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POLITIQUE DE DÉFENSE DES GRANDES PUISSANCES – POL 5521-50

- HIVER 2024 –

Professeur : BARTHE Sébastien Auxiliaires : MORISSETTE Matis


TOURRET Vincent

Contexte et Scénario de crise


« TRAFALGAR EN MER NOIRE »

Département de science politique

Université du Québec à Montréal

Table des matières


Cadre de négociations : Un Conseil de Sécurité de l’ONU profondément réformé...............................1
Première partie : prologue – La mer Noire, laboratoire des ordres internationaux passés et en
devenir..................................................................................................................................................2
Seconde partie : La Mer Noire, un magot maritime dans la tourmente géopolitique...........................6
Troisième partie : La Mer noire, le statut maritime d’un lac soviétique, otanien, turque ?..................8
Quatrième partie : la donne humanitaire, la Mer Noire comme porte d’entrée de mondes en guerre
.............................................................................................................................................................14
Cinquième partie : La Mer de toutes les crises....................................................................................16
Cadre de négociations : Un Conseil de Sécurité de l’ONU
profondément réformé

Le premier octobre 2021, le Conseil de Sécurité de l’ONU vit sa plus grande réforme depuis sa
création : le droit de veto, souvent décrié[1], réservé aux 5 « vainqueurs » de la 2e guerre mondiale,
aux « P5 », est supprimé́. A partir du 9 Novembre, la réforme entra en vigueur, et les résolutions
doivent désormais être votées à la majorité aux deux tiers pour avoir une valeur coercitive. Aucun
État, si puissant soit-il, ne peut à présent s’opposer seul à une décision du CSNU en empêchant son
adoption par un vote contre.
La réforme va encore plus loin ; en plus des 5 États membres permanents du Conseil elle prévoit 6
États élus pour un mandat de deux ans (au lieu de 10 par le passé), et 6 à 12 États qui peuvent être
appelés à siéger spécifiquement à la demande du ou de la Secrétaire Général-e de l’ONU, lorsque
leur présence et leur participation aux négociations apparait comme pertinente. Pour qu’une
résolution soit adoptée, celle-ci doit obtenir au moins deux tiers des voix du quorum en sa faveur.
Les premières réunions d’urgence du Conseil de Sécurité réformé, portant sur les résurgences de la
crise afghane et l’instabilité régionale qui l’accompagnait, ont largement porté leurs fruits. Les
différentes délégations des États membres du CSNU réunies à Montréal en novembre 2021 pour 4
sessions extraordinaires sont parvenues à ramener l’ordre, rétablir une aide humanitaire, éviter un
bain de sang au Tadjikistan et en Ouzbékistan, stopper l’islamisme radical dans la région, éviter tout
acte mal intentionné au sein du Conseil (espionnage, attentat, usages de mercenaires, tentative
d’assassinat de délégué-e...) et évidemment éviter un conflit entre puissances exogènes2.
Après les succès diplomatiques, humanitaires, économiques et politiques rencontrés par ce Conseil
de Sécurité réformé, le nouveau format de cet organe décisionnel majeur a été maintenu pour
résoudre une autre crise d’envergure, celle que le Cameroun a rencontré fin février 2022[2]. Réuni
une fois de plus à Montréal pour quatre semaines de négociations, le CSNU a pu capitaliser sur ses
succès antécédents pour résoudre les problématiques politiques, humanitaires, sociales et
idéologiques, même si ces succès coûtèrent la vie à plusieurs centaines de civils ainsi que de casques
bleus et blancs.
Huit mois plus tard, alors que le monde est à nouveau au bord du précipice, que les intérêts des
grandes et des « moyennes » puissances s’entrechoquent, que les enjeux balistiques, humanitaires
et environnementaux se multiplient, les membres du Conseil de Sécurité ont difficilement fait face
aux enjeux protéiformes dans le Golfe d’Aden. Les multiples conséquences de cette crise et de sa
gestion se font aujourd’hui ressentir un peu plus au Nord, des pourtours du Canal de Suez à
l’ensemble de la région, de la Tripolitaine au Levant.
Signe d’une déstabilisation grandissante de l’ordre international « libéral » de l’après-guerre froide,
c’est ensuite une attaque terroriste de grande ampleur dans le canal de Suez qui faillit mettre à feu
et à sang la communauté internationale. Le CSNU, fort de son nouveau mode de fonctionnement, a
cependant réussi, encore une fois, à juguler les conséquences humanitaires et sécuritaires d’une
telle agression.
La crise actuelle s’inscrit à la fois dans la continuité de l’actualité internationale de ces derniers mois,
et des évènements contenus dans ce crisis mode universe.

1
Première partie : prologue – La mer Noire, laboratoire des ordres
internationaux passés et en devenir.

Souvent remisée à un rang de périphérie de l’Europe, étendue maritime virtuellement enclavée par
les détroits du Bosphore, la Mer Noire a souvent été la « grande oubliée » des équilibres
stratégiques européens1. Elle a pourtant été pendant la grande partie de son histoire l’un des
débouchés naturels du cœur de l’Europe occidentale, intimement liée à l’essor de la civilisation
hellénistique et aux fructueux commerces de la soie, port d’attache des navires génois et porte
d’entrée des invasions mongoles et de la peste au Moyen-Âge. Petite méditerranée de « poche » elle
incarne la « mer chaude » par excellence, entre désir d’ouverture sur le monde et théâtre de
violence inouïe pour s’en assurer le contrôle. À ce titre, la mer Noire est l’un des enjeux et même
l’un des mythes fondateurs du projet impérial russe qui s’est structuré à la fois par la crainte d’une
invasion extérieure et par une ambition de rayonnement dans les affaires du monde, que ce soit au
nom de l’orthodoxie, du communisme ou simplement pour l’attrait du statut de grande puissance.
L’annexion de la Crimée par Catherine II en 1783 va ainsi transformer cette région du monde en
l’une des lignes de fracture de la compétition entre l’Europe occidentale et la Russie. Elle fit de la
Mer Noire l’un des vecteurs principaux de l’expansion russe dans son étranger proche. Son contrôle
permet en effet de contourner les vastes étendus ukrainiennes, les obstacles des larges fleuves
polonais et des montagnes des Carpathes. La Mer Noire, c’est déjà menacer les Balkans ; c’est
ensuite inquiéter le contrôle de la Méditerranée orientale et son fructueux commerce maritime vers
l’Asie ; c’est enfin la possibilité de réécrire l’histoire du Moyen-Orient.

De 1783 aux guerres mondiales, ce « grand jeu » entre l’Europe et la Russie va ainsi ressembler à une
partie de « yo-yo » entre poussées russe contre l’Empire Ottoman et réaction britannique et
française pour lui barrer la route. Parallèlement à ce bras de fer impérial, la région est également le
berceau des premières guerres de libération nationale et malheureusement, des premiers grands
déplacements de population et des génocides du 20 e siècle. Indépendance grecques (1830),
roumaine (1877) et bulgares (1908), massacre des Arméniens et des populations assyriennes en
Turquie à la fin de la première guerre mondiale, déportation staliniennes des Tchétchènes et Tatar…
la Mer Noire et sa périphérie rassemblent déjà les grands défis de la sécurité humaine et des
différents projets de State-building pour contrôler ses populations.

1
Thierry Buron, « La mer Noire : l’oubliée de l’Europe », Conflits, 22 décembre 2021,
https://www.revueconflits.com/la-mer-noire-loubliee-de-leurope/

2
Source : Malcolm Edward and Shaw, Stanford Jay, « The dissolution of the Ottoman Empire, 1807–1924 », Encyclopedia
Britannica, Inc. 11 janvier 2024.

La résolution de ces multiples conflits en fit ainsi un laboratoire du droit international pour la gestion
des espaces communs, de l’humanitaire et des questions posées par le besoin de mécanismes de
sécurité collective. L’expédition navale conjointe entre Français, Britanniques et Russes de 1827 est
en effet présentée comme l’une des premières applications de la « responsabilité de protéger » les
populations civiles. La guerre de Crimée de 1853 qui vit une intervention franco-britannique assiégée
Sébastopol pour empêcher une victoire russe contre l’empire ottoman, est ainsi souvent décrite
comme l’une des premières interventions « modernes », expéditionnaire et punitive, contre une
puissance jugée révisionniste de l’ordre international. De la même manière, la Mer Noire est
également le cadre de la première application du droit de la mer dans un traité international avec la
convention de Montreux de 1936 qui est venu régir le passage des détroits turcs.

3
Source :
« Cold War Maps – Frameworks for America's Past »,accédé le 10 janvier 2024,
https://fasttrackteaching.com/ffap/Unit_11_Cold_War/U11_Cold_War_Maps.html

Après deux siècles de bouleversements, la fin de la seconde guerre mondiale avait semblé résoudre
la question de la Mer Noire pour la Russie, mais pas pour l’Europe. « Gelée » par la mainmise de
l’URSS et ses satellites roumain et bulgares, elle était devenue le lac russe dont l’Empire des Tsar
avait rêvé, un « glacis » protecteur vis-à-vis de l’OTAN qui se retrouvait acculée à une posture
défensive en Turquie. Désormais sécurisée, la Mer Noire abritait plus de 300 navires militaires
soviétiques, soit une flotte principale basée à Sébastopol, une flottille indépendante sur le Danube et
une escadrille patrouillant en permanence en Méditerranée. C’est à partir de la Mer Noire que
l’URSS soutenait sa stratégie envers les pays émergents du Moyen-Orient, du Maghreb et d’Afrique.
C’est en Mer Noire également qu’elle produisait les porte-avions devant à terme, lui ouvrir « l’océan
mondial » face à l’Amérique. La Mer Noire, comme le canal de Suez pour l’Empire britannique ou
celui du Panama pour les États-Unis, était l’attribut, la clé de l’hégémonie soviétique dans le reste du
monde.

4
Source : Mark Gaelotti, « Putin's Wars », Bloomsburry Publishing, 8 novembre 2022.

La chute n’en fut que plus rude pour la région avec la fin de l’URSS en 1989. Le Caucase et les
Balkans s’embrasèrent à nouveaux entre conflits ethniques et interventions des grandes puissances,
occidentales en ex-Yougoslavie et russes en Moldavie, en Géorgie ou en Tchétchénie. Ces conflits,
infra-étatiques ou de faible intensité furent cependant pensées jugulées ou de moindre importance
pour les équilibres mondiaux. L’intégration de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’OTAN en 2004
sembla même apporter un regain de stabilité. Pourtant sur le pourtour de la Mer Noire, dans les
anciennes terres de l’empire soviétique, un enchevêtrement d’alliances et d’enclaves
sécessionnistes se mirent progressivement en place à la suite de guerres civiles, ethniques, etc. :
Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh. Cet étrange « chaos contrôlé » dissimulait en
fait des griefs revanchistes profonds et des appétits de puissance qui s’affirmèrent au fur et à
mesure du déclin de l’influence occidentale fragilisée par les crises économiques et celles morales de
ses interventions contre-terroristes. La montée en puissance des États-Nations de la région, turc,
russe, iranien, a ainsi donné court à une course à la militarisation de la région et ses accès au dépend
des tentatives de stabilisation de l’OTAN. La Turquie, pourtant pièce maitresse de l’Alliance, rêve
ainsi de restaurer sa « patrie bleu », la partie maritime de son territoire national que ses voisins lui
auraient volé après la première guerre mondiale. L’Iran, isolé depuis sa révolution cherche à tout
prix des débouchés et à crédibiliser sa dissuasion contre Israël et les États-Unis. L’accès à la Mer
Noire par la Caspienne et son contrôle du Hezbollah libanais bordant la Méditerranée lui donnent
espoir d’atteindre ces objectifs. La Russie enfin, toujours épris de son désir d’atteindre les « mers
chaudes », a repris sa marche vers le sud, intervenant en Géorgie, en Syrie et en Ukraine jusqu’à
accepter le prix d’une guerre ouverte contre Kiev en 2022.

C’est donc un « éternel retour » géopolitique qui semble saisir la Mer Noire alors que la décennie
2020 s’enfonce dans la guerre européenne la plus destructrice depuis la seconde guerre mondiale. Il
revient donc à vous, chers délégués, de permettre à la Mer Noire de redevenir un carrefour
d’échange et de coopération ou de la condamner à servir de ligne de front entre l’Ouest et l’Est.

5
Seconde partie : La Mer Noire, un magot maritime dans la
tourmente géopolitique.

La région de la Mer Noire représente un ensemble dépassant les 320 millions de personnes pour 187
milliards de dollars de PIB2. Plus de 50 000 navires la naviguent continuellement tant celle-ci s’est
imposée comme l’une des artères mondiales des flux énergétiques et frumentaires. Elle apparaît à
ce titre comme le véritable « guichet » des ressources nécessaires au bon fonctionnement de
l’Europe. 3% de la production de pétrole mondiale, qu’elle soit russe ou en provenance de la Mer
Caspienne, transite ainsi par le détroit d’Istambul. 2 millions de barils de pétroles par jour sont
exportés des ports russes (sur 11 millions de barils au total). Jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, 80% du
gaz et du pétrole russes importés en Europe la traversait. La Mer Noire est parcourue par
d’important oléoducs, Southstream (incomplet), Blue Stream (2005) et Turkstream (fini en 2020)
faisant de la Turquie un « hub » critique pour les exportations russes (dont elle dépendait à 34%
pour ses propres approvisionnements en 2019) mais également azerbaïdjanaises. Avec la guerre en
Ukraine, ces flux russes se sont réduits mais ne se sont pas taris. Ils continuent en effet de nourrir les
économies hongroise, serbe pendant que la Turquie se livre à un fructueux commerce « indirect »
d’hydrocarbures russes dans la région. La Bulgarie, qui n’a pas apprécié d’être coupé abruptement
de ses approvisionnements russes en gaz et pétrole alors qu’elle sert de transit pour la Hongrie et la
Serbie a de même institué une taxe à hauteur de 20% de la valeur des flux russes la traversant.

Source : « Major russian gas pipelines to europe »,


https://en.wikipedia.org/wiki/File:Major_russian_gas_pipelines_to_europe.png

2
Ausrine Armonaite, « The Black Sea Region: Economic And Geo-Political Tensions », Nato Parliamentary
Assembly report, 20 novembre 2020.

6
D’importants gisements d’hydrocarbures sont également situés sur ses pourtours créant autant
d’opportunités que de rivalité entre pays-riverains ; la Russie par exemple a dérobé, grâce à
l’occupation de la Crimée, une partie importante de la zone économique exclusive (ZEE) ukrainienne.

La guerre en Ukraine a également souligné l’importance des exportations de grains dans l’économie
mondiale. Celles ukrainiennes et russes représentent un quart de la production mondiale (7% et 18%
respectivement), 70% des importations égyptiennes, 74% de celles turques 3. L’Ukraine s’est hissé à
la troisième place des exportateurs de blé et à la quatrième pour le maïs4. Or, l’Ukraine exporte à
95% de ses grains par la Mer Noire, dont 50% pour le blé. 40% de ses livraisons sont de plus à la
destination du Moyen-Orient et de l’Afrique à partir de son port d’Odessa 5. Si ces exports venaient à
être perturbés ou faire l’objet d’un blocus, c’est donc un pan entier de l’économie ukrainienne qui
s’effondrerait, impactant négativement la sécurité alimentaire de plusieurs pays en développement.
Si les Ukrainiens ont réussi pour l’instant à empêcher un blocus maritime total de leurs pays et à
préserver leurs exports, leur situation demeure précaire, tant en mer qu’à Odessa, régulièrement
visée par des frappes russes.

Source : « Infographic: Russia, Ukraine and the global wheat supply », 17 février 2022,
https://www.aljazeera.com/news/2022/2/17/infographic-russia-ukraine-and-the-global-wheat-supply-interactive.

Les enjeux économiques de la Mer Noire peuvent ainsi être résumés à la manière d’une capture ou
de pertes de flux d’échange, notamment une fois remis dans le cadre des « routes de la soie »
chinoises ou BRI (Belt and Road Initiative). Jusqu’à présent, la Mer Noire était plutôt un espace
oublié de l’expansion commerciale chinoise. Les projets en Roumanie et en Bulgarie ne se sont en
effet jamais concrétisés ou ont échoué malgré les investissements. De la même manière, la relation
entre la Chine et l’Ukraine, opportuniste et instrumentale, n’a jamais pu s’approfondir du fait de la

3
« Infographic: Russia, Ukraine and the global wheat supply », 17 février 2022,
https://www.aljazeera.com/news/2022/2/17/infographic-russia-ukraine-and-the-global-wheat-supply-
interactive.
4
Karen Braun, « Ukraine's rising role in grain exports complicates impact of crisis », Reuters, 26 janvier 2022.
5
« Infographic - Ukrainian grain exports explained », European Council, 22 janvier 2024.

7
proximité entre Pékin et Moscou6. La guerre en Ukraine a donc paradoxalement remis en avant l’un
des trajets de la BRI, appelés le « Corridor central » ou Middle Corridor. Son intérêt est d’éviter le
territoire russe et donc, potentiellement, des déstabilisations pour les flux commerciaux chinois ou
des condamnations pour violation des sanctions occidentales contre la Russie. La région de la Mer
Noire est l’une des grandes gagnantes de ce retracé, donnant une importance nouvelle à l’initiative
chinoise « 17+1 » lancée en 2019 qui réunit dans une même plateforme l’ensemble des Balkans, des
pays baltes et de l’Europe centrale. Cette dernière pourrait redonner une importance au projet de
modernisation du port bulgare de Varna 7. Les Turcs et leurs alliées géorgiens et azerbaïdjanais tirent
encore une fois de plus leur épingle du jeu en avec l’édification en 2017 de la ligne ferroviaire Baku-
Tbilisi-Kars8. Elle sert ainsi le grand dessin d’Ankara d’un espace panturc en Asie centrale, réunis
autour d’une culture et d’une langue commune et intégré économiquement grâce aux flux chinois.

Source : Emil Avdaliani, « The Rebirth of the Middle Corridor », Caucasus Watch, 22 juin 2022.

On le comprend, l’intérêt économique de la Mer Noire est tout à la fois crucial comme sous-exploité.
Une « communauté économique » a bien été instituée en 1992 mais celle-ci dispose d’une influence
très limitée. La cause principale de cette sous-performance de la Mer Noire a toujours été son statut
sécuritaire délicat, qui s’il ne l’a pas confiné à être une mer fermée, l’a profondément militarisée au
dépend de son essor économique.

6
Richard Weitz, « China and the Black Sea Region: A Bridge Too Far? », MEI, 16 septembre 2020.
7
Alexandra Martin, « China In The Broader Black Sea Region », Globsec, mars 2021.
8
Emil Avdaliani, « The Rebirth of the Middle Corridor », Caucasus Watch, 22 juin 2022.

8
Troisième partie : La Mer Noire, le statut maritime d’un lac
soviétique, otanien, turque ?

Comme expliqué dans notre introduction, la Mer Noire a fait comme défait les empires ottomans,
russes et soviétiques. Tous ont fait de sa maîtrise l’un des ressorts de leur puissance mais tous ont
dû également reconnaître leur liberté de navigation réciproque au risque de la fermer aux échanges
et donc à leurs capacités de projection dans le reste du monde. Les Ottomans avait déjà monnayé le
libre passage de leurs détroits en gage de protection. La Russie blanche comme rouge s’était ensuite
résignée à l’occuper sans toutefois l’interdire totalement aux marines étrangères par peur de ne
pouvoir déboucher sur la Méditerranée. Le paradoxe est ainsi que la Mer Noire ne connait pas
d’eaux internationales mais que son accès l’est, entraînant – au contraire des Grands Lacs ou de la
Mer Caspienne – l’application du principe de libre navigation en son sein. Ce compromis sera institué
par la Convention de Montreux dont la dernière version, celle de 1936, est toujours valide
aujourd’hui. Celle-ci institue un régime spécial, international, pour les détroits turcs9 en contrepartie
de leur remilitarisation par Ankara. La Turquie reprend le contrôle plein et souverain du passage
mais en échange elle devient l’ultime garante de la liberté de navigation à travers celui-ci. L’accès à
la Mer Noire de la marine marche est ainsi protégé tout autant que pour les marines militaires
riveraines. Celles non-riveraines doivent notifier à la Turquie leur désir de traverser, ne pas excéder
21 jours de navigation et ne pas dépasser un tonnage supérieur aux deux-tiers du tonnage total des
flottes riveraines. La Turquie, si elle se sent menacée, peut également constater un « état de
guerre » dans la région et verrouiller le canal aux navires de guerre – ce qu’elle effectua le 27 février
202210. Le traité a pu autant perdurer parce qu’il satisfait toutes les parties. La Russie obtient la
garantie de disposer de la flotte la plus importante de Mer Noire (sauf si un riverain parviendrait à la
dépasser). La Turquie devient un arbitre stratégique de la région, devenant absolument
incontournable. Les puissances occidentales, du moins européennes, ont l’assurance avec une
Turquie dans l’OTAN d’avoir mis un frein à l’expansion maritime russe en Méditerranée.

9
Didier Ortolland, « L’application du droit de la mer à la mer Noire et à la mer Caspienne », Relations
internationales, n° 187, mars 2021.
10
Marie Jégo, « Guerre en Ukraine : la Turquie verrouille les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux
navires russes », Le Monde, 3 mars 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/03/guerre-
en-ukraine-la-turquie-verrouille-ses-detroits-aux-navires-russes_6115976_3210.html

9
Cette situation, de jure, est pourtant malmenée depuis l’effondrement de l’Union Soviétique avec le
basculement de l’équilibre maritime à l’avantage de l’OTAN et l’affirmation de puissance de
plusieurs états riverains. Les marines bulgares et roumaines ne sont pas en effet, à elles seules, des
menaces sérieuses pour la marine russe, mais l’intégration de leur territoire à l’OTAN transforme la
mer Noire en un espace contesté, potentiellement vulnérable à des frappes américaines. Ces
évolutions géopolitiques se combinent en effet à une révolution militaire, celle des frappes de
précision, qui neutralise largement les contraintes géographiques d’autrefois. Un missile, qu’il soit
tiré depuis la terre, la mer ou l’air, se soucie en effet peu du franchissement d’un détroit maritime. Il
y a donc un vrai risque de verrouillage « indirect » de la Mer Noire par la mise en place de système
de frappe à longue portée et de batterie anti-aérienne de part et d’autre capable de menacer la
navigation maritime et aérienne.

10
Ces développements ont particulièrement motivé les velléités russes et turcs dans la région de
redessiner à leur avantage leurs frontières terrestres ou maritimes.

L’annexation de la Crimée en 2014 s’inscrit dans cette dynamique avec la peur russe d’être ainsi
coupé de la Mer Noire. Il fallait contrôler la péninsule, véritable porte-avion terrestre, au risque de
voir se mettre en place en Roumanie un bouclier anti-missile américain. La Russie s’est ainsi efforcée
dans les années 2010 de faire de la Mer Noire un « bastion ». Le « bastion » ou « A2/AD » dans son
interprétation américaine est un vieux concept soviétique souhaitant protéger les moyens de frappe
russe d’une attaque extérieure pour mieux permettre à ceux-ci de menacer en retour des agresseurs
potentiels (schéma ci-dessus). Le contrôle de la Crimée, de ses installations portuaires, radars et
aérodromes était donc crucial pour réaliser un tel projet. La situation qui en résulte est une grave
atteinte, cela va sans dire, à la souveraineté et intégrité territoriale ukrainiennes, mais surtout de la
liberté de navigation : les ports ukrainiens de la Mer de Kertch (jusqu’à leur occupation en 2022)
étaient virtuellement en état de blocus par la Russie. À plus long terme, cette expansion russe a
nourri les discours les plus radicaux en Russie, entretenant le projet impérial de constituer une
« Novorossiya» (Nouvelle Russie) dans la partie Est et le littoral de l’Ukraine. La perception que l’État
ukrainien est une construction artificielle aux mains d’un « occident collectif » a ainsi entraîné la
Russie dans la guerre qui depuis deux ans, ravage son économie et son armée.

11
Légende : Après une année 2022 se terminant par un fort avantage ukrainien, l’échec de la contre-offensive ukrainienne
dans la région de Zaporizhzhia de juin à septembre 2023, a redonné l’initative à Moscou qui cherche, depuis octobre 2023
à épuiser la défense ukrainienne.

Dans une logique similaire, motivée par des désirs révisionnistes et la crainte de voir ses débouchés
maritimes verrouillées, la Turquie s’emploie à sanctuariser son espace maritime proche. Sous le
terme de « Mari Vatan », la « patrie bleue », les turcs cherchent à neutraliser et éventuellement
réoccuper plusieurs des îles grecques de la Mer Égée comme elle avait pu le faire pour le nord de
Chypre en 1974. La Turquie estime en effet que la première guerre mondiale l’a privé de la
prolongation naturelle de son territoire au bénéfice de ses voisins, principalement les Grecs. Elle a
donc initiée une modernisation en profondeur de ses forces maritimes et terrestres, a acheté des
batteries anti-aériennes russes et a énormément investi dans les drones de surveillance et de
frappe11. Sa posture « d’activisme militaire »12 l’a ainsi conduit à intervenir unilatéralement en Syrie,
en Libye et en Azerbaïdjan, renforçant ainsi son emprise sur une sorte d’étranger proche à la turque.
Si elle est formellement un pays membre de l’OTAN, elle ne cache plus une certaine neutralité
hostile envers ses alliés, qui s’exprime aujourd’hui dans sa position non-alignée sur le conflit en
Ukraine.

11
Cem Gürdeniz, « Le Mavi Vatan : quelle vision maritime pour la Turquie ? », DSI, 22 juin 2021.
12
Vincent Tourret, « La stratégie aéroterrestre turque en quête d’une doctrine nationale », DSI, 8 juin 2021.

12
Source : Cem Gürdeniz, « Le Mavi Vatan : quelle vision maritime pour la Turquie ? », DSI, 22 juin 2021.

Face à ces développements, la position de l’Union Européenne et de l’OTAN est plutôt minimale
voire passive, ne sachant pas si la Mer Noire est une frontière à surveiller ou un espace à intégrer. Il
faut souligner que les dissensions sont nombreuses (de la part des Turcs mais également des
Bulgares) sur les attitudes à adopter vis-à-vis des Russes, Chinois, etc. Pour l’instant, leur réaction se
concentre donc sur la reassurance des alliées limitrophes (renforcement des moyens militaires
prépositionnés) et la conduite dans les limites de Montreux, d’exercices et d’opérations de liberté de
navigation. L’activité la plus importante est probablement celle aérienne, avec des patrouilles et la
menée de reconnaissance constante. Ces actions, jugées inacceptables par les Russes, entraînent
des frictions et des heurts réguliers entre les deux forces13.

Dans ce contexte, la liberté de navigation vers et dans la Mer Noire est de plus en plus menacée.
L’atteinte la plus grave est la notification de Rossmorrechflot (agence fédérale du transport maritime
et fluvial de la Fédération de Russie) le 25 février 2022, instituant une zone d’exclusion maritime sur
la façade maritime ukrainienne. Si en droit de la guerre maritime, le blocus est une stratégie
acceptée, elle est soumise à plusieurs conditions que la Russie ne respecte pas. Selon la Déclaration
de Paris de 1856 (à laquelle la Russie est partie prenante), un blocus doit être déclaré, effectif et
impartial14. Or la Russie n’a pas déclaré de guerre, éprouve des difficultés à véritablement fermer le
trafic maritime et n'a pas donné de période de grâce pour les navires neutres se trouvant dans les
ports ukrainiens. La situation est rendue d’autant plus compliquée que la Russie a accepté le principe
d’une Initiative Céréalière de la Mer Noire (ICMN), avant de s’en retirer en octobre 2022. Accord
signé sous l’égide de l’ONU pour éviter des famines induites chez des tiers au conflit, la Russie a donc
reconnu, pour un temps, que ses opérations maritimes s’astreignaient à un principe humanitaire.

13
HORRELL, STEVEN. A NATO Strategy for Security in the Black Sea Region. Atlantic Council, 2016.
14
Mustafa Tuncer, « L’analyse d’un blocus maritime inédit : le cas du blocus de la mer Noire », Revue
québécoise de droit international Hors-série, octobre 2023.

13
En conséquence, la liberté de navigation en Mer Noire est aujourd’hui réduite, de facto, à l’équilibre
des forces maritimes entre l’Ukraine et la Russie.

Quatrième partie : la donne humanitaire, la Mer Noire comme


porte d’entrée de mondes en guerre

Aux problèmes exposés dans la partie précédente, la spécificité de la Mer Noire est qu’elle est le
carrefour de plusieurs zones de conflits qui ont ainsi tendance à s’entre-nourrir. La guerre, comme le
commerce, encourage le partage des innovations, des ressources et des hommes. La Mer Noire a
ainsi pour trait particulier d’être le point de rencontre de plusieurs projets impériaux ou coloniaux
ayant échoué.

La Mer Noire est d’abord le théâtre des conflits confessionnelles et ethniques qui ont éclot à la suite
de l’effondrement soviétique et qui continuent de générer d’importants problèmes de gestion des
populations, de reconstruction post-conflit et de lutte anti-terroriste. Elle est ensuite l’un des vases
communiquant de la Méditerranée orientale et à ce titre, impacte et s’intègre ses équilibres, en
étant l’une des arènes de la compétition entre l’Iran et la Turquie pour l’hégémonie moyen-
orientale. Problématiques humanitaires et sécuritaires sont ainsi intimement liées, la région étant
constituée d’état fragiles, à peine sorti d’une à plusieurs décennies de guerre civile et qui éprouvent
d’importantes difficultés à assurer le bien-être de leur population.

14
Dans cette perspective, le passage par la Turquie et la Grèce est l’une des principales routes
migratoires vers le cœur de l’Europe pouvant donner lieu à de graves crises, comme en 2015, avec
plus d’un million d’arrivés dans l’année. Même si un accord avec la Turquie a pu être trouvé, les flux
restent intenses. À titre d’indication, en 2022, plus de 15 000 personnes avaient tenté le passage 15.
Or plusieurs foyers de crise demeurent, pouvant à court terme relancer les flux de réfugiés. Suite à
sa défaite dans la seconde guerre du Haut-Karabakh et privée d’une protection réelle russe,
l’Arménie est vulnérable à l’ire de Baku qui pourrait décider d’envahir le reste de son territoire. La
situation en Syrie et en Irak, loin d’être stabilisée, pourrait à nouveau s’envenimer dans le cadre d’un
conflit plus généralisé au Moyen-Orient entre « l’arc de résistance » de l’Iran et ses proxys contre les
puissances sunnites et Israël. Le Liban apparaît particulièrement fragile alors qu’il abrite plus d’un
million de réfugiés syrien pour une population de 5 millions d’habitants. La guerre pour Gaza lancée
par Israël qui dure depuis octobre 2023 incarne exactement le type de crise pouvant enflammer la
région et précipiter ses populations dans l’exil. Combinée à une crise alimentaire ukrainienne, le
résultat serait à coup sûr catastrophique.

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Nicolas Dionne, « Une crise migratoire inquiétante en Grèce », Perspective Monde, 6 décembre 2022.

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Cinquième partie : La Mer de toutes les crises.

Chères déléguées et délégués, l’année 2025 a été l’une des plus sombres de l’histoire européenne.
La guerre en Ukraine est entrée dans sa troisième année avec un avantage russe grandissant. Le
manque d’aide de l’Union Européenne et de l’OTAN a permis à Moscou de se saisir de Zaporizhzha
au sud et d’entrer dans la ville de Kharkiev où des combats acharnés ont encore lieu rue après rue,
dans une mégalopole de plus d’un million d’habitant. La défense ukrainienne est profondément
fragilisée entrainant un exil massif de sa population à l’est du Dniepr. En Pologne et en Roumanie,
une importante crise humanitaire se développe avec l’arrivée de quelques 3 millions de
ressortissants ukrainiens. En réaction à cette déstabilisation et inquiet d’un effondrement possible

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des exportations de grain ukrainiennes, la Turquie a accepté que la France, le Royaume-Unis et les
États-Unis forment une task-force maritime permanente en Mer Noire (dans les limites des accords
de la convention de Montreux). L’initiative « TRIFORCE » des alliées a pu ainsi escorter les navires de
commerce ukrainien depuis novembre 2024 avec un certain succès. La réaction russe n’a alors fait
que se durcir au fil des mois, en accroissant ses patrouilles aériennes et maritimes, en brouillant
massivement les systèmes de communication et les drones de l’OTAN dans la Mer Noire, en
cherchant à « aller au contact » des navires occidentaux pour leur barrer le passage. Le premier
incident majeur fut la destruction d’un drone de reconnaissance américain en janvier 2025 par un
Su-35 basé à Sébastopol. Cependant, dans la journée du 24 février 2024, anniversaire de l’invasion
russe de 2022, l’escalade est sur le point de basculer. Un F-16 américain, conduisant une patrouille
aérienne en appui du corridor maritime de la TRIFORCE, a été abattu et son pilote tué par une salve
anti-aérienne des batteries S-400 basées en Crimée. La crise diplomatique et militaire est à son
paroxysme alors que l’incident a eu lieu dans les eaux territoriales turques. Des victimes civiles sont
de plus à déplorer, une partie des missiles russes étant tombés dans une zone de pêche importante,
un chalutier roumain a été touché.

La Turquie, garante des détroits a donc décidé de fermer totalement le détroit du Bosphore à la
navigation maritime, arguant qu’une redéfinition de la Convention était nécessaire pour assurer la
sécurité et l’effectivité de la liberté de navigation en Mer Noire. Cette décision a déjà eu des effets
directs sur la stabilité du Moyen-Orient avec des émeutes de la faim à Beyrouth et à Bagdad. Elle se
rajoute à la guerre faisant rage au Moyen-Orient entre Israël et le Hezbollah. Depuis août 2024,
ceux-ci sont en guerre ouverte mais sont pour l’instant empêtrés dans une guerre de position au sud
du Liban. Il y a donc un vrai risque que le conflit s’étende et force l’implication directe de nouveaux
acteurs, comme l’Égypte, l’Iran ou la Syrie qui craignent pour leur stabilité intérieure.

Cette crise de la Mer Noire semble être sur le point de dégénérer. . .

Vous, chères délégués et chers délégués, devez donc dans les plus brefs délais statuer sur la liberté
de navigation en mer noire, diffuser l’escalade militaire entre Russie et OTAN et veiller à rapidement
restaurer la sécurité alimentaire et humanitaire des populations civiles et des réfugiés.

Dépêchez-vous, il ne reste plus beaucoup de temps. . .

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