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Quelles entre-deux-guerres ?
PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE
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Je ne crois pas être le seul à être angoissé, et doublement angoissé. C’est ce que je
ressens depuis que je lis en même temps les nouvelles de la guerre en Ukraine et le
nouveau rapport du GIEC sur la mutation climatique. Je ne parviens pas à choisir
l’une ou l’autre de ces deux tragédies. Inutile d’essayer de dresser la première
contre la deuxième, ni même de les hiérarchiser, de faire comme si l’une était plus
urgente, l’autre plus catastrophique. Les deux me frappent en même temps à plein.
Elles n’ont en commun que d’être toutes deux bel et bien géopolitiques. Même s’il
ne s’agit pas d’occuper les mêmes terres.
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L’autre tragédie ne se joue pas sur cet échiquier traditionnel. Il y a bien des prises
de terre, mais c’est plutôt la Terre qui resserre sa prise sur toutes les nations. Il y a
bien des grandes puissances, mais elles sont chacune en train d’envahir les autres
en déversant sur elles leurs pollutions, leurs CO2, leurs déchets, si bien que
chacune est à la fois envahissante et envahie, sans qu’elles parviennent à faire tenir
leurs combats dans les frontières des États-nations. Sur ce trépassement d’un pays
sur les autres, le rapport du GIEC est écrasant : les grandes puissances occupent les
autres nations, aussi sûrement que la Russie cherche à détruire l’Ukraine. Sans
missile et sans tank, c’est vrai, mais par le cours ordinaire de leurs économies. Ces
deux tragédies sont bien concomitantes.
Si elles ne semblent pas mordre sur mes émotions exactement de la même façon,
c’est parce que je possède tout un répertoire d’attitudes et d’affects pour réagir,
hélas, aux horreurs de la guerre en Ukraine et que je n’ai pas (pas encore) les
mêmes tristes habitudes pour réagir aux destructions innombrables des grandes
puissances en guerre avec les terres qu’elles envahissent – et qui pourtant les
encerclent de plus en plus étroitement en resserrant chaque jour leurs emprises.
Chacun a vu des centaines de films de guerre, mais combien de films « de climat »
?
Et c’est bien de guerre qu’il s’agit désormais dans les deux cas, en ce sens précis,
qu’il n’y a aucun principe supérieur commun, aucun arbitre suprême, pour en juger
les conflits. Il n’y en a plus pour contenir la Russie ; il n’y en a pas encore pour
contenir le climat. La décision ne dépend plus que de l’issue des conflits.
Je vois que Poutine donne le dernier coup à l’ordre issu de la dernière guerre «
mondiale », mais je ne vois pas émerger l’ordre qui pourrait sortir de la guerre
« planétaire » rapportée par le GIEC.
Or Poutine, président d’un pays fondateur de cette vénérable institution, n’a même
pas tenté d’obtenir un mandat pour envahir l’Ukraine (dont il nie d’ailleurs
l’existence, ce qui l’autorise à tuer ceux que bizarrement il appelle ses frères). Et la
Chine l’a gravement approuvé. Fin de cette entre deux guerres qui aurait duré 77
ans. Si je suis si terrifié, c’est que j’ai 75 ans, et que ma vie se loge donc
exactement dans cette entre-deux guerres. Cette longue illusion sur les conditions
de paix perpétuelle… avec toute ma génération, j’aurais vécu dans un rêve ?
Mais l’autre tragédie, je ne parviens pas à la faire rentrer dans le même cadre
temporel. L’impression de paix a volé pour moi en éclat dès les années quatre-vingt
quand les premiers rapports indiscutables sur l’état de la planète commencent à être
systématiquement déniés par ceux qui vont devenir les climato-sceptiques.
Si j’avais à choisir une date pour fixer la limite de cette autre « entre-deux guerre »,
1989 pourrait convenir. La chute de l’URSS (dont on dit que c’est le drame intime
de Poutine quand on veut expliquer sa folie !) marque à la fois le maximum
d’illusions sur la fin de l’histoire et le début de cette autre histoire, de cette
géohistoire, de ce nouveau régime climatique qui, j’en étais sûr, allait ajouter ses
conflits à tous les autres, sans que je sache en aucune façon comment dessiner leurs
lignes de front. Cette entre deux guerres aurait duré, quant à elle, 45 ans.
Est-ce une loi de l’histoire qu’il faille payer quelques décennies de paix relatives
par un conflit si terrifiant qu’il force tous les protagonistes à s’entendre, avant que
l’oubli n’en émousse l’effet ? Mais alors, quels conflits nous faudra-t-il subir avant
de pouvoir à nouveau tenter de refonder un nouvel idéal de paix ?
Je ne sais pas comment tenir à la fois les deux tragédies. En un certain sens,
pourtant, la tragédie climatique, celle rapportée par le dernier rapport du GIEC,
encercle bel et bien toutes les autres. Elle est donc en un sens « mondiale », mais
dans un tout autre sens de l’adjectif avec lequel nous avons pris l’habitude en
Europe de numéroter nos guerres (celles des autres, au loin, nous ne les numérotons
même pas…). « Planétaire » serait un meilleur terme.
Or c’est là le cœur de mon angoisse, je vois que Poutine donne le dernier coup à
l’ordre issu de la dernière guerre « mondiale », mais je ne vois pas émerger l’ordre
qui pourrait sortir de la guerre « planétaire » rapportée par le GIEC. C’est là où il
faut faire confiance au monde, à la planète, à la terre. Croire à une autre loi de
l’histoire, celle par laquelle inévitablement, ô comme je tiens à cette adverbe
! inévitablement, les conflits actuels peuvent, non, doivent déboucher, sur la
préparation de l’ordre planétaire qui pourrait suivre l’ordre mondial, si impuissant
comme on le voit à empêcher les tanks russes d’occuper l’Ukraine.
NDLR : Ce texte a été publié dans notre collection « Les Imprimés d’AOC »,
disponible en librairie.
Bruno Latour
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«Le chef de l’État met en place une commission d’experts internationaux pour
préparer les grands défis », écrit Le Monde dans son édition du 29 mai et les
journalistes d’ajouter : « “Le choix a été fait de privilégier une commission
homogène en termes de profils et d’expertise, pour avoir les réponses des
académiques sur les grands défis. Mais leurs travaux ne seront qu’une brique parmi
d’autres, cela n’épuisera pas les sujets”, rassure-t-on à l’Elysée ». Pourquoi ne me
suis-je pas senti « rassuré » du tout ? M’est revenu le souvenir de la Restauration, à
laquelle la Reprise après le confinement risque de plus en plus de ressembler :
comme les Bourbons de 1814, il est bien possible que la dite commission, même
composée d’excellents esprits, n’ait « rien oublié et rien appris »…
Il serait bien dommage de perdre trop vite tout le bénéfice de ce que la Covid-19 a
révélé d’essentiel. Au milieu du chaos, de la crise mondiale qui vient, des deuils et
des souffrances, il y au moins une chose que tout le monde a pu saisir : quelque
chose cloche dans l’économie. D’abord, évidemment parce qu’il semble qu’on
puisse la suspendre d’un coup ; elle n’apparaît plus comme un mouvement
irréversible qui ne doit ni ralentir, ni bien sûr s’arrêter, sous peine de catastrophe.
Ensuite, parce que tous les confinés se sont aperçus que les rapports de classe, dont
on disait gravement qu’ils avaient été effacés, sont devenus aussi visibles que du
temps de Dickens ou de Proudhon : la hiérarchie des valeurs a pris un sérieux coup,
ajoutant une nouvelle touche à la célèbre injonction de l’Évangile : « Les premiers
(de cordée) seront les derniers et les derniers seront les premiers » (de corvée) (Mt,
19-30)…
Que quelque chose cloche dans l’économie, direz-vous, on le savait déjà, cela ne
date quand même pas du virus. Oui, oui, mais ce qui est plus insidieux, c’est qu’on
se dit maintenant que quelque chose cloche dans la définition même du monde par
l’économie. Quand on dit que « l’économie doit reprendre », on se demande, in
petto, « Mais, au fait, pourquoi ? Est-ce une si bonne idée que ça ? ».
Le doute qui s’est introduit pendant la pause est trop profond ; il s’est insinué trop
largement ; il a pris trop de monde à la gorge. Que le Président s’entoure d’un
conseil d’experts économistes auraient encore paru, peut-être, en janvier, comme
un signe rassurant : mais après la Covid-19, cela ne peut que susciter l’effroi : «
Quoi, ils vont encore nous faire le coup de recommencer à saisir toute la situation
actuelle comme faisant partie de l’économie ? Et confier toute l’affaire à une
‘commission homogène en termes de profils et d’expertise’». Mais, sont-ils encore
compétents pour saisir la situation comme elle nous est apparue à la lumière de
cette suspension imprévue ?
L’habitude a été prise de dire que les disciplines économiques performent la chose
qu’elles étudient — l’expression est empruntée à la linguistique pour désigner
toutes les expressions qui réalisent ce qu’elles disent par l’acte même de le dire
— promesses, menaces ou acte légal[2]. Rien d’étrange à cela, et rien non plus de
critique. C’est un principe général qu’on ne peut saisir un objet quelconque sans
l’avoir préalablement formaté.
Par exemple, il y a aujourd’hui peu de phénomène plus objectif et mieux assuré que
celui de l’asepsie. Pourtant, quand je veux prouver à mon petit-fils de dix ans,
l’existence de l’asepsie, je dois lui faire apprendre l’ensemble des gestes qui vont
conserver à l’abri de toute contamination le bouillon de poulet qu’il a enfermé dans
un pot à confiture (et ce n’est pas facile à expliquer par Zoom pendant le
confinement). Il ne suffit pas de lui montrer des ballons de verre sortis des mains
du verrier de Pasteur dont le liquide est encore parfaitement pur après cent
cinquante ans. Il faut qu’Ulysse obtienne la réalisation de ce fait objectif
par l’apprentissage de tout un ensemble de pratiques qui rendent possible
l’émergence d’un phénomène entièrement nouveau : l’asepsie devient possible
grâce à ces pratiques et n’existait pas auparavant (ce qui va d’ailleurs créer, pour
les microbes, une pression de sélection tout à fait nouvelle, elle aussi). La
permanence de l’asepsie comme fait bien établi dépend donc de la permanence
d’une institution — et des apprentissages soigneusement entretenus dans les
laboratoires, les salles blanches, les usines de produits pharmaceutiques, les salles
de travaux pratiques, etc.
Pas plus que les microbes n’étaient préparés à se trouver affrontés aux gestes
barrières de l’asepsie inventés par les pastoriens, les humains plongés dans les
relations matérielles avec les choses dont ils jouissaient, ne s’étaient préparés au
dressage que l’économisation allait leur imposer à partir du 18 ème siècle. De soi,
personne ne peut devenir un individu détaché, capable de calculer son
intérêt égoïste, et d’entrer en compétition avec tous les autres, à la recherche
d’un profit. Tous les mots soulignés désignent des propriétés qui ont fini par exister
bel et bien dans le monde, mais qu’il a fallu d’abord extraire, maintenir, raccorder,
assurer par un immense concours d’outils de comptabilité, de titres de propriétés,
d’écoles de commerce et d’algorithmes savants. Il en est de l’Homo
oeconomicus comme des lignées pures de bactéries cultivées dans une boite de
Pétri : il existe, mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la
pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés
dans un laboratoire dont on aurait coupé les crédits — prêts à faire ensuite le tour
du monde.
On peut même aller plus loin. Dans un livre plein d’humour (et dans un article
récent de Libération), David Graeber fait la suggestion que la « mise en économie »
est d’autant plus violente que le formatage est plus difficile et que les agents
« résistent » davantage à la discipline[3]. Moins l’économisation paraît réaliste,
plus il faut d’opérateurs, de fonctionnaires, de consultants, de comptables,
d’auditeurs de toutes sortes pour en imposer l’usage. Si l’on peut assez facilement
compter le nombre de plaques d’acier qui sortent d’un laminoir : un œil
électronique et une feuille de calcul y suffiront ; pour calculer la productivité d’une
aide-soignante, d’un enseignant ou d’un pompier, il va falloir multiplier les
intermédiaires pour rendre leur activité compatible avec un tableau Excel. D’où,
d’après Graeber, la multiplication des « jobs à la con ».
Il suffit d’une pause de deux mois pour réussir ce que les nombreux travaux des
sociologues des marchés et des anthropologues des finances n’auraient jamais pu
obtenir : la conviction largement partagée que l’économie tient aussi longtemps que
l’institution qui la performe — mais pas un jour de plus. Le pullulement des modes
de relations nécessaires à la vie continue, déborde, envahit l’étroit format de
l’économisation, comme le grouillement des milliards de virus, de bactériophages
et de bactéries continue de relier, de milliards de façons différentes, des êtres aussi
éloignés que des chauve-souris, des chinois affamés ou gastronomes, sans oublier
peut-être Bill Gates et le Dr Fauci. En voilà une contamination : d’une cinquantaine
de collègues à des dizaines de millions de personnes qui rejoignent sans coup férir
les très nombreux mouvements, syndicats, partis, traditions diverses qui avaient
déjà de très bonnes raisons de se méfier de l’économie et des économistes (aussi
« experts », « homogènes » et qualifiés qu’ils soient). L’infortuné Jim Carrey est
devenu foule.
Ce que la pandémie rend plus intense, ce n’est donc pas simplement un doute sur
l’utilité et la productivité d’une multitude de métiers, de biens, de produits et
d’entreprises — c’est un doute sur la saisie des formes de vie dont chacun a besoin
pour subsister par les concepts et les formats venus de l’économie. La productivité
— son calcul, sa mesure, son intensification — est remplacée peu à peu, grâce au
virus, par une question toute différente : une question de subsistance. Là est le
virage ; là est le doute ; là est le ver dans le fruit : non pas que et comment produire,
mais « produire » est-il une bonne façon de se relier au monde ? Pas plus qu’on ne
peut continuer de « faire la guerre » au virus en ignorant la multitude des relations
de coexistence avec eux, pas plus on ne peut continuer « à produire » en ignorant
les relations de subsistance qui rendent possible toute production. Voilà la leçon
durable de la pandémie.
Au début, bien sûr, c’était empêcher la contagion, par l’invention paradoxale de ces
gestes barrières qui exigeaient de nous, par solidarité, de rester enfermés chez nous.
Ensuite, deuxième étape, on a commencé à voir proliférer en pleine lumière ces
métiers de « petites gens » dont on s’apercevait, chaque jour davantage, qu’ils
étaient indispensables — retour de la question des classes sociales, clairement
racialisées. Retour aussi des durs rapports géopolitiques et des inégalités entre pays,
rendus visibles (c’est là une autre leçon durable) produit par produit, chaîne de
valeur par chaîne de valeur, route de migration par route de migration.
Va-t-on s’arrêter là ? Non, parce que le doute sur la production possède une drôle
de façon de proliférer et de contaminer de proche en proche tout ce qu’il touche :
dès qu’on commence à parler de subsistance ou de pratiques d’engendrement, la
liste des êtres, des affects, des passions, des relations qui permettent de vivre ne
cesse de s’allonger. Le formatage par l’économisation avait justement pour but,
comme d’ailleurs l’asepsie, de multiplier les gestes barrières afin de limiter le
nombre d’êtres à prendre en compte, dans tous les sens du mot. Il fallait empêcher
la prolifération, obtenir des cultures pures, simplifier les motifs d’agir, seul moyen
de rendre les microbes ou les humains, connaissables, calculables et gérables. Ce
sont ces barrières, ces barrages, ces digues qui ont commencé à craquer avec la
pandémie.
Ce qui n’aurait pas été possible sans la persistance d’une autre crise qui la déborde
de toute part. Par une coïncidence qui n’est d’ailleurs pas complètement fortuite, le
coronavirus s’est répandu à toute vitesse chez des gens déjà instruits de la menace
multiforme qu’une crise de subsistance généralisée faisait peser sur eux. Sans cette
deuxième crise, on aurait probablement pris la pandémie comme un grave problème
de santé publique, mais pas comme une question existentielle : les confinés se
seraient gardés de la contagion, mais ils ne se seraient pas mis à discuter s’il était
vraiment utile de produire des avions, de continuer les croisières dans des bateaux
géants en forme de porte-conteneurs, ou d’attendre de l’Argentine qu’elle fournisse
le soja nécessaire aux porcs bretons. Le nouveau régime climatique, surajouté à la
crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental
qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu. D’où
l’extension prodigieuse de la question de subsistance.
Si la crise sanitaire a rappelé le rôle des petits métiers, si elle a donné une
importance nouvelle aux professions du soin, si elle a rendu encore plus visible les
rapports de classe, elle a aussi peu à peu rappelé l’importance des autres
participants aux modes de vie, les microbes d’abord, et puis, de fil en aiguille tout
ce qu’il faut pour maintenir en état une économie dont on s’imaginait jusqu’ici
qu’elle était la totalité de l’expérience et qu’elle allait « reprendre ». Même la
journaliste la plus obtuse qui continue à opposer ceux qui se préoccupent du climat
et ceux qui veulent « remplir le frigo », ne peut plus ignorer qu’il n’y a rien dans le
frigo qui ne dépendent du climat — sans oublier les innombrables micro-
organismes associés à la fermentation des fromages, des yaourts et des bières…
Une citation du livre de Graeber sur l’origine de la valeur (vieux débat chez les
économistes) résume la situation nouvelle. Il rappelle que la notion de valeur-
travail était devenue une évidence au 19ème siècle avant de disparaître sous les coups
de boutoir du néolibéralisme au 20ème — ce siècle si oublieux de ces conditions de
vie. D’où l’injustice sur les causes de la valeur résumée par cette phrase :
« Aujourd’hui, si vous évoquez les ‘producteurs de richesses’, tout le monde
pensera que vous voulez parler des capitalistes, certainement pas des travailleurs. »
Mais une fois remise en lumière l’importance du travail et du soin, voilà que l’on
s’aperçoit très vite que bien d’autres valeurs, et bien d’autres « travailleurs »
doivent passer à l’action pour que les humains puissent subsister. Pour capter la
nouvelle injustice, il faudrait réécrire la phrase de Graeber : « Aujourd’hui, si vous
évoquez les ‘producteurs de richesses’ tout le monde pensera que vous parlez
des capitalistes ou des travailleurs, certainement pas des vivants ».
Sous les capitalistes, les travailleurs, et sous les travailleurs, les vivants. La vieille
taupe continue toujours à bien travailler ! L’attention s’est décalée non pas d’un
cran, mais de deux. Le centre de gravité s’est décalé lui aussi.[4] D’autres sources
de la valeur se sont manifestées. C’est ce monde-là qui apparaît en pleine lumière,
refuse absolument d’en rester au statut de « simple ressource » que lui octroie par
condescendance l’économie standard, et qui déborde tous les gestes barrières qui
devaient les tenir éloignés. C’est très bien de produire, mais encore faut-il subsister
! Quelle étonnante leçon que celle de la pandémie : on croit qu’il est possible
d’entrer en guerre avec les virus, alors qu’il va falloir apprendre à vivre avec eux
sans trop de dégât pour nous ; on croit qu’il est souhaitable d’effectuer une Reprise
Économique, alors qu’il va probablement falloir apprendre à sortir de l’Économie,
ce résumé simplifié des formes de vie
Bruno Latour
production d’avant-crise
PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE
Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié,
interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est
maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le
plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri :
« Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à
l’identique tout ce que nous faisions avant.
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La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite,
en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le
monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici
qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À tous les arguments des écologiques
sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la
force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails,
« à cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère
globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de
freiner puis de s’arrêter d’un coup.
N’oublions pas, en effet, que l’on doit faire l’hypothèse que ces globalisateurs sont
conscients de la mutation écologique et que tous leurs efforts, depuis cinquante ans,
consistent en même temps à nier l’importance du changement climatique, mais
aussi à échapper à ses conséquences en constituant des bastions fortifiés de
privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux qu’il va bien falloir laisser en
plan. Le grand rêve moderniste du partage universel des « fruits du progrès », ils ne
sont pas assez naïfs pour y croire, mais, ce qui est nouveau, ils sont assez francs
pour ne même pas en donner l’illusion. Ce sont eux qui s’expriment chaque jour
sur Fox News et qui gouvernent tous les États climato-sceptiques de la planète de
Moscou à Brasilia et de New Delhi à Washington en passant par Londres.
C’est là que nous devons agir. Si l’occasion s’ouvre à eux, elle s’ouvre à nous
aussi. Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié,
interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est
maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus
rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ».
La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous
faisions avant.
De fil en aiguille, si nous commençons, chacun pour notre compte, à poser de telles
questions sur tous les aspects de notre système de production, nous devenons
d’efficaces interrupteurs de globalisation – aussi efficaces, millions que nous
sommes, que le fameux coronavirus dans sa façon bien à lui de globaliser la
planète. Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de bouches en bouches – la
suspension de l’économie mondiale –, nous commençons à l’imaginer par nos
petits gestes insignifiants mis, eux aussi, bout à bout : à savoir la suspension du
système de production. En nous posant ce genre de questions, chacun d’entre nous
se met à imaginer des gestes barrières mais pas seulement contre le virus : contre
chaque élément d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise.
Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une
aide à l’auto-description*.
Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privés par la crise
actuelle et qui vous donnent la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles
de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que
celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent
pas du tout. Répondez aux questions suivantes :
(Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celles d’autres
participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner
peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et
d’oppositions.)
Vous pouvez retrouver cet article édité dans notre collection Les imprimés d’AOC.
Bruno Latour
PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE
C’est l’histoire presque tragique d’une terre que l’on croyait unique, le
conte cruel de sept planètes en guerre ouverte. Mais même pour les
sceptiques de la magie de Noël, l’heure n’est pas au défaitisme. Essayons
plutôt d’imaginer quelle planète nous souhaitons habiter.
« Nous ne vivons pas sur la même planète ». C’était une expression banale.
Maintenant c’est littéral. Oh non, il ne s’agit pas de comparer Mars, Vénus, Jupiter
avec toutes les planètes visitées par Cyrano de Bergerac ou rencontrées par les
explorateurs de Star Trek. Il s’agit de la nôtre. Enfin de celle que l’on croyait nôtre
et qu’on pouvait désigner comme l’unique terre.
L’histoire est assez curieuse. Dans les années 60, cette fameuse « planète bleue »
que l’on avait enfin photographiée depuis l’espace, elle était supposée nous mettre
tous d’accord. Sa beauté, sa fragilité, sa couleur, ses nuages, tout cela devait nous
unir. Il s’est produit tout le contraire. Jamais nous n’avons été moins unis, nous les
humains, sur le nom, la nature, la forme, la consistance de la planète que nous
prétendons habiter. « Guerre des mondes », en effet, comme du temps de Wells,
mais pour de bon cette fois. Et le danger ne vient pas de Mars.
Image :
Alexandra Arènes S.O.C.
L’explorer pour de vrai reste une tâche pour l’avenir. On ne connaît toujours pas
bien ceux qui la peuplent. Celle de Galilée, la deuxième, bouge, se déplace, c’est
une planète. On ne la voit que de l’extérieur. C’est justement le problème : il faut
habiter dans l’inhabitable univers pour la considérer, elle au milieu des autres.
Sortir au risque de ne plus jamais pouvoir respirer et de ne plus pouvoir rentrer.
Nous avons été, nous les Modernes, les gens d’aujourd’hui, vous et moi, les
habitants de la planète deuxième. Le risque en valait-il la peine ? Selon la réponse
que vous donnez, vous vous orientez dans l’espace. Oui ? Non ? Vous
appartiendrez au peuple qui donnera la réponse. Ceux qui habitent la première ont
été détruits, défaits, maudits, chassés.
Attention, cela ne se décide pas tout de suite. En fait, Galilée vit plongé dans la
première. Mais se dégage alors peu à peu la planète troisième, celle qui ressemble à
un Globe. Pas à un globe réel bien sûr, mais un Globe vu sur la scène de ce grand
opéra si aimé de Fontenelle. Un Globe rêvé qui ressemble à une vaste architecture
moderniste que l’on aurait croisé avec le palais de Dame Tartine. Un décor si
enthousiasmant que de tous les coins de terre, des peuples sont prêts à se mettre en
route pour l’atteindre : la planète entière, entièrement modernisée. Le Globe, c’est
l’Amérique des années 60 mais partout, à Bombay comme à Shangaï. C’est le
grand large, le développement. Et ça s’accélère : vite, vite, tous les trainards seront
condamnés. Attention, mesdames et messieurs, la fusée du progrès va décoller.
Dépêchez-vous. Le salut sur terre enfin pour tout le monde.
La vision astronomique imaginée depuis l’espace fait lentement place à une autre vision,
celle d’un système en déséquilibre constant que la vie maintiendrait en existence.
Jusque-là, on allait à peu près droit. Les trois premières planètes étaient alignées.
Ce qui les reliait s’appelait avec raison « le progrès ». Mais voilà que fait intrusion,
quand exactement ? disons quelque part au milieu des années soixante, la planète
quatrième, celle de Lovelock justement, curieux mélange d’inquiétude sur la guerre
atomique, la conquête réelle et non plus imaginée de l’espace, les premières alertes
sur la pollution, la démographie. On commence à s’apercevoir que la note des
gâteaux de Dame Tartine devient salée. L’espace commence à s’incurver ; la flèche
du progrès hésite et se courbe.
C’est avec la quatrième que tout se complique. Elle est l’enjeu de tous les débats.
« Hic est Rhodus, hic est saltus ». C’est ici qu’il faut choisir son camp et donc
parier. D’elle vous voyez partir, partir c’est le mot, fuir plutôt, la planète cinquième
: modernisme superlatif, baroque, hyper, robots, IA, DNA, data, data, data, Musk,
bien évidemment, « silly but fun », l’inévitable Musk. C’est vers elle que se
carapatent en fuite tous ceux qui ont compris qu’il n’y aurait plus de place pour tout
le monde.
Cela fait beaucoup de monde laissé sur le carreau. Du coup, la fuite vers la planète
Hype entraine un exode massif vers la planète sixième. Ce corps céleste n’est pas
sans ressembler, mais en sinistre et en caricature à la planète première, parce
qu’elle protège, rassure, et paraît donner quelque chose comme une identité. En
tous cas elle cherche à s’en rapprocher, à subir son attraction. Identité, c’est son
nom. On ne progresse plus. On se barricade. On se protège. Les surnuméraires se
comptent et ils sont très nombreux, trop nombreux. Partout on fait l’inventaire.
Alors il faut changer d’espace. Non pas pour aller plus loin, mais aller plus dedans.
On ne fait plus que compter, comme sur la cinquième, mais on compte les foules de
gens de trop que l’on prétend passer par-dessus bord. Ils en prennent du temps pour
se noyer ? Il faut passer au fil de l’épée ceux qui ne savent pas dire
« shibboleth » avec le bon accent. On ne peut plus durer dans des espaces aussi
réduits en maintenant le bornage des propriétés. Du coup l’espace manque partout.
Comme on envie le bon temps du progrès, mais voilà le Globe est inaccessible et la
planète Hype est pour les riches.
Sur la planète sixième les peuples enfermés tournent en rond. Ils n’ont pas d’autre
choix que de se dévorer. Absolument indifférents à la consistance de leur territoire
alors qu’ils ne parlent que d’appartenir à un sol qu’ils doivent défendre contre les
autres. Pas la peine de les appeler « réactionnaires », chaque planète réagit à toutes
les autres. Mais ceux-là, c’est sans espoir. Quelle ironie : identitaires et pourtant
hors sol !
Alors, il lui faut changer d’espace. Non pas pour aller plus loin, mais
aller plus dedans. Absorber toutes les formes de mouvement, de transition, de
métamorphose qu’on avait abandonnés depuis la planète deuxième. Retour de la
vieille phusis, la tremblante, la mouvante, l’active. Alors qu’auparavant on ne
pouvait s’étendre qu’en se distinguant, là on se ramasse sur soi en se superposant,
en s’entrelaçant, en s’acoquinant. La topographie est tout autre. Les propriétés se
transforment. L’avoir et donc la dépendance remplace enfin l’être et donc l’identité.
Le temps dissout peu à peu l’espace. Mais quels sont les peuples capables d’y
habiter ? Imaginez cela, neuf milliards d’êtres humains en marche vers un
changement dans la consistance de la planète.
Vous pouvez retrouver cet article édité dans notre collection Les imprimés d’AOC.
Bruno Latour
PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE
Marqué par Heimat, la série télévisée d’Edgar Reitz, Bruno Latour a depuis
adopté ce mot qui jamais n’oblige à l’identité ou exigerait des liens du
sang. « Heimat » c’est plutôt un opérateur qui permet de saisir à nouveau,
existentiellement, pour soi ou pour les autres, ce que veut dire appartenir à
un lieu concret. Un mot plus que jamais utile et nécessaire alors
qu’approchent de périlleuses élections européennes.
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Les Français ne possèdent pas d’équivalent du mot « Heimat », lequel fait toujours
d’ailleurs l’objet de discussions continuelles en Allemagne. Pour moi,
inévitablement, le terme renvoie à la série télévisée d’Edgar Reitz qui m’avait
bouleversé. Alors qu’en bon petit Français de l’après-guerre, j’avais de
l’Allemagne une version abstraite et plutôt polémique, cette série de films
m’a rendu l’Allemagne proche et vivante.
Il y a donc pour moi dans Heimat une médecine si puissante qu’elle peut donner à
un complet étranger, grâce à l’artifice d’une œuvre d’art, le sentiment d’appartenir,
de faire corps, de reconnaître comme son voisin et son proche, un pays entier
jusque-là éloigné. J’ai toujours entretenu ce fantasme d’être dans un train, quelque
part en Allemagne, et de pouvoir parler avec Maria de notre vie à Schabbach ou
d’échanger mes souvenirs d’enfance avec Paul ou Eduard sur le Hünsruck. «
Heimat » n’a pour moi rien qui oblige à l’identité ou qui exigerait des liens du sang
: c’est plutôt un opérateur qui permet de saisir à nouveau, existentiellement, pour
soi ou pour les autres, ce que veut dire appartenir à un lieu concret.
Aujourd’hui des peuples privés de terre cherchent à venir s’installer auprès de gens qui
se sentent, eux aussi, privés de terre, sans avoir pour autant bougé de chez eux.
On ne comprend rien, me semble-t-il, à l’importance donnée à la question des
migrations, si l’on ne prend pas en compte cette généralisation du sentiment de la
perte de sol. Les gens qui se sentent assurés d’un sol sous leurs pieds ont toujours
été capables d’en accueillir d’autres que les guerres, les famines et les catastrophes
avaient chassés de leur terre. Toute l’histoire des migrations européennes le montre
assez clairement. Mais aujourd’hui des peuples privés de terre cherchent à venir
s’installer auprès de gens qui se sentent, eux aussi, privés de terre, sans avoir pour
autant bougé de chez eux. Comme si la crise de la migration était devenue
universelle et mettait en conflit les migrants de l’extérieur avec les migrants de
l’intérieur. Ceux qui doivent quitter leur pays et ceux dont le pays, si l’on ose dire,
les a quittés.
Ce qui donne à cette crise universelle son caractère tragique, c’est que les deux
solutions traditionnelles, tous les analystes le reconnaissent, ne résolvent rien.
La deuxième solution est bien connue puisqu’elle est mise en œuvre partout au
même moment du Brésil à la Hongrie, des États Unis à la Pologne, de l’Angleterre
du Brexit à l’Allemagne d’aujourd’hui. Les « néo-nationalistes » cherchent un sol,
eux aussi, qui leur assurera protection, identité et richesse. Mais il ne suffit pas
d’abandonner une à une toutes les contraintes de la mondialisation, pour se
retrouver assuré d’un territoire qui serait durable, solide, crédible et viable.
L’imaginaire des états néo-nationaux vers lesquels on nous demande d’émigrer,
maintenant que le rêve de la mondialisation a perdu de son éclat, cet imaginaire est
encore plus pauvre, moins peuplé, moins réaliste, que celui des États-nations
solidaires et intégrés qu’il prétend remplacer. Ce qui explique d’ailleurs la rage
avec laquelle ce projet d’enfermement est partout défendu. Il n’a pas d’autre
contenu que l’identité et cette identité n’a pas d’autre contenu que l’hostilité contre
les autres, les migrants justement, qui menacent de crever la bulle d’illusions avec
laquelle ces identités se sont inventées.
Il faut bien reconnaître qu’il n’y a plus d’offre politique qui permettrait d’échapper
à cette double faillite des globalistes comme des néo-nationalistes d’offrir un sol
aux peuples qui se sentent trahis et perdus. Les formes anciennes de libéralisme —
au sens français ou anglais de ce terme — comme les formes anciennes de
démocratie sociale se sont effondrées avec les partis qui les incarnaient. Quand ces
partis existent encore ils ne semblent pas capables de parler dans une langue et à
une profondeur existentielle qui soit suffisante pour lier de nouveau les questions
de peuple et les questions de sol. La plupart du temps, c’est parce qu’ils craignent
le caractère « réactionnaire » de l’association de ces deux termes.
C’est là ce qui explique les incertitudes sur le bon et le mauvais emploi du mot
« Heimat », terme trop local pour être aimé des « globalistes » mais beaucoup trop
mondial, concret, matériel, multiple, universel pour être encore compris des « néo-
nationalistes » qui veulent le rabattre sur l’ancien « blut und boden ». Ce que les
politistes ne comprennent toujours pas, c’est que toutes les questions politiques
dépendent désormais de la crise écologique généralisée. Avec une violence et dans
une urgence encore largement sous-estimées la crise écologique oblige à reprendre
les termes de peuple et de sol et de leur donner un sens enfin concret. Au lieu de se
plaindre de la « montée des populismes » et d’attendre quelque « sursaut » des
libéraux, ils feraient mieux de chercher littéralement sous leurs pieds sur quel sol
les peuples auxquels ils prétendent s’adresser cherchent leur subsistance et de quel
monde ils espèrent leur prospérité.
Le nouveau régime climatique est bel et bien un nouveau régime : toutes les questions
liées à la liberté, à la propriété, à l’occupation du territoire des autres se sont rouvertes.
Or il est clair qu’un citoyen à qui l’on dit qu’il n’y a plus ni insecte, ni oiseau, ni
eau, ni air, se sent aussi privé de sol que si on lui annonce que l’usine où il
travaillait a été délocalisée au Vietnam ou que la mine de charbon voisine a rempli
le corps de sa fille de dangereux polluants qui mettent en péril ses enfants. Toutes
les crises de subsistance, qu’elles viennent de ce qu’on appelait pour simplifier
l’économie ou, toujours pour simplifier, l’écologie, convergent désormais vers une
seule et même description de territoire. Ce que le terme de Heimat permet de si
bien capter, ce n’est pas le pays de l’enfance auquel la nostalgie nous ramène
toujours dans un mélange de larmes et de rire ; ce n’est pas non plus l’ancien terrain
provincial et paysan auquel il faudrait toujours s’arracher pour accéder enfin au
monde frénétique et universel de la modernisation ; c’est encore moins le retour au
village des déçus de la mondialisation qui se mettent à nouveau à s’habiller en
culottes de cuir et à chanter des hymnes patriotiques démodés. Ce que désigne le
mot Heimat c’est la possibilité de faire correspondre ce qui nous fait vivre avec ce
dont on est conscient. Là, les passages de la vie ordinaire apparaissent en couleur et
pas en noir et blanc.
Si le nouveau régime climatique est bel et bien un nouveau régime, c’est parce que
toutes les questions liées à la liberté, à la propriété, à l’occupation du territoire des
autres, bref toutes les questions de géopolitiques autant que de droit, se sont
rouvertes. On comprend que les idéaux politiques comme le libéralisme, la sociale
démocratie, le nationalisme ne peuvent en aucun cas répondre aux enjeux de ce
nouveau régime puisque ces idéaux ont été inventés en Occident pendant la période
où le décalage ne cessait de grandir entre la croissance des pays légaux que les
occidentaux occupaient et les pays réels dont ces mêmes occidentaux bénéficiaient
et continuent de bénéficier. En considérant l’histoire économique et écologiques
des trois derniers siècles, il est évident que tout retour de l’Heimat, cette
correspondance entre conditions de vie et sentiments de vivre – le « bien vivre » de
la tradition sud-américaine – ne pourrait être, aujourd’hui, qu’une imposture. C’est
bel et bien maintenant qu’il faut passer d’un ancien à un nouveau régime
climatique.
On peut faire l’hypothèse que l’identité nationale est sans aucun rapport de congruence
ou de réalisme avec les attachements réels dont les citoyens tirent leur subsistance.
Les néo-nationalistes s’imaginent qu’ils savent ce que c’est que le peuple qu’ils
prétendent représenter, mais ils ne se donnent même pas le début du
commencement d’une description de ce même sol où ils prétendent durablement
résider. Or, l’épisode des Cahiers de Doléances montre que le mouvement est
inverse : un peuple émerge de la compréhension du sol sur lequel il réside et des
injustices qui y sont commises. On peut faire l’hypothèse que l’identité nationale
est sans aucun rapport de congruence ou de réalisme avec les attachements réels
dont les citoyens tirent leur subsistance. Ne dit-on pas que les comtés anglais qui
ont voté le plus volontiers pour le Brexit sont aussi ceux qui bénéficiaient le plus de
l’effort de solidarité européen ? Comment des gens qui ne savent pas « où ils sont »
auraient-ils des positions politiques qu’ils seraient capables d’articuler ? Pour
opiner en politique, il faut un monde concret, que l’on puisse décrire et où l’on
puisse repérer des amis et des ennemis afin de définir ses intérêts et, justement, ses
doléances.
Inutile, évidemment, d’attendre des globalistes, une description même vague des
territoires vécus, puisque le globe sur lequel ils prétendaient nous faire atterrir n’a
aucune espèce de place sur terre, sur la planète que nous devons occuper. La
distance est si grande que si nous considérons, par exemple, le jour de l’année où la
machine économique globale commence à manger son capital sans pouvoir jamais
le reconstituer, il faut remonter maintenant au 2 mai pour l’Allemagne et au 15
mars pour les États-Unis. Difficile d’imaginer un plus grand décalage entre le
réalisme cosmique et la forme juridique des États-nations. N’est-il pas ironique que
l’on appelle « capitaliste » un système économique global qui
mange son précieux capital de façon aussi insouciante et aussi dissolue ?! Le
décalage est si colossal entre le sol réel et le sol fantasmé que les globalistes ne
seront jamais en position de donner des leçons de réalisme et de courage aux
populistes qui fuient en masse vers la protection des nouveaux nationalismes
identitaires.
Comme on le voit en comparant les différentes saisons du chef d’œuvre de Reitz,
depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années deux mille, le monde vécu, au sens
du monde dont on vit, est devenu peu à peu de plus en difficile à décrire. Cela ne
veut pas dire que l’on va revenir au Heimat compris comme terroir ou territoire,
cela veut dire qu’il y a dans le concept de Heimat un puissant opérateur de
description qu’il faut mettre en œuvre, par les arts comme par les sciences, pour
rendre à nouveau commensurable ces deux ensembles aujourd’hui disjoints : ce qui
permet de subsister, ce que nous appelons nos possessions légitimes. Pour le
moment, c’est vrai, la déconnexion est totale. Mais il ne tient qu’à nous qu’elle se
réduise.
Bruno Latour
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La situation créée par les « gilets jaunes » est une occasion rêvée pour rebondir
politiquement : c’est en effet la première fois qu’il devient clair pour tout le monde
qu’il existe un lien direct entre transition écologique et justice sociale. Inutile de
continuer à opposer économie et écologie : il faut les conjoindre, tout en
reconnaissant que c’est ouvrir la boîte de Pandore.
Bien que la désorientation semble générale, le public sent bien le décalage entre
les buts que la civilisation s’est donnée jusqu’ici et le lieu matériel où cette même
civilisation doit apprendre à résider si elle veut durer. Il suffit pour cela de lire les
annonces des scientifiques, tous les jours, dans les journaux. La déconnexion entre
ces annonces d’une menace imminente et l’incapacité d’agir à temps et à la bonne
échelle pour en prévenir les effets, est la cause profonde de tous les
mécontentements actuels. Il ne s’agit pas seulement d’une opposition aux taxes sur
l’essence mais d’une crise existentielle sur la direction donnée à la civilisation. (On
reconnaît là le parallèle avec la parole fameuse : « C’est une révolte ? – Non sire,
c’est une révolution », mais à une tout autre échelle).
La civilisation qui s’aperçoit qu’il n’y a plus de terre correspondant à son projet,
littéralement, atterrit enfin et s’organise en conséquence.
Comment s’étonner de la souffrance de ceux à qui on ne dit pas – mais ils le sentent
parfaitement – que la déconnexion entre le projet de la civilisation et l’état de la
planète exige une transformation profonde de leurs modes de vie ? Que le partage
des sacrifices va évidemment reposer à nouveau toutes les questions de justice
sociale ? Mais qu’il y a là, ce qu’on ne dit jamais sous une forme positive, une
formidable occasion, pour tout un peuple, de réinventer ces conditions
d’existence ?
Tout le monde a l’air surpris par cette crise, mais personne n’a jamais expliqué au
peuple français, clairement et en entrant dans les détails, que les projets
traditionnels de développement, émancipation, progrès, prospérité étaient
dorénavant liés à la possibilité de trier dans nos pratiques et nos habitudes celles
qui étaient compatibles avec ce nouveau territoire et celles qui ne l’étaient pas.
Ce retour du territoire, de la terre, du terrestre comme condition d’exercice de la
politique n’a jamais été exprimé clairement. (Il n’y a guère que le mot « sol » mais
il reste pour le moment un terme d’extrême droite, maurassien, identitaire, sans
aucune accroche écologique crédible.)
Le retard dans la prise au sérieux de la mutation climatique fait que personne, pas plus
l’État que les citoyens, n’a d’idée précise et partageable sur ce territoire vers lequel on
doit désormais se diriger.
L’État ne peut pas, dans l’état actuel, savoir quoi faire puisque son organisation
administrative est entièrement structurée par l’usage du territoire, de la
souveraineté, de l’autorité qui était adapté aux mouvements de modernisation et de
développement maintenant mis en péril et suspendus hors-sol par le nouveau
régime climatique. Il faut donc recharger l’État de nouvelles tâches et de nouvelles
pratiques pour qu’il sache lui-même comment accompagner à nouveau la société
civile en voie de réorientation vers le terrestre.
Il ne s’agit pas d’une simple concertation même nationale car les sujets sont beaucoup
trop polémiques et controversés.
La tension actuelle vient de ce que la société civile n’est pas plus capable que l’État
de s’organiser vers ce nouveau régime comme on le voit par l’irréalisme des
demandes. Il n’est donc pas facile de passer de la plainte à la doléance (terme
entendu au sens ancien des « cahiers de doléances » qui décrivaient des territoires
en fonction des injustices commises et des moyens d’y remédier par une autre
organisation de la fiscalité et du droit). La désorientation est donc générale,
d’autant que ce qui reste des anciens partis continue à organiser la dispute selon
l’ancien vecteur – identité nationale ou ethnique d’un côté, mondialisation et
progrès de l’autre, sans oublier la révolution en costume d’époque enfin, si l’on
voulait compléter le désespérant tableau de « l’offre politique ».
En même temps, dans tous les coins de France et sur tous les sujets,
d’innombrables initiatives préfigurent un atterrissage vers cette autre forme
d’appartenance au territoire. En un sens, les Français ont déjà changé de direction
et d’attente, mais personne ne leur a dit ! Du coup, ces initiatives n’ont pas de
représentation publique et partagée.
Il ne s’agit pas d’une simple concertation même nationale car les sujets sont
beaucoup trop polémiques et controversés. La concertation n’a de sens qu’entre
citoyens capables d’exprimer leurs intérêts et de les articuler dans un projet de
transformation explicite. Or, la désorientation actuelle est beaucoup plus grave :
nous avons de la peine à expliciter nos intérêts parce que nous sommes pris dans
deux projets de civilisation incompatibles.
Il faut un travail de description des territoires de vie, effectué par les citoyens eux-
mêmes, qui leur permette de repérer ce qu’ils veulent conserver ou modifier de l’ancien
régime climatique.
Avant qu’une concertation soit efficace, il faut donc un travail de description des
territoires de vie, effectué par les citoyens eux-mêmes, qui leur permette de repérer
ce qu’ils veulent conserver et ce qu’ils veulent modifier de l’ancien régime
climatique. Description forcément controversée, contradictoire, mais indispensable
pour redéfinir les missions de l’État.
L’épisode des cahiers de doléances prête à malentendu mais il ne peut pas être
passé sous silence parce qu’il offre un précédent unique d’une crise majeure où
l’État avoue son ignorance sur ce qu’il faut faire. Il ne faut pas oublier qu’en eux-
mêmes les 60 000 cahiers ne menaient aucunement à la Révolution ; ils offrent
plutôt un modèle d’injonction (explicite dans la lettre de convocation du 24 janvier
1789) à décrire les abus, la fiscalité, les territoires, l’économie dans un même
souffle sans présupposer un cadre préalable. Ce qui se fait au fond spontanément
dans la crise actuelle, mais qu’il faut amplifier et généraliser jusqu’à ce
que l’entrecroisement des doléances controversées permette de repérer les solutions
réalisables. (L’autre parallèle frappant est celui du Brexit qui mobilise
informellement pendant deux ans tout un peuple pour passer de la plainte
identitaire – « Britain first ! » – à la réalisation progressive
des attachements innombrables dont ce même peuple s’aperçoit qu’il ne peut et ne
veut pas se passer.) De la plainte à la description des attachements, c’est toute la
politique actuelle qui est en jeu.
En supposant que cette immense prise de risque soit la meilleure réponse à la crise,
comment la mener à bien ? Le manque général de confiance envers l’autorité rend
impossible le modèle de la convocation par l’État, par un parti, par les préfets,
d’une procédure du type « cahier de doléances ». La seule procédure praticable
semble devoir procéder en trois temps : faire un appel d’offres auprès des
groupements déjà engagés dans la transition vers le terrestre (ONG, militants,
associations culturelles, centres de recherche, universités, lieux de culte, écoles
d’art, syndicats) afin d’organiser de telles assemblées ; sélectionner ceux qui en
semblent capables et dont la qualité de parole ne puisse pas immédiatement être
mise en doute ; puis soutenir financièrement et assurer la logistique (Internet,
réseau social) de la mobilisation de ceux au service desquels ils ont accepté de se
placer. (On peut aussi imaginer de commencer par un territoire volontaire, voire
une ville ou un métier.)
Bruno Latour
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Quand on parle de l’Europe, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, c’est pour désigner
Bruxelles et l’Union Européenne. Je m’en étonne toujours car pour moi, l’Europe
désigne un pays, un paysage, une histoire, une tragédie, une aventure, une
responsabilité, bref mille attachements qui ne peuvent en aucun cas se réduire à une
organisation, à un « machin » comme disait de Gaulle. Limiter l’Europe à l’UE,
serait comme de confondre la France avec l’État. Tous les Français, que je sache,
sont parfaitement capables de différencier la critique du gouvernement avec les
sentiments qu’ils ont pour la France. Alors, pourquoi diable sommes-nous si peu
capables de différencier notre hostilité à la machine européenne de nos
attachements multiples à l’Europe comme pays ? Autrefois, on pouvait distinguer
le gouvernement d’une nation, et ce qu’on appelait, d’un terme aujourd’hui désuet,
la patrie. Pourquoi ne peut-on pas distinguer l’UE, d’un côté, et ce qu’on devrait,
de l’autre, pouvoir appeler « la patrie européenne » ?
Pourquoi, benêt que vous êtes ! mais c’est parce qu’il n’y a pas d’identité
européenne ! Malgré tous leurs efforts, les gnomes de Bruxelles ne sont jamais
parvenus à forger, comme on dit, « une idéologie commune ». Mais je ne vous
parle pas de campagnes de communication, d’idéologie, de drapeau bleu étoilé, de
« cadre supranational », je vous parle d’un milieu de vie, d’une histoire, et surtout
d’un territoire, d’un sol, d’un lieu précis, là où vous résidez et d’où vous tirez votre
subsistance.
Je vous parle aussi d’un lieu menacé de toutes parts. Vous ne vous sentiez pas
attachés à cette patrie européenne, peut-être, mais je vous demande alors ce que
vous ressentez quand vous regardez autour de vous les menaces des Poutine,
Erdogan et autres Trump, sans oublier le départ imprévu des Anglais —pourtant
européens dans l’âme— et la grande ombre que la Chine fait peser sur ce continent
dont vous occupez le bout ? Est-ce que vous ne vous sentez pas quelque envie de
défendre ce milieu de vie quand il est attaqué de toutes parts ? Oh non, personne
n’est prêt à mourir pour l’UE, mais défendre la patrie européenne, n’est-ce pas
quelque chose qui vaut la peine ? À moins que vous ne vous croyiez assez fort pour
vous défendre tout seul — ou, pire, que vous ayez abandonné tout projet de vous
défendre ?
Mais c’est justement la peur d’être envahi qui défait partout le projet européen et
qui sert d’argument à tous les démagogues pour se renfermer dans les anciennes
frontières bien closes. Contre eux, l’Europe est muette. C’est qu’à cette vague dite
« populiste », on n’oppose que le maigre appel d’un projet post-national gagé sur le
rappel, de plus en plus atténué, des guerres et de ses ruines. Mais si l’on parle à des
populistes attachés à leur sol, alors, bonté divine, il faut leur parler de peuple et de
sol, pas de Bruxelles et de quotas !
Pour qu’un peuple prenne conscience de soi, il ne faut pas lui proposer seulement
une identité d’emprunt, encore faut-il lui donner un monde à habiter. Or, le sol sur
lequel prétendent se réfugier les nouveaux « populismes » n’a aucune existence
concrète, il ne correspond à aucun attachement durable, et, pire encore, il n’y a pas
de peuple réel qui puisse y résider. Je ne parle pas des attaches juridiques — encore
que les atermoiements du Brexit prouvent combien ces liens sont solides—, ni
même des liens économiques —qu’est-ce qu’une économie hongroise, italienne ou
polonaise qui s’arrêterait à ses frontières ?— ; je parle du sol, de sa matérialité, de
sa durabilité, de sa soutenabilité, oui du sol, mais avec ses vers de terre, ses mottes
glaiseuses, ses insectes, ses microbes, le monde vivant, mais aussi ses villes, ses
industries, ses architectures, et ses modes de vie, son air et son eau, et je demande
seulement si le populisme a du peuple et du sol une version assez solide, assez
matérielle, pour être autre chose qu’une illusion. Si l’Europe multinationale est, dit-
on, un rêve désincarné, alors il faut que les démagogues reconnaissent que leurs
rêves d’identités nationales ravaudées sont encore plus fantomatiques, encore plus
hors sol.
Bruno Latour