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23/11/23, 18:07 Une histoire au présent - Potestas dicitur multipliciter - CNRS Éditions

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CNRS
Éditions
Une histoire au présent | Damien Boquet, Blaise Dufal, Pauline
Labey

Potestas dicitur
multipliciter
Le pouvoir et la nature1

Emanuele Coccia
p. 261-280

Texte intégral

Le pouvoir dans tous ses états


1 On a très souvent reproché à Michel Foucault de fournir des
arguments pour ce qu’on a appelé la généralisation du soupçon
du pouvoir (Generalisierung des Machtverdachtes) : « toute
association, toute relation personnelle est maintenant

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soupçonnée de perpétuer des différences de pouvoir ou d’en


couver de nouvelles. Le pouvoir se cache partout : il faut juste
savoir le voir. […] Le pouvoir est censé être l’élément de toute
socialisation. Le pouvoir est omniprésent2. » Au-delà de la
polémique, il y aurait au moins une preuve lexicographique de
cette généralisation : l’explosion et la multiplication dans son
œuvre des synonymes du mot pouvoir ou des expressions
techniques qui désignent celles qui, selon Foucault, sont les
différentes formes de pouvoir. Pour n’en nommer que
quelques-unes, il y aurait un pouvoir disciplinaire et un
pouvoir gouvernemental, un « pouvoir-loi », un « pouvoir-
souveraineté des théoriciens du droit », un pouvoir de vie et un
pouvoir de mort, « un pouvoir centralisé et centralisateur »
(l’État) et un pouvoir individualisant (le pastorat)3. Et il y
aurait aussi le « bio-pouvoir », victime d’un succès et de
malentendus qu’il n’a peut-être pas mérités. Il semblerait donc
que, dans l’analyse politique entia sunt multiplicanda, le
pouvoir serait en soi une réalité multiple, plurielle, éclatée. Il
ne s’agit pas, pourtant, d’un parti pris d’ordre purement
logique. Foucault a souvent répété que la nouvelle « analytique
du pouvoir » passe par une critique d’« une certaine image du
pouvoir-loi, du pouvoir-souveraineté que les théoriciens du
droit et de l’institution monarchique ont dessinée » : « c’est de
cette image qu’il faut s’affranchir », écrivait Foucault, car c’est
seulement en détruisant le « privilège théorique de la loi et de
la souveraineté » que devient possible « une analyse du
pouvoir dans le jeu concret et historique de ses procédés »4.
Même derrière la tentative de libérer la théorie du pouvoir du
droit se cache cette conviction métaphysique sur la nature du
pouvoir5.
2 À plusieurs reprises Foucault a remarqué que la théorie du
droit a eu « essentiellement pour rôle, depuis le Moyen Âge, de
fixer la légitimité du pouvoir6 » et de la reconduire à la royauté.
C’est donc en opposition au droit – présenté comme une
théorie de l’univocité du pouvoir – et à l’État – envisagé
comme l’ensemble des pratiques qui permettraient de ramener
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le pouvoir dans toutes ses formes à une unité réelle et


transcendantale – que Foucault a élaboré la théorie de la
nature nécessairement équivoque du pouvoir : il y a une
pluralité originaire des formes de pouvoir que le droit et l’État
s’efforceraient de ramener à une unité supérieure, au moins
sur le plan théorique7. Cette unité n’existe pas, même dans la
nature humaine, car ce n’est pas toujours l’homme ou ses
facultés qui fournissent le lieu et la matière à la naissance du
pouvoir8 : Foucault peut donc substituer au vocabulaire
psychologique celui un peu mécaniste et ingénieriste qui est le
sien : des « mécanismes », des « techniques », des
« technologies de pouvoir ».
3 Cette volonté de souligner la nature multiple et protéiforme du
pouvoir donne à l’œuvre de Michel Foucault un intérêt
méthodologique considérable pour toute forme d’investigation
historique. Elle suggère, entre autres, que la théorie du pouvoir
n’est pas le produit exclusif de l’anthropologie, de la
psychologie ou de la théorie politique : si le pouvoir est
partout, les historiens ne pourront plus se borner, comme ils
l’ont souvent fait, à répertorier les définitions de souveraineté
qu’on trouve dans les traités sur l’empire et la royauté, ni à
indexer les traités juridiques, mais devront aller le chercher
dans des endroits disciplinaires plus inusités et négligés. Face
à l’équivocité de l’objet d’étude, la multiplicité des disciplines
et leurs différences respectives s’effacent et perdent leur
signification. L’on pourrait résumer l’enseignement majeur de
Foucault sur la nature équivoque du pouvoir en un syllogisme :
le pouvoir est partout, car ses formes ne se ressemblent jamais
ou, pour le dire avec les termes de la scolastique médiévale,
c’est seulement parce que « dominium dicitur multipliciter »
[« le pouvoir se dit de plusieurs façons »], que le pouvoir est
partout.
4 Tout en affirmant, en théorie, la multiplicité des formes de
pouvoir, la recherche de Foucault, comme celle de beaucoup de
ses contemporains, semble être orientée surtout par la volonté
de dénonciation tacite ou explicite des « effets de
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domination ». Tout en en postulant abstraitement


l’impossibilité d’affirmer que « le pouvoir est le mal9 », sa
démarche pratique et le choix des cas d’étude sont inspirés par
un esprit qui, derrière la provocation, reste profondément
moralisateur et, par certains traits, édifiant10. Malgré toutes les
déclarations en sens contraire, ses livres essayent très
rarement de décrire la dynamique du pouvoir en dehors du
regard critique de ses effets de domination. J. Habermas
regrettait que « dans la généalogie de Foucault le pouvoir est
d’abord synonyme d’une pure fonction structuraliste ; il
occupe la même place que la “différance” chez Derrida11 ». Et
pourtant, à la différence de Nietzsche, les résultats moralement
neutres, légitimes, louables du pouvoir ne se rencontrent
jamais dans les pages foucaldiennes. Si le pouvoir est productif
et non répressif, la positivité du pouvoir est observée toujours
dans ses résultats aliénants et passibles, donc, de critique.
5 Qui plus est, les analyses de Foucault affichent souvent un
esprit expressément antihumaniste et s’accompagnent d’une
volonté d’en finir avec la position privilégiée de l’homme dans
les sciences « humaines », mais elles ne sortent jamais de
l’horizon du social, ni du pouvoir que l’humain exerce sur
l’humain. Prendre au sérieux le principe de l’équivocité du
pouvoir aurait dû conduire l’enquête, en effet, bien au-delà de
la relation que l’homme entretient avec les autres hommes, et
bien au-delà de toute dimension sociale ou culturelle. Restituer
au pouvoir sa nature foncièrement plurielle devrait, enfin,
conduire la pensée à explorer le domaine du pré-humain, de
l’animal ou du divin, ou à envisager le pouvoir comme une
dimension non culturelle (et donc non nécessairement sujet à
critique)12 de l’animal humain. Mais la pensée moderne s’est
toujours interdite de franchir ce pas ; elle s’est constituée, au
contraire, grâce à sa volonté de penser la dimension du
politique en opposition directe avec celle de la nature. « La
souveraineté est une âme artificielle », écrivait Hobbes, car
l’État lui-même « est un homme artificiel » qui jouit d’une
« vie artificielle »13. On peut reconnaître la naturalité de la
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sociabilité, mais toute association politique commence par la


sortie de l’état de nature : un pouvoir entièrement naturel,
fondé sur une différence naturelle (celle qui, par exemple,
existe de fait entre le berger et son troupeau)14, devient
impensable. En ce sens la philosophie foucaldienne n’a pas la
force de rompre véritablement avec ce tabou et reste
prisonnière de ce même horizon moderne dont il proclame la
fin.
6 Que se passe-t-il au contraire lorsque l’on pense le pouvoir
comme une dimension qui n’attend pas la naissance de la
culture humaine pour se constituer ? Et peut-on reconduire
aussi tout phénomène naturel à l’exercice du pouvoir ? C’est
pour répondre à ces questions que je voudrais me pencher sur
la manière dont le pouvoir a été thématisé au sein de la
tradition théologique chrétienne.

Le pouvoir d’instituer le monde


7 Le soupçon de l’ubiquité du pouvoir et de son omniprésence
n’est pas spécifiquement moderne. Science véritablement
obsédée par la question du pouvoir, la théologie a décliné ce
motif dans toutes les formes possibles tout au long de son
histoire, sans se soucier de ramener cette multiplicité à une
unité (si ce n’est sur le plan de l’analogie ou, parfois, de la
simple équivocité)15. Ce n’est pas un hasard si ce qu’on appelle
aujourd’hui philosophie critique a pris sa naissance d’un topos
spécifiquement théologique, celui du pouvoir injuste de
l’homme sur l’homme, conçu comme une dimension
anthropologique non naturelle mais issue du péché originel16.
Sans peut-être en être vraiment consciente, la réflexion
foucaldienne semblerait s’inscrire dans cette ligne : celle qui,
pour utiliser les mots de Grégoire le Grand, essaie de
démontrer que le fait qu’un homme commande des hommes
en cette vie n’est pas un fait de nature17. Dans cette
perspective, le pouvoir n’est pas et ne peut pas être une
propriété naturelle des relations humaines mais en représente
la dimension produite par l’homme lui-même (à cause du
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péché), un accident « culturel » négatif et surtout contingent18.


Ce cadre d’interprétation de la nature du pouvoir exprime
seulement l’une des lignes de la réflexion chrétienne sur le
pouvoir et sur le pouvoir de l’homme sur l’homme19. En effet,
les théologiens ont reconnu du pouvoir aussi et surtout en deçà
et au-delà de l’homme20 ; d’autre part, le pouvoir humain n’a
pas été considéré seulement comme une dégénération
postiche, mais aussi comme une dimension naturelle21 ou,
pour mieux dire, constitutive de l’humain.
8 C’est en termes de pouvoir, tout d’abord, qu’est pensé le
commencement du monde : le mythe de la création dans les
traditions théologiques juive et chrétienne fait coïncider le
commencement de toutes choses avec la forme la plus
ancienne et la plus transcendantale de pouvoir. La création,
explique Philon d’Alexandrie, a été l’objet d’un malentendu
constant parmi les philosophes. L’erreur de la philosophie par
rapport à la Torah, et donc à la loi, écrit-il en inaugurant une
tradition dogmatique qui parvient jusqu’au Moyen Âge, c’est
qu’elle explique Dieu et sa relation au monde de façon
partielle. La philosophie considère Dieu seulement en termes
physiques, en tant que cause, même quand elle le reconnaît
créateur du monde. Or Dieu n’est pas seulement l’être
transcendant et indéterminé dont la philosophie nous parle,
mais aussi le roi, le grand dominateur de toute chose. On en a
la preuve dans le fait que la Torah ne parle pas exclusivement
de lui en termes de divinité (Elohim, theos), mais elle se réfère
à lui en utilisant le titre de kurios (yhwh) de Seigneur
(Adonai). « Les mots : “je suis le Seigneur [ego kurios]” ne
doivent pas être compris seulement dans le même sens que la
phrase : “Je suis l’être parfait, incorruptible et vraiment bon
[egò to teleion, kai aphtharton kai pros aletheian agathon]”,
dont se détournera celui qui étreint la réalité imparfaite,
périssable et liée à la chair ; mais c’est un équivalent de “Je
suis le chef, le roi, le maître [ego ho archôn, kai o basileus kai
despotês]”22. » Philon explique la duplicité des noms de Dieu
dans la Torah (elohim et yhwh, theos et kurios) en termes de
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duplicité d’attribut. Si « Dieu est un, ses puissances premières


et suprêmes sont deux », celle grâce à laquelle il fait tout naître
(c’est-à-dire la bonté, l’agathotêta) et celle à travers laquelle
« il exerce le pouvoir et la souveraineté [exousia] sur ce qu’il a
engendré [tou gennethentos archein] »23. L’erreur des
philosophes est de se limiter à considérer Dieu comme simple
cause naturelle de ce qui existe et de voir le monde comme un
simple effet physique de la causalité divine. Dieu, au contraire,
doit être considéré sous deux aspects : en tant que cause et en
tant que roi. C’est pour cela que le monde aussi est double :
d’un coté il est une chose créée, une créature, de l’autre il est
son royaume, une polis, la plus grande ville qui existe, une ville
ayant son administration, son gouvernement et qui est
soumise à Dieu, en tant que roi.
« Moïse jugea que le monde, d’une part, était chose créée ;
d’autre part, qu’il était comme la plus grande des cités, ayant
ses magistrats et ses sujets : ses magistrats, ce sont tous les
astres du ciel, errants ou fixes ; et ses sujets, ce sont les
créatures vivant sous la lune, dans l’air et sur la terre. Lesdits
magistrats ne sont pas indépendants, ils sont les lieutenants du
Père unique de toutes choses, et c’est en imitant le pouvoir
exercé par celui-ci selon la justice et la loi sur chacune des
créatures qu’ils mènent à bien leur tâche24. »

9 Création et gouvernement sont étroitement liés l’une à l’autre :


l’on doit penser que le monde ait été créé seulement parce que
seul un monde qui a été fabriqué, produit, est gouvernable, et
seulement par celui qui l’a produit. Le gouvernement,
d’ailleurs, n’est que la continuation de l’action créatrice,
l’ombre jetée sur le monde par son créateur. Le créationnisme
– de ce point de vue – n’est que la tentative de donner à l’idée
d’un gouvernement divin un fondement ontologique.
10 Selon Philon, ce double pouvoir (création et souveraineté)
incarne donc les deux qualités originaires de l’être divin, qui se
confondent dans sa nature unique. « Dieu est un, réellement,
mais ses attributs suprêmes et premiers sont deux, bonté
[agathotês] et souveraineté [exousia] : par sa bonté, il fait

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naître tout ; par sa souveraineté, il domine [archein] ce qu’il a


engendré25. » Ces deux puissances sont intimement liées et ne
peuvent pas être séparées l’une de l’autre. Nier la bonté de
Dieu, et donc la création, signifierait en effet nier le
gouvernement de Dieu : « Ceux qui prétendent que le monde
est inengendré, ne s’aperçoivent pas qu’ils coupent à la racine
ce qu’il y a de plus utile et de plus nécessaire au culte
[eusebeia] à savoir le gouvernement de dieu [pronoia]26. » S’il
existe un gouvernement divin du monde c’est parce qu’il a été
créé par Dieu. À l’inverse, nier le gouvernement de Dieu et sa
providence signifie lui refuser le titre de Père créateur du
monde. « En effet, que le Père prenne soin de l’engendré, c’est
ce dont la raison nous convainc. Le père s’intéresse à la
préservation de ses enfants, l’ouvrier à la préservation de ses
ouvrages ; ils en écartent par tous les moyens tout ce qui est
funeste et nocif ; ils cherchent avec ardeur à leur procurer de
mille manières tout ce qui est utile et avantageux27. » Il peut y
avoir gouvernement et soin de l’univers seulement là où il y a
un rapport d’engendrement, car « avec qui n’a pas la qualité de
l’engendré, celui qui n’en est pas l’auteur n’a aucune affinité
[oikeiôsis]28 ». Là où il n’y a pas de paternité, il n’y a pas
d’autorité et, à l’inverse, il y a autorité et souveraineté
seulement là où il y a de la paternité à l’œuvre. La nécessité de
reconnaître un « père » de l’univers correspond donc à une
nécessité politique et non, seulement, cosmologique : ce n’est
pas l’acte démiurgique dont avait parlé Platon, mais un acte
originaire de pouvoir29, car il est nécessaire que quelqu’un ait
créé l’univers, puisqu’il est nécessaire que le monde soit
gouverné30. L’on oublie trop souvent que le terme technique
pour désigner la création du monde, le grec ktisis, était le mot
utilisé pour désigner aussi la fondation d’une ville31 : le ktistês
était le fondateur d’une ville. Dans ce sens, la métaphore de
Philon n’en est pas une. La nécessité de la création du monde
est lexicalement équivalente à la fondation de la polis : le
monde est institué au même mode et au même titre que le sont
les villes et la réalité politique. Créer signifie fonder, instituer.
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Le mythe de la création du monde est donc le mythe de la


fondation politique de toute chose32.
11 L’intérêt de la doctrine de la création consiste dans l’absence
de séparation nette entre politique et cosmologie : le concept
de pouvoir efface leurs limites et permet de passer de l’une à
l’autre. Le pouvoir est ici ce qui empêche la politique de se
constituer comme autonome par rapport à la théologie et à la
cosmologie, et ce qui empêche toute considération physique (et
génétique) de l’univers de se penser soi-même comme
étrangère à la politique : le monde n’est jamais une catégorie et
une réalité purement naturelles, il présuppose l’exercice du
pouvoir pour qu’il puisse s’engendrer et être administré.
12 La doctrine du double pouvoir divin a souvent été reprise
durant toute l’histoire de la théologie chrétienne. On retrouve
la même idée, par exemple, dans le De ecclesiastica potestate
de Jacques de Viterbe qui reformule une page de Thomas
d’Aquin : « Dieu a deux formes de pouvoir sur la créature :
l’une en tant que créateur, l’autre en tant que souverain du
créé ». D’une part, Dieu exerce son pouvoir ex parte essentiae,
« dans laquelle il trouve son fondement » et il crée la nature et
la fait exister à travers l’acte créateur ». D’autre part, Dieu
gouverne ce qu’il a créé et, « à travers son pouvoir de
gouvernement, il conduit à sa fin ce qu’il a créé »33.
13 Et si la fondation de la polis est le paradigme de l’acte créateur,
le contraire aussi est vrai : comme l’écrit Thomas d’Aquin,
pour comprendre la nature d’un acte d’institution politique
(institutio regni) il faut se référer à l’acte de création34. La
création n’est pas seulement un acte de pouvoir, elle en
représente la forme la plus radicale : elle est l’acte dans lequel
le pouvoir arrive à déterminer non seulement comment l’on
est, mais aussi l’être des choses. Dans l’idée de création ne se
détermine pas seulement la façon d’exister des choses, mais
s’exprime un pouvoir qui arrive jusqu’à l’essence des choses.
En ce sens, non seulement il y aurait une « microphysique du
pouvoir », mais le pouvoir lui-même incarnerait la dimension
« macrophysique » de l’univers.
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14 Le pouvoir de Dieu sur les choses et sur le monde ne s’arrête


pas à leur origine et à leur institution : non seulement la nature
du monde, mais aussi son histoire et sa vie doivent être
rapportées à un acte de pouvoir. La providence (pronoia)
divine35 n’est que l’action de gouvernement perpétuel de Dieu
qui poursuit l’acte créateur, rend possible et régit l’histoire et
le cours naturel des choses36. Le gouvernement divin, explique
Augustin, est en effet double, « l’un naturel et l’autre
volontaire : l’acte de providence naturelle a lieu par l’acte
d’administration caché de Dieu qui donne croissance même
aux arbres et aux herbes ; l’acte de providence volontaire a lieu
par les œuvres des anges et des hommes ». C’est donc un acte
de pouvoir qui « fait luire astres et luminaires, règle
l’alternance du jour et de la nuit, fonde la terre que les eaux
sillonnent et entourent, déploie l’air au-dessus d’elle, régit la
conception et la naissance des arbustes et des animaux, leur
croissance, leur vieillissement, leur mort et tout ce qui, dans
les choses, vient d’un mouvement intérieur et naturel ». Et
c’est toujours un acte de gouvernement qui est à l’origine du
fait que « les créatures échangent des signes, enseignent et
s’instruisent, cultivent les champs, ordonnent les sociétés,
s’adonnent aux arts et exercent toute autre activité, soit dans la
société céleste, soit dans la société terrestre et mortelle »37.
15 Par rapport à la perspective foucaldienne, cette tradition
semblerait bien plus radicale : le modèle élaboré par la
théologie chrétienne fait du « soupçon généralisé du pouvoir »
une sorte de présupposé cosmologique. Le pouvoir n’est pas
censé être seulement « l’élément de toute socialisation » ; il est
vraiment « omniprésent » en étant l’élément à la fois unifiant
et producteur du monde et de son histoire. Il ne faut pas
développer une méthode spéciale, ni aller chercher dans les
plis cachés de l’univers pour trouver du pouvoir : la physique
est déjà la science suprême du pouvoir et la vraie « analytique
du pouvoir » n’est que le récit de son histoire.

L’homme, « bête à pouvoir »


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16 Si le pouvoir « est partout », c’est parce que sa réalité n’est pas


purement d’ordre social ou culturel. Au contraire, dans la
vision chrétienne, la nature elle-même est la première
manifestation d’un pouvoir qui pose et fait exister les choses
dans tous les ordres (naturel, culturel, social, politique) de
l’univers. Le mythe de la création affirme que tout dans ce
monde commence et peut commencer grâce à cette forme
primordiale et originaire de pouvoir. Le pouvoir devient un
élément presque ontologique qui traverse le réel et lui permet
de persévérer dans son être, et la relation que toute chose
entretient avec son origine est une relation politique.
17 C’est à l’intérieur de ce cadre qu’une partie de la théologie
chrétienne a élaboré une anthropologie assez originale, qui
prend son origine dans l’interprétation du verset 26 du
premier livre de la Genèse38. À partir de ce verset, les
interprètes font du pouvoir de l’homme sur le reste de l’univers
le signe le plus évident du fait de son origine divine : c’est dans
l’exercice du pouvoir que l’homme ressemble à Dieu, et c’est le
pouvoir – et non la raison ou le langage – qui exprime ce qu’il
y a de divin en lui. Comme le dit un texte attribué à Basile, « où
se trouve le pouvoir de commander, là réside l’image de Dieu
[hopou hê tou archein dunamis, ekei hê tou theou eikôn]39 ».
Cela s’exprime aussi dans un texte de Théodoret de Cyr :
« Comme Dieu détient la souveraineté [despoteia] sur
l’univers, de la même manière il a donné à l’homme un pouvoir
[exousia] sur les animaux40. » Il s’agit d’un véritable lieu
commun qui se trouve aussi chez Grégoire de Nysse : « La
nature humaine, créée pour dominer tous [pros tên archên
allôn], à cause de sa ressemblance avec le Roi Universel, a été
faite comme une image vivante [hoion tis empsuchos eikôn]
qui participe de l’archétype par la dignité et par le nom41. » Et
dans un texte attribué à Athanase, on lit : « Dieu règne
[basileuei] sur le monde entier, il gouverne [archei] et exerce
sa souveraineté [exousiazei] sur tout ce qui est en ciel et sur
terre. Dans la même façon l’homme a été constitué comme
gouverneur et roi de toutes les choses terrestres [archôn kai
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basileus pantôn tôn epigeiôn pragmatôn], et il peut agir selon


sa propre volonté souverainement [autexousiôs] exactement
comme Dieu42. »
18 C’est sur cette base interprétative qu’est ensuite comprise la
formule biblique selon laquelle l’homme a été créé en dernier
dans l’univers“ : « Il n’était pas naturel », écrit Grégoire, « que
le chef [archôn] fît son apparition avant ses sujets, mais ce
n’était qu’après la préparation de son pouvoir [tês archês
proteron etoimastheisês] que devait logiquement être révélé le
roi, lorsque le Créateur de l’univers eut pour ainsi dire préparé
le trône de celui qui devait régner »43.
19 Dans ce cadre, l’homme, en tant qu’image et ressemblance
divines, coïncide parfaitement avec le pouvoir, il est, comme le
dit un texte attribué à Basile, un zôon archikon, une bête à
pouvoir, l’animal qui a sa propre différence spécifique dans le
fait d’exercer du pouvoir44. Dans un autre passage, Basile
définit l’homme comme une chose expressément produite
pour l’exercice du pouvoir45. Le pouvoir n’est pas simplement
un élément anthropologique parmi d’autres : il constitue la
différence spécifique de l’homme, la marque anthropologique
principale, celle qui sépare l’homme de tout autre vivant. C’est
grâce au pouvoir et non à la rationalité ou au langage que la vie
animale acquiert un visage humain.
20 La vie humaine n’est que la manifestation et l’exercice d’une
souveraineté transcendantale, mais esquisser la
phénoménologie de ce pouvoir ne signifie pas encore décrire la
vie d’une société aliénée : non seulement parce qu’il n’y a rien
de moralement négatif, mais surtout parce que ce n’est pas
dans la relation avec les autres hommes que ce pouvoir se
manifeste. La question du pouvoir ne se pose pas toujours sur
un plan moral. Elle ne coïncide pas non plus avec l’expérience
du social et de l’intersubjectivité. Au contraire, parler du
pouvoir, c’est parler de l’ordre cosmique entre les grands sujets
(Dieu, l’homme, l’animal) qui occupent l’espace métaphysique.
À l’inverse, parler de l’homme, c’est articuler dans le monde
une inégalité fondamentale parmi les êtres, retrouver une
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discontinuité qui n’est pas seulement d’ordre moral, mais


cosmologique. Le pouvoir exprime l’idée d’un ordre cosmique,
la relation entre l’homme et le créateur, d’un coté, et celle entre
l’homme et le reste du créé, de l’autre : il n’est pas une activité,
une opération ou un effort, comme chez Max Weber, mais ce
qui permet à l’homme de définir sa propre dignité
cosmologique46. Cette idée, déjà formulée dans la matière
scripturaire, mériterait d’être longuement commentée. Le
verbe hébreu utilisé est radah, qui est presque toujours traduit
dans la Septante par le verbe archein47 ; l’expression employée
dans la Vulgate (ut praesint, praesum, praeesse) fait résonner
l’idée d’un pouvoir qui s’installerait grâce à une position
éminente, à une taxis, à un ordre hiérarchique. En effet, le
pouvoir n’est pas décrit ici dans les termes d’une opération,
d’une condition ou d’un état, et il n’est pas non plus un mode
de l’agir. On a affaire à un pouvoir qui ne s’engendre pas et n’a
pas lieu dans les relations entre les hommes, ni dans la relation
que l’homme entretient avec soi-même. Le pouvoir nomme ici
la relation de l’homme au monde, c’est l’être-au-monde de
l’homme ; ou pour le dire mieux, c’est la relation de l’homme
avec une partie de la création, les animaux. Ce n’est pas une
relation individuelle, ce n’est pas la relation d’un individu
spécifique à une multiplicité d’individus d’une autre espèce. Le
pouvoir est au contraire la relation d’une espèce particulière au
reste des êtres vivants, la relation de l’humain avec l’animal48.
21 La relation immédiate entre pouvoir et animal établit dans ce
verset de la Genèse exprime quelque chose qui a profondément
travaillé la conscience occidentale49, de l’homo homini lupus
de Plaute au Léviathan de Hobbes, jusqu’aux travaux du
dernier Derrida50. Dans la théologie chrétienne, ce pouvoir sur
les animaux est souvent justifié sur la base de la faiblesse de
l’homme. « L’homme vient au monde dépouillé de protections
naturelles », écrit Grégoire de Nysse, « sans armes et dans la
pauvreté, manquant de tout pour satisfaire aux besoins de sa
vie : apparemment il mérite plus la pitié que l’envie. Comme
armes, il n’a ni les défenses des cornes, ni les pointes des
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ongles, ni sabots, ni dents, ni aiguillon empoisonné pour


donner la mort, tous ces organes que la plupart des vivants ont
sur eux pour se défendre des blessures ; son corps n’est pas
non plus recouvert d’une enveloppe de poils ».
22 Le pouvoir décrit donc foncièrement une dimension
biologique, et non purement sociale, mais il est une
conséquence de la faiblesse de l’homme et non, seulement, le
signe d’une majesté. C’est l’absence d’autosuffisance,
l’incapacité de satisfaire par soi-même les besoins (chreiai) de
l’existence biologique qui obligent l’homme à s’emparer des
autres animaux.
« Le lion, le porc, le tigre, la panthère et autres animaux
semblables ont de quoi se sauver par eux-mêmes. Le taureau a
des cornes, le lièvre la rapidité, la gazelle le saut et la sûreté du
regard, d’autres ont la taille, d’autres une trompe ; les oiseaux
ont des ailes, l’abeille le dard ; à tous sans exception, la nature
a donné un moyen de défense. L’homme, lui, est le moins
rapide des coureurs ; parmi les animaux corpulents, il est le
plus maigre ; parmi ceux qui ont des défenses naturelles, il est
le plus aisé à prendre. Comment donc, dira-t-on, un tel être a-
t-il en partage le premier rang dans l’univers ? À mon avis, il
n’est pas difficile de montrer que ce qui paraît un déficit de
notre nature est en fait un encouragement à dominer ce qui est
près de nous. »

23 Il s’agit d’une idée qui, en reprenant des éléments d’origine


platonicienne51, définira un paradigme durable en Occident,
jusqu’à Rousseau et aux réflexions d’Arnold Gehlen sur
l’homme comme Mängelwesen52. Le pouvoir qui coïncide avec
l’essence de l’homme n’est pas synonyme de force mais
représente une forme de faiblesse biologique. C’est un pouvoir
qui est strictement lié à la vie, à la possession de ses conditions
de possibilité : il porte en effet sur « les biens dont nous avons
besoin », qui ont été distribués aux animaux, mais pas à
l’homme. C’est pour cela qu’« il nous devient nécessaire de les
commander », écrit Grégoire. « C’est parce que son corps est
lent et difficile à mouvoir que l’homme a asservi et dompté le
cheval. Parce que son corps est nu, il a dû surveiller les brebis
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afin de compléter par le port de leurs laines annuelles ce qui


manque à notre nature »53. Au lieu du « biopouvoir » dont
nous parle Foucault, d’un pouvoir qui « se situe et s’exerce au
niveau de la vie54 », l’on a ici un pouvoir qui n’est que la vie
elle-même, mieux, le rapport que la vie a avec soi-même mais
« par corps interposé ». Si le pouvoir est partout c’est parce
que la nature humaine ne contient pas tout ce dont elle aurait
besoin : l’homme exerce le pouvoir car sa vie est ailleurs dans
le monde, dans d’autres corps, dans d’autres formes de vie. Il
faudrait renverser le logion hobbesien qui fait du pouvoir une
âme artificielle : l’âme, la vie est toujours acte de pouvoir, car
elle trouve toujours ailleurs ses présupposés. Si l’homme a un
accès naturel au pouvoir, c’est parce que la nature du pouvoir
n’a rien de spécifiquement social : elle exprime l’articulation
cosmologique originaire, la nature proprement mondaine (au
sens physique du terme) de l’animal humain.
24 Le pouvoir est partout seulement parce qu’il a une nature
équivoque qui n’est ni unitaire ni homogène. La vérité sur la
multiplicité des pouvoirs que Foucault n’a cessé de démontrer
et répéter dans son travail et dans son œuvre a un
fundamentum in re.

Conclusion : la science du pouvoir et la nature


25 Pendant des siècles, l’Occident a essayé de développer une
technique du commandement [epistêmê epitaktikê]55, ou une
science du pouvoir qui, dans ses versions extrêmes (telles celle
de la tradition platonicienne et de la théologie chrétienne),
recueillait en son sein la cosmologie et la théologie,
l’anthropologie et la zoologie, la morale et la physique. Parler
du pouvoir signifiait parler d’une donnée ou d’un fait propre
au monde et non, seulement, d’un phénomène humain. Penser
le pouvoir signifiait penser un clivage interne à la rationalité
cosmique (une opposition entre le divin et l’humain, par
exemple) ou une inégalité forte entre ce qui est rationnel et le
reste de l’existant, et fonder ainsi la supériorité d’un élément
du monde sur d’autres sur une base théologique et
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cosmologique et non, seulement, morale et sociale. Cette


science du pouvoir a toujours revendiqué la position de savoir
souverain : dans le passage célèbre de la République de Platon,
elle prétendait coïncider avec la idea tou agathou, l’idée du
Bien qui définit le comble des sciences et le but de toute
science politique. Elle a souvent eu l’ambition d’améliorer
l’humain et de l’amener, physiquement et spirituellement, au-
delà de sa propre nature56.
26 À l’encontre de cette tradition, plus que millénaire, la
philosophie du xxe siècle a gardé une attitude plus qu’ambiguë.
En s’attribuant une supériorité morale par rapport aux autres
champs du savoir, elle a réservé à la raison et à la science
politique une position subalterne, celle d’une voix qui
revendique le droit de critiquer tout en renonçant
spontanément à toute magistrature. En ce contexte, l’œuvre de
Foucault ne montre pas une grande originalité : elle reflète
l’esprit du temps, tout d’abord dans la réduction consciente de
la science du pouvoir à un horizon purement humain et dans
sa tentative de faire du pouvoir, malgré ses déclarations de
principe, l’objet antimoral par excellence. Dans un passage du
cours consacré au christianisme, Foucault résumait son
attitude face au pouvoir comme « une attitude qui consiste,
premièrement, à se dire qu’aucun pouvoir ne va de soi,
qu’aucun pouvoir quel qu’il soit n’est évident ou inévitable,
qu’aucun pouvoir, par conséquent, ne mérite d’être accepté
d’entrée de jeu. Il n’y a pas de légitimité intrinsèque du
pouvoir57 ». Il s’agirait, en analysant le pouvoir, de partir du
présupposé qu’aucune forme de pouvoir n’est acceptable58 : ce
que Foucault propose est une « anarchéologie », une doctrine
de l’inexistence originaire du pouvoir. Si le pouvoir a une
nature équivoque, c’est parce qu’au commencement il n’y a
aucun pouvoir. Pour le dire avec une boutade : en archê il n’y a
aucun archê. Cette métaphysique du vide originaire du
pouvoir, qui fait de celui-ci un être toujours factice, jamais
originaire, naturel, montre des fortes limites anthropologiques
et phénoménologiques.
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27 Poser la question du pouvoir en terme de légitimité59 signifie


tout d’abord avoir accepté de réduire le phénomène du pouvoir
à l’espace du rapport intersubjectif, à la sphère purement
humaine et sociale, où chaque homme rencontre
exclusivement d’autres hommes et jamais des objets, la nature,
le monde. La question du pouvoir ne peut coïncider avec celle
de sa légitimité que dans un espace artificiel du purement
humain.
28 En deuxième instance, l’on pourrait aussi objecter à ce choix
méthodologique l’intuition que Nietzsche a développé dans la
totalité de son œuvre : poser la question du pouvoir à partir du
problème de sa légitimité signifie adopter a priori le point de
vue de la victime potentielle, de celui qui subit le pouvoir et
jamais de celui qui l’exerce, pour lequel la légitimité est une
question accidentelle. Le risque de ce point de vue est celui de
ne plus arriver à distinguer la pensée du ressentiment (c’est le
risque de toute pensée critique) et de ne jamais sortir d’une
tonalité moralisatrice. Si Platon avait rêvé la coïncidence de
charge royale et activité philosophique, si l’Antiquité
privilégiait la question sur l’objet et les buts possibles du
pouvoir (comment utiliser au mieux le pouvoir) pour produire
des manuels pour les princes (des specula principum), la
philosophie critique contemporaine semblerait savoir parler
du pouvoir seulement pour montrer son désaccord
transcendantal avec la justice.
29 En troisième lieu la volonté d’affirmer la « non-acceptabilité
du pouvoir » comme a priori méthodologique et métaphysique
limite fortement le principe de l’équivocité du pouvoir, qui
était censé étendre le champ d’existence du pouvoir jusqu’aux
dernières limites du monde. Le pouvoir ne peut pas être un
principe et il ne peut jamais être en principe : la généalogie
vide le pouvoir de toute réalité substantielle naturelle non
historique, non culturelle, non sociale. Et pourtant, la
philosophie occidentale n’a pas cessé de souligner que, dans
toute forme de pouvoir, même dans celle que l’homme exerce
sur d’autres hommes, il y a des éléments qui ne relèvent ni de
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l’humain ni du social. Il y a une nature dans le pouvoir que la


pensée politique de notre temps semble ne pas vouloir voir.

Notes
1. Je tiens à remercier Damien Boquet, Blaise Dufal et Pauline Labey pour
leurs suggestions et critiques décisives.
2. Popitz H., Phänomene der Macht, vol. II, stark erweiterte Auflage,
Tübingen, Mohr-Siebeck, 1992, p. 16-17. Le nom de M. Foucault ne figure
pas parmi les philosophes cités, ni ici ni ailleurs dans le livre (qui, en ce
sens, représente l’exemple le plus évident de l’efficacité du véritable et
durable herem lancé deux ans avant par M. Frank avec son Was ist
Neustrukturalismus, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1984 : ce
livre polémique contre tout le « structuralisme » français a longtemps
perturbé la réception allemande, surtout de Foucault et Deleuze) ; et
pourtant, il semble évident que c’est bien la pensée de Foucault qui est
visée. Popitz ne fut pas le premier et certainement pas le dernier à souligner
cet aspect de la pensée foucaldienne, et sa remarque n’est d’ailleurs pas
forcément seulement polémique.
3. Foucault M., « Omnes et Singulatim, vers une critique de la raison
politique » [1979], Dits et écrits, éd. par D. Defert et F. Ewald, Paris,
Gallimard, 1994, vol. IV, p. 134-161.
4. Foucault M., Histoire de la sexualité, vol. I, La volonté de savoir, Paris,
Gallimard, 1976, p. 118-119 : « On demeure attaché à une certaine image du
pouvoir-loi, du pouvoir-souveraineté que les théoriciens du droit et de
l’institution monarchique ont dessinée. Et c’est de cette image qu’il faut
s’affranchir, c’est-à-dire du privilège théorique de la loi et de la
souveraineté, si on veut faire une analyse du pouvoir dans le jeu concret et
historique de ses procédés. Il faut bâtir une analytique du pouvoir qui ne
prendra plus le droit pour modèle et pour code. »
5. . La volonté de séparer le concept de pouvoir du domaine de l’État pour
en faire une réalité purement sociale était à vrai dire un lieu commun de la
sociologie allemande déjà dans les années 1920. Voir, par exemple, Schäffle
A., « Die Notwendigkeit exakt entwickelungsgeschichtlicher Erklärung und
exakt entwickelungsgesetzlicher Behandlung unserer
Landwirtschaftsbedrängnis, 3. Teil », Zeitschrift für die gesamte
Staatswissenschaft, 59 Jg., 1903, p. 255-340, p. 337 : « Macht ist die
Fähigkeit in der Gesellschaft etwas zu bewirken, soziale Widerstände tätig
zu bewältigen ». [« le pouvoir est la faculté de produire quelque chose dans
la société, de maîtriser activement les résistances sociales. »]
6. Foucault M., Il faut défendre la société, Paris, Le Seuil/Gallimard, 1997,
p. 24.
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7. Sur la question de l’équivocité des concepts chez Foucault, voir Davidson


A., « Foucault et l’analyse des concepts », dans Dominique Franche et al.
(éd.), Au risque de Foucault, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 1997, p. 53-
66 ; Ferrando S., Michel Foucault, la politica presa a rovescio, Milan,
Franco Angeli, 2012, p. 30.
8. Voir la définition classique de « pouvoir » donnée par Max Weber :
« Unter Macht wollen wir […] die Chance eines Menschen oder einer
Mehrzahl solcher verstehen, den eigenen Willen in einem
Gemeinschaftshandeln auch gegen den Widerstand anderer daran
Beteiligter durchzusetzen » [« Par pouvoir nous comprenons la possibilité
d’un homme ou d’une multiplicité d’hommes d’affirmer sa propre ou leur
propre volonté dans l’échange communautaire, éventuellement contre la
résistance d’autres membres »], Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft.
Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte.
Nachlaß. Teilband 1 : Gemeinschaften, hrsg. von W. J. Mommsen und M.
Meyer (Max Weber Gesamtausgabe, Abt. I, Bd. 22-1), Tübingen, Mohr-
Siebeck, 2001, p. 252. Sur le rapport entre Weber et Foucault, voir Colliot
Thélène C., « Propriété et domination. De Weber à Foucault », Études
wébériennes, Paris, Puf, 2001, p. 279-304 ; Id., « Les rationalités modernes
du politique : de Foucault à Weber », dans Hinnerk Bruhns et Patrice
Duran (dir.), Max Weber et le politique, Paris, Lgdj, 2009, p. 181-197.
9. « Le pouvoir n’est pas le mal. Le pouvoir, c’est des jeux stratégiques. On
sait bien que le pouvoir n’est pas le mal ! […] Le problème est plutôt de
savoir comment on va éviter dans ces pratiques – où le pouvoir ne peut pas
ne pas jouer et où il n’est pas mauvais en soi – les effets de domination qui
vont faire qu’un gosse sera soumis à l’autorité arbitraire et inutile d’un
instituteur, un étudiant sous la coupe d’un professeur autoritaire, etc. »,
Foucault M., « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté »,
Entretien avec H. Becker, R. Fornet-Betancourt et A. Gomez-Müller, 20
janv. 1984, Concordia. Revista internacional de filosofia, 6, juillet-
décembre 1984, p. 99-116, rééd. dans Dits et écrits, op. cit., vol. IV, no 356.
10. Ce qui explique, d’ailleurs, la facilité avec laquelle ses théories ont été
accueillies par la philosophie critique post-habermasienne. Voir, à ce
propos, Honneth A., Kritik der Macht. Reflexionsstufen einer kritischen
Gesellschaftstheorie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985, surtout
p. 196-224.
11. Habermas J., Le discous philosophique de la modernité, Paris,
Gallimard, 2011, p. 302-303.
12. En poursuivant un modèle politique inauguré par Rousseau, la
philosophie critique commence en effet par la dénonciation du caractère
non-naturel, culturel et donc arbitraire et contingente du pouvoir et de ses
institutions. Sur la question de la critique, voir l’important ouvrage de
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Bollenbeck G., Eine Geschichte der Kulturkritik : Von Rousseau bis


Günther Anders, Munich, C.H. Beck Verlag, 2007.
13. Thomas Hobbes, Leviathan, Introduction, éd. par N. Malcolm, Oxford,
Clarendon Press, 2012, vol. II, p. 16.
14. Il est intéressant de remarquer que, dans ses nombreuses analyses sur
le pastorat, Foucault semble toujours oublier que l’élément le plus
important du modèle de pouvoir pastoral est la différence de nature entre
pasteur et troupeau. Il s’agit d’un élément présent dans toute la tradition
platonicienne mais aussi chrétienne (où l’ange est représenté par le Christ
ou les anges). Cette différence est au contraire au centre de l’analyse du
pastorat par Sloterdijk P., Regeln für den Menschenpark. Ein
Antwortschreiben zu Heidegger Breif über den Humanismus, Francfort-
sur-le-Main, Suhrkamp, 1999.
15. Notre but n’étant pas de fournir un cadre cohérent et exhaustif des
réflexions produites par la théologie chrétienne sur la nature du pouvoir, le
choix des textes et des épisodes commentés vise exclusivement à la
comparaison avec des motifs foucaldiens.
16. Sur ce sujet, voir Stürner W., Peccatum und Potestas. Der Sündenfall
und die Entstehung der herrscherlischen Gewalt im mittelalterlichen
Staatsdenken, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1987 ; Töpfer B., Urzustand und
Sündenfall in der mittelalterlichen Gesellschafts – und Staatstheorie,
Stuttgart, Hiersamann, 1999 ; et surtout l’étude fondamentale de Briguglia
G., « “Si stetissent primi parentes…”. Elementi di un modello politico tra
medioevo ed età moderna », thèse, université de Milan, 2004.
17. Grégoire le Grand, Moralia in Iob, XXI, 15, 23, éd. par M. Adriaen,
Turhout, Brepols, 2005, p. 1082.
18. C’est d’ailleurs ratione peccati que le pouvoir sur terre de l’Église et de
l’Empire pouvait se justifier. Voir Stürner W, Peccatum und Potestas…, op.
cit.
19. Sur la dialectique entre les différentes formes d’interprétation du
pouvoir, la littérature secondaire est très vaste. Voir surtout Nederman C.
J., « Nature, Sin and the Origins of Society : The Ciceronian Tradition in
Medieval Political Thought », Journal of the History of Ideas, no 49, 1988,
p. 3-26 ; Markus R. A., « Two Conceptions of Political Authority :
Augustine, De civitate Dei, XIX. 14-15, and Some Thirteeenth-Century
Interpretations », The Journal of Theological Studies, no 16, 1965, p. 68-
100 ; Weithman P. J., « Augustine and Aquinas on Original Sin and the
Function of Political Authority », Journal of the History of Philosophy,
no 30, 1992, p. 353-376.

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20. Un champ important de la théologie chrétienne pour l’étude des formes


d’existence du pouvoir a été l’angélologie : de fait les anges, en tant qu’êtres
« hiérarchiques », sont, à la lettre, des créatures définies par un « pouvoir
sacré » (qui est la signification exacte du mot hierarchia, sacer principatus,
sacra potestas). Sur la question, voir Coccia E., « Introduzione », dans
Giorgio Agamben et Emanuele Coccia (éd.), Angeli. Ebraismo
Cristianesimo Islam, Vicenza, Neripozza, 2009, p. 435-513.
21. L’idée d’une naturalité du pouvoir même avant la chute est exprimée
très souvent à propos de la question du pouvoir d’Adam avant le péché.
Voir, par exemple, Alexandre de Halès, Summa theologica, studio et cura
PP. Collegii S. Bonaventurae, vol. II, Prima pars, secundi libri, Ad Claras
Aquas (Quaracchi), Prope Florentiam, MCMXXVIII, Inq. IV, trat. III, Q. V,
c. I, cit. : de dictamine rationis est quod ordo et praesidentia sit in genere
hominum et quod prioribus aetate et origine ministrent et serviant
posteriores eisdem : hoc enim dictat ratio ordinata quod pater filio
dominetur et filius patri serviat ; ergo in omni statu erat aliquis alii
dominatururs et aliquis alii serviturus ; ergo, si stetissent primi parentes,
ista lex cucurrisset ; sed, si aliquis debebat alii dominari, hoc maxime
debebat primus homo, etc. Sur la question de la naturalité du pouvoir chez
Thomas d’Aquin, voir, entre autre, Kaczynsky E., « Il “naturale dominium”
della IIa IIae, 66, 1 », Angelicum, no 53, 1976, p. 453-477 ; Malloy M. P.,
Civil Authority in Medieval Philosophy : Lombard, Aquinas and
Bonaventure, Washington, University Press of America, 1985. Sur tous ces
problèmes, voir Briguglia G., « “Si stetissent primi parentes…”… », op. cit.,
p. 62 sq.
22. Philon d’Alexandrie, De gigantibus, § 45, De gigantibus. Quod deus sit
immutabilis, éd. par A. Moses, dans Les Œuvres de Philon d’Alexandrie,
éd. par R. Arnaldez, J. Pouilloux et Cl. Mondésert, Paris, Éd. du Cerf, 1963,
vol. VII-VIII, p. 43.
23. Philon d’Alexandrie, De cherubim, § 27, éd. par J. Gorez, dans Les
Œuvres de Philon d’Alexandrie, éd. par R. Arnaldez, J. Pouilloux et Cl.
Mondésert, Paris, Éd. de Cerf, 1964, vol. III, p. 31. Comme l’explique
Wolfson H., Philo : Foundation of Religious Philosophy in Judaism,
Christianity and Islam, Cambridge, Cambridge University Press, 1947,
vol. I, p. 224, la bonté coïncide avec les attributs de la création [poiêtikê],
de la charistikê ou de la euergetis ; l’autorité [exousia] est souvent
exprimée en termes de pouvoir [archè], puissance gouvernementale
[archikè], législative [nomothetiké] ou royale [basiliké].
24. Philon d’Alexandrie, De specialis legibus I-II, I, § 13-14, éd. par S.
Daniel, dans Les Œuvres de Philon d’Alexandrie, éd. par R. Arnaldez, J.
Pouilloux et Cl. Mondésert, Paris, Éd. du Cerf, 1975, vol. XXIV, p. 19.

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25. Philon d’Alexandrie, De cherubim, op. cit., § 27, p. 31 (trad. légèrement


modifiée).
26. Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, § 9, éd. par R. Arnaldez, dans
Les Œuvres de Philon d’Alexandrie, éd. par R. Arnaldez, J. Pouilloux et Cl.
Mondésert, Paris, Éd. du Cerf, 1961, vol. I, p. 149 (trad. légèrement
modifiée).
27. Ibid., § 10, p. 149.
28. Ibid. (trad. légèrement modifiée).
29. Le modèle démiurgique est « politisé » aussi sous la plume de Philon :
ibid., § 19, p. 152-154 : « C’est donc à peu près que pour Dieu, on doit
estimer qu’ayant médité de fonder la grande cité, [tên megalopolin ktizein],
il en conçut d’abord les types, dont il réalisa, en les ajustant, le monde
intelligible, pour produire à son tour le monde sensible, en se servant du
premier comme modèle. »
30. Ibid., § 11 : « C’est d’ailleurs là une opinion insoutenable et nuisible, qui
instaure dans ce monde l’anarchie, comme dans une ville qui n’aurait ni
éphores, ni arbitres, ni juges, sur qui doivent reposer toute administration
et tout gouvernement [pant’oikonomeisthai kai prutaneuesthai]. »
31. Skard E., Zwei religiös-politische Begriffe, Euergetes – Concordia
(Abh. Akad. Oslo Hist Fil. Kl. 1931, 2), Oslo, 1932 ; Id., Pater Patriae. Zum
Ursprung einer religiös-politischen Idee, dans Festkrift til Halvdan Koht,
Oslo, 1933, p. 42-70 ; Leschhorn W., Gründer der Stadt. Studien zu einem
politisch-religiösen Phänomen der griechischen Geschichte, Stuttgart,
Franz Steiner Verlag, 1984 ; voir aussi la voix Gründer dans le Reallexicon
fur Antike und Christentum, T.-J. Cornell, Lieferung 95.6 B. XII, 1983,
p. 1107-1171, et Malkin I., « Religion and the Founders of Greek Colonies »,
Ph.D. université de Pennsylvanie, 1983.
32. Les études de Skard et de Leschshorn ont aussi montré, ce qui est
encore plus frappant, que le mot et le concept de ktistes étaient
épigraphiquement toujours liés à celui de sauveur, sôter. (Voir Inscription
OGIS 301 sôter kai euergetês kai ktistês tês poleôs, cit. p. 249 Leschhorn).
L’association de création et de salut, de ktisis et sôteria, était donc un lieu
commun de la politique hellénistique, Leschhorn W., Gründer der Stadt…,
op. cit., p. 335-336.
33. Jacques de Viterbe, De regimine christiano, II, 1, éd. par R. W. Dyson,
Leiden/Boston, Brill, 2009, p. 82-84 : Est enim in Deo duplex potentia
respectu creature : una quidem respectu creationis, alia vero respectu
gubernationis rerum creatarum. Diversificatur enim haec potentia
secundum comparationem ad diversos actus : nam ex parte essentia in
qua potentia fundatur, una potentia est sicut et una essentia. Per potentia

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creativam, Deus rerum naturam producit, ut sint. Hoc enim est creatio :
de non ente scilicet ad esse productio. Per potentiam vero gubernativam
res producta ad finem dirigit et perducit. Hoc enim est gubernare : ad
debitum scilicet finem perducere. Sic enim dicitur gubernari navis cum
per industriam nauclerii dirigitur et ducitur ad portum salutis. Ad
potentiam vero creativam Dei pertinet et ipsarum naturarum institutio,
secundum essendi perfectionem, et earum distinctio, secundum gradus
perfectionis essendi.
34. Thomas d’Aquin, De regno ad regem Cypri, II, 1, Sancti Thomae de
Aquino Opera Omnia iussu Leonis XIII P.M. edita, t. XLII, Rome, Editori
di Sant Tommao, 1979, p. 464 : Sunt autem universaliter consideranda
duo opera Dei in mundo. Unum quo mundum instituit, alterum quo
mundum institutum gubernat. Haec etiam duo opera anima habet in
corpore. Nam primo quidem virtute animae informatur corpus, deinde
vero per animam corpus regitur et movetur. Horum autem secundum
quidem magis proprie pertinet ad regis officium. Unde ad omnes reges
pertinet gubernatio, et a gubernationis regimine regis nomen accipitur.
Primum autem opus non omnibus regibus convenit. Non enim omnes
regnum aut civitatem instituunt, in quo regnant, sed regno ac civitati iam
institutis regiminis curam impendunt. Est tamen considerandum quod
nisi praecessisset qui institueret civitatem aut regnum, locum non haberet
gubernatio regni. Sub regis enim officio comprehenditur etiam institutio
civitatis et regni. Nonnulli enim civitates instituerunt, in quibus
regnarent, ut Ninus Ninivem, et Romulus Romam. Similiter etiam ad
gubernationis officium pertinet ut gubernata conservet, ac eis utatur ad
quod sunt constituta. Non igitur gubernationis officium plene cognosci
poterit si institutionis ratio ignoretur. Ratio autem institutionis regni ab
exemplo institutionis mundi sumenda est : in quo primo consideratur
ipsarum rerum productio, deinde partium mundi ordinata distincti.
35. Sur le concept de pronoia la littérature est énorme. Parmi les dernières
études, voir Bergjan S.-P., Der fürsorgende Gott. Der Begriff der Pronoia
Gottes in der apologetischen Literatur der alten Kirche, Berlin/New York,
De Gruyter, 2002, surtout à partir de p. 33 ; Ewing J. D., Clement of
Alexandria’s Reinterpretation of Divine Providence : The Christianization
of the Hellenistic Idea of Pronoia, Lewiston, The Edwin Mellen Press,
2008.
36. L’avoir montré est l’un des grands mérites de l’œuvre de Agamben G., Il
regno e la gloria, Vicenza, Neri Pozza, 2006. Agamben semble toutefois
néglier les liens profonds entre théorie de la providence et doctrine de la
création.
37. Augustin d’Hippone, De genesi ad litteram, VIII, IX, 17, éd. par P.
Agaësse et A. Soulignac, Bruges, Desclée de Brouwer, 1970, p. 37-39 (trad.
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entièrement modifiée) : Hinc iam in ipsum mundum, velut in quamdam


magnam arborem rerum, oculus cogitationis attollitur ; atque in ipso
quoque gemina operatio providentiae reperitur, partim naturalis, partim
voluntaria. Et naturalis quidem per occultam Dei administrationem, qua
etiam lignis et herbis dat incrementum ; voluntaria vero, per Angelorum
opera et hominum. Secundum illam primam coelestia superius ordinari,
inferiusque terrestria ; luminaria sideraque fulgere, diei noctisque vices
agitari, aquis terram fundatam interlui atque circumlui, aerem altius
superfundi, arbusta et animalia concipi et nasci, crescere et senescere,
occidere, et quidquid aliud in rebus interiore naturalique motu geritur. In
hac autem altera signa dari, doceri et disci, agros coli, societates
administrari, artes exerceri, et quaeque alia sive in superna societate
aguntur, sive in hac terrena atque mortali, ita ut bonis consulatur et per
nescientes malos. Inque ipso homine eamdem geminam providentiae
vigere potentiam : primo erga corpus naturalem, scilicet eo motu quo fit,
quo crescit, quo senescit ; voluntariam vero, quo illi ad victum,
tegumentum, curationemque consulitur. Similiter erga animam
naturaliter agitur ut vivat, ut sentiat ; voluntarie vero ut discat, ut
consentiat.
38. Gen. 1, 26 : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre
ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du
ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui
rampent sur la terre. »
39. (Ps. ?)-Basilius, Sur l’origine de l’homme, Homélies X-XI de
l’Hexaéméron, éd. par A. Smets, s. j., et M. Van Esbroeck, s.j., Paris, Éd. du
Cerf, 1970, § 8, p. 187.
40. Theodoret de Cyr, Quaest. In Gen., cap. I, Patrologie grecque LXXX, c.
105.
41. Grégoire de Nysse, La création de l’homme, trad. par J. Laplace, Paris,
Éd. du Cerf, 2002, chap. IV, p. 95.
42. Ps.-Athanasius, Interpretationes ex V. T., Patrologie grecque XXVIII, c.
733 AB.
43. Grégoire de Nysse, La création de l’homme, éd. cit., chap. II, p. 90.
44. (Ps. ?)-Basilius, Sur l’origine de l’homme, Homélies X-XI de
l’Hexaéméron, éd. cit., § 8, p. 185-187 : « C’est en premier lieu que nous a
été décernée la puissance du commandement [prôta hêmin
sunecheirotonêthê hê tou archein dunamis]. Homme si tu es un être vivant
fait pour commander ! [archikon ei zôon anthrôpe] Pourquoi t’asservir aux
passions, pourquoi rabaisser ta dignité et devenir l’esclave du péché ?
Pourquoi faistu de toi-même le prisonnier du diable ? tu as été élu le prince
de la création et voilà que tu as rejeté la noblesse de ta nature propre. « Tu
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a été appelé quand tu étais esclave ? » [1 Cor 7, 21]. Pourquoi t’affliger de la


servitude du corps ? Pourquoi ne tires-tu pas fierté du pouvoir qui t’a été
donné par Dieu d’avoir en la raison un maître de passions ? Lorsque, toi-
même esclave dans ton corps, tu vois ton maître sous l’esclavage du plaisir,
sache que d’esclave tu n’as que le nom, mais lui, s’il détient nominalement
le pouvoir du maître, il est en réalité détenu dans un esclavage renforcé. Tu
le vois rouler avec la femme de mauvaise vie, tandis que tu sais, toi,
mépriser cette femme. En vérité, n’es-tu pas le maître de la passion et lui,
l’esclave des plaisirs que tu foules aux pieds. Ainsi « Créons l’homme et
qu’ils commandent » : où se trouve le pouvoir de commander, là réside
l’image de Dieu [hopou hê tou archein dunamis, ekei hê tou theou eikôn]. »
45. Grégoire de Nysse, La création de l’homme, éd. cit., chap., p. 94 : « Les
artistes ici-bas donnent à leurs instruments une forme en rapport avec
l’usage qu’ils en feront. Ainsi les meilleurs des artistes fabriquent notre
nature comme un truc [skeuos] adapté à l’exercice de la royauté [eis
basileias energeian epitêdeion]. »
46. Cette même idée s’exprimera dans l’un des chefs-d’œuvre de Max
Scheler, Die Stellung des Menschen im Kosmos, Darmstadt, Reichl Verlag,
1928.
47. Voir l’étude très importante de Rüterswörden Udo, Dominium terrae.
Studien zur Genese einer alttestamentlichen Vorstellung, Berlin/New
York, De Gruyter, 1993, surtout à partir de p. 81.
48. En réalité, la liste des animaux n’est pas complète et quelques exégètes
chrétiens se sont interrogés sur les raisons de l’absence de certains. Et l’on
pourrait se demander aussi pourquoi l’on appelle pouvoir la relation de
l’homme aux animaux mais pas aux plantes : l’idée selon laquelle il n’y
aurait aucun rapport de pouvoir dans la relation de l’homme avec les
plantes est restée, d’ailleurs, dans les idéologies vegan ou végétariennes
d’aujourd’hui.
49. Aussi dans le sens inverse (exercer du pouvoir sur quelqu’un a voulu
dire le réduire à l’état d’animal).
50. Voir Derrida J., L’animal que donc je suis, éd. par M.-L. Mallet, Paris,
Galilée, 2006, surtout à partir de p. 33 ; Id., Séminaire. La Bête et le
souverain, vol. I, 2001-2002, Paris, Galilée, 2008, surtout p. 407-463.
51. Il s’agit de la tradition inaugurée par le célèbre mythe de Prométhée
dans Platon, Protagoras, 320c – 322d. Dans le dialogue platonicien,
pourtant, il est question de technique et de sagesse de vie, et non
immédiatement de pouvoir.
52. Gehlen A., Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt,
Wiebelsheim, Aula Verlag, 2004.

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53. Grégoire de Nysse, La création de l’homme, éd. cit., chap. VIII, p. 102-
103 : « Comme il doit faire venir d’ailleurs de quoi vivre, il a attaché à son
service les animaux de charge. Ne pouvant, comme les bêtes des champs, se
nourrir d’herbe, il a domestiqué le bœuf qui, par ses travaux, nous rend la
vie plus facile. Nous avions besoin de dents et d’un organe pour mordre,
afin de nous défendre contre les autres animaux ; le chien, par ses dents qui
blessent et par sa rapidité, met à notre disposition sa mâchoire qui devient
comme une épée vivante. Plus robuste que la défense des cornes, plus
tranchante que la pointe des dents, le fer a été utilisé par l’homme ; il ne
nous est pas toujours attaché comme les défenses des bêtes féroces, mais il
combat avec nous au moment voulu ; le reste du temps, on le met de côté.
Au lieu d’avoir une écaille comme le crocodile, l’homme peut de celle-ci se
faire une arme, en s’en entourant le corps suivant les besoins. Ou, à défaut
d’écaille, à cette même fin, il travaille le fer dont il use à la guerre, au
moment utile, pour redevenir, lors de la paix, libre d’un tel équipement. Il
plie à son service l’aile des oiseaux, en sorte que par son ingéniosité il a à sa
portée la rapidité du vol. Parmi les animaux, il apprivoise les uns qui
servent aux chasseurs, et, grâce à eux, parvient à soumettre les autres à ses
besoins. En particulier l’ingéniosité de son art donne des ailes aux flèches
et, par l’arc, tourne à notre usage la rapidité de l’oiseau. Enfin la sensibilité
de nos pieds à la marche nous fait chercher une aide dans les objets qui
nous sont soumis. De là vient qu’à nos pieds, nous ajustons des
chaussures. »
54. Foucault M., La volonté de savoir, op. cit., p. 180.
55. Platon, Le politique, éd. par A. Dies, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 6.
56. C’est un motif platonicien et l’un des principes qui inspirent l’œuvre de
Nietzsche. Voir, à ce propos, Sloterdijk P., Regeln für den Menschenpark,
op. cit.
57. Foucault M., Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de
France, 1979-1980, Paris, Gallimard/Seuil, 2012, p. 76.
58. Ibid., p. 77 : « Il ne s’agit pas d’avoir en point de mire, au terme d’un
projet, une société sans rapport de pouvoir. Il s’agit, au contraire de mettre
le non-pouvoir ou la non-acceptabilité du pouvoir, non pas au terme de
l’entreprise, mais au début du travail, sous la forme d’une mise en question
de tous les modes selon lesquels effectivement on accepte le pouvoir.
Deuxièmement, il ne s’agit pas de dire que tout pouvoir est mauvais, mais
de partir de ce point qu’aucun pouvoir quel qu’il soit n’est de plein droit
acceptable et n’est absolument et définitivement inévitable. »
59. Sur la notion de légitimité du pouvoir dans la modernité, voir les études
classiques de Riedel M., Metaphysik und Metapolitik. Studien zur

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Aristoteles und zur politischen Sprache der neuzeitliche Philosophie,


Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1975.

Auteur

Emanuele Coccia
Du même auteur

La comédie du droit in Adam, la


nature humaine, avant et après,
Éditions de la Sorbonne, 2016
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés)
sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Référence électronique du chapitre


COCCIA, Emanuele. Potestas dicitur multipliciter : Le pouvoir et la nature
In : Une histoire au présent : Les historiens et Michel Foucault [en ligne].
Paris : CNRS Éditions, 2013 (généré le 23 novembre 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/editionscnrs/24070>. ISBN :
9782271129987. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.24070.

Référence électronique du livre


BOQUET, Damien (dir.) ; DUFAL, Blaise (dir.) ; et LABEY, Pauline (dir.).
Une histoire au présent : Les historiens et Michel Foucault. Nouvelle
édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2013 (généré le 23 novembre
2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/23990>. ISBN :
9782271129987. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.23990.
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Une histoire au présent


Les historiens et Michel Foucault

Ce livre est cité par

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Anheim, Étienne. (2014) Clément VI au travail. DOI:


10.4000/books.psorbonne.26484
Gorge, Hélène. (2018) Michel Foucault et la consommation. DOI:
10.3917/ems.roux.2018.01.0022

https://books.openedition.org/editionscnrs/24070 28/28

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