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Lectures de Michel Foucault. Volume 1 | Jean-Claude Zancarini
Pouvoir, savoir et
race. À propos du
cours de Michel
Foucault « Il faut
défendre la société »
Thomas C. Holt
Traduction de Emmanuel Da Silva
p. 81-96
Texte intégral
1 Analyser « Il faut défendre la société » en fonction de ce que ces
leçons ont à dire sur la race et le racisme débouche sur un
paradoxe. Foucault déclare lui-même que ce cours n’est pas
vraiment consacré au racisme, ou du moins que son but n’est pas
« de faire [...] une histoire du racisme au sens général et
traditionnel du terme1 ». Et pourtant le point vers lequel progresse
inexorablement ce cours, et sur lequel il s’achève le 17 mars, est une
tentative d’explication de ce qui est indéniablement le phénomène
raciste le plus meurtrier de l’histoire occidentale : le nazisme.
Néanmoins ce cours ne permet pas de saisir l’histoire et le
fonctionnement de la plupart des régimes raciaux « effectifs » en
Europe et en Amérique aux ���e et ��e siècles, qu’il passe presque
entièrement sous silence. Pourtant il cherche clairement à
constituer un soubassement historique et conceptuel – une
généalogie – qui permettrait de comprendre les tendances racistes
structurellement nichées dans chaque société moderne. Le
paradoxe tient au fait que ce cours, apparemment inutile quant à la
compréhension que nous avons de la race en cette fin de ��e siècle,
s’avère en revanche très pertinent pour toute tentative
d’historicisation de la race et du racisme. Le paradoxe apparent
cache peut-être en fait une relation dialectique : ce n’est pas le
racisme qui est examiné ici, mais plutôt la place qu’il occupe dans
le « cadre » plus large de la pensée. J’essaierai ici par conséquent
d’examiner la structure de ce « cadre », et le rôle éventuel qu’il
pourrait avoir au sein des discussions sur l’histoire de la race dans
le monde atlantique, avec l’espoir que cette approche mettra en
lumière aussi bien les contributions que les limites de l’analyse
foucaldienne.
Limites de Foucault
6 Avant d’exposer les limites que je discerne dans ce cours – les
lacunes, les opportunités manquées, etc., – j’aimerais rappeler que
le but de mon propos n’est pas de critiquer par seul goût de la
critique, ni simplement de montrer que Foucault a négligé tel ou tel
aspect, mais de pouvoir mettre en évidence et tirer de ce texte
extraordinaire des éléments que nous puissions identifier et
utiliser. Il s’agit en somme, comme pour tout savoir, d’évaluer en
quelle mesure nous pouvons faire nôtre son projet.
7 Je pense que, sur certains points décisifs, Foucault dans ce cours ne
suit pas jusqu’au bout ses propres principes et intuitions, et que, de
ce fait, son ambitieux projet s’achève en fait de manière assez
étroite. Sa possible application à l’époque historique qu’il traite se
trouve de ce fait limitée.
8 Bien que Foucault commence par rejeter les tendances totalisantes
de théories comme le freudisme et le marxisme, il clôt ce cours avec
une notion de bio-pouvoir qui semble de prime abord tout aussi
totalisante que celle de « lutte des classes » ou de « répression
psychologique ». Peut-être est-ce l’inévitable conséquence du choix
de Procuste qu’il décrit dans la première séance. Il y évoque en effet
l’alternative inconfortable qui se présente à lui : être ignoré en
poursuivant des recherches « fragmentaires » et non
systématiques, ou s’exposer à être colonisé, en adoptant soi-même
des théories et des buts unifiés. Pour refuser cette alternative,
Foucault articule trois principes ou précautions méthodologiques
dans la deuxième séance. Tout d’abord, le pouvoir doit être analysé
non pas en son centre mais à ses extrémités. Deuxièmement, il ne
doit pas être analysé du côté de l’intention du souverain, mais il
faut « saisir l’instance matérielle de l’assujettissement en tant que
constitution des sujets4 ». Enfin, il faut tenir les individus pour des
relais du pouvoir aussi bien que ses points d’application ; le
pouvoir circule, il a un effet capillaire.
9 Toutefois il est difficile de discerner une méthode d’analyse
capillaire du pouvoir dans les séances qui suivent. À la fin des ����e
et �����e siècles, par exemple, le centre et les extrémités du pouvoir
en Europe subirent un changement spectaculaire. Certaines études
contemporaines permettent de comprendre que l’expansion
européenne – notamment vers les Amériques – a eu une influence
sur la plupart des transformations majeures qui eurent lieu en
Europe dans les domaines économique, social et politique. Il est
clair également que cette expansion au-delà des mers a soulevé de
nouvelles questions sur l’identité européenne elle-même. Comme
David Brion Davis, Sidney Mintz, Frederick Cooper et moi-même
parmi d’autres l’avons montré, les systèmes juridiques et sociaux
de l’Europe ne se sont pas développés indépendamment des
événements et des luttes qui se déroulaient dans les colonies
européennes d’Amérique5.
10 Il y a quelques années, Éric Williams a montré l’implication directe
de l’esclavage et de son commerce dans le développement
d’institutions clés pour l’émergence du capitalisme anglais. David
Brion Davis est allé plus loin, en montrant en détail de quelle
manière la formation et le devenir de l’identité d’une classe
bourgeoise étaient complètement liés à la crise de l’esclavage dans
les Antilles britanniques. Marcus Rediker a montré que les
hommes d’équipage des navires du réseau commercial atlantique
constituèrent non seulement la première force ouvrière
prolétarienne, mais élaborèrent les premières formes d’une
résistance qui allait plus tard et partout être identifiée à celle des
classes laborieuses (d’ailleurs, les premières grèves furent celles de
marins amenant les voiles de leurs bateaux au �����e siècle6). En
fait, à la fin du �����e siècle et au tout début du ���e, la plupart des
grandes révoltes ouvrières qui eurent lieu des deux côtés de
l’Atlantique (par exemple à Londres et à Boston) étaient
provoquées et / ou menées par des travailleurs issus du mélange
des races mises en contact au sein des réseaux maritimes
commerciaux entre l’Europe et les Amériques. Les États-Nations
d’Europe furent consolidés ou atteints négativement par des
événements et des développements qui eurent lieu dans le
« système » du monde atlantique. C’est encore plus clair dans le cas
de la bourgeoisie commerçante et industrielle de villes comme
Liverpool, Londres, Manchester, Nantes et Bordeaux.
11 Bien qu’il y ait moins de travaux sur ce sujet, il n’est pas
inconcevable que les destins des aristocraties d’une époque
antérieure aient été influencés de la même manière. Après tout, les
fortunes et les titres étaient étoffés grâce à un accès privilégié à des
trésors, des terres, des esclaves, et des marchés américains. Des
roturiers anglais allèrent en Jamaïque aux ����e et �����e siècles,
firent fortune en établissant des plantations sucrières esclavagistes,
et revinrent en Angleterre s’installer dans de grandes propriétés de
Cornouailles et du Cambridgeshire. Après une génération ou deux
de mariages avec la noblesse locale, et après qu’ils eurent obtenu
un titre auprès de la monarchie désargentée, l’origine caraïbéenne
de leurs fortunes et de leur prestige disparut des mémoires (des
roturiers français ont sans doute suivi une route semblable, jusqu’à
Saint-Domingue ou la Martinique et retour). Reste à déterminer
dans quelle mesure les Levellers de l’armée de Cromwell – dont
quelques-uns furent probablement des membres de l’expédition
qu’il envoya en Jamaïque – furent influencés par l’expansion des
réseaux sociaux et idéologiques liée elle-même à l’expansion
occidentale de l’Angleterre. Comme l’ont montré David Brion Davis
et Seymour Drescher, les discours du ���e siècle sur la liberté et la
nation avaient des sens qui variaient en fonction des liens
coloniaux établis. Ne serait-ce pas la même chose au ����e siècle ?
12 On pourrait facilement montrer l’existence, aux ���e et ��e siècles,
de formes de tensions et d’influences comparables à celles que
produisit cette première globalisation de l’économie européenne,
de sa société, de sa culture. Nous connaissons bien ces influences
récentes et actuelles, qui amènent les colonies quasiment chez
nous.
13 Il est évident que Foucault fait du « centre » et de la « périphérie »
un usage conceptuel, et non géographique. Toutefois, comme je
vais l’examiner, il est possible qu’une attention portée à la relation
entre l’Europe et le « reste » soit une méthode plus sûre pour
préserver à la fois la contingence historique de son récit du
pouvoir, et pour prendre la distance nécessaire d’avec la façon
d’écrire l’Histoire qui est inévitablement liée à l’histoire en train de
se faire7. Faute d’une telle attention, il est difficile de ne pas faire du
bio-politique un principe d’explication tout-puissant.
14 Mais même si l’on se réfère, comme lui, au seul centre européen,
les catégories d’analyse de Foucault sont imparfaites. En effet,
même si ses schémas sont structurés de manière
fondamentalement binaires, et son discours invariablement
organisé autour de dualités et d’oppositions comme les identités
nationales, de classe, etc., la plus évidente dualité et le plus évident
mécanisme structurant les différences de pouvoir, le genre, n’est
jamais mentionné, et encore moins pris en compte dans ses
analyses. Il y a bien sûr un lien thématique très fort entre ce cours
et le premier volume de l’Histoire de la sexualité. Ann Stoler a
examiné ces deux ouvrages en détail et suggère que leur relation est
telle qu’ils devraient être lus conjointement8. Sa propre lecture
toutefois ne pardonne pas à Foucault d’avoir été aveugle à la
question du genre. L’enjeu ne se réduit pas à inclure la femme dans
l’histoire. Il faut constater que Foucault, analysant l’enracinement
de mécanismes de pouvoir dans des discours binaires, néglige l’une
des catégories binaires fondamentales du pouvoir de l’histoire de
l’homme. Que perd-on, alors, à négliger cet aspect ? Pourquoi
Foucault, en ignorant la question du genre, ne peut-il s’en tirer ?
15 Je suggérerais tout d’abord que, de même que les catégories de
race, nation et classe – qui sont toutes à la fois des effets et des
objets de pouvoir dans l’interprétation foucaldienne – sont des
termes marqués par le genre dans notre discours, le pouvoir lui
aussi a un genre. Nous sommes peut-être plus habitués au genre de
la nation, au sens banal où nous nous référons à elle comme à la
patrie ou à la mère patrie9. Mais cette métaphore n’est que la
partie émergée de l’iceberg de la construction psychique de notre
appartenance nationale. Historiquement, chaque énoncé relatif à la
nation se réfère à la maisonnée. Dès lors, l’attribution des rôles au
sein de la nation, des responsabilités envers la nation, et des droits
ou des revendications à la nation sont déterminés, justifiés et
articulés en termes de genre. Ce phénomène a été souligné avec
force dans un travail qui étudie les résultats ou les conséquences
des révolutions française et américaine sous l’aspect des rôles
dévolus aux femmes dans les républiques naissantes10.
16 On trouve une illustration à la fois frappante et humoristique de
l’importance de la question du genre pour la nation, dans une pièce
écrite et produite aux États-Unis en 1787 – année où la
Constitution fut rédigée et ratifiée. La pièce, intitulée The Contrast,
décrit le caractère des nouveaux Américains. Elle le fait en
opposant (constrasting) les prétendues vertus américaines et les
vices européens. Toutes les vertus – même lorsque ce sont des
femmes qui les possèdent – y sont codées comme des vertus
masculines ; tous les vices – même lorsque ce sont des hommes qui
les exhibent – y sont codés au féminin. Parmi les vertus, par
exemple, il y a l’honnêteté, la franchise (qui va jusqu’au franc-
parler) et la simplicité dans l’habillement et les manières. Les vices
sont la tromperie, la fourberie, l’ostentation dans l’habillement et
les manières11. Et pour ne pas risquer l’équivoque, le héros s’appelle
« Colonel Viril » (Colonel Manly). Le mauvais s’appelle
« Fossette » (Dimple).
17 Il y a quant à la notion de race un mode similaire de caractérisation
selon le genre. Dans presque tout discours raciste, la race
ostensiblement inférieure se décline au féminin. Les stéréotypes
racistes caractérisent l’objet de leur discrimination par des traits
qui conjuguent irrationalité, sexualité effrénée, menace à l’ordre
public, lâcheté physique, etc., qui sont aussi présentés comme des
traits féminins. Par conséquent, les efforts et la rhétorique de
libération d’une oppression raciste se déclinent au masculin – la
revendication des droits de l’homme en est un exemple. Des
travaux récents ont montré que les métaphores et le discours de
classe sont aussi traversés par le genre. Par exemple, les campagnes
menées par les syndicats en Amérique au début du ��e siècle
adoptaient un langage et des tactiques fondés sur la virilité12.
18 On pourrait bien sûr objecter que la détermination par le genre de
ces objets ou de ces effets de pouvoir n’a pas de rapport avec la
question, essentielle pour Foucault, du discours du pouvoir lui-
même. Mais j’avancerais que le discours du pouvoir lui-même a un
genre. La domination et la subordination véhiculent en effet des
connotations relatives au genre, comme la force et la faiblesse. Et
l’on devrait réfléchir à la constance avec laquelle les attaques contre
le monarque utilisaient des termes mettant en cause son caractère
efféminé. Les exemples du Richard II de Shakespeare et de Louis
XVI viennent immédiatement à l’esprit. De la même manière, les
métaphores de la force masculine et de la faiblesse féminine
traversent les formes républicaines de gouvernement, comme
l’illustre la pièce de théâtre de la période révolutionnaire
américaine, The Contrast, dont j’ai parlé plus haut. Puisque
l’analyse foucaldienne du pouvoir est celle d’un discours du
pouvoir, ses aspects liés au genre ne doivent pas être ignorés.
19 Foucault a soigneusement distingué le racisme de la « guerre des
races », du phénomène raciste de la fin du ���e siècle, dont il laisse
entendre qu’il est le « vrai » racisme. Mais cette périodisation
soulève des questions quant à la notion de race associée à
l’expansion européenne à partir du ���e siècle. Une autre question
est étroitement liée à celle-ci : comment le racisme que l’on trouve
dans des sociétés à faible structure étatique, comme celles des États
de la jeune Europe moderne ou des États non européens des ���e et
��e siècles, peut-il être interprété au sein d’un schéma qui fait avec
une telle insistance du bio-pouvoir et des mécanismes envahissants
de la gestion étatique de la vie le trait décisif du racisme moderne ?
Il ne s’agit pas ici de montrer qu’une distinction entre les
phénomènes de la fin du ���e et du ��e siècles et ceux d’époques
antérieures est illégitime, mais plutôt de voir que la spécificité de la
distinction que Foucault établit ne peut être soutenue qu’en
excluant une grande partie du monde qui était à cette époque
connu.
20 Au ���e siècle, par exemple, l’esclavage américain n’était rien
d’autre qu’un exemple de bio-pouvoir – une gestion des vies telle
que l’on faisait vivre les meilleurs en laissant mourir les moins
aptes13. Les systèmes esclavagistes dans le sud des États-Unis, de
Cuba, du Brésil du Sud, des Caraïbes britanniques et des Antilles
françaises s’étaient transformés en modèles de gestion scientifique.
Les calculs concernant le travail routinier et la nourriture trouvés
dans le registre d’une plantation esclavagiste se sont révélés aussi
méticuleux que ceux de Frederick Taylor. Une très grande attention
était portée aux processus de discipline et de normalisation de la
population captive ; ceux-ci ressemblent clairement à ceux que
Foucault attribue à l’État moderne. Il y avait des enregistrements
méticuleux et des analyses statistiques concernant les modes de
travail, de froids calculs relatifs à l’application effective de la
discipline, et une attention détaillée aux naissances, aux morts, à la
morbidité, à la fécondité, et un souci de la natalité – puisqu’elle
déterminait la reproduction de la population esclave et par là
même les profits de la plantation. Dans certains cas, ces calculs
menaient à la décision qu’il était moins onéreux de tuer un esclave
et d’acheter des remplaçants venus d’Afrique plutôt que de fournir
les soins et la nourriture nécessaires à la reproduction biologique
de la force de travail. De toutes les sociétés esclavagistes des
Amériques, seule la population esclave du ���e siècle des États-
Unis est parvenue à se reproduire régulièrement : cela indique
clairement qu’il n’est pas simplement là question de la moralité de
planteurs individuels, mais que ces pratiques étaient enracinées
dans l’environnement social et l’économie politique de ces sociétés
particulières14.
21 Il y a également des signes évidents d’une implication directe de
l’État dans l’exercice du bio-pouvoir. Le déplacement de masses
laborieuses des lieux de surplus de force de travail aux lieux de
manque se fait aujourd’hui par le jeu du marché, sur lequel
comptent les États contemporains. Les États du ���e siècle
s’impliquaient directement dans de tels déplacements de
population. Avec la fin de l’esclavage, des centaines de milliers de
travailleurs indiens, chinois et africains, liés par contrat, furent
déplacés vers les plus grandes mines et plantations des Amériques.
De même, lorsque des citoyens blancs demandèrent des terres dans
le Sud-Est des États-Unis durant la vague de prospérité du coton
en 1830, le gouvernement américain déplaça de force des centaines
d’Indiens d’Amérique dans des réserves de l’autre côté du
Mississippi.
22 Tout ceci suggère l’existence de limites propres à l’analyse
« eurocentrique » de Foucault. Il ne s’agit pas de savoir si son
analyse devrait être plus large, mais plutôt de se demander si, étant
donné ces exclusions, il peut donner une image fidèle de la réalité
(ce n’est pas l’inclusion pour l’inclusion qui me préoccupe, mais je
cherche à savoir dans quelle mesure les exclusions changent ou non
l’histoire). Il existe des arguments convaincants – que l’on trouve
dès 1930 chez C. L. R. James15 et W. E. B. Du Bois16 – selon lesquels
l’Amérique, les Amériques et les plantations esclavagistes
américaines furent les lieux des premières expériences de
répression, qui produisirent les premiers vrais travailleurs
modernes. Ces auteurs montrent également que c’est au sein de
cette population noire et blanche qu’apparaissent les premiers
exemples d’une haine moderne nourrie du thème de l’identité et de
la différence. De plus, les liens économiques et sociaux mutuels
entre l’Europe et les Amériques modifièrent les sociétés
européennes – leurs relations de production (le capitalisme), leurs
modèles de consommation et leurs valeurs (les publics de masse) –,
et influencèrent profondément la plupart des transformations
idéologiques associées à la modernité.
23 Bien que Foucault désigne ceci dans une brève digression sur ces
phénomènes – comme dans sa référence à l’« effet de retour » –
cela reste dans les coulisses de son analyse. S’il avait mis ces
éléments au centre de la scène, cela aurait rendu son analyse
encore plus profonde et plus féconde. Ce qui s’est passé sur les
voies maritimes, dans les plantations, et au sein des luttes de classe
et de race du monde atlantique a profondément influencé
l’émergence des nations européennes et leur identité nationale.
Une analyse largement centrée sur le changement de discours des
intellectuels européens est vouée à ignorer ces autres
transformations discursives, et par là même nombre des
contingences historiques qui en constituent l’ossature même.
Reproduction
29 On trouve une perspective assez semblable dans l’analyse de
Foucault quant au problème de la reproduction du racisme. Si la
race est socialement et historiquement construite, alors elle doit
être reconstruite lorsque les régimes sociaux changent et que les
histoires se déroulent. On a prêté moins d’attention à ce problème
dans les études sur les questions raciales, notamment sur le
caractère apparemment insoluble du racisme. La question ici posée
est la suivante : qu’est-ce qui permet qu’il se reproduise alors que
les conditions historiques qui lui ont donné naissance ont disparu ?
La solution ici aussi pourrait être trouvée dans la conception
foucaldienne des transformations historiques, conception dans
laquelle le passé n’est pas remplacé par le présent mais greffé sur
lui.
30 Le racisme n’est jamais entièrement nouveau. Des pans entiers de
ses formes précédentes sont enchâssés dans ses formes nouvelles.
Foucault donne en exemple le nazisme qui ressuscite vieux mythes
et croyances populaires pour construire des formes éminemment
nouvelles de terreur contre les Juifs. On peut trouver un exemple
plus « inoffensif » aux États-Unis aujourd’hui. Là-bas, aujourd’hui,
un homme noir (Colin Powell) peut être considéré comme un
candidat possible – et ayant une chance réelle de l’emporter – à
l’élection présidentielle. Aujourd’hui, des athlètes et des artistes
noirs américains (comme Michael Jordan ou Michael Jackson)
sont des icônes commerciales dans une économie globale. Et
pourtant, toujours là-bas, les stéréotypes fondamentaux à propos
des Noirs – aussi vieux que les chansons des minstrels du ���e
siècle – sont encore présents dans le discours racial (« ils passent
leur temps à chanter et à danser », « ce sont tous naturellement des
athlètes »).
31 La conception foucaldienne des transformations sociales peut, dans
ce cas également, être un outil de compréhension. Le nouveau n’est
jamais entièrement neuf et le passé n’est jamais entièrement
absent ; plus exactement, le passé est enchâssé dans le nouveau.
Ainsi des éléments du contrôle du souverain médiéval sur la vie et
la mort de ses sujets sont encore présents dans le dispositif du
« faire vivre et laisser mourir », caractéristique des États modernes.
Notre problème alors est d’imaginer comment des fragments d’un
racisme socialement anachronique parviennent à être opérants à
l’intérieur du nouveau racisme et à l’influencer. Dans le discours
racial contemporain, les Noirs ne sont pas considérés,
biologiquement ou intellectuellement, comme inférieurs, mais ils
sont considérés, biologiquement et intellectuellement, comme
différents. Et même si les différences peuvent être admirables, elles
ne sont pas nécessairement pleinement « humanisantes » : elles ne
sont pas le fondement d’une authentique communion.
Interaction
32 La façon dont on peut déterminer les interactions entre le racisme
et d’autres formes de différenciations pose problème. La race ou la
classe déterminent-elles l’espérance de vie des Noirs aux États-
Unis ? La résistance à l’immigration nord-africaine en France,
turque en Allemagne, pakistanaise en Angleterre est-elle motivée
économiquement ou culturellement ? Encore une fois les analyses
de Foucault peuvent nous servir d’outil. Puisque tous ces concepts
s’enracinent dans un mode discursif binaire commun – une guerre
des races – ils doivent partager certains traits, se recouper
discursivement, et dans certains moments historiques donnés
peuvent même se renforcer mutuellement ou bien se neutraliser.
33 À titre d’exemple, l’esclavage en Amérique au ���e siècle a accentué
la subordination de classe et la subordination raciale, au sein d’un
système social fortement hiérarchisé. C’était une hiérarchie
patriarcale pour les femmes, une relation de patron à employé pour
les Blancs pauvres, et de paternalisme pour les esclaves. Chacun de
ces systèmes de subordination – comme les côtés d’un triangle –
renforçait l’autre. La possession d’esclaves était la base du pouvoir
et du prestige. S’ils ne l’acceptaient pas tous pleinement, tous les
Blancs consentaient à l’existence de cette prémisse. Les Blancs
pauvres travaillaient dans le but d’acquérir des esclaves, comme un
moyen de mobilité sociale, et ils aidaient les planteurs à contrôler
leurs propres esclaves. Les sociétés où les Blancs étaient peu
nombreux, ou pratiquement inexistants, illustrent encore plus
nettement ce principe général. Au Brésil par exemple, les mulâtres
affranchis et les Noirs remplissaient des rôles similaires à ceux
qu’occupaient aux États-Unis les Blancs pauvres qui aidaient à
maintenir et contrôler le système.
34 On peut trouver un phénomène semblable au sein de la classe
laborieuse blanche dans des zones où l’esclavage était inexistant,
comme dans le Nord des États-Unis. Là les immigrants européens,
quelles que soient leur ethnie ou leur classe d’origine, découvrirent
bientôt qu’ils étaient « blancs », qualité qui, souvent, n’avait pas eu
beaucoup de sens pour eux auparavant, mais qui était décisive aux
États-Unis dès lors que l’on désirait participer pleinement à l’ordre
social. Dans une société où les esclaves noirs occupaient la partie
inférieure, la « blancheur » donna aux immigrants européens
pauvres l’illusion d’une participation à la richesse et au pouvoir.
Mais surtout, cela les aida à se forger une identité commune, un
sens de l’appartenance, une direction dans la jungle d’un ordre
social où leurs anciennes traditions, valeurs et visions du monde
devenaient rapidement inadaptées, dans un système capitaliste en
expansion rapide.
Modernité
35 Finalement l’analyse de Foucault renforce notre pressentiment :
une grande part du racisme moderne ne provient pas de
représentations et de pathologies archaïques réprimées, et
indépendantes des institutions et idéologies contemporaines. C’est
en fait un élément nouveau et important dans le fonctionnement
même des institutions modernes, notamment dans la mesure où
elles ont partie liée à l’appareil d’État moderne. Dès lors, les
solutions au racisme contemporain que l’analyse foucaldienne met
en lumière sont tout à fait pertinentes.
36 J’ajouterai pour finir quelques remarques, pour revenir et insister
sur un point établi plus haut. Pour Foucault, le nouveau n’est pas
entièrement neuf, et le passé n’est jamais complètement perdu.
D’autre part, il faut souligner que le racisme dans l’État moderne
n’est pas seulement un héritage du passé.
37 Et, cependant, de nombreuses analyses ont vu le racisme comme
une sorte d’anachronisme social, un retard culturel. Ainsi, on tient
les racistes (comme David Duke aux États-Unis ou Le Pen en
France) pour de simples réactionnaires, qui nourriraient le rêve
insensé de restaurer une époque révolue. On a considéré des
sociétés racistes (comme le Sud ségrégationniste des États-Unis
jusque dans les années 1960 ou l’Afrique du Sud jusque dans les
années 1990) comme des sociétés plutôt primitives, antimodernes,
en retard. La modernisation – des attitudes et des institutions –
apparaissait par conséquent comme la solution évidente au
problème. Des élections modernes, des partis politiques modernes,
une éducation moderne, des voyages et des contacts culturels, et la
plupart des économies modernes dans lesquelles la valeur des
individus se détermine objectivement par leur place dans le marché
– tout ceci figurait à un moment ou un autre dans les solutions
pour une réforme raciale. Mais Foucault suggère – ce dont nombre
d’entre nous se doutaient déjà – que le racisme du ��e siècle est
absolument moderne ; qu’en réalité il constitue un aspect
fondamental du fonctionnement des systèmes étatiques modernes.
38 Bien qu’il ne me paraisse pas évident qu’il ait entièrement raison de
considérer en bloc les systèmes capitaliste-fasciste, capitaliste-
libéral et socialiste, comme étant tous susceptibles de politique
raciste, il est juste en revanche d’affirmer que le système d’État
moderne (et sa logique discursive), adopté par tous ces ensembles
idéologiques, contient potentiellement des phénomènes et des
politiques racistes. Tous ces systèmes d’État sont orientés vers des
projets totalitaires et sont tous susceptibles de développer en ce
sens des modes de pensée binaires. Par exemple, on ne remet pas
en cause, dans tous les États-Nations modernes, l’existence de
limites géographiques et juridiques qui déterminent qui est inclus
et qui est exclu de cette communauté qu’est la nation. Selon
Benedict Anderson (Imagined Communities), aucune « nation » de
ce type n’existait sous les régimes monarchiques, où le lien de
chacun à la nation signifiait l’acceptation de la souveraineté du roi
– où que l’on réside géographiquement, et quelle que soit la
manière dont on tombait sous la coupe du souverain (naissance,
capture, migration).
39 Les États modernes établissent des distinctions blessantes entre les
individus – que l’on pense à la façon dont les États-Unis contrôlent
l’immigration et l’expulsion des Mexicains, Cubains et Haïtiens ; à
la manière dont les Britanniques et les Français incorporent ou
expulsent d’anciens sujets de leurs colonies ; à la politique vis-à-vis
des travailleurs immigrés de l’Allemagne et d’Israël. Ces
distinctions et ces politiques présupposent le caractère naturel – et
juste – de tels pouvoirs de vie et de mort sur des parties entières du
monde et sur leurs richesses. Or, on ne considère pas (ou plus)
comme naturel, par exemple, que les habitants de San Francisco
puissent exercer les mêmes pouvoirs sur les New-Yorkais, ou les
Parisiens sur des visiteurs venant de Toulouse ou de Marseille.
Quelles seraient les conséquences pour la planète si l’usage de tels
pouvoirs n’était plus légitime pour les États-Nations eux-mêmes ?
Quelles en seraient les conséquences pour les pensées et les
politiques raciales ?
40 Le cours de 1976 nous invite à poser ces questions cruciales et nous
fournit une partie des outils pertinents pour y répondre : c’est là,
me semble-t-il, un grand hommage que l’on peut rendre à
Foucault, même s’il faut constater que la réponse à ces questions
n’est pas encore fournie.
Notes
1. Cours du 4 février. « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard/Seuil, 1997,
p. 75.
2. Ibid., p. 75.
3. Ibid., p. 22.
4. Ibid., p. 26.
5. Voir surtout David Brion Davis, The Problem of Slavery in the Age of
Revolution (Ithaca, 1974) ; Sidney W. Mintz, Sweetness and Power ; Frederick
Cooper, Decolonization and African Society (Cambridge, England, 1996) ; et
Thomas C. Holt, The Problem of Freedom : Race, Labor, and Politics in
Jamaica and Britain, 1832-1938 (Baltimore, 1992).
6. En anglais, l’écho existe entre the first strikes, « les premières grèves », et
striking the sails « en amenant les voiles » (NDT)
7. Sur ce point, voir « Il faut défendre la société », p. 153-154.
8. Ann Stoler, Race and the Education of Desire (Duke).
9. En anglais : as either a « fatherland » or a « motherland » (NDT).
10. Voir Linda K. Kerber, Women of the Republic : Intellect and Ideology in
Revolutionary America (Norton, 1980) pour l'Amérique ; Joan B. Landes,
Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution (Ithaca,
1988) pour la France ; et Carole Pateman, The Sexual Contract (Stanford, 1988)
pour une analyse générale. Pour des périodes ultérieures des analyses très
pertinentes ont été menées par Leora Auslander, Taste and Power : Furnishing
Modern France (Berkeley, 1996).
11. Les termes anglais sont respectivement : « honesty », « forthrightness »,
« simplicity » pour les vertus, et « deception », « cunning », « ostentatious dress
and manners » pour les vices. Naturellement, la question n’est pas qu’ils soient
grammaticalement au masculin ou au féminin, mais qu’ils soient socialement
conçus comme attribuables au genre masculin ou au genre féminin (NDT).
12. Voir Ava Baron, ed., Work Engendered : Toward a New History of
American Labor (Ithaca, 1991) ; et Cynthia Cockburn, Brothers : Male
Dominance and Technological Change (London, 1983).
13. « Il faut défendre la société », p. 214.
14. Je ne suis pas évidemment en train de dire que l’État contemporain peut se
résumer à la plantation esclavagiste, ni que les deux soient exactement
comparables : je suggère simplement que certains aspects fondamentaux du
présent ont pu trouver des antécédents dans le passé. En premier lieu, la
méthode ou le mode de calcul biologique et économique, à des fins sociales et
économiques totalitaires ; ensuite, la « volonté de pouvoir » qui permet de
donner à ces calculs le statut moral d’un bien social. Voir, parmi les nombreux
travaux qui mettent en évidence cet aspect, Howard Temperly, « Capitalism,
Slavery, and Ideology », Past and Present, 75 (mai 1977), p. 94-118 ; Robert
Fogel et Stanley Engerman, Time on the Cross ; Richard Dunn, Sugar and
Slaves.
15. Black Jacobins, 1938.
16. Black Reconstruction, 1935.
Auteur
Thomas C. Holt
Université de Chicago.
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