Hors-série Avril-mai 2023

8,90 €

GÉOPOLITIQUE
LE MONDE
DE DEMAIN
Comment la guerre
en Ukraine
bouleverse les
alliances, renforce
les autocraties,
soude l’Occident
et fait émerger
un Sud global.

Allemagne 10,90 €, Antilles, Réunion 9,90 €, Canada 15,50$CAN,

Espagne 9,90 €, Gabon 7200 F CFA, Grande-Bretagne
8,90 £, Grèce 9,90 €, Italie 9,90 €, Japon 1800 Y, Maroc 100MAD,
Pays-Bas 9,90 €, Portugal cont. 9,90 €, Sénégal 6100 F CFA,
Suisse 13,50 CHF, TOM 1800 XPF, Tunisie 19 DT.

M 04224 - 94H - F: 8,90 € - RD

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©Photo : A.Ravera

STÉPHANIE ANTOINE
LE VENDREDI 17 MARS À 19H10

En partenariat avec
À (re)voir sur france24.com
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 3

Le monde de demain

C
’est, de l’avis du magazine Foreign
Policy, “la tendance politique
mondiale la plus notable de 2023” :
l’avènement d’un Sud global, à savoir
la montée en puissance de l’hémisphère Sud,
qui, de la diplomatie au sport, en passant
par les négociations sur le climat, renforce
partout sa visibilité et son influence. Ces pays,
plus jeunes et à la croissance plus dynamique
que ceux de l’Occident, font notamment
entendre leur différence sur la guerre
en Ukraine, à propos de laquelle ils refusent
tout alignement. Il y a parmi eux des États
du Moyen-Orient, mais aussi d’Afrique
et surtout l’Inde, plus que jamais courtisée
par les Américains pour contrer la Chine.
Un an après le début de la guerre en Ukraine,
nous avons voulu poursuivre le décryptage
des grands basculements géopolitiques amorcé
dans un précédent hors-série (“Comment
le monde a basculé”, publié en octobre 2021),
centré alors sur la rivalité croissante
entre Washington et Pékin.
Mais depuis l’invasion russe, le monde est
plus complexe, plus difficile à déchiffrer.
Nous sommes, écrit The Economist, dans
“le début d’une ère d’après l’après-guerre froide,
où l’ordre mondial façonné par les États-Unis
pourrait être brutalement défait par la Russie
et la Chine”. Une ère de mégamenaces,
selon l’essayiste américain Nouriel Roubini,
où “le risque d’une guerre entre grandes
puissances mais aussi d’un conflit nucléaire
augmente très fortement”.
Dans ce monde multipolaire où les alliances
varient au gré des circonstances, le camp
occidental a resserré les rangs face (grâce?)
à Vladimir Poutine. “Les démocraties du monde
se sont renforcées et non affaiblies, tandis que
les autocraties du monde se sont affaiblies”,
a martelé Joe Biden à Varsovie, le 21 février.
Ce n’est pas forcément le constat de ce hors-
série. De Taïwan au Burkina Faso, en passant
par le Caucase et les Balkans, les foyers
de tensions se multiplient. Pour tenter de mieux
comprendre ce qui est en train de se jouer,
nous avons réuni ici une sélection d’analyses
de la presse étrangère publiées ces derniers
mois. En essayant, toujours, de diversifier
les sources et les points de vue. Bonne lecture!
—Claire Carrard

LA LOI DES La résurgence L’AVÈNEMENT TAÏWAN-SAHEL-CAUCASE

RÉGIMES d’un bloc D’UN LES POINTS
AUTORITAIRES occidental SUD GLOBAL CHAUDS

6 L’ère des mégamenaces
10 Moscou doit séduire
la majorité mondiale
12 La perestroïka à l’envers
de Vladimir Poutine
14 Le Moyen-Orient refuse
toujours de choisir son camp
16 La Turquie est-elle devenue
une superpuissance ?
18 L’hégémonie américaine,
c‘est fini
20 Un ovni bien encombrant
21 Pyongyang et Moscou,
même combat
24 L’Otan a retrouvé 48 De nouveaux acteurs 60 Taipei déploie sa “stratégie
sa raison d’être s’imposent du porc-épic”
25 Comment l’Alliance livre 52 Le salut de l’Afrique 62 Tous aux abris
des armes à l’Ukraine n’est “ni à Paris ni à Moscou” 64 Tokyo fait de l’œil à l’Aukus
27 Dans l’UE, avantage 54 Pourquoi l’Arabie saoudite 66 Wagner tisse sa toile
aux va-t-en-guerre veut-elle rejoindre les Brics ? en Afrique
29 Le “tournant historique” 56 Le grand “je” stratégique 68 Au Burkina Faso, “c’en
de l’Allemagne de l’Inde est assez” de la France
30 La Finlande, un voisin si vigilant 70 Qui a encore peur
32 Le “Made in USA” fragilise de Moscou ?
l’Europe 72 La Russie veut “mettre le feu”
34 Face aux menaces, aux Balkans
Washington défend sa place
36 La France paie son ambiguïté

38 PORTFOLIO Syndromes russes

74 À voir, à lire et à écouter

En couverture : dessin de Jim Frazier, États-Unis/Theispot. Ci-dessus : dessins de Krauze, Royaume-Uni.

Certains des articles de ce hors-série ont déjà été publiés dans notre hebdomadaire ou sur notre site.
4 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

LA LOI DES RÉGIMES

AUTORITAIRESDe Moscou à Pékin, en passant par Ankara,
les autocrates s’imposent sur l’échiquier mondial.
Par les armes, comme Vladimir Poutine, par l’économie,
comme Xi Jinping, ou par la diplomatie,
comme Recep Tayyip Erdogan.

↗ Dessin
de Krauze,
Royaume-Uni.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 5
6 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

L’ÈRE DES MÉ La troisième guerre mondiale a-t-elle déjà commencé en Ukraine ?

se demande Nouriel Roubini, qui n’imaginait plus possible
une guerre entre superpuissances et un conflit nucléaire.
Aujourd’hui, l’essayiste et économiste américain décrit un monde
au bord d’une très grave crise et mis au défi par quatre puissances révisionnistes.

—Project Syndicate (extraits) pas non plus partie de mon vocabulaire, que j’appelle une dépression géopoli-

D
Prague
e g raves mégamenaces
mettent en péril notre avenir
– non seulement notre emploi,
notre salaire, notre patrimoine
et toute l’économie mondiale,
mais aussi la paix, la prospé-
rité et les avancées relatives acquises
depuis 1945. On ne se souciait aucunement
de la majorité de ces menaces à l’époque
prospère de l’après-guerre. J’ai grandi au
Moyen-Orient et en Europe de la fin des
années 1950 au début des années 1980, et
je n’ai jamais craint que le dérèglement
climatique détruise la planète.
Par ailleurs, je n’ai jamais réellement
craint une autre guerre entre superpuis-
sances et d’autant moins une guerre
nucléaire. Le mot “pandémie” ne faisait
car la dernière pandémie la plus viru-
lente remontait à 1918. Et je n’imaginais
pas du tout que l’intelligence artificielle
pourrait un jour éliminer la majorité
des emplois et aboutir à l’obsolescence
d’Homo sapiens, car nous traversions
alors une période de désintérêt pour
↑ Dessin de cette technologie.
Boligán paru Les économies avancées étaient de
dans El Universal, solides démocraties libérales où il n’y
Mexico. avait pas d’extrême polarisation idéo-
logique. Le populisme et l’autoritarisme
étaient confinés à un petit groupe inculte
de pays pauvres.
En faisant un bond de cet “âge d’or”
relatif – entre 1945 et 1985 – à la fin
de 2022, on est frappé par un déferle-
ment de nouvelles mégamenaces déme-
surées qui, auparavant, ne préoccupaient
personne. Le monde est entré dans ce
tique, qui comporte (au moins) quatre
puissances révisionnistes dangereuses :
la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée
du Nord. Elles défient l’ordre écono-
mique, financier, sécuritaire et géopo-
litique que les États-Unis et leurs alliés
ont créé après la Seconde Guerre mon-
diale. Le risque non seulement d’une
guerre entre grandes puissances mais
aussi d’un conflit nucléaire augmente
très fortement. En 2023, l’invasion russe
de l’Ukraine pourrait se transformer
en un conflit hybride avec la participa-
tion directe de l’Otan. Israël voire les
États-Unis pourraient mener des frappes
directes contre l’Iran, qui s’emploie à
fabriquer une bombe nucléaire.
À l’heure où Xi Jinping consolide son
emprise autoritaire sur la Chine et où les
États-Unis renforcent leurs restrictions
Avril-mai 2023 Hors-série
GAMENACES
commerciales contre la Chine, la nouvelle
guerre froide sino-américaine refroidit
de jour en jour. Pis encore, elle pourrait
devenir un conflit ouvert à cause du statut
de Taïwan, que Xi est déterminé à ral-
lier à la Chine continentale et que Biden
semble déterminé à défendre. Pendant
ce temps, la Corée du Nord, dotée d’un
arsenal nucléaire, cherche de nouveau
à attirer l’attention en lançant des mis-
siles dans l’espace aérien du Japon et de
la Corée du Sud.
Apocalypse environnementale
La cyberguerre est par ailleurs quoti-
dienne entre ces puissances révision-
nistes et l’Occident, et beaucoup d’autres
pays ont choisi le non-alignement vis-à-
vis des sanctions, principalement impo-
sées par l’Occident. Au cœur de tous ces
événements, nous ne pouvons pas encore
savoir si la troisième guerre mondiale a
déjà commencé en Ukraine. Ce sont les
futurs historiens qui le détermineront,
si tant est qu’il y en ait encore à l’avenir.
Même en écartant la menace d’un
Armageddon nucléaire, le risque d’une
apocalypse environnementale se pré-
cise de jour en jour, d’autant plus que
les discussions sur la neutralité carbone
et les investissements dits responsables
se résument souvent à du greenwashing
(ou à du greenwishing, des vœux pieux
écologiques). La nouvelle greenflation,
ou inflation verte, bat déjà son plein,
car amasser les métaux nécessaires à
la transition énergétique est très éner-
givore et coûteux.
S’y ajoute le risque accru de nouvelles
pandémies pires que les pestes bibliques,
en raison du lien entre destruction envi-
ronnementale et maladies zoonotiques.
Les animaux sauvages, porteurs de
dangereux agents pathogènes, sont en
contact plus étroit et plus fréquent avec
les humains et les animaux d’élevage.
C’est pourquoi nous avons, depuis le
début des années 1980, traversé des épi-
démies et des pandémies plus fréquentes
et virulentes (VIH, Sras [syndrome res-
piratoire aigu sévère], Mers [syndrome
respiratoire du Moyen-Orient], grippe
porcine, grippe aviaire, Zika [maladie
virale transmise principalement par les
moustiques], Ebola, Covid-19).
Toutes les données portent à croire
que ce problème s’aggravera à l’avenir. En
raison de la fonte du pergélisol [sol gelé
en permanence] en Sibérie, nous risquons
d’être bientôt confrontés à de dangereux
virus et bactéries qui étaient piégés dans
les glaces depuis des millénaires.
Courrier international 7
De plus, les conflits géopolitiques et
les craintes liées à la sécurité nationale
alimentent des batailles commerciales,
financières et techniques, et accélèrent
la démondialisation. Le retour du pro-
tectionnisme et le découplage sino-
La Russie, l’Iran, américain aboutiront à une économie
la Chine et la mondiale des chaînes logistiques et des
Corée du Nord marchés plus morcelés. On ne dit plus
délocalisation et libre-échange, mais
défient l’ordre “commerce entre États amis” et “com-
sécuritaire, merce équitable et sécurisé”.
économique,
géopolitique et L’Homo sapiens bientôt superflu
financier créé À l’échelle nationale, les avancées dans
après les domaines de l’intelligence artifi-
cielle, de la robotique et de l’automati-
la Seconde sation détruiront toutefois de plus en
Guerre plus d’emplois, même si les décideurs
mondiale par renforcent les barrières protectionnistes
les États-Unis dans le but de mener l’ultime guerre. En
et leurs alliés. limitant l’immigration et en imposant
davantage de production intérieure, les
pays riches vieillissants inciteront forte-
ment les entreprises à adopter des tech-
nologies économes en main-d’œuvre.
Si les emplois répétitifs sont mani-
festement en danger, c’est aussi le cas
d’emplois intellectuels qui peuvent
être fragmentés en tâches distinctes,
et même de nombreux métiers → 8
8 Courrier international
7 ← créatifs. Les IA de traitement auto-
matique des langues comme GPT-3
écrivent déjà mieux que la majorité des
êtres humains et transformeront presque
certainement de nombreux métiers et
sources de revenus.
À terme, certains scientifiques pensent
qu’Homo sapiens sera complètement
superflu en raison de l’avènement de
l’intelligence artificielle générale ou
super-intelligence artificielle – même
si c’est un débat extrêmement conten-
tieux. Ainsi, au fil du temps, le malaise
économique s’accentuera, les inégalités
se creuseront un peu plus et davantage
de cols blancs et de cols bleus seront
laissés sur le carreau.
La situation macroéconomique n’est
pas plus rose. Pour la première fois depuis
les années 1970, nous faisons face à une
inflation élevée et à la perspective d’une
récession ou stagflation [situation éco-
nomique qui conjugue la stagnation de
l’activité économique et la hausse des
prix ou inflation].
La hausse de l’inflation dans les éco-
nomies avancées n’était pas “transi-
toire”. Elle est tenace, alimentée par le
cumul de mauvaises politiques (mesures
monétaires, budgétaires et de crédit
trop laxistes trop longtemps) et de mal-
chance. Personne n’aurait pu anticiper
que le choc initial du Covid-19 entra-
verait l’approvisionnement en biens et
main-d’œuvre, et créerait des goulots
d’étranglement dans les chaînes logis-
tiques mondiales.
Protectionnisme et populisme avivés
Il en va de même pour la violente inva-
sion russe de l’Ukraine, qui a provoqué
une flambée des prix de l’énergie, de
l’alimentation, des engrais, des métaux
industriels et d’autres produits. Pendant
ce temps, la Chine a maintenu sa poli-
tique “zéro Covid”, qui crée des paraly-
sies supplémentaires [La Chine y a mis
fin début décembre].
Le passé porte aussi à croire que des
problèmes plus profonds nous guettent.
Depuis soixante ans aux États-Unis,
chaque fois que l’inflation a dépassé 5 %
(elle était de 5,4 % en janvier) et que le
taux de chômage a été inférieur à 5 %
(il était de 3,4 % à la même date), toute
tentative de la Fed de ramener l’infla-
tion à son objectif de 2 % a provoqué une
récession. Ainsi, un atterrissage brutal
est beaucoup plus probable que l’inverse,
à la fois aux États-Unis et dans la plu-
part des autres économies avancées.
Outre les circonstances à court terme,
les chocs négatifs de l’offre et les facteurs
liés à la demande à moyen terme feront
durer l’inflation. Du côté de l’offre, je
compte onze chocs négatifs qui rédui-
ront la croissance potentielle et augmen-
teront les coûts de production. Citons
notamment le retour de bâton contre
l’hypermondialisation [interdépendance
L’auteur économique, commerciale et financière
extrême des États et échanges], qui
gagne du terrain et crée une brèche où
s’engagent les figures politiques popu-
listes, chauvinistes et protectionnistes.
La colère populaire monte en raison
des inégalités criantes en matière de
NOURIEL salaire et de patrimoine, ce qui mène à
ROUBINI davantage de mesures pour soutenir les
Le dernier livre travailleurs et les laissés-pour-compte.
de cet économiste, Même si elles sont bien intentionnées,
surnommé ces mesures contribuent à un cercle
“Dr Doom” vicieux de hausse des salaires et des prix.
(Dr Catastrophe),
“Mégamenaces : Dangers d’un dollar sur le déclin
dix tendances Citons aussi, parmi les autres sources
dangereuses qui d’inflation tenace, le renforcement du
mettent en péril protectionnisme (venu de la gauche et
notre avenir de la droite), qui a entravé le commerce
et comment et les flux de capitaux, et exacerbé la
y survivre”, publié résistance politique à l’immigration, ce
en octobre, détaille qui se solde par une pression accrue sur
les nombreuses les salaires. Les considérations liées à la
crises qui nous défense ont d’autant plus limité la cir-
guettent. culation des technologies, des données
Les travaux et des talents, et les nouvelles normes
scientifiques relatives à la main-d’œuvre et à l’envi-
de Nouriel Roubini ronnement – quoique indispensables –
participent autant entravent à la fois le commerce et les
de la rationalité la nouvelles constructions.
plus mathématique Cette balkanisation de l’économie
que d’une intuition mondiale est profondément stagflation-
prédictive qui niste et elle coïncide avec le vieillisse-
lui fait saisir ment démographique, non seulement
et annoncer des pays développés mais aussi des
les grands grands pays émergents comme la Chine.
bouleversements Parce que la jeunesse a tendance à pro-
économiques duire plus et à épargner plus, contrai-
et géopolitiques rement aux personnes âgées, qui ont
mondiaux. tendance à dépenser leurs économies
et à nécessiter des services plus coûteux
en matière de santé, entre autres, il en
découlera aussi des prix plus élevés et
une croissance ralentie.
Les turbulences géopolitiques actuelles
compliquent encore davantage la situa-
tion. Les perturbations du commerce
international et les prix en forte hausse
des matières premières depuis l’invasion
russe de l’Ukraine n’ont pas été qu’un
phénomène ponctuel. Les menaces qui
ont pesé sur les récoltes et le transport
alimentaire en 2022 pourraient tout à
fait persister en 2023.
De plus, si la Chine met enfin un terme
à sa politique “zéro Covid” et commence
Hors-série Avril-mai 2023
à relancer son économie [L’allègement
général de la politique chinoise du “zéro
Covid” début décembre a été salué par
les institutions économiques interna-
tionales], un pic de la demande pour de
nombreuses matières premières accen-
tuera les pressions inflationnistes mon-
diales. Nous n’entrevoyons pas non plus
la fin du découplage sino-occidental,
qui s’accélère pour tous les flux (biens,
services, capitaux, main-d’œuvre, tech-
nologies, données et informations).
Et, bien sûr, l’Iran, la Corée du Nord
et d’autres adversaires stratégiques de
l’Occident pourraient bientôt contri-
buer, à leur manière, au chaos plané-
taire. Maintenant que le dollar des
États-Unis a été complètement trans-
formé en arme à des fins stratégiques
et de sécurité nationale, son rôle mon-
dial de monnaie de réserve pourrait à
terme décliner, et un dollar affaibli exa-
cerberait naturellement les pressions
inflationnistes aux États-Unis.
Plus généralement, un commerce
international fluide exige un système
financier fluide. Mais les sanctions
directes et indirectes ont grippé une
machine autrefois bien huilée, ce qui
dope radicalement le coût des tran-
sactions commerciales.
Par-dessus le marché, le dérègle-
ment climatique créera lui aussi des
pressions stagflationnistes durables. Les
sécheresses, les canicules, les ouragans
et d’autres catastrophes perturbent
de plus en plus l’activité économique
et menacent les récoltes (ce qui fait
flamber les prix).
Dans le même temps, les appels
à réduire les émissions de CO₂ ont
entraîné un sous-investissement dans
les infrastructures liées aux énergies fos-
siles, avant que les investissements dans
les énergies renouvelables ne puissent
réellement prendre le relais. La flambée
des cours de l’énergie était inévitable.
La cyberguerre, péril sous-estimé
S. DERUNGS/WORLD ECONOMIC FORUM/WIKIMEDIA COMMONS
La probabilité accrue que d’autres
pandémies éclatent est un facteur
supplémentaire fort de stagflation,
d’autant plus que quasiment rien n’a
été fait pour empêcher la suivante ou
s’y préparer. Le prochain foyer épidé-
mique renforcera d’autant plus les poli-
tiques protectionnistes, car les pays
s’empresseront de fermer leurs frontières
et de thésauriser des stocks straté-
giques de nourriture, de médicaments
et d’autres biens essentiels.
Enfin, la cyberguerre reste un
danger sous-estimé pour les activités
Avril-mai 2023 Hors-série
économiques et même la sûreté publique.
Les entreprises et les gouvernements
seront confrontés à une production
encore plus perturbée par la stagfla-
tion ou bien ils devront dépenser une
fortune pour assurer leur cybersécu-
rité. Dans un cas comme dans l’autre,
une hausse des dépenses est à prévoir.
À l’arrivée de la récession, cette der-
nière ne sera pas brève et superficielle,
mais durable et profonde. Non seule-
ment nous faisons face à des chocs néga-
tifs de l’offre à court et à moyen terme,
mais nous nous acheminons aussi vers
une crise de la dette absolument colos-
sale, en raison du ratio d’endettement
privé et public, qui a fortement aug-
menté ces dernières décennies.
Retour dans les années 1930 et 1940
Actuellement, nous cumulons les pires
facteurs des crises survenues dans les
années 1970 puis en 2008. La produc-
tion subit des chocs à répétition et per-
sistants, qui coïncident avec des ratios
d’endettement encore plus élevés que
pendant la crise financière mondiale
de 2008. Ces pressions inflationnistes
forcent les banques centrales à une
contraction de la politique monétaire
alors même que nous nous dirigeons vers
une récession. C’est pour cette raison
que la situation actuelle est fondamen-
talement différente de la crise finan-
cière de 2008 et de la crise du Covid-19.
Tout le monde doit se préparer à ce qui
deviendra peut-être la “grande crise de
la dette stagflationniste”.
Quoi qu’il en soit, ces mégamenaces
accentueront plus encore les inégali-
tés de revenus et de patrimoine, qui
exercent déjà de violentes pressions sur
les démocraties libérales (car les lais-
sés-pour-compte se révoltent contre les
élites) et qui nourrissent la montée de
régimes populistes agressifs et radicaux.
Cette tendance suscite des réac-
tions de droite en Russie, en Turquie,
en Hongrie, en Italie, en Suède, aux
États-Unis (sous Donald Trump), au
Royaume-Uni depuis le Brexit et dans de
nombreux autres pays; et des réactions
de gauche en Argentine, au Venezuela,
au Pérou, au Mexique, en Colombie,
au Chili et maintenant au Brésil (qui
a remplacé un populiste de droite par
un populiste de gauche).
Et, bien sûr, l’emprise autoritaire de
Xi Jinping dément l’idée ancienne selon
laquelle la Chine en plein essor s’ouvri-
rait, grâce à ses relations avec l’Occi-
dent, d’autant plus aux marchés et, à
terme, aux processus démocratiques.
Courrier international 9
Sous la direction de Xi, la Chine affiche
tous les signes d’un renfermement
et d’une plus grande agressivité en
matière géopolitique, sécuritaire et
économique. Comment en sommes-
nous arrivés là ? C’est en partie dû au
fait que nous faisons l’autruche depuis
longtemps. Aujourd’hui, il faut rattra- → Dessin de
per le temps perdu. Boligán paru
En l’absence d’action décisive, nous dans El Universal,
irons vers une période qui ressemblera Mexico.
moins aux quarante années suivant la
Seconde Guerre mondiale qu’aux trente
années entre 1914 et 1945.
Cette période nous a donné la Première
Guerre mondiale; la pandémie de grippe
espagnole [1918-1919] ; le crash de 1929
et la Grande Dépression ; de colos-
sales guerres commerciales et moné-
taires ; l’inflation, l’hyperinflation et
la déflation ; des crises financières et
de la dette entraînant une immense
vague de liquidations et faillites ; et
l’essor de régimes autoritaires milita-
ristes en Italie, en Allemagne, au Japon,
en Espagne et ailleurs – le tout ayant
atteint son paroxysme lors de la Seconde
Guerre mondiale et de l’Holocauste.
Dans ce nouveau monde, il faudra dire
adieu à la paix et à la prospérité rela-
tives et à l’amélioration du niveau de
vie mondial, que nous jugions acquises.
Ces avancées ont déjà presque disparu.
Vitale coopération internationale
Si nous ne stoppons pas le gigantesque
carambolage qui s’est mis en branle
et qui menace tant l’économie que la
planète, nous aurons de la chance si les
conséquences se limitent à une redite
de la stagflation des années 1970. Il coopération internationale entre les
est plus bien plus probable que nous grandes puissances, pour empêcher
revivions les années 1930 et 1940, à l’apocalypse qui nous guette.
ceci près qu’elles seront assorties des SOURCE Pourtant, nombreux sont les obs-
bouleversements massifs du change- tacles nationaux et internationaux qui
ment climatique. PROJECT entravent la possibilité d’un avenir
Éviter un scénario dystopique n’aura rien SYNDICATE moins dystopique (qui n’en serait pas
d’évident. S’il y a des solutions poten- Prague, République moins contentieux et conflictuel). Ainsi,
tielles à chaque mégamenace, la majo- tchèque si un scénario moins sinistre est évidem-
rité d’entre elles sont coûteuses à court project-syndicate. ment souhaitable, une analyse lucide
terme et ne donneront des résultats qu’à org indique qu’une dystopie est bien plus
long terme. Nombre d’entre elles néces- Fondée en 1994, probable qu’un happy end.
sitent aussi des innovations techniques cette organisation Les années et décennies à venir seront
qui n’existent pas encore ou ne sont pas à but non lucratif marquées par une crise stagflationniste
applicables, à commencer par celles qui regroupe de la dette et les mégamenaces qui en
dont nous avons besoin pour arrêter 67 journaux résultent – la guerre, les pandémies, le
ou inverser le changement climatique. d’Asie, d’Europe dérèglement climatique, les IA pertur-
La situation est d’autant plus compli- et d’Amérique batrices et la démondialisation, autant
quée par l’interdépendance des méga- latine promeut de facteurs qui joueront en la défaveur
menaces actuelles, qui appelle à une notamment de l’emploi, des économies, des marchés,
intervention systématique et cohérente. le débat d’idées de la paix et de la prospérité.
Il faudra des leaders dans le privé et le entre l’Est —Nouriel Roubini
public au niveau national, ainsi qu’une et l’Ouest. Publié le 4 novembre 2022
10 Courrier international
MOSCOU DOIT
SÉDUIRE LA MAJORITÉ
MONDIALE
La Russie fait face à un défi historique : briser le système
de domination occidentale pour assurer sa survie. À elle
de réussir à convaincre l’ancien tiers-monde des avantages
qu’il aurait à coopérer pour ravir le monopole mondial,
explique le géopolitologue russe Fiodor Loukianov.
L
—Rossia v Globalnoï Politiké Moscou
es tensions militaires et politiques en
Europe sont devenues le catalyseur de
profonds changements structurels pour
la politique et de l’économie mondiales.
Elles ont, bien entendu, également modi-
fié la place de la Russie dans le monde. Si
les prémices de ces changements étaient
déjà visibles il y a quelques années, ce
qui concerne la Russie ne s’est vraiment
révélé que maintenant. La nouvelle édi-
tion du club de discussion international
Valdaï, qui s’est déroulée [à Moscou,
fin octobre 2022, et dont le discours de
Vladimir Poutine a constitué le point
d’orgue], en a été une parfaite illustra-
tion et a soulevé plusieurs questions
essentielles.
En Russie, nombreux sont ceux qui
parlent depuis longtemps de la nécessité
de s’éloigner de cette vision du monde
centrée sur l’Occident qui modèle notre
conscience politique depuis des siècles.
Et il ne s’agit pas ici d’amitiés ou d’inimi-
tiés, mais du bouleversement de l’ordre
mondial : on ne peut plus continuer à
considérer comme un acteur mineur cette
immense partie du monde où vivent ceux
que l’on appelle désormais la “majorité
mondiale”, et qui connaît un développe-
↗ Vladimir Poutine. ment fulgurant. Personne ne le conteste,
États-Unis d’Amérique. mais il est difficile de dépasser cette habi-
[Dans le nuage] Brouillard. tude profondément ancrée qui consiste
Pôle Nord. Russie. à évaluer ses propres actions à travers
Dessin de Morten Morland paru le prisme des relations avec l’Occident.
dans The Economist, Londres. Les événements de 2022 ont précipité
Hors-série Avril-mai 2023
ce changement, et l’Occident en a d’ail-
leurs été à l’initiative.
En ce sens, la liste renouvelée des par-
ticipants à cette édition du club Valdaï a
été révélatrice. Les habituels invités amé-
ricains et européens n’ont, pour la plu-
part, pas fait le voyage – certains pour
des questions de principe, d’autres sur
décision de leurs employeurs. L’auditoire
a fourni un échantillon représentatif de
cette même “majorité mondiale”, de ses
attentes et de ses opinions.
Pour commencer par le plus évident,
le monde non occidental perçoit, disons,
avec une certaine empathie la tentative
de la Russie de briser le système de domi-
nation occidentale sur la scène interna-
tionale. À l’égard de l’“opération militaire
spéciale” [nom donné par le Kremlin à la
guerre en Ukraine], les réactions vont de
la compréhension des raisons aux regrets
pour les pertes humaines, mais on ne
perçoit pratiquement pas cette condam-
nation et encore moins cette volonté de
punir la Russie qui domine en Occident.
Non pas qu’ils approuvent ce qui se passe
en Ukraine, mais ces habitants de l’an-
cien tiers-monde considèrent qu’il est
juste, et historiquement inévitable, de
s’opposer aux anciennes puissances colo-
niales. Autrement dit, l’irritation accu-
À la une mulée envers l’Occident se manifeste
par un refus net d’en suivre les exhorta-
tions : on se débrouille sans vous, merci.
L’équité, le trait d’union
Ce qui ouvre un nouveau champ des pos-
sibles. Aujourd’hui, la Russie parle de la
nécessité d’un ordre mondial juste, dans
“UKRAINE : lequel tous les États seraient libres de
TENIR” conserver leurs particularités culturelles
Le 23 février, et nationales, sans qu’on leur impose des
Courrier standards de l’extérieur [depuis l’Occi-
international dent]. C’est une idée qui rencontre une
(n° 1686) chaleureuse adhésion. En Asie, en Afrique
consacrait sa et en Amérique latine, l’idée d’iniquité
une à la guerre qui, selon ces pays, imprégnerait l’en-
en Ukraine, un an semble du système mondial sous la hou-
quasiment jour lette de l’Occident est depuis longtemps
pour jour après au cœur des préoccupations. Ils appré-
son déclenchement. cient que la Russie partage désormais
En privilégiant ce point de vue, mais nous perçoivent
les reportages comme le petit nouveau qui arrive après
et en donnant des années d’errance et non comme un
la parole fondateur de la tendance. Bien entendu,
aux Ukrainiens : notre passé soviétique est un plus : tout
comment résister ? le monde se souvient du rôle que l’URSS
Face à eux, a joué dans la décolonisation. Mais on
Vladimir Poutine sait aussi que la Russie moderne n’est
rêve toujours de pas l’Union soviétique, mais un pays à
rebâtir l’Empire l’identité beaucoup plus complexe.
russe. Que faire Par ailleurs, la notion d’équité n’est
pour l’arrêter ? pas un concept universel. Sujette à
Avril-mai 2023 Hors-série
interprétation en fonction des intérêts
nationaux, surtout sur la scène interna-
tionale, elle est le produit de la culture
de chaque communauté. C’est pourquoi
l’équité est une bonne chose en tant
que slogan, mais, en tant que feuille de
route, cela est difficile à mettre en pra-
tique. Il faut alors y associer des actions
tout à fait concrètes, que l’interlocuteur
pourra estimer avantageuses car elles
lui ouvrent de nouvelles opportunités.
Inventer une approche créative
Le monde non occidental, quels que
soient ses liens avec l’Europe et les
États-Unis, ne veut pas de conflits ni
de complications supplémentaires.
Du moins pas aujourd’hui, alors que
la structure politique mondiale com-
mence tout juste à changer. L’aura de
l’Occident est grande, même si elle
diminue. Sa capacité à influer sur les
processus mondiaux aussi. Par consé-
quent, la réalisation d’une idée d’équité
passe avant tout par la création d’autres
solutions pour le monopole mondial,
par la capacité à bâtir des schémas effi-
caces d’interaction et de développe-
ment, non pas contre l’Occident, mais
sans l’impliquer, en le contournant.
24 février Tout le monde est concerné, et les évé-
2022
nements de 2022 ont montré que cela
est possible. D’autant plus que l’Oc-
cident lui-même, dans sa volonté de
punir la Russie, a montré jusqu’où il
Vladimir Poutine était prêt à user de ses avantages. Et à
lance spéculer accessoirement autour de la
son “opération notion d’équité. L’accord sur les céréales
militaire ukrainiennes [qui a permis à l’été 2022
spéciale” : d’exporter des millions de tonnes de
les troupes russes céréales ukrainiennes bloquées dans
envahissent des entrepôts] a montré comment la
l’Ukraine depuis question des pauvres et des nécessi-
la Russie, teux pouvait facilement être exploi-
la Biélorussie tée à des fins politiques, économiques
et la Crimée. et même à des fins militaires ciblées.
Cette invasion La Russie fait face à un défi his-
va bouleverser torique d’une grande complexité.
les équilibres Premièrement, il lui faut capter l’at-
géopolitiques tention du monde non occidental, non
et économiques pas avec un agenda idéologique (de ce
mondiaux au fur point de vue, tout est déjà en ordre),
et à mesure que mais avec des avantages pratiques évi-
la guerre s’enlise. dents découlant de la collaboration
avec elle. Deuxièmement, il s’agit de
créer des canaux de coopération qui
soient protégés des actions punitives
des nations hostiles. C’est là qu’une
approche vraiment créative sera néces-
saire, parce qu’il faudra partir de zéro.
Courrier international 11
Enfin, pour aborder globalement les
problèmes dans un nouveau contexte,
il faut une condition préalable, qui est
la suivante : il ne s’agit pas de contrer
l’Occident, mais de comprendre que
tout cela est le seul moyen pour la
Russie de s’adapter aux nouvelles cir-
constances et de survivre. Tout ce à
quoi nous étions habitués a disparu.
—Fiodor Loukianov
Publié le 2 novembre 2022
SOURCE
ROSSIA V GLOBALNOÏ
POLITIKÉ
Moscou, Russie
Bimestriel
globalaffairs.ru
Créée en 2002 et conçue comme
le double du prestigieux Foreign
Affairs américain, “La Russie
dans la politique globale” comble
l’absence de revue russophone
reconnue à l’étranger en matière
de relations internationales. La
publication existe aussi en versions
anglaise, tchèque et polonaise.
12 Courrier international
LA PERESTROIKA À L’ENVERS
DE VLADIMIR POUTINE
Le maître du Kremlin est loin d’être un fou furieux, estime cet écrivain russe en exil.
Il suit au contraire un plan méthodique et réfléchi,
visant à démanteler les réformes post-guerre froide de Mikhaïl Gorbatchev.
—Frankfurter Allgemeine
A
Zeitung (extraits) Francfort
ux yeux de l’Oc-
cident, Poutine est
en train d’anéantir
l’État russe. Et plus
encore depuis l’in-
vasion de l’Ukraine.
Il détruit tous les
fondements sur les-
quels s’appuie un État civilisé moderne
pour exister. Il enfreint toutes les lois,
de la guerre comme de la paix, fait sortir
son gouvernement de l’état de droit.
Par méconnaissance de la tradition
historique russe, l’Occident en arrive à
la conclusion offusquée que l’homme est
un fou, un va-t-en-guerre, alors qu’il ne
fait qu’assouvir son appétit. Sauf qu’en
l’occurrence il assouvit son appétit de
pouvoir autocratique. Croyez-le ou non,
Poutine s’est mis en devoir de mener à
bien sa propre perestroïka en Russie,
usant pour ce faire de la manière forte.
Pour comprendre le contexte et
les objectifs de cette politique, il faut
d’abord se rendre à une terrible évidence :
dans son désir de ramener la Russie à ses
racines et d’en refaire une superpuissance
antioccidentale, Poutine est prêt à tout.
Il vise une victoire par tous les moyens,
et la seule chose à laquelle il ne soit pas
résolu, c’est la défaite. Mais que devient
l’État russe en ces temps de guerre ?
Nous connaissons tous la perestroïka
du dernier dirigeant de l’URSS, Mikhaïl
Gorbatchev – la tentative désespérée
d’engager des réformes démocratiques
au sein de l’Union soviétique, qui a bercé
les espoirs de l’intelligentsia russe et de
l’ensemble du monde occidental. Ces
espoirs ont joué un mauvais tour à leurs
protagonistes. Ils pensaient que l’on
ne pouvait pas faire remonter le passé
à la surface, que le déclin de l’Union
Hors-série Avril-mai 2023
soviétique était de bon augure pour démantèlement de l’État soviétique, nous
tous et que tous étaient en route vers assistons en ce moment au phénomène
des lendemains qui chantent, qu’il suf- inverse. Depuis son accession aux res-
fisait pour cela d’engager des réformes. ponsabilités, Poutine s’emploie à rétablir
Malgré toute cette naïveté et toutes les un pouvoir autocratique, aussi proche
pesanteurs de la perestroïka, la Russie de la Russie tsariste que du stalinisme.
s’est réellement retroussé les manches, L’autocratie, ce n’est pas simplement
et les traces de ce chamboulement le monarque suprême sur son trône réel
sont encore visibles aujourd’hui, sous ou imaginaire. C’est toute la pyramide
la forme de l’économie de marché et du du pouvoir, échafaudée sur le principe
renoncement aux utopies communistes. de l’autocratie et de la servilité. Dans un
Seulement voilà, ce ne sont que des traces. régime bureaucratique, chaque bureau-
Alors que Gorbatchev caressait l’ambi- crate est à la fois un petit autocrate et
SUR NOTRE SITE tion de créer un État européen doté des un serviteur du tsar. Le pouvoir auto-
courrierinternational.com règles de droit qui l’accompagnent, affai- cratique étouffe toute initiative poli-
blissant bon gré mal gré les structures tique émanant du peuple. C’est pour
La guerre du pouvoir soviétique et préparant le cette raison précise que la perestroïka
en Ukraine
a précipité
la fin des illusions
géopolitiques
Dans la guerre
en Ukraine, aucun
camp ne montre
de disposition
au compromis :
chacun campe sur
des bases
théoriques
idéologisées,
explique Sergueï
Poletaev dans
la revue de
géopolitique
russe Rossia
v Globalnoï
Politiké. Il s’arrête
sur les illusions
qu’il estime
à l’œuvre
à Moscou,
Washington,
Bruxelles et Kiev.
Avril-mai 2023 Hors-série
de Poutine est une perestroïka à l’envers,
en miroir de celle de Gorbatchev, qu’il
impose avec un grand succès.
Les “nôtres” et les autres
Pour qui veut revenir aux racines de l’au-
tocratie, le rejet de la civilisation occi-
dentale est un passage obligé. Certes,
l’Occident a aussi été traversé çà et là
de dictatures militaires ou semi-mili-
taires. Mais la différence entre toutes
ces affreuses dictatures et l’autocratie
russe tient au fait qu’en Europe la dicta-
ture prive le peuple de la liberté de choix,
tandis qu’en Russie le peuple n’a aucune
idée de ce qu’est la liberté. C’est ce qui
explique que la manipulation politique,
par voie de propagande, obtienne des
succès si grands et durables en Russie.
Beaucoup se demandent si le jeune
Poutine, dans les premières années de
son règne, n’a pas voulu s’engager dans
la voie de l’Europe. Sans doute était-il
plongé dans des abîmes d’incertitude.
On l’imaginait déboussolé – on voyait
en lui un libéral en puissance, lui, le
protégé d’Anatoli Sobtchak, le maire de
Saint-Pétersbourg proche de Gorbatchev.
Mais sa nature était d’être tout sauf un
libéral, et il ne pouvait pas trahir long-
temps son passé d’agent du KGB.
Après un rapide tour d’horizon autour
de lui, il s’est mis à démanteler le modèle
d’État démocratique en place. Il n’avait
aucunement l’intention de suivre les
directives de son prédécesseur, Boris
Eltsine, et de remiser aux oubliettes
l’idée de la Grande Russie, ou de hisser
son pays au niveau de vie – modeste – du
Portugal. Et du reste, il n’avait aucune
chance d’y parvenir. Privé de la motiva-
tion démocratique de devenir une nation
de citoyens libres, le peuple témoignait
d’une totale ignorance politique et ne
confiait que trop volontiers les pleins
pouvoirs à Poutine. Le peuple ne repré-
sentait pas la moindre menace pour lui,
et c’est toujours le cas aujourd’hui.
Dès ses premières années aux res-
JOEL SAGET/AFP
ponsabilités, Poutine a balayé la ques-
tion des valeurs universelles si chère à
Gorbatchev. Pour Poutine, les valeurs se
divisent en deux catégories : il y a “les
nôtres” et “celles qui ne sont pas les nôtres”,
et la civilisation russe a pour mandat de
s’adapter aux valeurs russes tradition-
nelles – ce qui est à l’évidence une feinte,
puisque celles-ci, pour le Kremlin, se
réduisent à la loyauté à l’autocratie en
place. Après les grands médias généra-
listes, Poutine s’est aussi occupé des
oligarques, catégorisés entre “les per-
sonnalités fidèles” et “celles qui ne le sont
pas”, embastillant les uns, courtisant
les autres, et s’assurant un monopole
sur le règlement des grandes questions
économiques et financières.
Caprice de tsar
Nul ne pourra jamais pousser la Russie
vers la Chine ou vers l’Asie. Elle a les
yeux rivés sur ce qui se passe dans le
monde du “milliard doré”, selon la for-
mule dont usent les propagandistes de
Poutine pour désigner l’univers occiden-
tal [composé de 1 milliard de personnes
cherchant prétendument à s’approprier
les richesses mondiales].
En plus de vingt ans, Poutine n’est
pas parvenu à ficeler une idéologie un
tant soit peu convaincante tournée vers
l’avenir du pays. Le patriotisme ne mène
pas loin, l’orthodoxie servile en vigueur
non plus. Reste une conviction, celle que
“nous valons mieux que tous les autres”. La
guerre contre l’Ukraine est une forme de
caprice de tsar de la part de Poutine, qui
a compris que la mobilisation souderait
plus sûrement le pays qu’une moderni-
sation à l’occidentale.
Les ornements du pouvoir, comme
le Parlement pseudo-multipartite et
la justice prétendument indépendante
demeurent, mais leur fonction première
est apparue clairement avant même le
début du conflit : pérenniser le pouvoir
de Poutine.
Courrier international 13
L’opposition, qui l’a toujours indis-
posé, lui et les oligarques, a été défini-
tivement réduite au silence au début de
la guerre. Or un État moderne normal
a besoin d’une opposition. Faute de
quoi le mécontentement couve au sein
de l’élite politique et dégénère en lutte
larvée pour le pouvoir, menant à terme
à la désagrégation de l’État.
Opposition impuissante
Les analystes occidentaux ont bien
entendu été choqués par la libération
L’auteur – défiant toute conception du droit –
de détenus emprisonnés par la justice
pour aller combattre en Ukraine. Mais
cette mesure a sa logique propre dans
un régime autocratique : “Je fais ce que
je veux”, selon la formule russe en usage.
La destruction des vestiges de l’État
VIKTOR EROFEEV civilisé dont rêvait Gorbatchev place non
Né en 1947, seulement la Russie mais aussi le monde
cet écrivain entier face à son avenir. La Russie devien-
très médiatisé dra-t-elle une “terre brûlée” idéologique
en Russie a passé après la guerre ? De quels principes s’ins-
une partie de son pirera-t-on pour remédier à l’œuvre de
enfance à Paris. destruction qui a cours depuis déjà plus
Fils de diplomate de vingt ans ? Pour l’instant, la question
soviétique, il a vécu de l’avenir du pays est en suspens. Face
jusqu’en 2022 à toutes les sanctions internationales, le
à Moscou, où il a peuple témoigne d’une patience à toute
notamment animé épreuve. Comme la mobilisation partielle
des émissions [dans le cadre de la guerre en Ukraine]
culturelles sur la l’a montré récemment, il craint davan-
chaîne Koultoura. tage les pouvoirs publics que la mort.
L’auteur de la Éparpillée dans les prisons et à l’étranger,
célèbre Belle l’opposition démocratique ne trouvera
de Moscou (1990) ni la force ni les moyens de reprendre le
a aussi beaucoup pouvoir, par quelque procédé que ce soit.
écrit dans la presse Du côté occidental, tous les efforts
russe, allant de reconstruction seront dirigés vers
jusqu’à publier l’Ukraine. Selon toute vraisemblance,
en 2002 une lettre cette guerre va devenir un “conflit gelé”,
ouverte pour aucun des deux camps ne remportant la
dénoncer la guerre victoire. Dans la perestroïka de Poutine,
du pouvoir contre l’État se subordonne au monarque, dont
la littérature. Il vit il ne se sépare qu’après sa défaite, laquelle
en Allemagne est improbable.
depuis le début du La Russie va-t-elle s’effondrer ou se
conflit en Ukraine. doter d’une forme d’État civilisé accep-
table aux yeux du monde ? Les vingt à
trente années qui suivront la guerre
s’annoncent difficiles à tout point de
vue. Mais, tôt ou tard, la perestroïka de
← Dessin de Beppe Poutine, qui, dans toute sa cruauté, ne
Giacobbe paru recule devant rien, prendra fin. Selon les
dans le Corriere lois tacites de l’histoire russe s’amor-
della Sera, Milan. cera alors le dégel – toute la question
étant alors de savoir s’il sera provisoire,
comme c’est d’ordinaire le cas, ou défi-
nitif, ce qui serait inédit.
—Viktor Erofeev
Publié le 7 février 2023
14 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

LE MOYEN-ORIENT REFUSE
TOUJOURS DE CHOISIR SON CAMP
Les pays de la région, notamment ceux du Golfe, jouent les équilibristes.
Seul Israël a montré récemment des timides signes de rapprochement avec Kiev,
après que la coopération militaire entre Téhéran et Moscou s’intensifie.

—L’Orient-Le Jour (extraits)

U
La Fédération émiratie, qui ne s’est pas
Beyrouth associée aux sanctions occidentales,
continue de proclamer sa neutralité
n invité quelque peu entre son partenaire russe et son allié
embarrassant. Cible de américain. À l’instar de nombreux pays
sanctions américaines du Moyen-Orient, qui en tant que par-
et britanniques, le vice- tenaires stratégiques de Washington se
Premier ministre russe, sont distingués par une forme d’atten-
Denis Mantourov, a tisme face au conflit, préférant l’équi-
fait [le 20 février] une librisme à une prise de position claire.
apparition dans la tente Une attitude que la présence de drones
excentrée de la Russie au Salon de l’arme- iraniens sur le terrain ukrainien, uti-
ment d’Abou Dhabi, à quelques jours de lisés par la Russie pour cibler notam-
l’anniversaire de l’invasion de l’Ukraine. ment les infrastructures stratégiques
de son voisin et signalant un rappro-
chement militaire entre les deux par-
tenaires, ne semble pas avoir ébranlé.
↑ Vladimir “La perception dominante dans la majo-
Poutine, Joe Biden rité des pays de la région est qu’il ne s’agit
et Mohammed pas d’une guerre où leurs intérêts sont en
ben Salmane. jeu”, explique Randa Slim, chercheuse
Dessin de Ruben émérite au Middle East Institute.
L. Oppenheimer, Aussi, seuls le Koweït et le Qatar,
Pays-Bas. déclaré en mars allié majeur non membre
de l’Otan par Washington, ont ferme-
ment condamné l’invasion de l’Ukraine.
Mais pour nombre de capitales au
Moyen-Orient, les conflits régionaux
Avril-mai 2023 Hors-série
où Moscou est impliqué depuis plusieurs
années ont davantage d’impact que le
conflit russo-ukrainen pour lequel les
Occidentaux cherchent à les mobiliser.
A minima, l’inf luence accrue du
Kremlin dans la région empêche une
condamnation ferme de l’invasion de
l’Ukraine, quand elle ne favorise pas un
rapprochement avec la Russie. La Syrie,
dont le président a réussi à se maintenir
au pouvoir grâce à son parrain russe, s’est
empressée de soutenir Moscou après le
lancement de son “opération spéciale”, il
y a tout juste un an.
“La petite Moscou” à Dubaï
Face à la présence russe en Libye et
en Syrie, l’Égypte et la Jordanie ont
adopté une stratégie d’équilibriste entre
l’Ukraine et ses alliés occidentaux d’un
côté et la Russie de l’autre. De même, les
pays du Golfe ont justifié leur position
d’entre-deux en évoquant la diversifi-
cation de leurs partenariats en marche
depuis déjà des années face au désenga-
gement américain de la région.
Plus que leur neutralité, ce sont cer-
taines décisions et mesures vues comme
des gestes de soutien envers le Kremlin
qui ont irrité les Américains, alors que
Washington cherchait à rallier le plus
grand nombre de pays contre la Russie. La
guerre en Ukraine “aura permis aux pays
du Conseil de coopération du Golfe (CCG)
de penser la mise en place d’un système
hermétique aux sanctions occidentales
et de construire un lieu de refuge pour les
oligarques russes contre ces dernières”,
constate Cinzia Bianco, chercheuse au
European Council on Foreign Relations.
À Dubaï, où les investissements russes
se sont multipliés depuis l’année der-
nière, un quartier a même été rebaptisé
“la petite Moscou”. D’autres pays, comme
la Turquie et Israël, ont également ouvert
leurs portes à ces ultrariches, rejetés du
monde occidental.
Allant plus loin encore, l’Arabie saou-
dite, dont la Russie est devenue un par-
tenaire stratégique dans le cadre de
l’organisation élargie des pays expor-
tateurs de pétrole OPEP+, décidait en
octobre dernier de diminuer de deux
millions de barils sa production journa-
lière. Une décision perçue à Washington
comme un soutien direct à l’effort de
guerre de Moscou en Ukraine, atté-
nuant par le maintien de cours élevés
l’effet des sanctions déjà en place. Pour
se défendre, Riyad a évoqué la primauté
de ses intérêts nationaux sur le soutien
inconditionnel de la politique étrangère
de son allié américain.
Quelques jours après cette décision,
les chancelleries occidentales sont tout
de même parvenues à obtenir le vote par
l’Arabie saoudite et les EAU de la résolu-
SUR NOTRE SITE tion de l’ONU condamnant l’annexion
courrierinternational.com illégale de quatre régions ukrainiennes.
Au même moment, les deux pétromonar-
Quel avenir pour chies annonçaient également plusieurs
l’islam politique ? centaines de millions de dollars d’aide
Entre la volonté à destination de l’Ukraine.
de modernisation Profitant de leur position d’entre-deux,
en Arabie saoudite Abou Dhabi et Riyad se félicitaient en
et le possible décembre du succès de leur médiation
déclin de l’AKP dans un échange de prisonniers entre
en Turquie, Washington et Moscou. “L’Arabie saoudite
le sunnisme perd et les EAU jouent le jeu multipolaire. Pour
deux grands eux, il n’est toujours pas clair que choisir
parrains au aurait un intérêt”, indique Cinzia Bianco.
Moyen-Orient,
explique Daraj. Des drones iraniens pour la Russie
Quant à l’islam Et pourtant, un rival qui leur est fami-
politique chiite, lier a fait son entrée sur le théâtre
il est en difficulté ukrainien début octobre. Après avoir
avec le longtemps rejeté les accusations améri-
soulèvement caines de livraison de drones kamikazes
en Iran. à Moscou, l’Iran a reconnu par la voix
de son ministre des Affaires étrangères,
Hossein Amir Abdollahian, avoir livré
“un nombre limité de drones, mais plu-
sieurs mois avant la guerre en Ukraine”.
Selon des révélations du New York
Times à la mi-octobre, des formateurs
16 septembre iraniens seraient également présents sur
2022
le terrain ukrainien auprès des Russes.
En échange, la République islamique a
laissé entendre à plusieurs reprises que
En visite la Russie pourrait lui livrer des avions de
à Téhéran, Mahsa chasse Sukhoï Su-35 afin de moderniser
Amini, jeune son équipement militaire vieillissant. Si
Kurde iranienne cette possibilité n’a pas été confirmée
âgée de 22 ans, par le Kremlin, ce dernier devra faire
meurt en garde peser dans la balance les liens straté-
à vue, trois jours giques, notamment au travers de l’OPEP+,
après son qui l’unissent aux pétromonarchies du
arrestation par Golfe, profondément opposées à l’Iran.
la police des Si les pays du Golfe n’ont pas encore
mœurs iranienne exprimé d’inquiétude particulière face
pour avoir porté à cette collaboration, “les relations mili-
une “tenue taires croissantes entre l’Iran et la Russie
inappropriée”. poussent Israël à abandonner sa position
Sa mort déclenche neutre face au conflit et à envisager pour
un mouvement la première fois de soutenir militairement
de révolte sans l’Ukraine”, analyse Randa Slim. Marchant
précédent contre sur des œufs depuis le début du conflit,
le régime des l’État hébreu essayait jusque-là de pré-
mollahs depuis server ses relations avec les deux camps.
l’instauration Allié de Washington, il tente néanmoins
de la République d’éviter toute friction avec Moscou,
islamique, ayant besoin de l’appui de la Russie pour
en 1979. ses opérations en Syrie voisine, où il
est accusé de conduire régulièrement
des frappes contre des positions pro-
iraniennes, rarement revendiquées.
Courrier international 15
Iran-Chine :
un “partenariat global”
Par une déclaration commune
lors de la visite à Pékin du président
iranien, Ebrahim Raïssi, l’Iran
et la Chine ont annoncé en février
un “partenariat stratégique global”,
notamment dans les domaines
militaire, économique et éducatif.
Et ce, quelle que soit l’évolution
de la situation internationale, rapporte
le quotidien pékinois Beijing Ribao.
Pékin a réaffirmé que la Chine
“s’oppose fermement à l’ingérence
de forces extérieures dans les affaires
intérieures de l’Iran, qui sapent
la sécurité et la stabilité du pays”.
De son côté, Téhéran s’est déclaré
“prêt à participer pleinement”
à l’initiative phare du président
Xi Jinping de nouvelles routes
de la soie, avec un projet de liaisons
maritimes et de voies ferroviaires
commerciales au départ de la Chine.
Néanmoins, le 16 février, le ministre
des Affaires étrangères israélien, Eli
Cohen, se rendait en Ukraine pour la
première fois depuis le début du conflit.
“Nous avons parlé de renforcer la coopéra-
tion avec l’Ukraine contre la menace ira-
nienne sur la scène internationale”, a-t-il
déclaré, soulignant ainsi les raisons
de ce rapprochement. Les modalités
d’une telle coopération n’ont cepen-
dant pas été révélées et Israël n’a pas
non plus confirmé qu’il répondrait aux
demandes de l’Ukraine quant à une
éventuelle livraison d’armes.
—Pauline Vacher
Publié le 24 février 2023
SOURCE
L’ORIENT-LE JOUR
Beyrouth, Liban
Quotidien
lorientlejour.com
Né en 1971 d’une fusion entre
L’Orient et Le Jour, le journal
francophone de Beyrouth
est le plus intéressant quotidien
libanais et l’un des meilleurs
du monde arabe.
16 Courrier international
LA TURQUIE EST-ELLE DEVENUE
UNE SUPERPUISSANCE ?
La guerre en Ukraine a remis en selle et imposé le président turc
Recep Tayyip Erdogan comme un intermédiaire indispensable.
Mais sa politique étrangère ambitieuse et musclée divise la presse turque.
OUI
Elle rayonne
de l’Afrique
au Caucase
S
—Takvim (extraits) Istanbul
ur ces terres, depuis des cen-
taines d’années, résonne
chaque matin à l’aube l’appel
à la prière et le chant du coq.
Ailleurs dans le monde, et par-
ticulièrement en Occident, aux
mêmes heures, c’est le braiment des ânes
qu’on entend, celui des journaux que l’on
distribue, des médias que l’on allume.
Parmi eux se trouve l’agence Reuters,
qui, la semaine dernière, publiait une
annonce pour le recrutement d’un nou-
veau chef de bureau en Turquie. Ils
cherchent un nouveau valet, une plume
locale acérée pour écrire sur la Turquie,
pour s’en prendre à ce pays et à son pré-
sident. Car Erdogan, à leurs yeux, est
coupable. Son crime est clair : “Erdogan
a lancé la Turquie dans une politique diplo-
matique et militaire agressive qui s’étend
du sud du Caucase jusqu’à l’Afrique du
Nord”, est-il précisé dans l’annonce.
Au même moment, le magazine améri-
cain Foreign Policy s’est joint au concert
des braiments. “Attention, hurlent-ils à
s’en déchirer les cordes vocales, si les
six partis d’opposition tardent à déclarer
leur candidat [face à Erdogan pour l’élec-
tion présidentielle du 14 mai], cela risque
de bénéficier à l’AKP.” Rongés par l’in-
quiétude, les voilà qui s’improvisent
Hors-série Avril-mai 2023
conseillers de l’opposition. Ils s’en Voilà en effet de quoi faire braire les
prennent tous à Erdogan, qui poursui- ânes. Bien sûr qu’ils sont donc prêts à
vrait selon eux une politique “expansion-
niste” à laquelle l’opposition pourrait,
tout pour arrêter Erdogan, à soutenir
toutes les oppositions possibles. Mais
espèrent-ils, mettre un terme pour
mener une politique plus “libérale et
ce qui compte, c’est ce que nous nous
allons faire. Allons-nous donner une
pluraliste”. Voilà ce qu’ils souhaitent,
stopper l’expansion de la Turquie.
bonne leçon à ces ânes occidentaux qui
écrivent eux-mêmes que “cette élection
Car oui, nous faisons notre entrée en peut changer la scène internationale” ?
Afrique, en y chassant l’Occident. Mais Allons-nous les enfermer dans l’écu-
sans la coloniser, sans commettre des rie ? La décision vous appartient.
massacres comme l’a fait l’Occident —Bekir Hazar
mais en tendant les bras aux popula- Publié le 4 janvier 2023
tions locales. C’est grâce à nous et à
notre rôle dans les négociations pour
SUR NOTRE SITE garantir la circulation du blé russe et
courrierinternational.com ukrainien en mer Noire qu’une famine
sur le continent africain a été évitée.
Pourquoi Erdogan En commençant par l’Azerbaïdjan,
courtise-t-il nous faisons le tour des républiques tur-
Assad ? cophones, nous les appelons à rejoindre
Assurer son avenir le drapeau d’une alliance des États
politique, obtenir turciques. Nous nous apprêtons à
le démantèlement devenir le principal hub énergétique
des positions de l’Europe, à y acheminer le gaz et le
tenues par les pétrole en provenance du Turkménistan
Kurdes et renvoyer et du Kazakhstan.
les réfugiés Nous sommes en Libye [où la
en Syrie sont Turquie soutient militairement depuis
les principales trois ans le gouvernement actuel de
motivations Tripoli contre ses rivaux du Parlement
du président de Tobrouk et autres] et nous y avons
turc derrière signé un accord pour explorer et exploi-
le rapprochement ter des réserves maritimes de gaz natu-
en cours avec rel d’une valeur incalculable.
le boucher Des Balkans au Caucase nous faisons
de Damas, détaille la pluie et le beau temps. Nous renver-
le quotidien turc sons la table pour en bâtir une nouvelle
CAGLE CARTOONS
Al-Jumhuriya. et nous balayons l’Europe au passage.
Nous paradons et nous lançons notre
cocorico annonçant que le monde entre
désormais dans le siècle de la Turquie.
Avril-mai 2023 Hors-série
NON
Elle court
à la catastrophe
L
a f in de l’année 2022 et le
début 2023 ont vu s’accélérer les
rapprochements diplomatiques
entre la Turquie et d’autres pays
de la région. Une direction voulue
par le président Erdogan mais qui
sonne comme un aveu d’échec de la poli-
tique étrangère musclée qu’il a menée
ces dix dernières années, estime la
presse d’opposition. “Les zigzags de l’AKP
en matière de politique étrangère s’effec-
tuent désormais en marche arrière”, com-
mente Birgün.
Le journal de gauche rappelle que le
président turc s’est résolu en novembre
à serrer la main de son homologue égyp-
tien, Sissi, fossoyeur des Frères musul-
mans égyptiens, qu’Erdogan soutenait
farouchement à l’époque du coup d’État
du général. Le leader turc a aussi dû se
résoudre à se réconcilier avec Israël et
surtout avec l’Arabie saoudite et les
Émirats arabes unis, dont il espère un
soutien financier.
Face à une opinion publique turque
de plus en plus hostile à l’accueil des
réfugiés syriens, il s’est même rangé
à l’idée de négociations avec Bachar
El-Assad. Si le dictateur de Damas
refuse encore ce face-à-face, il a accepté
que des rencontres aient lieu entre les
ministres de la Défense et les chefs
des renseignements des deux pays.
L’isolement diplomatique d’Ankara
de ces dix dernières années et les
tentatives de réconciliation tous azi-
muts qui en découlent répondent toutes
au même principe, estime Birgün :
“La poursuite de gains politiques inté-
rieurs plutôt que le développement d’une
stratégie cohérente.”
Même si Ankara enterre la hache de
guerre avec ses rivaux dans la région, la
Turquie reste extrêmement isolée, ses
relations avec ses traditionnels alliés
européens et américain étant au plus
bas. Il ne reste à Erdogan que le sou-
tien de Poutine, souligne le média en
ligne d’opposition Kisa Dalga.
Les deux présidents se sont rencontrés
en personne à quatre reprises en moins
de six mois. Le soutien de Moscou est
devenu indispensable pour Ankara, tant
en matière économique que stratégique
(dans le Caucase et en Syrie). “Erdogan
et Poutine ont besoin l’un de l’autre, et ce
dernier fera ce qu’il peut pour garantir
l’élection du premier, notamment en pro-
posant aux Turcs du gaz à prix réduit”,
avance Kisa Dalga.
Car le bilan économique du président
turc est encore pire que son bilan
diplomatique. Sa politique économique
et monétaire a débouché sur une
spirale hyperinf lationniste (+64 %
en 2022, selon les chiffres officiels,
+137 %, selon des économistes indé-
pendants) et une aggravation du défi-
cit de la balance commerciale, qui a
atteint 110 milliards de dollars sur
l’année, souligne Cumhuriyet, quotidien
nationaliste et laïc.
Une situation économique qui risque
de peser lourdement sur les élections
du printemps, estime Evrensel. Selon
le quotidien de gauche, la hausse
de 50 % du salaire minimum annon-
cée par Erdogan en fin d’année ne
suffira pas à contenter les ménages
turcs, qui voient s’effondrer leur pou-
voir d’achat. Le risque est alors de voir
le pouvoir s’affranchir encore davan-
tage des règles démocratiques : “Cette
fois, il ne leur suffira pas d’une opération
militaire à l’étranger pour l’emporter
en surfant sur la vague nationaliste ;
la seule solution de l’AKP pour mainte-
nir son régime d’homme unique sera de
manipuler les élections.”
—Courrier international
Courrier international 17
Revue de presse
LA “DIPLOMATIE
DU SÉISME”
●●● Le tremblement de terre
qui a fait au moins 47 000 morts
en Turquie et en Syrie rencontre
un écho tout particulier en Grèce,
un pays qui a affronté de nombreux
séismes par le passé. Alors que
les relations diplomatiques
entre les deux voisins connaissent
6 février régulièrement de fortes secousses,
2023
la coopération semble être à l’ordre
du jour. “La ‘diplomatie du séisme’
– activée pour la première fois après
En moins les tremblements de terre successifs
de dix heures, qui ont frappé les deux pays à l’été 1999
deux puissants [à quelques semaines d’intervalle]
tremblements et ont conduit à une amélioration
de terre secouent des relations gréco-turques – a été
la Turquie et la réactivée après le séisme meurtrier
Syrie. L’aide de magnitude 7,8 sur l’échelle
internationale de Richter”, explique le quotidien
afflue dans les grec I Kathimerini. [Le 20 février,
zones turques deux nouveaux séismes de forte
dévastées, plus puissance ont secoué le nord de la
difficilement dans Syrie et la province turque de Hatay].
le nord de la Les sujets de discorde entre Ankara
Syrie. Après la et Athènes sont nombreux :
catastrophe, des délimitations territoriales
les critiques aux hydrocarbures en mer Égée,
s’abattent en passant par la question migratoire.
en Turquie sur le Mais le Premier ministre grec,
président Recep Kyriakos Mitsotakis, a appelé
Tayyip Erdogan, le président turc, Recep Tayyip
qui se représente Erdogan, pour lui exprimer
le 14 mai son soutien et ses condoléances
à l’élection quelques heures après la catastrophe,
présidentielle. proposant l’envoi d’aide et de secours
dans les zones touchées. Comme
le remarque News24/7, il s’agit
de la première discussion entre
les deux hommes depuis une rencontre
à Istanbul le 13 mars 2022, “à l’issue
de laquelle la partie grecque s’attendait,
en vain, à ce que le ton baisse”,
commente le pure player.
Le ministre des Affaires étrangères
← Dessin grec, Nikos Dendias, s’est rendu
de Marian dans les régions dévastées le 12 février
Kamensky, pour exprimer son soutien. Il était
Autriche. le premier responsable européen
de premier plan à se déplacer
en Turquie. La Grèce a envoyé dans
le pays deux équipes de secouristes
et 90 tonnes de matériel médical
et d’aide aux premiers secours.
—Courrier international
18 Courrier international
L’HÉGÉMONIE
AMÉRICAINE,
C’EST FINI
Dans cet éditorial virulent
et implacable, publié il y a quelques
mois et qui fait écho aux tensions
actuelles, la presse officielle
du Parti communiste chinois
accusait déjà les États-Unis
de profiter de la guerre pour
sauver un ordre international
qui n’est plus forgé à Washington.
—Renmin Ribao Pékin
R
écemment, des responsables
gouvernementaux
américains en visite officielle
à Bruxelles ont encore
disséminé leur virus politique
consistant à se servir de
la crise ukrainienne pour
attaquer et diffamer la Chine
[menaçant Pékin de représailles au cas où
la Chine passerait outre aux sanctions
contre la Russie] ; ils ont saisi l’occasion
du sommet avec l’Union européenne
pour critiquer sans retenue la politique
intérieure chinoise [sur la situation
des droits de l’homme et ses pratiques
commerciales]. En jetant ainsi de l’huile
sur le feu, les États-Unis font obstacle aux
pourparlers de paix et cherchent à faire
durer le conflit russo-ukrainien.
Hors-série Avril-mai 2023
Engagés dans une diplomatie
coercitive, ils n’hésitent pas à répandre
des rumeurs sur la Chine, pêchant dans
l’eau trouble de ce conflit pour atteindre
l’objectif stratégique qu’ils se sont fixé :
limiter l’influence de la Chine dans la
région Asie-Pacifique et dans le monde.
Ainsi, pendant que certains œuvrent
pour la paix et la stabilité sur terre,
d’autres, cramponnés à leur mentalité de
guerre froide, mettent tout cela en péril.
Si certains politiciens américains
aiment à parler d’un “ordre international
fondé sur des règles”, c’est pour s’en
présenter comme les défenseurs. Or
ce qu’ils désignent comme “règles” ne
sont en réalité que celles liant entre eux
les membres de leur propre clan, pour
leur plus grand bénéfice. Leur “ordre
international” ne concerne en réalité que
le “petit cercle” et leur propre groupe
politique. Ce qu’ils cherchent à défendre,
c’est leur propre hégémonie, ignorant
l’évolution du monde et la réalité des
relations internationales.
Charte de l’ONU et droit international
Les États-Unis doivent comprendre
que le renforcement de la Chine est une
tendance historique inéluctable. Mieux
vaudrait pour ces politiciens réfléchir à
la façon de s’entendre avec une Chine
qui ne craint pas d’assumer ses respon-
sabilités de grande puissance avec tou-
jours plus de confiance. Les États-Unis
doivent comprendre que le temps où
une minorité de pays manipulaient les
affaires du monde est révolu. Ils doivent
réaliser que se tenir du bon côté de l’his-
toire, c’est œuvrer à la défense d’un
ordre international articulé autour des
Nations unies, fondé sur leur charte et
le droit international.
S’il y a bien un pays qui n’hésite pas
à mettre en péril l’ordre internatio-
nal et à piétiner ses règles, ce sont les
États-Unis. N’ont-ils pas bombardé la
Yougoslavie, et envahi l’Irak et la Syrie
sans l’aval du Conseil de sécurité des
Nations unies ? Sourds aux inquiétudes
de sécurité de la Russie, ils se sont servis
de l’Otan pour exacerber les tensions
régionales. Après le déclenchement du
conflit entre la Russie et l’Ukraine, sans
tenir compte des difficultés de la reprise
de l’économie mondiale ni du sort des
populations, ils n’ont fait qu’accentuer
les sanctions de manière unilatérale.
Quand ils n’en font qu’à leur tête,
comment croire que les États-Unis
agissent pour le bien d’un ordre inter-
national fondé sur les Nations unies et
le droit international ? Les responsables
Avril-mai 2023 Hors-série
américains n’ont que règles et ordre à la
bouche, mais c’est leur propre hégémo-
nie qu’ils cherchent à imposer.
Les politiciens américains inventent
des mensonges sur la situation des droits
de l’homme en Chine, mais ils demeurent
aveugles aux tragédies causées par leur
pays dans ce domaine, donnant en
spectacle l’hypocrisie d’une question
utilisée à des fins politiques. L’histoire
des États-Unis n’est-elle pas marquée
par le génocide des Amérindiens, et leur
société par une discrimination raciale
systémique persistante ?
Le laxisme avec lequel ils ont lutté
contre l’épidémie de Covid-19 a causé
la mort de près d’un million de per-
sonnes. Les États-Unis ont pris l’habi-
tude de s’ingérer grossièrement dans
les affaires intérieures de pays tiers et
n’hésitent pas à déclencher des guerres
au nom de la “démocratie” et des “droits
de l’homme”.
Le 3 mars 2022, ils n’avaient admis
sur leur sol que 12 réfugiés ukrainiens,
alors même que ce sont eux qui sont à
l’origine de la crise avec la Russie, laissant
des milliers d’autres réfugiés de ce pays
bloqués à leur frontière avec le Mexique.
Les États-Unis ne sont-ils pas le pays le
moins enclin du monde à respecter les
droits de l’homme ? [Selon le Wall Street
Journal, plus de 20 000 Ukrainiens ont pu
entrer légalement par le Mexique, mais
cette voie n’a plus cours et 200 personnes
sont en attente au Mexique.]
L’Europe prise en otage
Qui offre des opportunités à l’Europe,
qui menace sa sécurité et sa prospérité ?
Les faits parlent plus que les discours.
En 2020, la Chine est devenue le premier
partenaire commercial de l’Union
européenne, tout comme l’UE l’a été
pour la Chine en janvier et février 2022.
À l’inverse de cet esprit de coopération
sino-européenne, les États-Unis utilisent
la crise ukrainienne pour prendre
l’Europe en otage. Ils feignent de ne pas
voir que plus de 5 millions de réfugiés
ukrainiens ont afflué en Europe, et
incitent celle-ci à intensifier les sanctions
contre la Russie, avec pour conséquence
une inflation annuelle dans la zone euro
ayant atteint un record historique de
7,4 % au mois de mars 2022.
Dans le même temps, on assiste à une
hausse prodigieuse du cours des actions
des géants de l’armement américain,
tandis qu’une grande partie des place-
ments européens dans les valeurs refuges
sont désormais investis aux États-Unis
et que ces derniers se préparent à vendre
au prix fort de plus grandes quantités
de gaz aux Européens.
La Chine et l’Europe sont deux
grandes puissances engagées dans la
préservation de la paix dans le monde,
deux grands marchés propices à un
développement conjoint, deux grandes
civilisations animées par la volonté
de faire progresser l’humanité. La
stabilité de leurs relations contribue
← Dessin de à atténuer les incertitudes de la situation
Lauzan, Chili. internationale. Leur collaboration
dans un esprit d’ouverture contribue
à répondre aux défis spécifiques de
l’âge de la mondialisation.
Mentalité de guerre froide
En forgeant de toutes pièces la fable
d’une “menace chinoise”, en orchestrant
une concurrence hostile à la Chine,
Le collectif en prônant sa désignation comme
“rival systémique” [terme employé
ZHONG SHENG par l’Union européenne en 2019], les
Ce commentaire États-Unis ne font qu’afficher leur
est signé Zhong caractère profondément hégémonique.
Sheng, un pseudo Le développement de relations stables
collectif, que l’on entre la Chine et l’Europe leur est
pourrait traduire insupportable. L’Europe, puissance
littéralement par majeure pour un monde multipolaire,
“Son de cloche”, se doit d’adopter au plus vite une
mais qui par approche plus indépendante, objective
homophonie et rationnelle à l’égard de la Chine, et
se transforme d’acquérir une autonomie stratégique.
aisément en “Voix De belles paroles ne trompent pas.
de la Chine”. Calomnier un pays ne peut conduire
Il représente qu’à s’éloigner de ses propres objec-
depuis 2011 tifs et à perdre l’occasion de répondre
le service à ses propres défis comme à ceux de
international son temps. Certains politiciens amé-
du quotidien ricains devraient faire leur examen
Renmin Ribao, de conscience, renoncer au plus vite
l’organe du Parti à leur mentalité de guerre froide et à
communiste leurs réflexes claniques, et s’employer
chinois, et à ce titre plutôt à agir véritablement en faveur
exprime la ligne du développement, de la paix et de la
officielle de Pékin. stabilité dans le monde.
—Zhong Sheng
Publié le 27 avril 2022
SOURCE
RENMIN RIBAO
Pékin, Chine
Quotidien
people.com.cn
La hiérarchisation des éditoriaux
et des informations de cet organe
du Parti communiste chinois,
établi à Pékin et créé en 1948, sont
un bon baromètre des tendances
au sein de la direction chinoise.
Courrier international 19
La Chine ferme face à Biden
et la “compétition stratégique”
Publiée le 11 janvier après la rencontre
du Premier ministre japonais, Fumio
Kishida, en visite aux États-Unis, avec
le président Joe Biden, une déclaration
commune affirme que “le monde
est entré dans une ère de compétition
stratégique”. Autrement dit,
Washington cherche à imposer
une “compétition stratégique”
pas seulement à la Chine, mais aussi
au monde entier, relève Huanqiu
Shibao. “La diplomatie de grande
puissance menée par la Chine a pour
principe et objectif de s’opposer à la
confrontation entre camps et aux jeux
à somme nulle, et de maintenir une
stabilité stratégique dans les relations
entre grandes puissances, assure
le quotidien nationaliste de la presse
officielle chinoise. Devant l’attitude
d’opposition géostratégique adoptée
par les États-Unis et le Japon envers la
Chine, cette dernière doit rester ferme,
et agir avec rectitude et pragmatisme.”
L’amitié sino-russe :
“l’intérêt du monde”
Wang Yi, le chef de la diplomatie
chinoise, était le 21 février à Moscou,
où Vladimir Poutine prononçait
un discours marquant l’anniversaire
du début de la guerre en Ukraine. “Alors
que la sécurité internationale s’affaiblit
et se déséquilibre de jour en jour,
des relations saines et stables entre
les deux grands pays voisins que sont
la Chine et la Russie sont dans l’intérêt
du monde”, affirme le 21 février
l’éditorial du quotidien officiel Huanqiu
Shibao. Le porte-parole du ministère
des Affaires étrangères, Wang Wenbin,
a démenti le même jour les affirmations
du secrétaire d’État américain,
Antony Blinken, suggérant que Pékin
se préparerait à livrer des armes
à Moscou : “Ce sont les États-Unis
qui mettent le plus d’armes sur le
champ de bataille ukrainien. […]
Ils répandent maintenant la fausse
information selon laquelle la Chine
fournirait des armes.”
20 Courrier international
UN OVNI BIEN
ENCOMBRANT
Le ballon espion chinois abattu par les États-Unis
alors qu’il traversait leur territoire dégrade
la relation déjà explosive entre les deux pays.
Avant cet incident, un général américain prédisait
une guerre en 2025 entre Pékin et Washington.
—Financial Times
D
(extraits) Londres
epuis quelque temps
déjà, des respon-
sables américains
insistaient : il fallait
“mettre une limite”
à la dégringolade
que connaissent
les relations entre
les États-Unis et
la Chine. Mais
l’affaire du ballon
espion chinois (un
engin “civil” qui aurait dérivé accidentel-
lement dans l’espace aérien états-unien,
assure Pékin) [abattu le 4 février] vient
d’avoir raison de toute velléité d’amélio-
rer progressivement les relations entre
les deux pays. Pour preuve, s’il en fal-
lait : la visite du secrétaire d’État amé-
ricain Anthony Blinken dans la capitale
chinoise a été annulée.
Dans une note interne ayant fuité, le
général Mike Minihan, à la tête de l’Air
Mobility Command de l’armée de l’air
américaine, prédit que son pays et la Chine
“s’affronteront en 2025” après que Pékin
aura lancé une offensive contre Taïwan.
Si les craintes exprimées par Minihan
ne reflètent pas un consensus au sein
des autorités américaines, elles disent à
quel point les intentions chinoises envers
Taïwan suscitent un débat enflammé
chez les Occidentaux.
Avec la montée des tensions militaires,
les Américains ont entrepris de façon beau-
coup plus résolue de réduire la fourniture
de technologies de pointe aux Chinois.
De nouvelles restrictions sur les exporta-
tions vers la Chine de semi-conducteurs
et de matériel y afférent ont été annon-
cées ; elles mettent en péril le secteur des
hautes technologies en Chine et certaines
des plus grandes entreprises aussi bien
chinoises qu’occidentales. Il est devenu
habituel d’évoquer un “découplage” des
deux économies – même si, dans les faits,
le volume des échanges entre la Chine
et les États-Unis continue d’augmenter.
Technologies de surveillance
Pékin et Washington s’espionnent mutuel-
lement, ce n’est un secret pour personne.
Mais le périple d’un ballon arrivé au-des-
sus de l’Alaska et traversant le ciel cana-
dien pour poursuivre vers le sud à travers
le Montana a tout d’un spectacle hol-
lywoodien, et il n’a pas manqué de frap-
per l’imagination des téléspectateurs
comme du monde politique américain
– le gouvernement Biden s’en est trouvé
presque contraint à réagir [les gouver-
nements canadien et américain ont fait
abattre trois autres engins qui survolaient
le territoire nord-américain. À ce stade,
rien ne prouve qu’ils aient un lien avec le
premier ballon chinois].
Au regard des événements passés, ce
dernier épisode peut sembler anodin.
Entre 2010 et 2012, la Chine aurait déman-
telé des opérations de la CIA sur son
territoire et exécuté une bonne dizaine
de sources du renseignement améri-
cain. En 2015, les autorités américaines
annonçaient que la Chine avait, à la suite
d’une cyberattaque contre leur Office of
Hors-série Mars-mai 2023
Personnel Management, accédé aux don-
nées personnelles de plus de 4 millions
de fonctionnaires fédéraux, présents et
passés. De leur côté, les États-Unis ont
aussi intensifié leurs opérations de collecte
de renseignements sur la Chine. En 2021,
la CIA a annoncé la création d’une nou-
velle unité consacrée à la Chine afin de
“répondre au défi que représente pour le
monde la République populaire de Chine”.
Étant donné l’appareil de surveillance
déployé par l’État chinois, les services de
renseignements occidentaux ont de plus en
plus de difficultés à se doter d’agents actifs
sur le territoire chinois. Mais Washington
SOURCE comme Pékin ne cessent de perfection-
ner leurs technologies de surveillance.
FINANCIAL C’est du reste l’une des curiosités de l’af-
TIMES faire du ballon de surveillance à l’ère des
Londres, satellites espions : la technologie, déjà
Royaume-Uni employée dans la France révolutionnaire,
Quotidien semble venir tout droit d’un autre temps.
ft.com
Fondé en 1888 Impératifs de sécurité nationale
sous le nom Pour des ténors du Parti républicain, le
de London survol du territoire par le ballon espion a
Financial été l’occasion de dénoncer la mollesse du
Guide, le FT gouvernement Biden vis-à-vis de Pékin.
est aujourd’hui Aussi la décision de la Maison-Blanche
le quotidien de l’abattre non loin de la côte est amé-
économique ricaine doit-elle sans doute autant aux
et financier impératifs de sécurité nationale qu’à des
de référence considérations de politique intérieure.
en Europe. Pékin a également des nationalistes et
de faucons à contenter. Eux aussi risquent
d’exiger une réplique à la destruction du
ballon par les Américains, qualifiée par
le gouvernement chinois de grave vio-
lation des conventions internationales.
Mars-mai 2023 Hors-série
CAGLE CARTOON
Ces dernières semaines, des voix
plus modérées tentaient prudemment,
dans les deux capitales, de relancer le
dialogue entre la Chine et les États-
Unis. On ne les entendra plus – en tout
cas pour un certain temps. Sur le long
terme cependant, les enjeux sont trop
grands pour qu’on laisse un simple
ballon espion foudroyer la diplomatie
sino-américaine.
—Gideon Rachman
Publié le 8 février 2023
Séoul ménage aussi Pékin
Pour faire face à la Chine, les États-Unis
ne peuvent plus compter sur la Corée
du Sud, écrit un spécialiste américain
de la sécurité dans Nikkei Asia. Derek
Grossman rapporte que le nouveau
président, le conservateur Yoon
Suk-yeol, ne voudrait pas davantage
de systèmes antimissiles américains
Thaad (installés pour contrer la menace
nord-coréenne), malgré ses promesses
de campagne. Car Yoon espère
améliorer les relations avec la Chine,
qui avait imposé en 2017 des mesures
de rétorsion coûteuses à la Corée du
Sud lors des premières implantations
des boucliers antimissiles. Selon
Grossman, les déclarations de Yoon
“suggèrent que Séoul ne rejoindra pas
avant longtemps le Quad”, l’alliance
quadripartite entre les États-Unis,
l’Australie, l’Inde et le Japon.
PYONGYANG ET MOSCOU,
MÊME COMBAT
La Corée du Nord soutient la Russie et le dit.
Une position sans nuances, bien loin de l’attitude
de la Chine, analyse ce quotidien sud-coréen.
—Hankyoreh (extraits) Séoul
T
out en rejetant l’allégation de
Washington selon laquelle elle
fournirait des armes à la Russie
contre l’Ukraine, la Corée du
Nord a vivement défendu Moscou.
Une attitude qui contraste avec la posi-
tion “neutre” de son voisin chinois.
Pyongyang semble en effet vouloir ren-
forcer ses relations diplomatiques avec le
↖ “Attends... Kremlin et entretenir une amitié égale
C’est quoi, ça, avec Moscou et Pékin.
un chasseur ?” Le 29 janvier, l’Agence centrale de
Dessin de Dave presse coréenne (KCNA), un organisme
Whamond, nord-coréen, a publié un discours de
Canada. Kwon Jong-gun, chargé des États-Unis au
ministère des Affaires étrangères nord-
coréen : “La guerre en Ukraine n’aurait
jamais eu lieu si les États-Unis n’avaient
pas porté atteinte à la sécurité et aux inté-
rêts légitimes de la Russie, en procédant à
l’expansion vers l’est de l’Otan.”
Le 27 janvier, Pyongyang avait réagi
à l’annonce de Washington de livrer à
l’Ukraine des chars Abrams. “Les agis-
sements des États-Unis dépassent la ligne
rouge après qu’ils ont exposé le continent
européen à un grave risque de guerre et
suscité de nombreuses inquiétudes”, avait
lancé Kim Yo-jong, directrice adjointe
du comité central du Parti du travail
[et sœur cadette du numéro un, Kim
Jong-un].
Tout en accusant Washington de
nourrir le “dessein sournois de dominer
le monde en étendant une guerre de subs-
titution destinée à détruire la Russie”, elle
avait alors affirmé : “Les États-Unis et les
pays occidentaux, qui offrent à l’Ukraine
un arsenal d’une valeur astronomique, fai-
sant fi des craintes de la Russie à propos
de sa sécurité, sont mal placés pour évo-
quer le droit des nations souveraines à
se défendre.” Elle avait ajouté : “Nous
resterons dans les mêmes tranchées que
l’armée et le peuple russes, qui se battent
pour la dignité et l’honneur de leur pays,
Courrier international 21
pour la défense de leur souveraineté et
leur sécurité.”
Un ancien diplomate sud-coréen fait
remarquer que l’expression “rester dans
les mêmes tranchées”, rarement utili-
sée par Pyongyang même pour soute-
nir la Chine, est lourde de signification :
“Cela entérine le principe annoncé lors
du 8e Congrès du parti en janvier 2021,
selon lequel la République populaire démo-
cratique de Corée allait rompre tout lien
avec la Corée du Sud et les États-Unis et
consolider sa collaboration avec les pays
socialistes frères, tels que la Chine, la
Russie et le Vietnam.”
“Message d’avertissement” à Pékin
Cette nouvelle ligne de la Corée du Nord
se vérifie depuis le début de la guerre
en Ukraine. Le pays fait partie des cinq
qui ont mis leur veto à l’adoption de la
résolution contre la Russie à l’occasion
de l’Assemblée générale des Nations
unies du 2 mars [2022], tandis que la
Chine et Cuba, traditionnels alliés de
la Russie, se sont abstenus.
Selon Koo Kab-woo, professeur à l’Uni-
versité des études nord-coréennes, en
Corée du Sud, “Pyongyang a sans doute tiré
une leçon du cas de l’Ukraine, qui, en 1994,
a ratifié le traité sur la non-prolifération
des armes nucléaires, en échange de la pro-
messe de garanties de son intégrité territo-
riale [promesse faite par les États-Unis, le
Royaume-Uni et la Russie à la Biélorussie,
au Kazakhstan et à l’Ukraine dans le
cadre des mémorandums de Budapest].
Par ailleurs, en soutenant ouvertement la
Russie, devenue le principal interlocuteur
de Pyongyang dans ses négociations inter-
nationales, d’où ont été exclus la Corée du
Sud et les États-Unis, elle envoie également
un message d’avertissement à Pékin et tente
de restaurer l’équilibre dans ses relations
avec la Chine et la Russie tel qu’il a existé
jusque dans les années 1960.”
—Chong In-hwan
Publié le 30 janvier 2023
22 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

La résurgence
d’un bloc occidental C’est dans l’adversité que l’on reconnaît ses alliés.
La guerre en Ukraine a reforgé des liens entre les pays occidentaux.
Mais même dans l’urgence, difficile d’oublier toutes les divergences.

↗ Dessin
de Krauze,
Royaume-Uni.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 23
24 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

L’Otan a
retrouvé
sa raison
d’être
Alors que la guerre Le deuxième élément signe la fin de l’ère
des restrictions budgétaires en matière
en Ukraine a poussé de défense qui ont suivi la chute du Mur,
l’Occident à opérer en 1989. Cette nouvelle étape est fondée
sur le concept de dissuasion étendu,
un changement de cap caractérisé par l’aide à l’Ukraine, des
politique profond, dépenses militaires plus élevées pour les
dix années à venir et une multiplication
l’Alliance atlantique par sept du nombre de soldats en alerte,
a réussi à se recentrer qui devraient atteindre les 300000.
À la une
malgré d’“énormes Le troisième élément est un revirement
partiel sur les déploiements américains
dilemmes”. en Europe. Le rééquilibrage américain
vers le Pacifique, pour contrer la montée
de la Chine, n’est pas abandonné, mais
le président Biden est actuellement en
annoncé fin février le ministre turc des
Affaires étrangères].
Il s’agit de transformations de taille.
L’agression russe a poussé l’Occident à
opérer un changement de cap politique
énorme. Pourtant, à certains égards, il
s’agit également d’un retour à un pay-
sage géostratégique autrefois familier.
Avec l’Otan qui retrouve ses missions
datant du temps de la guerre froide. Et
le début d’une nouvelle ère de mobi-
lisation collective occidentale contre
la puissance russe. Les implications
en matière de politique intérieure et
étrangère ne doivent pas être sous-esti-
mées. Mais le monde – et l’Europe – des

D
—The Guardian Londres
epuis la chute du
mur de Berlin,
l’Organisation du
traité de l’Atlan-
tique Nord sem-
blait parfois avoir
perdu sa raison
d ’ê t re . A prè s
le sommet de
l’Otan [du 28 au
30 juin] à Madrid,
la donne a changé.
L’Otan a fourni la structure nécessaire
pour coordonner les mesures d’urgence
prises par les Occidentaux afin de sou-
tenir l’Ukraine, à la suite de l’invasion
injustifiée de la Russie en février. Quatre
mois plus tard, cette alliance pérennise
désormais cette assise sur le long terme
avec d’importantes conséquences finan-
cières, stratégiques et régionales. Il reste
cependant quelques incertitudes.
Le recentrage de l’Otan s’articule
autour de quatre éléments. Le premier
est d’ordre stratégique – avec la recon-
naissance de l’échec des tentatives de
rapprochement avec la Russie. Quant
à l’invasion de l’Ukraine par la Russie,
inexcusable à tous les égards, elle marque
également le début d’une confrontation
de plus grande ampleur avec l’Occident.
train de donner son feu vert au plus
grand renforcement de la présence mili-
taire américaine en Europe depuis la
guerre froide. Et de façon significative,
cette présence accrue se fera dans l’est
de l’Europe, avec un nouveau quartier
général permanent en Pologne, 5000 sol-
dats supplémentaires en Roumanie et
des déploiements plus importants dans
les pays Baltes.
Un paysage géostratégique familier
L’Otan est en train de s’agrandir et
a invité officiellement la Suède et la
Finlande, pays qui compte une fron-
tière de plus de 1 000 kilomètres avec
la Russie, à rejoindre l’Alliance. Pour ces
deux pays nordiques, c’est la fin de plus de
soixante-dix ans de neutralité. Un signe
qui montre bien à quel point l’invasion de
l’Ukraine a rompu la confiance accordée
à la Russie. Mais cela a d’énormes impli-
cations militaires dans la Baltique. Cette
décision a pu être entérinée après que la
Turquie, un membre de l’Otan de plus
en plus crucial dans le conflit actuel, a
levé son veto, peut-être en échange de
la promesse d’obtenir des États-Unis de
nouveaux avions de chasse F16 ultraper-
fectionnés [Stockholm et Helsinki se
heurtent en fait toujours au veto d’An-
kara mais les négociations entre les trois
pays devaient reprendre le 9 mars, a
années 2020 est très différent de celui
de la fin des années 1940.
“COMMENT Tributaire de Washington
ÇA VA FINIR ?” Que la nouvelle stratégie de l’Otan se
Le 4 février, déroule selon le même schéma que lors
la question de la guerre froide, peut-être sur une
s’affichait en une même durée et avec les mêmes succès
du Spectator. à la clé, est impossible à savoir. Tout
Avec les livraisons dépend en grande partie de ce qui se
d’armes lourdes passera sur le terrain dans les mois à
entérinées fin venir. Une chose est sûre, les démocra-
janvier notamment ties vont toutes se retrouver confrontées
par Londres, à d’énormes dilemmes en matière de
Washington dépenses d’armement et d’engagements
et Berlin, les pays militaires. Un changement d’administra-
de l’Otan “viennent tion à Washington pourrait venir bou-
flirter avec leurs leverser les perspectives radicalement,
propres lignes et l’Europe serait alors à la peine pour
jaunes”, constate continuer à soutenir l’Ukraine, tandis
l’hebdomadaire que la Russie se contenterait d’attendre.
conservateur Mais ne nous emballons pas, sur-
britannique. tout aussi prématurément. Les mots
et les promesses ne sont pas la même
chose que les plans, leurs exécutions, les
déploiements, les formations des soldats
et les dépenses militaires. Une grande
partie de ce qui a été concédé à Madrid
devrait prendre des années à être mis en
place, et encore, si c’est le cas. Défendre
l’Ukraine et repousser la Russie sont déjà
des objectifs bien suffisants.
Publié le 30 juin 2022
Avril-mai 2023 Hors-série
Comment l’Alliance livre
des armes à l’Ukraine
Dans une salle
de conférences
reconvertie, à Stuttgart,
en Allemagne,
plus d’une centaine
de militaires de trente
pays travaillent
à la commande, à l’envoi
et au suivi des armes
destinées à l’Ukraine,
au nom de l’Otan.
↑ “Nous avons les dernières
informations sur notre opération
spéciale en Ukraine…
… Vous avez prévu que notre
intervention provoquerait beaucoup
de divisions…
… Vous aviez raison!…
… L’Otan a mis en alerte maximale ses
divisions d’infanterie, ses divisions
blindées, ses divisions aéroportées
et ses divisions d’infanterie de marine.”
Dessin de Kal paru dans
The Economist, Londres.
—Foreign Policy Washington,
E
n quelques mois à peine,
les militaires britanniques,
aidés de leurs homologues
américains, ont transformé
une paisible salle de confé-
rences située dans l’en-
ceinte de la caserne Patch
[à Stuttgart, en Allemagne]
en l’un des centres nerveux de l’Otan
chargés de gérer les demandes d’armes
de l’Ukraine. Ils ont pour mission de
transférer de l’artillerie, des chars, des
avions de combat, des munitions et
des équipements non létaux comme
des casques depuis le cœur de l’Europe
jusque sur le front du Donbass, épau-
lés par une poignée d’officiers de liai-
son ukrainiens qui, dans la salle, sont
en contact téléphonique avec des sol-
dats dans la zone des combats.
Foreign Policy est un des deux médias
à avoir obtenu, pour la première fois,
un accès exclusif à ce que l’on appelle
l’International Donor Coordination
Center [Centre de coordination des
donateurs internationaux], où 110 mili-
taires surveillent les livraisons d’armes
vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
L’auteur de ces lignes a assisté à une
présentation des activités du groupe, à
condition de respecter l’anonymat des
Courrier international 25
participants, selon des règles imposées
par le Pentagone.
Le centre a clairement un petit côté
start-up – mais blotti sur le territoire
d’une base américaine, dans une salle
autrefois réservée à l’accueil des nou-
veaux venus au Commandement des
forces des États-Unis en Europe. La salle
abrite des cercles concentriques d’or-
dinateurs portables, tandis que, dans
le discret bourdonnement de conversa-
SUR NOTRE SITE tions en plusieurs langues, des militaires
courrierinternational.com s’efforcent de faire passer du matériel
de l’endroit où il se trouve à l’endroit
La puissance
du “nous
où on en a besoin. Certains éléments
de la pièce, comme la moquette bleue,
démocratique” tiennent littéralement avec du scotch.
Dans un billet “Il y a deux mois, vous n’existiez
aux allures pas”, lance un officier supérieur amé-
de déclaration ricain au groupe, pendant que, sur
d’amour, un écran plasma, s’affiche le détail
le quotidien des armes en route pour l’Ukraine
espagnol depuis divers points dans toute l’Eu-
El País valorise rope. L’organisation de l’entreprise s’est
les qualités améliorée. Ainsi, en novembre 2021,
de l’Union quand les États-Unis avaient envoyé de
européenne petits patrouilleurs rapides à l’Ukraine,
et de l’Otan, “il n’y avait eu qu’une série de 5000 appels
perçues comme téléphoniques”, dit-il.
sources de force Aujourd’hui, près de 4 milliards de
et de progrès. dollars d’aide militaire américaine plus
tard [du début de la guerre à la mi-
février 2023, les États-Unis ont → 26
26 Courrier international
25 ← fourni plus de 27,5 milliards de dol-
lars d’aide à Kiev ], les milliers d’appels
sont remplacés par une appli. Durant
les premiers jours de la guerre, les res-
ponsables américains et les militaires
britanniques travaillaient séparément.
Mais l’armée britannique – sous la férule
de la 104e brigade logistique – a mis en
place un logiciel proche de Craigslist
[un site Internet de petites annonces],
avec un nom de code ukrainien, dans
lequel les Ukrainiens peuvent entrer
leurs besoins en armement, que des
pays peuvent ensuite traiter indivi-
duellement. Au début d’avril [2022],
les efforts américains et britanniques
ont fusionné.
Des armes légères aux chars
L’activité s’est renforcée depuis que le
Pentagone a commencé à organiser une
conférence mensuelle sur les promesses
de livraison d’armes à l’Ukraine, à partir
de la fin avril. Désormais, un groupe
de militaires en uniformes divers se
retrouve ici tous les jours à 11 heures.
Des officiers d’opération qui suivent
la situation sur le champ de bataille en
temps réel fournissent les dernières
informations en date sur le bras de fer
dans le Donbass.
Maintenant, dès qu’un donateur est
identifié pour un besoin ukrainien précis,
les militaires du centre de coordination
étudient comment transférer l’équipe-
ment par la route, les airs ou le train, en
passant par plusieurs points névralgiques
en Europe – en privilégiant les plus effi-
caces. Les armes peuvent être expédiées
par des contractants ou récupérées par
les forces armées ukrainiennes, explique
un officier britannique. Mais la tâche est
devenue plus ardue au fil de l’évolution
des besoins de l’Ukraine, qui sont passés
des armes légères et portatives comme
les missiles antichars Javelin et antiaé-
riens Stinger, qui ont contribué à stopper
l’offensive russe sur Kiev, à des avions,
des chars et de l’artillerie, dont 108 obu-
siers M777 fournis par les États-Unis.
“Pour eux, pas de pause-café”
La formation aussi doit être coordon-
née. D’autres pays se chargent de dépla-
cer les Ukrainiens pour des formations
en Europe de l’Est, comme le Canada,
qui entraîne les Ukrainiens sur de l’ar-
tillerie livrée par Washington, et pour
les aider à venir chercher le matériel.
Une équipe sur le terrain en Europe de
l’Est, liée au Commandement des forces
des États-Unis en Europe, a participé
au démontage d’avions Su-25 Frogfoot
et d’hélicoptères Mi-17, tous de fabrica-
tion soviétique, afin qu’ils puissent être
envoyés en Ukraine. Lors des séances
de formation, les Ukrainiens sont extrê-
mement concentrés, assurent les par-
ticipants. “Pour eux, pas de pause-café”,
dit l’officier britannique.
“De temps en temps, c’est un peu juste,
[mais] on y arrive quand même”, ajoute-
Dès qu’un t-il. Un de ses collègues raconte com-
ment le centre a découvert des fusils
donateur dans un entrepôt qui pouvaient être
est identifié, donnés à l’Ukraine, et auxquels il ne
les militaires manquait que des lunettes de visée et
du centre de des munitions. Le problème a été réglé,
coordination et les armes ont été expédiées. Un troi-
étudient sième officier britannique rapporte que
des unités qui s’entraînaient en Europe
comment de l’Est ont été en mesure de transfé-
transférer rer de l’équipement à l’occasion de la
l’équipement dernière édition de l’exercice Defender
par la route, Europe, qui implique neuf pays et est
les airs ou orchestré par les États-Unis, avec la
le train. participation de plus de 3 400 soldats
américains et 5 100 membres d’unités
multinationales.
Une cellule de planification
Quant à l’Ukraine, elle doit trouver des
moyens de maintenir ces nouveaux sys-
tèmes d’armes en état de marche. Des
officiers de la cellule de planification ont
mis au point une liste de contrôle pour la
formation à l’usage de ces armes et leur
entretien, y compris pour vérifier que
les munitions sont disponibles. Et ayant
obtenu des équipements plus difficiles à
entretenir, comme des véhicules blindés,
les Ukrainiens sont conscients que plus
SOURCE la requête est urgente, plus leur main-
tien en état de marche devient complexe.
FOREIGN “S’ils utilisent du matériel qui sort de
POLICY leur domaine de compétence, il va tomber
Washington, en panne”, commente le premier officier
États-Unis britannique. “Du fait de la volonté poli-
Bimestriel tique d’obtenir un effet rapide”, il arrive
foreignpolicy.com qu’il y ait des pressions pour aligner sur
Fondé en 1970, le terrain des armes qui ne sont pas tou-
ce bimestriel jours les plus fiables, poursuit-il.
ambitionne Pourtant, l’Ukraine appelle l’Occi-
aujourd’hui dent à faire plus. En tête de la liste de
d’être le premier souhaits de Kiev se trouvent des lance-
“magazine roquettes multiples capables de tirer
sur la politique, près d’une dizaine de roquettes à plus
l’économie de 100 kilomètres de distance, que les
et les idées États-Unis hésitent à envoyer de peur
internationales”. d’accroître encore l’escalade [l’admi-
nistration Biden s’est depuis engagée
à livrer notamment des chars lourds et
des roquettes de plus longue portée],
dit-on de source ukrainienne.
Washington et l’Otan réfléchissent à la
possibilité d’officialiser cette opération,
Hors-série Avril-mai 2023
L’OTSC ne fait pas encore
le poids
L’Organisation du traité de sécurité
collective (OTSC), qui réunit la Russie,
la Biélorussie, le Kazakhstan,
le Kirghizistan, le Tadjikistan
et l’Arménie “pourrait constituer
une anti-Otan, capable de protéger
la souveraineté des États membres
contre l’Alliance atlantique et les
autres menaces qui se présentent
à mesure que les règles du jeu
mondiales évoluent”, estime Vzgliad.
Mais ce site russe proche du Kremlin
déplore que les pays de l’OTSC n’aient
pas la même “discipline de bloc”
que ceux de l’Otan. Alors que chaque
membre profite du parapluie militaire
et économique de Moscou, tout
en regardant vers l’Occident
(Arménie, Kazakhstan), la Turquie
(Kirghizistan, Kazakhstan), l’Iran
et la Chine (Tadjikistan) ou en misant
sur l’indépendance totale
(Biélorussie). Vzgliad exhorte les pays
de l’OTSC à enfin faire un choix.
Seule la Biélorussie s’était opposée
à la résolution de l’ONU exigeant
le retrait immédiat des forces
russes d’Ukraine lors de son vote
en mars 2022.
un peu comme le pont aérien pour
Berlin, qui avait permis de débarquer
des millions de tonnes de vivres et
d’autres produits dans la zone alliée de
la ville allemande, victime d’un blocus
imposé par les Soviétiques à la fin des
années 1940.
D’après la ministre adjointe à la
Défense américaine, Kathleen Hicks,
qui assistait à la réunion au centre, les
États-Unis sont déjà en train de prépa-
rer la première partie de l’aide militaire
destinée à l’Ukraine, qui s’inscrit dans
le plan d’aide de 40 milliards de dollars
de Joe Biden, approuvé par le Congrès
en mai [2022].
Reste que Washington se refuse pour
l’instant à définir quelles seront les
conditions d’une victoire. Kathleen Hicks
a ainsi déclaré aux journalistes présents :
“Les États-Unis ont fondamentalement
pour but de soutenir l’Ukraine. Quant
à l’objectif final, c’est avant tout entre
l’Ukraine et la Russie qu’il va se décider.”
—Jack Detsch
Publié le 24 mai 2022
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 27

Dans l’UE, avantage

aux va-t-en-guerre

D’un poids politique limité avant la guerre en Ukraine,

les États membres du Nord et de l’Est défient aujourd’hui à Bruxelles
le leadership franco-allemand. Pour eux, qui sont en première ligne face à la Russie,
pas de négociations possibles : Kiev doit triompher à tout prix.

I
—Público Madrid
l y a un an, la Russie et
l’Otan discutaient encore
à la même table. L’Ukraine
n’osait rêver d’un statut
de pays candidat à l’inté-
gration à l’Union euro-
péenne et encore moins
d’une adhésion à l’Al-
liance atlantique. Il était
inconcevable pour le bloc
communautaire de trans-
former le projet de paix
européen en un dessein
militaire. Et Bruxelles ne
savait que faire face aux
dérives autoritaires de la Hongrie et de
la Pologne, sa plus grosse gageure sur
le plan intérieur.
Le 24 février 2022, tout a changé. U n
an plus tard, l’invasion de l’Ukraine par
la Russie a été riche d’enseignements
pour l’UE et a entraîné quelques boule-
versements dans ce territoire placé sous
l’égide du drapeau aux douze étoiles.
Tout d’abord, les pays de l’Est, tradition-
nellement marginalisés et sans réelle
influence à la table du Conseil euro-
péen, ont pris la tête de la mobilisation
européenne face à la crise ukrainienne.
Les pays Baltes et les ceux du Nord sont
partisans de la manière forte : écraser et
repousser la Russie grâce à une victoire
totale de l’Ukraine. “Pourquoi n’envoyons-
nous pas toutes les armes dont l’Ukraine
a besoin ? Pourquoi évitons-nous le débat
sur l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan ? Parce
que l’on croit toujours qu’après la guerre
nous pouvons revenir aux affaires cou-
↑ Des Leopard rantes, comme si le 24 février [2022] n’était
pour l’Ukraine. qu’une anomalie”, a déclaré le ministre des
Dessin de Danziger Affaires étrangères lituanien, Gabrielius
paru dans le Landsbergis, en décembre.
Rutland Herald, Mais s’il est un État qui tient les rênes
États-Unis. de l’UE en ce moment, c’est bien la
Pologne. Le pays dirigé par le PiS [Droit
et Justice] est le plus virulent à l’égard
de la Russie de Vladimir Poutine, et
celui qui exerce le plus de pression sur
les autres partenaires de l’UE afin →28
28 Courrier international
27 ← qu’ils fassent avancer les sanctions
contre Moscou et redoublent le sou-
tien financier et militaire à l’Ukraine.
[Le 27 janvier], le président ukrainien,
Volodymyr Zelensky, a remercié son
homologue polonais, Andrzej Duda,
pour la récente livraison de 60 chars
polonais, en plus de 14 Leopard 2 :
“Comme il y a cent soixante ans, nous
sommes ensemble, mais cette fois l’en-
nemi n’a aucune chance. Nous vaincrons.”
Cette position pèse sur les relations
de la Pologne avec la Hongrie, qui était
avant la guerre son plus fidèle allié contre
les “bureaucrates de Bruxelles”. Car le
parti de Viktor Orban est actuellement
le plus proche de la Russie en Europe.
Cependant, le chantage et les menaces
de la Hongrie sont restés lettre morte,
puisque Budapest a fini par soutenir les
neuf paquets de sanctions adoptés au
cours des onze derniers mois.
Violations de l’état de droit éludées
Les pressions exercées par le camp de
Jaroslaw Kaczynski [le chef du PiS polo-
nais] se sont illustrées de manière bru-
tale fin janvier. La Pologne réclamait des
chars Leopard 2 à l’Allemagne depuis
des semaines. À la suite du silence de
Berlin, elle a menacé de les envoyer
même sans l’autorisation préalable du
chancelier allemand. Joe Biden a lui
aussi fait pression. Finalement, l’Alle-
magne a accepté de faire don à l’Ukraine
des meilleurs chars de combat produits
sur le continent.
La Pologne est, avec l’Allemagne, le
pays de l’UE qui fournit le plus de res-
sources financières et militaires à Kiev.
Elle accueille le plus grand nombre de
réfugiés ukrainiens, et a offert l’asile à
plus de 1,5 million de personnes.
Cette Pologne qui donne aujourd’hui
le ton et est écoutée et respectée à
Bruxelles était pourtant, avant l’in-
vasion, de plus en plus isolée. On lui
reprochait ses attaques contre l’état
de droit, et sa réforme du système judi-
ciaire, qui portait atteinte à la séparation
des pouvoirs. Mais la guerre a permis
à ce pays d’Europe de l’Est de détour-
ner l’attention de ses propres difficul-
tés démocratiques.
Sur la même ligne polonaise, on trouve
d’autres pays, comme l’Estonie ou la
Finlande, qui partagent le traumatisme
d’une invasion soviétique. La Première
ministre estonienne, Kaja Kallas, a été
surnommée “la nouvelle Dame de fer
de l’Europe” en raison de ses discours
implacables à l’égard de la Russie. Son
homologue finlandaise, Sanna Marin,
Hors-série Avril-mai 2023
a assuré récemment que la situation naturel liquéfié principalement aux
serait différente si l’Otan avait accepté États-Unis. En outre, une bonne partie
l’Ukraine en son sein. des armes envoyées à l’Ukraine, et
Le discours de tous ces pays est de un bon nombre de celles qu’il faudra
dire qu’il ne peut y avoir de négociations produire dans un avenir proche, sont
de paix pour le moment. Leur objectif made in USA.
commun est d’armer l’Ukraine jusqu’aux À tout cela s’ajoute le renforcement
dents pour lui permettre de défendre de la présence militaire américaine en
sa légitime souveraineté ainsi que l’in- Europe, avec plus de 10 000 soldats sur
tégrité de son territoire face à un enva- le flan est et son premier quartier géné-
hisseur extérieur. Quelques mois après ral permanent en Pologne. Tout cela
le début de la guerre, le président fran- sous la bannière de l’Otan, qui était,
çais, Emmanuel Macron, avait pour- il y a encore seulement quatre ans, en
Ceux qui tant fait polémique en suggérant qu’il état de “mort cérébrale” et se cherchait
veulent éviter fallait apprendre de l’histoire et éviter une nouvelle raison d’être.
d’humilier l’humiliation de la Russie. —María G. Zornoza
la Russie Un Poutine acculé pourrait être Publié le 27 janvier 2023
encore plus dangereux et imprévisible.
sont réduits Mais [ceux qui partagent] ce point de
au silence. vue sont réduits au silence. Même l’Al-
Les pays lemagne a fini par céder à la pression
SOURCE
Baltes et les sociale, politique et internationale et
pays de l’Est opté pour des mesures qu’elle réprouve. PÚBLICO
mènent L’axe franco-allemand se demande en Madrid, Espagne
effet comment vont s’articuler les rela- publico.es
la danse, et tions avec la Russie après la guerre. Mais Lancé en 2007, ce quotidien
les dirigeants ce sont les pays Baltes et les pays de ciblait un public plus jeune
des institutions l’Est qui mènent la danse. Et les diri- et plus à gauche que celui
européennes geants des institutions européennes, d’El País. Après plusieurs vagues
acquiescent. comme Ursula von der Leyen ou Josep de licenciements, Público
Borrell, les suivent volontiers. a cessé de paraître en kiosques
À la fin de 2022, Marin a assuré que en février 2012 mais existe
l’Europe n’était pas “suffisamment forte” toujours en version numérique.
et qu’elle serait “perdue sans les États-
Unis”. Trois semaines après, l’UE et
l’Otan signaient la troisième déclara-
tion commune de leur histoire, dont
l’objectif était de renforcer les liens et
la coopération transatlantique. C’est-
à-dire continuer à confier la sécurité
de l’Europe aux États-Unis.
Les États-Unis, grands bénéficiaires
La guerre en Ukraine a montré à l’UE
qu’elle devait être plus forte, plus ferme
et plus indépendante sur la scène inter-
nationale. Mais la fameuse “autonomie
stratégique” invoquée régulièrement
→ “Ah ! Des chars n’arrive pas à décoller. Le conflit sur
allemands contre le sol européen a eu les conséquences
les Russes ! C’est inverses. L’influence des États-Unis en
moi qui gagne !” Europe est plus forte que jamais. Même
Sur le casque : Scholz a attendu que Washington envoie
Guerre. Tatouage ses Abrams pour lâcher ses Leopard. La
sur le bras : consigne était en effet d’agir en coor-
Maman. Et sur dination avec les alliés. Mais c’est la
l’autre bras : Otan. Maison-Blanche qui a demandé cet
Dessin de Danziger effort. Et non Berlin.
paru dans le En parallèle, le géant nord-américain
Rutland Herald, est en train de devenir l’un des grands
États-Unis. bénéficiaires de la guerre. Depuis que
l’Europe s’est détournée de l’énergie
russe, elle achète désormais son gaz
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 29

Le “tournant historique” conciliante de l’ex-dirigeante conserva-

trice Angela Merkel à l’égard du Kremlin,

de l’Allemagne
mais aussi la position ambiguë du Parti
social-démocrate d’Olaf Scholz, mar-
quée par la “politique de rapprochement
avec l’Est” lancée par le chancelier Willy
Attaché à cultiver la paix, Berlin a rompu avec Brandt dans les années 1970.
Pour la Frankfurter Allgemeine
sa politique étrangère d’après-guerre. En armant Zeitung, cette vision du monde a été
l’Ukraine, il est devenu une puissance militaire. le plus gros faux pas stratégique de l’Al-
lemagne moderne. “Après ses défaites lors
des deux guerres mondiales, elle a commis
l’erreur de penser que tous les États étaient,

P
our l’Allemagne, 2022 aura été plus radical de l’an dernier porte sur- comme elle, attachés à cultiver la paix par
“l’année du réveil”, assure la tout sur “l’image que l’Allemagne se faisait tous les moyens”, explique le titre conser-
Süddeutsche Zeitung. Après jusqu’ici de la Russie”. Fin 2021, Berlin vateur. Lorsqu’il a attaqué l’Ukraine, le
l’invasion russe de l’Ukraine, avait été alerté à plusieurs reprises par les Kremlin comptait probablement sur les
le 24 février, le gouvernement d’Olaf États-Unis sur la situation en Ukraine. réticences allemandes à s’engager sur
Scholz a suspendu l’autorisation du La veille du début du conflit, le vice- des théâtres de guerre pour diviser le
gazoduc Nord Stream 2, ce pipeline qui chancelier, Robert Habeck, aurait même front occidental.
fut “le symbole de la confiance reçu une note des services de La réaction allemande a pourtant
allemande envers la Russie”. renseignements américains À la une été tout autre. Même le Parti social-
Il a rompu avec sa politique indiquant que la Russie atta- démocrate, “qui refusait un an aupara-
étrangère d’après-guerre, en querait dans la nuit. “Et pour- vant de doter l’armée de son propre pays
décidant d’envoyer des armes REVUE tant, quand la guerre éclate, de drones de combat”, a salué les efforts
en zone de guerre pour sou- DE PRESSE le 24 février 2022, toute la du gouvernement pour approvisionner
tenir les Ukrainiens. Et il a classe politique allemande les Ukrainiens en armes. “Depuis que les
augmenté significativement ses propres est sous le choc.” troupes de Vladimir Poutine assassinent,
dépenses militaires, “un tournant histo- Selon l’historien Karl Schlögel, nombre incendient et violent à travers le terri-
rique” dans un pays régulièrement cri- de personnalités politiques d’outre-Rhin toire de l’Ukraine, résume le journal de
tiqué par ses alliés pour son manque ont longtemps considéré que leur pays “L’UKRAINE Francfort, il ne se trouve plus beaucoup
d’investissements dans la défense. Pour entretenait “une relation spéciale” avec PEUT-ELLE d’Allemands pour exprimer une forme
le journal munichois, le changement le les Russes. En témoignent l’attitude DÉSORMAIS de compréhension pour [ce que Vladimir
GAGNER Poutine appelle] ‘les intérêts de sécurité
LA GUERRE ?” légitimes de la Russie’.”
s’interrogeait Néanmoins, le tragique passé de l’Alle-
en janvier magne et sa peur viscérale d’une nouvelle
Der Spiegel. Pour guerre directe contre la Russie n’ont pas
la première fois, disparu. Le chancelier Olaf Scholz est
l’Allemagne livre l’un des dirigeants du Vieux Continent
des chars lourds, les plus soucieux de ne pas dépasser les
et l’alliance “lignes rouges” de Moscou. “Il ne faut donc
occidentale, pas s’étonner que le Kremlin concentre les
en envoyant attaques de sa propagande sur son pays,
de tels engins, fait un maillon essentiel du soutien européen
tomber “le dernier à l’Ukraine, qui apparaît à Moscou comme
tabou”, estime le le point faible du front occidental.”
titre d’outre-Rhin. Le gouvernement fédéral a répété
à plusieurs reprises qu’il soutiendrait
l’Ukraine “tant qu’il le faudra”. Mais si
le conflit ukrainien venait à durer, “la
nostalgie du bon vieux temps, quand on
s’entendait encore avec les Russes, que le
gaz était bon marché et que la paix allait
de soi”, pourrait se faire sentir. Les pres-
sions pour que Berlin encourage Kiev à
négocier risqueraient alors d’augmenter.
Si un tel scénario se confirmait, l’adage
Si vis pacem, para bellum (Si tu veux la
paix, prépare la guerre) pourrait être à
nouveau relégué aux oubliettes. Jusqu’à
la prochaine crise européenne.
—Courrier international
30 Courrier international
La Finlande,
un voisin si vigilant
Le pays nordique, qui a demandé son adhésion à l’Otan, redoute
une invasion de la Russie depuis leur frontière commune
de 1 340 kilomètres. Stocks vitaux, procédures sans cesse mises
à jour depuis la Seconde Guerre mondiale, Helsinki se tient prêt.
—Financial Times (extraits)
Londres
S
i les pires craintes de l’Eu-
rope se réalisent et que le
conflit en Ukraine s’étend
à d’autres voisins de la
Russie, la Finlande, elle,
sera prête. Elle dispose
de réserves. Au moins six → Dessin
mois de carburant et de de Reumann,
céréales sont préservés dans des entre- Suisse.
pôts stratégiques, tandis que les entre-
prises pharmaceutiques sont obligées de
stocker l’équivalent de trois à dix mois
de tous les médicaments d’importation.
Elle dispose d’une défense civile. À
partir de certaines dimensions, tous les
bâtiments doivent être équipés d’abris
antiaériens, et le reste de la population
peut utiliser les parkings souterrains,
les patinoires et les piscines, prêts à être
transformés en centres d’évacuation.
Et elle dispose de combattants. Près
d’un tiers de la population adulte de ce
pays nordique fait partie de la réserve,
si bien que, relativement à sa taille, la
Finlande peut aligner une des plus
grandes armées d’Europe.
“Nous avons préparé notre société, et
nous nous sommes entraînés à cette situa-
tion depuis la Seconde Guerre mondiale”,
déclare Tytti Tuppurainen, ministre
des Affaires européennes finlandaise.
Après avoir passé quatre-vingts ans à
vivre dans l’ombre de l’Union soviétique,
et maintenant de la Russie, la menace
d’une guerre en Europe “ne nous a pas
pris par surprise”.
La stratégie de “défense totale”
improvisée qui caractérise la résis-
tance acharnée de l’Ukraine face à l’in-
vasion russe, et qui aura vu aussi bien
Hors-série Avril-mai 2023
des jeunes mariés que des commer-
çants prendre les armes, a fasciné le
public dans le monde entier.
Or la Finlande s’est dotée de ce qu’elle
définit comme une stratégie de “sécu-
rité sociétale globale”, montrant com-
ment un pays peut mettre en place un
système rigoureux à l’échelle de toute
la société afin de se protéger préventi-
vement – et de se préparer non seule-
ment à une invasion potentielle, mais
aussi à des catastrophes naturelles, des
cyberattaques ou une pandémie.
Il n’est pas uniquement question de
préparation militaire. Le concept s’étend
à ce que Charly Salonius-Pasternak, spé-
cialiste de la sécurité à l’Institut finlan-
dais des Affaires internationales, décrit
comme le “travail pénible, peu séduisant”
qui consiste à veiller à ce que les lois
et les réglementations fonctionnent
en temps de crise.
La Finlande a établi des réseaux
informels entre les élites du monde
politique, des affaires et des organi-
sations non gouvernementales afin
d’être préparée au pire. Elle ne cesse
de chercher à analyser quelles sont
ses principales faiblesses et s’ef-
force de les rectifier pour que le
système soit aussi résistant que pos-
sible avant une crise.
Fondatrice guerre d’Hiver
La guerre en Ukraine a rappelé à quel
point la Finlande était vulnérable à une
attaque, le pays comptant 1 340 kilo-
mètres de frontière commune avec
la Russie. Les dirigeants finlandais
débattent aujourd’hui de la perspec-
tive d’intégrer l’alliance militaire de
l’Otan [la Finlande a déposé une can-
didature conjointe avec la Suède le
18 mai 2022], alors que les pays d’Eu-
rope réévaluent leurs niveaux de coo-
pération dans le domaine de la défense
et de la sécurité. Pour la première fois
de leur histoire, les Finlandais sont
une majorité à approuver qu’Hel-
sinki demande à entrer dans
l’Otan.
Ce qui n’em-
pêche pas
ce pays
de 5,5 mil-
lions d’habi-
tants d’être
conscient qu’il
est indispensable
de disposer de sa
propre stratégie nationale
et de la moderniser. “Compte
tenu de notre position géostratégique,
Avril-mai 2023 Hors-série
de notre immense territoire et de notre
population clairsemée, nous devons avoir
tout ce qu’il nous faut pour défendre notre
pays… Nous nous entraînons régulière-
ment à plusieurs niveaux pour être sûrs
que chacun sache ce qu’il a à faire, com-
mente Janne Kuusela, directeur général
de la politique de défense au ministère
de la Défense. Le résultat, c’est qu’il nous
est possible de faire passer notre société
en mode crise si besoin est.”
Si la Finlande est prête, c’est entre
autres à cause de la propre guerre qu’elle
a vécue contre la Russie, et qui n’est pas
sans rappeler l’invasion de l’Ukraine.
En 1939-1940, les Finlandais ont dû mener
la terrible guerre d’Hiver pour repous-
ser l’Union soviétique, perdant au pas-
sage une partie de leur territoire, dont
leur ville la plus cosmopolite, Vyborg, et
une de leurs principales régions indus-
trielles. Quand ils ont reconstruit après
ce conflit, les Finlandais se sont juré une
chose : plus jamais ça.
“L’histoire nous a enseigné bien des fois
de rudes expériences. Nous ne l’avons pas
oublié, c’est dans notre ADN. C’est pour-
quoi nous avons soigneusement veillé à
entretenir notre capacité de résistance”,
explique le président Sauli Niinisto. Il
cite des sondages, selon lesquels les
trois quarts des Finlandais seraient
prêts à se battre pour leur pays, de loin
le chiffre le plus élevé d’Europe.
En temps de pa i x, les forces
armées finlandaises comptent envi-
ron 280 000 hommes, ainsi qu’un total
de 900 000 réservistes. Même après la
fin de la guerre froide, le pays a maintenu
le service militaire pour tous les hommes
après leur scolarité, alors que tant de pays
d’Europe y ont renoncé, et Helsinki a
continué de consacrer un budget impor-
tant à la défense, là où d’autres l’ont réduit
dans les années 1990 et 2000.
Ville gruyère et James Bond
Il existe des plans détaillés sur les moyens
de riposter à une invasion, dont le déploie-
ment d’avions de combat sur des routes
éloignées dans tout le pays, le minage
des principales voies de navigation et
la préparation de défenses terrestres,
comme la destruction des ponts.
Jarmo Lindberg, ancien commandant
en chef des forces de défense finlan-
daises, explique qu’Helsinki, la capi-
tale, “ressemble à un gruyère”, avec des
dizaines de kilomètres de tunnels. “À
certains endroits, on se croirait dans un
film de James Bond”, ajoute-t-il. Tous les
centres de commandement des forces
armées sont situés dans des abris creusés
dans la roche, sous “30 à 40 mètres de
granit”. Si une attaque potentielle était
détectée par le renseignement mili-
taire, les forces seraient mobilisées et,
dans la mesure du possible, les civils
seraient évacués des zones à risque,
une nette différence avec ce qui s’est
passé en Ukraine.
Kuusela souligne que toute la stratégie
de la Finlande est bâtie sur la volonté de
ses citoyens de se battre et de défendre
un pays qui, pour la cinquième année
d’affilée, se trouve en tête du classe-
ment des nations les plus heureuses
du monde, selon l’ONU. “Être finlan-
Grâce à dais, c’est un contrat, précise-t-il. Nous
des réseaux sommes numéro un quand il s’agit d’être
informels heureux. En revanche, cela va avec l’idée
entre les élites que l’on est prêt à défendre ça… Pendant
du monde la Seconde Guerre mondiale, nous avons
frôlé la mort, ça n’a fait que nous renforcer.”
politique,
des affaires Grandes entreprises impliquées
et des ONG, Comme ils savent que cela risque de
la Finlande ne pas suffire, les Finlandais n’ont pas
analyse ménagé leurs efforts pour se préparer
et rectifie aux crises. Cela passe entre autres par
l’implication du secteur privé du pays,
les faiblesses qui joue un rôle clé dans la prépara-
de sa tion et la gestion de crise. Salonius-
stratégie Pasternak considère que la capacité
de “sécurité de la Finlande à faire appel à ses plus
sociétale grandes entreprises à tout moment
globale”. pour répondre à une crise nationale
représente un énorme avantage, car elle
permet d’“exploiter l’économie de marché
pour une société survivaliste”.
Les secteurs stratégiques – les télé-
communications, l’approvisionnement
en vivres, l’énergie – se réunissent plu-
sieurs fois par an dans le cadre de dis-
Quatre fois cussions soigneusement encadrées
par an, pour débattre de sujets susceptibles de
un groupe les affecter. “L’idée fondamentale est la
formé de chefs suivante : si une entreprise ou un secteur
d’entreprise, est touché, comment résoudre le problème
malgré tout ? Par exemple, comment nour-
de politiciens, rir la nation ou la fournir en papier-toilette
de membres s’il y a un blocus en mer Baltique ?” com-
de l’Église, mente Salonius-Pasternak.
des médias L’Agence nationale d’approvisionne-
et d’ONG ment d’urgence (ou Huoltovarmuuskeskus)
participent participe à la coordination de ce réseau
d’entreprises, mais ses responsabilités
à un stage sont beaucoup plus étendues. Son bilan
intensif consolidé se monte à 2,5 milliards d’eu-
de défense ros, et comprend des réserves straté-
nationale. giques de six mois de blé et d’avoine,
ainsi que de divers types de carburants,
comme l’essence et le gazole, et des
“actifs stratégiques” tenus secrets, dont
une part du réseau électrique national.
Elle peut rapidement acheter du matériel
Courrier international 31
La Finlande va-t-elle entrer
dans l’Otan avant la Suède?
Candidats à l’Alliance atlantique depuis
mai 2022 en raison de l’invasion russe
de l’Ukraine, les deux pays nordiques
se heurtent au veto turc. C’est avant
tout l’attitude de la Suède qui déplaît
à Ankara, en raison de son soutien
traditionnel aux Kurdes. Depuis
son entrée en fonctions en octobre,
le gouvernement suédois se veut
constructif. Pour lui, il est impératif
que le pays bénéficie au plus vite
de la protection accordée à tout
membre de l’Otan. Mais l’autodafé
d’un exemplaire du Coran, le 21 janvier
à Stockholm devant l’ambassade
turque, a enterré tout espoir
d’une solution rapide. Au point que
la Finlande a depuis laissé entendre
qu’elle “pourrait demander à entrer
dans l’Otan avant son partenaire
suédois”, constate le quotidien
de Stockholm Svenska Dagbladet.
crucial, mais peut aussi se tourner vers
différents secteurs et demander, par
exemple, si les agriculteurs finlandais
produiront un surplus de céréales cette
saison. À partir de décembre, l’agence a
suivi de façon “hyperintensive” la situa-
tion en Ukraine, s’étant jusque-là concen-
trée sur la pandémie de Covid-19.
Simulation de crise
Pour garantir que les hauts responsables
de l’establishment finlandais soient
conscients des enjeux, ils sont invités à
prendre part à ce que le pays appelle les
stages de défense nationale. Quatre fois
par an, un groupe composé de plusieurs
dizaines de politiciens, de chefs d’entre-
prise et de représentants de l’Église, des
médias et des organisations non gou-
vernementales se retrouve pour un pro-
gramme intensif d’un mois, au cours
duquel ils assistent à des conférences
données par des officiers et des membres
du gouvernement, ainsi qu’à une simu-
lation de crise. En tout, 10 000 per-
sonnes ont suivi ces stages au cours des
soixante dernières années, et la plupart
ont coutume de se rencontrer réguliè-
rement pour des discussions.
La Finlande ne se concentre pas seule-
ment sur la menace d’une invasion, mais
aussi sur d’autres formes d’agressions
– qu’elles soient locales, comme → 32
32 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

Le “Made in USA”
31 ← l’empoisonnement d’une source
d’eau ou le sabotage d’une centrale élec-
trique, ou nationales, comme les cybe-

fragilise l’Europe
rattaques. Les menaces dites hybrides,
des opérations souvent ambiguës et qui
n’atteignent pas le niveau d’une attaque
militaire de grande envergure, font
l’objet d’une attention accrue. En 2015,
par exemple, la Finlande a été prise au
dépourvu par la Russie, qui a poussé des
migrants de l’autre côté de la frontière.

Indépendance consolidée Pour réduire sa dépendance aux importations,

Il ne fait aucun doute que les Finlandais Washington met en péril l’économie de l’UE.
ont les nerfs à vif depuis que la Russie
a envahi l’Ukraine, un autre voisin de Paris et Berlin demandent une “réponse forte” mais
Moscou qui n’est pas membre de l’Otan. les Vingt-Sept sont divisés sur l’attitude à adopter.
Helsinki s’est toujours efforcé d’entrete-
nir des relations de bon voisinage avec

la Russie en raison de leur longue fron-
tière commune, mais ces espoirs n’ont
désormais plus lieu d’être.
Pendant la guerre froide, la position
géostratégique de la Finlande l’avait
contrainte à accepter d’être neutre pour
tenir l’Union soviétique à distance,
mais après avoir rejoint l’UE en 1995 et
s’être rapprochée de l’Otan au cours des
dernières décennies, Helsinki a de plus
en plus le sentiment qu’une intégration
dans l’alliance militaire consoliderait son
statut de pays occidental indépendant.
Toutefois, d’aucuns estiment aussi
que la guerre en Ukraine démontre la
sagesse de l’approche adoptée par la
Finlande pendant toutes ces années.
“L’idée, simple, est que notre pays mérite
d’être défendu et que nous avons donc
une plus grande responsabilité, que
l’on soit PDG ou enseignant”, constate
Salonius-Pasternak. Ce que l’Ukraine
a appris aux Finlandais, poursuit-il,
c’est que “la volonté d’agir a vraiment
son importance. Et quand on l’associe,
premièrement, aux effets de réseau d’un
petit pays et, deuxièmement, à la prépa-
ration, le résultat est vraiment solide”.
Il y a derrière tout cela le sentiment
sous-jacent que, même si l’Ukraine et
le débat sur l’Otan changent fonda-
mentalement les choses dans le pays,
la seule constante est et restera que
la Finlande est vouée à être un voisin
de la Russie. “À en croire certains, nous
aurions connu trente-deux guerres avec
la Russie, d’autres parlent de quarante-
deux, déclare Lindberg, ancien com-
mandant en chef des forces de défense.
Tout ce que je sais, c’est que la Russie
sera toujours là, et nous, nous savons que
nous serons prêts.”
—Richard Milne
Publié le 28 mars 2022
D
—Frankfurter Allgemeine
Zeitung (extraits) Francfort
SOURCE
FRANKFURTER
ALLGEMEINE
ZEITUNG
Francfort,
Allemagne
Quotidien
faz.net
Fondé en 1949,
ce grand quotidien
conservateur
et libéral est un
outil de référence
dans les milieux
d’affaires
et intellectuels
allemands. u point de vue du gouvernement alle-
mand, l’usine Tesla de Grünheide est
une réussite. Au terme d’un peu plus de
deux ans de chantier, la “Gigafactory” a
été inaugurée en fanfare en mars 2022.
Le fait que la marque américaine de voi-
tures électriques ait choisi cette bour-
gade du Brandebourg, à 50 kilomètres
de Berlin, pour implanter sa première
usine européenne est une aubaine.
Jusqu’au 14 septembre. Ce jour-là, une
nouvelle en provenance des États-Unis
a été accueillie froidement par l’Alle-
magne. Tesla gelait son deuxième projet
à Grünheide, une importante usine
de batteries, révélait The Wall Street
Journal. Plutôt que de mettre des billes
outre-Rhin, le patron de Tesla, Elon
Musk, entendait désormais recentrer
ses investissements aux États-Unis. En
cause, les avantages fiscaux mis en place
à cet effet par le président Joe Biden.
La guerre en Ukraine, les menaces
chinoises envers Taïwan, la crise
énergétique, l’inflation. Comme si la
conjoncture économique ne s’était pas
suffisamment dégradée ces derniers
mois, la série de mesures législatives
lancée par le gouvernement américain,
baptisée Inflation Reduction Act, vient
ajouter une nouvelle ombre au tableau.
Biden entend réduire la dépendance
des États-Unis aux importations – même
au détriment de proches partenaires
comme l’Allemagne. Les ambitions du
président ont rarement été énoncées
aussi clairement que dans son tweet
du 14 août dernier : “Imaginez un monde
où les gens soulèveraient le capot de leur
voiture et verraient l’inscription ‘made
In America’ gravée sur la batterie.” C’est
précisément ce que permettra l’Infla-
tion Reduction Act [qui prévoit près
de 430 milliards de dollars de dépenses
sur dix ans], s’enflammait Biden après
l’adoption du texte par le Congrès.
L’industrie allemande investit déjà
massivement aux États-Unis. BMW a
fait part de son projet d’agrandir son
usine de Spartanburg, en Caroline du
Sud, dans les prochaines années, pour
un budget de 1,6 milliard d’euros. Le
constructeur munichois prévoit d’y fabri-
quer six nouveaux modèles électriques.
Et le groupe allemand de chimie Evonik
a inauguré, début septembre, un centre
de recherches en Pennsylvanie.
L’Europe est déconfite. D’un côté, c’est
bien sûr “bon signe” que les Américains
entendent désormais lutter contre le
Avril-mai 2023 Hors-série
dérèglement climatique au moyen d’un
“train de mesures législatives fort”, a com-
menté le ministre de l’Économie alle-
mand, Robert Habeck (Verts). Mais il ne
faudrait pas que lesdites mesures altèrent
les conditions d’une concurrence équi-
table, le fameux “level playing field”, entre
l’Europe et les États-Unis. Force est de
constater que les entreprises sont ten-
tées de partir, alléchées par les subven-
tions, poursuit le ministre écologiste, et
c’est pourquoi l’Inflation Act de Biden
appelle “une réponse forte”.
Une “stratégie du made in Europe”
Le gouvernement allemand, qui avance
souvent en ordre dispersé, semble plutôt
faire front commun sur ce dossier. La
stratégie américaine doit nous inciter
à mettre les bouchées doubles sur la
compétitivité européenne, exhorte le
ministre libéral des Finances, Christian
Linder. Le chancelier social-démocrate,
Olaf Scholz, estime également qu’on ne
peut pas rester les bras croisés devant
cette pluie de subventions américaines.
Il a sur ce point l’appui de la France,
après plusieurs anicroches dans le couple
franco-allemand ces derniers mois.
“Il faut se réveiller”, a tonné Emmanuel
Macron en octobre, à l’ouverture du
Salon de l’automobile de Paris, où la
forte présence des constructeurs chinois
témoignait du poids et de l’assurance
acquis par l’empire du Milieu. Le pré-
sident de la République envisage ouver-
tement de limiter aux véhicules “made
in Europe” le versement des primes à
l’achat dévolues aux voitures électriques.
Pour l’heure, on ne voit pas se des-
siner de ligne unique en Europe en
réponse à l’Inflation Reduction Act amé-
ricain. Ce qui vaut également pour la
Commission européenne. Le commis-
saire au Commerce, le Letton Valdis
Dombrovskis, mise sur une désesca-
lade et sur un dialogue constructif avec
Washington – l’Europe étant tributaire
des États-Unis, son premier partenaire
commercial, en plus d’avoir besoin de
Washington à ses côtés dans certains
conflits, comme avec la Chine et la
Russie. Mais Thierry Breton, commis-
saire au Marché intérieur, plaide de
concert avec Berlin et Paris pour une
ligne plus dure.
Le Français a déjà engagé des travaux
sur une “stratégie du made in Europe”
dans l’industrie, confiait-il en novembre.
L’Union européenne resterait ouverte aux
entreprises originaires d’autres régions
économiques – “mais à nos conditions”.
Dans le même temps, les États-Unis et
l’UE ont mis sur pied un groupe de travail
consacré au règlement de leurs conflits.
Brûlante taxe carbone aux frontières
Il ne faut pas conclure de la politique
de Biden que les Américains cherchent
la confrontation avec l’UE, tempère
Christoph Schemionek, qui préside la
chambre de commerce [allemande] de
Washington. Le gouvernement améri-
cain poursuit ses objectifs de sécuri-
sation et dirige de toute façon un pays
centré sur son marché intérieur.
Or la représentante au Commerce des
États-Unis, Katherine Tai, a fait allusion
à des projets de l’UE que les Américains
ne voient pas nécessairement d’un bon
œil, comme la taxe carbone aux fron-
tières, qui va faire grimper le prix des
produits à forte empreinte carbone. Et les
autres points de friction ne manquent pas.
Washington surveille l’influence chinoise
sur l’économie allemande, notamment
Courrier international 33
dans le secteur automobile. Le fait que
Scholz se soit rendu avec des indus-
triels allemands à Pékin pour rencontrer
Xi Jinping et ait autorisé, contre toute
attente, une prise de participation de
← Dessin de Cost l’armateur chinois Cosco dans le port
paru dans Le Soir, de Hambourg a également fait grincer
Bruxelles. des dents aux États-Unis.
Muscler la politique industrielle
Les Européens, de leur côté, prennent
mal l’interdiction américaine d’exporter
des puces high-tech et les technologies
afférentes vers la Chine. La mesure porte
notamment préjudice à la société néer-
landaise ASML, leader technologique
des machines permettant de fabriquer
ces puces. ASML ne livrait déjà pas de
machines de dernière génération aux
Chinois, mais les Américains veulent
encore resserrer la vis sur les exporta-
tions à destination du géant asiatique.
À quoi s’ajoute la grogne provoquée
par les “tarifs exorbitants”, dénoncés par
Berlin, que pratiquent actuellement les
16 août
2022
exportateurs américains de gaz natu-
rel liquéfié. Les Européens répondent
en substance : en voilà des manières de
traiter ses amis, qui plus est en pleine
Joe Biden crise énergétique, à l’heure où les prix
promulgue du gaz et de l’électricité sont depuis des
l’Inflation mois bien plus élevés que les prix habi-
Reduction Act, tuellement constatés aux États-Unis. De
un plan fait, les Américains sont proportionnel-
de 430 milliards lement moins touchés par la guerre en
d’euros sur dix Ukraine que l’Europe.
ans qui favorise Pour le ministre de l’Économie alle-
le made in USA mand, l’Europe n’a plus qu’une chose
au nom de la à faire au vu de ce morcellement du
transition monde en blocs antagonistes, c’est
écologique de muscler sa politique industrielle.
et subventionne En d’autres termes : accélérer les déli-
certains vrances de permis, et surtout desserrer
investissements les cordons de la bourse. Sur ce point, il
aux États-Unis sait les Français de son côté. Plusieurs
à coups plans d’aides transnationaux, les IPCEI
d’avantages (projets importants d’intérêt européen
fiscaux. Depuis, commun), ont déjà vu le jour.
l’Union De son côté, Berlin a prévu de
européenne débloquer 17 milliards d’euros pour
se mobilise pour de futurs projets dans le domaine des
éviter une guerre semi-conducteurs. Même si c’est une
commerciale entreprise américaine qui devrait en
et des bénéficier le plus : Intel souhaite implan-
délocalisations ter à Magdebourg une usine de puces
massives. et pourra compter sur les aides géné-
reuses de l’État allemand. On parlait
récemment d’une enveloppe globale
de 6,8 milliards d’euros.
—Julia Löhr, Werner Mussler,
Winand von Petersdorff
et Niklas Zaboji
Publié le 6 novembre 2022
34 Courrier international
Face aux menaces,
Washington
défend sa place
L’hégémonie américaine n’a jamais été aussi contestée.
Pour contenir la Russie et surtout la Chine, les États-Unis
entendent renforcer leurs positions tout autour de leurs
deux rivaux, depuis l’Europe jusqu’au Pacifique.
—The Economist (extraits)
L
Londres
e président amé-
ricain, Joe Biden,
dit que nous vivons
une “décennie déci-
sive”. Cette formule
ne suffit pas pour
décrire le moment
où nous nous trou-
vons : le début d’une
ère d’après l’après-
guerre froide, où
l’ord re mond ia l
façonné par les États-Unis pourrait
être brutalement défait par la Russie
et la Chine.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a
fait voler en éclats la règle établie après la
Seconde Guerre mondiale selon laquelle
les frontières ne doivent pas être modi-
fiées par la force. Elle a ravivé le spectre
de la guerre nucléaire pour la première
fois depuis la fin de la guerre froide.
Mais la Russie n’est que le pro-
blème “aigu”, pour parler comme les
Américains. La plus grande menace pour
l’ordre mondial – ce que le Pentagone
appelle un défi “systémique” à son
encontre – vient de la Chine, le seul
pays qui ait le potentiel de détrôner
les États-Unis en tant que puissance
dominante. L’armée chinoise est en
pleine expansion : elle possède déjà la
plus grande marine du monde, la troi-
sième force aérienne, un large éventail
de missiles et les moyens de se battre
dans l’espace et le cyberespace.
Que se passera-t-il si l’amitié “sans
limites” entre la Russie et la Chine se
transforme en une véritable alliance ?
S’il y a pour l’instant peu de signes que
la Chine contribue à la guerre russe, les
autocraties eurasiatiques organisent
régulièrement des exercices militaires,
et certains hauts responsables améri-
cains pensent qu’elles sont vouées à
se rapprocher [Washington a récem-
ment accusé Pékin de vouloir fournir
des armes létales à la Russie].
À mesure que la Chine renforcera son
arsenal nucléaire (elle se rapproche petit
à petit du niveau des États-Unis et de la
Russie et pourrait détenir 1 500 ogives
d’ici à 2035), les États-Unis devront
apprendre l’art inédit de la dissuasion
nucléaire à trois. Cela pourrait déclen-
cher une nouvelle course aux arme-
→ Dessin de Brian ments, en particulier si le traité New
Stauffer paru Start, qui limite les arsenaux nucléaires
dans Foreign américain et russe et arrive à échéance
Affairs, New York. au début de 2026, n’est pas suivi d’un
nouvel accord [la Russie a suspendu
sa participation au traité le 21 février].
Cette évolution a lieu à un moment
où le poids relatif des États-Unis dans
l’économie mondiale s’est affaibli. Au
cours du XXe siècle, le PIB du pays était
beaucoup plus important que celui de
ses rivaux : l’Allemagne et le Japon
durant la Seconde Guerre mondiale,
puis l’Union soviétique et la Chine pen-
dant la guerre froide. Mais aujourd’hui
le PIB chinois n’est pas très éloigné
du PIB américain, et le dépasse même
déjà lorsqu’il est mesuré à parité de
pouvoir d’achat.
Hors-série Avril-mai 2023
Dans ce contexte, de vieilles théo-
ries géopolitiques sont reconsidérées.
En 1904, le géographe et politicien bri-
tannique Halford Mackinder disait que
quiconque tenait le cœur de l’Eurasie,
qu’il appelait “Heartland” (et qui s’étend
en gros de l’océan Arctique à l’Hima-
laya), commandait le monde. À travers
ce prisme, une alliance entre la Russie
et la Chine constituerait une menace
sérieuse. Un contemporain américain de
Mackinder, Alfred Thayer Mahan, soute-
nait quant à lui que la clé de la toute-puis-
sance mondiale résidait dans le contrôle
des routes commerciales maritimes.
Quelque part entre les deux, Nicholas
Spykman, un autre Américain, déclara
en 1942 que le plus important n’était
pas le “Heartland” mais le “Rimland”,
la frange de terres entre le Heartland et
la mer. La bordure maritime qui s’étend
de l’Atlantique au Japon en passant par
la Méditerranée et l’Asie du Sud était
pour lui l’enjeu crucial. “Qui contrôle le
Rimland domine l’Eurasie. Qui domine
l’Eurasie contrôle les destinées du monde.”
Poutine a ancré l’alliance occidentale
En cherchant à fortifier ses alliances
pour faire contrepoids à ses rivaux
eurasiens, l’Amérique semble suivre
plutôt la thèse de Spykman.
À la pointe ouest de cet arc eurasia-
tique, l’Otan a été revitalisée pour pro-
téger l’Europe et affronter la Russie. Les
troupes des États-Unis et d’autres pays
alliés ont été renforcées le long de la
frontière avec la Russie. Abandonnant
leurs derniers vestiges de neutralité,
la Finlande et la Suède ont demandé
à rejoindre l’organisation transatlan-
tique. Si les obstacles au processus de
ratification dressés par la Turquie et la
Hongrie sont surmontés, leur adhésion
sera effective dans le courant de 2023.
Mais, surtout, les puissances occiden-
tales ont armé et soutenu l’Ukraine
pour commencer à repousser l’offensive
russe. Loin d’affaiblir l’alliance occiden-
tale, Vladimir Poutine l’a consolidée.
Pendant ce temps, à l’extrémité est,
les rumeurs d’une future guerre avec la
Chine au sujet de Taïwan se sont inten-
sifiées. Xi Jinping est, certes, distrait par
les problèmes qu’il rencontre chez lui,
particulièrement le ralentissement de
l’économie et le mécontentement engen-
dré par sa politique anti-Covid, mais,
selon plusieurs responsables militaires,
notamment du côté américain, il n’en
poursuit pas moins l’objectif de déve-
lopper d’ici à 2027 la capacité militaire
nécessaire pour s’emparer de Taïwan.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 35

Les États-Unis n’ont pas d’alliance

de type Otan en Asie pour contrer la
Chine. À la place, ils ont tissé un réseau
d’accords de défense bilatéraux avec le
Japon, la Corée du Sud, l’Australie, les
Philippines et la Thaïlande. Ces pays
n’ont pas d’obligations les uns envers
les autres. Pour obtenir une plus grande
cohésion, les Américains ont recours à
des collaborations ad hoc comme l’al-
liance Five Eyes (avec l’Australie, le
Royaume-Uni, le Canada et la Nouvelle-
Zélande) pour échanger des renseigne-
ments, le pacte Aukus (avec l’Australie et
le Royaume-Uni) pour mettre au point
des sous-marins nucléaires et d’autres
armes, et le Dialogue quadrilatéral sur
la sécurité (Quad, avec l’Australie, l’Inde
et le Japon) pour discuter de tout, des
vaccins jusqu’à la sécurité maritime.

Principe d’“ambiguïté stratégique”

Joe Biden a laissé entendre à plusieurs
reprises qu’il défendrait Taïwan contre
une invasion chinoise, mais beaucoup
de choses restent floues. En vertu du
principe d’“ambiguïté stratégique”, les
États-Unis ne diront jamais dans quelles
circonstances exactement ils pourraient
intervenir ni ce qu’ils feraient, notam-
ment dans le cas d’un conflit “en zone
grise”, comme un blocus. Il est donc
difficile pour Taïwan de répondre aux
appels américains l’encourageant à
adopter plus résolument la “stratégie
du porc-épic” pour se défendre. Et les
membres du Congrès américain ont lar-
gement ignoré un projet de loi prévoyant
de verser plusieurs milliards de dollars
de subventions à Taïwan pour l’acquisi-
tion d’équipements militaires, comme
cela est fait pour l’Ukraine et Israël.
Le milieu de l’arc est problématique.
L’administration Biden a fait de son
mieux pour séduire les membres de
l’Association des nations du Sud-Est
asiatique (Asean), mais la plupart ne
veulent pas se voir contraints de choi-
sir entre la Chine, leur principal par-
tenaire commercial, et les États-Unis,
le principal garant de la sécurité dans
la région.
L’Inde reste le gros lot à décrocher
pour les stratèges américains. Elle a
une tradition de non-alignement et de
sympathie prosoviétique, mais elle s’est
rapprochée des États-Unis au fur et à
mesure que ses relations avec la Chine
se sont dégradées. Les exercices Malabar
menés chaque année par les marines
américaine et indienne ont été élar-
gis pour inclure tous les membres du
Quad. Des divergences persistent → 36
36 Courrier international
35 ← cependant : l’Inde s’est, par
exemple, gardée de critiquer ouverte-
ment l’agression de Vladimir Poutine
contre l’Ukraine. La relation entre les
deux pays est néanmoins de loin, selon
Kurt Campbell, le principal conseiller de
Joe Biden pour les questions asiatiques,
“la relation bilatérale la plus importante
pour les États-Unis au XXIe siècle”.
Concernant le Moyen-Orient et l’Asie
centrale, les occupants successifs de la
Maison-Blanche ont cherché à réduire
leurs engagements militaires après plu-
sieurs décennies d’une guerre infruc-
tueuse en Irak et en Afghanistan. On
peut s’attendre à ce que la nouvelle
Chambre des représentants, dominée
par les républicains, harcèle le gouver-
nement Biden à propos de son départ
chaotique d’Afghanistan. Cependant, la
frappe de drone qui, à Kaboul, en juil-
let dernier, a tué Ayman Al-Zawahiri,
le chef d’Al-Qaida, est de nature à favo-
riser le soutien de la politique de Joe
Biden, qui assure poursuivre la lutte
contre le terrorisme “à distance”.
Démocratie attaquée
La flambée des prix du pétrole et du
gaz en début d’année, aggravée par la
guerre en Ukraine, a rappelé l’impor-
tance géopolitique du Golfe. Après avoir
qualifié l’Arabie saoudite de “paria”, Joe
Biden s’y est rendu en juillet et a grati-
fié Mohammed ben Salmane, le prince
héritier et dirigeant de facto du pays,
d’un salut poing contre poing. “Nous
ne partirons pas en laissant un vide que
pourraient combler la Chine, la Russie ou
l’Iran”, a déclaré Joe Biden aux chefs
d’État arabes réunis à Djeddah. Il n’a
pas obtenu grand-chose en échange,
que ce soit sur le prix du pétrole ou la
normalisation des relations de l’Ara-
bie saoudite avec Israël. L’accueil que
les dirigeants des pays du Golfe ont
réservé à Xi Jinping, venu leur rendre
visite en décembre, a été nettement
plus chaleureux.
L’espoir de Joe Biden de limiter le
programme nucléaire de l’Iran en res-
taurant l’accord [de 2015] est, en outre,
resté vain. L’ampleur des manifesta-
tions contre le régime dans le pays rend
impossible tout accord permettant de
lever les sanctions. L’Iran continue
d’accélérer l’enrichissement de son ura-
nium, ce qui fait qu’il devient de plus
en plus difficile pour Joe Biden de tenir
sa promesse d’empêcher les mollahs de
se doter d’armes nucléaires.
La grande absente dans la straté-
gie de Joe Biden, c’est une politique
économique et commerciale attirante
qui resserrerait les liens de son pays avec
ses alliés et amis. Au contraire, sa “poli-
tique étrangère pour les classes moyennes”
contient beaucoup de protectionnisme
et de politique industrielle. Parmi les
mesures prises récemment par le gou-
vernement américain figurent des sub-
ventions pour les technologies vertes
et les semi-conducteurs, ainsi que des
restrictions de l’accès de la Chine aux
puces électroniques de pointe. Limitant
l’accès au marché américain, restrei-
gnant les exportations vers la Chine
et dissuadant les investissements, ces
politiques provoquent des tensions
avec les alliés européens et asiatiques.
Une autre grande inquiétude per-
sistante concerne la démocratie en
Occident et notamment aux États-Unis,
où le Capitole a été pris d’assaut par des
partisans de Donald Trump il y a deux
ans. Il semblerait que les Américains
s’éloignent de Donald Trump et de ceux
qui ont contesté le résultat des élections,
mais la vie politique y reste très clivée.
Or, si sa démocratie n’affiche pas
une santé solide, le pays ne pourra
pas attirer des amis et affirmer son
leadership. Jake Sullivan [conseil-
ler à la sécurité nationale des États-
Unis] raconte que, lors du sommet [de
l’Asean] qui s’est tenu à Phnom Penh
en novembre dernier et auquel a assisté
le président américain, certains chefs
d’État lui ont demandé les résultats
des élections de mi-mandat dans des
endroits comme le Nevada. Comme
le dit Jake Sullivan, “c’était un rappel
que le reste du monde regarde l’état de
la démocratie américaine en pensant :
‘Qu’est-ce que cela nous dit sur la capa-
cité des États-Unis à garder leur place
sur la scène internationale ?’”—
Publié le 26 décembre 2022
SOURCE
THE ECONOMIST
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire
economist.com
Fondée en 1843 par un chapelier
écossais, cette institution
de la presse britannique est
la bible de ceux qui s’intéressent
à l’actualité internationale.
Ouvertement libérale,
elle défend la mondialisation,
le libre-échange, l’immigration
et le libéralisme culturel.
Hors-série Avril-mai 2023
La France
paie son
ambiguïté
L’Hexagone avait
la possibilité de diriger
l’Europe. Le “en même
À la une temps” diplomatique
d’Emmanuel Macron
entre l’Ukraine et la
Russie, critiqué par ses
alliés européens et de
l’Otan, l’en a empêché.
LES ÉTATS-UNIS
RISQUENT
V
DE FAIRE
EXPLOSER LA aincre la Russie, oui, mais
MONDIALISATION sans l’“éc ra se r ”. C’est
En faisant primer en résumé la position
la compétition française vis-à-vis de la
internationale guerre en Ukraine, un an
sur la coopération, après le début de l’invasion.
la politique Singulière sur le continent européen,
industrielle et évoluant selon la progression des
et protectionniste combats, la politique étrangère de
du gouvernement l’Hexagone a beaucoup intrigué.
Biden menace Le 17 février, dans l’avion de retour de
gravement la Conférence de Munich sur la sécurité,
l’ordre mondial, Emmanuel Macron en avait de nouveau
alerte fait l’illustration : “Je veux la défaite
The Economist. de la Russie en Ukraine et je veux que
l’Ukraine puisse défendre sa position,
mais je suis convaincu qu’à la fin cela ne
se conclura pas militairement. ‘Écraser’
la Russie n’est pas souhaitable. Cela n’a
jamais été la position de la France et cela
ne le sera jamais.”
Le président utilise pour la première
fois le mot “défaite” et souligne en
même temps la perspective d’un
conflit prolongé, auquel la France se
dit prête. Enfin, il émet une idée issue
des fondamentaux de la diplomatie
française : que la Russie et l’Europe
auront à trouver sur le long terme “un
équilibre imparfait”, selon ses mots.
Un discours qui, finalement, reflète
certaines constantes pour Politico. Le
chef de l’État “estime ‘essentiel’ de fournir
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 37

des ‘garanties de sécurité’ à Moscou en cas de Gaulle voyait dans l’Union soviétique Dans l’Europe de ce début de 2023,
de négociations de paix. Le Kremlin devra un contrepoids à la toute-puissance Blick voit la répartition des rôles
être satisfait de l’issue de la guerre, sous américaine”, relevait encore récemment suivante : si l’Allemagne d’Olaf Scholz
peine de voir les éventuels accords réduits à The Irish Times. En s’appuyant sur la s’est, après d’âpres luttes internes, établie
de simples cessez-le-feu au lieu de traités.” proximité de partis politiques majeurs, aux côtés des meilleurs amis de Kiev,
Le changement reste donc modeste. tels le Rassemblement national ou Paris hésite toujours. “La France semble
En tout cas, aux yeux de ses alliés, La France insoumise, mais aussi de ne pas avoir encore tourné la page de sa
rappelle la BBC à Londres, la position personnalités politiques de tous bords, relation historique avec la Russie”, écrit
française manque de clarté. Le président la journaliste irlandaise estime : “Quelles le site d’information suisse. “Attention :
s’est distingué de ses partenaires en, que soient les erreurs de jugement de cela ne veut pas dire que Paris a tort”,
successivement, mettant en garde Macron concernant Poutine, elles sont ajoute le journaliste. Mais le contraste
en juin 2022 contre une humiliation éclipsées par les paroles et les actes de la est indéniable : “L’Allemagne agit. Elle
de Moscou, puis en envisageant en classe politique française.” livre. Elle paie. Elle parle dans une seule
décembre des “garanties de sécurité”, En fin de compte, analyse Politico, direction : l’abandon de son partenariat
avant de promettre son aide à l’Ukraine pour la France, “2022 a été une année économique privilégié avec la Russie. Alors
“jusqu’à la victoire” au moment de ses de possibilités ratées”, selon les mots de que Paris, par la voix d’Emmanuel Macron,
vœux de fin d’année, pour arriver à cette l’analyste François Heisbourg. “Ce qui est ↓ Dessin d’André tonne et tergiverse.”
formule de “défaite sans écraser” du mois paradoxal, c’est que, sur le plan géopolitique, Carrilho Selon le média helvète, la France rêve
de février. “Certains de ses alliés à l’Otan elle a rarement eu une meilleure chance de paru dans toujours d’être partie prenante à la table
ont déjà reproché à Emmanuel Macron diriger l’Europe”, écrit le site européen. New Statesman, des négociations finales pour sortir
d’envoyer à l’Ukraine des messages qu’ils En l’absence du Royaume-Uni et avec Londres. de la guerre, une attitude qui la fait
qualifient de contradictoires”, insiste le un chancelier allemand fragilisé par le paraître aujourd’hui sur la défensive en
site britannique. jeu des coalitions internes, la France comparaison de l’Allemagne. “La justesse
Car aux paroles se joignent les actes. aurait facilement pu tirer son épingle du de l’analyse et du positionnement des deux
Matérialisée par les chiffres de l’aide jeu. L’Hexagone disposait en outre d’un pays sera déterminée par les mois à venir.”
financière, humanitaire et militaire avantage certain, grâce à une moindre —Courrier international
a p p or té e à l’ U k r a i ne , dépendance à l’énergie russe,
la prudence de l’Élysée qui lui permettait un plus large
place l’Hexagone derrière champ d’action.
l’Allemagne, mais également “À l’heure où la guerre
derrière le Royaume-Uni et la REVUE en Ukraine approche de son
Pologne. Si l’on rapporte le DE PRESSE premier anniversaire, Macron
montant des aides au PIB de s’oriente vers un soutien plus
chaque État, la Norvège, la Lituanie ou affirmé à Kiev”, reconnaît Politico. Les
encore l’Autriche ont davantage soutenu prochains mois et années pourraient
l’Ukraine que la France. Sur le plan de voir la France peser davantage dans le
l’armement, la contribution française a rapport de force. Mais en ce qui concerne
été sujette à des polémiques répétées. le but à long terme affiché par Kiev
Sans surprise, en Russie, les médias – son intégration au sein de l’Union
mettent l’accent sur cet aspect. L’agence européenne –, le président français
officielle Tass insiste sur les propos demeure parmi les plus réservés.
d’Emmanuel Macron plaidant pour une
reprise des négociations avec Vladimir
Poutine et expliquant qu’aucune des
parties ne peut vraiment arracher une
victoire militaire sur le terrain. À Kiev,
en revanche, le président ukrainien,
Volodymyr Zelensky, s’est borné à répéter
que Macron “perd[ait] son temps”. Et que
tout dialogue avec Poutine était “inutile”,
concluait-il en février dans les colonnes
du Corriere della Sera.
La France serait-elle trop russophile ?
Les journaux ont été nombreux à se
poser cette question au regard de la
longue histoire qui lie la France, son
élite, et sa classe politique à Moscou.
“L’histoire des relations franco-russes
a été marquée par l’amitié de la Grande
Catherine avec les philosophes des Lumières,
la marche de Napoléon sur Moscou, le
voyage d’Alexandre III à Paris. À la fin
de la Seconde Guerre mondiale, Charles
38 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

NIKITA TERYOSHIN

↑ Une icône de Raspoutine,

lors d’une procession orthodoxe,
à Saint-Pétersbourg, en 2019.

→ Alisha Kristal et son fils devant

le Tsum, à Moscou en 2019,
un grand magasin sur cinq étages,
temple des marques de luxe.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 39

PORTFOLIO

Syndromes
russes
D eux doigts tiennent un passeport en feu (p. 45).
Né en 1986 en URSS à Saint-Pétersbourg,
Nikita Teryoshin quitte la Russie avec ses
parents en 2000, peu avant le premier mandat
présidentiel de Vladimir Poutine, pour s’installer
en Allemagne, à Dortmund. “Il était clair pour
mes parents, qui ont toujours refusé d’adhérer
au Parti communiste, que l’élection d’un ancien agent
du KGB allait signifier à terme le retour de l’URSS.
La Russie de Poutine, le mélange du pire, entre
services secrets et crime organisé au pouvoir,
n’est pas ma Russie.”
L’invasion de l’Ukraine parachève le rejet
du photoreporter de la Russie poutinienne,
qui décide de brûler son passeport. “Cette image
symbolique, intitulée Not in my name [‘Pas en mon
nom’], est mon doigt d’honneur à ce régime fasciste.
Mon passeport était la seule chose officielle que
j’avais de l’État russe.” Avec I’ve never been to Russia,
Nikita Teryoshin s’immerge dans ce qu’il appelle
des “lieux de conditionnement des masses” pour
mettre en lumière la montée du patriotisme, du
militarisme et de l’autocratie dans son pays natal.
“J’ai commencé ce projet après avoir assisté à
la manifestation patriotique du Jour de la victoire
à Moscou, le 9 mai 2019. J’avais été choqué par
l’agressivité de la foule, qui criait ‘nous pouvons
le refaire” en brandissant des photos de Staline.”
Un an après l’éclatement de la guerre en Ukraine,
le conditionnement de la population russe,
toujours aussi redoutable, se heurte au tragique
du réel. “Le stimulus de la société russe est le mot
‘nazi’, en l’utilisant la propagande et Poutine
peuvent justifier la guerre et la mort de centaines
de milliers de personnes.”
 40
NIKITA TERYOSHIN
Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

↑ Un membre des forces antiémeute, les Omon,

sur la place Rouge, à Moscou, le 9 mai 2019, lors du défilé
du Jour de la victoire, qui célèbre chaque année
la victoire soviétique en 1945 face à l’Allemagne nazie,
nommée en Russie la Grande Guerre patriotique.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 41

↑ Le Régiment immortel, gigantesque procession civile ↑ Une performance artistique

au cours de laquelle les vivants brandissent les portraits lors des célébrations,
des combattants morts, pères et grands-parents, pendant dans les rues de Moscou
la Seconde Guerre mondiale, défile le 9 mai 2019 à Moscou les 7 et 8 septembre 2019,
lors du Jour de la victoire. des 872 ans de la capitale russe.
 42 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

← Des nostalgiques du tsar Nicolas II,

NIKITA TERYOSHIN

le dernier tsar de Russie, lors

d’une procession orthodoxe le long
de la perspective Nevski, à Saint-
Pétersbourg, en 2019.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 43

↑ Vêtus de tee-shirts arborant des portraits d’opposants

à Vladimir Poutine, huit militants avaient été arrêtés lors
des célébrations organisées pour les 872 ans de la fondation de la
ville de Moscou, en septembre 2019. Une trentaine d’activistes
étaient venus les soutenir devant le commissariat.
 44 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

↑ Lors du défilé du Régiment immortel,

la foule s’abrite sous un ruban
de Saint-Georges, qui tient son nom du saint
NIKITA TERYOSHIN

patron de la Russie. Ce symbole de la victoire

de l’Armée rouge sur l’Allemagne nazie
est depuis devenu celui du patriotisme
prôné par le Kremlin.

↑ Anna Loïko à sa sortie du commissariat, en septembre 2019.

Elle avait été arrêtée à cause du tee-shirt qu’elle portait pendant
les célébrations des 872 ans de Moscou. La jeune activiste de 20 ans
avait apposé sur ce vêtement le visage du militant Kirill Zhukov,
arrêté en juillet 2019 puis condamné à trois ans de prison pour avoir
tiré sur la sangle du casque d’un policier lors d’un rassemblement
non autorisé à Moscou.
→ Deux jours après l’invasion
de l’Ukraine par la Russie,
le 26 février 2022, Nikita Teryoshin
brûle son passeport russe et publie
la photo sur son compte Instagram.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 45
46 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

LAVÈNEMENT
D UN SUD GLOBALNe pas s’aligner est un choix qui peut s’avérer gagnant.
De nombreux pays d’Afrique entendent tirer leur épingle du jeu,
sans forcément choisir un camp dans la nouvelle donne internationale.
Quant à l’Inde, elle se pose économiquement
comme une alternative à la Chine pour les investisseurs internationaux.

↗ Dessin
de Krauze,
Royaume-Uni.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 47
48 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

DE NOUVEAUX
ACTEURS
S’IMPOSENT
Des pays en voie de développement, plus jeunes l’année dernière [du 6 au 18 novembre],
restera dans les annales pour la signature
et à la croissance plus dynamique que historique d’un accord sur un fonds d’in-
ceux de l’Occident, refusent tout alignement. demnisation destiné à aider les pays en
Une stratégie gagnante pour émerger développement à affronter les répercus-
sions dévastatrices du dérèglement cli-
dans ce nouveau monde multipolaire. matique. La compétition sportive phare
de 2022, la Coupe du monde de football
masculin au Qatar, a été organisée pour

D
la première fois dans un pays arabe – et
—Foreign Policy Washington c’est aussi la première fois qu’une équipe
africaine, celle du Maroc, s’est hissée
es négociations sur le en demi-finale (ce Mondial était éga-
climat au sport en pas- lement à part du fait de la composition
sant par la diplomatie, du public, venu d’Afrique, du Moyen-
l’hémisphère Sud monte Orient et d’Asie du Sud, une population
en puissance. Cette ten- qui a généralement du mal à se rendre
dance politique mon- aux événements sportifs organisés en
diale, qui va être la Europe et en Amérique du Nord).
plus notable en 2023, Voyez encore la manière dont, à l’heure
ne reçoit pas l’attention où la Russie envahissait l’Ukraine,
↗ Dessin de Brian qu’elle mérite. Alors que dans tous les nombre de pays en développement
Stauffer paru domaines, l’hémisphère Sud renforce sa refusaient de se joindre aux sanctions
dans ESPN, Bristol visibilité et son influence. La COP27, la prises sous la houlette des États-Unis
(États-Unis). grand-messe sur le climat qui s’est tenue contre la Russie [notamment lors du
Avril-mai 2023 Hors-série
vote du 2 mars 2022 condamnant l’in-
vasion russe et pour laquelle 17 pays
africains se sont abstenus].
La moralité de leur décision peut et
doit être débattue. Mais si l’on laisse de
côté la question épineuse de la morale
dans le domaine de la politique étran-
gère, force est de constater que, de
New Delhi à Nairobi, les dirigeants
[du monde en développement] ont fait
valoir avec un aplomb croissant leurs
intérêts stratégiques propres plutôt que
ceux de l’Occident.
Le monde non occidental – l’hémis-
phère Sud longtemps éclipsé, ou le
“reste du monde”, comme on l’appelle
souvent – fait entendre sa voix. Cette
partie de la planète, plus jeune, à la
croissance plus dynamique que l’Oc-
cident, mais aussi plus vulnérable aux
effets du dérèglement climatique, monte
en puissance et gagne en aplomb sur
la scène politique internationale. Les
décideurs politiques et économiques de
l’Occident vont devoir s’y faire.
Quand les délégués internationaux
se sont rendus en novembre 2022
dans la station balnéaire de Charm
El-Cheikh, en Égypte, c’était la pre-
mière fois depuis 2016 qu’ils assistaient
à un sommet onusien sur le climat en
terre africaine. Cette localisation ajou-
tait au sentiment d’urgence des travaux
de la conférence : les Nations unies
considèrent en effet que l’Afrique est le
continent le plus vulnérable aux effets
du dérèglement climatique et le moins
bien outillé pour y faire face.
Victimes du dérèglement climatique
Des décennies durant, les négociations
sur le climat ont suivi un sentier bien
balisé. Les pays riches martelaient la
nécessité de réduire les émissions à
l’échelle mondiale et les pays en déve-
loppement rappelaient qu’ils avaient
besoin d’aide pour opérer leur transi-
tion vers des sources d’énergie propres.
On annonçait des aides – modestes –
dont seule une partie était versée au
Courrier international 49
bout du compte. Année après année,
À la une
on rejouait la même partition.
En 2022, on a senti un changement.
Peut-être était-ce lié au fait que, un peu
partout dans le monde, mais surtout
dans l’hémisphère Sud, le dérèglement
climatique déséquilibrait gravement les
écosystèmes. Plus de 1 700 personnes
ont trouvé la mort au Pakistan lorsque
LA RUSSIE la conjonction funeste d’une séche-
EST-ELLE resse, d’une mousson hors normes et
EN TRAIN de la fonte des neiges himalayennes a
DE REMODELER noyé un tiers du pays sous les eaux.
L’ORDRE Parallèlement, l’Afrique de l’Est subis-
MONDIAL sait sa pire sécheresse depuis des décen-
EN SA FAVEUR ? nies, faute d’intempéries. Peut-être la
Moscou semble pandémie de Covid a-t-elle rappelé aux
réussir à arrimer dirigeants occidentaux que les pro-
autour de ses blèmes qui surviennent à un point du
intérêts une globe peuvent entraîner rapidement des
coalition de pays répercussions sur leur propre électorat.
du Sud, alerte Plus cyniquement, peut-être est-il enfin
le Spectator, en devenu politiquement envisageable
une de son édition pour les dirigeants – en Europe, sur-
datée du 4 mars. tout – de soutenir des politiques → 50
50 Courrier international
49 ← volontaristes sur le dérèglement
climatique. Quelle qu’en ait été l’ori-
gine, une prise de conscience a germé
dans l’esprit des dirigeants : on ne peut
pas arrêter quelque chose qui est déjà
là. Le dérèglement climatique est en
marche. L’idée est que le monde conti-
nue de plancher sur la réduction des
émissions et de mettre en œuvre des
stratégies d’atténuation et d’adaptation
– comme c’était le cas jusqu’à mainte-
nant – mais s’attelle parallèlement à un
problème à la fois manifeste et immé-
diat. Autrement dit, aider les pays en
développement à réparer le préjudice
sur leur population.
Le sport, vitrine de “soft power”
La COP27 a joué les prolongations et
les riches pays occidentaux qui avaient
refusé pendant des années l’idée de
dommages et intérêts ont fini par plier.
Peu de temps après la COP27, les pro-
jecteurs de l’actualité se braquaient sur
le Qatar, premier pays arabe à accueil-
lir une Coupe du monde de football.
Les médias, dont Foreign Policy, ont
pointé du doigt, à juste titre, les viola-
tions récurrentes des droits humains et
du droit du travail commises dans un
pays qui, en l’espace d’une génération,
est devenu l’un des grands émetteurs
de gaz à effet de serre du globe. Doha
se trouvait également sous le feu des
critiques – à juste titre là encore – en
raison de ses lois régressives sur l’ho-
mosexualité et la liberté de la presse.
Mais, vu depuis l’hémisphère Sud (les
pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique
latine ont sans doute plus de points com-
muns avec le Qatar qu’avec l’Occident
sur la question des droits humains), ce
Mondial n’en a pas moins été un moment
rare d’ouverture et de parité : enfin,
des habitants de Mombasa et Bombay
ont pu se payer un billet d’avion pour
Doha et assister au spectacle de l’Ar-
gentin Lionel Messi se mesurant au
Français Kylian Mbappé. Le conte de
fées du Maroc jusqu’en demi-finale
s’est déroulé sous les yeux de milliers
de supporteurs marocains, dont beau-
coup n’auraient sans doute pas pu assis-
ter à une compétition de ce type si elle
s’était tenue à New York ou à Londres.
L’influence grandissante de l’hémis-
phère Sud concerne également plusieurs
autres disciplines. L’Arabie saoudite
est devenue un acteur majeur du golf,
finançant une ligue dissidente qui a
attiré des pointures internationales. Et
la Chine mise depuis longtemps, on le
sait, sur l’excellence sportive, avec en
point d’orgue la vitrine des Jeux olym-
piques de Pékin en 2008 [48 médailles
pour la Chine].
Il serait cependant faux d’en déduire
que l’influence croissante de l’hémis-
phère Sud dans le monde du sport
est uniquement une affaire de pétro-
dollars ou d’autoritarisme. L’Inde,
forte de la promesse d’un milliard
de téléspectateurs, a vu exploser les
droits de diffusion de la Première ligue
indienne (IPL), le championnat national
de cricket créé en 2008. L’IPL compte
aujourd’hui parmi les manifestations
sportives les plus lucratives, rivalisant
avec la Premier League anglaise [de
football] et la National Football League
aux États-Unis.
Enfin, la taille joue ici un rôle non
négligeable, laissant à penser que la
montée en puissance de l’hémisphère
2 mars Sud est inexorable.
2022
Le 24 février 2022, quand Vladimir
Poutine a ordonné à ses troupes d’enva-
hir l’Ukraine, les dirigeants du monde
L’Assemblée se sont retrouvés face à l’équivalent
générale d’un test de Rorschach. Les Européens
des Nations unies y voyaient une crise existentielle à leurs
vote massivement portes, les Américains un monde divisé
(141 États sur 193) en deux camps, les démocraties et les
une résolution autocraties. Plus nuancés, les experts en
dénonçant géopolitique y voyaient un choix entre
l’invasion de la souveraineté et l’anarchie. Dans l’hé-
l’Ukraine. Au-delà misphère Sud, on n’avait pas une vision
des 5 pays aussi manichéenne du tableau : ce n’était
qui refusent ni tout noir ni tout blanc.
de condamner
l’agression russe, L’Occident aux abonnés absents
la position Ce ne sont là que des généralisations,
des 35 États qui bien sûr. Mais, dans les semaines et
se sont abstenus les mois qui ont suivi, pendant que
interroge. Washington persuadait Londres, Berlin,
Ces pays, Paris et d’autres capitales occiden-
majoritairement tales d’infliger des sanctions mus-
africains clées à Moscou, beaucoup de régions
et asiatiques, du monde ont choisi de rester sur le
affichent-ils un banc de touche. Certaines en ont même
soutien silencieux tiré avantage. Avant que la Russie n’en-
à la Russie vahisse l’Ukraine, l’Inde n’importait
ou sont-ils tentés que 0,2 % de son pétrole brut de Russie.
par un non- Fin 2022, le pétrole russe – acheté avec
alignement ? une remise notable de 20 à 30 dollars
par baril – représentait environ 23 %
du total de ses importations.
Les relations de New Delhi avec
Moscou datent de l’ère soviétique,
mais ses dirigeants ont fait clairement
savoir que leurs importations de Russie
n’avaient pas pour but d’aider un ami
– ce n’était que du business. “Je suis en
droit de faire valoir mes intérêts propres”,
tranchait en juin dernier le ministre des
Affaires étrangères, Subrahmanyam
Hors-série Avril-mai 2023
Jaishankar, à l’occasion d’un forum en
Slovaquie. Il suggérait à ses détracteurs
occidentaux de “se sortir de la tête l’idée
que les problèmes de l’Europe concerneraient
le monde entier – et que les problèmes du
monde ne concerneraient pas l’Europe”.
Des diplomates kényans et thaïlandais
m’ont proposé une variante sur le même
thème : l’Occident semble attendre
des pays [en développement] qu’ils
adhèrent aux projets dans lesquels il
entend investir, mais il répond sou-
vent aux abonnés absents quand qui-
conque a des problèmes.
Le retrait américain d’Afghanistan,
par exemple, a peut-être servi les intérêts
américains, mais a douché les espoirs
des forces prodémocratiques dans la
région. Les conflits et les crises qui
frappent le monde en développement
attirent moins l’attention de la com-
munauté internationale que ceux qui
frappent l’Occident, dénonçaient-ils.
La réaction de l’hémisphère Sud à la
guerre en Ukraine est “un bouleverse-
ment bien plus profond de l’ordre mondial
que la plupart des analystes américains et
européens ne veulent bien le voir”, faisait
remarquer Anne-Marie Slaughter, direc-
trice générale [du groupe de réflexion]
New America et ancienne directrice
de la planification politique au dépar-
tement d’État américain, à l’occasion
d’un débat Foreign Policy Live.
Ce n’est plus le mouvement des pays
non alignés du XXe siècle. C’est une bro-
chette de grandes puissances – l’Inde,
le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Associa-
tion des nations de l’Asie du Sud-Est
(Asean) – qui disent : “Ce n’est plus notre
guerre. Ce qui nous préoccupe vraiment,
ce sont nos conflits régionaux.”
Il y a, bien sûr, la question de savoir
si les sanctions prises sous la houlette
des États-Unis ont l’aval des Nations
unies. Sanctionner Moscou est impos-
sible étant donné que la Russie siège
au Conseil de sécurité. Or beaucoup
de pays, comme l’Inde, ont pour poli-
tique de ne se joindre aux sanctions
que si elles sont frappées du sceau de
la légitimité conféré par une résolu-
tion de l’ONU.
La position de New Delhi en matière
de politique étrangère est particulière-
ment intéressante en cela qu’elle pour-
rait préfigurer la vision du monde des
autres puissances montantes. En 1946,
l’Inde a été le premier pays à réclamer
des sanctions contre l’Afrique du Sud
et son régime d’apartheid.
Depuis l’indépendance de l’Inde,
en 1947, la politique étrangère était
Avril-mai 2023 Hors-série
essentiellement du ressort du Premier
ministre, Jawaharlal Nehru, qui enten-
dait moraliser la diplomatie. Sous Nehru,
l’Inde militait pour le non-alignement,
s’engageant à s’écarter de tout bras de
fer entre grandes puissances. Or ces der-
nières années, surtout sous Narendra
Modi, l’Inde est devenue plus prag-
matique sur les questions de politique
étrangère. Elle s’est focalisée sur les rela-
tions bilatérales, prenant ses distances
avec des alliances complexes comme
les Nations unies ou des groupes régio-
naux comme l’Association des nations
de l’Asie du Sud-Est.
Épilogue de la domination américaine
Dans certains cas, comme le souli-
gnaient récemment [les experts] Husain
Haqqani et Narayanappa Janardhan
dans Foreign Policy, New Delhi privi-
légie les formats dits “minilatéraux” :
le Dialogue quadrilatéral pour la sécu-
rité, qui associe l’Australie, le Japon et
les États-Unis, ou le groupe I2U2, qui
réunit l’Inde, Israël, les Émirats arabes
unis et les États-Unis.
Étonnamment, la priorisation par
l’Inde des considérations économiques
laisse l’Occident de marbre, ou presque
– peut-être parce que les États-Unis et
les autres pays occidentaux mesurent
l’importance des impératifs nationaux
dans les pays en développement. À
l’heure où elle monte en puissance éco-
nomiquement – devenant ainsi un rem-
part possible face à la Chine –, l’Inde
apparaît comme une alliée potentielle
de choix pour l’Occident. New Delhi
ne l’ignore pas et pourrait s’en servir
pour négocier sur le marché mondial,
qu’il s’agisse de pétrole, d’armes, de
minerais, de main-d’œuvre ou de
technologies.
Quand elle a pris la prési-
dence du G20, en décembre,
l’Inde a promis d’exporter sa
vision de la politique étran-
gère vers les autres pays en
développement. “Notre objec-
tif est de devenir un champion
de la cause de l’hémisphère Sud,
proclamait Subrahmanyam
Jaishankar, le ministre des
Affaires étrangères indien, lors
d’un événement organisé à Delhi le
mois dernier. Un pays comme l’Inde,
qui tient à son indépendance, peut servir
d’intermédiaire pour amener les dif-
férentes parties autour de la table.”
L’année dernière, au gré de mes
divers déplacements, de Davos à Doha
et de Nairobi à New Delhi, j’ai entendu
le même son de cloche dans la bouche
de plusieurs décideurs politiques et
économiques du monde en développe-
ment. Ils ont l’impression que l’Occi-
dent domine depuis bien trop longtemps
l’imaginaire économique et géopo-
litique mondial. Ils ont le sentiment
que l’ère de la domination américaine
touche à sa fin.
Et, dans un monde où le torchon brûle
de plus en plus entre les États-Unis et
la Chine, ils ne voudront pas prendre
parti. Après tout, pourquoi ne faire
des affaires qu’avec une seule grande
puissance ? Et pourquoi laisser l’Occi-
dent façonner seul la politique mon-
diale quand les revenus en hausse de
votre classe moyenne vous permettent
de mieux vous faire entendre ?
Qu’il s’agisse de sport, de commerce
ou de diplomatie, nous ne sommes plus
dans un monde clairement unipolaire
ou clairement bipolaire, mais dans un
monde multipolaire, où un nombre
croissant de pays jouent des coudes
pour se tailler une place.
—Ravi Agrawal
Publié le 12 janvier 2023
↘ Dessin de
Walenta,
Pologne.
Courrier international 51
Condamner la Russie
n’est pas un “impératif moral”
●●● Les tentatives occidentales
d’isoler la Russie du reste du monde
depuis un an ont échoué, constatait
en février le Washington Post. L’Inde
a annoncé que ses échanges
commerciaux avec Moscou ont bondi
de 400 % depuis la guerre en Ukraine.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Le ministre des Affaires étrangères
russe, Sergueï Lavrov, a été accueilli en
L’Afrique, nouvel février dans neuf pays du Moyen-Orient
eldorado solaire et d’Afrique, dont l’Afrique du Sud.
ou géant Une rencontre “merveilleuse” entre
des fossiles ? deux “amis”, d’après son homologue
Plus de 40 % sud-africaine, Naledi Pandor, rapporte
du continent le quotidien américain.
n’a pas accès La réticence des puissances émergentes
à l’électricité. à condamner Moscou est “le résultat
Un manque que de plus d’une décennie de ressentiment
les pays africains contre les États-Unis et leurs alliés,
entendent bien qui ont de plus en plus perdu tout
combler, raconte intérêt à résoudre les problèmes
Der Spiegel. des pays du Sud. […] et la Russie
a exploité ce ressentiment”, lance
William Gumede, directeur de la
Democracy Works Foundation, installée
à Johannesburg, en Afrique du Sud, qui
promeut la démocratie sur le continent.
“Le reste du monde voit la guerre
en Ukraine comme une guerre
européenne, non pas comme un conflit
mondial. Elle a des répercussions
internationales comme l’inflation,
mais celles-ci sont dues aux sanctions”,
a déclaré au Washington Post Kanwal
Sibal, ex-ministre des Affaires
étrangères indien. Les pays du Sud
“ne souscrivent pas au récit
selon lequel contrer la
Russie est un impératif
moral”, ajoute Sibal,
en citant plusieurs
violations du droit
international par
l’Occident :
le bombardement de
la Serbie par l’Otan, le
soutien américain aux
dictatures durant
la guerre froide ou encore
le conflit en Irak. Et les pays
en développement soulignent
les échecs répétés de l’Occident
à consacrer autant de ressources
qu’en Ukraine pour résoudre
des conflits et empêcher des
violations des droits de l’homme
dans d’autres parties du monde.
52 Courrier international
LE SALUT DE L’AFRIQUE N’EST
“NI À PARIS NI À MOSCOU”
Les armées n’offrent que l’instabilité institutionnelle
comme solution à la faillite sécuritaire.
Pour ce média guinéen, c’est aux États africains
de protéger eux-mêmes leurs populations.
D
—Le Djely (extraits) Conakry
’août 2020 à ce début octobre
[2022], l’Afrique de l’Ouest
aura enregistré un total de
cinq coups d’État dont deux
au Mali, deux au Burkina
Faso et celui qui a renversé
le président Alpha Condé en
Guinée. Cinq putschs en seulement deux
ans, il est vrai que ça a de quoi inquiéter.
Surtout que cela intervient dans un
contexte de dégradation progressive du
climat sécuritaire. Mais ce n’est peut-
être pas cela le péril qui menace le plus
cette région, jadis une référence sur le
continent africain sur bien des plans.
Le fléau auquel il importe de mettre
tout de suite fin, c’est cette tendance à
légitimer trop facilement le phénomène
renaissant des coups d’État, par le pré-
texte simpliste de “l’échec des politiques”.
Pourtant, nos fameux militaires, plus
prompts à déloger les présidents de leurs
palais qu’à traquer l’ennemi qui harcèle
et décapite femmes et enfants, ne sont
pas moins responsables de la tragédie.
Le coup d’État qui, [le 2 octobre], a eu
raison du court règne du lieutenant-
colonel Paul Henri Sandaogo Damiba,
au Burkina Faso, est en cela illustratif.
Que peut-on espérer d’un capitaine qui
invoque la dégradation du climat sécu-
ritaire pour justifier la prise du pouvoir,
mais qui confesse qu’il ne peut pas en
venir à bout sans une aide extérieure ?
N’est-ce pas là en réalité le véritable
SUR NOTRE SITE
problème ? Une Afrique qui est convain-
courrierinternational.com
cue qu’elle ne peut pas y arriver par elle-
L’Afrique, nouvel même? Une Afrique qui se conçoit comme
eldorado solaire une éternelle assistée ? Cette façon de
ou géant penser est d’autant plus préoccupante
des fossiles ? qu’au sein de nos armées cela se traduit
Plus de 40 % par des officiers qui s’embourgeoisent.
du continent Hier encore [le 1er octobre], c’est sur
n’a pas accès eux que les présidents démocratiquement
à l’électricité. élus avaient compté pour faire face aux
Un manque que terroristes. Mais quand ils ont échoué à
les pays africains accomplir cette mission, ils en ont astu-
entendent bien cieusement fait porter la responsabilité
combler, raconte aux seuls présidents, qu’ils ont renversés
Der Spiegel. dans la foulée. Agissant en politiciens
Hors-série Avril-mai 2023
← Sur la tombe : “Ci-gît
le coup d’État militaire”.
Dessin de Gado, Kenya.
déguisés, ils en ont profité pour instru-
mentaliser le désarroi et l’angoisse des
populations pour asseoir leur légitimité.
Mais aujourd’hui qu’ils sont eux-mêmes
aux affaires, le mal demeure.
Alors, comme une proie traquée et
surfant sans doute sur la tendance du
moment, ils s’empressent de lancer
un SOS en direction de la Russie, perçue
comme le contrepoids à la France.
Comme au temps de la guerre froide
Qu’on ne s’y trompe guère ! La solution
aux problèmes africains ne se trouve ni
à Paris ni à Moscou. Et Vladimir Poutine
ne se préoccupe pas davantage du conti-
nent africain qu’Emmanuel Macron. Les
deux se servent surtout des Africains
dans le cadre de la bataille qu’ils mènent
l’un contre l’autre. Comme jadis du temps
de la guerre froide, l’Afrique se déchire
pour aller à l’un ou à l’autre.
C’est en cela que les militaires qui se
disent révolutionnaires tout en repro-
duisant cette logique binaire sclérosée,
nous devons nous en méfier. Les sol-
dats doivent s’évertuer à nous restituer
l’intégrité de nos territoires sans cesse
rognés. Qu’ils aillent au front, qu’ils
affrontent le désert et se mesurent aux
djihadistes. Qu’ils nous débarrassent de
cette menace rampante et qu’ils nous
restituent l’ambiance festive de nos
villages. Qu’ils garantissent à nos pay-
sans les conditions de la reprise de leurs
activités agricoles. Qu’ils rassurent nos
éleveurs, qui ne savent plus où amener
paître leurs troupeaux.
Tout le reste ne relève que d’une mani-
pulation qui n’honore aucun d’entre
eux. Surtout pas cette fâcheuse ten-
dance à sous-traiter un secteur aussi
stratégique que celui de la sécurité à de
potentiels rivaux.
—Boubacar Sanso Barry
Publié le 2 octobre 2022
SOURCE
LE DJELY
Conakry, Guinée
ledjely.com
Créé en 2015, Le Djely (le “griot”
en langue mandingue), un site
d’information sur la Guinée,
l’Afrique et le monde, promeut
le débat d’idées et revendique
son impartialité.
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question, contactez notre service clients par e-mail abo@courrierinternational.com ou par téléphone au 03 21 13 04 31 du lundi au samedi de 9 heures à 18 heures. Nos CGV sont consultables et téléchargeables en suivant ce lien : https://www.courrierinternational.com/page/cgvu
54 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

POURQUOI
dans l’espoir de le persuader d’augmen-
ter la production pétrolière sur fond de
guerre en Ukraine. Obtenue en coordina-

L’ARABIE SAOUDITE
tion avec Moscou, la décision de l’Opep+
de diminuer la production pétrolière a
signifié l’échec de Biden et entraîné la
fureur de Washington, qui a accusé son

VEUT-ELLE REJOINDRE
allié moyen-oriental de trahison. Les
officiels saoudiens se sont défendus de
toute connivence avec Moscou, arguant
que la décision de l’Opep+ avait été prise

LES BRICS ?
“à l’unanimité” et pour des motifs “stric-
tement économiques”.
“De manière inattendue, les grands pays,
membres des Brics ou aspirant à un certain
rôle dans le monde, non seulement se sont
distanciés de la campagne occidentale puni-
Pour les observateurs russes, ce choix de Riyad tive contre Moscou, mais l’ont aussi rejetée
de facto, malgré les risques de mesures de
est une indication supplémentaire rétorsion de la part des États-Unis et de
que de plus en plus de pays veulent s’affranchir leurs alliés”, analyse le géopolitologue
russe Fiodor Loukianov dans la revue
des normes édictées et imposées par l’Occident. Rossia v Globalnoï Politiké.
Fondés en 2001, d’abord sans l’Afrique
du Sud, qui les a rejoints en 2011, les Brics
“conviennent mieux que toute autre entité
aux pays intéressés par des modèles alter-
natifs de relations internationales, précise
← Opep. le géopolitologue. La totale souveraineté
Dessin de Joep qu’il implique– indépendance politique,
Bertrams paru solidité économique – est une condition
dans De Groene indispensable à l’avènement de ces modèles
Amsterdammer, alternatifs. Être membre des Brics devient
Pays-Bas. un signe d’appartenance au monde qui se
forme en dehors de la sphère de domina-
tion occidentale.”
À ce titre, poursuit Loukianov, le sou-
hait de Riyad de rejoindre les Brics est
“significatif”. En effet, voici un pays qui
“contrôle des ressources matérielles suffi-
BRICS santes pour avoir un impact sur les méca-
Fondé en 2001, nismes globaux de formation des prix des
ce groupe réunit marchés” et qui, de ce fait, “jouit d’une
cinq grands pays grande indépendance, notamment dans le
émergents : choix des partenaires les plus accommo-

L
le Brésil, la Russie, dants, qui ne lui imposent pas toute une
l’Inde, la Chine, série de conditions n’ayant aucun rapport
et, depuis 2011, avec le sujet”.
’alliance des cinq puissances écono- par le prince héritier Mohammed ben l’Afrique du Sud. Les deux éditorialistes russes se
miques dominantes du monde non Salmane, sera décidée en août, lors du En 2014, ils ont rejoignent dans leur analyse. L’annonce
occidental – le Brésil, la Russie, prochain sommet des pays membres créé The New de la possible prochaine intégration de
l’Inde, la Chine et l’Afrique du tenu à Durban, qui pourrait alors “ajou- Development l’Arabie saoudite aux Brics constitue un
Sud – va peut-être ter un deuxième S, pour ‘saou- Bank, une “cadeau royal” pour ceux qui aspirent à
s’élargir à l’Arabie dite’, à son acronyme”. institution la disparition du monde unipolaire au
saoudite”, écrivait “Riyad frappe à la porte des financière sein duquel “l’Occident s’arroge le mono-
en octobre Sergueï Brics, et le cauchemar saoudien alternative à la pole du droit de décision dans les sphères
Strokan, éditorialiste du quo- REVUE se poursuit pour l’administration Banque mondiale économique et financière”, estime Sergueï
tidien russe Kommersant. DE PRESSE Biden”, ajoute-t-il. En juillet, et au FMI. Strokan. “Le système mondial centralisé
Le président de l’Afrique du lors de sa visite en Arabie saou- touche à sa fin, et ce quelle que soit l’issue
Sud, Cyril Ramaphosa, qui préside les dite, le président américain était revenu de la bataille [mondiale] qui se joue sur le
Brics depuis le début de l’année 2023, sur ses précédentes critiques à l’égard de terrain ukrainien”, soutient pour sa part
a annoncé que l’intégration de l’Arabie Mohammed ben Salmane et sur sa pro- Fiodor Loukianov.
saoudite à cette structure, souhaitée messe électorale d’en faire un “paria”, —Courrier international
Avril-mai 2023 Hors-série

NOTRE SÉLECTION
D’inquiétants exercices navals

Pour commander,
scannez le code QR
●●● Pendant plusieurs jours en février,
des exercices navals entre les marines
russe, sud-africaine et chinoise
se sont déroulés au large de Durban,
Ou rendez-vous sur notre site :
en Afrique du Sud, au moment https://boutiquevpc.courrierinternational.com/
où l’Ukraine entrait dans sa deuxième
année de guerre. Début février,
une source anonyme avait affirmé Climat le temps
à l’agence de presse officielle Tass, de l’action
de Moscou, qu’un tir de missile Face à la crise climatique,
hypersonique Zircon, présenté les pistes de la presse
par Vladimir Poutine comme “sans étrangère pour s’adapter,
équivalent” dans les autres marines s’engager et lutter contre
de guerre, pourrait avoir lieu pour le défaitisme ambiant.
la première fois lors de cet exercice
international. Le service en langue
russe de la radio Deutsche Welle (DW) • Format : 230 mm x 297 mm
considère que ces manœuvres • 76 pages

controversées, qui inquiètent 8,50 €*

les États-Unis et l’Europe, sont le signe
de “l’influence militaire grandissante
de la Russie en Afrique”. Best Of 2022
Courrier international
Le numéro d’équilibriste a sélectionné dans
ce hors série les articles
de l’Algérie de la presse étrangère
qui ont marqué l’année
2022.

●●● Depuis l’éclatement de la guerre

• Format : 230 mm x 297 mm
en Ukraine, l’Algérie navigue • 76 pages
diplomatiquement entre la Russie
et l’Occident, note le site d’information 8,50 €*
Al-Araby Al-Jadid. Une situation
délicate qui se traduit par un flottement
au sommet de l’État, en témoigne
le report de la visite du président
Abdelmadjid Tebboune à Moscou. Atlas des énergies
D’un côté l’Algérie s’est rapprochée Comment sortir des
des pays européens en quête d’une énergies fossiles ?
alternative au gaz russe, mais de l’autre Peut-on se passer
le pays ne veut surtout pas fâcher du nucléaire ?
le Kremlin. Les Occidentaux, eux, À quand la transition
veulent s’assurer de la neutralité énergétique ?
algérienne dans le conflit et empêcher Réponses en cartes
la signature de nouveaux accords et en infographies
militaires entre Alger et Moscou. • Format : 230 mm x 297 mm
Une mission occidentale ardue, d’autant • 76 pages

que l’Algérie souhaite rallier les Brics, 8,50 €*

alliance de puissances émergentes
qui représente 25 % du PIB mondial,
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au niveau mondial. Autant de chiffres https://boutique.courrierinternational.com/cgv-co
qui séduisent, alors que l’économie
algérienne cherche un nouveau souffle,
note le site d’information Algérie Éco.
56 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

LE GRAND “JE” STRATÉGIQUE DE L’INDE

La doctrine de Narendra Modi tient en trois D : démocratie, demande et démographie.
Avec la guerre en Ukraine, son pays est redevenu incontournable aux yeux
des Occidentaux. Car pour eux, comme pour le gouvernement indien,
c’est l’économie qui prédomine, loin de toute considération sur les droits de l’homme.

L
—The Hindu Madras
e jour où Air India a annoncé
une commande de 470 avions
aux constructeurs aéronau-
Biden l’a félicité par téléphone pour le
contrat avec Boeing. Entre-temps, le
Premier ministre du Royaume-Uni, Rishi
Sunak, dont le pays est l’un des bénéfi-
ciaires du contrat avec Airbus (Rolls-
et la Russie a envahi l’Ukraine. Le gou-
vernement Biden veut maintenant défi-
nir la politique internationale comme un
clivage idéologique fondamental entre
démocratie et autocratie.
14 avril Le 14 février, Modi a invité des entre-

tiques Boeing et Airbus, le
fisc indien a débarqué dans
les bureaux de la BBC [à New
Delhi et à Bombay]. Quand le
Premier ministre, Narendra
Modi, a évoqué un renforce-
ment des partenariats stratégiques avec
les États-Unis et la France, des fonc-
tionnaires du BJP [Bharatiya Janata
Party, le parti nationaliste hindou, au
pouvoir, de Narendra Modi], y compris
des ministres de l’Union [indienne],
ont accusé la télévision britannique de
menées anti-indiennes avec le soutien
des partis d’opposition [après la diffusion
d’un documentaire sur le rôle de Modi
dans les émeutes de 2002 au Gujarat].
Modi s’est entretenu en visioconfé-
rence avec Emmanuel Macron, et Joe
Royce va fabriquer les moteurs), a publié
un tweet enthousiaste. Tout cela en dit
long sur le rôle que l’Inde entend jouer
vis-à-vis de l’Occident, un rôle défini
dans la “doctrine stratégique de l’hindu-
tva” [hindouité].
Troisième meilleure vente
Modi a cité à maintes reprises les
trois D – démocratie, demande et démo-
graphie – comme étant les trois facteurs
qui font de l’Inde une destination de
choix pour les investissements occiden-
taux. Quand Modi a commencé à évo-
quer les trois D en 2014, les Américains
se satisfaisaient du commerce avec la
Chine. Mais dans les années qui ont
suivi, les relations entre les États-Unis et
la Chine se sont fortement détériorées,
2023
prises occidentales à profiter des possi-
bilités offertes par le marché indien de
l’aviation civile, en pleine expansion. Sur
Selon le premier D [démocratie], les gouver-
les projections nements occidentaux émettent parfois
des Nations unies, des réserves à mots couverts, mais ils ne
l’Inde, qui n’a cachent pas leur enthousiasme quand
pas recensé il s’agit du deuxième D [demande]. La
sa population commande d’Air India était la troisième
depuis 2011, meilleure vente de tous les temps pour
devrait dépasser Boeing (prix exprimé en dollars), et sa
1,4 milliard deuxième en volume.
d’habitants “Cet achat se traduira par plus de 1 mil-
et devenir le pays lion d’emplois américains dans 44 États,
le plus peuplé, et nombre d’entre eux ne demanderont
devant la Chine. pas quatre ans d’études supérieures”, a
déclaré le président Joe Biden dans un
communiqué. “Ce contrat témoigne de la
force des liens économiques qui unissent nos
Avril-mai 2023 Hors-série
deux pays, a-t-il ajouté. J’espère vivement
que nous irons encore plus loin dans notre
partenariat économique avec le Premier
ministre Modi afin de faire face aux défis
planétaires qui nous attendent.”
Selon Sunak, cette commande d’avions
va créer “des emplois mieux rémunérés
et de nouveaux débouchés dans nos pôles
industriels, depuis Derby [où Rolls-Royce
est implanté] jusqu’au pays de Galles”, ce
qui va aider le Royaume-Uni à “faire
croître son économie et à mieux défendre
sa politique”.
L’“hindutva”pour contenir l’Occident
Macron présente Modi comme un ami,
et l’un et l’autre ont salué le “partena-
riat stratégique” entre leurs deux pays.
L’attrait du marché indien, soutenu par
sa démographie, paraît plus important
que le premier D.
Le gouvernement britannique n’a fait
jusqu’à présent aucun commentaire
concernant la perquisition du fisc indien
dans les locaux de la BBC, et le porte-
parole du département d’État américain,
Ned Price, n’a pas voulu se prononcer. Il
s’est borné à rappeler l’importance de la
liberté des médias. Interrogé sur la ques-
tion de savoir si ces mesures allaient à
l’encontre des valeurs démocratiques,
Price a répondu : “Nous savons que ces
perquisitions ont eu lieu, mais je ne suis
pas en mesure d’émettre un jugement.”
Le radicalisme hindou fissure la relation indo-arabe
●●● La montée de l’islamophobie en
Inde, portée par le Bharatiya Janata
Party (BJP), le parti nationaliste
hindou du Premier ministre, Narendra
Modi, au pouvoir depuis 2014, risque
de saper près d’une décennie d’habile
diplomatie qui a mené à des relations
solides avec le monde arabo-musulman,
analyse le magazine américain Foreign
Affairs. Des relations stratégiques,
notamment dans le contexte
énergétique et alimentaire tendu
que l’on connaît aujourd’hui, pour
sécuriser les besoins énergétiques
du pays, pérenniser la présence
des quelque 9 millions d’Indiens
résidant dans le Golfe et coopérer
sur des questions communes liées
au terrorisme et à la sécurité maritime
dans l’océan Indien.
Le problème, c’est que, depuis l’arrivée
au pouvoir du BJP, l’Inde connaît
La position du BJP est que la BBC n’est
pas un média libre, mais un agent étran-
ger qui mène une action anti-indienne.
En fait, les démocraties occidentales ne
sont pas étrangères à cette logique : les
États-Unis et l’Union européenne ont
imposé un ensemble de restrictions aux
médias russes pour les mêmes motifs.
Interrogé par les Américains sur les
violences policières contre les agricul-
teurs qui manifestaient à New Delhi en
janvier 2021, le gouvernement Modi leur
a rappelé l’assaut contre le Capitole. En
effet, le discours sur un affrontement
planétaire entre les démocraties et les
autocraties est émaillé de contradictions,
et les troubles au sein des pays démo-
cratiques sont importants, si bien que
l’Occident ne peut prétendre à aucune
supériorité dans ce domaine.
La doctrine stratégique de l’hindutva
veut mettre l’Occident au service de
ses ambitions nationalistes. Résultat :
l’Inde fait appel aux technologies et aux
investissements des pays occidentaux,
tout en résistant aux injonctions de ces
mêmes États sur les questions de poli-
tique intérieure. Par ailleurs, quand ils
doivent choisir entre un débouché com-
mercial concret et un objectif moral abs-
trait, les Occidentaux n’hésitent jamais :
l’économie avant tout.
—Varghese K. George
Publié le 15 février 2023
une nette recrudescence des discours
de haine et de la violence à l’encontre
de sa minorité musulmane, rappelle
le magazine américain.
Si l’Inde a connu par le passé plusieurs
épisodes de violence entre hindous
et musulmans, “la différence
aujourd’hui, c’est que beaucoup
plus [d’intérêts] sont en jeu”, souligne
Foreign Affairs. Les dirigeants du Golfe,
qui ont longtemps fermé l’œil sur
la politique locale à l’égard de la
minorité musulmane, sont beaucoup
moins tolérants dès lors qu’il s’agit
de propos injurieux à l’égard
du Prophète, relève le journal. Le grand
mufti d’Oman a ainsi accusé le BJP
de mener une “guerre” contre l’islam,
appelant au boycott des produits
indiens. Un appel repris sur les réseaux
sociaux à travers l’ensemble des pays
du Conseil de coopération du Golfe.
Courrier international 57
Dans l’Himalaya, un duel
entre deux géants
●●● Les tensions entre l’Inde et la
Chine “ont encore empiré” dans
l’Himalaya, relate l’Hindustan Times,
“après l’incident de Tawang”, une ville
de l’État de l’Arunachal Pradesh,
dans l’extrême nord-est de l’Inde,
où “jusqu’à 400 soldats chinois
ont pénétré” le 9 décembre 2022,
rappelle de son côté le quotidien
← Narendra Modi, britannique The Times.
Premier ministre Cet épisode relance les craintes
de l’Inde. Dessin vis-à-vis de ce conflit frontalier latent,
d’Ingram Pinn qu’un journaliste du quotidien
paru dans le hongkongais anglophone South China
Financial Times, Morning Post (SCMP) et ancien
Londres. diplomate a qualifié dans une tribune
de “bombe à retardement de la
politique régionale”. Alors que la Chine
considère que cette région fait partie
du Tibet et la revendique comme
son territoire, explique The Times,
le ministre des Affaires étrangères
indien, Subrahmanyam Jaishankar,
a révélé (le 20 décembre) que Delhi
“avait déployé des milliers de soldats
le long de cette frontière montagneuse
de 3 380 kilomètres”. Sa justification ?
“Nous le faisons pour contrer
le déploiement chinois, qui augmente
massivement depuis 2020.”
Pourtant, précise l’Hindustan Times,
ces tensions avaient “décliné depuis
le violent affrontement de Galwan,
dans le Ladakh, en juin 2020”.
Dans cette région frontalière
du Cachemire, à des milliers
de kilomètres au nord-ouest
de l’Arunachal Pradesh, une incursion
chinoise avait causé “les affrontements
les plus meurtriers depuis soixante
ans entre les armées” des deux géants
asiatiques, puissances nucléaires
majeures et aussi partenaires
commerciaux privilégiés.
En s’appuyant sur un article
du quotidien britannique Daily
Telegraph publié le 14 décembre,
qui citait des sources haut placées
de l’armée indienne, le chroniqueur
du SCMP estime que la Chine et l’Inde
minimisent l’ampleur de leurs
affrontements frontaliers, “les deux
côtés essayant apparemment
de garder leurs populations
dans l’ignorance pour éviter
d’attiser les sentiments nationalistes”.
58 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

TAÏWAN-SAHEL-CAUCASE
LES NOUVEAUX
POINTS CHAUDS
Inspirée par la guerre en Ukraine, la Chine pourrait bien
s’en prendre sous peu à Taïwan… La Russie, elle, s’active en Afrique
par le biais des mercenaires du Groupe Wagner. À ses frontières,
les ex-républiques soviétiques tentent d’échapper à l’emprise de Moscou.

↗ Dessin de
Krauze,
Royaume-Uni.
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 59
60 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

TAIPEI DÉPLOIE
SA "STRATÉGIE DU PORC-ÉPIC"
Si la Chine parvenait à conquérir Taïwan, elle deviendrait
la plus grande puissance mondiale, analyse cet auteur britannique.
Face à la menace constante d’une invasion, l’île observe de près
les difficultés rencontrées par l’armée russe en Ukraine

T
—The Spectator Londres
aïwan est attentive, plus que
tout autre pays, aux déboires
de la Russie chez son voisin
démocratique. À Taipei, la
guerre en Ukraine est perçue
comme la preuve qu’une résis-
tance déterminée et le sou-
tien d’une coalition mondiale
ébranlent un adversaire bien plus puis-
sant. Taïwan a passé les dernières années
à planifier sa riposte en cas d’agression
chinoise, et sa doctrine militaire défen-
sive ressemble à la méthode ukrainienne.
La Chine organisait des manœuvres
militaires au large de la côte est de
Taïwan à la fin de mai [2022] quand
j’ai rencontré Joseph Wu, le ministre
des Affaires étrangères taïwanais. “Ils
patrouillent sans interruption dans cette
↑ Dessin de Pete zone, m’a expliqué Wu. Ça n’arrête pas
Reynolds paru depuis deux semaines. Et c’est très mena-
dans Rotary çant.” La Chine réaliserait aussi des
Magazine, exercices dans ses territoires reculés
Hambourg. du Nord-Ouest pour simuler des tirs de
missiles contre une base navale taïwa-
naise. “Nous sommes en première ligne
face à l’autoritarisme, ajoute le ministre.
La situation en Ukraine suscite une très
forte réaction ici, car elle reflète ce qui est
susceptible d’arriver à Taïwan.”
Joe Biden formule les choses de la
même manière. Lors de son déplace-
ment en Asie à la fin de mai, il a assuré
que les relations internationales étaient
redessinées et que l’on n’opposait plus
la Russie à l’Occident, mais plutôt l’au-
tocratie à la démocratie. Le président
américain a indiqué que les États-Unis
défendraient Taïwan le cas échéant, une
déclaration en rupture avec la politique
officielle dite de “l’ambiguïté stratégique”.
Aucun pays démocratique n’est
plus sensible à la position de Taïwan,
Avril-mai 2023 Hors-série
“en première ligne face à l’autorita-
risme”, que le Japon, dont l’archipel des
Senkaku est bien plus près de Taïwan
que du reste du territoire japonais.
Ces îles sont aussi revendiquées par la
Chine et ne seraient plus réellement
défendables si Taïwan tombait. Fumio
Kishida, le Premier ministre japonais,
a infligé des sanctions à la Russie et,
tout comme l’Allemagne, s’est engagé à
doubler le budget militaire de son pays.
Kishida était à Londres en mai, où il s’est
entretenu avec Boris Johnson [il a démis-
sionné le 7 juillet, Rishi Sunak est l’ac-
tuel Premier ministre britannique, après
le mandat de quarante-cinq jours de Liz
Truss] au sujet d’un pacte de défense
entre le Royaume-Uni et le Japon.
Ces pourparlers visent à faire en sorte
que Xi Jinping hésite avant de lancer ses
projets de réunification chinoise avec
Taïwan. Si l’Otan équipe l’Ukraine de
missiles antinavires ultramodernes,
qui sont très efficaces contre la marine
russe en mer Noire, c’est pour montrer
à Pékin que toute agression amphibie
comporte d’immenses risques. Mais Xi
peut aussi tirer les leçons des erreurs
de Vladimir Poutine. “Nous avons un
sursis, précise Wu, mais ils analysent
[la situation ukrainienne] pour perfec-
tionner leurs activités militaires, et s’ils
pensent avoir surmonté les difficultés ren-
contrées par l’armée russe, ils pourraient
être tentés de recourir à la force.”
Petits armements létaux et mobiles
La résistance ukrainienne, et la vitesse
à laquelle les citoyens ordinaires sont
devenus des combattants de guérilla
armés de missiles portatifs, a conforté
Taïwan dans sa “stratégie du porc-épic”.
Cette notion est antérieure à l’invasion
de l’Ukraine et elle est attribuée à l’ami-
ral Lee Hsi-min, qui était à la tête des
forces armées taïwanaises entre 2017
et 2019. Selon lui, il était impossible que
Taïwan repousse la Chine par des moyens
militaires traditionnels (le budget de la
défense taïwanais est de 17 milliards de
dollars en 2022, contre environ 229 mil-
liards de dollars pour la Chine), c’est
pourquoi il ne fallait pas gaspiller le
budget en cherchant à construire une
grande puissance militaire : il fallait que
Taïwan soit plus maligne.
L’amiral Lee a notamment favorisé les
petits équipements létaux et mobiles,
comme des flottes de petits navires
d’assaut équipés de missiles antina-
vires et amarrés dans de petits ports de
pêche. Ils sont discrets et échappent aux
attaques des missiles à longue portée.
C H I N E orientale
FUJIAN
Îles
Wuqiu
Îles
Kinmen
Tropique
du Cancer
Îles
Pescadores
Mer de Chine
méridionale
Îles
100 km Pratas
“Il faut redéfinir ce qu’est la victoire dans
une guerre, affirme l’amiral Lee. Ne visez
pas la destruction totale de l’ennemi sur
le champ de bataille. Vous avez simple-
ment besoin que l’ennemi ne réussisse
pas à accomplir sa mission. Vos ennemis
doivent considérer que Taïwan est impre-
nable. Dans ce cas, vous êtes en sécurité.”
2 et 3 août Une invasion chinoise commencerait
2022
sans doute par le blocus ou la saisie des
petites îles sous contrôle taïwanais qui
sont les plus proches de la Chine conti-
Malgré les nentale. Mais tout comme le projet ini-
menaces tial de Poutine en Ukraine, l’idée serait
chinoises, d’accabler Taïwan par une force écra-
Nancy Pelosi, sante. Les scénarios varient, mais une
ex-présidente telle offensive nécessiterait jusqu’à
démocrate de 2 millions de soldats, ainsi que des
la Chambre des milliers de chars, de pièces d’artille-
représentants, rie, de lance-roquettes et de véhicules
se rend sur l’île blindés de transport de troupes. Tous
et rencontre ces équipements devraient traverser le
notamment détroit de Taïwan sur des milliers de
la présidente ferrys réquisitionnés. Il serait impos-
de Taïwan, sible de cacher ces préparatifs.
Tsai Ing-wen.
Pékin riposte Champs de mines et “digues de feu”
et organise L’armée de Chine risque-t-elle d’être
pendant plusieurs confrontée aux mêmes problèmes que
jours dans le la Russie ? Les stratèges taïwanais iden-
détroit de Taïwan tifient des parallèles et des atouts. “Le
d’importantes détroit de Taïwan est l’autoroute de l’ar-
manœuvres mée chinoise, l’endroit où elle est le plus
militaires. vulnérable”, selon Su Tzu-yun, cher-
cheur à l’Institute for National Defense
and Security Research à Taipei. Le lit-
toral de Taïwan est le relief défensif
par excellence : seules quatorze de ses
plages conviennent pour un débarque-
ment amphibie. L’essentiel de la côte
est est bordé de falaises et, sur la côte
ouest, on trouve des villes densément
peuplées, des bancs de vase, des rizières
Courrier international 61
Mer de Chine Îles
administrées
Îles Îles par Taïwan
Matsu Senkaku
(Japon)
Eaux
territoriales
taïwanaises
wa
n
aï Zones de
deT Taipei manœuvres
it militaires
tro chinoises
Dé en août 2022
TA Ï WA N
Mer des
Philippines
Kaohsiung
COURRIER INTERNATIONAL
ou d’autres plans d’eau côtiers. Des amé-
nagements pourraient être faits pour
ralentir l’avancée de l’ennemi.
L’envahisseur, dans le cas de Taïwan,
fait face à un défi bien plus grand que
la Russie et, malgré une modernisa-
tion rapide ces dernières années, l’Ar-
mée populaire de libération ne maîtrise
toujours pas les “opérations conjointes”.
Récemment, le journal officiel de l’ar-
mée a admis que la Chine avait besoin
de plus de dirigeants militaires capables
de concevoir des stratégies qui mobi-
lisent les forces navales, aériennes et
terrestres.
À cela s’ajoutent les eaux et les vents
tumultueux du détroit de Taïwan, appelé
heishuigou ou le “fossé noir”. Autrement
dit, il n’y a que deux périodes réalistes
par an pour lancer une invasion : entre
la fin de mars et la fin d’avril, ou de la fin
de septembre à la fin d’octobre. Pour se
défendre contre toute agression mari-
time, Taïwan a notamment mis en place
des forêts de pointes d’acier, des champs
de mines sous-marines et des “digues
de feu” – un dispositif sous-marin de
pipelines qui déchargeraient du gaz et
du pétrole à l’approche de forces enva-
hisseuses. Ces combustibles seraient
enflammés par des tirs à l’arme à feu.
La démocratie taïwanaise est par
ailleurs vue comme l’un des princi-
paux atouts du pays. L’île, qui a été
une dictature militaire jusque dans les
années 1990, est l’une des démocraties
récentes les plus saines du monde, c’est
pourquoi elle peut se targuer d’être du
bon côté de l’opposition “démocra-
tie ou autocratie” formulée par Biden.
Une invasion chinoise serait perçue par
l’Occident comme une agression contre
les principes de la démocratie → 62
62 Courrier international
61 ← libérale et de l’autodétermination.
Comme 90 % des puces électroniques
haut de gamme y sont fabriquées, l’île
joue aussi un rôle crucial dans l’écono-
mie mondiale. À Taipei, les gens plai-
santent en disant que si des missiles
chinois venaient à pleuvoir, l’abri le
plus sûr serait les usines de puces élec-
troniques : elles sont si vitales que per-
sonne n’oserait les cibler.
70 % des Taïwanais prêts à se battre
Joseph Wu, le ministre des Affaires
étrangères, s’est dit surpris de l’unité
occidentale face à la crise ukrainienne,
et il est convaincu que Pékin a aussi
été surpris par la tournure des évé-
nements. “C’est une bonne chose pour
Taïwan, au sens où, si la Chine veut
nous attaquer, nous espérons que les
démocraties feront aussi front commun.”
Biden affirme maintenant que l’ordre
mondial mené par les États-Unis (ou
l’ordre “fondé sur l’état de droit”) se joue
à Taïwan. Si l’île tombait sous l’em-
prise chinoise, ce serait la fin du “long
siècle américain”. La Chine serait la
plus grande puissance mondiale, dans
la région qui est la plus cruciale stra-
tégiquement et qui enregistre la plus
forte croissance. Les alliés des États-
Unis en Asie – le Japon et la Corée du
Sud – n’auraient d’autre choix que de
s’entendre avec Pékin.
La guerre en Ukraine est l’objet d’une
couverture médiatique quasi obsession-
nelle à Taïwan. Wang Jui-ti, un Taïwanais
de 35 ans, est devenu une célébrité du
jour au lendemain quand il a postulé à
la légion étrangère de la défense territo-
riale ukrainienne. Les médias ont énor-
mément parlé du courage des jeunes
Ukrainiens, ce qui semble avoir touché
les jeunes Taïwanais.
Des sondages menés après le début
de la guerre indiquent une forte hausse
du nombre de personnes prêtes à se
battre pour leur pays en cas d’invasion
chinoise : 70 % des personnes inter-
rogées affirment qu’elles prendraient
les armes. Ce constat a encouragé, au
sein du gouvernement taïwanais, la
réorganisation des forces de défense
territoriale. L’Ukraine a montré au
monde ce dont est capable une popu-
lation déterminée.
À de nombreux égards, Taïwan est
déjà en guerre : l’île vit un conflit en
“zone grise”. Outre l’intimidation mili-
taire quotidienne, Taïwan subit des
cyberattaques constantes, dont beau-
coup visent ses entreprises de nou-
velles technologies. Taïwan est aussi
Hors-série Avril-mai 2023
TOUS
le pays qui subit le plus la désinforma-
tion, selon l’organisme V-Dem Institute,
installé en Suède.
Au sein du gouvernement, c’est la
ministre du Numérique, Audrey Tang,
AUX
qui est chargée de lutter contre ce phé-
nomène et qui a conçu une défense
appelée “la bonne humeur plutôt que
la rumeur”. Ses services travaillent en
étroite collaboration avec des humo-
ristes afin de réagir rapidement à la
ABRIS
désinformation chinoise par une blague
ou un mème, et de publier un démenti
rapide et factuel. “L’idée est de rendre
la clarification encore plus virale que les
théories du complot”, précise Audrey
Tang [première ministre transgenre
d’Asie].
La guerre de faible intensité menée Taïwan a conçu tout
par la Chine était comme un bruit de
fond pour de nombreux Taïwanais,
un réseau de bunkers
qui avaient appris à vivre avec. Ils ont souterrains pour servir
vécu l’offensive russe comme un coup de refuge à la population
de semonce. “Nous devons remercier
l’Ukraine. C’est bon pour Taïwan”, m’a en cas de frappe
affirmé le chauffeur de taxi qui me aérienne de la Chine.
ramenait à l’aéroport. Il m’a ensuite
demandé si je pensais que la Chine
risquait toujours de les envahir. C’est
une question que j’ai souvent enten-
due à Taipei. Grâce à l’Ukraine, les —Mainichi Shimbun Tokyo
Taïwanais se rendent compte qu’ils ne
peuvent plus se permettre d’attendre
la réponse à cette question.
—Ian Williams*
Publié le 28 mai 2022
SUR NOTRE SITE
*Ian Williams est un auteur et journaliste courrierinternational.com
britannique. Il a été correspondant
à l’étranger pour la chaîne britannique Les
Channel 4 News à Moscou (1992-1995)
et en Asie (1995-2006), puis pour la chaîne
radioamateurs
américaine NBC News (2006-2015), taïwanais
en poste à Bangkok et à Pékin. remettent
au goût du jour
un passe-temps
du xxe siècle.
SOURCE Sur l’île, ils sont
25 000 de tous
THE SPECTATOR âges à s’adonner
Londres, Royaume-Uni à la radio à ondes
Hebdomadaire courtes par
spectator.co.uk passion, mais
“Le Spectateur”, réputé aussi dans la
pour ses analyses et son crainte d’une
ton incisif, est une institution guerre avec le
de la presse britannique. voisin chinois,
Fondé en 1828, c’est le journal relate le Los
de référence des intellectuels Angeles Times.
et dirigeants conservateurs,
mais aussi des eurosceptiques :
The Spectator a soutenu la sortie
de l’Union européenne lors
du référendum de 2016.
Avril-mai 2023 Hors-série
F
ace à la pression militaire de la
Chine, Taïwan a aménagé plus
de 100 000 abris antiaériens sur
tout son territoire pour protéger
ses habitants en cas de frappes
aériennes. Après les exercices militaires
de grande envergure effectués par l’Ar-
mée populaire de libération [APL, l’armée
chinoise] autour de l’île en août 2022, le
sentiment de crise est monté d’un cran.
Nous sommes dans une galerie com-
merçante souterraine du quartier de
Kuangwu, dans l’arrondissement de
Daan, à Taipei. Le lieu, qui fourmille
habituellement de clients, a désormais
la fonction d’abri antiaérien. “En cas
d’attaque, j’assumerai le rôle de chef de
peloton de la protection civile. Nous orga-
nisons régulièrement des activités de sen-
sibilisation pour les habitants”, indique
Han Hsiu-ho, 46 ans, président de l’as-
sociation de quartier de Kuangwu.
En Ukraine, dans les villes bombar-
dées par les Russes, les stations de métro
et autres installations civiles servent
également d’abris antiaériens. Taïwan,
exposée à la menace militaire chinoise
depuis des décennies, s’est très tôt pré-
parée à des bombardements aériens.
Dans les années 1970, la législation
relative aux normes de construction a
rendu obligatoire l’aménagement d’abris
dans les bâtiments publics comme les
écoles, dans les infrastructures com-
merciales et dans les immeubles d’ap-
partements et de bureaux de plus de six
étages. Un vaste abri a notamment été
construit en 1973 dans les sous-sols du
cinq-étoiles The Grand Hotel de Taipei,
prisé des touristes japonais.
Dans le quartier de Kuangwu, c’est
la galerie commerçante souterraine la
plus proche qui a été désignée comme
abri antiaérien. Le 25 juillet 2022, un
exercice d’évacuation à grande échelle a
été organisé. À cette occasion, les habi-
tants ont pris connaissance de l’itiné-
raire à suivre pour gagner l’abri et ont
été formés aux gestes de protection.
Des réunions avaient précédemment
été organisées entre la police et l’admi-
nistration locale pour assurer la coor-
dination des services en cas d’urgence.
105 000 abris et une appli mobile
Le 4 août 2022, la Chine a lancé des
manœuvres militaires de grande enver-
gure autour de l’île en réponse à la visite
de Nancy Pelosi – alors présidente de la
Chambre des représentants des États-
Unis – à Taïwan [les 2 et 3 août 2022].
Les habitants se sont alors succédé dans
Courrier international 63
le bureau de M. Han pour vérifier l’em-
placement de l’abri ou encore se ren-
seigner sur les affaires à préparer en
cas d’attaque. “L’année 2022 est celle de
la prise de conscience de la population.
Nous appelons tout le monde à mainte-
nir sa vigilance”, explique-t-il.
La menace aérienne est encore plus
prégnante dans d’autres régions, notam-
ment à Kinmen, île sous contrôle taïwa-
nais au large du Fujian, province du
sud-est de la Chine. Lors de la visite
de Mme Pelosi, une série de drones, vrai-
semblablement de fabrication chinoise,
À la une a survolé la petite île ; l’armée taïwa-
naise en a abattu un.
Chen Tsang-jiang, 67 ans, a vu les
drones de ses propres yeux. “Il est très
agaçant et exaspérant de voir la Chine
violer impudemment l’espace aérien de
Taïwan”, s’insurge-t-il.
Selon les autorités, l’île de Taïwan
compte 105 000 abris antiaériens, qui
TAÏWAN, peuvent accueillir environ 86 millions
L’AUTRE FRONT ? de personnes, soit plus de trois fois la
Le 23 mai 2022, population totale. L’État renforce ses
pendant sa moyens d’information à l’attention des
tournée en Asie, habitants. En avril 2021, il a notamment
Joe Biden avait lancé une application pour smartphone
affirmé être qui permet de localiser les abris les plus
“prêt à intervenir proches en un coup d’œil sur une carte.
militairement Depuis la visite de Mme Pelosi, la ten-
pour défendre sion n’est pas retombée ; des avions
Taïwan si c’était militaires chinois franchissent réguliè-
nécessaire”. Peu rement la “ligne médiane” du détroit de
après les propos Taïwan [qui peut représenter la fron-
du président tière avec la Chine]. “L’activité des forces
américain, aériennes chinoises autour de Taïwan a
Courrier atteint une fréquence historique”, déclare
international le bureau de commandement de la pro-
(no 1649) tection civile, qui dépend du ministère
consacrait en de l’Intérieur de Taïwan. Et il ajoute :
juin sa une aux “En cas d’attaque, une alerte est envoyée
tensions autour de sur les smartphones des citoyens, qui sont
l’île entre la Chine automatiquement informés de l’emplace-
et les États-Unis. ment des abris à proximité.”
—In Tanaka
Publié le 7 janvier 2023
SOURCE
← À Keelung, un MAINICHI SHIMBUN
abri antibombe Tokyo, Japon
reconverti Quotidien
en temple, mainichi.jp
le 21 octobre Fondé en 1872, le “Journal
2022. Photo Lam de tous les jours” est le plus
Yik Fei/The New ancien quotidien japonais.
York Times Centriste, il est le troisième
quotidien national du pays
en matière de diffusion.
64 Courrier international
TOKYO FAIT DE L’ŒIL
À L’AUKUS
Le Japon adopte une attitude défensive plus active,
notamment face à la Chine. Au point de rallier l’Aukus,
le pacte de défense établi entre le Royaume-Uni,
les États-Unis et l’Australie en 2021 ?
—Foreign Policy (extraits)
U
Washington
ne nouvelle alliance est
en train de se former
dans la région indo-
pacifique qui pourrait
se révéler plus impor-
tante que le Dialogue
quadrilatéral pour la
sécurité (Quad), qui ras-
semble actuellement l’Australie, l’Inde,
le Japon et les États-Unis. L’adhésion du
Japon au pacte de défense établi en 2021
entre l’Australie, le Royaume-Uni et les
États-Unis – l’Aukus, qui pourrait alors
devenir Jaukus – pourrait radicalement
transformer la coopération de sécurité
entre les démocraties libérales de la
région et engendrer plus de bouleverse-
ments que tout autre groupement d’in-
térêt auparavant.
Ce partenariat n’était pas une évidence.
↑ Dessin Au début de l’année [dernière], alors que
de Magee des rumeurs circulaient, Tokyo s’était
paru dans empressé de nier avoir été approché par
The Guardian, l’alliance. La porte-parole de la Maison-
Londres. Blanche, Jen Psaki, avait également écarté
cette hypothèse. Et pourtant, le Japon
semble bien s’aligner sur le trio anglo-
saxon et poursuivre un revirement stra-
tégique qui ne l’a pas seulement amené
à revoir sa politique de sécurité, mais en
fait aussi un acteur central de la région.
Hors-série Avril-mai 2023
Sous l’égide de Shinzo Abe, alors Premier
ministre, assassiné en juillet [2022], le
Japon a levé la plupart des entraves qui
l’empêchaient de prendre part au déve-
loppement conjoint d’armes; il a progres-
sivement augmenté son budget militaire
et adopté une posture défensive plus
active en autorisant ses forces armées
à participer à des exercices d’autodé-
fense avec des partenaires.
Première fois à un sommet de l’Otan
Depuis sa prise de fonction, en
octobre 2021, l’actuel Premier ministre,
Fumio Kishida, ne s’est pas contenté de
poursuivre les politiques étrangère et
sécuritaire de son prédécesseur, il a res-
serré les liens de son pays avec les grandes
puissances libérales du continent et au-
delà. Kishida a immédiatement rejoint
Washington et les capitales européennes
pour sanctionner la Russie après son
invasion de l’Ukraine. Il a accru l’enga-
gement de son pays au sein de l’Otan,
devenant en juin le premier dirigeant
japonais à participer à un sommet de
l’organisation transatlantique.
Sur le plan intérieur, Kishida a aug-
menté le budget de la défense, lequel
pourrait doubler et frôler les 100 mil-
liards de dollars. Son gouvernement
devrait bientôt publier une nouvelle
stratégie de sécurité. Tout cela indique
que l’évolution stratégique du Japon est
moins dictée par des personnalités poli-
tiques que par les menaces chinoise et
nord-coréenne.
L’action du Premier ministre japo-
nais se caractérise par un alignement
constant sur les trois nations de l’Aukus.
Fin octobre 2022, Canberra et Tokyo
ont signé une déclaration commune de
coopération sur la sécurité. S’il ne s’agit
pas d’un pacte de défense mutuelle, ce
texte renforce néanmoins le “partena-
riat stratégique spécial” qui unit les deux
nations, tout en réaffirmant leur enga-
gement en faveur des règles mondiales
et de l’ouverture de la région. En jan-
vier [2022], la signature d’un accord
d’accès réciproque facilite désormais
les procédures permettant aux armées
japonaise et australienne de mener des
exercices conjointement et de travailler
ensemble dans des missions d’urgence,
y compris avec les États-Unis.
Avec cette nouvelle déclaration de coo-
pération sur la sécurité, les deux pays
s’engagent, entre autres, à “renforcer
[leur] coopération et l’interopérabilité” de
leurs armées, à partager des renseigne-
ments, à coopérer dans le domaine de
la cyberdéfense et à veiller à la sécurité
 Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 65

RUSSIE ROYAUME- Les îles Salomon, la “pire

UNI
ÉTATS- erreur” de l’Australie
CHINE UNIS
JAPON
MONGOLIE
INDE OCÉAN

Pékin CORÉE PACIFIQUE

DU SUD
24 000 JAPON AUSTRALIE ●●● La signature, en avril 2022, d’un
57 000
CHINE accord de coopération en matière de
OCÉAN sécurité entre les îles Salomon et la
PAK. PACIFIQUE
Okinawa Zone d’influence Chine a affolé l’Australie et les États-
(JAPON) américaine
BANG. dans le Pacifique Hawaii Unis. Nommée un mois plus tard, après
TAÏWAN
INDE BIRM. (ÉTATS-UNIS)
la défaite des conservateurs aux
Mer Guam législatives, la ministre des Affaires
THAÏLANDE de (ÉTATS-UNIS)
étrangères australienne, Penny Wong,
100 6 000
COURRIER INTERNATIONAL D’APRÈS LE MINISTÈRE AMÉRICAIN DE LA DÉFENSE, “NIKKEI ASIA”.

Golfe
du Bengale
SRI
LANKA
Conflits
et forces en présence
Zones de tensions
(revendiquées
par la Chine
et plusieurs
pays asiatiques)
Port sous contrôle
chinois (stratégie du
“collier de perles”)
Principales bases
militaires chinoises
Principales bases
et flottes militaires
américaines
Effectifs des troupes
américaines par pays
Chine
CAM. PHILIPPINES a affirmé que le gouvernement
179 ÎLES
MARSHALL précédent avait commis la “pire erreur
de politique étrangère du pays dans
203 le Pacifique depuis la Seconde Guerre
SINGAPOUR
mondiale”, rapporte le Financial Times.
PAPOUASIE-
NOUVELLE- Washington et Canberra craignent
INDONÉSIE GUINÉE
500 km que la Chine établisse à terme une base
ÎLES
SALOMON navale dans le Pacifique Sud,
OCÉAN Alliances notamment en vue d’une attaque contre
INDIEN Pays allié des États-Unis Taïwan. Dans cette bataille d’influence
en Asie-Pacifique
au cœur de l’Indo-Pacifique, l’Australie
AUSTRALIE Pays membre du et les États-Unis tentent de contrer
374 Dialogue quadrilatéral
pour la sécurité (Quad) la Chine, premier partenaire commercial
de la plupart des pays de la région.
Pays de l’alliance Aukus
(alliance tripartite Washington a rouvert une ambassade
contre l’expansionnisme aux Salomon et Canberra va livrer des
chinois)
véhicules et des fusils à la police locale.

de [leurs] chaînes d’approvisionnement.
En janvier, Tokyo a conclu un nouvel
accord d’accès réciproque, cette fois avec
le Royaume-Uni, afin de simplifier l’ac-
cès des troupes aux territoires de l’un
ou l’autre pays, de faciliter les exercices
militaires conjoints et d’améliorer la coo-
pération logistique. Cette décision fait
suite à l’annonce, en juillet 2022, d’une
coopération entre ces deux pays (ainsi
que l’Italie) pour le développement d’une
nouvelle génération d’avions de chasse.
Côté britannique, cet accord d’accès réci-
proque avec le Japon donne un peu plus
de corps au mouvement de “recentrage”
sur la région indo-pacifique.
Une alliance Jaukus informelle se
manifeste déjà à travers une série de
mesures visant à faire contrepoids aux
avancées chinoises. En octobre 2021,
les forces navales de ces quatre pays
ont effectué des manœuvres conjointes
dans l’océan Indien. En août, le Japon
a fait part de son intention de dévelop-
per des missiles hypersoniques peu de
temps après que l’Aukus a annoncé la
mise au point de technologies hyper-
soniques, offensives et défensives. Le
Japon accroît ses investissements dans
l’informatique quantique, en partie par
le biais de Fujitsu, l’entreprise proprié-
taire du deuxième supercalculateur le
plus rapide du monde. Une initiative en
parfaite adéquation avec la volonté de
l’Aukus de développer conjointement des
technologies quantiques et des intelli-
gences artificielles à potentiel militaire.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com Sous-marins à propulsion nucléaire
L’alignement de ces quatre nations est de
La Nouvelle- plus en plus apparent en matière de sécu-
Calédonie et son rité intérieure. Toutes ont exclu la société
nickel au centre Huawei de leurs réseaux de télécommu-
des convoitises nication domestiques, notamment pour
dans le Pacifique la 6G, même si cette décision ne s’ap-
L’attention portée plique pas partout de la même manière.
à ce territoire Le ministre à la Sécurité britannique,
français relance Tom Tugendhat, a également annoncé
les questions la fermeture des Instituts Confucius
autour des présents sur le territoire britannique.
influences La prochaine étape vers une véritable
étrangères, alliance Jaukus consiste à formaliser
de l’indépendance la participation du Japon à l’organisa-
et de l’écologie, tion. Les dirigeants japonais pourraient
relate le South d’abord être invités en tant qu’obser-
China Morning vateurs à l’un des 17 groupes de travail
Post. de l’Aukus sur un domaine d’intérêt
commun, comme l’informatique quan-
tique ou le développement de missiles
hypersoniques. Il pourrait ensuite être
question d’étudier un statut particu-
lier pour le Japon ou de lui proposer des
participations régulières aux groupes de
pilotage conjoints qui déterminent les
priorités des deux principaux sujets de
l’Aukus – les sous-marins et les capa-
cités [de projection] avancées –, pen-
dant que s’ouvrent des discussions pour
une adhésion à long terme. Pendant ce
temps, un examen serein des conditions
dans lesquelles Tokyo pourrait partici-
per à l’objectif central de l’Aukus sur la
fourniture de sous-marins à propulsion
nucléaire à l’Australie permettrait d’iden-
tifier d’éventuels obstacles politiques et
diplomatiques, notamment liés à la pré-
sence au Japon d’une forte opposition à
l’utilisation des technologies nucléaires
dans le domaine militaire.
La Jaukus est l’évolution naturelle
de l’alignement de quatre puissances
libérales ayant la volonté et la capacité
de penser la région indo-pacifique en
termes géostratégiques. La convergence
croissante de leurs politiques et de leurs
objectifs ne rendra que plus apparent
le bénéfice d’une coopération accrue,
garante de la stabilité dans cette région.
—Michael Auslin
Publié le 15 novembre 2022
66 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

WAGNER TISSE SA TOILE

EN AFRIQUE
Une guerre d’influence se déploie sur le continent, considéré comme le deuxième front
de la guerre de la Russie avec l’Occident. Le Groupe Wagner,
bras armé du Kremlin, est en train d’y “manger la carcasse de la Françafrique”,
écrit cet hebdomadaire sud-africain. Au risque de dangereux déséquilibres.

—Mail & Guardian (extraits)

E
que Wagner est plus qu’une bande de tourner pour Vladimir Poutine. Wagner
Johannesburg simples baroudeurs qui combattent les gagne du terrain parce qu’il apporte des
djihadistes et s’engagent dans l’exploita- armes, des hélicoptères et des effectifs
n recouvrant d’un vernis diplo- tion de minerais. C’est la Russie. militaires dans des régions d’Afrique
matique les alliances forgées sur Le chef de Wagner, Evgueni Prigojine, où l’on assiste à un effondrement de
le terrain par les mercenaires est aujourd’hui un chef de guerre sur l’ordre public, et où les anciennes fron-
de Wagner, les déplacements trois continents (si l’on ajoute la Syrie). tières coloniales, en disparaissant, ont
du ministre des Affaires étran- Cet ex-petit malfrat a été propulsé vers laissé un vide comblé par les djihadistes
gères russe, Sergueï Lavrov, à les sommets du pouvoir et de la gloire, et les bandits.
Bamako et Khartoum [les 7 du fait de sa volonté brutale de com- Les attaques de Wagner contre les
et 9 février] ont fait monter les battre l’ennemi en faisant passer des Français en Afrique sont assorties d’une
tensions d’un cran dans ce qui est désor- dizaines de milliers de condamnés dans campagne de propagande, en particu-
mais considéré comme le deuxième front le hachoir à viande ukrainien. Certains lier sur les réseaux sociaux, qui attise la
de la guerre de la Russie avec l’Occident. pensent qu’il pourrait devenir le grand haine contre l’ancienne puissance colo-
Wagner est en train de manger la car- patron du Kremlin, ou du moins le fai- niale, en dépeignant les Français comme
casse de la Françafrique, l’empire néoco- seur de roi si les choses devaient mal des envahisseurs prédateurs, désireux
lonial français en déclin, pour reprendre
les mots du célèbre historien français
Gérard Prunier. [Fin janvier], les troupes
françaises ont reçu l’ordre de quitter un
autre ancien bastion, le Burkina Faso.
La nervosité des États-Unis augmente
face au risque de voir Wagner se trans-
former en une menace géopolitique,
avec toute une bande de régimes mili-
taires antioccidentaux coupant l’Afrique
en deux, de l’océan Atlantique à la mer
Rouge. Le 27 janvier, le département
du Trésor américain a qualifié Wagner
d’“organisation criminelle transnatio- → Petit manuel
nale”, à la tête d’un “réseau procédant de terrorisme
de manière systématique à des exécutions à la russe. Dessin
sommaires, des viols, des tortures, et à de Ramsés, Cuba.
d’autres violences physiques” au Mali et
en République centrafricaine (RCA).
Les États-Unis tentent de faire partir
Wagner de Libye, où le groupe a com-
battu aux côtés du général rebelle Khalifa
Haftar, ainsi que du Soudan, où il s’est
allié au numéro deux de la junte, le géné-
ral Mohamed Hamdan Dagalo, connu
sous le nom de “Hemetti”, pour des opé-
rations d’exploitation minière et lors de
guerres transfrontalières. Les autorités
de Washington prennent conscience
Avril-mai 2023 Hors-série
de voler les richesses de l’Afrique et de
réduire ses habitants en esclavage.
Sur une vidéo largement diffusée sur
les réseaux sociaux et via l’application
russe Telegram, on voit un serpent
géant aux couleurs du drapeau trico-
lore français cracher que la France veut
conquérir toute l’Afrique, tandis que des
squelettes effrayants affirment être des
démons envoyés par le président fran-
çais, Emmanuel Macron. Les vaillants
combattants de Wagner viennent sauver
les soldats africains de ce terrible destin.
En plus de son armée “privée” et de son
célèbre restaurant de Saint-Pétersbourg,
où dînent des mafieux et des oligarques
et qui lui a valu le surnom de “Cuisinier
de Poutine”, Prigojine est le propriétaire
de l’Internet Research Agency (IRA), une
fabrique de trolls responsable de l’en-
voi de fausses informations pour semer
la discorde dans une douzaine de pays
africains (il a été accusé par le procu-
reur spécial Robert Mueller d’avoir mani-
pulé l’élection américaine de 2016 pour
le compte de Donald Trump).
Cette offensive propagandiste s’avère
efficace, notamment auprès des jeunes
d’Afrique de l’Ouest, car elle n’est pas
sans fondement. Elle fait ressurgir les
souvenirs des atrocités commises par
les Français il y a des décennies, mais
qui n’ont toujours pas été oubliées
en Afrique.
Courrier international 67
Pays où les
mercenaires
ALGÉRIE
russes
La zone du Groupe
“des trois frontières” Wagner
constitue l'épicentre seraient présents.
des violences
Tessalit
COURRIER INTERNATIONAL. SITUATION EN DÉCEMBRE 2022
MALI
MAURITANIE
Kidal Aguelal
Tombouctou Agadez
Gao
NIGER
Mopti TCHAD
Bamako Niamey N'Djamena
Ouagadougou
GUINÉE BURKINA NIGERIA
FASO
CÔTE BÉNIN
GHANA 500 km
D’IVOIRE TO.
Pays membres Zone où ont eu lieu les principales Minusma : plus de
du G5 Sahel attaques des groupes terroristes islamistes 13 000 Casques bleus
Ces dernières années, les rancœurs en 2025. Le groupe courtise égale-
ont refait surface à propos du sort des ment Denis Sassou Nguesso au Congo-
tirailleurs, ces soldats africains qui ont Brazzaville. Si Wagner parvenait à
combattu dans les tranchées pour la prendre pied dans l’un de ces deux
France pendant la Première Guerre mon- pays, cela lui permettrait de quitter le
SOURCE diale, mais qui font partie des grands Sahel pour rejoindre la côte Atlantique,
oubliés de la fin de la guerre. Par ail- en se rapprochant des richesses pétro-
MAIL & leurs, la zone monétaire française du lières du golfe de Guinée.
GUARDIAN franc CFA est souvent dénoncée comme Les efforts de la France pour juguler
Johannesburg, étant un vestige de l’impérialisme. cette attaque l’ont conduite à rechercher
Afrique du Sud de nouveaux alliés, dont le président Paul
Hebdomadaire Efficaces théories du complot Kagame au Rwanda, un ancien ennemi
mg.co.za Tout en exploitant ces ressentiments qui avait accusé la France d’avoir laissé
Fondé en 1985 du passé, la guerre de l’information se produire le génocide de 1994.
sous le nom menée par la Russie diff use également Le Rwanda pourrait proposer des
de Weekly Mail, des théories du complot qui tendent forces armées africaines disciplinées,
le titre a été banni à faire croire que les terroristes isla- qui ont enregistré des succès dans la
trois ans plus mistes en Afrique de l’Ouest sont sou- lutte contre le terrorisme djihadiste.
tard par le régime tenus par la France et les États-Unis. Peut-on persuader Kagame d’aller occu-
de l’apartheid Qu’une organisation comme Wagner per l’espace laissé vacant au Burkina
en raison de ses se pose en championne de la morale, cela Faso pour empêcher Wagner de s’y
critiques contre ne manque pas de piquant, alors même installer après le départ des Français ?
les autorités. qu’elle s’est forgé une identité fondée
Remis à flot sur le modèle le plus primaire de l’ex- Prigojine, un “dur à cuire”
en 1993 par ploitation coloniale, et qu’elle a commis Comme l’a fait remarquer avec beau-
le Guardian des atrocités avérées contre des habi- coup de pertinence un universitaire
de Londres, cet tants de villages africains. C’est aussi africain : “Prigojine est un dur à cuire,
hebdomadaire, un groupe qui a filmé et diff usé sur les mais il y a en Afrique quelqu’un qui est
résolument réseaux sociaux l’exécution à coups de encore plus dur à cuire que lui.”
à gauche, est masse d’un de ses propres membres. En guise de butin, le Soudan se situe un
l’un des meilleurs Une chose est sûre : cela montre que cran au-dessus des pays en difficulté du
titres du continent la France bat en retraite. Les troupes Sahel, car c’est une nation arabe qui se
africain. évacuées du Mali ont trouvé refuge au trouve à la croisée des chemins entre
Niger, où le président Mohamed Bazoum l’Afrique centrale, la Corne de l’Afrique
est sous pression et peu enclin à accueil- et le Moyen-Orient, et qui est un par-
lir les récents réfugiés du Burkina Faso. tenaire essentiel de l’Égypte.
À en croire la propagande de Wagner, En octobre 2021, les civils qui faisaient
sa prochaine cible serait la Côte d’Ivoire, évoluer le pays vers la démocratie ont
le poumon économique de l’Afrique été chassés du pouvoir par une junte
francophone, où le mandat du pré- militaire, désormais divisée entre son
sident Alassane Ouattara doit s’achever chef Abdel Fattah Al-Burhan, qui → 68
68 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

67 ← penche vers l’Égypte et les États-

Unis, et son chef adjoint Hemetti, l’allié
de Wagner et des Émirats arabes unis.
Hemetti est un ancien marchand de → Ibrahim Traoré
chameaux qui commande la milice des et Kyélem Apollinaire
Forces de soutien rapide (FSR), une de Tambèla.
émanation des milices janjawids [tris- Dessin de Glez
tement connues pour les massacres, paru dans le
les viols et les déportations qu’elles Journal du jeudi,
commettent depuis 2003] du Darfour. Ouagadougou.
Il a été au cœur des récents combats
pour l’accès aux mines de diamants en
République centrafricaine.

Le Tchad et le Soudan déstabilisés

À l’instar de Wagner, les FSR ne se
contentent pas de fournir des com-
battants, mais font des affaires qui
leur permettent de gagner beaucoup
d’argent. Les FSR ont franchi la fron-
tière de la République centrafricaine
(RCA) avec les forces de Wagner et
sont maintenant perçues comme une
menace pour le Tchad, lequel connaît
une transition difficile depuis l’assas-
sinat de son président Idriss Déby en AU BURKINA FASO,
“C’EN EST ASSEZ”
2021. Tout cela donne lieu à un mar-
chandage diplomatique très intense.
Quand les dirigeants du Tchad, de
la RCA et du Soudan se sont réunis [en

DE LA FRANCE
janvier] pour discuter de la détériora-
tion de la situation dans la zone trans-
frontalière entre le Soudan occidental
(Darfour), le Tchad et la RCA, le point
numéro un de l’ordre du jour concer-
nait l’éventuelle implication de Wagner
dans tout cela.
Le chef des services de renseigne- Au Sahel, le sentiment antifrançais grandit pendant
ments militaires soudanais, Mohamed que la Russie s’impose. Reportage à Ouagadougou,
Subir, un partisan du général Al-Burhan,
était en janvier à Washington, où il a
avant le départ des dernières troupes françaises
rencontré des membres de l’équipe de engagées dans la lutte contre les djihadistes.
Joe Biden pour leur adresser un aver-
tissement à propos de Hemetti et de

Wagner. À la suite de cela, les États-
Unis ont demandé au Soudan de chas-
ser les forces de Wagner.
De son côté, le président égyptien,
Abdel Fattah Al-Sissi, s’est rendu à
Khartoum le 21 janvier. Le ministre des
Affaires étrangères israélien, Eli Cohen,
y est aussi allé [le 2 février], malgré les
manifestations que sa visite a déclen-
chées. Et maintenant, c’est au tour
de Sergueï Lavrov de s’y rendre pour
essayer d’y installer une base navale.
On peut parier qu’aucune des discus-
sions n’a porté sur les droits de l’homme
ni sur la restauration de la démocratie.
Voilà qui commence vraiment à faire
penser à des relents de guerre froide !
—Phillip van Niekerk
Publié le 8 février 2023
S
—El País (extraits) Madrid
ur la place de la Nation, à
Ouagadougou, capitale du
Burkina Faso, c’est jour de
manifestation. Des milliers
de citoyens affluent pour
exprimer leur soutien au
gouvernement d’Ibrahim
Traoré et à sa récente déci-
sion d’expulser tous les soldats français
du pays. Dans la foule, drapeaux russes
et photos de Vladimir Poutine accom-
pagnent les drapeaux nationaux et des
pancartes indiquant “Non à la France !”
L’ambiance est à l’euphorie.
En un peu moins d’un an, les troupes
françaises ont été expulsées de deux
pays clés pour la sécurité au Sahel : le
Mali, l’été dernier, et le Burkina Faso, en
février. Mais ces mesures ne sont que
la partie émergée de l’iceberg du senti-
ment antifrançais, grandissant dans la
région. L’influence de Paris en Afrique
occidentale, autrefois formidable, s’érode
à mesure que Moscou s’installe et s’im-
pose comme un allié militaire privilégié.
“Nous sommes très déçus par la France.
Si le gouvernement l’avait voulu, il aurait
pu éradiquer le terrorisme dans la région
en deux jours, mais toute cette violence lui
permet de nous maintenir sous son joug,
assure Yéli Monique Kam, présidente
du mouvement populaire M30 Naaba
Wobgo. Tout est sous le contrôle de Paris ou
des entreprises françaises : la coopération,
Avril-mai 2023 Hors-série
la monnaie, l’aviation, y compris nos données
biométriques. En attendant, notre peuple
ne sort pas de la misère. C’en est assez !”
Le mouvement, qui porte le nom emblé-
matique du dernier roi des Mossi à s’être
opposé à l’Hexagone, a publié un “plan de
décolonisation” qui prévoit notamment de
rejeter toute forme de coopération avec
la France et même de bannir la langue
française du système éducatif burkinabè.
Le régime du capitaine Traoré, au pou-
voir à la suite d’un coup d’État le 30 sep-
tembre 2022, a déjà atteint les deux
premiers objectifs dudit plan, à la grande
joie du peuple : il a obtenu le départ de
l’ambassadeur de France ; et il a expulsé
les 400 membres des forces spéciales
françaises basées à Kamboinsin, près de
la capitale, une décision qui sera appli-
quée dans le mois [elle l’a été le 19 février].
Échec à contrer le terrorisme
À l’origine du mal-être de la population,
l’échec des autorités burkinabè précé-
dentes et de leur allié militaire français
à contrer l’avancée du terrorisme. Ce
fléau gangrène aujourd’hui le pays, qui a
perdu le contrôle de plus de la moitié de
son territoire. Dès les premières heures
qui ont suivi le coup d’État, le capitaine
Traoré a annoncé son intention de diver-
sifier ses alliances pour faire face au
terrorisme, ouvrant la porte à une col-
laboration plus étroite avec la Russie,
son premier fournisseur d’armes et de
véhicules militaires.
Ce rapprochement a débouché ces
derniers mois sur une visite du Premier
ministre, Kyélem Apollinaire de Tambèla,
à Moscou, et de nombreux gestes d’amitié.
Le chef de l’État n’a toutefois pas encore
franchi la ligne jaune tracée par l’Occi-
dent au Mali, l’appel à la milice privée
Wagner, proche du Kremlin.
“Je doute qu’ils fassent appel au Groupe
Wagner. Le Burkina Faso n’est pas le Mali,
ici, les gens sont très fiers de leur indépen-
dance”, assure une source spécialisée
dans les questions de sécurité. Il y a deux
semaines, le capitaine Traoré lui-même,
lors d’une interview à la Radiodiffusion
Télévision du Burkina (RTB), a ironisé
sur la supposée présence de merce-
naires russes dans le pays, demandant
où ils se trouvaient. “Cette rumeur a été
créée pour que le reste du monde s’éloigne
de nous, mais quand le pays est dans une
impasse, il faut trouver des solutions en
interne. Nous avons déjà nos propres sol-
dats Wagner : les volontaires que nous
recrutons en ce moment même”, assure-t-il.
L’enrôlement de 50 000 civils pour
combattre aux côtés de l’armée et
l’introduction de nouveaux équipements,
comme des drones et des hélicoptères,
renforcent la thèse gouvernementale
selon laquelle, depuis novembre, une
offensive est en cours contre les groupes
djihadistes liés à Al-Qaida et à l’État isla-
mique qui opèrent dans le pays.
Un sommet Russie-Afrique en juillet
Son voisin le Mali a décidé de s’engager
sur la voie de la coopération militaire
avec la Russie. La présence d’envi-
ron 1 400 hommes de Wagner, surtout
dans le centre du pays et dans les régions
de Gao et Ménaka, se fait déjà sentir. Ces
mercenaires participent à des opérations
conjointes avec l’armée malienne, faisant
parfois de nombreuses victimes civiles.
Récemment, des experts de l’ONU
ont demandé une enquête indépendante
sur les possibles crimes de guerre et
crimes contre l’humanité commis par
ces troupes, en particulier durant le mas-
sacre de Moura, en mars 2022, dans lequel
300 personnes ont été tuées. La réponse
des autorités maliennes a été d’expulser
le directeur de la division des droits de
l’homme de la Mission des Nations unies
pour la stabilisation au Mali (Minusma).
“La stratégie de la Russie est claire, alerte
une diplomate européenne. D’une part,
SOURCE elle se repositionne en Afrique en jouant
sur le souvenir du soutien soviétique aux
EL PAÍS jeunes pays africains et obtient ainsi l’ac-
Madrid, Espagne cès à d’importantes ressources naturelles ;
Quotidien d’autre part, face à l’isolement occiden-
elpais.com tal qu’il subit en raison de l’invasion de
Fondé en 1976, l’Ukraine, Moscou utilise la diplomatie
six mois après des céréales, la vente d’armes et propose
la mort de Franco, son aide militaire pour conquérir des mar-
“Le Pays” est chés et gagner des alliés.” Tous les regards
le journal le plus sont tournés vers le prochain sommet
lu en Espagne. Russie-Afrique, qui se tiendra fin juil-
Ce quotidien let à Saint-Pétersbourg, une rencontre
de centre gauche qui marquera une nouvelle étape dans
appartient au la stratégie russe et qui permettra de
groupe éditorial mesurer l’influence croissante de Poutine.
espagnol Prisa. Le sentiment antifrançais couve dans
d’autres pays de la région. L’existence
d’une propagande et de militants favo-
rables à la Russie indique la présence
d’un réseau d’agitateurs à la solde du
Kremlin. Le problème est cependant
beaucoup plus profond. “Il s’agit d’une
question de souveraineté et de prise de
conscience, assure Yéli Monique Kam.
Ou bien serait-ce à cause de ces militants
prorusses que la France n’a cessé de nous
piller depuis des décennies ? Une poignée
de personnes serait-elle capable de nous
tromper tous ?”
—José Naranjo
Publié le 15 février 2023
Courrier international 69
Le Groupe Wagner, dans
la ligne de mire des États-Unis
●●● À la fin du mois de janvier,
les États-Unis ont qualifié le Groupe
Wagner d’organisation criminelle
transnationale. Cette désignation
officielle par le Trésor public américain a
permis de prendre toute une série de
restrictions et de sanctions qui ont visé,
selon le Financial Times, “quinze autres
entités russes, huit personnes et quatre
avions”. Les États-Unis entendent,
selon la ministre des Finances, Janet
Yellen, entraver “davantage la capacité
de Poutine à armer et à équiper
sa machine de guerre”.
Au début de février, l’Union européenne
a emboîté le pas à Washington
en annonçant des sanctions contre
l’organisation mercenaire russe
pour “atteintes aux droits de l’homme”
en République centrafricaine, au Mali,
au Soudan et en Ukraine. Au total,
détaille la Deutsche Welle,
onze personnes et sept entités liées
à Wagner ont vu leurs avoirs gelés.
Pour Pékin, il n’y a pas
de “piège de la dette”
chinoise en Afrique
●●● “Nous n’acceptons pas l’étiquette
déraisonnable de piège de la dette”,
a juré le ministre des Affaires étrangères
chinois, Qin Gang, en janvier, lors de son
périple en Afrique, face aux accusations
de Washington selon lesquelles la Chine
aurait enfermé certains pays africains
dans un “piège de la dette”.
Un piège qui serait le fruit de contrats
de construction et d’infrastructures
d’envergure qui ont essaimé sur le
continent africain ces dernières années.
La Chine représenterait environ 12 %
de la dette extérieure de l’Afrique, soit
environ 700 milliards de dollars, indique
Bloomberg. D’après le média
économique américain, les coûts
du service de la dette extérieure
de l’Afrique subsaharienne devraient
augmenter de 50 % d’ici à 2026.
Certaines analyses estiment déjà
que 18 des 54 pays du continent auront
du mal à payer ce qu’ils doivent.
70 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

QUI A ENCORE PEUR

reconstruire les infrastructures éner-
gétiques que les Russes détruisent sys-
tématiquement. Plusieurs dizaines de
générateurs ont été offerts à des hôpi-

DE MOSCOU ?
taux par des hommes d’affaires kazakhs.
En janvier 2022, des émeutes antigou-
vernementales ont éclaté au Kazakhstan,
et leur répression a coûté la vie à plus
de 200 personnes. Le président, Kassym-
Jomart Tokaev, a demandé l’aide
de l’OTSC (Organisation du traité de
sécurité collective, voir p. 26), dont la
Russie est la principale force.
Mais le dirigeant kazakh ne pourra
probablement plus compter sur l’aide
de Moscou de sitôt. Et pas seulement à
cause de la yourte de Boutcha. La Russie
Solidaires de l’Ukraine pour la majorité d’entre elles, est également outrée par l’insistance du
les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase Kazakhstan sur l’intégrité territoriale
de l’Ukraine. Elle l’est d’autant plus que
tentent de s’émanciper de l’emprise russe. Tokaev a déclaré qu’il ne reconnaîtrait
jamais l’indépendance des républiques
populaires de Donetsk et de Louhansk.

P
—Deník N (extraits) Prague
eu de choses ont autant exas-
péré la porte-parole du minis-
tère des Affaires étrangères
russe, Maria Zakharova, que
cette yourte. Les Kazakhs
l’avaient installée à Boutcha,
de la Russie que les autres États de
l’ex-URSS. Malgré l’exaspération de
Zakharova, les Kazakhs ont ouvert
une deuxième yourte, à Kiev, le 14 jan-
vier, et leurs diplomates vivant dans la
capitale ukrainienne n’ont pas manqué
l’événement.
16 septembre Si la yourte est la manifestation la plus
Les symboles de guerre russes sous
la forme des lettres Z et V sont interdits
au Kazakhstan, et aucun défilé militaire
ne sera organisé le 9 mai [date à laquelle
est fêtée la victoire soviétique contre
les nazis]. Tokaev ne porte pas davan-
tage la bague que Vladimir Poutine lui a
offerte, ainsi qu’à sept autres dirigeants
de républiques postsoviétiques, lors du

2022
ville devenue le symbole de la visible, elle n’est pas la plus significative. dernier sommet de la Communauté des
brutalité russe en Ukraine. La Dès mars 2022, le Kazakhstan a com- États indépendants (le 27 décembre).
yourte avait été construite pour que les mencé à envoyer des dizaines de tonnes Il y a encore un an, les Kazakhs, qui
habitants aient un endroit où se réchauf- Le sommet d’aide humanitaire à Kiev. Ni chars ni parlent russe et sont influencés par la
fer et manger. Sur un ton d’ultimatum, de l’Organisation mitrailleuses, mais des médicaments et propagande russophone, ne savaient
Zakharova a exigé du ministère des de coopération autres produits de première nécessité. pas de quel côté se trouvait la vérité. Au
Affaires étrangères kazakh qu’il “s’ex- de Shanghai Le caillou dans la chaussure de Moscou printemps 2020, plus de 40 % croyaient
plique”. De telles actions, a-t-elle déclaré, (OCS), qui réunit est que cette initiative a inspiré les à la version des nazis ukrainiens et de
“nuisent considérablement au partenariat l’Inde, la Russie, autres. L’Ouzbékistan a rapidement la menace de l’Otan. Ils n’étaient plus
stratégique entre la Russie et le Kazakhstan”. la Chine, l'Iran, emboîté le pas. Depuis l’automne, les que 19 % à soutenir l’agression russe à
Mais qu’importe la volonté de la Russie le Pakistan Kazakhs aident aussi les Ukrainiens à la fin de l’année dernière.
de faire oublier que l’URSS s’est effon- et quatre pays
drée en 1991. Le processus d’émancipa- d’Asie centrale Les anciennes républiques soviétiques
tion des anciens vassaux de Moscou se (Kazakhstan, Limites Russie Républiques de l’URSS Républiques de l’URSS
poursuit, et “la yourte de l’insoumission”, Kirghizistan, de l’URSS devenues devenues indépendantes (1990)
indépendantes (1991) puis membres de l’UE (2004)
comme l’ont baptisée les Kazakhs, en est Tadjikistan, LITUANIE
l’un des exemples les plus marquants. Ouzbékistan), Océan Arctique
LETTONIE Mer de
Dans une volonté de conserver des s’achève Mer de Béring
ESTONIE Barents
relations correctes, le ministère kazakh à Samarcande.
a répondu à l’injonction de Moscou en Pékin y a affermi
expliquant que ni l’État ni l’ambassade son influence UKRAINE
BIÉLORUSSIE Mer
n’organisaient le montage de yourtes en Asie centrale
Moscou d’Okhotsk
en Ukraine et qu’il s’agissait de l’ini- face à la Russie. RUSSIE
Transnistrie
tiative d’hommes d’affaires kazakhs. L’OCS regroupe
Tout en précisantqu’il n’y voyait rien de aujourd’hui près Mer
Noire
mal. Que, Ukrainiens et Kazakhs étant de la moitié MOLDAVIE Abkhazie
COURRIER INTERNATIONAL

GÉORGIE
des peuples amis, il était juste d’aider le de la population Ossétie du Sud
KAZAKHSTAN
ARMÉNIE Mer du
peuple ukrainien. mondiale. Haut-Karabakh
MONGOLIE Japon
Mer
Le Kazakhstan peut se permettre ce AZERBAÏDJAN Casp.
OUZBÉKISTAN KIRGHIZISTAN
genre d’attitude. Il bénéficie du soutien CHINE
TURKMÉNISTAN TADJIKISTAN 1 000 km
de la Chine et n’est pas aussi dépendant
Avril-mai 2023 Hors-série
De toutes les républiques postsovié-
tiques, la Géorgie est celle qui a le plus
de raisons d’avoir peur. Il y a quinze ans,
la Russie l’a elle aussi agressée et occupe
depuis [environ 20 % de] son territoire.
En mars 2022, les membres du
Parlement ont signé une déclaration
avec leurs collègues de onze autres par-
lements européens pour demander la
livraison d’armes antichars et antiaé-
riennes à l’Ukraine. Mais, au début de
cette année, le gouvernement géorgien
a réagi par la négative à une demande
de Kiev. Que s’est-il passé ?
Neutralité ambiguë
En 2008, juste avant que le pays de
Transcaucasie ne soit attaqué par la
Russie et ne se fasse voler une autre
partie de son territoire [l’Ossétie du
Sud, après l’Abkhazie], Kiev a vendu
des armes à la Géorgie à très bas prix.
Y compris le système antiaérien Bouk.
Aujourd’hui, les Ukrainiens aimeraient
le récupérer, comme les lance-missiles
Javelin que les États-Unis ont donnés aux
Géorgiens en 2008. Contrairement aux
Ukrainiens, les Géorgiens n’ont résisté
que quelques jours aux chars russes.
Bien que les États-Unis lui aient pro-
posé de nouvelles armes en échange,
Tbilissi refuse de partager avec les
Ukrainiens. Il ne fait aucun doute que
Moscou a averti les Géorgiens des
risques qu’ils encouraient. Ainsi, le
ministère des Affaires étrangères géor-
gien s’est contenté de confirmer que
son pays fournissait une aide huma-
nitaire importante et soutenait diplo-
matiquement l’Ukraine. Parallèlement,
la Géorgie soutient les réfugiés ukrai-
niens qui fuient la guerre.
Cette neutralité ambiguë pourrait tou-
tefois ne pas porter les fruits escomptés.
Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, les
Géorgiens ont refusé de se joindre aux
sanctions occidentales, expliquant que
cela menacerait leur sécurité. Volodymyr
Zelensky a réagi en rappelant son ambas-
sadeur en poste à Tbilissi et en accu-
sant le gouvernement géorgien d’aider
Moscou à contourner les sanctions. En
juin dernier, la Moldavie et l’Ukraine ont
obtenu le statut de candidat à l'Union
européenne. Pas la Géorgie.
Après que l’Azerbaïdjan a de nouveau
attaqué le Haut-Karabakh en 2020, l’Ar-
ménie a demandé l’aide des forces de
maintien de la paix russes. Pourtant,
l’année dernière, les habitants du Haut-
Karabakh ont envoyé quelque 14 tonnes
d’aide humanitaire en Ukraine, selon le
site russe Republic.ru. Autrement dit,
les Arméniens sympathisent avec les
Ukrainiens, mais ils ont actuellement
besoin de la Russie.
Officiellement, Erevan se dit neutre,
mais il a ouvertement refusé de recon-
naître l’indépendance des territoires
ukrainiens occupés ou leur annexion
par la Russie. Des volontaires arméniens
travaillent directement en Ukraine. Les
dirigeants, quant à eux, s’abstiennent
de commenter la guerre. La 102e divi-
sion militaire russe occupe la base de
Gyumri (la deuxième ville du pays), en
plus des forces de la paix russes, et éco-
nomiquement les Arméniens ne survi-
vraient pas sans la Russie.
Le plus grand donateur de l’Ukraine
parmi les républiques postsoviétiques
est l’Azerbaïdjan, où les dirigeants et
le peuple affichent à l’unisson leur
opposition à la guerre et leur soutien
à l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
En 2022, l’Azerbaïdjan a envoyé pour
plus de 30 millions de manats [plus
de 16 millions d’euros] d’aide humani-
taire à l’Ukraine. Des ONG aident les
réfugiés, et 90 enfants ukrainiens ont
été accueillis à Bakou à des fins de réé-
ducation. Quarante-cinq transforma-
teurs et 50 générateurs ont été envoyés
à l’automne, et dans la ville ukrainienne
d’Irpin, la diaspora azerbaïdjanaise a
financé la rénovation d’une école. Or
Courrier international 71
Bakou a préféré s’abstenir lorsque l’ONU
a voté pour condamner l’agression russe.
Au lendemain de l’invasion, le pré-
← Devant sident kirghiz, Sadyr Japarov, a qualifié
l'ambassade l’agression contre l’Ukraine de “situation
russe de Géorgie, difficile” et, du point de vue de la Russie,
à Tbilissi, une d’“étape nécessaire” pour la protection des
manifestation russophones du Donbass. Kiev a immé-
contre la guerre diatement rappelé son ambassadeur en
en Ukraine, poste à Bichkek. Les habitants, eux, n’ont
le 12 mars 2022. pas pris le même parti. Ils ont participé
Photo Laetitia à des manifestations contre la guerre, et
Vancon/The New la police leur a conseillé de ne pas se ras-
York Times sembler devant l’ambassade de Russie.
Au bout du compte, le gouvernement
s’est résolu à interdire les symboles mili-
taires russes, et le président Japarov a
même osé annuler un exercice conjoint
de l’OTSC prévu au Kirghizistan. Il
est particulièrement en colère contre
Moscou, qui ne l’a pas soutenu dans un
conflit territorial avec le Tadjikistan.
Le président tadjik, Emomali Rahmon,
est l’un des rares dans l’espace postso-
viétique à prétendre qu’il n’y a pas de
guerre. Le 9 mai 2022, il était le seul
dirigeant étranger à se tenir sans réserve
aux côtés de Vladimir Poutine lors du
défilé à Moscou. Il existe une base mili-
taire russe au Tadjikistan qui offre à
Seule la Douchanbé une protection contre l’Af-
Biélorussie ghanistan voisin. Selon les journalistes
soutient ukrainiens, le Tadjikistan coopère à la
fourniture de drones iraniens à la Russie.
la volonté Le ministère des Affaires étrangères
de Poutine tadjik dément cette information.
de restaurer
l’URSS, Abstention à l'ONU
en permettant Les Turkmènes, quant à eux, tiennent
à l’armée russe à leur neutralité depuis trente ans, et
d’attaquer leurs vastes réserves de gaz les ont libé-
rés de toute dépendance vis-à-vis de la
l’Ukraine Russie. Ils ne s’impliquent pas dans les
depuis conflits et affichent leur réserve même
son territoire. lorsqu’ils votent à l’ONU. Les médias
turkmènes ont interdiction de rendre
compte de la guerre en Ukraine. Lors
du vote d’avril 2022 sur la suspension
de la Russie du Conseil des droits de
l’homme, le Turkménistan s’est abs-
tenu, tandis que les autres républiques
d’Asie centrale, pour ne rien risquer, se
sont prononcées contre.
La Biélorussie est la seule ancienne
république postsoviétique à soutenir
activement la Russie dans sa volonté de
restaurer l’URSS. En mettant une partie
de son territoire à disposition des forces
russes pour qu’elles attaquent l’Ukraine,
elle participe même de facto à la guerre.
Une défaite de Poutine équivaudrait à
une défaite d’Alexandre Loukachenko.
Il est le dernier, au sein de l’OTSC, → 72
72 Courrier international
71 ← à avoir encore le droit d’utiliser
le titre d’allié militaire de la Russie,
et le seul à porter la bague offerte par
Poutine. En 2023, les trois quarts des
exercices prévus de l’OTSC se tiendront
en Biélorussie.
Une partie de la population et le gou-
vernement moldaves se sont rangés
sans la moindre hésitation du côté
de l’Ukraine. En Transnistrie et en
Gagaouzie, deux régions autonomes,
le sentiment prorusse n’a pas changé.
La crainte des représailles
En tenant compte du fait que la Moldavie
est le pays le plus pauvre d’Europe, l’aide
de Chisinau à Kiev est particulièrement
généreuse. Au cours des dix premiers
mois de la guerre, 700 000 réfugiés
ukrainiens sont arrivés en Moldavie,
parmi lesquels 200 000 à pied. La majo-
rité d’entre eux sont partis vers d’autres
pays européens, mais 100 000 sont restés.
Même si l’UE a pris une partie des frais
d’accueil à sa charge, ceux-ci coûtent
cher aussi à la Moldavie, qui a néan-
moins décidé, avant l’hiver, de fournir
à l’Ukraine une importante aide huma-
nitaire tirée directement de son budget.
Comme la Géorgie, la Moldavie a pour-
tant des raisons légitimes de craindre des
représailles russes. Au printemps 2022,
un général russe a déclaré que l’un
des objectifs de l’“opération militaire
spéciale” était de relier la Russie et la
Transnistrie par voie terrestre. Après sa
défaite à Kherson, Moscou est bien loin
de mettre ce plan à exécution. Même les
habitants prorusses de Transnistrie, qui
ont compris qu’il était peu probable que
la Russie leur vienne en aide, ne comptent
désormais plus sur elle. Ici comme ail-
leurs, la Russie a perdu de son poids et
de son autorité.
—Petra Prochazkova
Publié le 17 janvier 2023
SOURCE
DENÍK N
Prague, République tchèque
denikn.cz
“Le journal tchèque
indépendant” : c’est
ainsi que se présente
Deník N – “Le Quotidien N”
(N pour “nouveau”), lancé
symboliquement le jour
du centenaire de la fondation
de l’État tchécoslovaque,
le 28 octobre 2018.
LA RUSSIE VEUT
“METTRE LE FEU”
AUX BALKANS
Alors que l’Union européenne s’étend à l’est
et que Moscou attise les tensions nationalistes
et interethniques dans la région, les Balkans
vont-ils s’embraser ?
—Deutsche Welle (extraits) Bonn
D
ès les premiers jours de l’agres-
sion russe contre l’Ukraine, la
question s’est posée de savoir
si les pays des Balkans, dont la
Bosnie-Herzégovine, seraient
les prochains à subir un scénario à
l’ukrainienne. Les experts en sécurité
ont estimé alors que l’influence de la
Russie sur les Balkans occidentaux
n’était pas à négliger, bien que la situa-
tion en Bosnie-Herzégovine ne soit pas
SUR NOTRE SITE comparable à celle de l’Ukraine.
courrierinternational.com Dans ses prévisions pour cette année,
l’agence de presse publique russe Ria
La Moldavie Novosti a estimé que “la situation au
sera-t-elle Kosovo et dans les Balkans en général
la prochaine risque[rait] d’être explosive”. En ce qui
cible d’une concerne l’Union européenne, Ria
invasion russe ? Novosti y prévoit des agitations et des
Le 2 février, bouleversements tout au long de 2023,
le ministre car “l’UE a décidé de s’étendre à l’est au
des Affaires détriment du territoire russe, considé-
étrangères russe, rant que ce qui se passe en Ukraine était
Sergueï Lavrov, son affaire et non pas celle de la Russie”.
a mis en garde L’ambassadeur russe en Serbie,
l’Occident contre Aleksandar Botsan-Kharchenko, a réi-
la tentation téré ses menaces, avertissant que la
de faire de candidature de la Bosnie-Herzégovine
la Moldavie à l’UE, approuvée à la fin de 2022, était
une “deuxième “dangereuse, car elle entraîner[ait] néces-
Ukraine”. sairement la suspension des liens et de
Une revue la coopération entre la République serbe
de presse à lire [Republika Srpska, entité serbe de Bosnie-
sur notre site. Herzégovine] et la Fédération de Russie”.
Hors-série Avril-mai 2023
Dans la foulée, le président de
la Chambre des représentants du
Parlement de Bosnie-Herzégovine,
Nebojsa Radmanovic, a plaidé pour
“davantage d’influence russe en Bosnie”,
compte tenu de l’importance culturelle
de la Russie dans le monde et des affini-
tés qui la lient aux Serbes. Radmanovic
conclut : “Il n’y a pas d’influence néfaste
russe en Bosnie-Herzégovine. C’est le sem-
piternel poncif politique des services de
renseignements.”
Récemment élu à la présidence de
la République serbe et l’un des rares
officiels à rencontrer régulièrement
Vladimir Poutine, Milorad Dodik est plus
direct. Pas plus tard qu’en juin 2022, il lui
a rendu visite en marge du Forum éco-
nomique organisé à Saint-Pétersbourg,
ainsi qu’en septembre de la même année,
à la veille des élections générales en
Bosnie-Herzégovine.
“L’influence russe en Bosnie-Herzégovine
n’est pas néfaste. Je suis venu entendre les
préoccupations des Russes sur la situa-
tion politique des années futures, et ce afin
d’ajuster ma politique au temps à venir”,
a déclaré Dodik à Saint-Pétersbourg
après une longue tirade contre l’Oc-
cident, l’UE, les États-Unis et le haut
représentant de la communauté inter-
nationale en Bosnie-Herzégovine.
En regard des prévisions des médias
russes pour 2023, Darko Trifunovic,
analyste militaire et directeur de
l’Institut pour la sécurité nationale et
Avril-mai 2023 Hors-série Courrier international 73

internationale de Belgrade, signale des Nord et au Monténégro, par le biais de SOURCE

dizaines d’“experts” et de “journalistes” réseaux présents en Serbie, et qu’ils ne
au service du Kremlin qui tentent, sur les renonceront pas à déstabiliser ces pays. DEUTSCHE WELLE
chaînes de propagande russe, de diviser Tout repose sur les populations, qui ont Bonn, Allemagne
les sociétés des États balkaniques et de accepté de ‘jouer’ le jeu de la Russie pour dw.com
provoquer des troubles et des conflits. mieux étendre son influence.” Il est impor- Créée en 1953, cette radio
Trifunovic remarque que les ser- tant de surveiller et de détecter les pro- en 30 langues a l’ambition,
vices russes ont mis sur pied un vaste tagonistes russes, avertit-il. à l’instar de RFI, de “présenter
réseau dans les Balkans, qu’ils financent “La situation politique en Bosnie- l’Allemagne à l’étranger
eux-mêmes. Ils disposent également Herzégovine [pays souffrant d’un État en tant que nation culturelle
de collaborateurs locaux : des agents, central faible et du pouvoir fort des enti- européenne”. Aujourd’hui,
des journalistes, de prétendues orga- tés le composant : la Fédération croato- la DW diffuse également
nisations non gouvernementales, des bosniaque et la République serbe] favorise des programmes de télévision.
sites web, des ambassades. Ils ont éga- les tensions qui peuvent se transformer Le siège de la radio est à Bonn ;
lement recours à des contacts liés au en conflit, mais l’aide de la communauté ↓ Dessin celui de la télé, à Berlin.
crime organisé. internationale empêcherait un tel scéna- de Vlahovic, Elle est financée par des fonds
rio”, affirme Dizdarevic. Serbie. publics de l’État fédéral.
La fabrique de la peur Selon lui, le système de sécurité de
Trifunovic affirme que les objectifs la Bosnie-Herzégovine ne doit pas
des “activités” de la Russie en Serbie être sous-estimé. Il a révélé que des
seraient de “maintenir le statu quo au experts en sécurité de Serbie, Bosnie-
Kosovo, moyennant un soutien occulte au Herzégovine, Monténégro, Macédoine
nationalisme grand-albanais et aux opi- du Nord, Kosovo et Croatie se retrouvent
nions politiques extrêmes, afin d’inciter des régulièrement aux conférences interna-
conflits et incidents interethniques, d’en- tionales pour échanger des infor-
tretenir le sentiment de peur au sein de mations et des opinions sur le
la minorité serbe du Kosovo, de soutenir réseau opérationnel russe et pré-
l’islamisme extrême, de saborder l’entrée venir les scénarios envisagés par
de la Serbie dans l’UE et l’Otan, et ainsi les services russes.
de renforcer l’influence de la Russie”. Il —Vera Soldo
estime : “ Une fois encore, la Russie tente Publié le 7 janvier 2023
de mettre le feu aux Balkans.”
Sandi Dizdarevic, professeur de psy-
chologie en criminologie et spécialiste
de la sécurité, estime que la peur fabri-
quée délibérément fait partie du système
de propagande russe, soulignant qu’il n’y
a pas d’influence directe de la Russie au
Kosovo et en Bosnie-Herzégovine.
“L’ouverture de nouvelles zones
de conflits, comme au Kosovo et
en Bosnie-Herzégovine, convient
à Moscou, son principal objectif
étant de détourner l’attention de
l’Ukraine et de la Russie vers les
Balkans, car la Russie se trouve
déjà dans une situation écono-
mique difficile, est en proie à des
problèmes militaires, logistiques et
autres”, souligne Dizdarevic. Il
estime qu’activer les points chauds
dans des Balkans mènerait à faire
entrer l’Europe dans une sorte de
guerre. “Les pays de l’UE seraient
contraints de s’occuper des réfu-
giés, des négociations et des actions
humanitaires, ce qui détournerait
l’attention de la Russie”, conclut
Dizdarevic.
Il rappelle que “les services
russes ont eu une influence et
une implication directe dans la
vie politique en Macédoine du
74 Courrier international Hors-série Avril-mai 2023

À voir À lire
Corée du Nord : la dynastie nucléaire
(France Télévisions, 2022, disponible en replay)
Kim Jong-un est le dernier représentant d’une dynastie
de dictateurs qui règne depuis soixante-dix ans
sur la Corée du Nord. Il s’est affranchi
de toutes les lois internationales et son pays est désormais
une puissance nucléaire incontrôlable.
Regards sur la dictature la plus fermée du monde.

Face à Poutine
(Arte, à partir du 21 mars 2023) Les Ambitions inavouées Mégamenaces. La Russie en Afrique.
Jusqu’à l’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, de Thomas Gomart Dix dangers qui mettent Une grande puissance
les gouvernements occidentaux ont tenté en vain de contenir (Tallandier, 2023) en péril notre avenir, renaissante ou un
la menace Poutine. De nombreux acteurs clés, L’historien Thomas Gomart, et comment leur survivre prétendant belliqueux?
de David Cameron à Volodymyr Zelensky, directeur de l’Ifri, décrypte de Nouriel Roubini de Samuel Ramani
racontent une décennie d’hésitations et d’errements neuf grandes stratégies (Buchet-Chastel, 2023) (Oxford University Press,
aux conséquences dramatiques. géopolitiques. Menées par Le “Docteur Doom” de 2023, en anglais)
des puissances mondiales, ces l’économie analyse les grands Ce chercheur analyse
Guerre au Mali, coulisses d’un engrenage ambitions cachées percutent enjeux qui s’annoncent, les facteurs qui ont permis
(LCP, 2023, disponible en replay) le champ d’action de la France, et révèle comment les à la Russie de passer du statut
En 2012, le nord du Mali tombe aux mains des groupes armés qui ferait bien de rompre avec menaces se chevauchent et d’acteur marginal à celui d’une
djihadistes. L’opération française Serval libère le territoire son “nombrilisme stratégique”. se renforcent mutuellement. grande puissance en Afrique.
occupé, mais la crise malienne était plus profonde. Et ce qui
se joue aujourd’hui dans ces territoires, après plus d’un siècle
annonce un autre monde.

À écouter
Géopolitique (RFI) Les Hommes de Poutine. Ce bon Staline Erdogan, le nouveau sultan
Chaque week-end, Géopolitique parcourt les grandes régions Comment le KGB s’est de Victor Erofeev de Can Dündar
du monde auxquelles sont associés des enjeux majeurs. emparé de la Russie avant (Albin Michel, 2004) (Delcourt, 2022)
Marie-France Chatin invite au débat chercheurs et experts, de s’attaquer à l’Ouest L’auteur raconte son “enfance Vivant en exil à Berlin
pour expliquer les mécanismes qui régissent les rapports de Catherine Belton stalinienne heureuse” depuis 2017, condamné
entre les sociétés et leur environnement. (Talent Éditions, 2022) et rend hommage à son père, en Turquie à vingt-sept ans
Cette ex-correspondante un apparatchik dévoué corps de prison, l’ex-directeur de
Conflits, les podcasts du Financial Times à Moscou et âme à sa patrie socialiste. la rédaction de Cumhuriyet,
La revue de géopolitique Conflits propose plusieurs podcasts, livre une enquête fouillée sur Jusqu’à l’année 1979. qui vit désormais en exil,
de la géopolitique à la philosophie politique, la façon dont le KGB a pris les Un récit qui dresse le bilan dévoile dans cette biographie
en passant par l’histoire et la stratégie. Accessibles commandes en noyautant les d’une longue période illustrée le parcours et la
sur toutes les plateformes de téléchargement. milieux d’affaires de l’ex-URSS. de l’histoire russe. personnalité du président turc.

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paritaire 0727 C 82101. ISSN 1169-114X “Blue Angel”.
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