VENDREDI 15 MARS 2024

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LE MONDE
FÉERIE NOIRE L’AMOUR N’A PAS D’ÂGE DES LIVRES

Pourquoi Macron a durci le ton face à Poutine

▶ En deux ans, le président ▶ Le chef de l’Etat, qui ▶ Selon l’Elysée, le pouvoir ▶ Ce revirement, qui ▶ En musclant son dis-
de la République est passé mettait en avant en 2022 russe est enfermé dans se traduit par une montée cours sur le Kremlin, Ma-
du souhait de « ne pas hu- son dialogue continu avec une logique guerrière sans de tension entre Paris cron veut aussi mettre en
milier la Russie » à l’hypo- Poutine, se pose désor- issue, qui ne comprend et Moscou, désoriente lumière la complaisance
thèse de l’envoi de troupes mais comme l’un des plus et ne respecte que les alliés occidentaux op- du RN envers la Russie
sur le terrain en Ukraine fervents soutiens de Kiev le rapport de force posés à l’envoi de troupes PAG E S 9 -1 0

Russie Une élection présidentielle

Infanticides taillée sur mesure

vladimir poutine aimerait
faire du scrutin présidentiel, qui
se déroule en Russie du 15 au
17 mars, une démonstration de
l’unité du pays. La tenue du scru-
tin dans les régions d’Ukraine an-
nexées par Moscou doit égale-
ment être un marqueur de la dé-

Chronique
force face à l’Occident, alors que
la guerre en Ukraine se poursuit.
Selon plusieurs observateurs, le
maître du Kremlin vise, à 71 ans,
une réélection avec au moins
80 % des suffrages, un score qui
doit être supérieur à ses 77,5 % ob-
tenus en 2018, pour marquer
termination russe. Mais le
verrouillage du vote, la mise à
l’écart de tout candidat d’opposi-
tion sérieux et l’absence de cam-
pagne ont transformé l’échéance
en simple formalité qui ne pas-
sionne pas les Russes.

de drames
PAG E 2

▶ Dans la plupart
des cas, de nombreux
signes avant-coureurs, Ukraine Gaza
que la société peine
à prendre en compte, La dangereuse A Rafah, la guerre
surveillance fait la fortune

annoncés
précèdent le passage
à l’acte
▶ Le phénomène des lignes russes des profiteurs
est difficile à quantifier,
preuve de la difficulté Les opérateurs de drones, Alors que la population
à penser les maltraitances présents dans chaque manque de tous les biens
brigade de l’armée de de première nécessité, des
au sein du cadre familial terre, jouent un rôle intermédiaires s’enrichis-
PAGES 12-13 majeur sur le terrain, mais sent sur les convois d’aide
constituent des cibles alimentaire qui pénètrent
prioritaires pour l’ennemi dans l’enclave
PAG E 3 PAG E 4

Israël-Hamas Pollution ChatGPT Economie

La querelle Malgré les alertes Intelligence Le plan français
à gauche ravivée aux PFAS, le projet artificielle : accord
par les propos de Chemours entre « Le Monde » pour rebâtir le
de Judith Butler validé dans l’Oise et OpenAI port de Beyrouth
PAGE 25 PAGE 8 PAGE 18
dévoilé
VU PAR EMANUELE DEL ROSSO (ITALIE) CARTOONING FOR PEACE Le chantier de la recons-
truction du port de la
Photo:Flavien Carlod, non contractuelle. Architecte Ramón Esteve.

capitale libanaise, détruit

en partie par l’explosion
du 4 août 2020, devrait
être géré par trois sociétés
françaises, Artelia, Egis et
EDF, qui ont présenté leur
projet, mercredi 13 mars
PAGE 16

1
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2|
INTERNATIONAL
Bureau de vote mobile, pour le scrutin anticipé à l’élection présidentielle russe, à Marioupol, ville ukrainienne occupée par la Russie, le 13 mars. ALEXANDER ERMOCHENKO/REUTERS
En Russie, un scrutin sur mesure pour Poutine
Le chef du Kremlin veut faire de la présidentielle, du 15 au 17 mars, une démonstration de force face à l’Occident
moscou - correspondant
P au peuple
our dépeindre les en-
jeux de l’élection prési-
dentielle qui se tient en
Russie du 15 au 17 mars,
le politologue Dmitri Orechkine
utilise une image inattendue :
« Cela fait penser aux parades
d’athlètes en costumes immaculés
qui défilaient devant Staline sur la
place Rouge, à Moscou. Ils sont des
milliers, mais si un seul tient le por-
trait du chef de travers, le caractère
sacré de l’événement est entaché. »
Autrement dit, plus qu’un exer-
cice démocratique servant à dési-
gner ou légitimer les gouver-
nants, les élections sont plus que
jamais un simple rituel symboli-
que, un moment de célébration
collective. Et pour Vladimir Pou-
tine, au pouvoir depuis 2000, qui
brigue un nouveau mandat censé
le conduire jusqu’en 2030, une dé-
monstration de force.
L’avantage de l’image utilisée
par M. Orechkine, qui fut un haut
responsable de la commission
électorale centrale entre 1995 et
2007 et vit aujourd’hui en exil en
Europe, est qu’elle s’applique
aussi bien aux candidats qu’aux
électeurs : tous sont sommés de
marcher d’un même pas.
Deux candidats au discours
antiguerre assumé, Ekaterina
Dountsova et Boris Nadejdine,
qui avaient suscité une vague
d’enthousiasme, ont été écartés
de la course, au prétexte d’erreurs
dans leur dossier de candidature.
Et parmi ceux qui ont été autori-
sés à concourir – le nationaliste
Leonid Slutsky, le communiste
Nikolaï Kharitonov et l’homme
d’affaires Vladislav Davankov,
censé capter une partie du vote li-
béral –, aucun n’a même fait sem-
blant de vouloir rivaliser avec
M. Poutine, ni émis la moindre
critique contre sa politique.
« Quand bien même ces candi-
dats sont parfaitement loyaux, la
simple possibilité d’un vote contes-
tataire est inacceptable, estime
Il faut montrer
russe, et plus
particulièrement
à l’élite, que le
contrôle exercé
par le Kremlin
est total
M. Orechkine. Ils ne peuvent obte-
nir un score dépassant 10 %. » Le
politologue rappelle le précédent
Pavel Groudinine, candidat du
Parti communiste à l’élection pré-
sidentielle de 2018 qui, à l’issue
d’une campagne flamboyante,
avait obtenu près de 12 % des suf-
frages. Dans la foulée du scrutin,
M. Groudinine avait perdu ses
parts dans une grande firme agri-
cole, ses mandats locaux, et a fini
par disparaître de la vie publique.
Le seul suspense de cette édi-
tion 2024 est de savoir si le sor-
tant, Vladimir Poutine, obtiendra
un score supérieur ou inférieur à
80 %. Ce chiffre avait été cité dès
l’automne 2023 par le média en li-
gne Meduza comme objectif fixé
aux stratèges du Kremlin. C’est
aussi celui que reprend la quasi-
totalité des observateurs, qui no-
tent que le score attribué à
M. Poutine ne peut être que supé-
rieur à celui de 2018, quand il avait
obtenu 77,53 % des suffrages.
Il y a là un paradoxe : à 71 ans, le
chef du Kremlin est sans doute
plus puissant qu’il ne l’a jamais
été. La mort en prison d’Alexeï Na-
valny, le 16 février, a réduit à néant
les derniers espoirs de l’opposi-
tion en Russie. Son pays, s’il est
loin de pouvoir crier victoire en
Ukraine, a tenu dans la confronta-
tion engagée contre l’Occident. Et
pourtant, M. Poutine a besoin
d’un plébiscite, tant sur son nom
que sur la conduite de la guerre.
Ce plébiscite est d’abord à usage
interne. Il faut montrer au peuple
russe, et plus particulièrement à
l’élite, que le contrôle exercé par
le Kremlin est total. « Il est plus
facile de tromper la masse des
citoyens qu’un gouverneur, résu-
mait, sur la chaîne YouTube Jivoï
Gvozd, le politologue Nikolaï Pe-
trov, spécialiste de cette élite
russe. Si Poutine apparaît incapa-
ble d’organiser le scrutin à sa
convenance, son autorité sera
écornée. En Biélorussie, après le
scrutin chaotique de 2020, il avait
fallu un moment à Alexandre Lou-
kachenko pour rétablir totale-
ment son autorité… »
L’élection présidentielle doit
aussi apparaître comme une dé-
monstration de force et d’unité
vis-à-vis de l’Occident. Du côté
russe comme du côté occidental,
d’ailleurs, le même enjeu symbo-
lique a été choisi : la tenue du
scrutin dans les régions annexées
de l’Ukraine est présentée à Mos-
cou comme un signe de la déter-
mination de la Russie et de la soli-
dité de son emprise sur ces terri-
toires. La télévision a été jusqu’à
prétendre que les habitants sor-
tant des ruines d’Avdiïvka, ville du
Donbass capturée mi-février,
s’enquéraient immédiatement
des possibilités de voter. Vu d’Oc-
cident, ce vote suffit à délégitimer
un scrutin que certains appellent
à ne pas « reconnaître ».
« Une boîte noire »
Le vote dans ces territoires an-
nexés d’Ukraine, sans listes élec-
torales à jour et sous le contrôle
d’hommes en armes, offre par
ailleurs un réservoir de voix im-
portant au Kremlin, sans aucun
contrôle externe.
A cette nouveauté s’ajoutent
une série d’innovations électora-
les qui ont pour effet de faciliter la
fraude – introduites, pour la plu-
part, lors du « référendum » de
2020 qui a permis à M. Poutine de
briguer un nouveau mandat jus-
que-là inconstitutionnel. La prin-
cipale est la généralisation du
vote électronique dans vingt-
neuf régions, soit plus du tiers des
suffrages. Lors de son expérimen-
tation à Moscou, en 2021, ce sys-
tème avait totalement inversé les
résultats obtenus dans les urnes
et offert la victoire aux candidats
du pouvoir. « C’est une boîte noire
et personne ne sait ce qu’il y a de-
dans », note Roman Udot, ancien
codirigeant de l’association d’ob-
servation électorale Golos,
aujourd’hui en exil.
Le vote électronique est aussi un
outil de contrôle supplémentaire
sur une frange importante de
l’électorat : les budjetniki (retrai-
tés, fonctionnaires ou employés
des grandes entreprises dont la
subsistance dépend de l’Etat) sont
ainsi sommés d’y avoir recours et
d’envoyer des captures d’écran le
prouvant. La plupart sont par
ailleurs convaincus que leur vote
est connu des autorités, comme
en témoigne auprès du Monde
une enseignante de la capitale.
Le vote sur trois jours, introduit
lors du référendum constitution-
nel de 2020, répond au même ob-
jectif : non seulement des mani-
pulations nocturnes d’urnes ont
été constatées lors des scrutins
précédents, mais en plus, le vote
le vendredi permet de mieux con-
trôler la participation des em-
ployés des entreprises, parfois
transportés sur place. Le parti du
pouvoir, Russie unie, a été jusqu’à
créer une application grâce à la-
quelle les électeurs peuvent – ou
doivent – prouver leur participa-
tion en se géolocalisant dans leur
bureau de vote.
Les traditionnels bourrages
d’urnes et votes multiples, ainsi
que la falsification des protocoles
électoraux, sont, eux, facilités par
la diminution drastique du nom-
bre d’observateurs autorisés dans
les bureaux de vote, mandatés
uniquement par les partis admis
au scrutin. Dans ces mêmes bu-
reaux, les caméras installées
après les protestations électorales
massives de 2011-2012 ne sont
plus accessibles aux simples
citoyens, mais réservées à une
poignée d’observateurs invités au
siège des commissions électora-
les régionales. L’organisation in-
dépendante d’observation électo-
rale Golos a été dissoute et son di-
rigeant, Grigori Melkoniants, en-
voyé en prison en août 0023.
Il n’empêche que le pouvoir, s’il
veut atteindre ses objectifs, ne
peut pas compter uniquement
sur la fraude ou sur les loteries
promettant aux électeurs pa-
quets de pâtes et appartements.
Mobiliser l’électorat, même celui
qui est réputé favorable, est une
gageure face à l’absence d’enjeux.
La campagne s’est d’ailleurs dé-
roulée dans une complète indiffé-
rence de la population, principa-
lement par le biais d’affiches élec-
torales n’avançant pas le moindre
slogan identifiable.
Le seul fait notable a été les lon-
gues files d’attente, aperçues dans
tout le pays au mois de janvier, de
citoyens désireux de soutenir la
candidature de Boris Nadejdine,
avant que celle-ci ne soit rejetée.
Aucune file d’attente de la sorte
n’a été observée pour Vladimir
Poutine, qui, en tant que candidat
« indépendant », devait en théorie
recueillir trois fois plus de signa-
tures de citoyens (300 000, contre
100 000 pour M. Nadejdine).
Comme c’est le cas depuis vingt-
quatre ans qu’il est au pouvoir, le
chef de l’Etat n’a pas participé au
moindre débat. Ceux qui étaient
organisés entre ses rivaux ont
tourné au concours de louanges à
En vingt-
quatre ans
au pouvoir,
le chef
de l’Etat russe
n’a pas
participé
au moindre débat
0123
VENDREDI 15 MARS 2024
son endroit. Les médias officiels
ont certes tenté de mettre en
scène la bataille pour la deuxième
place, mais sans convaincre.
Les messages contradictoires
envoyés à sa population par le
Kremlin, ces derniers mois,
n’aident pas non plus. Tantôt c’est
la possibilité pour les Russes de
continuer à vivre dans une par-
faite normalité qui est mise en
avant, tantôt le pays est présenté
comme engagé dans une dange-
reuse lutte existentielle.
Lassitude vis-à-vis de la guerre
Ces messages, adressés à des
franges différentes de la popula-
tion – ceux qui croient encore à
une forme de stabilité et ceux
qu’enthousiasme l’« opération
militaire spéciale » en Ukraine –,
ont fini par créer la confusion
dans l’électorat et le convaincre
qu’aucun changement n’était à
attendre du scrutin présidentiel,
si ce n’est un durcissement :
augmentations d’impôts, répres-
sion accrue, voire une nouvelle
vague de mobilisation particuliè-
rement redoutée.
Aucune réponse n’est apportée
à la lassitude et à l’inquiétude vis-
à-vis d’une guerre qui, si elle reste
globalement soutenue, apparaît
sans fin. Et la recrudescence d’at-
taques (bombardements et incur-
sions armées) contre les régions
méridionales de la Russie, la se-
maine précédant le vote, n’est pas
faite pour rassurer.
Vladimir Poutine lui-même a
enchaîné les rencontres aux tona-
lités fort variées, dans les jours
précédant le vote, recevant un
jour des militaires engagés en
Ukraine, discourant le lendemain
sur les « valeurs traditionnelles » et
blaguant, le troisième, sur les
dreadlocks d’un participant à un
festival consacré à la jeunesse. Le
seul meeting populaire attendu,
dans le stade Loujniki de Moscou,
est prévu pour le 18 mars, au len-
demain du vote. p
benoît vitkine

0123
VENDREDI 15 MARS 2024
Le commandant Iouri, opérateur d’un drone Leleka, dans la région de Donetsk, le 25 février. ADRIENNE SURPRENANT/MYOP POUR « LE MONDE »
En Ukraine, la périlleuse
observation des lignes ennemies
Les opérateurs de drones, cruciaux pour traquer les forces russes
de l’autre côté du front, constituent une cible prioritaire de l’artillerie
REPORTAGE
région de donetsk (ukraine) -
envoyé spécial
O
n remballe, les gars.
Nous avons été repé-
rés. » Le commandant
Iouri, nom de guerre
« Commerce », vient d’être averti
que deux drones de surveillance
russes Orlan volent dans les para-
ges, à environ 15 kilomètres des li-
gnes ennemies, dans la région de
Donetsk. Au volant d’un véhicule
blindé de combat Roshel Senator,
offert par le Canada, il venait
à peine d’arriver sur la zone d’opé-
ration prévue. En cette fin ven-
teuse du mois de février, avec ses
trois subordonnés, Commerce,
38 ans, décorateur dans le civil,
s’apprêtait à faire voler un drone
de surveillance Leleka (« cigo-
gne », en ukrainien) de fabrica-
tion locale. L’opération est remise
à plus tard.
Les drones à voilure fixe de ce
type jouent un rôle crucial dans la
guerre contre l’envahisseur russe,
qui consiste à observer l’ennemi
dans la profondeur, loin derrière la
ligne de front. Chaque brigade de
l’armée de terre ukrainienne pos-
sède une ou plusieurs unités de re-
connaissance aérienne, équipées
de drones. Leur mission : dénicher
des cibles de haute valeur comme
les équipements de guerre électro-
niques (EGE), l’artillerie à longue
portée, les blindés lourds, les pos-
tes de commandement ou les cen-
tres logistiques.
Le commandant Iouri ordonne
de rembarquer rapidement les
caisses contenant le drone et l’an-
tenne à l’arrière du puissant
blindé. L’équipe s’affaire sans pré-
cipitation. Commerce reprend le
volant, fait demi-tour et accélère
sur une piste boueuse longeant
une haie d’arbres. « Quand on est
repéré, on peut se prendre une vo-
lée d’artillerie dans les deux minu-
tes », explique-t-il.
Quelques centaines de mètres
plus loin, il cherche un recoin
sous les arbres pour garer le véhi-
cule et reprendre l’opération. Le
camouflage offert par la végéta-
tion reste précaire. En cette fin
d’hiver, les branchages ne mas-
quent que partiellement le sol. Un
espace est trouvé et il se gare en
reculant, pour que la porte arrière
s’ouvre face à un champ propice
au lancement du drone.
Des explosions et le crépite-
ment de sous-munitions retentis-
sent de manière presque conti-
nue. La ville de Toretsk, à quelques
kilomètres, est sous le feu de l’ar-
tillerie russe. Le danger d’être la ci-
ble d’une volée de roquettes de-
meure élevé, car les opérateurs de
drones constituent une cible prio-
ritaire des deux côtés.
Le commandant propose de pa-
tienter quelques instants dans un
« blindage » (un abri creusé sous
terre, coiffé par des troncs d’arbre
pour protéger de l’impact direct
d’un projectile). « Blade », « Kort »
et « Konoval », ses trois adjoints,
n’attendent pas et commencent à
déployer le matériel sorti du véhi-
cule : le coffre contenant le drone,
puis celui avec l’antenne néces-
saire pour transmettre les signaux
radio de pilotage et de vidéo entre
l’opérateur et l’appareil. Il faut en-
viron dix minutes pour déployer
l’antenne, assembler les ailes à
l’empennage du drone et aména-
ger l’intérieur du blindé.
L’arrière du Roshel Senator sert
de poste de pilotage. Une planche
rabattue sur la paroi gauche se dé-
plie et fait office de table. Deux
gros ordinateurs portables et un
moniteur sont disposés côte à
côte. Celui de gauche sert au pilo-
tage du drone, celui du milieu à la
navigation et à l’orientation de la
caméra. A droite, un troisième
moniteur, de plus grande taille,
permet d’observer avec une
meilleure définition l’image fil-
mée par la caméra du drone.
Le Leleka est un drone à voilure
fixe pouvant exécuter des mis-
L’objectif
est de dénicher
l’artillerie
à longue portée,
les postes de
commandement
ou les centres
logistiques
sions de reconnaissance ou de
combat – avec un système de vi-
sée et des munitions. Conçu et as-
semblé en Ukraine, il coûte au mi-
nimum 60 000 euros (avec son
système de pilotage) et peut voler
entre une heure trente et
deux heures, et surveiller une sur-
face de 40 kilomètres carrés. « Par
beau temps, il vole à 1 000 mètres
d’altitude et est invisible à l’œil nu,
et parfaitement inaudible grâce à
son moteur électrique. Mais il voit
tout ce qui se passe plus bas », as-
sure Commerce. Il lui a fallu deux
mois d’entraînement pour maî-
triser l’appareil.
« Trouver sa planque »
Konoval, 27 ans, raconte que la sé-
lection est sévère au cours de la
formation, avec un examen tous
les soirs pour les candidats, et ceux
qui échouent sont « impitoyable-
ment éliminés ». « Une fois que vous
savez piloter un Leleka, vous pou-
vez piloter n’importe quel drone.
N’importe quel modèle de quadri-
rotor paraît ensuite d’une simpli-
cité enfantine », poursuit Com-
merce, soulignant sa préférence
pour les drones « ailés » par rap-
port aux « rotors ». Ces derniers
ont une autonomie plus limitée,
qui ne leur permet pas d’opérer
loin derrière la ligne de front.
Quand le Leleka repère un
groupe de blindés, l’information,
avec les coordonnées précises, est
immédiatement transmise au
commandement ukrainien, qui
décide ou non d’effectuer une
frappe d’artillerie. Souvent, le
drone est amené à faire un se-
cond passage, à la verticale de la
cible, pour vérifier que les coor-
données n’ont pas été faussées
par un EGE d’usurpation GPS
(« spoofing », en anglais).
« Les EGE russes sont un pro-
blème. Leurs brouilleurs coupent le
signal entre le pilote et le Leleka, et
perturbent nos missions. Il nous est
arrivé de perdre des drones », râle
Blade, 38 ans, toujours prêt pour
une opération de recherche du Le-
leka à l’aide de son quadrirotor
Mavic 3. « Nous attendons avec im-
patience la nouvelle version du Le-
leka, qui fonctionnera sur des fré-
quences que les Russes sont incapa-
bles de brouiller », poursuit-il.
« Difficile
d’échapper
au Lancet
une fois repéré.
Si nous avons de
la chance, il vise
une autre cible »
LE COMMANDANT IOURI,
DIT « COMMERCE »
La mission type de l’unité con-
siste à traquer un char ou un EGE
« pour trouver sa planque », expli-
que le commandant. « On le repère
durant sa mission, quand il tire ou
se déplace. Ensuite, nous le suivons
jusqu’à son lieu de stationnement,
généralement camouflé, dont nous
transmettons les coordonnées au
commandement. »
Une fois la mission achevée, le
Leleka retourne à son point de dé-
part, où il est démonté. Les images
enregistrées sont récupérées et en-
voyées aux analystes qui « vont les
regarder sur un très grand écran
pour distinguer des détails qui ont
pu nous échapper en temps réel, ou
à cause du brouillage, comme un
dépôt de munition et toutes sortes
d’équipements militaires discrets »,
poursuit Commerce.
Un vent violent se lève et l’offi-
cier décide d’annuler le vol du
drone. L’unité remballe le matériel
dans le blindé. A peine a-t-il remis
le contact du véhicule que le com-
mandant reçoit une nouvelle
alerte. « Une [munition rôdeuse]
Lancet se dirige vers nous », lâche-
t-il. « Vas-y, plus vite ! », suggère
Blade, pas rassuré. Hantise des
Ukrainiens, le Lancet porte une
ogive à charge tandem thermoba-
rique pouvant percer tout blin-
dage et capable de s’orienter de
manière autonome vers une cible
en mouvement. Commerce pré-
cise qu’il ne peut pas rouler plus
vite sur la piste. « C’est très difficile
d’échapper au Lancet une fois qu’on
est repérés. Si nous avons de la
chance, il vise une autre cible. » Le
temps s’écoule lentement et la pré-
diction du commandant se réalise.
Au grand soulagement de tous. p
emmanuel grynszpan
international | 3
Les Vingt-Sept adoptent
la réforme de la Facilité
européenne pour la paix
L’UE va doter de 5 milliards d’euros un fonds
d’achat d’armes destinées à Kiev
bruxelles - bureau européen temps compatible avec les be-
soins de l’Ukraine, la FEP pourra
A lors que l’Ukraine man-
que de manière chroni-
que de munitions pour
se défendre, les Vingt-Sept ont en-
fin réussi à se mettre d’accord,
financer ces commandes dans le
reste du monde.
« De nombreux Etats membres
souhaitaient plus de flexibilité
pour la FEP afin d’aider le plus ra-
mercredi 13 mars, sur la réforme pidement possible l’Ukraine »,
de la Facilité européenne de paix confie un diplomate européen,
(FEP), à quelques jours du Conseil se référant à la plate-forme
européen qui doit discuter des d’achat de munitions créée par la
mesures pour accélérer l’aide République tchèque. Cette der-
communautaire à Kiev. « Le mes- nière assure avoir identifié dans
sage est clair, a souligné, sur X, le le monde des pays vendeurs
chef de la diplomatie euro- de quelque 800 000 obus et
péenne, Josep Borrell. Nous sou- autres munitions.
tiendrons l’Ukraine par tous les
moyens nécessaires. » « Préférence européenne »
Les Etats ont fini par créer, au Longtemps, la France a refusé
sein de cette FEP, fondée à l’ori- cette perspective. Le 1er mars, l’Ely-
gine en 2021 pour prévenir les sée assurait encore que « le prési-
conflits, un fonds consacré à la dent de la République a toujours
seule Ukraine, que les Etats dote- défendu la préférence européenne
ront de 5 milliards d’euros dès et la nécessité que les instruments
cette année. Sur cette somme, financés par les Européens puis-
500 millions d’euros devraient sent s’adresser à l’industrie de dé-
être réservés à la formation des fense européenne ». Depuis, Em-
soldats ukrainiens.
Il aura fallu près de neuf mois de
tractations pour aligner l’ensem-
ble des pays, et particulièrement
manuel Macron a assoupli la po-
sition française face à l’urgence.
« Les achats hors d’Europe seront
autorisés pendant une période in-
l’Allemagne et la France, les deux térimaire… qui n’est aujourd’hui
premiers financeurs de la FEP pas définie dans le temps », relève
(43 % à eux deux), qui souhai- un diplomate, qui estime que
taient faire évoluer drastique- cette clause d’exception pourrait
ment le fonctionnement et les « dès lors durer très longtemps ».
modalités de cet outil géré par le
service diplomatique européen
« Ces achats dureront le temps que
soit consommée l’enveloppe de
de Josep Borrell. Et ce, même si cet
instrument, déjà abondé à hau-
3,5 milliards d’euros, précise un
autre diplomate. En clair, la ques-
teur de 6,2 milliards d’euros par tion sera de nouveau débattue
les Etats, a rendu d’importants lorsqu’il faudra une nouvelle fois
services en permettant de finan- abonder la FEP, sans doute
cer, dès le début de l’invasion en 2025, vu les besoins actuels de
russe de l’Ukraine, le transfert à financement de l’instrument. »
Kiev de milliers de systèmes d’ar- Au-delà de la flexibilité d’achat,
mements, et la formation de plus le service diplomatique a trouvé
de 40 000 soldats ukrainiens. une solution pour satisfaire l’Al-
Désormais, alors que les arse- lemagne. Confronté à des diffi-
naux des Etats européens se sont cultés budgétaires, Berlin a de-
vidés, le fonds va évoluer vers da- mandé que son aide bilatérale
vantage d’acquisitions commu- directe à l’Ukraine, qui devrait
nes de munitions et d’armes des- s’élever à plus de 7 milliards
tinées à Kiev. Sur les 4,5 milliards d’euros cette année, soit en par-
d’euros, 1 milliard sera ainsi exclu- tie décomptée de sa quote-part
sivement réservé aux achats com- de financement de la FEP – envi-
muns pour « des munitions, des ron 1,25 milliard.
missiles ou des drones », précise « L’Allemagne ne bénéficiera
un fonctionnaire européen. d’aucun rabais, assure à Bruxelles
Les 3,5 milliards restants pour- un haut fonctionnaire. Et tous les
ront être utilisés pour rembour- pays pourront bénéficier de la
ser soit les cessions de stocks même règle. » Alors que le Congrès
(quelques pays piochent encore américain bloque toujours l’enve-
dans leurs arsenaux), soit pour les loppe de 60 milliards de dollars
commandes d’armes passées par (55 milliards d’euros) d’aides mili-
les Etats qui souhaitent ensuite taires à Kiev, cette annonce euro-
les donner à l’Ukraine. Pour être péenne constitue un soulage-
remboursés, les Européens de- ment en Ukraine. Lors du Conseil
vront, théoriquement, privilégier européen, les 21 et 22 mars, les
les achats communautaires, mais Vingt-Sept discuteront de ce qu’ils
si l’industrie européenne n’est pourront faire de plus. p
pas capable de répondre dans un philippe jacqué
CULTURES
MONDE. du lundi
au vendredi
11H – 12H
Julie Gacon
Mélanie
Chalandon
© Radio France/Ch. Abramowitz
L'esprit
En partenariat avec d'ouver-
ture
4 | international
Les Gazaouis à la merci des profiteurs de guerre
A Rafah, des intermédiaires s’enrichissent au détriment de la population, faisant flamber les prix alimentaires
beyrouth - correspondante
S
ur le marché Al-Najma de
Rafah, dans le sud de la
bande de Gaza, les étals ne
proposent que des pro-
duits de base. Des boîtes de thon
et de sardines, des fèves et des len-
tilles, quelques jus de fruits et des
sucreries pour les enfants. Le ra-
madan, cette année, débute dans
une ambiance lugubre. Après
cinq mois de guerre entre le Ha-
mas et Israël, les 2,3 millions de
Gazaouis font face à de graves pé-
nuries de nourriture, d’eau et de
médicaments, conséquence des
entraves posées par Israël à l’en-
trée des convois d’aide humani-
taire dans l’enclave. Du coup, les
prix des rares denrées encore ven-
dues sur les marchés atteignent
jusqu’à dix fois leur montant
d’avant-guerre, un coût prohibitif
pour la plupart des habitants.
Les pénuries et la hausse des
coûts d’importation ne sont pas
seules en cause dans cette flam-
bée des prix. Selon une enquête
réalisée par l’Organized Crime
and Corruption Reporting Project
(OCCRP), plate-forme d’investiga-
tion partenaire du Monde, des
profiteurs de guerre exploitent les
dysfonctionnements de la chaîne
d’approvisionnement, du trans-
port à la vente, pour s’enrichir.
L’entrée des produits commer-
ciaux est entravée par les contrô-
les de sécurité imposés par Israël
depuis le début de la guerre et les
contraintes de transport, comme
les multiples inspections, les lon-
gues files d’attente aux points de
contrôle et les routes dévastées.
Les couches, inabordables
« Les prix ont considérablement
augmenté. Tout le monde se plaint
et beaucoup ne peuvent rien ache-
ter », a confié à l’OCCRP Hala
Emran, une mère déplacée de huit
enfants, après avoir inspecté les
marchandises au marché. Un kilo
de tomates coûte l’équivalent de
4 euros, contre 30 centimes avant-
guerre. Le prix d’un poulet est
passé de 3 à 20 euros. Trois kilos de
sucre valent 20 euros, contre 2
auparavant. Hala Emran ne peut
même pas acheter un cookie pour
son jeune fils. Le moins cher du
marché se vend désormais à plus
de 2 euros l’unité.
Wessam Shaath a, lui, arpenté
tous les magasins de Rafah pour
trouver des couches à un prix
abordable pour ses jumeaux. Sans
succès. Le paquet se vend désor-
mais 50 euros, contre 5 d’ordi-
naire. Chauffeur de taxi entre
Khan Younès et Rafah, ce père de
famille gagnait jusqu’à 10 euros
par jour avant la guerre. Il n’a plus
aucun revenu depuis que la guerre
fait rage à Khan Younès et que
1,3 million de Gazaouis sont reclus
Israël veut contrôler le peu de nourriture qui entre dans l’enclave
L’Etat hébreu a bombardé un centre de distribution de l’agence onusienne UNRWA, tuant un de ses employés et blessant vingt-deux autres
jérusalem - correspondant
S ymbole des contradictions
de l’aide israélienne aux ci-
vils de Gaza : mercredi
13 mars, peu après avoir bom-
bardé un centre de distribution
de nourriture des Nations unies,
l’armée a annoncé qu’elle s’apprê-
tait à « inonder » l’enclave de vi-
vres. Dans le centre, l’armée visait
un responsable du Hamas, qu’elle
accuse d’avoir « détourné des
équipements » vers le mouve-
ment islamiste. Elle a frappé la
cour de l’un des rares bâtiments
encore opérationnels dans la ville
de Rafah de l’UNRWA, la princi-
pale agence des Nations unies
pour l’aide. Un employé de
l’agence a été tué et vingt-deux
ont été blessés.
Les commerçants
de Gaza accusent
la société
égyptienne
Abnaa Sinai de
contribuer à la
hausse des coûts
à Rafah. « Les choses sont très diffi-
ciles pour nous. Sans revenus, je ne
peux rien acheter », a-t-il déclaré.
Les terminaux de Rafah et de
Kerem Shalom sont les deux por-
tes d’entrée dans Gaza pour les ca-
mions d’aide humanitaire et de
marchandises commerciales. Les
cargaisons arrivant d’Egypte sont
d’abord déchargées et inspectées
à des points de contrôle israé-
liens, avant d’être ramenées aux
deux points de passage, créant
une immense file d’attente et des
retards. Selon Ismaël Thawabteh,
le chef du bureau des médias du
gouvernement dirigé par le Ha-
mas, les camions attendent par-
fois du côté égyptien de la fron-
tière pendant cinquante jours.
Sept commerçants palesti-
niens, contactés par l’OCCRP, ont
accusé, sous couvert de l’anony-
mat, de peur de représailles, la so-
ciété de logistique égyptienne
Abnaa Sinai, qui jouit d’un mono-
pole de fait sur l’entrée des mar-
chandises via le terminal de Ra-
fah, de contribuer à la hausse des
coûts. Eyad Albuzum, un impor-
tateur de viande, précise qu’Ab-
naa Sinai facturait un minimum
de 5 000 dollars (4 500 euros) par
camion avant la guerre. « Les prix
ont désormais quadruplé », affir-
me-t-il. « Sans passer par eux [Ab-
naa Sinai], a déclaré un autre
homme d’affaires, vous ne pou-
vez rien faire entrer. Ils profitaient
de nous avant la guerre grâce à
leur monopole, et ils continuent. »
Un haut responsable du minis-
tère de l’économie à Gaza, dirigé
par le Hamas, a confirmé, sous
couvert d’anonymat, qu’Abnaa Si-
nai détient le droit exclusif d’ache-
miner des marchandises et de
l’aide humanitaire au terminal de
Rafah depuis 2018. Des commer-
çants lui ont indiqué que la société
égyptienne a multiplié ses tarifs
par sept depuis octobre 2023. Elle
applique, par ailleurs, une taxe de
75 dollars par camion par jour
pour attendre à la frontière pour
les contrôles de sécurité. Selon ce
responsable, il faut payer un pot-
de-vin pouvant aller jusqu’à
20 000 dollars pour pouvoir cou-
per la file. Contactée par l’OCCRP,
Abnaa Sinai n’a pas donné suite à
ses questions.
Cette société de logistique fon-
dée en 2010 est l’une des huit en-
Ces victimes s’ajoutent aux cent
soixante-cinq morts dénombrés
par l’UNRWA depuis le début de la
guerre parmi ses personnels. Is-
raël considère cette agence, qui
vient en aide aux réfugiés de
Gaza, comme une excroissance
du Hamas. Depuis janvier, Israël a
entrepris de détruire cette insti-
tution qui gérait avant-guerre la
plupart des écoles de Gaza, et qui
met son réseau et sa logistique au
service des autres agences de
l’ONU dans cette crise.
La pression financière, admi-
nistrative et militaire directe d’Is-
raël sur les convois de l’UNRWA,
comme sur ceux d’autres agen-
ces, a contribué à semer le chaos
et à créer une pénurie de nourri-
ture dans l’enclave, où se déve-
loppent « des poches de famine
A Rafah, dans la bande de Gaza, mercredi 12 mars. AFP
treprises du groupe Organi, dirigé
par l’homme d’affaires égyptien
Ibrahim El-Argani. Originaire du
nord du Sinaï, ce cheikh de la tribu
tarabin s’est constitué un empire
grâce à ses liens avec l’armée et les
renseignements égyptiens, à qui
il prête main-forte dans la lutte
antiterroriste dans la péninsule
désertique. Une autre de ses so-
ciétés, l’agence de voyages Hala
Consulting & Tourism, a été mise
en cause, par une enquête de l’OC-
CRP et du média indépendant en
ligne Saheeh Masr, dans le racket
infligé aux Gazaouis cherchant à
fuir l’enclave en guerre.
« Nous sommes prêts avec toutes
nos ressources : des voitures, du
matériel, des médicaments et de la
nourriture. Quand l’occasion se
présentera, nous aiderons nos frè-
res palestiniens sans hésitation »,
proclamait Ibrahim El-Argani, fin
octobre 2023, aux médias égyp-
tiens. Sur sa page Facebook, le
15 novembre, Abnaa Sinai a an-
noncé qu’elle transportait du car-
burant vers Gaza « après des efforts
et une coordination complète de la
part de l’Etat égyptien ».
L’aide humanitaire arrive pour-
tant en quantité très limitée dans
la bande de Gaza du fait des entra-
ves posées à son acheminement.
La difficulté à assurer la sécurité
des convois a amplifié la crise. La
réponse humanitaire est « en lam-
beaux », a averti mi-février Martin
Griffiths, le chef de la Coordina-
imminente », selon l’ONU. Sous
pression américaine, l’Etat hé-
breu a cependant annoncé, le
13 mars, deux mesures qui inflé-
chissent sa politique.
L’armée promet de sécuriser les
abords d’un ponton, que les Amé-
ricains comptent achever de
construire sur la côte d’ici – au
mieux – soixante jours, afin
d’acheminer de l’aide par la mer.
Israël ouvre également un point
de passage terrestre vers la mé-
tropole de Gaza et la moitié nord
de l’enclave, prétendant desser-
rer le siège auquel sont soumis
300 000 habitants dénués de
tout. Ce passage se situe à l’entrée
d’un « corridor » militaire, qui
coupe l’enclave par le milieu et
empêche tout mouvement de po-
pulation entre Nord et Sud.
tion des affaires humanitaires des
Nations unies (OCHA). Or, la quasi-
totalité de la population de Gaza
dépend de cette aide pour survi-
vre. Près de 500 000 habitants
sont déjà confrontés à « des ni-
veaux catastrophiques de priva-
tion et de famine », a encore alerté
l’OCHA, fin février.
Le contrôle des prix détourné
Le Programme alimentaire mon-
dial a annoncé la suspension de
ses livraisons d’aide dans le nord
de la bande de Gaza après que des
camions ont été assaillis par des
foules affamées, visées par des tirs
de l’armée israélienne. La pre-
mière semaine de mars, les autori-
tés israéliennes ont autorisé le
passage de cent vingt camions af-
frétés par des commerçants de
Gaza dans le nord de la bande de
Gaza. Mais, du fait de l’insécurité
qui augmente avec l’effondre-
ment de toute autorité dans l’en-
clave, ainsi que des frais qui leur
sont imputés, de moins en moins
de commerçants gazaouis veulent
poursuivre leurs activités com-
merciales. D’autant que même les
produits les plus élémentaires
sont devenus hors d’atteinte pour
la plupart des habitants.
Depuis le début de la guerre, Is-
raël n’autorise que cinq importa-
teurs palestiniens à transporter
des marchandises vers Gaza de-
puis l’Egypte, selon les commer-
çants palestiniens. La société
Le 12 mars, un premier convoi
« pilote » du Programme alimen-
taire mondial (PAM) a été autorisé
à acheminer une cargaison. De
l’essence a aussi été livrée à l’hôpi-
tal Al-Shifa. En février, l’ONU avait
renoncé à mener de telles livrai-
sons depuis le sud de l’enclave,
après que deux convois affrétés
par le PAM et l’UNRWA avaient été
pillés par des affamés et frappés
par la marine israélienne.
Le Fatah écarté
Ces deux mesures ont été annon-
cées par l’armée et non par le gou-
vernement israélien, qui demeure
profondément divisé sur l’aide, et
craint la pression de l’opinion. De-
puis trois mois, la hiérarchie mili-
taire lui demande de conclure un
accord politique pour permettre
L’aide
humanitaire
arrive en quantité
très limitée
dans la bande
de Gaza du fait
des entraves
posées à son
acheminement
Multi Trade, dirigée par un proche
du Hamas et chargée du transport
de marchandises depuis le termi-
nal de Rafah, qui prenait jusqu’à
500 dollars par camion en frais de
« dédouanement » auprès des im-
portateurs avant la guerre, n’opère
plus. Selon le responsable des mé-
dias du gouvernement dirigé par
le Hamas, le ministère des finan-
ces a aussi suspendu le prélève-
ment des droits de douane de 3 % à
4 % sur les marchandises.
Le gouvernement dirigé par le
Hamas affirme tenter de mettre
en place un contrôle des prix. Un
comité rattaché au ministère de
l’économie achète désormais la
majorité des cargaisons auprès
des importateurs palestiniens
agréés et achemine les produits
vers des points de vente gérés par
le ministère dans les trois gouver-
norats de Rafah, de Khan Younès
la reprise en main de l’enclave et la
distribution de l’aide par une en-
tité palestinienne, ce que le pre-
mier ministre, Benyamin Néta-
nyahou, se refuse à évoquer.
Jeudi 14 mars, le quotidien
Yediot Aharonot et la chaîne 12
ont affirmé que M. Nétanyahou
avait refusé un plan élaboré par
l’armée avec l’aide de Washing-
ton, qui aurait confié l’achemi-
nement et la garde armée de
l’aide à Gaza à des fonctionnaires
du Fatah, le parti au pouvoir en
Cisjordanie.
Le ministre de la défense, Yoav
Gallant, a envisagé d’en confier la
supervision au chef du rensei-
gnement de l’Autorité palesti-
nienne, Majed Faraj, qui mène la
lutte contre le Hamas en Cisjor-
danie. M. Nétanyahou souhaite,
0123
VENDREDI 15 MARS 2024
et du centre de Gaza, où les prix
sont contrôlés. Un haut responsa-
ble de ce ministère accuse les
« commerçants, intermédiaires et
voyous » de contourner le sys-
tème, en essayant de réquisition-
ner les marchandises et d’aug-
menter les prix. Il accuse les im-
portateurs de prélever jusqu’à
30 % de taxes sur les commerçants
qui reçoivent les marchandises.
Les importateurs agréés, dont
trois ont été interviewés par l’OC-
CRP, nient avoir profité de leur si-
tuation, et accusent les autorités
dirigées par le Hamas de saisir
leurs produits et de casser les prix,
tout en laissant prospérer un mar-
ché noir. « Le ministère de l’écono-
mie amène les marchandises dans
des points de vente où elles sont
vendues à des prix exorbitants et
où personne ne respecte les prix
fixés par le ministère », rétorque un
commerçant à l’OCCRP.
« Si le ministère distribue aux
points de vente dix mille barquettes
d’œufs, les commerçants en ven-
dent deux mille ou trois mille, ca-
chent le reste et le revendent en-
suite au marché noir. Le ministère
de l’économie n’a pas les moyens de
les contrôler », a-t-il ajouté. Des
commerçants disent ne plus vou-
loir opérer dans ce système. « Je ne
suis pas prêt à prendre des risques
pour qu’ils [le Hamas] fassent des
profits », a déclaré l’un d’eux, sous
couvert de l’anonymat. p
hélène sallon (avec l’occrp)
lui, remodeler entièrement les
institutions existantes, en écar-
tant toute force politique palesti-
nienne autonome.
En l’attente d’un éventuel ac-
cord, l’armée coopte des « con-
tractants privés » gazaouis pour
acheminer l’aide : elle affirme
que 120 camions de vivres sont
passés récemment dans le Nord.
Mais elle craint de répéter la ca-
tastrophe du 29 février, lorsque
des soldats israéliens censés sé-
curiser l’entrée d’un convoi vers
Gaza ville ont ouvert le feu sur
des civils affamés. L’ONU a fait
état en mars de nouveaux tirs,
non identifiés, sur des Palesti-
niens qui se rassemblaient pour
attendre des convois de
nourriture. p
louis imbert

0123
VENDREDI 15 MARS 2024
« L’Iran m’a
instrumentalisé
pour ses
marchandages »
Détenu 455 jours, le Belge Olivier
Vandecasteele lance un projet pour
aider les humanitaires menacés
O
livier Vandecasteele
pèse chacun de ses
mots. Depuis sa libé-
ration, en mai 2023,
des prisons iraniennes où il a
passé quatre cent cinquante-
cinq jours, l’humanitaire belge
avait gardé le silence. Il accepte
aujourd’hui de témoigner de sa
détention et présente Protect
Humanitarians, une initiative
qu’il vient de lancer en Belgique,
jeudi 14 mars, dans le but de sou-
tenir les acteurs humanitaires.
« Depuis ma libération, j’ai privilé-
gié ma reconstruction et travaillé
sur mon projet, qui est né avant
mon arrestation et que j’ai nourri
pendant cette période », expli-
que-t-il, installé dans un café pa-
risien devant une pochette rem-
plie de documents.
Avant l’Iran, Olivier Vandecas-
teele, 43 ans, a travaillé notam-
ment au Mali et en Afghanistan.
En 2015, il s’installe à Téhéran
comme directeur pour le Conseil
norvégien pour les réfugiés, actif
auprès des migrants afghans,
dont le nombre, invérifiable, est
estimé à environ 2 millions dans
le pays. Cinq ans plus tard, il di-
rige l’ONG Relief International,
puis repart en Belgique. En fé-
vrier 2022, alors qu’il retourne
en Iran avec un visa de touriste,
afin de fermer son compte ban-
caire, vider son appartement et
récupérer ses affaires, il est arrêté
par les services de renseigne-
ment iraniens.
« J’avais invité chez moi quelques
amis pour leur dire au revoir. Les
agents venus m’arrêter s’étaient
cachés derrière le livreur de pizzas
qu’on attendait », raconte-t-il. En
civil, ces agents refusent de lui
montrer un mandat d’arrêt.
Alger menace les cinéastes non conformes aux « valeurs nationales »
Le Parlement a adopté une loi prévoyant des peines de prison pour les professionnels du 7e art qui porteraient atteinte notamment à la religion
alger - correspondance
Q ui se risquera désor-
mais à produire un film
en Algérie après l’adop-
tion, lundi 4 mars, par
l’Assemblée populaire nationale
d’un projet de loi sur l’industrie
cinématographique ? Pour la pre-
mière fois depuis l’indépendance,
le texte prévoit des peines de pri-
son pour les professionnels du ci-
néma qui ne se conformeraient
pas à certaines conditions.
Il en coûtera ainsi un à trois ans
de prison à « quiconque exerce ou
finance les activités de production,
prise de vues, distribution ou ex-
ploitation des films cinématogra-
phiques contraires (…) aux valeurs
et constantes nationales, à la reli-
gion islamique et aux autres reli-
gions, à la souveraineté nationale,
à l’unité nationale, à l’unité du terri-
toire national et aux intérêts suprê-
mes de la nation, aux principes de
la révolution du 1er novembre 1954,
à la dignité des personnes » ou qui
inciteraient « à la discrimination et
aux discours de haine ».
La loi de 1967, votée alors que
l’Algérie vivait sous le régime du
L’humanitaire est alors conduit à
la prison tristement célèbre
d’Evin, située dans le nord de Téhé-
ran. Il y passera neuf mois à l’isole-
ment total, avant d’être transféré,
en août 2022, dans une safe house,
une maison avec trois chambres,
où il demeure seul. De temps en
temps, il sent la présence d’autres
personnes qu’il ne croise jamais.
Acharnement de ses geôliers
Durant sa détention, aucune pro-
cédure ne sera respectée, à com-
mencer par les rares conversa-
tions téléphoniques permises
avec sa famille, et le peu de visites
consulaires octroyées. Les interro-
gatoires sont laborieux et longs.
Olivier Vandecasteele écrit des
centaines de pages pour répondre
« toujours aux mêmes questions »
sur ses activités. Derrière l’achar-
nement de ses geôliers se cache,
dit-il, la volonté de l’« épuiser » ou
de l’« amener à la faute ».
« Je leur répétais que pendant
mes six années en Iran, je n’ai rien
fait de répréhensible et qu’eux-mê-
mes étaient au courant de toutes
mes activités, raconte-t-il. J’es-
sayais de leur expliquer la situation
des migrants afghans vivant dans
leur pays et que c’était l’Iran qui
avait demandé une aide humani-
taire à l’Union européenne dans le
cadre du JCPoA » – référence au
Joint Comprehensive Plan of Ac-
tion (plan d’action global con-
joint), l’accord nucléaire conclu
en 2015 entre l’Iran et les Etats-
Unis, le Royaume-Uni, l’Allema-
gne, la France, la Russie et la Chine,
devenu caduc après la sortie unila-
térale de Washington, sous la pré-
sidence de Donald Trump, en 2018.
En novembre 2022, Olivier Van-
decasteele comparaît devant un
parti unique et que la production
cinématographique était large-
ment sous le contrôle d’un office
public, ne prévoyait que des
amendes et des interdictions
d’exercer en cas d’infraction. Idem
pour celle de 2011, portée par la
ministre de la culture, Khalida
Toumi. Figure de la défense des
droits des femmes et de la démo-
cratie, celle-ci avait, malgré tout,
fait interdire « le financement, la
production et l’exploitation de
toute production cinématographi-
que portant atteinte aux religions
ou à la guerre de libération natio-
nale (…) glorifiant le colonialisme
ou portant atteinte à l’ordre public
ou à l’unité nationale ».
« Une humiliation »
La production de films relatifs à la
« guerre de libération nationale »
avait pour la première fois été
soumise à autorisation préalable.
« Le contrôle de tout produit ciné-
matographique est un droit ab-
solu du gouvernement », avait af-
firmé la ministre. La sanction al-
lait de 500 000 à un million de di-
nars (de 3 400 à 6 800 euros) pour
un film sur la guerre d’indépen-
Olivier Vandecasteele, à Paris, le 12 mars. MATHIAS BENGUIGUI/PASCO AND CO POUR « LE MONDE »
juge à Téhéran. Jusqu’à ce jour,
malgré ses demandes, aucune rai-
son n’a été avancée par les autori-
tés iraniennes sur son arrestation.
Deux mois plus tard, en jan-
vier 2023, Tasnim, l’une des agen-
ces de presse officielles iraniennes
annonce la condamnation de
l’humanitaire à quarante ans de
prison et soixante-quatorze coups
de fouet. Les accusations portées
contre lui sont celles retenues
contre les citoyens étrangers ou
binationaux que Téhéran utilise
comme monnaie d’échange dans
ses marchandages avec la com-
munauté internationale : « es-
pionnage » et « collaboration avec
le gouvernement américain ».
Le Belge est aussi condamné
pour « contrebande de devises »
et « blanchiment d’argent ». « Les
Iraniens ont été incapables de me
montrer la moindre preuve, sou-
tient Olivier Vandecasteele. Je n’ai
jamais eu accès à mon dossier ni à
un avocat de mon choix malgré
mes demandes répétées. » Ses in-
terrogateurs finissent par évo-
quer un lien entre son dossier et
celui d’Assadolah Assadi, un « di-
plomate » iranien en poste à
Vienne à l’origine d’un projet d’at-
tentat avorté contre l’opposition
iranienne, à Villepinte (Seine-
Saint-Denis), en juin 2018.
dance non autorisé. La nouvelle
loi allonge la liste des sujets sou-
mis au contrôle des autorités. En
plus des films traitant de la
guerre d’indépendance, ceux qui
se rapportent « aux thèmes reli-
gieux, aux événements politiques,
aux personnalités nationales et
aux symboles de l’Etat sont sou-
mis à l’avis consultatif des institu-
tions concernées ». « Un surcroît
de bureaucratie pour nous et une
crainte, voire une humiliation, de
voir un scénario refusé par des
fonctionnaires qui n’en ont pas les
compétences », se désole un pro-
ducteur qui tient à l’anonymat.
Trois mois après la première
présentation du projet en fé-
vrier 2023, la présidence de la Ré-
publique avait requis l’avis des
professionnels lors d’assises na-
Le nouveau texte
allonge la liste
des sujets soumis
au contrôle
des autorités
Arrêté en Allemagne et extradé
vers la Belgique, où se trouvaient
trois de ses complices, l’Iranien a
été condamné à vingt années de
détention en février 2021. Sa libé-
ration apparaît désormais claire-
ment conditionnée à celle d’Oli-
vier Vandecasteele.
Créer un fonds d’urgence
Dans sa cellule d’isolement, le
Belge s’impose une routine. Il se
force à marcher, parfois « 20 kilo-
mètres par jour, pour être fatigué
le soir et dormir ». Il fait appel à ses
souvenirs : « J’essayais de me rap-
peler les lectures, les morceaux de
musique et les gens qui m’avaient
marqué. » Pendant ce temps, sa fa-
mille alerte à de multiples repri-
ses sur les conditions sévères de
sa détention, qui risquent de met-
tre sa vie en péril.
En avril 2023, il est de nouveau
transféré à Evin, où il passe
trois jours dans une cellule avec
l’un des quatre otages français en
Iran, Louis Arnaud, l’Espagnol
Santiago Sanchez Cogedor, libéré
fin décembre 2023, et l’universi-
taire irano-suédois Ahmadreza
Djalali. Arrêté en 2016, ce profes-
seur invité à la Vrije Universiteit de
Bruxelles vit sous la menace d’une
exécution. « J’ai beaucoup parlé
avec mes codétenus pour compren-
tionales, suscitant l’optimisme de
ces derniers. Las, le texte ap-
prouvé lundi a peu évolué par
rapport à sa version initiale.
Des professionnels ont exprimé
leur « inquiétude » et réclamé l’ar-
bitrage du président de la Répu-
blique en décembre 2023. Regret-
tant que leurs propositions aux
assises aient été largement igno-
rées, ils y expliquaient que « cer-
taines des dispositions [de la loi]
allaient être des obstacles à l’acti-
vité cinématographique, peu en-
courageantes pour la créativité ».
« Lors de ces assises, j’ai expliqué
à un cadre du ministère des moud-
jahidine [les anciens combattants
de la guerre d’indépendance] que
je ne comprenais pas que la lutte de
mon père durant la guerre d’indé-
pendance, mais aussi ses amours,
ses amitiés, ses angoisses, ses
joies… soient réquisitionnées », ra-
conte la réalisatrice Sofia Djama,
l’une des signataires de la lettre.
Quant à la menace de prison, « il
existe tant de manières d’empê-
cher l’existence d’un film, du refus
d’autorisation de tournage au re-
fus de visas aux équipes étrangères
en passant par le refus du visa d’ex-
international | 5
« Les agents
venus m’arrêter
s’étaient cachés
derrière le livreur
de pizzas »
OLIVIER VANDECASTEELE
humanitaire belge
dre ce qui m’arrivait. Cela a créé des
liens forts entre nous », explique
Olivier Vandecasteele. Puis l’hu-
manitaire belge est placé dans une
autre section avec les Afghans illé-
gaux, accusés d’appartenir à l’or-
ganisation Etat islamique.
Le 26 mai 2023, ses geôliers l’ex-
traient de sa cellule, lui mettent
un bandeau sur les yeux et le font
monter dans un 4 x 4. « On a roulé
plus longtemps que d’habitude »,
se rappelle-t-il. Enfin autorisé à
retirer son bandeau, il comprend
qu’il se trouve à l’aéroport Mehra-
bad, situé dans l’ouest de Téhé-
ran. Il est échangé, par le biais
du sultanat d’Oman, contre Assa-
dolah Assadi. « L’Iran a instrumen-
talisé un humanitaire pour ses
marchandages indignes », accuse
aujourd’hui M. Vandecasteele.
Depuis son retour en Belgique, il
dit trouver « beaucoup d’énergie »
ploitation, que je ne vois pas com-
ment un producteur pourrait at-
teindre l’étape de la prison », iro-
nise la réalisatrice. La loi prévoit
pourtant la création d’un corps de
« contrôleurs et inspecteurs du ci-
néma ». A la tribune d’une Assem-
blée clairsemée, plusieurs dépu-
tés se sont succédé lundi pour re-
mercier la « ministre de la culture
de ne pas avoir cédé à la pression
de ces pseudo-artistes » et avoir re-
fusé « d’aller vers un cinéma occi-
dental sans limites et amoral ».
Coproductions compliquées
Les nouvelles dispositions appa-
raissent néanmoins en contradic-
tion avec les ambitions affichées
par le gouvernement. Si Soraya
Mouloudji, la ministre de la cul-
ture, affirme l’ambition de créer
les « conditions pour le lancement
d’une industrie cinématographi-
que basée sur l’encouragement de
l’investissement et la libération des
initiatives en vue de faire de l’Algé-
rie un pôle régional et international
de production et de tournage ciné-
matographiques », le réalisateur
Malek Bensmaïl avait indiqué, il y
a un an déjà, que le caractère « va-
dans la mise en place de son initia-
tive, Protect Humanitarians. Ins-
piré d’ONG comme Reporters sans
frontières, hébergé pendant un an
par la Fondation Roi Baudouin,
l’équivalent belge de la Fondation
de France, le projet a pour ambi-
tion d’analyser les menaces en-
vers les humanitaires, et de créer
un fonds d’urgence pour apporter
un soutien matériel, médical et lé-
gal aux humanitaires menacés, en
particulier aux acteurs locaux qui
sont les moins protégés.
Olivier Vandecasteele cherche
encore à mettre les mots justes
sur ce qui lui est arrivé et les senti-
ments qu’il a éprouvés. Il puise
des forces dans la lecture, notam-
ment celle de l’ouvrage Torture
blanche (traduit de l’anglais par
Didier Ausan, Albin Michel,
288 pages, 20,90 euros) – des té-
moignages de prisonnières poli-
tiques iraniennes sur les cellules
d’isolement, recueillis par la mili-
tante des droits humains Narges
Mohammadi, Prix Nobel de la
paix 2023. Il pense aussi souvent à
ceux qu’il a croisés à Evin. « Je me
dis que j’aurais pu rester en prison
et que l’un de mes codétenus
aurait pu être libéré, glisse-t-il. Je
ne serai vraiment soulagé qu’à
leur libération. » p
ghazal golshiri
gue, liberticide, voire punitif » de la
loi allait faire « fuir les cinéastes ».
Enfin, si la loi prétend faciliter
« l’obtention du foncier et des cré-
dits bancaires » pour la construc-
tion de studios et de « villes ciné-
matographiques », comme le sou-
haite le président Tebboune, Sofia
Djama rappelle que, « ces dernières
années, le cinéma algérien doit sa
vitalité aux coproductions avec la
France, essentiellement, mais aussi
avec Doha ou l’Arabie saoudite ».
Des coproductions que la nou-
velle législation complique alors
que la déclaration d’Alger, signée
en août 2022 avec Paris, pré-
voyant un partenariat renouvelé,
y compris dans le cinéma, est res-
tée lettre morte. Le texte doit
maintenant passer devant le Con-
seil de la nation, la Chambre
haute du Parlement, avant d’être
validé par le président de la Répu-
blique. Il est rare, à cette étape que
les dispositions majeures d’une
loi soient remises en cause. p
salim attar
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COMMUNIQUÉ
© DR
• TRIBUNE
Pr David Laharie,
gastro-entérologue,
CHU de Bordeaux.
METTRE À
DISPOSITION LES
TRAITEMENTS
INNOVANTS POUR
CHANGER LE DESTIN
DES MALADES
Les MICI, ou maladies inlamma-
toires chroniques intestinales, sont
au cœur des préoccupations de
santé publique,avec une prévalence
croissante qui pourrait atteindre
0,5 % de la population française à
horizon 2030. Ainsi, les médecins
vont être de plus en plus confrontés
à ces pathologies, devenues fré-
quentes. Leur prise en charge s’ap-
puie sur une recherche très dyna-
mique ces dernières années.
Dans notre pays, l’écosystème
bénéicie d’une structure originale
et indépendante, le Getaid*, asso-
ciation de type loi 1901, créée en
1983, qui regroupe des gastro-
entérologues s’intéressant aux MICI.
Le Getaid développe de nombreux
projets de recherche clinique de
pointe destinés à améliorer la prise
en charge thérapeutique des deux
maladies principales MICI que sont
la rectocolite hémorragique (RCH)
et la maladie de Crohn. L’enjeu
actuel est d’élaborer des stratégies
pour utiliser les nombreux médica-
ments aujourd’hui disponibles de la
meilleure façon possible : en les as-
sociant, en les prescrivant dans des
situations bien précises et en faisant
des pauses thérapeutiques dans cer-
taines conditions… Des recherches
sont nécessaires, notamment dans
la RCH, jusque-là moins étudiée
que la maladie de Crohn. Un sujet
d’actualité est l’étude de l’impact
de l’incorporation de la télé-méde-
cine et des outils de surveillance à
distance des MICI : fait-on mieux
en termes de qualité des soins et de
satisfaction des patients avec ces
nouvelles modalités ? Un autre en-
jeu de taille est de faciliter l’accès
aux traitements innovants.
Malgré l’essor de l’arsenal thérapeu-
tique, il demeure des malades en
impasse thérapeutique qui auraient
besoin de bénéicier rapidement des
derniers traitements prometteurs.
Or,le cadre de remboursement fran-
çais restreint les conditions d’utili-
sation et l’accès à ces innovations,
qui pourraient pourtant permettre
à des malades d’éviter un recours
à la chirurgie ou à la nutrition
artiicielle de façon prolongée. •
* Groupe d’étude thérapeutique des
afections inlammatoires du tube digestif.
Daté du 15 mars 2024, Grand Angle est édité par CommÉdition • Directeur général Éric Lista • CommÉdition, agence de communication éditoriale • www.commedition.com • Rédaction Sandrine Guinot-Mosetti •
Secrétariat de rédaction Iris Mondrian • Maquette & réalisation Aline Joly (andie.j) • LA RÉDACTION DU QUOTIDIEN LE MONDE N’A PAS PARTICIPÉ À LA RÉDACTION DE CE COMMUNIQUÉ. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT.
VENDREDI 15 MARS 2024 ❶
www.grandanglesante.fr
Spécial MICI Hépato-gastro-entérologie
SOIGNER TOUJOURS MIEUX
LES MICI
La prise en charge
des MICI évolue
et la qualité de
vie du patient est
aujourd’hui au
centre du parcours
de soins.
La prévalence des MICI augmente
inexorablement dans les pays déve-
loppés et les acteurs de l’écosystème
© Celt Studio-stock.adobe.com / DR
de ces maladies, rectocolite hémor-
ragique et maladie de Crohn, sont
plus que jamais mobilisés. La prise
en charge des MICI n’est heureuse-
ment pas un long leuve tranquille,
entre la découverte de traitements
innovants et puissants et l’évolution
des objectifs thérapeutiques, ce n’est
que du positif pour les patients.Viser diens pour les médecins. La qualité facilitant la vie.La décision médicale tifs de l’eicacité des traitements.
la cicatrisation et la suppression de de vie est aujourd’hui centrale dans partagée se généralise, permettant Etofer l’arsenal thérapeutique
l’inlammation et non plus seule- la prise en charge des MICI, condui- ainsi un dialogue franc entre le mé- pour traiter les patients non répon-
ment le contrôle des symptômes, sant les praticiens à œuvrer pour la decin et son patient pour aboutir au deurs aux thérapies existantes, qui
mettre au point des stratégies pour mise en place d’approches non thé- meilleur choix de traitement pour ce peuvent représenter jusqu’à un
utiliser les nombreux médicaments rapeutiques d’accompagnement du dernier. tiers de l’ensemble des malades,
aujourd’hui disponibles de la meil- patient,sur le plan physique,psycho- Mais il reste d’importants enjeux à reste aussi le déi quotidien des
leure façon possible pour chaque logique et social notamment. La re- relever, comme faciliter l’accès aux chercheurs. Ainsi, tous ces acteurs
patient, ces actions ne sont plus cherche innove pour mettre à dispo- traitements innovants pour les pa- poursuivent-ils leurs eforts pour
simplement des ambitions. Elles sition des patients des traitements tients en impasse thérapeutique ou soigner toujours mieux.
sont devenues des objectifs quoti- avec des formes galéniques leur découvrir des biomarqueurs prédic- • Sandrine. Guinot-Mosetti
UNE NOUVELLE ÉTAPE FRANCHIE
Progrès thérapeutiques •
POUR AMÉLIORER LA VIE DES PATIENTS
Claire Roussel, Directeur médical d’AbbVie, revient sur le développement récent de l’arsenal
thérapeutique dans les maladies inlammatoires chroniques de l’intestin et l’évolution des objectifs
thérapeutiques, au service d’une seule ambition : permettre aux patients un retour à une vie normale.
Comment la prise en charge des mier essor avec l’arrivée des pre- endoscopie(1) est un des objectifs clé dans la pathogenèse des MICI
maladies inlammatoires chroniques mières biothérapies, en particulier thérapeutiques recherchés par les a constitué une avancée thérapeu-
de l’intestin (MICI) a-t-elle évolué ? pour la RCH, qui a bénéicié d’un gastro-entérologues. Un tel résul- tique(5). Des anticorps monoclonaux
Plus de trente ans de recherche sur développement clinique dyna- tat est associé à une diminution du ciblant spéciiquement ces pro-
la maladie de Crohn et la rectocolite mique avec la mise à disposition de risque de rechute, de complication, téines ont permis d’obtenir de nou-
hémorragique (RCH) ont permis de nombreuses molécules. Les progrès d’hospitalisation et à une meilleure veaux résultats prometteurs en
faire évoluer les prises en charge thé- ont été plus limités concernant la qualité de vie pour le patient(1). termes de prise en charge des MICI.
rapeutiques. Récemment, de nou- maladie de Crohn, pour laquelle
velles données cliniques ont montré peu d’avancées ont été réalisées Quelles sont les nouvelles Outre les molécules, qu’est-ce
des résultats sur l’obtention d’une jusqu’à aujourd’hui. En parallèle, approches thérapeutiques qui a permis d’améliorer
cicatrisation de la muqueuse intes- les objectifs de prise en charge sont récemment développées ? les stratégies thérapeutiques
tinale(1), ce qui constitue une étape devenus plus ambitieux.Désormais, Une dérégulation du système im- contre les MICI ?
déterminante pour modiier l’his- l’obtention d’une cicatrisation de la munitaire est à l’origine de l’inlam- De nombreux travaux menés par
toire de ces pathologies. muqueuse intestinale évaluée par mation de la muqueuse intestinale, des groupes de recherche acadé-
Les MICI sont des afections chro- et entraîne des lésions, douleurs miques tel le Getaid en France ont
niques qui entraînent des symp- abdominales, diarrhées et saigne- été déterminants pour ainer les
tômes et des complications très ments rectaux(2). Plusieurs molé- stratégies thérapeutiques, faire
lourds : sténoses, istules, lésions cules impliquées dans cette cascade évoluer les objectifs de prise en
ano-périnéales(2)... La maladie de inlammatoire ont été identiiées, charge, déinir des approches plus
Crohn, en particulier, si elle n’est parmi lesquelles les Janus kinases personnalisées et multidiscipli-
pas contrôlée, peut détruire pro- (JAK) et certaines interleukines (IL). naires, et permettre aux patients
gressivement l’intestin et mener L’arsenal thérapeutique s’est renfor- de maintenir une qualité de vie
à une stomie(2). Avec un diagnostic cé récemment de traitements dont satisfaisante. • S. G.-M.
posé entre l’âge de 20 et 30 ans en les mécanismes d’action agissent 1) Turner D., et al. STRIDE-II, 2020.
moyenne,les conséquences pour les sur ces molécules. Par exemple, 2) Crohn’s Disease - Symptoms
personnes touchées sont sources en bloquant la voie de signalisa- and Causes. Mayo Clinic, 2024.
de handicap fonctionnel souvent tion intracellulaire JAK-STAT, les 3) Lönnfors S., et al. IBD and Health-
Related Quality of Life, 2014.
tabou, et entraînent des diicultés inhibiteurs de JAK ont démontré 4) Rawlings J. S., Rosler K. M., Harrison D.
à mener une vie normale, une ten- leur capacité à contrôler le proces- A.The JAK/STAT Signaling Pathway, 2004.
dance à s’isoler, à interrompre un sus inlammatoire, diminuer les 5) Duvallet E., Semerano L.,Assier
E., Falgarone G., Boissier M.-C.
© AbbVie / DR
parcours scolaire, à perdre un em- symptômes et contribuer à restau-
Interleukin-23: A Key Cytokine in
ploi(3). rer la qualité de vie des patients(4). Inlammatory Diseases, 2011.
Dans les années 2000, la prise en De même, neutraliser certaines
charge des MICI a connu un pre- Claire Roussel interleukines qui jouent un rôle FR-IMMG-240027-03/2024
 VENDREDI 15 MARS 2024 ❷
Communiqué spécial MICI, Hépato-gastro entérologie

Evolution • ITINÉRAIRE D’UNE PRISE EN CHARGE ÉVOLUTIVE

POUR LES MICI
Le regard de la médecine sur les maladies inlammatoires chroniques intestinales (MICI) et les malades a changé,
repoussant les limites de leur prise en charge. Entretien avec le Pr Xavier Treton, hépato-gastro-entérologue
à l’Institut des MICI, Groupe hospitalier Ambroise Paré-Hartmann, à Neuilly-sur-Seine.
La prise en charge des MICI blème, car de 30 à 40 % des patients MICI vont perdre l’eicacité du trai- tales,au premier plan desquelles des plus rapide et meilleure peut
a-t-elle évolué ces dernières soufrent de symptômes résiduels, tement, et il faut donc pouvoir dis- actions sur l’alimentation avec, à conduire à une réduction de ces
années ? comme les douleurs, les troubles du poser de nouvelles molécules pour l’avenir,l’espoir de personnaliser des impériosités qui existent parfois
La prise en charge et les objectifs transit et la fatigue chronique, alors pouvoir maintenir l’état de quies- régimes pour modiier le microbiote à l’état de séquelles, alors que l’in-
thérapeutiques dans les MICI ont même que l’inlammation a disparu. cence de la maladie. du patient. Des recherches sont en testin du patient ne présente plus
évolué pour deux raisons. La pre- Pour espérer retrouver une bonne En résumé, étofer l’arsenal théra- cours pour disposer d’outils d’ana- aucune inlammation. Enin, dis-
mière repose sur une meilleure qualité de vie, il faut mettre en peutique permet de viser la cicatri-
connaissance des MICI et de ce œuvre des mesures d’accompagne- sation chez plus de patients, de sou-
que l’on peut faire pour en limiter ment qui vont permettre une réin- lager ceux qui perdent la réponse « Disposer un jour
les complications à long terme. La sertion sociale,comme lutter contre à leur traitement, mais aussi de de biomarqueurs
prise en charge n’est plus limitée la fatigue via une activité physique prendre en compte l’état de santé
au simple contrôle des symptômes, adaptée, ou gérer son stress avec un général du patient, son âge et ses prédictifs de l’eicacité
majoritairement douleurs abdo- accompagnement psychologique. comorbidités pour choisir le trai- des traitements serait
minales, diarrhée et besoins impé- L’enjeu est désormais d’en faire bé- tement dont le proil de sécurité et une avancée très
rieux : on vise une disparition de néicier un maximum de patients. d’eicacité lui correspond le mieux.
l’inlammation et une cicatrisation importante. La route
endoscopique de la muqueuse du Où en est-on sur le front Comment se présente le futur est encore longue,
patient. Des études ont prouvé que, des traitements ? de la prise en charge des MICI ? mais l’enjeu est de
quand on atteint ces objectifs, on Aujourd’hui, on voit les patients La recherche et la clinique s’orientent
diminue les complications à long et la maladie diféremment et on de plus en plus vers des rélexions taille et les progrès

©Lilly / DR
terme, à savoir : risque de cancer se donne des objectifs de cicatri- d’associations de molécules, pour sont rapides. »
digestif, utilisation des corticoïdes sation. Mais, il subsiste une limite contrôler rapidement la maladie Pr Xavier Treton
(associés à des efets secondaires) et commune à tous les traitements, y dans sa phase précoce. Il faut conti-
recours à la chirurgie. La deuxième compris pour les nouvelles molé- nuer d’enrichir l’arsenal thérapeu-
raison est que l’arsenal thérapeu- cules : les 20 à 30 % de patients non tique.Il y a notamment de nouvelles lyse du microbiote via l’intelligence poser un jour de biomarqueurs
tique s’est fortement diversiié ces répondeurs. Si on veut espérer avoir molécules à l’étude qui modulent la artiicielle ain d’espérer, dans un prédictifs de l’eicacité des trai-
dernières années,se dotant de nou- un bon résultat chez une proportion réactivité du système immunitaire, futur proche, proposer des régimes tements serait une avancée très
velles molécules eicaces. plus importante de patients, il faut d’autres qui renforcent la barrière personnalisés et peut être mieux importante. La route est encore
Autre évolution de la prise en disposer de plus de molécules ei- intestinale et certaines pourraient contrôler la maladie et espacer les longue, mais l’enjeu est de taille et
charge, une rélexion en deux caces. Il existe actuellement cinq à lutter contre la ibrose. Nous tra- rechutes. les progrès sont rapides. • S. G.-M.
temps, qui consiste à trouver la six grandes classes de molécules, ce vaillons sur l’optimisation de cycles Autre question importante : les
bonne molécule pour chaque pa- qui représente un espoir d’obtenir de traitements alternant des molé- besoins impérieux. On sait que ce
tient, avec laquelle on va espérer une cicatrisation de la muqueuse et cules de modes d’action ou d’admi- symptôme très fréquent gâche litté- PP-LG-FR-0061 – Février 2024 -
une cicatrisation muqueuse et ré- un contrôle plus durable de la mala- nistration diférents. ralement la vie quotidienne des ma- Interview à l’initiative de Lilly France
duire au minimum les symptômes. die. Par ailleurs, au cours de leur vie, Un grand intérêt est également porté lades, et des études seront menées et en collaboration
avec le Pr Xavier Treton.
Ce dernier point pose souvent pro- beaucoup des patients soufrant de à des interventions environnemen- pour savoir si une prise en charge

Décision médicale partagée • CELLTRION PLACE LE PATIENT

AU CŒUR DE SON ENGAGEMENT
Présentez-nous Celltrion. risé l’accès aux biothérapies, ce qui
DongKyu Kim. Celltrion est un a permis de traiter un plus grand
laboratoire fondé en 2002 en Corée nombre de patients plus tôt.
du Sud, dont le cœur du métier est Il a été démontré que cette instau-
le développement, la fabrication et ration précoce du traitement, que
la commercialisation de biothéra- les Anglo-Saxons appellent l’« early
pies innovantes et biosimilaires. treatment », peut avoir un impact
Notre présence est globale,avec no- positif sur l’évolution à long terme
tamment une quinzaine de iliales des MICI, surtout dans la maladie
© Celltrion Healthcare France / DR

en Europe. En France, le groupe de Crohn.

© Celltrion Healthcare / DR

est présent depuis 2019 et connaît

une croissance rapide. Nous nous Quelle est la place du patient
sommes donné comme objectif de dans la stratégie et les actions
mettre au moins un produit bio- de Celltrion ?
similaire sur le marché chaque Dr S. B. Le patient est au cœur de
année jusqu’à l’horizon 2030. notre développement. Notre ambi-
En 2024, trois biosimilaires sont DongKyu Kim Dr Salim Benkhalifa tion est d’apporter des biosimilaires
en cours d’évaluation par l’Agence de qualité avec des dispositifs d’in-
européenne du médicament. Au-delà des considérations économiques jection qui répondent au mieux aux
et d’eicacité, l’innovation dans les traitements attentes des patients. Les préoccu-
Dr Salim Benkhalifa. Un biosimi- pations des patients sont au centre
laire est une copie d’un médica- doit aussi être guidée par la voix du patient. de notre rélexion. Nous avons mis
ment biologique de référence dont Echanges croisés avec DongKyu Kim, en place une étude observationnelle
le brevet est tombé dans le domaine Directeur général, et le Dr Salim Benkhalifa, prospective, coconstruite avec les
L’AFA EST VOTRE
public. Contrairement au générique associations de patients, ain d’éva-
produit par synthèse chimique, un Directeur médical de Celltrion Healthcare France. luer la satisfaction et l’expérience ALLIÉE DU QUOTIDIEN
biosimilaire est produit à partir patients avant et après utilisation
d’un organisme vivant, ce qui est par une inlammation de la paroi démarche est, au-delà de l’aspect d’un de nos biosimilaires. Nous
un process beaucoup plus complexe du tube digestif. Depuis le début économique, d’innover pour appor- avons inclus plus de 300 patients
que celui de la production des géné- des années 2000, les biothérapies ter des biosimilaires de haute valeur dans cette étude pour faire un retour
riques. Pour obtenir l’autorisation ont révolutionné la prise en charge ajoutée qui améliorent la qualité de sur l’utilisation d’un de nos biosimi-
de mise sur le marché, un biosimi- des MICI, mais ces traitements vie des patients dans des patholo- laires versus le princeps ou d’autres
laire doit répondre à des exigences coûtent cher. Le fait d’apporter des gies chroniques nécessitant un trai- biosimilaires. La satisfaction des
réglementaires très strictes. traitements biosimilaires permet tement au long cours. patients était équivalente entre le
de réduire les coûts des traitements princeps et notre biosimilaire, mais L’AFA EST L’UNIQUE
Quelle est l’activité de Celltrion et d’améliorer l’accès aux traite- Quelle est la spéciicité des s’est améliorée lorsqu’ils sont passés ASSOCIATION NATIONALE DE
MALADES ET DE PROCHES.
dans les maladies inlammatoires ments biologiques. Les économies produits biosimilaires et en quoi d’un biosimilaire de basse concen-
DÉCOUVREZ NOS SERVICES
chroniques de l’intestin (MICI) ? pourraient ainsi être investies dans cela change-t-il la donne dans tration à un biosimilaire de haute ET NOS ACTIONS DANS
D. K. Les maladies inlammatoires l’innovation. le domaine des MICI ? concentration. Ce qui laisse le choix VOTRE RÉGION.
chroniques de l’intestin (MICI) D. K. Nous sommes le premier Dr S. B. L’utilisation des biosimi- au patient,informé par son médecin,
regroupent la maladie de Crohn et laboratoire à avoir développé un bio- laires a contribué à la diminution de ses préférences et de ses besoins,
01 801 821 81
la rectocolite hémorragique (RCH), similaire d’anticorps monoclonal de la pression des coûts sur les dans une approche de décision www.afa.asso.fr
deux maladies qui se caractérisent pour le traitement des MICI. Notre systèmes de soins et a ainsi favo- médicale partagée. • S. G.-M
8 | planète
Dans l’Oise, l’extension controversée de Chemours
L’Etat donne son feu vert au projet du groupe chimique américain, malgré les alertes sur la pollution aux PFAS
W
elcome Chemours ! »
Le 12 janvier 2023,
Xavier Bertrand,
président (Les Ré-
publicains) de la région Hauts-de-
France, salue, en anglais dans le
texte, l’annonce du géant améri-
cain de la chimie d’investir
200 millions de dollars (environ
185 millions d’euros) pour agran-
dir son usine de Villers-Saint-Paul,
dans l’Oise. Avec une promesse,
résumée par son PDG, Mark New-
man : « Clean the future » (« rendre
le futur propre »).
Comment ? En démarrant, en
2025, une unité de production de
« membranes échangeuses de pro-
tons », présentées comme un
maillon essentiel dans la chaîne
de production d’hydrogène vert.
La région a prévu d’accorder une
aide financière de 800 000 euros.
Le ministre de l’industrie, Roland
Lescure, qui a également fait le
déplacement, annonce alors un
soutien de l’Etat « de l’ordre de
quelques dizaines de millions
d’euros » pour un projet qui parti-
cipe à « réindustrialiser la France,
en privilégiant les technologies
vertes de la décarbonation ».
Un an plus tard, le 19 janvier,
dans la plus grande discrétion,
la préfecture de l’Oise a donné
son feu vert au projet d’exten-
sion malgré l’accumulation
d’alertes liées aux pollutions
aux substances per- et polyfluo-
roalkylées (PFAS) générées par
les activités de l’usine.
La dernière date du 12 mars.
Dans un courrier que Le Monde a
consulté, l’association Généra-
tions futures demande à la pré-
fecture de « mettre en œuvre des
mesures contraignantes, fortes et
efficaces » en réponse aux résul-
tats de sa dernière campagne de
mesures dans la rivière Oise. Les
concentrations en « polluants
éternels » y ont plus que triplé en-
tre les prélèvements effectués en
avril 2023 – soit 1 100 nanogram-
mes par litre (ng/l) – et ceux prati-
qués en janvier 2024 (4 128 ng/l)
au même point de prélèvement
situé au niveau de l’usine chimi-
que. A la suite des premières ana-
lyses, l’ONG a déposé une plainte
contre X, notamment pour pollu-
tion aggravée des eaux.
L’usine Chemours de Villers-
Saint-Paul est l’un des cinq sites
producteurs de PFAS implantés en
France, avec ceux d’Arkema et de
La Zambie écrasée par la sécheresse et le poids de la dette
Près de 2 millions de personnes se trouvent en situation d’insécurité alimentaire dans ce pays d’Afrique australe qui a décrété l’état d’urgence
L e rationnement de l’électri-
cité a commencé en Zam-
bie. Pour faire face aux con-
séquences de la sécheresse sur les
principaux barrages du pays, la
compagnie nationale Zesco pro-
cède depuis lundi 11 mars à des
délestages de huit heures par
jour. Elle n’a pas caché que cela
aurait un « impact significatif sur
les approvisionnements ».
Dans ce pays enclavé de 20 mil-
lions d’habitants, grand comme
une fois et demie la France, l’accès
à l’énergie dépend presque entiè-
rement des centrales hydroélec-
triques construites sur le fleuve
Zambèze et ses affluents. Le lac ar-
tificiel Kariba, qui alimente la
plus importante d’entre elles, at-
teint à peine 15 % de sa capacité de
remplissage alors que la saison
des pluies s’achève. « Nous ne
pouvons pas exclure de descendre
à l’un des niveaux les plus bas ja-
mais enregistrés », a prévenu
l’Autorité du fleuve Zambèze, qui
gère la répartition de cette res-
source en eau partagée avec le
Zimbabwe voisin. Les pluies s’éta-
lent normalement de novembre à
L’usine Chemours, à Villers-Saint-Paul (Oise), le 12 janvier 2023. NICOLAS MESSYASZ/SIPA
Daikin, dans la « vallée de la chi-
mie » au sud de Lyon, et les instal-
lations de Solvay à Salindres (Gard)
et à Tavaux (Jura). Elle produit de-
puis 1996 des PFAS employées
dans des mousses anti-incendie et
des revêtements antitaches pour
les papiers, tapis et textiles.
Dès 2013, une étude réalisée par
des chercheurs du laboratoire
d’hydrologie de Nancy de l’Agence
nationale de sécurité sanitaire re-
levait des quantités « impression-
nantes » (1 204 ng/l) de PFAS dans
la rivière Oise en aval du site
industriel. Mais il a fallu attendre
dix ans et les révélations du
Monde dans le cadre du « Forever
Pollution Project », en fé-
vrier 2023, pour identifier le site.
Risque industriel
Deux mois plus tard, c’est au tour
de la mission régionale d’autorité
environnementale des Hauts-de-
France de donner l’alerte. Dans un
avis très réservé rendu en
mai 2023 que Le Monde s’est pro-
curé, elle estime que « l’absence
avril mais cette année, le mois de
février a été totalement sec.
Ce déficit pluviométrique a aussi
de sévères répercussions sur la
production agricole. Fin février, le
président de la République, Ha-
kainde Hichilema, a déclaré le
pays en situation « d’urgence et de
catastrophe nationale », incrimi-
nant la responsabilité du dérègle-
ment climatique et d’El Niño, ce
phénomène naturel qui, de ma-
nière périodique, provoque une
hausse des températures et une
diminution des pluies sur cette
partie de l’Afrique australe. La moi-
tié des récoltes de maïs, la céréale à
la base de l’alimentation locale, est
considérée comme perdue.
Un appel à l’assistance interna-
tionale a été lancé. L’Organisation
des Nations unies espère pouvoir
mobiliser des fonds pour verser
une aide monétaire directe à
500 000 personnes. Des semen-
ces plus résistantes à la sécheresse
doivent aussi être distribuées aux
paysans pour tenter de tirer profit
des quelques pluies encore atten-
dues et prévenir les migrations
vers les villes. Fin 2023, quelque
L’autorité
environnementale
des Hauts-de-
France estime
que « l’absence
d’impact sur
la ressource en
eau et sur la santé
n’est pas garantie »
d’impact sur la ressource en eau et
sur la santé n’est pas garantie » par
le projet d’extension présenté par
Chemours, bien qu’il prévoit un
« abattement de 99 % » de ses rejets
dans l’eau à l’horizon 2030. « L’en-
jeu majeur concerne les PFAS, pour
lesquelles le projet contribuera à
augmenter les émissions », pré-
vient l’autorité. La mission rap-
pelle que la future unité de pro-
duction se situe à quelques centai-
nes de mètres des habitations et
2 millions de personnes se trou-
vaient déjà en situation d’insécu-
rité alimentaire aiguë.
« La Zambie doit faire face à
deux crises en même temps. Une
épidémie de choléra depuis octo-
bre 2023, en voie d’être contrôlée,
et, aujourd’hui, cette sécheresse
qui sévit dans plusieurs régions. Le
fait de se déclarer en situation de
catastrophe va permettre au gou-
vernement de réaffecter une par-
tie de son budget aux secours. Cela
déclenche aussi la possibilité pour
les partenaires étrangers d’activer
leurs propres mécanismes et
fonds d’urgence », explique Béa-
trice Mutali, la coordinatrice rési-
dente de l’ONU à Lusaka.
Ce nouvel aléa climatique sur-
vient alors que l’Etat est en faillite
et tente depuis trois ans de rené-
gocier sa dette extérieure auprès
de ses créanciers publics et privés.
En novembre 2020, en pleine
crise du Covid-19, la Zambie a été
le premier pays à se déclarer en
défaut de paiement et à se tour-
ner vers le « cadre commun pour
le traitement de la dette » mis en
place par le G20. Le service de la
dans l’aire de captage de Précy-sur-
Oise, qui alimente en eau potable
les 35 000 habitants de Creil.
Le 9 novembre 2023, des élus de
la province néerlandaise de la Hol-
lande-Méridionale (La Haye) pren-
nent aussi la plume pour inviter la
préfète de l’Oise à venir constater
la grave pollution générée par
l’usine Chemours de Dordrecht et
découvrir les mesures prises par
les autorités locales pour réduire
drastiquement les émissions de
PFAS avant de donner son feu vert
au projet de la firme américaine.
Le projet d’extension de l’usine
Chemours va faire passer le site
de « Seveso seuil bas » à « Seveso
seuil haut », le plus haut niveau de
risque industriel. La surveillance
des rejets des PFAS par les autori-
tés publiques est récente. Elle
n’est encadrée que depuis un ar-
rêté préfectoral du 22 mars 2023.
Selon les estimations transmi-
ses par Chemours, l’usine a rejeté
59 kilos dans l’eau en 2022. Con-
tacté par Le Monde, l’industriel in-
dique avoir pris plusieurs mesu-
dette absorbait alors plus de
fonds que les budgets réunis de la
santé, de la protection sociale et
de l’agriculture.
Le gouvernement a trouvé un
accord avec les bailleurs de fonds
bilatéraux à l’automne 2023, mais
la discussion se poursuit avec les
opérateurs privés afin d’obtenir
un traitement comparable, condi-
tion à un compromis final.
« La saison agricole est fichue »
« Il faut obtenir des créanciers des
concessions qui permettent au
pays de ne pas replonger dans le
surendettement et lui donnent les
moyens de se développer. Nous tra-
vaillons à partir de scénarios en in-
tégrant plusieurs risques. Mais le
climat n’en fait pas partie », admet
un banquier impliqué dans le dos-
sier. « Pourtant, dans le cas de la
Zambie, la sécheresse constitue
l’un des principaux facteurs d’ins-
tabilité, poursuit-il. Elle met en pé-
ril les exportations agricoles ou cel-
les de cuivre, dont la production est
menacée par les pénuries d’électri-
cité. » Le pays est le deuxième pro-
ducteur de cuivre en Afrique.
res pour réduire la quantité de
« polluants éternels » qu’il rejette
(une trentaine dont principale-
ment le 6:2 FTS) : installation d’un
centre d’élimination externe par
incinération en juillet 2022, mise
en place d’un dispositif de traite-
ment à base de charbon actif
(deux silos en janvier 2023 puis
un troisième en juillet 2023).
Variabilité des concentrations
Ces mesures semblent avoir per-
mis de réduire les rejets mais pas
d’y mettre un terme. Selon les der-
nières données disponibles sur le
site de la Dreal, au 30 novem-
bre 2023, la quantité cumulée de
PFAS rejetées dans l’eau était de
7,18 kilos depuis le début de l’an-
née. Les relevés font apparaître
une grande variabilité des concen-
trations. Ainsi, les prélèvements
d’octobre oscillent de 9 000 ng/l à
47 000 ng/l. « La société Chemours
recherche les raisons de la hausse
des rejets de 6:2 FTS des mois de
septembre (2 kilos) et octobre (2 ki-
los) », indique la Dreal. « Le système
Alors que la Zambie n’a en rien
contribué au dérèglement clima-
tique, les événements extrêmes
se produisent désormais pres-
que sans répit. Depuis 2012, seule
une année n’a pas été marquée
par des épisodes de sécheresse
plus ou moins intenses ou pro-
longés. L’ampleur des inonda-
tions s’est aussi aggravée, 2023
étant considérée comme une an-
née de crues sans précédent de-
puis cinquante ans, avec plus de
150 000 personnes affectées.
« Catastrophe après catastrophe,
les familles ont de moins en moins
les moyens de rebondir. Sans aide
extérieure, la situation ne peut que
s’aggraver. Cette année, la saison
agricole est fichue et la grande
majorité des paysans qui dépen-
dent des pluies ont perdu tout es-
poir de semer », souligne Christo-
pher Mzembe, directeur adjoint
de l’ONG Care en Zambie.
L’augmentation des températu-
res dans cette partie du continent
a été deux fois plus rapide que la
moyenne mondiale au cours des
cinq dernières décennies. Dans
son rapport spécial sur les consé-
0123
VENDREDI 15 MARS 2024
La future unité
de production
se situe dans
l’aire de captage
qui alimente en
eau potable les
35 000 habitants
de Creil
de dépollution mis en place s’avère
efficace, et a démontré une réduc-
tion de 92 % ou plus de nos émis-
sions, indique Chemours. Nous
continuons à travailler pour opti-
miser le système de filtration afin
d’obtenir des réductions encore
plus importantes. »
L’arrêté du 19 janvier autorisant
Chemours à étendre ses activités
ne va pas jusqu’à interdire les re-
jets de PFAS : il fixe un objectif de
rejet maximal de « moins de 6 ki-
los » par an et prescrit à l’indus-
triel d’installer trois silos à char-
bon actif supplémentaires pour y
parvenir. Une autorisation qui va
à rebours des recommandations
du rapport sur les PFAS remis au
premier ministre, Gabriel Attal, le
7 février par le député (MoDem)
du Rhône Cyrille Isaac-Sibille et
qui exhorte le gouvernement à
« couper le robinet » en interdisant
« urgemment » tous les rejets in-
dustriels de « polluants éternels ».
Selon la Dreal, ces derniers ont
contaminé tout le milieu autour
de la plate-forme chimique de Vil-
lers-Saint-Paul. Les sols : « L’ana-
lyse des concentrations mesurées
indique une dégradation du milieu
sol superficiel et racinaire en lien
avec les composés PFAS traceurs de
risque de l’activité Chemours. » Les
poissons dans l’Oise : « Les analy-
ses révèlent la présence de PFAS
dans tous les poissons étudiés. »
Aussi, « à titre de précaution »,
l’agence régionale de santé recom-
mande de « ne pas consommer les
poissons pêchés entre Pont-Sainte-
Maxence et Villers-Saint-Paul ».
Des prélèvements d’œufs et de
légumes doivent être réalisés
respectivement avant fin mars et
fin juin dans un rayon de 1,5 kilo-
mètre autour de l’usine pour
vérifier si d’autres restrictions de
consommation doivent être
prononcées. p
stéphane mandard
quences planétaires d’un ré-
chauffement de 1,5 °C (2018), le
Groupe d’experts intergouverne-
mental sur l’évolution du climat
identifie l’Afrique australe
comme une des zones probable-
ment les plus sujettes, à l’avenir, à
des températures extrêmes et
aux sécheresses.
Le ministre de l’environnement
zambien, Collins Nzovu, a ré-
clamé que son pays ait accès rapi-
dement au Fonds des pertes et
dommages pour financer son
adaptation au changement clima-
tique. La création de cet outil, ré-
clamé de longue date par les pays
africains, a été actée lors de la con-
férence mondiale sur le climat
(COP28) à Dubaï, fin 2023. Destiné
à compenser les dégâts des catas-
trophes ou les pertes irréversibles
liées au réchauffement dans les
pays les plus vulnérables, il est
toutefois loin d’avoir été capita-
lisé à la hauteur des besoins. p
laurence caramel
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0123
VENDREDI 15 MARS 2024
Le président Emmanuel Macron et son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky, à l’Elysée, à Paris, le 16 février. CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Ukraine : Macron, de colombe à faucon
RÉCIT
E
mmanuel Macron trin-
que, un verre de whisky à
la main. La nuit s’étire, ce
21 février, dans le salon
des portraits, à l’Elysée. Le chef de
l’Etat répond à ceux qui le félici-
tent pour son « beau discours » en
l’honneur des résistants armé-
niens Missak et Mélinée Manou-
chian qu’il vient de faire entrer au
Panthéon. Mais le président de la
République est songeur. La situa-
tion en Ukraine, envahie par les
troupes russes depuis deux ans
maintenant, se dégrade. La guerre
s’enlise. « De toute façon, dans
l’année qui vient, je vais devoir en-
voyer des mecs à Odessa », lâche,
d’un air dégagé, le chef de l’Etat
devant une poignée d’invités.
Cinq jours plus tard, le 26 fé-
vrier, Emmanuel Macron répond,
depuis la salle des fêtes de l’Elysée,
à une question sur un éventuel
envoi de troupes occidentales en
Ukraine. La conférence interna-
tionale sur l’Ukraine, qui rassem-
ble vingt chefs d’Etat et de gouver-
nement européens, vient de se
clore. « En dynamique, rien ne doit
être exclu », répond le président,
sans hésiter.
Tollé international. L’Allemagne
dément, comme les Etats-Unis.
Sur la scène politique intérieure,
les oppositions s’époumonent.
« Emmanuel Macron joue au chef
de guerre, mais c’est la vie de nos
enfants dont il parle avec autant
d’insouciance. C’est la paix ou la
guerre dans notre pays dont il
s’agit », s’offusque la présidente
du groupe d’extrême droite à
l’Assemblée nationale, Marine
Le Pen, sur le réseau social X.
« L’ère du n’importe quoi », em-
braye le leader de La France insou-
mise, Jean-Luc Mélenchon.
La polémique est à la mesure de
la conversion du chef de l’Etat face
à la Russie, passé au fil des mois
du camp des colombes à celui des
faucons. Qu’il semble loin ce mois
de juin 2022 où Emmanuel Ma-
cron suggérait de ne pas « humi-
lier la Russie » ! Le président fran-
çais se veut désormais parmi les
plus fermes alliés de l’Ukraine,
prêt à apporter à Kiev « un soutien
sans limites », afin d’assurer la dé-
En deux ans de conflit, le chef de l’Etat, se heurtant
à la logique guerrière du Kremlin, est passé
de la volonté de « ne pas humilier la Russie » à la
suggestion d’envoi de troupes en soutien à Kiev
faite de Moscou. Une volte-face. bre de la même année, après un
« Les propos qu’Emmanuel Ma- ultime échange sur la sécurisa-
cron formule sont toujours ultra- tion de la centrale nucléaire de Za-
cohérents », défend-on à l’Elysée. porijia, occupée par les Russes.
Emmanuel Macron a longtemps « Le président a été au bout de la
pensé qu’un dialogue avec Vladi- recherche diplomatique. Il y a eu
mir Poutine était possible et utile. une longue période où il a conti-
Lors de ses multiples coups de fil nué à parler avec Vladimir Pou-
au chef du Kremlin, l’hôte de l’Ely- tine. A un moment, il a cessé », sou-
sée prend soin de montrer, par un ligne-t-on Rue du Faubourg-
mot, glissé ici ou là, qu’il n’est pas Saint-Honoré, pour justifier ce
dupe du double jeu de Moscou, changement de pied. « Une radi-
précise un participant aux « calls ». calisation par déception », inter-
Ceux qui l’ont rencontré savent à prète un ancien ministre.
quel point l’ancien agent du KGB Emmanuel Macron « a compris
est un maître dans l’art de la dissi- que Poutine l’avait trompé person-
mulation. « Le plus frappant avec nellement (…), il a fallu un certain
Poutine, c’est qu’il parle avec une temps, mais le résultat est là », sa-
toute, toute petite voix », raconte lue Volodymyr Zelensky, qui a ac-
un ministre qui, par deux fois, a cordé un entretien au Monde et à
rencontré le chef de l’Etat russe. BFM-TV, le 11 mars. Pour signifier
ce moment de bascule, le prési-
« Radicalisation par déception » dent ukrainien utilise le mot « ob-
La prise de conscience que Vladi- dourymy », qui signifie « duper,
mir Poutine est enfermé dans sa tricher ». « C’est faire preuve de
logique guerrière et révisionniste caractère que d’admettre ses er-
est progressive, indique l’entou- reurs passées, d’en tirer les leçons
rage du président français. « Call » et d’aller de l’avant », savoure de
après « call », l’Elysée observe que son côté le président lituanien,
le président russe ne formule Gitanas Nauseda.
plus de but stratégique. Les con- Le soir du 26 février, Emmanuel
versations tournent en rond. Les Macron se doute qu’on le ques-
appels s’espacent après la décou- tionnera sur l’envoi de troupes. La
verte des civils assassinés dans veille, le premier ministre slova-
les rues de Boutcha, à la suite du que, Robert Fico, a mis le sujet sur
repli précipité des forces russes la table, pour mieux l’écarter.
en mars 2022. « Moi, je n’enverrai jamais de trou-
Emmanuel Macron renonce à pes au sol », lâche le chef de gou-
son rôle de médiateur en septem- vernement prorusse, révélant que
l’envoi de personnels sur le terrain
a été évoqué durant les travaux
préparatoires de la conférence.
« Le président a Aussi la présidence française
prépare-t-elle une réponse milli-
été au bout métrée, « non escalatoire, mais qui
de la recherche permette de remettre de l’ambi-
guïté stratégique ». Certains ho-
diplomatique. (…) mologues européens d’Emma-
A un moment, il a nuel Macron lèvent les yeux au
ciel après cette nouvelle « embar-
cessé », souligne- dée macronienne ». « Votre prési-
t-on à l’Elysée dent, il lance une idée et le temps
que nous réagissions, il en a pro-
posé trois en sens inverse », plai-
sante le premier ministre portu-
gais, Antonio Costa, auprès de l’un
de ses interlocuteurs français.
Le chancelier allemand, Olaf
Scholz, et le président américain,
Joe Biden, prévenus de la teneur
des discussions, restent stupé-
faits par la forme. « C’est une posi-
tion légitime sur le fond, mais une
manœuvre diplomatique catas-
trophique. Quand vous faites des
réunions chez vous, il faut veiller
au consensus, commente un di-
plomate, Poutine doit être ravi et
l’Elysée cherche maintenant à limi-
ter les dégâts. » Emmanuel Ma-
cron doit se rendre à Berlin, ven-
dredi 15 mars, pour tenter de se ra-
bibocher avec le chancelier alle-
mand, en compagnie du premier
ministre polonais, Donald Tusk.
En se plaçant du côté des fau-
cons, le chef de l’Etat cherche à rat-
traper le terrain perdu au début
du conflit dans les capitales d’Eu-
rope centrale, scandinaves et bal-
tes, qui ont longtemps reproché à
Paris, comme à Berlin, leur politi-
que d’apaisement avec la Russie,
et leurs atermoiements au sujet
du soutien militaire à Kiev.
« Message stratégique »
Emmanuel Macron entreprend sa
conversion le 1er juin 2023, depuis
Bratislava. Ce jour-là, le président
français se prononce pour une ad-
hésion rapide de l’Ukraine à
l’OTAN, conscient de brusquer
Washington et Berlin. Il affirme
vouloir accélérer le rythme de
l’élargissement de l’Union euro-
péenne, pour envoyer un signal
fort à Poutine. Les Ukrainiens et
leurs alliés espèrent alors que la
contre-offensive qu’ils préparent
permettra de repousser une par-
tie des forces d’occupation. Mais
les forces ukrainiennes butent sur
les défenses russes.
FRANCE
Dès cette époque, l’envoi de
« troupes au sol » (« boots on the
ground », dans le langage mili-
taire) devient une option exami-
née par les autorités françaises,
dans le plus grand secret. Elle est
évoquée lors d’un conseil de dé-
fense, le 12 juin 2023 à l’Elysée. « Le
rôle des militaires est de toujours
préparer le maximum d’options
possibles, de façon à aider à la déci-
sion politico-militaire du président
de la République », explique Pierre
Schill, chef d’état-major de l’ar-
mée de terre, pour lequel il ne faut
pas voir dans l’annonce d’Emma-
nuel Macron une escalade impro-
visée sur un coin de table. « Ce que
dit le président de la République est
d’abord un message politique et
stratégique. Le premier objectif est
d’envoyer [à la Russie] un signal de
volonté et d’engagement dans la
durée », assure l’officier supérieur.
Depuis la fin 2023, les troupes de
Kiev perdent du terrain dans le
Donbass. « Il y a aujourd’hui en
Ukraine deux lutteurs qui se tien-
nent à la gorge, assure le général
Schill. Il est impossible de savoir le-
quel des deux va plier le genou le
premier, mais il ne faut pas que
l’Ukraine perde. C’est notre mis-
sion et notre intérêt. »
A Paris, la faiblesse des forces
militaires ukrainiennes inquiète.
A l’approche de Noël, François
Bayrou sort d’une réunion à l’Ely-
sée la mine sombre. Le patron du
MoDem et le chef de l’Etat parlent
du « rendez-vous avec la nation »
qu’Emmanuel Macron prépare
pour le mois de janvier afin de re-
lancer un quinquennat en panne.
Mais il est aussi question de
l’Ukraine. « Emmanuel Macron est
inquiet, dit le maire de Pau à l’un
de ses proches. Je partage son avis.
Ça ne sent pas bon. »
Le mois de janvier signe le « réar-
mement du pays », clamé par le
chef de l’Etat lors d’une conférence
de presse, le 16 janvier. Mais, en pa-
rallèle, la Russie déploie ses armes
hybrides contre les intérêts natio-
naux : campagnes de désinforma-
tion à grande échelle et attaques
cyber. Le 17 janvier, les Russes ac-
cusent la France d’avoir envoyé
des mercenaires combattre aux
côtés des Ukrainiens, assurant
qu’une soixantaine d’entre eux
|9
« Le premier
objectif est
d’envoyer [à la
Russie] un signal
de volonté et
d’engagement
dans la durée »
PIERRE SCHILL
chef d’état-major
de l’armée de terre
ont été tués lors d’un bombarde-
ment à Kharkiv. Une « manœuvre »
directement pilotée par le GRU, le
renseignement militaire russe, dé-
montrent les autorités françaises.
Le 12 février, Paris révèle l’exis-
tence d’un réseau russe, constitué
de 193 sites et baptisé « Portal
Kombat », destiné à inonder les
réseaux sociaux francophones de
fausses informations sur la
guerre en Ukraine. Deux jours
plus tard, l’Elysée est saisi d’effroi
en lisant le tweet de l’ancien pre-
mier ministre russe, Dmitri Med-
vedev, compris comme une me-
nace de mort : « Macron semble
avoir eu tellement peur d’un assas-
sinat réel ou présumé dans la ville
nazie de Kiev qu’il a non seulement
annulé son voyage dans cette ville,
mais a également décidé de parta-
ger la capacité nucléaire avec
d’autres Européens », écrit le fidèle
de Vladimir Poutine.
Deux jours plus tard est an-
noncé le décès de l’opposant
russe Alexeï Navalny. Le 22 fé-
vrier, le ministre des armées, Sé-
bastien Lecornu, révèle aussi
qu’un système de contrôle aérien
russe a « menacé d’abattre » des
avions de reconnaissance fran-
çais opérant dans l’espace aérien
international au-dessus de la mer
Noire. Les militaires notent égale-
ment un accroissement des mou-
vements d’intimidation de bâti-
ments de guerre russes. « C’est
vieux comme la guerre froide »,
mais « la Russie joue avec les seuils
en matière d’agressivité », dé-
nonce M. Lecornu sur RTL.
Arrière-pensées électorales
Emmanuel Macron, qui durcit le
ton face au « régime du Kremlin »,
s’agace des critiques faites contre
un supposé manque de soutien
de la France à l’Ukraine, en sei-
zième place en matière d’aide mi-
litaire, selon l’Institut Kiel. Pour
faire mentir ce discours, incom-
patible avec le leadership revendi-
qué par Paris, la France dévoile, le
4 mars, la liste complète de ses li-
vraisons d’armes à Kiev, ce qu’elle
refusait de faire jusqu’ici, à la dif-
férence de la plupart de ses parte-
naires. A Volodymyr Zelensky, de
passage à Paris le 16 février, au len-
demain de la chute d’Avdïïvka, il
promet jusqu’à 3 milliards d’euros
d’aide militaire en 2024, sans que
l’enveloppe soit budgétée. Emma-
nuel Macron, dit-on à l’Elysée, sait
que Vladimir Poutine ne com-
prend que le rapport de force.
Sur la scène nationale, cette of-
fensive belliqueuse n’est pas dé-
nuée d’arrière-pensées électora-
les. Emmanuel Macron imagine,
en dramatisant les enjeux, instal-
ler un face-à-face avec le Rassem-
blement national, accusé de com-
plaisance avec la Russie. A trois
mois des élections européennes,
il s’agit de faire sortir du bois le
parti de Jordan Bardella, en lui in-
timant de choisir son camp : pour
ou contre le soutien à Kiev.
« Emmanuel Macron joint l’utile
à l’agréable », sourit le président
de l’Union des démocrates et in-
dépendants, Hervé Marseille.
Mais l’initiative du président fran-
çais, mal comprise à l’internatio-
nal, peine aussi à être lisible par les
Français, qui rejettent l’idée d’en-
voyer des troupes à Odessa… p
claire gatinois,
cédric pietralunga,
philippe ricard
et nathalie segaunes
10 | france
Contre les ingérences étrangères,
les députés à la manœuvre
L’Assemblée nationale examine une proposition de loi prévoyant
l’obligation pour les lobbyistes étrangers de s’inscrire sur un registre
L
a commission des lois de
l’Assemblée nationale a
adopté, mercredi 13 mars,
un nouvel arsenal pour
lutter contre les ingérences étran-
gères. La proposition de loi visant
à « prévenir les ingérences étrangè-
res » en France, portée par le dé-
puté (Renaissance) de la Vienne
Sacha Houlié, contient quatre dis-
positions dont l’objectif est d’en-
diguer les menaces protéiformes
que recouvrent ces ingérences de
puissances étrangères, principale-
ment la Russie, la Chine ou encore
la Turquie, concernant la France.
Captation des élites politiques,
espionnage économique, cyberat-
taques, campagnes de désinfor-
mation à grande échelle… « Les in-
gérences étrangères sont une me-
nace actuelle, réelle et immédiate »,
a souligné M. Houlié, également
président de la commission des
lois, citant la cyberattaque menée
depuis dimanche 10 mars contre
plusieurs ministères et revendi-
quée par différents groupes de
hackeurs en lien avec la Russie.
Cette initiative parlementaire,
rare sur un tel sujet, se fonde sur
les conclusions du rapport de la
délégation parlementaire au ren-
seignement pour l’année 2022-
2023, rendu public début novem-
bre 2023 et dans laquelle l’organe
de contrôle parlementaire des
services de renseignement aler-
tait sur la « naïveté » et le « déni »
dans lequel se trouvait la France
face aux ingérences étrangères.
Un autre rapport parlementaire
de la commission d’enquête sur
les ingérences étrangères présidée
Européennes : la réhabilitation du prorusse
Thierry Mariani, promu voix du RN
Le député européen, connu pour ses liens avec le Kremlin, devait remplacer le candidat
du Rassemblement national, Jordan Bardella, pour le premier débat de la campagne, jeudi
C onvaincu qu’une vague
d’extrême droite déferlera
bientôt sur le continent,
Jordan Bardella ne rêve même
plus de sortir de l’Union euro-
péenne (UE). « On ne quitte pas la
table du jeu quand on est en train
de gagner la partie », répète le pré-
sident du Rassemblement natio-
nal (RN). Mais toutes les tables ne
seraient plus dignes d’accueillir
l’eurodéputé, qui a balayé l’invita-
tion de la chaîne Public Sénat,
hôte, jeudi 14 mars, du premier dé-
bat de la campagne européenne.
« Soyons sérieux… Et pourquoi pas
Coquelicot TV ? », a-t-il moqué.
La tête de liste du RN au scrutin
du 9 juin a préféré y envoyer
Thierry Mariani pour affronter ses
sept principaux concurrents sur le
plateau, installé à Strasbourg, dans
l’enceinte du Parlement européen.
L’ancien secrétaire d’Etat aux
transports de Nicolas Sarkozy con-
naît bien les lieux, où il siège de-
puis 2019. Mais ses liens avec le ré-
gime de Vladimir Poutine, notam-
ment ses déplacements comme
observateur électoral dans les ré-
gions annexées, en avaient fait de-
puis plus de deux ans un indésira-
ble jusque dans son propre parti.
Un cadre du RN annonçait même
l’an passé que celui qui n’est tou-
jours pas candidat, officiellement,
à un nouveau mandat de député
européen était « à la retraite ».
« Le choix de [Thierry] Mariani,
c’est un bras d’honneur adressé à
la campagne et le symbole de l’ar-
rogance du RN, tance Pieyre-
par le député (Rassemblement na-
tional) de la Somme Jean-Philippe
Tanguy, datant de juin 2023, a
aussi alimenté la réflexion autour
de ces outils législatifs. Sa rappor-
teuse, Constance Le Grip (Renais-
sance, Hauts-de-Seine), avait no-
tamment avancé que le parti de
Marine Le Pen faisait figure de
« courroie de transmission effi-
cace » du Kremlin en France.
Le texte examiné mercredi, qui
comporte quatre articles, ins-
taure l’obligation de s’inscrire sur
un registre géré et contrôlé par la
Haute Autorité pour la transpa-
rence de la vie publique pour les
ressortissants étrangers qui prati-
quent « une activité de lobbying,
de communication ou une activité
de collecte de fonds ». Une mesure
inspirée du droit américain et de
son Foreign Agents Registration
Act comme du National Security
Bill, au Royaume-Uni, qui enca-
drent le statut des représentants
d’intérêts étrangers.
Exemptions envisagées
En cas de non-respect de cette obli-
gation de déclaration, ces derniers
pourraient être pénalement sanc-
tionnés et risqueraient même une
expulsion du territoire français
dans les conditions prévues par la
loi sur l’immigration adoptée fin
décembre 2023 par le Parlement.
Des exemptions sont envisagées
pour les diplomates, les avocats,
les entreprises de presse et les as-
sociations cultuelles. Le cas des
journalistes étrangers et des par-
tis politiques d’opposition dans
les Etats étrangers devrait être
Alexandre Anglade, président de
la commission des affaires euro-
péennes à l’Assemblée nationale
et directeur de campagne pour le
camp présidentiel aux européen-
nes. Ils se croient tellement au-des-
sus de tout qu’ils osent même en-
voyer le stagiaire du Kremlin. »
Deux jours seulement après le
débat au Parlement sur l’accord
bilatéral de sécurité franco-ukrai-
nien, Thierry Mariani se présente
en « homme à abattre », premier
« surpris » d’être désigné par le RN
pour cette première joute électo-
rale. « Jordan [Bardella] trouvait
que ce débat intervenait trop tôt
dans la campagne pour lui. Il m’a
demandé d’y aller, et j’en suis plu-
tôt honoré », explique-t-il.
Qu’importe si le rapport de la
commission d’enquête parle-
mentaire relative aux ingérences
étrangères dans la vie politique
française, publié en juin 2023, a
confirmé sa « grande proximité
idéologique et politique [avec] le
pouvoir russe », Thierry Mariani
compte bien « assumer toutes
[ses] positions » en plateau. « L’his-
toire jugera », anticipe le sexagé-
Le conflit en
Ukraine s’enlise
et le RN juge les
positions de son
député européen
moins périlleuses
En cas de
non-déclaration,
les individus
concernés
risqueraient une
expulsion du
territoire français
débattu à nouveau lors de l’exa-
men du texte en séance publique,
lundi 25 mars.
L’autre disposition qui domine
les discussions est inscrite à l’arti-
cle 3 du texte. Elle prévoit d’allouer
aux services de renseignement la
possibilité de recourir à des tech-
niques de surveillance fondées
sur des algorithmes et de détecter
toute activité suspecte sur Inter-
net. Un procédé qui n’est possible
aujourd’hui que dans le cadre de
la lutte antiterroriste. Ce texte per-
mettrait d’en élargir l’utilisation
« pour défendre et promouvoir l’in-
dépendance nationale, l’intégrité
du territoire et la défense nationale
ainsi que les intérêts majeurs de la
politique étrangère, l’exécution des
engagements européens et inter-
nationaux de la France et la pré-
vention de toute forme d’ingérence
étrangère ». Un champ d’action
jugé trop « intrusif », notamment à
gauche. « Pour nous, les filets sont
trop larges ou imprécis, ce qui les
rend inefficaces », a notamment
défendu la députée (La France in-
soumise) de l’Isère Elisa Martin,
évoquant également « les risques
naire, toujours aussi persuadé
que « les responsabilités sont plus
partagées qu’on ne le dit » dans le
déclenchement de la guerre en
Ukraine. « Tout cela a commencé
par un coup d’Etat en 2014, sou-
tenu par les Etats-Unis et l’Union
européenne », commentait-il sur
le réseau social X le 28 mars 2022,
en référence à la « révolution de la
dignité » de Maïdan contre le pré-
sident prorusse qui dirigeait alors
l’Ukraine, Viktor Ianoukovitch.
Faute d’alternative
Deux ans après l’invasion russe, le
conflit s’enlise et le RN juge les po-
sitions de son député européen
moins périlleuses. Le parti ne s’in-
quiète pas plus de l’avancée des
deux enquêtes préliminaires con-
duites par le Parquet national fi-
nancier pour de possibles faits de
corruption et de trafic d’influence
de Thierry Mariani et de l’ex-séna-
teur (Union des démocrates et in-
dépendants) de Paris Yves Pozzo
di Borgo, en lien avec l’association
Dialogue franco-russe, qui met en
relation les cercles politiques et
économiques des deux pays.
Une source judiciaire confirme
au Monde que le premier a été
entendu en juillet 2023 par des
enquêteurs de l’Office central de
lutte contre la corruption et les
infractions financières et fisca-
les. Une « pseudo-enquête », pour
Thierry Mariani, qui dit avoir
« discuté quatre heures avec des
policiers, sans besoin d’avocat ».
Le retour à la lumière du Vauclu-
d’atteinte aux libertés fondamen-
tales, [au] droit à la vie privée, [au]
droit à l’expression »…
Prévue initialement à titre expé-
rimental pour trois ans, la mesure
a été portée à quatre années d’ex-
périmentation par un amende-
ment de M. Houlié. Faute d’étude
d’impact et d’avis du Conseil
d’Etat, les députés, bien qu’unani-
mes sur le constat, émettent des
réserves sur le périmètre de cer-
taines de ces dispositions. En
outre, pour mieux informer les
parlementaires et l’opinion sur
l’état de la menace, un débat selon
l’article 50-1 pourra être organisé
au Parlement sur la base d’un rap-
port remis par le gouvernement
tous les deux ans. La dernière me-
sure, à l’article 4, concerne le gel
des avoirs pour les personnes ou
les entités qui contreviennent no-
tamment « aux intérêts fonda-
mentaux de la nation ».
A date, cette proposition de loi
ne fait pas l’objet d’une procédure
accélérée, ce qui la condamne à
une navette parlementaire de plu-
sieurs mois dans l’espoir d’être
adoptée. En attendant un éventuel
soutien du gouvernement, Sacha
Houlié compte bien faire prospé-
rer cette initiative, qui n’est pas dé-
nuée d’arrière-pensées politiques,
à trois mois des élections euro-
péennes. « La participation du Ras-
semblement national au système
d’ingérence russe est établie, atta-
quait l’élu macroniste, lundi
11 mars, sur Sud Radio. C’est le cas
au Parlement européen (…), c’est le
cas au Parlement français. » p
mariama darame
sien, voix de Moscou en France, il-
lustre autant la confiance du RN à
moins de trois mois du scrutin
que la faiblesse de ses ressources
humaines. Jordan Bardella, dédai-
gnant ce premier débat – malgré
les rappels en interne du fait que
celui-ci est coorganisé avec l’im-
portant réseau de presse locale du
Groupe Ebra (Dernières nouvelles
d’Alsace, Le Dauphiné libéré…) –,
aucun autre membre de sa déléga-
tion européenne n’a été jugé capa-
ble de s’aligner face aux têtes de
liste adverses. Sauf peut-être Jean-
Paul Garraud, proposé par le ser-
vice de presse du parti comme
seule alternative. « Thierry Ma-
riani est déjà un nobody [inconnu].
Mais alors Jean-Paul Garraud…
c’était encore pire », souffle un res-
ponsable de l’émission.
Faute d’alternative, le RN prend
donc le risque de concentrer le
feu adverse. « Il reste le plus expé-
rimenté et le plus aguerri de nos
eurodéputés sortants », salue le
député Franck Allisio. D’autres re-
lèvent le « courage » d’un élu qui
avait déjà accepté, en janvier, la
délicate mission d’assurer le
contradictoire de l’émission
« Complément d’enquête » con-
sacrée à Jordan Bardella. Une pre-
mière marche vers la réhabilita-
tion ? Un « management empiri-
que », euphémise un parlemen-
taire, avant de moquer la portée
de l’événement : « Au pire, il ne
sera jugé que par quelques centai-
nes de téléspectateurs. » p
corentin lesueur
L’étrange genèse du livre
de Jordan Bardella
Pour son ouvrage autobiographique,
le président du Rassemblement national
a été discrètement aidé par des personnalités
étrangères à l’extrême droite
C hez qui, quand, avec qui, le
futur livre de Jordan Bar-
della ? On pourrait croire à
un simple feuilleton éditorial,
c’est en réalité bien plus que cela.
Derrière ce livre du président Ras-
semblement national (RN) se
joue aussi une autre partie : la dé-
monstration de la capacité de Jor-
dan Bardella (largement en tête
des sondages pour les élections
européennes de juin) à séduire le
milieu politico-médiatique fran-
çais et à faire sauter les digues. Car
si le futur livre de la tête de liste af-
fole le monde de l’édition, des per-
sonnalités étrangères à l’extrême
droite ont travaillé discrètement
sur cet ouvrage.
Tout commence il y a un peu
plus d’un an. Jordan Bardella rêve
de publier un ouvrage, sorte de
passage obligé, en France, pour se
lancer en politique, même lors-
que les popularités se construi-
sent sur les réseaux sociaux. Il
connaît les mésaventures de ses
prédécesseurs. Il a beaucoup
aimé l’autobiographie de Marine
Le Pen, A contre flots (Grancher,
2006), qui racontait une enfance
pas si simple à l’ombre de « Jean-
Marie », alors encore président du
Front national (FN, l’ancien nom
du RN) plombé par ses saillies an-
tisémites et négationnistes. Mais
Jordan Bardella sait aussi que
lorsqu’elle avait cherché un édi-
teur, seule la maison Grancher
(spécialisée dans l’ésotérisme,
le bien-être et le développement
personnel) avait accepté.
Même chose six ans plus tard
lorsque la dirigeante du FN avait
souhaité publier Pour que vive la
France, recueil d’analyses et de
propositions pour l’élection pré-
sidentielle de 2012. Et quand Jean-
Marie Le Pen a voulu éditer les
deux tomes de ses Mémoires,
en 2018 et 2019, il a dû trouver re-
fuge chez Muller, maison incon-
nue spécialisée dans les récits mi-
litaires, qui n’avait d’ailleurs rien
publié depuis 2014.
Jordan Bardella veut sa place
dans l’establishment et, donc,
une grande maison d’édition.
Lorsqu’il était porte-parole du RN,
entre 2017 et 2019, il a fait la con-
naissance de nombreux journa-
listes, dont il affirme souvent,
l’œil gourmand, que tous « ne
sont pas hostiles à [ses] idées ». Sur
les plateaux, il croise souvent
Jean-François Achilli, éditorialiste
politique à Franceinfo (et mem-
bre du jury du Prix du livre politi-
que), qui interroge tous les jours
une personnalité politique en fin
d’après-midi, et coprésente le soir
sur la même antenne « Les infor-
més », un talk-show d’actualité.
Ce routier du journalisme politi-
que a depuis longtemps prédit un
bel avenir au jeune homme de-
venu, à 26 ans, président du parti
de Marine Le Pen, et si à l’aise en
débat. Avec Bardella, ils échan-
gent. Et, un jour, d’un projet de li-
vre. Ensemble, sous la forme d’un
entretien ? Autrement ? Ou pas ?
Plusieurs éditeurs ont repéré
Bardella. Comme Lise Boëll qui,
J UST ICE
Prison et inéligibilité
confirmées en cassation
pour Jean-Noël Guérini
La Cour de cassation a con-
firmé, mercredi 13 mars, la
condamnation du sénateur
des Bouches-du-Rhône Jean-
Noël Guérini, 73 ans et an-
cien homme fort du Parti
socialiste dans ce départe-
ment, à trois ans de prison,
dont dix-huit mois avec sur-
sis, et cinq ans d’inéligibilité
pour le trucage de marchés
publics. – (AFP.)
0123
VENDREDI 15 MARS 2024
en 2021, prend la tête de Plon,
maison du groupe Editis alors en-
tre les mains de l’homme d’affai-
res Vincent Bolloré. Elle a publié
auparavant, chez Albin Michel,
Philippe de Villiers et surtout Eric
Zemmour, avant que le journa-
liste du Figaro ne se lance en poli-
tique. Des best-sellers. Vincent
Bolloré, enfin, suit de près l’ascen-
sion du jeune homme, mise gros
sur lui, le couve. Mais, avec le
grand mercato chez Editis et Ha-
chette à l’automne 2023, les édi-
teurs les plus allants ne peuvent
rien promettre, et Jordan Bardella
se met au travail « sans contrat »,
confirme-t-il au Monde.
Toujours pas d’éditeur
Le temps lui manque. Il démarche
Jean-François Achilli « avant l’été
[2023], pour un ouvrage commun,
accepte de confirmer le président
du parti d’extrême droite. Il re-
fuse ». Selon les informations du
Monde, le journaliste a néan-
moins travaillé dans l’ombre, ac-
couchant Bardella de ses souve-
nirs, permettant ainsi à un début
de texte de voir le jour – sans édi-
teur désigné. « Je n’ai pas signé de
contrat d’écriture pour le livre de
Jordan Bardella, répond le journa-
liste de Franceinfo au Monde.
Mais tout ceci relève de ma vie pro-
fessionnelle personnelle. »
Entre-temps, le grand mercato
de l’édition suit son cours : Ha-
chette est passée à l’automne 2023
sous pavillon Bolloré et, fin février,
Lise Boëll est nommée à la tête de
Mazarine, filiale du groupe Lagar-
dère. Fait-elle miroiter au prési-
dent du RN une coédition Fayard-
Mazarine ? Elle récupère en tout
cas le premier jet de l’ouvrage et
met dans le secret (sans le dire à
Bardella) un de ses complices de
l’édition rencontré chez Albin-Mi-
chel, le vice-président de l’univer-
sité Paris-II Panthéon-Assas, l’his-
torien Fabrice d’Almeida, ancien
directeur de l’Institut d’histoire du
temps présent et aujourd’hui
« consultant histoire » pour Fran-
ceinfo. « No comment », lâche ce
dernier à ce sujet.
Entre-temps, la patronne de
Fayard, Isabelle Saporta, s’est op-
posée à toute licence de « sa » mai-
son sur des livres dont elle
n’aurait pas le contrôle, et a été li-
cenciée. Sans patron(ne), plus de
mandataire social pour signer un
ouvrage chez Mazarine ou
Fayard… Le livre dont rêve Jordan
Bardella – un cahier photos, de
gros tirages, une tournée de dédi-
caces après un succès espéré aux
européennes – n’a toujours pas
trouvé d’éditeur. Le président du
RN indique désormais au Monde,
visiblement agacé, que « ce serait
une erreur d’affirmer que Lise Boëll
s’apprête à [l]’éditer ». Il répète
qu’il couche sa vie et ses pensées
au « stylo bleu », avant de les reco-
pier le soir « sur l’ordinateur », et
ajoute que « seul [son] entourage
proche [l]’aide à écrire ce livre,
pour la relecture ». p
ariane chemin
et clément guillou
PO L ICE
Mort d’un jeune après
une course-poursuite
avec la police
Un jeune homme est mort,
mercredi, après la collision de
son scooter avec une voiture
de police à Aubervilliers (Sei-
ne-Saint-Denis). Une enquête
a été confiée à l’inspection gé-
nérale de la police nationale.
Une autre, pour refus d’ob-
tempérer aggravé, a été con-
fiée au service de traitement
judiciaire des accidents de la
préfecture de police. – (AFP.)
12 | france
V I O L E N C E S I N T R A FA M I L I A L E S
Infanticides :
chronique de trois
drames annoncés
Presque toujours, les enquêtes montrent que
les meurtres d’enfant sont précédés d’alertes,
qui ont été ignorées. « Le Monde » a retracé
trois de ces histoires tragiques, celles de Lisa
(3 ans), de Louka (5 ans) et de Mathéïs (3 mois)
ENQUÊTE
U
n appel téléphonique à
4 heures du matin est rare-
ment porteur de bonnes
nouvelles, surtout quand il
vient du major de la gendar-
merie. Dans la nuit du 23 au
24 septembre 2023, Jérôme Pasco, maire (sans
étiquette) de Conches-en-Ouche (Eure), dé-
croche : le résumé de la situation est bref,
mais l’élu sent bien que son interlocuteur est
sous le choc. Ce soir-là, les pompiers viennent
d’être appelés pour venir en aide à une petite
fille de 3 ans en arrêt cardiorespiratoire. Jé-
rôme Pasco ne prend connaissance des dé-
tails de « l’horreur de la situation » qu’en début
de matinée. « Les pompiers qui sont interve-
nus sont sonnés. Ils ont vu des choses horribles
mais là, ça dépasse l’entendement. Le corps est
tellement marqué, sauvagement abîmé. Les
gars ont vu l’enfer, vraiment. » La piste de l’in-
fanticide fait très vite peu de doute.
Cinq mois après le meurtre, il n’y a pas une
semaine où Jérôme Pasco ne pense pas à la
petite Lisa. Le genre d’histoire qui marquera
« à vie » le maire de la petite commune de
5 000 habitants. Ce crime aurait-il pu être
évité ? « Bien sûr qu’il y avait des signaux. Ils
n’ont pas été pris en compte », déplore l’élu. Le
début de l’enquête a laissé apparaître l’isole-
ment du beau-père et de la mère, âgés res-
pectivement de 29 ans et 27 ans – tous deux
mis en examen pour « meurtre sur mineur »
après avoir avoué des violences répétées sur
la fillette –, autant que les problèmes de con-
sommation d’alcool et de drogue, sur fond
de précarité. Pour le maire, impossible de ne
pas souligner une « responsabilité collective »
dans la mort de cet enfant.
Combien de mineurs la société a-t-elle lais-
sés mourir ainsi ? Impossible à dire, il
n’existe aucun chiffre officiel concernant les
infanticides en France. Les différents obser-
vateurs s’accordent à dire qu’un enfant est
tué tous les cinq jours dans le cadre familial.
Un chiffre sans doute sous-estimé.
Pour comprendre ces dysfonctionnements,
Le Monde a retracé trois histoires d’infanti-
cide : Lisa (3 ans), Louka (5 ans) et Mathéïs
(3 mois). Trois récits singuliers, aux signaux
Aux assises de Paris, un bébé secoué, et un accusé de trop
louna est morte le 5 mars 2017, à
l’hôpital Necker, à Paris, après six
jours de coma. Elle était âgée de
2 mois, et présentait toutes les caracté-
ristiques du bébé secoué – rupture des
veines ponts, hématome sous-dural,
ainsi qu’une fracture du crâne laissant
imaginer que l’enfant avait été, en
outre, projeté contre une surface dure.
Ce drame s’est transformé en une af-
faire judiciaire des plus épineuses
puisque deux hommes sont accusés,
le père et le grand-père de Louna, Sé-
bastien et Didier Dutertre, 35 et 61 ans,
bien qu’un seul des deux ne puisse,
matériellement, avoir commis les se-
couements mortels. Le juge d’instruc-
tion n’ayant pu écarter catégorique-
ment la responsabilité de l’un ou de
l’autre, tous deux ont été renvoyés de-
vant la cour d’assises de Paris et com-
paraissent, depuis le lundi 11 mars,
côte à côte, sans s’adresser la parole.
Sandrine Rousselet, la mère de Louna,
est assise en face, côté partie civile.
Dans l’attente d’un logement,
Louna, son frère, Lucas (2 ans), et ses
parents étaient hébergés dans le petit
d’alerte allant crescendo. Tous mettent en lu-
mière, à différents échelons, les défaillances
du système pour protéger ces enfants.
Contrairement aux féminicides, les infantici-
des restent vus comme de simples faits di-
vers, non politisés, où la responsabilité de la
société est peu interrogée. « Trop souvent,
alors qu’on se demande comment on en est ar-
rivé là, l’analyse des affaires révèle des dysfonc-
tionnements systémiques aux conséquences
tragiques », note pourtant l’avis de la com-
mission nationale consultative des droits de
l’homme du 13 décembre 2023 sur les morts
violentes d’enfants dans le cadre familial.
« PERSONNE N’A RIEN DIT »
Pour Lisa, personne n’a alerté face au danger.
La famille était hors des radars à Conches-en-
Ouche. Depuis 2020, elle occupe un loge-
ment social sur les hauteurs de la ville. Le
père biologique était parti et la mère vivait
avec un nouveau compagnon depuis un an,
sans que le bailleur social le sache. Selon les
premiers éléments de l’enquête, les violen-
ces sur Lisa auraient commencé au moins au
début de l’année 2023. Son frère, Hugo, 6 ans,
pris en charge par l’aide sociale à l’enfance
depuis les faits, était aussi victime de mal-
traitance. Pourtant, le couple, sans emploi,
restait inconnu des services sociaux du dé-
partement ou de la municipalité. « L’enjeu de
ce dossier est de comprendre comment per-
sonne ne s’est aperçu de quoi que ce soit pen-
dant tout ce temps. Ou alors pourquoi per-
sonne n’a rien dit », avance Rémi Coutin, pro-
cureur de la République d’Evreux.
Impossible, selon plusieurs acteurs du ter-
ritoire, que les voisins n’aient rien vu ou rien
entendu, vu les relations houleuses et les
disputes parfois bruyantes du couple. Pour-
tant, aucune plainte n’avait été remontée au
bailleur social. « Dans cette ville, on est capa-
ble de m’appeler pour un chien qui gueule trop
fort, mais pas pour ces faits-là », s’indigne le
maire, Jérôme Pasco. « Les gens n’ont pas en-
vie qu’on vienne voir chez eux, ni d’aller voir
ailleurs chez les autres », déplore une tra-
vailleuse sociale de la ville, qui a souhaité
rester anonyme. Une connaissance du cou-
ple aurait tenté d’appeler le 119, le service na-
tional d’accueil téléphonique pour l’enfance
en danger, avant la mort de Lisa, mais son
appartement parisien de Didier Duter-
tre, où l’on se serrait donc à cinq dans
50 mètres carrés. Le 27 février 2017, à
17 h 45, Louna souriait et ne présentait
aucun signe anormal lorsque sa mère
est partie travailler. A partir de là, Sé-
bastien et Didier Dutertre se sont tour
à tour retrouvés seuls avec Louna. Un
long moment pour Sébastien Duter-
tre : de 17 h 45 à 22 h 36, heure à laquelle
sa compagne et son père sont rentrés,
ils travaillaient au même endroit, chez
Carrefour. Un très bref moment, « trois
ou quatre minutes », selon les parents,
à partir de 22 h 36, pour Didier Duter-
tre, venu dans la chambre où dormait
sa petite-fille, tandis que Sébastien Du-
tertre regardait la télévision dans le sa-
lon et que Sandrine Rousselet se pré-
parait une aspirine et un sandwich
dans la cuisine.
Alertée par un étrange gémissement,
cette dernière a alors rejoint Didier Du-
tertre dans la chambre de sa fille
qu’elle a trouvée en train de convulser
dans les bras de son beau-père, ce qui
l’a poussée à appeler les secours. « La
brièveté du temps de présence de Didier
appel n’a pas abouti. « Cette dame a expliqué
IL N’EXISTE AUCUN aux enquêteurs qu’elle n’aurait pas rappelé le
CHIFFRE OFFICIEL, 119 car son mari était ensuite présent et que
celui-ci n’appréciait pas qu’elle puisse se mêler
MAIS LES DIFFÉRENTS des affaires des autres », indiquait Rémi Cou-
tin à l’ouverture de l’information judiciaire.
OBSERVATEURS A l’école non plus, personne n’a réussi à pro-
S’ACCORDENT À DIRE téger Lisa. Pour l’instant, l’enquête a surtout
mis en avant les manquements du personnel
QU’UN ENFANT éducatif. Le 15 janvier, la directrice de l’école
maternelle (également institutrice de Lisa) et
EST TUÉ TOUS LES le directeur de l’école primaire où était scola-
risé Hugo ont été mis en examen pour « non-
CINQ JOURS DANS dénonciation de crime ou délit sur mineur de
LE CADRE FAMILIAL moins de 15 ans ». Une décision de justice très
rare. La communauté éducative locale et na-
tionale s’est d’ailleurs indignée que les per-
sonnels de l’école puissent servir de fusible
pour cacher une responsabilité collective.
« Il n’est pas exclu qu’il y ait d’autres mises en
examen dans les semaines ou mois qui vien-
nent », précise Rémi Coutin. La directrice et le
directeur ont été suspendus à titre conserva-
toire par le rectorat de Normandie, qui a lancé
une enquête administrative. La directrice
avait reçu les parents quelques jours avant le
drame, comme le veut la procédure menant à
un signalement (un responsable d’école peut
Dutertre avec l’enfant n’est pas incom- rage pour parler. N’importe qui réagi-
patible avec la commission des violen- rait après ça. » Ni le père ni le grand-
ces », a estimé le juge d’instruction. père n’ont réagi. « L’un de vous deux fait
Voilà le vertige de ce procès, résumé une monumentale erreur, plus au ni-
par l’avocate générale, Annabelle Phi- veau humain que pénal. » Nouvel appel
lippe : « Aujourd’hui, c’est l’un ou aux aveux de la présidente, mercredi :
l’autre. » Les deux accusés nient. L’un « Ce qui ressort des débats, c’est une im-
d’eux préfère, pour l’heure, garder son mense douleur, un chagrin incommen-
terrible secret et maintenir toute une surable. Seule la vérité permettra à cha-
famille dans le doute. Sept ans de dis- cun d’avancer. Je suis bien consciente
simulation peuvent-ils céder la place que, pour l’un d’entre vous, ce sera un
à la vérité en cinq jours de procès ? moment épouvantable, mais ça per-
mettra de sauver toute cette famille. »
« J’ai besoin de savoir » On a passé l’après-midi à attendre le
A l’ouverture de l’audience, lundi, la « moment épouvantable », pas loin de
présidente de la cour, Isabelle Pulver, survenir lorsque, après trois heures à
l’a espéré : elle a diffusé l’enregistre- la barre, Sandrine Rousselet s’est tour-
ment de l’appel passé aux pompiers, le née vers les accusés, chancelante :
27 février 2017, les gémissements de « J’ai besoin de savoir qui a fait quoi », a-
Louna ont résonné dans la salle, tout le t-elle dit en pleurant. Les yeux dans les
monde a fondu en larmes. « Franche- yeux, le grand-père a murmuré : « J’ai
ment, vous ne croyez pas que quelqu’un rien fait, je te le promets. » Les yeux
garde quelque chose en lui d’insuppor- dans les yeux, le père a sangloté : « Je
table ?, a-t-elle demandé aux accusés. t’ai tout dit. On a tout fait pour l’avoir,
Je ne suis pas là pour vous extorquer des je ne lui aurais jamais fait de mal. »
aveux, mais si j’entendais les cris de ma L’interrogatoire des accusés est prévu
fille ou de ma petite-fille agonisante, ça jeudi, le verdict vendredi ou samedi. p
me donnerait peut-être un peu de cou- henri seckel
0123
VENDREDI 15 MARS 2024
transmettre le signalement sans prévenir les
parents mais doit alors justifier sa décision
dans son courrier). « Elle a reconnu qu’elle
aurait dû faire un signalement mais a expliqué
qu’elle n’en avait pas eu le temps, car submer-
gée par des tâches administratives. De son
côté, le directeur conteste avoir été témoin de
quoi que ce soit », détaille Rémi Coutin.
Les signalements ont explosé depuis dans
la région, quitte à tomber dans un excès in-
verse. Lors d’une réunion à Conches-en-Ou-
che de différents acteurs autour des violen-
ces intrafamiliales, le 16 février, une directrice
d’école a déploré le manque de formation sur
ces sujets, pour des professionnels pourtant
constamment au contact d’enfants. Une de-
mande partagée à l’échelle nationale, comme
le confirme Thierry Pajot, secrétaire général
du Syndicat des directrices et directeurs
d’école, qui aimerait aussi mettre en avant
« la solitude du directeur d’école devant sa
feuille de signalement ». Il comprend la lourde
responsabilité sur les épaules de la directrice
qui devait faire le signalement : « Certains en-
seignants ou directeurs ne font pas de signale-
ment parce qu’ils ont peur des suites, évidem-
ment. Qu’il y ait des représailles sur eux ou sur
l’enfant après la réunion avec les parents. »
DÉLAI LARGEMENT DÉPASSÉ
Comment expliquer, aussi, le silence des pro-
ches ? Le père de Lisa avait un droit de visite
régulier. Le week-end avant le drame, Lisa
était chez ses grands-parents. « Lisa était une
petite fille assez vive, qui avait l’habitude de
tomber. Ils se sont dit que les hématomes ve-
naient de là, assure le maire. C’est d’ailleurs ce
que disait sa mère à tout le monde. » Contacté,
l’avocat du père de Lisa, des grands-parents
paternels et de la tante paternelle, qui se sont
constitués partie civile, n’a pas souhaité ré-
pondre aux questions du Monde, précisant
que « rien n’était reproché » à ses clients.
Les proches de Louka, 5 ans, mort le 20 octo-
bre 2020 à Brest (Finistère), n’ont rien dit non
plus. Pourtant, le beau-frère de Sarah C., la
mère de l’enfant, l’avait bien vue lui donner
des claques, des gifles ou des fessées chez elle,
dans les magasins ou dans la rue. Il savait
aussi qu’elle infligeait des douches froides à
son fils, qui devenait lui-même agressif phy-
siquement et verbalement. Deux sœurs de
Sarah C. ont confirmé, au cours de l’enquête,
avoir vu ces violences. Louka est mort après
un « jeu de l’oreiller » qui aurait mal tourné,
s’est défendue la mère, 27 ans à l’époque. Le
9 juin 2023, elle a été condamnée à vingt-
cinq ans de réclusion aux assises du Finistère.
Personne de l’entourage ne s’était constitué
partie civile. Seule l’association La Voix de
l’enfant avait défendu la mémoire du garçon.

0123
VENDREDI 15 MARS 2024
Dans cette histoire, contrairement à celle
de Lisa, certains ont parlé, mais beaucoup
trop tard, pour tenter de sauver Louka. La
première information préoccupante émise
par l’équipe éducative remonte au 12 décem-
bre 2019, un peu moins d’un an avant la
mort du garçon. Quelques jours auparavant,
l’institutrice en moyenne section du garçon
avait repéré une bosse sur son front. Louka
lui-même expliquait que sa mère lui avait
claqué la tête contre une porte. « Ce qui se
passe à la maison ne vous regarde pas », avait
répondu Sarah C. à l’institutrice.
Cet événement convainc l’école de faire un
signalement. Depuis le début de l’année, l’ab-
sentéisme du petit garçon est notable : un
seul jour de présence en septembre, quatre
en octobre, quatre en novembre, trois en dé-
cembre. En tout, trente-deux certificats médi-
caux falsifiés par la mère viennent justifier
ces absences. Jointe par courriel, la directrice
de l’école primaire n’a pas souhaité donner
suite à la demande du Monde pour expliquer
ce délai de quatre mois avant le signalement.
« Les informations préoccupantes à l’école re-
montent souvent les veilles de week-end ou de
vacances scolaires, notamment à Noël et pour
les vacances d’été. Quand les enseignants crai-
gnent de laisser partir un enfant dans sa fa-
mille pour une longue période et de ne pas le
revoir », explique Benoît Bothua, directeur ad-
joint, depuis un an, à la direction enfance fa-
mille du conseil départemental du Finistère.
En janvier 2020, à la suite du premier signa-
lement, Sarah C. change son garçon d’école. La
nouvelle équipe enseignante n’est pas au cou-
rant du suivi du dossier, tout comme l’équipe
précédente. « Les informations préoccupantes
remontent aux services académiques et dépar-
tementaux mais ne redescendent quasiment
jamais. L’instituteur peut revoir l’enfant quel-
ques jours plus tard, sans savoir si une enquête
est lancée ou pas. Ce manque de communica-
tion peut parfois décourager de signaler une si-
tuation », analyse Guislaine David, cosecré-
taire générale et porte-parole du SNUipp-FSU,
principal syndicat dans les écoles.
Une nouvelle alerte part le 28 janvier 2020.
Pendant ce temps, le précédent signalement
a été pris en compte par le département, qui
a lancé une enquête sociale. Deux personnes
sont mandatées pour rencontrer la mère et
l’enfant. Mais rien ne se passe comme prévu.
Selon la loi, l’évaluation doit être réalisée
dans un délai de trois mois à compter de l’in-
formation préoccupante. Celui-ci sera large-
ment dépassé. Sur les sept rendez-vous calés,
de janvier à mai 2020, seuls deux seront ho-
norés par la mère, qui viendra à chaque fois
seule, sans Louka. « On se retrouve impuis-
sants dans ce genre de situation, justifie
Benoît Bothua. Quand le parent est dans le re-
fus manifeste, dans l’évitement de l’évalua-
tion, qu’il est impossible de prendre contact,
l’évaluation s’arrête et nous faisons un signa-
lement au parquet. »
Le 4 juin, le département demande une
mesure judiciaire d’investigation éducative
au tribunal judiciaire de Brest. L’affaire conti-
nue de traîner. A la suite d’une nouvelle in-
formation préoccupante, le 6 octobre 2020,
le département relance le parquet. « On nous
a répondu qu’un retour était attendu pour
janvier 2021 », affirme le directeur adjoint.
Louka meurt étouffé quelques jours après
cette énième alerte. Contacté, le parquet de
Brest a indiqué ne pas pouvoir nous répon-
dre « pour des raisons d’agenda ».
Combien de temps un enfant peut-il tenir
avant qu’il ne soit trop tard ? Mathéïs, lui, est
mort à seulement 3 mois chez ses parents, le
27 février 2020, à Saint-Yrieix-la-Perche (Hau-
te-Vienne), le visage tuméfié et le corps cou-
vert de multiples hématomes. Il ressort de
cette histoire dans laquelle les signaux
d’alerte ont clignoté un certain fatalisme
face à « la chronique d’un drame annoncé »,
comme le qualifie Me Guillaume Laverdure,
avocat de la mère. « Le réseau n’a pas fonc-
tionné, ce n’est pas glorieux », a critiqué Fa-
bienne Roze, avocate générale à la cour d’as-
sises de la Haute-Vienne lors du procès, en
octobre 2023. Le père a été condamné à
quinze ans de prison pour « coups mortels
ayant entraîné la mort sans intention de la
donner » et la mère à trois ans pour « modifi-
cation de la scène de crime ».
« FAISCEAU D’INDICES »
Pour M Camille Di Tella, avocate de l’asso-
e prévention.
ciation L’Enfant bleu, partie civile dans ce
dossier, l’affaire illustre surtout « un manque
de communication » entre les différents in-
tervenants. « Tout le monde disposait d’un
faisceau d’indices laissant à penser que cet en-
fant courait un danger. Le problème, c’est qu’il
y a eu un défaut de regroupement des infor-
mations », développe-t-elle.
Les premières inquiétudes ne pouvaient
pas se manifester plus tôt : en octobre 2019,
plus d’un mois avant la naissance de Mathéïs,
la situation de la famille est évoquée lors
d’une réunion à l’hôpital mère-enfant de Li-
moges. Une information préoccupante est re-
montée quelques jours après par les équipes
médicales, qui mettent en évidence « une cer-
taine immaturité et une fragilité des deux
membres du couple ». Elles notent surtout un
comportement inadapté et inquiétant de Fa-
bien B., le père, 27 ans à l’époque. Il consomme
alcool et stupéfiants. Les voisins ont alerté sur
des disputes récurrentes du couple. Plusieurs
plaintes ont été adressées au bailleur social
Odhac87. En l’espace de deux mois, les habi-
tants de l’appartement au-dessus de celui du
couple ont appelé une quinzaine de fois la
gendarmerie, qui s’est déplacée à plusieurs re-
prises au domicile, tout comme la police mu-
nicipale, qui a, elle aussi, fait deux signale-
ments. « Crainte pour la vie d’un enfant », aler-
tait-elle sans ambiguïté en objet d’un courriel
transmis à la maison du département de
Saint-Yrieix-la-Perche, le 11 février 2020.
Pourtant, dans le même temps, une puéri-
cultrice qui suivait les parents, en décem-
bre 2019 et janvier 2020, ne constate rien
d’anormal, trouvant même les parents « à
l’écoute des conseils ». Elle dit ne pas avoir
constaté non plus d’hématomes. « Peut-être
que la puéricultrice n’a pas suffisamment
senti de danger particulier à ce moment-là.
On ne peut pas, à partir d’une seule fois, dire
“attention, cet enfant est en danger”. Il faut
une analyse plus longue, faire converger diffé-
rents faisceaux pour mettre en route un rap-
port. C’est ce juste temps qui est difficile à
trouver », défend Monique Plazzi, première
adjointe socialiste au maire de la commune.
Par courriel, le département de la Haute-
Vienne nous a répondu ne pas souhaiter
commenter cette affaire, mais a précisé que
« toutes les mesures relatives à la protection
de l’enfance avaient été prises par [la] collecti-
vité ». La responsabilité des services sociaux
aura été largement questionnée durant le
procès. Comment se fait-il que les inquiétu-
des concernant le comportement du père,
qui ne tenait jamais en place et était réguliè-
rement sous l’emprise de l’alcool ou de stu-
péfiants, n’aient pas été remontées plus tôt ?
Comment les multiples fractures des côtes
du nourrisson, révélées à l’autopsie, ont-el-
les pu passer à ce point inaperçues ?
Un rapport de signalement du conseil dé-
partemental finit par être transmis le 18 fé-
vrier 2020 au procureur de la République de
Limoges. Sa conclusion est sans appel : « Au
vu du comportement de monsieur durant
l’entretien, nous sommes très inquiets quant
à la prise en charge de Mathéïs (…) Au vu du
risque de danger, nous demandons une sai-
sine judiciaire. » Le drame s’est produit avant
que le rapport n’arrive sur le bureau d’un
juge des enfants. p
robin richardot
« Notre cerveau nous
empêche de penser
ces violences »
La lente prise de conscience de ce phénomène
difficilement quantifiable tient notamment
à la sidération qu’il produit, estiment les spécialistes
des maltraitances infantiles
O n les retrouve la plupart
du temps à la rubrique
des faits divers des jour-
naux ou à celle des comptes ren-
dus de procès. Souvent, leur lec-
ture provoque la sidération. Les
infanticides, ces meurtres d’en-
fants qui interviennent le plus
souvent dans le cadre familial,
sont difficiles à penser, tant ils
mettent à mal nos représenta-
tions. Et c’est une partie du
problème, estiment les spécialis-
tes des maltraitances infantiles,
qui plaident pour davantage de
Selon un avis récent de la Com-
mission nationale consultative
des droits de l’homme (CNCDH)
sur les « morts violentes d’en-
fants dans le cadre familial », ces
décès surviennent, le plus sou-
vent, après une succession d’épi-
sodes violents. La « répétition de
drames pourtant fréquemment
évitables » fut à l’origine de la sai-
sine de l’organisation, à l’initia-
tive de la députée Francesca Pas-
quini (Hauts-de-Seine, écolo-
giste), membre de la délégation
aux droits des enfants de l’Assem-
blée nationale.
Une restitution du rapport, en
présence de plusieurs acteurs en-
gagés en faveur des droits des en-
fants, était organisée au Palais-
Bourbon le 7 février. La pédiatre
Nathalie Vabres, coordinatrice de
l’unité d’accueil pédiatrique des
enfants en danger (Uaped) au
CHU de Nantes, s’est attardée sur
la question du « déni » entourant
ces situations. Par exemple,
« quand on découvre chez un petit
des lésions dont les parents n’arri-
vent pas à justifier les raisons,
tous les professionnels de santé
cherchent d’abord à écarter toutes
les autres pistes, toutes les mala-
dies, avant de se poser la question
des maltraitances », a-t-elle
avancé. Pour cette experte recon-
nue, « notre cerveau nous empê-
che de penser ces violences », et « il
ne faut pas minimiser les freins
culturels, que même les profes-
sionnels aguerris rencontrent ».
Pour les éviter, l’une des répon-
ses est de pouvoir réfléchir « col-
lectivement ».
« Savoir orienter »
Ce regard pluridisciplinaire man-
que souvent dans les espaces fré-
quentés par les enfants, qu’il
s’agisse de l’école, des activités pé-
riscolaires ou du cabinet du mé-
decin de famille. A l’inverse, il est
au cœur des Uaped, dont la mis-
sion est d’organiser la prise en
charge globale, sur les plans mé-
dical et judiciaire, des mineurs
victimes. Cheffe de service
au centre hospitalier régional
d’Orléans, Barbara Tisseron a créé
une telle unité il y a quinze ans.
Comme Nathalie Vabres, elle est
donc en contact, au quotidien,
d’enfants violentés. Elle est ainsi
amenée à faire les signalements
auprès du procureur de la Répu-
blique, quand existe un soupçon
de maltraitance. En tant que mé-
decin légiste, elle réalise en paral-
lèle des expertises judiciaires à la
suite d’infanticides.
Une des violences les plus ré-
pandues sur les nourrissons, ici
comme au niveau national, se
rapporte au syndrome du bébé
secoué. Selon la CNCDH, il con-
« LES PROFESSIONNELS
DE SANTÉ CHERCHENT
D’ABORD À ÉCARTER
TOUTES LES AUTRES
PISTES AVANT
DE SE POSER LA QUESTION
DES MALTRAITANCES »
NATHALIE VABRES
pédiatre
cerne 400 enfants par an, un chif-
fre « largement sous-estimé en rai-
son du nombre de cas qui ne se-
raient pas portés à la connais-
sance des autorités ou qui seraient
classés dans une autre catégorie
de décès ». Or, explique Barbara
Tisseron, « ce sont des cas d’une
violence extrême, et ce qui nous
pose difficulté en plus, en ce mo-
ment, c’est que les diagnostics sont
contestés de façon très virulente
par des associations de parents et
des avocats ».
Comment faire pour éviter les
morts violentes d’enfants ? Da-
vantage qu’une réponse, Barbara
Tisseron ouvre des pistes de ré-
flexion. « Probablement qu’on to-
lère trop de laisser ces enfants
dans leur famille. C’est sur un fil,
on les laisse pour que ce lien per-
siste, et parfois ce fil est trop ténu,
réfléchit-elle. Parfois, il y a des si-
tuations connues, et on se dit
qu’on laisse une énième chance, et
c’est celle de trop. » A rebours des
discours qui prolifèrent sur les
réseaux sociaux sur les place-
ments abusifs, elle observe que
« parfois, les situations sont déjà
très dégradées lorsque les services
sociaux interviennent à domicile,
ou le temps qu’ils interviennent, et
parfois les violences se sont ag-
gravées, ou un drame est arrivé
entre-temps ».
Les failles du repérage, le man-
que d’accompagnement, aussi,
des parents défaillants apparais-
sent dans plusieurs de ces affai-
res. L’histoire d’une petite fille de
6 ans, hospitalisée pour des brû-
lures il y a plusieurs années, l’a
profondément marquée. « J’avais
été réquisitionnée pour aller l’exa-
miner et dire si ses brûlures étaient
d’ordre accidentel ou provoquées.
Au cours de l’examen, la petite m’a
parlé de coups de bâton et de vio-
lences à la maison. J’avais fait un
signalement au procureur, et je
m’étais opposée à ce qu’elle quitte
l’hôpital avant qu’une enquête so-
ciale soit faite. » La petite fille avait
finalement regagné son domicile
au bout de quelques jours. Deux
mois plus tard, Barbara Tisseron
apprenait qu’elle était morte chez
elle, après une « chute dans les es-
caliers ». « On a alerté, et malgré ça
elle est décédée », souffle la méde-
cin, qui admet avoir mis « un
temps fou » à s’en remettre.
Si certaines situations de mal-
traitance sont connues, d’autres
passent complètement sous les
radars. Alors qu’un débat existe
sur le fait de renforcer l’obligation
de signalement par les médecins
des violences, Barbara Tisseron
croit plutôt dans l’importance de
« savoir orienter ». « Faire un si-
gnalement quand on n’en a jamais
france | 13
fait et qu’on a sa salle d’attente
remplie à craquer n’est pas chose
aisée », estime-t-elle. « Il faudrait
que les médecins soient formés à
repérer les maltraitances, et puis-
sent orienter vers une structure
qui saura faire le signalement,
comme l’Uaped. Qu’ils puissent
appeler pour dire : “Je vous oriente
cet enfant pour un motif banal,
mais mon inquiétude derrière, ce
sont les maltraitances, donc préve-
nez-moi si la famille ne vient pas,
et là je ferai un signalement.” »
Martine Brousse, la présidente
de l’association La Voix de l’en-
fant, créée en 1981 avec pour but
« l’écoute et la défense de tout en-
fant en détresse, quel qu’il soit et
où qu’il soit », est elle aussi con-
vaincue de la nécessité de « croi-
ser les regards » pour repérer les
violences. Or, « sur l’enfance mal-
traitée, on est toujours en silo »,
déplore-t-elle. Résultat : « Sou-
vent, on passe à côté de la souf-
france de l’enfant. »
Déni puissant
Le déni puissant qui entoure ces
décès se lit dans leur comptabi-
lité approximative, alerte la
CNCDH. Après examen des sour-
ces existantes disponibles, elle
estime qu’un enfant décède tous
les quatre ou cinq jours dans le
cadre familial. Mais elle dénonce
un « chiffre noir » des infantici-
des et, plus largement, des mal-
traitances subies par les enfants.
En cause : la collecte des statisti-
ques « peu fiable » et les données
« partielles et cloisonnées », ainsi
que les « meurtres non révélés de
nouveau-nés à la naissance ou
encore les homicides d’enfants
non repérés ».
Consciente que cette invisibili-
sation contribue à l’absence de
politique publique spécifique, La
Voix de l’enfant a décidé de pu-
blier tous les mois, sur ses ré-
seaux sociaux, les morts violen-
tes d’enfants dont elle a connais-
sance. « En novembre, il y en a eu
six, dont cinq étaient dans des fa-
milles repérées. En décembre, sept,
dont quatre auraient totalement
pu être évitées », énumère Mar-
tine Brousse. Huit autres ont été
comptabilisées depuis par l’asso-
ciation. Comment expliquer que
le sujet ne mobilise pas davan-
tage ? Pour Barbara Tisseron, cela
renvoie à l’impossibilité de pen-
ser la maltraitance commise dans
le cadre familial. « Je n’arrive pas à
me l’expliquer, outre le fait que ça
puisse faire barrage à la pensée »,
considère-t-elle.
Lors du colloque organisé à
l’Assemblée nationale, la magis-
trate Magali Lafourcade, secré-
taire générale de la CNCDH, rap-
pelait qu’en 2016 l’organisation
avait joué un rôle pionnier en pu-
bliant un avis sur les féminicides,
soulignant le « changement pro-
gressif de paradigme » à l’œuvre
depuis, concernant les violences
envers les femmes. « On a tou-
jours les mêmes statistiques, mais
au moins on compte nos mortes.
Il faut la même chose pour les en-
fants, il faut faire la lumière sur
les ressorts, systématiser les
autopsies… » Passer « du fait di-
vers au fait social », avec l’espoir
d’anticiper et d’éviter une partie
de ces drames. p
solène cordier
14 | france 0123
VENDREDI 15 MARS 2024

Attentat de Strasbourg: le récit des héros anonymes

Plusieurs personnes, qui ont tenté d’arrêter le terroriste, le 11 décembre 2018, ont témoigné lors du procès

E
lles sont venues une à
une, enveloppées dans
leur infinie solitude, dé-
poser leur souffrance de-
vant la cour d’assises spéciale de
Paris. L’une après l’autre, elles se
sont accrochées à la barre,
comme des naufragés, espérant
recoller avec des mots ce qui pou-
vait l’être d’une vie brisée. Durant
quatre jours, entre le ven-
dredi 8 et le mercredi 13 mars, une
soixantaine de parties civiles de
l’attentat du marché de Noël de
Strasbourg, qui a fait cinq morts
et onze blessés physiques, le 11 dé-
cembre 2018, ont partagé leur
existence fracassée.
Elles y ont dit la douleur, la
mort, le deuil, les traumatismes
et les blessures, en un mot la
perte. La perte d’un proche ou de
la personne qu’elles étaient avant.
Mais on a aussi entendu, durant
ces quatre jours, par-delà l’im-
puissance et le sentiment de
culpabilité qui ronge les survi-
vants, le récit de gestes qui sau-
vent. Au milieu de cette nuée de
tragédies absurdes, les circons-
tances ont parfois conduit des
anonymes à jouer un rôle actif
dans le drame qui les a percutés.
Damien (qui souhaite garder
l’anonymat) s’approche de la
barre en claudiquant. Ce grand
jeune homme à la silhouette dé-
gingandée garde de lourdes sé-
quelles de son corps-à-corps avec
la mort. Ce soir-là, il discutait avec
deux membres de son groupe de
musique devant le bar Les Savons
d’Hélène quand il a entendu plu-
sieurs détonations. Un de ses amis
tombe alors au sol, atteint par une
balle en pleine tête. Tétanisé, Da-
mien s’effondre à son tour.
« J’entends alors un hurlement…
Un cri qu’on ne peut pas oublier
[celui de son ami]. Ce cri modifie
mon état, je comprends qu’il faut
que je me lève et que je combatte
pour survivre, raconte-t-il. Mais
j’ai perdu mes lunettes, je ne vois
rien. J’y vais quand même, je le
désarme, mais je ne suis pas cons-
cient qu’il a aussi un couteau… »
Pour se dégager de son emprise, le
terroriste poignarde le musicien à
dix reprises dans le dos, dont une
fois dans la moelle épinière.
Cauchemars
Dans son acte de bravoure, Da-
mien a perdu une partie de la mo-
tricité d’une jambe. Il a découvert
le monde du handicap, les problè-
mes d’accès pour les « personnes à
mobilité réduites », les regards
dans la rue, les toilettes réser-
vées… « J’ai changé de vie, dit-il pu-
diquement. Je reste musicien,
mais il m’est devenu insupportable
de retourner sur scène. Je préfère
être loin des gens pour panser mes
blessures tranquillement… »
Un homme au crâne dégarni se
présente à la barre. « Je m’appelle
Mostafa Salhane. Je suis le chauf-
feur de taxi qui a été pris en
otage. » Quelques minutes après
s’être battu avec Damien, le terro-
riste, Cherif Chekatt, s’est engouf-
fré dans un taxi pour prendre la
fuite. Dans son rétroviseur, Mos-
tafa Salhane a tout de suite
aperçu sa main dissimulée dans
sa doudoune : « J’ai travaillé vingt
ans comme physionomiste. Ce-
lui-là, je me dis tout de suite que ça
va mal se passer. » Le tueur lui or-
donne nerveusement de le dépo-
ser dans le quartier de Neudorf.
Durant le trajet, il lui demande
s’il est arabe. Le chauffeur lui ré-
pond que oui. Puis Cherif Chekatt
lui dit : « Je viens de faire un atten-
tat, j’ai tué dix personnes, j’ai tiré
sur des militaires, je crois que j’ai
aussi tué des musulmans… Ce soir
on va mourir ensemble. » Mostafa
Salhane résume d’une phrase le
sentiment qui l’envahit : « On est
dans un film que je n’ai pas choisi
de tourner. »
« Je commence à faire ma prière,
poursuit-il. Je comprends que si la
police arrive, on est morts tous les
deux : ils vont ouvrir le feu sur nous.
Je me dis qu’il faut que je me débar-
rasse de ce type d’une façon ou
d’une autre. Je pense à nous crasher
contre un mur ou à me jeter avec
lui dans l’eau… Tous ces scénarios
tournent dans ma tête… »
Mostafa Salhane finit par dépo-
ser le terroriste, qui est blessé à
une main, dans une impasse en
« J’ai regretté de
ne pas avoir fait
assez, il aurait pu
tuer quelqu’un
après que je
l’[avais] déposé »
MOSTAFA SALHANE
chauffeur de taxi
lui proposant de le soigner : il lui
donne quelques mouchoirs,
remonte dans sa voiture et se
précipite jusqu’au commissariat
le plus proche. Il est environ
20 h 10, une vingtaine de minutes
après le début de la tuerie. Il four-
nit une description du fugitif et
donne l’endroit où il l’a déposé,
autant d’informations que les po-
liciers répercutent en direct sur
les ondes radio.
Mostafa Salhane leur rapporte
surtout un détail qui va s’avérer
crucial pour identifier le tueur :
Cherif Chekatt lui a confié que son
domicile avait été visé par une per-
quisition le matin même : il ne se
trouvait pas chez lui, mais les gen-
darmes y ont découvert une gre-
nade. « Et là, un policier dit : “Nous
avons une fiche sur cet individu.” Et
je le reconnais sur une photo. »
Mostafa Salhane fait encore des
cauchemars de cette course folle
avec le terroriste : « Je lui pose des
questions et il ne me répond pas. »
Malgré son geste citoyen, lui aussi
est rongé par un sentiment d’im-
puissance. « Je suis un homme mal
dans sa peau, en colère. Y a plus
rien qui fonctionne… Je suis suivi
par un psychologue, un sexolo-
gue… J’ai regretté de ne pas avoir
fait assez, il aurait pu tuer quel-
qu’un après que je l’ai déposé »,
dit-il en essuyant ses larmes.
Deux jours plus tard, un équi-
page de police qui sillonne le
quartier de Neudorf, non loin de
l’endroit où Mostafa Salhane
avait déposé le terroriste, aperçoit
un homme suspect devant un im-
meuble. Les fonctionnaires se
portent à sa hauteur pour le
contrôler. Le terroriste ouvre le
feu sur leur voiture et est abattu
de plusieurs tirs de riposte. La fin
d’une cavale qui aura duré qua-
rante-huit heures.
Les nuits du fonctionnaire de la
sécurité publique qui a vidé son
chargeur de vingt-deux balles sur
le tueur sont elles aussi hantées
par un rêve récurrent d’impuis-
sance : « Je fais toujours le même
cauchemar : je tire sur quelqu’un
qui ne ressent rien, comme si je
tirais des balles en mousse… »
Ce policier, qui dépose anony-
mement, est-il néanmoins cons-
cient d’avoir mis un terme au pé-
riple meurtrier de Cherif Che-
katt ? « Ça n’est jamais satisfaisant
de devoir tuer quelqu’un, même
quelqu’un comme ça. On me de-
mande parfois si je suis fier. Je ne le
suis pas. Il m’a obligé à faire ça.
C’était lui ou moi. » p
soren seelow

Laïcité : Attal prône un

soutien des enseignants
Le premier ministre veut mettre en place des
« cellules d’appui pédagogique » dans les écoles

G abriel Attal continue d’af-

ficher sa fermeté en ma-
tière de laïcité, à la veille
des vingt ans de la loi du
15 mars 2004, qui a interdit le port
de signes et de tenues ostensible-
ment religieux dans les établisse-
ments scolaires, et marqué une
étape sur l’encadrement du prin-
cipe de laïcité à l’école. Le premier
ministre a ainsi annoncé, mer-
credi 13 mars, dans un entretien
à l’AFP, la mise en place de « cellules
d’appui pédagogique, joignables
directement par les professeurs qui
appréhendent une séquence d’en-
seignement, font face à des résis-
tances, voire des contestations ».
Outre un soutien pédagogique
« avec des professeurs référents »,
qui donneront des conseils pour
aborder certaines parties du pro-
gramme, ces cellules pourront
proposer d’accompagner l’ensei-
gnant directement dans sa classe,
soit par la présence d’un person-
nel non enseignant, soit d’un per-
sonnel formé. « Accepter qu’un
enseignant ait peur d’enseigner,
c’est une défaite pour la Républi-
que », clame ainsi le premier mi-
nistre, et ancien ministre de l’édu-
cation nationale, pour qui « la laï-
cité est menacée (…) probablement
aujourd’hui plus que jamais ».
Stratégie de recensement
Le nombre d’atteintes à la laïcité
recensé par le ministère a drasti-
quement baissé sur le volet du
port de signes et de tenues reli-
gieux, depuis l’interdiction de
l’abaya et du qamis par Gabriel
Attal, fin août. Il est passé de 81 %
des faits recensés à 14 % entre sep-
tembre et novembre 2023. Mais
« le nombre de signalements pour
contestation d’enseignement aug-
mente », affirme le premier minis-
tre, qui y voit le signe qu’une « pa-
role se libère ».
Gabriel Attal poursuit l’action
des gouvernements précédents.
Depuis près de dix ans, les disposi-
tifs dévolus à la laïcité à l’école ne
cessent de se renforcer. Après les
attentats de 2015, Najat Vallaud-
Belkacem, alors ministre de l’édu-
cation nationale, commence à
structurer des cellules laïcité avec
des référents dans chaque dépar-
tement. A partir de 2018, Jean-Mi-
chel Blanquer consacre leur mon-
tée en puissance, étoffe leur
nombre et leurs missions, et les re-
nomme les équipes « valeurs de la
République ». Elles incarnent alors
la stratégie de recensement des
atteintes à la laïcité pour « ne plus
mettre la poussière sous le tapis ».
L’assassinat de Samuel Paty par un
terroriste islamiste vient appuyer
de manière dramatique cette
volonté politique, tout comme,
trois ans plus tard, celui de Domi-
nique Bernard. Il n’est plus possi-
ble pour les gouvernements suc-
cessifs de se montrer inactifs.
Les « ValRep » comptent près de
six cents personnels de l’éduca-
tion nationale, inspecteurs d’aca-
démie, chefs d’établissement ou
enseignants, qui exercent pour
la plupart ces fonctions en plus de
leurs missions habituelles. La moi-
tié d’entre eux peuvent intervenir
directement dans les établisse-
ments, l’autre moitié est davan-
tage sollicitée pour des conseils
et des formations. Ces équipes
prennent désormais en charge
plus de 80 % des atteintes à la laï-
cité signalées. Entre septembre et
novembre, elles ont réalisé près
de 800 actions de prévention. p
sylvie lecherbonnier

0123
VENDREDI 15 MARS 2024
Sciences Po s’embrase
au sujet de la Palestine
Une mobilisation propalestinienne aurait donné lieu
à des propos « inqualifiables », selon le chef de l’Etat
S
ciences Po a fait parler
d’elle jusqu’au conseil
des ministres. Mercredi
13 mars, Emmanuel Ma-
cron a dénoncé des propos « in-
qualifiables et parfaitement into-
lérables » au lendemain d’une mo-
bilisation étudiante propalesti-
nienne, qui s’est déroulée dans les
locaux de l’école parisienne sans
avoir été déclarée à l’avance.
Une étudiante de l’Union des
étudiants juifs de France (UEJF) a
« été empêchée d’accéder à l’amphi-
théâtre », et « des propos accusatoi-
res ont été prononcés à l’encontre »
de l’association, a dénoncé Scien-
ces Po sur le réseau social X. « Ne la
laissez pas rentrer, c’est une sio-
niste » : tels sont les propos qui ont
été rapportés par l’UEJF sur X,
mardi soir. « Ce qui s’est passé a un
nom : l’antisémitisme », a estimé
Aurore Bergé, ministre chargée de
l’égalité entre les femmes et les
hommes, sur le réseau X.
La polémique n’a cessé d’enfler
mercredi, amplifiée par l’an-
nonce, le matin, de la démission
du directeur de l’école, Mathias
Vicherat, après avoir eu connais-
sance de son renvoi devant le tri-
bunal correctionnel, avec son
ex-compagne, pour des faits de
violences conjugales.
Mercredi soir, le premier minis-
tre, Gabriel Attal, accompagné de
la ministre de l’enseignement
supérieur, a fait une déclaration
devant le conseil d’administra-
tion de la Fondation nationale des
sciences politiques « pour rappe-
ler leur préoccupation sur ces
enjeux, et leur grande détermina-
tion », indique au Monde l’entou-
rage de Sylvie Retailleau. Le
gouvernement a fait un signale-
ment au procureur de la Républi-
que concernant « les troubles »
de la veille.
« Un environnement délétère »
Dans la soirée, Sciences Po a égale-
ment annoncé avoir saisi le procu-
reur de la République sur la base
d’un courrier de signalement, reçu
de la section de Sciences Po de
l’UEJF, dénonçant des faits discri-
minatoires à caractère antisémite.
« Je pense que les Français s’inter-
rogent très fortement sur une
forme de pente, de dérive liée à une
minorité agissante et dangereuse à
Sciences Po », a déclaré Gabriel
Attal, selon les informations du
Monde. Le premier ministre a
ajouté que l’administrateur provi-
soire, qui sera nommé prochaine-
ment devra « inverser cette pente
pour faire respecter toujours et par-
tout le principe républicain ».
Que s’est-il passé exactement
le 12 mars dans l’amphithéâtre
Emile-Boutmy, lors de l’action
du Comité Palestine de Sciences
Po Paris ? Les versions se contre-
disent. La mobilisation surprise,
à laquelle ont assisté une cen-
taine d’étudiants, a été conduite à
l’appel de Coordination universi-
taire contre la colonisation en Pa-
lestine, un réseau qui se présente
comme constitué de chercheurs,
d’enseignants-chercheurs, et
d’étudiants engagés « pour mettre
fin à la guerre génocidaire et à la
colonisation en Palestine ».
Au programme : des conférences
sur « la judéité et l’antisionisme »,
« l’analyse, la qualification et la dé-
finition juridique en Palestine »,
« la théorie de la révolution et ses
modes d’action ». « Il n’y a plus
d’universités à Gaza. On devrait
s’indigner quand des universités
sont détruites, il est aberrant qu’il y
ait ce silence à Sciences Po, où pas
même une minute de silence n’a été
organisée depuis cinq mois », rap-
porte Souleymane (les personnes
désignées par un prénom ont sou-
haité garder l’anonymat), l’un des
Une étudiante
de l’UEJF a
« été empêchée
d’accéder à
l’amphithéâtre »,
a dénoncé
l’établissement
organisateurs, étudiant en master
des droits humains et projets
humanitaires à l’Ecole des affaires
internationales.
« J’étais dans l’amphithéâtre et
j’ai entendu des intonations de
voix qui montaient, relate une
participante. Quand j’ai vu qui
était l’étudiante que certains vou-
laient empêcher d’entrer, j’ai tout
de suite compris car, depuis le mois
d’octobre, elle entre quasi systéma-
tiquement dans des altercations,
et a tendance à sortir son télé-
phone pour filmer les visages. »
« A l’occasion d’autres réunions,
elle avait déjà filmé et pris des pho-
tos, puis les avait affichées sur les
réseaux sociaux, ajoute une autre
étudiante qui se trouvait aussi
dans l’amphithéâtre. Ensuite, ces
images sont utilisées sur CNews
pour dire que les étudiants de
L’Etat peine à recouvrer
l’argent du travail au noir
Malgré des redressements record, Bercy veut
consolider l’arsenal réglementaire
D es fraudeurs mieux repé-
rés, mais toujours aussi
habiles pour ne pas payer
leur dû. En 2023, les redresse-
ments réalisés au titre de la lutte
contre le travail dissimulé – dit
« travail au noir » – ont atteint un
record : 1,177 milliard d’euros, se-
lon un bilan présenté, mercredi
13 mars, par Bercy et par l’Urssaf.
Cette somme correspond aux
cotisations sociales réclamées à
des employeurs et à des indépen-
dants, auxquelles s’ajoutent des
sanctions financières. Mais seule
une toute petite partie des mon-
tants en question est récupérée.
Le chiffre, « historique », des re-
dressements, avait été révélé par
Gabriel Attal, lors d’un déplace-
ment dans les Vosges, le 1er mars.
« C’est 50 % de plus [qu’en 2022].
C’est deux fois plus qu’en 2017.
Et c’est la première fois que nous
franchissons la barre du milliard
d’euros », s’était réjoui le chef du
gouvernement. Au passage, il
avait souligné, avec un soupçon
d’autosatisfaction, que ces « résul-
tats sans précédent » étaient le
fruit d’une vaste « stratégie »,
mise en œuvre au printemps
2023, lorsqu’il était ministre délé-
gué aux comptes publics.
« Il faut qu’on aille plus loin »
Son successeur à Bercy, Thomas
Cazenave, a fourni des informa-
tions supplémentaires, mercredi.
L’augmentation des sommes exi-
gées est la conséquence d’un sur-
croît de « moyens » dégagés par les
pouvoirs publics, en particulier
sur le plan humain.. En 2023, « cent
seize agents en plus » ont été affec-
tés à des « fonctions de contrôle »,
par le biais de recrutements et de
« redéploiements d’effectifs » au
sein de l’Urssaf, selon le ministre
délégué aux comptes publics.
Le travail dissimulé a été mieux
appréhendé en 2023, grâce, égale-
ment, au recours accru au « data
mining », c’est-à-dire la collecte
d’énormes volumes de données
ciblées sur les entreprises qui ont
des « comportements problémati-
ques ». La loi a, par ailleurs, ren-
forcé les pouvoirs des inspecteurs
de l’Urssaf, en leur offrant la fa-
culté de conduire des « cyberen-
quêtes sous pseudonyme ». Et une
attention encore plus soutenue
a été accordée aux « fraudes à fort
enjeu », là où les « risques sont les
france | 15
Sciences Po sont pro-Hamas et an-
tisémites. Cela génère beaucoup
de pression et une vague de harcè-
lement pour les étudiants identi-
fiés. C’est pour cette raison qu’elle
a été empêchée d’entrer. »
Ces trois étudiants affirment ne
pas avoir entendu les propos : « Ne
la laissez pas rentrer, c’est une
sioniste ». En revanche, précisent
deux d’entre eux, une jeune
femme a pris la parole depuis les
bancs de l’amphithéâtre pour
« prévenir que l’UEJF était pré-
sente, et qu’il fallait faire attention
à ne pas être filmés ».
Salomé, présidente de la section
de l’UEJF à Sciences Po, présente
une autre version des faits. « Ces
propos lui ont été rapportés par
une autre étudiante, qui les a en-
tendus dans l’amphithéâtre. Elle
est finalement entrée et est ressor-
tie car l’ambiance était trop pe-
sante. Il est absolument faux de
dire qu’elle a pris des photos et
qu’elle les a envoyées aux médias. »
« C’est tellement compliqué de se
sentir ciblé parce que juif, poursuit
Salomé. Depuis le 7 octobre, nous
vivons dans un environnement dé-
létère à Sciences Po, et hier, ça a été
le point culminant de ces mois an-
xiogènes. On ne se sent plus à notre
place dans notre propre école. » p
soazig le nevé
plus élevés », selon M. Cazenave :
les salariés étrangers employés
en France sous le régime du déta-
chement, les collaborateurs de
plates-formes numériques ou
encore les secteurs où l’activité
au noir est « historiquement » ré-
pandue (bâtiment en particulier).
Concrètement, les pratiques
incriminées permettent de sous-
traire de l’activité aux prélève-
ments obligatoires. Les cotisa-
tions ainsi « éludées » dans le
privé se situeraient dans une
fourchette comprise entre
5,7 milliards et 7,1 milliards d’eu-
ros, selon un rapport rendu
en 2021 par le Haut Conseil du
financement de la protection so-
ciale. Les pertes de ressources
pour notre Etat-providence sont
donc loin d’être anodines.
Mais la lutte contre le travail dis-
simulé se heurte à une difficulté
de taille : la plupart du temps, les
entreprises ayant manqué à leurs
obligations s’abstiennent de ré-
gler la facture. En 2023, l’Urssaf a
recouvré un peu moins de 80 mil-
lions d’euros, pour des redresse-
ments notifiés, le plus souvent, au
cours des années précédentes,
quand ceux-ci atteignaient de
600 millions à 800 millions sur
douze mois. Autrement dit, envi-
ron et seulement 10 % des som-
mes dues rentrent dans les cais-
ses. Certaines entreprises ne sont
pas en mesure de faire face à leurs
créances, ou alors elles les contes-
tent. Mais, dans d’autres cas,
l’Urssaf est confrontée à des filous,
qui ont organisé leur insolvabilité
ou déplacé leurs avoirs financiers
en dehors de l’Hexagone.
Contre de telles dérives, et pour
améliorer le niveau du recouvre-
ment, « il faut qu’on aille plus
loin », a martelé M. Cazenave,
mercredi. Deux décrets doivent
être pris, d’ici au mois de mai,
dans le but de consolider l’arsenal
réglementaire. L’un permettra de
vérifier que le patron a rempli
tous ses devoirs, sur le plan fiscal
et social, lorsqu’il procède à une
liquidation amiable de sa société.
L’autre décret vise à encadrer plus
strictement le système de la
« transmission universelle de pa-
trimoine » : des aigrefins dévoient
le dispositif pour transférer leurs
actifs hors de France, et ne pas
payer ce qui leur est réclamé. p
bertrand bissuel
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
16 | 0123
VENDREDI 15 MARS 2024

Port de Beyrouth : le plan français dévoilé

La proposition de reconstruction du site prévoit des investissements de 46 millions à 73 millions d’euros

beyrouth - correspondante

D
epuis l’explosion sur-
venue le 4 août 2020, le
chantier de la recons-
truction du port de
Beyrouth attise les convoitises. La
France a poussé son avantage en
dévoilant, mercredi 13 mars, une
proposition préparée par les en-
treprises d’ingénierie Artelia et
Egis, et EDF pour le volet photovol-
taïque, en coordination avec le mi-
nistère des transports libanais et
les autorités du port de Beyrouth.
Ce plan prévoit des investisse-
ments de 50 millions à 80 millions
de dollars (entre 46 millions et
73 millions d’euros) pour réhabili-
ter et réaménager la zone por-
tuaire située entre le terminal à
conteneurs et le port militaire.
« Le plan est accepté, et les recet-
tes du port serviront à financer les
investissements requis », comme
le suggère la proposition fran-
çaise, a confirmé au Monde le mi-
nistre des travaux publics et des
transports, Ali Hamie, lors de la
présentation à laquelle il a assisté
aux côtés du premier ministre,
Najib Mikati. Principale source de
revenus de l’Etat, le port de Bey-
routh enregistre des recettes en
hausse après avoir subi les effets
de la crise économique et finan-
cière de 2019, la pandémie de Co-
vid-19 et l’explosion. En 2023, ses
revenus ont atteint 150 millions
de dollars, a précisé le directeur
général du port, Omar Itani.

Echanges d’expertise
« L’économie libanaise a besoin
d’un port reconstruit, modernisé
et sécurisé », a plaidé l’ambassa-
deur de France au Liban, Hervé
Magro. Paris, qui a fait du dossier
du port de Beyrouth une priorité
et l’un des piliers de la coopéra-
tion française au pays du Cèdre, a
réussi à s’imposer sur le dossier.
Des étapes cruciales restent néan-
moins à finaliser, côté libanais,
pour mettre ce plan en œuvre,
comme le déblaiement des dé-
chets dans la zone portuaire, le
plan de financement et la réforme
de la gouvernance portuaire.
Le président Emmanuel Macron
avait très tôt manifesté l’intérêt
de la France pour ce chantier. Pre-
mier chef d’Etat étranger à s’être
rendu au Liban après le drame, le
6 août 2020, il y était revenu un
mois plus tard avec le PDG franco-
libanais du groupe CMA CGM, Ro-
dolphe Saadé. Le plan que ce der-
nier a présenté pour construire
un smart port (« port intelligent »)
est resté sans suite. Le géant du
Sylvain Bourgois, de la société Egis, présente le projet de reconstruction du port, à Beyrouth, le 13 mars. BILAL HUSSEIN/AP
transport maritime a néanmoins
remporté, début 2022, avec le sou-
tien appuyé de Paris, la conces-
sion du terminal à conteneurs du
port de Beyrouth pour dix ans. Il
prévoit d’investir 33 millions de
dollars pour moderniser le termi-
nal, qui assure au port la majeure
partie de ses rendements.
D’autres propositions ont été
écartées, comme l’ambitieux pro-
jet de 30 milliards de dollars, pré-
senté en avril 2021 par un consor-
tium de compagnies maritimes
allemandes pour reconstruire le
site et réaménager les quartiers
adjacents. L’ambition est que Bey-
routh redevienne un port inter-
national, tourné vers l’import et
l’export, mais à la mesure des
moyens du pays. Les investis-
seurs et bailleurs internationaux
refusent toujours de financer la
reconstruction en l’absence de ré-
formes structurelles.
Le plus gros
chantier est celui
du quai où se
trouvent les silos
à grains, en
partie détruits
par l’explosion
du 4 août 2020
Paris a financé l’élaboration de
ce projet confié, début 2023, à Ar-
telia et Egis. Des échanges d’exper-
tise ont également été menés par
les autorités du port de Beyrouth
avec ceux de Marseille-Fos et
du Havre. La proposition se
concentre sur la reconstruction
des quais endommagés par l’ex-
plosion et sur le dragage de plu-
sieurs bassins, afin de les mettre
aux normes internationales, ainsi
que sur le réaménagement du
port pour augmenter les activités
de cargo et rationaliser le trafic.
Le plus gros chantier est la répa-
ration du quai numéro 9, où se
trouvent les silos à grains, en par-
tie détruits. Il est proposé de cons-
truire un nouveau quai le long de
celui qui a été endommagé – le
coût est évalué à près de 40 mil-
lions de dollars – pour ne pas tou-
cher à la zone touchée, où les fa-
milles des 220 victimes tuées par
l’explosion réclament que soit
érigé un mémorial.
EDF suggère l’installation de près
de 74 000 mètres carrés de pan-
neaux photovoltaïques sur le bri-
se-lames et les ombrières de la
zone cargo pour produire 15 mé-
gawatts. L’installation, estimée à
12,7 millions de dollars, doit per-
mettre au port de couvrir la quasi-
totalité de ses besoins en énergie.
La proposition française a été re-
mise aux autorités libanaises, avec
les documents techniques pour
lancer les appels d’offres. La mise
en œuvre du plan requiert, au
préalable, l’évacuation des déchets
laissés par l’explosion. Début
mars, un premier appel d’offres a
été publié pour le déblaiement des
déchets métalliques.
Mise en conformité
L’accord de l’Etat, principal action-
naire du port, est requis pour auto-
riser les autorités portuaires à con-
sacrer une partie de leurs recettes
aux investissements prévus. Paris
préconise également une réforme
de la gouvernance portuaire – le
port est géré par un comité « pro-
visoire » depuis 1990 – et la mise
en conformité de la sécurité
aux normes internationales, selon
les recommandations émises par
Expertise France.
« L’objectif est le redéploiement
du port à court terme, sans entra-
ver des visions sur le long terme »,
a insisté, mercredi, Osanne Pai-
reau, directrice de projet chez Ar-
telia. Ce raisonnement n’est pas
partagé au sein de la société civile
libanaise, laquelle réclame que
soit repensée l’intégration du
port dans la ville. Une étude a été
lancée en ce sens, il y a deux ans,
par la Banque mondiale.
« [Celle-ci] a estimé que le port ne
nécessitait que 50 % de sa surface
actuelle, que le reste pouvait être
ouvert sur la ville et créer des dé-
bouchés économiques, note Mona
Fawaz, professeure d’urbanisme à
l’université américaine de Bey-
routh. Mais il y a beaucoup de réti-
cences des responsables politiques
et des autorités portuaires, qui veu-
lent un port fermé et dont la trans-
parence n’est pas le point fort. » p
hélène sallon

En Espagne, Zara et Mango épargnés par la crise de l’habillement

Les deux enseignes ont annoncé des ventes record pour 2023, alors que les dépôts de bilan se sont multipliés dans le reste du secteur textile

arteixo (galice) - envoyée spéciale port à 2022, et le début de 2024 est marchés de proximité : Espagne, présentatives de l’état du marché. déposé le bilan. La filiale espa- « Mango et Inditex sont deux en-
encourageant (+ 11 % entre le 1er fé- Portugal, Maroc et Turquie », et Ainsi, les ventes totales du secteur gnole de Pimkie a été liquidée en seignes qui ont certains points

A u siège ultramoderne
d’Inditex, dans la petite
ville galicienne d’Arteixo,
près de La Corogne, où est née la
célèbre marque de vêtements
Zara, l’euphorie est palpable. Rien
ne semble en mesure de freiner la
croissance insolente du géant es-
pagnol du textile. Malgré « des
tensions inflationnistes, une crois-
sance très faible et un contexte
géopolitique instable qui affectent
nos principaux marchés », comme
l’a énuméré, mercredi 13 mars, le
directeur général, Oscar Garcia
Maceiras, la maison mère de Zara
a annoncé un bénéfice net, en
hausse de 30 %, de 5,4 milliards
d’euros. Un record.
Avec près de 36 milliards d’euros
de chiffre d’affaires, Inditex a aug-
menté ses ventes de 10,4 % par rap-
vrier et le 11 mars). Les revenus gé-
nérés par les ventes en ligne ont
bondi de 16 %. Avec 9 milliards
d’euros de ventes, soit près de 25 %
du total, il confirme la bonne mar-
che d’un canal stratégique pour ré-
sister aux nouveaux acteurs du
marché en ligne de l’« ultra fast
fashion », comme le chinois Shein.
Pour 2024, le groupe prévoit
d’investir 1,8 milliard d’euros afin
d’« améliorer l’expérience client »
et 900 millions d’euros pour
l’aménagement et la construc-
tion de nouveaux centres logisti-
ques, essentiellement en Espa-
gne. Et face aux conséquences
des tensions en mer Rouge sur le
trafic de marchandises, M. Garcia
Maceiras s’est montré serein, rap-
pelant que « plus de 50 % de la pro-
duction d’Inditex [provenait] de
qu’il dispose d’accords à long
terme avec des compagnies de
transport qui lui assurent une
« grande flexibilité ».
« Savoir se différencier »
Autre groupe espagnol majeur du
secteur textile, Mango a égale-
ment annoncé des ventes record
en 2023, dépassant pour la pre-
mière fois les 3 milliards d’euros
de chiffre d’affaires (+ 15 %). La
compagnie a doublé ses bénéfi-
ces, à 172 millions d’euros, et
ouvert 130 boutiques. Optimiste,
elle a dévoilé, lundi 11 mars, un
plan de développement visant à
ouvrir 500 nouvelles boutiques et
atteindre 4 milliards d’euros de
ventes d’ici à 2026.
Cependant, en Espagne, ces
deux compagnies ne sont pas re-
de la mode ont crû d’à peine 2,8 %
en 2023 dans le pays, selon l’Asso-
ciation du commerce textile.
Un chiffre « décevant alors qu’el-
les avaient plongé de 40 % en 2020
et de 13 % de plus en 2021, avant de
rebondir de 13 % en 2022, estime
son président, Eduardo Zama-
cola. La tendance générale, ce ne
sont pas les résultats d’Inditex
mais les difficultés de nombreuses
enseignes qui essaient simplement
de survivre », dit-il. Ancien direc-
teur de la marque familiale de
mode pour enfants Neck & Neck,
créée en 1993, il en sait quelque
chose : sa société a été placée en li-
quidation judiciaire en 2023.
Depuis la pandémie, on ne
compte plus en Espagne les ensei-
gnes qui, comme Almatrichi,
Trucco ou Dolores Promesas, ont
octobre 2023. Et, à la fin du mois
de janvier, le groupe suédois
H&M, grand rival de Zara, a an-
noncé son intention de fermer
28 boutiques et de licencier
588 salariés d’ici l’automne.
« En mai 2021, H&M avait déjà
annoncé près d’un millier de sup-
pressions de postes en Espagne, un
chiffre que nous avions réussi à ré-
duire à 400. A présent, l’enseigne
devrait disparaître de nombreuses
provinces espagnoles », explique
Angeles Rodriguez, porte-parole
du secteur du commerce à la
confédération syndicale des Com-
missions ouvrières, avec laquelle
commenceront les négociations
dans cinq mois. Au contraire, In-
ditex a augmenté de 1 600 per-
sonnes ses effectifs en Espagne,
atteignant les 47 760 salariés.
communs, note Marcel Planellas,
professeur de stratégie à l’Esade.
Elles sont nées il y a quarante ans,
sont présentes dans presque tous
les pays et leur modèle de fast
fashion leur permet de détecter
quand un nouveau produit marche
avant de lancer la production rapi-
dement. » Le marché international
représente 77 % du chiffre d’affai-
res de Mango et 85 % d’Inditex.
« Les petites enseignes, elles, doi-
vent savoir se différencier, avec
une plus grande qualité ou une re-
lation plus proche avec le client,
souligne M. Zamacola, qui tra-
vaille sur une nouvelle enseigne
de mode. Nous devons surtout
être agiles et flexibles pour nous
adapter. C’est ce que nous a ensei-
gné la pandémie. » p
sandrine morel
 économie & entreprise | 17
0123
VENDREDI 15 MARS 2024

Aux Etats-Unis, un projet de loi pour bannir TikTok

Voté par la Chambre des représentants, le texte impose la vente du réseau social à un opérateur non chinois

new york - correspondant premier s’est réjoui d’un vote qui des adultes, restent en Amérique du patron de TikTok, Shou Zi l’interdiction. « C’est une mesure
« force TikTok à rompre avec le ou aillent en Chine ? Le président a Chew, le 23 mars 2023.
Le projet doit draconienne qui étouffe la liberté

A
près la guerre des tran-
chées vient l’offensive
éclair. Au bout de deux
ans de tentatives pour
interdire TikTok aux Etats-Unis, la
Chambre des représentants s’est
lancée dans une attaque qui a
mené, mercredi 13 mars, à un vote
qui pourrait conduire à l’expro-
priation de ByteDance, proprié-
taire de l’application. Le vote de la
Chambre basse du Congrès est
écrasant, par 352 voix contre 65.
Le projet de loi donne six mois au
propriétaire de TikTok pour ven-
dre l’application à un opérateur
non chinois, faute de quoi celle-ci
sera interdite de téléchargement
sur l’App Store et sur Google Play.
L’affaire a été bouclée en huit
jours, le projet de loi ayant été dé-
posé le 5 mars par deux représen-
tants, le républicain Mike Galla-
gher (Wisconsin) et le démocrate
Raja Krishnamoorthi (Illinois). Le
Parti communiste chinois » : « Il
s’agit d’une mesure de bon sens
pour protéger notre sécurité natio-
nale. » L’affaire a pris au dépourvu
TikTok, qui pensait que l’offensive
était contenue et a dénoncé une
procédure « secrète ». « Faites-vous
entendre », a lancé aux quelque
170 millions d’utilisateurs aux
Etats-Unis le PDG de l’entreprise,
Shou Zi Chew, sur TikTok et X.
L’attaque du Hamas contre Is-
raël, le 7 octobre 2023, a relancé les
attaques contre l’application utili-
sée par 170 millions d’Américains,
en raison du déferlement de vi-
déos jugées propalestiniennes sur
le réseau social. Le président amé-
ricain, Joe Biden, a déclaré qu’il si-
gnerait la loi si elle arrivait sur son
bureau. « Voulons-nous que TikTok
appartienne à une entreprise amé-
ricaine ou à la Chine ? Voulons-
nous que les données de TikTok, les
données des enfants, les données
une position claire sur cette ques-
tion fondamentale », a précisé le
conseiller à la sécurité nationale
de Joe Biden, Jake Sullivan.
Relents maccarthystes
Les républicains de la Chambre
ont défié les conseils de Donald
Trump, qui s’était dit favorable au
réseau qu’il préfère à Facebook,
dont il avait été banni provisoire-
ment après l’assaut du Capitole, à
Washington, le 6 janvier 2021. « Si
vous vous débarrassez de TikTok,
Facebook et Zuckerschmuck [dé-
formation du nom de Mark Zuc-
kerberg, fondateur de Facebook]
doubleront leur activité. Je ne veux
pas que Facebook, qui a triché lors
des dernières élections [de 2020],
fasse mieux. Ils sont de véritables
ennemis du peuple ! »
Les élus sont pris d’un accès an-
tichinois, comme l’a révélé l’audi-
tion aux relents maccarthystes
Comme en 2023, l’égérie de la
gauche radicale, la représentante
de New York, Alexandria Ocasio-
Cortez, avait évoqué son opposi-
tion avant le vote : « Je vote NON au
projet de loi de vente forcée de Tik-
Tok. [Il] a été précipité, de la com-
mission au vote en quatre jours,
avec peu d’explications. Il y a ici de
sérieuses questions en matière
d’antitrust et de confidentialité, et
toute préoccupation en matière de
sécurité nationale devrait être ex-
posée au public avant un vote. »
Il faut désormais franchir l’étape
du Sénat et recueillir soixante voix
sur cent. Le chef de la majorité dé-
mocrate, Chuck Schumer, n’a pas
précisé comment il procéderait.
L’affaire n’est pas acquise, TikTok a
dépensé depuis plusieurs années
plus de 1 milliard de dollars
(915 millions d’euros) pour mettre
en place un système où les don-
nées des utilisateurs américains
désormais
franchir l’étape
du Sénat
et recueillir
soixante voix
sur cent
seraient stockées et protégées au
Texas par le géant américain de
l’informatique Oracle.
« Ce processus était secret et le
projet de loi a été adopté pour une
seule raison : c’est une interdiction,
a déploré TikTok. Nous espérons
que le Sénat examinera les faits,
écoutera ses électeurs et se rendra
compte de l’impact sur l’économie,
sur 7 millions de petites entreprises
et sur les 170 millions d’Américains
qui utilisent notre service. » Le sé-
nateur Rand Paul (républicain,
Kentucky) est un opposant de
d’expression, bafoue les droits
constitutionnels et perturbe les ac-
tivités économiques de millions
d’Américains. C’est un cadeau in-
quiétant d’une autorité sans pré-
cédent au président Biden et à
l’Etat de surveillance qui menace le
cœur de l’innovation numérique et
de la liberté d’expression aux Etats-
Unis », s’est-il insurgé sur X. Elon
Musk, propriétaire de X, a fait part
de sa « sérieuse préoccupation ».
Même si elle est adoptée, la loi
sera sans doute contestée au nom
de la liberté d’expression garantie
par le premier amendement de la
Constitution. C’est une des rai-
sons invoquées à l’automne
2023 par un juge fédéral pour lever
l’interdiction décidée par l’Etat du
Montana, qui devait entrer en vi-
gueur le 1er janvier 2024. La Chine a
dénoncé, jeudi, les « méthodes de
voyou » de Washington ». p
arnaud leparmentier

Comment les applis chinoises ont conquis la planète

TikTok, Temu, Shein… Trois des quatre applications les plus téléchargées sur téléphones Android aux Etats-Unis viennent de Chine

L es vidéos qui s’enchaînent,

toujours au goût des utilisa-
teurs, une expérience fluide
et addictive. Le secret du succès de
TikTok, application la plus télé-
chargée au monde entre 2020 et
2022, Zhang Yiming, le fondateur
de ByteDance, maison mère de
TikTok, l’exposait à ses employés
dès 2015, lors d’un séminaire d’en-
treprise. Le patron avait invité
quelques dizaines d’employés sur
l’île d’Okinawa, au Japon. Dans un
restaurant de Naha, l’entrepre-
neur de la tech, un homme ré-
servé, avec un air de geek, détaille
sa vision. Les Chinois sont déjà lar-
gement dotés de smartphones et
WhatsApp, qui appartient à Meta.
Leur succès montre, contraire-
ment à l’intuition américaine, que
l’atmosphère libérale califor-
nienne n’est pas la seule d’où peut
émerger l’innovation.
Les employés des champions de
la tech chinois décrivent un envi-
ronnement de travail dur, mais
déterminé, avec d’impression-
nants résultats. Guo Yu, resté chez
ByteDance de 2014 à 2020, raconte
y avoir vécu à un rythme encore
plus exigeant que le « 9-9-6 » sou-
vent évoqué en Chine – commen-
cer à 9 heures, finir à 21 heures, six
jours sur six. On commençait à dix
heures, mais on finissait toujours
l’algorithme va la mâcher pour sor-
tir les contenus touchant le mieux
l’usager. On avait tellement de don-
nées avant l’expansion à l’étranger.
Les vidéos marrantes ou de chats,
empruntent une page du modèle
chinois pour l’appliquer au niveau
mondial avec beaucoup de succès.
Mais ils doivent résoudre la ques-
tion de la profitabilité, et prendre
dèle, y compris les questions de
droits humains ou d’environne-
ment. Ce n’est pas leur priorité, et ils
en paient le prix », estime Ivy Yang.
Un avertissement pour les mil-
Unis de TikTok pourrait créer un
précédent et susciter des initiati-
ves similaires contre d’autres pla-
tes-formes chinoises. p
simon leplâtre
ça marche partout, on avait déjà le au sérieux le risque réputationnel liardaires à la tête de ces start-up : et harold thibault
savoir-faire », résume Guo Yu. sur toutes les étapes de leur mo- la possible interdiction aux Etats- (correspondant à pékin)
Pour l’acquérir, les développeurs
recrutent dans les grandes univer-
sités d’ingénierie (comme Bei-
hang, l’université de l’aéronauti-
que, à Pékin), pour une fraction du
coût d’un ingénieur américain.
Dans le commerce en ligne, les
algorithmes sont mis à contribu-
tion pour apprendre des achats RENNES
précédents et proposer des pro-
duits adaptés aux intérêts de cha-

21 > 24 mars 2024

s’éloignent de leurs PC, le débit de
l’Internet mobile commence à
être suffisant. Zhang veut renver-
ser la manière de toucher l’infor-
mation : plus besoin de cliquer et
de faire des recherches, les nou-
velles applications pourraient
suggérer automatiquement des
contenus au goût des clients.
Ses développeurs allaient devoir
plancher sur une application pré-
sentant en permanence de nou-
velles vidéos à l’utilisateur. Byte-
Dance n’est pas le seul sur le coup,
mais l’entreprise a l’avantage
d’avoir connu le succès avec Jinri
Toutiao, un agrégateur d’informa-
tions déjà doté d’un puissant al-
gorithme capable d’apprendre
des choix de ses clients pour amé-
liorer les recommandations. « Le
modèle d’app basée sur un algo-
rithme d’intelligence artificielle
[IA] reposant à 100 % sur les cen-
tres d’intérêt des utilisateurs a vrai-
ment émergé en Chine », se sou-
vient Guo Yu, à l’époque l’un des
chefs ingénieurs de ce qui n’était
alors qu’une start-up, ByteDance.
L’application, lancée fin 2016,
baptisée Douyin (« bouger sur la
musique », en chinois), et surtout
sa version hors des frontières chi-
noises lancée en 2017, TikTok, se
retrouvent au centre de l’attention
politique aux Etats-Unis. Mercredi
13 mars, à Washington, les mem-
bres de la Chambre des représen-
tants ont voté à une écrasante ma-
jorité une loi qui contraindrait By-
dans la nuit, vers 1 ou 2 heures, y
compris le samedi, raconte-t-il.
C’est très différent de la Silicon Val-
ley, mais ça s’est révélé déterminant
pour concevoir TikTok. »
Produits à bas coût
Plusieurs éléments font le succès
des applications chinoises. Pre-
mier ingrédient : les dépenses co-
lossales pour se faire connaître.
Difficile, en France, d’échapper à
leurs produits poussés par les ser-
vices publicitaires de Google ou
de Meta. Selon le cabinet Berns-
tein, Temu a dépensé 3 milliards
de dollars (2,74 milliards d’euros)
en publicité en 2023 aux Etats-
Unis. L’entreprise s’est payé trois
encarts publicitaires pendant le
Super Bowl, la finale de la ligue de
football américain, à plus de 7 mil-
lions de dollars les trente secon-
des – et deux autres encarts après.
La stratégie est commune à Tik-
Tok et Shein, et à de nombreuses
entreprises chinoises habituées à
évoluer sur un gigantesque mar-
ché. « La stratégie est de mettre
toutes ses ressources en jeu pour
acquérir un quasi-monopole, et ré-
soudre la question de la profitabi-
lité plus tard », explique Ivy Yang,
consultante chinoise en commu-
nication, établie à New York.
Les applications chinoises se
sont faites championnes du traite-
ment de la donnée, grâce à leur ex-
périence acquise dans un pays de
plus de 1 milliard d’internautes.
cun. Des fonctions dont sont capa-
bles les sites occidentaux comme
Amazon, mais Temu et Shein s’en
différencient par l’expérience uti- GRATUIT
lisateur qu’ils proposent, similaire
aux applications d’e-commerce
chinoises, foisonnantes.
Les clients s’y connectent autant
pour un achat précis que pour se
laissant séduire par les produits à
bas coût. « On se retrouve à acheter
plein de choses dont on n’a pas be-
soin », commente Ivy Yang. Une
expérience peaufinée depuis une
vingtaine d’années par Taobao,
l’application dominante d’Ali-
baba, puis par JD. com, ou Pinduo-
duo, maison mère de Temu.
Autre avantage de ces applica-
tions : mettre à disposition des
utilisateurs étrangers les chaînes
d’approvisionnement chinoises.
Malgré son développement ra-
pide, la Chine reste l’usine du
monde. A l’heure où la demande
intérieure est faible, du fait du ra-
lentissement de l’économie chi-
noise, les plates-formes comme
Temu et Shein représentent des
débouchés intéressants pour les
producteurs chinois, qui accep-
tent de baisser leurs prix si les pla-
tes-formes leur apportent des
clients et assurent la livraison.
Grâce à des coûts de transport #nosfuturs
faibles, et souvent subventionnés
par les groupes eux-mêmes, les leschampslibres.fr/nosfuturs
applications chinoises proposent
aux consommateurs du monde
cette expérience qui leur promet
u n

teDance à vendre TikTok à une en-
tité non chinoise, ou à être
interdite. La loi doit encore passer
par le Sénat, moins convaincu,
mais elle représente un avertisse-
ment pour les groupes chinois, à
l’heure où l’Amérique et l’Europe
s’interrogent sur les risques de
leur exposition à la Chine.
Trois des quatre applications
gratuites les plus téléchargées sur
téléphones Android aux Etats-
Unis sont actuellement chinoises :
Temu, TikTok et Shein, derrière
« La clé, c’est la data, et comment de « faire les courses comme un
milliardaire » (« Shop like a billion-
naire »), le slogan de Temu. Un ar-
gument de poids après trois ans
Ce succès montre d’inflation record dans la plupart
des pays du monde.
que l’atmosphère Mais cet argument des prix les
californienne plus bas a ses limites : les plaintes
de clients sont nombreuses, et les
libérale n’est pas usines, dont les marges sont esso-
la seule d’où rées, peuvent chercher des alter-
natives. Les plates-formes ne peu-
peut émerger vent pas subventionner éternelle-
l’innovation ment l’acquisition de clients. « Ils
18 | économie & entreprise
Un partenariat entre « Le Monde » et OpenAI
L’accord permettra à la société de s’appuyer sur le corpus du journal pour fiabiliser les réponses de ChatGPT
D
ans le cadre de ses dis-
cussions avec les prin-
cipaux acteurs de l’in-
telligence artificielle
(IA) désireux de disposer d’une
source de référence en langue
française, Le Monde vient de
conclure un accord pluriannuel
avec la société OpenAI, connue
pour son outil ChatGPT. Cet ac-
cord fera date puisqu’il est le pre-
mier signé entre un média fran-
çais et un acteur majeur de cette
industrie naissante.
Il porte à la fois sur l’entraîne-
ment des modèles d’IA dévelop-
pés par l’entreprise américaine et
sur les services de moteurs de ré-
ponse tels que ChatGPT. Il bénéfi-
ciera aux utilisateurs de cet outil
en améliorant sa pertinence
grâce à un contenu récent et fai-
sant autorité sur une large palette
de sujets d’actualité et de pres-
criptions éditoriales, tout en met-
tant en avant explicitement la
contribution de notre média aux
services d’OpenAI.
À la croisée
des mots
Pour les passionnés de mots croisés,
Le Monde a réuni 100 grilles de Philippe Dupuis.
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et de ses astuces lexicales.
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Cet accord s’inscrit dans la du-
rée et est conçu comme un vérita-
ble partenariat. Il prévoit que nos
équipes pourront, si elles le sou-
haitent, s’appuyer sur les techno-
logies d’OpenAI pour développer
des projets ou des fonctionnalités
utilisant l’IA. Dans le cadre de ce
partenariat et pendant sa durée,
les deux parties collaboreront de
façon privilégiée et récurrente.
Un dialogue entre les équipes des
Il s’agit d’un
premier dispositif
de protection de
notre travail et de
nos droits, alors
que nous n’en
sommes qu’au
début de la
révolution de l’IA
deux parties assurera le suivi des
produits et technologies dévelop-
pés par OpenAI.
Pour le grand public, les effets
de cet accord seront visibles dans
ChatGPT, que l’on peut décrire,
en termes simples, comme un
moteur de réponses (output)
composées à partir des faits éta-
blis ou des commentaires expri-
més par un nombre limité de
références. Ce moteur fournit la
réponse synthétique la plus
plausible et prédictive à une
question donnée.
Créer un précédent
L’accord noué entre Le Monde et
OpenAI permet à cette société,
pendant la durée de l’accord, de
s’appuyer sur le corpus du Monde
comme une des références ma-
jeures pour établir et fiabiliser ses
réponses. Il prévoit que les réfé-
rences aux articles du Monde
soient mises en exergue et qu’el-
les se fassent systématiquement
avec un logo, un lien hypertexte
et le titre du ou des articles utili-
sés comme références. Les conte-
nus qui nous sont fournis par les
agences de presse et les photogra-
phies publiées par Le Monde en
sont expressément exclus.
Pour Le Monde, cet accord est
une nouvelle reconnaissance de
la fiabilité du travail de nos équi-
pes éditoriales, souvent consi-
déré comme une référence. C’est
également un premier dispositif
de protection de notre travail et
de nos droits, alors que nous n’en
sommes encore qu’au tout début
de la révolution de l’IA, une va-
gue annoncée comme plus im-
posante encore que celle du nu-
mérique par de nombreux ob-
servateurs.
Nous avons été parmi les tout
premiers signataires en France
des accords dits de « droits voi-
sins », avec Facebook puis Google.
Nous devions, ici aussi, veiller à
ce que ces droits d’éditeurs de
presse s’appliquent pour l’utilisa-
tion des contenus du Monde en
Le nouvel accord
n’entravera en
rien la liberté
d’enquête de
nos journalistes
sur le secteur
de l’intelligence
artificielle
et sur OpenAI
référence de réponses compo-
sées par les services développés
par OpenAI.
Ce point est crucial pour nous.
Nous espérons que cet accord
créera un précédent pour notre
secteur. Avec cette première si-
gnature, il sera plus difficile pour
les autres plates-formes d’IA d’es-
quiver ou de refuser toute négo-
ciation. De ce point de vue, nous
sommes convaincus que cet ac-
cord est bénéfique pour l’ensem-
ble de la profession.
Enfin, ce partenariat permet à la
Société éditrice du Monde de tra-
vailler avec OpenAI pour explo-
rer les avancées de cette techno-
logie en anticipant au mieux ses
conséquences, négatives ou favo-
rables. Il a également l’avantage
de consolider notre modèle éco-
nomique en apportant une
source significative de revenus
supplémentaires, pluriannuelle,
qui intègre une quote-part au ti-
tre des droits voisins. Une partie
« appropriée et équitable » de ces
droits, sera, comme défini par la
loi, reversée à la rédaction.
Ces discussions avec les acteurs
de l’IA, ponctuées par cette pre-
mière signature, sont nées de no-
tre conviction que, face à l’am-
pleur des transformations qui
s’annoncent, il faut, plus que ja-
mais, rester mobiles pour éviter
les périls qui prennent forme
tout autant que saisir les possibi-
lités de développement qui s’es-
quissent.
Les dangers sont déjà largement
identifiés : le pillage ou la contre-
façon de nos contenus, la fabrica-
tion de manière industrielle et
immédiate de fausses informa-
tions s’affranchissant de toute rè-
gle journalistique, le détourne-
ment de nos audiences vers des
plates-formes susceptibles d’ap-
porter des réponses non docu-
mentées à toutes les questions.
Pour faire simple, la fin de notre
singularité et la disparition d’un
modèle économique porté par les
revenus de notre diffusion payée.
Ces risques, probablement mor-
tels pour notre industrie, n’empê-
chent pas l’existence de possibili-
tés historiques : la mise au service
du journalisme de la puissance de
calcul de l’IA, le travail facilité,
dans un temps raccourci, sur des
données multiples dans le cadre
d’enquêtes larges, la traduction
de nos contenus écrits en format
audio ou en langues étrangères
afin d’étendre notre audience et
diffuser nos informations et nos
formats éditoriaux vers de nou-
veaux publics.
Pour prendre la mesure de ces
défis, nous avons décidé d’agir
par séquences. La première était
consacrée à protéger nos conte-
nus et à renforcer nos procédures.
Au cours de l’année 2023, nous
avons d’abord activé sur nos sites,
à l’instar de plusieurs autres mé-
dias, une clause dite d’« opt-out »,
interdisant aux plates-formes
d’IA, faute d’accord de notre part,
l’accès à nos données pour entraî-
ner leurs modèles d’intelligence
générative. Nous avons aussi dis-
cuté collectivement puis élaboré
une annexe à notre charte d’éthi-
que et de déontologie, consacrée
spécifiquement à l’utilisation de
l’IA au sein de notre groupe.
Ce texte affirme notamment
que les IA génératives ne peuvent
être utilisées dans nos publica-
0123
VENDREDI 15 MARS 2024
tions pour produire un contenu
éditorial ex nihilo. Elles ne peu-
vent pas non plus se substituer
aux équipes éditoriales, qui for-
ment le cœur de notre activité et
de notre valeur. Notre charte
autorise toutefois, dans des con-
ditions strictement encadrées, le
recours à l’IA générative comme
outil d’assistance à la production
éditoriale.
C’est dans cet esprit qu’a été
ouverte une autre phase, consa-
crée à l’expérimentation des
outils d’IA dans des secteurs très
précis de notre activité. En utili-
sant le programme DeepL, nous
avons pu lancer notre site et no-
tre application Le Monde in En-
glish, dont les articles sont tra-
duits dans un premier temps par
cet outil d’IA, avant d’être repris
par des traducteurs profession-
nels puis édités et enfin publiés
par une équipe de journalistes
anglophones spécialisés dans
cette édition.
En parallèle, nous avons aussi
signé un accord avec Microsoft
afin de tester le passage de nos
articles en version audio. Cette
fonctionnalité, désormais dispo-
nible sur la quasi-totalité de nos
articles publiés dans notre appli-
cation, nous ouvre à de nou-
veaux publics, souvent plus jeu-
nes, mais aussi à de nouveaux
usages, notamment en mobilité.
La troisième séquence est celle
qui nous a conduits à signer l’ac-
cord avec OpenAI qui, nous l’es-
pérons, créera une dynamique
favorable au journalisme indé-
pendant dans le nouveau pay-
sage technologique qui se met
en place.
Identité éditoriale
A chacune de ces étapes, Le
Monde est resté fidèle à l’esprit
qui l’anime, depuis l’avènement
d’Internet, et lors des évolutions
majeures de notre industrie :
nous avons cherché à concilier la
volonté de découvrir de nou-
veaux territoires, tout en veillant
à protéger notre identité édito-
riale et l’exigence de nos conte-
nus. Ces dernières années, cette
logique a été payante.
Premier média français à miser
sur l’abonnement numérique
sans jamais avoir recours aux
kiosques en ligne, nous pouvons
revendiquer depuis plusieurs an-
nées une large avance dans la
hiérarchie des quotidiens natio-
naux d’informations générales,
grâce à un nombre inédit de plus
de 600 000 abonnés. De la
même manière que notre vo-
lonté d’être pionniers sur de
nombreux réseaux sociaux nous
a donné une place aujourd’hui
très visible sur chacun d’entre
eux, participant au rajeunisse-
ment de notre audience.
L’accord avec OpenAI se situe
dans la continuité de cette straté-
gie d’innovations raisonnées.
Avec une garantie toujours
maintenue : celle d’une indépen-
dance totale de notre rédaction.
Il va de soi que ce nouvel accord,
comme les précédents que nous
avons pu contracter, n’entravera
en rien la liberté d’enquête de
nos journalistes sur le secteur de
l’IA en général et sur OpenAI
en particulier. Nous allons
même renforcer, dans les pro-
chains mois, nos capacités de re-
portage et d’investigation sur ce
domaine-clé de l’innovation
technologique.
C’est la toute première condi-
tion de notre indépendance édi-
toriale, et donc de votre con-
fiance. Nous nous avançons ainsi
dans le nouveau monde de l’IA
avec, au cœur, une ambition qui
remonte au premier jour de no-
tre histoire, dont nous fêtons
cette année les 80 ans : mériter
votre fidélité. p
louis dreyfus (président
du directoire du « monde »)
et jérôme fenoglio
(directeur du « monde »)

0123
VENDREDI 15 MARS 2024
Vincent Bolloré auditionné sur
son rôle dans le Groupe Canal+
Entendu par une commission d’enquête à l’Assemblée, l’ex-président
du conseil de surveillance de Vivendi s’est défendu de toute mainmise
I
l n’y a pas un jour où je ne
pense pas à cette vie que j’ai
contribué à supprimer. » Cela
fait près d’une heure que
Vincent Bolloré s’exprime devant
la commission d’enquête sur l’at-
tribution, le contenu et le
contrôle des autorisations de ser-
vices de la télévision numérique
terrestre, mercredi 13 mars à l’As-
semblée nationale, quand une
certaine gêne s’installe dans la
salle Lamartine.
L’ancien président du conseil de
surveillance de Vivendi et ex-pré-
sident du conseil de surveillance
du Groupe Canal+ répond alors
sous serment à une question du
rapporteur Aurélien Saintoul (La
France Insoumise, LFI, Hauts-de-
Seine), curieux de savoir s’il
considère comme « une faute
grave » l’assimilation de l’inter-
ruption volontaire de grossesse
(IVG) à une cause de mortalité,
faite dans l’émission « En quête
d’esprit » du 25 février sur CNews.
« J’étais faible, je n’ai pas fait at-
tention, j’ai laissé faire [ma
femme] », se repent Vincent Bol-
loré. Panique silencieuse dans les
rangs. Quelques instants plus tôt,
le milliardaire breton a renvoyé
dos à dos « la liberté des gens de
disposer d’eux-mêmes et la liberté
des enfants à vivre ». « Vos avis in-
times et politiques ne concernent
pas l’objet de cette commission
d’enquête », s’empresse de l’inter-
rompre Quentin Bataillon (Re-
naissance, Loire), le président de
la commission. « Je suis né catholi-
que, je suis tombé dedans quand
j’étais petit, se justifie l’industriel.
Ça ne m’a pas quitté. C’est une
grande force dans la vie et voilà.
Edwy Plenel cède la présidence
de « Mediapart » à Carine Fouteau
Ce changement à la tête du média en ligne indépendant avait été évoqué dès 2015
U ne page se tourne pour
Mediapart, le journal en
ligne qui fête son sei-
zième anniversaire, jeudi 14 mars.
C’est à cette occasion qu’Edwy
Plenel, 71 ans, le dernier des qua-
tre cofondateurs, cède sa place de
président et de directeur de la pu-
blication. La journaliste Carine
Fouteau, 49 ans, lui succède ce
même jour. Présente depuis le
lancement, en 2008, après avoir
quitté Les Echos lors du rachat par
le groupe LVMH, elle a couvert les
questions migratoires et codirigé
la rédaction entre 2018 et 2023.
Ce changement au sommet du
média indépendant parachève
une transition déjà amorcée. Ces
dernières années, deux autres co-
fondateurs, François Bonnet et
Laurent Mauduit, avaient déjà
quitté leurs fonctions à la direc-
tion. Par ailleurs, depuis
mars 2023, Marie-Hélène Smie-
jan, la seule femme cofondatrice,
a cédé sa place de directrice géné-
rale à Cécile Sourd, tandis que les
journalistes Lénaïg Bredoux et
Valentine Oberti dirigent la rédac-
tion depuis octobre 2023. « Le
quatuor à la tête de notre entre-
prise sera désormais 100 % fémi-
nin », se réjouit Edwy Plenel, satis-
fait de cette révolution.
Evoqué dès 2015 par le principal
intéressé, le passage de relais
d’Edwy Plenel s’avérait le plus déli-
cat, tant l’ex-directeur de la rédac-
tion du Monde a incarné le média
en ligne. De son côté, Carine Fou-
teau est une inconnue du grand
Mais tout en laissant les gens li-
bres, chacun fait ce qu’il veut. »
Jusque-là, le public de journalis-
tes et de curieux avait surtout eu
le sentiment d’assister à une re-
diffusion. Celle d’une autre audi-
tion, lors d’une autre commis-
sion d’enquête, au cours de la-
quelle l’industriel breton sans
« aucun titre ni pouvoir » – autre
que celui de conseiller auprès du
président du directoire de Vi-
vendi, Arnaud de Puyfontaine –
n’avait eu de cesse de minimiser
son rôle et son influence sur les
chaînes du Groupe Canal+.
C’était le 19 janvier 2022, devant
les sénateurs enquêtant sur la
concentration dans les médias.
Vincent Bolloré avait mené son
auditoire au cœur du passé glo-
rieux de sa famille et dans le tour-
billon de l’histoire mouvementée
d’une entreprise familiale qu’il
a menée « dans les 500 premiers
groupes mondiaux ».
Une réputation d’« Attila »
Détendu, patelin, Vincent Bolloré
a l’art d’émousser les flèches des
élus – pour ceux, peu nombreux,
qui avaient prévu d’en tirer. « Je
suis 100 % pur beurre breton, mon-
sieur Bolloré » (Karl Olive, Renais-
sance, Yvelines). « Vous avez ici un
lieu de défense pour répondre à des
propos qui sont souvent des pro-
pos seulement rapportés » (Quen-
tin Bataillon). « Je dois dire que je
suis un peu surpris par cette audi-
tion. J’ai plus l’impression d’être, je
dois le dire, à un procès d’une per-
sonne » (Laurent Jacobelli, Ras-
semblement national, Moselle).
« La programmation des nom-
breux programmes religieux,
public, même si elle est respectée
en interne. « On a eu besoin d’une
figure tutélaire pour s’imposer
dans le paysage médiatique fran-
çais. Aujourd’hui, il est nécessaire
qu’on passe à une nouvelle phase »,
plaide la nouvelle présidente de
Mediapart, qui souhaite que le mé-
dia d’investigation soit désormais
« assimilé à toute son équipe, avec
toute sa pluralité et sa diversité »
Voulant un « passage de témoin
en bon ordre », M. Plenel a lancé le
processus dès 2022, en proposant
à Carine Fouteau de reprendre le
flambeau. « Cette transmission de-
vait avoir la force de l’évidence », in-
siste le septuagénaire. Une déci-
sion sur laquelle la rédaction n’a
pas vraiment eu son mot à dire.
« On a fait des ateliers pour vérifier
que l’envie était partagée », balaie
Edwy Plenel. « Mon nom a été pro-
posé le 27 février lors d’un conseil
d’administration et a été approuvé
à l’unanimité des neuf voix, dont
cinq sont des salariés de Media-
part », ajoute Mme Fouteau.
Avec son modèle économique
précurseur sur abonnement et
sans publicité, l’entreprise affiche
une bonne santé, ce qui constitue
une performance dans un secteur
de la presse en ligne globalement
en difficulté. En 2023, elle a généré
22,4 millions de chiffre d’affaires
(+ 6 % par rapport à 2022) et un ré-
sultat net de 2,26 millions d’euros.
Après une légère baisse en 2021
et 2022, le nombre d’abonnés re-
part à la hausse, à environ 220 000
(dont 218 882 abonnements indi-
Le milliardaire
n’a jamais été mis
en situation
de rendre
des comptes sur
son utilisation
des fréquences
occupées
par CNews et C8
quasi exclusivement dédiés au
catholicisme, serait-elle purement
fortuite, et sans aucune portée
idéologique ? » (Ségolène Amiot,
LFI, Loire-Atlantique).
Plus de deux heures durant, rien
ne dérange Vincent Bolloré. La
non-diffusion sur Canal+, en 2017,
d’un reportage sur le Togo, puis la
diffusion d’un « publireportage »
sur le pays où il était en affaire ? « Je
ne suis intervenu en rien, je ne suis
au courant de rien. » Stéphane Guy,
licencié fin 2020 pour avoir dé-
fendu l’humoriste Sébastien
Thoen, lui-même débarqué pour
un sketch moquant Pascal Praud ?
« Rappelez-moi qui est Stéphane
Guy, je ne sais pas qui c’est, lui. »
A deux ans d’écart, son inclina-
tion politique n’a pas changé :
« démocrate-chrétien », et sans
projet idéologique. Son humour
n’a pas davantage évolué : il y a
deux ans, il s’amusait de son côté
« woke », le dictionnaire Le Ro-
bert, qu’il possédait alors par le
biais d’Editis, ayant introduit le
pronom inclusif neutre « iel ».
Mercredi, il a assuré que « quel-
viduels), soit près de 10 000 de
plus par rapport à 2022. « L’élection
présidentielle a été confisquée par
l’absence de campagne d’Emma-
nuel Macron », déplore Edwy Ple-
nel, néanmoins fier que Media-
part soit le « troisième quotidien
national généraliste français ».
« Et on y est parvenus sans aucun
artifice », cingle-t-il, en référence
aux accords noués dans le passé
entre plusieurs médias et Google
ou encore Facebook (dont Le
Monde et Le Figaro). Mediapart
propose, comme ses concurrents,
des offres promotionnelles sur
un temps réduit, à l’image de
l’abonnement pour six mois à
12 euros (au lieu de 72 euros), à
l’occasion de son anniversaire.
« Besoin de repères et de sens »
Pour autant, la direction se refuse
à afficher des objectifs de crois-
sance en termes d’abonnés. « Je
n’ai jamais cru à la théorie du pla-
fond de verre. Le monde est dis-
joncté et, avec la menace de la ba-
nalisation de l’extrême droite en
France, les citoyens ont besoin de
repères et de sens », s’exclame
Carine Fouteau, jugeant que le
média en ligne est « en phase avec
les jeunes générations sur les ques-
tions d’écologie, de violences de
genre, de discriminations ou en-
core de violences policières ».
La ligne éditoriale du site Web
ne devrait pas évoluer, Mme Fou-
teau comptant défendre la pour-
suite d’un « journalisme engagé,
mais non militant ». « Que ce soit
économie & entreprise | 19
qu’un » lui avait dit qu’« en fait », il
« était LFI », parce que Grasset,
qu’il possède aujourd’hui par Ha-
chette, sort « le livre de madame
Binet de la CGT [Sophie Binet, se-
crétaire générale du syndicat] ».
Des facéties qui ont éteint tout
espoir d’échange plus mordant.
Non seulement Vincent Bolloré
n’a jamais été mis en situation de
rendre des comptes sur son utili-
sation des fréquences occupées
par CNews et C8 notamment – le
but de son audition, les autorisa-
tions de diffusion de celles-ci
étant actuellement remises en
jeu devant l’Autorité de régula-
tion de la communication audio-
visuelle et numérique –, mais il a
réussi à régler les siens.
Car s’il pâtit d’une réputation
d’« Attila », c’est parce que Vincent
Bolloré a mis fin au faste qui
régnait à son arrivée à Canal+, et
que le conseil de surveillance avait
« révoqué à l’unanimité » Rodol-
phe Belmer (alors patron de Ca-
nal+, aujourd’hui à la tête de TF1).
« Rodolphe, comme toute l’équipe
de Canal, n’avait aucune envie de
changer de train de vie ! C’étaient
des seigneurs… (…) Le Festival de
Cannes : il y avait 300 personnes
qui allaient pendant quinze jours
dans des hôtels. Ça coûtait
50 000 euros la semaine. Le cham-
pagne coulait à flots. On a fait
400 millions d’économies. Quand
vous faites ça, vous avez une répu-
tation atroce ! (…) Alors on dit “c’est
un type affreux”. (…) Mais non, je
suis plutôt très gentil, plutôt rigo-
lard, plutôt affable. » Là non plus,
personne ne l’a contredit. p
aude dassonville
et brice laemle
l’affaire Bettencourt en 2010, l’af-
faire Cahuzac en 2012 ou notre tra-
vail avant et après le mouvement
#metoo, Mediapart a montré son
utilité », assure Carine Fouteau,
prônant un « journalisme d’im-
pact », ayant abouti à la création
du Parquet national financier et
de la Haute Autorité pour la trans-
parence de la vie publique.
L’entreprise compte 139 salariés
dont 71 journalistes (contre
103 salariés et une cinquantaine
de cartes de presse en 2019) et
produit davantage d’articles. Face
à cet afflux, elle a mis en place, à
l’automne 2023, un central d’édi-
tion, afin de rendre les contenus
plus attractifs, avec des sommai-
res et des encadrés.
Les journalistes conservent leur
capacité à se mettre « en culture
commando » dès qu’une affaire
émerge. Début 2024, les révéla-
tions publiées autour de l’ex-mi-
nistre de l’éducation Amélie
Oudéa-Castéra ont, par exemple,
permis « 3 000 nouveaux abonne-
ments », selon la direction.
S’il abandonne ses responsabili-
tés légales, Edwy Plenel ne va pas
disparaître de Mediapart. Ainsi, il
continuera à écrire et à apparaître
en vidéo. « Sa voix nous importe »,
souligne Carine Fouteau. Sort-il
par la porte pour rentrer à nou-
veau par la fenêtre ? « Je n’aurais
pas pris la suite s’il y avait eu ce ris-
que. Cela ne se passera pas comme
ça », prévient la nouvelle prési-
dente avec le sourire. p
brice laemle
Loi EGalim 4 :
les travaux démarrent
Des parlementaires œuvrent pour formuler
des pistes d’amélioration du texte d’ici à l’été
P eaufiner le produit avant
de l’exporter en Europe.
Tel est l’un des objectifs du
troisième toilettage de la loi
EGalim, qui encadre les relations
commerciales pour mieux répar-
tir la valeur au sein de la chaîne
alimentaire. Le coup d’envoi a été
donné par le premier ministre,
Gabriel Attal, le 21 février, parmi
d’autres mesures destinées à cal-
mer la colère agricole.
Les députés Alexis Izard (Renais-
sance, Essonne) et Anne-Laure Ba-
bault (MoDem, Charente-Mari-
time) ont officiellement lancé,
mercredi 13 mars, la mission par-
lementaire dont ils ont été char-
gés par le gouvernement pour
avancer des pistes d’amélioration.
Intégration de la restauration
hors foyer, marques de distribu-
teurs, centrales d’achats, origine
des produits, filières… Tous les do-
maines seront examinés dans un
rapport qu’ils remettront au gou-
vernement d’ici à l’été, sous forme
de bilan et de préconisation.
« L’idée n’est pas de réinventer tout,
mais de rendre les textes plus soli-
des », ont déclaré M. Izard et
Mme Babault. « Le dispositif EGa-
lim, tel qu’il a été pensé, répond
aux attentes, mais il y a des choses
à améliorer dans son applica-
tion », ont-ils indiqué, si bien que
sa mise en pratique « ne fonc-
tionne pas », ou « a été détournée ».
Les réglementations se sont en
effet empilées au fil des ans. Issue
des Etats généraux de l’alimenta-
tion de 2017, la loi du 30 octo-
bre 2018 (dite « EGalim ») avait
pour objectif d’améliorer l’équili-
bre des relations commerciales
dans le secteur agricole et alimen-
taire en inversant la construction
du prix, en encadrant la contrac-
tualisation écrite, et en plafon-
nant les promotions sur les pro-
duits alimentaires. Celle adoptée
le 18 octobre 2021 dite « EGalim 2 »
visait à protéger la rémunération
des agriculteurs, en introduisant
un mécanisme de révision auto-
matique du prix et en excluant la
matière première agricole de la
négociation commerciale entre
PERTES & PROFITS | INDUSTRIE
p ar p h i li p p e es can d e
La fortune de deux
actionnaires de Vallourec
La Bourse est un sport de combat
où la chance du bon moment
compte autant que la stratégie.
Peu d’actionnaires peuvent se
targuer d’avoir gagné de l’argent
avec Vallourec. Ancienne pépite
de l’industrie française, briève-
ment membre du CAC 40,
le fabricant de tubes sans sou-
dure pour l’industrie pétrolière
a ruiné plus d’un épargnant.
Depuis 2010, la société a connu
plus de cinq restructurations
qui se sont traduites par des aug-
mentations de capital, des dilu-
tions, des effacements de dettes
et autres techniques destinées
à renflouer des caisses
régulièrement vidées par les
chocs pétroliers successifs.
Pourtant, depuis le début de
ce siècle, deux actionnaires ont
réussi à tirer magistralement
leur épingle du jeu. Le premier
est Vincent Bolloré, qui est entré
en 2002 et ressorti en 2005, avec
une plus-value de 1,7 milliard
d’euros. L’un des plus beaux
coups de sa carrière. Le
deuxième est le fonds américain
Apollo, qui vient de vendre sa
participation de 28,4 % dans le
groupe à ArcelorMittal, acquise
en 2021, pour 955 millions
distributeurs et industriels. Enfin,
la loi adoptée le 30 mars 2023, sur-
nommée « EGalim 3 » ou « loi Des-
crozaille », du nom du député Re-
naissance du Val-de-Marne qui l’a
portée, a notamment aligné, de-
puis le 1er mars, le plafond des ra-
bais sur les articles de droguerie
ou d’hygiène avec celui des pro-
duits alimentaires.
Contournement des sanctions
Les députés pourront s’appuyer
sur le rapport de la mission d’ap-
plication de la loi EGalim 3, pré-
senté à la commission des affai-
res économiques de l’Assemblée
nationale, mercredi 13 mars, par
la députée La France insoumise
de Seine-Saint-Denis Aurélie
Trouvé, ainsi que par Frédéric
Descrozaille. Et sur la mission
d’application de la loi Egalim 2
qui va débuter. Selon leur rap-
port, les distributeurs ont encore
amplifié, depuis l’entrée en vi-
gueur d’Egalim 3, le recours à des
centrales d’achat implantées à
l’étranger en écartant l’applica-
tion, de droit, du code de com-
merce français. « 40 % à 50 % des
volumes vendus par la grande dis-
tribution en France sont négociés
par des centrales d’achat implan-
tées à l’étranger », précise le rap-
port. Malgré la position volon-
tariste du gouvernement, ces
contournements ne sont guère
sanctionnés, regrettent-ils. Ils de-
mandent un renforcement des
moyens alloués à l’administra-
tion chargée des contrôles.
De son côté, Olivia Grégoire, mi-
nistre déléguée au commerce, a
réuni, mercredi 13 mars, à Bercy,
industriels, distributeurs et asso-
ciations de consommateurs pour
discuter de l’« Origine-Info ». Une
démarche dont l’objectif est d’in-
former sur les origines des ingré-
dients des produits alimentaires
transformés. Elle devrait aboutir
le 1er mai avec la présentation d’un
logo et d’un cahier des charges.
Mais cet étiquetage ne sera pas
obligatoire. p
laurence girard
et cécile prudhomme
d’euros, soit un doublement
de sa mise en trois ans, selon les
calculs de l’agence Bloomberg.
Il faut reconnaître que le fonds
américain a pris plus de risque
puisqu’il a reconverti en actions
sa créance dans le groupe à la fa-
veur d’une nouvelle augmenta-
tion de capital. Devenu l’action-
naire de référence, il a changé la
direction de l’entreprise et chargé
le nouveau patron de la tâche la
plus ardue et toujours repoussée
de fermer les usines allemandes
du groupe pour les transférer au
Brésil. Seul moyen, selon
l’investisseur, de concurrencer le
leader mondial, l’italien Tenaris,
qui ne dispose quasiment plus
de production en Europe.
Le français avait largement en-
tamé le transfert vers les Etats-
Unis, le Brésil et la Chine, mais en
maintenant un socle industriel
en France et en Allemagne. Il lui
reste maintenant deux usines en
France. Un dossier politique-
ment si sensible qu’il a coûté
cher à l’Etat. La banque publique
Bpifrance, appelée à la rescousse
en 2016, a perdu 500 millions
d’euros dans l’affaire, avant de cé-
der cinq ans plus tard ses actions
à Apollo. Le malheur des uns… p
20 | carnet 0123
VENDREDI 15 MARS 2024

Marie Nicolas,
M. Jean-Claude DEJOUHANET, sa compagne, Conférence Prix de thèse
ingénieur Ses enfants,
de l’INP Grenoble, Ses petits-enfants Prix Pierre Bouvier
en vente Le Carnet ancien cadre supérieur Et sa famille, pour la Socio-Anthropologie.
Shell Gas,
actuellement président de chambre honoraire, ont la tristesse de faire part du décès
L’association Socio-Anthropologie
conciliateur de justice en perspective et la revue
Vous pouvez nous faire parvenir de Socio-Anthropologie décernent
au tribunal de commerce
vos textes soit par e-mail : de Paris, un prix destiné à distinguer
En kiosque carnet@mpublicite.fr directeur JCD Energie Conseil, Daniel MARTIN, une thèse soutenue en 2023
comédien qui apporte une contribution
(en précisant impérativement s’en est allé le 9 mars 2024, et metteur en scène, à cette approche en sciences sociales.
HORS-SÉRIE
votre numéro de téléphone et à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Grande Loge de France Le montant du prix est fixé à 1 500 €.
votre éventuel numéro d’abonné survenu le 7 mars 2024.
UNE VIE, UNE ŒUVRE

La cérémonie religieuse aura lieu Les candidatures doivent être reçues

ÉDITION
2024 ou de membre de la SDL) Conférence publique avant le 30 mars 2024.
Émile
le 15 mars, à 10 h 30, en la paroisse La cérémonie d’adieu aura lieu
Zola
soit sur le site : Saint-Germain de Saint-Germain-en- le 19 mars, à 13 h 30, en la salle de de Besma Nacer,
Les combats
d’un écrivain
Laye (Yvelines). la Coupole du cimetière du Père- Pour information concernant toutes
https://carnet.lemonde.fr le mercredi 27 mars 2024, à 20 heures. les modalités, consulter
Lachaise, Paris 20e. https://journals.openedition.org/
L’équipe du Carnet reviendra vers Alain Dementhon, socio-anthropologie/12929
vous dans les meilleurs délais son époux, « Rencontre avec la franc-maçonnerie,
Martine Peissik,
pour vous confirmer la parution. Jacques-Pierre Dementhon née Jeantet, à travers la littérature ».
Vu par Clemenceau, Jaurès, Aragon, Mendès France, Taubira…

et Christine, son épouse,

Atelier d’écriture
Dès jeudi 14 mars son fils et sa belle-fille,
Anne, Muriel, André et Jean, Envie d’écrire ?
carnet@mpublicite.fr Béatrice, Emma et Luigia, Du profane au sacré dans les œuvres
ses petites-filles, ses enfants, Participez à un atelier d’écriture
https://carnet.lemonde.fr Louis, Delphine, Thomas, Isaure, de George Sand et Gérard de Nerval.
Les familles Dementhon, Meixner, pour jouer avec les mots, inventer
Compagnon, Egal et Balme, Luz, Noé et Hermione, des personnages, des histoires…
ses petits-enfants, 8, rue Louis-Puteaux, Paris 17e. Tél. : 06 60 68 54 50.
HORS-SÉRIE
AU CARNET DU «MONDE» ont la douleur de faire part du décès
de ont la tristesse de faire part du décès Entrée gratuite,
de inscription obligatoire sur Nominations
Décès
Nicole DEMENTHON,
numéro
spécial

www.gldf.org
e
700
anniversaire

née COMPAGNON, Michel PEISSIK,

1254—1324

La Rochelle (Charente-Maritime).
le fabuleux voyage de survenu à l’âge de quatre-vingt-huit à la veille de ses quatre-vingt-cinq ans. Exposition
Hugues Chevreau, ans.
MARCO son fils,
Il a eu l’honneur de servir la
POL
PO LO sur la route de la soie
Sabine,
sa belle-fille,
Les obsèques auront lieu le
vendredi 15 mars 2024, à 10 heures,
diplomatie de la France.
L’Académie des Inscriptions et
Marcel et Joseph, en l’église de Lhuis. Belles-Lettres, dans sa séance du
En partenariat avec

La bénédiction a eu lieu dans vendredi 1 er mars 2024, a élu huit

ses petits-fils, l’intimité, en l’église Saint-Julien-le-
Hors-série Ses nièces, son neveu nouveaux correspondants français.
M. et M mes Ariel, Déborah et Yaël Pauvre, Paris 5e.
et leurs familles, Fuchs, M. Osmund Bopearachchi,
ses enfants, numismate spécialiste de l’Asie
La direction Exposition Arts plastiques
ont la tristesse d’annoncer le décès leurs conjoints, centrale et de l’Inde antique, directeur
Ses petits-enfants, Et les personnels Inspirés !
de de recherche émérite au CNRS,
de l’École française de Rome, Thématique : « Mouvement ».
ont la profonde tristesse de faire part
HORS-SÉRIE

Paulette BONNEIL, Cours municipaux des adultes, M. François Bougard,

du décès de leur père, saluent la générosité, l’acuité et historien de l’Italie du haut Moyen
chevalier de la Légion d’honneur, l’engagement au service de la recherche saison culturelle 2024.
officier Âge, directeur de l’Institut de Recherche
RÉSISTANTS David FUCHS, en sciences humaines de Vernissage et d’Histoire des Textes (IRHT),
MISSAK MANOUCHIAN
ET SA COMPAGNE MÉLINÉE
dans l’ordre des Arts et des Lettres, chevalier de la Légion d’honneur, le samedi 16 mars, à 19 heures.
ENTRENT AU PANTHÉON

HISTORIENS ET DESCENDANTS
Noëlle POINÇON Exposition du 18 mars au 5 avril, M me Véronique Chankowski,
survenu le 9 mars 2024,
RACONTENT L’ENGAGEMENT
DES COMBATTANTS ÉTRANGERS

survenu le 8 mars 2024, à l’âge de de LA BLANCHARDIÈRE, helléniste et archéologue, directrice

quatre-vingt-dix-huit ans. à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. du lundi au vendredi de l’École française d’Athènes,
directrice
de la bibliothèque de 9 heures à 12 heures
L’inhumation aura lieu le 22 mars, Mme Muriel Debbié,
Un hommage civil lui sera rendu à 15 h 30, au cimetière parisien de de l’École française de Rome et de 13 h 30 à 17 heures,
le mercredi 20 mars, à 14 h 30, au de 1959 à 1992, historienne du monde syriaque,
Bagneux. le mardi de 10 h 30 à 12 heures directeur d’études à l’École pratique
Hors-série crématorium de La Rochelle. et de 13 h 30 à 19 heures. des hautes études,
Cet avis tient lieu de faire-part et décédée le 4 mars 2024.
de remerciements. L’entrée de l’exposition :
Cet avis tient lieu de faire-part. M. Jean-Charles Moretti,
Nous présentons nos plus sincères Square 19 mars 1962 à Bondy.
archéologue spécialiste de l’archi-
Vos messages peuvent être envoyés condoléances à sa famille et à ses tecture antique, directeur de recherche
Sa famille,
0123
H O R S - S É R I E
É DITION
2024 à paulettebonneil@orange.fr Ses amis, proches. Renseignements au CNRS,
LE BILAN ▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE
et réservations groupes
DU MONDE ont la grande tristesse de faire part Anne René-Bazin, M. Dominique Poirel,
Montargis. Paris. au service Arts et Cultures. médiéviste et philologue, directeur
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS
+ 1 5 PAG E S D E D É B AT S : M É L A N I E A L B A R E T, É L I E B A R N A V I , PA S C A L B R I C E , du décès de son épouse,
Tél. : 01 48 50 54 68/53 28. de recherche au CNRS,
LU C I L E M A E R T E N S , X A V I E R R A G O T, LU C R O U B A N , M A R TA S P R A N Z I , PAT R I C K W E I L . . .

Matthieu et Heïdi,
M. Christian Nain, Thérèse HEYMAN, ville-bondy.fr
Raphaël et Olfa, M. Claude Rilly,
son époux, directeur de recherche au CNRS, Clémence et Yabako, linguiste et historien du Soudan
Jean Pierre Nain, ses enfants et leurs conjoints,
son fils survenu à Paris, le 7 mars 2024. Prix antique, directeur de recherche au
Philippine, Quitterie, Théodore, CNRS,
et son épouse, Hugues et Elie,
Les obsèques auront lieu le jeudi Prix de la Découverte poétique
Yohan, Sarah et Mathias, ses petits-enfants, M me Valentina Vapnarsky,
21 mars, à 16 heures, au crématorium Simone de Carfort
ses petits-enfants du cimetière du Père-Lachaise, américaniste, directeur de recherche
Hors-série Ainsi que Monique Foucard, ont la tristesse de faire part du décès Fondation au CNRS.
Paris 20e.
sa sœur de Frédéric et Simone de Carfort
Et toute la famille, thheyman0@gmail.com sous l’égide
Bruno RENÉ-BAZIN, Communication diverse
de la Fondation de France.
ont la profonde tristesse d’annoncer Jean Paul et Maristela Illy Ce prix adossé Le Fonds social juif unifié
le décès de et leurs enfants, survenu le 9 mars 2024, (FSJU)
HORS-SÉRIE
à la Maison de Poésie
Christine et Pierre de Naurois à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
a pour objet de découvrir
LES SECRETS DU PHARAON Mme Françoise CAMPION NAIN, et leurs enfants informe ses militants et donateurs
et petits-enfants, Ses obsèques seront célébrées le un poète d’expression française
psychologue-psychanalyste,
15 mars, à 15 heures, en l’église Saint- inconnu ou méconnu.
que le scrutin pour les élections
ont la tristesse de faire part du décès Eustache, Paris 1er. Il est doté de 5 000 €.
survenu le 25 février 2024, à Paris. de son conseil national
de Règlement complet sur
Artisan d’humanité, il fut un se déroulera
Michelle, Georges ILLY, https://www.lamaisondepoesie. du jeudi 14 mars
animateur passionné de la vie
son épouse, ingénieur général honoraire associative, de l’accueil des migrants fr/2297-2/ au dimanche 14 avril 2024.
Lisa et Cécile, des ponts, des eaux et forêts, à la vie politique locale, depuis son
chevalier de la Légion d’honneur,
En partenariat avec

édition spéciale
ses filles,
Hors-série
ont la tristesse de faire part du décès
de
Amitabha CHAKRABARTI,
Collection chercheur
au centre de physique théorique
de l’École polytechnique,
CHEFS -D’OEUVRE directeur de recherche au CNRS,
EN M I N I AT U R E
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
survenu le 8 mars 2024,
à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
Les obsèques seront célébrées
le mercredi 20 mars, à midi, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
Strasbourg.
Mme Élisabeth Collard,
Mme Marie-Ève Collard Thivillier,
Actuellement en vente, M. Jean-Mathieu Collard,
le volume n° 6 ses enfants,
FABLES
Pierre, Marion, Alice, et Sylvain
Wagner, Domitille, Sybille, Gabrielle,
Maurice, Victor, Simon, Émile et
Nos services Adèle Thivillier, Michelle, Élodie,
Solal, Isadora Collard, Agathe et
Ingrid Collard, Pierre, Suzie, Sam,
Lecteurs font part avec chagrin du décès de
Abonnements
Sur abo.lemonde.fr
Par tél. au 03 28 25 71 71 Maurice COLLARD,
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) professeur
de clinique neurologique
Le Carnet du Monde de la Faculté de Strasbourg,
carnet@mpublicite.fr chevalier
de l’ordre national du Mérite,
survenu le 12 mars 2024,
à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
officier de l’ordre national
du Mérite agricole,
survenu à l’âge de quatre-vingt-quinze
ans.
Les obsèques seront célébrées le
23 mars 2024, à 14 h 30, en l’église
de Savournon (Hautes-Alpes).
Le docteur Paul Israel,
son mari,
Jérôme
et son épouse, Anne,
Marc et Julien,
ses enfants,
Melvin, Ange, Agathe, Zélie, Orson,
Némo, Astor,
ses petits-enfants,
Ambre et Carol,
ses arrière-petits-enfants,
Lucien et Elena,
son beau-frère et sa belle-sœur,
Jeannine, Jean, Gérard,
leurs conjoints et leurs enfants,
ses cousins,
ont l’immense douleur de faire part
du décès de
Monique ISRAEL,
née BENGOLD,
à Paris,
psychanalyste,
membre titulaire
de la Société psychanalytique
de Paris,
survenu le 5 mars 2024,
à son domicile parisien,
à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Une cérémonie du souvenir aura
lieu le samedi 16 mars, à 9 heures
précises, en la salle Mauméjean du
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,
suivie de son incinération.
Ni fleurs ni couronnes, les dons à
Opération sourire - Médecin du monde
sont bienvenus.
quartier des Halles jusqu’à l’Europe
et l’Amérique latine. Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Familles René-Bazin, Charentenay, Directrice de la rédaction Caroline Monnot
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le décès de leur collègue, Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
Lucie TANGUY,
directrice de recherche honoraire
au CNRS,
survenu le 22 février 2024, à Paris
et s’associent à la douleur de la
famille.
L’inhumation a eu lieu dans
l’intimité, le 9 mars.
Ses travaux resteront des marqueurs
incontournables des liens entre
éducation et travail.
CRESPPA-GTM/CNRS,
Paris 8,
Paris-Nanterre.
La famille Tschyrkow
a l’immense douleur de faire part du
décès de
Alexander TSCHYRKOW,
survenu le 29 février 2024, à Monaco,
à l’âge de soixante-douze ans.
Pour toute information :
Une messe sera célébrée le samedi carnet@mpublicite.fr
16 mars, à 14 heures, en la cathédrale Prix à la ligne : 33,60 € TTC.
Saint-Nicolas de Nice.
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VENDREDI 15 MARS 2024 disparitions | 21

Madeleine Chapsal
Journaliste et autrice

L
a vie de Madeleine Chap-
sal, qui est morte mardi
12 mars, n’a pas seule-
ment été longue – elle
aurait eu 99 ans, le 1er septembre –,
elle a été multiple, paradoxale – et
pas uniquement parce qu’elle
s’est remariée à 93 ans. La
brillante journaliste littéraire
qu’elle a été à L’Express, inter-
viewant les plus grands écrivains
du XXe siècle, ne laissait en rien
présager l’autrice de best-sellers
plébiscités par les femmes qu’elle
est devenue après ses 60 ans.
Tout avait donc commencé le
1er septembre 1925, dans le 16e ar-
rondissement de Paris. Son père,
Robert Chapsal, est conseiller ré-
férendaire à la Cour des comptes,
sa mère, Marcelle Chaumont, tra-
vaille dans la haute couture, no-
tamment chez Madeleine Vion-
net, ce que Madeleine Chapsal ra-
contera dans Madeleine Vionnet,
ma mère et moi (Michel Lafon,
2010). Son grand-père, Fernand
Chapsal, a été maire de Saintes
(Charente-Maritime) – une rue
porte son nom – où sa petite-fille
a longtemps possédé une mai-
son. Ses parents divorcent quand
elle a 7 ans.
Mais l’aventure qu’a été sa vie
débute vraiment un jour de 1942,
à Megève, en Haute-Savoie. Sa
tante, juive, s’y est installée et l’a
emmenée avec elle. Là, elle ren-
contre un jeune homme de
18 ans, réfugié avec sa famille, qui
se prépare à rejoindre de Gaulle à
Londres. Il s’appelle Jean-Jacques
Servan-Schreiber et leur coup de
foudre ne sera pas éphémère : ils
se marient en 1947. Elle a 22 ans,
lui 23. Avec lui, devenu pour tout
le monde « JJSS », et Françoise Gi-
roud, elle s’embarque dans ce qui
lui paraît être une sorte d’épopée :
la création d’un journal. Le pre-
mier numéro de L’Express sort le
16 mai 1953.
Premier roman à 48 ans
Françoise Giroud ne se contente
pas de travailler avec « JJSS ». « Elle
est entrée dans notre couple
en 1952, confiera longtemps après
Madeleine Chapsal, j’ai demandé
le divorce en 1960. » Elle affirmera
avoir gardé de bonnes relations
avec son ex-mari, comme avec
Françoise Giroud, « une grande
journaliste, mais pas un écri-
vain »… Elle savait aussi que Jean-
Jacques Servan-Schreiber voulait
des enfants, et elle ne pouvait pas
en avoir. Cette stérilité, évoquée
dans plusieurs de ses livres, elle
en parle dans un long entretien à
Marie-Claire, en 1987 : « On dit
souvent : “La pauvre, elle est sté-
rile !” Mais la stérilité, ça fait des
femmes d’une autre espèce, sur-
tout si elles acceptent. Ça fait des
femmes libres qui, en fait, attirent
à la fois terriblement les hommes
et leur font peur. Ça fait aussi des
mères refoulées. »
A L’Express, elle a passé vingt-
cinq années. Elle y a fait des entre-
tiens exceptionnels avec des écri-
vains. Les plus importants ont été
rassemblés dans Les Ecrivains en
personne (1960), puis Quinze écri-
vains, en 1963 (tous deux chez Jul-
liard). On y rencontre Mauriac,
Beauvoir, Duras, Breton, mais
aussi Borges, Capote, Miller, Sty-
ron… Madeleine Chapsal manie
avec brio l’art de l’interview. Tous
se confient à elle, parfois de ma-
nière intime. Avec elle, ils parlent
d’eux-mêmes et de leur relation à
l’écriture de manière singulière,
comme rarement ailleurs.
Madeleine Chapsal a déjà 48 ans
quand elle publie un premier ro-
man, Un été sans histoire, au Mer-
cure de France. Mais c’est seule-
ment à son départ de L’Express, à
la fin des années 1970, qu’elle dé-
cide d’écrire, et de ne plus cesser
d’écrire. Après Un homme infidèle
(Grasset, 1980), elle reste six ans
sans publier, ce qui ne lui arrivera
plus jamais. En 1986, La Maison
de jade (Grasset), une histoire
d’amour blessé, entre une femme
et un homme plus jeune, est un
énorme best-seller, qui lui per-
mettra de se faire construire une
maison à l’île de Ré – elle devra la
vendre des années plus tard, « un
gros chagrin ». Une deuxième
Madeleine Chapsal est née, plus
appréciée des lectrices que des
critiques littéraires, et aux anti-
podes des œuvres de ceux qu’elle
admirait naguère. La Maison de
jade, comme d’autres de ses ro-
mans, sera adaptée au cinéma.
Bien qu’ayant commencé tard,
elle a écrit plus de trente romans
et, en tout, quelque cent livres, es-
sais, romans, nouvelles, livres
pour enfants, poésie, théâtre.
« Mes amis se moquent de moi, ré-
pétait-elle volontiers, car, dès
qu’il m’arrive quelque chose, je fais
un roman. »
« Flamboyante et joyeuse »
Avant même ses grands succès de
librairie, elle était entrée, en 1981,
au jury Femina. Elle en a été exclue
en 2006. Dans son Journal d’hier
et d’aujourd’hui (Fayard, 2006),
elle faisait état, non sans ironie,
des délibérations du jury – ce qui
est contraire à ses statuts –, des
« petites manœuvres entre amies »,
et mettait en cause ses consœurs,
d’une manière qui a été jugée ca-
lomnieuse.
En dépit de cet épisode final, cel-
les qui ont siégé au jury en même
temps qu’elle, comme Christine
Jordis, ont passé des moments
agréables avec cette « tornade
rousse », tout en précisant qu’elle
ne lisait pas les livres qui pou-
vaient concourir et le revendi-
quait avec tranquillité. « Elle était
flamboyante, joyeuse, se souvient
Christine Jordis. Elle est même ar-
rivée un jour en déclarant, dans un
rire : “Mais, mes chéries, la littéra-
ture, ça fait longtemps que ça
n’existe plus”. »
De sa mésaventure au Femina,
elle a bien sûr tiré L’Exclusion A Paris, le 15 mars 2001. JOHN FOLEY/OPALE. PHOTO
(Fayard, 2007), qui est plus un
texte d’humour, et d’amour, 1ER SEPTEMBRE 1925
qu’un règlement de comptes, car Naissance à Paris Pourtant, en 2018, paraissait Sou- qui n’ont de Madeleine Chapsal
la semaine où elle a été exclue du 1947 Mariage avec Jean- venirs involontaires (Fayard), qui qu’une vague image de femme de
jury est mort Jean-Jacques Ser- Jacques Servan-Schreiber est bien un geste de mémoire, lettres écrivant des romans
van-Schreiber, auquel elle avait 1953 Entre à « L’Express » d’une femme refusant l’assigna- d’amour, il reste à découvrir une
consacré deux ans plus tôt un li- 1986 « La Maison de jade » tion à la vieillesse, « dans des caté- jeune femme rousse et vive, qui
vre émouvant L’Homme de ma (Grasset) gories fixées d’avance », mais pas n’avait pas peur de se mesurer à
vie (Fayard). 2018 « Souvenirs involon- un point final, puisqu’elle s’est Georges Bataille ou à Claude Lévi-
A ceux qui lui demandaient taires. Mémoires » (Fayard) mariée l’année suivante au Pouli- Strauss, pour les faire parler
d’écrire ses Mémoires, elle répon- 12 MARS 2024 Mort au guen (Loire-Atlantique), où elle vi- comme peu ont su le faire. p
dait que tout était dans ses livres. Pouliguen (Loire-Atlantique) vait une partie de l’année. A ceux josyane savigneau

Eric Carmen
Chanteur et musicien américain

C’
est l’un des slows les
plus fameux de la
décennie 1970, qui
n’en manque pas.
Un monument de mélo autocen-
tré pour affirmer que la solitude
est insupportable. Son auteur, le
chanteur américain Eric Carmen,
n’a reculé devant aucun effet la-
crymal : après une intro douce au
piano, il regrette son égoïsme
passé et constate que personne
ne répond à ses appels. Roule-
ment de batterie et la douleur ex-
plose au refrain avec ce cri : All by
Myself (« tout seul »).
La chanson, parue fin 1975, res-
tera comme le plus grand succès
d’Eric Carmen, mort « durant le
week-end des 9 et 10 mars », ainsi
que l’a annoncé son épouse sur le
site officiel du musicien. Il avait
74 ans. Les radios tournées vers le
patrimoine pop et la nostalgie
n’ont pas à prévoir d’hommage
car All by Myself n’a jamais quitté
leur programmation depuis près
de cinq décennies. Et le titre de-
vait revenir en force avec la re-
prise à réveiller les cœurs brisés
qu’en fit Céline Dion en 1996. La
mélodie du refrain est irrésistible,
et pour cause : elle est empruntée
au deuxième mouvement du
Concerto pour piano no 2 de Rach-
maninov. Un compositeur que
Carmen devait encore citer dans
son premier album solo, cette fois
le troisième mouvement de la
Symphonie no 2, pour Never
Gonna Fall in Love Again.
L’explication de cette passion
pour les adagios du grand « Rach »
est simple : né le 11 août 1949 à Cle-
veland (Ohio), Eric Carmen était
issu d’une famille de migrants
juifs russes. Une tante, violoniste
au très réputé orchestre local,
alors dirigé par George Szell, lui
avait enseigné cet instrument. Il
avait aussi reçu des leçons de
piano classique.
Cette mélomanie dont on
trouve donc trace dans ses chan-
sons – la version album d’All by
Myself, longue de plus de sept mi-
nutes,comporte un intermède
instrumental concertant après le
solo tranchant de slide du guita-
riste Hugh McCracken – ne résiste
pourtant pas à la British Invasion
qui déferle en Amérique au mi-
lieu des années 1960. Carmen,
dont la douceur vocale sera sou-
vent comparée à celle de Paul Mc-
Cartney, devient fan absolu des
Beatles et se met à la guitare pour
écrire des chansons pop.
Ou plutôt « power pop », selon le
mot forgé par Pete Townshend
11 AOÛT 1949 Naissance
à Cleveland (Ohio)
1970 Forme le groupe
The Raspberries
1975 Sortie du single « All by
Myself »
1977 Sortie de l’album
« Boats Against the Current »
9 OU 10 MARS 2024 Mort
En 1975, à Atlanta. TOM HILL/WIREIMAGE
(The Who), un courant qui s’im-
pose au début des années 1970 en
s’inspirant des Beatles qui vien-
nent de se séparer. Avec les Gal-
lois de Badfinger (auteurs eux
aussi d’un slow immortel, Wi-
thout You, popularisé en 1971 par
Harry Nilsson et repris
en 1994 par Mariah Carey) et,
outre-Atlantique, par Todd Rund-
gren ou les groupes Big Star et The
Raspberries.
Celui-ci est formé en 1970 à Cle-
veland par Eric Carmen avec le
guitariste Wally Bryson et le bat-
teur Jim Bonfanti, bientôt re-
joints par le bassiste Dave Smal-
ley. Signés chez Capitol, les
« Framboises » publient au prin-
temps 1972 un premier album qui
montre qu’ils ont effectivement
bien étudié le songwriting de
Lennon-McCartney (la splendide
ballade Don’t Want to Say Good-
bye et I Saw the Light) et de
Townshend (le hit Go All the Way,
qui entre dans le top 5 américain).
Jalousies, tensions et départs
Méprisés par les critiques,
comme c’est la règle pour le soft
rock à l’époque, The Raspberries
laisseront trois autres albums
renfermant d’autres joyaux à
(re)découvrir. Le délicieux Let’s
Pretend et Nobody Knows, sur
Fresh (1972) ou Ecstasy (comme
son nom l’indique) sur Side 3
(1973), alors que l’influence des
Beach Boys et de leurs harmonies
vocales (Overnight Sensation,
Cruisin’Music) dominent le chant
du cygne qu’est Starting Over
(1974). Toutes les chansons préci-
tées sont signées Eric Carmen,
star du groupe, qui ne résiste pas à
la tentation de faire bande à part.
D’autant que son groupe est déjà
miné par les jalousies, les ten-
sions et les départs.
Les Raspberries – qui se refor-
meront en 2004 – compteront
parmi leurs admirateurs un de
leurs principaux modèles, John
Lennon, et surtout Bruce Springs-
teen qui s’impose en 1975 avec
l’album Born to Run, en s’appro-
priant à son tour les formules du
producteur Phil Spector. Après le
carton d’All by Myself, Carmen ne
retrouvera qu’épisodiquement la
flamme. Il tente de rééditer le
coup en 1977 avec la ballade Boats
Against the Currents, soit la der-
nière phrase de Gatsby le Magni-
fique de Fitzgerald : « C’est ainsi
que nous nous débattons, comme
des barques contre le courant,
sans cesse repoussés vers
le passé. »
Une sentence finalement pré-
monitoire pour une deuxième
partie de carrière sans éclat, à l’ex-
ception d’It Hurts Too Much
en 1980 (un pastiche de Spector)
et de Hungry Eyes, un tube grâce à
sa présence dans le film Dirty
Dancing, en 1987. p
bruno lesprit
22 |
CULTURE
L’archet aérien
et rageur d’Anastasia
Kobekina
A 29 ans, la violoncelliste russe, installée en
Allemagne, publie son premier album, « Venice »,
un florilège musical autour de la cité des Doges
MUSIQUE CLASSIQUE
bruxelles - envoyée spéciale
F
roid, vent, pluie, le ciel
gris de ce 23 février dans
la capitale belge est « gai
comme le canal », comme
dirait Jacques Brel dans sa chan-
son Bruxelles. Mais les musiciens
de l’Orchestre national de Belgi-
que attendent un rayon de soleil :
la violoncelliste Anastasia Kobe-
kina, qui interprète le Concerto
pour violoncelle d’Edward Elgar
(1857-1934), les a rejoints pour la
générale du concert donné le soir
même dans l’écrin Art déco de la
salle Bozar. Fine, élégante, panta-
lon noir à pinces et chemise à pois
noir et blanc, la jeune femme âgée
de 29 ans, parfaitement franco-
phone, a d’abord installé un télé-
phone portable sur pied afin de
filmer la répétition.
Comme tous les jeunes musi-
ciens, Anastasia Kobekina est pré-
sente sur les réseaux sociaux.
SPÉCIAL
JEU
ACCESSOIRES
DE
MIROIR
+ CHIARA FERRAGNI,
D’UNE INFLUENCEUSE
PODCASTS
Le goût de M
EN VENTE DÈS DEMAIN
« Pour moi, c’est une manière d’hu-
maniser le rapport avec les gens,
de donner l’impression que l’on se
connaît, justifie celle qui avoue
suivre Beyoncé. Le seul danger est
que les musiciens deviennent plus
importants que les compositeurs.
Pour moi, les œuvres doivent gar-
der la première place. »
La violoncelliste a introduit la
longue déclamation tragique qui
ouvre l’œuvre d’Elgar dans le
sombre des doubles cordes. Un
saisissant mélange de puissance
et de délicatesse. Le compositeur
britannique a écrit ce concerto au
sortir de la première guerre mon-
diale en 1919, qui a été immorta-
lisé notamment par la blondeur
rayonnante de Jacqueline du Pré
(1945-1987). Une musique en état
d’urgence, qui témoigne des souf-
frances engendrées par le conflit.
« Elgar a écrit une des œuvres
essentielles de notre répertoire, qui
comporte seulement cinq ou six
grands concertos, explique Anas-
LA CHUTE
INSTAGRAM
@M_magazine
tasia Kobekina. Mais cette parti-
tion demeure pour moi une décou-
verte à chaque fois que je la joue,
en fonction des lieux, des orches-
tres et des chefs, ainsi que de l’évo-
lution de mon rapport à elle. »
Elle a récupéré son matériel en-
registreur, à l’instar d’un pêcheur
relevant ses casiers, puis a rejoint
sa loge, tandis que l’orchestre
poursuit avec Sibelius et sa Sym-
phonie no 5 sous la direction de Ja-
mes Feddeck. La musicienne vient
de sortir un premier disque chez
Sony Classical sobrement intitulé
Venice. Une rêverie musicale
autour de la ville italienne qu’elle a
découverte durant l’après-Co-
vid-19, une période où l’on pouvait
facilement se perdre dans le laby-
rinthe des rues, où le tourisme de
masse n’avait pas repris ses droits.
« C’est un disque nourri d’im-
pressions personnelles autour de
l’histoire de la ville, raconte-t-elle.
Au centre, il y a bien sûr Vivaldi.
Mais aussi des pièces contempo-
raines en dialogue avec l’époque
baroque. C’est le cas de Caroline
Shaw, dont Limestone & Felt uti-
lise des pizzicatos rappelant le
théorbe [sorte de grand luth]. A
Venise, la frontière entre le réel et
l’imaginaire est poreuse, et cette
fragilité m’a touchée. Quand je
suis repartie, j’ai failli pleurer sur le
quai de la gare. Comme quand on
quitte quelqu’un. »
Famille de musiciens
Anastasia Kobekina a aussi adjoint
à son programme de la musique
traditionnelle italienne ainsi
qu’une composition de son père,
Ariadne’s Lament, inspirée à Vladi-
mir Kobekin par le célèbre La-
mento d’Arianna de Monteverdi.
La jeune femme est née le
26 août 1994, à Ekaterinbourg
(Russie), dans une famille de musi-
ciens. « Mon père composait des
opéras dans une petite chambre,
ma mère enseignait le piano aux
enfants », précise-t-elle. Dotée
d’une énergie hors du commun,
l’enfant unique commence le
piano et le violoncelle à l’âge de
4 ans, donne son premier concert
public avec orchestre deux ans
plus tard. « J’adorais aussi le violon,
la danse, le chant. La musique était
pour moi une manière de vivre, une
langue. Tout enfant cherche
l’amour et l’attention, et c’était pour
moi une façon d’y parvenir. Mes pa-
rents jouaient à me filmer comme
une star », rapporte-t-elle amusée.
Dès l’âge de 9 ans, la fillette com-
prend qu’elle va devoir s’investir
davantage. Ce qui n’ira pas sans
frustration ni rébellion. Fini la
danse, l’équitation. « Les enfants
prodiges sont très soutenus en Rus-
sie, et il y a beaucoup de concours »,
affirme-t-elle. En 2006, le démé-
nagement à Moscou s’impose,
malgré l’avis défavorable des Ad-
ventistes du septième jour, dont la
famille fait alors partie. « J’ai
grandi avec la Bible et la prière.
Mais on a dû couper les ponts pour
que je puisse poursuivre mes étu-
des au conservatoire, plaide-t-elle.
Aujourd’hui, j’ai une relation très
personnelle avec le spirituel. Je ne
fais pas de shabbat. Mais je suis
toujours végétarienne. »
Anastasia Kobekina a été repérée
en France par le directeur du Festi-
val d’Auvers-sur-Oise (Val-d’Oise),
Pascal Escande. Elle n’avait pas
encore remporté le troisième prix
au Concours Tchaïkovski de
Moscou (2019). Subjugué « dès les
premières notes », le pianiste et
programmateur a été « saisi par
« Quand je suis
repartie de
Venise, j’ai failli
pleurer sur le quai
de la gare.
Comme quand on
quitte quelqu’un »
ANASTASIA KOBEKINA
violoncelliste
l’intense musicalité » de l’artiste,
« le timbre de son instrument,
son expression et tout simplement
son charisme », ainsi qu’il le
confiera en 2018 au Figaro.
Constat partagé quelques années
plus tard lors d’un fascinant
concert auversois : Anastasia Ko-
bekina et son visage irradié du
bonheur de la musique, silhouette
gracieuse d’elfe, archet à la fois ra-
geur et aérien, capable de gronder
et vibrer, tour à tour câlin et mutin
– à tous les sens du terme.
La musicienne n’est pas retour-
née dans son pays depuis l’inva-
sion de l’Ukraine par la Russie,
qu’elle a aussitôt vigoureusement
condamnée. Ce qui ne l’a pas em-
pêchée de voir certains de ses
concerts annulés en Suisse. « Par-
fois, j’arrête de lire les nouvelles,
car le fait d’être une spectatrice im-
puissante à changer les choses me
mine », déclare la jeune femme,
qui a quitté son pays il y a onze
ans et vit aujourd’hui à Francfort,
en Allemagne. Un choix mûri
après des années d’apprentissage
à l’Ecole centrale de Moscou, où
elle se battait avec les codes de
l’école de violoncelle russe.
Années d’apprentissage à Moscou
« Par mon physique, je ne peux pas
dire que je la représente, plaisante-
t-elle. On me disait que je n’avais
pas des bras mais des spaghettis,
qu’il fallait que je mange de la
viande. La plupart des étudiants
étaient des mecs et j’étais une pe-
tite fille. J’ai passé des années à
élargir ma palette dynamique.
Avant de comprendre que la force
d’un son ne dépend pas du poids
exercé sur l’archet, mais de la
faculté à se relâcher dans les mo-
ments les plus intenses. »
Des leçons acquises d’abord à
l’Académie Kronberg, en Allema-
gne, que dirigeait à l’origine le
grand Mstislav Rostropovitch
(1927-2007), puis au Conserva-
toire national supérieur de musi-
0123
VENDREDI 15 MARS 2024
Anastasia Kobekina,
à Berlin, en
avril 2023. JOHANNA
BERGHORN/SONY MUSIC
ENTERTAINMENT
que de Paris, dans la classe de
Jérôme Pernoo. « Il m’a apporté un
courant d’air frais, une grande li-
bération dans la manière de vivre
la musique, s’enthousiasme-t-
elle. Une joie du partage, de la
communication. »
Depuis septembre 2021, Anasta-
sia Kobekina joue avec un stradi-
varius prêté par une fondation
suisse, Habisreutinger, sise à
Saint-Gall. Un violoncelle de 1698,
le « De Kermadec Bläss », à qui son
propriétaire a donné le nom de
son chien préféré, un bouvier
d’Appenzell russel terrier. « Je
voyage toujours avec le violoncelle
et ne peux pas, par exemple, le lais-
ser à l’hôtel. Il est donc toujours sur
mon dos. Comme un gros bébé.
Sauf quand je peux prendre trois
jours à la maison, et vivre un peu
comme une personne normale. »
La rebelle est toujours là, qui
aime aussi jouer avec son image,
adoptant les codes pop-rock
décalés de la violoniste moldave,
Patricia Kopatchinskaja. C’est
ainsi que dans le court-métrage
Folia, tourné par Julien Hanck (à
partir des Folies d’Espagne de Ma-
rin Marais gravé dans l’album El-
lipses sorti en 2022 chez Mirare),
on la voit pieds nus en Perfecto
noir, dansant cheveux au vent la
nuit dans une ville aux lieux inter-
lopes. « La musique classique porte
le poids énorme de la tradition,
mais cela n’empêche pas de cher-
cher des îlots de créativité », af-
firme celle qui a trouvé dans la
musique contemporaine et le ré-
pertoire baroque une relation dé-
barrassée de la sédimentation ap-
posée sur les chefs-d’œuvre par les
très grands interprètes d’antan.
Liberté est le maître mot d’Anas-
tasia Kobekina pour les dix an-
nées qui viennent. « L’avenir n’est
pas planifiable et la pandémie
nous a montré qu’on ne pouvait
rien prévoir, énonce-t-elle. Alors il
ne faut pas arrêter d’être là et de
vivre au présent. » La musicienne
aime l’épreuve de vérité du rituel
des concerts. « Rien n’égale ces mo-
ments de magie où on se surprend
soi-même, affirme-t-elle, où l’on
communie avec les musiciens et le
public, mais aussi avec quelque
chose qui est plus grand que soi. » p
marie-aude roux
Disque : Venice, Sony Classical.
Concerts : le 9 juin au Festival
international de violoncelle
de Beauvais.
Les 27 et 28 juin au Festival
d’Auvers-sur-Oise (Val-d’Oise).

0123
VENDREDI 15 MARS 2024
Le plus beau manuscrit
du Moyen Age dévoile ses secrets
« Les Très Riches Heures du duc de Berry » fait l’objet d’une étude
par le Centre de recherche et de restauration des musées de France
PATRIMOINE
S L
on nom, Les Très Riches
Heures du duc de Berry, ne
vous évoquera pas forcé-
ment grand-chose. Pour-
tant, ce manuscrit français du
XVe siècle magnifiquement enlu-
miné a façonné notre imagerie du
Moyen Age – Disney s’est inspiré
de son iconographie pour les châ-
teaux qui trônent dans ses films
ou ses parcs d’attractions. Com-
posé en pleine guerre de Cent Ans
par trois frères, Herman, Jean et
Paul de Limbourg, sur commande
de Jean, duc de Berry, ce livre des-
tiné à suivre la liturgie catholique
compte, sur ses 206 feuillets au
format proche de notre A4, 66 il-
lustrations pleine page et de nom-
breuses autres enluminures plus
petites, entourées de textes reli-
gieux. Célèbre pour ses scènes
aristocratiques mais aussi pay-
sannes, le manuscrit fait depuis
un an l’objet d’une étude poussée
réalisée par le Centre de recherche
et de restauration des musées de
France, à la fois pour établir son
bilan de santé et pour percer les
secrets de sa fabrication.
Directeur du Musée Condé, au
château de Chantilly (Oise), où est
conservé Les Très Riches Heures
depuis le XIXe siècle, Mathieu
Deldicque n’hésite pas à dire que
« c’était un manuscrit à l’avant-
garde de l’art occidental au début
du XVe siècle ». Marie-Pierre Dion,
conservatrice générale chargée
des livres et des archives, souligne
que l’ouvrage était novateur pour
son époque, avec « ses mises en
page ou ses clairs-obscurs qui ont
impressionné ses contemporains.
Il a toujours inspiré un certain
respect mais sa qualité fait qu’il a
été beaucoup manipulé ».
Détails cachés sous la peinture
Même si la peinture est en bon
état, « certains signes de fatigue
nous ont inquiétés, poursuit
Marie-Pierre Dion. Nous avons
jugé qu’il fallait les documenter
pour ne pas que les choses s’aggra-
vent ». Dans la liste des problèmes,
l’usure et le craquèlement de cer-
taines zones cousues ainsi que des
salissures souillant les pages. Mais
le passage des Très Riches Heures
au Centre de recherche et de res-
tauration des musées de France
est surtout l’occasion de placer
l’ouvrage sous l’œil de la science,
en la personne d’Elisabeth Ravaud,
dont les outils d’imagerie scientifi-
que mettent à nu les peintures et
les dépouillent de leurs mystères.
La genèse du manuscrit est, en
effet, loin d’être claire à cause
d’une épidémie qui, en 1416, tua le
duc de Berry mais aussi les
Une « Gosse de riche » assagie au Théâtre de l’Athénée, à Paris
Portée par une distribution rayonnante, à l’instar d’Amélie Tatti dans le rôle-titre, l’opérette de Maurice Yvain souffre d’être un peu trop cadrée
OPÉRETTE
L’ intrigue de Gosse de riche,
l’opérette de Maurice
Yvain à l’Athénée-Théâtre
Louis-Jouvet, à Paris, jusqu’au
17 mars, est aussi difficile à suivre
que le développement d’un arbre
généalogique. D’ailleurs, la ba-
ronne qui en définit les tenants
et les aboutissants ne dit-elle pas
à celui qui se retrouve au centre
des (d)ébats, André Sartène, qu’il
ne saurait épouser celle dont il est
épris – une « gosse de riche » qui
n’en fait qu’à sa tête – parce que
celle-ci (Colette) étant la fille de
l’amant (le financier Patarin) de la
Le mois
de janvier,
dans le
manuscrit
du XVe siècle
« Les Très
Riches Heures
du duc
de Berry ».
ALAMY STOCK PHOTOS
Limbourg. Leur œuvre fut pour-
suivie au XVe siècle, par trois artis-
tes : un enlumineur connu sous le
surnom de « Maître de Bedford »,
Barthélemy d’Eyck et Jean
Colombe. Comment chacun des
six artistes travaillait-il ? Quels
pigments utilisait-il ? Les succes-
seurs des Limbourg s’appuyaient-
ils sur les dessins préparatoires
des trois frères ?
Pour tenter de répondre à ces
questions, Elisabeth Ravaud a
déjà mené deux campagnes
d’études sur 29 des grandes enlu-
minures. « Je n’ai utilisé que des
techniques non invasives, dit-elle.
Il n’était pas question de prélever
quoi que ce soit. » Dans l’arsenal
de la chercheuse restaient beau-
coup d’outils : lumière rasante, in-
frarouges, ultraviolets, microsco-
pie, ainsi que différents types
d’analyse spectrale.
Des détails cachés sous la pein-
ture, insoupçonnés, passionne-
ront les spécialistes de l’art. Les in-
frarouges, explique Elisabeth
Ravaud, « traversent la matière
maîtresse (Nane) de Sartène, ce se-
rait « plus ou moins de l’inceste » ?
Pour s’y retrouver dans cette
partie de dominos amoureux,
on serait tenté de noter qui fait
quoi avec qui, ou plutôt qui est
amené à le faire par la reine des
entremetteuses (la baronne
Skatinkolowitz), dont le seul ob-
jectif est de percevoir 20 % de cha-
que relation, fictive (un « mari de
location », Léon Mézaize) ou réelle
(la commande du portrait de Pa-
tarin à Sartène, artiste sans
le sou). Et, du même coup, fixer
sur le papier, pour mémoire, quel-
ques savoureuses répliques, par-
lées ou chantées.
« Je n’ai
utilisé que
des techniques
non invasives »
ÉLISABETH RAVAUD
ingénieure de recherche
picturale et permettent d’accéder
aux couches profondes et aux
dessins préparatoires réalisés au
carbone. J’ai ainsi pu constater
qu’il y avait énormément de repen-
tirs », des motifs dessinés qui ont
disparu lors de la mise en pein-
ture. Ainsi, sur un mur de château,
on n’a pas cru bon de peindre une
construction en saillie, peut-être
parce qu’il s’agissait de latrines en
encorbellement… Et dans la pre-
mière grande enluminure, qui
montre le duc de Berry recevant
des invités à sa table pour la nou-
velle année, l’habit bleu azur d’un
aristocrate est orné d’un rang
d’anneaux dorés. Mais trois rangs
Le livret de Jacques Bousquet et
d’Henri Falk ne connaît aucun
creux dans la repartie spirituelle.
Au comique des origines (1924),
Les Frivolités parisiennes ont
ajouté des clins d’œil à destina-
tion du public d’aujourd’hui,
de « Bonjour tristesse ! » (Sagan) à
« Je vous ai compris ! » (De Gaulle).
Vision sophistiquée
L’action a aussi changé d’époque.
Si certains noms (Picasso-Picabia)
débités dans des airs aux allures
de chanson renvoient toujours
aux Années folles, les costumes
et la scénographie, fondée sur le
jeu des lumières, évoquent plutôt
figuraient dans le dessin sous-
jacent. L’étude de l’œuvre met
aussi en évidence les différences
de technique et de palette entre
les artistes – à l’exception des
frères Limbourg. Ainsi, lorsque
Jean Colombe reprend Les Très
Riches Heures entre 1485 et 1489,
« on n’a pas les mêmes pigments
que chez les Limbourg, qui utili-
saient beaucoup le lapis, très cher,
pour leur bleu, note Elisabeth
Ravaud. Sans doute le mécène de
Colombe était-il moins riche, car
chez lui on trouve, pour le bleu, de
l’azurite assez abondante plus ou
moins combinée avec du lapis ».
Une troisième campagne
d’études aura peut-être lieu au
printemps. Puis les cahiers des
Très Riches Heures seront déreliés
pour restauration. Entre juin et
octobre 2025, le Musée Condé en
profitera pour présenter
plusieurs feuillets de ce manus-
crit que, selon Mathieu Deldicque,
« tout le monde réclame mais que
personne ne voit ». p
pierre barthélémy
les années 1960. De décor, il n’est
pas vraiment question. Un ta-
bleau recouvert d’un drap blanc
au premier acte, qui se déroule
dans l’atelier d’André Sartène, un
cadre pour figurer une fenêtre
ouverte sur la nature bretonne
dans la propriété de la baronne au
deuxième acte, et un cadre mini-
maliste au troisième…
La mise en scène de Pascal Ney-
ron semble refléter la dualité du
métier de « photo-peintre » exercé
par André Sartène. Elle fixe les per-
sonnages dans des poses photo-
graphiques qui se dégagent d’un
fond coloré. En dépit des chorégra-
phies de type cabaret (Aure Wach-
« Woke », la sauvage
liberté du théâtre selon
Virginie Despentes
Pour sa première mise en scène, l’autrice
a coécrit une pièce viscéralement politique,
inégale, qui se termine en transe
THÉÂTRE
e besoin de poésie de Virgi-
nie Despentes ne saurait
être rassasié ? Le nôtre non
plus. Cette évidence triomphe au
bout des deux heures quinze que
dure Woke, présenté au Théâtre
du Nord, à Lille. L’argument est le
suivant : quatre auteurs se réunis-
sent pour écrire une pièce dont
le sujet pourrait être la liberté de
créer dans un contexte d’oppres-
sion généralisée. Canapé, table de
travail, ordinateurs : la représen-
tation démarre si sagement qu’on
se demande si Despentes (qui
la met en scène, et c’est une pre-
mière) n’a pas renoncé à son âme
de rockeuse. Un doute que la suite
dissipera, même s’il faut attendre
le dernier quart d’heure pour voir
la salle s’enflammer.
Coécrite à quatre mains (par Ju-
lien Delmaire, Virginie Despen-
tes, Anne Pauly et Paul B. Pre-
ciado), la pièce est d’une subtilité
qui s’apprécie surtout après coup.
Sa structure en béton armé fait
(presque) oublier l’absence de
théâtralité, cette science alchimi-
que du rythme et de l’espace, des
corps et des mots qui transforme
le plomb en or. Quitte à perdre
quelques spectateurs en route,
Virginie Despentes fait mieux
qu’assumer l’amateurisme de sa
mise en scène, elle la contourne.
Et dynamite la componction d’un
théâtre normé en le propulsant,
certes un peu trop tardivement,
vers des horizons libérateurs.
Insurrection des imaginaires
Clay, Juliette, Suzanne et Joachim
(respectivement doubles de Pre-
ciado, Pauly, Despentes et Del-
maire) se débattent avec la com-
mande passée par un directeur,
viré entre-temps, et remplacé par
un patron rétrograde qui leur pré-
férerait des danses folkloriques.
Comment accorder les désirs dra-
maturgiques de chacun pour im-
poser, dans une société qui rêve
d’ordre et de moralité, l’irrévé-
rence des queers, des trans ou des
lesbiennes ? Comment faire en-
tendre la parole des « woke » ?
La pièce (et le spectacle) patine,
patauge, s’enlise dans les impas-
ses et les entraves des écrivains.
Un goût d’échec et de défaite rési-
gnée, qui génère une drôle de neu-
rasthénie, à laquelle n’échappe
pas le public. Le théâtre semble
être domestiqué et soumis à des
lois immuables. Elles sont, en vé-
rité, celles des dominants, ici in-
carnés par des journalistes agres-
sifs jusqu’à la caricature, convain-
cus de leurs opinions étriquées
et dont les questions en rafale
n’appellent pas de réponse.
ter) qui le traversent, le plateau ap-
paraît dans une nudité aussi peu
voilée que celle d’André Sartène,
vêtu d’un simple tablier, au début.
Très sophistiquée, à la limite de
l’abstraction, la vision de l’opé-
rette par Pascal Neyron paraît très
éloignée de la fantaisie qui en a fait
le succès. Celle-ci est néanmoins
restituée avec soin et créativité par
l’orchestre des Frivolités parisien-
nes et par une distribution où cha-
cun rayonne. Brièvement pour
Charles Mesrine (Mézaize, joli-
ment emprunté), Julie Mossay
(Nane, tout feu tout flamme) et
Lara Neumann (Suzanne Patarin,
éruptive). A de multiples reprises
culture | 23
L’émancipation
étant la raison
d’être même
du spectacle,
les discours
se font incisifs
Mais Virginie Despentes n’est
pas là pour se justifier ou rendre
les armes face aux esprits réac-
tionnaires. Petit à petit, elle ren-
verse la table des clichés à force de
sorties de routes savamment or-
chestrées. Le décor s’ouvre sur un
podium. L’espace s’aère, avant de
se transformer en une « chambre
à soi » à la Virginia Woolf. Des per-
sonnages improbables font irrup-
tion. Un homme affublé d’une
longue queue, une drag-queen,
autant de créatures fictionnelles
sorties du cerveau des auteurs et
qui vivaient, jusque-là, enfermées
dans leurs pages ou leurs fantas-
mes. Leur intrusion sur le plateau
(celle notamment de Soa de Muse,
égérie drag-queen magnétique)
est un appel fervent à l’insurrec-
tion des imaginaires. Woke s’af-
franchit, l’émancipation étant la
raison d’être du spectacle. Les dis-
cours se font incisifs. « Les “gilets
jaunes”, c’était le #metoo de l’éco-
nomie » est une formule parmi
des dizaines d’autres qui rappel-
lent la nature viscéralement poli-
tique et inaliénable des auteurs.
Avec ces héros de papier qui
prennent le pouvoir au point
de se substituer aux écrivains,
c’est un théâtre d’une sauvage li-
berté qui dicte désormais les rè-
gles. Il vagabonde en terre piran-
dellienne, entre réalité et oni-
risme, royaume des vivants et des
morts, pamphlet et poésie,
concert et agora. Un personnage
sans papiers pourchassé par
la police a « l’obligation de quitter
le domaine littéraire français » ?
C’est dire si Virginie Despentes et
ses acolytes prennent au sérieux
les restrictions de liberté qui pè-
sent sur l’art. Face à un climat dé-
létère et anxiogène, un seul mot
d’ordre : « C’est ici que l’amour
commence » est le leitmotiv final.
Il ne se dit pas, il se hurle en musi-
que dans une salle noyée de fumi-
gènes où, du plateau aux gradins,
tout le monde danse. Ce n’est plus
du théâtre, c’est de la transe. p
joëlle gayot
Woke, de Julien Delmaire,
Virginie Despentes, Anne Pauly,
Paul B. Preciado. Mise en
scène de Virginie Despentes.
Théâtre du Nord, Lille. Jusqu’au
16 mars. Theatredunord.fr
pour Marie Lenormand (baronne
capable de mettre orchestre et pu-
blic dans sa poche), Philippe Bro-
card (Achille Patarin, à la large pa-
lette d’expressions) et Amélie Tatti
(Colette flamboyante), dont l’en-
trée en Lara Croft apporte le grain
de folie qui manque parfois à cette
production très sage. p
pierre gervasoni
Gosse de riche, de Maurice Yvain
par Les Frivolités parisiennes.
Athénée-Théâtre Louis-Jouvet,
Paris 9e. Jusqu’au 17 mars. Athenee-
theatre.com ; le 22 mars, à l’Opéra
de Compiègne (Oise) ; le 24 mars,
à l’Opéra de Reims (Marne).
24 | télévision
Douze jours dans la vie de l’assassin d’Abraham Lincoln
Le récit de la traque de John Wilkes Booth, incarné par Anthony Boyle, hésite entre suspense et analyse historique
APPLE TV+
À LA DEMANDE
SÉRIE
L
e vendredi 14 avril 1865,
John Wilkes Booth
entrait dans la loge du
président Abraham
Lincoln au Théâtre Ford de
Washington et lui tirait une balle
dans la tête. En sautant sur la
scène pour déclamer, devant le
public, « Sic semper tyrannis » (« il
en va toujours ainsi pour les
tyrans », parole attribuée à
Brutus au moment de l’assassi-
nat de César), Booth se cassa la
jambe. Le 26 avril, réfugié dans
une grange à tabac de Virginie, il
était tué – malgré la consigne de
le prendre vivant – par un soldat
de l’Union, victorieuse de la
guerre de Sécession.
L’histoire de ces douze jours est
presque aussi familière au public
américain que celle des heures
qui séparèrent l’arrestation de
l’assassin de John F. Kennedy, Lee
Harvey Oswald, de son propre
assassinat par Jack Ruby.
Lois vieilles comme le cinéma
Manhunt, la série de Monica
Beletsky, cherche sa raison d’être
dans la similitude entre cette
tentative de remettre en cause par
la violence le verdict du suffrage
universel (Lincoln, victorieux du
Sud sécessionniste, venait d’être
Florent Pagny dégaine son « arme fatale », sa voix, pour « retrouver sa voie »
Réalisé à partir d’une centaine d’heures de conversations avec l’écrivaine Emmanuelle Cosso, le film fait la part belle à des archives inédites
FRANCE 3
VENDREDI 15 - 21 H 10
DOCUMENTAIRE
F lorent Pagny est à l’origine
de la centaine d’heures
d’enregistrements audio
qui sert de matière première au
documentaire Florent raconte
Pagny. Dans ce film, enrichi d’ar-
chives souvent inédites – en
studio, en répétition, en famille –,
le chanteur revient avec franchise
sur son parcours marqué par la dé-
couverte, à 11 ans, de son « arme fa-
tale » : sa voix. Au départ, il n’était
GRILLE N° 24 - 064
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I en cartes. Facilitent l’évacuation
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 063
HORIZONTALEMENT I. Echauguettes. II. Daum. Allaise. III. Ussel. Nets.
IV. Lessivages. V. CEA. Asarets. VI. Rail. Na. Rt. VII. Radinent. Ber.
VIII. Enserre. Déni. IX. Es. Naissante. X. Sent. Es. Ciel.
VERTICALEMENT 1. Edulcorées. 2. Casée. Anse. 3. Hussards. 4. Ames.
Aient. 5. Li. INRA. 6. Ga. Valérie. 7. Ulnas. Ness. 8. Elégant. 9. Tâtera. Dac.
10. Tisse. Béni. 11. Es. Trente. 12. Semestriel.
John Wilkes Booth (Anthony Boyle) et David Herold (Will Harrison). APPLE TV+
réélu et la majorité républicaine
reconduite au Congrès) et celle
que les Etats-Unis ont connue le
6 janvier 2021.
Cette préoccupation didactique
est enrobée d’une narration qui
(sous ses apparences fragmen-
tées) obéit à des lois vieilles
comme le cinéma : au narcissisme
criminel de Booth (Anthony
Boyle) s’opposent la rectitude mo-
rale et la ténacité du secrétaire à la
guerre, Edwin Stanton (Tobias
Menzies), chargé de la traque.
pas question de faire un film, mais
un livre (Pagny par Florent, Fayard,
2023) rédigé par son amie la ro-
mancière et parolière Emma-
nuelle Cosso. Sur une idée de Lau-
rent Delahousse, la mise en ima-
ges a ensuite été coréalisée avec un
spécialiste des biographies, Erwan
L’Eléouet, rédacteur en chef de la
collection « Un jour, un destin ».
Il n’était pas question non plus
de parler de la maladie (huit minu-
tes dans le film), mais de marquer
les 60 ans de celui qui est né le
6 novembre 1961 : le chanteur et
l’écrivaine ont commencé à enre-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
Si Anthony Boyle est remarqua-
ble et impitoyable dans sa
composition, n’offrant aucune
chance de rédemption à son per-
sonnage de comédien qui se
prend pour un des modèles de
Shakespeare – Coriolan ou
Henry VI –, le portrait d’Edwin
Stanton que tire Tobias Menzies
est plus convenu, ennuyeux,
parfois. L’acteur britannique, que
l’on a vu en Philip d’Edimbourg
dans The Crown, exhibe une rigi-
dité impénétrable, à peine ébré-
gistrer leurs conversations en jan-
vier 2021 – jusqu’en février 2023 –,
alors qu’il a appris être atteint d’un
cancer en décembre 2021.
Guerre avec le fisc
Cela posé, les téléspectateurs de-
vraient être happés – malgré un
commentaire un peu lourd – par
le suspense de la première sé-
quence, tournée le 14 juin 2003 au
Stade de France, où Johnny Hally-
day donne un concert. Florent Pa-
gny doit y chanter. Mais alors que
la caméra le filme de dos, pressant
le pas, quelques secondes avant
HORIZONTALEMENT
I. Quittent le sentier du GR pour faire
un petit tour. II. Enlumine comme
au Moyen Age. Où vont ses élèves
depuis qu’elle est fermée ? III. Hé-
roïne de l’abbé Prévost. Débarrassé
12
de tout le superflu. IV. Met la France
des eaux. V. Enfants de la famille.
Interjection. Demi tour. VI. Bon gros
paresseux. Personnel. A prendre pour
aller plus loin. VII. Travail en profon-
deur peu apprécié des jardiniers.
VIII. Doublé romain. Mises en boîte.
Réfléchis au pour et au contre.
IX. Murmura mélodieusement.
Dame de la côte. X. Choisir de rester
sur place.
VERTICALEMENT
1. Même s’ils rallongent, ils donnent
des idées de petitesse. 2. Le lien entre
le symbolique et le réel selon Lacan.
3. Ses pattes sont rouges, sa huppe
est noire. Base de l’édifice. 4. Toujours
moi. Avide au gain, mais pas bien
futé. 5. Offre à boire à tout le monde.
Ouvre ses bras à Evreux. 6. Renforce
le montage. Travaillent sur la pièce.
7. Pays sous le voile. En liberté.
Propos puéril. 8. Mise au secret.
Maintient l’écartement. 9. Délicat et
vaporeux. 10. Nécessaire d’en lâcher
pour avancer. Attaqués et atteints.
11. Occupa son esprit. Pour séduire
une vierge. 12. Travaille en périodes
de récoltes.
chée par sa maladie (le vrai
Stanton était asthmatique).
Alors qu’Anthony Boyle
ressemble de manière frappante
aux portraits de John Wilkes
Booth, la créatrice et les
maquilleurs n’ont pas osé faire à
Tobias Menzies la tête de l’emploi
(chauve, rondouillard, affligé
d’une interminable barbe
fourchue, l’Edwin Stanton de
1865 aurait pu servir de modèle
au Prof de Walt Disney). Le per-
sonnage garde ici la physiono-
sa montée sur scène, il se perd
dans les coursives…
La suite, chronologique, débute
par le Noël 1990 en famille à Saint-
Rémy-de-Provence (Bouches-du-
Rhône). Le scénario s’articule
autour des grandes rencontres ar-
tistiques, depuis le conservatoire
de Levallois (Hauts-de-Seine), son
tube N’importe quoi (1987), qui le
catapulte, à 26 ans, en haut du
Top 50 ; puis Jean-Jacques Gold-
man, Luciano Pavarotti, jusqu’à
Calogero et Pascal Obispo, dont il
salue à plusieurs reprises le talent.
En parallèle, le chanteur insiste
SUDOKU
N°24-064
3 4
4 4
7 3
9 5 1 grille avec des chiffres
6 2 7 9 Chaque chiffre ne doit
5 8
7 2 1
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Chaque jeudi,
le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
mie martiale et le maintien
stoïque d’un shérif de télévision
des années 1960.
C’est quand la série s’aventure
dans les zones grises de l’histoire
– le traitement des suspects par
les autorités fédérales, les efforts
de l’establishment politico-fi-
nancier pour neutraliser les
effets de l’abolition – qu’elle se
fait passionnante.
On verra ainsi les complices de
Booth passer toute leur détention
la tête couverte d’un sac de toile,
en une impressionnante prémo-
nition de Guantanamo, ou le dé-
sarroi d’une jeune esclave affran-
chie lorsque le président Johnson,
arrivé à la Maison Blanche par la
grâce de John Wilkes Booth, révo-
que la mesure prise par Lincoln
qui accordait à chaque Afro-Amé-
ricain libéré quarante acres de
terre et une mule.
Cette aspiration à la complexité
se heurte au mécanisme mani-
chéen de la traque. Le plus
souvent, il faudra, pour complaire
aux créateurs, frissonner à un
suspense dont l’issue est connue
depuis un siècle et demi. p
thomas sotinel
Manhunt, de Monica Beletsky
d’après l’ouvrage de James
L. Swanson (EU, 2024, 7 × 55 min).
Avec Tobias Menzies, Anthony
Boyle, Lovie Simone, Matt Walsh,
Hamish Linklater, Will Harrison.
sur l’équilibre que lui apportent
ses proches. De son idylle avec
Vanessa Paradis, il rappelle la vio-
lence des critiques et « la loose »
après son départ. Jusqu’à ce qu’il
rencontre Azucena Caamaño au
printemps 1993. Elle et l’Argentine
vont occuper une place prépon-
dérante. Leur mariage, filmé le
13 mai 2006, avec Kad Merad en
maître de cérémonie et poncho
gris, est un des grands moments
du documentaire. Avec, dans un
autre style, le retour détaillé sur sa
« guerre de quatre ans » avec le
fisc, qui s’est achevée par la relaxe
5 1 6 3
8 2 3 6
7 4 9 8
1 3 6 5 7 1
1 8 4 7
6 7 9 3 2 5
3 9 1 2
2 7 5 4
6 8 9 5
6 Difficile
Complétez toute la
allant de 1 à 9.
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3 6 8 1
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Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,
Afrique CFA autres 3600 FCFA.
DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,
TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,
Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH,
Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
Grande-Bretagne 5,6 £,
Débarrassé de toute opposition,
le président russe devrait être
largement réélu le 17 mars.
Comment Vladimir Poutine
a-t-il étendu son emprise
sur la société ?
Les analyses de la presse
officielle, mais aussi
des médias en exil.
0123
VENDREDI 15 MARS 2024
NOTRE
SÉLECTION
V EN D R ED I 1 5 M A RS
OCS Max
Effacer l’historique
15.55 Benoît Delépine et Gustave
Kervern réunissent trois victimes
des GAFA (Blanche Gardin, Corinne
Masiero et Denis Podalydès) pour
une croisade contre l’intelligence
artificielle. La conjonction de
leurs destins illustre avec humour
les maux d’un nouveau monde.
France 5
Merci pour le chocolat
21.10 Claude Chabrol transpose
en Suisse un roman de Charlotte
Armstrong. L’intrusion d’une jeune
fille dans la famille d’un pianiste
et de sa femme réveille des
souvenirs autour d’un crime ancien.
Arte
P. J. Harvey à l’Olympia 2023
00.40 Une captation du dernier
concert parisien de la chanteuse
britannique, donné en octobre 2023.
Elle y présentait son album I Inside
the Old Year Dying, et revisitait
une dizaine de titres de sa carrière.
Prime Video
American Fiction
A la demande Sorti en toute
discrétion fin février sur la plate-
forme, le premier film de Cord
Jefferson (Oscar de la meilleure
adaptation) déconstruit habilement
les stéréotypes raciaux dans
le monde feutré de l’édition.
du chanteur, le 27 janvier 2005,
par la cour d’appel de Versailles.
En 2013, Christophe Cirillo lui
écrit Les Murs porteurs. En
juillet 2023, Florent Pagny inter-
prète ce titre à Louans (Indre-et-
Loire). « Des amis en béton » est
devenu « Un public en béton/ Pour
tenir la longueur/ Pour conjurer le
malheur/ Et retrouver sa voie. » Sa
voix ? Il ne l’a jamais perdue. p
catherine pacary
Florent raconte Pagny,
d’Emmanuelle Cosso et Erwan
L’Eléouet (Fr., 2023, 90 min).
est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
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(prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
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Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
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Par courrier électronique :
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7 Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
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Origine du papier : UK, France.
Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0,0083 kg/tonne de papier

0123
VENDREDI 15 MARS 2024
« Résistance » du Hamas :
Judith Butler ravive
la polémique à gauche
Les propos, tenus à Pantin, par la philosophe américaine,
qui refuse de parler d’attaque terroriste ou antisémite au
sujet du 7 octobre 2023, ont déclenché de vives critiques,
dénonçant notamment une « faillite morale »
ENQUÊTE
L
a philosophe américaine Ju-
dith Butler, figure embléma-
tique des études de genre,
ravive la polémique au sein
de la gauche, qui se déchire
toujours sur les massacres
commis le 7 octobre 2023 par le Ha-
mas en Israël. Elle a affirmé le 3 mars
à Pantin (Seine-Saint-Denis), lors
d’une table ronde, que ces attaques
relevaient de la « résistance ». Son in-
tervention à Pantin a rapidement
suscité de vives réactions après la
diffusion sur les réseaux sociaux de
différents extraits.
Professeure émérite à l’université
de Californie à Berkeley, elle se
trouve actuellement en France à
l’invitation du Centre Pompidou.
Depuis la rentrée 2023, l’institution
organise autour de sa venue un
vaste cycle de rencontres, qui se
terminera en avril. La table ronde
de Pantin ne relevait cependant pas
de cette programmation.
Le public réuni à l’espace associa-
tif des Relais solidaires a réservé à
l’universitaire américaine un ac-
cueil digne d’une « rockstar », selon
l’expression d’une des modératri-
ces de la soirée. Le prestige dont
jouit Judith Butler dépasse en effet
le monde académique, et s’étend
jusqu’aux milieux militants de la
gauche et féministes. Son ouvrage
Trouble dans le genre (La Décou-
verte, 2005, parution originale en
anglais en 1990) fait aujourd’hui
largement référence et reste un
moment fondateur de la théorie fé-
ministe et queer. La philosophe
juive américaine est également
bien connue pour son engagement
au sein de la gauche radicale, et
mène depuis plusieurs années une
critique sévère de l’Etat d’Israël,
ainsi que du sionisme.
Au cours des deux heures de dis-
cussion, la philosophe est revenue
sur ce qui constituerait selon elle la
véritable nature des attentats du
7 octobre. Elle les a décrits comme
un « soulèvement », qui ne saurait
être assimilé à un « acte terroriste »
ou à une « attaque antisémite ». A
travers cet « acte de résistance »,
c’est l’Etat d’Israël qui était pris
pour cible, a-t-elle jugé. Judith But-
ler a ajouté qu’elle n’avait pas
« aimé » ces attaques, qu’elle les
avait trouvées « angoissantes ». Ce-
« BUTLER RENONCE
À SA PROPRE
INTELLIGENCE
AU NOM
D’UN OBJECTIF
POLITIQUE »
AURÉLIE FILIPPETTI
directrice des affaires
culturelles
de la Ville de Paris
pendant, « il serait idiot pour moi
d’affirmer ensuite que la seule vio-
lence survenue sur cette scène » vi-
sait les Israéliens, car les Palesti-
niens en sont victimes « depuis des
décennies ». S’adressant à la salle,
elle a prédit qu’elle serait bientôt
attaquée pour avoir tenu ces pro-
pos, « mais vous me défendrez »,
une remarque aussitôt suivie de
généreux applaudissements.
Judith Butler s’est également ex-
primée sur les viols perpétrés le
7 octobre, affirmant que « si ces al-
légations sont documentées, nous
déplorons » ces actes, mais « nous
insistons pour voir cette documen-
tation ». Et de souligner que 70 %
des victimes de l’opération mili-
taire déclenchée par Israël à Gaza
étaient des femmes et des enfants,
leur mort et leurs souffrances
constituant « un enjeu féministe, un
enjeu queer ».
Dans une tribune publiée le
11 mars par Mediapart, la philoso-
phe ne renie rien de ce qu’elle a af-
firmé devant un public acquis à sa
cause. « Résistance » est toujours le
mot qui convient, selon elle, pour
parler du 7 octobre. « Cela ne signi-
fie en aucun cas que je soutiens les
actions du Hamas ou que je consi-
dère que leurs actions sont justi-
fiées, précise-t-elle toutefois. Toutes
les formes de “résistance” ne sont
pas justifiées, et certaines, comme
celles-ci, appellent véritablement
une condamnation. »
Si Mme Butler avait distillé le doute,
à Pantin, quant à la réalité des viols
commis par le Hamas le 7 octobre,
elle reconnaît dans sa tribune que
de tels crimes, « graves et inexcusa-
bles », ont été perpétrés. Le rapport
d’enquête publié le 4 mars par
l’ONU à ce sujet aurait achevé de la
convaincre, alors que de multiples
preuves existaient déjà. La philoso-
phe concède enfin que l’on peut
« clairement entendre de l’antisémi-
tisme dans les enregistrements qui
nous sont parvenus », mais elle n’y
voit qu’une réalité marginale, le Ha-
mas cherchant avant tout à « défier
une puissance militaire coloniale ».
L’événement devait à l’origine
avoir lieu en décembre 2023 au Cir-
que électrique. La Mairie de Paris,
qui subventionne ce lieu à hauteur
de 160 000 euros par an, l’a cepen-
dant annulé, ne souhaitant pas être
associée à une rencontre organisée
notamment par le collectif Guerre
permanente ou paix révolution-
naire, dont la cofondatrice du Parti
des indigènes de la République
Houria Bouteldja est proche.
L’autrice de Les Blancs, les Juifs et
nous (La Fabrique, 2016), connue
pour ses thèses identitaires et ra-
cialistes, était d’ailleurs présente à
Pantin. Judith Butler l’a décrite
comme une « féministe musul-
mane bien connue et admirée », vic-
time de « persécution ».
« APPROCHE RÉDUCTIONNISTE »
L’Union juive française pour la paix,
le Nouveau Parti anticapitaliste, les
collectifs Tsedek, Révolution perma-
nente, Action antifasciste Paris-Ban-
lieue et le média décolonial Paroles
d’honneur ont également participé
à l’organisation de cette rencontre
qui a fait salle comble. Elle était entre
autres animée par une grande figure
du décolonialisme, la politiste Fran-
çoise Vergès. Trois élus de La France
insoumise étaient également pré-
sents : les députés Danièle Obono et
Thomas Portes, ainsi que l’eurodé-
puté Younous Omarjee. Paroles
d’honneur héberge sur sa chaîne
YouTube la vidéo de l’événement.
Au vu des propos de Judith Butler,
la directrice des affaires culturelles
de Paris, Aurélie Filippetti, se trouve
aujourd’hui « confortée » dans la dé-
cision prise par la Ville d’annuler
l’événement initialement prévu
dans la capitale. Elle se dit « très dé-
çue » par la philosophe américaine
et « horrifiée par ses déclarations,
qui sont profondément contraires à
un courant philosophique auquel je
croyais qu’elle s’identifiait, favorable
à l’émancipation, contre l’homo-
phobie, l’antisémitisme et le
sexisme ». L’ancienne ministre de la
culture estime que Judith Butler
« renonce à sa propre intelligence au
nom d’un objectif politique ».
Codirecteur de l’Observatoire de
l’Afrique du Nord et du Moyen-
Orient à la Fondation Jean Jaurès,
David Khalfa inscrit cet épisode
dans la longue histoire de la gauche
radicale et de sa tendance à occulter
les crimes de ceux dont elle partage
le combat. Dans un article publié le
IDÉES
15 octobre 1972 dans le journal
maoïste La Cause du peuple, Jean-
Paul Sartre a par exemple excusé
les attentats du groupe palestinien
Septembre noir, en expliquant que
« les opprimés » « n’ont pas d’autre
arme » que le terrorisme. Pour Da-
vid Khalfa, « une partie de la gauche
utilise un prisme post-colonial. Is-
raël devient dans ce cadre l’incarna-
tion par excellence de l’oppression
coloniale. Cette approche réduc-
tionniste contribue à déshumaniser
les juifs et à en faire l’archétype
d’une élite blanche privilégiée, puis-
sante et manipulatrice ».
Judith Butler est, pour David
Khalfa, aveuglée par le paradigme
décolonial et ne parvient pas à voir
la violence du « colonisé » pour ce
qu’elle est, couvrant de son auto-
rité certaines dérives de la gauche
radicale. « Nos concitoyens juifs se
trouvent désormais confrontés à un
antisémitisme d’atmosphère qui est
la résultante d’une confluence des
haines anti-juifs. Ses ressorts idéolo-
giques et sociologiques sont dissem-
blables, mais ses effets sont cumula-
tifs et rendent l’air irrespirable », dé-
plore M. Khalfa.
Emmanuel Debono, historien à la
Ligue internationale contre le ra-
cisme et l’antisémitisme (Licra), re-
grette d’entendre une intellectuelle
reçue au sein de nos institutions les
plus prestigieuses tenir de tels pro-
pos. « Judith Butler justifie la vio-
lence du Hamas en employant à son
sujet le terme de résistance », ce qui
relève selon lui d’une « faillite mo-
rale ». « Les faits se sont produits il y
a cinq mois, chacun a pu se docu-
menter sur l’étendue des crimes con-
tre l’humanité commis, y compris
des viols. » L’antisémitisme du Ha-
mas ne fait par ailleurs pas de
doute : « Pour cette organisation,
poursuit-il, il ne peut pas y avoir de
société juive au Proche-Orient. » Dé-
noncer tant le 7 octobre que la crise
humanitaire provoquée par l’atta-
que israélienne contre Gaza devrait
être possible, observe l’historien.
Dans une tribune au Monde, la
sociologue Eva Illouz estime pour
sa part que cette affaire expose les
« JE PARTAGE
L’ANALYSE
DE BUTLER, MÊME
S’IL ME SEMBLE
QUE CE N’EST PAS LE
MOMENT DE PARLER
DE RÉSISTANCE »
ANNIE ERNAUX
Prix Nobel de littérature
| 25
« supercheries » auxquelles se livre
Judith Butler. La première portant
sur la vacuité de son engagement
en faveur des femmes : « L’indé-
cence avec laquelle [elle] a traité la
mémoire de femmes torturées et
violées (…) la disqualifie d’être
comptée parmi les féministes. »
« Appeler des fondamentalistes san-
guinaires des résistants », s’indigne
la sociologue, « c’est effacer toute
distinction » entre les différents
courants qui traversent la société
palestinienne, notamment « entre
ceux qui sont prêts au combat jus-
qu’à la mort et ceux qui espèrent en-
core voir ces deux peuples vivre côte
à côte ». Et de conclure que « la plus
grande supercherie est celle qui
nous ferait croire que Butler repré-
sente la gauche ».
« SOUTIEN CRITIQUE »
Face à la polémique, Judith Butler
reçoit toutefois différents soutiens.
« Je partage son analyse, même s’il
me semble que ce n’est pas le mo-
ment de parler de résistance, expli-
que la romancière et Prix Nobel de
littérature Annie Ernaux. Le 7 octo-
bre dépasse ce que l’on pouvait ima-
giner. C’est l’attaque la plus horrible
depuis la Shoah. Mais ce n’est pas
arrivé de nulle part. » Les Palesti-
niens font face à une « colonisation
sans espoir », dit-elle.
Rony Brauman, l’ancien prési-
dent de Médecins sans frontières
et auteur de Pour les Palestiniens.
Manifeste (Autrement, 2014), ap-
porte pour sa part « un soutien cri-
tique » à Judith Butler. Il ne se re-
connaît pas non plus dans le
terme de « résistance ». « La lutte
des Palestiniens est légitime, ce qui
ne veut pas dire avoir tous les
droits. » Mais il ne voit pas dans les
violences commises, qu’il qualifie
de « crimes contre l’humanité »,
des actes antisémites, mais plutôt
« anti-israéliens ».
Cette controverse pourrait avoir
des conséquences sur le pro-
gramme parisien de la philosophe.
Le 11 mars, le Centre Pompidou a
cependant déclaré par voie de
communiqué qu’il « prend acte de
l’éclaircissement des positions de Ju-
dith Butler [apporté dans sa tribune
à Mediapart] et confirme la tenue »
des prochains événements figu-
rant au programme. L’Ecole nor-
male supérieure (ENS), qui devait
accueillir deux conférences de Ju-
dith Butler sur le thème du deuil,
les 6 et 13 mars, a annoncé le 5 mars
leur report. « Les discussions pour
fixer la suite des choses n’ont pas en-
core débuté », indique le directeur
de l’ENS, Frédéric Worms, qui pré-
cise, à titre personnel, ne pas parta-
ger les positions prises à Pantin par
sa consœur américaine. p
marc-olivier bherer
26 | idées 0123
VENDREDI 15 MARS 2024

D
epuis deux ans, le peuple ukrai-
nien résiste à l’agression de la
Russie. Dans ce combat où se
jouent son avenir et celui de no-
tre continent, il a besoin de tout, sauf de
François-Xavier Bellamy verse l’Ukraine nous oblige à sortir de
cette impasse en retrouvant l’imagina-
tion : inventons avec le peuple ukrainien
une manière d’être européen qui ne
passe pas nécessairement par le fait
fausses promesses. Les déclarations ré-
centes du président de la République sur
l’éventualité d’un envoi de troupes au sol
ne sont d’aucune aide aux forces ukrai-
niennes. En divisant les Occidentaux, les
et Céline Imart L’Ukraine d’être un Etat membre de l’UE.
Structurons le statut d’Etat associé,
qui permettrait une action partagée
dans de nombreux domaines d’intérêt
commun, sans déstabiliser tout le pro-

a besoin de tout,
propos d’Emmanuel Macron fragilisent jet européen. Nous pouvons organiser
l’Ukraine, l’Europe et la France. bien des outils de convergence sur le
Face à un agresseur déterminé, rien plan agricole, industriel, commercial,
n’est plus dangereux que de brandir une dans l’intérêt même de nos produc-
menace manifestement inutilisable. teurs, qui n’impliquent pas pour autant

sauf de fausses promesses

Mieux vaut encore jouer sur l’incerti-
tude. En faisant le choix de sortir de
l’ambiguïté – à nos dépens –, Emmanuel
Macron a contraint beaucoup de nos al-
liés, l’OTAN même, à contredire ses an-
nonces : les soutiens de Kiev ne peuvent
envisager d’envoyer leurs forces armées
combattre la Russie. Si aucune puissance
occidentale n’est entrée en guerre
ouverte avec Moscou même aux heures
les plus dures de la guerre froide, ce n’est
pas par « esprit de défaite », mais parce
que cela ne pouvait qu’ajouter au dan-
ger. Et ce n’est pas une France en plein
déclassement stratégique et diplomati-
que qui renversera cette équation.
Depuis 2017, le président de la Républi-
que a gravement discrédité notre pays
aux yeux du monde entier : le repli de la
présence française en Afrique, les revers
qu’y ont connus nos armées faute de
lucidité politique, les incohérences
bruyantes sur l’Ukraine ou Israël, mais
aussi la trajectoire budgétaire intenable
du pays, l’effondrement record de sa
balance commerciale, la cession de
nombreux actifs essentiels, tout cela
contribue à disqualifier le scénario
d’une puissance française déployant
des forces conventionnelles importan-
tes en Ukraine.
Actions concrètes
En réalité, ce coup de communication
du président de la République ne visait
qu’à faire oublier une réalité peu avoua-
ble : en matière d’aide militaire à Kiev, la
France arriverait au quinzième rang des
quarante-deux pays donateurs, très loin
des 17,7 milliards d’euros fournis par l’Al-
lemagne. Le gouvernement conteste ce
chiffrage, mais contrairement à l’Insti-
Les numéros un et deux de la liste du parti Les Républicains
aux élections européennes estiment que le soutien à Kiev
est une nécessité, mais qui ne doit pas aller jusqu’à l’adhésion à l’UE
tut Kiel qui l’a publié, il se refuse à indi-
quer sa méthodologie. Et le principal
problème tient surtout au fait qu’il ne
s’est pas préparé à agir dans la durée :
après avoir cédé des matériels existants,
la France ne peut bien sûr désarmer ses
propres forces pour soutenir l’Ukraine.
Il fallait donc mobiliser massivement
notre industrie de défense pour prendre
le relais. Sur ce plan, elle est encore plus
loin du compte. Lassé d’apparaître
comme l’un des soutiens les plus ineffi-
caces, notre président a donc riposté
avec ce qu’il sait faire de mieux : une
nouvelle polémique. De ce point de vue,
l’opération est réussie ; mais on peut
comprendre l’irritation de nos alliés
européens à qui Paris fait soudain des
procès en « lâcheté », quand ils alertent
depuis plus longtemps et agissent avec
plus d’efforts.
Il est temps d’être sérieux : la situation
en Ukraine n’est pas le prétexte d’un cli-
vage politicien utile pour les élections,
c’est la tragédie d’un peuple dont l’issue
engage l’avenir de l’Europe. L’accord bi-
latéral signé par Paris ne suffira pas à as-
sumer le défi : il faut relancer massive-
ment notre industrie de défense et
l’orienter vers la production de maté-
riels et surtout des munitions dont les
forces ukrainiennes ont besoin pour vi-
vre. Reconstruire un travail diplomati-
que patient et déterminé pour contrer le
récit de Poutine et l’isoler des pays qu’il a
ciblés. Soutenir l’économie ukrainienne
sans fragiliser nos producteurs, en utili-
sant le marché européen comme un
couloir commercial vers les débouchés
internationaux et en mettant en place
des clauses de sauvegarde efficaces. Met-
tre fin au contournement des sanctions,
et saisir enfin, pour financer cet effort,
LA SITUATION N’EST
PAS LE PRÉTEXTE D’UN
CLIVAGE POLITICIEN,
C’EST LA TRAGÉDIE
D’UN PEUPLE
DONT L’ISSUE ENGAGE
L’AVENIR DE L’EUROPE
les milliards d’euros de biens mal acquis
russes en Europe. Ce sont des actions
concrètes qui renforceront l’Ukraine.
Les promesses sans lendemain ne peu-
vent que la fragiliser. C’est aussi pour
cette raison qu’il faut regarder lucide-
ment le processus d’adhésion de Kiev à
l’Union européenne (UE). Nous ne pou-
vons fermer la porte à ce peuple voisin,
attaqué précisément parce qu’il veut
être européen ; ce serait une faute mo-
rale et un suicide géopolitique.
Moment historique
Mais la différence entre nos économies,
nos modèles sociaux, nos standards de
production est si massive qu’une entrée
de l’Ukraine dans l’Union déstabiliserait
toutes les politiques européennes. Nous
ne renforcerons pas l’Europe en retirant
la politique agricole commune (PAC) ou
les fonds structurels à l’essentiel des
Etats membres, en créant une nouvelle
concurrence intenable pour nos entre-
prises, et en ajoutant encore à la com-
plexité de la décision collective. Les
mêmes raisons ont conduit au gel des
élargissements qui, depuis des années,
contribue à discréditer l’Europe partout
à ses frontières. La situation que tra-
un accès au marché intérieur ou au
budget de la PAC. Nous pouvons déve-
lopper des moyens de solidarité qui
n’exigeront pas de retirer les fonds
structurels à nos régions.
Le modèle que nous inventerons ainsi
doit pouvoir permettre à l’Europe d’arri-
mer bien d’autres pays qui l’attendent
avec espérance : leur opposer un refus
ou, pire encore, comme aujourd’hui,
une candidature sans fin, ce serait lais-
ser les marches du continent devenir
une zone d’influence russe, chinoise ou
turque. Mais puisqu’il ne serait pas rai-
sonnable d’élargir une Union fragilisée
par ses propres crises intérieures, choi-
sissons l’exigence de la vérité et de l’in-
ventivité, et construisons ensemble
cette nouvelle étape de l’histoire euro-
péenne au lieu de vendre des chimères.
Le moment que nous vivons est histo-
rique : il impose le sens des responsabi-
lités, la lucidité dans la réflexion, le cou-
rage dans l’effort, l’imagination pour
échapper aux faux dilemmes que vou-
draient imposer de vieilles habitudes. A
cette condition seulement sera possible
le relèvement de l’Ukraine, de l’Europe
et de la France. p
François-Xavier Bellamy, président
de la délégation française du Parti
populaire européen au Parlement euro-
péen et tête de liste du parti Les Répu-
blicains (LR) aux élections européennes ;
Céline Imart, agricultrice, candidate
en deuxième position sur la liste LR
aux élections européennes

Pascal Ausseur La période qui s’ouvre est celle des prédateurs

L’amiral prévient que l’issue du conflit entre Kiev et Moscou déterminera la capacité des Européens à rester maîtres de leur destin

P
ourquoi combattre pour
l’Ukraine ? Est-ce pour sou-
tenir la démocratie ? Est-ce
par solidarité avec un pays
qui se revendique européen ?
Est-ce pour marquer notre oppo-
sition à la loi du plus fort ? Si tel
était le cas, comment expliquer
notre indifférence aux sorts des
Arméniens du Haut-Karabakh,
des populations noires au Dar-
four ou des Rohingya en Birma-
nie ? Faut-il par ailleurs se prépa-
rer à des échanges nucléaires
pour punir l’agresseur ? La guerre
pour des principes est sédui-
sante, mais elle porte en germe le
« deux poids, deux mesures » et
la montée aux extrêmes.
La réalité est moins enviable : il
faut aider l’Ukraine parce que
c’est notre intérêt dans un
monde qui a changé de règle du
jeu. Et la question qui se pose est :
quelle est la meilleure manière de
défendre cet intérêt stratégique ?
Cette guerre n’est pas un choix,
mais la marque de la période qui
s’ouvre, celle des prédateurs. Elle
matérialise un monde en rupture
dans lequel de nombreux Etats
considèrent que l’heure est ve-
nue d’asseoir une position plus
avantageuse, y compris par la
confrontation et la force. Il est
sances émergentes » et « ressenti-
ment des populations du Sud ».
Le monde est devenu un champ
de bataille géopolitique et écono-
mique où chacun tente de récu-
pérer les zones d’influence et les
parts de marché qu’offre la nou-
velle organisation mondiale.
La Russie a compris
La Chine est en première ligne,
ainsi que la Russie, l’Inde et de
nombreuses puissances moyen-
nes qui ont le sentiment qu’une
fenêtre d’opportunité s’ouvre
pour elles : Turquie, Iran, monar-
chies du Golfe, Afrique du Sud,
chacune avec ses atouts et ses fai-
blesses. Les Etats-Unis ont bien
compris le risque et se démènent
pour préserver leur prédomi-
nance, la Chine en ligne de mire.
Seule l’Europe reste pour l’ins-
tant hors du jeu. Elle oscille entre
déni et conservatisme, tant elle
semble convaincue que ces chan-
gements ne peuvent se faire qu’à
son détriment et parce que cette
logique est aux antipodes de la
philosophie pacifiste qu’elle a dé-
veloppée depuis trois généra-
tions. Elle semble ne pas com-
prendre, ou ne pas vouloir com-
prendre, que le monde se
réorganise sans elle et contre elle.
proie tentante dont le déclin sem-
ble inéluctable et qu’il est légi-
time de rabattre.
La Russie de Poutine a compris
cette nouvelle donne et utilise
ces nouveaux champs de forces
pour retrouver sa position de
grande puissance, qui passe par
la reprise de l’ascendant sur une
partie du continent européen.
Elle attaque à l’ouest pour élargir
sa zone d’influence, anticipant le
désarroi des Européens face à la
violence. Elle attaque au sud,
front indirect qui permet d’ex-
ploiter le ressentiment venant
d’Afrique et du Moyen-Orient, et
de faire diversion.
Elle attaque, enfin, au sein de
nos sociétés, utilisant un savoir-
faire en matière de manipulation
de l’information et de compro-
mission, hérité de l’URSS. Ces stra-
tégies d’influence, au départ
L’EUROPE DEVIENT
AUX YEUX DE SES
RIVAUX UNE PROIE
orientées vers les extrêmes gau-
ches marxistes, sont aujourd’hui
opportunément élargies aux
mouvements populistes de droite
qui prolifèrent en Europe devant
les échecs de la mondialisation li-
bérale. L’Allemagne est une cible
particulière grâce aux infiltrations
datant de la RDA, amplifiées par la
dépendance gazière à la Russie.
Le Kremlin a donc désigné l’Eu-
rope comme son ennemie, et la
guerre en Ukraine est devenue
son champ de bataille principal : si
elle gagne, l’Europe aura perdu et
tout devient possible, notam-
ment la reprise progressive d’une
certaine forme de tutelle ou à tout
le moins d’influence sur une par-
tie de l’Europe centrale et orien-
tale. Dans le reste du monde, une
défaite de l’Ukraine serait perçue
comme une défaite européenne.
Elle confirmerait la faiblesse de ce
continent définitivement sorti du
jeu et devenant ainsi proie ten-
tante pour tous les prédateurs po-
tentiels de l’Est et du Sud.
Une telle défaite, que les ater-
moiements des Etats-Unis ren-
dent envisageable, serait une très
mauvaise nouvelle pour les Euro-
péens : au-delà de l’ascendant
stratégique majeur que repren-
drait la Russie sur le continent et
Cette réalité nous oblige à poser
les termes de notre soutien à
l’Ukraine, non pas dans le do-
maine de l’affichage politique, ni
dans une logique de compétition
entre Européens, mais en gardant
à l’esprit l’objectif ultime : conser-
ver la maîtrise de notre conti-
nent, vis-à-vis de son compéti-
teur à l’est mais également vis-à-
vis de ceux qui attendent leur
heure au sud. L’Ukraine est en
guerre et cette guerre, que nous le
voulions ou non, nous concerne,
car elle déterminera la place des
pays européens dans les affaires
du monde mais également la ca-
pacité qu’ils auront à rester maî-
tres de leur destin.
Le spectre nucléaire
Se pose alors la question de la
nature du soutien à apporter à
l’Ukraine, en particulier en cas
de retrait américain. Sur le
terrain, cette guerre prend la
forme d’un combat territorial
acharné qui impose de la tech-
nologie, de la masse, des effectifs
et du courage. La question n’est
donc pas d’afficher un soutien
politique en évoquant le dé-
ploiement en Ukraine de contin-
gents militaires symboliques,
mais de répondre à l’appel à
ment de combattants pourrait se
poser, mais ne peut pas être trai-
tée à la légère, car elle enclenche-
rait un changement de nature de
notre soutien. De la même façon,
le spectre de l’escalade nucléaire
existe et imposera une réflexion
sur les limites d’une défaite
russe. On en est encore loin.
La guerre en Ukraine est d’une
importance exceptionnelle pour
la France comme pour les autres
pays européens, très au-delà des
engagements qui ont été les nô-
tres lors des dernières décennies.
Elle nous impose de tirer les le-
çons de la dureté de notre monde
et de passer d’une société post-
historique vouée aux loisirs et au
bien-être à une société qui ac-
cepte de se battre pour survivre
de manière indépendante et pré-
server ainsi son mode de vie, ses
valeurs et ses intérêts dans un
monde âpre qui ne nous est plus
bienveillant.
Cette transformation coperni-
cienne ne pourra pas se réaliser
sans un réarmement massif et
rapide de la France et de l’Eu-
rope : la cible de 3 % du produit
intérieur brut au profit du bud-
get de la défense doit redevenir
notre objectif. p

derrière nous le temps où les
Européens pouvaient espérer fa-
çonner leur environnement stra-
tégique et choisir leurs ennemis.
Désormais, les termes qui ca-
ractérisent notre époque sont
« fracturation », « désoccidentali-
sation », « antagonisme des puis-
Elle est en effet perçue comme
repue, oisive, donneuse de leçons
et faible. Sa richesse et son poids
dans les organisations multilaté-
rales sont considérés comme les
héritages injustifiés d’une épo-
que révolue. L’Europe devient
ainsi aux yeux de ses rivaux une
TENTANTE DONT de la perte corollaire de poids et
d’autonomie des pays européens,
LE DÉCLIN SEMBLE c’est l’image de faiblesse et de lâ-
cheté qui serait renvoyée à nos
INÉLUCTABLE ET voisins et pourrait donner le si-
QU’IL EST LÉGITIME gnal de la curée. L’Europe pour-
rait disparaître de la scène straté-
DE RABATTRE gique mondiale.
l’aide des soldats ukrainiens qui
se battent pour préserver notre
indépendance collective.
Beaucoup de munitions, des
équipements, du soutien opéra- Pascal Ausseur est amiral
tionnel, du renseignement… (2S). Il est directeur général de
voilà l’aide que nous devons ap- la Fondation méditerranéenne
porter. La question du déploie- d’études stratégiques
 idées | 27
0123
VENDREDI 15 MARS 2024

Sur l’international, la délicate présidentialisation de Marine Le Pen

ANALYSE Marine Le Pen n’a pas changé de grille de
lecture : « Il y a dans le monde une compéti-
Celle qui a longtemps défendu un projet
commun de détricotage de l’Union euro-
Marseille, le 3 mars, la « prise de hauteur d’une
future présidente » – selon son entourage – n’a

D
LA HAUSSE
DE SA POPULARITÉ
EN FRANCE
EST DÉCORRÉLÉE DE
SON STATUT HORS
DES FRONTIÈRES,
OÙ ELLE DEMEURE
PEU FRÉQUENTABLE
epuis longtemps déjà, Marine Le
Pen se projette. Elle a pris les me-
sures du bureau de l’Elysée et du
poste de commandement Jupiter,
ce bunker d’où la cheffe de file de l’extrême
droite s’imagine gérer la dissuasion nucléaire,
dont elle souhaite ancrer dans la Constitution
la souveraineté exclusive de la France. La maî-
trise des questions diplomatiques occupe, dit-
elle au Monde, une « place importante » dans
la construction de son image politique, bien
qu’« il [soit] par définition plus compliqué d’ap-
paraître et de marquer des points sur l’interna-
tional tant que l’on n’a pas été au pouvoir ».
Dans sa répartition des rôles avec Jordan
Bardella, le sujet lui appartient le plus sou-
vent, comme les relations avec des dirigeants
étrangers. C’est même ce qui la distingue prin-
cipalement du jeune président du Rassemble-
ment national (RN), fort d’un soutien popu-
laire et de l’onction militante depuis son élec-
tion à la tête du parti, le 5 novembre 2022.
Hélas pour la triple candidate à l’élection
présidentielle, la matière internationale est
instable et, pour elle, infructueuse. Le
« Frexit », en 2017, la relation à la Russie,
en 2022, ont créé les conditions de ses échecs.
Elle a successivement salué les victoires élec-
torales des brexiters, de Donald Trump ou de
Jair Bolsonaro, et longtemps milité pour une
alliance stratégique avec la Russie de Vladimir
Poutine. Autant de paris faits sur des diri-
geants ayant ajouté au désordre du monde.
tion idéologique entre les nations et les struc-
tures supranationales, que les nations sont
en train de gagner », maintient-elle. Dans ce
bras de fer, elle dit vouloir « parler à tout le
monde, car les grandes puissances ne peu-
vent être niées », et rendre à la France une
place qu’elle aurait perdue : une force de
« pacification du monde ». Quant à son rap-
port aux Etats-Unis, il reste méfiant : « Ils
sont notre allié, mais il faut redéfinir les con-
ditions de cette coopération. Un allié n’est
pas un ami et peut, sur certains sujets, se
comporter comme un concurrent, voire un
adversaire. » Dans une partie de son entou-
rage, la thèse d’une responsabilité améri-
caine dans l’agression russe contre
l’Ukraine reste largement partagée.
Sur les questions internationales, Marine
Le Pen s’appuie moins sur ses cadres que sur
une poignée de conseillers extérieurs au
parti, familiers des ambassades ou de l’in-
dustrie de la défense. Rien toutefois qui ne
vienne contredire le cadre idéologique du
parti, plus eurasiatique qu’atlantiste, ob-
serve Olivier Schmitt, professeur de rela-
tions internationales au Centre des études
de guerre à l’université du Danemark du
Sud : « On ne change pas aisément de vision
du monde. Pour l’extrême droite française, les
Etats-Unis sont l’antimodèle, corrompu et dé-
raciné, à l’opposé d’un monde slave fantasmé,
une Russie qui serait restée ethniquement et
idéologiquement pure. »
péenne a fini par y renoncer. Il n’existera sans
doute pas, à l’issue des élections du 9 juin, de
groupe unique des eurosceptiques. Comble
de l’humiliation, c’est la liste de sa nièce, Ma-
rion Maréchal, qui reçoit le soutien des
Conservateurs et réformistes européens (ECR,
la droite nationaliste et eurosceptique) au Par-
lement européen – un groupe dominé par le
parti de Giorgia Meloni, qui devrait jouer un
rôle accru dans les cinq prochaines années.
Alliés embarrassants
Dans son propre parti, Mme Le Pen se débat
avec des alliés embarrassants, assumant leur
identitarisme ou continuant d’afficher leur
proximité avec le Kremlin. Comme si sa po-
pularité en France était décorrélée de son sta-
tut hors des frontières, où elle demeure peu
fréquentable. Dans ses voyages à l’étranger,
la prudence est de mise : sa visite ratée à
M. Trump, en 2017, et réussie avec M. Pou-
tine, la même année, ont peu fait pour son
image. En 2023, elle a rencontré Viktor Or-
ban, son seul interlocuteur au pouvoir en Eu-
rope, et Macky Sall, dont la fin de règne fait
tanguer la démocratie sénégalaise.
Désormais, Mme Le Pen adopte une posture
plus discrète. A l’Assemblée nationale, elle a
prononcé trois discours sur les sujets inter-
nationaux, ces six derniers mois, l’un dessi-
nant sa politique africaine, l’autre sur le
conflit entre Israël et le Hamas, le dernier sur
l’aide à l’Ukraine, mardi 12 mars. En meeting à
fait mention ni de l’Ukraine ni de Gaza.
Elle n’a pas évoqué la situation au Proche-
Orient depuis le début de l’année, hormis
lors d’une discussion informelle avec des
journalistes en janvier. « La difficulté vient de
ce que son électorat est majoritairement pro-
israélien, mais que la population française
dans son ensemble porte un jugement moral
très fort sur les actions d’Israël, décrypte Oli-
vier Schmitt. Donc elle préfère se taire. »
Rien ne justifiait qu’elle s’exprime, oppose
Marine Le Pen, décrivant un point de vue in-
changé : « Je reste convaincue de la nécessité
d’un Etat palestinien et qu’il ne soit pas une
émanation du Hamas, ce qui passe donc par
sa destruction totale. » Sur la riposte israé-
lienne, la candidate d’extrême droite se dis-
tingue nettement de la position de la France,
mais aussi de celle de Washington. Interro-
gée sur le respect du droit humanitaire par
Israël, elle dit n’avoir « pas accès aux éléments
nécessaires pour répondre » et réfute le bilan
humain communiqué par le ministère de la
santé à Gaza – 30 000 morts depuis le 7 octo-
bre, plus de 25 000 selon le Pentagone. Une
prudence qui tranche avec ses certitudes sur
la situation en Ukraine : « Il est illusoire de
croire que la Russie va retirer ses troupes, ce
qui serait une défaite cinglante, défaite que
nous ne pourrions obtenir sans l’entrée en
guerre de l’OTAN », affirmait-elle, mardi
12 mars, à l’Assemblée nationale. p
clément guillou (service politique)

CHRONIQUE | PAR ALEXANDRE PIQUARD UNE ARMÉE PRESQUE SANS DÉFENSE

L’IA et la promesse LIVRE Certes, la France l’a éprouvée
avec la série noire des années 2010
« tenir 80 kilomètres de front, pas
plus », précise-t-il, soit la distance

de nouveaux matériaux A lors qu’Emmanuel Ma-

cron a provoqué un dé-
bat houleux en évoquant
la possibilité d’envoyer des trou-
pes occidentales en Ukraine,
(attentats du Bataclan, de Nice),
mais l’horreur évidente des
271 morts n’est pas comparable
aux 900 tués quotidiens en
moyenne, dans le camp français,
séparant Dunkerque de Lille, alors
que le front ukrainien s’étend sur
près de 1 000 kilomètres.
En matière d’armement, la
France a privilégié la qualité (avi-

L’ intelligence artificielle (IA)

connaît un nouvel essor de-
puis 2022 et la popularisation
de l’IA générative. Cette classe de logi-
ciels et assistants est capable de créer
et de déchiffrer des textes, des images
et, de plus en plus, des vidéos. Mais
derrière cette vague d’outils, dont les
entreprises et la société commencent
à s’emparer, s’en profile une autre,
moins visible. En parallèle, les cher-
cheurs et les entreprises d’IA s’em-
ploient à utiliser les avancées de ce
champ technologique pour trouver
des applications dans le monde réel.
Les apôtres de l’IA promettent ainsi
de trouver de nouveaux matériaux. Et
d’inventer de nouvelles substances.
Début janvier, Microsoft a annoncé
avoir découvert « un nouveau maté-
riau, inconnu jusqu’ici et non présent
dans la nature », censé améliorer l’ef-
ficacité des batteries électriques en
leur permettant de consommer 70 %
moins de lithium. Le géant technolo-
gique explique avoir utilisé des logi-
ciels d’IA et un de ses supercalcula-
teurs quantiques pour analyser les
propriétés de 32 millions de maté-
riaux potentiels, afin de les réduire à
500 000, puis 800, puis 150, puis 23…
« C’est comme chercher une aiguille
dans une meule de foin », précise le
communiqué. Microsoft dit avoir uti-
lisé des IA capables de simuler les pro-
priétés chimiques afin de réduire les
années du processus classique de re-
cherche de matériaux à « quelques se-
maines ou jours ».
Le matériau trouvé n’existe qu’à
l’état de prototype et doit encore être
testé par un service du département
américain de l’énergie, partenaire du
projet. Cela n’empêche pas Microsoft
d’envisager des perspectives presque
infinies : « Cette combinaison d’exper-
tise scientifique et d’IA va condenser
les deux cent cinquante prochaines
années d’innovation dans la chimie et
les matériaux dans les prochaines
vingt-cinq années, transformant tou-
tes les industries et ouvrant une nou-
velle ère de découvertes scientifiques »,
LA QUANTITÉ DE MATÉRIAUX
DÉCOUVERTE SERAIT
ÉQUIVALENTE À HUIT CENTS
ANNÉES DE RECHERCHE
SCIENTIFIQUE
écrit-elle. DeepMind, filiale de Goo-
gle, affirme de son côté avoir identifié
grâce à l’IA 381 000 structures de cris-
taux jugées potentiellement intéres-
santes : celles-ci pourraient générer
l’essai de Jean-Dominique Mer-
chet, spécialiste des questions
militaires et stratégiques à
L’Opinion, trouve toute sa perti-
nence. Dans Sommes-nous prêts
de 1914 à 1918, pendant la pre-
mière guerre mondiale. De même,
l’auteur insiste sur la résilience
des Français, lors de la menace ter-
roriste, mais aussi pendant
ons Rafale, canons Caesar) à la
quantité, mais, au-delà d’un cer-
tain seuil d’engagement, cela ne
suffit plus. « L’armée française, c’est
l’armée américaine, mais en ver-
des innovations dans les cellules de pour la guerre ? (Robert Laffont, l’épreuve du Covid-19. sion bonsaï », résume-t-il. Outre
panneaux solaires, les supraconduc- SOMMES-NOUS 224 p., 18 €), le journaliste décorti- les délais de fabrication des maté-
teurs, les batteries… PRÊTS POUR que, en neuf questions, les diffé- Le compte n’y est pas riels ou d’approvisionnement,
La quantité de matériaux stables dé- LA GUERRE ? rents aspects de la défense civile En revanche, dès que les sujets mi- certains choix militaires pèsent
couverte correspondrait à l’équiva- de Jean-Dominique et militaire de la France et, par litaires stricto sensu sont abordés, lourd, comme le mépris à l’égard
lent de huit cents années de recher- Merchet, extension, de l’Europe. « on se risque sur le bizarre ». Car ce de l’artillerie, des chars ou des dro-
che scientifique au rythme du passé, Robert Laffont, Il y a des points rassurants. n’est pas le moindre des mérites nes. De fait, c’est moins noble que
selon DeepMind. « Médicaments, pro- 224 p., 18 € L’auteur rappelle ainsi que, de- de l’auteur d’avoir mis en exergue le combat aérien.
téines, chimie quantique, design de puis la fin de la seconde guerre de chacun de ses chapitres des Enfin, outre une certaine russo-
matériaux… On pourrait peut-être mondiale, la France n’a plus d’en- citations du dialoguiste Michel philie partagée au sein des élites
même trouver un supraconducteur nemis à ses frontières, que son Audiard pour détendre l’atmos- françaises, Jean-Dominique Mer-
qui fonctionne à température am- territoire est protégé par la dé- phère. Or, sur la question de chet souligne une erreur de dia-
biante »,expliquait déjà en 2017 De- fense nucléaire et que « nous, l’engagement de long terme ou de gnostic centrale : la Russie de Pou-
mis Hassabis, le directeur de Google Français, vivons depuis plusieurs la production d’armement, le tine est une puissance profondé-
DeepMind, disant vivre un rêve d’en- décennies dans un incroyable con- compte n’y est pas ! La France, ment révisionniste, qui honnit les
fant. Ses équipes imaginent aussi voir fort géopolitique : celui des guer- comme ses partenaires euro- valeurs occidentales et qui entend
un jour créées des plantes immuni- res choisies », autrement dit péens, a cru aux dividendes de la récupérer les territoires qu’elle a
sées, des matériaux renouvelables, « celles que nous avons décidé de paix et se révèle incapable d’ali- perdus, dans l’histoire longue
des plastiques biodégradables… mener ». La violence sur son ter- menter durablement un conflit comme récente. p
ritoire est résiduelle. de haute intensité. Elle pourrait alain beuve-méry
Efficacité à vérifier
Meta n’est pas en reste et mène des
recherches sur les matériaux liés aux
énergies renouvelables, avec son pro-
jet Open Catalyst, ainsi que sur un Symptômes de guerre | par serguei
possible « béton vert ».
Ces pistes sont fascinantes et pro-
metteuses. Toutefois, leur efficacité
dans le monde réel – et leur coût –
ainsi que les bénéfices par rapport
aux méthodes classiques restent en-
core à vérifier. Le prototype testé
« pourrait ne pas fonctionner à large
échelle », prévient Microsoft. Des ma-
tériaux, plantes ou substances chimi-
ques inédites pourraient aussi bien
sûr poser des questions éthiques, à
l’instar des organismes génétique-
ment modifiés ou des nanoparticules.
Par ailleurs, l’IA pourrait ne pas chan-
ger le fait que tous les matériaux sem-
blent avoir des avantages et des incon-
vénients : le plastique, l’amiante, le bé-
ton ou le pétrole n’apparaissaient-ils
pas comme miraculeux à l’époque de
leur découverte ?
Enfin, la question est aussi politi-
que : la promesse de nouveaux maté-
riaux est l’argument principal for-
mulé par ceux qui présentent l’IA
comme une possible « solution au
changement climatique ». Au risque
de voir cette chance de bénéficier de
potentielles innovations scientifi-
ques futures nourrir un solution-
nisme technologique qui servirait de
prétexte pour ne pas changer notre
impact environnemental, nos modes
de production et de consommation. p
28 | 0123 0123
VENDREDI 15 MARS 2024

INTERNATIONAL | CHRONIQUE HAÏTI A DROIT

À LA SÉCURITÉ
par alai n f rachon

AUTANT QU’À Cet enchaînement inédit, même à mentalisés par une oligarchie affairiste, ces

Joe Biden comme LA DÉMOCRATIE

l’échelle d’un pays comme Haïti, où la pau-
vreté se conjugue depuis des décennies avec
le délitement des institutions associées gé-
derniers ont muté au fil des ans, au point
d’apparaître comme des proto-principau-
tés adossées à des portions de territoires,
Harry S. Truman en 1948 ? néralement à l’idée d’Etat, met en évidence
le double défi auquel ce territoire fait face. Il
s’agit de la restauration de la sécurité et du
assez ambitieuses désormais pour revendi-
quer ouvertement une influence politique.
Ces habits nouveaux du crime disent
retour à un ordre démocratique auxquels l’ampleur de la tâche qui attend la Mission
les Haïtiens ont droit, alors qu’ils n’ont pas multinationale d’appui à la sécurité autori-

A LE 2 NOVEMBRE 1948,
u printemps 1948,
l’avenir électoral du
démocrate Harry
S. Truman s’annonce
mal. Il assurait la présidence des
Etats-Unis depuis la mort en
avril 1945 de Franklin D. Roosevelt
dont il était le vice-président.
Truman était candidat pour le
scrutin de novembre 1948 – un
candidat mal parti : popularité
dans les profondeurs abyssales
du « hit-parade » politique ; pas
une étude d’opinion pour le don-
ner vainqueur du postulant répu-
blicain, Thomas Dewey. Le parti
de l’âne – démocrate – déprimait.
A contrecœur, la convention,
réunie en août à Philadelphie, fi-
nit par accorder son imprimatur
à Truman. Et là, miracle ! Alors
que les télévisions filment pour la
première fois pareille manifesta-
tion politique, le démocrate pro-
nonce un discours d’acceptation
qui va changer le profil de la cam-
pagne. Brillant, festif, le candidat
part à la bataille avec plaisir. Il
dessine une ambition intérieure
et extérieure généreuse pour une
Amérique qui apprend à assumer
JOUR DU VOTE POUR
LA PRÉSIDENTIELLE
AMÉRICAINE,
LE DAMNÉ
DES SONDAGES
L’EMPORTA FACE
À THOMAS DEWEY
mocrates, une sinistre réalité a
repris ses droits. Politiquement,
jamais Trump n’a été aussi fort.
Le contrôle qu’il exerce sur la di-
rection et sur les élus du parti est
en béton armé.
Toutes les études d’opinion le
placent devant Biden dans la
demi-douzaine d’Etats où se
jouera l’élection. Certes, le boni-
menteur en chef du culte MAGA –
Make America Great Again – est
impopulaire dans le pays (41 % de
taux d’approbation). Mais, mys-
tère des représentations politi-
ques, il passe, dans son électorat,
L es événements qui se succèdent à
Haïti depuis la fin du mois de février
donnent le vertige. Après les évasions
massives survenues dans des centres de dé-
tention pris d’assaut par les gangs qui font
régner la terreur dans le pays et aggravent
une crise humanitaire larvée, le premier
ministre par intérim, Ariel Henry, décrié
pour son inefficacité, a annoncé sa démis-
sion le 11 mars, cinq jours seulement après
une forme d’ultimatum adressé par le chef
de l’une des deux plus puissantes coalitions
criminelles haïtiennes. Ce dernier faisait
planer la menace d’une « guerre civile » si le
premier ministre, empêché par ailleurs de
rentrer à Port-au-Prince après un déplace-
ment au Kenya, ne s’exécutait pas.
pu se rendre aux urnes depuis 2016.
La démission d’Ariel Henry lève paradoxa-
lement une hypothèque. Ce dernier ne dis-
posait d’aucune légitimité populaire, au
point d’apparaître, non sans raison, comme
porté à bout de bras par les pays occiden-
taux, à commencer par les Etats-Unis, qui
entendent jouer un rôle à Haïti. Leur entête-
ment, qui allait à l’encontre de l’avis des Haï-
tiens, a fait perdre un temps précieux. Il a ra-
vivé une défiance justifiée par le lourd pas-
sif des interventions internationales dont le
pays a été le théâtre par le passé, notam-
ment les épisodes douloureux de la propa-
gation du virus du choléra et d’abus sexuels
imputés à la Mission des Nations unis pour
la stabilisation en Haïti (2004-2017).
Pour espérer mettre fin à une effroyable
spirale mortifère, deux obstacles considé-
rables doivent désormais être surmontés.
Un conseil de transition représentant les
forces vives du pays doit tout d’abord s’ins-
taller dans une capitale contrôlée à plus de
80 % par des gangs. Initialement instru-
sée par le Conseil de sécurité des Nations
unies en octobre 2023 pour s’attaquer pré-
cisément à ces gangs, à leur industrie du
kidnapping et à leur pratique du viol de
masse. Ce déploiement d’une nouvelle
force étrangère promet d’être périlleux du
fait de sa modestie, 2 500 hommes, face à
des gangs désormais nombreux, bien orga-
nisés et aguerris.
Ce double défi requiert un soutien inter-
national, à condition de tirer les leçons des
errements passés et de faire en sorte que
les Haïtiens aient le sentiment de décider
de leur avenir. Certaines responsabilités ne
peuvent être écartées d’un revers de main,
comme le trafic d’armes en provenance des
Etats-Unis, qui explique la puissance nou-
velle des gangs. Leur envergure renvoie
également au développement du crime or-
ganisé au-delà du cas particulier des Etats
faillis. Ce phénomène transnational, au
même titre que la lutte contre le réchauffe-
ment climatique ou contre les pandémies,
est devenu l’affaire de tous. p

son statut de superpuissance
dans la guerre froide naissante.
Ce fut le déclic, le début d’une
remontée dans l’estime de l’élec-
torat démocrate, dit le professeur
Michael Beschloss, éminent
historien de la présidence amé-
ricaine. Et le jour du vote, le 2 no-
vembre 1948, à la surprise des
professionnels du pronostic
politique, le damné des sondages
HORS-SÉRIE
pour un gestionnaire avisé, plus à
même d’assurer la croissance, de
mener la politique étrangère et
de réguler l’immigration à la
frontière avec le Mexique. Si on
votait aujourd’hui, il l’emporte-
rait sans doute.
Car, avec un taux d’approbation
de 38 %, Joe Biden est plus impo- UNE VIE, UNE ŒUVRE
pulaire encore que son concur-
rent. Pourquoi ? L’un et l’autre

ÉD I T I O N
l’emporta. « Truman a toujours sont l’objet d’une réaction qui

été sous-estimé », poursuit Mi-
chael Beschloss, qui ajoute : « Joe
Biden aussi. »
2024
semble majoritaire dans l’opi-
nion : les Américains ne veulent
pas d’un nouveau duel Biden-
Trump. Pas sûr que ce soit là une

Punch oratoire
Interrogé par la chaîne MSNBC,
l’historien dresse une comparai-
son. Le puissant discours sur
l’état de l’Union prononcé par
Biden jeudi 7 mars devant le Con-
grès sera peut-être pour lui ce
qu’a été pour Truman l’interven-
tion délivrée devant la conven-
tion de Philadelphie en 1948 – le
début de la remontada. Même
confiance en soi, même sens du
bon mot, même aptitude à dres-
ser des perspectives optimistes :
avec Biden à la Maison Blanche,
la démocratie ne sera pas dégra-
dée aux Etats-Unis (un des objec-
tifs de Trump) ; l’Amérique
n’abandonnera pas l’Ukraine
(comme le promet le candidat ré-
publicain) ; la réindustrialisation
du pays va se poursuivre, mais
aussi la lutte contre le réchauffe-
ment climatique.
81 ans, certes, pas moyen d’y
échapper. Mais fragile, cherchant
ses mots, ayant des trous de mé-
moire, frôlant la chute dès qu’il a
trois marches à monter par gros
temps ? Ce fut tout le contraire.
Biden affichait, ce jeudi-là, une
parfaite maîtrise des dossiers, un
punch oratoire à revendre, et
tout, dans la gestuelle comme
dans le propos, était destiné à
montrer le contraste de cette can-
didature avec celle du promoteur
à la casquette rouge. Celui-là est le
candidat « de la colère, du ressen-
timent, de la haine, de l’esprit de
revanche », autant de « valeurs »
dans lesquelles, a jugé le prési-
dent Biden, l’Amérique ne se re-
connaîtra pas le jour de l’élection
(le 5 novembre).
Hélas, un discours ne fait pas le
printemps électoral. Passé une lé-
gère gueule de bois chez les dé-
VUE D’EUROPE,
L’IMPOPULARITÉ
DE TRUMP NE
CONSOLE PAS DE
CELLE DE BIDEN
Émile
explication suffisante. L’écono-
mie du pays connaît une santé à
faire pâlir d’envie les Européens
(emploi, inflation dominée, in-
vestissements massifs dans le fu-
tur technologique et environne-
Zola
mental). A tout le moins est-ce là
le tableau macro-économique.
Les combats
Mais les premières années du
mandat Biden ont été marquées d’un écrivain
par l’inflation : valse des étiquet-
tes au supermarché ; valse des
taux d’emprunt pour la voiture et
la maison (le coût de l’immobilier
étant l’une des principales déter-
minations du vote). Mauvais et
durable souvenir que ces années
d’inflation, d’autant que ledit
souvenir est mis en relation avec
la stabilité économique des pre-
mières années Trump, sur-
fant sur le rétablissement opéré
par Barack Obama.
Tout cela compte sans doute, à
quoi s’ajoute, grosse tache noire
dans le bilan Biden, l’immigra-
tion incontrôlée (2 500 000 pas-
sages illégaux en 2023) à la fron-
tière avec le Mexique. En sur-
plomb de ce tableau, il y a l’âge du
capitaine : une écrasante majorité
d’Américains (plus de 70 %) juge
Joe Biden trop âgé pour un se-
cond mandat. Son incapacité à
faire plier Benyamin Nétanyahou
au Proche-Orient et à s’imposer, Vu par Clemenceau, Jaurès, Aragon, Mendès France, Taubira…
car trop impopulaire, aux élus
républicains qui bloquent l’aide à
l’Ukraine, tout a conforté une im-
pression de faiblesse.
Vue d’Europe, l’impopularité de
Trump ne console pas de celle de
Biden. On sait ce que représente
le républicain en politique
étrangère : pas un dollar pour Il est toujours utile de relire Zola. L’écrivain qui
Kiev ; fin de la solidarité stratégi-
que transatlantique ; détestation
décrit la montée de la bourgeoisie, de l’argent,
de l’Union européenne. Aucune de la corruption et des passions humaines. Le
ÉMILE ZOLA naturaliste au style torrentiel d’une sensualité
de ces considérations ne sera dé-
terminante le 5 novembre où
compteront d’abord le niveau des épique. Le pamphlétaire du « J’accuse » qui
prix au supermarché et celui dans
l’immobilier. Il reste un peu
Un hors-série du « Monde » défend le capitaine Dreyfus et pourfend
120 pages - 11 €
moins de huit mois, ce qui, en
Chez votre marchand de journaux l’antisémitisme. Portrait, entretien, textes choisis,
politique, est une durée quasi
biblique : il peut se passer beau- et sur lemonde.fr/boutique débats, hommages, lexique.
coup de choses. En 1948, Truman
s’est rétabli en trois mois. p
 2
LA « UNE », SUITE
v PORTRAIT
Les héroïnes de Lucy
Maud Montgomery

3
MOTS DE PASSE
v Gabriel Garcia
Marquez, obsessions
existentielles

Après la saga
« Anne », ode
féministe
Lucy Maud Montgomery
de l’écrivaine
canadienne, La féerie
« Emily
de New Moon »,
également
noire 4 |5
LITTÉRATURE

retraduit, creuse
avec éclat
d’Emily vVelibor Colic,
Justine Bo, Charlotte
McConaghy, Rodrigo
Blanco Calderon

ce sillon
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
v Magyd Cherfi,
« La Vie de ma mère ! »

7
ESSAIS
v « Histoire de la pop »,
de Bodo Mrozek

juliette einhorn 10
RENCONTRE

D
étestant être
confondue avec
ses héroïnes,
mais reconnais-
sant, en 1934,
dans une lettre à
une lectrice, avoir prêté à Anne, la
rousse sagace de son cycle roma-
nesque connu en France sous le ti-
tre La Maison aux pignons verts,
son « imagination », et à l’héroïne
d’Emily de New Moon, son « don
pour le scribouillage », Lucy Maud
Montgomery (1874-1942) aimait
les pieds de nez. Elle n’aurait pour-
tant pas goûté celui que lui fait la
postérité, qui a transformé en
autrice de bluettes pour la jeu-
nesse l’écrivaine canadienne la
plus lue au monde, féministe
avant l’heure, dont les livres ont
fait l’objet de vingtaines d’adapta-
tions audiovisuelles, jusqu’à la sé-
rie Netflix Anne With an E.
Tout, chez celle qui destinait en
réalité ses écrits aux adultes, se
tient dans un pas de deux, tres-
sage unique d’insolence et de poé-
sie, de fantaisie et de profondeur.
La beauté de ses romans déflagra-
tions bouscule jusqu’à la transe.
Orpheline de mère, élevée par des
grands-parents peu aimants sur
l’Ile-du-Prince-Edouard (Canada),
l’écrivaine, dont les éditions
Monsieur Toussaint Louverture,
après Anne de Green Gables
(2020), nouveau titre de La Mai-
son aux pignons verts, et les
sept volumes suivants, publient
une nouvelle traduction de la tri-
logie d’Emily (suivront L’Ascen-
sion d’Emily, puis La Quête
d’Emily), faisait de l’écriture un
espace sacré. Elle s’inventait, à
travers ces héroïnes, des sœurs
dont elle partageait les « illumi-
nations » – « Le merveilleux mo-
ment où l’âme semble se départir
de ses liens de chair pour bondir
vers les étoiles. »
En ces années 1920, Montgo-
mery est mariée à un pasteur
presbytérien persuadé d’être
damné. Elle a délaissé son poste
d’institutrice pour vivre de sa
plume. Les aventures d’Anne
Shirley, épopée d’une orpheline
adoptée par des fermiers, qui re-
baptise tout ce qui l’entoure, des-
sinant la géographie intime de
ses rêves, a conquis le cœur des
lecteurs (le premier tome, paru
en 1908, fut tout de suite réim-
primé). A travers elle, l’autrice as-
souvit tout ce dont, enfant soli-
taire, elle a manqué. Quand pa-
raît Emily of New Moon, en 1923,
plus autobiographique, cinq
autres volumes autour d’Anne
ont fait s’envoler la renommée de
Montgomery. Emily, l’héroïne
qui se glisse alors sous sa plume,
ne veut qu’une chose : devenir,
comme sa créatrice, une « auteu-
resse célèbre ».
Tandis qu’Anne s’accomplit,
changeant de lieu à chaque vo-
lume, Emily, dès ce premier tome,
entre ses 9 et 13 ans, a une en-
fance plus heurtée. Elle passe de
la maison de son père, qui vient
de succomber à la tuberculose, au
domaine de New Moon, chez
deux sœurs de sa mère. La petite
fille entretient une « filiation avec
les fées », mais c’est une féerie
noire qui infuse ici, d’autant plus
envoûtante et précieuse qu’elle
est un refuge. Si Emily s’enve-
loppe intensément de ces colli-
nes et « bouleaux qui avaient
aimé et été aimés par trois généra-
tions », c’est qu’elle connaît les
forces obscures qui engloutis-
sent. Jusqu’ici, elle expurgeait le
réel de son poison en l’écrivant.
Mais les créatures qui vivent
dans sa tête, la Dame du vent,
Emily-dans-le-miroir et Emily-
hors-du-miroir, vont-elles réus-
sir à s’inscrire dans cet univers
austère où sa famille a tiré au
sort pour savoir qui recueillerait
l’enfant ?
Les défaillances du vécu
« L’illumination ne se dé-
clench[e] jamais deux fois », mais
l’écriture permet de faire exister
les choses derechef, dans une di-
mension secrète, de réactiver
l’extase. En quête, désormais,
d’une forme pour boire le réel
qui déborde, la petite fille se sert
des mots comme un prisme sal-
vateur, tiers-lieu où projeter ce
trop-plein, où muer l’excès, sa
ferveur, en une nouvelle me-
sure. Apprendre à écrire est
d’abord apprendre à lire, et parer
aux défaillances du vécu. Parce
que ses tantes vivent en dessous
des choses, Emily les dira haut et
fort à travers ce monde invisible
qu’elle fait clignoter.
Cette captation vibrante des
lieux et des êtres est aussi une
prescience – la petite fille ex-
tirpe les indices disséminés dans
les consciences et les préjugés,
elle recueille la parole des autres
en un kaléidoscope. Elle est aspi-
rée dans une dynastie qui range
chacun de ses membres dans la
lignée familiale comme dans un
meuble où les ancêtres vivent
v Johanna Silva,
blessure intime,
révolte politique
Lucy Maud Montgomery
(1874-1942), en 1891.
GETTY IMAGES
avec les vivants. C’est le poids
des traditions et de la religion,
dans une société corsetée qui ré-
duit les femmes à des pantins,
que fustige ici Montgomery à
travers les yeux gris-violet de la
petite fille.
Celle-ci écrit des lettres à son
défunt père, pensées parallèles
où amorcer un dialogue inté-
rieur, entre écriture et conversa-
tion. Quand sa tante Elizabeth
trouve sa cachette au grenier, lit
les lettres et ce qui est dit d’elle, ET SI LES
elles se déchirent, puis se récon-
cilient. Chacune parvient à en- GÉANTS
trer dans l’univers de l’autre.
Montgomery porte à son plus
DU NUMÉRIQUE,
haut degré le pouvoir de trans- CHERCHAIENT
mutation de l’écriture, son coup
d’éclat et la reconstruction du UN JOUR À
monde qu’elle opère. Faire réson-
ner avec un tel fracas ces mots en ACQUÉRIR
fleurs, sous la plume d’une en- LEUR PROPRE
fant « prismatique, palpitante, in-
saisissable », dans le Canada du ÉTAT ?
début du XXe siècle où les fem-
mes n’avaient pas la parole… Là
est peut-être la preuve que les
fées, dont Emily a tant besoin,
existent bel et bien. p
emily de new moon
(Emily of New Moon),
de Lucy Maud Montgomery,
traduit de l’anglais (Canada)
par Laure-Lyn Boisseau-
UN RÉCIT PUISSANT PORTÉ PAR LA VOIX
Axmann,
DE L’AUTEUR. DISPONIBLE EN LIBRAIRIE
Monsieur Toussaint ET SUR AUDIOLIB.FR
Louverture, 432 p., 18,50 €,
numérique 5 €.

Cahier du « Monde » No 24634 daté Vendredi 15 mars 2024 - Ne peut être vendu séparément
2 | .. à la « une »
La retraduction
des romans
de Lucy Maud
Montgomery rend
enfin justice
à la richesse
littéraire
d’une œuvre
trop peu connue
en France
juliette einhorn
I
l y a un mystère Montgomery. On
lui doit plus de cinq cents nouvel-
les, vingt romans, deux recueils
de poésie, mais aussi des antholo-
gies, journaux intimes, essais et
lettres. Les aventures d’Anne ont
été traduites en trente-six langues. Une
œuvre touchée par la grâce qui s’est ven-
due à 60 millions d’exemplaires dans le
monde depuis bientôt cent vingt ans.
En cette petite « sorcière rousse » à la
langue bien pendue, Mark Twain saluait
« la plus charmante, touchante et atta-
chante enfant depuis l’immortelle Alice ».
Elle a inspiré, entre autres, deux films
hollywoodiens (1919 et 1934), deux mini-
séries de la BBC (1952 et 1972), une adap-
tation musicale pour la télé (1956) puis
pour la scène (1965), la série Netflix Anne
With an E (2018). Une drôlerie touchante,
une truculence à la fois universelle et si
singulière qu’elle parle à chaque nation
pour des raisons différentes. En Suède,
son humour, son féminisme et son
acuité psychologique font mouche. Au
Japon, elle parle au cœur des orphelins,
victimes de la seconde guerre mondiale
et des bombes atomiques ; l’indépen-
dance farouche de l’héroïne, intronisée
coach de vie, fascine − quand elles en-
trent dans la vie professionnelle, les Ja-
ponaises relisent la saga, qui a inspiré là-
bas films et dessins animés, pièces, man-
gas et même livres de jardinage !
Mais la « Montgomerymania » a son
revers. Immensément populaire, l’écri-
vaine est ignorée par les études univer-
sitaires, sauf au Canada. A l’exception de
la Suède, elle a bizarrement été très peu
lue en Europe, notamment en France,
jusqu’à ce que les éditions Monsieur
Toussaint Louverture la retraduisent.
Presque partout, cette œuvre prolifique
est perçue comme une « Bibliothèque
rose » destinée aux femmes et aux en-
fants. Est-ce à dire que des textes dont
les héroïnes sont des petites filles, et
alors même que la romancière les fait
grandir et devenir, pour chacune, la
même et une autre, sont condamnés,
en dépit de leur label « féministe », à
être ignorés par les adultes ? A moins,
peut-être, que cette étiquette n’ait pro-
voqué une certaine méfiance, comme si
l’engagement, la politique, empêchait la
littérature.
Des féministes de la
deuxième vague, et parmi
elles Margaret Atwood,
ont souligné la force
émancipatrice et la
dimension sociale de
l’œuvre de Montgomery
Cette œuvre scintillante a pourtant été
redécouverte dès les années 1980, après
la publication des lettres de Montgo-
mery. Des féministes de la deuxième va-
gue, et parmi elles Margaret Atwood, en
ont souligné la force émancipatrice et la
dimension sociale. Mais la virtuosité de
Montgomery est aussi portée aux nues,
qui plus est par de très grandes écrivai-
nes, certaines éditions d’« Anne » ayant
ainsi été préfacées par Alice Munro ou,
justement, par Margaret Atwood. Selon
Anne, Pat, Emily…
petites sorcières
pour adultes
cette dernière, ce qui en fait une pépite,
et toute la complexité, c’est, en plus d’un
hymne galvanisant à l’espoir, « sa face ca-
chée, plus sombre. C’est ce qui lui donne
son énergie aussi frénétique, parfois pres-
que hallucinatoire, et qui rend l’idéalisme
et l’indignation de son héroïne si poi-
gnants et si convaincants », écrit-elle
dans le Guardian, en 2008. Mais ce coup
de chapeau semble ne pas faire sortir to-
talement ces livres de leur image didacti-
que et de divertissement.
Textes sacrés et sources interdites
« JE SUIS UNE LIVROLIQUE. Les li-
vres, écrivait Lucy Maud Montgo-
mery dans son journal, exercent sur
moi la même irrésistible tentation
que l’alcool sur son adepte. Je ne
peux pas leur résister. » Cette vertu
prêtée à la littérature par Montgo-
mery fait de ses romans autant de
fulgurances : outre les références
qui l’ont inspirée (elle a par exemple
été influencée, pour créer ses jeunes
héroïnes, par Les Quatre Filles du
docteur March, de Louisa May Al-
cott, 1868, et par la facétieuse Alice
de Lewis Carroll, 1865), les textes en
jaillissent comme un diable de sa
boîte, festival de clins d’œil que les
éditions Monsieur Toussaint Lou-
verture, dans leur entreprise de re-
traduction, explicitent en notes de
bas de page, leur redonnant toute
leur dimension. Un palimpseste si
bouillonnant qu’on ne sait plus, au
Comment une telle modernité, une
telle force d’évocation ont-elles pu laisser
indifférent le monde littéraire, en tout
cas passer inaperçues dans certaines par-
ties du monde ? Dans la série « Anne »,
Montgomery fait virevolter change-
ments de point de vue, lettres et pasti-
ches, portraits, contes et nécrologies fan-
tasques, vers et poèmes en prose. S’auto-
risant tout, mêlant les tonalités, brisant
le cœur du lecteur tout en le faisant rire
aux éclats, l’écrivaine coud le roman en
cœur de cette chambre d’écho, qui
cite qui – comme si la Bible citait
Montgomery, et non l’inverse.
Outre les textes sacrés, omnipré-
sents – matrice première, initiati-
que –, les romans entretiennent un
dialogue permanent avec les pièces
de Shakespeare ainsi qu’avec les lé-
gendes d’Ecosse (Lai du dernier mé-
nestrel, de Walter Scott, 1805), dont
sont originaires les ancêtres de l’écri-
vaine. Mais, aussi, avec d’autres figu-
res du romantisme britannique :
William Wordsworth (1770-1850) et
ses stances élégiaques ; Alfred Tenny-
son (1809-1892) et son poème pan-
théiste The Bugle Song ; Good-Bye,
de Ralph Waldo Emerson (1803-1882),
chef de file du transcendantalisme.
Et tant d’autres…
Ces références sont, pour l’écrivaine,
une façon de se situer dans une li-
gnée artistique, mais leur rôle dé-
SERGIO AQUINDO
un genre littéraire total, gourmand, une
mise en abyme de tous les autres. Il y a du
Laurence Sterne dans ces digressions à la
Tristram Shandy ; du Laclos des Liaisons
dangereuses dans cette mise en scène
pulsionnelle du langage, de ses pouvoirs
magiques − les mots sont des actes ; du
Balzac dans cette comédie humaine vue
par une femme ; du Nerval dans la poéti-
que du récit et l’exploration du rêve
éveillé, dans son éblouissement comme
dans sa puissance initiatique.
passe celui de la citation pour revêtir
une valeur émancipatrice. Les romans
gothiques d’Ann Radcliffe et des
sœurs Brontë, qui enferment leurs
héroïnes dans des lieux oppressants,
prennent ainsi une valeur subversive
– cet obscurantisme est tout ce à quoi
Emily et ses comparses veulent
échapper.
Des nourritures spirituelles parées,
également, d’une valeur nutritive de
substitution, réparation d’une brisure
familiale originelle, celle de l’écrivaine
comme de ses personnages. Une fa-
çon, en somme, de retourner l’inter-
dit : calviniste, la tante d’Emily lui in-
terdit de lire des romans, un genre
jugé immoral – les jeunes héroïnes de
Montgomery sont elles-mêmes des
lectrices insatiables. Ou comment
faire une arme, en une ode libératrice
à l’imagination et à la désobéissance,
de l’objet du tabou. p ju. e.
0123
Vendredi 15 mars 2024
EXTRAIT
« – Je croyais que les livres apparte-
naient à tout le monde, dit [Emily].
– Pas les nôtres, répondit sa tante,
donnant ainsi l’impression que les li-
vres de New Moon constituaient une
catégorie à part. Voici ton dîner.
Emily but le lait et grignota ses bis-
cuits tout en continuant à observer
le salon. Comme le motif de la tapis-
serie était joli, avec ses guirlandes de
roses encadrées de losanges dorés !
Elle se demanda si elle était capable
de le “voir dans l’air”. Elle s’y essaya
et… oui ! Elle y arrivait ! Le voici qui
flottait, à un mètre de ses yeux, ce
joli motif féerique, comme un ta-
bleau suspendu. Emily avait décou-
vert qu’elle possédait cet étrange
don quand elle avait 6 ans. Grâce à
un certain mouvement des muscles
de ses yeux qu’elle était incapable de
décrire, elle réussissait à reproduire
une minuscule réplique du papier
peint, dans l’air face à elle, qu’elle
pouvait maintenir et admirer à loi-
sir, qu’elle arrivait à éloigner et à
rapprocher, à la distance de son
choix, pour l’agrandir ou la rapetis-
ser. Un de ses plaisirs secrets, quand
elle découvrait une nouvelle pièce,
était de “voir voler la tapisserie”. Et
le papier peint de New Moon faisait
la plus jolie tapisserie de fée qu’elle
ait jamais vue. »
emily de new moon,
pages 74-75
D’un tome à l’autre, la narration
s’étoile en histoires parallèles. Les per-
sonnages secondaires prennent de l’im-
portance, et avec eux des anecdotes dé-
sopilantes − « l’humour est l’assaisonne-
ment le plus épicé dans ce festin qu’est la
vie », écrivait Montgomery, étrillant le
décorum social et le poids de la religion.
« Cette fille n’est rien d’autre que du lait
écrémé qui se fait passer pour de la
crème », dira Anne d’une de ses voisines.
Anne, Emily, mais aussi Pat (Pat de Silver
Bush, 1933, Mademoiselle Pat, 1935), sont
des figures de romancières qui sortent
les êtres de leur vitrification. « Je fais ce
que je veux, dit aussi Anne. Le problème,
c’est que mes opinions changent et je suis
alors obligée de faire de nouveau leur
connaissance. »
Les éditions Monsieur Toussaint Lou-
verture, en retraduisant la trilogie
d’« Emily », après avoir édité les huit to-
mes d’« Anne » dans l’ordre pensé par
Montgomery, restituant les coupes fai-
tes dans les éditions précédentes, retra-
duisant aussi le texte au plus près de
son rythme, de son vocabulaire, de son
contexte d’écriture, font ressortir l’ex-
traordinaire richesse de l’œuvre.
Cette profusion imaginative provient
sans doute, par contraste, de la solitude
qui a marqué la vie de Montgomery, qui
perd sa mère avant ses 2 ans. Ses grands-
parents maternels l’élèvent à Cavendish,
sur l’Ile-du-Prince-Edouard (Canada), où
elle joue avec les amies imaginaires qui
vivent dans une pièce féerique, derrière
la bibliothèque. Comme Emily, à qui elle
prêtera nombre de ses traits, elle écrit
des poèmes et un journal dès ses 9 ans.
C’est lors de ses promenades à travers
la campagne de l’île qu’elle vit ses pre-
miers flashs, communion avec la nature
portée à incandescence. Mariée, en 1911,
à un prêtre presbytérien, elle déménage
en Ontario. Elle écrira onze livres au
presbytère, cherchant à échapper à une
vie où ses deux fils et ses activités de pa-
roissienne ne suffisent pas à endiguer
la mélancolie dans laquelle l’entraîne
son époux, qui alterne crises de catato-
nie et de désespoir, et la traite comme
un jouet. « Ceux qui peuvent atteindre
les sommets les plus hauts sont aussi
ceux qui peuvent plonger dans les pro-
fondeurs les plus obscures, et les caractè-
res qui savent le plus en profiter sont
aussi ceux qui en souffrent le plus vive-
ment », écrira-t-elle.
Formulons donc, aujourd’hui, un vœu
de sorcière : que le philtre magique
d’Emily, Anne, Pat et les autres diffuse
son aura de par le monde, pour que ces
héroïnes parlent toujours plus, non seu-
lement aux enfants, mais aussi aux an-
ciens enfants que sont les adultes, et
continuent à passer les frontières. p
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Vendredi 15 mars 2024
Gabriel Garcia
Marquez,
obsessions
existentielles
L’écrivain colombien,
mort en 2014, travaillait
florence noiville
depuis quinze ans
à un livre d’amour. Bien
O
n l’appelait « Gabo ». Ou,
plus affectueusement encore,
« Gabito ». Il y a dix ans,
qu’imparfaitement
en 2014, le grand patriarche
de la littérature latino-américaine, l’écri-
achevé, un inédit
vain colombien Gabriel Garcia Marquez, paraît, emblématique
auteur notamment de Cent ans de soli-
tude (Seuil, 1968), maître du réalisme de l’univers du maître
magique et Prix Nobel 1982, s’éteignait à
l’âge de 87 ans. A l’occasion de cet anni-
versaire, les éditions Grasset publient
un court roman inédit, Nous nous ver-
rons en août, texte qui aurait dû faire
partie d’un ensemble de cinq récits tour-
nant autour de la même protagoniste et
mettant en scène des « histoires d’amour
de gens âgés ». Comme l’explique l’édi-
teur en fin de volume, Garcia Marquez
avait annoncé lui-même qu’il y tra-
vaillait : il avait même lu, en 1999, un
chapitre de Nous nous verrons en août à
la Casa de America de Madrid, où il parti-
cipait, avec José Saramago, un autre Prix
Nobel, à une rencontre sur « la force de
création ibéro-américaine ».
Mais, après une longue maladie affec-
tant sa mémoire, l’écrivain est mort sans
avoir pu mener son projet à bien.
Aujourd’hui, ses deux fils, qui signent la
postface du livre, ont accepté qu’il pa-
raisse. Entre « le vol fantomatique des hé-
rons sur les eaux dormantes d’une lagune »
et « la misère d’un petit village où l’on dort
dans des hamacs entre deux cocotiers », ce
récit haletant, bien qu’imparfaitement
achevé, permet de se replonger avec dé-
lice dans l’atmosphère unique de Garcia
Marquez et d’y retrouver bon nombre des
thèmes qui l’obsédaient.
Mort
Théâtrale et fracassante, la mort ne tarde
jamais à s’inviter dans les romans de Ga-
briel Garcia Marquez. Souvent dès les pre-
mières lignes, elle vous fixe dans les yeux.
C’est le peloton d’exécution auquel fait
face le colonel Aureliano Buendia au dé-
but de Cent ans de solitude. Ou l’annonce
de l’assassinat de Santiago Nasar dans
l’incipit de Chronique d’une mort annon-
cée (Grasset, 1981). Ou encore, au cime-
tière, la pierre tombale qu’Ana Magdalena
va nettoyer au début de Nous nous ver-
rons en août.
Depuis son recueil de nouvelles Les Fu-
nérailles de la Grande Mémé (Grasset,
1977) jusqu’au récit posthume que nous
découvrons aujourd’hui, en passant par
L’Amour aux temps du choléra (Grasset,
1987), toute l’œuvre de Garcia Marquez
pourrait être lue comme un discours
ininterrompu sur la solitude et sur la
mort. L’ultime instant, le romancier se le
figurait d’ailleurs très simplement.
C’était « le moment où tout s’arrête » et où
règne « le noir absolu », explique-t-il dans
son autobiographie romancée, Vivre pour
la raconter (Grasset, 2003). Cette image
avait beau être « peu philosophique », elle
avait le mérite, disait-il, de le soulager, en
même temps qu’elle l’attristait, car il
s’agissait de « la première expérience
qu’[il] ne pourrai[t] jamais raconter ».
Mots de passe | 3
Vieillesse
Est-ce pour approcher au plus près ce
moment fatidique – le passage de vie à
trépas – que Garcia Marquez s’est tant in-
téressé au grand âge ? Dans L’Automne du
patriarche (Grasset, 1977), il peint un dic- Gabriel Garcia Marquez,
tateur si vieux et si friable que personne à Mexico, en 2003.
n’ose le toucher, de peur qu’il ne s’en aille JORGE UZON/AFP
en poussière. Dans la nouvelle qui donne
son titre au recueil Les Funérailles de la
Grande Mémé, une matriarche caco-
chyme tyrannise impitoyablement son
clan, tandis que, dans Mémoire de mes Chair Imagination
putains tristes (Grasset 2005), un nonagé- Dans Vivre pour la raconter, Garcia Marquez décrit ainsi Nigromanta, Gabriel Garcia Marquez a 2 ans lorsque
naire se remémore sa vie sexuelle et l’une des nombreuses conquêtes de sa jeunesse : « Elle avait un profil ses parents le confient aux bons soins
tente de s’offrir (ce sera un échec) une d’Abyssine et une peau chocolatée. Au lit elle était joyeuse. Elle jouissait de ses grands-parents. Dans le village
nuit avec une jeune vierge, le jour de son par saccades voraces et avait de l’amour un appétit qui ne semblait pas d’Aracataca, qui lui inspirera le célèbre
anniversaire. Sans doute la personnalité humain tant il était endiablé (…). Les voisins se plaignaient de ce que Ni- Macondo de Cent ans de solitude, le petit
charismatique et haute en couleur de sa gromanta dérangeait les morts par ses hurlements de chienne comblée, Gabo est élevé par « Papa Lelo », son
propre grand-mère a-t-elle donné à Gabo mais plus elle hurlait de plaisir, plus les morts devaient se sentir heureux grand-père, ancien militaire et conteur
l’idée de mettre des « vieux » au cœur de d’être dérangés par elle. » Orgies rabelaisiennes, fringales de corps et hors pair. Et par abuela Tranquilina, sa
ses histoires. Par leurs côtés souvent tru- d’extases : la chair est rarement triste sous la plume de Garcia Mar- grand-mère d’origine indienne, qui lui
culents et désinhibés, ils lui fournissent quez. Dans Nous nous verrons en août, on voit sa protagoniste – jus- transmet son goût du merveilleux. Du
des ressources burlesques insoupçon- qu’alors une sage bourgeoise qui n’a jamais trompé son mari – bascu- premier, il dira qu’il était « le cordon om-
nées. Même quand il peint un animal, ler dans une frénésie érotique telle qu’elle ne peut s’empêcher de mul- bilical entre histoire et réalité », de la
comme le perroquet Laurent le Magnifi- tiplier les amants d’une nuit. Il s’agit de « prendre d’assaut » des hom- deuxième, qu’elle savait « traiter les cho-
que dans Vivre pour la raconter, l’écrivain mes « prêts à la charge » pour qu’ils la conduisent vite au plus haut ses extraordinaires comme si elles étaient
ne peut s’empêcher d’en faire un oiseau « degré d’ébullition ». Sous la plume joueuse de Garcia Marquez, ces tout à fait naturelles ». Difficile d’imagi-
centenaire. A 100 ans, incontrôlable et histoires d’amour et d’adultère prennent le plus souvent des tours co- ner un milieu plus foisonnant en esprits,
débridé, le volatile braille des chansons casses ou farcesques. Ainsi, tandis que le jeune héros de Vivre pour la démons, revenants… Mais, si la folle du
politiques et vocifère contre les Espa- raconter quitte, au petit matin, la couche de la fameuse Nigromanta, il logis règne en maîtresse sur la jeunesse
gnols. Mais il a aussi la vue qui baisse. croise sur la route le mari de cette dernière. L’homme qui rentre chez du futur écrivain, elle ne suffit pas, à elle
« Une vue si courte qu’un jour il tomba lui s’arrête pour lui demander du feu. « Je craquai une allumette et seule, à expliquer « ce qui [lui] importera
dans la marmite du pot-au-feu et n’en ré- m’approchai de lui pour protéger la flamme du vent de l’aube, s’amuse [toujours] le plus au monde : le processus
chappa que par miracle parce qu’on ve- Gabriel Garcia Marquez. Quand il se redressa, la cigarette allumée, il me de création ». Dans L’Atelier d’écriture :
nait à peine de mettre l’eau à chauffer. » déclara sur un ton enjoué : “Tu sens la pute que c’en est indécent.” » comment raconter une histoire – paru
en 2017 chez Seghers et qui ressort
aujourd’hui (traduit de l’espagnol par
Bernard Cohen, préface d’Alexandre
Lacroix, 336 pages, 21 euros, numérique
Une étrange spirale érotique 14 euros) –, Garcia Marquez s’interroge
en effet : « Quel est ce mystérieux méca-
ELLE S’APPELLE ANA MAGDALENA Construit en trois actes, en écho nisme qui transforme le simple désir de ra-
BACH, sans qu’on sache vraiment aux lectures d’Ana Magdalena – Stoker, conter une histoire en une véritable pas-
pourquoi Garcia Marquez a choisi Defoe, Bradbury –, le livre présente des sion, en une pulsion assez forte pour qu’un
de la nommer comme la femme du défauts et incohérences, et la chute être humain soit capable de (…) succom-
compositeur. Elle est certes la fille laisse le lecteur sur sa faim. Mais l’ex- ber à la faim, au froid ou à tout autre péril
d’un professeur de piano et l’épouse traordinaire puissance narrative est là, dans le seul but de réaliser quelque chose
d’un chef d’orchestre, mais c’est sa de même que la fulgurance de certai- d’impalpable, d’immatériel, quelque
mère qui compte le plus dans cette nes images, drôles, piquantes, ou l’art chose qui, en vérité, n’a aucune “utilité”
histoire. Chaque été, le 16 août, date de mêler truculence et délicatesse. tangible ? » Non seulement il ne répond
de la mort de cette dernière, Ana « Elle comprit la volonté de sa mère pas à cette question, mais il confesse
Magdalena se rend seule sur sa quand, du plus haut point du cimetière, qu’il ne s’est jamais vraiment expliqué
tombe, dans une île des Caraïbes, elle découvrit la splendeur du monde. non plus le mystère qui entoura, à partir
pour y déposer des glaïeuls. C’était l’unique endroit solitaire où elle des années 1960, la réception de son
Or, cette année-là, à l’hôtel, un ne pouvait se sentir seule. » D’emblée, œuvre. Pourquoi ce succès planétaire
homme lui offre un verre ; trois pages le charme agit : les dernières pages pour Cent ans de solitude ? Gabriel Garcia
plus loin, elle qui n’a jamais « connu de « Gabo » tournent toutes seules. p Marquez assure en avoir été lui-même in-
de la nudité que celle de son mari » fl. n. terloqué. Quant au prix Nobel, il prétend
le retrouve dans sa chambre, « dispos et dans ce même Atelier d’écriture que sa
raidi ». « Elle le chevaucha jusqu’à la ra- nous nous verrons en août première réaction en apprenant la nou-
cine et le dévora pour son seul plaisir (…) (En agosto nos vemos), velle aurait été : « La vache, ils ont gobé ce
jusqu’à ce qu’ils se retrouvent perplexes de Gabriel Garcia Marquez, truc ! » En avalant ses histoires, les jurés
et épuisés dans un bain de sueur. » Une traduit de l’espagnol (Colombie) de Stockholm s’étaient laissé rouler dans
étrange spirale érotique commence par Gabriel Iaculli, la divine farine de son imagination. p
alors : chaque 16 août, elle jette son Grasset, 144 p., 16,90 €, numérique 11 €.
dévolu sur un inconnu pour vivre une Signalons, du même auteur, par le même
aventure torride sans lendemain. Cette traducteur, la parution en poche du
pulsion serait-elle liée à un secret em- Scandale du siècle. Ecrits journalistiques,
porté par sa mère dans la tombe ? Le Livre de poche, 456 p., 9,40 €.
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 15 mars 2024

Enrôlé à 27 ans dans l’armée croate de Bosnie, l’écrivain déserte rapidement. Dans APARTÉ
« Guerre et pluie », il raconte la guerre d’un homme sans expérience militaire
Enchantement
Les plaies à vif de Velibor Colic posthume
IL Y A TOUJOURS QUELQUE CHOSE
d’un peu particulier dans le fait de dé-
couvrir un texte posthume, a fortiori
lorsque son auteur nous était (presque)
inconnu. C’est le cas pour Le Roman
du ruban, de Catherine Shan, disparue
en 2018, à 65 ans, qui avait publié assez
raphaëlle leyris discrètement quelques livres, d’abord
sous son nom de naissance, Catherine

L
a guerre comme un pré-
sent éternel. Trois décen-
nies ont passé depuis que
Velibor Colic a combattu
dans l’armée croate de Bosnie.
D’un point de vue factuel, on
pourrait dire que ce fut plutôt
bref : enrôlé en avril 1992, il a dé-
serté le 27 juillet de la même an-
née, avant de s’exiler en France,
pays dont il a obtenu la nationa-
lité avant de s’installer à Bruxel-
les. Et pourtant, c’est comme s’il
n’était jamais tout à fait sorti des
tranchées, comme si elles atten-
daient la première occasion pour
se rappeler à lui – et ce, bien
avant l’attaque de l’Ukraine par la
Russie, à laquelle on songe cons-
tamment en lisant le puissant
Guerre et pluie.
En juin 2021, l’écrivain, né
en 1964, est ramené à cette expé-
rience par la confrontation à une
maladie d’origine auto-immune
très rare, pemphigus vulgaris.
« Ma souffrance se manifeste sur la
peau, écrit-il. Des dizaines de
plaies sur mon visage et mon torse.
Chaque blessure ressemble à une
petite bouche ouverte. Comme si
un Munch maléfique avait dessiné
des grappes entières de son Cri sur
mon épiderme enflammé. Chaque
contact provoque des saigne-
ments. » Dans la bouche, une plaie
grande comme une pièce de
2 euros le torture. Pas besoin de
solliciter les services d’un psycha-
nalyste pour penser au rapport
qu’il entretient avec ses deux lan-
gues, l’une (le serbo-croate), qui
n’existe plus (cinq de ses livres ont
été traduits aux éditions Le Ser-
pent à plumes entre 1994 et 2005),
l’autre, le français, adoptée en
tant qu’écrivain depuis 2008
(pour le roman Archanges, chez
Gaïa), qui lui a valu le prix du
rayonnement de la langue et de la
littérature françaises de l’Acadé-
mie française en 2014.
Ses ouvrages s’inspirent large-
ment de sa vie, de sa jeunesse en
ex-Yougoslavie comme de son
parcours d’exilé à Rennes, puis à
Strasbourg. S’il a évoqué à plu-
sieurs reprises son passage dans
l’armée, c’est en serbo-croate qu’il
avait écrit les nouvelles tirées de
ses carnets de troufion, réunies
dans Les Bosniaques (1993). Les
douleurs infligées par la maladie
le renvoient, en français, à celles
d’autrefois. Sur le terrain des opé-
rations, il était déjà victime d’une
éruption cutanée affectant son vi-
sage, son dos et ses mains.
Velibor Colic est un écrivain du
corps et des sensations. Tout lui
revient au présent, par brefs
éclats, tantôt terribles, tantôt bur-
lesques, parfois les deux à la fois.
Rapportée par fragments saisis-
sants, c’est la guerre à la hauteur
(1,95 mètre) et dans la chair d’un
homme dépourvu d’expérience
militaire, qui, jusque-là, écrivait
des livres et passait des disques de
jazz à la radio. Il s’est engagé après
avoir constaté que les civils
étaient les premières victimes des
bombardements – l’uniforme lui
a semblé un moyen de prolonger
son espérance de vie. Il dit à quelle
vitesse un soldat perd la notion de
honte ou d’intimité, pour devenir
un simple organisme animal,
sans pudeur, parmi d’autres ; s’il
se soustrait au regard de ses pairs
et chefs, ce n’est que pour écrire
ses carnets, ce geste dont il com-
prend la portée subversive.
Blocs d’ennui
Tandis que le texte avance, ob-
sessionnel, en spirales, revenant
à des motifs (l’image du serpent,
le goût du sel), il décrit les odeurs,
les paysages, l’immédiate dispa-
rition de la vie autour des com-
EXTRAIT
« J’ai soif. Je peux aussi sentir la sueur couler dans
mon dos. Deux serpents salés qui irritent ma peau.
Je sens mon scrotum enflé, de la merde dure dans
mes intestins, des veines dilatées qui palpitent dou-
loureusement. Aucune trace de la gloire nationale
ou de quoi que ce soit qui y ressemble. La guerre n’a
rien à voir avec les trompettes et les drapeaux, les
médailles et les discours. La guerre est cette sueur et
ce pus, ce vomi et cette puanteur. Ongles sales et
dents pourries. Toux abondante et masturbation
douloureuse. La guerre, c’est notre capitaine ivre et
des champs de blé qui meurent dévastés sous les
chars. La guerre est mon fusil gras sur l’épaule et
une malédiction amère. La guerre est la maison qui
brûle, le crâne qui explose, l’intestin plein de maca-
ronis qui éclate sous les balles. La guerre c’est moi
qui tire dans la nuit (…). C’est tellement stupide. »
guerre et pluie, pages 154-155
battants, mais aussi l’étrange per-
sistance de la beauté du monde
en ce printemps et cet été radieux.
Il restitue les horreurs auxquelles
il est confronté, tels le corps d’une
femme violée, dont les seins ont
été coupés, « le crâne de quelqu’un
brillant phosphorescent dans la
Des volontaires bosniens,
au début de la guerre de Bosnie,
à Sarajevo, en juillet 1992.
ANDRÉ DURAND/AFP
terre ravagée », « une villageoise
carbonisée qui gardait sa vache »,
l’état dans lequel il trouve un sol-
dat qui s’est tiré une balle dans la
tête… Il rapporte également les
blocs d’ennui et de peur dont est
constitué l’essentiel des jour-
nées, et dont les bidasses se dis-
traient en buvant (en tâchant de
rester juste assez conscients pour
sauver leur peau) ou en se défon-
çant, avant d’organiser des
matchs de football opposant
« ivrognes » et « drogués ». Il rap-
pelle le souvenir de ses camarades
du front, « gens sans importance »,
morts parfois sans sépulture,
pour lesquels il rédige ici de peti-
tes « épitaphes ». C’est sa manière
de résister à l’oubli dû à la vio-
lence générale du conflit ou gé-
néré par le temps. A plusieurs re-
prises, Velibor Colic revient à cette
idée que, si la littérature ne peut
rien contre la guerre, la guerre, en
retour, ne peut rien contre la litté-
rature. Et il en livre une remar-
quable démonstration. p
guerre et pluie,
de Velibor Colic,
Gallimard,
288 p., 22 €, numérique 16 €.
N’Diaye (ainsi Gens de sable, P.O.L, 1984),
puis sous le nom de Shan (La Vie à deux,
Balland, 1998 ; Sa vie africaine, Galli-
mard, 2007). Nous ne les avions pas lus,
avouons-le, et nous voici aujourd’hui
comme éblouis par une révélation, en
suivant le fil d’un texte sur lequel, nous
dit l’avant-propos, l’écrivaine a travaillé
pendant les cinq dernières années de sa
vie… Serait-ce un testament littéraire ?
Une sorte de chant d’adieu aux accents
explicitement proustiens ?
C’est autre chose, qui donne comme
un étrange sentiment de regret, et
même de culpabilité diffuse : l’idée que
l’on aura manqué la rencontre vivante
d’une femme assez exceptionnelle, qui
fut aussi réalisatrice et sait donner aux
mots la respiration des choses, dire les
mouvements de la mémoire, l’affleure-
ment de livres lus avec une infinie sub-
tilité, le contact souple et presque char-
nel de l’écriture avec l’existence.
Atteindre une intimité enfouie
Catherine Shan offre à son texte aux
mille plis savants, souvent joyeux, la li-
berté d’un roman en train de se faire et
de se commenter : le fil thématique du
ruban lui permet ainsi de serpenter de
Proust à l’Olympia de Manet, du Nabo-
kov d’Ada aux Cahiers de Malte Laurids
Brigge, de Rilke, de Fragonard à Roland
Barthes… Ces pages sont extraordinaires
de finesse, qui saisissent dans leur grâce
simple le détail de l’ouvrage, livre ou ta-
bleau, en le reliant à un ensemble qui lui
donne sens et l’interroge tout à la fois.
Mais en en faisant ainsi une sorte d’essai
de lecture buissonnière, si merveilleux
soit-il, on manque encore quelque chose
du Roman du ruban, car ce qui s’y joue,
au-delà du brio stylistique et de l’aisance
à s’approprier les citations et références,
dépasse le simple exercice virtuose de
variations sur un motif littéraire ou es-
thétique : c’est une manière, plutôt, de
creuser la matière textuelle pour attein-
dre une forme d’intimité enfouie, une
âme problématique, si bien que le livre
semble traverser ses propres paysages,
souvenirs de jeunesse ou décor du pré-
sent, pour aller au plus profond du moi.
« Il n’est jamais que l’impossible substitut
d’un objet perdu », écrit Catherine Shan,
qui « dévide [sa] petite pelote sans être
trop attentive à tendre [son] fil ». La lec-
ture, dès lors, devient partage d’une ex-
périence d’autant plus troublante que
l’on sait l’écrivaine désormais absente :
comme si sa voix d’outre-tombe avait
attendu ce livre posthume pour faire
éclater pleinement le printemps, para-
doxal, d’une prose magnifique. p
fabrice gabriel
a Le Roman du ruban, de Catherine Shan,
La Bibliothèque, 232 p., 21 €.

Le chant de révolte d’une descendante d’esclave

Dans « Eve Melville, Cantique », Justine Bo donne voix à une vieille dame en lutte contre des promoteurs immobiliers

nant soin de la maison de son ancêtre,
conservée à l’identique d’une génération
à l’autre. L’ancien esclave, qui, jusqu’à la
fin, n’avait porté que des vêtements bleus
en souvenir de l’asservissement dans le-
florence bouchy quel il avait commencé sa vie, avait sym-
boliquement conjuré le malheur de sa
d’Eve Melville, les murs de la maison mi-
toyenne soient subitement peints en
noir. Et laissent planer leur ombre mena-
çante sur le 629 Halsey Street qu’ils occu-
pent. Eve Melville le comprend vite, les
promoteurs cherchent à expulser les an-
ciens habitants du quartier pour y réali-
ne laissant indemne aucun de ses mem-
bres. « Fille de toxicomane, incapable de
mourir au combat, fille de suicidée, petite-
fille de dément et arrière-petite-fille d’es-
clave », celle qui porte le nom biblique de
la première femme a depuis longtemps
été chassée du jardin d’Eden. Condamnée
malheurs s’abattent les uns après les
autres sur le pays comme les dix plaies
d’Egypte, la folie poétique semble ainsi
la seule réponse raisonnable à la folie po-
litique. Et un moyen de conserver une es-
pérance, une forme de foi en l’avenir qui
ne fasse pas table rase du passé. Même

E
ve Melville, l’héroïne du septième
roman de Justine Bo, est l’arrière-
petite-fille du premier policier
noir de Brooklyn. Né esclave à Sa-
vannah, en Géorgie (Etats-Unis), vers 1845,
Solomon connaît la torture, comme tant
d’autres, dans les champs d’indigo. Mais il
s’enfuit et échappe à sa condition, suivant
l’Underground Railroad, cette « ligne fic-
tive » de 1 000 kilomètres qu’empruntent
les affranchis pour commencer une nou-
velle vie dans le nord du pays. C’est sa mé-
moire qu’entretient Eve Melville en pre-
naissance en devenant propriétaire.
Lui à qui l’on avait voulu dénier la pos-
sibilité de se posséder lui-même était
devenu maître de son destin. En ten-
dant « à un homme le fruit de son labeur,
des liasses de billets qui résument sa vie
d’être libre », il s’était réjoui de pouvoir
« léguer à son enfant un espace où être
chez lui, un espace que personne jamais
ne pourra[it] lui prendre ».
Jusqu’à ce que, en août 2016, alors que
la narratrice française du roman et son
conjoint mexicain louent la résidence
ser de fructueuses opérations immobi-
lières. La vieille femme entre alors en ré-
sistance, sous les yeux ébahis et pleins
de commisération de ses locataires.
Chassée du jardin d’Eden
Justine Bo chante avec ferveur la révolte
d’Eve Melville, comme venue de la nuit
des temps et des grands mythes bibliques.
Dans un style incantatoire dépourvu d’af-
féteries, sa narratrice fait surgir la vio-
lence qui, depuis l’affranchissement de
Solomon, traverse la lignée des Melville,
à porter pour l’éternité les stigmates de
l’esclavage, elle laisse entendre la colère
caverneuse d’une survivante à qui la logi-
que du marché dénie toute légitimité à
exister. « L’aïeul s’était battu pour devenir
homme, explique la narratrice, sa descen-
dance revendiquait la propriété d’une terre
qui l’avait asservi. » Quel qu’en soit le prix.
Résistance spectaculaire autant que dé-
chéance magistrale, la trajectoire d’Eve
Melville rend visibles les fractures de
l’Amérique de 2016, qui s’apprête à élire
Donald Trump président. Alors que les
perdu d’avance, le combat de cette arrière-
petite-fille d’esclave reste le moyen le plus
sûr pour elle de conserver sa dignité. A dé-
faut d’infléchir l’histoire, le chant fié-
vreux que lui offre Justine Bo, avec Eve
Melville, Cantique, résonne comme la ré-
ponse aussi belle que dérisoire que donne
la poésie aux humiliations dont se repaît
l’ogre capitaliste. p
eve melville, cantique,
de Justine Bo,
Grasset, 216 p., 20 €, numérique 15 €.
0123
Vendredi 15 mars 2024
Critiques | Littérature | 5
Charlotte McConaghy déploie
son intrigue policière dans
les forêts en souffrance
des Highlands, en Ecosse

Murmure Cauchemar américain

Dans les premières lignes d’Une fa-

avec les loups mille américaine, Lilach nous apprend

que son fils est soupçonné d’avoir tué
un autre adolescent. Elle s’empresse
d’assurer, pas tout à fait convaincue :
« Mais ce n’est pas vrai. » Remontant
ensuite le fil des événements, son
récit va tenter de restituer le déroule-
d’auteurs engagés, par leurs ment des faits, mais aussi, tacitement,
écrits, dans la défense de l’envi- de mettre au jour les preuves de l’in-
ronnement. Car, en dépit de leur nocence d’Adam, sans pouvoir empê-
beauté, les Highlands écossais cher les doutes maternels de transpa-
sont à bout de souffle. En suppri- raître. La position de la narratrice,
marie charrel mant les loups, les hommes ont à la fois dans la retenue et aux aguets,
laissé prospérer les chevreuils, dont découle l’écriture subtile d’Une

D’
emblée, la brutalité
des premiers mots
happe le lecteur.
« On avait huit ans le
jour où papa m’a coupée en deux,
de la gorge jusqu’au bas du ven-
tre. » Cet incipit condense à lui
seul une partie de l’intrigue. Il
sera ici question de corps, de pè-
res, de la violence des hommes.
Et de tellement plus.
La biologiste Inti Flynn et son
équipe débarquent dans le parc
naturel des Cairngorms, en
Ecosse, pour mener un pro-
gramme de réintroduction des
loups, guère approuvé par les éle-
veurs locaux de moutons. La coha-
bitation s’annonce tumultueuse.
D’autant qu’Inti n’est pas du genre
à arrondir les angles. Sa rugosité
presque misanthrope dissimule
plus d’un secret. Sa sœur jumelle,
Aggie, d’abord, vivant recluse
dans leur refuge, brisée par un
ancien traumatisme. L’étrange
affection neurologique dont elle
souffre, ensuite : une synesthésie
visuo-tactile. Son cerveau recrée
les expériences sensorielles des
créatures qu’elle croise, humai-
nes ou animales, dont les che-
vaux, chiens et loups des envi-
rons : « Quand je vois, je ressens,
et pendant quelques instants, je
suis les autres, eux et moi ne fai-
sons qu’un et leur douleur ou leur
plaisir est le mien. » Un don
autant qu’une malédiction, com-
prend Inti ce fameux jour d’en-
fance où son père dépèce un la-
pin sous ses yeux − lui infligeant,
sans le savoir, la même souf-
france physique.
Après le remarqué Migrations
(JC Lattès, 2021), qui évoquait les
sternes arctiques et le déclin de la
biodiversité, l’Australienne Char-
lotte McConaghy, 35 ans, poursuit
son exploration des écosystèmes
menacés. A l’instar de la Cana-
dienne Gabrielle Filteau-Chiba,
elle fait partie de cette génération
qui empêchent la repousse des
arbres. Par leur faute, la forêt, es-
sentielle à la lutte contre le ré-
chauffement climatique, a dis-
paru, cédant la place à une lande
désolée.
Pour raconter le travail des bio-
logistes, la romancière s’est inspi-
rée du parc naturel de Yellow-
stone, aux Etats-Unis. Il y a
trente ans, la réintroduction des
loups a permis d’y ranimer les
bois de saules et de trembles ra-
vagés par la prolifération des
élans. Mais Charlotte McConaghy Charlotte
ne limite pas son récit à un pro- McConaghy,
pos écologiste, si subtilement en septembre.
dosé soit-il. Avec un sens milli- EMMA DANIELS
métré de la narration, elle l’entre-
mêle à une intrigue policière ha-
letante. Lorsque Inti découvre le
corps d’un éleveur mutilé, elle
l’enterre aussitôt, craignant que
les habitants n’accusent les
loups. Mais le vrai meurtrier, lui,
rôde toujours.
Réensauvager à bas bruit
Au fil des pages, le passé des ju-
melles se dévoile. Peu à peu, la
galerie de personnages autour
d’elles s’éloigne des
clichés auxquels ils je pleure encore
auraient pu se limi- la beauté du monde
ter. En particulier (Once There Were
ceux des éleveurs. Et Wolves),
du policier local un de Charlotte McConaghy,
peu bourru, Duncan. traduit de l’anglais
Lui aussi a expéri- (Australie)
menté la violence par Marie Chabin,
− mais pas comme Gaïa, 368 p., 22,90 €,
Inti l’imagine. « Il y a numérique 17 €.
des démons qui te Signalons, de la même
bouffent la tête dans autrice, la parution
un endroit comme en poche de Migrations,
celui-là », lui confie- traduit par Anne-Sophie
t-il. Parce qu’il a Bigot, Le Livre de poche,
grandi avec eux, il 384 p., 8,90 €.
aime les gars et les
filles du coin, cabossés mais pas
si mauvais. Tout comme ces
vieilles femmes qui, sans atten-
dre les discours moralisateurs
des citadins diplômés, s’em-
ploient elles aussi à réensauvager
leurs jardins, à bas bruit.
Par les nuances qu’elle déploie,
l’autrice esquisse les questions
impossibles avec lesquelles Inti et
Duncan se débattent : la solitude
nous protège-t-elle ou nous rend-
elle plus vulnérables, comme les
loups ? Somme-nous dangereux
par nature ou parce que la civili-
sation nous abîme ? Peut-on en-
core aimer lorsqu’on a vu le cœur
des hommes ?
Emaillé de descriptions subli-
mes de la nature, Je pleure encore
la beauté du monde est, aussi, un
roman sur le langage. Celui
qu’Aggie a inventé pour sa sœur,
celui des meutes, qui échangent
en chuchotant lorsqu’elles se
croisent et, surtout, celui des
sens. Le lecteur frissonne, hume,
court avec les loups, embarqué
par l’expérience de la synesthé-
sie. Celle-ci porte à son degré ul-
time la fusion avec le vivant, tout
en exaltant le pouvoir de la litté-
rature, qui n’a pas d’autre but
que celui-là : vivre quelques ins-
tants à la place de l’autre,
homme comme animal. p
EXTRAIT
« D’abord, des chants d’oiseaux. Un
piaillement que se renvoient deux volati-
les. Les croassements des corbeaux tra-
versant le ciel et le chuintement autour
de leurs ailes battant l’air. Les pépie-
ments d’oiseaux plus petits, les criquets
dans l’herbe, le bruissement des feuilles.
Tous les sons les plus imperceptibles
d’une forêt, un écosystème équilibré, si
apaisé que je remarque des changements
dans la posture de Duncan, les muscles
de ses épaules et de son visage se déten-
dent. Soudain, on entend autre chose
et les petits cheveux se dressent dans
le creux de ma nuque. On dirait le ressac
lointain d’un océan. Ou les premiers
roulements d’un orage. Le vent dans
la canopée.
− Ce sont des chuchotements de loups.
Duncan ouvre les yeux.
− Deux meutes distinctes, en train de
se parler alors qu’elles marchent l’une
vers l’autre. C’est étrange et magnifique.
− Personne ne savait qu’ils communi-
quaient de cette manière jusqu’à ce
qu’on les enregistre. Par pur hasard. »
je pleure encore la beauté
du monde, page 88
famille américaine, fait en partie le
prix du livre de l’Israélienne Ayelet
Gundar-Goshen. Elle renforce encore
la tension à l’œuvre dans ce texte qui
emprunte au thriller comme au ro-
man psychologique et au roman de
mœurs, pour s’interroger sur le senti-
ment d’appartenance (à un pays, une
communauté, une famille) et sur la
confiance que l’on accorde à autrui,
autant que sur la manière dont on
choisit d’interpréter les signes.
Son décor : la Silicon Valley, où Lilach
et son mari, Mikhael, ont élu domicile
pour élever leur enfant, loin de leur
pays et de sa perpétuelle violence.
Ils sont renvoyés à celle-ci par un at-
tentat commis dans une synagogue
de leur ville, qui convainc les quadra-
génaires d’inscrire leur fils à un cours
d’autodéfense dispensé par Ouri, leur
compatriote. Celui-ci va devenir indis-
pensable à la famille, plus encore
après la mort, durant une fête,
d’un garçon de la classe d’Adam. p
raphaëlle leyris
a Une famille américaine (Relocation),
d’Ayelet Gundar-Goshen,
traduit de l’hébreu par Laurence Klein,
Les Presses de la Cité,
368 p., 23 €, numérique 16 €.
La violence en écho
Nous sommes en 2015, à Téhéran.
Le jeune Mohsen paie ses études en
allant réciter le Coran sur les tombes
des morts. Parmi ses clients se trouve
la mère de cinq fils, brutalement dis-
parus au début de la guerre entre
l’Iran et l’Irak (1980-1988). Ce décor

Portrait d’une nation en miettes sert de récit-cadre au roman foison-

Dans le chaos de Caracas, Rodrigo Blanco Calderon compose une mosaïque de personnages équivoques
deux enfants, fait d’Ulises son unique
héritier et lui lègue un grand apparte-
ment. En contrepartie, il doit monter,
dans la vaste demeure familiale des
hauteurs de la capitale, une fondation
ariane singer d’accueil pour chiens errants, qui se
multiplient dans la ville depuis les va-
Perez Jimenez, en surplomb de Caracas,
sur le mont Avila. Désormais à l’aban-
don, cet ancien emblème du pays de-
vient ici une attraction touristique bur-
lesque – une maison hantée que fait vi-
siter un gardien centenaire à des
adolescents en mal de sensations fortes.
clés de lecture, soulignent la folie et la
solitude des hommes. Il y a du Bolaño,
encore, dans sa façon de convoquer les
références littéraires et cinématographi-
ques qui offrent à l’histoire des résonan-
ces profondes – outre l’évidente Odyssée
d’Homère et l’œuvre de la Britannique
nant – le premier traduit en français –
de Mehdi Yazdani Khorram, écrivain,
journaliste et critique né en 1980
à Téhéran, un des meilleurs espoirs
de la littérature contemporaine ira-
nienne. A travers les mésaventures
des cinq frères qui sont successive-
ment contées, ce sont les rêves frus-
trés de toute une génération de jeu-
nes Iraniens qui défilent sous nos
yeux, accompagnés de photos et de
pseudo-documents agencés à la ma-
nière d’un récit de W. G. Sebald (1944-

A
u milieu de ce merdier, chacun
doit trouver une manière de
survivre. » Cette phrase du
deuxième roman de Rodrigo
Blanco Calderon pourrait sonner
comme un mantra pour ses personna-
ges, ces résidents d’un Venezuela mar-
qué par le chaos, la pauvreté rampante
et les vagues de répression militaire,
qui cherchent à tenir droit dans la
tourmente.
A Caracas, Ulises, un passionné de ci-
néma animant des ateliers d’analyse fil-
mique dans un centre culturel, est
quitté par sa femme, Paulina, après
cinq ans d’un mariage sans illusions.
Comme des milliers d’autres, elle a dé-
cidé de s’exiler. Le père de celle-ci, le gé-
néral Martin Ayala, en froid avec ses
gues de départ à l’étranger de leurs pro-
priétaires. Il a quatre mois pour le faire
et pour déjouer les manœuvres de son
ex-femme, bien décidée à invalider le
testament de son père, tandis que réap-
paraît dans sa vie une ancienne maî-
tresse, Nadine.
La solitude des hommes
Huit ans après The Night (Gallimard,
2016), critique acerbe du régime d’Hugo
Chavez, Calderon explore à nouveau les
décombres de son pays natal pour en ti-
rer un récit aux accents apocalyptiques,
non dénué cependant d’un humour
cinglant. Symbole de cette décrépitude,
l’Hôtel Humboldt, un luxueux com-
plexe de dix-huit étages, bâti en 1956
sous la dictature du général Marcos
Le tour de force du roman consiste à
superposer, à ce portrait d’une nation en
miettes, un captivant kaléidoscope de
personnages dont les intentions restent
mystérieuses. Est-ce parce qu’il a été
adopté comme lui que Martin Ayala a
choisi de faire d’Ulises son homme de
confiance ? Est-ce parce qu’ils sont tous
deux abandonnés qu’ils apprécient tant
les chiens ? Et qui est vraiment cette Na-
dine qui danse dévêtue la nuit dans le
jardin de la fondation ?
Grâce à une construction très élabo-
rée, le romancier dévoile un à un les se-
crets de ses personnages. Comme l’écri-
vain chilien Roberto Bolaño (1953-2003),
dont l’influence se lit clairement, il a
l’art de tisser des trames secondaires
qui, plutôt que de fournir de simples
Elizabeth von Arnim, fréquemment
citée, Le Guépard de Visconti permet
d’illustrer les amours adultères, ou
Le Parrain de Scorsese de dire la com-
plexité des relations familiales. Glissant
du récit historico-politique à suspense
au roman policier, Rodrigo Blanco Cal-
deron rappelle ainsi avec brio combien
ceux qui nous sont le plus proches – pa-
rents, amis, nation – s’avèrent presque
toujours les plus insaisissables. p
de l’amour des chiens
(Simpatia),
de Rodrigo Blanco Calderon,
traduit de l’espagnol (Venezuela)
par Robert Amutio,
Gallimard, « Du monde entier »,
272 p., 23 €, numérique 17 €.
2001) ou de John Dos Passos (1896-
1970). La violence contemporaine fait
écho à celle du passé dans un récit pa-
rallèle, où le sultan Saladin (1138-1193),
vainqueur des croisés, lutte contre
ses démons, incarnés par un soldat
venu du Khorassan, région située
dans le nord-est de l’Iran. La menace
du sang et de la mort plane tout au
long de ce roman à la construction
très élaborée, où Mehdi Yazdani Khor-
ram s’amuse à subvertir le culte des
martyrs de la République islamique
pour mieux en dénoncer la vanité. p
richard jacquemond
a Nourri par le sang (Khoonkhordeh),
de Mehdi Yazdani Khorram,
traduit du persan (Iran) par Nahal Tajadod,
Zulma, 384 p., 23,50 €, numérique 13 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 15 mars 2024

Regarder sa mère d’égal à égal Parfaire la colline

Le mot « FIN » met un terme à un
splendide chantier poétique, long-
temps « inachevable » : La Face nord
Pour écrire « La Vie de ma mère ! », Magyd Cherfi s’est réconcilié avec la de Juliau, paru en volumes successifs
depuis 1988. Nicolas Pesquès, dont
vérité. Sous le patronage de Flaubert, il raconte l’émancipation d’une femme les écrits sur l’art sont réunis dans
Sans peinture (L’Atelier contempo-
rain, 2017), a voulu retrouver devant
Juliau, sa colline ardéchoise, l’assi-
duité du peintre de la Sainte-Victoire.
Taos, la mère
Il s’agit pour lui de rechercher, à tra-
de Magyd Cherfi.
vers cette entreprise de transposi-
COLLECTION PERSONNELLE
tion et de dessaisissement, « non
seulement ce que Cézanne a fait en
gladys marivat peinture, mais également ce qu’il a
fait à la peinture ». C’est d’abord une

L
e premier roman de Ma- aventure intense, une « expérience
gyd Cherfi est né d’un re- extérieure », qui engage le corps :
fus. Pas celui de son édi- « Tout est dehors, c’est notre inti-
teur, Actes Sud, qui publie mité. » Mais c’est aussi un passion-
l’ancien chanteur et parolier du nant journal, souvent daté, nourri
groupe de rock Zebda depuis ses de citations de poètes et de philoso-
débuts – deux recueils de textes, phes, qui scrute la question de la re-
Livret de famille et La Trempe présentation par la peinture ou
(2004 et 2007), suivis de deux ré- l’écriture. Et où les proses sont tra-
cits autobiographiques, Ma part de versées par des éclats :
Gaulois et La Part du Sarrasin (2016 le jaune du genêt, la
et 2020). Non, ce refus initial a été course du lièvre, le vol
le sien. « Un jour, se souvient l’écri- de la perdrix, autant
vain, alors que ma mère et moi de fulgurances. p
sommes dans cette aspiration de monique petillon
nous parler d’égal à égal, elle a La Face nord
m’avoue que, dans le camp où elle a de Juliau. Dix-neuf,
débarqué d’Algérie, il y avait un de Nicolas Pesquès,
beau Gitan aux yeux noirs. J’ai Flammarion, « Poésie »,
fermé la porte tout de suite. Elle par- 218 p., 20 €, numérique 15 €.
lait du désir, de la femme qu’elle
était, mais moi, je voulais une mère.
Vingt ans après, j’attaque ! »
Lui vient d’abord cette première Lettre au fils
image d’une femme dans une mai-
son de repos, après une opération, « A Paul, qui ne lira pas ce livre »,
qui tombe amoureuse d’un rési- disait la dédicace d’Un enfant sans
dent tunisien. En découle La Vie de histoire (Actes Sud, 2022), térébrant
livre consacré à ce petit garçon at-
« Quand on a vécu dans teint d’un autisme dit « sévère » ou
« de type 3 ». Dans Ton frère, Minh
le tabou, la honte, la Tran Huy s’adresse à Serge, le cadet
peur, la chape patriarcale, de Paul, qui a, lui, toutes les chances
de pouvoir un jour lire ce texte. Pour
on finit forcément par l’instant, cependant, Serge a 3 ans ;
mentir tout le temps » il est trop petit pour comprendre
les raisons du comportement de
son grand frère ou pour savoir dans
ma mère !, fiction vaudevillesque quelle douloureuse histoire fami-
sur l’émancipation de Taos, que ses liale il s’inscrit. Ton frère s’écrit avec
enfants nés en France ont façon- l’espoir de pouvoir le préparer à ce
née en icône sacrificielle. Taos res- jour, en lui racontant comment l’ar-
semble en de nombreux points à rivée de Paul, le désert français en
la mère de Magyd Cherfi, à ceci matière de prise en charge et les
près que celle-ci n’a jamais – à la homme, et s’il ne me cartonnait Cherfi a sans doute écrit un peu réactions que provoque le garçon
connaissance de son fils – franchi pas, comment aurait-il pu porter pour les siens, auxquels il ne veut EXTRAIT ont modifié sa mère, son rapport
le pas avec son « beau Gitan ». ses testicules dignement ? Com- pas « raconter des salades », glisse- au monde, à l’injustice, à l’altérité ou
Aujourd’hui âgée de 85 ans, elle est ment aurais-je pu être une t-il. Même s’il ne s’y prend pas « “Le problème, c’est qu’on l’a trop lais- à la notion de méritocratie. C’est un
toujours là, « égale à elle-même », femme ?” Elle pouvait aussi dire aussi rudement que son père. sée faire, elle croit qu’elle est libre. (…) texte tendre et sans
aux côtés de son fils écrivain de qu’elle lui aurait bien mis un coup Ce dernier, quand il lui racontait — Elle ne l’est pas… libre ? détour, qui se débat
61 ans. Lequel a commencé ce livre de pioche derrière le crâne, ou bien son arrivée en France, inventait — Me prends pas pour un con, avec les ambivalences
avec la peur de se confronter à la qu’elle aurait aimé se séparer, ou avoir été accueilli par des fleurs et qu’est-ce qu’elle sait de la liberté ? et la souffrance pour
réalité d’une mère qui n’a jamais avoir moins d’enfants. » des embrassades, avant de le gi- La liberté pour faire quoi ? dire aussi la possibi-
été la sainte qu’il imaginait – ce En cours d’écriture, Magyd fler. Sa manière de lui signifier : — Pour vivre. lité de la lumière. p
rôle que ses enfants lui ont attri- Cherfi est percuté par la proxi- « Ne crois pas en ce rêve, imbé- — Mais vivre quoi ? Ça me dépasse.” (…) raphaëlle leyris
bué pour ne pas faire l’effort de la mité entre le combat féministe et cile ! » Cherfi a quand même cru Et qu’il a été difficile, après ça, d’intercé- a Ton frère,
connaître. celui des immigrés. « J’ai grandi aux idéaux, que charriaient les der pour maman, de lui trouver des de Minh Tran Huy,
Ce texte, pour autant, ne lui est entouré de femmes – institutrices, paroles de Zebda, portés par l’élec- arguments crédibles, une plaidoirie qui NiL, « Les affranchis »,
pas destiné. « Ce roman, c’est pour éducatrices, religieuses, assistan- tion de Mitterrand en 1981, vite m’auraient évité d’être encore plus ridi- 170 p., 17 €, numérique 12 €.
les parias, affirme Magyd Cherfi. tes sociales, mères… – qui nous ont fracassés, enterrés depuis. Main- cule. (…) Est-ce que boire un café à l’en-
Je viens d’un milieu où les femmes portés, se souvient-il. Quand je les tenant, l’auteur tire sur tout le trée d’une grande surface en plein ra-
sont piétinées. Ma mère a été car- entendais revendiquer des choses, monde – « la France malade de madan pouvait se défendre ? S’allonger
tonnée par mon père. Nous, les en- je me disais : “Moi aussi !” » Ces son immigration » comme « l’im- sur un transat, chaussée de lunettes Requiem méditerranéen
fants, nous ne voyions rien. Elle ne femmes inspirent également l’hé- migration malade de ne savoir où Ray-Ban, était-ce bien raisonnable ? (…)
s’en est jamais plainte. Elle en a roïne de La Vie de ma mère !, qui se situer », y compris celle de son Alors, je me suis risqué : “Pour appren- Paolo Rumiz a intitulé son nouveau
même ri. Plus tard, elle a dit : “Il fal- noue une belle relation avec les quartier de Toulouse, dont il mo- dre, c’est ce qu’elle veut… apprendre.” » livre Chant pour Europe, mais la tona-
lait bien que ton père soit un enfants du narrateur. Magyd que la bigoterie ou le fondamen- lité de ses premières pages pourrait
talisme. Il ajoute : « C’est mon bon- la vie de ma mère !, pages 227-228 être celle d’un requiem. Partant de
heur de savoir que je déplais. » l’idée que l’Europe a oublié jusqu’à
Pourtant, la provocation n’est ses origines, qu’elle a perdu son âme
Lourd de douleurs et de colère pas le sujet ici. Ce qui a compté en « dans un vacarme de tiroir-caisse »,
écrivant ce livre, c’est de dire la vé- l’occurrence, des campagnes vers le grand écrivain-voyageur italien
A L’INSTAR DE quartier. Et cet espagnol inventé dans rité. « Quand on a été, comme moi, les villes), la femme, le désir. embarque son lecteur dans un péri-
HENRY JAMES, qui, lequel la fratrie échange en secret. un enfant de l’immigration, qu’on a Autant de sujets réunis ple original à travers la Méditerranée.
dans Portrait de La Vie de ma mère ! est un théâtre, vécu dans le tabou, la honte, la peur, aujourd’hui dans La Vie de ma En compagnie de quatre Argonautes
femme (1881), pei- avec ses saynètes déployées en lieux la chape patriarcale, on finit forcé- mère !, auquel il a consacré qui ont recueilli au Liban une réfu-
gnait l’aristocratie à clos : le centre commercial où Sli- ment par mentir tout le temps », trois ans de sa vie. « Pas à temps giée syrienne nommée Europa, il fait
travers la trajectoire mane accompagne sa mère acheter confie-t-il. A ses parents, sur son at- plein », précise-t-il, car il refuse de voile vers l’ouest pour retracer l’his-
de son héroïne, Ma- un soutien-gorge ; l’appartement tachement à la religion et au pays, sacrifier son rôle de mari et de père. toire du continent à partir de « sa tri-
gyd Cherfi livre une de la sœur, prisonnière de ses four- comme aux membres de Zebda, A l’arrivée, ses sœurs ont fait gonométrie de campaniles, son entre-
description impitoyable d’une neaux ; la maison de repos où Taos sur son attitude « cool », alors qu’il des résumés oraux à leur mère, en lacs de sentiers et de routes antiques ».
France rurale et banlieusarde gan- s’éprend d’un résident tunisien ; l’ap- était « plein de colère » – parce que, pointant les « saletés » écrites sur De cette belle épopée en vers libres
grenée par la peur, la haine et la bê- partement où elle veut réunir ses en- raconte-t-il, « je voyais leurs avan- elle. Cette dernière a déclaré qu’elle mêlant les mythes anciens aux dra-
tise, brossée à partir du portrait de fants autour d’un couscous – ultime tages, ne serait-ce que celui de ne s’en moquait, si mettre cela dans mes de l’actualité se dégage une éner-
Taos, veuve algérienne qui, à 85 ans, cliché de la famille algérienne que pas avoir à se demander s’ils étaient un livre permettait à son fils de se gie qui donne envie de « retrouver
décide d’être libre, à la surprise de Magyd Cherfi fait voler en éclats. français ». Sous le voile de la fiction, sentir plus fort. Magyd Cherfi af- Europa, de déséchouer l’épave ensa-
ses enfants nés en France. Ce roman allègre ne questionne pas il n’a plus eu à se soucier des appa- firme quant à lui que ses sœurs ont blée » et de la chérir. Car « Europe,
Malgré son titre drolatique, La Vie tant l’héritage de nos aînés que le be- rences. Enfin, il a écrit vrai. lu « avec gourmandise » ce roman rappelle justement
de ma mère ! est lourd de douleurs soin impérieux de les figer dans un Et, enfin, il a retrouvé sa passion qui parle aussi d’elles. Ses frères en Paolo Rumiz, est
et de colère. Les corps y sont prêts passé idéalisé. Quand la mère se libère, pour Flaubert, rencontré au lycée, à revanche « font dans leur froc à le rêve de ceux
à prendre les coups, tel celui du nar- elle contraint ses enfants à regarder 15 ou 16 ans. Flaubert qui tour à l’idée de [le] lire », affirme-t-il en qui ne l’ont pas ». p
rateur, Slimane. A l’image de la cui- eux aussi vers l’avenir. Morose, peut- tour lui donne envie d’écrire et le éclatant de rire. Son prochain livre florence noiville
sine qu’il prépare dans son food être, mais toujours à inventer. p gl. m. décourage quand il constate qu’il ne sera peut-être pas une affaire de a Chant pour Europe
truck, la langue de Slimane assem- ne trouve pas toujours les mots, famille, mais la lame devra être (Canto per Europa),
ble les contraires qui composent la vie de ma mère !, contrairement à lui. Dans Madame tranchante, son épouse y veille. de Paolo Rumiz, traduit
sa réalité : jurons et philosophie ; de Magyd Cherfi, Bovary, L’Education sentimentale Souvent, elle vient près de son bu- de l’italien par Béatrice
logorrhée xénophobe de la télévi- Actes Sud, et Un cœur simple, Magyd Cherfi reau pour s’en assurer : « Ton truc, il Vierne, Arthaud, 352 p.,
sion et préjugés antifrançais du 272 p., 21,50 €, numérique 16 €. voyait la France, l’immigration (en va faire mal ? Ça va saigner ? » p 22 €, numérique 15 €.
0123
Vendredi 15 mars 2024
Critiques | Essais | 7
Dans son « Histoire de la pop », l’historien Bodo Mrozek raconte Ce que la Russie martèle
une aventure culturelle devenue phénomène de société mondial Tout est dit, et depuis longtemps. Comment se fait-il qu’on
n’ait rien vu venir ? En réunissant, traduisant et commentant
dans une lumineuse introduction vingt-cinq textes produits,

La fureur des années rock

sur plus de deux décennies, par le pouvoir russe, la spécialiste
des sociétés postsoviétiques Elisabeth Sieca-Kozlowski livre
des clés essentielles non seulement pour comprendre l’idéo-
logie poutinienne, mais aussi pour mesurer, en regard, le
« déni de réalité » dont l’Occident a fait preuve jusqu’au réveil
partiel provoqué par l’agression de l’Ukraine. Du célèbre dis-
cours que Poutine prononça en 2001, en allemand, devant le
Bundestag – bref moment d’apparente ouverture du régime –
au discours à la nation de février 2023 – accusant « les élites
occidentales (…) devenues le symbole du mensonge total »
Concert de la « Nuit de la Nation », d’être responsables de la guerre –, en passant par des textes
à Paris, le 22 juin 1963. REPORTERS théoriques et des interventions de Dmitri
ASSOCIÉS/GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES Medvedev, Timofeï Sergueïtsev, Piotr Akopov
bruno lesprit ou du patriarche Kirill, l’évidence s’impose
pourtant : le « projet de réunification par la force

I
l fut un temps où le rock, aujourd’hui
objet de nostalgie muséifié, suscitait
le scandale, s’exposait à la censure et
nourrissait des controverses sur la
déviance de la jeunesse. Ce que rappelle
l’historien berlinois Bodo Mrozek dans
son Histoire de la pop, qui va du milieu des
années 1950 à celui de la décennie sui-
vante. Comme l’écrit l’auteur en introduc-
tion, « dans la perspective d’un présent re-
lativement tolérant à l’égard de formes
d’expression culturelle perçues comme dis-
sonantes ou criardes, les débats acerbes
autour des sons, des images, des textes et
des performances du milieu du XXe siècle
semblent étrangement éloignés ».
Publié en Allemagne en 2019, ce mo-
numental travail a malheureusement
dû être réduit de moitié pour être adapté
au format de la « Bibliothèque alle-
mande » des Editions de la Maison des
sciences de l’homme. Dans le sillage des
cultural studies, le chercheur a entrepris
de raconter cette aventure d’une ma-
nière à laquelle on est peu habitué : en
négligeant la production, et plus encore
les biographies de musiciens, pour se
concentrer sur la réception de ce qui fut
une révolution comportementale, ac-
compagnée d’une panique morale.
L’approche, sociale et transnationale,
privilégie cinq pays : les Etats-Unis, ber-
ceau du rock ’n’ roll ; la Grande-Bretagne,
qui le ranima au début des années 1960 ;
les Allemagnes, un cas d’école des deux
côtés du Mur, avec une RFA sous in-
fluence américaine (notamment à travers
la présence de bases militaires) et une
RDA où l’amour du rock est vécu dans la
clandestinité ; et, surprise, la France, dont
on pensait qu’elle n’avait su que générer
des ersatz d’Elvis Presley. Or elle joua un
rôle important dans le développement
d’une culture jeune à travers l’existentia-
lisme, le jazz et le mythe de la bohème.
Le prisme des émotions
La méthode de l’auteur permet d’établir
des convergences entre les tribus d’une
« société pop » dont l’avènement est an-
noncé dès 1963 par l’écrivain et journa-
liste Tom Wolfe (1930-2018) : hipsters
et beatniks américains, Halbstarken alle-
mands, teddy boys et mods britanniques,
blousons noirs français… Cet « âge re-
belle » est analysé à l’aune d’une source
inattendue : les procès-verbaux de police.
Car le rock, pour ses détracteurs, n’est pas
une musique. C’est du bruit prêtant à
l’obscénité. Les guitares sont électrifiées
et les foules, électrisées, loin des conven-
tions respectables de la danse de salon.
Mrozek propose ainsi une relecture du
phénomène ressassé de la Beatlemania, à
travers le prisme des émotions : « Ce n’était
plus la déviance des jeunes hommes qui
était au centre de l’attention, comme c’était
encore le cas durant le cinema and
rock ’n’ roll riots [“émeutes du cinéma et
du rock”] des années 1950, mais le compor-
tement des jeunes femmes. Contrairement
aux jeunes hommes, qui ont souvent été
diabolisés en bloc en tant qu’auteurs de vio-
lences, les femmes furent déclarées victimes
de leurs propres sentiments, dans la plus
pure tradition du discours plus ancien de la
psychiatrisation des sentiments. » Une ex-
traversion féminine qui pouvait renvoyer
à la « lisztomanie » des années 1840, déjà
considérée, alors, comme une manifesta-
tion de la folie et de l’hystérie.
Dans sa recherche, l’auteur ne néglige
rien : ni le son, ni le look (avec une histoire
de la capillarité), ni le rôle des médias dans
la propagation, des radios pirates émet-
tant offshore jusqu’à l’apparition de re-
vues vouées aux nouveaux goûts de la jeu-
nesse – Fabulous au Royaume-Uni, Salut
les copains en France ou Bravo en RFA –,
alors que la télévision fait de la résistance.
Le livre s’arrête en 1966, année où les
cheveux commencent à s’allonger pour
faire apparaître un nouveau spécimen : le
hippie. Une année charnière
histoire de la pop. entre le monde d’avant, en noir
quand la culture et blanc, et celui à venir, qui
jeune dépasse sera en couleurs, précédée
les frontières d’émeutes et de chaos. Mrozek
(années 1950-1960) met ici en relation la « Nuit de
(Jugend Pop Kultur. la Nation », à Paris (1963), les
Eine transnationale rixes entre mods et rockeurs
Geschichte), dans le sud de l’Angleterre
de Bodo Mrozek, (1964), le concert des Rolling
traduit de l’allemand Stones à Berlin-Ouest et les
par Sofiane Boussahel, manifestations beatniks à Lei-
Editions de la Maison pzig (1965). Comme les ultimes
des sciences de secousses d’une rébellion déjà
l’homme, « Bibliothèque en « phase d’établissement »
allemande », 520 p., 27 €. après la vogue du twist, cette
version policée et propre sur
elle du rock. Londres devient alors l’épi-
centre mondial de la pop, « formule sé-
mantique générique pour une multitude de
phénomènes qui, auparavant, faisaient en-
core l’objet de débats controversés et, dans
de nombreux cas, étaient criminalisés ». p
du “monde russe” », comme le résume Elisabeth
Sieca-Kozlowski, n’a cessé d’être martelé par la
Russie depuis le milieu des années 2000. Il suffi-
sait d’écouter. p florent georgesco
a Poutine dans le texte. Textes choisis de Vladimir
Poutine, de dignitaires et d’intellectuels russes.
2001-2023, d’Elisabeth Sieca-Kozlowski,
CNRS Editions, 390 p., 25 €, numérique 18 €.
Hommage à Dominique Kalifa
L’historien Dominique Kalifa s’est donné la mort le 12 septem-
bre 2020. La brutalité inattendue de cette fin a bouleversé
la communauté savante des dix-neuviémistes, en France et
à l’étranger. Le volume collectif d’hommages et d’analyses
coordonné par Arnaud-Dominique Houte porte la marque
de cette émotion, et restitue les apports historiographiques
de Dominique Kalifa sans jamais les séparer de la personnalité
magnétique, un peu mystérieuse, de celui qui fut à la fois un
boulimique dévoreur d’archives et un enseignant d’exception.
Les textes de ses collègues et élèves reviennent ainsi sur ses
grands apports, pour l’histoire de la presse, du crime et des
faits divers, celle des bagnes ou des chrononymes (objet de
sa dernière direction d’ouvrage, Les Noms d’époque, Gallimard,
2020). Autant d’objets autour desquels il élabora
progressivement la notion d’« imaginaire so-
cial », aussi féconde pour les chantiers qu’elle
permit d’ouvrir que pour les discussions de mé-
thode parfois vives qu’elle fit naître. Dans cette
belle évocation de sa trajectoire se lit ainsi la
béance d’un manque, mais la présence mainte-
nue d’une œuvre. p andré loez
a Les Belles Epoques de Dominique Kalifa.
Retour sur une œuvre d’historien, sous la direction
d’Arnaud-Dominique Houte, Editions de la Sorbonne,
« Histoire de la France aux XIXe et XXe siècles », 314 p., 22 €.
Neuf femmes de lettres
Cécile Berly réunit et présente dans Elles écrivent les « plus bel-
les lettres » de neuf épistolières emblématiques du XVIIIe siè-
cle, dont elle est spécialiste. Après s’être intéressée à Elisabeth
Vigée Le Brun, Marie du Deffand et Manon Roland – on re-
trouve ici des lettres des deux dernières – dans Trois femmes
ou aux Guillotinées (Passés composés, 2020 et 2023), l’histo-
rienne plonge dans l’intimité de ces femmes. Parce qu’elle
s’écrit dans l’espace privé, et surtout s’y destine, la corres-
pondance constitue le « seul espace de liberté » des femmes,
que le statut d’autrice s’exposant dans l’espace public, alors
exclusivement masculin, renvoie, dans l’imaginaire du
temps, à celui de prostituée. De Mme de Pompadour, la « favo-
rite toute-puissante », à Germaine de Staël, l’« intellectuelle
avant la lettre qui écrit, et agit, comme un
homme », en passant par Isabelle de Bourbon-

Rendre de la hauteur aux Olympiens Parme, la « philosophe, manipulatrice et homo-

Romain Brethes tire le portrait de dieux grecs en gardant l’anthropomorphisme à distance
tinue d’entretenir entre nous et
ces divinités une sorte de familia-
rité qui risque de nous masquer la
complexité de leur nature, née des
mythes et des épopées d’Hésiode
nicolas weill et d’Homère, de la tragédie d’Es-
chyle ou d’Euripide comme de la
son livre est une réussite, dans la
mesure où il parvient à combiner
la pédagogie qui faisait le charme
des Contes et récits tirés de l’Iliade
et de l’Odyssée (1936), où tant
d’adolescents d’autrefois ont
puisé leur savoir antique, avec les
Zeus ni la « desperate housewife » à
laquelle on la réduit générale-
ment. « Elle » est une puissance
pas forcément sexuée, dont la
beauté et la séduction pouvaient
rivaliser avec celle d’Aphrodite. De
même Apollon ne se cantonne-t-il
sexuelle », on découvre que, loin de se limiter au
divertissement, ces correspondances sont un
lieu de vie – où les amitiés s’entretiennent et les
amours s’expriment – aussi bien que d’affirma-
tion littéraire et intellectuelle. p sophie benard
a Elles écrivent. Les plus belles lettres de femmes
au XVIIIe siècle, de Cécile Berly,
Passés composés, 284 p., 20 €, numérique 15 €.
Frédéric Worms au quotidien

L’
égyptologue allemand
Jan Assmann, récem-
ment disparu, estimait
que, en dépit du modèle
de tolérance que le polythéisme
pouvait représenter face à l’exclu-
sivisme et à la « violence » du mo-
nothéisme biblique, le panthéon
du paganisme antique ne revien-
drait jamais plus. Pourtant, dans
sa version esthétique au moins, il
n’a cessé ni ne cesse de hanter no-
tre présent, et même la culture po-
pulaire, comme en a témoigné la
vogue des péplums et comme le
rappellent les multiples expres-
sions que dieux et héros grecs ont
incrustées dans notre langue (« la
cuisse de Jupiter », « le talon
d’Achille », etc.).
Cette persistance, avertit le spé-
cialiste de la culture antique Ro-
main Brethes dans sa plaisante et
utile Vraie Vie des dieux grecs, con-
comédie d’Aristophane, et non
d’une théologie en bonne et due
forme.
A l’instar d’Assmann, Romain
Brethes inscrit sa démarche dans
une tendance des études anti-
ques qui refuse de se cantonner à
l’exhumation des ruines et des
textes d’une époque où le culte de
ces dieux était vivant, mais prend
en compte la trace qu’ils ont lais-
sée dans la mémoire. Certes, on
se prend à se demander ce que
deviendra cette trace quand les
dernières générations confron-
tées aux humanités classiques
dans le secondaire ou à l’univer-
sité auront quitté la place, et la
confiance de l’auteur dans cette
étonnante survie paraît parfois
bien optimiste. Mais, au-delà de la
question de l’actualité ou non de
la dizaine d’immortels dont il tire
ici le portrait avec brio et drôlerie,
approches d’une école française
et italienne du monde hellénique
inspirée par le structuralisme,
l’ethnologie ou la réflexion politi-
que, illustrée notamment par
Jean-Pierre Vernant, Marcel De-
tienne, Nicole Loraux, Giulia Sissa
ou Paulin Ismard.
Lustre et profondeur
Cet ancrage scientifique évite le
style complaisant ainsi que les
rapprochements brutaux avec le
présent qui caractérisent trop sou-
vent la vulgarisation du passé grec
ou latin. Ainsi Romain Brethes re-
donne-t-il du lustre et de la pro-
fondeur à des divinités dont la dé-
sacralisation avait ramené le
mont Olympe à la dimension
d’une motte de terre de notre jar-
din et accentué les anthropomor-
phismes. Héra, note-t-il par exem-
ple, n’est pas l’épouse bafouée de
pas à incarner le goût pour la rai-
son, la lumière et l’ordre face à un
Dionysos débridé, comme le dé-
peignait Nietzsche, mais recèle lui
aussi sa part d’ombre, voire des
traits criminels, et même sadi-
ques. Zeus a beau être le garant de
la justice, il manie la fourberie et la
dissimulation à l’envi.
Dans l’Iliade, conclut Brethes, un
dieu se reconnaît à l’empreinte
plus profonde que ses pas laissent
sur le sol, mais aussi à la rapidité
de sa disparition. Comme si cette
essence contradictoire signalait
aux humains que, malgré leur
proximité, un dieu reste un dieu,
c’est-à-dire une énigme. p
la vraie vie des dieux grecs.
quels secrets cachent
encore les olympiens ?,
de Romain Brethes,
Cerf, 240 p., 20 €, numérique 15 €.
Chaque jour de la semaine, une chronique à la radio. Sur
France Culture, depuis plusieurs années, le philosophe Frédéric
Worms, actuellement directeur de l’Ecole normale supérieure,
s’adonne à cet exercice exigeant. L’orientation globale de ces
improvisations rejoint l’œuvre personnelle de leur auteur :
« S’orienter dans la vie, grâce à la philosophie ; mais aussi dans la
philosophie à partir de la vie. » Il s’agit donc de mettre au cœur
de la pensée l’opposition de la vie à la mort et leurs confronta-
tions multiformes. Objectif : chercher comment « mieux vivre »
en approfondissant par la philosophie le sens des problèmes et
des situations, mais sans oublier le mouvement inverse, qui
fait interroger les élaborations théoriques à partir des exigen-
ces de la vie. Dans ce cadre d’ensemble, les sujets
abordés au micro sont infiniment divers, de la
conscience à l’égalité, de l’adolescence à la chan-
son. Dans le choix qui compose ce livre, on croise
également Lucrèce et Pierre Hadot, Hannah
Arendt et Simone de Beauvoir – entre autres.
Combinant simple et complexe, subtil et banal,
évidences et paradoxes, l’ensemble invite chacun
à penser. p roger-pol droit
a Le Pourquoi du comment. Philosophie pour
mieux vivre, de Frédéric Worms, Flammarion/
France Culture, 240 p., 21 €, numérique 15 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 15 mars 2024

LE FEUILLETON
TIPHAINE SAMOYAULT solitude panique qui le fait se débattre
comme un oiseau entré par mégarde à LES YEUX
l’intérieur d’une maison, où soi-même DANS LES POCHES
très mal à l’aise on souhaite au plus vite

Les mots vivants le voir retourner à sa vie naturelle. »

Cette expérience de mort imminente
d’un mot est l’une des frontières explo-
rées par le livre, tout entier en équilibre
FRANÇOIS ANGELIER

AU MILIEU DU CHEMIN DE LA VIE, y a-
t-il une vie nouvelle ? Certains le croient
et d’autres le décident. C’est le moment
de la vita nova, qui, pour celle ou celui
qui écrit, correspond à la découverte
d’une nouvelle pratique d’écriture. On
cesse de continuer, on rompt avec l’ha-
bitude, on fait autre chose. Tanguy Viel
propose cela au seuil de Vivarium : avec
l’aide de T. S. Eliot, qui rappelle
vivarium, qu’au milieu de la vie l’écri-
de Tanguy Viel, vain est conduit à ne plus
Minuit, écrire, à se répéter ou à trou-
140 p., 18 €, numérique 13 €. ver autre chose, Viel admet
Signalons, du même auteur, que « l’urgence de narrer »,
la parution en poche avec ses effets de cascade, est
de Cet homme-là, Minuit, derrière lui, et que se présente
« Double », 96 p., 8 €. aujourd’hui une étendue plus
horizontale et plus calme,
faite d’observations et de réflexions,
« une démocratie des fragments » à com-
biner, à disposer et à faire voisiner.
Il en résulte un livre très différent
de ses livres habituels, éloigné du ro-
man qu’il a pratiqué majoritairement,
de Cinéma à La Fille qu’on appelle
(Minuit, 1999 et 2021), confiant dans la
fiction, ses personnages et ses décors.
Cela ne veut pas dire qu’il n’écrira plus
jamais de romans – il entrevoit « une
alternance de chutes et de stases » –,
mais il a trouvé un autre espace pour
ouvrir des mondes possibles dans et
par l’écriture.
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
ÉLODIE BOUÉDEC
Le « vivarium » est le milieu de ce mi-
lieu. C’est bien sûr une image, mais elle
exprime avec justesse l’espace mental
où la pensée se forme, où l’on élève ses
productions, les nourrit et les voit gran-
dir. En se plaçant sous le signe de cette
image, Tanguy Viel fait des perceptions,
des souvenirs et surtout des mots de pe-
tites bêtes vivantes, qui naissent et se
Le texte de Tanguy
Viel trouve sa vie et
son temps propres
en se faisant l’histoire
intime du rapport
d’un individu au
paysage, saisi dans
son surgissement
développent. Il inscrit son livre dans la
vaste scène contemporaine de l’atten-
tion décuplée au vivant, à des formes de
vie silencieuses ou inaperçues qui vont
ici jusqu’au langage, par exemple lors-
qu’on répète un mot, qu’on en détache
les syllabes et que d’un coup il perd
toute adhérence au réel : « La chose ne
dure pas longtemps, une minute tout au
plus, et c’est à peine le temps d’en sentir
la radicale altérité, augmentée de cette
d’agacer rebelles de salon et révo-
lutionnaires en chambre. L’auteur
prolonge et approfondit en effet
sa description critique des travers
de notre époque : dolorisme com-
plaisant et concurrence victi-
maire, obsession des massacres
« OÙ SOMMES-NOUS ? », me demandera-
sur le fil incertain de la naissance, de t-on. Heureux l’écrivain vagabond qui peut
l’intérieur et de l’extérieur, de la sensa- répondre, qui eut le droit de répondre :
tion avant qu’elle ne soit vraiment res- « Que vous importe, nous sommes loin. »
sentie ou nommée, de la joie avant Ces mots de Bernanos, tirés d’une lettre de
qu’elle ne devienne plénitude, de la tris- mars 1927, donnent au mieux les règles du
tesse avant qu’elle ne s’installe. jeu. Pour l’écrivain voué à l’ailleurs, le pro-
Vivarium doit beaucoup à la Loire, à blème n’est pas d’être quelque part, « loin
ses paysages changeants, à la façon dont de », sous la dépendance d’une prove-
elle fait émerger des ombres, « à peine ». nance, mais au cœur d’un éloignement ra-
Tanguy Viel n’est pas un écrivain pari- dical, hôte d’un lieu autre qui le débous-
sien, et ses textes doivent beaucoup aux sole. Une impression qui hante, mot après
villes dans lesquelles il vit, Nantes, mot, Les Saisons (1965), de l’écrivain et no-
Tours et leurs abords, où il se promène, velliste Maurice Pons (1927-
en particulier l’hiver, quand les couleurs 2016), livre phare pour les
s’absentent du paysage et où fusion- amateurs d’égarement dont
nent le ciel gris et le fleuve taciturne. Bourgois a fait la tête de sé-
Une même indistinction caractérise rie de sa nouvelle et excel-
aussi sa ville natale, Brest, théâtre de lente collection de poche,
plusieurs de ses romans, qui ne cesse de « Satellites ».
balancer entre la mer et la terre, entre le Récit de voyage méticuleux,
rail et le bateau. Il existe un mot en bre- conte grotesque, voire obs-
ton pour dire l’hésitation entre le bleu cène, méditation sur l’écri-
et le vert, le vert et le gris, le « glaz » : « Au ture, modèle d’anthropologie
cœur même de l’indistinction, on sait burlesque, le périple de l’écri-
soudain de quoi on parle. On voit le spec- vain Siméon, arrivé en sanda-
tre de la couleur dans son indétermina- les, riche d’un havresac bourré de plusieurs
tion même. » Comme la mer en Breta- rames d’un précieux papier blanc, nous
gne, les bords de Loire rendent particu- mène dans un hors-lieu où ne subsistent
lièrement sensible au temps qu’il fait et que deux saisons, la pluvieuse et celle des
à ses variations atmosphériques dont il grands gels bleus, angle mort du monde où
est si difficile de dire les nuances, les in- seules les lentilles consentent à pousser
tensités et leurs effets. Ces paysages pour nourrir une population taciturne, dé-
donnent forme à l’opération mentale fiante et tracassière, violente et de mœurs
qui consiste non pas seulement à les absurdes. Pourtant le cadre ne mobilise que
voir et à les recevoir, mais à tenter de les ingrédients concrets d’un récit paysan
leur donner naissance dans la langue. traditionnel – aubergiste, douaniers, rebou-
Le vivarium, lieu vitré qui semble abo- teux. Tout le génie de Pons réside dans la
lir en partie le dedans et le dehors, re- mise en scène, la folie carnavalesque des rites
cueille et abrite la vie, tout en lui propo- communautaires (uriner en masse sur un
sant des conditions artificielles. Il est monument conçu à cet usage), le comporte-
aussi une image du livre, qui restitue ment individuel imprévisible, la vie d’une so-
des impressions éphémères, des souve- ciété conditionnée par les aléas d’un climat
nirs ténus, sans redonner le temps où ils singulier. Un classique du folklore imagi-
ont été vécus. Comme l’écrit Tanguy naire, aux côtés de Voyage en Grande Gara-
Viel, à propos des voyages en train où bagne (1936) et d’Au pays de la magie (1941),
l’on ne sait qui va gagner, du livre dans d’Henri Michaux.
lequel on s’absorbe ou du paysage qui
nous requiert, « à la fin c’est toujours le UN PÉRIPLE PROCHE, entre merveilles et
paysage qui gagne ». Mais, loin d’être angoisse, est réservé à ceux qui s’aventu-
une succession de scènes détachées, le rent dans le Bois-aux-Renards conçu par
texte trouve sa vie et son temps propres Antoine Chainas. Un monde
en se faisant l’histoire intime du rap- à part, préservé, qui héberge
port d’un individu au paysage, saisi un peuple secret, resté fidèle
dans son surgissement. De ce point de à la nature brute et aux
vue, une scène particulièrement frap- sources mythologiques.
pante du livre, évoquant les années de Mais, à la différence des Sai-
collège passées dans la petite ville de sons, de sa paysannerie ato-
Sancerre, dans le Cher, donne littérale- pique et de son randonneur
ment à voir la boucle, cinématographi- intrépide, nous voici en
que et mentale, par laquelle le car sco- compagnie d’un auteur de
laire, chaque matin, entamant le der- romans noirs (dont Pur,
nier virage qui l’engageait dans la pente, Grand Prix de littérature po-
permettait d’apercevoir dans le lointain licière 2014) et de deux peti-
« ce mont Saint-Michel rural et arrondi, tes poucettes : l’équipée de Chloé et Anna
pris comme lui si souvent dans les bru- sert de fil rouge au roman. L’une étant or-
mes amorphes des saisons fraîches, mais pheline (un accident de voiture a rayé sa fa-
dont émergeait cependant toujours, mille de la carte), l’autre condamnée à l’er-
comme une bougie éteinte, la tour mé- rance par une mère nomade, toutes deux
diévale qui y culmine ». L’effet de sur- sont vouées à de périlleuses aventures.
prise, toujours recommencé, est dans le Chloé est recueillie par une guérisseuse et
« vivarium », pour toujours. p un mystérieux trio, quand Anna échappe à
la folie meurtrière d’un couple de serial
killers. Entre Pons et Chainas, l’accès à des
construire une existence diffé- univers parallèles et « enchantés » mêle
rente, d’affronter ce qui menace. deux mondes différents : là où le premier
Il y a chez Bruckner du mora- distord par l’absurde et le bizarre le dis-
liste classique, façon Vauvenar- cours ethnologique, le deuxième réen-
gues ou Chamfort. Ce qu’il ana- chante la fureur du thriller par le recours à
lyse, derrière la poussière des la rêverie du conte.
faits divers, c’est une mentalité

Aimer le malheur passés et perte des lendemains.

Les attaques risquent d’être
d’autant plus vives que l’essayiste
globale. Plaintive et rancunière,
cette sensibilité collective lui pa-
raît funeste. Pour une raison ma-
AVANT DE DEVENIR, sous le
nom de Koizumi Yakumo, le
prototype de l’écrivain euro-
et romancier aborde chemin fai- jeure : sa complaisance envers le péen épris jusqu’à s’y fondre
empêche de vivre sant des thèmes très conflictuels :
diabolisation d’Israël, relativisa-
tion de la Shoah par des « forbans
malheur rend incapable de résis-
ter aux menaces qui surgissent.
Face aux épreuves qui attendent
de l’univers japonais, l’Irlan-
dais Lafcadio Hearn (1850-
1904), fringant journaliste
« SOLITAIRE, BESOGNEUSE, PÉNI- protégés, soignés, sécurisés, se- de la mémoire », banalisation de la les nouvelles générations, il va passé par les Etats-Unis, ne
BLE ET BRÈVE. » Voilà comment rions-nous devenus hypersensi- barbarie, celle du 7 octobre falloir, pour faire face, courage, fut qu’un simple touriste
Thomas Hobbes (1588-1679), bles, incapables d’endurer les comme celle de Poutine. endurance et audace. Or, c’est ce ouvrant un œil vierge sur le
dans Le Léviathan, définit la vie maux inévitables de l’existence, Mieux vaudrait que les polémi- qui semble faire le plus cruelle- monde nippon. C’est ce petit
humaine. En général ? En tout au point d’être désarmés devant ques, prévisibles et répétitives, ment défaut. Impératif : changer trésor d’impressions neuves
PHOTOS BÉNÉDICTE ROSCOT/SEUIL, ANNIE CIVARD, BRUNO LEVY

temps ? Non. Seulement à « l’état
de nature », antérieurement à la
société. A l’état social, la situa-
tion se transforme : l’existence
de chacun entre en relation avec
celle des autres, le labeur partagé
est moins rude, la sécurité et la
médecine rendent l’existence
plus longue. La violence et la pré-
carité des premiers temps s’es-
tompent derrière les progrès de
la civilisation.
Sommes-nous parvenus au
point où ce processus serait en
train de s’inverser ? A force d’être
l’adversité ? Jouissant d’un
je souffre donc confort que l’humanité n’a
je suis. portrait jamais connu, nous voilà
de la victime plus fragiles, plus douillets,
en héros, plus grincheux. Au lieu de
de Pascal nous réjouir de notre sort,
Bruckner, ou de retrousser nos man-
Grasset, 320 p., 22 €, ches quand des difficultés
numérique 16 €. surgissent, nous nous ra-
contons que tout va mal,
que la fin du monde est proche,
et la vie foutue.
Tel est le premier constat de
Pascal Bruckner dans son nouvel
essai. Ce livre ne manquera pas
ne détournent pas l’attention
de l’axe principal, qui mérite
que l’on s’y arrête. Car Pascal
Bruckner dit quelque chose d’im-
portant : nous perdons toute pos-
sibilité d’avenir si nous persis-
tons à régler interminablement
les comptes des histoires ancien-
nes. La vie humaine n’est pas res-
sassement et gémissements,
mais nouveau départ à chaque
génération. Imaginer le malheur
irrémédiable, croire la condition
de victime héréditaire empê-
chent de passer à autre chose, de
de mentalité. qu’il retrace dans Ma pre-
Là, sans doute, se trouve la li- mière journée en Orient. Là, tout est surprise,
mite de cette analyse caustique et panique et effarement joyeux. A la fin de la
lucide. Car une époque ne peut journée, l’homme est repu de merveilles et
changer de mentalité comme par sent « l’approche de cette somnolence qui
magie. Expliquer ses mécanismes suit toujours l’enchantement ». p
ne suffit pas à les endiguer. Met-
tre en lumière les dérives ne sau- a Les Saisons, de Maurice Pons,
rait les supprimer. C’est pourquoi Christian Bourgois, « Satellites », 272 p., 8,50 €.
les moralistes sont souvent des a Bois-aux-Renards, d’Antoine Chainas,
pessimistes. A moins d’admettre Folio, « Policier », 496 p., 9,40 €.
que les aléas de l’existence sont a Ma première journée en Orient, suivi de
à double face. Jamais à l’abri des Kizuki le sanctuaire le plus ancien du Japon,
catastrophes. Jamais, non plus, à de Lafcadio Hearn, traduit de l’anglais (Japon)
l’abri d’une bonne surprise. p par Marc Logé, Folio, « 3 € », 114 p., 3 €.
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Vendredi 15 mars 2024
Mélange des genres | 9
JEUNESSE
Dans « L’Echappée », Jean-François Dupont projette un universitaire
à la retraite sur les routes d’une France en proie à la guerre civile

Dernier voyage dans le chaos L’âge des

passions
ROAD NOVEL MERCREDI, LÉO VA AVOIR 8 ANS,
et jeudi ce sera la rentrée des classes,
en CE2. « Sous condition », a précisé
la maîtresse de CE1, qui veut d’abord
soumettre le petit garçon à un test
denis cosnard d’écriture et de lecture ; raison pour laquelle la tension n’a cessé
de monter durant l’été entre l’enfant et sa mère, très inquiète.

O
n the road again. Rien
de mieux qu’une
route escarpée, semée
d’obstacles, pour met-
tre à l’épreuve celui qui s’y aven-
ture, révéler sa vraie nature, par-
fois le transformer. C’est ce qui
arrive à François, le narrateur du
nouveau roman de Jean-François
Dupont, L’Echappée. Un livre pre-
nant, extrêmement touchant,
qui rappelle à la fois la cavalcade
insensée de Sur la route (Galli-
mard), le récit de Jack Kerouac
qui a inauguré le genre des road
novels en 1957, et la noirceur de
La Route, de Cormac McCarthy
(L’Olivier, 2008).
Le point de départ est assez pro-
che de celui de Kerouac : un
homme sort de prison et n’a
qu’une hâte, déguerpir. Pas le
choix. C’est en toute illégalité que
François est libéré par le directeur
du centre pénitentiaire, qui veut
s’enfuir avec lui pour récupérer
un magot caché à l’étranger. Ce
pourrait être l’occasion d’un nou-
veau commencement, comme
chez Kerouac. Mais le très atta-
chant antihéros de L’Echappée n’a
rien d’un jeune Américain plein
de rêves. Pour cet universitaire
français à la retraite, tout s’est
écroulé. Sa femme est morte d’un
AVC foudroyant, ses enfants sont
partis, sa carrière est derrière lui.
Gin et anxiolytiques
En quelques mois, ce spécialiste
du cinéma américain est ainsi de-
venu l’ombre de lui-même, fan-
tôme bourré de gin et d’anxiolyti-
ques qui se désespère de vieillir :
« Je crois ne jamais avoir aimé les
vieux et j’ai commencé à les détes-
ter quand j’en suis devenu un. »
Qui plus est, il a malencontreuse-
BANDE DESSINÉE
Dans la tête
ment tué son voisin au taille-haie…
Après avoir laissé derrière lui son libéra-
teur, il ne voit d’autre issue que la mort
volontaire. Peut-être dans une clinique
spécialisée de Lausanne. A moins qu’il
ne suive les traces de l’écrivain suisse
Robert Walser, tombé d’épuisement
dans la neige, en 1956, après plus de
trente années passées dans
l’échappée, un hôpital psychiatrique.
de Jean-François Le récit pourrait être acca-
Dupont, blant ; il se révèle émou-
Asphalte, vant, finement écrit, âpre et
208 p., 20 €, tendre à quelques lignes de
numérique 10 €. distance, souvent cocasse.
Car le périple de François à
pied vers la frontière se heurte à une
autre dégringolade, celle du pays. La
France en pleine crise bascule dans la
guerre civile. Des milices rôdent, des fac-
tions ont pris le contrôle de certains
quartiers. La monnaie s’effondre : « On
allait finir par régler ses coquillettes en
dollars. » Carburant rationné. Autoroutes
Plis et volumes
JPPORCHER/SIPA
bloquées. Ce chaos complique la tâche
du vieux fuyard, bouscule ses plans. Il se
retrouve à faire équipe avec une jeune
violoncelliste, puis le voilà prisonnier
comme elle d’une improbable « Section
Jura libre » – des « trappeurs d’opérette »,
sourit-il. Aux côtés de la belle musi-
cienne, le candidat au suicide semble dé-
sormais moins pressé d’en finir.
Comme souvent dans les road novels,
la route constitue une métaphore du
chemin de la vie. Bifurcations qui s’of-
frent, même tardivement. Certitudes
soudain remises en cause. Interroga-
tions sur le trajet déjà parcouru, tiraille-
ments quant à la suite. « Dans chaque
vieux il y a un jeune qui se demande ce qui
s’est passé », relève le narrateur de Jean-
François Dupont, reprenant une citation
attribuée à Groucho Marx. Le lecteur, lui,
n’hésite pas : il accompagne François jus-
qu’au bout de la route, saisi par un trou-
blant mélange d’affection, d’humour et
d’angoisse. p
ENFANCE
La mère de Léo se fait aussi du souci pour son aîné, Michel, qui
a 14 ans et a passé les grandes vacances à éviter sa famille, dispa-
raissant des journées entières, s’enfermant le reste du temps
et ouvrant la bouche le moins possible quand les repas le rame-
naient autour d’une table avec les siens. Pour ses 8 ans, et avant
l’épreuve de la rentrée, Léo rêve de retrouver, même quelques
heures, le frère qu’il a toujours connu, qui jouait avec lui au foot,
et qu’il admire à peu près autant que Lionel Messi.
Un an après la mort de Brigitte Smadja (1955-2023), il est émou-
vant de retrouver sa capacité à se glisser dans la voix et l’esprit
d’un enfant. Léo est tourmenté par la perspective d’un redouble-
ment, par le comportement de Michel et par l’état dans lequel la
situation plonge ses parents. Mon grand frère, Lionel Messi et moi
prend au sérieux les préoccupations du garçon, mais injecte hu-
mour et optimisme à ce roman sur la passion, la persévérance
et l’amour fraternel. p raphaëlle leyris
a Mon grand frère, Lionel Messi et moi, de Brigitte Smadja, illustré
par Juliette Baily, L’Ecole des loisirs, « Neuf », 160 p., 12 €, numérique 9 €.
Dès 9 ans.
ENQUÊTE
La Marne et
ses spectres
À MI-CHEMIN de la littérature et des
sciences sociales existe tout un monde
qui mérite d’être mieux reconnu,
celui des « écrits du réel », note Ivan Ja-
blonka dans son dernier livre, Le Troi-
sième Continent (Seuil, 400 pages, 23,50 euros, numérique 17 euros).
L’envoûtant récit de Manon Gauthier-Faure, Les Fantômes du lac, en
fournit un exemple significatif. Journaliste indépendante, l’autrice
est partie dans la Marne comprendre pourquoi les résidents d’un
Ehpad voyaient régulièrement apparaître deux fillettes. Ces spec-
tres seraient-ils ceux des sœurs « parties aux escargots » et retrou-
vées noyées dans un étang, plus de quarante ans auparavant ? Avec
les outils habituels des journalistes – des questions, un stylo –, Gau-
thier-Faure mène une double enquête passionnante sur ces curieux
revenants et ce poignant fait divers de 1978. Elle fait parler le per-
sonnel de l’Ehpad, retrouve les lieux, les témoins, les coupures de
presse de l’époque. Mais elle utilise aussi les instruments de la litté-
rature pour construire sa narration, dépeindre avec délicatesse ce
village meurtri de la Champagne « pouilleuse », reconstituer les
faits, tout en laissant poindre ses doutes. Et s’il y avait vraiment des
fantômes ? Au bout du compte, son texte, où seuls quelques noms
ont été changés, analyse très finement la façon dont l’amnésie col-
lective sur la disparition des deux sœurs a laissé un vide propice à
des apparitions surnaturelles, comme un retour du refoulé. p de. c.

d’un Yankee a Les Fantômes du lac. Mémoires d’un village meurtri,

de Manon Gauthier-Faure, Marchialy, 250 p., 19 €, numérique 15 €.

DÉCRIRE EN IMAGES les états d’âme HAGIOGRAPHIE

d’un soldat embarqué dans la guerre,
en l’occurrence celle de Sécession
(1861-1865). C’est le défi auquel s’est at-
taqué le Français Steve Cuzor en adap-
tant en bande dessinée La Conquête
du courage (Gallimard, 1982), publié en 1895 par l’écrivain, poète
et journaliste Stephen Crane.
Considéré comme l’un des plus grands romans de guerre améri-
cains, l’ouvrage raconte l’engagement dans l’armée nordiste d’un
jeune fermier de 18 ans, Henry Fleming. Des rêves de gloire plein
la tête, le garçon s’ennuie ferme sous sa tente en attendant que
son régiment parte à l’assaut des lignes confédérées. Et le doute
l’assaille. Sera-t-il à la hauteur, lui qui n’a jamais connu le feu ?
Ses compagnons pourront-ils compter sur lui ? Quel genre
d’homme est-il finalement ?
Monochromie
Après le déjà brillant Cinq branches de coton noir (Dupuis, 2018),
scénarisé par le Belge Yves Sente, qui racontait la quête d’un dra-
peau historique par trois soldats afro-américains dans une Europe
déchirée par la seconde guerre mondiale, Steve Cuzor réussit avec
cet album à tenir le lecteur en haleine durant plus de 150 pages,
alors qu’il ne se passe rien, ou presque : on ne sait pas grand-
chose de la bataille en cours, il n’y a pas de réels faits d’armes,
le vainqueur du jour est le vaincu du lendemain…
C’est dans la tête de Henry Fleming que le combat se déroule. Au
long de deux journées interminables et visuellement éprouvantes
pour le lecteur, le jeune soldat oscille entre lâcheté et héroïsme, croi-
sant sur son chemin des pauvres hères étourdis par le fracas des ar-
mes comme des officiers de haut rang bouffis de certitudes. Servi
par la puissance d’un dessin réaliste en monochromie, entre suffo-
cants champs de bataille et sous-bois labyrinthiques, l’album est un
vibrant plaidoyer contre la folie de la guerre. p cédric pietralunga
a Le Combat d’Henry Fleming. D’après Stephen Crane, de Steve Cuzor,
Dupuis, « Aire libre », 152 p., 26 €, numérique 27 €. Dès 12 ans.
Un ange au ras du sol
PEUT-ON ENCORE composer des « vies de saints », comme il y a
mille ans ? Après Christian Bobin, Pascal Quignard, Pierre Michon
et quelques autres, Guillaume Marie se confronte à ce défi, et le
résultat est plus que convaincant : extrêmement touchant. Ici, pas
de miracles hautement glorifiés, ni de pieuses exagérations desti-
nées à l’édification des fidèles. Pour cette hagiographie contempo-
raine, l’auteur se place au ras du sol, là où avancent péniblement
Extrait de « Bon », de Katsumi Komagata. VINCENT TESSIER/LES GRANDES PERSONNES les pieds noirs de crasse de son personnage, ce jeune homme roux
et maigre en rupture de ban. Un angoissé, un solitaire hypersensi-
DES JEUX DE FORMES, de couleurs. Un graphisme simple comme une ble, qui cherche l’amour, « quelque chose d’intense, d’éternel », et ne
élégante évidence. Des découpes, des plis, des superpositions. Et des sait où le trouver. Il veut entrer dans les ordres, mais les monastè-
surprises ménagées par ces trous qui relancent le regard, invitent au res le rejettent. Il part sur les chemins de France, d’Espagne, de
dialogue. Depuis la naissance de sa fille Aï, en 1990, le designer japo- Suisse et d’Italie, dort par terre, passe des jours à méditer, donne
nais Katsumi Komagata propose des livres pour les tout-petits. Délais- le peu qu’il possède à d’encore plus
sant le secteur de la mode, ce créateur d’identités visuelles, qui s’est en- pauvres que lui. Il jure de ne plus se la-
thousiasmé pour les ouvrages pour enfants de Bruno Munari (1907- ver. Il parle à ses poux. « Il est très sale
1998), Leo Lionni (1910-1999), Iela Mari (1931-2014), comme de la et lumineux », écrit Marie, dont le récit
photographe Tana Hoban (1917-2006), crée des volumes qui mêlent est aussi dépouillé que la vie qu’il dé-
œuvre d’art, poésie et jeux pour l’œil comme pour l’esprit. Après s’être peint. Des mots simples. Des phrases
autoédité, il trouve d’abord le soutien de l’association Les Trois Ourses, courtes. Le nom de son SDF, il le glisse
qui le diffuse en Europe. Aujourd’hui, il est publié par Brigitte Morel, en passant, aux deux tiers du livre :
aux éditions Les Grandes Personnes, nous offrant trois bijoux de fi- Benoît-Joseph Labre (1748-1783), le
nesse et de malice : Et après ? et son bestiaire facétieux, Bon, qui joue saint patron des vagabonds et des dé-
sur les noms et les sons, ainsi que Pon Pan, où les tribulations d’un labrés en tout genre, canonisé en 1881.
rond orange dictent avec fantaisie la mise en pages. Les bébés n’en re- Un cœur pur en qui l’auteur semble
viendront pas. p philippe-jean catinchi vouloir trouver un frère. p de. c.
a Et après ?, Bon et Pon Pan, de Katsumi Komagata, a Je vais entrer dans un pays,
Les Grandes Personnes, 20 p. chacun, 10,50 € l’un. Dès 1 an. de Guillaume Marie, Corti, 80 p., 15 €.
10 | Rencontre
Johanna Silva
Blessure
intime, révolte
politique
Pendant cinq ans, la militante a partagé
la vie publique et privée du journaliste
et homme politique François Ruffin.
Elle fait le récit d’un engagement éprouvant
dans « L’Amour et la Révolution »
jean birnbaum
D
ans un inoubliable ro-
man intitulé Rouge c’est
la vie (Seuil, 1998), l’écri-
vain Thierry Jonquet
(1954-2009) dépeint une
scène où Victor, jeune
révolté de l’après-Mai 68, postule pour
adhérer à un groupe révolutionnaire.
« Nous sommes une organisation pro-lé-
ta-rienne, prévient la camarade qui lui
fait passer son examen d’entrée. Et toi,
tu es un petit-bourgeois. Un intellectuel
petit-bourgeois, puisque lycéen. » Or le ly-
céen en question, fils d’ouvriers, habite
un minuscule appartement sans salle de
bains, et il sent bien que sa tutrice en
bolchevisme vient d’un milieu beau-
coup plus privilégié que lui… « Victor
écarquilla les yeux, ravala l’indignation
qui lui montait dans la gorge », note Jon-
quet, résumant ainsi le malaise vécu par
tant de militants de gauche passés ou
présents, dont le dévouement discipliné
s’est souvent confondu avec un senti-
ment de culpabilité.
Johanna Silva, elle aussi, a d’abord ra-
valé sa colère. Cinq années durant, elle
s’est tenue aux côtés de François Ruffin,
épousant ses idées, veillant sur lui et pre-
nant en charge nombre d’aspects logisti-
ques – chercher une salle, acheminer la
sono, animer la discussion, récupérer le
micro… Elle a tenu un rôle important
dans le succès du film Merci patron !
(2016), puis dans la campagne qui a per-
mis au rédacteur en chef du journal Fa-
kir d’entrer à l’Assemblée nationale, où
elle a été sa première assistante parle-
mentaire : « “L’intendance suivra.” C’est-à-
dire Johanna », résumait le député à pro-
pos de cette militante incontournable
qu’il saluait à la fois comme son « bras
droit » et sa « compagne de route ».
Pendant cette période, raconte-t-elle
dans le livre qu’elle publie, L’Amour et la
Révolution, Johanna Silva a accepté d’en-
tendre « François » et ses camarades,
tous des hommes, la chambrer en l’ap-
pelant « la petite-bourgeoise ». Et puis,
un jour, elle a réalisé non seulement
que cela n’avait pas de sens, puisqu’elle
venait d’un milieu modeste, mais sur-
tout qu’il y avait là une manière de
prendre le pouvoir sur elle. « Me traiter
de “petite-bourgeoise”, c’est sûr que
c’était un bon moyen d’avoir un ascen-
dant, une prise, confie-t-elle au “Monde
des livres”. Je m’étais moi-même surclas-
sée socialement, je ressentais une pro-
fonde culpabilité à l’égard de ma mère,
qui a connu une jeunesse bien plus pau-
vre que la mienne. Donc, en me parlant
comme ça, François s’engouffrait dans
une vraie faille. D’ailleurs, dans mon li-
vre, quand j’évoque la domination, je ré-
fléchis à la façon dont la personne domi-
nante prend, mais aussi à la façon dont
la personne dominée se laisse prendre… »
Affronter la question de la domination,
celle des autres avec qui on luttait et celle
de l’autre qu’on adorait, l’affronter
d’abord en soi, en fouillant les béances
intimes qui la rendent possible et parfois
désirable, voilà l’une des forces de ce
texte que Johanna Silva a eu beaucoup de
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Vendredi 15 mars 2024
difficultés à achever : « Quand j’ai com-
mencé, ça m’a déprimée, je faisais des in-
somnies, je me levais à 5 heures chaque
matin pour m’y mettre, le reste du temps
je retapais une maison en Corrèze avec
des copains », raconte celle qui vit
aujourd’hui des minima sociaux et de
ses quelques économies.
Ce livre est sa première publication.
Bien qu’elle rêve d’écrire depuis l’enfance,
la militante ne s’était jamais autorisée à
le faire dans les colonnes de Fakir, où si- Johanna Silva, le 8 mars, chez elle, à Paris.
gnaient divers « copains » mais aucune PHOTOS CAMILLE NIVOLLET/HORS FORMAT POUR « LE MONDE »
copine. C’est d’ailleurs l’un des aspects
frappants de ce récit qui donne à voir
l’engagement politique dans sa réalité
quotidienne, ses ambivalences humai-
nes, ses non-dits : au milieu des années
2010, c’est-à-dire juste avant le déploie-
Parcours même réalisme, au même cynisme que
les autres, alors l’émancipation peut-elle
ment de la vague #metoo, un groupe se être autre chose qu’un rêve de pierre ? EXTRAIT
réclamant de la gauche radicale pouvait « On vient d’une école politique où l’on
encore trouver normal que son journal 1988 Johanna Silva naît à Paris. dépose son cœur à l’entrée », a tranché un « Le groupe de musique que nous
ait une rédaction exclusivement mascu- jour Jean-Luc Mélenchon… pour mieux avions créé l’année précédente, les
line ou que ses meetings comptent onze 2013 Elle rencontre François placer le sien au poste de commande- Oiseaux, n’était composé que de
hommes à la tribune. Ruffin. ment. Mais qui osera le dire publique- femmes. Nos répétitions débutaient
Dans l’un des passages les plus forts ment ? « Ce qui se passe à La France in- toujours par une discussion, qui de-
du livre, Johanna Silva raconte com- 2014 Bénévole au journal soumise est inquiétant. D’un côté, c’est vint au fil des mois de plus en plus
ment elle a fondu en larmes en exhu- Fakir. l’endroit dont je me sens le plus proche personnelle. (…) C’était l’un de ces
mant, des années plus tard, l’enregistre- idéologiquement, mais de l’autre, il y a moments hors du temps, l’un de ces
ment d’une réunion organisée chez 2016 Sortie du documentaire un fanatisme autour de Mélenchon… à moments lors desquels les conver-
François Ruffin. L’évidence partagée Merci patron !, dont elle est la qui j’ai aussi proposé de relire mon texte, sations ne s’étirent pas seulement,
qu’elle doit s’occuper du repas, le tapage productrice. et que je continue d’apprécier, peut-être mais s’approfondissent, s’épaissis-
des voix masculines qui recouvrent la par masochisme, je ne sais pas », sourit sent, et les liens qui nous unissent
sienne et, cette fois encore, le rôle de la 2017 Devient l’assistante par- Johanna Silva. avec elles. Quand j’avais refait tout
« petite-bourgeoise » qu’on lui fait en- lementaire de François Ruffin, Mélenchon n’a pas répondu. Ruffin, si, l’historique de ma relation avec
dosser dans un grand éclat de rire… Tout lui-même député. et son ancienne compagne a pris en François (…), l’une d’elles s’était
la renvoie à cette éclipse de soi, cet auto- compte une partie de ses remarques. mise à pleurer. Peut-être que ça fai-
dénigrement dont elle peine à s’ex- 2018 Décide de quitter l’équipe Comme un ultime geste d’amour. Et sait écho à sa propre expérience,
traire : « Quand j’écoute cet enregistre- de François Ruffin. aussi parce que ce livre s’adresse à plus mais c’est mon récit qui avait pro-
ment, j’ai honte de ma honte, soupire-t- que lui, tirant les leçons d’une expé- voqué ses larmes. Je me souviens
elle. Avec le recul, j’ai envie de prendre rience politique qui le dépasse. L’autrice bien de ce moment parce que
cette personne dans mes bras et de lui s’inspire notamment du mouvement j’avais été décontenancée d’avoir
dire : “Ma pauvre, tu as cru qu’il fallait vient Johanna Silva. Rendre publics des Nuit debout (2016), où elle a rencontré provoqué une telle émotion. C’est
t’effacer, te tordre pour jouer ce rôle.” Il morceaux de la vie de quelqu’un, c’est vio- des militants attentifs, elle n’a pas peur ça, décontenancée, pas touchée ou
faut dire que j’étais toute seule au milieu lent. En même temps, Fakir et François, de dire « gentils », simplement gentils, et émue. J’avais l’impression de regar-
de onze mecs. Mais je vois aussi là où j’ai c’était totalement entremêlé, je ne pou- qui prenaient soin des autres. A leur der la scène de l’extérieur et de
résisté. Je l’ai fait maladroitement, ça m’a vais pas ne pas évoquer la dimension sen- contact, elle a vu naître le désir de lutter m’être dit : alors comme ça, mon
épuisée, mais je l’ai fait. » timentale. Que François se soit comporté à la première personne, de s’exprimer histoire est si triste que ça ? »
Et pourtant la honte insiste, on la per- avec moi comme il l’a fait, c’est aussi un en son nom propre (elle envisage main-
çoit encore clairement dans les silences, problème politique. Quand on prétend re- tenant de rejoindre un groupe fémi- l’amour et la révolution,
les intonations. Avec ce livre, du reste, Jo-donner le pouvoir aux gens, on les remet niste). Si bien qu’aujourd’hui, Johanna page 228
hanna Silva ne s’y expose-t-elle pas, une au centre de leur propre vie, et c’est pas du Silva n’a plus peur d’affirmer une cer-
tout ce que François fait avec ceux qui taine éthique de la vulnérabilité, celle
« “Fakir” et François, c’était l’entourent. Je n’aurais pas dû lui con- qui n’évacue pas les larmes, qui consi-
fier ce pouvoir, mais j’avais une telle dère même que les opprimés peuvent
totalement entremêlé, soif d’être sauvée, je n’existais pas en faire une arme.
je ne pouvais pas ne pas dans cette relation, je n’étais pas un « J’ai essayé de mettre mes émotions
sujet. Mais je continue de le protéger, dans un trou, mais je n’y arrivais pas,
évoquer la dimension malgré la colère, puisque je lui ai conclut-elle. Je chialais tout le temps,
sentimentale. Que François fait relire mon manuscrit. J’ai décidé donc je n’avais pas le choix. Avec ce livre,
se soit comporté avec moi d’adopter une position de nuance et j’ai voulu être précise dans la description
comme il l’a fait, c’est aussi de douceur, il m’en est reconnaissant
car il sait que j’aurais pu y aller beau-
de mes émotions, m’enfoncer tellement
profond dans la sincérité qu’on ne pour-
un problème politique » coup plus fort. » rait plus me la reprocher. D’ailleurs je me
La honte insiste, donc, et avec elle dévoile beaucoup plus que je ne dévoile
l’obéissance, le sacrifice de soi. François. La quête de pouvoir abîme tel-
fois de plus ? Dépeindre les « dynamiques Toute l’audace de Johanna Silva est de lement, j’ignore si on peut rester humain
délétères » qui seraient à l’œuvre dans le traverser ses contradictions intérieures tout en désirant le pouvoir, ce livre est
groupe de François Ruffin, n’est-ce pas afin de poser des questions politiques. une manière de lui dire : “Ne te prends
« faire le jeu » de ses ennemis, donc trahir Ces questions, le XXe siècle totalitaire pas pour le sauveur suprême.” Mais je
la cause ? Mêler à cette critique politique nous les a léguées en héritage, et pour- voulais surtout enlever la peur, la mau-
une blessure amoureuse (elle parle plu- tant bien peu s’y sont confrontés. Quelle vaise foi, la honte. » p
tôt de « colère »), aller jusqu’à dévoiler place pour les sentiments dans le com-
mots doux et SMS de rupture, gestes ten- bat militant ? Comment défendre les li- l’amour et la révolution,
dres et attitudes humiliantes, n’est-ce bertés quand on réprime les émotions ? de Johanna Silva,
pas s’attirer des reproches légitimes ? Si les femmes et les hommes qui se ré- Textuel, « Petite encyclopédie critique »,
« Bien sûr que je marche sur des œufs, pré- clament de la justice sociale cèdent au 288 p., 21,50 €, numérique 16 €.