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Ivica Mladenovic
Journée du LabTop
9-10 septembre 2021
Bonjour à tous et à toutes, je suis très enthousiaste à l'idée de participer à cet
événement et de pouvoir échanger avec vous.
Aujourd'hui, je vais partager avec vous une partie des résultats de mes recherches
doctorales – que j’ai mené sous la direction de Laurent Jeanpierre – qui portent sur
les représentations de la guerre en ex-Yougoslavie par les intellectuels français
intervenant dans la presse écrite entre 1991 et 1999. Le sujet de recherche ciblait alors
le champ intellectuel français de la dernière décennie du XXe siècle, qui est
appréhendé à la lumière des engagements intellectuels et des représentations du
processus de destruction de la deuxième Yougoslavie et des guerres pour son
héritage. Les évènements survenus en Yougoslavie au cours des années 1990 sont
perçus en effet comme une « affaire » au sens donné par les sociologues français Luc
Boltanski et Élisabeth Claverie, et utilisés – dans le cadre de cette recherches que
j’avais conçues comme une forme d’expérimentation sociohistorique a
posteriori – comme une sorte d’opérateur ou d’analyseur qui nous permet à tracer
les contours de la structure d’un univers social tel que le champ intellectuel français.
L’« affaire yougoslave » convient bien à cette fonction, car celle-ci a duré près d’une
décennie et a constamment provoqué les réactions d’un grand nombre d’agents dans
l’espace public en France.
L'une des questions auxquelles je voulais répondre – et dont je vais aborder la
réponse aujourd'hui – est de savoir comment se structure le champ intellectuel
français durant cette période à travers les concurrences et les antagonismes entre les
individus et les groupes, c’est-à-dire : quels sont les liens entre les positions objectives
des intellectuels, d’un côté, et leur dispositions et prises de position politiques dans
ces débats (en matière d'argumentaire et de moyens de légitimation, de
diffusion et d'imposition auprès du grand public), de l’autre côté. Car, en
effet, je suis parti du postulat que les dispositions et les prises de positions politiques
sont – ainsi que tout ce que nous pensons et faisons – rattachés à nos positions dans
les champs sociaux auxquels nous appartenons (C'est notamment le cas dans les
périodes stables, où l'état d'intensité des luttes de classe ne remet pas en cause l'ordre
établi). Dans cette piste, une des hypothèses initiale dans ma recherche consistait à
dire que le lieu de formation, le statut professionnel, la reconnaissance intellectuelle
dont les intellectuels bénéficient sont, parmi d’autres, des variables fondamentales
pour comprendre leurs prises de position. Autrement dit, cette hypothèse repose sur
l’étude des régularités entre prises de position des intellectuels et leurs positions
objectives dans l’organisation sociale ou scientifique du travail, à savoir sur le
postulat du caractère multidimensionnel de cette relation spécifique.
Pour répondre à cette question, comme le cadre théorique général j’ai utilisé la «
théorie des champs » de Pierre Bourdieu. En construisant mon cadre théorique au
sujet des intellectuels, mon point de repère est donc la théorie des champs de
Bourdieu, mais lorsque je parle de « champ intellectuel », ce n'est pas toujours
exactement la même chose que le « champ intellectuel » tel que le définit Bourdieu au
fil de son œuvre. Pour des raisons profondes, qui tiennent au fait que la définition
même de l’intellectuel est l’objet d’une lutte au sein du « champ intellectuel » ce
dernier n’est pas défini a priori par le sociologue français. Quand il en parle, parfois il
se réfère au champ littéraire, au champ artistique, parfois au champ académique,
mais il ne fournit pas une topographie définitive des frontières du champ intellectuel
car chaque objet d’étude, dans ce champ, commande en quelque sorte sa topographie
propre. Deuxièmement, en ce qui concerne la notion d'intellectuel, Bourdieu peut
sembler parfois être resté un peu prisonnier de son temps et de la vision un peu
idéaliste de l'intellectuel en conférant à cette figure historique une valeur axiologique.
Par exemple, lorsqu'il parle d'intellectuels, le sociologue français évoque souvent des
« intellectuels authentiques » et des « anti-intellectuels » ou fast thinkers, il insiste
sur le fait que l'intellectuel, pour être défini ainsi, doit défendre des valeurs
universalistes, « donner la parole à ceux qui ne l’ont pas », « orchestrer la recherche
collective de nouvelles formes d’action politique », etc. Il s’agit donc d’une vision de
l'intellectuel que je discute, bien que je m’appuie sur la théorie des champs, et c'est
pourquoi que j’ai réalisé ce projet de recherche en partie avec Bourdieu, mais
également un peu à distance de lui. En bref : après une analyse détaillée des espaces
intellectuels légitimes - tels que les éditoriaux, les chroniques, les tribunes libres,
ainsi que les colonnes des plus grands quotidiens, de même que les revues
intellectuelles françaises - j'ai défini en tant qu'intellectuels tous ceux qui ont pris
position sur l'affaire yougoslave dans ces espaces, indépendamment de leurs
particularités sociologiques, professionnelles, culturelles, idéologiques, etc.
En tout état de cause, cette recherche est surtout caractérisée par les éléments
développés dans le cadre de la sociologie bourdieusienne, comprenant deux versants
l’un, objectivistes et l’autre, subjectiviste.
Ici, je vais me focaliser sur le versant objectiviste de ma recherche.
Pour opérationnaliser cette démarche objectiviste j’ai construit une démarche
quantitative sur une base plutôt structurale, en utilisant la méthode de l’analyse
des correspondances multiples. Cette approche méthodologique m’a aidé à
montrer quels étaient liens entre, d’une part, les positions sociales objectives des
intellectuels et, de l’autre, leurs dispositions et orientations idéologico-politiques,
ainsi que leurs prises de position politique dans l’« affaire yougoslave ». La recherche
a nécessité un travail de constitution de corpus de prises de position dans les
journaux, les revues intellectuelles et de biographies d’intellectuels. Le corpus a selon
les critères méthodologiques – que j’avais bien précisés dans la thèse – été fixé sur
1.488 textes écrits par 243 individus… ce qui m’a mené à construire – après une
analyse prosopographique – 33 variables et 125 modalités, représentants des
propriétés et positions des intellectuels dans l’espace social français ; leur positions
dans l’espace intellectuels français, leur disposition et orientation idéologico-
politiques ; et leur prises de position dans l’affaire yougoslave (pokazati u jednom ili
dva slajda ovu tabelu ispod).
1. PROPRIÉTÉS ET POSITIONS DANS L’ESPACE SOCIAL : sexe (2 modalités :
homme / femme) ; âge (4 modalités : nés jusqu’à 1925 / nés entre 1926 et 1959 / Nés
après 1960/ non renseigné) ; relations familiales avec les « groupes ethniques »
en Yougoslavie (5 modalités : avec les Serbes / les Croates / les Bosniaques / les
Albanais / sans relations familiales) ; lieu de travail (7 modalités : appareil d’État /
journaux / maison d’édition / ONG / revue/ université/ non renseigné), présence dans
le Who's Who in France (1995-1999) (2 modalités : présent / absent) ; diplôme
universitaire principal (4 modalités : universités parisiennes / « universités
provinciales » / université à l'étranger / non renseigné) ; passage par une « grande
école » (3 modalités : oui/ non / non renseigné) ; domaine d’études (6 modalités :
lettres et les langues / sciences humaines et sociales / droit et science politique /
économie et gestion / santé / autre et non renseigné) ; discipline académique (6
modalités : sociologie / histoire / science politique / droit / philosophie / autre et non
renseigné) ; profession principale (6 modalités : fonctionnaire d’ État /
fonctionnaire d’ONG / universitaire / journaliste / écrivain ou éditeur / homme ou
femme politique / autre et non renseigné) ; activité secondaire (6 modalités :
fonctionnaire d’état / universitaire / journaliste / écrivain ou éditeur / homme ou
femme politique / autre et non renseigné) ; institution universitaire (6 modalités :
Paris 8 / Paris 10 / EHESS / IEP de Paris (Sciences-Po) / autre et ne travaille pas à
l’université) ; journal (6 modalités : Le Monde / Libération / La Croix / Le Figaro /
L’Humanité / autre et ne travaille pas au journal) ; statut professionnel (3
modalités : supérieur / intermédiaire / non renseigné).
Après réalisation de l’ACM – si vous voulez qu’on rentre dans les détails sur ce
processus réalisation, ne hésitez pas me poser des questions après –, j’ai obtenu des
résultats assez intéressants quant à structuration du champ intellectuel français
autour du débat sur les guerres yougoslaves.
Vous pouvez voir ces résultats visualisés sur les graphiques 1 et 2. (sve vreme se
fokusiraju na grafike)
Une des conclusions les plus importantes de cette recherche est que les résultats
obtenus ont contredit mon hypothèse de départ selon laquelle les intellectuels ayant
le plus de capital symbolique dans le champ intellectuel français seraient ceux
dominant le débat sur la destruction de la Yougoslavie et les guerres pour son
héritage. En réalité, les résultats ont démontré que le volume du capital intellectuel
n’est qu’un facteur secondaire dans la structuration de l’espace polémique, c’est-à-
dire que la dimension de la distance par rapport au champ du pouvoir avait la plus
grande importance.
Au vu des oppositions clés entre les intellectuels étudiés, j’ai établi deux blocs
opposés : hégémonique et « contre-hégémonique ». Le bloc hégémonique au sens
gramscien unit les fractions intellectuelles et les individus qui étaient relativement
proches les uns des autres autant dans le sens social que dans le sens idéologico-
politique. Il est important aussi de mentionner ici que la caractéristique générale de
l’espace polémique construit, si nous écartons des journalistes de L’Humanité, est
une haute concentration des agents vers le champ du pouvoir.
Graphique 1 : Espace polémique des intellectuels français (1991-1999). Propriétés et positions dans
l’espace social et dans le champ intellectuel. [variables actives]
15 minutes c’est très cour pour pouvoir présenter même les résultats majeurs de ma
vaste recherche, mais je reste à votre disposition pour les questions. En tout cas, il
est important à souligner une fois de plus que les outils de la « théorie des champs »
m'ont donc aidé à détecter les principaux enjeux du jeu et les armes privilégiées –
voire les capitaux opérants – utilisées par les intellectuels français afin de remporter
une domination dans la lutte symbolique dans le champ intellectuel, et cela à travers
la mise en corrélation de leur positions objectives avec leur dispositions et des prises
de position politiques (à savoir des représentations, des pratiques discursives, des
usages et des appropriations sociales du discours sur les sujets brulants de société).