwax répète en bou-
cle : « I can make you feel good » (« je
peux vous faire vous sentir bien »). Le
Flamand prend le slogan à la lettre et
envoie sur le podium un précipité de
chic raffiné, dans des tons ocre, terre
de Sienne, gris ou ultraviolet. Les
­proportions, subtilement exagérées,
créent une impression de distinction
altière. Les manteaux ceinturés moi-
rés, les pantalons taille haute ou les
tuniques en maille allongent les sil-
houettes et les manches raglan ren-
dent imposants les bombers zippés,
tandis que le regard est attrapé par
des ceintures-bijoux ou de troublants
tee-shirts transparents. « J’aime jouer
des connotations entre vocabulaires
masculin et féminin, en allant vers des
mousselines, des soies, des sequins »,
souligne Dries Van Noten, dont les
mannequins ont des airs de poètes
méditerranéens.
Ceux de Louis Gabriel Nouchi arri-
vent les joues mouillées de larmes.
« Nous vivons dans un monde où les
hommes sont enjoints de ne pas pleu-
rer et de ne pas montrer leur peau :
ma marque, au contraire, vise à leur
apprendre à assumer leur versati-
lité », défend le designer qui, chaque
saison, choisit un roman pour point
de départ. Cette fois, Un homme au
singulier, de Christopher Isherwood
(Fayard, 1964), sert de canevas – le ré-
cit de la solitude désespérée d’un
­Californien qui, forcé de taire son ho-
mosexualité, se voit empêcher de
­vivre le deuil de son compagnon
mort au volant.
Le choc de l’accident de la route ins-
pire des tee-shirts, manteaux ou pan-
talons en cuir verni ou jacquard grisé
façon carcasse de voiture, suivis par
un tee-shirt dont le tissu est noué au
niveau du cœur, ou des ensembles
virginaux en soie dévorée, blanche
ou bleu saphir. Parmi ces garçons
tristes, qui s’autorisent parfois à dé-
voiler une épaule ou une partie du
dos, on trouve des mannequins mais
aussi le designer Spencer Phipps ou
le peintre Clément Louis. En plus de
se laisser aller aux émotions, les mo-
dèles de ce casting réussi peuvent dé-
passer largement les 25 ans et ne sont
pas tous longilignes. Un vestiaire qui
n’est donc pas réservé qu’aux sil-
houettes façon dieux grecs. p
E. v. B. et V. Pé.
26 | Rencontre
Laurent Garnier « Tous les DJ de ma
génération ont arrêté, je suis le dernier »
Entretien
A près une formation dans l’hôtellerie,
Laurent Garnier est devenu un pion-
nier de la musique électro. Il a œuvré
pendant toute sa carrière à la reconnaissance
d’un style musical longtemps décrié, notam-
ment en France. A 57 ans, il a sorti, le 26 mai, un
nouvel album, 33 tours et puis s’en vont. Et s’in-
terroge sur son avenir derrière les platines.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si mon père n’avait pas été forain à un
­moment de sa vie. Avoir grandi dans un
monde plein de lumières qui clignotent et de
sons très forts a très certainement planté un
clou en moi. La proximité avec un frère aîné
qui côtoyait le monde de la nuit en a planté un
autre : dès mon plus jeune âge, j’entendais par-
ler du Palace, des clubs gays branchés, cela me
fascinait. Une autre personne a joué un rôle es-
sentiel : on l’appelait « Papa nounou », car il
était le mari de la dame qui nous gardait. Il tra-
vaillait chez CBS et rapportait des cartons
­entiers de disques à la maison. A l’époque, CBS
publiait aussi bien de la chanson que du disco,
du reggae… C’est comme ça que j’ai commencé
ma première collection de disques.
La tradition familiale semblait
­pourtant vous destiner à travailler
dans le milieu de la fête foraine…
Oui. Mon grand-père [Jean Tewe] était le « pa-
tron » des forains français, juste avant Marcel
Campion. Si mon père n’avait pas décidé d’ar-
rêter les manèges pour devenir représentant,
je serais peut-être forain, aujourd’hui. Dans la
famille, je suis le seul à cultiver une forme de
nostalgie pour l’art forain, un monde qui peut
paraître complètement désuet aujourd’hui.
Que représentait la musique
pour l’enfant que vous étiez ?
Elle avait déjà un rôle énorme. Quand mes
potes allaient jouer au foot, je restais dans ma
chambre avec mon pick-up à écouter en boucle
Au Bonheur des dames, Diana Ross ou un 45-
tours de Barry White que j’avais chouré à un
cousin parce que j’avais décrété que ce disque
était plus important pour moi que pour lui.
Quand mon frère faisait des boums dans sa
chambre, je parvenais à me faire accepter des
autres, car j’étais capable de dire que tel mor-
ceau de Status Quo figurait sur tel album. La
musique m’a toujours permis de parler avec
des gens plus grands que moi.
Vos parents aimaient-ils aussi la musique ?
Ils aimaient surtout danser. En vacances,
nous allions tous les ans dans une ville d’Italie
où il y avait un dancing. Mes parents dansaient
jusqu’à 2 heures du matin. Avant d’être quel-
qu’un qui aime jouer de la musique, je suis un
mec qui adore danser, qui connaît le bonheur
que cela procure. Dès l’âge de 13 ans, j’allais
dans les boîtes autour de chez nous pour écou-
ter les DJ et danser.
Votre jeunesse correspond également
à l’explosion des radios libres…
A Bougival [Yvelines], où nous avons fini par
nous installer, un voisin d’un an plus âgé, pré-
nommé Frédéric, avait construit son propre
émetteur. Grâce à lui, j’ai commencé à faire
mes premières émissions de radio. Sans cela,
me serais-je retrouvé, cinq ans plus tard, chez
Nova ? Aurais-je, aujourd’hui, cette même pas-
sion pour la radio ?
Mais vos parents décident de vous inscrire
à l’école hôtelière…
Je voulais faire l’école de DJ qu’avait créée le
disc-jockey Yannick Chevalier. Mon père était
assez strict, je me suis pris une beigne. Vu que
la restauration était aussi une tradition fami-
liale et que mon frère avait fait l’école hôtelière,
je n’ai pas eu le choix : c’était soit ça, soit être
envoyé chez les « enfants de troupe », ce qui
aurait été moins funky. Avec le recul, mes pa-
rents ont eu raison. D’abord, parce que je suis
assez épicurien, j’aime bien manger. Ensuite,
parce qu’il y a beaucoup de similitudes entre la
restauration et mon métier. Un DJ et un chef
racontent chacun une histoire : le premier en
mélangeant la musique des autres, le second
en mélangeant des ingrédients.
Votre formation hôtelière va surtout vous
conduire en Angleterre. Quelle chance !
Ayant renoncé à devenir DJ, je m’étais investi
à fond dans la restauration, il fallait que j’ap-
prenne l’anglais pour aller plus loin. Un poste
de valet de pied à l’ambassade de France à Lon-
dres m’a été proposé, avec la possibilité de faire
« Je ne serais pas arrivé là si… » Chaque
semaine, « Le Monde » interroge
une personnalité sur un moment
décisif de son existence. Laurent
Garnier, héraut de l’électro
hexagonale, revient sur sa passion
pour la musique et la nuit
ensuite mon service militaire sur place, ce qui
m’a tout de suite décidé. A l’époque, l’armée
était le gros point noir : soit tu faisais le con
pour te faire réformer, soit tu baissais la tête en
espérant ne pas être envoyé en Allemagne. Le
problème est qu’une fois arrivé à Londres il n’a
plus du tout été question que j’enchaîne avec
mon service militaire.
Avez-vous servi du « beau monde »
­à l’ambassade ?
Oui. J’étais affecté à la maison de l’ambassa-
deur, Emmanuel de Margerie, qui aimait beau-
coup donner des réceptions. J’ai servi Jacques
Chirac, Raymond Barre, Valéry Giscard d’Es-
taing… Mais aussi la reine d’Angleterre et Lady
Di. Tout était hyperprotocolaire dans ces repas :
le service à la française, l’ordre de préséance… Le
soir, je me précipitais dans les boîtes les plus
­déglinguées de Londres. Le contraste absolu.
Que se passe-t-il alors à Londres ?
On est juste avant l’explosion de la house
music. Les clubs passent du disco, du hip-hop
américain, du rockabilly, de la new wave, du
postpunk… On sentait que le monde de la nuit
avait envie d’autre chose. Apparaissent alors
les premières warehouse parties, des raves
avant l’heure dans des lieux désaffectés. La
marmite commençait à bouillonner, mais il
n’y avait pas de ciment musical.
Vous vous installez à Manchester pour
­travailler dans un restaurant. Et justement
s’y trouve la Mecque des discothèques…
L’Haçienda ! En 1986, une nouvelle musique
venue de Chicago du nom de house music com-
mence à déferler. L’ecstasy débarque également.
Du jour au lendemain, les jeunes des quartiers
blancs de Manchester vont prendre d’assaut le
dance floor de L’Haçienda et remplacer la com-
munauté black qui y avait ses habitudes.
Au café
Les Valseuses,
à Apt (Vaucluse),
en août 2021.
ANAÏS BOILEAU
Comment devenez-vous DJ à L’Haçienda ?
J’avais fait la connaissance d’un de ses DJ, et
j’avais pu tenir la conversation avec lui sur les
disques qu’il passait. On s’est retrouvés à une
soirée d’anniversaire où j’étais derrière les plati-
nes. Il m’a demandé de faire une cassette, qu’il a
ensuite passée au patron de L’Haçienda. Un an
plus tard, il me proposait d’animer une soirée
par semaine. Il y avait de plus en plus d’électro-
nique qui arrivait de Chicago, de New York, de
Detroit. J’étais dans l’épicentre du mouvement.
Sauf que la France vous rappelle
­à vos obligations militaires…
Je vous laisse imaginer la frustration ! Il se pas-
sait un truc de fou en Angleterre et je me suis re-
trouvé dans une caserne de Versailles à servir au
mess des officiers ! Ceci dit, je pouvais m’échap-
per tous les soirs. Mes états de service à L’Ha-
çienda m’ont alors permis de bosser toutes les
nuits au Rex, au Palace, à La Locomotive… Il fal-
lait juste que je sois de retour le matin à 8 heu-
res. Je n’ai quasiment pas dormi pendant un an.
La France va-t-elle basculer facilement
dans l’électro ?
Non. Il y a eu beaucoup d’hostilité. A cette épo-
que, la France est un pays très rock, très disco
également, grâce la nuit gay. Pour la première
fois, le milieu du rock va se trouver déstabilisé
par un phénomène auquel il ne comprend rien,
persuadé qu’il s’agit d’une nouvelle lubie de ces
farfelus d’Anglais. Cette musique va être ac-
cueillie d’un très mauvais œil. La presse nous tire
dessus à boulets rouges, avant que les flics ne s’y
mettent à leur tour pendant les rave parties.
La greffe va néanmoins prendre…
Oui, grâce à la deuxième génération, celle de
Daft Punk, Etienne de Crécy, Philippe Zdar
[1967-2019]… La fameuse French touch, à la-
quelle on m’associe aussi. La première Techno
Parade, en 1998, va également jouer un rôle
symbolique très important. Les acteurs de
l’époque n’ont pas lâché l’affaire. Trois décen-
nies plus tard, on est toujours là.
Vous-même avez beaucoup participé
à la reconnaissance et au décloisonnement
de ce genre musical, en jouant
­à l’Olympia ou à la Salle Pleyel…
Je l’ai fait pour le mouvement, pas pour ma
gueule, ni pour l’argent. Cette musique, c’est la
synthèse de tout ce que j’aime . Avec d’autres, on
a toujours œuvré au nom de la communauté,
dans le but de changer la perception de l’électro.
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
Est-ce pour cette raison que vous avez
­accepté la Légion d’honneur ?
Oui. Après tous les coups de bâton qu’on a
pris sur la tête, aurais-je été assez idiot pour la
refuser ? La bonne question est de savoir com-
ment utiliser cette reconnaissance. Il va de soi
que, lorsque j’écris une lettre à la ministre de la
culture pendant la crise sanitaire à propos de la
fermeture des clubs, je sais qu’elle sera lue, car
j’ai eu la Légion d’honneur.
Votre renommée s’est construite au fil
des années grâce à des prestations
­particulièrement longues, jusqu’à six
­heures d’affilée. Pourquoi ces marathons ?
Le temps est un luxe, même pour un artiste.
Jouer une heure et quart dans un festival
­revient à lire le premier poème d’un recueil. Vu
que je ne reviendrai pas sur place avant deux
ou trois ans, autant donner le maximum, avec
sincérité. Le plus difficile est de faire en sorte
que les spectateurs s’abandonnent complète-
ment. Tout l’art est d’installer un univers et de
les faire voyager, afin que cela reste gravé dans
leur tête à jamais. On en revient à la gastro­-
nomie. Je n’oublierai jamais la mousse aux
­pétales de rose que j’ai mangée un jour en Bre-
tagne, ni le filet Waldorf de ma grand-mère, ma
madeleine de Proust à moi.
Le compositeur que vous êtes a-t-il
­toujours le complexe du non-musicien ?
Oui, même si, avec le temps, j’ai trouvé ma fa-
çon de faire de la musique, en chantant une sé-
quence dans ma tête, avant de la coucher sur
des accords de piano. Quelque part, je dois être
une « sorte » de musicien, mais je ne me consi-
dère toujours pas comme un « vrai » musicien,
capable de tirer des larmes avec des instru-
ments normaux. Cela fait pourtant trente ans
que je répète qu’une table de mixage est un
instrument de musique, dont la spécificité est
de composer une œuvre avec la musique des
autres. C’est assez paradoxal, j’en conviens.
Continuez-vous de fouiner, de chercher
des nouveaux sons ?
Plus que jamais. J’écoute à peu près entre 300
et 500 disques par jour. C’est une gymnastique
quotidienne. On m’envoie beaucoup de titres,
je fais aussi des recherches sur plein de blogs et
de plates-formes. Je suis un gros curieux, un
gros mangeur de disques. Je peux ainsi alimen-
ter la radio que j’ai créée sur Internet il y a vingt
ans, PBB, à partir de ma collection personnelle
de 60 000 vinyles. J’ai tout gardé, même les
cassettes que j’enregistrais à l’âge de 10 ans.
Comment avez-vous vécu le confinement,
synonyme de fermeture des discothèques
pendant presque deux ans ?
Cette période a fait resurgir des questions
que je me posais avant, en particulier à propos
des déplacements. L’avion, les attentes, les
transferts, tout cela me pèse. D’autant qu’avec
l’âge je suis maintenant obligé de dormir avant
de jouer, vu qu’on me programme toujours en
pleine nuit. A la suite du confinement, j’ai
­décidé de freiner la cadence. Le DJ globe-trot-
teur, c’est fini. Je vais me concentrer sur huit à
dix week-ends par an, en restant deux jours
dans la même ville, avec des sets très différents.
Je vais également arrêter les festivals pour me
produire dans des petites salles. Continuer à
jouer des « skeuds » est viscéral chez moi.
Avez-vous pensé arrêter la musique
avec la crise sanitaire ?
Non, mais j’ai développé un vrai rejet de la
techno pendant cette période. Cela ne m’était
­jamais arrivé auparavant. La techno a toujours
été, pour moi, une musique qui regarde vers le
futur. Le Covid-19 n’offrant aucune visibilité sur
l’avenir, la techno ne faisait plus sens. Je me suis
mis à écouter de la chanson, du rockabilly…
Peut-on être DJ toute sa vie ?
Tous les DJ de ma génération ont arrêté, je suis
le dernier. Est-ce bien pertinent d’approcher la
soixantaine et d’être encore derrière les plati-
nes ? Mon gamin a 20 ans et il commence à
jouer : n’est-ce pas à lui de prendre le relais ? Le
public reste jeune dans les clubs : je me rends
compte que je joue désormais pour les enfants
de mes copains. C’est très bizarre de voir un mec
de 57 balais faire danser des mômes. Ceci dit,
s’ils continuent de venir me voir jouer, c’est sans
doute que je suis encore en phase avec eux. Mais
jusqu’à quand ? Et si un nouveau genre musical
arrive, n’y a-t-il pas un risque de devenir obso-
lète ? L’élégance, chez un artiste, est de ne pas
passer du mauvais côté de la montagne. Je ne
me vois pas jouer Crispy Bacon [l’un de ses tubes]
sur un bateau de croisière. p
Propos recueillis par Frédéric Potet
 Idées
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023 | 27

Thomas B. Reverdy
D Veut-on former des lettrés,
ans quelques jours, une généra- Car ce qui n’arrivera jamais, ce qui n’est
tion de lycéennes et de lycéens, jamais arrivé, c’est que quelqu’un à qui
en recevant sa note au bac de on n’a jamais dit que les livres s’écrivent
français, quittera définitivement aujourd’hui, qu’ils parlent de nous, qu’ils

l’enseignement de la littérature. Il con-
vient donc de dresser le bilan de ce qu’ils
ont appris. En quoi consistent les pro-
grammes de français ? A quelle liste
d’œuvres et de notions a-t-on enchaîné
leurs professeurs, autrefois libres de
leurs choix, et aujourd’hui transformés
en simples répétiteurs d’un savoir qui
leur échappe ? Car la dissertation sur pro-
gramme, exercice hérité de l’agrégation,
empêche qu’on s’en écarte.
Sur douze œuvres au programme du
baccalauréat, seulement deux sont écri-
tes par des femmes, en attendant qu’Hé-
lène Dorion le rejoigne en 2024. Pas un
seul représentant de la francophonie.
Hormis Jean-Luc Lagarce, mort trop
jeune pour survivre au XXe siècle, l’écri-
vaine la plus récente est Colette, née il y a
cent cinquante ans. Pense-t-on que c’est
bien la preuve que c’est de la grande litté-
rature ? Le patrimoine, l’héritage. La
France éternelle. Qu’au moins, chaque
génération ait lu Victor Hugo, La Bruyère,
Balzac. Et que retiennent-ils de tout cela ?
Quels savoirs ? Quelles compétences ?
Anonner la succession des « mouve-
ments littéraires » esquissée à grands
traits, essentiellement Renaissance, clas-
sicisme, Lumières, réalisme, les idées,
puis les formes, comme aux temps glo-
rieux de la réforme de Gustave Lanson,
en 1880. Réussir à le faire sans même in-
terroger ces formes et cette histoire à
l’aune des enjeux actuels de la littérature.
Dresser le catalogue des figures de la
rhétorique, dont se moquèrent à peu
près tous les authentiques génies de la
langue, de Molière à Victor Hugo, juste-
ment. Le faire au fil d’explications de tex-
tes ligne à ligne, aussi desséchantes
qu’insensées.
Chercher désespérément le « message »
de l’auteur et la « morale » d’un texte ré-
duit à ses qualités argumentatives de
plaidoirie ou de démonstration, comme
si la littérature était un truc d’avocats et
d’hommes politiques.
Qu’attend-on de ces merveilleuses
qualités, de ces compétences rabâchées à
longueur d’explications de textes aussi
fastidieuses qu’idiotes ? Qu’ils y appren-
ou des lecteurs ?
Avant les résultats de l’épreuve de français du baccalauréat, l’écrivain
et enseignant dénonce la nature des programmes de littérature au lycée
qui empêche, selon lui, de donner le goût de la lecture
nent l’orthographe et un fond de culture
classique dont rien n’indique pourtant
qu’elle doive être le fondement de la cul-
ture tout court – sauf à vouloir n’en faire
qu’un outil de sélection, c’est-à-dire de
reproduction. Cela fonctionne de moins
en moins. Ce programme n’est patrimo-
nial que par euphémisme. En refusant à
la littérature de s’incarner dans des
auteurs vivants, de se comprendre à
l’aune des enjeux d’aujourd’hui, il est au
mieux conservateur, et plus certaine-
ment réactionnaire.
Là où la pensée s’écrit
Mais surtout, que ne font-ils pas, nos
chers jeunes gens, pendant qu’ils consu-
ment leurs jours en d’austères études ?
Que n’apprennent-ils pas ?
A être des lecteurs, assurément. Des
lecteurs et des lectrices, de celles qui
poussent la porte d’une bibliothèque ou
d’une librairie pour y flâner ou pour y
chercher conseil ou refuge ou pour
s’abreuver à ce qui reste une des princi-
pales sources du savoir et des représenta-
tions, à la fois la première pierre de notre
civilisation et la première industrie cul-
turelle de France : les livres. On n’ap-
prend pas à pousser la porte d’une bi-
bliothèque ou d’une librairie en faisant
de l’histoire littéraire et du commentaire
de figures de style.
On apprend à le faire en lisant et en
écrivant, comme disait Julien Gracq, pro-
fesseur lui aussi, et j’ajoute en lisant des
romans d’aujourd’hui. En écoutant des
interviews d’auteurs vivants. En en ren-
contrant, pourquoi pas ? Le Centre natio-
nal du livre fait beaucoup pour ça,
comme la Maison des écrivains et de la
littérature et les nombreuses associa-
tions soutenues par les directions régio-
nales des affaires culturelles.
On devient lecteur en lisant, il paraît
que c’est une cause nationale, mais en li-
sant de la littérature, c’est-à-dire de l’art,
c’est-à-dire une pratique, des enjeux. De
la littérature, c’est-à-dire de l’écriture. On
ne les fait plus écrire. S’exprimer. Créer,
jouer avec les mots. Découvrir la mer-
veille de cet art pauvre dont nous avons
tous appris les moyens à 6 ans, à l’âge où
lire et écrire vont ensemble, cet art dont
tous les mots sont dans le dictionnaire et
qu’on ne pratique plus. De la littérature,
c’est-à-dire de la littérature contempo-
On n’apprend pas
à pousser la porte
d’une bibliothèque
ou d’une librairie
en faisant du
commentaire de
figures de style
raine. L’autre, la classique, c’est autre
chose. Ça n’a de sens qu’interrogé par
aujourd’hui. Moi, elle m’intéresse aussi,
parce que j’ai d’abord accédé à la littéra-
ture, parce que je suis écrivain, parce que
je suis un lettré. Veut-on former des let-
trés ou des lecteurs ?
Des amis et des livres
Nous entrons dans une librairie parce
que nous savons que c’est la pensée qui
s’écrit là, dans les livres, et d’abord la
pensée de notre temps. Nous avons des
conversations, dans les dîners en ville,
sur le dernier Goncourt, le dernier
Houellebecq ou le dernier Despentes,
que sais-je, sur le dernier Prix Nobel
aussi, en France on en a trois vivants,
c’est assez rare tout de même, et c’est
­assez rassurant quant à la qualité de ce
qui s’écrit aujourd’hui. Ils sont très
­différents, Modiano, Le Clézio, Ernaux. Il
y en a pour tous les goûts, leur seul
point commun, c’est la rime. Dans l’édu-
cation nationale, c’est Molière, Voltaire,
Baudelaire.
Les élèves ont pourtant soif de com-
prendre le monde dans lequel ils vivent.
En réduisant la littérature au patrimoine,
en ne convoquant pas la littérature
d’aujourd’hui pour expliquer ce monde
avec ses outils, on se condamne. On ne
condamne pas que la littérature géné-
rale, qui compte de moins en moins de
lecteurs et de lectrices, on condamne
aussi la jeunesse, c’est-à-dire l’avenir, à
n’y rien comprendre.
explorent notre mystère et expliquent
notre monde, se réveille un jour, un di-
manche de pluie, à 45 ans, et qu’il ou elle
se dise : « Tiens, je vais aller dans une li-
brairie, acheter un roman, pour voir. »
Nous voulons toutes et tous, je crois,
que l’on continue à former des lecteurs,
des lectrices. Que cette histoire, que cette
culture, que cette civilisation continue
de se transmettre, et même, qu’elle se dé-
mocratise toujours plus, et qu’elle s’in-
vente encore. Ce ne sera possible que si la
littérature contemporaine entre de
plain-pied dans les programmes du ly-
cée, dans les programmes du bac.
Que l’on rétablisse l’écriture d’invention
ou créative, seule forme qui réponde un
tant soit peu à la question brûlante de la
littérature. Qu’on laisse les profs tenter de
transmettre leur amour de la lecture, de
l’écriture, des mots, qu’on les laisse don-
ner à ces 700 000 jeunes gens par an qui
passent le bac de français les clés de com-
préhension de notre monde, de sa repré-
sentation. Qu’on arrête de leur servir le
même enseignement stérile qu’en 1880.
Qu’on laisse l’histoire littéraire aux vade-
mecum de culture générale des premiè-
res années de fac – il en faut aussi. Les
analyses de style et leurs figures de rhéto-
rique aux anciennes querelles. La disser-
tation sur œuvre, au programme de
l’agrégation. Qu’on arrête le massacre.
Les profs en souffrent. Les auteurs et les
autrices en souffrent. La littérature en
souffre. L’intelligence en meurt.
Rendons les jeunes à la lecture. Au plai-
sir du texte. Aux jeux de l’écriture. Le ly-
cée est un endroit merveilleux où l’on
rencontre des amis et des livres. Le der-
nier où l’on peut leur donner ce goût. On
voulait un sanctuaire, pas une citadelle. p
Thomas B. Reverdy est écrivain,
agrégé de lettres et enseigne
en Seine-Saint-Denis. Son dernier
­roman, « Climax », est paru
chez Flammarion en 2021

Andreas Malm Le gouvernement français veut faire

de moi le gourou des Soulèvements de la Terre
Mis en cause par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin,
– comme je respecte, par exemple,
dans le décret de dissolution de la coordination écologiste, l’auteur les militants allemands d’Ende
suédois de « Comment saboter un pipeline » fait part de sa stupeur Gelände –, nous ne sommes pas
particulièrement liés et nous ne
face aux accusations de « terrorisme intellectuel » dont il est l’objet sommes même pas d’accord sur
de nombreux points d’analyse ou
ambitieuses, et que cela a souvent
été couronné de succès. Mon pro-
pos est simplement d’ouvrir un
débat exigeant sur la légitimité
d’actions de désobéissance, no-
tamment sur des sites-clés de l’in-
Mais il est vrai que Comment sa-
boter un pipeline met en évidence
quelque chose qui glace le sang
des tenants de l’ordre existant :
s’ils entendent laisser intact le
système en place, il y a toutes les

H
onnêtement, je ne sais pas
si je dois rire ou pleurer,
ou les deux en même
temps.
Il apparaît qu’au milieu d’une
vague de répression instiguée par
l’Etat français à l’encontre des mi-
litants écologistes (qui s’inscrit
dans une escalade autoritaire
beaucoup plus vaste menée par le
président Macron et ses alliés),
mon livre Comment saboter un
pipeline (La Fabrique, 2020) a été
cité dans un décret de dissolu-
tion : il serait à l’origine de tous
les « désordres » attribués aux
luttes environnementales dans la
période récente.
Le gouvernement français veut
dissoudre Les Soulèvements de la
Terre, qui ont joué un rôle déter-
minant dans plusieurs grandes
mobilisations écologistes ces der-
nières années, et tout dernière-
ment contre le projet insensé et
funeste de mégabassines à Sain-
te-Soline (Deux-Sèvres), dans
l’ouest de la France. Pour donner
l’impression que ce réseau mili-
tant est en réalité un groupement
de dangereux terroristes, l’Etat
français a dû inventer un gourou,
un maître à penser qui aurait par
avance théorisé leur passage à
l’acte. De façon flatteuse mais
grotesque, il semblerait que le
pouvoir ait jeté son dévolu sur un
universitaire suédois qui, contrai-
rement à Ted Kaczynski, ne vit
Mon propos
est simplement
d’ouvrir
un débat
exigeant sur
la légitimité
d’actions de
désobéissance
pas dans une cabane isolée pour
fabriquer des bombes artisanales.
Voilà qui manque cruellement
d’imagination…
Tactique plus ambitieuse
Tout observateur raisonnable
pourra juger combien cette dé-
marche est maladroite et gros-
sière. Tout d’abord, mon livre a été
publié en France il y a trois ans. Il a
été traduit en dix langues et a ré-
cemment inspiré un thriller hol-
lywoodien (Sabotage, par Daniel
Goldhaber). Je suis venu à plu-
sieurs reprises discuter du livre en
France autour d’événements de
lancement, d’interviews, etc. Dans
cette période, ni moi ni mon édi-
teur n’avons été soupçonnés ou
accusés de quoi que ce soit d’illé-
gal. Si le livre était si provocateur
et dangereux que le décret le
laisse entendre, les services de po-
lice auraient donc mis trois ans
pour lire et assimiler ses quelque
200 pages (en petit format) ?
Par ailleurs, si je respecte et ad-
mire Les Soulèvements de la Terre
de perspectives. Ces camarades
seraient les premiers à dire qu’ils
rejettent mon orientation trots-
kiste old school, mon étatisme,
mon hostilité à l’anarchisme, et
ainsi de suite. L’idée que mon livre
serait une bible pour eux est
donc, pour être très honnête, une
ânerie et une marque de mépris.
Comment saboter un pipeline
est une contribution à un débat
plus large au sein du mouvement
écologiste, qui a été amené à se
poser des questions difficiles sur
ce qu’il est urgent de faire dans
une situation où les effets du
changement climatique s’intensi-
fient et s’accélèrent, mais où les
Etats hégémoniques sont déter-
minés à agir de façon minimale
ou à ne pas agir du tout. Je fais va-
loir que tous les mouvements
ayant provoqué des changements
sociaux de grande ampleur – des
suffragettes et des mouvements
anticoloniaux jusqu’au mouve-
ment des droits civiques dans les
années 1960 et au-delà – ont,
dans certaines circonstances, eu à
mettre en place des tactiques plus
frastructure et de la logistique du
capitalisme fossile. Et soyons
clairs ici, je parle de propriété,
d’objets matériels, pas de person-
nes – je n’ai jamais prôné la vio-
lence contre des individus ou des
groupes. On peut rejeter ou criti-
quer les raisonnements du livre,
mais il est proprement stupéfiant
que ces propositions relative-
ment modestes soient mainte-
nant qualifiées de « terrorisme in-
tellectuel » ou d’« actions extrêmes
allant jusqu’à la confrontation
avec les forces de l’ordre » par le
ministre français de l’intérieur,
Gérald Darmanin.
Désarmer le capitalisme fossile
En réalité, le livre n’est pas très
original : il existe aujourd’hui de
très nombreux ouvrages qui ana-
lysent les catastrophes à venir
liées au changement climatique
et au désastre écologique. Dans
ce contexte, je suis loin d’être le
seul auteur à soutenir que nous
devons désactiver rapidement et
de manière décisive l’infrastruc-
ture des combustibles fossiles.
raisons d’imaginer que les mou-
vements de masse prendront
eux-mêmes en charge le « désar-
mement » du capitalisme fossile
– ce qui n’est rien d’autre qu’un
geste d’autopréservation de
grande ampleur.
Le capitalisme fossile nous con-
duit à toute vitesse vers le préci-
pice. Quelqu’un doit tirer le frein
d’urgence. Si les gouvernements
ne le font pas, le reste d’entre
nous le fera. p
Andreas Malm est maître
de conférences en géographie
humaine en Suède. Il est
l’auteur, aux éditions La Fabri-
que, de « L’Anthropocène con-
tre l’histoire » (2017), « Com-
ment saboter un pipeline »
(2020), « La Chauve-Souris et
le Capital » (2020), « Fascisme
fossile » (avec le Zetkin Collec-
tive, 2020) et « Avis de tem-
pête » (à paraître en octobre)

28 | Idées
Elisabeth Laville et Annabelle Richard
Agir localement pour réussir
la transition énergétique
Les deux expertes de l’économie
des territoires montrent que les collectivités
ont les moyens de substituer
les émissions importées par une production
locale bas carbone plus efficiente
L
a France ne parvient pas à tenir
ses engagements climatiques et
peine à réduire ses émissions de
gaz à effet de serre à un rythme
suffisant au vu de ses objectifs à
l’horizon 2030. Et si, pour agir
au-delà des comportements individuels
et en complément des stratégies natio-
nales et européennes, nous explorions
un nouvel échelon, celui des territoires ?
Ceux-ci offrent en effet un champ d’ac-
tion aujourd’hui inexploité : la réduction
des émissions importées.
C’est ce que révèle l’empreinte carbone,
une métrique qui, malgré des travaux
scientifiques récents, reste la grande ab-
sente des feuilles de route climatiques des
territoires. L’empreinte carbone de la
France est en effet de 42 % supérieure à la
quantité de gaz à effet de serre émise sur
son propre territoire. Avec la vague de dé-
sindustrialisation que connaît le pays de-
puis les années 1970, la part des émis-
sions importées dans l’empreinte car-
bone de la France est passée de 39 %
en 1995 à 49 % en 2019, avant de redescen-
dre très légèrement.
Les politiques économiques et climati-
ques, en ne considérant que les émis-
sions domestiques, ne s’intéressent qu’à
la moitié du problème. Et se privent ainsi
d’au moins la moitié des solutions.
La diminution de l’empreinte carbone
va donc dépendre de la capacité du terri-
toire à répondre localement à ses be-
soins, en substitution à des importations
à fort impact. Or, rapportée au nombre
d’habitants, cette empreinte varie forte-
ment d’une région à l’autre, oscillant en-
tre 8,1 et 9,6 tonnes par habitant et par an
– bien loin, dans tous les cas, des 2 tonnes
communément considérées comme le
seuil de soutenabilité à l’horizon 2050.
L’Ile-de-France est la région où elle est
la plus élevée. Dépendant fortement des
importations pour répondre à son ali-
mentation et à ses produits du quoti-
dien, elle atteint 9,63 t CO2 par habitant,
dont 78 % « importés » (35 % des autres
régions, 43 % de l’étranger). Le Grand-Est,
la Bourgogne-Franche-Comté et le Cen-
tre-Val de Loire, eux aussi très dépen-
dants des importations, ont une em-
preinte carbone supérieure à la
moyenne nationale.
Une performance climatique
inégale selon les régions
Hauts-
de-France
Normandie
IDF
Bretagne
9,63
Pays
de la Loire Centre-
Val de Loire
Empreinte carbone Nouvelle-
par habitant, en 2019, Aquitaine
en tonnes équivalent
CO2 par habitant
de 8,15 à 8,40
Occitanie
de 8,41 à 9,20
8,15
de 9,21 à 9,50
de 9,51 à 9,63
agricoles (dont 70 % des émissions sont
liées à l’élevage), la construction des bâti-
ments (avec un impact important de la
production des matériaux, notamment
du ciment) et les équipements du quoti-
dien (produits électroniques, mobilier et
textiles en particulier).
Dans le cas de la mobilité des ménages,
par exemple, 55 % des émissions de CO2
sont liées à la combustion des moteurs
A l’inverse, les régions Pays de la Loire diesel ou à essence sur le territoire lui-
et Bretagne montrent une meilleure per- même, mais le solde est émis à l’autre
formance. L’Occitanie se hisse en pre- bout du monde pour raffiner et trans-
mière place du classement des régions porter le carburant, ou encore pour ex-
les moins émettrices, puisqu’elle com- traire et fondre les métaux qui constitue-
bine des émissions territoriales plus fai- ront les habitacles des véhicules.
bles et des émissions importées dans la Si l’on souhaite réduire les émissions
moyenne. A titre d’exemple, un habitant importées, trois stratégies complémen-
de la région Occitanie va émettre moitié taires sont à déployer par les politiques
moins d’émissions importées qu’un publiques.
Francilien pour satisfaire sa consomma- La première est de faire en sorte que nos
tion alimentaire, et 30 % de moins pour importations soient moins carbonées, ce
sa consommation courante (médica- qui, concrètement, consiste à mettre en
ments, textiles). place des mécanismes d’ajustement car-
bone aux frontières, afin d’envoyer un si-
Offre alternative gnal prix au consommateur et de l’orien-
Les régions présentant l’empreinte car- ter progressivement vers l’achat de pro-
bone la plus basse combinent trois ca- duits bas carbone. Mais cette stratégie,
ractéristiques : un revenu – et donc un qui se joue à un niveau communautaire
niveau de consommation – médian plus et dans le temps long des négociations in-
élevé, un mix énergétique peu carboné ternationales, se doit d’être complétée
grâce notamment à la production par des initiatives plus locales.
d’énergies renouvelables et à des mobili- La deuxième stratégie consiste à ré-
tés bas carbone, et enfin – et c’est certai- duire les émissions « à la source », en di-
nement le grand absent des politiques minuant la demande sur certains pro-
climatiques actuelles – un tissu écono- duits fortement émetteurs – carburants
mique local suffisamment dense et di- fossiles, viande, bâtiments en béton ou
versifié pour permettre des échanges en- en acier, véhicules automobiles – à tra-
tre acteurs locaux qui limitent le recours vers des politiques de sobriété. Une telle
aux importations. stratégie cherchera à agir directement sur
Comment réduire les émissions im- les modes de vie et touche donc des su-
portées de nos régions ? Celles-ci se ré- jets sensibles : libertés individuelles,
partissent généralement en quatre pos- choix de consommation, équité sociale.
tes principaux : la mobilité (raffinage des Elle doit pour cette raison s’accompagner
produits pétroliers et production des vé- d’un véritable débat public sur les équili-
hicules), les produits agroalimentaires et bres à trouver entre les limites planétai-
res et un certain niveau de vie pour tous.
La troisième stratégie, que nous dé-
taillons plus bas, vise à substituer aux
émissions importées une production lo-
cale bas carbone, parce que moins
­consommatrice d’énergie (grâce à un be-
Les politiques soin de transport réduit et à des symbio-
ses industrielles permettant de réduire
économiques l’intensité énergétique par euro produit),
reposant sur un mix énergétique peu
et climatiques, carboné (grâce au nucléaire et aux éner-
en ne considérant gies renouvelables).
Pour cela, encore faut-il disposer d’une
que les émissions offre locale alternative aux produits im-
portés, ce qui n’est pas aujourd’hui le cas
domestiques, ne sur de nombreux secteurs, comme l’ont
s’intéressent qu’à montré les ruptures d’approvisionne-
ment subies par la France lors de la crise
la moitié du problème sanitaire ou de la guerre en Ukraine.
Part des importations du reste de la France
et de l’étranger dans l’empreinte carbone, en 2019,
en %
Ile-de-France 78
Bretagne 68
Grand-Est Occitanie 67
Centre-Val de Loire 67
Provence-Alpes-Côte d’Azur 66
Bourgogne-
Franche-Comté Hauts-de-France 66
Grand-Est 66
Bourgogne-Franche-Comté 65
Auvergne-
Rhône-Alpes Pays de la Loire 64
Auvergne-Rhône-Alpes 63
Provence-Alpes- Normandie 63
Côte d’Azur Corse 59
Nouvelle-Aquitaine 57
Source : Réduire notre empreinte carbone, Utopies, Note de position
Corse « L’économie locale : un nouveau levier pour l'action climatique »
Cette stratégie résonne fortement avec
l’objectif de réindustrialisation affiché
par les pouvoirs publics en France ou à
l’échelle européenne et lui donne de
nouvelles perspectives.
Comment remplacer nos importations
par une production locale et moins car-
bonée ? Comment donner plus de place
au développement économique lo-
cal dans les stratégies climatiques des ter-
ritoires ? Celles-ci ne peuvent plus se résu-
mer à la rénovation des bâtiments ou à
des centrales à hydrogène. Les collectivi-
tés ont dans leurs mains de puissants le-
viers pour agir sur les émissions impor-
tées – politiques foncières, outils d’ani-
mation économique, investissements
industriels… – qui ont toutes les chances
de générer des logiques gagnant-gagnant,
pour le territoire et pour le climat.
La création d’une offre locale et bas car-
bone est porteuse de retombées sociales
et économiques prometteuses : redyna-
misation de territoires frappés par la dé-
sindustrialisation, création d’emplois
durables, renforcement du lien social, ré-
silience accrue du territoire face aux
chocs, compétitivité des entreprises lo-
cales dans un monde où émettre du car-
bone coûtera de plus en plus cher…
Réciproquement, une économie locale
pensée selon les principes de l’efficience,
des synergies industrielles, de la coopéra-
tion et de la circularité permet de réduire
les émissions pour produire une même
quantité de biens ou de services. Des tra-
vaux de modélisation menés sur le
comté d’Allegan, dans le Michigan, mon-
trent que la relocalisation, lorsqu’elle pro-
pose une production alternative dans des
territoires plus diversifiés, des synergies
énergétiques évitant de transformer les
émissions importées en émissions loca-
les équivalentes, permet de réduire de
70 % les émissions totales pour satisfaire
le même niveau de consommation (Et si
l’antidote à la crise climatique était la di-
versité économique ?, Arnaud Florentin,
Editions de l’Aube, à paraître le 22 août).
Efficience et agilité
S’il souhaite substituer à ses importa-
tions une production locale, le territoire
devra cibler ses efforts sur les postes qui
pèsent le plus lourd dans son empreinte
carbone. Cela signifie que les priorités
d’innovation et de développement in-
dustriel ne doivent pas se limiter aux
énergies vertes, mais pousser des offres
locales et bas carbone dans l’ensemble
des secteurs de la vie et de la consomma-
tion quotidienne : déplacements, bâti-
ments, alimentation, équipements.
La bonne nouvelle, c’est que nous ne
partons pas d’une page blanche : chaque
territoire dispose d’un capital, de compé-
tences, mais aussi d’outils de production
qui offrent un potentiel de redéploie-
ment insoupçonné vers ces nouvelles ac-
tivités. Les stratégies climatiques de cha-
que région, de chaque département ou
métropole doivent donc s’appuyer sur
ces opportunités, mettre en réseau les ac-
teurs économiques et accompagner leur
diversification. Bref, en soutenant ce
qu’il convient d’appeler un « nouvel en-
trepreneuriat climatique ».
Car, pour reprendre les mots de Satish
Kumar, fondateur du Schumacher Col-
lege au Royaume-Uni, « la crise climati-
que est le symptôme, pas le problème » :
elle nous force à nous interroger sur le
manque d’efficience de notre économie
et, ce faisant, lance un défi aux entrepri-
ses. Comment repenser nos modèles
économiques pour inventer une nou-
velle façon d’entreprendre, réajustée au
monde, qui se conçoive dans, et non en
dehors, du vivant ?
Bien plus que d’un simple accompa-
gnement à la performance énergétique,
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
les entreprises ont désormais besoin
d’être guidées vers plus d’efficience,
d’agilité, et vers de nouveaux modè-
les d’affaires climatiques. Elles cherchent
à renouveler leur proposition de valeur,
à innover pour réduire radicalement les
émissions. On pense aux marchés liés à
la « transition », à la circularité (via le
réemploi de pièces de maintenance in-
dustrielle, comme proposé par la place
de marché Kheoos), à la valorisation des
bioressources et à la révolution du « par-
tage B2B » entre les entreprises, chère à
l’économiste Navi Radjou.
Développer une offre locale bas car-
bone est une condition nécessaire mais
non suffisante, puisque rien ne garantit
que les acteurs économiques du terri-
toire se tourneront spontanément vers
MÉTHODOLOGIE
L’empreinte carbone part de ce
qui est non pas produit, mais
­consommé dans un territoire
pour mesurer la totalité
­des émissions de CO2, en intégrant
aussi celles qui ont lieu hors
­du territoire, le long des chaînes
de production internationales.
Pour comprendre l’empreinte
­carbone de la France et de chacune
­de ses régions, il est nécessaire
de comptabiliser :
1. les émissions émises sur place,
à la fois directement par les ménages
(principalement par les véhicules
et pour le chauffage des logements)
mais aussi par les administrations
et les entreprises pour répondre
à la consommation intérieure
(par exemple, la production agricole
et la transformation industrielle
non destinées à l’export) ;
2. les émissions générées hors
­du territoire, liées aux importations
nécessaires pour satisfaire
­la consommation locale, soit
­des ménages (par exemple, une
automobile provenant d’Allemagne),
soit du tissu industriel national
(par exemple, de la viande bovine
­importée des Pays-Bas pour être
transformée dans une usine
­française en sauce bolognaise, ­vendue
dans ­un supermarché en France).
Le calcul des émissions directes
des ménages et de la production
­domestique s’appuie sur les
­inventaires d’émissions de gaz à effet
de serre nationaux et territoriaux
­élaborés par le Centre
­interprofessionnel technique
­d’études de la pollution
­atmosphérique et les observatoires
régionaux climat-air-énergie.
­Le modèle d’analyse entrées-sorties
Locanomics, développé par le
­cabinet de conseil Utopies, permet
de décomposer la consommation
­nationale et régionale, et de
­déterminer la part d’importations
avec les émissions associées, à
­chaque étape de la chaîne de valeur.
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023 Idées | 29

La chronique
de Dominique Méda

Décomposition de l’empreinte carbone de la France

Changement climatique,
par postes de consommation, en 2017,
en tonnes équivalent CO2 par habitant (tCO2e/hab.)
Part des émissions importées, en %
paralysie politique

Le défi climatique
offre aux
collectivités locales
un champ d’action
qui dépasse
les compétences
actuellement
mobilisées
elle. Il faut donc, c’est un deuxième chan-
tier, faire se rencontrer les acteurs éco-
nomiques, par la mise en réseau et la
création d’écosystèmes locaux, en fai-
sant de l’achat public un moteur de l’éco-
nomie locale bas carbone, ou encore en
encourageant, via des labels territoriaux,
les habitants à une consommation lo-
cale et responsable.
Nouveau champ d’action
C’est par exemple l’esprit de l’initiative
lancée par l’agence de développement
économique de la ville de Göteborg, le
Gothenburg Climate Partnership, qui,
en faisant se rencontrer entreprises et
acteurs locaux – experts, organismes de
recherche – autour d’un même défi cli-
matique, permet de faire émerger des
45 %
Déplacements
2,8 tCO2e/hab.
45 %
9,5 tCO2e/hab.
Autres services
0,7 tCO2e/hab. 60 %
52 %
Administration, santé, etc.
0,8 tCO2e/hab.
Source : Réduire notre empreinte carbone
Utopies, Note de position « L’économie locale : un nouveau levier pour l'action climatique»
solutions industrielles, ensuite incubées
et essaimées à l’échelle de la ville.
Une production plus intense, des
échanges plus denses : si une nouvelle
économie doit se déployer sur les ter­-
ritoires, il sera nécessaire d’adapter les
infrastructures, foncières, logistiques et
énergétiques qui la portent. C’est un
troisième chantier. L’aménagement du
territoire doit faire la part belle à la
­mutualisation de ressources ou de
­services et offrir de l’espace aux acti­-
vités industrielles de la nouvelle éco­-
nomie climatique.
Le défi climatique offre aux collectivi-
tés locales un champ d’action qui dé-
passe les compétences actuellement
mobilisées pour agir sur leurs propres
émissions de gaz à effet de serre. Cette
P
ourquoi les gouvernements réagis-
sent-ils si peu alors que les preuves
scientifiques de l’existence d’un Dominique Méda
36 % dysfonctionnement majeur du sys- est professeure de
tème Terre s’accumulent ? Le 31 mai, la re- sociologie et direc-
Habitat vue Nature a publié les ­résultats d’une trice de l’Irisso ­
2,2 tCO2e/hab. étude (« A just world on a safe planet : First (université Paris-
study quantifying Earth System Bounda- Dauphine-PSL)
France ries », Potsdam Institute for Climate Im-
pact Research) éla­borée par une commis-
sion scientifique internationale, réunis-
sant plus de quarante chercheurs du monde entier, qui alertait
46 % dans des termes très inquiétants : « L’homme prend des risques co-
lossaux pour l’avenir de la civili­sation et de tout ce qui vit sur Terre. »
Alimentation Et pourtant, en France, au lendemain de la publication de l’im-
2,1 tCO2e/hab. portant rapport Pisani-Ferry - Mahfouz sur « Les incidences éco-
82 % nomiques de l’action pour le climat », dans lequel sont notam-
Equipements
ment proposées deux mesures permettant de financer les
0,9 tCO2e/hab. ­investissements nécessaires à la transition écologique – endet-
tement et impôt exceptionnel sur les plus aisés –, plusieurs
­ministres étaient dépêchés dans les médias pour indiquer que
ni l’une ni l’autre n’étaient envisageables. Les autres Etats ne
font pas mieux, pas plus que les instances internationales : « La
réponse collective du monde face au réchauffement climatique
ambition climatique porte en elle une est pitoyable », a dénoncé le secrétaire général de l’ONU,
vision renouvelée de l’économie des ter- ­Antonio Guterres, le 15 juin lors d’une conférence de presse.
ritoires, mais aussi un récit plus enthou- Comment expliquer un tel aveuglement ?
siasmant, qui permet de faire converger Doit-on incriminer les résistances à la science ? Le climatoscepti-
emploi local, innovation, coopération et cisme est loin d’avoir disparu, dans notre pays comme ailleurs. On
résilience. Tout en faisant atterrir, dans trouve encore – diffusées certes plus discrètement qu’auparavant
la vie réelle et près de nous, les enjeux mais de manière tout aussi affirmée – des expressions publiques
planétaires qui nous condamnent à défendant les idées suivantes : le réchauffement actuel est un phé-
l’impuissance si on les considère de ma- nomène naturel qui n’a rien à voir avec l’activité humaine ; les
nière trop globale. p ­affirmations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évo-
lution du climat (GIEC) sont des mensonges issus des manipula-
tions des démocrates américains ; les politiques découlant des
­travaux du GIEC seraient dramatiques parce qu’elles anéanti-
raient nos industries et nos emplois. Peu de gouvernements se
risquent néanmoins à adopter officiellement ces allégations.
Elisabeth Laville et Annabelle
Richard sont respectivement fonda- Construire des alternatives
trice et directrice du cabinet de conseil Il existe cependant d’autres formes de résistance à la science,
en développement territorial Utopies moins frontales et plus subtiles, auxquelles les gouvernements
peuvent prêter une oreille plus attentive et que les scientifiques
eux-mêmes peuvent alimenter. On pense ici aux stratégies des
lobbyistes dévoilées par Naomi Oreskes et Erik Conway dans Les

Cyril Cassagnaud et Alexandre Schulz

Marchands de doute (Le Pommier, 2012) et par les travaux de
sciences sociales consacrés à l’agnotologie, c’est-à-dire à la
­manière dont l’ignorance peut être produite à des fins de mani-
pulation (voir par exemple Les Gardiens de la raison, Stéphane

Les territoires en quête

Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, La Découverte, 2020).
Certains économistes eux-mêmes ont alimenté la procrastina-
tion des gouvernants en s’intéressant exclusivement au coût en
points du PIB d’un réchauffement de plusieurs degrés et en pro-

de gouvernance... et de financement
Le haut fonctionnaire territorial et l’élève tranchée, il est certain que les col-
fonctionnaire proposent de décliner lectivités territoriales auront un
rôle à jouer car elles portent 55 %
la planification écologique nationale de l’ensemble de l’investissement
public. Selon l’Institut de l’écono-
en fonction des spécificités locales, grâce mie pour le climat, les collectivités
notamment à des budgets spéciaux devront augmenter les investisse-
ments annuels en faveur du cli-
ques en fonction de leurs compé-
tences et des secteurs d’activité
concernés. Par exemple, la res-
ponsabilité de la transition du sec-
teur du bâtiment reposerait sur
les intercommunalités. Le corol-
laire serait la hausse et la pérenni-
sation de moyens budgétaires
duisant ainsi une science « hors-sol »,
au sens propre du terme, comme le
Il est naïf dénonce par exemple l’économiste
Steve Keen (« What economists get
de penser que wrong about climate change », 9 no-
vembre 2021)
les travaux des Le dysfonctionnement entre
climatologues science et politique peut aussi s’ex-
pliquer par l’absence de familiarité
vont déclencher des dirigeants avec la méthode, le
raisonnement et les résultats scien-
les décisions tifiques, mais aussi avec les savants
qui s’imposent eux-mêmes. Nos dirigeants n’ont
pour la plupart pas eu de formation

L’
objectif de la planification
écologique, dont le cadre
général a été présenté fin
mai par la première minis-
tre, Elisabeth Borne, est d’atté-
nuer rapidement nos émissions
de gaz à effet de serre, tout en an-
ticipant les conséquences du dé-
règlement climatique. Pour être
effective, cette planification de-
vra se décliner dans les territoires
en fonction de leurs spécificités,
et avec les collectivités territoria-
les en fonction de leurs compé-
tences. La territorialisation de la
planification semble faire con-
sensus, que l’on pourrait résumer
par la maxime « penser global,
agir local ». Mais trois grandes dif-
ficultés doivent être surmontées.
Premièrement, il s’agit d’assu-
rer une déclinaison ambitieuse
des orientations nationales dans
les stratégies territoriales. Selon
l’Ademe, sur les 753 intercommu-
nalités qui doivent réaliser un
plan climat-air-énergie territorial
(PCAET), 52 % l’avaient adopté en
avril. De plus, l’Assemblée des
communautés de France a mon-
tré, en 2020, que seul un PCAET
sur dix a un objectif égal ou plus
ambitieux que l’objectif national
de neutralité carbone en 2050,
soit une diminution des émis-
sions de 82 % en 2050 par rapport
à 2015. Cela peut s’expliquer en
partie par un manque de forma-
tion des élus locaux aux enjeux
environnementaux et par des
­capacités d’ingénierie publique
contraintes, notamment dans les
petites collectivités.
Deuxièmement, la mise en
œuvre opérationnelle des straté-
gies territoriales se heurte au
manque d’instance de gouver-
nance territoriale traitant opéra-
tionnellement et collectivement
des enjeux environnementaux,
sauf pour certaines thématiques
comme la gestion de l’eau à tra-
vers les comités de bassin. Au
­niveau régional, les conférences
territoriales de l’action publique
sont des instances intéressantes
mais l’usage a montré que leur
bon fonctionnement dépend de
l’histoire et des volontés de coo-
pération propres à chaque région.
Troisièmement, la mobilisation
des finances locales est encore
­insuffisante pour accélérer les
­investissements. Tous secteurs
confondus, ils devront atteindre
66 milliards d’euros par an d’ici à
2030 pour réussir la transition cli-
matique, selon le rapport de Jean
Pisani-Ferry et Selma Mahfouz. Si
la répartition de ce volume
d’investis­sement entre acteurs
privés et publics n’est pas encore
mat de 5,5 milliards actuellement
à 12 milliards par an.
Or, le système de financement
des collectivités locales n’est pas à
la hauteur. A la déconnexion
croissante entre les produits fis-
caux, les territoires et les compé-
tences exercées, s’ajoute le man-
que de lisibilité et de prévisibilité.
A titre d’exemple, la logique d’ap-
pels à projets de l’Etat, comme le
« Fonds vert », doté en 2023 de
2 milliards d’euros à destination
des collectivités, ne permet pas de
pérenniser les financements de
manière pluriannuelle. Toutefois,
l’anticipation est nécessaire pour
planifier des investissements.
Subsidiarité et différenciation
La hausse de la masse salariale, de
l’inflation et des taux d’intérêt
pourrait contraindre les collecti-
vités à rechercher des économies
budgétaires plutôt qu’à mainte-
nir, et a fortiori augmenter, les
dépenses pour la transition éco-
logique. Deux principes de-
vraient dès lors guider la territo-
rialisation de la planification éco-
logique : la subsidiarité et la
différenciation.
La subsidiarité permettrait d’af-
finer la déclinaison territoriale des
chantiers nationaux de la transi-
tion. Des rôles de chefs de file se-
raient attribués aux entités publi-
spécifiques pour accélérer les in-
vestissements locaux et renforcer
l’expertise dans les collectivités.
La différenciation tiendrait
compte des spécificités des terri-
toires car les conséquences du dé-
règlement climatique et les ré-
ponses à apporter ne seront pas
uniformes. La répartition des ef-
forts entre les territoires tiendrait
compte des spécificités géogra-
phiques et des efforts fournis
dans le passé. Des instances terri-
torialisées nouvelles produiraient
des diagnostics partagés pour ter-
ritorialiser les conséquences des
crises. Elles permettraient de faire
émerger de nouveaux modèles de
développement territorial dans
une logique de coopération de
l’ensemble des acteurs locaux où
la logique de coopération en fa-
veur de l’environnement rempla-
cera celle de compétition au nom
de l’économie. p
Cyril Cassagnaud est haut
fonctionnaire territorial en
charge de la transition écologi-
que dans un département ;
Alexandre Schulz est élève
fonctionnaire à l’Institut natio-
nal du service public
scientifique, et aucune instance ne
leur permet de bénéficier d’une communication régulière et
éclairante des résultats des travaux scientifiques.
Mais il est naïf de penser que les travaux des climatologues
vont déclencher les décisions politiques qui s’imposent. Dans
leur ouvrage Gouverner le climat. Vingt ans de négociations inter-
nationales (Les Presses de Science Po, 2015), Amy Dahan et
­Stephan Aykut ont montré que le consensus scientifique ne suf-
fisait pas à engendrer des décisions politiques significatives. Les
gouvernements et le public doivent s’approprier les résultats
scientifiques. Pour y parvenir, de nombreuses médiations sont
nécessaires, de même qu’un autre type d’expertise, visant non
plus seulement à alerter, mais à définir des trajectoires et à éva-
luer le respect de celles-ci. Nous manquons cruellement d’en-
ceintes où cette appropriation et la coconstruction de politiques
concrètes, soutenues par des scénarios précis, pourraient être
­organisées. La convention citoyenne pour le climat a joué ce rôle,
mais la réaction du gouvernement a mis un terme, au niveau
­national, à ce genre de processus pourtant essentiel.
C’est donc désormais ailleurs que semblent se construire ces
­alternatives au modèle actuel de développement produites par
de nouvelles configurations d’acteurs mêlant scientifiques et
politiques : dans les cercles de réflexion, les associations et les
ONG, mais surtout dans les villes. Paris vient ainsi d’adopter un
ambitieux projet de Plan local d’urbanisme bioclimatique. Il
prévoit notamment que les règles d’examen des demandes de
permis de construire soient modifiées, de manière que des exi-
gences environnementales s’appliquent à l’ensemble des pro-
jets du territoire. Les nouveaux projets devront respecter les
­objectifs quantifiés fixés en matière de biodiversité, de perfor-
mance énergétique et de mixité sociale.
De même, la ville de Lyon, lauréate du programme « 100 villes
climatiquement neutres » de la Commission européenne, a lancé
une démarche construite avec les acteurs du territoire, destinée à
fédérer les initiatives climatiques locales. Elle s’apprête à engager
les investissements exigés par les nécessaires transformations.
L’Etat gagnerait à s’inspirer de ces démarches courageuses. p

30 | 0123
Humanités | chronique
par Phi l ip pe Be rnar d
Les migrations,
affaires étrangères
L’
immigration est une
question bien trop sé-
rieuse – et complexe –
pour être laissée aux
seuls politiques quand ils en cari-
caturent les réalités et les enjeux
pour tenter de se hisser au pouvoir
en bernant l’opinion. Le succès, à
droite et jusqu’auprès d’Edouard
Philippe, de l’idée de dénoncer
l’accord de 1968 sur l’entrée, le sé-
jour et l’emploi des Algériens en
France, en est le dernier exemple
en date. L’idée est tout sauf neuve
– le texte a déjà été renégocié trois
fois, avec trois avenants en 1985,
en 1994 et en 2001, et sa remise en
cause est un serpent de mer. Mais
elle présente toutes les caractéris-
tiques de la bombe à fragmenta-
tion politique, en plein forcing de
la droite et l’extrême droite pour
durcir le projet de loi sur l’immi-
gration finalement relancé par le
gouvernement.
Détaché de sa – longue – histoire,
l’accord en question apparaît
comme une anomalie : il a pour
conséquence de faire échapper les
immigrés algériens au droit com-
mun des lois françaises sur les
étrangers pour les soumettre à des
dispositions négociées par les
deux Etats. Des Algériens « privilé-
giés » ! S’agissant de la première
communauté étrangère vivant en
France (887 000 personnes), la for-
mule tient de la provocation, alors
que la rancœur à l’égard de l’an-
cienne colonie continue, plus de
soixante ans après l’indépen-
dance, à alimenter les discours
hostiles à l’immigration. Au mo-
ment aussi où l’Algérie use de
l’arme migratoire, en refusant de
réadmettre ses ressortissants vi-
sés par une obligation de quitter le
territoire français.
Un double contresens
Xavier Driencourt, l’ancien am-
bassadeur de France en Algérie qui
a relancé le débat sur l’accord de
1968, commet un double contre-
sens, historique et juridique. Con-
trairement à ce qu’il prétend, le
texte, loin d’avoir été conçu pour
favoriser les Algériens, a été négo-
cié par Paris pour en limiter l’af-
flux – un quota de 35 000 par an
était fixé – à un moment où la
France désirait diversifier les origi-
nes de sa main-d’œuvre immi-
grée. Surtout, il s’agit de rééquili-
brer un tant soit peu les accords
d’Evian de 1962 dont l’une des
clauses essentielles – le maintien
de la libre circulation entre les
deux pays – a été doublement ba-
layée par l’histoire : tandis que les
Français d’Algérie ont été expul-
sés, les Algériens, sitôt l’indépen-
dance acquise, ont afflué massive-
ment – paradoxe, lourd de sens et
rarement souligné – chez leur an-
cien colonisateur.
En 1968, la France a donc obtenu
la fin de la libre circulation en
échange du maintien d’un statut
spécifique pour les Algériens.
Mais les avantages de ce dernier
ont été élagués au fil des trois ave-
nants et lorsque Jacques Chirac, au
moment des attentats terroristes
de 1986, a généralisé l’obligation
du visa. Ceux qui subsistent
aujourd’hui – comme la libre ins-
tallation des commerçants, qui
permet à des étudiants algériens
de pérenniser leur séjour en
France – sont difficiles à justifier.
Le maintien de ce régime parti-
culier ne constitue pas une brèche
La remise
en cause de
L’accord de 1968
sur les Algériens
en France est un
serpent de mer
0123
Dimanche 25­­- Lundi 26­ juin 2023
La mise à nu
de la Russie
de Poutine
comme les institutions de la Russie. Le
­contraste est saisissant avec l’affermisse-
ment national dans l’épreuve constaté cha-
d’usure qui a déjà broyé des dizaines de
milliers de vies et multiplié les destruc-
tions. Non, a-t-il assuré, l’invasion de
que jour en Ukraine.
Un an et demi après une invasion censée
décapiter en trois jours l’Etat ukrainien pour
l’Ukraine n’était pas devenue un impératif
national. Les intérêts en jeu, a-t-il martelé,
n’étaient pas ceux de la Russie, mais ceux
imposer la férule russe sur Kiev, les blindés de profiteurs de guerre.
du maître du Kremlin patrouillent dans Cette réfutation est stupéfiante tant elle
Considérer Moscou pendant que la confusion règne sur remet en cause frontalement le récit de-
le sort de villes qu’Evgueni Prigojine tente venu obsessionnel construit par Vladimir
les migrations de faire passer sous son contrôle. L’ouver- Poutine. La mise en cause d’un entourage
ture d’un second front est rarement prônée qui aurait berné ce dernier ne peut tromper
indépendamment par les manuels militaires lorsque le pre- personne. Le coup de force d’Evgueni Prigo-
mier, actuellement théâtre d’une délicate jine vise bel et bien le maître du Kremlin,
des soubresauts
du monde revient
à se condamner
I l était encore bien trop tôt, samedi ma-
tin 24 juin, pour deviner l’issue de la ré-
bellion armée décidée la veille par
Evgueni Prigojine. En lançant les mercenai-
res de sa milice privée, Wagner, à l’assaut de
contre-offensive ukrainienne, est encore
bien loin d’avoir été stabilisé. Que dire lors-
que ce second front est intérieur, le redouté
service de sécurité russe, le FSB, étant offi-
ciellement mandaté pour arrêter les respon-
qui a dénoncé « un coup de poignard dans le
dos », soit incompétent, soit complice.
Quel qu’en soit le devenir, il devrait
­convaincre les pays restés proches de la
Russie en dépit de sa violation des frontiè-
à l’impuissance forces armées régulières accusées de tra- sables de cette force auxiliaire afin de les tra- res et de la souveraineté ukrainienne, et
vailler contre les intérêts de la population duire devant la justice, et que volent de part des atrocités perpétrées par ses troupes, à
russe, celui qui a été longtemps protégé par et d’autre les accusations de trahison… commencer par la Chine, de faire jouer leur
majeure dans la législation migra- Vladimir Poutine va au bout de sa logique. Dans les diatribes qui ont ponctué la ré- influence pour que la guerre s’achève au
toire française. Mais sa dénoncia- Elle l’a conduit depuis des mois à multiplier bellion toujours en cours samedi matin, le plus vite. Après avoir mis à nu l’état vérita-
tion permet à la droite de mettre les imprécations contre les cadres militai- patron de Wagner ne s’est pas contenté de ble de l’armée russe, présentée à tort jus-
en cause les supposées faiblesses res, à commencer par le ministre de la dé- répéter ses accusations contre l’incompé- qu’au 24 février 2022 comme le symbole
d’Emmanuel Macron sur l’immi- fense, Sergueï Choïgou, au nom d’un sup- tence, la corruption dont il est un expert, d’une puissance retrouvée, cette guerre
gration, mais aussi à l’égard du ré- posé discours de vérité, qui masque très et la prévarication qui règnent en maître met en évidence aujourd’hui la réalité d’un
gime algérien – ses concessions mal une aventure personnelle. Quel qu’en au sein de l’armée russe. Il a prononcé une Etat réduit à la compétition mortifère de
mémorielles non payées de re- soit son épilogue, ce coup de force fait l’ef- réfutation brutale des arguments ressas- factions. Ces pays n’ont rien à gagner à ce
tour –, au moment où le président, fet d’un révélateur dévastateur sur l’état de sés depuis des mois pour justifier une que la Russie s’enfonce toujours plus dans
Abdelmadjid Tebboune, rétablit ce qu’on hésite plus que jamais à désigner « opération spéciale » devenue guerre ce délitement lourd d’incertitudes. p
un couplet antifrançais de
l’hymne national algérien et célè-
bre à Moscou la « coopération al-
géro-russe ».
Alors qu’une énième réforme
des lois françaises sur l’immigra-
tion est présentée comme le
moyen de contrôler le flux des ar-
rivées, la campagne de la droite
sur l’Algérie met en lumière le fait
que cette maîtrise passe aussi par
les relations avec les pays d’origine
et l’action sur les causes économi-
ques et politiques des émigra-
tions. Le dossier devrait ressortir
au moins autant du Quai d’Orsay
que de la Place Beauvau.
L’équation franco-algérienne est,
de ce point de vue, emblématique.
Depuis 1962, la question de l’émi-
gration algérienne – on parlait de
« main-d’œuvre » jusqu’aux an-
nées 1980 – n’a jamais cessé de fi-
gurer, aux côtés du vin, du gaz et
du pétrole ou des sujets de tran-
saction diplomatique, comme
une monnaie d’échange entre les
deux pays, faisant l’objet de dis-
cours hypocrites cachés sous les
proclamations d’amitié.
La France a souvent cherché à
restreindre l’arrivée des Algériens.
Le pouvoir algérien, sous couvert
de discours nationalistes et d’une
rhétorique outragée sur le mépris
de l’ancien colonisateur, n’a cessé
d’encourager les départs, com-
mode soupape sociale et politique
et source non négligeable de
transferts financiers. Aujourd’hui,
en amenant la France à remettre
en liberté au bout de quatre-vingt-
dix jours (le maximum légal) les
délinquants algériens placés dans
les centres de rétention qu’elle re-
fuse de reprendre, et en fermant
les yeux sur la grosse ardoise de
soins impayés dans les hôpitaux
parisiens, les généraux au pouvoir
à Alger mettent en pratique les
propos tenus au Figaro par M. Teb-
boune en décembre 2022 : « Les Al-
gériens devraient avoir des visas
[pour la France] d’une durée de
cent trente-deux ans [la durée de la
colonisation]. »
Le cas d’école algérien le rappelle
clairement : considérer les migra-
tions indépendamment des sou-
bresauts du monde, oublier qu’el-
les constituent une arme diplo-
matique redoutable entre les
mains des pays du Sud, faire fi, le
cas échéant, de l’histoire com-
mune, revient à se condamner à
l’impuissance. Alors que Giorgia
Meloni promettait un « blocus
maritime » pour stopper les mi-
grants, la présidente du conseil ita-
lien fait aujourd’hui assaut de di-
plomatie et de financement en-
vers la Tunisie. Les 61 % de Fran-
çais qui estiment, selon le récent
sondage IFOP-Fiducial pour Le
Journal du dimanche et Sud Radio,
que l’élection de Marine Le Pen
« nuirait à l’image de la France à
l’étranger », ont bien compris
qu’un tel isolement n’aurait rien
de bon. C’est vrai, y compris en
matière d’immigration. p
 5 Re p ortag e

Ces drôles de femmes-poissons

attirent l’attention sans même
avoir besoin de chanter. En atteste
le succès du « mermaiding »

Vis ma vie de sirène

THÉOPHILE TROSSAT POUR « LE MONDE »

2 D oss ie r 7 Vin 8 Un ap éro ave c …

Voix
de garage
Cet espace naguère dévolu
à la voiture évolue. Analyse
du sociologue Benjamin Pradel
et témoignage de quatre hommes
qui racontent comment ils se sont
approprié cette pièce en plus
Le rosé nous
fait voir rouge
Les côtes-de-provence ont
un succès fou. Mais leurs prix
s’envolent exagérément,
sans que la qualité soit toujours
au rendez-vous
Camille
Chamoux
De son débit rapide, l’actrice et
humoriste avale ses œufs mayo
en évoquant, en vrac, les discrimi-
nations à l’égard des femmes
au cinéma, les parents d’élèves,
sa vocation de metteuse en scène…

D i ma n ch e 2 5 ­ - L u nd i 26 ­ ju i n 2023 C ah i er d u « M o n d e » N o 2440 8 - Ne pe ut êt r e v e ndu s épa r ém ent

2 0123
D im anch e 2 5­­ - Lu nd i 26 ­ j u i n 2023

Dossier
« Le garage abrite les coulisses
du quotidien » Parfois trop exigus pour
accueillir les SUV, un tiers des garages
servent surtout à autre chose, devenant une
extension de la maison. Bricolage, stockage,
chambre… Le sociologue Benjamin Pradel
s’est penché sur ces nouveaux usages
Propos recueillis par dépassée. C’est aux constructeurs et aux
Pascale Krémer acquéreurs d’autos de s’adapter. Ce qui
est vrai, c’est que 35 % des propriétaires

L
es voitures ne rentrent plus
dans les garages. Tel est l’argu-
ment invariablement avancé,
dans les pétitions de riverains,
lorsqu’une municipalité envi-
sage de libérer les trottoirs des
quartiers résidentiels, envahis par les
SUV, en rendant le stationnement payant.
Un peu partout en France, la
­tension monte autour de ce partage de
l’espace public entre piétons, cyclistes
et automobilistes qui n’auraient plus
d’autre choix que d’occuper nuit et jour
la voirie. Une bataille des trottoirs est
en cours, qu’avivent la plantation d’ar-
bres et l’installation de bornes de re-
charge électrique.
Les garages des pavillons, les
box de résidences sont-ils réellement
devenus inadaptés au parc automobile,
atteint d’obésité ? Docteur en sociolo-
gie, urbaniste et consultant chez
­Kaleido’Scop, une coopérative d’activités
liées à la transition, Benjamin Pradel
laisse ­entrevoir une autre réalité. Depuis
son étude sur les garages des particuliers
– menée pour le réseau de recherche sur
l’habitat de l’enseigne Leroy Merlin,
en 2018 –, il observe le changement
d’usage de ces espaces originellement
consacrés à la voiture.
Devenues trop grosses, les voitures
ne rentreraient plus dans le garage
des maisons. Doit-on accorder
du crédit à cette allégation ?
On prend le problème à l’envers, en ter-
mes politiques. On ne va pas privatiser
l’espace public sous prétexte que les
grosses voitures ne rentrent plus dans
les garages. Organiser la ville en fonction
de l’automobile, voilà une conception
de garages individuels n’y stationnent
plus leur voiture. Jusqu’aux années
1990 environ, les garages pavillonnaires,
comme les box fermés des résidences,
étaient bien plus grands que l’automo-
bile du quotidien. Aujourd’hui, les SUV
rentrent avec difficulté dans ces garages,
d’autant que ces derniers ne sont plus
seulement des « boîtes à voiture ». Ils ont
progressivement été envahis. Un proces-
sus de domestication est en cours.
Le garage a-t-il perdu sa fonction
première ?
Le garage fermé comme dépendance de
la maison est apparu dans le pavillon-
naire urbain des Etats-Unis durant les an-
nées 1930, pour protéger une mécanique
auto alors fragile. Comme elle devenait
plus robuste et s’érigeait en objet statu-
taire de valorisation sociale, la voiture est
sortie s’exposer devant la maison. Le
­garage s’est alors trouvé investi de nou-
velles fonctions de buanderie, d’atelier,
de stockage, il a accueilli des pratiques
sportives, musicales ou professionnelles
naissantes – c’est le mythe de la création
d’Apple et de Nirvana. La dynamique est
similaire aujourd’hui. A mesure que de
nouveaux besoins émergent dans la mai-
son, le garage s’en fait le réceptacle, ce qui
repousse les voitures dehors. Par ailleurs,
dans une société où l’on court après le
temps, la praticité au quotidien pousse à
s’épargner l’effort de rentrer la voiture,
d’ouvrir le portail, les portes et de
manœuvrer de plus en plus difficilement
ces véhicules bodybuildés.
Le véhicule demeure donc dans
l’allée qui mène au garage, ou dans un
abri de jardin ouvert – ce carport qui a le
vent en poupe. Elle est surtout stationnée

Pour une transformation en règle devant la maison, sur le trottoir ou la

A-t-on toujours le droit
de transformer son ga-
rage en pièce de vie ?
Mieux vaut se rensei-
gner auprès de la mai-
rie. Le plan local d’ur-
banisme peut impo-
ser que chaque
logement dispose
d’une place de par-
king. Il faut alors
prouver l’existence
d’un espace de sta-
tionnement sur le ter-
rain. Attention égale-
ment à la surface
maximale de plan-
cher autorisée sur la
parcelle : une fois de-
venu pièce à vivre, le
garage sera compris
dans cette surface.
Doit-on demander un
permis de construire ?
Doit-on déclarer
ces travaux au fisc ?
Pour une surface de Oui. Transformer son
garage comprise en-
tre 5 et 20 mètres car-
garage en pièce à vi-
vre, c’est opérer un
rés, le dépôt d’une dé-
claration préalable de
« changement de con-
sistance », une modi-
travaux suffit. La mo- fication de surface
dification éventuelle
de l’aspect extérieur
habitable, qui doit
être signifiée aux ser-
(création d’une fenê-
tre, par exemple) doit
vices fiscaux dans les
­quatre-vingt-dix jours
y être mentionnée. Si suivant l’achèvement
le garage transformé des travaux. La base
de calcul de la taxe
dépasse les 20 mètres
carrés, en revanche, foncière s’en trouve
un permis de cons- modifiée. Pensez par
truire est nécessaire. ailleurs à adapter le
contrat d’habitation
auprès de l’assureur.
voirie. Les bateaux sur le trottoir [les
abaissements localisés] sont considérés
comme un quasi-prolongement de l’es-
pace privé, alors que le stationnement y
est interdit. Et la voirie fait rarement
l’objet d’une politique de stationne-
ment contraignante, dans ces quartiers
d’étalement urbain pensés pour la mo-
bilité pendulaire automobile. Mais ce
modèle est peu à peu remis en cause par
la nécessité de repenser le partage de la
voirie en libérant les trottoirs pour les
piétons, en dessinant des pistes cycla-
bles, en repensant le stationnement…
Certains propriétaires de pavillon se
sentent spoliés, à tort.
Par quoi les garages, ou les box,
ont-ils été colonisés ?
Les logements de promoteurs rétrécis-
sent. Les rangements intérieurs (cellier,
buanderie, placards intégrés) disparais-
sent. Or, nous restons une société de
consommation, d’accumulation, surtout
dans la maison individuelle, qui est
l’aboutissement de la trajectoire résiden-
tielle. Le garage absorbe ce besoin d’es-
pace, il devient la pièce du temps long
(stockage, souvenirs) et du circulaire
(réemploi, réparation) avec ces meubles
et objets qu’on stocke avant de jeter, don- « C’est un atout
ner ou revendre. A moins qu’on ne les
conserve parce qu’on ne peut s’en sépa-
rer, qu’ils sont autant de souvenirs : on
lors d’une vente
les laissera « refroidir » loin des pièces à
vivre, perdre de leur affect, pour pouvoir,
immobilière :
un jour, s’en débarrasser. Le garage abrite
aussi les coulisses du quotidien, le soin
même ceux
du linge, les réserves alimentaires, le
gros congélateur, le deuxième frigo…
qui n’ont pas
Son occupation varie selon les rythmes
annuels, les vacances et anniversaires.
de voiture
Est-ce que l’usage contemporain
en prévoient
qui est fait des garages témoigne
de l’évolution de nos modes de vie
différentes
et structures familiales ?
Absolument. La civilisation des loisirs
utilisations »
s’y déploie, par exemple, car il en ac-
cueille les équipements (vélos, table de pour leurs fêtes, jusqu’à y obtenir un
ping-pong, skis…). On y range les outils vrai studio permettant d’entrer et sortir
de jardinage, on y bricole, on y mène des sans passer par la maison. Les parents en
activités créatives bruyantes, salissantes font leur suite ou leur salle de home ci-
(musique, peinture…). L’investissement néma, quand ils n’ont plus à surveiller
du garage témoigne d’un besoin de mo- les enfants. Enfin, les garages accueillent
ments d’indépendance au sein du cou- parfois des activités professionnelles,
ple et de la famille, car il permet de s’iso- souvent d’autoentrepreneuriat : un bu-
ler pour des activités individuelles. Les reau, un atelier, un espace logistique
ados s’y éloignent du regard parental pour vendre sur Internet.

L’antre du mâle
Le « cocon d’ado »
Nicolas, 28 ans, dans le
marketing, près de Bruxelles
« Quand j’avais 12 ans, ma famille
a emménagé dans un nouveau
pavillon où ma chambre était
moitié plus petite que la précé-
dente. Alors, l’année suivante,
j’ai demandé à mes parents de
cloisonner la partie du garage
qui leur servait de buanderie,
et j’ai obtenu qu’ils me laissent le
reste : j’ai récupéré un vieux
canapé-lit, j’ai posé tout seul
une moquette rouge, j’ai bricolé
une estrade, un écran. Avec mes
économies et l’aide des parents,
qui étaient contents de me voir
mener un projet tout seul, j’ai
acheté un projecteur.
Les usages ont évolué au fil du
A gauche : « Garage », 2012. Ci-dessous : « Garage Sale », 2012. Photos extraites de la série « Homegrown ». Julie Blackmon
Les magazines et sites Web de
décoration témoignent en effet d’une
volonté de transformation pérenne
du garage en « pièce en plus »…
C’est un lieu hybride qui répond aux be-
soins évolutifs de nos vies fluctuantes. Il
se transforme en pièce supplémentaire
au gré des mutations de la vie familiale,
des besoins d’indépendance, des retours
d’enfants après divorce, des reconver-
sions professionnelles, de l’accueil d’une
personne âgée devenue veuve, d’une
­envie de se mettre à la batterie après
40 ans… Tant qu’une voiture peut passer
par la porte du garage, la pièce ne rentre
pas dans le calcul de surface habitable
pour la taxe foncière. D’où le boom actuel
des portes de garage avec portillon inté-
gré, qui permettent un usage hybride.
Tandis que la civilisation
automobile décline doucement,
l’importance des garages croît-elle
paradoxalement ?
Oui, parce que le garage représente un
potentiel, une marge de manœuvre,
pas seulement par rapport au fisc, mais
par rapport à l’évolution projetée des
besoins tout au long de la vie. C’est un
espace, donc un luxe, lié à l’habitat indi-
temps. J’ai d’abord joué aux jeux
vidéo, puis vers 16 ans je suis passé
aux films, à 18 ans j’ai acheté des
lumières et organisé des soirées
“electro dance” pour vingt person-
nes. La “salle” a été le lieu
de toutes mes premières fois :
premières bières, cigarettes, pre-
miers joints, première nuit avec
ma copine… J’y avais la paix, les
murs étaient épais et il y avait une
clé sur la porte. Cette pièce était
très spéciale pour moi. Tout était
permis. Entre 12 et 24 ans, j’y ai
passé la moitié de mes journées.
Quand j’y reviens aujourd’hui, ça
me fait bizarre, c’est redevenu un
grand débarras. J’y entrerai tou-
jours avec un peu de nostalgie. Si
un jour j’ai des enfants et une cave,
je leur ferai une pièce similaire
parce qu’on y grandit vite. »
viduel. Un atout lors d’une vente immo-
bilière : même ceux qui n’ont pas de
­voiture en prévoient différentes utilisa-
tions. Cet espace supposément non
­habitable est devenu une pièce intégrée
à la maison et à la vie domestique.
Voilà pourquoi il est si compliqué
d’imaginer un retour en arrière : une
fois que la vie a pris le dessus, impossi-
ble de neutraliser toute cette richesse
d’usages pour un véhicule stationné
92 % de son temps. Même pour les voi-
tures électriques, on installera plus
­certainement la borne de recharge sur
le mur extérieur du pavillon.
Le garage n’est-il pas aussi un refuge
de la masculinité ?
En partie oui, parce qu’il porte la trace du
rapport masculin à l’automobile, qu’il
accepte la saleté et le désordre. Il est
­investi par le masculin ravi de déléguer
au féminin le soin de tenir rangées et
propres les pièces à recevoir comme le
salon. Mais son organisation spatiale se
décide à deux, notamment les range-
ments et la zone buanderie, chacun arti-
culant son bout de territoire avec celui
de l’autre. Et si le bricolage est souvent
l’apanage de l’homme, notamment chez
Di man che 25 ­ - Lun di 26 ­ j u i n 2023
La « caverne d’homme »
Jeoffrey, 33 ans, ingénieur, dans le Finistère
« Je fais partie de la génération des hommes déconstruits. Mais
le garage, c’est ma “man cave”, ma caverne d’homme, le lieu où quatre
fois par semaine, je passe deux heures à faire du sport en écoutant
la musique à fond, en pensant à moi. Pour les générations d’avant,
la masculinité s’exprimait par les outils de bricolage et de jardinage, dans
le garage – et le stockage de la voiture. Moi, je laisse le SUV dans l’allée,
ça me paraît aberrant en 2023 de ranger un véhicule dans un intérieur
où l’on pourrait héberger quelqu’un.
Mon garage semi-enterré d’une trentaine de mètres carrés, j’en ai fait
une salle de sport parce que je vis à la campagne, à 20 kilomètres
de la première salle. J’ai installé un sol en caoutchouc, un vélo elliptique,
une armada de poids, un rack à squat, un banc lombaire, une poulie…
L’émulation de la salle me manque, mais, au moins, je ne fais pas la queue
aux machines. Sur YouTube, on voit ce mouvement de “home gym” (salle
à domicile) prendre de l’ampleur depuis le confinement, même si tout le
monde n’a pas la chance d’avoir un garage… J’ai acheté la maison en grande
partie pour lui. Pendant la visite, j’avais mon mètre laser pour vérifier
la hauteur sous plafond : 2,25 mètres, ça passe juste pour les équipements,
ce n’est pas un garage haussmannien ! Les copains me vannent un peu.
Ils trouvent que je consacre un gros budget à ce garage, que je le sacralise.
C’est vrai qu’il est devenu mon lieu de vie annexe. A ma compagne, qui
n’est pas très sportive, je dis : “Passe me voir en bas”. »
L’« auberge espagnole »
Yannick, 45 ans, infirmier anesthésiste,
à Talence (Gironde)
« Pour compléter leur petite retraite,
Henry, mon grand-père cheminot,
et Yvonne, ma grand-mère, avaient créé
deux studios pour étudiants dans
le garage surdimensionné de leur
maison de 1973, à Talence, près de
Bordeaux. C’était rustique, la cuisine
était bricolée, les toilettes étaient
d’anciens W.-C. de train, ça sentait
les pots d’échappement quand ils
faisaient démarrer la voiture, encore
garée dans un coin. Mais le jardin était
partagé, les locataires avaient leur bout
de potager, leur gâteau du dimanche…
Mon grand-père était aux Jeunesses
ouvrières chrétiennes, il avait été
coopérant en Algérie, après l’indépen-
dance. Cela lui plaisait, ces étudiants
venus du monde entier. Et ma grand-
mère devenue veuve n’a jamais été
seule jusqu’à sa mort.
J’y ai logé trois années pendant mes
études. C’était un peu “l’auberge espa-
gnole” avant le film, avec un brassage
génial de nationalités (Nouvelle-
Zélande, Inde, Allemagne, Sénégal,
Italie…) et quelques inévitables frictions
sur la propreté des toilettes ou
le volume de la télé. En 2001,
j’ai racheté la maison. Je suis devenu
propriétaire colocataire, les revenus
des locations m’ont aidé à payer les
travaux. J’ai passé un partenariat avec
les sexagénaires, cela bouge un peu avec le Crous, qui informe sur ce genre
les générations nouvelles qui acquièrent
des pavillons. Les femmes y bricolent, y
de meublés à loyer réduit (250 euros
gèrent les rangements, l’usage des gara- par mois) chez l’habitant quand il n’a
ges devient plus mixte. plus de logements étudiants à proposer.
J’ai vécu seul dans les étages, puis
Pour un sociologue, pénétrer dans
le garage des particuliers se révèle en couple, puis en famille avec deux
donc passionnant… enfants. Les locataires me faisaient du
C’est de la sociologie de l’ordinaire et du baby-sitting, on organisait des soirées,
quotidien. Les garages abritent le techni-
que, le moche, le sale, le caché, tout l’en- des barbecues. Ce n’était pas de l’habi-
vers du décor des pièces à vivre. Ils ne tat partagé, ni une communauté hip-
sont pas apprêtés pour recevoir, ils sont pie, mais on a tissé des liens très forts,
bien moins normés que les salons. Ils
on rigolait bien sur la France d’en haut
­témoignent d’une forme de créativité
­individuelle : ce sont des lieux d’auto- et la France d’en bas ! Je n’y habite plus
construction, de test, d’inachevé assumé, depuis deux ans. J’ai retapé un ancien
d’esthétique bigarrée. Les éléments
garage aménagé en maison de vacan-
d’une ancienne cuisine sont recomposés
en rangement. Les trous sont vaguement ces, sur le bassin d’Arcachon. Mes
rebouchés dans le mur. Les étagères sont parents, eux, vivent dans leur garage
de récupération. Les tas d’objets de bro- réaménagé à Tours, ils ont laissé la
cante, de valises, de boîtes à souvenirs se
côtoient par terre. Durant mon étude sur maison principale à mon frère. Cela
les usages du garage, quand j’arrivais fait beaucoup d’histoires de garages…
pour un entretien et une visite, mon in- Peut-être que la voiture prend moins
terlocuteur commençait toujours par me
de place dans la vie des gens ? »
dire : « Je n’ai rien à dire, vous savez… »
Trois heures plus tard, j’y étais encore.
0123
3
Le « secret
de famille »
Philippe, 63 ans,
entrepreneur, à Paris
« J’habite à Paris, j’ai acheté
il y a vingt-cinq ans un box
en rez-de-chaussée d’une
maison voisine de mon
logement. Le jour où je n’ai
plus eu de voiture, c’est
devenu un débarras où
l’on stocke du bazar avant
de le mettre aux encom-
brants… Depuis quelques
années, nous y avons
une petite installation qui
marche quatre mois par an,
avec mes fils de 38 et
42 ans : douze pieds de
cannabis sous lampe LED,
pour notre consommation
familiale. Du bio, loin des
réseaux mafieux.
Je me suis aperçu que mes
fils fumaient du cannabis
quand ils ont atteint la
majorité. Moi, je fumais en
douce depuis très long-
temps. Alors je ne les ai pas
engueulés, on a parlé qua-
lité du produit, consomma-
tion récréative sans excès
quand on est entre copains
et qu’on ne conduit pas
après… Comme ils
fumaient des trucs pas
bons, on a cultivé un pied
de cannabis dans l’apparte-
ment. Puis est venue l’idée
du garage. On a installé un
gros filtre à air pour éviter
que les odeurs ne se propa-
gent dans le quartier. Le
bruit de ventilation est
couvert par celui de l’atelier
de menuiserie mitoyen,
depuis lequel nous avons
tiré un câble électrique
– le menuisier fume tous
les jours, il apprécie notre
production !
Cela a créé une complicité
familiale autour d’un projet,
d’un secret dont on ne parle
à personne. On s’est docu-
mentés sur les plantes, on a
compris qu’il ne fallait pas
cultiver en continu pour
éviter les parasites. Il y a
une fierté à sortir un pro-
duit de très bonne qualité.
Comme un pommard !
L’un de mes fils vient arro-
ser chaque jour, c’est son
bonheur de jardinier de
voir pousser les graines
de sativa que je ramène de
mes voyages professionnels
en Californie. Une fois
par an, on récolte 700 ou
800 grammes qu’on
partage avec les copains
comme on donnerait
nos tomates du potager.
On ne vend rien. Je ne veux
pas être dealeur de quoi
que ce soit ! En pleine
floraison, il est arrivé que
le manchon du filtre parte.
On a parfumé tout le quar-
tier pendant vingt-quatre
heures. J’ai eu un peu peur. »
4 0123
D ima nc h e 2 5­­ - Lu n d i 26 ­ j u i n 2023
L a Fran ce b uissonniè re
La marche lente
de l’homme-girafe
Frédéric Potet
Sebastian Mayer vient d’effectuer 1 000 kilomètres
à pied, de Marseille à Paris, avec une girafe articulée
de 3,40 mètres sur le dos. Une odyssée participative sur
les traces de Zarafa, un ongulé offert à la France en 1826
I
l existe différentes façons de traverser la France
autrement qu’en voiture. A condition d’avoir le
temps, le faire à pied, à bicyclette, à vélomoteur,
en rosalie, à cheval n’est pas interdit. Et même « à »
girafe. Ou plutôt : dans la peau d’une girafe en fi-
bres de carbone, à l’image de celle à l’intérieur de
laquelle s’est glissé le marionnettiste britannique
Sebastian Mayer, quatre-vingts jours durant.
Celui-ci devait atteindre la tour Eiffel sa-
medi 24 juin, point d’arrivée de son périple pédes-
tre commencé à Marseille le 15 avril. Relié à un
­mécanisme permettant de simuler l’allure si parti-
culière du ruminant à long cou – qui soulève à cha-
que pas les deux pattes d’un même côté –, le voya-
geur et son pantin articulé de 3,40 mètres de haut
ont traversé la Provence, le Vercors, le Lyonnais, le
Morvan, la Beauce, la Brie, comme l’avait fait, deux
siècles avant eux, la girafe Zarafa.
Originaire de l’actuel Soudan, cette der-
nière avait été offerte au roi Charles X par le vice-
roi d’Egypte ottomane Méhémet-Ali, sous la forme
d’un cadeau diplomatique. Arrivé par bateau à
Marseille en novembre 1826, le mammifère avait
rejoint en marchant la capitale, l’année d’après, es-
corté de vaches qui l’alimentaient en lait et du di-
recteur du Jardin des plantes, Etienne Geoffroy
Saint-Hilaire. C’est à partir des écrits du naturaliste
que Sebastian Mayer a pu reconstituer le parcours
originel de Zarafa.
Le suivre au plus
près ne fut pas simple,
cela dit, un certain nom-
bre de routes à grande cir-
culation et d’obstacles
­bétonnés apparus entre-
temps n’aidant guère à la
pratique de la randonnée,
de surcroît costumée. Le
marcheur aurait égale-
ment aimé faire un dé-
tour par le Muséum de
La Rochelle où Zarafa,
Ale Giorgini ­naturalisée après sa mort,
est aujourd’hui exposée.
« Mais le détour aurait été
« Je n’ai eu que trop long », en convient le
performeur francophile,
trois jours de pluie âgé de 31 ans.
L’idée de cette
en dix semaines odyssée lui est venue
en 2021 pendant le confi-
(…), j’ai vu beau- nement, période sans tra-
vail qu’il occupa en allant,
coup de plantes à pied, de la ville de Brigh-
ton, dans le sud de l’Angle-
qui mouraient » terre, à celle d’Inverness,
en Ecosse, où vit son père
– soit 1 300 kilomètres. Un
ami lui avait relaté le destin de Zarafa, devenue
l’une des principales attractions des Parisiens de
l’époque. « J’ai passé l’essentiel de ma randonnée à
me dire qu’il faudrait rendre hommage à cette gi-
rafe d’une manière ou d’une autre », raconte-t-il.
Arts Council England – structure à but non lucratif
dépendant du ministère de la culture britanni-
que – l’a alors accompagné dans son projet.
Conçue avec sa compagne, Daisy, sa ma-
rionnette géante s’est dotée d’un habillage en car-
ton dans un but participatif : au gré de ses étapes,
Sebastian Mayer a en effet invité la population à
décorer la peau amovible de son quadrupède arti-
ficiel. A Avignon, des élèves de maternelle l’ont
orné d’animaux peints à la manière de vitraux ; à
Avallon (Yonne), des seniors ont dessiné des mou-
tons, comme dans Le Petit Prince ; à Lyon, des pas-
sants ont écrit sur son épiderme des « messages
d’espoir » appelant notamment à un monde plus
respectueux de la nature. A Lyon toujours, le ma-
rionnettiste s’est aventuré avec son double ­devant
l’enclos à girafes du parc de la Tête d’Or. ­« Elles
m’ont suivi du regard, c’était assez déroutant. J’ai
senti beaucoup de responsabilité à ce moment-là.
Autant un être humain comprend tout de suite que
ma girafe est une fausse, autant ce n’est pas évident
pour de vraies girafes. »
De cette pérégrination lente mais athléti-
que sur les chemins de l’Hexagone – 1 000 kilomè-
tres en tout, à raison de 20 à 35 kilomètres par jour,
avec 10 kilos sur le dos –, Sebastian Mayer gardera
le souvenir d’une communion intime avec une
nature malmenée par le réchauffement climati-
que. « Je n’ai eu que trois jours de pluie en dix semai-
nes, la chaleur fut immense certains jours, j’ai vu
beaucoup de plantes qui mouraient. Il est vraiment
urgent de faire quelque chose pour ce monde, et en
premier lieu pour les girafes qui sont en voie de dis-
parition », appuie-t-il. Dans un coin de sa tête, un
autre projet se dessine lentement : partir dans les
Alpes sur les traces d’Hannibal et de ses éléphants,
espèce en grande souffrance également.
Faut-il parler de l’actualité aux enfants
quand elle est violente ?
Dans cette chronique, la psychanalyste Claude Halmos s’appuie sur vos témoignages
et vos questionnements pour comprendre comment l’état du monde percute nos vies intimes
L
e 8 juin, à Annecy, un homme pénè-
tre dans un parc où, comme tous les
jours, de jeunes enfants se promè-
nent et jouent. Il poignarde quatre
d’entre eux. Une scène impensable,
qui semble sortie d’un cauchemar
et qui, immédiatement relayée par les médias,
plonge tous les parents dans la peur : com-
ment ne pas penser qu’une horreur sembla-
ble pourrait s’abattre aussi, un jour, sur sa pro-
pre famille ? De plus, cette ­actualité confronte
les parents à la question qui surgit chaque fois
que le malheur vient frapper le cercle familial,
ou le monde qui l’entoure : faut-il en parler
aux enfants ? Une question qui ne les inquiète
pas outre mesure quand ces derniers ont
­atteint l’adolescence, mais qui les perturbe, à
juste titre, lorsque ceux-ci sont plus jeunes.
Pourquoi envisager
d’en parler est-il perturbant
pour les parents ?
La violence, les agressions, les meurtres, les
viols sont une dimension du monde dont les
parents savent combien elle les bouleverse,
bien qu’ils soient adultes. A partir de là, ceux
qui aiment leurs enfants, qui ont envie de les
voir heureux, et rêvent pour eux d’un univers
protégé et harmonieux, ne peuvent avoir
qu’un seul désir : les maintenir le plus loin
possible de ce champ de l’horreur. Penser
qu’ils pourraient découvrir son existence leur
est intolérable et réveille d’ailleurs, chez cer-
tains parents, le souvenir de chocs éprouvés,
dans leur propre enfance, du fait de nouvelles
traumatisantes. Des chocs dont ils ont le sen-
timent – très souvent justifié – qu’ils ont
comme brisé une partie de cette enfance.
Dès lors, comment pourraient-ils en-
visager de raconter à leurs enfants une agres-
sion comme celle d’Annecy, dont les victimes
ont peu ou prou leur âge ? Comment pour-
raient-ils ne pas imaginer leur réaction face à
leur monde devenu tout à coup inquiétant,
dangereux : « Alors dans le square où je re-
trouve mes copains, il pourrait y avoir aussi un
monsieur méchant avec un couteau ? »
Quel parent sensé peut avoir envie que
son fils ou sa fille pense cela ? La réponse est
claire : aucun. L’envie des parents de cacher à
leurs enfants les informations violentes est
donc légitime et normale. Mais il revient aux
praticiens de leur apprendre ce qu’apprend le
travail avec les enfants : leur cacher les réalités
difficiles n’est pas possible et, de surcroît, ne
les protège pas, bien au contraire.
Pourquoi ne faut-il pas
cacher la réalité ?
Cacher l’information aux enfants est, à notre
époque, quasiment impossible, car, même si
l’on fait taire, dans la maison, radio et télévi-
sion, les nouvelles, à l’heure de l’hypercon-
nexion, se répandent partout. L’enfant peut
donc apprendre ce que l’on voudrait lui cacher
aussi bien à l’école que dans la rue, les trans-
ports ou les commerces, où tout le monde en
parle. Et même au square, où les nounous et les
parents discutent, convaincus, très souvent,
que l’enfant occupé à ses jeux ne se préoccupe
pas de ce qu’ils disent, ou ne le comprend pas.
Cerné par l’information, celui-ci peut donc se
trouver aux prises avec des mots dont il ignore
Le divan du monde
le sens, et qui vont d’autant plus retenir son at-
tention qu’il va sentir chez les adultes une
émotion inhabituelle.
Si ses parents ne lui ont parlé de rien, il
va recevoir tout cela sans aucun filtre et, dès
lors, essayer de se fabriquer, à partir de ce qu’il
entend, des petits bouts de compréhension
qui, rarement cohérents (on l’entend en théra-
pie), seront, de plus, élaborés à partir de son
imaginaire. Un imaginaire par définition sans
limites et nourri, selon son âge, des histoires
et des contes qu’on lui a racontés, ou des films
qu’il a vus. Il pourra donc se retrouver très vite
dans un univers plus tout à fait réel, où des
bandits invincibles, ou même des monstres,
pourraient surgir à tout moment, partout.
Et dans cet univers, il sera seul, car un
enfant ose rarement aborder avec les adultes
un sujet dont ils ne lui ont pas parlé, parce
qu’il interprète leur silence comme une in-
terdiction qui lui serait faite de savoir (on le
constate aussi, en thérapie, à propos par
exemple des informations sexuelles).
Le silence, loin de protéger les en-
fants, risque donc, on le voit, de les plonger
dans l’angoisse.
En quoi le fait de l’informer
aide-t-il un enfant ?
Parler à un enfant d’un sujet, c’est lui signifier
que ce sujet ne lui est pas interdit et lui donner
l’autorisation de poser les questions qu’il a
­besoin de poser. C’est s’adresser à lui avec des
mots qu’il peut comprendre en pouvant s’as-
surer, au fur et à mesure, qu’il les a compris. Et
surtout en l’écoutant, c’est-à-dire en étant at-
tentif à ses réactions pour, non seulement,
prévenir les malentendus, mais aussi se ren-
dre compte de ce qu’il éprouve et l’aider.
Informer un enfant, c’est donc le con-
fronter à une réalité difficile, mais l’y confron-
ter en l’entourant de tendresse et en le soute-
nant, y compris physiquement, par la chaleur
d’un échange. C’est lui permettre de construire
en lui une sorte de cadre intérieur, dans lequel
pourra s’inscrire, de façon moins violente, ce
qu’il entendra par la suite.
Informer un enfant, c’est surtout, en le
reconnaissant comme un interlocuteur vala-
ble, l’aider à renforcer sa confiance en lui, et
donc sa capacité à affronter les difficultés.
Il n’existe pas
de « bons mots »
pour dire
l’horreur,
et surtout
pour la dire
à ses enfants
Cette chronique est la dernière de la rubrique
« Le divan du monde ». Retrouvez l’intégralité
des analyses de Claude Halmos à cette adresse :
Lemonde.fr/le-divan-du-monde
half.red
Comment parler ?
Avec quels mots ?
Deux conseils sont souvent donnés aux pa-
rents (et l’ont été lors de l’agression d’Annecy) :
chercher les « bons mots » pour parler à leurs
enfants ; le faire en maîtrisant leurs émotions.
Deux préconisations qui compliquent encore
leur (déjà très lourde) charge, et sur lesquelles
on ne peut que s’interroger.
Il n’existe pas de « bons mots » pour
dire l’horreur, et surtout pour la dire à ses en-
fants, travail que l’on voudrait n’avoir jamais à
faire. Chaque parent doit donc parler comme il
le peut, avec les mots qui lui viennent : l’impor-
tant est que l’enfant le sache prêt au dialogue.
Quant à l’idée que le parent devrait
parler sans émotion, elle n’a aucun sens : qui
peut parler sans émotion d’enfants poignar-
dés ? Et, même si c’était possible, quelle image
des adultes, qui sont ses modèles pour gran-
dir, cela donnerait-il à l’enfant ? Celle de super-
héros dépourvus de toute sensibilité ? Com-
ment pourrait-il ensuite accepter la sienne ?
On peut donc, simplement, lui expliquer son
émotion : « Tu vois, une histoire pareille, c’est
dur, même pour les grandes personnes. »
Mais il faut veiller à éviter deux cho-
ses : les images, qui peuvent le happer, et les
détails des scènes (le sang qui coule, etc.) qui
peuvent l’amener à construire, dans sa tête, un
petit film d’horreur qui y tournera en boucle.
Pourquoi certains
professionnels préconisent-ils
de ne pas informer les enfants ?
La question de l’information de l’enfant pose
celle – essentielle – du statut que l’on donne à
l’enfant. Si l’on pense que, bien qu’étant un
être en construction, il est une personne à
part entière, dotée d’un fonctionnement psy-
chique aussi complexe que celui de l’adulte ; et
si l’on conçoit l’éducation comme un temps,
pour lui, d’apprentissage de la vie et du
monde (comme en « conduite accompa-
gnée »), alors il faut l’informer.
Si on ne le voit pas comme un être à
part entière, on peut, sous couvert de le proté-
ger, se dispenser de le faire. Et il y a deux façons
de considérer l’enfant de cette manière : celle
d’autrefois (« Tais-toi ! Tu parleras quand tu se-
ras grand ! »). Et la façon actuelle, prétendu-
ment « positive » et « bienveillante », qui con-
siste à faire de lui un petit objet fétichisé qu’il
faudrait faire vivre, « pour son bien », loin de la
réalité, dans une cage dorée. Il serait important
que les parents y réfléchissent.
 0123
Di man che 2 5 ­ - Lun di 26 ­ ju i n 2023 5
A g. : Julie Niergot (au centre) s’apprête à dispenser un cours de nage sirène à Quiberon, le 7 juin. A dr. : le même jour, elle s’entraîne dans la piscine du camping Keravel, à Erdeven (Morbihan). THÉOPHILE TROSSAT POUR « LE MONDE »

Loisir

E
tre une sirène n’est pas tou- 12 ans, pratique depuis deux ans, en pis-
jours facile. D’abord, il faut cine ou en mer selon la saison, et s’en-

Ecailles, grâce
réussir à enfiler sa queue, un thousiasme. « Nager comme un poisson
fondamental, qui peut peser est quelque chose d’incroyable. »
jusqu’à 15 kilos selon les mo- Mais le personnage de la sirène ne
dèles. Ensuite, il faut se mou- fait pas seulement rêver les enfants. Loin
voir, les jambes captives, pour rejoindre de là. « En réalité, j’ai été surprise par le
la mer. Tout cela, le visage maquillé, l’al- nombre d’adultes intéressés », confirme Ju-

et monopalme
lure gracieuse, même sous l’eau, malgré
tous ces efforts. Qu’importe, car pour
Ingrid Fabulet, être sirène est un art.
Haut de bikini en forme de coquille
Saint-Jacques, les eaux bleu clair du
golfe du Morbihan en guise de décor, la
jeune femme prend la pose et sourit
pour le cliché. Fleurs de tiaré piquées
dans ses très longs cheveux bruns, peau Le « mermaiding », soit le fait de nager comme
pailletée impeccable, elle évite de trop
bouger tant le petit rocher sur lequel elle
se tient assise est inconfortable. Sa lon-
une sirène grâce à une queue de poisson en
gue queue de sirène turquoise, bronze
et doré scintille comme sardine au so-
polyester, les fait frétiller. Jeunes filles ou femmes
leil. En ce début du mois de juin, la scène
attire forcément les regards et un
mûres, elles s’adonnent à cette pratique en plein
groupe de retraités s’arrête, interloqué.
« Tiens, je ne savais pas que les sirènes boom, qui nécessite une bonne condition physique
existaient ! », rigole l’un d’eux. La conver-
sation est engagée ; Ingrid, habituée, se
présente : « Bien sûr. Je suis la sirène de
Vannes. » Et tandis que le sexagénaire
s’approche pour prendre une photo, Ingrid redispose ses mèches cha-
hutées par la brise et retire les petites algues venues coller le silicone de
son costume.
Ingrid Fabulet est une adepte du « mermaiding », une activité
qui consiste à incarner une sirène. C’est-à-dire à revêtir une queue de
poisson, puis poser ou nager, selon les goûts. Venue des Etats-Unis, la
pratique se développe en France ces dernières années, où l’on recense
une poignée de sirènes professionnelles, deux écoles et quelques clubs
de natation qui proposent l’expérience. Outre-Atlantique, les premiè-
res sirènes font leur apparition au début du XXe siècle, notamment au
cinéma ou dans des parcs aquatiques. Ainsi, dans les années 1950, le
parc Weeki Wachee Springs, en Floride, devient célèbre pour son ballet
aquatique de sirènes. Soixante-dix ans plus tard, elles seraient environ
un millier à exercer aux Etats-Unis. Mises à l’écran dans la série docu-
mentaire Sirènes de métier, sortie sur Netflix fin mai en même temps
que la nouvelle version de La Petite Sirène de Walt Disney, elles se pro-
duisent dans des aquariums géants, lors d’anniversaires ou d’événe-
ments, leur notoriété grandement accrue par les réseaux sociaux.
Parmi les passionnées françaises, Ingrid Fabulet est une pion-
nière. En 2016, la jeune femme, alors âgée de 26 ans, gagne la pre-
mière édition du concours Miss Sirène France, avant de remporter le
titre mondial. « En France, personne ne connaissait ce prix. J’ai surtout
fait du démarchage pour le présenter », relativise-t-elle. Originaire du
Morbihan, la Bretonne aux boucles d’oreilles en forme de coquillage
explique cette passion par son attachement à la mer, qu’elle écume
Marine Dumeurger
depuis toute petite : « Enfant, mon père avait un bateau, il m’a appris à
plonger, j’étais toujours dans l’eau. »
Après une licence de lettres, Ingrid Fabulet crée son entreprise
dans l’événementiel et fréquente le monde de la nuit. Elle est dan-
seuse, anime des bars, des boîtes, des salons, en France comme à
l’étranger. C’est à l’île Maurice, où elle participe à un show dans la pis-
cine d’un hôtel, qu’elle rencontre sa première sirène. Elle s’appelle Am-
bre, une Française partie vivre en Angleterre. « Elle avait besoin d’aide
afin d’enfiler son costume. Je suis tombée amoureuse du personnage. »
Quelques années plus tard, Ingrid ajoute des prestations sirène
à son offre. Aujourd’hui, elle n’en vit pas, mais se produit régulière-
ment dans des salons professionnels, des campings ou lors de soirées
privées. Surtout – sa plus grande fierté –, elle anime avec deux collè-
gues le bassin océan Indien de l’Aquarium de Paris. Une vingtaine de
minutes où elle nage parmi les requins zèbres et les raies léopards.
« Lorsque je plonge, j’oublie tout. Je rentre dans ma bulle. L’eau soigne le
mental et le corps. Je m’y sens tellement bien. » Même si, pour réaliser
son rêve – devenir sirène à temps plein –, Ingrid mise plutôt sur l’étran-
ger, Dubaï ou l’Asie. Là-bas, ce genre de performances séduit un large
public, « avant-gardiste », estime-t-elle, avec une pointe de regret au su-
jet de l’état d’esprit français, qu’elle juge moins réceptif. Car, à ses yeux,
incarner une sirène n’a rien de décoratif et s’apparente à une forme de
féminisme. « Elle est l’incarnation de la femme forte, séductrice, enchan-
teresse et mythique. Elle engloutit les hommes et ne se laisse pas faire. »
A quelques kilomètres de là, sur la grande plage de sable de
Quiberon, eaux cristallines sous le soleil de juin, c’est une autre am-
biance. En ce mercredi après-midi de juin, Julie Niergot aide ses quatre
jeunes élèves à enfiler leur queue de sirène en polyester au-dessus de
leur monopalme et de leur combinaison. Il fait chaud comme en plein
été mais les eaux bretonnes restent fraîches. A la vue des tenues
écaillées et fluo, les petites filles âgées de 8 à 12 ans ont les yeux qui
scintillent. Certaines attendent la leçon depuis des jours.
« A la base, je suis maître-nageuse et il y a une passion pour
l’eau que j’adore transmettre », explique la prof de 35 ans. Son déclic a
lieu avec une enfant aquaphobique. « Nous sommes allées voir un
spectacle de sirène par hasard, et ça l’a complètement débloquée. »
Quelques années passent et, en 2020, Julie ouvre à Quiberon son
école de sirène Swim With Me. Elle y propose des cours à destination
des enfants, comme ce mercredi après-midi. Pendant une demi-
heure, les filles vont jouer ensemble dans les vagues, onduler, faire le
poirier la queue hors de l’eau, ou observer au masque les poissons
­défiler, devant deux goélands impassibles. Dans le groupe, Emma,
lie. A côté des cours en piscine, pour en-
fants ou adultes, l’été, elle organise des
week-ends découverte en mer, dans les
îles bretonnes, ou des « mermaid par-
ties ». Ce sont le plus souvent des enterre-
ments de vie de jeune fille, ou des binô-
mes mère-fille qui veulent passer un mo-
ment ensemble. C’est par ce biais que
Nathalie, 57 ans, a découvert le mermai-
ding. Cette pratique lui a tellement plu
qu’elle s’y adonne désormais, même
sans sa fille. « J’aime bien l’eau, c’est ludi-
que, ça m’a permis de reprendre le sport.
Et puis l’habit est plaisant », explique-t-
elle, une queue de sirène à la place des
pieds, au bord de la piscine.
Il y aussi Morgane, la trentaine,
avocate en reconversion, revenue de
l’étranger vivre dans sa Bretagne natale.
Adepte de surf et de sport nautique, elle a
participé à un stage avec Julie et les deux
sont devenus amies. « Ensemble, on part
en exploration. J’aime le côté sportif, l’apnée, la monopalme, et la tenue est
fun », détaille-t-elle avant de se faufiler en naïade entre les algues de
l’océan. Car, sous le costume, la nage sirène est exigeante. Elle nécessite
de se déplacer sous l’eau en ondulant, les pieds joints dans la mono-
palme, tout en contrôlant sa respiration, en apnée dynamique. « C’est
beaucoup de travail et de discipline, confirme Ingrid qui, à l’époque de
son titre, s’entraînait tous les jours. Il faut gérer la profondeur, la pression,
la flottabilité et maintenir son cardio. »
Dans la communauté des sirènes françaises, les pratiques diffè-
rent. A Crozon, le groupe des sirènes Morganez assume sa fantaisie.
L’association a été créée l’an passé afin de fédérer les sirènes du Finis-
tère, leur permettre de se retrouver lors de séances photo, et de parta-
ger leur expérience. Depuis, elles sont les bienvenues à la piscine de
Telgruc-sur-Mer, où elles peuvent nager avec leur queue, ce qui n’est
pas permis partout. « En général, nous sommes entre six et huit », dé-
taille par téléphone Nadège Fretti, 35 ans. Après une perte de poids im-
portante, cette dernière a trouvé dans le mermaiding « un moyen de
[se] réapproprier [son] corps et d’oser le montrer ». Avec ses amies, elle a
construit son univers. « Mon nom de sirène, c’est Juno, comme la plage
du Débarquement, car ma grand-mère sirène a guidé les bateaux alliés
jusqu’à Juno Beach pendant la guerre. » Une façon pour cette infirmière
de décompresser et d’échapper au quotidien. « J’ai pas mal de responsa-
bilités, explique-t-elle. Quand je deviens sirène, je laisse les problèmes de
côté. Les courses à faire, la voiture tombée en panne… tout ça n’a plus
d’importance. Je suis dans une bulle de paix. »
6 0123
D imanc he 25 ­ - L u n d i 26 ­ j u i n 2023

Voyage
En majesté au sommet

Dans les Pyrénées

du Pouy Louby
Situé sur les crêtes formant la limite
entre la Haute-Garonne et les Hautes-

Le bivouac sans couac

Pyrénées, on accède au sommet de ce
pic discret depuis le village de Jurvielle,
dans la vallée du Larboust. Une vallée
splendide au-dessus de Bagnères-de-
Luchon orientée Est-Ouest, ce qui est
plutôt rare dans les Pyrénées. Le GR de
Tente sous le bras, on cherche le plus bel endroit pays Tour d’Oueil-Larboust y conduit
pour passer une nuit à la belle étoile, et on repart après un peu plus de deux heures de
montée. Arrivés au sommet, on pose
au petit matin, sans laisser de traces son sac et on installe sa popote à côté
Bénédicte Boucays du grand cairn sommital (et on rappelle
que les feux sont interdits en bivouac,
évidemment). Si la météo est clémente,
inutile de monter sa tente, on peut
se contenter d’un matelas de sol et
d’un duvet bien chaud. L’art du bivouac
consistant à partir le plus léger possible.
A la tombée de la nuit, il ne reste plus
qu’à ouvrir grand les yeux, le Pouy
Louby (2 091 mètres) est un remarqua-
ble belvédère sur les sommets du
luchonnais et des Pyrénées centrales :
de l’Arbizon (2 831 mètres) à l’ouest,
à l’Aneto (3 404 mètres) à l’est. Là,
il faut profiter des lumières scintillantes
de Superbagnères et des dernières
lueurs du soleil sur les cimes. Passer la
nuit sur un sommet est une expérience
incroyable, la lune est tout près
et l’esprit reste aux aguets.
Départ de Jurvielle (Haute-Garonne),
suivre le GR de pays Tour d’Oueil-
Larboust jusqu’au col puis rejoindre
le sommet du Pouy Louby. La gare la
plus proche est Bagnères-de-Luchon.
Dans les Alpes

Le refuge du Soreiller, dans le parc national des Ecrins. MIREILLE COULON/PARC NATIONAL DES ÉCRINS

En toute sérénité,
près d’un refuge
En bonne compagnie, dans le massif du ballon d’Alsace
Dans les Vosges

du parc national des Ecrins En solitaire sur les causses

Dans les Cévennes

Pourquoi ne pas installer son bivouac
près d’un refuge ? C’est une belle entrée
en matière pour celles et ceux qui
n’ont jamais vécu ce moment magique :
à la fois sécurisant et rassurant,
on campe à proximité d’un abri et
de ses gardiens. C’est aussi la meilleure
façon de monter léger car on peut dîner
et déjeuner au refuge (penser à réser-
ver !), ce qui évite de porter de la nourri-
ture. Ça permet aussi de marcher plus
longtemps et plus haut et de traverser
les paysages grandioses du Briançon-
nais, de la Vanoise ou encore des Ecrins.
On peut choisir de bivouaquer dans
les pâturages (sans s’installer trop
près de la cabane du berger) autour
du refuge de l’Alpe de Villar-d’Arène
(2 079 mètres), dans la vallée de
la Romanche : la vue sur le sommet
Dans les Pyrénées
cévenols
Olivier Pohl est né à Belfort, autant dire qu’il connaît « ce petit morceau de terre
dans ses moindres recoins », c’est même son paradis. Un paradis qu’il partage avec Il est possible de bivouaquer sur
ses clients. « Je les amène au sommet du ballon d’Alsace, qui ne paye pas de mine les causses des Cévennes, ces immenses
avec ses 1 247 mètres mais qui offre une vue à 360 degrés sur les vallées de la Doller, plateaux calcaires offrant des vues
de la Savoureuse et de Bussang », explique avec un bon accent franc-comtois à l’infini. En parcourant le GRP Tour
cet accompagnateur en montagne. Son paradis s’étend de la planche des du causse Méjean ou le chemin de
Belles Filles (1 148 mètres), un col connu des cyclistes, jusqu’au Rouge Gazon Saint-Guilhem, on peut choisir de s’arrê-
(1 080 mètres). En chemin, il raconte l’histoire de ces montagnes arrondies avant ter une nuit dans ces paysages karstiques
d’installer le camp sur les chaumes (des pâturages) ou sur de petites terrasses. pour admirer les astres. Le parc national
Le bivouac varie en fonction du temps et du nombre de personnes. des Cévennes est la plus grande réserve
Au sommet, Olivier Pohl plante une tarp, une petite voile de trois mètres sur de ciel étoilé d’Europe. Du haut des
trois qui protège du vent et de la rosée. L’idée est de dormir à la belle étoile sur causses, on peut profiter d’un magnifi-
des matelas pour profiter du spectacle nocturne. Lorsque la saison le permet, que point de vue sur le mont Lozère
le guide réchauffe la fondue comtoise sur un feu qu’il accompagne d’un verre (1 699 mètres) et le mont Aigoual
de vin d’Arbois. Une initiation pour y revenir seul ou en famille un jour. (1 567 mètres) mais aussi sur les gorges
Guide Olivier Pohl, tél. : 06-87-12-73-01. 135 € par personne, du Tarn, où le bivouac est interdit
tarif dégressif en fonction du nombre de participants. afin de préserver la faune et la flore
de ces milieux naturels d’exception.
Sur les causses, avec un peu de chance,
vous serez seul au monde et pourrez
En famille, au bord du lac d’Aubert

des Agneaux y est splendide. Ou encore profiter de cette étendue poétique

tout près du refuge du Soreiller
(2 719 mètres), au pied de la spectacu-
laire aiguille de la Dibona. Trois heures
de marche et un peu plus de 1 000 mè-
tres de dénivelé pour passer une nuit
à la belle étoile dans un paysage inou-
bliable. Un conseil ? Prenez le soin
de demander aux gardiens du refuge
où vous installer pour la nuit, c’est
la meilleure façon de découvrir et de
respecter les us et coutumes des lieux.
Parc national des Ecrins,
se renseigner sur la réglementation,
qui ne permet pas de bivouaquer
partout. En cœur de parc, le bivouac
est autorisé de 19 heures à 9 heures,
à plus d’une heure de marche des
accès routiers et des limites du parc.
façonnée par le pastoralisme. Les pelou-
Le lac d’Aubert (2 148 mètres) est au cœur de la réserve naturelle du Néouvielle,
ses entretenues par les brebis abritent
l’un des sommets emblématiques des Pyrénées. C’est dans cet écrin granitique
des lavognes, des dépressions naturelles
que l’on peut passer la soirée et la nuit sur un emplacement réservé au bivouac.
ou aménagées par l’homme, où l’eau de
Le soir venu, il y a moins de monde qu’en journée, même s’il est plutôt recom-
pluie est récupérée pour les troupeaux.
mandé de découvrir ce paradis hors saison. La plupart du temps, on est seul,
Ici poussent les cheveux d’ange. Ani-
loin du brouhaha. Au crépuscule, la nature dévoile toute sa beauté sauvage.
mées par le vent, ces herbes argentées
Pour un bivouac quatre étoiles, on peut prendre sa tente et monter des victuailles
scintillent au soleil. Le soir venu
pour s’offrir un festin, une navette conduit jusqu’au lac. Mais la plus agréable
et à l’aube, c’est encore plus beau. Sans
façon d’y arriver est de monter à pied depuis le lac d’Orédon. Un sentier traverse
parler de la nuit. On devine facilement
une forêt avant de longer les laquettes, une suite de petits lacs vert émeraude.
les constellations que l’on peut presque
Après avoir installé son campement sous la digue du barrage, les dernières
toucher du doigt. Un voyage céleste.
lueurs orangées du soleil sur le pic Ramougn (3 011 mètres) offrent un spectacle
inoubliable. Le lendemain, les plus motivés se lèveront à 5 heures pour faire Parc national des Cévennes,
l’ascension du Néouvielle (3 091 mètres), le roi de ce paradis minéral où poussent se renseigner sur la réglementation,
les pins à crochets d’Europe à des altitudes extrêmes. qui ne permet pas de bivouaquer
Réserve naturelle du Néouvielle, se renseigner sur la réglementation partout. Il est autorisé en zone
qui ne permet pas de bivouaquer partout. Navette l’été au départ cœur mais uniquement sur certains
du lac d’Orédon, 8,50 €. secteurs et à certains horaires.

VIN
Les rosés de Provence
poussent-ils
le bouchon trop loin ?
Facile à produire, ce vin star des terrasses
manque parfois d’originalité et se vend
souvent trop cher compte tenu de la qualité
Ophélie Neiman
C’
est un fait indéniable, indubitable même : les
Français aiment le rosé. Alors qu’ils boivent de
moins en moins de vin, la consommation de rosé
a progressé de 53 % en quinze ans et cette couleur
représente désormais un tiers des vins sans bulles
débouchés dans le pays. Sans surprise, nous som-
mes les premiers consommateurs au monde de rosé : 35 % des ventes
mondiales finissent dans notre gosier. Nous sommes doués pour le
boire, mais aussi pour le produire, champions du monde même.
Notre océan rose porte un doux nom : Provence. Soyons clairs,
on produit du rosé partout, de la Loire à l’Alsace en passant par la ­Moselle,
de la vallée du Rhône à Bordeaux en passant par le Languedoc et le Sud-
Ouest – partout. Mais la Provence est la star incontestée. Avec ses rosés si
pâles qu’ils en deviennent translucides, dont les exportations ont ex-
plosé de plus de 500 % en dix ans, elle est la plus éclatante réussite viti-
cole au monde. Voilà pour les chiffres, voilà pour les bonnes nouvelles.
Evidemment, si j’envoie tout ce rêve dès le début de ma
­chronique, c’est pour mieux entrer dans le dur ensuite. Parce que je
suis de la génération Jordy (Dur, dur d’être bébé… et puis « La Ferme
Célébrités 2 »), de la génération Macaulay Culkin (Maman j’ai raté
l’avion, My Girl… et puis la drogue), je connais trop la téléréalité pour
ignorer que les success stories fulgurantes, depuis Loana et jusqu’à
Moundir, se terminent en eau de boudin.
Je vois d’ici les levers de sourcils outrés : comment oser compa-
rer le rosé de Provence à une starlette de télévision ? Eh bien, dans les
deux cas, c’est la course au toujours plus : plus grand, plus vite, plus
cher ; les rapaces tournent autour, les investisseurs foncent en piqué
pour en tirer tout ce qu’ils peuvent avant que la source se tarisse, avant
que le public se lasse et que survienne l’épuisement, inévitable, d’un
succès pressé, essoré, exploité jusqu’à la moelle.
Il faut compter les rachats. LVMH, qui fond sur les vedettes du
­vignoble, Château Galoupet et Château d’Esclans en 2019, sur le prospère
Château Minuty, enfin, en février dernier. Une vente de 350 millions
d’euros, murmure-t-on dans le vignoble. Et aussi Chanel et le ­Domaine
de l’Ile à Porquerolles, Vincent Bolloré et le Domaine de la Croix et la
­Bastide Blanche, Pernod Ricard et le Château Sainte-Marguerite. Le géant
des spiritueux cherche encore à investir.
Il faut voir comment les stars en tout genre se prennent sou-
dainement de passion pour le vignoble provençal, qui compte désor-
mais parmi ses vignerons Brad Pitt, George Clooney, Ridley Scott,
George Lucas, jusqu’à Tony Parker, Patrick Bruel, le couple Sarkozy. Il
faut se figurer, bien sûr, l’explosion du foncier que toutes ces reventes
et tous ces investissements à prix d’or entraînent, les impossibles
transmissions familiales qui en découlent.
Tout cela, ma foi, n’est que la rançon du succès, pas de quoi
s’alarmer. Mais cette attraction entraîne un autre phénomène très logi-
que, et bien plus pernicieux pour l’avenir de la région : le déchaînement
des prix des bouteilles estampillées AOC côtes-de-provence. Lors d’une
dégustation pour notre supplément de juin sur le vin, nous avons reçu
quelque 150 flacons de rosés de toutes les régions. Des choses déli-
cieuses pour moins de 10 euros parfois, moins de 15 euros très sou-
vent. Et puis les rosés de Provence, dont une part affolante se situait
T oi mèm e
Le « simp »,
la risée de Twitch qui paie pour un peu d’attention
Anne Chirol
Depuis 2019, la plate-forme Twitch, consacrée
aux jeux vidéo, propose une nouvelle
Elloran K fonctionnalité « Just Chatting », qui permet
de simplement discuter, dans laquelle
on trouve une thématique prisée : « piscines,
jacuzzi et plage ». C’est dans cette
vitrine virtuelle qu’officie DoubleDDarcee.
Ses streams mêlent échanges écrits
et poses aguichantes face caméra. Pour
que la demoiselle aille troquer son bikini
échancré blanc contre un bikini échancré
rose, il faudra encore quelques abonnements
payants (« subs » dans le jargon), souscrits par
des anonymes dans le live de la streameuse.
Comme elle, des femmes en maillot
de bain s’ébrouant au milieu d’une eau qui
glougloute, parfois assises sur une bouée
banane (oui, la symbolique ne fait pas dans
la dentelle), font turbiner cette sous-culture
Internet qui hésite entre le peep-show 2.0
et le calendrier Sports Illustrated animé.
0123
Di manche 2 5 ­ - Lu ndi 26 ­ ju i n 2023 7
David Adrien
entre 20 et 40 euros la bouteille, quelquefois davantage. Il y a un On me jurera ses grands dieux, enfin, que ce sont des vins de
marché pour ce type de produits de luxe, et tant mieux. terroir. Laissez-moi rire. La Revue du vin de France a réalisé, le mois der-
Mais combien de temps durera ce marché ? Qui aura envie de nier, une courageuse dégustation : goûter à l’aveugle, entre dégusta-
mettre un tel budget dans une bouteille pensée pour les terrasses d’été et teurs triés sur le volet (critiques et sommeliers reconnus et respectés),
fabriquée à la va-vite ? Soyons honnêtes, produire du rosé ne coûte pas des rosés de Provence et de Bordeaux. Le résultat laisse pantois. Les
cher. Les autres régions en témoignent. Ce n’est pas difficile non plus. Il ­dégustateurs peinent, voire échouent à rattacher ce qu’ils goûtent à sa
suffit d’avoir des raisins habituellement destinés au vin rouge, un équi- région d’origine. Climat différent, cépages différents, prix différents…
pement pour le vin blanc. De solides bases œnologiques et hop, voilà un résultat identique dans le verre. Il y a deux raisons à leurs égarements.
bon rosé. Pas besoin d’élevage ni de stockage, aussitôt fermenté, aussitôt D’abord un manque d’expérience, des repères moins précis. Dit autre-
embouteillé, aussitôt vendu, la machine à cash est parfaitement huilée. ment, cette couleur a grandi trop rapidement pour que les profession-
On pourra m’objecter que les champagnes, aussi festifs que les nels sachent distinguer les typicités. Cela viendra. Mais, surtout, ces
rosés, coûtent aussi cher. Mais avec deux à cinq ans en cave, avec une ­rosés sont trop souvent un produit de technologie et d’œnologie, sans
deuxième fermentation en bouteille, rien à voir avec la confection d’un terroir. Or, si l’on peut produire le même vin stéréotypé partout ou
rosé. De plus, on n’en consomme pas dans les mêmes quantités. On me presque, pourquoi y mettre plus de 15 euros ?
dira, encore, que les grands bordeaux valent ce prix, et que les rosés à Bien sûr, il y a des exceptions. Bien sûr, il y a ce Domaine de Ter-
30 euros et plus sont des grands vins de gastronomie. Mais ces bor- rebrune 2017, goûté début juin, déjà six ans et tellement éclatant de
deaux en question sont des vins de longue garde, on achète la promesse complexité, de longueur, de beauté. Sauf que c’est un bandol, une ap-
que dans dix ans, vingt ans, on débouchera une bouteille qui aura évo- pellation réputée pour la capacité de vieillissement de ses rosés. Et
lué, un vin d’anniversaire. La plupart de ces rosés seront flingués au puis, tous les tavels que j’ai pu goûter, la version Alain Chamfort du
bout de cinq ans. Ils ne développeront pas d’arômes tertiaires. Une fois rosé, qui vieillit en toute discrétion, qui n’en fait pas des tonnes malgré
les arômes de jeunesse évanouis, il ne restera plus rien dans la bouteille. des qualités remarquables. Des rosés puissants, pensés pour la table,
conçus pour traverser une décennie. Ceux que j’ai pu goûter, qui m’ont
émerveillée, dépassaient rarement les 20 euros.
Ne vous méprenez pas. Je me réjouis de l’actuelle réussite des
côtes-de-provence. Mais puisque le rosé doit en grande partie son suc-
cès à la jeune génération, qui l’aime pour sa simplicité et son esprit
décontracté ; puisque les Français reconnaissent désormais préférer
au vin la bière, produit convivial et abordable par excellence, il faut
savoir rester raisonnable. Sous peine de se couper de ses fans, qui
trouveront bien vite d’autres stars pour étancher leur soif.
féminine avant la franche camaraderie Quand la streameuse annonce qu’elle va
masculine. Dans les commentaires fermer sa chaîne, faute de subs, l’homme
et sur les réseaux sociaux, le terme est donc
souvent employé de manière moqueuse,
sans visage se mobilise alors pour sauver
ce compte, comme s’il volait au secours
voire dégradante, servant parfois d’une princesse en danger. A une autre
à des campagnes de harcèlement. Il n’est époque, le simp aurait sans soute payé
pas simple d’être un simp. Tant et si bien une fortune une bouteille de champagne
que, fin 2020, Twitch annonce bannir tiède dans un bar à hôtesses. Méprisé
le terme de son tchat. par les masculinistes, le simp l’est aussi
Le problème du simp, c’est qu’il est coincé par les féministes, qui lui reprochent
Communiquant par tchat avec entre un masculinisme toxique qui veut de courir derrière la chimère rétrograde
leurs nombreux spectateurs et adoptant lui faire la peau et une marchandisation de la femme-objet. Comme dans
des positions parfois très suggestives devant banalisée du corps de la femme. Forte le clip Simp, où les rappeuses Rico Nasty
leur live cam, ces entrepreneuses émoustillent de ses 6,4 millions d’abonnés sur Twitch, et Lil Mariko se moquent de cette figure,
un public pantois de gars prêts à faire la Texane Amouranth (Kaitlyn Siragusa qu’elles présentent comme un homme
chauffer leur carte bancaire pour de son vrai nom), 29 ans, est l’une des stars soumis, pathétique et abject. Pour
une once d’attention en retour : les « simps ». de la plate-forme. Cette rousse pulpeuse une fois que féministes et masculinistes
Un clin d’œil, un petit mot sur le tchat, à la peau laiteuse a bien compris comment s’accordent sur un point…
son nom écrit quelque part : il n’en faut pas se servir de ce site comme hameçon,
plus au simp pour se sentir soudain exister. pour ensuite rabattre ses adorateurs vers
A l’origine, cette insulte – puisque c’en est son compte OnlyFans où, sur abonnement,
une – popularisée par les rappeurs dans elle publie du contenu « très exclusif ».
les années 1980, vient de l’anglais simpleton Comprendre : pornographique. Là encore,
(« benêt », en français). Elle est ensuite reprise le simp n’hésite pas à sortir le portefeuille
par les masculinistes MGTOW (Men Going pour se faire croire qu’il noue une relation
Their Own Way, « les hommes qui suivent leur personnelle avec son idole. Ainsi, quand
propre chemin »). Haïssant la gent féminine, la jeune femme inscrit au marqueur le pseudo
qu’ils trouvent abjecte, ils détestent tout de l’abonné fanatique sur sa poitrine,
autant les simps, qu’ils voient comme ses bras ou ses cuisses, le simp éclate de joie,
des groupies haletantes. Des mecs si faibles comme s’il avait atteint l’épiphanie.
qu’ils feraient passer la quête d’attention Ça y est, la callipyge lui appartient, se dit-il.
8 0123
Dim anc he 25 ­ - Lu n d i 26 ­ j u i n 2023
Camille Chamoux
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. De la chouette au couple, de l’œuf mayo à l’endométriose, des jésuites
au féminisme : bondissante conversation avec l’humoriste, actrice et productrice, à l’affiche du « Processus de paix »
Camille Chamoux,
au restaurant Amatxi,
Paris 11e, le 8 juin. AUDOIN
DESFORGES POUR « LE MONDE »
« Au début, j’avais peur que ma
psychanalyse me rende moins drôle »
O
n m’a toujours dit que je ressemblais à une chouette, à
cause de mes grands yeux ronds, un peu exophtal-
miques… “Fais la chouette”, me demandait ma
mère. » La preuve sur-le-champ. L’actrice Ca-
mille Chamoux rabat sa paupière droite, ar-
rondit ses sourcils et pivote la tête vers le bar.
Depuis toute petite, elle collectionne des
­salières, des tasses et des figurines « mar-
rantes ou austères », en porcelaine ou en
métal, à l’effigie de son animal totem, sym-
bole d’Athéna, déesse de la sagesse. Ce bibe-
lotage ne déplaît pas à son mari, d’origine
grecque, qui retrouve sur leurs étagères un
air du pays. « Mon grand-père paternel était
helléniste… Il n’y a pas de hasard », dit-elle.
En toute logique, elle a appelé sa so-
ciété de production La Chouette. « Comme j’en-
treprends beaucoup de projets, j’ai décidé de les
­coproduire, explique-t-elle, de retour d’un rendez-
vous avec un distributeur. J’ai mis du temps à compren-
dre que ce que je faisais naturellement – lancer des idées,
PLAYLIST parler aux chaînes de télévision, rassembler une équipe,
prendre des initiatives –, c’était de la production. »
> Dernier film vu Découverte il y a près de dix ans dans le seule-en-
A Cannes, scène Née sous Giscard, Camille Chamoux, 45 ans, a dé-
« Anatomie d’une cortiqué les travers mous et les chochotteries de la géné-
chute », de Justine Triet ration X – « Partout où j’arrive, l’âge d’or est révolu » – dans
deux autres spectacles, L’Esprit de contradiction (2016) et
> Dernière recherche Le Temps de vivre (2020), citant Proust et Despentes et
Google ­esquintant au passage les « boomeurs » du cinéma fran-
Les horaires des çais. Actrice et scénariste, elle est apparue au générique
séances de « L’Amour des Gazelles (2014), de Mona Achache (une conseillère
et les forêts », Pôle emploi redécouvre le célibat), de Premières vacan-
de Valérie Donzelli ces (2018), avec Jonathan Cohen, réalisé par son mari,
Patrick Cassir (deux trentenaires partent en vacances
> Dernier livre lu au lendemain de leur rencontre sur Tinder), et du Pro-
« Patte blanche », cessus de paix, d’Ilan Klipper, actuellement à l’affiche
de Kinga Wyrzykowska (un cessez-le-feu conjugal inspiré par ses neuf ans de vie
(Seuil, 2022) à deux et les accords d’Oslo).
« Pourquoi s’acharne-t-on à rester ensemble ? Le
couple est un objet d’observation extraordinaire, parce
qu’il est une altérité totale. J’aime l’idée d’un partenariat
d’expérience où l’on surmonte des épreuves, avec une
­aspiration au mouvement au lieu de la capitulation. »
Fascinée par les relations amoureuses qu’on nouait au
lycée, « des couples légendaires qui jouaient aux “encou-
plés” à mort », elle se demande aujourd’hui ce qu’il en
est de l’amour au XXIe siècle. « Je vends mes scénarios
comme des petites comédies légères mais, au fond, je
parle de la liberté de la femme moderne au sein du cou-
ple. Un chemin pavé de difficultés… »
Un apéro avec…
Maroussia Dubreuil
Jeudi 8 juin. Premier jour de l’année au-dessus
des 30 °C. On l’a vue arriver, teint porcelaine et che-
veux blondis, sur sa trottinette électrique. Effet fatal.
Cache-cœur imprimé vichy et mules en cuir, charme
rétro. Et short bien coupé. « Ras la touffe. Tranquille
comme quand j’avais 15 ans… Vive cette ère de libéra-
tion ! », se réjouit-elle lorsqu’on évoque la reconquête
des jambes nues en ville, cinq ans après #metoo.
Elle a donné rendez-vous dans son quartier, un
coin familial du 11e arrondissement de Paris, chez Ama-
txi. Ce bistrot basque lui a été conseillé par des parents
d’élèves, « une espèce dont [elle s’est] longtemps méfiée »,
en devenant mère de deux enfants – Constantin, 8 ans,
et Apollonia, 5 ans. Rosé glacé pour elle, « pét nat » (vin
pétillant naturel) pour nous, glaçons à gogo.
« Ça vous embête si je prends des œufs ? Je suis tou-
jours à l’œuf, qu’il soit poché, mollet, dur, mimosa… »
­Monomanie partagée. On commande des œufs mayon-
naise certifiés ASOM (Association de sauvegarde de l’œuf
mayo), relevés au piment d’Espelette. « Ce que j’aime, en
général, c’est débriefer, sous sa forme anecdotique, au café,
ou dramaturgique, dans un scénario. Notre goût pour les
œufs, c’est genré, non ? » Débit rapide, pensées bondissan-
tes, esprit Tetris… On en vient à parler de l’énorme œuf de
pigeon violet dont a écopé le front de son fils.
Jusqu’à 35 ans, Camille n’a pas beaucoup mangé
ni bien dormi. Elle travaillait, ne se couchait pas, passait
ses nuits en boîte, tombait de fatigue, se réveillait ma-
quillée et repartait. « J’avais ce truc d’hyperactive narco-
leptique. Je m’endormais au volant, j’ai dû arrêter de
­conduire. » Elle commence une psychanalyse. Cela dure
dix ans : trois ans de face-à-face et sept ans allongée.
« J’avais enregistré le numéro de ma thérapeute dans
mon téléphone sous “dermato”, parce que j’avais de l’ec-
zéma partout. Au début, j’avais peur que l’analyse me
« dans
le cinéma, c’est
plus compliqué
d’embaucher
des femmes
enceintes que
des acteurs
héroïnomanes »
rende moins drôle. » A chaque emménagement, elle ins-
talle un petit coin divan pour écrire ou tergiverser.
Issue d’une famille d’intellos conservateurs,
mère juriste, père madeliniste qui a travaillé sur la déré-
glementation des télécoms, elle a deux grands frères.
« Je ne partageais pas leur vision, mais la parole circulait,
tout le monde a toujours discuté avec moi. » Elève jus-
qu’en 2de à Saint-Louis-de-Gonzague, un établissement
jésuite du 16e arrondissement – « J’adorais les jésuites,
mais je n’aimais pas la clientèle ! » –, elle est envoyée par
ses parents à La Tour, un institut catholique. Elle tient
deux jours et, sur les conseils de sa mère qui se ravise, va
frapper à la porte du bureau de la proviseure du lycée
­Fénelon (Marguerite Gentzbittel, dont le feuilleton
­Madame le Proviseur s’est inspiré) : « Je suis chez les
sœurs mais je suis anticléricale », lui dit-elle. Acceptée,
elle découvre un nouveau monde : Quartier latin, tous
en col Mao, enfants de psys ou de profs. « Ma life. »
S’ensuit un parcours classique pour qui vient des
beaux quartiers : hypokhâgne, khâgne et maîtrise de let-
tres à la Sorbonne. A 18 ans, Camille Chamoux avait déjà
une certaine idée de l’art et du raffinement. « Ma pre-
mière vocation étant la mise en scène, je voulais être
­Patrice Chéreau. » Elle monte Fragments d’une lettre
d’adieu lus par des géologues, de Normand Chaurette, et
La Douleur de la cartographe, de Chris Lee. Sans doute
une réminiscence du passé d’archéologue de son grand-
père helléniste. « Il y avait des fulgurances, mais je n’étais
pas la meilleure. » Son amie de Fénelon, l’autrice et met-
teuse en scène Pauline Bureau, la secoue : « Enfin,
qu’est-ce que tu fous ? Tu es assise sur une valise d’oppor-
tunités et de pognon. Tu es drôle, sers-t’en… Monte ton
one-man-show. » Camille Chamoux se lance au Théâtre
Trévise, une des premières scènes ouvertes de Paris,
dans le personnage d’une mytho, et crée en 2009 son
premier spectacle, Camille attaque, au Splendid.
2023. Elle fait son premier Festival de Cannes en
tant que productrice avec plusieurs projets en dévelop-
pement – entre autres, un thriller politique pour le ci-
néma et la série SPM, comme « syndrome prémens-
truel », prévue pour Canal+. « L’idée, c’est de renverser la
donne, explique-t-elle. Je me suis fait virer de deux films
parce que j’étais enceinte. J’en déduis que, dans le cinéma,
c’est plus compliqué d’embaucher des femmes enceintes
que des acteurs héroïnomanes. Après ces expériences, je
me suis dit que j’allais faire travailler toutes les femmes
enceintes, en endométriose, en ménopause… »
Lorsqu’une main s’apprête à débarrasser notre
assiette, la jeune productrice fait preuve d’une réactivité
exceptionnelle en arrêtant son geste. Reste de quoi faire
deux ou trois lichettes de mayonnaise.