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INTERNATIONAL

Quelles entre-deux-guerres ?

Par Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE

Eclipsé par la guerre en Ukraine, le dernier rapport du GIEC souligne


l’irrémédiabilité des effets du changement climatique. Si Poutine porte
aujourd’hui un coup de semonce inédit à l’idéal de paix issu de 1945, quels
bouleversements de l’ordre mondial planétaire découleront du dérèglement
climatique ? Au-delà de l’analogie entre ces deux tragédies concomitantes,
il s’agit moins de les hiérarchiser que de tenter de les articuler.
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Je ne crois pas être le seul à être angoissé, et doublement angoissé. C’est ce que je
ressens depuis que je lis en même temps les nouvelles de la guerre en Ukraine et le
nouveau rapport du GIEC sur la mutation climatique. Je ne parviens pas à choisir
l’une ou l’autre de ces deux tragédies. Inutile d’essayer de dresser la première
contre la deuxième, ni même de les hiérarchiser, de faire comme si l’une était plus
urgente, l’autre plus catastrophique. Les deux me frappent en même temps à plein.

Elles n’ont en commun que d’être toutes deux bel et bien géopolitiques. Même s’il
ne s’agit pas d’occuper les mêmes terres.
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La guerre de Poutine se joue sur l’échiquier des grandes puissances et prétend se


saisir d’une terre sans autre justification que le plaisir d’un prince. À l’ancienne, en
quelque sorte. À ceci près que, depuis 1945, il fallait à ces prises de terre (à ce que
l’anglais désigne brutalement comme un landgrab) une sorte de justification, un
mandat des Nations Unies, un cache misère peut être, oui, mais quand même une
semblance de légalité.

L’autre tragédie ne se joue pas sur cet échiquier traditionnel. Il y a bien des prises
de terre, mais c’est plutôt la Terre qui resserre sa prise sur toutes les nations. Il y a
bien des grandes puissances, mais elles sont chacune en train d’envahir les autres
en déversant sur elles leurs pollutions, leurs CO2, leurs déchets, si bien que
chacune est à la fois envahissante et envahie, sans qu’elles parviennent à faire tenir
leurs combats dans les frontières des États-nations. Sur ce trépassement d’un pays
sur les autres, le rapport du GIEC est écrasant : les grandes puissances occupent les
autres nations, aussi sûrement que la Russie cherche à détruire l’Ukraine. Sans
missile et sans tank, c’est vrai, mais par le cours ordinaire de leurs économies. Ces
deux tragédies sont bien concomitantes.

Si elles ne semblent pas mordre sur mes émotions exactement de la même façon,
c’est parce que je possède tout un répertoire d’attitudes et d’affects pour réagir,
hélas, aux horreurs de la guerre en Ukraine et que je n’ai pas (pas encore) les
mêmes tristes habitudes pour réagir aux destructions innombrables des grandes
puissances en guerre avec les terres qu’elles envahissent – et qui pourtant les
encerclent de plus en plus étroitement en resserrant chaque jour leurs emprises.
Chacun a vu des centaines de films de guerre, mais combien de films « de climat »
?
Et c’est bien de guerre qu’il s’agit désormais dans les deux cas, en ce sens précis,
qu’il n’y a aucun principe supérieur commun, aucun arbitre suprême, pour en juger
les conflits. Il n’y en a plus pour contenir la Russie ; il n’y en a pas encore pour
contenir le climat. La décision ne dépend plus que de l’issue des conflits.

Je vois que Poutine donne le dernier coup à l’ordre issu de la dernière guerre «
mondiale », mais je ne vois pas émerger l’ordre qui pourrait sortir de la guerre
« planétaire » rapportée par le GIEC.

Plusieurs journalistes ont introduit l’hypothèse que la guerre de Poutine marquait la


fin d’une parenthèse qu’ils appellent la nouvelle « entre-deux guerre ». Voilà,
suggèrent-ils, à partir de février 2022, finirait l’entre-deux guerres, celle qui avait
commencé en 1945, avec la fondation des Nations Unies et l’idée de paix. Paix
virtuelle bien sûr, projet qui faisait l’impasse sur d’innombrables conflits, mais qui
obligeait quand même les impérialistes à obtenir de la fragilissime institution des
Nations Unies comme un brevet de vertu.

Or Poutine, président d’un pays fondateur de cette vénérable institution, n’a même
pas tenté d’obtenir un mandat pour envahir l’Ukraine (dont il nie d’ailleurs
l’existence, ce qui l’autorise à tuer ceux que bizarrement il appelle ses frères). Et la
Chine l’a gravement approuvé. Fin de cette entre deux guerres qui aurait duré 77
ans. Si je suis si terrifié, c’est que j’ai 75 ans, et que ma vie se loge donc
exactement dans cette entre-deux guerres. Cette longue illusion sur les conditions
de paix perpétuelle… avec toute ma génération, j’aurais vécu dans un rêve ?

Trois générations pour oublier l’horreur de la Deuxième Guerre mondiale (je


commence à ne plus savoir comment numéroter l’enchaînement des conflits), ce
n’est peut-être pas si mal après tout. La précédente, celle de mes parents, n’avait
duré que 22 ans. L’effet de la Grande Guerre n’avait pas suffi.

Mais l’autre tragédie, je ne parviens pas à la faire rentrer dans le même cadre
temporel. L’impression de paix a volé pour moi en éclat dès les années quatre-vingt
quand les premiers rapports indiscutables sur l’état de la planète commencent à être
systématiquement déniés par ceux qui vont devenir les climato-sceptiques.

Si j’avais à choisir une date pour fixer la limite de cette autre « entre-deux guerre »,
1989 pourrait convenir. La chute de l’URSS (dont on dit que c’est le drame intime
de Poutine quand on veut expliquer sa folie !) marque à la fois le maximum
d’illusions sur la fin de l’histoire et le début de cette autre histoire, de cette
géohistoire, de ce nouveau régime climatique qui, j’en étais sûr, allait ajouter ses
conflits à tous les autres, sans que je sache en aucune façon comment dessiner leurs
lignes de front. Cette entre deux guerres aurait duré, quant à elle, 45 ans.

Est-ce une loi de l’histoire qu’il faille payer quelques décennies de paix relatives
par un conflit si terrifiant qu’il force tous les protagonistes à s’entendre, avant que
l’oubli n’en émousse l’effet ? Mais alors, quels conflits nous faudra-t-il subir avant
de pouvoir à nouveau tenter de refonder un nouvel idéal de paix ?

Je ne sais pas comment tenir à la fois les deux tragédies. En un certain sens,
pourtant, la tragédie climatique, celle rapportée par le dernier rapport du GIEC,
encercle bel et bien toutes les autres. Elle est donc en un sens « mondiale », mais
dans un tout autre sens de l’adjectif avec lequel nous avons pris l’habitude en
Europe de numéroter nos guerres (celles des autres, au loin, nous ne les numérotons
même pas…). « Planétaire » serait un meilleur terme.

Or c’est là le cœur de mon angoisse, je vois que Poutine donne le dernier coup à
l’ordre issu de la dernière guerre « mondiale », mais je ne vois pas émerger l’ordre
qui pourrait sortir de la guerre « planétaire » rapportée par le GIEC. C’est là où il
faut faire confiance au monde, à la planète, à la terre. Croire à une autre loi de
l’histoire, celle par laquelle inévitablement, ô comme je tiens à cette adverbe
! inévitablement, les conflits actuels peuvent, non, doivent déboucher, sur la
préparation de l’ordre planétaire qui pourrait suivre l’ordre mondial, si impuissant
comme on le voit à empêcher les tanks russes d’occuper l’Ukraine.

Si je le croyais vraiment, je ne serais pas si angoissé ; si je n’y croyais pas


vraiment, je n’écrirais pas ce texte. La seule chose dont je suis sûr, absolument sûr,
c’est qu’il ne faut en aucun cas choisir entre ces deux tragédies.

NDLR : Ce texte a été publié dans notre collection « Les Imprimés d’AOC »,
disponible en librairie.

Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU MÉDIALAB DE


SCIENCES PO
mardi 2 juin 2020
POLITIQUE

Êtes-vous prêts à vous déséconomiser ?

Par Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE

Que le Président s’entoure d’un conseil d’experts économistes ne peut,


après la Covid-19, que susciter l’effroi. Nombreux étaient les chercheurs et
les activistes qui savaient déjà combien l’économie peut apparaître
détachée de l’expérience usuelle des humains mais la douloureuse
expérience de la pandémie a popularisé ce décalage. Ce sont des millions
de gens qui ont vécu la même expérience que Jim Carrey, le héros
du Truman Show : ils ont fini par crever le bord du plateau et réalisé que le
décor se détachait de l’armature métallique qui le faisait tenir debout. De
cette expérience, de ce décalage, de ce doute, on ne se remet pas.
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«Le chef de l’État met en place une commission d’experts internationaux pour
préparer les grands défis », écrit Le Monde dans son édition du 29 mai et les
journalistes d’ajouter : « “Le choix a été fait de privilégier une commission
homogène en termes de profils et d’expertise, pour avoir les réponses des
académiques sur les grands défis. Mais leurs travaux ne seront qu’une brique parmi
d’autres, cela n’épuisera pas les sujets”, rassure-t-on à l’Elysée ». Pourquoi ne me
suis-je pas senti « rassuré » du tout ? M’est revenu le souvenir de la Restauration, à
laquelle la Reprise après le confinement risque de plus en plus de ressembler :
comme les Bourbons de 1814, il est bien possible que la dite commission, même
composée d’excellents esprits, n’ait « rien oublié et rien appris »…

Il serait bien dommage de perdre trop vite tout le bénéfice de ce que la Covid-19 a
révélé d’essentiel. Au milieu du chaos, de la crise mondiale qui vient, des deuils et
des souffrances, il y au moins une chose que tout le monde a pu saisir : quelque
chose cloche dans l’économie. D’abord, évidemment parce qu’il semble qu’on
puisse la suspendre d’un coup ; elle n’apparaît plus comme un mouvement
irréversible qui ne doit ni ralentir, ni bien sûr s’arrêter, sous peine de catastrophe.
Ensuite, parce que tous les confinés se sont aperçus que les rapports de classe, dont
on disait gravement qu’ils avaient été effacés, sont devenus aussi visibles que du
temps de Dickens ou de Proudhon : la hiérarchie des valeurs a pris un sérieux coup,
ajoutant une nouvelle touche à la célèbre injonction de l’Évangile : « Les premiers
(de cordée) seront les derniers et les derniers seront les premiers » (de corvée) (Mt,
19-30)…

Que quelque chose cloche dans l’économie, direz-vous, on le savait déjà, cela ne
date quand même pas du virus. Oui, oui, mais ce qui est plus insidieux, c’est qu’on
se dit maintenant que quelque chose cloche dans la définition même du monde par
l’économie. Quand on dit que « l’économie doit reprendre », on se demande, in
petto, « Mais, au fait, pourquoi ? Est-ce une si bonne idée que ça ? ».

Voilà, il ne fallait pas nous donner le temps de réfléchir si longtemps ! Emportés


par le développement, éblouis par les promesses de l’abondance, on s’était
probablement résignés à ne plus voir les choses autrement que par le prisme de
l’économie. Et puis, pendant deux mois, on nous a extrait de cette évidence, comme
un poisson sorti de l’eau qui prendrait conscience que son milieu de vie n’est pas le
seul. Paradoxalement, c’est le confinement qui nous a « ouvert des portes » en nous
libérant de nos routines habituelles.

Du coup, c’est le déconfinement qui devient beaucoup plus douloureux ; comme un


prisonnier qui aurait bénéficié d’une permission trouverait encore plus
insupportable de retrouver la cellule à laquelle il avait fini par s’habituer. On
attendait un grand vent de libération, mais il nous enferme à nouveau dans
l’inévitable « marche de l’économie », alors que pendant deux mois les
explorations du « monde d’après » n’avaient jamais été plus intenses. Tout va donc
redevenir comme avant ? C’est probable, mais ce n’est pas inévitable.

La vie matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques.

Le doute qui s’est introduit pendant la pause est trop profond ; il s’est insinué trop
largement ; il a pris trop de monde à la gorge. Que le Président s’entoure d’un
conseil d’experts économistes auraient encore paru, peut-être, en janvier, comme
un signe rassurant : mais après la Covid-19, cela ne peut que susciter l’effroi : «
Quoi, ils vont encore nous faire le coup de recommencer à saisir toute la situation
actuelle comme faisant partie de l’économie ? Et confier toute l’affaire à une
‘commission homogène en termes de profils et d’expertise’». Mais, sont-ils encore
compétents pour saisir la situation comme elle nous est apparue à la lumière de
cette suspension imprévue ?

Que l’économie puisse apparaître comme détachée de l’expérience usuelle des


humains, nombreux sont les chercheurs et les activistes qui le savaient, bien sûr,
mais la douloureuse expérience de la pandémie, a popularisé ce décalage. Ce sont
des millions de gens qui ont vécu la même expérience que Jim Carrey, le héros
du Truman Show : ils ont fini par crever le bord du plateau et réalisé que le décor se
détachait de l’armature métallique qui le faisait tenir debout. De cette expérience,
de ce décalage, de ce doute, on ne se remet pas. Vous ne ferez jamais rentrer
Carrey une deuxième fois sur votre plateau de cinéma — en espérant qu’il
« marche » à nouveau !

Jusqu’ici, le terme spécialisé pour parler de ce décalage était celui d’économisation.


La vie matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques. Les
humains entretiennent entre eux et avec les choses dans lesquelles ils s’insèrent une
multitude de relations qui mobilisent une gamme extraordinairement large de
passions, d’affects, de savoir-faire, de techniques et d’inventions. D’ailleurs, la
plupart des sociétés humaines n’ont pas de terme unifié pour rendre compte de cette
multitude de relations : elles sont coextensives à la vie même. Marcel Mauss depuis
cent ans, Marshall Sahlins depuis cinquante, Philippe Descola ou Nastassja Martin
aujourd’hui, bref une grande partie de l’anthropologie n’a cessé d’explorer cette
piste[1].

Il se trouve seulement que, dans quelques sociétés récentes, un important travail


de formatage a tenté (mais sans jamais y réussir complètement) de réduire et de
simplifier ces relations, pour en extraire quelques types de passion, d’affect, de
savoir-faire, de technique et d’invention, et d’en ignorer tous les autres. Utiliser le
terme d’économisation, c’est souligner ce travail de formatage pour éviter de le
confondre avec la multitude des relations nécessaires à la continuation de la vie.
C’est aussi introduire une distinction entre les disciplines économiques et l’objet
qui est le leur (le mot « disciplines » est préférable à celui de « sciences » pour bien
souligner la distance entre les deux). Ces activités procèdent au formatage, à ce
qu’on appelle des « investissements de forme », mais elles ne peuvent tenir lieu de
l’expérience qu’elles simplifient et réduisent. La distinction est la même
qu’entre construire le plateau où Jim Carrey va « se produire » et diffuser la
production dans laquelle il va devoir jouer.

L’habitude a été prise de dire que les disciplines économiques performent la chose
qu’elles étudient — l’expression est empruntée à la linguistique pour désigner
toutes les expressions qui réalisent ce qu’elles disent par l’acte même de le dire
— promesses, menaces ou acte légal[2]. Rien d’étrange à cela, et rien non plus de
critique. C’est un principe général qu’on ne peut saisir un objet quelconque sans
l’avoir préalablement formaté.

Par exemple, il y a aujourd’hui peu de phénomène plus objectif et mieux assuré que
celui de l’asepsie. Pourtant, quand je veux prouver à mon petit-fils de dix ans,
l’existence de l’asepsie, je dois lui faire apprendre l’ensemble des gestes qui vont
conserver à l’abri de toute contamination le bouillon de poulet qu’il a enfermé dans
un pot à confiture (et ce n’est pas facile à expliquer par Zoom pendant le
confinement). Il ne suffit pas de lui montrer des ballons de verre sortis des mains
du verrier de Pasteur dont le liquide est encore parfaitement pur après cent
cinquante ans. Il faut qu’Ulysse obtienne la réalisation de ce fait objectif
par l’apprentissage de tout un ensemble de pratiques qui rendent possible
l’émergence d’un phénomène entièrement nouveau : l’asepsie devient possible
grâce à ces pratiques et n’existait pas auparavant (ce qui va d’ailleurs créer, pour
les microbes, une pression de sélection tout à fait nouvelle, elle aussi). La
permanence de l’asepsie comme fait bien établi dépend donc de la permanence
d’une institution — et des apprentissages soigneusement entretenus dans les
laboratoires, les salles blanches, les usines de produits pharmaceutiques, les salles
de travaux pratiques, etc.

En poursuivant le parallèle, l’économisation est un phénomène aussi objectif, mais


également aussi soigneusement et obstinément construit, que l’asepsie. Il suffit
qu’Ulysse fasse la moindre erreur dans l’ébouillantement de son flacon de verre, ou
dans la mise sous couvercle, et, dans quelques jours, le bouillon de poulet sera
troublé. Il en est de même avec l’économisation : il suffit de nous laisser deux mois
confinés, hors du cadrage habituel, et voilà que les « mauvaises habitudes »
reviennent, que d’innombrables relations dont la présence étaient oubliée ou déniée
se mettent à proliférer. Se garder des contaminations est aussi difficile que de rester
longtemps économisable. La leçon vaut pour la Covid aussi bien que pour les
disciplines économiques. Il faut toujours une institution en bon état de marche pour
maintenir la continuité d’un fait ou d’une évidence.

L’Homo oeconomicus existe mais il n’a rien de naturel, de natif ou de


spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus
soudainement abandonnés dans un laboratoire dont on aurait coupé les
crédits

Pas plus que les microbes n’étaient préparés à se trouver affrontés aux gestes
barrières de l’asepsie inventés par les pastoriens, les humains plongés dans les
relations matérielles avec les choses dont ils jouissaient, ne s’étaient préparés au
dressage que l’économisation allait leur imposer à partir du 18 ème siècle. De soi,
personne ne peut devenir un individu détaché, capable de calculer son
intérêt égoïste, et d’entrer en compétition avec tous les autres, à la recherche
d’un profit. Tous les mots soulignés désignent des propriétés qui ont fini par exister
bel et bien dans le monde, mais qu’il a fallu d’abord extraire, maintenir, raccorder,
assurer par un immense concours d’outils de comptabilité, de titres de propriétés,
d’écoles de commerce et d’algorithmes savants. Il en est de l’Homo
oeconomicus comme des lignées pures de bactéries cultivées dans une boite de
Pétri : il existe, mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la
pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés
dans un laboratoire dont on aurait coupé les crédits — prêts à faire ensuite le tour
du monde.

On peut même aller plus loin. Dans un livre plein d’humour (et dans un article
récent de Libération), David Graeber fait la suggestion que la « mise en économie »
est d’autant plus violente que le formatage est plus difficile et que les agents
« résistent » davantage à la discipline[3]. Moins l’économisation paraît réaliste,
plus il faut d’opérateurs, de fonctionnaires, de consultants, de comptables,
d’auditeurs de toutes sortes pour en imposer l’usage. Si l’on peut assez facilement
compter le nombre de plaques d’acier qui sortent d’un laminoir : un œil
électronique et une feuille de calcul y suffiront ; pour calculer la productivité d’une
aide-soignante, d’un enseignant ou d’un pompier, il va falloir multiplier les
intermédiaires pour rendre leur activité compatible avec un tableau Excel. D’où,
d’après Graeber, la multiplication des « jobs à la con ».

Si l’expérience de la pandémie a un sens, c’est de révéler la vitesse à laquelle la


notion de productivité dépend des instruments comptables. Oui, c’est vrai, on ne
peut pas calculer bien exactement la productivité des enseignants, des infirmières,
des femmes au foyer. Quelle conclusion en tirons-nous ? Qu’ils sont improductifs ?
Qu’ils méritent d’être mal payés et de se tenir au bas de l’échelle ? Ou que c’est
sans importance, parce que ce le problème n’est pas là ? Quel que soit le nom que
vous donniez à leur « production », elle est à la fois indispensable et incalculable :
eh bien, que d’autres s’arrangent avec cette contradiction : cela veut simplement
dire que ces activités appartiennent à un genre d’action inéconomisable. C’est la
réalisation par tout un chacun que ce défaut de comptabilité est « sans importance »
qui sème le doute sur toute opération d’économisation. C’est là où la prise
économique sur les conditions de vie se sépare de ce qu’elle décrivait, comme un
pan de mur craquelé se détache du décor.

« Mais sûrement, diront les lecteurs, à force de disciplines économiques qui


instituent l’économie comme extraction des relations qui permettent la vie, nous, en
tous cas, nous les producteurs et les consommateurs des pays industriels, nous
sommes bien devenus, après tant de formatage, des gens économisables de part en
part et sans quasi de résidu. Il peut bien exister ailleurs, autrefois, et dans les
émouvants récits des ethnologues, d’autres façons de se relier au monde, mais c’est
fini pour toujours, en tous cas pour nous. Nous sommes bel et bien devenus ces
individus égoïstes en compétition les uns avec les autres, capables de calculer nos
intérêts à la virgule près ? »

C’est là, où le choc de la Covid oblige à réfléchir : croire à ce caractère irréversible,


c’est comme de croire que les progrès de l’hygiène, des vaccins, et des méthodes
antiseptiques nous avaient débarrassé pour toujours des microbes… Ce qui était
vrai en janvier 2020, ne l’est peut-être plus en juin 2020.

Il suffit d’une pause de deux mois pour réussir ce que les nombreux travaux des
sociologues des marchés et des anthropologues des finances n’auraient jamais pu
obtenir : la conviction largement partagée que l’économie tient aussi longtemps que
l’institution qui la performe — mais pas un jour de plus. Le pullulement des modes
de relations nécessaires à la vie continue, déborde, envahit l’étroit format de
l’économisation, comme le grouillement des milliards de virus, de bactériophages
et de bactéries continue de relier, de milliards de façons différentes, des êtres aussi
éloignés que des chauve-souris, des chinois affamés ou gastronomes, sans oublier
peut-être Bill Gates et le Dr Fauci. En voilà une contamination : d’une cinquantaine
de collègues à des dizaines de millions de personnes qui rejoignent sans coup férir
les très nombreux mouvements, syndicats, partis, traditions diverses qui avaient
déjà de très bonnes raisons de se méfier de l’économie et des économistes (aussi
« experts », « homogènes » et qualifiés qu’ils soient). L’infortuné Jim Carrey est
devenu foule.

Ce que la pandémie rend plus intense, ce n’est donc pas simplement un doute sur
l’utilité et la productivité d’une multitude de métiers, de biens, de produits et
d’entreprises — c’est un doute sur la saisie des formes de vie dont chacun a besoin
pour subsister par les concepts et les formats venus de l’économie. La productivité
— son calcul, sa mesure, son intensification — est remplacée peu à peu, grâce au
virus, par une question toute différente : une question de subsistance. Là est le
virage ; là est le doute ; là est le ver dans le fruit : non pas que et comment produire,
mais « produire » est-il une bonne façon de se relier au monde ? Pas plus qu’on ne
peut continuer de « faire la guerre » au virus en ignorant la multitude des relations
de coexistence avec eux, pas plus on ne peut continuer « à produire » en ignorant
les relations de subsistance qui rendent possible toute production. Voilà la leçon
durable de la pandémie.

Et pas simplement parce que, au début, pendant deux mois, on a vu passer


beaucoup de cercueils à la télé et entendu des ambulances traverser les rues
désertes ; mais aussi parce que, de fil en aiguille, de questions de masques en
pénurie de lits d’hôpital, on en est venu à des questions de valeur et de politique de
la vie — ce qui la permet, ce qui la maintient, ce qui la rend vivable et juste.

Au début, bien sûr, c’était empêcher la contagion, par l’invention paradoxale de ces
gestes barrières qui exigeaient de nous, par solidarité, de rester enfermés chez nous.
Ensuite, deuxième étape, on a commencé à voir proliférer en pleine lumière ces
métiers de « petites gens » dont on s’apercevait, chaque jour davantage, qu’ils
étaient indispensables — retour de la question des classes sociales, clairement
racialisées. Retour aussi des durs rapports géopolitiques et des inégalités entre pays,
rendus visibles (c’est là une autre leçon durable) produit par produit, chaîne de
valeur par chaîne de valeur, route de migration par route de migration.

Troisième étape, la hiérarchie des métiers a commencé à s’ébranler : on se met à


trouver mille qualités aux métiers mal payés, mal considérés, qui exigent du soin,
de l’attention, des précautions multiples. Les gens les plus indifférents se mettent à
applaudir les « soignants » de leur balcon ; là où ils se contentaient jusqu’ici de
tondre le gazon, les cadres supérieurs s’essayent à la permaculture ; même les pères
en télétravail s’aperçoivent que, pour enseigner l’arithmétique à leurs enfants, il
faut mille qualités de patience et d’obstination dont ils n’avaient jamais soupçonné
l’importance.

Va-t-on s’arrêter là ? Non, parce que le doute sur la production possède une drôle
de façon de proliférer et de contaminer de proche en proche tout ce qu’il touche :
dès qu’on commence à parler de subsistance ou de pratiques d’engendrement, la
liste des êtres, des affects, des passions, des relations qui permettent de vivre ne
cesse de s’allonger. Le formatage par l’économisation avait justement pour but,
comme d’ailleurs l’asepsie, de multiplier les gestes barrières afin de limiter le
nombre d’êtres à prendre en compte, dans tous les sens du mot. Il fallait empêcher
la prolifération, obtenir des cultures pures, simplifier les motifs d’agir, seul moyen
de rendre les microbes ou les humains, connaissables, calculables et gérables. Ce
sont ces barrières, ces barrages, ces digues qui ont commencé à craquer avec la
pandémie.

Le nouveau régime climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur


toute question de production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux
mois de confinement pour en renouveler l’enjeu.

Ce qui n’aurait pas été possible sans la persistance d’une autre crise qui la déborde
de toute part. Par une coïncidence qui n’est d’ailleurs pas complètement fortuite, le
coronavirus s’est répandu à toute vitesse chez des gens déjà instruits de la menace
multiforme qu’une crise de subsistance généralisée faisait peser sur eux. Sans cette
deuxième crise, on aurait probablement pris la pandémie comme un grave problème
de santé publique, mais pas comme une question existentielle : les confinés se
seraient gardés de la contagion, mais ils ne se seraient pas mis à discuter s’il était
vraiment utile de produire des avions, de continuer les croisières dans des bateaux
géants en forme de porte-conteneurs, ou d’attendre de l’Argentine qu’elle fournisse
le soja nécessaire aux porcs bretons. Le nouveau régime climatique, surajouté à la
crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental
qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu. D’où
l’extension prodigieuse de la question de subsistance.

Si la crise sanitaire a rappelé le rôle des petits métiers, si elle a donné une
importance nouvelle aux professions du soin, si elle a rendu encore plus visible les
rapports de classe, elle a aussi peu à peu rappelé l’importance des autres
participants aux modes de vie, les microbes d’abord, et puis, de fil en aiguille tout
ce qu’il faut pour maintenir en état une économie dont on s’imaginait jusqu’ici
qu’elle était la totalité de l’expérience et qu’elle allait « reprendre ». Même la
journaliste la plus obtuse qui continue à opposer ceux qui se préoccupent du climat
et ceux qui veulent « remplir le frigo », ne peut plus ignorer qu’il n’y a rien dans le
frigo qui ne dépendent du climat — sans oublier les innombrables micro-
organismes associés à la fermentation des fromages, des yaourts et des bières…

Une citation du livre de Graeber sur l’origine de la valeur (vieux débat chez les
économistes) résume la situation nouvelle. Il rappelle que la notion de valeur-
travail était devenue une évidence au 19ème siècle avant de disparaître sous les coups
de boutoir du néolibéralisme au 20ème — ce siècle si oublieux de ces conditions de
vie. D’où l’injustice sur les causes de la valeur résumée par cette phrase :
« Aujourd’hui, si vous évoquez les ‘producteurs de richesses’, tout le monde
pensera que vous voulez parler des capitalistes, certainement pas des travailleurs. »
Mais une fois remise en lumière l’importance du travail et du soin, voilà que l’on
s’aperçoit très vite que bien d’autres valeurs, et bien d’autres « travailleurs »
doivent passer à l’action pour que les humains puissent subsister. Pour capter la
nouvelle injustice, il faudrait réécrire la phrase de Graeber : « Aujourd’hui, si vous
évoquez les ‘producteurs de richesses’ tout le monde pensera que vous parlez
des capitalistes ou des travailleurs, certainement pas des vivants ».

Sous les capitalistes, les travailleurs, et sous les travailleurs, les vivants. La vieille
taupe continue toujours à bien travailler ! L’attention s’est décalée non pas d’un
cran, mais de deux. Le centre de gravité s’est décalé lui aussi.[4] D’autres sources
de la valeur se sont manifestées. C’est ce monde-là qui apparaît en pleine lumière,
refuse absolument d’en rester au statut de « simple ressource » que lui octroie par
condescendance l’économie standard, et qui déborde tous les gestes barrières qui
devaient les tenir éloignés. C’est très bien de produire, mais encore faut-il subsister
! Quelle étonnante leçon que celle de la pandémie : on croit qu’il est possible
d’entrer en guerre avec les virus, alors qu’il va falloir apprendre à vivre avec eux
sans trop de dégât pour nous ; on croit qu’il est souhaitable d’effectuer une Reprise
Économique, alors qu’il va probablement falloir apprendre à sortir de l’Économie,
ce résumé simplifié des formes de vie

Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU MÉDIALAB DE


SCIENCES PO
lundi 30 mars 2020
SOCIÉTÉ

Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la

production d’avant-crise

Par Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE

Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié,
interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est
maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le
plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri :
« Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à
l’identique tout ce que nous faisions avant.
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Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors


que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de
gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même
pas enterrer leurs morts. Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour
que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien
régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de
lutter.
En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours
passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de
bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de
la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très
éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tout cas, ce serait dommage de ne pas
se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la
mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.

La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite,
en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le
monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici
qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À tous les arguments des écologiques
sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la
force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails,
« à cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère
globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de
freiner puis de s’arrêter d’un coup.

En effet, il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou


internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette
même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres
éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui
réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs
qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le
réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les
humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis.
A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards
d’humains, les microbes se posent un peu là !

Cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas


que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur
programme d’atterrissage.

D’où cette découverte incroyable : il y avait bien dans le système économique


mondial, caché de tous, un signal d’alarme rouge vif avec une bonne grosse
poignée d’acier trempée que les chefs d’État, chacun à son tour, pouvaient tirer
d’un coup pour stopper « le train du progrès » dans un grand crissement de freins.
Si la demande de virer de bord à 90 degrés pour atterrir sur terre paraissait encore
en janvier une douce illusion, elle devient beaucoup plus réaliste : tout
automobiliste sait que pour avoir une chance de donner un grand coup de volant
salvateur sans aller dans le décor, il vaut mieux avoir d’abord ralenti…

Malheureusement, cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il


n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur
programme d’atterrissage. Les globalisateurs, ceux qui depuis le mitan du XXe
siècle ont inventé l’idée de s’échapper des contraintes planétaires, eux aussi, y
voient une chance formidable de rompre encore plus radicalement avec ce qui reste
d’obstacles à leur fuite hors du monde. L’occasion est trop belle, pour eux, de se
défaire du reste de l’État-providence, du filet de sécurité des plus pauvres, de ce qui
demeure encore des réglementations contre la pollution, et, plus cyniquement, de se
débarrasser de tous ces gens surnuméraires qui encombrent la planète[1].

N’oublions pas, en effet, que l’on doit faire l’hypothèse que ces globalisateurs sont
conscients de la mutation écologique et que tous leurs efforts, depuis cinquante ans,
consistent en même temps à nier l’importance du changement climatique, mais
aussi à échapper à ses conséquences en constituant des bastions fortifiés de
privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux qu’il va bien falloir laisser en
plan. Le grand rêve moderniste du partage universel des « fruits du progrès », ils ne
sont pas assez naïfs pour y croire, mais, ce qui est nouveau, ils sont assez francs
pour ne même pas en donner l’illusion. Ce sont eux qui s’expriment chaque jour
sur Fox News et qui gouvernent tous les États climato-sceptiques de la planète de
Moscou à Brasilia et de New Delhi à Washington en passant par Londres.

Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause.


Ce qui rend la situation actuelle tellement dangereuse, ce n’est pas seulement les
morts qui s’accumulent chaque jour davantage, c’est la suspension générale d’un
système économique qui donne donc à ceux qui veulent aller beaucoup plus loin
dans la fuite hors du monde planétaire, une occasion merveilleuse de « tout
remettre en cause ». Il ne faut pas oublier que ce qui rend les globalisateurs
tellement dangereux, c’est qu’ils savent forcément qu’ils ont perdu, que le déni de
la mutation climatique ne peut pas durer indéfiniment, qu’il n’y a plus aucune
chance de réconcilier leur « développement » avec les diverses enveloppes de la
planète dans laquelle il faudra bien finir par insérer l’économie. C’est ce qui les
rend prêts à tout tenter pour extraire une dernière fois les conditions qui vont leur
permettre de durer un peu plus longtemps et de se mettre à l’abri eux et leurs
enfants. « L’arrêt de monde », ce coup de frein, cette pause imprévue, leur donne
une occasion de fuir plus vite et plus loin qu’ils ne l’auraient jamais imaginé[2].
Les révolutionnaires, pour le moment, ce sont eux.

C’est là que nous devons agir. Si l’occasion s’ouvre à eux, elle s’ouvre à nous
aussi. Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié,
interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est
maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus
rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ».
La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous
faisions avant.

Par exemple, l’autre jour, on présentait à la télévision un fleuriste hollandais, les


larmes aux yeux, obligé de jeter des tonnes de tulipes prêtes à l’envoi qu’il ne
pouvait plus expédier par avion dans le monde entier faute de client. On ne peut
que le plaindre, bien sûr ; il est juste qu’il soit indemnisé. Mais ensuite la caméra
reculait montrant que ses tulipes, il les fait pousser hors-sol sous lumière artificielle
avant de les livrer aux avions cargo de Schiphol dans une pluie de kérosène ; de là,
l’expression d’un doute : « Mais est-il bien utile de prolonger cette façon de
produire et de vendre ce type de fleurs ? ».

Nous devenons d’efficaces interrupteurs de globalisation.

De fil en aiguille, si nous commençons, chacun pour notre compte, à poser de telles
questions sur tous les aspects de notre système de production, nous devenons
d’efficaces interrupteurs de globalisation – aussi efficaces, millions que nous
sommes, que le fameux coronavirus dans sa façon bien à lui de globaliser la
planète. Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de bouches en bouches – la
suspension de l’économie mondiale –, nous commençons à l’imaginer par nos
petits gestes insignifiants mis, eux aussi, bout à bout : à savoir la suspension du
système de production. En nous posant ce genre de questions, chacun d’entre nous
se met à imaginer des gestes barrières mais pas seulement contre le virus : contre
chaque élément d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise.

C’est qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production,


mais de sortir de la production comme principe unique de rapport au monde. Il ne
s’agit pas de révolution, mais de dissolution, pixel après pixel. Comme
le montre Pierre Charbonnier, après cent ans de socialisme limité à la
seule redistribution des bienfaits de l’économie, il serait peut-être temps d’inventer
un socialisme qui conteste la production elle-même. C’est que l’injustice ne se
limite pas à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon même de
faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire décroître ou vivre d’amour ou
d’eau fraîche, mais apprendre à sélectionner chaque segment de ce fameux système
prétendument irréversible, de mettre en cause chacune des connections soi-disant
indispensables, et d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce qui a
cessé de l’être.

D’où l’importance capitale d’utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire,


d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont
nous sommes prêts à nous libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à
reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à
interrompre[3]. Les globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise de ce
qu’ils veulent voir renaître après la reprise : la même chose en pire, industries
pétrolières et bateaux de croisière géants en prime. C’est à nous de leur opposer un
contre-inventaire. Si en un mois ou deux, des milliards d’humains sont capables,
sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle « distance sociale », de s’éloigner
pour être plus solidaires, de rester chez soi pour ne pas encombrer les hôpitaux, on
imagine assez bien la puissance de transformation de ces nouveaux gestes-
barrières dressés contre la reprise à l’identique, ou pire, contre un nouveau coup de
butoir de ceux qui veulent échapper pour de bon à l’attraction terrestre.
Un outil pour aider au discernement
Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques, proposons
aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera d’autant plus utile
qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas
seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une
situation et peut-être de la prolonger par une petite enquête. C’est seulement par la
suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le
paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une
expression politique incarnée et concrète — mais pas avant.

Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une
aide à l’auto-description*.

Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privés par la crise
actuelle et qui vous donnent la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles
de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que
celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent
pas du tout. Répondez aux questions suivantes :

Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous


souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?

Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/


dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution
rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? (Faire un
paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)

Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/


agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous
supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?

Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous


souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être
inventées en remplacement ?

Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b)


comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que
vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez
défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la
question 4.)

Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/


agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments
permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?

(Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celles d’autres
participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner
peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et
d’oppositions.)

Vous pouvez retrouver cet article édité dans notre collection Les imprimés d’AOC.

Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU MÉDIALAB DE


SCIENCES PO
vendredi 20 décembre 2019
ÉCOLOGIE

Nous ne vivons pas sur la même planète – un conte de Noël

Par Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE

C’est l’histoire presque tragique d’une terre que l’on croyait unique, le
conte cruel de sept planètes en guerre ouverte. Mais même pour les
sceptiques de la magie de Noël, l’heure n’est pas au défaitisme. Essayons
plutôt d’imaginer quelle planète nous souhaitons habiter.

« Nous ne vivons pas sur la même planète ». C’était une expression banale.
Maintenant c’est littéral. Oh non, il ne s’agit pas de comparer Mars, Vénus, Jupiter
avec toutes les planètes visitées par Cyrano de Bergerac ou rencontrées par les
explorateurs de Star Trek. Il s’agit de la nôtre. Enfin de celle que l’on croyait nôtre
et qu’on pouvait désigner comme l’unique terre.

L’histoire est assez curieuse. Dans les années 60, cette fameuse « planète bleue »
que l’on avait enfin photographiée depuis l’espace, elle était supposée nous mettre
tous d’accord. Sa beauté, sa fragilité, sa couleur, ses nuages, tout cela devait nous
unir. Il s’est produit tout le contraire. Jamais nous n’avons été moins unis, nous les
humains, sur le nom, la nature, la forme, la consistance de la planète que nous
prétendons habiter. « Guerre des mondes », en effet, comme du temps de Wells,
mais pour de bon cette fois. Et le danger ne vient pas de Mars.

Il nous faut construire un planétarium de pacotille, pour un voyage fictif, comme


Kepler en imagina au début de la parenthèse qui se referme aujourd’hui. Essayons
de compter : il y aurait sept planètes à disposer. Chacune est influencée par les six
autres. C’est une drôle d’attraction/répulsion. Elles sont en guerre ouverte les unes
avec les autres. Il nous faudrait un autre Newton pour en calculer les interactions,
mais un Newton plus alchimiste que physicien ; un Laplace qui serait aussi féru de
géopolitique ; ou alors un joueur de Risk ; on pourrait aussi appeler à la rescousse
l’un des scénaristes de Games of Thrones. En attendant, Alexandra les a figurées
sur ce panneau.

Image :
Alexandra Arènes S.O.C.

Il y a la planète ancestrale, celle dont on s’est beaucoup moqué en la disant


archaïque, immuable, étroite, celle dont justement Galilée – dans cette scène
inaugurale – a prétendu nous arracher pour nous faire connaître le grand large et
l’immensité des « continents hilares ». Cela fait deux. La première, l’ancestrale,
n’était pas une planète, mais c’était la terre absolue, irrémédiable, insistante. Celle
qu’on ne pouvait voir que de l’intérieur. Elle ne bougeait pas dans l’espace. Elle
tournait sur elle-même dans le temps, depuis des milliards d’années. On ne la
connaît que par contraste.

L’explorer pour de vrai reste une tâche pour l’avenir. On ne connaît toujours pas
bien ceux qui la peuplent. Celle de Galilée, la deuxième, bouge, se déplace, c’est
une planète. On ne la voit que de l’extérieur. C’est justement le problème : il faut
habiter dans l’inhabitable univers pour la considérer, elle au milieu des autres.
Sortir au risque de ne plus jamais pouvoir respirer et de ne plus pouvoir rentrer.
Nous avons été, nous les Modernes, les gens d’aujourd’hui, vous et moi, les
habitants de la planète deuxième. Le risque en valait-il la peine ? Selon la réponse
que vous donnez, vous vous orientez dans l’espace. Oui ? Non ? Vous
appartiendrez au peuple qui donnera la réponse. Ceux qui habitent la première ont
été détruits, défaits, maudits, chassés.

Peut-être reviennent-ils en force aujourd’hui. Cela dépend de ce qui va se passer,


du futur qui la rendra terre de nouveau d’avenir, peut-être.

Attention, cela ne se décide pas tout de suite. En fait, Galilée vit plongé dans la
première. Mais se dégage alors peu à peu la planète troisième, celle qui ressemble à
un Globe. Pas à un globe réel bien sûr, mais un Globe vu sur la scène de ce grand
opéra si aimé de Fontenelle. Un Globe rêvé qui ressemble à une vaste architecture
moderniste que l’on aurait croisé avec le palais de Dame Tartine. Un décor si
enthousiasmant que de tous les coins de terre, des peuples sont prêts à se mettre en
route pour l’atteindre : la planète entière, entièrement modernisée. Le Globe, c’est
l’Amérique des années 60 mais partout, à Bombay comme à Shangaï. C’est le
grand large, le développement. Et ça s’accélère : vite, vite, tous les trainards seront
condamnés. Attention, mesdames et messieurs, la fusée du progrès va décoller.
Dépêchez-vous. Le salut sur terre enfin pour tout le monde.

La vision astronomique imaginée depuis l’espace fait lentement place à une autre vision,
celle d’un système en déséquilibre constant que la vie maintiendrait en existence.

Jusque-là, on allait à peu près droit. Les trois premières planètes étaient alignées.
Ce qui les reliait s’appelait avec raison « le progrès ». Mais voilà que fait intrusion,
quand exactement ? disons quelque part au milieu des années soixante, la planète
quatrième, celle de Lovelock justement, curieux mélange d’inquiétude sur la guerre
atomique, la conquête réelle et non plus imaginée de l’espace, les premières alertes
sur la pollution, la démographie. On commence à s’apercevoir que la note des
gâteaux de Dame Tartine devient salée. L’espace commence à s’incurver ; la flèche
du progrès hésite et se courbe.

La planète change de nature et de composition : la vision astronomique imaginée


depuis l’espace fait lentement place à une autre vision, celle d’un système en
déséquilibre constant que la vie maintiendrait en existence. On murmure que son
nom serait Gaia. D’autres l’appellent plus froidement « système terre ». En tous
cas, elle est en déséquilibre continuel et nous lui ajoutons, nous les humains, un
petit choc supplémentaire. Pas important pour elle, mais pour nous oui. L’étiquette
Anthropocène commence à lui coller dessus. Du coup, le peuple qui habite Gaia
commence à entrer en conflit avec celui qui habite la troisième terre, celle du
Globe. Et vous voyez sur le dessin que Lovelock et Galilée sont juste en face l’un
de l’autre, en symétrie parfaite, les jumeaux de la terre qui s’ébranlent.

C’est avec la quatrième que tout se complique. Elle est l’enjeu de tous les débats.
« Hic est Rhodus, hic est saltus ». C’est ici qu’il faut choisir son camp et donc
parier. D’elle vous voyez partir, partir c’est le mot, fuir plutôt, la planète cinquième
: modernisme superlatif, baroque, hyper, robots, IA, DNA, data, data, data, Musk,
bien évidemment, « silly but fun », l’inévitable Musk. C’est vers elle que se
carapatent en fuite tous ceux qui ont compris qu’il n’y aurait plus de place pour tout
le monde.

« Laissons derrière nous tous ces geignards d’écologistes, d’anti-modernes, de


peureux. Refaisons-leur le coup de la deuxième terre. Le grand large, c’est pour
nous. La Californie du futuristique futuristique futur, c’est nous. Nous sommes
propriétaires exclusifs du hype, c’est d’ailleurs le nom de notre planète : Hype. Sur
Mars tout sera de nouveau possible. Et si l’on n’y arrive pas, on restera planqués
peinards dans les “gated communities” de la Nouvelle-Zélande. La corne
d’abondance, c’est sur nous qu’elle déverse ses richesses. Dressons de nouveau le
palais de Dame Tartine. Attention, l’universalité, c’est pour les paumés. La porte
est étroite… »

C’est là où les choses se corsent, où la guerre jusque-là souterraine devient ouverte.


Ces fuyards-là n’ont pas du tout l’intention de rejouer le coup de la modernisation à
neuf milliards. « Tant pis pour tous ces poor blokes. Ciao. Le hype, l’expédition
dans Mars, le salut hors de terre, les gated communities, c’est pour nous, pas pour
vous. Désolé les gars. Left behind. On vous l’a dit, il fallait choisir votre camp. Pas
de veine, vous êtes neuf milliards de surnuméraires… »

Cela fait beaucoup de monde laissé sur le carreau. Du coup, la fuite vers la planète
Hype entraine un exode massif vers la planète sixième. Ce corps céleste n’est pas
sans ressembler, mais en sinistre et en caricature à la planète première, parce
qu’elle protège, rassure, et paraît donner quelque chose comme une identité. En
tous cas elle cherche à s’en rapprocher, à subir son attraction. Identité, c’est son
nom. On ne progresse plus. On se barricade. On se protège. Les surnuméraires se
comptent et ils sont très nombreux, trop nombreux. Partout on fait l’inventaire.

Alors il faut changer d’espace. Non pas pour aller plus loin, mais aller plus dedans.

On ne fait plus que compter, comme sur la cinquième, mais on compte les foules de
gens de trop que l’on prétend passer par-dessus bord. Ils en prennent du temps pour
se noyer ? Il faut passer au fil de l’épée ceux qui ne savent pas dire
« shibboleth » avec le bon accent. On ne peut plus durer dans des espaces aussi
réduits en maintenant le bornage des propriétés. Du coup l’espace manque partout.
Comme on envie le bon temps du progrès, mais voilà le Globe est inaccessible et la
planète Hype est pour les riches.

Sur la planète sixième les peuples enfermés tournent en rond. Ils n’ont pas d’autre
choix que de se dévorer. Absolument indifférents à la consistance de leur territoire
alors qu’ils ne parlent que d’appartenir à un sol qu’ils doivent défendre contre les
autres. Pas la peine de les appeler « réactionnaires », chaque planète réagit à toutes
les autres. Mais ceux-là, c’est sans espoir. Quelle ironie : identitaires et pourtant
hors sol !

Pouvons-nous alors habiter la septième ? Elle revendique le label de Terrestre.


Regardez où elle se place. Elle est à l’opposé des deux précédentes. En guerre avec
elles. Elle tourne, elle revient, elle se rapproche de la première, elle a des affinités
avec la terre ancestrale, sauf qu’elle est énorme. Elle prétend accommoder les
bientôt 9 milliards d’humains, mais aussi tous les autres peuples avec lesquels elle
a découvert qu’elle ne pouvait que cohabiter. Il n’y a plus de place, disent les autres
peuples dans les autres planètes.

Alors, il lui faut changer d’espace. Non pas pour aller plus loin, mais
aller plus dedans. Absorber toutes les formes de mouvement, de transition, de
métamorphose qu’on avait abandonnés depuis la planète deuxième. Retour de la
vieille phusis, la tremblante, la mouvante, l’active. Alors qu’auparavant on ne
pouvait s’étendre qu’en se distinguant, là on se ramasse sur soi en se superposant,
en s’entrelaçant, en s’acoquinant. La topographie est tout autre. Les propriétés se
transforment. L’avoir et donc la dépendance remplace enfin l’être et donc l’identité.
Le temps dissout peu à peu l’espace. Mais quels sont les peuples capables d’y
habiter ? Imaginez cela, neuf milliards d’êtres humains en marche vers un
changement dans la consistance de la planète.

Vous pouvez retrouver cet article édité dans notre collection Les imprimés d’AOC.

Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU MÉDIALAB DE


SCIENCES PO
lundi 8 avril 2019
POLITIQUE

Que veut dire « Heimat » aujourd’hui ?

Par Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE

Marqué par Heimat, la série télévisée d’Edgar Reitz, Bruno Latour a depuis
adopté ce mot qui jamais n’oblige à l’identité ou exigerait des liens du
sang. « Heimat » c’est plutôt un opérateur qui permet de saisir à nouveau,
existentiellement, pour soi ou pour les autres, ce que veut dire appartenir à
un lieu concret. Un mot plus que jamais utile et nécessaire alors
qu’approchent de périlleuses élections européennes.
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Les Français ne possèdent pas d’équivalent du mot « Heimat », lequel fait toujours
d’ailleurs l’objet de discussions continuelles en Allemagne. Pour moi,
inévitablement, le terme renvoie à la série télévisée d’Edgar Reitz qui m’avait
bouleversé. Alors qu’en bon petit Français de l’après-guerre, j’avais de
l’Allemagne une version abstraite et plutôt polémique, cette série de films
m’a rendu l’Allemagne proche et vivante.
Il y a donc pour moi dans Heimat une médecine si puissante qu’elle peut donner à
un complet étranger, grâce à l’artifice d’une œuvre d’art, le sentiment d’appartenir,
de faire corps, de reconnaître comme son voisin et son proche, un pays entier
jusque-là éloigné. J’ai toujours entretenu ce fantasme d’être dans un train, quelque
part en Allemagne, et de pouvoir parler avec Maria de notre vie à Schabbach ou
d’échanger mes souvenirs d’enfance avec Paul ou Eduard sur le Hünsruck. «
Heimat » n’a pour moi rien qui oblige à l’identité ou qui exigerait des liens du sang
: c’est plutôt un opérateur qui permet de saisir à nouveau, existentiellement, pour
soi ou pour les autres, ce que veut dire appartenir à un lieu concret.

Si la question du « Heimat » revient partout, et pas seulement en Allemagne, c’est


évidemment parce que, quels que soient nos différents pays de naissance, nous
subissons une crise générale de perte de soi et de sol. C’est ce sentiment de
déréliction que le psychiatre Glenn Albrecht a capté par le mot solastalgia. La
nostalgie est un sentiment universel et sans âge qui nous fait rire ou pleurer au
souvenir d’un passé disparu. Mais pour reprendre le titre plein d’humour de Simone
Signoret « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était » ! Ce n’est plus le passé à jamais
disparu qui nous fait pleurer de misère ; c’est la disparition de notre sol, sous nos
yeux, qui nous prive peu à peu de nos conditions d’existence. La solastagia c’est
d’avoir le mal du pays, sans avoir émigré ; le mal du pays, en quelque sorte, dans
son pays (homesickness at home). C’est l’effet le plus radical de ce que j’appelle le
Nouveau Régime Climatique : la crise climatique, la disparition généralisée des
espèces, la stérilisation des paysages, nous rend fous.

Aujourd’hui des peuples privés de terre cherchent à venir s’installer auprès de gens qui
se sentent, eux aussi, privés de terre, sans avoir pour autant bougé de chez eux.
On ne comprend rien, me semble-t-il, à l’importance donnée à la question des
migrations, si l’on ne prend pas en compte cette généralisation du sentiment de la
perte de sol. Les gens qui se sentent assurés d’un sol sous leurs pieds ont toujours
été capables d’en accueillir d’autres que les guerres, les famines et les catastrophes
avaient chassés de leur terre. Toute l’histoire des migrations européennes le montre
assez clairement. Mais aujourd’hui des peuples privés de terre cherchent à venir
s’installer auprès de gens qui se sentent, eux aussi, privés de terre, sans avoir pour
autant bougé de chez eux. Comme si la crise de la migration était devenue
universelle et mettait en conflit les migrants de l’extérieur avec les migrants de
l’intérieur. Ceux qui doivent quitter leur pays et ceux dont le pays, si l’on ose dire,
les a quittés.

Ce qui donne à cette crise universelle son caractère tragique, c’est que les deux
solutions traditionnelles, tous les analystes le reconnaissent, ne résolvent rien.

La première que l’on pourrait appeler « globaliste » consiste à convaincre les


citoyens de continuer à aller de l’avant et à regarder l’horizon plus ou moins
radieux qui leur permettait d’oublier leurs attachements anciens, de rompre avec
leur esprit provincial, et de participer au grand maelstrom de la mondialisation. Le
problème c’est que pour être « citoyen du monde », il faut qu’il y ait un monde en
état de marche qui assure la richesse de ceux qui s’y consacrent. Or, la crise
planétaire a rendu impossible de croire encore à l’existence d’un monde capable de
servir de socle, de ressource et d’assurer le revenu aux multitudes en marche vers la
globalisation. Le monde, à savoir la planète, s’est rebellée. Elle met en cause les
conditions d’existence de ces « citoyens du monde » qui se retrouvent brusquement
« sans monde » aux prises avec une crise aigüe de solastalgia.

La deuxième solution est bien connue puisqu’elle est mise en œuvre partout au
même moment du Brésil à la Hongrie, des États Unis à la Pologne, de l’Angleterre
du Brexit à l’Allemagne d’aujourd’hui. Les « néo-nationalistes » cherchent un sol,
eux aussi, qui leur assurera protection, identité et richesse. Mais il ne suffit pas
d’abandonner une à une toutes les contraintes de la mondialisation, pour se
retrouver assuré d’un territoire qui serait durable, solide, crédible et viable.
L’imaginaire des états néo-nationaux vers lesquels on nous demande d’émigrer,
maintenant que le rêve de la mondialisation a perdu de son éclat, cet imaginaire est
encore plus pauvre, moins peuplé, moins réaliste, que celui des États-nations
solidaires et intégrés qu’il prétend remplacer. Ce qui explique d’ailleurs la rage
avec laquelle ce projet d’enfermement est partout défendu. Il n’a pas d’autre
contenu que l’identité et cette identité n’a pas d’autre contenu que l’hostilité contre
les autres, les migrants justement, qui menacent de crever la bulle d’illusions avec
laquelle ces identités se sont inventées.

Il faut bien reconnaître qu’il n’y a plus d’offre politique qui permettrait d’échapper
à cette double faillite des globalistes comme des néo-nationalistes d’offrir un sol
aux peuples qui se sentent trahis et perdus. Les formes anciennes de libéralisme —
au sens français ou anglais de ce terme — comme les formes anciennes de
démocratie sociale se sont effondrées avec les partis qui les incarnaient. Quand ces
partis existent encore ils ne semblent pas capables de parler dans une langue et à
une profondeur existentielle qui soit suffisante pour lier de nouveau les questions
de peuple et les questions de sol. La plupart du temps, c’est parce qu’ils craignent
le caractère « réactionnaire » de l’association de ces deux termes.

C’est là ce qui explique les incertitudes sur le bon et le mauvais emploi du mot
« Heimat », terme trop local pour être aimé des « globalistes » mais beaucoup trop
mondial, concret, matériel, multiple, universel pour être encore compris des « néo-
nationalistes » qui veulent le rabattre sur l’ancien « blut und boden ». Ce que les
politistes ne comprennent toujours pas, c’est que toutes les questions politiques
dépendent désormais de la crise écologique généralisée. Avec une violence et dans
une urgence encore largement sous-estimées la crise écologique oblige à reprendre
les termes de peuple et de sol et de leur donner un sens enfin concret. Au lieu de se
plaindre de la « montée des populismes » et d’attendre quelque « sursaut » des
libéraux, ils feraient mieux de chercher littéralement sous leurs pieds sur quel sol
les peuples auxquels ils prétendent s’adresser cherchent leur subsistance et de quel
monde ils espèrent leur prospérité.

Il y a dans la première série du Heimat d’Edgar Reitz des moments où le noir et


blanc est remplacé par la couleur. Ces moments ne sont pas forcément les plus
dramatiques ; autant que je puisse en juger, ce sont plutôt ceux où il y a un accord
entre toutes les couches qui composent justement le Heimat au sens de monde
vécu. Un sentiment de plénitude qui n’est nullement fondé sur l’extraordinaire ou le
mystérieux mais sur l’adéquation et la superposition entre le déroulement de la vie
ordinaire et la représentation symbolique de ce même déroulement. C’est ce point
fondamental qui explique la puissance de conviction du mot Heimat. Il faudrait
pouvoir traduire en français ce terme par monde vécu, mais en entendant par là
le monde dont on vit.

En effet, les sentiments de bonheur et de liberté associés au sol dépendent de la


possibilité de faire coïncider ce dont on vit, ce qui permet de subsister, avec ce que
l’on peut se représenter. C’est l’un des sens du mot territoire, en français, une fois
débarrassé de sa dimension uniquement juridique ou géographique : « Mon
territoire, c’est l’ensemble de tous les êtres, humains et non-humains, aussi
éloignés, hétérogènes qu’ils puissent être, qui me permettent d’assurer des
conditions durables de subsistance ». Inversement, je suis sans territoire, sans sol,
sans Heimat si je perds ces conditions de subsistance ou si, les ayant encore, je suis
incapable de me les représenter.

Le nouveau régime climatique est bel et bien un nouveau régime : toutes les questions
liées à la liberté, à la propriété, à l’occupation du territoire des autres se sont rouvertes.

Or il est clair qu’un citoyen à qui l’on dit qu’il n’y a plus ni insecte, ni oiseau, ni
eau, ni air, se sent aussi privé de sol que si on lui annonce que l’usine où il
travaillait a été délocalisée au Vietnam ou que la mine de charbon voisine a rempli
le corps de sa fille de dangereux polluants qui mettent en péril ses enfants. Toutes
les crises de subsistance, qu’elles viennent de ce qu’on appelait pour simplifier
l’économie ou, toujours pour simplifier, l’écologie, convergent désormais vers une
seule et même description de territoire. Ce que le terme de Heimat permet de si
bien capter, ce n’est pas le pays de l’enfance auquel la nostalgie nous ramène
toujours dans un mélange de larmes et de rire ; ce n’est pas non plus l’ancien terrain
provincial et paysan auquel il faudrait toujours s’arracher pour accéder enfin au
monde frénétique et universel de la modernisation ; c’est encore moins le retour au
village des déçus de la mondialisation qui se mettent à nouveau à s’habiller en
culottes de cuir et à chanter des hymnes patriotiques démodés. Ce que désigne le
mot Heimat c’est la possibilité de faire correspondre ce qui nous fait vivre avec ce
dont on est conscient. Là, les passages de la vie ordinaire apparaissent en couleur et
pas en noir et blanc.

Les historiens de l’environnement ou de l’économie ne nous laissent évidemment


que peu d’espoir de jamais retrouver cette situation « en couleur ». En effet, depuis
au moins le XVIIe siècle, mais dans un décalage qui n’a cessé de s’accroître
jusqu’à prendre la dimension gigantesque d’aujourd’hui, les peuples européens
d’abord, et, depuis tous les peuples, ou, pour être exact, la partie riche de tous les
peuples, vivent d’un sol qui n’est pas le leur. Inutile d’espérer retrouver le bonheur
de l’Heimat, si votre richesse dépend, non plus du pays auquel vous appartenez
légalement et où vous exercez vos droits de citoyen, mais de terres étrangères,
lointaines, d’où vous tirez vos ressources mais pour lesquelles vous ne vous sentez
aucun attachement ni aucune responsabilité. Si toutes les questions de sol et
d’appartenance au sol sont devenues la source de tant de confusion et de tant de
violence, c’est évidemment à cause de cette inauthenticité fondamentale, native,
structurelle, originelle : vous vivez d’un pays qui n’est pas le vôtre ; ou,
inversement, vous vous sentez libre dans un pays, le vôtre, qui n’est riche que parce
que d’autres, humains ou non-humains, ont perdu leurs libertés.

Si le nouveau régime climatique est bel et bien un nouveau régime, c’est parce que
toutes les questions liées à la liberté, à la propriété, à l’occupation du territoire des
autres, bref toutes les questions de géopolitiques autant que de droit, se sont
rouvertes. On comprend que les idéaux politiques comme le libéralisme, la sociale
démocratie, le nationalisme ne peuvent en aucun cas répondre aux enjeux de ce
nouveau régime puisque ces idéaux ont été inventés en Occident pendant la période
où le décalage ne cessait de grandir entre la croissance des pays légaux que les
occidentaux occupaient et les pays réels dont ces mêmes occidentaux bénéficiaient
et continuent de bénéficier. En considérant l’histoire économique et écologiques
des trois derniers siècles, il est évident que tout retour de l’Heimat, cette
correspondance entre conditions de vie et sentiments de vivre – le « bien vivre » de
la tradition sud-américaine – ne pourrait être, aujourd’hui, qu’une imposture. C’est
bel et bien maintenant qu’il faut passer d’un ancien à un nouveau régime
climatique.

Si je m’intéresse à l’épisode des Cahiers de Doléances demandés par le roi Louis


XVI en janvier 1789 alors que le gouvernement était en situation de banqueroute,
c’est précisément parce que l’on trouve là un exemple d’un changement de
régime qui démarre par une entreprise tout à fait originale de redescription du
territoire vécu. En quelques mois, le peuple français, qui n’existait pas vraiment
comme « peuple » conscient de lui-même, parvient à rédiger près de 60 000 cahiers
qui décrivent, avec une grande précision, à la fois un « pays », une « paroisse », un
« terroir » qui permet à un groupe de subsister, mais aussi les injustices commises
par d’autres — les nobles, les clercs — et qui rendent cette subsistance plus ou
moins invivable. Parvenir à décrire un paysage, les conditions de subsistance et les
injustices dans le même document, voilà ce qui me paraît important pour rouvrir
aujourd’hui la question du lien entre un peuple et son sol.

On peut faire l’hypothèse que l’identité nationale est sans aucun rapport de congruence
ou de réalisme avec les attachements réels dont les citoyens tirent leur subsistance.

Les néo-nationalistes s’imaginent qu’ils savent ce que c’est que le peuple qu’ils
prétendent représenter, mais ils ne se donnent même pas le début du
commencement d’une description de ce même sol où ils prétendent durablement
résider. Or, l’épisode des Cahiers de Doléances montre que le mouvement est
inverse : un peuple émerge de la compréhension du sol sur lequel il réside et des
injustices qui y sont commises. On peut faire l’hypothèse que l’identité nationale
est sans aucun rapport de congruence ou de réalisme avec les attachements réels
dont les citoyens tirent leur subsistance. Ne dit-on pas que les comtés anglais qui
ont voté le plus volontiers pour le Brexit sont aussi ceux qui bénéficiaient le plus de
l’effort de solidarité européen ? Comment des gens qui ne savent pas « où ils sont »
auraient-ils des positions politiques qu’ils seraient capables d’articuler ? Pour
opiner en politique, il faut un monde concret, que l’on puisse décrire et où l’on
puisse repérer des amis et des ennemis afin de définir ses intérêts et, justement, ses
doléances.

Inutile, évidemment, d’attendre des globalistes, une description même vague des
territoires vécus, puisque le globe sur lequel ils prétendaient nous faire atterrir n’a
aucune espèce de place sur terre, sur la planète que nous devons occuper. La
distance est si grande que si nous considérons, par exemple, le jour de l’année où la
machine économique globale commence à manger son capital sans pouvoir jamais
le reconstituer, il faut remonter maintenant au 2 mai pour l’Allemagne et au 15
mars pour les États-Unis. Difficile d’imaginer un plus grand décalage entre le
réalisme cosmique et la forme juridique des États-nations. N’est-il pas ironique que
l’on appelle « capitaliste » un système économique global qui
mange son précieux capital de façon aussi insouciante et aussi dissolue ?! Le
décalage est si colossal entre le sol réel et le sol fantasmé que les globalistes ne
seront jamais en position de donner des leçons de réalisme et de courage aux
populistes qui fuient en masse vers la protection des nouveaux nationalismes
identitaires.
Comme on le voit en comparant les différentes saisons du chef d’œuvre de Reitz,
depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années deux mille, le monde vécu, au sens
du monde dont on vit, est devenu peu à peu de plus en difficile à décrire. Cela ne
veut pas dire que l’on va revenir au Heimat compris comme terroir ou territoire,
cela veut dire qu’il y a dans le concept de Heimat un puissant opérateur de
description qu’il faut mettre en œuvre, par les arts comme par les sciences, pour
rendre à nouveau commensurable ces deux ensembles aujourd’hui disjoints : ce qui
permet de subsister, ce que nous appelons nos possessions légitimes. Pour le
moment, c’est vrai, la déconnexion est totale. Mais il ne tient qu’à nous qu’elle se
réduise.

(NDLR : texte paru en allemand le 13 mars dans Die Zeit)

Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU MÉDIALAB DE


SCIENCES PO
lundi 14 janvier 2019
POLITIQUE

Du bon usage de la consultation nationale

Par Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE

Et si derrière la « crise » des gilets jaunes se cachait l’opportunité d’un


renouveau politique ? À la veille de l’ouverture du grand débat, Bruno
Latour esquisse la possibilité d’une large réflexion sur la mise en œuvre
d’une conversion générale du mode de fonctionnement du pays, conciliant
enfin défis écologiques et enjeux économiques.
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La situation créée par les « gilets jaunes » est une occasion rêvée pour rebondir
politiquement : c’est en effet la première fois qu’il devient clair pour tout le monde
qu’il existe un lien direct entre transition écologique et justice sociale. Inutile de
continuer à opposer économie et écologie : il faut les conjoindre, tout en
reconnaissant que c’est ouvrir la boîte de Pandore.
Bien que la désorientation semble générale, le public sent bien le décalage entre
les buts que la civilisation s’est donnée jusqu’ici et le lieu matériel où cette même
civilisation doit apprendre à résider si elle veut durer. Il suffit pour cela de lire les
annonces des scientifiques, tous les jours, dans les journaux. La déconnexion entre
ces annonces d’une menace imminente et l’incapacité d’agir à temps et à la bonne
échelle pour en prévenir les effets, est la cause profonde de tous les
mécontentements actuels. Il ne s’agit pas seulement d’une opposition aux taxes sur
l’essence mais d’une crise existentielle sur la direction donnée à la civilisation. (On
reconnaît là le parallèle avec la parole fameuse : « C’est une révolte ? – Non sire,
c’est une révolution », mais à une tout autre échelle).

La civilisation qui s’aperçoit qu’il n’y a plus de terre correspondant à son projet,
littéralement, atterrit enfin et s’organise en conséquence.

Comment s’étonner de la souffrance de ceux à qui on ne dit pas – mais ils le sentent
parfaitement – que la déconnexion entre le projet de la civilisation et l’état de la
planète exige une transformation profonde de leurs modes de vie ? Que le partage
des sacrifices va évidemment reposer à nouveau toutes les questions de justice
sociale ? Mais qu’il y a là, ce qu’on ne dit jamais sous une forme positive, une
formidable occasion, pour tout un peuple, de réinventer ces conditions
d’existence ?

Il ne s’agit ni de progresser à l’ancienne, c’est-à-dire à l’aveugle, vers un état de la


planète impossible à soutenir, ni de régresser, mais de changer de cap pour faire à
nouveau coïncider le pays tel qu’on l’imagine et le territoire réel dont on tire sa
prospérité. La civilisation qui s’aperçoit qu’il n’y a plus de terre correspondant à
son projet, littéralement, atterrit enfin et s’organise en conséquence. Cette
coïncidence, c’est ce qu’on peut appeler le terrestre.

L’objectif est donc le suivant : désigner le terrestre – sol, terre, milieu de


vie, Heimat, écosystème, conditions matérielles d’existence, peu importe le nom –
comme ce dans quoi doit dorénavant s’ancrer la question du niveau de vie et de la
justice sociale. Il ne s’agit pas d’une régression, mais d’une incarnation, enfin
réaliste, de la politique dans un monde réel et durable.

Tout le monde a l’air surpris par cette crise, mais personne n’a jamais expliqué au
peuple français, clairement et en entrant dans les détails, que les projets
traditionnels de développement, émancipation, progrès, prospérité étaient
dorénavant liés à la possibilité de trier dans nos pratiques et nos habitudes celles
qui étaient compatibles avec ce nouveau territoire et celles qui ne l’étaient pas.
Ce retour du territoire, de la terre, du terrestre comme condition d’exercice de la
politique n’a jamais été exprimé clairement. (Il n’y a guère que le mot « sol » mais
il reste pour le moment un terme d’extrême droite, maurassien, identitaire, sans
aucune accroche écologique crédible.)

Le retard dans la prise au sérieux de la mutation climatique fait que personne, pas plus
l’État que les citoyens, n’a d’idée précise et partageable sur ce territoire vers lequel on
doit désormais se diriger.

Dépasser le clivage gauche-droite est un immense progrès mais, pour le moment, il


ne fait que désorienter encore plus le public tant que l’on ne désigne pas ce vers
quoi la société doit dorénavant se diriger. Comme toujours le ni-ni ne mène à rien.
Diffuser le mot de « transition » ne rassurera personne tant qu’on ne dit pas vers
quoi l’on est appelé à « transiter ». Si l’horizon de la mondialisation ou de la
globalisation qui orientait jusqu’ici la politique (progressiste contre réactionnaire) a
disparu, il faut une autre orientation qui permette de désigner de nouveaux
progressistes et de nouveaux réactionnaires, mais aimantés par une nouvelle
définition du territoire français.

Le problème, c’est que le retard dans la prise au sérieux de la mutation climatique


fait que personne, pas plus l’État que les citoyens – et encore moins les partis dits
écologiques –, n’a d’idée précise et partageable sur ce territoire vers lequel on doit
désormais se diriger. On sait qu’il faut ancrer toutes les pratiques dans un sol, que
les conditions matérielles doivent être « durables », que l’économie doit être
« circulaire », mais on sait aussi que chacun de ces souhaits entre en conflit avec
toutes les décisions prises antérieurement sur l’équipement des villes, les choix
énergétiques, les engagements internationaux, le droit de propriété, les formes
d’agriculture, etc. Réorienter vers le terrestre, c’est, par définition, multiplier les
controverses sur tous les sujets possibles de l’existence quotidienne et nationale,
sans que l’État possède les réponses.

L’État ne peut pas, dans l’état actuel, savoir quoi faire puisque son organisation
administrative est entièrement structurée par l’usage du territoire, de la
souveraineté, de l’autorité qui était adapté aux mouvements de modernisation et de
développement maintenant mis en péril et suspendus hors-sol par le nouveau
régime climatique. Il faut donc recharger l’État de nouvelles tâches et de nouvelles
pratiques pour qu’il sache lui-même comment accompagner à nouveau la société
civile en voie de réorientation vers le terrestre.

Il ne s’agit pas d’une simple concertation même nationale car les sujets sont beaucoup
trop polémiques et controversés.

La tension actuelle vient de ce que la société civile n’est pas plus capable que l’État
de s’organiser vers ce nouveau régime comme on le voit par l’irréalisme des
demandes. Il n’est donc pas facile de passer de la plainte à la doléance (terme
entendu au sens ancien des « cahiers de doléances » qui décrivaient des territoires
en fonction des injustices commises et des moyens d’y remédier par une autre
organisation de la fiscalité et du droit). La désorientation est donc générale,
d’autant que ce qui reste des anciens partis continue à organiser la dispute selon
l’ancien vecteur – identité nationale ou ethnique d’un côté, mondialisation et
progrès de l’autre, sans oublier la révolution en costume d’époque enfin, si l’on
voulait compléter le désespérant tableau de « l’offre politique ».

En même temps, dans tous les coins de France et sur tous les sujets,
d’innombrables initiatives préfigurent un atterrissage vers cette autre forme
d’appartenance au territoire. En un sens, les Français ont déjà changé de direction
et d’attente, mais personne ne leur a dit ! Du coup, ces initiatives n’ont pas de
représentation publique et partagée.

La question actuelle est de savoir si le gouvernement peut se saisir de la crise pour


en amplifier l’enjeu. Puisque vous protestez avec raison contre la mauvaise manière
de réconcilier écologie et économie, que proposez-vous de mieux ? Est-il possible
pour un gouvernement, dont on attend toujours qu’il sache quoi faire, d’accepter
le partage d’ignorance ajusté à l’étendue de la crise actuelle ?

Il ne s’agit pas d’une simple concertation même nationale car les sujets sont
beaucoup trop polémiques et controversés. La concertation n’a de sens qu’entre
citoyens capables d’exprimer leurs intérêts et de les articuler dans un projet de
transformation explicite. Or, la désorientation actuelle est beaucoup plus grave :
nous avons de la peine à expliciter nos intérêts parce que nous sommes pris dans
deux projets de civilisation incompatibles.

Il faut un travail de description des territoires de vie, effectué par les citoyens eux-
mêmes, qui leur permette de repérer ce qu’ils veulent conserver ou modifier de l’ancien
régime climatique.

Plus gravement, nous ne sommes pas capables de décrire précisément le territoire


dont nous dépendons et qui nous permet d’exister et de prospérer (territoire, il est
important de le souligner, qui déborde les frontières de l’État-nation comme du
maillage administratif). C’est évident pour le climat ou les sources d’énergie ou
d’alimentation, mais c’est vrai aussi de toutes les conditions matérielles, eau,
biodiversité, transport, éducation, métiers, multinationales, Internet, etc. La limite,
le contenu et la composition des terrains de vie, voilà ce qui est le plus compliqué,
aujourd’hui, à définir. Ce que la question des migrations met en lumière de façon
chaque jour plus dramatique.

Avant qu’une concertation soit efficace, il faut donc un travail de description des
territoires de vie, effectué par les citoyens eux-mêmes, qui leur permette de repérer
ce qu’ils veulent conserver et ce qu’ils veulent modifier de l’ancien régime
climatique. Description forcément controversée, contradictoire, mais indispensable
pour redéfinir les missions de l’État.

L’épisode des cahiers de doléances prête à malentendu mais il ne peut pas être
passé sous silence parce qu’il offre un précédent unique d’une crise majeure où
l’État avoue son ignorance sur ce qu’il faut faire. Il ne faut pas oublier qu’en eux-
mêmes les 60 000 cahiers ne menaient aucunement à la Révolution ; ils offrent
plutôt un modèle d’injonction (explicite dans la lettre de convocation du 24 janvier
1789) à décrire les abus, la fiscalité, les territoires, l’économie dans un même
souffle sans présupposer un cadre préalable. Ce qui se fait au fond spontanément
dans la crise actuelle, mais qu’il faut amplifier et généraliser jusqu’à ce
que l’entrecroisement des doléances controversées permette de repérer les solutions
réalisables. (L’autre parallèle frappant est celui du Brexit qui mobilise
informellement pendant deux ans tout un peuple pour passer de la plainte
identitaire – « Britain first ! » – à la réalisation progressive
des attachements innombrables dont ce même peuple s’aperçoit qu’il ne peut et ne
veut pas se passer.) De la plainte à la description des attachements, c’est toute la
politique actuelle qui est en jeu.

Le manque général de confiance envers l’autorité rend impossible le modèle de la


convocation par l’État, par un parti, par les préfets, d’une procédure du type « cahier de
doléances ».

Pour sortir du modèle « cahier de doléances », disons qu’il s’agit d’une


« cartographie nationale des controverses » à résoudre lors de l’inévitable transition
de la France vers le nouveau régime climatique, selon le principe que les meilleurs
experts pour dresser cette carte ce sont les citoyens eux-mêmes directement
engagés dans les territoires en mutation ; citoyens simplement accompagnés ou
aidés par les administrations qui en attendent les résultats mais ne s’y substituent
pas.

En supposant que cette immense prise de risque soit la meilleure réponse à la crise,
comment la mener à bien ? Le manque général de confiance envers l’autorité rend
impossible le modèle de la convocation par l’État, par un parti, par les préfets,
d’une procédure du type « cahier de doléances ». La seule procédure praticable
semble devoir procéder en trois temps : faire un appel d’offres auprès des
groupements déjà engagés dans la transition vers le terrestre (ONG, militants,
associations culturelles, centres de recherche, universités, lieux de culte, écoles
d’art, syndicats) afin d’organiser de telles assemblées ; sélectionner ceux qui en
semblent capables et dont la qualité de parole ne puisse pas immédiatement être
mise en doute ; puis soutenir financièrement et assurer la logistique (Internet,
réseau social) de la mobilisation de ceux au service desquels ils ont accepté de se
placer. (On peut aussi imaginer de commencer par un territoire volontaire, voire
une ville ou un métier.)

Indépendamment des difficultés organisationnelles de cette cartographie des


controverses, il y a une question de tonalité : il faut mettre en avant que cette crise
offre d’abord une occasion formidable de reprendre l’initiative puisque de toute
façon, il faudra bien qu’un pays se lance dans cette conversion générale de son
mode de fonctionnement pour réconcilier sa définition du territoire avec ses
conditions d’existence. Pourquoi pas maintenant ? Pourquoi pas la France ? Être le
« pays des droits de l’homme » ne suffit plus à son destin : elle doit être le premier
pays qui se lance dans cette aventure. Il y a là une question qui est au cœur de la
notion de patrie et, en particulier, de la patrie européenne, puisqu’il s’agit bien de
reprendre ces vieilles notions de peuple et de sol, si fondamentales pour l’identité,
mais en leur donnant un contenu complètement nouveau qui les rattache au monde
réel. Encore une fois, il ne s’agit pas de régresser, de s’appauvrir, de décroître, mais
de changer de cap pour apprendre à prospérer.

Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU MÉDIALAB DE


SCIENCES PO
vendredi 8 juin 2018
INTERNATIONAL

Défendre l’Europe ou défendre l’UE ?

Par Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE

Pourquoi diable sommes-nous si peu capables de différencier notre


hostilité à la machine européenne de nos attachements multiples à l’Europe
comme pays ? Ou mieux : comme « matrie » ?
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Quand on parle de l’Europe, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, c’est pour désigner
Bruxelles et l’Union Européenne. Je m’en étonne toujours car pour moi, l’Europe
désigne un pays, un paysage, une histoire, une tragédie, une aventure, une
responsabilité, bref mille attachements qui ne peuvent en aucun cas se réduire à une
organisation, à un « machin » comme disait de Gaulle. Limiter l’Europe à l’UE,
serait comme de confondre la France avec l’État. Tous les Français, que je sache,
sont parfaitement capables de différencier la critique du gouvernement avec les
sentiments qu’ils ont pour la France. Alors, pourquoi diable sommes-nous si peu
capables de différencier notre hostilité à la machine européenne de nos
attachements multiples à l’Europe comme pays ? Autrefois, on pouvait distinguer
le gouvernement d’une nation, et ce qu’on appelait, d’un terme aujourd’hui désuet,
la patrie. Pourquoi ne peut-on pas distinguer l’UE, d’un côté, et ce qu’on devrait,
de l’autre, pouvoir appeler « la patrie européenne » ?

Pourquoi, benêt que vous êtes ! mais c’est parce qu’il n’y a pas d’identité
européenne ! Malgré tous leurs efforts, les gnomes de Bruxelles ne sont jamais
parvenus à forger, comme on dit, « une idéologie commune ». Mais je ne vous
parle pas de campagnes de communication, d’idéologie, de drapeau bleu étoilé, de
« cadre supranational », je vous parle d’un milieu de vie, d’une histoire, et surtout
d’un territoire, d’un sol, d’un lieu précis, là où vous résidez et d’où vous tirez votre
subsistance.

Je vous parle aussi d’un lieu menacé de toutes parts. Vous ne vous sentiez pas
attachés à cette patrie européenne, peut-être, mais je vous demande alors ce que
vous ressentez quand vous regardez autour de vous les menaces des Poutine,
Erdogan et autres Trump, sans oublier le départ imprévu des Anglais —pourtant
européens dans l’âme— et la grande ombre que la Chine fait peser sur ce continent
dont vous occupez le bout ? Est-ce que vous ne vous sentez pas quelque envie de
défendre ce milieu de vie quand il est attaqué de toutes parts ? Oh non, personne
n’est prêt à mourir pour l’UE, mais défendre la patrie européenne, n’est-ce pas
quelque chose qui vaut la peine ? À moins que vous ne vous croyiez assez fort pour
vous défendre tout seul — ou, pire, que vous ayez abandonné tout projet de vous
défendre ?

L’Europe a prétendu occuper le monde, le monde aujourd’hui prétend s’installer chez


elle.

Mais on ne va pas quand même revenir à la défense de la « civilisation


européenne », à l’Europe puissance ? Non, mais à l’Europe-faiblesse oui. Nous y
sommes déjà. Pour l’instant, c’est la question des migrations qui menacent de faire
disparaître le projet d’organisation commencé après les deux guerres mondiales.
C’est donc à elles qu’il faut s’adresser directement. L’Europe a prétendu occuper le
monde, le monde aujourd’hui prétend s’installer chez elle. Le voilà le nouveau
« fardeau de l’homme blanc »… Ne voyez-vous pas que c’est le même
problème deux fois, le même appel à une « civilisation européenne » mais cette
fois-ci renversé ? Il ne s’agit plus de savoir comment nous allons nous partager le
monde, mais comment nous allons être capables d’accueillir le monde chez nous.
Ce qui demeure, c’est le lien entre l’histoire du monde et celle de l’Europe. Si le
Vieux Continent revient dans l’histoire, c’est parce que c’est chez lui que les autres
peuples aspirent à s’installer. Que je sache, personne ne risque sa vie pour se
réfugier en Chine ou en Russie. Ayez la fierté de ce destin qui vous oblige à
prendre à bras le corps la question clef de la migration.

Mais c’est justement la peur d’être envahi qui défait partout le projet européen et
qui sert d’argument à tous les démagogues pour se renfermer dans les anciennes
frontières bien closes. Contre eux, l’Europe est muette. C’est qu’à cette vague dite
« populiste », on n’oppose que le maigre appel d’un projet post-national gagé sur le
rappel, de plus en plus atténué, des guerres et de ses ruines. Mais si l’on parle à des
populistes attachés à leur sol, alors, bonté divine, il faut leur parler de peuple et de
sol, pas de Bruxelles et de quotas !

Personne ne parle de l’Europe matérielle et vécue, de l’Europe « matrie ».

Pour qu’un peuple prenne conscience de soi, il ne faut pas lui proposer seulement
une identité d’emprunt, encore faut-il lui donner un monde à habiter. Or, le sol sur
lequel prétendent se réfugier les nouveaux « populismes » n’a aucune existence
concrète, il ne correspond à aucun attachement durable, et, pire encore, il n’y a pas
de peuple réel qui puisse y résider. Je ne parle pas des attaches juridiques — encore
que les atermoiements du Brexit prouvent combien ces liens sont solides—, ni
même des liens économiques —qu’est-ce qu’une économie hongroise, italienne ou
polonaise qui s’arrêterait à ses frontières ?— ; je parle du sol, de sa matérialité, de
sa durabilité, de sa soutenabilité, oui du sol, mais avec ses vers de terre, ses mottes
glaiseuses, ses insectes, ses microbes, le monde vivant, mais aussi ses villes, ses
industries, ses architectures, et ses modes de vie, son air et son eau, et je demande
seulement si le populisme a du peuple et du sol une version assez solide, assez
matérielle, pour être autre chose qu’une illusion. Si l’Europe multinationale est, dit-
on, un rêve désincarné, alors il faut que les démagogues reconnaissent que leurs
rêves d’identités nationales ravaudées sont encore plus fantomatiques, encore plus
hors sol.

Au moins le conflit avec les populistes aurait le mérite de la clarté : on parlerait


peuple et sol et l’on comparerait les identités rêvées aux attachements réels. On ne
peut pas gagner un tel conflit ? Attendez, on ne l’a même pas commencé ! Personne
ne parle de l’Europe matérielle et vécue, de l’Europe « matrie ». Faites
l’expérience, demandez à n’importe lequel de ceux qui vomissent actuellement sur
« Bruxelles », de décrire le milieu de vie concret qui lui permet de subsister, les
tenants et les aboutissants de ce qui l’assure et le nourrit, je vous fais le pari que
vous visiteriez non seulement un grand morceau d’Europe mais un grand morceau
du monde où elle se trouve imbriquée. Ce serait alors le moment de poser la
question : que voulez-vous défendre ? Si vous répondez « mes intérêts avant tout »,
je vous répondrai « très bien, mais vous voyez bien que ces intérêts ne tiennent
aucunement dans l’identité nationale où l’on prétend vous enfermer ». Si nous
sommes incapables de décrire notre monde, comment serions-nous capables de
défendre nos intérêts ?

Bruno Latour

PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE AU MÉDIALAB DE


SCIENCES PO

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