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Les types purs de la domination légitime : forces et limites d'une trilogie

Article  in  Sociologie · January 2014


DOI: 10.3917/socio.053.0319

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LES TYPES PURS DE LA DOMINATION LÉGITIME : FORCES ET LIMITES
D'UNE TRILOGIE

Yves Sintomer, Jérémie Gauthier

Presses Universitaires de France | « Sociologie »

2014/3 Vol. 5 | pages 319 à 333


ISSN 2108-8845
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ISBN 9782130629504
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Théories & méthodes

Les types purs de la domination légitime : forces et limites d’une trilogie

The pure types of legitimate domination: forces and limits of a trilogy

par Yves Sintomer* et Jérémie Gauthier**

R ÉSU M É A B S TR A C T

L’édition critique allemande de l’œuvre de Weber et The critical German edition of Max Weber’s work, to‑
les traductions françaises récentes de certains de ses gether with the French translation of some of its fun‑
textes fondamentaux offrent l’occasion d’un nouvel damental texts, gives the opportunity to shed new light
éclairage sur les types purs de la domination légitime. upon the pure types of legitimate domination. This
Cet article revient sur la genèse des trois idéaux‑types article scrutinizes the genesis of the three ideal types
et s’interroge ensuite sur la question de la trilogie. Il and analyzes the question of the trilogy. It demonstrates
montre que d’autres choix étaient en théorie possibles, that other choices were theoretically possible, insisting
insistant notamment sur la domination féodale ou sur especially on feudal domination and output legitimacy;
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la légitimation de la domination par les produits qu’elle this enables, in turn, to underline the specificity of We‑
offre aux dominés, ce qui permet en retour de mieux ber’s analysis. The quickly abandoned Weberian idea of
saisir la spécificité de la conceptualisation wébérienne. a fourth – democratic – mode of legitimate domination
L’idée évoquée et vite abandonnée par Weber d’un qua‑ is a symptom of the difficulty that the sociologist faces
trième mode, démocratique, de domination légitime, est when he needs to conceptualize and concretely analyze
symptomatique de la difficulté du sociologue à concep‑ democracy or the resistance of the subalterns. These
tualiser et à analyser concrètement la démocratie ou reflections impel towards the construction of a pure ideal
les résistances des subalternes. Ces réflexions incitent type of democracy – or of democratization – which, in
à penser un idéal‑type pur de la démocratie ou de la order to be able to analyze empirical sociopolitical de‑
démocratisation, qui devrait être mobilisé aux côtés des velopments, should be articulated with the pure types
modes purs de la domination légitime pour penser les of legitimate domination.
dynamiques sociopolitiques empiriques.

MOTS‑CLÉS : Weber ; domination ; légitimité ; cha‑ KEYWORDS: Weber; domination; legitimacy; charisma;
risme ; démocratie ; État democracy; state

* Membre senior de l’Institut Universitaire de France


Professeur de science politique, chercheur au CSU‑CRESPPA (CNRS/Université de Paris 8) 
Visiting Scholar, Ash Center for Democratic Governance and Innovation, Harvard Kennedy School 
Chercheur associé, Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel
CSU‑CRESPPA – 59‑61 rue Pouchet – 75849 Paris Cedex 17
sy@cmb.hu‑berlin.de
** Chercheur postdoctoral en sociologie au Centre Marc Bloch de Berlin
Gauthier@cmb.hu‑berlin.de
Centre Marc Bloch – Friedrichstr. 191 – 10117 Berlin

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320 La trilogie de la domination de M. Weber : forces et limites

« Le fait qu’aucun des trois idéaux‑types dont nous allons fait guère de doute qu’elle ait fonctionné, chez Weber lui‑même
immédiatement discuter ne se présente historiquement à l’état “pur” puis chez celles et ceux qui s’en sont servi. Mais pourquoi une
ne peut empêcher la fixation conceptuelle la plus pure possible. »
trilogie ? Et pourquoi cette trilogie ? Quel en est le sens ? Telles sont
Max Weber, Économie et société 1 les questions auxquelles cet article se propose de travailler.

D ans le second semestre de l’année 1917, alors que la pre‑ Nous procéderons en cinq temps. Dans une première section,

mière guerre mondiale s’enlise et que Weber reprend son nous aborderons brièvement l’élaboration par Weber de la typo‑
travail interrompu sur Wirtschaft und Gesellschaft (Économie et logie des trois types purs de domination légitime. Dans une
société), il hésite un moment sur la typologie de la domination qu’il seconde étape, nous essaierons d’en apprécier la dynamique
convient de proposer2. Avant‑guerre, il avait commencé à adopter et les tensions internes, qui révèlent une structure en « deux
un schéma qui deviendra célèbre, classifiant la domination légi‑ plus un ». Dans un troisième moment, nous nous demanderons
time en trois modes idéal‑typiques : la domination rationnelle (qui pourquoi le féodalisme n’a pas été constitué comme un mode de
deviendra dans d’autres versions la domination légale‑bureaucra‑ domination légitime, ce qui nous permettra d’aborder les notions
tique), la domination traditionnelle et la domination charismatique de cas limite et d’idéal‑type dérivé. Un quatrième temps nous
(MWG, I/22‑4, pp.  148‑149 ; Weber, 2013, p.  60)3. Dans une permettra de tenter de comprendre pourquoi la légitimité par les
conférence prononcée le 25 octobre 1917, intitulée « Problèmes produits (output legitimacy), c’est‑à‑dire par les biens et services
de sociologie de l’État », il semble se proposer d’infléchir cette matériels et symboliques procurés aux dominés et à l’appareil de
conception en esquissant ce que pourrait être un quatrième « type domination, n’a pas été proposée comme un type de domination
pur » de domination légitime qui, « officiellement du moins », légitime ; nous aborderons ainsi les critères qui permettent selon
ferait « dériver sa légitimité de la volonté des dominés » (MWG, Weber de considérer une domination comme légitime. Enfin,
nous reviendrons dans la dernière section sur les raisons qui ont
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I/22‑4, pp. 745‑756 ; Weber, 2014a). Cette ouverture est cepen‑
dant vite refermée et lorsqu’il rédige le texte sur « Les trois types poussé à l’abandon d’un quatrième type de domination faisant
purs de la domination légitime  », il revient à la trilogie et s’y tiendra
4 officiellement dériver sa légitimité de la volonté des dominés, ainsi
jusqu’à la fin de ses jours, ne faisant que l’approfondir et l’affiner. que sur la difficulté de Weber à penser la démocratie et à élabo‑
rer l’idéal‑type d’une société minimisant la domination. L’objectif
La piste d’un quatrième type de domination légitime n’a visible‑ premier de cet article n’est pas de nature philologique, même si
ment pas résisté au travail de mise en cohérence auquel Weber a des éléments informatifs seront sur ce plan livrés aux lecteurs. Il
procédé durant ces années. En soi, cette exploration fugitive pour‑ s’agira plutôt de se demander jusqu’à quel point les choix effec‑
rait n’être qu’anecdotique. Elle peut cependant être considérée tués par Weber révèlent des lignes de force ou, au contraire, des
comme symptomatique, pour deux raisons au moins. D’une part, points de tension dans sa pensée ; s’ils apparaissent cohérents
ce quatrième type de domination légitime est l’une des manières avec un siècle de recul ; et en quoi ils constituent encore des
par lesquelles l’auteur d’Économie et société a tenté de concep‑ instruments productifs ou, au contraire, problématiques.
tualiser la démocratie, et celle‑ci n’a jamais trouvé une place stable
dans son architecture théorique. D’autre part, ce court texte a
aussi pour effet de dénaturaliser le chiffre « trois ». Des décennies Une élaboration progressive et relativement continue
de travail avec et sur la fameuse typologie ont rendu celle‑ci fami‑
lière aux lecteurs, et peut‑être trop familière : elle a été construite La sociologie wébérienne de la domination ne constitue pas
avant de s’imposer, et aurait pu être construite autrement. Il ne un ensemble homogène et a fait l’objet de développements

1.  Weber, 1995, p. 290 ; MWG, I/23, p. 455. Les citations françaises s’ap‑ 3.  Dans d’autres contextes, le terme Herrschaft peut avoir plusieurs accep‑
puient sur les textes existants, qui sont systématiquement signalés lorsqu’ils tions : domination, mais aussi règne, souveraineté, voire autorité – ou
existent aux côtés de la référence au texte allemand. Les traductions ont encore, en anglais, rule. Dans le cadre wébérien, traduire Herrschaft par
dans certains cas été modifiées par nos soins. authority, comme l’avait fait Talcott Parsons dans les traductions anglaises,
implique d’infliger une torsion injustifiée à la problématique de Wirtschaft
2. Cet article reprend en partie une intervention effectuée au colloque und Gesellschaft, et il est préférable d’opter pour domination ou pour rule.
« La domination » organisé dans le cadre du séminaire « Max Weber » de
l’EHESS, Paris, 08/04/2014. 4.  Le texte date d’une période comprise entre l’été 1917 et la livraison de la
première partie de Wirtschaft und Gesellschaft en 1919‑1920.

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étalés sur une dizaine d’années. L’édition critique alle‑ (Einverständnis) ou l’« action en entente » (Einverständnishandlen)
mande des œuvres complètes du sociologue, la Max Weber (Grossein, 2005). Parallèlement apparaissent les prémisses
Gesamtausgabe (MWG), permet désormais d’en reconstruire d’un raisonnement en terme de légitimité avec les notions de
le fil de façon précise . L’analyse de la domination ne s’est
5
« consentement à la domination » (Herrschafts‑Einverständnis),
pas présentée dès le début sous la forme de la célèbre trilogie de domination basée sur une « entente d’ordre légal » (Legalitäts‑
(Radkau, 2014, p. 665), et les différentes phases d’élaboration Einverständnis) ou sur une « entente impliquant une légitimité »
de celle‑ci permettent d’appréhender la pensée de Weber « en (Legitimitäts‑Einverständnis), ou encore de « chance de la vali‑
train de se faire ». Edith Hanke identifie ainsi jusqu’à huit ver‑ dité empirique de l’entente » (Chance der empirischen Geltung
sions successives de sa formulation (Hanke, 2005, pp. 88‑89). des Einverständinisses) (Weber, WL, p. 457, 470 ; Weber, 1992,
pp. 342-343 et 359 ; Hanke, 2001, p. 23). Le terme de légitimité
Les premiers signes de la naissance d’un intérêt de Max Weber apparaît aussi dans La domination, mais il est là encore peu expli‑
pour le concept de « domination » remontent à décembre 1910, cité et la première esquisse de trilogie que contient ce manuscrit
lorsqu’il reproche dans une lettre à Robert Michels son approche ne le mentionne pas (MWG, pp. 148‑149 ; Weber, 2013, p. 60).
trop « simpliste » de la notion (MWG, II/6, pp.  754‑761, cité En ce sens, il a pu être soutenu que dans cette première étape, le
in Hanke, 2001, p. 22). Le concept sera pour l’essentiel forgé fonctionnement de la domination, plus que la légitimité, était au
dans le travail de composition de Wirtschaft und Gesellschaft, centre de l’attention de Weber (Hanke, 2001, pp. 31‑34).
même s’il sera aussi travaillé dans le cadre de la sociologie de
la religion. La première définition véritable de la domination est Parallèlement, le sens des catégories se précise. Dans La domi‑
proposée en 1913, dans l’essai « Sur quelques catégories de la nation, le pouvoir (Macht, que l’on peut souvent traduire aussi
sociologie compréhensive » (Weber, WL, p. 456 ; Weber, 1992, par puissance) est défini, dans son sens le plus général, comme
p.  371). Elle est reprise et développée dans l’un des manus‑ « la possibilité de contraindre d’autres personnes à infléchir leur
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crits appartenant à la phase de rédaction d’avant‑guerre de comportement en fonction de sa propre volonté ». Or, ajoute
Wirtschaft und Gesellschaft : « Par “domination”, nous enten‑ Weber, si la domination (Herrschaft) en était un simple équi‑
drons donc ici le fait qu’une volonté affirmée (un “ordre”) du valent ou avait un sens par trop générique, son concept « ne
ou des “dominants” cherche à influencer l’action d’autrui (du pourrait constituer une catégorie scientifiquement utilisable ».
ou des “dominés”) et l’influence effectivement, dans la mesure Le sociologue distingue en conséquence deux types de domi‑
où, à un degré significatif d’un point de vue social, cette action nation : « D’un côté, la domination en vertu d’une configuration
se déroule comme si les dominés avaient fait du contenu de cet d’intérêts (en particulier d’une situation de monopole) et, de
ordre, en tant que tel, la maxime de leur action (“obéissance”) » l’autre, la domination en vertu d’une autorité (pouvoir de donner
(« Sur la domination » (1911‑1914), in Weber, 2013, p.  49 ; des ordres et devoir d’obéissance). Le type le plus pur de la pre‑
MWG, I/22‑4, p. 135). Cette définition de la domination comme mière est la domination monopolistique sur le marché ; pour la
une relation de commandement/obéissance restera jusqu’au seconde, le pouvoir du père de famille, le pouvoir administratif
bout la pierre angulaire de l’approche wébérienne. ou le pouvoir princier. La première, dans son type pur, se fonde
seulement sur le fait que, en vertu de possessions garanties
L’émergence de la problématique de la domination représente d’une façon ou d’une autre (ou encore d’une habileté à évo‑
une inflexion importante dans la pensée wébérienne. Dans l’es‑ luer sur un marché), on tente d’influencer l’action formellement
sai « Sur quelques catégories de la sociologie compréhensive », “libre” des dominés, qui n’obéit qu’à leur propre intérêt. » La
la notion n’est pas encore structurante, et l’argumentation tourne seconde s’appuie en revanche sur le devoir d’obéissance tout
davantage autour de concepts comme l’« action en commu‑ court, auquel on fait appel indépendamment de toute motiva‑
nauté » (Gemeinschaftshandeln), l’ordre (Ordnung), l’entente tion et de tout intérêt. » (MWG, I/22‑4, pp. 128‑129 ; Weber,

5.  On sait désormais que les manuscrits rassemblés de manière posthume (encore partiellement inédit en français), Sociologie de la religion (Weber,
sous le titre Wirtschaft und Gesellschaft ont été élaborés en deux vagues : 2006), Sociologie du droit (Weber, 2007), La domination (Weber, 2013) et
1911‑1914 et 1917‑1920. C’est pour l’essentiel cette seconde livraison que La ville (Weber, 2014c). Wirtschaft und Gesellschaft était un artefact qui a en
reprend la traduction française publiée sous le titre Économie et société partie masqué les évolutions conceptuelles du sociologue.
(Weber, 1995), alors que la première livraison inclut Les communautés

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322 La trilogie de la domination de M. Weber : forces et limites

2013, pp. 44‑45). Cette dichotomie se retrouve dans la version La tripartition des trois modes de domination légitime, arrivée
de 1919‑1920 d’Économie et société, mais désignée cette fois à maturité, devient alors l’un des principaux soubassements
par des mots distincts avec le duo pouvoir (Macht, qui peut aussi de sa sociologie : elle y est désormais omniprésente7. Le voca‑
se traduire par puissance)/domination (Herrschaft), le premier bulaire se fixe8. L’ordre de la trilogie oscille parfois : dans six
concept étant décrit comme « sociologiquement amorphe » des huit versions élaborées par Max Weber, la séquence est
(MWG, I/23, p. 201 ; Weber, 1995, p. 95). L’évolution des termes domination légale, domination traditionnelle et domination cha‑
n’entraîne cependant pas de bouleversement conceptuel. rismatique, mais l’« Introduction à l’éthique économique des
religions universelles » de 1915 (MWG, I/21‑1 ; Weber, 2006b,
Dans la version intermédiaire que constitue le texte « Les trois pp. 370-376) lui préfère l’ordre domination charismatique,
types purs de la domination légitime », Weber affine encore domination traditionnelle et domination légale, et « La profes‑
le concept de domination. D’un côté, il évoque la domina‑ sion et la vocation de politique » égrène successivement domi‑
tion de façon générique, en ce qu’elle peut reposer sur des nation traditionnelle, domination charismatique et domination
motifs de docilité très divers, allant de considérations pure‑ légale. Cependant, cela n’influe guère sur le contenu du raison‑
ment matérielles sur les bénéfices attendus à des logiques nement. Au total, si les évolutions conceptuelles sur les types
purement émotionnelles en passant par le suivi mécanique de domination légitime ont donc été très significatives et si les
de la coutume . De l’autre, il distingue un type particulier
6
notions utilisées ont été enrichies et dotées d’une précision
de domination, qui reçoit « le soutien de fondements juri‑ croissante, l’auteur de Wirtschaft und Gesellschaft a cepen‑
diques » que reconnaissent les dominés et « qui sont à la dant suivi un chemin relativement cohérent entre les premières
base de sa “légitimité” » (MWG, I/22‑3, pp. 717‑742 ; Weber, formulations de 1913 et ses derniers travaux en 1920, et son
2014b). L’introduction de la dimension juridique, qui déter‑ élaboration n’a pas connu de bifurcation majeure.
mine une forme tout à fait spécifique de motivation, relevant
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de la croyance dans une norme sanctionnée légalement, repré‑
sente une évolution notable. Elle permet à Weber de dépas‑ Trois égale deux plus un ?
ser l’opposition prégnante au 19 siècle entre la science de
e

l’État (Staatswissenschaft), normative et de type juridique, Max Weber a été un grand créateur de typologies : rappelons
et la science de la société (Gesellschaftswissenschaft), proto‑ au hasard, en privilégiant le champ de la sociologie politique,
sociologique mais négligeant le fait que les normes, et en par‑ les couples vivre pour/vivre de la politique, éthique de convic‑
ticulier celles qui reçoivent une caution légale, constituent une tion/éthique de responsabilité, groupes de statut (Stände)/
puissante motivation pour l’action (Hanke, 2001, pp. 27‑28 ; classes (Klassen), communalisation (Vergemeinschaftung)/
Gephart, 2001 ; Anter, 1996). Le juridique est ainsi intégré à sociétisation (Vergesellschaftung), agir rationnel en finalité/
une problématique empirique qui écarte l’interrogation axio‑ agir rationnel en valeur, comprendre (verstehen)/expliquer
logique sur la validité des prétentions juridico‑normatives au (erklären), ville occidentale/ville orientale, pouvoir (Macht)/
profit d’une analyse de leur incidence factuelle en termes de domination (Herrschaft), etc. Or, les trois modes de domina‑
motivation de l’action et de stabilisation d’ordres sociaux pro‑ tion légitime constituent l’une des typologies les plus célèbres.
fondément asymétriques (Duran, 2009 ; MWG, I/22‑3 ; Weber, Adoptée strictement, librement adaptée ou critiquée, elle fait
2007). À partir de 1917, lorsque Weber se remet à l’ouvrage aujourd’hui partie du patrimoine commun de la sociologie et
sur Wirtschaft und Gesellschaft, les problématiques de la domi‑ des sciences sociales. Son intérêt heuristique ne se dément
nation et de la légitimité sont désormais pleinement intégrées. pas et les étudiants de première année tout autant que les

6.  Dans la seconde version d’Économie et société, il ajoutera à la liste les p. 449 sq.) ; Weber, 1995, p. 289 sq.) ; dans la conférence « La profession
motivations « rationnelles en valeur » (MWG I/23, pp. 449-450, Weber, et la vocation de politique » du 28 janvier 1919 (MWG, I/17 ; Weber, 2003,
1995, pp. 285‑286). pp. 119‑122) ; ou encore dans son dernier cours sur La théorie générale de
l’Etat et la politique (MWG, III/7, p. 76 sq.).
7. Elle est exposée dans le texte « Les trois types purs de la domination
légitime », mais aussi dans l’introduction des Gesammelte Aufsätze der 8. Les expressions « formes de domination » (Herrschaftsformen) ou
Religionssoziologie  (MWG I/19, pp. 119‑127 ; Weber, 2006b, pp. 370‑376) ; « formes structurelles » (Strukturformen) de domination laissent notamment
dans la livraison de 1919‑1920 de Wirtschaft und Gesellschaft (MWG I/23, la place à celle de « types » (Typen) (Hanke, 2001, p. 39).

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chercheurs peuvent s’en saisir assez facilement pour expliquer la rhétorique classique et médiévale. Elle répond à une « éco‑
des phénomènes historiques ou contemporains. On peut consi‑ nomie conceptuelle » inconsciente qui pousse à privilégier des
dérer cette trilogie comme l’une des trouvailles conceptuelles raisonnements « économes ».
les plus fécondes du sociologue.
Les sciences sociales actuelles s’y plient volontiers, et la
Comment expliquer un tel succès ? À l’évidence, les raisons contrainte d’économie évoquée ne s’est pas posée qu’à l’au‑
proprement conceptuelles ne manquent pas pour avancer des teur d’Économie et société : il n’est pas facile de proposer des
hypothèses crédibles. Il faut cependant revenir sur le chiffre typologies qui aillent au‑delà de la dichotomie ou de la trilogie
trois. L’énumération du paragraphe précédent montre que la et qui réussissent à s’imposer comme des classiques. Pour ne
plupart des typologies à succès de Max Weber sont en fait des donner qu’un exemple récent, si la sociologie de la justification
binômes – certains se dédoublant en cascade, la ville occiden‑ de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) a profondément
tale se divisant ainsi entre ville antique et ville moderne, et la marqué en tant que geste théorique, les six cités initialement
ville moderne entre ville sud‑européenne et ville nord‑euro‑ dégagées n’ont été reprises que par un nombre assez modeste
péenne. Les trilogies qui ont marqué sont loin d’être aussi de travaux, alors que la « cité par projets » construite dans un
nombreuses. Dans le champ de la sociologie politique, on peut second temps par Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) pour
certes mentionner le trio domination des notables, domination expliquer les normes managériales typiques du capitalisme
des partis et domination plébiscitaire, mais il constitue large‑ postfordiste a eu un succès beaucoup plus conséquent – en
ment un dérivé de la trilogie des modes de domination légitime. étant souvent opposée à la « cité industrielle » typique de la
Certes, nombre de typologies wébériennes comprennent des période précédente.
types plus nombreux : la représentation (Repräsentation) est
ainsi divisée entre représentation appropriée (appropriierte), La construction par idéaux‑types représente un outil méthodo‑
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représentation des groupes de statut (ständische), représenta‑ logique original qui se différencie de la conceptualisation phi‑
tion liée (gebundene), représentation libre (freie) et représenta‑ losophique des essences mais aussi des typologies empiriques
tion des intérêts à travers un mandataire (Repräsentation durch en sciences sociales. Aujourd’hui, la forme la plus courante
Interressenvertreter). Cependant, malgré leur intérêt concep‑ de typologie empirique consiste à croiser deux dichotomies, à
tuel, de telles typologies reposant sur plus de trois éléments générer un tableau à quatre cases et à ranger les cas concrets
n’ont pas « tenu », ou en tout cas n’ont pas marqué autant que dans lesdites cases, les regroupant ainsi par ensembles. Cette
les dichotomies. En sociologie politique, aucune ne s’est hissée démarche diffère de celle, idéal‑typique, de Weber, pour
au statut de classique. laquelle les cas concrets doivent être analysés en mobilisant
plusieurs idéaux‑types. L’idéal‑type n’est pas une moyenne,
Une analyse systématique et complexe implique générale‑ il s’obtient en sélectionnant certains aspects de la réalité, en
ment plus que deux ou trois idéaux‑types. Il est vrai qu’une insistant sur leur cohérence systémique et en les épurant des
construction idéal‑typique n’a pas forcément de prétention éléments hétérogènes, afin de bâtir une catégorie qui s’oppose
systématique dans une optique wébérienne : elle est construite (ou se combine) à d’autres. Un cas concret ne correspond
méthodologiquement pour servir d’instrument à un éclairage qu’exceptionnellement à un idéal‑type pur, il est situé sur une
spécifique, qui entend mettre en lumière certains phénomènes carte conceptuelle dont les idéaux‑types constituent les points
tout en acceptant consciemment d’en laisser d’autres dans cardinaux (Weber parle de « tableaux de pensée »). Il est
l’ombre, et n’implique pas que des éclairages braqués depuis cependant remarquable que, malgré toutes leurs différences,
des angles différents seraient illégitimes (Bruhns, 2011, p. 31). la structure binaire, éventuellement dédoublée, tende à prédo‑
Cet argument n’épuise cependant pas l’explication. Sans doute miner dans les deux modes de typologie – et les auteurs de ces
faut‑il mobiliser également d’autres facteurs, plus inconscients, lignes viennent à leur tour d’y recourir dans ce paragraphe…
et notamment la façon dont le raisonnement scientifique et
public est structuré – du moins en Occident – en suivant une Même la tripartition wébérienne des modes de domination légi‑
sorte d’esthétique mentale privilégiant la dichotomie. La struc‑ time semble soumise à une certaine instabilité et fonctionner
ture binaire a des racines profondes, et elle a notamment été fréquemment sur le mode « deux plus un ». Dans La domi‑
travaillée durant des siècles comme un exercice central dans nation, Weber commence ainsi par opposer conceptuellement

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324 La trilogie de la domination de M. Weber : forces et limites

l’obéissance à la règle rationnelle et l’obéissance à l’autorité 1892 ; Kroll, 2001 ; Heurtin, 2014 ; Bernardou, 2014). Cette
personnelle, avant de dédoubler celle‑ci en avançant qu’elle introduction, qui date des années 1911‑1914, est contem‑
peut trouver son fondement dans la domination d’un maître poraine des premiers développements sur la domination, et
se basant sur la tradition ou dans l’abandon à l’extraordinaire c’est peut‑être en lien avec la notion de charisme que Weber
typique du charisme (MWG, I/22‑4, pp.  148‑149 ; Weber, en vient à coupler domination et légitimité (Hanke, 2001). Le
2013, p. 60) . 9
charisme dynamise énormément la dichotomie domination
traditionnelle/domination légale, et aboutit à une typologie
Dans sa dynamique d’explication historique, la trilogie des beaucoup plus forte que la simple opposition communauté/
trois modes de domination légitime fonctionne également sur société qu’avait popularisée Ferdinand Tönnies (1935), ou
le mode du « deux plus un », mais de façon différente. D’un même que sa reprise complexifiée par Weber dans le couple
côté, la domination traditionnelle s’oppose à la domination communalisation/sociétisation. Ainsi étoffée, la typologie perd
rationnelle‑légale dans une dichotomie qui évoque les duos de son statisme. Le charisme est en effet transversal à l’oppo‑
communauté/société et communalisation/socialisation sans les sition sociétés traditionnelles/sociétés modernes. C’est lui qui,
recouper complètement. Dans un autre vocabulaire, nombre par excellence, introduit le mouvement dans les mondes tra‑
d’auteurs ont ainsi pu opposer la tradition et la modernité, ou ditionnels ; il permet d’y analyser les mutations radicales, les
la solidarité mécanique et la solidarité organique. Chez Weber, ruptures et les révolutions. Plus intéressant encore peut‑être,
la force de cette structure duale est de deux ordres. D’un côté, la notion de domination charismatique permet de donner du
elle pointe une césure historique qui spécifie notre présent et ressort au diagnostic sur les sociétés modernes10, de ne pas
implique un angle d’éclairage a contrario qui oppose ce présent s’en tenir à la fameuse « chape d’acier » évoquée à la fin de
au passé : dans celui‑ci, la domination traditionnelle était déter‑ L’éthique protestante comme le destin du monde occidental,
minante, dans celui‑là, la domination rationnelle‑légale est plus et d’envisager à l’inverse celui‑ci comme reposant sur des
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importante. Cependant, la méthodologie idéal‑typique permet « fondements mixtes » (MWG, I/22‑3, p. 738) et instables. Si
d’éviter une superposition mécanique entre sociétés tradition‑ la bureaucratie est une force révolutionnaire contre la tradi‑
nelles et sociétés modernes d’une part, domination tradition‑ tion, une fois installée en position prépondérante, sa domi‑
nelle et domination rationnelle‑légale de l’autre. Il y avait en nation croissante instaure un ordre non pas statique, mais
effet de la domination rationnelle‑légale dans nombre de socié‑ sans rupture – en même temps qu’un étouffoir pour la liberté
tés traditionnelles (les logiques bureaucratiques qui œuvrent individuelle et la volonté d’entreprendre. L’autorité charisma‑
dans celles‑ci y sont d’ailleurs source de transformations fonda‑ tique redonne du jeu, elle constitue pour Weber le moteur
mentales), comme il y a de la domination traditionnelle dans les des révolutions modernes – mais aussi l’un des facteurs qui
sociétés contemporaines ; simplement, l’autre mode de domi‑ condamnent celles‑ci au paradoxe, en pliant l’action des domi‑
nation s’articule en position subordonnée par rapport au type nés dans un cadre « absolument autoritaire et dominateur »
plus particulièrement caractéristique de chacune des deux (MWG, I/22‑3, p. 737).
périodes. Comme dans la majeure partie de l’œuvre wébé‑
rienne, la dichotomie idéal‑typique n’est pas confondue avec la Parallèlement, la notion permet de thématiser pour quelques
dichotomie empirique, même si elle permet de l’éclairer. personnalités d’élite la réintroduction d’une part de liberté dans
la confrontation avec le destin du monde (Sintomer, 1999). Ce
En l’occurrence, le coup de génie de Weber est cependant nouveau concept sociologique a été élaboré à l’orée de ce que
d’avoir introduit un troisième terme avec la notion de charisme, qu’Eric Hobsbawm a appelé le « court 20ème siècle », celui des
qu’il emprunte à l’historien des religions Rudolph Sohm (Sohm, guerres, des révolutions et des contre‑révolutions, mais aussi

9.  Dans « Les trois types purs de la domination légitime » comme dans la avec les sous‑types du patrimonialisme et du sultanisme (MWG, I‑24,
livraison d’après‑guerre de Wirtschaft und Gesellschaft, le fil du raisonne‑ pp. 475-476, Weber, 1995, p. 308).
ment est un peu modifié mais le caractère « double » de la domination tra‑
ditionnelle, qui mobilise à la fois les normes de la tradition et l’obéissance 10.  Wolfgang Mommsen note le changement de statut du charisme dans les
personnelle au maître, perdure dans la définition générale de la domina‑ versions tardives de la sociologie de la domination (à partir de 1917) : plutôt
tion traditionnelle (Colliot‑Thélène, 2014). La dernière livraison d’Économie que d’être associé de façon privilégiée aux sociétés anciennes, il est érigé en
et société thématise cette dichotomie interne à la domination traditionnelle principe constitutif des sociétés modernes (Mommsen, 2001, p. 310).

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Yves Sintomer et Jérémie Gauthier 325

celui des médias de masse, une période pendant laquelle les « relation purement personnelle de piété à l’égard du prince »
phénomènes charismatiques ont proliféré. L’architecture théo‑ (MWG, I/22‑4, p. 370 ; Weber, 2013, p. 205). Dans « Les trois
rique ainsi esquissée est profonde et d’une rare élégance. Elle types purs de la domination légitime », il constitue le cas histo‑
respecte le principe d’économie conceptuelle évoqué plus rique qui a porté l’« administration statutaire », c’est‑à‑dire l’un
haut  – et, en l’occurrence, la tripartition se révèle supérieure des deux sous‑types de la domination traditionnelle – l’autre
à la simple dichotomie. Elle rejoint à sa manière d’autres trilo‑ étant l’administration patrimoniale, qui est le type pur de celle‑ci
gies classiques. Elle nous rappelle que le nombre trois est lui et où « les serviteurs sont en situation de totale dépendance
aussi porteur d’une signification forte dans la tradition occiden‑ personnelle vis‑à‑vis du maître » ((MWG, I/22‑4, pp. 717‑742 ;
tale, marquant le domaine de la sociologie et de la philosophie Weber, 2014b). Dans la livraison d’après‑guerre d’Économie
politiques (avec la tripartition classique entre monarchie, aris‑ et société, l’agencement est encore différent : le féodalisme
tocratie et démocratie ou la théorie de la séparation des trois constitue une section spécifique du chapitre trois (qui porte
pouvoirs qui s’est imposée depuis Montesquieu) tout autant sur les types de domination) tout en étant explicitement ren‑
que la théologie. voyé (dans des proportions variables) aux trois idéaux‑types de
la domination légitime ; il continue d’être largement présenté
comme un sous‑type de la domination traditionnelle ; cepen‑
Le féodalisme, un quatrième mode de domination dant, la nature personnelle du lien vassalique, tout comme la
légitime ? figure « héroïque » du seigneur féodal, impliquent également
une dynamique de type charismatique ; enfin, le féodalisme
Cette économie a cependant son revers. Lorsqu’il passe annonce aussi la domination légale par l’importance de la rela‑
du niveau le plus abstrait à des explications plus proches du tion contractuelle qui s’établit entre le seigneur et ses vassaux.
matériau historique, Weber est contraint d’introduire d’autres Ces inflexions témoignent d’une certaine incertitude concep‑
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catégories. L’une d’elle, le féodalisme, mérite une attention tuelle, même si les évolutions d’un texte à l’autre ne constituent
particulière. Un manuscrit entier, parmi ceux rassemblés de pas des ruptures. Elles révèlent le statut théorique ambigu du
façon posthume dans La domination, lui est consacré. Une féodalisme, qui peine à trouver une place convaincante dans le
asymétrie se produit alors entre les trois types de domination plan de l’exposé wébérien (dans la dernière version d’Économie
légitime et les quatre types de domination politique : la domi‑ et société, la section sur le féodalisme est placée entre celle
nation bureaucratique, la domination patrimoniale, la domi‑ sur « La routinisation du charisme » et celle sur « Le charisme
nation féodale et la domination charismatique. Certes, l’angle réinterprété en dehors de toute relation de domination » (MWG,
d’éclairage est, dans les deux cas, différent. Les trois types purs I/23 ; Weber, 1995).
visent à éclairer la domination légitime en général, ne sont pas
spécifiquement politiques et concernent également l’économie, Dans La domination, Weber parle comme nous l’avons vu du
la famille ou l’érotisme. Un constat est cependant assez trou‑ féodalisme en le qualifiant de « cas limite ». Le terme revêt
blant : il y a sinon une identité, du moins une superposition chez le sociologue deux acceptions. La première est d’ordre
assez claire entre les trois modes de domination légitime et trois empirique : il s’agit alors d’un cas historique exceptionnel,
des régimes politiques de domination : la domination ration‑ notamment parce qu’il correspond presque exactement à
nelle‑légale avec la domination bureaucratique, la domination un idéal‑type ou, au contraire, parce qu’il tranche avec les
traditionnelle avec la domination patrimoniale, et la domination cas standards analysés en mobilisant tel ou tel idéal‑type. La
charismatique… avec la domination charismatique. seconde acception est conceptuelle : le « cas limite » est alors
un idéal‑type de second rang, qui est construit comme une
Le féodalisme représente un cas à part. Ce régime politique sous‑catégorie d’un idéal‑type de premier rang ou comme
n’est pas un idéal‑type aussi indépendant que les autres. Dans un mixte dérivé de plusieurs idéaux‑types. La construction
La domination, il est présenté comme un « cas limite du patri‑ d’idéaux‑types mixtes est fréquente chez le sociologue, et
monialisme », le « problème » pratique de domination politique nombre d’exemples en témoignent : charisme de fonction,
du prince patrimonial sur les seigneurs patrimoniaux locaux bureaucratie patrimoniale, césaropapisme, État‑providence,
étant « résolu » en confiant contractuellement à ces derniers etc. Cette multiplication se justifie en fonction des impératifs
les charges administratives et politiques en fonction d’une des enquêtes empiriques : selon l’angle de vue, mais selon

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aussi que les chercheurs procèdent par gros plan, par pano‑ de Secrétaire général du Parti communiste chinois, a un cha‑
ramique ou par travelling, la façon de bâtir les idéaux‑types et risme certain, mais c’était moins le cas de son prédécesseur Hu
de les combiner varie et ceux‑ci sont plus ou moins abstraits. Jintao (2005‑2013), et le cadre collectif de la direction de l’État
a globalement été réaffirmé ; surtout, le charisme de Xi Jinping
Très souvent, après l’énoncé d’une typologie de premier rang, n’a rien à voir avec celui de Mao Zedong. Enfin, s’il y a bien une
Weber multiplie les bémols, les sous‑types, les « cas limites », dimension de domination légale‑bureaucratique dans la Chine
et ces ramifications prennent en fin de compte davantage de contemporaine, elle est dans son sens wébérien assez limitée –
place que les types purs. Cela convient à la diversité du réel, et son importance est en tout cas bien inférieure à celle qu’elle
qui ne saurait s’épuiser avec les types purs. Cependant, le choix a dans le Nord global. Comment expliquer, du coup, la stabilité
de constituer un modèle en idéal‑type de premier rang, en réelle du régime chinois ? Une large majorité des chercheurs en
sous‑type ou en idéal‑type mixte ne s’impose pas naturellement. sciences sociales chinois écartent l’hypothèse répressive, trop
Le féodalisme est certes un mixte, mais nous avons déjà évo‑ simpliste, reconnaissent que le régime bénéficie factuellement
qué le fait que ce « type pur » qu’est la domination traditionnelle d’une légitimité incontestable et l’explique par les résultats :
est lui aussi tendu entre la norme traditionnelle et l’obéissance quand le pouvoir d’achat double tous les sept ou dix ans, la pers‑
personnelle au maître (Colliot‑Thélène, 2014) : sa « pureté » est pective révolutionnaire est moins attrayante. L’explication devrait
donc toute relative. Conceptuellement, le choix de constituer le être plus complexe, mais ne touche‑t‑elle pas juste, au moins
féodalisme en type pur aurait pu se défendre. Le choix inverse partiellement ? La trilogie wébérienne serait‑elle moins heuris‑
d’en faire un sous‑type ou un idéal‑type dérivé parce que mixte tique pour la Chine contemporaine ?
avait certes des raisons théoriques, mais il renvoyait sans doute
aussi de façon inconsciente à une sorte d’esthétique concep‑ L’interrogation est redoublée par le parallèle qui peut être effec‑
tuelle : l’adjonction d’un quatrième élément aurait fait perdre de tué entre les trois types purs de domination légitime et une
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l’intensité à la typologie, elle l’aurait rendue moins économe sans tripartition fort en vogue dans les sciences politiques contempo‑
que cela soit compensé par des gains heuristiques décisifs. raines, qui distingue la légitimité par l’input, par le throughput et
par l’ouput. Initialement, cette typologie, proposée notamment
par le politiste allemand Fritz W. Scharpf (1999), se résumait à
Un mode de domination légitime par les biens la dichotomie input/output legitimacy, mais elle a été complexi‑
et services distribués (outputs) ? fiée par le troisième terme, avec des références à des auteurs
aux orientations aussi diverses que Niklas Luhmann ou Jürgen
D’autres candidats étaient théoriquement possibles pour accé‑ Habermas (Schmidt, 2013 ; Levi‑Faur, 2012). La légitimité par
der au rang de type pur de la domination légitime. Un exemple l’input renvoie dans ce cadre aux acteurs et aux ressources
empirique peut sur ce point nous éclairer : si l’analyse de la disponibles ainsi qu’au cadre juridico‑institutionnel en vigueur,
5  République française « marche » très bien en combinant les
e
le throughput aux procédures de prise de décision, et l’output
trois modes sélectionnés par Weber, il en va autrement pour la aux biens et services symboliques offerts par le système poli‑
Chine contemporaine, après la fin de la Révolution culturelle et tique11. Malgré certains parallèles, en particulier entre la légiti‑
la répression de Tiananmen. Certes, des éléments de domination mité procédurale du throughput et la légitimité rationnelle‑légale
traditionnelle sont bien présents, à travers la tradition confucéenne wébérienne, une comparaison terme à terme avec la trilogie
(au reste largement réinventée) ou un rapport assez hiérarchique des types de domination légitime ne serait guère fructueuse,
à l’autorité, mais ils sont comparativement assez faibles après tant les cadres de pensée sont contrastés. L’important est ici
une expérience maoïste où le régime s’était employé avec un l’accent placé sur la légitimité par les résultats, érigée en modèle
succès réel à détruire la tradition. Bien sûr, un dirigeant comme idéal‑typique. Sur un registre et avec un vocabulaire assez dif‑
Xi Jinping, qui cumule la présidence de la République et le rôle férent, la sociologie politique française qui travaille avec une

11.  Nous laisserons ici de côté la distinction potentielle entre ouputs (pro‑
duits) et outcomes (résultats), distinction que François Chazel a eu la gentil‑
lesse de nous rappeler.

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Yves Sintomer et Jérémie Gauthier 327

matrice dérivée des travaux de Pierre Bourdieu tend elle aussi à ceux qui y participent. Or, ajoute Weber, « la “validité” d’un ordre
mettre l’accent sur la légitimation de la domination par les biens signifie quelque chose de plus qu’une simple régularité dans le
symboliques et matériels fournis aux divers groupes sociaux. déroulement de l’action sociale ». Il donne en exemple le fait que si
un fonctionnaire est ponctuel et régulier, ce n’est généralement pas
Weber lui‑même n’est en aucun cas un idéaliste béat, et il est seulement par habitude ou par intérêt bien compris, mais parce
tout à fait conscient que cette donnée est décisive. Dans ses qu’il a intériorisé la validité de la norme de ponctualité et de régula‑
écrits empiriques, il montre en particulier constamment combien rité dans la fonction (Amt) qu’il exerce (MWG, I/23, pp. 182-184 ;
l’appareil administratif de la domination est largement fondé sur Weber, 1995, pp. 64‑66). Cette insistance sur la dimension norma‑
les récompenses que peuvent espérer ses membres. Pourquoi tive, au sens où l’intériorisation de la norme (en particulier lorsqu’elle
n’a‑t‑il pas tenté de généraliser cette dynamique en forgeant un est explicitée juridiquement) représente une motivation de l’action et
type pur de domination légitime basé sur les résultats de l’action constitue un ressort clef de la stabilité d’un ordre social, est dans sa
de l’appareil de domination ? Plusieurs hypothèses sont pos‑ formulation abstraite très convaincante. Elle joue à n’en pas douter
sibles, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Sans prétendre un rôle déterminant dans la cohérence interne de la conceptualité
à l’exhaustivité, quatre s’offrent à l’explication. wébérienne. Il faut cependant ne pas surestimer cette cohérence12.
Surtout, l’idée qu’il serait impossible d’ériger un ordre norma‑
La première renvoie à des raisons empiriques. Weber écrit que tif fondé une distribution satisfaisante des outputs n’est pas très
comme la force ou la coutume, le seul intérêt n’est pas assez convaincante. Des ordres normatifs de ce type ont bien été bâtis.
stable pour fonder une domination légitime (MWG, I/22‑4, Une partie de l’utilitarisme anglo‑saxon repose sur cette base. Un
pp.  717‑742 ; Weber, 2014b ; MWG, I/23, pp. 182-184 ; peu avant les années où Weber inventait sa tripartition des modes
Weber, 1995, pp.  64‑66). L’argument peut sembler intuitive‑ de domination légitime, Émile Durkheim (1986) proposait de com‑
ment convaincant, mais il résiste mal à un examen plus serré. battre l’anomie due au capitalisme et de restaurer la légitimité de
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Comparée à une tradition sanctionnée légalement et qui peut l’ordre social en mettant en place une distribution méritocratique
plonger ses racines dans un passé séculaire, ou même à un des fonctions et des produits de la division du travail. Les théories
ordre constitutionnel qui se compte en général en décennies, de la justice distributive, du moins dans la mesure où elles ne se
une domination qui reposerait sur le seul intérêt apparaît effecti‑ penchent pas uniquement sur l’ordre idéalisé d’une société à peu
vement plus fragile, mais ce n’est pas le cas si on la compare à la près juste et à peu près démocratique et où elles se confrontent
domination charismatique, dont Weber souligne de façon répé‑ avec les ordres profondément inégalitaires des sociétés réellement
tée le caractère extra‑quotidien et la nature fondamentalement existantes, sont également candidates à une justification normative
instable (labil). Si cette dimension d’instabilité relative n’a pas des outputs. À l’heure actuelle, des théoriciens chinois proposent
empêché Weber de construire un type pur de domination sur le de moderniser la théorie confucéenne pour thématiser la légitimité
charisme (tout en proposant un type dérivé, le charisme de fonc‑ de l’ordre social comme reposant sur un ordre méritocratique et
tion, pour rendre compte de la permanence de la logique cha‑ la satisfaction des besoins des dominés (Chan, 2014). Du point
rismatique dans une forme particulière de quotidianisation), elle de vue sociologique, il n’est nullement besoin que ces construc‑
ne pouvait constituer une raison suffisante pour refuser de bâtir tions normatives soit philosophiquement « vraies ». Il suffit qu’elles
un type pur de domination reposant sur la légitimé des outputs. représentent un motif de croyance des dominés, qu’elles aient
donc une validité à leurs yeux et qu’elles puissent ainsi consti‑
La seconde hypothèse tient à la façon dont Weber théorise le tuer le fondement de la légitimité d’un type de domination. Cela
concept de validité (Geltung), qui n’est que peu présent explicite‑ explique d’ailleurs la facilité avec laquelle la science politique
ment dans « Les trois types purs de la domination légitime » mais empirique peut manier la notion d’ouput legitimacy. L’immense
qui est fondamental pour l’élaboration wébérienne. La légitimité culture de Weber lui donnait toutes les ressources pour thématiser
d’un ordre repose pour le sociologue sur sa validité aux yeux de un tel ordre normatif : pourquoi ne l’a‑t‑il pas entrepris ?

12. Dans la version d’après‑guerre d’Économie et société, l’articulation légitime » (respectivement les sections 4, 5, 6 7 du chapitre 1 et la sec‑
entre les sections sur les « Déterminants de l’action sociale », les « Types tion 1‑2 du chapitre 3) pose une foule d’épineux problèmes sur lesquels les
de régularités dans l’action sociale », les « Sortes d’ordre légitime », les exégètes se disputent encore.
« Fondements de la validité de l’ordre légitime » et « Les types de domination

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328 La trilogie de la domination de M. Weber : forces et limites

Une troisième hypothèse fait porter l’explication sur les réticences autre action, qui séparent le concept de domination au sens strict
de Weber à prendre en compte de façon positive le rôle de la et celui de « pouvoir » de fait. La domination est une relation « ver‑
justice matérielle. L’auteur d’Économie et société insiste en effet ticale » alors que le pouvoir institue une relation « horizontale »
sur la rationalité purement formelle qu’il pense typique du monde (ce qui ne veut pas dire symétrique). La domination implique un
occidental moderne – celle du droit et de l’action bureaucra‑ acquiescement en retour de la personne dominée. Une relation
tique – et tend à rejeter la rationalité matérielle comme contra‑ de domination n’existe que pour autant qu’elle est factuellement
dictoire. On touche là un point où les raisonnements « objectifs » légitime, c’est‑à‑dire qu’elle est reconnue comme valide par les
(sachlich) et les prises de parti éthico‑politiques du sociologue personnes sur lesquelles elle s’exerce et qui obéissent en consé‑
s’interpénètrent étroitement. Malgré quelques exceptions, le rai‑ quence. La légitimité n’est donc pas quelque chose de secondaire,
sonnement est massif et cohérent d’un point de vue interne : de potentiel ou d’accessoire, mais bien une composante intrin‑
Weber rejette pêle‑mêle l’État social naissant et le droit maté‑ sèque du concept de domination. Il faut par ailleurs comprendre
riel, il considère comme impossible l’introduction d’une certaine celui‑ci au sens fort : la domination « se confond avec le pouvoir
éthique dans l’économie capitaliste, il fait l’éloge de l’adminis‑ autoritaire de donner des ordres » (MWG, I/22‑4, p. 135 ; Weber,
tration monocratique où les fonctionnaires se contentent d’exé‑ 2013, p. 49), et avec l’intériorisation de ceux‑ci par les dominés.
cuter les tâches sans considération éthique, sine ira et studio, C’est d’ailleurs pourquoi Weber peut faire intervenir la notion de
pour reprendre une expression qui revient régulièrement sous sa discipline comme un complément venant immédiatement après
plume. Weber était doté d’une prescience théorique qui lui a fait la définition du concept de domination : celle‑ci, dans son type le
anticiper nombre de développements ultérieurs, mais il n’a guère plus pur, repose sur la « chance » de rencontrer chez une masse
été lucide sur les prémisses de construction d’un État social et de « une “disposition inculquée” à l’obéissance acritique et sans
ce que les Allemands appellent aujourd’hui « l’économie sociale résistance » (MWG, I/23, p. 211 ; Weber, 1995, p. 95). Comme
de marché ». Faire apparaître un quatrième mode de domination l’a montré Catherine Colliot‑Thélène (2014), Weber procède sur
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légitime fondé sur les ouputs n’était de ce point de vue pas seu‑ ce point à un retournement paradoxal de l’impératif catégorique
lement une complication « esthétique ». Cela aurait mis en péril kantien : « L’action de celui qui obéit se déroule, en substance,
la thèse wébérienne selon laquelle la modernité occidentale est comme s’il avait fait de l’ordre la maxime de sa conduite, et cela
soumise à une domination croissante de la domination bureau‑ de par le rapport formel d’obéissance, sans considérer la valeur
cratique‑légale, contrebalancée seulement par le renouveau de ou la non‑valeur de l’ordre » (MWG, I/23, p. 452 ; Weber, 1995,
dynamiques de domination charismatique. Plus exactement, c’est p. 288). La domination implique une obéissance inconditionnée.
la conceptualisation d’un type de validité fondé sur une répartition Elle peut être refusée, mais elle ne peut exister que sur ce mode.
équitable (quel que soit le sens donné à la notion) des outputs Une légitimité par les outputs est difficilement appréhendable
qui allait à l’encontre de la problématique wébérienne : celle‑ci dans cette logique. Elle implique que tout en adhérant à un ordre
pouvait fort bien souligner les motivations empiriques basées sur normatif, par exemple de type méritocratique, les dominés pra‑
les seuls intérêts mais ramenait le jeu sur ces motivations au rang tiquent la balance pour jauger de l’adéquation entre la norme et les
de simple moyen de la domination, n’impliquant pas une validité biens et services effectivement délivrés, sur le mode du : j’obéis,
normative aux yeux des dominés. car tout bien pesé, cela m’apporte ou apporte aux membres du
groupe dans lequel je me reconnais, ainsi qu’à la société dans
La dernière hypothèse renvoie à une raison qui est peut‑être encore son ensemble, d’une façon relativement satisfaisante au vu des
plus profonde. Elle touche au concept même de domination tel rapports de force actuels. Ce genre d’obéissance, qui implique
que le formule Weber. C’est sa dimension symbolique et le fait que une validité normative de type conséquentialiste13, n’est pas celle
la volonté se manifeste directement, sous la forme d’un ordre, et thématisée par Wirtschaft und Gesellschaft. En retour, cela sou‑
non indirectement du fait des conséquences d’une action sur une ligne la spécificité du concept wébérien. Forgé pour ne pas être

13.  La philosophie politique contemporaine oppose souvent les théories déonto‑ wébérienne entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité. Il est
logiques qui, comme celles de Kant, de Rawls ou de Habermas, défendent le fait intéressant de noter que Weber privilégie cette dernière lorsqu’il décrit les qua‑
que les normes sont valides indépendamment des conséquences des actions lités des dirigeants politiques véritables : dans une sphère politique désormais
qui s’y conforment, et les doctrines conséquentialistes qui prennent à l’inverse autonomisée, ces derniers, parce qu’ils sont dominants, doivent s’affranchir de
celles‑ci en compte. Cette distinction n’est pas sans évoquer l’opposition la logique « déontologique » qui s’impose au contraire aux dominés.

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« amorphe », il a indéniablement un tranchant acéré. Mais il a rejette explicitement le sens politique comme relevant de parti
aussi des limites : d’autres modes d’obéissances, plus retenus et pris ou de convictions naïves. Et pourtant, la question politico‑
qui ne s’effectuent pas sur le mode de l’impératif catégorique, ne sociologique de la démocratie ne cesse de le travailler alors
mériteraient‑ils pas d’être conceptualisés  ? 14
qu’il développe sa théorie de la domination, et ce questionne‑
ment ne fait que croître dans le contexte mouvementé de la fin
Le raisonnement pourrait être élargi à d’autres types de domi‑ de la guerre et de la Révolution allemande de novembre 1918.
nation potentiels. Il est par exemple frappant que Weber n’ait Jusque dans son dernier cours à Munich au semestre d’été
pas conceptualisé celui qui repose sur l’identification à une 1920 (MWG, II/7), elle hante ses typologies et ses descriptions
communauté, et en particulier à la communauté nationale, empiriques, et la piste très vite abandonnée d’un quatrième
lors même que la réflexion sur les communautés constitue un mode de domination légitime en est l’une des manifestations.
axe important de sa réflexion. Le fait que les dominés puissent
accepter dans certaines circonstances de « mourir pour la Il est clair que l’idée d’un quatrième mode de domination
patrie » pourrait mériter une analyse spécifique, irréductible légitime qui aurait pu être qualifié de démocratique était une
à la trilogie wébérienne. Cela aurait cependant impliqué une impasse, et plusieurs auteurs l’ont démontré de façon convain‑
analyse de la construction de « communautés imaginées » cante (voir notamment Breuer, 1994, 2010). Le concept wébé‑
(Anderson, 2006), mais aussi un retour réflexif sur le natio‑ rien de domination, lié comme nous l’avons vu à celui d’une
nalisme et l’adhésion à la raison d’État qui ont jusqu’à la fin obéissance inconditionnelle tant que persiste la croyance en
marqué les prises de position du sociologue (Weber, 2004 ; la validité de l’ordre légitime, faisait d’un mode de domination
Mommsen, 1985). Dans le même ordre d’idées, le fait que démocratique une contradictio in adjecto. Pour des raisons
la solidarité horizontale de groupe puisse être un puissant de cohérence conceptuelle, Weber ne pouvait qu’abandonner
motif d’obéissance aux ordres, y compris les plus extrêmes rapidement cette piste. Cependant, cette disparition laissa en
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(Browning, 2007), n’a pas été conceptualisé par Weber. quelque sorte une place vide et elle témoigne que pour lui, et
ce jusqu’à une date très tardive, la façon de conceptualiser la
démocratie n’était pas fixée et posait problème.
Un type démocratique de domination légitime ?
Cette difficulté est remarquable lorsque l’on analyse philologi‑
De tels constats amènent à revenir sur l’éphémère tentative, quement la place de la démocratie dans l’architecture concep‑
évoquée au début du présent article, de conceptualiser un tuelle wébérienne. Dans La domination, elle est surtout discutée
quatrième type de domination qui ferait dériver sa légitimité de dans la partie qui définit la domination en général (avec une
la volonté des dominés. À travers elle, c’est la question de la section sur la nature et les limites de l’administration bureau‑
démocratie et de sa conceptualisation par Max Weber qui est cratique), ainsi que dans la partie sur la domination bureaucra‑
en jeu. Nous ne ferons que résumer un propos qui a déjà été tique. Dans « Les trois types purs de la domination légitime »,
abordé ailleurs (Sintomer, 1999, 2013). c’est à l’inverse surtout dans l’analyse de la domination cha‑
rismatique (dans un court passage sur la réinterprétation anti‑
L’auteur d’Économie et société oppose clairement ce qu’il autoritaire du charisme) que la démocratie est évoquée. Dans
appelle la démocratisation au sens sociologique, qui implique la livraison d’après‑guerre d’Économie et société, sans doute
l’amenuisement des inégalités statutaires et « le nivellement sous la pression des bouleversements que connaît l’Allemagne,
du groupe des dominés par rapport au groupe dominant » l’analyse de la démocratie prolifère et occupe l’essentiel de
(MWG, I/22‑4, p. 204 ; Weber, 2013, p. 97), et la démocra‑ deux sections consécutives (dans le troisième chapitre, sur
tisation au sens politique, qui implique que l’ordre politique les concepts fondamentaux de la sociologie, avec la section
soit de façon croissante issu de la volonté des dominés. Weber sur « Le charisme réinterprété en dehors de toute relation de

14.  De même, on ne trouvera pas chez Weber de concepts pour expliquer ait volonté et donc intentionnalité d’une part, reconnaissance de la légitimité de
des asymétries structurelles comme celle qui implique que, dans une assem‑ cette volonté de l’autre. Cela tranche avec des conceptions structurales de la
blée, les individus membres des groupes dominés ont tendance à moins domination du type de celle développée par Pierre Bourdieu.
prendre la parole. Pour qu’il y ait domination au sens wébérien, il faut qu’il y

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domination » et, dans une moindre mesure, celle sur « La col‑ moment, il n’expose la notion pour elle‑même, en procédant
légialité et la division des pouvoirs »). La conférence sur « La à un vrai mouvement d’abstraction conceptuelle. Certaines
profession et la vocation de politique » est largement consacrée des dimensions intrinsèques de la démocratie sont complète‑
à l’analyse des démocraties contemporaines, mais la démocra‑ ment absentes de l’analyse (on citera simplement ici la notion
tie n’y est pas définie en tant que telle. Enfin, dans le dernier d’espace public : si le mot est parfois employé, le concept fait
cours sur « La théorie générale de l’État et la politique », la clairement défaut). Comme nous l’avons vu, Weber affirme
démocratie a une place incertaine et est évoquée après la des‑ régulièrement qu’aucune société ne saurait correspondre à un
cription des trois types purs de domination dans une section idéal‑type unique, et le fait qu’une pure domination bureaucra‑
sur la transformation antiautoritaire du charisme puis, après tique ou qu’une pure domination charismatique ne soit pas de
un intermède sur la domination plébiscitaire, dans les sections ce monde, du moins de façon durable, ne l’empêche pas d’éla‑
sur la collégialité et sur la séparation des pouvoirs ainsi que sur borer le type pur de ces deux dominations, à des fins métho‑
celle intitulée « L’administration antiautoritaire et la représenta‑ dologiques et heuristiques. Lorsqu’il passe à la démocratie, la
tion ». Au total, la réflexion sur la démocratie apparaît éclatée démarche suivie est fort différente. La démocratie pure, une
et oscille entre une place subordonnée dans l’analyse de la fois proclamée comme un cas limite qui n’est pas ou plus de ce
domination bureaucratique et de la domination charismatique monde, n’est guère mobilisée aux côtés d’autres idéaux‑types
ou une place spécifique mais mal assurée. Il est d’ailleurs inté‑ pour analyser jusqu’à quel point telle ou telle société ou telle ou
ressant de noter que le cas historique évoqué comme étant telle dynamique politique se rapproche de ce modèle. Ce « cas
« le porteur spécifique » de ce quatrième mode de domination limite » ne fonctionne pas vraiment comme un idéal‑type, ce
n’est autre que « la ville occidentale », abordée ailleurs avec qui appauvrit considérablement les analyses empiriques des
la notion de « domination illégitime », elle aussi problématique expériences démocratiques passées ou contemporaines.
(MWG, I/22‑5 ; Weber, 2014c ; Breuer, 2010).
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Cela s’explique sans doute par le statut conceptuel que Weber Conclusion. L’entrée en politique des dominés :
donne à la démocratie, qu’il qualifie à plusieurs reprises de un impensé des types purs de la domination légitime ?
« cas limite » (Grenzfall). De façon inconsciente, Weber joue
sur les deux sens, empirique et théorique, qu’il donne à l’ex‑ Lorsque Weber évoque le retournement antiautoritaire de la
pression de cas limite. Normalement, sa manière de procéder domination charismatique ou la minimisation de la domina‑
lorsqu’il expose un idéal‑type est de le définir pleinement dans tion administrative, il souligne le caractère exceptionnel, éphé‑
sa pureté théorique, de multiplier ensuite les nuances, les mère, illusoire et contradictoire de ces dynamiques politiques
sous‑types ou les types mixtes, avant de le réutiliser combiné ou sociopolitiques. Même la fascination qu’il éprouve pour
à d’autres idéaux‑types dans les analyses concrètes. Il en va le mode de constitution de la ville occidentale, marquée par
différemment de la notion de démocratie. Si celle‑ci représente l’irruption révolutionnaire d’un nouvel ordre politique basé sur
un cas limite, c’est la plupart du temps dans le sens empirique la fraternisation de citoyens égaux, ne l’amène pas à inclure la
d’un cas exceptionnel, qui doit être abordé en passant dans démocratie, entendue comme autogouvernement ou comme
l’analyse concrète mais qui n’a pas vocation à être construit pouvoir constituant, dans la liste de ce qu’il considère comme
en idéal‑type théorique. Régulièrement cependant, Weber spécifique de la ville occidentale : seule la constitution d’une
semble lui donner le statut de sous‑type, mais c’est pour repas‑ citoyenneté rassemblant des sujets de droit y figure, aux côtés,
ser rapidement à une interprétation purement empirique de ce notamment «  de la notion sociologique de fonction, de la discipline
Grenzfall et pour expliquer en quoi la démocratie au sens fort du militaire, des partis politiques […] et de la figure caractéristique
terme (un ordre bâti sur la volonté des couches populaires) ne du démagogue dont le parti politique constitue la suite » (MWG,
saurait se déployer dans les États de masse moderne. À aucun I/22‑4, p. 166 ; Weber, 2014a ; MWG, I/22‑5 ; Weber, 2014c)15.

15. Sur la question de la place des droits individuels dans des sociétés qui écrit : « chaque fois [que Weber] pose la question de la préservation de
modernes en proie à l’emprise croissante de la bureaucratie et d’un capita‑ la liberté et de l’individualité dans l’État bureaucratique, ses propos s’inter‑
lisme de plus en plus réifié, voir dans des perspectives différentes, Breuer rompent brutalement ».
(1990) ; Mommsen (2001) ; Colliot‑Thélène (2011) ; ou Anter (2010, p. 25),

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L’ordre dynamique susceptible de s’installer, qu’il pense en socio‑ sans résistance, et aucune société politique ne se réduit aux
logue et qu’il appelle en intellectuel de ses vœux, est un mixte rapports de domination16. La domination fait toujours l’objet de
entre domination bureaucratique‑légale et domination charis‑ transactions et de contestations, dans les sommets de l’État,
matique, une « démocratie des chefs » (Führerdemokratie) mais également « par le bas », par le biais de répertoires
dans laquelle l’élection se transforme en plébiscite (MWG, d’action propres aux dominés, bien au‑delà d’une obéissance
I/22‑3, p.  742). Le charisme, et les capacités d’innovation qui s’effectuerait sur le mode de l’impératif catégorique. Ces
des « grands hommes » qui en découlent, constitue le seul dimensions de coopération ou de résistance politiques ont été
contre‑pouvoir effectif capable de s’opposer à la rationalisation largement thématisées par l’histoire, la sociologie ou la philoso‑
bureaucratique du monde en général, et de l’appareil de domi‑ phie politique, et ce dans des perspectives très différentes : les
nation en particulier. analyses sur la démocratie participative et la démocratie déli‑
bérative, mais aussi celles sur les mouvements sociaux et les
L’idée selon laquelle les dominés pourraient devenir des acteurs révolutions ; les subaltern studies d’inspiration gramscienne,
du politique capables de redéfinir les termes de la domination mais aussi les travaux s’inscrivant dans une perspective foucal‑
et d’en minimiser l’emprise occupe une place très marginale dienne. Cette dimension n’est pas complètement absente de
chez Weber, et les fenêtres d’opportunité qui leur permettraient l’œuvre wébérienne, mais elle y agit plus comme un « spectre »
une marge de manœuvre sont vite refermées. Le sociologue (Balibar, 2004) que comme une notion opératoire, faute d’inté‑
avance certes que la domination implique trois termes : le grer la capacité d’action des dominés.
maître, ceux qui composent son appareil de domination (la
« direction administrative »), et les dominés. Cependant, seuls C’était seulement en construisant pleinement l’idéal‑type
les deux premiers échelons ont pour lui une véritable capacité « pur » d’une société sans domination (ou d’une dynamique
d’initiative. Leur coopération et les tensions qui les opposent minimisant la domination) qu’il était possible de sortir par le
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font l’objet de pages extrêmement pénétrantes, tandis que haut de l’impasse que constituait l’idée d’un quatrième type,
l’action des dominés, cantonnés à un rôle passif face aux ruses démocratique, de domination légitime. Seule sa combinai‑
de la domination, reste largement dans l’ombre. Quel que soit son avec les trois idéaux‑types purs de la domination légi‑
le rapport de domination analysé, leur résistance est surtout time aurait permis de développer une analyse empirique des
envisagée par le biais des stratégies mises en œuvre par des processus de démocratisation – et de leurs limites. Weber ne
aspirants à la domination pour susciter adhésion et croyance, pouvait y procéder, pour des raisons qui touchaient au socle
et obtenir ainsi docilité et soumission. de son architecture théorique, mais également à ses prises de
position politiques dans le contexte mouvementé de la pre‑
Pour conceptualiser véritablement un idéal‑type de la démo‑ mière guerre mondiale et de la déliquescence de l’État alle‑
cratie, il aurait fallu non pas proposer un quatrième type de mand qui s’ensuivit.
domination légitime, mais forger le type pur d’une société libre
de domination ou d’une dynamique sociopolitique minimisant Ainsi, avec un siècle de recul, la tripartition des types de domi‑
celle‑ci au maximum. Bien sûr, hormis les sociétés sans État nation légitime se révèle d’une étonnante force heuristique –
(Clastres, 2011  ; Scott, 2013), aucune société n’est complè‑ mais aussi comme un choix en partie contingent et souvent
tement libre de domination politique, et les analyses wébé‑ discutable. L’éclairage qu’elle permet met en lumière nombre
riennes semblent faire preuve d’un sobre réalisme lorsqu’elles de phénomènes, mais laisse dans l’ombre des pans entiers de
démythifient les récits par trop enchantés du « pouvoir du la question de la domination et de la légitimité dans les sociétés
peuple ». Mais inversement, aucune domination ne se déploie passées comme dans le monde contemporain.

16.  Les travaux sur les univers concentrationnaires nazis ont montré que, l’ordre social repose sur des stratégies d’alliances, de résistances et de trans‑
même dans les conditions d’assujettissement d’un camp de concentration, gression partielle des règlements (Lévi, 2014 ; Combe, 2014).

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332 La trilogie de la domination de M. Weber : forces et limites

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