­­Vendredi 24­ février 2023

79e année – No 24304

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

La circulation du langage
Supplément

Ce qui fait le lien social Le Monde

selon Katie Kitamura par Serge Paugam des livres

édition spéciale

Ukraine, un an dans la guerre

▶ Le pays, amputé
d’une portion de
territoire et dont des
1
millions d’habitants Éditorial
ont été déplacés, tente
de survivre depuis Le prix
l’invasion russe de la liberté
du 24 février 2022
▶ Le conflit a engendré personne n’aurait pu imagi-
ner que, un an après l’invasion
une rupture profonde de l’Ukraine par la Russie
et la haine entre de ­Vladimir Poutine, les deux
armées se feraient toujours face,
les deux peuples dans une féroce guerre conven-
tionnelle massacreuse d’hom-
▶ L’armée ukrainienne mes, par centaines de milliers, et
a tenu bon face aux dévoreuse de matériels. Le 24 fé-
vrier 2022, cette agression inédite
offensives ennemies, dans son ampleur sur le sol euro-
mais reste sous pres- péen, depuis la fin de la ­seconde
sion dans le Donbass guerre mondiale, a joué le rôle
d’un formidable révélateur.
Elle a confirmé tout d’abord la
▶ Le président volonté impérialiste du prési-
ukrainien, Volodymyr dent russe, prêt, pour l’assouvir,
à piétiner la Charte des Nations
Zelensky, en prenant unies, la fragile « Constitution du
la tête de la résistance, monde », alors que son pays est
s’est révélé au monde membre permanent du Conseil
de sécurité. En lançant ses trou-
pes à l’assaut de Kiev, Vladimir
▶ En Russie, Vladimir Poutine a tranché un lancinant
Poutine continue débat : sous son égide, la Russie
de promettre constitue bien une menace pour
le continent européen, et pour
la victoire et s’efforce longtemps. La guerre a égale-
de démontrer que ment apporté une réponse sans
ambiguïté à tous ceux qui dou-
la guerre ne perturbe taient de la réalité de la nation
pas le quotidien ukrainienne et de la sincérité
de ses concitoyens de ses aspirations européennes.

Pages 2 à 12, 26-27 e t p. 3 0 A Borodianka (Ukraine), le 3 mai 2022. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE » Lire la Suite page 30

Médias
Sur la TNT,
Société
Une professeure
Cisjordanie
Un raid de l’armée
Climat
M6 gagne tuée par un élève israélienne Une sécheresse
son duel contre dans un lycée de fait onze morts hivernale
Xavier Niel Saint-Jean-de-Luz à Naplouse
Page 19 Pag e 1 6 Page 1 3
record met
le pays en alerte
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 Un an de guerre en Ukraine
0123
2| ­
­Vendredi 24­ février 2023

Le général Oleksandr Syrsky,

commandant de l’armée de terre,
à Dnipro (Ukraine), samedi 18 février.
Adrien Vautier/Le Pictorium pour « LE MONDE »

La guerre racontée
clées. Le commandant en chef a expliqué
cette double tactique publiquement plus
tard, de manière abrupte, en disant qu’il fal-
lait à la fois « montrer ses dents » et « faire cou-
ler le sang ». L’armée russe, à la surprise des of-

par les généraux ukrainiens

ficiers ukrainiens, tombe dans le piège.
Pour Iouri Boutousov, reporter sur la ligne
de front et excellent analyste militaire ukrai-
nien – par ailleurs très critique du pouvoir po-
litique –, « le plan d’assaut russe contre Kiev a
échoué en trois jours. Ensuite, l’Ukraine a re-
pris l’avantage, grâce à une mobilisation d’une
ampleur fantastique. Et le plan qui consistait à
Trois hommes, à l’origine de la résistance et du succès des contre-offensives de couper le pays en deux le long du [fleuve]
Dniepr a échoué en trois semaines. »
l’armée, se sont forgé une stature de héros dans le pays. Issus de l’ère post soviétique, Des colonnes blindées sont décimées, tan-
dis que d’autres, manquant de ravitaille-
ils connaissent aussi bien la culture militaire de la Russie que celle de l’OTAN ment, risquent d’être encerclées. L’ennemi se
retire de la région de Kiev. Le général Syrsky,
qui a conduit la manœuvre, y compris par
d’audacieuses opérations consistant à héli-
Récit A leur tête, le général Valeri Zaloujny, 49 ans,
commandant en chef des forces armées, un
chef, Valeri Zaloujny, qui lui annonce : « Ça a
commencé. Il faut agir ! » Le général fonce à
porter des commandos derrière les lignes
russes, répétera peu ou prou le même plan de
Kiev et Dnipro (Ukraine) - envoyé spécial
officier à l’air bonhomme doté d’un sens de l’état-major pour organiser la défense de la bataille en menant la contre-offensive dans

U
n an après l’invasion russe,
les commandants de l’ar-
mée ukrainienne se sentent
toujours, selon une image
en vogue dans le pays, dans
le rôle de David contre Go-
liath. Ils se savent a priori moins puissants
que le géant russe, mais ont la conviction que,
plus audacieux et plus rusés, ils sont destinés
à le vaincre. La défense de l’Ukraine repose
­depuis un an sur une poignée de généraux is-
sus de l’ère post-soviétique, connaissant aussi
bien la culture militaire de la Russie que celle
de l’OTAN, et ne commettant jamais l’erreur
de mépriser leur ennemi. Leur force réside
par ailleurs dans le fait que, contrairement au
reste du monde il y a un an, ils ne surestiment
jamais non plus l’armée russe.
Si des centaines d’officiers jouent un rôle
majeur au sein des forces armées ukrainien-
nes, tant les commandants du front sont in-
cités à faire preuve d’esprit d’initiative, trois
hommes se sont forgé en l’espace d’un an
une stature de héros aussi respectés dans
l’armée que dans la société ukrainienne.
­l’humour aiguisé, devenu une figure extrê-
mement populaire parmi les Ukrainiens. A
ses côtés, le général Oleksandr Syrsky, 57 ans,
commandant de l’armée de terre, l’homme
des fronts, défenseur de Kiev puis maître
d’œuvre de la contre-offensive dans la région
de Kharkiv. Et, dans l’ombre, le général Kyrylo
Boudanov, 37 ans, chef du renseignement mi-
litaire, celui qui analyse l’armée russe et or-
donne les opérations clandestines en terri-
toire ennemi. Recevant Le Monde pour es-
quisser un bilan de la première année de
guerre, les généraux Syrsky et Boudanov affi-
chent une confiance prudente.
Rencontré à Dnipro, d’où il coordonne ces
temps-ci les opérations sur le front oriental,
le général Oleksandr Syrsky explique que
« la stratégie russe est actuellement de con-
quérir les provinces de Donetsk et Louhansk
d’ici au 31 mars, une date limite qu’ils ont
déjà repoussé six ou sept fois », après divers
échecs rencontrés pour prendre la ville de
Bakhmout depuis juillet 2022.
Oleksandr Syrsky est entré en guerre il y a
un an, réveillé par un appel nocturne de son
Le général Valeri
Zaloujny a résumé
sa double tactique
initiale : il fallait
à la fois « montrer
ses dents »
et « faire couler
le sang »
capitale. Habitués, en huit années de conflit
dans le Donbass, à une guerre de positions
sur un front de 400 kilomètres, les généraux
ukrainiens doivent s’adapter, une fois les
percées russes effectuées, à une guerre de
mouvement sur un front de 2 500 kilomè-
tres – ramené à 1 500 kilomètres depuis le
succès des deux contre-offensives ukrai-
niennes de l’automne 2022.
Piège tendu aux russes
Le général Zaloujny fait un double choix.
D’un côté, combattre l’ennemi frontalement
lorsqu’il s’agit de la survie de la capitale,
comme lors de la bataille, aux premières heu-
res de l’invasion, à l’aéroport d’Hostomel, cer-
tes perdue mais qui a empêché les comman-
dos russes de foncer dans Kiev, ou Irpine, per-
mettant ensuite de stopper l’assaut dans les
faubourgs. De l’autre, laisser l’ennemi s’avan-
cer en profondeur le long des routes, quitte à
perdre des territoires, afin d’étirer tellement
les lignes que les colonnes blindées pourront,
par des tactiques non conventionnelles, être
plus aisément prises en embuscade ou encer-
le nord-est du pays à l’automne, isolant l’ar-
mée russe dans la région d’Izioum pour la
forcer à se replier.
Oleksandr Syrsky reconnaît aujourd’hui
que le plan ukrainien n’était initialement pas
de mener deux contre-offensives si victorieu-
ses en même temps, au bout de six mois de
guerre, comme cela fut le cas de septembre à
novembre à la fois vers Izioum et Lyman
(nord-est) et vers Kherson (sud). « L’opération
d’Izioum a été préparée comme une fausse at-
taque afin de détourner l’attention russe de la
principale offensive [vers Kherson], dit-il. Puis
c’est devenu une vraie attaque. »
Divers officiers ukrainiens évoquent un
coup de génie militaire du général Syrsky,
qui a porté son attention dès le printemps
sur la région de Kharkiv et a senti que, même
si l’objectif principal de Kiev était de recon-
quérir Kherson, seule capitale régionale à
avoir été conquise par l’armée russe, une
double victoire était à portée de main. Lui dit
avoir vu « le potentiel d’une percée à Balaklïia
et d’une offensive vers Izioum », aidé, admet-il
en riant, par « une excellente coopération

24 février 2022 25 février 4 mars 14 avril

A 5 h 30 du matin, heure de Moscou,
Douze mois de combats ­Vladimir Poutine annonce à la télé­vision
russe le lancement d’une ­« opération
2022-2023 ­militaire spéciale ». Quelques ­minutes
plus tard, les troupes russes, massées
­depuis des mois aux frontières de
l’Ukraine, envahissent le territoire
à partir de la Biélorussie, de l’est du pays
et de la péninsule de Crimée, annexée
en 2014. Des explosions retentissent
à Kiev, à Odessa, à Kharkiv et dans de
nombreuses villes. A 16 heures, la cen-
trale de Tchernobyl passe sous contrôle
russe. Le président ukrainien, Volody-
myr ­Zelensky, décrète la mobilisation
­générale. Les hommes âgés de 18 à
60 ans ne peuvent plus quitter le pays.
Des dizaines de milliers Les troupes russes s’emparent Destruction du croiseur
d’Ukrainiens fuient vers l’ouest de la centrale nucléaire de Zaporijia, Moskva, porte-étendard
du pays et vers la Pologne, dans le Sud-Est. de la flotte russe de la
la Moldavie, la Roumanie,
la Hongrie et la Slovaquie. 1er avril
mer Noire, touché par
des missiles ukrainiens.
Première vidéo de cadavres de civils
1er mars à Boutcha, dans la banlieue de Kiev, 16 mai
Première prise d’une ville après le retrait précipité des forces Reddition des derniers
­importante par les forces russes : ­russes. Les images de corps jonchant combattants retranchés
­Kherson, dans le sud de l’Ukraine. les rues, les mains liées dans le dos, dans l’usine Azovstal,
Une colonne de chars de 64 kilo- ­soulèvent l’indignation internationale. à Marioupol. Après deux
mètres de long se dirigeant mois de siège, cette ville,
vers Kiev est repérée. qui comptait
500 000 habitants avant
la guerre, passe sous
occupation russe.
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
De gauche à droite, ­Serioha, Amit, « Toha » et
« Fortuna », de l’unité d’artillerie du bataillon Sturm,
à Kreminna, dans le Donbass (Ukraine), le 17 février.
Laurent Van der Stockt pour « Le Monde »
avec des alliés de l’Ukraine », c’est-à-dire de
« précieux renseignements » venus de l’étran-
ger. Izioum est reconquise le 11 septembre, et
Kherson le 11 novembre. L’armée russe, après
avoir échoué à conquérir Kiev et Kharkiv
au printemps, est humiliée sur deux fronts.
Pour une première année de guerre, David a
infligé quatre défaites à Goliath.
Ce n’est toutefois pas un coup de grâce, loin
de là. L’armée russe fortifie ses lignes de dé-
fense, envoie au front ses nouvelles recrues
mobilisées et, en janvier, relance dans le
Donbass une offensive déclenchée en avril
2022 et qui stagnait depuis juillet. « Les Rus-
ses ont compris qu’ils ne vaincraient pas par
un blitzkrieg mécanisé et qu’il leur fallait une
infanterie. En fait, ils adoptent la stratégie
ukrainienne, estime Iouri Boutousov. Avec
une supériorité de l’artillerie, c’est une guerre
de petits pas, destinée à épuiser nos troupes. »
Pour le journaliste, rédacteur en chef du
­média en ligne Censor.net, « les Russes savent
qu’ils ne peuvent plus gagner cette guerre,
mais veulent démontrer qu’ils ne peuvent pas
être vaincus ». Le général Syrsky pense que
« les Russes ne cessent de repousser la date
d’une offensive de grande ampleur, parce
qu’ils ont énormément de pertes ».
Goliath garde son potentiel
Valeri Zaloujny a, pour sa part, confié, en dé-
cembre au magazine britannique The Econo-
mist, n’avoir « aucun doute que [les Russes]
vont tenter un nouveau coup à Kiev ». Le chef
des armées, bien que confiant en sa capacité
à vaincre l’armée de Moscou, précisait que
« connaissant les Russes comme je les connais,
notre victoire ne sera pas finale. Ce sera une
opportunité pour reprendre notre souffle et
préparer la prochaine guerre ».
Le général Boudanov est, lui, nettement
plus confiant sur la possibilité d’une issue au
conflit. « Les Russes vont jeter toutes leurs for-
ces dans la bataille, mais la menace n’est ab-
solument pas comparable avec celle du début
de la guerre. La Russie n’a plus l’armée qu’elle
avait. Ils ont complètement détruit leur po-
tentiel offensif. Ils n’ont plus d’unités capables
de réussir des percées en profondeur, estime
3 juillet
Les forces de Moscou conquièrent
­Lyssytchansk (100 000 habitants),
après avoir pris Sievierodonetsk
(120 000 habitants), dans le Donbass,
et avant de se focaliser sur Bakhmout.
10 septembre
L’armée ukrainienne reprend la ville
d’Izioum, où 445 tombes individuelles
sont découvertes. Après un mois
de combats, la contre-offensive
ukrainienne parvient à reprendre
la région de Kharkiv.
« Une guerre
longue reste une
éventualité si les
dirigeants russes
y sont prêts,
grâce à une large
mobilisation »
Oleksandr Syrsky
chef de l’armée de terre
le chef du renseignement militaire, dans son
quartier général de Kiev. Nous nous appro-
chons de la fin de guerre. »
Dans un discours retransmis à la confé-
rence de Munich sur la sécurité, le 17 février,
le président ukrainien Volodymyr Zelensky
a, lui aussi, adopté l’image de David contre
Goliath. « Goliath n’a aucune chance mais,
malheureusement, il a un potentiel ; il essaye
de gagner du temps et il peut encore détruire
beaucoup de vies », a-t-il déclaré, en appelant
ses alliés à livrer davantage d’armes pour
porter le coup de grâce aux forces russes.
« David a vaincu Goliath grâce à son courage
et à sa fronde. Le courage, nous l’avons. La
fronde, elle, doit devenir plus puissante. »
A Dnipro, le général Oleksandr Syrsky re-
tourne à ses plans de bataille. Face aux atta-
ques russes dans le Donbass, « [s]on rôle,
dit-il, est que leur plan échoue ». Les traits tirés,
visiblement exténué par trop de nuits sans
sommeil, il confie qu’« une guerre longue
reste une éventualité, si les dirigeants russes y
sont prêts, grâce à une grande capacité de mo-
bilisation ». En repensant au 24 février 2022,
lorsque le général Zaloujny l’a tiré du lit pour
lui annoncer que l’Ukraine faisait face à une
invasion russe, il se dit que « ce jour n’est pas
fini… Il continue jusqu’à aujourd’hui ». Il sou-
rit, se lève, réajuste son uniforme. Lui et ses
pairs ont le destin de millions d’Ukrainiens
entre leurs mains. p
Rémy Ourdan
21 septembre
Vladimir Poutine ordonne
par décret la mobilisation
« partielle » de quelque
300 000 hommes.
Cette annonce entraîne une
deuxième vague massive
de Russes fuyant leur pays.
30 septembre
Devant le Parlement russe
réuni, le chef du Kremlin
proclame l’annexion de
quatre régions administra-
tives ukrainiennes, Donetsk,
Louhansk, Zaporijia
et Kherson, qui ne sont pas
toutes entièrement sous
contrôle russe.
Un an de guerre en Ukraine | 3
Sur la ligne de front,
le bataillon Sturm tient bon
Depuis quatre mois, les soldats ukrainiens résistent face
aux forces russes, qui ont repris l’offensive dans le Donbass
Reportage
Région de Donetsk (Ukraine) -
envoyé spécial
U
ne immense forêt s’étale
tout autour. Le paysage
pourrait être agréable,
reposant, n’était la réalité
de la guerre qui se rappelle à chaque
instant. Les détonations d’artillerie
résonnent dans l’air glacial et les ar-
bres portent les stigmates de bom-
bardements. Les troncs sont brûlés,
décapités. Dans la plaine blanche de
neige, des soldats s’agitent autour
d’un vieil obusier soviétique D-30.
Ils sortent leurs obus de 122 mm de
boîtes de munitions en bois dissi-
mulées dans des tranchées, non loin.
Amit, de son nom de guerre « Anu-
bis », le jeune commandant de cinq
unités d’artillerie du bataillon Sturm,
presse ses hommes de se dépêcher.
« Plus vite ! » La cible de la matinée est
une position d’infanterie russe. Les
soldats qui s’affairent autour du ca-
non s’excusent : la machine est gelée,
difficile d’ajuster les coordonnées.
Un premier tir. Il claque dans la
­forêt, éclate dans le ciel gris plombé
et dégage un immense nuage de fu-
mée. Il faut enchaîner. Encore trois
obus et les hommes se dirigent vers
leur abri au pas de course. Les Russes
pourraient répliquer. Dans la posi-
tion souterraine, un petit poêle ré-
chauffe la pièce enveloppée de fu-
mée de tabac. Cela fait quatre mois
que les soldats de ce bataillon appar-
tenant à la défense territoriale ont
pris position sur la ligne de front de
Kreminna, le long de la région de
Louhansk occupée par les forces rus-
ses, dans le Donbass.
Visages fatigués
En novembre 2022, les forces ukrai-
niennes attaquaient pour récupérer
leurs territoires. Depuis la fin du
mois de janvier, ce sont les troupes
du Kremlin qui ont repris l’offensive.
Dans l’abri aux murs recouverts de
planches sur lesquelles pendent des
fusils d’assaut, les visages des soldats
éclairés par une petite lampe de po-
che sont fatigués.
« Depuis quelque temps, nous cons-
tatons du changement », glisse Amit,
le commandant, attentif à sa radio et
aux ordres d’une éventuelle pro-
chaine mission. « Pendant trois mois,
les Russes n’ont pas réussi à nous trou-
ver. Nous étions bombardés, mais ce
n’était vraiment pas précis, raconte-
t-il. Aujourd’hui, ils ont envoyé des
gens plus ou moins professionnels. Ils
visent à 50 mètres ou à 100 mètres de
leurs cibles. » Depuis qu’ils sont ici, lui
et ses hommes reconnaissent avoir
perdu des frères d’armes, tués ou bles-
sés. Ils ne précisent pas leur nombre.
Forcées de se retirer des territoires
de Kharkiv et de Kherson, entre sep-
tembre et octobre 2022, face aux
­contre-offensives ukrainiennes, les
10 octobre
Première frappe massive de missiles
russes contre les infrastructures
électriques ukrainiennes.
11 novembre
L’armée ukrainienne libère la ville
de Kherson et la rive droite du Dniepr.
La population accueille ces soldats
comme des héros.
forces russes se concentrent désor-
mais sur la région meurtrie du Don-
bass. Le gouverneur de la province de
Louhansk reconnaît une situation
difficile sur la ligne de front. Selon
­Serhi Haïdaï, joint par téléphone,
l’ennemi amasse « des troupes en très
grand nombre dans la région, à la fois
du matériel et du personnel ».
Pour autant, tout juste rentré d’une
tournée des positions ukrainiennes
situées le long de l’axe entre les villes
occupées de Svatove, Kreminna et
­Bilohorivka, il assure que les soldats
« tiennent le coup ». « Tout le monde
comprend que c’est très difficile et que
ça le sera encore plus, dit-il. Mais il n’y
aura pas de catastrophe. Nous sur­-
vivrons. L’essentiel pour nous est de
­tenir pendant un mois et demi, jus-
qu’à ce que les équipements occiden-
taux arrivent en grand nombre en
Ukraine. » Une course contre la mon-
tre est engagée. Les autorités ukrai-
niennes espèrent pouvoir lancer une
contre-offensive au printemps.
Après un an de guerre, les forces de
Kiev restent déterminées à défendre
et à récupérer leurs territoires face
à une armée russe que l’on dit démo-
ralisée. Dans leur cache souterraine,
les soldats de la petite unité d’artil­-
lerie ne désespèrent pas de rempor-
ter la victoire le plus tôt possible.
« On veut tous en finir, et vite », lâ-
che un solide barbu répondant au
nom de guerre de « Toha ». « C’est
pour cela que nous apprenons si vite
à utiliser de nouvelles armes »,glisse
en réponse Amit. Ce dernier, vétéran
de la guerre du Donbass, entre 2016
et 2020, rentré de Pologne dès le dé-
but de l’invasion, a entraîné ses
hommes pendant plusieurs semai-
nes. Alors qu’il évoque les exercices à
répétition pendant des jours et des
jours, les autres l’enlacent ou lui ta-
pent sur l’épaule. « L’idée, c’est que ces
gars doivent être capables de se bat-
tre automatiquement, qu’ils n’aient
pas à réfléchir », explique Amit.
Dans un village voisin, le comman-
dant d’une unité de drones présente
les mouvements des troupes des der-
nières semaines sur une carte élec-
tronique. A la fin du mois de janvier,
explique celui que l’on surnomme
« DVRZ », après plusieurs semaines
de bataille le long de la région de
­Louhansk, les forces ukrainiennes
étaient parvenues à atteindre les en-
Dans leur cache,
les soldats
de l’unité d’artillerie
commandée par Amit
ne désespèrent pas de
remporter la victoire
le plus tôt possible
21 décembre
Première sortie à l’étranger
de Volodymyr Zelensky, accueilli
à Washington par le président
américain, Joe Biden.
31 décembre
La nuit du réveillon, des missiles
ukrainiens détruisent un QG
­militaire russe dans la ville de
­Makiïvka, non loin de Donestk,
provoquant la mort de plus
d’une centaine de militaires.
virons de la petite ville de Kreminna,
20 000 habitants, juste en face des
positions du bataillon Sturm. Mais
elles ont dû se retirer sur deux kilo-
mètres, déplore le commandant, par
manque d’armes et de munitions.
« Si on en avait plus, on les baiserait »,
lâche-t-il d’un ton triste et blasé,
avant de quitter le QG pour rejoindre
son véhicule.
Le militaire conduit à travers des
villages de la ligne de front, sur des
routes où traînent quelques civils,
principalement des personnes âgées.
Les rares voitures que l’on croise sont
des véhicules militaires qui traver-
sent à toute vitesse. « DVRZ » arrête
son minivan dans une rue déserte,
avant de franchir un portail et de
­suivre le chemin étroit d’un petit
­jardin pour rejoindre une unité de
dronistes – des pilotes de drones –
­assis devant leurs écrans, dans une
cave. La pièce est sombre, les visages
sont éclairés par les seuls écrans des
ordinateurs. Une antenne Starlink
assure la communication avec le
reste du monde. Au-dessus de la ta-
ble, une étagère supporte de vieux
bocaux de légumes.
Terrains creusés de cratères
En face, des champs gelés se termi-
nent par une colline. « Les Russes
sont juste derrière », prévient Mak-
sym, un ancien journaliste en tenue
militaire, qui affiche un air confiant.
« Nous avons trouvé une dizaine d’en-
tre eux en train de prendre position
pour, potentiellement, installer un
mortier. Nous allons envoyer les coor-
données à l’artillerie, explique-t-il, les
yeux rivés sur son écran. Les Russes
se déplacent à pied et leurs chars ne
viennent pas à moins de six kilomè-
tres de nos positions. S’ils viennent,
nous les détruisons. Ils n’utilisent plus
leurs véhicules militaires que pour
évacuer des positions. »
Sur ordre de Maksym, un soldat se
dirige vers les champs afin de dé-
ployer le drone d’observation. Dans
l’abri apparaissent alors les images
de ­terrains gelés creusés de cratères
noirs provoqués par des explosions.
La cible du jour avait déjà été visée la
veille, cependant les forces adverses
ont décidé de s’y réinstaller. « Pour
trouver les Russes, il suffit de repren-
dre les anciennes coordonnées de
nos tirs », persifle l’un des dronistes,
­moqueur.
Comment expliquer le comporte-
ment des Russes ? « Ils obéissent aux
ordres, lâche tranquillement l’un des
soldats présents. Ils n’ont pas le choix
et leurs commandants ne vont jamais
sur la ligne de front. » Pour le gouver-
neur Serhi Haïdaï, « peu importe le
nombre de personnes et de matériel
militaire que les Russes rassemblent, il
ne faut pas qu’ils oublient une chose :
notre motivation et la leur sont diffé-
rentes à 1 000 % ». p
Thomas d’Istria
25 janvier 2023
Kiev reconnaît la perte de
la ville de Soledar, au nord
de Bakhmout, sous les assauts
du Groupe ­Wagner. Le même jour,
le chancelier allemand, Olaf
Scholz, lève le verrou sur la livrai-
son de chars modernes occiden-
taux à l’Ukraine.
9 février
Volodymyr Zelensky se rend
à Bruxelles, après Londres et Paris.
Les combats continuent de faire
rage à Bakhmout.
Guerre en Ukraine
Là-bas pour vous informer

6 | Un an de guerre en Ukraine
Quand un peuple retrouve la mémoire
Avec le conflit, la soif des Ukrainiens de découvrir le passé de leurs aïeux, victimes des répressions, a grandi
Enquête
Kiev - envoyée spéciale
C
ela se passait tou-
jours dans la cui-
sine devant un thé,
tel un tableau surgi
du temps soviéti-
que, où une ­parole
pouvait coûter des années de
goulag, et la mort. Pourtant, on
était dans les années 2000,
l’Ukraine était déjà indépendante
depuis 1991, mais la grand-mère
avait gardé cette manière crain-
tive de baisser la voix pour évo-
quer certains sujets avec sa petite-
fille, Viktoria. L’un d’eux revenait
sans cesse : une nuit, des gens
étaient venus chez elle quand elle
était enfant. Ils avaient pris son
père. Personne ne l’avait revu.
Viktoria Taranenko voudrait en
savoir davantage, mais la grand-
mère ne connaît rien d’autre, sauf
la date de disparition de son père :
1938, la période de la Grande Ter-
reur stalinienne. Elle interroge
ses parents. Eux aussi devinent
des secrets. Mais lesquels ? Il ne
faut pas chercher, ça fait partie
des mystérieuses consignes à la
maison auxquelles personne ne
donne jamais d’explication. Il ne
faut pas non plus raconter ce que
l’on mange, les biens que l’on pos-
sède, ce que l’on dit. Au décès de
sa grand-mère, la petite-fille sou-
haite garder une photo d’elle.
Mais quand elle l’ôte du cadre, une
autre image apparaît, cachée der-
rière la première : un homme, la
lèvre ourlée, la casquette coquet-
tement glissée sur l’œil. L’arrière-
grand-père disparu.
Aujourd’hui, Viktoria Taranenko
a 25 ans. Enseignante en art digi-
tal et peinture, elle a gardé un
­visage d’enfant sous d’épais che-
veux blonds. Sur Internet, elle a
découvert le site des Archives
­nationales d’Ukraine guidant les
familles à la recherche de leurs
proches ­réprimés au temps de
l’Union ­soviétique. La jeune
femme en est sûre : elle va enfin
découvrir ce qu’aucun de ses pro-
ches n’a jamais su. « Qui était cet
arrière-grand-père ? Qui sommes-
nous ? Quelle est notre place dans
l’histoire ? »
En Ukraine, cette quête d’iden-
tité familiale perce depuis quel-
ques années déjà, mais l’inva-
sion russe a servi de catalyseur :
elle est devenue un enjeu priori-
taire, un long voyage existentiel.
« Longtemps, nous avons été pri-
vés de notre histoire : la guerre
nous conduit à un retour sur
nous-mêmes. Chacun veut com-
prendre ce qu’il s’est passé dans sa
famille et pourquoi les choses se
répètent aujourd’hui », explique
Anton Drobovytch, 36 ans, direc-
teur de l’Institut ukrainien de la
mémoire nationale, organisme
d’Etat créé en 2006.
Jusqu’à sa génération, la recher-
che d’ancêtres disparus restait un
tabou, une inertie de la peur. La
­répression fut, en effet, particuliè-
rement sanglante en Ukraine, sur-
tout dans les années 1930 : des
millions de morts d’abord avec
l’Holodomor, du nom de cette fa-
mine organisée par Staline pour
punir les campagnes ukrainien-
nes. Puis vint la Grande Terreur,
exécutions et déportations des
« éléments peu fiables » par cen-
taines de milliers, nationalistes,
nobles, prêtres, polonais, juifs, éli-
tes, riches, saboteurs ou préten-
dus tels. L’arrestation d’un seul pa-
rent engendrait, dans son sillage,
des familles entières chassées de
leurs maisons, plus de travail, plus
d’études, plus de soins.
Le silence devient une condi-
tion de survie : les enfants étaient
incités à dénoncer ce qu’il se pas-
sait chez eux, à l’image du petit
­Sibérien Pavlik Morozov, 14 ans,
érigé en icône du communisme
pour avoir livré son père à la po-
lice, selon la propagande. « L’em-
pire soviétique tuait deux fois, phy-
siquement et dans les mémoires.
Mais il a aussi brouillé les relations
intimes », reprend le directeur
­Anton Drobovytch. Depuis un an,
il porte le treillis et donne ses
­rendez-vous dans une station-
service perdue, près des positions
de son unité. Dix des soixante-dix
employés de son institut ont éga-
lement pris les armes. « Si tu es un
historien aujourd’hui en Ukraine,
fidèle à la science, ça te semble évi-
dent de t’engager », dit-il.
Lois de « désoviétisation »
Au début de l’indépendance, ce
passé disparu intéresse peu la po-
pulation : l’important alors, c’est
de manger. L’effondrement de
l’URSS a entraîné celui de l’écono-
mie et laissé le jeune pays déchiré
entre prorusses et pro-ukrainiens,
un clivage qui va longtemps frac-
turer la vie politique. L’ensemble
des archives continuent de fonc-
tionner à l’heure soviétique, cou-
vertes, pour l’essentiel, par le se-
cret d’Etat. L’idée même de se met-
tre en quête de ses proches reste
suspecte. Une vieille dame se sou-
vient avoir tenté de connaître sa
généalogie au début des années
2000. Réponse : « Tes ancêtres ? Tu
veux savoir ? Des salauds, des fas-
cistes, des ennemis du peuple. »
Après quelques ouvertures
autour de 2005, la situation bas-
cule avec la révolution de Maïdan
fin 2013 contre la mainmise de
Moscou sur l’Ukraine, puis la
guerre dans le Donbass l’année
suivante. A Kiev, le parlement
adopte une série de lois sur la
« désoviétisation », dont l’accès
aux « archives des organes répres-
sifs entre 1917 et 1991 ». Cela néces-
site l’accord du directeur du Ser-
vice de sécurité d’Ukraine (SBU),
un jeune communiste à l’époque.
Il tergiverse. Dévoiler le nom des
anciens agents déclenchera, se-
lon lui, une guerre civile. Igor
Koulik, alors patron des archives
au SBU, en rit encore. « J’ai ré-
pondu [au directeur] : “je vais met-
tre ton refus sur Facebook, c’est là
qu’il y aura une guerre civile !” »
Et les archives s’ouvrent, en libre
accès, sans aucune restriction, la
loi la plus libérale d’Europe. La
masse de documents donne le
vertige. A la différence de la Géor-
gie et des pays baltes, rien, ou
presque, n’a été évacué ou détruit
à la chute du Mur. ­Moscou esti-
mait n’avoir rien à craindre, per-
suadé que jamais l’Ukraine ne
sortirait de son contrôle, même
après l’indépendance. « Au début,
la peur du KGB avait déteint sur le
Le Mémorial de Bykivnia, dans la région de Kiev, le 29 décembre 2022. La police politique
soviétique y a exécuté des milliers d’Ukrainiens et de Polonais dans les années 1936-1937.
SBU : les gens évitaient de nous
contacter », raconte ainsi Andrii
Kohout, actuel directeur des ar-
chives de l’agence de sécurité.
Une même question revenait : « Si
je m’adresse à vous, est-ce que je
peux être poursuivi ? »
Les histoires d’ancêtres se res-
semblent, mais chacune suit son
propre chemin. Yulia McGuffie
est un grand nom de la presse en
Ukraine, rédactrice en chef de
New Voices (« nouvelles voix »),
site d’information réputé. Elle
aussi pourrait parler de sa grand-
mère Agnessa, un prénom qu’elle
s’ingéniait à cacher, pas assez so-
viétique. Elle aussi a connu les
conversations de cuisine, traver-
sées par l’ombre d’un aïeul. Elle
était adolescente lorsque son père
lui a prêté L’Archipel du Goulag, le
livre du dissident Alexandre So-
ljenitsyne (1918-2008), encore illé-
gal. C’était la fin des années 1980,
le temps de la perestroïka. On al-
lait pouvoir parler pour de vrai,
elle en était sûre. Son envie de de-
venir journaliste était née là.
Trente ans plus tard, en 2018,
­Yulia McGuffie fait d’abord la
moue quand la rédaction de New
Voices propose un dossier sur les
ancêtres réprimés, fondé sur les
familles des journalistes eux-mê-
mes. Elle se méfie de la bureaucra-
tie, par réflexe. Et à quoi bon, au
fond, exhumer son grand-père ?
Une collègue plus jeune la pousse
« Chacun veut
comprendre
ce qu’il s’est passé
dans sa famille et
pourquoi les choses
se répètent »
Anton Drobovytch
directeur de l’Institut
de la mémoire nationale
à demander le dossier. Il arrive en
quinze jours. Le grand-père était
évêque orthodoxe. Tout au long
de son interrogatoire par des
agents soviétiques, il livre la
même réponse, mécanique, celle
d’un homme à bout : « Je-fais-
­partie-d’une-organisation-fasciste-
qui-veut-détruire-l’Union-soviéti-
que-et-construire-l’Ukraine-indé-
pendante. » Le 22 septembre 1936,
il est exécuté.
« J’ai honte de ne pas l’avoir cher-
ché avant », dit la rédactrice en
chef. Elle n’aurait ­jamais imaginé
qu’un jour, elle aussi, vivrait dans
un pays en guerre : « Poutine nie
l’existence de l’Ukraine en tant que
pays, on ­continue de lutter contre
la machine totalitaire. » Sur New
Voices, les entretiens avec des
­historiens sont de plus en plus
fréquents. « Le passé est devenu
l’actualité », dit-elle.
Rechercher les dénonciateurs
passe au second plan aujourd’hui.
L’enjeu s’est érodé : l’ouverture des
archives s’est faite trop tard,
­beaucoup sont morts. Surtout, la
guerre fixe pour ­priorité de ­« con-
solider l’unité du pays », explique
Viktor Iouchtchenko, président de
la République de 2005 à 2009 et
initiateur d’une politique mémo-
rielle. Brusquement, l’émotion le
submerge. Il revoit cet agent du
SBU qui, pour lui faire plaisir, était
venu en personne lui apporter le
dossier de son père, un institu-
teur. Il était resté sidéré.
Comme beaucoup de ses com-
patriotes, l’ex-chef d’Etat ignorait
que son père avait été fiché, pour
nationalisme en l’occurrence, ce
qu’il cachait même à sa femme.
Autre découverte : l’espion chargé
de sa surveillance était un de ses
meilleurs amis. Un instant, Viktor
Iouchtchenko reste songeur. Il
veut croire que l’ami minimisait
l’engagement de son père dans ses
dénonciations : « C’est peut-être ce
qui lui a sauvé la vie. » Tout sauf la
division, martèle-t-il : « Nous de-
vons retrouver une mémoire com-
mune, ce sera ça aussi la victoire. »
Aux Archives nationales, 60 %
des demandes viennent désor-
mais de particuliers, affamés de
leur propre histoire. « Les Ukrai-
niens recherchent leur légende
­familiale, des figures héroïques »,
explique Anatolii Khromov, qui
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
dirige l’institution – un ministre
des archives en quelque sorte. Une
manière de transformer la dou-
leur en gloire. M. Khromov a lancé
une base de données publique
baptisée « martyrologe ukrainien »
qui recense les victimes des ré-
pressions de 1920 à 1950. Quelque
102 000 dossiers sont déjà enre-
gistrés, il devrait y en avoir, selon
lui, au moins 400 000 sans comp-
ter l’Holodomor. De son côté,
­Anton Drobovytch, de l’Institut de
la mémoire nationale, s’inquiète
d’un peuple qui ne se verrait qu’en
pure victime : « Nous devons éviter
un traumatisme de plus. »
« Pas le choix »
Viktoria Taranenko a reçu le dos-
sier de son arrière-grand-père par
la poste. Elle pleure en ouvrant
l’enveloppe. Terentii Trouskalo,
fermier de 35 ans, a été arrêté avec
cinquante-deux hommes dans
un village de la région de Dnipro,
au centre du pays. Accusés « d’agi-
tation acharnée » dans le kol­-
khoze, ils étaient « prêts à prendre
les armes pour attaquer les activis-
tes communistes », affirme le dos-
sier. Leur but était « l’arrachement
de l’Ukraine de l’Union soviéti-
que ». Aucune preuve n’est avan-
cée. Le 25 avril 1938, « les corps ont
été rendus à la terre ».
Leur tombe n’existe plus : une
autoroute a été construite sur la
fosse commune par le pouvoir so-
viétique. « Découvrir leur destin,
c’est l’affaire de notre génération,
qui n’a pas connu la peur comme
celle de nos parents, lance Viktoria
Taranenko. L’histoire nous montre
ce qu’il se passera si nous perdons
cette guerre : la répression mas-
sive. Nous n’avons pas le choix. » La
jeune femme s’était toujours
­demandé pourquoi sa famille
n’avait pas fui le pays. Elle a com-
pris. Elle aussi est restée après le
24 février 2022. p
Florence Aubenas
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023 Un an de guerre en Ukraine | 7

La propagande russe mobilisée pour attiser

la haine contre un gouvernement « ukronazi »
Depuis le début du conflit, les médias d’Etat et les chaînes « patriotiques » sur Telegram relaient
le mythe hérité de l’époque soviétique selon lequel la Russie ne peut être que victime et agressée

Moscou - correspondant frange nationaliste très idéologisée, prévient que l’opération implique aussi « entrée dans chaque famille »,
ce sont surtout les plus de 45 ans qui de « liquider » l’identité ukrainienne comme le rappelait, dans un entre-

A gauche, dans
les archives du KGB,
abritées par le
Service de sécurité
d’Ukraine, à Kiev,
le 22 décembre 2022.
Ci-contre,
Anatolii Khromov,
directeur des
Archives nationales
d’Ukraine, dans
son bureau, à Kiev,
le 30 décembre 2022.
Photos : Rafael Yaghobzadeh
POUR « LE MONDE »
Anton Drobovytch,
36 ans, directeur de
l’Institut ukrainien
de la mémoire
nationale, dans
la région de Kiev,
le 20 décembre 2022.
Il s’est engagé
dans les forces
armées dès le début
de l’invasion russe.
V oilà pour vous, chiens ! »,
« Bons souvenirs du Don-
bass », « C’est encore trop
peu, tant pis pour les civils »… Ce
14 janvier, la nouvelle d’une frappe
de missile sur un immeuble rési-
dentiel de Dnipro, en Ukraine, est à
peine connue que les commen­-
tateurs se déchaînent. En quelques
minutes, à mesure que le bilan
ne cesse d’enfler – il atteindra
45 morts –, des milliers d’internau-
tes russes se laissent aller sur les
chaînes « patriotiques » de la messa-
gerie Telegram, là où s’informent les
partisans les plus fervents de « l’opé-
ration militaire spéciale » lancée par
le Kremlin depuis bientôt un an.
Le ton est violent, les smileys
­rigolards ou enthousiastes. Les quel-
ques messages mettant en doute la
responsabilité ukrainienne dans
le drame sont effacés, et ceux qui
­expriment de la compassion, ra-
broués. « Et eux, est-ce qu’ils ont
pleuré pour Donetsk ? », interrogent
de multiples contributions, en réfé-
rence au ­conflit en cours depuis
2014 dans le Donbass. « Il faut se rap-
peler que ces gens n’ont jamais cher-
ché à stopper leur gouvernement
ukronazi, et qu’ils avalent la propa-
gande qui accuse la Russie de tout. »
Combien sont-ils, ces citoyens
russes, à justifier ou à se réjouir de
la mort de civils ukrainiens ? Une
petite minorité, contrairement à ce
que pourraient laisser penser ces
quelques commentaires. Le seul
sondage existant sur le sujet a été
conduit au mois de janvier par le
Centre Levada, dernier institut in-
dépendant de Russie. « Parmi les
personnes interrogées, seules 11 %
disent ressentir de la haine envers
les Ukrainiens, indique son direc-
teur, Lev Goudkov. En plus de la
s’informent uniquement par la
­télévision et appartiennent aux
­couches sociales les plus défavori-
sées de la société. »
Certes, il faut ajouter à ce chiffre
« artificielle », son « élite bandériste »
(du nom de l’ultranationaliste
­Stepan Bandera, qui a collaboré avec
quelque 30 % qui disent ressentir
méfiance, peur ou hostilité pour les
Ukrainiens. A l’inverse, 28 % évo-
quent de la « sympathie » pour leurs
voisins. Signe de la difficulté à lire
de telles études, cette dernière
­catégorie inclut aussi bien des
­Russes franchement opposés à
l’« opération militaire spéciale »
que d’autres qui la soutiennent
mais qui croient que le peuple
ukrainien n’aspire qu’à être libéré
par Moscou. A noter, d’ailleurs, que
« l’Ukraine » suscite des sentiments
négatifs bien plus massifs (70 %)
que « les Ukrainiens ».
Un mal nécessaire
Cette distinction subtile corres-
pond à la ligne de crête suivie par la
propagande russe depuis de nom-
breuses années. Son idée princi-
pale, que Vladimir Poutine a expo-
sée à maintes reprises, est que la
construction étatique et nationale
ukrainienne est une escroquerie,
une fiction qui n’a servi qu’à éloi-
gner le « peuple frère » de ses racines
russes. Cette idée profondément
ancrée dans la psyché impériale
russe est au centre du discours
­justifiant l’« opération spéciale » : il
s’agit non pas d’opprimer les Ukrai-
niens mais de les sauver d’un ré-
gime politique allogène, nazi et
vendu à l’Occident.
Dès le début du conflit, des textes
appellent ainsi à « dé-ukrainiser »
l’Ukraine. Celui publié dès le
3 avril 2022 par la très officielle
agence de presse RIA Novosti, signé
du publiciste Timofeï Sergueïtsev,
les nazis) et jusqu’au nom de
l’Ukraine. Seulement ainsi ses habi-
tants pourront être sauvés.
C’est le paradoxe de ce conflit,
côté russe, où les discours les plus
extrêmes se parent des atours de la
vertu. A cela s’ajoute une convic-
tion profondément ancrée, et mar-
telée à la télévision, qui veut que les
Russes sont fondamentalement
bons et bien intentionnés et que la
Russie ne peut être que victime et
agressée. Ce mythe bâti à l’époque
soviétique disqualifie par principe
les discours violents trop franche-
ment assumés. « La haine est par-
tout mais, officiellement, c’est un
sentiment qui est interdit », résume
Lev Goudkov.
Sur les plateaux de télévision, les
invités prennent bien soin de signi-
fier le caractère regrettable mais
­nécessaire de la campagne de bom-
bardement des infrastructures ci­-
viles commencée en octobre. Ceux
qui s’en réjouissent ouvertement
sont minoritaires. « Les frappes de
missiles continueront tant que les
cerveaux ukrainiens n’auront pas
compris que la paix vient de l’est »,
commente l’animateur de télévi-
sion Sergueï Mardan en janvier,
après l’épisode de Dnipro.
Ces nuances, de même que le ca-
ractère très mouvant des buts de
guerre affichés, plongent nombre
de Russes dans la confusion, le déni
ou le repli sur soi. « Même parmi
ceux qui disent soutenir l’“opération
spéciale”, on relève un fort sentiment
de culpabilité, note Lev Goudkov.
Celui-ci entraîne à son tour l’agressi-
vité, comme un mécanisme psycho-
logique d’autodéfense. » La haine est
tien au Monde, le 13 février, le direc-
teur de la radio Echo de Moscou,
Alexeï Venediktov.
La limite est parfois floue pour
les propagandistes eux-mêmes. En
­octobre, l’un des présentateurs
­vedettes de la chaîne RT, Anton
Krassovski, a ainsi été licencié après
avoir préconisé de « brûler et jeter à
la rivière » les enfants ukrainiens
voyant dans la présence russe de
leur pays une occupation. Le même
s’était distingué, des mois durant,
par ses appels non moins virulents
à une « solution finale » ukrai-
nienne, à « anéantir » les médias
russes indépendants ou à forcer les
Ukrainiens à passer l’hiver sans
chauffage.
La défense des mineurs n’est pas
seulement un mythe supplémen-
taire de la propagande soviétique
puis russe, utilisé pour justifier tou-
tes les interventions extérieures,
jusqu’à celle du Donbass en 2014.
Si les propos d’Anton Krassovski
posent problème, c’est aussi parce
que les enfants sont encore des
Ukrainiens « récupérables ». Le dis-
cours qui distingue Ukraine et
Ukrainiens fait aussi le tri entre le
bon Ukrainien, qui accepte son sta-
tut de « petit frère », et le mauvais, le
khokhol (expression péjorative uti-
lisée en Russie), qui s’obstine à
­refuser l’amitié de Moscou.
D’où la question qui revient régu-
lièrement dans les talk-shows dif-
fusés aux heures de grande écoute
à la télévision : « Faut-il tuer ou ré­-
éduquer ceux qui résistent ? » Au fil
des mois, à mesure que l’armée
russe affronte une résistance tou-
jours plus acharnée, les partisans
de la seconde hypothèse perdent
du terrain. p
Benoît Vitkine

Pour les Ukrainiens, il n’existe plus de «bons Russes»

Les crimes de guerre ont créé une rupture profonde avec le « peuple frère », comme le qualifie Vladimir Poutine

Reportage d’une « opération militaire spé-

ciale » visant les « nazis » ukrai-
Kremlin. La guerre a effacé la
­complexité. Ceux qui soutien-
monde comme un génocide », dé-
clare le chef de l’Etat, bouleversé,
A Kiev, Lidia Ioukhnovska, infir-
mière retraitée de 64 ans, a cessé
Sur les réseaux sociaux, il n’est
plus rare de voir des Ukrainiens se
Kiev et Tchernihiv (Ukraine) -
envoyée spéciale
niens, qui l’avaient bien cherché. nent qu’il existe encore de « bons en gilet pare-balles. de parler avec sa vieille amie réjouir de la mort des soldats rus-
Sidérés, beaucoup ont d’abord Russes » sont qualifiés de traîtres. Personne n’ayant forcé ces sol- Louba, installée à Saint-Péters- ses, dont les vidéos de cadavres

L orsque les premiers missiles

se sont abattus sur son pays,
le 24 février 2022, Bogdan
Struk, 26 ans, a d’abord pensé à
tous ses proches en Russie. Sa ville,
Tchernihiv, à 80 kilomètres de la
frontière, était pilonnée. Effrayé, le
jeune Ukrainien a envoyé un mes-
sage à sa grand-mère : « Mamie, je
ne comprends pas ce qui se passe. Je
t’aime. Je ne sais pas ce qui va arri-
ver. » Puis il a écrit à sa tante : « La
guerre a commencé, c’est un cau-
chemar. » Le troisième message a
été pour sa cousine : « Tchernihiv
est attaquée. Ma mère est dans un
abri antibombes. »
En retour, Bogdan Struk, dont la
mère est ukrainienne et le père
russe, n’a pas reçu le réconfort
auquel il s’attendait. Sa grand-
mère n’a jamais répondu. Sa
­cousine lui a donné un drôle de
­conseil : « Si tu le peux, fuis en
­Russie. » Sa tante l’a averti : « Tu fe-
rais mieux de ne pas parler avec ta
grand-mère, elle soutient tout ça. »
Onze millions d’Ukrainiens ont
de la famille proche en Russie.
Après l’invasion, tous ont fait la
même étrange expérience : le dia-
logue de sourds, le déni, voire le re-
jet de la part de parents vivant de
l’autre côté de la frontière. Des mil-
lions de personnes, piégées sous le
feu russe ou réfugiées dans des
abris antibombes, se sont entendu
dire que tout cela n’existait pas,
que les missiles ne visaient pas les
civils, qu’il ne s’agissait jamais que
mis cela sur le compte de la désin-
formation. Puisque les Russes
sont intoxiqués par la propagande
du Kremlin, il suffira donc de leur
ouvrir les yeux, croyaient-ils. Au
volant de sa voiture, tandis qu’il
amenait sa petite amie à la fron-
tière polonaise pour la mettre en
sécurité, Bogdan Struk a renvoyé
un message à sa cousine : « Dis
autour de toi que la Russie fait la
guerre à l’Ukraine, répands la vé-
rité, peut-être que les gens iront
protester ! » La réponse lui a glacé le
sang. « Je ne suis pas d’accord avec
toi. Et je ne vais sûrement pas leur
mettre de la merde dans les oreilles
en leur disant ça. »
Colère inouïe
Un an après, rien n’a réussi à
­vaincre le déni ni la passivité côté
russe, la guerre semble loin d’être
finie, et la rupture est consommée.
Jusque-là, les Ukrainiens faisaient
la distinction entre le peuple et le
pouvoir russes, même après l’an-
nexion de la Crimée et le début de
la guerre dans le Donbass, en 2014.
Tout a changé depuis l’invasion. La
découverte des crimes de guerre a
dressé un mur entre les deux peu-
ples, que la propagande soviétique
et Vladimir Poutine aujourd’hui
décrivent comme des « frères ».
Désormais, les Ukrainiens di-
sent éprouver une colère inouïe,
voire de la haine envers les Russes
– tous, sans exception, même
ceux qui s’opposent au chef du
Cette rupture, d’une ampleur sans
précédent, marque le début d’une
nouvelle ère aux contours encore
incertains. Car, en Ukraine, per-
sonne, même au sein des familles
écartelées entre les deux pays,
n’imagine pouvoir reparler de
­sitôt à ce peuple devenu ennemi.
Le dialogue est rompu pour
­plusieurs générations.
Le tournant remonte à début
avril 2022, lorsque les troupes de
Moscou se sont retirées de la ré-
gion de Kiev. Les Ukrainiens ont
découvert, stupéfaits, les exécu-
tions, viols et tortures commis
par les soldats russes, par cen­-
taines, partout où ils sont passés.
L’horreur et la douleur de tout un
pays se lisent alors sur le visage
éprouvé de leur président, Volo-
dymyr Zelensky, lors de sa visite à
Boutcha, le 4 avril. « Des corps
avec pieds et mains coupés, des
femmes violées, voilà ce qu’a fait
l’occupant… Ce sera reconnu par le
Poutine n’apparaît
plus comme le seul
coupable. tous
les russes le sont,
complices
des atrocités
par leur silence
dats à commettre de tels crimes,
Vladimir Poutine n’est donc plus
le seul coupable, estiment alors
les Ukrainiens, tous les Russes le
sont : les troupes déployées dans
le pays comme les civils en Russie,
complices de ces atrocités puis-
qu’ils ne manifestent pas pour les
dénoncer. Les sondages mon-
trant l’adhésion massive de la
popu­lation russe à la guerre (75 %,
selon la dernière enquête du Cen-
tre ­Levada, en février) et l’absence
de mouvement de protestation
des dizaines de milliers de per-
sonnes parties à l’étranger pour
fuir la mobilisation militaire ont
emporté les dernières illusions
des Ukrainiens.
Les enquêtes menées par le Kyiv
International Institute of Socio-
logy (KIIS) témoignent de cette
évolution. Jusqu’en 2014, 89 % des
Ukrainiens avaient une bonne
image de la Russie. En novem-
bre 2021, 13 % avaient une opinion
favorable vis-à-vis du Kremlin,
mais 76 % percevaient encore
­positivement le peuple russe. En
mai 2022, trois mois après le début
de l’invasion, ce taux s’est effondré
à 11 %, selon une étude du KIIS
transmise au Monde en exclusi-
vité. Parmi les 42 % de personnes
qui communiquaient régulière-
ment avec leurs proches en Russie
avant février 2022, 34 % ont coupé
les ponts. Une petite partie (15 %)
ont maintenu le contact en évitant
d’évoquer la guerre.
bourg, après s’être entendu dire
qu’elle était « aussi fasciste que
[son] Zelensky ». Depuis l’invasion,
ni elle ni son mari, Ilya, ancien
­ingénieur russe installé en
Ukraine sous l’URSS, dans les
­années 1970, n’ont eu de nouvelles
de leurs autres proches en Russie.
Le couple revisite aujourd’hui
douloureusement son passé à la
lumière de la guerre. Leur fille de
18 ans a jeté tous les shampooings
russes de la maison. Les livres de
Pouchkine, dont la statue a été
vanda­lisée à Kiev, trônent en re-
vanche toujours dans la bibliothè-
que familiale. « Les shampooings,
O.K., les livres, c’est autre chose ! »,
plaide Lidia Ioukhnovska.
Sentiment dévorant
Pour la première fois de sa vie, la
journaliste ukrainienne Veronika
Melkozerova, qui a baigné toute
sa jeunesse dans le « monde
russe », dit éprouver de la haine.
Un sentiment qui la déborde et la
dévore. « La vraie haine te détruit,
ça corrompt ton âme et te fait
souffrir, dit-elle d’une voix trem-
blante. Je me sens coupable, parce
que je sais que c’est mal, et je ne
veux pas non plus que ma vie soit
centrée sur la Russie ! Mais, après
Boutcha, Irpine et tout ce qu’ils ont
fait, tu as envie qu’ils souffrent eux
aussi. » En juillet, elle en a fait une
tribune dans le mensuel améri-
cain The ­Atlantic, titrée « La haine
que je ressens ».
s’accompagnent d’émojis rieurs et
de pouces levés. « Un de moins. »
Un tabou a sauté. Pas question
pour autant de céder à la ven-
geance. La bataille intime que livre
chaque Ukrainien pour ne pas se
laisser envahir par la haine se dou-
ble d’un impératif politique : y cé-
der, ce serait donner raison au
Kremlin, qui martèle que le pays
veut exterminer les russophones.
Céder à la haine, ce serait aussi
ternir l’image de ce peuple qui
­aspire à rejoindre l’Union euro-
péenne au plus vite, estime
­Veronika Melkozerova. « Tout le
monde nous regarde combattre un
empire génocidaire. L’Ukraine
­entière est en stress post-traumati-
que et avide de justice, mais on doit
être une victime parfaite, car, pour
soutenir quelqu’un, tu dois être sûr
qu’il se comporte bien ! », remar-
que-t-elle, amère.
Dans le salon de Tetiana Struk, la
mère de Bogdan, deux poupées
russes s’alignent dans la vitrine du
petit meuble en bois. C’est la seule
chose venue de Russie dont elle ne
se soit pas encore débarrassée. « La
petite aime bien jouer avec, et puis
c’est juste un symbole russe », expli-
que-t-elle, en jetant un regard
­attendri sur la belle-fille de Bog-
dan. A sa fenêtre, un autre sym-
bole russe s’est imposé : le rideau
déchiré par l’éclat d’obus qui a tra-
versé son appartement, les pre-
miers jours du conflit. p
Faustine Vincent
 0123
8 | Un an de guerre en Ukraine ­
­Vendredi 24­ février 2023

Naissance
d’une économie
de la résilience
Amputé d’une partie de son territoire
et de sa population, le pays s’adapte
et tente de maintenir une activité

Kiev - envoyé spécial duction agricole provoquée par

l’invasion russe. Elle a d’abord

L
a logistique n’aime pas les tenté de fabriquer des gilets pare-
imprévus, encore moins balles à partir des feuilles de mé-
la guerre. Dès le début de tal entreposées dans son usine,
l’invasion russe, en fé- sans grand succès.
vrier 2022, Viktor Shevchenko, le Quelques mois plus tard, des
patron de l’entreprise ukrainienne clients lui ont finalement de-
de logistique Zammler, a vite com- mandé de construire des silos
pris qu’il ne pourrait plus compter dans l’est du pays, là où les termi-
sur le fret aérien ni sur le transport naux logistiques sont en cours de
maritime. Ses hangars, qu’il louait construction, aux frontières avec
à des clients étrangers, se sont en- les pays de l’UE. « Le plus difficile
suite vidés lorsque ces derniers est de se réorganiser chaque se-
ont décidé de rapatrier leurs mar- maine, voire chaque jour, témoi-
chandises en lieu sûr, en Pologne. gne la dirigeante, car, avec la
Malgré toutes ces déconvenues, guerre, on ne peut plus vraiment A l’aciérie Zaporizhstal de Metinvest, à Zaporijia, en Ukraine, le 29 décembre 2022. ADRIENNE SURPRENANT/MYOP POUR « LE MONDE »
l’entreprise de 1 000 employés est faire de projections ni de prévi-
parvenue à maintenir son chiffre sions. » L’usine parvient à mainte-
d’affaires, en investissant dans nir son rythme de production, « Le plus difficile
l’achat de camions. « Ils sont deve- malgré les coupures de courant, est de se
nus la clé de voûte de la logistique, en faisant travailler ses
étant donné que le transport est 600 ouvriers la nuit. réorganiser chaque
­essentiellement terrestre et qu’il n’y
a plus de restriction à l’entrée de La tech bien classée semaine, voire
poids lourds dans l’Union euro- « Les entreprises protègent aussi la
péenne [UE] », explique M. Shev- nation », a déclaré le président Vo-
chaque jour »
chenko, qui partage son temps en- lodymyr Zelensky, devant le Parle- Valeriia Kalashnyk
tre son entreprise et l’armée, où il ment ukrainien, le 28 décem- directrice de l’usine
gère l’approvisionnement du ma- bre 2022. Un an après l’invasion KMZ Industries
tériel militaire. russe, les entreprises tentent de
Valeriia Kalashnyk dirige l’usine résister, même si l’économie, cet
KMZ Industries, située à Karlivka, autre front de la guerre en L’économie ukrainienne a
dans le centre de l’Ukraine, qui Ukraine, ressemble à un grand trouvé aussi dans Internet le
­fabrique des silos géants et des corps malade. Elle doit survivre à moyen d’échapper aux destruc-
­séchoirs à grains. Elle s’est aussi l’amputation d’une partie de son tions physiques. Pour la première
demandé ce qu’allait devenir son territoire, à une saignée de sa po- fois, les banques ont ainsi été auto-
entreprise avec la chute de la pro- pulation, depuis que 8 millions risées à migrer leurs données ban-
d’habitants, sur une population caires vers un cloud hébergé dans
de 40 millions, ont fui le pays, et l’UE ou aux Etats-Unis, pour conti-
Les CHIFFRES aux coups portés à son infrastruc-
ture, notamment électrique.
nuer à fonctionner en cas de des-
truction de leurs serveurs. Comme
Le pays a enregistré une chute Construction d’immeubles d’habitations et de bureaux, dans le centre de Kiev, le 15 juin 2022. pour conjurer le sort funeste de la
d’environ 30 % de son produit in- Rafael Yaghobzadeh pour « Le Monde » guerre, le pays veut reconstruire,
30,4 % térieur brut (PIB) en 2022. Une
­catastrophe moins prononcée du complexe d’Azovstal à Mariou- En cette fin du mois de janvier, le c­ apitaux, tout en permettant aux
sans attendre la paix. « C’est impé-
ratif pour que les gens continuent à
C’est la chute du PIB ukrainien que ne l’anticipaient le Fonds mo- pol (sud-est), ont été perdus. La vice-gouverneur de la banque cen- Ukrainiens partis à l’étranger de re- vivre, se chauffer », explique Olek-
enregistrée en 2022. nétaire international (FMI) et la baisse de la production électrique trale, Sergiy Nikolaychuk, qui re- tirer de l’argent de leurs comptes, se sandra Azarkhina, alors que l’am-
Banque mondiale, qui tablaient, a aussi réduit leur capacité de pro- çoit dans un palais de marbre rose rappelle Sergiy Nikolaychuk, et, pleur des destructions est estimée
64 milliards au début de la guerre, sur une
baisse comprise entre 40 % et
duction et la fermeture des ports
de la mer Noire leur a fermé des
et vert en plein cœur de Kiev, vient
de boucler un programme dont il
pour prévenir une pénurie de liqui-
dités, nous avons autorisé les sta-
entre 138 milliards et 750 milliards
de dollars. « L’Ukraine traverse une
C’est, en dollars (soit 60 milliards 50 %. Toutefois, selon les calculs débouchés à l’exportation. arbore fièrement le nom sur son tions-service et les supermarchés à crise démographique majeure,
d’euros), l’aide promise par du Programme des Nations unies Les entreprises de services in- sweat-shirt : « Power banking ». Ce distribuer des billets en échange avec un déclin de sa population qui
les pays occidentaux depuis pour le développement (PNUD), formatiques s’en sont mieux programme garantit la survie du d’un paiement par carte. » était l’un des plus rapides au
le début de la guerre, selon les l’Ukraine a déjà perdu dix-huit ­sorties. Leurs employés ont conti- système bancaire en cas de panne monde même avant la guerre,
calculs de l’Institut Kiel (Allema- ans de développement écono­- nué de travailler depuis l’étranger, électrique géante provoquée par Un système bancaire « sain » ajoute Vladyslav Rashkovan, re-
gne), dont seulement 31 mil- mique, et 90 % de sa population surtout les femmes, qui sont les une attaque massive des infras- L’institution a également établi un présentant de l’Ukraine auprès du
liards de dollars avaient été risque de tomber sous le seuil de seules autorisées à sortir tructures, grâce à la présence de taux de change fixe et a augmenté FMI. Il faut reconstruire au plus vite
­déboursés en décembre 2022. pauvreté. d’Ukraine, ou depuis l’ouest du générateurs et de terminaux ses prêts au gouvernement pour et au mieux pour que ceux qui sont
Les industries lourdes, dans les pays. Dans le dernier classement ­Internet Starlink dans au moins l’aider à affronter la crise, moyen- partis reviennent. »
13 millions secteurs de la chimie et de la sidé-
rurgie, ont été parmi les plus tou-
Forbes des grandes fortunes
ukrainiennes, publié en décem-
une banque de chaque district.
Depuis un an, la banque centrale
nant une inflation qui tourne
autour de 25 %. Pour payer salaires
Au nom de la protection de l’ap-
pareil de production, le gouverne-
C’est le nombre de personnes chées par la guerre. Celles-ci sont bre 2022, les entrepreneurs de la passe moins de temps dans les et charges courantes, le pays a ment a aussi aidé à la relocalisa-
déplacées depuis le début situées dans l’est du pays, dans le tech ont détrôné les barons de la exercices de prévisions de long ­besoin d’une aide internationale tion des entreprises dans des lieux
du conflit, dont 8 millions à bassin sidérurgique ukrainien, là sidérurgie. Ils occupent désor- terme qu’à gérer au jour le jour d’environ 3 milliards de dollars plus sûrs. Fin novembre 2022, il
l’étranger, sur une population où la guerre fait rage, et où plu- mais sept des vingt premières une économie de guerre. « Au (2,8 milliards d’euros) par mois. avait participé à la relocalisation
de 44 millions d’habitants. sieurs fleurons de l’acier, à l’instar places du classement. ­début, il fallait éviter une fuite des « Les ménages et les entreprises de 772 entreprises, affirmant ainsi
ukrainiennes sont assez peu endet- avoir sauvé plus de 30 000 em-
tés, et le système bancaire est sain, plois. Il n’a fallu que quelques
La Kyiv School of Economics, un institut « éclaireur » avec des réserves en liquidités
­importantes, affirme Carlos de
­semaines à Ajax Systems, un
­fabricant de systèmes de sécurité,
Cordoue, le directeur général de pour déménager son usine de
Pour étudier à la Kyiv School of Econo- Pittsburgh, où il est professeur ­associé, dente de la Banque mondiale pour l’Europe Crédit agricole Ukraine. Il n’y a pas Kiev vers l’ouest du pays, moyen-
mics (KSE), il faut s’équiper d’un ordinateur pour diriger l’institution qui avait frôlé la et l’Asie centrale qui coopère avec la KSE. eu de retraits massifs de dépôts au nant 180 trajets de camions.
portable et d’un bon sac de couchage. Les faillite en 2016. Créé en 1996 sur les décom- Maxim Nefedov, ancien vice-ministre de début de la guerre. » Les régions de l’Ouest se déve-
étudiants en ont besoin pour dormir sur bres de l’ère communiste, l’établissement l’économie, gère, à la KSE, une équipe de « Résilience » : le mot est utilisé loppent à une vitesse éclair. La
place, lorsqu’une alerte aérienne bloque les est l’un des premiers à enseigner les précep- 40 personnes, qui comprend notamment en boucle pour décrire le fonction- Banque européenne pour la re-
transports de Kiev ou que les cours se ter- tes de l’économie de ­marché alors que le des spécialistes de l’agriculture ou des in- nement de l’économie du pays. Un construction et le développement
minent juste avant le couvre-feu. Avec ses pays sort de décennies de planification. frastructures, capables de donner le coût mélange de résistance farouche et a annoncé 24,5 millions de dollars
salles spacieuses et modernes, l’école est d’un silo de grains ou d’une piste d’aéro- d’adaptation, qui témoigne d’un d’investissements dans la cons-
l’une des rares d’Ukraine à assurer une ma- La voix du pays port. « Nous avons développé notre propre changement profond de la société, truction d’un parc industriel à
jorité de ses cours en présentiel. Ses cours de management servent désor- méthodologie, explique-t-il, ce qui nous per- amorcé en 2014 avec la révolution Lviv, à une heure de la frontière
La KSE est bien plus qu’une école. Elle mais à gérer les ressources humaines de la met d’avoir nos points de vue et d’exprimer de Maïdan. « Le même pays qui, polonaise. « Nos deux centres
abrite un incubateur d’une centaine de défense territoriale, la force de réservistes, parfois nos désaccords avec la Banque mon- sous l’ère soviétique, attendait les commerciaux dans l’Ouest sont les
start-up qui développent des technologies et son centre de réflexion, KSE Institute, diale. » La KSE a créé un outil d’intelligence ordres d’en haut pour bouger et seuls du pays à avoir retrouvé le ni-
militaires. La Banque mondiale collabore s’est restructuré autour de trois missions : artificielle qui apprend à reconnaître sur les fonctionnait de manière pyrami- veau d’activité d’avant-guerre », té-
avec elle pour évaluer les pertes et domma- l’évaluation des destructions, les sanctions images satellites ou de drones les infras- dale s’est soudain mobilisé et a pris moigne Tomas Fiala, le fondateur
ges causés par la guerre, les entreprises la à l’égard de la Russie, et la sécurité alimen- tructures détruites. Des données ensuite des initiatives », confie Oleksandra et dirigeant du fonds d’investisse-
consultent pour redéfinir leurs chaînes taire. « Sur tous ces sujets, l’Ukraine a son croisées avec celles du gouvernement. Azarkhina. La vice-ministre des ment Dragon Capital. Les termi-
d’approvisionnement, et le gouvernement mot à dire et pas seulement les institutions L’école porte aussi la voix du pays sur la ­infrastructures souligne : « C’est le naux logistiques flambant neufs
ukrainien lui demande des conseils sur ses internationales », souligne M. Mylovanov. scène internationale. « Au tout début de la changement qui m’a le plus surpris et les usines sortent de terre, alors
politiques économiques, comme le soutien Grâce à des organisations comme la KSE guerre, de nombreuses conférences interna- dans cette guerre. » Internet a été qu’à l’autre extrémité du pays, la
aux PME. La KSE sert d’éclaireur sur le front l’Ukraine est l’un des rares exemples de tionales sur l’Ukraine étaient organisées sans un instrument de cette résilience. guerre réduit en poussière des
économique de la guerre. pays en guerre qui fonctionne. « Si l’aide in- les Ukrainiens, explique Nataliia Shapoval, « Il nous a permis de connaître les ­villes entières. Un an après le dé-
Son président, l’ex-ministre ukrainien de ternationale est si importante, c’est en partie présidente du KSE Institute. Or, le conflit se besoins de la population presque but de l’invasion russe, un abîme
l’économie Tymofiy Mylovanov, s’est mis parce que le pays possède des institutions so- dispute aussi sur le terrain des idées. » p en temps réel et d’être en contact ­sépare les deux Ukraine. p
en congé de l’université américaine de lides », reconnaît Anna Bjerde, vice-prési- J. Bo. avec elle », déclare Mme Azarkhina. Julien Bouissou
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023 Un an de guerre en Ukraine | 9

Vladimir
Poutine, lors
de ses vœux
télévisés pour
le Nouvel An, le
31 décembre 2022,
prononcés
depuis le quartier
général du
district militaire
sud, dans un lieu
tenu secret
en Russie. Mikhail
Klimentyev/Sputnik via AP

Vladimir Poutine, de guerre, il reste fidèle à ce qu’il a

toujours été, ou au moins à ce
qu’il était ces dernières années.
Publiquement,
le chef de l’État
avec des correspondants de
guerre et des animateurs de chaî-
nes « patriotiques » de la messa-

les obsessions d’un

Des Russes utilisent une image gerie Telegram, bien plus criti-
amère pour exprimer ce constat : ne reconnaît ques sur la conduite des opéra-
si Volodymyr Zelensky s’est ré- tions que les médias officiels.
vélé en Churchill, Vladimir Pou- qu’une seule faute : Pour le reste, le président russe ne

président belliciste
tine, lui, était déjà réfugié dans
son bunker avant même le début
de la guerre – référence à la se-
conde guerre mondiale, mais
aussi à l’isolement complet du
Le chef du Kremlin joue la dramatisation tout en président russe durant la pandé-
mie de Covid-19.
tenant à montrer que l’« opération militaire spéciale » « L’accès à Vladimir Poutine s’est
encore plus restreint, juge le poli-
ne perturbe pas le quotidien de ses concitoyens tologue Abbas Galliamov, qui lui
écrivit des discours dans les
­années 2000 et vit aujourd’hui
en exil. De ce qu’on en sait, ses
Portrait Est-ce donc cela, la Russie en
guerre ? Un pays normal, mené
vrier 2022 : après l’annonce de
l’invasion, « acte d’autodéfense »,
contacts quotidiens se limitent à
son ami [l’homme d’affaires]
Moscou - correspondant
par un président seulement un le dirigeant russe se rendait à une Iouri Kovaltchouk et au chef du
ne pas avoir pris
l’initiative
plus tôt
interventions publiques de la dé-
ception, et même une certaine
forme de tristesse », note la poli­-
tologue, qui cite par exemple sa
rencontre avec quelques journa-
listes, le 22 décembre. A plusieurs
reprises, le président a insisté sur
le fait que la Russie « n’avait pas
eu le choix », et mis la « prolon­-
semble pas avoir changé sa façon
de s’informer, qui passe par la re-
mise quotidienne des papotchki,
ces dossiers concoctés par les ser-
vices de sécurité.
Vladimir Poutine continue aussi
d’étaler ses obsessions très per-
sonnelles. Comment comprendre
autrement le discours prononcé
le 30 septembre 2022, à l’occasion
du « rattachement » de quatre
nouvelles régions d’Ukraine à la
Fédération de Russie ? Loin de la
célébration attendue, le président
s’est livré à une longue et violente
diatribe contre l’Occident, coupa-

M
ercredi 11 jan-
vier 2023, rentrée
du gouvernement
russe après la lon-
gue hibernation de début d’an-
née. Vladimir Poutine est à la ba-
guette, devant l’écran où s’affi-
chent les visages des ministres
réunis par visioconférence. Celui
du président est détendu, son ton,
presque léger : « Chers collègues, je
veux vous remercier pour le travail
accompli en 2022… »
La suite ressemble à un ballet
dont on connaît par cœur les ta-
bleaux successifs. Le chef du
Kremlin liste les objectifs pour
l’année à venir – développement
des échanges internationaux,
amélioration des infrastructures
routières, augmentation des sa-
laires, règlement des « difficultés
démographiques » –, ses interlo-
cuteurs acquiescent, font leur
rapport. Autre passage obligé de
cette mise en scène, la répri-
mande : « Où sont les contrats ?
Pourquoi jouez-vous à l’imbé-
cile ? », lance le président au mi-
nistre de l’industrie et du com-
merce, Denis Mantourov, chargé
de l’impossible relance du secteur
aéronautique.
La scène a été vue cent fois. Les
titres des agences de presse dans
les heures suivant la réunion
pourraient, eux aussi, avoir été
écrits il y a dix ans, vingt ans :
« Poutine a appelé à offrir à toutes
les régions un système de santé de
qualité » ; « Poutine a appelé à ga-
rantir le développement souverain
de la Russie » ; « Poutine a appelé à
la diminution de la pauvreté et des
inégalités » ; « Poutine a appelé à
soutenir les entrepreneurs »…
peu populiste, qui se soucie de la
qualité des routes dans les pro-
vinces éloignées ? Ou bien fau-
drait-il se fier, pour avoir une vue
plus juste, au visage affiché par
Vladimir Poutine quelques jours
plus tard, lors des célébrations
des 80 ans de la fin du blocus de
Leningrad ?
Ce jour-là, le 18 janvier, la mine
est fermée lorsque le chef du
Kremlin s’incline devant le monu-
ment à la Mère-Patrie, sur une es-
planade vidée de ses riverains et
quadrillée par les snipers. Les
mots sont durs quand il remonte
le fil du temps pour comparer le
conflit en Ukraine avec l’invasion
nazie mais aussi avec celle de
­Napoléon, quand « toute l’Eu-
rope » se dressait face à la Russie.
En clair, le pays est de nouveau
agressé, et le combat, existentiel.
Depuis un an qu’a débuté l’inva-
sion de l’Ukraine, il y a deux
­Poutine – celui qui surjoue la nor-
malité d’une simple « opération
militaire spéciale » et celui qui
­accepte la dramatisation, en ap-
pelle à l’héroïsme de ses conci-
toyens. Le constat vaut depuis le
premier jour du conflit, le 24 fé-
Poutine compare
l’actuel conflit avec
l’invasion nazie et
celle de Napoléon.
Le pays est de
nouveau agressé, le
combat, existentiel
rencontre avec le patronat,
autour du thème de la régulation
des cryptomonnaies.
« Ce n’est pas uniquement de la
communication, tempère la poli-
tologue Tatiana Stanovaya, du
groupe de réflexion R.Politik.
Poutine veut maintenir un certain
niveau de normalité dans le pays,
montrer aux citoyens qu’ils peu-
vent continuer à mener leur vie.
C’est un choix stratégique qui lui
est propre, en opposition avec la
frange la plus radicale du régime,
qui veut une mobilisation totale de
l’économie et de la population. »
Réfugié dans son bunker
Ce choix se ressent dans l’agenda
du président. S’il évoque fré-
quemment le conflit – le plus
­souvent pour assurer que les cho-
ses se déroulent « selon le plan » –,
les événements directement liés à
l’Ukraine sont rares. En un an,
seule une visite dans « la zone de
l’opération militaire spéciale » a
été annoncée par le Kremlin, mi-
décembre. En réalité, le président
n’est pas allé plus loin que Rostov-
sur-le-Don, à cinq heures de
­voiture du front.
En novembre, sous la pression,
M. Poutine avait dû se résoudre à
recevoir des épouses et des mères
de soldats mobilisés – une ren-
contre qui s’était révélée tout
aussi factice, les femmes présen-
tes étant en grande partie des fi-
gurantes, élues locales, fonction-
naires ou membres de groupes
patriotiques.
Cette obstination du président
russe à ne pas apparaître bous-
culé par les événements rappelle
une donnée de base : après un an
conseil de sécurité, Nikolaï Pa-
trouchev, soit ceux qui ont poussé
au déclenchement de la guerre.
Pour le reste, les rencontres sont
assez formelles, en particulier avec
le ministre de la défense, Sergueï
Choïgou. Poutine préfère parler di-
rectement aux généraux. »
La gouvernance poutinienne
n’a guère non plus évolué. Il en va
ainsi du refus d’assumer person-
nellement certaines décisions
sensibles. C’est le cas, par exem-
ple, de la mobilisation « partielle »
décidée le 21 septembre ou du lan-
cement, en octobre, d’une campa-
gne de bombardements sur les
­infrastructures civiles ukrainien-
nes. A chaque fois, le président
s’est contenté, selon ses mots,
d’« accepter la demande formulée
par le ministère de la défense ».
Autre constante, la mise en
­concurrence de structures rivales.
Avec, s’agissant de la conduite des
opérations militaires, le recours à
une société militaire privée, le
Groupe Wagner, tantôt présentée
en modèle pour l’armée, tantôt
ramenée à sa place subalterne. La
méthode est similaire avec les
hauts fonctionnaires, ainsi lors-
que Mikhaïl Michoustine, le pre-
mier ministre, et Dmitri Medve-
dev, son prédécesseur, se voient
chargés de missions parallèles
concernant l’adaptation de l’éco-
nomie aux besoins du conflit.
Est-ce à dire que M. Poutine a
traversé cette année les yeux
­fermés, sans la moindre remise
en cause ? Tatiana Stanovaya dis-
tingue une inflexion dans le dis-
cours présidentiel à partir des
mois de novembre et décem-
bre 2022. « On a pu sentir dans ses
gation » du conflit sur le compte
de l’Occident.
A cette époque, Vladimir Pou-
tine a même annulé les rendez-
vous traditionnels importants de
la fin d’année : grande conférence
de presse annuelle, « ligne di-
recte » télévisée avec les citoyens,
adresse à l’Assemblée fédérale.
« C’est seulement à ce moment qu’il
a compris que la confrontation
avec l’Ouest était là pour durer,
sans les portes de sortie auxquelles
il croyait encore jusque-là, pour-
suit Mme Stanovaya. Il a d’ailleurs
recommencé à brandir la menace
nucléaire, plutôt mise en sourdine
après le printemps. »
Vladimir Poutine reconnaî-
trait-il des erreurs ? Si la politique
russe a pu, par le passé, être per-
sonnalisée à l’excès, l’« opération
militaire spéciale » en Ukraine est
bien sa décision – prise, avec un
nombre extrêmement restreint
de proches, sur la base de ses
­obsessions historiques, de ses
rancœurs, de ses illusions sur la
réalité ukrainienne.
Publiquement, le chef de l’Etat
ne reconnaît qu’une seule faute :
ne pas avoir pris l’initiative plus
tôt. « Il ne peut pas aller plus loin, ce
serait un aveu de faiblesse inac­-
ceptable, note Abbas Galliamov.
Des indications montrent toutefois
qu’il a peut-être conscience d’avoir
été mal informé. On a eu vent, mais
sans certitude, d’agents du FSB [les
services de sécurité] licenciés. Les
nombreux mouvements au sein de
l’état-major montrent aussi qu’il
cherche à améliorer la façon dont
les ordres descendent. »
Autre signe, les quelques ren-
contres organisées à partir de l’été
ble aussi bien de sa politique sup-
posément néonazie ou colonia-
liste que… de « satanisme ».
L’ombre de Pierre le Grand
Selon le New York Times, Vladimir
Poutine aurait confié dès le mois
de mars au premier ministre
­israélien de l’époque, Naftali Ben-
nett, que la résistance ukrai-
nienne était bien plus forte que
« ce qu’on [lui] avait dit ». La Russie
saurait se montrer « patiente »,
prévenait-il toutefois d’emblée,
refusant de rester comme « le diri-
geant russe qui aura attendu sans
rien faire ».
Autrement dit, Vladimir Pou-
tine est plus que jamais persuadé
de son rôle historique, autant
qu’il croit aux récits évoquant
l’héroïsme de ses soldats, qu’il re-
late souvent avec une émotion en
apparence non feinte. Désormais,
il n’est plus seulement question
de la « protection » de la Russie,
comme il l’affirmait le 24 fé-
vrier 2022. Au mois de juin, le pré-
sident russe mettait ses pas dans
ceux du tsar conquérant Pierre
le Grand, assurant : « Il nous in-
combe à notre tour de reprendre ce
qui appartient à la Russie. »
Pour les Russes, la perspective
est tout aussi claire. Lors de sa
vraie fausse rencontre de novem-
bre avec des femmes et mères de
mobilisés, le président évoquait la
mort de soldats au front : compa-
rant ces disparus « héroïques » avec
les « quelque 30 000 morts chaque
année par accident de la route et
autant de l’alcool », M. Poutine
concluait : « La question est de sa-
voir comment chacun a vécu. » p
Benoît Vitkine

10 | Un an de guerre en Ukraine
Kiev - envoyés spéciaux
C’
est la dernière fois que j’en-
tends parler de ça. » Nous
sommes à Kiev, le 24 fé-
vrier, il y a un an exacte-
ment. Depuis quelques
heures, des colonnes blin-
dées foncent à travers l’Ukraine, des missiles
visent la capitale. Vladimir Poutine a annoncé
sa volonté de « démilitariser et dénazifier » son
voisin et appelle les soldats ukrainiens à « dé-
poser les armes ». Derrière les lourds murs des
bâtiments staliniens de « l’administration
présidentielle », Oleksi Danilov, chef du con-
seil national de sécurité et de défense, suggère
plusieurs lieux pour délocaliser le pouvoir et
propose divers scénarios à Volodymyr
­Zelensky pour lui garantir la vie sauve.
­Quitter l’Ukraine ? Le président ukrainien ne
se donne ni un jour ni même une nuit pour
réfléchir. C’est « ni », « non ».
La planète entière connaît le mot lancé par
Zelensky au président américain Joe Biden
lui proposant de l’aide pour quitter Kiev :
« J’ai besoin de munitions, pas d’un taxi ! »
Une répartie géniale, celle d’un scénariste
habitué aux sitcoms et aux dialogues qui sif-
flent comme des balles. « C’est la dernière fois
que j’entends parler de ça » : en revanche,
cette réponse à Danilov (rapportée par ses
conseillers au quotidien américain The
Washington Post), dans le secret d’un bureau
de la rue Bankova, c’est bien autre chose. Un
cri du cœur. Les circonstances font l’homme,
et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce
24 février 2022, révèle Zelensky.
A Kiev, quelques heures plus tôt, les bruits
sourds des explosions n’ont pas encore re-
tenti à travers les fenêtres de la résidence de
fonction du couple présidentiel, sur les hau-
teurs des collines de Lypky, qu’un coup de té-
léphone du ministre de l’intérieur, Denys
Monastyrsky réveille le président. « Ça a
commencé. On y est », lâche Monastyrsky (il
sera l’une des victimes de l’accident d’héli-
coptère qui s’est écrasé le 18 janvier en le con-
duisant près d’un front). « Ça a commencé »,
répète le président ukrainien à sa femme qui
s’inquiète de l’apercevoir si tôt, en costume,
sans cravate.
« La veille au soir, le 23, on s’était quittés en
se disant “au revoir”, comme d’habitude », ra-
conte au Monde le directeur de cabinet de
­Zelensky, Andriy Yermak. Devant Emmanuel
Macron qui s’entretient avec lui au télé-
phone, le président ukrainien se montre ras-
surant, malgré la dernière provocation de
Vladimir Poutine : la reconnaissance des
« républiques populaires » de Donetsk et de
Louhansk, à l’est de l’Ukraine. « On dit que les
Ukrainiens espèrent toujours le meilleur et se
préparent toujours au pire », résume joli-
ment Olga Stefanishyna, vice-première mi-
nistre chargée de l’intégration européenne.
Volodymyr Zelensky,
le résistant de Kiev
Les cinq vies de Volodymyr Zelensky 5|5 En décidant de ne pas quitter
la capitale ukrainienne, le président, qui détestait la guerre et
ne voulait pas y croire, n’a pas seulement déjoué les plans d’attaque
russes, il s’est révélé au monde et s’est offert un destin
A l’époque, chaque jour passé était alors un
jour gagné sur la paix. Le soir du 24 février,
l’Ukraine compte déjà plus de 130 morts et
près du triple de blessés. La vie du pays bas-
cule, et celle de son président avec.
« Je ne sais pas si nous nous reparlerons un
jour », confie Zelensky à Joe ­Biden au télé-
phone. Et à ses homologues de l’Union euro-
péenne : « C’est peut-être la dernière fois que
vous me voyez vivant. » Poutine a fait de lui la
« cible numéro un ». Le plan de guerre des
militaires russes est clair : entrer dans Kiev,
« mère de toutes les villes russes », neutrali-
ser le pouvoir, son président et les forces ar-
mées, et installer un gouvernement fanto-
che à la botte de Moscou. Zelensky a bien
compris que « dénazifier l’Ukraine » est une
manière de dire qu’il faut renverser son pré-
sident juif. « Mais comment pourrais-je être
un nazi ? Expliquez-le à mon grand-père, qui
s’est battu pendant toute la guerre dans l’in-
fanterie de l’armée soviétique », soupire
­Zelensky, le 24 février. Comment, dans ces
conditions, abandonner son poste ?
L’homme au tee-shirt kaki
« Nous avions reçu des invitations de partout à
l’étranger, se souvient devant Le Monde
l’épouse du président ukrainien, Olena
­Zelenska. De collègues, d’amis, de premières
dames aussi, comme Brigitte Macron. Nous
avions l’embarras du choix. Mais je considé-
rais que ma place était dans mon pays. » Fuir,
c’est aussi ressusciter un mauvais souvenir.
En 2014, pendant la révolution de Maïdan,
Viktor Iouchtchenko, le vieux président cor-
rompu, avait lâchement déserté sa somp-
tueuse résidence de Mejiguiria. Et à la télévi-
sion, dans son tee-shirt siglé « Muhammad
Ali », Zelensky l’avait publiquement humilié.
Quel retournement de l’histoire, si l’on se
reporte trois ans en arrière ! En 2019, à la pré-
sidentielle, Volodymyr Zelensky est élu en
promettant de ramener la paix mais sans
dire comment, ni augmenter le budget de
l’armée. Son rival, Petro Porochenko,
­convaincu que Poutine lorgnait déjà
l’Ukraine, faisait de lui un pacifiste béat, au
pire un sous-marin de Moscou. Zelensky
était de cette génération de nouveaux Ukrai-
niens unis par un patriotisme discret que
Vladimir Poutine n’a jamais vu monter,
mais qui espéraient que la guerre apparte-
nait au passé. Or, pour la première fois de-
puis la chute de la chute de l’Union soviéti-
que en 1991, des armées régulières s’affron-
« Nous avons reçu tent en masse sur le sol européen. Une
des invitations guerre « de haute intensité », comme disent
les militaires, implique directement une
de partout puissance nucléaire, la Russie, membre per-
manent du Conseil de sécurité de l’ONU.
à l’étranger. De Dès le 25 février, Zelensky décide de nouer
un lien quotidien avec ses concitoyens. La
collègues, d’amis, propagande russe explique que Zelensky a
de premières quitté l’Ukraine ? Malgré la rumeur d’une pré-
sence de commandos russes infiltrés rôdant
dames. Mais dans Kiev, Zelensky descend en personne au
pied de la présidence pour montrer qu’il n’a
je considérais pas déserté, Il retourne son téléphone vers lui
que ma place était et fait les présentations. Le premier ministre,
Denys Chmyhal : « présent » ; le chef du
dans mon pays » groupe de la majorité présidentielle au Parle-
ment, David Arakhamia : « présent » ; le
Olena Zelenska
­conseiller spécial et communicant Mykhaïlo
épouse de Volodymyr
Podoliak : « présent »… Tous sont au rendez-
Zelensky
vous, à commencer par le chef du bureau du
président, Andriy Yermak. « Ces premiers
jours, les plus dangereux, je ne l’ai pas quitté,
même pour dormir », confie-t-il au Monde.
Zelensky n’a pas été producteur pour rien.
Même pour un film de dix secondes, il soi-
gne détails et mise en scène. Pour que per-
sonne ne doute, il choisit pour arrière-plan la
Maison aux chimères, un bâtiment connu de
tous les Ukrainiens, de la Galicie au Donbass.
C’est un peu l’hôtel Marigny de Kiev, le lieu
où les présidents d’Ukraine reçoivent leurs
invités de marque. Malgré la nuit tombée,
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
chacun peut apercevoir le toit de l’édifice Art
nouveau et les fameuses statues dressées
comme des sentinelles veillant sur la cité.
« Nous sommes là. » C’est le selfie de la résis-
tance. Les jours qui suivent, chacun va scru-
ter chaque détail, y chercher un signe, du
sens. Des juifs ukrainiens relèvent ainsi que
ce mot, « présent », ressemble au « hineni »
(« me voici ») prononcé par les grandes figu-
res de la Torah lorsque Dieu les appelle. Le
monde entier commente le tee-shirt kaki qui
ne va plus quitter le chef de l’Etat. Zelensky
est un acteur qui sait l’importance des costu-
mes et, après trois ans de présidence mouve-
mentée et une popularité en berne, il
­endosse son nouveau rôle : non pas chef de
guerre, mais chef d’un Etat en guerre.
Le psy du peuple
Chaque détail compte pour mettre en scène
cette mue. Lorsque le 3 mars, le président
ukrainien reçoit pour la première fois un
groupe de journalistes étrangers, dont Le
Monde, dans le sous-sol anonyme et sombre
d’un bâtiment de l’administration présiden-
tielle, il refuse le pupitre préparé par son
conseiller de presse et attrape une chaise
pour s’asseoir, non en surplomb, mais face à
ses interlocuteurs. « En tant que président, je
n’ai pas le droit d’avoir peur pour moi-même,
dit-il. Nous avons survécu à deux guerres
mondiales, trois famines, la Shoah, l’explo-
sion de Tchernobyl, l’occupation de la Crimée,
le conflit dans l’est du pays… On a essayé de
nous détruire à maintes reprises, sans succès.
Alors, si quelqu’un croit qu’après avoir sur-
monté tout ça, les Ukrainiens vont se retrou-
ver brisés et capituler, c’est qu’il ne connaît
pas l’Ukraine et n’a rien compris aux Ukrai-
niens. » Il insiste : « Le moral est bon. »
Le changement passe aussi par le vocabu-
laire. Il dit « nous », plus « je ». N’abandonne
­jamais l’ukrainien, sauf pour s’adresser direc-
tement aux citoyens du pays voisin, cette
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
Russie de ses jeunes années et de ses amitiés
d’hier (il y comptait aussi « une cousine de [sa]
femme », confiait-il en 2018). Durant les heu-
res qui ont précédé les premiers assauts, alors
que Poutine avait refusé de le prendre au télé-
phone, Zelensky s’était longuement adressé à
eux, en russe. « Nous n’attaquerons pas, mais
nous nous défendrons. Vous verrez nos visa-
ges. Pas nos dos, nos visages. »
Volodymyr Zelensky délègue immédiate-
ment la conduite des opérations militaires.
Pas question pour lui de dresser des plans
de bataille, contrairement à Vladimir Pou-
tine qui donne des ordres à son état-major.
Lui ne connaît rien à l’art de la guerre (il n’a
même pas fait son service militaire). Aux
commandes, une poignée de généraux,
dont le chef d’état-major des armées, Valeri
Zaloujny, un vétéran du Donbass, un
homme des forces spéciales qui n’a jamais
servi dans l’armée soviétique, mais connaît
par cœur celle de Russie et sa stratégie. En
quelques mois, son portrait orne les tee-
shirts en vente sur la descente Saint-André,
le quartier touristique (aujourd’hui déserté)
de la capitale, est détourné dans des mè-
mes… Les réseaux sociaux lui fêtent même
son anniversaire, 49 ans.
Volodymyr Zelensky, lui, veut d’abord
s’adresser aux soldats. Il leur rend souvent
hommage dans ses vidéos quotidiennes,
comme si chaque vie comptait. Car tous les
soirs, un peu avant minuit, il poste à ses
­concitoyens un message vidéo. « En général
improvisé, mais pas toujours, raconte sa
plume, Yuri Kostyuk, le scénariste en chef de
la série Serviteur du peuple. Parfois, vous pou-
vez deviner à ses yeux qu’il lit une feuille posée
devant lui. » Barbe naissante, biceps saillants
sous ses polaires ajustées, il envoûte de sa
voix calme et grave. Sur TikTok, la jeu-
nesse le surnomme « notre psychothéra-
peute ». Un psy qui, chaque soir, dans le
­secret de son abri, compte les morts.
Nul ne l’a su sur le moment, même dans
son entourage. Aux tout premiers jours de la
guerre, le président s’est échappé du centre-
ville de Kiev. Il lui fallait voir, comprendre.
Escorté par quelques gardes du corps peu en-
thousiastes, il a glissé jusqu’au pont d’Irpine,
alors la ligne de front, à 25 kilomètres au
nord de Kiev. A un checkpoint, il tombe sur
un homme qui apporte chaque jour de chez
lui son bortsch, le célèbre potage ukrainien à
la betterave, aux soldats défendant la capi-
tale. Là, à portée des tirs de l’artillerie et des
snipers russes, il partage avec lui un bol de
soupe et un bout de pain, en parlant de la
­défunte Union soviétique et du destin de la
Russie, raconte le reporter du Time Simon
Shuster, auquel un conseiller du président a
confié l’histoire après la bataille de Kiev.
Quelques semaines plus tard, son visage
ravagé, à Boutcha, fait le tour du monde.
C’est sa première sortie officielle, juste
après le retrait russe des abords de la capi-
tale. Assassinats, viols, tortures : Boutcha
devient le symbole du martyre enduré par
les Ukrainiens dont la ville ou le village ont
été occupés. La vision d’une femme décapi-
tée, à Kramatorsk, dans le Donbass, l’ob-
sède ensuite des nuits durant. Après cette
avalanche d’horreurs, il ne conçoit plus de
négociations ni rien de possible avec Pou-
tine, ce « nobody » (« personne »), comme il
l’appelle désormais. Aux premiers jours de
la guerre, Zelensky espérait encore trouver
un accord avec la Russie, et une rencontre
entre émissaires avait été organisée à
­Gomel, en Biélorussie. Mais après les cada-
vres de Boutcha, la femme sans tête de
­Kramatorsk, l’anéantissement meurtrier
de Marioupol, Zelensky ne parle plus de
« paix », seulement de « victoire ». Il veut
une Ukraine dans ses frontières de 1991.
Message subliminal
Quand Poutine vit reclus dans des bunkers
anonymes et ultraprotégés, Zelensky se mon-
tre au cœur de sa ville, en plein air, aux côtés
de Boris Johnson ou d’Ursula von der Leyen,
et multiplie les échappées. Il rend fou les ser-
vices de sécurité en se rendant sur de dange-
reuses lignes de front, comme à Lyssytchansk
(en juin) ou à Bakhmout (décembre), dans des
villes tout juste reconquises et encore à por-
tée de l’artillerie ennemie, comme Izioum
(septembre) et Kherson, seule capitale régio-
nale à s’être trouvée aux mains des Russes.
« La ville appartient à la Fédération de Rus-
sie », fanfaronne malgré la retraite russe Dmi-
tri Peskov, le porte-parole de Poutine. Pour
prouver le contraire, c’est sans gilet pare-bal-
les que Volodymyr Zelensky parcourt le 14 no-
vembre Kherson l’Ukrainienne. Dans son bu-
reau de la rue Bankova, à Kiev, le conseiller
spécial Mykhaïlo Podoliak avoue avoir trem-
blé toute la journée. La communication est la
seule arme de Zelensky, avec son courage.
Parfois, sa rapidité d’exécution le trahit. Mi-
novembre, il attribue imprudemment l’ex-
plosion d’un missile qui fait deux morts sur
le territoire polonais à la Russie, alors qu’il
s’agissait d’un missile de défense ukrainien.
Même pour un ou deux jours, Zelensky
n’avait pas prévu au départ d’abandonner
son pays. Mais les armes manquent, et l’ar-
gent aussi : le gouvernement ukrainien a
­besoin de 5 milliards de dollars (4,7 milliards
d’euros) mensuels pour faire fonctionner
l’économie ukrainienne, la reconstruction est
évaluée à plus de 750 milliards de dollars. Les
Américains et les Européens se montrent les
plus généreux. La première sortie est tout na-
turellement pour Washington, le 21 décembre
– avant Londres, Paris, et Bruxelles, où le pré-
sident manque de fondre en larmes lorsque
les députés du Parlement l’applaudissent
­debout. Il marche parfois dans les pas de sa
femme, Olena, son ambassadrice, mais ils ne
sortent jamais ensemble du pays, évidem-
ment. A chaque fois, l’un et l’autre gardent sur
Un an de guerre en Ukraine | 11
leurs téléphones l’application qui annonce
les alertes en cours dans la capitale, où leur
fille étudie et leur fils va à l’école. « Une ma-
nière de garder la tête à Kiev », nous disait-elle.
Andriy Yermak et ses 190 centimètres, en
revanche, ne sont jamais loin lorsque le pré-
sident s’en va expliquer aux parlements
étrangers que l’Ukraine est le dernier rem-
part du « monde civilisé » face à l’impéria-
lisme de Moscou. Chaque discours doit faire
mouche. A Washington, Zelensky cite Roose-
velt, le président américain qui avait dû
­batailler contre la tentation isolationniste
des élus américains durant la seconde
guerre mondiale. A Londres, il exhume les
avions de chasse de l’armée de l’air britanni-
que qui, en 1940, résistaient héroïquement à
l’envahisseur – ces « ailes de la liberté » dont
l’Ukraine manque cruellement aujourd’hui.
A Jérusalem, en visioconférence devant la
Knesset, il a rappelé, en mars 2022, que l’an-
cienne première ministre Golda Meir était
née à Kiev. « Les villes ukrainiennes rappellent
Quand Poutine les ruines de Verdun », dit-il aussi aux Fran-
vit reclus dans çais pour les aider à comprendre l’état de cer-
taines villes ukrainiennes. Mimétisme, em-
des bunkers pathie, avec, à chaque étape de sa tournée, ce
message subliminal : regardez comme nous
ultraprotégés, sommes proches et semblables.
Ils sont « trois », confie Yermak, « une demi-
Zelensky douzaine », préfère dire modestement Yuri
se montre Kostyuk, à coudre ces fameuses adresses aux
pays étrangers et y convoquer grande et pe-
au cœur de sa tite histoire, puis à les mettre en scène. Ce
staff d’« auteurs » (le nom qu’ils se donnent)
ville, en plein air, n’est pas passé par une école de relations in-
et multiplie ternationales – l’ancien rêve secret du jeune
Zelensky –, elle s’est frottée à la dure école des
les échappées showrunneurs. « Comment ça se passe ?, dé-
taille Yuri Kostyuk dans le café proche de l’ad-
ministration présidentielle où Le Monde l’a
rencontré. On nous donne le thème une à
deux semaines à l’avance. Avec Yermak, Sergui
Chefir [pilier de Studio Kvartal, devenu prin-
cipal conseiller de Volodymyr Zelensky] et un
auteur ou deux, nous nous retrouvons dans le
bureau du président. Selon les sujets, nous re-
joint parfois un groupe spécialisé dans l’inter-
national, le droit, l’économie, la défense… Le
président fait lui-même un petit pitch, nous ré-
fléchissons ensemble, puis nous nous mettons
au boulot. Ce n’est pas pour le flatter, mais il
faut bien avouer que c’est surtout lui qui lance
les idées », sourit le jeune Kostyuk.
« C’est vrai que nous ne nous arrêtons ja-
mais, mais au fond c’est le rythme des boîtes
de production, poursuit Yuri Kostyuk.
D’ailleurs, nous réfléchissons comme des gens
de cinéma. Ce qui a plusieurs conséquences.
La première : nous écrivons simplement. Dans
la série Serviteur du peuple, les personnages
étaient des gens ordinaires qui parlaient poli-
tique dans leur cuisine. La seconde, c’est que
nous avons gardé nos habitudes de scénaris-
tes : tu cibles, tu construis ton texte pour tou-
cher le public. Enfin, dernière conséquence,
Pendant une année, Guillaume
Herbaut a photographié,
chaque 24 du mois
(date anniversaire du
commencement de la guerre),
les interventions vidéo
du président ukrainien,
Volodymyr Zelensky.
Guillaume Herbaut pour « Le Monde »
nous accordons beaucoup d’importance à la
voix et à l’image. Nous ne nous contentons
pas d’écrire des discours, nous filmons des
­discours et nous montrons les réactions à ce
discours », en contrechamp.
Chaque jour préparer des textes, vivre sur
Zoom ou sur Skype, quémander des armes…
« C’est comme dans le film Un jour sans fin, j’ai
l’impression d’être Bill Murray », a confié plu-
sieurs fois Zelensky. Au moins, ça empêche de
se retourner sur soi-même, sur sa famille dé-
robée et, surtout, sur ces soldats qui tombent
les uns après les autres – on parle de 100 000,
leur nombre est le secret le mieux gardé de
cette guerre. Pour l’enterrement de son an-
cien ministre de l’intérieur, l’homme qui
l’avait réveillé le 24 février 2022, Zelensky s’est
à nouveau risqué à sortir. « La douleur emplit
le cœur. Une tristesse indescriptible recouvre
l’âme. L’Ukraine perd chaque jour ses meilleurs
fils et filles », poste-t-il. Aucun usage du « je »,
comme d’habitude, mais on l’a vu pleurer.
L’été dernier, il a dû sacrifier son ami de tou-
jours, Ivan Bakanov, celui du premier appar-
tement de Kryvy Rih, limogé pour ne pas
avoir fait preuve de suffisamment de poigne
dans la réforme des services secrets et dans la
traque des agents russes infiltrés au sein l’ap-
pareil d’Etat ukrainien. La guerre est pour lui
l’apprentissage de la solitude. Il lui faut sou-
vent attendre très tard le soir pour répondre
aux messages de ses enfants et de ses amis de
quarante ans. « Je lui envoie parfois des petits
mots de soutien, mais j’ajoute toujours : “Ne
me réponds pas si tu n’as pas le temps”,
­raconte l’actrice comique Olena Kravets, la
meilleure amie du couple Zelensky, celle qui
s’inquiétait pour lui lorsqu’il s’est déclaré
candidat. La dernière fois, c’était avant sa ren-
contre avec Joe Biden. Parfois, longtemps
après, quand il a le temps, il me renvoie un
“merci”, un petit :-), ou juste un émoji. »
Elle n’a pas besoin de le comparer à Chur-
chill, toute la presse internationale le fait.
L’amie parle de son vieux copain « Volodia ».
« Egoïstement, je me dis : heureusement que
c’est lui le président, mais je ne l’ai jamais vu
aussi fatigué : il porte toute la responsabilité
d’un pays en guerre sur son visage. » Pour la
première fois, la petite bande d’acteurs et de
scénaristes qui entoure Zelensky n’a aucune
envie de réfléchir à la trame d’un futur scéna-
rio. « Comme dit Gogol, tout ceci pourrait être
drôle si ce n’était pas aussi triste », grommelle
Alekseï Kiriouchtchenko, le réalisateur de la
série Serviteur du peuple. Farouche opposant à
Poutine désormais exilé aux Etats-Unis,
bluffé par le dépassement de soi du président
ukrainien, l’écrivain russe Dmitry Bykov a
trouvé cette formule pour résumer le vertigi-
neux destin de Volodymyr Zelensky. « Une
­nation a parié sur un acteur, l’acteur a joué au
héros, et il est devenu ce héros. » p
Ariane Chemin et Rémy Ourdan
FIN

12 | Un an de guerre en Ukraine
Poutine promet
la victoire,
sans en définir
les contours
Le dirigeant russe, qui a assisté
à un rassemblement patriotique
à Moscou, ne donne aucune
évaluation de la situation en Ukraine
Moscou - correspondant
L e mot est sur toutes les lè-
vres, répété comme un
mantra, une formule magi-
que. A la tribune du stade Loujniki
de Moscou, mercredi 22 février, les
orateurs se succèdent. Tous pro-
mettent la « victoire » de la Russie.
Inéluctable, « aussi sûre que notre
sang est russe », dit un soldat en
uniforme. « Dieu et la vérité sont
de notre côté, nous vaincrons », lui
répond un chanteur à la mode.
Un an après le début de l’« opé-
ration militaire spéciale », le ras-
semblement « à la gloire des dé-
fenseurs de la patrie » se voulait
une grand-messe patriotique
autant qu’une démonstration de
force populaire, avec ses dizaines
de milliers de participants réunis
dans un froid glacial, drapeaux à
la main. Peu importe si nombre
d’entre eux étaient venus motivés
par la promesse d’une rémunéra-
tion (500 roubles, soit 6 euros) ou
forcés par leur employeur – avant
même le début du rassemble-
ment, des milliers de personnes
se redirigeaient vers le métro,
après avoir envoyé à leurs supé-
rieurs une photo prise avec leur
téléphone portable pour prouver
leur présence sur les lieux.
Seules comptent les images. Et
cette promesse de « victoire »,
scandée sans fin. Derrière ce mot,
pourtant, il y a un immense ma-
lentendu, l’angle mort le plus im-
portant du discours officiel russe
depuis le début de l’invasion de
l’Ukraine. Celui-ci se résume en
une question : à quoi doit ressem-
bler cette victoire russe censée
être aussi évidente qu’éclatante ?
La Russie et la Chine resserrent leurs liens
Alors que Poutine a reçu le plus haut diplomate chinois, les Occidentaux s’inquiètent de possibles livraisons d’armes létales à Moscou
Pékin et Moscou - correspondants
U n an après le début de l’in-
vasion russe de l’Ukraine,
la Chine semble renfor-
cer son soutien à Moscou. Wang
Yi, directeur du bureau de la com-
mission des affaires étrangères du
comité central du Parti commu-
niste chinois (PCC) – un rang supé-
rieur à celui de ministre –, s’est
rendu à Moscou, les 21 et 22 février.
Après sa rencontre avec Nikolaï
Patrouchev, chef du conseil de sé-
curité nationale, et Sergueï Lavrov,
ministre des affaires étrangères, il
a été reçu par Vladimir Poutine lui-
même. Le président russe l’a ac-
cueilli autour d’une table de taille
raisonnable, rompant avec la
­distance réservée à certains hôtes
de rang pourtant plus élevé. Der-
rière ce symbole, on pourra autant
percevoir une marque d’amitié
et de confiance que de déférence
vis-à-vis d’un partenaire devenu
vital pour Moscou.
Soucieux de souligner la qualité
de leurs relations, le chef du
Kremlin a rappelé la forte aug-
mentation des échanges commer-
ciaux entre les deux pays, qui ont
augmenté de 29,3 % en 2022 pour
se porter à 190,27 milliards de dol-
lars (près de 180 milliards d’euros).
La veille, lors de son adresse à la
nation, Vladimir Poutine a lui
aussi promis la victoire, à dix re-
prises. Le dirigeant russe n’a
pourtant pas donné la moindre
évaluation de la situation sur le
front, et encore moins précisé à
quelles conditions il sera possible
de déclarer ladite victoire. En
comparaison, l’objectif affiché
par Kiev – réaliste ou non – de ré-
tablir la souveraineté ukrai-
nienne sur l’ensemble de son ter-
ritoire est parfaitement clair.
Hiatus difficilement tenable
« C’est le principal problème de
Poutine, constate la politologue
Tatiana Stanovaya, du groupe de
réflexion R.Politik. Il a déclenché
la guerre tout seul, a emmené le
pays derrière lui, mais il a soigneu-
sement évité d’expliquer comment
il était possible de vaincre. Ses dis-
cours récents sont souvent longs et
détaillés sur une multitude de su-
jets, mais ils n’apportent aucune
clarification sur ce point central. »
Ce hiatus, difficilement tenable
après un an de guerre, est apparu
dès le début de conflit. Le 22 fé-
vrier 2022, deux jours avant que
ses troupes franchissent la fron-
tière, M. Poutine exposait pour la
première fois sa double exigence
d’une « démilitarisation » et d’une
« dénazification » de l’Ukraine.
­Officiellement, ces objectifs res-
tent ceux de l’« opération mili-
taire spéciale » déclenchée dans la
foulée, pour la « protection » des
habitants du Donbass.
Mais, au fil du temps, ils se sont
accompagnés d’objectifs secon-
daires, mis en avant avec plus ou
moins d’insistance selon les pério-
Le renforcement de ces échanges,
devenus indispensables à une éco-
nomie russe brutalement privée
d’une partie de ses liens avec l’Eu-
rope, importe sans doute plus à
Moscou que les promesses chinoi-
ses de contribuer à la paix en
Ukraine. La Chine a annoncé la pu-
blication imminente d’un « docu-
ment pour chercher un règlement
politique à la crise en Ukraine ».
Dmytro Kuleba, le ministre
ukrainien des affaires étrangères,
a indiqué que M. Wang lui avait
présenté les « éléments-clés » de ce
plan, en marge de la conférence
sur la sécurité de Munich, qui s’est
tenue du 17 au 19 février, mais
qu’il ne pouvait se prononcer sans
l’avoir étudié. « Les partenaires
chinois nous ont fait part de leurs
réflexions sur les causes profondes
de la crise ukrainienne, ainsi que
sur leurs approches pour son règle-
ment politique », s’est contenté de
commenter M. Lavrov, précisant :
« Il n’a pas été question d’un plan
de paix séparé. »
Au lendemain de ces échanges,
jeudi, les médias chinois se mon-
traient prudents et pointaient
déjà la responsabilité des Etats-
Unis dans l’échec de la médiation
de Pékin. « Comme Kiev est pro-
fondément influencé par Washing-
Vladimir Poutine, lors d’un concert patriotique au stade Loujniki, à Moscou, le 22 février. MIKHAIL METZEL/AFP
des : juger les responsables du ré-
gime « criminel » de Kiev ; mettre
fin au « génocide » des russopho-
nes d’Ukraine ; libérer l’ensemble
du peuple ukrainien, prisonnier
d’un pouvoir illégitime ; défendre
le territoire russe face aux plans
d’attaque d’ennemis divers ; proté-
ger la Russie des valeurs occiden-
tales « satanistes » ; mettre fin à
l’« hégémonie » de l’Occident ;
changer l’ordre international, et
même récupérer de nouvelles ter-
res… L’annexion de morceaux de
territoires ukrainiens, formelle-
ment exclue au premier jour du
conflit, est soudain devenue légi-
time, sans délimitation claire, tou-
tefois, de ces territoires.
La situation n’est pas plus éclai-
rante sur le plan militaire. Après
l’échec de l’attaque éclair sur Kiev
(suivie d’un retrait présenté
comme un « geste de bonne vo-
lonté »), le ministère russe de la dé-
fense a assuré se concentrer sur la
conquête du Donbass. Après avoir
martelé pendant des mois que
« tout se déroule selon le plan », Vla-
dimir Poutine a décrété, du jour au
lendemain, en septembre 2022, la
mobilisation de 300 000 civils.
Certes, l’engagement occidental
au côté de Kiev a produit ses effets.
Mais celui-ci était annoncé avant
ton qui n’est pas intéressé par un
cessez-le-feu immédiat, mais pré-
fère un conflit prolongé pour conti-
nuer d’affaiblir Moscou, il est vrai-
ment difficile de trouver une for-
mule réalisable pour une paix que
chaque partie peut accepter », écrit
le Global Times.
Devant les caméras, M. Wang a
assuré que « les relations entre la
Chine et la Russie ne sont dirigées
contre aucun pays tiers, mais ne
tolèrent également aucune pres-
sion de quelque pays tiers que ce
soit ». Vladimir Poutine a salué
une relation atteignant « de nou-
velles frontières » et confirmé at-
tendre à Moscou la visite du diri-
geant chinois, Xi Jinping, évo-
quée depuis plusieurs semaines.
La guerre en Ukraine avait com-
La Chine a annoncé
la publication
d’« un document
pour chercher
un règlement
politique à la crise
en Ukraine »
« Pour l’élite,
la guerre est
un trou noir qui
consume tout »
Tatiana Stanovaya
politologue
même le début du conflit – le pré-
sident américain, Joe Biden, fixant
comme seule limite l’envoi de
troupes –, et il s’est matérialisé au
premier jour de l’invasion. Autre-
ment dit, rien n’interdisait de le
prendre en compte dans « le
plan ». Les mêmes commenta-
teurs qui promettaient de prendre
Kiev « en trois jours » présentent
désormais comme une évidence
la nécessité de poursuivre la
guerre pendant des années. Faut-il
seulement tenir, attendre l’écrou-
lement du camp d’en face ? Ou
­faudra-t-il, au bout du compte,
­négocier avec ces « nazis » que l’on
se promettait de juger ?
« Poutine donne l’impression de
mener une croisade personnelle
contre l’Ouest, dans laquelle
l’Ukraine n’est qu’un épisode mi-
neur, qui n’appelle pas même de
commentaires, poursuit Tatiana
mencé trois semaines après que
Vladimir Poutine et Xi Jinping
eurent acté, à Pékin, un partena-
riat « sans limites ». A Moscou,
Wang Yi a évoqué des « relations
solides comme un roc ». Même si,
en septembre 2022, M. Poutine a
reconnu que le président chinois
était « préoccupé » par la situation
en Ukraine, la Chine soutient, au
moins implicitement, la Russie.
Les Etats-Unis préoccupés
Ces derniers jours, l’agence offi-
cielle Chine nouvelle a rappelé
que « la crise ukrainienne a com-
mencé le 24 février 2022 à la suite
des provocations des Etats-Unis et
de leurs alliés visant à étendre
l’OTAN vers l’Est ». Mercredi, après
sa rencontre avec Vladimir Pou-
tine, « M. Wang a salué le fait que
la Russie ait réitéré son désir de ré-
soudre les problèmes par le dialo-
gue et les négociations », indique
le communiqué chinois.
Aucune déclaration officielle
n’a en revanche abordé d’éven-
tuelles livraisons d’armes chinoi-
ses à Moscou, sujet qui préoc-
cupe grandement Washington et
les capitales occidentales, y com-
pris Paris. Le secrétaire d’Etat
américain, Antony Blinken, a
averti, dimanche 19 février, que
Stanovaya. Mais, pour l’élite, la si-
tuation est totalement inversée. La
guerre est un trou noir qui con-
sume tout, alors que le combat de
Poutine contre l’Occident se situe
dans un univers lointain. L’élite est
dans le flou, sans la moindre idée
de la manière de sortir de tout ça.
Quant à ceux qui meurent en
Ukraine, ils ne se soucient pas du
genre attribué à Dieu en Occident
[une allusion faite par M. Poutine
le 21 février]. Ils combattent les
Ukrainiens, ils n’ont pas l’impres-
sion de les “sauver”. »
« Du côté du bien »
Pour l’heure, ces questions sont
évacuées par des messages sim-
ples, comme ceux qui ont été
­prononcés à la tribune du stade
Loujniki : « Notre cause est juste,
donc nous vaincrons », « Nous
avons versé notre sang sur cette
terre [ukrainienne], désormais
elle nous appartient », « Nous
n’avons pas déclenché cette guerre
mais nous vaincrons, car nous
sommes du côté du bien », « Nous
défendons la vérité et la justice,
c’est-à-dire la Russie »…
Si ces mots peuvent réchauffer
une foule convaincue – quitte à
amplifier artificiellement ses ac-
clamations pour la télévision –, ils
la Chine envisageait de fournir
des armes à la Russie, à l’issue
d’une rencontre avec M. Wang Yi,
toujours en marge de la confé-
rence sur la sécurité.
Le sujet a aussi été évoqué de
manière indirecte par le chef de la
diplomatie européenne lors
d’une conférence de presse à
Bruxelles, mardi. Josep Borrell a
alors assuré que Wang Yi lui avait
demandé : « Pourquoi ça te dé-
range si je donne des armes à la
Russie, alors que toi tu en donnes à
l’Ukraine ? » Le diplomate chinois
aurait ensuite assuré que son
pays n’avait aucune intention de
cette sorte et « ne donne pas d’ar-
mes à des pays en guerre ».
« Il n’y a aucune symétrie possi-
ble entre le fait de livrer des armes à
un Etat agresseur et celui d’en livrer
à un Etat agressé. Dans le premier
cas, on appuie la violation du droit
international ; dans le second, on
soutient un pays en situation de lé-
gitime défense », observe une
source diplomatique française,
sans cacher sa préoccupation à
l’égard des intentions prêtées à
Pékin. « Ce serait extrêmement
problématique et susceptible d’en-
traîner des sanctions », dit-elle.
Selon nos informations, la mi-
nistre française des affaires étran-
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
ne suffisent pas tout à fait à dissi-
per la confusion. Aux abords du
stade, Le Monde a demandé à une
quinzaine de personnes ce qui
s’apparenterait, pour elles, à une
victoire. Un tiers a esquivé, con-
fiant avoir été contraint de venir.
Pour les autres, les réponses sont
d’une variété troublante : « le réta-
blissement de la souveraineté russe
et de son potentiel nucléaire » ; « la
fin de l’hégémonie américaine » ;
« la destruction du fascisme en
Ukraine et dans le monde » ; « un
accord de paix avec le moins de vic-
times possible » ; « le respect des
frontières de 1945 [soit celles de
l’URSS] » ; « la victoire militaire to-
tale » ; « que ça se termine vite » ;
« quand le commandant en chef
[Poutine] l’aura décidé » ; « quand
nous aurons retrouvé notre unité
nationale » ; « quand on sera sûrs
que, chez nous, les hommes homo-
sexuels ne peuvent pas faire
l’amour nus dans la rue » ; « quand
les bombardements sur les villes
russes cesseront » ; « quand tous les
peuples de l’URSS se rappelleront
qu’ils ne sont qu’un seul peuple »…
Une jeune fille, « envoyée par [s]on
université », ose : « La victoire, ce se-
rait de savoir que nos gars ne sont
pas morts pour rien. » p
Benoît Vitkine
gères, Catherine Colonna, a inter-
pellé M. Wang, lors de son passage
en France, le 15 février, sur la li-
vraison d’images satellitaires chi-
noises au Groupe Wagner, engagé
dans la guerre en Ukraine. « On
demande plutôt à la Chine d’user
de son influence sur la Russie pour
qu’elle modifie son comporte-
ment », ajoute-t-on à Paris, où l’on
reste circonspect sur une éven-
tuelle initiative de paix chinoise.
« La Chine, qui est restée discrète
dans son soutien à Moscou depuis
un an, est en train de réévaluer
sa position, en raison, notam-
ment, des livraisons d’armes an-
noncées par les Occidentaux, qui
peuvent changer la donne sur le
terrain, au détriment de la Russie »,
selon une autre source.
La position chinoise devait être
au cœur des débats de l’Assem-
blée générale des Nations unies,
jeudi, à New York. Une résolution
de soutien à l’Ukraine devait être
adoptée dans la soirée, un an
après le début de l’invasion russe.
Les Occidentaux espéraient ras-
sembler sur ce texte au moins
cent trente Etats, en dépit de l’abs-
tention probable de Pékin. p
Frédéric Lemaître,
Philippe Ricard (À Paris)
et Benoît Vitkine
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
Naplouse frappée par un raid israélien meurtrier
L’opération de l’armée menée en pleine journée, dans la vieille ville, a fait onze morts et une centaine de blessés
Naplouse (Cisjordanie) -
envoyé spécial
F
adi Faqih se tient allongé,
le cou raide dans son col
roulé, sur un lit de l’hôpi-
tal de Rafidia, à Naplouse.
Le garçon de 20 ans ose à peine
bouger. Il a reçu une balle dans le
torse, mercredi 22 février, durant
un raid mené par l’armée israé-
lienne. Les médecins n’osent pas
la retirer : elle s’est logée trop près
du cœur. Cet étudiant en ingénie-
rie électrique a été blessé en péri-
phérie de sa ville alors qu’il reve-
nait de l’université, selon son
père. Les soldats se retiraient
après quatre heures de combats,
menés au cœur de la vieille ville.
Leur raid a fait onze morts et au
moins cent deux blessés à balles
réelles, selon le ministère de la
santé palestinien.
C’est le pire bilan en Cisjordanie
depuis la deuxième Intifada
(2000-2005). Il y a un mois, un
précédent raid mené à Jénine
(Nord) avait fait dix victimes pa-
lestiniennes, au pic d’une répres-
sion massive que l’armée mène
depuis un an en Cisjordanie. De-
puis le début de l’année, plus d’un
Palestinien a été tué par jour
(soixante et un), ainsi que onze Is-
raéliens, dont sept dans une atta-
que menée contre des civils dans
une ­colonie de Jérusalem-Est, au
lendemain du raid de Jénine. Di-
manche, l’Autorité palestinienne
avait pourtant conclu un accord
de « déconfliction » avec Israël,
sous la pression de Washington.
Le gouvernement israélien a
pris le risque de brûler ce « deal »,
pour arrêter un membre présumé
d’un commando qui avait tué un
soldat en octobre 2022. Le mili-
tant palestinien et ses deux com-
pagnons, que les soldats israé-
liens ont encerclés dans une mai-
son de la vieille ville, « préparaient
des attaques contre des Israé-
liens », affirme le lieutenant-colo-
nel Richard Hecht, un porte-pa-
role de l’armée, sans apporter
d’éléments pour étayer ses pro-
pos. Les trois hommes ont été
tués au cours de l’assaut.
Mohammed Abou Baker, dit
« Al-Jnaidi », dirigeait à Naplouse
la branche armée du Jihad islami-
que, organisation à la pointe de
l’insurrection en cours, qui n’as-
pire pas au pouvoir. Hussam Islim
et Walid Dakhil appartenaient
aux Lions de Naplouse, un groupe
local immensément populaire en
La diatribe antimigrants du président tunisien suscite l’inquiétude
Selon Kaïs Saïed, l’immigration relève d’un « plan criminel pour changer la composition du paysage démographique » du pays
Tunis - correspondance
L e président tunisien, Kaïs
Saïed, a semé l’émoi, dans
son pays et à l’étranger, en
laissant entendre, mardi 21 fé-
vrier, que la venue de migrants
subsahariens relèverait d’un
complot visant à affaiblir l’iden-
tité arabo-islamique en Tunisie.
« Il existe un plan criminel pour
changer la composition du pay-
sage démographique en Tunisie,
et certains individus ont reçu de
grosses sommes d’argent pour
donner la résidence à des mi-
grants subsahariens », a déclaré
le chef de l’Etat, cité dans un
­communiqué de la présidence
de la République.
Lors d’un conseil de sécurité
nationale convoqué sur le sujet,
M. Saïed a évoqué des « hordes de
migrants clandestins » dont la
présence en Tunisie serait, selon
lui, source de « violence, de crimes
et d’actes inacceptables ». Insis-
tant sur « la nécessité de mettre
rapidement fin » à cette immigra-
C’est le pire bilan
en Cisjordanie
depuis
la deuxième
Intifada
(2000-2005)
Cisjordanie, auteur d’attaques
contre des militaires et des co-
lons. Les Lions se revendiquent de
tous les groupes armés palesti-
niens, mais d’aucune faction poli-
tique. Israël estimait les avoir dé-
capités en octobre 2022, en assas-
sinant leur chef d’alors.
Vers 10 heures, mercredi, des vé-
hicules blindés israéliens ont pé-
nétré dans la vieille ville. Des
membres du renseignement et
d’une unité d’élite de la police aux
frontières, Yamam, ont poursuivi
à pied à travers un marché, pour
rejoindre une unité en civil, en
planque dans le voisinage.
« Ceux-là étaient déguisés en sala-
fistes, barbes et tuniques lon-
gues », affirment plusieurs mem-
bres des Lions. L’un de ces jeunes
gens s’étonne que les Israéliens
soient venus en plein jour : « Hus-
sam et Mohammed passaient sou-
vent la nuit au coin d’un feu dans
cette allée couverte », déserte au
soir tombé. Les soldats auraient
pu les y trouver et les arrêter.
Quatre heures de combats
« Les Israéliens sont venus à l’heure
où nous ouvrions tous nos bouti-
ques », s’indigne un marchand de
sucreries, Firas El-Kouka, qui se
trouvait alors à l’une des entrées
de la vieille ville. Autour de lui,
cinq hommes sont soudain tom-
bés au sol, dont son fils, Moham-
med, touché par deux balles aux
jambes. Firas n’a pas eu le temps
d’apercevoir un soldat. « Ç’aurait
pu aussi bien venir du ciel », dit-il.
Des images prises par les camé-
ras de surveillance, diffusées en li-
gne, suggèrent qu’au moins deux
personnes désarmées ont été
blessées dans le dos, alors qu’elles
fuyaient les combats. Les brigades
de Naplouse ont revendiqué six
martyrs. Parmi les cinq autres
morts, trois hommes âgés et un
adolescent ont été identifiés.
Pendant l’assaut, l’un des assié-
gés a publié une vidéo sur les ré-
seaux sociaux, annonçant qu’il
refusait de se rendre. L’armée a
tiré au missile antichar sur leur
tion, il l’a assimilée à « une vo-
lonté de faire de la Tunisie seule-
ment un pays d’Afrique et non pas
un membre du monde arabe et
­islamique », une rhétorique pro-
che de la théorie du « grand rem-
placement » défendue par l’ex-
trême droite en France et dans
d’autres pays occidentaux.
« Kaïs Saïed s’approprie un dis-
cours d’extrême droite sur la mi-
gration qu’il n’aurait jamais toléré
si celui-ci avait été prononcé en Eu-
rope sur la migration irrégulière
des ­Tunisiens, commente l’an-
thropologue Kenza Ben Azouz,
spécialiste du racisme en Tunisie.
En prenant pour bouc émissaire la
communauté subsaharienne sans
s’attaquer de fond à la question
migratoire, il s’ancre dans une lo-
gique populiste et opportuniste. »
La Tunisie compte entre
30 000 et 50 000 migrants sub­-
sahariens, selon les ONG locales.
Une population qui fournit « une
main-d’œuvre peu chère et con-
sommatrice dont tout le monde
profite, et même souvent abuse.
Un Palestinien blessé à Naplouse, en Cisjordanie, mercredi 22 février, après un raid israélien. JAAFAR ASHTIYEH/AF
planque. Un toit s’est écroulé au
premier étage. Les combats ont
duré quatre heures, opposant les
soldats à d’autres insurgés, accou-
rus aux premiers tirs. « Tous les
jeunes de la vieille ville capables de
trouver une arme les ont rejoints,
relève Ayman Shakaa, patron du
Centre social de la vieille ville. On
n’arrivait pas à faire venir les se-
cours. Certains blessés sont restés
deux heures sans soins », déplore-
t-il. Les ambulances ont pu répar-
tir les blessés entre plusieurs cen-
tres de soin. Certains ont attendu
des heures avant d’être soignés.
En octobre, l’une des trois cibles
des Israéliens, Walid Dakhil, avait
déposé les armes. Il vivait depuis
lors à la caserne de Jnaid, protégé
par les forces de sécurité de l’Auto-
rité palestinienne (AP). Celles-ci lui
promettaient un emploi, comme
à une trentaine de Lions qui eux
aussi ont accepté cet accord, selon
plusieurs de leurs camarades. Cer-
tains ont obtenu un poste.
D’autres s’impatientent. L’AP leur
ouvre parfois la porte de la caserne
pour les laisser vaquer en ville. Ce
« [Le président]
s’ancre dans
une logique
populiste et
opportuniste »
Kenza Ben Azouz
anthropologue
Leur présence et leur travail irré-
gulier sur le territoire étaient jus-
qu’à maintenant connus et tolérés
par l’Etat tunisien, bien que cela
ait toujours été illégal », souligne
l’anthropologue.
Beaucoup de ces migrants, tou-
tefois, ne restent pas au Maghreb.
En 2022, la moitié des 22 000 per-
sonnes arrivées clandestinement
en Europe (notamment en Italie)
depuis la Tunisie étaient d’origine
subsaharienne. Des départs moti-
vés par la situation économique
du pays, la complexité des procé-
dures de régularisation, mais
aussi les mauvais traitements.
international | 13
matin-là, Walid Dakhil avait pu
sortir inhabituellement tôt, vers
huit heures, selon son oncle, Raed.
A 23 ans, Walid était déjà un ­
vétéran des Lions. Son cousin,
­Mohammad Dakhil, fut le chef
d’une bande de quatre copains
qui ont été à l’origine du mouve-
ment en 2020. Il a été tué dès fé-
vrier 2022, avec deux de ses amis
d’enfance, dans une embuscade
montée par l’armée israélienne
en plein cœur de Naplouse. Cette
opération, inédite depuis la
deuxième Intifada, avait surpris.
Ces jeunes gens n’avaient pas en-
core de sang sur les mains.
Neuf avant-postes légalisés
Walid Dakhil a été enterré dans un
petit cimetière, situé sur les
­hauteurs orientales de Naplouse,
près des tombes de son cousin et
du plus populaire de leurs co-
pains, Ibrahim Al-Nabulsi, entré
de son vivant dans la légende de
la résistance palestinienne, et tué
à 18 ans à l’été 2022.
A la nuit tombée, un drone is-
raélien vrombit au-dessus de
Ces dernières semaines, la pa-
role raciste et les discours de
haine ont pris une ampleur nou-
velle, encouragés par la montée
du Parti nationaliste tunisien,
une formation apparue récem-
ment sur Internet et qui réclame
l’expulsion des migrants subsa-
hariens via une pétition en ligne.
Le mouvement, qui ne comptait
que quelques milliers d’abonnés
sur sa page Facebook début jan-
vier, en dénombre désormais
plus de 50 000. Et ces idées sem-
blent infuser.
« Un climat de peur s’installe »
Fatma Mseddi, une députée ré-
cemment élue, a publié, mardi, la
photo d’un homme noir présenté
ironiquement comme le « futur
gouverneur de Sfax », en référence
à la ville de l’est du pays où se
­concentre la plus grande com-
munauté de migrants. Un site a
­également diffusé le chiffre fan-
taisiste de 1,2 million de Subsaha-
riens présents en Tunisie, sans
vérifier ou sourcer cette informa-
l’horloge offerte par l’Empire
­ottoman au début du XXe siècle à
Naplouse. Les proches des Lions
qui s’y rassemblent n’ont aucun
doute : si leurs amis sont morts
mercredi, « c’est le résultat du
deal conclu par l’Autorité palesti-
nienne avec Israël. Ils ont libéré
Walid ce matin-là pour qu’il
aille se faire tuer par les Israé-
liens », ­affirme Aymad « Abou
Hamzeh » (le serpent).
Le 12 février, le gouvernement
israélien avait légalisé neuf avant-
postes « sauvages » des colonies
de Cisjordanie, une première de-
puis 2012. L’Autorité palesti-
nienne avait demandé au Conseil
de sécurité des Nations unies de
dénoncer cette décision. Les Emi-
rats arabes unis avançaient un
projet de résolution. Dimanche,
l’AP a fait marche arrière, pressée
par Washington. En échange, Is-
raël a promis de ne pas autoriser
de nouvelles constructions dans
les colonies. De façon plus vague,
l’Etat hébreu a aussi fait savoir
qu’il réduirait les incursions de
l’armée dans les grandes villes.
tion. Le journal Le Temps en lan-
gue arabe a également consacré
deux « unes », en février, à la pré-
sence massive de ces étrangers
en Tunisie.
Les propos de Kaïs Saïed n’ont
fait qu’amplifier cette campagne.
« Je n’arrive pas à croire que ce
genre de propos, tenus par un pré-
sident, soient réels. Il y a un climat
de peur qui s’installe », témoigne
L., un migrant ayant sa carte de ré-
sidence, installé à Sfax depuis
huit ans. Une crèche pour enfants
subsahariens à Tunis, ouverte il-
légalement pour soulager leurs
parents qui travaillent, a fermé
ses portes. « J’ai trop peur d’exac-
tions sur les enfants ou d’agres-
sions contre nous », explique la gé-
rante de l’établissement.
« Ces propos donnent de la légiti-
mité à toute personne qui voudrait
agresser une personne noire dans
la rue, déplore Saadia Mosbah,
présidente de l’association
Mnemty, qui lutte contre le ra-
cisme. Même moi, en tant que Tu-
nisienne noire, je suis désormais
L’Autorité palestinienne est cen-
sée déployer son embryon d’ar-
mée à Naplouse et à Jénine, qui
échappent à son contrôle depuis
plus d’un an. Reste à savoir si ses
officiers oseront défier les Lions
et l’opinion publique palesti-
nienne, qui les soutient.
Mercredi soir, les Lions ont af-
firmé que « les admissions [dans le
groupe étaient] de nouveau ouver-
tes ». L’armée israélienne estime
leur nombre à quelques dizaines.
« Mais le mouvement des Lions in-
carne une idée phénoménale », re-
connaît le lieutenant-colonel is-
raélien Richard Hecht, en réfé-
rence à leur engagement armé
hors de toute faction. En Cisjorda-
nie, la population a cessé de sui-
vre leurs moindres faits et gestes,
et de répondre à leurs appels à
manifester sur les réseaux so-
ciaux. Mais les Lions peuvent en-
core inspirer d’autres jeunes à
prendre les armes. Dans la nuit de
mercredi à jeudi, six roquettes ont
été tirées de la bande de Gaza, sus-
citant des frappes de l’armée. p
Louis Imbert
menacée si je sors dans la rue, puis-
que les gens ne font de toute façon
pas la différence. »
La peur a également gagné les
étudiants subsahariens qui crai-
gnent désormais de sortir de chez
eux. « Nous avons reçu deux e-
mails paniqués et un coup de fil,
confirme Farah Hached, vice-pré-
sidente de l’université Mahmoud-
El-Materi, à Tunis. Les étudiants di-
sent ne pas se sentir en sécurité et
nous supplient de trouver une solu-
tion », dit-elle. L’université réflé-
chit à contacter les ministères
« afin qu’il y ait au moins un dis-
cours rassurant des autorités », ex-
plique-t-elle. Pour sa part, l’Asso-
ciation des étudiants et stagiaires
africains en Tunisie a publié un
communiqué, le 17 février, appe-
lant les élèves ciblés à la « vigi-
lance » et à se déplacer « en perma-
nence » avec leur carte de séjour. p
Lilia Blaise
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14 | Planète
Le débit de l’Huveaune n’a jamais été aussi bas
De sa source, dans le Var, à son embouchure, à Marseille, le bassin du fleuve est placé en « alerte renforcée »
Reportage
Marseille - correspondant
E
n cette saison, les plants
d’artichaut de la famille
Chiapello devraient être
plus gaillards. « S’il ne
pleut pas cette semaine, je serai
obligé de les arroser », constate
Lionel, le fils, 50 ans, qui exploite
4 hectares de terres maraîchères
disséminées entre Aubagne et Ro-
quevaire (Bouches-du-Rhône), au
cœur de la vallée de l’Huveaune.
Déjà, l’agriculteur se voit revenir
de nuit dans ce champ qui borde
le cours d’eau, lampe frontale sur
la tête, pour descendre sa pompe
dans le mince filet d’eau et caler
ses arroseurs… « Ce n’est pas le pré-
fet qui ferait ça après une journée
de douze heures », soupire-t-il.
Depuis la mi-février, le bassin-
versant de l’Huveaune, ce fleuve
côtier, qui prend sa source dans le
massif de la Sainte-Baume et va se
jeter une cinquantaine de kilomè-
tres plus loin à Marseille, est placé
en zone « d’alerte renforcée séche-
resse » par les préfectures du Var
et des Bouches-du-Rhône. Dix-
neuf communes – dont huit des
seize arrondissements de Mar-
seille – sont concernées par d’im-
portantes restrictions d’usage de
l’eau. L’arrosage des espaces verts
et des potagers ne peut se faire
qu’à partir de 20 heures. Le lavage
des véhicules à domicile est inter-
dit, de même que le remplissage
des piscines. Quant aux terrains
de sport, ils n’ont droit à l’eau que
« de manière réduite de 19 heures
à 9 heures ».
Pour les agriculteurs comme les
Chiapello, les règles sont strictes :
l’irrigation au goutte-à-goutte est
autorisée mais le gravitaire et
l’aspersion ne peuvent être utili-
sés que la nuit, dans un volume
réduit de 40 %. « Le débit du fleuve
n’a été jamais été aussi bas en fé-
vrier depuis qu’on le mesure »,
souligne la direction départe-
mentale des territoires et de la
mer pour expliquer une décision
à la précocité inédite. D’une
moyenne de 1 438 litres par se-
conde depuis 1998, l’Huveaune
est tombé en février 2023 à 362 li-
tres par seconde. « D’une certaine
façon, c’est un cri d’alarme », ex-
plique le préfet du Var, Evence Ri-
chard, qui craint d’arriver à l’été
« dans une situation encore plus
dégradée » qu’en 2022.
Dans son champ, Lionel
Chiapello regrette que les mesu-
res ne prennent pas en compte les
réalités du terrain. « Si je ne peux
arroser que la nuit, comment je
vais empêcher les carottes de brû-
ler au soleil entre midi et deux ? »,
interroge-t-il. Sous sa belle cas-
La sécheresse hivernale exceptionnelle met en alerte les autorités
La France a enregistré trente-deux jours sans pluie, un record depuis l’hiver 1959. Des mesures de restriction pourraient être prises dès mars
E n réunissant, jeudi 23 fé-
vrier, soit un mois plus tôt
qu’en 2022, le premier co-
mité d’anticipation et de suivi hy-
drologique de l’année 2023, Chris-
tophe Béchu, ministre de la transi-
tion écologique et de la cohésion
des territoires, et Bérangère
Couillard, secrétaire d’Etat chargée
de l’écologie, non seulement pren-
nent acte de la situation de séche-
resse exceptionnelle que connaît
la France cet hiver, mais veulent
aussi anticiper les risques signifi-
catifs de manque d’eau pour les
prochains mois, et pour l’été.
Pour ce faire, ils réunissent
donc les opérateurs de l’Etat char-
gés du suivi hydrologique, Météo-
France, le Bureau de recherches
géologiques et minières, l’Office
français de la biodiversité ou en-
core les représentants des usa-
gers. « Face à cette situation, cha-
que jour compte », a déclaré M. Bé-
Jean-Claude Chiapello, agriculteur entre Aubagne et Roquevaire (Bouches-du-Rhône), le 21 février. ANTHONY MICALLEF POUR « LE MONDE »
quette, Jean-Claude, le grand-
père, bientôt 80 ans et des décen-
nies de maraîchage, se rappelle
avoir longtemps « tout cultivé à
sec ». Salades, persil, arbres frui-
tiers, seulement arrosés par les
pluies de l’hiver et du printemps.
« Mais c’est fini depuis longtemps
ça », concède-t-il. Au fil des an-
nées, lui et son fils ont abandonné
les terres non irriguées des colli-
nes pour se rapprocher du canal
de Provence et de l’Huveaune.
700 piscines privées
Jusqu’à l’été 2022, ils conservaient
un champ familial alimenté par
forage, quartier des Baraques à
Roquevaire, dans un paysage de
Provence éternelle au pied du
Garlaban. « En juillet, le forage s’est
retrouvé à sec. J’ai perdu pour
5 000 à 6 000 euros de tomates »,
se souvient Lionel. Depuis, le ni-
veau de la nappe ne remonte pas
et l’agriculteur demande à se rac-
corder au réseau d’eau qui ali-
mente les résidences alentour.
« Mais si le débit n’est pas suffisant,
on ne m’accordera pas de comp-
teur », prévoit-il déjà. Avec Bas-
tien, son fils de 20 ans qui veut re-
prendre le flambeau, il a quand
même planté salades, pois gour-
mands, asperges… En espérant
que l’eau tombe du ciel. « On n’est
chu dans un communiqué, mardi
21 février, expliquant, le lende-
main sur Franceinfo, que la
France « a environ deux mois de
retard de remplissage des nap-
pes » et que des mesures de res-
triction pourraient être prises dès
le mois de mars.
Cela fait trente-deux jours, au
21 février, que la pluie n’est pas
tombée – c’est-à-dire que le cumul
des précipitations agrégé sur la
France est inférieur à 1 millimètre
par jour –, soit un record depuis
l’hiver 1959 ; une longue série qui
dépasse en durée celle de l’année
2020, où il n’avait pas plu entre le
17 mars et le 16 avril, rappelle
­Météo-France. Ce scénario, dû à la
présence d’un anticyclone qui re-
pousse les perturbations, ne de-
vrait cependant pas durer, des
précipitations étant attendues
dans les prochains jours, notam-
ment dans le Sud.
R de sa source. Ici, la situation
hô
ne
VAUCLUSE
D uran
ce
BOUCHES-
Saint-
DU-RHÔNE
Zacharie
Roquevaire
VAR
Marseille
Aubagne
L’Huveaune
Mer Méditerranée
50 km
Bleu mer soit en plein
soit trame
pas croyants, on ne peut même pas
prier le Bon Dieu pour qu’il
pleuve », sourit-il.
Dans son bureau de la mairie de
Saint-Zacharie (Var), Jean-Jacques
Coulomb, lui, ne peut que se
vouer aux prévisions du site Mé-
téo-France. « Hier, ils annonçaient
cinq jours de pluie pour cette se-
maine… Aujourd’hui, plus que
deux. Ça ne va pas suffire », s’in-
quiète l’élu, 62 ans, sans étiquette.
Depuis quelques heures, les mé-
dias défilent dans sa commune de
6 000 habitants, premier village
sur le cours de l’Huveaune, situé à
quelques kilomètres seulement
Cette situation hivernale fait
suite à un été 2022 particulière-
ment chaud et sec, et à des mois
qui, à l’exception d’octobre, se ca-
ractérisaient par des précipita-
tions « proches des normales ».
« Le mois de février 2023 devrait se
terminer avec un déficit pluviomé-
trique de plus de 50 %, devenant
ainsi l’un des mois de février les
plus secs jamais enregistrés depuis
le début des mesures, en 1959 »,
note Météo-France. L’hiver 2023
devrait s’inscrire parmi les dix hi-
vers les moins arrosés des soixan-
te-trois dernières années.
Pour remonter plus loin que
l’été 2022, cette « sécheresse mé-
téorologique préoccupante » date
d’août 2021, tous les mois sui-
vants ayant été déficitaires en
pluie, à l’exception de décem-
bre 2021 et de juin et septem-
bre 2022. Résultat : les sols sont
plus secs qu’ils ne devraient l’être
s’avère spectaculaire. Au milieu
du village, le fleuve est à sec et
laisse apparaître un drôle de fond
mousseux. « Je le vis très mal, je
me fais du souci pour cet été », re-
connaît M. Coulomb, dont le père
occupait déjà le fauteuil de maire.
Si le réseau d’eau potable peut
être raccordé au canal de Pro-
vence et évitera toute pénurie,
l’élu pense aux 50 000 euros de
végétaux investis par sa munici-
palité et aux nouveaux arbres fi-
nancés par le conseil régional.
« C’est de l’ombre, de la fraîcheur.
Ce serait fou de perdre tout cela
parce qu’on ne peut pas arroser »,
grince-t-il. Président de l’établis-
sement public d’aménagement et
de gestion des eaux de l’Hu-
veaune, Jean-Jacques Coulomb
estime que ses leviers sont peu
nombreux pour agir. « Nos priori-
tés depuis toujours étaient la qua-
lité de l’eau et la prévention des
inondations. Aujourd’hui, on doit
gérer le manque. C’est nouveau
pour nous », note-t-il. La structure
vient d’embaucher un ingénieur
en hydrologie pour bâtir des mo-
dèles statistiques.
Quant aux 700 piscines privées
que compte sa commune, le
maire reconnaît qu’elles « partici-
pent au problème de l’assèche-
à cette période. « C’est un état que
l’on rencontre habituellement mi-
avril, soit deux mois d’avance », ex-
plique Météo-France. Un assèche-
ment remarquable pour une sai-
son hivernale. Certaines régions,
détaille le service météorologique
français, sont particulièrement
touchées, comme le Roussillon,
l’Aude ou les Pyrénées-Orientales.
« Partager les diagnostics »
Dans le Sud-Est, si les réserves ar-
tificielles d’eau des lacs de Serre-
Ponçon, de Sainte-Croix et de
Castillon se situent aujourd’hui
dans la moyenne saisonnière, la
préoccupation majeure des auto-
rités concerne les cours d’eau cô-
tiers. Dans les Bouches-du-
Rhône, les services préfectoraux
ne cachent pas que la mise en
alerte renforcée du bassin ver-
sant de l’Huveaune pourrait être
rapidement suivie de décisions
ment de la nappe », mais ne voit
pas comment empêcher leur rem-
plissage. « Il me faudrait 700 poli-
ciers », se défend-il. A l’été 2022,
aucun procès-verbal n’a été dressé
dans le village pourtant placé en
« crise sécheresse », niveau ultime
de l’alerte préfectorale.
Nécessité de « communiquer »
De Saint-Zacharie à Marseille,
l’Huveaune est trompeuse. Ali-
mentée par des sources et des af-
fluents, elle change de débit ré-
gulièrement, disparaît parfois
sous terre mais reste partout très
basse. Sur ses rives, les élus se di-
sent tous désormais « conscients
de la situation » et évoquent la
nécessité de « communiquer »
auprès de leurs concitoyens.
Mais, ils peinent à citer des ac-
tions d’envergure lancées depuis
la crise de l’été 2022.
« On est sortis des restrictions le
15 décembre… On ne pensait pas y
retomber aussi rapidement »,
glisse Nicolas Bazzucchi, maire
(sans étiquette) de la Penne-sur-
Huveaune. « Il faut apprendre aux
habitants à économiser l’eau. C’est
difficile. Il y a des corporatismes,
de l’égoïsme… », souffle le prési-
dent de l’association des maires
des Bouches-du-Rhône, Georges
Cristiani (sans étiquette). Début
similaires. « D’autres rivières,
comme l’Arc ou la Touloubre, sont
à des niveaux très bas, alors que
les précipitations en février ont
jusqu’alors été nulles », précise la
direction départementale des
territoires et de la mer, qui sur-
veille également de très près la
nappe de la Crau.
Une situation qui s’ajoute à un
déficit pluviométrique de 33 %
en 2022 sur le département. Dans
le Var, quatre-vingt-quinze com-
munes au cœur du département,
bordant l’Argens et le Gapeau, ont
été placées en « alerte sécheresse »
le 17 février alors que le déficit plu-
viométrique entre septembre et
mars était déjà de 37 % selon
­Météo-France. A l’échelle natio-
nale, la situation est plus que pré-
occupante, car l’hiver permet aux
sols de se gorger d’eau et aux nap-
pes souterraines et aux rivières
de retrouver leur niveau habituel
­
0123
­Vendredi 24­ février 2023
« On est sortis
des restrictions
le 15 décembre …
On ne pensait
pas y retomber
aussi
rapidement »
Nicolas Bazzucchi
maire (sans étiquette)
de La Penne-sur-Huveaune
février, la Métropole Aix-Mar-
seille-Provence (AMP) a pris les
devants et réuni une « conférence
des maires » spécifique au sujet.
« L’été dernier, c’était Pagnol, l’eau
des collines… On ne veut plus vivre
ces tensions entre communes »,
assure Didier Réault, vice-prési-
dent (Les Républicains) d’AMP qui
pilote le dossier. La collectivité
entend créer prochainement un
« conseil de sécheresse métropoli-
tain » et a demandé au syndicat
mixte Verdon Durance de l’aider
à définir des scénarios de déci-
sions, suivant l’état des ressour-
ces en eau. « Mais nous ne les
aurons qu’à la mi-mars, en fonc-
tion de la neige et de la pluie qui se-
ront tombées d’ici là », pointe l’élu
marseillais.
Dans le 11e arrondissement de
Marseille, le golf de La Salette
n’échappe pas aux effets de la sé-
cheresse. « Les greens virent au
marron, les fairways sont secs,
mais les gens s’y sont habitués
maintenant et on ne connaît pas
de baisse de fréquentation »,
­constate le directeur Daniel Sca-
ravonati, à deux pas d’un parking
qui affiche presque complet.
Pour le gérant du seul golf
18 trous concerné par l’arrêté
préfectoral, les restrictions ne
changent rien dans l’immédiat.
« Notre système d’irrigation est en
pleine révision, la végétation est
en dormance. On ne veut pas pleu-
rer tout de suite, on aura le temps
cet été », ironise-t-il.
A moins d’un kilomètre de là, la
Commanderie, le centre d’entraî-
nement de l’Olympique de Mar-
seille, est également concernée
par les restrictions d’eau. A quel-
ques jours d’un choc contre le
PSG, personne n’aurait l’idée de
reprocher au club marseillais d’ar-
roser trop son gazon. Bon élève,
l’OM assure toutefois « être au fait
du contexte sur la sécheresse » et
adapter l’« utilisation de l’eau afin
d’avoir une pelouse de bonne qua-
lité (…), tout en tenant compte des
restrictions actuelles ». p
Gilles Rof
– ce que l’on appelle la « période de
recharge », indispensable à la re-
constitution des stocks d’eau. Des
tensions sur les usages de l’eau
apparaissent déjà. De plus, le
manque d’enneigement dans les
Alpes et les Pyrénées aura aussi
des conséquences, la fonte étant
une source importante d’alimen-
tation en eau des rivières dans ces
régions montagneuses.
« Sans présumer de ce qui va se
passer dans les prochaines semai-
nes ou les prochains mois, il faut
partager les diagnostics et réflé-
chir aux mesures à prendre »,
avance-t-on au ministère. Lundi
27 février, tous les préfets seront
réunis à leur tour pour échanger
sur les mesures de vigilance ou de
restriction nécessaires, et parta-
ger leurs expériences. p
Rémi Barroux
et G. R.
(Marseille, correspondant)
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•
' aix ura
en es ' éranto !

Économie et média:
Les textes anglais occupent 1.2-plus de place, les textes en allemand 1.5-plus et comportent
beaucoup d'exceptions. L'espéranto économise de l'énergie et contribue à l'environnement.

Facile:
5-fois plus facile que l'anglais, 10-fois plus que le russe et l'arabe, concis, régulier et avec des racines
latines.
Équitable:
Malgré nos lois, les anglophones de naissance ont un avantage discriminant vis-à-vis des diplômés de
niveau C1.

Préserver la diversité linguistique :

Pour aider à conserver 577 langues en danger. Il ne pourrait bientôt plus rester que 7 151 langues dans le
monde.

Paix:
Si l 1 UE adopte l 1 espéranto, celui-ci et l 1 anglais seront des langues communes. D 1 ici 1O ans, l 1 humanité sera
surprise par la facilité révolutionnaire de l'espéranto et refusera donc d 1 apprendre l 1 anglais.

B0BS3VXRFM
 France
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16 | ­
­Vendredi 24­ février 2023

Une professeure tuée à Saint-Jean-de-Luz

Un élève était en garde à vue, mercredi, après avoir poignardé une enseignante du lycée Saint-Thomas-d’Aquin

U
ne enseignante de
52 ans est morte après
avoir été poignardée,
mercredi 22 février,
dans une classe du lycée où elle
enseignait à Saint-Jean-de-Luz
(Pyrénées-Atlantiques). L’auteur
des faits, un élève de 16 ans, a été
placé en garde à vue. Le procureur
de Bayonne, Jérôme Bourrier, a
confirmé mercredi après-midi
­devant la presse l’ouverture d’une
enquête pour « assassinat » – ce
qui signifie que les enquêteurs re-
tiennent la possibilité d’un geste
prémédité. « Son état permet la
garde à vue », a assuré M. Bour-
rier. Selon les informations
du Monde, le motif terroriste n’est
pas retenu à ce stade de l’enquête,
qui s’oriente vers la prise en
compte d’éventuels troubles psy-
chiatriques de l’auteur des faits.
Celui-ci était « inconnu des servi-
ces de police », a précisé le procu-
reur aux journalistes. Il n’avait
pas non plus fait l’objet de « signa-
lements » au niveau de l’éducation
nationale, a confirmé le ministre,
Pap Ndiaye, également présent
sur place mercredi après-midi et
accompagné du ministre de la
transformation et de la fonction
publiques, Stanislas Guerini, et de
Philippe Delorme, le secrétaire
général de l’enseignement catho-
lique, dont dépend le lycée Saint-
Thomas-d’Aquin.
Selon une source policière
jointe par Le Monde, le jeune
homme ­serait entré dans la
classe vers 9 h 50, aurait refermé
la porte de la salle avant de don-
ner un coup de couteau à l’ensei- Le ministre de l’éducation, Pap Ndiaye, à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques), le 22 février. GAIZKA IROZ/AFP
gnante. Il se serait ensuite réfugié
dans une salle ­voisine, où il aurait
été désarmé par un autre profes- devaient se tenir jeudi matin ont « très expérimentée, appréciée de ves et des ­enseignants, ainsi que qué qu’elle exprimait « toutes ses
seur. Il aurait tenu des propos in- été annulés pour continuer à
Ce drame ses collègues et de ses élèves ». de la ­famille de la victime. La pre- condoléances à ses proches, ses
cohérents, et notamment parlé prendre en charge les élèves, a est survenu dans La mort de cette enseignante, mière ministre Elisabeth Borne a collègues, ses élèves et à l’ensemble
de « possession », selon cette ensuite précisé Pap Ndiaye de- deux ans et demi après l’assassi- également réagi sur Twitter en di- de la communauté éducative ».
même source. Son entourage – vant la presse, ajoutant que
un établissement nat de Samuel Paty, a déclenché sant partager « le choc et la peine L’APEL, association équivalente
famille, amis, professeurs – va « 80 élèves », issus de « trois clas- « serein » une vive émotion. Outre les de la communauté éducative du pour l’enseignement catholique,
être entendu pour tenter de sa- ses de seconde », ont été enten- ­attentats terroristes qui ont coûté lycée Saint-Thomas d’Aquin et de a rappelé que « l’école, lieu par
voir s’il a pu, ces derniers jours, dus, mercredi, par la cellule.
et « réputé pour la vie à cet enseignant d’histoire- toute la nation ». ­excellence d’apprentissage et de
tenir des propos ou adopter un Ce drame est survenu dans un son sérieux », géographie, en 2020, et à Jona- Philippe Delorme a, de son côté, fraternité, doit pouvoir vivre dans
comportement de ­nature à expli- établissement « serein » et ­ « ré- than Sandler, professeur de reli- assuré par voie de communiqué un climat scolaire serein où cha-
quer son geste. puté pour son sérieux », a souligné
a souligné gion tué par Mohammed Merah, sa « compassion fraternelle » et sa cun doit se sentir accueilli et pro-
le ministre, confirmant l’image le ministre en 2012, devant l’école Ozar Hato- « prière » aux proches de la tégé ». De nombreuses personna-
Un lycée calme et « cossu » d’un lycée calme et « cossu » du rah de Toulouse, les assassinats ­victime, « quelles que soient leurs lités politiques ont condamné cet
Après avoir été confinés dans centre-ville de Saint-Jean-de-Luz,
Pap Ndiaye d’enseignants restent un phéno- convictions ». Le SNES-FSU, syndi- acte sur les réseaux sociaux.
leurs salles, les élèves sont sortis qui, selon plusieurs sources, ne mène rare : moins d’une dizaine cat majoritaire dans les collèges Le procureur de Bayonne a
de l’établissement à la mi-jour- connaissait pas de problèmes depuis les années 1980. Ils ont et lycées de l’enseignement prévu de donner une conférence
née, à l’exception de ceux qui particuliers liés au ­climat scolaire. depuis de nombreuses années au ­encore plus rarement lieu, ­public, a également fait part de de presse, jeudi 23 février à 15 heu-
étaient en cours avec l’ensei- En 2022, le taux de réussite au bac lycée Saint-Thomas-d’Aquin, était comme pour l’enseignante de son « immense douleur », sur res, pour faire le point sur l’en-
gnante tuée, a constaté une de l’établissement était de 100 %. adhérente de l’un des syndicats Saint-Jean-de-Luz, dans la classe Twitter. Plusieurs syndicalistes de quête. Une minute de silence aura
­correspondante de l’Agence « Rien ne laissait penser [à] un majoritaires de l’enseignement et en présence d’élèves. l’enseignement privé sous lieu à la même heure dans « tous
France-Presse. Les témoins, élè- drame aussi épouvantable », a catholique, le SNEC-CFTC, précise Le président de la République, ­contrat, joints par Le Monde, ont les établissements scolaires » du
ves comme professeurs, ont été conclu le ministre. au Monde le secrétaire académi- Emmanuel Macron, a tweeté, en fait part de leur émotion. La FCPE, pays, a annoncé le ministre de
pris en charge par une cellule La professeure assassinée mer- que de ce syndicat, Rudolf Cas- fin d’après-midi mercredi, qu’il première fédération des parents l’éducation, Pap Ndiaye. p
psychologique et les cours qui credi, qui enseignait l’espagnol saro, qui décrit une enseignante « partageait la douleur » des élè- d’élèves, a déclaré par communi- Violaine Morin

Avis critique du Défenseur des droits sur le projet de loi immigration

L’autorité s’inquiète d’une instrumentalisation du droit au séjour et craint une loi inefficace face aux difficultés croissantes des étrangers

D es points de préoccupa-
tion importants. » C’est
ainsi que la Défenseure
des droits, Claire Hédon, résume
son avis sur le projet de loi immi-
droit et généré des difficultés
­administratives croissantes.
devenu, entre 2019 et 2022, le
­premier motif de saisine du
gration que le gouvernement
­entend faire examiner au Parle-
ment à partir de la fin du mois de
mars. Dans un avis consultatif qui
devait être rendu public le 23 fé-
vrier, et dont Le Monde a pris
­connaissance, l’autorité indépen-
dante estime que le texte repose
sur des constats non étayés tels
que l’échec de l’intégration ou
­encore l’accélération des flux
­migratoires qui nourrissent le dé-
bat public de « représentations er-
ronées, voire discriminatoires ». En
outre, remarque la Défenseure,
depuis les années 1970, « une tren-
taine de réformes législatives ont
poursuivi les mêmes finalités »,
sans prouver leur succès. Elles
auraient surtout complexifié le
Ainsi le droit des étrangers est
­Défenseur des droits, devant l’ac-
cès aux prestations sociales. Cela
concerne « essentiellement l’ob-
tention de rendez-vous [en préfec-
ture], les difficultés en lien avec la
dématérialisation des guichets et
les délais d’instruction excessifs
[des demandes de titre] ». Une
­situation qui s’explique avant
tout par un manque de moyens
des services de l’Etat.
Sur ce point, le projet de loi n’ap-
porte pas de piste d’amélioration,
considère la Défenseure. Au
­contraire, il « instrumentalise » le
droit au séjour pour sanctionner
un défaut d’intégration ou des
comportements menaçant l’or-
dre public. C’est le cas lorsque le
projet de loi prévoit de condition-
ner la délivrance d’un titre de
­séjour pluriannuel à la maîtrise
d’un certain niveau de français.
« C’est une inversion du lien entre
séjour et intégration. L’intégration
devient un préalable alors que la
stabilité administrative devrait
être la première condition à une
­intégration réussie, soulignent les
services du Défenseur des droits
auprès du Monde. Ça s’inscrit dans
une tendance de fond de durcisse-
ment de l’accès au séjour. »
« Pouvoir discrétionnaire »
De même, le gouvernement en-
tend faire sauter des protections à
l’éloignement, en particulier celles
applicables aux étrangers arrivés
en France avant l’âge de 13 ans ou
résidant en France depuis plus de
vingt ans. Ceux-ci ne peuvent être
expulsés qu’en cas d’atteinte aux
intérêts fondamentaux de l’Etat,
de terrorisme ou de provocation à
la discrimination, à la haine ou à la
violence. Le projet de loi élargit ces
possibilités au cas de « menace
grave pour l’ordre public » quand
l’étranger « a déjà fait l’objet d’une
d’accélérer les procédures. Quant
à la simplification du ­contentieux
des étrangers, souhaitée par la
­Défenseure, « elle n’est pas pensée,
c’est un toilettage », évacue
­ estiné aux travailleurs sans
d
­papiers dans les secteurs en pénu-
rie de main-d’œuvre, que le
­Défenseur des droits note une
avancée. Avec le projet de loi, la
condamnation définitive » pour ­l’entourage de Mme Hédon. ­régularisation par le travail serait
des faits passibles de dix ans de Même les points sur lesquels le de plein droit et non plus soumise
prison ou en récidive de faits gouvernement entendait capita- à l’appréciation discrétionnaire
­passibles de cinq ans de prison. liser des soutiens à gauche sont des préfectures. De même, elle ne
« Jusque-là, on regardait la peine critiqués. L’autorité indépen- nécessitera plus le soutien de
prononcée et désormais, on regar- dante épingle ainsi un « progrès l’employeur. Mais l’autorité invite
dera la peine encourue, souligne inabouti », à propos de l’interdic- le gouvernement à aller plus loin,
l’entourage de la Défenseure. Cela tion de la rétention des mineurs. en ne se limitant pas aux secteurs
pose un problème en matière d’in- Circonscrite aux mineurs de en tension ou au salariat, en
dividualisation de la peine et ouvre moins de 16 ans et prévue pour ­permettant aux travailleurs non
un large pouvoir discrétionnaire n’entrer en vigueur qu’en 2025, déclarés d’y accéder s’ils font la
de l’administration. » cette mesure ne permet pas, preuve de leur emploi malgré
La Défenseure des droits s’in- ­selon la Défenseure, une mise en l’absence de fiche de paie, ou en-
quiète aussi de la généralisation conformité avec les conventions core en supprimant la condition
du recours à des audiences déloca- internationales, alors que la d’ancienneté dans le poste (fixée
lisées des tribunaux pour les France a déjà été condamnée huit à huit fiches de paie par le projet
étrangers en rétention, ou que les fois par la Cour européenne des de loi) pour ne pas contraindre le
audiences devant un juge unique droits de l’homme. sans-papiers à subir une période
deviennent la règle à la Cour natio- C’est sur la création d’un titre de nécessaire de travail illégal. p
nale du droit d’asile, sous prétexte séjour « métiers en tension », Julia Pascual
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
Caroline Semaille
nommée à la tête de
Santé publique France
Cette médecin en santé publique et infectiologue était
jusqu’ici numéro deux de l’Agence du médicament
C’
est un peu un retour
à la maison. Dix ans
après avoir quitté
l’Institut national de
veille sanitaire (INVS), Caroline Se-
maille, actuellement directrice
­générale adjointe de l’Agence na-
tionale de la sécurité du médica-
ment (ANSM), s’apprête à en pren-
dre la tête. Le décret au Journal
­officiel a été publié jeudi matin.
Entre-temps, l’établissement
rattaché au ministère de la santé, a
changé de nom et s’appelle ­depuis
2016, Santé publique France (SPF).
Le poste de la plus importante
structure de santé publique – avec
la direction générale de la santé –
était vacant depuis novem-
bre 2022, la précédente ­directrice,
Geneviève Chêne, n’ayant pas été
renouvelée au terme de son man-
dat de trois ans.
L’agence a été particulièrement
critiquée au début de la crise liée
au Covid-19 pour son imprépara-
tion ou la faiblesse de ses systè-
mes d’information permettant le
suivi de l’état sanitaire des popu-
lations. Dans un rapport de
­décembre 2022, la Cour des comp-
tes avait émis plusieurs critiques :
obsolescence et risque de
­défaillance des systèmes d’infor-
Incendie de la rue Erlanger : vingt-sept
ans de prison requis contre l’accusée
Les avocats d’Essia Boularès ont plaidé, mercredi 22 février, contre
des « réquisitions déshumanisantes » et une « peine d’élimination »
E n comparant, dès ses
­premiers mots, l’horreur
de l’incendie de la rue
­Erlanger (Paris 16e) à celle d’un
« attentat terroriste », puis en clas-
sant les incendiaires parmi « ceux
qui troublent le plus gravement
l’ordre social », avant de rappeler
que, « depuis l’Antiquité », ceux-ci
avaient toujours été « très sévère-
ment punis », Rémi Crosson du
Cormier a donné le ton : il n’allait
pas requérir avec des pincettes.
Quarante-cinq minutes plus
tard, au terme d’un réquisitoire
éclair, mercredi 22 février, l’avocat
général réclamait aux jurés et aux
magistrats de la cour d’assises de
Paris une peine de vingt-sept ans
de prison, assortie d’une période
de sûreté des deux tiers et de
quinze ans de suivi sociojudi-
ciaire avec obligation de soins à
l’encontre d’Essia Boularès,
44 ans, dont quatre déjà passés en
détention provisoire.
Aux yeux du représentant de la
société, la « personnalité extrême-
ment complexe » de l’accusée et
ses trente-quatre passages en
­hôpital psychiatrique, dont le
­dernier quelques jours avant de
déclencher un incendie, dans la
nuit du 4 au 5 février 2019, sont
anecdotiques face à la gravité du
drame, aux dix morts, aux dizai-
nes de blessés traumatisés, et au
risque de récidive.
Cette « personnalité extrême-
ment complexe » n’a pas beau-
coup intéressé l’avocat général,
qui ne s’est pas attardé sur la ques-
tion et s’en est totalement remis
aux conclusions des experts
­psychiatres, lesquels ont estimé
que le discernement d’Essia
­Boularès était « altéré » au
­moment des faits – ce qui permet
aux jurés de prononcer une peine
légèrement réduite –, mais l’ont
mation, nécessité de clarifier les
missions de l’agence… Caroline
Semaille arrive donc à un
­moment charnière.
Pour cette médecin en santé
­publique et infectiologue âgée de
57 ans, cette nomination s’inscrit
dans la logique d’un parcours
­professionnel de vingt ans dans
les agences sanitaires, de l’INVS
de 2002 à 2013, à l’ANSM de 2013 à
2019 et depuis 2021, en passant
par l’Agence nationale de sécurité
sanitaire de l’alimentation, de
l’environnement et du travail
(Anses), entretemps.
Le tour des lycées
Un de ses atouts pour ce futur
poste est d’avoir suivi toutes les
épidémies : HIV-Sida dans les
­années 1990, SRAS en 2003,
grippe H1N1 en 2008, MERS-Cov
en 2013, Ebola en 2014… « Elle a
traversé toutes les crises que nous
avons connues aussi et elle en a
gardé la mémoire. Pour nous, sur
le terrain, sa nomination est une
excellente nouvelle. Elle est du
­sérail et n’est pas parachutée », dit
Gilles Pialoux, chef des maladies
infectieuses à l’hôpital Tenon ­(As-
sistance publique-Hôpitaux de
Paris, AP-HP).
jugée responsable de ses actes et
éligible à une sanction pénale.
« Pas d’attitude délirante », « pas
d’hallucination », « pas de geste im-
pulsif » au moment de mettre le
feu devant la porte de son voisin
de palier qui lui reprochait de met-
tre la musique trop fort et était
venu taper violemment à sa porte,
mais une « action volontaire, ven-
geresse et disproportionnée », un
acte de « colère non maîtrisée exa-
cerbée par son alcoolisme », selon
le représentant de l’accusation.
Pour condamner lourdement
­Essia Boularès, a-t-il expliqué, « il
n’est pas requis qu’elle ait eu cons-
cience de créer un réel danger ». Elle
n’a pas voulu tuer, elle n’imaginait
pas provoquer de tels dégâts, cer-
tes. « Mais elle a pris le risque. »
En face, sous l’œil froncé de
­dizaines d’anciens voisins du
17 bis, rue Erlanger, massés sur les
bancs du public, Léa Hufnagel et
Sébastien Schapira ont plaidé
contre des « réquisitions déshu-
manisantes » et une « peine d’éli-
mination » : « Je pense qu’une
­partie de la salle souhaite qu’elle
meure en prison, et les réquisitions
qui vous ont été proposées, c’est ce
projet-là », a lancé le second.
Pendant deux heures, les deux
avocats de la défense ont dit tout
le mal qu’ils pensaient des experts
psychiatres qui sont « passés à
côté de leur expertise », et ont
­contribué à « gommer » des débats
Les deux avocats
de la défense ont
dit tout le mal
qu’ils pensaient
des experts
psychiatres
Très tôt la médecine s’est impo-
sée à elle. « C’est ma colonne verté-
brale. La première fois que j’ai dû
penser à être médecin, j’avais
10 ans. Et personne n’a jamais
douté dans mon entourage que je
le serai. » Elle ne vient pas d’une
famille de dynastie, seul son
grand-père, ophtalmologue dans
la marine, l’était. Très tôt aussi,
elle a choisi la santé publique, car
« au-delà de l’individu, c’est s’occu-
per d’une population ».
Deux grandes familles l’ont
­façonnée. La première, celle du
VIH-Sida. La seconde, la santé
­publique. Retour aux années
1990. Elle débute son internat,
l’épidémie de sida flambe. « Je vou-
lais faire de l’infectiologie et de la
santé publique. Logiquement je me
suis tournée vers cette maladie. » La
voilà jeune interne dans les grands
services des maladies infectieuses
des hôpitaux : Bichat, Pitié-Salpé-
trière et Villeneuve-Saint-Georges,
où elle prendra par la suite un
poste de chef de clinique en infec-
tiologie. « C’était avant les trithéra-
pies [mises sur le marché en 1996],
chaque jour des personnes de mon
âge mouraient ; ça ne s’oublie pas. »
Sur le versant santé publique et
toujours en rapport avec le VIH,
la question de l’état mental de leur
cliente. « La souffrance d’Essia
Boularès n’intéresse personne, elle
est inaudible », a soupiré Me Scha-
pira. Me Hufnagel a parfois eu
l’impression d’assister au « procès
d’une simple toxicomane ».
Appel à la nuance
« Vous n’avez pas à être arbitres
d’un prétendu délire », avait dit
Rémi Crosson du Cormier. « Vous
avez juste à le constater », a ré-
pondu Léa Hufnagel, qui est lon-
guement revenue sur le parcours
psychiatrique de sa cliente, et a
proposé un développement sur le
trouble « borderline » dont souffre
l’accusée qui n’avait rien à envier à
celui des experts venus à la barre.
Les plaidoiries de la défense
­furent un appel à la nuance. Essia
Boularès « n’était pas délirante
100 % du temps, mais présentait a
minima un épisode aigu », a dit
Me Hufnagel. Il y a eu dans son
geste « une part de frustration et
une part de délire, a appuyé ­-
Me Schapira. Tout cela est enchevê-
tré. Un mélange de choses dingues
et de choses qui ne le sont pas, de
cohérence et d’incohérence, c’est ça,
l’altération. Essia Boularès, c’est
quelqu’un qui n’est pas fou, mais
qui n’est pas normal ».
Rappelant enfin que l’incen-
diaire de la rue Myrha – huit
morts en 2015 – avait été
­condamné à vingt ans de prison,
et ce, sans altération du discerne-
ment, il a invité les jurés à « rester
raisonnables. Ça ne veut pas dire
ne pas être ferme, ça veut dire être
utile et pour la société et pour elle,
parce qu’elle sortira un jour. Si elle
sort comme un débris dont l’état
s’est aggravé en prison, est-ce que
c’est rassurant pour la société ? » Le
verdict est attendu jeudi. p
Henri Seckel
elle entre au Centre régional d’in-
formation et de prévention du
sida (Crips Ile-de-France) fondé
par Didier Jayle, dermatologue. A
25 ans, elle fait le tour des lycées
et des centres de formation d’ap-
prentis où le public est très
­masculin pour y aborder la
­prévention. « Je parlais sexualité
et montrais comment utiliser un
préservatif », se remémore-t-elle.
« Caroline était déjà très profes-
sionnelle, ­précise, sérieuse.
­Toujours partante pour les nou-
veaux projets, raconte Didier
Jayle. On a eu d’autres internes
après elle, mais c’est elle qui nous
a le plus marqués. »
Concert de louanges
En 2000, son entrée à l’INVS
­marque le point d’intersection
entre sa première famille et la
deuxième : les agences de sécu-
rité sanitaire qu’elle ne quittera
plus. Très vite, elle prend la tête de
l’unité VIH. « L’époque était
­différente, il y avait bien sûr la
­prévention mais aussi le dépis-
tage, le traitement et la sur-
veillance des malades. » Mais elle
veut préserver le terrain. Pendant
plus de dix ans, elle garde une
consultation au centre hospita-
lier de Villeneuve-Saint-Georges.
Là, elle suit ­notamment des
­femmes d’Afrique subsaharienne
atteintes du VIH. « J’étais très pro-
che d’elles, j’étais un peu leur confi-
L’un de ses atouts
pour ce poste
est d’avoir suivi
toutes les
épidémies : sida,
SRAS, grippe
H1N1, Ebola…
PLONGÉE AU CŒUR
DE LA TOUTE-PUISSANTE BANQUE
CENTRALE EUROPÉENNE
PODCASTS
Le goût de M
EN VENTE DÈS DEMAIN
dente. Mais j’avais deux jeunes
garçons, je ne pouvais plus tout
faire. J’ai vécu cet arrêt comme un
deuil », dit-elle aujourd’hui.
Deux ans plus tard, elle rejoint
l’ANSM en tant que directrice des
produits. « Elle a eu de gros
­dossiers à gérer, l’obligation vacci-
nale chez les nourrissons ou ­encore
la mise en place de la PrEp [traite-
ment préventif de l’infection à
VIH]… Il fallait dialoguer avec
les associations de patients et
être médecin dans un environne-
ment très technique est un plus,
souligne Dominique Martin,
­ex-patron de l’ANSM de 2014 à
2020, aujourd’hui médecin-con-
seil à la Caisse nationale d’assu-
rance-maladie. J’étais très serein
lorsque je travaillais avec elle.
Même quand il y a des désaccords,
elle est constructive et a une auto-
rité tranquille. » Des qualités qui
lui ont servi à l’Anses, où elle a été
chargée d’évaluer les produits
­phytopharmaceutiques et devait
­dialoguer avec les agriculteurs et
les écologistes.
En mars 2020, alors que l’épidé-
mie liée au Covid-19 déferle sur la
France, c’est la première fois que
cette grosse bosseuse à l’allure
sportive – elle a lâché la boxe et le
taekwondo pour le yoga et la nage
en mer – n’est pas au front. « Un
jour, j’ai débarqué dans le bureau
de Roger Genet [alors directeur
­général de l’Anses]. On s’est regar-
dés, il a m’a dit : “Ok, j’ai compris.
Tu veux aller aider.” J’ai été mise à
disposition de l’Inserm pendant
deux mois. » Elle y retrouve
­Yazdan Yazdanpanah, chef du ser-
vice des maladies infectieuses à
l’hôpital Bichat, avec qui elle avait
travaillé sur le dépistage du VIH et
sur Ebola. Elle rejoint le consor-
tium Reacting sur la recherche
­clinique afin de sélectionner les
projets de recherche innovants
pour lutter contre l’épidémie. « Je
INSTAGRAM
@M_magazine
France | 17
l’ai connue lorsqu’elle était respon-
sable de la surveillance HIV à
l’INVS. J’ai suivi son parcours et
nous nous sommes beaucoup cô-
toyées en mars 2020. Sa connais-
sance des médicaments nous a été
très utile lorsque nous avons mis
en place Discovery [un essai clini-
que européen visant à évaluer l’ef-
ficacité de quatre traitements
­antiviraux repositionnés en cas
d’infection au Covid-19 et nécessi-
tant une hospitalisation]. Elle a
été très aidante », déclare l’épidé-
miologiste et biostatisticienne
Dominique Costagliola.
Constructive, humaine, grande
technicienne, légitime… les quali-
ficatifs ne manquent pas dans la
bouche de ceux qui l’ont côtoyée.
« Pour les équipes de SPF, c’est ras-
surant et c’est important dans la
période actuelle après trois ans de
Covid. Elle n’a peut-être pas l’aura
scientifique qu’ont eue d’autres
­directeurs de SPF mais ce n’est pas
un problème », poursuit Domini-
que Costagliola. Seul petit bémol
dans le concert de louanges.
Les nombreux messages de féli-
citations qu’elle a reçus des équi-
pes témoignent d’un capital
­confiance sur lequel elle devra
s’appuyer. Avec la crise sanitaire,
les sollicitations incessantes du
ministère de la santé et les criti-
ques, les équipes se sont senties
malmenées. Il lui faudra les
­rassurer. Caroline Semaille veut
lancer, dès son arrivée, un
­diagnostic des risques psycho­-
sociaux. Elle a aussi déclaré de-
vant les députés lors de son audi-
tion, mercredi 8 février, qu’avec
un budget et des effectifs con-
traints (seulement 700 agents),
SPF, dont le périmètre d’action va
bien au-delà des maladies infec-
tieuses et des crises, ne « pourra
pas surveiller la santé de 67 mil-
lions de personnes ». p
Nathalie Brafman
LA VIGIE
DE L’EURO

18 | France
La Nupes divise
encore le Parti
socialiste
Dissidence en Ariège, réforme
des retraites… les divisions
se multiplient au PS avec, en toile
de fond, la figure de Mélenchon
E
n ce mois de février, il
continue de régner un
temps marseillais au
Parti socialiste (PS). Trois
semaines après le congrès qui a
acté, dans la cité phocéenne, le re-
nouvellement d’Olivier Faure à la
tête du parti à la rose, son principal
rival, Nicolas Mayer-Rossignol, de-
venu premier secrétaire délégué,
continue de jouer les trublions.
Mardi 21 février, le maire de
Rouen a publié dans Le Monde une
tribune sur les retraites, intitulée
« Une vraie réforme de gauche est
possible ». Ce texte, notamment si-
gné par les principales figures de
son courant, Refondations, la
maire de Paris, Anne Hidalgo, et la
présidente de la région Occitanie,
Carole Delga, est également une
critique en règle de la direction du
PS, qui a décidé de ne pas proposer
de contre-projet à la réforme des
retraites du gouvernement pour
ne pas souligner les divergences
de vues au sein des partis de gau-
che sur le sujet. « Pour battre la
droite, il ne suffit pas de battre le
pavé », écrit Nicolas Mayer-Rossi-
gnol, ajoutant : « De la gauche
qu’on aime, on attend qu’elle trace
un cap et explique comment l’at-
teindre. » « Mon but, c’est de répon-
dre à une attente des Français »,
justifie l’édile normand, qui n’a
pas jugé utile de prévenir Olivier
Faure de sa démarche.
Dans le camp du chef de file so-
cialiste, l’initiative a été mal per-
çue. « La position des socialistes,
Réforme des retraites : les mises en garde du Conseil d’Etat ignorées
Le gouvernement a décidé de maintenir certaines dispositions du texte qui doit arriver au Sénat, malgré des risques d’inconstitutionnalité
L a réforme des retraites
­recèle-t-elle des disposi-
tions contraires à la Consti-
tution ? La question a surgi, bien
avant l’examen du texte à l’As-
semblée nationale, qui s’est
­déroulé, en séance, du 6 au 17 fé-
vrier. Jusqu’à présent, les doutes
étaient exprimés par des person-
nalités politiques et des universi-
taires éminents. Selon nos infor-
mations, le Conseil d’Etat s’est, lui
- CESSATIONS DE GARANTIE
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Cœur Défense
– Tour A – 110 esplanade du Général de
Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCS
NANTERRE 842 689 556), succursale de
QBE EUROPE SA/NV, dont le siège social est
à 37, Boulevard du Régent, 1000 BRUXELLES
- BELGIQUE, fait savoir que, la garantie finan-
cière dont bénéficiait la :
P.G. IMMOBILIER SARL
149 Bd de l’Océan 33115 PYLA
SUR MER RCS: 451 238 075
depuis le 01/04/2004 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES
ET FONDS DE COMMERCE depuis le
01/01/2006 pour ses activités de : GESTION
IMMOBILIERE cessera de porter effet trois
jours francs après publication du présent avis.
Les créances éventuelles se rapportant à ces
opérations devront être produites dans les trois
mois de cette insertion à l’adresse de l’Établis-
sement garant sis Cœur Défense – Tour A – 110
esplanade du Général de Gaulle – 92931 LA
DEFENSE CEDEX. Il est précisé qu’il s’agit
de créances éventuelles et que le présent avis
ne préjuge en rien du paiement ou du non-paie-
ment des sommes dues et ne peut en aucune
façon mettre en cause la solvabilité ou l’honora-
bilité de la SARL P.G. IMMOBILIER.
c’est de dire qu’une réforme n’est ni
urgente ni pertinente. Pourquoi
alors choisir les éléments de divi-
sions à gauche ? », s’interroge
Christophe Clergeau, secrétaire
national du PS chargé des ques-
tions européennes. « On ne peut
pas jouer le dedans et le dehors »,
corrobore Pierre Jouvet, porte-pa-
role du PS. Ce proche d’Olivier
Faure a lu dans ce texte « une vo-
lonté d’émancipation » de la part
de M. Mayer-Rossignol, qui a
pourtant signé, en entrant dans la
direction comme premier secré-
taire délégué, un « pacte de gou-
vernance collective » induisant
une certaine solidarité entre ses
membres. « Soit Nicolas Mayer-
Rossignol est dans une optique de
travail collectif, soit il veut faire
prospérer sa petite boutique, et
cela posera problème au quoti-
dien », analyse Pierre Jouvet.
La tribune de l’édile rouennais
intervient au moment où la direc-
tion du PS annonce détenir la ma-
jorité des voix au conseil national,
le parlement du parti, qui est com-
posé de membres élus à la propor-
tionnelle lors du congrès et de
premiers secrétaires fédéraux dé-
signés tout au long du mois de fé-
vrier. « Nous aurons une majorité
confortable avec entre 159 et
161 membres sur 306 », détaille
Pierre Jouvet. Sans nier l’avance
de M. Faure, M. Mayer-Rossignol
préfère la relativiser, en souli-
gnant que le premier secrétaire y
détiendra à peine plus de 50 % des
aussi, interrogé et a même
­suggéré le retrait de certaines
­mesures. Le gouvernement ne l’a
pas suivi – ce qu’il est parfaite-
ment en droit de faire : les propo-
sitions émises par l’institution du
Palais-Royal ont une valeur
­consultative, et ne lient donc pas
le pouvoir en place.
Le problème tient au fait que la
réforme est mise en œuvre à
­travers un projet de loi de finance-
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Cœur Défense
– Tour A – 110 esplanade du Général de
Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX
(RCS NANTERRE 842 689 556), succur-
sale de QBE EUROPE SA/NV, dont le siège
social est à 37, Boulevard du Régent, 1000
BRUXELLES - BELGIQUE, fait savoir que,
la garantie financière dont bénéficiait la :
KAMA SARL
122 Rue Ferrari 13005 MARSEILLE
RCS : 334 640 133
depuis le 01/01/2004 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES ET
FONDS DE COMMERCE cessera de por-
ter effet trois jours francs après publication
du présent avis. Les créances éventuelles
se rapportant à ces opérations devront être
produites dans les trois mois de cette inser-
tion à l’adresse de l’Établissement garant sis
Cœur Défense – Tour A – 110 esplanade du
Général de Gaulle – 92931 LA DEFENSE
CEDEX. Il est précisé qu’il s’agit de
créances éventuelles et que le présent avis
ne préjuge en rien du paiement ou du non-
paiement des sommes dues et ne peut en
aucune façon mettre en cause la solvabilité
ou l’honorabilité de la SARL KAMA.
Nicolas Mayer-Rossignol, premier secrétaire délégué du PS, à Marseille, le 28 janvier. THÉO GIACOMETTI/HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
voix. « Politiquement, est-ce que la
direction veut diriger avec un bloc
contre un autre ? Travailler dans la
confrontation ou dégager des
­consensus ? », s’interroge-t-il.
Fracture
Exemple concret de la fracture en-
tre le chef de file socialiste et son
délégué, la législative partielle en
Ariège, qui verra s’affronter la dé-
putée Nouvelle Union populaire
écologique et sociale-La France in-
soumise (Nupes-LFI) sortante,
­Bénédicte Taurine, et Martine
­Froger, candidate dissidente PS,
déjà présente à la précédente légis-
lative. La première est soutenue
sans ambiguïté par Olivier Faure,
en vertu des accords Nupes signés
en 2022 et votés par le conseil na-
tional. Pour Nicolas Mayer-Rossi-
gnol, la seconde a toute légitimité
pour se représenter. « Ce n’est pas
une candidate isolée. Elle est soute-
nue par les socialistes locaux, la
présidente du département et
ment rectificative de la Sécurité
sociale (PLFRSS) pour 2023. Ce
type de « véhicule » obéit à des
­règles strictes. Il doit, notam-
ment, avoir une incidence sur les
recettes et les dépenses des régi-
mes de base de la « Sécu » pour
l’exercice en cours – c’est-à-dire
2023. Sinon, les articles qui ne
remplissent pas cette condition
peuvent être vus comme des ­« ca-
valiers » et être censurés par le
Conseil constitutionnel.
Comme n’importe quel autre
texte législatif, le PLFRSS a été
transmis au Conseil d’Etat.
­Celui-ci n’a pas rendu d’avis,
­contrairement à ce qu’il fait pour
un projet de loi ordinaire. En
­revanche, il a produit une « note »
de plusieurs pages, qui avait un ca-
ractère confidentiel. Désireux d’en
connaître le contenu, les ­députés
Jérôme Guedj (PS, ­Essonne) et Cy-
rille Isaac-Sibille (Démocrate,
Rhône), qui sont ­coprésidents de
la Mission d’évaluation et de con-
trôle de la Sécurité sociale, l’ont ré-
clamée à l’exécutif.
Ils ont fini par l’obtenir en al-
lant, le 16 février, au secrétariat
général du gouvernement – ce
qui constitue une première,
d’après M. Guedj. « Je regrette que
ce document, qui aurait pu éclai-
rer nos débats, ne nous ait pas été
communiqué plus tôt », a déclaré
l’élu socialiste, le 17 février, alors
que les discussions dans l’Hémi-
cycle approchaient de leur terme.
Dans cette note, le Conseil d’Etat
formule plusieurs mises en
garde, dont l’une touche une me-
« La direction
veut-elle (…)
travailler dans
la confrontation
ou dégager
des consensus ? »
Nicolas Mayer-Rossignol
premier secrétaire délégué
­ arole Delga », énonce-t-il, recom-
C les critiques sont venues des diffé-
mandant à la direction « de ne pas
faire l’autruche » sur la réalité poli-
tique de ce vaste territoire, même
si Mme Froger n’a pas l’investiture.
Une analyse contestée par la par-
tie adverse. « On ne peut pas être le
chantre de la démocratie et ne pas
respecter ce qui est voté », rétorque
Pierre Jouvet. « Il n’y a pas de répu-
blique autonome de l’Ariège ou de
l’Occitanie », corrobore Christophe
Clergeau. Mais le maire de Rouen
sure-phare : l’index sur l’emploi
des ­seniors. Ce dispositif entend
­objectiver la place des salariés
âgés dans les entreprises d’au
moins 50 personnes par le biais
d’indicateurs que les patrons se-
ront tenus de divulguer. Ceux qui
se dispensent de livrer les infor-
mations se verront imposer une
pénalité financière. La sanction
s’applique en plusieurs étapes
­selon la taille des sociétés – par
exemple à partir du 1er novem-
bre 2023 pour celles qui comptent
au moins 1 000 salariés.
Matignon assume
Le Conseil d’Etat estime que cette
mesure a un effet trop indirect
sur les comptes de la « Sécu »
pour être intégrée dans un PL-
FRSS. Autrement dit, sa dimen-
sion ­financière n’est pas assez ca-
ractérisée pour qu’elle soit logée
dans un texte à caractère budgé-
taire ; il s’agit plus d’un méca-
nisme ayant trait à l’emploi et re-
levant, donc, d’une loi ordinaire.
C’est pourquoi le Conseil d’Etat
juge qu’il pourrait être préférable
de soustraire du texte l’index se-
niors. Ne souscrivant pas à cette
­analyse, l’exécutif a maintenu le
dispositif incriminé.
Même chose s’agissant de l’arti-
cle 3. Celui-ci annule le transfert à
l’Urssaf du recouvrement des
­cotisations de retraites complé-
mentaires Agirc-Arrco. Le Conseil
d’Etat considère que cette mesure
peut difficilement être accueillie
dans le PLFRSS pour 2023, car elle
n’aura un impact concret que
a-t-il un autre choix que de se
montrer solidaire de Carole Delga,
dont les voix pèsent lourd dans
son courant ? « S’il ne suit pas, il
perd une part importante de ce qu’il
a construit », estime Pierre Jouvet.
Le Rouennais justifie également
son soutien ariégeois en s’ap-
puyant sur les dissensions entre
LFI et ses partenaires de la Nupes
apparues lors des débats sur la ré-
forme des retraites. Après deux
semaines de confusion sur les
bancs de l’Assemblée nationale,
rentes composantes de l’alliance
de gauche. La députée d’Europe
Ecologie-Les Verts Sandrine Rous-
seau a acté, lundi 20 février, sur
Public Sénat, son désaccord avec
« la stratégie » de LFI et appelé à un
« acte II de la Nupes ». Chez Olivier
Faure aussi, on dresse un bilan cri-
tique du comportement des « in-
soumis ». « LFI, qui se voulait l’âme
de la Nupes, pourrait en devenir le
principal handicap si cette forma-
Le Conseil d’Etat
estime que
l’index seniors
a un effet
trop indirect
sur les comptes
de la « Sécu »
l’année suivante. Mais là non
plus, il n’a pas été écouté.
Matignon assume, évidem-
ment, de tels choix. « S’agissant de
l’index seniors, nous pensons qu’il
a sa place dans un texte financier,
car le produit de la pénalité vien-
dra alimenter, dès 2023, la Caisse
nationale d’assurance-vieillesse »,
indique-t-on dans l’entourage de
la première ministre. Si la disposi-
tion est invalidée, « elle sera
­reprise dans le projet relatif au
plein-emploi qui doit être présenté
au printemps », ajoute-t-on.
Quant à l’article 3, s’il est cen-
suré, « nous aurons la possibilité
de l’intégrer dans le projet de loi de
­financement de la Sécurité sociale
pour 2024 ». Interrogé, mercredi, à
l’issue du conseil des ministres,
sur la note du Conseil d’Etat,
­Olivier Véran, le porte-parole du
gouvernement, s’est voulu opti-
miste : « Nous considérons que le
texte a vocation à être valide du
point de vue constitutionnel. »
Durant l’examen en première
lecture de la réforme à l’Assem-
blée nationale, l’article relatif à
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
tion ne se reprenait pas », prévient
Christophe Clergeau dans un post
Facebook. Tout en nuançant : « A
la différence de Nicolas Mayer-
Rossignol, je me situe dans le cadre
de la Nupes, devenu suffisamment
solide pour que l’on puisse discu-
ter. » « On voit bien que quand c’est
dominé par Jean-Luc Mélenchon,
cela ne marche pas », tranche
­Nicolas Mayer Rossignol.
Discuter, tel est d’ailleurs le sou-
hait du coordinateur de LFI,
­Manuel Bompard, qui a adressé il
y a une dizaine de jours une lettre
à chacun de ses partenaires afin
d’évoquer les suites à donner à la
Nupes et les prochaines échéan-
ces électorales, comme les sénato-
riales. Sauf que la missive a été vé-
cue par le PS, qui a des rendez-
vous chaque semaine avec LFI,
comme une volonté des « insou-
mis » de montrer leur hégémonie.
Le parti a donc décidé de pas lui
apporter de réponse officielle. p
Sandrine Cassini
l’index seniors a été rejeté.
­Au-delà des oppositions atten-
dues des groupes de gauche et
d’extrême droite, le résultat du
scrutin a basculé du fait du vote
contre de 38 députés Les Républi-
cains (LR). Ils désapprouvaient le
dispositif sur le fond, tout en
­contestant sa constitutionnalité.
Cependant, l’article en question a
été rétabli dans la version du
­projet transmise au Sénat.
Quant à la mesure sur la col-
lecte des cotisations Agirc-Arrco,
elle entend répondre à une re-
vendication des partenaires so-
ciaux et de parlementaires LR :
ceux-ci trouvent qu’il serait ris-
qué de confier au réseau des
Urssaf le recouvrement de ces
contributions car le calcul des
droits à la retraite complémen-
taire pourrait s’avérer moins
­performant qu’aujour­d’hui. Une
crainte que le gouvernement ne
partage pas, bien sûr, mais dont il
a tenu compte, en décidant de
­renoncer au transfert du recou-
vrement, à travers cet article 3.
Enfin, pour le Conseil d’Etat,
deux autres dispositions pour-
raient être regardées comme des
cavaliers : l’une concerne la possi-
bilité donnée aux agents contrac-
tuels, qui deviennent fonction-
naires, de se prévaloir d’une
­partie de leur carrière avant la
­titularisation pour leurs droits à
la retraite ; l’autre vise le suivi
­médical renforcé de salariés
­exposés à des « risques ergonomi-
ques » (postures pénibles, etc.). p
Bertrand Bissuel
 Économie & Entreprise
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
TNT : M6 gagne son duel contre Xavier Niel
Sans surprise, l’Autorité de régulation de l’audiovisuel a écarté la candidature du patron d’Iliad-Free
P
as besoin de grandes
phrases ni de longs dis-
cours. Un communiqué
concis de l’Autorité de
régulation de la communication
audiovisuelle et numérique (Ar-
com, ex-CSA) a suffi, mercredi
22 février, pour mettre un terme
au suspense relatif qui mobilise
le secteur depuis plusieurs se-
maines. Exit Xavier Niel, son pro-
jet de chaîne généraliste qui vou-
lait « apporter plus aux téléspec-
tateurs, plus à la création, et plus
au débat public », et son désir de
dynamitage de l’univers audio­-
visuel français.
A partir du 6 mai et pendant les
dix prochaines années, le plan de
service de la TNT proposera
M6 sur le canal 6 – soit exacte-
ment comme aujourd’hui. Ainsi
en a décidé le régulateur qui, au
regard des obligations inscrites
dans la loi du 20 septembre 1986
et « de l’impératif prioritaire de
sauvegarde du pluralisme des cou-
rants d’expression socioculturels »,
a sélectionné la chaîne existante
dans le cadre de l’appel à candida-
tures lancé le 7 décembre 2022. En
parallèle de ce dénouement, TF1,
qui n’affrontait aucune concur-
rence, s’est également vu attri-
buer une nouvelle « autorisation
d’usage de la ressource radioélec-
trique sur la TNT ».
Statu quo
Quelques instants avant l’an-
nonce officielle, le fondateur d’Il-
iad (actionnaire à titre individuel
du Monde) a révélé d’un tweet hu-
moristique l’état d’esprit avec le-
quel il a accueilli cette déconve-
nue. Sous les mots « la fréquence
M6 », un ado éploré lance, dans
une orthographe approximative :
« Comment te recuperer, putain ! ?
JAMAIS je piurrais la recuperer. »
Nettement plus sobre, le groupe
M6 a simplement pris « acte avec
satisfaction » du choix opéré.
« Cette étape lui permet d’envisa-
ger avec sérénité la poursuite de la
diffusion de ses programmes au
service du public dans le strict res-
pect de ses obligations », ajoute-
t-il dans son communiqué.
Même si elle paraissait l’option
la plus probable, cette nouvelle
autorisation accordée à M6 revêt
pour Nicolas de Tavernost, le pré-
sident du directoire, des allures
de victoire. Voire de revanche,
après les déceptions successives
de l’automne 2022 provoquées
par l’abandon de la fusion avec
TF1, puis du projet de vente.
« C’est la concrétisation de trente-
C8 et CNews sonnent la charge contre la ministre de la culture
Le groupe Canal+ laisse libre cours à une campagne contre Rima Abdul Malak pour avoir rappelé que les chaînes sont soumises à des règles
Analyse
V endredi 24 février au soir,
Rima Abdul Malak sera
assise au premier rang du
public de l’Olympia, et l’un des
maîtres de la cérémonie des Cé-
sars (ils seront neuf à assumer ce
rôle réputé ingrat) ne manquera
pas de saluer la ministre de la cul-
ture tout juste revenue de Kiev.
Une sorte de tradition veut qu’à
un moment ou un autre de la soi-
rée diffusée sur Canal+, la figure
du gouvernement en place soit in-
terpellée par un intermittent du
spectacle en colère.
Cette fois, la situation d’incon-
fort dans laquelle Rima Abdul Ma-
lak sera plongée aura été créée par
la puissance invitante. Depuis
quelques semaines, le Groupe Ca-
nal+ autorise sur ses antennes – et
exporte ailleurs, dans des inter-
views de presse, par exemple – une
véritable campagne contre la mi-
Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6, lors de l’audition publique à l’Arcom, à Paris, le 15 février. Thom Arno/Starface
six ans de travail pour tout le
groupe, se réjouit le dirigeant. Xa-
vier Niel était quelqu’un de sé-
rieux. Quand on est dans un
match comme celui-là, il faut co-
cher les cases pour gagner. Or, on
a fait un bon projet, une bonne
présentation, de bonnes négocia-
tions avec les parties prenantes. »
L’assurance de voir M6 conti-
nuer de bénéficier de son exposi-
tion sur la TNT, dont elle tire envi-
ron 30 % de son audience, devrait
refermer la période d’instabilité
qui s’est ouverte il y a deux ans,
lorsque son actionnaire majori-
taire a pour la première fois mani-
festé son souhait de se séparer des
48,3 % qu’il possédait dans le
groupe M6. « RTL Group restera
son actionnaire de référence pour
au moins les cinq prochaines an-
nées », assure Nicolas de Taver-
nost – la loi interdit toute revente
d’une chaîne dans les cinq ans qui
nistre. Son tort ? Avoir rappelé que
C8 et CNews sont, comme tous les
diffuseurs, soumises à des règles
précises, que les deux chaînes ont
souvent enfreintes ces dernières
années – à leurs risques et périls.
Enoncée une première fois dans
Le Parisien le 13 décembre 2022, la
remarque de Rima Abdul Malak
passe presque inaperçue. Inter-
viewée par Le Monde le 16 janvier,
la ministre persiste : « Lorsqu’on
arrivera, en 2025, au moment de
l’analyse de leur bilan pour la re-
conduction de leurs autorisations
de diffusion, l’Arcom [Autorité de
régulation de la communication
audiovisuelle et numérique] saura
regarder comment elles ont res-
pecté ces obligations ». Le soir
même, Cyril Hanouna la prend à
partie sur le plateau de « Touche
pas à mon poste » (« TPMP »), son
émission sur C8 : « Madame la mi-
nistre qui parle des fréquences, elle
se rend compte du nombre de per-
Cette nouvelle
autorisation
accordée à M6
revêt pour
Nicolas de
Tavernost
des allures
de victoire. Voire
de revanche
suivent son autorisation de diffu-
sion. Quant à son propre sort, une
éventuelle sortie avant son 75e an-
niversaire, à l’été 2025, n’est « ni
prévue ni organisée ». Mais « elle
arrivera bien un jour », plaisante
celui qui s’apprête à lancer « une
revue stratégique de toutes nos ac-
tivités » et développer son activité
sonnes qu’on fait travailler ? Tout le
cinéma qu’on finance avec C8, Ca-
nal+ ? Elle se rend compte de ça ?
Alors qu’elle y aille mollo l’asticot. »
Un avertissement que la minis-
tre ignore le 9 février lors de sa ve-
nue sur France Inter où, interro-
gée sur le même sujet, elle use des
mêmes termes. Cette fois, c’est un
tsunami de réactions hostiles qui
déferle : deux communiqués de
presse de Vivendi (maison mère
de Canal+) et du Groupe Canal+,
vingt-quatre débats en quatre
jours sur CNews, mais aussi trois
occurrences dans Le Journal du di-
manche (JDD) du 12 février, deux
tribunes sur Lejdd.fr, ainsi que
l’éditorial de Paris Match du 16 fé-
vrier, « Tentation totalitaire ».
Bruxelles, qui enquête pour sa-
voir si Vivendi ne fait pas comme
s’il contrôlait déjà le groupe Lagar-
dère, alors que l’opération n’est
pas autorisée, ne devrait pas man-
quer de prêter attention à ces
sur le streaming (la diffusion en
ligne de la chaîne).
En ne livrant aucun détail sur les
raisons de son choix, l’Autorité
laisse chacun spéculer sur ses mo-
tivations à privilégier le statu quo
plutôt que l’aventure d’une nou-
velle chaîne. A-t-elle choisi M6
parce qu’après trente-cinq ans de
diffusion, elle n’avait rien à repro-
cher à la plus rentable des chaînes
françaises, et aussi celle au public
le plus jeune ? Ou la possibilité
qu’un écran noir lui succède, le
temps que SIX se mette en place (la
date du 19 septembre avait été
avancée), était rédhibitoire ? Lors
des auditions, le 15 février, cet aveu
d’impuissance des équipes de Xa-
vier Niel à présenter un service à
temps, même compréhensible au
vu du délai imparti, avait sonné
comme le glas de leur projet.
La stratégie du camp Niel, qui
avait tout misé sur des engage-
troublantes coïncidences. « Ceux
qui veulent tuer CNews », titrait le
même jour Valeurs actuelles, qui
n’appartient ni à Vincent Bolloré
ni à Arnaud Lagardère, mais dont
plusieurs signatures ont leurs ha-
bitudes sur la chaîne d’info.
« Réponse coordonnée »
Les sociétés des journalistes (SDJ)
de Match et du JDD se sont émues
de ce qui leur est apparu comme
une « réponse coordonnée »,
d’autant plus susceptible de por-
ter atteinte à leur réputation que
le nom de « l’actionnaire principal
du Groupe Canal+, Vivendi, qui se
trouve être aussi celui du groupe
Lagardère » n’était mentionné
nulle part. Pas plus que ne figurait
la condamnation à 3,5 millions
d’euros infligée à C8 par l’Arcom
quelques jours plus tôt… Inter-
pellé par ses troupes, le directeur
de la rédaction du JDD, Jérôme Bé-
glé, a « mis en avant sa volonté de
ments d’investissement (dans la
création, le cinéma, le documen-
taire) supérieurs à ceux de M6, a
en tout cas révélé son insuffi-
sance à convaincre. Mardi 21 fé-
vrier, la société NJJ Projet 5523,
porteuse de la proposition SIX,
annonçait encore la signature
d’un « accord majeur » avec le Syn-
dicat national de l’édition phono-
graphique, destiné à assurer « une
exposition optimale de la musique
aux heures de grande écoute et
dans les programmes d’informa-
tion ». Un baroud d’honneur.
Aiguillon
L’avenir dira si l’occasion man-
quée par Xavier Niel aura servi de
galop d’essai dans d’autres cour-
ses aux fréquences. Ses équipes
s’en étaient cependant défendues
le 24 janvier, lorsqu’elles avaient
précisé que les prochains appels à
candidatures pour des chaînes de
défendre la “liberté d’expression”
et la “liberté d’opinion”, qui ne sont
à ses yeux ni “sécables” ni “négo-
ciables” », relate la lettre de la SDJ
du JDD approuvée par 100 % de la
rédaction. Pour rappel, la déci-
sion de l’Arcom était venue sanc-
tionner des insultes proférées à
l’encontre d’un député, ce qui
n’est pas plus admis en dehors
des plateaux de télévision.
Mais l’esprit de censure serait
bien du côté de Rima Abdul Malak,
s’insurgent ses adversaires, pre-
nant pour preuve le propos auquel
elle s’était livrée sur France Inter –
elle avait rappelé que Cyril Ha-
nouna réclame, comme Marine Le
Pen, la privatisation de l’audiovi-
suel public. « Ça suffit, la police de
la pensée ! », a tonné le sénateur
Les Républicains Bruno Retailleau,
dans Le JDD. Consterné, un journa-
liste du groupe Lagardère cons-
tate : « J’ai l’impression qu’il y a une
inversion des valeurs. Que, désor-
| 19
la TNT (des autorisations arrivent
à échéance en 2025) ne l’intéresse-
raient que « pour compléter son
portefeuille de chaînes ». Autre-
ment dit : si la procédure en cours
était couronnée de succès.
Au final, cette débauche de pro-
messes aura surtout servi à
aiguillonner M6, qui n’a eu
d’autre choix, ces dernières se-
maines, que d’améliorer ses inves-
tissements dans la création. Les
semaines qui s’ouvrent pour-
raient la voir améliorer encore
certains de ses engagements, si
l’Arcom l’y pousse dans le cadre
des discussions autour de sa nou-
velle convention. Lorsque le texte
sera achevé (avant le 5 mai), il sera
publié au Journal officiel, de même
que la nouvelle autorisation
d’émettre. Et les agriculteurs pour-
ront continuer de se persuader
que « L’amour est dans le pré ». p
Aude Dassonville
mais, ce soit l’extrême droite qui
donne des leçons sur la liberté d’ex-
pression, je trouve ça dingue. »
Lundi et mardi, le plateau de
« TPMP » accordait toute son at-
tention à des rumeurs sur la pré-
sence d’enfants de personnalités
au domicile de Pierre Palmade,
mais aussi de l’implication d’un
ministre dans le volet pédoporno-
graphique de l’affaire. Rien qui ne
ressemblait, à ce stade, à une infor-
mation, mais qui avait déjà tout
l’air d’un mensonge d’Etat. Consi-
dérer les faits comme accessoires,
renverser les arguments des ad-
versaires à son profit, instrumen-
taliser les oppositions pour légiti-
mer sa position et discréditer
l’autre, brandir la liberté d’expres-
sion face aux « tenants d’une pen-
sée unique »: ainsi fonctionnaient
jusqu’ici les médias alternatifs,
complotistes ou dits « de réinfor-
mation ». Et seulement eux. p
A. Da.
 0123
20 | Économie & Entreprise ­Vendredi 24­ février 2023
­

Pertes & profits | Toyota

p a r Ph i l ip pe E s cande
Le printemps
des salaires au Japon
Voilà un rêve qui pourrait apaiser
les nuits de Laurent Berger ou de
Philippe Martinez, patrons de la
CFDT et de la CGT, s’ils peinent à
Stellantis continue de battre
des records de profitabilité
Le groupe issu de la fusion, en 2021, entre PSA et Fiat Chrysler a annoncé
Quelle mouche a piqué le gotha
des affaires japonaises pour qu’il
le 22 février un bénéfice net de 16,8 milliards d’euros pour l’année 2022
cède ainsi ? Ce n’est pas dans ses
habitudes. Après quarante ans de

s’endormir à cause des petits sou-
cis qui les occupent actuellement.
En ce mois de février, les négocia-
tions salariales annuelles battent
leur plein au Japon. Chez Toyota,
la plus célèbre entreprise du pays,
les syndicats se sont préparés à
des semaines d’âpres discussions
pour un résultat bien mince.
Surprise, la direction annonce
dès le premier jour qu’elle accède
à toutes leurs demandes. A peine
entamées, les négociations sont
terminées. Du jamais-vu, même
dans ce pays où le consensus est
la règle. On ne connaît, pour l’ins-
tant, le niveau des augmenta-
tions, mais on sait qu’il sera histo-
rique. « Nous devons encourager
la redistribution des richesses », a
affirmé Koji Sato, qui deviendra
en avril patron du constructeur.
Réveiller l’inflation
Comme en Europe, le printemps
est en avance au pays des cerisiers
en fleurs, du moins pour les salai-
res. Car Toyota n’est pas seul à sui-
vre ce chemin sympathique. Son
concurrent Honda a précisé que
les augmentations atteindraient
5 % cette année, un record là
aussi. L’entreprise Fast Retailing,
connue pour sa marque Uniqlo,
est aussi de la partie, avec des
hausses de salaire jusqu’à 40 %.
Nintendo, Suntory ou Nippon Life
Insurance suivent cette voie.
C
quasi-déflation, le salaire au Ja-
pon, 40 000 dollars (37 700 euros)
par an en 2021, est largement au-
dessous de la moyenne des pays
de l’Organisation de coopération
et de développement économi-
ques (51 000 dollars), et presque
deux fois moins élevé qu’aux
Etats-Unis (74 000 dollars).
Depuis des années, le gouverne-
ment japonais tente d’encourager
les entreprises à augmenter les
salaires pour réveiller l’inflation.
Celle-ci est enfin sortie du bois
en 2022, avec la crise énergétique.
La hausse des prix, hors alimen-
tation, s’est inscrite en hausse de
4 % en 2022, là encore du ja-
mais-vu depuis quarante ans. Il
faut la soutenir par la consom-
mation, et donc par les salaires.
La banque centrale du Japon
aimerait bien arrêter ainsi des dé-
cennies de politique ultra-laxiste
de taux négatifs et d’injection
massive de liquidités destinées à
soutenir une dette publique stra-
tosphérique gonflée par les plans
de soutien. Le message semble
enfin entendu par les grandes en-
treprises. Reste à convaincre les
millions de PME qui font tra-
vailler 70 % des Japonais. Ce ne
sera pas simple. Si le premier mi-
nistre, Fumio Kishida, y parvient,
il aura brisé le sortilège qui em-
poisonne l’économie japonaise
depuis presque un demi-siècle. p
hez Stellantis, un résul-
tat record en chasse un
autre. Deux ans après sa
création, en 2021, le
groupe issu de la fusion de PSA
avec Fiat Chrysler a pulvérisé la
performance, déjà jugée excep-
tionnelle, réalisée en 2021, en an-
nonçant, le 22 février, un bénéfice
net de 16,8 milliards d’euros
en 2022, soit une hausse de 26 %.
Ce n’est pas aussi bien que Total
(20,5 milliards d’euros), mais c’est
mieux que LVMH (14,1 milliards).
Le chiffre d’affaires progresse de
18 % (179,6 milliards d’euros) et la
marge opérationnelle, de 13 %,
alors que l’objectif était d’attein-
dre le seuil des 12 % en… 2030.
Ces performances, qui s’inscri-
vent dans un contexte de résul-
tats positifs pour l’industrie auto-
mobile, vont permettre à Stellan-
tis de récompenser ses actionnai-
res, qui recevront 4,2 milliards
d’euros de dividendes. A son per-
sonnel seront distribués 2 mil-
liards d’euros, soit une enveloppe
supplémentaire de 200 millions.
En France, les 44 000 salariés
vont obtenir un bonus de
3 882 euros net au minimum, soit
« 2,4 mois de salaire pour les pre-
miers niveaux de rémunération ».
Une redistribution inédite depuis
dix ans, mais qui n’apaisera peut-
être pas la polémique récurrente
au sujet de la rémunération du di-
recteur général, Carlos Tavares, tures électriques (288 000 unités récurrentes de certaines de ses
qui avait touché 19 millions en 2022), qui lui permet d’occu- marques généralistes, comme Ci-
d’euros au titre de l’exercice 2021. per la deuxième place en Europe troën ou Fiat, dont la gamme est
Pour afficher de tels résultats, le sur ce marché derrière Volskwa- inadaptée ou trop restreinte.
groupe a bénéficié des effets posi- gen et la première pour les utili- En ligne avec la nouvelle appro-
tifs de la hausse du dollar, mais taires, y a contribué. Aux vingt- che à laquelle se sont convertis les
surtout il a poursuivi l’impitoya- trois modèles électriques exis- constructeurs – vendre plus cher
ble chasse aux coûts, dont il s’est tants, neuf viendront s’ajouter mais produire moins –, la stratégie
fait une spécialité, pour abaisser en 2023. Pour autant, tout le de Stellantis semble exacerber les
son seuil de rentabilité. Il s’est éga- monde n’avance pas au même deux termes de l’équation. Les ta-
lement attaché à faire jouer les sy- rythme au sein de l’entité. rifs unitaires atteignent des som-
nergies entre les deux entités fon- L’Amérique du Nord enregistre mets, mais ce pouvoir de fixation
datrices de Stellantis, qui ont re- un taux de marge (16,4 %) supé- des prix est surtout l’apanage de
présenté 7,1 milliards d’euros, alors rieur à celui de la région Asie-Pa- Peugeot en Europe et de Ram ou
que la perspective tracée était d’at- cifique (14,5 %) et de l’Europe Jeep outre-Atlantique. De même,
teindre 5 milliards dans deux ans. (10 %), qui ne représente plus que le repli de la production s’accom-
47 % des revenus du groupe. De pagne de performances commer-
Capacité à accroître les prix même, la transformation des ciales plus dégradées que chez
Ces efforts, jugés douloureux par gammes apparaît plus avancée en d’autres constructeurs.
les syndicats, ont concouru à ab- Europe qu’en Amérique du Nord, Les ventes de Stellantis sont en
sorber l’augmentation de 9 mil- où Ram et Jeep inaugureront le repli de 2 % dans le monde et de
liards d’euros des coûts indus- passage à l’électrique cette année, 8 % en Europe, deux fois plus que
triels provoquée notamment par alors que Ford et GM ont pris les le marché. Incriminer les seules
la dérive inflationniste des matiè- devants. En Europe, l’essentiel des perturbations logistiques paraît
res premières. Stellantis s’est aussi immatriculations est à mettre au un peu court, Stellantis n’étant pas
trouvé aux prises avec la pénurie crédit de Peugeot, grâce à la e-208, à l’aise sur tous les terrains. Carlos
de semi-conducteurs et des diffi- et de Fiat, avec la 500e. Tavares, qui prévoit de meilleures
cultés logistiques dont certains, Par ailleurs, le groupe est péna- conditions de production et de
dans le groupe, pensent qu’elles lisé d’avoir misé sur l’hybride re- distribution en 2023, estime qu’on
auraient pu être mieux gérées. chargeable, plutôt que sur l’hy- assiste peu à peu à « un rééquili-
L’autre grande force réside dans bride autorechargeable, qui re- brage entre l’offre et la demande »,
sa capacité à accroître les prix présente désormais un quart des ce qui impose « de réduire encore
moyens. La progression de 41 % ventes de voitures particulières. Il plus vite les coûts de production ».
de ses ventes mondiales de voi- est confronté aussi aux difficultés Pour poursuivre les records,
Stellantis va aussi devoir retrou-
ver une meilleure dynamique
Total limite à 1,99 euro diesel et SP95 commerciale, ce dont ne doute
guère l’analyste Michael Foun-
Le litre d’essence sans plomb 95 ou de diesel sera plafonné à doukidis. « D’ici à fin 2023-début
1,99 euro le litre cette année dans les 3 400 stations-service de 2024, l’arrivée de la nouvelle plate-
TotalEnergies en France, a annoncé, mercredi 22 mars sur TF1, forme commune aux marques du
son PDG, au lendemain de la demande du président Emmanuel groupe va permettre de lancer de
Macron de faire un « geste ». La mesure – qui exclut les produits nombreux nouveaux modèles, no-
haut de gamme Excellium diesel et sans plomb 98 – sera mise en tamment électriques, qui de-

NUMÉRO SPÉCIAL
œuvre « ce samedi sur les autoroutes », et à compter du 1er mars vraient assurer une meilleure crois-
dans toutes les stations du groupe, qui concentre environ un sance des ventes », assure-t-il. p

UKRAINE
tiers des 10 000 stations françaises, a-t-il précisé sur Twitter. Jean-Michel Normand

Télécoms : le mauvais rêve de la filiale

américaine de Patrick Drahi
UN AN DE GUERRE Endettée, Altice USA doit investir pour contrer les pertes de clients

E
Sénégal 3400 F CFA, Suisse 7,20 CHF,

n entrant avec fracas dans Patrick Drahi a plié de 4,4 % et son pour partager les coûts de déploie-
Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 F CFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,

No 1686 du 23 février
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,

Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,

au 1er mars 2023

courrierinternational.com les télécoms américains au
France : 4,90 €
milieu des années 2010, Pa-
NUMÉRO trick Drahi rêvait d’une aventure
SPÉCIAL étoilée. La stabilité et les marges
du métier de câblo-opérateur de-
vaient lui permettre de rentabili-
ser les 27 milliards de dollars
(25,3 milliards d’euros) dépensés
en 2015 et 2016 pour acheter, à
grand renfort de dette, Sudden-
link et Cablevision, deux challen-
gers des géants Comcast et Char-
ter. Mais, depuis un an et demi,
une nouvelle concurrence a dou-
ché son plan : en plus de l’arrivée
de la fibre optique, technologie
jusqu’alors peu déployée aux
résultat brut opérationnel a
plongé de 12,7 %. Au seul qua-
trième trimestre, les chiffres vi-
rent au rouge vif, avec une perte de
193 millions de dollars.
Recherche d’un partenaire
Pour déployer la fibre optique et
garder ses clients, Altice USA a
lancé un plan d’investissement.
Mais cela lui coûte cher : 1,9 mil-
liard de dollars en 2022, 700 mil-
lions de plus qu’un an auparavant.
Et il prévoit de dépenser encore de
1,7 milliard à 1,8 milliard en 2023,
sans que cela suffise à inverser ra-
pidement la tendance. Il faut s’at-
ment de la fibre optique, comme
AT&T a pu le faire, fin 2022, en
créant une société commune avec
le plus gros gérant d’actifs au
monde, l’américain BlackRock.
Epatés par la méthode Drahi les
premiers mois, les investisseurs
ont, depuis, pris leurs jambes à
leur cou. Mise en Bourse à 30 dol-
lars en juin 2017, l’action Altice
USA ne valait plus que 4,34 dollars
mercredi 22 février. En un an, elle a
chuté de plus de 60 %. Le câblo-
opérateur ne vaut plus que 2,4 mil-
liards de dollars, plus de dix fois
moins que le prix d’achat de Sud-
denlink et Cablevision. Le mana-

UKRAINE
Etats-Unis, des opérateurs mobi- tendre à un maintien de la pres- gement fait les frais de ces mau-
les, comme T-Mobile US, filiale de sion sur les résultats, a reconnu la vais chiffres. Altice USA a annoncé,
l’allemand Deutsche Telekom, direction. Un effet ciseau inquié- l’arrivée de quatre dirigeants au

TENIR
vendent des accès à Internet via la
5G, ce qui permet de couvrir des
zones difficilement accessibles
par des connexions filaires.
T-Mobile US a lancé une vive
Un an après le début de la guerre compétition pour des Américains,
en Ukraine, rien ne semble pouvoir lassés des défaillances du câble et
arrêter Vladimir Poutine. de ses tarifs. La filiale de Deutsche
Est-il pour autant le maître du jeu ? Telekom, qui propose des accès à
Comment les Ukrainiens résistent-ils ?
50 dollars par mois, un montant
60 pages de reportages au minimum deux fois inférieur à
et d’analyses de la presse étrangère. celui d’un abonnement fixe par
câble, a gagné 2 millions d’abon-
nés dans l’accès Internet à la mai-
son en 2022, dont une grande par-
tie a été prise chez ses concurrents.
Altice USA a perdu 134 000 abon-
Chez votre marchand de journaux nés l’an dernier, selon des don-
nées dévoilées le 22 février. Consé-
quence : le chiffre d’affaires an-
nuel de l’opérateur américain de
tant. Car, en gagnant moins d’ar-
gent, l’opérateur a moins de
moyens pour rembourser sa
dette. L’endettement culminait,
fin 2022, à 24,6 milliards de dollars.
Pour faire entrer du cash, Altice
USA a bien tenté, fin 2022, de re-
vendre Suddenlink. Mais les re-
cherches d’un repreneur n’ont
rien donné. Selon Bloomberg, Al-
tice USA chercherait un partenaire
Le cours de
l’action Altice
USA a chuté
de plus de 60 %
en un an
comité exécutif, dont un nouveau
directeur financier, Marc Sirota,
en provenance de Comcast. Ils
viennent épauler Dennis Mathew,
le directeur général, en poste de-
puis septembre 2022.
Patrick Drahi avait profité de
cette nomination pour céder la
présidence du conseil d’adminis-
tration à son fidèle adjoint, Dex-
ter Goei. Une façon pour lui de se
protéger un peu plus ? En 2017, il
avait déjà pris ses précautions en
séparant son patrimoine dans les
télécoms, afin que les difficultés
d’Altice Europe, maison mère de
SFR, ne déteignent pas sur sa
sœur américaine. Aujourd’hui, le
risque de contagion viendrait
plutôt des Etats-Unis. p
Olivier Pinaud
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
PLEIN CADRE
A Paris, une
architecture
de seconde
main
Une exposition au Pavillon de
l’Arsenal illustre le courant actuel
visant à transformer l’existant
plutôt que de démolir l’ancien
avant de reconstruire du neuf
L
e point commun en-
tre l’hôpital Saint-Vin-
cent-de-Paul, le garage
de la rue Lamarck, au
pied du Sacré-Cœur, et
le poste de décharge-
ment SNCF de Paris 19e ne saute
pas aux yeux d’emblée. L’époque ?
les matériaux ? l’architecte ? Rien
de tout cela. En réalité, chacun
de ces lieux a perdu sa raison
d’être originelle. Les trains ne cir-
culent plus sur la petite ceinture ;
les enfants ont été priés d’aller se
faire soigner ailleurs ; quant
aux Parisiens, ils n’achètent plus
de voitures.
Pour autant, aucun de ces bâti-
ments délaissés, désaffectés n’a
été démoli. Mieux, on les ressus-
cite. Le hangar TLM en brique
rouge est promis à devenir un
haut lieu de l’économie sociale et
solidaire. Les couloirs de la clini-
que Marcel-Lelong, rehaussée de
quatre niveaux, desserviront
bientôt 134 appartements signés
Lacaton et Vassal. Quand le ga-
rage repensé par l’agence Data
agrège, lui, les obsessions du mo-
ment – bureaux, logements, salle
de sport, espace logistique –, le
jardin partagé en moins.
A Paris, on ne démolit plus, on
transforme, n’a de cesse de répé-
ter Emmanuel Grégoire, l’adjoint
à l’urbanisme de la maire socia-
liste Anne Hidalgo. Détruire doit
rester l’exception. En y regardant
bien, le discours se rapproche de
la réalité. C’est ce que documente
un travail mené par le Pavillon de
l’Arsenal, le centre parisien d’ur-
banisme et d’architecture, qui a
analysé les quelque 1 200 à 1 500
autorisations de travaux déli-
vrées chaque année, depuis
2020, dans la capitale.
Les trois quarts sont des de-
mandes de transformationde
l’existant. Quarante-quatre de ces
projets, les plus emblématiques,
sont exposés jusqu’au 5 mars
(« Conserver, adapter, transmet-
tre »), et donnent à voir ce mou-
vement qui, depuis quelques an-
nées, transforme la capitale en
profondeur en bousculant des
décennies de manière de faire.
Ces opérations préfigurent le Pa-
ris de demain. Les premières doi-
vent être livrées très prochaine-
ment, les autres d’ici à 2024, 2025.
Ce n’est pas la première fois que
l’équipe de l’Arsenal s’intéresse à
la mutation des bâtiments. Ja-
mais toutefois la question envi-
ronnementale n’avait autant
servi d’aiguillon, note Alexandre
Labasse, dont c’était la dernière
exposition puisqu’il est depuis
parti diriger l’Atelier parisien
d’urbanisme. Conserver émet
moins de carbone, rappelle l’ar-
chitecte Guillaume Meunier, spé-
cialiste de la construction biocli-
matique. Un mètre carré cons-
truit, c’est 1,5 tonne de CO2 émise
pour cinquante ans, la moitié
pour le bâti, la moitié pour
l’usage. Garder l’existant revient
donc à réduire les émissions de
750 kilogrammes. « Tous ces pro-
jets ont démoli moins de 20 % du
bâtiment d’origine », explique
Alexandre Labasse.
Le mouvement n’a pas encore
de nom. Mais des signatures re-
viennent, des profils se dégagent.
A l’exception de l’architecte Jean-
Paul Viguier, 76 ans, spécialiste de
la création, et là, de la transforma-
tion de bureaux, la classe d’âge
autour des maquettes tourne
plutôt autour de 35-45 ans. La dé-
marche est spontanée, dans le
sens où aucune norme n’a con-
traint les productions, puisque la
nouvelle réglementation, la RE
2020, ne s’applique qu’au neuf. La
jeune génération suit. Patrick Ru-
bin, enseignant à l’Ecole d’archi-
tecture de la ville et des territoires
de Marne-la-Vallée (Seine-et-
Marne), en sait quelque chose. Le
master « Transformation des si-
tuations construites » qu’il a créé
il y a quinze ans n’attirait per-
sonne à ses débuts. Aujourd’hui,
il est le plus couru.
Démarche spontanée
Toutes les villes européennes tra-
vaillent sur la réhabilitation. En
France, Paris fait office de tête
chercheuse. Il faut dire que la ca-
pitale n’a presque plus de parcel-
les vierges à céder, à l’exception
des 80 hectares du quartier Ber-
cy-Charenton et des deux der-
niers grands lots de la ZAC Paris
Rive gauche, au bord du boule-
vard périphérique. La municipa-
lité pousse aussi dans ce sens.
Avant même de lancer la révision
de son plan local d’urbanisme,
qui doit être débattu lors d’un
Conseil de Paris extraordinaire
en avril, Emmanuel Grégoire in-
sistait pour que la réhabilitation
soit désormais la norme.
L’exposition balaie un certain
nombre d’idées reçues. En tant
qu’inventaire des possibles, elle
prouve qu’à peu près tout se
transforme – station électrique,
hangar, maternité, caserne, tour
des années 1960 –, y compris ces
hôtels pour automobiles qui
auraient pu tous subir le sort des
Le projet de transformation des anciens magasins Tati du Studio Belem, dans le 18e arrondissement de Paris, prévoit
d’installer des logements, des bureaux, un hôtel, des commerces et un équipement culturel. Fiction Studio
concessions qui bordaient l’ave-
nue des Champs-Elysées, à savoir
finir en gravats. Mais, en 2018, le
Pavillon de l’Arsenal et les archi-
tectes de l’agence DATA publient
la carte des 135 derniers parkings
(sur 500) qu’ils jugent transfor-
mables. Les conserver ferait éco-
nomiser 120 000 tonnes de CO2,
estiment les ingénieurs du cabi-
net Elioth. Aussitôt, les privés
font des offres.
Quatre ans plus tard, neuf pro-
jets sont validés.Bureaux, loge-
ments, bureaux et logements, ap-
partements familiaux, commer-
ces, tout se case dans ces squelet-
tes de béton, à condition d’évider
le cœur (garage Courcelles), de
tailler des failles (Lamarck), de dé-
monter la rampe (ancien garage
Renault du quai de Grenelle)
pour créer des vues, faire entrer
la lumière. Le tout semble très ha-
bitable. Au 8e étage, quai de Gre-
nelle, a été mis en vente l’un des
studios les plus chers de Paris
(1,78 million d’euros pour un peu
plus de 50 mètres carrés, soit plus
de 30 000 euros du mètre carré).
C’est le retour
aux formes
oubliées :
casquettes qui
abritent du soleil,
cours et patios
qui ventilent…
Économie & Entreprise | 21
L’étude détaillée avant-après de
chaque projet contredit aussi tous
les promoteurs qui assurent que la
création de bureaux dans l’exis-
tant n’est rentable qu’en augmen-
tant le nombre de mètres carrés
du bâtiment d’origine. Or, sur cha-
cun des projets tertiaires étudiés,
la surface d’arrivée est inférieure
ou égale à celle de départ.
« On s’est donc fait avoir pendant
des années »,note au passage
Alexandre Labasse. Même si
Guillaume ­Meunier reconnaît
que, au vu de la complexité des
chantiers, le coût de la réhabilita-
tion par rapport au neuf, selon les
modes de calcul actuels, est rare-
ment divisé par deux. Les coûts
d’étude sont même plus élevés, cela
prend plus de temps. Il y a rarement
un gain financier important ».
Sur le plan urbain, ces mutations
sont autant d’occasions de repro-
grammer la ville. L’ancienne cité
administrative du boulevard Mor-
land, dans le 4e arrondissement,
ex-bloc de bureaux devenu un en-
semble de 40 000 mètres carrés de
logements, de bureaux, de com-
merces, d’hôtel de luxe, de marché
alimentaire, devrait sortir de sa lé-
thargie l’artère qui la borde. Même
espoir avec l’avenue Victoria et
l’ex-siège de l’AP-HP – 20 000 mè-
tres carrés de bureaux –, où l’archi-
tecte Dominique Perrault ins-
talle des logements, des bureaux,
une brasserie, une maison de
santé, un marché, un passage di-
rect vers la Seine.
Ce mouvement guidé par la né-
cessité d’adapter la ville au ré-
chauffement climatique – en
2050, il fera aussi chaud dans la
capitale qu’à Canberra (Australie)
aujourd’hui –, et de limiter les
émissions carbone, dessine une
nouvelle esthétique, à des an-
nées-lumière des tours de verre et
d’acier des dernières décennies.
C’est le retour aux formes
oubliées. Ici, on n’aime pas bien
les stores qui se ferment tout
seuls (et parfois ne s’ouvrent pas).
On préfère les casquettes qui
abritent du soleil, les cours et les
patios qui ventilent, les façades
plissées qui multiplient les
ouvertures, toutes ces formes
que la technologie et la climatisa-
tion avaient fini par gommer.
Une « attente de la société »
Pour les nouvelles façades de la
tour Natixis, à côté de la gare de
Lyon, les architectes de l’agence
LAN et Franck Boutté, lauréat du
Grand Prix de l’urbanisme (dont
le Monde est membre du jury),
ont dessiné des bow-windows
qui prennent au maximum le so-
leil l’hiver et un minimum l’été.
En bon élève, le Pavillon de l’Arse-
nal remplace son bloc de climati-
sation par une cour, au nord, qui
ventilera l’intérieur du bâtiment
de manière naturelle.
« Transformer est aussi une at-
tente forte de la société, complète
Alexandre Labasse. Aujourd’hui, il
serait impossible de démolir tous
les bâtiments qui sont présentés.
Les riverains s’y opposeraient.
Avant, on disait : je vous construis
cinquante logements. De nos
jours, on regarde le bâtiment, on
fait des études, on se demande ce
qu’on pourrait y faire pour de-
main, et ensuite on définit le pro-
jet. Ça n’est plus la méthode “je ga-
gne mon concours, je dépose mon
permis, je commande mes maté-
riaux”. » Mais le tempo n’est pas le
même. D’autres contraintes sont
à prendre en compte.
D’autant que ces projets font la
part belle au réemploi, comme
aux matériaux biosourcés et géo-
sourcés. Ce qui suppose des chan-
gements profonds d’habitudes.
La pierre ne se commande pas au
démarrage du chantier. Il faut
dessiner un plan de calepinage,
prévenir les pierreux à l’avance.
Le bois, c’est pareil.
La filière du réemploi émerge,
mais il faut encore la structurer.
L’exemple des verres de l’an-
cienne cité Morland, déposés par
le promoteur Emerige, utilisés
une première fois par les architec-
tes d’Encore heureux sur le pa-
villon d’information du projet et
qui termineront sur l’ancien han-
gar TLM, c’est la belle histoire, ren-
due possible parce que les person-
nes se connaissent, fréquentent
les mêmes réseaux et sont des
pionniers du réemploi. Mais, si
tout le monde se met à démonter,
déconstruire, répertorier, réutili-
ser – la maternité Saint-Vincent-
de-Paul a le plus fort taux de coef-
ficient de réemploi –, encore
faut-il pouvoir stocker. Dans une
ville dense comme Paris, cela va
devenir un vrai sujet à traiter. p
émeline CazI
 Culture
22 |
Lors de la 47e édition, le 25 février 2022, l’actrice Cate Blanchett a reçu un César d’honneur. MATHIEU NINAT
L
e régime d’exception
semble être devenu la
norme pour la cérémonie
des Césars, qui marche dé-
sormais sur des œufs, tant ce
grand raout télévisé des profes-
sionnels du cinéma français s’est
mis à cristalliser, à son corps dé-
fendant, certaines tensions inter-
nes au secteur, comme le spectre
d’une déconnexion entre le mi-
lieu culturel et les changements
profonds de la société. En premier
lieu, ceux suscités par le mouve-
ment #metoo.
Approchant à grands pas, la pers-
pective de cette 48e édition, qui se
tiendra vendredi 24 février sur la
scène de l’Olympia, à Paris, prési-
dée par le comédien Tahar Rahim,
ne suffit pas à effacer le souvenir
grinçant des précédentes, truffées
d’accidents de parcours et de
couacs retentissants, propres à
faire pâlir tout organisateur.
On se souvient notamment,
en 2020, de la sortie de la comé-
dienne Adèle Haenel, quittant les
travées de la Salle Pleyel à l’an-
nonce du prix remis à Roman Po-
lanski pour J’accuse (2019), suivie
d’une défection de la maîtresse de
cérémonie en personne, Florence
Foresti, laissant flotter dans la
salle de longues secondes de si-
lence tétanisé. Ou, en 2021, le hap-
pening punk d’une Corinne Ma-
CULTURES
MONDE.
© Radio France/Ch. Abramowitz
En partenariat avec
Les Césars, une cérémonie
en quête du bon scénario
La soirée des récompenses du cinéma français, dont
la 48e édition, présidée par le comédien Tahar Rahim,
se tient vendredi 24 février, tente de se réformer pour
s’adapter aux changements de la société
siero déboulant sur scène en peau
d’âne sanguinolente pour plaider
la cause des intermittents, devant
une salle pour le moins médusée.
En 2022, le rappel sur scène d’An-
toine de Caunes, animateur histo-
rique de Canal+ (diffuseur officiel
de la cérémonie), a montré quel
écueil guettait également les Cé-
sars sur le flanc opposé : celui d’un
rituel compassé et lénifiant, dé-
passé en rythme et en verve par les
modèles américains, Oscars et
Golden Globes en tête. Côté
audiences, la sanction ne s’est pas
fait attendre, marquant une nette
du lundi
au vendredi
11H – 12H
Julie Gacon
et Mélanie
Chalandon
L'esprit
d'ouver-
ture.
érosion pour le rendez-vous. Les
trois dernières soirées ont ainsi
rassemblé respectivement 2,1 mil-
lions, 1,6 million, puis 1,3 million
de téléspectateurs, le plus bas ré-
sultat enregistré à ce jour – bien
loin, par exemple, des 3,9 millions
établis en 2012. L’enfilade de stars
et de discours au pupitre ne suffit
plus, et jamais le modèle « remise
de prix », au déroulé potentielle-
ment monotone, n’a eu autant be-
soin du facteur « show ».
Douze hôtes
Au sein de l’Association pour la
promotion du cinéma (APC), bu-
reau qui régit l’Académie des Cé-
sars, les réflexions vont bon train.
Maud Wyler, chargée de commu-
nication interne, explique : « Le
bureau de l’APC était constitué de
six personnes. Désormais, nous
sommes douze à pouvoir faire cir-
culer la parole de manière plus dé-
mocratique. Sinon, ce sont toujours
les vieux briscards qui se retrouvent
là. » Un groupe de travail est entiè-
rement consacré à l’événement :
« Patrick Sobelman, Antoine Rei-
nartz, Pascale Ferran, Elisabeth
Tanner et Ariane Toscan du Plan-
tier dialoguent en permanence
avec Canal+ pour organiser la céré-
monie », précise la comédienne.
Les organisateurs ont dérogé
cette fois au standard du maître
unique de cérémonie, dans un es-
prit plus collégial, proche d’une re-
vue de music-hall. Vendredi soir,
ce seront ainsi douze hôtes – co-
médiennes, comédiens, réalisa-
teurs – qui assureront par tranches
l’animation de la soirée : Emma-
nuelle Devos, Léa Drucker, Eye
Haïdara, Leïla Bekhti, Jérôme Com-
mandeur, Ahmed Sylla, Jamel Deb-
bouze, Alex Lutz, Audrey Lamy, Mi-
chel Hazanavicius, Benoît Magi-
mel et Raphaël Personnaz. « Cette
idée, c’est pour s’en remettre aux
vertus de la troupe. Ce n’est plus du
“seul contre tous” », explique Maud
Wyler. « Nous avons pensé que ce
procédé plus joyeux remettait le ci-
néma au cœur du dispositif et per-
mettrait de changer les humeurs,
donc de dynamiser la cérémonie.
Des consignes ont aussi été don-
nées pour rendre celle-ci plus ra-
pide », précise le producteur Pa-
trick Sobelman.
En ce qui concerne les longs-
métrages en lice, les deux favoris
au coude-à-coude, L’Innocent, de
Louis Garrel, et La Nuit du 12, de
­Dominik Moll, comptent parmi
les rares films d’auteur dernière-
ment couronnés de succès : l’un,
comédie de braquage, l’autre, en-
quête sur un cas de féminicide,
avec respectivement onze et dix
nominations. En embuscade,
avec neuf nominations chacun,
suivent En corps, de Cédric Kla-
pisch, récit de résilience autour
d’une danseuse blessée, et un vé-
ritable ovni, Pacifiction. Tour-
ment sur les îles, d’Albert Serra,
trip de politique-fiction à Tahiti,
pour lequel Benoît Magimel en
politicien véreux pourrait bien se
voir récompensé.
Les organisateurs
ont dérogé cette
fois au standard
du maître unique
de cérémonie,
dans un esprit
plus collégial
Avec la traque antiterroriste de
Novembre, de Cédric Jimenez, tous
les quatre concourent au titre de la
meilleure réalisation. Au lende-
main de l’annonce des nomina-
tions, le 25 janvier, la polémique
n’a pas tardé concernant l’absence
criante de femmes dans cette caté-
gorie reine, et leur faible représen-
tation dans celle du meilleur film,
également très scrutée, où ne fi-
gure que Valeria Bruni Tedeschi
pour Les Amandiers.
Le Collectif 50/50 a immédiate-
ment exprimé son mécontente-
ment face à ce qu’il considère
comme un « pas en arrière ». Pré-
cisant : « Nous aurions rêvé nous
distinguer des Oscars, institution
qui fait elle aussi montre d’un
oubli incompréhensible quant aux
réalisatrices qui ont marqué l’an-
née passée de leurs œuvres. »
Outre-Atlantique, ont été rete-
nuspour la réalisation Martin Mc-
Donagh (Les Banshees d’Inishe-
rin), Daniel Schei­nert et Daniel
Kwan (Everything Everywhere All
at Once), Steven Spielberg (The Fa-
belmans),Todd Field (Tár) et Ru-
ben Östlund (Sans filtre).
Suite à la tempête de 2020, l’Aca-
démie avait pourtant procédé à
une refonte de ses statuts, comme
au renouvellement de ses mem-
bres, réajustant au fil des éditions
la répartition hommes-femmes à
56 % et 44 % (en 2020, elle était à
65 % et 35 %). « Pour atteindre la pa-
rité, on va chercher des femmes au
cas par cas, souligne Maud Wyler.
On essaye de les motiver à rentrer.
On a invité par exemple Julia Du-
cournau et Adèle Exarchopoulos. Et
il faut que les plus jeunes se sentent
légitimes pour postuler. »
Le manque de femmes dans les
catégories reines ne dénote donc
pas forcément un oubli ou un déni
de l’institution, mais bien le suf-
frage à bulletins secrets des
4 705 membres votants (520 nou-
veaux admis, dont 69 % de fem-
mes), tous sexes confondus. « Les
médias nous reprochent le fait qu’il
n’y ait pas de femmes nommées en
meilleure réalisation, détaille en-
core l’actrice. Mais on n’a pas la
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
L’Académie,
le 2 janvier, a
annoncé exclure
toute exposition
d’une personne
« mise en cause
par la justice
pour des faits
de violence »
main sur les votes. Etant donné que
ce sont souvent les films les plus po-
pulaires qui émergent, ce serait in-
téressant que les médias fassent
des listes de films passés plus ina-
perçus à la fin de l’année. »
Malgré ce rééquilibrage, les évo-
lutions structurelles se font atten-
dre, comme le souligne la troi-
sième étude, publiée le 16 février
par le Collectif 50/50, sur la repré-
sentation féminine aux nomina-
tions et aux palmarès des Césars.
Entre 2018 et 2022, dans la catégo-
rie meilleure réalisation, la part
des femmes nommées est de
20 %, mais aucune n’a reçu de prix.
L’unique précédent remonte à
2000, quand Tonie Marshall avait
remporté la statuette pour Vénus
Beauté (Institut, faisant d’elle la
seule réalisatrice distinguée en
l’espèce. En cette année où les réa-
lisatrices françaises ont assis leur
présence en salle et brillé par de
beaux succès, publics ou d’estime
(Alice Winocour avec Revoir Paris,
Rebecca Zlotowski avec Les En-
fants des autres, Mia Hansen-Løve
avec Un beau matin…), l’effet d’affi-
che est d’autant moins heureux.
« Processus de réflexion »
Une autre réforme engagée cette
année – inaugurant surtout un
« processus de réflexion » – est in-
tervenue en réaction à la mise en
examen pour viols et violences sur
conjoint du jeune acteur Sofiane
Bennacer, à l’affiche des Aman-
diers, cité peu auparavant dans la
liste des Révélations, premier écré-
mage de candidats pré-nommés
au César du meilleur espoir mas-
culin, et retiré dans la foulée. A par-
tir de ce cafouillage, l’Académie,
par un communiqué du 2 janvier,
annonce exclure toute exposition
d’une personne « mise en cause
par la justice pour des faits de vio-
lence », quand bien même un Cé-
sar devrait lui être attribué.
En d’autres termes, la personne
en question ne sera pas admise à la
cérémonie, ni autorisée à associer
son image aux événements adja-
cents. « Comme les Césars ont la
double mission de récompenser et
de mettre en lumière les talents, no-
tamment grâce à la soirée des Révé-
lations, c’était difficile d’offrir à une
personne accusée de violences cette
petite tribune publique. Il fallait
préserver l’enquête, éclaire Maud
Wyler. Après la cérémonie, on va
mettre en place un groupe de tra-
vail autour des personnes accusées
de violence, avec des gens compé-
tents, des autorités, des avocats pé-
nalistes, des membres d’associa-
tions de différents bords. L’année de
sa mort, Jean-Claude Brisseau, ac-
cusé de harcèlement sexuel, n’a pas
eu son “magnéto” [la séquence
d’hommage consacrée à celles et
ceux qui sont morts dans l’année].
Il faut parler des problèmes plutôt
que d’effacer des personnes. »
Sofiane Bennacer, lui, a été retiré
du processus de sélection, ce qui
n’empêchera pas Les Amandiers,
qui suit une promotion de jeunes
comédiens, en 1986, à Nanterre,
dans l’école alors dirigée par Pa-
trice Chéreau et Pierre Romans, de
concourir dans sept catégories,
dont celle du meilleur espoir fémi-
nin pour Nadia Tereszkiewicz.
Un César d’honneur sera dé-
cerné au cinéaste américain David
Fincher, dont des titres pourraient
s’appliquer à cette cérémonie in-
quiète : The Game, Fight Club, Pa-
nic Room ou The Social Network.
Fin 2021, le réalisateur tournait à
Paris des scènes pour son dernier
film, prévu en novembre sur Net-
flix, intitulé The Killer. p
Véronique Cauhapé,
Maroussia Dubreuil
et Mathieu Macheret
0123
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­Vendredi 24­ février 2023
Salvatore Adamo, en français dans le texte
Pour la première fois de sa carrière, le chanteur et auteur-compositeur adapte des succès anglo-saxons
Chanson
A
ccoler les noms des
groupes Kansas ou
Pearl Jam à celui de Sal-
vatore Adamo ne vien-
drait pas spontanément à l’esprit.
Pourtant l’on trouve bien deux ti-
tres de ces groupes dans In French
Please !, parmi les quatorze du
nouvel album du chanteur et
auteur-compositeur, qui dit de sa
voix qu’en vieillissant elle « a le
côté un peu ensablé de Nat
King Cole ». Adamo n’a toutefois
pas viré vers le hard rock
­progressif ou le rock rattaché au
courant grunge… Dans les deux
cas, ce sont des ballades des for-
mations américaines qui sont au
rendez-vous. Non pas chantées en
anglais – Adamo a enregistré un
album de ses succès dans cette
langue, et d’autres en italien, alle-
mand, japonais, espagnol, portu-
gais… –, mais en français. Comme
dans le reste de l’album, recueil
d’adaptations par lui-même de
chansons d’artistes ou de groupes
britanniques et anglo-américains.
Au programme, outre Kansas
et Pearl Jam, 10cc, Gilbert O’Sulli-
van, Elton John, Marty Balin,
­Carole King, Simply Red, Robert
Palmer, Neil Young, Bob Dylan,
America. Avec un détour vers les
Allemands d’Alphaville et le
Néerlandais George Baker, dont
les chansons étaient interprétées
en anglais à l’origine. Dans tous
les cas des succès, ou des chan-
sons bien connues du rock, du
folk ou de la pop.
Dans le salon près du bar de
l’Hôtel de Sers, à Paris, Adamo
précise : « C’est mon premier al-
bum d’adaptations de chansons
étrangères en français. Pourtant,
lorsque j’ai commencé, avec la gé-
nération des jeunes des années
1960, la période yéyé, c’était la rè-
gle pour une bonne partie des
chanteuses et des chanteurs. » Va-
gue traduction presque au mot à
mot, paroles n’ayant plus qu’un
lointain rapport, voire pas du
tout, avec les originaux.
Mais Adamo a été dès ses débuts
auteur et compositeur de toutes
ses chansons, ce que le grand pu-
blic ne sait pas toujours. Nul be-
soin de lui faire reprendre celles
A Thionville, le Centre dramatique national peine à se bâtir un nid
Le NEST doit quitter son édifice en bois, inadapté, mais le projet de construction d’un nouveau lieu se heurte à l’explosion des coûts
Thionville (Moselle) -
envoyée spéciale
D ans la région Grand-Est,
tout le monde en est
­convaincu : il faut cons-
truire un bâtiment digne de ce
nom pour accueillir le NEST.
­Depuis presque vingt ans, le Cen-
tre dramatique national (CDN) de
Thionville a trouvé asile dans un
édifice de bois qui, après des an-
nées de bons et loyaux services,
ne répond plus aux normes de
­sécurité. Ancienne propriété de
l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Pa-
ris, cet habitat éphémère a per-
mis en 2004 à Laurent Gutmann,
alors nommé directeur à Thion-
ville, de travailler sans dépendre
du théâtre municipal, unique lieu
disponible à l’époque. « Son grand
plateau était presque toujours uti-
lisé par la ville, dit-il. J’ai proposé à
la municipalité d’acheter la cabane
pour pas cher et d’en faire un es-
pace de création pour permettre
au CDN d’exister. »
Installée sur les rives de la Mo-
selle, à quinze minutes du centre-
ville, la baraque est aménagée à
moindres frais. Un toit en dur
remplace une bâche très perméa-
ble aux intempéries, l’acoustique
est améliorée. La solution devait
Le chanteur italo-belge reprend
notamment Pearl Jam et Elton
John sur son album « In French
Please ! ». Sébastien Vincent
Stephan Eicher,
avec le claviériste
Reyn Ouwehand,
a apporté des
arrangements
soignés,
acoustiques
ou électriques
des autres, quand ses créations,
Tombe la neige, Vous permettez,
Monsieur ?, La Nuit, Les Filles du
bord de mer, Mes mains sur tes
hanches…, le mènent vers les som-
mets des hit-parades. « Je pense
que c’est ce qui m’a démarqué. »
Dans ce délicat exercice de
l’adaptation, Adamo aura mis
autant d’attention, de soin, de res-
être transitoire, elle s’installe
dans le temps. En 2010, Jean
Boillot, successeur de Laurent
Gutmann à la tête du CDN, hérite
à son tour du théâtre en bois. Et
s’en réjouit : « L’endroit, un ancien
site industriel au bord de l’eau,
était séduisant et à taille humaine.
Dans ce quartier en friche, on a pu
faire installer un barnum où nous
organisions des conférences ou
des brunchs, déployer un chapi-
teau et proposer des spectacles en
plein air. » A sa disposition, une
salle de 200 places. En bonus, qua-
tre fois par an, la possibilité de
jouer dans la salle de 1 000 places
du théâtre municipal rénové.
Tout allait pour le mieux dans
le meilleur des mondes. Jusqu’à
ce qu’une inspection dénonce
en 2015 l’obsolescence de la struc-
ture. Une construction en dur
s’impose. Le projet est chiffré :
12 millions d’euros, pris en charge
à parts égales par la ville, la région
et l’Etat. L’affaire est entendue,
mais elle traîne en longueur. Et se
heurte, en 2020, à la crise sani-
taire. Puis à la guerre en Ukraine.
Puis à l’augmentation du prix des
matériaux. Le budget grimpe à
18 millions. Où trouver l’argent
supplémentaire ? Adjoint à la
­culture du maire de Thionville,
pect au mot à son rapport à la mé-
lodie que pour ses propres chan-
sons. D’abord se faire une idée de
ce que souhaite exprimer
l’auteur, puis explorer les sous-
entendus, les métaphores, les al-
lusions sociales ou politiques évi-
dentes pour des Anglais ou des
Américains. « Il y a peut-être des
choses qui m’ont échappé, mais il
était important que l’esprit de la
chanson soit conservé. »
« Je me suis pris au jeu »
Celle par lequel commence In
French Please ! est I’m Not in Love,
du groupe britannique 10cc, ici
devenue J’dis pas qu’je t’aime. « J’y
avais travaillé il y a une dizaine
d’années. Je trouvais intéressant le
thème mi-pudique, mi-macho de
ne pas vouloir dire son amour à
l’être qu’on aime. Plus tard est ve-
nue l’envie d’adapter Harvest
Jackie Helfgott le dit tout net : « La
ville ne peut pas mettre davan-
tage. Ce serait, pour elle, un inves-
tissement intenable. J’ai sollicité
le ministère de la culture. Si l’Etat
ne nous aide pas, nous devrons re-
voir complètement notre copie. »
Un rendez-vous Rue de Valois
est prévu le 10 mars. « Il sera déci-
sif. La tutelle nous a promis d’aug-
menter sa participation, mais un
effort supplémentaire doit être ac-
compli pour que le NEST sorte de
terre dans de bonnes conditions.
Je vais en appeler à la région.
Même si elle a, elle aussi, de gros
problèmes d’argent, elle semble
vouloir nous aider au-delà des
4 millions initiaux. »
« Une aberration »
Contactée, Martine Lizola, élue
(groupe de la majorité régionale -
Les Républicains, centristes et in-
dépendants) de la région Grand-
Est, conseillère chargée de la
­culture, du patrimoine et de la
mémoire, se veut rassurante : « Le
NEST est un équipement culturel
essentiel pour le territoire. Toutes
les collectivités partagent la même
volonté de le maintenir et de lui
donner les moyens de réaliser sa
mission. Nous participerons à l’ef-
fort demandé. » Une promesse as-
Moon [Sous la lune d’or ], de Neil
Young. Je me suis pris au jeu et
l’idée de faire un album est venue il
y a à peu près deux ans. »
Le jeu, ce sont dans un premier
temps quarante chansons, « reflet
de [s]es goûts », dont Adamo a pré-
paré les textes et déjà des idées
d’atmosphères musicales. En de-
hors de celles qui sont sur le dis-
que, il mentionne The Boxer, de
Simon & Garfunkel, Both Sides
Now, de Joni Mitchell, Smile, de
Charlie Chaplin, dont Nat King
Cole a donné une version impé-
riale, dit aussi apprécier King
Crimson, mais le trouve difficile-
ment adaptable.
« Pour certaines, cela a pris quel-
ques jours, pour d’autres plusieurs
semaines. Je butais sur un mot, une
expression, l’emploi du français
par rapport à la mélodie… » Ainsi,
pour Sorry Seems to Be the Har-
sortie de conditions : « Le projet
doit respecter les normes énergéti-
ques et ne pas entraîner de coûts
de fonctionnement supplémentai-
res. » Pas question de financer le
bâti d’une maison dont le train de
vie coûterait les yeux de la tête.
Dans le Grand-Est, si les collecti-
vités sont solidaires de leurs ac-
teurs culturels, l’heure est aux
économies. Trois scènes conven-
tionnées ont ainsi disparu du
paysage. La première à Frouard
(Moselle), en 2018, la seconde à
Lunéville (Meurthe-et-Moselle),
en 2020, la dernière à Homécourt
(Meurthe-et-Moselle), en novem-
bre 2022. Une catastrophe pour
les artistes qui voient se fermer
un à un leurs espaces de travail.
« Les équipes régionales ont un
énorme besoin de lieux pour répé-
ter et créer. Aujourd’hui, les décla-
rations d’amour doivent devenir
des preuves d’amour. Il va falloir
des signes forts »,revendique Jean
Boillot. S’il ne doute pas de la
bonne foi des élus thionvillois,
le metteur en scène est inquiet :
« Je ne vois pas comment le NEST
pourrait exister sans disposer de
ses propres murs. Il lui faut une
salle de spectacle dédiée et une
salle de répétition. Il ne les a tou-
jours pas. C’est une aberration. »
dest Word, musique d’Elton John,
texte de Bernie Taupin, « l’expres-
sion “hardest word”, “le mot le plus
dur”, c’était trop au premier degré.
J’ai opté pour “le mot qui tue”, dans
le sens qui fait souffrir, et ça a été le
déclic pour le reste. » La « reine de
pique » (« queen of spades ») et le
« costume chinois » (« chinese
suit ») ont disparu de I Want You,
de Dylan, « celle qui a été la plus
compliquée à adapter ». Le John
de John and Mary, de Robert Pal-
mer, est devenu Johnny, pour « un
problème de métrique ».
Adamo s’est autorisé aussi quel-
ques ajustements, pour que les
chansons conviennent à ce qu’il
est. Dans Dust in the Wind (Pous-
sière au vent), de Kansas, il a
ajouté une phrase, pour atténuer
ce qui lui semblait trop sombre,
« nihiliste », dans l’original. Sans
trahir le propos. Forever Young
« Le NEST est
un équipement
culturel
essentiel pour le
territoire. Nous
participerons à
l’effort demandé »
Martine Lizola
élue de la région Grand-Est,
chargée de la culture
Au-delà de l’enjeu architectural
se profile une crainte persistante :
la disparition du label Centre dra-
matique national. Elle hante les
esprits. Bruno Lobé, vice-prési-
dent du Syndicat des entreprises
artistiques et culturelles (Syn-
déac), alerte : « Le risque est que les
collectivités transforment le NEST
en lieu de diffusion et non de créa-
tion. » Ce qui impliquerait, à la clé,
un ralentissement, voire une in-
terruption, des actions portées
par l’institution en direction des
publics, que ces derniers soient
scolaires ou défavorisés. Simple
hypothèse ou perspective réelle ?
L’échec conjugué des tutelles à
maintenir sur pied le Centre dra-
Culture | 23
(Jeune à jamais), d’Alphaville peut
mener vers un autoportrait, ou
Man of the Hour (L’Homme de ma
vie), sur la mort d’un père, renvoie
aussi au sien, « qui était un peu rê-
veur ». Adamo, songeur, constate :
« C’est avec ces deux chansons que
je me suis le plus dévoilé. »
Au-delà des textes, les musiques
de ces succès ne pouvaient pas
être interprétées telles quelles. Il y
a une quinzaine d’années, à
Nancy, un journaliste avait dit à
Adamo que Stephan Eicher avait
exprimé l’envie de faire un jour
un album avec lui. « J’ai toujours
beaucoup aimé son univers, son
parcours, son traitement musical.
Lorsque l’idée de cet album a pris
forme, c’est à lui que j’ai pensé. » Le
Suisse Eicher et le claviériste néer-
landais Reyn Ouwehand, musi-
cien régulier d’Eicher, ont apporté
à l’Italo-Belge des arrangements
soignés, souvent acoustiques, ou
discrètement électriques.
Concerts à venir
Parfois, ils sont restés proches des
originaux, mais en enlevant ici un
élément (les harmonicas de Dy-
lan et de Young), en atténuant un
instrument (le piano dominant
de Carole King dans You’ve Got a
Friend, devenue Je suis ton ami).
Parfois, ils sont allés vers des
ailleurs prononcés. L’aspect syn-
thé-pop de John and Mary a dis-
paru, celui pop-soul de Holding
Back the Years (Je m’accroche), de
Simply Red, aussi. Mais pour rap-
peler le final dans la surexpressi-
vité du chanteur Mick Hucknall,
c’est une guitare électrique qui
prend son envol.
Pour ses concerts à venir, à partir
de fin mars – et en avril un séjour
au Canada –, Adamo va garder
quelques-unes de ces nouveautés.
En ayant en tête qu’avec une lon-
gue carrière comme la sienne, il
faut savoir doser. « Je suis déjà as-
sez long sur scène, mes concerts du-
rent deux heures quinze-deux heu-
res trente, et ce serait très préten-
tieux de ma part de ne pas chanter
une partie de mes chansons, dont je
sais que le public est là pour ça. » p
Sylvain Siclier
In French Please !, de Salvatore
Adamo, Fontana-Universal Music.
matique national de Thionville
encouragerait une tentation qui
fait son chemin. Au moment des
arbitrages budgétaires, certains
élus n’hésitent pas à sacrifier la
culture au motif qu’ils n’ont plus
d’argent dans leurs caisses.
Dans le Grand-Est, personne ne
veut en arriver là. Quant à
Alexandra Tobelaim, directrice
du NEST depuis 2020, elle
s’adapte tant bien que mal aux
contraintes. Et prépare pour la
saison 2023-2024 une program-
mation hors les murs qui se tien-
dra dans des lieux partenaires.
Elle qui a postulé parce qu’elle
pensait vivre la pose « de la pre-
mière pierre d’un nouveau théâ-
tre » négocie bon gré mal gré avec
l’incertitude : « Nous n’avons pas
de visibilité sur le calendrier. Les
bureaux doivent être détruits en
juillet. Un chantier de dépollution
va également démarrer sur le site
où se trouve le théâtre, ce qui va en
rendre l’accès compliqué. Nous at-
tendons de voir comment va se ré-
gler le problème. Et s’il peut l’être. »
­Jackie Helfgott est confiant : « On
devrait y arriver. » Reste à savoir
quel sera l’apport de l’Etat, qui
n’a pas répondu à temps à nos
­demandes d’interview. p
Joëlle Gayot
24 | Télévision
Guerre de hackeurs et peines de cœur
La première série française d’Apple TV+ imagine Eva Green et Vincent Cassel en amants désunis entre Paris et Londres
Apple TV+
À la demande
Série
T
ransmanche, cette
liaison. Sur le canal
­Saint-Martin, à Paris, que
l’on croyait exclusive-
ment voué à la bière, prospère
une officine de renseignement di-
rigée par un ancien des services
secrets (Gérard Lanvin, encore
plus désabusé que d’usage). Son
employé du mois s’appelle Ga-
briel, on le rencontre alors qu’il
est en mission à Damas, où il a été
chargé d’exfiltrer deux hackeurs
syriens qui ont pénétré les bases
de données du régime. Vincent
Cassel prête à Gabriel une
gouaille parisienne, une désinvol-
ture universelle, une violence qui
n’a rien d’imprévisible (il suffit de
le contrarier) et une blessure qu’il
laisse à peine deviner.
Au bord de la Tamise, Alison
(Eva Green), issue de la gentry
(son père était général), dirige le
cabinet du ministère de l’inté-
rieur, au moment même où les in-
frastructures du royaume (bar-
rage sur la Tamise, réseau électri-
que, chemins de fer…) sont mises
à mal par une série d’attaques in-
formatiques (même si on voit mal
pourquoi saboter le réseau ferré
britannique, qui sait très bien gé-
rer seul son agonie). Alison, qui
vit avec un brillant avocat, est
Splendeur et décadence du Parti socialiste, racontées de l’intérieur
Le documentaire, nostalgique, suit le dessinateur Mathieu Sapin, venu croquer des conseillers de l’ombre ayant connu l’âge d’or du PS
LCP
Vendredi 24 - 20 h 30
Documentaire
P lus d’un an après avoir
tourné ce documentaire,
Julien Dray a rendu sa carte
du Parti socialiste. Alors une forte
nostalgie imbibe La Disparition ?,
tourné en 2020 par Jean-Pierre
Pozzi avec le dessinateur Mathieu
Sapin, sorti en 2022 au cinéma.
Nostalgie de la puissance d’un
parti qui était encore populaire.
Ce retour sur les grandes heures
du Parti socialiste (PS) et sa dégrin-
GRILLE N° 23 - 047
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I Age. Une fois de plus. V. Possède
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 046
HORIZONTALEMENT I. Andouillette. II. Noir. Guarani. III. Tue-mouche.
PS. IV. Iguane. Ove. V. Da. Iu. Gratin. VI. Otée. Guenons. VII. Pin. Pli. Net.
VIII. Ancrée. Genre. IX. Geai. Basmati. X. Essorés. Sien.
VERTICALEMENT 1. Antidopage. 2. Nougatines. 3. Dieu. En-cas.
4. Ormaie. Rio. 5. ONU. Pé. 6. Igue. Glèbe. 7. Luc. Gui. As. 8. Lahore. Gs.
9. Erévan. Ems. 10. Ta. Etonnai. 11. TNP. Inerte. 12. Eseinstein.
Gabriel (Vincent Cassel) et Alison (Eva Green). Apple TV
convaincue d’être la collabora- Gabriel et Alison, tout en unifiant
trice du seul homme intègre d’un les réseaux numériques, mafieux
gouvernement à la fois corrompu ou subversifs, de toutes obédien-
et éphémère, et Peter Mullan ne ces. Ce n’est pas si facile que ça, et,
cache rien de son accent écossais, au bout du compte, on n’est pas
pour mieux marquer l’authenti- tout à fait convaincu de l’à-propos
cité de son personnage. de Liaison. Quand il s’agit de
Il s’agit donc, en six épisodes, ­renseignement et de géopolitique,
d’annuler les effets du Brexit en re- Virginie Brac (Engrenages,
nouant les liens passionnels qui Cheyenne et Lola), la créatrice de
unissent, on s’en doute très tôt, la série, qui devient, à cette occa-
golade séduit d’abord par ses ima- meeting montre la candidate
ges d’archives. Mitterrand, Jospin, avec, au second plan, un jeune
Royal, Hollande… Le « baron noir » Olivier Faure. A part ici, il n’est pas
Dray et Mathieu Sapin se promè- question de l’actuel premier se-
nent dans un Paris désert et
­confiné (en pleine pandémie
de Covid-19), où le premier refait la
géographie des congrès des heu-
res fastes. Puis viennent des entre-
crétaire du parti, symptôme de la
rupture de Julien Dray entre le PS
d’antan et sa nouvelle direction.
« Le PS que j’ai connu a disparu,
on a tourné la page », balaie-t-il.
tiens, notamment avec la journa- C’est la nostalgie aussi des succès
liste Laure Adler, ancienne con- d’une poignée de communicants,
seillère de François Mitterrand. artistes du récit de campagne.
Pendant la campagne de Ségo- Gérard Colé, l’un des artisans
lène Royal – la plus belle vécue par de la victoire du 10 mai 1981, four-
Julien Dray après celles de Mit- nit de piquants souvenirs au des-
terrand, dit-il –, une photo de sinateur, notamment l’élabora-
HORIZONTALEMENT
I. Assainit et rend tout plus respi-
jeux.lemonde.fr
rable. II. Alcène au labo. Entraînera
vers un dépôt de bilan. III. Plaisirs
gourmands. Grande entreprise. Chez
7 8 9 10 11 12
la girafe. IV. Pièce satirique au Moyen
la vie. Introduit les sciences. Mit en
beauté. VI. A perdu un E à Maastricht.
Soutient dans le coin. Ne cherchez
pas ailleurs. VII. Passage étroit.
Indique le moyen. VIII. Doublé chez
Nini. Règle plate. Difficilement sup-
porté. IX. Sans vœux au monastère.
A répondu. X. Sans références avec
la réalité.
VERTICALEMENT
1. Quel manque de fantaisie si elle
était de ce monde. 2. Reconnaît
l’autorité du pape. Peuple du Nigeria.
3. Equipent les insectes piqueurs.
Chez les Baltes. 4. Personnel. Sur
la portée. Assure un maintien provi-
soire. 5. Note. Sommet pyrénéen.
6. Donnent les couleurs de l’arc. Pré-
position. 7. Mis au régime pour un
temps. 8. Affectionne et chérit. Vieux
ruminant disparu. 9. Net pas net.
Victime de la jalousie. 10. Au bout de
la jetée. Assez vulgaire. 11. Ne laisse
pas de temps à la réflexion. La Terre.
12. Ont retrouvé jeunesse et éclat.
sion, la première Française à met-
tre le pied chez Apple TV+, tourne
le dos au pseudo-réalisme minu-
tieux du Bureau des légendes.
Surenchère de complots
Elle met en œuvre une suren-
chère de complots, de doubles
jeux et de trahisons qui minent
aussi bien l’Elysée, où l’on ne sait
pas s’il faut plus s’inquiéter de la
tion de la campagne face à Valéry
Giscard d’Estaing, « l’homme qui
veut contre l’homme qui plaît ».
Quelques imitations de Mit-
terrand et le sentiment, déjà, que
la victoire est arrivée « trop tard »,
après des années 1970 où tout
était encore possible, et que la
gauche n’a, au fond, jamais pu ap-
pliquer son programme ni expli-
quer ses échecs.
Second rendez-vous manqué
avec François Hollande. La « gau-
che molle » que fustigeait Mar-
tine Aubry pendant la campagne
de la primaire. Une petite musi-
sudoku
n°23-047
4 5
8 9
3 1
1 2 5 3
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
UKRAINE LEÀ WASHINGTON
ALAIN GUILHOT / DIVERGENCE
perversion du conseiller (Stanis-
las Merhar) que de la naïveté
du président (Thierry Frémont),
que la Commission européenne
(dont le siège bruxellois est
un vrai coupe-gorge) ou White-
hall. Pour faire passer cette orgie
de duplicité, il faudrait sans
doute un autre style de mise en
scène que celui de Stephen Hop-
kins, réalisateur chevronné qui
vise avant tout l’efficacité.
Reste l’autre liaison, celle qui est
vraiment dangereuse. Bizarre-
ment, c’est là que gisent les secrets
qui valent la peine d’être cachés,
puis dévoilés au pire moment, les
moments de grâce mélodramati-
que du récit. Le couple Cassel-
Green, qui, lors de ses premières
rencontres, semble défier l’imagi-
nation, trouve un rythme asymé-
trique assez gracieux. Ils sont ta-
bassés, enlevés, rudement interro-
gés… Leurs retrouvailles prennent
le chemin d’une descente aux en-
fers, qui seule peut offrir un cadre
à leur idylle. C’est dans ce renverse-
ment des valeurs amoureuses que
réside le charme de Liaison. p
Thomas Sotinel
Liaison, série créée par
Virginie Brac, réalisée par
Stephen Hopkins (Fr.-R.-U., 2023,
6 × 52 min). Avec Eva Green,
Vincent Cassel, Peter Mullan,
Gérard Lanvin, Irène Jacob.
Un épisode chaque vendredi.
que angoissante ponctuée de tic-
tac rythme ensuite cette « dispa-
rition » du PS que le documen-
taire déplore.
Comme acte de décès, il y a cette
« Nuit debout », en 2016, où Fran-
çois Ruffin lance, à la tribune :
« Chez les jeunes, plus jamais nous
ne voterons PS. » De quoi résonner
avec l’évolution actuelle du dé-
puté, devenu plus indulgent
à l’égard de la social-démocratie.
« C’est devenu un gros mot d’être
de gauche, dans les cercles d’élite
parisienne (…), c’est compliqué, on
va te regarder avec un peu de com-
4 5 3 7 9 8
6 1 8 2 3 5
2 7 9 1 6 4
3 9 8 8 3 4 5 2 9 7
5 6 7 4 1 3
7 5 2 1 9 2 8 7 6 3
9 2 6 3 5 1
7 4 1 9 8 2
4 Par courrier électronique :
3 8 5 6 4 7
2 1 5 Difficile
8 6 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
7 seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
Cahier numéro un de l’édition n° 3046 du 23 février au 1 er mars 2023
LOBBY DE KIEV
SOCIÉTÉ MADE DÉTOX
SEMAINE
NUMÉRIQUE
EN VENTE
CHEZ VOTRE
MARCHAND
DE JOURNAUX
­
0123
­Vendredi 24­ février 2023
Notre
sélection
Ve ndr e di 24 fé vrie r
Arte
Ukraine-Russie
et la guerre de propagande
9.25 Un nouveau point de vue
sur le conflit le plus médiatisé de
l’histoire. La propagande analysée
des deux côtés : la « libération d’un
peuple frère dirigé par des fascistes »
en Russie, et l’appel à la fraternité
et au courage pour les Ukrainiens.
Canal+
48e Nuit des Césars
20.45 La grande cérémonie
du cinéma, présidée par l’acteur
doublement césarisé Tahar Rahim
et douze de ses collègues, tranchera
entre 113 nominations réparties sur
53 films. L’Innocent, de Louis Garrel,
est nommé onze fois.
M6
Aladdin
23.05 Sur le ton de l’humour,
Guy Ritchie reprend, en 2019,
ce classique de Disney pour le
moderniser en musique. Avec Will
Smith en génie, les rires sont assurés.
Netflix
1917
A la demande Sam Mendes a filmé
la première guerre mondiale avec
les codes cinématographiques de la
seconde. Une histoire mélancolique
sur deux jeunes soldats chargés de
sauver, par un simple message, une
unité isolée menacée d’un massacre.
misération », relève le communi-
cant Philippe Moreau Chevrolet
sur fond d’images de 1981 mon-
trant, il est vrai, une liesse qui pa-
raît rétrospectivement bien naïve.
De cette promenade peuplée de
fantômes et d’anciens conseillers,
retirés à la campagne ou éloignés
des affaires, on ressort un peu
ébloui, comme après avoir passé
trop de temps dans le noir. p
Julie Carriat
La Disparition ?, de Jean-Pierre
Pozzi, Mathieu Sapin et Julien
Dray (Fr., 2022, 85 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
2 1 6
4 9 7 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
5 3 8 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
6 1 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
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4 5
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93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
La doudoune
s’éclate en ville
Ce vêtement conçu pour faire face
aux grands froids montagnards
arpente désormais les rues
des villes comme un classique
incontournable. Et, de Moncler
à The North Face, se décline
aussi en version créateur
Mode
A
vec son côté confortable et
dodu façon sac de couchage,
son nom amusant et régressif,
la doudoune est aujourd’hui
un vêtement familier. De ceux que l’on
croise désormais chaque hiver à tous les
coins de rues, sur le dos des jeunes filles,
des grands-pères et des enfants. Si elle
fut longtemps uniquement cantonnée
aux pistes de ski et autres sports d’hiver
– et donc, à ce titre, longtemps la chasse
gardée des marques spécialisées, Mon-
cler, Fusalp, Pyrenex et consorts –, de-
puis quelques saisons, elle s’est large-
ment imposée sur les podiums des col-
lections automne-hiver, chaque desi-
gner y allant de son interprétation
créative, aussi bien dans les lignes fémi-
nines que masculines.
« Le sport a toujours irrigué la mode, on
l’a vu avec l’influence grandissante du
sportswear dans les collections de prêt-à-
porter. On a d’abord adopté le survête-
ment puis la basket, et, dans les collections
automne-hiver, les pièces d’ordinaire ré-
servées aux sports d’hiver, en particulier la
doudoune. Cela répond également à l’in-
fluence du sport dans nos modes de vie »,
détaille Thomas Zylberman, expert
mode au sein du bureau de tendances
Carlin International.
Défi technique
Sur les podiums, on se souvient de l’im-
posant modèle rouge basculé sur les
épaules aperçu lors de la première collec-
tion de Demna chez Balenciaga, en
mars 2016. Cette saison, on l’a vue façon
kimono chez Dior femme, dans une ver-
sion peau lainée sur un mannequin
homme chez Jacquemus, gonflée à bloc
chez Loewe ou encore dans une version
glossy dotée d’un corset chez Versace.
« La doudoune incarne parfaitement la
tendance “extra-large”, cette silhouette
imposante, aux volumes accentués, qui
est très en vogue actuellement. C’est claire-
ment un truc de podium qui n’est pas si
évident à reproduire au quotidien, mais la
doudoune est l’une des rares pièces qui le
Le godillot bat le pavé comme jamais
De même que la doudoune s’est im-
posée comme le manteau de l’hiver, les
godillots sont les chaussures de la sai-
son. Des bottines souvent dotées de
bandes élastiques sur les côtés, façon-
nées dans un cuir lisse de bonne fac-
ture… La différence avec les Chelsea
boots tient dans la semelle crantée
épaisse qui contraste avec l’allure clas-
sique de cette bottine. Depuis quelques
saisons, et plus particulièrement
en 2023, elles semblent s’imposer
comme le modèle de chaussures de
ville incontournable, aux pieds des jeu-
nes et des moins jeunes. Pas une mar-
que, confidentielle ou grand public,
moyenne gamme ou de luxe, qui ne
propose sa version. Bref, les chaussures
« utilitaires » battent le pavé comme ja-
mais. « C’est sans conteste la chaussure
de cet hiver, mais elle s’est imposée peu à
Loewe, automne-hiver 2022-2023. Loewe
Doudoune courte Cluses, de la collection Moncler Grenoble. Moncler
permettent facilement et admettent les
couleurs ou les effets métallisés », com-
mente Thomas Zylberman.
Comment la doudoune est-elle peu à
peu descendue de la montagne pour at-
terrir dans la rue et dans nos penderies ?
Le japonais Uniqlo a notamment parti-
cipé à sa démocratisation, avec ses mo-
dèles ultra-fins de 180 grammes à
49,90 euros, qui se roulent dans un po-
chon pour être emportés partout.
En 2013, l’un d’eux s’offrait les honneurs
de la « une » de Time Magazine avec cette
accroche : « Cette veste peut-elle sauver le
Japon ? », tant la marque battait des re-
cords de vente. Si pratique et mode soit-
peu. Le premier modèle réellement mar-
quant est la bottine Monolith, de Prada,
présentée pendant l’automne-hiver
2019 et depuis intégrée aux collections
permanentes de la marque. Il y avait un
côté guerrier dans cette bottine lacée et
crantée, remontant haut sur la cheville,
presque une idée de “voilà comment af-
fronter la fin du monde” », détaille
Alexandra Jubé, fondatrice du bureau
de tendances du même nom.
« Un petit côté années 1990 »
Deux ans de pandémie sont aussi pas-
sés par là, donnant envie de chausser
du solide confortable, pour affronter
les imprévus du quotidien. Le modèle
Chelsea Tire, de Bottega Veneta, sorti
en 2021, s’inscrit dans cette optique :
montant haut sur la cheville, doté
d’une bande élastique sur les côtés et
Styles | 25
Doudoune Calina, de Mackage. Mackage
Doudoune Lorita, de Canada
Goose × Reformation.
Canada Goose x Reformation
sibilités sont infinies. Nous avons déve-
loppé des doudounes façon trench, avec
des imprimés, des formes cintrées… »,
ajoute Eran Elfassy. Pour Tiffany Hsu,
acheteuse pour le site de luxe MyThe-
resa, qui propose cet hiver des modèles
longs et à poches plaquées griffés Stella
McCartney ou d’autres courts et ultra-
gonflés signés Patou, la doudoune doit
en imposer pour répondre aux attentes
stylistiques du moment. « La forme est
très importante. Lorsque vous portez une
doudoune, il est surtout question de jouer
avec les proportions de la silhouette. Je
choisis des formes exagérées plutôt que
des formes plus classiques, car j’aime
l’idée que la doudoune crée du volume, ce
que les vêtements d’extérieur tradition-
nels n’offrent pas. Dans ma sélection,
j’opte donc pour des modèles super-lar-
ges ou plus raccourcis. »
elle aujourd’hui, la doudoune n’en reste
pas moins un défi technique. « Le con-
« La doudoune L’allure avant tout
fort et la fonctionnalité sont les premiers incarne bien Si les marques spécialisées continuent
critères à prendre en compte, détaille d’investir le terrain technique, elles ont
Eran Elfassy, fondateur et directeur artis-
la tendance presque toutes développé ces dernières
tique de la marque canadienne Mac- “extra-large”, saisons des modèles plus « mode », et
kage, qui a fait du vêtement d’extérieur donc plus attractifs, pour une clientèle ci-
sa spécialité. A quoi s’ajoute évidemment
cette silhouette tadine, qui privilégie l’allure à la fonction.
la technicité : il faut que la doudoune soit imposante The North Face a signé des collaborations
maniable donc légère, waterproof et avec les labels Gucci ou Suprême ces der-
qu’elle résiste à l’épreuve du vent et du
très en vogue » nières années, tandis que Canada Goose
froid. » Les tissus, développés en interne, Thomas Zylberman propose cette saison une collection aux
sont donc légers, respirants, gardent la expert chez imprimés floraux en collaboration avec
chaleur et sont évidemment imperméa- Carlin International la marque féminine californienne axée
bles : Nylon recyclé, polyamide, plumes sur l’écoresponsabilité, The Reformation.
d’oie… « Stylistiquement parlant, les pos- Quant à Moncler – qui célèbre la perfor-
mance sportive à travers sa ligne Greno-
ble née en 2010 et ses pièces ultra-résis-
tantes –, elle a invité cette année une poi-
gnée de créateurs à imaginer leur propre
version du modèle Maya, parmi lesquels
d’une maxisemelle en gomme, il est fort, une bonne tenue du pied et des pro- Pierpaolo Piccioli, de Valentino, ou Rick
décliné cette saison dans dix couleurs duits de bonne qualité que l’on peut por- Owens, pour fêter ses 70 ans. Un événe-
différentes. Balenciaga a également ter aussi bien au bureau que le week- ment célébré en grande pompe lors de la
proposé différentes versions, notam- end en balade », ajoute Mathilde Loi- semaine des collections printemps-été
ment à travers une collaboration avec zeau, acheteuse souliers au Bon Mar- 2023, en octobre 2022, à Milan : le label a
Crocs. « Les marques ayant une esthéti- ché Rive Gauche. Les marques plus en effet privatisé la place du Duomo le
que dystopique, que ce soit Balenciaga accessibles, de Minelli à Jonak, en pas- temps d’une soirée ouverte au public,
ou Marine Serre par exemple, ont très sant par Arket ou COS, proposent éga- réunissant plus de 1 000 danseurs.
tôt proposé des versions de ces chaussu- lement leur version. La marque italienne – depuis son ra-
res », ajoute Alexandra Jubé. Le godillot répond donc parfaite- chat, en 2003, par l’homme d’affaires
Dans les collections de cet hiver, elles ment à ce cahier des charges actuel. Va- Remo Ruffini – est une habituée des évé-
sont noires et lacées chez Yohji Yama- t-il pour autant supplanter la basket, la nements grandiloquents. Elle s’apprête à
moto, à boucles chez Chloé, remontant grande gagnante de ces dernières sai- dévoiler la nouvelle mouture de sa ligne
très haut sur la cheville chez Versace ou sons ? « On observe un retour à un cer- Genius, la ligne créative qui invite diffé-
dotées de semelles épaisses et crantées tain classicisme dans la silhouette en rents designers à imaginer des modèles,
chez Celine. « Il y a un petit côté années général, la chaussure “utilitaire” en fait à Londres, le 20 février, lors d’une soirée
1990, quand les Buffalo, ces souliers à la partie. Ce n’est pas tout à fait un signe de de nouveau ouverte au public. Pharrell
semelle très épaisse, étaient partout », la fin du streetwear, mais il y a très clai- Williams et Rick Owens y présenteront
commente Alexandra Jubé. rement une envie de plus de tenue, plus leur propre vision de la doudoune. Avec,
« Aujourd’hui, les besoins et les usages d’élégance », conclut Alexandra Jubé. p sans aucun doute, beaucoup de style. p
ont changé. On veut avant tout du con- M. G. Maud Gabrielson
 Idées
0123
26 | ­
­Vendredi 24­ février 2023

Un an de guerre en Ukraine

Entretien Constantin Sigov « La seule Dans les endroits aujourd’hui libérés de

L manière de lutter contre

l’occupation russe, plusieurs bibliothè-
e philosophe ukrainien Constantin ques ont été détruites ou pillées. Les li-
Sigov enseigne à l’université Mo- vres qui traitaient de l’histoire ou de la lit-
hyla de Kiev et dirige la maison térature ukrainiennes ont été brûlés. Les
d’édition L’Esprit et la lettre. Depuis volontaires qui apportent aussi bien des

la barbarie, c’est d’être

l’offensive russe, il a publié en France médicaments que des livres prennent de
Quand l’Ukraine se lève (Talent, 2022), grands risques, puisque les routes sont
avec Laure Mandeville, et Le Courage de souvent attaquées. Certains ont été arrê-
l’Ukraine (Cerf, 208 pages, 18 euros), dans tés, torturés. C’est dans l’action qu’on dé-
lesquels il souligne l’importance du con- couvre, parfois à son plus grand étonne-

encore plus humains »

flit ukrainien pour l’avenir de l’Europe.
Un an après le début de l’agression
russe, le 24 février 2022, quelles sont
les principales leçons pour l’Ukraine ?
Cette guerre montre que notre société
démocratique est beaucoup plus forte
qu’on ne le croit. C’est à l’évidence le cas
de la société civile et de l’Etat en Ukraine.
La solidarité entre les concitoyens s’est
avérée beaucoup plus puissante que je ne
l’imaginais avant cette catastrophe. Je
pense aussi à l’accueil exceptionnel reçu
par les Ukrainiens dans les pays euro-
péens. Nous redécouvrons une vraie dy-
namique de liens entre pays démocrati-
ques, qui constituent le rempart ultime
contre l’agresseur autoritaire. Les ci-
toyens européens perçoivent que la
cause ukrainienne est juste, et qu’en ré-
sistant vigoureusement l’Ukraine défend
toute l’Europe. Qui, mi-février 2022, pou-
vait imaginer un tel élan de solidarité ?
C’est l’aspect, si j’ose dire, très positif de
cette crise : faire découvrir qu’au moment
de l’épreuve, les gens peuvent être plus
humains, moins égoïstes. La démocratie
ukrainienne envoie un signal très fort à
toutes les démocraties. Nous parlons trop
de leur faiblesse. Il faut renverser ce dis-
cours et affirmer au contraire que nous
sommes forts, même si nous sommes en-
tourés par des pays dictatoriaux qui sont
en rivalité avec les pays démocratiques. La
seule manière de lutter contre la barbarie,
c’est d’être encore plus humains.
J’ai vu la détermination de la société
ukrainienne à défendre coûte que coûte
sa liberté. Nous avons découvert la force
de l’armée ukrainienne, composée de
gens qui sont entraînés depuis 2014 et
qui étaient passés par les écoles d’entraî-
nement des pays alliés. Dès le 24 fé-
vrier 2022, l’Etat ukrainien a envoyé le
message très clair qu’il se battait pour
notre liberté. Ce qui a changé la donne.
Quelques semaines avant l’invasion
russe, les pays du G7 étaient trop hési-
tants. Ils ont échoué à envoyer un signal
fort et clair à Moscou et à dire qu’ils ne
toléreraient aucune agression militaire
russe. Ce fut une grave erreur, alors que
le danger était imminent.
Mais, avant le 24 février, les autorités
de Kiev ne reprenaient pas non plus
les rapports américains alarmistes…
Nous savions que l’armée ukrainienne
était prête. Des millions de familles en
La résistance à l’attaque russe montre la force de la société démocratique ukrainienne,
analyse l’universitaire, qui reproche à la France ses rendez-vous manqués avec Kiev
Ukraine avaient déjà préparé leur sac à
dos. Nous étions déjà « réveillés ».
Mais aujourd’hui, il faut tirer les le-
çons de la guerre et dépasser les hésita-
tions. Ne pas dire : on livre les chars,
pour ensuite faire trois pas en arrière.
Cette ­hésitation n’est plus admissible. Il
faut que les responsables occidentaux
affichent des positions fortes. Car les
atermoiements encouragent le camp
russe, alors que Moscou recule dès
qu’on lui oppose la force.
Au printemps 2022, le ministre fran-
çais des affaires étrangères, Jean-Yves
Le Drian [qui n’est plus en poste depuis le
20 mai 2022], a eu raison de répliquer
aux menaces russes, en rappelant que
la France disposait elle aussi de l’arme
nucléaire, mais il n’a guère été sou-
tenu et a même fait l’objet de critiques.
C’était une erreur.
Comment jugez-vous l’attitude de
la France depuis le début du conflit ?
Le président de la République alle-
mand, [Frank-Walter] Steinmeier, a dit
qu’il s’était trompé dans sa relation avec
la Russie. Est-ce qu’un responsable poli-
tique français a dit publiquement avoir
commis des erreurs ? La France n’a fait
aucun mea culpa, à la manière des Alle-
mands ou des Britanniques, qui ont
poussé dehors les Russes domiciliés à
Londres. Paris a certes livré des canons
Caesar, des chars légers et d’autres ar-
mes. Mais nous avons eu du mal à per-
cevoir la cohérence globale du discours.
Vu que la France ne va pas subir une in-
vasion de l’Allemagne, elle pourrait
fournir plus d’armes. Cela lui permet-
trait de peser davantage dans le concert
européen des nations, car l’Europe cen-
trale y joue désormais un rôle majeur et
la France a manqué trop de rendez-
vous. C’est le moment de redevenir un
partenaire incontournable.
Mais ceux qui sont défavorables
aux livraisons d’armes redoutent
une escalade…
L’escalade est mise en avant par l’agres-
seur. Mais la vraie question est le retard
pris afin d’apporter un soutien efficace
pour résister. Nous ne disons plus que le
retard est semblable à la mort, nous sa-
vons que le retard est la mort. Quand la
présidente du Parlement européen, Ro-
berta Metsola, parle de « menace existen-
tielle » pour l’Europe, il ne faut plus tarder.
Si notre résistance est plus forte, cela dis-
suadera les Russes, et aussi leurs alliés po-
tentiels. Au fond, il n’y a guère de doute
que l’éléphant européen va gagner. L’éco-
nomie de la Russie est plus faible que
celle de l’Italie. Et sans commune mesure
avec l’économie de l’Union européenne.
Militairement, c’est la même chose par
rapport à l’Organisation du traité de l’At-
lantique Nord. Les pays autoritaires scru-
tent les réactions occidentales. Montrer la
force de l’Union européenne est la seule
manière de rétablir l’ordre du droit inter-
national. Leo Strauss [1899-1973, philoso-
phe juif allemand exilé aux Etats-Unis]
Il faut que les
responsables
occidentaux
affichent des
positions fortes.
Les atermoiements
encouragent
le camp russe
ment, qu’on peut être plus courageux
qu’on ne l’imaginait. Nous avons besoin
d’exemples comme celui de Tetyana dans
la vie politique comme dans la vie civile.
Arrivez-vous à publier beaucoup
­de livres ?
Nous publions des livres que nous im-
primons dans l’est du pays, à Kharkiv.
C’est notre métier habituel, mais nous
sommes conscients qu’il s’agit aussi
d’un signe envoyé au reste du monde.
Nous avons lancé une collection desti-
­ isait que les régimes totalitaires visaient
d née à la jeunesse, diffusée gratuitement
la destruction de la civilisation euro- en ligne pour les enfants en Ukraine ou
péenne. Chaque citoyen doit se deman- en exil depuis la guerre.
der s’il défend cette civilisation. Elle est en Les librairies à Kiev et dans une partie
jeu : personne ne sortira de cette épreuve du pays sont fermées. Mais certaines
de façon neutre. A Kiev, la participation sont ouvertes dans l’Ouest. Notre site
de nombreux juristes français aux tra- Web et la poste – qui fonctionne – cons-
vaux qui ont suivi la découverte des mas- tituent le lien essentiel avec nos lec-
sacres à Boutcha a réveillé des affinités teurs. Les livres arrivent dans les gran-
électives avec la France, pays des droits de des villes comme dans les petits villa-
l’homme et de Montesquieu. La prési- ges. Et ça marche. Les chiffres de janvier
dente de la Commission européenne, Ur- 2023 sont les mêmes qu’en janvier 2022.
sula von der Leyen, a lancé l’idée d’un tri- Les Ukrainiens, malgré toutes les épreu-
bunal à La Haye pour juger l’agression ves économiques, achètent des livres,
russe. Les Français devraient être à la avec une détermination qui en dit long
pointe du soutien de ce processus. Défen- sur le rapport à la culture et à la pensée.
dre la justice au sens le plus fort, le plus Qui plus est, il s’agit de livres assez exi-
noble du terme, établir les faits, accélérer geants. Nous diffusons beaucoup Timo-
les enquêtes pour juger toute la chaîne de thy Snyder, La Reconstruction des na-
responsabilités et créer des précédents. tions [Gallimard, 2003], un ouvrage de
Dans Quand l’Ukraine se lève, j’exprime 500 pages sur l’histoire de l’Ukraine, de
mon admiration pour « l’action philoso- la Pologne et de la Lituanie, ou encore Ei-
phique » du commissaire Maigret. La chmann à Jérusalem. Rapport sur la ba-
classe politique française a aujourd’hui nalité du mal [1963], d’Hannah Arendt.
besoin de nouveaux Maigret, pour réu- Les gens veulent savoir comment la phi-
nir intelligence, perspicacité profession- losophe allemande analyse les sociétés
nelle et courage. totalitaires. Nous republions également
notre Vocabulaire européen des philoso-
Vous travaillez à l’université et conti- phies [réalisé sous la direction de Barbara
nuez à diriger votre maison d’édition. Cassin, Seuil, 2019] en plusieurs volumes.
Quelle est l’importance de la culture J’aime beaucoup aussi l’ouvrage d’Yves
aujourd’hui en Ukraine ? Bonnefoy, Le Siècle où la parole a été vic-
Elle est très présente dans les débats à time [Mercure de France, 2010], car nous
Kiev. Mes collègues sur le front disent : sommes entrés dans une période où la
n’oubliez pas que nous nous battons parole est mise à mal.
pour notre culture libre, pour la qualité L’image mentale de l’Europe doit être
de l’enseignement, des arts. Par exem-
ple, une jeune professeure, Tetyana
constamment reconstruite, repensée,
pour ne pas être réduite à une peau de
Ogarkova, est venue dans mon bureau à chagrin. Car la guerre a aussi pour effet de
l’université de Kiev enregistrer un pod- tout réduire au plus petit dénominateur
cast en français sur Le Courage de commun. Il faut penser la complexité des
l’Ukraine. Elle est repartie avec des livres choses, intellectuellement, spirituelle-
de ma maison d’édition pour les appor- ment, culturellement, afin de défendre le
ter à Kharkiv, à Kherson et même à Kra- vrai sens de l’humain. p
matorsk. De cette manière, nous avons Propos recueillis par
le sentiment de défendre l’humanité. Alain Salles

Camille Grand La guerre C

omme le 11-Septembre mercantilisme conduisant à une penses militaires à 2 % du PIB
avait ouvert pour les Amé- dépendance énergétique aux im- (bien loin des chiffres de la guerre
ricains une guerre de plications stratégiques. froide) devient chaque jour davan-
vingt ans contre le terro- La violence de la guerre menée tage un plancher plutôt qu’un ho-

a renforcé et
risme, la guerre en Ukraine ouvre
une nouvelle ère stratégique. Le
24 février 2022 marque ainsi,
pour les Européens, le retour de
la guerre majeure en Europe,
par la Russie n’a pas de précédent
en Europe depuis 1945 et marque
le retour de la guerre de haute in-
tensité sur le continent, hypo-
thèse mise de côté depuis des dé-
rizon théorique. Les Européens se
trouvent désormais devant l’obli-
gation de tirer toutes les leçons
stratégiques, militaires et techno-
logiques du conflit ukrainien.

transformé l’OTAN
même si la guerre russe en
Ukraine a commencé en 2014,
avec l’occupation de la Crimée et
l’engagement militaire aux côtés
des « séparatistes » dans le Don-
bass. En violant l’ensemble des
traités et des principes sur les-
Le spécialiste des questions de défense quels s’était construite l’architec-
observe que le retour de la guerre ture de sécurité européenne de-
puis 1945 et en se lançant dans
de haute intensité en Europe a conforté une « guerre coloniale sous pro-
la doctrine de l’OTAN et obligé l’Union tection nucléaire », pour repren-
dre la formule de l’historien Tho-
européenne à actualiser sa stratégie mas Gomart, Moscou a sorti les
Européens de leur confort straté-
gique et d’une vision naïve des
relations internationales.
Cela s’est d’abord traduit par
une réévaluation douloureuse de
la relation de nombreux pays
européens avec la Russie, jusqu’ici
marquée par une forme de ro-
mantisme, à l’image de la France
exaltant l’histoire d’une relation
franco-russe souvent réécrite, ou,
dans le cas de l’Allemagne, par un
cennies. Cela se manifeste par une
hausse majeure de la perception
de la menace et des risques de
guerre (y compris nucléaire) dans
les pays occidentaux. Ce conflit
fut existentiel pour l’Ukraine dès
le premier jour, l’est pour la Russie
de Vladimir Poutine davantage
chaque jour, et le devient pour les
Européens, comme les débats ré-
cents de la conférence de Munich
l’ont montré.
Ce réveil brutal des opinions
publiques a amené les gouverne-
ments européens à réviser drasti-
quement la manière dont ils abor-
daient les questions de défense et
à prendre enfin conscience des
risques d’un déclassement straté-
gique, pourtant identifiés depuis
une décennie. Cette prise de cons-
cience les a conduits à accélérer
l’augmentation des budgets de
défense engagée en 2014. L’objec-
tif fixé par l’Organisation du traité
de l’Atlantique Nord (OTAN) de dé-
Retour aux fondamentaux
Après vingt-cinq années de dé-
ploiements « hors zone » consa-
crées à la gestion de crises et à
la guerre contre le terrorisme, la
défense collective a brutalement
été remise au premier rang des
priorités de l’OTAN. Pour l’Al-
liance, il s’agit d’un retour à ses
fondamentaux, à sa raison d’être
depuis la signature du traité de
Washington en 1949 : la protec-
tion du continent européen. Cette
transformation avait déjà été en-
gagée à partir de 2014, au lende-
main de l’occupation de la Crimée,
avec non seulement la hausse des
investissements de défense, mais
aussi avec un travail sur la réacti-
vité des forces, des exercices con-
ventionnels de grande ampleur
(« Trident Juncture », en 2018), des
­exercices mettant en jeu les
moyens de la dissuasion nu-
cléaire de l’OTAN (« Stead- aaa
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023 Idées | 27

Andreï Kolesnikov La société russe répond à la

violence de l’Etat par une obéissance moutonnière
La soumission des Russes à leurs dirigeants s’enracine corde n’a qu’un impact minime sur par l’Etat qui s’est formé au fil des an-
leur soutien au gouvernement. nées du règne de Poutine. Soulignons
dans la peur, mais aussi dans une extrême dépendance Cette soumission est sans nul doute toutefois que la dépendance socio-
économique vis-à-vis de l’Etat, constate le politiste la conséquence d’une peur refoulée, économique de la population à
d’une réticence à reconnaître le pro- l’égard de l’Etat n’est pas toujours due
blème, d’un sentiment de confusion
La loyauté se aux circonstances. Parfois, elle résulte

D
epuis près d’un an mainte-
nant, l’Ukraine et l’Occident at-
tendent que cette abstraction
qu’est le peuple russe se rebelle
ouvertement contre son gouverne-
ment. Or, point de grand mouvement
de protestation en Russie, encore
moins de soulèvement de masse, pas
même un signe de troubles à l’hori-
zon, malgré les exemples de résis-
tance individuelle dont témoignent
les nombreux procès pour déclara-
tions et activités antiguerre. En réalité,
le soutien de la population aux diri-
geants du pays est toujours plus agres-
sif, alors que son indifférence et sa
­capacité d’adaptation sont toujours
plus saisissantes.
En étudiant les raisons de ces réac-
tions, une vieille plaisanterie soviéti-
que me revient à l’esprit. Le secrétaire
général du Parti communiste Leonid
Brejnev se vante auprès de son homo-
logue américain que le peuple soviéti-
que supportera tout et ne se rebellera
jamais contre le communisme. Pour
étayer son propos, il impose une série
de mesures impopulaires à la masse
résignée, série qui culmine avec cette
annonce : tous seront pendus le lende-
main. La foule finit par réagir et une
­timide voix demande : « Doit-on ap-
porter sa propre corde, ou bien les syn-
dicats la fournissent-ils ? »
Telle est la réaction d’une proportion
significative de la population russe
aujourd’hui. Lors de la mobilisation
partielle de l’automne 2022, qui s’est
vite révélée n’être rien d’autre qu’un al-
ler simple pour l’échafaud, les appelés
ont dû acheter leur propre corde – en
l’occurrence, des gilets pare-balles et
des kits de premiers secours – en rai-
son des pénuries dans l’armée.
On aurait pu penser que, dans une
société urbaine modernisée qui n’a
pas livré de guerre de cette ampleur
depuis de nombreuses années et qui,
en trois décennies d’économie de
marché, a acquis tous les instincts de
consommation courants, une inter-
vention brutale de l’Etat dans le flux
paisible de la vie moderne n’aurait
pas manqué de provoquer des protes-
tations de masse. Or, loin de protester,
le peuple russe s’adapte à sa nou-
velle existence.
L’émigration peut être considérée
comme une forme de protestation : les
gens votent avec leurs pieds contre le
régime. Mais c’est aussi une forme
d’adaptation. S’ils ne peuvent rien
changer, ils optent pour des stratégies
pragmatiques opportunistes.
D’après les sondages, les actions de la
Russie en Ukraine provoquent chez
plus de 40 % des Russes un choc, de
l’horreur, de la peur et de l’anxiété.
Pourtant, alors que le niveau cumulé
de la dépression et de la peur ne fait
qu’augmenter depuis le début de
l’« opération spéciale » il y a un an, il
n’a pas atteint celui du milieu des an-
nées 1990 ou de la crise financière de
1998, par exemple.
Faux-sens du devoir
A en juger par ces indicateurs, le vérita-
ble choc n’est pas tant l’« opération
spéciale » que la mobilisation par-
tielle : durant cette période (septem-
bre 2022), 47 % des personnes interro-
gées ont déclaré éprouver des émo-
tions négatives, contre 32 % en mars.
Puis, sitôt qu’il a semblé à la majorité
des Russes que la menace de la mobili-
sation était passée, ces émotions néga-
tives, sans cependant totalement dis-
paraître, se sont stabilisées à des ni-
veaux tolérables. Et l’impression que
les Russes doivent fournir leur propre
Les actions
de la Russie
en Ukraine
provoquent chez
plus de 40 % des
Russes un choc,
de l’horreur, de la
peur et de l’anxiété
et de désorientation, et de l’incapacité
à saisir l’importance et la signification
de ce choc colossal : un choc plus
grand que tous ceux que le pays a con-
nus dans l’ère post-soviétique. Mais
cette soumission résulte aussi du re-
tour de vieilles habitudes longtemps
endormies : répondre à la violence et
au totalitarisme de l’Etat par une
obéissance moutonnière.
Les Russes, qui se sentent les otages
de l’Etat et de la confrontation de la
Russie avec l’« Occident collectif »,
sont victimes du syndrome de Stock­-
holm. Ils se persuadent que les actions
de leur chef d’Etat, incarnation du
pays, ont la logique et l’histoire totale-
ment de leur côté.
En outre, ils ressuscitent un faux-
sens du devoir envers l’Etat. A ce pro-
pos, il est révélateur que, en réaction à
une proposition de reporter la mobili-
sation pour les entrepreneurs, le prési-
dent de la Douma, Viatcheslav Volo-
dine, ait demandé avec indignation :
« Et qui va défendre la patrie ? » Etant
donné les problèmes démographiques
du pays, il aurait été logique de deman-
der : « Et qui va travailler pour l’écono-
mie du pays ? », mais il n’y a personne
pour poser ce genre de question.
Le choc actuel a brutalement réveillé
un traumatisme générationnel, qui in-
culque aux gens que les comporte-
ments d’autodéfense de base sont le si-
lence et le soutien passif (et, quelque-
fois, faussement actif) aux dirigeants
politiques. Tel était en effet le modèle
dominant de comportement des géné-
rations qui ont vécu le soviétisme. Se-
lon le sociologue Lev Goudkov, dans
une situation de choc ou de danger, les
gens ordinaires se mettent en position
fœtale, dans une tentative de disparaî-
tre, tout en se préparant intérieure-
ment à recevoir un coup sur la tête.
Mais la main qui frappe et dérobe est
aussi la main qui donne et nourrit.
Cette soumission ne vient pas seule-
ment de la peur, du retour d’un com-
portement adapté au totalitarisme et
du réveil d’un traumatisme histori-
que. Elle prend aussi racine dans l’ex-
trême dépendance socio-économique
d’une proportion significative de la
population russe envers l’Etat.
manifeste par
un massif soutien
aux autorités :
sincère ou feint,
actif ou passif,
qu’importe pourvu
qu’il s’affiche
Un des indices permettant de mesu-
rer cette dépendance est le revenu réel
disponible de la population. Depuis
l’annexion de la Crimée, celui-ci a
chuté, stagné, voire légèrement aug-
menté, tout en restant à un niveau très
bas. L’isolement progressif de la Russie,
la vie sous les sanctions, les atteintes
aux libertés civiles par les services de
sécurité et le refus de moderniser la
sphère socio-économique font stagner
l’économie du pays.
La structure des revenus de la popu-
lation est également révélatrice. La
proportion des aides sociales de l’Etat
dans ces revenus reste élevée ; il y a
quatre ans, elle avait même dépassé les
niveaux soviétiques. Au cours des neuf
premiers mois de l’année 2022, ces
aides représentaient 21,7 % des revenus
(contre 19 % sur l’année 2018).
La main qui nourrit exige en échange
la loyauté politique. En ces temps de
turbulences et d’incertitude des mar-
chés, y compris du marché du travail,
cette loyauté se manifeste par un sou-
tien massif aux autorités : sincère ou
feint, actif ou passif, qu’importe
pourvu qu’il s’affiche.
Selon des recherches menées par le
Carnegie Moscow Center en 2018,
dans l’ensemble, les Russes ne sont
pas opposés à l’idée de diriger leur
propre entreprise, mais ils estiment
que les conditions et le cadre institu-
tionnel en Russie n’incitent pas à le
faire. En conséquence de quoi préfè-
rent-ils travailler pour quelqu’un
d’autre. Il ne sera pas possible de se
passer rapidement de ce biberon
­étatique, et tout nouveau système
­devra être adapté au modèle socio-
économique très fortement contrôlé
d’un choix conscient.
Narcissisme collectif
Selon la théorie du déterminisme éco-
nomique, la dépendance financière en-
vers l’Etat conduit à la dépendance poli-
tique. Or, dans un régime autoritaire, la
politique, la psychologie et l’économie
sont interconnectées et s’influencent
mutuellement. Des facteurs psycholo-
giques comme la soumission, le narcis-
sisme collectif (« Nous sommes mieux
que les autres »), l’identification à un
chef autocratique, l’agressivité confor-
miste (« Tout l’Occident est contre nous,
alors nous resterons du côté de notre
chef, quoi qu’il fasse ») et le paterna-
lisme, en particulier lors d’un conflit
militaire, jouent aussi un rôle. De
même que la propagande et les idées
dominantes sur le comportement « cor-
rect » des bons citoyens et des patriotes.
En pleine guerre, dans cette situation
où le chef demande à la nation de parta-
ger avec lui la responsabilité de la guerre
à travers la mobilisation, la tendance à
ce que le psychologue ­allemand Erich
Fromm (1900-1980) appelait l’« agres-
sion défensive » est plus puissante que
jamais. Dans Anatomie de la destructi-
vité humaine, il écrivait que, dans une si-
tuation de narcissisme collectif, « le
groupe auquel on appartient devient le
défenseur de la dignité humaine, de la
décence, de la moralité et de la justice. On
attribue à l’autre groupe des qualités dé-
moniaques : il est perfide, sans pitié, cruel
et fondamentalement inhumain. La vio-
lation d’un des symboles du narcissisme
collectif provoque chez la population
une fureur et une agressivité telles qu’elle
en devient prête à soutenir ses dirigeants
dans une politique de guerre ». p
Traduit de l’anglais
par Valentine Morizot
Andreï Kolesnikov
est politiste, ­chroniqueur
de l’hebdomadaire ­indépendant
russe « The New Times » et expert
de la Fondation Carnegie
pour la paix internationale

aaa fast Noon », en 2022) et
une présence avancée dans les
trois pays baltes et en Polo-
gne sous la forme de groupe-
ments tactiques.
Cette préparation a permis à
l’OTAN de réagir fermement à
l’attaque russe contre l’Ukraine
par la mise sous l’autorité du
commandant suprême des forces
alliées en Europe de près de
40 000 hommes, une première
en Europe depuis la fin de la
guerre froide, et par le renforce-
ment substantiel de la présence
avancée en Europe orientale avec
quatre bataillons supplémentai-
res et des moyens lourds, dont un
groupement sous commande-
ment français en Roumanie.
La réaction de l’OTAN s’est struc-
turée autour de trois axes qui de-
meurent le cadre politique de son
positionnement dans cette crise.
D’abord, dissuader et défendre le
territoire de l’Alliance contre
toute velléité d’attaque russe.
Très présente au début du conflit,
cette préoccupation n’a pas dis-
paru. Si les forces terrestres rus-
ses sont affaiblies, les moyens aé-
riens, maritimes, cyber et nu-
cléaires de la Russie restent
largement intacts et justifient dès
lors une vigilance particulière,
par exemple pour protéger les in-
frastructures sous-marines.
Ensuite, la détermination très
claire d’éviter tout risque d’esca-
lade, volontaire ou involontaire.
L’OTAN veille ainsi depuis le pre-
mier jour à ne pas être partie pre-
nante, par exemple en refusant
d’intervenir sur le territoire ou
dans l’espace aérien ukrainien en
dépit des demandes d’établisse-
ment d’une zone d’exclusion aé-
rienne. Ce deuxième axe n’est pas
sans friction avec un dernier axe,
qui consiste à apporter un sou-
tien ferme à l’Ukraine. Ici, les al-
liés n’ont pas souhaité confier à
l’OTAN la responsabilité de coor-
donner l’assistance militaire à
l’Ukraine. Il est cependant impor-
tant de souligner que c’est la pos-
ture dissuasive crédible de
l’OTAN qui permet le soutien mi-
litaire sans précédent à l’Ukraine.
In fine, l’OTAN émerge renfor-
cée et transformée, recentrée sur
la mission de défense collective,
bientôt élargie par l’adhésion de
la Finlande et de la Suède. Son
point d’équilibre se déplace vers
l’est et le nord de l’Europe, alors
que l’Alliance se prépare à pour-
suivre les efforts engagés et à
maintenir sa nouvelle posture
dans la durée, tant les scénarios
sur l’issue du conflit ne suggèrent
aucune stabilisation rapide de la
situation sur son flanc oriental.
L’évolution de l’Union euro-
péenne (UE) est plus radicale, tant
elle s’est avancée en territoire in-
connu. Initialement, Bruxelles
s’est concentré sur des outils
éprouvés, mais à une échelle sans
précédent : sanctions économi-
ques avec dix trains de sanctions,
assistance humanitaire (plus de
1 milliard d’euros mobilisés) et fi-
nancière (30 milliards d’euros
La posture
dissuasive
crédible
de l’Alliance
atlantique
permet un
soutien militaire
sans précédent
à l’Ukraine
d’assistance macroéconomique),
et enfin élargissement avec la dé-
cision spectaculaire d’accorder à
l’Ukraine, pays en guerre, le sta-
tut de pays candidat à l’Union.
Les institutions européennes
ont aussi mis en œuvre des ins-
truments nouveaux dans le
­contexte d’un conflit aux frontiè-
res de l’Europe des Vingt-Sept.
Près de 12 milliards d’euros ont
été budgétés pour compenser les
donations d’équipements mili-
taire des Etats membres à
l’Ukraine en utilisant la Facilité
européenne pour la paix [instru-
ment extrabudgétaire qui a pour
objectif d’améliorer la capacité de
l’Union à prévenir les conflits].
Ces moyens en constante ex-
pansion depuis le début de la crise
sont venus abonder financière-
ment et compléter les efforts des
Etats membres, mais ont aussi
permis des initiatives nouvelles,
comme le lancement, en novem-
bre 2022, de la Mission d’assis-
tance militaire de l’Union euro-
péenne en soutien à l’Ukraine,
qui a pour ambition de former
30 000 militaires ukrainiens.
Sans être comparables en vo-
lume à l’assistance militaire four-
nie par les Etats-Unis, ces initiati-
ves de l’UE bousculent la pratique
européenne d’une assistance tra-
ditionnellement tournée vers
l’aide civile et humanitaire.
L’Union européenne s’affirme
ainsi davantage comme une ac-
trice à part entière dans la sphère
militaire, ce qui transforme son
ADN et donne un contenu inat-
tendu à l’ambition d’Ursula von
der Leyen, la présidente de la
Commission européenne, d’une
« commission géopolitique ».
Position singulière de Paris
Notons enfin que ces efforts se
sont déployés en bonne intelli-
gence, les deux organisations af-
firmant même dans une nou-
velle déclaration conjointe sur la
coopération entre l’UE et l’OTAN,
le 10 janvier 2023, un « partena-
riat stratégique », « face à ce qui
constitue la menace la plus grave
pour la sécurité euroatlantique
depuis des décennies ». Ainsi la
transformation de l’Union euro-
péenne apparaît comme plus
profonde, même s’il reste à véri-
fier s’il s’agit d’un cas unique lié à
la proximité du conflit ou d’une
prise de conscience plus vaste des
enjeux stratégiques.
La France prend toute sa part
dans l’aide à l’Ukraine et les mis-
sions de l’OTAN sur le flanc orien-
tal, et poursuit une hausse soute-
nue de son budget de défense.
Ces bouleversements stratégi-
ques posent cependant à Paris
des questions fondamentales sur
sa position toujours singulière à
l’égard d’une OTAN dont la cen-
tralité s’impose, sur l’avenir de
l’agenda de l’autonomie stratégi-
que européenne, sur les choix
militaires et industriels des Euro-
péens et, bien sûr, sur l’articula-
tion entre le soutien à l’Ukraine
jusqu’à la « victoire » et l’avenir de
la relation avec la Russie. Dans
son discours de Munich, Emma-
nuel Macron a esquissé ses pre-
mières réponses, elles devront se
construire avec nos partenaires.
C’est l’influence française en Eu-
rope face à l’évolution rapide des
grands équilibres stratégiques et
européens qui se joue. p
Camille Grand, ancien
­secrétaire général adjoint
de l’OTAN, est chercheur
et ­responsable des études
de ­défense au sein
du Conseil européen pour
les relations ­internationales
 0123
28 | Idées ­
­Vendredi 24­ février 2023

De l’avantage de créer un service public de l’urgence climatique

S
ur le front de la lutte contre le chan-
gement climatique, il y a au moins
deux bonnes nouvelles : d’abord,
tout le monde – ou presque – est dé-
sormais d’accord sur l’objectif, atteindre la
neutralité carbone en 2050. La France a
même inscrit cet horizon dans la loi – tout
comme la plupart des Etats très émetteurs de
carbone. Ensuite, il y a désormais un consen-
sus politique sur le fait que cette transition
va demander des investissements massifs :
Cette vaste sortir du pétrole, du gaz et du charbon im-
mobilisation pose de changer profondément nos maniè-
res de nous déplacer, de nous nourrir, de tra-
collective vailler, d’habiter. Le président de la Républi-
que l’a lui-même résumé lors d’une vidéo
pourrait incarner publiée sur YouTube, fin janvier 2023 :
« Aujourd’hui, on n’y est pas. Et si on ne
une transition change pas les choses, on n’y arrivera pas. »
créatrice C’est bien le cœur du problème ; l’immensité
du chantier pour réduire les émissions de gaz
d’emplois à effet de serre de la France fait désormais con-
sensus, mais la mise en œuvre reste très insuf-
fisante. Le Haut Conseil pour le climat expli-
quait dans son dernier rapport à quel point la
France n’était pas sur la bonne trajectoire.
Dans le transport, le développement du vé-
hicule électrique progresse mais reste timide
et les investissements dans le rail et les trans-
ports publics tardent. Dans le bâtiment, la ré-
novation des logements – 19 % de nos émis-
sions – ne décolle pas, malgré les milliards in-
vestis et la diversité des dispositifs déployés.
Dans le domaine des énergies renouvelables,
la France est le seul pays européen à ne pas
avoir rempli ses objectifs, elle s’est même vu
infliger une amende de 500 millions d’euros
par la Commission européenne. Aucune tra-
jectoire sérieuse ne concerne la transforma-
tion massive du secteur agricole. Dans l’in-
dustrie, de réels efforts sont envisagés, mais
ne portent pas encore leurs fruits. Pourtant,
l’installation, après la présidentielle, d’un se-
crétariat général à la planification écologi-
que, auprès d’Elisabeth Borne, à Matignon, a
permis de rassembler et d’organiser les poli-
tiques nécessaires.
Les exemples sont nombreux
Pourquoi, malgré le fragile consensus politi-
que sur la question climatique, l’atteinte des
objectifs fixés semble-t-elle hors de portée ?
L’exemple de la rénovation thermique des
bâtiments est l’un des plus parlants : le sujet
est sur la table depuis plus de dix ans. Pour-
tant, les rénovations globales, qui permet-
tent une véritable amélioration du confort et
une baisse de la consommation, n’ont con-
cerné que 66 000 logements en 2022, alors
qu’il en aurait fallu dix fois plus pour espérer
tenir une trajectoire réaliste et atteindre la
neutralité carbone. La loi sur les énergies re-
nouvelables, qui vient d’être votée à l’Assem-
blée, se concentre sur la levée d’obstacles ju-
ridiques, sans permettre de comprendre
comment la France va parvenir à multiplier
par dix ses capacités solaires et installer trois
fois plus d’éoliennes.
De nombreux responsables politiques esti-
ment qu’il est impossible d’aller plus vite : le
gouvernement semble tétanisé par le mou-
vement des « gilets jaunes », provoqué par
l’augmentation de la fiscalité sur l’essence.
Les oppositions sont très prudentes, comme
en témoigne le vote par la gauche et la droite,
à l’été 2022, d’un soutien de 230 millions
d’euros aux chaudières à fioul.
Comment parvenir à mettre en œuvre des
politiques climatiques efficaces tout en em-
barquant une large part de la population ? La
plupart des stratégies actuelles envoient des
signaux aux entreprises et au marché. Il est
de plus en plus clair que cette formule n’est
pas suffisante pour atteindre les objectifs.
De plus en plus d’observateurs prônent un
rôle accru de l’Etat et des collectivités locales
pour organiser et structurer les investisse-
ments. Autrement dit : la puissance publique
doit prendre la responsabilité d’exécuter la
transition. Pourquoi ne pas imaginer un ser-
vice public spécial, chargé à la fois de mener
les politiques climatiques mais aussi d’orga-
niser la formation des salariés vers des em-
plois décarbonés ?
Le secteur du bâtiment manque de bras for-
més à la rénovation thermique, le secteur
agricole va connaître une mutation massive
qui va demander des centaines de milliers
d’emplois, le secteur du solaire ou l’industrie
du vélo pourraient recruter massivement
mais ne trouvent pas les compétences néces-
saires. Puisque le secteur privé ne parvient
pas à mener au bon rythme cette transfor-
mation indispensable, l’Etat peut jouer plei-
nement son rôle d’accompagnement et de
formation des salariés, par exemple sur un
modèle inspiré des « emplois verts garan-
tis », proposés par l’économiste américaine
Pavlina Tcherneva.
Les exemples sont nombreux : les ouvriers
licenciés du secteur des fonderies seraient
d’excellents éléments dans une industrie du
vélo qui manque cruellement à la France,
rappelait le think tank The Shift Project, dans
son plan de transformation de l’économie
française. Les compétences des raffineurs ou
du secteur pétrolier pourraient être habile-
ment mises à profit dans le développement
des énergies renouvelables.
Ce service public pourrait également être le
visage et le guichet unique de la transition,
dans les territoires, pour aider les citoyens
qui cherchent à rénover leur logement, à ins-
taller des panneaux solaires, ou les copro-
priétés perdues dans les démarches adminis-
tratives. Cet interlocuteur unique pourrait
également être le partenaire des entreprises,
au niveau local, pour bénéficier d’aides ci-
blées et d’un accompagnement pour décar-
boner leur activité.
Cette vaste mobilisation collective pour-
rait incarner une transition créatrice d’em-
plois, efficace et lisible pour les citoyens
français. On serait même tenté de souffler
aux pouvoirs publics un nom pour cet outil
concret pour sortir collectivement des éner-
gies fossiles : le service public de l’urgence
climatique. p
Nabil Wakim
(Podcast « Chaleur humaine »)

Chronique | par Marie de Vergès Un œil sur la régulation audiovisuelle

La fiscalité, Livre ans, elle partage ses critiques
dans ce livre. « Le droit, alliage
meux, pour le respect des droits et
libertés. »

outil négligé en Afrique R ebelle, Mémona Hinter-

mann n’a jamais eu la lan-
gue dans sa poche.
­terriblement rigide en certains cas,
« Peut-on faire respirer la société
dans l’entre-soi d’un microcosme ?
se métamorphose en plastique
mou si nécessaire », tacle-t-elle
par exemple, estimant que, « dès
qu’une décision menace leurs inté-
L’ancienne membre du CSA
reste fière d’avoir milité pour que
l’audiovisuel représente mieux la
France, que les femmes soient
plus visibles, que les prisonniers

M TN a eu chaud. En janvier,
le plus grand opérateur de
téléphonie mobile d’Afri-
que s’est vu présenter par les autorités
du Ghana une facture très salée – quel-
que 700 millions de dollars (658 mil-
lions d’euros) – pour irrégularités fis-
cales et arriérés d’impôts. Contestée
par l’entreprise sud-africaine sur le
fond comme sur la forme, la sanction
a finalement été retirée. Mais les
­investisseurs étrangers restent dans le
viseur d’un gouvernement ghanéen à
court d’argent : les groupes pétroliers
Tullow Oil et Kosmos Energy, ou la
­société aurifère Gold Fields, ont égale-
ment été priés de passer à la caisse
pour régler des pénalités.
L’affaire témoigne des affres du
pays d’Afrique de l’Ouest, étranglé
­financièrement par une dette qui at-
teint environ 80 % de son produit
­intérieur brut (PIB). Un fardeau aussi
lourd que ses recettes fiscales sont
maigres (moins de 14 % du PIB), ce qui
rend l’équation quasi insoluble. Cette
faiblesse de l’impôt n’est pas un
­problème uniquement ghanéen.
S’il existe de grandes disparités
­entre les pays du continent, le taux
moyen de pression fiscale en Afrique
n’est que de 16,6 %. Bien en dessous
de celui des économies en développe-
ment d’Asie et du Pacifique (21 %),
sans même parler de la moyenne de
33,4 % dans les pays riches, membres
de l’Organisation de coopération et
de développement économiques.
La nécessité d’améliorer la collecte
des impôts est un refrain entonné
­depuis des années par les agences de
développement. Car hisser le niveau
de vie des populations implique des
chantiers innombrables en matière
d’infrastructures, d’éducation, de
santé. Pour les mener à bien, il faut des
ressources, lesquelles ne peuvent dé-
pendre uniquement de l’argent des
bailleurs de fonds et des investisse-
ments directs étrangers. Faire appel
aux marchés est une option possible,
mais elle peut se retourner contre les
emprunteurs en cas de choc exté-
dans bien des pays
africains, le
consentement à l’impôt
pâtit du manque de
confiance en l’état
rieur : le Ghana, qui avait massive-
ment émis des eurobonds, a vu leurs
taux d’intérêt monter en flèche avec la
crise sanitaire et le conflit russo-ukrai-
nien. Restent les revenus du pétrole,
L’endogamie fait rouiller les
­esprits, pas les carrières, ça s’est
sûr », écrit l’ancienne reporter de
France 3 dans son dernier
ouvrage, Une journaliste ne de-
rêts (…), les groupes industriels de
l’audiovisuel recourent aux servi-
ces d’avocats parmi les plus répu-
tés et les plus onéreux de Paris ».
ne soient pas caricaturés, et que
les DOM-TOM ne soient pas
oubliés. Une suite logique pour la
journaliste née sur l’île de La Réu-
nion, qui n’avait pas hésité, dès la
du gaz ou des minerais dans les pays vrait pas dire ça ? (Hugo Docu- Femmes plus visibles fin des années 1980, à aborder la
riches en matières premières, très ins- Une journaliste ne ment, 352 pages, 18,55 euros), con- Mme Hintermann confie égale- question des violences sexuelles
tables puisque étroitement corrélés devrait pas dire ça ? servant son habituel franc-parler. ment ses regrets à l’égard de à l’égard des femmes et des en-
aux cours mondiaux. L’impôt est donc de Mémona Aux antipodes de sa vie de grand ­Mathieu Gallet, PDG de Radio fants, trente ans avant #metoo.
un moyen encore largement sous-em- Hintermann, reporter, Mémona Hintermann France débarqué par le CSA face Sans livrer de scoops, l’autrice
ployé en Afrique. Il ne s’agit pas d’une Hugo Document, avait fait son entrée en 2013 au aux « pressions » de la « tempête en profite également pour érein-
recette miracle dans des pays dont 352 p., 18,55 €. sein du Conseil supérieur de politico-médiatique », deux se- ter la mise à distance de la presse
plus de 90 % de la main-d’œuvre tra- l’audiovisuel (CSA), en tant que maines après sa condamnation, présidentielle par les proches
vaille dans l’économie informelle. Les conseillère, après avoir rendu le 15 janvier 2018, à un an d’empri- d’Emmanuel Macron comme
entreprises non enregistrées et les tra- compte de la dureté des conflits sonnement avec sursis et à l’inertie politique de François
vailleurs sans contrat réduisent dans l’ex-Yougoslavie, en Libye, en 20 000 euros d’amende pour fa- Hollande vis-à-vis de l’absence de
d’autant l’assiette fiscale. Mais des pis- Afghanistan, en Iran comme en voritisme lorsqu’il était à la tête réforme de la loi audiovisuelle de
tes de réforme existent. Irak, à Gaza comme en Israël. de l’Institut national de l’audiovi- 1986, qu’elle juge « en décalage
Sans appartenir au sérail, elle suel, entre 2010 et 2014. « L’exhor- avec les usages ». Elle rappelle ici
Manque de confiance en l’Etat comptait « examiner les failles » tation à le destituer était profon- utilement que cette loi a été mo-
De nouveaux impôts peuvent être de la machine de régulation dément inquiétante, explique-t- difiée uniquement à la marge en
­introduits. L’Agence française de déve- audiovisuelle. Désormais libérée elle. Je me sentais en flagrante l’espace de trente-six ans alors
loppement le rappelle dans l’ouvrage de son devoir de réserve depuis contradiction avec les principes qu’il s’agit d’un écosystème en
L’Economie africaine en 2023 (La Dé- qu’elle a quitté l’institution, que j’avais défendus en tant que constante évolution. p
couverte, 128 pages, 11 euros) : l’Afrique en 2019, après un mandat de six reporter dans des lieux peu fa- Brice Laemle
du Sud et le Malawi ont mis en place
une taxe carbone en 2019, le Burkina
Faso a augmenté son taux d’impôt sur
le tabac. Plus controversé : certains
pays tel le Ghana ont ­commencé à
taxer les paiements numériques, au
Les Etats-Unis en Ukraine | par serguei
risque de pénaliser les populations les
plus démunies qui utilisent massive-
ment la mobile money.
Mais dans bien des pays africains,
le consentement à l’impôt pâtit du
manque de confiance vis-à-vis de
l’Etat. Comme le souligne Amaka
Megwalu Anku, directrice Afrique au
sein du cabinet de conseil Eurasia
Group, « les impôts sont un des
moyens les plus efficaces de signaler
que l’on trouve son gouvernement
­légitime ». Au Nigeria, première éco-
nomie d’Afrique, les recettes fiscales
représentent moins de 6 % du PIB.
« Avec l’argent du pétrole, l’Etat ne
s’est jamais vraiment préoccupé de
­lever des impôts qui l’obligeraient à
une forme de redevabilité vis-à-vis
des citoyens sur l’allocation de la dé-
pense publique », estime Mme Anku.
Alors que ce géant du ­continent, en
pleine crise, s’apprête à voter, le
25 février, pour ­désigner son pro-
chain président, il pourrait être
­pertinent d’ériger la fiscalité, au
même titre que les élections, parmi
les indicateurs d’un fonctionnement
sain de la démocratie. p
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0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
Brigitte Smadja
Romancière
En avril 1995. LIAN HONG/OPALE PHOTO
O
n imagine mal éteinte
la voix de celle qui
­enseigna longtemps
avant de nourrir son
œuvre de l’émotion qu’elle em-
pruntait à l’enfance, la sienne
comme celle de ses élèves. « Une
voix claire et nette, la voix de quel-
qu’un qui parle en face, qui a des
convictions, des cohérences et des
franchises. Une voix jamais embar-
rassée de vous dire la vérité. » Ainsi
l’évoque l’autrice Sophie Chérer
dans la présentation qu’elle fit de
son amie, quand parut Il faut sau-
ver Saïd (L’Ecole des loisirs, collec-
tion « Neuf ») à l’automne 2003.
L’un de ses romans les plus durs
où, se plaçant comme toujours à
la place de l’enfant qu’elle ima-
gine, l’autrice donne la parole à un
gamin de cité, assoiffé de savoir,
dont l’entrée en classe de 6e
tourne au calvaire. Couronné d’un
prix Sorcières (2004), ce plaidoyer
pour l’ascenseur social que repré-
sentait l’école avant sa lente
faillite tient de l’aveu, tant Brigitte
Smadja revendique ce qu’elle doit
à l’institution scolaire.
Née à Tunis, au seuil de l’indé-
pendance, le 12 mai 1955, la petite
Brigitte a une enfance de rêve.
Comme son père tient le restau-
rant du casino de La Goulette, pa-
lais bleu à l’architecture néomau-
resque, elle y vit, avec sa mère et
ses deux frères, quatre mois par
an. En totale liberté, avec une in-
souciance désarmante, princesse
rayonnante au rire contagieux.
Bien que juifs, ses parents l’ins-
crivent dans une école catholique
d’excellente renommée, où l’en-
fant est si heureuse qu’elle cares-
sera plus tard l’idée d’être mère
supérieure – ou pilote d’avion.
Tout s’effondre soudain quand le
père meurt, en août 1963. Anéan-
tie, la famille regagne la France où
rien ne les attend sinon une tante,
à Sarcelles (Val-d’Oise). La mère
soigne sa dépression dans le som-
meil, et Brigitte apprend à tout
­gérer, ses petits frères comme la
vacance maternelle.
Vocation enseignante
Etablie dans un deux-pièces du
quartier de la Goutte-d’Or, à Paris,
vêtue grâce à l’assistance des ser-
vices de la mairie, la fratrie trouve
toutefois vite ses marques. Seul
antidote au chagrin : l’école. « Une
échappée extraordinaire hors du
monde étriqué dans lequel je vi-
vais. L’école, c’était des textes, des
livres ; il n’y en avait pas un seul à
la maison », confie Brigitte.
Elle sera professeure. La nuit,
pour ne déranger personne, elle
se cale dans la baignoire et lit, étu-
die, apprend. Entrée dès la 6e au ly-
cée Jules-Ferry, elle obtient le bac à
12 mai 1955 Naissance
à Tunis
1988 « Quand papa était
mort » (Syros)
1995 Crée et dirige la
collection « Théâtre »
à L’Ecole des loisirs
2003 « Il faut sauver Saïd »
(L’Ecole des loisirs)
15 février 2023 Mort
à Paris
17 ans, prépare Normale sup Fon-
tenay, y est reçue (1974), comme
plus tard à l’agrégation de lettres
(1978). La voilà enseignante. Sept
ans en collège, à Montigny-lès-
Cormeilles (Val-d’Oise), puis, par
choix, militant pour cette culture
générale qu’on y propose peu, en
lycée technique. Un an à Edgar-
Quinet (Paris 9e), plus tard à
l’Ecole d’arts appliqués Duperré
(Paris 3e). Dynamisme, énergie,
charisme : elle incarne ce qu’elle
enseigne, croit sans nuance à sa
mission, en restant toujours à
l’écoute de ses élèves.
Une vocation authentique que
ne concurrence aucune envie
d’écrire chez celle qui n’a jamais
tenu de journal ni commis de
poésie. C’est à 30 ans que Brigitte
s’interroge, mais elle n’écrit que
pour offrir une histoire, l’adres-
ser à quelqu’un qu’elle connaît
ou imagine, sans jamais penser
« livre ». Elle pense « à la place » de
son personnage, au plus juste
de l’endroit où il se situe, où il vit
ses émotions.
Les premiers romans, La Triche
(Syros Jeunesse, 1987) et Quand
papa était mort (Syros, 1988)
­paraissent sous un pseudonyme
transparent : Emilie Smadja.
S’adressant à un lectorat « adulte »
ou « jeune », elle écrira pour con-
soler, compenser, réparer les vies
meurtries ou fragiles. De volume
en volume, elle compose une
sorte de « comédie humaine » où
les personnages se croisent, se re-
trouvent, grandissent, où l’im-
prévu le dispute à l’émotion.
Même priorité donnée au genre
littéraire quand Brigitte relève
le pari d’inventer, en 1995, une
collection de théâtre pour la jeu-
nesse à L’Ecole des loisirs. Il n’est
pas question de matière à specta-
cle mais d’écriture. Avant Nathalie
Papin ou Eric Pessan, parmi les
premiers titres, La Jeune Fille, le
diable et le moulin, d’Olivier Py
(L’Ecole des loisirs, 1995). Et la tâ-
che, écrasante, est trop exaltante
pour que la romancière y re-
nonce. Le legs de Brigitte Smadja –
le texte et la voix – n’est pas près
de quitter la scène littéraire. p
Philippe-Jean Catinchi
Le Carnet
Vous pouvez nous faire parvenir
vos textes soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone et
votre éventuel numéro d’abonné
ou de membre de la SDL)
soit sur le site :
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L’équipe du Carnet reviendra vers
vous dans les meilleurs délais
pour vous confirmer la parution.
carnet@mpublicite.fr
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Philippe BLANCHARD,
inspecteur général
des affaires sociales,
ENA promotion Fernand Braudel,
s’est éteint à son domicile, le 16 février
2023, à l’âge de soixante-treize ans.
Toute notre gratitude aux équipes
soignantes de l’Institut Curie et de
l’hospitalisation à domicile de la
Croix Saint-Simon.
Ses obsèques auront lieu le
vendredi 3 mars, au crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, en la salle
de la Coupole, à 10 h 30, Paris 20e.
Isabelle,
son épouse,
Paul,
son fils.
Michel Bontemps,
son époux,
Véronique et Nathalie,
ses filles,
Golan,
son gendre,
Yazan et May,
ses petits-enfants,
Denise,
sa sœur,
Gérard,
son frère
et son épouse, Yannick,
Les familles Bontemps, Moreau et
Sauvé,
ont la très grande douleur de faire
part du décès de
Nicole BONTEMPS,
née MOREAU,
directrice de recherche honoraire
au CNRS,
survenu le 20 février 2023.
Ses obsèques ont lieu ce jeudi
23 février, à 15 h 30, au cimetière du
Père-Lachaise, Paris 20e.
Ses filles,
Son petit-fils,
Son gendre,
Les familles Brenez, Sperry,
ont la douleur d’annoncer le décès,
survenu à Arbois, le 18 février 2023,
de
Michelle BRENEZ,
née SPERRY,
à Mulhouse, le 25 octobre 1932.
Enfant victime de l’annexion nazie,
devenue professeure de langue,
elle a œuvré à la compréhension
réciproque des cultures française et
allemande.
Les cérémonies d’adieu auront
lieu au funérarium de Poligny, le
25 février, à 10 heures, puis au
cimetière central de Mulhouse,
le 28 février, à 14 h 30.
Anne Castagna et Aude Castagna,
ses filles,
Gabriel Petersen,
son petit-fils,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Monique CASTAGNA,
née JANNEL,
directrice de recherche au CNRS,
à l’Institut Gustave Roussy,
à Villejuif,
pionnière de la communication
intracellulaire,
survenu à son domicile parisien,
dans sa quatre-vingt-dixième année.
Elle sera incinérée lors d’une
cérémonie privée.
Elle reste vivante dans le cœur et les
pensées de ses proches.
aude33@hotmail.com
Marie-Hélène et Christian
Babusiaux,
ses parents,
Jean-Pierre Costenoble,
son mari,
Allan et Elric,
ses fils,
Vanessa Berger,
sa sœur,
Guillaume et Raphaël Babusiaux,
ses frères,
Olivier Berger,
son beau-frère,
Rita et Marie-Lorraine Babusiaux,
ses belles-sœurs,
ont la douleur d’annoncer la mort de
Violaine COSTENOBLE.
Elle avait quarante-huit ans.
La célébration aura lieu le vendredi
24 février 2023, à 10 h 30, en l’église
Notre-Dame de Boulogne-Billancourt,
2, rue de l’Église.
Marinette,
sa mère,
Aurélia et Édith,
ses filles,
Pauline, Clément et Marceau,
ses petits-enfants,
Sa famille
Et ses amis,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
M. Yves DEL BUFALO,
moniteur de ski,
survenu le 19 février 2023, à Chambéry.
La cérémonie aura lieu au Centre
funéraire des pompes funèbres
intercommunales de la région
grenobloise, avenue du Grand
Sablon, à La Tronche (Isère), le
samedi 25 février, à 10 heures.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
Paris.
Bernard Durand,
son époux,
Jean-Marie Durand et Charlotte
Favier,
Dominique Durand Goldberg,
ses enfants,
Justine, Julien et Tess Goldberg,
Faustine, Colombe et Violette
Durand,
ses petits-enfants,
Louis Guy,
sa petite-fille de cœur,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Odile DURAND,
née de la FOURNIERE,
psychanalyste,
survenu le 20 février 2023,
à l’âge de quatre-vingt-trois ans.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le vendredi 24 février, à
10 h 30, en l’église Saint-Hippolyte,
27, avenue de Choisy, Paris 13e.
b.j.durand@free.fr
jmd2608@gmail.com
dominiquenic@aol.com
Grenoble.
MM. Benoît et Vincent Guigue,
Les familles
Et les amis proches,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Jacques GUIGUE,
formateur, chef de projet ressources
humaines et éducation populaire,
CNFPT, CDG, mairie de Grenoble,
CIFBA, SNC,
survenu le 20 février 2023, à Grenoble,
à l’âge de soixante-quatorze ans.
Les obsèques auront lieu le lundi
27 février, à 10 heures, au Centre
funéraire (PFI), avenue du Grand
Sablon, La Tronche.
Jacqueline Laffont Haik,
son épouse,
Raphaëlle, Judith, Nathan
Benjamin Haik,
ses enfants,
Ève, Joseph, Élie et Aimée,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Pierre HAIK,
avocat,
officier de la Légion d’honneur,
survenu le dimanche 19 février 2023,
à l’âge de soixante-douze ans.
Les obsèques auront lieu le
vendredi 24 février, à 14 h 15, au
cimetière du Père-Lachaise, entrée
rue des Rondeaux, carré 88, Paris 20e.
(Le Monde du 22 février.)
Carnet | 29
Véronique Otto, Romain Huret,
ses enfants et petits-enfants,
Maxime et Monica Otto,
leurs enfants et petits-enfants,
Patricia Gründ
président de l’École des hautes études
en sciences sociales (EHESS),
Le bureau de l’EHESS,
L’ensemble de la communauté
et ses enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de leur mère, grand-mère et arrière-
des enseignants, des chercheurs et
des personnels de l’EHESS,
Ses très nombreux collègues, amis
et étudiants,
grand-mère,
ont la douleur d’annoncer le décès
Mme Sylvie LAMBIOTTE, de
survenu le 15 février 2023, dans sa
quatre-vingt-quatorzième année. Daniel ROCHE,
directeur d’études de l’EHESS,
Une cérémonie aura lieu le mardi
28 février, à 15 heures, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, survenu le 19 février 2023.
Paris 20e.
Tous les membres de l’EHESS
Ses enfants, présentent à sa famille et à ses
Ses petits-enfants, proches leurs condoléances les plus
Ses arrière-petits-enfants, attristées.
ont la tristesse de faire part de la (Le Monde du 22 février.)
mort de
Nadine Ansroul,
Monique POUGNET, son épouse,
née MARCEAU, David, Laetitia, Sasha et Joshua,
à Bordeaux, le 15 février 2023, dans sa
ses enfants et petits-enfants,
cent unième année. ont la tristesse de faire part du décès
de
Olivier Roche, Marie-Noëlle Causse,
Sophie Roche-Ridard Frédéric STIGNANI,
et l’ensemble de leurs familles,
survenu à Paris, le 17 février 2023,
ont la tristesse de faire part du décès à l’âge de soixante-neuf ans.
de
La crémation aura lieu ce vendredi
Daniel ROCHE, 24 février, à 11 h 30, au crématorium
professeur honoraire du cimetière du Père-Lachaise, 71, rue
au Collège de France des Rondeaux, Paris 20e.
et cavalier émérite,
professeur à l’université ansroul.nadine@orange.fr
Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
directeur d’études à l’EHESS,
Anniversaire de décès
survenu le dimanche 19 février 2023,
Paris, le 23 février 2021.
au matin dans son sommeil.
Une cérémonie laïque aura lieu en Pierre MOULINIER,
X54,
la salle de la Coupole du crématorium
du Père-Lachaise, Paris 20e, le jeudi
2 mars, à 15 h 30. nous quittait, victime du Covid, à
l’âge de quatre-vingt-six ans.
Ni fleurs ni couronnes. Dons
Le temps passe mais Pierril, papa,
bienvenus à l’Association des amis
de Vauquois et de sa région ou au papi est pour toujours dans nos
Secours populaire. cœurs.
Daniel reposera, au cimetière de Famille Moulinier,
Brantes, aux côtés de son épouse, 89, avenue Denfert-Rochereau,
75014 Paris.
Fanette,
Formation
de ses beaux-parents,
André et Yvonne PEZARD
et de sa belle-sœur,
Sylvie PEZARD.
La famille remercie Héléna et
Turquie 2023 :
l’équipe de AD Paris, services d’aide
à domicile. risques et opportunités.
Formation professionnelle,
« Maintenant, les corbillards à
tombeau grand ouvert Inalco, Paris 13e.
Emportent les trépassés jusqu’au
Les 17 et 24 mars, 7 avril
diable vauvert (10 heures de formation).
Les malheureux n’ont même plus le
plaisir enfantin
Inscriptions jusqu’au 1er mars.
De voir leurs héritiers marron
marcher dans le crottin. » Contact :
Georges Brassens. formation.continue@inalco.fr
olior69@yahoo.fr Communication diverse
La Société d’Histoire Moderne &
Contemporaine, qu’il a présidée,
Et la Revue d’Histoire Moderne &
Contemporaine, qu’il dirigeait,
ont la tristesse de faire part du décès,
survenu le 19 février 2023, de
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Daniel ROCHE
Les bénévoles de SOS Amitié
écoutent
par téléphone et/ou par internet
et adressent leurs condoléances à
ceux qui souffrent de solitude,
tous ses proches.
de mal-être et peuvent avoir
Daniel était un grand savant, plein des pensées suicidaires.
d’humanité et de sagesse. Son sourire
espiègle nous manquera toujours. Nous recherchons des écoutants
bénévoles
Une cérémonie laïque aura lieu sur toute la France.
le jeudi 2 mars, à 15 h 30, en la salle L’écoute peut sauver des vies
de la Coupole du crématorium du et enrichir la vôtre !
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Choix des heures d’écoute,
et
formation assurée.
Ni fleurs ni couronnes. Dons
bienvenus à l’Association des amis En IdF RDV sur
de Vauquois et de sa région ou au www.sosamitieidf.asso.fr
Secours populaire. En région RDV sur
www.sos-amitie.com
rhmc@ens.fr
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
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Harold Thibault
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Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Michel Guerrin, Nicolas Jimenez (photo-
graphie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
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Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président

30 | 0123
International | chronique
par Al ai n F rachon
A Kiev, un front
politique uni
L Ici, toute
a rue est trompeuse à
Kiev, une des plus belles
villes d’Europe. La vie pa-
raît « comme avant ». On
va travailler, au café, au cinéma,
au théâtre, à l’Opéra – Dr Faust et
Carmen à l’affiche mi-février. La
dignité de la capitale ukrai-
nienne, c’est cette manière de
préserver l’allure de la normalité.
Cela renforce le sentiment
d’une tranquille détermination
dans la bataille en cours. Il y a
douze mois, on repoussait l’atta-
que contre Kiev ; lundi 20 mai, on
accueillait le président Joe Biden.
Couvre-feu à 23 heures et, de
temps à autres, sirènes avertis-
sant d’un possible danger venu
du ciel – mais personne ne se pré-
cipite aux abris.
N’étaient les restes d’immeu-
bles détruits ou touchés lors des
bombardements de février et
mars 2022, le charme de cette
ville ferait presque oublier la
guerre. Mais elle est bien là. Pas
une journée sans que la Russie
tire une bordée de missiles ou
drones sur les villes du pays. Ob-
jectif : épuiser l’Ukraine et lasser
ses soutiens occidentaux. Depuis
le 24 février 2022, l’armée russe
est à l’offensive et les Ukrainiens
sur la défensive – pas l’inverse. Le
long de l’immense ligne de front
qui borde la partie orientale du
pays, les Russes, çà et là, cher-
chent à percer. Ils testent la dé-
fense ukrainienne. Ils perdent
beaucoup d’hommes et gagnent
peu de terrain.
« Maintenant, on a compris »
A Kiev, le front politique semble
plus uni et décidé que jamais. La
« pensée stratégique » la plus
communément partagée est sim-
ple. Les Russes attaquent, nous
n’avons pas d’autre choix que de
nous battre. Ici, toute gamberge à
la parisienne sur l’hypothèse
d’un compromis territorial paraît
farfelue. En lançant ses chars sur
la capitale il y a un an, Vladimir
Poutine a montré quel était son
objectif : soumettre l’Ukraine.
Micro-trottoir ou conversations
avec des responsables politiques,
le message recueilli est identique.
Ce qui est en jeu, c’est l’indépen-
dance du pays. Extraits.
Mikhaïlo Podoliak, l’un des
principaux conseillers du prési-
dent Volodomyr Zelensky : « Si on
“gèle” à nouveau le conflit, avec un
cessez-le-feu sur les lignes actuel-
les, la Russie va se renforcer et re-
prendra la guerre (…). On sait le
destin qu’ils [les Russes] nous pro-
mettent, on a vu comment ils se
comportent quand ils s’emparent
d’une de nos villes » – tortures,
exécutions, enlèvements.
Sasha Romantsova, directrice
du Centre ukrainien pour les li-
bertés civiles, ONG qui, avec ses
homologues russe et biélorusse,
a reçu le prix Nobel de la paix
2022 : « Avant l’attaque sur Kiev,
et même un peu plus tard avant
les atrocités [perpétrées par l’ar-
mée russe] à Boutcha [dans la
grande banlieue de Kiev], on pou-
vait encore imaginer une négo-
ciation. (…) Maintenant, on a
compris, on sait ce que veut Pou-
tine, il ne nous laisse pas d’autre
choix que de nous battre. (…) Si
vous avez un meilleur scénario,
nous sommes preneurs. »
Opposante, députée et ancienne
premier ministre, Ioulia Timo-
chenko n’est pas moins catégori-
« nous sommes
dans une
bataille
existentielle »
Ioulia Timochenko
ex-première ministre
0123
­
­Vendredi 24­ février 2023
Le prix
de la liberté
réveil est brutal, mais irréversible. Il est en ­ ovid-19, les conditions d’une défiance
C
lui-même la preuve de l’aveuglement de
Vladimir Poutine, égaré dans le mépris que
lui inspirent les Européens.
étaient réunies. Elle s’est manifestée avec
la guerre. Ce camp occidental serait bien
avisé de se réinvestir sur le terrain de la di-
Cependant, l’Ukraine aurait certaine-
ment fini par se soumettre sans le puissant
soutien militaire des Etats-Unis. Sous l’im-
plomatie pour tenter de renouer avec les
pays qui lui ont tourné le dos. Cet effort
suppose de sérieuses remises en cause et
pulsion du président Joe Biden, que son l’abandon des postures de surplomb tout
long parcours en politique avait préparé autant que la lucidité, à l’heure où l’oppor-
pour ce rendez-vous avec l’histoire, le par- tunisme est devenu un principe dans les
tenariat entre les deux rives de l’Atlantique relations internationales.
gamberge a été renforcé. Un autre débat s’en trouve Ces mutations en cours seront renfor-
tranché. La défense européenne, lorsqu’elle cées ou freinées par le jugement des ar-
à la parisienne prendra corps, ne pourra être pour long- mes. Les dés ne sont pas jetés. Vladimir
temps encore qu’un adjuvant à l’OTAN. Poutine a beau avoir multiplié les erreurs
sur l’hypothèse Suite de la première page La guerre en Ukraine est depuis un an, d’analyse, qui lui vaudront un jugement
d’un compromis également, un accélérateur des mutations impitoyable de la postérité, il n’est pas sans
Un peuple s’est levé pour opposer une ex- d’un monde menacé de fragmentation en ressources. Il a résisté à l’endiguement po-
territorial traordinaire résistance à une armée sans sphères d’influence. Elles concernent tout litique et économique voulu par les Occi-
principes, accusée des pires exactions lors particulièrement le « Sud Global », qui dentaux. Il parie toujours sur la versatilité
paraît farfelue de sa pitoyable offensive initiale, et qui ­définit surtout par défaut les pays réti- et la pusillanimité supposées des démo-
bombarde aujourd’hui sans vergogne ses cents à prendre parti dans ce conflit, craties. Il s’est, de toute façon, irrémédia-
villes. Ce peuple paie chaque jour le prix de exemple pourtant chimiquement pur de blement placé le dos au mur en liant son
que : « Fatigue ? L’Occident peut se son aspiration à la liberté comme à la dé- la violation des frontières et de la souve- destin à cette agression et il est prêt à sacri-
fatiguer, pas nous, nous n’avons mocratie, qui donne aux citoyens le pre- raineté d’un pays par un agresseur théori- fier encore des dizaines de milliers de vies
pas cette alternative, nous sommes mier et le dernier mot. quement surpuissant. pour ne pas perdre la face.
dans une bataille existentielle. » Le fracas des armes a également révélé La surprise a été grande pour le camp oc- L’échec du maître du Kremlin est pour-
Olena Khomenko, élue du parti l’Europe à elle-même. L’Union a surmonté cidental. Ce refus de s’aligner était pour- tant nécessaire à la stabilité des nations.
du président Volodymyr Ze- ses divisions en respectant la règle de l’una- tant prévisible. Des libertés répétées prises Cette sanction d’une tentative de subjuga-
lensky : « Le moral tient, même les nimité, considérée longtemps comme un par le passé par les Etats-Unis et certains tion d’un peuple libre jouerait en effet un
jours difficiles. Nous sommes prêts obstacle à une véritable politique étran- de leurs alliés avec le droit international rôle dissuasif contre toute forme d’aventu-
pour une guerre longue. » Elle con- gère, pour s’extraire de la torpeur stratégi- qu’ils défendent aujourd’hui à l’égoïsme à risme militaire. Tout doit être mis en
seille de relire un article écrit par que à laquelle elle s’était abandonnée. Ce courte vue affiché pendant la pandémie de œuvre pour assurer sa défaite. p
Poutine en juillet 2021 et publié
sur le site du Kremlin. Le prési-
dent russe y nie l’existence d’un
peuple ukrainien et juge que
l’Etat installé à Kiev, réincarna-
tion du « nazisme », dit-il aujour­-
d’hui, relève d’une erreur. Visible-
ment, les Ukrainiens entendent
que « l’erreur » survive.
DAMIEN
Ils mettent en avant les para-
doxes de cette guerre. Puissance
nucléaire, la Russie se permet
d’attaquer un voisin pour en
changer le régime. Depuis son
territoire, elle peut bombarder
l’Ukraine et ne s’en prive pas. Pays
TRAVAILLE
attaqué, l’Ukraine n’a pas cette
possibilité – ce serait courir le ris-
que d’une confrontation avec une
grande puissance nucléaire, con-
frontation dont l’Occident ne
veut pas. Autre legs de l’histoire,
pas moins paradoxal et aujour­-
MIEUX
Mutuelle soumise aux dispositions du livre II du Code de la mutualité, n° SIREN 538 518 473, n° LEI 969500JLU5ZH89G4TD57. Crédit Photo Nicolas Prado, Crédit Circle Sportswear —
d’hui commenté avec amertume
à Kiev : en 1994, les Ukrainiens
ont transféré leurs armes nucléai-
res (ogives et vecteurs) en Russie
qui, en contrepartie, s’est engagée
à garantir les frontières de son
grand voisin…
Vladimir Poutine, le premier, de
concert avec le patriarche Kirill,
chef de l’Eglise orthodoxe russe, a
posé cette guerre en termes de ci-
vilisation. Elle aurait pour objet
d’isoler la Russie des influences sa-
taniques véhiculées par l’Occident
décadent. L’ambition est d’empê-
cher la dangereuse occidentalisa-
tion de ce voisin et, pour éviter
toute contamination, de le main-
tenir de force dans la culture russe.
La « pureté » de la sainte Russie –
expression que Poutine emploie
volontiers – vaut bien une guerre.
Cette bataille, le maître du
Kremlin est en train de la perdre.
Petite phrase entendue dans les
conversations à Kiev : « Je suis rus-
sophone mais depuis le 24 février
[2022], je veux me libérer de tout ce
qui touche à la Russie. »
Même dans les villes les plus an-
crées dans l’univers culturel russe
– cela va d’Odessa à Kharkhiv,
sans parler de Marioupol entière-
ment détruite par les forces de
Moscou –, on privilégie doréna-
vant la langue ukrainienne. Ioulia
Timochenko observe : « Depuis
douze mois, je vois mourir la cul-
ture russe en Ukraine. »
En fin de journée, alors que la
nuit tombe sur Kiev, Sasha Ro-
mantsova, la jeune directrice
SON ENTREPRISE FACILITE LA PRATIQUE DU SPORT
d’ONG, philosophe avec tristesse. POUR AMÉLIORER LA SANTÉ DE SES SALARIÉS.
« Avec les Russes, on a tout essayé
pour leur faire comprendre que Harmonie Mutuelle s’engage aux côtés des entreprises pour
nous n’étions pas la Russie. Nous, promouvoir le sport sur et en dehors du lieu de travail.
nous savons qui nous sommes.
C’est en agissant sur les déterminants de santé que nous avons
Mais eux, les, Russes, savent-ils qui
ils sont ? » p un impact positif sur la société.
Post-scriptum La maison d’édi-
Retrouvez tous nos engagements sur harmonie-mutuelle.fr
tion ukrainienne La Lettre et l’Es-
prit, codirigée par Leonid Fin-
berg, publie en version bilingue,
un recueil de Vasyl Stus, poète
ukrainien et grand dissident so-
viétique, « Poésies choisies » – tra-
duction de Georges Nivat.
 2
la « une », suite
Entretien avec
Serge Paugam

3
Dossier
v Vladimir
Jankélévitch
v Un « Cahier de
L’Herne » et d’autres
parutions marquent
les 120 ans
du philosophe

Ce qui nous tient ensemble

4|5
Littérature
Nathalie Bauer,
Stéphanie Dupays,
Douglas Stuart,
Pajtim Statovci

Nathalie Bauer.
Philippe Matsas

6
Histoire
d’un livre
« Rétiaire(s) », de DOA

7
Essais
La philosophie
­indienne expliquée
par Vincent
­Eltschinger
Axelle de Russé/HANS LUCAS pour « LE MONDE » et Isabelle Ratié

Mais les liens doivent aussi être

Dans « L’Attachement social », Serge Paugam c­ onquis. Ils le sont par les plus pauvres
lorsque ceux-ci luttent contre leur relé­-
examine avec une ampleur nouvelle les gation en investissant des lieux ouverts
comme les bibliothèques publiques, où
Gilles Bastin mécanismes du lien social et de la solidarité ils peuvent trouver des ressources parmi
leurs pairs et un peu d’estime de soi. Ils le
Critique suivie d’un entretien avec l’auteur, page 2

L
a société existe-t-elle encore
dans un monde où chacun
peut se croire indépendant
des autres ? Emile Durkheim
(1858-1917), qui observait déjà
les progrès de la division du
travail et de l’individualisme, n’avait
étrangement pas de doutes à ce sujet. La
solidarité des individus lui apparaissait
comme une évidence et le point de dé-
part de toute sociologie. « Comment se
fait-il, se demandait-il en étudiant les
changements des formes de solidarité
dans le temps, que, tout en devenant plus
autonome, l’individu dépende plus étroi-
tement de la société ? »
Serge Paugam, dont les travaux sur la
« disqualification sociale » des plus pau-
vres font référence depuis une trentaine
d’années, est un lecteur subtil de
Durkheim. On ne s’étonnera donc pas de
le voir poser de nouveau cette vieille
question dans L’Attachement social, son
nouveau livre, qui fera date par l’ampleur
théorique et empirique de son propos.
L’accroissement des inégalités, la remise
en cause de la solidarité du système de
protection sociale ou la tentation de l’en-
tre-soi aux deux extrêmes de la société
montrent, s’il en était besoin, que celle-ci
n’a pas perdu sa pertinence aujourd’hui,
bien au contraire.
Dans un registre métaphorique em-
prunté à l’art du tissage et à celui de la
mosaïque, Serge Paugam analyse la fa-
çon qu’ont les individus de tenir les uns
aux autres ou, pour le dire autrement,
« les fondements anthropologiques de la
solidarité humaine ». Il examine pour
cela l’entrelacs de quatre motifs du lien
social contemporain dans de nombreu-
ses interactions sociales : le lien de filia-
tion, le lien de citoyenneté, le lien de par-
ticipation élective, et le lien de participa-
tion organique, qui dérive de l’activité
professionnelle.
Dans ces quatre domaines, le lien entre
les individus peut revêtir de multiples
Dans un registre
emprunté à l’art du
tissage et à celui de la
mosaïque, le sociologue
analyse la façon qu’ont
les individus de tenir
les uns aux autres
formes que Paugam décrit à l’aide d’une
multitude d’exemples tirés de recher-
ches sociologiques récentes. Il peut plus
ou moins protéger les individus, comme
dans le cas du marché du travail, sur
­lequel un continuum de contrats diffé-
rents sépare les plus stables des plus pré-
caires. Il peut aussi leur conférer plus ou
moins de reconnaissance en contribuant
à la fabrique de l’estime de soi ou en la
détruisant, comme dans les cas de « dé-
gradation statutaire » consécutive à un
­licenciement brutal, un divorce doulou-
reux ou une insulte raciste. Le croise-
ment de ces deux dimensions du lien
­social, protection et reconnaissance,
­permet au sociologue de distinguer les
« liens qui libèrent », porteurs de l’une et
l’autre, de liens qui « fragilisent » ou « op-
pressent », lorsque l’une des deux est ab-
sente, ainsi que de la rupture des liens
lorsque les deux font défaut.
La forme des liens sociaux est cepen-
dant largement régulée par la société, qui
peut les rendre plus ou moins désirables
et contraignants, comme le montre
­Paugam en restituant les résultats d’une
enquête collective portant sur une tren-
taine de pays. Des différences impor­-
tantes existent en effet entre les pays ca-
ractérisés par un « régime d’attachement
familialiste », où les liens de filiation do-
minent, comme en Amérique du Sud ou
en Europe de l’Est, les pays caractérisés
par un « régime d’attachement organi-
que », comme la France, où le travail est
le plus protecteur, les pays marqués par
« l’attachement volontariste », où prime
le « civisme associatif », comme aux Etats-
Unis, et les pays proches du « régime d’at-
tachement universel », comme les pays
nordiques, dans lesquels la citoyenneté
est le lien le plus fort.
sont aussi par les plus riches lorsqu’ils
pratiquent la ségrégation résidentielle
dans les « beaux quartiers ». Ils le sont
enfin lors des mouvements sociaux,
dans lesquels Paugam retrouve des for-
8
Chroniques
mes de solidarité familiale permettant v Le feuilleton
de libérer du temps pour manifester, ou Tiphaine Samoyault
discerne la revendication de nouveaux a lu « Voyage dans la
liens en matière professionnelle et civi- nuit », de Friederike
que. Dans le cas des « gilets jaunes », ces Mayröcker
revendications émanaient qui plus est de
personnes dont le seul point commun
était de n’avoir réussi à tisser que des
liens fragiles avec la société.
Verrons-nous apparaître dans les an-
nées à venir de nouvelles revendications
9
Sélection
d’attachement, moins dépendantes des Parmi les parutions
cadres nationaux et faisant appel à de en poche
nouveaux types de liens ? Serge Paugam
le suggère dans la conclusion de ce livre
important en mettant en évidence
l’émergence récente d’un « attachement
à l’humanité », que de nouvelles institu-
tions pourraient fortifier en matière
10
Rencontre
économique ou écologique, par exem- Katie Kitamura : « Il
ple. Les plus pessimistes peineront à faut écrire sur ce qui
voir se dessiner cette perspective nous met mal à l’aise »
aujourd’hui, mais nul ne pourra nier
l’importance de la question pour l’ave-
nir de notre société. p
L’Attachement social.
Formes et fondements
de la solidarité humaine,
de Serge Paugam,
Seuil, « La couleur des idées », 624 p., 27 €,
numérique 19 €.

Cahier du « Monde » No 24304 daté ­­Vendredi 24­ février 2023 - Ne peut être vendu séparément
2 | .. à la « une » 0123
­Vendredi 24­ février 2023

L’auteur de « L’Attachement social » revient sur ses travaux autour de la pauvreté

et la façon dont ils l’ont conduit à développer une théorie du lien social

Serge Paugam : « Il y a urgence

à penser l’attachement à l’humanité »
entretien

Propos recueillis par Nicolas Weill

S
ociologue, spécialiste de la pau-
vreté et de la précarité, Serge Pau-
gam offre avec son nouveau livre,
L’Attachement social, une somme
majeure sur la question du lien qui « fait
société ».

Pouvez-vous retracer les étapes de

­votre carrière ?
J’ai découvert la sociologie en lisant Les
Etapes de la pensée sociologique, de Ray-
mond Aron [Gallimard, 1967]. Ce livre m’a
passionné, il est à l’origine de ma voca-
tion de sociologue. Le séminaire d’ethno-
sociologie des sociétés modernes que
donnait, à l’Ecole des hautes études en
sciences sociales, sa fille, la sociologue
Dominique Schnapper, qui a dirigé ma
thèse [La Disqualification sociale, PUF,
1991], a été une autre source détermi-
nante de ma formation. J’arrivais de ma
Bretagne natale, j’étais intimidé par la vie
parisienne et j’y ai trouvé la confiance qui
m’a été nécessaire pour me sentir libre et
progresser.
On retrouve dans mes ouvrages la
« pâte » qui est aussi présente chez Domi-
nique Schnapper, celle qui vient de Max
Weber [1864-1920], de la sociologie com-
préhensive [centrée sur la façon dont les
individus réagissent face aux déterminis-
mes sociaux]. Dans L’Attachement social,
j’inscris mon approche dans cette veine,
tout en tentant de l’articuler avec celle du
fondateur de la sociologie française,
Emile Durkheim [1858-1917], qui m’a éga-
lement accompagné tout au long de ma Serge Paugam, à Paris, en 2022. Astrid Di Crollallanza/opale.photo
carrière.

L’ensemble de votre travail montre

que la pauvreté ne doit pas se penser
sur un mode exclusivement « moné-
taire », mais comme un desserrement
des liens sociaux. En quoi votre
­nouveau livre prolonge-t-il cette
­réflexion ?
Ma problématique initiale, la question
du délitement, demeure très présente.
Mais je n’avais pas, jusque-là, identifié les
différents types d’attachement. J’avais
plutôt tendance à les regrouper sous l’ap-
pellation grossière et imprécise de « liens
sociaux ». Dans La Disqualification so-
ciale, je partais aussi d’une enquête me-
née dans une seule ville, celle de Saint-
Brieuc, cité moyenne où j’ai vécu mon
adolescence. Peu à peu, je me suis aperçu
que le destin des personnes en situation
de pauvreté n’était pas le même d’une so-
ciété à l’autre. Cela m’a conduit à réfléchir
à une échelle transnationale. Seul un
long itinéraire de recherche et d’enquête
m’a permis de distinguer les différents
types de liens, puis de constater qu’ils
s’exprimaient de façon différente selon
les sociétés. J’ai commencé par l’Europe
Extrait
« Il n’est pas facile de mesurer sta-
tistiquement l’attachement au
quartier (…). Une solution a été de
suggérer aux enquêtés d’imagi-
ner la situation de devoir démé-
nager et de leur demander si, à
cette occasion, ils regretteraient
leur quartier. Le contraste des ré-
ponses entre les quartiers riches
et les quartiers pauvres ressort de
façon frappante : 68 % des habi-
tants des premiers répondent
“oui, beaucoup” contre seulement
17 % des habitants des seconds,
contre 38 % de l’ensemble des
quartiers de la métropole pari-
sienne. (…) Le degré de similitude
sociale est un bon indicateur. (…)
Dans ce cas, les individus sont
peu différenciés les uns des
autres, partagent les mêmes
avec Les Formes élémentaires de la
­pauvreté [PUF, 2005], ensuite j’ai voyagé
au-delà.
Pour penser l’attachement social,
vous développez une structure en
carré : la filiation, la participation
élective (les associations), la parti­-
cipation organique (au sens qu’il
prend dans la division du travail) et
l’universalisme citoyen (la politique).
­Pourquoi ?
Durkheim dit que l’individu n’est véri-
tablement un être social qu’à partir du
moment où les diverses formes d’atta-
chement au groupe sont rassemblées en
lui. L’être socialisé a besoin de ces quatre
types de lien. Je me suis demandé com-
ment cet entrecroisement qui s’opère en
chaque individu pouvait correspondre à
l’entrecroisement des morales collecti-
ves dans une société globale, afin de ga-
rantir à la fois l’intégration des individus
à la société et l’intégration de la société.
Cette question presque d’ordre philo­-
sophique est à la base du raisonnement
s­ entiments, obéissent aux mêmes
croyances et adhèrent aux mê-
mes valeurs, ce qui ressortait pré-
cisément des anciennes enquêtes
dans les quartiers ouvriers. Il est
possible de mesurer la similitude
sociale à partir d’une question
subjective posée aux habitants :
“Vous sentez-vous semblable,
plutôt semblable, plutôt différent
ou très différent des personnes
qui habitent votre quartier ?” La
proportion des personnes inter­-
rogées qui estiment être très ou
plutôt semblables atteint près de
70 % dans les quartiers riches,
alors qu’elle n’est que de 51 %
dans les quartiers pauvres. »
L’Attachement social,
pages 310-312
sociologique : comment passer de l’indi-
vidu à la société ? On peut considérer la
réponse que représente L’Attachement so-
cial comme structuraliste, mais je ne l’ai
pas pensée comme telle. Si l’entrecroise-
ment est visible dans toutes les sociétés,
il n’est pas organisé de la même façon
partout. Je reste dans une logique compa-
ratiste, et mon livre aboutit à prendre en
compte la diversité humaine.
Vous insistez sur l’apport de la
­psychologie à l’étude du lien social.
Comment s’articule-t-elle avec
­l’approche sociologique ?
On peut retraduire un concept né dans
une discipline pour l’appliquer à une
autre. J’ai été un lecteur passionné du
psychiatre et psychanalyste John Bowlby
[1907-1990 ; Attachement et perte, PUF,
2002]. Il décrit l’empreinte durable que
laisse la relation entre la mère et l’enfant
dans les premiers mois de la vie et les ef-
fets d’une séparation plus ou moins du-
rable. Dans mon enquête sur le RMI [re-
venu minimum d’insertion, ancien RSA ;
La Société française et ses pauvres, PUF,
1993], je constatais que près de 20 % des
allocataires avaient vécu une épreuve de
type « placement » pendant leur enfance.
Il m’a semblé qu’il y avait là un dialogue à
instaurer entre la psychologie et la socio-
logie. Ce qui peut se jouer dans le lien de
filiation au moment où il se constitue ne
fait que précéder d’autres modes de so-
cialisation. C’est pourquoi j’en suis venu à
le rapprocher de ce concept si important
d’habitus [coïncidence entre structure
mentale et sociale] développé par Pierre
Bourdieu [1930-2002], mais aussi Norbert
Elias [1897-1990].
Vous analysez entre autres des cas de
grève historique, celle des chausson-
niers de Fougères, en 1906-1907, des
salariés de Molex, en 2009, puis le
mouvement des « gilets jaunes »,
en 2018. Pourquoi ces exemples ?
Je voulais étudier la constitution des
liens sociaux à travers les luttes sociales.
La première au moment où l’on voit
se constituer la société salariale, la
deuxième avec la crise de ladite société, la
perte massive des emplois, les délocalisa-
tions. Enfin, à travers les « gilets jaunes »,
l’émergence d’une génération fragilisée
qui s’inscrit en dehors du mouvement
syndical et des groupements profession-
nels. Cet exercice m’a surtout permis de
retrouver l’entrecroisement des liens so-
ciaux dans les luttes.
Peut-on soutenir que, dans une lutte
sociale efficace, les quatre dimen-
sions qui constituent votre modèle
des liens sociaux s’équilibrent ?
Pour Fougères et Molex, cela fonc-
tionne. Cet entrecroisement permet à un
mouvement de durer et de produire des
résultats. Pour ce qui est des « gilets jau-
nes », les relais dans la sphère citoyenne
et politique ont été insuffisants pour
aboutir à l’amélioration de la situation
des personnes mobilisées, en particulier
s’agissant des revendications de justice
sociale ou fiscale. Le référendum d’initia-
tive citoyenne qu’ils exigeaient n’a pas
été mis en œuvre. Contrairement aux
autres mouvements, Fougères et Molex,
qui ont été davantage soutenus par la
classe politique.
A la fin de votre livre vous envisagez
qu’un attachement à l’ensemble
de l’humanité devienne pensable.
­Comment ?
Les crises énergétique, climatique, etc.,
nous conduisent à raisonner au niveau
mondial. Il y a urgence à penser cet atta-
chement à l’humanité, ne serait-ce
qu’afin de pouvoir continuer à vivre sur
la terre. Nous devrions revenir à ce livre
de Durkheim, L’Education morale [PUF,
2012], et y ajouter des chapitres sur l’atta-
chement à l’humanité. Durkheim n’avait
pas les données ni le contexte nécessai-
res au dépassement du cadre national.
Nous n’avons pas non plus, il est vrai,
d’institution de régulation de l’humanité
tout entière. Mais il va falloir y tendre, à
un moment donné de notre histoire
­collective. p
Repères
1960 Serge Paugam
naît à Lesneven (Finistère).
1982 Il enseigne les sciences
économiques et sociales au
­lycée d’Avesnières, à Laval, et au
Centre Jean-XXIII, à Quintin
(Côtes-d’Armor).
1989 Il est chargé de recherche
au CNRS au Groupe de recher-
che et d’analyse du social et de
la sociabilité (Grass).
1991 La Disqualification
s­ ociale. Essai sur la nouvelle
pauvreté (PUF).
1997 Fondation de la collection
« Le lien social » aux PUF, qu’il
dirige.
2001 Il est directeur d’études à
l’Ecole des hautes études en
sciences sociales, Centre
­Maurice-Halbwachs, sur le
thème « Sociologie des inégali-
tés et des ruptures sociales ».
1999-2002 Il est membre de
l’Observatoire national de la
pauvreté et de l’exclusion
­sociale.
2009 Fondateur et directeur
de la revue Sociologie.
2015 Repenser la solidarité
(PUF).
2017 Il dirige Ce que les riches
pensent des pauvres (Seuil).
0123
­Vendredi 24­ février 2023
Vladimir
Jankélévitch,
disponible
au présent
Le philosophe
aurait eu 120 ans
cette année. Sa
pensée, celle d’un
moraliste soucieux
de nuance, apparaît
toujours très
actuelle, comme
en témoignent
quelques parutions,
dont un beau
« Cahier de L’Herne »
Repères
1903 Vladimir Jankélévitch
naît à Bourges.
1922 Il entre à l’Ecole normale
supérieure.
1926 Agrégé de philosophie.
1931 Premier livre :
Henri Bergson (Alcan).
1939 Ravel (Rieder).
1940 Il est révoqué de la fonc-
tion publique en tant que juif.
Il se réfugie à Toulouse sous une
fausse identité, jusqu’à la fin de
la guerre.
1947 Le Mal (Arthaud).
1951 Il est nommé à la chaire
Philosophie morale de la
­Sorbonne.
1957 Le Je-ne-sais-quoi et le Pres-
que-rien (PUF) ; nouvelle édition
remaniée au Seuil en 1980.
1974 L’Irréversible et la Nostalgie
(Flammarion).
1981 Le Paradoxe de la morale
(Seuil).
1985 Il meurt à Paris.
La judéité, une suite de tensions créatrices
Jusqu’à 36 ans, philosophie et
musique occupaient intensément
sa vie. Vladimir Jankélévitch se
s­ avait juif, mais n’y pensait guère.
Mobilisé le 5 août 1939, bientôt
pourchassé par Vichy, il se retrouve
clandestin. « Résister, c’est renouer
avec son judaïsme », écrit-il, en 1943,
à Toulouse. Après-guerre, il ne ces-
sera d’aiguiser son analyse de l’être
juif – ses paradoxes, ses tensions –
et d’intensifier son combat contre
l’antisémitisme.
Le volume intitulé La Conscience
juive rassemble plusieurs de ses in-
terventions sur ces thèmes, notam-
ment celles des Colloques des intel-
lectuels juifs de langue française,
qui se sont tenus à partir de 1957.
Sous la responsabilité d’Edmond
Fleg, qui habitait le même immeu-
ble que Jankélévitch, ces rencon-
Jean-Louis Jeannelle
H
ostile aux idéologies
et aux systèmes qui
avaient dominé la vie
intellectuelle des décen-
nies durant, Vladimir
Jankélévitch (1903-1985)
dénonçait, dans un entretien donné
deux ans avant sa mort, une philosophie
qui « ne parle ni au cœur ni à l’imagina-
tion », lui opposant une autre pensée,
qu’il désignait du terme bien démoné-
tisé de « sagesse ». Une sagesse toutefois
sans arrière-monde, sans valeurs prô-
nées et sans règles de vie. Plutôt un art
du paradoxe, une manière de maintenir
ouverte la disponibilité au présent.
« Mon système, déclarait-il dans le même
entretien, repris dans le très beau “Ca-
hier de L’Herne” qui lui est aujourd’hui
consacré, c’est de ne pas en avoir un. Mon
système, c’est le presque, le presque-rien
ou le presque-quelque chose. »
Aux structures opposait-il alors l’ap-
proximation ? Il est vrai que ce mot,
comme bien d’autres du langage ordi-
naire, est devenu sous sa plume un
­concept. Néanmoins, Jankélévitch sut
toujours se garder du vague aussi bien
que de la pose, du fuligineux que du dog-
matique. Philosophe dont le souci de la
nuance rend la lecture exigeante, il avait
pour objet (fidèle en cela à l’héritage de
Bergson) l’expérience du temps, saisie à
la fois dans l’écoulement irréversible et
dans l’instant inédit, ce « presque-rien de
durée » où tout peut se jouer.
L’équivoque et l’occasion, le jeune nor-
malien, premier à l’agrégation et futur
­titulaire de la chaire de philosophie mo-
rale à la Sorbonne (de 1951 à sa retraite,
en 1975), en fit l’expérience amère lors-
que, en 1940, il fut doublement destitué :
d’abord en tant que fils d’immigrés rus-
ses (son père fut le premier traducteur de
Freud en France), puis en tant que juif.
Au cursus honorum universitaire succé-
dait la Résistance à Toulouse et la révé­-
lation de l’« imprescriptible », concept ap-
pliqué à la Shoah, auquel il consacrera
une tribune dans Le Monde (3-4 janvier
1965). En pleine clandestinité – on trou-
vera dans le « Cahier » la notice qu’il rédi-
gea sur sa vie durant la guerre –, Janké­-
lévitch n’en poursuivit pas moins la
pièce centrale de son œuvre : le Traité des
­vertus, commencé au milieu des années
tres – où se firent aussi entendre ­« oscillation vibratoire », infinie, entre
Emmanuel Levinas, Jean Wahl ou An-
dré ­Neher – ont marqué un moment
important de renouveau. Le philoso-
phe y déclare d’emblée : « Les événe-
ments de la guerre ont été pour beau-
coup de juifs qui ne se voulaient pas
juifs la ­révélation de leur propre ju-
daïsme. Ils l’avaient toujours nié, et cet
être fondamental qu’ils portaient en
eux leur a soudain été révélé. »
Cette révélation, Jankélévitch s’em-
ploie de texte en texte à en éclairer
les facettes multiples, avec finesse et
subtilité. Fil directeur : une suite de
tensions créatrices, impossibles à ré-
soudre mais fécondes. Entre Israël et
la diaspora, entre assimilation et dif-
férenciation, entre soi et les autres.
Chaque fois, le philosophe montre
comment la « synthèse conciliatrice »
est impraticable et comment une
Dossier | 3
Vladimir Jankélévitch, vers 1980. Louis MONIER/GAMMA RAPHO
1930 et qui paraîtra en 1949 (Bordas), portance, pour Jankélévitch, de la ques- Philosopher
prouvant ainsi la cohérence de cette pen- tion du pardon, horizon de toute morale
sée qui enjambait la guerre. et défi à l’irrévocabilité du mal accompli.
comme on respire
En 1933, sa « thèse complémentaire », La vie morale n’est plus affaire de Longtemps, Vladimir Jankélé-
plus importante, comme souvent, que ­principes, situés dans le ciel des valeurs, vitch occupa, dans la pensée
celle dite, à l’époque, « principale », trai- mais exigence permanente, affaire de française, une place sinon
tait déjà de la mauvaise conscience. Car, bonne volonté : contrainte à se frayer un marginale – détenteur de la
s’il est aussi un philosophe de la joie, chemin jamais tracé, et à poursuivre un prestigieuse chaire Philoso-
­Jankélévitch aborde la morale par le biais mouvement sans cesse menacé de re- phie morale de la Sorbonne
d’un élément primitif de la vie spiri- tomber en affectation ou en alibi. Si pendant près de trente ans, en-
tuelle : l’« irréversibilité du temps », au ­chacun doit donc y mettre du sien, c’est gagé dans le débat public, il in-
que, « même dans le carna pour beaucoup une fi-
royaume de la justice, gure familière de la sagesse –,
Il n’est qu’une seule règle, tout le monde aurait en- du moins trop indépendante
exposée dans « Le Je-ne-sais-quoi core ­besoin de gentillesse pour faire école. On ne brandit
et le Presque-rien » : « Tout est et de ­générosité ». Il n’est pas le « je-ne-sais quoi » ou le
simple si le cœur y est : vous avez qu’une seule règle, expo-
sée dans Le Je-ne-sais-
« presque-rien » en étendard.
On ne se mobilise pas derrière
beau prononcer les paroles de la quoi et le ­Presque-rien la subtilité et le doute. Mais il
charité, si le cœur n’y est pas, (PUF, 1957 ; nouvelle édi- arrive qu’on y revienne des an-
tion Seuil, 1980) et rap­- nées plus tard, qu’un ton, une
rien n’y est » pelée par un des ­contri­- voix persistent, et tel est le mi-
buteurs du « Cahier » : racle qui se produit pour cette
« Tout est simple si le œuvre singulière, désormais
cœur de plusieurs articles de ce « Cahier cœur y est : vous avez beau prononcer les régulièrement rééditée, objet
de L’Herne ». L’écoulement ininterrompu paroles de la charité, si le cœur n’y est pas, de nombreuses thèses, tra-
et définitif du temps confère à nos actes rien n’y est. » duite dans le monde entier.
leur caractère irrévocable : si le résultat « Je-ne-sais-quoi » : la formule est tirée de C’est cette présence renouvelée
de l’acte accompli est réparable, l’indi- L’Homme de cour, de Baltasar Gracian dont Françoise Schwab entend
vidu ne peut abolir le fait même d’avoir (1601-1658), et désigne ce surplus que la comprendre les ressorts dans
fait ce qu’il a fait, perpétué par le souve- raison reste impuissante à expliquer. Elle la biographie Vladimir Jankélé-
nir. En sorte que la liberté n’est qu’un de- est exemplaire du style philosophique de vitch. Le charme irrésistible du
mi-pouvoir ou un pouvoir unilatéral : Jankélévitch, fécond en néologismes je-ne-sais-quoi (Albin Michel,
tout décret est révocable, mais pas l’acte ou en substantivations inattendues, telle 396 pages, 23,90 euros, numé-
d’avoir décrété ; tout crime peut être cor- cette « primultimité » qui traduit le fait rique 17 euros). Il ne s’agit pas
rigé, mais non annulé. On mesure l’im- que, dans notre rapport au temps, « cha- seulement pour elle d’intro-
que “fois” est à la fois première et dernière ». duire à la philosophie de Jan-
Devenu indissociable de sa pensée, le kélévitch et de dessiner le
« je-ne-sais-quoi » l’inscrit parfaitement ­contexte de son émergence, tâ-
dans la tradition moraliste, même si, à
l’aphorisme qu’il définissait comme une
che qu’elle accomplit du reste
sans faillir. Françoise Schwab
« vérité insulaire », Jankélévitch préférait cherche à saisir autre chose, de
les deux pôles est constitutive de la la coulée d’un texte témoignant d’une plus impalpable : une pré-
conscience juive. force oratoire. N’est-ce pas aux yeux du sence, justement, le style de
C’est exactement cela que l’anti­- moraliste que les relations humaines vie et de pensée d’un homme
sémitisme veut éradiquer, en som- sont approximatives, mêlées de facteurs qui philosophait « comme il
mant le juif de choisir : « Ou tu ne impondérables, rétives à l’abstraction ? respir[ait], profondément, ironi-
­diffères pas des autres en acceptant de L’espérance, le remords, l’ennui ou la quement, sans affectation, na-
t’assimiler à eux, tu abandonnes tes nostalgie : autant d’expériences qui sup- turellement », dans une « tenta-
usages, ou bien alors ne sois que juif posent, pour être finement appréhen- tive de réentendre [s]a parole ».
et accepte le ghetto. » Insister sur dées, d’avoir la manière. Ou le doigté Elle raconte, dans une brève
­l’actualité de ces analyses est inutile, d’un philosophe qui jouait tous les jours postface, les liens qu’elle entre-
tant elle saute aux yeux. p du piano et définissait la musique tint avec Jankélévitch, dont elle
Roger-Pol Droit comme une « temporalité enchantée », fut l’élève. Ce livre vibrant
chargée d’affects, mais sans signification porte témoignage pour cette
La Conscience juive, toute faite. p amitié, qui, dit-elle, changea
de Vladimir Jankélévitch, sa vie. Il sait, surtout, en
préface de Françoise Schwab, Jankélévitch, ­transmettre la puissance
L’Herne, « Essais », 168 p., 14 €, sous la direction de Françoise Schwab, et la ­fécondité. p
numérique 10 €. Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau Florent Georgesco
Signalons, du même auteur, la parution et Jean-François Rey,
en poche de La Musique et les Heures, « Cahier de L’Herne », 296 p., 39 €,
Points, « Essais », 304 p., 11,90 €. numérique 23 €.
4 | Littérature | Critiques 0123
­Vendredi 24­ février 2023

Blanches et Noirs
à Zanzibar
De l’archipel tanzanien de Zanzibar,
Xavier Houssin dans l’océan Indien, on connaît les
plages de sable blanc et l’eau tur-

D
ans la Rome antique,
les augures lisaient les
présages dans le vol
des corbeaux, ces
grands messagers noirs qui tra-
versent le sixième roman de Na-
thalie Bauer. Signets d’une aven-
ture fervente et tenue secrète qui
commence à Rome, justement, ils
accompagnent les hasards, les
pressentiments d’une troublante
histoire d’amour, de mort et
d’âmes emportées dans le re-
mous du temps.
Nous sommes au Ier siècle, dans
la neuvième année du règne de
Néron. Un jeune poète, Marcus
Valerius Corvus (on lui a donné le
surnom de « Corvus » – corbeau,
en latin – à cause de ses cheveux
d’un noir profond), rencontre
Chloé, esclave affranchie. Une in-
tense attirance les ­saisit, les ras-
semble. Leur étreinte sera telle,
chair et esprit, qu’ils sont empor-
tés par la certitude qu’elle ne sera
jamais brisée par leur trépas. Bien
qu’ayant suivi, dans les cercles de
premiers chrétiens, l’enseigne-
quoise. Moins les relations entre Oc-
cidentales et locaux, qui ont débuté
avec le tourisme, dans les années
1990. Elles sont au cœur du premier
roman d’Altaïr Despres. L’anthropo-
logue a puisé dans son travail de ter-
rain mené entre 2015 et 2019 afin
d’écrire une fiction documentée sur
ces femmes venues de Scandinavie,
de France ou d’Allemagne pour des
vacances. Tombées amoureuses
d’un Zanzibarite, elles sont restées,
devenant parfois des pionnières de
l’hôtellerie en s’associant avec leur
aline bureau conjoint. Comme Ethel, propriétaire
avec Omar d’un hôtel réputé pour
ses fêtes de plage. Zanzibar com-
mence au matin d’une de ces soirées
Deux amants à travers la mort et les siècles. A un signe, orgiaques. L’écrivaine sonde l’envie
de liberté intrépide et de réinven-
une connivence, ils se reconnaissent. «Qui tu aimes jamais tion de soi de ses héroïnes, mon-
trant l’amertume de Solange, volée
ne perdras», subtil miroir du temps de Nathalie Bauer par son fiancé zanzibarite, l’échec de
Mathilde et son retour en Bretagne,
et la gouaille suffisante de Juliette,
L’amour toujours qui s’enorgueillit d’être celle qui
roule les hommes. Altaïr Despres
n’est jamais aussi juste que lors-
qu’elle s’attache à ce qu’elle ne peut

ment de Paul de Tarse, ils ne pen-
sent pas à la vie éternelle du
royaume des cieux promise par
l’apôtre, mais plutôt à cette trans-
migration des âmes dont ont
parlé Pythagore, Empédocle ou
Sotion. « Si nulle âme ne périt ni ne
cesse d’agir, sauf dans le moment
où elle se transfuse dans un autre
corps, dis-je, alors nous renaîtrons
à une nouvelle vie sous une autre
forme. Mais crois-tu que nous
nous retrouverons, toi et moi ? Et, si
Tous les fragments de cette
histoire qu’on veut croire
sans fin sont reliés par un fil
invisible. On passe d’un
temps à l’autre par un relais
discret. Un mot, une
situation, une phrase
tel est le cas, crois-tu que nous
nous reconnaîtrons ? Corvus rit
avant de répondre : pour ce qui est
de moi, je te reconnaîtrai, bien sûr.
Je te reconnaîtrai au premier coup
d’œil, j’en suis certain. Comment
pourrais-je t’oublier, ma bien-
aimée ? Partout où j’irai, je te cher-
cherai et je te retrouverai. »
recommencé
Qui tu aimes jamais ne perdras
est le récit au long cours de ce
­serment. D’une époque l’autre se
rejoignent ainsi, dans les batte-
ments du destin, des êtres qui
se découvrent et s’assemblent
« comme les deux morceaux d’un
objet cassé ». Aux émois des
amants romains suc­cèdent, dans
un cloître du bas Moyen Age, ceux
d’une nonne et d’un prédicateur
épris de mots et d’idées neuves.
Plus loin, une inexplicable conni-
vence unit l’épouse d’un riche
commerçant de l’Amsterdam du
Siècle d’or au peintre qui fait son
portrait. Dans la Russie de la fin
du règne de Catherine la Grande,
un adolescent quitte le domaine
familial pour accompagner la
quête d’un ensorcelant pèlerin. Le
lien se renoue encore, vers 1850,
dans les landes du Dorset, en An-
gleterre. Et pendant les derniers
combats de la Grande Guerre,
quand un soldat croit entendre,
dans le fracas du front, l’irrépres-
sible appel de sa sœur jumelle.
« J’ai acquis la conviction (…) que
tout est mensonge, la vérité
comme les rêves. » Cette phrase de
la jeune narratrice de Zena (JC Lat-
tès, 2000), le premier roman de
Nathalie Bauer, pourrait se lire en
filigrane de tous ses textes, tant
elle y entrelace la réalité aux dou-
tes, l’apparence avec l’intime. Les
échos lointains du passé, les cor-
respondances insolites tordent
doucement la matérialité du
monde. Tout se laisse deviner
dans l’interprétation. Traductrice
de l’italien très remarquée,
l’autrice sait comment s’effacer
pour dégager l’essentiel, pour re-
produire le souffle.
Cette chronique d’un amour
toujours recommencé, de l’Anti-
quité à l’ère moderne, se déroule
dans l’expression de présents suc-
cessifs. Chaque épisode épouse la
tournure de son époque, sa ma-
nière d’écrire les sentiments et
le trouble. Mais on est très loin
d’une gymnastique culturelle et
stylistique. Nathalie Bauer donne
qu’effleurer : la vie intérieure des
beach boys, ces jeunes hommes qui
accostent les touristes. A quoi pense
Dolce quand il conduit Inès dans sa
petite chambre ? Oui, à quoi rêve ce
jeune homme, déjà père de deux
­enfants avec une Suédoise, quand il
à ces voix qui se relaient une s’envole pour Oslo rejoindre une
­étonnante sincérité. Tous les frag- énième conquête ? On referme le li-
ments de cette histoire qu’on veut vre avec plein de questions sur l’is-
croire sans fin sont reliés par un sue incertaine de ce jeu de dupes. p
fil invisible. On passe d’un temps Gladys Marivat
à l’autre par un relais discret. Un a Zanzibar, d’Altaïr Despres,
mot, une situation, une phrase. Julliard, 240 p., 20 €, numérique 14 €.
L’émouvant feuilleton continue.
Sacré colin-maillard.
Qui tu aimes jamais
ne perdras ressemble à Qui tu aimes
une cage aux miroirs. jamais ne perdras,
Les reflets s’y renvoient de Nathalie Bauer,
à l’infini. Une foule de Philippe Rey, 304 p.,
lectures se superpo- 22 €, numérique 15 €.
sent. Ça tisse dru et puis
ça rebrode. Littérature et parentés.
Les prénoms, les noms propres se
répondent dans un vaste ailleurs.
De noirs oiseaux messagers se po-
sent, cherchent un instant le re-
gard de celui qui hésite. « Pourquoi
un corbeau ressemble-t-il à un
Spirale descendante
­bureau ? », demande le Chapelier Elle est « trop jeune pour entendre »,
fou à Alice. En préambule à son disait son aînée quand, dans la cui-
Sylvie et Bruno (1889), Lewis Car- sine, leur mère ouvrait trop crûment
roll s’interrogeait : « Qu’est-ce que son cœur. La petite sœur, pourtant, a
la vie sinon un rêve ? » p tout vu, tout entendu. C’est elle qui
raconte tout, dans Descendre vers la
mer, un premier roman très réussi

Stéphanie Dupays, arrière-arrière-petite-fille du Soleil
Dans un livre pudique, l’écrivaine porte en pleine lumière son aïeule, oubliée à l’asile psychiatrique
n’apporte pas de certitude – le plus pro-
bable est qu’une fois avisée de ce que sa
mère avait vécu jusqu’en 1964, elle ait re-
couvert d’une épaisse couche de déni
cette information trop tard révélée.
Raphaëlle Leyris Se faire la complice de l’oubli est im-
possible à Stéphanie Dupays. Laisser
sionnel survenu en 2020, quelques an-
nées après la première déflagration : Sté-
phanie Dupays, haut fonctionnaire tra-
vaillant dans le domaine de la santé, doit
mener des investigations dans l’hôpital
même où sa grand-mère a séjourné.
Dans les archives, elle découvrira les cen-
voix par-delà les décennies a quelque
chose de très émouvant. D’autant plus
qu’elle y ajoute des citations d’auteurs
qui entrent discrètement en résonance
avec cette histoire. Manière, sans doute,
de revendiquer autant l’influence de son
arrière-grand-mère sur elle, eût-ce été si
sur une famille des années 1970 en
pleine tourmente. Elle décrit son
père, un ouvrier soudeur qui aspire
à passer l’été sur un bateau en Médi-
terranée, et l’hiver au ski, avec sa
femme et ses trois filles. Sa mère,
vendeuse futée dans un magasin de
meubles, qui voudrait juste un peu
de paix et de confort. Les filles, qui
écoutent Claude François et Mike
Brant, remplies d’espoir. Mais cette
ambition typique des « trente glo-
rieuses » se fracasse vite. Car le père
est fragile, violent. Il bégaie, crie,

E
nfermée pendant quarante ans
dans un asile, Anne Décimus l’a
été bien plus longtemps encore
dans un mensonge. On la disait
« morte de chagrin, le cœur brisé » après le
décès de ses deux fils, puis de son mari.
C’est au hasard d’une recherche généalo-
gique entreprise par sa propre mère que
Stéphanie Dupays* a été amenée à dé-
couvrir la vérité que ces mots figés, inlas-
sablement répétés, recouvraient : Anne,
son arrière-grand-mère, avait survécu
pendant quatre décennies à son époux
dans un hôpital psychiatrique bordelais.
La grand-mère de l’écrivaine, dont cette
dernière était si proche, a-t-elle su qu’elle
n’était pas devenue orpheline à 8 ans ?
Un document tend à l’attester, mais
son aïeule captive d’une fiction, insup-
portable. Alors celle qui « a besoin des
­livres pour remettre le monde en ordre »,
qui y voit « la seule manière de regarder
la réalité sans qu’elle s’abatte sur [elle]
comme une maison en flammes, la seule
manière de retrouver ce qui est perdu
dans les décombres », va en écrire un,
son troisième, Un puma dans le cœur.
Et troquer la veine romanesque de
ses deux premiers textes, Brillante et
Comme elle l’imagine (Mercure de
France, 2016 et 2019), contre un récit au
plus près des faits, ne cherchant pas à
combler les blancs qui subsistent, retra-
çant les tâtonnements de son enquête,
les manques laissés par l’histoire.
Elle sera aidée par un hasard profes-
taines de pages écrites par son aïeule, longtemps à son insu, que celle de la lit- harcèle, provoque, traite l’une de
correspondance avec l’administration ou térature qui l’a nourrie. « morte vivante », l’autre de « radis
les médecins, mais aussi poèmes (dont Rien, ici, n’est asséné. Stéphanie Du- creux », tempête, menace, s’autodé-
l’un donne son beau titre au texte), tou- pays laisse transparaître ses scrupules et truit lentement. Passées dans le
tes signées « Anne Dé- ses inquiétudes. Sa pudeur, aussi, qui « camp des ennemies », la mère et ses
Un puma cimus, fille du Soleil ». consiste à ne pas s’approprier la douleur filles tentent de s’en sortir, chacune
dans le cœur, Pour l’autrice, il d’Anne. L’écriture se garde de hausser le à sa façon. Faut-il se battre, fuir, ru-
de Stéphanie s’agit donc autant de ton : les événements sont suffisamment ser ? Touche par touche, Isabelle Bro-
Dupays, rendre à Anne la vé- terribles pour n’avoir pas besoin d’une chet, bibliothécaire née en 1969, dé-
L’Olivier, rité de son existence, plume indignée. Craignant depuis tou- peint avec beaucoup de justesse et
208 p., 18 €, en inscrivant celle-ci jours « l’excès, l’outrance, le mélodrame », sans emphase une famille qui se
numérique 13 €. dans l’histoire de la l’autrice s’en tient à distance, permet- cherche et, colère après colère, se dé-
psychiatrie en France, tant ainsi à son aïeule d’occuper le pre- sagrège. Ils rêvaient d’ascension, ils
que de donner à entendre une femme mier plan. Et, peut-être, de trouver une descendent inéluctablement. p
qui n’a cessé d’être réduite au silence. forme de paix. p Denis Cosnard
Stéphanie Dupays mêle ses mots, prose a Descendre vers la mer,
factuelle ou poésie, à ceux de son arrière- * Stéphanie Dupays collabore d’Isabelle Blochet, Christian Bourgois,
grand-mère, et la rencontre de ces deux au « Monde des livres » 192 p., 17,50 €, numérique 12 €.
0123
­Vendredi 24­ février 2023
Une « thérapie de conversion » autobiographique situé dans le Glasgow
des années 1980. Excellent, lui disait-on
J­ ames. Le premier a beau porter le nom
en substance, mais quel lecteur irait se
musclée dans le Glasgow plonger dans la misère postindustrielle
de cette cité dévastée, avec ses « junkies
des années 1990. « Mungo », tremblotants » et ses habitants au « visage
rouge betterave » ? Un jour pourtant, l’édi-
de Douglas Stuart, émouvant teur américain Grove Press prit le risque.
Contre toute attente, Shuggie Bain décro-
cha le Booker Prize et s’écoula à plus d’un
million d’exemplaires.
Mais le milieu éditorial s’interrogeait
Critiques | Littérature | 5
d’un saint – « Mungo », le « Bien-Aimé »,
est le diminutif populaire de Kentigern,
qui fut, au VIe siècle, le premier évêque de
Glasgow et en devint le protecteur –,
Mungo a beau porter ce prénom donc, il
est protestant. Tandis que James, lui, est
catholique. Un amour, homosexuel de
surcroît, entre un catholique et un pro-
testant ? How shocking ! Car le sectarisme
religieux règne. Certes, il était exacerbé
autour des années 1910, lorsqu’un chan-
logiques, la noblesse des interrogations
morales autour des thèmes de l’adoles-
cence et de l’innocence. Avec, à l’hori-
zon, l’impensable trahison d’un parent :
n’est-ce pas Mo-Maw, la mère tant
aimée, qui a sciemment jeté son fils dans
la gueule du loup ?
Grandi dans une maison sans livres,
Douglas Stuart a toujours eu un « œil ».
Celui qui l’a conduit à son premier métier
de dessinateur de mode. Très visuelle, sa
prose elle aussi multiplie croquis et es-

L’éphèbe toujours : Stuart était-il un « vrai écri-

vain », ou « l’homme d’un seul livre » ?
Avec Mungo, son deuxième roman, qui
tier naval de Belfast (Ulster) vint s’instal-
ler sur la rivière Clyde. Mais, nous montre
Stuart, il continue de sévir dans le Glas-
quisses. Couleurs, matières, lumières :
quand il décrit Gallowgate, l’un des deux
agresseurs de Mungo, Stuart note que

et les gros bras vient d’être traduit (magnifiquement,

par Charles Bonnot), la réponse ne fait
plus de doute. Les mots de Douglas
Stuart, ses tableaux, ses descriptions, ont
gow des années 1990.

Liaison doublement illicite

le mordant des images d’un Martin Parr
ou d’un Raymond Depardon quand ces
deux grands de la photo braquaient leur
objectif sur sa ville natale.
Ici, le narrateur a 15 ans. Il s’appelle
Mungo et c’est le plus beau, le plus sensi-
ble de sa fratrie. Au-dessus de lui, il y a son
Florence Noiville frère Hamish, dit « Ha-Ha », un chef de
gang qui adore cogner et détruire. Et puis
Ha-Ha en sait quelque chose, lui qui,
avec ses potes loubards protestants, va ré-
gulièrement « casser du catho » en hurlant
des chants orangistes. Quant à Mo-Maw,
son sang ne fait qu’un tour lorsqu’elle
­découvre cette liaison doublement illi-
cite. L’honneur de la famille est en jeu.
C’est pourquoi la mère de Mungo décide
de le « confier » à deux gros bras rencon-
trés aux Alcooliques anonymes. Deux
« sa tête fait penser à un pitbull de com-
bat » et que son corps, « une musculature
brute », donne l’impression qu’il a été
« taillé avec une lame émoussée sans avoir
ensuite été poncé ».
Cela explique que BBC One lui ait de-
mandé de mettre en images Shuggie Bain
pour une série de huit épisodes. Stuart
n’avait jamais rien fait de tel. Mais dessi-
ner, écrire, scénariser, n’est-ce pas toujours
un peu la même chose ? Il s’agit de voir et
d’émouvoir, en mettant à l’honneur « la
compassion, l’humour et la résilience », qui,

D
ire qu’il y a seulement deux
ans, Douglas Stuart était en-
core un inconnu pour le
monde de l’édition… Cet Ecos-
sais avait quitté son pays natal et percé
dans la mode à New York, mais, partout, il
se voyait refuser ce à quoi il tenait le plus :
le manuscrit de son premier roman,
Shuggie Bain (Globe, 2021), un récit très
Jodie, sa sœur, la bonne élève, qui main-
tient tant bien que mal un semblant d’or-
dre dans cette famille déliquescente (père
évaporé dans la nature, mère, Mo-Maw,
saoule la plupart du temps).
Ce qui va mettre le feu aux poudres, et
déclencher l’intrigue, c’est la rencontre,
dans un colombier, sous des roucou­-
lements prémonitoires, de Mungo et de
­types plus que louches qui l’emmènent
« camper » près d’un loch pour le remettre
« d’aplomb » et « faire de lui un homme ».
On se laisse prendre au suspense de
Mungo. Le rythme halète, les pages exi-
gent d’être tournées de plus en plus vite.
On pense à Dickens (1812-1870). Pour l’at-
mosphère de réalisme social, mais aussi
pour l’acuité des analyses psycho­-
note-t-il sur le site de la chaîne, sont « si
centraux » dans l’esprit écossais. p
Mungo
(Young Mungo),
de Douglas Stuart,
traduit de l’anglais (Ecosse)
par Charles Bonnot,
Globe, 480 p., 24 €, numérique 16 €.

Pristina après-guerre,
ville étrangère
Avec « Bolla », l’écrivain finlandais d’origine
kosovare Pajtim Statovci livre le roman
d’un retour d’exil désillusionné

plus de place pour lui : une autre

WHITEHEAD,
LE ROMANCIER
famille occupe l’appartement
qu’il habitait. Ballotté d’un bout à
l’autre du continent européen, le
narrateur fait alors ce constat

ARCHI-DOUE
Elena Balzamo ­paradoxal : le seul havre de paix
qu’il ait connu aura finalement

E
xil et retour d’exil… On ne été la prison, où il fut détenu
compte plus les parcours ­pendant quelques mois dans son
semblables à celui d’Ar- pays d’accueil (la Finlande, même

QUI SAIT DÉCIDÉMENT

sim ni les livres qui les
­racontent. Chassé de Pristina (la
capitale, alors, de la province
serbe autonome du Kosovo) en
1995 par les troubles politiques,
avec sa famille, ce Kosovar, étu-
diant en littérature, trouve refuge
dans un pays nordique, pour en
être expulsé quelques années
plus tard et revenir seul dans sa
ville natale. Pourtant, Pajtim Sta-
tovci, qui écrit en finlandais, offre
de cette trajectoire, avec Bolla,
une version très personnelle, à la
fois singulière et captivante.
Né en 1990 au Kosovo, de pa-
rents albanais, Pajtim Statovci a
déjà publié en français Mon chat
Yugoslavia (Denoël, 2016) puis La
Traversée (Buchet-Chastel, 2021).
L’intérêt de ce troisième roman
traduit doit beaucoup à son nar-
rateur, qui fait irrésistiblement
penser au Meursault de Camus
dans L’Etranger (Gallimard, 1942).
Même lucidité sur son propre
compte, même hiatus entre
l’homme et le monde. Mais aussi
cette carapace : si elle le protège
des coups du destin, elle le rend
incapable d’empathie et paralyse
sa capacité d’action – tout bien
pesé, aucun combat n’en vaut la
peine.
A une exception près : juste
avant l’exil, il a rencontré à Pris-
tina celui qu’il croit être l’amour
de sa vie, Milos, un jeune Serbe
étudiant en médecine. Leur
liaison, criminelle selon les nor-
mes du pays, ne dure que trois
mois. Mais le narrateur, qui
n’oublie pas ce garçon, essaiera
de le retrouver à son retour. Mi-
los, hélas resté au pays, exposé
aux pires horreurs d’une guerre
fratricide (1998-1999), n’est plus
le même.
Arsim accumule donc les
si ce n’est pas explicite). Il y était
relativement bien logé, conve­-
nablement nourri – un jour, « riz
avec poulet en sauce », le lende-
main, « pommes de terre et (…)
viande ». Le travail n’était guère
TOUT FAIRE.
fatigant, les rapports presque cor- LE MONDE
diaux, même avec le personnel
pénitentiaire. On n’avait rien à
craindre, rien à perdre, rien à es-
pérer. Et surtout, pas de décisions
à prendre, pointe l’auteur avec Foncez en librairie vous procurer
une ironie amère. ce roman bouillonnant !
LA GRANDE LIBRAIRIE
Une grande
Une prose envoûtante... Une déclaration
économie de
d’amour au New York des années 60.
moyens narratifs LIRE/MAGAZINE
LIRE / MAGAZINE LITTÉRAIRE
D’une rare intensité, le roman
Un plaisir inégalable de lecture. MARIANNE
de Pajtim Statovci surprend
par sa finesse psychologique et Un savoureux roman noir, sous les auspices
l’acuité de son regard. Mainte- de Chester Himes et de Patricia Highsmith.
nant un heureux équilibre entre TÉLÉRAMA
détresses individuelles et drames
collectifs, l’auteur explore la déli- La réussite est complète
complète::
cate interaction entre la vie in- Whitehead écrit divinement. LE FIGARO
time de son héros et les circons-
tances extérieures avec une
grande économie de moyens nar-
Colson Whitehead n’a pas fini
fini de trôner
ratifs. Bien que doté d’une per- au firmament
firmament des lettres américaines.
sonnalité unique, ce protagoniste L’EXPRESS
est tout autant le produit de son
époque que le fruit de son milieu. Un polar redoutablement addictif...
Il paraît impuissant devant l’his- un héros hyper attachant. Quelle réussite
toire, qu’elle prenne le visage
d’une société où l’amour entre
que ce livre foisonnant de vies ! LE POINT
deux personnes du même sexe
est un crime, celui de la guerre, Vivant, bruyant, caracolant. L'OBS
ou celui de l’exil. Et s’il n’est pas
« à la hauteur », c’est qu’il n’a ni Drôle, tendre et formidablement
l’étoffe d’un héros ni la vocation documenté, Harlem Shuffl
Shuffle
e
d’un martyr. Mais qui oserait le respire la joie d’écrire. ELLE
lui reprocher ? Certainement pas
Pajtim Statovci. p
Bolla,
de Pajtim Statovci,

Albin Michel
échecs. A son retour à Pristina, traduit du finnois
il ne reconnaît plus la ville par Claire Saint-Germain,
– comme ses habitants, elle porte Les Argonautes, 250 p., 22 €,
les stigmates du conflit. Il n’y a numérique 15 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
­Vendredi 24­ février 2023

DOA, l’art du polar au millimètre La réécriture

Il – un narrateur non nommé – se
­retrouve après sa mort sur Petite Vie,
lieu étrange où il bénéficie d’un
« Rétiaire(s) » est issu d’un ancien projet de série télé. Mais l’auteur de « Pukhtu » l’a ­bonus d’existence à condition de
s’acquitter d’une tâche non moins
entièrement retravaillé, de la documentation au travail sur le rythme et la langue étrange : réécrire 4001, d’un certain
Robert Krauss. Qui est ce Krauss ?
Les avis diffèrent. « Un membre du
Comité soutenait que Krauss était
l’auteur du roman de langue alle-
mande le plus important du siècle. »
D’autres « parlaient d’injure faite à
Kafka, à Mann, à Musil, à Döblin ».
Et si la vraie question était celle du
Antoine Albertini devenir des œuvres ? Pourquoi les
oublie-t-on, les exhume-t-on, les

A
vec Citoyens clandestins transforme-t-on ? Peuvent-elles se
(2007), DOA faisait une soustraire à cette « continuelle re-
entrée fracassante sous constitution » ? Né en 1976 à Chypre,
la bannière mythique Sofronis Sofroniou a étudié la
de la « Série noire ». Gros succès, et ­psychologie et les neurosciences.
la chance – « ou la déveine, à voir », Mêlant son savoir sur la mémoire à
écrit-il dans une postface en son admiration manifeste pour La
forme de making of – d’attirer des Métamorphose, de Franz Kafka (1915),
sociétés de production alléchées il offre une vertigineuse fantasma-
par un espoir pour la télévision gorie sur ce que produit la littérature
française : rivaliser avec HBO, dans les dédales obs-
alors « la » chaîne américaine spé- curs de nos images
cialiste des séries addictives. mentales. p
Flanqué du scénariste Michaël Florence Noiville
Souhaité, DOA (pour Dead on arri- a Fonte brute
val, « mort à l’arrivée ») planche (Argos sideros),
donc sur une série inspirée, entre de Sofronis Sofroniou,
autres, de la geste des frères Hor- traduit du grec (Chypre)
nec, fratrie de gangsters d’origine par Nicolas Pallier,
yéniche à la tête du milieu, dans Zulma, 350 p., 23,50 €,
l’Est parisien. Leur modèle : The numérique 13 €.
Wire, de David Simon, cinq sai-
sons (2002-2008) sur les talons
de policiers esquintés dans une
Baltimore de cauchemar, gangre- Brefs bijoux
née par la pauvreté et le trafic de
drogue. Une série célébrée de Il faudrait avoir la svelte élégance
­toutes parts, considérée comme de Florence Delay pour suggérer, en
un aboutissement mais aussi quelques lignes seulement, les
comme une matrice. « On n’aurait ­multiples saveurs et bonheurs
jamais pu atteindre un tel niveau, ­nombreux de Zigzag, l’essai qu’elle
mais c’était notre référence », se Une importante prise de cocaïne effectuée par les douanes françaises à Marseille, en août 2022. AFP PHOTO/FRENCH CUSTOMS consacre… aux formes brèves. Ce
souvient DOA, interrogé par « Le ­livre, lui-même prompt comme
Monde des livres ». l’éclair, est la reprise des Petites
Il a vite déchanté : pour ce soli- ­formes en prose après Edison éditées
taire, l’immersion est rude. Il dé- bes, des Etats-Unis et, sans doute, en 1987 par le regretté Maurice
couvre les aléas de la production d’Israël. Mais, patatras, la pandé- ­Olender (1946-2022), auquel est fort
télévisuelle, ­entre silences inter- mie passe par là, rendant impossi- Extrait délicatement dédié l’ouvrage. Si l’en-
minables, brusques coups d’accé- ble l’indispensable consultation semble a été modifié, l’enchante-
lérateur et suggestions de rema- d’archives à l’étranger. « Théo, qui portait des gants, a sorti le 11.43 de Marco d’un sac plastique ment demeure intact d’un parcours
niements – il faut complaire aux C’est alors que resurgit le scéna- jusque-là fermé hermétiquement. Il était propre, nettoyé à fond. Il l’a tendu virtuose parmi les maîtres de l’apho-
exigences contradictoires des rio abandonné, qui sera complè- à Rey, elle aussi munie de gants. Luciana a visé la tête baissée de Marrefi, risme, de l’épigramme ou du haïku…
sacro-saints panels de téléspecta- tement réarticulé – « Je n’en ai qui se protégeait futilement des deux bras. Elle a maté Théo. Elle a même Ni simple anthologie ni pensum aca-
teurs. Le scénario rejoint finale- gardé que 10 % à 15 % » – pour maté Momo. Dans ses yeux, la détermination a fait progressivement place démique, le texte ressemble à une
ment les limbes des projets télé aboutir au roman Rétiaire(s). Si- à la honte. Sa main s’est mise à trembler de plus en plus fort et, après balade érudite et légère, qui nous
avortés. nueux, le récit est mis au service ­d’interminables secondes, elle a éclaté en sanglots, laissant finalement le emmène – en zigzag – de Pascal à
DOA enchaîne ensuite cinq ro- d’une intrigue jalonnée de coups pistolet retomber le long de sa jambe. Cela ne relevait pas d’une absence de Nietzsche, de Chamfort à Marcel
mans, dont le diptyque Pukhtu, de billard à huit bandes, de pactes courage, juste d’un manque de haine et de détachement. Théo a repris le ­Duchamp. Ici, on voyage léger, on
infernaux entre voyous, policiers Colt et, alors qu’il s’apprêtait à finir le boulot, Momo a dit : “Laisse-moi au voyage heureux : à quoi bon, en ef-
et services spécialisés plus cor- moins crever ce fils de pute. Pour mon père et mon frère.” » fet, s’encombrer de longs et lourds
Les protagonistes rompus les uns que les autres, sur colliers rhétoriques ?
fond d’une emprise grandissante Rétiaire(s), page 129 Préférons-leur ce ­bijou
prennent de l’épaisseur du narcobanditisme. Comme bref, petite merveille
progressivement. « Je suis toujours dans l’œuvre de DOA, la aux mille éclats, qui fait
satisfait lorsque mes documentation tient une place à sa façon l’éloge de
de choix, dans une démarche tion complexe, où la situation fic- eu recours à la technique éprou- l’éblouissement. p
personnages font des ­« vériste » : visites d’établisse- tionnelle pourrait tout à fait se vée de la frise : 2,40 mètres de Fabrice Gabriel
choses sans me demander ments pénitentiaires, entretiens dérouler dans la vie réelle, ici et feuillets assemblés, étalés sur la a Zigzag, de Florence
avec des policiers des stups, dé- maintenant. table de sa cuisine. Des codes cou- Delay, Seuil, « La librairie
mon avis », dit l’auteur pouillement d’articles et d’ouvra- Sans renier cette marque de leur balisent les interactions en- du XXIe siècle », 192 p., 18 €,
ges, recherches en ligne ou, pour ­fabrique, pas si courante dans le tre les personnages et la chrono- numérique 13 €.
ce livre, heures de visionnage de milieu du polar, où certains logie au jour, parfois à l’heure,
fresque épique sur le rôle crois- vidéos sur TikTok, afin de s’appro- auteurs confondent encore une près. Pour être sûr de ne pas se
sant des mercenaires dans les prier de nouveaux usages de la hallebarde avec un lance-roquet- perdre dans les méandres de son
conflits modernes et le trafic de langue. De ses rencontres avec tes, l’auteur regrette que son réa- intrigue, l’écrivain a l’obsession Cinéma qui sauve
drogue globalisé. Devenu le tau- « des gens de l’autre côté », en re- lisme noir finisse parfois par du raccord. Les protagonistes,
lier d’un genre qu’il a contribué à vanche, on ne saura rien. éclipser son style, son « travail sur d’abord « de simples pedigrees ou Le nouveau roman de Chantal
renouveler, comblé de prix, le Ce « travail en entonnoir, com- la langue » – un rythme syncopé, fonctions dans l’intrigue », ne ­Pelletier a tout d’un conte : un vieil
Lyonnais mûrit, depuis un exil mente l’auteur, s’élargit à mesure « visuel, peut-être, mais certaine- prennent vie que dans un ogre nommé Orson Welles apparaît
bruxellois, l’idée de s’attaquer à que chaque nouvelle connais- ment pas cinématographique » – deuxième temps, au cours de la soudain à Anne, une jeune femme
un morceau d’histoire. Celle d’un sance, chaque révélation apporte et sur la structure, travaillée et re- phase d’écriture. Ils gagnent en traumatisée par la mort brutale de
officier SS érigé en modèle de su- son lot de questionnements, de travaillée jusqu’à la maniaquerie, épaisseur progressivement, au toute sa famille, sans compter celle
rhomme par la propagande du ­réflexions, de pistes de travail ». pourrait-on ajouter. point d’interagir au-delà des be- de François Truffaut, un de ses héros.
Reich, qui ­finira par mettre ses – C’est ce souci du détail qui rend Pour faire tenir dans une chro- soins du récit. Certains finissent « C’est juste un repérage, ne vous in-
fort dis­cutables – compétences haletante la lecture de récits nologie millimétrée la galerie de par disparaître ou par être relé- quiétez pas », lui glisse l’ogre. Il veut
guerrières au service des pays ara- comme Rétiaire(s), à la construc- personnages de Rétiaire(s), DOA a gués à l’arrière-plan, comme la simplement que, responsable d’une
juge d’instruction Arostéguy, photothèque spécialisée dans le ci-
d’autres acquièrent une enver- néma, elle note tout ce qui lui vient à
gure imprévue. « Je suis satis- l’esprit pour nourrir un futur film.
Au ras du pavé parisien fait lorsque mes personnages font Anne s’exécute, confiant à ses
des choses sans me demander ­carnets ses troubles, les images de
On entend Romainville (Seine-Saint-Denis) aux d’une réalité dûment documentée. Le mon avis », dit encore DOA. ­Welles qui lui reviennent peu à peu.
d’abord l’écho d’un confins de la Mauritanie, en passant polar pur s’infléchit alors vers le ro- Avec Rétiaire(s), dont le titre fait Le cinéma peut-il réparer des vivants
coup de feu tiré « à par la côte andalouse. Mais c’est en man noir, et le prétexte d’une enquête référence à une catégorie de gla- très cabossés ? Comédienne devenue
bout touchant » dans France que se joue l’essentiel de l’in­- classique s’efface pour suivre une diateurs spécialistes de l’esquive, romancière, Chantal Pelletier tresse
les sous-sols du trigue. Comme si, après les confins veine quasi naturaliste, dans les cou- équipés d’un poignard, d’un tri- autour de cette interrogation un joli
36, rue du Bastion, à afghans de Pukhtu (Gallimard, 2015 et lisses du trafic de drogue. DOA tresse dent et d’un filet, le lecteur est roman, parfois un peu longuet, mais
­Paris – le siège de la 2016), puis la plongée suffocante dans ainsi la chronique d’un monde brutal guidé dans un dédale hanté de dont le personnage
PJ. La victime est un les bas-fonds BDSM berlinois de et désenchanté, sans autre perspective ­criminels retors et d’enquêteurs central, cette Anne
voyou en attente de transfert, fondé ­Lykaia (Gallimard, 2018), DOA se déci- que la fureur de l’instant. Un monde paumés qui obéissent à leur pro- qui tente de trans­-
de pouvoir du redoutable clan Cerda, dait à s’attarder au pays natal pour saisi à feu vif, où rien n’empêche les pre morale. Entre des trafiquants former l’ogre en
de la pègre yéniche. Son assassin ­démonter les ressorts d’une double trafics et leurs profits, pas même une qui tentent de prendre le monde ­ourson, se révèle
s’appelle Théo Lableisz, un flic, qui mécanique infernale : trafic interna­- pandémie. p A. Al. dans leur toile et des policiers qui très attachant. p
n’a pas le temps de se suicider et se tional de drogue et lutte antistups. essaient de les saisir, le combat Denis Cosnard
retrouve derrière les barreaux. Cette fois, c’est au ras du pavé qu’il Rétiaire(s), connaîtra-t-il un jour un vain- a L’Ourson,
A partir de cette scène inaugurale, traite son sujet, sans vols interconti- de DOA, queur ? Observateur avisé de ce de Chantal Pelletier,
sèche comme un coup de trique, nentaux ni ex-agents de l’ombre bar- Gallimard, « Série noire », conflit sans fin, DOA se garde bien Joëlle Losfeld, 128 p., 15 €,
R
­ étiaire(s) brosse large, des cités de dés d’armes dernier cri, au plus près 432 p., 19 €, numérique 14 €. de répondre à la question. p numérique 11 €.
0123
­Vendredi 24­ février 2023
Roger-Pol Droit
L’
Inde, terre de philoso-
phies, ou terre de sages-
ses et de spiritualités ?
L’une et l’autre, on le sait
depuis longtemps déjà. Mais la
difficulté demeure de compren-
dre, dans le détail, comment se
distinguent, et en même temps
s’articulent, ces mondes qui, dans
la culture indienne, s’interpénè-
trent sans pour autant se confon-
dre. La question a fait couler beau-
coup d’encre, car il est souvent
malaisé de trouver un critère effi-
cace de partage, et plus encore de
bien saisir les interactions multi-
ples de ces deux univers. On a gé-
néralement retenu comme indi-
ces des philosophies l’argumen-
tation rationnelle, la construction
méthodique de concepts, l’élabo-
ration de systèmes cohérents, en
considérant que ces traits font ha-
bituellement défaut aux sagesses
et traditions spirituelles.
En fait, comme le montrent Vin-
cent Eltschinger, directeur d’étu-
des à l’Ecole pratique des hautes
études, et Isabelle Ratié, profes-
seure à Sorbonne-Nouvelle, il
existe pour y voir plus clair un
­critère simple, relativement ina-
perçu : la naissance et le dévelop-
pement des controverses. Leur li-
vre de poche inédit Qu’est-ce que
la philosophie indienne ? explique
combien l’approfondissement du
dissensus a changé la donne au
fil des siècles. En examinant l’his-
toire de la culture indienne, ils
montrent comment d’innombra-
bles conflits, débats et confronta-
tions de nature philosophique se
sont développés entre des écoles
spirituelles préexistantes.
En se mettant à débattre publi-
quement de leurs différences
d’approche, aux alentours du
VIe siècle de notre ère, les tradi-
tions indiennes ont commencé à
affiner leurs oppositions, affûtant
les arguments en faveur de leurs
thèses, réfutant celles des autres.
Cette efflorescence des alterca-
tions se développe au moins jus-
qu’au XIIIe siècle. Ces disputes
tournent par exemple autour de
la question du soi (âtman, le mot
sert également de pronom ré-
flexif en sanskrit, la langue sacrée
de l’Inde). Est-il réalité, ou pure il-
lusion ? Individuel ou cosmique ?
Affirmer son existence, est-ce
­emprunter le chemin du salut,
comme le professent la plupart
des écoles brahmanistes ? Est-ce
au contraire s’interdire à jamais
de trouver la voie de la délivrance,
comme le soutiennent, seuls
­contre tous, les bouddhistes ?
Dix thèmes d’affrontement
sont examinés, où l’on retrouve
notamment les questions de
l’existence ou de l’inexistence du
monde extérieur, d’autrui, du
temps, de l’espace. Des disputes
Vingt-cinq siècles de démocratie nous contemplent
Un ambitieux essai de l’historien Paul Cartledge retrace les fortunes et infortunes de ce régime politique
Marc Semo
V
olontiers il emploie le mot au
pluriel, évoquant les « démo-
craties anciennes », tant leurs
formes, dans la Grèce antique,
pouvaient être différentes. L’historien
britannique Paul Cartledge tente, avec
l’ambitieux Demokratia, de raconter
l’histoire de ce régime politique né en
Grèce, dont l’âge d’or fut le IVe siècle
av. J.-C., quand une majorité de cités
étaient des régimes démocratiques.
Mais il en déroule aussi le riche héritage,
de la République romaine, dont il inter-
roge avec sagacité le statut de « démo-
cratie hybride », jusqu’à son retour
dans l’Angleterre du XVIIe siècle, puis
à travers les révolutions américaine et
Enseignement des védas (textes brahmaniques). Miniature du XVIIIe siècle, Inde. Roland and Sabrina Michaud/akg
L’Inde médiévale comme terre de querelles intellectuelles,
et non de paisible spiritualité. Un regard neuf développé
dans l’essai de Vincent Eltschinger et Isabelle Ratié
Dans l’effervescence des
philosophies indiennes
aiguës s’attachent à clarifier le
statut de la conscience, celui de la
vérité, le rôle du langage ou en-
core la définition de l’absolu.
­Chaque fois, il s’agit de montrer
que les adversaires ne savent
pas ce qu’ils disent, pensent mal,
ou ­plutôt ne pensent rien et
Des disputes aiguës
s’attachent à clarifier
le statut de la conscience,
celui de la vérité, le rôle
du langage ou encore
la définition de l’absolu
­ arlent dans le vide. Ces alter­-
p lisse, voire unanime.
cations ­virtuoses suscitent une
sophis­tication croissante des
­argumentations.
Ce livre, assez savant pour pré-
senter le détail de ces discussions,
assez pédagogue pour les éclairer
à l’usage des néophytes, modifie
l’approche habituelle de la pensée
indienne. Vincent Eltschinger et
Isabelle Ratié substituent au cata-
logue des doctrines constituées
une vue thématique, et surtout
française, en passant par ses fortunes
et infortunes durant le Moyen Age et la
­Renaissance.
La réalité contemporaine de la démo-
cratie, sa crise et en même temps son
­caractère irremplaçable, appelle en ef-
fet, selon l’auteur, une réflexion fondée
sur un retour aux origines. Il s’agit de
comprendre ce qui la caractérise, les
­circonstances particulières qui lui ont
­permis de naître, mais aussi le paradoxe
d’une pensée politique grecque, puis oc-
cidentale, qui longtemps fut antidémo-
cratique. L’élite craignait et méprisait le
pouvoir du peuple et de la majorité. « Ce
que les Grecs anciens, ou plus préci­-
sément les Athéniens, entendaient par
demokratia était sur le plan pratique et
symbolique proche du mot d’ordre révo-
lutionnaire bolchevique et léniniste de
dictature du prolétariat », écrit avec hu-
mour Cartledge, spécialiste mondia­-
lement reconnu de l’histoire de la
­démocratie antique.
dynamique. Toutes les écoles
classiques sont présentées dans
une seconde partie, plus classi-
que, et très utile, où l’on apprend
l’essentiel des singularités
­conceptuelles caractérisant par
exemple les « atomistes » du vai-
sesika, ou les matérialistes, dont
on oublie trop souvent l’existence
en Inde, ou encore le jaïnisme et
les différentes branches du
bouddhisme. Toutefois, ce qui est
mis en avant, c’est le devenir
­philosophique de l’Inde au fil des
controverses. Voilà qui rend in-
dispensable ce guide dont les
auteurs s’inscrivent en faux con-
tre la représentation courante
d’une pensée indienne unitaire,
On imagine en effet trop sou-
vent l’Inde résolument consen-
suelle, soutenant que les points
de vue les plus opposés conver-
gent, s’équivalent, ou se complè-
tent au point de dire la même
chose. Soutenu effectivement par
certains discours indiens, et plus
encore par le regard occidental
moderne, ce mythe ­attribue à
l’Inde une conception continû-
ment inclusive, englobante, dis-
Alors même qu’aujourd’hui certains de
ses pairs, notamment des intellectuels
originaires du Sud, comme le Prix Nobel
d’économie Amartya Sen, expliquent
que la démocratie n’est pas fondamen­-
talement une idée occidentale et que
d’autres sociétés ont connu de telles
­formes de gouvernement, l’historien
montre ce que les démocraties grecques
avaient de spécifique.
Un vocabulaire grec
Il s’agissait de démocraties directes
dont les habitants masculins, libres et
originaires de la cité « gouvernaient et
étaient gouvernés tour à tour », comme
le résume Aristote, un des rares philoso-
phes grecs non hostiles à la démocratie.
C’est aussi de la Grèce antique que
sont issus la plupart des termes du voca-
bulaire politique contemporain, « dé-
mocratie » bien sûr, mais aussi « aristo-
cratie », « oligarchie », etc.
La dernière partie du livre s’interroge
Critiques | Essais | 7
solvant toutes les délimitations.
Comme si, ultimement, la sa-
gesse surmontait tout débat,
alors que les philosophies, en
Inde comme partout, vivent
avant tout de désaccords, de réfu-
tations, de critiques en règle des
positions adverses. En un mot :
les ascètes font la paix, les philo-
sophes font la guerre.
Il n’en reste pas moins que ces
versants coexistent dans l’india-
nité. Dans son ex-
trême diversité, que Qu’est-ce que
rappelle la « Série in- la philosophie
dienne » des Belles indienne ?,
Lettres, en dix volu- de Vincent
mes récemment Eltschinger
réunis en coffret (Le et Isabelle Ratié,
Monde du 24-26 dé- Folio, « Essais »,
cembre 2022), le inédit, 560 p.,
paysage indien ap- 13,50 €,
paraît tantôt mor- numérique 13 €.
celé, conflictuel et
philosophique, tantôt unifié, har-
monieux et spirituel. Mais dans le
regard de qui ? Ne cherchez pas
la réponse : « Qui ? », comme l’a
souligné il y a longtemps l’histo-
rien des religions Charles Mala-
moud, est le nom d’un dieu, en
sanskrit. p
sur les nouveaux défis qui se présentent
aux démocraties, évoquant, d’un côté,
les quelques raisons d’être optimiste sur
son avenir et, de l’autre, tout ce qui peut
nourrir le pessimisme. « “Nous le peuple”
est bien ce que l’on tient à distance de tout
accès direct au pouvoir politique, et a for-
tiori de l’exercice quotidien et régulier de
ce pouvoir », constate Paul Cartledge, qui
souligne que « la démocratie directe, in-
ventée par les anciens Athéniens, et la dé-
mocratie indirecte parlementaire repré-
sentative, inventée à la fois par l’Angle-
terre et la France, sont deux choses assez
différentes et même souvent opposées ». p
Demokratia.
Une histoire de la démocratie
(Democracy. A Life),
de Paul Cartledge,
traduit de l’anglais
par Simon Duran Cordova,
Passés composés, 386 p., 25 €,
numérique 17 €.
Ukraine,
tant d’idées reçues
Kiev n’est pas le berceau du premier
Etat russe, comme le répète Poutine, et
comme beaucoup, en Occident, persis-
tent à le croire : la Rous de Kiev (IXe-
XIIIe siècle), à laquelle ce mythe ren-
voie, n’était pas plus russe qu’ukrai-
nienne, en un temps où ces deux
nations n’avaient pas de réalité.
L’Ukraine n’est pas divisée en deux
blocs, russophone et ukrainophone,
les différences linguistiques ne recou-
pant pas les revendications identitai-
res : on peut être russophone et défen-
dre la souveraineté ukrainienne. Le
poids électoral de l’extrême droite
dans ce pays que Poutine prétend « dé-
nazifier » ? 2 % lors des élections de
2019. Bandera et autres complices na-
tionalistes de l’occupation nazie et de
la Shoah, célébrés par certains en tant
que défenseurs de l’Ukraine indépen-
dante ? Objets de débats vifs, et non de
cette complaisance univoque dont plu-
sieurs voix, jusqu’en France, accusent
l’Ukraine dans son ensemble.
On pourrait continuer longtemps.
C’est bien simple : la politiste Alexan-
dra Goujon, l’une des meilleures spé-
cialistes françaises de ce pays, a besoin
de près de deux cents pages pour dé-
faire les idées reçues sur l’Ukraine.
Edité une première fois en 2021, enri-
chi et adapté à la situation que l’inva-
sion a créée, son livre apparaît comme
un des guides les plus sûrs et les plus
accessibles pour éviter les pièges que
nous tendent aussi bien la propagande
russe que notre propre ignorance. Une
ignorance dont il permet, aussi, de
mesurer l’étendue, avec un certain
effarement. p Florent Georgesco
a L’Ukraine, de l’indépendance
à la guerre, d’Alexandra Goujon, nouvelle
édition revue et augmentée, Le Cavalier bleu,
« Idées reçues », 190 p., 21 €, numérique 14 €.
Libérer l’environnement
Malgré une « urgence climatique de
plus en plus palpable », la politologue
Fatima Ouassak constate que la mobi-
lisation en faveur de la protection de la
nature est non seulement « relative-
ment faible », mais surtout qu’elle n’est
« pas populaire ». Après s’être intéres-
sée aux populations de banlieue,
dans La Puissance des mères (La Décou-
verte, 2020), sous l’angle féministe, elle
poursuit ici sa réflexion dans une pers-
pective écologique. Si le mouvement
écologiste est, selon elle, surtout com-
posé de personnes « issues des classes
moyennes et supérieures blanches »,
c’est parce qu’« on n’est pas en position
de protéger une Terre en danger là où
on est soi-même écrasé et sous contrôle
permanent ». Car les banlieues, selon
Fatima Ouassak, étouffent autant de la
qualité de l’air dégradée que de la pré-
sence policière – d’où la nécessité de
penser la sauvegarde du vivant en
­dehors du « système colonial-capita-
liste ». Pour une écologie pirate, par sa
prise en compte des discriminations
de classe, de race et de genre, substitue
ainsi à la notion de protection – « de
l’environnement, de la nature, du vi-
vant » – celle de « libération ». L’autrice
y élabore une écologie solidement arti-
culée à la liberté de circuler, à la lutte
contre les extrêmes droites, et tournée
vers les territoires stratégiques que
sont l’Afrique et la Méditerranée. p
Sophie Benard
a Pour une écologie pirate. Et nous serons
libres, de Fatima Ouassak, La Découverte,
« Cahiers libres », 192 p., 17 €, numérique 5 €.
8 | Chroniques 0123
­Vendredi 24­ février 2023

Le feuilleton
Tiphaine Samoyault La narration fonctionne par associa-
tion et juxtaposition, en dialogue avec Les yeux
des images – ici, les couleurs de Goya –, dans les poches

Selon la mémoire
Friederike Mayröcker est extrê-
mement célèbre en Autriche et
dans les pays de langue allemande, où
elle a été et est toujours une source d’ins-
piration pour plusieurs générations
d’écrivains. En France, elle n’est connue
que de quelques personnes qui ont à
cœur de transmettre son merveilleux
travail. Parmi elles, Françoise Favretto et
les éditions de l’Atelier de l’agneau, Lucie
Taïeb et Anne Kubler, ses traductrices,
les chercheuses Françoise Lartillot,
­Aurélie Le Née et quelques autres. Sur
une centaine de livres publiés par l’écri-
vaine au cours de sa longue vie – elle est
née à Vienne en 1924 et morte dans la
même ville en 2021 –, moins
Voyage dans la nuit de dix sont disponibles en
(Reise durch die Nacht), français, qui ne suffisent pas à
de Friederike Mayröcker, rendre compte de l’infinie va-
traduit de l’allemand riété d’une œuvre ouverte sur
par Anne Kubler, tous les genres (récits, essais,
Atelier de l’Agneau, poèmes, pièces de théâtre
« Transfert », 116 p., 20 €. et radiophoniques, journaux,
­livres pour enfants) et si
­confiante dans l’écriture et ses pouvoirs
d’éveil. De nombreuses photos la mon-
trent dans son légendaire appartement
du 5e arrondissement de Vienne, émer-
geant à peine des livres, des objets, des
innombrables papiers sur lesquels, in-
lassablement, même au cours des lectu-
res qu’elle donne en ce lieu, elle note, elle
griffonne avec des feutres, elle écrit.
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
élodie bouédec
Voyage dans la nuit appartient à la pé-
riode très créatrice des années 1980, où
Friederike Mayröcker peut enfin consa-
crer tout son temps à l’écriture et se lance
dans de longs textes en prose, ce qu’elle
n’avait pas fait jusque-là. Le récit se
­déroule entièrement dans un train qui
­conduit un couple de Paris, où il était en
voyage, à Vienne, sa résidence. La narra-
trice occupe la couchette supérieure et
son compagnon dort en dessous. La
­situation fait penser à celle de Molly
Bloom monologuant intérieurement à
côté de son mari endormi à la fin
d’Ulysse, de James Joyce (Gallimard,
1929), et le texte se présente également
comme un flux de conscience mêlant
souvenirs, réflexions et sensations. Plus
intime, moins subversive, moins révol-
tée, la voix intérieure de Voyage dans la
nuit n’en est pas moins envoûtante. Elle
semble suivre la trajectoire horizontale
du train et ses variations de vitesse, en
passant de la situation présente – lire un
peu, compter les heures qui séparent de
la destination, regarder par la fenêtre –
au retour sur soi et sur la vie de la narra-
trice, dont un grand morceau est déjà
passé. « Peut-être la vie est-elle devenue
trop étendue pour tout envelopper du re-
gard, dis-je, peut-être les motifs sont-ils
emmagasinés quelque part, mais on a tiré
un rideau de brume, on ne distingue plus
la ligne d’horizon. »
constitue, comment se justifie
cette « métaphore absolue » de la
fraternité ? Et que deviennent les
femmes, les filles, les sœurs dans
cette optique qui semble exclusi-
vement masculine ?
Ces interrogations en suscitent
des musiques et des écrivains proches
(Hölderlin, Derrida). Elle parle beaucoup François Angelier
de ce qu’elle a écrit, de ce qu’elle doit
écrire, de ce qu’elle peut encore écrire. Sa
phrase s’étire et se reprend, dans un re- Parmi les 720 entrées du Diction-
fus, caractéristique de toute son œuvre, naire de l’Empire ottoman, l’article
de l’ordre grammatical convenu. Comme « séismes » montre à quel point le désas-
pour beaucoup d’écrivains de langue tre sismique qui a dévasté les terres ana-
­allemande, écrire après la seconde toliennes et syriennes le 6 février est un
guerre mondiale imposait de transfor- drame de plus, décisif par son ampleur,
mer la langue en surface comme en pro- maillon d’une chaîne catastrophique,
fondeur, de l’arracher à l’oppression et dont le premier connu frappa Constan­-
au commandement. En Autriche parti- tinople, à l’ère préottomane, en 358. Dès
culièrement, il fallait aussi la rendre ré- la fin du XIIIe siècle, cette province d’un
sistante à la politique de l’oubli, en appe- empire turc en expansion sera éprouvée,
ler par elle à un devoir de mémoire, qui a en 1766, en mer de Marmara, en 1894,
donné lieu chez Mayröcker, comme chez en 1912. On prend la mesure du rayonne-
son compagnon de vie et de poésie, Ernst ment international et multiconfes­-
Jandl (1925-2000), à un travail de déstabi- sionnel, militaire et économique de
lisation de la syntaxe, de décentrement l’Empire ottoman
et d’inachèvement, avec des jeux sur la (XIIIe-XXe siècle), qui
typographie, la ponctuation ou son ab- s’étendit sur l’entier
sence, la confusion des temps… « Sans pourtour méditerra-
cette capacité à écrire nous serions depuis néen avant de décroî-
longtemps devenus fous. » tre et de disparaître
La voix intérieure reconnaît le carac- en 1922. Que ce soit à
tère hirsute et démantelé de ce qu’elle travers les mots
produit, ainsi que son incapacité à racon- (« turc », ­« ottoman »),
ter : « Quel mode de narration peut-on en- les notions les plus
core défendre, nous ne voulons plus que complexes (« califat »,
l’on nous raconte une histoire, nous ne « soufisme », « tanzi-
voulons plus être obligés de raconter une mat »), les figures my-
histoire, les sentiments déchirés, les gestes thiques (« Soliman le magnifique »), les
effondrés se réfugient dans une mécani- données sociales (« harem », « femme »,
que de la répétition, marche en rond hyp- « étranger » ), les hauts lieux (« Istanbul »)
notique, un principe de réitération copié ou les faits les plus sombres (« révoltes »,
de la vie… » Au lieu d’un récit continu, du « génocides des Arméniens »), les 175
moins résumable, des fragments, des auteurs donnent de l’épopée ottomane
­petites scènes marquées par la présence une ­analyse exhaustive où apparaissent
d’un objet, d’une fleur, une couleur, une les éléments essentiels des beaux-arts
bribe de conversation sont sculptés en- ­(« calligraphie », « architecture ») et de
semble pour former des concrétions de l’art de vivre (« couvre-chefs », « café »,
mémoire et de temps. Ces immobilisa- « kiosque »).
tions sont temporaires et, de nouveau,
emportées dans le flux dansant d’une S’il avait dû y avoir, dans ce dic-
tionnaire monumental, une entrée
« espion », il aurait fallu y mentionner le
Ecrire après la seconde singulier Bertrandon de La Broquère
(1400-1459). Ecuyer tranchant de Philippe
guerre mondiale le Bon, duc de Bourgogne, il est chargé,
imposait de transformer sous l’apparence d’un honnête pèlerin
la langue allemande. en route pour les lieux
saints, d’espionner Le-
Chez Friederike vant et Syrie dans la
Mayröcker, cela donne perspective d’une fu-
lieu à un travail ture croisade. On lira
le récit de son voyage
de déstabilisation de la « outre-mer », en 1432-
syntaxe, de décentrement 1433, qui le mena,
grimé en « Turc », de
et d’inachèvement Corfou à Buda et Pest,
en passant par la
Grèce, la Palestine,
parole née du rêve ou résistant au déclin l’Anatolie occidentale
par des images qui se précipitent par et les Balkans. Bertrandon excelle dans le
­paquets, dans un courant paradoxal, portrait de la vie concrète (détail de sa
comme on le dit du sommeil. Friederike ­tenue turque, nourriture, mœurs), de la
Mayröcker a conservé de ses débuts faune (un varan qui « avait une queue as-
­surréalistes le sens du collage et du lap- sez longue comme les gros lézards verts,
sus, qu’elle nourrit de sensibilité et de ses pattes ressemblaient aux mains d’un
pensée. Ses livres sont difficiles à ra­- petit enfant et sa tête à celle d’un grand
conter, son imaginaire impossible à dé- lièvre ») et de la topographie urbaine du
crire ou à expliquer. Je ne peux qu’encou- monde ottoman.
rager à la lire, à écouter sa voix sur
l’audio­thèque internationale de poésie Il n’y a que trois écrivains fran-
­Lyrikline.org et à la citer. p çais dans ce dictionnaire, mais leurs
noms font époque : l’érudit renaissant
Guillaume Postel (1510-1581), un des
frères et les tyrans des ennemis », ­premiers analystes du monde turc, Al-
dit encore, en 1848, le refrain du phonse de Lamartine
Chant des soldats, de Pierre Du- (1790-1869), auteur d’un
pont. Autour de ces pôles majeurs Voyage en Orient, grand
– 1789, 1848 –, Alexandre de Vitry débattant politique de
scrute en détail les usages politi- la « question d’Orient »
ques modernes de la notion de fra- et défenseur des Otto-

La fraternité, pièges quantité d’autres : les humains

sont-ils déclarés frères parce que
créatures d’un même Dieu, reje-
ternité, avant d’en suivre le destin
principalement littéraire de Victor
Hugo à Romain Gary, en passant
mans, puis Pierre Loti,
turcophile fieffé des let-
tres fin de siècle. Il effec-

et tribulations tons de la nature ou enfants de

la patrie ? Pourquoi la fraternité
– proclamée existante, donnée,
déjà là – est-elle en même
notamment par Péguy et Orwell.
Fondée sur une multitude de
sources, cette enquête originale
cerne l’histoire compliquée d’une
tue, entre 1878 et 1911,
quatre passages à Cons-
tantinople, qui char-
rient dans son journal
Elle paraît simple, mais elle l­ impide qu’une intuition naïve temps décrite comme à venir, à notion faussement familière en des oasis de douceur extatique où tout
ne l’est pas. La notion de frater- peut le croire. ­construire, à faire exister ? Com- s’efforçant d’opérer deux jonc- porte mystère, de la couleur de l’eau aux
nité – dont religions, politiques, La fraternité appartient-elle ment comprendre cette étrange tions : entre histoire politique et visiteuses, qui deviendront les héroïnes
histoire et littérature ont usé d’abord au registre biologique, ou tension entre proclamation et ab- textes romanesques, entre ana- de son roman Les Désenchantées, « ro-
et abusé – est un nœud de pro­- bien moral ? Désigne-t-elle la sence, présent et futur, idéal et lyse conceptuelle et usage des man des harems turcs contemporains ». p
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

blèmes, plutôt qu’une solution.
C’est ce que met en lumière,
en retraçant sources antiques
et surtout développement mo-
derne du terme, l’enquête
d’Alexandre de Vitry intitulée Le
Droit de choisir ses frères ? Auteur
d’essais consacrés à Philippe
­Muray (1945-2006) et à Charles
Péguy (1873-1914), maître de
­conférences à Sorbonne Univer-
sité, le chercheur montre, au fil
d’un ­périple érudit, combien ce
troisième terme de l’idéal répu-
blicain est loin d’être aussi
Le Droit situation d’individus nés des
de choisir mêmes parents (frères de
ses frères ? sang), élevés ensemble (frères
Une histoire de de lait), liés par une expérience
la fraternité, partagée (frères d’armes), sou-
d’Alexandre dés par une culture commune
de Vitry, (frères de clan) ? Parle-t-elle de
Gallimard, la tendresse supposée des
« Bibliothèque des ­consanguins les uns pour les
idées », 440 p., 24 €, autres, ou de la concorde que
numérique 17 €. l’on souhaite voir régner au
cœur du genre humain tout
entier ? Les relations, au sein des
familles réelles, étant régulière-
ment fratricides, comment se
réalité ? Plus encore, une contra-
diction majeure habite l’histoire
de la fraternité : pour devenir un
jour ce que nous sommes déjà
(tous frères), il faut organiser une
fraternité restreinte, une confré-
rie de combattants, considérant
comme ennemis tous ceux qui
n’en sont pas.
« Sois mon frère ou je te tue », ré-
sume Chamfort. Pour universa­-
liser la fraternité, les révolution-
naires de 1789 commencent effec-
tivement par scinder l’humanité :
« Les peuples sont pour nous des
mots. A ce titre, elle vaut d’être lue
avec intérêt, même si ses interpré- a Dictionnaire de l’Empire ottoman,
tations des relations entre frères sous la direction de François Georgeon,
dans la Bible se révèlent fort Nicolas Vatin, Gilles Veinstein, Biblis,
­contestables, même si sa thèse deux volumes sous coffret, 2360 p., 39 €.
concernant le statut de la littéra- a Le Voyage d’Orient. Récit d’un espion en
ture comme « délire » demeure Turquie au Moyen Age, de Bertrandon
pour le moins discutable. On peut de La Broquère, translaté du moyen français
aussi regretter que ce travail minu- par Hélène Basso, édité par Jacques Paviot,
tieux porte exclusivement sur la Griffe, « Famagouste », 224 p., 11 €.
France contemporaine. Scruter les a Cette éternelle nostalgie. Pages
aventures de la fraternité dans de journal (1878-1911), de Pierre Loti,
d’autres langues, d’autres contex- édité par Alain Bruno Vercier, Alain Quella-
tes et d’autres cultures reste à faire. Villéger et Guy Dugas, La Table ronde,
Mais ce serait un autre livre. p « La petite vermillon », 816 p., 11,80 €.
0123
­Vendredi 24­ février 2023
Sélection | Poches | 9
Parmi les parutions récentes en poche,
votre supplément vous recommande…

Les Cloches de la terre Grande couronne

Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, de Salomé Kiner,
Livre de poche, 288 p., 8,40 €.
d’Alain Corbin,
Espaces libres, « Histoire », 540 p., 12,90 €.
Quand écrire les rédactions des autres
Au début des années 1830, une querelle échauffe les esprits dans ne suffit plus à assouvir ses frénéti-
le village de Brienne-le-Château (Aube). Le maire veut vendre la ques envies de consommation et de
vieille cloche de l’église, la plupart des habitants, non. Emeutes, conformisme, la narratrice de Grande
menaces, scènes de ferveur et de colère le jour où la cloche, couronne délaisse ce business pour in-
­démontée, est précipitée au pied du clocher. Le sous-préfet, venu tégrer un microréseau de prostitution
prêter main-forte au maire, écrit dans son rapport que les spécialisé dans la masturbation et la
­hommes jurent, embrassent la cloche, que les femmes « lui fellation. Elle le raconte quelques an-
­prodigu[ent] en pleurant les expressions les plus tendres ». Il ajoute : nées plus tard, avec distance et drôle-
« J’avoue que j’étais loin de m’attendre à cette scène de fanatisme. » rie, d’une voix à la vivacité étonnante
Commentaire d’Alain Corbin, un siècle et demi plus tard : La Maison qui n’est pas celle d’une victime – celle
­« L’étonnement du sous-préfet résulte de la brutale révélation d’un attachement [relevant] d’un système d’appréciation qui
lui est étranger. » Cette scène, qui ouvre Les Cloches de la terre, l’un des livres les plus importants du grand historien des
des Hollandais d’une jeune fille très maligne au con-
traire, qui a fait une expérience pous-
sensibilités, paru pour la première fois en 1994, en concentre le propos – témoignage éclatant de la dextérité avec laquelle (The Dutch House), sée de la « désillusion », mais s’en est
Corbin fait parler les archives. L’affaire de Brienne illustre, bien sûr, la tension entre pouvoirs civil et religieux née avec la d’Ann Patchett, remise. Ce sont bien cette voix de la
Révolution. Mais elle met au jour des mouvements plus souterrains, et plus lents. Enquêter sur la manière dont les traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène narratrice et son regard ultralucide
­cloches rythmaient la vie laborieuse, festive, spirituelle des campagnes revient ainsi à « accéder à la compréhension du Frappat, Babel, 416 p., 10,40 €. qui attachent indéfectiblement le lec-
monde que nous avons perdu » quand, progressivement, « un désir accru de liberté individuelle [a incité] à contester teur au premier roman de Salomé
­l’uniformité des rythmes », renvoyant le « paysage sonore » que dessinaient les cloches dans « l’inactuel » et le « dérisoire ». Monumentale, la demeure des Conroy, ­Kiner. Il admire sa manière si juste de
Alain Corbin fait résonner avec une puissance rare ce « bruit d’un autre temps » qu’il sait rendre soudain plus proche que près de Philadelphie, théâtre de ce ro- décrire un milieu (la classe moyenne
nous ne pouvions l’imaginer, nous qui en venons, et qui l’avons effacé. p Florent Georgesco man frémissant d’Ann Patchett, est un périurbaine) et un temps (la fin des
pôle d’attraction et de répulsion – un années 1990) sans s’appesantir,
sortilège à hauteur d’existence, et le mi- comme sa façon de dépeindre le mo-
roir brisé de la famille. Cadeau surprise ment où les parents chutent de leur
La Relation à l’Autre du père à son épouse dans les années piédestal et la tendresse grave que
Au cœur de la pensée sociologique, 1950, puis joujou de sa nouvelle femme, peut provoquer ce dessillement. p
de Dominique Schnapper, elle catalyse les désirs contraires d’une Raphaëlle Leyris
préface inédite de l’autrice, tribu dont chaque membre n’aura pas
Gallimard, « Tel », 562 p., 17,50 €. assez d’une vie pour élucider cette apo-
rie : dans cette maison à l’imprégnation
Il n’y a pas de modernité sans interro- trouble, ­hantée par les oripeaux des
gations sur sa propre identité. Mais précédents propriétaires, ils étouffent.
il n’y a pas non plus d’« élaboration Loin d’elle, pourtant, leur destin s’étran-
identitaire » sans effort pour penser gle. Chacun échouera, ou presque, à ré-
« la relation à l’Autre, la manière de le soudre cette insoluble ­contradiction.
comprendre et de traiter de sa diffé- Plutôt que vivre avec des fantômes, la
rence », écrit Dominique Schnapper, mère a abandonné ses enfants ; trente
en conclusion de ce livre de 1998. ans durant, ces derniers, chassés par
Comment nos sociétés, telles que les leur belle-mère, se posteront en voiture
sociologues les observent, adaptent- face à la maison, pour regarder droit
elles leurs principes à la différence dans les yeux cette drôle de chose : un
concrète ? Une mise au point passé qui n’est plus le leur, mais qui est
­rigoureuse sur les distorsions entre tout ce qu’il leur reste. p
l’exigence d’égalité et la réalité de Juliette Einhorn
­l’injustice, qui demeurent d’une
Moi et ­cuisante ­actualité. p Fl. Go
François Mitterrand Logique d’un monde en ruine
Six essais philosophiques
d’Hervé Le Tellier,
Folio, 112 p., 6,90 €. Notre humanité (Logik einer zerfallenden Welt),
d’Hermann Broch,
D’Aristote aux neurosciences,
L’Eclat, « Poche », 224 p., 9 €.
Bien avant le prodigieux succès de de Francis Wolff,
L’Anomalie (Gallimard 2020), Fran- Pluriel, 384 p., 13 €.
Romancier autrichien, qui s’exila aux Etats-Unis
çois Mitterrand, Jacques Chirac, Ni- pour fuir le nazisme, Hermann Broch (1881-1950),
colas Sarkozy et François Hollande Autour de la notion d’homme, de sa auteur notamment des Somnambules (Gallimard,
avaient repéré Hervé Le Tellier, et définition et de ses conséquences, 1956-1957), a laissé dans ses archives et dans
entretenu avec lui une étonnante ­règnent à présent une grande confu- certains articles publiés les traces d’une œuvre
correspondance, légèrement asymé- sion et une multitude de querelles. importante de philosophe, que les éditions de
trique. Du moins est-ce le principe Il faut savoir gré à Francis Wolff de l’Eclat s’efforcent depuis des années de faire
de cette délicieuse fiction. A l’obscur ­tenter un réexamen philosophique connaître. Malgré son caractère fragmentaire et
Le Tellier qui inonde les présidents de ce dossier décisif. Un périple im- inachevé, elle s’impose par son originalité aux
successifs de messages de plus en pressionnant, où le philosophe, che- côtés des grands courants de son époque, dont
plus amicaux, encourage l’un, ra- min faisant, ne masque pas ses pro- elle croise les thèmes. La réédition d’un recueil
broue l’autre, l’Elysée envoie tou- pres choix. Ils le portent à soutenir de six textes portant sur la valeur, l’histoire, la
jours la même lettre type. L’inté- un humanisme renouvelé, renforcé, musique, le déclin ou l’explosion d’une civilisa-
ressé l’analyse chaque fois d’un œil réfléchi, qui insiste sur la capacité tion moderne incapable de restaurer une idée
différent, et y voit la preuve d’une unique de l’humanité à produire des commune, comme le pouvait la pensée médié-
intimité croissante, qui l’incite à connaissances et des jugements vale, fait émerger quelques terres d’un continent
prolonger les échanges. Une leçon ­moraux. p Roger-Pol Droit encore immergé en France, et suscite l’envie de le
de lecture subtile et drôlissime. p Signalons également, du même auteur, Il n’y redécouvrir enfin. p
Denis Cosnard a pas d’amour parfait, 1001 Nuits, 92 p., 4 €. Nicolas Weill

La Plus Secrète La Vénus

­Mémoire à la fourrure Parutions
des hommes (Venus im Pelz),
de Mohamed Mbougar Sarr, de Leopold von Sacher-Masoch, Féminispunk, de Christine Aventin,
Livre de poche, 576 p., 9,70 €. traduit de l’allemand (Autriche) La Découverte, « Poche », 132 p., 10 €.
par Aude Willm, 1001 Nuits, 202 p., 5 €.
Jeune écrivain sénégalais, Les Voix du Pamano, de Jaume
­Diégane Latyr Faye part sur les Leopold von Sacher-Masoch (1836- ­ abré, traduit du catalan par Bernard
C
traces d’un roman paru en 1938, 1895) est passé à la postérité pour Lesfargues, ­Babel, 720 p., 12,90 €.
Le Labyrinthe de l’inhumain, d’un ce livre sulfureux. L’œuvre fonda-
certain T. C. ­Elimane, qui fit de ce trice du masochisme ressort dans Mr. Loverman, de Bernardine
dernier une coqueluche du Paris la traduction d’Aude Willm, qui ­ varisto, traduit de l’anglais par
E
littéraire d’avant-guerre, avant ­accompagnait l’étude de Gilles ­Françoise Adelstain,
que des accusations de plagiat ­Deleuze, Présentation de Sacher- Pocket, 360 p., 8,30 €.
n’aboutissent à la destruction du Masoch (Minuit, 1967). Séverin,
livre et à la disparition d’Elimane. jeune aristocrate amoureux d’une La Falsification de l’histoire,
Au fil des recherches de Faye, les statue de Vénus, rencontre Wanda, de Laurent Joly, préface inédite de
récits s’enchâssent, un narrateur incarnation pour lui de la déesse l’auteur, Champs, « Histoire », 158 p., 7 €.
en cache souvent un autre, on se de l’amour. Une règle entre eux : le
déplace entre les continents, les plaisir. Il sera son esclave, elle ne se Le Bracelet, d’Andrea Maria
époques et les genres littéraires. montrera que vêtue d’une four- ­ chenkel, ­traduit de l’allemand
S
Cérébral, politique, sensuel et rure. Les rêves, la passion mysti- par Stéphanie Lux, Babel, 400 p., 9,90 €.
drôle, écrit à l’ombre du Chilien que, la volupté exacerbent cette
Bolaño, La Plus Secrète Mémoire profession de foi : « L’amour, c’est Mahmoud ou la montée
des hommes a remporté le la guerre des sexes. » p des eaux, d’Antoine Wauters,
­Goncourt 2021. p R. L. Pierre Deshusses Folio, 176 p., 7,50 €.
10 | Rencontre 0123
­Vendredi 24­ février 2023

Katie Kitamura

« Il faut écrire
sur ce qui nous
met mal à l’aise »
L’écrivaine américaine, fille d’émigrés japonais,
s’intéresse à la circulation du langage, ce qu’il charrie
ou ce qu’il cache. Un thème central dans « Intimités »,
dont la narratrice est interprète à la Cour pénale
internationale

Raphaëlle Leyris
Parcours

U
n peu avant Noël, Katie
Kitamura a perdu sa
voix. « Au début, mes en- 1979 Katie Kitamura
fants ont profité du fait naît à Sacramento (Californie).
que je ne pouvais plus
crier », raconte-t-elle en 2005 Elle soutient, à Londres, sa
souriant. Et puis le ton très bas qu’elle thèse sur « L’esthétique de la
était obligée d’adopter, et qui était en- ­vulgarité et le roman américain
core le sien lors de son passage à Paris, moderne ».
mi-janvier, s’est mis à inquiéter les deux
garçons. Leur mère avait conquis, par ses 2009 Premier roman, The Long­-
chuchotements et sa parole plus rare, shot ­(« l’outsider », non traduit).
une autorité nouvelle – on doute cepen-
dant qu’elle en manque cruellement 2017 Les Pleureuses (Stock, 2018),
d’ordinaire, en regardant cette femme son troisième roman, en cours
élégante, au port altier d’ancienne dan- d’adaptation pour le cinéma. Katie Kitamura, à Rome, en 2022. Marilla Sicilia/AME/opale.photo
seuse classique.
L’écrivaine américaine admet que cet
épisode de légère aphonie offre une
porte d’entrée presque idéale pour dis­- chose puis la corrige, et se reprend à nou- ­d’en désigner précisément les enjeux. pour crimes contre l’humanité et crimes
cuter de son nouveau roman, Intimités, veau. Les narrations à la première per- Katie Kitamura ne se fait pas prier pour de guerre – durant le conflit en Sierra
dont la voix de la narratrice frappe sonne très assurée, remplies de métapho- lier cette manière d’appréhender les Leone (1991-2002). Mais, tandis que Katie Extrait
autant par sa singulière tessiture que le res géniales, de tours de phrase brillants échanges à son enfance. Elle est née Kitamura conduisait sur une route cali-
faisait celle des Pleureuses (Stock, 2018), d’emblée me laissent parfois perplexe. en 1979 en Californie, trois ans après l’ar- fornienne en prêtant l’oreille à ce que « A la Cour, ce qui était en jeu
son troisième roman mais le premier ­Personne ne parle ou ne pense de cette rivée de ses parents japonais (son père Charles Taylor disait, il lui est apparu n’était autre que la souf-
traduit en France. Des voix qui captivent manière. » Ses deux premiers romans, était un universitaire scientifique) aux ceci : « L’écouter, c’était vivre l’écart entre france de milliers de gens, et
en murmurant. Elle prend le temps de ré- The Longshot et Gone to the Forest Etats-Unis. « A l’époque, il y avait une telle la partie de soi qui sait de quels actes igno- il n’était pas question de faire
fléchir : « C’est intéressant, parce qu’il me («L’outsider », Free Press, 2009, et « Parti suspicion à l’égard du Japon et de sa bles il s’est rendu coupable, quel monstre semblant face à la souf-
semble qu’en littérature le pouvoir de per- en forêt », Free Press, 2012, non traduits), ­superpuissance technologique… J’étais c’est, et celle, toute petite mais bien pré- france. Pourtant, la Cour
suasion d’une voix dépend d’abord de relevaient plus de cette veine. « Si une for- ­inquiète, quand mes parents parlaient en sente, qui n’est pas insensible à ses talents était par nature un lieu de
tout ce que l’auteur enlève, de ce qui n’est mulation ne me semblait pas stylistique- japonais dans la rue, de l’animosité que oratoires et à son charisme. » L’épisode a grande théâtralité. (…) La
ment impeccable, et même si la phrase cela pouvait susciter. J’ai donc compris ramené la romancière au fait que le lan- première audience à laquelle
« Quand j’étais petite, exprimait quelque chose qui m’impor- très tôt la part de violence que déclenche gage est cet instrument que les écrivains j’avais assisté m’avait interlo-
tait, je la supprimais. De ce point de parfois la parole. » Corollaire : elle a perçu veulent voir comme « celui de la vérité », quée, l’accusation aussi bien
mes parents n’étaient pas vue, j’ai un peu changé. » Ce qu’elle tra- dès son jeune âge la distinction entre mais qui peut être aussi « celui de la que la défense ayant plaidé
parfaitement bilingues. que est moins la perfection (ou son « les langues publiques et privées ». ­manipulation et du mensonge ». Et c’est leur cause de manière tout à
apparence) que l’exactitude. « Quand j’étais petite, développe-t-elle, « justement » parce que cette dualité la fait outrancière. Les accusés
Je voyais le mépris que La narratrice d’Intimités est inter- mes parents n’étaient pas parfaitement « gêne » qu’elle a pensé nécessaire d’y re- eux-mêmes étaient des per-
pouvaient leur valoir leurs prète, depuis peu embauchée à la bilingues. Je voyais le mépris que pou- venir dans un livre : « Ce qui nous met sonnages grandiloquents,
hésitations, leur accent » Cour pénale internationale (CPI), qui vaient leur valoir leurs hésitations, leur mal à l’aise, c’est là-dessus qu’il faut écrire, aussi autoritaires que gei-
siège à La Haye. Celle des Pleureuses accent. Par ailleurs, je pouvais constater non ? », demande-t-elle avec douceur. gnards, il s’agissait de poli­-
était traductrice. Ces deux romans ap- que, quand ils étaient énervés contre moi, Elle s’y est attelée après l’envoûtant Les ticiens et de généraux, des
pas dit. » Cette conviction concourt sans partiennent à un « triptyque » dont le ils passaient au japonais, que je parlais Pleureuses. L’autrice trouvait qu’elle n’y gens qui avaient l’habitude
doute à faire de cette admiratrice de dernier volet, qu’elle est en train d’écrire, moins bien qu’eux. L’anglais était une ma- avait pas assez exploité, avec sa traduc- d’occuper le devant de la
­Marguerite Duras et de Henry James une tournera autour d’une actrice. Katie Kita- nière de nous placer, eux et moi, sur un trice de narratrice, ce que ça fait d’être un scène et de s’écouter parler.
experte en ellipses. mura s’intéresse (entre autres) à la cir­- pied d’égalité. » corps « à travers lequel passe le langage Les interprètes ne pouvaient
Si elle n’entend pas la voix de sa narra- culation du langage, aux dynamiques de Ses réflexions et questions sur la pa- de quelqu’un d’autre ». La protagoniste pas complètement s’extraire
tion, Katie Kitamura dit qu’elle n’« [a] pas pouvoir qui s’exercent à travers elle. On role, ce qu’elle charrie ou ce qu’elle cache, des Pleureuses assurait aimer la « passi- de cette dramaturgie, leur
de livre ». « Une fois que je l’ai dans l’oreille, ne trouve rien, dans ses deux livres tra- ont été enrichies par un épisode par le- vité » induite, selon elle, par son métier. travail consistait à interpré-
et que j’ai établi le cadre, mon travail est duits, qui ressemble à du small talk, cet quel elle explique la genèse d’Intimi- Celle d’Intimités, dont le travail est de res- ter les mots prononcés tout
de la suivre, de voir où elle m’amène. » Elle art de l’échange anodin. Toutes les inter­- tés. En 2009, à la radio, elle a entendu tituer au plus près, sans commentaires, en articulant ou en faisant
poursuit, attentive à se faire compren- actions paraissent nimbées d’une aura s’exprimer l’ancien président du Liberia la parole d’une personne potentielle- passer les postures, nuances
dre : « Plus que tout, ce que j’essaie d’attra- de danger ou semblent être une affaire Charles Taylor. Trois ans plus tard, il se- ment coupable de crimes de guerre ou de et intentions cachées
per sur la page, c’est le mouvement d’un d’emprise à conquérir – même quand rait le premier ex-chef d’Etat, depuis les génocide, « cherche une forme de récon- ­derrière ces mots. »
esprit. J’aime quand un narrateur dit une les personnages seraient en peine procès de Nuremberg, à être condamné fort dans l’idée de déléguer la responsa­-
bilité des décisions éthiques à la Cour », Intimités, page 23
explique Katie Kitamura. Les interro­-
gations morales auxquelles le travail de
Une femme inquiète à La Haye son personnage la confrontait reflé-
taient des questions politiques qui New York depuis treize ans). La CPI fait
Les premières lignes nous gal. Après lui avoir proposé de d’interpréter les êtres qui l’entou- la concernaient plus directement en tant partie de ces institutions qu’on juge éter-
le chuchotent : Intimités est s’installer dans son appartement rent, les différents signes, les mul- qu’Américaine écrivant durant l’ère nelles, alors qu’elles sont assez jeunes, en
d’abord une histoire de déso- pendant son absence, il cesse de tiples formes de langage auxquels Trump : « C’est un peu facile de dire : “Ce réalité. J’ai eu envie d’évoquer, même en
rientation, d’ancrage perdu. donner de ses nouvelles, ne lais- elle a affaire. De cette angoisse qui n’est pas mon président”, “Not in my ­filigrane, cette potentielle instabilité. »
L’anonyme narratrice, débous- sant aucun indice quant à la date sourd d’emblée naît la tension at- name”, etc. Même en n’ayant pas voté Avec sa narratrice tiraillée entre l’im-
solée, a quitté New York après la à laquelle il pourrait revenir aux tachant le lecteur à la voix de la pour quelqu’un, on est, en tant que ci- portant procès auquel elle participe à
mort de son père pour venir Pays-Bas – et dans quelles disposi- narratrice, à son opaque clarté, et toyen d’un pays, partie prenante de ce qui la Cour et ses inquiétudes amoureuses,
t­ ravailler à La Haye, aux Pays- tions à l’égard de son amante. Et au roman troublant, sensible et s’y passe. Jusqu’où peut-on se prévaloir de Katie Kitamura a aussi souhaité explorer
Bas, comme interprète à la Cour puis il y a ce procès où elle doit se cérébral, admirablement subtil son impuissance, de sa passivité ? » quelque chose de son « expérience du
pénale internationale. faire la voix d’un ancien dirigeant de Katie Kitamura. p R. L. Situé en 2016, le roman ne cite pas le monde » : « Nous sommes partagés entre
Dans cette ville apparemment accusé de crimes de masse, ainsi nom de Donald Trump. Mais il y est fait les énormes défis auxquels nous savons
« tranquille, civilisée jusqu’à qu’un fait divers survenu dans le Intimités mention du Brexit, alors sur le point devoir faire face et les petites choses de
l’acharnement », elle peine à quartier d’une amie, qui la préoc- (Intimacies), d’être voté. « Voir l’Union européenne notre vie quotidienne qui peuvent telle-
trouver ses marques géographi- cupe déraisonnablement. de Katie Kitamura, ainsi déstabilisée, alors qu’on la tenait ment nous occuper. Cela nous place dans
ques. Un homme, Adriaan, sem- Intimités nous fait ainsi entrer traduit de l’anglais (Etats-Unis) pour acquise, c’était très impressionnant, une forme de dissonance cognitive. » Face
ble lui offrir une stabilité amou- dans l’esprit d’une femme in- par Céline Leroy, note celle qui a fait sa thèse de lettres à à cette situation si commune, elle estime
reuse, mais il doit partir régler quiète, constamment à l’affût Stock, « La cosmopolite », 250 p., Londres et épousé un écrivain britanni- que le travail de l’écrivain est de ne pas
une affaire familiale au Portu- d’elle ne sait trop quoi. Elle tente 20,90 €, numérique 15 €. que, Hari Kunzru (avec lequel elle vit à rester sans voix. p