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Jules Verne

a g e a u c e n t r e
Voy
de la Terre
GR AL
TE XT E IN TÉ

Nouveau
BAC 1re

AVEC LE PARCOURS « Science et fiction »


IMAGE 4 • RoboCop 2, image extraite du film d’Irvin Kershner (1990)
> PRÉSENTATION DE L’IMAGE, p. 379
Image 1

Voyage au centre de la Terre, image extraite


du film d’Eric Brevig (2008)
> PRÉSENTATION ET LECTURE DE L’IMAGE, p. 378
I
Image 2

La Planète des singes, image extraite


du film de Franklin J. Schaffner (1968)
> PRÉSENTATION ET LECTURE DE L’IMAGE, p. 378

II
Image 3

Amazing Stories, couverture illustrée


par Robert Fuqua (1939)
> PRÉSENTATION DE L’IMAGE, p. 379

III
Image 5

1984, image extraite du film de Michael


Radford (1984)
> PRÉSENTATION ET LECTURE DE L’IMAGE, p. 380
IV
Collection dirigée par
Johan Faerber

Jules Verne

Voyage
au centre
de la Terre (1864)
Texte intégral
suivi d’un dossier Nouveau BAC

Édition annotée et commentée par


Florian Pennanech
Agrégé de lettres modernes

avec le parcours « Science et fiction »


sommaire
L’AVANT-TEXTE
Pour situer l’œuvre dans son contexte
6 Qui est l’auteur ?
8 Quel est le contexte historique ?
10 Quel est le contexte littéraire et artistique ?
12 Pourquoi vous allez aimer ce roman

LE TEXTE
Voyage au centre
de la Terre
84 Chapitre 10
159 Chapitre 20
214 Chapitre 30
297 Chapitre 40

Des clés pour vous guider

106 Le paysage islandais : un décor désolé


175 Science et poésie
225 Une forêt de champignons
296 Rencontre avec un être humain ?

© Hatier Paris 2019 - ISBN 978-2-401-05938-2


LE PARCOURS
LITTÉRAIRE
Pour mettre l’œuvre en perspective

Science et fiction
  es précurseurs de la science-fiction
L
(du xvie au xixe siècle)
342 Cyrano de Bergerac, Histoire comique
des États et Empires de la Lune et du Soleil
343 Voltaire, Micromégas
345 Louis-Sébastien Mercier, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais
 Des voyages extraordinaires (xixe siècle)
348 Jules Verne, De la Terre à la Lune
350 H. G. Wells, La Machine à explorer le temps
  ’homme fabriqué : créatures, robots
L
et cyborgs (xixe et xxe siècles)
353 Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne
355 Isaac Asimov, Raison
  e nouveaux modèles de société
D
(xxe et xxie siècles)
358 George Orwell, 1984
360 Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes
sommaire
LE DOSSIER
Pour approfondir sa lecture et s’entrainer pour le bac

Fiches de lecture
364 FICHE 1 • La structure du roman
367 FICHE 2 • Un roman d’aventures
371 
FICHE 3 • Les personnages
374 
FICHE 4 • Science et fiction

Prolongements artistiques et culturels


La science-fiction en images
378 IMAGE 1 • Voyage au centre de la Terre, film d’Eric Brevig,
2008
Présentation et lecture de l’image : une
 découverte merveilleuse
378 IMAGE 2 • La Planète des singes, film de Franklin J. Schaffner, 1968
Présentation et lecture de l’image : une planète inconnue ?
379 IMAGE 3 • Amazing Stories, bande dessinée, 1926-2005
Présentation de l’image : un robot trop humain
379 IMAGE 4 • Robocop 2, film d’Irvin Kershner, 1990
Présentation de l’image : un cyborg policier
IMAGE 5 • 1984, film de Michael Radford, 1984
380 
Présentation et lecture de l’image : une dystopie totalitaire
Objectif BAC
> L’épreuve écrite
381 
commentaire 1. Voltaire, Micromégas
382 
commentaire 2. Mary Shelley, Frankenstein
ou le Prométhée moderne

> L’épreuve orale


383 explication orale. Voyage au centre de la Terre

Conception graphique de la maquette Studio Favre & Lhaïk ; pour la partie texte : c-album, Jean-Baptiste
Taisne et Rachel Pfleger • Mise en pages : Prodigious brand logistics • Mise en pages du cahier couleurs :
Clarisse Mourain • Iconographie : Hatier Illustrations • Suivi éditorial : Luce Camus et Axelle Quéré.
L’ AUTEUR
JULES VERNE (1828-1905)
Qui est l’auteur ?

Une jeunesse marquée par la vocation d’écrivain


 Jules Verne naît le 8 février 1828 à Nantes, dans une famille de navigateurs.
Toute son enfance sera marquée par le désir de voyager, de partir à l’aventure.
 Son père le destinant à la profession d’avocat, il est envoyé à Paris pour
faire des études de droit. Mais Jules Verne est bien plus attiré par le métier
d’écrivain : il écrit des pièces de théâtre, des poèmes, des nouvelles, mais ne
rencontre guère de succès.

Une rencontre décisive


 La vie de Jules Verne est bouleversée par sa rencontre avec l’éditeur Pierre-
Jules Hetzel. Celui-ci publie son premier roman, Cinq Semaines en ballon, en
janvier 1863. Immédiatement, le succès est immense.
 Ensemble, l’éditeur et le romancier créent une revue pour enfants, le Magasin
d’éducation et de récréation. Les romans de Jules Verne y seront régulièrement
publiés, par épisodes.

Le succès des Voyages extraordinaires


 Cinq Semaines en ballon inaugure une collection intitulée Voyages extraordi-
naires. Pendant quarante ans, Jules Verne écrit pas moins de soixante-deux
romans pour cette collection.
 Parmi ses plus grands succès, en France comme à l’étranger, il faut compter
De la Terre à la Lune (1865), Vingt Mille Lieues sous les mers (1869), Le Tour du
monde en quatre-vingts jours (1873), ou encore Michel Strogoff (1876).
 Toute la vie de Jules Verne, jusqu’à sa mort le 24 mars 1905 à Amiens, est
consacrée aux voyages et aux bibliothèques. Il ne cesse de se documenter sur
les pays inconnus ou sur les nouveautés de la science pour écrire ses romans.

6• Voyage au centre de la Terre


1864 Voyage au centre de la Terre
Le mariage de la science
et de l’imagination
L’un des premiers Voyages extraordinaires
Voyage au centre de la Terre paraît chez l’éditeur Het-
zel en novembre 1864. Troisième volume des Voyages
extraordinaires, il succède à Cinq Semaines en ballon et
aux Aventures du capitaine Hatteras, qui raconte l’his-
toire d’une expédition au pôle Nord.

Entre fiction et réalité


 Jules Verne s’inspire entre autres du roman de George
Sand Laura, voyage dans le cristal (1864). Dans Laura
Alexis, le héros du roman, est le neveu du minéralogiste
allemand Tungsténius, et il est amoureux de sa cousine
Laura, de même que, dans le roman de Jules Verne, Axel,
neveu du minéralogiste allemand Lidenbrock, est amou-
reux de sa cousine Graüben. Frontispice du roman, 1867
 À cette source littéraire s’ajoutent de nombreuses
sources scientifiques : Jules Verne connaît les débats entre les savants de
son époque, qu’il cite fréquemment au cours du roman. Enfin, pour décrire le
voyage de ses héros de l’Allemagne à l’Islande – y compris dans des lieux où
il n’est jamais allé –, il s’inspire de récits de voyage écrits par d’authentiques
aventuriers et navigateurs.

Un succès jamais démenti


 Le roman est un succès immédiat, et le restera jusqu’à nos jours, comme en
témoignent les nombreuses adaptations qui en ont été faites.
 En 1882, Jules Verne, qui n’a jamais renoncé au théâtre, en tire une pièce intitu-
lée Voyage à travers l’impossible, qui ajoute une dimension fantastique. En effet,
c’est grâce à un philtre magique que le jeune héros, Georges de Traventhal, par-
vient au centre de la Terre, où il rencontre le peuple Salamandre qui vit dans le
feu. Le cinéma lui aussi, a souvent adapté le roman (Voyage au centre de la Terre,
de Henry Levin, 1959 ; Voyage au centre de la Terre, d’Éric Brevig, 2008).

Avant-texte • 7
LE CONTEXTE
Quel est le contexte historique ?

La situation en France

Le régime politique : le Second Empire


 Voyage au centre de la Terre, écrit en 1864, se déroule en 1863, sous le Second
Empire. Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, met fin à la IIe Répu-
blique le 2 décembre 1851 par un coup d’État. Le Second Empire naît officielle-
ment le 2 décembre 1852 et s’achève en 1870 avec la défaite de la France dans
la guerre contre la Prusse.
 Le Second Empire est un régime autoritaire où Napoléon III détient une
grande partie du pouvoir. Toutefois, à partir de 1860, il est contraint d’octroyer
davantage de libertés : des réformes accordent une certaine liberté à la presse
et un droit de grève, très limité, aux ouvriers.

Le progrès technique et scientifique


 Cette période est marquée par de nombreux progrès scientifiques. La chimie
connaît de grandes avancées grâce à Marcellin Berthelot (1827-1907). L’astrono-
mie progresse avec Urbain Le Verrier (1811-1877), qui découvre en 1846 la planète
Neptune. Dans le domaine de la biologie, les travaux de Claude Bernard (1813-
1878) et de Louis Pasteur (1822-1895) aboutissent en 1885 à la mise au point du
vaccin contre la rage.
 Le progrès technique est aussi très important. La France est en voie d’indus-
trialisation : développement des chemins de fer dans les années 1850, invention
du moteur à essence en 1860, construction des premières voitures automobiles
en 1864. Le Second Empire aime à célébrer ce progrès technique, comme le
montrent les deux expositions universelles organisées à Paris en 1855 et 1867.

Que se passe-t-il à l’époque ?


1828 1830 1848 1851 1852
Naissance Début de la Révolution, Coup d’État Naissance du
de Jules Verne monarchie naissance de Louis-Napoléon Second Empire
de Juillet de la IIe République Bonaparte

8• Voyage au centre de la Terre


La situation à l’étranger

En Allemagne : avant la réunification opérée par Bismarck


 Voyage au centre de la Terre met en scène des héros allemands. Or, en 1863,
l’Allemagne n’existe pas encore. Elle naîtra de la réunification d’une quarantaine
de petits États indépendants, dont le plus important était la Prusse. C’est le
Prussien Bismarck qui effectue cette réunification en créant l’Empire allemand
en 1871, après sa victoire contre la France.
 Le professeur Lidenbrock et son neveu Axel habitent Hambourg. Après avoir
été une ville autonome sous le Saint Empire, qui regroupe divers États et villes
allemands et italiens entre 962 et 1805, Hambourg se proclame ville libre en
1806. En 1815, elle fait partie de la Confédération germanique, tout en gardant
le titre de ville libre. En 1867, soit après la période couverte par le roman, elle
entre dans la confédération de l'Allemagne du Nord et finalement, en 1871,
dans l'Empire allemand.

L’Islande : une possession danoise


 Une grande partie du roman se déroule en
Islande. À cette époque, l’île, colonisée au xe
siècle par les Vikings, appartient au royaume
de Danemark-Norvège. La Suède attaque le
Danemark, et oblige le roi Frédéric VI à signer le
traité de Kiel, le 14 janvier 1814. Ce traité prévoit
la séparation du Danemark et de la Norvège, et
le transfert du royaume de Norvège à la Suède. Paysage d’Islande, 1861
Le Groenland, l’Islande et les îles Féroé, eux,
restent entre les mains du Danemark.
 À l’époque où se déroule le Voyage au centre de la Terre, des mouvements pour
l’indépendance existent en Islande, mais celle-ci ne sera réalisée qu’en 1944.

1863 1864 1870 1905


Parution de Cinq Semaines Parution Défaite de la France Mort
en ballon, premier roman de Voyage au contre la Prusse, début de Jules Verne
des Voyages extraordinaires centre de la Terre de la IIIe République

Avant-texte • 9
LE CONTEXTE
Quel est le contexte littéraire et artistique ?

Les principaux mouvements du xixe siècle

Le romantisme
 Le romantisme est un mouvement littéraire et artistique qui apparaît au début
du xixe siècle. En France, il se caractérise d’abord par la conscience d’une rupture
historique : la Révolution de 1789.
 Les premiers romantiques sont ainsi des poètes, comme Lamartine, Musset ou
Vigny, qui évoquent le « mal du siècle » d’une génération désemparée face à la
perte de tous ses repères.
 Le romantisme s’oppose au classicisme en refusant les règles et les dogmes : en
1830, Victor Hugo fait scandale en faisant jouer Hernani, l’un des premiers drames
romantiques, qui ne respecte pas la règle des trois unités.

Le réalisme
 Le réalisme est d’abord un mouvement pictural incarné par Gustave Courbet (1819-
1877), mais il est aussi un mouvement littéraire des années 1850. Le réalisme refuse
l’idéalisation propre au romantisme. Il puise ses sujets dans la réalité sociale.
 Le mouvement naturaliste constitue la suite du mouvement réaliste. Dans les
contes et nouvelles de Maupassant (1850-1893), l’accent est mis sur la représen-
tation des milieux populaires, en particulier le monde paysan. Dans les romans
de Zola (1840-1902), le réalisme tient aussi à l’utilisation du modèle scientifique :
ainsi, pour illustrer les lois de l’hérédité, la fresque des Rougon-Macquart peint
une famille sous le Second Empire.

Jules Verne, romantique ou réaliste ?


Voyage au centre de la Terre est influencé par le romantisme : la quête de l’ori-
gine est en effet un thème romantique. Mais le roman de Jules Verne s’inscrit
surtout dans le réalisme, par les nombreuses descriptions détaillées qu’on y
trouve, et le désir de faire du roman un lieu où s’expose le savoir scientifique.

10 • Voyage au centre de la Terre


La variété des genres romanesques

Le roman de science-fiction
 On peut faire remonter la naissance de la science-fiction très loin dans le
temps : ainsi, dans l’Antiquité, Lucien de Samosate (120-180) imagine des
voyages extraordinaires dans son Histoire véritable. Cependant, les voyages qu’il
décrit relèvent de la pure fantaisie : à aucun moment, l’auteur ne suggère que le
progrès des sciences permettra d’accomplir de tels voyages.
 Au xixe siècle, une des œuvres majeures du fantastique romantique, Fran-
kenstein, de Mary Shelley (1797-1851), met en scène une créature créée par un
savant grâce à l’électricité. La science joue un rôle essentiel dans le roman, qui
possède aussi une certaine dimension réaliste, et peut très bien être considéré
comme le tout premier roman de science-fiction.
 Néanmoins, on considère traditionnellement que le genre de la science-fiction
est fondé par Jules Verne, ainsi que par le romancier britannique H. G. Wells
(1866-1946), auteur de La Machine à explorer le temps (1895), de L’Homme invi-
sible (1897) et de La Guerre des mondes (1898).

Le roman d’aventures
 Même s’il existait déjà des romans racontant des histoires passionnantes à
rebondissements multiples, le roman d’aventures ne devient un genre à part
entière qu’au xixe siècle.
 Il peut se situer dans un monde éloigné dans le temps, comme Ivanhoé (1819),
du romancier écossais Walter Scott (1771-1832), ou Les Trois Mousquetaires (1844)
d’Alexandre Dumas (1802-1870). Mais il peut aussi se situer dans un monde éloi-
gné dans l’espace, comme L’Île au trésor (1883), de l’écrivain britannique Robert
Louis Stevenson (1850-1894).

Avant-texte • 11
Parce que c’est un ROMAN D’AVENTURES
CE ROMAN

Ce roman, au rythme haletant, est riche en rebondissements et en


retournements de situation. L’action vous conduira dans des paysages
variés, des glaciers islandais jusqu’au cœur des volcans en éruption.
C’est aussi un roman plein de suspense et d’énigmes : qui est l’auteur
du mystérieux manuscrit ? Que signifie le code secret découvert par
les héros ? Où va-t-il les mener ? Découvriront-ils le centre de la Terre…
ou autre chose ?
T
Parce que chaque protago- Parce que c’est l’un des
niste est BIEN CARACTÉRISÉ ROMANS FONDATEURS de la
Axel, jeune homme de 19 ans à littérature de science-fiction
peine sorti de l’adolescence, est Tout le talent de Jules Verne
effrayé par les périls de l’expédition. consiste à intégrer le savoir
Rêveur, il ne pense qu’à sa jeune de son époque à un récit
fiancée restée à Hambourg. passionnant, où l’action est
Son oncle Lidenbrock, quant à lui, a toujours au rendez-vous. Il
tout d’un savant fou. Obsédé par son reconstitue un monde perdu,
projet, il en perd le sens commun. orchestrant la rencontre de
Mais, de temps à autre, son humanité l’homme moderne avec le
ressurgit, et l’on découvre derrière le passé le plus lointain.
scientifique un peu ridicule un vieil Les données scientifiques,
homme au cœur d’or. en particulier l’histoire de la
Hans, enfin, ne dit jamais un mot, formation de la Terre, peuvent
mais agit avec efficacité et sang- donc donner lieu à un récit
froid. C’est le compagnon idéal de débordant d’imagination, de
tout aventurier. Mais saura-t-on fantaisie, et même de poésie.
quel secret cache ce personnage
énigmatique ?

12 • Voyage au centre de la Terre


TEX
TVoyage
au centre
de la

TE
Terre
1
1 Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur
2 Lidenbrock, revint précipitamment vers sa petite maison située
3 au numéro 19 de Königstrasse1, l’une des plus anciennes rues
4 du vieux quartier de Hambourg.
5 La bonne Marthe dut se croire fort en retard, car le dîner
6 commençait à peine à chanter2 sur le fourneau de la cuisine.
7 « Bon, me dis-je, s’il a faim, mon oncle, qui est le plus impa-
8 tient des hommes, va pousser des cris de détresse.
9 – Déjà M. Lidenbrock ! s’écria la bonne Marthe stupéfaite,
10 en entrebâillant la porte de la salle à manger.
11 – Oui, Marthe ; mais le dîner a le droit de ne point être cuit,
12 car il n’est pas deux heures. La demie vient à peine de sonner à
13 Saint-Michel3.
14 – Alors pourquoi M. Lidenbrock rentre-t-il ?
15 – Il nous le dira vraisemblablement.
16 – Le voilà ! je me sauve ; monsieur Axel, vous lui ferez entendre
17 raison. »
18

1. Königstrasse : rue de la ville allemande de Hambourg, dont le nom signifie


« allée du roi ».
2. Chanter : sous l’effet de la chaleur, les plats et les casseroles émettent divers sons.
3. Saint-Michel : église baroque du centre de Hambourg, visitée par Jules Verne.

15
Voyage au centre de la Terre

Et la bonne Marthe regagna son laboratoire culinaire.


19 Je restai seul. Mais de faire entendre raison au plus irascible1
20 des professeurs, c’est ce que mon caractère un peu indécis ne me
21 permettait pas. Aussi je me préparais à regagner prudemment
22 ma petite chambre du haut, quand la porte de la rue cria2 sur
23 ses gonds ; de grands pieds firent craquer l’escalier de bois, et le
24 maître de la maison, traversant la salle à manger, se précipita
25 aussitôt dans son cabinet de travail.
26 Mais, pendant ce rapide passage, il avait jeté dans un coin sa
27 canne à tête de casse-noisettes3, sur la table son large chapeau à
28 poils rebroussés et à son neveu ces paroles retentissantes :
29 « Axel, suis-moi ! »
30 Je n’avais pas eu le temps de bouger que le professeur me
31 criait déjà avec un vif accent d’impatience :
32 « Eh bien ! tu n’es pas encore ici ? »
33 Je m’élançai dans le cabinet de mon redoutable maître.
34 Otto Lidenbrock n’était pas un méchant homme, j’en conviens
35 volontiers ; mais, à moins de changements improbables, il mourra
36 dans la peau d’un terrible original.
37 Il était professeur au Johannæum4, et faisait un cours de miné-
38 ralogie5 pendant lequel il se mettait régulièrement en colère une
39 fois ou deux. Non point qu’il se préoccupât d’avoir des élèves
40 assidus à ses leçons, ni du degré d’attention qu’ils lui accordaient,
41 ni du succès qu’ils pouvaient obtenir par la suite ; ces détails ne
1. Irascible : colérique.
2. Cria : grinça.
3. Canne à tête de casse-noisette : canne dont la poignée permet de casser les
noisettes.
4. Johannæum : lieu d’enseignement et de recherche créé en 1529, équivalent
d’une université.
5. Minéralogie : science qui étudie les minéraux.

16
C hapitre 1

42 l’inquiétaient guère. Il professait « subjectivement », suivant une


43 expression de la philosophie allemande, pour lui et non pour les
44 autres. C’était un savant égoïste, un puits de science dont la
45 poulie grinçait quand on en voulait tirer quelque chose : en un
46 mot, un avare.
47 Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne.
48 Mon oncle, malheureusement, ne jouissait pas d’une extrême
49 facilité de prononciation, sinon dans l’intimité, au moins quand
50 il parlait en public, et c’est un défaut regrettable chez un orateur.
51 En effet, dans ses démonstrations au Johannæum, souvent le
52 professeur s’arrêtait court ; il luttait contre un mot récalcitrant1
53 qui ne voulait pas glisser entre ses lèvres, un de ces mots qui
54 résistent, se gonflent et finissent par sortir sous la forme peu
55 scientifique d’un juron. De là, grande colère.
56 Or, il y a en minéralogie bien des dénominations semi-
57 grecques, semi-latines, difficiles à prononcer, de ces rudes appel-
58 lations qui écorcheraient les lèvres d’un poète. Je ne veux pas dire
59 du mal de cette science. Loin de moi. Mais lorsqu’on se trouve en
60 présence des cristallisations rhomboédriques, des résines rétinas-
61 phaltes, des ghélénites, des fangasites, des molybdates de plomb,
62 des tungstates de manganèse et des titaniates de zircône2, il est
63 permis à la langue la plus adroite de fourcher.
64 Donc, dans la ville, on connaissait cette pardonnable infirmité
65 de mon oncle, et on en abusait, et on l’attendait aux passages
66 dangereux, et il se mettait en fureur, et l’on riait, ce qui n’est pas

1. Récalcitrant : qui résiste avec entêtement.


2. Noms de divers mineraux. Rhomboédriques : qui a la forme d’un volume
dont les six faces ont une forme de losange ; rétinasphalte : type de résine jaune ;
ghélénites : déformation de gehlénites ; fangasites : déformation de faujasites ;
titaniates de zircône : déformation de titanates de zircone.
17
Voyage au centre de la Terre

67 de bon goût, même pour des Allemands. Et s’il y avait donc


68 toujours grande affluence d’auditeurs aux cours de Lidenbrock,
69 combien les suivaient assidûment qui venaient surtout pour se
70 dérider aux belles colères du professeur !
71 Quoi qu’il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire,
72 était un véritable savant. Bien qu’il cassât parfois ses échan-
73 tillons à les essayer trop brusquement, il joignait au génie du
74 géologue l’œil du minéralogiste. Avec son marteau, sa pointe
75 d’acier, son aiguille aimantée, son chalumeau et son flacon
76 d’acide nitrique, c’était un homme très fort. À la cassure, à
77 l’aspect, à la dureté, à la fusibilité1, au son, à l’odeur, au goût
78 d’un minéral quelconque, il le classait sans hésiter parmi les
79 six cents espèces que la science compte aujourd’hui.
80 Aussi le nom de Lidenbrock retentissait avec honneur dans
81 les gymnases2 et les associations nationales. MM. Humphry
82 Davy, de Humboldt, les capitaines Franklin et Sabine3, ne
83 manquèrent pas de lui rendre visite à leur passage à Hambourg.
84 MM. Becquerel, Ebelmen, Brewster, Dumas, Milne-Edwards,
85 Sainte-Claire-Deville4, aimaient à le consulter sur des ques-
86 tions les plus palpitantes de la chimie. Cette science lui devait

1. Fusibilité : propriété de la matière fusible, c’est-à-dire qui peut fondre sous


l’action de la chaleur.
2. Gymnases : établissements d’enseignement en Allemagne.
3. Humphry Davy (1778-1829) : physicien et chimiste britannique ; Alexander
von Humboldt (1769-1859) : savant et explorateur allemand ; John Franklin
(1786-1847) : explorateur britannique ; Edward Sabine (1788-1883) : astro-
nome britannique.
4. Antoine César Becquerel (1788-1878) : physicien français ; Jacques-Joseph
Ebelmen (1814-1852) : chimiste français ; David Brewster (1781-1868) :
physicien écossais ; Émilien Dumas (1804-1870) : géologue français ; Henri
Milne-Edwards (1800-1885) : biologiste français ; Charles Sainte-Claire
Deville (1814-1876) : géologue français.
18
C hapitre 1

87 d’assez belles découvertes, et, en 1853, il avait paru à Leipzig1


88 un Traité de Cristallographie transcendante, par le professeur Otto
89 Lidenbrock, grand in-folio avec planches2, qui cependant ne
90 fit pas ses frais3.
91 Ajoutez à cela que mon oncle était conservateur du musée
92 minéralogique de M. Struve4, ambassadeur de Russie, précieuse
93 collection d’une renommée européenne.
94 Voilà donc le personnage qui m’interpellait avec tant
95 d’impatience. Représentez-vous un homme grand, maigre,
96 d’une santé de fer et d’un blond juvénile qui lui ôtait dix
97 bonnes années de sa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans
98 cesse derrière des lunettes considérables ; son nez, long et
99 mince, ressemblait à une lame affilée5 ; les méchants préten-
100 daient même qu’il était aimanté et qu’il attirait la limaille de
101 fer6. Pure calomnie : il n’attirait que le tabac, mais en grande
102 abondance, pour ne point mentir.
103 Quand j’aurai ajouté que mon oncle faisait des enjambées
104 mathématiques d’une demi-toise7, et si je dis qu’en marchant
105 il tenait ses poings solidement fermés, signe d’un tempéra-
106 ment impétueux8, on le connaîtra assez pour ne pas se montrer
107 friand de sa compagnie.

1. Leipzig : ville du centre de l’Allemagne.


2. In-folio : grand livre ancien dont la feuille d’impression est pliée en deux ;
planches : illustrations.
3. Ne fit pas ses frais : ne rapporta pas d’argent.
4. Heinrich von Struve (1772-1851) : diplomate russe à Hambourg.
5. Affilée : aiguisée.
6. Limaille de fer : particules de fer obtenues par le frottement de la lime.
7. Toise : ancienne mesure de longueur valant environ 2 mètres ; une demi-toise
équivaut donc à 1 mètre.
8. Impétueux : vif, brusque, voire violent.

19
Voyage au centre de la Terre

108 Il demeurait dans sa petite maison de Königstrasse, une


109 habitation moitié bois, moitié brique, à pignon dentelé1 ; elle
110 donnait sur l’un de ces canaux sinueux qui se croisent au
111 milieu du plus ancien quartier de Hambourg que l’incendie
112 de 1842 a heureusement respecté.
113 La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait le
114 ventre aux passants ; elle portait son toit incliné sur l’oreille,
115 comme la casquette d’un étudiant de la Tugendbund2 ; l’aplomb3
116 de ses lignes laissait à désirer ; mais, en somme, elle se tenait bien,
117 grâce à un vieil orme4 vigoureusement encastré dans la façade,
118 qui poussait au printemps ses bourgeons en fleurs à travers les
119 vitraux des fenêtres.
120 Mon oncle ne laissait pas d’être riche5 pour un professeur
121 allemand. La maison lui appartenait en toute propriété,
122 contenant et contenu. Le contenu, c’était sa filleule Graüben,
123 jeune Virlandaise6 de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi.
124 En ma double qualité de neveu et d’orphelin, je devins son
125 aide-préparateur dans ses expériences.
126 J’avouerai que je mordis avec appétit aux sciences géolo-
127 giques ; j’avais du sang de minéralogiste dans les veines, et
128 je ne m’ennuyais jamais en compagnie de mes précieux
129 cailloux.

1. Pignon : partie supérieure, triangulaire, d’un mur ; dentelé : dont les lignes
sont découpées en forme de dents.
2. La Tugendbund : « Ligue de vertu », association secrète allemande du début
du xixe siècle, dont l’objectif était de lutter contre l’occupation française en
Prusse et de contribuer à la régénération nationale ; elle fut dissoute en 1813.
3. Aplomb : caractère de ce qui est parfaitement droit.
4. Orme : arbre de 20 à 30 mètres de haut.
5. Ne laissait pas d’être riche : ne manquait pas d’être riche.
6. Virlandaise : originaire de Virlande, région du nord-est de l’actuelle Estonie.

20
C hapitre
 2

130 En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette


131 de Königstrasse, malgré les impatiences de son propriétaire,
132 car, tout en s’y prenant d’une façon un peu brutale, celui-ci ne
133 m’en aimait pas moins. Mais cet homme-là ne savait pas
134 attendre, et il était plus pressé que nature.
135 Quand, en avril, il avait planté dans les pots de faïence de son
salon des pieds de réséda ou de volubilis1, chaque matin il allait
régulièrement les tirer par les feuilles afin de hâter leur croissance.
Avec un pareil original, il n’y avait qu’à obéir. Je me préci-
pitai donc dans son cabinet.

2
1 Ce cabinet était un véritable musée. Tous les échantillons
2 du règne minéral s’y trouvaient étiquetés avec l’ordre le plus
3 parfait, suivant les trois grandes divisions des minéraux
4 inflammables, métalliques et lithoïdes2.
5 Comme je les connaissais, ces bibelots de la science miné-
6 ralogique ! Que de fois, au lieu de muser3 avec des garçons de
7 mon âge, je m’étais plu à épousseter ces graphites, ces anthra-
8 cites, ces houilles, ces lignites, ces tourbes4 ! Et les bitumes,
9 les résines, les sels organiques5 qu’il fallait préserver du moindre

1. Réséda : plante très odorante ; volubilis : plante à grandes fleurs, originaire


du Mexique.
2. Lithoïdes (du grec lithos, « pierre ») : qui ont l’apparence de la pierre.
3. Muser : traîner, faire des choses sans importance.
4. Graphite, anthracite, houille : noms de diverses variétés de charbon ; lignite :
roche issue de fossiles de plantes ; tourbe : matière issue de la décomposition de
végétaux.
5. Bitume : matière minérale noire ; résine : matière collante et visqueuse s’écou-
lant de certains arbres ; sels organiques : variété de minéraux.
21
Voyage au centre de la Terre

10 atome de poussière ! Et ces métaux, depuis le fer jusqu’à l’or,


11 dont la valeur relative disparaissait devant l’égalité absolue
12 des spécimens scientifiques ! Et toutes ces pierres qui eussent
13 suffi à reconstruire la maison de Königstrasse, même avec une
14 belle chambre de plus, dont je me serais si bien arrangé !
15 Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais guère à ces
16 merveilles. Mon oncle seul occupait ma pensée. Il était enfoui
17 dans son large fauteuil garni de velours d’Utrecht1, et tenait
18 entre les mains un livre qu’il considérait avec la plus profonde
19 admiration.
20 « Quel livre ! quel livre ! » s’écriait-il.
21 Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock
22 était aussi bibliomane2 à ses moments perdus ; mais un bouquin
23 n’avait de prix à ses yeux qu’à la condition d’être introuvable,
24 ou tout au moins illisible.
25 « Eh bien ! me dit-il, tu ne vois donc pas ? Mais c’est un trésor
26 inestimable que j’ai rencontré ce matin en furetant3 dans la
27 boutique du juif Hevelius.
28 – Magnifique ! » répondis-je avec un enthousiasme de
29 commande.
30 En effet, à quoi bon ce fracas pour un vieil in-quarto dont
31 le dos et les plats semblaient faits d’un veau grossier, un
32 bouquin jaunâtre auquel pendait un signet4 décoloré ?

1. Utrecht : ville des Pays-Bas.


2. Bibliomane : passionné de livres.
3. Furetant : fouillant.
4. In-quarto : livre dont la feuille d’impression est pliée en quatre, donc plus
petit que l’in-folio ; dos et plats : ensemble formant la couverture du livre ;
veau : peau de veau utilisée pour fabriquer la couverture du livre ; signet : ruban
ou bande de papier servant de marque-page.
22
C hapitre
 2

33 Cependant les interjections admiratives du professeur ne


34 discontinuaient pas.
35 « Vois, disait-il, en se faisant à lui-même demandes et
36 réponses ; est-ce assez beau ? Oui, c’est admirable ! Et quelle
37 reliure ! Ce livre s’ouvre-t-il facilement ? Oui, car il reste
38 ouvert à n’importe quelle page ! Mais se ferme-t-il bien ? Oui,
39 car la couverture et les feuilles forment un tout bien uni, sans
40 se séparer ni bâiller1 en aucun endroit. Et ce dos qui n’offre
41 pas une seule brisure après sept cents ans d’existence ! Ah !
42 voilà une reliure dont Bozerian, Closs ou Purgold2 eussent été
43 fiers ! »
44 En parlant ainsi, mon oncle ouvrait et fermait successivement
45 le vieux bouquin. Je ne pouvais faire moins que de l’interroger
46 sur son contenu, bien que cela ne m’intéressât aucunement.
47 « Et quel est donc le titre de ce merveilleux volume ?
48 demandai-je avec un empressement trop enthousiaste pour
49 n’être pas feint.
50 – Cet ouvrage ! répondit mon oncle en s’animant, c’est
51 l’Heims-Kringla de Snorre Turleson3, le fameux auteur islandais
52 du douzième siècle ! C’est la Chronique des princes norvégiens
53 qui régnèrent en Islande !
54 – Vraiment ! m’écriai-je de mon mieux, et, sans doute, c’est
55 une traduction en langue allemande ?
56 – Bon ! riposta vivement le professeur, une traduction ! Et
57 qu’en ferais-je de ta traduction ! Qui se soucie de ta traduction !

1. Bâiller : être mal joint, présenter une ouverture.


2. Jean-Claude Bozerian (1762-1840), Carl-August Closs (1805-1865),
Jean-Georges Purgold (1784-1829) : célèbres relieurs du xixe siècle.
3. Snorre Turleson (ou Snorri Sturleson, 1179-1241) : écrivain islandais, auteur
d’ouvrages retraçant l’histoire et la mythologie des peuples nordiques.
23
Voyage au centre de la Terre

58 Ceci est l’ouvrage original en langue islandaise, ce magnifique


59 idiome1, riche et simple à la fois, qui autorise les combinaisons
60 grammaticales les plus variées et de nombreuses modifications
61 de mots !
62 – Comme l’allemand, insinuai-je avec assez de bonheur.
63 – Oui, répondit mon oncle en haussant les épaules, sans
64 compter que la langue islandaise admet les trois genres2
65 comme le grec et décline les noms propres comme le latin !
66 – Ah ! fis-je un peu ébranlé dans mon indifférence, et les
67 caractères de ce livre sont-ils beaux ?
68 – Des caractères ! Qui te parle de caractères, malheureux
69 Axel ? Il s’agit bien de caractères ! Ah ! tu prends cela pour un
70 imprimé ! Mais, ignorant, c’est un manuscrit, et un manuscrit
71 runique3 !…
72 – Runique ?
73 – Oui ! Vas-tu me demander maintenant de t’expliquer ce mot ?
74 – Je m’en garderai bien, » répliquai-je avec l’accent d’un
75 homme blessé dans son amour-propre.
76 Mais mon oncle continua de plus belle et m’instruisit,
77 malgré moi, de choses que je ne tenais guère à savoir.
78 « Les runes, reprit-il, étaient des caractères d’écriture usités
79 autrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent inventés
80 par Odin4 lui-même ! Mais regarde donc, admire donc, impie5,
81 ces types qui sont sortis de l’imagination d’un dieu ! »
1. Idiome : langue.
2. Genres : genres grammaticaux, masculin, féminin et neutre.
3. Runique : écrit avec des runes, très ancien alphabet germanique auquel on prêtait
des pouvoirs magiques.
4. Odin : dieu de la guerre et de la paix, ainsi que des sciences et des arts, il est
le principal dieu de la mythologie nordique.
5. Impie : incroyant.

24
C hapitre
 2

82 Ma foi, faute de réplique, j’allais me prosterner, genre de


83 réponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, car elle a
84 l’avantage de ne jamais les embarrasser, quand un incident
85 vint détourner le cours de la conversation.
86 Ce fut l’apparition d’un parchemin crasseux qui glissa du
87 bouquin et tomba à terre. Mon oncle se précipita sur ce brim-
88 borion1 avec une avidité facile à comprendre. Un vieux docu-
89 ment, enfermé peut-être depuis un temps immémorial dans
90 un vieux livre, ne pouvait manquer d’avoir un haut prix à ses
91 yeux.
92 « Qu’est-ce que cela ? » s’écria-t-il.
93 Et, en même temps, il déployait soigneusement sur sa table
94 un morceau de parchemin long de cinq pouces2, large de trois,
95 et sur lequel s’allongeaient, en lignes transversales, des carac-
96 tères de grimoire3.
97 En voici le fac-similé4 exact. Je tiens à faire connaître ces
98 signes bizarres, car ils amenèrent le professeur Lidenbrock et
99 son neveu à entreprendre la plus étrange expédition du dix-
100 neuvième siècle :

1. Brimborion : petit objet sans valeur.


2. Pouce : ancienne mesure de longueur équivalant à 2,54 centimètres.
3. Grimoire : livre de magie destiné aux sorciers ; par extension, ouvrage incom-
préhensible.
4. Fac-similé : reproduction à l’identique.

25
Voyage au centre de la Terre

101 Le professeur considéra pendant quelques instants cette


102 série de caractères ; puis il dit en relevant ses lunettes :
103 « C’est du runique ; ces types sont absolument identiques
104 à ceux du manuscrit de Snorre Turleson ! Mais… qu’est-ce
105 que cela peut signifier ? »
106 Comme le runique me paraissait être une invention de
107 savants pour mystifier1 le pauvre monde, je ne fus pas fâché
108 de voir que mon oncle n’y comprenait rien. Du moins cela me
109 sembla ainsi au mouvement de ses doigts qui commençaient
110 à s’agiter terriblement.
111 « C’est pourtant du vieil islandais ! » murmurait-il entre ses
112 dents.
113 Et le professeur Lidenbrock devait bien s’y connaître, car il
114 passait pour être un véritable polyglotte2. Non pas qu’il
115 parlât couramment les deux mille langues et les quatre mille
116 idiomes employés à la surface du globe, mais enfin il en savait
117 sa bonne part.
118 Il allait donc, en présence de cette difficulté, se livrer à
119 toute l’impétuosité de son caractère3, et je prévoyais une scène
120 violente, quand deux heures sonnèrent au petit cartel4 de la
121 cheminée.
122 Aussitôt, la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en
123 disant :
124 « La soupe est servie.
125 – Au diable la soupe, s’écria mon oncle, et celle qui l’a faite,
126 et ceux qui la mangeront ! »

1. Mystifier : tromper.
2. Polyglotte : qui parle plusieurs langues.
3. Impétuosité de son caractère : vivacité, ardeur de son caractère.
4. Cartel : pendule murale entourée d’un cadre décoratif.

26
C hapitre
 3

127 Marthe s’enfuit. Je volai sur ses pas, et, sans savoir comment,
128 je me trouvai assis à ma place habituelle dans la salle à manger.
129 J’attendis quelques instants. Le professeur ne vint pas.
130 C’était la première fois, à ma connaissance, qu’il manquait à la
131 solennité1 du dîner. Et quel dîner, cependant ! Une soupe au
132 persil, une omelette au jambon relevée d’oseille à la muscade,
133 une longe de veau à la compote de prunes, et, pour dessert, des
crevettes au sucre, le tout arrosé d’un joli vin de la Moselle.
134

135 Voilà ce qu’un vieux papier allait coûter à mon oncle. Ma


136 foi, en qualité de neveu dévoué, je me crûs obligé de manger
137 pour lui, et même pour moi. Ce que je fis en conscience.
138 « Je n’ai jamais vu chose pareille ! disait la bonne Marthe.
139 M. Lidenbrock qui n’est pas à table !
140 – C’est à ne pas le croire.
141 – Cela présage quelque événement grave ! » reprenait la vieille
142 servante, hochant la tête.
143 Dans mon opinion, cela ne présageait rien, sinon une scène
144 épouvantable, quand mon oncle trouverait son dîner dévoré.
145 J’en étais à ma dernière crevette, lorsqu’une voix retentis-
sante m’arracha aux voluptés du dessert. Je ne fis qu’un bond
de la salle dans le cabinet.

3
1 « C’est évidemment du runique, disait le professeur en
2 fronçant le sourcil. Mais il y a un secret, et je le découvrirai,
3 sinon… »

1. Solennité : gravité.

27
Voyage au centre de la Terre

Un geste violent acheva sa pensée.


5 « Mets-toi là, ajouta-t-il en m’indiquant la table du poing,
6 et écris. »
7 En un instant je fus prêt.
8 « Maintenant, je vais te dicter chaque lettre de notre alphabet
9 qui correspond à l’un de ces caractères islandais. Nous verrons
10 ce que cela donnera. Mais, par saint Michel ! garde-toi bien de
11 te tromper ! »
12 La dictée commença. Je m’appliquai de mon mieux ;
13 chaque lettre fut appelée l’une après l’autre, et forma l’incom-
préhensible succession des mots suivants :
m.rnlls esreuel seecJde
sgtssmf unteief niedrke
kt,samn atrateS Saodrrn
emtnaeI nuaect rrilSa
Atvaar .nscrc ieaabs
ccdrmi eeutul frantu
14 dt,iac oseibo KediiI
15 Quand ce travail fut terminé, mon oncle prit vivement la
16 feuille sur laquelle je venais d’écrire, et il l’examina longtemps
17 avec attention.
18 « Qu’est-ce que cela veut dire ? » répétait-il machinalement.
19 Sur l’honneur, je n’aurais pas pu le lui apprendre. D’ailleurs
20 il ne m’interrogea pas, et il continua de se parler à lui-même :
21 « C’est ce que nous appelons un cryptogramme, disait-il,
22 dans lequel le sens est caché sous des lettres brouillées à dessein,
23 et qui convenablement disposées formeraient une phrase intel-
24 ligible. Quand je pense qu’il y a là peut-être l’explication ou
25 l’indication d’une grande découverte ! »
28
C hapitre
 3

26 Pour mon compte, je pensais qu’il n’y avait absolument


27 rien, mais je gardai prudemment mon opinion.
28 Le professeur prit alors le livre et le parchemin, et les compara
29 tous les deux.
30 « Ces deux écritures ne sont pas de la même main, dit-il ;
31 le cryptogramme est postérieur au livre, et j’en vois tout
32 d’abord une preuve irréfragable1. En effet, la première lettre
33 est une double M qu’on chercherait vainement dans le livre
34 de Turleson, car elle ne fut ajoutée à l’alphabet islandais qu’au
35 quatorzième siècle. Ainsi donc, il y a au moins deux cents ans
36 entre le manuscrit et le document. »
37 Cela, j’en conviens, me parut assez logique.
38 « Je suis donc conduit à penser, reprit mon oncle, que l’un
39 des possesseurs de ce livre aura tracé ces caractères mystérieux.
40 Mais qui diable était ce possesseur ? N’aurait-il point mis son
41 nom en quelque endroit de ce manuscrit ? »
42 Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe, et passa
43 soigneusement en revue les premières pages du livre. Au verso
44 de la seconde, celle du faux titre, il découvrit une sorte de
45 macule2, qui faisait à l’œil l’effet d’une tache d’encre. Cependant,
46 en y regardant de près, on distinguait quelques caractères à demi
47 effacés. Mon oncle comprit que là était le point intéressant ; il
48 s’acharna donc sur la macule et, sa grosse loupe aidant, il finit
49 par reconnaître les signes que voici, caractères runiques qu’il lut
50 sans hésiter :

1. Irréfragable : irréfutable, qui ne peut être contredit.


2. Macule : petite tache d’encre.

29
Voyage au centre de la Terre

51 « Arne Saknussemm ! s’écria-t-il d’un ton triomphant,


52 mais c’est un nom cela, et un nom islandais encore, celui d’un
53 savant du seizième siècle, d’un alchimiste1 célèbre ! »
54 Je regardai mon oncle avec une certaine admiration.
55 « Ces alchimistes, reprit-il, Avicenne, Bacon, Lulle, Paracelse2,
56 étaient les véritables, les seuls savants de leur époque. Ils ont
57 fait des découvertes dont nous avons le droit d’être étonnés.
58 Pourquoi, ce Saknussemm n’aurait-il pas enfoui sous cet incom-
59 préhensible cryptogramme quelque surprenante invention ?
60 Cela doit être ainsi. Cela est. »
61 L’imagination du professeur s’enflammait à cette hypothèse.
62 « Sans doute, osai-je répondre, mais quel intérêt pouvait
63 avoir ce savant à cacher ainsi quelque merveilleuse décou-
64 verte ?
65 – Pourquoi ? pourquoi ? Eh ! le sais-je ? Galilée3 n’en a-t-il
66 pas agi ainsi pour Saturne ? D’ailleurs, nous verrons bien :
67 j’aurai le secret de ce document, et je ne prendrai ni nourriture
68 ni sommeil avant de l’avoir deviné.
69 – Oh ! pensai-je.
70 – Ni toi, non plus, Axel, reprit-il.
71 – Diable ! me dis-je, il est heureux que j’aie dîné pour deux !

1. Alchimiste : au Moyen Âge et à la Renaissance, savant dont les travaux


reposaient sur un mélange de principes scientifiques et de principes magiques,
qui croyait notamment en la possibilité de changer le plomb en or.
2. Avicenne (980-1037) : philosophe et médecin persan ; Roger Bacon (1214-
1292) : savant et alchimiste anglais ; Raymond Lulle (1232-1315) : philosophe
et alchimiste de Majorque ; Paracelse (1493-1541) : médecin suisse.
3. Galilée (1564-1642) : savant italien rallié au système héliocentrique (la Terre
tourne autour du Soleil) de Copernic, il fut condamné par les autorités reli-
gieuses qui l’obligèrent à abjurer. Il découvrit les anneaux de Saturne en 1610,
découverte qu’il évoque dans une lettre à l’aide d’un code secret.
30
C hapitre
 3

72 – Et d’abord, fit mon oncle, il faut trouver la langue de ce


73 « chiffre1 ». Cela ne doit pas être difficile. »
74 À ces mots, je relevai vivement la tête. Mon oncle reprit
75 son soliloque2 :
76 « Rien n’est plus aisé. Il y a dans ce document cent trente-
77 deux lettres qui donnent soixante-dix-neuf consonnes contre
78 cinquante-trois voyelles. Or, c’est à peu près suivant cette
79 proportion que sont formés les mots des langues méridio-
80 nales3, tandis que les idiomes4 du Nord sont infiniment plus
81 riches en consonnes. Il s’agit donc d’une langue du Midi. »
82 Ces conclusions étaient fort justes.
83 « Mais quelle est cette langue ? »
84 C’est là que j’attendais mon savant, chez lequel cependant
85 je découvrais un profond analyste.
86 « Ce Saknussemm, reprit-il, était un homme instruit ; or, dès
87 qu’il n’écrivait pas dans sa langue maternelle, il devait choisir
88 de préférence la langue courante entre les esprits cultivés du
89 seizième siècle, je veux dire le latin. Si je me trompe, je pourrai
90 essayer de l’espagnol, du français, de l’italien, du grec, de l’hé-
91 breu. Mais les savants du seizième siècle écrivaient générale-
92 ment en latin. J’ai donc le droit de dire a priori : Ceci est du
93 latin. »
94 Je sautai sur ma chaise. Mes souvenirs de latiniste se révol-
95 taient contre la prétention que cette suite de mots baroques
96 pût appartenir à la douce langue de Virgile5.

1. Chiffre : code secret, qu’il faut déchiffrer pour pouvoir le lire.


2. Soliloque : discours qu’on se fait à soi-même, comme si l’on était seul.
3. Méridionales : du Midi, c’est-à-dire du sud.
4. Idiomes : langues.
5. Virgile (70-19 av. J.-C.) : poète latin, auteur de l’Énéide.

31
Voyage au centre de la Terre

97 « Oui ! du latin, reprit mon oncle, mais du latin brouillé.


98 – À la bonne heure ! pensai-je. Si tu le débrouilles, tu seras
99 fin, mon oncle.
100 – Examinons bien, dit-il, en reprenant la feuille sur laquelle
101 j’avais écrit. Voilà une série de cent trente-deux lettres qui se
102 présentent sous un désordre apparent. Il y a des mots où les
103 consonnes se rencontrent seules comme le premier « nrnlls »,
104 d’autres où les voyelles, au contraire, abondent, le cinquième, par
105 exemple, « uneeief », ou l’avant-dernier « oseibo ». Or, cette dispo-
106 sition n’a évidemment pas été combinée : elle est donnée mathé-
107 matiquement par la raison inconnue qui a présidé à la succession
108 de ces lettres. Il me paraît certain que la phrase primitive a été
109 écrite régulièrement, puis retournée suivant une loi qu’il faut
110 découvrir. Celui qui posséderait la clef1 de ce « chiffre » le lirait
111 couramment. Mais quelle est cette clef ? Axel, as-tu cette clef ? »
112 À cette question je ne répondis rien, et pour cause. Mes
113 regards s’étaient arrêtés sur un charmant portrait suspendu au
114 mur, le portrait de Graüben. La pupille2 de mon oncle se trou-
115 vait alors à Altona3, chez une de ses parentes, et son absence
116 me rendait fort triste, car, je puis l’avouer maintenant, la jolie
117 Virlandaise et le neveu du professeur s’aimaient avec toute la
118 patience et toute la tranquillité allemande. Nous nous étions
119 fiancés à l’insu de mon oncle, trop géologue pour comprendre
120 de pareils sentiments. Graüben était une charmante jeune fille
121 blonde aux yeux bleus, d’un caractère un peu grave, d’un esprit
122 un peu sérieux, mais elle ne m’en aimait pas moins. Pour mon

1. Clef : règle permettant de déchiffrer un code secret.


2. Pupille : personne placée sous l’autorité d’un tuteur, généralement un membre
de sa famille.
3. Altona : ville allemande, devenue un quartier de l’ouest de Hambourg en 1938.

32
C hapitre
 3

123 compte, je l’adorais, si toutefois ce verbe existe dans la langue


124 tudesque1 ! L’image de ma petite Virlandaise me rejeta donc,
125 en un instant, du monde des réalités dans celui des chimères2,
126 dans celui des souvenirs.
127 Je revis la fidèle compagne de mes travaux et de mes plaisirs.
128 Elle m’aidait à ranger chaque jour les précieuses pierres de mon
129 oncle ; elle les étiquetait avec moi. C’était une très forte minéra-
130 logiste que mademoiselle Graüben ! Elle en eût remontré à plus
131 d’un savant3. Elle aimait à approfondir les questions ardues de
132 la science. Que de douces heures nous avions passées à étudier
133 ensemble ! et combien j’enviai souvent le sort de ces pierres
134 insensibles qu’elle maniait de ses charmantes mains !
135 Puis, l’instant de la récréation venue, nous sortions tous les
136 deux, nous prenions par les allées touffues de l’Alster4, et nous
137 nous rendions de compagnie5 au vieux moulin goudronné qui
138 fait si bon effet à l’extrémité du lac ; chemin faisant, on causait
139 en se tenant par la main. Je lui racontais des choses dont elle riait
140 de son mieux. On arrivait ainsi jusqu’au bord de l’Elbe6, et,
141 après avoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands
142 nénuphars blancs, nous revenions au quai par la barque à vapeur.
143 Or, j’en étais là de mon rêve, quand mon oncle, frappant la
144 table du poing, me ramena violemment à la réalité.
145 « Voyons, dit-il, la première idée qui doit se présenter à l’es-
146 prit pour brouiller les lettres d’une phrase, c’est, il me semble,
1. Tudesque : terme ancien et plaisant signifiant « allemand, germanique ».
2. Chimères : rêveries, illusions.
3. Elle en eût remontré à plus d’un savant : elle aurait pu donner des leçons
à plus d’un savant.
4. Alster : rivière qui alimente un lac situé à Hambourg et se jette dans l’Elbe.
5. De compagnie : ensemble.
6. Elbe : fleuve sur l’estuaire duquel se trouve Hambourg.

33
Voyage au centre de la Terre

147 d’écrire les mots verticalement au lieu de les tracer horizontale-


148 ment.
149 – Tiens ! pensai-je.
150 – Il faut voir ce que cela produit, Axel, jette une phrase quel-
151 conque sur ce bout de papier ; mais, au lieu de disposer les lettres
152 à la suite les unes des autres, mets-les successivement par colonnes
153 verticales, de manière à les grouper en nombre de cinq ou six. »
154 Je compris ce dont il s’agissait, et immédiatement j’écrivis
155 de haut en bas :
156
JmneGe
157
ee,trn
158
t’ b m i a !
159 aiatü
160 iepeb
161
« Bon, dit le professeur, sans avoir lu. Maintenant, dispose
162
ces mots sur une ligne horizontale.
163
J’obéis, et j’obtins la phrase suivante :

164
JmneGe ee, trn t’bmia ! aiatü iepeb
165 « Parfait ! fit mon oncle en m’arrachant le papier des mains,
166 voilà qui a déjà la physionomie du vieux document : les
167 voyelles sont groupées ainsi que les consonnes dans le même
168 désordre ; il y a même des majuscules au milieu des mots,
169 ainsi que des virgules, tout comme dans le parchemin de
170 Saknussemm ! »
171 Je ne puis m’empêcher de trouver ces remarques fort ingé-
172 nieuses.
173 « Or, reprit mon oncle en s’adressant directement à moi,
pour lire la phrase que tu viens d’écrire, et que je ne connais

34
C hapitre
 3
174

175 pas, il me suffira de prendre successivement la première lettre


176 de chaque mot, puis la seconde, puis la troisième, ainsi de
177 suite.
178 Et mon oncle, à son grand étonnement, et surtout au mien,
179
lut :
180 Je t’aime bien, ma petite Graüben !
181
« Hein ! » fit le professeur.
182
Oui, sans m’en douter, en amoureux maladroit, j’avais tracé
183
cette phrase compromettante !
184 « Ah ! tu aimes Graüben ! reprit mon oncle d’un véritable
185 ton de tuteur !
186 – Oui… Non… balbutiai-je !
187 – Ah ! tu aimes Graüben, reprit-il machinalement. Eh
188 bien, appliquons mon procédé au document en question ! »
189 Mon oncle, retombé dans son absorbante contemplation,
190 oubliait déjà mes imprudentes paroles. Je dis imprudentes,
191 car la tête du savant ne pouvait comprendre les choses du
192 cœur. Mais, heureusement, la grande affaire du document
193 l’emporta.
194 Au moment de faire son expérience capitale, les yeux du
195 professeur Lidenbrock lancèrent des éclairs à travers ses lunettes ;
196 ses doigts tremblèrent, lorsqu’il reprit le vieux parchemin ; il
197 était sérieusement ému. Enfin il toussa fortement, et d’une voix
198 grave, appelant successivement la première lettre, puis la seconde
199 de chaque mot, il me dicta la série suivante :
200 mmessunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtn
201 ecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne
202 lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek
203 meretarcsilucoYsleffenSnI
35
Voyage au centre de la Terre

204 En finissant, je l’avouerai, j’étais émotionné1 ; ces lettres,


205 nommées une à une, ne m’avaient présenté aucun sens à l’esprit ;
206 j’attendais donc que le professeur laissât se dérouler pompeuse-
207 ment entre ses lèvres une phrase d’une magnifique latinité.
208 Mais, qui aurait pu le prévoir ! Un violent coup de poing
209 ébranla la table. L’encre rejaillit, la plume me sauta des mains.
210 « Ce n’est pas cela ! s’écria mon oncle, cela n’a pas le sens
211 commun ! »
212 Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant l’esca-
213 lier comme une avalanche, il se précipita dans Königstrasse2, et
s’enfuit à toutes jambes.

4
1 « Il est parti ? s’écria Marthe en accourant au bruit de la
2 porte de la rue qui, violemment refermée, venait d’ébranler la
3 maison tout entière.
– Oui ! répondis-je, complètement parti !
5 – Eh bien ? et son dîner ? fit la vieille servante.
6 – Il ne dînera pas !
7 – Et son souper ?
8 – Il ne soupera pas !
9 – Comment ? dit Marthe en joignant les mains.
10 – Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, ni personne dans
11 la maison ! Mon oncle Lidenbrock nous met tous à la diète3

1. Émotionné : ému.
2. Königstrasse : rue de la ville allemande de Hambourg, dont le nom signifie
« allée du roi ».
3. Diète : régime alimentaire consistant à s’abstenir partiellement ou totalement
de manger.
36
C hapitre
 4

12 jusqu’au moment où il aura déchiffré un vieux grimoire qui


13 est absolument indéchiffrable !
14 – Jésus ! nous n’avons donc plus qu’à mourir de faim ! »
15 Je n’osai pas avouer qu’avec un homme aussi absolu que
16 mon oncle, c’était un sort inévitable.
17 La vieille servante, sérieusement alarmée, retourna dans sa
18 cuisine en gémissant.
19 Quand je fus seul, l’idée me vint d’aller tout conter à
20 Graüben. Mais comment quitter la maison ? Le professeur
21 pouvait rentrer d’un moment à l’autre. Et s’il m’appelait ? Et
22 s’il voulait recommencer ce travail logogryphique1, qu’on eût
23 vainement proposé au vieil Œdipe2 ! Et si je ne répondais pas
24 à son appel, qu’adviendrait-il ?
25 Le plus sage était de rester. Justement, un minéralogiste de
26 Besançon venait de nous adresser une collection de géodes sili-
27 ceuses3 qu’il fallait classer. Je me mis au travail. Je triai, j’éti-
28 quetai, je disposai dans leur vitrine toutes ces pierres creuses au
29 dedans desquelles s’agitaient de petits cristaux.
30 Mais cette occupation ne m’absorbait pas. L’affaire du
31 vieux document ne laissait point de4 me préoccuper étran-
32 gement. Ma tête bouillonnait, et je me sentais pris d’une
33 vague inquiétude. J’avais le pressentiment d’une catas-
34 trophe prochaine.

1. Logogryphique : digne du logogryphe, jeu où l’on doit deviner un mot à par-


tir des différentes combinaisons des lettres.
2. Œdipe : héros mythologique grec, célèbre pour avoir résolu l’énigme posée
par le Sphinx (« Quel animal a quatre pattes le matin, deux à midi, et trois le
soir ? » Réponse : l’homme).
3. Géodes siliceuses : morceau de roche dont la paroi est tapissée de cristaux
de silice, minerai dur et incolore.
4. Ne laissait point de : ne cessait point de.

37
Voyage au centre de la Terre

35 Au bout d’une heure, mes géodes étaient étagées1 avec


36 ordre. Je me laissai aller alors dans le grand fauteuil d’Utrecht,
37 les bras ballants et la tête renversée. J’allumai ma pipe à long
38 tuyau courbe, dont le fourneau sculpté représentait une
39 naïade2 nonchalamment étendue ; puis, je m’amusai à suivre
40 les progrès de la carbonisation, qui de ma naïade faisait peu à
41 peu une négresse3 accomplie. De temps en temps, j’écoutais
42 si quelque pas retentissait dans l’escalier. Mais non. Où
43 pouvait être mon oncle en ce moment ? Je me le figurais
44 courant sous les beaux arbres de la route d’Altona4, gesticu-
45 lant, tirant au mur avec sa canne5, d’un bras violent battant
46 les herbes, décapitant les chardons et troublant dans leur
47 repos les cigognes solitaires.
48 Rentrerait-il triomphant ou découragé ? Qui aurait raison
49 l’un de l’autre, du secret ou de lui ? Je m’interrogeais ainsi, et,
50 machinalement, je pris entre mes doigts la feuille de papier
51 sur laquelle s’allongeait l’incompréhensible série des lettres
52 tracées par moi. Je me répétais :
53 « Qu’est-ce que cela signifie ? »
54 Je cherchai à grouper ces lettres de manière à former des
55 mots. Impossible ! Qu’on les réunît par deux, trois, ou cinq,
56 ou six, cela ne donnait absolument rien d’intelligible. Il y

1. Étagées : rangées à divers étages.


2. Fourneau : partie de la pipe dans laquelle brûle le tabac ; naïade : divinité de
l’eau.
3. Négresse : femme noire ; le terme, considéré aujourd’hui comme raciste, n’est
plus en usage.
4. Altona : ville allemande, devenue un quartier de l’ouest de Hambourg
en 1938.
5. Tirant au mur avec sa canne : frappant le mur avec sa canne, comme avec
une épée.
38
C hapitre
 4

57 avait bien les quatorzième, quinzième et seizième lettres qui


58 faisaient le mot anglais « ice ». La quatre-vingt-quatrième, la
59 quatre-vingt-cinquième et la quatre-vingt-sixième formaient
60 le mot « sir »1. Enfin, dans le corps du document, et à la troi-
61 sième ligne, je remarquai aussi les mots latins « rota »,
62 « mutabile », « ira », « nec », « atra »2.
63 « Diable, pensai-je, ces derniers mots sembleraient donner
64 raison à mon oncle sur la langue du document ! Et même, à la
65 quatrième ligne, j’aperçois encore le mot « luco » qui se traduit
66 par « bois sacré ». Il est vrai qu’à la troisième ligne, on lit le
67 mot « tabiled3 » de tournure parfaitement hébraïque, et à la
68 dernière, les vocables « mer », « arc », « mère », qui sont pure-
69 ment français. »
70 Il y avait là de quoi perdre la tête ! Quatre idiomes4 diffé-
71 rents dans cette phrase absurde ! Quel rapport pouvait-il
72 exister entre les mots « glace, monsieur, colère, cruel, bois
73 sacré, changeant, mère, arc ou mer ? » Le premier et le dernier
74 seuls se rapprochaient facilement : rien d’étonnant que dans
75 un document écrit en Islande, il fût question d’une « mer de
76 glace ». Mais de là à comprendre le reste du cryptogramme,
77 c’était autre chose.
78 Je me débattais donc contre une insoluble difficulté ; mon
79 cerveau s’échauffait, mes yeux clignaient sur la feuille de
80 papier ; les cent trente-deux lettres semblaient voltiger autour
81 de moi, comme ces larmes d’argent qui glissent dans l’air
82 autour de notre tête, lorsque le sang s’y est violemment porté.

1. Ice, sir : mots anglais signifiant « glace » et « monsieur ».


2. Mots latins signifiant « roue », « changeant », « colère », « non », « cruelle ».
3. Tabiled : mot hébreu signifiant « toujours ».
4. Idiomes : langues.

39
Voyage au centre de la Terre

83 J’étais en proie à une sorte d’hallucination ; j’étouffais ; il


84 me fallait de l’air. Machinalement, je m’éventai avec la feuille
85 de papier, dont le verso et le recto se présentèrent successive-
86 ment à mes regards.
87 Quelle fut ma surprise, quand dans l’une de ces voltes1
88 rapides, au moment où le verso se tournait vers moi, je crus
89 voir apparaître des mots parfaitement lisibles, des mots latins,
90 entre autres « craterem » et « terrestre » !
91 Soudain une lueur se fit dans mon esprit ; ces seuls indices
92 me firent entrevoir la vérité ; j’avais découvert la loi du
93 chiffre2. Pour comprendre ce document, il n’était pas même
94 nécessaire de le lire à travers la feuille retournée ! Non. Tel il
95 était, tel il m’avait été dicté, tel il pouvait être épelé couram-
96 ment. Toutes les ingénieuses combinaisons du professeur se
97 réalisaient. Il avait eu raison pour la disposition des lettres,
98 raison pour la langue du document ! Il s’en était fallu de
99 « rien » qu’il pût lire d’un bout à l’autre cette phrase latine, et
100 ce « rien », le hasard venait de me le donner !
101 On comprend si je fus ému ! Mes yeux se troublèrent. Je ne
102 pouvais m’en servir. J’avais étalé la feuille de papier sur la
103 table. Il me suffisait d’y jeter un regard pour devenir posses-
104 seur du secret.
105 Enfin je parvins à calmer mon agitation. Je m’imposai la
106 loi de faire deux fois le tour de la chambre pour apaiser mes
107 nerfs, et je revins m’engouffrer dans le vaste fauteuil.
108 « Lisons », m’écriai-je, après avoir refait dans mes poumons
109 une ample provision d’air.

1. Voltes : mouvements circulaires.


2. Chiffre : code secret, qu’il faut déchiffrer pour pouvoir le lire.

40
C hapitre
 5

110 Je me penchai sur la table ; je posai mon doigt successive-


111 ment sur chaque lettre, et, sans m’arrêter, sans hésiter un
112 instant, je prononçai à haute voix la phrase tout entière.
113 Mais quelle stupéfaction, quelle terreur m’envahit ! Je
114 restai d’abord comme frappé d’un coup subit. Quoi ! ce que je
115 venais d’apprendre s’était accompli ! un homme avait eu assez
116 d’audace pour pénétrer !…
117 « Ah ! m’écriai-je en bondissant, mais non ! mais non ! mon
118 oncle ne le saura pas ! Il ne manquerait plus qu’il vînt à
119 connaître un semblable voyage ! Il voudrait en goûter aussi !
120 Rien ne pourrait l’arrêter ! Un géologue si déterminé ! il parti-
121 rait quand même, malgré tout, en dépit de tout ! et il m’em-
122 mènerait, et nous n’en reviendrions pas ! Jamais ! jamais ! »
123 J’étais dans une surexcitation difficile à peindre.
124 « Non ! non ! ce ne sera pas, dis-je avec énergie, et, puisque
125 je peux empêcher qu’une pareille idée vienne à l’esprit de mon
126 tyran, je le ferai. À tourner et retourner ce document, il pour-
127 rait par hasard en découvrir la clef1 ! Détruisons-le. »
128 Il y avait un reste de feu dans la cheminée. Je saisis non seule-
129 ment la feuille de papier, mais le parchemin de Saknussemm ;
130 d’une main fébrile j’allais précipiter le tout sur les charbons et
anéantir ce dangereux secret, quand la porte du cabinet s’ouvrit.
Mon oncle parut.

1. Clef : règle permettant de déchiffrer un code secret.

41
Voyage au centre de la Terre

5
1 Je n’eus que le temps de replacer sur la table le malencon-
2 treux document.
3 Le professeur Lidenbrock paraissait profondément absorbé.
Sa pensée dominante ne lui laissait pas un instant de répit ; il
5 avait évidemment scruté, analysé l’affaire, mis en œuvre
6 toutes les ressources de son imagination pendant sa prome-
7 nade, et il revenait appliquer quelque combinaison nouvelle.
8 En effet, il s’assit dans son fauteuil, et, la plume à la main,
9 il commença à établir des formules qui ressemblaient à un
10 calcul algébrique.
11 Je suivais du regard sa main frémissante ; je ne perdais pas
12 un seul de ses mouvements. Quelque résultat inespéré allait-il
13 donc inopinément1 se produire ? Je tremblais, et sans raison,
14 puisque la vraie combinaison, la « seule » étant déjà trouvée,
15 toute autre recherche devenait forcément vaine.
16 Pendant trois longues heures, mon oncle travailla sans
17 parler, sans lever la tête, effaçant, reprenant, raturant, recom-
18 mençant mille fois.
19 Je savais bien que, s’il parvenait à arranger des lettres
20 suivant toutes les positions relatives qu’elles pouvaient
21 occuper, la phrase se trouverait faite. Mais je savais aussi que
22 vingt lettres seulement peuvent former deux quintillions,
23 quatre cent trente-deux quatrillions, neuf cent deux trillions,
24 huit milliards, cent soixante-seize millions, six cent quarante
25 mille combinaisons. Or, il y avait cent trente-deux lettres
26 dans la phrase, et ces cent trente-deux lettres donnaient un
27 nombre de phrases différentes composé de cent trente-trois
1. Inopinément : de façon inattendue.

42
C hapitre
 5

28 chiffres au moins, nombre presque impossible à énumérer et


29 qui échappe à toute appréciation.
30 J’étais rassuré sur ce moyen héroïque de résoudre le problème.
31 Cependant le temps s’écoulait ; la nuit se fit ; les bruits de
32 la rue s’apaisèrent ; mon oncle, toujours courbé sur sa tâche,
33 ne vit rien, pas même la bonne Marthe qui entrouvrit la
34 porte ; il n’entendit rien, pas même la voix de cette digne
35 servante, disant :
36 « Monsieur soupera-t-il ce soir ? »
37 Aussi Marthe dut-elle s’en aller sans réponse. Pour moi,
38 après avoir résisté pendant quelque temps, je fus pris d’un
39 invincible sommeil, et je m’endormis sur un bout du canapé,
40 tandis que mon oncle Lidenbrock calculait et raturait toujours.
41 Quand je me réveillai, le lendemain, l’infatigable piocheur
42 était encore au travail. Ses yeux rouges, son teint blafard, ses
43 cheveux entremêlés sous sa main fiévreuse, ses pommettes
44 empourprées1 indiquaient assez sa lutte terrible avec l’impos-
45 sible, et, dans quelles fatigues de l’esprit, dans quelle conten-
46 tion du cerveau les heures durent s’écouler pour lui.
47 Vraiment, il me fit pitié. Malgré les reproches que je
48 croyais être en droit de lui faire, une certaine émotion me
49 gagnait. Le pauvre homme était tellement possédé de son
50 idée, qu’il oubliait de se mettre en colère. Toutes ses forces
51 vives se concentraient sur un seul point, et, comme elles ne
52 s’échappaient pas par leur exutoire2 ordinaire, on pouvait
53 craindre que leur tension ne le fît éclater d’un instant à
54 l’autre.

1. Pommettes : parties plus ou moins saillantes de la joue ; empourprées :


rouges.
2. Exutoire : moyen d’évacuer un trop-plein de tension physique ou psychique.

43
Voyage au centre de la Terre

55 Je pouvais d’un geste desserrer cet étau1 de fer qui lui


56 serrait le crâne, d’un mot seulement ! et je n’en fis rien.
57 Cependant j’avais bon cœur. Pourquoi restai-je muet en
58 pareille circonstance ? Dans l’intérêt même de mon oncle.
59 « Non, non, répétai-je, non, je ne parlerai pas ! Il voudrait y
60 aller, je le connais ; rien ne saurait l’arrêter. C’est une imagina-
61 tion volcanique, et, pour faire ce que d’autres géologues n’ont
62 point fait, il risquerait sa vie. Je me tairai ; je garderai ce secret
63 dont le hasard m’a rendu maître ! Le découvrir, ce serait tuer le
64 professeur Lidenbrock ! Qu’il le devine, s’il le peut. Je ne veux
65 pas me reprocher un jour de l’avoir conduit à sa perte !»
66 Ceci résolu, je me croisai les bras, et j’attendis. Mais j’avais
67 compté sans un incident qui se produisit à quelques heures de
68 là.
69 Lorsque la bonne Marthe voulut sortir de la maison pour se
70 rendre au marché, elle trouva la porte close. La grosse clef
71 manquait à la serrure. Qui l’avait ôtée ? Mon oncle évidem-
72 ment, quand il rentra la veille après son excursion précipitée.
73 Était-ce à dessein ? Était-ce par mégarde ? Voulait-il nous
74 soumettre aux rigueurs de la faim ? Cela m’eût paru un peu
75 fort. Quoi ! Marthe et moi, nous serions victimes d’une situa-
76 tion qui ne nous regardait pas le moins du monde ? Sans
77 doute, et je me souvins d’un précédent de nature à nous
78 effrayer. En effet, il y a quelques années, à une époque où mon
79 oncle travaillait à sa grande classification minéralogique, il
80 demeura quarante-huit heures sans manger, et toute sa
81 maison dut se conformer à cette diète scientifique. Pour mon

1. Étau : outil ressemblant à une mâchoire permettant d’immobiliser fortement


les objets que l’on veut travailler ; l’idée fixe du professeur – déchiffrer le docu-
ment – lui comprime le cerveau à la manière d’un étau.
44
C hapitre
 5

82 compte, j’y gagnai des crampes d’estomac fort peu récréatives


83 chez un garçon d’un naturel assez vorace.
84 Or, il me parut que le déjeuner allait faire défaut comme le
85 souper de la veille. Cependant je résolus d’être héroïque et de
86 ne pas céder devant les exigences de la faim. Marthe prenait cela
87 très au sérieux et se désolait, la bonne femme. Quant à moi,
88 l’impossibilité de quitter la maison me préoccupait davantage
89 et pour cause. On me comprend bien.
90 Mon oncle travaillait toujours ; son imagination se perdait
91 dans le monde idéal des combinaisons ; il vivait loin de la
92 terre, et véritablement en dehors des besoins terrestres.
93 Vers midi, la faim m’aiguillonna1 sérieusement. Marthe,
94 très innocemment, avait dévoré la veille les provisions du
95 garde-manger ; il ne restait plus rien à la maison. Cependant
96 je tins bon. J’y mettais une sorte de point d’honneur.
97 Deux heures sonnèrent. Cela devenait ridicule, intolérable
98 même. J’ouvrais des yeux démesurés. Je commençai à me dire
99 que j’exagérais l’importance du document ; que mon oncle n’y
100 ajouterait pas foi ; qu’il verrait là une simple mystification2 ;
101 qu’au pis-aller3 on le retiendrait malgré lui, s’il voulait tenter
102 l’aventure ; qu’enfin il pouvait découvrit lui-même la clef du
103 « chiffre », et que j’en serais alors pour mes frais d’abstinence4.
104 Ces raisons me parurent excellentes, que j’eusse rejetées la
105 veille avec indignation ; je trouvai même parfaitement absurde
106 d’avoir attendu si longtemps, et mon parti fut pris de tout dire.

1. M’aiguillonna : me piqua comme une aiguille, me stimula.


2. Mystification : tromperie.
3. Au pis-aller : dans le pire des cas.
4. J’en serais alors pour mes frais d’abstinence : je n’aurais alors rien gagné
à ne pas manger ni sortir de la maison.
45
Voyage au centre de la Terre

107 Je cherchais donc une entrée en matière, pas trop brusque,


108 quand le professeur se leva, mit son chapeau et se prépara à
109 sortir.
110 Quoi ! quitter la maison, et nous enfermer encore ? Jamais.
111 « Mon oncle ! » dis-je.
112 Il ne parut pas m’entendre.
113 « Mon oncle Lidenbrock ! répétai-je en élevant la voix.
114 – Hein ? fit-il comme un homme subitement réveillé.
115 – Eh bien ! cette clef ?
116 – Quelle clef ? La clef de la porte ?
117 – Mais non, m’écriai-je, la clef du document ! »
118 Le professeur me regarda par-dessus ses lunettes ; il remarqua
119 sans doute quelque chose d’insolite1 dans ma physionomie2, car
120 il me saisit vivement le bras, et, sans pouvoir parler, il m’inter-
121 rogea du regard. Cependant, jamais demande ne fut formulée
122 d’une façon plus nette.
123 Je remuai la tête de haut en bas.
124 Il secoua la sienne avec une sorte de pitié, comme s’il avait
125 affaire à un fou.
126 Je fis un geste plus affirmatif.
127 Ses yeux brillèrent d’un vif éclat ; sa main devint menaçante.
128 Cette conversation muette dans ces circonstances eût inté-
129 ressé le spectateur le plus indifférent. Et vraiment j’en arrivais à
130 ne plus oser parler, tant je craignais que mon oncle ne m’étouffât
131 dans les premiers embrassements de sa joie. Mais il devint si
132 pressant qu’il fallut répondre.
133 « Oui, cette clef !… le hasard !…

1. Insolite : inhabituel.
2. Physionomie : expression du visage.

46
C hapitre
 5

134 – Que dis-tu ? s’écria-t-il avec une indescriptible émotion.


135 – Tenez, dis-je en lui présentant la feuille de papier sur
136 laquelle j’avais écrit, lisez.
137 – Mais cela ne signifie rien ! répondit-il en froissant la
138 feuille.
139 – Rien, en commençant à lire par le commencement, mais
140 par la fin… »
141 Je n’avais pas achevé ma phrase que le professeur poussait
142 un cri, mieux qu’un cri, un véritable rugissement ! Une révé-
143 lation venait de se faire, dans son esprit. Il était transfiguré.
144 « Ah ! ingénieux Saknussemm ! s’écria-t-il, tu avais donc
145 d’abord écrit ta phrase à l’envers ? »
146 Et se précipitant sur la feuille de papier, l’œil trouble, la
147 voix émue, il lut le document tout entier, en remontant de la
148 dernière lettre à la première.
Il était conçu en ces termes :
149

150 In Sneffels Yoculis craterem kem delibat


151 umbra Scartaris Julii intra calendas descende,
152 audas viator, et terrestre centrum attinges.
153 Kod feci. Arne Saknussem.
154 Ce qui, de ce mauvais latin, peut être traduit ainsi :
155 Descends dans le cratère du Yocul
156 de Sneffels que l’ombre du Scartaris vient
157 caresser avant les calendes de Juillet,
158 voyageur audacieux, et tu parviendras
159 au centre de la Terre. Ce que j’ai fait.
160 Arne Saknussemm.

47
Voyage au centre de la Terre

161 Mon oncle, à cette lecture, bondit comme s’il eût inopiné-
162 ment touché une bouteille de Leyde1. Il était magnifique
163 d’audace, de joie et de conviction. Il allait et venait ; il prenait
164 sa tête à deux mains ; il déplaçait les sièges ; il empilait ses
165 livres ; il jonglait, c’est à ne pas le croire, avec ses précieuses
166 géodes2 ; il lançait un coup de poing par-ci, une tape par-là.
167 Enfin ses nerfs se calmèrent et, comme un homme épuisé par
168 une trop grande dépense de fluide, il retomba dans son fauteuil.
169 « Quelle heure est-il donc ? demanda-t-il après quelques
170 instants de silence.
171 – Trois heures, répondis-je.
172 – Tiens ! mon dîner a passé vite. Je meurs de faim. À table.
173 Puis ensuite…
174 – Ensuite ?
175 – Tu feras ma malle.
– Hein ! m’écriai-je.
– Et la tienne ! » répondit l’impitoyable professeur en entrant
dans la salle à manger.

6
1 À ces paroles un frisson me passa par tout le corps.
2 Cependant je me contins. Je résolus même de faire bonne
3 figure. Des arguments scientifiques pouvaient seuls arrêter le
professeur Lidenbrock. Or, il y en avait, et de bons, contre la
5 possibilité d’un pareil voyage. Aller au centre de la terre !
1. Inopinément : de façon inattendue ; bouteille de Leyde : machine inventée
en 1745 à Leyde (Pays-Bas), ancêtre du condensateur électrique, qui occasionne
des décharges lorsqu’on la touche.
2. Géodes : morceaux de roches tapissés de cristaux.

48
C hapitre
 6

6 Quelle folie ! Je réservai ma dialectique1 pour le moment


7 opportun, et je m’occupai du repas.
8 Inutile de rapporter les imprécations2 de mon oncle devant la
9 table desservie. Tout s’expliqua. La liberté fut rendue à la bonne
10 Marthe. Elle courut au marché et fit si bien, qu’une heure après,
11 ma faim était calmée, et je revenais au sentiment de la situation.
12 Pendant le repas, mon oncle fut presque gai ; il lui échappait
13 de ces plaisanteries de savant qui ne sont jamais bien dangereuses.
14 Après le dessert, il me fit signe de le suivre dans son cabinet.
15 J’obéis. Il s’assit à un bout de sa table de travail, et moi à
16 l’autre.
17 « Axel, dit-il d’une voix assez douce, tu es un garçon très
18 ingénieux ; tu m’as rendu là un fier service, quand, de guerre
19 lasse3, j’allais abandonner cette combinaison. Où me serais-je
20 égaré ? Nul ne peut le savoir ! Je n’oublierai jamais cela, mon
21 garçon, et de la gloire que nous allons acquérir tu auras ta part.
22 – Allons, pensai-je, il est de bonne humeur ; le moment est
23 venu de discuter cette gloire.
24 – Avant tout, reprit mon oncle, je te recommande le secret
25 le plus absolu, tu m’entends ? Je ne manque pas d’envieux
26 dans le monde des savants, et beaucoup voudraient entre-
27 prendre ce voyage, qui ne s’en douteront qu’à notre retour.
28 – Croyez-vous, dis-je, que le nombre de ces audacieux fût
29 si grand ?
30 – Certes ! qui hésiterait à conquérir une telle renommée ?
31 Si ce document était connu, une armée entière de géologues
32 se précipiterait sur les traces d’Arne Saknussemm !
1. Ma dialectique : le développement de ma pensée, mon argumentation.
2. Imprécations : malédictions, paroles violentes, injures.
3. De guerre lasse : à force de fatigue et d’ennui.

49
Voyage au centre de la Terre

33 – Voilà ce dont je ne suis pas persuadé, mon oncle, car rien


34 ne prouve l’authenticité de ce document.
35 – Comment ! Et le livre dans lequel nous l’avons découvert !
36 – Bon ! j’accorde que ce Saknussemm ait écrit ces lignes,
37 mais s’ensuit-il qu’il ait réellement accompli ce voyage, et ce
38 vieux parchemin ne peut-il renfermer une mystification1 ? »
39 Ce dernier mot, un peu hasardé, je regrettai presque de
40 l’avoir prononcé. Le professeur fronça son épais sourcil, et je
41 craignais d’avoir compromis les suites de cette conversation.
42 Heureusement il n’en fut rien. Mon sévère interlocuteur
43 ébaucha une sorte de sourire sur ses lèvres et répondit :
44 « C’est ce que nous verrons.
45 – Ah ! fis-je un peu vexé ; mais permettez-moi d’épuiser la
46 série des objections relatives à ce document.
47 – Parle, mon garçon, ne te gêne pas. Je te laisse toute liberté
48 d’exprimer ton opinion. Tu n’es plus mon neveu, mais mon
49 collègue. Ainsi, va.
50 – Eh bien, je vous demanderai d’abord ce que sont ce Yocul,
51 ce Sneffels et ce Scartaris, dont je n’ai jamais entendu parler ?
52 – Rien n’est plus facile. J’ai précisément reçu, il y a quelque
53 temps, une carte de mon ami Augustus Petermann, de Leipzig2 ;
54 elle ne pouvait arriver plus à propos. Prends le troisième atlas
55 dans la seconde travée3 de la grande bibliothèque, série Z,
56 planche 4. »
57 Je me levai, et, grâce à ces indications précises, je trouvai
58 rapidement l’atlas demandé. Mon oncle l’ouvrit et dit :

1. Mystification : tromperie.
2. Augustus Petermann (1822-1878) : géographe allemand ; Leipzig : ville
du centre de l’Allemagne.
3. Travée : ensemble des rayons d’une bibliothèque compris entre deux montants.

50
C hapitre
 6

59 « Voici une des meilleures cartes de l’Islande, celle de


60 Handerson, et je crois qu’elle va nous donner la solution de
61 toutes tes difficultés. »
62 Je me penchai sur la carte.
63 « Vois cette île composée de volcans, dit le professeur, et
64 remarque qu’ils portent tous le nom de Yocul. Ce mot veut
65 dire « glacier » en islandais, et, sous la latitude1 élevée de l’Is-
66 lande, la plupart des éruptions se font jour à travers les couches
67 de glace. De là cette dénomination de Yokul appliquée à tous
68 les monts ignivomes2 de l’île.
69 – Bien, répondis-je ; mais qu’est-ce que le Sneffels ? »
70 J’espérais qu’à cette demande il n’y aurait pas de réponse.
71 Je me trompais. Mon oncle reprit :
72 « Suis-moi sur la côte occidentale de l’Islande. Aperçois-tu
73 Reykjawik, sa capitale ? Oui. Bien. Remonte les fjörds3 innom-
74 brables de ces rivages rongés par la mer, et arrête-toi un peu
75 au-dessous du soixante-cinquième degré de latitude4. Que
76 vois-tu là ?
77 – Une sorte de presqu’île semblable à un os décharné, que
78 termine une énorme rotule5.
79 – La comparaison est juste, mon garçon ; maintenant, n’aper-
80 çois-tu rien sur cette rotule ?
81 – Si, un mont qui semble avoir poussé en mer.
82 – Bon ! c’est le Sneffels.

1. Latitude : coordonnée géographique permettant de localiser un point par


rapport à l’équateur.
2. Ignivomes (du latin ignus, « feu ») : qui vomissent du feu.
3. Fjörds : anciennes vallées glaciaires envahies par la mer.
4. Degré de latitude : ligne imaginaire parallèle à l’équateur.
5. Rotule : petit os situé dans le genou.

51
Voyage au centre de la Terre

83 – Le Sneffels ?
84 – Lui-même, une montagne haute de cinq mille pieds1, l’une
85 des plus remarquables de l’île, et à coup sûr la plus célèbre du
86 monde entier, si son cratère aboutit au centre du globe.
87 – Mais c’est impossible ! m’écriai-je en haussant les épaules
88 et révolté contre une pareille supposition.
89 – Impossible ! répondit le professeur Lidenbrock d’un ton
90 sévère. Et pourquoi cela ?
91 – Parce que ce cratère est évidemment obstrué par les laves,
92 les roches brûlantes, et qu’alors…
93 – Et si c’est un cratère éteint ?
94 – Éteint ?
95 – Oui. Le nombre des volcans en activité à la surface du
96 globe n’est actuellement que de trois cents environ ; mais il
97 existe une bien plus grande quantité de volcans éteints. Or le
98 Sneffels compte parmi ces derniers, et depuis les temps histo-
99 riques, il n’a eu qu’une seule éruption, celle de 1219 ; à partir
100 de cette époque, ses rumeurs se sont apaisées peu à peu, et il
101 n’est plus au nombre des volcans actifs. »
102 À ces affirmations positives, je n’avais absolument rien à
103 répondre ; je me rejetai donc sur les autres obscurités que
104 renfermait le document.
105 « Que signifie ce mot Scartaris, demandai-je, et que viennent
106 faire là les calendes2 de juillet ? »
107 Mon oncle prit quelques moments de réflexion. J’eus un
108 instant d’espoir, mais un seul, car bientôt il me répondit en
109 ces termes :

1. Pied : ancienne mesure de longueur équivalant à 30 cm ; cinq mille pieds = 150 m.


2. Calendes : premier jour du mois dans le calendrier romain.

52
C hapitre
 6

110 « Ce que tu appelles obscurité est pour moi lumière. Cela


111 prouve les soins ingénieux avec lesquels Saknussemm a voulu
112 préciser sa découverte. Le Sneffels est formé de plusieurs
113 cratères ; il y avait donc nécessité d’indiquer celui d’entre eux
114 qui mène au centre du globe. Qu’a fait le savant Islandais ? Il
115 a remarqué qu’aux approches des calendes de juillet, c’est-à-
116 dire vers les derniers jours du mois de juin, un des pics de la
117 montagne, le Scartaris, projetait son ombre jusqu’à l’ouver-
118 ture du cratère en question, et il a consigné le fait dans son
119 document. Pouvait-il imaginer une indication plus exacte, et,
120 une fois arrivés au sommet du Sneffels, nous sera-t-il possible
121 d’hésiter sur le chemin à prendre ? »
122 Décidément mon oncle avait réponse à tout. Je vis bien qu’il
123 était inattaquable sur les mots du vieux parchemin. Je cessai
124 donc de le presser à ce sujet, et, comme il fallait le convaincre
125 avant tout, je passais aux objections scientifiques, bien autre-
126 ment graves, à mon avis.
127 « Allons, dis-je, je suis forcé d’en convenir, la phrase de
128 Saknussemm est claire et ne peut laisser aucun doute à l’es-
129 prit. J’accorde même que le document a un air de parfaite
130 authenticité. Ce savant est allé au fond du Sneffels ; il a vu
131 l’ombre du Scartaris caresser les bords du cratère avant les
132 calendes de juillet ; il a même entendu raconter dans les récits
133 légendaires de son temps que ce cratère aboutissait au centre
134 de la terre ; mais quant à y être parvenu lui-même, quant à en
135 avoir fait le voyage et à en être revenu, s’il l’a entrepris, non,
136 cent fois non !
137 – Et la raison ? dit mon oncle d’un ton singulièrement moqueur.
138 – C’est que toutes les théories de la science démontrent
139 qu’une pareille entreprise est impraticable !
53
Voyage au centre de la Terre

140 – Toutes les théories disent cela ? répondit le professeur en


141 prenant un air bonhomme1. Ah ! les vilaines théories ! Comme
142 elles vont nous gêner, ces pauvres théories ! »
143 Je vis qu’il se moquait de moi, mais je continuai néanmoins.
144 « Oui ! il est parfaitement reconnu que la chaleur augmente
145 environ d’un degré par soixante-dix pieds de profondeur
146 au-dessous de la surface du globe ; or, en admettant cette propor-
147 tionnalité constante, le rayon terrestre étant de quinze cents
148 lieues2, il existe au centre une température de deux cent mille
149 degrés. Les matières de l’intérieur de la terre se trouvent donc à
150 l’état de gaz incandescent3, car les métaux, l’or, le platine, les
151 roches les plus dures, ne résistent pas à une pareille chaleur. J’ai
152 donc le droit de demander s’il est possible de pénétrer dans un
153 semblable milieu !
154 – Ainsi, Axel, c’est la chaleur qui t’embarrasse ?
155 – Sans doute. Si nous arrivions à une profondeur de dix
156 lieues seulement, nous serions parvenus à la limite de l’écorce
157 terrestre, car déjà la température est supérieure à treize cents
158 degrés.
159 – Et tu as peur d’entrer en fusion4 ?
160 – Je vous laisse la question à décider, répondis-je avec
161 humeur5.
162 – Voici ce que je décide, répliqua le professeur Lidenbrock
163 en prenant ses grands airs : c’est que ni toi ni personne ne sait

1. Bonhomme : bienveillant, simple et gentil.


2. Lieue : ancienne mesure de distance équivalant à 4,82 km ; quinze cents
lieues = 7 242 km.
3. Incandescent : rendu intensément lumineux sous l’action de la chaleur.
4. Entrer en fusion : fondre sous l’effet de la chaleur.
5. Avec humeur : irrité.

54
C hapitre
 6

164 d’une façon certaine ce qui se passe à l’intérieur du globe,


165 attendu qu’on connaît à peine la douze-millième partie de son
166 rayon ; c’est que la science est éminemment perfectible, et que
167 chaque théorie est incessamment détruite par une théorie
168 nouvelle. N’a-t-on pas cru jusqu’à Fourier1 que la température
169 des espaces planétaires allait toujours diminuant, et ne sait-on
170 pas aujourd’hui que les plus grands froids des régions éthérées2
171 ne dépassent pas quarante ou cinquante degrés au-dessous de
172 zéro ? Pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la chaleur interne ?
173 Pourquoi, à une certaine profondeur, n’atteindrait-elle pas une
174 limite infranchissable, au lieu de s’élever jusqu’au degré de
175 fusion des minéraux les plus réfractaires ? »
176 Mon oncle plaçant la question sur le terrain des hypothèses,
177 je n’eus rien à répondre.
178 « Eh bien, je te dirai que de véritables savants, Poisson3
179 entre autres, ont prouvé que, si une chaleur de deux cent mille
180 degrés existait à l’intérieur du globe, les gaz incandescents
181 provenant des matières fondues acquerraient une élasticité
182 telle que l’écorce terrestre ne pourrait y résister et éclaterait
183 comme les parois d’une chaudière sous l’effort de la vapeur.
184 – C’est l’avis de Poisson, mon oncle, voilà tout.
185 – D’accord, mais c’est aussi l’avis d’autres géologues distin-
186 gués, que l’intérieur du globe n’est formé ni de gaz ni d’eau,
187 ni des plus lourdes pierres que nous connaissions, car, dans ce
188 cas, la terre aurait un poids deux fois moindre.

1. Joseph Fourier (1768-1830) : mathématicien et physicien français, qui a


travaillé sur la propagation de la chaleur.
2. Les régions éthérées : les régions de l’air (appelé éther par les Anciens).
3. Siméon-Denis Poisson (1781-1840) : mathématicien et physicien français,
qui postule que la Terre s’est refroidie de l’intérieur.
55
Voyage au centre de la Terre

189 – Oh ! avec les chiffres on prouve tout ce qu’on veut !


190 – Et avec les faits, mon garçon, en est-il de même ? N’est-il
191 pas constant que le nombre des volcans a considérablement
192 diminué depuis les premiers jours du monde ? et, si chaleur
193 centrale il y a, ne peut-on en conclure qu’elle tend à s’affaiblir ?
194 – Mon oncle, si vous entrez dans le champ des supposi-
195 tions, je n’ai plus à discuter.
196 – Et moi j’ai à dire qu’à mon opinion se joignent les opinions
197 de gens fort compétents. Te souviens-tu d’une visite que me fit
198 le célèbre chimiste anglais Humphry Davy en 1825 ?
199 – Aucunement, car je ne suis venu au monde que dix-neuf
200 ans après.
201 – Eh bien, Humphry Davy vint me voir à son passage à
202 Hambourg. Nous discutâmes longtemps, entre autres ques-
203 tions, l’hypothèse de la liquidité du noyau intérieur de la
204 terre. Nous étions tous deux d’accord que cette liquidité ne
205 pouvait exister, par une raison à laquelle la science n’a jamais
206 trouvé de réponse.
207 – Et laquelle ? dis-je un peu étonné.
208 – C’est que cette masse liquide serait sujette comme l’Océan,
209 à l’attraction de la lune, et conséquemment, deux fois par jour,
210 il se produirait des marées intérieures qui, soulevant l’écorce
211 terrestre, donneraient lieu à des tremblements de terre pério-
212 diques !
213 – Mais il est pourtant évident que la surface du globe a été
214 soumise à la combustion, et il est permis de supposer que la
215 croûte extérieure s’est refroidie d’abord, tandis que la chaleur
216 se réfugiait au centre.
217 – Erreur, répondit mon oncle ; la terre a été échauffée par
218 la combustion de sa surface, non autrement. Sa surface était
56
C hapitre
 6

219 composée d’une grande quantité de métaux, tels que le potas-


220 sium, le sodium, qui ont la propriété de s’enflammer au seul
221 contact de l’air et de l’eau ; ces métaux prirent feu quand les
222 vapeurs atmosphériques se précipitèrent en pluie sur le sol ;
223 et peu à peu, lorsque les eaux pénétrèrent dans les fissures de
224 l’écorce terrestre, elles déterminèrent de nouveaux incendies
225 avec explosions et éruptions. De là les volcans si nombreux
226 aux premiers jours du monde.
227 – Mais voilà une ingénieuse hypothèse ! m’écriai-je un peu
228 malgré moi.
229 – Et qu’Humphry Davy me rendit sensible, ici même, par
230 une expérience bien simple. Il composa une boule métallique
231 faite principalement des métaux dont je viens de parler, et qui
232 figurait parfaitement notre globe ; lorsqu’on faisait tomber
233 une fine rosée à sa surface, celle-ci se boursouflait, s’oxydait1
234 et formait une petite montagne ; un cratère s’ouvrait à son
235 sommet ; l’éruption avait lieu et communiquait à toute la
236 boule une chaleur telle qu’il devenait impossible de la tenir à
237 la main. »
238 Vraiment, je commençais à être ébranlé par les arguments
239 du professeur ; il les faisait valoir, d’ailleurs, avec sa passion et
240 son enthousiasme habituels.
241 « Tu le vois, Axel, ajouta-t-il, l’état du noyau central a
242 soulevé des hypothèses diverses entre les géologues ; rien de
243 moins prouvé que ce fait d’une chaleur interne ; suivant moi,
244 elle n’existe pas, elle ne saurait exister ; nous le verrons, d’ail-
245 leurs, et, comme Arne Saknussemm, nous saurons à quoi nous
246 en tenir sur cette grande question.
1. Se boursouflait : s’enflait à certains endroits ; s’oxydait : se transformait au
contact de l’oxygène.
57
Voyage au centre de la Terre

247 – Eh bien ! oui, répondis-je, en me sentant gagner à cet


248 enthousiasme, oui, nous le verrons, si on y voit toutefois.
249 – Et pourquoi pas ? Ne pouvons-nous compter sur des phéno-
250 mènes électriques pour nous éclairer, et même sur l’atmosphère,
251 que sa pression peut rendre lumineuse en s’approchant du centre ?
252 – Oui, dis-je, oui ! cela est possible, après tout.
253 – Cela est certain, répondit triomphalement mon oncle ;
254 mais silence, entends-tu ? silence sur tout ceci, et que personne
255 n’ait idée de découvrir avant nous le centre de la terre. »

7
1 Ainsi se termina cette mémorable séance. Cet entretien
2 me donna la fièvre. Je sortis du cabinet1 de mon oncle comme
3 étourdi, et il n’y avait pas assez d’air dans les rues de Hambourg
pour me remettre. Je gagnai donc les bords de l’Elbe, du côté
5 du bac à vapeur qui met la ville en communication avec le
6 chemin de fer de Harbourg2.
7 Étais-je convaincu de ce que je venais d’apprendre ? N’avais-je
8 pas subi la domination du professeur Lidenbrock ? Devais-je
9 prendre au sérieux sa résolution d’aller au centre du massif
10 terrestre ? Venais-je d’entendre les spéculations insensées d’un
11 fou ou les déductions3 scientifiques d’un grand génie ? En tout
12 cela, où s’arrêtait la vérité, où commençait l’erreur ?

1. Cabinet : bureau.
2. Elbe : fleuve sur l’estuaire duquel se trouve Hambourg ; bac à vapeur : grand
bateau permettant de faire passer des voyageurs d’une rive à l’autre du fleuve ;
Harbourg : ville allemande, devenue un quartier du sud-ouest de Hambourg.
3. Spéculations : hypothèses ne reposant sur rien de concret ; déductions :
conclusions découlant d’un raisonnement logique.
58
C hapitre
 7

13 Je flottais entre mille hypothèses contradictoires, sans pouvoir


14 m’accrocher à aucune.
15 Cependant je me rappelais avoir été convaincu, quoique
16 mon enthousiasme commençât à se modérer ; mais j’aurais
17 voulu partir immédiatement et ne pas prendre le temps de la
18 réflexion. Oui, le courage ne m’eût pas manqué pour boucler
19 ma valise en ce moment.
20 Il faut pourtant l’avouer, une heure après cette surexcita-
21 tion tomba ; mes nerfs se détendirent, et des profonds abîmes
22 de la terre je remontai à sa surface.
23 « C’est absurde ! m’écriai-je ; cela n’a pas le sens commun !
24 Ce n’est pas une proposition sérieuse à faire à un garçon sensé.
25 Rien de tout cela n’existe. J’ai mal dormi, j’ai fait un mauvais
26 rêve. »
27 Cependant j’avais suivi les bords de l’Elbe et tourné la ville.
28 Après avoir remonté le port, j’étais arrivé à la route d’Altona1.
29 Un pressentiment me conduisait, pressentiment justifié, car
30 j’aperçus bientôt ma petite Graüben qui, de son pied leste,
31 revenait bravement à Hambourg.
32 « Graüben ! » lui criai-je de loin.
33 La jeune fille s’arrêta, un peu troublée, j’imagine, de s’entendre
34 appeler ainsi sur une grande route. En dix pas je fus près d’elle.
35 « Axel ! fit-elle surprise. Ah ! tu es venu à ma rencontre !
36 C’est bien, cela, monsieur. »
37 Mais, en me regardant, Graüben ne put se méprendre à mon
38 air inquiet, bouleversé.
39 – Qu’as-tu donc ? dit-elle en me tendant la main.
40 – Ce que j’ai, Graüben ! » m’écriai-je.

1. Altona : ville allemande, devenue un quartier de l’ouest de Hambourg en 1938.

59
Voyage au centre de la Terre

41 En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise1


42 était au courant de la situation. Pendant quelques instants
43 elle garda le silence. Son cœur palpitait-il à l’égal du mien ?
44 Je l’ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne.
45 Nous fîmes une centaine de pas sans parler.
46 « Axel ! me dit-elle enfin.
47 – Ma chère Graüben !
48 – Ce sera là un beau voyage. »
49 Je bondis à ces mots.
50 « Oui, Axel, et digne du neveu d’un savant. Il est bien qu’un
51 homme se soit distingué par quelque grande entreprise !
52 – Quoi ! Graüben, tu ne me détournes pas de tenter une
53 pareille expédition ?
54 – Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagne-
55 rais volontiers, si une pauvre fille ne devait être un embarras
56 pour vous.
57 – Dis-tu vrai ?
58 – Je dis vrai. »
59 Ah ! femmes, jeunes filles, cœurs féminins toujours incom-
60 préhensibles ! Quand vous n’êtes pas les plus timides des êtres,
61 vous en êtes les plus braves ! La raison n’a que faire auprès de
62 vous. Quoi ! cette enfant m’encourageait à prendre part à cette
63 expédition ! Elle n’eût pas craint de tenter l’aventure. Elle m’y
64 poussait, moi qu’elle aimait cependant !
65 J’étais déconcerté, et, pourquoi ne pas le dire ? honteux.
66 « Graüben, repris-je, nous verrons si demain tu parleras de
67 cette manière.

1. Virlandaise : originaire de la Virlande, région située au nord-est de l’actuelle


Estonie.
60
C hapitre
 7

68 – Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd’hui. »


69 Graüben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un
70 profond silence, nous continuâmes notre chemin, j’étais brisé
71 par les émotions de la journée.
72 « Après tout, pensai-je, les calendes1 de juillet sont encore
73 loin, et, d’ici là, bien des événements se passeront qui guéri-
74 ront mon oncle de sa manie de voyager sous terre. »
75 La nuit était venue quand nous arrivâmes à la maison de
76 Königstrasse. Je m’attendais à trouver la demeure tranquille,
77 mon oncle couché suivant son habitude, et la bonne Marthe
78 donnant à la salle à manger le dernier coup de plumeau du soir.
79 Mais j’avais compté sans l’impatience du professeur. Je le
80 trouvai criant, s’agitant au milieu d’une troupe de porteurs qui
81 déchargeaient certaines marchandises dans l’allée ; la vieille
82 servante ne savait où donner de la tête.
83 « Mais viens donc, Axel ; hâte-toi donc, malheureux ! s’écria
84 mon oncle du plus loin qu’il m’aperçut. Et ta malle qui n’est
85 pas faite, et mes papiers qui ne sont pas en ordre, et mon sac de
86 voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes guêtres2 qui n’ar-
87 rivent pas ! »
88 Je demeurai stupéfait. La voix me manquait pour parler.
89 C’est à peine si mes lèvres purent articuler ces mots :
90 « Nous partons donc ?
91 – Oui, malheureux garçon, qui vas te promener au lieu d’être
92 là !
93 – Nous partons ? répétai-je d’une voix affaiblie.
94 – Oui, après-demain matin, à la première heure. »

1. Calendes : premier jour du mois dans le calendrier romain.


2. Guêtres : enveloppes de cuir ou de tissu qui recouvrent le bas de la jambe et
parfois le haut de la chaussure.
61
Voyage au centre de la Terre

95 Je ne pus en entendre davantage, et je m’enfuis dans ma


96 petite chambre.
97 Il n’y avait plus à en douter. Mon oncle venait d’employer
98 son après-midi à se procurer une partie des objets et ustensiles
99 nécessaires à son voyage ; l’allée était encombrée d’échelles de
100 cordes, de cordes à nœuds, de torches, de gourdes, de crampons
101 de fer, de pics, de bâtons ferrés, de pioches, de quoi charger dix
102 hommes au moins.
103 Je passai une nuit affreuse. Le lendemain, je m’entendis
104 appeler de bonne heure. J’étais décidé à ne pas ouvrir ma porte.
105 Mais le moyen de résister à la douce voix qui prononçait ces
106 mots : « Mon cher Axel ? »
107 Je sortis de ma chambre. Je pensai que mon air défait, ma
108 pâleur, mes yeux rougis par l’insomnie, allaient produire leur
109 effet sur Graüben et changer ses idées.
110 « Ah ! mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portes
111 mieux et que la nuit t’a calmé.
112 – Calmé ! » m’écriai-je.
113 Je me précipitai vers mon miroir. Eh bien ! j’avais moins
114 mauvaise mine que je ne le supposais. C’était à n’y pas
115 croire.
116 « Axel, me dit Graüben, j’ai longtemps causé avec mon
117 tuteur. C’est un hardi savant, un homme de grand courage, et
118 tu te souviendras que son sang coule dans tes veines. Il m’a
119 raconté ses projets, ses espérances, pourquoi et comment il
120 espère atteindre son but. Il y parviendra, je n’en doute pas.
121 Ah ! cher Axel, c’est beau de se dévouer ainsi à la science !
122 Quelle gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son
123 compagnon ! Au retour, Axel, tu seras un homme, son égal,
124 libre de parler, libre d’agir, libre enfin de… »
62
C hapitre
 7

125 La jeune fille, rougissante, n’acheva pas. Ses paroles me


126 ranimaient. Cependant je ne voulais pas croire encore à notre
127 départ. J’entraînai Graüben vers le cabinet du professeur.
128 « Mon oncle, dis-je, il est donc bien décidé que nous partons ?
129 – Comment ! tu en doutes ?
130 – Non, dis-je afin de ne pas le contrarier. Seulement, je vous
131 demanderai ce qui nous presse.
132 – Mais le temps ! le temps qui fuit avec une irréparable vitesse !
133 – Cependant nous ne sommes qu’au 26 mai, et jusqu’à la
134 fin de juin…
135 – Eh ! crois-tu donc, ignorant, qu’on se rende si facilement
136 en Islande ? Si tu ne m’avais pas quitté comme un fou, je t’aurais
137 emmené au bureau-office de Copenhague, chez Liffender et Co.
138 Là, tu aurais vu que de Copenhague à Reykjavik1 il n’y a qu’un
139 service, le 22 de chaque mois.
140 – Eh bien ?
141 – Eh bien ! si nous attendions au 22 juin, nous arriverions
142 trop tard pour voir l’ombre du Scartaris caresser le cratère du
143 Sneffels ! Il faut donc gagner Copenhague au plus vite pour y
144 chercher un moyen de transport. Va faire ta malle ! »
145 Il n’y avait pas un mot à répondre. Je remontai dans ma
146 chambre. Graüben me suivit. Ce fut elle qui se chargea de
147 mettre en ordre, dans une petite valise, les objets nécessaires à
148 mon voyage. Elle n’était pas plus émue que s’il se fût agi d’une
149 promenade à Lübeck ou à Heligoland2. Ses petites mains allaient
150 et venaient sans précipitation. Elle causait avec calme. Elle me
151 donnait les raisons les plus sensées en faveur de notre expédition.

1. Copenhague : capitale du Danemark ; Reykjavik : capitale de l’Islande.


2. Lübeck : ville du nord de l’Allemagne ; Heligoland : petite île rocheuse de
la mer du Nord, britannique entre 1807 et 1890.
63
Voyage au centre de la Terre

152 Elle m’enchantait, et je me sentais une grosse colère contre elle.


153 Quelquefois je voulais m’emporter, mais elle n’y prenait garde
154 et continuait méthodiquement sa tranquille besogne.
155 Enfin la dernière courroie de la valise fut bouclée. Je descendis
156 au rez-de-chaussée.
157 Pendant cette journée, les fournisseurs d’instruments de
158 physique, d’armes, d’appareils électriques, s’étaient multipliés.
159 La bonne Marthe en perdait la tête.
160 « Est-ce que Monsieur est fou ? » me dit-elle.
161 Je fis un signe affirmatif.
162 « Et il vous emmène avec lui ? »
163 Même affirmation.
164 « Où cela ? dit-elle. »
165 J’indiquai du doigt le centre de la terre.
166 « À la cave ? s’écria la vieille servante.
167 – Non, dis-je enfin, plus bas ! »
168 Le soir arriva. Je n’avais plus conscience du temps écoulé.
169 « À demain matin, dit mon oncle, nous partons à six heures
170 précises. »
171 À dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte1.
172 Pendant la nuit mes terreurs me reprirent.
173 Je la passai à rêver de gouffres ! J’étais en proie au délire. Je
174 me sentais étreint par la main vigoureuse du professeur,
175 entraîné, abîmé2, enlisé ! Je tombais au fond d’insondables3
176 précipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnés
177 dans l’espace. Ma vie n’était plus qu’une chute interminable.

1. Inerte : immobile, qui ne donne pas signe de vie.


2. Abîmé : entraîné dans un abîme, englouti.
3. Insondables : qu’on ne peut pas sonder, car ils sont trop profonds.
64
C hapitre
 7

178 Je me réveillai à cinq heures, brisé de fatigue et d’émotion.


179 Je descendis à la salle à manger. Mon oncle était à table. Il
180 dévorait. Je le regardai avec un sentiment d’horreur. Mais
181 Graüben était là. Je ne dis rien. Je ne pus manger.
182 À cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la
183 rue. Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin
184 de fer d’Altona. Elle fut bientôt encombrée des colis de mon
185 oncle.
186 « Et ta malle ? me dit-il.
187 — Elle est prête, répondis-je en défaillant.
188 — Dépêche-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire
189 manquer le train ! »
190 Lutter contre ma destinée me parut alors impossible. Je
191 remontai dans ma chambre, et laissant glisser ma valise sur
192 les marches de l’escalier, je m’élançai à sa suite.
193 En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les
194 mains de Graüben « les rênes » de sa maison1. Ma jolie Virlandaise
195 conservait son calme habituel. Elle embrassa son tuteur, mais elle
196 ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces
197 lèvres.
198 « Graüben ! m’écriai-je.
199 – Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fiancée,
200 mais tu trouveras ta femme au retour. »
201 Je serrai Graüben dans mes bras, et pris place dans la voiture.
202 Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adressèrent
203 un dernier adieu. Puis les deux chevaux, excités par le siffle-
204 ment de leur conducteur, s’élancèrent au galop sur la route
205 d’Altona.

1. Les rênes de sa maison : la direction de sa maison.

65
Voyage au centre de la Terre

8
1 Altona, véritable banlieue de Hambourg, est tête de ligne
2 du chemin de fer de Kiel, qui devait nous conduire au rivage
3 des Belt. En moins de vingt minutes, nous entrions sur le
territoire du Holstein1.
5 À six heures et demie, la voiture s’arrêta devant la gare ; les
6 nombreux colis de mon oncle, ses volumineux articles de voyage
7 furent déchargés, transportés, pesés, étiquetés, rechargés dans le
8 wagon de bagages, et à sept heures nous étions assis l’un vis-à-vis
9 de l’autre dans le même compartiment. La vapeur siffla, la loco-
10 motive se mit en mouvement. Nous étions partis.
11 Étais-je résigné ? Pas encore. Cependant l’air frais du
12 matin, les détails de la route rapidement renouvelés par la
13 vitesse du train me distrayaient de ma grande préoccupation.
14 Quant à la pensée du professeur, elle devançait évidem-
15 ment ce convoi trop lent au gré de son impatience. Nous
16 étions seuls dans le wagon, mais sans parler. Mon oncle revi-
17 sitait ses poches et son sac de voyage avec une minutieuse
18 attention. Je vis bien que rien ne lui manquait des pièces
19 nécessaires à l’exécution de ses projets.
20 Entre autres, une feuille de papier, pliée avec soin, portait
21 l’en-tête de la chancellerie danoise, avec la signature de
22 M. Christiensen, consul2 à Hambourg et l’ami du profes-

1. Kiel : port du nord de l’Allemagne, en bordure de la mer Baltique ; Belt : nom


donné à différents détroits de mer séparant l’Allemagne du Danemark ; Holstein :
partie sud de l’actuel État allemand du Schleswig-Holstein, dont la capitale est Kiel.
2. Chancellerie danoise : bureaux de la représentation danoise, pouvant déli-
vrer des documents officiels ; consul : agent nommé par un gouvernement dans
une ville étrangère, chargé notamment de la défense des intérêts de ses nationaux
et de diverses fonctions administratives.
66
C hapitre
 8

23 seur. Cela devait nous donner toute facilité d’obtenir à


24 Copenhague des recommandations pour le gouverneur de
25 l’Islande.
26 J’aperçus aussi le fameux document précieusement enfoui
27 dans la plus secrète poche du portefeuille. Je le maudis du
28 fond du cœur, et je me remis à examiner le pays. C’était une
29 vaste suite de plaines peu curieuses, monotones, limoneuses1
30 et assez fécondes : une campagne très favorable à l’établisse-
31 ment d’un railway2 et propice à ces lignes droites si chères aux
32 compagnies de chemins de fer.
33 Mais cette monotonie n’eut pas le temps de me fatiguer,
34 car, trois heures après notre départ, le train s’arrêtait à Kiel, à
35 deux pas de la mer.
36 Nos bagages étant enregistrés pour Copenhague, il n’y eut
37 pas à s’en occuper. Cependant le professeur les suivit d’un œil
38 inquiet pendant leur transport au bateau à vapeur. Là ils
39 disparurent à fond de cale3.
40 Mon oncle, dans sa précipitation, avait si bien calculé les
41 heures de correspondance du chemin de fer et du bateau, qu’il
42 nous restait une journée entière à perdre. Le steamer4 l’Elle-
43 nora ne partait pas avant la nuit. De là une fièvre de neuf heures,
44 pendant laquelle l’irascible voyageur envoya à tous les diables
45 l’administration des bateaux et des railways et les gouverne-
46 ments qui toléraient de pareils abus. Je dus faire chorus5 avec
1. Limoneuses : riches en limon, terre entraînée par les eaux et déposée sur les
rives des fleuves.
2. Railway : chemin de fer.
3. À fond de cale : au fond de la cale, partie la plus basse d’un bateau, où est
entreposée la cargaison.
4. Steamer : bateau à vapeur.
5. Faire chorus : exprimer mon accord avec ses propos, soutenir ses propos.

67
Voyage au centre de la Terre

47 lui, quand il entreprit le capitaine de l’Ellenora à ce sujet. Il


48 voulait l’obliger à chauffer sans perdre un instant. L’autre l’en-
49 voya promener.
50 À Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu’une journée se passe.
51 À force de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie
52 au fond de laquelle s’élève la petite ville, de parcourir les bois
53 touffus qui lui donnent l’apparence d’un nid dans un faisceau
54 de branches, d’admirer les villas pourvues chacune de leur
55 petite maison de bains froids, enfin de courir et de maugréer,
56 nous atteignîmes dix heures du soir.
57 Les tourbillons de la fumée de l’Ellenora se développaient dans
58 le ciel ; le pont tremblotait sous les frissonnements de la chau-
59 dière ; nous étions à bord et propriétaires de deux couchettes
60 étagées dans l’unique chambre du bateau.
61 À dix heures un quart, les amarres furent larguées, et le
62 steamer fila rapidement sur les sombres eaux du grand Belt1.
63 La nuit était noire ; il y avait belle brise et forte mer ; quelques
64 feux de la côte apparurent dans les ténèbres ; plus tard, je ne sais
65 où, un phare à éclats2 étincela au-dessus des flots ; ce fut tout ce
66 qui resta dans mon souvenir de cette première traversée.
67 À sept heures du matin nous débarquions à Korsør3, petite
68 ville située sur la côte occidentale du Seeland4. Là nous
69 sautions du bateau dans un nouveau chemin de fer, qui nous
70 emportait à travers un pays non moins plat que les campagnes
71 du Holstein.

1. Grand Belt : détroit de mer séparant les deux principales îles du Danemark.
2. Phare à éclats : phare émettant des signaux lumineux de façon discontinue
pour ne pas être confondu avec une autre source de lumière.
3. Korsør : ville portuaire du Danemark.
4. Seeland : principale île du Danemark.

68
C hapitre
 8

72 C’était encore trois heures de voyage avant d’atteindre la


73 capitale du Danemark. Mon oncle n’avait pas fermé l’œil de
74 la nuit. Dans son impatience, je crois qu’il poussait le wagon
75 avec ses pieds.
76 Enfin il aperçut une échappée de mer.
77 « Le Sund1 ! » s’écria-t-il.
78 Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui ressem-
79 blait à un hôpital.
80 « C’est une maison de fous, dit un de nos compagnons de
81 voyage.
82 – Bon, pensai-je, voilà un établissement où nous devrions
83 finir nos jours ! Et, si grand qu’il fût, cet hôpital serait encore
84 trop petit pour contenir toute la folie du professeur Lidenbrock ! »
85 Enfin, à dix heures du matin, nous prenions pied à Copenhague ;
86 les bagages furent chargés sur une voiture et conduits avec nous à
87 l’hôtel du Phœnix dans Bred-Gade2. Ce fut l’affaire d’une demi-
88 heure, car la gare est située en dehors de la ville. Puis mon oncle,
89 faisant une toilette sommaire, m’entraîna à sa suite. Le portier de
90 l’hôtel parlait l’allemand et l’anglais ; mais le professeur, en sa
91 qualité de polyglotte3, l’interrogea en bon danois, et ce fut en bon
92 danois que ce personnage lui indiqua la situation du Muséum des
93 antiquités du Nord.
94 Le directeur de ce curieux établissement, où sont entassées
95 des merveilles qui permettraient de reconstruire l’histoire du
96 pays avec ses vieilles armes de pierre, ses hanaps4 et ses bijoux,

1. Sund : mot danois signifiant « détroit » ; désigne aussi l’Øresund, détroit entre
le Danemark et la Suède.
2. Bred-Gade : nom de l’une des principales rues de Copenhague.
3. Polyglotte : qui parle plusieurs langues.
4. Hanaps : grandes coupes à boire en métal, utilisées au Moyen Âge.

69
Voyage au centre de la Terre

97 était un savant, l’ami du consul de Hambourg, M. le profes-


98 seur Thomson.
99 Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recomman-
100 dation. En général, un savant en reçoit assez mal un autre.
101 Mais ici ce fut tout autrement. M. Thomson, en homme
102 serviable, fit un cordial accueil au professeur Lidenbrock et
103 même à son neveu. Dire que notre secret fut gardé vis-à-vis
104 de l’excellent directeur du Muséum, c’est à peine nécessaire.
105 Nous voulions tout bonnement visiter l’Islande en amateurs
106 désintéressés.
107 M. Thomson se mit entièrement à notre disposition, et nous
108 courûmes les quais afin de chercher un navire en partance.
109 J’espérais que les moyens de transport manqueraient abso-
110 lument ; mais il n’en fut rien. Une petite goélette1 danoise,
111 la Valkyrie, devait mettre à la voile le 2 juin pour Reykjavik2.
112 Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait à bord. Son futur passager,
113 dans sa joie, lui serra les mains à les briser. Ce brave homme
114 fut un peu étonné d’une pareille étreinte. Il trouvait tout
115 simple d’aller en Islande, puisque c’était son métier. Mon
116 oncle trouvait cela sublime. Le digne capitaine profita de cet
117 enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur son
118 bâtiment. Mais nous n’y regardions pas de si près.
119 « Soyez à bord mardi, à sept heures du matin », dit M. Bjarne
120 après avoir empoché un nombre respectable de species-dollars3.
121 Nous remerciâmes alors M. Thomson de ses bons soins, et
122 nous revînmes à l’hôtel du Phœnix.

1. Goélette : petit navire à deux mâts ou plus.


2. Reykjavik : capitale de l’Islande.
3. Specie-dollar : autre nom du rigsdaler, monnaie utilisée au Danemark jusqu’en
1873, avant d’être remplacée par la couronne danoise.
70
C hapitre
 8

123 « Cela va bien ! cela va très bien ! répétait mon oncle. Quel
124 heureux hasard d’avoir trouvé ce bâtiment prêt à partir !
125 Maintenant déjeunons, et allons visiter la ville. »
126 Nous nous rendîmes à Kongens-Nye-Torw1, place irrégulière
127 où se trouve un poste avec deux innocents canons braqués qui ne
128 font peur à personne. Tout près, au n° 5, il y avait une « restaura-
129 tion » française, tenue par un cuisinier nommé Vincent ; nous y
130 déjeunâmes suffisamment pour le prix modéré de quatre marks2
131 chacun.
132 Puis je pris un plaisir d’enfant à parcourir la ville ; mon
133 oncle se laissait promener ; d’ailleurs il ne vit rien, ni l’insigni-
134 fiant palais du roi, ni le joli pont du dix-septième siècle qui
135 enjambe le canal devant le Muséum, ni cet immense cénotaphe
136 de Torwaldsen3, orné de peintures murales horribles et qui
137 contient à l’intérieur les œuvres de ce statuaire4, ni, dans un
138 assez beau parc, le château bonbonnière5 de Rosenborg, ni
139 l’admirable édifice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait
140 avec les queues entrelacées de quatre dragons de bronze, ni les
141 grands moulins des remparts, dont les vastes ailes s’enflaient
142 comme les voiles d’un vaisseau au vent de la mer.

1. Kongens-Nye-Torw : place du centre de Copenhague, dont le nom signifie


« Nouvelle Place du Roi ».
2. Mark : monnaie allemande. Jules Verne précise dans une note : « 2fr. 75c. environ. »
3. Cénotaphe : monument funéraire élevé à la mémoire d’un mort et qui ne
contient pas son corps ; Bertel Torwaldsen (ou Thorvaldsen, 1770-1844) :
sculpteur danois, auteur de statues pour la cathédrale de Copenhague, dont le
corps est enterré dans le jardin de son musée à Copenhague.
4. Statuaire : sculpteur qui fait des statues.
5. Château de Rosenborg : château situé au centre de Copenhague ; bonbon-
nière : dont le style évoque une boîte de bonbons.
71
Voyage au centre de la Terre

143 Quelles délicieuses promenades nous eussions faites, ma jolie


144 Virlandaise1 et moi, du côté du port où les deux-ponts et les
145 frégates2 dormaient paisiblement sous leur toiture rouge3, sur
146 les bords verdoyants du détroit, à travers ces ombrages touffus
147 au sein desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent
148 leur gueule noirâtre entre les branches des sureaux et des saules4 !
149 Mais, hélas ! elle était loin, ma pauvre Graüben, et pouvais-
150 je espérer de la revoir jamais ?
151 Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites
152 enchanteurs, il fut vivement frappé par la vue d’un certain
153 clocher situé dans l’île d’Amak5, qui forme le quartier sud-
154 ouest de Copenhague.
155 Je reçus l’ordre de diriger nos pas de ce côté ; je montai dans
156 une petite embarcation à vapeur qui faisait le service des canaux,
157 et, en quelques instants, elle accosta le quai de Dock-Yard6.
158 Après avoir traversé quelques rues étroites où des galériens,
159 vêtus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous le
160 bâton des argousins7, nous arrivâmes devant Vor-Frelsers-Kirk8.

1. Ma jolie Virlandaise : désigne Graüben.


2. Deux-ponts : navire à deux ponts ; frégate : navire de guerre à trois mâts.
3. Toiture rouge : les toits des maisons, en ardoise rouge.
4. Citadelle : bâtiment fortifié destiné à protéger une ville contre les attaques ;
sureaux : arbuste donnant des fleurs blanches et des baies noires ; saules : arbre
aux longues branches flexibles.
5. Amak (ou Amager) : île danoise située en réalité au sud-est de l’île de Seeland,
où se trouve la majeure partie de Copenhague.
6. Dock-Yard : terme anglais signifiant « chantier naval ».
7. Galériens : hommes condamnés à ramer sur les galères, navires de guerre à
rames ; mi-partie : composés de deux moitiés (l’une jaune, l’autre grise) ; argou-
sins : policiers chargés de surveiller les galériens ou les prisonniers.
8. Vor-Frelsers-Kirk : église de Copenhague célèbre pour sa forme en spirale,
et dont le nom signifie « église de Notre-Sauveur ».
72
C hapitre
 8

161 Cette église n’offrait rien de remarquable. Mais voici pourquoi


162 son clocher assez élevé avait attiré l’attention du professeur : à
163 partir de la plate-forme, un escalier extérieur circulait autour de
164 sa flèche, et ses spirales se déroulaient en plein ciel.
165 « Montons, dit mon oncle.
166 – Mais, le vertige ? répliquai-je.
167 – Raison de plus ; il faut s’y habituer.
168 – Cependant…
169 – Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps. »
170 Il fallut obéir. Un gardien, qui demeurait de l’autre côté de
171 la rue, nous remit une clef, et l’ascension commença.
172 Mon oncle me précédait d’un pas alerte1. Je le suivais non
173 sans terreur, car la tête me tournait avec une déplorable facilité.
174 Je n’avais ni l’aplomb2 des aigles ni l’insensibilité de leurs nerfs.
175 Tant que nous fûmes emprisonnés dans la vis3 intérieure,
176 tout alla bien ; mais après cent cinquante marches l’air vint me
177 frapper au visage, nous étions parvenus à la plate-forme du
178 clocher. Là commençait l’escalier aérien, gardé par une frêle
179 rampe, et dont les marches, de plus en plus étroites, semblaient
180 monter vers l’infini.
181 « Je ne pourrai jamais ! m’écriai-je.
182 – Serais-tu poltron4, par hasard ? Monte ! » répondit impi-
183 toyablement le professeur.
184 Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand air
185 m’étourdissait ; je sentais le clocher osciller sous les rafales5 ; mes

1. Alerte : vif et rapide.


2. Aplomb : sens de l’équilibre.
3. Vis : escalier en spirale, en colimaçon.
4. Poltron : peureux, qui manque de courage.
5. Rafales : coups de vent.

73
Voyage au centre de la Terre

186 jambes se dérobaient ; je grimpai bientôt sur les genoux, puis sur
187 le ventre ; je fermais les yeux ; j’éprouvais le mal de l’espace.
188 Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j’arrivai près de la
189 boule.
190 « Regarde, me dit-il, et regarde bien ! il faut prendre des
191 leçons d’abîme ! »
192 J’ouvris les yeux. J’apercevais les maisons aplaties et comme
193 écrasées par une chute, au milieu du brouillard des fumées.
194 Au-dessus de ma tête passaient des nuages échevelés, et, par un
195 renversement d’optique, ils me paraissaient immobiles, tandis
196 que le clocher, la boule, moi, nous étions entraînés avec une
197 fantastique vitesse. Au loin, d’un côté s’étendait la campagne
198 verdoyante, de l’autre étincelait la mer sous un faisceau de
199 rayons. Le Sund se déroulait à la pointe d’Elseneur1, avec
200 quelques voiles blanches, véritables ailes de goéland, et dans la
201 brume de l’est ondulaient les côtes à peine estompées2 de la
202 Suède. Toute cette immensité tourbillonnait à mes regards.
203 Néanmoins il fallut me lever, me tenir droit, regarder. Ma
204 première leçon de vertige dura une heure. Quand enfin il me
205 fut permis de redescendre et de toucher du pied le pavé solide
206 des rues, j’étais courbaturé.
207 « Nous recommencerons demain, » dit mon professeur.
208 Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice verti-
209 gineux, et, bon gré mal gré, je fis des progrès sensibles dans
210 l’art « des hautes contemplations ».

1. Sund : mot danois signifiant « détroit » ; désigne aussi l’Øresund, détroit entre
le Danemark et la Suède ; Elseneur : ville danoise située à la pointe nord-est de
l’île de Seeland, au nord de Copenhague.
2. Estompées : en partie effacées.

74
C hapitre
 9

9
1 Le jour du départ arriva. La veille, le complaisant1 M. Thomson
2 nous avait apporté des lettres de recommandation pressantes pour
3 le comte Trampe, gouverneur de l’Islande, M. Pietursson, le coad-
juteur2 de l’évêque, et M. Finsen, maire de Reykjavik3. En retour,
5 mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poignées de main.
6 Le 2, à six heures du matin, nos précieux bagages étaient
7 rendus à bord de la Valkyrie. Le capitaine nous conduisit à des
8 cabines assez étroites et disposées sous une espèce de rouffle4.
9 « Avons-nous bon vent ? demanda mon oncle.
10 – Excellent, répondit le capitaine Bjarne ; un vent de sud-est.
11 Nous allons sortir du Sund grand largue5 et toutes voiles dehors. »
12 Quelques instants plus tard, la goélette6, sous sa misaine,
13 sa brigantine, son hunier et son perroquet7, appareilla et
14 donna à pleine toile dans le détroit. Une heure après, la capi-
15 tale du Danemark semblait s’enfoncer dans les flots éloignés,
16 et la Valkyrie rasait la côte d’Elseneur. Dans la disposition
17 nerveuse où je me trouvais, je m’attendais à voir l’ombre
18 d’Hamlet8 errant sur la terrasse légendaire.
1. Complaisant : aimable, serviable.
2. Coadjuteur : religieux adjoint d’un évêque.
3. Reykjavik : capitale de l’Islande.
4. Rouffle : petit logement situé à l’arrière d’un bateau.
5. Grand largue : allure du navire lorsqu’il reçoit le vent de trois quarts arrière.
6. Goélette : petit navire à deux mâts ou plus.
7. Misaine : voile principale, à l’avant du navire ; brigantine : grande voile
carrée, à l’arrière du navire ; hunier : voile carrée, au-dessus des voiles basses,
telle que la misaine ; perroquet : voile carrée et haute, au-dessus du hunier.
8. Elseneur : ville danoise située à la pointe nord-est de l’île de Seeland, au nord
de Copenhague ; Hamlet : prince du Danemark, personnage principal d’une
célèbre tragédie de William Shakespeare, dont l’action se déroule à Elseneur.

75
Voyage au centre de la Terre

19 « Sublime insensé ! disais-je, tu nous approuverais sans


20 doute ! Tu nous suivrais peut-être pour venir au centre du
21 globe chercher une solution à ton doute éternel ! »
22 Mais rien ne parut sur les antiques murailles. Le château
23 est, d’ailleurs, beaucoup plus jeune que l’héroïque prince de
24 Danemark. Il sert maintenant de loge somptueuse au portier
25 de ce détroit du Sund, où passent chaque année quinze mille
26 navires de toutes les nations.
27 Le château de Krongborg disparut bientôt dans la brume,
28 ainsi que la tour d’Helsinborg1, élevée sur la rive suédoise, et
29 la goélette s’inclina légèrement sous les brises du Cattégat2.
30 La Valkyrie était fine voilière, mais avec un navire à voiles on
31 ne sait jamais trop sur quoi compter. Elle transportait à Reykjavik
32 du charbon, des ustensiles de ménage, de la poterie, des vête-
33 ments de laine et une cargaison de blé. Cinq hommes d’équipage,
34 tous Danois, suffisaient à la manœuvrer.
35 « Quelle sera la durée de la traversée ? demanda mon oncle
36 au capitaine.
37 – Une dizaine de jours, répondit ce dernier, si nous ne rencon-
38 trons pas trop de grains3 de nord-ouest par le travers des Feroë4.
39 – Mais, enfin, vous n’êtes pas sujet à éprouver des retards
40 considérables ?

1. Krongborg (ou Kronborg) : château du xvie siècle ayant inspiré le cadre de


l’action dans Hamlet ; tour d’Helsinborg (ou Helsingborg) : tour médiévale
située à Helsingborg, en Suède, qui fait face au château de Kronborg, situé de
l’autre côté de l’Øresund.
2. Cattégat : étendue de mer entre la Suède et le Danemark.
3. Grains : brusques coups de vent, forts et brefs, éventuellement accompagnés
de pluie, de grêle ou de neige.
4. Feroë (aujourd’hui Féroé) : archipel appartenant au Danemark mais situé
entre la Norvège et l’Islande, dans l’océan Atlantique.
76
C hapitre
 9

41 – Non, monsieur Lidenbrock ; soyez tranquille, nous arri-


42 verons. »
43 Vers le soir la goélette doubla le cap Skagen à la pointe nord
44 du Danemark, traversa pendant la nuit le Skager-Rak1, rangea
45 l’extrémité de la Norvège par le travers du cap Lindnesset donna
46 dans la mer du Nord.
47 Deux jours après, nous avions connaissance des côtes d’Écosse
48 à la hauteur de Peterheade, et la Valkyrie se dirigea vers les Feroë
49 en passant entre les Orcades et les Seethland2.
50 Bientôt notre goélette fut battue par les vagues de l’Atlan-
51 tique ; elle dut louvoyer3 contre le vent du nord et n’atteignit pas
52 sans peine les Feroë. Le 8, le capitaine reconnut Myganness, la
53 plus orientale de ces îles, et, à partir de ce moment, il marcha
54 droit au cap Portland, situé sur la côte méridionale4 de l’Islande.
55 La traversée n’offrit aucun incident remarquable. Je supportai
56 assez bien les épreuves de la mer ; mon oncle, à son grand dépit,
57 et à sa honte plus grande encore, ne cessa pas d’être malade.
58 Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur la ques-
59 tion du Sneffels5, sur les moyens de communication, sur les
60 facilités de transport ; il dut remettre ces explications à son

1. Skager-Rak (aujourd’hui Skager(r)rak) : grand détroit séparant le Dane-


mark de la Suède et de la Norvège.
2. Peterheade (ou Peterhead) : ville portuaire de l’est de l’Écosse ; Orcades :
archipel du nord de l’Écosse ; Seethland : déformation du nom Shetland, archi-
pel écossais situé au nord des Orcades.
3. Louvoyer : naviguer à droite puis à gauche de la route pour éviter le vent
contraire [terme de marine].
4. Myganess (ou Mykiness) : île la plus à l’ouest de l’archipel des Féroé (contrai-
rement à ce que dit le narrateur, pour qui cette île est la plus orientale, soit la
plus à l’est) ; cap Portland (aujourd’hui Dyrhólaey) : petite étendue de terre
surélevée, situé sur la côte sud de l’Islande ; côte méridionale : côte sud.
5. Sneffels (ou Snæfellsjökull) : volcan islandais.

77
Voyage au centre de la Terre

61 arrivée et passa tout son temps étendu dans sa cabine, dont les
62 cloisons craquaient par les grands coups de tangage1. Il faut
63 l’avouer, il méritait un peu son sort.
64 Le 11, nous relevâmes2 le cap Portland. Le temps, clair
65 alors, permit d’apercevoir le Myrdals Yokul3, qui le domine.
66 Le cap se compose d’un gros morne, à pentes roides4, et planté
67 tout seul sur la plage.
68 La Valkyrie se tint à une distance raisonnable des côtes, en les
69 prolongeant vers l’ouest, au milieu de nombreux troupeaux de
70 baleines et de requins. Bientôt apparut un immense rocher percé
71 à jour, au travers duquel la mer écumeuse5 donnait avec furie.
72 Les îlots de Westman6 semblèrent sortir de l’Océan, comme une
73 semée de rocs sur la plaine liquide. À partir de ce moment, la
74 goélette prit du champ pour tourner à bonne distance le cap
75 Reykjaness7, qui ferme l’angle occidental de l’Islande.
76 La mer, très forte, empêchait mon oncle de monter sur le
77 pont pour admirer ces côtes déchiquetées et battues par les
78 vents du sud-ouest.
79 Quarante-huit heures après, en sortant d’une tempête qui
80 força la goélette de fuir à sec de toile8, on releva dans l’est la
81 balise de la pointe Skagen9, dont les roches dangereuses se
1. Tangage : balancement d’un navire d’avant en arrière [terme de marine].
2. Relever : prendre pour point de repère un lieu qu’on aperçoit depuis le navire
[terme de marine].
3. Myrdals Yokul (ou Mýrdalsjökull) : glacier islandais.
4. Morne : colline arrondie ; roides : raides.
5. Écumeuse : couverte d’écume, mousse blanche qui se forme à la surface des vagues.
6. Westman (ou Vestmann) : archipel situé au sud de l’Islande.
7. Cap Reykjaness : pointe de terre à l’extrémité sud-ouest de l’Islande.
8. À sec de toile : sans déplier les voiles [terme de marine].
9. Skagen : dans la réalité, ce nom désigne une ville du Danemark. Jules Verne
s’appuie sur des récits de voyage en Islande parfois imprécis.
78
C hapitre
 9

82 prolongent à une grande distance sous les flots. Un pilote islan-


83 dais vint à bord, et, trois heures plus tard, la Valkyrie mouillait
84 devant Reykjawik, dans la baie de Faxa1.
85 Le professeur sortit enfin de sa cabine, un peu pâle, un peu
86 défait, mais toujours enthousiaste, et avec un regard de satis-
87 faction dans les yeux.
88 La population de la ville, singulièrement intéressée par
89 l’arrivée d’un navire dans lequel chacun a quelque chose à
90 prendre, se groupait sur le quai.
91 Mon oncle avait hâte d’abandonner sa prison flottante, pour
92 ne pas dire son hôpital. Mais avant de quitter le pont de la
93 goélette2, il m’entraîna à l’avant, et là, du doigt, il me montra,
94 à la partie septentrionale3 de la baie, une haute montagne à
95 deux pointes, un double cône couvert de neiges éternelles.
96 « Le Sneffels4 ! s’écria-t-il, le Sneffels ! »
97 Puis, après m’avoir recommandé du geste un silence
98 absolu, il descendit dans le canot qui l’attendait. Je le suivis,
99 et bientôt nous foulions du pied le sol de l’Islande.
100 Tout d’abord apparut un homme de bonne figure et revêtu
101 d’un costume de général. Ce n’était cependant qu’un simple
102 magistrat, le gouverneur de l’île, M. le baron Trampe en
103 personne. Le professeur reconnut à qui il avait affaire. Il remit
104 au gouverneur ses lettres de Copenhague, et il s’établit en
105 danois une courte conversation à laquelle je demeurai absolu-
106 ment étranger, et pour cause. Mais de ce premier entretien il

1. Faxa : région située dans le sud-ouest de l’Islande, entre le Snefells au nord et


Reykjaness au sud.
2. Goélette : petit navire à deux mâts ou plus.
3. Septentrionale : située au nord, par opposition à méridionale, située au Sud.
4. Sneffels (aujourd’hui Snæfellsjökull) : volcan islandais.

79
Voyage au centre de la Terre

107 résulta ceci, que le baron Trampe se mettait entièrement à la


108 disposition du professeur Lidenbrock.
109 Mon oncle reçut un accueil fort aimable du maire, M. Finson,
110 non moins militaire par le costume que le gouverneur, mais
111 aussi pacifique par tempérament1 et par état.
112 Quant au coadjuteur, M. Pictursson, il faisait actuellement
113 une tournée épiscopale dans le bailliage2 du nord ; nous devions
114 renoncer provisoirement à lui être présentés. Mais un charmant
115 homme, et dont le concours nous devint fort précieux, ce fut
116 M. Fridriksson, professeur de sciences naturelles à l’école de
117 Reykjavik. Ce savant modeste ne parlait que l’islandais et le
118 latin ; il vint m’offrir ses services dans la langue d’Horace3, et je
119 sentis que nous étions faits pour nous comprendre. Ce fut, en
120 effet, le seul personnage avec lequel je pus m’entretenir pendant
121 mon séjour en Islande.
122 Sur trois chambres dont se composait sa maison, cet excellent
123 homme en mit deux à notre disposition, et bientôt nous y fûmes
124 installés avec nos bagages, dont la quantité étonna un peu les
125 habitants de Reykjavik.
126 « Eh bien, Axel, me dit mon oncle, cela va, et le plus diffi-
127 cile est fait.
128 – Comment, le plus difficile ? m’écriai-je.
129 – Sans doute, nous n’avons plus qu’à descendre.
130 – Si vous le prenez ainsi, vous avez raison ; mais enfin, après
131 avoir descendu, il faudra remonter, j’imagine ?

1. Tempérament : caractère.
2. Coadjuteur : religieux adjoint d’un évêque ; tournée épiscopale : tournée
faite par un évêque ; bailliage : région soumise à l’autorité d’un bailli, personne
possédant certains pouvoirs administratifs.
3. Horace (65-8 av. J.-C.) : poète latin, auteur des Satires et des Odes.

80
C hapitre
 9

132 – Oh ! cela ne m’inquiète guère ! Voyons ! il n’y a pas de temps


133 à perdre. Je vais me rendre à la bibliothèque. Peut-être s’y
134 trouve-t-il quelque manuscrit de Saknussemm, et je serais bien
135 aise de le consulter.
136 – Alors, pendant ce temps, je vais visiter la ville. Est-ce que
137 vous n’en ferez pas autant ?
138 – Oh ! cela m’intéresse médiocrement. Ce qui est curieux
139 dans cette terre d’Islande n’est pas dessus, mais dessous. »
140 Je sortis et j’errai au hasard.
141 S’égarer dans les deux rues de Reykjavik n’eût pas été chose
142 facile. Je ne fus donc pas obligé de demander mon chemin, ce
143 qui, dans la langue des gestes, expose à beaucoup de mécomptes1.
144 La ville s’allonge sur un sol assez bas et marécageux, entre
145 deux collines. Une immense coulée de laves la couvre d’un
146 côté et descend en rampes2 assez douces vers la mer. De l’autre
147 s’étend cette vaste baie de Faxa3, bornée au nord par l’énorme
148 glacier du Sneffels, et dans laquelle la Valkyrie se trouvait
149 seule à l’ancre en ce moment. Ordinairement les gardes-pêche
150 anglais et français s’y tiennent mouillés au large4 ; mais ils
151 étaient alors en service sur les côtes orientales5 de l’île.
152 La plus longue des deux rues de Reykjavik est parallèle au
153 rivage ; là demeurent les marchands et les négociants6, dans
154 des cabanes de bois faites de poutres rouges horizontalement

1. Mécompte : déception.
2. Rampe : plan incliné.
3. Faxa : région située dans le sud-ouest de l’Islande, entre le Snefells au nord et
Reykjaness au sud.
4. Garde-pêche : navire chargé d’empêcher la pêche illégale ; mouillés au large :
ayant jeté l’ancre à distance de la côte.
5. Oriental : situé à l’est.
6. Négociant : commerçant.

81
Voyage au centre de la Terre

155 disposées ; l’autre rue, située plus à l’ouest, court vers un petit
156 lac, entre les maisons de l’évêque et des autres personnages
157 étrangers au commerce.
158 J’eus bientôt arpenté1 ces voies mornes et tristes ; j’entrevoyais
159 parfois un bout de gazon décoloré, comme un vieux tapis de laine
160 râpé par l’usage, ou bien quelque apparence de verger, dont les
161 rares légumes, pommes de terre, choux et laitues, eussent figuré
162 à l’aise sur une table lilliputienne2 ; quelques giroflées3 mala-
163 dives essayaient aussi de prendre un petit air de soleil.
164 Vers le milieu de la rue non commerçante, je trouvai le
165 cimetière public enclos d’un mur en terre, et dans lequel la
166 place ne manquait pas. Puis, en quelques enjambées, j’arrivai
167 à la maison du gouverneur, une masure comparée à l’hôtel de
168 ville de Hambourg, un palais auprès des huttes4 de la popu-
169 lation islandaise.
170 Entre le petit lac et la ville s’élevait l’église, bâtie dans le
171 goût protestant et construite en pierres calcinées dont les
172 volcans font eux-mêmes les frais d’extraction5 ; par les grands
173 vents d’ouest, son toit de tuiles rouges devait évidemment se
174 disperser dans les airs au grand dommage des fidèles.
175 Sur une éminence6 voisine, j’aperçus l’École nationale,
176 où, comme je l’appris plus tard de notre hôte, on professait

1. Arpenter : parcourir en marchant.


2. Lilliputienne : de très petite taille, comme les Lilliputiens, créatures imagi-
nées par Jonathan Swift dans les Voyages de Gulliver (1726).
3. Giroflées : plantes odorantes et décoratives aux fleurs colorées.
4. Masure : maison misérable ; huttes : petites cabanes rudimentaires.
5. Calcinées : brûlées ; font eux-mêmes les frais d’extraction : les pierres sont
naturellement produites par les volcans, sans qu’ils soit nécessaire de les extraire
par l’action humaine, qui occasionnerait des dépenses.
6. Éminence : hauteur.

82
C hapitre
 9

177 l’hébreu, l’anglais, le français et le danois, quatre langues dont,


178 à ma honte, je ne connaissais pas le premier mot. J’aurais été
179 le dernier des quarante élèves que comptait ce petit collège, et
180 indigne de coucher avec eux dans ces armoires à deux compar-
181 timents où de plus délicats étoufferaient dès la première nuit.
182 En trois heures j’eus visité non seulement la ville, mais ses
183 environs. L’aspect général en était singulièrement triste. Pas
184 d’arbres, pas de végétation, pour ainsi dire. Partout les arêtes1
185 vives des roches volcaniques. Les huttes des Islandais sont
186 faites de terre et de tourbe2, et leurs murs inclinés en dedans.
187 Elles ressemblent à des toits posés sur le sol. Seulement ces
188 toits sont des prairies relativement fécondes. Grâce à la
189 chaleur de l’habitation, l’herbe y pousse avec assez de perfec-
190 tion, et on la fauche soigneusement à l’époque de la fenaison3,
191 sans quoi les animaux domestiques viendraient paître sur ces
192 demeures verdoyantes.
193 Pendant mon excursion, je rencontrai peu d’habitants.
194 En revenant à la rue commerçante, je vis la plus grande partie
195 de la population occupée à sécher, saler et charger des morues,
196 principal article d’exportation. Les hommes paraissaient
197 robustes4, mais lourds, des espèces d’Allemands blonds, à l’œil
198 pensif, qui se sentent un peu en dehors de l’humanité, pauvres
199 exilés relégués sur cette terre de glace, dont la nature aurait
200 bien dû faire des Esquimaux, puisqu’elle les condamnait à
201 vivre sur la limite du cercle polaire ! J’essayais en vain de
202 surprendre un sourire sur leur visage ; ils riaient quelquefois

1. Arêtes : lignes nettement définies, formant des angles aigus.


2. Tourbe : matière issue de la décomposition de végétaux.
3. Fenaison : époque où l’on coupe et récolte le foin.
4. Robustes : forts, solides.

83
Voyage au centre de la Terre

203 par une sorte de contraction involontaire des muscles, mais ne


204 souriaient jamais.
205 Leur costume consistait en une grossière vareuse1 de laine
206 noire, connue dans tous les pays scandinaves sous le nom de
207 « vadmel », un chapeau à vastes bords, un pantalon à liseré2
208 rouge et un morceau de cuir replié en manière de chaussure.
209 Les femmes, à figure triste et résignée, d’un type assez
210 agréable, mais sans expression, étaient vêtues d’un corsage et
211 d’une jupe de « vadmel » sombre : filles, elles portaient sur
212 leurs cheveux tressés en guirlandes un petit bonnet de tricot
213 brun ; mariées, elles entouraient leur tête d’un mouchoir de
214 couleur, surmonté d’un cimier3 de toile blanche.
215 Après une bonne promenade, lorsque je rentrai dans la
maison de M. Fridriksson, mon oncle s’y trouvait déjà en
compagnie de son hôte.

10
1 Le dîner était prêt ; il fut dévoré avec avidité4 par le
2 professeur Lidenbrock, dont la diète5 forcée du bord avait
3 changé l’estomac en un gouffre profond. Ce repas, plus
danois qu’islandais, n’eut rien de remarquable en lui-même ;
5 mais notre hôte, plus islandais que danois, me rappela les

1. Vareuse : chemise de marin.


2. Vadmel : laine ; liseré : bande de tissu ou de ruban cousue sur le côté du
pantalon.
3. Cimier : ornement placé au sommet d’une coiffure.
4. Avidité : appétit immodéré.
5. Diète : régime alimentaire consistant à s’abstenir partiellement ou totalement
de manger.
84
C hapitre
 10

6 héros de l’antique hospitalité1. Il me parut évident que nous


7 étions chez lui plus que lui-même.
8 La conversation se fit en langue indigène2, que mon oncle
9 entremêlait d’allemand et M. Fridriksson de latin, afin que je
10 pusse la comprendre. Elle roula3 sur des questions scienti-
11 fiques, comme il convient à des savants ; mais le professeur
12 Lidenbrock se tint sur la plus excessive réserve, et ses yeux me
13 recommandaient, à chaque phrase, un silence absolu touchant
14 nos projets à venir.
15 Tout d’abord, M. Fridriksson s’enquit auprès de mon oncle
16 du résultat de ses recherches à la bibliothèque.
17 « Votre bibliothèque ! s’écria ce dernier, elle ne se compose
18 que de livres dépareillés4 sur des rayons presque déserts.
19 – Comment ! répondit M. Fridriksson, nous possédons huit
20 mille volumes, dont beaucoup sont précieux et rares, des
21 ouvrages en vieille langue scandinave, et toutes les nouveautés
22 dont Copenhague nous approvisionne chaque année.
23 – Où prenez-vous ces huit mille volumes ? Pour mon compte…
24 – Oh ! monsieur Lidenbrock, ils courent le pays. On a le goût
25 de l’étude dans notre vieille île de glace ! Pas un fermier, pas un
26 pêcheur qui ne sache lire et ne lise. Nous pensons que des livres,
27 au lieu de moisir derrière une grille de fer, loin des regards
28 curieux, sont destinés à s’user sous les yeux des lecteurs. Aussi
29 ces volumes passent-ils de main en main, feuilletés, lus et relus,
30 et souvent ils ne reviennent à leur rayon qu’après un an ou deux
31 d’absence.

1. Hospitalité : capacité à accueillir dignement les étrangers et les voyageurs.


2. Langue indigène : langue du pays où l’on se trouve.
3. Roula : porta.
4. Dépareillés : tous différents les uns des autres, sans harmonie.

85
Voyage au centre de la Terre

32 – En attendant, répondit mon oncle avec un certain dépit,


33 les étrangers…
34 – Que voulez-vous ! les étrangers ont chez eux leurs biblio-
35 thèques, et, avant tout, il faut que nos paysans s’instruisent.
36 Je vous le répète, l’amour de l’étude est dans le sang islandais.
37 Aussi, en 1816, nous avons fondé une Société littéraire qui va
38 bien ; des savants étrangers s’honorent d’en faire partie ; elle
39 publie des livres destinés à l’éducation de nos compatriotes et
40 rend de véritables services au pays. Si vous voulez être un de
41 nos membres correspondants, monsieur Lidenbrock, vous
42 nous ferez le plus grand plaisir. »
43 Mon oncle, qui appartenait déjà à une centaine de sociétés
44 scientifiques, accepta avec une bonne grâce dont fut touché
45 M. Fridriksson.
46 « Maintenant, reprit celui-ci, veuillez m’indiquer les livres
47 que vous espériez trouver à notre bibliothèque, et je pourrai
48 peut-être vous renseigner à leur égard. »
49 Je regardai mon oncle. Il hésita à répondre. Cela touchait
50 directement à ses projets. Cependant, après avoir réfléchi, il
51 se décida à parler.
52 « Monsieur Fridriksson, dit-il, je voulais savoir si, parmi
53 les ouvrages anciens, vous possédiez ceux d’Arne Saknussemm ?
54 – Arne Saknussemm ! répondit le professeur de Reykjawik.
55 Vous voulez parler de ce savant du seizième siècle, à la fois
56 grand naturaliste, grand alchimiste et grand voyageur ?
57 – Précisément.
58 – Une des gloires de la littérature et de la science islandaises ?
59 – Comme vous dites.
60 – Un homme illustre entre tous ?
61 – Je vous l’accorde.
86
C hapitre
 10

62 – Et dont l’audace égalait le génie ?


63 – Je vois que vous le connaissez bien. »
64 Mon oncle nageait dans la joie à entendre parler ainsi de
65 son héros. Il dévorait des yeux M. Fridriksson.
66 « Eh bien ! demanda-t-il, ses ouvrages ?
67 – Ah ! ses ouvrages, nous ne les avons pas !
68 – Quoi ! en Islande ?
69 – Ils n’existent ni en Islande ni ailleurs.
70 – Et pourquoi ?
71 – Parce que Arne Saknussemm fut persécuté pour cause
72 d’hérésie1, et qu’en 1573 ses ouvrages furent brûlés à Copenhague
73 par la main du bourreau.
74 – Très bien ! Parfait ! s’écria mon oncle, au grand scandale
75 du professeur de sciences naturelles.
76 – Hein ? fit ce dernier.
77 – Oui ! tout s’explique, tout s’enchaîne, tout est clair, et je
78 comprends pourquoi Saknussemm, mis à l’index2 et forcé de
79 cacher les découvertes de son génie, a dû enfouir dans un incom-
80 préhensible cryptogramme3 le secret…
81 – Quel secret ? demanda vivement M. Fridriksson.
82 – Un secret qui… dont…, répondit mon oncle en balbu-
83 tiant.
84 – Est-ce que vous auriez quelque document particulier ?
85 reprit notre hôte.
86 – Non. Je faisais une pure supposition.
1. Hérésie : opinion contraire aux croyances établies, condamnée par les autori-
tés religieuses.
2. Mis à l’index : condamné par la religion. L’Index est la liste des ouvrages
interdits par l’Église catholique, car considérés comme contraires aux dogmes
et à la morale religieuse.
3. Cryptogramme : message rédigé à l’aide d’un code secret.

87
Voyage au centre de la Terre

87 – Bien, répondit M. Fridriksson, qui eut la bonté de ne pas


88 insister en voyant le trouble de son interlocuteur. J’espère,
89 ajouta-t-il, que vous ne quitterez pas notre île sans avoir puisé
90 à ses richesses minéralogiques ?
91 – Certes, répondit mon oncle ; mais j’arrive un peu tard ;
92 des savants ont déjà passé par ici ?
93 – Oui, monsieur Lidenbrock ; les travaux de MM. Olafsen
94 et Povelsen exécutés par ordre du roi, les études de Troïl, la
95 mission scientifique de MM. Gaimard et Robert1, à bord de la
96 corvette française la Recherche2, et dernièrement, les observa-
97 tions des savants embarqués sur la frégate la Reine-Hortense, ont
98 puissamment contribué à la reconnaissance de l’Islande. Mais,
99 croyez-moi, il y a encore à faire.
100 – Vous pensez ? demanda mon oncle d’un air bonhomme3,
101 en essayant de modérer l’éclair de ses yeux.
102 – Oui. Que de montagnes, de glaciers, de volcans à étudier,
103 qui sont peu connus ! Et tenez, sans aller plus loin, voyez ce
104 mont qui s’élève à l’horizon. C’est le Sneffels4.
105 – Ah ! fit mon oncle, le Sneffels !
106 – Oui, l’un des volcans les plus curieux et dont on visite
107 rarement le cratère.
108 – Éteint ?

1. Eggert Olafsen (1726-1768) : savant et explorateur danois ; Bjarne Povelsen


(1719-1779) : médecin islandais ; Uno von Troil (1746-1803) : archevêque de
Suède et explorateur ; Joseph Paul Gaimard (1793-1858) : médecin français ;
Eugène Robert (1806-1882) : géologue français.
2. La Recherche fut envoyée en 1835 par l’amiral Duperré pour retrouver les traces
d’une expédition perdue, celle de M. de Blosseville et de la Lilloise, dont on n’a
jamais eu de nouvelles [Note de Jules Verne].
3. Bonhomme : bienveillant, simple et gentil.
4. Sneffels (aujourd’hui Snæfellsjökull) : volcan islandais.

88
C hapitre
 10

109 – Oh ! éteint depuis cinq cents ans.


110 – Eh bien ! répondit mon oncle, qui se croisait frénétique-
111 ment1 les jambes pour ne pas sauter en l’air, j’ai envie de
112 commencer mes études géologiques par ce Seffel… Fessel…
113 comment dites-vous ?
114 – Sneffels, reprit l’excellent M. Fridriksson. »
115 Cette partie de la conversation avait eu lieu en latin ; j’avais
116 tout compris, et je gardais à peine mon sérieux à voir mon
117 oncle contenir sa satisfaction qui débordait de toutes parts ; il
118 essayait de prendre un petit air innocent qui ressemblait à la
119 grimace d’un vieux diable.
120 « Oui, fit-il, vos paroles me décident ; nous essayerons de
121 gravir ce Sneffels, peut-être même d’étudier son cratère !
122 – Je regrette bien, répondit M. Fridriksson, que mes occu-
123 pations ne me permettent pas de m’absenter ; je vous aurais
124 accompagné avec plaisir et profit.
125 – Oh ! non, oh ! non, répondit vivement mon oncle ; nous
126 ne voulons déranger personne, monsieur Fridriksson ; je vous
127 remercie de tout mon cœur. La présence d’un savant tel que
128 vous eût été très utile, mais les devoirs de votre profession… »
129 J’aime à penser que notre hôte, dans l’innocence de son âme
130 islandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle.
131 « Je vous approuve fort, monsieur Lidenbrock, dit-il, de
132 commencer par ce volcan ; vous ferez là une ample moisson2
133 d’observations curieuses. Mais, dites-moi, comment comptez-
134 vous gagner la presqu’île de Sneffels ?
135 – Par mer, en traversant la baie. C’est la route la plus rapide.

1. Frénétiquement : de manière rapide et désordonnée, signe d’une grande


passion ou d’une grande impatience.
2. Moisson : récolte.

89
Voyage au centre de la Terre

136 – Sans doute ; mais elle est impossible à prendre.


137 – Pourquoi ?
138 – Parce que nous n’avons pas un seul canot1 à Reykjavik.
139 – Diable !
140 – Il faudra aller par terre, en suivant la côte. Ce sera plus
141 long, mais plus intéressant.
142 – Bon. Je verrai à me procurer un guide.
143 – J’en ai précisément un à vous offrir.
144 – Un homme sûr, intelligent ?
145 – Oui, un habitant de la presqu’île. C’est un chasseur d’eider2,
146 fort habile, et dont vous serez content. Il parle parfaitement le
147 danois.
148 – Et quand pourrai-je le voir ?
149 – Demain, si cela vous plaît.
150 – Pourquoi pas aujourd’hui ?
151 – C’est qu’il n’arrive que demain.
152 – À demain donc », répondit mon oncle avec un soupir.
153 Cette importante conversation se termina quelques instants
154 plus tard par de chaleureux remerciements du professeur alle-
155 mand au professeur islandais. Pendant ce dîner, mon oncle venait
d’apprendre des choses importantes, entre autres l’histoire de
Saknussemm, la raison de son document mystérieux, comme
quoi son hôte ne l’accompagnerait pas dans son expédition, et
que dès le lendemain un guide serait à ses ordres.

1. Canot : barque légère.


2. Eider : grand canard dont les plumes servent à remplir les oreillers et les
édredons.
90
C hapitre
 11

11
1 Le soir, je fis une courte promenade sur les rivages de
2 Reykjavik, et je revins de bonne heure me coucher dans mon
3 lit de grosses planches, où je dormis d’un profond sommeil.
Quand je me réveillai, j’entendis mon oncle parler abon-
5 damment dans la salle voisine. Je me levai aussitôt et je me
6 hâtai d’aller le rejoindre.
7 Il causait en danois avec un homme de haute taille, vigoureu-
8 sement découplé1. Ce grand gaillard devait être d’une force peu
9 commune. Ses yeux, percés dans une tête très grosse et assez
10 naïve, me parurent intelligents. Ils étaient d’un bleu rêveur. De
11 longs cheveux, qui eussent passé pour roux, même en Angleterre,
12 tombaient sur ses athlétiques épaules. Cet indigène2 avait les
13 mouvements souples, mais il remuait peu les bras, en homme
14 qui ignorait ou dédaignait la langue des gestes. Tout en lui
15 révélait un tempérament d’un calme parfait, non pas indolent3,
16 mais tranquille. On sentait qu’il ne demandait rien à personne,
17 qu’il travaillait à sa convenance, et que, dans ce monde, sa philo-
18 sophie ne pouvait être ni étonnée ni troublée.
19 Je surpris les nuances de ce caractère, à la manière dont
20 l’Islandais écouta le verbiage4 passionné de son interlocuteur.
21 Il demeurait les bras croisés, immobile au milieu des gestes
22 multipliés de mon oncle ; pour nier, sa tête tournait de gauche
23 à droite ; elle s’inclinait pour affirmer, et cela si peu, que

1. Découplé : agile, souple (de couple, laisse avec laquelle on tient les chiens de
chasse : un chien découplé court en liberté avec force et agilité).
2. Indigène : homme du pays.
3. Indolent : agissant avec lenteur et mollesse.
4. Verbiage : bavardage long et inutile.

91
Voyage au centre de la Terre

24 ses longs cheveux bougeaient à peine. C’était l’économie du


25 mouvement poussée jusqu’à l’avarice. Certes, à voir cet homme,
26 je n’aurais jamais deviné sa profession de chasseur ; celui-là ne
27 devait pas effrayer le gibier, à coup sûr, mais comment pouvait-
28 il l’atteindre ?
29 Tout s’expliqua quand M. Fridriksson m’apprit que ce tran-
30 quille personnage n’était qu’un « chasseur d’eider1 », oiseau
31 dont le duvet2 constitue la plus grande richesse de l’île. En
32 effet, ce duvet s’appelle l’édredon, et il ne faut pas une grande
33 dépense de mouvement pour le recueillir.
34 Aux premiers jours de l’été, la femelle de l’eider, sorte de joli
35 canard, va bâtir son nid parmi les rochers des fjords3 dont la
36 côte est toute frangée4. Ce nid bâti, elle le tapisse avec de fines
37 plumes qu’elle s’arrache du ventre. Aussitôt le chasseur, ou
38 mieux le négociant, arrive, prend le nid, et la femelle de recom-
39 mencer son travail ; cela dure ainsi tant qu’il lui reste quelque
40 duvet. Quand elle s’est entièrement dépouillée, c’est au mâle de
41 se plumer à son tour. Seulement, comme la dépouille dure et
42 grossière de ce dernier n’a aucune valeur commerciale, le chas-
43 seur ne prend pas la peine de lui voler le lit de sa couvée5 ; le nid
44 s’achève donc ; la femelle pond ses œufs ; les petits éclosent, et,
45 l’année suivante, la récolte de l’édredon6 recommence.
1. Eider : grand canard dont les plumes sont utilisées pour remplir les oreillers
et les couettes.
2. Duvet : ensemble des petites plumes se trouvant sur le ventre de certains oiseaux.
3. Fjords : nom donné aux golfes étroits dans les pays scandinaves [Note de Jules
Verne].
4. Frangée : qui ressemble à une frange, une bordure d’où dépassent des éléments
longs et fins, comme des fils de tissu.
5. Couvée : ensemble des petits couvés par les oiseaux.
6. Édredon : duvet de l’eider (à partir de ce sens premier, le mot a désigné ensuite
les couvertures remplies de plumes couvrant les lits).
92
C hapitre
 11

46 Or, comme l’eider ne choisit pas les rocs escarpés1 pour y


47 bâtir son nid, mais plutôt des roches faciles et horizontales qui
48 vont se perdre en mer, le chasseur islandais pouvait exercer son
49 métier sans grande agitation. C’était un fermier qui n’avait ni
50 à semer ni à couper sa moisson, mais à la récolter seulement.
51 Ce personnage grave, flegmatique2 et silencieux, se nommait
52 Hans Bjelke ; il venait à la recommandation de M. Fridriksson.
53 C’était notre futur guide. Ses manières contrastaient singuliè-
54 rement avec celles de mon oncle.
55 Cependant ils s’entendirent facilement. Ni l’un ni l’autre
56 ne regardaient au prix ; l’un prêt à accepter ce qu’on lui offrait,
57 l’autre prêt à donner ce qui lui serait demandé. Jamais marché
58 ne fut plus facile à conclure.
59 Or, des conventions il résulta que Hans s’engageait à nous
60 conduire au village de Stapi3, situé sur la côte méridionale4 de
61 la presqu’île du Sneffels5, au pied même du volcan. Il fallait
62 compter par terre vingt-deux milles6 environ, voyage à faire
63 en deux jours, suivant l’opinion de mon oncle.
64 Mais quand il apprit qu’il s’agissait de milles danois de
65 vingt-quatre mille pieds7, il dut rabattre de8 son calcul et
66 compter, vu l’insuffisance des chemins, sur sept ou huit jours
67 de marche.

1. Escarpé : en pente abrupte et difficile d’accès.


2. Flegmatique : calme et tranquille en toute circonstance.
3. Stapi (ou Arnarstapi) : ville située à l’ouest de l’Islande.
4. Méridionale : située au sud.
5. Sneffels (ou Snæfellsjökull) : volcan islandais.
6. Mille : ancienne mesure de distance équivalant à 1 600 m environ ; vingt-
deux milles = 35 kilomètres.
7. Vingt-quatre mille pieds : 7 km (1 pied  = 30 cm).
8. Rabattre de : revoir à la baisse.

93
Voyage au centre de la Terre

68 Quatre chevaux devaient être mis à sa disposition, deux


69 pour le porter, lui et moi, deux autres destinés à nos bagages.
70 Hans, suivant son habitude, irait à pied. Il connaissait parfai-
71 tement cette partie de la côte, et il promit de prendre par le
72 plus court.
73 Son engagement avec mon oncle n’expirait pas à notre arrivée
74 à Stapi ; il demeurait à son service pendant tout le temps néces-
75 saire à ses excursions scientifiques, au prix de trois rixdales1 par
76 semaine. Seulement, il fut expressément convenu que cette
77 somme serait comptée au guide chaque samedi soir, condi-
78 tion sine qua non2 de son engagement.
79 Le départ fut fixé au 16 juin. Mon oncle voulut remettre au
80 chasseur les arrhes3 du marché, mais celui-ci refusa d’un seul
81 mot.
82 « Efter, fit-il.
83 – Après, » me dit le professeur pour mon édification4.
84 Hans, le traité conclu, se retira tout d’une pièce5.
85 « Un fameux homme ! s’écria mon oncle ; mais il ne s’attend
86 guère au merveilleux rôle que l’avenir lui réserve de jouer.
87 – Il nous accompagne donc jusqu’au…
88 – Oui, Axel, jusqu’au centre de la terre. »
89 Quarante-huit heures restaient encore à passer ; à mon
90 grand regret, je dus les employer à nos préparatifs ; toute notre

1. Rixdales : ancienne monnaie en usage dans les pays du Nord. Jules Verne
précise en note : 16fr. 98 c.
2. Condition sine qua non (expression latine signifiant : « sans laquelle non ») :
condition sans laquelle une chose est impossible.
3. Arrhes : somme d’argent versée lors de la conclusion d’une vente, d’un achat,
qui n’est pas remboursée en cas d’annulation.
4. Édification : enseignement, instruction, notamment au plan de la morale.
5. Tout d’une pièce : d’un seul bloc, d’où, au figuré, entier et direct.

94
C hapitre
 11

91 intelligence fut employée à disposer chaque objet de la façon


92 la plus avantageuse, les instruments d’un côté, les outils dans
93 ce paquet, les vivres dans celui-là. En tout quatre groupes.
94 Les instruments comprenaient :
95 1° Un thermomètre centigrade de Eigel1, gradué jusqu’à
96 cent cinquante degrés, ce qui me paraissait trop ou pas assez.
97 Trop, si la chaleur ambiante devait monter là, auquel cas nous
98 aurions cuit. Pas assez, s’il s’agissait de mesurer la tempéra-
99 ture de sources ou toute autre matière en fusion.
100 2° Un manomètre2 à air comprimé, disposé de manière à
101 indiquer des pressions supérieures à celles de l’atmosphère au
102 niveau de l’Océan. En effet, le baromètre3 ordinaire n’eût pas
103 suffi, la pression atmosphérique devant augmenter propor-
104 tionnellement à notre descente au-dessous de la surface de la
105 terre.
106 3° Un chronomètre de Boissonnas4 jeune de Genève, parfai-
107 tement réglé au méridien de Hambourg5.
108 4° Deux boussoles d’inclinaison et de déclinaison6.
109 5° Une lunette de nuit.

1. Thermomètre centigrade : divisé en 100 degrés, le degré 0 correspondant


à la température où la glace fond, le degré 100 correspondant à la température
où l’eau bout ; Eigel : inventeur du thermomètre gradué jusqu’à 150.
2. Manomètre : appareil servant à mesurer la pression d’un fluide dans un espace
clos.
3. Baromètre : appareil servant à mesurer la pression atmosphérique.
4. Henri-Antoine Boissonnas (1833-1889) : horloger suisse.
5. Méridien : ligne imaginaire allant du nord au sud du globe terrestre et déter-
minant la longitude d’un lieu ; Hambourg : ville du nord de l’Allemagne, où
vivent les héros de l’histoire.
6. Boussoles d’inclinaison et de déclinaison : instruments scientifiques
permettant de se repérer de façon plus précise que la boussole simple.
95
Voyage au centre de la Terre

110 6° Deux appareils de Ruhmkorff1, qui, au moyen d’un


111 courant électrique, donnaient une lumière très portative, sûre
112 et peu encombrante.
113 Les armes consistaient en deux carabines de Purdley More2
114 et Co, et de deux revolvers Colt. Pourquoi des armes ? Nous
115 n’avions ni sauvages ni bêtes féroces à redouter, je suppose. Mais
116 mon oncle paraissait tenir à son arsenal comme à ses instru-
117 ments, surtout à une notable quantité de fulmicoton inaltérable
118 à l’humidité, et dont la force expansive3 est très supérieure à
119 celle de la poudre ordinaire.
120 Les outils comprenaient deux pics, deux pioches, une échelle
121 de soie, trois bâtons ferrés, une hache, un marteau, une douzaine
122 de coins et pitons4 de fer, et de longues cordes à nœuds. Cela ne
1. Heinrich Ruhmkorff (1803-1877) : inventeur d’instruments électromagné-
tiques. [Note de Jules Verne : L’appareil de M. Ruhmkorff consiste en une pile
de Bunzen, mise en activité au moyen du bichromate de potasse qui ne donne
aucune odeur ; une bobine d’induction met l’électricité produite par la pile en
communication avec une lanterne d’une disposition particulière ; dans cette
lanterne se trouve un serpentin de verre où le vide a été fait, et dans lequel reste
seulement un résidu de gaz carbonique ou d’azote. Quand l’appareil fonctionne,
ce gaz devient lumineux en produisant une lumière blanchâtre et continue. La
pile et la bobine sont placées dans un sac de cuir que le voyageur porte en ban-
doulière. La lanterne, placée extérieurement, éclaire très suffisamment dans les
profondes obscurités ; elle permet de s’aventurer, sans craindre aucune explosion,
au milieu des gaz les plus inflammables, et ne s’éteint pas même au sein des plus
profonds cours d’eau. M. Ruhmkorff est un savant et habile physicien. Sa grande
découverte, c’est sa bobine d’induction qui permet de produire de l’électricité
à haute tension. Il vient d’obtenir, en 1864, le prix quinquennal de 50 000 francs
que la France réservait à la plus ingénieuse application de l’électricité.]
2. Purdley More : déformations des noms de Purdey et Moore, marchands d’armes
respectivement écossais et anglais.
3. Fulmicoton : explosif se présentant sous la forme d’une masse blanc jaunâtre,
dont l’aspect rappelle celui du coton ; inaltérable : qui ne peut se détériorer ;
force expansive : capacité à s’étendre, rayon d’action.
4. Coin : outil en forme de triangle, servant à fendre le bois ; piton : lame métal-
lique que les alpinistes enfoncent dans la roche pour y accrocher une corde.
96
C hapitre
 11

123 laissait pas de faire un fort colis, car l’échelle mesurait trois
124 cents pieds1 de longueur.
125 Enfin, il y avait des provisions ; le paquet n’était pas gros, mais
126 rassurant, car je savais qu’en viande concentrée et en biscuits secs
127 il contenait pour six mois de vivres. Le genièvre2 en formait toute
128 la partie liquide, et l’eau manquait totalement ; mais nous avions
129 des gourdes, et mon oncle comptait sur les sources pour les
130 remplir ; les objections que j’avais pu faire sur leur qualité, leur
131 température et même leur absence, étaient restées sans succès.
132 Pour compléter la nomenclature exacte de nos articles de
133 voyage, je noterai une pharmacie portative contenant des
134 ciseaux à lames mousses, des attelles pour fracture, une pièce
135 de ruban en fil écru, des bandes et compresses, du sparadrap,
136 une palette3 pour saignée, toutes choses effrayantes ; de plus,
137 une série de flacons contenant de la dextrine, de l’alcool vulné-
138 raire, de l’acétate de plomb4 liquide, de l’éther, du vinaigre et
139 de l’ammoniaque, toutes drogues d’un emploi peu rassurant ;
140 enfin les matières nécessaires aux appareils de Ruhmkorff.
141 Mon oncle n’avait eu garde d’oublier la provision de tabac,
142 de poudre de chasse et d’amadou5, non plus qu’une ceinture

1. Trois cents pieds : 91 m (1 pied  = 30 cm).


2. Genièvre : boisson alcoolisée obtenue par la distillation des baies du genévrier.
3. Lames mousses : qui ont perdu leur tranchant ; attelle : lame en matière
solide, qu’on place sur un membre fracturé pour le maintenir immobile ; écru :
à l’état naturel, qui n’a pas subi de préparation particulière ; palette : petit
récipient destiné à recevoir le sang qui coule lors d’une saignée.
4. Dextrine : poudre blanche ou jaune permettant notamment de fabriquer
de la colle ; vulnéraire : qui permet de guérir les plaies et les blessures ; acétate
de plomb : substance connue sous le nom de « sel de Saturne », qui permet de
fabriquer diverses préparations pharmaceutiques.
5. N’avait eu garde d’oublier : s’était gardé d’oublier ; amadou : substance végé-
tale préparée pour être inflammable.
97
Voyage au centre de la Terre

143 de cuir qu’il portait autour des reins et où se trouvait une


144 suffisante quantité de monnaie d’or, d’argent et de papier. De
145 bonnes chaussures, rendues imperméables par un enduit de
146 goudron et de gomme élastique, se trouvaient au nombre de
147 six paires dans le groupe des outils.
148 « Ainsi vêtus, chaussés, équipés, il n’y a aucune raison pour
149 ne pas aller loin, » me dit mon oncle.
150 La journée du 14 fut employée tout entière à disposer ces
151 différents objets. Le soir, nous dînâmes chez le baron Trampe,
152 en compagnie du maire de Reykjavik et du docteur Hyaltalin,
153 le grand médecin du pays. M. Fridriksson n’était pas au
154 nombre des convives ; j’appris plus tard que le gouverneur et
155 lui se trouvaient en désaccord sur une question d’administra-
156 tion et ne se voyaient pas. Je n’eus donc pas l’occasion de
157 comprendre un mot de ce qui se dit pendant ce dîner semi-
158 officiel. Je remarquai seulement que mon oncle parla tout le
159 temps.
160 Le lendemain 15, les préparatifs furent achevés. Notre hôte
161 fit un sensible plaisir au professeur en lui remettant une carte de
162 l’Islande, incomparablement plus parfaite que celle d’Hen-
163 derson, la carte de M. Olaf Nikolas Olsen1, réduite au 1/480000,
164 et publiée par la Société littéraire islandaise, d’après les travaux
165 géodésiques de M. Scheel Frisac, et le levé topographique de
166 M. Bjorn Gumlaugsonn2. C’était un précieux document pour
167 un minéralogiste.
1. Olaf Nikolas Olsen (1794-1848) : cartographe danois.
2. Géodésique : de géodésie, science qui étudie la forme et les dimensions de la
Terre ; Scheel Frisac : Hans von Scheel (1779-1851) et Hans Frisak (1773-1834),
militaires norvégiens ayant étudié les côtes de l’Islande ; levé topographique :
relevé des lieux ; Bjorn Gumlaugsonn : déformation de Björn Gurnlaugsson
(1788-1876), mathématicien islandais.
98
C hapitre
 12

168 La dernière soirée se passa dans une intime causerie1 avec


169 M. Fridriksson, pour lequel je me sentais pris d’une vive
170 sympathie ; puis, à la conversation succéda un sommeil assez
171 agité, de ma part du moins.
172 À cinq heures du matin, le hennissement de quatre chevaux
173 qui piaffaient2 sous ma fenêtre me réveilla. Je m’habillai à la
174 hâte et je descendis dans la rue. Là, Hans achevait de charger
175 nos bagages sans se remuer, pour ainsi dire. Cependant il
176 opérait avec une adresse peu commune. Mon oncle faisait plus
177 de bruit que de besogne, et le guide paraissait se soucier fort
178 peu de ses recommandations.
179 Tout fut terminé à six heures. M. Fridriksson nous serra les
180 mains. Mon oncle le remercia en islandais de sa bienveillante
181 hospitalité, et avec beaucoup de cœur. Quant à moi, j’ébauchai
182 dans mon meilleur latin quelque salut cordial ; puis nous nous
183 mîmes en selle, et M. Fridriksson me lança avec son dernier
184 adieu ce vers que Virgile3 semblait avoir fait pour nous, voya-
185 geurs incertains de la route :
Et quacumque viam dederit fortuna sequamur4.

12
1 Nous étions partis par un temps couvert, mais fixe. Pas de
2 fatigantes chaleurs à redouter, ni pluies désastreuses. Un temps
3 de touristes.

1. Causerie : discussion.
2. Piaffaient : frappaient des sabots sur le sol.
3. Virgile (70-19 av. J.-C.) : poète latin, auteur de l’Énéide.
4. Citation de l’Énéide (X, v. 49) signifiant : « Et quelle que soit la route que la
Fortune a tracée, suivons-la. »
99
Voyage au centre de la Terre

Le plaisir de courir à cheval à travers un pays inconnu me


5 rendait de facile composition1 sur le début de l’entreprise.
6 J’étais tout entier au bonheur de l’excursionniste fait de désirs
7 et de liberté. Je commençais à prendre mon parti de l’affaire.
8 « D’ailleurs, me disais-je, qu’est-ce que je risque ? de voyager
9 au milieu du pays le plus curieux ! de gravir une montagne fort
10 remarquable ! au pis-aller2, de descendre au fond d’un cratère
11 éteint ! Il est bien évident que ce Saknussemm n’a pas fait autre
12 chose. Quant à l’existence d’une galerie qui aboutisse au centre
13 du globe, pure imagination ! pure impossibilité ! Donc, ce qu’il
14 y a de bon à prendre de cette expédition, prenons-le, et sans
15 marchander. »
16 Ce raisonnement à peine achevé, nous avions quitté Reykjavik.
17 Hans marchait en tête, d’un pas rapide, égal, continu. Les
18 deux chevaux chargés de nos bagages le suivaient, sans qu’il
19 fût nécessaire de les diriger. Mon oncle et moi, nous venions
20 ensuite, et vraiment sans faire trop mauvaise figure sur nos
21 bêtes petites, mais vigoureuses.
22 L’Islande est une des grandes îles de l’Europe. Elle mesure
23 quatorze cents milles3 de surface, et ne compte que soixante
24 mille habitants. Les géographes l’ont divisée en quatre quar-
25 tiers, et nous avions à traverser presque obliquement celui qui
26 porte le nom de Pays du quart du Sud-Ouest, « Sudvestr
27 Fjordùngr4 ».

1. De facile composition : conciliant, qui accepte facilement de faire ce qu’on


lui demande.
2. Au pis-aller : dans le pire des cas.
3. Quatorze cents milles : 2 250 km (1 mille = 1 600 m).
4. Sudvestr Fjordùngr (ou Sunnlendingafjórðungur) : région du sud-ouest de
l’Islande. La division de l’Islande en quatre régions perdure jusqu’en 1937 ; l’île
en compte aujourd’hui huit.
100
C hapitre
 12

28 Hans, en laissant Reykjavik, avait immédiatement suivi les


29 bords de la mer. Nous traversions de maigres pâturages qui se
30 donnaient bien du mal pour être verts ; le jaune réussissait
31 mieux. Les sommets rugueux des masses trachytiques s’es-
32 tompaient1 à l’horizon dans les brumes de l’est ; par moments,
33 quelques plaques de neige, concentrant la lumière diffuse,
34 resplendissaient sur le versant des cimes éloignées ; certains
35 pics, plus hardiment dressés, trouaient les nuages gris et réap-
36 paraissaient au-dessus des vapeurs mouvantes, semblables à
37 des écueils2 émergés en plein ciel.
38 Souvent ces chaînes de rocs arides faisaient une pointe vers
39 la mer et mordaient sur le pâturage ; mais il restait toujours
40 une place suffisante pour passer. Nos chevaux, d’ailleurs, choi-
41 sissaient d’instinct les endroits propices sans jamais ralentir
42 leur marche. Mon oncle n’avait pas même la consolation
43 d’exciter sa monture de la voix ou du fouet ; il ne lui était pas
44 permis d’être impatient. Je ne pouvais m’empêcher de sourire
45 en le voyant si grand sur son petit cheval, et, comme ses
46 longues jambes rasaient le sol, il ressemblait à un centaure3 à
47 six pieds.
48 « Bonne bête ! bonne bête ! disait-il. Tu verras, Axel, que pas
49 un animal ne l’emporte en intelligence sur le cheval islandais.
50 Neiges, tempêtes, chemins impraticables, rochers, glaciers,
51 rien ne l’arrête. Il est brave, il est sobre, il est sûr. Jamais un faux
52 pas, jamais une réaction. Qu’il se présente quelque rivière,
53 quelque fjörd à traverser, et il s’en présentera, tu le verras sans

1. Rugueux : qui présente des irrégularités ; trachytiques : faites de trachyte,


roche volcanique ; s’estompaient : disparaissaient progressivement.
2. Écueils : rochers à fleur d’eau, contre lesquels un navire risque de s’échouer.
3. Centaure : créature fabuleuse, mi-homme mi-cheval.

101
Voyage au centre de la Terre

54 hésiter se jeter à l’eau, comme un amphibie1, et gagner le bord


55 opposé ! Mais ne le brusquons pas, laissons-le agir, et nous
56 ferons, l’un portant l’autre, nos dix lieues2 par jour.
57 – Nous, sans doute, répondis-je, mais le guide ?
58 – Oh ! il ne m’inquiète guère. Ces gens-là, cela marche sans
59 s’en apercevoir. Celui-ci se remue si peu qu’il ne doit pas se fati-
60 guer. D’ailleurs, au besoin, je lui céderai ma monture3. Les
61 crampes me prendraient bientôt, si je ne me donnais pas quelque
62 mouvement. Les bras vont bien, mais il faut songer aux jambes. »
63 Cependant nous avancions d’un pas rapide. Le pays était
64 déjà à peu près désert. Çà et là une ferme isolée, quelque
65 boër4 solitaire, bâti de bois, de terre, de morceaux de lave,
66 apparaissait comme un mendiant au bord d’un chemin creux.
67 Ces huttes délabrées avaient l’air d’implorer la charité des
68 passants, et, pour un peu, on leur eût fait l’aumône5. Dans ce
69 pays, les routes, les sentiers même manquaient absolument,
70 et la végétation, si lente qu’elle fût, avait vite fait d’effacer le
71 pas des rares voyageurs.
72 Pourtant, cette partie de la province, située à deux pas de
73 sa capitale, comptait parmi les portions habitées et cultivées
74 de l’Islande. Qu’étaient alors les contrées plus désertes que ce
75 désert ? Un demi-mille6 franchi, nous n’avions encore rencontré
76 ni un fermier sur la porte de sa chaumière, ni un berger sauvage

1. Amphibie : animal qui peut vivre sur la terre et sous l’eau.


2. Lieue : ancienne unité de distance équivalant à 4,8 km ; dix lieues = 48 km.
3. Monture : animal que l’on monte (ici le cheval).
4. Boër : maison du paysan islandais [note de Jules Verne].
5. Huttes : petites cabanes rudimentaires ; aumône : petite somme d’argent
donnée aux pauvres.
6. Demi-mille : 800 m (1 mille = 1 600 m).

102
C hapitre
 12

77 paissant1 un troupeau moins sauvage que lui ; seulement


78 quelques vaches et des moutons abandonnés à eux-mêmes. Que
79 seraient donc les régions convulsionnées, bouleversées par les
80 phénomènes éruptifs, nées des explosions volcaniques et des
81 commotions2 souterraines ?
82 Nous étions destinés à les connaître plus tard ; mais, en
83 consultant la carte d’Olsen, je vis qu’on les évitait en longeant
84 la sinueuse lisière3 du rivage. En effet, le grand mouvement
85 plutonique4 s’est concentré surtout à l’intérieur de l’île ; là les
86 couches horizontales de roches superposées, appelées trapps
87 en langue Scandinave, les bandes trachytiques, les éruptions
88 de basalte, de tufs, de tous les conglomérats volcaniques, les
89 coulées de lave et de porphyre5 en fusion, ont fait un pays
90 d’une surnaturelle horreur. Je ne me doutais guère alors du
91 spectacle qui nous attendait à la presqu’île du Sneffels, où ces
92 dégâts d’une nature fougueuse6 forment un formidable chaos.
93 Deux heures après avoir quitté Reykjawik, nous arrivions au
94 bourg de Gufunes7, appelé « Aoalkirkja8 » ou Église principale.

1. Paissant : participe présent du verbe paître, faire brouter un animal.


2. Convulsionnées : déformées par des convulsions, mouvements violents et incon-
trôlables ; éruptifs : liés aux éruptions volcaniques ; commotions : secousses, chocs
violents.
3. Sinueux : présentant des courbes irrégulières ; lisière : bordure.
4. Plutonique (de Pluton, dieu romain des Enfers) : concernant les pierres qui
se sont formées à l’intérieur de la terre, à de grandes profondeurs.
5. Trachytiques : faites de trachyte, roche volcanique ; basalte : roche volcanique,
noire et très dure ; tuf : roche légère, provenant de débris volcaniques ; conglo-
mérats : assemblage de divers minerais en une masse compacte ; porphyre : roche
rouge à grands cristaux, issue du refroidissement et de la solidification du magma.
6. Fougueuse : pleine de fougue, d’énergie et de passion.
7. Gufunes : territoire situé au nord-est de Reykjavik, qui fait aujourd’hui partie
de la ville.
8. Aoalkirkja : de l’islandais aðal : « principal » et kirkjan : « église ».

103
Voyage au centre de la Terre

95 Il n’offrait rien de remarquable. Quelques maisons seulement.


96 À peine de quoi faire un hameau1 de l’Allemagne. Hans s’y
97 arrêta une demi-heure ; il partagea notre frugal2 déjeuner,
98 répondit par oui et par non aux questions de mon oncle sur la
99 nature de la route, et lorsqu’on lui demanda en quel endroit il
100 comptait passer la nuit :
101 « Gardär » dit-il seulement.
102 Je consultai la carte pour savoir ce qu’était Gardär. Je vis
103 une bourgade de ce nom sur les bords du Hvalfjörd3, à quatre
104 milles de Reykjavik. Je la montrai à mon oncle.
105 « Quatre milles seulement ! dit-il. Quatre milles sur vingt-
106 deux ! Voilà une jolie promenade. »
107 Il voulut faire une observation au guide, qui, sans lui
108 répondre, reprit la tête des chevaux et se remit en marche.
109 Trois heures plus tard, toujours en foulant le gazon décoloré
110 des pâturages, il fallut contourner le Kollafjörd, détour plus
111 facile et moins long qu’une traversée de ce golfe4. Bientôt nous
112 entrions dans un « pingstaœr », lieu de juridiction communale
113 nommé Ejulberg5, et dont le clocher eût sonné midi, si les
114 églises islandaises avaient été assez riches pour posséder une
115 horloge ; mais elles ressemblent fort à leurs paroissiens6, qui
116 n’ont pas de montres, et qui s’en passent.
1. Hameau : petit groupe de maisons situées à l’écart d’un village.
2. Frugal : léger, peu copieux.
3. Hvalfjörd (ou Hvalfjörður) : ancien glacier rempli d’eau de mer situé dans
l’ouest de l’Islande, dont le nom signifie « fjord des baleines ».
4. Golfe : partie de la mer qui s’avance à l’intérieur des terres.
5. Lieu de juridiction communale : lieu où la loi est appliquée par la commune ;
Ejulberg (ou Esjubær) : ville islandaise près des montagnes de l’Esja, à une
dizaine de kilomètres au nord de la capitale.
6. Paroissiens : membres d’une paroisse, une région placée sous l’autorité d’un
curé.
104
C hapitre
 12

117 Là les chevaux furent rafraîchis ; puis, prenant par un rivage


118 resserré entre une chaîne de collines et la mer, ils nous portèrent
119 d’une traite à « l’aoalkirkja » de Brantär, et un mille plus loin à
120 Saurböer « Annexia », église annexe, située sur la rive méridio-
121 nale du Hvalfjörd1.
122 Il était alors quatre heures du soir ; nous avions franchi quatre
123 milles2.
124 Le fjörd était large en cet endroit d’un demi-mille au
125 moins ; les vagues déferlaient avec bruit sur les rocs aigus ; ce
126 golfe s’évasait entre des murailles de rochers, sorte d’escarpe
127 à pic haute de trois mille pieds et remarquable par ses couches
128 brunes que séparaient des lits de tuf3 d’une nuance rougeâtre.
129 Quelle que fût l’intelligence de nos chevaux, je n’augurais pas
130 bien de4 la traversée d’un véritable bras de mer opérée sur le
131 dos d’un quadrupède.
132 « S’ils sont intelligents, dis-je, ils n’essayeront point de passer.
133 En tout cas, je me charge d’être intelligent pour eux. »
134 Mais mon oncle ne voulait pas attendre. Il piqua des deux5
135 vers le rivage. Sa monture vint flairer la dernière ondulation
136 des vagues et s’arrêta. Mon oncle, qui avait son instinct à lui,

1. Méridionale : située au sud. Saurbær se trouve en réalité au nord du Hval-


fjörður ; Hvalfjörd (ou Hvalfjörður) : ancien glacier rempli d’eau de mer situé
dans l’ouest de l’Islande, dont le nom signifie « fjord des baleines ».
2. Quatre milles : huit lieues [note de Jules Verne]. La lieue est une ancienne
mesure itinéraire équivalant à 4,8 km ; un mille correspond donc à 2 lieues, soit
8 km.
3. S’évasait : s’élargissait comme un vase ; escarpe : talus de terre ou de pierre
au-dessus d’un fossé ; trois mille pieds : 900 m (1 pied = 30 cm) ; tuf : roche
légère, provenant de débris volcaniques.
4. Je n’augurais pas bien de : je ne présageais rien de bon de.
5. Piqua des deux : partit au galop, comme si l’on avait piqué le cheval avec des
éperons.
105
Des clés Le paysage islandais :
un décor désolé
pour vous guider Chapitre 12
de « Cependant » (p. 102, l. 63)
à « en marche » (p. 104, l. 108)

Pour rejoindre le volcan, Axel, son oncle et Hans traversent à cheval


les paysages pauvres et désertiques de l’Islande.

1 En quoi la description des paysages est-elle réaliste ?


pour vous aider
• Relevez les différents éléments qui renvoient à des réalités précises :
termes scientifiques, noms de lieux, expressions en langue islandaise.
• Montrez que le narrateur ne se contente pas de décrire mais donne
des explications.

2 Relevez les passages qui ne relèvent pas de la description,


mais de l’action. Ce passage vous paraît-il dynamique ?

3 Quelle atmosphère la description crée-t-elle ?

4 GRAMMAIRE • Quels sont les temps de l’indicatif utilisés ?


Quelle valeur faut-il donner au présent ?
pour vous aider Le passé simple et l’imparfait permettent
de raconter l’histoire. Le présent a donc une autre valeur.

POUR ALLER plus loin


APPROFONDISSEMENT DOCUMENTAIRE • Retrouvez sur une carte d’Islande les lieux
mentionnés et retracez le parcours des personnages. Réfléchissez ensuite à
l’usage qu’un auteur réaliste peut faire de documents comme les cartes.
pour vous aider Réfléchissez au fait que Jules Verne n’est
jamais allé en Islande mais s’est inspiré de récits de voyage
et de cartes.

106
C hapitre
 12

137 la pressa davantage. Nouveau refus de l’animal, qui secoua la


138 tête. Alors jurons et coups de fouet, mais ruades de la bête,
139 qui commença à désarçonner1 son cavalier. Enfin le petit
140 cheval, ployant ses jarrets, se retira des jambes du professeur
141 et le laissa tout droit planté sur deux pierres du rivage, comme
142 le colosse de Rhodes2.
143 « Ah ! maudit animal ! s’écria le cavalier, subitement trans-
144 formé en piéton, et honteux comme un officier de cavalerie
145 qui passerait fantassin3.
146 – Färja, fit le guide en lui touchant l’épaule.
147 – Quoi ! un bac4 ?
148 – Der, répondit Hans en montrant un bateau.
149 – Oui, m’écriai-je, il y a un bac.
150 – Il fallait donc le dire ! Eh bien, en route !
151 – Tidvatten, reprit le guide.
152 – Que dit-il ?
153 – Il dit marée, répondit mon oncle en me traduisant le mot
154 danois.
155 – Sans doute, il faut attendre la marée ?
156 – Förbida ? demanda mon oncle.
157 – Ja, répondit Hans.
158 Mon oncle frappa du pied, tandis que les chevaux se diri-
159 geaient vers le bac.

1. Ruade : mouvement par lequel un cheval lance en arrière ses pattes arrière en
s’appuyant sur celles de devant ; désarçonner : faire tomber de sa selle.
2. Colosse de Rhodes : gigantesque statue du dieu Hélios (le Soleil) érigée à
l’entrée du port de Rhodes (île grecque de la mer Égée), entre les jambes de
laquelle passaient les bateaux.
3. Fantassin : soldat d’infanterie.
4. Bac : bateau à fond plat servant à passer un fleuve, un lac ou un bras de mer.

107
Voyage au centre de la Terre

160 Je compris parfaitement la nécessité d’attendre un certain


161 instant de la marée pour entreprendre la traversée du fjörd, celui
162 où la mer, arrivée à sa plus grande hauteur, est étale1. Alors le
163 flux et le reflux2 n’ont aucune action sensible, et le bac ne risque
164 pas d’être entraîné, soit au fond du golfe, soit en plein Océan.
165 L’instant favorable n’arriva qu’à six heures du soir ; mon oncle,
166 moi, le guide, deux passeurs et les quatre chevaux, nous avions
167 pris place dans une sorte de barque plate assez fragile. Habitué
168 que j’étais aux bacs à vapeur de l’Elbe, je trouvai les rames des
169 bateliers3 un triste engin mécanique. Il fallut plus d’une heure
170 pour traverser le fjörd4 ; mais enfin le passage se fit sans accident.
Une demi-heure après, nous atteignions « l’aoalkirkja5 » de
Gardär.

13
1 Il aurait dû faire nuit, mais sous le soixante-cinquième
2 parallèle6, la clarté nocturne des régions polaires ne devait pas
3 m’étonner ; en Islande, pendant les mois de juin et juillet, le
soleil ne se couche pas.
5 Néanmoins la température s’était abaissée. J’avais froid et
6 surtout faim. Bienvenu fut le « boër7 » qui s’ouvrit hospita-
7 lièrement pour nous recevoir.
1. Étale : immobile, sans mouvement.
2. Flux et reflux : mouvement de la mer qui monte ou descend.
3. Bateliers : personnes qui transportent des passagers d’une rive à l’autre.
4. Fjörd : ancienne vallée glaciaire envahie par la mer.
5. Aoalkirkja : de l’islandais, aðal : « principal » et kirkjan : « église ».
6. Soixante-cinquième parallèle : ligne imaginaire joignant tous les points se
situant à 65° de latitude nord.
7. Boër : maison du paysan islandais [note de Jules Verne].

108
C hapitre
 13

8 C’était la maison d’un paysan, mais, en fait d’hospitalité1,


9 elle valait celle d’un roi. À notre arrivée, le maître vint nous
10 tendre la main, et, sans plus de cérémonie, il nous fit signe de
11 le suivre.
12 Le suivre en effet, car l’accompagner eût été impossible. Un
13 passage long, étroit, obscur, donnait accès dans cette habitation
14 construite en poutres à peine équarries2 et permettait d’arriver
15 à chacune des chambres ; celles-ci étaient au nombre de quatre :
16 la cuisine, l’atelier de tissage, la « badstofa », chambre à coucher
17 de la famille, et, la meilleure entre toutes, la chambre des étran-
18 gers. Mon oncle, à la taille duquel on n’avait pas songé en
19 bâtissant la maison, ne manqua pas de donner3 trois ou quatre
20 fois de la tête contre les saillies4 du plafond.
21 On nous introduisit dans notre chambre, sorte de grande
22 salle avec un sol de terre battue et éclairée d’une fenêtre dont
23 les vitres étaient faites de membranes5 de mouton assez peu
24 transparentes. La literie se composait de fourrage sec jeté dans
25 deux cadres de bois peints en rouge et ornés de sentences6 islan-
26 daises. Je ne m’attendais pas à ce confortable ; seulement il
27 régnait dans cette maison une forte odeur de poisson sec, de
28 viande macérée et de lait aigre7 dont mon odorat se trouvait
29 assez mal.

1. Hospitalité : capacité à accueillir dignement les étrangers et les voyageurs.


2. Équarries : taillées à angles droits, rendues carrées.
3. Donner : se cogner.
4. Saillies : parties qui avancent, en relief.
5. Membranes : enveloppes minces et souples qui entourent un organe.
6. Sentences : phrases exprimant des vérités générales.
7. Macérée : viande qu’on a laissé tremper longtemps dans du vinaigre ou du sel ;
aigre : acide.
109
Voyage au centre de la Terre

30 Lorsque nous eûmes mis de côté notre harnachement1 de


31 voyageurs, la voix de l’hôte se fit entendre, qui nous conviait
32 à passer dans la cuisine, seule pièce où l’on fit du feu, même
33 par les plus grands froids.
34 Mon oncle se hâta d’obéir à cette amicale injonction2. Je le
35 suivis.
36 La cheminée de la cuisine était d’un modèle antique ; au
37 milieu de la chambre, une pierre pour tout foyer ; au toit, un
38 trou par lequel s’échappait la fumée. Cette cuisine servait aussi
39 de salle à manger.
40 À notre entrée, l’hôte, comme s’il ne nous avait pas encore vus,
41 nous salua du mot « saellvertu », qui signifie « soyez heureux »,
42 et il vint nous baiser sur la joue.
43 Sa femme, après lui, prononça les mêmes paroles, accom-
44 pagnées du même cérémonial ; puis les deux époux, plaçant la
45 main droite sur leur cœur, s’inclinèrent profondément.
46 Je me hâte de dire que l’Islandaise était mère de dix-neuf
47 enfants, tous, grands et petits, grouillant pêle-mêle au milieu
48 des volutes3 de fumée dont le foyer remplissait la chambre.
49 À chaque instant j’apercevais une petite tête blonde et un peu
50 mélancolique sortir de ce brouillard. On eût dit une guirlande
51 d’anges insuffisamment débarbouillés.
52 Mon oncle et moi, nous fîmes très bon accueil à cette
53 « couvée » ; bientôt il y eut trois ou quatre de ces marmots4
54 sur nos épaules, autant sur nos genoux et le reste entre nos
55 jambes. Ceux qui parlaient répétaient « saellvertu » dans tous

1. Harnachement : équipement.
2. Injonction : ordre.
3. Volutes : nuages ou fumée en forme de spirales.
4. Couvée : ensemble des œufs couvés par un oiseau ; marmots : enfants (familier).

110
C hapitre
 13

56 les tons imaginables. Ceux qui ne parlaient pas n’en criaient


57 que mieux.
58 Ce concert fut interrompu par l’annonce du repas. En ce
59 moment rentra le chasseur, qui venait de pourvoir à1 la nourri-
60 ture des chevaux, c’est-à-dire qu’il les avait économiquement
61 lâchés à travers champs ; les pauvres bêtes devaient se contenter
62 de brouter la mousse rare des rochers, quelques fucus2 peu
63 nourrissants, et le lendemain elles ne manqueraient pas de venir
64 d’elles-mêmes reprendre le travail de la veille.
65 « Saellvertu, » fit Hans.
66 Puis tranquillement, automatiquement, sans qu’un baiser
67 fût plus accentué que l’autre, il embrassa l’hôte, l’hôtesse et
68 leurs dix-neuf enfants.
69 La cérémonie terminée, on se mit à table, au nombre de
70 vingt-quatre, et par conséquent les uns sur les autres, dans le
71 véritable sens de l’expression. Les plus favorisés n’avaient que
72 deux marmots sur les genoux.
73 Cependant, le silence se fit dans ce petit monde à l’arrivée
74 de la soupe, et la taciturnité3 naturelle, même aux gamins
75 islandais, reprit son empire. L’hôte nous servit une soupe au
76 lichen4 et point désagréable, puis une énorme portion de
77 poisson sec nageant dans du beurre aigri5 depuis vingt ans, et
78 par conséquent bien préférable au beurre frais, d’après les
79 idées gastronomiques de l’Islande. Il y avait avec cela du

1. Pourvoir à : assurer.
2. Fucus : algues de mer de couleur brune.
3. Taciturnité : comportement d’une personne taciturne, qui parle peu.
4. Lichen : mélange grisâtre d’algues et de champignons qui pousse sur les arbres
ou les rochers.
5. Aigri : rendu acide, piquant.

111
Voyage au centre de la Terre

80 « skyr », sorte de lait caillé, accompagné de biscuit et relevé


81 par du jus de baies de genièvre1 ; enfin, pour boisson, du petit
82 lait mêlé d’eau, nommé « blanda » dans le pays. Si cette singu-
83 lière nourriture était bonne ou non, c’est ce dont je ne pus
84 juger. J’avais faim, et, au dessert, j’avalai jusqu’à la dernière
85 bouchée une épaisse bouillie de sarrasin2.
86 Le repas terminé, les enfants disparurent ; les grandes
87 personnes entourèrent le foyer où brûlaient de la tourbe, des
88 bruyères3, du fumier de vache et des os de poissons desséchés.
89 Puis, après cette « prise de chaleur », les divers groupes rega-
90 gnèrent leurs chambres respectives. L’hôtesse offrit de nous
91 retirer, suivant la coutume, nos bas et nos pantalons ; mais, sur
92 un refus des plus gracieux de notre part, elle n’insista pas, et
93 je pus enfin me blottir dans ma couche de fourrage.
94 Le lendemain, à cinq heures, nous faisions nos adieux au
95 paysan islandais ; mon oncle eut beaucoup de peine à lui faire
96 accepter une rémunération convenable, et Hans donna le
97 signal du départ.
98 À cent pas de Gardär, le terrain commença à changer d’as-
99 pect ; le sol devint marécageux et moins favorable à la marche.
100 Sur la droite, la série des montagnes se prolongeait indéfini-
101 ment comme un immense système de fortifications naturelles,
102 dont nous suivions la contrescarpe4 ; souvent des ruisseaux se

1. Lait caillé : lait passé de l’état liquide à l’état solide ; genièvre : boisson
alcoolisée obtenue par distillation des baies du genévrier.
2. Sarrasin : céréale, surnommée « blé noir », dont la farine permet de confec-
tionner des galettes.
3. Tourbe : matière issue de la décomposition de végétaux ; bruyères : arbustes
aux fleurs roses ou blanches.
4. Contrescarpe : talus extérieur du fossé d’un ouvrage fortifié, qui fait face à
l’escarpe.
112
C hapitre
 13

103 présentaient à franchir qu’il fallait nécessairement passer à


104 gué1 et sans trop mouiller les bagages.
105 Le désert se faisait de plus en plus profond ; quelquefois, cepen-
106 dant, une ombre humaine semblait fuir au loin ; si les détours de
107 la route nous rapprochaient inopinément de l’un de ces spectres2,
108 j’éprouvais un dégoût soudain à la vue d’une tête gonflée, à peau
109 luisante, dépourvue de cheveux, et de plaies repoussantes que
110 trahissaient les déchirures de misérables haillons.
111 La malheureuse créature ne venait pas tendre sa main
112 déformée ; elle se sauvait, au contraire, mais pas si vite que
113 Hans ne l’eût saluée du « saellvertu » habituel.
114 – « Spetelsk, disait-il.
115 – Un lépreux3 ! » répétait mon oncle.
116 Et ce mot seul produisait son effet répulsif4. Cette horrible
117 affection de la lèpre est assez commune en Islande ; elle n’est pas
118 contagieuse, mais héréditaire ; aussi le mariage est-il interdit à
119 ces misérables.
120 Ces apparitions n’étaient pas de nature à égayer le paysage
121 qui devenait profondément triste ; les dernières touffes d’herbes
122 venaient mourir sous nos pieds. Pas un arbre, si ce n’est quelques
123 bouquets de bouleaux5 nains semblables à des broussailles. Pas
124 un animal, sinon quelques chevaux, de ceux que leur maître ne
125 pouvait nourrir et qui erraient sur les mornes plaines. Parfois un
126 faucon planait dans les nuages gris et s’enfuyait à tire-d’aile vers
1. À gué : en utilisant un gué, endroit où l’eau, peu profonde, peut être traversée
à pied.
2. Inopinément : de façon inattendue ; spectres : fantômes.
3. Lépreux : personnes atteintes de la lèpre, maladie qui ronge la peau et les organes.
4. Répulsif : qui suscite de la répulsion, sensation de dégoût, d’aversion.
5. Bouleaux : arbres à l’écorce blanc argenté, poussant surtout dans les pays du
Nord.
113
Voyage au centre de la Terre

127 les contrées du sud ; je me laissais aller à la mélancolie de cette


128 nature sauvage, et mes souvenirs me ramenaient à mon pays
129 natal.
130 Il fallut bientôt traverser plusieurs petits fjörds sans impor-
131 tance, et enfin un véritable golfe; la marée, étale1 alors, nous
132 permit de passer sans attendre et de gagner le hameau d’Alf-
133 tanes, situé un mille au-delà.
134 Le soir, après avoir coupé à gué deux rivières riches en truites
135 et en brochets, l’Alfa et l’Heta, nous fûmes obligés de passer la
136 nuit dans une masure2 abandonnée, digne d’être hantée par
137 tous les lutins de la mythologie scandinave ; à coup sûr, le génie
138 du froid y avait élu domicile, et il fit des siennes pendant toute
139 la nuit. La journée suivante ne présenta aucun incident parti-
140 culier. Toujours même sol marécageux, même uniformité,
141 même physionomie triste. Le soir, nous avions franchi la moitié
142 de la distance à parcourir, et nous couchions à « l’annexia3 » de
143 Krösolbt.
144 Le 19 juin, pendant un mille environ, un terrain de lave
145 s’étendit sous nos pieds ; cette disposition du sol est appelée
146 « hraun » dans le pays ; la lave ridée à la surface affectait des formes
147 de câbles tantôt allongés, tantôt roulés sur eux-mêmes ; une
148 immense coulée descendait des montagnes voisines, volcans
149 actuellement éteints, mais dont ces débris attestaient la violence
150 passée. Cependant, quelques fumées de source chaudes rampaient
151 çà et là.
152 Le temps nous manquait pour observer ces phénomènes ; il
153 fallait marcher. Bientôt le sol marécageux reparut sous le pied
1. Étale : immobile, sans mouvement.
2. Masure : maison misérable, en ruine.
3. Annexia : église annexe.

114
C hapitre
 13

154 de nos montures1 ; de petits lacs l’entrecoupaient. Notre


155 direction était alors à l’ouest ; nous avions en effet tourné la
156 grande baie de Faxa, et la double cime blanche du Sneffels2 se
157 dressait dans les nuages à moins de cinq milles.
158 Les chevaux marchaient bien ; les difficultés du sol ne les
159 arrêtaient pas ; pour mon compte, je commençais à devenir
160 très fatigué ; mon oncle demeurait ferme et droit comme au
161 premier jour ; je ne pouvais m’empêcher de l’admirer à l’égal
162 du chasseur, qui regardait cette expédition comme une simple
163 promenade.
164 Le samedi 20 juin, à six heures du soir, nous atteignions Büdir,
165 bourgade située sur le bord de la mer, et le guide réclamait sa
166 paye convenue. Mon oncle régla avec lui. Ce fut la famille même
167 de Hans, c’est-à-dire ses oncles et cousins germains, qui nous
168 offrit l’hospitalité3 ; nous fûmes bien reçus, et sans abuser des
169 bontés de ces braves gens, je me serais volontiers refait chez eux
170 des fatigues du voyage. Mais mon oncle, qui n’avait rien à refaire,
171 ne l’entendait pas ainsi, et le lendemain il fallut enfourcher de
172 nouveau nos bonnes bêtes.
173 Le sol se ressentait du voisinage de la montagne dont les
174 racines de granit4 sortaient de terre, comme celles d’un vieux
175 chêne. Nous contournions l’immense base du volcan. Le
176 professeur ne le perdait pas des yeux ; il gesticulait, il semblait
177 le prendre au défi et dire : « Voilà donc le géant que je vais

1. Monture : animal que l’on monte, ici le cheval.


2. Faxa : région située dans le sud-ouest de l’Islande, entre le Snefells au nord et
Reykjaness au sud ; Sneffels (ou Snæfellsjökull) : volcan islandais.
3. Hospitalité : capacité à accueillir dignement les étrangers et les voyageurs.
4. Granit : roche très dure.

115
Voyage au centre de la Terre

178 dompter ! » Enfin, après vingt-quatre heures de marche, les


179 chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes à la porte du presbytère de
180 Stapi1.

14
1 Stapi est une bourgade formée d’une trentaine de huttes2,
2 et bâtie en pleine lave sous les rayons du soleil réfléchis par le
3 volcan. Elle s’étend au fond d’un petit fjörd encaissé dans une
muraille basaltique3 du plus étrange effet.
5 On sait que le basalte est une roche brune d’origine ignée4.
6 Elle affecte des formes régulières qui surprennent par leur
7 disposition. Ici la nature procède géométriquement et travaille
8 à la manière humaine, comme si elle eût manié l’équerre, le
9 compas et le fil à plomb5. Si partout ailleurs elle fait de l’art
10 avec ses grandes masses jetées sans ordre, ses cônes à peine
11 ébauchés, ses pyramides imparfaites, avec la bizarre succession
12 de ses lignes, ici, voulant donner l’exemple de la régularité, et
13 précédant les architectes des premiers âges, elle a créé un ordre
14 sévère, que ni les splendeurs de Babylone6 ni les merveilles de
15 la Grèce n’ont jamais dépassé.

1. Presbytère : habitation d’un curé, située généralement à côté de l’église ;


Stapi (ou Arnarstapi) : ville située à l’ouest de l’Islande.
2. Huttes : petites cabanes rudimentaires.
3. Fjörd : ancienne vallée glaciaire envahie par la mer ; encaissé : situé entre
deux pentes abruptes ; basaltique : en basalte, roche volcanique, noire et dure.
4. Ignée (du latin ignis,« feu ») : produite par l’action du feu ou d’une forte chaleur.
5. Fil à plomb : outil constitué d’un fil et d’un poids, permettant de s’assurer
de la verticalité d’un mur.
6. Babylone : ancienne ville de Mésopotamie, au sud-est de Bagdad, célèbre
pour ses monuments et ses jardins suspendus.
116
C hapitre
 14

16 J’avais bien entendu parler de la Chaussée des Géants en


17 Irlande, et de la Grotte de Fingal dans l’une des Hébrides,
18 mais le spectacle d’une substruction1 basaltique ne s’était pas
19 encore offert à mes regards.
20 Or, à Stapi, ce phénomène apparaissait dans toute sa beauté.
21 La muraille du fjörd, comme toute la côte de la presqu’île, se
22 composait d’une suite de colonnes verticales, hautes de trente
23 pieds2. Ces fûts droits et d’une proportion pure supportaient
24 une archivolte, faite de colonnes horizontales dont le surplom-
25 bement formait demi-voûte3 au-dessus de la mer. À de certains
26 intervalles, et sous cet impluvium4 naturel, l’œil surprenait des
27 ouvertures ogivales d’un dessin admirable, à travers lesquelles
28 les flots du large venaient se précipiter en écumant5. Quelques
29 tronçons de basalte, arrachés par les fureurs de l’Océan, s’allon-
30 geaient sur le sol comme les débris d’un temple antique, ruines
31 éternellement jeunes, sur lesquelles passaient les siècles sans les
32 entamer6.

1. Chaussée des Géants : ensemble de milliers de colonnes de basalte situé sur


la côte ouest de l’Irlande du Nord, ressemblant à des tuyaux d’orgue ; grotte de
Fingal : caverne située sur l’île de Staffa, en Écosse, connue également pour ses
colonnes de roches volcaniques ; Hébrides : ensemble d’îles situées à l’ouest de
l’Écosse ; substruction : fondements, base d’une construction.
2. Trente pieds : 9 m (1 pied = environ 30 cm).
3. Fûts : colonnes ; archivolte : ensemble d’ornements qui entourent une arcade,
c’est-à-dire une porte dont le haut est en forme d’arc de cercle ; surplombe-
ment : ce qui surplombe, est situé au-dessus ; demi-voûte : la moitié d’une voûte,
c’est-à-dire un demi-cercle.
4. Impluvium : dans l’Antiquité romaine, espace au milieu de la maison conte-
nant un bassin pour recueillir la pluie.
5. Ogivales : en forme d’ogives, c’est-à-dire d’arcades dont le haut est plus pointu
qu’un arc de cercle, comme dans les églises gothiques ; en écumant : en formant
de l’écume, de la mousse blanche à la surface de l’eau.
6. Sans les entamer : sans les abîmer.

117
Voyage au centre de la Terre

33 Telle était la dernière étape de notre voyage terrestre. Hans


34 nous y avait conduits avec intelligence, et je me rassurais un
35 peu en songeant qu’il devait nous accompagner encore.
36 En arrivant à la porte de la maison du recteur, simple cabane
37 basse, ni plus belle, ni plus confortable que ses voisines, je vis
38 un homme en train de ferrer1 un cheval, le marteau à la main,
39 et le tablier de cuir aux reins.
40 « Sælvertu », lui dit le chasseur.
41 – « God dag », répondit le maréchal-ferrant2 en parfait danois.
42 – « Kyrkoherde », fit Hans en se retournant vers mon oncle.
43 – Le recteur ! répéta ce dernier. Il paraît, Axel, que ce brave
44 homme est le recteur. »
45 Pendant ce temps, le guide mettait le « kyrkoherde » au
46 courant de la situation ; celui-ci, suspendant son travail, poussa
47 une sorte de cri en usage sans doute entre chevaux et maqui-
48 gnons, et aussitôt une grande mégère3 sortit de la cabane. Si elle
49 ne mesurait pas six pieds4 de haut, il ne s’en fallait guère. Je
50 craignais qu’elle ne vînt offrir aux voyageurs le baiser islandais ;
51 mais il n’en fut rien, et même elle mit assez peu de bonne grâce
52 à nous introduire dans sa maison.
53 La chambre des étrangers me parut être la plus mauvaise
54 du presbytère5, étroite, sale et infecte. Il fallut s’en contenter.
55 Le recteur ne semblait pas pratiquer l’hospitalité6 antique.
56 Loin de là. Avant la fin du jour, je vis que nous avions affaire
1. Recteur : directeur d’un établissement religieux ; ferrer : clouer des fers aux
sabots d’un cheval.
2. Maréchal-ferrant : artisan qui ferre les chevaux.
3. Maquignons : marchands de chevaux ; mégère : femme méchante.
4. Six pieds : 1m80 (1 pied = environ 30 cm).
5. Presbytère : habitation d’un curé, située généralement à côté de l’église.
6. Hospitalité : capacité à accueillir dignement les étrangers et les voyageurs.

118
C hapitre
 14

57 à un forgeron, à un pêcheur, à un chasseur, à un charpentier,


58 et pas du tout à un ministre du Seigneur. Nous étions en
59 semaine, il est vrai. Peut-être se rattrapait-il le dimanche.
60 Je ne veux pas dire du mal de ces pauvres prêtres qui, après
61 tout, sont fort misérables ; ils reçoivent du gouvernement
62 danois un traitement1 ridicule et perçoivent le quart de la
63 dîme de leur paroisse, ce qui ne fait pas une somme de
64 soixante marks courants2. De là, nécessité de travailler pour
65 vivre ; mais à pêcher, à chasser, à ferrer des chevaux, on finit
66 par prendre les manières, le ton et les mœurs des chasseurs,
67 des pêcheurs et autres gens un peu rudes ; le soir même, je
68 m’aperçus que notre hôte ne comptait pas la sobriété3 au
69 nombre de ses vertus.
70 Mon oncle comprit vite à quel genre d’homme il avait
71 affaire ; au lieu d’un brave et digne savant, il trouvait un
72 paysan lourd et grossier. Il résolut donc de commencer au plus
73 tôt sa grande expédition et de quitter cette cure peu hospita-
74 lière. Il ne regardait pas à ses fatigues et résolut d’aller passer
75 quelques jours dans la montagne.
76 Les préparatifs de départ furent donc faits dès le lendemain
77 de notre arrivée à Stapi4. Hans loua les services de trois Islandais
78 pour remplacer les chevaux dans le transport des bagages ; mais,
79 une fois arrivés au fond du cratère, ces indigènes5 devaient

1. Traitement : salaire d’un fonctionnaire.


2. Soixante marks courants : monnaie de Hambourg, 90 francs environ [note
de Jules Verne].
3. Sobriété : modération dans la consommation, notamment d’alcool.
4. Stapi (ou Arnarstapi) : ville située à l’ouest de l’Islande.
5. Indigènes : habitants du pays où l’on se trouve (ici, les trois Islandais engagés
pour transporter les bagages de l’expédition).
119
Voyage au centre de la Terre

80 rebrousser chemin et nous abandonner à nous-mêmes. Ce point


81 fut parfaitement arrêté1.
82 À cette occasion, mon oncle dut apprendre au chasseur que
83 son intention était de poursuivre la reconnaissance du volcan
84 jusqu’à ses dernières limites.
85 Hans se contenta d’incliner la tête. Aller là ou ailleurs, s’en-
86 foncer dans les entrailles de son île ou la parcourir, il n’y voyait
87 aucune différence. Quant à moi, distrait jusqu’alors par les
88 incidents du voyage, j’avais un peu oublié l’avenir, mais main-
89 tenant je sentais l’émotion me reprendre de plus belle. Qu’y
90 faire ? Si j’avais pu tenter de résister au professeur Lidenbrock,
91 c’était à Hambourg et non au pied du Sneffels2. Une idée, entre
92 toutes, me tracassait fort, idée effrayante et faite pour ébranler
93 des nerfs moins sensibles que les miens.
94 « Voyons, me disais-je, nous allons gravir le Sneffels. Bien.
95 Nous allons visiter son cratère. Bon. D’autres l’ont fait qui n’en
96 sont pas morts. Mais ce n’est pas tout. S’il se présente un chemin
97 pour descendre dans les entrailles du sol, si ce malencontreux
98 Saknussemm a dit vrai, nous allons nous perdre au milieu des
99 galeries souterraines du volcan. Or, rien n’affirme que le Sneffels
100 soit éteint ! Qui prouve qu’une éruption ne se prépare pas ? De
101 ce que le monstre dort depuis 1229, s’ensuit-il qu’il ne puisse se
102 réveiller ? Et, s’il se réveille, qu’est-ce que nous deviendrons ? »
103 Cela demandait la peine d’y réfléchir, et j’y réfléchissais. Je
104 ne pouvais dormir sans rêver d’éruption. Or, le rôle de scorie3
105 me paraissait assez brutal à jouer.

1. Arrêté : convenu, décidé.


2. Sneffels (ou Snæfellsjökull) : volcan islandais.
3. Scorie : morceau de roche éjecté lors d’une éruption volcanique, d’où, au sens
figuré, déchet.
120
C hapitre
 14

106 Enfin je n’y tins plus ; je résolus de soumettre le cas à mon


107 oncle le plus adroitement possible, et sous la forme d’une hypo-
108 thèse parfaitement irréalisable.
109 J’allai le trouver. Je lui fis part de mes craintes, et je me
110 reculai pour le laisser éclater à son aise.
111 « J’y pensais », répondit-il simplement.
112 Que signifiaient ces paroles ? Allait-il donc entendre la voix
113 de la raison ? Songeait-il à suspendre ses projets ? C’était trop
114 beau pour être possible.
115 Après quelques instants de silence, pendant lesquels je n’osais
116 l’interroger, il reprit en disant :
117 « J’y pensais. Depuis notre arrivée à Stapi, je me suis préoc-
118 cupé de la grave question que tu viens de me soumettre, car
119 il ne faut pas agir en imprudents.
120 – Non, répondis-je avec force.
121 – Il y a six cents ans que le Sneffels est muet, mais il peut
122 parler. Or les éruptions sont toujours précédées de phéno-
123 mènes parfaitement connus. J’ai donc interrogé les habitants
124 du pays, j’ai étudié le sol, et je puis te le dire, Axel, il n’y aura
125 pas d’éruption. »
126 À cette affirmation je restai stupéfait, et je ne pus répliquer.
127 « Tu doutes de mes paroles ? dit mon oncle ; eh bien ! suis-
128 moi. »
129 J’obéis machinalement. En sortant du presbytère, le profes-
130 seur prit un chemin direct qui, par une ouverture de la muraille
131 basaltique1, s’éloignait de la mer. Bientôt nous étions en rase
132 campagne, si l’on peut donner ce nom à un amoncellement
133 immense de déjections2 volcaniques. Le pays paraissait comme
1. Basaltique : faite de basalte, roche volcanique noire et très dure.
2. Déjections : déchets.

121
Voyage au centre de la Terre

134 écrasé sous une pluie de pierres énormes, de trapp, de basalte,


135 de granit et de toutes les roches pyroxéniques1.
136 Je voyais çà et là des fumerolles2 monter dans les airs ; ces
137 vapeurs blanches, nommées « reykir » en langue islandaise,
138 venaient des sources thermales3, et elles indiquaient, par leur
139 violence, l’activité volcanique du sol. Cela me paraissait justi-
140 fier mes craintes. Aussi je tombai de mon haut quand mon
141 oncle me dit :
142 « Tu vois toutes ces fumées, Axel ; eh bien, elles prouvent
143 que nous n’avons rien à redouter des fureurs du volcan !
144 – Par exemple ! m’écriai-je.
145 – Retiens bien ceci, reprit le professeur : aux approches
146 d’une éruption, ces fumerolles redoublent d’activité pour
147 disparaître complètement pendant la durée du phénomène,
148 car les fluides élastiques, n’ayant plus la tension nécessaire,
149 prennent le chemin des cratères au lieu de s’échapper à travers
150 les fissures du globe. Si donc ces vapeurs se maintiennent dans
151 leur état habituel, si leur énergie ne s’accroît pas, si tu ajoutes
152 à cette observation que le vent, la pluie ne sont pas remplacés
153 par un air lourd et calme, tu peux affirmer qu’il n’y aura pas
154 d’éruption prochaine.
155 – Mais…
156 – Assez. Quand la science a prononcé, il n’y a plus qu’à se
157 taire. »

1. Trapp : empilement de roches issu de coulées de lave successives, ressemblant


à de grandes marches d’escalier ; basalte : roche volcanique noire et dure ; gra-
nit : roche grise et dure ; pyroxéniques : contenant du pyroxène, minerai contenu
dans certaines roches volcaniques sous forme de cristaux.
2. Fumerolles : émanations de gaz s’échappant d’un volcan.
3. Sources thermales : sources d’eau naturellement chaude.

122
C hapitre
 14

158 Je revins à la cure1 l’oreille basse. Mon oncle m’avait


159 battu avec des arguments scientifiques. Cependant j’avais
160 encore un espoir, c’est qu’une fois arrivés au fond du cratère,
161 il serait impossible, faute de galerie2, de descendre plus
162 profondément, et cela en dépit de tous les Saknussemm du
163 monde.
164 Je passai la nuit suivante en plein cauchemar au milieu
165 d’un volcan, et des profondeurs de la terre, je me sentis
166 lancé dans les espaces planétaires sous la forme de roche
167 éruptive3.
168 Le lendemain, 23 juin, Hans nous attendait avec ses compa-
169 gnons chargés de vivres, des outils et des instruments. Deux
170 bâtons ferrés, deux fusils, deux cartouchières, étaient réservés à
171 mon oncle et à moi. Hans, en homme de précaution, avait
172 ajouté à nos bagages une outre4 pleine qui, jointe à nos gourdes,
173 nous assurait de l’eau pour huit jours.
174 Il était neuf heures du matin. Le recteur et sa haute
175 mégère attendaient devant leur porte. Ils voulaient sans
176 doute nous adresser l’adieu suprême de l’hôte au voyageur.
177 Mais cet adieu prit la forme inattendue d’une note formi-
178 dable, où l’on comptait jusqu’à l’air de la maison pastorale5,
179 air infect, j’ose le dire. Ce digne couple nous rançonnait
180 comme un aubergiste suisse et portait à un beau prix son
181 hospitalité surfaite6.

1. Cure : résidence du curé.


2. Galerie : tunnel.
3. Éruptive : liée aux éruptions volcaniques.
4. Outre : sac en peau d’animal pouvant contenir une grande quantité de liquide.
5. Note formidable : facture démesurée ; maison pastorale : maison du pasteur.
6. Surfaite : exagérée.

123
Voyage au centre de la Terre

182 Mon oncle paya sans marchander. Un homme qui partait


183 pour le centre de la terre ne regardait pas à quelques rixdales1.
184 Ce point réglé, Hans donna le signal du départ, et quelques
185 instants après nous avions quitté Stapi.

15
1 Le Sneffels est haut de cinq mille pieds2. Il termine, par son
2 double cône, une bande trachytique qui se détache du système
3 orographique3 de l’île. De notre point de départ on ne pouvait voir
ses deux pics se profiler sur le fond grisâtre du ciel. J’apercevais
5 seulement une énorme calotte de neige4 abaissée sur le front du
6 géant.
7 Nous marchions en file, précédés du chasseur ; celui-ci
8 remontait d’étroits sentiers où deux personnes n’auraient pas
9 pu aller de front5. Toute conversation devenait donc à peu près
10 impossible.
11 Au-delà de la muraille basaltique du fjörd de Stapi, se
12 présenta d’abord un sol de tourbe herbacée et fibreuse6, résidu
13 de l’antique végétation des marécages de la presqu’île ; la masse
14 de ce combustible encore inexploité suffirait à chauffer pendant
15 un siècle toute la population de l’Islande ; cette vaste tourbière,
16 mesurée du fond de certains ravins, avait souvent soixante-dix
1. Rixdales : ancienne monnaie en usage dans les pays du Nord.
2. Cinq mille pieds : 1 500 m (1 pied = 30 cm).
3. Trachytique : faite de trachyte, lave aux gros cristaux ; système orogra-
phique : ensemble du relief de l’île.
4. Calotte de neige : glacier de forme arrondie recouvrant la partie supérieure
du volcan.
5. Aller de front : marcher côte à côte.
6. Herbacée et fibreuse : qui a l’apparence de l’herbe et des fibres.

124
C hapitre
 15

17 pieds de haut et présentait des couches successives de détritus


18 carbonisés, séparées par des feuillets de tuf ponceux1.
19 En véritable neveu du professeur Lidenbrock et malgré mes
20 préoccupations, j’observais avec intérêt les curiosités minéra-
21 logiques étalées dans ce vaste cabinet d’histoire naturelle ;
22 en même temps je refaisais dans mon esprit toute l’histoire
23 géologique de l’Islande.
24 Cette île, si curieuse, est évidemment sortie du fond des eaux
25 à une époque relativement moderne ; peut-être même s’élève-
26 t-elle encore par un mouvement insensible. S’il en est ainsi, on
27 ne peut attribuer son origine qu’à l’action des feux souterrains.
28 Donc, dans ce cas, la théorie de Humphry Davy2, le document
29 de Saknussemm, les prétentions de mon oncle, tout s’en allait
30 en fumée. Cette hypothèse me conduisit à examiner attentive-
31 ment la nature du sol, et je me rendis bientôt compte de la
32 succession des phénomènes qui présidèrent à sa formation.
33 L’Islande, absolument privée de terrain sédimentaire, se
34 compose uniquement de tuf volcanique, c’est-à-dire d’un agglo-
35 mérat de pierres et de roches d’une texture poreuse3. Avant l’exis-
36 tence des volcans, elle était faite d’un massif trappéen4, lentement
37 soulevé au-dessus des flots par la poussée des forces centrales. Les
38 feux intérieurs n’avaient pas encore fait irruption au dehors.

1. Soixante-dix pieds : 21 m (1 pied = 30 cm) ; tuf : roche légère provenant de


débris volcaniques ; ponceux : de la même nature que la pierre ponce, c’est-à-dire
très légère et poreuse.
2. Humphry Davy (1778-1829) : physicien et chimiste britannique.
3. Sédimentaire : où se sont déposés des sédiments, particules de matière issues
de la désagrégation des roches ; poreuse : présentant de très nombreux petits
trous qui laissent passer l’air ou l’eau.
4. Massif trappéen : massif constitué d’un empilement de roches issues de
coulées de lave successives, ressemblant à de grandes marches d’escalier.
125
Voyage au centre de la Terre

39 Mais, plus tard, une large fente se creusa diagonalement du


40 sud-ouest au nord-est de l’île, par laquelle s’épancha1 peu à peu
41 toute la pâte trachytique. Le phénomène s’accomplissait alors
42 sans violence ; l’issue était énorme, et les matières fondues,
43 rejetées des entrailles du globe, s’étendirent tranquillement en
44 vastes nappes ou en masses mamelonnées2. À cette époque
45 apparurent les feldspaths, les syénites et les porphyres3.
46 Mais, grâce à cet épanchement, l’épaisseur de l’île s’accrut consi-
47 dérablement, et, par suite, sa force de résistance. On conçoit quelle
48 quantité de fluides élastiques s’emmagasina dans son sein,
49 lorsqu’elle n’offrit plus aucune issue, après le refroidissement de la
50 croûte trachytique. Il arriva donc un moment où la puissance méca-
51 nique de ces gaz fut telle qu’ils soulevèrent la lourde écorce et se
52 creusèrent de hautes cheminées4. De là le volcan fait du soulèvement
53 de la croûte, puis le cratère subitement troué au sommet du volcan.
54 Alors aux phénomènes éruptifs succédèrent les phéno-
55 mènes volcaniques. Par les ouvertures nouvellement formées
56 s’échappèrent d’abord les déjections basaltiques5, dont la
57 plaine que nous traversions en ce moment offrait à nos regards
58 les plus merveilleux spécimens. Nous marchions sur ces
59 roches pesantes d’un gris foncé que le refroidissement avait
60 moulées en prismes à base hexagone6. Au loin se voyaient un

1. S’épancha : s’écoula.
2. Masses mamelonnées : masses arrondies comme des mamelons.
3. Feldspaths : minéraux en forme de cristaux ; syénites, porphyre : roches
éruptives issues du refroidissement et de la solidification du magma.
4. Cheminées : canaux par lesquels la lave parvient dans le cratère du volcan.
5. Déjections basaltiques : déjections constituées de basalte, roche volcanique
noire et très dure.
6. Prisme à base hexagone : volume dont la base est une figure géométrique à six
côtés.
126
C hapitre
 15

61 grand nombre de cônes aplatis, qui furent jadis autant de


62 bouches ignivomes1.
63 Puis, l’éruption basaltique épuisée, le volcan, dont la force
64 s’accrut de celle des cratères éteints, donna passage aux laves et à
65 ces tufs de cendres et de scories dont j’apercevais les longues
66 coulées éparpillées sur ses flancs comme une chevelure opulente2.
67 Telle fut la succession des phénomènes qui constituèrent
68 l’Islande ; tous provenaient de l’action des feux intérieurs, et
69 supposer que la masse interne ne demeurait pas dans un état
70 permanent d’incandescente3 liquidité, c’était folie. Folie surtout
71 de prétendre atteindre le centre du globe !
72 Je me rassurais donc sur l’issue de notre entreprise, tout en
73 marchant à l’assaut du Sneffels.
74 La route devenait de plus en plus difficile ; le sol montait ;
75 les éclats de roches s’ébranlaient, et il fallait la plus scrupu-
76 leuse attention4 pour éviter des chutes dangereuses.
77 Hans s’avançait tranquillement comme sur un terrain uni ;
78 parfois il disparaissait derrière les grands blocs, et nous le
79 perdions de vue momentanément ; alors un sifflement aigu,
80 échappé de ses lèvres, indiquait la direction à suivre. Souvent
81 aussi il s’arrêtait, ramassait quelques débris de rocs, les dispo-
82 sait d’une façon reconnaissable et formait ainsi des amers5
83 destinés à indiquer la route du retour. Précaution bonne en
84 soi, mais que les événements futurs rendirent inutile.

1. Ignivomes (du latin ignis, « feu ») : vomissant du feu.


2. Opulente : abondante.
3. Incandescente : soumise à l’action d’une chaleur intense.
4. La plus scrupuleuse attention : l’attention la plus rigoureuse, la plus méti-
culeuse.
5. Amers : repères fixes et reconnaissables [terme de marine].

127
Voyage au centre de la Terre

85 Trois fatigantes heures de marche nous avaient amenés


86 seulement à la base de la montagne. Là, Hans fit signe de
87 s’arrêter, et un déjeuner sommaire1 fut partagé entre tous.
88 Mon oncle mangeait les morceaux doubles pour aller plus
vite. Seulement, cette halte de réfection2 étant aussi une halte
90 de repos, il dut attendre le bon plaisir du guide, qui donna le
91 signal du départ une heure après. Les trois Islandais, aussi
92 taciturnes que leur camarade le chasseur, ne prononcèrent pas
93 un seul mot et mangèrent sobrement3.
94 Nous commencions maintenant à gravir les pentes du Sneffels.
95 Son neigeux sommet, par une illusion d’optique fréquente dans
96 les montagnes, me paraissait fort rapproché, et cependant, que de
97 longues heures avant de l’atteindre ! quelle fatigue surtout ! Les
98 pierres qu’aucun ciment de terre, aucune herbe ne liaient entre
99 elles, s’éboulaient sous nos pieds et allaient se perdre dans la
100 plaine avec la rapidité d’une avalanche.
101 En de certains endroits, les flancs du mont faisaient avec
102 l’horizon un angle de trente-six degrés au moins ; il était impos-
103 sible de les gravir, et ces raidillons4 pierreux devaient être tournés
104 non sans difficulté. Nous nous prêtions alors un mutuel secours
105 à l’aide de nos bâtons.
106 Je dois dire que mon oncle se tenait près de moi le plus possible ;
107 il ne me perdait pas de vue, et en mainte occasion, son bras me
108 fournit un solide appui. Pour son compte, il avait sans doute le
109 sentiment inné de l’équilibre, car il ne bronchait pas. Les Islandais,
110 quoique chargés, grimpaient avec une agilité de montagnards.

1. Sommaire : simple et rapide.


2. Halte de réfection : halte pour reprendre des forces en mangeant.
3. Taciturnes : silencieux ; sobrement : avec modération.
4. Raidillons : petits chemins en pente très raide.

128
C hapitre
 15

111 À voir la hauteur de la cime du Sneffels, il me semblait


112 impossible qu’on pût l’atteindre de ce côté, si l’angle d’incli-
113 naison des pentes ne se fermait pas1. Heureusement, après une
heure de fatigues et de tours de force, au milieu du vaste tapis
115 de neige développé sur la croupe du volcan2, une sorte d’esca-
116 lier se présenta inopinément3, qui simplifia notre ascension. Il
117 était formé par l’un de ces torrents de pierres rejetées par les
118 éruptions, et dont le nom islandais est « stinâ ». Si ce torrent
119 n’eût pas été arrêté dans sa chute par la disposition des flancs
120 de la montagne, il serait allé se précipiter dans la mer et former
121 des îles nouvelles.
122 Tel il était, tel il nous servit fort. La roideur4 des pentes
123 s’accroissait, mais ces marches de pierres permettaient de les
124 gravir aisément, et si rapidement même, qu’étant resté un
125 moment en arrière pendant que mes compagnons continuaient
126 leur ascension, je les aperçus déjà réduits, par l’éloignement, à
127 une apparence microscopique.
128 À sept heures du soir nous avions monté les deux mille
129 marches de l’escalier, et nous dominions une extumescence de
130 la montagne, sorte d’assise5 sur laquelle s’appuyait le cône
131 proprement dit du cratère.
132 La mer s’étendait à une profondeur de trois mille deux
133 cents pieds6 ; nous avions dépassé la limite des neiges perpé-

1. Si l’angle d’inclinaison des pentes ne se fermait pas : si les pentes ne deve-


naient pas moins abruptes.
2. Croupe du volcan : partie supérieure et arrondie du volcan.
3. Inopinément : de façon inattendue.
4. Roideur : raideur.
5. Extumescence : excroissance, partie plus haute dans le relief ; assise : surface
sur laquelle on peut se reposer, s’appuyer.
6. Trois mille deux cents pieds : 96 000 m (1 pied = 30 cm).

129
Voyage au centre de la Terre

134 tuelles, assez peu élevée en Islande par suite de l’humidité


135 constante du climat. Il faisait un froid violent. Le vent souf-
136 flait avec force. J’étais épuisé. Le professeur vit bien que mes
137 jambes me refusaient tout service, et, malgré son impatience,
138 il se décida à s’arrêter. Il fit donc signe au chasseur, qui secoua
139 la tête en disant :
140 – « Ofvanför. »
141 – Il paraît qu’il faut aller plus haut, dit mon oncle.
142 Puis il demanda à Hans le motif de sa réponse.
143 – « Mistour », répondit le guide.
144 – « Ja, mistour », répéta l’un des Islandais d’un ton effrayé.
145 – Que signifie ce mot ? demandai-je avec inquiétude.
146 – Vois », dit mon oncle.
147 Je portai mes regards vers la plaine ; une immense colonne
148 de pierre ponce pulvérisée, de sable et de poussière s’élevait
149 en tournoyant comme une trombe1 ; le vent la rabattait sur le
150 flanc du Sneffels, auquel nous étions accrochés ; ce rideau
151 opaque2 étendu devant le soleil produisait une grande ombre
152 jetée sur la montagne. Si cette trombe s’inclinait, elle devait
153 inévitablement nous enlacer dans ses tourbillons. Ce phéno-
154 mène, assez fréquent lorsque le vent souffle des glaciers, prend
155 le nom de « mistour » en langue islandaise.
156 « Hastigt, hastigt ! », s’écria notre guide.
157 Sans savoir le danois, je compris qu’il nous fallait suivre
158 Hans au plus vite. Celui-ci commença à tourner le cône du
159 cratère, mais en biaisant3, de manière à faciliter la marche.

1. Pierre ponce : pierre très légère et poreuse ; trombe : tourbillon.


2. Opaque : qui ne laisse pas passer la lumière.
3. En biaisant : en allant de biais, et non pas tout droit.

130
C hapitre
 16

160 Bientôt, la trombe s’abattit sur la montagne, qui tressaillit à


161 son choc ; les pierres saisies dans les remous du vent volèrent
162 en pluie comme dans une éruption. Nous étions, heureuse-
163 ment, sur le versant opposé et à l’abri de tout danger. Sans la
164 précaution du guide, nos corps déchiquetés, réduits en pous-
165 sière, fussent retombés au loin comme le produit de quelque
166 météore1 inconnu.
167 Cependant Hans ne jugea pas prudent de passer la nuit sur
168 les flancs du cône. Nous continuâmes notre ascension en
169 zigzag ; les quinze cents pieds qui restaient à franchir prirent
170 près de cinq heures ; les détours, les biais et contremarches
171 mesuraient trois lieues2 au moins. Je n’en pouvais plus ; je
172 succombais au froid et à la faim. L’air, un peu raréfié, ne suffi-
173 sait pas au jeu de mes poumons.
174 Enfin, à onze heures du soir, en pleine obscurité, le sommet
175 du Sneffels fut atteint, et, avant d’aller m’abriter à l’intérieur
du cratère, j’eus le temps d’apercevoir « le soleil de minuit »
au plus bas de sa carrière3, projetant ses pâles rayons sur l’île
endormie à mes pieds.

16
1 Le souper fut rapidement dévoré et la petite troupe se casa
2 de son mieux. La couche était dure, l’abri peu solide, la situa-
3 tion fort pénible, à cinq mille pieds4 au-dessus du niveau de

1. Météore : corps en feu qui traverse l’atmosphère.


2. Quinze cents pieds : 450 m (1 pied = 30 cm) ; contremarches : changements
du sens de la marche ; trois lieues : 14 km (1 lieue = 4,8 km).
3. Carrière : trajectoire.
4. Cinq mille pieds : 1 500 m (1 pied = 30 cm).

131
Voyage au centre de la Terre

la mer. Cependant mon sommeil fut particulièrement paisible


5 pendant cette nuit, l’une des meilleures que j’eusse passées
6 depuis longtemps. Je ne rêvai même pas.
7 Le lendemain on se réveilla à demi gelé par un air très vif, aux
8 rayons d’un beau soleil. Je quittai ma couche de granit1 et j’allai
9 jouir du magnifique spectacle qui se développait à mes regards.
10 J’occupais le sommet de l’un des deux pics du Sneffels, celui
11 du sud. De là ma vue s’étendait sur la plus grande partie de l’île.
12 L’optique2, commune à toutes les grandes hauteurs, en relevait
13 les rivages, tandis que les parties centrales paraissaient s’en-
14 foncer. On eût dit qu’une de ces cartes en relief d’Helbesmer
15 s’étalait sous mes pieds ; je voyais les vallées profondes se croiser
16 en tous sens, les précipices se creuser comme des puits, les lacs
17 se changer en étangs, les rivières se faire ruisseaux. Sur ma droite
18 se succédaient les glaciers sans nombre et les pics multipliés,
19 dont quelques-uns s’empanachaient3 de fumées légères. Les
20 ondulations de ces montagnes infinies, que leurs couches de
21 neige semblaient rendre écumantes4, rappelaient à mon souvenir
22 la surface d’une mer agitée. Si je me retournais vers l’ouest,
23 l’Océan s’y développait dans sa majestueuse étendue, comme
24 une continuation de ces sommets moutonneux5. Où finissait la
25 terre, où commençaient les flots, mon œil le distinguait à peine.
26 Je me plongeais ainsi dans cette prestigieuse extase6 que
27 donnent les hautes cimes, et cette fois sans vertige, car je
1. Granit : roche très dure.
2. Optique : vision.
3. Emploi métaphorique du verbe s’empanacher, qui signifie « mettre sur sa tête
un panache », coiffure faite de plumes.
4. Écumantes : couvertes d’écume, mousse blanche à la surface de la mer.
5. Moutonneux : frisés, ondulés comme la laine du mouton.
6. Extase : sentiment très fort de joie et d’admiration.

132
C hapitre
 16

28 m’accoutumais enfin à ces sublimes contemplations. Mes


29 regards éblouis se baignaient dans la transparente irradiation
30 des rayons solaires, j’oubliais qui j’étais, où j’étais, pour vivre
31 de la vie des elfes ou des sylphes1, imaginaires habitants de
32 la mythologie scandinave. Je m’enivrais de la volupté des
33 hauteurs, sans songer aux abîmes2 dans lesquels ma destinée
34 allait me plonger avant peu. Mais je fus ramené au sentiment
35 de la réalité par l’arrivée du professeur et de Hans, qui me
36 rejoignirent au sommet du pic.
37 Mon oncle, se tournant vers l’ouest, m’indiqua de la main
38 une légère vapeur, une brume, une apparence de terre qui
39 dominait la ligne des flots.
40 « Le Groenland3, dit-il.
41 – Le Groenland ? m’écriai-je.
42 – Oui ; nous n’en sommes pas à trente-cinq lieues4, et,
43 pendant les dégels, les ours blancs arrivent jusqu’à l’Islande,
44 portés sur les glaçons du nord. Mais cela importe peu. Nous
45 sommes au sommet du Sneffels, et voici deux pics : l’un au sud,
46 l’autre au nord. Hans va nous dire de quel nom les Islandais
47 appellent celui qui nous porte en ce moment. »
48 La demande formulée, le chasseur répondit : « Scartaris. »
49 Mon oncle me jeta un coup d’œil triomphant. « Au cratère ! »
50 dit-il.

1. Elfes et sylphes : dans la mythologie nordique, petits êtres aux pouvoirs


surnaturels, associés à l’air.
2. Volupté : plaisir ; abîmes : gouffres.
3. Groenland : grande île située au nord-est de l’Amérique du Nord, apparte-
nant au Danemark jusqu’en 1979.
4. Trente-cinq lieues : 168 km (1 lieue = 4,8 km) ; en réalité, plus de 300 km.

133
Voyage au centre de la Terre

51 Le cratère du Sneffels représentait un cône renversé


52 dont l’orifice pouvait avoir une demi-lieue1 de diamètre. Sa
53 profondeur, je l’estimais à deux mille pieds2 environ. Que l’on
54 juge de l’état d’un pareil récipient, lorsqu’il s’emplissait de
55 tonnerres et de flammes. Le fond de l’entonnoir ne devait pas
56 mesurer plus de cinq cents pieds de tour, de telle sorte que ses
57 pentes assez douces permettaient d’arriver facilement à sa
58 partie inférieure. Involontairement, je comparais ce cratère à
59 un énorme tromblon évasé3, et la comparaison m’épouvantait.
60 « Descendre dans un tromblon, pensai-je, quand il est peut-
61 être chargé et qu’il peut partir au moindre choc, c’est œuvre de
62 fous. »
63 Mais je n’avais pas à reculer. Hans, d’un air indifférent,
64 reprit la tête de la troupe. Je le suivis sans mot dire.
65 Afin de faciliter la descente, Hans décrivait à l’intérieur du
66 cône des ellipses4 très allongées. Il fallait marcher au milieu
67 des roches éruptives, dont quelques-unes, ébranlées dans leurs
68 alvéoles5, se précipitaient en rebondissant jusqu’au fond de
69 l’abîme. Leur chute déterminait des répercussions d’échos
70 d’une étrange sonorité.
71 Certaines parties du cône formaient des glaciers intérieurs.
72 Hans ne s’avançait alors qu’avec une extrême précaution,
73 sondant le sol de son bâton ferré pour y découvrir les crevasses6.
74 À de certains passages douteux, il devint nécessaire de nous lier
1. Une demi-lieue : 2,4 km (1 lieue = 4,8 km).
2. Deux mille pieds : 600 m (1 pied = =30 cm).
3. Tromblon évasé : ancienne arme à feu au canon élargi en forme d’entonnoir.
4. Ellipses : courbes.
5. Roches éruptives : roches provenant des éruptions volcaniques ; alvéoles :
trous dans lesquels reposent les roches.
6. Crevasses : fentes profondes dans le sol.

134
C hapitre
 16

75 par une longue corde, afin que celui auquel le pied viendrait à
76 manquer inopinément1 se trouvât soutenu par ses compa-
77 gnons. Cette solidarité était chose prudente, mais elle n’ex-
78 cluait pas tout danger.
79 Cependant, et malgré les difficultés de la descente sur des
80 pentes que le guide ne connaissait pas, la route se fit sans
81 accident, sauf la chute d’un ballot2 de cordes qui s’échappa des
82 mains d’un Islandais et alla par le plus court jusqu’au fond de
83 l’abîme.
84 À midi, nous étions arrivés. Je relevai la tête, et j’aperçus
85 l’orifice supérieur du cône, dans lequel s’encadrait un morceau
86 de ciel d’une circonférence singulièrement réduite, mais
87 presque parfaite. Sur un point seulement se détachait le pic
88 du Scartaris, qui s’enfonçait dans l’immensité.
89 Au fond du cratère s’ouvraient trois cheminées3 par
90 lesquelles, au temps des éruptions du Sneffels, le foyer central
91 chassait ses laves et ses vapeurs. Chacune de ces cheminées
92 avait environ cent pieds4 de diamètre. Elles étaient là béantes5
93 sous nos pas. Je n’eus pas la force d’y plonger mes regards. Le
94 professeur Lidenbrock, lui, avait fait un examen rapide de leur
95 disposition ; il était haletant6 ; il courait de l’une à l’autre,
96 gesticulant et lançant des paroles incompréhensibles. Hans et
97 ses compagnons, assis sur des morceaux de lave, le regardaient
98 faire ; ils le prenaient évidemment pour un fou.
1. Inopinément : de façon inattendue.
2. Ballot : paquet.
3. Cheminées : canaux par lesquels la lave parvient dans le cratère du volcan.
4. Cent pieds : 30 m (1 pied = 30 cm).
5. Béantes : grandes ouvertes.
6. Haletant : respirant à un rythme précipité, sous le coup de l’émotion et de la
curiosité.
135
Voyage au centre de la Terre

99 Tout à coup mon oncle poussa un cri. Je crus qu’il venait


100 de perdre pied et de tomber dans l’un des trois gouffres. Mais
101 non. Je l’aperçus, les bras étendus, les jambes écartées, debout
102 devant un roc de granit posé au centre du cratère, comme un
103 énorme piédestal fait pour la statue d’un Pluton1. Il était dans
104 la pose d’un homme stupéfait2, mais dont la stupéfaction fit
105 bientôt place à une joie insensée.
106 « Axel, Axel ! s’écria-t-il, viens ! viens ! »
107 J’accourus. Ni Hans ni les Islandais ne bougèrent.
108 « Regarde », me dit le professeur.
109 Et, partageant sa stupéfaction, sinon sa joie, je lus sur la face
110 occidentale3 du bloc, en caractères runiques à demi rongés par
111 le temps, ce nom mille fois maudit :
112

113

« Arne Saknussemm ! s’écria mon oncle ; douteras-tu encore ? »


Je ne répondis pas, et je revins consterné à mon banc de
114 lave. L’évidence m’écrasait.
115 Combien de temps demeurai-je ainsi plongé dans mes
116 réflexions, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’en relevant
117 la tête je vis mon oncle et Hans seuls au fond du cratère. Les
118 Islandais avaient été congédiés, et maintenant ils redescen-
119 daient les pentes extérieures du Sneffels pour regagner Stapi4.
120 Hans dormait tranquillement au pied d’un roc, dans une
121 coulée de lave où il s’était fait un lit improvisé ; mon oncle

1. Piédestal : support d’une statue ; Pluton : dieu romain des Enfers.


2. Stupéfait : figé par l’étonnement.
3. Occidentale : située à l’ouest.
4. Stapi (ou Arnarstapi) : ville située à l’ouest de l’Islande.

136
C hapitre
 16

122 tournait au fond du cratère, comme une bête sauvage dans la


123 fosse d’un trappeur1. Je n’eus ni l’envie ni la force de me lever,
124 et prenant exemple sur le guide, je me laissai aller à un
125 douloureux assoupissement, croyant entendre des bruits ou
126 sentir des frissonnements dans les flancs de la montagne.
127 Ainsi se passa cette première nuit au fond du cratère.
128 Le lendemain, un ciel gris, nuageux, lourd, s’abaissa sur le
129 sommet du cône. Je ne m’en aperçus pas tant à l’obscurité du
130 gouffre qu’à la colère dont mon oncle fut pris.
131 J’en compris la raison, et un reste d’espoir me revint au
132 cœur. Voici pourquoi.
133 Des trois routes ouvertes sous nos pas, une seule avait été
134 suivie par Saknussemm. Au dire du savant islandais, on devait
135 la reconnaître à cette particularité signalée dans le crypto-
136 gramme2, que l’ombre du Scartaris venait en caresser les bords
137 pendant les derniers jours du mois de juin.
138 On pouvait, en effet, considérer ce pic aigu comme le style3
139 d’un immense cadran solaire, dont l’ombre à un jour donné
140 marquait le chemin du centre du globe.
141 Or, si le soleil venait à manquer, pas d’ombre. Conséquemment,
142 pas d’indication.
143 Nous étions au 25 juin. Que le ciel demeurât couvert
144 pendant six jours, et il faudrait remettre l’observation à une
145 autre année.
146 Je renonce à peindre l’impuissante colère du professeur
147 Lidenbrock. La journée se passa, et aucune ombre ne vint
148 s’allonger sur le font du cratère. Hans ne bougea pas de sa
1. Trappeur : chasseur qui fait commerce des fourrures.
2. Cryptogramme : message codé.
3. Style : barre placée sur un cadran solaire, dont l’ombre indique l’heure.

137
Voyage au centre de la Terre

149 place ; il devait pourtant se demander ce que nous atten-


150 dions, s’il se demandait quelque chose ! Mon oncle ne
151 m’adressa pas une seule fois la parole. Ses regards, invaria-
152 blement tournés vers le ciel, se perdaient dans sa teinte grise
153 et brumeuse.
154 Le 26, rien encore. Une pluie mêlée de neige tomba
155 pendant toute la journée. Hans construisit une hutte avec des
156 morceaux de lave. Je pris un certain plaisir à suivre de l’œil
157 les milliers de cascades improvisées sur les flancs du cône, et
158 dont chaque pierre accroissait l’assourdissant murmure.
159 Mon oncle ne se contenait plus. Il y avait de quoi irriter un
160 homme plus patient, car c’était véritablement échouer au port1.
161 Mais aux grandes douleurs le ciel mêle incessamment les
162 grandes joies, et il réservait au professeur Lidenbrock une
163 satisfaction égale à ses désespérants ennuis.
164 Le lendemain le ciel fut encore couvert ; mais le dimanche,
165 28 juin, l’antépénultième2 jour du mois, avec le changement
166 de lune vint le changement de temps. Le soleil versa ses rayons
167 à flots3 dans le cratère. Chaque monticule, chaque roc, chaque
168 pierre, chaque aspérité eut part à sa lumineuse effluve4 et
169 projeta instantanément son ombre sur le sol. Entre toutes,
170 celle du Scartaris se dessina comme une vive arête5 et se mit
171 à tourner insensiblement vers l’astre radieux6. Mon oncle
172 tournait avec elle.
1. Échouer au port : échouer tout près du but.
2. Antépénultième : qui précède l’avant-dernier.
3. Versa ses rayons à flots : versa de très nombreux rayons.
4. Monticule : petite montagne ; aspérité : partie saillante du terrain ; effluve :
ce qui se dégage d’un corps, en particulier un parfum ou, comme ici, une lumière.
5. Arête : ligne d’intersection, ici entre le Scartaris et les rayons du soleil.
6. Radieux : éclatant.
138
C hapitre
 17

173 À midi, dans sa période la plus courte, elle vint lécher douce-
174 ment le bord de la cheminée1 centrale.
175 « C’est là ! s’écria le professeur, c’est là ! Au centre du globe ! »
176 ajouta-t-il en danois.
177 Je regardai Hans.
178 « Forüt ! » fit tranquillement le guide.
179 – En avant ! » répondit mon oncle.
180 Il était une heure et treize minutes du soir.

17
1 Le véritable voyage commençait. Jusqu’alors les fatigues
2 l’avaient emporté sur les difficultés ; maintenant celles-ci
3 allaient véritablement naître sous nos pas.
Je n’avais point encore plongé mon regard dans ce puits
5 insondable2 où j’allais m’engouffrer. Le moment était venu.
6 Je pouvais encore ou prendre mon parti de l’entreprise ou
7 refuser de la tenter. Mais j’eus honte de reculer devant le
8 chasseur. Hans acceptait si tranquillement l’aventure, avec
9 une telle indifférence, une si parfaite insouciance de tout
10 danger, que je rougis à l’idée d’être moins brave que lui.
11 Seul, j’aurais entamé la série des grands arguments ; mais en
12 présence du guide je me tus ; un de mes souvenirs s’envola
13 vers ma jolie Virlandaise3, et je m’approchai de la cheminée
14 centrale.

1. Cheminée : canal par lequel la lave parvient dans le cratère du volcan.


2. Insondable : impossible à sonder, en raison de sa profondeur.
3. Virlandaise : originaire de Virlande, région du nord-est de l’actuelle Estonie.

139
Voyage au centre de la Terre

15 J’ai dit qu’elle mesurait cent pieds1 de diamètre, ou trois


16 cents pieds de tour. Je me penchai au-dessus d’un roc qui
17 surplombait, et je regardai. Mes cheveux se hérissèrent. Le
18 sentiment du vide s’empara de mon être. Je sentis le centre de
19 gravité se déplacer en moi et le vertige monter à ma tête
20 comme une ivresse. Rien de plus capiteux que cette attraction
21 de l’abîme2. J’allais tomber. Une main me retint. Celle de
22 Hans. Décidément, je n’avais pas pris assez de « leçons de
23 gouffre » à la Frelsers-Kirk de Copenhague.
24 Cependant, si peu que j’eusse hasardé mes regards dans ce
25 puits, je m’étais rendu compte de sa conformation3. Ses
26 parois, presque à pic, présentaient cependant de nombreuses
27 saillies4 qui devaient faciliter la descente. Mais si l’escalier ne
28 manquait pas, la rampe faisait défaut. Une corde attachée à
29 l’orifice aurait suffi pour nous soutenir, mais comment la
30 détacher, lorsqu’on serait parvenu à son extrémité inférieure ?
31 Mon oncle employa un moyen fort simple pour obvier à5
32 cette difficulté. Il déroula une corde de la grosseur du pouce
33 et longue de quatre cents pieds6 ; il en laissa filer d’abord la
34 moitié, puis il l’enroula autour d’un bloc de lave qui faisait
35 saillie et rejeta l’autre moitié dans la cheminée. Chacun de
36 nous pouvait alors descendre en réunissant dans sa main les
37 deux moitiés de la corde qui ne pouvait se défiler ; une fois
38 descendus de deux cents pieds, rien ne nous serait plus aisé
1. Cent pieds : 30 m (1 pied = 30 cm).
2. Capiteux : qui trouble les sens, qui enivre ; attraction de l’abîme : attirance
pour les gouffres, les précipices.
3. Conformation : forme.
4. Saillies : parties qui avancent, en relief.
5. Obvier à : résoudre, remédier à.
6. Quatre cents pieds : 120 m (1 pied = 30 cm).

140
C hapitre
 17

39 que de la ramener en lâchant un bout et en halant sur l’autre1.


40 Puis, on recommencerait cet exercice ad infinitum2.
41 « Maintenant, dit mon oncle après avoir achevé ces prépa-
42 ratifs, occupons-nous des bagages ; ils vont être divisés en
43 trois paquets, et chacun de nous en attachera un sur son dos ;
44 j’entends parler3 seulement des objets fragiles. »
45 L’audacieux professeur ne nous comprenait évidemment
46 pas dans cette dernière catégorie.
47 « Hans, reprit-il, va se charger des outils et d’une partie des
48 vivres ; toi, Axel, d’un second tiers des vivres et des armes ;
49 moi, du reste des vivres et des instruments délicats.
50 – Mais, dis-je, et les vêtements, et cette masse de cordes et
51 d’échelles, qui se chargera de les descendre ?
52 – Ils descendront tout seuls.
53 – Comment cela ? demandai-je.
54 – Tu vas le voir. »
55 Mon oncle employait volontiers les grands moyens et sans
56 hésiter. Sur son ordre, Hans réunit en un seul colis les objets
57 non fragiles, et ce paquet, solidement cordé4, fut tout bonne-
58 ment précipité dans le gouffre.
59 J’entendis ce mugissement5 sonore produit par le déplace-
60 ment des couches d’air. Mon oncle, penché sur l’abîme, suivait
61 d’un œil satisfait la descente de ses bagages, et ne se releva
62 qu’après les avoir perdus de vue.
63 « Bon, fit-il. À nous maintenant. »

1. En se halant sur l’autre : en tirant sur l’autre [terme de marine].


2. Ad infinitum : locution latine signifiant « à l’infini ».
3. J’entends parler : je veux parler.
4. Cordé : attaché à une corde.
5. Mugissement : bruit ressemblant au cri sourd et prolongé d’un bovin.

141
Voyage au centre de la Terre

64 Je demande à tout homme de bonne foi s’il était possible


65 d’entendre sans frissonner de telles paroles !
66 Le professeur attacha sur son dos le paquet des instru-
67 ments ; Hans prit celui des outils, moi celui des armes. La
68 descente commença dans l’ordre suivant : Hans, mon oncle
69 et moi. Elle se fit dans un profond silence, troublé seulement
70 par la chute des débris de roc qui se précipitaient dans
71 l’abîme.
72 Je me laissai couler, pour ainsi dire, serrant frénétique-
73 ment1 la double corde d’une main, de l’autre m’arc-boutant
74 au moyen de mon bâton ferré. Une idée unique me dominait :
75 je craignais que le point d’appui ne vînt à manquer. Cette
76 corde me paraissait bien fragile pour supporter le poids de
77 trois personnes. Je m’en servais le moins possible, opérant des
78 miracles d’équilibre sur les saillies de lave que mon pied cher-
79 chait à saisir comme une main.
80 Lorsqu’une de ces marches glissantes venait à s’ébranler
81 sous le pas de Hans, il disait de sa voix tranquille :
82 – « Gif akt ! »
83 – Attention ! » répétait mon oncle.
84 Après une demi-heure, nous étions arrivés sur la surface
85 d’un roc fortement engagé dans la paroi de la cheminée. Hans
86 tira la corde par l’un de ses bouts ; l’autre s’éleva dans l’air ;
87 après avoir dépassé le rocher supérieur, il retomba en râclant
88 les morceaux de pierres et de laves, sorte de pluie, ou mieux,
89 de grêle fort dangereuse.
90 En me penchant au-dessus de notre étroit plateau, je
91 remarquai que le fond du trou était encore invisible.

1. Frénétiquement : avec beaucoup d’ardeur, de violence.

142
C hapitre
 17

92 La manœuvre de la corde recommença, et une demi-heure


93 après nous avions gagné une nouvelle profondeur de deux
94 cents pieds1.
95 Je ne sais si le plus enragé géologue eût essayé d’étudier,
96 pendant cette descente, la nature des terrains qui l’environ-
97 naient. Pour mon compte, je ne m’en inquiétai guère ; qu’ils
98 fussent pliocènes, miocènes, éocènes, crétacés, jurassiques, tria-
99 siques, permiens, carbonifères, dévoniens, siluriens ou primi-
100 tifs2, cela me préoccupa peu. Mais le professeur, sans doute, fit
101 ses observations ou prit ses notes, car, à l’une des haltes, il me
102 dit :
103 « Plus je vais, plus j’ai confiance. La disposition de ces
104 terrains volcaniques donne absolument raison à la théorie de
105 Davy3. Nous sommes en plein sol primordial, sol dans lequel
106 s’est produit l’opération chimique des métaux enflammés au
107 contact de l’air et de l’eau. Je repousse absolument le
108 système4 d’une chaleur centrale. D’ailleurs, nous verrons
109 bien. »
110 Toujours la même conclusion. On comprend que je ne
111 m’amusai pas à discuter. Mon silence fut pris pour un assen-
112 timent, et la descente recommença.
113 Au bout de trois heures, je n’entrevoyais pas encore le fond
114 de la cheminée5. Lorsque je relevais la tête, j’apercevais son
115 orifice qui décroissait sensiblement. Ses parois, par suite de
1. Deux cents pieds : 60 m (1 pied = 30 cm).
2. Énumération des dix périodes géologiques au cours desquelles s’est formée
l’écorce terrestre, de la plus récente à la plus ancienne, telles que les géologues
les concevaient à l’époque de Jules Verne.
3. Humphry Davy (1778-1829) : physicien et chimiste britannique.
4. Système : idée.
5. Cheminée : canal par lequel la lave parvient dans le cratère du volcan.

143
Voyage au centre de la Terre

116 leur légère inclinaison, tendaient à se rapprocher, l’obscurité


117 se faisait peu à peu.
118 Cependant nous descendions toujours ; il me semblait que
119 les pierres détachées des parois s’engloutissaient avec une
120 répercussion plus mate1 et qu’elles devaient rencontrer promp-
121 tement le fond de l’abîme.
122 Comme j’avais eu soin de noter exactement nos manœuvres
123 de corde, je pus me rendre un compte exact de la profondeur
124 atteinte et du temps écoulé.
125 Nous avions alors répété quatorze fois cette manœuvre qui
126 durait une demi-heure. C’était donc sept heures, plus quatorze
127 quarts d’heure de repos ou trois heures et demie. En tout, dix
128 heures et demie. Nous étions partis à une heure, il devait être
129 onze heures en ce moment.
130 Quant à la profondeur à laquelle nous étions parvenus, ces
131 quatorze manœuvres d’une corde de deux cents pieds donnaient
132 deux mille huit cents pieds2.
133 En ce moment la voix de Hans se fit entendre :
134 « Halt ! » dit-il.
135 Je m’arrêtai court au moment où j’allai heurter de mes
136 pieds la tête de mon oncle.
137 « Nous sommes arrivés, dit celui-ci.
138 – Où ? demandai-je en me laissant glisser près de lui.
139 – Au fond de la cheminée perpendiculaire.
140 – Il n’y a donc pas d’autre issue ?
141 – Si, une sorte de couloir que j’entrevois et qui oblique vers
142 la droite. Nous verrons cela demain. Soupons d’abord, nous
143 dormirons après. »
1. Plus mate : plus sourde, plus étouffée.
2. Deux mille huit cents pieds : 840 m (1 pied = 30 cm).

144
C hapitre
 18

144 L’obscurité n’était pas encore complète. On ouvrit le sac


145 aux provisions, on mangea et chacun se coucha de son mieux
146 sur un lit de pierres et de débris de lave.
147 Et quand, étendu sur le dos, j’ouvris les yeux, j’aperçus un
148 point brillant à l’extrémité de ce tube long de trois mille pieds1,
149 qui se transformait en une gigantesque lunette.
150 C’était une étoile dépouillée de toute scintillation, et qui,
d’après mes calculs, devait être β de la petite Ourse2.
Puis je m’endormis d’un profond sommeil.

18
1 À huit heures du matin, un rayon du jour vint nous réveiller.
2 Les mille facettes de lave des parois le recueillaient à son passage
3 et l’éparpillaient comme une pluie d’étincelles. Cette lueur
était assez forte pour permettre de distinguer les objets envi-
5 ronnants.
6 « Eh bien ! Axel, qu’en dis-tu ? fit mon oncle en se frottant
7 les mains. As-tu jamais passé une nuit plus paisible dans notre
8 maison de Königstrasse3 ? Plus de bruit de charrettes, plus de
9 cris de marchands, plus de vociférations de bateliers4 !
10 – Sans doute, nous sommes fort tranquilles au fond de ce
11 puits, mais ce calme même a quelque chose d’effrayant.

1. Trois mille pieds : 900 m (1 pied = 30 cm).


2. β de la petite Ourse : 56e étoile du ciel, qui appartient à la constellation de
la petite Ourse ; celle-ci contient également l’étoile Polaire.
3. Königstrasse : rue de la ville allemande de Hambourg, dont le nom signifie
« allée du roi ».
4. Vociférations : cris de colère ; bateliers : personnes qui transportent les passa-
gers d’une rive à l’autre.
145
Voyage au centre de la Terre

12 – Allons donc, s’écria mon oncle, si tu t’effrayes déjà, que


13 sera-ce plus tard ? Nous ne sommes pas encore entrés d’un
14 pouce1 dans les entrailles de la terre ?
15 – Que voulez-vous dire ?
16 – Je veux dire que nous avons atteint seulement le sol de
17 l’île ! Ce long tube vertical, qui aboutit au cratère du Sneffels2,
18 s’arrête à peu près au niveau de la mer.
19 – En êtes-vous certain ?
20 – Très certain. Consulte le baromètre. »
21 En effet, le mercure, après avoir peu à peu remonté dans
22 l’instrument à mesure que notre descente s’effectuait, s’était
23 arrêté à vingt-neuf pouces.
24 « Tu le vois, reprit le professeur, nous n’avons encore que la
25 pression d’une atmosphère, et il me tarde que le manomètre3
26 vienne remplacer ce baromètre. »
27 Cet instrument allait, en effet, devenir inutile, du moment
28 que le poids de l’air dépasserait sa pression calculée au niveau
29 de l’Océan.
30 « Mais, dis-je, n’est-il pas à craindre que cette pression
31 toujours croissante ne soit très pénible ?
32 – Non. Nous descendrons lentement, et nos poumons
33 s’habitueront à respirer une atmosphère plus comprimée.
34 Les aéronautes4 finissent par manquer d’air en s’élevant
35 dans les couches supérieures, et nous en aurons trop peut-
36 être. Mais j’aime mieux cela. Ne perdons pas un instant.

1. Pouce : ancienne unité de mesure valant 2,54 cm.


2. Sneffels (ou Snæfellsjökull) : volcan islandais.
3. Manomètre : appareil servant à mesurer la pression d’un fluide.
4. Aéronautes : membres de l’équipage d’un ballon, d’une montgolfière ou d’un
dirigeable.
146
C hapitre
 18

37 Où est le paquet qui nous a précédés dans l’intérieur de la


38 montagne ?
39 Je me souvins alors que nous l’avions vainement cherché
40 la veille au soir. Mon oncle interrogea Hans, qui, après avoir
41 regardé attentivement avec ses yeux de chasseur, répondit :
42 « Der huppe ! »
43 – Là-haut. »
44 En effet, ce paquet était accroché à une saillie de roc, à une
45 centaine de pieds1 au-dessus de notre tête. Aussitôt l’agile
46 Islandais grimpa comme un chat et, en quelques minutes, le
47 paquet nous rejoignit.
48 « Maintenant, dit mon oncle, déjeunons, mais déjeunons
49 comme des gens qui peuvent avoir une longue course à faire. »
50 Le biscuit et la viande sèche furent arrosés de quelques
51 gorgées d’eau mêlée de genièvre2.
52 Le déjeuner terminé, mon oncle tira de sa poche un carnet
53 destiné aux observations ; il prit successivement ses divers
54
instruments et nota les données suivantes :
55 Lundi 1er juillet3.
56 Chronomètre : 8 h. 17 m. du matin.
57 Baromètre : 29 p. 7 l.
58 Thermomètre : 6°.
59
Direction : E.-S.-E.
60 Cette dernière observation s’appliquait à la galerie obscure
61 et fut indiquée par la boussole.

1. Une centaine de pieds : 30 m (1 pied = 30 cm).


2. Genièvre : boisson alcoolisée obtenue par la distillation des baies du genévrier.
3. Au début du chapitre suivant, il sera cependant indiqué mardi 30 juin.

147
Voyage au centre de la Terre

62 « Maintenant, Axel, s’écria le professeur d’une voix enthou-


63 siaste, nous allons nous enfoncer véritablement dans les entrailles
64 du globe ! Voici donc le moment précis auquel notre voyage
65 commence. »
66 Cela dit, mon oncle prit d’une main l’appareil de Ruhmkorff1
67 suspendu à son cou ; de l’autre, il mit en communication le
68 courant électrique avec le serpentin2 de la lanterne, et une assez
69 vive lumière dissipa les ténèbres de la galerie.
70 Hans portait le second appareil, qui fut également mis en
71 activité. Cette ingénieuse application de l’électricité nous
72 permettait d’aller longtemps en créant un jour artificiel, même
73 au milieu des gaz les plus inflammables.
74 « En route ! » fit mon oncle.
75 Chacun reprit son ballot3. Hans se chargea de pousser devant
76 lui le paquet des cordages et des habits, et, moi troisième, nous
77 entrâmes dans la galerie.
78 Au moment de m’engouffrer dans ce couloir obscur, je relevai
79 la tête, et j’aperçus une dernière fois, par le champ de l’immense
80 tube, ce ciel de l’Islande « que je ne devais plus revoir. »
81 La lave, à la dernière éruption de 1229, s’était frayé un
82 passage à travers ce tunnel. Elle tapissait l’intérieur d’un enduit
83 épais et brillant ; la lumière électrique s’y réfléchissait en centu-
84 plant4 son intensité.
85 Toute la difficulté de la route consistait à ne pas glisser trop
86 rapidement sur une pente inclinée à quarante-cinq degrés

1. Heinrich Ruhmkorff (1803-1877) : inventeur d’instruments électroma-


gnétiques.
2. Serpentin : tuyau de verre en forme de serpent, placé dans la lanterne.
3. Ballot : paquet.
4. Centupler : multiplier par cent.

148
C hapitre
 18

87 environ ; heureusement certaines érosions1, quelques boursou-


88 flures tenaient lieu de marches, et nous n’avions qu’à descendre
89 en laissant filer nos bagages retenus par une longue corde.
90 Mais ce qui se faisait marche sous nos pieds devenait stalac-
91 tites2 sur les autres parois. La lave, poreuse3 en de certains
92 endroits, présentait de petites ampoules arrondies ; des cris-
93 taux de quartz opaque, ornés de limpides4 gouttes de verre et
94 suspendus à la voûte comme des lustres, semblaient s’allumer
95 à notre passage. On eût dit que les génies du gouffre illumi-
96 naient leur palais pour recevoir les hôtes de la terre.
97 « C’est magnifique ! m’écriai-je involontairement. Quel
98 spectacle, mon oncle ! Admirez-vous ces nuances de la lave qui
99 vont du rouge brun au jaune éclatant par dégradations insen-
100 sibles ? Et ces cristaux qui nous apparaissent comme des globes
101 lumineux ?
102 – Ah ! tu y viens, Axel ! répondit mon oncle. Ah ! tu trouves
103 cela splendide, mon garçon ! Tu en verras bien d’autres, je l’es-
104 père. Marchons ! marchons ! »
105 Il aurait dit plus justement « glissons, » car nous nous lais-
106 sions aller sans fatigue sur des pentes inclinées. C’était le
107 « facilis descensus Averni5 » de Virgile6. La boussole, que je

1. Érosions : usures et transformations de l’écorce terrestre dues à des phéno-


mènes naturels.
2. Stalactites : colonnes calcaires plus ou moins fines qui descendent de la voûte
d’une grotte.
3. Poreuse : présentant de très nombreux petits trous qui laissent passer l’air ou l’eau.
4. Quartz : minéral très répandu, se présentant sous forme de cristaux transpa-
rents ; opaque : qui ne laisse pas passer la lumière ; limpides : transparentes.
5. Citation de l’Énéide (VI, v. 26) signifiant : « Il est facile de descendre dans
l’Averne ». Le lac Averne, dans la région de Naples, était considéré par les
Anciens comme une des entrées des Enfers.
6. Virgile (70-19 av. J.-C.) : poète latin, auteur de l’Énéide.

149
Voyage au centre de la Terre

108 consultais fréquemment, indiquait la direction du sud-est avec


109 une imperturbable rigueur. Cette coulée de lave n’obliquait
110 ni d’un côté ni de l’autre. Elle avait l’inflexibilité de la ligne
111 droite.
112 Cependant la chaleur n’augmentait pas d’une façon
113 sensible, ce qui donnait raison aux théories de Davy1, et plus
114 d’une fois je consultai le thermomètre avec étonnement. Deux
115 heures après le départ, il ne marquait encore que 10°, c’est-à-
116 dire un accroissement de 4°. Cela m’autorisait à penser que
117 notre descente était plus horizontale que verticale. Quant à
118 connaître exactement la profondeur atteinte, rien de plus
119 facile. Le professeur mesurait exactement les angles de dévia-
120 tion et d’inclinaison de la route, mais il gardait pour lui le
121 résultat de ses observations.
122 Le soir, vers huit heures, il donna le signal d’arrêt. Hans
123 aussitôt s’assit. Les lampes furent accrochées à une saillie2 de
124 lave. Nous étions dans une sorte de caverne où l’air ne manquait
125 pas. Au contraire. Certains souffles arrivaient jusqu’à nous.
126 Quelle cause les produisait ? À quelle agitation atmosphérique
127 attribuer leur origine ? C’est une question que je ne cherchai pas
128 à résoudre en ce moment. La faim et la fatigue me rendaient
129 incapable de raisonner. Une descente de sept heures consécu-
130 tives ne se fait pas sans une grande dépense de forces. J’étais
131 épuisé. Le mot « halte » me fit donc plaisir à entendre. Hans
132 étala quelques provisions sur un bloc de lave, et chacun mangea
133 avec appétit. Cependant une chose m’inquiétait ; notre réserve
134 d’eau était à demi consommée. Mon oncle comptait la refaire
135 aux sources souterraines, mais jusqu’alors celles-ci manquaient

1. Humphry Davy (1778-1829) : physicien et chimiste britannique.

150
C hapitre
 18

136 absolument. Je ne pus m’empêcher d’attirer son attention sur


137 ce sujet.
138 « Cette absence de sources te surprend ? dit-il.
139 – Sans doute, et même elle m’inquiète. Nous n’avons plus
140 d’eau que pour cinq jours.
141 – Sois tranquille, Axel, je te réponds que nous trouverons
142 de l’eau, et plus que nous n’en voudrons.
143 – Quand cela ?
144 – Quand nous aurons quitté cette enveloppe de lave. Comment
145 veux-tu que des sources jaillissent à travers ces parois ?
146 – Mais peut-être cette coulée se prolonge-t-elle à de grandes
147 profondeurs. Il me semble que nous n’avons pas encore fait
148 beaucoup de chemin verticalement.
149 – Qui te fait supposer cela ?
150 – C’est que si nous étions très-avancés dans l’intérieur de
151 l’écorce terrestre, la chaleur serait plus forte.
152 – D’après ton système, répondit mon oncle. Qu’indique le
153 thermomètre ?
154 – Quinze degrés à peine, ce qui ne fait qu’un accroissement
155 de neuf degrés depuis notre départ.
156 – Eh bien, conclus.
157 – Voici ma conclusion. D’après les observations les plus
158 exactes, l’augmentation de la température à l’intérieur du globe
159 est d’un degré par cent pieds1. Mais certaines conditions de
160 localité peuvent modifier ce chiffre. Ainsi, à Yakoust2 en Sibérie,
161 on a remarqué que l’accroissement d’un degré avait lieu par
162 trente-six pieds. Cette différence dépend évidemment de la

1. Cent pieds : 30 m (1 pied = 30 cm).


2. Yakoust : déformation de Yakoutsk, ville de Sibérie orientale, considérée comme
la plus froide du monde.
151
Voyage au centre de la Terre

163 conductibilité1 des roches. J’ajouterai aussi que, dans le voisi-


164 nage d’un volcan éteint, et à travers le gneiss2, on a remarqué
165 que l’élévation de la température était d’un degré seulement
166 pour cent vingt-cinq pieds. Prenons donc cette dernière hypo-
167 thèse, qui est la plus favorable, et calculons.
168 – Calcule, mon garçon.
169 – Rien n’est plus facile, dis-je en disposant des chiffres sur
170 mon carnet. Neuf fois cent vingt-cinq pieds donnent onze
171 cent vingt-cinq pieds de profondeur.
172 – Rien de plus exact.
173 – Eh bien ?
174 – Eh bien, d’après mes observations, nous sommes arrivés
175 à dix mille pieds au-dessous du niveau de la mer,
176 – Est-il possible ?
177 – Oui, ou les chiffres ne sont plus les chiffres ! »
178 Les calculs du professeur étaient exacts. Nous avions déjà
179 dépassé de six mille pieds les plus grandes profondeurs atteintes
180 par l’homme, telles que les mines de Kitz-Bahl3 dans le Tyrol,
et celles de Wuttemberg en Bohême4.
La température, qui aurait dû être de quatre-vingt-un degrés
en cet endroit, était de quinze à peine. Cela donnait singulière-
ment à réfléchir.

1. Conductibilité : capacité de transmettre la chaleur.


2. Gneiss : roche à grain grossier, où alternent les plages claires et foncées.
3. Kitz-Bahl (ou Kitzbühel) : ville située dans le Tyrol autrichien, entre l’Alle-
magne et l’Italie, célèbre pour ses mines d’argent.
4. Wuttemberg : déformation de Kuttenberg, ville de République tchèque,
célèbre pour ses mines d’argent ; Bohême : région correspondant à la partie est
de l’actuelle République tchèque.
152
C hapitre
 19

19
1 Le lendemain mardi, 30 juin, à six heures, la descente fut
2 reprise.
3 Nous suivions toujours la galerie de lave, véritable rampe
naturelle, douce comme ces plans inclinés qui remplacent
5 encore l’escalier dans les vieilles maisons. Ce fut ainsi jusqu’à
6 midi dix-sept minutes, instant précis où nous rejoignîmes
7 Hans, qui venait de s’arrêter.
8 « Ah ! s’écria mon oncle, nous sommes parvenus à l’extré-
9 mité de la cheminée1. »
10 Je regardai autour de moi. Nous étions au centre d’un carre-
11 four, auquel deux routes venaient aboutir, toutes deux sombres
12 et étroites. Laquelle convenait-il de prendre ? Il y avait là une
13 difficulté.
14 Cependant mon oncle ne voulut paraître hésiter ni devant
15 moi ni devant le guide ; il désigna le tunnel de l’est, et bientôt
16 nous y étions enfoncés tous les trois.
17 D’ailleurs, toute hésitation devant ce double chemin se
18 serait prolongée indéfiniment, car nul indice ne pouvait déter-
19 miner le choix de l’un ou de l’autre ; il fallait s’en remettre
20 absolument au hasard.
21 La pente de cette nouvelle galerie était peu sensible, et sa
22 section2 fort inégale. Parfois une succession d’arceaux se dérou-
23 lait devant nos pas comme les contre-nefs d’une cathédrale
24 gothique3. Les artistes du moyen âge auraient pu étudier là
1. Cheminée : canal par lequel la lave parvient dans le cratère du volcan.
2. Section : surface.
3. Arceau : arc ; contre-nefs : parties situées de chaque côté de la nef centrale
d’une cathédrale, et plus étroites qu’elle ; gothique : style d’architecture qui
succède au roman, en usage du xiie au xve siècle.
153
Voyage au centre de la Terre

25 toutes les formes de cette architecture religieuse qui a l’ogive1


26 pour générateur. Un mille plus loin, notre tête se courbait sous
27 les cintres surbaissés du style roman2, et de gros piliers engagés
28 dans le massif pliaient sous la retombée des voûtes. À de
29 certains endroits, cette disposition faisait place à de basses
30 substructions qui ressemblaient aux ouvrages des castors, et
31 nous nous glissions en rampant à travers d’étroits boyaux3.
32 La chaleur se maintenait à un degré supportable.
33 Involontairement je songeais à son intensité, quand les laves
34 vomies par le Sneffels se précipitaient par cette route si tran-
35 quille aujourd’hui. Je m’imaginais les torrents de feu brisés
36 aux angles de la galerie et l’accumulation des vapeurs
37 surchauffées dans cet étroit milieu !
38 « Pourvu, pensai-je, que le vieux volcan ne vienne pas à se
39 reprendre d’une fantaisie tardive ! »
40 Ces réflexions, je ne les communiquai point à l’oncle
41 Lidenbrock ; il ne les eût pas comprises. Son unique pensée était
42 d’aller en avant. Il marchait, il glissait, il dégringolait même,
43 avec une conviction qu’après tout il valait mieux admirer.
44 À six heures du soir, après une promenade peu fatigante,
45 nous avions gagné deux lieues4 dans le sud, mais à peine un
46 quart de mille5 en profondeur.

1. Ogive : arcade dont le haut est plus pointu qu’un arc, caractéristique de l’archi-
tecture gothique.
2. Mille : ancienne mesure de distance équivalant à 1 600 mètres ; cintres : arcs
dont la courbure est en demi-cercle (opposé à ogive) ; roman : style d’architecture
qui précède le gothique, en usage du xe au xiie siècle
3. Substructions : fondements d’une construction ; boyaux : tunnels.
4. Deux lieues : 9,6 km (1 lieue = 4,8 km).
5. Un quart de mille : 400 m (1 mille = 1 600 m).

154
C hapitre
 19

47 Mon oncle donna le signal du repos. On mangea sans trop


48 causer, et l’on s’endormit sans trop réfléchir.
49 Nos dispositions pour la nuit étaient fort simples : une
50 couverture de voyage dans laquelle on se roulait, composait
51 toute la literie. Nous n’avions à redouter ni froid, ni visite
52 importune. Les voyageurs qui s’enfoncent au milieu des
53 déserts de l’Afrique, au sein des forêts du nouveau monde,
54 sont forcés de se veiller les uns sur les autres pendant les
55 heures du sommeil. Mais ici, solitude absolue et sécurité
56 complète. Sauvages ou bêtes féroces, aucune de ces races
57 malfaisantes n’était à craindre.
58 On se réveilla le lendemain frais et dispos1. La route fut
59 reprise. Nous suivions un chemin de lave comme la veille.
60 Impossible de reconnaître la nature des terrains qu’il traver-
61 sait. Le tunnel, au lieu de s’enfoncer dans les entrailles du
62 globe, tendait à devenir absolument horizontal. Je crus
63 remarquer même qu’il remontait vers la surface de la terre.
64 Cette disposition devint si manifeste vers dix heures du
65 matin, et par suite si fatigante, que je fus forcé de modérer
66 notre marche.
67 « Eh bien, Axel ? dit impatiemment le professeur.
68 – Eh bien, je n’en peux plus, répondis-je.
69 – Quoi ! après trois heures de promenade sur une route si
70 facile !
71 – Facile, je ne dis pas non, mais fatigante à coup sûr.
72 – Comment ! quand nous n’avons qu’à descendre !
73 – À monter, ne vous en déplaise ?
74 – À monter ! fit mon oncle en haussant les épaules.

1. Dispos : bien reposé.

155
Voyage au centre de la Terre

75 – Sans doute. Depuis une demi-heure, les pentes se sont


76 modifiées, et à les suivre ainsi, nous reviendrons certainement
77 à la terre d’Islande. »
78 Le professeur remua la tête en homme qui ne veut pas être
79 convaincu. J’essayai de reprendre la conversation. Il ne me
80 répondit pas et donna le signal du départ. Je vis bien que son
81 silence n’était que de la mauvaise humeur concentrée.
82 Cependant j’avais repris mon fardeau1 avec courage, et je
83 suivais rapidement Hans, que précédait mon oncle. Je tenais
84 à ne pas être distancé. Ma grande préoccupation était de ne
85 point perdre mes compagnons de vue. Je frémissais à la pensée
86 de m’égarer dans les profondeurs de ce labyrinthe.
87 D’ailleurs, si la route ascendante devenait plus pénible, je
88 m’en consolais en songeant qu’elle me rapprochait de la
89 surface de la terre. C’était un espoir. Chaque pas le confir-
90 mait, et je me réjouissais à cette idée de revoir ma petite
91 Graüben.
92 À midi un changement d’aspect se produisit dans les
93 parois de la galerie. Je m’en aperçus à l’affaiblissement de la
94 lumière électrique réfléchie2 par les murailles. Au revête-
95 ment de lave succédait la roche vive3. Le massif se composait
96 de couches inclinées et souvent disposées verticalement.
97 Nous étions en pleine époque de transition, en pleine période
98 silurienne4.

1. Fardeau : poids lourd à transporter.


2. Réfléchie : reflétée.
3. Revêtement : couche de lave dont les murailles sont recouvertes ; roche vive :
roche dont la surface est mise à nu, qui n’est recouverte par aucun revêtement.
4. Période silurienne : Ainsi nommée parce que les terrains de cette période
sont fort étendus en Angleterre, dans les contrées habitées autrefois par la peu-
plade celtique des Silures [note de Jules Verne].
156
C hapitre
 19

99 « C’est évident, m’écriai-je, les sédiments1 des eaux ont


100 formé, à la seconde époque de la terre, ces schistes, ces calcaires
101 et ces grès2 ! Nous tournons le dos au massif granitique3 ! Nous
102 ressemblons à des gens de Hambourg, qui prendraient le
103 chemin de Hanovre pour aller à Lubeck4. »
104 J’aurais dû garder pour moi mes observations. Mais mon
105 tempérament de géologue l’emporta sur la prudence, et
106 l’oncle Lidenbrock entendit mes exclamations.
107 « Qu’as-tu donc ? dit-il.
108 – Voyez ! répondis-je en lui montrant la succession variée
109 des grès, des calcaires et les premiers indices des terrains
110 ardoisés5.
111 – Eh bien ?
112 – Nous voici arrivés à cette période pendant laquelle ont
113 apparu les premières plantes et les premiers animaux !
114 – Ah ! tu penses ?
115 – Mais regardez, examinez, observez ! »
116 Je forçai le professeur à promener sa lampe sur les parois de
117 la galerie. Je m’attendais à quelque exclamation de sa part.
118 Mais il ne dit pas un mot et continua sa route.
119 M’avait-il compris ou non ? Ne voulait-il pas convenir, par
120 amour-propre d’oncle et de savant, qu’il s’était trompé en

1. Sédiments : particules de matière issues de la désagrégation des roches, qui,


après avoir été transportées par l’eau, se déposent et forment ensemble une
surface solide.
2. Schistes : roches sédimentaires souvent noires ; calcaires : roches sédimentaires
souvent blanche ; grès : roches formées de grains de sables collés les uns aux autres.
3. Granitique : fait de granit, roche très dure.
4. Hanovre, Lübeck : villes allemandes. Lübeck est située à 40 km au nord de
Hambourg, tandis que celle de Hanovre est à 150 km au sud.
5. Ardoisés : contenant de l’ardoise, pierre tendre et feuilletée, noire ou grise.

157
Voyage au centre de la Terre

121 choisissant le tunnel de l’est, ou tenait-il à reconnaître ce


122 passage jusqu’à son extrémité ? Il était évident que nous
123 avions quitté la route des laves, et que ce chemin ne pouvait
124 conduire au foyer du Sneffels.
125 Cependant je me demandai si je n’accordais pas une trop
126 grande importance à cette modification des terrains. Ne me
127 trompais-je pas moi-même ? Traversions-nous réellement ces
128 couches de roches superposées au massif granitique ?
129 « Si j’ai raison, pensai-je, je dois trouver quelque débris de
130 plante primitive, et il faudra bien se rendre à l’évidence.
131 Cherchons. »
132 Je n’avais pas fait cent pas que des preuves incontestables
133 s’offrirent à mes yeux. Cela devait être, car, à l’époque silu-
134 rienne1, les mers renfermaient plus de quinze cents espèces
135 végétales ou animales. Mes pieds, habitués au sol dur des
136 laves, foulèrent tout à coup une poussière faite de débris de
137 plantes et de coquilles. Sur les parois se voyaient distincte-
138 ment des empreintes de fucus et de lycopodes2. Le professeur
139 Lidenbrock ne pouvait s’y tromper ; mais il fermait les yeux,
140 j’imagine, et continuait son chemin d’un pas invariable.
141 C’était un entêtement poussé hors de toutes limites. Je n’y
142 tins plus. Je ramassai une coquille parfaitement conservée,
143 qui avait appartenu à un animal à peu près semblable au
144 cloporte3 actuel ; puis, je rejoignis mon oncle et je lui dis :
145 « Voyez !

1. Silurienne : période très ancienne de formation de l’écorce terrestre. Voir


note 4, p. 156.
2. Fucus : grande algue de mer brune ; lycopodes : plantes à grandes tiges vertes
et à petites feuilles, ressemblant à des plumeaux.
3. Cloporte : très petit crustacé terrestre, doté d’une carapace et de 14 pattes.

158
C hapitre
 20

146 – Eh bien, répondit-il tranquillement, c’est la coquille d’un


147 crustacé de l’ordre disparu des trilobites1. Pas autre chose.
148 – Mais n’en concluez-vous pas ?…
149 – Ce que tu conclus toi-même ? Si. Parfaitement. Nous avons
150 abandonné la couche de granit et la route des laves. Il est possible
151 que je me sois trompé ; mais je ne serai certain de mon erreur
152 qu’au moment où j’aurai atteint l’extrémité de cette galerie.
153 – Vous avez raison d’agir ainsi, mon oncle, et je vous approu-
154 verais, si nous n’avions à craindre un danger de plus en plus
155 menaçant.
– Et lequel ?
– Le manque d’eau.
– Eh bien ! nous nous rationnerons2, Axel. »

20
1 En effet, il fallut se rationner. Notre provision ne pouvait
2 durer plus de trois jours. C’est ce que je reconnus le soir au
3 moment du souper. Et, fâcheuse expectative3, nous avions peu
4 d’espoir de rencontrer quelque source vive dans ces terrains de
5 l’époque de transition.
6 Pendant toute la journée du lendemain, la galerie déroula
7 devant nos pas ses interminables arceaux4. Nous marchions
8 presque sans mot dire. Le mutisme5 de Hans nous gagnait.

1. Trilobites : classe d’animaux marins disparus depuis des millions d’années.


2. Nous nous rationnerons : nous ferons des rations, nous limiterons la quantité
d’eau que chacun peut consommer.
3. Expectative : attente.
4. Arceau : arc de cercle.
5. Mutisme : fait d’être muet, de ne rien dire.

159
Voyage au centre de la Terre

9 La route ne montait pas, du moins d’une façon sensible.


10 Parfois même elle semblait s’incliner. Mais cette tendance,
11 peu marquée d’ailleurs, ne devait pas rassurer le professeur,
12 car la nature des couches ne se modifiait pas, et la période de
13 transition s’affirmait davantage.
14 La lumière électrique faisait splendidement étinceler les
15 schistes, le calcaire et les vieux grès rouges des parois. On aurait
16 pu se croire dans une tranchée ouverte au milieu du Devonshire1,
17 qui donna son nom à ce genre de terrains. Des spécimens de
18 marbres magnifiques revêtaient les murailles, les uns, d’un gris
19 agate avec des veines blanches capricieusement accusées, les
20 autres, de couleur incarnat ou d’un jaune taché de plaques
21 rouges ; plus loin, des échantillons de ces griottes2 à couleurs
22 sombres, dans lesquels le calcaire se relevait en nuances vives.
23 La plupart de ces marbres offraient des empreintes d’ani-
24 maux primitifs. Depuis la veille, la création avait fait un
25 progrès évident. Au lieu des trilobites rudimentaires, j’aper-
26 cevais des débris d’un ordre plus parfait ; entre autres, des
27 poissons Ganoïdes et ces Sauropteris dans lesquels l’œil du
28 paléontologiste3 a su découvrir les premières formes du
29 reptile. Les mers dévoniennes4 étaient habitées par un grand
30 nombre d’animaux de cette espèce, et elles les déposèrent par
31 milliers sur les roches de nouvelle formation.
1. Devonshire : région du sud-ouest de l’Angleterre, qui donne son nom à la
période « dévonienne » qui succède aux périodes primitive et silurienne.
2. Agate : pierre précieuse aux teintes diverses et contrastées ; accusées : accen-
tuées ; incarnat : variété de rouge ; griottes : petites cerises.
3. Ganoïdes : recouverts d’une matière dure et brillante ; Sauropteris : défor-
mation de Sauropsides, groupe contenant les oiseaux et les reptiles ; paléonto-
logiste : spécialiste des êtres vivants du passé, dont il étudie les fossiles.
4. Dévoniennes : appartenant à la période « dévonienne » de formation de l’écorce
terrestre.
160
C hapitre
 20

32 Il devenait évident que nous remontions l’échelle de la vie


33 animale dont l’homme occupe le sommet. Mais le professeur
34 Lidenbrock ne paraissait pas y prendre garde.
35 Il attendait deux choses : ou qu’un puits vertical vînt à s’ou-
36 vrir sous ses pieds et lui permettre de reprendre sa descente, ou
37 qu’un obstacle l’empêchât de continuer cette route. Mais le soir
38 arriva sans que cette espérance se fût réalisée.
39 Le vendredi, après une nuit pendant laquelle je commençai
40 à ressentir les tourments de la soif, notre petite troupe s’en-
41 fonça de nouveau dans les détours de la galerie.
42 Après dix heures de marche, je remarquai que la réverbéra-
43 tion1 de nos lampes sur les parois diminuait singulièrement. Le
44 marbre, le schiste, le calcaire, les grès des murailles faisaient
45 place à un revêtement sombre et sans éclat. À un moment où le
46 tunnel devenait fort étroit, je m’appuyai sur sa paroi de gauche.
47 Quand je retirai ma main, elle était entièrement noire. Je
48 regardai de plus près. Nous étions en pleine houillère2.
49 « Une mine de charbon ! m’écriai-je.
50 – Une mine sans mineurs, répondit mon oncle.
51 – Eh ! qui sait ?
52 – Moi, je sais, répliqua le professeur d’un ton bref, et je suis
53 certain que cette galerie percée à travers ces couches de houille
54 n’a pas été faite de la main des hommes. Mais que ce soit ou
55 non l’ouvrage de la nature, cela m’importe peu. L’heure du
56 souper est venue. Soupons. »
57 Hans prépara quelques aliments. Je mangeai à peine, et
58 je bus les quelques gouttes d’eau qui formaient ma ration.

1. Réverbération : réflexion de la lumière des lampes.


2. Houillère : mine de houille, terme technique désignant le charbon.

161
Voyage au centre de la Terre

59 La gourde du guide à demi-pleine, voilà tout ce qui restait


60 pour désaltérer trois hommes.
61 Après leur repas, mes deux compagnons s’étendirent sur
62 leurs couvertures et trouvèrent dans le sommeil un remède à
63 leurs fatigues. Pour moi, je ne pus dormir, et je comptai les
64 heures jusqu’au matin.
65 Le samedi, à six heures, on repartit. Vingt minutes plus
66 tard, nous arrivions à une vaste excavation1 ; je reconnus alors
67 que la main de l’homme ne pouvait pas avoir creusé cette
68 houillère ; les voûtes en eussent été étançonnées2, et véritable-
69 ment elles ne se tenaient que par un miracle d’équilibre.
70 Cette espèce de caverne comptait cent pieds de largeur sur cent
71 cinquante de hauteur3. Le terrain avait été violemment écarté par
72 une commotion4 souterraine. Le massif terrestre, cédant à
73 quelque puissante poussée, s’était disloqué5, laissant ce large vide
74 où des habitants de la terre pénétraient pour la première fois.
75 Toute l’histoire de la période houillère6 était écrite sur ces
76 sombres parois, et un géologue en pouvait suivre facilement les
77 phases diverses. Les lits de charbon étaient séparés par des
78 strates de grès7 ou d’argile compactes, et comme écrasés par les
79 couches supérieures.

1. Excavation : trou creusé dans le sol.


2. Étançonnées : soutenues avec des étançons, supports qui empêchent une construc-
tion de s’écrouler.
3. Cent pieds de largeur sur cent cinquante de hauteur : 30 m de largeur
sur 45 m de hauteur (1 pied = 30 cm).
4. Commotion : secousse, choc.
5. Disloqué : déformé jusqu’à se briser.
6. Période houillère : autre nom de la période carbonifère, qui succède à la
période dévonienne.
7. Grès : roche formée de grains de sables collés les uns aux autres.

162
C hapitre
 20

80 À cet âge du monde qui précéda l’époque secondaire1, la


81 terre se recouvrit d’immenses végétations dues à la double
82 action d’une chaleur tropicale et d’une humidité persistante.
83 Une atmosphère de vapeurs enveloppait le globe de toutes
84 parts, lui dérobant encore les rayons du soleil.
85 De là cette conclusion que les hautes températures ne prove-
86 naient pas de ce foyer nouveau. Peut-être même l’astre du jour
87 n’était-il pas prêt à jouer son rôle éclatant. Les « climats2 »
88 n’existaient pas encore, et une chaleur torride se répandait à la
89 surface entière du globe, égale à l’équateur et aux pôles. D’où
90 venait-elle ? De l’intérieur du globe.
91 En dépit des théories du professeur Lidenbrock, un feu
92 violent couvait dans les entrailles du sphéroïde3 ; son action se
93 faisait sentir jusqu’aux dernières couches de l’écorce terrestre ;
94 les plantes, privées des bienfaisantes effluves du soleil, ne
95 donnaient ni fleurs ni parfums, mais leurs racines puisaient une
96 vie forte dans les terrains brûlants des premiers jours.
97 Il y avait peu d’arbres, des plantes herbacées seulement,
98 d’immenses gazons, des fougères, des lycopodes, des sigil-
99 laires, des astérophyllites4, familles rares dont les espèces se
100 comptaient alors par milliers.
101 Or c’est précisément à cette exubérante5 végétation que la
102 houille doit son origine. L’écorce élastique du globe obéissait
1. Époque secondaire : âge géologique qui succède à l’époque primaire,
laquelle regroupe les périodes précédemment mentionnées dans le roman (pri-
mitive, silurienne, dévonienne et carbonifère).
2. « Climats » : les différents climats qui existent à la surface du globe.
3. Sphéroïde : qui a la forme d’une sphère, comme la Terre.
4. Lycopodes : plantes à grandes tiges vertes et à petites feuilles, ressemblant à
des plumeaux ; sigillaires, astérophyllites : plantes fossiles de l’époque carbo-
nifère fréquentes dans les mines de charbon.
5. Exubérante : abondante.

163
Voyage au centre de la Terre

103 aux mouvements de la masse liquide qu’elle recouvrait. De là


104 des fissures, des affaissements1 nombreux. Les plantes, entraî-
105 nées sous les eaux, formèrent peu à peu des amas considérables.
106 Alors intervint l’action de la chimie naturelle : au fond des
107 mers, les masses végétales se firent tourbe2 d’abord ; puis,
108 grâce à l’influence des gaz et sous le feu de la fermentation,
109 elles subirent une minéralisation3 complète.
110 Ainsi se formèrent ces immenses couches de charbon qu’une
111 consommation excessive doit, pourtant, épuiser en moins de
112 trois siècles, si les peuples industriels n’y prennent garde.
113 Ces réflexions me venaient à l’esprit pendant que je considé-
114 rais les richesses houillères4 accumulées dans cette portion du
115 massif terrestre. Celles-ci, sans doute, ne seront jamais mises à
116 découvert. L’exploitation de ces mines reculées demanderait des
117 sacrifices trop considérables. À quoi bon, d’ailleurs, quand la
118 houille est répandue pour ainsi dire à la surface de la terre dans
119 un grand nombre de contrées ? Aussi, telles je voyais ces
120 couches intactes, telles elles seraient encore lorsque sonnerait la
121 dernière heure du monde.
122 Cependant nous marchions, et seul de mes compagnons
123 j’oubliais la longueur de la route pour me perdre au milieu de
124 considérations géologiques. La température restait sensible-
125 ment ce qu’elle était pendant notre passage au milieu des
126 laves et des schistes5. Seulement, mon odorat était affecté par

1. Affaissements : effondrements.
2. Tourbe : matière issue de la décomposition de végétaux.
3. Fermentation : processus chimique de dégradation d’un végétal en l’absence
d’oxygène ; minéralisation : production de minéraux.
4. Houillères : en charbon.
5. Schistes : roches souvent noires.

164
C hapitre
 20

127 une odeur très prononcée de protocarbure d’hydrogène1. Je


128 reconnus immédiatement dans cette galerie la présence d’une
129 notable quantité de ce fluide dangereux auquel les mineurs
130 ont donné le nom de grisou2, et dont l’explosion a si souvent
131 causé d’épouvantables catastrophes.
132 Heureusement, nous étions éclairés par les ingénieux appa-
133 reils de Ruhmkorff3. Si, par malheur, nous avions imprudem-
134 ment exploré cette galerie la torche à la main, une explosion
135 terrible eût fini le voyage en supprimant les voyageurs.
136 Cette excursion dans la houillère4 dura jusqu’au soir. Mon oncle
137 contenait à peine l’impatience que lui causait l’horizontalité de la
138 route. Les ténèbres, toujours profondes à vingt pas, empêchaient
139 d’estimer la longueur de la galerie, et je commençai à la croire
140 interminable, quand soudain, à six heures, un mur se présenta
141 inopinément5 à nous. À droite, à gauche, en haut, en bas, il n’y
142 avait aucun passage. Nous étions arrivés au fond d’une impasse.
143 « Eh bien, tant mieux ! s’écria mon oncle, je sais au moins
144 à quoi m’en tenir. Nous ne sommes pas sur la route de
145 Saknussemm, et il ne reste plus qu’à revenir en arrière. Prenons
146 une nuit de repos, et avant trois jours nous aurons regagné le
147 point où les deux galeries se bifurquent6.

1. Protocarbure d’hydrogène : nom scientifique du méthane, gaz incolore,


inodore et inflammable au contact de l’air.
2. Grisou : gaz enfermé dans certaines mines de houille, et qui peut s’en échapper
lors de leur exploitation, occasionnant au contact de l’air un « coup de grisou »,
explosion mortelle pour les mineurs.
3. Heinrich Ruhmkorff (1803-1877) : inventeur d’instruments électromagné-
tiques.
4. Houillère : mine de charbon.
5. Inopinément : de façon inattendue.
6. Se bifurquent : se divisent en deux voies.

165
Voyage au centre de la Terre

148 – Oui, dis-je, si nous en avons la force !


149 – Et pourquoi non ?
150 – Parce que, demain, l’eau manquera tout à fait.
– Et le courage manquera-t-il aussi ? » dit le professeur en
me regardant d’un œil sévère. »
Je n’osai lui répondre.

21
1 Le lendemain, le départ eut lieu de grand matin. Il fallait
2 se hâter. Nous étions à cinq jours de marche du carrefour.
3 Je ne m’appesantirai pas sur les souffrances de notre retour.
4 Mon oncle les supporta avec la colère d’un homme qui ne se
5 sent pas le plus fort ; Hans, avec la résignation de sa nature
6 pacifique ; moi, je l’avoue, me plaignant et me désespérant ;
7 je ne pouvais avoir de cœur contre cette mauvaise fortune.
8 Ainsi que je l’avais prévu, l’eau fit tout à fait défaut à la fin
9 du premier jour de marche. Notre provision liquide se
10 réduisit alors à du genièvre1 ; mais cette infernale liqueur
11 brûlait le gosier, et je ne pouvais même en supporter la vue.
12 Je trouvais la température étouffante. La fatigue me paraly-
13 sait. Plus d’une fois, je faillis tomber sans mouvement. On
14 faisait halte alors ; mon oncle ou l’Islandais me réconfortaient
15 de leur mieux. Mais je voyais déjà que le premier réagissait
16 péniblement contre l’extrême fatigue et les tortures nées de la
17 privation d’eau.
18 Enfin, le mardi 8 juillet, en nous traînant sur les genoux, sur
19 les mains, nous arrivâmes à demi-morts au point de jonction

1. Genièvre : boisson alcoolisée obtenue par la distillation des baies du genévrier.

166
C hapitre
 21

20 des deux galeries. Là je demeurai comme une masse inerte1,


21 étendu sur le sol de lave. Il était dix heures du matin.
22 Hans et mon oncle, accotés2 à la paroi, essayèrent de grignoter
23 quelques morceaux de biscuit. De longs gémissements s’échap-
24 paient de mes lèvres tuméfiées3. Je tombai dans un profond
25 assoupissement.
26 Au bout de quelque temps, mon oncle s’approcha de moi
27 et me souleva entre ses bras :
28 « Pauvre enfant ! » murmura-t-il avec un véritable accent
29 de pitié.
30 Je fus touché de ces paroles, n’étant pas habitué aux tendresses
31 du farouche4 professeur. Je saisis ses mains frémissantes dans les
32 miennes. Il se laissa faire en me regardant. Ses yeux étaient
33 humides.
34 Je le vis alors prendre la gourde suspendue à son côté. À ma
35 grande stupéfaction, il l’approcha de mes lèvres :
36 « Bois, » fit-il.
37 Avais-je bien entendu ? Mon oncle était-il fou ? Je le regar-
38 dais d’un air hébété. Je ne voulais pas le comprendre.
39 « Bois, » reprit-il.
40 Et relevant sa gourde, il la vida tout entière entre mes lèvres.
41 Oh ! jouissance infinie ! une gorgée d’eau vint humecter5
42 ma bouche en feu, une seule, mais elle suffit à rappeler en moi
43 la vie qui s’échappait.
44 Je remerciai mon oncle en joignant les mains.

1. Inerte : immobile, qui ne donne pas signe de vie.


2. Accotés : appuyés.
3. Tuméfiées : enflées.
4. Farouche : sauvage, rude.
5. Humecter : humidifier.

167
Voyage au centre de la Terre

45 « Oui, fit-il, une gorgée d’eau ! la dernière ! Entends-tu bien ?


46 la dernière ! Je l’avais précieusement gardée au fond de ma
47 gourde. Vingt fois, cent fois, j’ai dû résister à mon effrayant
48 désir de la boire ! Mais non, Axel, je la réservais pour toi.
49 – Mon oncle ! murmurai-je pendant que de grosses larmes
50 mouillaient mes yeux.
51 – Oui, pauvre enfant, je savais qu’à ton arrivée à ce carre-
52 four, tu tomberais à demi-mort, et j’ai conservé mes dernières
53 gouttes d’eau pour te ranimer.
54 – Merci ! merci ! » m’écriai-je.
55 Si peu que ma soif fût apaisée, j’avais cependant retrouvé
56 quelque force. Les muscles de mon gosier1, contractés jusqu’alors,
57 se détendaient et l’inflammation de mes lèvres s’était adoucie. Je
58 pouvais parler.
59 « Voyons, dis-je, nous n’avons maintenant qu’un parti à
60 prendre ; l’eau nous manque ; il faut revenir sur nos pas. »
61 Pendant que je parlais ainsi, mon oncle évitait de me regarder ;
62 il baissait la tête ; ses yeux fuyaient les miens.
63 « Il faut revenir, m’écriai-je, et reprendre le chemin du
64 Sneffels2. Que Dieu nous donne la force de remonter jusqu’au
65 sommet du cratère !
66 – Revenir ! fit mon oncle, comme s’il répondait plutôt à lui
67 qu’à moi-même.
68 – Oui, revenir, et sans perdre un instant. »
69 Il y eut un moment de silence assez long.
70 « Ainsi donc, Axel, reprit le professeur d’un ton bizarre, ces
71 quelques gouttes d’eau ne t’ont pas rendu le courage et l’énergie ?
72 – Le courage !
1. Gosier : gorge.
2. Sneffels (ou Snæfellsjökull) : volcan islandais.

168
C hapitre
 21

73 – Je te vois abattu comme avant, et faisant encore entendre


74 des paroles de désespoir ! »
75 À quel homme avais-je affaire et quels projets son esprit
76 audacieux formait-il encore ?
77 « Quoi vous ne voulez pas ?…
78 – Renoncer à cette expédition, au moment où tout annonce
79 qu’elle peut réussir ! Jamais !
80 – Alors il faut se résigner à périr ?
81 – Non, Axel, non ! pars. Je ne veux pas ta mort ! Que Hans
82 t’accompagne. Laisse-moi seul !
83 – Vous abandonner !
84 – Laisse-moi, te dis-je ! J’ai commencé ce voyage ; je l’accom-
85 plirai jusqu’au bout, ou je n’en reviendrai pas. Va-t’en, Axel,
86 va-t’en ! »
87 Mon oncle parlait avec une extrême surexcitation. Sa voix,
88 un instant attendrie, redevenait dure, menaçante. Il luttait
89 avec une sombre énergie contre l’impossible ! Je ne voulais pas
90 l’abandonner au fond de cet abîme1, et, d’un autre côté, l’ins-
91 tinct de la conservation me poussait à le fuir.
92 Le guide suivait cette scène avec son indifférence accou-
93 tumée2. Il comprenait cependant ce qui se passait entre ses
94 deux compagnons. Nos gestes indiquaient assez la voie diffé-
95 rente où chacun de nous essayait d’entraîner l’autre ; mais
96 Hans semblait s’intéresser peu à la question dans laquelle son
97 existence se trouvait en jeu, prêt à partir si l’on donnait le
98 signal du départ, prêt à rester à la moindre volonté de son
99 maître.

1. Abîme : gouffre, précipice.


2. Accoutumée : habituelle.

169
Voyage au centre de la Terre

100 Que ne pouvais-je en cet instant me faire entendre de lui !


101 Mes paroles, mes gémissements, mon accent auraient eu raison
102 de cette froide nature. Ces dangers que le guide ne paraissait
103 pas soupçonner, je les lui eusse fait comprendre et toucher du
104 doigt. À nous deux nous aurions peut-être convaincu l’entêté
105 professeur. Au besoin, nous l’aurions contraint à regagner les
106 hauteurs du Sneffels !
107 Je m’approchai de Hans. Je mis ma main sur la sienne. Il
108 ne bougea pas. Je lui montrai la route du cratère. Il demeura
109 immobile. Ma figure haletante1 disait toutes mes souffrances.
110 L’Islandais remua doucement la tête, et désignant tranquille-
111 ment mon oncle :
112 « Master », fit-il.
113 — Le maître, m’écriai-je ! insensé ! non, il n’est pas le maître
114 de ta vie ! il faut fuir ! il faut l’entraîner ! M’entends-tu ! me
115 comprends-tu ?
116 J’avais saisi Hans par le bras. Je voulais l’obliger à se lever.
117 Je luttais avec lui. Mon oncle intervint.
118 « Du calme, Axel, dit-il. Tu n’obtiendras rien de cet impas-
119 sible serviteur. Ainsi, écoute ce que j’ai à te proposer. »
120 Je me croisai les bras, en regardant mon oncle bien en face.
121 « Le manque d’eau, dit-il, met seul obstacle à l’accomplis-
122 sement de mes projets. Dans cette galerie de l’est, faite de
123 laves, de schistes, de houilles2, nous n’avons pas rencontré une
124 seule molécule liquide. Il est possible que nous soyons plus
125 heureux en suivant le tunnel de l’ouest. »
126 Je secouai la tête avec un air de profonde incrédulité3.
1. Haletant : respirant rapidement, sous le coup de l’émotion et de la curiosité.
2. Schistes : roches souvent noires ; houilles : charbon.
3. Incrédulité : état d’une personne incrédule, qui ne croit pas.

170
C hapitre
 22

127 « Écoute-moi jusqu’au bout, reprit le professeur en forçant


128 la voix. Pendant-que tu gisais ici sans mouvement, j’ai été
129 reconnaître la conformation1 de cette galerie. Elle s’enfonce
130 directement dans les entrailles du globe, et, en peu d’heures,
131 elle nous conduira au massif granitique2. Là, nous devons
132 rencontrer des sources abondantes. La nature de la roche le veut
133 ainsi, et l’instinct est d’accord avec la logique pour appuyer ma
134 conviction. Or, voici ce que j’ai à te proposer. Quand Colomb3
135 a demandé trois jours à ses équipages pour trouver les terres
136 nouvelles, ses équipages, malades, épouvantés, ont cependant
137 fait droit à sa demande, et il a découvert le nouveau monde.
138 Moi, le Colomb de ces régions souterraines, je ne te demande
139 qu’un jour encore. Si, ce temps écoulé, je n’ai pas rencontré
140 l’eau qui nous manque, je te le jure, nous reviendrons à la
141 surface de la terre. » En dépit de mon irritation4 je fus ému de
142 ces paroles et de la violence que se faisait mon oncle pour tenir
143 un pareil langage.
144 « Eh bien ! m’écriai-je, qu’il soit fait comme vous le désirez,
145 et que Dieu récompense votre énergie surhumaine. Vous
n’avez plus que quelques heures à tenter le sort ! En route ! »

22
1
La descente recommença cette fois par la nouvelle galerie.
2
Hans marchait en avant, selon son habitude. Nous n’avions

1. Conformation : forme, disposition.


2. Granitique : fait de granit, roche très dure.
3. Christophe Colomb (1451-1506) : navigateur espagnol, qui débarqua en
Amérique en cherchant une nouvelle route des Indes.
4. Irritation : colère.

171
Voyage au centre de la Terre

3 pas fait cent pas, que le professeur, promenant sa lampe le


long des murailles, s’écriait :
5 « Voilà les terrains primitifs1 ! nous sommes dans la bonne
voie ! Marchons ! marchons !
7 Lorsque la terre se refroidit peu à peu aux premiers jours du
8 monde, la diminution de son volume produisit dans l’écorce
9 des dislocations, des ruptures, des retraits, des fendilles2. Le
10 couloir actuel était une fissure de ce genre par laquelle s’épan-
11 chait autrefois le granit éruptif3. Ses mille détours formaient
12 un inextricable4 labyrinthe à travers le sol primordial.
13 À mesure que nous descendions, la succession des couches
14 composant le terrain primitif apparaissait avec plus de netteté.
15 La science géologique considère ce terrain primitif comme la
16 base de l’écorce minérale, et elle a reconnu qu’il se compose de
17 trois couches différentes, les schistes, les gneiss, les mica-
18 schistes5, reposant sur cette roche inébranlable qu’on appelle le
19 granit.
20 Or, jamais minéralogistes6 ne s’étaient rencontrés dans
21 des circonstances aussi merveilleuses pour étudier la nature
22 sur place. Ce que la sonde, machine inintelligente et brutale,
23 ne pouvait rapporter à la surface du globe de sa texture7
24 interne, nous allions l’étudier de nos yeux, le toucher de nos
25 mains.

1. Primitifs : qui datent de la première période de formation de l’écorce terrestre.


2. Dislocations : déformations ; fendilles : petites fentes.
3. S’épanchait : se vidait ; granit éruptif : granit provenant des éruptions volca-
niques.
4. Inextricable : dont on ne peut sortir.
5. Micaschistes : roches contenant du mica, minéral très brillant.
6. Minéralogiste : savant qui étudie les minéraux de l’écorce terrestre.
7. Texture : disposition des éléments de la nature.

172
C hapitre
 22

26 À travers l’étage des schistes, colorés de belles nuances


27 vertes, serpentaient des filons métalliques de cuivre, de
28 manganèse1 avec quelques traces de platine et d’or. Je songeais
29 à ces richesses enfouies dans les entrailles du globe et dont
30 l’avide2 humanité n’aura jamais la jouissance ! Ces trésors, les
31 bouleversements des premiers jours les ont enterrés à de telles
32 profondeurs, que ni la pioche ni le pic ne sauront les arracher
33 à leur tombeau.
34 Aux schistes succédèrent les gneiss, d’une structure stra-
35 tiforme3, remarquables par la régularité et le parallélisme de
36 leurs feuillets, puis les micaschistes disposés en grandes
37 lamelles rehaussées à l’œil par les scintillations du mica
38 blanc.
39 La lumière des appareils, répercutée par les petites facettes
40 de la masse rocheuse, croisait ses jets de feu sous tous les
41 angles, et je m’imaginais voyager à travers un diamant creux,
42 dans lequel les rayons se brisaient en mille éblouissements.
43 Vers six heures du soir, cette fête de la lumière vint à dimi-
44 nuer sensiblement, presque à cesser ; les parois prirent une
45 teinte cristallisée, mais sombre ; le mica se mélangea plus
46 intimement au feldspath et au quartz4, pour former la roche
47 par excellence, la pierre dure entre toutes, celle qui supporte,
48 sans en être écrasée, les quatre étages de terrain du globe.
49 Nous étions murés dans l’immense prison de granit.

1. Filon : masse allongée d’un minerai qui existe dans le sol – comme un fil –
entre deux couches d’autres minerais ; manganèse : métal de couleur grise.
2. Avide : qui désire ardemment quelque chose, ici la richesse.
3. Stratiforme : qui se présente en strates, en couches superposées.
4. Mica : minéral très brillant ; feldspath : minéral qui est un constituant essen-
tiel des roches éruptives ; quartz : minéral que l’on trouve dans de nombreuses
roches.
173
Voyage au centre de la Terre

50 Il était huit heures du soir. L’eau manquait toujours. Je


51 souffrais horriblement. Mon oncle marchait en avant. Il ne
52 voulait pas s’arrêter. Il tendait l’oreille pour surprendre les
53 murmures de quelque source. Mais rien !
54 Cependant mes jambes refusaient de me porter. Je résistais
55 à mes tortures pour ne pas obliger mon oncle à faire halte.
56 C’eût été pour lui le coup du désespoir, car la journée finissait,
57 la dernière qui lui appartînt.
58 Enfin mes forces m’abandonnèrent. Je poussai un cri et je
59 tombai.
60 « À moi ! je meurs ! »
61 Mon oncle revint sur ses pas. Il me considéra en croisant ses
62 bras ; puis ces paroles sourdes sortirent de ses lèvres :
63 « Tout est fini ! »
64 Un effrayant geste de colère frappa une dernière fois mes
65 regards, et je fermai les yeux.
66 Lorsque je les rouvris, j’aperçus mes deux compagnons
67 immobiles et roulés dans leur couverture. Dormaient-ils ? Pour
68 mon compte, je ne pouvais trouver un instant de sommeil. Je
69 souffrais trop, et surtout de la pensée que mon mal devait être
70 sans remède. Les dernières paroles de mon oncle retentissaient
71 dans mon oreille. « Tout était fini ! » car, dans un pareil état de
72 faiblesse, il ne fallait même pas songer à regagner la surface du
73 globe.
74 Il y avait une lieue et demie1 d’écorce terrestre ! Il me
75 semblait que cette masse pesait de tout son poids sur mes
76 épaules. Je me sentais écrasé, et je m’épuisais en efforts violents
77 pour me retourner sur ma couche de granit.

1. Une lieue et demie : 7,2 km (1 lieue = 4,8 km).

174
Des clés Science et poésie
Chapitre 22
pour vous guider de « à mesure que » (p. 172, l. 13)
à « éblouissements » (p. 173, l. 42)

En se dirigeant vers le centre de la Terre, Axel observe les diverses


couches géologiques qui témoignent de la façon dont s’est formée
l’écorce terrestre.

1 Relevez les termes scientifiques. En quoi participent-


ils au réalisme du roman ?

2 Montrez qu’Axel ne se contente pas d’un regard


de scientifique, mais qu’il s’intéresse aussi à la
beauté du spectacle.

3 En quoi peut-on dire que ce passage apporte une


dimension poétique à la science ?
pour vous aider
• Étudiez le jeu sur les sonorités des termes scientifiques.
• Montrez le rôle des figures de style, en particulier des comparaisons
et des métaphores.
• Commentez l’image finale du diamant.

4 GRAMMAIRE • Dans les deux premiers paragraphes,


étudiez les articles.
pour vous aider On distingue l’article défini (le, la, les), l’article indéfini
(un, une, des), l’article partitif (du, de la, de l’). N’oubliez pas de commenter
les cas où le nom n’est pas précédé d’un article.

POUR ALLER plus loin


ÉCRIT D’APPROPRIATION • Écrivez un texte narratif à la première personne
en y intégrant des connaissances scientifiques et techniques.

175
Voyage au centre de la Terre

78 Quelques heures se passèrent. Un silence profond régnait


79 autour de nous, un silence de tombeau. Rien n’arrivait à travers
80 ces murailles dont la plus mince mesurait cinq milles1 d’épaisseur.
81 Cependant, au milieu de mon assoupissement, je crus
82 entendre un bruit. L’obscurité se faisait dans le tunnel. Je
83 regardai plus attentivement, et il me sembla voir l’Islandais
84 qui disparaissait, la lampe à la main.
85 Pourquoi ce départ ? Hans nous abandonnait-il ? Mon oncle
86 dormait. Je voulus crier. Ma voix ne put trouver passage entre
87 mes lèvres desséchées. L’obscurité était devenue profonde, et les
88 derniers bruits venaient de s’éteindre.
89 « Hans nous abandonne ! m’écriai-je. Hans ! Hans ! »
90 Ces mots, je les criais en moi-même. Ils n’allaient pas plus
91 loin. Cependant, après le premier instant de terreur, j’eus honte
92 de mes soupçons contre un homme dont la conduite n’avait rien
93 eu jusque-là de suspect. Son départ ne pouvait être une fuite.
94 Au lieu de remonter la galerie, il la descendait. De mauvais
95 desseins l’eussent entraîné en haut, non en bas. Ce raisonne-
96 ment me calma un peu, et je revins à un autre ordre d’idées.
97 Hans, cet homme paisible, un motif grave avait pu seul l’arra-
98 cher à son repos. Allait-il donc à la découverte ? Avait-il
99 entendu pendant la nuit silencieuse quelque murmure dont la
100 perception n’était pas arrivée jusqu’à moi ?

23
1
Pendant une heure, j’imaginai dans mon cerveau en délire
2
toutes les raisons qui avaient pu faire agir le tranquille chasseur.

1. Cinq milles : 8 km (1 mille = 1 600 m).

176
C hapitre
 23

Les idées les plus absurdes s’enchevêtrèrent dans ma tête. Je


4 crus que j’allais devenir fou !
5 Mais enfin un bruit de pas se produisit dans les profondeurs
6 du gouffre. Hans remontait. La lumière incertaine commen-
7 çait à glisser sur les parois, puis elle déboucha par l’orifice du
couloir. Hans parut.
9 Il s’approcha de mon oncle, lui mit la main sur l’épaule et
10 l’éveilla doucement. Mon oncle se leva.
11 « Qu’est-ce donc ? fit-il.
12 – « Vatten », répondit le chasseur.
13 Il faut croire que sous l’inspiration des violentes douleurs,
14 chacun devient polyglotte1. Je ne savais pas un seul mot de
15 danois, et cependant je compris d’instinct le mot de notre
16 guide.
17 « De l’eau ! de l’eau ! m’écriai-je, battant des mains, gesti-
18 culant comme un insensé.
19 – De l’eau ! répétait mon oncle. Hvar ? demanda-t-il à l’Is-
20 landais.
21 – Nedat », répondit Hans.
22 Où ? en bas ! Je comprenais tout. J’avais saisi les mains du
23 chasseur, et je les pressais, tandis qu’il me regardait avec calme.
24 Les préparatifs du départ ne furent pas longs, et bientôt
25 nous cheminions un couloir dont la pente atteignait deux
26 pieds par toise2. Une heure plus tard, nous avions fait mille
27 toises environ et descendu deux mille pieds.
28 En ce moment, j’entendis distinctement un son inaccou-
29 tumé courir dans les flancs de la muraille granitique, une sorte

1. Devient polyglotte : devient capable de parler plusieurs langues.


2. Deux pieds : 60 cm (1 pied = 30 cm) ; toise : ancienne mesure de longueur
valant près de 2 mètres.
177
Voyage au centre de la Terre

30 de mugissement1 sourd, comme un tonnerre éloigné. Pendant


31 cette première demi-heure de marche, ne rencontrant point la
32 source annoncée, je sentais les angoisses me reprendre ; mais
33 alors mon oncle m’apprit l’origine des bruits qui se produi-
34 saient.
35 « Hans ne s’est pas trompé, dit-il ; ce que tu entends là,
36 c’est le mugissement d’un torrent.
37 – Un torrent ? m’écriai-je.
38 – Il n’y a pas à en douter. Un fleuve souterrain circule autour
39 de nous ! »
40 Nous hâtâmes le pas, surexcités par l’espérance. Je ne
41 sentais plus ma fatigue. Ce bruit d’une eau murmurante me
42 rafraîchissait déjà. Le torrent, après s’être longtemps soutenu
43 au-dessus de notre tête, courait maintenant dans la paroi de
44 gauche, mugissant et bondissant. Je passais fréquemment ma
45 main sur le roc, espérant y trouver des traces de suintement2
46 ou d’humidité. Mais en vain.
47 Une demi-heure s’écoula encore. Une demi-lieue3 fut encore
48 franchie.
49 Il devint alors évident que le chasseur, pendant son absence,
50 n’avait pu prolonger ses recherches au-delà. Guidé par un
51 instinct particulier aux montagnards, aux hydroscopes4, il
52 « sentit » ce torrent à travers le roc, mais certainement il n’avait
53 point vu le précieux liquide ; il ne s’y était pas désaltéré5.
1. Mugissement : bruit ressemblant au cri sourd et prolongé d’une vache ou
d’un bœuf.
2. Suintement : écoulement lent d’un liquide, goutte à goutte.
3. Une demi-lieue : 2,4 km (1 lieue = 4,8 km).
4. Hydroscopes : ou sourciers, personnes censées être capables de découvrir les
sources cachées, les nappes d’eau souterraines.
5. Il ne s’y était pas désaltéré : il n’y avait pas apaisé sa soif, il n’y avait pas bu.

178
C hapitre
 23

54 Bientôt même il fut constant que, si notre marche conti-


55 nuait, nous nous éloignerions du torrent dont le murmure
56 tendait à diminuer.
57 On rebroussa chemin. Hans s’arrêta à l’endroit précis où le
58 torrent semblait être le plus rapproché.
59 Je m’assis près de la muraille, tandis que les eaux couraient
60 à deux pieds de moi avec une violence extrême. Mais un mur
61 de granit nous en séparait encore.
62 Sans réfléchir, sans me demander si quelque moyen n’existait
63 pas de se procurer cette eau, je me laissai aller à un premier
64 moment de désespoir.
65 Hans me regarda et je crus voir un sourire apparaître sur ses
66 lèvres.
67 Il se leva et prit la lampe. Je le suivis. Il se dirigea vers la
68 muraille. Je le regardai faire. Il colla son oreille sur la pierre
69 sèche, et la promena lentement en écoutant avec le plus grand
70 soin. Je compris qu’il cherchait le point précis où le torrent se
71 faisait entendre plus bruyamment. Ce point, il le rencontra
72 dans la paroi latérale de gauche, à trois pieds1 au-dessus du
73 sol.
74 Combien j’étais ému ! Je n’osais deviner ce que voulait faire
75 le chasseur ! Mais il fallut bien le comprendre et l’applaudir,
76 et le presser de mes caresses, quand je le vis saisir son pic pour
77 attaquer la roche elle-même.
78 « Sauvés ! m’écriai-je.
79 – Oui, répétait mon oncle avec frénésie2, Hans a raison !
80 Ah ! le brave chasseur ! Nous n’aurions pas trouvé cela ! »

1. Trois pieds : 90 cm (1 pied = 30 cm).


1. Avec frénésie : avec une excitation extrême.

179
Voyage au centre de la Terre

81 Je le crois bien ! Un pareil moyen, quelque simple qu’il fût,


82 ne nous serait pas venu à l’esprit. Rien de plus dangereux que
de donner un coup de pioche dans cette charpente du globe.
84 Et si quelque éboulement allait se produire qui nous écrase-
85 rait ! Et si le torrent, se faisant jour à travers le roc, allait nous
86 envahir !
87 Ces dangers n’avaient rien de chimérique1 ; mais alors les
88 craintes d’éboulement ou d’inondation ne pouvaient nous
89 arrêter, et notre soif était si intense que pour l’apaiser nous
90 eussions creusé au lit même de l’Océan.
91 Hans se mit à ce travail, que ni mon oncle ni moi nous
92 n’eussions accompli. L’impatience emportant notre main, la
93 roche eût volé en éclats sous ses coups précipités. Le guide, au
94 contraire, calme et modéré, usa peu à peu le rocher par une
95 série de petits coups répétés, creusant une ouverture large de
96 six pouces2. J’entendais le bruit du torrent s’accroître, et je
97 croyais déjà sentir l’eau bienfaisante rejaillir sur mes lèvres.
98 Bientôt le pic s’enfonça de deux pieds3 dans la muraille de
99 granit. Le travail durait depuis plus d’une heure. Je me tordais
100 d’impatience ! Mon oncle voulait employer les grands moyens.
101 J’eus de la peine à l’arrêter, et déjà il saisissait son pic, quand
102 soudain un sifflement se fit entendre. Un jet d’eau s’élança de
103 la muraille et vint se briser sur la paroi opposée.
104 Hans, à demi renversé par le choc, ne put retenir un cri de
105 douleur. Je le compris lorsque, plongeant mes mains dans le
106 jet liquide, je poussai à mon tour une violente exclamation.
107 La source était bouillante.
1. Chimérique : qui relève du rêve, de l’imagination, de l’illusion.
2. Six pouces : 15,2 cm (1 pouce = 2,54 cm).
3. Deux pieds : 60 cm (1 pied = 30 cm).

180
C hapitre
 23

108 « De l’eau à cent degrés ! m’écriai-je.


109 – Eh bien, elle refroidira, » répondit mon oncle.
110 Le couloir s’emplissait de vapeurs, tandis qu’un ruisseau se
111 formait et allait se perdre dans les sinuosités1 souterraines ;
112 bientôt nous y puisions notre première gorgée. Ah ! quelle
113 jouissance ! Quelle incomparable volupté2 ! Qu’était cette
114 eau ? D’où venait-elle ? Peu importait. C’était de l’eau, et,
115 quoique chaude encore, elle ramenait au cœur la vie prête à
116 s’échapper. Je buvais sans m’arrêter, sans goûter même.
117 Ce ne fut qu’après une minute de délectation3 que je m’écriai :
118 « Mais c’est de l’eau ferrugineuse4 !
119 – Excellente pour l’estomac, répliqua mon oncle, et d’une
120 haute minéralisation ! Voilà un voyage qui vaudra celui de Spa
121 ou de Tœplitz5 !
122 – Ah ! que c’est bon !
123 – Je le crois bien, une eau puisée à deux lieues sous terre ! Elle
124 a un goût d’encre qui n’a rien de désagréable. Une fameuse
125 ressource que Hans nous a procurée là ! Aussi je propose de
126 donner son nom à ce ruisseau salutaire6.
127 – Bien ! » m’écriai-je.
128 Et le nom de « Hans-bach7 » fut aussitôt adopté.

1. Sinuosités : lignes courbes, qui font des détours au lieu d’aller tout droit.
2. Volupté : plaisir extrême.
3. Délectation : fait de savourer, de déguster avec beaucoup de plaisir.
4. Ferrugineuse : qui contient une grande quantité de fer.
5. Spa : station thermale belge, célèbre au xixe siècle ; Tœplitz : nom allemand
de Teplice, station thermale tchèque. Les stations thermales sont situées près de
sources d’eau naturellement chaude qui tirent leurs propriétés réputées béné-
fiques des minéraux contenus dans les roches à travers lesquelles elles s’écoulent.
6. Salutaire : qui assure le salut, qui sauve la vie.
7. Hans-bach : « ruisseau de Hans », en allemand.

181
Voyage au centre de la Terre

129 Hans n’en fut pas plus fier. Après s’être modérément rafraîchi,
130 il s’accota1 dans un coin avec son calme accoutumé.
131 « Maintenant, dis-je, il ne faudrait pas laisser perdre cette eau.
132 – À quoi bon ? répondit mon oncle, je soupçonne la source
133 d’être intarissable.
134 – Qu’importe ! remplissons l’outre2 et les gourdes, puis nous
135 essayerons de boucher l’ouverture. »
136 Mon conseil fut suivi. Hans, au moyen d’éclats de granit et
137 d’étoupe, essaya d’obstruer l’entaille3 faite à la paroi. Ce ne fut pas
138 chose facile. On se brûlait les mains sans y parvenir ; la pression
139 était trop considérable, et nos efforts demeurèrent infructueux.
140 « Il est évident, dis-je, que les nappes supérieures de ce cours
141 d’eau sont situées à une grande hauteur, à en juger par la force
142 du jet.
143 – Cela n’est pas douteux, répliqua mon oncle ; il y a là mille
144 atmosphères de pression, si cette colonne d’eau a trente-deux
145 mille pieds4 de hauteur. Mais il me vient une idée.
146 – Laquelle ?
147 – Pourquoi nous entêter à boucher cette ouverture ?
148 – Mais, parce que… »
149 J’aurais été embarrassé de trouver une bonne raison.
150 « Quand nos gourdes seront vides, sommes-nous assurés de
151 pouvoir les remplir ?
152 – Non, évidemment.

1. S’accoter : s’appuyer.
2. Outre : récipient en peau d’animal et en forme de sac pouvant contenir une
grande quantité de liquide.
3. Étoupe : partie la plus grossière du chanvre et du lin, non encore filée ; obs-
truer : boucher ; entaille : coupure qui enlève une partie, laisse une marque.
4. Atmosphère : unité de mesure de la pression exercée par les fluides ; trente-
deux mille pieds : 9,6 km (1 pied = 30 cm).
182
C hapitre
 24

153 – Eh bien, laissons couler cette eau ! Elle descendra natu-


154 rellement et guidera ceux qu’elle rafraîchira en route !
155 – Voilà qui est bien imaginé ! m’écriai-je, et avec ce ruis-
156 seau pour compagnon, il n’y a plus aucune raison pour ne pas
157 réussir dans nos projets.
158 – Ah ! tu y viens, mon garçon, dit le professeur en riant.
159 – Je fais mieux que d’y venir, j’y suis.
160 – Un instant ! Commençons par prendre quelques heures
de repos. »
J’oubliais vraiment qu’il fît nuit. Le chronomètre se chargea de
me l’apprendre. Bientôt chacun de nous, suffisamment restauré et
rafraîchi, s’endormit d’un profond sommeil.

24
1 Le lendemain, nous avions déjà oublié nos douleurs passées.
2 Je m’étonnai tout d’abord de n’avoir plus soif, et j’en demandai
la raison. Le ruisseau qui coulait à mes pieds en murmurant se
4 chargea de me répondre.
5 On déjeuna et l’on but de cette excellente eau ferrugineuse1.
6 Je me sentais tout ragaillardi2 et décidé à aller loin. Pourquoi
7 un homme convaincu comme mon oncle ne réussirait-il pas,
avec un guide industrieux3 comme Hans et un neveu « déter-
9 miné » comme moi ? Voilà les belles idées qui se glissaient
10 dans mon cerveau ! On m’eût proposé de remonter à la cime
11 du Sneffels que j’aurais refusé avec indignation.
12 Mais il n’était heureusement question que de descendre.
1. Ferrugineuse : qui contient du fer.
2. Ragaillardi : revigoré.
3. Industrieux : habile, efficace.

183
Voyage au centre de la Terre

13 « Partons ! » m’écriai-je, en éveillant par des accents enthou-


14 siastes les vieux échos du globe.
15 La marche fut reprise le jeudi à huit heures du matin.
16 Le couloir de granit, se contournant en sinueux détours, présen-
17 tait des coudes inattendus et affectait l’imbroglio1 d’un laby-
18 rinthe ; mais, en somme, sa direction principale était toujours
19 le sud-est. Mon oncle ne cessait de consulter avec le plus grand
20 soin sa boussole, pour se rendre compte du chemin parcouru.
21 La galerie s’enfonçait presque horizontalement, avec deux
22 pouces2 de pente par toise3, tout au plus. Le ruisseau coulait
23 sans précipitation en murmurant sous nos pieds. Je le compa-
24 rais à quelque génie familier qui nous guidait à travers la
25 terre, et de la main je caressais la tiède naïade4 dont les chants
26 accompagnaient nos pas. Ma bonne humeur prenait volon-
27 tiers une tournure mythologique.
28 Quant à mon oncle, il pestait contre l’horizontalité de la
29 route, lui, « l’homme des verticales ». Son chemin s’allongeait
30 indéfiniment, et au lieu de glisser le long du rayon terrestre,
31 suivant son expression, il s’en allait par l’hypoténuse5. Mais
32 nous n’avions pas le choix, et tant que l’on gagnait vers le
33 centre6, si peu que ce fût, il ne fallait pas se plaindre.
34 D’ailleurs, de temps à autre, les pentes s’abaissaient ; la naïade
35 se mettait à dégringoler en mugissant7, et nous descendions plus
36 profondément avec elle.
1. Imbroglio : situation embrouillée.
2. Deux pouces : 5 cm (1 pouce = 2,54 cm).
3. Toise : ancienne mesure de longueur d’environ deux mètres.
4. Génie : être surnaturel ; naïade : divinité de l’eau.
5. Hypoténuse : le plus grand côté d’un triangle rectangle.
6. Que l’on gagnait vers le centre : que l’on se rapprochait du centre.
7. En mugissant : en émettant un bruit pareil au cri sourd et prolongé d’un bovin.

184
C hapitre
 24

37 En somme, ce jour-là et le lendemain, on fit beaucoup de


38 chemin horizontal, et relativement peu de chemin vertical.
39 Le vendredi soir, 10 juillet, d’après l’estime, nous devions
40 être à trente lieues1 au sud-est de Reykjavik2 et à une profon-
41 deur de deux lieues et demie.
42 Sous nos pieds s’ouvrit alors un puits assez effrayant. Mon
43 oncle ne put s’empêcher de battre des mains en calculant la
44 roideur3 de ses pentes.
45 « Voilà qui nous mènera loin, s’écria-t-il, et facilement, car
46 les saillies4 du roc font un véritable escalier ! »
47 Les cordes furent disposées par Hans de manière à prévenir5
48 tout accident. La descente commença. Je n’ose l’appeler péril-
49 leuse, car j’étais déjà familiarisé avec ce genre d’exercice.
50 Ce puits était une fente étroite pratiquée dans le massif, du
51 genre de celles qu’on appelle « faille ». La contraction de la
52 charpente terrestre, à l’époque de son refroidissement, l’avait
53 évidemment produite. Si elle servit autrefois de passage aux
54 matières éruptives6 vomies par le Sneffels, je ne m’expliquais
55 pas comment celles-ci n’y laissèrent aucune trace. Nous descen-
56 dions une sorte de vis7 tournante qu’on eût crue faite de la main
57 des hommes.
58 De quart d’heure en quart d’heure, il fallait s’arrêter pour
59 prendre un repos nécessaire et rendre à nos jarrets8 leur élasticité.
1. Trente lieues : 145 km (1 lieue = 4,8 km).
2. Reykjavik : capitale de l’Islande.
3. Roideur : raideur.
4. Saillies : parties qui avancent, en relief.
5. Prévenir : empêcher.
6. Matières éruptives : matières provenant d’une éruption volcanique.
7. Vis : escalier en spirale, en colimaçon.
8. Jarret : partie postérieure du genou humain.

185
Voyage au centre de la Terre

60 On s’asseyait alors sur quelque saillie, les jambes pendantes, on


61 causait en mangeant, et l’on se désaltérait au ruisseau.
62 Il va sans dire que, dans cette faille, le Hans-bach s’était fait
63 cascade au détriment de son volume ; mais il suffisait et
64 au-delà à étancher notre soif ; d’ailleurs, avec les déclivités1
65 moins accusées, il ne pouvait manquer de reprendre son cours
66 paisible. En ce moment il me rappelait mon digne oncle, ses
67 impatiences et ses colères, tandis que, par les pentes adoucies,
68 c’était le calme du chasseur islandais.
69 Le 6 et le 7 juillet, nous suivîmes les spirales de cette faille
70 pénétrant encore de deux lieues dans l’écorce terrestre, ce qui
71 faisait près de cinq lieues2 au-dessous du niveau de la mer.
72 Mais, le 8, vers midi, la faille prit, dans la direction du sud-est,
73 une inclinaison beaucoup plus douce, environ quarante-cinq
74 degrés.
75 Le chemin devint alors aisé et d’une parfaite monotonie. Il
76 était difficile qu’il en fût autrement. Le voyage ne pouvait être
77 varié par les incidents du paysage.
78 Enfin, le mercredi 15, nous étions à sept lieues sous terre
79 et à cinquante lieues3 environ du Sneffels. Bien que nous
80 fussions un peu fatigués, nos santés se maintenaient dans un
81 état rassurant, et la pharmacie de voyage était encore intacte.
82 Mon oncle tenait heure par heure les indications de la bous-
sole, du chronomètre, du manomètre4 et du thermomètre,
84 celles-là même qu’il a publiées dans le récit scientifique de

1. Déclivités : pentes.
2. Deux lieues : 9,6 km ; cinq lieues : 24 km (1 lieue = 4,8 km).
3. Sept lieues : 33 km ; cinquante lieues : 240 km (1 lieue = 4,8 km).
4. Manomètre : appareil permettant de mesurer la pression d’un fluide à l’inté-
rieur d’un espace clos.
186
C hapitre
 24

85 son voyage. Il pouvait donc se rendre facilement compte de sa


86 situation. Lorsqu’il m’apprit que nous étions à une distance
87 horizontale de cinquante lieues1, je ne pus retenir une excla-
88 mation.
89 « Qu’as-tu donc ? demanda-t-il.
90 – Rien, seulement je fais une réflexion.
91 – Laquelle, mon garçon ?
92 – C’est que, si vos calculs sont exacts, nous ne sommes plus
93 sous l’Islande,
94 – Crois-tu ?
95 – Il est facile de nous en assurer. »
96 Je pris mes mesures au compas sur la carte.
97 « Je ne me trompais pas, dis-je ; nous avons dépassé le cap
98 Portland2, et ces cinquante lieues dans le sud-est nous mettent
99 en pleine mer.
100 – Sous la pleine mer, répliqua mon oncle en se frottant les
101 mains.
102 – Ainsi, m’écriai-je, l’Océan s’étend au-dessus de notre tête !
103 – Bah ! Axel, rien de plus naturel ! N’y a-t-il pas à Newcastle3
104 des mines de charbon qui s’avancent sous les flots ? »
105 Le professeur pouvait trouver cette situation fort simple ; mais
106 la pensée de me promener sous la masse des eaux ne laissa
107 pas de4 me préoccuper. Et cependant, que les plaines et les
108 montagnes de l’Islande fussent suspendues sur notre tête, ou les
109 flots de l’Atlantique, cela différait peu, en somme, du moment

1. Cinquante lieues : 240 km (1 lieue = 4,8 km).


2. Cap Portland (aujourd’hui Dyrhólaey) : petite étendue de terre surélevée,
située sur la côte Sud de l’Islande.
3. Newcastle : ville du nord-est de l’Angleterre.
4. Ne laissa pas de : ne manqua pas de.

187
Voyage au centre de la Terre

110 que la charpente granitique était solide. Du reste, je m’habituai


111 promptement à cette idée, car le couloir, tantôt droit, tantôt
112 sinueux1, capricieux dans ses pentes comme dans ses détours,
113 mais toujours courant au sud-est, et toujours s’enfonçant davan-
114 tage, nous conduisit rapidement à de grandes profondeurs.
115 Quatre jours plus tard, le samedi 18 juillet, le soir, nous
arrivâmes à une espèce de grotte assez vaste ; mon oncle remit
à Hans ses trois rixdales2 hebdomadaires, et il fut décidé que
le lendemain serait un jour de repos.

25
1 Je me réveillai donc, le dimanche matin, sans cette préoc-
2 cupation habituelle d’un départ immédiat. Et, quoique ce fût
au plus profond des abîmes, cela ne laissait pas d’être agréable.
4 D’ailleurs, nous étions faits à cette existence de troglodytes3.
5 Je ne pensais guère au soleil, aux étoiles, à la lune, aux arbres,
6 aux maisons, aux villes, à toutes ces superfluités terrestres dont
7 l’être sublunaire4 s’est fait une nécessité. En notre qualité de
fossiles, nous faisions fi de ces inutiles merveilles.
9 La grotte formait une vaste salle. Sur son sol granitique
10 coulait doucement le ruisseau fidèle. À une pareille distance
11 de sa source, son eau n’avait plus que la température ambiante
12 et se laissait boire sans difficulté.

1. Sinueux : présentant des courbes.


2. Rixdales : ancienne monnaie en usage dans les pays du Nord.
3 Troglodytes : personnes vivant dans des grottes, comme les hommes préhis-
toriques.
4. Superfluités : choses superflues, non nécessaires ; être sublunaire : être qui vit
sous la Lune, donc sur la Terre (homme).
188
C hapitre
 25

13 Après le déjeuner, le professeur voulut consacrer quelques


14 heures à mettre en ordre ses notes quotidiennes.
15 « D’abord, dit-il, je vais faire des calculs, afin de relever
16 exactement notre situation ; je veux pouvoir, au retour, tracer
17 une carte de notre voyage, une sorte de section1 verticale du
18 globe, qui donnera le profil de l’expédition.
19 – Ce sera fort curieux, mon oncle ; mais vos observations
20 auront-elles un degré suffisant de précision ?
21 – Oui. J’ai noté avec soin les angles et les pentes ; je suis sûr
22 de ne point me tromper. Voyons d’abord où nous sommes.
23 Prends la boussole et observe la direction qu’elle indique. »
24 Je regardai l’instrument, et, après un examen attentif, je
25 répondis :
26 « Est-quart-sud-est.
27 – Bien ! fit le professeur en notant l’observation et en établis-
28 sant quelques calculs rapides. J’en conclus que nous avons fait
29 quatre-vingt-cinq lieues2 depuis notre point de départ.
30 – Ainsi, nous voyageons sous l’Atlantique ?
31 – Parfaitement.
32 – Et, dans ce moment, une tempête s’y déchaîne peut-être,
33 et des navires sont secoués sur notre tête par les flots et l’ou-
34 ragan ?
35 – Cela se peut.
36 – Et les baleines viennent frapper de leur queue les murailles
37 de notre prison ?
38 – Sois tranquille, Axel, elles ne parviendront pas à l’ébranler.
39 Mais revenons à nos calculs. Nous sommes dans le sud-est, à

1. Section : dessin représentant un objet comme si on l’avait coupé en deux pour


en voir l’intérieur.
2. Quatre-vingt-cinq lieues : 410 km (1 lieue = 4,8 km).

189
Voyage au centre de la Terre

40 quatre-vingt-cinq lieues de la base du Sneffels, et, d’après mes


41 notes précédentes, j’estime à seize lieues la profondeur atteinte.
42 – Seize lieues ! m’écriai-je.
43 – Sans doute.
44 – Mais c’est l’extrême limite assignée par la science à l’épais-
45 seur de l’écorce terrestre.
46 – Je ne dis pas non.
47 – Et ici, suivant la loi de l’accroissement de la température,
48 une chaleur de quinze cents degrés devrait exister.
49 – Devrait, mon garçon.
50 – Et tout ce granit1 ne pourrait se maintenir à l’état solide
51 et serait en pleine fusion.
52 – Tu vois qu’il n’en est rien et que les faits, suivant leur
53 habitude, viennent démentir les théories.
54 – Je suis forcé d’en convenir, mais enfin cela m’étonne.
55 – Qu’indique le thermomètre ?
56 – Vingt-sept degrés six dixièmes.
57 – Il s’en manque donc de quatorze cent soixante-quatorze
58 degrés quatre dixièmes que les savants n’aient raison. Donc,
59 l’accroissement proportionnel de la température est une erreur.
60 Donc, Humphry Davy2 ne se trompait pas. Donc, je n’ai pas
61 eu tort de l’écouter. Qu’as-tu à répondre ?
62 – Rien. »
63 À la vérité, j’aurais eu beaucoup de choses à dire. Je n’admet-
64 tais la théorie de Davy en aucune façon, je tenais toujours pour la
65 chaleur centrale, bien que je n’en ressentisse point les effets.
66 J’aimais mieux admettre, en vérité, que cette cheminée d’un

1. Granit : roche très dure.


2. Humphry Davy (1778-1829) : physicien et chimiste britannique.

190
C hapitre
 25

67 volcan éteint, recouverte par les laves d’un enduit réfractaire1, ne


68 permettait pas à la température de se propager à travers ses parois.
69 Mais, sans m’arrêter à chercher des arguments nouveaux, je
70 me bornai à prendre la situation telle qu’elle était.
71 « Mon oncle, repris-je, je tiens pour exact tous vos calculs,
72 mais permettez-moi d’en tirer une conséquence rigoureuse.
73 – Va, mon garçon, à ton aise.
74 – Au point où nous sommes, sous la latitude de l’Islande,
75 le rayon terrestre est de quinze cent quatre-vingt-trois lieues2
76 à peu près ?
77 – Quinze cent quatre-vingt-trois lieues et un tiers.
78 – Mettons seize cents lieues en chiffres ronds. Sur un voyage
79 de seize cents lieues, nous en avons fait seize ?
80 – Comme tu dis.
81 – Et cela au prix de quatre-vingt-cinq lieues de diagonale ?
82 – Parfaitement.
– En vingt jours environ ?
84 – En vingt jours.
85 – Or, seize lieues font le centième du rayon terrestre. À conti-
86 nuer ainsi, nous mettrons donc deux mille jours, ou près de
87 cinq ans et demi à descendre.
88 Le professeur ne répondit pas.
89 « Sans compter que, si une verticale de seize lieues s’achète
90 par3 une horizontale de quatre-vingts, cela fera huit mille

1. Réfractaire : résistant aux températures très élevées.


2. Latitude : coordonnée géographique permettant de localiser un point au nord
ou au sud par rapport à l’équateur ; cent quatre-vingt-trois lieues : 880 km
(1 lieue = 4,8 km).
3. S’achète par : nécessite.

191
Voyage au centre de la Terre

91 lieues dans le sud-est, et il y aura longtemps que nous serons


92 sortis par un point de la circonférence avant d’en atteindre le
93 centre !
94 – Au diable tes calculs ! répliqua mon oncle avec un mouve-
95 ment de colère. Au diable tes hypothèses ! Sur quoi reposent-
96 elles ? Qui te dit que ce couloir ne va pas directement à notre
97 but ? D’ailleurs j’ai pour moi un précédent, ce que je fais là un
98 autre l’a fait, et où il a réussi je réussirai à mon tour.
99 – Je l’espère ; mais, enfin, il m’est bien permis…
100 – Il t’est permis de te taire, Axel, quand tu voudras dérai-
101 sonner de la sorte. »
102 Je vis bien que le terrible professeur menaçait de reparaître
103 sous la peau de l’oncle, et je me tins pour averti.
104 « Maintenant, reprit-il, consulte le manomètre1. Qu’indique-
105 t-il ?
106 – Une pression considérable.
107 – Bien. Tu vois qu’en descendant doucement, en nous
108 habituant peu à peu à la densité de cette atmosphère, nous
109 n’en souffrons aucunement.
110 – Aucunement, sauf quelques douleurs d’oreilles.
111 – Ce n’est rien, et tu feras disparaître ce malaise en mettant
112 l’air extérieur en communication rapide avec l’air contenu
113 dans tes poumons.
114 – Parfaitement, répondis-je, bien décidé à ne plus contrarier
115 mon oncle. Il y a même un plaisir véritable à se sentir plongé
116 dans cette atmosphère plus dense. Avez-vous remarqué avec
117 quelle intensité le son s’y propage ?

1. Manomètre : appareil permettant de mesurer la pression d’un fluide dans un


espace clos.
192
C hapitre
 25

118 – Sans doute ; un sourd finirait par y entendre à merveille.


119 – Mais cette densité augmentera sans aucun doute ?
120 – Oui, suivant une loi assez peu déterminée ; il est vrai que
121 l’intensité de la pesanteur diminuera à mesure que nous descen-
122 drons. Tu sais que c’est à la surface même de la terre que son
123 action se fait le plus vivement sentir, et qu’au centre du globe
124 les objets ne pèsent plus.
125 – Je le sais ; mais dites-moi, cet air ne finira-t-il pas par
126 acquérir la densité de l’eau ?
127 – Sans doute, sous une pression de sept cent dix atmosphères1.
128 – Et plus bas ?
129 – Plus bas, cette densité s’accroîtra encore.
130 – Comment descendrons-nous alors ?
131 – Eh bien nous mettrons des cailloux dans nos poches.
132 – Ma foi, mon oncle, vous avez réponse à tout. »
133 Je n’osai pas aller plus avant dans le champ des hypothèses,
134 car je me serais encore heurté à quelque impossibilité qui eût
135 fait bondir le professeur.
136 Il était évident, cependant, que l’air, sous une pression qui
137 pouvait atteindre des milliers d’atmosphères, finirait par passer
138 à l’état solide, et alors, en admettant que nos corps eussent résisté,
139 il faudrait s’arrêter, en dépit de tous les raisonnements du monde.
140 Mais je ne fis pas valoir cet argument. Mon oncle m’aurait
141 encore riposté par son éternel Saknussemm, précédent sans
142 valeur ; car, en tenant pour avéré le voyage du savant Islandais,
143 il y avait une chose bien simple à répondre :
144 Au seizième siècle, ni le baromètre ni le manomètre n’étaient
145 inventés ; comment donc Saknussemm avait-il pu déterminer

1. Atmosphère : unité de mesure de la pression.

193
Voyage au centre de la Terre

146 son arrivée au centre du globe ? Mais je gardai cette objection


147 pour moi, et j’attendis les événements.
148 Le reste de la journée se passa en calculs et en conversation.
149 Je fus toujours de l’avis du professeur Lidenbrock, et j’enviai
150 la parfaite indifférence de Hans, qui, sans chercher les effets
et les causes, s’en allait aveuglément où le menait la destinée.

26
1 Il faut l’avouer, les choses jusqu’ici se passaient bien, et
2 j’aurais eu mauvaise grâce à me plaindre. Si la « moyenne »
des difficultés ne s’accroissait pas, nous ne pouvions manquer
4 d’atteindre notre but. Et quelle gloire alors ! J’en étais arrivé
5 à faire ces raisonnements à la Lidenbrock. Sérieusement. Cela
6 tenait-il au milieu étrange dans lequel je vivais ? Peut-être.
7 Pendant quelques jours, des pentes plus rapides, quelques-
unes même d’une effrayante verticalité, nous engagèrent
9 profondément dans le massif interne. Par certaines journées,
10 on gagnait une lieue et demie à deux lieues1 vers le centre.
11 Descentes périlleuses, pendant lesquelles l’adresse de Hans et
12 son merveilleux sang-froid nous furent très utiles. Cet impas-
13 sible2 Islandais se dévouait avec un incompréhensible sans-
14 façon, et, grâce à lui, plus d’un mauvais pas fut franchi dont
15 nous ne serions pas sortis seuls.
16 Par exemple, son mutisme s’augmentait de jour en jour. Je
17 crois même qu’il nous gagnait. Les objets extérieurs ont une
18 action réelle sur le cerveau. Qui s’enferme entre quatre murs

1. Une lieue et demie à deux lieues : 5 à 9 km (1 lieue = 4,8 km).


2. Impassible : calme, imperturbable.

194
C hapitre
 26

19 finit par perdre la faculté d’associer les idées et les mots. Que
20 de prisonniers cellulaires1 devenus imbéciles, sinon fous, par
21 le défaut d’exercice des facultés pensantes !
22 Pendant les deux semaines qui suivirent notre dernière
23 conversation, il ne se produisit aucun incident digne d’être
24 rapporté. Je ne retrouve dans ma mémoire, et pour cause,
25 qu’un seul événement d’une extrême gravité. Il m’eût été
26 difficile d’en oublier le moindre détail.
27 Le 7 août, nos descentes successives nous avaient amenés à
28 une profondeur de trente lieues2 ; c’est-à-dire qu’il y avait sur
29 notre tête trente lieues de rocs, d’océan, de continents et de
30 villes. Nous devions être alors à deux cents lieues de l’Islande.
31 Ce jour-là le tunnel suivait un plan peu incliné.
32 Je marchais en avant. Mon oncle portait l’un des deux appa-
33 reils de Ruhmkorff3, et moi l’autre. J’examinais les couches de
34 granit.
35 Tout à coup, en me retournant, je m’aperçus que j’étais seul.
36 « Bon, pensai-je, j’ai marché trop vite, ou bien Hans et mon
37 oncle se sont arrêtés en route. Allons, il faut les rejoindre.
38 Heureusement le chemin ne monte pas sensiblement. »
39 Je revins sur mes pas. Je marchai pendant un quart d’heure.
40 Je regardai. Personne. J’appelai. Point de réponse. Ma voix se
41 perdit au milieu des caverneux4 échos qu’elle éveilla soudain.
42 Je commençai à me sentir inquiet. Un frisson me parcourut
43 tout le corps.

1. Cellulaires : enfermés dans les cellules d’une prison.


2. Trente lieues : 144 km (1 lieue = 4,8 km).
3. Heinrich Ruhmkorff (1803-1877) : inventeur d’instruments électromagné-
tiques. Cet appareil est une pile électrique alimentant une lampe.
4. Caverneux échos : échos graves, profonds, comme dans une caverne.

195
Voyage au centre de la Terre

44 « Un peu de calme, dis-je à haute voix. Je suis sûr de retrouver


45 mes compagnons. Il n’y a pas deux routes ! Or, j’étais en avant,
46 retournons en arrière. »
47 Je remontai pendant une demi-heure. J’écoutai si quelque
48 appel ne m’était pas adressé, et dans cette atmosphère si
49 dense, il pouvait m’arriver de loin. Un silence extraordinaire
50 régnait dans l’immense galerie.
51 Je m’arrêtai. Je ne pouvais croire à mon isolement. Je voulais
52 bien être égaré, non perdu. Égaré, on se retrouve.
53 « Voyons, répétai-je, puisqu’il n’y a qu’une route, puisqu’ils
54 la suivent, je dois les rejoindre. Il suffira de remonter encore.
55 À moins que, ne me voyant pas, et oubliant que je les devan-
56 çais, ils n’aient eu la pensée de revenir en arrière. Eh bien !
57 même dans ce cas, en me hâtant, je les retrouverai. C’est
58 évident ! »
59 Je répétai ces derniers mots comme un homme qui n’est
60 pas convaincu. D’ailleurs, pour associer ces idées si simples,
61 et les réunir sous forme de raisonnement, je dus employer un
62 temps fort long.
63 Un doute me prit alors. Étais-je bien en avant ? Certes.
64 Hans me suivait, précédant mon oncle. Il s’était même arrêté
65 pendant quelques instants pour rattacher ses bagages sur son
66 épaule. Ce détail me revenait à l’esprit. C’est à ce moment
67 même que j’avais dû continuer ma route.
68 « D’ailleurs, pensai-je, j’ai un moyen sûr de ne pas m’égarer,
69 un fil pour me guider dans ce labyrinthe, et qui ne saurait
70 casser, mon fidèle ruisseau. Je n’ai qu’à remonter son cours, et
71 je retrouverai forcément les traces de mes compagnons. »
72 Ce raisonnement me ranima, et je résolus de me remettre
73 en marche sans perdre un instant.
196
C hapitre
 27

74 Combien je bénis alors la prévoyance de mon oncle, lorsqu’il


75 empêcha le chasseur de boucher l’entaille1 faite à la paroi de
76 granit ! Ainsi cette bienfaisante source, après nous avoir désal-
77 téré pendant la route, allait me guider à travers les sinuosités2
78 de l’écorce terrestre.
79 Avant de remonter, je pensai qu’une ablution3 me ferait
80 quelque bien.
81 Je me baissai donc pour plonger mon front dans l’eau du
82 Hans-bach !
Que l’on juge de ma stupéfaction !
84 Je foulais un granit sec et raboteux4 ! Le ruisseau ne coulait
85 plus à mes pieds !

27
1 Je ne puis peindre mon désespoir. Nul mot de la langue
2 humaine ne rendrait mes sentiments. J’étais enterré vif, avec la
perspective de mourir dans les tortures de la faim et de la soif.
4 Machinalement je promenai mes mains brûlantes sur le sol.
5 Que ce roc me sembla desséché !
6 Mais comment avais-je abandonné le cours du ruisseau ?
7 Car, enfin, il n’était plus là ! Je compris alors la raison de
ce silence étrange, quand j’écoutai pour la dernière fois si
9 quelque appel de mes compagnons ne parviendrait pas à mon
10 oreille. Ainsi, au moment où mon premier pas s’engagea dans

1. Entaille : coupure qui enlève une partie, laisse une marque.


2. Sinuosités : courbes.
3. Ablution : lavage du corps ou d’une partie du corps.
4. Raboteux : inégal, rugueux (contraire de lisse).

197
Voyage au centre de la Terre

11 la route imprudente, je ne remarquai point cette absence du


12 ruisseau. Il est évident qu’à ce moment, une bifurcation de la
13 galerie s’ouvrit devant moi, tandis que le Hans-bach obéissant
14 aux caprices d’une autre pente, s’en allait avec mes compa-
15 gnons vers des profondeurs inconnues !
16 Comment revenir ? De traces, il n’y en avait pas. Mon pied
17 ne laissait aucune empreinte sur ce granit. Je me brisais la tête
18 à chercher la solution de cet insoluble problème. Ma situation
19 se résumait en un seul mot : perdu !
20 Oui ! perdu à une profondeur qui me semblait incommen-
21 surable1 ! Ces trente lieues2 d’écorce terrestre pesaient sur mes
22 épaules d’un poids épouvantable ! Je me sentais écrasé.
23 J’essayai de ramener mes idées aux choses de la terre. C’est à
24 peine si je pus y parvenir. Hambourg, la maison de Königstrasse3,
25 ma pauvre Graüben, tout ce monde sous lequel je m’égarais,
26 passa rapidement devant mon souvenir effaré. Je revis dans une
27 vive hallucination les incidents du voyage, la traversée, l’Islande,
28 M. Fridriksson, le Sneffels ! Je me dis que si, dans ma position,
29 je conservais encore l’ombre d’une espérance ce serait signe de
30 folie, et qu’il valait mieux désespérer !
31 En effet, quelle puissance humaine pouvait me ramener à
32 la surface du globe et disjoindre ces voûtes énormes qui s’arc-
33 boutaient4 au-dessus de ma tête ? Qui pouvait me remettre
34 sur la route du retour et me réunir à mes compagnons ?

1. Incommensurable : qu’on ne peut mesurer, immense.


2. Trente lieues : 144 km (1 lieue = 4,8 km).
3. Königstrasse : rue de la ville allemande de Hambourg, dont le nom signifie
« allée du roi ».
4. S’arc-boutaient : formaient des arcs-boutants (en architecture, maçonnerie en
arc élevée à l’extérieur d’un édifice pour soutenir un mur subissant la poussée
d’une voûte).
198
C hapitre
 27

35 « Oh ! mon oncle ! » m’écriai-je avec l’accent du désespoir.


36 Ce fut le seul mot de reproche qui me vint aux lèvres, car
37 je compris ce que le malheureux homme devait souffrir en me
38 cherchant à son tour.
39 Quand je me vis ainsi en dehors de tout secours humain,
40 incapable de rien tenter pour mon salut, je songeai aux secours
41 du ciel. Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma mère que je
42 n’avais connue qu’au temps des baisers, revinrent à ma mémoire.
43 Je recourus à la prière, quelque peu de droits que j’eusse d’être
44 entendu du Dieu auquel je m’adressais si tard, et je l’implorai
45 avec ferveur.
46 Ce retour vers la Providence1 me rendit un peu de calme,
47 et je pus concentrer sur ma situation toutes les forces de mon
48 intelligence.
49 J’avais pour trois jours de vivres, et ma gourde était pleine.
50 Cependant je ne pouvais rester seul plus longtemps. Mais
51 fallait-il monter ou descendre ?
52 Monter évidemment ! monter toujours !
53 Je devais arriver ainsi au point où j’avais abandonné la
54 source, à la funeste bifurcation. Là, une fois le ruisseau sous
55 les pieds, je pourrais toujours regagner le sommet du Sneffels.
56 Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ! Il y avait évidem-
57 ment là une chance de salut. Le plus pressé était donc de
58 retrouver, le cours du Hans-bach.
59 Je me levai et, m’appuyant sur mon bâton ferré, je remontai
60 la galerie. La pente en était assez raide. Je marchais avec espoir
61 et sans embarras, comme un homme qui n’a pas de choix du
62 chemin à suivre.
1. Providence : Dieu en tant qu’il gouverne le monde et décide des événements
humains.
199
Voyage au centre de la Terre

63 Pendant une demi-heure, aucun obstacle n’arrêta mes pas.


64 J’essayais de reconnaître ma route à la forme du tunnel, à la
65 saillie de certaines roches, à la disposition des anfractuosités1.
66 Mais aucun signe particulier ne frappait mon esprit, et je
67 reconnus bientôt que cette galerie ne pouvait me ramener à la
68 bifurcation. Elle était sans issue. Je me heurtai contre un mur
69 impénétrable, et je tombai sur le roc.
70 De quelle épouvante, de quel désespoir je fus saisi alors, je
71 ne saurais le dire. Je demeurai anéanti. Ma dernière espérance
72 venait de se briser contre cette muraille de granit.
73 Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuosités2 se croisaient en
74 tous sens, je n’avais plus à tenter une fuite impossible. Il fallait
75 mourir de la plus effroyable des morts ! Et, chose étrange, il me
76 vint à la pensée que, si mon corps fossilisé3 se retrouvait un jour,
77 sa rencontre à trente lieues dans les entrailles de terre soulève-
78 rait de graves questions scientifiques ! Je voulus parler à voix
79 haute, mais de rauques accents passèrent seuls entre mes lèvres
80 desséchées. Je haletais4.
81 Au milieu de ces angoisses, une nouvelle terreur vint s’em-
82 parer de mon esprit. Ma lampe s’était faussée5 en tombant. Je
n’avais aucun moyen de la réparer. Sa lumière pâlissait et allait
84 me manquer !

1. Anfractuosités : creux, trous.


2. Sinuosités : courbes.
3. Mon corps fossilisé : mon corps transformé en fossile, reste d’animal ou de
plante conservé dans la roche.
4. Rauques : durs, enroués ; je haletais : je respirais à un rythme précipité sous
le coup de l’émotion.
5. S’était faussée : s’était déformée, ne fonctionnait plus.

200
C hapitre
 27

85 Je regardai le courant lumineux s’amoindrir dans le serpentin1


86 de l’appareil. Une procession2 d’ombres mouvantes se déroula
87 sur les parois assombries. Je n’osais plus abaisser ma paupière,
88 craignant de perdre le moindre atome de cette clarté fugitive !
89 À chaque instant il me semblait qu’elle allait s’évanouir et que
90 « le noir » m’envahissait.
91 Enfin, une dernière lueur trembla dans la lampe. Je la
92 suivis, je l’aspirai du regard, je concentrai sur elle toute la
93 puissance de mes yeux, comme sur la dernière sensation de
94 lumière qu’il leur fût donné d’éprouver, et je demeurai plongé
95 dans les ténèbres immenses.
96 Quel cri terrible m’échappa ! Sur terre, au milieu des plus
97 profondes nuits, la lumière n’abandonne jamais entièrement ses
98 droits ! Elle est diffuse, elle est subtile ; mais, si peu qu’il en reste,
99 la rétine3 de l’œil finit par la percevoir ! Ici, rien. L’ombre absolue
100 faisait de moi un aveugle dans toute l’acception4 du mot.
101 Alors ma tête se perdit. Je me relevai, les bras en avant,
102 essayant les tâtonnements les plus douloureux. Je me pris à fuir,
103 précipitant mes pas au hasard dans cet inextricable5 labyrinthe,
104 descendant toujours, courant à travers la croûte terrestre, comme
105 un habitant des failles souterraines, appelant, criant, hurlant,
106 bientôt meurtri6 aux saillies des rocs, tombant et me relevant
107 ensanglanté, cherchant à boire ce sang qui m’inondait le visage,

1. Serpentin : tuyau de verre en forme de serpent, placé dans la lanterne.


2. Procession : défilé.
3. Rétine : partie située au fond de l’œil qui réagit à la lumière pour former les
images.
4. Acception : signification.
5. Inextricable : dont on ne peut sortir.
6. Meurtri : blessé.

201
Voyage au centre de la Terre

108 et attendant toujours que quelque muraille imprévue vint offrir


à ma tête un obstacle pour s’y briser !
110 Où me conduisit cette course insensée ? Je l’ignorerai
toujours. Après plusieurs heures, sans doute à bout de forces,
je tombai comme une masse inerte1 le long de la paroi, et je
perdis tout sentiment d’existence !

28
1 Quand je revins à la vie, mon visage était mouillé, mais
2 mouillé de larmes. Combien dura cet état d’insensibilité, je ne
saurais le dire. Je n’avais plus aucun moyen de me rendre compte
4 du temps. Jamais solitude ne fut semblable à la mienne, jamais
5 abandon si complet !
6 Après ma chute, j’avais perdu beaucoup de sang. Je m’en
7 sentais inondé ! Ah ! combien je regrettai de n’être pas mort
« et que ce fût encore à faire ! » Je ne voulais plus penser. Je
9 chassai toute idée et, vaincu par la douleur, je me roulai près
10 de la paroi opposée.
11 Déjà je sentais l’évanouissement me reprendre, et, avec lui,
12 l’anéantissement suprême, quand un bruit violent vint frapper
13 mon oreille. Il ressemblait au roulement prolongé du tonnerre,
14 et j’entendis les ondes sonores se perdre peu à peu dans les loin-
15 taines profondeurs du gouffre.
16 D’où provenait ce bruit ? De quelque phénomène sans doute,
17 qui s’accomplissait au sein du massif terrestre ! L’explosion d’un
18 gaz, ou la chute de quelque puissante assise2 du globe !

1. Inerte : immobile, ne donnant aucun signe de vie.


2. Assise : fondement.

202
C hapitre
 28

19 J’écoutai encore. Je voulus savoir si ce bruit se renouvelle-


20 rait. Un quart d’heure se passa. Le silence régnait dans la
21 galerie. Je n’entendais même plus les battements de mon
22 cœur.
23 Tout à coup mon oreille, appliquée par hasard sur la muraille,
24 crut surprendre des paroles vagues, insaisissables, lointaines. Je
25 tressaillis1.
26 « C’est une hallucination ! » pensais-je.
27 Mais non. En écoutant avec plus d’attention, j’entendis réelle-
28 ment un murmure de voix. Mais de comprendre ce qui se disait,
29 c’est ce que ma faiblesse ne me permit pas. Cependant on parlait.
30 J’en étais certain.
31 J’eus un instant la crainte que ces paroles ne fussent les
32 miennes, rapportées par un écho. Peut-être avais-je crié à mon
33 insu2 ? Je fermai fortement les lèvres et j’appliquai de nouveau
34 mon oreille à la paroi.
35 « Oui, certes, on parle ! on parle ! »
36 En me portant même à quelques pieds plus loin, le long de
37 la muraille, j’entendis plus distinctement. Je parvins à saisir des
38 mots incertains, bizarres, incompréhensibles. Ils m’arrivaient
39 comme des paroles prononcées à voix basse, murmurées, pour
40 ainsi dire. Le mot « forlorad » était plusieurs fois répété, et avec
41 un accent de douleur.
42 Que signifiait-il ? Qui le prononçait ? Mon oncle ou Hans,
43 évidemment. Mais si je les entendais, ils pouvaient donc m’en-
44 tendre.
45 « À moi ! criai-je de toutes mes forces, à moi ! »

1. Je tressaillis : je sursautai.
2. À mon insu : sans que j’en aie conscience.

203
Voyage au centre de la Terre

46 J’écoutai, j’épiai1 dans l’ombre une réponse, un cri, un soupir.


47 Rien ne se fit entendre. Quelques minutes se passèrent. Tout un
48 monde d’idées avait éclos dans mon esprit. Je pensai que ma voix
49 affaiblie ne pouvait arriver jusqu’à mes compagnons.
50 « Car ce sont eux, répétai-je. Quels autres hommes seraient
51 enfouis à trente lieues2 sous terre ? »
52 Je me remis à écouter. En promenant mon oreille sur la
53 paroi, je trouvai un point mathématique où les voix parais-
54 saient atteindre leur maximum d’intensité. Le mot « forlorad »
55 revint encore à mon oreille, puis ce roulement de tonnerre qui
56 m’avait tiré de ma torpeur3.
57 « Non, dis-je, non. Ce n’est point à travers le massif que ces
58 voix se font entendre. La paroi est faite de granit4 ; elle ne
59 permettrait pas à la plus forte détonation de la traverser ! Ce
60 bruit arrive par la galerie même ! Il faut qu’il y ait là un effet
61 d’acoustique5 tout particulier ! »
62 J’écoutai de nouveau, et cette fois, oui ! cette fois, j’entendis
63 mon nom distinctement jeté à travers l’espace !
64 C’était mon oncle qui le prononçait ! Il causait avec le guide,
65 et le mot « forlorad » était un mot danois ! Alors je compris
66 tout. Pour me faire entendre, il fallait précisément parler le
67 long de cette muraille qui servirait à conduire ma voix comme
68 le fil conduit l’électricité.
69 Mais je n’avais pas de temps à perdre. Que mes compa-
70 gnons se fussent éloignés de quelques pas, et le phénomène

1. J’épiai : je guettai.
2. Trente lieues : 144 km (1 lieue = 4,8 km).
3. Torpeur : engourdissement.
4. Granit : roche très dure.
5. Acoustique : qui concerne le son et sa propagation.

204
C hapitre
 28

71 d’acoustique eût été détruit. Je m’approchai donc de la


72 muraille, et je prononçai ces mots, aussi distinctement que
73 possible :
74 « Mon oncle Lidenbrock ! »
75 J’attendis dans la plus vive anxiété. Le son n’a pas une
76 rapidité extrême. La densité des couches d’air n’accroît même
77 pas sa vitesse ; elle n’augmente que son intensité. Quelques
78 secondes, des siècles, se passèrent, et enfin ces paroles arri-
79 vèrent à mon oreille.
80 « Axel ! Axel ! est-ce toi ? »
81 ……………………………………………………
82 « Oui ! oui ! » répondis-je.
……………………………………………………
84 « Mon enfant, où es-tu ? »
85 ……………………………………………………
86 « Perdu, dans la plus profonde obscurité ! »
87 ……………………………………………………
88 « Mais ta lampe ? »
89 ……………………………………………………
90 « Éteinte. »
91 ……………………………………………………
92 « Et le ruisseau ? »
93 ……………………………………………………
94 « Disparu. »
95 ……………………………………………………
96 « Axel, mon pauvre Axel, reprends courage ! »
97 ……………………………………………………
98 « Attendez un peu, je suis épuisé ! Je n’ai plus la force de
99 répondre. Mais parlez-moi ! »
100 ……………………………………………………
205
Voyage au centre de la Terre

101 « Courage, reprit mon oncle. Ne parle pas, écoute-moi.


102 Nous t’avons cherché en remontant et en descendant la galerie.
103 Impossible de te trouver. Ah ! je t’ai bien pleuré, mon enfant !
104 Enfin, te supposant toujours sur le chemin du Hans-bach, nous
105 sommes redescendus en tirant des coups de fusil. Maintenant,
106 si nos voix peuvent se réunir, pur effet d’acoustique ! nos mains
107 ne peuvent se toucher ! Mais ne te désespère pas, Axel ! C’est
108 déjà quelque chose de s’entendre ! »
……………………………………………………
110 Pendant ce temps j’avais réfléchi. Un certain espoir, vague
encore, me revenait au cœur. Tout d’abord, il y avait une chose
112 qu’il m’importait de connaître. J’approchai donc mes lèvres
113 de la muraille, et je dis :
114 « Mon oncle ? »
115 ……………………………………………………
116 « Mon enfant ? » me fut-il répondu après quelques instants.
117 ……………………………………………………
118 « Il faut d’abord savoir quelle distance nous sépare. »
119 ……………………………………………………
120 « Cela est facile. »
121 ……………………………………………………
122 « Vous avez votre chronomètre ? »
123 ……………………………………………………
124 « Oui. »
125 ……………………………………………………
126 « Eh bien, prenez-le. Prononcez mon nom en notant exac-
127 tement la seconde où vous parlerez. Je le répéterai, et vous
128 observerez également le moment précis auquel vous arrivera
129 ma réponse. »
130 ……………………………………………………
206
C hapitre
 28

131 « Bien, et la moitié du temps compris entre ma demande


132 et ta réponse indiquera celui que ma voix emploie pour arriver
133 jusqu’à toi. »
134 ……………………………………………………
135 « C’est cela, mon oncle. »
136 ……………………………………………………
137 « Es-tu prêt ? »
138 ……………………………………………………
139 « Oui. »
140 ……………………………………………………
141 « Eh bien, fais attention, je vais prononcer ton nom. »
142 ……………………………………………………
143 J’appliquai mon oreille sur la paroi, et dès que le mot « Axel »
144 me parvint, je répondis immédiatement « Axel », puis j’attendis.
145 ……………………………………………………
146 « Quarante secondes, dit alors mon oncle. Il s’est écoulé
147 quarante secondes entre les deux mots ; le son met donc vingt
148 secondes à monter. Or, à mille vingt pieds par seconde, cela
149 fait vingt mille quatre cents pieds, ou une lieue et demie1 et
150 un huitième. »
151 ……………………………………………………
152 « Une lieue et demie ! » murmurai-je.
153 ……………………………………………………
« Eh bien, cela se franchit, Axel ! »
155 ……………………………………………………
156 « Mais faut-il monter ou descendre ? »
157 ……………………………………………………

1. Mille vingt pieds : 310 m ; vingt mille quatre cents pieds : 6,2 km
(1 pied = 30 cm) ; une lieue et demie : 7 km (1 lieue = 4,8 km).
207
Voyage au centre de la Terre

158 « Descendre, et voici pourquoi. Nous sommes arrivés à un


159 vaste espace, auquel aboutissent un grand nombre de galeries.
160 Celle que tu as suivie ne peut manquer de t’y conduire, car il
161 semble que toutes ces fentes, ces fractures du globe rayonnent
162 autour de l’immense caverne que nous occupons. Relève-toi
163 donc et reprends ta route. Marche, traîne-toi, s’il le faut, glisse
164 sur les pentes rapides, et tu trouveras nos bras pour te recevoir
165 au bout du chemin. En route, mon enfant, en route ! »
166 ……………………………………………………
167 Ces paroles me ranimèrent.
168 « Adieu, mon oncle, m’écriai-je. Je pars. Nos voix ne pour-
169 ront plus communiquer entre elles, du moment que j’aurai
170 quitté cette place ! Adieu donc ! »
171 ……………………………………………………
172 « Au revoir, Axel ! au revoir ! »
173 ……………………………………………………
174 Tels furent les derniers mots que j’entendis.
175 Cette surprenante conversation faite au travers de la masse
176 terrestre, échangée à plus d’une lieue de distance, se termina
177 sur ces paroles d’espoir. Je fis une prière de reconnaissance à
178 Dieu, car il m’avait conduit parmi ces immensités sombres au
179 seul point peut-être où la voix de mes compagnons pouvait
180 me parvenir. Cet effet d’acoustique très étonnant s’expliquait
181 facilement par les seules lois physiques ; il provenait de la
182 forme du couloir et de la conductibilité1 de la roche ; il y a
183 bien des exemples de cette propagation de sons non percep-
184 tibles aux espaces intermédiaires. Je me souvins qu’en maint
185 endroit ce phénomène fut observé, entre autres, dans la galerie
1. Conductibilité : propriété qu’ont les corps d’être conducteurs, c’est-à-dire de
transmettre l’électricité, la chaleur.
208
C hapitre
 29

186 intérieure du dôme de Saint-Paul1 à Londres, et surtout au


187 milieu de curieuses cavernes de Sicile, ces latomies situées
188 près de Syracuse, dont la plus merveilleuse en ce genre est
189 connue sous le nom d’Oreille de Denys2.
190 Ces souvenirs me revinrent à l’esprit, et je vis clairement
191 que, puisque la voix de mon oncle arrivait jusqu’à moi, aucun
192 obstacle n’existait entre nous. En suivant le chemin du son, je
193 devais logiquement arriver comme lui, si les forces ne me
194 trahissaient pas. Je me levai donc. Je me traînai plutôt que je
195 ne marchai. La pente était assez rapide ; je me laissai glisser.
196 Bientôt la vitesse de ma descente s’accrut dans une effrayante
197 proportion, et menaçait de ressembler à une chute. Je n’avais
198 plus la force de m’arrêter.
199 Tout à coup le terrain manqua sous mes pieds. Je me sentis
200 rouler en rebondissant sur les aspérités3 d’une galerie verticale,
un véritable puits ; ma tête porta sur un roc aigu, et je perdis
connaissance.

29
1 Lorsque je revins à moi, j’étais dans une demi-obscu-
2 rité, étendu sur d’épaisses couvertures. Mon oncle veillait,
épiant4 sur mon visage un reste d’existence. À mon premier
1. Saint-Paul : cathédrale située au centre de Londres.
2. Latomies de Syracuse : vastes carrières à ciel ouvert qui, dans l’Antiquité,
servaient de prison ; les plus célèbres sont celles de Syracuse, en Sicile. Oreille
de Denys : on raconte que Denys l’Ancien (431-367 av. J.-C.), le tyran de
Syracuse, s’y plaçait pour écouter la conversation des prisonniers (d’où le nom
d’« Oreille de Denys »).
3. Aspérités : parties saillantes.
4. Épiant : guettant.

209
Voyage au centre de la Terre

4 soupir il me prit la main ; à mon premier regard il poussa


5 un cri de joie.
6 « Il vit ! il vit ! s’écria-t-il.
7 – Oui, répondis-je d’une voix faible.
– Mon enfant, fit mon oncle en me serrant sur sa poitrine,
9 te voilà sauvé ! »
10 Je fus vivement touché de l’accent dont furent prononcées
11 ces paroles, et plus encore des soins qui les accompagnèrent.
12 Mais il fallait de telles épreuves pour provoquer chez le profes-
13 seur un pareil épanchement1.
14 En ce moment Hans arriva. Il vit ma main dans celle de mon
15 oncle ; j’ose affirmer que ses yeux exprimèrent un vif contentement.
16 « God dag », dit-il.
17 – Bonjour, Hans, bonjour, murmurai-je. Et maintenant,
18 mon oncle, apprenez-moi où nous sommes en ce moment.
19 – Demain, Axel, demain ; aujourd’hui tu es encore trop
20 faible ; j’ai entouré ta tête de compresses qu’il ne faut pas
21 déranger ; dors donc, mon garçon, et demain tu sauras tout.
22 – Mais au moins, repris-je, quelle heure, quel jour est-il ?
23 – Onze heures du soir, c’est aujourd’hui dimanche, 9 août, et je
24 ne te permets plus de m’interroger avant le 10 du présent mois. »
25 En vérité, j’étais bien faible ; mes yeux se fermèrent invo-
26 lontairement. Il me fallait une nuit de repos ; je me laissai
27 donc assoupir sur cette pensée que mon isolement avait duré
28 quatre longs jours.
29 Le lendemain, à mon réveil, je regardai autour de moi.
30 Ma couchette, faite de toutes les couvertures de voyage, se trou-
31 vait installée dans une grotte charmante, ornée de magnifiques

1. Épanchement : expression de sentiments.

210
C hapitre
 29

32 stalagmites1, dont le sol était recouvert d’un sable fin. Il y


33 régnait une demi-obscurité. Aucune torche, aucune lampe
34 n’était allumée, et cependant certaines clartés inexplicables
35 venaient du dehors en pénétrant par une étroite ouverture de
36 la grotte. J’entendais aussi un murmure vague et indéfini,
37 semblable à celui des flots qui se brisent sur une grève, et
38 parfois les sifflements de la brise2.
39 Je me demandai si j’étais bien éveillé, si je rêvais encore, si
40 mon cerveau, fêlé dans ma chute, ne percevait pas des bruits
41 purement imaginaires. Cependant ni mes yeux ni mes oreilles
42 ne pouvaient se tromper à ce point.
43 « C’est un rayon du jour, pensai-je, qui se glisse par cette
44 fente de rochers ! Voilà bien le murmure des vagues ! Voilà
45 le sifflement de la brise ! Est-ce que je me trompe, ou
46 sommes-nous revenus à la surface de la terre ? Mon oncle
47 a-t-il donc renoncé à son expédition, ou l’aurait-il heureu-
48 sement terminée ? »
49 Je me posais ces insolubles questions, quand le professeur
50 entra.
51 « Bonjour, Axel ! fit-il joyeusement. Je gagerais3 volontiers
52 que tu te portes bien !
53 – Mais oui, dis-je on me redressant sur les couvertures.
54 – Cela devait être, car tu as tranquillement dormi. Hans et
55 moi, nous t’avons veillé tour à tour, et nous avons vu ta
56 guérison faire des progrès sensibles.

1. Stalagmites : colonnes calcaires analogues aux stalactites, mais s’élevant du


sol vers le haut des grottes.
2. Brise : vent léger.
3. Gagerais : parierais.

211
Voyage au centre de la Terre

57 – En effet, je me sens ragaillardi1, et la preuve, c’est que je


58 ferai honneur au déjeuner que vous voudrez bien me servir !
59 – Tu mangeras, mon garçon : la fièvre t’a quitté. Hans a
60 frotté tes plaies avec je ne sais quel onguent2 dont les Islandais
61 ont le secret, et elles se sont cicatrisées à merveille. C’est un
62 fier homme que notre chasseur ! »
63 Tout en parlant, mon oncle apprêtait quelques aliments que
64 je dévorai, malgré ses recommandations. Pendant ce temps, je
65 l’accablai de questions auxquelles il s’empressa de répondre.
66 J’appris alors que ma chute providentielle m’avait précisé-
67 ment amené à l’extrémité d’une galerie presque perpendicu-
68 laire ; comme j’étais arrivé au milieu d’un torrent de pierres,
69 dont la moins grosse eût suffi à m’écraser, il fallait en conclure
70 qu’une partie du massif avait glissé avec moi. Cet effrayant
71 véhicule me transporta ainsi jusque dans les bras de mon
72 oncle, où je tombai sanglant et inanimé.
73 « Véritablement, me dit-il, il est étonnant que tu ne te sois
74 pas tué mille fois. Mais, pour Dieu ! ne nous séparons plus, car
75 nous risquerions de ne jamais nous revoir. »
76 « Ne nous séparons plus ! » Le voyage n’était donc pas fini ?
77 J’ouvrais de grands yeux étonnés, ce qui provoqua immédia-
78 tement cette question :
79 « Qu’as-tu donc, Axel ?
80 – Une demande à vous adresser. Vous dites que me voilà
81 sain et sauf ?
82 – Sans doute.
– J’ai tous mes membres intacts ?

1. Ragaillardi : revigoré.
2. Onguent : pommade.

212
C hapitre
 29

84 – Certainement.
85 – Et ma tête ?
86 – Ta tête, sauf quelques contusions, est parfaitement à sa
87 place sur tes épaules.
88 – Eh bien, j’ai peur que mon cerveau ne soit dérangé.
89 – Dérangé ?
90 – Oui. Nous ne sommes pas revenus à la surface du globe ?
91 – Non certes !
92 – Alors il faut que je sois fou, car j’aperçois la lumière du
93 jour, j’entends le bruit du vent qui souffle et de la mer qui se
94 brise !
95 – Ah ! n’est-ce que cela ?
96 – M’expliquerez-vous ?
97 – Je ne t’expliquerai rien, car c’est inexplicable ; mais tu
98 verras et tu comprendras que la science géologique n’a pas
99 encore dit son dernier mot.
100 – Sortons donc ! m’écriai-je en me levant brusquement.
101 – Non, Axel, non ! le grand air pourrait te faire du mal.
102 – Le grand air ?
103 – Oui, le vent est assez violent. Je ne veux pas que tu t’exposes
104 ainsi.
105 – Mais je vous assure que je me porte à merveille.
106 – Un peu de patience, mon garçon. Une rechute nous mettrait
107 dans l’embarras, et il ne faut pas perdre de temps, car la traversée
108 peut être longue.
– La traversée ?
110 – Oui, repose-toi encore aujourd’hui, et nous nous embar-
querons demain.
112 – Nous embarquer ? »
113 Ce dernier mot me fit bondir.
213
Voyage au centre de la Terre

114 Quoi ! nous embarquer ! Avions-nous donc un fleuve, un lac,


115 une mer à notre disposition ? Un bâtiment était-il mouillé1
dans quelque port intérieur ?
Ma curiosité fut excitée au plus haut point. Mon oncle essaya
vainement de me retenir. Quand il vit que mon impatience me
119 ferait plus de mal que la satisfaction de mes désirs, il céda.
120 Je m’habillai rapidement. Par surcroît de précaution, je
m’enveloppai dans une des couvertures et je sortis de la grotte.

30
1 D’abord je ne vis rien. Mes yeux, déshabitués de la lumière, se
2 fermèrent brusquement. Lorsque je pus les rouvrir, je demeurai
encore plus stupéfait qu’émerveillé.
4 « La mer ! m’écriai-je.
5 – Oui, répondit mon oncle, la mer Lidenbrock ; et, j’aime
6 à le penser, aucun navigateur ne me disputera l’honneur de
7 l’avoir découverte et le droit de la nommer de mon nom ! »
Une vaste nappe d’eau, le commencement d’un lac ou d’un
9 océan, s’étendait au-delà des limites de la vue. Le rivage,
10 largement échancré, offrait aux dernières ondulations des
11 vagues un sable fin, doré et parsemé de ces petits coquillages
12 où vécurent les premiers êtres de la création. Les flots s’y
13 brisaient avec ce murmure sonore particulier aux milieux clos
14 et immenses. Une légère écume s’envolait au souffle d’un vent
15 modéré, et quelques embruns2 m’arrivaient au visage. Sur cette

1. Bâtiment : navire ; mouillé : immobilisé après avoir jeté l’ancre [terme de


marine].
2. Embruns : poussière d’eau soulevée par le vent.

214
C hapitre
 30

16 grève légèrement inclinée, à cent toises1 environ de la lisière des


17 vagues, venaient mourir les contreforts de rochers énormes
18 qui montaient en s’évasant à une incommensurable2 hauteur.
19 Quelques-uns, déchirant le rivage de leur arête aiguë, formaient
20 des caps et des promontoires3 rongés par la dent du ressac4. Plus
21 loin, l’œil suivait leur masse nettement profilée sur les fonds
22 brumeux de l’horizon.
23 C’était un océan véritable, avec le contour capricieux des
24 rivages terrestres, mais désert et d’un aspect effroyablement
25 sauvage.
26 Si mes regards pouvaient se promener au loin sur cette mer,
27 c’est qu’une lumière « spéciale » en éclairait les moindres détails.
28 Non pas la lumière du soleil avec ses faisceaux éclatants et l’irra-
29 diation splendide de ses rayons, ni la lueur pâle et vague de
30 l’astre des nuits5, qui n’est qu’une réflexion sans chaleur. Non.
31 Le pouvoir éclairant de cette lumière, sa diffusion tremblante,
32 sa blancheur claire et sèche, le peu d’élévation de sa tempéra-
33 ture, son éclat supérieur en réalité à celui de la lune, accusaient
34 évidemment une origine purement électrique. C’était comme
35 une aurore boréale, un phénomène cosmique6 continu, qui
36 remplissait cette caverne capable de contenir un océan.

1. Cent toises : un peu moins de 200 mètres (1 toise = 2 m).


2. Incommensurable : qu’on ne peut mesurer.
3. Caps, promontoires : pointes de terre qui s’avancent dans la mer.
4. Ressac : mouvement des vagues venant frapper la côte. La « dent du ressac »
désigne donc l’action des vagues qui usent progressivement les rochers.
5. Astre des nuits : la Lune.
6. Aurore boréale : phénomène lumineux visible dans l’hémisphère Nord
(Alaska, Canada, Groenland, Islande, Scandinavie, nord de la Russie), qui se
caractérise par des traînées de couleur (le plus souvent vert ou rouge) flottant
dans le ciel ; cosmique : qui appartient au cosmos, à l’univers.
215
Voyage au centre de la Terre

37 La voûte suspendue au-dessus de ma tête, le ciel, si l’on veut,


38 semblait fait de grands nuages, vapeurs mobiles et changeantes,
39 qui, par l’effet de la condensation, devaient, à de certains jours,
40 se résoudre en pluies torrentielles. J’aurais cru que, sous une
41 pression aussi forte de l’atmosphère, l’évaporation de l’eau
42 ne pouvait se produire, et cependant, par une raison physique
43 qui m’échappait, il y avait de larges nuées1 étendues dans l’air.
44 Mais alors « il faisait beau ». Les nappes électriques produi-
45 saient d’étonnants jeux de lumière sur les nuages très élevés.
46 Des ombres vives se dessinaient à leurs volutes2 inférieures, et
47 souvent, entre deux couches disjointes, un rayon se glissait
48 jusqu’à nous avec une remarquable intensité. Mais, en somme,
49 ce n’était pas le soleil, puisque la chaleur manquait à sa lumière.
50 L’effet en était triste et souverainement mélancolique. Au lieu
51 d’un firmament3 brillant d’étoiles, je sentais par-dessus ces
52 nuages une voûte de granit qui m’écrasait de tout son poids, et
53 cet espace n’eût pas suffi, tout immense qu’il fût, à la prome-
54 nade du moins ambitieux des satellites4.
55 Je me souvins alors de cette théorie d’un capitaine anglais
56 qui assimilait la terre à une vaste sphère creuse, à l’intérieur
57 de laquelle l’air se maintenait lumineux par suite de sa pres-
58 sion, tandis que deux astres, Pluton et Proserpine, y traçaient
59 leurs mystérieuses orbites5. Aurait-il dit vrai ?

1. Nuées : nuages.
2. Volutes : spirales.
3. Firmament : ciel.
4. Satellites : astres qui tournent autour d’une planète.
5. Capitaine anglais : John Cleves Symmes Jr. (1780-1829), en réalité américain,
développe ces idées dans son roman Symzonia (1820). Pluton et Proserpine : dans
la mythologie romaine, le dieu des Enfers et son épouse, la déesse des saisons ;
désignent ici des astres. Orbites : trajectoires circulaires des planètes.
216
C hapitre
 30

60 Nous étions réellement emprisonnés dans une énorme exca-


61 vation1. Sa largeur, on ne pouvait la juger, puisque le rivage
62 allait s’élargissant à perte de vue, ni sa longueur, car le regard
63 était bientôt arrêté par une ligne d’horizon un peu indécise.
64 Quant à sa hauteur, elle devait dépasser plusieurs lieues2. Où
65 cette voûte s’appuyait-elle sur ses contreforts de granit, l’œil
66 ne pouvait l’apercevoir ; mais il y avait tel nuage suspendu dans
67 l’atmosphère, dont l’élévation devait être estimée à deux mille
68 toises3, altitude supérieure à celle des vapeurs terrestres, et due
69 sans doute à la densité considérable de l’air.
70 Le mot « caverne » ne rend évidemment pas ma pensée pour
71 peindre cet immense milieu. Mais les mots de la langue humaine
72 ne peuvent suffire à qui se hasarde dans les abîmes4 du globe.
73 Je ne savais pas, d’ailleurs, par quel fait géologique expli-
74 quer l’existence d’une pareille excavation. Le refroidissement
75 du globe avait-il donc pu la produire ? Je connaissais bien, par
76 les récits des voyageurs, certaines cavernes célèbres, mais
77 aucune ne présentait de telles dimensions.
78 Si la grotte de Guachara, en Colombie, visitée par
79 M. de Humboldt, n’avait pas livré le secret de sa profondeur au
80 savant qui la reconnut sur un espace de deux mille cinq cents
81 pieds5, elle ne s’étendait vraisemblablement pas beaucoup
82 au-delà. L’immense caverne du Mammouth, dans le Kentucky,
offrait bien des proportions gigantesques, puisque sa voûte
1. Excavation : creux, cavité dans le sol.
2. Lieue : ancienne mesure de distance équivalant à 4,8 km.
3. Deux mille toises : 4 000 mètres (1 toise = 2 m).
4. Abîmes : gouffres, précipices.
5. Grotte de Guachara, en Colombie : en réalité située au Venezuela. Alexander
von Humboldt (1769-1859) : savant et explorateur allemand ; deux mille cinq
cents pieds : 750 m (1 pied = 30 cm).
217
Voyage au centre de la Terre

84 s’élevait à cinq cents pieds au-dessus d’un lac insondable, et que


85 des voyageurs la parcoururent pendant plus de dix lieues1 sans
86 en rencontrer la fin. Mais qu’étaient ces cavités auprès de celle
87 que j’admirais alors, avec son ciel de vapeurs, ses irradiations
88 électriques et une vaste mer renfermée dans ses flancs ? Mon
89 imagination se sentait impuissante devant cette immensité.
90 Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence. Les
91 paroles me manquaient pour rendre mes sensations. Je croyais
92 assister, dans quelque planète lointaine, Uranus ou Neptune,
93 à des phénomènes dont ma nature « terrestrielle2 » n’avait pas
94 conscience. À des sensations nouvelles il fallait des mots
95 nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas. Je
96 regardais, je pensais, j’admirais avec une stupéfaction mêlée
97 d’une certaine quantité d’effroi.
98 L’imprévu de ce spectacle avait rappelé sur mon visage les
99 couleurs de la santé ; j’étais en train de me traiter par l’éton-
100 nement et d’opérer ma guérison au moyen de cette nouvelle
101 thérapeutique ; d’ailleurs la vivacité d’un air très dense me
102 ranimait, en fournissant plus d’oxygène à mes poumons.
103 On concevra sans peine qu’après un emprisonnement de
104 quarante-sept jours dans une étroite galerie, c’était une jouis-
105 sance infinie que d’aspirer cette brise chargée d’humides
106 émanations salines3. Aussi n’eus-je point à me repentir d’avoir
107 quitté ma grotte obscure. Mon oncle, déjà fait à ces merveilles,
108 ne s’étonnait plus.

1. Insondable : qu’on ne peut pas sonder, car il est trop profond ; dix lieues : 40 km
(1 lieue = 4 km).
2. Uranus, Neptune : septième et huitième planètes du système solaire ; terres-
trielle : mot inventé par Jules Verne désignant ce qui appartient à la planète Terre.
3. Émanations salines : odeurs se dégageant de l’eau salée.

218
C hapitre
 30

« Te sens-tu la force de te promener un peu ? me demanda-


110 t-il.
– Oui, certes, répondis-je, et rien ne me sera plus agréable.
112 – Eh bien, prends mon bras, Axel, et suivons les sinuosités1
113 du rivage. »
114 J’acceptai avec empressement, et nous commençâmes à
115 côtoyer cet océan nouveau. Sur la gauche, des rochers abrupts,
116 grimpés les uns sur les autres, formaient un entassement tita-
117 nesque2 d’un prodigieux effet. Sur leurs flancs se déroulaient
118 d’innombrables cascades, qui s’en allaient en nappes limpides3
119 et retentissantes. Quelques légères vapeurs, sautant d’un roc à
120 l’autre, marquaient la place des sources chaudes, et des ruisseaux
121 coulaient doucement vers le bassin commun, en cherchant dans
122 les pentes l’occasion de murmurer plus agréablement.
123 Parmi ces ruisseaux je reconnus notre fidèle compagnon
124 de route, le Hans-bach, qui venait se perdre tranquillement
125 dans la mer, comme s’il n’eût jamais fait autre chose depuis le
126 commencement du monde.
127 « Il nous manquera désormais, dis-je avec un soupir.
128 – Bah ! répondit le professeur, lui ou un autre, qu’importe ? »
129 Je trouvai la réponse un peu ingrate.
130 Mais en ce moment mon attention fut attirée par un spectacle
131 inattendu. À cinq cents pas, au détour d’un haut promontoire4,
132 une forêt haute, touffue, épaisse, apparut à nos yeux. Elle était
133 faite d’arbres de moyenne grandeur, taillés en parasols réguliers,

1. Sinuosités : courbes.
2. Titanesque (de Titan, être gigantesque dans la mythologie grecque) : géant,
colossal.
3. Limpides : pures, transparentes.
4. Promontoire : pointe de terre qui s’avance dans la mer.

219
Voyage au centre de la Terre

134 à contours nets et géométriques ; les courants de l’atmosphère ne


135 semblaient pas avoir prise sur leur feuillage, et, au milieu des
136 souffles, ils demeuraient immobiles comme un massif de cèdres
137 pétrifiés1.
138 Je hâtai le pas. Je ne pouvais mettre un nom à ces essences2
139 singulières. Ne faisaient-elles point partie des deux cent mille
140 espèces végétales connues jusqu’alors, et fallait-il leur accorder
141 une place spéciale dans la flore des végétations lacustres3 ? Non.
142 Quand nous arrivâmes sous leur ombrage, ma surprise ne fut
143 plus que de l’admiration.
144 En effet, je me trouvais en présence de produits de la terre,
145 mais taillés sur un patron4 gigantesque. Mon oncle les appela
146 immédiatement de leur nom.
147 « Ce n’est qu’une forêt de champignons », dit-il.
148 Et il ne se trompait pas. Que l’on juge du développement
149 acquis par ces plantes chères aux milieux chauds et humides.
150 Je savais que le « Lycoperdon giganteum » atteint, suivant
151 Bulliard, huit à neuf pieds de circonférence ; mais il s’agissait
152 ici de champignons blancs, hauts de trente à quarante pieds,
153 avec une calotte5 d’un diamètre égal. Ils étaient là par milliers ;
154 la lumière ne parvenait pas à percer leur épais ombrage, et une

1. Cèdre : grand arbre dont les branches, horizontales sur plusieurs niveaux,
rappellent l’aspect d’un parasol ; pétrifiés : changés en pierre.
2. Essences : espèces d’arbres.
3. Lacustres : qui vivent sur les bords ou dans les eaux d’un lac.
4. Patron : modèle en tissu, en papier…, d’après lequel les couturiers taillent
un vêtement ; par extension, modèle.
5. Lycoperdon giganteum : nom latin de la vesse-de-loup, champignon pouvant
atteindre un mètre de haut ; Pierre Bulliard (1752-1793) : botaniste français ; huit
à neuf pieds : environ 2m50, trente à quarante pieds : environ 10 m ; calotte :
chapeau.
220
C hapitre
 30

155 obscurité complète régnait sous ces dômes juxtaposés comme


156 les toits ronds d’une cité africaine.
157 Cependant je voulus pénétrer plus avant. Un froid mortel
158 descendait de ces voûtes charnues1. Pendant une demi-heure,
159 nous errâmes dans ces humides ténèbres, et ce fut avec un véri-
160 table sentiment de bien-être que je retrouvai les bords de la
161 mer.
162 Mais la végétation de cette contrée souterraine ne s’en tenait
163 pas à ces champignons. Plus loin s’élevaient par groupes un
164 grand nombre d’autres arbres au feuillage décoloré. Ils étaient
165 faciles à reconnaître ; c’étaient les humbles arbustes de la terre,
166 avec des dimensions phénoménales, des lycopodes hauts de
167 cent pieds, des sigillaires géantes, des fougères arborescentes,
168 grandes comme les sapins des hautes latitudes, des lépidoden-
169 drons à tiges cylindriques bifurquées2, terminées par de
170 longues feuilles et hérissées de poils rudes comme de mons-
171 trueuses plantes grasses.
172 « Étonnant, magnifique, splendide ! s’écria mon oncle. Voilà
173 toute la flore de la seconde époque3 du monde, de l’époque de
174 transition. Voilà ces humbles plantes de nos jardins qui se
175 faisaient arbres aux premiers siècles du globe ! Regarde, Axel,
176 admire ! Jamais botaniste ne s’est trouvé à pareille fête !

1. Voûtes charnues : voûtes formées par ces champignons géants bien en chair.
2. Lycopodes : plantes à grandes tiges vertes et à petites feuilles, ressemblant à
des plumeaux ; sigillaires : plantes des périodes très anciennes qu’on rencontrait
dans les gisements de charbon ; fougères arborescentes : fougères grandes
comme des arbres ; lépidodendrons à tiges cylindriques bifurquées : fou-
gères géantes à tiges cylindriques et se séparant en deux branches.
3. Seconde époque : âge géologique regroupant plusieurs périodes et succèdant
à l’époque primaire, laquelle regroupe les périodes précédemment mentionnées
dans le roman (primitive, silurienne, dévonienne et carbonifère).
221
Voyage au centre de la Terre

177 – Vous avez raison, mon oncle. La Providence semble avoir


178 voulu conserver dans cette serre immense ces plantes antédi-
179 luviennes que la sagacité1 des savants a reconstruites avec tant
180 de bonheur.
181 – Tu dis bien, mon garçon, c’est une serre ; mais tu dirais
182 mieux encore en ajoutant que c’est peut-être une ménagerie.
183 – Une ménagerie !
184 – Oui, sans doute. Vois cette poussière que nous foulons
185 aux pieds, ces ossements épars sur le sol.
186 – Des ossements ! m’écriai-je. Oui, des ossements d’ani-
187 maux antédiluviens ! »
188 Je m’étais précipité sur ces débris séculaires2 faits d’une
189 substance minérale indestructible. Je mettais sans hésiter un
190 nom à ces os gigantesques qui ressemblaient à des troncs
191 d’arbres desséchés.
192 « Voilà la mâchoire inférieure du Mastodonte, disais-je ; voilà
193 les molaires du dinothérium, voilà un fémur qui ne peut avoir
194 appartenu qu’au plus grand de ces animaux, au mégathérium3.
195 Oui, c’est bien une ménagerie, car ces ossements n’ont certai-
196 nement pas été transportés jusqu’ici par un cataclysme4. Les
197 animaux auxquels ils appartiennent ont vécu sur les rivages de
198 cette mer souterraine, à l’ombre de ces plantes arborescentes.
199 Tenez, j’aperçois des squelettes entiers. Et cependant…

1. Providence : Dieu en tant qu’il gouverne le monde et décide des événements


humains ; antédiluviennes : au sens biblique d’« avant le Déluge », à com-
prendre ici comme un équivalent de préhistorique ; sagacité : perspicacité.
2. Séculaires : datant de plusieurs siècles.
3. Mastodonte : pachyderme des périodes glaciaires ; dinothérium : grand
mammifère très proche de l’éléphant ; mégathérium : grand mammifère res-
semblant à un paresseux géant.
4. Cataclysme : catastrophe causée par un phénomène naturel.

222
C hapitre
 30

200 – Cependant ? dit mon oncle.


201 – Je ne comprends pas la présence de pareils quadrupèdes1
202 dans cette caverne de granit.
203 – Pourquoi ?
204 – Parce que la vie animale n’a existé sur la terre qu’aux
205 périodes secondaires, lorsque le terrain sédimentaire a été
206 formé par les alluvions, et a remplacé les roches incandescentes
207 de l’époque primitive2.
208 – Eh bien ! Axel, il y a une réponse bien simple à faire à ton
209 objection, c’est que ce terrain-ci est un terrain sédimentaire.
210 – Comment ! à une pareille profondeur au-dessous de la
211 surface de la terre !
212 – Sans doute, et ce fait peut s’expliquer géologiquement. À une
213 certaine époque, la terre n’était formée que d’une écorce élastique,
214 soumise à des mouvements alternatifs de haut et de bas, en vertu
215 des lois de l’attraction. Il est probable que des affaissements3 du
216 sol se sont produits, et qu’une partie des terrains sédimentaires a
217 été entraînée au fond des gouffres subitement ouverts.
218 – Cela doit être. Mais, si des animaux antédiluviens ont
219 vécu dans ces régions souterraines, qui nous dit que l’un de
220 ces monstres n’erre pas encore au milieu de ces forêts sombres
221 ou derrière ces rocs escarpés4 ? »
222 À cette idée j’interrogeai, non sans effroi, les divers points
223 de l’horizon ; mais aucun être vivant n’apparaissait sur ces
224 rivages déserts.
1. Quadrupède : animal à quatre pattes.
2. Sédimentaire : où se sont déposés des sédiments, particules de matière issues
de la désagrégation des roches ou des végétaux ; époque primitive : première
époque de formation de l’écorce terrestre.
3. Affaissements : effondrements.
4. Escarpés : en pente abrupte et difficiles d’accès.

223
Voyage au centre de la Terre

225 J’étais un peu fatigué. J’allai m’asseoir alors à l’extrémité


226 d’un promontoire au pied duquel les flots venaient se briser
227 avec fracas. De là mon regard embrassait toute cette baie
228 formée par une échancrure1 de la côte. Au fond, un petit port
229 s’y trouvait ménagé entre les roches pyramidales. Ses eaux
230 calmes dormaient à l’abri du vent. Un brick et deux ou trois
231 goélettes2 auraient pu y mouiller à l’aise. Je m’attendais
232 presque à voir quelque navire sortant toutes voiles dehors et
233 prenant le large sous la brise du sud.
234 Mais cette illusion se dissipa rapidement. Nous étions bien
235 les seules créatures vivantes de ce monde souterrain. Par
236 certaines accalmies du vent, un silence plus profond que les
237 silences du désert, descendait sur les rocs arides et pesait à la
238 surface de l’océan. Je cherchais alors à percer les brumes loin-
239 taines, à déchirer ce rideau jeté sur le fond mystérieux de
240 l’horizon. Quelles demandes se pressaient sur mes lèvres ?
241 Où finissait cette mer ? Où conduisait-elle ? Pourrions-nous
242 jamais en reconnaître les rivages opposés ?
243 Mon oncle n’en doutait pas, pour son compte. Moi, je le
244 désirais et je le craignais à la fois.
245 Après une heure passée dans la contemplation de ce merveil-
leux spectacle, nous reprîmes le chemin de la grève3 pour rega-
gner la grotte, et ce fut sous l’empire des plus étranges pensées
que je m’endormis d’un profond sommeil.

1. Échancrure : découpure.
2. Brick, goélettes : petits navires à voiles à deux mâts ou plus.
3. Grève : rivage, plage.

224
Des clés Une forêt de champignons
Chapitre 30
pour vous guider de « Mais en ce moment » (p. 219, l. 130)
à « africaine » (p. 221, l. 153)

Axel et son oncle découvrent une végétation étonnante, qu’Axel


prend pour une forêt d’arbres, alors qu’il s’agit de champignons géants.

1 Montrez comment le passage se divise en deux


parties : une description fausse, puis une exacte.

2 Quel type de narration permet de donner au lecteur


une vision fausse de la réalité ?

3 Montrez comment ces procédés visent à produire


un effet de surprise.
pour vous aider Le récit peut donner des points de vue différents
sur la réalité, selon qu’il est en focalisation externe, interne,
ou omnisciente.

4 GRAMMAIRE • Étudiez les compléments circonstanciels


dans le texte.
pour vous aider Les compléments circonstanciels servent
principalement à exprimer le lieu, le temps, le moyen, la manière, la
cause, le but. Ils sont facultatifs, et peuvent être déplacés dans la phrase.

POUR ALLER plus loin


ÉCRIT D’APPROPRIATION • Réécrivez ce passage en un récit à la première
personne, dont le narrateur serait l’oncle Lidenbrock.
pour vous aider Vous devez changer la focalisation : l’oncle sait qu’il
s’agit de champignons et s’amuse à regarder Axel qui les prend pour
des arbres.

225
Voyage au centre de la Terre

31
1 Le lendemain je me réveillai complètement guéri. Je pensai
2 qu’un bain me serait très salutaire, et j’allai me plonger pendant
quelques minutes dans les eaux de cette Méditerranée1. Ce
4 nom, à coup sûr, elle le méritait entre tous.
5 Je revins déjeuner avec un bel appétit. Hans s’entendait à2
6 cuisiner notre petit menu ; il avait de l’eau et du feu à sa dispo-
7 sition, de sorte qu’il put varier un peu notre ordinaire.
Au dessert, il nous servit quelques tasses de café, et
9 jamais ce délicieux breuvage ne me parut plus agréable à
10 déguster.
11 « Maintenant, dit mon oncle, voici l’heure de la marée, et
12 il ne faut pas manquer l’occasion d’étudier ce phénomène.
13 – Comment, la marée ! m’écriai-je.
14 – Sans doute.
15 – L’influence de la lune et du soleil se fait sentir jusqu’ici !
16 – Pourquoi pas ! Les corps ne sont-ils pas soumis dans leur
17 ensemble à l’attraction3 universelle ? Cette masse d’eau ne peut
18 donc échapper à cette loi générale. Aussi, malgré la pression
19 atmosphérique qui s’exerce à sa surface, tu vas la voir se soulever
20 comme l’Atlantique lui-même. »
21 En ce moment nous foulions le sable du rivage et les vagues
22 gagnaient peu à peu sur la grève4.
23 « Voilà bien le flot qui commence, m’écriai-je.
1. En effet, le nom Méditerranée signifie « au milieu de la terre » (du latin medius,
« milieu » et terra, « terre »).
2. S’entendait à : était doué pour.
3. Attraction : loi de la physique, selon laquelle tous les corps, notamment les
planètes et leur satellites, s’attirent les uns les autres
4. Foulions : marchions sur ; grève : plage, rivage.

226
C hapitre
 31

24 – Oui, Axel, et d’après ces relais d’écume1, tu peux voir que


25 la mer s’élève d’une dizaine de pieds environ.
26 – C’est merveilleux !
27 – Non, c’est naturel.
28 – Vous avez beau dire, tout cela me parait extraordinaire,
29 et c’est à peine si j’en crois mes yeux. Qui eût jamais imaginé
30 dans cette écorce terrestre un océan véritable, avec ses flux et
31 ses reflux, avec ses brises2, avec ses tempêtes !
32 – Pourquoi pas ? Y a-t-il une raison physique qui s’y
33 oppose ?
34 – Je n’en vois pas, du moment qu’il faut abandonner le
35 système de la chaleur centrale.
36 – Donc, jusqu’ici la théorie de Davy3 se trouve justifiée ?
37 – Évidemment, et dès lors rien ne contredit l’existence de
38 mers ou de contrées à l’intérieur du globe.
39 – Sans doute, mais inhabitées.
40 – Bon ! pourquoi ces eaux ne donneraient-elles pas asile4 à
41 quelques poissons d’une espèce inconnue ?
42 – En tout cas, nous n’en avons pas aperçu un seul jusqu’ici.
43 – Eh bien, nous pouvons fabriquer des lignes et voir si l’ha-
44 meçon aura autant de succès ici-bas que dans les océans sublu-
45 naires5.
46 – Nous essayerons, Axel, car il faut pénétrer tous les secrets
47 de ces régions nouvelles.

1. Écume : mousse blanche à la surface de l’eau.


2. Flux et reflux : mouvements de la mer, quand elle monte et descend ; brises :
vents légers.
3. Humphry Davy (1778-1829) : physicien et chimiste britannique.
4. Ne donneraient-elles pas asile : n’abriteraient-elles pas.
5. Sublunaires : sous la Lune, donc sur la Terre.

227
Voyage au centre de la Terre

48 – Mais où sommes-nous ? mon oncle, car je ne vous ai point


49 encore posé cette question à laquelle vos instruments ont dû
50 vous répondre.
51 – Horizontalement, à trois cent cinquante lieues1 de l’Islande.
52 – Tout autant ?
53 – Je suis sûr de ne pas me tromper de cinq cents toises2.
54 – Et la boussole indique toujours le sud-est ?
55 – Oui, avec une déclinaison occidentale de dix-neuf degrés
56 et quarante-deux minutes, comme sur terre, absolument. Pour
57 son inclinaison3, il se passe un fait curieux que j’ai observé avec
58 le plus grand soin.
59 – Et lequel ?
60 – C’est que l’aiguille, au lieu de s’incliner vers le pôle, comme
61 elle le fait dans l’hémisphère boréal4, se relève au contraire.
62 – Il faut donc en conclure que le point d’attraction magné-
63 tique se trouve compris entre la surface du globe et l’endroit
64 où nous sommes parvenus ?
65 – Précisément, et il est probable que, si nous arrivions sous
66 les régions polaires, vers ce soixante-dixième degré où James
67 Ross5 a découvert le pôle magnétique, nous verrions l’aiguille
68 se dresser verticalement. Donc, ce mystérieux centre d’attrac-
69 tion ne se trouve pas situé à une grande profondeur.
70 – En effet, et voilà un fait que la science n’a pas soupçonné.

1. Cent cinquante lieues : 720 km (1 lieue = 4,8 km).


2. Cinq cents toises : 1 000 m (1 toise = 2 m).
3. Déclinaison et inclinaison : mesures permettant de se repérer de façon plus
précise qu’avec une boussole, qui indique simplement le Nord.
4. Le pôle : sous-entendu, le pôle Nord ; hémisphère boréal : moitié de la Terre qui
se situe au nord de l’équateur, par opposition à l’hémisphère austral, situé au sud.
5. James Ross (1800-1862) : officier et navigateur britannique, il découvre le
pôle Nord magnétique – celui qu’indiquent les boussoles – à 70° 51’ N en 1831.
228
C hapitre
 31

71 – La science, mon garçon, est faite d’erreurs, mais d’erreurs


72 qu’il est bon de commettre, car elles mènent peu à peu à la
73 vérité.
74 – Et à quelle profondeur sommes-nous ?
75 – À une profondeur de trente-cinq lieues1.
76 – Ainsi, dis-je en considérant la carte, la partie montagneuse
77 de l’Écosse est au-dessus de nous, et, là, les monts Grampians
78 élèvent à une prodigieuse hauteur leur cime couverte de neige2.
79 – Oui, répondit le professeur en riant ; c’est un peu lourd à
80 porter, mais la voûte est solide ; le grand architecte de l’uni-
81 vers3 l’a construite en bons matériaux, et jamais l’homme
82 n’eût pu lui donner une pareille portée ! Que sont les arches
des ponts et les arceaux des cathédrales auprès de cette nef
84 d’un rayon de trois lieues4, sous laquelle un océan et des
85 tempêtes peuvent se développer à leur aise !
86 – Oh ! Je ne crains pas que le ciel me tombe sur la tête.
87 Maintenant, mon oncle, quels sont vos projets ? Ne comptez-
88 vous pas retourner à la surface du globe ?
89 – Retourner ! Par exemple ! Continuer notre voyage, au
90 contraire, puisque tout a si bien marché jusqu’ici.
91 – Cependant je ne vois pas comment nous pénétrerons sous
92 cette plaine liquide.
93 – Oh ! je ne prétends point m’y précipiter la tête la
94 première. Mais si les océans ne sont, à proprement parler, que
95 des lacs, puisqu’ils sont entourés de terre, à plus forte raison

1. Trente cinq lieues : 168 km (1 lieue = 4,8 km).


2. En réalité, les monts Grampians ne culminent qu’à 1 344 mètres.
3. Grand architecte de l’univers : expression employée par les alchimistes et
certains philosophes pour désigner Dieu.
4. Trois lieues : 14 km.

229
Voyage au centre de la Terre

96 cette mer intérieure se trouve-t-elle circonscrite par le massif


97 granitique1.
98 – Cela n’est pas douteux.
99 – Eh bien ! sur les rivages opposés, je suis certain de trouver
100 de nouvelles issues.
101 – Quelle longueur supposez-vous donc à cet océan ?
102 – Trente ou quarante lieues2.
103 – Ah ! fis-je, tout en imaginant que cette estime3 pouvait
104 bien être inexacte.
105 – Ainsi nous n’avons pas de temps à perdre, et dès demain
106 nous prendrons la mer. »
107 Involontairement je cherchai des yeux le navire qui devait
108 nous transporter.
« Ah ! dis-je, nous nous embarquerons. Bien ! Et sur quel
110 bâtiment prendrons-nous passage ?
– Ce ne sera pas sur un bâtiment, mon garçon, mais sur un
112 bon et solide radeau.
113 – Un radeau ! m’écriai-je ; un radeau est aussi impossible à
114 construire qu’un navire, et je ne vois pas…
115 – Tu ne vois pas, Axel, mais, si tu écoutais, tu pourrais
116 entendre !
117 – Entendre ?
118 – Oui, certains coups de marteau qui t’apprendraient que
119 Hans est déjà à l’œuvre.
120 – Il construit un radeau ?
121 – Oui.
122 – Comment ! il a déjà fait tomber des arbres sous sa hache ?
1. Massif granitique : fait de granit, roche très dure.
2. Trente ou quarante lieues : 144 ou 190 km (1 lieue = 4,8 km).
3. Estime : estimation, évaluation approximative.

230
C hapitre
 31

123 – Oh ! les arbres étaient tout abattus. Viens, et tu le verras à


124 l’ouvrage. »
125 Après un quart d’heure de marche, de l’autre côté du promon-
126 toire1 qui formait le petit port naturel, j’aperçus Hans au travail.
127 Quelques pas encore, et je fus près de lui. À ma grande surprise,
128 un radeau à demi terminé s’étendait sur le sable ; il était fait de
129 poutres d’un bois particulier, et un grand nombre de madriers,
130 de courbes, de couples de toute espèce, jonchaient2 littérale-
131 ment le sol. Il y avait là de quoi construire une marine entière.
132 « Mon oncle, m’écriai-je, quel est ce bois ?
133 – C’est du pin, du sapin, du bouleau, toutes les espèces des
134 conifères du Nord, minéralisées3 sous l’action des eaux de la mer.
135 – Est-il possible ?
136 – C’est ce qu’on appelle du « surtarbrandur4 » ou bois fossile.
137 – Mais alors, comme les lignites5, il doit avoir la dureté de
138 la pierre, et il ne pourra flotter ?
139 – Quelquefois cela arrive ; il y a de ces bois qui sont devenus
140 de véritables anthracites6 ; mais d’autres, tels que ceux-ci,
141 n’ont encore subi qu’un commencement de transformation
142 fossile. Regarde plutôt », ajouta mon oncle en jetant à la mer
143 une de ces précieuses épaves.
144 Le morceau de bois, après avoir disparu, revint à la surface
145 des flots et oscilla7 au gré de leurs ondulations.

1. Promontoire : avancée de terre dans la mer.


2. Madriers, courbes, couples : pièces de bois destinées à la construction du
radeau ; jonchaient le sol : couvraient le sol.
3. Minéralisées : transformées en minéral, c’est-à-dire en constituant des roches.
4. « Surtarbrandur » : bois fossilisé que l’on trouve dans les mers d’Islande.
5. Lignite (nom masculin) : charbon pauvre en carbone.
6. Anthracite : charbon riche en carbone.
7. Oscilla : se balança.

231
Voyage au centre de la Terre

146 « Es-tu convaincu ? dit mon oncle.


147 – Convaincu surtout que cela n’est pas croyable ! »
148 Le lendemain soir, grâce à l’habileté du guide, le radeau était
149 terminé ; il avait dix pieds1 de long sur cinq de large ; les poutres
150 de surtarbrandur, reliées entre elles par de fortes cordes, offraient
une surface solide, et une fois lancée, cette embarcation impro-
visée flotta tranquillement sur les eaux de la mer Lidenbrock.

32
1 Le 13 août, on se réveilla de bon matin. Il s’agissait d’inau-
2 gurer un nouveau genre de locomotion2 rapide et peu fatigant.
Un mât fait de deux bâtons jumelés, une vergue formée d’un
4 troisième, une voile empruntée à nos couvertures, composaient
5 tout le gréement3 du radeau. Les cordes ne manquaient pas. Le
6 tout était solide.
7 À six heures, le professeur donna le signal d’embarquer. Les
vivres, les bagages, les instruments, les armes et une notable
9 quantité d’eau douce se trouvaient en place.
10 Hans avait installé un gouvernail qui lui permettait de
11 diriger son appareil flottant. Il se mit à la barre. Je détachai
12 l’amarre qui nous retenait au rivage ; la voile fut orientée et
13 nous débordâmes4 rapidement.

1. Dix pieds : 3 m (1 pied = 30 cm).


2. Locomotion : transport.
3. Jumelés : mis ensemble, comme des jumeaux ; vergue : barre horizontale fixée
au mât pour y attacher la voile ; gréement : ensemble des objets et appareils
nécessaires à la manœuvre d’un bateau à voiles (voiles, poulies, cordages…).
4. Amarre : câble, cordage servant à immobiliser un bateau ; nous débordâmes :
nous nous éloignâmes (de la rive) [terme de marine].
232
C hapitre
 32

14 Au moment de quitter le petit port, mon oncle, qui tenait


15 à sa nomenclature1 géographique, voulut lui donner un nom,
16 le mien, entre autres.
17 « Ma foi, dis-je, j’en ai un autre à vous proposer.
18 – Lequel ?
19 – Le nom de Graüben, Port-Graüben, cela fera très bien sur
20 la carte.
21 – Va pour Port-Graüben. »
22 Et voilà comment le souvenir de ma chère Virlandaise2 se
23 rattacha à notre heureuse expédition.
24 La brise soufflait du nord-est ; nous filions vent arrière3
25 avec une extrême rapidité. Les couches très denses de l’atmos-
26 phère avaient une poussée considérable et agissaient sur la
27 voile comme un puissant ventilateur.
28 Au bout d’une heure, mon oncle avait pu se rendre compte
29 de notre vitesse.
30 « Si nous continuons à marcher ainsi, dit-il, nous ferons au
31 moins trente lieues4 par vingt-quatre heures et nous ne tarde-
32 rons pas à reconnaître les rivages opposés. »
33 Je ne répondis pas, et j’allai prendre place à l’avant du radeau.
34 Déjà la côte septentrionale5 s’abaissait à l’horizon ; les deux
35 bras du rivage s’ouvraient largement comme pour faciliter
36 notre départ. Devant mes yeux s’étendait une mer immense. De
37 grands nuages promenaient rapidement à sa surface leur ombre
1. Nomenclature : ensemble des termes d’une discipline (science, technique,
art…) méthodiquement classés.
2. Virlandaise : originaire de Virlande, région du nord-est de l’actuelle Estonie.
3. Vent arrière : vent favorable, permettant d’aller directement dans la bonne
direction.
4. Trente lieues : 144 km (1 lieue = 4,8 km).
5. Côte septentrionale : côte Nord.

233
Voyage au centre de la Terre

38 grisâtre, qui semblait peser sur cette eau morne. Les rayons
argentés de la lumière électrique, réfléchis1 çà et là par quelque
40 gouttelette, faisaient éclore des points lumineux sur les côtés de
41 l’embarcation. Bientôt toute terre fut perdue de vue, tout point
42 de repère disparut, et, sans le sillage écumeux du radeau, j’au-
43 rais pu croire qu’il demeurait dans une parfaite immobilité.
44 Vers midi, des algues immenses vinrent onduler à la surface
45 des flots. Je connaissais la puissance végétative de ces plantes,
46 qui rampent à une profondeur de plus de douze mille pieds au
47 fond des mers, se reproduisent sous une pression de près de
48 quatre cents atmosphères2 et forment souvent des bancs assez
49 considérables pour entraver la marche des navires ; mais jamais,
50 je crois, algues ne furent plus gigantesques que celles de la mer
51 Lidenbrock.
52 Notre radeau longea des fucus3 longs de trois et quatre mille
53 pieds, immenses serpents qui se développaient hors de la portée
54 de la vue ; je m’amusais à suivre du regard leurs rubans infinis,
55 croyant toujours en atteindre l’extrémité, et pendant des heures
56 entières ma patience était trompée, sinon mon étonnement.
57 Quelle force naturelle pouvait produire de telles plantes, et
quel devait être l’aspect de la terre aux premiers siècles de sa
59 formation, quand, sous l’action de la chaleur et de l’humidité,
60 le règne végétal se développait seul à sa surface !
61 Le soir arriva, et, ainsi que je l’avais remarqué la veille, l’état
62 lumineux de l’air ne subit aucune diminution. C’était un
63 phénomène constant sur la durée duquel on pouvait compter.

1. Réfléchis : reflétés.
2. Puissance végétative : capacité à se développer ; 12 000 pieds :3,6 km ; atmos-
phère : pression de référence pour mesurer la pression exercée par les fluides.
3. Fucus : grande algue de mer brune.

234
C hapitre
 32

64 Après le souper je m’étendis au pied du mât, et je ne tardai


65 pas à m’endormir au milieu d’indolentes1 rêveries.
66 Hans, immobile au gouvernail, laissait courir le radeau,
67 qui, d’ailleurs, poussé vent arrière, ne demandait même pas à
68 être dirigé.
69 Depuis notre départ de Port-Graüben, le professeur
70 Lidenbrock m’avait chargé de tenir le « journal du bord », de
71 noter les moindres observations, de consigner les phénomènes
72 intéressants, la direction du vent, la vitesse acquise2, le chemin
73 parcouru, en un mot, tous les incidents de cette étrange navi-
74 gation.
75 Je me bornerai donc à reproduire ici ces notes quotidiennes,
76 écrites pour ainsi dire sous la dictée des événements, afin de
77 donner un récit plus exact de notre traversée.
78 Vendredi 14 août. – Brise égale du N.-O3. Le radeau
79 marche avec rapidité et en ligne droite. La côte reste à trente
80 lieues4 sous le vent. Rien à l’horizon. L’intensité de la lumière
81 ne varie pas. Beau temps, c’est-à-dire que les nuages sont fort
82 élevés, peu épais et baignés dans une atmosphère blanche,
83 comme serait de l’argent en fusion.
84 Thermomètre : + 32° centigr.
85 À midi, Hans prépare un hameçon à l’extrémité d’une
86 corde ; il l’amorce avec un petit morceau de viande et le jette
87 à la mer. Pendant deux heures il ne prend rien. Ces eaux sont
88 donc inhabitées ? Non. Une secousse se produit. Hans tire sa
89 ligne et ramène un poisson qui se débat vigoureusement.

1. Indolentes : paresseuses.
2. Vitesse acquise : vitesse que le bateau conserve, même en l’absence de vent.
3. Brise égale du N.-O.  : vent constant du nord-ouest.
4. Trente lieues : 144 km (1 lieue = 4,8 km).

235
Voyage au centre de la Terre

90 « Un poisson ! s’écrie mon oncle.


91 – C’est un esturgeon1 ! m’écriai-je à mon tour, un esturgeon
92 de petite taille ! »
93 Le professeur regarde attentivement l’animal et ne partage
94 pas mon opinion. Ce poisson a la tête plate, arrondie et la
95 partie antérieure du corps couverte de plaques osseuses ; sa
96 bouche est privée de dents ; des nageoires pectorales2 assez
97 développées sont ajustées à son corps dépourvu de queue. Cet
98 animal appartient bien à un ordre où les naturalistes3 ont classé
99 l’esturgeon, mais il en diffère par des côtés assez essentiels.
100 Mon oncle ne s’y trompe pas, car, après un assez court examen,
101 il dit :
102 « Ce poisson appartient à une famille éteinte depuis des
103 siècles et dont on retrouve des traces fossiles dans le terrain
104 dévonien4.
105 – Comment ! dis-je, nous aurions pu prendre vivant un de
106 ces habitants des mers primitives ?
107 – Oui, répond le professeur en continuant ses observations,
108 et tu vois que ces poissons fossiles n’ont aucune identité avec
les espèces actuelles. Or, tenir un de ces êtres vivant c’est un
110 véritable bonheur de naturaliste.
– Mais à quelle famille appartient-il ?
112 – À l’ordre des Ganoïdes, famille des Céphalaspides5, genre…
113 – Eh bien ?
1. Esturgeon : poisson avec les œufs duquel on fabrique le caviar.
2. Pectorales : situées sur le ventre, par opposition à dorsales.
3. Naturaliste : spécialiste de l’étude des sciences naturelles.
4. Dévonien : période de la formation de l’écorce terrestre qui succède aux
périodes « primitive » et « silurienne ».
5. Ganoïdes : couverts d’une sorte de cuirasse osseuse brillante et dure ; cépha-
laspides : une des trois familles de ganoïdes, sans queue.
236
C hapitre
 32

114 – Genre des Pterychtis1, j’en jurerais ; mais celui-ci offre une
115 particularité qui, dit-on, se rencontre chez les poissons des
116 eaux souterraines.
117 – Laquelle ?
118 – Il est aveugle !
119 – Aveugle !
120 – Non seulement aveugle, mais l’organe de la vue lui manque
121 absolument. »
122 Je regarde. Rien n’est plus vrai. Mais ce peut être un cas
123 particulier. La ligne est donc amorcée2 de nouveau et rejetée à
124 la mer. Cet océan, à coup sûr, est fort poissonneux, car en deux
125 heures nous prenons une grande quantité de Pterychtis, ainsi
126 que des poissons appartenant à une famille également éteinte,
127 les Dipterides3, mais dont mon oncle ne peut reconnaître le
128 genre. Tous sont dépourvus de l’organe de la vue. Cette pêche
129 inespérée renouvelle avantageusement nos provisions.
130 Ainsi donc, cela paraît constant, cette mer ne renferme que des
131 espèces fossiles, dans lesquelles les poissons comme les reptiles
132 sont d’autant plus parfaits que leur création est plus ancienne.
133 Peut-être rencontrerons-nous quelques-uns de ces sauriens4
134 que la science a su refaire avec un bout d’ossement ou de
135 cartilage5 ?

1. Pterychis : déformation de ptérichthys, poisson dont le corps est entouré d’une


sorte d’armure osseuse.
2. La ligne est amorcée : une nouvelle amorce, un petit morceau de viande, est
accrochée à l’hameçon.
3. Diptérides : poissons au corps recouvert d’écaille et à la tête couverte de
plaques osseuses.
4. Sauriens : type de reptiles ressemblant à des lézards.
5. Cartilage : substance molle qu’on trouve dans le corps et qui entoure les os,
par exemple dans le nez ou les oreilles.
237
Voyage au centre de la Terre

136 Je prends la lunette et j’examine la mer. Elle est déserte.


137 Sans doute nous sommes encore trop rapprochés des côtes.
138 Je regarde dans les airs. Pourquoi quelques-uns de ces
139 oiseaux reconstruits par l’immortel Cuvier1 ne battraient-ils
140 pas de leurs ailes ces lourdes couches atmosphériques ? Les
141 poissons leur fourniraient une suffisante nourriture. J’observe
142 l’espace, mais les airs sont inhabités comme les rivages.
143 Cependant mon imagination m’emporte dans les merveil-
144 leuses hypothèses de la paléontologie2. Je rêve tout éveillé.
145 Je crois voir à la surface des eaux ces énormes Chersites, ces
146 tortues antédiluviennes3, semblables à des îlots flottants. Sur
147 les grèves assombries passent les grands mammifères des
148 premiers jours, le Leptothérium, trouvé dans les cavernes du
149 Brésil, le Méricothérium4, venu des régions glacées de la
150 Sibérie. Plus loin, le pachyderme Lophiodon, ce tapir5 gigan-
151 tesque, se cache derrière les rocs, prêt à disputer sa proie à
152 l’Anoplothérium, animal étrange, qui tient du rhinocéros, du
153 cheval, de l’hippopotame et du chameau, comme si le Créateur,
154 pressé aux premières heures du monde, eût réuni plusieurs
155 animaux en un seul. Le Mastodonte6 géant fait tournoyer sa

1. Georges Cuvier (1769-1832) : anatomiste français, fondateur de la paléon-


tologie.
2. Paléontologie : science qui étudie les restes fossiles des végétaux et animaux
des périodes anciennes pour comprendre l’évolution des espèces.
3. Antédiluviennes : au sens biblique d’« avant le Déluge », à comprendre ici
comme un équivalent de préhistorique.
4. Leptothérium : animal disparu, ressemblant à une gazelle ; Mérycothérium :
animal disparu, voisin du chameau.
5. Pachyderme : famille d’animaux comme l’éléphant ; tapir : gros animal proche
du rhinocéros, avec une trompe au bout du museau, qui existe toujours aujourd’hui.
6. Mastodonte : pachyderme des périodes glaciaires.

238
C hapitre
 32

156 trompe et broie sous ses défenses les rochers du rivage, tandis
157 que le Megathérium, arc-bouté1 sur ses énormes pattes, fouille
158 la terre en éveillant par ses rugissements l’écho des granits
159 sonores. Plus haut, le Protopithèque, le premier singe apparu
160 à la surface du globe, gravit les cimes ardues2. Plus haut
161 encore, le Ptérodactyle3, à la main ailée, glisse comme une
162 large chauve-souris sur l’air comprimé. Enfin, dans les
163 dernières couches, des oiseaux immenses, plus puissants que
164 le casoar, plus grands que l’autruche, déploient leurs vastes
165 ailes et vont donner de la tête4 contre la paroi de la voûte
166 granitique.
167 Tout ce monde fossile renaît dans mon imagination. Je
168 me reporte aux époques bibliques de la création, bien avant
169 la naissance de l’homme, lorsque la terre incomplète ne
170 pouvait lui suffire encore. Mon rêve alors devance l’appari-
171 tion des êtres animés. Les mammifères disparaissent, puis
172 les oiseaux, puis les reptiles de l’époque secondaire5, et enfin
173 les poissons, les crustacés, les mollusques, les articulés. Les
174 zoophytes6 de la période de transition retournent au néant
175 à leur tour. Toute la vie de la terre se résume en moi, et mon
176 cœur est seul à battre dans ce monde dépeuplé. Il n’y a
177 plus de saisons ; il n’y a plus de climats ; la chaleur propre
1. Mégathérium : animal disparu, ressemblant à un paresseux géant ; arc-bouté :
appuyé.
2. Ardues : difficiles d’accès.
3. Ptérodactyle : reptile volant, contemporain des dinosaures.
4. Casoar : oiseau de très grande taille, incapable de voler, trouvé principalement
en Australie ; donner de la tête : se cogner.
5. Époque secondaire : âge géologique qui succède à l’époque primaire, laquelle
regroupe les périodes primitive, silurienne, dévonienne et carbonifère.
6. Zoophytes (du grec zoo, « être vivant, animal » et phuton, « plante ») : animaux
dont l’aspect ressemble à une plante, comme la méduse ou l’éponge.
239
Voyage au centre de la Terre

178 du globe s’accroît sans cesse et neutralise celle de l’astre


179 radieux1. La végétation s’exagère. Je passe comme une ombre
180 au milieu des fougères arborescentes2, foulant de mon pas
181 incertain les marnes irisées et les grès bigarrés du sol3 ; je
182 m’appuie au tronc des conifères immenses ; je me couche à
183 l’ombre des Sphénophylles, des Astérophylles et des Lycopodes4
184 hauts de cent pieds5.
185 Les siècles s’écoulent comme des jours ! Je remonte la série des
186 transformations terrestres. Les plantes disparaissent ; les roches
187 granitiques perdent leur dureté ; l’état liquide va remplacer
188 l’état solide sous l’action d’une chaleur plus intense ; les eaux
189 courent à la surface du globe ; elles bouillonnent, elles se volati-
190 lisent ; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu à peu ne forme
191 plus qu’une masse gazeuse, portée au rouge blanc6, grosse
192 comme le Soleil et brillante comme lui !
193 Au centre de cette nébuleuse7, quatorze cent mille fois
194 plus considérable que ce globe qu’elle va former un jour, je
195 suis entraîné dans les espaces planétaires ! mon corps se subtilise,

1. L’astre radieux : le Soleil.


2. Fougères arborescentes : fougères hautes comme des arbres.
3. Marnes : roches résultant du mélange de l’argile et du calcaire ; irisées : aux
reflets de l’arc-en-ciel ; grès : roches formées de grains de sables collés les uns
aux autres ; bigarrés : multicolores.
4. Conifères : arbres au feuillage en aiguilles, aux fleurs en forme de cônes, et
sécrétant de la résine ; phénophylles : plantes ressemblant à des lianes, dont les
feuilles sont disposées en anneaux ; astérophylles : plantes ressemblant à des
lianes, dont les feuilles sont disposées en étoiles ; lycopodes : plantes à grandes
tiges vertes et à petites feuilles, ressemblant à des plumeaux
5. Cent pieds : 3 m (1 pied = 30 cm).
6. Porter au rouge blanc : faire chauffer le métal jusqu’à la température où il
fond, ce qui le fait devenir rouge mais aussi très brillant, donc blanc.
7. Nébuleuse : nuage de gaz et de poussière où se forment les étoiles.

240
C hapitre
 32

196 se sublime1 à son tour et se mélange comme un atome impon-


197 dérable à ces immenses vapeurs qui tracent dans l’infini leur
198 orbite2 enflammée !
199 Quel rêve ! Où m’emporte-t-il ? Ma main fiévreuse en jette
200 sur le papier les étranges détails ! J’ai tout oublié, et le profes-
201 seur, et le guide, et le radeau ! Une hallucination s’est emparée
202 de mon esprit…
203 « Qu’as-tu ? » dit mon oncle.
204 Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir.
205 « Prends garde, Axel, tu vas tomber à la mer ! »
206 En même temps, je me sens saisir vigoureusement par la
207 main de Hans. Sans lui, sous l’empire de mon rêve, je me préci-
208 pitais dans les flots.
209 « Est-ce qu’il devient fou ? s’écrie le professeur.
210 – Qu’y a-t-il ? dis-je enfin, en revenant à moi.
211 – Es-tu malade ?
212 – Non, j’ai eu un moment d’hallucination, mais il est passé.
213 Tout va bien, d’ailleurs ?
214 – Oui ! bonne brise, belle mer ! nous filons rapidement, et
215 si mon estime3 ne m’a pas trompé, nous ne pouvons tarder à
216 atterrir. »
217 À ces paroles, je me lève, je consulte l’horizon ; mais la ligne
d’eau se confond toujours avec la ligne des nuages.

1. Se subtilise : devient très subtil au sens concret, c’est-à-dire très léger, presque
imperceptible ; se sublime : en chimie, se transformer en gaz, au sens général,
se purifier.
2. Impondérable : qui ni peut être pesé, qui n’a aucune masse ; orbite : trajec-
toire en forme de cercle, des planètes notamment.
3. Estime : estimation, évaluation approximative.

241
Voyage au centre de la Terre

33
1 Samedi 15 août. – La mer conserve sa monotone uniformité.
2 Nulle terre n’est en vue. L’horizon parait excessivement reculé.
J’ai la tête encore alourdie par la violence de mon rêve.
4 Mon oncle n’a pas rêvé, lui, mais il est de mauvaise humeur ;
5 il parcourt tous les points de l’espace avec sa lunette et se croise
6 les bras d’un air dépité1.
7 Je remarque que le professeur Lidenbrock tend à redevenir
l’homme impatient du passé, et je consigne le fait sur mon
9 journal. Il a fallu mes dangers et mes souffrances pour tirer de
10 lui quelque étincelle d’humanité ; mais, depuis ma guérison,
11 la nature a repris le dessus. Et cependant, pourquoi s’em-
12 porter ? Le voyage ne s’accomplit-il pas dans les circonstances
13 les plus favorables ? Est-ce que le radeau ne file pas avec une
14 merveilleuse rapidité ?
15 « Vous semblez inquiet, mon oncle ? dis-je, en le voyant
16 souvent porter la lunette à ses yeux.
17 – Inquiet ? Non.
18 – Impatient, alors ?
19 – On le serait à moins !
20 – Cependant nous marchons avec vitesse…
21 – Que m’importe ? Ce n’est pas la vitesse qui est trop petite,
22 c’est la mer qui est trop grande ! »
23 Je me souviens alors que le professeur, avant notre départ,
24 estimait à une trentaine de lieues2 la longueur de ce souterrain.
25 Or nous avons parcouru un chemin trois fois plus long, et les
26 rivages du sud n’apparaissent pas encore.
1. Dépité : qui éprouve du dépit, déçu.
2. Une trentaine de lieues : autour de 140 km (1 lieue = 4,8 km).

242
C hapitre
 33

27 « Nous ne descendons pas ! reprend le professeur. Tout cela


28 est du temps perdu, et, en somme, je ne suis pas venu si loin
29 pour faire une partie de bateau sur un étang ! »
30 Il appelle cette traversée une partie de bateau, et cette mer
31 un étang !
32 « Mais, dis-je, puisque nous avons suivi la route indiquée
33 par Saknussemm…
34 – C’est la question. Avons-nous suivi cette route ?
35 Saknussemm a-t-il rencontré cette étendue d’eau ? L’a-t-il
36 traversée ? Ce ruisseau que nous avons pris pour guide ne nous
37 a-t-il pas complètement égarés ?
38 – En tout cas, nous ne pouvons regretter, d’être venus
39 jusqu’ici. Ce spectacle est magnifique, et…
40 – Il ne s’agit pas de voir. Je me suis proposé un but, et je
41 veux l’atteindre ! Ainsi ne me parle pas d’admirer ! »
42 Je me le tiens pour dit, et je laisse le professeur se ronger
43 les lèvres d’impatience. À six heures du soir, Hans réclame sa
44 paye, et ses trois rixdales1 lui sont comptés.
45 Dimanche 16 août. – Rien de nouveau. Même temps. Le
46 vent a une légère tendance fraîchir. En me réveillant, mon
47 premier soin est de constater l’intensité de la lumière. Je
48 crains toujours que le phénomène électrique ne vienne à s’obs-
49 curcir, puis à s’éteindre. Il n’en est rien. L’ombre du radeau est
50 nettement dessinée à la surface des flots.
51 Vraiment cette mer est infinie ! Elle doit avoir la largeur
52 de la Méditerranée, ou même de l’Atlantique. Pourquoi
53 pas ?

1. Rixdales : ancienne monnaie en usage dans les pays du Nord.

243
Voyage au centre de la Terre

54 Mon oncle sonde1 à plusieurs reprises ; il attache un


55 des plus lourds pics à l’extrémité d’une corde qu’il laisse filer
56 de deux cents brasses2. Pas de fond. Nous avons beaucoup de
57 peine à ramener notre sonde.
58 Quand le pic est remonté à bord, Hans me fait remarquer
59 à sa surface des empreintes fortement accusées3. On dirait que
60 ce morceau de fer a été vigoureusement serré entre deux corps
61 durs.
62 Je regarde le chasseur.
63 « Tänder ! » fait-il.
64 Je ne comprends pas. Je me tourne vers mon oncle, qui est
65 entièrement absorbé dans ses réflexions. Je ne me soucie pas de
66 le déranger. Je reviens vers l’Islandais. Celui-ci, ouvrant et
67 refermant plusieurs fois la bouche, me fait comprendre sa
68 pensée.
69 « Des dents ! » dis-je avec stupéfaction en considérant plus
70 attentivement la barre de fer.
71 Oui ! ce sont bien des dents dont l’empreinte s’est incrustée
72 dans le métal ! Les mâchoires qu’elles garnissent doivent
73 posséder une force prodigieuse ! Est-ce un monstre des espèces
74 perdues qui s’agite sous la couche profonde des eaux, plus
75 vorace que le squale, plus redoutable que la baleine ! Je ne puis
76 détacher mes regards de cette barre à demi rongée ! Mon rêve
77 de la nuit dernière va-t-il devenir une réalité ? Ces pensées
78 m’agitent pendant tout le jour, et mon imagination se calme
79 à peine dans un sommeil de quelques heures.

1. Sonde : mesure la profondeur de l’eau.


2. Brasses : ancienne unité de mesure équivalent à la longueur de deux bras, soit
1,60 m environ ; deux cents brasses = 32 m.
3. Accusées : marquées, nettes.

244
C hapitre
 33

80 Lundi 17 août. – Je cherche à me rappeler les instincts


81 particuliers à ces animaux antédiluviens de l’époque secon-
82 daire1, qui, succédant aux mollusques, aux crustacés et aux
poissons, précédèrent l’apparition des mammifères sur le
84 globe. Le monde appartenait alors aux reptiles. Ces monstres
85 régnaient en maîtres dans les mers jurassiques2. La nature leur
86 avait accordé la plus complète organisation. Quelle gigan-
87 tesque structure ! quelle force prodigieuse ! Les sauriens3
88 actuels, alligators ou crocodiles, les plus gros et les plus
89 redoutables, ne sont que des réductions affaiblies de leurs
90 pères des premiers âges !
91 Je frissonne à l’évocation que je fais de ces monstres. Nul
92 œil humain ne les a vus vivants. Ils apparurent sur la terre
93 mille siècles avant l’homme, mais leurs ossements fossiles,
94 retrouvés dans ce calcaire argileux que les Anglais nomment
95 le lias, ont permis de les reconstruire anatomiquement et de
96 connaître leur colossale conformation4.
97 J’ai vu au Muséum de Hambourg le squelette de l’un de ces
98 sauriens qui mesurait trente pieds5 de longueur. Suis-je donc
99 destiné, moi, habitant de la terre, à me trouver face à face avec
100 ces représentants d’une famille antédiluvienne ? Non ! c’est
101 impossible. Cependant la marque des dents puissantes est gravée

1. Antédiluviens : au sens biblique d’« avant le Déluge », à comprendre ici


comme un équivalent de préhistorique ; époque secondaire : âge géologique qui
succède à l’époque primaire, laquelle regroupe les périodes primitive, silu-
rienne, dévonienne et carbonifère.
2. Mers jurassiques : mers de la période secondaire qui ont formé les terrains
dont se composent les montagnes du Jura [note de Jules Verne].
3. Sauriens : reptiles ressemblant à des lézards.
4. Conformation : forme, constitution.
5. Trente pieds : 9 m (1 pied = 30 cm).

245
Voyage au centre de la Terre

102 sur la barre de fer, et à leur empreinte je reconnais qu’elles sont


103 coniques comme celles du crocodile.
104 Mes yeux se fixent avec effroi sur la mer ; je crains de voir
105 s’élancer l’un de ces habitants des cavernes sous-marines.
106 Je suppose que le professeur Lidenbrock partage mes idées,
107 sinon mes craintes, car, après avoir examiné le pic, il parcourt
108 l’océan du regard.
« Au diable, dis-je en moi-même, cette idée qu’il a eue de
110 sonder1 ! Il a troublé quelque animal marin dans sa retraite,
et si nous ne sommes pas attaqués en route !… »
112 Je jette un coup d’œil sur les armes, et je m’assure qu’elles
113 sont en bon état. Mon oncle me voit faire et m’approuve du
114 geste.
115 Déjà de larges agitations produites à la surface des flots
116 indiquent le trouble des couches reculées. Le danger est proche.
117 Il faut veiller.
118 Mardi 18 août. – Le soir arrive, ou plutôt le moment où le
119 sommeil alourdit nos paupières, car la nuit manque à cet
120 océan, et l’implacable lumière fatigue obstinément nos yeux,
121 comme si nous naviguions sous le soleil des mers arctiques2.
122 Hans est à la barre. Pendant son quart3 je m’endors.
123 Deux heures après, une secousse épouvantable me réveille.
124 Le radeau a été soulevé hors des flots avec une indescriptible
125 puissance et rejeté à vingt toises4 de là.
126 « Qu’y a-t-il ? s’écria mon oncle. Avons-nous touché ? »

1. Sonder : mesurer la profondeur de l’eau.


2. Mers arctiques : mers polaires du nord.
3. Quart : période pendant laquelle une partie de l’équipage d’un navire est, à
tour de rôle, de service.
4. Vingt toises : 40 m (1 toise = 2 m).

246
C hapitre
 33

127 Hans montre du doigt, à une distance de deux cents toises1,


128 une masse noirâtre qui s’élève et s’abaisse tour à tour. Je
129 regarde et je m’écrie :
130 « C’est un marsouin2 colossal !
131 – Oui, réplique mon oncle, et voilà maintenant un lézard
132 de mer d’une grosseur peu commune.
133 – Et plus loin un crocodile monstrueux ! Voyez sa large
134 mâchoire et les rangées de dents dont elle est armée. Ah ! il
135 disparaît !
136 – Une baleine ! une baleine ! s’écrie alors le professeur.
137 J’aperçois ses nageoires énormes ! Vois l’air et l’eau qu’elle
138 chasse par ses évents3 ! »
139 En effet, deux colonnes liquides s’élèvent à une hauteur
140 considérable au-dessus de la mer. Nous restons surpris, stupé-
141 faits, épouvantés, en présence de ce troupeau de monstres
142 marins. Ils ont des dimensions surnaturelles, et le moindre
143 d’entre eux briserait le radeau d’un coup de dent. Hans veut
144 mettre la barre au vent4, afin de fuir ce voisinage dangereux ;
145 mais il aperçoit sur l’autre bord d’autres ennemis non moins
146 redoutables : une tortue large de quarante pieds, et un serpent
147 long de trente, qui darde5 sa tête énorme au-dessus des flots.
148 Impossible de fuir. Ces reptiles s’approchent ; ils tournent
149 autour du radeau avec une rapidité que des convois lancés à
150 grande vitesse ne sauraient égaler ; ils tracent autour de lui des

1. Deux cents toises : 200 m (1 toise = 2 m).


2. Marsouin : mammifère marin proche du dauphin.
3. Évents : narines situées sur la tête des baleines, qui leur permettent de respi-
rer sans sortir de l’eau.
4. Mettre la barre au vent : changer de direction.
5. Darde : lance, projette ; on dit aussi qu’un serpent darde son venin quand il mord.

247
Voyage au centre de la Terre

151 cercles concentriques. J’ai pris ma carabine. Mais quel effet


152 peut produire une balle sur les écailles dont le corps de ces
153 animaux est recouvert ?
154 Nous sommes muets d’effroi. Les voici qui s’approchent !
155 D’un côté le crocodile, de l’autre le serpent. Le reste du trou-
156 peau marin a disparu. Je vais faire feu. Hans m’arrête d’un
157 signe. Les deux monstres passent à cinquante toises1 du
158 radeau, se précipitent l’un sur l’autre, et leur fureur les
159 empêche de nous apercevoir. Le combat s’engage à cent toises2
160 du radeau. Nous voyons distinctement les deux monstres aux
161 prises.
162 Mais il me semble que maintenant les autres animaux
163 viennent prendre part à la lutte, le marsouin, la baleine, le
164 lézard, la tortue ; à chaque instant je les entrevois. Je les montre
165 à l’Islandais. Celui-ci remue la tête négativement.
166 « Tva », fait-il.
167 – Quoi ! deux ! il prétend que deux animaux seulement…
168 – Il a raison, s’écrie mon oncle, dont la lunette n’a pas
169 quitté les yeux.
170 – Par exemple !
171 – Oui ! le premier de ces monstres a le museau d’un marsouin,
172 la tête d’un lézard, les dents d’un crocodile, et voilà ce qui nous
173 a trompés. C’est le plus redoutable des reptiles antédiluviens,
174 l’ichthyosaurus3 !
175 – Et l’autre ?

1. Cinquante toises : 100 m (1 toise = 2 m).


2. Cent toises : 200 m (1 toise = 2 m).
3. Antédiluviennes : au sens biblique d’« avant le Déluge », à comprendre ici
comme un équivalent de préhistorique ; ichthyosaurus : reptile marin long de 1
à 10 mètres.

248
C hapitre
 33

176 – L’autre, c’est un serpent caché dans la carapace d’une


177 tortue, le terrible ennemi du premier, le plésiosaurus ! »
178 Hans a dit vrai. Deux monstres seulement troublent ainsi
179 la surface de la mer, et j’ai devant les yeux deux reptiles des
180 océans primitifs. J’aperçois l’œil sanglant de l’ichthyosaurus,
181 gros comme la tête d’un homme. La nature l’a doué d’un appa-
182 reil d’optique d’une extrême puissance et capable de résister à
183 la pression des couches d’eau dans les profondeurs qu’il habite.
184 On l’a justement nommé la baleine des sauriens1, car il en a la
185 rapidité et la taille. Celui-ci ne
186 mesure pas moins de cent pieds2, et je peux juger de sa
187 grandeur quand il dresse au-dessus des flots les nageoires verti-
188 cales de sa queue. Sa mâchoire est énorme, et d’après les natu-
189 ralistes3, elle ne compte pas moins de cent quatre-vingt-
190 deux dents. Le plésiosaurus, serpent à tronc cylindrique, à
191 queue courte, a les pattes disposées en forme de rame. Son
192 corps est entièrement revêtu d’une carapace, et son cou,
193 flexible comme celui du cygne, se dresse à trente pieds
194 au-dessus des flots.
195 Ces animaux s’attaquent avec une indescriptible furie4. Ils
196 soulèvent des montagnes liquides qui s’étendent jusqu’au
197 radeau. Vingt fois nous sommes sur le point de chavirer. Des
198 sifflements d’une prodigieuse intensité se font entendre.
199 Les deux bêtes sont enlacées5. Je ne puis les distinguer l’une
200 de l’autre ! Il faut tout craindre de la rage du vainqueur.

1. Sauriens : reptiles ressemblant à des lézards.


2. Cent pieds : 3 m (1 pied = 30 cm).
3. Naturalistes : spécialistes de l’étude des sciences naturelles.
4. Furie : colère très violente.
5. Enlacées : emmêlées l’une dans l’autre.

249
Voyage au centre de la Terre

201 Une heure, deux heures se passent. La lutte continue avec


202 le même acharnement. Les combattants se rapprochent du
203 radeau et s’en éloignent tour à tour. Nous restons immobiles,
204 prêts à faire feu.
205 Soudain l’ichthyosaurus et le plésiosaurus disparaissent en
206 creusant un véritable maelström1 au sein des flots. Plusieurs
207 minutes s’écoulent. Le combat va-t-il se terminer dans les
208 profondeurs de la mer ?
209 Mais tout à coup une tête énorme s’élance au dehors, la
210 tête du plésiosaurus. Le monstre est blessé à mort. Je n’aperçois
211 plus son immense carapace. Seulement, son long cou se dresse,
212 s’abat, se relève, se recourbe, cingle les flots comme un fouet
213 gigantesque et se tord comme un ver coupé. L’eau rejaillit à une
214 distance considérable. Elle nous aveugle. Mais bientôt l’agonie
215 du reptile touche à sa fin, ses mouvements diminuent, ses
216 contorsions s’apaisent, et ce long tronçon de serpent s’étend
217 comme une masse inerte sur les flots calmés.
Quant à l’ichthyosaurus, a-t-il donc regagné sa caverne
sous-marine, ou va-t-il reparaître à la surface de la mer ?

34
1 Mercredi 19 août. – Heureusement le vent, qui souffle avec
2 force, nous a permis de fuir rapidement le théâtre de la lutte.
3 Hans est toujours au gouvernail. Mon oncle, tiré de ses absor-
4 bantes idées par les incidents de ce combat, retombe dans son
5 impatiente contemplation de la mer.

1. Maelström : tourbillon marin

250
C hapitre
 34

6 Le voyage reprend sa monotone uniformité, que je ne tiens


7 pas à rompre au prix des dangers d’hier.
8 Jeudi 20 août. – Brise N.-N.-E. assez inégale. Température
9 chaude. Nous marchons avec une vitesse de trois lieues et
10 demie1 à l’heure.
11 Vers midi un bruit très éloigné se fait entendre.
12 Je consigne ici le fait sans pouvoir en donner l’explication.
13 C’est un mugissement2 continu.
14 « Il y a au loin, dit le professeur, quelque rocher, ou quelque
15 îlot sur lequel la mer se brise. »
16 Hans se hisse au sommet du mât, mais ne signale aucun
17 écueil3. L’océan est uni jusqu’à sa ligne d’horizon. Trois heures
18 se passent. Les mugissements semblent provenir d’une chute
19 d’eau éloignée.
20 Je le fais remarquer à mon oncle, qui secoue la tête. J’ai
21 pourtant la conviction que je ne me trompe pas. Courons-
22 nous donc à quelque cataracte qui nous précipitera dans
23 l’abîme4 ? Que cette manière de descendre plaise au profes-
24 seur, parce qu’elle se rapproche de la verticale, c’est possible,
25 mais à moi…
26 En tout cas, il doit y avoir à quelques lieues au vent un phéno-
27 mène bruyant, car maintenant les mugissements se font entendre
28 avec une grande violence. Viennent-ils du ciel ou de l’océan ?
29 Je porte mes regards vers les vapeurs suspendues dans l’at-
30 mosphère, et je cherche à sonder3 leur profondeur. Le ciel est

1. Trois lieues et demie : 17 km (1 lieue = 4,8 km).


2. Mugissement : bruit ressemblant au cri sourd et prolongé d’un bovin.
3. Écueil : rocher à fleur d’eau contre lequel un navire peut se fracasser.
4. Cataracte : cascade, chute d’eau ; abîme : gouffre, précipice.
5. Sonder : mesurer.

251
Voyage au centre de la Terre

31 tranquille. Les nuages, emportés au plus haut de la voûte,


32 semblent immobiles et se perdent dans l’intense irradiation de
33 la lumière. Il faut donc chercher ailleurs la cause de ce phéno-
34 mène.
35 J’interroge alors l’horizon pur et dégagé de toute brume.
36 Son aspect n’a pas changé. Mais, si ce bruit vient d’une chute,
37 d’une cataracte, si tout cet océan se précipite dans un bassin
38 inférieur, si ces mugissements sont produits par une masse
39 d’eau qui tombe, le courant doit s’activer, et sa vitesse crois-
40 sante peut me donner la mesure du péril dont nous sommes
41 menacés. Je consulte le courant. Il est nul. Une bouteille vide
42 que je jette à la mer reste sous le vent1.
43 Vers quatre heures, Hans se lève, se cramponne au mât et
44 monte à son extrémité. De là son regard parcourt l’arc de cercle
45 que l’océan décrit devant le radeau et s’arrête à un point. Sa
46 figure n’exprime aucune surprise, mais son œil est devenu fixe.
47 « Il a vu quelque chose, dit mon oncle.
48 – Je le crois. »
49 Hans redescend, puis il étend son bras vers le sud en disant :
50 « Der nere ! »
51 – Là-bas ? » répond mon oncle.
52 Et saisissant sa lunette, il regarde attentivement pendant
53 une minute, qui me paraît un siècle.
54 « Oui, oui ! s’écrie-t-il.
55 – Que voyez-vous ?
56 – Une gerbe2 immense qui s’élève au-dessus des flots.
57 – Encore quelque animal marin ?

1. Sous le vent : dans la direction contraire du vent.


2. Gerbe : jaillissement d’eau en forme de bouquet.

252
C hapitre
 34

58 – Peut-être.
59 – Alors mettons le cap plus à l’ouest, car nous savons à quoi
60 nous en tenir sur le danger de rencontrer ces monstres anté-
61 diluviens1 !
62 – Laissons aller », répond mon oncle.
63 Je me retourne vers Hans. Hans maintient sa barre avec une
64 inflexible2 rigueur.
65 Cependant, si de la distance qui nous sépare de cet animal,
66 et qu’il faut estimer à douze lieues3 au moins, on peut aper-
67 cevoir la colonne d’eau chassée par ses évents4, il doit être
68 d’une taille surnaturelle. Fuir serait se conformer aux lois de
69 la plus vulgaire prudence. Mais nous ne sommes pas venus ici
70 pour être prudents. On va donc en avant. Plus nous appro-
71 chons, plus la gerbe grandit. Quel monstre peut s’emplir
72 d’une pareille quantité d’eau et l’expulser ainsi sans interrup-
73 tion ?
74 À huit heures du soir nous ne sommes pas à deux lieues de
75 lui. Son corps noirâtre, énorme, monstrueux, s’étend dans la
76 mer comme un îlot. Est-ce illusion, est-ce effroi ? Sa longueur
77 me paraît dépasser mille toises5 ! Quel est donc ce cétacé que
78 n’ont prévu ni les Cuvier ni les Blumembach6 ? Il est immo-

1. Antédiluviennes : au sens biblique d’« avant le Déluge », à comprendre ici


comme un équivalent de préhistorique.
2. Inflexible : qu’on ne peut pas fléchir, qui ne se laisse pas influencer.
3. Douze lieues : 57 km (1 lieue = 4,8 km).
4. Évents : narines situées au sommet de la tête des cétacés, qui leur permettent
de respirer sans sortir de l’eau.
5. Mille toises : 2 000 m (1 toise = 2 m).
6. Cétacé : mammifère marin (dauphin, baleine) ; Georges Cuvier (1769-
1832) : anatomiste français ; Johann Blumembach (ou Blumenbach, 1752-
1840) : biologiste et anthropologue.
253
Voyage au centre de la Terre

79 bile et comme endormi ; la mer semble ne pouvoir le soulever,


80 et ce sont les vagues qui ondulent sur ses flancs. La colonne
81 d’eau, projetée à une hauteur de cinq cents pieds1 retombe
82 avec un bruit assourdissant. Nous courons en insensés vers
83 cette masse puissante que cent baleines ne nourriraient pas
84 pour un jour.
85 La terreur me prend. Je ne veux pas aller plus loin ! Je
86 couperai, s’il le faut, la drisse2 de la voile ! Je me révolte contre
87 le professeur, qui ne me répond pas.
88 Tout à coup Hans se lève, et montrant du doigt le point
89 menaçant :
90 « Holme ! » dit-il.
91 – Une île ! s’écrie mon oncle.
92 – Une île ! dis-je à mon tour en haussant les épaules.
93 – Évidemment, répond le professeur en poussant un vaste
94 éclat de rire.
95 – Mais cette colonne d’eau !
96 – « Geyser3 » fait Hans.
97 – Eh ! sans doute, geyser ! riposte mon oncle, un geyser
98 pareil à ceux de l’Islande4 ! »
99 Je ne veux pas, d’abord, m’être trompé si grossièrement.
100 Avoir pris un îlot pour un monstre marin ! Mais l’évidence se
101 fait, et il faut enfin convenir de mon erreur. Il n’y a là qu’un
102 phénomène naturel.
103 À mesure que nous approchons, les dimensions de la gerbe
104 liquide deviennent grandioses. L’îlot représente à s’y méprendre

1. Cinq pieds : 1m50 (1 pied = 30 cm).


2. Drisse : corde servant à hisser la voile.
3. Geyser : source d’eau chaude qui jaillit brutalement du sol.
4. Source jaillissante très célèbre située au pied de l’Hekla (note de Jules Verne).

254
C hapitre
 34

105 un cétacé immense dont la tête domine les flots à une hauteur
106 de dix toises1. Le geyser, mot que les Islandais prononcent
107 « geysir » et qui signifie « fureur », s’élève majestueusement à
108 son extrémité. De sourdes détonations éclatent par instants, et
l’énorme jet, pris de colères plus violentes, secoue son panache2
110 de vapeurs en bondissant jusqu’à la première couche de nuages.
111 Il est seul. Ni fumerolles3, ni sources chaudes ne l’entourent, et
112 toute la puissance volcanique se résume en lui. Les rayons de la
113 lumière électrique viennent se mêler à cette gerbe éblouissante,
114 dont chaque goutte se nuance de toutes les couleurs du prisme4.
115 « Accostons », dit le professeur.
116 Mais il faut éviter avec soin cette trombe d’eau, qui coule-
117 rait le radeau en un instant. Hans, manœuvrant adroitement,
118 nous amène à l’extrémité de l’îlot.
119 Je saute sur le roc ; mon oncle me suit lestement5, tandis
120 que le chasseur demeure à son poste, comme un homme
121 au-dessus de ces étonnements.
122 Nous marchons sur un granit mêlé de tuf siliceux6 ; le sol
123 frissonne sous nos pieds comme les flancs d’une chaudière où
124 se tord de la vapeur surchauffée ; il est brûlant. Nous arrivons
125 en vue d’un petit bassin central d’où s’élève le geyser. Je
126 plonge dans l’eau qui coule en bouillonnant un thermomètre

1. Dix toises : 20 m (1 toise = 2 m).


2. Panache de vapeurs : par analogie avec un panache, faisceau de plumes servant
à orner une coiffure.
3. Fumerolles : émanations de gaz s’échappant d’un volcan.
4. Prisme : décomposition de la lumière en un dégradé de couleurs, comme un
arc-en-ciel.
5. Lestement : avec souplesse.
6. Tuf : roche légère, provenant de débris volcaniques ; siliceux : contenant de
la silice, roche très dure.
255
Voyage au centre de la Terre

127 à déversement1, et il marque une chaleur de cent soixante-


128 trois degrés.
129 Ainsi donc cette eau sort d’un foyer ardent. Cela contredit
130 singulièrement les théories du professeur Lidenbrock. Je ne
131 puis m’empêcher d’en faire la remarque.
132 « Eh bien, réplique-t-il, qu’est-ce que cela prouve, contre
133 ma doctrine ?
134 – Rien, » dis-je d’un ton sec, en voyant que je me heurte à
135 un entêtement absolu.
136 Néanmoins, je suis forcé d’avouer que nous sommes singu-
137 lièrement favorisés jusqu’ici, et que, pour une raison qui
138 m’échappe, ce voyage s’accomplit dans des conditions parti-
139 culières de température ; mais il me paraît évident, certain,
140 que nous arriverons un jour ou l’autre à ces régions où la
141 chaleur centrale atteint les plus hautes limites et dépasse
142 toutes les graduations des thermomètres.
143 Nous verrons bien. C’est le mot du professeur, qui, après
144 avoir baptisé cet îlot volcanique du nom de son neveu, donne
145 le signal de l’embarquement.
146 Je reste pendant quelques minutes encore à contempler le
147 geyser. Je remarque que son jet est irrégulier dans ses accès, qu’il
148 diminue parfois d’intensité, puis reprend avec une nouvelle
149 vigueur, ce que j’attribue aux variations de pression des vapeurs
150 accumulées dans son réservoir.
151 Enfin nous partons en contournant les roches très accores2
152 du sud. Hans a profité de cette halte pour remettre le radeau
153 en état.
1. Thermomètre à déversement : indiquant la température par le poids du
mercure qui sort de la tige de verre qui le contient.
2. Accores : avec une très forte inclinaison, presque verticales.

256
C hapitre
 35

154 Mais avant de déborder je fais quelques observations pour


155 calculer la distance parcourue, et je les note sur mon journal.
Nous avons franchi deux cent soixante-dix lieues1 de mer
depuis Port-Graüben, et nous sommes à six cent vingt lieues
de l’Islande, sous l’Angleterre.

35
1 Vendredi 21 août. – Le lendemain le magnifique geyser a
2 disparu. Le vent a fraîchi, et nous a rapidement éloignés de
3 l’îlot Axel. Les mugissements se sont éteints peu à peu.
4 Le temps, s’il est permis de s’exprimer ainsi, va changer
5 avant peu. L’atmosphère se charge de vapeurs, qui emportent
6 avec elles l’électricité formée par l’évaporation des eaux
7 salines2 ; les nuages s’abaissent sensiblement et prennent une
8 teinte uniformément olivâtre3 ; les rayons électriques peuvent
9 à peine percer cet opaque4 rideau baissé sur le théâtre où va se
10 jouer le drame des tempêtes.
11 Je me sens particulièrement impressionné, comme l’est
12 sur terre toute créature à l’approche d’un cataclysme5. Les
13 « cumulus6 » entassés dans le sud présentent un aspect sinistre ;
14 ils ont cette apparence « impitoyable » que j’ai souvent remar-
15 quée au début des orages. L’air est lourd, la mer est calme.

1. Deux cent soixante-dix lieues : 1 300 km (1 lieue = 4,8 km).


2. Salines : contenant du sel.
3. Olivâtre : de la couleur de l’olive, entre le jaune et le vert.
4. Opaque : qui ne laisse pas passer la lumière.
5. Cataclysme : catastrophe causée par un phénomène naturel très violent.
6. Cumulus : nuages de formes arrondies [note de Jules Verne].

257
Voyage au centre de la Terre

16 Au loin les nuages ressemblent à de grosses balles de coton


17 amoncelées dans un pittoresque1 désordre ; peu à peu ils se
18 gonflent et perdent en nombre ce qu’ils gagnent en grandeur ;
19 leur pesanteur est telle qu’ils ne peuvent se détacher de l’ho-
20 rizon ; mais, au souffle des courants élevés, ils se fondent peu à
21 peu, s’assombrissent et présentent bientôt une couche unique
22 d’un aspect redoutable : parfois une pelote de vapeurs, encore
23 éclairée, rebondit sur ce tapis grisâtre et va se perdre bientôt
24 dans la masse opaque.
25 Évidemment l’atmosphère est saturée de fluide ; j’en suis
26 tout imprégné ; mes cheveux se dressent sur ma tête comme
27 aux abords d’une machine électrique. Il me semble que, si
28 mes compagnons me touchaient en ce moment, ils recevraient
29 une commotion2 violente.
30 À dix heures du matin, les symptômes de l’orage sont plus
31 décisifs ; on dirait que le vent mollit pour mieux reprendre
32 haleine ; la nue ressemble à une outre3 immense dans laquelle
33 s’accumulent les ouragans.
34 Je ne veux pas croire aux menaces du ciel, et cependant je
35 ne puis m’empêcher de dire :
36 « Voilà du mauvais temps qui se prépare. »
37 Le professeur ne répond pas. Il est d’une humeur massa-
38 crante4, à voir l’océan se prolonger indéfiniment devant ses
39 yeux. Il hausse les épaules à mes paroles.

1. Pittoresque : digne d’être peint, original.


2. Commotion : choc.
3. Nue : le ciel, où se trouvent les nuages ; outre : sac en peau d’animal pouvant
contenir une grande quantité de liquide.
4. Humeur massacrante : très mauvaise humeur.

258
C hapitre
 35

40 « Nous aurons de l’orage, dis-je en étendant la main vers l’ho-


41 rizon, ces nuages s’abaissent sur la mer comme pour l’écraser ! »
42 Silence général. Le vent se tait. La nature a l’air d’une morte et
43 ne respire plus. Sur le mât, où je vois déjà poindre un léger feu
44 Saint-Elme1, la voile détendue tombe en plis lourds. Le radeau est
45 immobile au milieu d’une mer épaisse et sans ondulations. Mais,
46 si nous ne marchons plus, à quoi bon conserver cette toile, qui
47 peut nous mettre en perdition au premier choc de la tempête ?
48 « Amenons-la, dis-je, abattons notre mât ! Cela sera prudent !
49 – Non, par le diable ! s’écrie mon oncle, cent fois non ! Que
50 le vent nous saisisse ! que l’orage nous emporte ! mais que
51 j’aperçoive enfin les rochers d’un rivage, quand notre radeau
52 devrait s’y briser en mille pièces ! »
53 Ces paroles ne sont pas achevées que l’horizon du sud change
54 subitement d’aspect. Les vapeurs accumulées se résolvent en eau,
55 et l’air, violemment appelé2 pour combler les vides produits par
56 la condensation, se fait ouragan. Il vient des extrémités les plus
57 reculées de la caverne. L’obscurité redouble. C’est à peine si je
58 puis prendre quelques notes incomplètes.
59 Le radeau se soulève, il bondit. Mon oncle est jeté de son
60 haut. Je me traîne jusqu’à lui. Il s’est fortement cramponné3
61 à un bout de câble et paraît considérer avec plaisir ce spectacle
62 des éléments déchaînés.
63 Hans ne bouge pas. Ses longs cheveux, repoussés par l’ou-
64 ragan et ramenés sur sa face immobile, lui donnent une étrange
65 physionomie, car chacune de leurs extrémités est hérissée de

1. Feu Saint-Elme : lueur qui apparaît en haut d’un mât à l’approche d’un orage,
en raison de l’électricité de l’air.
2. Se résolvent : se transforment ; appelé : attiré.
3. Cramponné : accroché.

259
Voyage au centre de la Terre

66 petites aigrettes1 lumineuses. Son masque effrayant est celui


67 d’un homme antédiluvien, contemporain des ichthyosaures et
68 des megathériums2.
69 Cependant le mât résiste. La voile se tend comme une bulle
70 prête à crever. Le radeau file avec un emportement que je ne puis
71 estimer, mais moins vite encore que ces gouttes d’eau déplacées
72 sous lui, dont la rapidité fait des lignes droites et nettes.
73 « La voile ! la voile ! dis-je, en faisant signe de l’abaisser.
74 – Non ! répond mon oncle.
75 – Nej », fait Hans en remuant doucement la tête.
76 Cependant la pluie forme une cataracte mugissante3 devant
77 cet horizon vers lequel nous courons en insensés. Mais avant
78 qu’elle n’arrive jusqu’à nous le voile de nuage se déchire, la
79 mer entre en ébullition et l’électricité, produite par une vaste
80 action chimique qui s’opère dans les couches supérieures, est
81 mise en jeu. Aux éclats du tonnerre se mêlent les jets étince-
82 lants de la foudre ; des éclairs sans nombre s’entrecroisent au
83 milieu des détonations ; la masse des vapeurs devient incan-
84 descente ; les grêlons qui frappent le métal de nos outils ou de
85 nos armes se font lumineux ; les vagues soulevées semblent
86 être autant de mamelons ignivomes sous lesquels couve un feu
87 intérieur, et dont chaque crête est empanachée4 d’une flamme.
1. Aigrettes : plumes fines que l’on trouve sur la tête de certains oiseaux comme
le hibou.
2. Antédiluvien : au sens biblique d’« avant le Déluge », à comprendre ici
comme un équivalent de préhistorique ; ichthyosaure : grand reptile marin
disparu ; mégathérium : animal disparu, ressemblant à un paresseux géant
3. Cataracte : cascade, chute d’eau ; mugissante : dont le bruit ressemble au cri
sourd et prolongé d’un bovin.
4. Mamelons : saillies de forme arrondie ; ignivomes (du latin ignis, « feu ») :
qui crachent du feu ; empanachée : par analogie avec un panache, coiffure faite
d’un faisceau de plumes.

260
C hapitre
 35

88 Mes yeux sont éblouis par l’intensité de la lumière, mes


89 oreilles brisées par le fracas de la foudre ! Il faut me retenir au
90 mât, qui plie comme un roseau sous la violence de l’ouragan ! ! !
91 ……………………………………………………
92 Ici mes notes de voyage devinrent très incomplètes. Je n’ai
93 plus retrouvé que quelques observations fugitives, prises
94 machinalement pour ainsi dire. Mais, dans leur brièveté, dans
95 leur obscurité même, elles sont empreintes de l’émotion qui
96 me dominait, et mieux que ma mémoire elles me donnent le
97 sentiment de notre situation.
98 ……………………………………………………
99 Dimanche 23 août. – Où sommes-nous ? Emportés avec une
100 incomparable rapidité.
101 La nuit a été épouvantable. L’orage ne se calme pas. Nous
102 vivons dans un milieu de bruit, une détonation incessante.
103 Nos oreilles saignent. On ne peut échanger une parole.
104 Les éclairs ne discontinuent pas. Je vois des zigzags rétro-
105 grades1 qui, après un jet rapide, reviennent de bas en haut et
106 vont frapper la voûte de granit. Si elle allait s’écrouler ! D’autres
107 éclairs se bifurquent2 ou prennent la forme de globes de feu qui
108 éclatent comme des bombes. Le bruit général ne paraît pas s’en
109 accroître ; il a dépassé la limite d’intensité que peut percevoir
110 l’oreille humaine, et, quand toutes les poudrières3 du monde
111 viendraient à sauter ensemble, nous ne saurions en entendre
112 davantage. »
113 Il y a émission continue de lumière à la surface des nuages ;
114 la matière électrique se dégage incessamment de leurs molé-
1. Rétrogrades : qui partent en arrière.
2. Se bifurquent : se divisent en deux.
3. Poudrières : lieux où sont conservés la poudre et les explosifs.

261
Voyage au centre de la Terre

115 cules ; évidemment les principes gazeux de l’air sont altérés ;


116 des colonnes d’eau innombrables s’élancent dans l’atmosphère
117 et retombent en écumant1.
118 Où allons-nous ?… Mon oncle est couché tout de son long
119 à l’extrémité du radeau. La chaleur redouble. Je regarde le
120 thermomètre ; il indique… [Le chiffre est effacé.]
121 Lundi 24 août. – Cela ne finira pas ! Pourquoi l’état de cette
122 atmosphère si dense, une fois modifié, ne serait-il pas défi-
123 nitif ?
124 Nous sommes brisés de fatigue. Hans comme à l’ordinaire.
125 Le radeau court invariablement vers le sud-est. Nous avons
126 fait plus de deux cents lieues2 depuis l’îlot Axel.
127 À midi la violence de l’ouragan redouble. Il faut lier soli-
128 dement tous les objets composant la cargaison. Chacun de
129 nous s’attache également. Les flots passent par-dessus notre
130 tête.
131 Impossible de s’adresser une seule parole depuis trois jours.
132 Nous ouvrons la bouche, nous remuons nos lèvres ; il ne se
133 produit aucun son appréciable. Même en se parlant à l’oreille
134 on ne peut s’entendre.
135 Mon oncle s’est approché de moi. Il a articulé quelques
136 paroles. Je crois qu’il m’a dit : « Nous sommes perdus. » Je n’en
137 suis pas certain.
138 Je prends le parti de lui écrire ces mots : « Amenons notre voile. »
139 Il me fait signe qu’il y consent.
140 Sa tête n’a pas eu le temps de se relever de bas en haut qu’un
141 disque de feu apparaît au bord du radeau. Le mât et la voile sont
1. En écumant : en produisant de l’écume, mousse blanche qui se forme à la crête
des vagues.
2. Deux cents lieues : 960 km (1 lieue = 4,8 km).

262
C hapitre
 35

142 partis tout d’un bloc, et je les ai vus s’enlever à une prodigieuse
143 hauteur, semblables au ptérodactyle1, cet oiseau fantastique des
144 premiers siècles.
145 Nous sommes glacés d’effroi. La boule mi-partie blanche,
146 mi-partie azurée, de la grosseur d’une bombe de dix pouces,
147 se promène lentement, en tournant avec une surprenante
148 vitesse sous la lanière2 de l’ouragan. Elle vient ici, là, monte
149 sur un des bâtis3 du radeau, saute sur le sac aux provisions,
150 redescend légèrement, bondit, effleure la caisse à poudre.
151 Horreur ! Nous allons sauter ! Non ! Le disque éblouissant
152 s’écarte ; il s’approche de Hans, qui le regarde fixement ; de
153 mon oncle, qui se précipite à genoux pour l’éviter ; de moi,
154 pâle et frissonnant sous l’éclat de la lumière et de la chaleur ;
155 il pirouette près de mon pied, que j’essaye de retirer. Je ne
156 puis y parvenir.
157 Une odeur de gaz nitreux4 remplit l’atmosphère ; elle pénètre
158 le gosier, les poumons. On étouffe.
159 Pourquoi ne puis-je retirer mon pied ? Il est donc rivé au5
160 radeau ! Ah ! la chute de ce globe électrique a aimanté tout le
161 fer du bord ; les instruments, les outils, les armes s’agitent en
162 se heurtant avec un cliquetis aigu ; les clous de ma chaussure
163 adhèrent violemment à une plaque de fer incrustée dans le
164 bois. Je ne puis retirer mon pied !

1. S’enlever : s’envoler ; ptérodactyle : reptile volant, contemporain des dino-


saures.
2. Azurée : bleue ; dix pouces : 3 m (1 pouce = 30 cm) ; lanière de l’ouragan :
l’ouragan fouette les personnages à la manière d’une lanière, longue et étroite
bande de cuir ou de tissu.
3. Bâtis : éléments de la construction.
4. Nitreux : qui contient de l’azote.
5. Rivé au : attaché à.

263
Voyage au centre de la Terre

165 Enfin, par un violent, effort, je l’arrache au moment où la


166 boule allait le saisir dans son mouvement giratoire1 et m’en-
167 traîner moi-même, si…
168 Ah ! quelle lumière intense ! le globe éclate ! nous sommes
169 couverts par des jets de flammes !
170 Puis tout s’éteint. J’ai eu le temps de voir mon oncle étendu
171 sur le radeau. Hans toujours à sa barre et « crachant du feu »
172 sous l’influence de l’électricité qui le pénètre !
173 Où allons-nous ? où allons-nous ?
174 ……………………………………………………
175 Mardi 25 août. – Je sors d’un évanouissement prolongé ;
176 l’orage continue ; les éclairs se déchaînent comme une couvée2
177 de serpents lâchée dans l’atmosphère.
178 Sommes-nous toujours sur la mer ? Oui, et emportés avec
179 une vitesse incalculable. Nous avons passé sous l’Angleterre,
180 sous la Manche, sous la France, sous l’Europe entière, peut-être !
181 ……………………………………………………
182 Un bruit nouveau se fait entendre ! Évidemment, la mer
183 qui se brise sur des rochers !….. Mais alors…
184 ……………………………………………………
185 ……………………………………………………

36
1 Ici se termine ce que j’ai appelé « le journal du bord », heureu-
2 sement sauvé du naufrage. Je reprends mon récit comme devant3.

1. Giratoire : qui tourne en rond.


2. Couvée : ensemble des œufs couvés par un oiseau.
3. Comme devant : comme précédemment.

264
C hapitre
 36

Ce qui se passa au choc du radeau contre les écueils1 de la côte,


4 je ne saurais le dire. Je me sentis précipité dans les flots, et si
5 j’échappai à la mort, si mon corps ne fut pas déchiré sur les rocs
6 aigus, c’est que le bras vigoureux de Hans me retira de l’abîme2.
7 Le courageux Islandais me transporta hors de la portée des
8 vagues, sur un sable brûlant où je me trouvai côte à côte avec
9 mon oncle.
10 Puis il revint vers ces rochers auxquels se heurtaient les
11 lames3 furieuses, afin de sauver quelques épaves du naufrage.
12 Je ne pouvais parler ; j’étais brisé d’émotions et de fatigues ; il
13 me fallut une grande heure pour me remettre.
14 Cependant une pluie diluvienne4 continuait à tomber, mais
15 avec ce redoublement qui annonce la fin des orages. Quelques
16 rocs superposés nous offrirent un abri contre les torrents du
17 ciel, Hans prépara des aliments auxquels je ne pus toucher, et
18 chacun de nous, épuisé par les veilles de trois nuits, tomba
19 dans un douloureux sommeil.
20 Le lendemain le temps était magnifique. Le ciel et la mer
21 s’étaient apaisés d’un commun accord. Toute trace de tempête
22 avait disparu. Ce furent les paroles joyeuses du professeur qui
23 saluèrent mon réveil. Il était d’une gaieté terrible.
24 « Eh bien, mon garçon, s’écria-t-il, as-tu bien dormi ? »
25 N’eût-on pas dit que nous étions dans la maison de
26 Königstrasse5, que je descendais tranquillement pour déjeuner
1. Écueils : rochers à fleur d’eau contre lesquels se brisent les navires.
2. Abîme : gouffre, précipice.
3. Lames : vagues.
4. Diluvienne : digne du déluge, épisode de la Bible où la pluie recouvre toute
la Terre.
5. Königstrasse : rue de la ville allemande de Hambourg, dont le nom signifie
« allée du roi ».
265
Voyage au centre de la Terre

27 et que mon mariage avec la pauvre Graüben allait s’accomplir


28 ce jour même ?
29 Hélas ! pour peu que la tempête eût jeté le radeau dans l’est,
30 nous avions passé sous l’Allemagne, sous ma chère ville de
31 Hambourg, sous cette rue au demeurait tout ce que j’aimais au
32 monde. Alors quarante lieues1 m’en séparaient à peine ! Mais
33 quarante lieues verticales d’un mur de granit, et en réalité, plus
34 de mille lieues à franchir !
35 Toutes ces douloureuses réflexions traversèrent rapidement
36 mon esprit avant que je ne répondisse à la question de mon
37 oncle.
38 « Ah ça ! répéta-t-il, tu ne veux pas me dire si tu as bien
39 dormi ?
40 – Très bien, répondis-je ; je suis encore brisé, mais cela ne
41 sera rien.
42 – Absolument rien, un peu de fatigue, et voilà tout.
43 – Mais vous me paraissez bien gai, ce matin, mon oncle ?
44 – Enchanté, mon garçon ! enchanté ! Nous sommes arrivés !
45 – Au terme de notre expédition ?
46 – Non, mais au bout de cette mer qui n’en finissait pas.
47 Nous allons reprendre maintenant la voie de terre et nous
48 enfoncer véritablement dans les entrailles du globe.
49 – Mon oncle, permettez-moi une question.
50 – Je te la permets, Axel.
51 – Et le retour ?
52 – Le retour ! Ah ! tu penses à revenir quand on n’est même
53 pas arrivé ?
54 – Non, je veux seulement demander comment il s’effectuera.

1. Quarante lieues : 19 km (1 lieue = 4,8 km).

266
C hapitre
 36

55 – De la manière la plus simple du monde. Une fois arrivés


56 au centre du sphéroïde1, ou nous trouverons une route
57 nouvelle pour remonter à sa surface, ou nous reviendrons tout
bourgeoisement par le chemin déjà parcouru. J’aime à penser
59 qu’il ne se fermera pas derrière nous.
60 – Alors il faudra remettre le radeau en bon état.
61 – Nécessairement.
62 – Mais les provisions, en reste-t-il assez pour accomplir
63 toutes ces grandes choses ?
64 – Oui, certes. Hans est un garçon habile, et je suis sûr qu’il
65 a sauvé la plus grande partie de la cargaison. Allons nous en
66 assurer, d’ailleurs. »
67 Nous quittâmes cette grotte ouverte à toutes les brises2.
68 J’avais un espoir qui était en même temps une crainte ; il me
69 semblait impossible que le terrible abordage du radeau n’eût
70 pas anéanti tout ce qu’il portait. Je me trompais. À mon
71 arrivée sur le rivage, j’aperçus Hans au milieu d’une foule
72 d’objets rangés avec ordre. Mon oncle lui serra la main avec
73 un vif sentiment de reconnaissance. Cet homme, d’un dévoue-
74 ment surhumain dont on ne trouverait peut-être pas d’autre
75 exemple, avait travaillé pendant que nous dormions et sauvé
76 les objets les plus précieux au péril de sa vie.
77 Ce n’est pas que nous n’eussions fait des pertes assez
78 sensibles3, nos armes, par exemple ; mais enfin on pouvait s’en
79 passer. La provision de poudre était demeurée intacte, après
80 avoir failli sauter pendant la tempête.

1. Sphéroïde : objet qui a la forme d’une sphère. Il s’agit donc de la Terre.


2. À toutes les brises : à tous les vents.
3. Sensibles : qui se font sentir, d’une certaine importance.

267
Voyage au centre de la Terre

81 « Eh bien, s’écria le professeur, puisque les fusils manquent,


82 nous en serons quittes pour ne pas chasser !
83 – Bon ; mais les instruments ?
84 – Voici le manomètre1, le plus utile de tous, et pour lequel
85 j’aurais donné les autres ! Avec lui, je puis calculer la profon-
86 deur et savoir quand nous aurons atteint le centre. Sans lui,
87 nous risquerions d’aller au-delà et de ressortir par les anti-
88 podes2 ! »
89 Cette gaîté était féroce.
90 « Mais la boussole ? demandai-je.
91 – La voici, sur ce rocher, en parfait état, ainsi que le chro-
92 nomètre et les thermomètres. Ah ! le chasseur est un homme
93 précieux ! »
94 Il fallait bien le reconnaître, en fait d’instruments, rien ne
95 manquait. Quant aux outils et aux engins, j’aperçus, épars sur
96 le sable, échelles, cordes, pics, pioches, etc. Cependant il y
97 avait encore la question des vivres à élucider.
98 « Et les provisions ? dis-je.
99 – Voyons les provisions, » répondit mon oncle.
100 Les caisses qui les contenaient étaient alignées sur la grève3
101 dans un parfait état de conservation ; la mer les avait respec-
102 tées pour la plupart, et somme toute, en biscuits, viande salée,
103 genièvre4 et poissons secs, on pouvait compter encore sur
104 quatre mois de vivres.

1. Manomètre : appareil permettant de mesurer la pression dans un espace


clos.
2. Antipodes : lieu de la Terre diamétralement opposé à celui par lequel les
personnages sont entrés sous la Terre.
3. Grève : plage, rivage.
4. Genièvre : boisson alcoolisée obtenue par la distillation des baies du genévrier.

268
C hapitre
 36

105 « Quatre mois ! s’écria le professeur ; nous avons le temps


106 d’aller et de revenir, et avec ce qui restera je veux donner un
107 grand dîner à tous mes collègues du Johannæum1 ! »
108 J’aurais dû être fait, depuis longtemps, au tempérament de
109 mon oncle, et pourtant cet homme-là m’étonnait toujours.
110 « Maintenant, dit-il, nous allons refaire notre provision
111 d’eau avec la pluie que l’orage a versée dans tous ces bassins
112 de granit2 ; par conséquent, nous n’avons pas à craindre d’être
113 pris par la soif. Quant au radeau, je vais recommander à Hans
114 de le réparer de son mieux, quoiqu’il ne doive plus nous servir,
115 j’imagine !
116 – Comment cela ? m’écriai-je.
117 – Une idée à moi, mon garçon ! Je crois que nous ne sorti-
118 rons pas par où nous sommes entrés. »
119 Je regardai le professeur avec une certaine défiance. Je me
120 demandai s’il n’était pas devenu fou. Et cependant « il ne savait
121 pas si bien dire. »
122 « Allons déjeuner, » reprit-il.
123 Je le suivis sur un cap3 élevé, après qu’il eut donné ses
124 instructions au chasseur. Là, de la viande sèche, du biscuit et
125 du thé composèrent un repas excellent, et, je dois l’avouer, un
126 des meilleurs que j’eusse fait de ma vie. Le besoin, le grand
127 air, le calme après les agitations, tout contribuait à me mettre
128 en appétit.
129 Pendant le déjeuner, je posai à mon oncle la question de
130 savoir où nous étions en ce moment.

1. Johannæum : lieu d’enseignement et de recherche, créé en 1529, équivalent


d’une université.
2. Granit : roche très dure.
3. Cap : avancée de la terre dans la mer.

269
Voyage au centre de la Terre

131 « Cela, dis-je, me parait difficile à calculer.


132 – À calculer exactement, oui, répondit-il ; c’est même
133 impossible, puisque, pendant ces trois jours de tempête, je n’ai
134 pu tenir note de la vitesse et de la direction du radeau ; mais
135 cependant nous pouvons relever notre situation à l’estime.
136 – En effet, la dernière observation a été faite à l’îlot du
137 geyser…
138 – À l’îlot Axel, mon garçon. Ne décline pas cet honneur
139 d’avoir baptisé de ton nom la première île découverte au
140 centre du massif terrestre.
141 – Soit ! À l’îlot Axel, nous avions franchi environ deux cent
142 soixante-dix lieues1 de mer et nous nous trouvions à plus de
143 six cents lieues de l’Islande.
144 – Bien ! partons de ce point alors et comptons quatre jours
145 d’orage, pendant lesquels notre vitesse n’a pas dû être infé-
146 rieure à quatre-vingts lieues par vingt-quatre heures.
147 – Je le crois. Ce serait donc trois cents lieues à ajouter.
148 – Oui, et la mer Lidenbrock aurait à peu près six cents
149 lieues d’un rivage à l’autre ! Sais-tu bien, Axel, qu’elle peut
150 lutter de grandeur avec la Méditerranée ?
151 – Oui, surtout si nous ne l’avons traversée que dans sa largeur !
152 – Ce qui est fort possible !
153 – Et, chose curieuse, ajoutai-je, si nos calculs sont exacts,
154 nous avons maintenant cette Méditerranée sur notre tête.
155 – Vraiment !
156 – Vraiment, car nous sommes à neuf cents lieues de
157 Reykjavik2 !
1. Deux cent soixante-dix lieues : 1 300 km ; six cents lieues : 2 900 km
(1 lieue = 4,8 km).
2. Neuf cents lieues : 4 320 km ; Reykjavik : capitale de l’Islande.

270
C hapitre
 36

158 – Voilà un joli bout de chemin, mon garçon ; mais, que


159 nous soyons plutôt sous la Méditerranée que sous la Turquie
160 ou sous l’Atlantique, cela ne peut s’affirmer que si notre direc-
tion n’a pas dévié.
162 – Non, le vent paraissait constant ; je pense donc que ce
163 rivage doit être situé au sud-est de Port-Graüben.
164 – Bon, il est facile de s’en assurer en consultant la boussole.
165 Allons consulter la boussole ! »
166 Le professeur se dirigea vers le rocher sur lequel Hans avait
167 déposé les instruments. Il était gai, allègre1, il se frottait les
168 mains, il prenait des poses ! Un vrai jeune homme ! Je le
169 suivis, assez curieux de savoir si je ne me trompais pas dans
170 mon estime2.
171 Arrivé au rocher, mon oncle prit le compas, le posa horizon-
172 talement et observa l’aiguille, qui, après avoir oscillé, s’arrêta
173 dans une position fixe sous l’influence magnétique. Mon oncle
174 regarda, puis il se frotta les yeux et regarda de nouveau. Enfin
175 il se retourna de mon côté, stupéfait.
176 « Qu’y a-t-il ? » demandai-je.
177 Il me fit signe d’examiner l’instrument. Une exclamation
178 de surprise m’échappa. La fleur de l’aiguille marquait le nord
179 là où nous supposions le midi ! Elle se tournait vers la grève3
180 au lieu de montrer la pleine mer !
181 Je remuai la boussole, je l’examinai ; elle était en parfait
182 état. Quelque position que l’on fît prendre à l’aiguille, celle-ci
183 reprenait obstinément cette direction inattendue.

1. Allègre : joyeux.
2. Dans mon estime : dans mon estimation.
3. Grève : plage, rivage.

271
Voyage au centre de la Terre

184 Ainsi donc, il ne fallait plus en douter, pendant la tempête


185 une saute de vent1 s’était produite dont nous ne nous étions
186 pas aperçus et avait ramené le radeau vers les rivages que mon
oncle croyait laisser derrière lui.

37
1 Il me serait impossible de peindre la succession des senti-
2 ments qui agitèrent le professeur Lidenbrock, la stupéfaction,
l’incrédulité et enfin la colère. Jamais je ne vis homme si décon-
4 tenancé d’abord, si irrité ensuite. Les fatigues de la traversée, les
5 dangers courus, tout était à recommencer ! Nous avions reculé
6 au lieu de marcher en avant !
7 Mais mon oncle reprit rapidement le dessus.
8 « Ah ! la fatalité me joue de pareils tours ! s’écria-t-il. Les
9 éléments conspirent contre2 moi ! l’air, le feu et l’eau combinent
10 leurs efforts pour s’opposer à mon passage ! Eh bien ! l’on saura
11 ce que peut ma volonté. Je ne céderai pas, je ne reculerai pas
12 d’une ligne, et nous verrons qui l’emportera de l’homme ou de
13 la nature ! »
14 Debout sur le rocher, irrité, menaçant, Otto Lidenbrock, pareil
15 au farouche Ajax3, semblait défier les dieux. Mais je jugeai à
16 propos d’intervenir et de mettre un frein à cette fougue4 insensée.
1. Saute de vent : brusque changement de la direction et de la force du vent.
2. Conspirent contre : complotent contre.
3. Farouche : sauvage ; Ajax : personnage de l’Odyssée, d’Homère (IV, v. 499-
511), qui maudit les dieux après avoir fait naufrage. Il ne faut pas le confondre
avec « le grand Ajax », le valeureux héros de l’Iliade, qui, n’ayant pas obtenu les
armes d’Achille après la mort de celui-ci, tombe fou et massacre un troupeau
de moutons en croyant tuer des Grecs.
4. Fougue : ardeur.

272
C hapitre
 37

17 « Écoutez-moi, lui dis-je d’un ton ferme. Il y a une limite à


18 toute ambition ici-bas ; il ne faut pas lutter contre l’impos-
19 sible ; nous sommes mal équipés pour un voyage sur mer ;
20 cinq cents lieues1 ne se font pas sur un mauvais assemblage de
21 poutres avec une couverture pour voile, un bâton en guise de
22 mât, et contre les vents déchaînés. Nous ne pouvons gouverner,
23 nous sommes le jouet des tempêtes, et c’est agir en fous que de
24 tenter une seconde fois cette impossible traversée ! »
25 De ces raisons toutes irréfutables je pus dérouler la série
26 pendant dix minutes sans être interrompu, mais cela vint
27 uniquement de l’inattention du professeur, qui n’entendit pas
28 un mot de mon argumentation.
29 « Au radeau ! » s’écria-t-il.
30 Telle fut sa réponse. J’eus beau faire, supplier, m’emporter,
31 je me heurtai à une volonté plus dure que le granit.
32 Hans achevait en ce moment de réparer le radeau. On eût
33 dit que cet être bizarre devinait les projets de mon oncle. Avec
34 quelques morceaux de surtarbrandur2 il avait consolidé
35 l’embarcation. Une voile s’y élevait déjà et le vent jouait dans
36 ses plis flottants.
37 Le professeur dit quelques mots au guide, et aussitôt celui-
38 ci d’embarquer les bagages et de tout disposer pour le départ.
39 L’atmosphère était assez pure et le vent du nord-ouest tenait
40 bon.
41 Que pouvais-je faire ? Résister seul contre deux ? Impossible.
42 Si encore Hans se fût joint à moi. Mais non ! Il semblait que
43 l’Islandais eût mis de côté toute volonté personnelle et fait

1. Cinq cents lieues : 2 400 km (1 lieue = 4,8 km).


2. Surtarbrandur : bois fossilisé, que l’on trouve dans les mers d’Islande.

273
Voyage au centre de la Terre

44 vœu d’abnégation1. Je ne pouvais rien obtenir d’un serviteur


45 aussi inféodé2 à son maître. Il fallait marcher en avant.
46 J’allais donc prendre sur le radeau ma place accoutumée,
47 quand mon oncle m’arrêta de la main.
48 « Nous ne partirons que demain, » dit-il.
49 Je fis le geste d’un homme résigné à tout.
50 « Je ne dois rien négliger, reprit-il, et puisque la fatalité
51 m’a poussé sur cette partie de la côte, je ne la quitterai pas sans
52 l’avoir reconnue. »
53 Cette remarque sera comprise quand on saura que nous
54 étions revenus au rivage du nord, mais non pas à l’endroit
55 même de notre premier départ. Port-Graüben devait être situé
56 plus à l’ouest. Rien de plus raisonnable dès lors que d’examiner
57 avec soin les environs de ce nouvel atterrissage.
« Allons à la découverte ! » dis-je.
59 Et, laissant Hans à ses occupations, nous voilà partis.
60 L’espace compris entre les relais de la mer et le pied des contre-
61 forts était fort large. On pouvait marcher une demi-heure
62 avant d’arriver à la paroi de rochers. Nos pieds écrasaient
63 d’innombrables coquillages de toutes formes et de toutes
64 grandeurs, où vécurent les animaux des premières époques.
65 J’apercevais aussi d’énormes carapaces dont le diamètre dépas-
66 sait souvent quinze pieds3. Elles avaient appartenu à ces gigan-
67 tesques glyptodons de la période pliocène4 dont la tortue
1. Abnégation : dévouement, sacrifice de soi-même.
2. Inféodé : soumis, comme le chevalier l’était à son son seigneur à l’époque
féodale.
3. Quinze pieds : 1m50 (1 pied = 30 cm).
4. Glyptodons : mammifères édentés pesant jusqu’à 2 tonnes ; période plio-
cène : époque de formation de l’écorce terrestre, plus récente que celles qui ont
été mentionnées jusqu’ici.

274
C hapitre
 37

68 moderne n’est plus qu’une petite réduction. En outre le sol


69 était semé d’une grande quantité de débris pierreux, sortes de
70 galets arrondis par la lame1 et rangés en lignes successives. Je
71 fus donc conduit à faire cette remarque, que la mer devait
72 autrefois occuper cet espace. Sur les rocs épars et maintenant
73 hors de ses atteintes, les flots avaient laissé des traces évidentes
74 de leur passage.
75 Ceci pouvait expliquer jusqu’à un certain point l’existence
76 de cet océan, à quarante lieues2 au-dessous de la surface du
77 globe. Mais, suivant moi, cette masse d’eau devait se perdre peu
78 à peu dans les entrailles de la terre, et elle provenait évidem-
79 ment des eaux de l’Océan, qui se firent jour à travers quelque
80 fissure. Cependant il fallait admettre que cette fissure était
81 actuellement bouchée, car toute cette caverne, ou mieux, cet
82 immense réservoir, se fût rempli dans un temps assez court.
83 Peut-être même cette eau, ayant eu à lutter contre des feux
84 souterrains, s’était vaporisée en partie. De là l’explication des
85 nuages suspendus sur notre tête et le dégagement de cette élec-
86 tricité qui créait des tempêtes à l’intérieur du massif terrestre.
87 Cette théorie des phénomènes dont nous avions été témoins
88 me paraissait satisfaisante, car, pour grandes que soient les
89 merveilles de la nature, elles sont toujours explicables par des
90 raisons physiques.
91 Nous marchions donc sur une sorte de terrain sédimentaire3
92 formé par les eaux, comme tous les terrains de cette période,
93 si largement distribués à la surface du globe. Le professeur

1. La lame : la mer.
2. Quarante lieues : 192 km (1 lieue = 4,8 km).
3. Sédimentaire : où se sont déposés des sédiments, particules de matière issues
de la désagrégation des roches.
275
Voyage au centre de la Terre

94 examinait attentivement chaque interstice de roche. Qu’une


95 ouverture quelconque existât, et il devenait important pour lui
96 d’en faire sonder1 la profondeur.
97 Pendant un mille2, nous avions côtoyé les rivages de la mer
98 Lidenbrock, quand le sol changea subitement d’aspect. Il
99 paraissait bouleversé, convulsionné par un exhaussement3
100 violent des couches inférieures. En maint endroit, des enfon-
101 cements ou des soulèvements attestaient une dislocation
102 puissante du massif terrestre.
103 Nous avancions difficilement sur ces cassures de granit,
104 mélangées de silex, de quartz et de dépôts alluvionnaires4,
105 lorsqu’un champ, plus qu’un champ, une plaine d’ossements
106 apparut à nos regards. On eût dit un cimetière immense, où
107 les générations de vingt siècles confondaient leur éternelle
108 poussière. De hautes extumescences5 de débris s’étageaient au
109 loin. Elles ondulaient jusqu’aux limites de l’horizon et s’y
110 perdaient dans une brume fondante. Là, sur trois milles
111 carrés, peut-être, s’accumulait toute la vie de l’histoire
112 animale, à peine écrite dans les terrains trop récents du monde
113 habité.
114 Cependant, une impatiente curiosité nous entraînait. Nos
115 pieds écrasaient avec un bruit sec les restes de ces animaux
116 antéhistoriques6, et ces fossiles dont les muséums des grandes

1. Interstice : petit espace vide de la roche ; sonder : mesurer.


2. Mille : ancienne mesure de distance équivalant à 1 500 m.
3. Convulsionné : déformé ; exhaussement : surélévation.
4. Granit, silex, quartz : minerais très durs ; alluvionnaires : contenant des
alluvions, dépôts de terre ou de sable.
5. Extumescences : tas.
6. Antéhistoriques : antérieurs à l’histoire.

276
C hapitre
 37

117 cités se disputent les rares et intéressants débris. L’existence


118 de mille Cuvier n’aurait pas suffi à recomposer les squelettes
119 des êtres organiques couchés dans ce magnifique ossuaire1.
120 J’étais stupéfait. Mon oncle avait levé ses grands bras vers
121 l’épaisse voûte qui nous servait de ciel. Sa bouche ouverte
122 démesurément, ses yeux fulgurants sous la lentille de ses
123 lunettes, sa tête remuant de haut en bas, de gauche à
124 droite, toute sa posture enfin dénotait2 un étonnement
125 sans borne. Il se trouvait devant une inappréciable collection
126 de Leptotherium, de Mericotherium, de Lophodions,
127 d’Anaplotherium, de Megatherium, de Mastodontes, de
128 Protopithèques, de Ptérodactyles, de tous les monstres anté-
129 diluviens3 entassés pour sa satisfaction personnelle. Qu’on se
130 figure un bibliomane passionné transporté tout à coup dans
131 cette fameuse bibliothèque d’Alexandrie4 brûlée par Omar et
132 qu’un miracle aurait fait renaître de ses cendres ! Tel était mon
133 oncle le professeur Lidenbrock.

1. Georges Cuvier (1769-1832) : anatomiste français, fondateur de la paléon-


tologie ; ossuaire : lieu où sont entreposés des os.
2. Fulgurants : foudroyants ; dénotait : signalait.
3. Leptothérium : animal disparu, ressemblant à une gazelle ; mérycothé-
rium : animal disparu, ressemblant à un bœuf ; lophodions (ou lophiodons) :
grands mammifères ressemblant au tapir ; anaplothérium (ou anoplothe-
rium) : décrit par Jules Verne comme tenant « du rhinocéros, du cheval, de
l’hippopotame et du chameau » ; mégathérium : animal disparu, ressem-
blant à un paresseux géant ; mastodonte : pachyderme des périodes gla-
ciaires ; protopithèques : première forme connue du singe ; ptérodactyles :
reptiles volants, contemporains des dinosaures ; antédiluviens : au sens
biblique d’« avant le Déluge », à comprendre ici comme un équivalent de
préhistorique.
4. Bibliomane : personne qui a la passion des livres ; bibliothèque d’Alexandrie :
célèbre bibliothèque de l’Antiquité contenant 700 000 volumes et détruite par
un incendie, parfois attribué au calife Omar ibn al-Khattâb (584-644).
277
Voyage au centre de la Terre

134 Mais ce fut un bien autre émerveillement, quand, courant


135 à travers cette poussière volcanique, il saisit un crâne dénudé,
136 et s’écria d’une voix frémissante :
137 « Axel ! Axel ! une tête humaine !
138 – Une tête humaine ! mon oncle, répondis-je, non moins
139 stupéfait.
140 – Oui, neveu ! Ah ! M. Milne-Edwards ! Ah ! M. de Quatrefages1 !
que n’êtes-vous là où je suis, moi, Otto Lidenbrock ! »

38
1 Pour comprendre cette évocation faite par mon oncle à ces
2 illustres savants français, il faut savoir qu’un fait d’une haute
importance en paléontologie2 s’était produit quelque temps
4 avant notre départ.
5 Le 28 mars 1863, des terrassiers fouillant sous la direction
6 de M. Boucher de Perthes3 les carrières de Moulin-Quignon,
7 près Abbeville, dans le département de la Somme, en France,
8 trouvèrent une mâchoire humaine à quatorze pieds4 au-dessous
9 de la superficie du sol. C’était le premier fossile de cette espèce
10 ramené à la lumière du grand jour. Près de lui se rencontrèrent

1. Henri Milne-Edwards (1800-1885) : biologiste français ; Armand de Quatre-


fages (1810-1892) : anthropologue français.
2. Paléontologie : science qui étudie les restes fossiles des végétaux et animaux
des périodes anciennes pour comprendre l’évolution des espèces.
3. Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) : archéologue et géologue
français, dont la découverte d’une mâchoire de grand mammifère disparu à
Moulin-Quignon suscita une vive polémique quant à son authenticité. On
démontrera plus tard qu’elle était fausse et avait été placée dans l’excavation
par un ouvrier.
4. Quatorze pieds : 4m20 (1 pied = 30 cm).

278
C hapitre
 38

11 des haches de pierre et des silex taillés, colorés et revêtus par le


12 temps d’une patine1 uniforme.
13 Le bruit de cette découverte fut grand, non seulement en
14 France, mais en Angleterre et en Allemagne. Plusieurs savants
15 de l’Institut français, entre autres MM. Milne-Edwards et de
16 Quatrefages, prirent l’affaire à cœur, démontrèrent l’incontes-
17 table authenticité de l’ossement en question, et se firent les plus
18 ardents défenseurs de ce « procès de la mâchoire », suivant
19 l’expression anglaise.
20 Aux géologues du Royaume-Uni qui tinrent le fait pour
21 certain, MM. Falconer, Busk, Carpenter2, etc., se joignirent
22 des savants de l’Allemagne, et parmi eux, au premier rang, le
23 plus fougueux, le plus enthousiaste, mon oncle Lidenbrock.
24 L’authenticité d’un fossile humain de l’époque quaternaire3
25 semblait donc incontestablement démontrée et admise.
26 Ce système, il est vrai, avait eu un adversaire acharné dans
27 M. Élie de Beaumont4. Ce savant de si haute autorité soute-
28 nait que le terrain de Moulin-Quignon n’appartenait pas au
29 « diluvium5 », mais à une couche moins ancienne, et, d’accord
30 en cela avec Cuvier, il n’admettait pas que l’espèce humaine
31 eût été contemporaine des animaux de l’époque quaternaire.

1. Silex : roche dure utilisée à la préhistoire pour faire des outils et des armes ;
patine : dépôt qui se forme autour du silex au fil du temps.
2. Hugh Falconer (1808-1865) : géologue écossais ; George Busk (1807-
1886) et William Benjamin Carpenter (1813-1885) : zoologistes et paléon-
tologues britanniques.
3. Époque quaternaire : époque la plus récente de formation de la Terre, dans
laquelle nous sommes toujours.
4. Léonce Élie de Beaumont (1798-1874) : géologue français.
5. Diluvium : ensemble des dépôts de roches de l’ère quaternaire, jadis attribués
au déluge.
279
Voyage au centre de la Terre

32 Mon oncle Lidenbrock, de concert avec1 la grande majorité


33 des géologues, avait tenu bon, disputé, discuté, et M. Élie de
34 Beaumont était resté à peu près seul de son parti.
35 Nous connaissions tous ces détails de l’affaire, mais nous
36 ignorions que, depuis notre départ, la question avait fait des
37 progrès nouveaux. D’autres mâchoires identiques, quoique
38 appartenant à des individus de types divers et de nations
39 différentes, furent trouvées dans les terres meubles2 et grises
40 de certaines grottes, en France, en Suisse, en Belgique, ainsi
41 que des armes, des ustensiles, des outils, des ossements d’en-
42 fants, d’adolescents, d’hommes, de vieillards. L’existence de
43 l’homme quaternaire s’affirmait donc chaque jour davantage.
44 Et ce n’était pas tout. Des débris nouveaux exhumés du
45 terrain tertiaire pliocène3 avaient permis à des savants plus
46 audacieux encore d’assigner une haute antiquité à la race
47 humaine. Ces débris, il est vrai, n’étaient point des ossements
48 de l’homme, mais seulement des objets de son industrie, des
49 tibias, des fémurs d’animaux fossiles, striés4 régulièrement,
50 sculptés pour ainsi dire, et qui portaient la marque d’un
51 travail humain.
52 Ainsi, d’un bond, l’homme remontait l’échelle des temps
53 d’un grand nombre de siècles ; il précédait le Mastodonte5 ; il
54 devenait le contemporain de « l’Elephas meridionalis6 » ; il

1. De concert avec : en harmonie avec.


2. Meubles : souples, peu compacts, qui se travaillent facilement.
3. Pliocène : époque de formation de l’écorce terrestre, qui précède le quater-
naire.
4. Tibias : os du bas de la jambe ; fémur : os du haut de la jambe ; striés : marqués
de stries, de raies.
5. Mastodonte : pachyderme des périodes glaciaires.
6. Elephas meridionalis : nom scientifique du mammouth.

280
C hapitre
 38

55 avait cent mille ans d’existence, puisque c’est la date assignée


56 par les géologues les plus renommés à la formation du terrain
57 pliocène !
Tel était alors l’état de la science paléontologique, et ce
59 que nous en connaissions suffisait à expliquer notre attitude
60 devant cet ossuaire de la mer Lidenbrock.
61 On comprendra donc les stupéfactions et les joies de mon
62 oncle, surtout quand, vingt pas plus loin, il se trouva en
63 présence, on peut dire face à face, avec un des spécimens de
64 l’homme quaternaire.
65 C’était un corps humain absolument reconnaissable. Un sol
66 d’une nature particulière, comme celui du cimetière Saint-
67 Michel, à Bordeaux1, l’avait-il ainsi conservé pendant des
68 siècles ? Je ne saurais le dire. Mais ce cadavre, la peau tendue
69 et parcheminée, les membres encore moelleux, — à la vue du
70 moins, — les dents intactes, la chevelure abondante, les
71 ongles des doigts et des orteils d’une grandeur effrayante, se
72 montrait à nos yeux tel qu’il avait vécu.
73 J’étais muet devant cette apparition d’un autre âge. Mon
74 oncle, si loquace2, si impétueusement discoureur d’habitude,
75 se taisait aussi. Nous avions soulevé ce corps. Nous l’avions
76 redressé. Il nous regardait avec ses orbites caves3. Nous palpions
77 son torse sonore.
78 Après quelques instants de silence, l’oncle fut vaincu par le
79 professeur. Otto Lidenbrock, emporté par son tempérament,
80 oublia les circonstances de notre voyage, le milieu où nous

1. En 1791, on découvrit dans ce cimetière des corps momifiés qui furent ensuite
exposés au public et devinrent même une attraction touristique.
2. Loquace : bavard.
3. Caves : creuses.

281
Voyage au centre de la Terre

81 étions, l’immense caverne qui nous contenait. Sans doute il se


82 crut au Johannæum, professant devant ses élèves, car il prit
83 un ton doctoral1, et s’adressant à un auditoire imaginaire :
84 « Messieurs, dit-il, j’ai l’honneur de vous présenter un
85 homme de l’époque quaternaire. De grands savants ont nié son
86 existence, d’autres non moins grands l’ont affirmée. Les saint
87 Thomas2 de la paléontologie, s’ils étaient là, le toucheraient du
88 doigt, et seraient bien forcés de reconnaître leur erreur. Je sais
89 bien que la science doit se mettre en garde contre les décou-
90 vertes de ce genre ! Je n’ignore pas quelle exploitation des
91 hommes fossiles ont faite les Barnum et autres charlatans de
92 même farine3. Je connais l’histoire de la rotule d’Ajax, du
93 prétendu corps d’Oreste retrouvé par les Spartiates, et du corps
94 d’Astérius, long de dix coudées, dont parle Pausanias4. J’ai lu
95 les rapports sur le squelette de Trapani découvert au xive siècle,
96 et dans lequel on voulait reconnaître Polyphème5, et l’histoire

1. Johannæum : lieu d’enseignement et de recherche, créé en 1529, équivalent


d’une université ; ton doctoral : digne de quelqu’un qui a un doctorat, ton pro-
fessoral.
2. Saint Thomas : l’un des douze apôtres, qui, dans l’Évangile, refuse de croire
à la résurrection de Jésus avant d’avoir touché ses plaies.
3. Phineas Taylor Barnum (1810-1891), producteur de spectacles américain,
qui promenait à travers les États-Unis ses numéros et ses curiosités (il est le
héros du film The Greatest Showman) ; de même farine : du même genre.
4. Rotule d’Ajax : des savants grecs avaient pris une rotule d’éléphant pour celle
d’Ajax, héros de l’Iliade d’Homère ; Oreste : fils d’Agamemnon et de Clytemnestre
dans la mythologie grecque, un oracle promet aux Spartiates la victoire s’ils
arrivent à récupérer ses os ; Astérius : roi de Crête dans la mythologie grecque ;
dix coudées : 500 cm (1 coudée = 50 cm) ; Pausanias (115-180) : géographe et
voyageur grec.
5. Squelette de Trapani : les os trouvés dans cette ville de l’ouest de la Sicile
sont en fait ceux d’un éléphant nain ; Polyphème : cyclope anthropophage dont
l’œil unique est crevé par Ulysse dans l’Odyssée.

282
C hapitre
 38

97 du géant déterré pendant le xvie siècle aux environs de Palerme.


98 Vous n’ignorez pas plus que moi, Messieurs, l’analyse faite
99 auprès de Lucerne, en 1577, de ces grands ossements que le
100 célèbre médecin Félix Plater déclarait appartenir à un géant de
101 dix-neuf pieds1 ? J’ai dévoré les traités de Cassanion, et tous ces
102 mémoires, brochures, discours et contre-discours publiés à
103 propos du squelette du roi des Cimbres, Teutobochus, l’enva-
104 hisseur de la Gaule, exhumé d’une sablonnière du Dauphiné2
105 en 1613 ! Au xviiie siècle, j’aurais combattu avec Pierre Campet
106 l’existence des préadamites de Scheuchzer3 ! J’ai eu entre les
107 mains l’écrit nommé Gigans… »
108 Ici reparut l’infirmité naturelle de mon oncle, qui en
109 public ne pouvait pas prononcer les mots difficiles.
110 « L’écrit nommé Gigans… » reprit-il.
111 Il ne pouvait aller plus loin.
112 « Gigantéo… »
113 Impossible ! Le mot malencontreux ne voulait pas sortir !
114 On aurait bien ri au Johannæum !
115 « Gigantostéologie4, » acheva de dire le professeur Lidenbrock
116 entre deux jurons.
1. Félix Plater (1536-1614) : médecin suisse ; Lucerne : ville du centre de la
Suisse ; dix-neuf pieds : 57 cm (1 pied = 30 cm).
2. Jean Cassanion (ou Chassanion, 1531-1598) : auteur d’un traité sur les géants,
le De gigantibus, en 1580 ; Teutobochus (ou Teutobocus) : roi légendaire des
Cimbres, peuple originaire de l’actuel Danemark qui a envahi la Gaule à la fin du
iie siècle av. J.-C., dont les prétendus restes exhumés d’une sablonnière sont en
réalité ceux d’un mammifère géant ; Dauphiné : région du sud-est de la France.
3. Pierre Campet (ou Camper, 1722-1789) : anatomiste hollandais ; préada-
mites : antérieurs à Adam, le premier homme selon la Bible ; Johann Jakob
Scheuchzer (1672-1733) : médecin suisse.
4. La Gigantostéologie ou Discours des os des géants (1613), du chirurgien Nicolas
Habicot (1550-1624), présente le supposé squelette de Teutobocus comme
authentique.
283
Voyage au centre de la Terre

117 Puis, continuant de plus belle, et s’animant :


118 « Oui, Messieurs, je sais toutes ces choses ! Je sais aussi que
119 Cuvier et Blumenbach ont reconnu dans ces ossements de
120 simples os de Mammouth et autres animaux de l’époque quater-
121 naire. Mais ici le doute seul serait une injure à la science ! Le
122 cadavre est là ! Vous pouvez le voir, le toucher ! Ce n’est pas un
123 squelette, c’est un corps intact, conservé dans un but unique-
124 ment anthropologique ! »
125 Je voulus bien ne pas contredire cette assertion.
126 « Si je pouvais le laver dans une solution d’acide sulfu-
127 rique, dit encore mon oncle, j’en ferais disparaître toutes les
128 parties terreuses et ces coquillages resplendissants qui sont
129 incrustés en lui. Mais le précieux dissolvant me manque.
130 Cependant, tel il est, tel ce corps nous racontera sa propre
131 histoire. »
132 Ici, le professeur prit le cadavre fossile et le manœuvra avec
133 la dextérité1 d’un montreur de curiosités.
134 « Vous le voyez, reprit-il, il n’a pas six pieds2 de long, et
135 nous sommes loin des prétendus géants. Quant à la race à
136 laquelle il appartient, elle est incontestablement caucasique3.
137 C’est la race blanche, c’est la nôtre ! Le crâne de ce fossile est
138 régulièrement ovoïde4, sans développement des pommettes,
139 sans projection de la mâchoire. Il ne présente aucun caractère

1. Dextérité : adresse, habileté.


2. Six pieds : 1m80 (1 pied = 30 cm).
3. Caucasique : du Caucase, région montagneuse située au sud de la Russie
généralement considérée comme la limite entre l’Europe et l’Asie. Le terme
désigne ici la « race » blanche, notion aujourd’hui abandonnée, qui était utilisée
par les scientifiques du xixe siècle.
4. Ovoïde : qui a la forme d’un œuf, ovale.

284
C hapitre
 38

140 de ce prognathisme1 qui modifie l’angle facial2. Mesurez cet


141 angle, il est presque de quatre-vingt-dix degrés. Mais j’irai
142 plus loin encore dans le chemin des déductions, et j’oserai dire
143 que cet échantillon humain appartient à la famille japétique3,
144 répandue depuis les Indes jusqu’aux limites de l’Europe occi-
145 dentale. Ne souriez pas, Messieurs ! »
146 Personne ne souriait, mais le professeur avait une telle
147 habitude de voir les visages s’épanouir pendant ses savantes
148 dissertations !
149 « Oui, reprit-il avec une animation nouvelle, c’est là un
150 homme fossile, et contemporain des mastodontes4 dont les
151 ossements emplissent cet amphithéâtre. Mais de vous dire par
152 quelle route il est arrivé là, comment ces couches où il était
153 enfoui ont glissé, jusque dans cette énorme cavité du globe,
154 c’est ce que je ne me permettrai pas. Sans doute, à l’époque
155 quaternaire, des troubles considérables se manifestaient
156 encore dans l’écorce terrestre ; le refroidissement continu du
157 globe produisait des cassures, des fentes, des failles, où déva-
158 lait5 vraisemblablement une partie du terrain supérieur. Je ne
159 me prononce pas, mais enfin l’homme est là, entouré des
160 ouvrages de sa main, de ces haches, de ces silex taillés qui ont

1. Prognathisme : saillie en avant de l’une des deux mâchoires, celle du haut


ou celle du bas.
2. L’angle facial est formé par deux plans, l’un plus ou moins vertical qui est
tangent au front et aux incisives, l’autre horizontal, qui passe par l’ouverture
des conduits auditifs et l’épine nasale inférieure. On appelle prognathisme, en
langue anthropologique, cette projection de la mâchoire qui modifie l’angle
facial (note de Jules Verne).
3. Famille japétique (ou japhétique) : désigne les descendants de Japhet, fils de
Noé dans la Bible, qui, selon celle-ci, serait l’ancêtre des Indo-Européens.
4. Mastodontes : pachydermes des périodes glaciaires.
5. Dévalait : dégringolait, tombait.

285
Voyage au centre de la Terre

161 constitué l’âge de pierre1, et à moins qu’il n’y soit venu


162 comme moi en touriste, en pionnier de la science, je ne puis
163 mettre en doute l’authenticité de son antique origine. »
164 Le professeur se tut, et j’éclatai en applaudissements unanimes2.
165 D’ailleurs mon oncle avait raison, et de plus savants que son neveu
166 eussent été fort empêchés de le combattre.
167 Autre indice. Ce corps fossilisé n’était pas le seul de l’im-
168 mense ossuaire3. D’autres corps se rencontraient à chaque pas
169 que nous faisions dans cette poussière, et mon oncle pouvait
170 choisir le plus merveilleux de ces échantillons pour convaincre
171 les incrédules.
172 En vérité, c’était un étonnant spectacle que celui de ces géné-
173 rations d’hommes et d’animaux confondus dans ce cime-
174 tière. Mais une question grave se présentait, que nous n’osions
175 résoudre. Ces êtres animés avaient-ils glissé par une convulsion4
176 du sol vers les rivages de la mer Lidenbrock, alors qu’ils étaient
177 déjà réduits en poussière ? Ou plutôt vécurent-ils ici, dans ce
178 monde souterrain, sous ce ciel factice5, naissant et mourant
179 comme les habitants de la terre ? Jusqu’ici, les monstres marins,
180 les poissons seuls, nous étaient apparus vivants ! Quelque
homme de l’abîme errait-il encore sur ces grèves6 désertes ?

1. Silex : roche dure utilisée à la préhistoire pour faire des outils et des armes ; âge
de pierre : période de la préhistoire qui précède l’âge de bronze et l’âge de fer.
2. Unanimes : faits par tous ; employé ici dans un sens ironique puisque Axel
est seul.
3. Ossuaire : lieu où sont entreposés des os.
4. Convulsion : mouvement brusque et violent.
5. Factice : faux.
6. Abîme : gouffre, précipice ; grèves : rivages.

286
C hapitre
 39

39
1 Pendant une demi-heure encore, nos pieds foulèrent1 ces
2 couches d’ossements. Nous allions en avant, poussés par une
ardente curiosité. Quelles autres merveilles renfermait cette
4 caverne, quels trésors pour la science ? Mon regard s’attendait
5 à toutes les surprises, mon imagination à tous les étonne-
6 ments.
7 Les rivages de la mer avaient depuis longtemps disparu
8 derrière les collines de l’ossuaire. L’imprudent professeur,
9 s’inquiétant peu de s’égarer, m’entraînait au loin. Nous avan-
10 cions silencieusement, baignés dans les ondes électriques. Par
11 un phénomène que je ne puis expliquer, et grâce à sa diffu-
12 sion, complète alors, la lumière éclairait uniformément les
13 diverses faces des objets. Son foyer n’existait plus en un point
14 déterminé de l’espace et elle ne produisait aucun effet
15 d’ombre. On aurait pu se croire en plein midi et en plein été,
16 au milieu des régions équatoriales2, sous les rayons verticaux
17 du soleil. Toute vapeur avait disparu. Les rochers, les
18 montagnes lointaines, quelques masses confuses de forêts éloi-
19 gnées, prenaient un étrange aspect sous l’égale distribution
20 du fluide lumineux. Nous ressemblions à ce fantastique
21 personnage d’Hoffmann qui a perdu son ombre3.

1. Foulèrent : marchèrent sur.


2. Régions équatoriales : régions comprises entre les deux tropiques et traver-
sées en leur milieu par l’équateur.
3. E. T. A. Hoffmann (1776-1822) : écrivain romantique allemand, auteur de
contes. L’idée du personnage qui a perdu son ombre vient en réalité de l’Histoire
merveilleuse de Peter Schlemihl, d’Adelbert von Chamisso (1781-1838), où le
personnage éponyme vend son âme au diable.
287
Voyage au centre de la Terre

22 Après une marche d’un mille1, apparut la lisière d’une forêt


23 immense, mais non plus un de ces bois de champignons qui
24 avoisinaient Port-Graüben.
25 C’était la végétation de l’époque tertiaire dans toute sa
26 magnificence. De grands palmiers, d’espèces aujourd’hui
27 disparues, de superbes palmacites, des pins, des ifs, des
28 cyprès, des thuyas, représentaient la famille des conifères2,
29 et se reliaient entre eux par un réseau de lianes inextricables.
30 Un tapis de mousses et d’hépathiques3 revêtait moelleuse-
31 ment le sol. Quelques ruisseaux murmuraient sous ces
32 ombrages, peu dignes de ce nom, puisqu’ils ne produisaient
33 pas d’ombre. Sur leurs bords croissaient des fougères arbo-
34 rescentes4 semblables à celles des serres chaudes du globe
35 habité. Seulement, la couleur manquait à ces arbres, à ces
36 arbustes, à ces plantes, privés de la vivifiante chaleur du
37 soleil. Tout se confondait dans une teinte uniforme, brunâtre
38 et comme passée5. Les feuilles étaient dépourvues de leur
39 verdeur, et les fleurs elles-mêmes, si nombreuses à cette
40 époque tertiaire qui les vit naître, alors sans couleurs et sans
41 parfums, semblaient faites d’un papier décoloré sous l’action
42 de l’atmosphère.

1. Mille : ancienne mesure de distance équivalant à 1 500 mètres.


2. Palmacites : palmiers fossiles ; cyprès, thuyas : arbres proches du sapin, de
petite taille, à branches très fournies, dont on se sert aujourd’hui pour faire les
haies des jardins ; conifères : arbres caractérisés par un feuillage en aiguilles,
des groupes de fleurs en forme de cônes, et des sécrétions de résine.
3. Hépathiques : déformation d’hépatiques, plantes à larges feuilles plates qui
recouvrent le sol.
4. Fougères arborescentes : fougères grandes comme des arbres.
5. Passée : délavée, qui a perdu son éclat.

288
C hapitre
 39

43 Mon oncle Lidenbrock s’aventura sous ces gigantesques


44 taillis1. Je le suivis, non sans une certaine appréhension. Puisque
45 la nature avait fait là les frais d’une alimentation végétale2, pour-
46 quoi les redoutables mammifères ne s’y rencontreraient-ils pas ?
47 J’apercevais dans ces larges clairières que laissaient les arbres
48 abattus et rongés par le temps, des légumineuses, des acérinés,
49 des rubiacées, et mille arbrisseaux3 comestibles, chers aux rumi-
50 nants de toutes les périodes. Puis apparaissaient, confondus et
51 entremêlés, les arbres des contrées si différentes de la surface du
52 globe, le chêne croissant près du palmier, l’eucalyptus australien
53 s’appuyant au sapin de la Norvège, le bouleau du Nord confon-
54 dant ses branches avec les branches du kauris zélandais4. C’était
55 à confondre la raison des classificateurs les plus ingénieux de la
56 botanique terrestre.
57 Soudain je m’arrêtai. De la main, je retins mon oncle.
La lumière diffuse permettait d’apercevoir les moindres
59 objets dans la profondeur des taillis. J’avais cru voir… non !
60 réellement, de mes yeux, je voyais des formes immenses
61 s’agiter sous les arbres ! En effet, c’étaient des animaux gigan-
62 tesques, tout un troupeau de mastodontes, non plus fossiles,
63 mais vivants, et semblables à ceux dont les restes furent

1. Taillis : partie d’un bois ou d’une forêt, où il n’y a que des arbres de faible
dimension.
2. Avait fait là les frais d’une alimentation végétale : avait fait là un effort
pour produire une alimentation végétale.
3. Légumineuses : végétaux dont le fruit est une gousse (haricots, fèves, petits
pois…) ; acérinés : famille de plantes proches de l’érable ; rubiacées : famille
de plantes à fleurs qui tirent leur nom du fait que plusieurs d’entre elles,
comme la garance, fournissent des colorants rouges ; arbrisseaux : petits
arbres, buissons.
4. Kauris zélandais : grand arbre de Nouvelle-Zélande, pays situé au sud-
est de l’Australie.
289
Voyage au centre de la Terre

64 découverts en 1801 dans les marais de l’Ohio1 ! J’apercevais


65 ces grands éléphants dont les trompes grouillaient sous les
66 arbres comme une légion de serpents. J’entendais le bruit de
67 leurs longues défenses dont l’ivoire taraudait2 les vieux
68 troncs. Les branches craquaient, et les feuilles arrachées par
69 masses considérables s’engouffraient dans la vaste gueule de
70 ces monstres.
71 Ce rêve, où j’avais vu renaître tout ce monde des temps
72 antéhistoriques3, des époques ternaire et quaternaire, se réali-
73 sait donc enfin ! Et nous étions là, seuls, dans les entrailles du
74 globe, à la merci de ses farouches4 habitants !
75 Mon oncle regardait.
76 « Allons, dit-il tout d’un coup en me saisissant le bras, en
77 avant, en avant !
78 – Non ! m’écriai-je, non ! Nous sommes sans armes ! Que
79 ferions-nous au milieu de ce troupeau de quadrupèdes5 géants ?
80 Venez, mon oncle, venez ! Nulle créature humaine ne peut
81 braver impunément6 la colère de ces monstres.
82 – Nulle créature humaine ! répondit mon oncle, en baissant
83 la voix ! Tu te trompes, Axel ! Regarde, regarde, là-bas ! Il me
84 semble que j’aperçois un être vivant ! un être semblable à nous !
85 un homme ! »

1. Mastodontes : pachydermes des périodes glaciaires ; Ohio : à Big Bone Lick,


dans le Kentucky, près du fleuve Ohio, furent en effet trouvés des os de masto-
dontes.
2. Taraudait : perçait, creusait.
3. Antéhistoriques : antérieurs à l’histoire.
4. Farouches : sauvages.
5. Quadrupèdes : animaux à quatre pattes.
6. Impunément : sans être puni.

290
C hapitre
 39

86 Je regardai, haussant les épaules, et décidé à pousser l’incré-


87 dulité jusqu’à ses dernières limites. Mais, quoique j’en eus1,
88 il fallut bien me rendre à l’évidence.
89 En effet, à moins d’un quart de mille2, appuyé au tronc
90 d’un kauris énorme, un être humain, un Protée de ces contrées
91 souterraines, un nouveau fils de Neptune3, gardait cet innom-
92 brable troupeau de Mastodontes !
93 Immanis pecoris custos, immanior ipse4 !
94 Oui ! immanior ipse ! Ce n’était plus l’être fossile dont nous
95 avions relevé le cadavre dans l’ossuaire, c’était un géant capable
96 de commander à ces monstres. Sa taille dépassait douze pieds5.
97 Sa tête grosse comme la tête d’un buffle, disparaissait dans les
98 broussailles d’une chevelure inculte6. On eût dit une véritable
99 crinière, semblable à celle de l’éléphant des premiers âges. Il
100 brandissait de la main une branche énorme, digne houlette de
101 ce berger antédiluvien7.
102 Nous étions restés immobiles, stupéfaits. Mais nous pouvions
103 être aperçus. Il fallait fuir.
104 « Venez, venez ! » m’écriai-je, en entraînant mon oncle, qui
105 pour la première fois se laissa faire !

1. Quoique j’en eus : malgré moi.


2. Un quart de mille : 400 m (1 mille = 1 600 m).
3. Protée : divinité marine, fils de Poséidon – dieu grec de la mer – et gardien de
ses troupeaux, capable de se métamorphoser. ; Neptune : dieu romain de la mer.
4. Réécriture d’un vers des Bucoliques, de Virgile (V, v. 44) : Formosi custos pecoris
formosior ipse, « Gardien d’un beau troupeau et lui-même encore plus beau. » Jules
Verne remplace « beau » (formosi) par « monstrueux » (imanis), « redoutable ».
5. Douze pieds : 3m60 (1 pied = 30 cm).
6. Buffle : gros mammifère vivant en Asie ou en Afrique ; inculte : non peignée,
sauvage.
7. Houlette : bâton de berger ; antédiluvien : au sens biblique d’« avant le Déluge »,
à comprendre ici comme un équivalent de préhistorique.
291
Voyage au centre de la Terre

106 Un quart d’heure plus tard, nous étions hors de la vue de


107 ce redoutable ennemi.
108 Et maintenant que j’y songe tranquillement, maintenant
109 que le calme s’est refait dans mon esprit, que des mois se sont
110 écoulés depuis cette étrange et surnaturelle rencontre, que
111 penser, que croire ? Non ! c’est impossible ! Nos sens ont été
112 abusés, nos yeux n’ont pas vu ce qu’ils voyaient ! Nulle créa-
113 ture humaine n’existe dans ce monde subterrestre1 ! Nulle
114 génération d’hommes n’habite ces cavernes inférieures du
115 globe, sans se soucier des habitants de sa surface, sans commu-
116 nication avec eux ! C’est insensé, profondément insensé !
117 J’aime mieux admettre l’existence de quelque animal dont
118 la structure se rapproche de la structure humaine, de quelque
119 singe des premières époques géologiques, de quelque proto-
120 pithèque, de quelque mésopithèque semblable à celui que
121 découvrit M. Lartet dans le gîte ossifère de Sansan2 ! Mais
122 celui-ci dépassait par sa taille toutes les mesures données par
123 la paléontologie moderne ! N’importe ! Un singe, oui, un
124 singe, si invraisemblable qu’il soit ! Mais un homme, un
125 homme vivant, et avec lui toute une génération enfouie dans
126 les entrailles de la terre ! Jamais !
127 Cependant nous avions quitté la forêt claire et lumineuse,
128 muets d’étonnement, accablés sous une stupéfaction qui touchait
129 à l’abrutissement. Nous courions malgré nous. C’était une vraie
130 fuite, semblable à ces entraînements effroyables que l’on subit

1. Subterrestre : qui se trouve sous la terre.


2. Protopithèque : première forme connue du singe ; mésopithèque : singe de
l’époque tertiaire ; Sansan : commune du Gers dans le Sud-Ouest, connue pour
son gisement d’os de l’époque tertiaire, découvert par Édouard Lartet (1801-
1871), préhistorien et paléontologue français.

292
C hapitre
 39

131 dans certains cauchemars. Instinctivement, nous revenions vers


132 la mer Lidenbrock, et je ne sais dans quelles divagations1 mon
133 esprit se fût emporté, sans une préoccupation qui me ramena à
134 des observations plus pratiques.
135 Bien que je fusse certain de fouler un sol entièrement vierge
136 de nos pas, j’apercevais souvent des agrégations2 de rochers
137 dont la forme rappelait ceux de Port-Graüben. Cela confir-
138 mait, d’ailleurs, l’indication de la boussole et notre retour
139 involontaire au nord de la mer Lindenbrock. C’était parfois à
140 s’y méprendre. Des ruisseaux et des cascades tombaient par
141 centaines des saillies3 de rocs. Je croyais revoir la couche de
142 surtarbrandur4, notre fidèle Hans-bach et la grotte où j’étais
143 revenu à la vie. Puis, quelques pas plus loin, la disposition des
144 contreforts5, l’apparition d’un ruisseau, le profil surprenant
145 d’un rocher venaient me rejeter dans le doute.
146 Le professeur partageait mon indécision. Il ne pouvait s’y
147 reconnaître au milieu de ce panorama6 uniforme.
148 « Évidemment, lui dis-je, nous n’avons pas abordé à notre
149 point de départ, mais la tempête nous a ramené un peu
150 au-dessous, et en suivant le rivage, nous retrouverons Port-
151 Graüben.
152 – Dans ce cas, répondit mon oncle, il est inutile de conti-
153 nuer cette exploration, et le mieux est de retourner au radeau.
154 Mais ne te trompes-tu pas, Axel ?

1. Divagations : délires, rêveries incohérentes.


2. Agrégations : entassements.
3. Saillies : parties qui avancent, en relief, qui dépassent de la surface.
4. Surtarbrandur : bois fossilisé que l’on trouve dans les mers d’Islande.
5. Contreforts : rocs moins élevés servant d’appui aux rochers principaux.
6. Panorama : vaste paysage.

293
Voyage au centre de la Terre

155 – Il est difficile de se prononcer, car tous ces rochers se


156 ressemblent. Il me semble pourtant reconnaître le promon-
157 toire1 au pied duquel Hans a construit son embarcation. Nous
158 devons être près du petit port, si même ce n’est pas ici,
159 ajoutai-je en examinant une crique que je crus reconnaître.
160 – Mais non, Axel, nous retrouverions au moins nos propres
161 traces, et je ne vois rien…
162 – Mais je vois, moi ! m’écriai-je, en m’élançant vers un objet
163 qui brillait sur le sable.
164 – Qu’est-ce donc ?
165 – Ceci », répondis-je.
166 Et je montrai à mon oncle un poignard couvert de rouille,
167 que je venais de ramasser.
168 – Tiens ! dit-il, tu avais donc emporté cette arme avec toi ?
169 – Moi ? Aucunement ! Mais vous…
170 – Non pas, que je sache, répondit le professeur. Je n’ai
171 jamais eu cet objet en ma possession.
172 – Voilà qui est particulier !
173 – Mais non, c’est très simple, Axel. Les Islandais ont souvent
174 des armes de cette espèce, et Hans, à qui celle-ci appartient, l’a
175 perdue…
176 Je secouais la tête. Hans n’avait jamais eu ce poignard en
177 sa possession.
178 « Est-ce donc l’arme de quelque guerrier antédiluvien2,
179 m’écriai-je, d’un homme vivant, d’un contemporain de ce
180 gigantesque berger ? Mais non ! Ce n’est pas un outil de l’âge de
181 pierre ! Pas même de l’âge de bronze ! Cette lame est d’acier… »
1. Promontoire : avancée de terre dans la mer.
2. Antédiluvien : au sens biblique d’« avant le Déluge », à comprendre ici
comme un équivalent de préhistorique.

294
C hapitre
 39

182 Mon oncle m’arrêta net dans cette route où m’entraînait


183 une divagation nouvelle, et de son ton froid il me dit :
184 « Calme-toi, Axel, et reviens à la raison. Ce poignard
185 est une arme du seizième siècle, une véritable dague1, de
186 celles que les gentilshommes portaient à leur ceinture pour
187 donner le coup de grâce. Elle est d’origine espagnole. Elle
188 n’appartient ni à toi, ni à moi, ni au chasseur, ni même aux
189 êtres humains qui vivent peut-être dans les entrailles du
190 globe !
191 – Oserez-vous dire ? …
192 – Vois, elle ne s’est pas ébréchée2 ainsi à s’enfoncer dans la
193 gorge des gens ; sa lame est couverte d’une couche de rouille
194 qui ne date ni d’un jour, ni d’un an, ni d’un siècle ! »
195 Le professeur s’animait, suivant son habitude, en se laissant
196 emporter par son imagination.
197 « Axel, reprit-il, nous sommes sur la voie de la grande
198 découverte ! Cette lame est restée abandonnée sur le sable
199 depuis cent, deux cents, trois cents ans, et s’est ébréchée sur
200 les rocs de cette mer souterraine !
201 – Mais elle n’est pas venue seule ! m’écriai-je ; elle n’a
202 pas été se tordre d’elle-même ! quelqu’un nous a précédés !
203 …
204 – Oui, un homme.
205 – Et cet homme ?
206 – Cet homme a gravé son nom avec ce poignard ! Cet homme
207 a voulu encore une fois marquer de sa main la route du centre !
208 Cherchons, cherchons ! »

1. Dague : épée à lame courte et large, que l’on portait au côté droit.
2. Ébréchée : abîmée par des brèches sur ses bords.

295
Des clés Rencontre avec un être humain ?
Chapitre 39
pour vous guider de « Je regardai » (p. 291, l. 86)
à « insensé » (p. 292, l. 116)

Après avoir découvert un crâne humain et des squelettes entiers,


Axel et son oncle tombent sur un géant (« un Protée ») qui commande
un troupeau de mastodontes.

1 Mettez en évidence les procédés destinés à montrer


le caractère extraordinaire de cette rencontre.
pour vous aider
• Étudiez les modalités de phrases (interrogative, exclamative,
injonctive…).
• Montrez le rôle des comparaisons et des métaphores.

2 Relevez les références à la mythologie. Qu’apportent-elles


à un roman qui depuis le début apparaît comme réaliste ?

3 Expliquez l’intérêt du dernier paragraphe. En quoi peut-


on dire qu’il contribue à tenir le lecteur en haleine ?

4 GRAMMAIRE • Quels sont les temps de l’indicatif utilisés ?


Quelle valeur faut-il donner au présent ?
pour vous aider Recherchez dans un manuel de grammaire
les différentes valeurs du présent.

POUR ALLER plus loin


PROLONGEMENT ARTISTIQUE • Recherchez des représentations de Protée et de
Neptune en peinture et en sculpture.
pour vous aider N’oubliez pas que, dans la mythologie grecque,
le dieu romain Neptune est appelé Poséidon.

296
296
C hapitre
 40

209 Et, prodigieusement intéressés, nous voilà longeant la haute


210 muraille, interrogeant les moindres fissures qui pouvaient se
211 changer en galerie.
212 Nous arrivâmes ainsi à un endroit où le rivage se resserrait.
213 La mer venait presque baigner le pied des contreforts, laissant
214 un passage large d’une toise1 au plus. Entre deux avancées de
215 roc, on apercevait l’entrée d’un tunnel obscur.
216 Là, sur une plaque de granit, apparaissaient deux lettres
217 mystérieuses à demi rongées, les deux initiales du hardi2 et
218 fantastique voyageur :

219 « A. S. ! s’écria mon oncle. Arne Saknussemm ! Toujours


220 Arne Saknussemm ! »
221

40
1 Depuis le commencement du voyage, j’avais passé par bien
2 des étonnements ; je devais me croire à l’abri des surprises et
blasé sur tout émerveillement. Cependant, à la vue de ces
4 deux lettres gravées là depuis trois cents ans, je demeurai dans
5 un ébahissement voisin de la stupidité3. Non seulement la
6 signature du savant alchimiste se lisait sur le roc, mais encore
7 le stylet4 qui l’avait tracée était entre mes mains. À moins
1. Toise : ancienne mesure de longueur d’environ deux mètres.
2. Hardi : courageux.
3. Blasé : rendu indifférent par l’habitude ; stupidité : état d’une personne frappée
de stupeur, paralysée d’étonnement (sens vieilli).
4. Stylet : instrument pointu servant à écrire.

297
Voyage au centre de la Terre

8 d’être d’une insigne1 mauvaise foi, je ne pouvais plus mettre


9 en doute l’existence du voyageur et la réalité de son voyage.
10 Pendant que ces réflexions tourbillonnaient dans ma tête,
11 le professeur Lidenbrock se laissait aller à un accès un peu
12 dithyrambique2 à l’endroit d’Arne Saknussemm.
13 « Merveilleux génie ! s’écriait-il, tu n’as rien oublié de ce qui
14 pouvait ouvrir à d’autres mortels les routes de l’écorce terrestre,
15 et tes semblables peuvent retrouver les traces que tes pieds ont
16 laissées, il y trois siècles, au fond de ces souterrains obscurs !
17 À d’autres regards que les tiens, tu as réservé la contemplation
18 de ces merveilles ! Ton nom gravé d’étapes en étapes conduit
19 droit à son but le voyageur assez audacieux pour te suivre, et,
20 au centre même de notre planète, il se trouvera encore inscrit
21 de ta propre main. Eh bien ! moi aussi, j’irai signer de mon nom
22 cette dernière page de granit ! Mais que, dès maintenant, ce cap
23 vu par toi près de cette mer découverte par toi, soit à jamais
24 appelé le cap Saknussemm ! »
25 Voilà ce que j’entendis, ou à peu près, et je me sentis gagné
26 par l’enthousiasme que respiraient ces paroles. Un feu inté-
27 rieur se ranima dans ma poitrine ! J’oubliai tout, et les dangers
28 du voyage, et les périls du retour. Ce qu’un autre avait fait, je
29 voulais le faire aussi, et rien de ce qui était humain ne me
30 paraissait impossible !
31 « En avant, en avant ! » m’écriai-je.
32 Je m’élançais déjà vers la sombre galerie, quand le professeur
33 m’arrêta, et lui, l’homme des emportements3, il me conseilla la
34 patience et le sang-froid.
1. Insigne : remarquable.
2. Dithyrambique : excessivement élogieux.
3. Emportements : brusques manifestations de colère ou d’impatience.

298
C hapitre
 40

35 « Retournons d’abord vers Hans, dit-il, et ramenons le


36 radeau à cette place. »
37 J’obéis à cet ordre, non sans peine, et je me glissai rapide-
38 ment au milieu des roches du rivage.
39 « Savez-vous, mon oncle, dis-je en marchant, que nous
40 avons été singulièrement servis par les circonstances jusqu’ici !
41 – Ah ! tu trouves, Axel ?
42 – Sans doute, et il n’est pas jusqu’à la tempête qui ne nous
43 ait remis dans le droit chemin. Béni soit l’orage ! Il nous a
44 ramenés à cette côte d’où le beau temps nous eût éloignés !
45 Supposez un instant que nous eussions touché de notre proue
46 (la proue d’un radeau !) les rivages méridionaux1 de la mer
47 Lidenbrock, que serions-nous devenus ? Le nom de Saknussemm
48 n’aurait pas apparu à nos yeux, et maintenant nous serions
49 abandonnés sur une plage sans issue.
50 – Oui, Axel, il y a quelque chose de providentiel à ce que,
51 voguant vers le sud, nous soyons précisément revenus au nord
52 et au cap Saknussemm. Je dois dire que c’est plus qu’étonnant,
53 et il y a là un fait dont l’explication m’échappe absolument.
54 – Eh ! qu’importe ! il n’y a pas à expliquer les faits, mais à
55 en profiter !
56 – Sans doute, mon garçon, mais…
57 – Mais nous allons reprendre la route du nord, passer sous
les contrées septentrionales2 de l’Europe, la Suède, la Russie,
59 la Sibérie, que sais-je ! au lieu de nous enfoncer sous les déserts
60 de l’Afrique ou les flots de l’Océan, et je ne veux pas en savoir
61 davantage !

1. Proue : avant d’un navire ; méridionaux : situés au sud.


2. Septentrionales : situées au Nord.

299
Voyage au centre de la Terre

62 – Oui, Axel, tu as raison, et tout est pour le mieux, puisque


63 nous abandonnons cette mer horizontale qui ne pouvait
64 mener à rien. Nous allons descendre, encore descendre, et
65 toujours descendre ! Sais-tu bien que, pour arriver au centre
66 du globe, il n’y a plus que quinze cents lieues1 à franchir !
67 – Bah ! m’écriai-je, ce n’est vraiment pas la peine d’en
68 parler ! En route ! en route ! »
69 Ces discours insensés duraient encore quand nous rejoi-
70 gnîmes le chasseur. Tout était préparé pour un départ immé-
71 diat. Pas un colis qui ne fût embarqué. Nous primes place sur
72 le radeau, et la voile hissée, Hans se dirigea en suivant la côte
73 vers le cap Saknussemm.
74 Le vent n’était pas favorable à un genre d’embarcation qui
75 ne pouvait tenir le plus près. Aussi, en maint endroit, il fallut
76 avancer à l’aide des bâtons ferrés. Souvent les rochers, allongés
77 à fleur d’eau2, nous forcèrent de faire des détours assez longs.
78 Enfin, après trois heures de navigation, c’est-à-dire vers six
79 heures du soir, on atteignait un endroit propice3 au débarque-
80 ment.
81 Je sautai à terre, suivi de mon oncle et de l’Islandais. Cette
82 traversée ne m’avait pas calmé. Au contraire, je proposai même
83 de brûler « nos vaisseaux4 », afin de nous couper toute retraite5.
84 Mais mon oncle s’y opposa. Je le trouvai singulièrement tiède.
85 « Au moins, dis-je, partons sans perdre un instant.

1. Quinze cents lieues : 7 200 km (1 lieue = 4,8 km)


2. À fleur d’eau : juste au niveau de l’eau.
3. Propice : favorable.
4. Brûler ses vaisseaux : expression imagée signifiant que l’on accomplit un
acte qui interdit toute possibilité de retour en arrière.
5. Couper toute retraite : empêcher tout retour.

300
C hapitre
 40

86 – Oui, mon garçon ; mais auparavant, examinons cette


87 nouvelle galerie, afin de savoir s’il faut préparer nos échelles. »
88 Mon oncle mit son appareil de Ruhmkorff1 en activité ; le
89 radeau, attaché au rivage, fut laissé seul ; d’ailleurs, l’ouver-
90 ture de la galerie n’était pas à vingt pas de là, et notre petite
91 troupe, moi en tête, s’y rendit sans retard.
92 L’orifice, à peu près circulaire, présentait un diamètre
93 de cinq pieds2 environ ; le sombre tunnel était taillé dans le
94 roc vif et soigneusement alésé3 par les matières éruptives
95 auxquelles il donnait autrefois passage ; sa partie inférieure
96 affleurait4 le sol, de telle façon que l’on put y pénétrer sans
97 aucune difficulté.
98 Nous suivions un plan presque horizontal, quand, au bout
99 de six pas, notre marche fut interrompue par l’interposition
100 d’un bloc énorme.
101 « Maudit roc ! » m’écriai-je avec colère, en me voyant subi-
102 tement arrêté par un obstacle infranchissable.
103 Nous eûmes beau chercher à droite et à gauche, en bas et en
104 haut, il n’existait aucun passage, aucune bifurcation. J’éprouvai
105 un vif désappointement, et je ne voulais pas admettre la réalité
106 de l’obstacle. Je me baissai. Je regardai au-dessous du bloc. Nul
107 interstice. Au-dessus. Même barrière de granit. Hans porta la
108 lumière de la lampe sur tous les points de la paroi ; mais celle-ci
109 n’offrait aucune solution de continuité. Il fallait renoncer à tout
110 espoir de passer.

1. Appareil de Ruhmkorff : pile électrique alimentant une lampe, appareil


inventé par le mécanicien et électricien allemand Ruhmkorff (1803-1877).
2. Cinq pieds : 1m50 (1 pied = 30 cm).
3. Alésé : calibré.
4. Affleurait : était juste au même niveau.

301
Voyage au centre de la Terre

111 Je m’étais assis sur le sol ; mon oncle arpentait le couloir à


112 grands pas.
113 « Mais alors Saknussemm ? m’écriai-je.
114 – Oui, fit mon oncle, a-t-il donc été arrêté par cette porte
115 de pierre ?
116 – Non ! non ! Repris-je avec vivacité. Ce quartier de roc, par
117 suite d’une secousse quelconque, ou l’un de ces phénomènes
118 magnétiques qui agitent l’écorce terrestre, a brusquement
119 fermé ce passage. Bien des années se sont écoulées entre le
120 retour de Saknussemm et la chute de ce bloc. N’est-il pas
121 évident que cette galerie a été autrefois le chemin des laves,
122 et qu’alors les matières éruptives y circulaient librement.
123 Voyez, il y a des fissures récentes qui sillonnent ce plafond de
124 granit ; il est fait de morceaux rapportés, de pierres énormes,
125 comme si la main de quelque géant eût travaillé à cette subs-
126 truction1 ; mais, un jour, la poussée a été plus forte, et ce bloc,
127 semblable à une clef de voûte2 qui manque, a glissé jusqu’au
128 sol en obstruant3 tout passage. Voilà un obstacle accidentel
129 que Saknussemm n’a pas rencontré, et si nous ne le renversons
130 pas, nous sommes indignes d’arriver au centre du monde ! »
131 Voilà comment je parlais ! L’âme du professeur avait passé
132 tout entière en moi. Le génie des découvertes m’inspirait.
133 J’oubliais le passé, je dédaignais l’avenir. Rien n’existait plus
134 pour moi à la surface de ce sphéroïde4 au sein duquel je m’étais
135 engouffré, ni les villes, ni les campagnes, ni Hambourg, ni

1. Substruction : fondements d’une construction.


2. Clef de voûte : en architecture, pierre placée au centre d’une voûte, servant
à faire tenir en place les autres pierres.
3. Obstruant : bouchant.
4. Sphéroïde : qui a la forme d’une sphère.

302
C hapitre
 40

136 Königstrasse1, ni ma pauvre Graüben, qui devait me croire à


137 jamais perdu dans les entrailles de la terre !
138 « Eh bien ! reprit mon oncle, à coups de pioche, à coups de
139 pic, faisons notre route ! Renversons ces murailles !
140 – C’est trop dur pour le pic, m’écriai-je.
141 – Alors la pioche !
142 – C’est trop long pour la pioche !
143 – Mais !…
144 – Eh bien ! la poudre ! la mine ! minons, et faisons sauter
145 l’obstacle !
146 – La poudre !
147 – Oui ! il ne s’agit que d’un bout de roc à briser !
148 – Hans, à l’ouvrage ! » s’écria mon oncle.
149 L’Islandais retourna au radeau, et revint bientôt avec un pic
150 dont il se servit pour creuser un fourneau de mine2. Ce n’était
151 pas un mince travail. Il s’agissait de faire un trou assez consi-
152 dérable pour contenir cinquante livres de fulmicoton, dont la
153 puissance expansive3 est quatre fois plus grande que celle de
154 la poudre à canon.
155 J’étais dans une prodigieuse surexcitation d’esprit. Pendant
156 que Hans travaillait, j’aidai activement mon oncle à préparer
157 une longue mèche faite avec de la poudre mouillée et renfermée
158 dans un boyau de toile.
159 « Nous passerons ! disais-je.
1. Königstrasse : rue de la ville allemande de Hambourg, dont le nom signifie
« allée du roi ».
2. Fourneau de mine : trou dans lequel les mineurs placent un explosif pour
faire sauter un rocher.
3. Fulmicoton : explosif se présentant sous la forme d’une masse blanc jaunâtre
dont l’aspect rappelle celui du coton ; force expansive : capacité à s’étendre,
rayon d’action.

303
Voyage au centre de la Terre

160 – Nous passerons, » répétait mon oncle.


161 À minuit, notre travail de mineurs fut entièrement terminé ;
162 la charge de fulmicoton se trouvait enfouie dans le fourneau, et la
163 mèche, se déroulant à travers la galerie, venait aboutir au dehors.
164 Une étincelle suffisait maintenant pour mettre ce formi-
165 dable engin en activité.
« À demain », dit le professeur.
Il fallut bien me résigner et attendre encore pendant six
grandes heures !

41
1 Le lendemain, jeudi, 27 août, fut une date célèbre de ce
2 voyage subterrestre1. Elle ne me revient pas à l’esprit sans que
l’épouvante ne fasse encore battre mon cœur. À partir de ce
4 moment, notre raison, notre jugement, notre ingéniosité,
5 n’ont plus voix au chapitre2, et nous allons devenir le jouet
6 des phénomènes de la terre.
7 À six heures, nous étions sur pied. Le moment approchait de
8 nous frayer par la poudre un passage à travers l’écorce de granit3.
9 Je sollicitai l’honneur de mettre le feu à la mine. Cela fait, je
10 devais rejoindre mes compagnons sur le radeau qui n’avait point
11 été déchargé ; puis nous prendrions au large4, afin de parer5

1. Subterrestre : sous la terre.


2. Avoir voix au chapitre : avoir son mot à dire, avoir une influence sur la façon
dont les choses se passent.
3. Granit : roche très dure.
4. Nous prendrions au large : nous nous éloignerions du rivage (terme de
marine).
5. Parer à : se protéger de.

304
C hapitre
 41

12 aux dangers de l’explosion, dont les effets pouvaient ne pas se


13 concentrer à l’intérieur du massif.
14 La mèche devait brûler pendant dix minutes, selon nos
15 calculs, avant de porter le feu à la chambre des poudres. J’avais
16 donc le temps nécessaire pour regagner le radeau. Je me préparai
17 à remplir mon rôle, non sans une certaine émotion.
18 Après un repas rapide, mon oncle et le chasseur s’embar-
19 quèrent, tandis que je restais sur le rivage. J’étais muni d’une
20 lanterne allumée qui devait me servir à mettre le feu à la
21 mèche.
22 « Va, mon garçon, me dit mon oncle, et reviens immédia-
23 tement nous rejoindre.
24 – Soyez tranquille, répondis-je, je ne m’amuserai point en
25 route. »
26 Aussitôt je me dirigeai vers l’orifice de la galerie, j’ouvris
27 ma lanterne, et je saisis l’extrémité de la mèche.
28 Le professeur tenait son chronomètre à la main.
29 « Es-tu prêt ? me cria-t-il.
30 – Je suis prêt.
31 – Eh bien ! feu, mon garçon ! »
32 Je plongeai rapidement dans la flamme la mèche, qui pétilla
33 à son contact, et, tout en courant, je revins au rivage.
34 « Embarque, fit mon oncle, et débordons1. »
35 Hans, d’une vigoureuse poussée, nous rejeta en mer. Le radeau
36 s’éloigna d’une vingtaine de toises2.
37 C’était un moment palpitant, Le professeur suivait de l’œil
38 l’aiguille du chronomètre.

1. Débordons : poussons le radeau vers le large, loin du rivage (terme de marine).


2. Une vingtaine de toises = environ 40 mètres (1 toise = 2 m).

305
Voyage au centre de la Terre

39 « Encore cinq minutes, disait-il. Encore quatre ! Encore trois ! »


40 Mon pouls battait des demi-secondes.
41 « Encore deux ! Une !… Croulez, montagnes de granit ! »
42 Que se passa-t-il alors ? Le bruit de la détonation, je crois
43 que je ne l’entendis pas. Mais la forme des rochers se modifia
44 subitement à mes regards ; ils s’ouvrirent comme un rideau.
45 J’aperçus un insondable abîme1 qui se creusait en plein rivage.
46 La mer, prise de vertige, ne fut plus qu’une vague énorme, sur
47 le dos de laquelle le radeau s’éleva perpendiculairement.
48 Nous fûmes renversés tous les trois. En moins d’une seconde,
49 la lumière fit place à la plus profonde obscurité. Puis je sentis
50 l’appui solide manquer, non à mes pieds, mais au radeau. Je
51 rus qu’il coulait à pic2. Il n’en était rien. J’aurais voulu adresser
52 la parole à mon oncle ; mais le mugissement3 des eaux l’eût
53 empêché de m’entendre.
54 Malgré les ténèbres, le bruit, la surprise, l’émotion, je compris
55 ce qui venait de se passer.
56 Au-delà du roc qui venait de sauter, il existait un abîme.
57 L’explosion avait déterminé une sorte de tremblement de terre
dans ce sol coupé de fissures, le gouffre s’était ouvert, et la
59 mer, changée en torrent, nous y entraînait avec elle.
60 Je me sentis perdu.
61 Une heure, deux heures, que sais-je ! se passèrent ainsi. Nous
62 nous serrions les coudes, nous nous tenions les mains afin de
63 n’être pas précipités hors du radeau. Des chocs d’une extrême
64 violence se produisaient, quand il heurtait la muraille. Cependant
65 ces heurts étaient rares, d’où je conclus que la galerie s’élargissait
1. Insondable : dont on ne peut mesurer la profondeur ; abîme : fossé très profond.
2. À pic : tout droit, verticalement.
3. Mugissement : bruit semblable au cri sourd et prolongé d’un bovin.

306
C hapitre
 41

66 considérablement. C’était, à n’en pas douter, le chemin de


67 Saknussemm ; mais, au lieu de le descendre seul, nous avions, par
68 notre imprudence, entraîné toute une mer avec nous.
69 Ces idées, on le comprend, se présentèrent à mon esprit
70 sous une forme vague et obscure. Je les associais difficilement
71 pendant cette course vertigineuse qui ressemblait à une chute.
72 À en juger par l’air qui me fouettait le visage, elle devait
73 surpasser celle des trains les plus rapides. Allumer une torche
74 dans ces conditions était donc impossible, et notre dernier
75 appareil électrique avait été brisé au moment de l’explosion.
76 Je fus donc fort surpris de voir une lumière briller tout à
77 coup près de moi. La figure calme de Hans s’éclaira. L’adroit
78 chasseur était parvenu à allumer la lanterne, et, bien que sa
79 flamme vacillât1 à s’éteindre, elle jeta quelques lueurs dans
80 l’épouvantable obscurité.
81 La galerie était large. J’avais eu raison de la juger telle.
82 Notre insuffisante lumière ne nous permettait pas d’aperce-
83 voir ses deux murailles à la fois. La pente des eaux qui nous
84 emportaient dépassait celle des plus insurmontables rapides2
85 de l’Amérique. Leur surface semblait faite d’un faisceau3 de
86 flèches liquides décochées avec une extrême puissance. Je ne
87 puis rendre mon impression par une comparaison plus juste.
88 Le radeau, pris par certains remous, filait parfois en tour-
89 noyant. Lorsqu’il s’approchait des parois de la galerie, j’y
90 projetais la lumière de la lanterne, et je pouvais juger de sa
91 vitesse à voir les saillies4 du roc se changer en traits continus,
1. Vacillât : tremblât.
2. Rapides : parties d’un cours d’eau où le courant est très fort.
3. Faisceau : bouquet, gerbe.
4. Saillies : éléments qui dépassent de la surface, en relief.

307
Voyage au centre de la Terre

92 de telle sorte que nous étions enserrés dans un réseau de lignes


93 mouvantes. J’estimai que notre vitesse devait atteindre trente
94 lieues1 à l’heure.
95 Mon oncle et moi, nous regardions d’un œil hagard,
96 accotés2 au tronçon du mât, qui, au moment de la catastrophe,
97 s’était rompu net. Nous tournions le dos à l’air, afin de ne pas
98 être étouffés par la rapidité d’un mouvement que nulle puis-
99 sance humaine ne pouvait enrayer.
100 Cependant les heures s’écoulèrent. La situation ne chan-
101 geait pas, mais un incident vint la compliquer.
102 En cherchant à mettre un peu d’ordre dans la cargaison, je
103 vis que la plus grande partie des objets embarqués avaient
104 disparu au moment de l’explosion, lorsque la mer nous
105 assaillit si violemment ! Je voulus savoir exactement à quoi
106 m’en tenir sur nos ressources, et, la lanterne à la main, je
107 commençai mes recherches. De nos instruments, il ne restait
108 plus que la boussole et le chronomètre. Les échelles et les
109 cordes se réduisaient à un bout de câble enroulé autour du
110 tronçon de mât. Pas une pioche, pas un pic, pas un marteau,
111 et, malheur irréparable, nous n’avions pas de vivres pour un
112 jour ! Je fouillai les interstices du radeau, les moindres coins
113 formés par les poutres et la jointure des planches ! Rien ! Nos
114 provisions consistaient uniquement en un morceau de viande
115 sèche et quelques biscuits.
116 Je regardais d’un air stupide3 ! Je ne voulais pas comprendre !
117 Et cependant de quel danger me préoccupais-je ? Quand les
118 vivres eussent été suffisants pour des mois, pour des années,
1. Trente lieues : 144 km (1 lieue = 4,8 km).
2. Hagard : effaré ; accotés à : appuyés à.
3. Stupide : paralysé et muet de surprise.

308
C hapitre
 41

119 comment sortir des abîmes où nous entraînait cet irrésistible


120 torrent ? À quoi bon craindre les tortures de la faim, quand la
121 mort s’offrait déjà sous tant d’autres formes ? Mourir d’inani-
122 tion1, est-ce que nous en aurions le temps ?
123 Pourtant, par une inexplicable bizarrerie de l’imagination,
124 j’oubliai le péril immédiat pour les menaces de l’avenir qui
125 m’apparurent dans toute leur horreur. D’ailleurs, peut-être
126 pourrions-nous échapper aux fureurs du torrent et revenir à la
127 surface du globe. Comment ? je l’ignore. Où ? Qu’importe !
128 Une chance sur mille est toujours une chance, tandis que la
129 mort par la faim ne nous laissait d’espoir dans aucune propor-
130 tion, si petite qu’elle fût.
131 La pensée me vint de tout dire à mon oncle, de lui montrer
132 à quel dénuement nous étions réduits, et de faire l’exact calcul
133 du temps qui nous restait à vivre. Mais j’eus le courage de me
134 taire. Je voulais lui laisser tout son sang-froid.
135 En ce moment, la lumière de la lanterne baissa peu à peu
136 et s’éteignit entièrement. La mèche avait brûlé jusqu’au
137 bout. L’obscurité redevint absolue. Il ne fallait plus songer à
138 dissiper ces impénétrables ténèbres. Il restait encore une
139 torche, mais elle n’aurait pu se maintenir allumée. Alors,
140 comme un enfant, je fermai les yeux pour ne pas voir toute
141 cette obscurité.
142 Après un laps de temps assez long, la vitesse de notre course
143 redoubla. Je m’en aperçus à la réverbération de l’air sur mon
144 visage. La pente des eaux devenait excessive. Je crois vérita-
145 blement que nous ne glissions plus. Nous tombions. J’avais
146 en moi l’impression d’une chute presque verticale. La main

1. Inanition : épuisement dû au manque de nourriture.

309
Voyage au centre de la Terre

147 de mon oncle et celle de Hans, cramponnées1 à mes bras, me


148 retenaient avec vigueur.
149 Tout à coup, après un temps inappréciable, je ressentis comme
150 un choc ; le radeau n’avait pas heurté un corps dur, mais il s’était
151 subitement arrêté dans sa chute. Une trombe d’eau, une immense
152 colonne liquide s’abattit à sa surface. Je fus suffoqué2. Je me
153 noyais…
154 Cependant, cette inondation soudaine ne dura pas. En
155 quelques secondes je me trouvai à l’air libre que j’aspirai à pleins
poumons. Mon oncle et Hans me serraient le bras à le briser, et
le radeau nous portait encore tous les trois.

42
1 Je suppose qu’il devait être alors dix heures du soir. Le
2 premier de mes sens qui fonctionna après ce dernier assaut fut
le sens de l’ouïe. J’entendis presque aussitôt, car ce fut acte
4 d’audition véritable, j’entendis le silence se faire dans la galerie,
5 et succéder à ces mugissements3 qui, depuis de longues heures,
6 remplissaient mes oreilles. Enfin ces paroles de mon oncle
7 m’arrivèrent comme un murmure :
8 « Nous montons !
9 – Que voulez-vous dire ? m’écriai-je.
10 – Oui, nous montons ! nous montons ! »
11 J’étendis le bras ; je touchai la muraille ; ma main fut mise
12 en sang. Nous remontions avec une extrême rapidité.

1. Cramponnées : accrochées.
2. Suffoqué : étouffé.
3. Mugissements : bruits ressemblant au cri sourd et prolongé d’un bovin.

310
C hapitre
 42

13 « La torche ! la torche ! » s’écria le professeur.


14 Hans, non sans difficultés, parvint à l’allumer, et la flamme,
15 se maintenant de bas en haut, malgré le mouvement ascen-
16 sionnel1, jeta assez de clarté pour éclairer toute la scène.
17 « C’est bien ce que je pensais, dit mon oncle. Nous sommes
18 dans un puits étroit, qui n’a pas quatre toises de diamètre.
19 L’eau, arrivée au fond du gouffre, reprend son niveau et nous
20 monte avec elle.
21 – Où ?
22 – Je l’ignore, mais il faut se tenir prêts à tout événement.
23 Nous montons avec une vitesse que j’évalue à deux toises2 par
24 secondes, soit cent vingt toises par minute, ou plus de trois
25 lieues et demie à l’heure. De ce train-là, on fait du chemin.
26 – Oui, si rien ne nous arrête, si ce puits a une issue ! Mais
27 s’il est bouché, si l’air se comprime peu à peu sous la pression
28 de la colonne d’eau, si nous allons être écrasés !
29 – Axel, répondit le professeur avec un grand calme, la situa-
30 tion est presque désespérée, mais il y a quelques chances de
31 salut, et ce sont celles-là que j’examine. Si à chaque instant nous
32 pouvons périr, à chaque instant aussi nous pouvons être sauvés.
33 Soyons donc on mesure de profiter des moindres circonstances.
34 – Mais que faire ?
35 – Réparer nos forces en mangeant. »
36 À ces mots, je regardai mon oncle d’un œil hagard. Ce que
37 je n’avais pas voulu avouer, il fallait enfin le dire :
38 « Manger ? répétai-je.
39 – Oui, sans retard. »

1. Mouvement ascensionnel : mouvement vers le haut.


2. Deux toises : 4 mètres (1 toise = 2 mètres).

311
Voyage au centre de la Terre

40 Le professeur ajouta quelques mots en danois. Hans secoua


41 la tête.
42 « Quoi ! s’écria mon oncle, nos provisions sont perdues ?
43 – Oui, voilà ce qui reste de vivres ! un morceau de viande
44 sèche pour nous trois ! »
45 Mon oncle me regardait sans vouloir comprendre mes
46 paroles.
47 « Eh bien ! dis-je, croyez-vous encore que nous puissions
48 être sauvés ? »
49 Ma demande n’obtint aucune réponse.
50 Une heure se passa. Je commençais à éprouver une faim
51 violente. Mes compagnons souffraient aussi, et pas un de nous
52 n’osait toucher à ce misérable reste d’aliments.
53 Cependant nous montions toujours avec une extrême rapi-
54 dité. Parfois l’air nous coupait la respiration comme aux
55 aéronautes1 dont l’ascension est trop rapide. Mais si ceux-ci
56 éprouvent un froid proportionnel à mesure qu’ils s’élèvent
57 dans les couches atmosphériques, nous subissions un effet
absolument contraire. La chaleur s’accroissait d’une inquié-
59 tante façon et devait certainement atteindre quarante degrés.
60 Que signifiait un pareil changement ? Jusqu’alors les faits
61 avaient donné raison aux théories de Davy2 et de Lidenbrock ;
62 jusqu’alors des conditions particulières de roches réfractaires3,
63 d’électricité, de magnétisme avaient modifié les lois générales
64 de la nature, en nous faisant une température modérée, car la
65 théorie du feu central restait, à mes yeux, la seule vraie, la

1. Aéronautes : membres de l’équipage d’un ballon, d’une montgolfière ou d’un


dirigeable.
2. Humphry Davy (1778-1829) : physicien et chimiste britannique.
3. Réfractaires : résistantes à la chaleur.

312
C hapitre
 42

66 seule explicable. Allions-nous donc revenir à un milieu où ces


67 phénomènes s’accomplissaient dans toute leur rigueur et dans
68 lequel la chaleur réduisait les roches à un complet état de
69 fusion ? Je le craignais, et je dis au professeur :
70 « Si nous ne sommes pas noyés ou brisés, si nous ne mourons
71 pas de faim, il nous reste toujours la chance d’être brûlés vifs. »
72 Il se contenta de hausser les épaules et retomba dans ses
73 réflexions.
74 Une heure s’écoula, et, sauf un léger accroissement dans la
75 température, aucun incident ne modifia la situation. Enfin
76 mon oncle rompit le silence :
77 « Voyons, dit-il, il faut prendre un parti.
78 – Prendre un parti ? répliquai-je.
79 – Oui. Il faut réparer nos forces, si nous essayons, en ména-
80 geant ce reste de nourriture, de prolonger notre existence de
81 quelques heures, nous serons faibles jusqu’à la fin.
82 – Oui, jusqu’à la fin, qui ne se fera pas attendre.
83 – Eh bien ! qu’une chance de salut se présente, qu’un moment
84 d’action soit nécessaire, où trouverons-nous la force d’agir, si
85 nous nous laissons affaiblir par l’inanition1 ?
86 – Eh ! mon oncle, ce morceau de viande dévoré, que nous
87 restera-t-il ?
88 – Rien, Axel, rien. Mais te nourrira-t-il davantage à le manger
89 de tes yeux ? Tu fais là les raisonnements d’homme sans volonté,
90 d’un être sans énergie !
91 – Ne désespérez-vous donc pas ? m’écriai-je avec irritation.
92 – Non ! répliqua fermement le professeur.
93 – Quoi ! vous croyez encore à quelque chance de salut ?

1. Inanition : épuisement dû au manque de nourriture.

313
Voyage au centre de la Terre

94 – Oui ! certes oui ! et tant que son cœur bat, tant que sa
95 chair palpite, je n’admets pas qu’un être doué de volonté laisse
96 en lui place au désespoir. »
97 Quelles paroles ! L’homme qui les prononçait en de pareilles
98 circonstances était certainement d’une trempe1 peu commune.
99 « Enfin, dis-je, que prétendez-vous faire ?
100 – Manger ce qui reste de nourriture jusqu’à la dernière
101 miette et réparer nos forces perdues. Ce repas sera notre dernier,
102 soit ! mais au moins, au lieu d’être épuisés, nous serons rede-
103 venus des hommes.
104 – Eh bien ! dévorons ! » m’écriai-je.
105 Mon oncle prit le morceau de viande et les quelques
106 biscuits échappés au naufrage ; il fit trois portions égales
107 et les distribua. Cela faisait environ une livre2 d’aliments
108 pour chacun. Le professeur mangea avidement, avec une
109 sorte d’emportement fébrile3 ; moi, sans plaisir, malgré
110 ma faim, et presque avec dégoût ; Hans, tranquillement,
111 modérément, mâchant sans bruit de petites bouchées, les
112 savourant avec le calme d’un homme que les soucis de
113 l’avenir ne pouvaient inquiéter. Il avait, en furetant4 bien,
114 retrouvé une gourde à demi pleine de genièvre5 ; il nous
115 l’offrit, et cette bienfaisante liqueur eut la force de me
116 ranimer un peu.
117 « Förtrafflig ! dit Hans en buvant à son tour.
118 – Excellente ! » riposta mon oncle.

1. Trempe : caractère, énergie.


2. Une livre : un peu moins d’un demi-kilogramme (450 g).
3. Fébrile : dans un état d’agitation excessive.
4. Furetant : cherchant, fouillant un peu partout.
5. Genièvre : boisson alcoolisée obtenue par la distillation des baies du genévrier.

314
C hapitre
 42

119 J’avais repris quelque espoir. Mais notre dernier repas venait
120 d’être achevé. Il était alors cinq heures du matin.
121 L’homme est ainsi fait, que sa santé est un effet purement
122 négatif ; une fois le besoin de manger satisfait on se figure diffi-
123 cilement les horreurs de la faim ; il faut les éprouver, pour les
124 comprendre. Aussi, au sortir d’un long jeûne, quelques bouchées
125 de biscuit et de viande triomphèrent de nos douleurs passées.
126 Cependant, après ce repas, chacun se laissa aller à ses réflexions.
127 À quoi songeait Hans, cet homme de l’extrême Occident, que
128 dominait la résignation fataliste1 des Orientaux ? Pour mon
129 compte, mes pensées n’étaient faites que de souvenirs, et ceux-ci
130 me ramenaient à la surface de ce globe que je n’aurais jamais dû
131 quitter. La maison de Königstrasse, ma pauvre Graüben, la bonne
132 Marthe, passèrent comme des visions devant mes yeux, et, dans
133 les grondements lugubres qui couraient à travers le massif, je
134 croyais surprendre le bruit des cités de la terre.
135 Pour mon oncle, « toujours à son affaire », la torche à la main,
136 il examinait avec attention la nature des terrains ; il cherchait à
137 reconnaître sa situation par l’observation des couches superpo-
138 sées. Ce calcul, ou mieux cette estime2, ne pouvait être que fort
139 approximative ; mais un savant est toujours un savant, quand
140 il parvient à conserver son sang-froid, et certes, le professeur
141 Lidenbrock possédait cette qualité à un degré peu ordinaire. Je
142 l’entendais murmurer des mots de la science géologique ; je les
143 comprenais, et je m’intéressais malgré moi à cette étude suprême.
144 « Granit éruptif, disait-il ; nous sommes encore à l’époque
145 primitive3 ; mais nous montons ! nous montons ! Qui sait ? »
1. Fataliste : qui pense que tout est fixé à l’avance par la fatalité, le destin.
2. Estime : évaluation.
3. Époque primitive : première période de formation de l’écorce terrestre.

315
Voyage au centre de la Terre

146 Qui sait ? Il espérait toujours.


147 De sa main il tâtait la paroi verticale, et, quelques instants
148 plus tard, il reprenait ainsi :
149 « Voilà les gneiss ! voilà les micaschistes1 ! Bon ! à bientôt
150 les terrains de l’époque de transition, et alors… »
151 Que voulait dire le professeur ? Pouvait-il mesurer l’épais-
152 seur de l’écorce terrestre suspendue sur notre tête ? Possédait-il
153 un moyen quelconque de faire ce calcul ? Non. Le manomètre2
154 lui manquait, et nulle estime ne pouvait le suppléer.
155 Cependant la température s’accroissait dans une forte
156 proportion et je me sentais baigné au milieu d’une atmosphère
157 brûlante. Je ne pouvais la comparer qu’à la chaleur renvoyée par
158 les fourneaux d’une fonderie à l’heure des coulées3. Peu à peu,
159 Hans, mon oncle et moi, nous avions dû quitter nos vestes et
160 nos gilets ; le moindre vêtement devenait une cause de malaise,
161 pour ne pas dire de souffrances.
162 « Montons-nous donc vers un foyer incandescent4 ? m’écriai-
163 je, à un moment où la chaleur redoublait.
164 – Non, répondit mon oncle, c’est impossible ! c’est impossible !
165 – Cependant, dis-je en tâtant la paroi, cette muraille est
166 brûlante ! »
167 Au moment où je prononçai ces paroles, ma main ayant
168 effleuré l’eau, je dus la retirer au plus vite.
169 – L’eau est brûlante ! » m’écriai-je.

1. Gneiss : roche à grain grossier ; micaschistes : roche contenant du mica, miné-


ral très brillant.
2. Manomètre : appareil permettant de mesurer la pression dans un espace clos.
3. Fonderie : usine où l’on fait fondre le métal ; coulées : fait de verser dans un
moule un métal en fusion.
4. Incandescent : chauffé à blanc.

316
C hapitre
 43

170 Le professeur, cette fois, ne répondit que par un geste de colère.


171 Alors, une invincible épouvante s’empara de mon cerveau
172 et ne le quitta plus. J’avais le sentiment d’une catastrophe
173 prochaine, et telle que la plus audacieuse imagination n’aurait
174 pu la concevoir. Une idée, d’abord vague, incertaine, se chan-
175 geait en certitude dans mon esprit. Je la repoussai, mais elle
176 revint avec obstination. Je n’osais la formuler. Cependant
177 quelques observations involontaires déterminèrent ma convic-
178 tion. À la lueur douteuse de la torche, je remarquai des mouve-
179 ments désordonnés dans les couches granitiques1 ; un phéno-
180 mène allait évidemment se produire, dans lequel l’électricité
jouait un rôle ; puis cette chaleur excessive, cette eau bouillon-
nante !… Je résolus d’observer la boussole.
Elle était affolée !

43
1 Oui, affolée ! L’aiguille sautait d’un pôle à l’autre avec de
2 brusques secousses, parcourait tous les points du cadran, et
tournait, comme si elle eût été prise de vertige.
4 Je savais bien que, d’après les théories les plus acceptées,
5 l’écorce minérale2 du globe n’est jamais dans un état de repos
6 absolu ; les modifications amenées par la décomposition des
7 matières internes, l’agitation provenant des grands courants
8 liquides, l’action du magnétisme, tendent à l’ébranler inces-
9 samment, alors même que les êtres disséminés3 à sa surface ne

1. Granitiques : faites de granit, roche très dure.


2. Minérale : constituée de roches.
3. Disséminés : dispersés.

317
Voyage au centre de la Terre

10 soupçonnent pas son agitation. Ce phénomène ne m’aurait


11 donc pas autrement effrayé, ou du moins il n’eût pas fait naître
12 dans mon esprit une idée terrible.
13 Mais d’autres faits, certains détails sui generis1, ne purent
14 me tromper plus longtemps. Les détonations se multipliaient
15 avec une effrayante intensité ; je ne pouvais les comparer qu’au
16 bruit que feraient un grand nombre de chariots entraînés
17 rapidement sur le pavé. C’était un tonnerre continu.
18 Puis, la boussole affolée, secouée par les phénomènes élec-
19 triques, me confirmait dans mon opinion ; l’écorce minérale
20 menaçait de se rompre, les massifs granitiques de se rejoindre,
21 la fissure de se combler, le vide de se remplir, et nous, pauvres
22 atomes, nous allions être écrasés dans cette formidable étreinte.
23 « Mon oncle, mon oncle ! m’écriai-je, nous sommes perdus.
24 – Quelle est cette nouvelle terreur ? me répondit-il avec un
25 calme surprenant. Qu’as-tu donc ?
26 – Ce que j’ai ! Observez ces murailles qui s’agitent, ce massif
27 qui se disloque, cette chaleur torride2, cette eau qui bouil-
28 lonne, ces vapeurs qui s’épaississent, cette aiguille folle, tous
29 les indices d’un tremblement de terre ! »
30 Mon oncle secoua doucement la tête.
31 « Un tremblement de terre ? dit-il.
32 – Oui !
33 – Mon garçon, je crois que tu te trompes !
34 – Quoi ! vous ne reconnaissez pas ces symptômes ?…
35 – D’un tremblement de terre ? non ! J’attends mieux que cela !
36 – Que voulez-vous dire ?

1. Sui generis : particuliers, spécifiques.


2. Se disloque : se brise ; torride : extrême.

318
C hapitre
 43

37 – Une éruption, Axel.


38 – Une éruption ! dis-je ; nous sommes dans la cheminée1
39 d’un volcan en activité !
40 – Je le pense, dit le professeur en souriant, et c’est ce qui
41 peut nous arriver de plus heureux ! »
42 De plus heureux ! Mon oncle était-il donc devenu fou ? Que
43 signifiaient ces paroles ? pourquoi ce calme et ce sourire ?
44 « Comment ! m’écriai-je, nous sommes pris dans une érup-
45 tion ! la fatalité nous a jetés sur le chemin des laves incandes-
46 centes, des roches en feu, des eaux bouillonnantes, de toutes
47 les matières éruptives ! Nous allons être repoussés, expulsés,
48 rejetés, vomis, lancés dans les airs avec les quartiers de rocs,
49 les pluies de cendres et de scories2, dans un tourbillon de
50 flammes ! et c’est ce qui peut nous arriver de plus heureux !
51 – Oui, répondit le professeur en me regardant par-dessus
52 ses lunettes, car c’est la seule chance que nous ayons de revenir
53 à la surface de la terre ! »
54 Je passe rapidement sur les mille idées qui se croisèrent
55 dans mon cerveau. Mon oncle avait raison, absolument raison,
56 et jamais il ne me parut ni plus audacieux ni plus convaincu
57 qu’en ce moment, où il attendait et supputait3 avec calme les
chances d’une éruption.
59 Cependant nous montions toujours ; la nuit se passa dans ce
60 mouvement ascensionnel4 ; les fracas environnants redoublaient ;
61 j’étais presque suffoqué5, je croyais toucher à ma dernière heure,

1. Cheminée : canal par lequel la lave parvient dans le cratère du volcan.


2. Scories : morceaux de roche éjectés lors d’une éruption volcanique.
3. Supputait : essayait de prévoir.
4. Mouvement ascensionnel : mouvement vers le haut.
5. Suffoqué : étouffé.

319
Voyage au centre de la Terre

62 et pourtant, l’imagination est si bizarre, que je me livrai à


63 une recherche véritablement enfantine. Mais je subissais mes
64 pensées, je ne les dominais pas !
65 Il était évident que nous étions rejetés par une poussée
66 éruptive ; sous le radeau, il y avait des eaux bouillonnantes, et
67 sous ces eaux toute une pâte de lave, un agrégat de roches qui,
68 au sommet du cratère, se disperseraient en tous les sens. Nous
69 étions donc dans la cheminée d’un volcan. Pas de doute à cet
70 égard.
71 Mais cette fois, au lieu du Sneffels1, volcan éteint, il s’agis-
72 sait d’un volcan en pleine activité. Je me demandai donc
73 quelle pouvait être cette montagne et dans quelle partie du
74 monde nous allions être expulsés.
75 Dans les régions septentrionales2, cela ne faisait aucun
76 doute. Avant ses affolements, la boussole n’avait jamais varié
77 à cet égard. Depuis le cap Saknussemm, nous avions été
78 entraînés directement au nord pendant des centaines de
79 lieues3. Or, étions-nous revenus sous l’Islande ? Devions-nous
80 être rejetés par le cratère de l’Hékla4 ou par ceux des sept
81 autres monts ignivomes5 de l’île ? Dans un rayon de cinq cents
82 lieues6, à l’ouest, je ne voyais sous ce parallèle que les volcans
83 mal connus de la côte nord-ouest de l’Amérique. Dans l’est
84 un seul existait sous le quatre-vingtième degré de latitude7,
1. Sneffels (ou Snæfellsjökull) : volcan islandais.
2. Septentrionales : situées au nord.
3. Lieue : ancienne mesure de distance équivalant à quatre kilomètres.
4. Hékla : volcan du sud de l’Islande.
5. Ignivomes : qui crachent du feu (du latin ignis, « feu »).
6. Cinq cents lieues : 2 400 km.
7. Latitude : coordonnée géographique permettant de localiser un point au nord
ou au sud par rapport à l’équateur.

320
C hapitre
 43

85 l’Esk, dans l’île de Jean Mayen, non loin du Spitzberg1 !


86 Certes, les cratères ne manquaient pas, et ils se trouvaient
87 assez spacieux pour vomir une armée tout entière ! Mais lequel
88 nous servirait d’issue, c’est ce que je cherchais à deviner.
89 Vers le matin, le mouvement d’ascension s’accéléra. Si la
90 chaleur s’accrut, au lieu de diminuer, aux approches de la
91 surface du globe, c’est qu’elle était toute locale et due à une
92 influence volcanique. Notre genre de locomotion2 ne pouvait
93 plus me laisser aucun doute dans l’esprit. Une force énorme,
94 une force de plusieurs centaines d’atmosphères3 produite par
95 les vapeurs accumulées dans le sein de la terre, nous poussait
96 irrésistiblement. Mais à quels dangers innombrables elle nous
97 exposait !
98

Bientôt des reflets fauves5 pénétrèrent dans la galerie verticale


99 qui s’élargissait ; j’apercevais à droite et à gauche des couloirs
100 profonds semblables à d’immenses tunnels d’où s’échappaient
101 des vapeurs épaisses ; des langues de flammes en léchaient les
102 parois en pétillant.
103 « Voyez ! voyez, mon oncle ! m’écriai-je.
104 – Eh bien ! ce sont des flammes sulfureuses5. Rien de plus
105 naturel dans une éruption.
106 – Mais si elles nous enveloppent ?
107 – Elles ne nous envelopperont pas.
1. Esk : péninsule appartenant à l’île de Jan-Mayen, au nord-est de l’Islande ;
Spitzberg : archipel norvégien.
2. Locomotion : déplacement.
3. Atmosphère : unité de mesure de la pression exercée par les fluides.
4. Fauves : d’une couleur entre le orange et le brun.
5. Sulfureuses : contenant du soufre, élément chimique entrant dans la compo-
sition de nombreux explosifs.

321
Voyage au centre de la Terre

108 – Mais si nous étouffons ?


109 – Nous n’étoufferons pas. La galerie s’élargit et, s’il le faut,
110 nous abandonnerons le radeau pour nous abriter dans quelque
111 crevasse.
112 – Et l’eau ! et l’eau montante ?
113 – Il n’y a plus d’eau, Axel, mais une sorte de pâte lavique1
114 qui nous soulève avec elle jusqu’à l’orifice du cratère. »
115 La colonne liquide avait effectivement disparu pour faire
116 place à des matières éruptives assez denses, quoique bouillon-
117 nantes. La température devenait insoutenable, et un thermo-
118 mètre exposé dans cette atmosphère eût marqué plus de
119 soixante-dix degrés ! La sueur m’inondait. Sans la rapidité de
120 l’ascension, nous aurions été certainement étouffés.
121 Cependant le professeur ne donna pas suite à sa proposition
122 d’abandonner le radeau, et il fit bien. Ces quelques poutres
123 mal jointes offraient une surface solide, un point d’appui qui
124 nous eût manqué partout ailleurs.
125 Vers huit heures du matin, un nouvel incident se produisit
126 pour la première fois. Le mouvement ascensionnel cessa tout
127 à coup. Le radeau demeura absolument immobile.
128 « Qu’est-ce donc ? demandais-je, ébranlé par cet arrêt subit
129 comme par un choc.
130 – Une halte, répondit mon oncle.
131 – Est-ce l’éruption qui se calme ?
132 – J’espère bien que non. »
133 Je me levai. J’essayai de voir autour de moi. Peut-être le
134 radeau, arrêté par une saillie2 de roc, opposait-il une résistance

1. Lavique : faite de lave.


2. Saillie : partie qui avance, en relief.

322
C hapitre
 43

135 momentanée à la masse éruptive. Dans ce cas, il fallait se hâter


136 de le dégager au plus vite.
137 Il n’en était rien. La colonne de cendres, de scories1 et de
138 débris pierreux avait elle-même cessé de monter.
139 « Est-ce que l’éruption s’arrêterait ? m’écriai-je.
140 – Ah ! fit mon oncle les dents serrées, tu le crains, mon
141 garçon ; mais rassure-toi, ce moment de calme ne saurait se
142 prolonger ; voilà déjà cinq minutes qu’il dure, et avant peu
143 nous reprendrons notre ascension vers l’orifice du cratère. »
144 Le professeur, en parlant ainsi, ne cessait de consulter son
145 chronomètre, et il devait avoir encore raison dans ses pronostics.
146 Bientôt le radeau fut repris d’un mouvement rapide et désor-
147 donné qui dura deux minutes à peu près, et il s’arrêta de nouveau.
148 « Bon, fit mon oncle en observant l’heure, dans dix minutes
149 il se remettra en route.
150 – Dix minutes ?
151 – Oui. Nous avons affaire à un volcan dont l’éruption est
152 intermittente. Il nous laisse respirer avec lui. »
153 Rien n’était plus vrai. À la minute assignée, nous fûmes
154 lancés de nouveau avec une extrême rapidité. Il fallait se cram-
155 ponner aux poutres pour ne pas être rejeté hors du radeau. Puis
156 la poussée s’arrêta.
157 Depuis, j’ai réfléchi à ce singulier phénomène sans en trouver
158 une explication satisfaisante. Toutefois il me paraît évident que
159 nous n’occupions pas la cheminée principale du volcan, mais
160 bien un conduit2 accessoire, où se faisait sentir un effet de
161 contrecoup.

1. Scories : morceaux de roche éjectés lors d’une éruption volcanique.


2. Conduit : canal étroit.

323
Voyage au centre de la Terre

162 Combien de fois se reproduisit cette manœuvre, je ne


163 saurais le dire. Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’à chaque
164 reprise du mouvement, nous étions lancés avec une force
165 croissante et comme emportés par un véritable projectile.
166 Pendant les instants de halte, on étouffait ; pendant les
167 moments de projection, l’air brûlant me coupait la respira-
168 tion. Je pensai un instant à cette volupté de me retrouver
169 subitement dans les régions hyperboréennes1 par un froid de
170 trente degrés au-dessous de zéro. Mon imagination surexcitée
171 se promenait sur les plaines de neige des contrées arctiques2,
172 et j’aspirais au moment où je me roulerais sur les tapis glacés
173 du pôle ! Peu à peu, d’ailleurs, ma tête, brisée par ces secousses
174 réitérées3, se perdit. Sans les bras de Hans, plus d’une fois je
175 me serais brisé le crâne contre la paroi de granit.
176 Je n’ai donc conservé aucun souvenir précis de ce qui se passa
177 pendant les heures suivantes. J’ai le sentiment confus de déto-
178 nations continues, de l’agitation du massif, d’un mouvement
179 giratoire4 dont fut pris le radeau. Il ondula sur des flots de
180 laves, au milieu d’une pluie de cendres. Les flammes ronflantes
181 l’enveloppèrent. Un ouragan qu’on eût dit chassé d’un venti-
182 lateur immense activait les feux souterrains. Une dernière
183 fois, la figure de Hans m’apparut dans un reflet d’incendie, et
184 je n’eus plus d’autre sentiment que cette épouvante sinistre des
185 condamnés attachés à la bouche5 d’un canon, au moment où le
coup part et disperse leurs membres dans les airs.

1. Volupté : plaisir intense ; hyperboréennes : de l’extrême Nord.


2. Contrées arctiques : contrées polaires du nord.
3. Réitérées : répétées.
4. Giratoire : circulaire.
5. Bouche : ouverture du canon, par où est projeté le boulet.

324
C hapitre
 44

44
1 Quand je rouvris les yeux, je me sentis serré à la ceinture par
2 la main vigoureuse du guide. De l’autre main il soutenait mon
oncle. Je n’étais pas blessé grièvement, mais brisé plutôt par
4 une courbature1 générale. Je me vis couché sur le versant d’une
5 montagne, à deux pas d’un gouffre dans lequel le moindre
6 mouvement m’eût précipité. Hans m’avait sauvé de la mort,
7 pendant que je roulais sur les flancs du cratère.
8 « Où sommes-nous ? » demanda mon oncle, qui me parut
9 fort irrité d’être revenu sur terre.
10 Le chasseur leva les épaules en signe d’ignorance.
11 « En Islande, dis-je.
12 – « Nej », répondit Hans.
13 – Comment ! non ! s’écria le professeur.
14 – Hans se trompe, » dis-je en me soulevant.
15 Après les surprises innombrables de ce voyage, une stupé-
16 faction nous était encore réservée. Je m’attendais à voir un
17 cône couvert de neiges éternelles, au milieu des arides déserts
18 des régions septentrionales2, sous les pâles rayons d’un ciel
19 polaire, au-delà des latitudes les plus élevées ; et, contraire-
20 ment à toutes ces prévisions, mon oncle, l’Islandais et moi,
21 nous étions étendus à mi-flanc d’une montagne calcinée3 par
22 les ardeurs du soleil qui nous dévorait de ses feux.
23 Je ne voulais pas en croire mes regards ; mais la réelle
24 cuisson dont mon corps était l’objet ne permettait aucun
25 doute. Nous étions sortis à demi nus du cratère, et l’astre
1. Courbature : douleur musculaire due à un effort intense et prolongé.
2. Septentrionales : situées au nord.
3. Calcinée : brûlée.

325
Voyage au centre de la Terre

26 radieux1, auquel nous n’avions rien demandé depuis deux


27 mois, se montrait à notre égard prodigue de lumière et de
28 chaleur et nous versait à flots une splendide irradiation.
29 Quand mes yeux furent accoutumés à cet éclat dont ils
30 avaient perdu l’habitude, je les employai à rectifier les erreurs de
31 mon imagination. Pour le moins, je voulais être au Spitzberg2,
32 et je n’étais pas d’humeur à en démordre aisément.
33 Le professeur avait le premier pris la parole, et dit :
34 « En effet, voilà qui ne ressemble pas à l’Islande.
35 – Mais l’île de Jean Mayen3 ? répondis-je.
36 – Pas davantage, mon garçon. Ceci n’est point un volcan
37 du nord, avec ses collines de granit et sa calotte4 de neige.
38 – Cependant…
39 – Regarde, Axel, regarde ! »
40 Au-dessus de notre tête, à cinq cents pieds5 au plus, s’ouvrait
41 le cratère d’un volcan par lequel s’échappait, de quart d’heure en
42 quart d’heure, avec une très forte détonation, une haute colonne
43 de flammes, mêlée de pierres ponces6, de cendres et de laves. Je
44 sentais les convulsions de la montagne qui respirait à la façon des
45 baleines, et rejetait de temps à autre le feu et l’air par ses énormes
46 évents7. Au-dessous et par une pente assez roide, les nappes de
47 matières éruptives s’étendaient à une profondeur de sept à huit
48 cents pieds, ce qui ne donnait pas au volcan une hauteur totale de
1. L’astre radieux : le Soleil.
2. Spitzberg : archipel norvégien.
3. Jean Mayen : déformation de Jan-Mayen, île située au nord-est de l’Islande.
4. Calotte : glacier de forme arrondie recouvrant la partie supérieure du volcan.
5. Cinq cents pieds : 150 m (1 pied = 30 cm).
6. Pierre ponce : pierre légère et poreuse.
7. Convulsions : mouvements brusques et violent ; évents : narines situées au
sommet de la tête des baleines leur permettant de respirer sans sortir de l’eau.

326
C hapitre
 44

49 cent toises1. Sa base disparaissait dans une véritable corbeille


50 d’arbres verts, parmi lesquels je distinguai des oliviers, des figuiers
51 et des vignes chargées de grappes vermeilles2. Ce n’était point
52 l’aspect des régions arctiques, il fallait bien en convenir.
53 Lorsque le regard franchissait cette verdoyante enceinte, il
54 arrivait rapidement à se perdre dans les eaux d’une mer admi-
55 rable ou d’un lac, qui faisait de cette terre enchantée une île
56 large de quelques lieues, à peine. Au levant3, se voyait un petit
57 port précédé de quelques maisons, et dans lequel des navires
d’une forme particulière se balançaient aux ondulations des
59 flots azurés4. Au-delà, des groupes d’îlots sortaient de la plaine
60 liquide, et si nombreux, qu’ils ressemblaient à une vaste four-
61 milière. Vers le couchant5, des côtes éloignées s’arrondissaient
62 à l’horizon ; sur les unes se profilaient des montagnes bleues
63 d’une harmonieuse conformation6 ; sur les autres, plus loin-
64 taines, apparaissait un cône prodigieusement élevé, au sommet
65 duquel s’agitait un panache7 de fumée. Dans le nord, une
66 immense étendue d’eau étincelait sous les rayons solaires, lais-
67 sant poindre çà et là l’extrémité d’une mâture ou la convexité8
68 d’une voile gonflée au vent.

1. Roide : raide ; huit cents pieds : 240 m (1 pied = 30 cm) ; cent toises :
200 mètres (1 toise = 2 mètres).
2. Vermeilles : d’une couleur dorée tirant sur le rouge.
3. Au levant : à l’est.
4. Azurés : bleus.
5. Le couchant : l’ouest.
6. Conformation : forme, disposition.
7. Panache de fumée : par analogie avec un panache, coiffure faite d’un faisceau
de plumes.
8. Mâture : ensemble des mâts d’un navire ; convexité : forme arrondie, par oppo-
sition à concave.

327
Voyage au centre de la Terre

69 L’imprévu d’un pareil spectacle en centuplait1 encore les


70 merveilleuses beautés.
71 « Où sommes-nous ? où sommes-nous ? » répétais-je à mi-voix.
72 Hans fermait les yeux avec indifférence, et mon oncle
73 regardait sans comprendre.
74 « Quelle que soit cette montagne, dit-il enfin, il y fait un peu
75 chaud ; les explosions ne discontinuent pas, et ce ne serait vrai-
76 ment pas la peine d’être sortis d’une éruption pour recevoir un
77 morceau de roc sur la tête. Descendons, et nous saurons à quoi
78 nous en tenir. D’ailleurs je meurs de faim et de soif. »
79 Décidément le professeur n’était point un esprit contem-
80 platif. Pour mon compte, oubliant le besoin et les fatigues, je
81 serais resté à cette place pendant de longues heures encore,
82 mais il fallut suivre mes compagnons.
83 Le talus du volcan offrait des pentes très roides ; nous glis-
84 sions dans de véritables fondrières2 de cendres, évitant les
85 ruisseaux de lave qui s’allongeaient comme des serpents de
86 feu. Tout en descendant, je causais avec volubilité3, car mon
87 imagination était trop remplie pour ne point s’en aller en
88 paroles.
89 « Nous sommes en Asie, m’écriai-je, sur les côtes de l’Inde,
90 dans les îles Malaises4, en pleine Océanie ! Nous avons traversé
91 la moitié du globe pour aboutir aux antipodes de l’Europe5.
92 – Mais la boussole ? répondit mon oncle.

1. Centuplait : multipliait par cent.


2. Fondrières : trous habituellement remplis d’eau ou de boue.
3. Volubilité : capacité de parler beaucoup et longuement.
4. Îles Malaises : ensemble d’îles situées entre l’Inde et l’Australie (Sumatra,
îles Riau, Bornéo).
5. Aux antipodes de l’Europe : lieu diamétralement opposé à l’Europe.

328
C hapitre
 44

93 – Oui ! la boussole ! disais-je d’un air embarrassé. À l’en


94 croire, nous avons toujours marché au nord.
95 – Elle a donc menti ?
96 – Oh ! menti !
97 – À moins que ceci ne soit le pôle nord !
98 – Le pôle ! non ; mais… »
99 Il y avait là un fait inexplicable. Je ne savais qu’imaginer.
100 Cependant nous nous rapprochions de cette verdure qui
101 faisait plaisir à voir. La faim me tourmentait et la soif aussi.
102 Heureusement, après deux heures de marche, une jolie campagne
103 s’offrit à nos regards, entièrement couverte d’oliviers, de grena-
104 diers et de vignes qui avaient l’air d’appartenir à tout le monde.
105 D’ailleurs, dans notre dénuement, nous n’étions point gens à y
106 regarder de si près. Quelle jouissance ce fut de presser ces fruits
107 savoureux sur nos lèvres et de mordre à pleines grappes dans ces
108 vignes vermeilles ! Non loin, dans l’herbe, à l’ombre délicieuse
109 des arbres, je découvris une source d’eau fraîche, où notre figure
110 et nos mains se plongèrent voluptueusement1.
111 Pendant que chacun s’abandonnait ainsi à toutes les douceurs
112 du repos, un enfant apparut entre deux touffes d’oliviers.
113 « Ah ! m’écriai-je, un habitant de cette heureuse contrée ! »
114 C’était une espèce de petit pauvre, très misérablement vêtu,
115 assez souffreteux2, et que notre aspect parut effrayer beaucoup ;
116 en effet, demi-nus, avec nos barbes incultes3, nous avions fort
117 mauvaise mine, et, à moins que ce pays ne fût un pays de
118 voleurs, nous étions faits de manière à effrayer ses habitants.

1. Voluptueusement : avec plaisir extrême.


2. Souffreteux : en mauvaise santé.
3. Incultes : non peignées, donc en broussaille.

329
Voyage au centre de la Terre

119 Au moment où le gamin allait prendre la fuite, Hans courut


120 après lui et le ramena, malgré ses cris et ses coups de pied.
121 Mon oncle commença par le rassurer de son mieux et lui
122 dit en bon allemand :
123 « Quel est le nom de cette montagne, mon petit ami ? »
124 L’enfant ne répondit pas.
125 « Bon, fit mon oncle, nous ne sommes point en Allemagne. »
126 Et il redit la même demande en anglais.
127 L’enfant ne répondit pas davantage. J’étais très intrigué.
128 « Est-il donc muet ? » s’écria le professeur, qui, très fier de
129 son polyglottisme1, recommença la même demande en fran-
130 çais.
131 Même silence de l’enfant.
132 « Alors essayons de l’italien », reprit mon oncle ; et il dit en
133 cette langue :
134 « Dove noi siamo ?
135 – Oui ! où sommes-nous ? » répétai-je avec impatience.
136 L’enfant de ne point répondre.
137 « Ah çà ! parleras-tu ? s’écria mon oncle, que la colère commen-
138 çait à gagner, et qui secoua l’enfant par les oreilles. Come si noma
139 questa isola2 ?
140 – Stromboli3 », répondit le petit pâtre4, qui s’échappa des
141 mains de Hans et gagna la plaine à travers les oliviers.
142 Nous ne pensions guère à lui ! Le Stromboli ! Quel effet
143 produisit sur mon imagination ce nom inattendu ! Nous étions

1. Polyglottisme : capacité de parler plusieurs langues.


2. « Comment se nomme cette île ? »
3. Stromboli : île volcanique située au nord de la Sicile, appartenant aux îles
Éoliennes.
4. Pâtre : berger.

330
C hapitre
 44

144 en pleine Méditerranée, au milieu de l’archipel éolien de


145 mythologique mémoire, dans l’ancienne Strongyle, ou Éole1
146 tenait à la chaîne les vents et les tempêtes. Et ces montagnes
147 bleues qui s’arrondissaient au levant, c’étaient les montagnes
148 de la Calabre2 ! Et ce volcan dressé à l’horizon du sud, l’Etna3,
149 le farouche Etna lui-même.
150 « Stromboli ! le Stromboli ! » répétai-je.
151 Mon oncle m’accompagnait de ses gestes et de ses paroles.
152 Nous avions l’air de chanter un chœur !
153 Ah ! quel voyage ! Quel merveilleux voyage ! Entrés par un
154 volcan, nous étions sortis par un autre, et cet autre était situé
155 à plus de douze cents lieues du Sneffels, de cet aride pays de
156 l’Islande jeté aux confins4 du monde ! Les hasards de cette
157 expédition nous avaient transportés au sein des plus harmo-
158 nieuses contrées de la terre. Nous avions abandonné la région
159 des neiges éternelles pour celle de la verdure infinie et laissé
160 au-dessus de nos têtes le brouillard grisâtre des zones glacées
161 pour revenir au ciel azuré de la Sicile !
162 Après un délicieux repas composé de fruits et d’eau fraîche,
163 nous nous remîmes en route pour gagner le port de Stromboli.
164 Dire comment nous étions arrivés dans l’île ne nous parut pas
165 prudent ; l’esprit superstitieux des Italiens n’eût pas manqué
166 de voir en nous des démons vomis du sein des enfers ; il fallut

1. Strongyle : ancien nom de l’île Stromboli, emprunté au grec signifiant « [île]


ronde », célèbre en raison de son volcan ; Éole : dans la mythologie grecque, dieu
des vents, dont le royaume se trouvait dans les îles Éoliennes.
2. Calabre : région du Sud de l’Italie, constituant la pointe de la botte.
3. Etna : volcan situé au nord-est de la Sicile.
4. Douze cents lieues : 5 800 km (1 lieue = 4,8 km) ; Sneffels ou Snæfesllsjökull :
volcan islandais ; aride : sec, désertique ; aux confins : aux limites, dans un coin
très reculé.

331
Voyage au centre de la Terre

167 donc, se résigner à passer pour d’humbles naufragés. C’était


168 moins glorieux, mais plus sûr.
169 Chemin faisant, j’entendais mon oncle murmurer :
170 « Mais la boussole ! la boussole, qui marquait le nord !
171 comment expliquer ce fait ?
172 – Ma foi ! dis-je avec un grand air de dédain, il ne faut pas
173 l’expliquer, c’est plus facile !
174 – Par exemple ! un professeur au Johannæum1 qui ne trou-
175 verait pas la raison d’un phénomène cosmique, ce serait une
176 honte ! »
177 En parlant ainsi, mon oncle, demi-nu, sa bourse de cuir
178 autour des reins et dressant ses lunettes sur son nez, redevint
179 le terrible professeur de minéralogie.
180 Une heure après avoir quitté le bois d’oliviers, nous arrivions
181 au port de San Vicenzo2, où Hans réclamait le prix de sa trei-
182 zième semaine de service, qui lui fut compté avec de chaleu-
183 reuses poignées de main.
184 En cet instant, s’il ne partagea pas notre émotion bien
185 naturelle, il se laissa aller du moins à un mouvement d’expan-
sion3 extraordinaire.
Du bout de ses doigts il pressa légèrement nos deux mains
et se mit à sourire.

1. Johannæum : lieu d’enseignement et de recherche, créé à Hambourg en


1529, équivalent d’une université.
2. San Vincenzo : quartier du nord-est de Stromboli.
3. Expansion : communication des sentiments.

332
C hapitre
 45

45
1 Voici la conclusion d’un récit auquel refuseront d’ajouter
2 foi les gens les plus habitués à ne s’étonner de rien. Mais je
suis cuirassé1 d’avance contre l’incrédulité humaine.
4 Nous fûmes reçus par les pêcheurs stromboliotes2 avec les
5 égards dus à des naufragés. Ils nous donnèrent des vêtements et
6 des vivres. Après quarante-huit heures d’attente, le 31 août, un
7 petit speronare nous conduisit à Messine3, où quelques jours de
8 repos nous remirent de toutes nos fatigues.
9 Le vendredi 4 septembre, nous nous embarquions à bord du
10 Volturne, l’un des paquebots- poste des messageries impériales
11 de France4, et, trois jours plus tard, nous prenions terre à
12 Marseille, n’ayant plus qu’une seule préoccupation dans l’es-
13 prit, celle de notre maudite boussole. Ce fait inexplicable ne
14 laissait pas de5 me tracasser très sérieusement. Le 9 septembre
15 au soir, nous arrivions à Hambourg6.
16 Quelle fut la stupéfaction de Marthe, quelle fut la joie de
17 Graüben, je renonce à le décrire.
18 « Maintenant que tu es un héros, me dit ma chère fiancée,
19 tu n’auras plus besoin de me quitter, Axel ! »
20 Je la regardai. Elle pleurait en souriant.
1. Cuirassé : vêtu d’une cuirasse, d’où, au sens figuré, se protéger contre, se rendre
insensible à.
2. Stromboliotes : habitants de l’île de Stromboli.
3. Speronare : petit bateau à fond plat pour la navigation côtière ; Messine :
ville située à l’extrémité sud de l’Italie.
4. Paquebots-poste : grands bateaux acheminant le courrier au-delà des mers ;
messageries impériales de France : ligne de transport de passagers et de frêt
(1851-1871).
5. Ne laissait pas de : ne manquait pas de.
6. Hambourg : ville du nord de l’Allemagne.

333
Voyage au centre de la Terre

21 Je laisse à penser si le retour du professeur Lidenbrock fit


22 sensation à Hambourg. Grâce aux indiscrétions de Marthe, la
23 nouvelle de son départ pour le centre de la terre s’était
24 répandue dans le monde entier. On ne voulut pas y croire, et,
25 en le revoyant, on n’y crut pas davantage.
26 Cependant la présence de Hans, et diverses informa-
27 tions venues d’Islande modifièrent peu à peu l’opinion
28 publique.
29 Alors mon oncle devint un grand homme, et moi, le neveu
30 d’un grand homme, ce qui est déjà quelque chose. Hambourg
31 donna une fête en notre honneur. Une séance publique eut
32 lieu au Johannæum, où le professeur fit le récit de son expé-
33 dition et n’omit que les faits relatifs à la boussole. Le jour
34 même, il déposa aux archives de la ville le document de
35 Saknussemm, et il exprima son vif regret de ce que les circons-
36 tances, plus fortes que sa volonté, ne lui eussent pas permis
37 de suivre jusqu’au centre de la terre les traces du voyageur
38 islandais. Il fut modeste dans sa gloire, et sa réputation s’en
39 accrut.
40 Tant d’honneur devait nécessairement lui susciter des
41 envieux. Il en eut, et, comme ses théories, appuyées sur des
42 faits certains, contredisaient les systèmes de la science sur la
43 question du feu central, il soutint par la plume et par la
44 parole de remarquables discussions avec les savants de tous
45 pays.
46 Pour mon compte, je ne puis admettre sa théorie du refroi-
47 dissement : en dépit de ce que j’ai vu, je crois et je croirai
48 toujours à la chaleur centrale ; mais j’avoue que certaines
49 circonstances encore mal définies peuvent modifier cette loi
50 sous l’action de phénomènes naturels.
334
C hapitre 45

51 Au moment où ces questions étaient palpitantes, mon oncle


52 éprouva un vrai chagrin. Hans, malgré ses instances1, avait
53 quitté Hambourg ; l’homme auquel nous devions tout ne
54 voulut pas nous laisser lui payer notre dette. Il fut pris de la
55 nostalgie de l’Islande.
56 « Farval », dit-il un jour, et sur ce simple mot d’adieu, il
57 partit pour Reykjavik2, où il arriva heureusement.
Nous étions singulièrement attachés à notre brave chasseur
59 d’eider3 ; son absence ne le fera jamais oublier de ceux auxquels
60 il a sauvé la vie, et certainement je ne mourrai pas sans l’avoir
61 revu une dernière fois.
62 Pour conclure, je dois ajouter que ce Voyage au centre de la
63 terre fit une énorme sensation dans le monde. Il fut imprimé
64 et traduit dans toutes les langues ; les journaux les plus accré-
65 dités4 s’en arrachèrent les principaux épisodes, qui furent
66 commentés, discutés, attaqués, soutenus avec une égale
67 conviction dans le camp des croyants et des incrédules. Chose
68 rare ! mon oncle jouissait de son vivant de toute la gloire qu’il
69 avait acquise, et il n’y eut pas jusqu’à M. Barnum qui ne lui
70 proposât de « l’exhiber » à un très haut prix dans les États de
71 l’Union5.

1. Instances : demandes pressantes.


2. Reykjavik : capitale de l’Islande.
3. Eider : grand canard dont les plumes sont utilisées pour remplir les oreillers
et les couettes.
4. Accrédités : autorisés.
5. Phineas Taylor Barnum (1810-1891), producteur de spectacles américain,
promenant ses numéros et ses curiosités à travers les États-Unis. C’est pourquoi
il propose au professeur Lidenbrock, que son fabuleux voyage au centre de la Terre
a rendu célèbre, de « l’exhiber » comme l’une de ses attractions ; États de l’Union :
États nordistes des Etats-Unis dans la guerre de Sécession (1861-1865).

335
Voyage au centre de la Terre

72 Mais un ennui, disons même un tourment, se glissait au


73 milieu de cette gloire. Un fait demeurait inexplicable, celui
74 de la boussole. Or, pour un savant, pareil phénomène inex-
75 pliqué devient un supplice de l’intelligence. Eh bien ! le ciel
76 réservait à mon oncle d’être complètement heureux.
77 Un jour, en rangeant une collection de minéraux dans
78 son cabinet, j’aperçus cette fameuse boussole et je me mis à
79 observer.
80 Depuis six mois elle était là, dans son coin, sans se douter
81 des tracas qu’elle causait.
82 Tout à coup, quelle fut ma stupéfaction ! Je poussai un cri.
83 Le professeur accourut.
84 « Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
85 – Cette boussole !…
86 – Eh bien ?
87 – Mais son aiguille indique le sud et non le nord !
88 – Que dis-tu ?
89 – Voyez ! ses pôles sont changés.
90 – Changés ! »
91 Mon oncle regarda, compara, et fit trembler la maison par
92 un bond superbe.
93 Quelle lumière éclairait à la fois son esprit et le mien !
94 « Ainsi donc, s’écria-t-il, dès qu’il retrouva la parole, après
95 notre arrivée au cap Saknussemm, l’aiguille de cette damnée
96 boussole marquait sud au lieu du nord ?
97 – Évidemment.
98 – Notre erreur s’explique alors. Mais quel phénomène a pu
99 produire ce renversement des pôles ?
100 – Rien de plus simple.

336
C hapitre 45

101 – Explique-toi, mon garçon.


102 – Pendant l’orage, sur la mer Lidenbrock, cette boule de
103 feu, qui aimantait le fer du radeau, avait tout simplement
104 désorienté notre boussole !
105 – Ah ! s’écria le professeur en éclatant de rire, c’était donc
106 un tour de l’électricité ? »
107 À partir de ce jour, mon oncle fut le plus heureux des savants,
108 et moi le plus heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise,
109 abdiquant sa position de pupille1, prit rang dans la maison de
110 Königstrasse2 en la double qualité de nièce et d’épouse. Inutile
111 d’ajouter que son oncle fut l’illustre professeur Otto Lidenbrock,
112 membre correspondant de toutes les Sociétés scientifiques,
113 géographiques et minéralogiques des cinq parties du monde.

FIN

1. Virlandaise : originaire de Virlande, région du nord-est de l’actuelle Estonie ;


abdiquant : abandonnant ; pupille : personne placée sous l’autorité d’un tuteur,
généralement un membre de la famille.
2. Königstrasse : rue de la ville allemande de Hambourg, dont le nom signifie
« allée du roi.

337
parcours
LITTÉRAIRE
Science
et
fiction
INTROOn oppose traditionnellement la science et la fiction.
La science permet en effet d’avoir des certitudes concernant
le monde réel, à l’aide d’une méthode rigoureuse et objective.
La fiction, à l’inverse, permet de créer des mondes purement
imaginaires, issus de la vision personnelle de leur créateur.
Pourtant, cette opposition est loin d’être aussi
tranchée : nombreux sont les auteurs de fiction qui utilisent
des personnages de scientifiques, des intrigues fondées
sur le progrès scientifique et technique de leur époque.
Il arrive aussi, dans ce genre particulier qu’est la science-
fiction, que la fiction anticipe des découvertes scientifiques
qui ne seront faites que bien longtemps après…

LES PRÉCURSEURS DE LA SCIENCE-FICTION


(DU XVIe AU XIXe SIÈCLE)
Depuis toujours, la fiction a utilisé la science pour construire des his-
toires fabuleuses, et cela bien avant qu’apparaisse le terme « science-fic-
tion ». Souvent, d’ailleurs, les romanciers sont aussi des scientifiques, ou
participent aux débats scientifiques de leur temps.

Le progrès scientifique dans la fiction

Avant le xixe siècle, deux grandes périodes historiques sont marquées


par d’importants progrès scientifiques que la fiction permet de célébrer.

La Renaissance
La Renaissance (xvie siècle), tout d’abord, voit les connaissances
scientifiques et techniques se développer. L’invention de l’imprimerie
par Gutenberg en 1454 permet une plus grande diffusion du savoir dans
toute l’Europe. Le mouvement humaniste remet en question les idées

340 • Voyage au centre de la Terre


Écrivains et scientifiques scientifiques couramment
admises et affirme que
• Le célèbre astronome Johannes Kepler l’homme doit connaître
(1571-1630), l’un des principaux défenseurs toutes les sciences. Ainsi,
de la thèse de Nicolas Copernic (1473-1543), dans un chapitre de Pan-
selon laquelle la Terre tourne autour du tagruel (1532), de Rabelais
Soleil, est l’auteur du roman Le Songe ou (1483-1553), le géant Gar-
l’Astronomie lunaire (1608). gantua adresse une lettre
• Dans son ouvrage Éléments de la philoso- à son fils Pantagruel, dans
phie de Newton (1738), Voltaire (1694-1778) laquelle il fait la liste de
soutient les idées du mathématicien anglais toutes les sciences que ce-
Isaac Newton (1642-1727), célèbre pour avoir lui-ci doit connaître.
découvert la loi de la gravitation.

Les Lumières
La période des Lumières (xviiie siècle) voit elle aussi une avancée
considérable des connaissances. La science doit permettre à l’homme de
se débarrasser des croyances anciennes et de penser par lui-même. La
science est donc source de liberté. L’Encyclopédie (1751-1772), de d’Alem-
bert (1717-1783) et Diderot (1713-1784), se propose de rassembler toutes
les connaissances disponibles de l’époque. La science nourrit également
l’imagination, par exemple dans Micromégas, de Voltaire (● TEXTE 2), où un
extraterrestre vient rendre visite aux Terriens.

La science au service du combat d’idées

De la Renaissance au siècle des Lumières, la fiction sera souvent un


moyen indirect de défendre des idées. En effet, les découvertes scien-
tifiques s’opposent le plus souvent aux idées couramment admises, en
particulier aux principes jugés indiscutables par la religion.

Un discours sérieux sous des allures fantaisistes


L’intérêt premier de la fiction est de paraître purement fantaisiste. Elle
échappe ainsi plus facilement à la condamnation des autorités, même
quand elle illustre des connaissances scientifiques qui vont à l’encontre
des idées admises.

Parcours • 341
TEXTE 1
Cyrano de Bergerac (1619-1655),
Histoire comique des États et Empires de la Lune
et du Soleil (1657-1662)
Ce roman raconte l’histoire d’un personnage qui se rend sur la Lune, puis
sur le Soleil, à bord de machines qu’il a créées. Le voyage vers le Soleil
est l’occasion pour l’auteur d’évoquer les nouvelles théories astrono-
miques, à une époque où l’on croit toujours que la Terre, créée par Dieu,
est au centre de l’Univers et que le Soleil tourne autour d’elle.

Je connus très distinctement, comme autrefois j’avais


soupçonné en montant à la Lune, qu’en effet c’est la Terre
qui tourne d’Orient en Occident à l’entour1 du Soleil, et
non pas le Soleil autour d’elle ; car je voyais en suite de la
5 France, le pied de la botte d’Italie, puis la Mer Méditer-
ranée, puis la Grèce, puis le Bosphore, le Pont-Euxin2, la
Perse, les Indes, la Chine, et enfin le Japon, passer succes-
sivement vis-à-vis du trou de ma loge3 ; et quelques heures
après mon élévation, toute la Mer du Sud ayant tourné
10 laissa mettre à sa place le continent de l’Amérique.
Je distinguai clairement toutes ces révolutions4, et je me
souviens même que longtemps après je vis encore l’Europe
remonter une fois sur la scène, mais je n’y pouvais plus
remarquer séparément les États, à cause de mon exalta-
15 tion5 qui devint trop haute. Je laissai sur ma route, tantôt
à gauche, tantôt à droite, plusieurs Terres comme la nôtre,
où pour peu que j’atteignisse les sphères de leur activité, je
me sentais fléchir6. Toutefois, la rapide vigueur de mon essor
surmontait celle de ces attractions7. Je côtoyai la Lune qui
1. D’Orient en Occident : de l’Est à l’Ouest ; 4. Révolutions : mouvements périodiques
à l’entour : autour. d’un astre autour d’un autre astre.
2. Bosphore : détroit situé en Turquie, qui 5. Exaltation : altitude, élévation.
sépare l’Europe et l’Asie ; Pont-Euxin : ancien 6. Fléchir : descendre vers le bas.
nom de la mer Noire, au nord de la Turquie, 7. Attraction : force qu’exerce une planète qui
reliée à la Méditerranée par le Bosphore. attire ce qui s’approche d’elle.
3. Loge : lieu d’où l’on regarde un spectacle.

342 • Voyage au centre de la Terre


20 pour lors se trouvait entre le Soleil et la Terre, et je laissai
Vénus à main droite1. Mais à propos de cette étoile, la vieille
Astronomie a tant prêché2 que les Planètes sont des astres qui
tournent à l’entour de la Terre, que la moderne n’oserait en
douter. Et je remarquai toutefois, que durant tout le temps
25 que Vénus parut au deçà3 du Soleil, à l’entour duquel elle
tourne, je la vis toujours en croissant4 ; mais achevant son
tour, j’observai qu’à mesure qu’elle passa derrière, ses cornes
se rapprochèrent, et son ventre noir se redora. Or cette vicis-
situde5 de lumières et de ténèbres, montre bien évidemment
30 que les Planètes sont, comme la Lune et la Terre, des globes
sans clarté qui ne sont capables que de réfléchir6 celle qu’ils
empruntent.

Le regard étranger, source de vérité


La science permet également d’accéder à de nouveaux mondes, et
donc de prendre de la distance avec le nôtre. Le regard étranger, que
ce soit celui d’un peuple inconnu ou d’une civilisation extraterrestre,
permet à un écrivain de critiquer indirectement son époque.

TEXTE 2
Voltaire (1694-1778),
Micromégas (1752)
Le géant Micromégas, venu de la planète Sirius, visite diverses planètes
en compagnie d’un habitant de Saturne. Quand il arrive sur la planète
Terre, il découvre des habitants si petits qu’il ne peut les voir qu’avec un
microscope. Il s’adresse à eux.

« Ô atomes intelligents, dans qui l’Être éternel7 s’est plu à


manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute
goûter des joies bien pures sur votre globe : car, ayant si peu
1. À main droite : du côté de la main droite. 4. En croissant : en forme de croissant.
2. Prêché : affirmé de façon catégorique, 5. Vicissitude : changement.
comme le fait un discours religieux. 6. Réfléchir : refléter la lumière.
3. Au deçà : devant. 7. L’Être éternel : le créateur, Dieu.

Parcours • 343
de matière1, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre
5 vie à aimer et à penser ; c’est la véritable vie des esprits. Je
n’ai vu nulle part le vrai bonheur ; mais il est ici, sans doute. »
À ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête ; et l’un
d’eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si
l’on en excepte un petit nombre d’habitants fort peu consi-
10 dérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et
de malheureux. « Nous avons plus de matière qu’il ne nous
en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient
de la matière ; et trop d’esprit, si le mal vient de l’esprit.
Savez-vous bien, par exemple, qu’à l’heure que je vous parle,
15 il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux,
qui tuent cent mille autres animaux couverts d’un turban2,
ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la
terre, c’est ainsi qu’on en use de temps immémorial ? » Le
Sirien3 frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces
20 horribles querelles entre de si chétifs4 animaux. « Il s’agit,
dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre
talon5. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui
se font égorger prétende un fétu6 sur ce tas de boue. Il ne
s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme
25 qu’on nomme Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne sais
pourquoi, César7. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra
jamais le petit coin de terre dont il s’agit ; et presque aucun
de ces animaux, qui s’égorgent mutuellement, n’a jamais vu
l’animal8 pour lequel il s’égorge. […] »

1. Si peu de matière : en raison de leur petite taille, 5. La guerre austro-russo-turque de 1735-1739 a


les humains semblent faits de peu de matière. pour enjeu la conquête de la Crimée, péninsule
2. Allusion à la guerre entre la Russie et l’Autriche située au sud de l’Ukraine.
d’une part et la Turquie d’autre part (1735-1739). 6. Fétu : brin de paille.
Le turban, longue bande d’étoffe enroulée autour 7. Sultan : souverain de l’Empire ottoman,
de la tête, est la coiffure portée par les Turcs. c’est-à-dire de la Turquie actuelle ; César :
3. Sirien : habitant de Sirius, étoile la plus désigne l’empereur russe. Le mot tsar, titre
brillante du ciel et l’une des plus proches de porté par les empereurs russes, vient du latin
la Terre. Cæsar, nom des empereurs romains.
4. Chétifs : faibles, fragiles. 8. L’animal : le souverain.

344 • Voyage au centre de la Terre


L’utopie et la satire du monde contemporain
La fiction a toujours décrit des mondes imaginaires idéaux, où règne
l’harmonie, comme dans Utopia (1516), de Thomas More (1478-1535), in-
venteur du terme « utopie ». L’utopie a une fonction critique : elle montre
les imperfections d’une époque par contraste avec une société parfaite. La
science peut y occuper un rôle essentiel, comme dans la nouvelle du célèbre
scientifique Francis Bacon (1561-1626), La Nouvelle Atlantide (1624), qui ra-
conte l’histoire d’une île gouvernée par des scientifiques.

TEXTE 3
Louis-Sébastien Mercier (1740-1814),
L’An 2440, rêve s’il en fut jamais (1771)
Le livre de Mercier est considéré comme le premier roman d’anticipation.
Il s’agit d’une utopie qui se déroule, non pas dans un autre lieu, mais dans
un autre temps : le narrateur, après avoir dormi sept cents ans, se réveille
en 2440. Il découvre l’évolution de la circulation des voitures, symbole de
la nouvelle organisation sociale.

Je remarquai que tous les allants prenaient la droite, et que


les venants1 prenaient la gauche. Ce moyen si simple de n’être
point écrasé venait d’être imaginé tout à l’heure, tant il est vrai
que ce n’est qu’avec le temps que se font les découvertes utiles.
5 On évitait par là les rencontres fâcheuses. Toutes les issues
étaient sûres et faciles : et dans les cérémonies publiques où se
trouvait l’affluence2 de la multitude, elle jouissait d’un spectacle
qu’elle aime naturellement, et qu’il aurait été mot manquant
refuser. Chacun s’en retournait paisiblement chez soi, sans être
10 ou froisse3 ou mort. Je ne voyais plus le coup d’œil4 risible et
révoltant de mille carrosses mutuellement accrochés demeurer
immobiles pendant trois heures, tandis que l’homme doré,
l’homme imbécile5 qui se faisait traîner, oubliant qu’il avait

1. Allants et venants : véhicules roulant en 3. Froissé : blessé.


sens opposé. 4. Le coup d’œil : la vue, le spectacle.
2. Affluence : fait d’affluer, de venir en grand 5. Doré : riche ; imbécile : affaibli.
nombre.

Parcours • 345
des jambes, criait à la portière, et se lamentait de ne pouvoir
15 avancer. Le plus grand peuple formait une circulation libre,
aisée et pleine d’ordre. Je rencontrai cent charrettes chargées
de denrées1 ou de meubles, pour un seul carrosse, encore ce
carrosse traînait-il un homme qui me parut infirme. Que sont
devenues, dis-je, ces brillantes voitures élégamment dorées,
20 peintes, vernissées, qui de mon temps remplissaient les rues de
Paris ? Vous n’avez donc ici ni traitants, ni courtisanes, ni petits-
maîtres2 ? Jadis ces trois misérables espèces insultaient au public,
et semblaient jouer à l’envi l’une de l’autre3 à qui aurait l’avan-
tage d’épouvanter l’honnête bourgeois qui fuyait à grands pas, de
25 peur d’expirer sous la roue de leur char. Nos seigneurs prenaient
le pavé de Paris pour la lice4 des jeux olympiques, et mettaient
leur gloire à crever des chevaux. Alors se sauvait qui pouvait. Il
n’est plus permis, me répondit-on, de faire de pareilles courses.
De bonnes lois somptuaires5 ont réprimé ce luxe barbare, qui
30 engraissait un peuple de laquais et de chevaux. Les favoris de la
fortune ne connaissent plus cette mollesse coupable qui révoltait
l’œil du pauvre. Nos seigneurs font usage aujourd’hui de leurs
jambes ; ils ont de l’argent de plus et la goutte6 de moins.

DES VOYAGES EXTRAORDINAIRES (XIXe SIÈCLE)


On considère traditionnellement que la science-fiction proprement
dite naît avec les œuvres du Français Jules Verne et du Britannique
Herbert George Wells (1866-1946). Les voyages extraordinaires sont
le thème central de leurs romans.

1. Denrées : nourriture. 4. Lice : terrain clos où se déroulaient les


2. Traitants : personnes chargées de récolter tournois ; lieu où l’on s’affronte, terrain de jeu.
les impôts ; courtisanes : femmes entretenues ; 5. Lois somptuaires : lois qui restreignent les
petits-maîtres : jeunes élégants prétentieux. dépenses de luxe.
3. À l’envi l’une de l’autre : en rivalisant les 6. Goutte : maladie se caractérisant par des
unes avec les autres. douleurs intenses dans le gros orteil, souvent
attribuée à l’excès de boisson et de nourriture.

346 • Voyage au centre de la Terre


On y retrouvera en réalité les mêmes thèmes que ceux qu’on a pu
rencontrer dans les œuvres des siècles précédents, où l’imagination se
mêle à la science : le voyage dans la Lune est commun à Verne (● TEXTE 4)
et Cyrano de Bergerac (● TEXTE 1), le voyage dans le temps à Mercier
(● TEXTE 3) et Wells (● TEXTE 5).
Mais la spécificité de la science-fiction réside dans le fait qu’elle
se veut une représentation réaliste qui exclut la fantaisie ou le rêve. La
science-fiction recherche la vraisemblance : elle propose un monde très
proche du nôtre, comportant simplement un état de développement tech-
nique ou scientifique un peu plus avancé. Le lecteur doit pouvoir croire
que ce qu’on lui raconte peut arriver demain.

Les voyages spatiaux

La science-fiction met souvent en scène un voyage dans l’espace.


C’est pourquoi le roman de science-fiction est aussi, bien souvent, un
roman d’aventures. Les personnages partent en quête de l’inconnu et
vivent des situations extraordinaires car ils ont perdu tous leurs repères
familiers. Cependant, les explications scientifiques données par les per-
sonnages permettent de comprendre l’inconnu et d’éclaircir le mystère.

De la Terre à la Lune
Les voyages spatiaux peuvent se dérouler sur la Terre. Il s’agit alors
d’explorer des parties de notre monde dont tous ont entendu parler mais
où personne n’est jamais allé. Les lieux où l’on s’aventure peuvent être
éloignés en profondeur, comme dans Voyage au centre de la Terre (1864)
ou Vingt Mille Lieues sous les mers (1869), de Jules Verne. Mais on peut
aussi découvrir des territoires ignorés de tous : l’île inexplorée, perdue au
milieu de l’océan, constitue ainsi un cadre idéal pour la science-fiction,
comme dans L’Île mystérieuse, de Jules Verne ou L’Île du docteur Moreau
(1896), de H. G. Wells (1875) .
La Lune est également un lieu privilégié par la science-fiction. Parce
qu’elle est proche de notre planète, elle semble familière, mais parce
qu’elle est inaccessible, elle reste emplie de mystères. De nombreux récits
explorent cette double dimension, comme Les Premiers Hommes dans la
Lune (1901), d’H. G. Wells.

Parcours • 347
TEXTE 4
Jules Verne (1828-1905),
De la Terre à la Lune (1865)
Le Gun Club, une association américaine de fabricants d’armes, souhaite
envoyer trois hommes dans la Lune à l’intérieur d’un boulet de canon. Au
début du roman, son président, Impey Barbicane, prend la parole.

« Il n’est aucun de vous, braves collègues, qui n’ait vu


la Lune, ou tout au moins, qui n’en ait entendu parler. Ne
vous étonnez pas si je viens vous entretenir ici de l’astre des
nuits. Il nous est peut-être réservé d’être les Colombs1 de
5 ce monde inconnu. Comprenez-moi, secondez-moi de tout
votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et son nom
se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand
pays de l’Union2 !
– Hurrah pour la Lune ! s’écria le Gun-Club d’une seule
10 voix.
– On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane ; sa masse,
sa densité, son poids, son volume, sa constitution, ses mouve-
ments, sa distance, son rôle dans le monde solaire, sont parfai-
tement déterminés ; on a dressé des cartes sélénographiques3
15 avec une perfection qui égale, si même elle ne surpasse pas,
celle des cartes terrestres ; la photographie a donné de notre
satellite des épreuves d’une incomparable beauté : en un mot,
on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques, l’as-
tronomie, la géologie, l’optique peuvent en apprendre ; mais
20 jusqu’ici il n’a jamais été établi de communication directe
avec elle. »
Un violent mouvement d’intérêt et de surprise accueillit
ces paroles.

1. Les Colombs : par analogie avec Christophe 2. L’Union : les États-Unis, qui comptent trente-
Colomb (1451-1506), le navigateur qui accosta six états en 1864.
sur le continent américain en cherchant la route 3. Sélénographiques : représentant la Lune.
des Indes, dont on disait autrefois qu’il avait Dans la mythologie grecque, Séléné est la
« découvert l’Amérique ». déesse de la pleine Lune.

348 • Voyage au centre de la Terre


« Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques
25 mots comment certains esprits ardents, embarqués pour des
voyages imaginaires, prétendirent avoir pénétré les secrets
de notre satellite1. Au dix-septième siècle, un certain David
Fabricius2 se vanta d’avoir vu de ses yeux des habitants de la
Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin3, publia le Voyage
30 fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès, aventu-
rier espagnol. À la même époque, Cyrano de Bergerac4 fit
paraître cette expédition célèbre qui eut tant de succès en
France. Plus tard, un autre Français – ces gens-là s’occupent
beaucoup de la Lune –, le nommé Fontenelle5, écrivit la
35 Pluralité des Mondes, un chef-d’œuvre en son temps ; mais la
science, en marchant, écrase même les chefs-d’œuvre !

Vers l’espace infini


Au-delà de la Lune, Mars, planète préférée de la science-fiction ?
l’espace devient beau- Parce qu’elle est la plus proche de la Terre dans
coup moins familier : le système solaire, la planète Mars a souvent été
l’univers se déploie à l’in- vue comme une sorte de double de notre planète,
fini, laissant libre cours peuplée d’habitants à la fois proches et lointains.
à toutes les inventions.
On appelle space opera • Dans La Guerre des mondes (1898), de H. G. Wells,
un genre de récit d’aven- les Martiens attaquent l’humanité.
tures décrivant des ba- • Dans Chroniques martiennes (1950), de Ray
tailles intergalactiques, Bradbury, qui se déroule de 1999 à 2057, ce sont au
des guerres entre hu- contraire les humains qui vont coloniser la planète
mains et extraterrestres, Mars et anéantir la civilisation martienne.
qui en font l’équivalent
• Le film de Tim Burton Mars Attacks ! (1996)
moderne des épopées
constitue une parodie comique de ce type de récits.
anciennes comme l’Iliade

1. Satellite : astre qui tourne autour d’un autre 4. Cyrano de Bergerac (1619-1655) : écrivain
astre. français (voir texte 1, p. 342).
2. David Fabricius (1564-1617) : astronome alle- 5. Fontenelle (1657-1757) : écrivain et scientifique
mand. L’anecdote est inventée par Jules Verne. français, dont les Entretiens sur la pluralité des
3. Jean Baudoin (1590-1650) : écrivain français, mondes se proposent de vulgariser et diffuser
traducteur de L’Homme dans la Lune, auprès d’un large public les connaissances
de l’évêque anglais Francis Godwin. scientifiques de son temps.

Parcours • 349
d’Homère. Ce genre s’est particulièrement imposé au cinéma, notam-
ment avec la célèbre saga Star Wars créée en 1977.

Les voyages temporels

Le thème du voyage dans le temps peut se décliner de deux façons :


soit vers le passé, soit vers le futur. Cependant, c’est surtout le voyage
dans le futur qui intéresse la science-fiction puisqu’un tel voyage permet
de décrire les innovations techniques et scientifiques de l’avenir. Ainsi,
dans La Machine à explorer le temps, d’H. G. Wells, trouve-t-on décrit le
monde de l’an 802 701, avec ses usines souterraines et ses gratte-ciel.

TEXTE 5
H. G. Wells (1866-1946),
La Machine à explorer le temps (1895), traduction
Henry-David Davray
Un Londonien raconte à ses amis ses expériences de voyage dans le
temps. En l’an 802 701, la Terre est peuplée par les Éloïs, qui semblent
doux et pacifiques. Mais, derrière l’apparence d’une vie paradisiaque,
se cache une terrible vérité : sous la terre se trouvent les Morlocks, qui
vivent dans l’obscurité.

Tout d’abord, procédant d’après les problèmes de notre


époque actuelle, il me semblait clair comme le jour que l’exten-
sion graduelle des différences sociales, à présent simplement
temporaires, entre le Capitaliste1 et l’Ouvrier ait été la clef de la
5 situation. Sans doute cela vous paraîtra quelque peu grotesque
– et follement incroyable – mais il y a dès maintenant des faits
propres à suggérer cette orientation. Nous tendons à utiliser
l’espace souterrain pour les besoins les moins décoratifs de la
civilisation ; il y a, à Londres, par exemple, le Métropolitain2
10 et récemment des tramways électriques souterrains, des rues
1. Capitaliste : celui qui possède le capital, les 2. Métropolitain : nom complet du métro.
moyens de production (usines, outils…).

350 • Voyage au centre de la Terre


et passages souterrains, des restaurants et des ateliers souter-
rains, et ils croissent et se multiplient. Évidemment, pensais-je,
cette tendance s’est développée jusqu’à ce que l’industrie ait
graduellement perdu son droit d’existence au soleil. Je veux
15 dire qu’elle s’était étendue de plus en plus profondément en de
plus en plus vastes usines souterraines, y passant une somme
de temps sans cesse croissante, jusqu’à ce qu’à la fin… Est-ce
que, même maintenant, un ouvrier de certains quartiers ne vit
pas dans des conditions tellement artificielles qu’il est pratique-
20 ment retranché1 de la surface naturelle de la terre ?
De plus, la tendance exclusive de la classe possédante – due
sans doute au raffinement croissant de son éducation et à la
distance qui s’augmente entre elle et la rude violence de la
classe pauvre – la mène déjà à clore dans son intérêt de considé-
25 rables parties de la surface du pays. Aux environs de Londres,
par exemple. La moitié au moins des plus jolis endroits sont
fermés à la foule. Et cet abîme – dû aux procédés plus ration-
nels d’éducation et au surcroît de tentations, de facilités et
de raffinement des riches –, en s’accroissant, dut rendre de
30 moins en moins fréquent cet échange de classe à classe, cette
élévation par intermariage qui retarde à présent la division
de notre espèce par des barrières de stratification sociale2.
De sorte qu’à la fin, on eut, au-dessus du sol, les Possédants,
recherchant le plaisir, le confort et la beauté et, au-dessous du
35 sol, les Non-Possédants, les ouvriers, s’adaptant d’une façon
continue aux conditions de leur travail. Une fois là, ils eurent,
sans aucun doute, à payer des redevances, et non légères, pour
la ventilation de leurs cavernes ; et s’ils essayèrent de refuser,
on put les affamer ou les suffoquer jusqu’au paiement des
40 arrérages3. Ceux d’entre eux qui avaient des dispositions à être

1. Retranché : coupé, retiré. 3. Arrérages : arriérés, sommes d’argent dues.


2. Stratification sociale : répartition en niveaux
sociaux différents.

Parcours • 351
malheureux ou rebelles durent mourir ; et, finalement, l’équi-
libre étant permanent, les survivants devinrent aussi bien
adaptés aux conditions de la vie souterraine et aussi heureux à
leur manière que la race du monde supérieur le fut à la sienne.

L’HOMME FABRIQUÉ : CRÉATURES, ROBOTS


ET CYBORGS (XIXe ET XXe SIÈCLES)
La science-fiction regorge d’êtres qui ressemblent aux humains mais
sont aussi, au moins en partie, des machines. La science-fiction reprend
ainsi un thème très ancien. Déjà, dans la mythologie grecque, le sculp-
teur Pygmalion tombe amoureux de sa statue Galatée, rendue vivante par
Aphrodite, déesse de l’amour. Mais la science-fiction renouvelle ce thème
en en faisant un moyen pour l’homme de s’interroger sur lui-même et sur
les limites de l’humanité.
Science-fiction, merveilleux et fantastique
• Le merveilleux prend place dans des récits évoquant un passé lointain, intemporel. Le
surnaturel est mêlé à la vie quotidienne : nul ne s’étonne de l’existence de magiciens, de
fées, de sorcières dans les contes ou des romans comme ceux de la saga Harry Potter.
• Le fantastique apparaît plutôt dans des récits se déroulant dans le monde présent. Le
surnaturel surgit de façon inhabituelle dans le monde quotidien, provoquant l’hésitation
entre interprétation naturelle et interprétation surnaturelle des événements, comme dans les
contes d’Edgar Poe.
• La science-fiction, elle, se veut le plus souvent réaliste. Elle exclut tout recours au
surnaturel : tout ce qui s’y produit pourrait se passer dans notre monde. Elle suppose
cependant un état plus avancé des sciences et techniques, raison pour laquelle elle est
plutôt tournée vers le futur.

Les créatures

Avec l’avènement du romantisme au xixe siècle, la pensée des Lu-


mières se voit contestée. Une certaine distance par rapport à l’idée que la
352 • Voyage au centre de la Terre
science représente un progrès se fait jour. On accuse la science d’avoir, en
expliquant rationnellement le monde, supprimé toute forme de mystère
et de sacré. Les romantiques vont tâcher de renouer avec l’obscur et l’ir-
rationnel. C’est pourquoi se développe la veine fantastique, où un monde
étrange vient se mêler à notre monde quotidien.
L’une des plus célèbres œuvres du romantisme, Frankenstein, de
Mary Shelley, tient ainsi à la fois de la science-fiction et du fantastique.
Le roman raconte en effet l’histoire d’un savant qui donne vie à une créa-
ture à l’aide d’expériences sur l’électricité. Mais, dans le même temps,
cette expérience reste mystérieuse et donne l’impression d’appartenir
au surnaturel, ce qui accentue le caractère terrifiant de la créature.

TEXTE 6
Mary Shelley (1797-1851),
Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818),
traduction Germain d’Angest, © GF Flammarion, 1997
Le jeune savant suisse Victor Frankenstein a créé un être vivant en assem-
blant des morceaux de chair prélevés sur des cadavres humains. Et voici que
la créature s’anime.

Ce fut par une lugubre1 nuit de novembre que je contemplai


mon œuvre terminée. Dans une anxiété proche de l’agonie,
je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient me
permettre de faire passer l’étincelle de la vie dans la créature
5 inerte2 étendue à mes pieds. Il était déjà une heure du matin ;
une pluie funèbre3 martelait les vitres et ma bougie était
presque consumée, lorsque à la lueur de cette lumière à demi
éteinte, je vis s’ouvrir l’œil jaune et terne de cet être ; sa respi-
ration pénible commença, et un mouvement convulsif4 agita
10 ses membres.
Comment décrire mes émotions en présence de cette catas-
trophe, ou dessiner le malheureux qu’avec un labeur et des
soins si infinis je m’étais forcé de former ? Ses membres étaient
1. Lugubre : sombre et triste. 3. Funèbre : qui évoque la mort.
2. Inerte : immobile, sans vie. 4. Convulsif : désordonné.

Parcours • 353
proportionnés entre eux, et j’avais choisi ses traits pour leur
15 beauté. Pour leur beauté ! Grand Dieu ! Sa peau jaune couvrait
à peine le tissu des muscles et des artères1 ; ses cheveux étaient
d’un noir brillant, et abondants ; ses dents d’une blancheur de
nacre2 ; mais ces merveilles ne produisaient qu’un contraste plus
horrible avec les yeux transparents, qui semblaient presque de
20 la même couleur que les orbites d’un blanc terne qui les enca-
draient, que son teint parcheminé3 et ses lèvres droites et noires.
Les accidents variés de la vie ne sont pas aussi sujets au chan-
gement que les sentiments humains. Depuis près de deux ans,
j’avais travaillé sans relâche dans le seul but de communiquer
25 la vie à un corps inanimé. Je m’étais privé de repos et d’hy-
giène. Mon désir avait été d’une ardeur immodérée, et main-
tenant qu’il se trouvait réalisé, la beauté du rêve s’évanouis-
sait, une horreur et un dégoût sans bornes m’emplissaient
l’âme. Incapable de supporter la vue de l’être que j’avais créé,
30 je me précipitai hors de la pièce, et restai longtemps dans le
même état d’esprit dans ma chambre, sans pouvoir goûter de
sommeil.

Machines et robots

Les robots invitent à réfléchir sur ce qu’est un être humain : celui-ci


n’est-il lui-même qu’une machine dotée d’une conscience ? Peut-on
imaginer que les progrès technologiques permettront à terme de créer
de toutes pièces des êtres que rien ne distinguera des humains ? S’ils
ne sont que des machines créées par les hommes, les robots ont toute-
fois tendance à leur ressembler, et même à vouloir prendre leur place.

1. Artères : vaisseaux qui distribuent le sang 3. Parcheminé : sec et jauni comme un


à tout le corps. parchemin.
2. Nacre : substance blanche et brillante
produite par certains mollusques à l’intérieur
de leur coquille.

354 • Voyage au centre de la Terre


Des machines séduisantes
Les robots peuvent prendre la place de l’humain sans forcément le
menacer, voire au contraire en le séduisant. Le thème du personnage
amoureux d’une machine est ainsi récurrent dans la littérature. Dans
L’Homme au sable (1817), de l’écrivain allemand E. T. A. Hoffmann, l’étu-
diant Nathanaël tombe amoureux d’Olympia, la fille de son professeur
de physique, qui est en réalité un automate.

Des machines inquiétantes


Plus souvent, cependant, les robots
semblent menaçants. Isaac Asimov Les trois lois de la
(1920-1992), l’un des plus célèbres robotique d’Isaac Asimov
auteurs de science-fiction, a même • Un robot ne peut porter atteinte à un
formulé les trois lois de la robotique être humain.
auxquelles les robots de ses romans
• Un robot doit obéir aux ordres qui lui
doivent obéir. Et, bien évidemment, la
sont donnés par un être humain.
plupart des intrigues d’Asimov sont
fondées sur la remise en cause d’une • Un robot doit protéger son existence
de ces lois par les robots. Asimov mais sans menacer un humain ou lui
est l’auteur d’une série de nouvelles désobéir.
et de romans qui forment un tout,
Le Cycle des Robots.

TEXTE 7
Isaac Asimov (1920-1992), Raison (1941), traduction
Pierre Billon, © Éditions J’ai lu
Cette nouvelle du recueil Les Robots appartient au Cycle des robots. L’ac-
tion se déroule sur une navette spatiale. Gregory Powell et Michael Donovan
doivent de nouveau tester un robot, « Cutie », mais celui-ci leur désobéit et
commence à réfléchir à sa propre existence et au monde qui l’entoure.

Cutie poursuivit imperturbablement :


– Et la question qui se présenta immédiatement à mon esprit
fut la suivante : quelle est la cause exacte de mon existence ?
La mâchoire de Powell s’affaissa1.
1. S’affaissa : tomba.

Parcours • 355
5 – Je te l’ai déjà dit, c’est nous qui t’avons fait.
– Et si tu ne veux pas nous croire, c’est avec le plus grand
plaisir que nous te réduirons en pièces détachées !
Le robot étendit ses fortes mains en un geste de protes-
tation.
10 – Je n’accepte aucun « diktat1 » autoritaire. Une hypothèse
doit être étayée2 par la raison, sinon elle est sans valeur... et c’est
aller à l’encontre de toute logique que de supposer que vous
m’ayez fait.
Powell posa la main sur le poing soudain noué de Donovan.
15 – Pourquoi ça ?
Cutie se mit à rire. C’était un rire étrangement inhumain,
l’émission sonore la plus mécanique qu’il eût fait entendre
jusqu’à présent, une succession de sons brefs et explosifs qui
s’égrenaient3 avec une régularité de métronome4 et la même
20 absence de nuances.
– Regardez-vous, dit-il enfin. Je ne parle pas avec un esprit
de dénigrement, mais regardez-vous. Les matériaux dont vous
êtes faits sont mous et flasques, manquent de force et d’endu-
rance, et dépendent pour leur énergie de l’oxydation5 inefficace
25 de tissus organiques... comme ceci.
Il pointa un doigt désapprobateur sur ce qui restait du
sandwich de Donovan.
– Vous tombez périodiquement dans le coma, et la moindre
variation de température, de pression d’air, d’humidité ou
30 d’intensité des radiations diminue votre efficacité. En un mot,
vous n’êtes qu’un pis-aller.
« Moi, au contraire, je constitue un produit parfaitement
fini. J’absorbe directement l’énergie électrique et je l’utilise

1. Diktat : chose imposée par le plus fort, contre 4. Métronome : petit appareil à pendule servant
laquelle on ne peut rien. à marquer la mesure pour l’exécution d’un
2. Étayée : soutenue, appuyée. morceau de musique.
3. S’égrenaient : se détachaient un à un. 5. Oxydation : réaction chimique au contact
de l’oxygène.

356 • Voyage au centre de la Terre


avec un rendement voisin de cent pour cent. Je suis composé
35 de métal résistant, je jouis d’une conscience sans éclipses1, et je
puis facilement supporter des conditions climatiques extrêmes.
Tels sont les faits qui, avec le postulat2 évident qu’aucun être
ne peut créer un autre être supérieur à lui-même, réduisent à
néant votre stupide hypothèse. »

Les cyborgs

Le cyborg, mélange d’humain et de robot, est peut-être la plus intéres-


sante de toutes ces créatures, puisqu’elle rend particulièrement trouble
la frontière entre homme et machine. Son nom vient de l’expression « or-
ganisme cybernétique », désignant un être humain qui a reçu une greffe
de composants électriques ou électroniques.
Le cinéma s’est particulièrement intéressé à ces créatures spectacu-
laires : on peut citer des films hollywoodiens à succès comme Terminator
(James Cameron, 1984), RoboCop (Paul Verhoeven, 1987), ou encore I,
Robot (Alex Proyas, 2004), film inspiré du roman d’Asimov Les Cavernes
d’acier (1954) ainsi que de plusieurs nouvelles du Cycle des robots.

DE NOUVEAUX MODÈLES DE SOCIÉTÉ


(XXe ET XXIe SIÈCLES)
La science-fiction propose une réflexion sur les modèles de société.
Elle peut mettre en scène une utopie, une société idéale pour mieux faire
la satire de la société présente, comme chez Mercier (● TEXTE 3). Mais, le
plus souvent, elle recourt à la dystopie, c’est-à-dire à la mise en scène
d’une société terrifiante, qui n’est jamais que la conséquence résultant de
l’état de notre société actuelle, comme c’est le cas chez Wells (● TEXTE 5).
Cette tendance s’accentue au xxe siècle en raison d’une méfiance
grandissante envers les sciences. Les deux guerres mondiales, les

1. Sans éclipses : sans interruptions. 2. Postulat : hypothèse de départ.

Parcours • 357
bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki (1945), l’accident nucléaire
de Tchernobyl (1986) ont en effet montré tout ce que la technologie pou-
vait avoir de potentiellement néfaste.

Développement technologique et totalitarisme

Les sciences et les technologies sont ainsi suspectées de permettre


un contrôle toujours plus grand de la société, allant jusqu’au totalita-
risme, régime politique où le gouvernement surveille tous les aspects de
la vie des individus : le fascisme italien, le nazisme allemand, le régime
soviétique en URSS étaient des totalitarismes.
Partant, la science-fiction explore les moyens permettant de contrô-
ler l’esprit humain pour le priver de liberté. Dans Fahrenheit 451 (1953),
Ray Bradbury imagine une société où tous les livres doivent être brûlés,
afin que le peuple reste dans l’ignorance et soit plus facile à dominer.
Cependant, la résistance s’organise…
Le roman de George Orwell 1984 (1949) montre lui aussi une socié-
té entièrement contrôlée par « Big Brother », qui observe la population
grâce au télécran, petit téléviseur faisant également office de caméra
de surveillance. Orwell transpose là et le totalitarisme soviétique et la
méfiance suscitée par la multiplication des écrans de télévision.

TEXTE 8
Georges Orwell (1903-1950),
1984, traduction Josée Kamoun, © Éditions Gallimard
Winston Smith, le personnage principal de 1984, paru en 1949, est employé
au ministère de la Vérité, où il doit réécrire les documents historiques afin
de les faire correspondre à la version officielle des faits. Au tout début du
roman, le Londres de 1984 est décrit.

Même fenêtre fermée, on sent qu’il fait froid dans le monde


extérieur. En bas, dans la rue, des bouffées de vent font tour-
billonner la poussière et les lambeaux de papier ; malgré le
soleil éclatant et le ciel d’un bleu dur, on dirait que toute
5 couleur s’est retirée sauf celles des affiches placardées partout.
358 • Voyage au centre de la Terre
À tous les coins de rue, le visage à la moustache noire avec
sa vision en surplomb. Il y en a un sur l’immeuble d’en face.
BIG BROTHER TE REGARDE, dit la légende, et les yeux
sombres plongent dans ceux de Winston. Au niveau de la
10 rue, une autre affiche dont un coin est déchiré claque irrégu-
lièrement au vent, couvrant et découvrant ainsi le seul mot
SOCIANG1. Dans le lointain, un hélicoptère descend entre
les toits, il reste un instant en vol stationnaire, grosse mouche
bleue qui repart comme une fusée sur sa trajectoire courbe.
15 C’est une patrouille de police qui vient mettre son nez aux
fenêtres. Mais les patrouilles, ce n’est pas grave. La grande
affaire, c’est la Mentopolice.
Dans le dos de Winston, le télécran continue ses vocalises
sur les chiffres de la fonte et le dépassement des objectifs du
20 neuvième plan triennal2. L’appareil est tout à la fois émetteur
et récepteur, et le moindre son émis par Winston – à l’ex-
ception du chuchotement le plus étouffé – est enregistré ; en
outre, tant qu’il reste dans le champ de la plaque de métal, il
est visible en même temps qu’audible. Il n’y a bien entendu
25 pas moyen de savoir si l’on est observé à tel ou tel moment.
À quelle fréquence et selon quel système la Mentopolice se
branche sur un individu donné relève de la spéculation. Il
n’est pas exclu qu’elle surveille tout le monde tout le temps.
Une chose est sûre, elle peut se connecter sur chacun quand
30 bon lui semble. Il faut donc vivre – et ainsi vit-on, l’habi-
tude devenant une seconde nature – avec le présupposé que
le moindre bruit sera surpris et le moindre geste – sauf dans
le noir – scruté.

1. SOCIANG : abréviation de « Socialisme 2. Plan triennal : prévisions de production


anglais ». Parti politique fictif qui dirige économique pour trois ans. Il y a ici un écho
l’Océania, pays fictif regroupant l’Amérique aux plans quinquennaux mis en place en URSS,
du Nord, l’Amérique du Sud, l’Afrique australe, donnant des objectifs de production pour cinq
la Grande-Bretagne et l’Australie. années.

Parcours • 359
Manipulation génétique et dystopie

Le développement de la génétique au cours du xxe siècle est une


source majeure d’inspiration pour la science-fiction. Elle permet en ef-
fet de renouveler le thème antique de la « démesure » de l’homme qui
se croit l’égal de Dieu. Car la génétique ouvre la voie à toutes les dérives
possibles, telle la sélection des embryons pour ne garder que ceux qui
sont conformes à certains critères (ce qu’on appelle l’eugénisme), ou en-
core le clonage humain.
Dès 1932, dans Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley (1894-1963),
tous les êtres humains sont créés en laboratoire et sont programmés
à la naissance pour appartenir aux castes supérieures ou aux castes
inférieures. On retrouve les mêmes préoccupations au siècle suivant :
ainsi, Auprès de moi toujours (2005), de l’écrivain britannique Kazuo Ishi-
guro (né en 1954), évoque un pensionnat où sont élevés des enfants qui
s’avèrent être des clones servant de réserve d’organes.

TEXTE 9
Aldous Huxley (1894-1963),
Le Meilleur des mondes (1932), traduction Jules Castier,
© Éditions Pocket, un département d’Univers Poche
Dans le roman, les humains fabriqués grâce à des procédés de clonage
sont répartis en diverses castes : les alphas, classe supérieure, les bêtas,
les gammas, les deltas et enfin les epsilons, classe la plus inférieure. Le
directeur du Centre d’incubation et de conditionnement de Londres-Cen-
tral qui fait visiter son établissement à un groupe d’étudiants les introduit
dans une salle où l’on a disposé des fleurs et des livres, et où l’on introduit
des enfants Deltas.

– À présent, tournez-les de façon qu’ils puissent voir les


fleurs et les livres.
Tournés, les bébés firent immédiatement silence, puis ils
se mirent à ramper vers ces masses de couleur brillantes, ces
5 formes si gaies et si vives sur les pages blanches. Tandis qu’ils
s’en approchaient, le soleil se dégagea d’une éclipse momen-
tanée où l’avait maintenu un nuage. Les roses flamboyèrent
360 • Voyage au centre de la Terre
comme sous l’effet d’une passion interne soudaine ; une énergie
nouvelle et profonde parut se répandre sur les pages luisantes
10 des livres. Des rangs des bébés rampant à quatre pattes s’éle-
vaient de petits piaillements1 de surexcitation, des gazouille-
ments2 et des sifflotements de plaisir.
Le Directeur se frotta les mains :
– Excellent ! dit-il. On n’aurait guère fait mieux si ç’avait
15 été arrangé tout exprès.
Les rampeurs les plus alertes étaient déjà arrivés à leur but.
De petites mains se tendirent, incertaines, touchèrent, saisirent,
effeuillant les roses transfigurées, chiffonnant les pages illumi-
nées des livres. Le Directeur attendit qu’ils fussent tous joyeu-
20 sement occupés. Puis :
– Observez bien, dit-il. Et, levant la main, il donna le signal.
L’Infirmière-Chef, qui se tenait à côté d’un tableau de
commandes électriques à l’autre bout de la pièce, abaissa un
petit levier.
25 Il y eut une explosion violente. Perçante, toujours plus
perçante, une sirène siffla. Des sonneries d’alarme retentirent,
affolantes.
Les enfants sursautèrent, hurlèrent ; leur visage était distordu
de terreur.
30 – Et maintenant, cria le Directeur (car le bruit était assour-
dissant), maintenant, nous passons à l’opération qui a pour
but de faire pénétrer la leçon bien à fond, au moyen d’une
légère secousse électrique.
[…]
35 – Observez, dit triomphalement le Directeur, observez.
Les livres et les bruits intenses, les fleurs et les secousses
électriques, déjà, dans l’esprit de l’enfant, ces couples étaient
liés de façon compromettante ; et, au bout de deux cents

1. Piaillements : petits cris aigus propres aux 2. Gazouillements : sons inarticulés, légers
oiseaux ou aux enfants. et doux, émis par les petits enfants.

Parcours • 361
répétitions de la même leçon ou d’une autre semblable, ils
40 seraient mariés indissolublement. Ce que l’homme a uni, la
nature est impuissante à le séparer.
– Ils grandiront avec ce que les psychologues appelaient
une haine « instinctive » des livres et des fleurs. Des réflexes
inaltérablement1 conditionnés. Ils seront à l’abri des livres et
45 de la botanique pendant toute leur vie.

Un auteur contemporain : Philip K. Dick

Philip K. Dick (1928-1982) est l’un des plus célèbres romanciers de science-fiction moderne.
Parmi ses œuvres les plus connues, souvent adaptées au cinéma, on peut citer :
• Rapport minoritaire (1956) : dans le futur, la police peut prévoir les crimes à l’avance
et arrêter les criminels de façon préventive. Adapté en 2002 par Steven Spielberg, sous
le titre Minority Report.
• Souvenirs à vendre (1966) : un homme qui rêve d’aller sur Mars souhaite se faire
fabriquer des souvenirs artificiels de cette expédition. Adapté en 1990 par Paul Verhoeven,
sous le titre Total Recall.
• Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968) : sur la Terre dévastée après
une guerre nucléaire, quelques rares humains survivent. Adapté en 1982 par Ridley Scott,
sous le titre Blade Runner.

1. Inaltérablement : irréversiblement.

362 • Voyage au centre de la Terre


DOS
SIER
000
364
Fiches de lecture
000 Fiches de lecture
Groupement de
textes complémentaires
377 Prolongements
000 Arts et culture
Prolongements
381 Arts etBac
Objectif culture
000 Objectif Bac
FICHE
1 La structure du roman

Voyage au centre de la Terre compte quarante-cinq chapitres. Après


un prologue situé à Hambourg, dans le cadre familier de la maison
du professeur Lidenbrock, l’histoire se poursuit par un long voyage au
Danemark et en Islande. Le voyage au centre de la Terre ne commence
véritablement qu’au chapitre 18. S’ensuit alors une série d’aventures de
plus en plus extraordinaires : le roman augmente en intensité dramatique
à chaque épisode, jusqu’à l’éruption volcanique finale. Un bref dénouement,
situé en Italie, permet de conclure l’aventure sans faire retomber l’intérêt
romanesque.

L’organisation générale du roman

Lieux et Dates actions


Première partie • Prologue hambourgeois
chapitres 1 à 4 • Un mystérieux manuscrit
• 24 mai 1863 : au n° 19 de la • Le professeur Otto Lidenbrock a acheté un vieux
Königstrasse à Hambourg manuscrit islandais.
• Son neveu Axel y découvre un mystérieux parche-
min codé qu’ils parviennent à décrypter : il indique
le chemin du centre de la Terre.
chapitres 5 à 7 • Le projet de voyage
• Otto Lidenbrock décide d’entreprendre immédia-
tement le voyage vers le centre de la Terre.
• Axel, un peu inquiet, fait ses adieux à Graüben, la
pupille de son oncle, qu’il aime en secret.

364 • Voyage au centre de la Terre


Lieux et Dates Actions
Deuxième partie • Voyage jusqu’au volcan
Chapitres 8 à 16 • Voyage jusqu’en Islande
• 29 mai : Copenhague • Axel et son oncle arrivent à Copenhague, puis
• Du 2 au 12 juin : traversée partent pour Reykjavik.
• 12 juin : Reykjavik • Ils prennent pour guide le chasseur d’eiders Hans.

FICHES
• Du 16 au 24 juin : traversée • Ils traversent les paysages désolés de l’Islande,
de l’Islande observent les roches volcaniques, les glaciers, les
marécages.
• Ils rencontrent également quelques habitants, fort
hospitaliers.
Chapitres 15 à 17 • L’ascension du volcan
• 24 juin : au sommet • Axel et son oncle, ainsi que Hans, font l’ascen-
du Sneffels sion du Sneffels.
• Du 24 au 28 juin : • Ils descendent dans le cratère éteint où, grâce
dans le cratère aux indications du parchemin, ils trouvent l’en-
trée du chemin qui doit les mener au centre de

PROLONGEMENTS
la Terre.
Troisième partie • Seuls au cœur du volcan
Chapitres 18 à 22 • Des débuts difficiles
• Du 28 juin au 5 juillet : • Les personnages commencent leur périple en se
sous la Terre trompant de chemin, ils doivent revenir en arrière.
• Si la chaleur est étonnamment supportable, en
revanche, la soif est de plus en plus intense. Axel
s’évanouit.
Chapitres 23 à 29 • La quête de l’eau
• Du 6 juillet au 9 août : • Heureusement, Hans parvient à trouver un ruis-
du ruisseau Hans-bach seau baptisé « ruisseau Hans-bach ».
à la mer Lidenbrock • Quelques jours plus tard, Axel se perd et s’éva-
nouit de nouveau. Il parvient à suivre le son de la
voix de son oncle, mais s’évanouit encore.
• Finalement, Axel est retrouvé et s’éveille dans
une grotte.
OBJECTIF BAC

Dossier • 365
FICHE 1

Lieux et Dates actions


Quatrième partie • Rencontres avec des êtres vivants
chapitres 30 à 31 • Découverte des végétaux
• 10 août : rivage de la mer • Sortant de la grotte, Axel découvre une mer,
Lidenbrock rebaptisée « mer Lidenbrock ». Elle est entourée
d’une vaste forêt de champignons.
• Hans construit un radeau avec du bois fossilisé.
chapitres 32 à 37 • Découverte des animaux
• Du 13 août au 25 août : sur • Axel, son oncle et Hans tentent de traverser la
la mer (tous ces épisodes mer. Hans pêche un poisson. Ils assistent au com-
sont relatés par Axel dans bat de deux animaux préhistoriques.
son journal de bord) • Ils voient un immense jet d’eau et imaginent
qu’il provient d’un animal monstrueux : c’est en
fait un geyser. Une tempête éclate et le radeau fait
naufrage.
chapitres 38 à 39 • Découverte d’un être humain ?
• Du 26 au 27 août : rivage • Axel et son oncle comprennent qu’ils sont reve-
de la mer Lidenbrock nus en arrière, sur le même rivage qu’au départ.
• Explorant la région, ils découvrent un cimetière
d’animaux préhistoriques, puis un crâne humain,
puis des squelettes entiers.
• Ils finissent par tomber sur un être humain vi-
vant, qui commande un troupeau de mastodontes.
Cinquième partie • Dénouement italien
chapitres 40 à 43 • L’éruption volcanique
• 27 août : l’intérieur d’un • La route est bouchée par une pierre qu’il faut faire
volcan inconnu exploser. La grotte s’effondre, le radeau est sou-
levé par une vague gigantesque.
• L’eau est bientôt remplacée par de la lave. Les
trois héros sont en réalité soulevés par une érup-
tion volcanique. Axel s’évanouit une nouvelle fois.
chapitres 44 à 45 • Retour à la surface de la Terre
• 27 août : Stromboli • Quand il reprend connaissance, Axel se trouve à
• Du 27 août au 9 sep- la surface. Tous comprennent que le volcan qui les
tembre : retour à Hambourg a soulevés est le Stromboli.
• 9 septembre : n° 19 de la • Recueillis par des pêcheurs, ils reviennent à Ham-
Königstrasse à Hambourg bourg, où Otto Lidenbrock est célébré comme un très
grand savant, et où Axel peut enfin épouser Graüben.

366 • Voyage au centre de la Terre


FICHE
2 Un roman d’aventures

Le roman d’aventures est aussi ancien que le roman lui-même.


Déjà, dans l’Antiquité grecque et romaine, il existait des romans
racontant des histoires de voyages dans des pays lointains, de naufrages

FICHES
sur des îles inconnues, d’enlèvements par des pirates... Ces romans
n’hésitaient pas à recourir au merveilleux, comme L’Âne d’or, d’Apulée
(vers 125-170), qui raconte l’histoire d’un homme transformé en âne.
Plus tard, au Moyen Âge, c’est le roman de chevalerie qui racontera
à sa manière des histoires de quêtes d’objets sacrés, de combats
contre les dragons ou de pièges tendus par des enchanteurs…
À l’époque de Jules Verne, le roman d’aventures change. L’accent
y est davantage mis sur la connaissance du monde, autrement dit
sur la représentation de la réalité par le roman. Le goût de l’action

PROLONGEMENTS
s’associe à la soif de savoir. Désormais, le roman est en concurrence
avec des récits de voyage bien réels effectués par des explorateurs
dans un but scientifique. Le roman d’aventures doit donc rester
distrayant et dynamique, mais aussi se faire sérieux et instructif.

La découverte d’un autre monde

1 Une quête énigmatique


 Le Voyage au centre de la Terre commence par l’apparition d’un vieux
manuscrit renfermant un parchemin codé. Nous retrouvons ici un sché-
ma très fréquent : l’énigme, le code secret ou encore la carte au trésor,
qui donne d’emblée une atmosphère mystérieuse au roman. Les pre-
miers chapitres sont consacrés à décrypter le message codé : on peut
y voir le symbole même du roman d’aventures, dans lequel l’aventurier
OBJECTIF BAC

doit apprendre à comprendre un monde qui lui est inconnu.

1. Alchimiste : au Moyen Âge et à la Renaissance, savant dont les travaux reposent sur un mélange
de principes scientifiques et de principes magiques.

Dossier • 367
FICHE 2

 L’auteur du parchemin est un personnage inventé par Jules Verne, un


alchimiste1 du xvie siècle, Arne Saknussemm. Le voyage d’Axel et de
son oncle s’apparente donc à une quête comme dans les contes, dans
laquelle ils sont engagés par un personnage mystérieux qui tient à la
fois du savant et du magicien.
 Celui-ci reste omniprésent dans le roman : c’est en effet sur ses
traces que partent Axel et son oncle. À Copenhague, Lidenbrock sou-
haite consulter ses ouvrages mais on lui répond que Saknussemm
a été condamné pour hérésie, et que ses ouvrages ont été brûlés en
1573. Les héros ne cesseront ensuite de trouver les signes que l’alchi-
miste a laissés derrière lui : l’inscription de son nom dans le cratère du
Sneffels (chapitre 16) ou bien ses initiales A. S. gravées au poignard sur
une plaque de granit (chapitre 39). Cette ombre qui plane sur le roman
lui apporte une dimension mystérieuse.

2 Une plongée dans l’inconnu


• L’aventure ne peut survenir qu’à partir du moment où les héros ne
savent pas ce qui les attend. Le roman joue sur le contraste entre le
monde familier de la maison de Hambourg, où tout semble réglé à
l’avance, et le monde inconnu, que ce soit dans les contrées islan-
daises où tout se ressemble, ou au
centre de la Terre où l’on ne cesse Le rôle du hasard
d’hésiter, de se perdre, de revenir à
son point de départ. Le hasard est omniprésent dans le
récit d’aventures : c’est par hasard
• Il y a donc aventure à partir du que le parchemin est découvert, et
moment où l’on perd ses points de c’est par hasard qu’Axel trouve la
repère habituels. Une fois arrivés façon dont il peut être déchiffré.
sous la Terre, les personnages ont Puis c’est en se dirigeant au hasard
que les personnages évoluent
beau disposer de multiples instru- sous la Terre, ce qui les conduit à
ments, dont Jules Verne fait l’inven- des découvertes extraordinaires.
taire, ils n’en sont pas moins trans- Sans hasard, il ne peut y avoir
posés dans un monde qui n’est pas le d’aventure.
leur et incapables de s’y retrouver. La
fin du roman en offre le parfait symbole : Axel découvre en effet que leur
boussole était déréglée et ne permettait absolument pas de se repérer !

368 • Voyage au centre de la Terre


L’accent mis sur l’action

1 Une accumulation d’épisodes typiques


• Le roman d’aventures est bien souvent le récit d’un voyage. Cela
permet d’accumuler des épisodes palpitants. Le roman se présente
donc d’abord comme une succession très rapide d’actions qui n’ont

FICHES
pas besoin d’être reliées entre elles. Ainsi la partie du roman qui se
déroule sous la Terre voit-elle se succéder des situations périlleuses
(Axel s’évanouit, se perd, craint de mourir de soif) et des découvertes
imprévues (le ruisseau de Hans, la mer, le cimetière d’animaux).
• Jules Verne, en reconstituant dans les entrailles du globe un monde
très similaire à celui de la surface, avec une mer, des végétaux, des
animaux… peut réutiliser de nombreux motifs traditionnels du ro-
man d’aventures, comme le labyrinthe (où l’on se perd), le naufrage
(du radeau sur la mer Lidenbrock), le combat entre créatures mons-
trueuses.

PROLONGEMENTS
2 Des choix de narration efficaces
• Le caractère haletant du roman ne tient pas seulement à sa structure.
Il réside aussi dans le choix de la narration à la première personne qui
facilite l’immersion du lecteur dans la fiction.
• Le procédé apparaît nettement dans les chapitres 32 à 35. Ceux-ci
se présentent en effet sous la forme d’un « journal de bord » tenu par
Axel, qui transcrit immédiatement ses impressions, au moment où les
épisodes narrés sont vécus. C’est l’épisode particulièrement drama-
tique de la tempête qui est alors rapporté de façon frappante.

La figure de l’aventurier

1 Un héros pas si héroïque


OBJECTIF BAC

Le personnage d’Axel n’a pas la bravoure des preux chevaliers du Moyen


Âge ou les pouvoirs d’un super héros. Il s’agit d’un jeune homme qui
s’intéresse d’abord à la science et ne part à l’aventure qu’à reculons. On
le voit souvent avoir peur, faire preuve de faiblesse ou s’évanouir. Faire
Dossier • 369
FICHE 2

d’un tel personnage un aventurier permet au lecteur de s’identifier et


surtout apporte plus de réalisme au récit.

2 L’aventure et l’amour
Traditionnellement, le roman d’aventures s’oppose au roman d’amour.
Pourtant, si le personnage de Graüben n’intervient qu’au début et à la
fin du roman, elle n’incarne pas seulement la figure féminine qui vient
traditionnellement compléter les accessoires du héros. En effet, même
au plus fort de l’aventure, Axel semble n’être préoccupé que de sa jeune
Virlandaise. Il est, pour ainsi dire, un personnage de roman d’aventures
qui aurait largement préféré être le héros d’un roman d’amour.

> RÉCAPITULATIF 1
La découverte
d’un autre monde
• Le roman d’aventures
reprend la structure de
la quête énigmatique.
• Il place ses héros dans
un monde où les repères
Le roman familiers ont disparu.
d’aventures

3
La figure de l’aventurier
• Axel ne possède pas les
caractéristiques habituelles 2
du héros.
• Il semble plutôt être un L’accent mis sur l’action
héros de roman d’amour. • Le récit est une succession
d’épisodes typiques du roman
d’aventures.
• La première personne et l’intégra-
tion d’un journal de bord rendent la
narration plus efficace.
370 • Voyage au centre de la Terre
FICHE
3 Les personnages

Une grande partie du roman se déroule dans un huis clos concentré


sur trois personnages : Axel, Otto Lidenbrock, et Hans Bjelke. Cependant
les autres personnages, qui se contentent le plus souvent d’une apparition,

FICHES
ou au mieux de quelques phrases, contribuent à la construction de l’univers
bien particulier du roman de Jules Verne, partagé entre deux mondes,
le monde connu et le monde inconnu.

Le trio central

1 Trois personnages bien différents…


• Le professeur Otto Lidenbrock, minéralogiste et géologue, est pré-

PROLONGEMENTS
senté avant tout comme un original : son obsession du savoir lui donne
une dimension indéniablement comique. Présenté dès le chapitre 1
comme un « savant égoïste », il semble ne pas voir les dangers qui
menacent et paraît prêt à mettre en péril la vie de son propre neveu.
Cependant, sa sensibilité se révèle au centre de la Terre, où la crainte
qu’Axel soit mort lui tire de chaudes larmes.
• Axel, au contraire, est d’emblée présenté comme un jeune homme
sentimental, qui songe avant tout à sa bien-aimée Graüben. C’est la
figure du jeune héros qui est au début de sa vie et doit tout apprendre
grâce aux expériences qu’il va vivre.
• Hans, enfin, ne parle guère : il est tout entier dans l’action. C’est une
figure qui s’apparente à celle du sauvage qui ignore les modes de vie
de la société, mais possède une capacité extraordinaire d’adaptation au
monde naturel, comme l’est Vendredi dans Robinson Crusoé, le roman
de Daniel Defoe (1719). Serviteur dévoué et fidèle, il aide les autres
personnages, par exemple en construisant un radeau ou en trouvant
OBJECTIF BAC

un ruisseau pour étancher la soif de ses compagnons.

Dossier • 371
FICHE 3

2 … mais trois personnages complémentaires


On peut dire que, dans le roman, les caractéristiques essentielles de
l’aventurier sont réparties entre les trois personnages principaux. Li-
denbrock possède la part de témérité, voire d’inconscience, qui per-
met de braver les dangers ; Hans possède le savoir et l’expérience qui
permettent de sortir de toutes les situations ; Axel apporte la touche
d’humanité sans laquelle ces aventures nous laisseraient totalement
indifférents.

Le monde connu

1 Le monde privé
• Le monde connu est d’abord l’espace privé et familial de la maison de
Hambourg. Les personnages de Marthe, la domestique, et de Graüben,
la Virlandaise1, sont les seuls personnages féminins du roman, et sont
réduites à des rôles stéréotypés : la bonne de comédie que les excen-
tricités de Lidenbrock contrarient, et la jeune fille amoureuse qui finit
par épouser le héros.
• De la même façon, les pêcheurs siciliens qui recueillent les héros à
la fin du roman les font revenir progressivement vers l’espace privé
et familial du début. La rencontre avec un enfant gardien de troupeau,
qui, après avoir gardé le silence, finit par parler en italien, souligne le
retour vers l’humanité.

2 Le monde public
Lorsque Axel et son oncle parviennent à Reykjavik, ils rencontrent
également des représentants de l’espace public et officiel. Il s’agit de
scientifiques comme le professeur Fridriksson ou de politiciens comme
le gouverneur Trampe ou le maire Finsen. Ces personnages constituent
un dernier élément d’humanité, avant que les héros ne s’engouffrent
dans les entrailles de la Terre.

1. Virlandaise : ce mot peut désigner une personne originaire soit de Virlande, région du nord-est de
l’actuelle Estonie, soit de Vierlande (avec une faute de la part de Jules Verne), autrefois commune
proche de Hambourg, et qui en constitue aujourd’hui le quartier sud.

372 • Voyage au centre de la Terre


Le monde inconnu

1 Un monde en voie de déshumanisation


Avant même le voyage au centre de la Terre proprement dit, Axel, son
oncle et Hans croisent un certain nombre de personnages très rapide-
ment évoqués dans le roman. Ce sont de simples silhouettes qui ne

FICHES
parlent que très peu, comme les paysans islandais. Plus inquiétant est
le lépreux (chapitre 13) qui apparaît au milieu des « spectres », et qui ap-
porte une coloration fantastique au récit.

2 L’origine de l’humanité
Au centre de la Terre, on ne trouve guère de personnage à proprement
parler, si ce n’est le géant conducteur d’un troupeau de mastodontes
(chapitre 39), dont on ne sait pas s’il est vraiment un être humain. Ce
géant est un élément clef du roman : ce n’est pas le centre de la Terre
qu’Axel et son oncle vont découvrir, mais l’origine de l’humanité. C’est

PROLONGEMENTS
pourquoi le voyage peut s’achever après cette rencontre.

1
> RÉCAPITULATIF Le trio central
• Otto Lidenbrock, Axel
et Hans sont très différents.
• Mais ils sont aussi
complémentaires, chacun
Les apportant une touche
essentielle au récit.
personnages
3
Le monde inconnu
2 Le monde connu
• La traversée de l’Islande • La sphère familiale et privée
introduit des personnages est représentée par Marthe,
OBJECTIF BAC

étranges voire fantastiques. Graüben, les pêcheurs siciliens.


• La rencontre avec le
• La sphère publique
géant constitue le point
et politique est représentée
culminant du récit.
par les officiels islandais.

Dossier • 373
FICHE
4 Science et fiction

La science est évidemment omniprésente dans le roman, mais elle l’est


de multiples façons : soit parce que les personnages eux-mêmes sont
des scientifiques et que leur voyage les amène à devoir expliquer scien-
tifiquement ce qu’ils observent, soit parce que Jules Verne y intègre des
connaissances scientifiques de son époque, soit parce que la science
possède un rôle essentiel dans la forme et la signification du roman
lui-même.

Des personnages de scientifiques

1 Lidenbrock ou l’enfermement dans le savoir théorique


 Avec le professeur Otto Lidenbrock, Jules Verne réutilise la figure du
savant fou, fréquente dans la science-fiction. Toutefois, Lidenbrock est
inoffensif : il ne nourrit aucune ambition personnelle, n’a aucun désir de
conquête ou de domination.
 Il est simplement obsédé par la théorie : il cite souvent des noms de
scientifiques, comme Humphry Davy, ce qui souligne qu’il cherche avant
tout à réfuter ou à confirmer des hypothèses théoriques.

2 Axel ou l’ouverture sur le monde


 Le caractère sentimental d’Axel ne l’empêche pas d’avoir aussi un esprit
scientifique ; toutefois, son rapport à la science est bien différent de celui
de son oncle. En effet, il remarque souvent, lors du voyage sous la Terre,
que ce qu’il observe ne coïncide pas avec ses connaissances théo-
riques. Il en fait part à son oncle qui, pour sa part, n’y prête aucune atten-
tion : Lidenbrock est un scientifique enfermé dans la pure connaissance
théorique, tandis qu’Axel est davantage ouvert sur le monde extérieur.
 C’est pour cela qu’Axel se montre volontiers rêveur et contemplatif : il
admire la beauté et la poésie du monde qu’il découvre, auxquelles son
oncle reste insensible.

374 • Voyage au centre de la Terre


Le savoir scientifique d’une époque

1 Des débats scientifiques


À l’époque où Jules Verne écrit son roman, de nombreux débats ont lieu
pour savoir de quoi est constitué le centre de la Terre. Pour certains géo-
logues, ce centre contient du gaz incandescent sous pression : Axel est au

FICHES
départ un adepte de cette théorie, c’est pourquoi il veut éviter le voyage.
Pour d’autres géologues, la Terre contient d’autres matières : c’est notam-
ment la théorie d’Humphry Davy, que défend Lidenbrock, et qui l’incite à
faire le voyage.

2 Un savoir devenu vivant


 Plusieurs disciplines sont représentées dans le roman, à commencer par la
géologie et la minéralogie qui sont les sciences dont Lidenbrock est un spé-
cialiste, et dont il a transmis la passion à son neveu. L’histoire de la formation
de la croûte terrestre et l’analyse des différents minéraux rencontrés oc-

PROLONGEMENTS
cupent une grande place dans le discours d’Axel lors du voyage sous la Terre.
 Mais le roman fait aussi référence à la paléontologie, lorsque les trois
voyageurs découvrent les végétaux, les animaux, et même les humains
de l’époque préhistorique, qui renaissent sous leurs yeux.
 Ainsi, le monde souterrain rend le savoir vivant, car il permet aux person-
nages de retrouver toute la science tirée des livres dans le monde qui les
entoure.

L’explication scientifique au service du roman

1 Sciences et techniques au service du réalisme


Cependant, la science a surtout un intérêt proprement romanesque. Les
longues énumérations empruntant au lexique technique constituent un
procédé typique du réalisme : les listes de minerais détaillés par Axel en
OBJECTIF BAC

sont un bon exemple. La liste des instruments emportés pour le voyage


également : les piles portatives de Ruhmkorff, le manomètre, la boussole,
le chronomètre, sont autant de moyens de donner de la vraisemblance au
récit en évoquant des réalités précises.
Dossier • 375
FICHE 4

2 La dimension symbolique d’un voyage dans le temps


 La science permet surtout de faire de ce voyage dans l’espace un
voyage dans le temps. En effet, Axel peut reconstituer la formation de
la croûte terrestre à partir de ses observations, en distinguant les diffé-
rentes ères géologiques.
 De la même façon, nous assistons de façon progressive à l’histoire de
l’apparition de la vie, d’abord végétale, puis animale, et enfin humaine,
autrement dit à toute l’histoire de la planète Terre.
 Ainsi, bien avant H. G. Wells – et sans avoir besoin d’une machine à
remonter le temps –, Jules Verne a réussi à écrire un roman où les
personnages voyagent à travers des millions d’années pour remonter
à l’origine du monde.

> RÉCAPITULATIF
1 Des personnages
de scientifiques
• Otto Lidenbrock incarne le
scientifique obsédé par ses
théories.
• Axel incarne un rapport à la
science davantage tourné vers
Science le monde extérieur.

et fiction
3
L’explication scientifique
au service du roman 2
• La science est un thème qui permet Le savoir scientifique
de conférer du réalisme au récit. d’une époque
• La science a surtout un rôle symbo- • Le roman fait écho à des débats
lique : elle permet un voyage dans le très sérieux au xixe siècle sur
temps, à la recherche de l’origine de le centre de la Terre.
la Terre. • La géologie, la minéralogie ou la
paléontologie sont représentées
sous forme d’un savoir vivant.
376 • Voyage au centre de la Terre
La science-fiction
ARTS et
culture

en images
L’image a toujours joué un rôle essentiel dans la science-fiction.
Dès ses premiers romans, Jules Verne accorde une importance majeure
aux illustrations. Chacun de ses récits doit être accompagné de gravures,
en noir et blanc à l’époque. L’image qui se trouve sur la couverture
de la présente édition du Voyage au centre de la Terre provient d’une
gravure du dessinateur Édouard Riou (1833-1900), tirée de l’édition
Hetzel du roman (1864).

On comprend dès lors que la science-fiction se soit particulièrement


développée dans les arts de l’image comme la bande dessinée et le
cinéma, qui sont aussi des arts populaires, comme l’est le genre de
la science-fiction. Ainsi, le célèbre cinéaste français Georges Méliès
(1861-1936), contemporain des débuts du cinéma, et l’un des premiers
à réaliser les ancêtres des « effets spéciaux », s’inspire directement
de l’œuvre de Jules Verne. De 1896 à 1914, il réalise environ six cents
courts-métrages regroupés sous le titre « Voyages à travers l'impossible »,
dont le célèbre Voyage dans la Lune (1902), où il multiplie les innovations
techniques.

Chacune des images proposées dans cette section « Arts et culture »


correspond à un thème du parcours « Science et fiction ». D’abord les
voyages extraordinaires, avec le voyage au centre de la Terre et le voyage
dans l’espace (● IMAGES 1 et 2) ; ensuite les hommes fabriqués,
avec les robots de bande dessinée ou le personnage du cyborg Robocop
(● IMAGES 3 et 4) ; enfin les nouveaux modèles de société, avec
le terrible visage de Big Brother (● IMAGE 5).
ARTS ET CULTURE

1
Voyage au centre de la Terre (2008)
• Genre : film d’aventures
• Auteur : Eric Brevig (né en 1957), réalisateur américain

L’image est reproduite dans le cahier couleurs, p. I

Une découverte merveilleuse


Dans cette adaptation du Voyage au centre de la Terre, le professeur Trevor
Anderson et son neveu Sean partent sur les traces d’Otto Lidenbrock, le
personnage de Jules Verne, sous la conduite d’Hannah, guide de mon-
tagne islandaise. Ils refont donc en 2008 l’expédition que les héros du
roman ont faite en 1863. On reconnaît ici la découverte de la mer Liden-
brock (chapitre 30), avec son ciel lumineux créé par un mystérieux pro-
cessus électrique.

Lire l’image
1/ Quelles sont les composantes de ce plan ?
2/ Comment la lumière est-elle disposée ?
3/ Quelles impressions se dégagent de ce paysage ?

2
La Planète des singes (1968)
• Genre : film de science-fiction
• Auteur : Franklin J. Schaffner (1920-1989), réalisateur américain

L’image est reproduite dans le cahier couleurs, p. II

Une planète inconnue ?


Dans cette adaptation du roman éponyme de Pierre Boule (1912-1994),
paru en 1963, un vaisseau spatial s’écrase sur une planète mystérieuse,
avec à son bord trois rescapés, dont le capitaine Taylor. Ils découvrent que
cette planète est dominée par des singes parlants, tandis que les êtres
humains sont maintenus en captivité. Sur l’image proposée ici, on voit Tay-
lor, à la fin du film, découvrant qu’il a en réalité voyagé dans le futur, et qu’il
se trouve sur la planète Terre, dévastée par la bombe atomique.
378 • Voyage au centre de la Terre
Lire l’image
1/ Quelles sont les composantes de ce plan ?
2/ Que symbolise le morceau de la statue de la Liberté ?
3/ Quel est, à votre avis, l’effet produit sur le spectateur ?

FICHES
3
Amazing Stories (1926-2005)
• Genre : bande dessinée de science-fiction
• Type : couverture de magazine

L’image est reproduite dans le cahier couleurs, p. III

Un robot trop humain


Amazing Stories est l’un des plus célèbres magazines américains de
science-fiction. Il appartient à la pulp fiction, c’est-à-dire à la fiction impri-

PROLONGEMENTS
mée sur du papier de médiocre qualité – ce qui permet un prix de vente
très modique – et relevant de genres populaires très divers comme le
western, le roman policier, ou le roman sentimental. On considère que
c’est dans Amazing Stories qu’est apparu pour la première fois l’expres-
sion « science-fiction ».

4
RoboCop 2 (1990)
• Genre : film de science-fiction
• Auteur : Irvin Kershner (1923-2010), réalisateur américain

L’image est reproduite en 2e de couverture

Un cyborg policier
Apparu au cinéma en 1987, le personnage de Robocop a depuis été décli-
OBJECTIF BAC

né dans de nombreux films et séries télévisées. Lorsque le policier Alex


Murphy est attaqué par une bande de truands qui lui tirent dessus et le
laissent pour mort, il est transformé en cyborg, avec un corps en titane et
des micro-processeurs qui le relient à son cerveau. Ses souvenirs d’être

Dossier • 379
ARTS ET CULTURE

humain et son fonctionnement de simple machine ne tarderont pas à


entrer en conflit.

5
1984 (1984)
• Genre : film de science-fiction
• Auteur : Michael Radford (né en 1946), réalisateur anglais

L’image est reproduite dans le cahier couleurs, p. IV

Une dystopie totalitaire


Très fidèle au roman de George Orwell, le film se déroule en 1984, dans
la province d’Océania dirigée par Big Brother, dont le portrait s’affiche,
comme ici, sur les télécrans. Parmi les techniques de propagande utili-
sées par Big Brother, figurent les « Deux Minutes de la Haine », au cours
desquelles le peuple est invité à manifester sa haine envers Emmanuel
Goldstein, proclamé ennemi du parti et de Big Brother.

Lire l’image
1/ Comment le décor est-il composé ?
2/ Quel est le rôle de l’effet de profondeur ?
3/ À quelle(s) période(s) historique(s) l’image fait-elle allusion ?

380 • Voyage au centre de la Terre


L’épreuve écrite
Sujet de commentaire 1
Voltaire, Micromégas

FICHES
> pages 343-344 (doc 2).

Commentez le texte.
Vous devrez composer un devoir qui présente de manière organisée ce que
vous avez retenu de votre lecture et justifier par des analyses précises votre
interprétation.

pour vous aider


Les indications qui suivent peuvent vous aider à organiser votre commentaire.

PROLONGEMENTS
L’extrait proposé se situe à la fin de Micromégas. Le géant rencontre les êtres
humains : à travers ses réflexions, c’est Voltaire qui prend la parole pour déli-
vrer une leçon sur l’espèce humaine.

1 En quoi peut-on dire que l’on a affaire à la conclusion d’un apologue ?


 Quels éléments signalent un discours général sur l’humanité ?
 Montrez comment le thème de la guerre permet d’illustrer la bêtise
humaine.

2 Dans quelle mesure le propos est-il satirique ?


 Relevez les éléments qui illustrent le thème de la disproportion entre
le grand et le petit.
 Comment cette disproportion sert-elle à tourner l’humanité en dérision ?

3 En quoi le recours à un personnage d’extraterrestre s’avère-t-il per-


OBJECTIF BAC

tinent ?
 Montrez que les propos de Micromégas paraissent rationnels et sensés.
 Mettez en évidence comment, à l’inverse, le discours des êtres humains
paraît absurde et insensé.

Dossier • 381
L’ÉPREUVE ÉCRITE

Sujet de commentaire 2
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne
> pages 353-354 (doc 6).

Commentez le texte.
Vous devrez composer un devoir qui présente de manière organisée ce que
vous avez retenu de votre lecture et justifier par des analyses précises votre
interprétation

pour vous aider


Les indications qui suivent peuvent vous aider à organiser votre commentaire.

L’extrait proposé se situe au moment précis où la créature du docteur Frankens-


tein s’éveille. C’est un moment clef du roman puisque le jeune savant, plein des
illusions qu’a fait naître en lui sa foi dans le progrès scientifique, constate avec
horreur que le résultat de ses expériences est tout bonnement terrifiant.

1 En quoi peut-on dire que le cadre est romantique ?


 Montrez que le décor et l’atmosphère du texte renvoient à des lieux
communs du romantisme.
 Soulignez l’analogie entre le cadre extérieur et les sentiments inté-
rieurs du personnage

2 De quelle manière les pensées intérieures du personnage nous sont-


elles livrées ?
 Relevez les éléments qui montrent les réactions affectives du person-
nage face à sa créature.
 Montrez que le récit est mené en focalisation interne et dites quels
sont les effets produits par celle-ci.

3 Comment la créature est-elle dépeinte ?


 Étudiez la progression de la description : comment est-elle organisée ?
 Montrez que la créature apparaît comme un mélange d’éléments
humains et d’éléments inhumains.

382 • Voyage au centre de la Terre


L’épreuve orale
Sujet d’oral
1 LECTURE ORALISÉE : Voyage au centre de la Terre, chapitre 33, de « Hans a dit

FICHES
vrai » (l. 178) à « à la surface de la mer ? » (p. 250, l. 219)
pour vous aider Faites sentir le caractère haletant du passage en
passage en soulignant les effets de ralentissement et d’accélération.

2 EXPLICATION D'UN PASSAGE


pour vous aider
• Montrez que ce texte est marqué d’abord par un souci de réalisme :
étudiez pour cela le rôle de la description, du lexique technique, des
termes rares.
• En quoi le texte possède-t-il aussi et avant tout un caractère épique,

PROLONGEMENTS
qui donne à cette scène de combat une dimension mythique ?

3 QUESTION DE GRAMMAIRE : Étudiez les temps verbaux dans la dernière


phrase de l’extrait.
pour vous aider Le temps verbal peut être exprimé par la conjugaison
d’un seul verbe, mais aussi par une forme composée, ou par une
périphrase (verbe + infinitif).

Questions pour l’entretien


Ces questions, qui font référence à La Nuit des temps, de René Barjavel (1968), ont
été conçues à titre d’exemples.
1 Pouvez-vous présenter brièvement cette œuvre et exposer les raisons de
votre choix.
2 Pouvez-vous dire quel personnage de La Nuit des temps vous paraît
particulièrement intéressant et expliquez pourquoi.
OBJECTIF BAC

3 Dans quelle mesure peut-on dire que ce roman de Barjavel intègre des
connaissances scientifiques de son époque ?
4 Comparez la vision du monde ancien que l’on trouve dans les romans
de René Barjavel d’une part et de Jules Verne d’autre part.

Dossier • 383
Table des illustrations
En 2e de couverture
Irvin Kershner, RoboCop 2, 1990, photogramme.
© Orion Pictures/Tobor Productions/DR – Coll. Christophel

Dans les pages de début


 Page 6 Portrait de Jules Verne par Bertrand, gravure, xixe siècle. Coll. Archives
Hatier
 Page 7 Frontispice des Voyages extraordinaires illustré par Édouard Riou,
Éditions Hetzel, Paris, 1867. Coll. Archives Hatier
 Page 9 Gravure extraite du Journal de l’expédition Fox de 1860 aux îles Féroé,
Islande et Groenland, Copenhague, 1861. Coll. British Library, Londres.
 Page 13 Le Professeur Lidenbrock, illustration d’Édouard Riou pour l’édition
originale de Voyage au centre de la Terre, Éditions Hetzel, Paris, 1864. Coll.
Archives Hatier

Dans le cahier couleurs, au centre du livre


 Page I Eric Brevig, Voyage au centre de la Terre, 2008, photogramme.
ph © New Line Cinema/The Kobal Collection/Aurimages
 Page II Franklin J. Schaffner, La Planète des singes, 1968, photogramme.
© 20th Century Fox-APJAC/DR – Coll. Prod DB
 Page III Amazing Stories, Janvier 1939, couverture illustrée par Robert Fuqua
(1905-1959). ph © UIG/Universal History Archive/Akg-Images
 Page IV Michael Radford, 1984, 1984, photogramme. © Virgin/DR – Coll. Prod DB
Les Classiques & Cie LYCÉE
Nouveau BAC 1re

La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle

Titres à un autre prix


Les Contemplations : 3,20 2
Lettres persanes : 3,20 2
Le Rouge et le Noir : 4,20 2
Verne
Voyage Le professeur Lidenbrock et son neveu Axel
au centre se lancent dans un voyage qui doit les mener
de la Terre au centre de la Terre…
Un des romans fondateurs de la littérature
de science-fiction, dans lequel Verne utilise
les données scientifiques de son époque pour
créer un récit plein d’imagination et de poésie.

LE PARCOURS « Science et fiction »


9 textes pour étudier le développement de la littérature
qui allie imaginaire et science, de Verne à aujourd’hui.

DES PROLONGEMENTS La science-fiction en images


ARTS ET CULTURE Des illustrations et des films pour explorer
le genre de la science-fiction.

LE DOSSIER • un guide de lecture au fil du texte


NOUVEAU BAC • des fiches sur l’œuvre
• des sujets d’écrit et d’oral Nouveau BAC

ET SUR LE SITE www.editions-hatier.fr


• le guide pédagogique
(en accès gratuit réservé aux enseignants)

Illustration : Stéphane Kiehl


Iconographie : Illustration d’Édouard Riou pour Voyage
au centre de la Terre, édition Hetzel, collection des
Voyages extraordinaires, 1864. ph © Gusman /Leemage
Conception couverture : cedricramadier.com

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