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La lettre et/ou l'esprit ?

Soufisme et proto-salafisme dans l'espace mauritanien (XIe-XXe s.)

Introduction

L'islam est au centre des débats et controverses ayant pour objet les statuts anciens et actuels
des groupes et des individus qui composent la société mauritanienne. Il passait pour fournir le
principal socle de légitimation d'une hiérarchie sociale "traditionnelle" marquée par un
cloisonnement rigide entre groupes statutaires aux contours réputés plus ou moins
(in)franchissables (ḥassān / "guerriers"; zwāyä / "marabouts"; aznāgä / "tributaires"; m‛allmīn
/ "artisans"; īggāwǝn / "griots"; ḥrāṭīn / "anciens esclaves"; a‛bīd / "esclaves"). Il a pu être
mobilisé pour promouvoir une réforme ou modifier l'ordre (ou le désordre) établi à telle ou
telle époque. L'invocation d'un "bon islam" contre un "islam dévoyé et instrumentalisé" s'offre
encore de nos jours comme un levier idéologique de mobilisation pour retourner le stigmate
d'une minoration ancienne — celle des dominés et exclus de toute catégorie (anciens esclaves,
artisans…) — jugée aujourd'hui inique ou obsolète, et/ou pour arrimer à un islam "global",
d'origine principalement moyen orientale, un islam local déruralisé. Cette opposition islam
local / islam global pourra sembler recouvrir celle entre confrérisme et fondamentalisme, si
l'on retient que l'islam, dans la région sahélo-saharienne dont il est ici question, était avant
tout un islam soufi, porté par les ṭuruq, les "voies", soufies. Nous verrons que les choses sont
en réalité un peu plus compliquées.

Mon propos, dans les paragraphes qui suivent, vise essentiellement à souligner l'ancienneté,
dans l'espace mauritanien, mais aussi ailleurs en terres d'islam, des débats dans lesquels
s'enracine l'opposition entre soufisme — auquel est associé ‘l'islam populaire’ — et religion
‘épurée’, d'orientation rationalisante et/ou fondamentaliste, portée par des professionnels de la
chose écrite (fuqahā', ‛ulamā'). Ce débat, dans la diversité des mobilisations et des prises de
position qui le traversent, concourt, diraient les bourdieusiens, à l'émergence et à
l'autonomisation d'un champ religieux islamique doté de ‘spécialistes’, de codes et de ‘droits
d'entrée’ spécifiques. Je voudrais, d'autre part, faire apparaître les liens qui unissent ces débats
avec des conjonctures historiques particulières et des groupes particuliers en lutte pour le
maintien, la réaffirmation ou la suppression de privilèges ou de stigmates associés à des
appartenances statutaires ou communautaires. Les luttes engagées par ou autour de ces
groupes ont souvent revêtu des dimensions régionales, voire parfois internationales,
notamment lorsqu'elles étaient portées par des groupes eux-mêmes diasporisés.

Je procéderai d'abord à l'évocation des fondements doctrinaux des luttes de classement entre
fuqahā' et mutaṣawwifūn. Dans le prolongement de ces considérations, je m'arrêterai sur
l'exemple d'un ensemble tribal dont le statut, les ‘compétences’ et la dispersion illustrent la
complexité des rapports entre soufisme et salafisme en contexte "global", les Täžäkānǝt.

I. Montrez ce saint …

On connait l'opinion d'Ibn Ḫaldūn selon laquelle les "nomades ne peuvent bâtir un pouvoir
souverain que sous une forme religieuse, prophétie, sainteté ou empreinte majeure de la

1
religion en général"1. Ce constat, tiré par l'historien maghrébin de la prégnance des solidarités
compétitives (‛aṣabiyyāt, sg. ‛aṣabiyya ) des groupes tribaux (qabā'il, sg. qabīla), se vérifie
assez largement dans l'espace ouest saharien, principalement peuplé de pasteurs depuis la nuit
des temps. Les seules tentatives significatives de centralisation politique dans cet espace se
sont en effet construites autour de prédicateurs ‘inspirés’ militant pour l'application de la
šarī‛a islamique telle qu'ils l'entendaient.

L'islam a commencé à toucher la région qui nous intéresse vraisemblablement à partir de la


fin du VIIIe siècle2, même si certains groupes locaux de quelque influence3 font remonter leur
généalogie à ‛Uqba Ibn Nāfi‛ (m. 683), le conquérant arabe du Maghreb et fondateur, aux
alentours de 670, de Kairouan. Parvenu, selon toute probabilité, au Sahara occidental et dans
ses confins méridionaux dans le sillage des échanges commerciaux et par le biais de quelques
prosélytes isolés, ce premier islam ouest saharien et sahélien pourrait avoir été marqué
d'influences ‘hétérodoxes’ (ḫārižite, ši‛ite…), celles-là même qui ont accompagné l'expansion
du commerce transsaharien dont certains des relais septentrionaux les plus importants
(Sijilmasa, Tahert, Wargla…) et les plus anciens étaient tenus, aux premiers siècles de
l'islamisation de la région nord africaine, par des formations politiques issues du ḫārižisme
(ibādite et ṣufrite).

C'est seulement avec les Almoravides, durant la seconde moitié du XIe siècle, que l'islam
sunnite mālikite a commencé à asseoir avec quelque fermeté son hégémonie à travers l'ouest
saharien et ses confins méridionaux. Nous disposons de ressources documentaires suffisantes
pour avoir une idée relativement précise du cheminement, au Maghreb, de l'hégémonie, du
mālikisme et de la ‘base philosophique’ que lui a fournie l'aš‛arisme4. Cependant, un vide
documentaire quasi total enveloppe de son mystère les opinions et pratiques religieuses des
populations qui nous intéressent entre la fin du XIe siècle et la seconde moitié du XVIe siècle.
Dans l'ensemble de la région saharienne située à l'ouest de Tīmbuktu, si quelques noms de
‘maîtres’ sont mentionnés dans les ‘généalogies pédagogiques’ de savants locaux, l'histoire ne
nous a conservé aucune œuvre écrite d'envergure due à un lettré régional avant celle de
l'illustre Aḥmad Bāba (m. 1036/1627) b. al-Ḥāžž Aḥmad b. ‛Umar b. Muḥammad Aqīt al-


1
"al-‛Arab lā yaḥṣul lahum al-mulk illā bi-ṣibǵa dīniyya min nubuwwa aw walāya aw aṯar ‛aḍīm min al-dīn ‛alā al-žumla",
Ibn Ḫaldûn, Kitāb al-‛ibar, 2006, I, p. 263.
2
C'est en tout cas à partir de cette époque que les sources arabes, notamment al-Fazârî (vers 788-793), commencent à fournir
les premières mentions de "l'Etat de Ġânâ, pays de l'or". J. Cuoq, Recueil de sources arabes … 1975, p. 42
3
C'est notamment le cas de la grande qabîla des Kunta, présente des confins marocains et algériens à la Casamance
sénégalaise en passant par la Mauritanie et le Mali. Cf. al-Risāla al-ġallāwiyya de al-Šayḫ Sîdi Muḥammad (m. 1826),
manuscrit, dont j'ai présenté les passages essentiels ainsi qu'un aperçu des autres sources manuscrites dans A. W. Ould
Cheikh, "La généalogie et les capitaux flottants…", 2001, pp. 137-162 et dans "A man of letters in Timbuktu…", 2008, pp.
231-248. Harry T. Norris a souligné le télescopage, retravaillé par le mythe, de diverses figures de ‛Uqba dans Saharan Myth
and Saga, 1972, notamment pp. 149-151
4
Je renvoie ici à l'ouvrage collectif Abū ‛Imrān al-Fāsī (m. 430), ḥāfiẓ al-maḏhab al-mālikī, 2010, qui retrace la carrière et le
rôle d'Abū ‛Imrān al-Fāsī (m. 430/1038-39), le maître des maîtres des premiers dirigeants religieux du mouvement
almoravide. Pour l'aš‛arisme au Maghreb, auquel se rattachent aussi les grands inspirateurs du soufisme dans la région ouest
saharienne, notamment al-Ġazālī (m. 505/1111), on peut consulter l'ouvrage collectif Žuhūd al-maǵāriba fī ẖidmat al-
maḏhab al-aš‛arī, 2012. La profession de foi d'al-Murādī al-Ḥaḍramī (m. 489/1096), la seconde grande figure religieuse de
l'aile saharienne du mouvement almoravide en sa phase initiale, illustre également l'orientation mālikite/aš‛arite des
murābiṭūn : voir al-Murādī, ‛Aqīdat Abī Bakr al-Murādī, 2012 et Ould Cheikh, "The Almoravids and Aš‛arism…", 2018, pp.
156-177

2
Ṣanhāžī5 de Tīmbuktu et de deux de ses contemporains wadāniens : Muḥammad b. Abī Bakr
al-Wadānī (XVIe s.) et Aḥmad Ayd al-Qāsim al-Ḥājī al-Wadānī (XVIe s.)6.

L'émergence d'œuvres écrites par des fuqahā' et/ou des mutaṣawwifūn de l'aire qui nous
intéresse à partir du XVIIe siècle donne à penser que l'implantation de l'islam à une vaste
échelle, son incorporation aux croyances et pratiques quotidiennes de larges secteurs des
populations saharo-sahéliennes occidentales, se sont surtout affirmées avec les mouvements
confrériques, les ṭuruq (sg. ṭarīqa), dont l'expansion régionale, d'abord lente et circonscrite à
des cercles restreints, puis de plus en plus étendue, allait constituer un autre marqueur
fondamental de l'islam du nord ouest africain, au côté du mālikisme et de l'aš‛arisme.

La combinaison soufisme/aš‛arisme à l'ombre du mālikisme trouve ses origines lointaines et


ses topoï discursifs dans une littérature qui, pour la région nord et ouest africaine, remonte
aux premières générations de continuateurs d'Abu-l-Ḥasan al-Aš‛arī (m. 330/941-42), le
fondateur de l'école aš‛arite, en particulier à ‛Abd al-Malik al-Žuwaynī (478/1085), plus
connu sous le nom d'Imām al-Ḥaramayn7, et à son illustre disciple Abū Ḥāmid al-Ġazālī (m.
505/1111). Ancien compagnon de route du mu‛tazilisme, école dont on connait la tentative
avortée d'injecter une certaine dose de rationalité dans la théologie musulmane autour
notamment de la syllogistique aristotélicienne, al-Aš‛arī, adoptant finalement un profil
rationaliste assez bas, est à l'origine d'une pensée du compromis entre des démarches
déductives et l'acquiescement sans réserves au corps de croyances transmis par la ‘tradition’
(sunna)8. L'opposition/conjonction de la ‘raison’ et de la ‘transmission’, du ‛aql et du naql,
qui se dessine ici et où pourront prendre place aussi bien des enchaînements logiques
rapportés à des ‘causes’ (‛ilal, sg. ‛illa) que les phénomènes surnaturels les plus
invraisemblables, est à la base des ‘débats’ qui agitent le champ religieux régional depuis
l'apparition d'une documentation permettant de s'en faire une idée.

1. - 1. Le walī et le faqīh

Les mouvements confrériques, qui furent les principaux vecteurs d'un islam ‘de proximité’
parmi les populations saharo-sahéliennes occidentales, et qui ont été le lieu et l'objet des

5
Sur Aḥmad Bāba et son influence régionale voir notamment al-Burtulī, Fatḥ al-šakūr, 2010, pp. 60-74; Elias Saad, Social
History of Timuktu, 1983; Rainer Osswald, (Die Handelsstädte…, 1986, p. 480) a dressé un tableau de ces filiations
pédagogiques qui montre précisément le rôle des membres de la famille Aqīt, ou celui d'autres figures centrales comme al-
Ṭālib Muḥammad w. al-Muḫtār w. Billa‛maš (m. 1107/1695-6) ou encore, un siècle plus tard, al-Ṭālib al-Amīn w. al-Ṭālib
al-Ḥabīb al-Ḥaršī al-Walātī (m. 1166/1752).
6
Cf al-Burtulī, Fatḥ al-šakūr, op. cité, pp. 78-79 et 199
7
Son opuscule connu sous le titre de Waraqāt Imām al-Ḥaramayn a fait l'objet de multiples commentaires et mise en vers
sahariens, de al-Šayḫ Sīdi Muḥammad al-Kuntī (m. 1826) à al-Šayḫ Mā' al-‛Aynayn (m. 1910), en passant par al-Šayḫ
Muḥamd al-Māmi (m. 1865), Ṣāliḥ w. ‛Abd al-Wahhāb (m. 1854), Muḥamd Mbārik al-Lamtūnî (m. 1872), disciple de al-
Šayḫ Sidiyya al-Kabîr (m. 1868), etc. Pour des références sur les commentateurs "mauritaniens" des Waraqāt, je renvoie à
Ulrich Rebstock, Maurische Literaturegeschichte, 2001, III, p. 1231. Notons au passage que la doctrine d'al-Aš‛arī avait fait
l'objet dès le XIe siècle d'un résumé — inconnu ou ignoré des traditions locales — de la part d'un personnage associé à la
phase saharienne du mouvement almoravide, mais dont la mémoire saharienne n'a retenu que l'étrange figure d'un faiseur de
miracles : cf al-Murādī, ‛Aqīdat al-Murādī al-Ḥaḍramī, 2012 et Ould Cheikh 1987 et 2018. En suivant al-Qāḍī ‛Iyyād (Tartīb
al-madārik , 1983, V, 24-30.), qui fait d'al-Aš‛arī un disciple de Mālik, on peut établir la filiation suivante : al-Aš‛arī – al-
Bāqillānī (m. 403/1012-3) – Abū ‛Imrān al-Fāsī (m. 430/1038-9) – Waggāg b. Zalw (m. ?) - ‛Abd Allāh Ibn Yāsīn (m.
451/1059), le prédicateur des Almoravides.
8
Je schématise naturellement à l'extrême. Pour une vision détaillée des opinions d'al-Ašˁarī, je renvoie à son maître ouvrage,
Maqālāt al-islāmiyyīn, 1950, et à l'ample présentation qu'en fait, pour les lecteurs francophones, Daniel Gimaret, La doctrine
d'al-Ash‘arī, 1990.

3
controverses autour de l'opposition entre le ‛aql et le naql, ont amorcé leur pénétration dans
l'espace qui nous intéresse à partir du début du XVIIIe siècle. C'est à tout le moins à compter
de cette date que nous commençons à avoir des indications sur des ‘transmetteurs’ locaux de
quelque renommée dans les sources dont nous disposons pour l'espace mauritanien. J'y
reviendrai. Il me faut auparavant m'arrêter à l'évocation d'un conflit, celui de Šarr Bäbbä ou
Šurbubba, qui mettait également en scène et en jeu, sur fond de mobilisations identitaires plus
ou moins clairement repérables, l'antagonisme entre fuqahā' et mutaṣawwifūn.

1. 1.1. ‘Guerriers’ et ‘marabouts’

J'ai consacré ailleurs 9 des développements de quelque ampleur à ce conflit que je me


contenterai ici de résumer. Il s'agit d'une confrontation advenue dans les années 1670 à partir
d'un foyer initial situé dans l'actuelle région mauritanienne du Trarza, sur la rive nord du bas
Sénégal. Les sources dont nous disposons sur ces évènements sont particulièrement ténues10.
Le nom que l'on donne à cette guerre (Šarr Bäbbä ou Šurbubba11) demeure entouré de quelque
mystère et le même flou enveloppe la durée exacte du conflit armé ainsi nommé12.
Quoi qu'il en soit des circonstance exactes et de la date précise de son démarrage, ce conflit
mit aux prises un 'parti maraboutique' dirigé par al-Imām Nāṣir al-Dīn, de la qabīla des
Idābhum13, et une coalition 'guerrière' où prédominaient les Maġāfira de filiation arabe Banī
Ḥassān. Après avoir été investi imām par des tribus zwāyä, Nāṣir al-Dīn aurait entrepris
d'établir un Etat islamique non seulement sur la rive nord du fleuve Sénégal mais également
parmi les populations noires (wolof et pulaarophones) des deux rives du cours d'eau. Nāṣir al-
Dīn sera tué en 1674 et son mouvement finalement défait. Mais l'influence du žihād qu'il avait
entrepris laissera une empreinte profonde dans la société maure et dans les communautés
noires circonvoisines.
Diverses interprétations ont été proposées de ces évènements de portée régionale. Du fait que
parmi les Maures de la Gǝblä, ils sont donnés comme le point de départ de certains marqueurs
essentiels de l'hégémonie des ḥassān sur les zwāyä14 , Charles Stewart a voulu y voir "un


9
A. W. Ould Cheikh, Nomadisme, islam…, 1985, pp. 830-882. Résumé partiel dans Ould Cheikh, La société maure, 2017,
pp.119-169
10
Il s'agit principalement des textes de Muḥammad al-Yadālī al-Daymānī (m. 1166/1753), un homme issu des milieux zwāyä
défaits dans le conflit et appartenant à la génération qui suit immédiatement la cessation des hostilités (cf. al-Yadālī, Nuṣūṣ…
1990). A cette vision de quasi-acteur indigène, il convient d'ajouter le témoignage du quasi-acteur étranger qu'était Louis
Moreau de Chambonneau, qui parcourt la région du bas Sénégal en 1675-76 en tant qu'administrateur du comptoir français de
Saint-Louis (Cf. Ritchie, "Deux textes…", 1968, pp. 289-353)
11
Šarr Bäbbä veut dire "guerre de Bäbbä" en ḥassāniyya, en référence, affirment certaines traditions locales, à un certain
Bäbbä w. Aḥmäd aṣ-Ṣgāy‛ī, client de la tribu zwâyä des Tāšǝbīt. Bäbbä aurait refusé de payer la zakāt aux collecteurs de
taxes du candidat-imām, Nāṣir al-Dīn, et se serait mis sous la protection du chef 'guerrier', Häddi w. Aḥmäd min Dämân, ce
qui aurait déclenché le conflit. C'est cette étymologie que l'on retrouve dans le 'classique' al-Wasīṭ… d'Ibn al-Amīn (1911, p.
174, n. 3 et p. 492, n. 1) repris par Paul Marty dans L'émirat des Trarza, 1919, p. 45. Muḥammad al-Yadālī, quant à lui, parle
de Šurbubba, et suggère une autre étymologie. Il rattache cette appellation à l'émission d'une sorte de cri de guerre à laquelle
devait se soumettre, en signe de soumission à l'imām et de résolution, tout nouveau converti à la cause de Nāṣir al-Dīn. Le cri
en question répondait à l'injonction : šurbubbīh ! Cf. Nuṣūṣ…, op. cité, p. 128.
12
La durée de 30 ans (1644-1674) que l'on assigne couramment à ce conflit parmi les zwāyä de la Gǝblä ne repose que sur un
vers de Wālid w. Ḫālunā (m. 1212/1798) repris dans la chronique versifiée d'al-Muḫtār w. Dyangi (m. 1321/1902). Cf Ould
Cheikh, Nomadisme… op. cité, p. 836
13
Membre de la confédération (à l'époque) berbérophone des Tāšumša.
14
Les dispositions hiérarchiques que l'on fait dater de Šurbubbä dans le sud ouest mauritanien sont : la prohibition pour les
zwāyä du port des armes; l'obligation qui leur est faite de livrer le tiers de l'eau (ṯǝlṯ ǝl-mä) qu'ils puisent aux puits pastoraux

4
mythe de fondation" de la distinction de ces deux ordres et de la relation de subordination des
seconds aux premiers15. Paul Marty y voyait, quant à lui, l'expression d'un antagonisme
"ethnique" qui aurait opposé Berbères "laborieux" et Arabes "pillards"16. L'historien sénégalo-
guinéen, Boubacar Barry, considérant notamment l'opposition du parti "maraboutique" à la
vente des esclaves (musulmans) aux "mécréants", a suggéré que Šurbubbä était l'expression
idéologique et militaire de l'antagonisme économique entre le commerce transsaharien, auquel
aurait été liés les intérêts des hommes de Nāṣir al-Dīn, et le commerce atlantique, plus
favorable à ceux des ḥassān17, entre la caravane et la caravelle.

Sans nier le rôle de divers facteurs – dont ceux qui viennent d'être évoqués – dans la genèse
de ces évènements, j'avais suggéré, pour ma part, de voir également dans le conflit de
Šurbubba une lutte de classement qui tendait, dans les termes de Bourdieu, à imposer des
principes essentiels de "di-vision"18 du réel et de ses représentations. Une lutte qui oppose
'sainteté' maraboutique et 'vaillance' guerrière, administration de l'invisible et gestion de la
violence, valeurs religieuses et valeurs profanes. Ce conflit, qui aura des prolongements
jusque dans le Bundu et le Fouta Djallon, a contribué à propager un modèle 'imāmien' qui
tendra, porté par des lettrés musulmans aux origines souvent modestes, à secouer le joug
d'aristocraties 'païennes' pour lui substituer des pouvoirs d'inspiration plus ou moins
ouvertement islamique19. Le mouvement de Nāṣir al-Dīn et ses émules régionaux, intervenus
dans des conjonctures de profondes crises écologiques et sociales, avaient de forts relents
millénaristes. Il s'agissait de 'ressaisir' ce qui peut être ressaisi du monde avant son
effondrement terminal. Les pouvoirs surnaturels dont ses hagiographes créditaient Nāṣir al-
Dīn, pouvoirs qu'il ne se serait pas privé de s'attribuer lui-même 20 , et qui auraient
puissamment contribué à l'instauration de son autorité, participaient du mode de construction
de l'opposition polaire entre fuqahā' et mutaṣawwifūn que j'évoquais plus haut et à laquelle je
vais à présent m'intéresser.

1.2. Maraboutisme et maraboutage

La première polémique constitutiante du champ maraboutique autour de l'opposition entre


tenants du fiqh et porteurs 'inspirés' du charisme — entrepreneurs individuels comme Nāṣir al-
Dīn ou animateurs de mouvements confrériques — dont nous ayons un témoignage écrit est
celle précisément qui fut engagée par le fameux faqīh de Šingīṭi (Chingueti), al-Ṭālib
Muḥammad w. al-Muḫtār w. Billa‛maš (m. 1107/1695-6) à la fois contre Nāṣir al-Dīn et
contre une autre figure crépusculaire du millénarisme saharien, Muḥammad al-Mažḏūb
d'Atar21, qui prétendait (re)découvrir, dans la même atmosphère apocalyptique qui a présidé

aux ḥassān de passage; l'obligation d'acheminer (waṣṣal) tout hôte ḥassāni de passage jusqu'au campement le plus proche,
après l'avoir accueilli (ẓyāvä) durant trois jours.
15
Charles Stewart, "Political authority…", 1973, pp. 375-393
16
P. Marty, L'émirat des Trarza, op. cité, p. 23 et Les Brakna, 1921, p. 8
17
Bouabacar Barry, Le royaume du Waalo, 1972
18
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, 1982, p. 137
19
L'influence du mouvement de Nāṣir al-Dīn a joué un grand rôle dans la "révolution toorodo" dans la vallée du Sénégal,
estime D. Robinson : " The zwaya movement was probably determinative for the emergence of the torodbe of Futa Toro",
écrit-il dans "The Islamic Revolution of Futa Toro", 1975, p. 190. Sur l'étendue de l'impact régional de Šurbubbä, voir
également Philip Curtin, "Jihad in West Africa…" ,1971.
20
Voir notamment Amr al-walī Nāṣir al-Dīn dans le recueil de textes d'al-Yadālī cité plus haut, Nuṣūṣ..., op. cité, pp. 117-
179
21
J'ai évoqué les tribulations de ce personnage dans A. W. Ould Cheikh et B. Saison, "Vie(s) et mort(s) d'al-Imām al-
Ḥaḍramī", 1987, pp. 48-79.

5
au mouvement du prédicateur daymānī, la tombe du dirigeant almoravide al-Murādī al-
Ḥaḍramī, décédé six siècles avant lui, et "écrire" miraculeusement sous sa dictée une œuvre
qu'il n'aurait pas eu le loisir d'écrire lui-même. Wuld Billa‛maš est la première grande figure
connue de l'aš‛arisme dans le Sahara maure. On lui doit notamment un commentaire de l'une
des œuvres fondatrices du ‛ilm al-kalām aš‛arite, de la 'science' démonstrative du dogme, dans
la région, Iḍā'at al-dužunna fī i‛tiqād ahl al-sunna, d'Aḥmad al-Maqarrī (m. 1632),
commentaire que lui aurait demandé son ami et contemporain, al-Ḥāžž ‛Abd Allah w. Bū-l-
Muḫtār al-Idābilḥasnī (m. 1101/1690-11?), qui partageait la même aversion proto-salafiste
que lui pour les mutaṣawwifīn et les faiseurs professionnels de miracles22.

C'est vraisemblablement dans l'atmosphère très troublée du milieu du XVIIe siècle qui a vu se
développer ces évènements — à la fois Šurbubbä et 'l'apparition' d'al-Mažḏūb — que les
premiers mouvements confrériques commencent lentement leur pénétration dans le Sahara
maure. Et c'est aussi autour et au sein de ces mouvements que se poursuivra le 'débat' entre
tenants du fiqh et adeptes du taṣawwuf.

La première obédience confrérique à avoir pris pied dans l'espace mauritanien est la Šāḏiliyya
dans sa version inaugurée dans le sud marocain par Muḥammad b. Nāṣir al-Dir‛ī (m. 1674).
Elle compta quelques 'transmetteurs' locaux de renom : Sīdi Muḥammad b. Sīdi ‛Uṯmān al-
Maḥžūbī al-Walātī (m. 1132/1720)23; Atšfaġa al-Ḫaṭṭāt al-Bārittaylī (m. 1196/1782)24; Sīdi
‛Abd Allah b. Sīdi Bubakar al-Tinwāžiwī (m. 1145/1732-33); Niḫtāru b. al-Muṣṭafā al-
Šamšawī al-Yadālī; Sīd Aḥmad al-Tamaglāwī al-Daymānī; ‛Abd Allah al-Raggānī al-Walātī;
al-Ṭālib Aḥmad b. Ṭwayr al-Janna al-Ḥāžī al-Wadānī (m. 1265/1849)25, etc.

De la Šāḏiliyya est dérivée la Ġuẓfiyya, du nom de son fondateur, al-Šayḫ Muḥammad al-
Aġẓaf al-Dāwūdī al-Ža‛farī (m.1218/1803-04). Cette branche de la Šāḏiliyya doit sa relative
(et suspecte) notoriété à l'époque coloniale au fait que le dirigeant — Sīdi w. Mulāy al-Zayn
— du 'commando-suicide' qui tua Coppolani, le principal artisan de la colonisation française
de la Mauritanie, le 12 mai 1905, est réputé en avoir été un muqaddam. Dans les luttes,
sourdes ou déclarées, qui ont opposé ou qui opposent les différentes obédiences confrériques
dans l'espace mauritanien, la Ġuẓfiyya fera l'objet d'une vigoureuse attaque pour 'hétérodoxie'
de la part d'al-Šayḫ Sīdi Muḥammad al-Kuntī (m. 1826)26, la principale voix de la Qādiriyya à
son époque.

C'est du reste la Qādiriyya, diffusée principalement à partir des enseignements d'al-Šayḫ Sīd
al-Muḫtār (m. 1811)27, le père de Sīdi Muḥammad, qui constituera, chronologiquement, la

22
Voir Amr al-walī Nāṣir al-Dī, in Nuṣūs…, op. cité, p. 124 et la note 46 de w. Bābbāh à la même page, où il relève que :
"les deux hommes, al-Ḥāžž ‛Abd Allah et al-Ṭālib Muḥammad, représentaient à l'époque le mouvement réformiste quasi
salafiste (al-ḥarka al-taṣḥīḥiyya šubh al-salafiyya) et son attitude d'hostilité à l'égard des visites aux tombeaux des saints, à
l'égard de la quête du désir de complaire à Dieu par l'intermédiaire des hommes, ainsi que son scepticisme à l'égard des
faiseurs de miracles." (p. 125, note 46). J'ai reproduit dans l'article cité dans la note précédente les pages manuscrites que
j'avais trouvées en 1982 dans une bibliothèque ataroise, pages où figure une dénonciation conjointe de Nāṣir al-Dīn et d'al-
Mažḏūb par w. Billa‛maš. H. T. Norris a repris le passage essentiel de ces pages (sans en citer la source…) dans The Arab
Conquest of the Western Sahara, 1986, p. 40. Voir également Fatḥ al-šakūr, op. cité, pp. 283-284
23
Fatḥ al-šakūr, op. cité, pp. 220-21
24
Fatḥ al-šakūr, op. cité, pp. 327-329
25
Ibn Ḥāmidun, Ḥayāt Mūrītānyā, II, al-Ḥayāt al-ṯaqāfiyya, op. cité, p. 93
26
Cette charge est développée dans des passages connus de son opuscule écrit en 1824, al-Risāla al-ġallāwiyya (manuscrit).
27
Pour ses enseignements, voir la monumentale biographie hagiographique (inachevée…?) que lui a consacrée son fils Sīdi
Muḥammad, Kitāb al-ṭarā'f wa al-talā'd min karāmāt al-šayẖayn al-wālida wa al-wālid, copie (s) personnelle(s) du

6
seconde 'voie' confrérique à se propager au Sahara occidental et dans ses bordures sahéliennes
(actuel Mali, nord Nigeria...). Viendra ensuite la Tīžāniyya, avec notamment l'influence d'al-
Šayḫ Muḥamd al-Ḥāfiẓ al-‘Alawī (m. 1247/1831-32) et celle d'al-Ḥāžž ‛Umar al-Fūtī (m.
1864) 28 . La Tīžāniyya connaîtra à partir du début des années 1920 le développement
'd'embranchements' divers, en particulier ceux issus de l'influence de deux 'refondateurs' : al-
Šayḫ Ḥamāh Allāh w. Sayyidna ‛Umar (m. 1943) et al-Šayḫ Ibrāhīm Nyaṣṣ de Kaolack (m.
1973). Ces deux ramifications — Ḥamawiyya et Ibrāhīmiyya — auront une large extension
dans la région, de la Mauritanie au Nigeria et à la Côte d'Ivoire en passant par le Sénégal et le
Burkina Faso.

Des mouvements confrériques d'orientation plus éclectique que les précédents vont également
contribuer à la propagation du taṣawwuf 'administré' dans la région saharo-sahélienne
occidentale. Ce sont la Fāḍiliyya, du nom de son initiateur, al-Šayḫ Muḥammad Fāḍil B.
Māmīn al-Qalqamī (m. 1869)29 et la Murīdiyya d'al-Šayḫ Amadu Bamba (m. 1927)30. La
nombreuse descendance de Muḥammad Fāḍil contribuera elle-même à l'expansion de ces
branches autonomes de la Qādiriyya, via notamment le recrutement de ses fils Š. Mā' al-
‛Aynayn (m. 1910)31 et Š. Sa‛d Būh (m. 1917)32, ainsi que par le biais de son petit-fils Š. al-
Turād wuld al-‛Abbās (m. 1945)33.

1.3. Šarī‛a et ḥaqīqa

Si l'islam doit une bonne partie de son expansion et de son incorporation dans la vie de tous
les jours parmi les habitants de la région qui nous occupe aux mouvements confrériques et,
plus largement, à l'action d'awliyyā' , 'd'annonciateurs', aux pouvoirs miraculeux du style de
Nāṣir al-Dīn, la pensée et l'action de ces mouvements et personnages se sont souvent heurtées
à l'hostilité plus ou moins déclarée des 'réalistes', partisans d'une lecture essentiellement
législatives des enseignements de la religion. Les racines de ces débats, dont les
argumentaires ne se sont guère renouvelés au fil des siècles, engagent non seulement
l'opposition entre fuqahā' et awliyyā', 'savants' et 'saints', mais elles alimentent aussi les
antagonismes entre les obédiences confrériques elles-mêmes et les candidats à la sainteté.

manuscrit. La thèse de A. A. Batran, Sīd al-Muḫtār al-Kuntī …, University of Birmingham, 1971, donne un aperçu
substantiel de sa vie et de son œuvre. Sur le principal disciple dans l'ouest saharien des maîtres kunta, al-Šayḫ Sidiyya al-
Kabīr (m. 1868), voir Ch. Stewart, Islam and Social Order in Mauritania, 1973, largement inspiré du travail (manuscrit en
arabe) de Hārūn w. al-Šayḫ Sidiyya, Kitāb al-aẖbār.
28
Le document local de référence sur Muḥamd al-Ḥāfiẓ est celui que lui a consacré son cousin, disciple et gendre, Muḥamdi
(Baddi) w. Sidīna (m. 1264/1848), Nuzhat al-mustami‛ wa al-lāfiẓ fī manāqib al-Šayẖ Muḥammad al-Ḥāfiẓ, (éd. en 2012). Le
travail qui fait autorité sur al-Ḥāžž ‛Umar est celui de D. Robinson, The Holy War of Umar Tal, 1985. Plus globalement, sur
la Tīžāniyya dans l'ensemble du nord-ouest africain, on peut voir J.-L. Triaud et D. Robinson (éds.), La Tijâniyya, 2000.
29
Sur al-Šayḫ Muḥammad Fāḍil, l'essentiel de la bibliographie originale en arabe, notamment l'hagiographie que lui a
consacré son disciple et gendre, Muḥammad Fāḍil b. Ḥabīb al-Idayqbī (al-Ḍiyyā' al-mustabīn fī manāqib al-Šayẖ Muḥammad
Fāḍil Ibn Māmīn) se trouve dans Rahal Boubrik, Saints et société en islam, 1999.
30
Sur Amadu Bamba et son influence sur les deux rives du Sénégal, voir D. Robinson, Paths of Accommodation, 2000, pp.
208-227 et A. W. Ould Cheikh, "Espace confrérique, espace étatique…", 2004.
31
Sur Mā' al-‛Aynayn et son influence, voir notamment Muḥammad al-Muẖtār al-Sūsī, al-Ma‛sūl, IV,1960, pp.83-101. al-
Ṭālib Ḫyār b. al-Šayḫ Māmīnna, , al-Šayẖ Mā' al-‛Aynayn…, 2005, qui donne une liste de ses disciples les plus importants.
32
Sur Sa‛d Būh, voir Ould Abdallah, "Guerre sainte ou sédition blamable ?…", 1997, pp. 119-153 ainsi que D. Robinson,
Paths…, op. cité, pp. 161-177. Voir également l'ouvrage collectif : Le Cheikh des deux rives, 2017
33
Disciple de son oncle Sa‛d Būh, al-Turād a transmis le wird qādirī a des personnalités qui eurent quelque influence : Š.
Aḥmad Abū-l-Ma‘ālī al-Tāggāṭī du Brakna (m. 1965), Š. ‘Abd Allah w. Dāddāh al-Abyayrī du Trarza (m. 1974), Š.
Muḥammad ‘Abd Allah w. Āddä al-Busâtî de l'Assaba (m. 1984) et Š. Sīdi Muḥammad al-Tāgnītī du Trarza (m. 1988). Cf
Ould Cheikh : "al-Šayẖ Sa‛d Būh : vie et œuvre", 2017

7
Comme je l'ai mentionné plus haut, ces disputes doctrinales indiquent également les lieux où
l'on peut identifier les contrastes et les oppositions complémentaires entre
(proto)fondamentalisme et soufisme telles qu'elles se sont exprimées dans la région.
Abū Ḥāmid al-Ġazālī (m. 505/1111), l'une des principales références doctrinales des
mutaṣawwifūn saharo-sahéliens — et des maîtres Kunta de la Qādiriyya en particulier — avait
rapporté naguère34 le parcours qui l'avait conduit du scepticisme et de la quête philosophique
de la vérité au taṣawwuf et à la reconnaissance de la foi et de l'inspiration divine comme les
seuls vecteurs essentiels de la 'vraie' connaissance. Il ne peut être question ici de développer
avec quelque précision les opinions soutenues par le penseur persan du XIe siècle. Retenons-
en simplement 'la synthèse' qu'il en tirera entre les exigences de la foi, la reconnaissance de
l'insupérabilité des messages prophétiques et de l'inspiration des awliyyā', avec un usage
subordonné de la raison et des démarches déductives. C'est la position qu'adopteront ses
continuateurs saharo-sahéliens, qu'ils soient 'purs' fuqahā' ou dirigeants confrériques. Cette
base consensuelle commune n'empêchera pas cependant le développement de polémiques et
de vigoureuses empoignades destinées à marquer, sur fond de rivalités entre ‛aṣabiyyāt, de
feuds ou d'antagonismes d'intérêts matériels et symboliques, les places conquises ou à
conquérir dans le champ religieux.

Je soulignerai d'abord ce fondement commun 35 , légitimé par l'aš‛arisme, entre fiqh et


taṣawwuf, avant d'en venir à l'expression des divergences où s'esquisse, ici et là, les prémisses
de l'opposition contemporaine entre 'fondamentalisme' et confrérisme malgré les nuances et
les chevauchements qu'elle peut revêtir. Il faut noter qu'en-deça des justifications savantes de
la nécessaire convergence du fiqh et du taṣawwuf pour une 'bonne compréhension' de la foi
musulmane telles qu'on peut les trouver chez al-Ġazālī et parmi ses disciples saharo-
sahéliens, le manuel de base d'enseignement des fondements du dogme dans la région, al-
Muršid al-mu‛īn ‛alā al-ḍarūrī min ‛ulūm al-dīn, d'Ibn ‛Āšir (m. 1631)36, établissait une
étroite conjonction entre ces deux branches de l'inscription dans la foi musulmane.

Même si elle préconise — dans certaines limites — le recours à l'argumentation ‘rationnelle’


(al-naẓar) dans le cadre du ‛ilm al-kalām, du dispositif apologétique de défense de la foi, la
doctrine aš‛arite n'a pas vraiment de quoi effrayer les mystiques et les défenseurs des
prérogatives surhumaines des prophètes et des saints. Le dogme créationniste qui constitue le
fondement ‘philosophique’ majeur de l'aš‛arisme se développe cependant sur le fond d'un
atomisme quelque peu ‘contaminé’ par l'héritage grec, avec ses "atomes" (ažzā' sg. žuz'), ses
"substances" (žawāhir sg. žawhar) et ses "accidents" (aḥdāṯ sg. ḥadaṯ). Il assujettit la créature
humaine à l'entière volonté de son créateur, lui conférant toutefois une aptitude 'déléguée' par

34
al-Ġazālī, al-Munqiḏ min al-ḍalāl wa al-muwwaṣṣil ilā al-‛izza wa al-žalāl, 1959. La date de composition de cette épître se
situerait six à cinq ans avant le décès d'al-Ġazālī, soit en 499/1106 ou 500/1107.
35
Dans les termes de Louis Massignon, évoquant de façon plus large les relations entre fiqh et taṣawwuf : "La mystique
n'étant que l'expérimentation ab intra d'une religion dûment pratiquée, — il est toujours possible, comme nous l'avons
indiqué dès 1912, de dresser une table de concordance où les termini technici (istilâhât) d'une mystique correspondent un à
un aux loci (masâ'il) théoriques de la dogmatique correspondante. Ce travail, que nous avons poursuivi en détail pour les
trois premiers siècles de l'islam, confirme l'étroit parallélisme liant le développement de son dogme à celui de sa mystique".
Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, 1922, p. 90-91
36
Muḥammad b. Aḥmad Mayyāra, al-Durr al-ṯamīn…, 1998. L'opuscule d'Ibn ‛Āšir accompagné ici de l'exégèse de l'un de
ses principaux commentateurs, Mayyāra. L'association entre aš‛arisme, malikisme et soufisme inspiré d'al-Junayd (m.
297/910) est proclamée dès l'introduction de l'opuscule d'Ibn ‛Āšir :
Wa ba‛du fa-l-‛awnu min Allah al-mažīd fī-naẓmi abyātin li-l-'ummī tufīd
Fī ‛aqdi al-Aš‛arī wa fiqhi Mālikī wa fī ṭarīqati al-Žunaydi al-sāliki
Mayyāra, op. cité, p. 12

8
ce dernier — c'est la doctrine du kasb — à se conformer ou non à ses commandements, bien
qu'en dernière analyse le bien comme le mal — et tout ce qui advient au monde — soient des
créations divines. L'existence de Dieu et la fixation de ses attributs principaux (notamment
son éternité et sa radicale différence d'avec ses créatures) sont ‘démontrées’ avant tout par la
nécessité d'un "adventeur" (muḥdiṯ) pour tout ce qui advient à être (muḥdaṯ). Si le
raisonnement syllogistique (qiyyās) est considéré par les ašˁarites comme une des sources
légitimes de la loi au côté du Coran, des ḥadīṯ authentifiés et du consensus omnium (ižmāˁ) de
la communauté, c'est avant tout au miracle probatoire (mu‛žiza pl. mu‛žizāt) qu'il est fait appel
pour attester de la vérité de la mission du Prophète et de son infaillibilité (‛iṣma), le miracle
de "l'inimitabilité" (i‛žāz) du Livre étant donné comme la meilleure preuve du caractère divin
exceptionnel de sa mission. Les miracles (karāmāt sg. karāma) dont peuvent être crédités les
‘saints’ (awliyyā' sg. walī) de l'islam sont souvent présentés comme des "parcelles" (ažzā') des
mu‛žizāt des prophètes dont les awliyyā' seraient, mezzo voce, les continuateurs. Ajoutons que
pour al-Aš‛arī et ses partisans, tous les traits de l'eschatologie musulmane (la vision de Dieu
dans l'Au-delà, l'intercession du Prophète au Jugement dernier, le Pont, la Balance, le
Bassin...), comme du reste toutes les prescriptions rituelles et législatives, sont justifiées par le
message divin (Coran et ḥadīṯ). La raison n'y a qu'une intervention marginale quoi que seul
l'être doué de raison (vs. la bête, l'enfant, le fou…) soit réputé "comptable" (mukallaf) de ses
actes.

L'adhésion commune des fuqahā' et des mutaṣawwifūn sahariens à ces fondements généraux
de la foi musulmane telles que l'aš‛arisme sunnite les retient ne les empêche nullement de se
livrer à de vives confrontations dès qu'il s'agit d'apprécier les poids respectifs des ‘arguments
rationnels’ et des ‘dons divins’, du bon sens commun et des phénomènes surnaturels, ou,
comme aiment à le formuler les grandes figures du confrérisme, des places respectives de la
šarī‛a et de la ḥaqīqa. J'ai signalé plus haut la ferme opposition rencontrée au XVIIe siècle par
Nāṣir al-Dīn auprès de deux des premiers propagateurs connus de la pensée aš‛arite dans
l'espace mauritanien. Je voudrais à présent rappeler deux polémiques qui illustrent les enjeux
et le style des confrontations qui ont nourri les polarisations constitutives du champ religieux
saharien entre agents confrériques et porteurs (au moins potentiels) d'une quelconque velléité
de proto-salafisme.

II. Polémiques constituantes

2.1. al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār vs. al-Muẖtār wuld Būna

La première de ces polémiques est celle engagée à la toute fin du XVIIIe siècle37 par al-Šayẖ
Sīd al-Muẖtār al-Kuntī contre la grande figure de l'aš‛arisme ouest saharien de l'époque, le
grammairien et logicien de la tribu des Tažakānǝt, al-Muẖtār wuld Būna (m. 1805).
On doit à Wuld Būna, célèbre parmi les lettrés de l'ouest saharien pour ses
ajouts/commentaires (ṭurra ou iḥmirār)38 au fameux résumé de la grammaire arabe en mille
vers (al-Ḫulāṣa al-Alfiyya) du lexicographe andalou natif de Jaen, Muḥammad b. Mālik al-

37
On ne sait pas exactement de quand date l'uržuza de Wuld Būna prise à partie par le šayẖ qādirī dans sa Žuḏwat al-anwār.
Toutefois, ma copie du manuscrit de cet ouvrage, achevée le vendredi 29 ḏu-l-qa‘da 1266/6 octobre 1850, fait apparaître que
cette vigoureuse attaque de Š. Sīd al-Muẖtār contre Wuld Būna a été achevée par son auteur dans l'après-midi du lundi 19
ramadân 1225/28 novembre 1810, soit quelques cinq ans après la mort de sa victime - Wuld Būna- , survenue en 1220/1805-
6, et quelques mois seulement avant le décès Š. Sīd al-Muẖtār lui-même.
38
Une édition commentée de l'Iḥmirār, est consultable dans : Ibn ‛Abd Allah M. F. ("ǝḅ-Ḅāh"), Tasžīl al-tikrār fī šarḥ al-
iḥmirār, 2009

9
Ṭā'ī (m. 1274), ainsi qu'un résumé versifié de la doctrine aš‛arite telle que l'avait présentée
Umm al-barāhīn du théologien tlémcenien du XVe siècle, al-Sanūsī (m. 895/1490)39. Une
biographie de Wuld Būna, due au savant tišitien de la seconde moitié du XIXe siècle, Sīdi
‛Abd Allah b. Sīdi Muḥammad b. Mbūža al-‛Alawī40, sur laquelle Sīd Aḥmad Wuld al-Amīr a
récemment attiré l'attention 41 , donne quelques indications essentielles sur ce
grammairien/théologien et sur l'étendue de son influence dans l'espace mauritanien actuel et
ses confins.

Le plus étrange dans ces indications biographiques est la place centrale conférée au miracle
dans le cursus d'apprentissage de celui qui personnifie, notamment aux yeux de ses
adversaires confrériques, ce qui se fait de plus 'rationnel' dans la culture ouest saharienne
depuis le XVIIIe siècle. Wuld Mbūža rapporte, en effet, le manque résolu d'intérêt pour le
savoir chez notre personnage jusqu'au-delà de ses vingt-cinq ans. Et ce serait, parce qu'une
femme de son campement, orientée par dérision vers ses 'compétences' par de jeunes hommes
de sa génération, alors qu'elle cherchait à se faire expliquer une leçon portée par sa planchette
(lawḥ), l'aurait sollicité, qu'il aurait résolu de partir en quête du savoir pour se soustraire à
l'embarras d'une sollicitation à laquelle il était de toute évidence dans l'incapacité de répondre.
Al-Muẖtār wuld Būna se serait alors dirigé vers un endroit désert pour prier Dieu de lui
donner le savoir qu'il avait jusque-là totalement négligé. Sur ces entrefaites, il s'endormit et
reçut durant son sommeil "la visite d'un visiteur" (fa-atāh ātin) qui "appliqua sa bouche sur la
sienne" (fa-ža‛ala fāhu fī fīhi) et y "dégurgita" (fa-qā'a fīhi) jusqu'à ce que "son ventre fut
rempli" (ḥattā imtala'a žawf al-Muẖtār). Puis il se réveilla et revint auprès des siens. Il
observa un jeûne total durant trois jours, doublé d'un mutisme tout aussi complet, puis il se
lança dans la quête du savoir avec une agilité d'esprit et une mémoire qui défient
l'imagination. La tradition rapportée par Wuld Mbūža lui reconnaît toutefois un maître qui, en
l'occurrence, est une maîtresse : la célèbre Qadīža Mint Muḥamd al-‛Āqil (m. vers 1834).
Cette femme, vraisemblablement bien plus jeune que lui, l'aurait notamment initié à la
logique42.

Toujours est-il que ce miraculeux self made man de la transmission pédagogique apparait,
dans l'histoire culturelle de l'espace mauritanien, comme le grand maître de l'enseignement à
la fois de la logique et de la théologie aš‛arite. Son résumé versifié de cette doctrine, intitulé
Wasīlat al-sa‛āda ("L'instrument du bonheur")43, en développe les principales articulations,
dans le sillage des maîtres qui en ont défini les contours, en particulier al-Sanūsī –
nommément désigné - et Aḥmad al-Maqarrī. Dans l'introduction de ce poème de 1080 vers du
mètre ražaz, Wuld Būna délivre quelques généralités sur les fondements de la foi, sur les
voies canoniques de son acquisition et/ou de sa perte sur la base d'un classement des péchés;

39
Pour la ‛aqīda d'al-Aš‛arī, telle que présentée par al-Sanūsī on peut voir : al-Sanūsī ‛A. A. M., Ṯalāṯ ‛aqā'd aš‛ariyya …,
2012
40
Il sera question de ce personnage un peu plus loin.
41
Wuld al-Amīr S. A., al-Mažāl al-Mūrītānī…, 2014, pp. 280-267
Le manuscrit de ce texte se trouve au Fond Archinard de la BNF, Paris, sous le n° 5691
42
L'enseignement de Qadīža aurait également été suivi par son frère, Aḥmad wuld al-❛Āqil (m. 1828) et par ❛Abd al-Qādir
Kan (m. 1806), le futur almāmi du Futa Toro. Que deux femmes, l'une sur le mode du défi et du risque d'atteinte à l'honneur,
l'autre en tant qu'initiatrice à la rationalité, soient présentées comme au point de départ de l'exceptionnelle fortune
'scientifique' de celui qui passe pour être 'le père' des savoirs rationnels de cette société à l'ancienne inflexion matrilinéaire
mériterait une attention qui ne peut être développée ici.
43
Je me réfère ici à une version imprimée de ce texte incluse dans le commentaire que lui a consacré Ibn Aḥmadu al-Ḫadīm
(contemporain) : al-Fawā'd al-kafīla bi-ma‛rifat al-wasīla. Al-Wasīla a fait l'objet de plusieurs commentaires antérieurs :
celui d'Ibn Mbūža, ci-haut cité, celui de ‛Abd al-Qādir b. Muḥammad b. Muḥammad Sālim (m. 1919), etc.

10
il aborde les prérogatives, les attributs et le 'classement' des anges, des prophètes et des saints.
Et c'est précisément un vers de cette introduction qui est à l'origine du courroux de la figure
de proue de la qādiriyya, al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār, à l'endroit de l'auteur d'al-Wasīla,
développant pourtant un point de vue très 'concordataire' lorsqu'il évoque dans cette même
introduction les qualités et compétences, tout à fait complémentaires à ses yeux, des "savants"
(‛ulamā') et des "saints" (awliyyā'). Voici le vers qui a valu à al-Muẖtār wuld Būna la
vigoureuse réplique du maître de la qādiriyya ouest saharienne :

Wa qaṭ‛uhu bi-mā al-waliyyu aẖbara kufrun ‛aksuhu al-nabiyyu


"La foi absolue en les dires des saints est mécréance,
à l'exact opposé de la foi en les dires des prophètes".

Al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār a rédigé tout un ouvrage pour (tenter de) réfuter cette assertion du
théologien žakanī, affirmation où il devait sans doute voir l'expression d'une dangereuse
suspicion à l'égard des promesses, prédictions et menaces des awliyyā'. Intitulé Le dôme des
lumières ou la défense des positions des saints choisis d'Allah44, le plaidoyer pro domo du
šayẖ kuntī est une ardente défense et illustration des dons exceptionnels conférés par Allah
aux awliyyā' et une charge tout aussi résolue contre les ‛ulamā' portés , comme Wuld Būna, à
donner une place qu'il juge excessive à la raison.

Étant donné que le point de vue prêté à son adversaire repose sur une (mé)estimation du
savoir des awliyyā' dont il découlerait que ce serait "mécréance" (kufr) de leur attribuer une
quelconque infaillibilité, l'argumentation que déploie le šayẖ qādirī va s'ordonner en grande
partie autour de l'évaluation des rapports entre ‛ilm et walāya, "science/connaissance" et
"sainteté", le cœur idéologique de l'opposition complémentaire/compétitive entre awliyyā' et
‛ulamā'.

Les sceptiques à l'égard des 'compétences' des awliyyâ' , ne sont, avance le šayẖ qādirī, que
des mu‛tazilites et autres adeptes du ‛ilm al-kalām. Et cette 'science' du kalām ne peut
conduire qu'à "l'égarement" (al-zayġ) et à la mise en cause de la foi religieuse (al-ilḥād)
(Žuḏwa, p. 9). Al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār, tout comme un autre adversaire célèbre de Wuld Būna,
Limžaydrī Wuld Ḥabbaḷḷa45, reproche vigoureusement à notre théologien son enthousiasme
pour la dangereuse science grecque de la logique.

Il invoque un ḥadīṯ qui dit : "La grossièreté (al-baḏā'a) et l'éloquence (al-bayān) relèvent des
traits de l'hypocrisie (nifāq). On a pu dire (de ce défaut) qu'il provient d'une volonté excessive
de clarté. Le qāḍī Abū-l-Walīd al-Bāžī mettait en garde contre l'enseignement de la logique
et la prohibait (yuḥarrimu-hā). Il disait : elle appartient aux futilités (turrahāt) des
philosophes grecs et chrétiens. Pas une religion véridique établie ne s'en laissa pénétrer qui ne
fut détruite."46. C'est notamment "la logique" (al-manṭiq) qui aurait détruit la (vraie) religion
de Jésus. Et ce serait, toujours d'après Š. Sīd al-Muẖtār (Žuḏwa, 25), les excès de la logique et
du ‛ilm al-kalām, à l'instigation des mu‛tazilites et de leur funeste thèse du Coran "créé",

44
Žuḏwat al-anwār fī al-ḏabb ‛an manāṣib awliyyā' Allah al-aẖyār, ma copie du manuscrit.
45
Sur Limžaydrī et ses démêlés avec Wuld Būna, cf notamment Ibn al-Amīn, al-Wasīṭ…, 1989, pp. 277-283. Dedoud Ould
Abdallah évoque également largement cette confrontation dans al-Ḥaraka al-fikriyya… , 2015.
46
… wa fī al-ḥadīṯ : al-baḏā'a wa al-bayān šu‛batān min ši‛ab al-nifāq. Qīla innahȁ al-mubālaġa fī al-īḍāḥ. Wa kāna al-
Qāḍī Abū al-Walīd al-Bāžī yanhā ‛an qirā'at al-manṭiq wa yuḥarrimuhā wa yaqūl huwwa min turrahāt al-falāsifa wa al-
yunāniyya min al-naṣārā. Mā daẖala šarī‛ata ḥaqq qā'ima illā afsadahā. L'autorité invoquée, al-Bāžī (m. 474/1082), est un
théologien andalou, grand commentateur des œuvres de référence du mālikisme (al-Muwwaṭṭa', al-Mudawwana…)

11
imposée comme dogme officiel par le calife al-Ma'mūn (m. 833), qui auraient conduit à
l'amorce de la ruine du califat abbāside…

Au reste, rappelle le šayẖ qādirī, le ‛ilm al-kalām aš‛arite dont Wuld Būna se veut le
champion n'existait pas à l'époque du Prophète, de ses compagnons et successeurs immédiats,
qui n'en avaient nul besoin… Leur savoir, comme celui des awliyyā', était d'une toute autre
nature.

Le vrai ‛ilm ("science", "savoir") est une "lumière" (nūr) qu'Allah met dans le cœur de qui il
veut parmi ses créatures, et notamment dans celui de ses élus, de ses awliyyā'. Toutes les
grandes figures de l'histoire du sunnisme, et en particulier les fondateurs des quatre rites qui
s'y rattachent (Mālik, Abū Ḥanīfa, al-Šāfi‛ī, Ibn Ḥanbal) auraient été, dit-il, des "saints"
(awliyyā'). Š. Sīd al-Muẖtār cite un ḥadīṯ rapporté par Mālik qui dit : "la science ne résulte pas
de l'abondance de références, la science est une lumière que Dieu projette dans les cœurs"47.
Et celle qui illumine le cœur des saints est d'une infinie intensité : elle est supérieure à celle
du soleil et de la lune réunies. Elle ne connaît ni "éclipse" (kusūf), ni "coucher" (ġurūb) à la
différence des astres, parce qu'elle provient directement de la lumière de Dieu (Žuḏwa, 54)…
Celui à qui Dieu "ouvre" les portes de la connaissance n'a pas à s'inquiéter de son peu de
savoir "ordinaire".

Il convient aussi, énonce Š. Sīd al-Muẖtār à l'adresse de Wuld Būna, implicitement accusé de
s'adonner à une pure gymnastique intellectuelle avec sa logique "grecque" et son ‛ilm al-
kalām, que le ‛ilm authentique, le vrai savoir, est inséparable d'une bonne pratique, et que son
seul véritable but est la connaissance d'Allah et la conformité à ses commandements. Il n'est
pire science que celle qui tourne le dos à ce but suprême, et il n'est de pire menace qui pèse
dans l'Au-delà que celle du châtiment promis aux ‛ulamā' al-sū' ("savants dévoyés"), attentifs
à la seule perfection de leurs arguments et de leurs démonstrations.

S'agissant de l'accusation de kufr, de "mécréance", énoncée par Wuld Būna à l'endroit de ceux
qui accordent une foi totale aux prédictions des saints sur la base d'une présomption
"d'impeccabilité" (‛iṣma), à l'instar de celle dont sont (légitimement) investis les prophètes, Š.
Sīd al-Muẖtār rétorque que l'argument énoncé par le savant aš‛arite n'est pas recevable, car,
dit-il, Dieu "accorde l'impeccabilité à qui il veut parmi ses prophètes et ses saints
(awliyyā')"48. Il s'agit tout juste d'une différence d'appellation : "l'impeccabilité" des saints
s'appellera "préservation" (hifẓ)49, car la "sainteté" (walāya) est "une parcelle" (žuz') de "la
prophétie" (nubuwwa), tout comme les "miracles" (karāmāt, sg. karāma) accomplis par les
saints sont des parcelles des "miracles probatoires" (mu‛žizāt, sg. mu‛žiza) accordés aux
prophètes. Prophétie et sainteté sont de même nature et se justifient et se légitiment
mutuellement.

C'est au reste un thème récurrent à travers tout le texte d'al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār que celui de la
filiation/succession des awliyyā' à l'égard des prophètes dont ils seraient légataires légitimes
de l'ensemble des vertus et aptitudes50. D'où la difficulté et parfois l'obscurité (apparente…)
de leurs propos. D'après le šayẖ qādirī, le Prophète rapportant ce qui lui advint durant son
"voyage nocturne" (isrā' ou mi‛rāž) de Médine à Jérusalem, aurait affirmé : "Quand je fus

47
… laysa al-‛ilm bi-kaṯrat al-riwāyāt wa innamā al-‛ilm nūr yaqḏifuh Allah fī al-qulūb (Žuḏwat al-anwār, p.39)
48
…li-'anna Allah ta‛ālā ya‛ṣim man yašā' min anbiyyā'ih wa awliyyā'ih (idem, p. 73)
49
… ‛iṣmat al-awliyyā' yuqālu lahā ḥifẓan (idem, p. 81)
50
… al-awliyyā' waraṯat al-anbiyyā' (idem, p. 54)

12
seul en présence de mon Dieu, Il me délivra trois (genres de) connaissances (‛ulūm) : un
savoir (‛ilm) qu'Il m'enjoignit de garder secret car nul autre que moi ne pouvait en supporter le
poids; un savoir dont Il me laissa le choix de le diffuser ou de le garder secret; un savoir qu'Il
m'engagea à diffuser aussi bien parmi le tout-venant (al-‛āmma) que de l'élite (al-ẖāṣṣa)"51.

Nous verrons plus loin que cette licence accordée au Prophète de celer une partie du savoir
accordé par Dieu ne va pas sans susciter quelque débat. Les mystiques (awliyyā') en tout cas,
'héritiers', comme nous venons de le voir, des prophètes, s'en prévalent pour légitimer la
dimension ésotérique de leurs connaissances et se prévaloir, au besoin, d'une aptitude de
prémonition qui défie la logique 'superficielle' des fuqahā' et des hommes du commun. Les
propos des "confrères" (qawm) mystiques sont au reste incompréhensibles pour ceux qui n'ont
pas accès à leur savoir. Š. Sīd al-Muẖtār en donne pour exemple la phrase suivante : "Dieu est
esclave et l'esclave est Dieu" (al-rabbu ‛abdun wa-l-‛abdu rabbun)52 , qui semble, à première
vue, mériter les pires châtiments, alors qu'elle veut tout simplement dire que "l'esclave" qui
déploie toute son énergie pour la satisfaction de son maître, c'est-à-dire de Dieu, reçoit en
retour de ce dernier des pouvoirs exceptionnels, la capacité d'accomplir des prodiges, de faire
émerger des êtres à partir du néant par sa seule injonction.

Si l'argumentation polémique de Š. Sīd al-Muẖtār oscille entre célébration de la simplicité -


opposée à la sophistication superfétatoire prêtée à son adversaire53- et une nette distinction
entre "science (de l')obvie" (‛ilm al-ẓāhir) et "science (du) caché(e)" (‛ilm al-bāṭin) justifiant
l'ésotérisme des mystiques (Žuḏwa, 115), c'est pour établir ces derniers dans un territoire
gnoséologique inaccessible à ceux qui, comme les savants aš‛arites s'en tiennent à la lettre au
détriment de l'esprit. Or, avance le šayẖ qādirī, les awliyyā' ont accès à un univers de
connaissance illimité parce qu'ils ont les "sciences du Coran" (‛ulūm al-qur'ān), qui contient
tout (Žuḏwa, 115).

Les "sciences du Coran" seraient du même nombre de ses mots multipliés par quatre, soit :
77460 (Žuḏwa, 117). "Parce que chaque mot a un dos (ẓahr), un ventre (baṭn), une limite
(ḥadd) et une apparence (maẓhar)". De sorte que seul Allah (ou peut-être ses awliyyā' ?) peut
maîtriser l'intégralité de ces "sciences" dont l'assimilation est associée à la foi et à la pratique,
et non aux vaines et fallacieuses ratiocinations (abāṭil) des adeptes du ‛ilm al-kalām. "La
matrice des sciences du Coran (ummu ‘ulûmihi) est unicité (tawhîd), sermon (wa‘z) et sagesse
(ḥikam)" (Žuḏwa, 117). Chacun peut en saisir une parcelle à la mesure de ses connaissances
et -surtout - de ses vertus, mais les awliyyā' sont certainement les plus à même d'en embrasser
sinon la totalité, du moins la quintessence.

Voilà donc comment al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār, dans sa Žuḏwat al-anwār, balise le terrain de
confrontation entre "saints" et "savants", awliyyā' et fuqahā'; comment il évalue et hiérarchise
leurs domaines respectifs de compétence.

Le thème d'un savoir ésotérique, d'une connaissance cachée, accessible aux seuls mystiques et
dont ils ne se privent pas, comme le laissait plus haut entendre Š. Sīd al-Muẖtār, d'imputer la


51
… lammā ẖalawtu bi-rabbī awḥā ilayya ṯalāṯat ‛ulūm : ‛ilm aẖaḏa ‛alayya al-‛ahd bi-kitmānih iḏ ‛alima annahu lā yaṭīq
‛alayh ġayrī, wa ‛ilm ẖayyara-nī fīh, wa ‛ilm aẖaḏa ‛alayya al-‛ahd bi-tablīġihi li-l-ẖāṣṣ wa al-‛āmm… (idem, p. 101)
52
Žuḏwat al-anwār , p. 87
53
Il cite Mālik à ce propos : šarr al-‛ilm al-ġarīb wa ẖayr al-‛ilm al-ẓāhir (idem, p. 86) : "la pire des connaissances est celle
qui se veut recherchée, la meilleure est celle qui s'attache à ce qui est clair et apparent"

13
paternité au prophète de l'islam lui-même, a soulevé une autre controverse mémorable entre
awliyyā' et fuqahā' que j'aimerais à présent aborder.

2.2. Muḥammad al-Ḫaḍir Wuld Mayāba vs. Aḥmad al-Tīžānī

Il s'agit ici d'une sorte de feuilleton opposant depuis les années 1830 la Tīžāniyya à ses plus
vigoureux adversaires doctrinaux en Mauritanie. Dans cette confrontation, qui se développe, à
peu de choses près, sur les mêmes bases que celles qui nourrissent la polémique je que viens
de résumer entre al-Muẖtār w. Būna et Š. Sīd al-Muẖtār, je m'intéresserai plus
particulièrement ici à la charge conduite par un faqīh de la tribu des Tažakānǝt, parti aux
toutes premières années du XXe siècle s'établir au Moyen Orient, Muḥammad al-Ḫaḍir Wuld
Mayāba (m. 1935), contre la Tīžāniyya et ses principaux porte-parole.
Issu d'une prestigieuse famille de lettrés, Muḥammad al-Ḫaḍir avait quitté la Mauritanie au
début de l'occupation française de ce territoire - entamée en 1902 -, pour s'établir entre le
Ḥižāz et la Jordanie, dont il accompagna la naissance administrative, au sein de la cour du roi
‛Abd Allah, auprès duquel il exercera notamment les fonctions de qāḍī suprême et de
Ministre des Affaires Religieuses. Savant voyageur et redoutable polémiste, Muḥammad al-
Ḫaḍir s'appliquera avec vigueur à dénoncer 'l'ésotérisme' de la Tižāniyya, totalement en
rupture, selon son appréciation, avec les enseignements orthodoxes du sunnisme.

Il inscrit sa charge contre Aḥmad al-Tīžānī et ses disciples dans la continuité d'accusations
formulées, des décennies auparavant, par un autre polémiste non moins acerbe, Dyayža b.
‛Abd Allah b. Ḥabīb Allah al-Kumlaylī (m. 1854). Les attaques qu'il développe ont pour cible
principale les enseignements du fondateur de la Tižāniyya tels qu'ils s'expriment dans la
biographie officielle que lui a consacrée, en 1800, son disciple ‛Alī Ḥarāzim b. al-‛Arabī
Barrāda, Žawāhir al-ma‛ānī 54 . De son vivant, al-Šayẖ Muḥammad al-Ḥāfiẓ (m. 1831),
muqaddam, comme on sait, d'al-Tīžānī, et principal propagateur de sa ṭarīqa dans l'espace
mauritanien et ses confins sahéliens, aurait recommandé à ses disciples et contribules Idawa‛li
d'ignorer les attaques de Dyayža55. Ce n'est qu'après la mort de Š. Muḥammad al-Ḥāfiẓ que
les poètes et théologiens Idawa‛li ont commencé à répondre aux attaques de Dyayža. Al-Wasīṭ
se fait l'écho des joutes poétiques qui l'opposèrent à Bāba b. Aḥmad Bayba et à Sīdi
Muḥammad b. Muḥammad al-Ṣaġīr b. Mbūža (m.1859) qui, malgré sa position géographique
relativement éloignée du champ du conflit - il résidait à Tišīt, à un petit millier de kilomètres
du sud-ouest du Trarza où vivaient Bāba et al-Kumlaylī - consacra un ouvrage entier à la
réfutation des attaques de Dyayža contre la Tīžāniyya 56. Cet ouvrage – et son auteur, Ibn
Mbūža- représente un moment essentiel de la controverse autour de la Tīžāniyya que j'ai
entrepris d'évoquer.


54
Žawāhir al-ma‛ānī, 1988
Sur Dyayža, voir notamment : Ibn al-Amīn, al-Wasīṭ, op. cité, pp. 368-372. Ould Hamidoun et Heymowski, dans leur
Catalogue provisoire des manuscrits… , 1965-1966, p. 32, fournissent les titres de six œuvres de Dyayža qui attestent de son
inscription dans l'éclectisme savant traditionnel de cette région. Catalogue demeuré à l'état de document dactylographié, mais
partiellement repris dans al-Naḥwī, Bilād Šinqīṭ, Tunis, ALECSO, 1987, p. 543, qui ajoute un titre à la liste fournie par Ould
Hamidoun et Heymowski. J'ai consacré des développements un peu plus étendus à cette controverse dans : A. W. Ould
Cheikh, "Les perles et le soufre", 2000.
55
al-Wasīṭ, op. cité, p. 368
56
al-Žayš al-kafīl bi-aẖḏ al-ṯa'r mimman salla ‛alā al-Šayẖ al-Tīžānī sayf al-inkār , édité au Caire en 1961. Ouvrage écrit
après 1831, puisqu'il y est question d'une lettre de "notre défunt šayẖ, Muḥammad al-Ḥāfiẓ" (p.58), décédé précisément en
1831.

14
J'ai déjà mentionné ce nom - Ibn Mbūža - en évoquant un commentaire de Wasīlat al-sa‛āda
d'Ibn Būna et la biographie de ce théologien žakanī. Ce lettré tišitien, de la tribu des Idawa‛li,
décédé (vraisemblablement…) en 1883, a fait l'objet d'une présentation biographique détaillée
de la part du regretté Aḥmad (Žamāl) wuld al-Ḥasan, à laquelle je me contenterai de
renvoyer57. David Robinson le mentionne parmi les soutiens tišītiens d'al-Ḥāžž ‛Umar et de
son fils Amadu58. La charge contre les adversaires de la Tīžāniyya, et plus particulièrement
contre Dyayža al-Kumlaylī, est due à son père, Sīdi Muḥammad (m. 1859). Notons qu'avant
de devenir un ardent disciple et défenseur de la tīžāniyya, ce dernier avait d'abord adhéré à la
qādiriyya d'al-Šayẖ Sīdi Muḥammad al-Kuntī, qu'il ne se prive du reste pas de citer, lui et son
illustre père, al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār, dans son plaidoyer en faveur d'al-Šayẖ Aḥmad al-
Tīžānī59.

L'ouvrage d'Ibn Mbūža ici évoqué – al-Žayš – s'attèle, pour l'essentiel, à la réfutation des
accusations de Dyayža contre la tīžāniyya et ses adeptes sur deux points principaux :

a) Le takfīr des adeptes de la tīžāniyya sur la base de déclarations ou conduites qui leur
sont attribués à tort comme "l'assimilation du wird à la fraternité de lait"60 ou "la
négation de la résurrection des corps"61.
b) L'imputation de bid‛a, "d'innovation blâmable", à Aḥmad al-Tīžānī et à son biographe
'officiel', ‛Alī Ḥarāzim.

Wuld Mbūža entend fermement, dans son ouvrage, réfuter ces accusations d'al-Kumlaylī,
présenté comme un ambitieux animé surtout par un désir obsessionnel d'autopromotion. Il
développe des considérations, dans le détail desquels je ne puis entrer ici, sur le thème de la
"sainteté" (walāya) en général, sur "l'innovation blâmable", sur la vision du Prophète à l'état
de veille; toutes questions qui vont être au centre de la vigoureuse attaque menée au début des
années 1930 par Muḥamd al-Ḫaḍir wuld Mayāba al-Žakanī, qui voyait en Dyayža al-
Kumlaylī un illustre devancier de l'anathémisation de la tīžāniyya à laquelle il va lui-même
procéder.

Wuld Mayāba appartient à la "fraction" (vaẖẓ) des Idayšǝf, sous-groupe de la tribu des
Täžäkānǝt. Il est, selon toute probabilité, né dans les environs de Tǝgḅä, dans la Mauritanie
centrale, non loin du fameux site de Tagdāwǝst62, où une partie des Täžäkānǝt s'était établie
après la légendaire guerre civile qu'elle aurait connue à Tinīgi, à mi-chemin de Wädān et
Šingīṭi, fin XVIe – début XVIIe siècle. Dans son pamphlet, Wuld Mayāba fait à plusieurs
reprises références à al-Muẖtār wuld Būna et à son disciple le plus connu, Sīdi ‛Abdullāh
wuld al-Ḥāžž Brāhīm (m. 1818), ces deux personnages, dont les œuvres sont associées aux
fondements démonstratifs du dogme (uṣūl, manṭiq, bayān, naḥw…), étant considérés comme

57
Elle figure en tête de son édition de Ḍāllat al-adīb, 1996, biographie du père de Sīdi ‛Abd Allah, accompagnée d'un recueil
de sa poésie
58
D. Robinson, The Holy War …, 1985, p. 363-4
59
Il cite Fiqh al-a‛yān de Š. Sīd al-Muẖtār, p. 72; al-Kawkab al-waqqād du même, pp. 123-4; Nuzhat al-rāwī du même, p.
41, 45, 46 et al-Naṣīḥa al-kāfiyya, p. 97. Et, de Š. Sīdi Muḥammad : Žunnat al-murīd pp. 69, 75, 112, 114, 118, 149; Iršād al-
sālik, p. 56; Kitāb al-ṭarā'f wa al-talā'id, pp. 113, 124, etc.
60
nisbat al-riḍā‛ bi-uẖuwwat al-wird (al-Žayš, p. 5) Une excroissance récente de la tīžāniyya ibrāhīmiyya, celle de
Muḥammad al-Amīn wuld Sidīna al-Samsadī, installée dans la région mauritanienne de l'Adrar (lieudit aṭ-Ṭanṭān/Ma‛dan al-
‛irfān), a suscité en 1989, une condamnation officielle de la part des autorités théologiques pour avoir décrété, contrairement
à la tradition en vigueur fondée sur "la fraternité de lait" (ǝr-rẓā‛a), que tous les musulmans, hommes et femmes, sont libres
de se serrer la main.
61
… inkār i‛ādat al-ažsām, al-Žayš, op. cité, p. 5.

15
des emblèmes du ‛ilm al-ẓāhir, de la "science (du) visible", par opposition aux tenants du
taṣawwuf. Au reste, le seul maître dont Wuld Mayāba consent à se revendiquer – ‛Abd al-
Qādir wuld Muḥammad wuld Muḥammad Sālim al-Mažlisī (m. 1919), relève de la même
mouvance "rationalisante"63.

De son œuvre, nous nous intéressons ici uniquement à son violent pamphlet contre la
Tīžāniyya, Muštahā al-ẖārif al-žānī fī radd zalaqāt al-Tīžānī al-žānī ("La réalisation des
aspirations du mégalomane criminel ou la réfutation des errements d'al-Tižānī le criminel"),
achevé le lundi 21 muḥarram 1344/11 août 1925, à Jérusalem, et (re)publié en 1985 en
Jordanie64.

Comme le titre vigoureusement polémique le laisse deviner, il s'agit, à travers cet énorme
brulot, de procéder à une réfutation en règle des enseignements d'Aḥmad al-Tižānī, jugés en
rupture avec l'orthodoxie mālikite. Une réfutation qui prend pour cible les hagiographies du
fondateur de la confrérie, plus particulièrement Žawāhir al-ma‛ānī ("Les perles des
significations") de ‛Alī Ḥarāzim b. al-‛Arabī Barrāda, mais également al-Žayš d'Ibn Mbūža
dont il a été question dans les paragraphes précédents65.

Wuld Mayāba inscrit sa réfutation des points de vue tīžānīs dans la droite ligne des critiques
formulées naguère par al-Kumlaylī dont il se veut le continuateur. Il se présente en défenseur
de la "science (du) visible" (‛ilm al-ẓāhir), de l'esprit canonique du dogme mālikite, par
opposition aux errements des adeptes du soufisme dont se réclament al-Tīžānī et ses disciples.
Dans son long pamphlet, il mettra surtout l'accent sur une accusation majeure, celle de kitmān,
de "dissimulation", d'une partie du message divin confié au prophète Muḥammad. Il justifie
cette accusation par l'affirmation des disciples d'al-Tīžānī selon laquelle celui-ci aurait reçu
son wird, sa prière confrérique distinctive, du Prophète, à l'état de veille et non au travers d'un
rêve. Ce qui veut dire qu'il aurait bénéficié d'un privilège auquel les Compagnons (ṣaḥāba) du
Prophète eux-mêmes n'auraient pas eu droit, et, à plus forte raison, l'ensemble de la umma
musulmane. Or, écrit Wuld Mayāba, le texte coranique et les ḥadīṯ énoncent sans ambiguïté la
malédiction divine (la‛na) à laquelle s'expose toute personne qui accuserait le Prophète de
kitmān66. Wuld Mayāba commente longuement le verset 3 de la sourate V (al-Mā'ida),
établissant la complétude et la clôture du message divin tel que reçu par le Prophète :
"Aujourd'hui, dit ce verset, J'ai parachevé (akmaltu) pour vous votre religion et vous ai
accordé Mon entier (atmamtu) bienfait. J'agrée pour vous l'islam comme religion."


62
Identifié par l'équipe d'archéologues de J. Devisse à l'ancienne cité d'Āwdāġust des chroniqueurs arabes. Cf J. Devisse et S.
Robert, Tegdaoust I, Paris, Arts et métiers graphiques, 1970 et Ould Cheikh, " Āwdāġust" in The Encyclopedia of Islam,
Third Edition, Leiden, Brill, 2010
63
Il est l'auteur de commentaires sur les deux principales œuvres de l'aš‛arisme enseignées localement : Iḍā'at al-dužunna
d'al-Maqarrī et Wasīlat al-sa‛āda de Wuld Būna précédemment mentionnées.
64
Amman, Dār al-Bašīr, 599 p. + 52 p. d'annexes. Il y a eu au moins une édition égyptienne de l'ouvrage antérieure à 1929,
qui a servi de point de départ à l'une des réponses tišītiennes à la charge de Wuld Mayāba. Cf Ould Cheikh, "Les perles…",
2000, pp. 135 sq.
65
Barrāda, Žawāhir al-ma‛ānī, 1988. Wuld Mayāba mentionne aussi Munyat al-murīd d'al-Tižānī b. Bāba al-‛Alawī et son
commentaire par al-‛Arabī b. al-Sā'iḥ, Buġyat al-mustafīd ‛alā munyat al-murīd.
66
Wuld Mayāba cite notamment (p. 11) le verset 159 de al-Baqara ("La Génisse") qui dit : "Ceux qui cèlent (yaktumūn) les
Preuves et la Direction que nous avons fait descendre après que nous ayons montré aux Hommes ce qui est dans l'Écriture,
ceux-là, Allah les maudit (yal‛anuhum) et les maudissent ceux qui maudissent". Je reprends la traduction de Blachère (Le
Coran, Paris, Larose, 1980, p. 50) en la modifiant légèrement.

16
Wuld Mayāba s'empresse d'ajouter que le travail de réfutation des opinions émises par les
tīžānīs sur le prétendu accès direct aux enseignements du Prophète a été magistralement
entamé par le savant et poète illustre, Dyayža al-Kumlaylī. Cela ne l'empêche nullement de
reprendre par le menu toutes les propositions imputées aux tīžānīs qu'il juge hérétiques.

Il s'en prend particulièrement à "l'affirmation selon laquelle toute personne qui le voit [i.e. al-
Tīžānī] entre au paradis sans jugement ni peine et est assurée d'échapper aux tourments de
l'enfer"67. Les "mécréants" (kuffār) qui le voient le vendredi et le lundi bénéficient également
de cette promesse. Wuld Mayāba rapproche, pour en montrer l'inanité, cette offre de
rédemption, de l'impossibilité, amplement soulignée par la tradition, dans laquelle le Prophète
lui-même s'est trouvé de venir (dans l'Au-Delà) au secours de son oncle et tuteur, Abū Ṭālib,
resté jusqu'à son dernier souffle fidèle aux croyances pré-islamiques de ses ancêtres. Ce qui
veut dire, comble de l'hérésie, qu'al-Tīžānī s'attribue des pouvoirs supérieurs à ceux de
l'Envoyé d'Allah.

Une autre affirmation est épinglée par Wuld Mayāba parce qu'elle implique, elle aussi, la
revendication d'une supériorité d'al-Tīžānī par rapport au Prophète, et celle de son wird par
rapport au Coran. Elle est ainsi présentée dans l'ouvrage de Wuld Mayāba reprenant Žawāhir
al-ma‛ānī :

"Que celui qui adopte leur wird reçoit rémission de ses péchés grands et petits, échappe aux
tourments du jugement dernier, et aux châtiments du séjour tombal, qu'il entre au paradis sans
jugement ni peine, qu'il échappe à toute conséquence pénale de ses actes et qu'il est accueilli
dans le plus hauts des plus hauts séjours (a‛lā ‛illiyyīn) du paradis, au voisinage du Seigneur
des Envoyés. Tous ces avantages sont partagés par tous ceux qui sont liés à celui qui l'adopte :
parents, conjoint, enfants, beaux-parents, même s'ils sont sans rapport avec le šayẖ."68

Ce "mensonge" (fariyya), écrit Wuld Mayāba, implique que l'on puisse, par la seule grâce
d'al-Tīžānī, annuler des péchés dont les coupables ne peuvent en réalité se libérer que par un
acte solennel de contrition (tawba), comme il est établi dans les travaux des fuqahā'.

La compétition ouverte par l'enseignement de la Tīžāniyya entre l'autorité et le pouvoir


miraculeux des "saints" (awliyyā') d'un côté, et le corpus de règles codifié par les fuqahā' de
l'autre, trouve, de l'avis du polémiste žakanī, une expression hyperbolique dans l'affirmation
par les disciples d'Aḥmad al-Tīžānī selon laquelle ṣalāt al-fātiḥ69, l'une des pièces maîtresse
du wird tīžānī, "équivaut à six mille (fois la récitation) du Coran (tu‛ādil sittat ālāf min al-
qur'ān)"70. Une proposition, relève Wuld Mbūža, qui mériterait tout bonnement "un séjour
éternel au plus bas niveau des enfers."71


67
Muštahā al-ẖārif, p. 161
68
Idem, p. 175
69
Ṣalāt al-fātiḥ, "la prière du conquérant/ouvrant", se décline ainsi :
Allahumma ṣallī ‛alā sayyidinā Muḥammadin al-fātiḥu limā uġliġa wa al-ẖātimu limā sabaqa, nāṣiru al-ḥaqqi bi-l-ḥaqqi wa al-
hādī ilā ṣirāṭika al-mustaqīmi, wa ‛alā ālihi ḥaqqa qadrihi wa miqdārihi al-‛aẓīm
"Ô Dieu ! Prie sur notre seigneur Muḥammad qui a ouvert ce qui était fermé et clos ce qui a précédé, qui soutient le vrai par
le vrai et mène vers Ton droit chemin, et sur les siens à la mesure de sa taille et de sa dimension énorme."
70
Muštahā al-ẖārif, p. 252
71
Muštahā al-ẖārif, p. 209

17
La charge de Wuld Mayāba contre les auteurs de la mouvance tižāniyya s'achève sur
l'évocation/dénonciation de sept propositions jugées particulièrement scandaleuses "qui
méritent, au bas mot, une flagellation douloureuse (adab wažī‛) et un emprisonnement
prolongé en raison de l'insolence (isā'at al-adab) dont elles témoignent vis-à-vis des
Messagers, des Prophètes et des Anges, sans compter la forte présomption de ridda qu'elles
impliquent…"72. Ces propositions générales (kulliyyāt) sont les suivantes :

1. "Tout ce qui a été donné à tout gnostique (‛ārif) lui a été donné à lui (i. e. al-Tīžānī)";
2. "Tous les plus grands saints de l'islam (aqṭāb ummat Muḥammad) réunis ne pèseraient
pas un seul cheveu de certains membres de la communauté d'al-Tīžānī, à plus forte
raison d'al-Tīžānī lui-même.";
3. "Mes deux pieds que voici, dixit al-Tīžānī, sont sur la nuque (‛alā raqabat) de tous les
saints depuis Adam jusqu'aux trompettes du Jugement Dernier.";
4. "Celui qui récite 'La prière du conquérant' (ṣalāt al-fātiḥ) dix fois aura une récompense
mille fois supérieure au connaisseur d'Allah (al-‛ārif bi-llāh) qui ne l'aurait pas
prononcée.";
5. "Que celui qui la récite une fois obtient rémission de ses péchés et se voit 'peser'
(wuzinat lahu) six mille fois toutes les prières et toutes les invocations survenues dans
tout l'univers (al-kawn).";
6. "Que celui qui la récite une fois, se voit ajouter (le bénéfice de) six cents mille prières
de chaque ange, personne ou démon depuis les origines jusqu'à la fin des temps.";
7. "Qu'une récitation de ṣalāt al-fātiḥ équivaut au triple de toutes les prières de tous les
hommes, anges et démons"73.

Tels sont les principaux griefs qui ont nourri le courroux de ce théologien žakanī contre les
dérives anthropolâtriques et les excès d'auto-promotion auxquels se seraient laissés aller
Aḥmad al-Tīžānī et ses hagiographes. Mettant en exergue, à la fin de son livre, les réquisits et
les marqueurs authentiques de la "vraie" sainteté (walāya), Wuld Mayāba, qui se défend bien
entendu, d'en vouloir aux porteurs de dons divins exceptionnels, associe ces marqueurs à une
rectitude morale et religieuse visibles, ainsi qu'à une parfaite connaissance et une mise en
œuvre sans faille des commandements de la šarī‛a. Il fait donc des aptitudes hors normes dont
pourraient se prévaloir les awliyyā', non pas essentiellement l'indice d'un privilège octroyé par
Dieu, mais avant tout le produit d'un apprentissage, d'une transmission codifiée et contrôlée
des enseignements de l'orthodoxie religieuse. Dans l'estimation comparée des mérites des
"savants" et des "saints", des ‛ulamā' et des awliyyā', et contrairement à l'avis d'al-Ġazālī,
porté à donner prééminence aux seconds sur les premiers, Wuld Mayāba, se référant à al-
imām Mālik – ancêtre éponyme de l'école mālikite - préfère faire pencher la balance du côté
de sa propre corporation, celle des ‛ulamā'. Il ne se veut évidemment nullement ennemi du
taṣawwuf en général, mais uniquement des dérives vers lesquelles il peut entrainer sous la
conduite de maîtres confrériques dévoyés. Notre polémiste se présente plutôt comme un
théologien "modéré", à équidistance des délires mystiques et des 'excès rationalistes' des
adeptes du ‛ilm al-kalām.

Son vigoureux pamphlet ne se limite du reste pas au seul fondateur de la Tīžāniyya et aux
mérites et compétences qu'il s'attribue, ou que lui attribuent ses disciples. Il prend aussi à
partie un autre initiateur d'une branche nouvelle de la confrérie apparue dans les confins


72
Idem, p. 463
73
Idem, p. 463

18
mauritano-maliens durant les années 1920, al-Šayẖ Ḥamāh Allah (m. 1943), curieusement74
accusé de s'être, lui et ses disciples, placés du côté des "mécréants", d'aider à renforcer leur
hégémonie sur les populations musulmanes colonisées de l'Afrique du nord-ouest.

Le pamphlet de Wuld Mayāba a suscité de vives réactions et d'amples réponses écrites75, en


défense de la Tīžāniyya et de son dernier grand maître – Š. Ḥamāh Allah -, notamment de la
part de lettrés tišitiens, réponses qui se sont étendues sur les qualités morales et intellectuelles
de leurs héros spirituels, sans se priver, dans le même mouvement, de jeter le discrédit sur
Wuld Mayāba, sur ses prétendues compétences théologiques et sur les errements que trahit sa
conduite. Il ne sera pas possible de développer ici le contenu de ces réfutations, dont j'ai
proposé ailleurs un aperçu. Les arguments qu'ils déploient, à l'exception des attaques ad
hominem et des 'corrections' biographiques relatives à Š. Ḥamāh Allah, ne contiennent au
reste guère d'éléments originaux par rapport au corpus développés dans les polémiques que je
viens de passer en revue.

Muḥammad al-Ḫaḍir wuld Mayāba était, après al-Muẖtār wuld Būna, la seconde figure
d'envergure parmi les Tažakānǝt dont les positions illustrent le débat entre fuqahā' et
mutaṣawwifūn que j'ai entrepris ici d'évoquer. Il n'est peut-être pas inutile de situer en deux
mots cette tribu, avant de revenir tout aussi brièvement sur la carrière Muḥammad al-Ḫaḍir et
deux autres lettrés Tažakānǝt que leur parcours migratoire, leurs carrières et leurs œuvres
inscrivent dans la même mouvance.

III. Les Tažakānǝt

3.1. La qabīla

La place que les ressortissants de cette tribu occupent dans les controverses doctrinales qui
viennent d'être évoquées disent quelque chose de la centralité de son rôle dans les traditions
savantes de la société maure de l'Ouest saharien76. Elles ne sont pas étrangères à l'étendue de
la présence géographique de cette qabîla dans l'ensemble du Sahara occidental, de l'Oued Dra
au Lac Rkiz, de Tindouf aux rives du Niger en passant par Taoudenni. Les soubresauts de
l'ère coloniale joints à l'attraction des lieux saints de l'islam ont encore ajouté à la dispersion
de cette communauté, portant bien au-delà du continent africain, l'influence de certains de ses
lettrés et leur puissante implication dans le développement de ce qui allait bientôt devenir
'l'islam mondialisé'. L'orientation proto-salafiste que l'on décèle dans au moins une partie du
patrimoine culturel des Tažakānǝt, et de leur tradition scolastique, vont trouver un terreau
particulièrement favorable à leur épanouissement dans l'environnement idéologique moyen
oriental du XXe siècle, où l'exil a conduit certains parmi les plus savants des ressortissants de
cette qabīla. Je m'en vais donner quelques brèves indications sur cette tribu avant d'évoquer
quelques figures 'transnationales' qui ont marqué par leurs œuvres et leurs activités le
développement du salafisme 'global'.


74
Ce que l'on sait de la biographie de Š. Ḥamāh Allah ne va pas du tout dans le sens de l'accusation proférée par Wuld
Mayāba. Cf. Ould Cheikh, "Les perles et le soufre", op. cité.
75
J'en ai examinées quelques-unes, notamment celles que l'on doit à Būya Aḥmad wuld Bu‛asriyya (m.1960) dans "Les
perles et le soufre", cité dans la note précédente.
76
Une expression proverbiale saharienne voudrait que "le savoir, la science, soit du ressort particulier des Tažakānǝt (al-
‛ilmu žakanī).

19
Dans l'ordre 'traditionnel' maure des choses, les Tažakānǝt étaient classés comme une tribu
zwāya d'ascendance ṣanhāžienne77. Subdivisés en de nombreuses "fractions" (afẖāẓ) et sous-
fractions78, les Tažakānǝt sont présents dans un très vaste territoire englobant quasiment la
totalité de la Mauritanie, particulièrement les régions de l'Assaba, du Tagant, du Hodh et du
Trarza, mais également les pointes sud du Maroc et sud-ouest de l'Algérie (Tindouf…).
L'affectation statutaire au monde des lettrés n'empêcha pas les Tažakānǝt de revendiquer une
étroite proximité généalogique avec la tribu guerrière des Idaw‛īš autour de laquelle s'est bâti
l'émirat du Tagant79, tout comme elle n'a pas inhibé, chez eux, une participation active à
l'histoire des multiples conflits tribaux qui parcourent l'histoire de la région. À commencer par
une guerre civile interne aux Tažakānǝt eux-mêmes, que l'on donne généralement pour point
de départ de leur dispersion. Le conflit en question, qui serait advenu aux toutes dernières
années XVIe siècle, aurait eu pour épicentre la bourgade de Tinīgi, située à mi-chemin des
vieilles cités de Wadān et Šingīṭi, dans la région de l'Adrar mauritanien.

Nous ne disposons pratiquement que des seules sources orales concernant le conflit interne de
Tinīgi. Une note inédite, rédigée par Sidāt wuld Bāba, fait bien état d'un manuscrit relatif aux
tribulations des Tažakānǝt dans la région de Tugba/Tāgdāwǝst (ǝl-‛Ǝṣṣāba) et en particulier à
leur guerre avec la tribu des Īžummān, mais ce chercheur affirme n'avoir pas pu mettre la
main sur une version significative et authentifiée de ce document80. Bien que la cité ait eu une
réputation de pépinière exceptionnellement féconde de lettrés – on y trouvait, rapportent avec
générosité, les traditions orales, dans une même rue, quarante femmes connaissant par cœur le
Muwwaṭṭa' d'al-Imām Mālik ! 81- l'esprit de la ‛aṣabiyya tribale et les exigences de rétorsion
qui l'animent auraient emporté définitivement dans l'abîme, au terme d'une confrontation sans
merci entre deux factions Tažakānǝt (Gwālīl et Rmāẓīn), l'agglomération de Tinīgi82.

Après l'éclatement consécutif aux affrontements de Tinīgi une composante importante des
Tažakānǝt (Idayšǝf), fuyant l'Adrar, vint s'installer dans le massif du ǝr-Rkīz, au voisinage du
site historique de Tagdāwǝst/Āwdāġust. Une guerre ne tarda pas à les opposer à la tribu
dominante des lieux – les Īžummān – pour se soustraire à leur volonté de leur imposer le
paiement d'un tribut. Les Tažakānǝt, qui avaient trouvé refuge dans les contrées voisine de
l'Āfṭūt vinrent au secours de leurs cousins (et néanmoins ennemis d'hier, à Tinīgi…) et les
aidèrent à vaincre les Īžummān. Divers indices, que je n'aurais pas le loisir de développer ici,
donnent à penser que ces évènements se sont déroulés, pour l'essentiel, au cours de la seconde
moitié du XVIIe siècle83.

77
Ils ont fait l'objet d'une monographie entière de l'encyclopédie mauritanienne d'Ibn Ḥāmidun (Ḥayāt Mūrītānyā, VI,
2009). Un ressortissant de la qabīla a publié récemment une anthologie généalogico-littéraire de ses sources de fierté (Ibn al-
Ṭiyyib, Muẖtārāt, 2017). L'histoire ancienne des Tažakānǝt laisserait entrevoir, d'après les suggestions avancées par Th.
Withcomb ("New evidence on the origins of the Kunta", 1975), des liens assez étroits avec les Kunta.
78 ar-Rmāẓīn, Atšfaġāt, Idayšǝf, Lǝmḥāẓǝr, Awlād Brāhīm, Lǝgwālīl, Idayqūb, ǝd-Dyābža, Idawšra, Idaybni, Idayllba

79
Ould Cheikh, La société maure, 2017, pp. 379-388
80
Le document en question aurait eu pour titre : ‛Uqūd al-žumān fī ḥarb Tažakānt wa Ižummān ("Les colliers de perles ou
l'histoire de la guerre des Tažakānǝt et des Īžummān"). La note (manuscrite) qui en fait mention et à laquelle je fais ici
allusion est le fruit d'une enquête menée par ce professeur d'arabe du lycée de A‛yūn al-‛Atrūs – Sidāt wuld Bāba – à la fin
des années 1960, en réponse à une requête de feu Muḥammad w. Mawlūd (m. 2012), sur la présence des Tažakānǝt aux
alentours du site de Tugba/Tagdāwǝst, site auquel W. Mawlūd "El Chennafi" a consacré l'article mémorable que l'on sait (El-
Chennafi, "Sur les traces d'Āwdāġust…", 1970). Ma copie du manuscrit de Sidāt.
81
Le recueil de ḥadīṯ colligé par l'ancêtre éponyme du rite malikite : Muwwaṭṭa' al-Imām Mālik
82
Une ruine devenue proverbiale : on dit en ḥassāniyya, pour signifier un état de vacuité irrémédiable, aẖla mǝn dwāyrāt
tinīgi, "plus désolé/ruiné que les petites maisons de Tinīgi".
83
Ould Cheikh, Nomadisme…, 1985, p. 838

20
La dispersion des Tažakānǝt, fermement installés donc dans la partie centrale de l'actuel
territoire mauritanien, s'est manifestée dès cette même époque au nord de ce même espace. Ils
sont fortement impliqués, y compris peut-être dès avant le XVIe siècle, dans l'exploitation des
mines de sel de Taoudenni. Et ils seront, tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle,
opposés par une guerre sans merci aux ǝr-Rgaybāt, l'actuelle colonne vertébrale du Front
POLISARIO, autour de la bourgade de Tindouf, dont ils sont les fondateurs84.

Les annalistes du monde maure font état de leurs confrontations avec bon nombre d'autres
groupes tout au long d'une histoire mouvementée dont la composante littéraire – célébration
en rimes et en prose de leurs hauts faits, compétition d'honneur pour la prééminence dans le
champ des productions intellectuelles, etc. – fera évidemment l'objet d'une attention toute
particulière 85 . Contrairement, cependant, à d'autres grandes tribus zwāya dont le poids
spirituel (et économique…) s'est souvent trouvé associé à quelque forme d'implication dans
les mouvements confrériques, les Tažakānǝt ont construit leur réputation savante sur les
savoirs "classiques" (grammaire, fiqh, logique, etc.) qui ne doivent pas grand-chose au
confrérisme. Une orientation qui transparait dans les polémiques dont il a été question dans
les paragraphes précédents de cette note. Ce qui ne veut du reste nullement dire qu'ils
échappent complètement à l'influence du soufisme et de ses figures les plus marquantes. Le
père de la grande fratrie des Mayāba, Sīdī ‛Abd Allah, était disciple de al-Šayẖ Muḥammad
Fāḍil wuld Māmīn, fondateur de la Fāḍiliyya, et son fils, Muḥamd al-Ḫaḍir, auteur du
pamphlet plus cité contre la Tīžāniyya, était lui-même disciple de al-Šayẖ Mā' al-‛Aynayn (m.
1910), fils d'al-Šayẖ Muḥammad Fāḍil, auquel il a consacré une substantielle biographie
hagiographique86.

3.2. La diaspora

Parmi la nombreuse descendance masculine de Sīdī ‛Abd Allah w. Mayāba (18 garçons !),
quatre avaient pris le chemin du Moyen Orient en passant par le Maroc, pour échapper à la
mainmise coloniale française : Muḥammad al-Ḫaḍir (m. 1935 à Médine), Muḥammad al-
‛Āqib (m. à Fès), Muḥammad Taqī Allah (m. à Médine) et Muḥammad Ḥabīb Allah (m. 1944
au Caire). Tous les quatre étaient réputés grands savants, mais je me limiterai ici à deux
d'entre eux – Muḥammad al-Ḫaḍir et Muḥammad Ḥabīb Allah – qui, à la fois par leurs
œuvres et par leurs réseaux de relations, ont laissé le plus de traces dans la documentation que
j'ai pu consulter87.

Je reviens brièvement sur les tribulations et la carrière de Muḥammad al-Ḫaḍir, l'aîné des
deux frères, dont j'ai déjà dit quelques mots à l'occasion de l'évocation de son pamphlet contre
la Tīžāniyya. Il serait né aux alentours de 1290/1873, à Tugba/Tagdawust, dans la région de
l'Assaba. Il entama ses études coraniques dans un campement d'al-Wasra, une fraction de sa
tribu, située dans la région du Ḥawẓ (Hodh). Il fréquenta ensuite l'école des Ahl Aḥmad wuld
al-Hādī (Lamtūna), dans la région du Gorgol pendant deux ans. Puis il s'orienta vers l'extrême
nord mauritanien pour rejoindre la maḥaẓra des Ahl Muḥammad wuld Muḥammad Sālim
(Mǝdlǝš) où il suivit les cours (fiqh, uṣūl, manṭiq…) du grand maître qu'était ‛Abd al-Qādir

84
Ce conflit est évoqué – d'un point de vue Rgaybāt – par Ibn ‛Abd al-Ḥayy dans Žawāmi‛…, 1992
85
Conflit avec les Kunta dans les années 1840 (al-Wasīt, op. cité, p. 507); avec les Aġlāl vers 1830 (al-Wasīṭ, idem, p. 507-
8); avec les Idawa‛li en 1885-6 (Ibn Ḥāmidun, Ḥawādiṯ al-sinīn, 2011, p. 573), etc.
86
Ibn Mayāba, Mažma‛ al-baḥrayn…, manuscrit
87
Pour al-Ḫaḍir, notice biographique en tête de l'édition de son ouvrage : Qam‛ ahl al-zayġ, 2004, pp. 7-15; pour Muḥammad
Ḥabīb Allah, notice en tête de son livre, Iḍā'at al-ḥālik…, 1995, pp. 1-12

21
durant quatre ans. Après ce grand tour des établissements d'enseignement sahariens, il revint
parmi les siens, dans sa région natale de l'Assaba.

En sus d'une dizaine de frères réputés pour leur érudition, M. al-Ḫaḍir avait aussi une sœur
(l'une des neufs !) savante – Vāla - qui forma de nombreux disciples dont certains se
retrouveront plus tard membres de la Mission juridique mauritanienne des années 1970 aux
Emirats Arabes Unis. Sa propre mère, elle aussi fort instruite, a été sa première et exclusive
institutrice durant sa phase de mémorisation du Coran.

A son retour dans sa région natale, M. al-Ḫaḍir entreprit lui-même de perpétuer la tradition
familiale d'enseignement, mais la conquête française de l'espace mauritanien (à partir de
1902) allait le pousser à l'exil en compagnie de trois de ses frères. Après un passage par le
Maroc, il parvint, en 1912, au Ḥižāz où il accomplit les rites du pèlerinage. La réputation
d'érudition de M. al-Ḫaḍir aurait amené à lui confier la fonction de muftī des mālikites des
Lieux Saints de l'islam. Au moment de la constitution du protectorat britannique de
Transjordanie, M. al-Ḫaḍir, qui avait accompagné depuis le Ḥižāz le prince ‛Abd Allah b. al-
Ḥusayn, premier souverain de la nouvelle principauté, fut nommé membre du gouvernement
dirigé par le libanais Rašīd Ṭalī‛, en avril 1921, avec le titre de juge suprême (qāḍī al-quḍāt)
de la jeune principauté. Son fils, Muḥammad al-Amīn héritera de lui cette fonction.
Bénéficiant, à ce qu'il semble, d'une grande confiance du prince ‛Abd Allah, Muḥammad al-
Amīn, qui deviendra, à partir de 1945, muftī de la principauté, se verra confier en 1941, une
mission secrète, pour œuvrer, avec des prédicateurs locaux, à l'appel en faveur de son projet
de "Grande Syrie". Plus tard, Ministre de l'Education, puis ambassadeur de Jordanie en Arabie
Saoudite, il sera, aussi bien sous le rois ‛Abd Allah (m. 1950) que sous son fils, Ḥusayn, une
des figures notables du conservatisme face aux divers courants du nationalisme arabe et du
modernisme. Durant sa présence à la tête du Ministère de l'Education jordanien (1947-1961),
il se fit remarquer par des mesures emblématiques de cette orientation (place centrale de
l'enseignement religieux, imposition du voile aux enseignantes tenues d'adopter une tenue
'islamique', respect strict des pratiques cultuelles islamiques dans les établissements du
royaume, exclusion des femmes enseignantes de la profession avec le mariage …)88.

Muḥamd al-Ḫaḍir lui-même a léguée une œuvre significative marquée par un intérêt
particulier pour le ḥadīṯ89, par une orientation résolument mālikite (Īḍāḥ Muẖtaṣar Ḫalīl bi-l-
maḏāhib al-arba‛a wa aṣaḥḥ dalīl; Ibrām al-naqḍ, op. cité, etc.)90 et par ses polémiques avec
les confréries dont témoigne le pamphlet contre la Tīžāniyya précédemment évoqué. Ce qui
ne signifie pas une hostilité générale à l'égard du taṣawwuf per se où on lui attribue un traité91.
La même adhésion profonde à l'héritage mālikite et à la 'science du ḥadīṯ' se lit dans l'œuvre
de son frère, Muḥammad Ḥabīb Allah, qui devait, lui aussi, finir ses jours en exil, mais cette
fois-ci au Caire et non pas à Médine. Tout comme son grand frère, Muḥammad al-Ḫaḍir,
Muḥammad Ḥabīb Allah semble avoir été bien reçu à la cour du šarīf des Lieux Saints de
l'islam, Ḥusayn, qui lui aurait demandé de faire partie des ‛ulamā' chargé de requérir le
"repentir" des pèlerins indonésiens soupçonnés de prosélytisme en faveur du salafisme


88
al-‛Uqaylī, al-‛Ālim… , 2017
89
Il a rédigé un commentaire en dix volumes de Ṣaḥīḥ al-Buẖārī (Kawṯar al-ma‛ānī fī al-kašf ‛an ẖabāyā al-Buẖārī) resté, à
ce jour, pour l'essentiel, inédit. Cf Ibn Mayāba, Ibrām al-naqḍ…, 1996, p. 15
90
Idem, p. 15
91
Sullam al-arwāḥ wa al-ašbāḥ ilā nayl maqarri al-siyyāda wa al-falāḥ, mentionné dans Ibrām al-naqḍ…, 1996, p. 16

22
(wahhābite), alors – nous sommes au début des années 1920…- considéré comme une
doctrine hérétique par les autorités du Ḥižāz92.

D'après les témoignages écrits cités par A. Chanfi93, Muḥammad Ḥabīb Allah, qui avait une
piètre opinion des wahhābites, aurait tenu, devant le premier souverain de la dynastie des Āl
Sa‛ūd à s'être emparé des lieux saints de l'islam - ‛Abd al-‛Azīz (1902-1953) -, des propos où
transparaissait ce dédain. Inquiet des conséquences possibles de ses imprudents propos, il
aurait décidé de quitter précipitamment l'Arabie Saoudite pour l'Egypte où il sera recruté
comme enseignant à al-Azhar. Et c'est dans ce pays, comme je l'ai indiqué plus haut, qu'il
finira ses jours.

On doit à Muḥammad Ḥabīb Allah Wuld Mayāba une œuvre d'importance dont l'opus le plus
significatif est sans doute le travail94 en six volumes qu'il a consacré à la concordance entre
les recueils de ḥadīṯ d'al-Buẖārī et de Muslim et aux divers commentaires dont il accompagna
cet ouvrage. Toujours dans le champ du ḥadīṯ, Ḥabīb Allah a rédigé une longue uržuza (922
vers) où il défend la supériorité du recueil d'al-Imām Mālik – al-Muwwaṭṭa' – par rapport à
tous les autres recueils de paroles attribuées au prophète de l'islam. Il s'y montre également
fidèle à la tradition saharienne d'association du fiqh et du taṣawwuf, qui ne peuvent, l'un sans
l'autre, conduire, selon son avis, à une saine pratique de la religion95. Au reste, Ḥabīb Allah
affiche, dans son œuvre, un intérêt marqué pour les mouvements confrériques, tout
particulièrement pour la qādiriyya, à laquelle il a consacré deux de ses travaux96.
Toute autre paraît être l'itinéraire doctrinal d'un autre Žakanī illustre, qui a fait, lui aussi, le
voyage du Moyen Orient pour s'y établir définitivement, en adoptant la foi du salafisme
wahhābite. Il s'agit de Muḥammad al-Amīn Ibn Muḥammad al-Muẖtār al-Žakanī al-Šinqīṭī,
du nom sous lequel il s'est fait connaître en Arabie Saoudite, alors que ses compatriotes
sahariens le connaissent sous celui de Āḅḅa Wuld Ḫṭūr.

Résisterais-je, en exorde à ces brèves indications sur Āḅḅa, au rappel d'une petite anecdote
que m'a rapportée à son sujet feu Muḥammad Wuld Mawlūd97 ? Lorsque Āḅḅa entreprit
d'effectuer son voyage en direction du Moyen-Orient en 1947, il entama des démarches
auprès de l'administration coloniale (française) de la Mauritanie pour se faire établir des
documents de voyage. Le préposé de cette administration, constatant qu'il ne parlait pas le
français, aurait inscrit sur son passeport : "analphabète" ! Āḅḅa, qui avait déjà derrière lui une

92
"In the Hijaz, al-Hilālī reported that he found the Salafīs, in 1922, more lost than orphans (aḍyaʿ mina al-aytām). At that
time the people of Najd, al-Hilālī wrote, were even forbidden to perform the ḥajj. The third category of Salafī who suffered,
according to al-Hilālī, was the non-Arab foreign Salafīs. He says that when the non-Salafī scholars discovered that
Indonesian pilgrims had become Salafī, they reported it to King Ḥusayn, who ordered these ʿulamāʾ to call on the Indonesian
pilgrims to repent, that is, to reject the Wahhābiyya- Salafiyya doctrine ( fa amara al-malik bi istitābihim). The ʿulamāʾ
gathered the Indonesian pilgrims and ordered them to repent (tawba) and reject Salafism. Among these ʿulamāʾ was Shaykh
Lḥabīb Allāh b. Māyābā l-Jakanī l-Shinqīṭī", Chanfi, West African ‛ulamā' , 2015, p.161. De vigoureuses refutations du
wahhābisme ont été entreprises dès l'apparition de cette doctrine, aussi bien au Moyen Orient qu'au Maghreb : cf Radīsī et
Nuwayra A., al-Radd ‛Alā al-wahhābiyya,2012 et al-Tamīmī, al-Minaḥ al-ilāhiyya fī ṭams al-ḍalāla al-wahhābiyya, 2013
93
Chanfi, op. cité, p. 164
94
Zād al-muslim fīmā ittafaqa ‛alayh al-Buẖārī wa Muslim, Le Caire, Dār Iḥyā' al-Kutub al-‛Arabiyya, s. d.
95
Iḍā'at al-ḥālik min alfāẓ dalīl al-sālik ilā Muwwaṭṭa' al-Imām Mālik, 1995, op. cité. Cette position "concordataire" est
exprimée par les deux vers suivants :
Wa man lahu ‛ilmu al-furū‛i sabaqā bilā taṣawwufin fa-qad tafassaqā
Wa ṣūfiyyun munfaridun tazandaqā wa žāmi‛un baynhumā taḥaqqaqā (p. 94)
96
Tazyīn al-dafātir bi-manāqib walī Allah al-Šayẖ ‛Abd al-Qādir et al-Fatḥ al-bāṭinī wa al-ẓāhirī fī naṯr wa naẓm al-wird al-
qādirī. Mentionnés dans Iḍā'at al-ḥālik, op. cité, p. 7
97
Eminente personnalité culturelle mauritanienne décédée en 2012

23
œuvre significative, dont notamment un traité de logique en mille vers, allait se révéler en
Arabie Saoudite, où il s'installe à partir de 1948, un érudit d'une mémoire et d'une fécondité
exceptionnelles. Il est particulièrement connu pour une monumentale exégèse coranique98 -
devenue une référence – où il s'est efforcé, même s'il ne fut pas le premier, de recourir
essentiellement au Coran pour interpréter le Coran. Son œuvre comporte une dizaine d'autres
opus, portant les traces de sa formation 'classique' saharienne où l'érudition purement
théologique (Coran, fiqh, ḥadīṯ…) devait côtoyer l'expertise savante en matière de langue
(naḥw, ‛arūḍ, bayān…) et de littérature (al-mu‛allaqāt…), sans oublier l'histoire prophétique
et les généalogies des Arabes99, tous thèmes auxquels s'ajoutent les fatāwā - fort nombreuses
et sur les thèmes les plus variés - qu'Āḅḅa délivra et qu'il rapporte dans son récit de
pèlerinage100. Nombre de ses œuvres figureront dans la liste des manuels de référence des
enseignements de l'Université Islamique de Médine dont il était devenu une des grandes
figures pédagogiques.

Formé donc dans les maḥāẓir de Mauritanie, plus particulièrement dans celles de sa qabīla
des Tažakānǝt, Āḅḅa Wuld Ḫṭūr partageait sans doute l'imprégnation soufie qui caractérisait
l'atmosphère et les croyances dominantes dans ces établissements traditionnels. C'est
seulement après son installation en Arabie Saoudite qu'il va découvrir le salafisme wahhābite
et y adhérer. Reçu par deux princes de la famille royale saoudienne quelques temps après son
installation dans leur pays, il les impressionne fortement par son érudition101. Il ne tardera pas
à être présenté au roi ‛Abd al-‛Azīz lui-même dont il jouira désormais de la protection. Une
protection qui lui permet de commencer à délivrer des enseignements à la mosquée du
Prophète à Médine ainsi que dans deux autres institutions scolaires de la ville : Dā r al-Ḥadı̄ṯ et
Madrasat al-ʿUlū m al-Šarʿiyya. Il sera recruté en 1951 comme professeur d'exégèse coranique et
d'uṣūl al-fiqh au sein du Maʿhad al-Riyā ḍ al-ʿIlmı̄ à Riyad, avant de se voir affecté à l'Université
Islamique de Médine de Riyad au lendemain de sa création en 1961102.

Honneur suprême, dont les titulaires étranger furent extrêmement rares, Āḅḅa Wuld Ḫṭūr sera
coopté parmi les 17 membres de "L'Institution des Principaux Savants" (Hayʾat Kibār al-
ʿUlamāʾ), sorte de Vatican du wahhābisme, créé en 1971 par le roi Fayṣal. Āḅḅa fera
également partie, la même année, des membres du collège fondateur de la Ligue Islamique
Mondiale, appelée à jouer un rôle central dans la diffusion du wahhābisme dans le monde à
l'heure où la formidable expansion des revenus pétroliers de l'Arabie commence à lui procurer
une influence planétaire. Le lettré šinqiṭien, devenu sujet saoudien par la grâce du roi ‛Abd al-
‛Azīz, semble même avoir acquis un certain ascendant dans les sphères du pouvoir saoudien
puisque ses confrères ‛ulamā', à l'instigation du prétendant au trône Fayṣal, lui auraient
demandé d'entreprendre une démarche non dénuée de risque consistant à convaincre le roi
‛Abd al-‛Azīz de céder pacifiquement le trône à ce dernier103. On comprend qu'après cette
démarche réussie au profit de Fayṣal, ce dernier ait cultivé une estime marquée pour Āḅḅa
Wuld Ḫṭūr, estime que ce dernier mettra notamment au service des formalités de résidence,


98
Aḍwā' al-bayān fī īḍāḥ al-qur'ān bi-l-qur'ān, Djedda, Dār ‛Ālam al-Fawā'id al-‛Ilmiyya, s. d., 7 vol.
99
Citons parmi ces titres : Daf‛ īhām al-ḍṭirāb ‛an āyāt al-kitāb; al-Asmā' wa al-ṣifāt naqlan wa ‛aqlan; Muḏakkirat uṣūl al-
fiqh ‛alā rawḍat al-nāẓir; al-Mu‛allaqāt al-‛ašr wa axbār šu‛arā'uhā; Ḫāliṣ al-žumān fī ansāb al-‛arab…
100
M. al-A. b. M. al-M. al-Ž. al-Šinqīṭī, Riḥlat al-ḥažž ilā bayt Allah al-ḥarām, Djedda, Dār ‛Ālam al-Fawā'id, s. d.
101
Un article paru dans le site mauritanien 'altawary.com' du 13.06. 2014 montre Āḅḅa aux prises avec un savant égyptien,
devant le muftī du royaume, al-Šayẖ Muḥammad b. Ibrāhīm b. 'Abd al-Laṭīf Āl al-Šayẖ, autour de l'épineuse question de
"l'éternité de l'enfer", et le triomphe du lettré saharien face à son contradicteur égyptien, tenant de la finitude de la Gehenne
102
Chanfi, op. cité, p. 124
103
Chanfi, op. cité, p. 124

24
d'ascension professionnelle, et/ou de naturalisation en faveur de ses contribules žakanī, et,
plus largement ouest sahariens.

L'influence mondiale104 d'Āḅḅa trouvera également, appuyée sur une position désormais bien
assise au sein de l'appareil idéologique wahhābite, un champ d'épanouissement global au
service de cette idéologie, notamment par le biais de l'Université Islamique de Médine et par
celui de la Ligue Islamique Mondiale. Deux institutions où il a joué un rôle de premier plan et
où il a côtoyé la fine fleur du salafisme mondial105.

Conclusion

Le parcours succinct auquel je viens de procéder montre une certaine 'prédisposition'


doctrinale, parmi les lettrés de l'ouest saharien - et tout spécialement parmi eux ceux de la
grande tribu des Tažakānǝt -, à privilégier la conformité au dogme et à la pratique du
sunnisme 'traditionnel' maure, à cultiver une forte adhésion à son corpus pédagogique de
référence centré sur la trilogie malikisme/aš‛arisme/soufisme. Ce parcours révèle également
les effets de la diasporisation contemporaine de cette qabīla porteuse, comme l'a montré
l'itinéraire d'un Āḅḅa Wuld Ḫṭūr, de quelque influence du salafisme version wahhābite.
Les luttes de classement entre adeptes du soufisme et partisans d'un salafisme 'modernisé'
évoquées tout au long de cette note, s'inscrivent dans la structure d'un champ religieux réservé
à des 'spécialistes' capables de mobiliser toutes les ressources d'un savoir légitime destiné à
accréditer la réalité des enjeux dont ils sont porteurs. Cependant, ces luttes n'excluent pas des
formes de continuité et d'interférence, mêlées (d'apparentes) dissensions, entre un
conservatisme traditionnalisant, 'soufi-compatible', et un néo-conservatisme qui se voudrait
débarrassé des ṭuruq et de leurs figures de sainteté. Pour m'en tenir au seul exemple des
Tažakānǝt, je pense que les itinéraires des éléments de la diaspora de cette qabīla installés au
Moyen-Orient entre les années 1920 et 1950 évoqués ici témoignent de ces flottements et
incertitudes frontalières entre salafisme et soufisme. Si Āḅḅa Wuld Ḫṭūr s'est laissé séduire
par le wahhābisme, tout en gardant sans doute quelque chose de son ancien intérêt pour la
sulfureuse science 'grecque' de la logique, ses cousins Mayāba, tout aussi 'salafistes' à leur
manière (comme le montre leur prédilection pour le Coran et le ḥadīṯ, lieux d'épanouissement
privilégiés de cette option idéologique), n'ont nullement renoncé, eux, à leur affiliation au
mālikisme, et - malgré la fureur anti-tižāniyya de Muḥamd al-Ḫaḍir – à leur vénération pour
les grandes figures du soufisme. Je soulignerais toutefois un ultime indice de la polarité
disjonctive par où se constitue le champ religieux en tant que système d'écarts entre réseaux
d'intérêts matériels et symboliques – ici entre deux branches d'un même traditionnalisme –. Il
s'agit de l'opposition entre deux traits emblématiques de la pratique de la prière rituelle parmi
les wahhābites d'un côté, chez les mālikites de l'autre. Muḥamd al-Ḫaḍir a consacré un
opuscule entier106 à prouver, d'un point de vue mālkite, 'l'orthodoxie' du sadl (= tenir les bras
le long du corps durant les stations debout de la prière rituelle) - position également défendue

104
O. Roy le cite parmi principaux dirigeants doctrinaux du salafisme au rayonnement planétaire : "Les maîtres sont une
poignée de cheikhs wahhabis qui ont étudié à Médine (mais une partie d'entre eux ne sont pas saoudiens : al-Albani,
d'origine albanaise; Hillali, palestinien; Shanqeeti [Āḅḅa…], mauritanien)…", L'islam mondialisé, 2004, p. 152. Dans le cas
d'Āḅḅa, il a plutôt enseigné à Médine…
105
ʿAbd al-ʿAzīz b. Bāz, futur muftī d'Arabie Saoudite, Abu-l-‛Alā' al-Mawdūdī (Pakistan), Amīn al-Ḥusayn (muftī de
Palestine); Ḥassan al-Turābī (Soudan); al-Šayẖ Muḥammad Yūnus Žākartā (recteur de l'Université Islamique d'Indonesie);
Abū Bakr Gummī (juge suprême du nord Nigeria); al-Šaykh Muḥammad ʿAbdussalām al-Fāsī (president de l'Université
Qarawiyyīn, Maroc), etc. Chanfi, op. cité, p. 152
106 Ibn Mayāba M. al-Ḫ., Ibrām al-naqḍ…, 1996

25
son frère Muḥammad Ḥabīb Allah107 -, alors que les wahhābites défendent avec vigueur que
seul le qabḍ (= tenir les bras croisés sur la poitrine) devrait accompagner une prière
pleinement recevable….


107 Ibn Mayāba M. Ḥ. A., Iḍā'at al-ḥālik… 1995, pp. 75-80

26
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